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LE
MAGASIN LITTÉRAmE
LITTÉRATIRE, HISTOIRE, BEUX-ARTS, VOYAGES,
IE®MA1&\ ^©lUflELLIlîB, IFOTLL1T®I^'SIE»
EXTRAIT D'Ol VRAGES IIVEDITS ET DE PUBLICATIOt^S NOUVELLES,
»-S'<©>-5
' / a 6. ^ (yuiue/ a .^ece^^nme ^é4^
:*-^^^^B-
T03IE PREMIER.
PARIS,
BOULK tT CO.MP.M^ME. IMPRIMEliRS-KDITEl'RS. RIE COO-HEROX. 3.
184S.
SOMMAIRES
DES Ot^-RAGES COlNTEiNliS DA^'S LE TOME l'REMIEU.
Jnlllrl Ig'il.
ronrrtAiT i>E >i. T!Im:rs.
y'otice biographique Sur ji. TiiîF.ns.
Le Lion .-iinoureiix, par .M. FRKiiF.nic SoriiÉ.
P é-ie. ■ Lf 2" Acjiil, iwr AL VitTon Hico.
Pierre (jrassoii, pnr JL i>E Balzac.
Piiliefrni, par AL (iiiAKLr» Nouirn.
Lu Dieu île iries am\<. p.ir AL AIérv.
Les Aléeimteris. scèiie-i pupulaire-. pnr IL Mo>"MEB.
Pcirlrail de AL Tiniins.
Porlrail de M Aldi.T:.
'Lriiis jijiirs de rt^rie du Paj-e Léi n X, pai AL Léon
lio/LAN.
Le Capifaine Bleu, par A! FiiAM !s AVfy.
Nouvelles à la ALiiii juin..
Eludes de voyage» : un Uève. par A! Pail AVEitxtn.
Drames liisloriques niariliuies. par Al La<;jhvi!'.iu;.
Les tiuèpes îjuillet , par .AL Ai.piiosk Karii
Lue Goulle d'eau, par AL Eigknk Oiinot.
Poésies. — Rimes héroïques. — Egmont. — Le (;id.
Lucius Fackland. — .leaniie'd'.Vrc. — Al"'c Roi.-
i.AM). — (;iirislophe Colomb , par M. Aigistk
Barbikr.
Il) Carême d'artiste, par AI. des Gimkes.
l'elile coméiiie avant le drame. — Le plus beau Drame
de l'époiiuo. - Oripiiie de quel(|ucs objets de toilette.
II.
AOÛl I8U.
l'ORTRAlT DE M. GUIlOr.
ISolice biographique s.r AL Giizot.
La Cinijuantaine, par AL (Charles de liEiiNAiin.
Le rogne d'Elisabeth d'Angleterre, par AL (îiizoT.
Souvenirs des Etats-Unis, par Al. (Iaïmardet.
Jacques IV et Jacques \ , par AL ai.ex. Diiias.
Deux ALnriages sous Louis XIII, par F. Tuojias.
Cne destinée d'Artiste, par AL STÉriiEN de ea ALv-
DELE1>E.
La Pension des capitaines à Commcrcy, par AI. E.MILE
AIaRCO de SAI>T-HlLAinE.
Portrait de Al. de Brogi.ie.
Portrait de AL Pasquer.
Cne Sorcière au Sénégal, par AI. Be>oit.
Poésie : Le Chemin de (er. par AL AIérv.
Nouvelles à la Alain juillet .
Les tîiièpes (aoilt . par AL .Vi.piiosE Karr.
Le Salon de .M"i<? 'rliicr,-, |
BOIS
Le bel Homme et l'Homme beau, par M™» Emile de
(fIRARDIN.
pir la Alarqui^e DE A'ieux-
III.
Keplviiibre I8tt.
rORTRAIT DE M. DE lAMAnTlNP.
Xolice biographique sur w i» i '.martot.
Le Al.iitre d'Ecnli', par AI I RÉfiin:( Soii.if.
Sou\enirs de Alar>eille. par Al. \i i \ \mire Dcmas.
De i\ \i(es niiuveauv, p.ir AL Ai i \amiri Himas.
Phy.^iologie du AlaLule, p.ir .M 1' ItHiNARIi.
Portrait d<> AL BEiMni.ii.
l'iirlr.iit (!.■ AI Di iMh.
Ali'iniiires de .M""' L.ifi'arj^e, écrits | «r elle-même.
l n huit punr un iieui, ra><a-siiiat ilu Courrier de
Lyon, par le idinmandenr l.i o I.esim's.
H.irbe-Bleue en Cliiue, mu la -eplieim- Femme.
In Duel snus Al.i/ariii. par .M. Désessvri.s.
Les PiMisioniLd^ ii vuiiures. par Al, Pvii he tvoi i».
.VouM-llcs à la Alain .ini'n .
l.'O'iservateiir du lto>pliore. par Al. Kii.i'ne (il isor
Lis G'i.'-pe? «-ptemb'-e .par Al. Aii>iio\<> K vrh.
IV.
Octobre ISltt.
PORTRAIT DE M CHARLES NODIER.
IS'utice biographique sur M. Charles Nodier.
Le capitaine Lambert Ue partie), par Al Cu. RaBOI".
Tahary lliiinnète homme. S Henry Beiiiiioid.
Cn Rêve de l'Impératrice Joséphine, par H. RaiS50>.
Double Erreur, par AI. JlLES Janin.
Le bonheur d'un Amant malheureux, par AI. erine
Portrait de .AL de Ra.mki teai".
Alilady Alont.iigne, par Al'"e la duchesse u'.Vbrantés.
Poésie: Notre-Dame de l'olède, par .AI. TllÉopuiLE
Gauthier. — Fuite dellodrigue, pur.Al.DESCUAHP:».
Le Pactole , par AL Eeoéne Geinot.
Nouvelles à la Alain Septembre,.
Physiologie de l'Homme marié, par Al. P. de Kock
Physiologie du (.unsei'.-d'Elat sous le Consul. it et
l'Empiri , par un ancien auditeur.
Les Cnntreb.uidiers de Penmarck, par Al. Derièoe.
Sœur ILitilde, piir .Al" «^ Eujénie Foa.
Le Priijel d'un Oime, par .AI AIarie Avcarii.
lu P.iin et une F'enétri'. par AL S. Henrv Bertiioid.
In Prisonnier d'Etal par .M. Horace Raisson.
Le (iorati, par .AI. Adolpue Pezant.
Aloët, par M. JfLES Jamn.
V.
Novembre l^U.
PORTRAIT DE M. JlLES .lAMN.
Notice biographique tur .m. jcees j«mn.
La Sémiramide, par AI. .AIéuy.
Le capitaine L.imbcrt i' partie . par .M. (^ii. It inni
Poésie : Hymne, par .AI. Aictoh IUgo.
Ri'latinn de la missinn du général comte Betker HUprés
de Na])oléou en 181.').
Cliristuplie Culomli. par AIartinez dk la Rosa.
La Alaisiiu du Diable, par Al. Itiioi k den Broa.n.
Souvenirs, par AL le (I. de Vai blanc, anc. ministre.
Le Balafré, rom.in historique, par .AI. DnissF.T.
Tragc-die. par .AL J Janin.
Perir.iit de .AI. I!over-<!oi lard.
Cn A'iilleur de l'alVaire F'iialdés, par AL V. Xuo.mas.
.Niiuielli'S à la Alain. — -Apologie du Chat.
Les Guêpes n \emliic . \niT AI. .\LriioNSE Karr.
La .Maile du Tragédien, par .AI. Li.o Lrspts.
(iors et Piano-. — Promenades en omnibus. — Le,:
principanv liourinands sons le régime inipériûl.
Vue lettre d'.Vnnf de Boleyu.
M.
Iléoriiibre IS'il.
PORIRAII Dl M ALPHONSE KVIIH
.\olice biitf/raphique sur m. alphonsl karr.
(ne Consullalioii p.ir Al. Charles de Bernard.
La Sceur cad'tte, par .M. (iEurge Sand.
l.'.Ablié d'Or-Saint, par AL T. D. de Santinv.
.Alémoire d'un Jacobin, par Al. .Alphonse Plvrvt.
L'Héritier du Doge, par .M. AIicuel Ra\.mond.
Le,- Incoinéniens de la (;cléhrilé p.ir AI. H. Bertikii i>
Le Parterre d'un Théâtre, par Al P»i i de Koi k.
L'.issurance mutuelle, par Al. Frédéric liio^i is.
Aladame Palmyre. par AL AA'iiiielu Tenini.
L'adminiMralion jugée par un miiiislre. par .AI (ii izoT.
Petite Chronique du XIX^ siè<li> par un chrviii:(|iieiir
inconnu.
Esprit du Prince de Talleyiand.
Ruines historiques, par .AI. .A.LEV. Dela>ebgm:.
Deuï lettres de (ÀigUostro.
Episode de la Révolution, par Al. George Deval.
-Vnecd ite de I7SS, par AL de Saint-Ei mont.
Portrait de Al d'Aigoiil
lîii <;orsaire. car Al. F'egéne Si i .
Poésie: Le; Jeuv Homes, par \l Kviiiiimimt.
Nouvelles à la Alain iio>emlire .
AI"" Devienne, jwr un chroniquoiir liiconnii.
Les (iiièjies déivmbre par .AI. .Vi.riioNsE Kai^k
Ce que c'e-l qu'une aciriiv.
AL'e Damore.iT i S:ii:;t PêTr-lMiuij.
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Juillet 1Sj:i1.
nOWIXE WHA]%fCS J»^« A]%f,
-K' 1.
ITTÉM
037 S'ABONNE
A Paris,
RUE COQ -HÉRON, N» 3,
Au bureau du Journal.
Et m province,
er. les Libiaiies , les Direcleurs
lies Postes cl des Messageries.
(AFFRANCnm.)
Ctttcrûtur*, j^istoiu, Sfxences, i3ta\xx-J<vi3^ iHemoirts, HTœurs, ï)o^aQss,
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Six mois 6 50 e.
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Oo tire à vue sur les personnes qai I
demandent, et il est ajoalc un fr- ai
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(AFFBA>CUIB.}
Le Magasin LiTiÉRAïKE se compose d'un choix d'articles fait
parmi les meilleurs Feuilletons, Romans et Nouvelles qui parais-
sent chaque mois, soit dans les Journaux, les Revues, ou les
Livres. Ou y trouve des Récits de voyajjcs, des Tableaux de
mœurs, des Etudes d'art et des Esquisses biographiques em-
pruntés aux meilleurs écrivains de France et de l'étranger.
En vertu d'un traité spécial passé avec la Société des Gens de
Lettres, le M,\(;a.sin LmÉRAiRE, outre ses articles entièrement
inédits , reproduit notamment les publications de MM. Victor
IlLGO, Charles Nodier, de Balzac, Alexaadre Dlmas, Frédéric
SouLiÉ, Charles de Bernard, Méry, Eugène Sue, Léon Gozlan,
Roger de Beauvoir, Elie Berthet, et généralement les ouvrages
de MM. les écrivains les plus distingués.
Il parait chaque mois (le quinze) un numéro composé de huit
feuilles, imprimé sur beau papier satiné , grand in-quarto à deux
colonnes, avec couverture imprimée. Le prix de chaciuc numéro,
qui contient 10,800 lignes (ou 760 mille lettres), c'est-à-dire la
matière de plus de cinq volumes in-octavo , est de UN FRANC
VINGÏ-CINQ CENTLMES.
Le prix de labonnement annuel est de DOUZE FRANCS. Les
douze numéros mensuels qui le composent contiennent de fait et
véritablement la matière de plus de soixante volumes in-octavo
ordinaires, dont le prix (au prix ordinaire de 7 fr. 50 cent. le
volume) serait de 650 francs!
Le Magasin Littéraire réunit donc trois conditions essentielles
qui doivent assurer sou succès :
1° Grande variété de rédaction et soin particulier dans le clioix
des articles , qui sont tous signés par les écrivains le plus en
renom (voir ci-après le sommaire de ce numéro) ;
2° Iinineusc quantité de matières ( plus de 60 volumes par an) ;
3° Réduction considérable et sans exemple dans le prix de
l'abonnement (DOUZE FRANCS PAR AN).
Pour se convaincre de la sincérité des promesses de ce pros-
pectus, de la réalité des avantages que présente le Magasin Lit-
téraire, de son iinportaiice matérielle et de sa valeur littéraire,
ilsullit de jeter les yeux sur ce numéro et de lire, dans le sommaire
qui suit, les noms des écrivains célèbres qui y ont concouru.
Le. Lion amoureux, par M. rs\ÉDKl\IC SOULIÉ.
PoéMO, — le 27 ai.ùt 1820, — pnr M. VlCTOll HUGO.
PioiTO Crassnu, par M. DE BALZAC.
Soiivoiiiisdo la révohitioii. — t'iche:jru, par M. OU. IXODIEU.
Un IJiiMi de inosAmi.s, piir M. BïÉH^.
Les JUToiilons. — Scènes populuircs, par M. UE!VRY MOWIER.
Poriiaiide M. TUllCtts.
Trois jours du rri^iie de LéoiiX. par LÉON GOZLAX.
Le Capilaini; Bleu, par i»I. FI\A^C1S AVLV.
Noiivullcs à la main (juin).
Eluilcs de voyases. — l!ii rêve, par M. PAUL WmîVER.
Dranu's et liistoircs inaiiiiiiics, par llî. LAGUA\ lEUE.
Portrait de M. MOLE.
Une Goutte d'enu, par M. EUGEXE GUIXOT.
Les Guêpes (juillet) , par M. ALPHONSE KARR.
Poésies. — Rimes liéroïi|ues. — Sonnets. — Egtnont. — Le Cid. — Lucius
Fackland.— Jeanne d'Arc. —M°" Roland. — Cbrislophe Colomb, par
M. AUGUSXr- BAUUIER.
Un Carême d'Artiste, par M. DES GIIUÉES.
Petite Comédie avant le Drame.
Le plus beau Drame de l'époque.
Origine de quelques objets de toilette.
»-iPOft'^'»»<
LE LlOiV A310LREUX.
L
Le nom de lion, appliqué à une partie de la jeunesse française , s'est
tellement vulgarisé, que je crois inutile d'entrer dans de longues expli-
cations pour le faire adopter à mes lecicurs comme signiliaiit autre
cliose que l'hôte terrible des forêts, ou l'esclave obéissant de M. Van
Ambiirg.
Mais quelle est cette autre chose ! On a bien en général une idée vague
et qui sullit à la conversation ; on sait que la race à laquelle le lion appar-
tient a toujours vécu en Fiance sous divere noms ; ainsi le lion s'est ap-
pelé auUelois ralliné , muguet, homme à bonnes fortunes, roué; plus
tard, muscadin, incroyable, mervcillcu\, et derniéiemeni enfin, dandy et
fashionable ; aujourd'hui, cesthon qu'on le nomme.
Pourquoi ?
Est-ce parce qu'il est le roi de cette paicclle de la société qu'on appelle
le monde ? Esi-ce parce qu'il prend les quaUe quaits de la proie que
d'autres l'ont aidé ii saisir ?
Je ne puis vous le dire : mais je vais tâcher de vous esquisser sa physio-
nomie, et puis vous devinerez, si vous pouvez.
Le lion est en géui rai un beau garçon qui a passé de l'étal d'enfant à
l'état d'homme , la prétention d'être un jeune homme étant abandonnée
depuis long-temps aux honnnes de quarante à cinquante ans; car, de
nos jours, l'état de jeune homme est presque aussi méprisé que celui de
vieillard.
Or, le lion n'ayant jamais été jeune homme, n'a presque jamais fait
aucinic des sottises jeunes qui partent du cœur, quoiqu'il aime le jeu,
les fenimcs et le \in, comme le disent les refrains du temps de l'empire,
une de ces choses que le lion méprise le plus. Mais cet amour n'est pas
de l'amour , car ce n'est i)as pour eux que ces messieurs ont ces trois
passions , auxquelles ils joignent , quand ils le peuvent, celle des che-
vaux.
La véritable passion est, de sa natm-e personnelle, cachée, discrète; la
leur, au contraire, est toute d'apparat et de hi\e. Ils possèdent leur mai-
tresse au même titre que leur voiture, pour en éclabousser les pass-ius , et
ils dînent auv fenêtres du café de Paris parce que c'est l'endroit le plus
apparent de la capitale ; en eQ'et, ils n'ont pas la prétention de boire,
mais de vider un grand nomlire de bouteilles, ce qui e,-t bien diiTêrent.
Les lions sont donc en général fort iguorans (le l'ainour, de ses foUes .
les plus passionnées, de ses bonheurs les pins délicats, de so* cspécuicos^
insensées , de .ses craintes frivoles, ot surtout de toutes ses charmantesi
niaiseries. En revanche, ils ont le droit acquis (acquis est bien dit) de!
tutoyer la majorité des chti-ui-s dansans ou chantans de l'Opt-ra. [^
Du reste, ils ont cela de comiiuin avec la jeune noblesse d'il y a'
soixante ans , (|u'ils ont un pied dans la meilleure compagnie de Paris cl
un pied dans la plus mauvaise : mais ils en dilïérent en ce que les grande»
dames d'aujourd'hui no les disputent plus, connue autrefois, aux filles en-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
treteuues, et les ^ibandoniieiit aux iiilrigues des coulisses. Aussi, lorequ'il
s'est rencontré par hasard, dans le lliéâtre niènic, quelque femme qui a eu
besoin doue aimée pour se perdre, s'est-elle donnée à un pauvre gai'çon
auidurcui qu'ils avaient (lilii d'avance de l'épithMe de bourgeois.
Ceci dit, nous pouvons commeiirer noli'e bistoiie.
C'était il y a quelques jours, à l'heure de midi ; un lion de la plus belle
encolure desrendit de «a voiture et entra au calé de Paris. Son entrée
' excita un très vif étonnement pour deux raisons majeures; la première,
1 c'est qu'il était habillé ; la seconde , c'est qu'il deniaiida son déjeuner
comme un homme qui est pressé et qui a quelque chose à faire.
' Un de ses amis le regarda aiteiuiveraent de l'œil sur lequel il ne mit pas
I son lorgnon, et lui dit :
— Où diable allez vous comme ça, Sterny?
— Je vais à un mariage.
— Qui donc se marie ? dit l'interlocuteur.
Et tout aussitôt une demidouzaine de tèles se levèrent ; on échangea
des regards, on chercha au plafond, et chacun répéta en soi-même la
question :
— Qui donc se marie ?
— Sterny vit celte pantomime, et se hâta d'y répondre d'un ton indiffé-
rent en disant :
— Personne, messieurs, personne. C'est une affaire particulière.
— Et à quelle heure en sercz-vous débarrassé?
— Je n'en sais rien; luais je m'esquiverai immédiatement après l'église ,
quand je ne serai plus nécessaire.
— Vous êtes donc nécessaire ?
— Je suis témoin du futur.
— Témoin du futur ? répétat-on de tous côtés.
— Oui, reprit Sterny, qui voyait l'étonnement se peindre sur tous les
visages; oui, témoin du tilleul de mon père. Il m'a écrit ii ce sujet une
lettre qui ne me permettait pas de reluser a ce brave garçon un plaisir
qu'il considère comme un grand honneur. Voilà t. ut ce dont il s'agit ; et
maintenant, ajouta Sterny en se levant, achevez de déjeuner en psix. A ce
soir.
Comme il sortait, l'un de ses amis lui cria :
— Où se fait-il ton niariase?
— Ma foi, je n'en sais rien. Le rendez-vous est chez la future... rue
Saint-Martin, à midi; il est midi un quart... Adieu!
11 partit, et quoique cet évî'nement fût d'une très mince importance , il
n'en fut pas moins le texte d'une assez longue conversation.
— Le vieux marquis de Sterny, dit un tils de potier enrichi qui profes-
sait un grand respect pom- les traditions héréditaires, le vieux marquis de
Sterny a gardé un peu des habitudes de patronage de l'ancienne noblesse ;
donc ce qui arrive à Sterny serait une chose d'assez bon goût à faire ;niais
malgré son grand nom il n'y entend rien , et au lieu d'être bon et affec-
tueux pour ces pauvres gens, il va leur porter un air ennuyé ou moqueur,
et pourtant...
— Pourtant, dit un ex-beau de quarante ans, à qui Ton contestait le
titre de bon, élégant fort gros et très laid, espèce de pédicure opulent,
qui appelait toutes tes femmes /« petite... pourtant cela pourrait être
amusant ; il y a de très jolies femmes parmi tout ça.
— Jolies, oui, s'écria lui vrai lion, existence inconnue, dont la spécia-
lité avait un certain côté artistique qui consistait à protéger la fantaisie et
l'art ; jolies, oui ; mais ce sont des bourgeoises.
— Ah ! messieurs , reprit le Dis du potier, l'ancienne noblesse faisait
cas des bourgeoises.
— Pardieu ! reprit le lion artiste, les bourgeoises d'autrefois, ça se con-
çoit. Des jeunes lilles qid ne savaient rien de rien ; des femmes qui n'en
savaient guère plus, enfermées dans la pratique des pieux devoirs de la
famille ; pour qui les plaisirs du monde, les arts, la littérature étaient d'un
domaine où elles ne pouvaient aspirer; qui regardaient un homme de cour
comme le serpent tentateur de la Genèse. Pénétrer dans celte vie, y jeter
l'amour, le désordre, jouer avec cette ignorance de toutes choses, l'éton-
ner comme on fait à un enfant avec des contes de fées, cela pouvait être
fort amusant, et je comprends parfaitement la passion du maréchal de Ri-
chelieu pour Mme Michelin. Mais les bourgeoises d'aujourd'hui, douées
pour la plupart d'une moitié (l'éducation fausse, dont elles se servent
avec une impertuiba!)le impoitinciue pour ne s'étoinicr de rien; des vir-
tuoses qui jouent les sonates de Steibelt et qui décident entre Piossini et
Meyerbeer en faveur du l'oslitlon de LontiJKmvuu ; des bas bieiLs qui {
lisent Mme Sand comme élude, et qui dévorent M. Paul de Kock avec [
bonheur; des artistes qui se font peindre par M. Dubulfe et qui enlumi-
nent des lithographies; des fenuues enlin qui ont des opinions sur l'assieitc
(le l'impôt et sur limmortalité de l'amc! c'est ignoble, et je comprends
tout l'ennui de Sterny. ICIles vont le regarder comme une bcte curieiiso ,
et Dieu sait si elles ne le mesureront pas à l'aune de quelque beau cou-
tnud de boutique qui aura fait douze couplets pour le mariage, qui décou-
pera à table, qui cluiatera au dessert, qui dattsera toute la nuit, et qui
sera proclamé riioiunie le plus aimable rie la société !
t^ii-dessus le lion ailiiinason cigare, alla s'asseoir sur une clinise, en mit
un c sous chacune de ses jambes et regarda passer le boulevarl. Tous les
autres lions s'empressèrent de se liMer à des occupations de cette impor-
tance, et il ne fut plus question de Léonce Sterny.
■ Cependant celui-ci était arrivé à la rue St-Martin. Ce jour-là notre lion
n'avait aucun rendez-vous ; il n'y avait ni courses, ni bois, et il ne volait
à aucun plaisir les deuv heures qu'il allait consacrer à l'rosper Gobillou,
le lilleul de son père. Il se serait ennuyé ailleurs, il venait s'ennuyer là ;
il ne mettait donc aucune importance il ce qu'il faisait, et entra chez ^L
Laloiiie, plumassicr, sans avoir pris d'avaure d'être d'une façon ou de
l'autre: c'est une commission qu'il faisait. 11 arriva ;i point: on n'atten-
dait plus que lui. Il s'en apei çul sans qu'on le lui montrât le moins du
monde, et se crut dispensé de s'excuser. On lui présenta la mariée qui
n'osa pas le regarder, puis les païens, et il vit que les jeunes gens se
poussaient le coude poiu- se le montrer lorsqu'il saluait oti parlait. 11 cher-
cha (les yeux quelqu'un à qui s'accrocher, et ne vit aucun homme dans la
conversation duquel il pût se mettre .i l'abri de cette curiosité. Sterny
se retira dans un coin, tandis que la famille se donnait mille soins pour
organiser le départ , lorsque entra tout à coup une grande jeune lille qui
s'écria :
— Quand je vous disais que j'aurais changé de robe avant que votre
marquis ne soit arrivé !
— Lise ! dit sévèrement M. Laloine, tandis que tout le monde demeu-
rait dans la stupéfaction de cette incartade.
Le regard de M. Laloine dirigé vers Léonce montra à sa fdle quelle
grosse inconvenance elle venait de commettre, et celle-ci rougit comme le
beau lion n'avait jamais vu rougir.
— Pardon, papa, je ne savais pas... dit-elle en baissant la tète , tandis
•que M. Laloine s'approchant de Sterny, lui dit avec un air paternel.
— C'est une enfant qui n'a pas seize ans et qui ne sait pas encore se
tenir.
Sterny regarda celte enfant qui était belle comme un ange.
— C'est votre lille aussi ? dit Léonce.
— Oui, monsieur le marquis, une enfant gâtée, qu'une afi'reuse maladie
du cœur a failli nous enlever, et qu'il faut ménager encore. C'est pour
cela que je ne l'ai pas grondi'e.
— Eh bien ! veuillez me présenter à elle et m'excuser de mon inexac-
titude.
— Ça n'en vaut pas la peine, répartit M. Laloine, ne faites pas atten-
tion à cette morveuse.
Mais Sterny n'était point de cet avis; jamais il n'avait rien vu de plus
charmant que cette ûlle si belle. Pendant que sa mère la grondait douce-
ment, et semblait lui recommander d'être bien raisonnable, elle avait jeté
un regard furiif sur le lion, regard inquisiteur et peu bienveillant, et elle
avait conclu le sermon de sa mère par un petit geste d'impatience voulant
dire très claii ement :
<i J'étais sùrt- que ce serait un trouble-fèle ! »
Cependant on partit pour la mairie et l'on mil Léonce dans la voilure de
la mariée avec Mme Laloine et un des témoins de cette famille. Heureuse-
ment que le trajet n'était pas long; car ces quatre personnes étaient fort
embarrassées, et le collègue de Léonce ne trouva rien de mieux que de
lui dire :
— Que pensez-vous, monsieur, de la question des sucres?
Sterny n'en avait aucune idée ; mais il répondit froidement :
— Monsieur, je suis pour les colonies.
— Je comprends, dit amèrement le témoin, le progrès de l'industrie
nationale vous fait peur. Mais enlin le gouvernement veut tout ruiner en
France, c'est un parti pris.
Et là-dessus le monsieur entama la question qui dura Jusqu'à la mairie,
sans qu'il fût besoin que personne prît la parole.
Léonce ne pensait déjà plus à la belle Lise, et commençait h trouver la
tâche làtigaiiie. On arriva, et comme Léonce venait de descendre de voi-
lure, il aperçut Lise qui, le visage rayonnant, venait de sauter de la sien-
ne. Il se passa en ce moment nue espèce de petit embarras qui fut peut-
être la cause première de toute cette histoire. Lise donnait le bras à un
grand jeune homme décoré du nom de garçon d'honneur et qui louchait à
Sterny. Lise, ii|)pel(e par une autre jeune lille venant derrière elle, se retour-
na pour rétablir une Heur dérangée dans sa coiffure , tandis que le garçon j
d'honneur restait immobie, tenant son bras ouvert en cerceau pour re-j
cevoir le beau bras de la jeune Lise. Mais au moment où elle ai hevait son
oilice, une voix appela le jeune homme en tête du collège. Il s'éloigna,
tandis que Lise passa son bras dans celui qu'elle rencontra à sa portée,
et qui se trouva être celui du beau lion : alors elle se retourna vivemen',
en disant :
— Allons, (lépêi'lions-iious !
A l'aspect (lu visage de Sterny, elle poussa un petit cri et voulut sj re-
tirer ; mais Léonce serra le bras, retint la main el dit en soiiiiaut :
— l'ui'-que le hasard me le donue, je veux en profiler.
— Pardon, monsieur, répon lit Lise ; mais Je suis demoiselle d'honneur ;
je ne veu\ pas, M. Tiilot se fâcherait.
— Qui ça, M. Tirlol?
— V.h bien !lc garçon d'honneur, c'est un droit...
— C'est un droit que Je lui disputerai en champ-clos, dit le jeune lion,
qui s'imnsiiiaitdire la chose du monde la plus iiisij;,ii[ianlc.
Lise le regarda de tous ses \ eu'i, et npondit d'une voix émue :
— Si c'est comme ça, monsieur, venez , je lui dirai que c'est moi qui
l'ai voulu.
Cette phrase et l'émotion avec laquelle elle fut prononcée prouvèrent à
Léonce que Lise avait pris le champ-clos au sérieux, et qu'elle était per-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
suadc'c que le ...«niuis eflt tné le garçon d'honneur s'il sYtait permis de
faire une ol)scrvatioii. Cependant tout le monde était entré dans la salle
municipale; Léonce et Lise entrèrent les derniers, et la jeune fille se hâta
de dire :
— C'est SI. Tirlot qui m'a laissée là sur le rottoir, et sans M. le mar-
quis, à qui j'ai été forcée de demander son bras, je n'aurais pas eu de ca-
valier.
Le mot cavalier désencLanfa mi peu Léonce ; mais le maire n'était pas
arrivé, et, faute de mieux, il s'assit à côté de Mlle Lise. 11 ne sut d'abord
que lui dire, et évidomnieiU il la gênait beaucoup par sa présence.
Léonce voulut faire le bonhomme, et dit en souriant doucement :
— Voilà un jour qui fait battre le cœur aux jeunes filles...
Lise ne répondit pas.
— C'est un grand jour...
Même silence.
— lit qui arri\cra sans doute bientôt pour vous?
— Ah ! que ce maire est ennuyeux ! dit Lise , il se fait toujours at-
teindre.
Léonce comprit qu'il réussissait peu : mais assis qu'il était près de cette
belle enfant, il admirait avec tant de plaisir la pureté merveilleuse de son
profil, la grâce de son cou flexible si doucement courbé; et puis il sentait
pour la première fois arriver jusqu'à lui cette fraîcheur de vie bien plus
suave que l'atmosphère parfumée d'une belle dame. Il ne se découragea
pas, et saisissant au vol les mots de Lise, il reprit de sa voix la plus cares-
sante :
— Vous parlez bien légèrement d'un si grave magistrat?
— Qui ra? dit Lise, monsieur le maire, est-ce que c'est un magistrat?
On a beau faire des institutions très admirables, quand le temps ne
les a pas sanctionnées, elles n'entrent pas dans les sentimens de la masse.
Que le maire soit le consécrateur légal et unique du mariage , la loi le
vont ainsi; mais l'acte auquel il préside, quelque grave, quelque indisso-
luble qu'il soit, n'est aux yeux du peuple qu'un contrat qui sent le papier
timbré; la vraie cérémonie du mariage, celle où il y a préoccupation,
respect, prière , ne s'accomplit qu'à l'église. Slerny était un peu de cet
avis; il comprit parfaitement l'exclamation de Lise, et lui répondit pour la
faire parler :
— Certainement c'est un magistrat, car c'est lui qui véritablement va
marier votre sœur ; le mariage à l'église n'est qu'une formalité.
A ce mot. Lise lova un regard elfrayé sur Léonce et se recula douce-
ment de lui, puis elle baissa les yeux et répondit :
— Je sais, monsieur, qu'il y a des hommes qui pensent ainsi; mais je
ne serai jamais la fcnuue d'iui homme qui ne s'engagera pas à moi devant
Dieu.
u Ah ! se dit Léonce, la petite est dévote. Mais eile est si belle!... en-
core un essai. »
— Et ce serment, dit-il, ne vous engage pas à grand'chose, car celui qui
vous obtiendra jamais, fera tout ce que vous vomh'ez.
— Je l'espère bien, dit Lise d'un ton nuitin.
— Ah ! reprit Léonce , vous êtes despote.
— Oh oui ! litc'le, en reprenant toute sa jeune insouciance.
— Mais savez-vous que c'est mal? lui dit Léonce.
— Qu'est-ce que cela vous fait ? répliqua-t-elle en lui riant au nez, ce
n'est pas vous qui aurez à en souffrir.
— Cela ne m'empêche pas de plaindre celui que vous tyranniserez un
jour, répartit Léonce en riant aussi.
— Mais je crois qu'il ne s'en plaindra pas, ça me suffit.
— Vous l'a-t-il déjà dit?
— Non, mais j'en suis sffre.
— 11 vous aime donc bien ?
— Qui ça ? dit Lise d'un ton étonné.
— Mais ce futur époux , ce futur esclave, qui sera si heureux de sa
chaîne.
— Est-ce que je le connais ?
— Mais vous disiez que vous étiez sûre...
— Ah ! dit Lise, je suis sùie <|ue je l'aimerai bien , monsieur, je suis
sûre qu'il sera un honnête homme, et comme je serai une lionnête femme,
j'espère qu'il sera lirureux.
Ceci fut dit d'un ton si sincère et si vrai , que Léonce crut à la foi de
cette jeune fille, el lui dit avec conviction :
<— Vous avez raison, il le sera.
-Ah! fit Lise en se levant, voilà votre magistrat.
Le maire enti'a, et.la cérémonie commença.
H.
Le maire bit aux futurs coujoiuis 1rs ariiclcs du code (|ui pourviiienl à
leur bonne inielllgiMue; ils jurèrent de s'v soumcllre, déclarèrent s'ac-
cepter l'un l'autre, et on pa.ssa dans le bureau iiaili.ulier où ^e donnent
les signatures.
Signer un rcgi^lie semble me action bien aisée, el cr|ioiulaiit il arriva
que ce lut un peiil ciinc'mi'nl où l-éunie se fil leiuaniue. par Li.so , et
toujours d une façcin peu avanlageuse. Quand les deux époux et eurs'as-
cendans eurent signé, ce fut le tour des témoins; Léonce fit comme les
autres , et sa surprise fut grande , en passant la plume à celui qui lui suc-
cédait , de voir Lise qtu secouait la tête avec une petite moue de tB^on-
lentement.
Est-ce parce qu'il avait signé le marquis de Sterny ? mais l'omisMOB de
son titre lui eût paru peu obligeante pour Prosper Goltillou, qui se tar-
guait d'avoir un marquis pour témom. Est-ce qu'il avait signé avant son
tour, ou pris plus de place qu'il ne fallait?
Sterny restait fort intrigué, lui qui se croyait tout le savoir-vivre d'un
homme du monde, d'exciter le mécontentement d'une petite fille de bou-
tique, et il voulait savoir en quoi il avait failfi à ses yeax. Cela lui semblait
amusant. Pour cela il demeura debout près du bureau , en regardant tan-
tôt Lise, tantôt ceux qiù signaient après lui, et qiii lui semblaient faire
absolument comme il avait fait, sans que la jeune fille le trouvât mauvais;
mais lorsque ce fut le tour de lise de signer, elle lui fit comprendre
combien il avait été inconvenant. Iji effet, lorsque le commis lui pré-
senta la plume , elle s'arrêta , en disant d'mie voLx tant soit peu mo-
queuse :
— Pardon , que j'ôte mon gant.
Et le gant ôté , elle signa avec la main la plus fine et la plus blanche...
Léonce comprit ; il avait signé la main gantée. Signer un acte de ma-
riage avec un gant ! Est-ce qu'on prête serment devant la justice avec un
gant ! Léonce y pensa et se dit :
<i Ces gens-là ont de certaines délicatesses de bon goût. Que fait un gant
de plus ou de moins à la sainteté d'un serment ou à la signature d'un
acte ? Fiien sans doute. Et cependant il semble qu'il y ait plus de sincérité
dans cette main nue qui se lève devant Dieu, ou qui appose le seing d'un
homme en témoignage de la vérité. C'est un de ces imperceptibles senti-
mens dont on ne peut se rendre un compte exact , et qui existent cepen-
dant. 1)
Léonce y réfléchissait encore, lorsqu'on se mit en ordre pour sortir.
M. Tirlot , garçon d'honneur, et par conséquent granti maître des céré-
monies , était descendu pour faire avancer les voilures ; Léonce crut donc
pouvoir offrir de nouveau son bras à Lise. Elle le prit d'un air peu char-
mé, mais sans faire altention qu'elle avait oublii- de remettre son gant; et
voilà Léonce qui niaiche à côlé d'elle, la tête baissée , les yeux attachés
sur cette main charmante doucement appuyée sur son bras. '
Au premier aspect , Lise lui avait semblé une belle jeune (ille ; mais tout
en lui accordant de prime-abord une beauté éblouissante de jeunesse et
de fraîcheur, il n'avait pas pensé qu'elle possédiit tous ces détails do grâce
privilégiée par lesquels les femmes du monde se vengent d'être pâles ,
maigres et fanées ; il considérait cette main si sov ouse et si effilée, comme
une rareté précieuse , égarée parmi dos A uvergnats, et peu à peu ses > eux
s'arrêtèrent sur un anneau passé à l'index , cl portant une petite plaque
en c:-. Sur cette plaque était gravée en caractères imi)erceptililes une de-
vise que Léonce s'obslinait à vouloir déchiffrer. Il y mettait une telle at-
tention, qu'il no s'aperçut pas qu'ils étaient arrivés, et que l'on montait
en voiture. Il sembla que Lise ne fût pas absorbée dans une si profonde
con emplation ; car ces jolis petits doigts que Léonce admirait si assidû-
ment , s'ajilèront d'impatience , el Cnirenl par battre sur le bras de Léonce
un trille infiniment prolongé.
A ce moment Léonce regarda Lise ; au mouvement qu'il Ct pour rele-
ver sa tête , elle le regarda, mais d'un air si moqueur, que Slerny ne vou-
lut pas étie en reste et lui dit :
— H parait que mademoiselle est grande musicienne?
— Et pourquoi ça? lit Lise avec une petite mine de dédain.
— C'est que vous venez de jouer sur mon bras un air ravissant.
Lise rougit; mais cotte foisavec un embarras pénible ; elle relira bms-
quement son bras nu du bras de Léonce, et , ne sachant plus ce qu'elle
faisait, ni ce qu'elle disait, elle balbutia et dit à demi-voLx :
— Oh! pardon, monsieur, j'ai oubUé de mcilre mon gaïu.
— Connue moi , j'ai oublié de l'ôtcr, répartit Sterny. Vous voyez que
tout le monde peut se tromper.
Lise ne trouva tien à répondre ; le marche-pied d'une voiture était
baissé devant elle , elle y monta rapidement , si rapi;lemenl . que Léonce
put voir le pied le plus étroit, le plus cambré, sattarhant gracieusement à
la cheville la plus mignonne. Steriiv eut envie de se placer près d'elle ;
mais il eut le bon esprit de ne pas le faire. Sai'.s .s'en apercevoir. Lise
était montée dans la voiture de Léonce; il se relira en di^^aut vi>emeni au
valet de pied :
— Fermez et «uivez les autres voitures ; et il s'élança tout aujsilét dans
un remise où se trouvait Mme Laloinc.
— Eh bien! s'écria la mère, et Lise, qu'en avTMOtis fait?
— Je l'ai nn'sc on voiture.
— Avec qui? demanda la prudente mère.
— Avec (pii? demanda la prudente mère.
— 11. las ! toute seule, madame.
— Conunenl , tonte si'ule...
— Oui, madame, elle a monté sans s'en apercevoir, je crois, dans me
voiture.
— Ah! fit Aime Laloiue; je ne sais pas ce qu'elle a; efic est tout ahu-
rie depuis ce malin.
— (.'oM mon coupé, ajouta modesiement Léonce; il n'y a que deux
places el je n'ai pas ose...
Miue Laloine remercia Léonce de sa retenue par un salul sileucieux et
solennel, et ajouta :
— Elle va bien s'cnunycr toute seule.
LE MAGASIN LITTÉRAIi^ij;.
Léonce eut une Idée secrète qu'elle ne s'eunuierait pas.
En ciïet, Lise fut li'abnrd itonuée île se trouver seule ; mais elle en pro-
fita pour se reiuettre de rembarras où l'avaleiitjctée les paroles de Léonce;
et, répondant aux réflexions qu'elle faisiiii comme aux observations qu'on
lui adressait , elle secoua sa jolie tète en disant :
— lih bab ! qu'csl-ce que ça me fait?
Cela dit, elle se mit à examiner ce splendide carrosse tout doublé de
tiatin, tout orné de glands de soie et dont le balancement était si sourd et
si doux. Llle s'assit d'un côté et de l'autre pour sentir la molle flexibilité
des coussins, leva à moitié une glace pour en admirer l'épaisseur, et se
mit à soui ire d'aise de se trouver là.
Alors elle se rappela qu'ainsi devaient être faites les belles voitures de
les grandes dames qu'elle voyait courir dans les Champs-Elysées ; et sans
penser qu'elle pouvait en occuper une aussi bien qiio la plus noble d'en-
tre elles, elle se laissa aller à imiter le nonchalant abandon avec lequel
elles s'accotent dans un coin de leiu' équipage.
La folle enfant s'y ploya connue elles, à demi-couchée, pressant de sa
fraîche joue et de ses blanches épaules cette soie dont la souplesse la
caressait si doucement, se prêtant a\ec un mol allaissement aux mouve-
mens de la voiture, clignant des yeux pour regarder d'en haut ces pau-
vres gens à pied qui tournaient la télc pour la voir. Puis, comaie aper-
cevant au loin quelqu'un de sa connaissance, se mordant doucement la
lèvre inlérieure à travers un lin sourire, et balançant imperceptildenient
la tele pour adresser un salut intime au beau cavalier qui passe ; et, dans
cette petite lantasmagorie improvisée, il se trouva que le beau cavalier
fut I éonce Sterny.
En eû'et, quel auire que le beau lion Lise pouvait-elle faire passer sur
un beau cheval anglais, courant avec grâce à côté d'elle? Ce n'était cer-
tainement pas M. Tirlot , qu'elle avait vu tomber d'âne dans une partie
de Montmorency. Ce fut donc à Sterny qu'elle adressa son plus doux
sourire , son plus doiLX regard , comme il passait devant elle.
Mais comprenez quelle dut être sa stupélaction quand elle aperçut vé-
ritablement le visage de Léonce , mais immobile , mais à pied , et lui of-
frant la main pour dcsiendre de voiture. Elle tressaillit d'aboid de se voir
ainsi surprise dans ce nonchalant abandon, comme un enfant qui a pris
une place qui ne lui appartenait pas; et puis, quand Léonce lui dit en l'ai-
dant à descendre :
— Qui donc saluiez-vous ainsi d'un si doux regard et d'un si doux sou-
rire ?
Elle eût voulu se cacher bien loin , honteuse et toute troublée. Aussi
ce fut tristement et lentement qu'elle entra dans l'église , et Léonce put
remarquer qu'elle prit peu de part à la cérémonie qui eut lieu. Lise ne
regarda pas du coin de l'œil la ligiu'c de la mariée , ni la tenue embarras-
sée de l'époiLX ; elle ne suivit pas ciuieuscment l'anneau pour savoir s'U
passerait la seconde phalange qui prédit la soumission ; Lise pria , et pria
sincèrement pom' elle. (Jn eût dit qu'il y avait un remords dans ce jeune
cœur, et qu'elle demandait à Dieu un vrai pardon de sa faute.
Dieu le lui accorda; car à la fin elle se releva calme, heureuse, forte;
et au moment où on passa dans la sacristie, elle se tourna vers Sterny,
qui l'observait avec une attention marquée , et sans paraître s'en aperce-
voir, elle marcha à lui , prit son bras, et lui dit d'un tout autre ton que
celui dont elle avait parlé jusque-là :
— 'J'out ceci vous ennuie sans doute beaucoup, monsieur?
— M'ennuycr ! et pom-quoi ?
— C'est parce que cela vous dérange de vos habitudes et de vos plai-
sirs ; mais vous allez bientôt être délivré.
m.
Jusque-là Sterny, malgré les sollicitations de Prosper Gobillou et de
M. Laloine , avait gardé (?i petlo la résolution de ne pas rester une mi-
nute après la sigualure à l'éghse. Toute la grâce, toute la beauté de Lise
même, en l'occupant beaucoup, ne l'avaient pas décidé à braver l'ennui
d'une noce bouigeoise ; car il avait parfaitement compris que cela ne le
mènerait à rien, qu'à avoir admiré quelques heures de plus cette belle
enfant.
Mais il lui sembla que la phrase de Lise était une espèce de congé qu'on
lui donnait; il pensa doiic, et justement, que ce n'était pas lui qui sirait
délivré d'un ennui, et il ne voulut pas accepter celte manière d'être évin-
cé; aussi répondit-il à Lise :
— Je n'éprou\e aucun ennui, mademoiselle, à faire une chose conve-
nable et qui parait avoir été désirée par Prosper et lui être agréable ; si
elle ne l'est pas pour tout le monde, ce n'est pas moi qui me suis trompé,
c'est voffc beau-frère , et c'est lui que vous devez gronder de ma pré-
sence.
Celte fois encore. Lise fut vivement contrariée de s'être attiré celte
admonestation, faiie avec une |;oiiU'?se srrieuse et à laquelle elle ne put
rien répondre, or Léonce la salua atssitôl rt se relira dans un coin de
la sacristie. Lise se cacha parmi ses jei.nes compagnes, n'ecouianl point
leurs ca(|uetag(S à mi-voix; elle était lotit a!)sorbée dans ses pensées,
quand une autre jeune lille lui poussa vivement le coude en lui disant :
— Regarde donc !
Elle regarda, et vit Léonce qui signait.
— 11 a ôté son gant, ajouta la jeune lillc avec lui petit accent de triom-
phe, comme pour féliciter Lise du succès de la leçon qu'elle avait donnée
au beau marquis.
Léonce, qui avait entendu l'exclamation . leva les yeux sur Lise et ren-
contra son regai'd qui avait quelque chose d'inquiet.
Lise sentit comme par un inibcible instiuct qu'il se passait entre elle et
ce jeune homme quelque chose qui n'eût pas dû être ainsi, et lorsque ce
fut son tour de signer, ses yeux étaient pleins de larmes , sa main tiem-
blait , et quand sa mère , qui était près d'elle , lui demanda ce qu'elle
avait :
— Rien, rien, dit elle; une idée.
Et prolitaiit de l'alarme qu'elle avait causée à sa mère, elle s'attacha à
son bras.
— Prends-moi dans ta voilure, maman ! lui dit elle avec l'accent d'un
enfant qui a peur et qui demande protection.
— Viens ! viens! ma pauvre Lise, lui dit sa mère en l'embrassant et en
l'entraînant dans un petit coin, tandis que les hummes graves de l'assem-
blée souriaient entre eux d'un air capable, que les jeunes gens regardaient
sans rien comprctulre, et que Léonce se disait dans son coin :
« Certes, je reviendrai pour le dîner et le bal.»
Tout le monde descendit, et Lise regarda Sterny remonter dans sa voi-
ture. Le cocher, huinilié d'avoir élé si long-temps en mauvaise compagnie
de remises, se mil à faiie piall'er les chevaux de façon à faire craindre qu'il
n'allât tout briser, puis disparut avec rapidité. Lise poussa un gros sou-
pir, et reinonlanl en voilm'e, elle se trouva à son aise pour la première fois
depuis la matinée, et se mita parler de la belle tolette qu'elle allait faire
pour la soirée. jMais au milieu de cette importante discussion, elle por
tout à coup la main à son cou.
— Ah ! mon Dieu ! j'ai perdu mon médaillon ; mon Dieu ! mon Dieu ! j:
l'avais, j'en suis sûre.
— H e t peut-être tombé à la mairie, peut-éti-e tombé dans l'église, peu
être dans une voilure.
— Ah! dit Lise, pourvu que ce ne soit pas dans celle de M. de Sterny,
— Et pourquoi ? lui dit sa mère ; il le U-ouvera et nous le rapportera.
— 11 revient donc?
— 11 nous l'a promis.
Lise ne répondit pas ; mm's elle redevint triste, ne parla plus et pensa
que sa toilette, dont elle avait d'abord été si ravie, n'était peut-être pas si
charmante qu'elle l'avait pensé. Mais Lise n'était pas d'un âge et d'un ca-
ractère à ce qu'une pareille préoccupation durât bien longtemps, et à
peine était-elle dans la maison qu'elle avait jeté de côté toutes ces craintes
vagues, et qu'elle s'était écriée :
— Ah ! mais non ! je veux être gaie aujourd'hui.
Et sans qu'il fût besoin de plus longs raisonnemens, elle se délivra de
la pensée du beau marquis, et se promit bien de s'amuser à son nez, et
comme s'il était un jeune homme tout comme un aulre.
Quant à Léonce, dès qu'il fut seul, il hésita de nouveau à reparaître à
la noce.
Quelque bonne opinion qu'il eût de lin-inème , il cooiprenait bien qu'il
n'y avait rien à faire en ce jour pour lui près de cette petite lille, et ce
jour ne pouvait pas avoir de lendemain. Qu'iraitil faire dans celte famille
de pliunassiers? et si on n'osait le mettre à la porte, de quel air l'y lece-
vrait-on ?
Décidément, tout cela n'avait pas le sens commun; et re qu'il avait de
mieux à faiie, c'était d'écrire, en rentrant chez lai, un billet d'excuse, et
de dîner à six heures au calé de Paiis, au lieu d'aller au Cadian-Bleu , où
se faisait la noce.
Mais ce juste raisonnement n'arriva à l'esprit de Sterny qu'à travers
l'image de Lise, et cette image était si charmante !
Il serait dlIFicile de dire tous les rêves qui passèrent par la tète du lion
à mesure qu'il se rappelait cette précieuse beauté; se faire aimer de celle
belle lille, l'enlever à sa famille, se battre contre quelque frère inconnu,
subir même un procès scanda'eux contre sa famille, faire parler de lui dans
les journaux, être condamné pour séduction par les tribunaux et être ab-
sous par le monde, à qui une si merveilleuse beauté rendrait un pareil
crime excusable, trouver dans cette passion une renommée à désoler tous
ses a^nis, tout cela le tentait grandement; mais presfjue aussitôt il mesurait
les obstacles, comptait les dillicultés insiinnontable-i, et rejetait bien loin
pareille idée, non comme coupable, mais comme impossible.
Enfin, il en était venu à s'arrêter au parti pris de ne pas y retourner,
quand il aperçut, sur le coussin de sa voiture, une petite plaijue d'or su ,-
pennée à un mince cordonnet de cheveux. Cette plaque était en tout pa-
reille à celle que Lise avait à sa bague; elle portait comme elle une de-
vise, et cette devise était :
Ce qu'on veut on le peut.
A ce moineiit. le lion se posa en face de lui même, et se trouva tout à
fait méprisab'e et sans portée.
Quoi ! une petite fille de la rue Saint-Martin osait se donner pour devise :
Ce qu'on veut on le peut, et lui, lion, ne se sentait la force ni de vouloir
ni de pouvoir.
— Pardieu ! se dit-il, je voudrai et je pourrai.
Et pour s'encourager dans cette noble résolution, il se rappela toutes
les femmes qu'il avait prises d'assaut ou enlevées à ses amis.
Cepcnti' ^ toute récapitulation faite, il trouva qu'aucun des
LE iMAGASIN LITTÉRAIRE.
avec lesquels il avait réussi jiistjue-là ne pouvait 6tre de mise dans sa nou-
velle enlicpiise, et qu'il lui fiillait trouver tout aulre chose.
Sur ces entreraiies, il arriva chez lui, où il trouva installés quatre ou
cinq (le ses aaiis, discutant très chaudement sur rinroiisiituiioiuialité de
l'admission des chevaux du gouvernement dans les courses duChamp-de-
Mais.
L'arrivée de St^rny mit fin à la discussion.
A son aspect, le beau gros Lingart, e pédicure dont nous' avons parlé, s'é-
cria en se rengorgeant dans sa cravate :
— Eh bien?..
— Eh bien ! j'ai perdu, répartit Aymar de Rahut^ le lion artiste.
— Coniui' lit (liable! ajouta Marinet, le fils du potier, comment diable !
aussi vas-tu [laiier quilquc chose contre ce gros agioteur ? tu sais bien
qu'il a l'instinct dos bonnes affiiires, et qu'il sudit qu'il touche à la plus
mauvaise pour qu'elle tourne à bien dès qu'il y a quelque chose à gagner
pour lui.
— Mais oui, je suis assez heureux, dit Lingart d'un air qui voulait dire
je suis a'iscz habile, et en ramassant du bout de sa langue les quelques
poils de barbe qui avoisinaieiit le coin de sa bouche.
— De quoi s'agit-il donc? dit Sterny.
— Il s'agit, dit Lingart, que nous dînons au Rocher-de-Cancale, et que
c'est Aymar de Rabot qui nous traite.
— Il y a donc ou pari ? dit Léonce, qui pointa les oreilles comme un
cheval de bataille qui entend la trompette.
— Oui, dit Aymar de Rabut, je ne sais pas comment cela s'est fait, j'ai
soutenu pendant une heure que tu t'ennuierais à crever à ton mariage,
qu'hommes et leinmes t'assommeraient, et au bout du compte il s'est trou-
vé que c'est moi qui ai parié que tu le laisserais empêtrer par les familles
des luturs, et que lu resterais au dîner et au bal, et c'est Lingart qui a
parié que tu reviendrais.
— Mais qu.iiul je le dis, s'écria Marinet, que si tu allais lui réclamer
cent louis, et qu'il ne vouliil pa^ les payer, il te prouverait, clair comme
deux et deux Tout quatre, que tu lui dois dix mille francs!
— Ah, ah ! dit Lingart, vous trouvez donc qu'il est très clair que deux
et deux font quatre?
On le regarda comme s'il disait une bêtise. Mais il ajouta avec une ar-
rogance de sottise si prodigieuse, qu'il siupélia l'assemblée :
— Eh bien ! faites-moi le plaisir de me prouver que deux et deux font
quatre ?
— Ceci, mon cher, est de l'Odry tout pur.
— C'est si peu de l'Odry, que j'ollie de parier vingt-cinq louis qu'au-
cun de vous no me prouve que deux et deux font quatre.
— Pardieu! dit Aymar de Rabut, cela n'a pas besoin d'être prouvé;
cela est, parce que...
Il s'arrêta, et Lingart reprit d'un air triomphateur :
— Eh bien! pourquoi cela est-il?
Il attendit une réponse qui ne vint pas, et reprit doctoralement •
— Va commander notre dîiier, et...
— Et que ce soit splendide, dit Sterny en riant; car c'est Lingart qui
paie.
— Comment ça? fit le spéculateur.
— Parce qu Aymar a gagné. Je retounic au dîner, et je reste au bal.
— C'est pour me faire perdre ! dit Lingart.
A ce mot, la conscience de parieur de Sterny se troubla, et il réfléchit.
Et puis il dit :
— J'annule le pnri.
— Pourquoi donc?
— C'est que lorsque je suis entré ici, je n'étais pas bien sîlr de ce que
je ferais, et je ne sais pas encore ce que j'aurais fait, si ne vous ne m'aviez
pas parlé du pari.
— El quelle est la raison qui l'a décidé tout à coup?
— Rien. Seulement je ne puis pas faire autrement.
— Pourquoi <;a ? dit Lingart.
— Ah ! ceci, répliqua Sterny, ne peut pas plus se prouver que deux et
deux font quatre.
— Cependant vous vous l'êtes prouvé à vous-même, puisque vous en
doutiez.
— Ah ça! dit Sterny, vous devenez horriblement ennuyeux, Lingart,
avec votre manie de dissertation.
— Il s'exerce pour la chambre des députés, dit Marinet.
Lingart, qui venait de dépenser 50,000 francs pour avoir trois voix, se
mordit les lèvres et lit semblant de hausser les épaules, cl l'on se mit à
plaindre Sterny, qui se laissa faire de la meiUeun; grâce du monde et
sans trop écouter tant qu'il ne s'agit que de lui. Mais il arriva que la con-
versation se promenant au hasard sur les occupations journalières de ces
messieurs, ou parla d'une petite {\\W\ qui s'était montne la veille dans les
coulisses de l'Oiiéra. et que l'on avait proclamée délicieuse.
De là on entra dans tous les détails de celte jeune beauté, que Sterny
avait lui même fort applaudie; et, par un retour assez ordinaire sur ses
souvenirs, il se trouva (pie cet doge tourna au profit de Lise : qu'ad-
mirait-on, en eiïet, il cfité de c("lte parlaile beaui ? un visage ii peu près
joli, des mains à peu près élégantes, une icuirnnre l.iite, un pied cruelle-
ment emiuaillo%(s paraître P"-''''' '•'"''''' "l"^' chez Lise tout était vrai-
ment parfuit, sincèrement h^-;, ^ plumassière devenait i« chaque instant
plus charmante dans l'esprit de Léonce, et par ime antre coïncidence il se
prit à se repentir des idées vagues de séduction qn'il avait eues contre
elle ; car le lion artiste Aymar s écria au milieu de !a conversation :
— Ah ça ! Lingart, j'es|)ère que vous laisserez cette petite fille tranquille .
— Oui! dit le gros beau, jusqu'après ses débuts.
Ceci prit sans doute dans la physionomie de Lingart un sens très par
ticulier, car Sterny en éprouva un mouvement de dégoût. Il nous serait
diiïicile d'expliquer le mystère de cette phrase ; mais Léonce réllécliit que
s'il trouvait odieax qu'on remit la perle d'un fille de tliéàtre ii un temps
marqué d'avance pour qu'elle valût mieiLX la peine d'être perdue, il était
bien autrement coupable, lui, de méditer celle d'un entant qui au moins
ne bravait pas le danger. Mais il arriva à Léonce ce qui arrive aux gens
qui ont la conscience facile : il se persuada si bien qu'il ne réussirait pas,
qu'il se crut permis de tenter de réussir sans trop de scrupules.
Bientôt après, on le laissa ; et comme six heures sonnaient, Sterny en-
trait au Cadran-Bleu.
IV.
L'amour est une belle passion pour des conteurs comme nous ; il a cet
avantage excellent, qu'on peut le liiire aller de l'allure qu'on veut, sans
que personne ait à vous demander compte de la \Taisemblancc de ses ac-
tions.
C'est en amour surtout que le plus invraisemblable est le plus vrai ;
passions soudaines et irrésistibles qui éclatent dans le cœur h l'aspect
d'un cire inconnu, comme la lumière à qui Dieu ordonna d'être, cl qui
fut ; passions lentes et fortes qui pénètrent dans famé par une progres-
sion imperceptible, comme la chaleur dans le métal, sans qu'il y ait une
différence sensible entre la minute qui précède et la minute qui suit, jus-
qu'à ce que tous deux soient devenus brùlans, de glacés qu'ils étaient ; et
celles qui vont par sauts et par bonds, s'élançant follement en avant, pm's
reculant avec timidité; et celles qui louvoient obscurément, et celles qui
marchent à genoux, et celles qui s'imposent : toutes vraies dans leurs plus
grands écarts, dans leurs contradictions les plus manifestes.
Tout cela, entendez vous bien, sans tenir compte des caractères, pliant
les plus rudes, redressant les plus faibles, tyrannisant les plus impérieux...
Or, voili pourquoi Léonce était retourné au Cadran-Iîleu.
Lorsqu'il entra, personne n'était arrivé que le nouveau marié et M. La-
loine qui venaient activer les apprêts du festin. Prosper voulut d'abord
laisser Sterny dans la compagnie de M. Laloine; mais Léonce les pria si
instamment l'un et l'autre de ne pas s'occuper de lui, qu'ils allèrent à leurs
affaires.
11 demeura donc seul dans le salon attenant h la grande salle du festm,
tandis que le beau père et le gendre allaient donner un coup d'œil à la
salle de bal. Alais en vérité, nous dira-ton, est ce bien Léonce de Sterny
dont vous nous parlez, un lion qui sait tout l'avantage d'une entrée attar-
dée, qui arrive avant l'heure de se melire à table, comme un courtaud de
boutique, ou un homme de lettres invité chez un grand seigneur ? Vrai-
ment oui, c'est Léonce Sterny, un des plus furieux de sa bande ; et sa-
vez vous ce qu'il fait pendant que les hôtes sont abseus ? il tourne autour
de la- lubie en lisant chaque carie pour savoir où il sera placé ; et lors-
qu'il voit qu'on l'a mis entre Mme Laloine et une dame inconnue, il
change la place de son nom pour voler celle de M. Tirlot et se trouver à
côté de Lise.
Regardez-le bien, tremblant de peur d'être surpris au milieu de sa subs-
titution, comme un enfuit qui met le doigt dans un plat de crème pour
savoir si elle sera bonne ; voyez-le, se retournant tout à coup vers le mi:r
lorsque entre un garçon , et "paraissant très occupé à admirer une vieil',.'
gravure d'Knée emportant son père Anchise; puis, lorsque le garçon est
sorti, achevant son habile manœuvre qu'il eût trouvée de la dernière sot-
tise s'il l'avait lue le malin dans un feuilleton.
Cependant il a réussi, et le voil i tout inquiet du succès de sa ruse.
M. Laloine entre et veut inspecter une dernière fois la distribution des
cartes, et aussitôt Léonce s'approche et lui parle plumes d'autruche et
marabouts : Prosper parait et veut s'assurer que tout e>t en règle, et Léonce
rinierpelle et s'échappe jusqu'à lui faire de mauvaises plaisanteries sur le
trop de fatigue qu'il se donne eu un pareil jour.
Il cause.il parle, il rit ! Il demande du labac à M. Laloine, qui le trouv
charmant : il se moque avec lui de l'air affairé de Prosper; il l'envoie don
lier la main aux daines (jui desrendent de la voiture qui vient de s'arrêter
à la iiorie; Prosper v court : c'est un monsieur et une dame qui domaii-
dent un cabinet particulier. Prosper revient, et Sterny lui fait une tirade
morale sur les cabinets particuliers.
A qui en a t il? que veut-il? Je vous le disais bien, qu'en amour non
n'est vraisemblable : car voilà notre lion qui s<^ donne beaucoup de peine
pour quelque chose ; ch ! pourquoi, mon Dieu ! pour s'asseoir à coté d'une
petite tille.
Comme le succès absout les plus mauvaises actions , et presque le ridi-
cule, Léonce a donc eu raison, car il a réussi.
Tout le monde arrive : on se salue, on se parle, il faut faire senir ; c est
l'affaire de Coltillou. tandis que M. L.iloinc est obligé de rester au salon
pour accueillir les imités. Mais Lise doit éU-c curieuse: elle voudra sans
doute savoir où elle sera assise, et elle s'en étonnera. Voilà donc le lion
qui se place cuire la porte qui ouvre du salon dans la sr.Uc ii manger, bien
assuré que Lise n'osera pas passer devant Inj ; çsr._au i:;n?ie.nl où elle est
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
arrivte avec sa mère et sa sœui-, Mme Laloine a dit très gravement à
Stcruy :
— l'.li quoi ! (lôjà arriva, monsieur le marquis ?
Kt celui-ri lui a npoutki, en regardant Lise :
— C'est assez d'une laulc en un jour.
Lise, arrivée toute rayonnanio et (ière, sentit le reprocbc et se retira
avec humeur dans un coin du salon. Jamais personne ne lui avait gâté un
plaisir avec tant de iiersovcraiicc que M. Sierny, et pour si peu de chose.
I conce lui parut Insuppoi lahle. Aussi se passa t il une petite comédie
fort amusaiili; loi squil fallut s'asseoir autour de la table. Léonce, qui con-
naissait sa place, eu |); it le chemin cl siiislalla derrière sa chaise, tandis
que Lise cherchait de l'autre côté.
— Lii bas ! lui cria I rosper en lui désignant le côté où était Léonce,
qu'il fut très surpris de trouver au bout de sou doigt.
rrosper échangea un regard avec M. Laloine, qui pinça les lèvres d'une
façon qui voulait dire :
— Mon gendre est un sot.
I)"uu autre côté, Mme Laloiiie, qui comi)lait sur le voisinage du marquis,
regardait M. 'l'irlot d'un air ébahi , taudis que celui-ci , lier de la place
d honneur qu'on lui avait donnée , s'y installait d'un air superbe.
Lise s'avançait timidement, ne sachant quel parti piendre , car elle avait
vu tout cet iuiperccpllhlc dialogue de regards ; quant à Léonce, les yeux
fixés au plafond, il ne voyait rien, ne regardait rien , il était tout à-fait
étratiger à ce qui se passaiL
Cet embarras linit cependant, car il entendit M. Laloine dire à sa
fdlc :
— Voyons, Lise, va donc t'asseoir.
L'inl!c\ion dont ces paroles furent prononcées annonçait une résigna-
tion forcée il la maladresse de Gobillou , et Léonce ( rut que tout le monde
s'en prenait ii l'rosper. Mais lorsqu'il dérangea sa chaise pour faire place
à Lise, elle le salua d'un air si sec , qu'il vil bien qu'elle avait compris que
son beau-frère était innocent de cette faute.
A la première phrase qu'il essaya, Léonce reconnut que Lise était dé-
cidée il ne lui répondre que par niouosUlables ; m;iis il avait deux heures
devant lui, et c'était plus qu'il n'en fallait pour venir à bout de cette réso-
lution.
D'abord, il laissa la pauvre enfant se remeitrc et prendre confiance, et
pour cela, il ne s'occupa point d'elle. Mais il devint d'une attention extrê-
me pour le gros monsieur qui étail placé de l'autre côté de la jeune (ille ,
et (pii n'était rien moins que l'honorable mercier qui l'avait interpellé le
matin sur la question des sucres.
Pterny reprit intrépiîlemont la discussion, qui était forcée de passer de-
vant ou derrière la jeune lilie, mais de façon à ce quelle n'en perdit pas
un mot. 11 y avait de quoi ennuyer un député lui mi'me. A la lin Lise ne
put s'e:npccli?r de laisser voir toute son impatience par de petits tres-
saiilemeii^tiès signilicalifs. Mais Slarny fut impitoyable ; il contiuua en
s'échaull'ant si bien , et en échaulTant si fort son interlocuteur sur le ren-
dement et l'e.vercice , que M. Laloine , qui les vil parler avec cette chaleur,
s'écria :
— De quoi parlez-vous donc , messieurs?
— ne canne et de betterave , répartit Lise d'un air piqué.
— Ah! lit M. Laloine; et satisfait d'une conversation si vertueuse, il
pensa à autre chose.
^lais le moment était mal pris; car tout aussitôt Steiny, espérant que
c'était le moment d'engager l'attaque, s'adressa à son interlocuteur, et lui
dit :
— En vérité, monsieur, je crains que nous n ayons beaucoup ennuyé
madeuioiselle ; nous reprendrons notre discussion plus tard.
— Très volontiers, fit le mercier qui s'aperçut qu'il avait laissé passer
presque tout le premier service sans y toucher, et qui voulut réparer le
temps perdu.
Cependant Lise ne fit aucune observation , et le gros mercier reprit entre
deux bouchées :
— N'est-ce pas, mademoiselle Lise , que votre mère a raison, que les
hommes ne sont plus gatans :' Ainsi nous voilà deux cavaliers à côté d'une
johe femi.ie, et nous ne trouvons rien de mieux que de parler de mélasse,
au lien de lui dire de jolies choses. Mais moije suis excusable... un papa...
j'ai flubliiî ; tandis que monsieur, qui est un jeune homme , doit en avoir
l)caucoup à débiter.
<■ Trouve donc de jolies choses » , animal, pensa Léonce, qui, ne sachant
que dire, etvo\anl la petite moue de dédain de la jeune lille, linit par lui
olfrir il boire.
tlle accepta et le remercia , cl la conversation n'alla pas plus loin,
— Allons, se dit le lion, je deviens bèie comme un pavé, .le parierais
que AI. Tii lot s'en tirerait mieux que moi.
Alors il tenta un ellori d-sespéré , mais des plus vulgaires. Iliui fallut
parler di! lui pour qu'elle s'en ocaipâl, et il lui dit :
— Vraiment, mademoisnldî, je suis bien malheureux!
— Lu quoi donc, monsieur'.'
— Vo là deux fois seulcmeiu que j'ai l'honneur de vous voir, et j'ai déjà
trotivé le nio\en de vous déplaire liois ou quatre fois.
— A moi, monsieur? dit Lise d'un air étonné.
— A vous, d'abord ce matin en arrivant trop tard; à la mairie en n'ô-
tant pas mon gant ; ici peut-être , ajouta-t-i! tout bas , en arrivant trop
tôt... et...
Allons donc, loble lion, pour ne pas avoir voulu cette fois jouer au
fin, vous avez réussi. Lise avait compris en ellèt ce qu'il voulait dire.
— El... lui diielle en le regardant.
— Et, ajouta Léonce avec une vraie expression de jeune homme, et en
volant la place de M. Tirlot.
Lise rougit , mais en souriant.
D'abord elle avait deviné juste, ce qui la flattait, et puis le marquis avait
fait pour être près d'elle un tour d'écolier, et cela la llaltait encore ; mais
celte lois il y avait de quoi avoir peur, car dans quel but ce beau marquis
s'était il approché d'tflle? Le sourire commencé disparut aussitôt pour
faire place à un vif embarras.
Lise était trop innocente pour songer à des projets de séduction ; mais
en sa qualité de petite bourgeoise , en face il un gant jaiuie , elle se dit :
(( Il veut se moquer de moi », et elle prit un petit air prude et pincé.
— Vous voyez bien, dit Léonce, que je vous ai déplu.
— Ah! mon Dieu, monsiem', dit-elle, vous ou M. 1 irlot, c'était la même
chose.
Léonce fit la grimace , l'équation était cruelle, alors il ajouta assez im-
pertiuemment :
— Je ne crois pas.
— Ah ! lit Lise , qui crut à ua excès de fatuité.
— Oui , dit Léonce en tournant assez bien l'écueil , je crois que vous
auriez préféré M. Tirlot.
Lise ne répoiulit pas.
— C'est un de vos parens ? dit Léonce.
— Non , monsieur.
— C'est un de vos amis ?
— Non , monsieur.
— C'est donc celui de Prosper ?
— Oui , monsieur.
— Tant mieux, dit Léonce, il y aura compensation , et on pardonnera
à Prosper son ami Sterny en faveur de son ami Tirlot.
— Oh ! fit Lise, vous n'élcs pas l'ami de Prosper.
— Moi, et pounpioi donc? Je l'aime beaucoup.
— Oh ! ça ne fait rien.
— Je suis tout prêt à lui rendre service.
— Je n'en doute pas ; mais ce n'est pas cela que je veux dire.
— Et je crois qu'il a aussi pour moi beaucoup d'alfection.
— J'en suis si'ire, dit Lise ; mais cependant vous savez bien que vous
n'êtes pas amis.
— Mais enfin pourquoi ?
— C'est que, dit Lise, vous êtes M. le marquis de Stea-ny, et lui Pros-
per Gobillou , plumassier.
— C'est bien mal , mademoiselle Lise , ce que vous dites-là , fit Léonce
d'un air libéral.
— En quoi donc?
— N'est ce pas dire que ce Utre que je porte me rend fier, orgueilleux ,
impertinent, peut-être?
— Ah ! monsieur.
— C'est croire que je ne sais pas rendre justice à l'honneur, à la pro-
bité de ceux qui n'ont pas un titre pareil ; c'est presque me faire regret-
ter d'être né dans ce qu'on appelle un rang élevé, connue si nous «c vi-
vions pas à une époque oi'i chacun ne vaut que par son mérite et ses œu-
vres.
Ah ! lion, maître lion , qu'avez-vous fait de votre noble crinière de gen-
tilhomme? Comment, vous voilà débitant sentimouialement des phrases du
ConslUuliuuHcl, ou de mélodrame, et cela d'uu ton sérieux! Où sont
donc vos amis , pour rire de vous comme vous en ririez vous-même si vous
pouviez vous voir !
i\Iais voilà que vous prenez la chose au sérieux, car Lise vous répond
d'un ton afrcctucax :
Je vous remercie pour Prosper de ce que vous venez de me dire , cela
lui ferait grand plaisir.
— Oh! Prosper me connaît depuis long-temps ; nous avons été enfans
ensemble, et il n'est pas comme vous, il ne me croit pas un dandy, un
lion.
— Qu'esl-cc que c'est que ça un hou ? dit I ise en riant.
01,1 leprit Sterny, ce sont des jeunes gens du monde qui se croient
de l'espril parce qu'ilsse moquent de tout, qui fout semblant de mépriser
tout ce qui n'est pas de leur coterie, et qui n'ont pas d'autre occupation que
de ne rien faire.
Le lion reniait sa religion et ses frères.
— Ah ! ilit Lise , je sais ce que vous voulez dire ; mais je vous prie de
croire que je ji'avais pas si mauvaise opinion de vous , monsieur le niai-
quis.
— Pas tout-à-fait si mauvaise ; mais peu favorable cependant.
— Je ne puis pas dire... je ne sais pas... dit Lise en hésitant.
— Ah! vous me devez une réponse. Quelle opinion avez-vous do moi?
Lise hésita encore et linit par dire, en ic^ardanl le lion en face, avec
une cxpipssjon de malice enfanliiic :
— Eh bien ! je vous le dirai , si vous me dites jjourquoi vous avez pris
la place de M. Tirlot.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Léonce fut enibarrassô ; la réponse pouvait être décisive : il eut le bon-
Leur (le tiouvcr une bêtise, et répondit :
— Je n'en sais rien.
Lise partit d'un grand éclat de rire qui fit tourner la tête à toute l'assem-
blée.
— Qu'as-tu donc, Lise?— Qu'avcz-vous donc, mademoiselle?
Cette question arriva de tous les points de l'assembli'c.
— Cest, dit Lise toujours en riant, parce que U. le marquis...
— Oh !... dit l.éonre tout bas en tremblant que Lise ne racontât son es-
glerie, ne me trahissez jias!
— Qu'est-ce donc? reprit-on encore.
— Oh! ce n'est rien, répliqua-t-elle en se calmant... une idée.
— Voyons, Lise ! lui dit sa mère avec un froncement de sourcils por-
tant avec lui tout un sciinon.
— Eh! laisse la rire, dit M. Laloine, c'est de son âge. Le sérieux lui
viendra assez tôt.
Il était déjà venu. Lise sentit qu'elle avait été trop loin, lorsque Léonce
lui dit tout bas :
— Je vous remercie d'avoir gardé notre secret.
— Onel secret, monsieiu'?
— Celui de la ruse qui m'a rapproché de vous.
— Cela n'en valait pas la peine, dit elle froidement.
— Et cela m'en a beaucoup donné, ajouta Léonce.
Et tout aussitôt le voilà qui fait un tableau gai, grotesque, amusant, de
sa campagne, de ses alertes , quand il entendait du bruit à la porte. Lise
l'écoutait moitié riant, moitié fâchée, et finit par répondre :
— Et tout ça sans savoir poiu'quoi ?
— Oh ! je le sais pourtant, dit Léonce presque ému
— Ah!... fit Lise.
— Mais je n'ose pas vous le dire.
— Vous, à moi !
— Oui, à vous.
— Vous vous moquez de moi, monsieur le marquis.
— Si je vous le dis, m'en voudrez-vous ?
— Mais, reprit Lise..., je ne sais pas. C'est selon ce que vous me direz.
Ah ! non, ajouta-fclle vivement, je ne veux pas le savoir.
Donc elle le savait.
Mais ceci ne faisait pas le compte du lion; il voulait parler, ne fût-ce
que pour être écoulé ; il commença et dit tout bas :
— C'est que ce matin...
— Tenez! tenez! dit Lise en l'interrompant vivement, voilà M. Tirlot
qui va chanter.
— Il est fort ridicule, ce monsieur, dit Léonce, très contrarié de se
voir arrêter, quand il se croyait sur le point d'arriver à un commence-
ment de dérlaraiiou.
— Ridicule ! lui dit Lise d'un air digne, et poiu'quoi, monsieur le mar-
quis?
Léonce vit sa faute; il était redevenu lion à son insu; et, encore une
fois embarrassé, il répondit assez brusquement :
— Je n aime pas M. Tùiot.
— Et pourquoi ?
— Je lui en veux.
— Mais la raison ?
Léonce se mit à rire de lui-même, et se sauvant de son mieux du mau-
vais pas où il s'était fourré , il répliqua :
— D'abord, parce (pi'il est garçon d'honneur, et qu'il avait le droit de
vous donner le bras ce matin.
— Ce droit ne lui a pas beaucoup profité , ce me semble, dit Lise en
souriant.
— Et jmis, parce qu'on l'a placé à côté de vous. •
— Et il a bien gardé sa place ! reprit Lise de même.
— Enfin, ajouta Léonce, parce qu'il dansera la première contredanse
a ecvous.
— Héias ! il a oublié de me la demander.
— En ce cas, j(^ la piciids.
— Goiniiieiit ! vous ia pienoz ?
— Oui, dit Léonce avec iiiK' fi anche gaîté, je veux loul lui prendre;
et si j'étais à côté de lui , je lui souillerais .<on .issietto, et je lui boirais
son \in.
— Ah! ce pauvre ^^ Ti lot, dit Lise en riant avec une vraie confiance.
— Nous dansons la première ensemble, u'esl-ce pas?
— Puisc|ue ('est convciui.
— Ce monsieur Tirloi, conlinua Sternv. emporté par le succès de sa
gi lié, je vondr.iis lui volei- jusiiu'à sa chanson.
— C'est (lilVuilo, dit Lise, le voilà qui commence.
— C'( st é;;al, lui dit Sieiiie tout bas, je veux lui disputer la palme.
— Vrai ?
— Vous allez voir.
M. Tiilol connncnça; il y avait quatre coupleLs. auxquels ne man-
quaient ni la nu'sni e, ni la linie, ei qui célébraient :
1° Madame Laloine;
2° Monsieur laloine;
3" Mademoiselle Laloine, devenue madame Gobillou;
4° Gobillou;
Il y en avait pour tout le monde.
Ce furent des acclamations et des transports touchans. M. Tirlot triom-
phait ; Lise était émue, elle applaudissait , elle se repentait de la contre-
danse qu'elle lui volait.
Mais Sterny était en veine de bonheur, et il poussa doucement le coude
à Lise, en lui disant :
— Dites f|ue je veux chanter aussi.
Lise se leva, étendit sa jolie main, et chacun se tut, s'attendant à quelque
chanson nouvelle dite par la jeune fille. Mais quand elle réclama le silence
pour M. le marquis, il y eut des cris d'étonnement et de fêlicitation pour
son amabilité.
Sterny jouait gros jeu; il pouvait être ridicule, même pour ces bour-
geois ; il l'était pour lui-même , et le sentit. 11 se jeta tête baissée dans le
danger et voulut précipiter la catastrophe :
— Pardon, messieurs, dit-il, ce n'est pas une chanson , mais un couplet
qui me parait manquer à la chanson si spirituelle de M. Tirlot.
M. Tirlot s'inclina.
— Voyons ! voyons ! dit-on de tous côtés.
Et tout aussitôt Sterny se mit à chanter presque aussi fièrement qtie
M. Tirlot lui-même, en s'adrcssant d'abord à M. et Mme Laloine :
Le droit sacré de faire des heureux
Est si beau que Dieu nous i'euvie !
En montrant Prosper Gobillou et sa femme :
Et comme vous , quand on en a fjit dcus ,
C'est bien assez , notre tâche est remplie.
A M. et Mme Laloine , seuls :
Et cependant , ce droit que l'on bénit
N'est pas, pour vous , épuisé sur la terre ;
En se tournant vers Lise :
Car en voyant Lise , chacun se dit :
Il leur reste un heureux à faire !
Oh ! lion , quelle honte ! Un couplet improvisé à table , à une noce de
patentés ! Lion , que vous êtes petit garçon ! Pau\Te lion !
I .éonre n'eut pas le temps d'y penser ; car à peine le couplet fut-îl
achevé que toute la table craqua d'applandissemens , de trépignemcns , de
bravos. Lise, qui ne sattenduit pas à la conclusion, cachait sa rougeiu- en
baissant la tête ; Mme Laloine, tout en larmes, se leva pour venir em-
brasser Lise , en disant à M. Tirlot :
— C'est vrai , M. Tirlot , vous aviez onblié ma Lise !
M. Laloine , ému , vint se mêler à ces embrassemens , et tendit la main
h Léonce en lui disant du fond du cœur :
— Merci , monsieur le marquis, merci! merci !
Puis la mère le remercia , et on le félicita de tous côtés. Cela fit un mo-
ment de brouhaha où tout le monde quitta sa place , tandis que Gobilloa
criait :
— Au salon ! au salon ! Il y a déjà du monde !
Léonce olli it son bras à Lise. Elle le prit ; mais il sentit que sa main
tremblait.
llle était confuse , embarrassée ; mais elle n'était ni triste ni contra-
riée.
— M'en voulez vous aussi de mon couplet ? lui dit Léonce.
— Oh ! non, dit-elle doucement, cela a fait plaisir à mon père et à ma-
man.
— Et à vous?
— Moi... je le trouve très joli , dit-elle en baissant les yeux.
V.t elle se dégagea doucement pour aller h la rencontre de quelques-
unes de ses jeiuics amies qui étaient déjà dans le salon , que M. et .Mme
Laloine av.iiee.t dé, à accueillies, ei (jui Ils avaient rendu co iip.e de la raL
son des applandissiMuens fin ienx qui vo .'aient d'ebranlir le Cadrau-B!eu-
— Est-ce vrai? dirent les jeunes filles à Lise e» l'enuaiiiai.t, est-ce \rai
(|ue le lieaa marquis a fiit un C'uplel pour loi?
Si ceci eût été ilit d'un ton d'allociion , Lise eût peut-cire uié; mais on
fit sonner le beau murquis d'un ton si envieux, qu'elle répondit avec
alfeclion :
— Oui, c'e l V ai.
— Il parait que tu as fait sa conquête, dit uue fort laide.
— Sans ilonie il a fait la tienne ?
— (jui sait '.'dit Lise, qui irouvaitses bonnes amies très imperiiiienies.
— Et d'abord, dit une autre je vais m.-; (aire iuvtter piuir toute la soi-
rée, 110 nr piuivuir refuser.
— Ah ! ce n'est pas la peine, fil la laide : ces gants jainw. ça uedaoM
pas.
— ('.a danse, mes leinoisclles, dit Sterny, qin s'était doucefflent .ippro-
ché en loiigiMut nu groupe d'hommes, ei il olfrit la ra.iin ii Lise, eu kii
(lisant ave- un respect profond :
— Madeu) isi'lle n'a pas oublié q\i'elle m'a bit l'btifmottr «le ne pn>>
mettre la première contredanse?
— Non , mansiour. non , dit Lise en lui tendant la n:>ia.
Cette main u cmblait encore.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Heureusement pour Slcrny qu'il avait 6lé tollnment entraîné par le
charme qui émanait de celle belle enfant , et peut-être aussi par son sur-
S-às, qu'il n'avait pas eu letenips deréllOchirà tout ce qu'il venait île faiic.
A'ïis il en eût i)eut-èlrp (•lé épouvanté, s'il eût eu un moment de solitude
lilire , pour consiiiérer ce qu'il avait osé lYcxcoUriquc à ses habitudes.
Le hasard décida autrement.
L'orchestre a\ait donné le signal de la danse, etSterny y prit place avec
jse.
Lise était belle , belle comme on rêve les anges avec la sainte sérénité
lie l'innocence et le repos candide du bonheur, i ette beauté avait ébloui
Sterny , et il 1';, lil longtemps complétée avec le seul plaisir des veux,
comme une O'uvn' admirable qui glorilie, pour ainsi dire, la lornîe hu-
maine , en montrant combien elle peut être magniiiqiie et gracieuse.
Mais à ce moment , Lise, tremblante à ses ciitcs, lui parut liien plus
charmanie qu'il ne l'avait encore vue. Il y avait sur ce visage si pur une
expression indicible de bonheur, de crainte et d'etonnemcnt. Use passait
dans le cœur de cette enfant quelque chose d'inaccoutumé qui la ravissait
et ([iii lui faisait peur. Son cœur venait de tressaillir dans sa poitrine, et
il lui semblait qu'il y avait en elle une partie de son être qui n'avait pas
encore vécu et qui s'agitait pour vivre.
Dieu a donné deux fois celte inelfable émotion à la femme ! La première
fois qu'elle se sent aimer, et la première fois qu'elle se sent mère. i\!ais
aucun pinceau, aucune plume ne peut exprimer cette extase agitée qui
iiesplendissait sur le visage de Lise; et Sterny, qui la regardait, s'en lais-
sait pénétrer sans se rendre compte lui-même de l'enivrement inconnu
qu'il éprouvait. 11 voulut lui parler et sa voix hésita; elle voidut répon-
dre, et sa voix hésita comme celle de Léonce.
Toute cette contredanse se passa ainsi entre eux, et ce ne fut qu'en re-
comluisant Lise à sa place que Sterny pensa qu'il allait être séparé d'elle;
aussi lui dit-il tout bas :
— Mademoiselle I ise valse-t-elle ?
— Oh ! non, monsieur, non, répondit-elle avec un balancement de tète
qui témoignait que la valse était un plaisir au-delà de ses espérances de
jeune lille.
— Alors, reprit Léonce, je vous demanderai une autre contredanse.
— C'est que j'en ai promis beaucoup, reprit Lise ; mais... mais maman
m'a permis de galoper.
— Ce sera donc un galop ?
— Oui, dit Lise, le premier; mais d'ici l'a vous danserez avec d'aulres
densoiselles?
— Avec vous seule!...
— Avec ma sœur, au moins ; je vous en prie, dit Lise d'un ton inquiet
et suppliant.
— Avec la mariée? vous avez raison, répartit Léonce, je vous remer-
cie de me l'avoir rappelé.
— Et je vous remercie d'y consentir, lui dit Lise avec un doux sourire
d'intelligence.
Léonce la laissa près de sa mère et s'en alla dans un autre salon. Mal-
gré lui, il était heureux ! heureux de quoi ? d'avoir troublé cette petite
fille ! Pau\re triomphe pour un homme dont l'œil de lion avait fait trem-
bler les femmes les plus intrépides et les plus accoutumées à rire de tout
et à tout braver, même le scandale !
Ne demandez pas à Léonce pourquoi il était heureux ; il n'aurait point
su vous le dire; car cette émotion était aussi nouvelle pour lui que pour
L'se, et il ne pensait ni à l'examiner ni à la combattre; il se trouvait bien
où il était, il voyait tout d'un œil bienveillant, et si parfois il ne recon-
naissait pas une grâce complète dans la manière dont toutes les choses se
passaient, il y trouvait une bonne foi qui le charmait : ces gens-là s'amu-
saient sincèrement.
Il essaya de rester loin du salon où était Lise; mais, malgré lui, il y
revint elglissa son regard entre doux hommes qui barraient la p(U'tc-
Liso dansait, mais elle n'élail pas à la danse; ou clic tenait les you\
baisses, ou elle faisait glisser autour du salon un coup d'œil rap'd-' cl
furlif.
— Qui cherchait-elle ?
Léonce eut peur que ce ne fût pas lui ; mais lorsqu'il vit que depuis
qu'il était là elli; ne cberchait plus, il éprouva un nouveau bonheur, un
bonheur si vif qu'a son tour il eut peur.
Cette peur ne pouvait rester une incertitude dans le cœur de Léonce,
comme dans le cœur de Lise; il se demanda ce qu'il éprouvait et rougii
en lui-même.
—Ah ! ça, se dit-il, mais je fais l'enfant; je deviens fort ridicule. Leur
vin frelaté m'a monté à la tête. Je suis gris, ou lo diable m'emporte ! Ce
n'est pas possible !
Et pour s'assurer qu'il n'était pas homme à se laisser dominer par une
émotion d'enfant, il se mit à regarder Lise.
Lise dansait avec un beau jeune homme, aussi beau que le lion, d'une
élégance simple, et qui parlait à sa danseuse avec une aisance parfaite, lui
disant sans doute des choses assez intéressantes pour qu'elle l'ecouiàt avec
soin, assez bien dites pour qu'elle y répondît par de petits signes d'asscn-
lini.^nl.
A cet aspect, il se passa toute une révolution dans le cœur du lion ; il
se compara à (juclqu'un ; il se compara à un homme qui pouvait être un
marchand de colonnade, et il trouva que rien ne lui assurait un avantage
sur cet homme.
Léonce éprouva un désappointement bien plus cruel, quand il vit le vi- ;
sage de Lise tranquille, heureux. La pauvre enlii it n'avait d'autre bon- \
heur que d'avoir aperçu le regard de Léonce attaché sur elle, que d'en '
éprouver une joie, une fierté, un ravissement qu'elle ne redoutait plus,
car il n'élail pas à ses côtés, et le contact de sa main, le soin de sa voix
ne la faisaient plus trembler.
Un singulier doute pénétra dans le cœur de Sterny :
(c Kstce que cette candide enfant serait une coquette d'arrière-bouti-
que ? 11 se dit-il.
« Ah! vraiment, c'est trop d'ambition, ma belle; vous êtes jolie, mais
vos prétentions sont trop impertinentes. »
Comme il pensait cela eu regardant Lise, le visage de Léonce prit une
expression de hauteur et de dédain, et la douce enfant, l'ayant regardé à
ce moment, fut si surprise de se voir regardée ainsi, qu'elle en devint
pâle, et que ses yeux lixés sur Léonce semblèrent lui dire :
— Eh bien! qu'avez -vous? qu'est-ce que je vous ai fait, mon Dieu?
Et tout aussitôt elle n'écouta plus son danseur et se trompa trois fois en
dansant.
Léonce vit tout cela et voidut voir si ce n'était pas un jeu. Il ne voidiit
pas qu'un homme de sa soite fût dupe d'un manège do fausse Agnès.
En conséquence, lorsque la contredanse fut finie, il prit son air le plus
sûr de lui, le plus indillérent, le plus bon, et s'approchant de Lise et de
sa mère, il dit à Mme Laloine sans regarder Lise :
— J'ai bien des pardons à vous demander de mon étourderie, madame.
En rentrant chez moi, j'ai trouve dans ma voiture ce cordon de cheveux
et celle petite plaque d'or; ils doivent appaitenir à quelqu'un de vos in-
vités, et j'avais oubhé de vous les remettre.
A ce mot :
n Quelqu'un de vos invités, » Lise regarda Léonce comme pour lui dire :
N'aviez-vous pas compris que c'était à moi ?
Mme Laloine remercia Léonce et dit à Lise :
— Tu vois bien que j'avais raison de te dire que M. le marquis te les
rapporlerait.
— Ah ! i!s appartiennent à mademoiselle? dit Léonce d'un ton froid,
en lui présentant ce petit bijou d'un air dédaigneux.
— Oui, monsieur, dit Use eu avançant la main pour le prendre, et en
regardant Léonce comme si elle disait :
(1 Est ce que je suis folle? »
Léonce le lui remit du bout des doigts.
— Donne, dit sa mère, que je le rattache à ton cou.
— Tout h riieure, maman, dit Lise avec une impatience qu'elle eut
peine à contenir.
Et elle l'enveloppa de son mouchoir, qu'elle serra vivement dans sa
main crispée.
Lise éiait pâle, et ses mains tremblaient.
Léonce fut satisfait de l'épreuve et reprit avec une politesse affectée :
— Madcnioisolle n'a pas oublié qu'elle doit danser un galop avec moi?
— Je ne sais, répondit Lise d'un ton douloureux, si maman veut...
— Avec M. le marquis? sans doute, dit Mme Laloine. ,
L'orchestre joua les premières mesures d'un galop. i
Lise donna sa main à Léonce ; ils se levèrent et tirent le tour du salon,
pendant que la foide faisait place aux danseurs.
— Pourquoi, lui dit Sterny, n'avez-vous pas voulu remettre votre char-
mant collier ?
— Oh ! charmant, dit Lise avec effort , vous ne pensez pas ce que
vous dites ; mais j'y tiens beaucoup.
— C'est un souvenir, peut être?
— Ah ! oiù, répondit-elle en levant les yeux au ciel, c'est un bon sou-
venir.
£( la devise écrite sur ce bijou vous le rappelle sans doute.
Oui monsieur le marquis, réparlit Lise avec une douce dignité.
— Co qu'on veut on le peut, dit celle devise.
— Uni, monsieur le marquis, ce qu'on veut on le peut, répéta Lise avec
un soupir mal étouffé.
C'est avoir une grande confiance en sa propre force, que d'adopter
une pareille devise, ajuuia Léonce.
— Jusqu'à présent elle ne m'a pas manqué, et j'espère qu'elle ne me
manquera pas, répondit Lise avec une émotion extrême.
— En avez-vous besoin?
— Nous ne dansons pas, monsieur, dit Lise.
Léonce enlaça la belle enfant dans un de ses bras, et prit dans sa main
la mnin où elle tenait ce talisman. _
Ils lansèrent ainsi, lui, la dévorant du regard; elle, les yeux baisses, le
visage sérieux.
Tout à coup une larme quitta les paupières de Lise , et descendit sur sa
joue. Léonce éprouva un saisissement douloureux, et, en iraînant Lise dans
une petite pièce où se trouvait une table de bouillole, il lui dit :
— Je vous ai offensée, mademoiselle ?
— Non, monsieur, non.
— Mais pouquoi pleurez-vous î
LE MAGASIN LITTERAIRE.
— Mais je ne pleure pas, monsieur.
— Ecoutez, niadcmoiselle, lui dit Léonce avec un accent plein de fran-
chise, je ne sais ce que j'ai pu laire ou dire (|ui vous ait IjlessOe ; mais si
cela m'est arrivé nialpré moi, je vous en demande pardon, et je vous jure
qu'un tel dessein était loin de mon cu-ur.
Lise le regarda attciilivemeiil et répondit avec un triste sourire :
— Oli ! mon Dieu, tenez, nionsiciir, ne faites pas attention à ce que je
dis ni à ce que fais. Voyez-vous, c'est qu'étant enfant j'étais toujours si
faible, si soullraiite, qu'on m'a laissé toiLS mes défauts, et parmi ceux-là il
faut coiupter inie susceptibilité lidicule... sotte...
— Mais en quoi ai je pu la blesser, celte susceptibilité?
— Ne me le demandez pas, monsieur; dansons, je vous en prie; je ne
vous en veu\ pas... je vous jm-e que je ne vous en vou\ pas, ajonta-t-ellc
avec un mouvement nerveux et inie expression de soullianie.
Ils achevèrent leur galop , et Léonce vint encore remettre Lise auprès
de sa mère.
Presque aussitôt M. Tirlot s''avança poiuTéclamer ses droits ; mais Lise
lui dit avec une douce prière :
— l^as encore, monsieur Tirlot : je suis toute malade ; j'ai le cœur op-
pressé...je soullre beaucoup. J'ai froid.
Sterny la regarda ; elle était plus piilc, et ses lèvres tremblaient d'une
vibration convulsive.
Sa mère , à cet aspect , parut très alarmée , et lui dit tout bas :
— Viens , viens , mon enfant.
— Oiû, maman, lui dit-elle d'une voix entrecoupée.
Et elle se traîna hors du salon en sappuyant sur le bras de sa mère.
— Maisqu'a-t-elle donc ? s'écria Léonce en s'adressant il Al. Tirlot.
— Ah ! mon Dieu ! fit celui-ci d'un air de sincère pitié , toujours la
même chose , des palpitations de cœur terribles ; la moindre latigue lid
fait mal , et une émotion violente serait capable de la tuer.
— De la tuer ! se dit Léonce ; et moi... qui sait? quand je la regardais
avec cet air de dédain , quand je lui rapportais si soltenicnt ce bijou que
je savais ne pouvoir appartenir qu'à elle seule, et qu'elle ne m'avait pas
redemandé, sachant que je l'avais, peut-être ai-jc été blesser grossière-
ment cette ame délicate , qui s abandonnait gaiement à la joie d'un succès
d'enfant. Ah ! pauvre eniant ! pauvre eiilant !... Ah ! si je le pensais ! C'est
d'une sottise , d'une brutalité indignes !
Léonce s'en voulait. Jouer avec la niaiserie, la vanité d'une petite prude
de comptoir, ce pouvait être anuisant ; mais heurter sans raison la sensi-
bilité maladive d'un enfant si belle , et que l'amour dont on l'entourait at-
testait si bonne, si vraie , si naïve, c'était odiou.\. Léonce se trouvait cou-
pable , bête , brutal ; il était furieux contre lui-même. Aussi fut-ce avec un
véritable intérêt qu'il resta avec quelques personnes à la porte de la
chambre où Lise s'était réiugiée avec sa mère.
La jeune fdie en sortit bientôt pfde encore , mais calme , sereine.
Elle rencontra le regard alarmé de Léonce ; et son doigt , se posant
doucement sur son sein , montra à Sterny la plaque d'or qu'elle venait de
suspendre à son cou , et ce geste voidait dire :
Ce qu'on veut on le peut.
Le sourire qui accompagna ce mouvement était si doux , si résigné ,
qti'il toucha Léonce.
Cotte enfant avait souffert , beaucoup souffert , et pour lui sans doute, h
cause de lui.
.Sterny eiit voulu lui demander pardon , mais le cœur à genoux, pour lui
bien faire comprendre qu'il était honteux et triste de l'avoir blessée.
Lise s'était replacée près de sa mère , et ne devait plus danser , et
Léonce n'avait plus le moyen de s'approcher d'elle pour elle seule. Il était
mal à son aise ; cette foule lui pesait non pas comme un assemblage de
caricatures ridicules, ainsi qu'il eût pu la considérer la veille, mais comme
comprimant son c<eur. A ce moment, il eût voulu crier, jurer, il eût pres-
que voulu pleurer.
Ce seniiiiient le gagna si puissamment qu'il fut sur le point de partir.
niais partir sans apporter ses excuses et son repentir à cette faible et
douce créature qu'il avait fait souffrir , il ne le voulut pas ; et s'étant ap-
proché de Mme Laloine , il lui dit d'ini air grave :
— Si j'avaisétéini simpleinvité à cette fête, madame, j'aurais cru pouvoir
me retirer sans vous présenter mes devoirs ; mais j'ai été le témoin de
Prosper , et je \ ous prie d'agréer mes remercimens d'avoir admis dans
votie i'amille un honnête homme qui est presque de la mienne.
— Je vous remercie , monsieur, lui dit Mme Laloine d'un ton ému ,
tandis que Lise regardait Léonce avec un doux saisissement , je vous re-
mercie ; car ce n'est que voire alléclion pour Prosper qui peut vous ins-
pirer des paroles si llatleuses pour des petites gens comme nous.
— C'est ce que j'ai vu, madame, dit Léonce, et je vous conjure de croire
au respect sincère cl vériiablc que j'emporte pour vous et pour toutes les
personnes de votre famille.
En disant ces paroles, il se tourna vers Lise et la salua profondément
sans lever les yeux sur elle. Il ne put donc voir le regard radieux dont
s'était illuminé le visage de l>ise ; mais il vit sa main faire un mouvement
involoniaire comme pour prendre la sienne et le remercier.
Puis il s'éloigna sans vouloir regarder Lise ; ce ne fut qu'à l'autre ex-
trémité du salon qu'il se retourna ; elle avait la main appuyée sur son sein
et le regardait ; il ailacha ses yeux sur elle ; Lise ne détourna pas les
siens ; ils se regardèrent longtemps ainsi , tous deux oubliant où ils
étaient , tous deux se .sentant lire dans le cœur l'un de l'autre. Mme La-
loine parla à sa fille : elle sembla s'éveiller d'un rêve ; mais avant de se
retourner vers sa mère , un doux mouvement de tête avait dit à Léonce :
Adieu et merci !
Le lion partit ; il était fou , bouleversé , stupide, il voulait se railler et
ne pouvait pas.
Celte image de Lise lui apparaissait sans cesse si candide, si pure , lui
disant :
— Alalheureux ! pourquoi me traiter comme tu m'as traitée ? Pourquoi
insulter à ce que tu as senti de bon , de saint , de délicieu.x , comme tu as
insulté à ma joie?
Et voilà Léonce qui s'agite dans cette voiture où s'était appuyé le corps
souple de Lise, et cherchant une trace qu'elle eût pu y laisser.
Le misérable, il en avait trouvé nue, et il pouvait la garder; et, pour
faire de l'impcrlincnce, il l'avait rendue à qui ne l'eût pjs redemandée; il
en était sûr maintenant.
Comme il était dans cet état de fiu-eur contre lui-même, sa voiture
s'arrêta et la portière s'ouvrit. 11 descendit et regarda ; il était devant le
club des lions. Il hésita à entier, puis il monta r.ipidement en se disant :
— Si ce butor de Lingart me dit une seide mauvaise plaisanterie, je le
souffleté. Et dans sa colère il se mit à imc table de jeu, perdit cinq cents
louis après avoir stupéfié tout le monde par la mauvaise humeur qu'il
montrait, lui d'ordinaire si beau joueur, et rentra chez lui à la pointe du
jour, ne pensant pas plus à ses cinq cents louis qu'à sa dernière maîtresse,
et se disant :
— Je la verrai, je veux la voir; mais commeni ?
VI.
Jamais homme ne fut plus cmban-assé que Sterny pour trouver un
moyen convenable de revoir Lise. Dans les paroles qu'il avait dites à
Mme Laloine, il avait pris, pniu- ainsi dire, un congé définitif de cette
famille qui n'était pas de son m )iide, et avec laquelle il ne pouvait conti-
nuer d'avoir des relations sans ;u'elle s'en étoniint. A la rigueur il devait
faire une visite de politesse; m:, s c'est tout ce qu'il avait a prétendre. Il
pensa bien à lencontrer Lise à l'église ; mais dans notre siècle si peu dé-
vot il n'est pas rare de voir un homme comme Léonce répugner à une telle
profanation.
Par cela seul qu'il n'entrait jamais dans une église pour y prier, il n'eût
pas voulu y entrer pour y poursuivre une femme. Ce qu'eût fait un gen-
tilhomme de Louis XIV une heure après être sorti du confessionnal , ce
que ferait encore un Espagnol catholique au moment où il vient d'appro-
cher de la sainte table, l'incrédule Léonce ne voulut pas le faire. C'était
dans toute sa pureté le scrupule que l'athée Canillac exprimait d'une fa-
çon si plaisante à l'abbé Dubr.'s en pareille occasion; il s'agissait d'un
rendez-vous avec une certaine abbesse , la nuit , dans la chapelle de Ver-
sailles.
— Allez-y, si vous voulez, dit Canillac au »ardiiwl, vous êtes lui minis-
tre de Dieu , c'est affaire entre vous ; quant a mi>i,}t ne suis pas assez lié
avec lui pour prendre de pareilles libertés dans sa maison.
Nous ne saurions dire d'où vient cette dilli'rence; mais c* qu'il y a de
sûr, elle existe pour les peuples et pour les hommes; c'est daL< j^ p.avs
les plus fanatiques que les inirigncs amoureuses se suivent oc-ftijaire
dans les églises , et si dans notre France si peu religieuse le tempw de
Dieu sert encore d'abri à quelque aventure de ce genre , on peut être as
sure qu'elle a lieu entre gens qui considèrent ce qu'ils font comme un pé-
ché. Si bien qu'on serait tenîé de croire, comme Canillac, qu'ils entrent
en compte avec Dieu, et qu'ils pensent que l'assiduité de leurs bommases
leur mérite bien quoique indulgence de sa part.
Quoi qu il en piiisse être . Sterny repoussa I idée de suivTC Lise à l'é-
glise, non seulement pour lui, mais encore pour elle: il y avait dans tout
ce que lui insp'.-ait celle jeune l;l!e une ('elicalesse pudique et élégante
comme elle. Si d'une part il no voulait point donner à Lise une mauvaise
opinion de lui en paraissant la poui-suivrc effionlément au milieu de ses
prières, d'autre part il eût craint de toucher par sa présence à cette vir-
ginale piété qu'elle devait apporter au pied de l'autel ; il eût rougi de dé-
llorer une seule des candides croyances de cette ame d'enfant; et peut-
être eût-il moins désiré son amour, si elle n'eût pas gardé touie la pureté
de son innocence.
Quant à enq>lnyor les ressources subalternes, qui sont aux ordres de
tout homme <|ui a de l'or et de l'audace, et dont il n'avait pas craint de se
servir envers les plus gran.'es dames, elles lui eussent fait horreur.
11 pouvait bien rencontrer Lise chez Prosper: mais aller chez Prosper
était aussi peu convenable que d'aller chez M. Liiloine; il n'avait rien à y
faire, et celles l'on cliercliorait les mnlifsde ses visites: et si ou venait à
les di-convrir, il comprenait qu'il en serait honteux comme d'une mau-
vaise aclioii.
Cependant, durant quelques jours, et sans trop se rendre compte de
ses espi'rances, Léonce rompit toutes ses habitudes. Il alla se promener
aux Tuileries.
C'est . se disait-il . la promenade du bourgeois p''i'isien , peut-être y
ponrraiiil trouver Lise.
Il alla dans la même soirée à trois ou a^atre nq.iis théàii-e> qui. selon
lui, dovaicnt être lo speciaele U\on du i. jvtusr,^ oe .''-r» St-I)enis
10
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
en fut pour l'eniiui qu'il y l'pi-ouva : c'(Hait l'époque (le l'exposition des
la!)U\iu\, il V trouva tout le moude. oxcopir- Lise.
— Vraimeut, se dit-il alors, c'est uae folie; quelle est mon espérance?
je n'en ai i)oiiit , je n'en veux pas avoir.
11 se réi était cela tous les jours, cl tous les jours il éprouvait un plus
ardent désir de revoir Lise; tout ce qui l'avait amusé et charmé autrefois,
ne faisait plus que l'agiter sans le satisfaire. 11 était coiuuie un homme
qui, habitué au\ cris de la ville, à son atmosphère lourde, à sa lumière
factice, a son tumulte, ;i ses mille accideus, a tout à coup été transporté
(tans un divin paysage illuminé d'une douce darté, où Hotte une vague et
céleste liarmonié, dont l'air pur rafraîchit la poitrine comme un léger
Iweuvage, où tout ai i ive au cteur comme une caresse invisible. Cet homme
ne voudrait pas assuiémcnt vivre sans cesse dans ces idées où rien ne
pourrait satisfaire la passion dont il vit ; mais dans une heure de lassitude,
il voudrait à tout prix aller respirer cet air, écouter ces murmures et ré-
ver sous ces ombrages frais et embaumés où l'homme retrouve la jeu-
nesse de ses sens, comnie Léonce avait retrouvé près de lui la jeunesse de
son arae.
Mais cet espoir parut sur le point d'échapper à Léonce, lorsqu'un ma-
tin (il était à peine dix heures, et il était déjà levé, habillé ; car, ce jour-
là, il devait assister à Marly à un déjeuner formidable, suivi de l'exéculinn
d'un pari des plus excentik[ues , et terminé par un souper foudroyant et
un jeu furieux), son valet de chambre lui remit une carte : c'était celle de
Prosper.
— I^rosper! s'écria Sterny, qu'il eiUre, faites entrer...
— Mais, monsieur le comte... je lui ai dit que vous étiez sorti.
— Sorti ! s'écria Sterny furieux ; d'où vous vient cette impertinence en-
vers mes amis? qui vous a dit de dire que j'étais sorti?...
— Mais, monsieur le comte... j'ai cru..
Sterny était furieux.
— Sot ! animal ! s'écriait-il.
— Mais ce monsieur doit être à peine au bas de l'escalier.
— Allez donc le chercher, priez le de remonter... allez donc... allez
donc...
A peine le domesti(iue fut il parti, que Sterny s'aperçut de son empor-
tement. I^n ciïet, ses mains tremblaient et il se sentait comme suffoqué. Il
eiU le temps de se remettre pendant que le valet de cliani])re courait après
Prosper et le forçait, pour ainsi dire, à remonter, de façon que Léonce
put l'aborder avec un calme parfait.
— Pardon, mon cher Prosper, lui dit Sterny, si je vous ai fait remon-
ter ; mais j'ai voulu que vous sachiez que, si on vous a refusé ma porte,
ce n'est pas d'après mes ordres.
— Ah! monsieur le marquis, c'est moi qui suis facile de vous avoir dé-
rangé.
— Vous m'eussiez dérangé, Prosper, que je vous l'aurais dit sans façon ;
mais peul-étre en vous voyant refuser ma norte vous auriez pu croiie que
je ne voulais pas vous recevoir, et c'est ce qui n'est pas.
Puis il ajouta en riant :
— Nous ne sommes pas si impertincns qu'on veut bien le dire, que nous
le paraissons, grâces à messiciu-s nos domestiques... Mais asse}ez-vous
, donc, Prosper.
y — Merci, monsieur le marquis ; c'est un peu tua faute, je n'ai pas beau-
\ coup insisté ; je suis avec ma femme en visite de noce, elle m'attend en
'voilure avec ma belle-mère et Lise, et il faut cpic j'aie lini à temps. Nous
avons rendez- vous à une heure, au chemin de fer de St. -Germain, où nous
faisons une partie.
— \Ii ! (lit Sterny, ces dames sont en bas... elles auraient été bien ai-
raablos de me faire l'honneur de monter chez moi.
— Ah ! monsieur le marfpiis, fit l'rosper.
Cette exclamation voulait diie à la fois : elles n'eussent pas osé, parce
que vous êtes un grand seigneur, et ce n'eût pas été convenable, parce
que vous êtes un garçon d'inie réputation hasardée.
— Allons donc, lui dit Sterny, et veuillez leur présenter mes respects.
Mais, au fait, dit-il, j'allais sortir... j'irai jusqu'à leur voiture. Venez!
Et sans attendre la n ponse de Prosper, il prit son chapeau et descen-
dit. Sa voiture était sous la voûte, et à son aspect le cocher cria au re-
mise de Prosper, qui barrait la porte cochère, de se ranger et lit caraco-
ler ses chevaux. Lue tète d'ange, penchée à la portière de la remise, re-
gardait cette belle voiture, lin voyant Sterny qui venait de son côté suivi
de I rosper, elle se retira vivement. C'étaH Lise. Léonce s'avança , se (it
ouvrir la portière, et, monté sur le marchepied, il salua madame Laloine,
la femme de Prosper et Lise qui occupaient le fond de la voiture, tanihs
que M. Laloine et M. Tirlot, le garçon d'honneur, occupaient le devant.
La présence de ce jeune homme au milieu de la famille de Prosper irrita
Sterny : c'était un prétendu, sans doute. Cependant il se fit aussi calme
que possible et dit à madame Laloine :
— Je n'ai pas voulu , madame, perdre l'occasion de vous renouveler
mes rcmerrimeTis pour Prorper, et, si je n'avais pas craint de vous paraî-
tre importun, j'aurais été moi n "me vous porter ceux de mon père.
— De votre père ? dit M. Laloine.
— Oui, monsieur, dit Sterny, c'est lui que je repré.sentais au mariage
Prosper, et j'ai dû lui rendre compte de la mission dont il m'avait char-
Je lui ( idit, monsieur, à quelle alliance honorable son filleul l'rosper
avait été admis, et il m'a répondu en me priant de vous olfrir ses rcmer-
cimens.
Il n'y avait pas un mot de vrai dans tout ce |)etit récit; mais il fut dé-
bité avec une telle bonne grâce, que M. et Mme Laloine en fuieiu confus
de vanité. Cependant Léonce avait à peine osé regarder Lise, et il n'eut
pas la force de lui parler ; il n'avait plus rien à dire, et il se retira en di-
sant :
— Je sais que vous avez beaucoup de visites à liure, je vous laisse.
— Oh ! ce n'est pas nous, dit M. Laloine, c'est Prosper et sa femme, et
nous l'avons accompagné, paii e qu'il eût perdu trop de temps s'd lid eût
fallu venir nous reprendre rue Saint-Denis.
— [A vous allez ainsi rester pendant deux heures en voiture, gênés
comme vous l'êtes, dit Sterny, frappé d'une idée lumiiieuse. Ah ! Prosper
n'est pas galant pour ces dames. En vérité, si j'osais, je proposerais à M.
et Mme Laloine de moiuer chez moi : il viendrait vous y reprendre, c'est
à cinq UKuntes du chemin de fer.
M. Laloine et sa femme refusèrent d'abord, mais avec un embarras qui
semblait montrer qu'ils eussent voloiuiers accepté la proposition d'un au-
tre que d'un marquis comme Sterny. Heureusement que Mme Laloine
avait encore, malgré ses quarante-quatre ans, sa part de curiosité fémi-
nine, et ce fut elle qui accepta la première. M. Laloine descendit, Mme
Laloine descendit; mais Lise ni M. Tirlot ne bougèrent. Ce n'était pas là
le compte de Sterny.
— Et mademoiselle Lise?
— Oh ! reprit celle-ci avec un petit sourire malicieax, maintenant nous
sommes à notre aise.
— Et vous, monsieur, dit Mme Laloine en s'adressant au garçon d'hon-
neur.
— Moi? répondit celui-ci d'un airrefrogné, on ne m'a pas invité,
La mauvaise humeur de celui-ci servit Sterny mieitx que toute son
adresse n'eût pu le faire. Mme Laloine pensa que. lorsque Prosper et sa
femme monteraient faire une visite. Lise et M. Tirlot se trouveraient seuls
dans la voilure. Certes, elle coiuiaissait assez sa lille et le garçon d'hon-
neur pour être sûre qu'il n'y avait pas le moindre inconvénient; mais elle
s'imagina qu'il avait pu penser à celte circonstance, et, en mère prudente,
elle ne voulut pas qu'il eût l'air d'avoir pris cet avantage sans sa permis-
sion, cl elle dit à Lise, d'un ton dont la sécheresse s'adressait plutiit à M.
Tirlot qu'à sa lille :
— Descendez, Lise.
Lise obéit avec une petite moue triste en apparence et un ravissement
dans le cœur ; car, bien plus que sa mère, elle désu-ait entrer dans la mai-
son de ce beau marquis, dans la redoutable tanièie du lier lion.
Comme ils montaient, M. Laloine se rappela tout à coup la voiture de
Sterny.
— Mais vous alliez sortir, monsiem'?
— Oh! reprit Léonce, j'ai le temps... J'allais visiter ime maison de
campagne aux environs de Saint-Germain, et que j'y arrive h midi ou à
deux heures, cela m'est foit iiulillérent.
^ Ah! dit M. Laloine, Prosper nous a dit que vous en possédiez une
fort belle à Seine-Port.
— Aussi n'est-ce pas pour moi. C'est pour mon oncle, le général R...,
qui aime beaucoup la campagne, mais qui, ayant affaire tous les jours au
ministère de la guerre, désire acheter quelque chose à Saint-Germain, de
manière à pouvoir arriver le matin et partir le soir.
M. Laloine n'en demanda pas davantage ; mais Lise jeta un regard à la
dérobée sur Léonce, qui mentait assez adroitement pom' tromper un père,
trop gauchement pom- ne pas être deviné par une jemie fdle. Une petite
circonstance vint presque aussitôt confirmer Lise dans le soupçon qu'elle
avait éprouvé. Léonce avait fait entier M. et Mme Laloine, ainsi que Lise,
dans son salon, et, oubliant qu'une simple portière le séparait d'elle, il
avait dit tout bas à son valet de chambre, avant de les suivre :
— Va dans un cabinet de lecture, et tâche de me procurer toutes les Pe-
tites-Ailiches que tu trouveras.
Lise l'entendit, et lorsque Sterny rentra, elle le regarda d'un air si mo-
queur, qu'il vit qu'U avait été deviné. Mais il n'y avait pas de colère dans
ce regard, et c'était presque une approbation de sa ruse.
Lise était entrée avec une curiosité d'enlant dans l'appartement de
Sterny ; mais, dès qu'elle y fui, ce sentiment devint plus sérieux et pres-
que timide ; il lui sembla éue dans un endroit dangereux. Sous ces tentu-
res magnifiques, parmi ces trophées d'armes damasquinées, près de ces
étagèrc^s couvertes- d'objets d'or et d'un goût exquis ; dans cette demeure
où il n'y avait rien qui fût à l'usage d'une femme, elle se sentit mal à l'aise
comme si elle eût été seule dans un cercle d'hommes ; il lui sembla qu'on
y respirait un air moins cliastc que celui de sa blanche chambre, que celui
qui venait à travers les Meurs de sa lenétre.
Quant à M. et Mme Laloine, ils étaient tout curiosité pour les belles
choses étalées autour d'eitx. Mme Laloine surtout examinait les étagères
avec une foule d'étonnemens, mais elle n'osaii toucher à aucun des cliar-
mans objets qui les ornaient, et à chaque instant elle appelait Lise peur
les admirer avec elle. Lise obéissait, mais elle regardait a peine ; un sin-
gulier sentiment d'ellroi s'était emparé d'elle, et elle répondait seulement
d'une voix altérée :
— Oui, oui, cela est U-ès beau.
Au moment où Mme Laloine montrait à Lise, non comme un objet pré-
LE MAGASIN tUTERAIRi;.
11
deux, mais au moins comme singuJaiité, une petite pantoufle pîacûe parmi
tous ces objets d'art et tle bronze, Lise fronça le sourcil et répondit d'une
voix plus altérée encore ;
— Oui, c'est très joli...
Mme Laloine s'en aperçut et lui dit d'un ton alarmé :
— Est-ce que tu soutires ?
— Un peu, dit Lise en appuyant la main sur son cœur.
— Ah ! s'écria Sterny... on étouH'e ici...
— Un verre d'eau sucrée et un peu de fleur d'oranger, s'il vous plaît,
dit Mme Laloine avec inquiétude... l'ardon, monsieur le marquis.
Léonce ne soinia point, il ouvrit une porte, entra lui-même dans sa
cliambie, prit sur sa commode un petit plateau où se trouvait ce qu'on
appelle un verre d'eau sucrée, et l'apporta lui-même dans le salon.
— Oli ! pardon... pardon, lui dit Mme Laloine, cette enfant est un vé-
ritable embarras.
Mme Laloine arrangea le verre d'eau et Lise le prit; sa main tremblait.
Elle le but; mais avant de le poser sur la table, elle regarda deux lettres
inci'ustées dans ce verre à la façon des verres de Bohême ; ces lettres se
retrouvaient sur toutes les pièces de cristal de ce plateau. C'étaient ini A
et un C. Il n'appartenait donc pas à Léonce. Il vit cette attention, et pre-
nant le veri'e des mains de I ise, il lui dit d'un air triste et avec un accent
dont l'émotion la fit tressaillir :
— C'est le chiffre de ma mère, mademoiselle.
Elle leva les yeux sur lui ; il était attendri sans doute par ce souvenir ,
car il posa le verre sur le plateau et se dit tout bas.
— C'est étrange.
— Quoi donc? lui dit Mme Laloine.
— Tenez, lui dit-il, pardonnez-moi celte émotion. Il y a quatre ans,
ant à Nuremberg , je lis faire ce verre pour ma mère ; j'arrivai en France
cœur joyeux , car je savais que cette bien pauvre attention lui ferait
! aisir. Elle était morte la veille de mon arrivée , frappée comme par la
i udre. Je gardai ce verre comme un souvenir d'elle... Personne ne s
élait servi jusqu'à ce jour. Je ne puis vous dire, mais cela m'a rappelé 'en
si tris te moment ! un
Mme Laloine se taisait; mais Lise regardait Sterny avec un doux saisis-
sement de joie.
— Madame votre mère est morte bien jeune, lui dit Mme Laloine.
— Trop jeune pour moi, madame; elle était si noble, si bonne, si belle.
Je veux \ ous montrer son portrait ; il est là dans ma chambre. Venez ,
madame, venez ; vous aussi , mademoiselle, je vous en prie. Je veirx que
vous connaissiez ma mère.
Ils entrèrent dans cette chambre et regardèrent ce portrait. C'était un
chef-d'œuvro de peinture, représentant un chef-d'œuvre de beauté.
— N'est-ce pas, dit Sterny, qu'elle était belle ?
— Ah 1 oui, dit Lise avec un doux accent et les mains jointes devant ce
portrait, comme si elle eût été en face de la Vierge.
— Voici le portrait de mon père, dit Sterny à M. Laloine.
Le mari et la femme s'en approchèrent pour le regarder ; mais Lise resta
devant celui de Mme Sterny; ce portrait était animé d'un sourii-o doux et
bienveillant, et un profond soupir s'échappa de la poitrine do Lise. Il lui
sembla qu'une femme d'un si céleste visage avait dû donnera son lils quel-
que chose de l'anie charmante et chaste qui respirait dans ses traits. Ils
quittèrent cotte chambre, et Lise revint au salon le cœur soulagé et pres-
que heureuse.
L'inspection recommença, et Lise retrouva la pantoufle : la iianloufle
l'intriguaii; mais il était difficile de s'enquérir de son origine, r.epoudant
l'occasion vint d'elle-même. Arrivé à une certaine table, Sterny eut à ex-
pliquer la valaur des objets qui s'y trouvaient : cette clé avait été faite par
Louis XVI, cette cassolette avait appartu à la reine Anne d'Autriche, ce
livre de mcsso à Mme de Maintcnou.
— Et cette panloulle?
— Cette panloulle est à moi , dit Sterny en riant.
— Comment à vous? dit Mme Laloine.
— Ah ! reprit Sterny, c'est une des folies de ma jeunesse.
— Ah ! dit Mme Laloine d'un ton grave , comme si elle eût craint que
cette folie ne fiit d'une nature équivoque.
Mais Lise n'éprouva pas cette crainte : quoique chose l'assm'ait que si
c'eût été un souvenir pou séant, Léonce ne lui eût pas répoiulu avec cet
air de franchise joyeuse.
— C'est peut être la pantoufle de Cendrillon ? dit Lise en riant.
— Ah ! c'est bien extraordinaire . dit Sterny, cllé'a fait tourner la tète
il un vrai prince, et c'était moi qui la portais.
— Conunont cela? dit M. Laloine.
- Ah! c'est assez diffirile à dire; mais il y a une dixaina d'années.
jav
M
ivais une petite ligure de femme et je ressemblais beaucoup à ma sœur;
. d'AutenesIa rochorchait alors en mariage, et se montrait très jaloux
de sa gailé. Mon boau-IVère, car il l'est devenu, est bien certaliieinonl un
lionnno d'honneur, mais un rien olfensait sa sévérité et sa manie de l'éti-
quoiie, ol une fois il avait gravement fait observer à ma nu'-re (|no ma
sœur était en pantoufles un jour oii se Iriuivaient, dans le salon, deux ou
trois jonnes gens. Les pantoutles avaient frappé M. d'.\uterres comme luie
inconvenance.
Lu soir do carnaval qu'il nous avait qniltés en nous disant (pi'il allait au
bal do l'Opéra . je ne sais quelle folle idée me prit de le tourmenter ; je
m'habillai en femme, et, en souvenir de son amour de l'étiquette , je mis ,
au lieu de souliers , les pantoufles de ma sœur.
— Vous avez mis ces pantoutles? lui dit Lise d'un air incrédule et ou-
bliant à qui elle parlait.
— Mais je pouvais les mettre dans ce temps-là , mademoiselle , dit Ster-
ny en souriant.
Malgré elle , Lise avait jeté des regards sur les pieds de Léonce , et ces
pieds étaient charmans.
— Que vous dirai-je? reprit celui-ci presque aussi embarrassé qu'elle,
j'arrive à l'Opéra, et m'étant fait poursuivre par quelques amis, je me
précipite tout à coup au bras de M. d'Auterrcs en lui disant :
-— l'rotégez mon honneur !...
D'Auterrcs se retourne , et alors je lui avoue d'une voix tremblante que
je suis une jonne fille qui, poussue pai- un curiosité invincil)le , s'était
échappée de Ihôtel de sa mère pour voir le bal de l'Opéra , que j'étais
tremblante, égarée, perdue. En disant cela, j'avais entraîné M. d'Auterrcs
dans un coin isolé; je m'étais laissé tomber sm- un siège, et tandis qu'il
me moralisait en me demandant qui j'étais et en me jurant de me proté-
ger, j'avance le pied ; il ne voit rien ; je me démène si bien que quelqu.'un
me heurte et que je m'écrie :
— Ah ! on vient de m'écraserle pied.
Je l'avance de nouveau; il n'y avait pas moyen de ne pas regarder.
M. d'Auterres voit la pantoufle; il devient pâle comme un mort et se tourne
vers moi en s'écriant :
— C'est impossible !
Alors je feins d'éclater en sanglots, et je lui dis :
— Hélas ! oui, c'est moi ! reconduisez-moi chez ma mère !
11 était si stupéfait, que ce fut moi qui le fis sortir de la salle plutôt qu'il
ne me conduisit ; nous montâmes dans sa voiture, et alors il sembla re-
prendre ses sens , pour s'écrier de nouveau : C'est impossible ! A ce mo-
ment, certain que la lumière des lanternes éclairait assez mon visage pour
qu il pût apercevoir mes traits , sans pouvoir cependant les reconnaître ,
j'ariacfie mon masque, et il s'écrie :
— C'est vous... oui, c'est vous, mademoiselle.
Un second regard pouvait cependant me trahir : je cachai ma confusion
et mes larmes dans uion mouchùh-, et nous arrivâmes ainsi à l'hùtcl. Ma
mère iece\ ait, et il y avait encore du monde. M. d'Auterres la fait appeler
mystérieusement dans sa chambre, où je m'étais jeté sans rien dire sur un
divan, la tête sur un coussin pour me cacher. Ce fut alors que M. d'Auter-
res, d'un air profondément lugubre et solennel, chercha à expliquer à ma
mère les terribles nouvelles (|uil avait à lui apprendre.
— Ce secret, s'écria-t-il d'abord, mourra dans mou sein; mais vous
comprenez que mes projets, mes espérances, sont à jamais auéauiis.
— Mais que voulez-vous dire ?
— Hélas ! reprit-il en me montrant, la voilà... c'est une imprudence,
une grande imprudence ; mais vos conseils, l'exemple de votre vertu...
— En ellet, dit ma mère, (fic\ est ce domino?
— Ah ! madame, ilit M. d'Auterres, ne l'accablez pas de votre colère.
Je n'ose vous dire.
— Mais qui otes-vous donc ? me dit la marquise.
— C'est moi, ma mère, lui dis je en grossissant ma voix.
— Toi, Léonce, dit ma mère en riant. Ah ! reprit-elle, je ne suis pas si
sévèie que d'eu vouloii- à mou fils d'avoir été au bal de l'Opéra.
— Léonce ! s'écria M. d'Auterres, votre fils !... liais mademoiselle votre
fille?
— Elle est au salon.
M. d'Auterres éprouva un moment d'hésitation qui lui fit garder le si-
lence. 11 eut envie de se fâcher, et te premier regard qu'il jota sur moi fut
terrible; mais j'avais un air si modeste et ma inere un air si ébahi, qu'il
prit le parti de rire ol de raconter la m_\ stification à uia mère.
Elle fut sur le point de se fâcher de ce que M. d'Auterres avait pu croire
ma sœur capihx' do cette inconséquence; mais le iwuvre préieadu répé-
tait toujour:^ :
— Ce sont les pantoufles... cette pantoufle, disait -il, si petite...
— Mais, ma lille, monsieur...
— Qui diable eût pu penser, reprenait-il, qu'un homme eût pu rhauss,-r
CCS maudites paniouiles?
Je pris un air tragique et je lui dis gravement :
— Eh bien! monsieur, la voici, celte pantoufle, pn'uez-la. et si j.ini.»i>
il vous venait un soupçon sur ma sœur, qu'elle vous rappelle vos iujU--tos
déliaucos.
Je l'accepte, dit M. d'Auterrcs.
— Et moi je prends l'aulie, lui ilis-je. Je vous la rendrai le jour où ma
sœur me la demamlora. '.
Voil.'i dix ans qu'ik sont mariés, et M. d'Auterres n'a pas encore osé
raconter à sa femine ce dont il a osé la soupçouuer; aussi l'ai je gardir.
Voilà l'hisioire de cette panloulle.
Cependant le temps se p;vss;ii( , cl Lise, tout h fait remise, furetait par-
tout comme un enfant curieux. A ce moment, un domestique entra et dé-
posa un énorme paquet de l'etites Afhches sur la table.
— \oilà ce (|u'a ilomande monsieur le uurquis.
— Bien, fil celui-ci en les jeianl dans l'oucoignurc d'un meuble et en re-
venant à M. et Mme Laloine pour les o'nnccher de voir ce que ce pouvait
«Miv, et il leur dit on même temps :
12
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
— Est-cp que vous clos curieux de ces petites choses? j'en ai une col-
lection dans ce cabinet; veuillez y passer.
Il entra avec AI. et Mme Laloiue ; mais Lise ne les suivit pas.
Léonce était sur les épines; heureusement, M. Laloinc avant aperçu
(Iiielques objets soigneusement placés sous un verre , demanda ce (juc
c'était.
— Oh ! ceci est très précieiLX, dit Léonce , ceci a appartenu h l'empe-
reur.
A ce nom, AI. Laloine se redressa.
— A l'empereur ! répéta t-il. Ah ! vous êtes bien heureux !
— Cette talj;i!ière lui a apparienii et il s'en est servi.
— Permettez que Je la voie, dit M. Laloine d'un ton presque ému.
Léonce la tira de dessous le globe, et une idée heureuse lui vint tout à
coup.
— Vous avez été militaire ? monsieur Laloine.
— Oui, monsieur, reprit Laloine avec un gros soupir, de 1808 h 18Ui.
— Eh bien ! monsieur, un pareil objet, (jiii n'est pas une curiosité pour
moi, vous serait peut-être bien précieux; i)ermettezquejc vous ollre celte
tabatière.
— Ah ! monsieur, jamais... je ne voudrais pas.
— Je vous en supplie.
Cela dura cinq minutes, mais M. Laloine accepta.
— lise ! Lise ! s'écria-til en allant vers le saloiu viens donc voir ce que
m'a donné AI. de Sterny!
Lise entra ; elle était agitée et tremblante comme si elle eût fait une
mauvaise action. Sterny profita de ce moment pour sortir. Le paquet de
PetitesAIBches était dispersé, et l'un des cahiers était resté ouvert sur un
fauteuil... H le prit et le regarda. A la dixième ligue de la page, il y avait :
" .Maison de campagne à vendre à Saint-Ceruiai:!... » 11 resta comme
frappé de bonlieur, et, comme il entendait revenir M. et Mme Laloine, il
prit le cahier et le cacha sous son liabit.
Quand lise reparut, elle était triomphante; elle jeta sur Sterny un re-
gard si gai, qu'il ne sut que penser.
Etait ce un hasard, une curiosité d'enfant qui avait poussé Lise à lire
ces Petites A niches? Eiait-ce pour se mettre d'intelligence avec lui qu'elle
avait fait cela? ou plutôt n'était-ce pas une leçon qu'elle avait voulu lui
donner?... 11 retomba dans une cruelle incertitude.
Cependant il voulut profiter de son avantage, et s'avançant vers Mme La-
loine, il lui dit d'un air gracieux:
— Mais vous , madame , ne pourrais-je pas vous prier d'emporter un
peth souvenir de votre bonne visite ?
Mme I aloine hésita; mais ce que Sterny lui oITrait était si peu de chose,
qu'elle aurait eu mauvaise grâce à le lui refuser.
— Et , répéta-t-il d'un air dégagé , mademoiselle Lise voudra bien
aussi...
Lise l'interrompit vivement.
— Oh! merci, monsieur; je ne veux rien... moi.
Ce moi avait quelque chose de significatit qui semblait dire qu'elle ne
voulait rien accepter au titre auquel on voulait le lui olirir.
— Oh ! dit M. Laloine, c'est trop de bonté ; nous avons l'air de vouloir
vous dépouiller.
— Alerci pour ma fdie, dit Aime Laloine ; ce serait abuser.
— D'ailleurs, dit I ise d'un ton dégagé, toutes ces choses sont si bien à
leur place qu'il faut les y laisser.
— Il y en a, dit Sterny en la regardant avec intention et en lui mon-
trant les Petites-Affiches , qui prennent un prix inestimable à être dépla-
cées.
— Oui, dit Lise avec un effort de gaîté ; mais c'est comme la pantoulle,
on croit y voir ce qui n'y est pas.
La (igure de Sterny laissa échapper un mouvement de dépit ; il se tut,
et tirant de son sein les Pelites-AHidies, il les froissa dans ses mains et les
jeta loin de lui. M. et Aime I aloine, occupés à regarder la tabatière im-
périale, ne virent poiiU ce mouvement ; mais Lise l'aperçut et en fut heu-
reuse; mais sa gaîté s'envola et elle suivit attentivement les mouvemens de
Sterny. I éonre, redevenu maître de lui , se montra aussi empressé , aussi
bienveillant qu'avant cet incident avec AI. et Aime I aloine, mais avec une
nuance imperceptible de grand seigneur qui s'étudie à une evquise po-
litesse. I ise le regardait, l'écoutait, il lui plaisait ainsi; il était si élégant,
si gracieux ; de cette façon , il ne lui faisait plus peur ; elle le trouvait
naturel.
Enfin , AL Laloine parut attendre l'heure avec impatience et dit à
Sterny :
— iNous vous avons dérangé : l'heure se passe et vous arriverez trop
tard à Saint-licrmain.
— .le n'irai pas sans doute aujourd'hui, dit Sterny.
— C'est nous qui en sommes cause.
— Non, madame, non, dit I éonce ; d'ailleurs, j'ai oublié que je devais
aller t ouver quelqu'un à Saint-Germain pour me donner l'adresse de cette
maison, et on se sera ennuyé de m'aitendrc : j'iiais iiuitiicmcnt.
— Oh ! dit I ise en lu siiant , je cro) ais qu on trouvait toutes les adresses
des maisons à louer dans les Petlics-Alliches.
Sterny la regarda ; celle-ci baissa les yeux. Il y avait dans son ame
011,"'""° chose aui l'emportait malgré sa volontC-, et quelque chose, qui
la faisait rougir presque aussitôt. Mais Sterny l'avait comprise , et il s'é-
cria :
— Mais c'est vrai; j'ai là précisément le numéro où se trouve cette
adresse.
11 le reprit et on parla maison de campagne.
Cependant l'rosper n'arrivait pas. AL et ^Ime Laloine. impatientés, ou-
vrirent une fenéire, comme si eu le regardant arriver de loin cela dût le
faire venir plus tôt. Ce fut en ce moment que Sterny s'approcha de Lise
et lui dit tout bas.
— Vous avez été bien cruelle de refuser un petit souvenir.
Elle se tut et parut très émue.
— Alaintenant que vous m'avez pardonné , reprit-il, acceptez quelque
chose.
Elle n'eut pas le temps de refuser, car son père se mit à crier :
— Voici I rosper !
Il n'y avait plus à espérer... mais au moment où M. Laloine prenait son
chapeau. Lise cria :
— Bon, j'ai perdu l'épingle qui attachait mon châle.
Sterny courut à sa chambre, arracha une pelotte pendue à la cheminée,
et revint ; mais déjà le ch'ile était épingle.
— Pardon, dit Mme Laloine, je viens d'en donner une à cette petite
étom'die.
Sterny jeta la pelotte sur la table avec chagrin. Alais Lise s'en appro-
cha doucement et sans regarder, elle chercha la pelotte de la main, y prit
une épingle et Pattacha à son ch'ile. Sterny la vit, il se serait rais à ge-
noux de\ant elle s'il avait osé. Il était si heureux qu'il n'eut plus peur et
dit alors :
— Alais au fait, j'y pense, si au lieu d'aller à Saint-Germain dans ma
voiture, j'y allais en chemin de fer, je rattraperais le temps perdu.
— C'est vrai , dit Al. Laloine.
— Eh bien! je vous demande la permission de vous conduire jusqu'au
chemin de fer. l'rosper nous suivra et nous partirons tous ensemble.
La proposition fut acceptée, et AI. et Aime Laloine montèrent avec Lise
et Sterny dans la calèche qui attendait, tandis que le remise de Prospcr
suivait à grand'peine le fringant équipage du lion. Jamais Sterny n'avait
été si heureux de sa vie.
VIL
L'arrivée au chemin de fer fut moins gracieuse que Sterny ne se l'ima-
ginail. Quand les amis et surtout les amies de la famille Laloine virent
entrer dans la grande salle d'attente le beau Léonce avec les marchands ,
on chuchotta et l'on se dit tout bas :
— Ah ça! est-ce qu'on nous amène ce grand monsieur? — Les Laloine
sont fous. — 11 n'est pas invité , nous ne le connaissons pas.
Sterny devina au premier coup d'oeil la réprobation qui le frappait , et
Lise s'en aperçut aussi. Elle en devint triste , car ce fut pour elle un aver-
tissement de la dislance qui la séparait du beau Léonce. A ce moment
elle lui eût presque demandé pardon de lui avoir attiré cet accueil déso-
bligeant. Alais Sterny n'était pas homme ni à s'en laisser intimider ni à
.s'en fâcher. 11 salua le monsieur à la question des sucres d'un air charmé
de le rencontrer, et sans humeur, sans alfectation, il lui raconta quH allait
à St-Gcrmain, voir une maison de campagne. Du moment qu'on sut qu'il
n'était pas de la partie, on ne fit plus attention à lui ; mais ce n'était pas le
compte de sterny , il voulait être de la partie et se dit que le sucrier l'in-
viierait d'nne façon ou d'une autre.
Lii dessus il revint par un détour assez bien ménagé et entama , avec
une attention extrême , une discussion d'économie politique du premier
ordre. L'heure du départ arriva. Sierny descendit la rampe du débarcadè-
re, toujours discutant et argumentant contre M. Guraullot (c'élait le nom
du sucrier), et la discussion tenant , il mttnta ;» côté de lui dans un wagon
sans qtie celui-ci s'imaginât q e le marquis avait d'autre intention que d'é-
couter ses savantes dissertations.
Cependant Al. Guraullot ne tarissait pas, et comme le voyage est rapide ,
Sierny , qui avait besoin de changer le sujet de l'entretien, commençait à
s'impatienter, lorsque tout à coup il tira sa montre en s'écriant :
— Bon , je manquerai mon rendez-vous.
— Hein ! fit le sucrier si brusquement interrompii.
— Pardon, dit ."^teruy, j'avais donné rendez-vous à un architecte pour
visiter cette maison avec moi , et il ne m'aura pas attendu.
Sierny proliiait, en habile faiseur de contes, des personnages imaginaires
qu'il avait déjà inventés pour AI. Laloine.
— C'est donc une acquisition bien importante que vous a'iez faire ?
— Je ne sais ce que c'est , dit Sterny , les renseignemens qu'on prend
dans les Pciiics-/lfjii lirs sont si vagues ; maison de campagne à vendre,
dit-il , cela varie de 10,000 francs à 100,000, de façon que je vais un peu
,à l'aventure.
— Pardon, lui dit AI. Guraudot, je connais un peu Saint-Germain : où
est la maison que vous allez voir ?
— Voyez, lui dit Sterny eu lui montrant les Prtltcs-/1 /fiches.
— Mais c'est une charmante maison , je la connais , e!le ouvre sur la
foret ; c'est très considérable , et l'on (ht que l'intérieur est fort beau.
— Ah ! tant mieux!
— Vous ne la connaissez donc pas ?
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
13
— Je n'y siiis jamais entré. Ce que je vomirais surtout savoir , c'est si
la maison est d'une construction solide , et j'avoue que je n'y entends
rien.
I — Ce n'est pas une chose si diilicile que vous pouvez le croire.
; — Pour une personne comme vous, monsieur, qui me paraissez avoir
i les connaissances pratiques en touics clioscs ; mais moi !
— 11 est vrai qu'au Ijcsoin je ne me laisserais pas tromper, reprit M. Gu-
raullot dun airsuperlie.
— Vous éies bien heureux ; mais quand on est ignorant et qu'on a la
maladresse de ne pas se faire accompagner par un homme de l'art , on a
tort , quoique à vrai dire , monsieur , je ne me fie guère à la bonne foi des
architectes.
— Je le crois bien , monsieur.
— Et que je préféiasse prendre les avis d'im connaisseur désintéressé ,
comme vous, par exemple.
— Ah ! monsieur...
11 estinuiile de pousser plus loin ce dialogue : on n'était pas arrivé h
Saint-Germain qu'on était convenu que M. Guraullot accompagnerait
Sterny dans îa maison. Le sucrier annonça celle importante nouvelle à sa
femme et à ses lilles, et il fut convenu qu'il rejoindrait la société dans la
foret. Sterny avait espéré qu'on lui demanderait ce qu il coaiplait faire en
sortant de la maison , et qu'il aurait occasion de répoudre qu il avait toute
sa journée libre: mais Mme Laloine lui lit des adieux très formels et des
remercimens empressés , et il n'y eut pas l'ombre d'invitation.
A ce moment , Sterny fut si désappointé , qu'il se prit de colère contre
lui-même, et fut sur le point d'abandonner le sot rôle qu'il jouait; mais il
regarda Lise. Lise regardait sa mère connue si elle eiit pu lui inspirer ,
par la puissance des yeux , la pensée qui la dominait. Sterny crut la de-
viner, il se résolut à tenter la fortune jusqu'au bout. Mais rien ne lui
réussit de ce qu'il avait tenté, et il se sépara de la compagnie, monta à pied
les rudes escaliers , gagna ladite maison qui était vendue de la veille , et
se sépara de M. Guraullot, qui crut pouvoir atteindre la société et prit
une allée de la forêt qui menait aux Loges. Quant à Sterny , triste, désolé
et dépité surtout, il revint du côté de la terrasse, et au moment où il sor-
tait de la forêt par la porte qiù ouvre de ce côté, il se trouva au milieu de
la compagnie riant , se disputant et se faisant harnacher ânes et chevaux
pom' courir h travers bois.
— Déjà de retour, monsieur ! lui dit M. Laloine.
— Et mon mari , monsieur , qu'avez-vous fait de mon mari ? s'écria
Mme Guraullot.
— Mon Dieu, madame , lui dit il . nous avons trouvé la maison vendue,
et alors il a pris le plus court chemin pour aller aux Loges , croyant que
vous deviez y être déjà.
— Ah ! bien oui , dit M. Laloine , voilà une heure que ces petites filles
nous font eniager : elles veulent toutes des chevaux , on est allé en cher-
cher, et nous attendons là depuis une heure.
— J'en suis fâché pour monsieur votre mari , dit Sterny à Mme Gurau-
llot, c'est ma faute , j'ai été plus qu'indiscret en acceptant son oUie ami-
cale. Veuillez , madame , lui en faire mes excuses.
Comme il allait se retirer en voyant que personne ne l'engageait à res-
ter, il entendit vime Laloine s'écrier avec peur :
— Lise , Lise , ne va pas si vite ! Lise... Lise !...
Mais Lise venait de sortir de la cour du manège sur un petit chevalet
le faisait galoper tant qu'il pouvait; elle lit ainsi une centaine de pas et
revint du même train jusque auprès du groupe où elle aperçut Sterny qui
la salua avec un sourire courtois. Elle devint rouge comme une cerise,
puis elle sembla le remercier de ce qu'il était revenu. A ce moment Sterny
se prit à crier toul à coup :
— Eh ! groom !
Un rustre de paysan eut l'effronterie de se présenter à cet appel , et
Sterny lui dit :
— Comment , butor , vous laissez monter une femme sm' une selle qui
n'est pas mieuv sanglée que ça ! il y a de quoi la tuer... Vous ne savez
donc pas votre métier , imhécile ! It sans attendre la réponse, il passa à
la droite du cheval et serra les sangles lui même avec une aih'essc et une
vigueur qui s iipélièrent le loueur de chevaux.
— Merci , lui dit Lise si bas que ce merci n'était que pour lui et pom'
autre chose sans doute que ce qu'il venait de faire.
11 allait pcui cl e lui parler; mais Mme Guraullot vint poiu- ainsi (Ure le
prendre aucoUoiet lui dit :
— Ah ! monsieur , sovez donc assez bon pour voir si les selles de mes
filles sont bien arrangées.
— Avec îjraild plaisir, lui dit Léonce.
Et le voilà faisant le palefrenier pour touies ces dames e! demoiselles
avec une lionne grâce , un empressement si franc, que Aime Guraullot se
mita dire à M. Laloine :
— Je suis sure (pie s'il venait avec nous, il nous monirerait les beaux
endroits de la lord ; vous qui le connaissez , vous devriez I inviter ?
— Ah! lit M. Laloine, voulez-vous que je me fasse moquer de moi , ce
serait une drôle de partie de plaisir à proposer ,i un honune comme lui.
— lîali! laissez donc, dit Mme Guraullot, je vais lui demander s'il veut
être du pi(pieni(iue.
M. Laloine arrêta Mme Giuaullolavecdesycux courroucés; mais celle-ci
ne se tint pas pour battue, et alla au moins lui demander le chemin le plus
court pom- arriver aux Loges.
— C'est assez diilicile à vous expUquer , madame, lai répondit-il; mais
une fois dans la forêt je jjourrai vous le montrer.
— Ah! je vous en prie, monsieur le marquis, ne vous dérangez pas ,
s'écria M. Laloine... \raiment, madame Guraullot, vous abusez...
— Pas le moins du monde, répondit Sterny , c'est l'affaire de vingt mi-
nutes, et je n'ai rien qui me presse.
M. Laloine prit un air de désolaUon , très contrarié de l'indiscrétion de
Mme Guraullot.
— Je lui paie la dette que j'ai contractée avec son mari , lui dit Sternv ,
c'est justice.
Ou partit : les jeunes filles et les jeunes gens à cheval, les grands parens
et Sterny à pied.
On alla d'abord doucement, les mamans criaient sans cesse qu'on allait
se blesser. Mais peu à peu et lorsque les indications de Sterny curent as-
suré le chemin, on s'éloigna, on s'emporta, allant, revenant ,'et riatit des
fichus qui s'envolaient, des chapeaux qui se détachaient. Sternv causait
gravement, suivant Lise des yeux, Lise qui paraissait l'avoir oublié et qui
n'était pas la moins folle de cette volée déjeunes filles.
Pauvre Sterny, que de soins pour obtenir une invitation à un mauvais
dîner, que de sottises accomplies en un jour ! A quel métier élait-il descendu
peu à peu : il avait sanglé l'ane de Mme Guraullot, et encore n'était-il pas
arrivé à son but. L'ne fois encore il trouva qu'ildevcnait dupe. Lise courait
joyeuse et indillérentc sans s'occuper de lui , il prit donc le parti définitif
de se reliier ; il était furieux contre elle.
A ce moment un cri |)erçant partit d'une allée détournée.
— C'est Lise, cria Mme Laloine.
Elle n'avait pas achevé de parler que Sterny s'était élancé vers l'allée à
travers le bois.
Il arriva près de Lise qui était très paisiblement sur son cheval, tandis
que M. Tirlot s'éponssetait et redressait les bosses de son chapeau; Lise
avait eu peur : voila tout. Sterny, rassuré sur son compie , ne la regarda
même pas, et retournant vers Mme laloine, U cria de loin :
Ce n'est rien, madame, c'est M. Tirlot qui est tombé.
Mme Laloine arri\a presque au même instant, et tout eflrayée de cet ac-
cident , elle dit à Lise :
— Vovons , ma lille , descends de cheval , ce qui est arrivé à M. Tirlot
peut t'arriver.
— Alais, maman.., dit Lise d'un air boudeur.
— Allons, sois raisonnable, lui dit son père, puisque ta mère a peur.
Lise dit avec humeur :
— Ah! monsieur Tirlot, vous êtes d'une gaucherie... c'est moi qu'on
punit de votre maladresse.
— De ma maladresse, mademoiselle ! je voudrais bien vous voir sur cette
bête enragée. Voi:à deux fois qu'il me jette par terre, cai' je suis déjà tombé
là-bas sans rien dire.
— Alors pourquoi avez-vous crié ici?
— (c n'est pas moi, dit Tirlot, c'est vous.
— Mais la dernière fois aussi \ous êtes tombé trois fois, et maman n'a
pas eu peur pour ça.
— C'est que tu étais avec le capitaine Simon , lui dit M. Laloine , qu'il
était à côté de toi, et que je me fiais à lui.
— En vérité, dit Sterny, si j'osais... et pour ne p is priver Mlle Lise de
ce plaisir, je ra'ollie à l'accompagner et je réponds d'elle.
— Mais vous n'avez pas de cheval , monsieur Lionce , ditcllc d'un air
chagrin.
— Peut-être que M. Tirlot ne voudra pas remonter le sien.
— Je vous demande pardon , répondit Tirlot d'un ton sec , j'en aurai
raison.
— Soit, monsieur, dit Sterny.
M. Tirlot enfourcha de nouveau son cheval, et voulant faire le brave, i!
s'avisa de lui donner trois ou quatre coups de cravache il'imimal se cabra,
rua, sauta, et ron\oya M. I irlot sur le chemin.
— (.'est bien làii, dit Lise.
— Vrai, dit Tirlot... Eh bien! je conseille à monsieur d'en goùlcr , il
verra.
— Volonliei-s, dit Sterny.
— Je donnerais cent sous , dit Tirlot à Mme Lalomc , pour que voir e
marquis descendit la gartie.
Le cheval était ri'lif; mais il ne fallait pas un cavalier si evercé que
Léonce pour le réduire, et M. Tirlot eut touie la honte de sa chute et toute
la rage du sucrés de l.conre.
On n'avait pas félicité encore Sterny que Lise, s'élauraui dans l'allée où
ils se trouvaient, se mit à ga oper.
— Ah! mon Dieu, suivez-la , monsieur de Sierny, s'écria Mme L^:-
loine.
Léonce ne se le fit pas répéter, quoiqu'il eût contre Lise une colère
qu'il se promoitait bien de lui témoigner par sa froideur. Mais il semblait
<pie colle jeune Idle eàl sur lui un^ em;>ire dont il ne pouv.iit se rendre
compie, ne lawinl jam;iis éprouvé de la pari d une auire : d'ailleurs, c\\-
avait de ces regards, de ces mois, de ces silences qui l)o(de\er$.ilent
Sierny. A l'instant où l'on pou\ail la croiiv à mille lieut^ de s;i:, crij'r-.--
1&
La MAGASIN LITTÉRAIRE.
1
t6c par la jeunesse et la folle gaîté , un mot venait qni vous disait qu'elle
était demeurée à vos cùiés. Ce fut ce qui arriva à Sterny.
— Ah ! mon Dieu , lui dit-elle dès qu'il fut près d'elle , nous avons eu
de la peine.
Que répondre à cela ? rien, il fallait en être heureux; mais pour en
être heureux, il fallait y croire , et cette enfant était si étrange : elle disait
des mots qri eussent paru tin engagement coin|)romcitant à une femme
qui eu eût apprécié la valeur ; puis elle parlait, elle agissait comme si elle
n'eût rien dit. I.éonrc ne comprenait rien à celte façon d'être, ne s'aper-
covant pas que lui-mcma n'était déjà plus ce qu'il avait été autrefois.
Cependant ils cheminaient 1 un près de l'autre , et Léonce voulut enfin
donner un sens positif à tout ce qu'il avait fait , c cst-àdire faire compren-
dre à Use que c'était par amour pour elle qu'il avait fait tout ce qu'elle
avait vu. Mais il ne savait comment aborder ce sujet avec cette ame ru-
rieuse et timide comme une biche qui montre sa jolie tête au bord d'un
sentier, et qui s'enfuit en bondissant dans les bois au premier bruit des
pas d'un chasseur.
Ainsi ces deut jeunes gens, qui s'étaient réunis sans doute pom* se dire
mille choses, gardaient tous deux le silence, et tous deux devenaient pen-
sifs et restaient silencieux. Ce fut Léonce qui remarqua le premier la tris-
^■tesse de Lise , et comme il voulait toujours s'informer du secret de cette
iame envers lui, il lui fit une question où l'on se met en jeu.
1 — Vous êtes triste, lui dit-il , est-ce moi qui vous ai déplu?
I — Ah ! non , lui répondit-elle avec un gros soupir, j'ai du chagrin.
— Quel chagrin?
— Voulez-vous que je vous le dise franchement?
— Oui, certes.
— Eh bien! monsiem- Léonce {c'était la seconde fois qu'elle l'appelait
Léonce) , ce n'est pas convenablece que vous faites.
La fierté de Sterny s'irrita de ce mot qui , pour un homme comme lui ,
était la plus cruelle injme qu'une femme put lui faire ; il répondit d'une
voix altérée :
— Je ne croyais avoir manqué à aucune convenance , du moins vis-à-vis
de vous , mademoiselle.
Lise tourna vers lui son doax visage , et de la voix la plus triste et la plus
soumise , elle reprit :
— Ah! comme vous entendez mal les choses; je ne dis pas que vous
ayez manqué de convenance vis-à vis de personne.
-^ Mais alors que voulez-vous dire?
— Oh ! ne vous fâchez pas ; mais c'est pom- vous que ce n'est pas con-
venable ce que vous faites et ce que je vous ai laissé faire.
— Pour moi ? dit Sterny dont cette voix d'enfant remuait le cœur avec
une violence inonie.
— Oui, pour vous : vous ne connaissez pas les gens avec qui vous êtes ;
ils sentent aussi bien que vous que vous n'êtes pas ici à votre place ; ils
ont pem' tant que vous êtes là , et ils ne diront rien. Jlais demain , après-
demain, voyez-vous, on en rira, on en parlera.
— Eh! que nVimporte?...
— Oh ! ne dites pas cela...
— Mais que fais-je donc autrement que les autres ?
— Les autres font ce qu'ils font tous les jours, reprit Lise avec un lé-
ger mouvement d'impatience, au lieu que vous... ils voient bien que ça ne
vous va pas... Vous êtes bon , ah ! oui, je le crois ; depuis ce matin vous
êtes bon , vous faites tout ce que vous pouvez... mais tenez... moi... moi...
je n'aime à vous voir comme ça...
— C'est pourtant...
— Pour moi que vous l'avez fait , dit rapidement Lise qui s'arrêta aus-
sitôt confuse d'avoir, pour ainsi dire , fait elle même l'aveu de l'amour de
Léonce.
— Oh! oui. Lise, lui dit il, c'est pour vous, je vous le jure.
Elle ne répondit pas encore, elle était troublée, agitée et devenait pîde,
car toutes les vives émotions se peignaient ainsi sur le visage de celte
jeune fille. I^nlin elle reprit courage et se mit à dire :
— Monsieur Léonce , il faut vous eu aller.
— Ah ! je ne puis , lui dit il.
Elle sourit de son angélique sourire , et lui montra sa devise : Ce qu'on
veut, on le peut.
— C'est bien, lui dit il avec passion, et si j'avais ce talisman qui porte
ce précepte du courage , je voudrais tout ce qui est possible.
Ce n'est pas bien ce que vous me demandez là , lui dit Lise en sou-
riant, car si je vous le donnais, il faudrait dire à maman que je l'ai perdu,
il faudrait mentir.
I C'était à la fois le donner et le refuser : Léonce ne sut que répondre ;
' elle était si simple que toute la science du cœur des femmes lui manquait
près de cette enfant.
Cependant leur pas s'était tellement ralenti qu'ils furent rejoints par
M. et .'\Ime Laloiiie , qui dit h sa fille :
— A la boiuie heme , Lise, tu vas bien sagement avec M. de Sterny.
A ce moment, et comme ou parlait de se reposer un instant, voilà un
grand fracas qui se lait enlendre dans la forêt, et picsqu'au même
instant une masse de cavaliers et d amazones débouchent d'une allée laté-
rale ; c'était le fameux i)ari des trotteurs i)arlis de Marly et arrivés
jusque-là. Presque tous passèrent comme la foudre ; mais Lingart et sa
lionne, qui ne suivaient que de loin , eurent le temps de reconnaître
SternV. Tous deux furent si stupéfaits, qu'ils arrêtèrent leurs chevaux
et s'enlre-regardèrent comme s'ils ne pouvaient le croire : Sterny sur
un ccri.ùcr (1), Sterny en compagnie d'une grosse dame à duc, car
Mme Guraullot était près d'eux. Ils étaient si confondus qu'ils n'en reve-
naient pas encore. Sterny vit leur surprise et pCdit à la fois de colère et
de honle. Mais comme dans leur stupêlaction Lingart ni sa lionne ne con-
tinuaient leur chemin, il s'avança vers eux, bien décidé à couper le visage
à Lingart, quand celui-ci lui dit:
— C'est bien vous ; pardon, je ne vous reconnaissais pas... Vous avez
gagné vos cent louis, Algibech a gagné contre Montereau... Nous vous
avons attendu... Vous ne viendrez pas au diner, sans doute... Mille bon-
jours.
Et il piqua son cheval et s'éloigna, tandis que sa lionne , un lorgnon
appliqué sur l'œil, evaminait Lise de loin, comme un marchand fait d'un
tableau. Elle mit tant d'action à celle impertinence qu'elle ne vit pas Lin-
gart partir, et resta quelques secondes après lui.
Sterny était si furieux qu'il frappa le cheval de l'amazone, qui, surprise
à l'improvisle, fût presque renversée. Elle devina l'action de Sterny, et,
tout en maîtrisant son cheval, elle lui dit :
—Vous êtes un buior, Sterny, vous m'en rendi-ez raison.
Et elle s'éloigna au galop.
Les Laloine n'avaient rien vu de cette scène, tout cela leur avait paru
très simple ; mais lorsque Sterny retourna près de Lise qui était partie en
avant, il la trouva en larmes.
— Jf. vous le disais bien, monsieur, dit-elle aussitôt. Comme cette femme
m'a regardée... Laissez-moi, monsieur, laissez-moL.. retom-nez vers vos
amis... je vous en prie... je le veux.
Et comme Sterny voulait répondre, elle mit son cheval au galop pour
s'éloigner de lui. Slerny la suivit d'abord; mais comme h mesme qu'il
s'approchait d'elle, elle lelançait plus vivement, il eut peur qu'elle ne finît
par se blesser et s'arrêla.
Lise disparut à ses yeux, et il resta au milieu de la route. Il était hore
de vue de tout le monde: mais il entendait la voix de M. et Mme Laloine
qui appelaient Lise en criant :
— 11 va pleuvoir , retournons.
Il imagina l'alarme de Mme Laloine si elle le trouvait ainsi tout seul, et
voidut àlout prix rejoindre Lise; il courut à loule bride pendant cinq
minutes; enfin, au coin d'une allée, il vit le cheval de Lise Hbre ; il s'é-
lanca en criant à son tour:
— Mademoiselle Lise ! mademoiselle Lise !
Elle sortit du bois en lui disant :
— Eli bien! monsieur, me voilà.
— Oh ! reprit il, que vous m'avez fait peur î
Il y avait tant de vériié dans son émotion que Lise en fut presque tou-
chée ; mais son parti était pris et elle répondit :
« De quel côté est ma mère ?
— Par ici, mais bien loin.
— J'y vais.
— Ne montez-vous pas à cheval ?
Non, dit elle, non... d'une voix entrecoupée... cette course m'a brisé
le cœur. , .....
Et Sterny remarqua seulement alors que sa poitrine haletait, et quune
pâleur enrayante couvrait s n visage.
11 sauta à bas de son cheval, et courut à elle.
— Oh! mon Dieu!... cestmoi qui ai fait ce mal, s'écria-t-il ; oh! par-
donne/.-moi, pardonnez-moi, Lise !...
— Non, ce n'est pas vous... j'ai eu tort... j'ai...
Et en prononçant ces paroles elle défaillit, et fût tombée par terre , si
Léonce ne l'eût prise dans ses bras.
A ce moment l'orage éclata avec violence et Lise tiessailht comme frap-
pée parla foudre ; mais son évanouissement n'était qu'une faiblesse passa-
gère, elle se remit et entendit la voix de sa mère qui l'appelait.
— Allons la rejoindre.
— Mais vous pouvez à peine marcher.
— Oh! allons, allons ! lui dit-elle tandis que ses dents claquaient... je
peux marcher, je le peirx, je le veux.
Et elle prit un sentier eu répondant avec une voix éclatante :
— Me voici, maman, me voici.
Mais avant qu'ils ne fussent arrivés elle dit a Sterny :
— Vous non s quitterez, n'est-ce pas?... je le veux.-..
— Je vous obéirai, dit Sterny. ,., . .
Cela dit il n'y eut plus un mot de prononcé, et lorsqu ils arrivèrent près
des tJiands parens, elle était calme et remise en apparence. Mais durant
leur'absence 1 1 grande résolution d'inviter Sterny avait été prise, et elle
lui fut solennellement adressée par M. Laloine. Il s'y refusa d'abord, mais
avec un embarras triste comme celui d'un cnlant (|ui a peur. Il chercha
vainement un encouragement dans un regard de Lise ; mais elle détournait
Ici tùte
— Àh! je comprends, dit M. Laloine, ces messiems et ces dames qui
viennent de passer vous attendent.
(i; Nom qu'on donne à ces petits chevaux de louage, parce qu'ils porlenl or-
in.-,ii-«.iiipni Ips rprises die Montmofencv aux marchés de Pans.
dinaiieuient les cerises dé Montmorency aux
I
LE MAGASIN LITTERAIRE.
15
— Non... non, monsieur, dit vivement Sterny , je n'ai rien à faire avec
ces gens-là.
Ces gens là ! sa société habitnelle. Oh ! paiiwe Sterny !
— Mais alors poiirqiioi ne pas accepter? dit Mme Gmaudot qui s'était
éprise du beau Léonce,
— lia présence ne plairait peut-être pas à tout le monde, madame, re-
prit Sterny en s'incliniuil ; permettez que je me retire.
— Mais, voilà la piuie qui va toiaher, dit Mme Gm'auflot , vous accep-
terez au moins un parapluie ?
— Merci, madame, merci, dit Sterny d'une voix douloureuse. Adieu ,
monsieur Laloine, adieu madame ; j'ai l'honneur de vous saluer, mademoi-
selle, dit il enfin en se tournant vers Lise.
1,11e le laissa partir; mais il n'était pas h vingt pas, qwe feig'nant de se
retirer à l'écart, elle pleurait à chaudes larmes. Qtiant à Sterny, il s'éloigna
avec rapidité, gagna le chemin de fer et revint à Paris. Il courut s'enfer-
mer chez lui. Il était désespéré, il était en colère, il s'en voulait, et en vou-
lait à I ise ; et cependant il ne pouvait penser à elle sans se sentir pris d'iui
hisson d'amour qui l'eniviwt.
VII.
Cependant, quand quelques lieures de repos eurent calmé cette agita-
tion inaccoutumée, Léonce réfléchit plus sérieusement qu'il ne l'avait peut-
être lait de sa vie.
11 était amoureu]^ , il le sentait , il n'en avait pas faonte ; mais il avait
peur.
Séduire Lise ! ce serait un crime honteux et lâche.
— Car, se disait-il, elle m'aimerait si je voulais ; elle m'aimerait, j'en suis
sùi', et elle donnerait à cet amour qui l'emporte en aveugle tout ce cœur
si facile à briser ; et que pourrais-je faire autre cliose que de le briser ? car
l'épouser, folie impossible! Eh bien! ajouta t-il, je me souviens que,
quand j'étais enfant, un jour que j'étais malade, ma mère m'emporta dans
î'église, et me mettant à genoux sur ses genoux, elle me tourna vers une
Vierge, et me lit répéter après elle :
" Sainte-Vierge Marie, qui avez vu mourir votre fils, sauvez-moi pour
ma mère ! »
Cette image que j'imjjlorai m'est restée dans le souvenir comme quelque
chose de sacré et d'ineflable, et dont jamais je n'ai dit le secret à personne
de peur qu'une plaisanterie ne vint l'insulter. r,h bien ! I ise sera pour moi
un souvenir pareil , une image céleste un moment entrevue, et que je gar-
derai dans le sanctuaire de mon ame pour l'abriter contre ma vie ; car je
ne méie pas mon cœur à ma vie.
Kh ! non ! je donne à la dissipation , à la débauche , au ridicule , cette
jeunesse, cette force pour laquelle notre siècle n'a plus rie but qui puisse
la tenter ; mais si j'avais vécu en d'autres temps, je ne serais pas ainsi ; car
c'est honteux d'être ce que je suis. Ah! si Lise n'était pas ce qu'elle est,
si elle était une reine, je tenterais tout pour la mériter ; je l'oserais en
pensant à ces mots qu'elle porte sur le cœur :
Ce (lit on veut on le peut.
Mais elle n'est rien , je ne pourrais que descendre jusqu'à clic. N'y
pensons plus, n'y pensons plus!
l'our arriver à ce but, Sterny chercha h occuper à la fais ce qu'il croyait
encore son esprit et son cœur.
Le lendemain, quand il reparut au club, il s'attendait à quelque allusion
de la part de ses amis : mais une conspiiation s'était organisée (Mintrc lui ,
on ne lui adressa pas une parole à ce sujet, seulement Eugène lui dit d'im
air grave :
— Je pnrie vingt sous contre vous, Sterny.
les dames de ces messieurs le snhièrent, en le recevant dans les cou-
lisses de l'Opéra, avec des révérences de rosières et des yeux baissés.
Sterny comprit la plaisanterie et voulut y répondre victorieusement; il
joua comme un furieux et lit presque peiu- à Linf^art dont son audace dé-
rauLica tous les calculs.
Il poursuivit celte belle fille de l'Opéra , qu'on disait si parfaite et qui
venait de débuter a\ec un succès énorme. M I,iiigart,ni r.U!;tne, ni les
autres n'en purent approcher, tant II y mil d'ardeur discspérée.
Au bout d'une seuKïiiie elle appartenait à Sterny, qui l'avait traitée avec
l'insolence la plus cavalière.
Mais, — quinze jours après la partie de Saint-Germnin, — un soir qu'il
était avec sa lionne dans une loge des Français, il reconimt en tticc de lui
deux femmes (|ui le rejardaient avec atlriition.
1,'iine (lait la femme de Prosper, l'autre était Lise.
— Comme on vous regarde de celle Lige, lui dit la dan.scusc , est-ce
qu'on voiis y connaît?
— Non, (lit Mcriiy, qui rougit malgi'é lui de son mensonge.
— Pourquoi donc vous retirer aulond de la loge? On dirait que vous
avez peur !
— Ah ! trêve de jalousies auxquelles je ne croîs pas, dit Siernv.
— Mais si on ne vous coiuuiil pas, il n'y a pas de jalousie à avoir.
Sterny se penclin hors de sa loge, et vit Lise écoutant deux jeunes gens
qui paraissaient parler de lui.
'jdi I à coup I i^e rel('\ a viveiuent la tête et regarda Sterny avec un elïroi
indicible, comiiu" si on \('iiait de lui dire:
« Cet homme est le bourreau. »
Léonce se retira sans oser la saluer , pour ne pas l'exposer aux regards
insultans de sa maîtresse ; mais il voulut sortir.
— Si vous quittez ma loge, lui dit celle-cC je fais un esclandre... Vous
connaissez cette femme ?
Par un instinct particulier, Sterny avait deviné ce qui venait de se passer
à quelques pas de lui.
— Avec qui est donc mademoiselle N ? avait dit l'un des jeunes
gens.
— Eh bien ! avec son amant, le marquis de Sterny.
— y a-t il long-temps qu'il l'est?
— Il y a huit jours' tout au plus.
Sterny n'avait pas entendu im seul mol de tout cela ; mais il l'avait lu
dans le regard que Lise avait jeté sur lui.
Il eût voulu pouvoir aller près d'elle; mais on le tenait par une chaîne
infâme. 11 voulut encore sortir.
— Si vous entrez dans la loge de celle femme, lui dit sa maîtresse ,je
vais la soullleler devant vous. Puis elle reprit d'un air de dédain : — Ce
doit être la grisetle de Saint-Germain.
Sterny eût poignardé la danseuse en ce moment ; mais il fallait céder ; il
ne put qu'emmener sa lionne, et dans un accès de rage insensé, il brisa
tout chez elle , glaces , porcelaines , meubles ; comme il ne pouvait battre
la femme, il lui faisait tout le mal possible en lui arrachant tout ce qu'elle
tenait de lui.
Léonce rentra chez lui furieux.
Le lendemain, il alla chez M. Laloine ; on lui dit qu'il était à la campagne
avec toute sa famille.
<' Allons, se dit Sterny, je suis un sot ; il y aura encore eu une scène de
palpitations, el la belle aura été se promener le lendemain, tandis que moi. . .
En vérité je deviens brute... u
Ceci dit, il pensa qu'il n'en avait pas a=sez fait pour oublier cette petite
fille, avec laquelle il s'était bêtement compromis.
Quinze jours après, à force de folies plus ardentes que jamais, grâce à
une course au clocher où il se blessa, et dont parlèrent les journaux, à un
pari de mille louis qu'il perdit , à une suite d'orgies avec les courtisannes
les plus impudiques, il était parvenu à ne plus penser à Lise, et cependant
plusieurs fois celle douce et blanche figure semblait lui apparaître , mais
pâle , mourante , désolée, le regardant avec désespoir, comme si elle lui
reprochait de se perdre et de l'avoir perdue.
Cette im;^;e lui revint même dans son sommeil, et comme il y rêvait en-
core le malin, toui éveillé , on lui annonça Prosper GobiUou, qui entra
d'un air l liste et chagrin.
— Mais , lui lin (iit Léonce, vous avez l'air bien triste , Prosper, pour
un nouveau marié ?
— Oli ! c est qu'il y a du chagrin à la maison, lui dit Gobiljou; vous sa-
vez bien celle piuivre Lise ?
— Eh bien ! Lise?... s écria Léonce épouvanté.
Prosper lui montra le crêpe de son chapeau.
— Morte! dit Léonce avec un cri terrible.
— liorie! dit Prosper; morte comme unesninte!
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu! fit Léonce avec un désespoir qui épou-
vanta Prosper; ce n'est pas possible... Morte! sans que je l'aie revue!
morte...
— Hélas! oui, dit Prosper. Je viens de son cnteiTement, et je viens vous
apporter sa (ternière volonté.
— Sa dernière volonté! dil Léonce.
— Ecoutez-moi, iiionsieur le marquis, il ne faut pas en vouloir h cette
pauvre enfant, c'était une tète de feu et lui cœm- trop exailé. Mais voici
ce qui s'est p;issé.
La nuit où elle est morte, je veillais près d'elle avec ma femme ; elle l'a
appelée et lui a dit de dénouer le petit conlon de cheveux qu'elle portait au
cou, puis elle m'a fait signe d'approcher :
Il Prosper m'a-telle dil, vous remettrez cela à M. de Sterny ; dites lui de
no pas être léger et cruel pour d'autres, comme il l'a été pour moi ; je lui
envoie celle devise, qu'elle devienne la sienne, et ce sera un jour un homme
distingué cl bon, jeu suis sûre... "
Alors elle m'a remis ce médai Ion, ces cheveux et celte épingle , et une
heure après, elle a expiré, eu muriiiurant tout bas :
<• — Cecproii veut, on le peut... excepté cire aimée... Aimée! aimée ! »
a-t-clle dil encore, puis tout a été fini.
Léonce tomba à genoux, et i-eçut ù genoux ce page d'amour si pur, si
inoui. Pendant deux heures, ses larmes coulèrent avec abondance; quand
il lut iihis calme, Prosper le quitt i.
A partir de ce jour , Léonce s'enferma chez lui et ne parut plus nulle
part.
'l'ont le monde fut très étonna de celle retraite , bien plus étonné de
savoir (|n'il se disp sait à quitter pour luig-temps la Prauce , et peut-être
ses amis leussent déclaré fou el idiot, s'il l'avaienl vu. In veille de son dé-
part, priant à genoux près d'une (ombe !
FnÉDÉIllC SOlLIlL
16
LE MAGRSIN LITTÉRAIRE.
Çofôif.
2,3 g ^<s^iî asaa.
C'était le sept août. O sombre destint'e!
C'était le premier jour de leur dernière année.
Seuls dans un lieu rojal. cùle à côte inarchanl,
Deux boniiues, par endroits du coude se toucliant,
<. Causaient. Grand souvenir qui dans mon cœur se grave I
/ Le premier avait l'air fatigué, triste et grave.
Comme un trop foible front qui porte un lourd projet,
Une double cpuuleile h couronne cbaigeoit
Son uniforme vert à gance purpurine,
Et Tordre et la Toison laisaicnt sur sa poitrine,
Prés du large cordon moiré de bleu cliangeaiil,
Deux fujers lumineux, l'un d'or, l'autre d'argent.
C'était un roi vieillard ù la tête blantbie,
Penché du poids des ans et de la monarchie.
L'autre était un jeune homme étranger chez les rois,
Un poète, un passant, une inutile voix.
Us se parlaient tous deux, sans témoin, sans mystère.
Dans un grand cabinet, simple, nu, solitaire,
majestueux pourtant, (je que les bonnues font
Laisse une empreinte aux murs. Smis ce même plafond
Avaient passé jadis, ô splendeurs eflacées!
ï)e grands événemcns et de grandes pensées.
Là, derrière son dos croisaiit ses (ories mains,
t branlant le plancher sous ses pas surhumains.
Bien souvent l'empereur, quand il élail le maître,
De la porte en rêvant allait à la fenêtre.
Dans un coin, une table, un lauteuil de velours
Miraient dans le parquet leurs pieds dorés et lourds.
Pacune porte en viire, au dehors, l'otil en foule
Apercevait au iuin des arnioiics de Boule,
Des vases du lapon, des laques, des émaux,
Lt des chandeliers d'or aux immenses rameaux.
Un salon rouge orné de glaces de Venise,
Plein de ces bronzes grecs que l'esprit divinise.
Multipliant sans Uu ses lustres de cristal;
El comme une statue a lames de métal.
On voyait, casque au front, luire dans rcncoignure
Un garde, aigeul et bleu, d'un Gère tournure.
Or entre le poète et le vieux roi courbé,
De quoi s'agissait-il?
D'un pauvre ange tombé,
Dont l'amour refaisait lame avee son haleine ;
De Marion, lavée ainsi que Madeleine,
Qui boitait cl traînait son pas estropie,
La censure, serpent, l'ayant mordue au pied.
Le poète voulait faire un soir apparaître
Louis treize, ce roi sur qui régnait un prêtre;
Tout un siècle, marquis, bourreaux, fous, bateleurs;
El que la foule vint, et qu'à travers des pleurs.
Par moniens, dans un drame étincclant cl sombre.
Du pâle cardinal on crût voir passer l'ombre.
Le vieillard hésitait. — Que sert de mettre à nu
Louis treize, ce roi chéiif et mal venu?
A quoi bon remuer un mort dans une tombe'?
Que veut-on? Où court-on? Sait-on bien où l'on tombe?
Tout n'csl-il pas déjà croulant de tout cùté?
Tourne s'en va-l-il pas dans trop de liberté?
IS'cbt-il pas temps plutôt, après quinze ans d'épreuve,
De relever la digue cl d'arrêter le llcuve?
Cer;c un roi peut reprendre alors qu'il a donné.
■' Quant au théàire, il faut, le trône étant miné,
Et'ulfir des deux mains sa flamme trop hardie;
Caria f iule est le peuple, et d'une comédie
l'eut jaillir 1 élincelle aux livides rayons
Qui met le feu dans l'ombre aux révolulions.
Puis il niait l'hisioire. cl, quoi qu il en puisse être,
A ce jeune rêveur disputait son aiicctre;
L'accueillant bien d'ailleurs, bon. royal, gracieux,
El le questionnant sur ses propics aïeux.
Tout en laissant aux rois les noms dont on les nomme.
Le poelc lultaii fermement, comme un homme
Eiirls de liberté, passionné pour l'art,
Respeclueux pourtant juiur ce noble vieillard.
Il disait : — Toulest grave en ce siècle où tout penche.
L'art, tranquille et puissant, veut une allure franche;
Les rois morts sont sa proie; il faut la lui laisser;
Il n'est pas eiimmi, pourquoi le ccniiniuccr,
Et le livrer dans l'ombre à des turiionnaires.
Lui dont la main fermée est pleine de tonuerres?
Cette main, s'il l'ouvrait, redoutable envoyé,
Sur la France éblouie et le Louvre effrayé.
On s'épouvanterait, — trop tard , s'il faut le dire, —
D'y voir subitement tant de foudres reluire.
Oli! les tyrans d'en-bas nuisent aux rois d'cn-haul!
Le peuple est loojours la qui prend la mu-e au mot,
Quand l'iiidignalion. Jusqu'au rui qu'on révère,
Monte do front pensif de l'arliste sévère I
— Sire! à ce qui chancelle est-on bien appuyé?
La censure est un loit mauvais, mal élayé.
Toujours prêt à tomber sur les noms qu'il abrite.
Sire, un soulUe imprudent, Iuin de léteindr-, irrite
Le foyer, toui à coup terrible et tnuriioyanl.
Et d'un art lumineux fait un art (lambojanl! —
D'ailleurs, ne cherchàt-on que la splendeur rojalc.
Pour celte naiion muqueuse, ir.ais loyale,
Au lieu des grands tableaux qu'olïrait le grand Louis,
Roi-soleil, fécondant les lis épanouis.
Qui, tenant sous son sceptre un monde en équilibre,
Faisait Kacine heureux, laissait .Molière libre.
Quel spectacle, grand Uieu ! qu'un groupe de censeurs.
Armés et pailanl bas, vils esclaves chasseurs,
A plat ventre couchés, épiant l'heure où reulre
Le drame, lier lion, dans l'histoire, son autre! —
Ici, voyant vers lui, d'un front plus incliné.
Se tourner doucement le vieillaiU étonné.
Il hasardait plus loin sa pensée inquiète.
Et laissait de côté le drame elle poète;
Attentif, il sondait le dessein vaste cl noir
Qu'au fond de ce roi triste il venait d'entrevoir.
Se pourrait-il? Quelqu'un aurait celle espérance?
Briser le droit de lousl Retrancher à la France,
Comme on ôte un jouet à l'enfant dépité.
De l'air, de la lumière et de la libertél
Le roi ne voudrait pas ! lui, roi sage cl roi juste !
Puis, choisissant les mots pour cette oreille auguste.
Il disait que les temps ont des flots souverains;
Que rien, ni pools hardis, ni canaux soulcrraiiis.
Jamais, execpié Dieu, rien n'arrête et ne dompte
Le peuple qui grandit ou l'océan qui monte.
Que le plus Ion vaisseauisoiiibrc cl se perd souvent
Qui veut rompre de l'funt cl, la vague et le vent;
El que, pour s'y briser, dans lalulte insensée,
On a derrière soi, loche partout dressée,
Tout son siècle, les mœurs, l'esprit qu'on veut braver,
Le port même ou la nef aurait pu se sauver!
Il osails'eU'raycr, fils d'une Vendéenne,
Cœur n'ayant plus d'amour, mais n'ayant pas de haine;
Il suppliait qu'au moins on l'en crût un moment.
Lui qui sur le passé s'incline gravement.
Et dont la piété, lierre qui s'enracine,
llêlas ! s'attache aux rois cuninie a toute ruine !
Le destin a parfois de formidables jeux:
Les rois doi»enl songer dansées jours orageux
Ou, mer qui vient, esprit des temps, nuée obscure
Derrière l'horizon quelque chose murmure !
A quoi biiii provoquer d avanVe, cl soulever
Les généraiions qu'un entend arriver?
Pour des regards distraits la France était sereine;
Mais dans ce ciel troublé d'nii peu de brume à j cine.
Où tout semblait azur, où rien n'agilait l'air.
Lui rêveur, il voyait par instant un éclair! —
Cbarles-dix souriant répondit :
O poète I
Le soir tout rayonnait de lumière et de fête ;
Regorgeant de soldats, de princes, de valets,
Saint-Cloud joyeux et vert, autour dii Ccr palais
Dont la Seine en fuyant renètc les beaux marbres,
Semblait avec amour presser sa touffe d'arbres.
L'arc de triomphe orné de victoires d'airain.
Le Louvre élineclant. fleurdelisé, serein,
Lui répondaient de loin du milieu de la ville.
Tout ce royal ensemble avait un air irauquillc ,
Et dans le calme aspect d'un repos solennel.
Je ne sais quoi de grand qui semblait éternel
Holyrood! Ilolyrood ! 0 fatale abbaye.
Où la loi du destin, dure, amère, phéie.
S'inscrit de tous côtés , '
Cloître ! palais ! tombeau ! qui sous tes murs austèrfs
Gardes les rois, la mort et Dieu; trois grands mystères.
Trois sombres majestés !
Château découroniiél \allée expiatoire!
Où le penseur entend dans l'air et dans l'histoire
Comme un double ppnseil pour nos ambiiions.
Comme une double vois qui se mêle et qui gronde,
La rumeur de la mer prolonde,
Et le bruit éloigné des révolutions!
Solitude , où parfois des collines prochaines
On voit venir les faons qui foulent sous les chines
Le gazon endormi ,
Et qui, pour aspirer le veut dans la clairière ,
Elfarés, frisonnans, sur leurs pieds de derriérts
Se dressent à demi!
Fière église où priait le roi des temps antiques ,
Grave ayant pour pavé , sous les arches gotliiqies.
LE MAGASIN LITTÉllAIUE.
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Les tombeaux paternels qu'il usait du genou !
Porte où superbement tant d'archers et de gardes
Veillaient, multipliant l'éclair des hallebardes,
Et qu'un paire aujourd'hui lerme avec un vieus clou I
Prairie, où, quand la guerre agitait leurs rivages,
tes grands lords montagnards comptaient leurs dans sauvages
El leurs noirs bataillons ;
lu maintenant , jur l'herbe , au soleil , sous des lierres ,
Les vieilles aux pieds nus qui marchent dans les pierres,
Font sécher des baillons !
Ilolyrood! Holjrood! la ronce est sur tes dalles;
Le chevreau broule au bas de tes tours féodales.
O fureurs des rivaux ardcns à se chcrdier !
Amours:— Darnlcy ! Rizzio! quel néant est le vôtrcl
Tons deux sont là, — l'un prés de l'aulre;
L'un est une ombre , et l'autre une tache au plancher!
Hélas ! que de leçons sous tes voijles funèbres !
Oh ! que d'enseignemens on lit dans les ténèbres
Sur ton st'uil renversé,
Sur les murs, tout empreinis d'une étrange fortune,
Vaguement éclairés de ce reflet de lune
Que jeiie le passé!
O palais, sois béni! sois bénie, ù ruine!
Qu'une auguste auréole à jamais t'illumine!
Ùevant tes noirs créneaui , pieux , nous nous courbons.
Car le vieux mi de France a trouvé sous ton ombre
Celte hospilalilé mélancolique et sombre
Qu'on reçoit et qu'on rend de Sluarls à Bourbons!
VICTOR HUGO.
PIËP.RE GRASSOU.
Toutes 1rs fois que vous avez sérieusentcnt été voir rexposition des ou-
vrages de sriilpiiiie et de peinture, comme elle a lieu depuis la révolution
de 1830, n'avez-vous pas été pris d'un senlimen.t d'inquiétude, d'ennui, de
irislesse à l'aspect des longues galeries encombrées ? Depuis 1830, le sa-
lon n'existe plus. Une seconde fois , le Louvre a été pris d'assaut par le
peuple des artistes qui s'y est maintenu. En offrant autrefois l'élite des
œuvres d'art , le salon cniporiait les plus grands honneurs pour les créa-
tions qui y étaient exposées. Parmi les deux cents tableaux ciioisis , le
peuple choisissait encore : une couronne était décernée au chef-d'œuvre
par des mains inconnues. Il s'élevait des discussions passionnées à propos
d'une toile. 1 es injures prodiguées à Delacroix, à Ingres, n'ont pas moins
servi leur renommée que les éloges et le fanatisme de leurs adhérons.
Aujourd'hui , ni la foule ni la crifitiue ne se passionneront plus pour les
produits de ce bazar: obligées de faire le choix dont se chargeait autrefois
le jury d'examen, leur attention se lasse à ce travail ; et quand il est achevé
l'exposition se ferme.
En 1817, les tableaux admis ne dépassaient jamais les deux premières
colonnes de la longue galerie où sont les œuvres des vieux maîtres, et
celte année ils remplirent tout cet espace au grand étonneinenl du public.
Le genre historique, le genre proprement dit, les tableaux de chevalet,
le paysage, les lleurs, les animaux, le portrait et l'aquarelle, ces huit spé-
cialités ne sauraient olïrir plus de vingt tableaux dignes des regards du
public, qui ne peut accorder son attention à une "plus grande quaniité
d'œtivres. Plus le nombre des artistes allait croissant , plus le jury d'ad-
mission devait se montrer dilllrile. Tout fut perdit dès que le salon se
continua dans la galerie. Le salon devait resler un lieu déterminé , res-
treint , de proportions inflexibles ,' où chaque genre exposait ses chefs-
d'œuvre. Une expérience de dix ans a prouvé la bonté de celte grande
institution. Au lieu d'un tournoi , vous avez une émeute; au lieu dune
exposition glorieuse, vous avez un tumultueux bazar; au lieu du choix,
vous avez la totalité. Qu'arrive-t-il? le grand arlisie y penl. Le Cafr ru7-c,
les E)ifans à la fontaine, le StiftpUcc des n-oclwls, et le Joscpli de Dc-
canips eussent plus prohté à sa gloire, tous quatre dans le grand salon,
exposés avec les cent bons tableaux de cette année , que ses vingt toiles
perdues parmi trois mille œuvres confondues dans six galeries.
Par une étrange bizarrerie, depuis ipie la porte s'ouvre à tout le monde,
Jl y a eu des génies méconnus, (juand, douze années atiparavant. la Coiii-r
tisane d'Ingres et celle de .Sigalon, la Mcdiisc de Géricault , le Massacre
de Srio de Delacroix , le Bapti'in-? d'Henri IV par Eugène Deveria , ad-
mis par des célébrités laxécs de jalousie , apprenaient au monde , malgré
les dénégations de la critique, l'exislcnce de palelles jeunes et ardentes, il
ne s'élevait aucune plainte ; maintenant que le moindre gâcheur de toile
peut envoyer son œuvre , il n'est question que de gens inconquis ? Là où
il n'y a plus jugemcnl. il n'y a plus de chose jugée. Quoi que fassent les
artistes, ils reviendront à l'exanu'u qui rocop.nnande leurs œuvres aux ad-
mirations de la foule poiu- laquelle ils travaillent : sans le choix de l'Aca-
démie , il n'y aura plus de salon ; et sans salon , l'art peut périr.
Depuis que le li\rel est devenu un gros livre, il s'y produit bien des
noms qui restent dans leur obscurité. r»algré la liste de <ii\ on douze ta-
bleaux qui les accompagne, rarmi cc^ noms. le plus inconnu i\nil-ctrc esi
JUILLET 1*11. — TOME 1.
celui d'un artiste nommé Pierre Grassou de Fougères , appelé plus si' ■
plenient Fougères dans îe monde artiste, qui tient aujoiu-d'hui beaucoaj»
dé place au soleil , et qm suggère les amères réllexioiis par lesfjuellcii
commence l'esquisse de sa vie , applicable à quelques auli'es individus >
In tribu des artistes.
En 1832, Fougères demeurait rue de Navarin, au quatriè.'ne étage d'une
de ces maisons étroites et hautes qui ressemblent à l'obélisque de Luxor,
qui ont une allée, un petit escalier obscur à tournans dangereux, qui ne
comportent pas plus de trois fenèlresà chaque étage, et à l'Intérieur des-
quelles se trouve une cour, ou, poiu' parler plus exactement, un puits
carré.
Au dessus des trois ou quatre pièces de l'appartement , occupé par
Grassou de Fougères, s'étendait son atelier, qui avait vue sur i!ont»iiar-
tre. L'atelier peint en fond de briques , le carreau soigneusement mis en
couleur brune etfrotlé, chaque chaise manie d'un petit tapis bordé, le
canapé, simple d'ailleurs, mais propre coi\ime celui de la chambre à cou-
cher d'une épicièrc, tout y dénotait la vie méticitlease des petit? esprits .
et le soin d'un honmic pauvre. Il y avait une commo;!e pom' serrer les cQeîs
d'atelier, une table à déjeuner, un buPi'et, un secrétaire, enfin les ustensiles
nécessaires aux pciîitres , tous rangés et propres. Le poêle pariiripait à
ce système de soin hollandais, d'autant plus visible que la lumière pure
et peu changeante du nord inondait de son jour net et froid celle immense
pièce.
Fougères, siinple peinn-c de genre , n'a pas besoin des machines énor-
mes qui l'uinent les peintres d'histoire , il ne s'est jamais reconnu rie facul-
tés assez complètes pour aborder la haute pciutm'e, il s'en tenait encore
au chevalet.
Au commencement du mois de décembre de cette ann<;c , époque à la-
quelle les bourgeois de Paris conçoivent périodiquement l'idée burlesque
dt (lerpélucr leur figure, déjà bien encombrante par eilo-mèmc , Pierre
Grassou, levé de bonne heure, préparait sa palette, allumait son poêle,
mangeait une flûte trempée dans du lait, et attendait, pour travailler, qt:e
le dégel de ses carreaux laissât passer le jour. 11 faisait sec et bea-a.
En ce moment, rarliste,qui mangeait avec cet air patient et résigné qui
dit tant de choses, reconnut le pas d'un homme qui avait eu sur sa via
rinfiuence ([ue ces sortes de gens ont sar celle de pre^q;ie tous les ar-
tistes, d'Elias Magits, un marchand de tableaux , l'usurier des toiles. En
ellet , Elias àlagus surprit le peintre au moment où , dans cet atelier si
propre, il allait se meltre à l'ouvraie.
— Comment vous va, vieux coquin? lui dit le peintre.
Fougères avait eu la croix, Elias lui achetait ses tableaux deux ou trois
cents lï'ancs , il se donnait d'es airs très artistes.
— Le commerce va mal, répondit !;iias. Voas avez tous des préten-
tions, vous parlez maintenant do deux cents ùancs dès que vous avez mis
six sous de couleur sur une toile... Jlais vous êtes un brave garçon , vo'js,
vous êtes un homme d'ordre , et je viens vous apporter uac bonne af-
faire.
— Timeo Danaos et dona fer entes, dit Fougères. Savcz-vous le latin?
— Non.
— Hé bien, cela veut dire que les Grecs ne proposent pas de bonnes
affaires aux Troyens sans y gagner quelque chose. Autrefois ils disaient :
Prenez mon cheval; aujourd'hui nous disons : Prenez mon ours... Que
voulez-vous, IJlysse-LagingeoleElias Magus ?
Ces paroles donnent la mesure de la douceur et de l'esprit avec les-
quels Fougères employait ce que les pein'o-es appellent les charges d"a-
lelier.
— Je ne dis pas que vous ne me ferez pas deux tableaux gratis.
— Oh! oh!
— Je vous liùsse le maîuc, je ne les demande pas. Vous êtes ua hon-
nête artiste.
— Au fait?
— Eh bien ! j'amène un père, uac mère et une fille unique.
— Tous uniques !
— Ma foi, oui !... et dont les pcrlraits sont à fiiirc. Ils sont fous dC5 ar:s.
mais ils n'ont jamais osé s'aventurer dans nn atelier. La tille a une dot de
cent mille francs. \ ous pouvez bien les peindre : ce sera peut-être pour
vous des portraits de famille.
Ce vieux bois d'Allemagne, qui passe pour honraie et qui se nomme-
Elias îiagus. s'interrompit pour rire d'un rire sec dont les éclats épouvan-
tèrent le "peintre. H crut entendre Méphisiophélès parlant maria :e.
— Les portraits sons payés cinq cents fiaucs pièce ; vous po'avcz m
faire trois lableauv.
— Mais z-oui, dit gaîment Fougères.
— Et si voiLs épousez la fille, vous ne m'oublierez pas ?
— Me marier, moi? s'écria Pierre Grassou, moi qui ai riiabitu.ic de
me coucher tout seul, de me lever de bon malin , qui al ma vie arran-
gée...
— Cent mille francs, dit Slagus, et une fille douce, pleine de tous do-
rés, comaie un vrai Tilieu.
— Quelle est la position de ces gens-là?
— Anciens négocians. Pour le inoment aimant les .irLs , ay-int raaisoi
de campagne à \ illo-d'Avray cl dix ou douze mille livres de renie.
— Quel commerce ont-'is fait?
— Les bouteilles.
18
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
^- Ne dites pas ce mot , il me semble entendre couper des bouchons ,
mes (lents s'agacent.
'— Fantil les amener ?
-— Tiois portraits, je les mettrais au Salon : je pourrai me lancer dans
portrait; eh bien! oui...
Le vieil Elias descendit pour aller chercher la famille Vervello.
TPour savoir à quel point la proposition allait a^jir sur le peintre, et quel
effet devaient prothiirc sur lui les sieur et dame Vcr\elle ornés de leur lille
unique , il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur la vie antérieure de
Pierre (irassou de Fougères.
Elève , il avait étudié le dessin chez Grangcr, qui passe dans le monde
(icadéinique pour un grand dessinateur.
AproSj Fougères était'.allé chez Gros, pour y surprendre les secrets de celte
puissante et magnilique couleur qui distingue ce maître; mais le maître,
les élèves, tout y avait été discret , et Pierre n'y avait rien surpris.
'Je là. Fougères avait passé dans l'atelier de Leihière pour se familiari-
ser a\cc cette partie de l'art nommée la composition; mais la composition
avait été sauvage et farouche pour lui.
Fuis il avait essayé d'arracher à Granet, au vieux Drolling, le mys-
tère de leurs effets d'extérieurs. Ces deux maîtres ne s'étaient rien laissé
déro!)er.
i;ii!iu , Fougères avait termine ses études chez Duval Lecamus.
Durant ces études et ces dilïérerites transformations. Fougères eut des
m (Turs iraiiquilles et rangées qui fom-nissaient matière aux railleries des
diilérens ateliers où il séjournait; mais partout il désarmait ses camarades
Par sa modestie , par une patience et une douceiu- d'agneau. Les maîtres
h'avaieut aucune sympathie pour lui ; les maîtres aiment les sujets brillaus,
les esprits excentriques, drolatiques, fougueitx, ou sombres et profondé-
ment r,;ilichis, qui dénotent un talent futur. Tout en Fougères annonçait
ia niédiocrité. Son faux nom de Fougères, celui du peintre dans la pièce
de (i'ilgiantiiie, avait été la source de mille avanies; mais, par la force des
chcs; .;, il avait accepte ce nom de la ville où il était né.
Grassou de Fougères ressemblait h son nom. Grassouillet et d'une
taille médiocre, il avait le teint fade, les yeux brims, les cheveux noirs, le
nex en trompette, une bouche assez laige et les oreilles longues. Son ait
doux, passif et résigné relevait peu ces traits principaux de sa physiono-
mie pleiîic de santé, mais sans action. Il ne devait être tourmenté ni pat
celte abondance de sang, ni par cette \io!ence de pensée, ni par cette
verve comique à laquelle se reconnaissent les grands artistes. Ce jeune
liomme, né pour cti'e un vertueux bourgeois, venu de son pays pour être
coinmis chez un marchand de couleurs, originaire de Mayenne et parent
éloigné des Grassou, s'institua peintre par le fait de rentèîemcni qui con-
stitue le caracière breton. Ce qu'd souffrit, la manière dont il vécut pen-
dant le temps de ses études, Dieu seul le sait. Il souil'rit autant que soull'reut
les grands hommes quand ils sont traqués par la misère et chassés, comme
des bêtes fauves , par la meute des gens médiocres et par la tj-oupe des
vanités altérées de vengeance. Dès qu'il se crut de force à voler de ses
propres ailes, Fougères avait pris un aioller en haut de la rue des i\iar-
tyres, où il avait commencé à piocher, il' lit son début en lS2t). Le pre-
mier tableau qu'il présenta au jury pqur l'exposition/lu Louvre, repré-
sentait une noce de village, assez péniblement copiée d^Sprcs' le tableau
de Creuse. ■ '' ' '■ ;■ ' '
On refusa sa toile. Quand Fougères apprit la fatale décision, il ne tomba
peint dans ces fureuis ou dans ces accès d'amour-propie épileptique aux-
quels s'abandonnent les esprits superbes, et qui se terminent quelquefois
par des cartels envoyés au directeur ou au secrétaire du Musée , par des
menaces d'assassinat. Fougères reprit tranquillement sa toile, l'enveloppa
de son mouchoir, la rapporta dans son atelier en se jurant à lui-même
de devenir un grand peintre. 1! plaça sa toile sur son chevalet, et alla chez
un de ses camarades, un homme d'un vrai talent, chez Schinncr, un ar-
tiste doux et patient comme il était, et dont le succès avait été Complet tiii'"'
dernier salon : il le pria devenir critiquer l'œuvre rejetée,
Le grand peintre quitta tout et vint. Quand le pauvre Fougères l'eut
mis face à face avec l'œuvre , Schinnei-, au premier coup d'œil, serra la
main de Fougères. j. , /• . . ,
— Tu es un brave garçon, tuas un cœur d or. d ne faut pas le trom-
per, lu tiens toutes les promesses que tu nous faisais h l'aiellier.Quand oii
trouve ces choies-là a" 1^""' ^e sa brosse, mon bon l-ougens, d vaut
mieux lai'^scr s^s couleurs chez Belot, ne pas voler la toile aux autres.
Rentre de bonne heure, mets un bonncl de cjion, couche-toi sur les ncul
heures; va le matin, à dix heures, à quelques bureau où tu demanderas
une place, et quitte les arts. , ,. , , . - ' ■ , '"- l ,
' ^(o„ amj_ (jit Fougères, ma toile a deja ele condaninee, v et ce' n est
pas l'arrrl nue je demande, mais les motifs. , i. ,,._,^, ,; ^ ,
•^ i;h bien ! tu fais gris et sombre, lu vois la natuj-e.à travA*'"",*^!"?;,;
pe- ion dessin est lourd, empâté; ta composition osl un pastiche çle G re li-
se.' qui ne rachetait ses défauts que par It^s ipialilô qui m niamiiwiit.
F.n détaillant les fautes du tableau. Scbiniipr vit sur lallguredc Fougères
une si profonde expression de irisics-c, qu'il l'emmena dîner et tacha de
^ Le le*ndcmain, dès sept heures. Fougères était à son chevalet, retravail-
lant le tableau condamné; il en réchauffait la couleur, il y faisait les cor-
rections indiquées par Schinnei, il replâtrait ses figures.Puis, dégoûte de
son tableau, il pona chez Elias Magus. Elias Maguj^ ^j?,ece ,de_Hollan-^
do-Belge-Flamand, avait trois raisons d'être ce qu'il devint : avare et ri-
che. Il débutait alors, brocantait diS tableaux et demeurait sur le boule-
vart Bonne-Nouvelle. Fougères comptait sur sa pah'tte pour aller chez le
boulanger. Il mangeait inirépide iient du piin cl des noi'i, ou du pain et
du lait, ou du pain et des cerises, ou du pain et du fromage, selon les
saisons, lîlias Magus, à (pii Pierre oU'riisa première toile, la guigna long-
temps; il en donna quinze francs.
— Avec quinze francs de recette par an, et mille francs de dépense, dit
Fougères en souriant, on ne va pas loin.
Elias Magus lit \m gesie, il se mordit les pouces en pensant qu'il aurait
pu avoir le tableau pour cent sous.
Pendant trois jours, tous les matins. Fougères descendait de la rue des
Martyrs, se cachait dans la foule, sur le boulevart opposé à celui où était
la boutique de Magus, et son œil plongeait sur son tableau qui n'aitirait
point les regards des passans. Vers la lin de la semaine le tableau dispa-
rut. Fougères reinonia le boulevart, se dii igea vers la boutique du. bro-
canteur, et eut l'air (le llâner. Le juif était sur sa porte.
— Eh bien ! vous avez vendu mon lable.Ui?
-^ Le voici, dit Magus; j'y mets une bordure pour pouvoir, l'cjffrir à
quelqu'un qui croira se connaître en peinture.
Fougères n'osa plus revenir sui' le boulevart. Il entreprit mi nouveau
tableau, il resta deux mois, faisant des repas de souris, et se donnau,t!i4n
mal de galérien. , i '
lin soir il alla sur le boulevart , ses pieds le portèrent fatalement jus-
qu'à la boutique de Magus, il ne vil son tableau nulle part.
— J'ai vendu votre tableau, dit le marchand à l'artiste.
— El combien ? ;, ,i,.,,v
— Je suis rentré dans mes fonds avec un petit intérêt. Faites-moi deiix
iniéricuis llamands, une leçon d'aaatomie, un paysage, je vous les paie-
rai, dit Elias.
Fougères aurait serré Magus dans ses bras, il le regardait comme un
pèie. Il revint, la joie au cœur ; le grand peinU-e Scbinner s'était trompé.
Dans cette immense ville de Paris, il y avaitides cœurs qui baitaieut à l'u-
nisson du sien, son talent était compris et apprécié. Le pauvre garçon, à
vingt-sept ans, avait l'iiinocence d'mi jeune homme de seize ans. Via autre,
un de ces artistes défians et faroudR'£,> aurait remarqué l'air diabolique
d'Elias Magus, il eût observé le fréiillomentdes poils (le sa barbe, l'ironie
de sa moustache, le mouvement de ses épaules qui annonçait le conloiiie-
ment du juif de Waller Scott fourbant un clirétien. Fougères se promena
sur les boulevarts dans une joie qui donnait à sa ligure une expression
Hère, il ressemblait à un lycéen qui protège une femme. Il rencontra Jo-
seph Bridau, l'un de ses camarades, un de ces laleiis excenSi iques destinés
à la gloire et au malheur. Joseph Bridau, qui avait quelques sous dans sa
poche, selon son expression, emmena Fongèies à l'Opéra. Fougères ne
vit pas le ballet, il n'entendit pas la musique, il concevait des tableaux, il
peignait. Il quitta Joseph au milieu de la soirée, il courut chez lui faire
des esquisses à la lampe, il inventa irimte tableaux pleins de réminiscences,
il se crut un homme de génie. Dès leiiondemaia il acheta des couleurs,
des toiles de plusieurs dimensions; il installa du pain, du fromage sur sa
table, il mit de l'eau dans une cruche, il iit une provision de bois pour son
poêle ; puis, selon l'expression des ateliers, il piocha ses labh'aii.x. Il eut
quelques modèles. Magus lui prêta des étoffes. Après deux mois de réclu-
sion, le Breton avait lini quatre tableaux. 11 redemanda les conseils de
Schinner auquel il adjoignit Joseph Bridau. Les deux peintres viient dans
tiois de ces toiles une servile imitation des paysajies hollandais, des inté-
rieurs de Meizu, et dans la quatrième une copie de la Leçon d'uiuilom e
de Rembrandt.
Toujours des pastiches, dit Schinner, Ah! Fougères aura de la peine à
être original.
— Tu devrais faire autre chose que de la peinture, dit Bridau.
"' 'I— Quoi? dit Fougères.
'■ ^''~ Jette-toi dans la littérature.
Fougères baissa la tête à la façon des brebis quand il pleut, et demanda
obtint encore des conseils utiles, et retoucha ses tableaux avant de les
porter à Elias, lilias paya chaque iode vingt-cinq francs. A ce prix. Fou-
gères iï'y gaglidit rien; mais il ne perdait pas, eu égard il sa sobriété. Il fit
qiiel(|ues promenades pour voir ce que devenaient ses tableaux; il eut nue
singulière hallucination. Ses toiles si peignées, si nciles, qui avaient la du-
reté de la (Ole et le luisant des peintures sur porcelaine , étaient comme
couvertes <l'un biiniill.ird, elles ressemblaient à de vieux tableaux. Elias
venait de sortir, Fotigl'res ue put obtenir aucun renseignement sur ce
phénotnène; Il ci;at avoir mal va. Le peintre renua dans son aleher y fau-e
de nonvelles vieilles loUes. ' ■
'■ Après sept ans de travaux, continus. Fougères parvint h composer, à
■exéciïtcr des tableaux passahles,- il faisait aussi bien que tous les altistes
du second ordre. Elias achetait, vendait tous ses tableaux; le pauvre Bre-
'ton gagnait péniblement une centaine de louis par an, et ue dépensait pas
plus (le douze cents francs.
A l'exposiiion de 1S29, Schinner et Bridaui, qui tous deax occupaient
une grande place et se trouvaient à la tétc du mounemeut dans les arts ,
furent pris de pitié pour la pereisianre, pour la pauvreté de leur vieux
camarade, ils firent admettre à" l'exposition, et dans le grand salou, un ta-
'bleau de Fougères. 'i ■
'' Cê'tàb!e=iB,-tpu"tenaiidO'Vicneroaponr le sentiment, était puissan^
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
19
crinlt^rôt; il tenait, pour rexéciition, du premier faire de Dubufe. Il re-
présentait un jeune liomme à qui, dans l'intérieur d'une prison, l'on rasait
les rlie\eux de la nuque. D'un côté un prêtre, de l'autre une vieille i une
jeune femme en pleurs. L'n huissier lisait un papier timbré. Sur une uié-
eluuite tal)lc, était un reoas auquel personne n'avait louclié. I.ejom' ve-
nait à travers les barreaux d'une fenêtre éle\ée. 11 y avait de quoi faire
fn'mir les bomgcois et les bourgeois frémissaient. Fougères s'était ins-
|)iré tout bonnement du cliefd'œuvrc de Gérard Dow : il avait retourné
le LMonpe de la femme hydropique vers lu fenêtre au lieu de le présenter
de'fate. 11 avait remplacé la mourante par le condamné : même pâleur,
niénio appel à Dieu. Au lieu du médecin llamand, il avait peint la froide
\'t ollicielle figure du gretlier vêtu de noir; mais il avait ajouté uue vieille
■ femme auprès de la jeune fille de Gcraid Dow. Enfin la figure cruelle-
ment: bonasse du bourreau dominait ce groupe, et ce plagiat Uès habile-
ment déguisé ne fut point reconnu.
'Le h\ret contenait ceci :
510. (irassou de Fougères (Pierre), rue Je Navarin, 2.
La To'dcllc d'an condamné à mort.
Ouoiipie médiocre, le tableau eut un succès prodigieux. La foule se
rma tous les joni's devant la toile à la mode. Charles X. s'y arrêta, Ma-
.ame, instruite de la vie patiente de ce pauvre Breton, s'enthousiasma
pour le Breton. Le duc d'Orléans marchanda la toile. Les ecclésiastiques
dirent à Mme la dauphine que le sujet était plein de bonnes pensées. 11 y
régnait en ed'et un air religieux très satisfaisant. Monseigneur le dauphin
admira la poussière des carreaux, une grosse lourde faute, car Fougères
avait répandu des teintes verdâtres qui annonçaient de l'humidité au bas
des nuirs. Madame acheta le tableau mille francs. Le dauphin en com-
manda un. Charles X donna la croix d'honneur au lils du paysan qui s'é-
tait jadis battu pom- la cause royale en 1799. Joseph Bridau , le grand
peintre, ne fut pas décoré. Le ministre de l'intérieur commanda deux ta-
bleaux d'église à Fougères.
Ce salon fut pour l'ierrc Grassou toute sa fortune, sa gloire, son ave-
nir, sa vie. Inventer en toute chose, c'est vouloir périr ; copier, c'est vivTe.
Crassou de Fougères avait enfin découvert un filon plein d'or; il pratiqua
la partie de cette cruelle maKimc i à kicpielle la société doit ces inf jnies
'médiocrités chargées d'élire au ourd'hui e- supérioiilés dans lou,tes les
' ' classes sociales, qui nauirellemen élisen clles-mOmes, et font une guerre
acharnée aux vrais taiens. Lcprincipe dcl'éiccUon est faux, la France en
' reviendra. ' 'h- ■
Néanmoins la modestie, la simplicité, la surprise du uon et doux Fou-
gères firent taire les récriminations de l'envie. D'aillems, il eut pour lui
les Grassous parvenus, solidaires des Grassoiis à venir. Quelques gens,
' émus par l'énergie d'un homme que rien n'avait découragé, parlaient du
Dominiquin, et disaient : «Il faut récompenser la voiojté dans les mts !
Grassou n'a pas volé son succès! voilà dix ajis qu'il i pioche, pauvre bon-
homme!»
Celte exclamation de pauvre bonhomme ! étai' pour la moitié dans les
adhésions et les féUcitaiion* que' recevait le peintre. La p.lié élève au-
tant de médiocrités que ''envie rabaisse de grana artistes. Lesjoiunaux
n'avaient pas épargné les critiaucs mais le chevalier de Fougères les di-
géra comme il digérait les conseils de scj amis, avec une patience angé-
fique. Riche alors d'ime quinzaine de mille francs, bien péniblemcn' gagnés,
il meubla son appartement et son atelier, rue de Navarin ; il y fit le tableau
demandé par monseigneur le dauphin, et les deux tableaux d'tghsc com-
mandés par le ministère, à jour fixe , avec une régula-ite désespérante
pour la caisse des ministères, habituée à d'autres façons. Mai. admirez le
bonheur des gens qui ont de l'ordre ! S'il aval tardé, Grassou, surprix, par
la révolution de juillet, n'eût point été payé.
Fougères, pour trente sept ans, avait fait pour F.lia Jlagus environ
deux cents tableaux complètement inconnus , mais à l'aide desquels i était,
parvenu ;i colle manière satisfaisante, à ce point d'exécution qui ne rejioussc
pas trop l'artiste, et que chérit la bourgeoisie. Fougères était cher il ses amis
par une rectitude d'idées, par une sincérité de sentiniens, une obligeance
parfaite, nue grande loyauté. S'ils n'avaient aucune estime pour la palette,
ils aimaient l'homme qui la tenait.
— Quel malheur que Fougères ait le vice de la pointure l se disaient ses
camarades.
Néanmoins il donnait des conseils excellons ; semblable à ces cuillcion-
nisles incapables d'écrire un livre, et qui saveait très bien par où pèchent
les livres; mais il y a cnirc les critiques liltéraiios et Fougères une lill'é-
rence : il était éminemment sensible aux biMUlés, il les reconnaissait. Ses
conseils étaient empreints d'un sentiment de jusiice qui laisail .iccepler la
justesse de ses remarques. Depuis la révolution dcjnillet. Fougères pré-
scnlail une dixaine de tableaux, parmi k>squels le iury en admettait qu itre
■' ou cinq. 11 vivait avec la plus rigide économie. Sou doaiestiqiie consistait
' ' dans une femme de ménage.
Pour tonie distraction, il visitait ses amis, il allait voir les objets d'art,
il se permcllail (pielqiies petits voy.iges en France , il projetait d'aller
chercher des inspirations en Suisse." Ce détestable uriislo était un e\celle,it
citoyen; il montait sa garde , allait aux revues, payait son lovei et ses
consommations avec l'exactitude la plus bourgeoise. Ayant vécu dans le
travail et la misère , il n'avait jam;iis eu le temps d'aimer. Jusqu'alors
garçon et pauvre, il ne se souciait point de compliquer son existence si
simnle. Incapable d'inventer une manière d'augmenicf sa fortune, il por-
tait tous les trois mois chez son notaire, Alexandre Crottat, ses économies
et ses gains du trimestre. Quand le notaire avait à lui mille écus, il les
plaçait par première hypothèque, avec subrogation dans les droits de la
femme si l'emprunteur ilaii marié, ou subrogation dans les droits du ven-
deiu- si rempruiileur avait un droit à payer. Le notaire touchait lui-même
les intérêts et les joignait aux remises partielles faites pai" Grassou de
Fougères.
Le peintre attendait le fortuné moment oii ses contrats arriveraient au
cbillie imposant de deux mille francs de rente, pour se donner Volium
cuui digniiaie de Fartiste et faire des tableaux, oh! mais des tableaux!
enfin de vrais tableaux ! des tableaux finis, chouettes ! kox-nofls!
Son avenir, ses rêves de bonhem', le superlalif de ses espérances, vou-
lez-vous le savoir ? c'était d'entrer à l'Institut et d'avoir la rosette dos of
ficicrs de la Légion-d'llouneur ! s'asseoir à côté de Schinner, arriver à
l'Académie avant Bridau ! Av oir une rosette à sa : itonnière ! Quel rêve !
Il n'y a que les gens médiocres pour penser à tout.
En entendant le bruit de plusiems pas dans Fescalier, Fougères se re-
haussa le toupet, boutonna sa veste de velours vert-bouteille, et ne fut pas
médiocrement surpris de voir entrer une figure vulgairement appelée un
melun, dans les ateliers. Ce fruit surmontait une citrouille velue de drap
bleu, ornée d'un paquet de breloques linlinnabulant. Le melon souillait
comme un marsouin, la citrouille marchait sur des navets, imi)ropreineiit
appelés des jambes. Un vrai peintre aurait fait ainsi la charge du petit
marchand de bouteilles, et l'eût mis immédiatement à la porte en lui di-
sant qu'il ne peignait pas les légumes. Fougères le regarda sans rire.
M. Vervelle présentait un diamant de mDle écus à sa chemise.
Fougères regarda Magus et dit : Ily a gras.
En entendant ce mot, M. Vervelle ûonça les sourcDs. — Ce bourgeois at-
tirail il lui une autre complication de légumes dans la personne (tc'sa
femme et de sa fille. '' _
La femme avait sur la figure un acajou répandu; elle ressemblait à
une noix de coco surmontée d'une tête et serrée par uue ceinlure. 1:11c
pivotait sur ses pieds. Sa robe était jaime, à raies noires. Elle produisait
orgueilleusement des mitaines extiavaganles sur des maiiis enllées comme
les gants d'une enseigne. Les plumes du convoi de première classe flot-
taient sur un chaiieau cxtravasé. Des dentelles paraient des épaule.? aussi
bombées par derrière que par devant ; a:nsi la forme sphérique du cou
était parfaite. Les pieds, du genre de ceux que les peintres appellent d's
abaiis, étaient ornés d'un bourrelet de six lignes au dessus du cuir ve:iii
des souliers. Comment les pieds y étaient-ils entrés • On ne sait.
Suivait une jeune asperge, verte et jaune par sa robe , et qui avait n;ie
petite tête couronnée d'une cheveuire en bandeau, d'un jaunc-caroilc
qu'un Romain eût adoré, des bras lilamenlciix, des taches de rousse.'ii' sur
un teint assez blanc, des grands )eux innocens, ii cils blancs, peu de sour-
cils, un chapeau de paille d'Italie avec deux honnêtes coques de saliu ,
bordé d'un liseré de salin blanc , les mains vertueusement rouges , et I ?s
pieds de sa mère. ,, ,
Ces trois êtres avaietit , ep Vègardant l'atelier, un air de bonheiu" ciii
annonçait en eux un respec(able enthousiasme pour les arts.
— Et c'est vous, monsicm' , qui aiioz faire nos ressemblances? dit le
père en prenant un petit air (irâne.
— Oui, monsieur, répondit Crassou.
— Vervelle, il a la croix, dit tout bas la femme à son mari pendant que
le peintre avait le dos tourné.
— Est-ce que j'aurais fait faire nos portraits par un artiste qui riesi-i.ùl
pas décoré ?
Ebas !\Iagus salua la famille Vervelle et sortit; Grassou l'accompajaa
Jusque sur le palier.
|. r^Il n'y a oue vous pour pêcher de pareilles boules.
, — Cent tiiille francs de dot !
— Onclle famille !
— Trois cou mille francs d'espérances, maison rue Boucherai cl mai-
son de c;mipagnc à \ille-d'Avray.
— Boucherat , bouteilles , bouchons , bouchés , débouchés , dit le
peintre.
— Vous soie/, il l'abri du besoin pour le reste de vos jours, dit Elias.
Celte idée entra diuis la tête de Pierre Gra<sou. comme la lumière du
matin a\ait irlalé dans sa mansarde. En disposant le père de la j 'inic
personne, il lui trouva boinio mine: sa face était pleine i^e r >- ' ^^.
La mère et la lille voltigèrent autour du peintre, en s"êmer\- iis
ses pprêis. Il leur parut être un Dieu. Cette visible adTaiii;.. uu-
gères. Le veau d'or jela .sur celte Lmiille son re.lot f.uil.isiiquo.
— \ ous de\ ei gagner un ai-gext fou ; lUiùs vous le dépenser comme vous
le gagnez? dit la mère.
— Non, madame, répondit le peintre, je ne le dépense pas je n*ai |)as
le moyen de m'aniuscr. 'Mon notaire place mon .vgcul, il sait mou compte ;
une fois l'argent chez lui, je n'y pense plus.
— On me disait à moi, s'écria le père Venelle, que les artistes étaient
tous des paniers iiercés.
— Quel est votre notaire, s'il n'y a pas d'indisaêtion ? deiunnJa ma-
dame Vervelle.
— In bravo garçon, tout rond, frottât...
— Tiens! tiens ! est ce faire ! dit Vervelle, Crultal est le nôtre.
— Ke vous dérangez pas! dit le peintre.
20
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
— Mais tiens-loi donc tranquille, Anténor, dit la femme, tu ferais man-
quer Mionsicur. Si tu le voyais travailler... .-:--- _-- ■ -
— Mon Dieu! pourquoi ne iii'avL'z vous pas appi^Si . I^ ^t^ ? ,dit Mlle
Vervelle à ses parens.
— Virginie, s'écria !a mère, une jeune personne ne doit pas apprendre
rcriaincs dioses; et quand tu seras mariée... bien! Mais jusque-là tiens-
toi uanqaille. '
Pendant cette première séance, la famille Vervellé se familiarisa pres-
que avec riioinutc artiste. Elle dut revenir deux jours après.
IJi sortant, le père et la mère dirent à Virginie d'aller devant eux; mais,
n;al;,'ré la distance, clic entendit ces mots dont le sens devait éveiller sa
curiosité.
— Un homme décoré.... tre;;te sept ans.... un artiste qui a des com-
mandes, qui place son argent chex notre nolaire. Consultons Crollat.
Ilcin! s'appeler madame de Fougère !... Ça n'a pas l'air d'èU'c un mé-
chant homme!... Tu nu, diras un commerçant? mais un commerçant,
tant qu'il n'est pas retiré, vous no. savez pas ce que peut devenir voUe
1:11e, tandis qu'un artiste économe... Puis, nous aimons les arts... enlin!
Pierre Grassou, pondant que la famille Vervclle le discutait, discutait
1 a îamille Vervellé. Il lui fut impossible de demeurer en paix dans sou
atelier, il se promena sm* le boulevart, il y regardait les femmes rousses
q ui passaient ! Il se faisait les plus étranges raisonnemeiis : l'or était le
pi us beau des métaux, la couleur jaune représentait l'or. les Romains ai-
m aient les femmes rousses. 11 devint Romain, etc.
j Après deux ans de mariage, quel homme s'occupe de la coulcm- de sa
/fc mrae ? i ■ •
( abeaulé passe... mais la laideur reste! L'argent est la moitié du bon-
lieur. Le soir, on se courbant, il trouvait déjà Virginie Vervellé char-
inanîc. — ^ Quand les trois Verve'ic critrèrëiit le jour de la seconde
séaneb, le peintre les accueillit avec un aimable sourire. Le scélérat av;iit
fait sa barbe, il avait mis du linge I)hii!C, il s'était agréablement disposé
les clieveux, il avait choisi un pantalon fort avantageux et des pantoiilles
ronges à la poulaine. ' ,,..',
la famille lui répondit par uti sourire ^SsSflatteiir qiie ïé'sîciî'?, Vir-
ginie devint de la couleur de ses cliércux, baissa les yeux et détourna la
tête en regardant les études. PiciTc Grassou trouva ces pclilcs minaude-
ries ra\issantcs. \'irginic avait de la grarc, elle ne tenait hdareiisemcut li^,
du pore, ni de la mère ; mais de qui tonûit-cUc? ' ';'|',' ';',''; ^''\J.!^ . '"' '-.'■
— Ah ! j'y suis, se dit-il toujours, la mèri; aûfa-iéti' im i^g:'ai-<ltic'son "
commerce. '■'" ^■'■à^'- \' /_|\';''V.,''|' ' ^',^./', '''''.'.' -V, '',."■,!'' '.
Pemiant la séance,' ilj'' eut des cêcai-nTonrlits't'Tîre le' ticinirc et la fa-
riii'lc. 11 eut l'audace de trouver le père VcrveHc spirituel, f'ciic llaîicric
lit entrer la famille au pas de charge dans le étisr de l'iiiliste; il donna
l'un de ses croquis à Virginie et une csqHrss'c'îl Iti'hftW.'!' '-"^ j,'.-.!! ■■ '■
— Pour rien? dirent-elles. ' '!\'-' '!;,':'"'^ *^.;,':;;''
Pierre Grassou ne put s'cmpèchcr de sôurirfc. '''»°^'''^' ''■}' '-''','■ '
— 11 ne faut pas donner ainsi vos tableaux: c'est deiyj^iW/tjMl'dltJVfci'-
A la troisième séance, le père VciTeile'f!Hfri''c?*efe îiclte géTeiTti-cfèlr?-'
blcaux qu'il avait ;i sa campagne de Vil!e-d'/<\'ray : des lUiljcns, des Gé-
rard-Dow, des Jîieris, des Tcrbiu-g, dqs Rc'.itiH'anàt, un Titien, dos Paul
Potier, etc. ' - 'lO^J. ';' -,' ' ' -"^ : ' ;.
— M. Vervellé a fait des folies, dirf|dt6êfe^inéilt"T.tmeYénëlle', rl'i
pour rénl mille francs de tableaux. '"'.',''■'
-^ 3'aime les arts ! reprit le marchand •èt'rjontè'dl(*s.
Quand le portrait de Mme Vervclle fat roiiimciicé, relui du mari était
presque achevé ; l'enthousiasme de la famille ne cc!;na!5sait alors pins de
bornes. Le notaire avait fait le pliis grand éloge du peintre. Pierre Gras-
.snu était à ses yeux le plus honnête garçon do la terre, un des afiistos les
plus rangés. Il avait amassé trente six mille franc?. Ses jout's i^è miscr-j
étaient passés, il allait par dix mille francs chaque année, il coï)?(sïîsait les
îatéréls. Enlin il était incapable de rendre une femme n!alhériFel[is''o. Cette
dernière phrase était d'un poids énorme daiis !;1 balance. Les ap.ls de Ver-
vellé n'entendaient plus parler que du célèbre l'oligores. ' '.',;, '^^ ' "^
I.e jour où Fougères entama le portrait de Virginiê,'îl''^a5t''i'rt pctiâ'
déjii le gendre de la famille Vervclle. Les trois Ver^elle ï'i'uWâfeaient datiS'
cet atelier, qu'ils s'habituaient à considérer comme une de loms rééidonces :
il y avait pour eux un incxplicalMo att. ait dans ce local propre, soigné, gen-
t'ù, artiste. Àl'yssKS ahyasiim ; le bourgeois attire le bourgeois.
Vers la lin de la séance, l'escalier fut agité, la porte fut brutalement
ouverte, et entra Joseph Eridau : il était à la tompi'te, il avait les clieveux
au vent, il montra sa grande ligure, ravagée-, jeta les éclairs de s6n ré- '
gard, tourna tout autour de l'atelier et revintà Grassou brusejucmetit, eiv
ramassant sa redingote sur la région gastrique, et tâchant, mais en vain;
do la boutonner, le bouton s'était évndô de sÀ'c&pStilc'aefdraiJi •"■'-•'J
— Le bois est cher, dit-il à Grassott. '"■' " ' " ' ' " ' -h -ja'rrioii -■
^[jj ■:i.) UC '■■):'-.;ih| ■)]li:,ii m ■)b 'ItiiiU 'lil!.
— Les Ang'ais sont après moL Tie««? fa t)Hiis-ceS'(*liosès.ir\? '''Tf.n r(
— Tais-toi donc.
— Ah! oui!
La famille Vervclle, snperlativemont choquée par celte étrange appari-
tion, passa de son ronge ordinaire ati rouge cerise des feux violens.
— Ca rapporte, reprit Joseph. V nt il aHbérVfnfomUouiW'^'» '>'•'-'''['■'
— Te faui il beaucoup? " ' ■.■.-' *-l"0^ '..;ip.^
'osir
l
2, ri
_— un billet de cinq cents... J'ai après moi un de ces_néggçians_de_ia
-nature des dogues qui , une fois qu'ils ont morduf, ne' lâchent pras~qu1ls
u'aieul le morceau. Quelle race ! , .,, ;;, . (■ ■
— Je vais l'écrire un nmt pour mon notaire...
— Tu as donc un notaire !...
— Oui.
, -7- Ça m'axplique alors pourquoi tu fais encore les joues avec des tons
' roses, exccUcns pour des enseignes de parfumeur... ; ^i.ui) biuru
Grassou ne put s'empêcher de rougir. Virginie posait. i.!;ii,j;> /lod-'.r.r
— Aborde donc la nature comme elle est ! Mademoiselle est rousse. Éh
bien ! est-ce un péché mortel? Ton' est magniliquc en pointure! mets moi
du cinabre sur ta palette, réchauffe-moi ces joues -là, Pi()ues-y les petites
taches brunes, beurre-moi cela, \'cux-tu avoir plus d'esprit que la natiue !
— Tiens, dit Fougères, prends nia place pendant quq je yais écrire.
Vervellé roula jusqu'à la table et s'approclw de l'oreille de Gvjjssou, i,i
— Maisce /;(if«;iJ:/ci va, tout gàtçr... , ,,, , ., ^..^■. ...
— S'il voulait faire le portrait de votre Virginie, il vaudrait mille foisilfti
mien ! répondit Fougères indigné.
En entendant ces mots, le bourgeois opéra doucement sa retraite vers sa
femme stupéfaite de l'iinasion de cetU". bête féroce, cl assez peu rassurée
de le voir coopérant au portrait de sa fille. i i , i-j -^
— Tiens, suis ces infica'.ions, dit Bridau ci prenant le billet, .'c ne te
remercie pas! Je puis retourner au chàiçau,dc,,d'ArtJiez à qui je peins i
une, salle, ù inanger. Viens nous voir !
Il s'en alla sans saluer, tant il en avait assez d'avoir regardé Virginie. , i: •
— Qui est cet homme? demanda Mme Vervclle. i ,
— Un grand artiste, répondit Grassou.
Un moment de silence.
— Eies-vous bien sûr, dit Virginie, qu'il, n'^ pss porté ^^al)Jpll}■, à , mon
portrait? il m'a effrayée. -..,,■,:■ ., -;'--i.,' .;;,.■;..
— 11 n'y a fait que du bien, répondit Grassou. i ,. i ^ ; -
— Si c'est un grand artiste, j'aime mieux un^r^tud ar.tis^e (fui voijs r,cs-
— ,AJi!,,%in]an, iiî9iipi^m:|ps); jin bfei).,I^W5,fir^pi|,PCWl'ifi? Am fÇï<>.
tout cntiève. >-,..■..,,, imo iiu, >fc. !■• ;., ,.i;^m!. ,!:im
Le gç^ifî avait ébouriffé les VcryoUqj, Qij,eti|i^ dâns,|Çette .pba,sei tP^Unn
tomnc si agréablcnicnt nomniéc liUd ife !a,i$<i'nC-l\Iàrliu. Ce fut avec ia/
timidité du néophyte, en préscnro d'un homme de génie , que Vervclle rit-;,i
qua une invitation de venir à sa maison de campagne dimanche prochain :,h
il savait coml)icn peu d'attrait une [amiUe Ijourgcoisc olfrait à im artiste, i^
— Vous autres! cUt il, il yoiis,fant des émotions, de grands spectacles,,
ot dos gciis d'esprit ; mais il y aura de bons vins , cl je compte sur ma ga- .,=
loric pour vous compeijscr l'emiui qu'un altiste comme voufj pourra éprou-
ver parmi des négociar.si' , ,,,
Celte idolâtrie, qui caressait exclusivement son amour-propre, cliarmait,
le pauvre Pierre Grassou qui rcce\ ait raremenl des comphmei^s. L'hoa-.:
nétc artiste, cette infâme médiocrité, ce cœur d'or, cette loyale vie, ce
stupide dessinateur, ce brave garçon, .(^i;,Cf)rê, 'le l'ordre royal de la Lé-
gion-d'flonncur, se mit sous les armes 'pc];(r^f'!l''^''JP"''' ''•^s derniers beaux
jours de l'année à Vilie-d'Avray. Eo peintre' vint modestement par la voi-
ture publique, et ne put s'empêcher d'admirer le beau pavillon du mar-
ciiand de bouteilles, jeté au milieu d'un parc de cinq arpens, au soiiimct
de Ville-d'Avray, au plus beau point de vue. Epouser \iigini-3, c'était
avoir celle belle villa quelque jour ! 11 fut reçu par les Vervclle avec un
enlhcnsiasnie, une joie, une ijonhomie, une hanche bêtise bourgeoise qui
le coiifondirenl. Ce fut nu jour de triomphe. On le promena clans les al-
lées couleur nankin qui avaient été raiissécs comme pour un grand horiune,
les arbres avaient eux-mêmes un air peigné, les gazons étaient fauchés,
et l'air pur de la campagne an;cnait des odeurs de cuisine ntfimincnt ré-
jouissantes. Tous, daits la maison, disoieuî : Kcus avons un grand ariii^io.
Le petit père Vervclle roulait comme uiic po|nnie dans sou parc, la iiiic
serpentait comme une aiguille , et la mère suivait d'jUJi pas noble et digi;e.
Ils ne lâchèrent pas Grassou pcndaiii sept Iiéines.
Après le dîner, dont la durée égala la somptuosité-, M. et Mme Vervellé,
arrivèrent à leijr grand coup de ihéûlre, à ronvcrture de la galerie illu-
minée par dos lampes à effets calculés. Trois voisins, anciens commerçans,
un oncle à succession , mandé pour l'ovationdu grand artiste, une vieille
demoiselle Vervclle et les convi\es le suivirçut dans la galerie, assez cu-
rieux d'avcii" sofi opinion sur la fair.eusc galerie du petit [lère \ crvellc qui
les assommait de la valeur fabuleuse de ses tableaux. Le marchand de
l)outeillcs semblait avoir voulu lutter avec le roi Louis-Philippe et sa gale-
rie de Versailles, Los tableaux.magniliquemcnt encadrés, avaient des éti-
quettes où se lisaient en letlres, r.oircs sur fond d'or :
■RWIîEiïSl'''--
Danses de fauiips el (^t; Wmp^bcs.
UEMGRAXDTiPil'-^^/SO
lutérieur d'une s:ille de disscclioni-Iie' dbfcleui- Trdiïip faisant -sà'flé^on à ses
-i, ,OUves. .. '- '■'■ ■'■-' "'T' ■' •'■■■'' ■'■
Il y avait deux cent cinquante tableaux, tous vernis, éçpussetés: quel-
ques-ims étaient couverts de rideaux verts qui ne se tii-aicnt pas en pré-
sence des jeunes personnes, j/arli.stc lesla les bras cassés, la bouche
bé;ûuc, aucune parole mu- les lèvres, en leconnaissanl la moitié de ses
,i>','j'.)q. ,^-> ■>!> <■>:. U'H'
LE MAGASIN LITTERAIRE.
i'i-j) ;l
21
tabiraux dans relie galerie : lli'tait Rubcns, Paul Potier, lliéHs.RjIetzu,
Gérard Dow ! Il était à lui senl viiig^t grands maîtrëè. ' "'-'■' ' '"" '■'■ '
— Qu'avez-vous? vous pâlissez! '"''J" "-'' ^^°^ ^'"^ 'n 'L
— Bla fille, un verre d'eau! s'écria la mère Vervcllc. '" -j
•-itje pci]iîrc prit le père Vervclle par le bouton dC son tiabjt', èt'l'em-
mena dans un coin sous le prétexte de voir un MulilMJ *. tes'tàblèaax çs-
paguols élaicnt à la mode. • "'■'" •' ' ""i i. ■l'-'^i..'
— Vous avez aclielé vos tableaux chez Elias Magus,? '"• -'"^ ■'
'.-Oui, tous originaux! ' ' ,.-',.,(, ni. n-ia-j lin/
-^ Entre "nous, combien vous at-il vendticeat que! je'v^î's vtitfe'dlSiî-
Tous dent firent le tour dé la gàlerîe. Les convives furent émerveillés
du sérieux avec k'([uel l'artiste procédait on compagnie de son hôte.
— Quarante mille francs ! dit à voix basse Vervclle en arrivant au der-
nibi^.'"' •'■ ■■' • ' '■ "■'''■' ' ' "■■ < ■;■! -''■'■
— Quarante mille fi-ancs un Titien! reprit ù hàlttë Vbix l'aitisté; mais
ce serait pour rien.
-'^^ Ouand je vous le disais, j'ai pour cent mille écus de tableaiix! s'écria
Vervclle. i ! o- •^ i
-'^— ,i"ai fait tous ces tableaux-là, lui dit h l'oreille Pierre Grassbii', je ne
les ai pas vendus tous ensemble plus de si>c mille francs...
— Trouvez-le moi, dit le marchand de bouteilles, et je vous donne wà
fille, car alors vous êtes Paibens, Rembrandt, ïerburg, Titien!
— Et Magnus est un fameiLX marchand de tableaux! dit le peintre qui
s'expliqua l'air vieux de ses tableaux et l'utilité des sujets que lui deman-
dait le brocanteur.
I-Oiii de péi'dre dans l'estime de son admirateur, M. de Fougères, car
la famille persistait à nommer ainsi rierre Grassou, grandit si bien qu'il
lit gratis les portraits de toute la famille, et les olirit naturellement à son
beau-père , a sa belle mèré' et à sa femme.
Aujourd'hui, IMcrre Grassou, qui ne manque pas une seule exposition,
passe pour un des bons peintres de portraiis. llgagnc une douzaine de
mille francs par an , et gâte pour cinq cciUs francs de toile. Sa femme a six
mille fianes (le rente ; il vit iavbc' son beau-père et sa belle-mère. Les
Vervclle et'lés Grassou ont Voiture et sont les plus heureuses gens du
monde. Pierre Grassou ne sort pas d'Un cercle bourgeois où il est consi-
déré comme lin des plus grands artistes dé l'Europe : il ne se dessine pas
un portrait de famille , entre la barrière du Trône et la rue du Temple ,
qui ne se fasse chez lui et ne se paie au moins cinq cents francs. Comme
il s'est très bien montré dans les émeutes du 12 mai, il a été nommé
officier de la Légion-d'Honncur; il est chef de bataillon dans la garde na-
tionale. Le Musée de Versailles n'a pu se dispenser de lui commander
une bataille. Mme de Fougères l'adore , il a deux cnfans , il est bon père
et bon époux. Il ne peut cependant ôter de son cœiu- une fatale pensée :
les artistes se moquent de lui, son nom est un terme de mépris dans les
ateliers, les feuilletons ne s'occupent pas de lui. Mais il travaille toujours,
et il se porte à l'Académie OÙ iréntrera. Puis, vengeance qui lui dilate le
cœur! il achète des tableaux aux peintres célèbres quand ils sont gênés,
et il remplace les croûtes de la galerie de ViJle-d'Avray par de vrais chefs-
d'œuvre , qui ne sont pas de lui.
DE BALZAC.
§©UTE^'IKS ©E SiA itKT®lil.TTî®:¥.
Plclcegrii.
J'ai promis de parler de Pichcgru. C'est un devoir que j'accomplis en-
vers sa mémoire, une des obligations les plus chères et les plus sacrées
de mnn cœui-.
Malhcureiisrnient pour moi, je n'ai pas les loisirs d'un livre, et c'est
un livre au miiins qu'il faut à la mémoire de Pichcgru. DViutros le feront;
mais je n'aurai rien épargné pour leur fournir quelques maiériaux. Ce
n'est ni un plaidoyer, ni une sùasoire, ni une apologie, c'c^tun sommaire.
Commençons par tracer rapidement la vie de Pichcgru ; elle sera peut-
Cire jugée tout à l'heure.
Pichcgru est né en 17G1, aux Plancl'cs, et non à Arbois, qui ne récla-
me plus cette gloire. L;iissoiis-la au modcpte villag'i OÙ'il a conservé quel-
ques vieux amis; t'est dans leur cœur qu'il aiiucrnità vivre , et non dans
les monunieiis mahubolts qui l'ont fait sicihéllement méconnaître.
La famille de Pichcgru était piuvre, mais honoiée; rustique, mais li-
bre. Elle ne cultivait pas ses propr(,'s terres , parce que l'ambllion des
propiii'tés était chose incoimue dans tout homme qui a porté son nom.
Le blason do ces nobles paysans, c'éiail lunnwicmoit travuitUr, vivra
de peu; «depuis quatre cems ans lui les appcl.iit PichcL;ru, parce qu'ils
liraient le gru ou la graine au bout du pic ou <lu huyau. Caie noblo.^tc en
vaut une autre.
Pichcgru vint àu monde estimé dans les siens. C'était alors un héri-
tage.
La propriété protégeait naturelleuienl l'enfani du prolétaire qu'elle re-
dou'e aujourd'hui.
Charles Pichcgru reçut une éducation soigmîe chez les miuluics d'Arbois,
qui dirigeaient le collège de cett« ville.
Ces minimes le devinèrent. Ils envoyèrent à leurs frais au collège da
Brienne l'écolier qui promettait an grand homme, et il y fut, peu de
temps après, le répétiteur de Napoléon.
Ce point de contact est le premier qui se soit établi entre les deux plus
fumeux capitaines d'uu siècle qui ne l'a cédé à aucun eu illusiraiions mili-
taires. Le dernier, rous le verrons.
Napoléon sortit du Brienne cuinme lieutenant par un acte spontané de
la justice de Louis XVI ; Pichcgru en sortit comme sergent au premier ré-
giment d'aiiillerie, parle seul tait de son application et de son travail.
Il fit avec éclat la dernière guerre d'Amérique, et passa au grade d'ad-
judant.
Il touchait à vingt huit ans aui honneurs de l'épaulelte, quand la révo-
lution arriva.
Pichcgru en avait embrassé tous les principes généreux. Elle ouvrait
une si belle voie aux grandes pensées! elle déployait devant elle tant
d'espérance et d'avenir!
Il présidait la société populaire do Besançon au passage d'un bataillon
des volontaires du Gard, et il échangea sans peine sa sonnette contre ii!:c
épée. Ce bat.uUon l'avait choisi pour son commandant.
Deux années tpiès, Chaiks Pichegra était général en chef da l'armée
du Rhin.
Celte armée n'était plus qu'une cohue en déroute. Les lignes étaient
prises, Strasbourg était menacé.
Avec ces troupes, réduites à un petit nombre et vaincues par l'habi-
tude des défjites, Pichcgru parvint à semer la défiance parmi les coîdi^és.
Il invente et il organise une guerre d'escarmouche et de tira Heurs, la
seule possible à ses arme;, et il reprend nos frontières naturelles. 11 05t
proclamé le sauv<^uç de la pairie, et chargé de la sauver encore une fois
à l'armée du NorJ.
Pichcgru va rcjuindre les débris de celle-ci à quarante lieues de Pari<;
il les rassemble, les furtili o de sa présence et de la coiifiance attachée à
ses exploits, les mène vaiu:jueuisà Cassel , à Courtray, h .Meniu , à Hous-
sflaer, à Hooglo !e, pren ! Bruges, Gand, Anvers, Bois le-Duc, Vanloo,
Nimègue, passe la Wahal sur la glace , entre dans Thieli , rompt les Hol-
landais, farce ics Anglais à se rembarquer, s'empare d'Amsterdam , ce ,
dix jours après, de toutes les Provinces- Unies. Ses enuemis avouent qu'il
ni; s'arrêta qu'à l'cndi oit où il ne trouva plus d'armées à combattre.
Le sergent d'artillerie fut taat à coup investi alors de la plus haute p;:i5-
sance militaire qu'une déaiocraiic eût jamais mise à la merci d'une épéo. Il
joignit la direction des armées du Kord et de Sambre-et-.\Ieuse au com-
mandement de l'armée du Rhin-et-'.îosoiic. Jourdan et Uureau fureut
placés sous ses ordrfs, et Moi eau l'en a l'dit souvenir. Son système était
de ne pas elfiayer l'Europe des succès dune propagande qui u«! cher-
chait qu'à se ranimer.
C'était le temps de se repoic'r des conquêtes, et de rassurer la monoe
sur 1rs projets de la répuhLque. Il ne perdit pas une goutte de sang
inutile, pas un pouce de terrain , et on l'accusa de nonchalance. On alla
plus loin peutèire. Le couperet qui avait tué Luckiier, Custiues, Hoa-
chai d et Biron s'était usé sur trop de têtes héroïques : la calomnie venait
d'être inventée contre les gloiros im,)nriuui'S : on calomnia.
Dans cet intervalle, Pichcgru avait refusé les présens de la Ilullaudeet
les hautes récompenses de la France recouuaissante. Pichegru avait be-
soin de si peu de chose ! Deux fois sauveur de son pays , à l'est el au
noril, et tenu pour tel par les décrets, il sauve Paris, en passant, des
baridits de germinal, il sauve la convention qu'il pouvait renverser d'un
souille, laisse rugir les furies de lingratiiude, et se retire dans uu pauvre
village, où il pend l'épée de Scipiou à la charrue de C ucinnaïus.
Ici commence son iuUucnce u'homme d'état. Le vœu de pU.'ieurs dé
partemens le porte à la Icgislaiture ; le vœu uiiani.ue des kgiïitteui-s le
porte à la présidence. Le voi à maître de la France encore une fois, par
l'ascendant de sa popuhiritê, comme il l'avait été lar celui de ses victoi-
res. Que lait PicLegru ? Il h.iUsse le» épaules aux propositions de^ partis ,
il sourit de pitié à leurs doltaticos. Il méprise le direcio're sans douij
(cl qui ne le m.'prisait point?); mais il l'attaque tout au plus do quelques
paroles dédaigneuses. Pichegru était tiop grand pour se prendre à uclels
ennemis ; s'il avait daigné se lever, se montrer à hauteur d'homoie, le
directoire tombait.
Fatigué, comme la France, de l'instabilité d'uu gouveiatiu ni sjes
force morale, il a pu, il a dû alors, en loyal député, jeter les yeux sur un
autre ordre de choses. Ce qu'on ne pourrait lui reprocher, rien ne
prouve qu'il l'a fait.
L'hisloire dira que Pichegru, insouciant par philosophie, dédaigneux
des hommes par expéiier.ce, n'avait pas la force de r^suluiiGii uccess-iire
iwur user de ta haute position au profit d'un peuple qui n'a'.'cndail que
son ap^iel ; ci cepenJant conspirer ainsi était un acte d;! vertu.
A le supposer aussi énergique dans les ap; licaiions de >a pensée poli-
lirjue qu'il 1 était peu réellement, à lui accorder cette puissance t.c volonté
que je lui i cluse coiumc la uature, il aurait cosispiré de san droit de m-
préiiiaiie populaire, co'nine Vergidaud contre la Montagne, comme Ro-
bi'spière contre ce qu'il appelait le parti dts iu;ri,;a!is. roniino la con-
vention contic Ro!ies|i!orre. comme Napoléon conspii a depuis couire la
coi:s iiuiion de lan 111. le dirertoire et les conseils.
Oc qui est gloire en eux, suivant l'opinion, n'aurait pas été irahiîon en
rifl:cgru.
as
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Il iiiiporleraitdonc peu à la pureté de sa réputation que cela fût vrai ,
cela est faux.
Piilicgru était avant tout un sage cousomtùé, stoïcien dans ses mœurs,
sceptique dans tout ce qui touchait à la qucilion sociiK; , trop imlilTéreiit
aux résultais pour accepter un rôle actif dans les causes. Il n'y a rien là
qui se concilie avec le tai artère d'un conspirateur.
Toutefois si Pichi gru n'était pas un moyeu , Pichegiu pouvait être un
prétexte. 11 y avait eu lui sinon uu chef, du moins un drapeau; on mesura
sou ombre et l'on eut peur.
Quand les tyrans ont peur, il font des coups d'état, et les coups d'état
ne prennent au dépourvu que les honnêtes gens qui ne conspirent pas.
Pichegru fut arrêté à son poste.
Le lendemain du 18 fructidor, les coups de pied honteux ne manquè-
rent pas au lion garotté. il lut royaliste alors, parce que c'était le repro-
che banal, royaliste comme l'avait été Veigniaud au 31 mai , Danton le
Il gernii.'ial , Robespierre 'e 9 thermidor ; comaie l'aurait été Napoléon
c IS brumaire, si Napoléon n'avait pas réus.'i.
N'a t-on pas dit , n'a-t-on pas imprimé à Paris , que Robespierre pen-
sait à épouser Madame dç France, que le mamelouck Roustan étiiit
Louis XVII di guisé !
,„,La vertu est plus difficile à détrôner que la glo're. On sentit qu'il fal-
t entasser, accumuler les preuves; et(|uellespreu\esl Onvirra, quand
les discuterai , sur quoi peuvent se fonder dans une république la dé-
adation morale et la proscription d'un grand homme.
Les complices de ricîiegiu, dans cette prétendue conspiration en fa-
veurdes Bourbon?, c'étaient Bourdon de l'Oise, qui avait été régicide ; An-
dré Dumont, qui avait été régicide ; Cochon , qui avait été régicide; Tbi-
baudeau, qui asait été régicide, et qui fut rayé par faveur; (iarnot, qui
avait été réfiicidc, tt que la France nouvelle aime à citer comriu son
Calon, comme son patriote sans tache.
Ces messieurs sont aujourd'hui de fort honnêtes gens , et Pichegru est
un conspirateur !
Pich gru avait en effet conspiré au conseil, précisément comme il avait
trahi l'armée eu bittaiit l'ennemi.
Il fut traîné au Temple sur une charrette, emporté en Amérique à fond
de ca'e d'un vaisseau, jeté dans un cabanon aux all'reux déseiis Je Sin-
namari.
De lii il parvint à s'évader avec quelques-uns de ses amis sur une frêle
piroc'ue , et à gagner, au travers de mille périls, les bords hospitaliers de
Surinam.
11 se TéïwXm en Angleterre, j'y consens ; il faut pourtant bien se réfu-
gier quelque part. 11 y a vu les Bourbons, cela est vrai ; on voit ses com-
patriotes en pays d'exil; n'avait il pas vu Billaud-Varennes il la Guiane,
Billaud-Vareniiés.ce tigre des Jacobins, qui ne s'était apprivoisé aux idées
humaines qu ; parmi les bêtes sauvages. Le général ou le maréchal Mai-
son, je ne suis pas sûr des litres, a vu 1 infortuné duc de Reischtadt à
Vierme, et il ne conspirait pas le rétablissement de l'empire. Scipion a
conversé avec Annibal, et il ne lui a pas vendu Rome.
Mais Pichegru a-t il du moins pris du service chez l'étranger, comme
Thémistocie ou Coriolan ? Non, il en a refusé partout.
iijj Mais a-t-il jeté le poids de son nom sur un des plateaux de la balance
! politique ? A-til fdit lever le nôtre '?. Non : il entra une fois par curiosité
au parlement d'Angleterre : le parlement se leva par respect ; Pichegru
salua et sertit.
Mais a-til essayé de se faire de I» popularité dans lanation, et de l'ap-
pui auprès des grands? Non : il s'est livié à sou penchant naturel pour la
solitude; d s'est relire au village.
Mais at-il reçu de l'Angleterre une pension et des secours? Hélas !
oui ; et il faut convenir que tous ceux de nos généraux de ce temps-là qui
ont pris part aux affùres s'étaient mis depuis long temps à l'abri d'une pa-
reille humiliation. Us avaient sar les banques de l'Europe assez de fonds
en plein rapport pour se passer d la compassion des peuples. Pichegru,
arrivé en Angleterre avec 400 francs d'emprunt, a obtenu sans le deuiaii-
der c» tribut d'une respectueuse pitié que les nations civilisées paient au
malheur d'un illustre ennemi (!• ni la fortune a iraiii le courage, l'aumùne
de l'admit ation ii la gloire, l'obole du soldat à Bélisaire. Pichegru n'a-
vait pas été mis par sa proscription bois du ban de l'humanité.
Enlin il est revenu h Paris, et cette fois il y aviit conspiration. Il fe-
rait dinicilc de nier celle là : les neui dixièmes de la France en étaient.
Mais n'est-il pas surprenant qu'après ti ente ans écoulés cette entreprise
fatale n'ait jamais été réduite à sa yétjlable eprcs^lpn ? Sa véritablf; ex-
pression, la voici : . .,,| ^ .[ , , ..(i,,, ;,. „,.,, , ,,.,„ ,, 7'"'..
L ambition de Napoléon marchait à découvert fleptris ftfcte'■fcxth^^^fms-
titulionnel qui lui conférait lo eoTisidtat h vIp. n'était triifinx que ('.esar,
pour qui cette dignité n'avait été prorogé qu'à deux ans. On savait a n en
pasdouler que la monarchie des Gaules lui était dAicrnée d'avance dans
son ('.apitoie, et qu'il ne restait pas un Rrntiis pour l'empêcher de ceindre
trois mois après le bandeau impérial. Le peuple, effrontément trompe,
cherchait un vengeur h ses dwils usurjiés par la fraude, et no le Ironvait
Morrtiu représentait à la vérité les idées les plus populaires et te pins
énersiqucs, et je suis convaincu que la multitude n'aurait pas hésite a
suivre son cheval dans les rues de Paris, si i\Ioreuu. qui était sur sou che-
val fort grand bomnie de guerre, n'avait pas été à côté de son cheval quel-
que chose de moins qu'un homme, une bonne femme étourdie et hâbleuse.
11 n'osa pas le monter.
11 serait trop rigoureux de dire pourtant qu'il n'eût pas quelques pré-
textes, dans l'occasion doat il s'agit , pour couvrir celle alternative de
velléités et de réticences qui formait son caractère poliii'ine.
La France était alors divisée , autour du nouveau trône et de ses ap-
puis, en deux camps parfiitement distincts qui demaiiilaieiit chacun un
syiiibolo. Un engouement jnstilié par sa belle vie militiirc avait fait de
Moreaulp symbole de la république; les fniciidoricns s'étaient chirgés
à leurs risques et périls de faire Ai\ Pichegru le symbole de la iiioiiaicliie ;
et tout en le défendant d'une cnllusi-in dont sa sincérité le rendait inca-
pable, je crois que c'était là son perichmt. car il était impossible de pré-
voir dans aucune autre combinaison sociale le retour de l'ordre et de l'a
liberté. '!,
Moreau, qui ne voyait probablement dans une concession appaVfeiltfe
qu'un moyen de temporiser, et qui, comme Fabius dont nous lui avions
donné le nom, aimait à temporiser, parce f\\\c. b\s formes dilatoires de la
prudence étaient agréables à sa paresse, réclama le concours de Pirhe-
Avaitil pensé qu'il ne fallait j-icf) moins que deux graii îs hommes ei la
patrie pour prévaloir contre le t.rand homme et sa fortune? C'était perfi'
Lajolais fut chargé de la périlleuse mission qui devait les rapi rociiér,
et mille bruits en courait à sa honte. On a supposé, foi t gratuitement
à m in avis, que cet olTicier eutreieaait à part lui d'autres connivences
av( c la police, et mon cœur a loujouis répugné à ces accusations qu'il
faut rappeler seulement pour les effacer de l'histoire. Quoi qu'il en soit,
ri liegru triompha de son antipathie contre Moreira, 'et'' Se Tendit à son
appel. "'■ ■■'•■■"■■■' •'
Oa quoi s'agissait-i! ? De montrer aux Français deux grands capitaines
qni avaient été I .iirs idoles, de leur rendi-oja liber;é, etdé les convoquer,
suivant les foriucs populaires de l*éçbqii'e;ll s'e choisir ehûiiun gouverne-
ment. M .i- ' ■■>■ •■: '•'•l'^Ol'" ■■ :' ■'■!!
C'était une conspiration sans doute, et ce n'est pas celle-là dont j'ai
contesté l'existence : la cor:spiration de 'Pé'opidas con'.re Lcoiiiidès, de
Thrasybule conire Criiias. Je ci^ois'aujôuid'hui que sou silécês aurait été
une calamité, car la m ssion de Napoléon est devenue pour moi évidem-
ment provideniielle; mais cette entreprisé d'ert était pas hi'oiuS fjite'pour
le peuple, et fondée sur la vérlfl. ' ' ■ ' ■ ;
Pichegru renira eii France avec des royalistes et des Vendéens ; qii'au-
rait-on dit s'il était rentré avec des Anglais ? ■'-'
Pour être royaliste, on n'a pas perdu peut être le titre de Français ! La
■Vendée est en France encore, quoiqu'on puisse en douter aux lois < xcep-
tiunnelles qui la régissent. Jamais le crayon insolent d'un cosmographe
éhoiité n'a osé la i ctranchcr de la carte de nos provinces.
Le proscrit de fructidor ramenait sur la terre commune les proscrits de
toutes les époques : des députés, des soldats, des ouvriers, des paysans.
Rassurez-vous ! ils n'étaient que cénï\ et ces cent hommes, faut-il dire que
ce n'était pas une armée ? C'était un cortège pour le triomphe, ou des
compagnons pour l'échafau .'.
Qu'aurait pu rarnener Pichegru d'ailleurs, si ce n'était ces hommes
qui avaient droit à coops'rer pour lear pari à la réhabilitation du pacte
universel ? Le parti de Moreau était autour de.Moieau, et s'y tenait sus-
pendu sur l'abîme creusé par ses irrésoliiiions hoaiicides ; les républicains
énergiques étaient à Sainie- Pélagie, à la Torce, à Bicêtre; ou les entassait
aux îles de Rhé et d'Oléron ; ils achevaient de mourir à Cayenne et à
Mahé.
Pichegru a péremp'.oirement répondu pour moi aux inductions qu'on
pourrait tirer de ce rapprochement fonuit par une phrase que l'instruc-
tion a naïvement conservée, parce qu'elle ne s'est pas avisée de tout. « Je
suis ici avec vous, dit-il au brave Cad')U'<îâ(15'ttiiïis Je n'y suis pas pour
vous. » : ' l.ll
Il ne fallait pis livrer ce mot ixiraoriel aux presses impériales, car tou-
tes les prétendues trahisons de Pichegru y sont jugi^es.
Je laisse de côté ici 1 imputation de brigandage et de tentative d'assas-
sinat, si loyalem ut proclamée par la police dans ses incroyables pla-
cards. Elle' prouve seulement que le roi de Boiitan n'avait pas épuisé les
fécondes ressources de l'art de se jouer du peuple. Pichegru et Moreau
Lriyuiids, c'i'tail une impertinence ,a^sez plaisante. Moreau convoquant
Pichegru â'PaHs pour voir assassiner Napoléon des mains d'un homme de
peine, c'e^la balonidisc la plus grossière qu'on ait jetée à la canaille.
Pichegru était iniei venu dans la Conjurjiiou de Moreau sans autre vue
que colle du bien public, éï'il ne fiouvait pas en avoir d'autres ; il vit l'é-
ternK}caiic(«(c"*', el il le retrouva _^j|oiigé dans ses incertitudes ordinai-
res. Lo sens 'exquis et profoi'.d iliiî'distinguait ce héros (c'est de Piehe-
gril que je yarle maintenante péin'lra facilement un mystère que Moreau
méconaissaîl peut-être lui-nième! Celui-ci voulail le pouvoir, et atten-
dait qu'on le lui apportât tout fait, parce qu'il ne savait ni le créer ni lo
prendre.
« Cet homiiie aussi est ambitieux! » dit Pichegru avec dédain en ren-
trant dans'son asile; et il s'enveloppa dès ce moment. de son raanl«au.de
mort. ■" "n.y-.i^a;,: 1 .. o ■■ _
Celte aùli'e'paTdle, qui excliH dans Pichegru jusqu à 1 idce d une am-
bition personnelle, n'est pas plus apocryiihe que la première. C'est en-
core l'instrnction qui nie la donne.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
5S
Picliegru, tout entier à sa confiance dans l'homniR qui l'avait mandé,
tout rt^solu aux pians de Moreau, et la modestie n'est jamais allée plus
loin, ne s'était pas même ménagé un refuge sous le toit de quelque ami
derœur ou d'opinion. Si Pirhrgru avait totispiré avec un parti, si Piche-
pru avait laissé, le 18 fruc(idor, des alDdés ou des complices, il aurait
trouvé une porte oii frapper à Paris. Ceci a toute résidence de la chose
démontrée. . .,-,
Que fait Pichcgru ? que fait le chef de cette conspij-alîon monarchique
préie pour une victoire ? Il se rappelle l'adresse d'un avocat franc-com-
tois, fort étranger aiiv uiouvcmens de la politique, et tout au plus épicu-
rien, s'il était quelî|U<; chose, qui le cache chez une lille entretenue. Le
dernier asile d'Alcibiade ne convenait pas à l'austérité de ses mœurs;
il y reste à peine quelques heures. Pendant ce teiups-lâ le nom de son
ancien valet-de-chambre est revenu à sa mémoire. Cet homme doit
demeurer rue Cbabanais, et Pichej'ru le trouve sans dilTiculté, car il n'y a
rien de plus facile à trouver qu'un traître qui nous cherche déjà,
O'i peut imaginer que le malheureux général y fut accueilli avec era-
pressi ment; il avait été veuJu la veille 100,000 francs, et il fut livré le
lendemain.
Pichegiu n'était pas aussi facile à.saisir qu'à surprendre. Il avait ouvert
la porte lui-aiènie, et il était en chemise. Accablé par le nombre, le vain-
queur de l'Europe tomba sur dix hommes qui étaient tombé-. On se con-
tenta de lui tailler les jambes à coups de sabre, pour se ménager l'hon-
neur de l'omiiorter vivant. Un gendariiie lui ayant posé le pied sur la
tète,— le pied d'un gendarme sur la tète dePichegru! — Pichegru Pii en-
leva d'un coup de dents le talon de sa botte et une partie du catcaneum
avec. Fendant ce temps lii on l'emmailloiait dans de fortes cordes serrées
dans un tourniquet, que le commissaire de police eut l'humanité de faire
relâcher un peu au corps- degarde de la Barrière des Sergens, pour laisser
respirer le prisonnier; il allait mourir.
C'est ainsi que Pichegr.u fut emporté dans le cabinet de son premier
interrogateur, qui ne lui demanda d'autre garantie contre lui-même que
,pâparolc, ctqui ne lelais-a luau'iuer d'aucitn soin. Ceségaids, do;itla
sensibilité fait un devoir à quiconque est doué d'une âme , et que l'esprit
ponseillerajt tout seul, nétonneraut personne de la part de M. Real, dont
.les admirables plaidoyers annoncent tant d'auie et tant d'esprit.
Il parait , ii l'inierrogatoire iinprlmé , que les réponses de Pichegru fu-
rent âpres et presque bru aies. Il refusa de dire sou nom paternel ; il
refusa d'avouer d'autres rapports avec Moreau que ceux dont l'iUirope
était informé ; il refusa de signer. Je parle d'après la procédure publique,
ainsi que pai le le vidgaire.
Je sais d'autres détails. On n'avait saisi aucun papier mystérieux dans
la chemise de Pichegru ; mais les ageiis de police faisaient quelque fond
sur un volume perOilemcnt imprimé en chiffres iuconnus, qui s'était trou-
vé sous son oreiller, cl qui de\;ait receler des mystères bien inconnus;
c'était un Thucydide grec. ,, ,,,,,3 ^.,;j
M. Piéal sourit, et demanda ^ prisonnier s'il lui serait agréable de se
munir au Temple de quelques autres conspirateurs de la même espèce.
Pichegru, adouci par des procédés si délicats, et dont nul homme n'était
plus digne d'apprécier toute la yaleur,„,tén(ioigna Tenvie de relire Sénè-
que. :"
« Sénèque! vous n'y pensez pas, lui dit le ministre adjoint, le joueur
«de Regnard ne s'avisa de cette lecture qu'après avoir perdu sa dernière
«partie! »
Elle n'était donc pas perdue aux yeux de Napoléon et de. ses amis, la
dernière partie de Pichegru!
Et si Piihegru n'avait été qu'un misérable traître, capable de vendre
à l'étranger la terre et le sang du pays, valait-il qu'on s'occupât de lui
donner une chance et un bénélice dans le jeu de Napoléon ?
Oepeiidant, peu de temps aprè^ on lui oU'raii le gouvernement de cette
Guiane française où il aviii été déporté.
Pichegru promit sa réponse pour le lendemain, et le lendemain on le
trouva mort.
Ce que je viens de rapporter, n'a jamais été écrit, et il y avait deux
excellentes raisons pour donner à cette anecdote la plus grande pu-
blicité possible ; c'est qu'elle avait pour conséquence néccsaire la réhabi-
litation des deux grands personnages de la révolution, de Pichfgru comme
trattre et de Napoléon comme as^a-isin.
Non, sans doute, Napoléon n'a ordonné ni permis l'assassinat de Pi-
chegru, puisqu'il n'attendait que sa réponse pour lui confétcr une partie
de la pui.'-sance souveiaine sur un autre p(iiî(( de la terre. Il semait seu-
leuieni que l'ancien uionJe était lr,op,,^lt|oit pour les contenir tous les
dcu\ il la fois. ' >
Non, sans doute, Pichegru n'avait pas trahi le pays, puisque le plus
sévère et le plus partial de ses juges lui délégu:iit spontanément l'honneur
de représenter la France dans des contrées où elle ne peut être repré-
sentée que par un pouvoirsaus limites, et d'y régner en sou nom avec des
millions et des soldats.
Mais pour faire sortir ce fait du rang des fuiions historiques auxquelles
on m'accuse do me complaire , le bon sens du public exisierait autre
chose que le témoignage d'un honinio ipi'on n'a jamais soiipçoinié, grâce
au ciel, d'avoir eu part, sous aucun r.giine, au\ coutiili iii<'s do la po-
lice. On exigerait peut-être do moi, couimc des anciens chrétiens, celui
de David et de la Sibylle.
Ou bien , on ferait mieux , on s'informerait de la vérité de ces derniè-
res circonstances auprès de M. le comte Real , dont la vieillesse virile a
conservé toute la verdeur des souvenirs de la jeunesse ; de M. Real , seul
intermédiaire et par conséquent seul garant digne de foi de celte négo-
ciation. La seule dénégation de M. Real détruirait toute la crédibilité de
mon récit. Je me soumets volontiers à cette épreuve.
Nous partirons donc de cette hypothèse, qu^ je tiens pour adT.'so ,
dans l'examen des pensées qui durent occuper Pichegru jusquà sa der-
nière résolution.
Pichegru et? it coupable de fait envers le gouvernement consulaire,
comme l'eût été Tarasybule tombé à la discré'ion des trente tyrans ,
comme l'était Pélopidas , si un mouchard tbébain l'avait livré à l'oligar-
chie.
^ Il n'y avait pas un juge à Paris qui ne pût le condamner en conscience,
d'après le texte de la loi. Il n'y avait qu'un homme à Paris qui pût lui faire
grâce, et cet homme était Napoléon.
Napoléin était dispo.é à lui faiiegâce; il le savait. Napoléon voulait
le traiter plus largement, et il le savait aussi. Pichegru n'était pas smi'c-
m(nt menacé de vivre ; il éta t menacé d'une faveur, d'un gouvcrnemi'nt,
d'une vicero\aMié ; à lui, captif promis au bourreau, on lui promettait
une portion de l'autorité impériale.
Si Pichegru avait été le traître qui vendit indignement son épée pour
donner son nom à un village, il n'aurait pas balancé à sauver sa tête quand
on lui jetait presqu'un ruonde.
Mais pour sa grande aine une fliHrissnre honorifique n'en était pas
moins une Détrissure. Il ne trancha pas le nœud gordien comme Alexan-
die ; il le scira. Je ne sais aucune autre manière d'expliquer son suicide.
Quant à l'assassinat , il serait heureusement plus ditlicile encore à
expliquer. L'intérêt du crime n'y est pas et les cri nés de no're civili-
sation ne vont plus sans intérêt. Laissons sur Bonaparte, et j'y consens à
regret, le sang innocent du ùtic d'Enghien, tant que l'histoire ne l'en aura
pas lavé: connivence ou faiblesse, dcférenre on cruauté, c'en est tiop
pour sa mémoire; ce sang criera plus haut que celui de Clytus et de Cal-
listhène.
Un très petit nombre de ces attentats sont l'ouvrage de l'homme qui en
recueille le profit — et la honte ! Mais les meurtriers ollicieux foisonnent
partout où il y a des tyrans.
Avant d'ariiver ;\ une controverse bien moins embarrassante qu'on ne
croit, et qui n'occupera que la moindre partie de cet écrit, quoi^^u'elle en
soit le principal objet, je dois donner quelque idée de Pichegru sous le
rapport physique et moral. Je ne corn; rends pas la biographie sans por-
trait.
Pichegru n'avait que trente-deux ans quand il fut élevé au commande-
ment en chef de l'année du Rhin ; mais, comme dans tous les hommes qui
deviennent des types, l'expression de sa physionomie avait devancé la
maturité de l'âge. Ainsi que le jeune Caton, dont la vie et la mort res-
semblent à la sienne, jeune encore, il imposait déjà le respect. Deux ans
auparavant, M. de Narbonne, alors ministre de la guerrj, avait dit de lui
ce mot spiii iiel qui équivaut à un signalement : « Qu'est donc devenu ce
jeune sous-olhcier devant lequel les colonels étaient tentés de parler cha-
peau bas ? '>
Piciieg'-u me paraissait vieux, et sa conformation prêtait à cette erreur
commune aux enfans. Sa taille, au-dessus de la moyenne, 04ait plutôt bi<-n
plant.'equc bien prise; elle n'avait d'élégance que ce qui sied à la force.
Quoique peu charnu, il était la-ge. Sou busteouvert.son dosunpeuvoiiié,
ses vastes épaules qui soutenaient un cou ample, court et nerveux, lui don-
naientquelque chose d'un athièie comme Milon, ou d'un g adiatcurcomme
Spariacus. Son visage participait de celte forme trianiruiaire qui est as-
sez propre aux France-Comtois de la bo:. ne race. Ses os niandihulaires
étaient énormes, son front immense et très épanoui vers ses tempes dé-
garnies de cheveux, son ne?, bien proportionné, coupé de la base a l'ex-
trémité par un plan uni (ini formait un large arête. Rien n'égalait la dou-
ceur de sou regard quand il n'avait point de raison pour le rendre impé-
rieux ou redoutable. Si un grand artiste voulait ex|>rimer sur une lace
humaine l'impassibilité d'un demi-dieu, il faudrait qu'il inventât la tète de
Pichegru.
Son mépris profond pour les hommes et pour les érénetrens sur les-
quels il n'exprimaitjamais son opinion qu'avec une iroide dédaigneuse ,
ajoutait encore à cecaracière. Pichegru servait loyalement l'ordre social
qu'il a\ait trouvé, parce quec'éaitsa mission ; n<a s il ne l'estimait pas,
et il ne pouvait l'esiimer. Son coeur ne s'émouvait qti'au souvenir d'un
village où il espérait passer sa vieillesse. • Remplir sa tâche else reposer,
disait-il souvent, c'est toute la de.'iinée de 'homme. •
Pour lui supposer d'autre ambition que ceKe qui aspire à l'oisiveté rê-
veuse, à la nonchalance occupée du sage, il ne fauijmiaLs .^voir approché
Pichegru. Je m'en rapporte à ceux qui l'ont connu, sans excepter ses en-
nemis.
Qu'on fasse un vice, je m'y soumets, de sa vertu dora nante ; mais qu'on
ne la défigu' e pas. Ui empire aurait eié trop pet t pour son génie ; un<
métairie aurait été trop grande pour son indolence.
Son voyage même à Paris, sans érlaircisseraens , sans conseils , Mns
promesse éci Ile, à la merci d'un rival ilont il avait éprouvé la faiblesse et
la mobiiié, n'est que l'acte d'un paresseux plein dame et de diveùmtiit|
34
LE MA,qASI/S;[.I.TTÉRATRiî,
(îiii change laborieusement de place au soleil pour Êire^ encore une, fois
utile.
Qu'aurait-il fait d'un trésor? Il n'avait pu apprendre à compter l'ar-
goiu. Co<,'raiKl mailn'maiicieii de l'ccole de liricnnc Otait iiicapabl; de
rétî'cr eu uioimaio couraiilo !e coiapte d'unô blancliisscuse. Ouaiid on lui
aoportaii, au fiuariier-général, ses appoinîcni^ns du mois ( c'éiaieiit alors
des asM'^niais), il en coupait au jour le jour ce qui lui était nécessaire
pour payer la (.'épcnse en nombre rond, le surplus traînait sur un matelas,
Eur fa ta!:l.', sur sa chaise, on à cOté.
Picbejru n'a jamais C-lé !:;arié, quoiqu'on Tait fait maladroiienient sti-
puler, dans I2 faweu\ marché des fourgons de Klinglin , pour des enfans
<iuil n'avait pas; quoique la restauration se soit bà'é'e rie pensionner une
l'ieiite aventurière qui se donnait pour sa (ille, L'éiourdcric bienveil-
lante de la récompense était la conséquence nécessaire d'une étourdene
laa'veitlanie dans i'acrasariou. AU fond de l'une et de l'autre, il n|y.|iyait
Leereusemcui !,u'un monsonçje. !
li.hegru, sous-ofiicier, s'était fait ce que les sous-odiciers appellent
vus hocne amie; ce qui, pour un homme tel que lui, ne pouvait être
qu'ur;e amie décente, sJ^ricuse et respeciable. Celle pauvre Olle, que je vois
d'ici, ei qui s'appelait l\ose, avait, à peu d'années près, l'âge de t'ichegru ;
elle élnit fort Liédiocrement jolie et boitait. Son état d'ouvrière en robes,
danskquel elle excellait, lui permettait de vivre honnêtement sans recourir
à persoa!;fi. J'ai ouvert dix teitres d'elle, sur l'autorisation que m'avait donnée
le i;éuéral d'ouvrir toutes celles qui ne provenaient pas du gouvernement,
et je n'ai jamais vu de lettres plus nobles, plus raisonnables et plus tou-
chantes. Elle ne le tutoyait point; flic l'engageait, avecime confiance fondée
sur son caractère, à ne pas se laisser éblouir par les prestiges de la for-
tune, il rester 1.^ bon Charles qui s'était fait aimer dans une condition
obsciu-e, et à faire, quand il le pourrait, quelques économies pour ses pa-
reils pauvres ; pour elle, ce n'était que peintures exagéré^^e son bien
être cl de ses succès. Elle avait fait six robes pour la if'ijSB du repré-
sentant, elle en coupait six autres pour la femme du gi'MpI ; elle avait
niênicde l'or, ce qui était fort rare dans ce tcmpsi.i. DiPe et honnête
créature!... l'ichegru relisait ces letiros avec une émotion si douce, et il
disait si IJèrement en les serrant dans son portefeuille : C'est pourtant moi
qui lui ai appris l'orthographe !
Oasaiique Pichegru n'avait jamais d'argent en réserve. J'ai dit com-
ment il payait: comment il donnait, on le devine. Quand je le quittai à
AVissembonrg, les feuilles d'assignats étaient de fortune arrivées la veille,
et les ciseaux y avaient déjà fait ua large travail. « Il faut cependant, me
dit-il, que j'envoie unepoiite marqiede souvenir à Rose. » Ceite marque
tle souvenir du premier homme de la République pour une tailleuse qui
était sa me.Ueure amie, c'est moi qui la rapportai: un parapluie, un beau
parapluie vraiment, qui avait coilié 38 francs en assignats au pair!
Je sais que tout cela est bien puéril ; mais quoi ! je ne l'écris cependant
pas sans attendrissement. J'aime à trouver de semblables détails dans Plu-
tarque, et Pichegru était un homme de Plutarque, ou il n'y en eut jamais.
Des détails, en voici encore : Trois ans après, j'étais encore enfant,
mais un enfant de cette époque, nourri d'études fortes et de seniimens
exaltés, capable de se passionner pour tout et surtout pour les causes
périlleuses, ambitieux de dévcûmens et de dangers. Pichegru, rendu à l'é-
tat de citoyen, mais dictateur universel de l'opinion, iraveisait alors en
iriomphateur ces villes de Franche-Comté oii une populace imbécile de-
vait un jour traîner ses statues dans la boue. Une do ses premières pen-
sées fut de m'appeler. Je l'accompagnai ii Arbois. J'ai fait seul avec lui ,
dans sa voiture , celte partie de son voyage. De Besançon il y a onze
lieues de poste.
Je venais d'embrasser avec toute la ferveur d'un néophyte le parti tout
aussi absurde, mais non plus absurde qu'un autre, auquel on ose préten-
dre que Pichegru s'était vendu plus d'une année auparavant , comme si
Pichegru avait pu se vendre. J'exerçais sur la classe jeune un certain as-
cendant d'expansion , et si l'on veut de turbulence. J'espère au moins
qu'on ne me contestera pas celui-là , même dans mon pays. J'étais un
séide tout fait , et j'en valais bien un autre. Si Pichegru avait conspiré,
il l'aurait pris. Mais Pichegru ne conspirait pas.
11 m'aimait cependant, et j-; ne lui ménageais pas les aveux. Eh bien !..
ses conseils sont devenus la règle de ma raison quand j'ai été affranchi de
toutes les erreurs dont il m'avait détourné. La politique de Pichegru ,
c'étf it l'ordre , le devoir, la morale, la politique des gens de bien d'au-
joui d'hui, au désespoir près.
Arbois ne l'accuedlit pas comme on de ses enfans , mais comme le roi
de cts jours de nécessité. Rien n'était plus fait pour lui déplaire que ce
pompeux cérémonial sous lequel se déguisaient gauchement les secrètes
vues des partis. Il savait trop que tout cela ne s'adressait pas à lui ; il avait
résolu d'y couper court une fois. Après ces manifestations générales de re-
connais'.ance et d'aO'eciion qui ne coûtaient rien à une ame si naturelle et si
tendre, après ces effusions d'un abandon plus intime que sollicitaient d'an-
ciens souvenirs :
« Mon cher compatriote, dit-il au président de la dépntation qui était
«venue !e recevoir, je n'ai qu'un très petit nombre d'heures à passer dans
»raon pays natal, et je les dois pre que toutes à mes parens dos villages
«voisins. Si l'amitié qui m'unit à vous m'entraînait à négliger mes devoirs
»de famille, vous m'en blâmeriez le premier, et vous auriez raison. Vous
Bïcucz.cepcndant me proposer un diuer et un bal. Quoique j'aie perdu
«depuis long-temps l'habitude de ces plaisirs, j'y participerais volontiers.
«Je serais heureux de vider en si bonne campagnie quelques verres de
«notre exctllent vin mousseux, et de voir danser les j'-unes iillcs d'Arbois
«qiii doivent être bien jolies si elles ressemblant à leurs mèies ; mais un
«soldat n'a que sa parole, et je vous jure sur riioriiieur que je suis retenu.
«J'ai promis il y a long-iemps à Barliier le vigneron de faire avec lui
«mon prcuii.-r repas quand je reviendrais au pa.\s;et, en conscienLe,
«dici MU coucher du soleil, je n'en peux pas (aire deux. «
U était trois heures après midi. L'émotion fut grande. Il n'était plus
qiiestion que de trouver ce vigneron si mépiisé la veiile, (pii avait eu
l'haiineur d'être l'ami du général. C'était un pauvre diable qui possédait
un petit coin de vigne pour toute fortune, et qui arrosait aimnellemcnt
de son produit un mauvais croûton de pain noir. Les enfans rai)pelaient
Barbier-le-Désespéré, à cause d'un certain abandon raélaucoliipie et fa-
rouche qui se remarquait dans sa singulière personne, et ce aoiBlihiiicst
probablement resté s'il vit encore. :':,.'m,i
En attendant , on escortait processionnellement le général. Au bout
d'une promenade qu'on appelle, je crois, la Foute, il s'arrêta un mo-
ment devant le vieux tilleul où fut pondu le capitaine Claude Mnrel. dit le
Prince, par les ordres de Biron. «Conservez bien cetarbrclii ! dit-il avec
étaotion... Ce brave homme a joui d'un bonheur qui est l'objet de mes
désirs ! Il est mort pour la patrie !... »
On était parvenu à trouver le désespéré dans sa vigne, et on lui avait
porté , chapeau bas, l'invitation respectueuse des autoi ités de la ville. Il
s'était rendu au banquet sans autre cérémonie , et après avoir déposé
dans un coin ses outils cl sa hoiie, il s'éiait jeté ea pleurant de joie dans
les bras de Pichegru.
— C'est donc toi , Chariot , moa pauvre Chariot ! s'écriait Barbier-ie-
Désespéré.
— C'est donc toi, mon cher camarade i, lui répondait Pichegru en
pleurant aussi.
Je puis me tromper sur un homme que j'admire par dessus tons les
hommes qu'on admire ; mais jamais la sinijd cité , la naïveté des mœurs
ne m'a paru toucher de plus près a,ij siiblirne.
Pichegru Gt asseoir le Désespéré ht ôtérde Itii, ne parla en pariiculicr
qu'à lui, et ne le quitta pas jusqu'après son départ. S'il y avait là des émis-
saires de Pitt et de Cobourg, ils en lurent pour leurs Irais.
Voilà le traître qui conspjF^ijjpour l'arisiocraiia , pour le pouvoir ab-
solu!... ■ ,.'.,■'
Et s'il avait conspiré pour lui-même, s'il avait daigné leurrer le peuple
d'une fausse espérance , s'il avait trahi la liberté en la proclainant , s'il
s'était laissé infliger le pouvoir impérial en feignant de le repousser, ceux
qui le calomniaient alors, le front aujourd'hui baissé dans la poussière,
adoreraient son effigie au sommet d'une colonne !
Mais cette conspiration pour les Bourbons, où en sont les preuves ? Je
n'en oublierai pas une. ;,,, jhol nj'. jii'
Est-ce dans les papiers si adroite^^9flJç,,gi^^çttreusement saisis le lende-
main du 18 fructidor dans les fourgons de Klinglin , de d'AMraigues, des
intrigans de Bareuth, car on n'a jauiais vu tant de fourgons égarés ? « H
eût été facile de les exatniner Icgalcment, dit l'habile ; :',cur ('e l'article
PiciiEGivu dans la utoyruphic des contnnporains, qui est une des pièces
les plus solides de l'acrusatirtn; mais il est tant de parveiius à l'autorité,
ajoute-t-il, qui aiment mieux proscrire !»
Cespapiersn'ontdonc paséié examinés /tffa(ewcnî;i's n'ont jamais été
vus en nature; on n'a fait dans leur publication ni la pari du vil e-pion
qui invente de faux rapports jiour fournir aux besoins i;e sa méprisable
vie, ni la part du sycoph mie qui suppose ou qui falsilio des doruineiis
pour juslilier ses gros salaires diplomatiques ou pour les faire augmente r,
ni la part du lâche, quel qu'il soit, qui s'empresse d'a,;5^raver de son té-
moignage honteux uue peine capitale, pour l'empêcher de s'étendre jus-
qu'à lui !
Et quand des papiers saisis dans des fourgons ou ailleurs ont-ils man-
qué à l'oppression d'un grand homme ? Si IJonaparte avait échoué à Sl-
Cloud, le Directoire n'avait-il pas en main son premier traité si cict avec
le duc d'York, son second traité avec le roi de t'russe par rintermédiaire
de Sieyès? N'éiait-cc pas pour euvquc le 18 brumaire avait été cuire-
pris ? J'en peux parler savamment de cos iraités-ri ; je les ai vu faire.
On sait aujourd'hui, à n'en pas douter, comment Bonaparte s'enten-
dait avec le duc d'York cl le roi de Prusse.
Et puis j'admets qu'il y a^t des pièces authentiques dans ce fatras d'in-
famies, et je n'y suis cei taineun^nt pas obligé ; j'admets que de misérables
ardélions de la police royale sesoient faits forts dequilques beaux nnms
pour se recommander à leurs luaitres, et que les maîtres aient éié assez
dupes pour les écouter ; j'admets jusqu'à rauthoniiciié de ce projet de
marché ou Pichegru célibataire se fait lidiculeuient octroyer drs avan-
tages actuels pour des cnfaas qui n'existent pas; qu'est-ce que cela
prouve, sinon que les courtiers de conspiration sont bien iosolens, et que
ceux qui les paient sont bien crédules ? U n'y a pas de jour où des escro-
queries toutes semblables, en petit, n'égaient l'auditoire de la police
correctionnelle.
Veut-on savoir ce qn'in pensait lui même ie corps législatif de fructi-
dor? Barras, Thihaude.ui, Cambacéiès et vingt autres étaient compro-
mis dans CCS corrcspondaures, ni plus, ni moins que Pichegru : il passa à
l'ordre du jour à l'iinanimité.
LE MTlJ^^IN'^tfiTÉriAIRE.
Ce B'csi donc pas cela qui peut fonder la pt'cscription mbraîjî'^de Pi-
cliegru. Voyons le reste. ' .^.i', "
Est-ce pai- Lasard la lettre tardive de Horeau, ëetté dénonciatioh ^jlrès
coup qui révélait au directoire une aiincn;:e conversation conndl'iiiieilc
cnire lui Moreau, gûni^ral en clief, et riclu-siu, alors déporté, alors gar-
rotté dHiiJi;>ne.s liens dans une cliarreite 'grillée? Cela nes'ûtait pas beai:;
mais qu'en ré'ulieraii-il on dernière cnilyse ? deux clioses : que Pichegru
croyait à Worcaii, et que pnrmi los éviiiiualités de la France révolution-
«aire, il avait le bon sens de compter sur la nonarchie. La belle mer-
veille! Ce scrrel que Pichegru aurait souillé à l'oreille de Moreau, c'était
le secret de la comédie, la dernière pensée de tout le monde. Pour que
■Piciiegru n'eu pariât pas à i^Ioreau, il aurait fallu qu'il prît Moreau pour
un mouchard, pour l'homme de la leitre au directoire.
Uespcct aussi à la cendre de Koreau, de Moreau, hélas ! qui est mort
.au milieu des Busses, dans des circonsttnccs bien plus défavorables à sa
mémoire qu'aucune de celles dont on charge la mémoire de Pichegru, et
qui, selon toute apparence, est cependant mort innocent de trahison. Je
ne suis pas suspect quand je défends celui là.
Mais celte lettre de Moreau, il l'a déniée sans in;érct à le faire, quand
il ara't intérêt, peut être, ii l'avouer ; et c'est l'acte le plus viril de sa vie
mcra'e et politique. Elle est donc comme non avenue dans la qucntiou.
Allons toujours aux preuves de la couspiraiion de Pichegru. Jaiproiuis
de ne pas les éviter.
Est-ce le fait siugulier sur lequel s'appuie l'arlicle de la Biographie des
conlfimporains. qui n'est certainement pas à récusL'r pour les cn.iemis
de Piche;:ru ? Les expressions du rédacteur, homme de cœur, d'esprit et
de mesure, qui lutte visihleiiient raa'gré lui conire son intime coi;viction,
sont trop précieuses pour que je ne prenne pas plaisir 5 les copier :
0 Un émigré, dit-il, l'aiisfuge du parti royaliste, livra le picmier, à ce
«qu'on assure, aux directeurs. Tes secrets du prince deCondé et de Pichc-
»gru, secrets :mxquels il avait été initié, et obtint pour prix desadélaliun
«des récompenses pécuniaires et des missions d'observateur à létraa-
«ger. 0 ■ '• , ■ • ,.:.vi^'i- ■■ _/';;;'/■ ,,, .,'en''-
Quand transfuge, ûé\mioTi;'f-éféic^àpeftii;'s pëcuntair'cs'ei mis'sîg'fxd^jdh-
servateiir à l'étranger seroittdé la langue del'honneur etde l'histoire, je
dirai ce que vaut ce témoin; cl je le diiafs dès aujourd'hui s'il n'était pas
mort. :
Est-ce le radotage de Fauchc-Borel, détenu par je ne sais quel hasard
chroniqueur authentique de la restauration ? Ceci mérite un peu plus de
développement. Nous entrons sur un autre teltain.
Fauciie-Borel était un brave hoitime, sincèrement attaché aux Bourbons,
vulga fe et naïf de nature, actif et remuant d'instinct, scrviable par senti-
ment comme un bon suisse, plus scrviable encore lorsqu'il y ayait quelque
chose à gagner à l'être, comme le Suisse du proverbe ; un préteur qui avait
trop de débiteurs à Coblentzpour ne pas retrouver quelques protecteurs
à la cour; un messager oflicieiix dont les fiais de poste se payaient en
compiimens ; un intrépide entrenï'éttcur dont les dangers se reconnais-
saient en promesses. L'appétit vient en mangeant, et l'esprit en intri-
guant. 11 s'avisa un jour de se dédoraniagcr des pertes du c mrtage dacs
les gros salaires de la diplomatie ; et ses prétentions furent bien accueil-
lies, car les diplomates du prétendant n'étaient pas forts. Dès ce moment
il sillonna l'Europe de ses roues dans toutes les directions, comme le
Bawer de Potcmkin, colportant de ville en ville, de camps en camps et de
palais en palais, des lettres de créance grilfonnées sur satin, signées
houis, et plus bas <i''^varay ; pus veiulaiit en échange et contre de bons
mandats toutes les billevesées qui lui passaient par la tète. Qi n'était pas
que le pauvreFauche n'eût eudesenirevues solennelles; il serait allé pro-
poser au cardinal Mpury de déc.ilïïr le chapeau rouge, et à N'apolé>/n
couronné d'accepter l'épée de connétable, car il agissait en conscience ;
mais le résultat de ses négociations s'arrangeait si étrangement dans sou
esprit, que les refus les plus déclarés s'y tournaient en promesses, cl il
ne rentrait jamais auprès de son prince nomade (|uc les mains chargées
de lis qui distdiaient une myrrhe soyale, comme ceux A\\Ca)iLuiue des
Cantiques. Il ne faut pas croire pour cela que Fauche fiit uu menteur
sysiémiitique. Il croyait profondément tout ce qu'il s'était racoii;é, et je
ne l'ai jamais vu varier d'une \irgHlo dans le thème grossier de ces hap-
pelourdes qu'on a fait semblant de prendre pour argent coiapiaiit de
Mittau II Varsovie, de Varsovie à Harlwell, et de Ilartweil at^^ ^"uileries.
Fauche m'a souvent en cilét débité toutes ces soiiiettt^s i:ivec l'aplomb
d'un théologien qui prêche le dogme; je les ai graveaieiu écoutées , en
me contentant d'opposer quehpie doute à dék fcits mitériellement faux
dont l'impossibilité tombait sous les sens de tout le mon le, pour me pro-
curer le plaisir de les entendre répéter dans les mêmes termes, ni plus
ni moins, car J'ai déjii dit que Fauche était invariable dans ses formules.
A la seconde ou troisième adirmatinu je tombais d'accord avec lui, sauf à
rire, et je n'en étais pas plus convaincu. Nos conte.-taiious ne pouvaient
aller fort loin, parce que Fauche, devenu vi'Mix et iniirmo, avait été d'ail-
leurs dans sa cause un agent utile et un fulMe serviicur; qu'il avait beau-
coup souffert dans sa personne et dans celle des siens, et que, pour der-
nier résultat, la restaui aiion l'avait laissé pauvre comme les pierres sur
lesquelles il a fini par se briser le crâne à défaut de quelipies misérables
billets de mille francs dont 0!i faisait li;iérc à de uiéchins paperassiers.
Je l'ai connu, je l'ai plaint; Je n'accuse pas sa pauvre cendre oubliée,
{tbaudonuée, mais je déclare sur l'hunucur, et à la face de tout ce qu'il y
à dé gens sensés dans le parti qu'il a servi, que nous n'avons jamais cru
un mot de ce qu'il disait.
Je me rappelle ici une anecdote remarquable. Fauche conservait une
foi si aveugle à cette grande conspiration monarchique dont son génie, à
lui Fauche, avait été la cheiillc ouvrière , que si la toute-puissance et la
toute bonté de Dieu lui promettent de retrouver un jour Pichegru au
paradis des sages , il lui en louchera ceriaineiuent quelques mots. iNe se
souvient-il pas après la restauration d'y avoir impliqué Cambacérès et
Barras? Fauche victorieux se crut obligé d'aller visiter ses innocens
complices, dont la position paraissait moins favorable, et rien i-eft plus
propre à confirmer ce que l'on savait déjii de la bienveillance de sou ca-
ractère. Cambacérès le lit mettre à la porte j Barras, qui était la Ueur des
hommes polis, l'invita à diuer.
11 y avait lii vingt hommes aujourd'hui vivans dont quelques-uns jouent
un certain rôle dan; les all'aires, et qui rient encore de l'opiniâtreté de
Fauche à soutenir devant Barras que Carras avait conspiré pour les bour-
boiis ,du dépit nerveux et cunvulsif de Barras, qui no pouvait opposir que
des cris et d^sscrmens à sou corrupteur impassible. Cela devait être fort
buufl'on,
11 est probable que le dîner de Barras flnit coaime la visite h Cambacé-
rès avait commeacé; mais Fatiche ne se déconcertait pas pour si peu.
Huit jours après, tout entier à son idée fixe, il vous aurait dit litrement
qu'il venait de visiter Cauibacérès ou de dîner chez Cacras, tcj anciens
collabora eurs au graud ceuire delà rettauraiiou si heurcuieiuent ac-
compli. .
Telle est cependant l'aufon'i^ historique sur laquelle eout fondés tant
de mensonges historiques, ou prétendus tels, que je viens le premier con-
vaincre d'impertinence et d'etlronterie. Correspondances vraies, corres-
ponda:;ces supposées, marchés verbaux, marchés écrits, iiahisou.s gruiui-
tcs ou payées, le secret des fourgons, la révélation de Mou!gaillard. le
sot ailicle de Baulieu dans la Biographie uniocrselLi, l'arlicle cent f.>is
plus décent de la Biographie des Contemporains, où l'on n'a copié liiu-
lieu qu'en rougissant, aveux implicites de la UistauraJon, qui n'ttait pas
fiichée de compter un illustre itarlyr de plus, honneurs i^irdif., ovaiiôas
posthumes, et monuaiens mal ei;tendis! Il n'y a derrière tout cela que
la gi oase figure du mulheureui Fauche se poi tant garant de la home de
Pichegru devant les iîourbons, devant le pays et devant la posiériié.
Fauche n'avait vu Piihegru que deux fois avant la proscription de frur-
tiJo,, dont les suites conduiiirent Pichegru à Londres, et je l'en ai fait
convenir. La seconde fois Pichegru reconduisit Fauche jusqu'en bis de
l'escalier, et se retoarnant du c5té de son aide-de camp : « Lors;!U(!
monsieur reviendra, dit-il, vous ine rendrez le service de le faire fusiller. »
Puis donnauL le bi as ii G a urne pour remonter : « 11 ne faudrait pas le fa-
silki-, couiinua-lil en riant; mais j'espère qu'il n'y re\iendra plus. »
La restauration s'abandonuait, selon son usage, à l'impulsioa di>uaée,
La commission du monument de Pichegru , dont j'si fait partie , et dont
les intentions étaient admirables, obéissait uiachinale.u(ut à la niéjieio!-
pression. « Mais, au nom de Dieu , disais-je à Delaruc , vous sùvcz (ju'il
n'y a pas uu mot de vrai dans tout ceia! — Pas un mot! me répondit Delà-
rue, iiiais Pichegru est mort royaliste. » — Je le crois. i
Royaliste , soit , mais non trailre ! — Mou minis;ère à la commisioa
finissait là, comme il finit ici.
El cette longue apologie, en effet , je ne l'ai pas écrite pour les répu-
blicains. Pichegru était trop pur pour prêter son appui aux répaWiqucs
de nos jours de corru|)tion I
Je ne l'ai pas écrite pour les légitimistes. Pichegru, légitimiste de cœur
et de raison, n'aurait jamais engagé secrètement sa lojale épéc à une
cause qui n'avait pas reçu son seraient public.
Je ne l'ai pas écrite pour les enfans de Pichegru, il n'en a point la:ssé.
Je ne l'ai pas écrite pour ses pareus. Ses parens sont à leurs vignes et
ne se doutent guère que la vertu de Chariot Pichegru ail pu eue soup-
çonnée.
Je ne l'ai pas écrite pour sa noble et iuofTcnsible mémoire , clic se pas-
sera bien de moi.
Je ne l'ai p.i5 écrite pour l'histoire. Qu'est-ce que c'est que l'iiisioire?
Je l'ai écrite peur la vérité.
S'il reste des suecesseuis et des avocats à Fauche, à Beau'ieu. h Vrin!-
gaillard, au directoire , — si l'on parvient à me piotiverque je me trom-
pe, — oh ! je n'aurai pas la force de jeter ma boule no re dans !.> scrutin
de l'opinion ! Je ne comlamucrai pas Pichegru, le plus infortuné dis
grands hommes, comme il eu est le plus gran.l ! Mais je n'eu parlerai
plus.
Cli. KODICR, de l'Académie française.
{Revue de Paris.)
UN DIEU DE MES AMIS.
Les écrivains qui n'ont pas reçu du riel le don de i'iuvouiion devraient
habiter les villes mariiiines. Lorsipie le temps est favorable, une trentaine
de navires arrivent à l'écrivain , les un> de i'Iude, les autre* d'Aïuériquc ,
et ils lui apporlent des cargaisons de routans et de feuilletons, franchi de
port à la douane , et qui vont . hélas ! s'ensevelir dans les archives des
26
ff ^lèXi^ïN LITTÉRAIRE.
chambres de commerce, si pcrsomie ne les accueille pniir les livrer à la
publicité. l;ii capitaine fait sa déclaration , en style de capitaine , et celte
déclaration est une Iliade ou une Odyssée , beau, oup plus amusante (pi'un
poème épi ;uc. Le secrétaire de la cliambrc de commerce prend cette
épopée, hii appose le sceau légal, et la livre au ver du carton. Pendant
que cent écrivains, comme moi, se brisent le front avec le poing pour en
extraire un sujet absent , il y a des (lottes marchandes qui débarquent à
Marseille des tonneaux de sujets passés au vina.gre, et qui expii eut sur le
luôle à côté d'une once triomphante d'indigo et de café. Car la nature est
obligée, par sa profession, de s'inventer des aventures à travers es océans
et les arcliipels lointains , et la nature invente bien , croyez-moi : elle
prend plaisir a opéier des prodiges d'invraisemblance , pour amuser les
Teilles de ces pauvres marins qui lui font une cour assidue à la sueur de
leur front; elle jette il la pointe de chaque vague une anecdote , comme
une feuille de journal, aliu (|u'cl!c soit ramassée au vol par quelque mate-
lot conteur. L'Océan est une belle bibliotliéque dans des rayons de soleil.
L'autre joui-, je cherchais un sujet sur le bord de la nier, comme Boi-
leau cherchait une rime dans son jardin, au temps heureux où les poètes
clierchiiient les rimes, et je ne trouvais que du sable ironique pour sabler,
un manuscrit impossible ;i créer. La Providence m'envoya mon ami Louis;
Bergaz qui s'est promené toute sa vie de Marseille à partout : la niappe-
uionde est dans sa tète ; si une comète anéantissait notre globe, Bergaz le
(recomposerait de souvenir; il a trois cent soixante-cinq anecdotes de
^ rente à donner ;\ chacun de ses amis. Je lin exposai ma crise d'auteur
stérile ; il eut pitié de moi, et il mit les deux Iiuîes ;i ma disposition , et
rOcéanie par dessus le marché; alors je choisis dans son répertoire uni-
versel la première histoire qui me tomba sous la main ; un volume in-8° !
hélas! j'en fais un feuilleton !
Le tiois-niâts VErabie voguait vers Sumatra, venant de rile-de-France
(année 1S18). Il allait vendre des meubles de la rue Vivienne et du fau-
bourg Saini-Aiitoine aux nababs des îles de la Sonde , et demander en
échange du café pour les digestions de Tortoni. La mer était d'un calme
ell'rayant. La mer est une singulière chose ! Son repos est aussi terrible
que sa colère : elle était donc unie comme un miroir sous la quille de
YS^rable. Les marins disaient : Quel beau temps épouvantable! et ils lon-
geaient leurs poings.
Le capitaine mit YErable en état de ration ; c'est l'état de siège des
vaisseaux.
On avait épuisé les biscuits, les salaisons, les poutargues, les poides,
les croûtes de MouUel , les tablettes de chocolat , cl les Conserves de
.dolin, cette providence visible du marin affamé.
,Yo' Le jour de l'Ascension arriva. Comment célébrer cette fête? On fouilla
tous les recoins de VErablc : disette et famine partout. Cependant le cui-
sinier, nègre de Madagascar, nommé Neptune, trouva u coq perché sur
une vergue et pleurant son harein dévasté , comme Mourad-Bey après la
bataille des Pyramides. On pluma le coq, cl l'équipage mit le couvert.
On se réjouissait ii l'odeur de la broche; les passagers humaient la fu-
mée au vol, et le capitaine faisait la sicsLc en attendant le diner, trompant
la faim par le sommeil. Le lieutenant veillait autour de la cuisine , pour
repousser toute tentative violente dcla^'aim, mauvaise conseillère tou-
jours ; Malcsuada famés,
■ :u, Un cri déchiiant de désespoir, un cri de nègre mordu par un serpent,
Cl trembler la cuisine métallique où le coq rôtissaiL Neptune , pâlissant
(l'eQ'roi sous l'ébène de son viscge, sortit de l'olhcine, les mains crispées
dans les toulVes de ses cheveux crépus. L'équipage crut que le cuisinier
avait mangé le coq par distraction et en détail , et qu'il dcuiamlait grâce
pour l'inexorable exigence de son estomac. Hélas ! le pauvre cuisinier n'a-
vait pas commis ce crime ! L'excès d'attention amène souvent le même ré-
sultat que la négligence dans le domaine des cuisiniers. Le coq était brûlé
de la tète aux pieds, brûlé à l'état de charbon ! jr,i,,n ..i
Oh ! qu'il est terrible un accès de colère chaufft^e au soleil de l'éqna-
teur ! Le lieutenant poussa le cri du tigre frustré de sa proie, et , saisis-
sant un large couteau , il se précipita sur Neptune... Au même moment,
le passager Louis Bergaz se jeta devant le nègre pour parer le coup mor-
tel. Le nègre fut sauvé ; mais Bergaz reçut dans son avant-bras la pointe
du fer, et le sang rougit bientôt le pont de VErablc. Si les autres passa-
gers n'pussent pas, à leur tour, retenu Bergaz, tout blessé qu'il était, il
aurait lancé le lieutenant à la mer. Quant au pauvre Neptune, il tomba aux
pieds de son sauveur, et les mouilla des larmes de la reconnaissance.
Après cette scène, les habitans de \'\Lra'ilc se résignèrent ,, et ,caini-
nuèrent de souffrir les horreurs de la faim jusqu'il Sumatra. ",
Quatre ans écoulés, Louis Bergaz dinait h la table d'hôte de la pension
anglaise à Batavia. 11 y avait, parmi les convives, deux savans et uu phi-
laiurope, commissionnés par divers gouvernemens. Au dessert, le nom
de Bergaz avant été prononcé à haute et intelligible voix, le plus âgé des
savans, jusqu'à ce moment courbé sursoit assiette, releva vivement la
tête et dit : Qui se nomme Bergaz, ici ? — Moi, répondit mon ami.— Ah !
c'est drôle , dit le savant , vous avez le même nom qu'un Dieu de Mada-
gascar. — Il y a un Dieu qui se nomme Bergaz? dit Bergaz en souriant.—
Bergaz, dit le savant, B. E. U. G. A. Z. — Ln faux dieu , sans doute , de-
manda l'autre savant. — Cela va sans dire, remarqua le philantrope.
Tous les convives, plus ou moin--- athées, comme tous les voyageurs in -
diens , lancèrent ii mon ami Bergaz un oblique regard de dédain. Cet in-
cident n'eut pas de suite. On acheva de dincr.
Le lendemain , à la même heure , le savant remit à Bergaz un numéro
de Wlsiaiiclicvicw, et lui dit : Voici ce que j'ai écrit à iiladagascar sur
le dieu Bergaz, dans une lettre envoyée aux sociétés savantes de Londres
et de Paris ; vous pouvez garder cet exemplaire comme souvenir.
Bergaz remercia le savant et lut cet article.
« La population de Madagascar olbe un mélange d'Africains, d'Arabes
et de Madécasses ; ces derniers peuplent en grande parl;e le royaume des
Ovas, qui est gouverné par une reine. Les Âladécasses diU'èrent de la race
éthiopienne par des caractères physiques et moraux très particuliers. Ils
sont doux, humains et hospitaliers, mais extrêmement belliqueux, parce
que la guerre leur donne des esclaves. C'est ii tort qu'un a pi élenilii que
les Madécasses adorent le diable et qu'ils ont ii Teiniingne un arbre con-
sacré à cette divinité. Les Madécasses n'ont qu'un temple ; il est déiliii^au
dieu Bergaz (ber, source on puils du chaldéen, et gaz, liunUne du VU-
décasse) ; ils sont forts dévots à cette divinité et ils lui sacrilienl un, coq,
comme les anciens Grecs à Esculape. Tant il est vrai que les superstitions
et les langues sont liées entre elles par un chainon mystérieux que les
mers, les montagnes et les siècles n'ont jamais pu briser ! «
Celle dernière réllcxion philosophique frappa mon ami Bergaz.
Oïl Jj Vous ne sauriez croire, dit le sa\ant, combien ces rappiochemens,
'découverts par nous au prix de tant de fatigues, font faire de pas iija
sciénte! Oui se serait douté que le mot ber , le mot fondamental do,(la
langue hébraïque, fût arrivé d'Adam à Madagascar! Inclinous-nous cWvaut
ces mystères, et taisons-nous !
Bergaz s'inclina et se tut.
Les soins du commerce firent bientôt oublier à Bergaz cl l'article et le
savant. , ■ . ,i, ■
Neuf mois après cet incident vulgaire dans une ^ie indicnnOji.Boïgaz
allait acheter du bois d'(;bène au cap Sanito-Marie de Madagascar, lois-
qu'une tempête força le vaisseau qu'il montait à relâcher à Siinpaï , sur la
côte du royaume des Ovas. .1
PcnJant que l'équipage réparait les avaiies.du vaisseau, Bergaz, suivi
do son domestique, entra dans la campagne pour l'explorer. H n'y a point
de bêtes féroces à Madagascai^î' c'est an pays où l'Européen trouve la sé-
citrité dans ses proiiienades; il n'y n que des fièvres qui tuent le malade
du jour au lendemain. Les forêts sont pleines de ces lièvres; maison n'y
rencontre pas l'ombre d'un lion.
En sa qualité de Marseillais, Bergaz se livrait aux délices de la cliasfc
dans celte ile bienheureuse, où la grive, la perdrix, la caille, le faisai),
pullulent comme les cigales à Montredon au mois d'août. Sur la lisière
d'une forêt de bambous , notre chasseur vit quelques naturels du pays
prosternés devant une grande cabane.
Ces naturels psalmodiaient une hymne d'une voix traînante, et à chaque
refrain le nom de Bergaz revenait si distinctement , que mon ami n'en
perdait jamais une syllabe. - Ah ! dit-il, vojlii le temple de ce dieu Bcigaz,
dont me parlait un savant à Batavjrf. ' ' ''';'''''' ''''
Bergaz fut poussé par une curiosJlê;biçrt nattirellé ; il voulut voir l'inié-
rieur de ce temple, espérant même d'y découvrir l'idole Bergaz.
Son espoir ne fut pas déçu. Le temple, dans ses quatre murs de bam-
bous cimentés ;i l'argile, n'avait aucun ornement; mais dans le fond séle-
vait, sur un piédestal, la statue du dieu Bergaz, et sa physionomie cl sou
attitude frappèrent vivement mon ami.
Le dieu Bergaz n'était pas un chef-d'œuvre d'art, mais il était encore
bien supérieur de ciselure aux idoles d'Ua-eïno-moveVt de ïavaïpoceu-
nomoo, dans la Nouvelle-Zélande, lesquelles, comme chacun sait, repré-
sentent grossièrement le triple symbole de la force qui engendre, parle
et frappe ; encore une trinité mystérieuse, née au bout du inonde ! Le dieu
Bergaz se rapprochait davantage du seiitiineiit de l'art européen : d'abord,
il était vêtu ii l'européenne, chose rare chez un dieu indo-abicain ; il poin-
tait un chapeau de paille de liz à larges ailes, une légère cravate rouge
de madras, nouée à la Colin , nna chemise bleue, uu large pantalon de
bazin anglais et une veste de coutil. Il était posé dans l'attitude d'un homme
qui arrête un coup meurtrier, et soi bras droit avait de larges taches de
sang. Mon ami Bergaz, en détaillant les traits du visage de ce dieu homo-
nyme, leur découvrit une certaine ressemblance avec les siens : comme
lui , ce dieu avait de larges favoris noirs réunis massivement sous le men-
ton'; et en 1818, dans la mer des Indes, mon ami Bergaz était seul portant
une barbe de cette façon. Quant au costume du dieu, il était absolument
le même que celui de "mop ami , ii bord de VErablc. Plus de doute , ce
temple s'élevait à la méuioire de mon ami Bergaz. Toute incertitude sur
ce point fut levée, lorsque Bergaz reconnut sur le cou du dieu sa propre
cravate rouge, marquée L. B.,,qpil avait donnée à Neptune, le cuisinier.
En ce moment une procession clé naturels entra dans le temple. On al-
luma du bois dans un réchaud, on déposa un coq sur la flamme, et on le
brilla devant le dieu, aux acclamations des adoraieurs.
Mon ami Bergaz n'eut pas la force de gaiiler son air sérieux devant
cette cérémonie; il poussa un imprudent éclat de rire marseillais qui
ébranla les murailles de bambous. A cette explosion d'irrévérence, les
seclateurs du dien Bergaz sortirent de leur mansuétude ordinaire ; ils se
précipitèrent avec des cris de fureur sur mon ami , et ils s'apprêtaient à
le sacrifier comme un coq pour apaiser la divinité outragée, lorsqu'un
bruit de cymbales annonça l'arrivée du chef de la tribu. Louis Bergaz ne
riait plus, et, dans cet é.\Uème danger, il eut retours à une hypocrisie
LE MASASIN LITTERAIRE.
bien excusable : il se prosterna (levant le dieu et nianifesla le plus vif re-
pentir.
Le grantl-prètic de Ber!ïaz reçut le chef de la trilm à la porte du temple,
et lui lit son rapport sur le sacrilège de rEuropéi-n. Le chef Jjoiulit di;
rage, et saisissant un cric malais, il courut sur rinfàine profanateur.
Mou ami se retourna vivement au bruit des pas du clief ; deux cris de
siu'prise éclaiérent : l'arme tom!)a dea mains noires ipii la brandissaienL
Le chef était aux pieds de mou ami Beryaz. Le graud-prêire faisait une
paiitominio (jui signiliait : Quel est donc ce mystère? Et les chfleuj'*, Répé-
taient la pantomime, comme dans un ballet. , n , - ,,,
Louis 15ergaz releva le chef roulé dans la pous-ière, et désignant la sta-
tue, il l'iiiierrogea pur son gesle. Tirant de sa poiiiine un soupir éner-
gique, \ev\\oÂi\>m9.:Mi)tilierg(tzmounI)U.' V.k! lici-'^az n est-il
fias mon Dieu ? — Ce bon Neptune ! dit mon ami , et il serra les mains
de !'ex-rnisiiiier. ■. ■ ' ' ,,.-; -H' ,,ii • -■■ ,-.
Cependant, ainsi que l'exign-aient les convenaiwe?) religieuses, fin , pays,
ot sur la prière de Neptune, mou ami Bergaz, avant de quitter le temple,
se prosterna dévotement devant sa statue ; il s'ailoi a quelques instans et
soiiii avec Neptune qui l'avait invité à diuer à sou palais.
CJieniin faisant, Neptune conta son histoire en dcn.\ mots à Bergaz. Le
puissant Radam, souverain de Madagascar , avait (;nfin conclu uji ,ti'3ilé
<le paix avec son iinplacal)le ennemi , liéné , ce corsaire qui désolait l'île.
Béné avait une fenuue de génie qui l'ut nommée reine des Ovas, par un
édit (le Ra lam , et cette reine était sœur de i\eptune , l'ex-cuisiuier de
VV.rahle. Assise sm- le tr(5ne des Ovas, elle avait retiré son frère de la
domesticité et lui avait donné le connnanilemeiu absulii de la petite pro-
vince de Simpa'f. Investi de celle dignité, Neplune éle\a un temple à mon
ami Bergaz; ce fut sou pieuiier acte de souveraineté. La reconnaissance
est une vertu noire , comme l'iugratiiude est un vice blanc.
Je remerciai vivement mou ami de sou histoire, et il nu; dit :
— Croyez que j'ai ri long-temps de celte aventure , et que dans mes
nombreux voyages sur la mer indienne j'ai souvent eNcilé luu! gailé folle
fjirand je la racontais dans les veaiécs du bord. Aujourd'hui , je ne sais
poniqufii ce souvenir ne me parait pasi aussi plaisant. Ouand je me pro-
mène sur le rivage de la mer, je me laisse involoiiiaireineiil attendrir à
l'Idée que je suis adoré comme un dieu de l'autie côté de ces eaux, à
l'antre bout du monde, dans une île qui tue les Lnropéens. 11 me semble,
parfois, que les vagues m'apportent le refrain du cantique euionné en mon
honneur :
O r.ergaz, drarie le ser-penl et Le tigre
Et donne-nous une bonne moissçn de.vi^-
Alors j'écoute, et je fais des vœux, pour que les vpeiixd'e' ces p'anvTesgens
soient exaucés. Qua'it au serpent et au tigre , je su?s fort iranqidlle , on
n'en a jamais vu ii Madagascar, cl probablement il n'y en aura jamais. Je
ne tn'inquiéte que de la récolte du riz. Ce qui me l'ait rire quelquefois,
c'est de me voir pien'lre ainsi , par (listiartion , ma divinité au sérieux.
Lorsqu'il m'arrive un de ces intôT(*ràbles malheurs qui troubloiu l'existence
du riche , lorsque ma pendule s'arrête dans la nuit, lorsque mon habit
neuf reçoit une tache, lorsque le vernis de ma botte s'écaille, lorsque je
perds la' clé de mon secrétiire , lorsque les voisins parlent à mon oreille
au quatrième acte des Ilugnenots, lorstpie Eugène Sue me dit : La suite
il diuiiiin , pour in'apprendre ce que devient Maihilde; enlin, lorsque
je me considère connue le plus infortuné des hommes heureux, je me
console en loinnant mes yeux vers l'hémisphère où brille la CroixduSud ;
je Vois ma siatue adorée par les lidêlcs seciaieurs du culte bel gazien ; j'é-
coule la piière qu'ils m'adressent; et même , seul dans ma cliandjre , je
me surprends dans l'attitude de l'idole, telle que je l'ai vue sur son piédes-
tal de bambous. 0 vanité! ,
Je serrai la main de mon ami, et je lui chantai le refrain : O Bergq^,
écarte le sei'pent, sur un air inconiui. AiÉUY. — [Lm Presse.)
SCÈNES POPVI.AIRE3.
PERSONNAGES.
M. Burov.
Le Pkiii: Bontemps
Le M.vnfeciiAL.
JlABP.voisni.T.n GeiMinn.
IlttlMfiltE AVDnv.
iionj 01. '_>]
La scène se passe clans, un ylilagé'acs environs de Paris.
SCÈNE I".
LE PÈRE BOSTEMl'S, M. DUFOY.
Le père Bnntomps. — C'est lichu, vous dirais tout c'que vou; vourais,
monsieur Dufoy. mais j'sommcs tout d'mèmc point n'hureux cl d'pis qu'
j'onsféc'te dcrui.ire révolniion ilà.
M. Uufoy. — l)'abor<l. permettez , ptrc Bontemps , vous vous donner
U des gants pour une chu:>c ù laquelle vous u'avcz uuUcmcnt participé,
Pieu
Le père Bontemps. — Si c'éqniont pour ça qu'vous le r'marciais el'
bon Dieu, mé point : Ppauvr'' cher homme y n'équions rien là d'dans, c'
qui n'empêchons qu'il aviont dit, les ceux qui y équiont, qui n'y aviont
rien d'pus beau et d'pus genii que c'te révolution ilà.
M. Dufoy. — Et Vous êtes , dites-vous , malheureux depuis cette <!po-
que?
Le père Bontemps. — Tods point dit qu' j'équions malhenrcnx. j'ons
dit point n'heureux ; n'allais point m'faire dire des choses que j'ons point
proférées; je l'disons core c'que j'ons dit que c'équiont neune belle chose
qui z'ont abîmais. J'avons p'tètre tort ed' dire qui z'ont abîmais nout' ré-
volution ?
M. Dufoy. — Ne nous fâchons pas, je vous en conjure.
Le père Bontemps. — Dam', j'ons t'y jamais paj ais dans u'a-jcun temps
n'aulant comme cj' payons.
M. Dufoy. — Je ne vous dis pas le contraire.
Le père Bontemps. — J'ons t'y évu d'pis des années qu'équiont rudes?
C'équiont t'y point d'z'horreurs cd' payais c'que j'payous cd'cnniribulions
ed' tout, et vous voulais t'y point que j'nous trouvions n'hureux ?
M. Duloy. — Je ne veux rien...
Le père Bontempr. — C'équiont bé mal à vous d'vouloir que j'seyoDS bé
ti'aises quand j'sommes malheureux tout plein.
M. Dufoy. — Je ne veux rien, vous dis-je ; combien de fois faut-il vous
e répéter ?
Le père Bontemps. — C'est qu'y n'y a point n'a dire, c'est qu'pus equ
j'allons, pusque j'souffron?.
M. DuToy. — Je ne puis rien y faire.
Le père Bontemps. — Ça n'empêche pas qu'je n'serions point n'embar-
rassais si tout ein chacun vouliont n'être raisonnable.
M. Dufoy. —Vous aurez du mal à obtenir tout cela, je vous en aver-
tis.
Le père Bontemps. — C'équiont tout d'même bé triste ed'voir el' preu-
œier peuple ed' la tarre avoir autant d'mal qu'il en aviont à gagner sa pau\'
vie ; car comme y disiontl'aut' fois, j'soinmes t'y point el' preomier peu-
ple ed' la tarre ?
M. Dufoy. — Et qui disait Cela ?
Le père Bontemps. — Qui qui disiont ca?
M. Dufoy. — Oui.
Le père Bontemps. — Un queuqu'un qui n'vous craignent point.
M. Dufoy. — Ça, je le crois.
Le père Bontemps. — Qui n'craignons mémo parsonnc, voyais-vous ;
c'équiont m'sicu Faucheux, la preumiate letue cd' son nom, pisque vous
voul.iis cl' savoir, m'sieu Faucheux ed' Gadancourt. Quand j'Ions prépo-
sais l'aui' fois pour qui seyons députais, vous y éiiais, m'sieu Dufoy,
qu'vous avais dînais à quand nous?
M. Dufoy. —Eli bien r
Le pè;e Bontemps. — N'avont l'y point dit, c'te fois là, m'siea Fau-
cheux, ([u'j'é.iuio;.! cl' preuiiiier peuple ed' la tarre ?
M. Dufoy. — Je ne me souvTens pas de cela.
Le père Bontemps. — Il l'avtont tout de même bé dit.
M. DuToy. — C'est possible; mais je ne l'ai point entendu.
Le père Br,niemp-. — Que' (France il éiiont el' preumier peuple cd' la
tarre, cl' pienmii r en avant cd' tomes cl' zauies, il' pus brau-, ri' pus
biau, cl' pus France et l'uioins faignaM, et qu'c'cqnioni neune vraie picjuiti
que d'Ie voir aussi peu hcurcu? comme c'est qu'il (quionl.
M. Dufoy. — .Mais lui, monsieur Faucheux, de quoi se plaini-il, «Vit il
pas un des plus aisés du dépai temen' ?
Le pèie Bontemps. — C'éqniont point li non pus qui leui plaignout.
yià pas biau, pardine, li, y n'Ieuxplaigiiont point.
,",., M. Dufoy. — Il aurait grand tort.
Le père Bontemps. — 11 équioat simplement malheureux cd" voir cl'
pauv' peuple point heureux.
M. Dufoy. — C'est fort beau de sa part.
Le père Bontemps. — C'équion; pour qu'y seyons pus hurcux, cl' preu-
mier peuple cd' la tarre, qui voulions n'eire dcpiaa .«..
M. Dufoy, prenant te fausset pour donner plus de mordant à ce
qu'il va dire. — Et allons donc.
Le père Bontemps. — Et dire qu'un homme comme li, y n'avions pont
n'étais nomma s aveucq d'z'idais pareilles ; son défaut, .i m .«ion Fauclinix,
c'équiont d'être trop fi anr, de n' point n'assais dissimul.iis c' qu'il a»it iii
an dibors ed'sa conscience; nia's psipte j' sommes venus à n'en parlais,
j' sommes toujours beu aise cd'vous d re cqu" les ceux qui n'en nul point
voulu cd m'sieu Faucheux pour nout députais , il éqcion; tous des »i ùiis
bêtes.
M. Dufoy. — Bien obligé.
Le père Bontemps. — liam, an fait . r'éiuiont t'y point el" me l!cnr
rpuschïiitablc d'z' humains, m'sieu Faucheux, cl'pus Lravc des lu
mes, l'pus sincère ?
M. Dufoy. —Vous n'avez pas toujours ditrola. il fut un temps...
Le père iiontemps. — C'équiont d i temps à défunt sa fàinc. qu'éiiont
nout cosiue, eune gale, eh\ démon fini : c'équiont ben ail!* qu'iquioni l'au-
teur qu' nous nous avons fâché , car i'oiis loujou rosp<'ciais lu sien F.m-
cheux, ça toujours ; mais vous, m'sieu Dufoy, vous l'dctcsiais du lia l'V; J
ed' vont' cunir.
M. Dufoy. — Je n'ai pas de raisons pour cela, vous vous trompct.
'dhihmri-^f.i'.i^. i.i't ^
28
jffli'i.i.
»o,nf-(irT3 ^n;:;ic i-
Lf MAGASIN LITTÉRAIRE,
Le père Bontemps.— Accouiais, j'saïons«t c'qucj'savons;jVn savons
p'i'i'lre pusqu'vouslà-d'siis, et si j'voulious... Accouiaiâ-iué." '' -r''^' ''
M. Diiloy. — Jl» vous écoule. ' '■? .ubir'iii .jc
Le ix're Bontemps. — S'il aviont tant seulement vmilu dans Ics^tCffipS',
du mariage ecl' son garçon aveucq voui' demoiselle, m'sicii Faucheux ,
vous teriais à l'heure qu'il équioul les deux doigts cd' la main .(C'équioat^
t'y vrai, heim? 'o'^^J -i'
M. Uiifoy. — Pas tout-'a-fait.
Le père liontemps. — Pourquoi n'alors qu'vous n'I'aviont point nom-
mais si c'ni^iiuiorit la chose qu'vous n'cquiais point n'ami n'aveucq? c'
pauv' ui'sieu Faucheux qu'éiiont la bontais n'en parsonue, la bcte au bon
Dieu.
M. Diifoy. — C'est peut-êire bien un peu pour cela qu'on ne l'a point
noiniii.'.
Le père Bontemps. — Vous n'vous z'a point beaucoup gênais pour en
diic d'ï'horreurs.
AI. Uufoy. — Cela n'est pas; j'ai seulement dit , et je ne crains nulle-
ment do le répéter, que nous pouvions faire un meilleur choix , et nous
l'avons fait.
Le |>ère Bouiemps. — Vous a fé d' la belle ouvrag:e ; qui qu'vous a nom-
mais n'a sa place, vous a nommais ra'bieu cd' Grandbois, cin vieux point
giati:l'(h')se, eiu vieux mangeux ed'messej, cin homme qui leur engrais-
toiu ed'ia sueur au paur monde , ein paroissien qui n'sorlont point des
prcires, el'malheur ed'uout pays, les calolins.
AL Dufoy. — Moins que tout autre, père Bontemps , tous avez à vous
plaindre de M. Grandbois.
Le père Bontemps. — Quéqu'il avions drjà fi tant fé pour mé qne je
l'aiuiiont tant, j'sommes t'y pus riche qu' j'equiont quand il aviont r'venu
cheux nous aveucq cl'i'autes?
M. Dufoy. — El pour vosenfans, que n'at-il pas fait, que' de bontés
n'a-t il paseues?
Le père Bontemps. — J'anrerions tout autant n'aimais qui ne s'en
scj ions point tant n'occupais, marchais, il n'aurcrions point tant j'azais
qui zoiit jazais, qu'si j'avions point évu si bon dos , j'aurcrions point tant
seuWment pu portais padant huit jours cque j'ons portais padant plus de
quatorze ans qu'avons du.'-é noui' pauv' fàmc; l'ont y montrais assais long-
temps û'au doigt , la pauv' chère amie, qu'si aile aviont évu tant seule-
ment pour deux yards ed' cœur au ventre, y a long-temps qu'aile en se-
rions morte à la peine; aussi voas l'a vue , ra'sico Dufoy, aile aviont Uni
ben avant qu' j'osions l'espérais , et quVil avons fé queut' chose pour
nous l'vieux chi: n ed' Grand!)ois,j'l'avons bé payais, marchais.
M. Dufoy. — Je vous engage, néanmoins , eicela dans votre intérêt, à
garder un peu plus de mesure.
Le père Bontemps. — Que qui pouvions m' faire , je n' le craignons
point... s'il équinnt laiit seulement ein France, voyais-vous^w' •
M. Dufoy. — Eh bien! 'i-'- ! ' ■ .l>ui-.:i"L' ii
Le père Bontemps. —J'noiisaladonst!.. mais rien , voyais-Vi^us , Bi'sieu
Di;fi>y , moins que rien. Tandis que m'sieu Faucheux , i' roi des hommes
s'.ili. r France des Francés , l'homme etl'. la chose , c'équiont comme ça
qui dis'onL
M. Dufoy. — Je me rappelle cependant tous avoir vu parfaitement dis-
posé en faveur de M. Grandbois. - • ''■';i;i' ": ■! 't
Le père Bontemps. — Y a bô du temps. ■' ' ' ' ''■ ''i
M. Dufoy. — Qui donc a pu vous faire changer à ce point?
Le père Bontemps. — Pourqïoiqu'jons sauge ?
M. Uufoy. —Oui, pourquoi motif?
Le père Bontemps. — J'avons point sangé, y m'ont emmené les z'amës
aveucq'ciix , y m'avons n'ouvert l'z'j eux au moment qu'j'allions m'iour-
nais conir' la France, nout pays à tous, la mère ed' la patrie, quidisiont,
aveucq nos institutions, des institutions et des constitutions des constitu-
tionnels à mort, et des renfoncemcns des privilégiés. Pour lors, j'ons
n'ouvart t-r z'ycux, j'(jns vu el' précipice où qu'j'allions n'entrais, et j'som-
mes dcv'nu c'que j'sommes à c'i'heure ici, France jusqu'à la darniare
{!outie d'nout sang, ça je Tons jurais ; y m'I'out demandais, je l'ons fé ; à
preuve, c'est que i'sons v'nu dans les voitures qu'il aviont payais m'sieu
ed' Grandbois; eh ben ! pou nous en r'veni, je n'en ons point voulu, j'ons
préférais r'veni, à quand l'z'atiies, et voilà, sus nos pieds.
M. Dufoy. — Et vous èics revenu dans un joli état, je m'en sonviens.
Le père Bontemps. — Dam ! accoutez donc, quand on est aveucq des
Francés, faut bien être France.
M. Dufoy. — Des Français, des ivrognes, tous voulez dire':»
Le père Bontemps. — Des vrais Franrés.
5L Dufoy. — Vous feriez mieux de vous occtiper des choses qui tous
touchent de plus près.
Le père Bontemps. — J'm'en occupons.
M. Dufoy. — Ne ferez-vous rien, par exemple, pour votre fils, le der-
nier marié, dont toute la récolte est ptr.iue sans ressource?
Le père Bontemps. — J'vous voyons v'ni... J'en sommes bé triste, mais
j'ons point les moyens d'ça; pourquoi s'aviout l'y n'établi q te je ne
'voulions point, tant pis.
'I. Dufov. — Aviez-vous à vous plaindre de la famille de sa femme ?
père Bontemps. — Des gueux ((ui n'aviont point et' prcumier son.
^ufoy. — Mais vous-même, quand vous vous Ctes marié, vous n'é-
•e avancé non plus.
Le père Bontemps. — Y n'avont qu'à faire comme j'ons fé.
sM. Dufoy. — Vos parens n'avaient rien ; mais vous qui avez du bien ,
qui êtes à votre aise...
Le père Bontemps. — Si j'ons queui' chose je Tons bé sagnais, mar-
M. Dufoy. — Vous avez eu du bonheur. ' '' ' ' '
Le père Bontemps. — Queu chance qu'j'ons n'évue ? J'ons n'évu el'mal-
heur ed'pardre nos deux premiares fîmes; c'éiiont là tout cl' bonheur
equ'j'ons évu, mais sans ça... An surplus j'vous l'disons, m'sieu Dufoy, je
n'fcrons r en pour li, c'équiont sans préférence, pas pus pour li qu'4)0ur
l'z'autres, après nous s'il en resse ; j'allons liieles papiers. ''^1,"*'
M. Dufoy. — Votre serviteur très humble. ' '
Le père Bontemps. — Avantage, m'sieu Dufoy. ''•'" :
. , .,■ ., f. ■ ■'■■ ■ -■ ■' ')''1|D>B
...pii.'ii; ii-ieq -u-sl êiOu,..i i SCÈNE IL '>;r,dit
-ïib iyf) ;-înp-!Ofi eo' - j,_ DUpoY. " ^"':;
Et je suis sur le point de quitter Paris , pour venir au milieu de ces
gens-là ! heureusement qu'ils ne sont point tous taillés sur le même pa-
tron. Celui-ci est un sot, un égoïste , qui se croit un personnage, et ça ,
parce qu'il a quelque chose, une girouette à tout vent.
r- I'^; '^^mi
SCÈNE IIL
, 1LA MÈRE AUBRY, MADEMOISELLE GUIMARD.
La mère Aubry. — Mais j'nous trompons t'y point, c'équiont, m'sembi!,
m'sieu Dufoy? ^
M. Dufoy. — Eh! bonjour, madame Aubry; bonjour, mademoiselle'
Guiœard.
La mère Aubry. — Vous rev'là donc dansnoutr' pays, m'sieu Dufoy,
c'équiont n'ein n'basard que d'vous y retitôntrais.
M. Dlifoy. — Il n'y a guère qu'un mois que je suis parti pour PanV. ' ''"^
Mademoiselle Guimard. — Avec Mme Desbrières. ; . ■
W. Dufoy. — Avec Mme et M.'Déibrières, oui, mademoiselle.
La mère Aubry. —Au fait, on a t irit n'a faire, qu'en bonne conscience, ;
j'sommes ben n'embarrassais ed'dire comment j'vivons. C'est ce que'
jdisions core à c'maiin aveucq la fàme à Thomas Branchu, b's journées
et p'S les s'maines tout ça Cloni qu'on n'a tant seulement point l'iemps
d'ies voir coulais. T'nais, Toyais-vous, m'sieu Dufoy, comme j'disions à
c'matin aveucq la fàm-; à Thomas Branchu, quand eune fois vous a n'at-
teint vont soixantaine, comme on dit, vous n'a pu l'temps ed'vous r'tour-
nais.
M. Dufoy. — Mais vous n'en êtes pas encore là, tous, mère Aubry.
La mère Aubry. —Et dix aveucq à la Saint-Martin, ne plus ne moins.
M. Dufoy. — On ne vous les donnerait pas.
'Mademoiselle Guimard. — Ma'dato^ tfest cependant plus la même de-
puis deux ou trois ans. ■' " ' ' '■
La mère Aubry. — L'csseî)tiel , mamzelle, c'est quej'me portions ben,
n'vous en déplaise. A propos, dites donc, m'sieu Dufoy, savais-vous qu'il
étionl r'arrivais m'sieu de Grandbois ?
M. Dufoy. — Non, du tout , j'ignorais même qu'il fût question de son
retour.
La mère Aubry.— Il étiont r'arrivais, attendais donc... il équiont !a
demie ed douze heures. Comme il aviont maigri 1' pauvr" cher homme !
c'équiont toujou point là la même meine qu'il aviont quant il aviont parti.
Mailemoiselle Guimard. — Il n'est pas extraordinaire, madame, conime
j'avais l'honneur de vous le dire, que M. de Grandbois soit un peu changé,
il a eu tant de préoccupations depuis qu'il nous a quittés.
La mère Aubry. — Laissais-nous donc tranquilles , mamzelle Guimard,
qui n'équiont point n'homme à faire c' qui n' lui conveniont point, mar-
chais ; s'il étiont députais, c'est qu'il l'avions ben voulu, ça n' s'erait qu'
pour faire enrager les ceux qui n' voulions point d' li qu' ça serait toujou
bé genti, pas vrai ? y en a d'aucuns qu'aurerions préférais qu' ce seriont
n'étais nein aute, ailleurs ed'li.
Mademoisc-Ue Guimard. — Qui ? des' iMrigans et des sans-culottes.
La mère Aubry. — Vous pouvais même mette des imbéciles avenrq,
marchais. L' père Bontemps, par exemple, qui f'sont n'a c't' heure el' biau
parleux, qu'éqaiont la plus grand bêle cd' tout 1' pays, comme j' disions
à c' malin à la fàme à Thomas Brauch j ; pasce qu'il avont du bien qui n' li
profil'roni paB, vU qu' bieiihial acquis n' prolitont jamais, n' voulont t'y
point tâter d'être dépuiais niiou c' vieux Boniemps-là. Si n' n'est point
n'a vous confonde ed' rire, '</i(èsl^dHc, père Dufoy ?
M. Dufoy. — Est-il Dieu possihlf!'!!'
La mère Aubry. — Y n'aviont gardé de 1' dire e d'vant mé, marchais.
Combé qu' ça s'rait t'y genti d'avoir pour députais cin grand bélûjiiii
comme li, qui n' savent seulement poiut faire eune diffarance e d' sa main
droite d'aveucq sa gauche.
M. Dufoy. — Je le quitte à l'instant, il ne m'a nullement fdit part de
ses projets. ' ' ;
La mère Aubry. — Ni à mé non pus, qu'on vous dit, U étiont ilà qui
disiont pis qu' pendre de M. d' Grandbois, ça n'empêche qu' quand il
aviont passais au droit d' li, à c'te r'montée, il aviont baissé son bonnet
pus bas qu' tarrc.
M. Dufov. — C'est incroyable !
LE MA GASINLITÏERAÎRE.
Mademoiselle Guiiuard. — Je suis encore à me dcman 1er cornraent.
ane personne comme vous, madame, pouvez regarder cet hônfaio"^ cif
iace, il me fait horreur. ,
La mère Aubry. — Pouniuoi que je n' le r'garderions pointj.yijaÉrions
Ccliu d' croire qii'j'ons peur cd' li. - 1, ,,'):y in,
JMademoisclle Guimard. — C'est un homme bien dangereux.
La mère Aubry. — Li, point pus dangereux qu' rien, il équiont tout
faucheux cujor d'aujord'hui.
A?. Dufoy. — Ils onil'air fort bien ensemble, cfleciivemcnl. i- . 'iJ
Lanière Aubry. — Tout ça prov'iiont de c' qu' l' l'aucheux ,■ il en
aviout ed' besoin pour liraii les marrons du feu. Quand j' venons n'a pen-
sais qu'y n'y a po iit dont mois qu'il éiimojit tous deux à couteaux lirais,
comine j' disions à c' malin aveuc(| la fiinie à Thomas liranchu. .
M. Duf y. — Il s'en défend comuie un beau diable.
Madf molsi-Ue Guimard. — Vous ayez bien tort, madame, de vous com-
metire avec des ttres pareils, des gens sans morale, sans principes, sans
religion ; si jamais Uieu nous en préserve ! si jamais leur parii triomphait,
nous ne tarderions point à revoir 93 et touies ses horreurs. Que dis-jc,
93, le mot est liop doux, v.c^ cannibales et des aLithroi)0])liages.
La cièrc Aubry. — G' c^quioiu t'y point des gens qui mageout des par-
sornes?
Mademoiselle Guimard. — Tous les sexes en général, toul ce qui ne
partage |sis leur opinion. ■■ *i.- >j j ,' ;j y . ) 'Ci
l.a mère Aubry. — Et V gouvernement y souQront ça? y n'y aviont
donc point Cil' justice?
Mademoiselle Guimard. — Les plus forts n'ont ils pas toujours fait la
loi? ■ ' '
La mère Aubry, ,— Ça c' équiont bé vrai.
M. Dufoy. —ri est espérer, B>atlemoiselle, que les choses n'en vien-
dront pas là.
Mart! rnoiselle Guimard. — Plus loin, monsieur, avec ces gens-li, beau-
coup plus loin. ,1 ,
Lanière Aubry. — Eh! bet) !, ci faut qu' j' vousl' disions, je n' sommes
point tranquilles ç|n brn; je n' savons point d'où qu' ça nous v'uous,
mais je n' sommes point t'heure'iu cd' pianein bon bout de temps.
f^îademoiselle (iuiiuard. — Parte que nous nous p aisons il louler aux
pieds ce (jue nous avons de plus sacré, piuce que nous ne respectons plus
rien, parce que tout est renversé , mécoiiug. .
La mère Aubry. — Faut c'iapadant n' poi^t/àire tout-à-fait c' qui n'é-
quioni point, inamzelle Guimard. ,,i,/;r .,
MàdcLioiselle Guimord. — Gemment rcntendcz-rous , madame?
La mère Aubry. — Dimanche, damier, et l' jour cl cl' la Pentecôte , y
aviont core pus cd' monde à la porte . cd' i'égliie quq non point ed'-
dans.
Mademoiselle Guimard. — Parce que l'on est bien aise de se faire voir;
de l'orgueil et de la vanité , pas autie chose , et l'on passera auprès de
M. le curé, le chapeau cloué sur la tèie.
La mère Aubry. — Accoutc^, niamze.Jj.i.Çuimard.y aben n'aussi qu'eut'
petit 'S rlioses à s'prochais , e 1' pauvr tlier homme , marchais... Seyons
jusse et d' bnn compte , e 1' meilleur d' tous les prêtres y n' valont rien.
Madeuio selle Guimard. —Vous avez oublié ieu M. l'abbé Segrais, ma-
dame?
La mère Aubry. — Que je n' l'ons point oublié, m'sieu Segrais, que j'
ne l'oublirrons jamais , marchais; c'eiiuiout s'tilà qu'équiont nein brave
curé, qui laissiunt faire ii toul l' monde coniuie ils l'entcndiont.
Mailemoiselle Guimard. — Ce fut là le seu<|j,ort que l'on eût à lui re-
procber. ,..', ,
la mère Aubry. — Corabé qu'il équiont rcs;>cclal)Ic , c i' pauvr' cher
homme ! Tandis qu' tous ces jeunes curés-lii, voyais-vous... Diun ! accou-
tais donc, il en éijuiont d'î'hommes quasiment comme des lûmes, sans
comparaiscn, faut-y point e pi' jeunesse y passions ?
Mudi'moiselle Guimard. — J'aime à croire que feu BL l'abbé Segrais a
éiéjeuiic comuie un auirc, madauic, elcepeudiint jduiais, au giand ja-
mais... , , ,,,, ;,
La mère Aubry. — Dans l' temps qui s'amusions j'équiohs point n'au
monde. ,
M. Uufoy. — Je crois que ce qi*c nous avons de mieux h faite, c'e6.l de
ne pas nous monter contre celui-ci, :^, ,,, i,,, ,
La mère Auliry. — Vous aurais biaù dire , m'àeu Pu/oyi,„yoijs^ me
frais janié n'aimer s'iilii cd' cuié. ,,;i,l e, jnoinpViO,' ,'
M. Diitoy. — lit piiurquoi, je vous le dçman4%8.HT i 9.in:1 i;t r: n
Malemiiiselle Guimard. — Madame serait pcmxiSffieJiifcpj embarrassée
lie noiis le dire. ..„,:(, ..\,. ,,, '<
La mère Aubry. — Point déjà si tant, inatiuclle.
Mademoiselle Guimard. — J'avoue que je ne comprends rien à cette
aaimosiié, et à moins que vousn'ayiz de grands moiifs...
La mère Aubry. — J'n'en manquons point, marchais. Quand j'vcnons
à pensais à toutes Ks sottises (|ui nous avions fé, j'vous les dirais, m'sieu
Duioy, qu'vous vouriais point les craire. Qu' l'aut' jour nouf home, il
éiiont nein brin n'éiourrii, y n'aviont pris quia validité d'un varie e.l'vin,
il équiont dans l'ehœnr, qui chanliom aussi Renlimeut qui> j'uous mène-
rions à chanter ilà; v'ià m'sieu l'curé qui s'en v'nont li iJire dans son
tuyau d'orei:le d'otais sa chape, et plus vite cqu'ça, C'équiontl'y eune raison
dou qu'il équiont n'étourdi, c'pauvr' cher ami, c'équioai l'y cune raison
])pu vçni l'airronier en pleine grand-messe, comme si fallait point qu'eux
aulf'^y z'amusioiis entre eux les chantres, ben obligeais. El ces quaiic
cents ed'f>»golsqui m'aviont demandais, et n'ont point pris, vuquil aviont
dit, dit-y, qui z'équiout trop chars , c'i quiont l'y eune honestetais à faire
au monde, ça? Et nout'ptlit qu'il aviont ri^nvoyals du caléchime, pasce
qu'y y avions lirais sa langue en arriarre edli :' c'équionl t'y bé gcnii ?
Eaut-y point qu'ein afact y leux amu.Moiis; et c'qu'il avont fé là c'tquiout
t'y nc'une politesse à faire à des parens ?
M. Dufoy. — On ne peut pas non plus se laisser manger la laine sur le
dos.
Mademoiselle Guimard.— Il est de certaines choses qu'il est impossible
de tolérer.
La mère Aubry. — Laissais-donc, mamzelle, tout c'qui v'nont d'cos tcBS*-
là vous l'irouvais supnrbe ; si c'équiont d'ï'aut's qui fai-ious le demi quai'ï-
de c'que faisions ceux il'., vous j'ieriais les quair' cris ?
M. Dufoy. — Il faut faire un peu la part de l'humaiiiié. ji-
La mère Abry. — Jia l'sons sa part, à preuve, c'est que j'donnons pus
que l'curé aux pauves;— j'en avons pus qu'eux ed'humaniiais, mar-
cbais.
Mademoiselle Guimard. — Je vais vous demander la permission de me
retirer ; madame profes-e des opinions qui ne sont nullement en rappoR',
av,ec ma manière de voir et de penser.
;Lamère Aubry. — Accoutais, luauizelle Guimard, je n'disons point çï
pour vous, maii j'sommes ben aise tout d'inenic ed'v.iu^ cuniais c'qi'ie
j'oos n'a vous contais, et quand les choses y n'nous conv'nont point, j sa-
vons ben l'dire iiou ; et si rgouvernemcnt y n'y pcroons garde , j'ai jUS
r'iuraber tout drét dans la prétraille , marchais.'
M. Dufoy. — Madame Aubry, vous allf z trop loin.
Mademoiselle Guia-ard. — C'est intolérable !
La mère Aubry. — K'vous en aUais point , mamzelle , j'ons uni dans
l'instant. Croyais-vous, bellement , que j'sommes point payais pou dira
c'que j'disons? Vousn'savais donc point, noui' pauv' tille, qu' dé'oni sea
bôme il équiont mort , qu'il équiont mognier au mouMn d'Gal-jcourt, q»i
n'aviont laissais qu'un afaut à si fâme et que c'méchai.l curé ed'ilondry
il aviont si !)en embêtais la mère ei l'afant, qu'il alliont n'en faire un prê-
tre. Si c'équiont point neune piquié ? Ein garçon ed'seize ans , \.\ lèie
cd'pus que m'sieu Dufoy, n'point faire œuvre d ses dix doi','!s, qu'la pan;*-
mère allé aviont tant besoin d'Ii, qu'aile équiont obligais ed'louais Wax
biens. C'équiont l'y point des airociiais, des conduite j pareilles? T'i ais,
voyais-vous, je n'savons c'qui me r'tcnons de r'grettais l'empereur, et
toutes les jours j'sciis que je rr'gvettins, c'pauv' brave honune-là.
Mlle Guimard. — Je ne vous en fais pas mon compliment, avec son aoi-
I.ition démesurée, un buveur tle sang. - .
La mère Aubry. — L'pauv' monde au moins y viviont n'aveucq lii> -H
Mile Guimard. — Quand il n'allait pas à la boucherie. ' "V
La mère Aubry. — i'ons \'y point nom' neveu, qu'en équiont t'y point
r'venu d'i'.u-mée?
Mlle Guimard. — Avec deux jambes Je bois.
La mère Aubry. — 11 aviont l'y point tout d'mème la croix d'honneur,
n'équiont t'y point n'olliciais, n'a l'y point dioais à la même table aveiicq
el'suus préfet, cl comme y dit, dit-y, n'avions l'y point du pain sus la
planche ?
Mlle Uuioiard. — Et la mâchoire -brisée.
La mère Aubry. — Aveurq tout ça, j'aimcrioos core mieux voir rpciit'I
d'noutlille soldat, qu'iion point dans c'te par ie qu'il équiont, qui leurs
z'ai)prenons, tous leurs chefs, à s'iiche cd'Ieux père cl mère comme de
rien du tout ; et eune fois qui /ont luis l'nez là dedai;s, les pauv' aUus,
c't'cst fichu, y n'aimont pus qu'eux.
Mlle (luiuii'rd. — Madame Aubry, je suis bien votre servante.
La mère Aubry. — T'uais, j'nous eu allons, car j'sentons bcii que j';'ni-
rioDs par dir' des soltises ; pas putôt la main tournais, j'y penserions pus ;
p r malheur tout l'monde n'est point d'mème. Bien le bonjour, luamzclie
Guimard; avantage, monsieur Dufoy.
Mlle Guimard. — De t'Ut mon cœur, madame.
M. Dufoy. — Donjour, madame.
SCÈNE IV.
M. DUFOY, M.\Di;510ISEt.LE GLIMAnO.
M. Dufoy. — Cette mère Auliry est bien la meilleure femme du monde;
mais une fois partie, p us moyeu de i arrèier, un cheval é.bappé.
Mlle Guimard. — Ce que je ne puis m'expliquer, c'est de icus voir
écouter ces siupid tés avec un calme, une patancc uniques, vous eiis
d'un saniî-froid imperturbable.
M. Dufoy. — Le moyen de faire outre ment ?
Mlle Guimard. — Vois avez beau dire, vous idolâirez tout ce m'^nJe-!,"i.
M. Dufoy. — Oui, je l'avoue, après loat, c'est mon pa>s, c'est plus fort
que moi.
M le Guimard, — Vous n'clfs pas fâché non plus d'entendre dire à tout
bout de champ ; « V«.yezvous là-bas ce gros papa q'ù mairh? un rou de
cOié et qui s'en va fiisani les murailles, c'est \1. Dufoy, le plus co>sii, le
plus étoile de l'endroit. C'e.-t bii qui f>i:t ici 'a pluie cl le Iwau lom^s : <i s
eufans, il les a tous supérieureme il établis ii Paris, tous y font .idoiirib c-
ment bien leurs all'aircs. » Cela sonne si agréabiemciit aux oreilles dcs'cn-
.liwmiin H'j J — .'Il
■I .W
•30
. _.Jf,E MAGASIN LITTERAIRE.
tendre troinpeiler ainsi ! Ah ! que je ne suis pas la dupe de cet amour du
lieu qui vous vit naître. Mais j'ai le malheur d'y voir clair, trop peut-être,
ce qui ne ra'empCclie pas, dans mon petit for intérieur, de penser ce que
bon mo semble.
M. Dufov. —J'ai toujours eu le bon esprit de me contenter de tout.
Mlle Giii'mard. — Le beau mérite quand on n'a besoin de rien, quand
on a tout à bouche que veux-tu !
M. Dufoy. — Ma recette est des plus simples, j'ai toujours rencontré
plu-! ma'houreux que moi.
Mlle Guimard. — Vous êtes ce que nous appelons un grand homme, un
,)liiloso; hc?
RI. IUi''ov. — Mais oui, je crois,
Mlle (iui'mard. —Je ne suis plus ('■tonnée, d'après cela, du plaisir que
vous S' i!il)litz goûter aux détlaiiiaiions impies de celle femme.
M. Dufoy. — J'ai cru remarquer, au milieu de tout son bavardage, des
choses as-ez sensées.
Mlliî (Juimard, — Je vous conseille d'en parler ! des absurdiiés du com-
niciicenient à la fin, un athéisme révoltant, un cynisme efl'ioyable; mais
où nous mènera cet oubli de toute espèce de retenue et de conveuauce,
où alloiiS-noi:s, je vous le demande?
M. Dufoy. — Je n'en sais rien non plus,
Mlle Guimard. —Ah ! que l'abîme des révolutions est loin d'être com-
blé !
M. Dufoy. —Mon Dieu! mademoiselle, lai-scz donc aller les choses
d'elles-mêmes, vous vous faites uu mal... Tout ce que vous direz et rien
ne rhun^era pas la face des affaires.
Mlle Guimard. — Et tout cela, parce que chacun aujourd'hui se croit
un génie. Croyez-vous, par exemple, que si M. de Grandbois avait fait
avec M. son lils, comme jadis M. le marquis de Grandbois, son père, eût
fait avec lui, que ce petit monsieur se serait fait sauter la cervelle à qua-
torze ai!s, parce qu'il n'avait pas encore été compris? Un morveux qu'il
eût fait enfermer h la Bastille, M. le marquis son père ; et M. de Grand-
bois ne serait pas à le pleurer maintenant plus qu'il ne le mérite. Quant
à moi, je ne l'ai pas plaint nu seul instant ; au contraire, je me suis con-
tentée de penser à sa famille, et j'ai trouvé qu'il s'était conduit en celte
circonstance comme un petit sol,
M. Dufoy. — Il est certain que ce jeune lioiaine a commis là une
grande faute.
Mademoiselle Guimard. — Un polisson, qui delà vie ne mettait les
pieds à l'église; encore un philosophe.
M. Dufoy. — Bien obligé.
Mademoiselle Guimard. —Je plains sa pauvre mère, qui certes ne mé-
ritait pas cela. Quant au père, il en a pris bien vite son parti , il n'a pas
été longtemps à s'en consoler. Le voilà donc député! La belle chute !
Je ne sais s'il est honteux de se montrer ; mais ce qn'il y a de certain ,
c'est que je viens de le rencontrer, et c'est tout au plus s'il avait l'air de
me connaître,
M. Dufoy. — Il est pourtant, M. de Grrmdbols, fort honnête avec tout
le monde.
Mademoiselle Guimard. — Avec ceux surtout qui peuvent lui être uti-
les. A'Jiait-on jamais vu, autrefois, dans la famil'e des messieurs de
Granduuis, se conduire comme on le fait aujourd'hui? Mme de Grand-
bois, sa mère, se serait-elle j;miais compromise au point trallcr à travers
,., champs chez les vignerons , quêter des vnix pour son noble époux? 11
î,< leur sied bien , après des vilenirs sea'blables , d'aller se carrer dans leur
é'iuipsge ! Je sais bien qu'à leur place je n'oserais me mo. tier nulle part.
Fi, l'horreur! c'est dégoûtant !
M. Dufoy. -Es'-ce bien vrai?
Mademoiselle Guimard. — Il n'y a pas à dire, je l'ai vue, vous dis-je ,
de mes propres yeux, et je l'ai suivie dans toutes ses promenales; aussi
puis-je en parler savamment.
M. Dufoy. — Je n'aurais jamais cru cela.
Mademoiselle Guimard.— Mais c'est elle qui a poussé M. de Grandbois
à faire loutce qu'il a fjii. Vous-même, que ces genslà semblent combler
d'égards aujourd'hui, demain ils ne vous connaiiront plus ; vous, monsieur
D iifoy, qui avez été le grand meneur dans tous ces beaux triputages.
M. Dufoy. —Je n'ai pas de regrets , je l'ai fait dans une bonne inien-
t'on, ma conscience ne me reproche rien.
Mademoiselle Guimard. —Vous avez voulu en faire une fois encore a
votre tète, comme toujours. Votre épouse, je le sais, n'a jamais approuvé
vot c façon d'agir à cet égard.
M. Dufoy. —C'es'.-à-dire que je suis toujours à me demander pourquoi
Mme Uufoy, qui est excellente, a toujours eu de l'éloigneinent pour ces
personnes-lè.
Mademoiselle Guimard.— Par la raison toute simple que nous autres
femmes , soit dit en passant , avons parfois de bonnes idées , mes chers
messifurs.
M. Dufoy. — Mais ne disiez-vous pas, il n'y a qu'un instant encore, que
c'était Mme de Grandbois qui avait poussé son mari à faire ce qu'il a
fait?
Mademoiselle Guimard. — Je vous répondrai a cela qud n y a point de
rès-'lc sans exceptions; totiti s ne lui ressemblent pas. Dieu merci !
M. Dufov. —Mais quel bruit? Dieu me pardonne on dirait tfa'e émeute.
Ma/<emoiselle Guimard. — Cela ne m'étonnerait pas , tout est en con-
vulsion ; et vous ne voulez pas me croire encore quand je vous dis que
nous sommes à deux doigts de notre perte,
M, Dufoy. — C'est tout bonnement le père Boulemps et le maréch
qui sortent du cabaret,
SCÈNE V.
LES MEMES, LE PERE BOSITEMPS, LE tUARËGUAL.
Le père Bootemps. — Ah ! fichtre oui, qu'si j'avions n'a r'commençais
c'que j'avons fé, j'y r'garderions n'a deux fois, pas si bête.
Le maréchal. — Mé itou qu' j'aimerious bé mieux n'jamé m'app'Iais
Tubœuf ed'mou nom,
M. Dufoy. — Mais qu'avez-vous donc, père Bontemps? ,
Le père Bontemps. — T'nais , m'sicu Dufoy, jen'vous voyons tant seu-
lement point tant qu' j'équiont cd' mauvaise himeur, J'désiruos trouver .
queuqu'un pour leur battre. '
Mademoiselle Guimard. — Monsieur Du oy, je suis votre servante. \
Le père Bontemps. — De tout mon cœur, mademoiselle.
SCÈNE VI. ';
LE PÈRE BONTEJIPS, M. DUFOY, LE MARÉCHAL, '.
M. Dufoy. — Voyons, père Bontemps, de quoi s'agit-il; il se passe quel-
que chose qui n'est pas naturel ?
Le père Bontemps. — J'avons que j'ons n'étais n'enfonçais par veut'
Faucheux, que j'sommcs ben r'vcnu d'sus son compte, marchais.
Le maréchal. — C'équiont ncio n'homme , qui vous prouieitions tout
pour avoir des voix, et cune !ois qui les ont évues, y s'fichont n'autaut d'
vous comme de rien du tout. ■ '
Le jièrc Bontemps. — La maîme chose. '^I '
M. Dufoy. — Cela m'étonne, père Bontemps, ce que vous meUftes là,
surtout d'après notre conversation de tantôt.
Le père Bontemps. — Y n'm'avions point fé n'a c'raatin c'qui m'avons
a n'a c'te remontée. , ' ,
M. Dufoy. — C'est donc bieïi fort, t?e'qu'il vous a fait ?
Le père Bontemps. — Mé qui croyions si ben à tous ses biaux compli-
mens ; faire des choses parriKcs !
Le maréchal. — Y m'en aviont fé d'bclles promesses, marchais ; dais
mille et dais cents, qu'il alliont m'faire avoir la croix d honneur comme
quoi qu'j'a\ions servi au 9°dragous, qu'j'allions ferrer, sauf vout'respait,
toutes les bêles du pays, enfin sij'vous disions tout c'f^ui n'm'aviont point
dit, vous vouriais point l'rroire.
M. Dufoy. — Pardon, il commence à se faire tard, vous ne paraissez
point disposé à me meure au courant de sitôt, je vous souhaite bien le
bonjour.
Le père Bontemps (le retenant). —Vous n'a point d'besoin d'vous z'en
allais d'si d'heure, j'allons fai' e venir quetii'chose ilà.
M. Dufoy. — Bien obligé, je ne prends jamais rien entre mes repas.
Le père Bontemps. — Comme vous vourais. Dites donc, m'sieu Dufoy?
M. Dufoy. — Eh bien ?
Le père Bontemps. — Etes-voUs t'y nein brave homme ?
M. Dufoy. — Mais je crois que oui.
Le père Bontemps. — J'sommes brave itou. Jsommes France,
Le maréchal. —Je l'sommes tous Francés, j'sommes trois Francés, pas
vrai, M. Dafoy ?
M. Dufoy. — Où en voidez-vous venir ?
Le maréchal. — Dit'z'y vite vout' conte à c't' homme.
Le père Bo'itemps. — D'abord c'équiont d'z'horreurs, j'vous en per-
venons, qui rn'avont fait.
Le maréchal. — Sans comptais qui z'en avont n'accrochais à la pre-
miare révolution qui l'avons point tant méritais, marchais.
M. Dufoy. — Quand vous voudrez, père Bontemps, je suis à vos
ordres.
Le mai échal, — Faut-il qui seyoni brigands, d's'adressais à un homme
d'âge.
M. Dufoy. — Si vous parlez toujours, maréchal, il me sera impos-
sible,-., ...
Le maréchal. —Vous n'avais qu'a vni cheux nous, père Bontemps,
qui l'y ilisipni core, cl siiurno s qu'il équiont, quand vous aurais à avoir
ed' besoi 1 d'qucui'chose, r'gardais noul'maison ne pus ne moins qu'si cè-
quiont n'a vous. J't'eu Cchyns !
Le pèie Bontemps. — Qui l'aviont dit tout d'môme ; j'ons qu'à y alLiis
dans Icux maisons, j's'rons ben traitais, à preuve c'est que j'y ons n'étais,
marchais.
M. Dufoy. — Et que lui demandicz-vous?
Le père Bontemps. — J'ii d'mandions lien.
M. Dufov. — Comment alors a t-il pu vous refuser ?
Le maréchal. — Moins que rien, point vrai, père Bontemps?
Le père Bontemps. — Eune bêtise.
Le maréchal. -Est-ce qui n'avionl point dressais cont' nous ein procès-
verbal, si.n garde, el'lenr'demain qu'il aviontn'étais nommais députais ?
Le père Boutcnip.s. — Ca, je l'on vu.
Le maréchal. — Tout (;a pasce que noui' peut il aviont n'étais tirais
LE MAGASIN LITTERAIRE.
S!
queuqucs coup? d'fusil sus ses volailles... un afant ed' dix huit ans' J'en
ODS évu pour dix-sept francs, aveucq c'vicux cliaiiiriuxlà.
Le père Boulemps. — C'qui ln'a^ions ié il ('■quioiit pus fort qu'tnut ça.
Le maréchal. — C'équiont pas pus fort que de s'fàclier quand j'mons
mis tous ed'clicux nous, el'jour ed'Pâqucs dans leux banc, qui z'out évu
la chose d'nousz'en faire sortir.
M. Dufoy. — En conscience, maréchal, vous avez bien le moyen de
louer un hanc. ' '
Le marccbal. — Mais pisqui n'y v'n'ont jamais dans le'-ix vieux banc,
qui y avions dix huit mois que j'y allions.
M. Dufoy. — Et ne me disiez-vous pas, père Bontemps, que ce qui
vous a Hè fait était plus affreux encore ?
Le père Uonteiups. — Ci rf'(]niont tant n'affreux, que si j'avions évu
dix aiii éos cd'moiiis, j'y brésilliuns toute sa satanée maison, quoi !
"''M. Diiîoy. — Vous auriez eu lort.
' Le pi-re lîontPmps. — Vous r.'pourrais jamô savoir c'que j'ons souffart.
M. Dufoy. — Il est même probalile (jue je ne le saurai jamais.
Le marédul. — Dist'-zy donc pourquoi, vous pouvais ben li dire à
c't'honuii". 'j
j\l. Dufoy. — Tout comme vous voudrez.
Le péri' iionlemps. — Pisqu'vous voulais, j'allons vous l'direi
M. Diifuy. — Je suis tout oreilles.
Le pf-re ISoniemps. — Vous saurais, m'sieu Dufoy, qu'chcux nous j'ons
janié rien l'fusais n'a parsoune.
M. Dufo '. —Ce&t une justice à vous rendre; aussi vous la rend-on
coniplOteiiieiit.
Le maréchal. — J'ons t'y point ed'besoin les uns d'eunc chose, l'z'aut'
d'euue aui', dans la vie de c'monde?
■^■. M. Dufoy. — Continuez, père lîontemps.
Le pire Buntemp. — J'ons janié rien r'fusais n'a parsonne.
M. Dufoy. — Niius savons cela.
Le père lloiuenips. — Eh ben ! j'ons étais li d'niandais tantôt cune
échelle à c'brigantl d'Fauchflux-là, leux s»le cocher y ni'l'avons r'fusais.
Le maréchal^ — C'équiont t'J! euuaUrgiut, eune abomination à faire à
eun hiimnie ?
M. Dufoy. ^ Peut-être ft},^ Faucheux n'en a,-t-il rien su?
Le père Bontetiips. -r.,fifle, j'Ie connaissais ben n'a c"i'hem-e, mar-
chais.
^i, Le maréchal. — Ein homme si riche, m'faire donnais dix-sept francs
3. pour dais bigres ed'pigeons de litn, eiu uiuuvuis gars qujoii's fé nommais
flépuliiis.
',. Le père Bontemps. — Quivcgniont des dix fgis cheux nous dans neuiie
journée.
Le maréchal. — Qui nous empèchont de nou;$ me!,te dans leux banc,
marchais. , . , , ,,,
Le père Bontemps'. — Eune méchante échelle qui m'avont r'fusais.
Le maiéchal. — Et mes dix-sept franco, quej'yous donnais.
M. Duloy. — C'est une indignité.,,
Le maréchal. — Si y a jamais queui'chose ed'sangeais... marchais.
Le père Bontemps. — J'voterons pour m'sieu ed'Grandbois, marchais.
Le nuiréchal. — Aie itou, c'éiiont n'assurais.
Le |)ère Bontemps. — C'équiont point l'embarras, c'équiont un Car
itou, in'sicu ed'Grandbois.
Le nuuéclial. — Après tout, faut-y point qui seyont Car, ein seigneur,
c'équMjni'y point son éiat de l'être ? Il équiont ben fiar, c'Faucheux-là,
pourquoi ([u'iaui' il ne l'seriont point, pis qu'c'equiont nein noble.
Le pore Bontemps. — Tnais, tant pis, m'sieu Dufoy, faut qu'vous nous
r'mt'tiinis n'aveucqli.
Le maréchal, — Vouss'rais nein brave homme.
M. Dufoy. — Ce serait avec un grand plaisir, messieurs; mais Je re-
. tourne ce soir à ÇaJ;is.i,l^lvlc^:bOll^jour.
LE PÈRE liOXTEMl'S, LE MARÉCn.lL.
t'hais, voulaïs-voùs "(Ju'é^'i'vbus dist',' 'liêrifr'jpoA.
Le maréchal,
l.'tnps ■;'
Le lère Bnn'emps. — Quoi qu'tii vcnx ? "" '•
Le maiéchal. — C'vieux Dufoy -là, c'équiont point core grand'chose
c!rbo;i. ,. '1 1!
Le pèib Bontemps. — Ein câlin, j'Ie connaissons ben',' î'ons étais n'a
l'école as omble. '
Le iiwiéçhal. — Vousà-t'-y jamé mage fcKéiik ctix ?
LcpCi e Bontcmp!!. — Jamé. / ''^ '" ' ^''' '
Le niari'clnil. — Lin liar itou. 'f'-BlfoC
Le pèi e Iionlemps. — T'en viens-tu à quand nié ?
Le marérliiil. — Où qu'vous allais?
Le prre Iionlemps, — Au taharet.
Le mui écl'ul. — Allais, marchais.
IIOKY !>10\NIRR.
". 't''Oi '.■
Portrait de M. Thiers. (1)
Depuis que los restes de Napoléon nous soat rendus, la France éprouve le be-
soin (le sa\oir i quoi s'en tenir sur quelqu'un qui n'est pas de la famille, mais
qu'on prétend l'héritier du héros, non pas l'héritier du saug dont une portion est
à Ham et l'autre en exil , mais le véritable héritier par le génie , tt le sacre d'un
nouvel êiilliuusiasnie.
Essayons de combler cette lacune des chroniques parisiennes, de satisfaire la
curiosité pul)licjuc , sur llionime d'esprit que la sottise des amilics ou des haines
pose en troisième prétendant ; parlons à fond de il. Thiers, cette espèce de duc
de Norniundie de la race impériale. Aussi bien nous comptons painii wux qui eu-
rent la prescience de M. Thiers avant sa fortune, le courage de le défendre contre
la calomnie, le désintéressement de le fuir quand le pouvoir lui est tombé dans
les mains.
Il nous va donc de dii-e le vrai sur ce personnage singulier devenu inexplicable
à force d'être explitiué par l'adulalion ou par l'envie.
Deux travaux historiques ont été faits sur M. Tbiers : biographies nées de ses
contemporaius , de ses confrères en journalisme : l'une, attribuée à .M. Loë»c-
Wciniars , parut dans la lieiue des Deux Mondes ; l'autre, éerite par M. 1 orluué
Boilay du Conslilalionnel, dans le Victioiinuire de la conversation; la pre-
mière hostile, qui fut récompensée comme un doge; la seconde bienveillante ,
qui a été négligée comme une satire j chacune enfin tiaiuie comme l'autre méri-
tait de l'être.
11 ne faut pas compter, pour les spirituels biographes, la croix d'honneur,
qu'ils méritairnl à bien d'autres titres, et que M. Thiers ne refuse à personne
quand il est ministre.
Ceu\ qui ont étudié l'histoire avec un peu plus de patience que M. Thiers n'en
met à l'écrire , le comiaiïsaieut bien avant que d'avoir fait sa connaissance ; il > a
long-tcuips qu'ils ont lu sou portrait dans les lignes suivantes de baiulStuion ,
sur un petit nionsi<ur fort mêlé aux affaires de lu régence, i la polili(|ue anglaise
du cardinal Dubois, et qui, sans avoir travaillé en maitre, nous est représente
par le grar.d écrivain comme ayant fourre dans tout, à cette éi>oque, sa main agile
et audacieuse :
Il Uémoud, dont il a été parlé ailleurs, fut introducteur des ambassadeurs ;com-
1) nie il (le\i;it uue espèce de petit personnage, et quoique subalterne fori daugc-
II reux, il est à propos de le faire encore mieux connaître. Hélait fils delténiond,
i> fermier général, cuniiu sous le nom de Uéinond le Diable. Ce lils était uu petit
n homme qui n'était pas achevé de faire, et comme un biscuit manqué, avec de
t> vilains traits et une voix enrouée comme un homme réveillé eu pleine nuit cm
» sursaut. 11 avait beaucoup d'esprit; il avait aussi de la leciurc et des lettres, et
I) encore plus d'elTroiiterie, d'opinion de soi et de mépris des autres. Il se piquait
» de tout savoir, prose, poésie, philosophie, histoire, même galuulerie, ce qui lui
» procura force ridicules aventures et brocards. Il fut le savant des uns, le coiifi-
» dent et le commode des aulics, et de plus d'une façon, et ne se cachant pas de
» la délesloble fonction de rapporteur quand on voulut et que cela lui parut
» utile. 11 s'attacha à plusieurs, et surtout à l'abbé Dubois, dont il allait disant
1) pis que pendre pour f.iire parler les gens et le lui aller redire ; ciiDn ii Slairs ,
0 dont il de\int le panégjrisle et l'homme à tout faire. Sa souplesse, l'ornement
» de son esprit, son aisance ù parler el à frapper, sa facilité â adopter legodt de
» chacun , ime sorte d'agrément qu'on trouvait dans sa singularilé le mirent quel-
» que temps fort i la mode. 11 a Ifni par épouser une fille du joaillier Kondé, en
» quoi il n'y eut ni disparité ni mésalliance, et par donner souvent des soupers
a il bonne el honorable compagnie . » f
Ce portrait n'esl-il pas presque ressembl.nnt ? Mais il a besoin d'être rajeuni par
quelques touches, bien que ce fut une manière piquante d'expli<iuer M. Tliias
par le llénioiid , en le commeulant à la manière de Leduchal ; ce ne sérail i\s- '
limer ni lui ni nous ce que nous valons : mieux vaut s'en tenir à la sobriété de
,cts aperi.us iuUmes, qui seuls apprciiiienl quelque chose de vif sur les gens!
l^état.de récliiiùe permanente dans les gazelles.
Le provincial , l'enfant du peuple, lancés vers la vie pariîiemie, si peu qviils
soient, de si bas qu'ils parlent, sont soutenus par une palcrnile quelconque :
M. Thiers, au contraire, tuteur de ^a famille, nous est arrivé comme uu |H.lit
biiuvagc qui attend tout de la société , à laquelle il ne doit ri-n , et rien des .~i<.ii
qu'il ne connail pas.
Après avoir reçu i Aix une éducaliou presque gratuite , y avoir fait son drxiil
avec les livres cl dans le domicile que lui prêtait M. Arnaud, père de Muic de
UeUiaud , M. Tliirr-, éipiipé d'un petit prix remporté à la pctilc académie do son
endroit , vint ballrc le pavé de l'aris.
Car le pavé do l^sris . si dur fi ses habilaiis, est moelleux comme un tapis pour
Unis Us proviiuiaux , les étrangers, les Genevois, les juifs polonais qiii\rul<il
faire fflrluiici. Iri , le lils d'un Itontiqnier lionnèle n'a guère d'aulrc chance qui il<
devenir consci-it ou nclciir de hi haiiliuuc.
Les aumônes vont irouierdes savovards valides, cl un vieillard (urisicu peu
mourir de faim sur \c Irolloii-s de la grande cité.
Iiilrnduit au ('oiM(i'rHfi'o/in^( pend.uU que son ami Migiict entrait au ToMr-
rier Français, M. Tliieis. avocat el cliiul de Al.mnel, débuta p.ir di-s ariiclrs -er
le salon , traitant d'nrl el de pointure, n'vél.ml déjù relie nior.oniauk' de >..\, ir
tout , de juscr tout el par prèdilerlion les choses qu'il ignore, surtout celle» qu'il
veut apprendre.
(1) Extrait des A'ouMlféJ o la main iliiru-oD de juin
fbicD, 10.
En \iuie , ivc ALa-
LE MAGASIN LlTTERAmE.
Dès qu'il écrivit sur la poliliquc, ce fui pour combattre la réélection de Manuel
expulsé de la chambre; pour préluder à cette ingratitude qu'il a fini par ériger
en système , afin dVn corriger l'odieus.
Il est vrai qu'il venait de charger de protecteur, cl que ce nouveau protec-
teur était JI. LalTittc, patron généreux, spirituel et élégant des vieux braves de
l'empire cl des jeunes conscrits du libéraUsnic.
Après avoir à peine espéré d'être reçu à un bout de table dans cette maison
d'asile, M. Thiers y entra le chapeau sur la léto, et ce fut plaisir que de le voir
s'essayer tout de suite à la familiarité, dormir déjà et apprendre ce sommeil de
salon par lequel il est devenu célèbre. Exploitant la veine d'utilité de chacun, il
demandait à tous des renseigneniens pour son ITistoire de la Révolution; car
c'est là sa manière de procéder, par des conversations forcées et la mémoire
des autres, à tous ses travaux : frère quêteur bien plus que bénédictin de
l'histoire.
Parce qu'il fréquentait un financier, il crut l'être de\enu. Pendant sa notice
sur Law, il ne voulut voir que des financiers , depuis M. le baron Louis jusqu'à
M. Ouvrard alors à Saiule-Pélagie.
L'Histoire de la révolution française avait clé d'abord conçue par Félix Eodiii
qui avait pris M. Tbiers comme adjoint, et, ce qui était possible dans ce temps-là,
comme secrétaire : au bout de trois mois de collaboration et d'un \olume,
M. Thiers était propriétaire de cette histoire, et comme M. Tartufe, il mettait,
mais plus décemment, Orgon Bodiu, à la porte de son livre.
! \ Vif, sans façon , hardi comme un myope, M. Thiers espéra tout de sa nouvelle
\i position, espéra raéuie des succès d'élégance et de galanterie. C'est à cette épo-
» que qu'où lui connut un cheval pie et quelques liaisons idem : qu'on le vit le
malin l'habit boutonné, la badine à la main , parader sur le perron de Torioni ,
comme un brave de la Loire cherchant des gardes-du-corps, el le soir au Gym-
nase, faire, auprès de la X'euve à viny ans d'un colonel , le mauvais sujet à la
"'Jonière de Gontier.
Après avoir ainsi tourmenté la renommée par des prétentions, il voulut la
^5er par des titres , el aussitôt parut Vllistoire de la Révolution française.
Arrive 1S30 : des caprices du financier, des fredaines de l'homme du monde ,
des passions du journaliste , des études de l'iiistoricn, BI. Thiers passe 5 l'ac-
tion. Attende?.. Nous allions oublier le fait caractéristique de la fondation du
Kalional, qui était une ingratitude contre son père adoplif le Constitutionnel.
Tel est M. Thiers : cntrebàilleur de toutes les portes, cl il les ferme vile à tout
le monde ; et une fois installé au National, il ne voulut rien laisser faire cl tout
faire, pour noyer dans son abondance laxative le talant de Carrel dont il jalou-
sait déjà la supériorité. Carrel avait des convictions, du caractère el du cœur.
Au lieu de se laisser exporter dans une préfecture, il garda le National que
M. Thiers quittait au plus vile, pour courir, après la victoire, au partage d'un
pouvoir naissant, en curieux plus encore qu'en affamé, il faut le dire. M, Thiers
était avide de tout prendre pour tout apprendre , impatient de fureter les se-
crets de toutes les archives, de jouer avec tous les ressorts de la machine aduii-
nisl.iative, au risque de les casser, comme font les enfaii's ; entrant partout , s'of-
frant à tous, à Lafayette, au duc d'Orléans, à !\!. Gnizot, se réclamanl de M. Laf-
fittc, du baron Louis , obtenant enfin son entrée au conseil d'étal et au ministère
des finances.
C'est alors qu'on fit à 51. Thiers un chagrin qu'il ne méritait pas. On suspecta
la pureté (ii ses actes, et rien n'est plus injuste, ni plus odieux ; M. Thiers est un
honnête homme; il est trop artiste, trop peu soucieux de l'avenir, trop étourdi
même pour descendre dans les ténèbres dune (joncussion.
?.I. LalTitte livra tout le ministère des finances à cette vivacité d'écureuil ; cl
une fois à l'œuvre , le prétendu représentant de la révolution , qui , dans ses dix
volumes , n'avait pas trouvé un mol de sympathie pour le peuple, faillit, par son
coup d'essai de l'impôt de quotité , ruiner le gouvernement dans les affections
populaires.
Eu même temps, la propagande avait ^h Thiers pour admii-alcur provisoire,
pendant le sac de l'Archevêché, quand heureusement pour lui Casimir Périer vint
inaugurer le système contraire de la paix et de la résistance.
^1. Thiers cessa alors de voir M. Laflilte, et bientôt de le saluer.
Député nouveau , il se dévoua à la besogne de faire la guerre ii la gauche et
d'empêcher la France de la faire à l'éliangcr ; rapporteur du budget , il se donna
toutes les fantaisies monarchiques , défendit l'hérédité de Ui pairie , les pensions
des Vendéens, la nécessité des gros chiffres pour les traitemens ou la liste civile;
toutes choses dont il a trouvé plus retard la satire très ingénieuse dans les lettres
de M. Cormcnin. Soldat de pamphlet en même temps que de tribune, il continua
la session dans son écrit de I'Jl Monarchie de 1830 , contre la double opposition
naissante des radicaux et des légitimistes: persiUlant avec le dernier mépris M. 13ar-
rol JL Berrver et les monstrueuses coalitions, dont ces messieurs lui ont cédé
us tard le drapeau.
H est rainisue enfin : quelle joie pour l'ambitieux et le curieux, car l'un ne se
sépare pas de l'autre : l'ambitieux tient un portefeuille, le curieux trouv e dans ses
atU-ibutions la police et le télégraphe : enthousiaste alors de Fouché , il se mettait
au fait de toutes ses traditions et voulait absolument faire un grand coup. La du-
cli esse de Berri fut arrêtée.
Inspiré par JI. de Tailleyrand, cautionné par les doctrinaires, il Cl pourtant de
piètres débuts à la chambre : on riait à l'entendre, et M. Lallille recevait des re-
proches pour avoir inventé cet homme d'état nazillord, décousu, doué seulement
de la faculté de gasconner longuement, de relâcher une discussion par des répéli-
ti ons languissaiit"s el des cancans de portière.
Ses eoùls de police une fois contentés , M, Thiers voulut exercer sur auUe
chose sa curiosité , cl le ministère du commerce avec les monumens publics , la
loi des cent millions, les études de chemins de fer el de canaux , lui fournil de
nouveaux alimens. Petit à petit l'importance lui vint , son audace le poussa par-
tout : sa courtisanesque passion pour la bêtisse fil préférer eu haut lieu la ba-
billarde légèreté de ce petit barbier, à la sévérité incommode do M. de Broglio et
de M. Guizot.
r>evenu à l'intérieur, M. Thiers, un peu fatigué, se prit de vapeurs et de nos-
talgies ; il lui fallut des gazelles.
Et des gazelles furent lâchées dans son jardin.
Il les adorait et courait après poui' les embrasser. Et autour de lui tous ses favo-
ris s'appelaient les gazelles du ministre.
On se disait : o Un tel est passé gazelle depuis hier soir. — Etos-vous encore
gazelle ? Moi , je n'ai été gazelle que vingt-quatre heures, a
M. Gavé, M. Guizard, SI. Rivet, ÎVI. Dittmer, M. Lavocal des Gobelins, dix au-
tres encore furent gazelles.
Un beau jour, M. Tbiers s'amusa à détruire le 11 octobre, cl comme il vit
une fuis 'quelques députés des centres, les Jacqueminot , les Fulchiron , réunis
dans une incroyable dépulalion, le venir supplier de reprendre le pouvoir, il se
donna la suprême fantaisie d'être président du conseil et ministre des affaires
étrangères.
Piéoapululons : les idées de révolution et de propagande, puis l'adoration du
pouvoir, la béatification du juste-milieu, le système de paix universelle et à tout
prix, l'oubli de la Pologne, le déchaînement contre les tendances démociatiqucs ,
toutes les idées, tous les systèmes ont été autant de passades pour M. Thiers;
et, couronne étrange de celle rosière populaire , le code de septembre a été dans
cette première période sou seul amour, sa grande passion.
La rédaclion de ces loisne revenait pas ù M. Thiers, mais à M. Persil.
Eh bien ! c'est au ministère de l'intérieur qu'un enfant de la presse disait à
ses collègues : «Donnez-moi tout cela. J'ai appris dans l'opposition ce qu'on
peut faire|avec des journaux ; je vais vous les tuer d'un coup. » C'est par M Thiers
que furent forgées ces armes qui tueraient en effet la liberté de la presse si l'on
osait les appliquer avec le même génie infernal qui les inspira à un journaliste
parvenu.
Au 22 février, triomphe de sa personnalité, M. Thiers ne fut à personne ; c'est
ce qu'on peut appeler un temps d'arrêt, une jachère dans ses galanteries ; mais
il faisait déjà les yeux doux à l'opposition en adoptant deux de ses favoris, MM. Fé-
lix Kéal et Dufaure, introduits au conseil d'état.
Ces agaceries furent suiv les de sa chute sur la question d'Espagne, et alors il se
trouva naturellement donné par la disgrâce à ses anciens adversaires.
Phryné de tous les partis, blasphémant contre d'anciens amours, M. Thiers ne
mit plus de pudeur dans ses infidélités, se prit à appeler les lois de septcmbie une
infamie, la paix une honte, l'ancienne majorité une quantité sans qualité, le centre
Lamartine une académie de rêveurs, le centre Passy une coterie de vieillards , de
transfuges, et l'épée du maréchal Soult un glaive de bois.
Nous avons vu M. Thiers prendre dans des conversations de journal ou de salon
les élémens deses premiers livres ; mais au i" mars, il voulut organiser lui-même
des flottes et des armées dans l'intérêt de son Histoire de Napoléon. A bout de trois
nîois, M. Thiers avait tout brouillé au dedans et au dehors, pour s'instruire. Son
éducation était complète, sauf celle des batailles , qui eût été trop chère ; il l'a
reconnu par la note du 8 octobre et s'en est allé gaîment après s'être répété, sans
doute, ce que M. Cousin dit naïvement dans un des derniers conseils du V' mars:
Il 11 est temps que l'on nous renvoie à nos livres, car nous pourrions bien fermer
celui de la monarchie, i)
On a beaucoup parlé de la camarilla de M. Thiers; mentiounons-la sans al-
lusion aux prétendues influences d'un autre sexe , que le sérieux de cet article
se plail à éloigner, et que la main d'une femme de grand talent a pu senle tou-
cher, en une charmante comédie dont le succès a été étouffé dans un salon , par
les gardes municipaux littéraires que SI. Thiers avait apostés à toutes les issues
de la pensée.
Quelle est donc cette camarilla?
Elle se composa de M. Mignet, deM. M(;l!.et;M. Madier-Montjaun'en cslplus.
M. Mignct représente les idées du gouveniement, la confidence des nouvelles,
la fourniture des documens oIBeiels, les intrigues auprès des académies , les re-
lations avec les anciens amis oubliés; il accompagne monsieur dans les salons ;
c'est un mcnin littéraire.
M. Madier-Montjau avait, dans ses attributions, les relations intimes avec 1rs
deux familles, surtout avec la première. Il aimait M. Thiers comme un fils,
comme un compatriote ; faisait des courses utiles, recevait des paroles d'honneur,
en plaçait le plus possible, et entreprenait généralement tout ce qui pouvait l'é-
loigner de la cour de cassation.
C'est M. Madier qui s'en allait disant aux conservateurs acharnés contre
M. Thiers: « Le petit, si vous le contrariez, perdra ce pays-ci pour vous
punir. » iniv 1
M. Mollet, représente l'élection d'Aix, les relations provençales. [C'est le dé-
partement des Bouchcs-du-rdiône à Paris et à la chambre.
Depuis le 1" mars, W. Thiers a laissé multiplier chez lui l'espèce des rats
politiques.
Le défaut dominant de M. Thiers, c'est le mépris des autres; sa plus grand
qualité, la confiance en lui-même.
Impatient cl distrait, bon diable et mauvaise langue, sans amitié mais sans
haine, sans souci des opinions, y compris la sienne, dipicniale relots et musard,
'■fP;
LE MAGASIN LITTl!:ilAram
causeur exccllonl dans le monologue, il semble toujours chercher une trappe ou
attendre im ballon pour s'échapper. 11 trépigne, il s'assied, ferme ses yeux der-
rière ses lunettes, va dans tous les sens, se donnant l'inconvenante façon de mar-
cher en avant le premier ; parlant, sans tourner la ItHe, aux gens dont il se fait
suivre ; n'écoulant jamais, sans niaiser à une besogne quelconque, comme cou-
per les pages d'uii livre, déranger des papiers ou sonner des gens dont il n'a pas
■f besoin.
Cet homme, qu'on croit toujours occupé de grandes choses ou de graves rn-
treticns, se coniplalt a deviser de riens sur les uns et sur les autres; combien
gagne celui-ci i' que mange celui-là ? Friand de tous les caquets du monde ou des
lettres ; là une oreille pour toutes les alcôves de la galanterie, et un doigt dans
toutes les cuisines de la politique; mais bavard comme tous les curieux, il croit
tout et ne garde rien.
Quand il se livre à l'éloquence, il faut que tout concoure à son succès de tri-
bune. 11 n'y a pas moyen de lui parler d'autre chose, cl le premier venu, un sol-
liciteur, un chef de service, sont forcés de parler avec lui du sujet dont il est
plein, de lui trouver des objections, et de le combattre.
«Je fais, dit-il, comme les chirurgiens, qui s'essaient d'abord pour rien, dans les
hôpitaux, à des opérations que leurs cliens admirent et paient très cher plus
tard. Je fais paj 1er tout le monde, je recueille souvent des réponses ingénieuses,
je rencontre des diUicultés inattendues; je parle, on me réplique, cela dans une
matinée, et à une heure mon discours est fait. Je plastroinie comme un homme
qui fait des armes avec un ami avant d'aller se battre avec un adversaire. »
C'est que M. Tliiers manque d'instruction, ce qui peut sembler extraordinaire,
et qu'il n'apprend et ne préparc rien qu'au moment même : procédé suflisant
pour discourir dans nos assemblées.
On n'est pas gêné par le bagage des souvenirs ou de l'érudition. Le vaisseau
va d'autant plus vite qu'il a une plus petite charge.
Quand le hasard ou la distraction l'amènent sur une matière neuve pour lui ,
il s'en éprend comme de la conquête d'un nouveau monde; son admiration le
déborde. Ses intimes se souviennent de celle qu'il fit éclater pour Denis d'Uali-
carnasse et Diogène Laërce qui venaient de lui tomber sous la main.
Christophe Colomb pcrpéluel, il est toujours dans la lièvre des découvertes.
Écrivulu ou orateur politique, il est encore et toujours le journaliste; allant au
plus pressé, à l'elTLl du moment, faisant de la colon/ie à la tribune, c'esl-à-dire
prolixe, commun, bonne femme, abusant de ce préjugé général et parlementaire,
qui prend le trivial pour le bon sens, et la négligence pour la clarté.
Ua de nos amis a défini ainsi M. Thiers :
« C'est Jl. de la Palisse très spirituel, avec le courage de ses opinions. »
Enfant gàlé de l'école de Voltaire et du dix-huitième siècle, qui avaient dessé-
ché le langage pour le rendre plus clair, mais qui avaient gardé le feu de la phi-
losophie et l'élévation des idées, M. Thiers ne tend qu'à se placer dans le milieu
de tous les lecteurs et de tous les auditeurs.
Il applique à l'éloquence et à l'histoire le procédé de Scribe, d'Horace Vernet
et d'Auber, qu'on appelle la facilité et qui <;9nsisle à ne donner au public que la
dose d'esprit qu'il supporte. . .; i,
Il faut en prendre son parti, il y a de tout dans M. Thiers, excepté du Napo-
léon. On se demande s'il lui reste l'étoffe d'un Richelieu, d'un Mazarin, d'un
Dubois, d'un Talleyrand, et de tous les partis tour à tour suivis et quittés, lequel
reprendra le premier cette ancienne maîtresse sur le retour.
Après toutes ces promiscuités, que le temps ne couvre pas décemment ; après
ces dérégleniens politiques, nous sommes heureux, pour M. Thiers, pour sa
gloire, qu'il se soit réfugié dans l'étude, comme une fille repentie se retirait aux
Carmélites. 11 a bien lait de revenir à ces lettres qu'il a tant méprisées, aux jour-
nalistes dont il aura tant besoin pour annoncer son livre, après les avoir tant hon-
nis. Il se retrempera et fera peut-être une bonne fin.
11 est au couvent de l'histoire, il en peut sortir meilleur et plus fort.
Nous craignons pourtant que son livre, qui ne devrait êtie qu'une noble con-
solation, ne se rapetisse jusqu'aux proportions d'une vengeance ; nous craignons
que l'auteur ne s'imagine plutôt qu'il est dans l'exil que dans la retraite, et qu'il
n'entreprenne une apologie outrée de l'empire arrangée en longue et satirique
antithèse du gouvernement de juillet.
Quant à le donner comme un prospectus de dictature pcrsonuelle, on nous
trouvera toujours incrédules à de si tristes illusions.
11 est impossible que l'histoire ne rende pas calmes et sérieux ceux qui y tou-
chent, et Bl. Tliieis sait comme un autre qu'on ne devient pas César parce qu'on
écrit un supplément à ses Commentuirus.
La napoléomaiiie est un tic de ce temps-ci, une distraction domcslique que
IM. ThU'is partage avec un grand nombre d'autres gardes nationaux dans la vie
iutéricuic, et que la malignité a rorlainomcnt exagérée depuis les forlificalions,
par le souvenir de ses promenades à grands petits pas, la main derrière le dos ou
dans le gilet.
Allons, quand M. Thiers aura fini son ouvrage, il s'apercevra, en ([uelque état
(|ue soit notre pairie, qu'il a l'âge de Carras et passé celui do Donaparle ; qu'il
peut bien se fourrer dans l'histoire de Napoléon, mais que jamais Napoléon ne
"citt mis dans la tienne
milBt 18îli - »OJlt i;
^rois jours du règne de Iiéon 1^.
Le soleil descendait rapidement. Après aToir illuminé Rome sous mille
aspects divers et entouré d'une auréole de feu comme une tête de sa nt
la boule d'or du Panthéon, ses rayons couraient sur la campagne et per-
çaient les massifs des villas qui bordent le Tibre.
Tout est jaune à cette heure du soir dans Rome, le ciel, le fleuve,
les grandes places, les rues désertes, les fontaines, les obélisques, les
slauies, la face vive et ridée des babitans. Tout est or et ta'raa. C'est
un (Cfet delà nature sulfureuse du sol dans le,« climat» méridio aux. Ce
glacis dissipé, le violet tranchant du ciel se moulre, le brouillard tombe
f-ur les marais; il s'évanouit en fumée. A cet adieu du jour succède une
fraîcheur viviliante.
La imil aniwiit, nuit de Rome, molle et paresseuse : pas d'étoiles en-
core. Des signes plus décisifs que ceu\ du ciel l'annonçaient. Des bou-
viers à la culotte toullue de rubans, des paysannes cuivrées, portatif sous
un bras leur enfant enformi, sous l'autre des gerbes de foin, passaient
sous les portes de la ville. Les derniers de la troupe priaient ou chan-
taient ; les plus avancés renvoyaient aux plus éloignés, comme un aver-
tissement de la nuit qui allait les surprendre, les accensmélancobqucmcDt
harmonieux du zampogna.
La ville de marbre temble alors ss recueillir et penser au milieu de sa
pooulaiion de siatues. L'Egypte, la Grèce, l'Iialie racontent dans le silen-
ce leur triste destinée, et des civilisations différentes se Groupant autour
de ces granits, respirent au boid de ces bronzes. A la variété de ce»
figurations, à l'indifférence de ceux qui les coudeient sans les regarder,
l'étranger ne sait trop si les statues sont les babitans, si les babitaiis sont
les siatues.
Rome .s'éiait complètement éteinte ; de ce soleil qui la tesait en fusion
quelques minutes auparavant, il ne restait plus qu'un damier chatoyant
de viiraux à de hautes croisées : c'étaient celles du Vatican.
Vieux monument, divin et taciturne comme un pape, le Vatican proje-
tait, dans ses proportions gigauicsques, sur le pavé de la grande place ,
son ombre toute tressée de colonnes et de statues immobiles. Parfois Te-
naient à passer, à travers cette forêt de lignes violeiies. une litière aux
armes d'un cardinal, ou quelque jeune fille effrayée de cette so^iijde mys-
térieuse, peuplée et déserte à la fois.
Ces hautes croisées du Vaii- an éclairaient un appartement très Taste,
délabré autant que vaste. C'étaient, pour tout décor, des fresques inache-
vées commençant par un lever de soleil, liiiis^ant par le mur; des saints
(iont la niineexlaiique aspirait au ciel, mais dont les pieds avaient éié
oubliés par l'ariisie, qui faisait attendre, dans le purgatoire de sa pensée,
la délivrance du personnage ; c'était une corniche richement sculpiée,
mais encadrant le vide. La rosace du ciutre éiait semée d'anges et d'ar-
changes précipités sur eux-mêmes pour recevoir un lusire, et ils ne sai-
sissaient au pjssfge que l'air, que l'écho des pas et des paroles.
Il s'en disait de fort savanies en ce moment.
Trois hommes d'âges diilérens, mais tons trois encore jeunes, assis sur
des couisins, parlaient, discutaient, tantôt avec calme et précision, taniôt
avec[empuilemcnt. L'inspirauon et la science se croisaient; l'une colorait
l'autre, toutes deux se mo.litiaienf.
Il étaient assis autour d'un cercle dessiné au charbon : le centre de ce
cercle était rempli de sable lin, et ils y traçaient des lignes, en se pis.ont
une règle de main en main; souvent ces trois télés aaient si absuibccs,
qu'un aurait pu les prendre pour le groupe de pierre d'un bassin ; elles
semblaient cndoroiies ; on enlend.it courir l'haleine.
Enfin l'un de ces trois hommes alongea une main blanche et potelée,
aux doigts de laquelle élincelaii un camée jaune égyptien ; avec la délica-
tesse d'une femme, il décrivit légèrement des lignes, des angles, des cer-
cles, et dit :
— Voilà ma pensée.
« Je^eux que la façade ait cent cinquante neuf pieds de haut et trois
cent soivai te-.six de large; les colonnes auront quaire-vingi-sii pieds d'é-
lévation sur huit de diamètre.
» Cinq portes.
«Cinq cent soixante-et-quinic pieds de longueur sur cinq cent dii-sept
de largeur, pour le corps de l'éclilice.
i>La nef du milieu doit avoir quatre-vingt-deux pieds de largeur, et cent
quaraute-ileux pieds de hauteur.
olju'cn penseivous?
Les autres gardèrent le silence.
— Etes-voiis de mon avis? répéta le même personnage en secouant
une espèce rie maçon mal vêtu qui se tenait accroupi.
— Oh! oui, répondit il précipiiainmeni, comme s'il s'était réveillé en
sursaut; oui, certes, nous sommes de votre avis'.
— C'est grand, remarqua le premier interlocuteur.
— Mais parce que c'est grand , sera-ce beau? demanda le plus jct'n«
des trois.
— Le sublime vaut bien lebeau ; puislabiauté se trouve toujours dam
les proportions, riposta celui à qui celte observation semblait s'adresser.
Et le jeune homme continua :
— Soii t Mais ouaud >ou8 aurci conitrul' un moDumcnt aussi éleré qut
LE MAGASIN LITTERAIRE.
le ce), et porianl une étoile pour hVc . si le regard ne le saisit pas dans i
Bon cii.sonible. Dieu ne voiulra pas v entrer.
Sai.s s'étaiirr de la ligne de ruûditiMion qu'il poursuivait, celui que
Bons i.voiis désisiK'; coaune un niaron balbutia niacliiualciaent :
— Ln mur du fond aura duuc vinjjl ei-un pieds bcpl pouces d'épaisseur,
— C'ebl cela.
— Oui, c'est ce^a , et si bien cela , q'te lorsque vous aurez entassé
l'irrre sur pierre dans ces colossales proportions , vous aurc z la plus
;;rùsse pierre du mon Je ; mais rien qu'une pierre. Autant vaudrait pous-
ter une uionatiiie i) Home.
C'ittit loi.jouis le pluj jeune qui avait dérangé , par celte bouffée de
I ai 1 rie, la construciiou idéale sur laquelleles deux autres comaiençaiL'nt
i» s'accorder.
— Cepe-niant, Vi:ruve, reprit le personnage qui présidait la séance.
— Ko'ui vous dfinauilons votre avis. Kodi conuaisons l'opinion de Vi-
inive, s";^.'nellr; voyinis la vô.re.
1,1 s 1 èijlcs de l'i-r, liueciure, pourtant...
— Li'siègies de larthiteciure ! interrompit alors avec chaleur celui
des trois qui ne seniiil.iit que nié li;er. Sommes-nous ici sur les fauteuils
pélaiis delà Crusca? Les ic,dos de l'areliitecuire! C'est à nous d'en im-
poser en produis.int des mo lèU-s. Si vous vou? coiiIlmiIcj de suivre les
autres, rodiez, copiez. Vous îivrz la railiédrale de Slrasbourj;. le temple
de Sainie-Sopbic ii Constauiitiople , la grande niosiiuéede Cordouc , l'é-
gli-e de Westminster à Londres, Noire-Dame de Paris, la grande pyra-
luidi d Epypic. Pourquoi demandez-vous une inspiration à ce sable? Co-
piez, co.oie/.
— oli ! n( n, s'il vous p'aît, maître, reprit vivement le personnage pris
i) parie. On l'e dinuuuie pas voire aws pour copier. Cli.i(|uee|)Oi]ue
a Sun anhiieeie et son poète ; après viennent ceux qui cnlaidssent et qui
cflaccnl. Je prétends élever un lenqjle (jui surpasse tous les édi xes de la
teire, comme le Dieu pour lequel nous l'érigcons surpasse tous les faux
d.eu.v du monde.
La lèvre supérieure de l'homme qui avait provoqué cette réponse
tremblait déjà counne émue par une ^eur inystérieusi^ ; il s'é"ria :
— Mais nous ne croyons pas à ce Dieu : nous n'avons que la foi de
païens. Elx du moins creyaif lit : vojez quelle pi cuve de leur croyance
da;s leur prodigieuse vâiicté d'areliilt cuire. Leir Jupiter Olympien
to'ine; te n'est p:us du marbre. Leur Apollon marche; cent fois vous
vous èieséiarlé pour le laisser passer. Ces guirlandes qui lésionnenlles
cli;ipiteaux de leurs co'onnts, ce n'est pas uo prestige du ciseau , b ur
Fiure iesy a entrelacées. Sentez! Le marbre des piiïens embaume. C'est
qj'ih croyaient à Jupiter, à Apollon , à Flore. Le P.uubéon !... qu'il est
liiLijesiueiix avec sa superbe coi;piile ! qu'il est graud sur la terre... com-
11,0 le ( u!ie qui l'a élevé I Oh ! si j'étais né païen !
lA-nihousiasme communiqué au plus jeune du groupe par celte impro-
visation, et la stupeur produite en lui par le trait peu orthodoxe qui la
lerniinait, formèrent un contraste singulier. Par respect pour le caractère
de celui qui ne laissa paraître aucun étonnement , il détourna ses re-
gards du blasphémateur, sans cser lui répondre. On aurait reconnu faci-
lement cependant que ses paroles avaient trouvé de l'écho dans son ame.
Lnlin , il rompit le silence.
— Ils ne croyaient pas plus que nous, dit-il, ces païens dont vous van-
tez si fort le zèle. Pour eux il n'y avait ([u'une dées.e — la beauté.
— iNon, ajouta le personnage qui présidait, ils ne croyaient pas. Quand
ils pari- lit du ciel avec tant de f.rveur, il ne pensent qu'à la poésie;
quand i s bâtissent un temple à la Divinité, c'est l'art qui les inspire. S'ils
avaient vu autre chose que de l'air dans le ciel, ils se seraient élevés plus
baut.
Alors, reprit avec force celui qui avait repoussé l'imitation, épurons
leur eu te h l'unité chrétienne.
Ce t notre loi saiute ; elle sera aussi la foi de l'univers, quand l'univers
coiinaît-a la grandeur de notre culte psr la grandeur de ses œuvres.
Le ilôme de notre mouuiaeut servira de limbe à la Vierge Marie.
Oui, et les malteureux courront aux pieds de leur pt-oiecirice, in-
icrronipit le jeune homme, tans trop avoir compris ta pensée de l'ora-
lour, q.i continua : , . ,
— Ce S! ra Platon s'identiDant à Jésus-Christ... Le dôme du Panthéon
dans U ciel... Je ne sais rien; savez-vous rien d'aussi beau?...
OU ! si l'on pouvait prendre le Panthéon, renfermer dans le creux de
h uiân connue un œuf, le porter, merveille C]e pierre, jusqu'aux pieds
de Dieu, et l'y laisser ; si l'on pouvait...
Pourqu .i ne pourrions-nous pas ? lit l'cntiiousiaste en se frappant le
front -vec violence.
Les yeux tendres, bleus et célestes du plus jeune étaient noyés de lar-
me;;. Il baisa le manteau sale et déchiré de celui qui parlait, qui s'animait,
nui tremblait comme un proplicto.
On attendait dans l'extase le mot miraculeux qui terminerait cette an-
goisse.
— Eh bien ! continua t-il, se levant pale et en sueur...
— Eii bien ! répé'èrenî 1 s deux autres.
— Jetons 1 ; Panthéon dans les airs.
Et avec effort, avec toute 1 énergie de la réalité, il éleva ses bras au-
dessus de sa lèie, ses genoux ployaient sou> lui, comme s'il avajl eu vé-
litallement le Panthéon dans les mains; ilproaoa£a^'gyig,i,<tix£ri}je :
— Nous sommes alors à quatre cent vingt-trois pieds d'élévation au.
dessus du pavé de la basilique.
— C est ellrayant ! s'écria le plus îigé ; la tête me tourne.
Est-ce pus ibie? ajuntat-il.
— Po:S:ble ! répondit le prophétique ai'tiste; je mcllral le Panthéon
dans le ciel.
— Pour qu'il écrase dans sa chute la chrétienté, dit un quatrième per-
sonnage revêtu de la pourpre de cardinal, qui venait d'entrer dans l'ap-
1-arttinent.
— Vous ctf s toujours prophète du malheur, mon cher Adrien Cornetlo,
riposta le pape.
Car c'était le souveratn pom.ifo Léon X qui, entouré de iilichel-Angc
Buoiiaroiti et du jtune Uaphaël, avait tracé sur le sable avec uae règle
grossière et deux doigts jour compas l'église de Saint-Pierre de Rome.
— Approchez, caidinal, continua Léon X avec une coble faii.iliarité,
et douuiz nous jjlutôt votre opinion. Vous voyez que le monument sera
d gue de notre rè.ne ; avez-vous entendu ? quatre cent vingt-trois pieds
d'élévation au dessus du pavé delà basilique !... Vous ne m'écornez pas,
on vous n'êtes plus ce Cornetto que l'cxaliaticn enlevait en présence d un
projet va te. No'-; cbers lih en Jésus-Christ les Ai gais, à qui nous avons
envoyé un légat poète, nous ont rendu trésorier calcul iieur. Ehbii'ii!
quel est donc le résultat de votre addiiion, cardinal de saint Cliryso-
gone ?
Le pape sppuya sur le titre d'Adrien pour faire un calembour, entraîné
parla manie du jeu de mots qui cara'^térisait le seizième siècle ; mais
Cunietio, fixant ses yeux noirs sur le sable, réponlit :
— Le résultat, c'est qu'un tel monument doit coûter à l'église cent
soixante-trois millions...
— Quand ce serait deux millions par pied? lépliqna sa sainteté, nos
chers iils en Jésus-Christ sont des péchjurs si cndu cis, qu'il nous sullira
d'uu jubilé pour payer tous les Irais de notre basiliquf.
— tiélas i ce n'est pas de cent soixantc^trois taillons de Ooiins que
je vous parle, mais de cent soixante-trois mUlions dames, ajouta le car-
dinal.
— Et si nous en rachetons le double du purgatoire ? objecta Léon X
en plaisantant.
— Très saint-père, la nombreuse compagnie invitée aux jardins de
Chigi n'attend que l'tjonneur de votre présence pour commencer la fête,
répondit Id cardinal en s'iucliuaut.
Le pape se leva et lit un geste gracieux à ceux qui étaient avec lui pour
les inviter à le suivre. En pa;saut entra Michel-Ange et liaphacl, il posa
sa main gauche sur la tète de celui-ci, et, tendant sa droite au premier, il
leur dit :
— Maintenant, aux jardins de Chigi... Demain, nous bâtirons le temple.
Cornetto murmura :
— Maintenant, aux jardins de Chigi. Demain
Léon X passa devant lui, et sa phrase demeura inachevée.
II.
Cbigi commençait à s'impatienter du retard de sa sainteté. Entouré de
sa laniilie, suivi de ses nombr ux doaiestiques, il attendait à la porte de
son palais depuis neuf heures. Il ne s'absentait que pour rassurer la com-
pagnie, qui doutait dcjà de la visite du saint-père. Tout ii coup une lueur
de torches se répand, et rougit un nija:e de poussière volant sur 1j che-
min ; c'est le cortège; i\c.^ déionn.uions t'aunonrent au loin ; le pape ne
tarde pas il paraître au milieu de la réunion li plus brillante qu'on efit ja-
mais vue il Uome.
Cependant, depuis que Léon X régnait à Rome et sur l'Italie, on célé-
brait souvent de pareilles fcies. Son goilit pour les lettres, sa miiniliceiice
de prince et de fils de prince élevé au milieu des statues, s'étaient déve-
loppés par Is rare concours des esprits supérieurs qu'il avait trouvés au
pied du trône de Jules H. Son caractère ét:iit doux. Adolescent, il avait
eu les oreilles dorées par la conversation des femmes iiaiieunes et par le
chant des jeunes Grecs, femmes par la vo'x et par le visage, qui s'étaient
réfugiés"* lacour hospitalière des Méciicis. Son éducation inllua surtoute sa
vie. A l'exemple de son père, Laurent-le-Magnilique, il attira autour de
lui et jusqu'aux bords de son coussin paptd, l'élite des artistes de Home,
delTttbe, de l'Espagne, de la France, de l'Allemagne même.
Ce n'était pas à sa cour ce luxe inso'ent des empereurs de Rome, qui a
exciié tant de malédictions sonores dans la poitrinî des historiens; ce
n'étaient pas ces parfums qui sentaient le sang , ces escaliers sur les
dalles desquels on laoçait la nuit par les hautes croisées, comme des
outres, des femmes dont on avait pris toutes les voluptés , et qu'on
avait ensuite gorgée, devins; mais c'était avec plus de délicatesse et
autant d'éclat, le luxe un peu latin, un peu grec, un peu asiatique du Bas-
Empire. L'Orient était retourné à Rome, non pas avec les eunuques noirs
d'Héliogabale, mais avec les pages des Comnèiie. Les d-bris de celte cour
b\zantinc et presque fabuleuse s'étaient divisés d'une si éfange uianièie,
que ce qui en était res é ii Con taniinople avait sulli au sérail des vain-
queurs, que ce qui s'en élait détaché avait servi ii l'embellissement du pa-
lais des papes. Aussi voyait-on sans haine et tans colère la cour de Léon x,
cour aimable et savante, dont ("éclat après tout n'était à la charge du peu-
ple qu'autant que sa piété le voiilait bien. Le peuple de Rome aitcait à
LE MAGASIN LltTÉRAIRE,
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voir sfi foi, et, par orgueil de coiiTufitP, la foi de toute l.i loirc se rcdé-
tcr dans l.s iliainans de la tiare. Ce tasic était uon seule unit pard .inné ,
mais il (iiait corn pvis, aimé cor.ioïc on aime la prodigalité dans une femme
belle. Qui csi Wessi', nîcmc ie pauvre (lu'eHc n'apei cuit pas à ses pieds,
du liixe d'une feuiniL' ? on éiarte en souriaat la poiis>it're de son char ; on
est Siiis loicc con.rc sa vaniié sans outrage. Telle était alors Rouie sous
Léon X : une ficiaicî
Les ciiurs étrangères rivaliwiriît d'emprpssoracni à (a parer de leurs plus
rieliespréseiis; ill;* lutliiieiit degi^nCrosiié avec l'ardeur ^ue des profanes
ajipoii.erait'in à se disputer l'at en'.ii n d'une rnurlisajie. Henri VllI balan-
ç.ut le crédit de François 1" auprès du Sain -Siige, cm envoyant à l.con X
les douze plus beaux étalons dé ses royales éiurits ; les vases d'agate
du petit lilsde Slaximilicn soutenaient à peine le parallèle avec le ma/ni-
lii|ue bloc di corail, piéfcnt du schah de l'erse. Mais ce qui était sans
priv auprès de Léon X, c'était l'envoi d'un grand poète, d'un subiil dia-
leciicien. d'un p'ofond anii(|uaire. Mais qurlle (|ue lût la na!ure de ces
léaioig i;'ges de respect cl d'admration, J/ on X ne les acceptait jamais
sans les payer par une démoastratitn publifiue d'estime.
Il se di posait à recevoir, à cette glorieuse époque de son pon'.iïïcat,
J'ajubassa icnr d'Emaianuel Ic-Gran I, roi de Puriugal, <|ui fc rendait à
Rome, pour obtenir, à la prière de son maître, la s.inciion des terres dé-
.couve tes ou conquise daas rjntle par les [Portugais. L'ambassadeur a.)-
poi t'iit pour présens d'u-age une «olli'ctioa d'onieuicns .«acerdoluux, des
vases potn- la célébration des saints aiysières, des candélabres, un vuilc
d'autel ii'un rtre travail, et celte fois, à délaut d'un dialecticien, un élé-
phant d'une taille prodigieuse r.'pporté d'Afrique par le célèbre navigateur
Tristan d'Acuna.
Alin de leconnaîire avocla pompe accoutumée la politcsçe de sa raa-
jestf trè; li;!èle cidedonner à so:i a nhissadiurd-s marques paiiiciilières
d'csliuie, le pape avait désiré le faire assister à une de ces soirées savan-
tes itont rafuHait alois la cour de Rome, à l'exemple de s 'u maître. Il
avait clioisi pojr Ibéiitre les jardins de Cliigi, non seulement à caisse de
la saison, mais ausi à (ans? de la uiagnificcncc de l'endroit. Clugi était
un néai)ci;).'il enrichi va servi<e des Médi;:is; ses vaisselles du Japon ne
servaient jaunis deux fois, cl les voùies de ses 6i;ouls étaient soutenues
par iWi statues de vingt mille sequins. Nul lioaiii:e ne lit un plus bel em-
ploi d'une fortune sans cxf-mjde dans l'histoire. Sa maison était toujours
ouiCiie aux arlisics qui s'absliaient par nuées sur ses palais, vivaient
sous .-on toit, maigeaieni à sa table. Là régnait l'éjalité idéale de la repu-
Jhliciua de Platon; là. venait le chef oie la chrétienté, sans suite et s m
pninpe; là, les cardinauï, dépotii lés du cr.ractèrc coîumandé parleur
fajig, devisaient avec les boulions de la poésie ; l'archipoète Camille
Querno y rivalissail de verve avec Barabello et Gaëte; Sadolet, l'illustre
Sailolei, luttait d''iiiiprovisatioii latine avec le cynique Arétin : et on cui-
vrait le vainqueur, ut on versait de l'eau par punition à celui qui hasar-
dait un vers taux.
Ce fut diiis les jardins de Cbigi que Léon X avait invité tous les Iiora-
mes cetèbrcs d; so;) règne qui pouvaient ju^tilier une haute réputation
de piété et de science aux yeux de l'ambassaileur de Portugal. .Son ex-
cellence était dé, à d uis le ja; din, accompagné des offi 'iers de sa maison,
lorsipi'on anuoiK.a l'arrivée du pa;)e. Quoiqiio a scz éloigné de la porte
principale, il s'arrêta au milieu de sa suiie ei attendit, inmobilc et !e
chapeau Mir la léte, q:e le saint père approi liât du rond-point oti il se
trouvait. A la vue du pontife, il lit trois pas, éiio son chapeau, s'avança
d'un pas en ore, cl, pi lyaat respcctiieuseuienl le gei^ou ganciie, il baisa
la uK;iii que sa suiiilelé lui lendit pour le rele\er. Pendant l'exécution de
quelques luoreeanx de luits que, ou se promena atiX rayons des lampes et
dis verres t'e couleur qui illuminaient l'enceinte.
L'heure du soupej- soiina; apiè; devait avoir lieu le spectacle préparé
pour l'ainbasaileiir du roi J:aiiinauuel-le Grand.
Dans un rat refour de ver:lure. llaniboyant de lumières jusqu'aux plus
l'ailles lirsiK'hes, ou avait cireuloireuient élevé des uradins charg''s de
fauteuils. Au centre était une place vide : c'était celle qu'allait occuper
l'uctetM' destiné à remplir la soii ée.
L'tiinbassadeî-T de Portugal, sons un extérieur encore plein de rénii-
nisceni'cs maures dans la eouiie, la poitrine ruissdanle de croix lusitiiines
et casiillaniies. était penché sur le fauteiul de Léon X, afin de recuediir
les renseiguemtns que ce piincc de l'ICglisc daignait lut communiquer sur
sa cour.
Denière Léon X étaient placés ses cinq cardinaux d'honneur, ses con-
fidensles plus intimes, ses favoris 1rs plus comblés de gi aces : Al|.hui;se
Pctiiirei, liardincllo de Sauli, Itaphaél lliario, l'rançois Sodcrini, Adrien
Coriietto. Noblesse dé sang, dignité d'caiploi, majesté, grâce tlu corp-,
.souipiuositc^ lie costume, res;ileiidipa:ent avec ces hiiiiriies, objets de la
jalouse aiiiniiuilo» de tous le< homme'. Chacun désirait être à leur place;
eux n'avaient pins rien à désirer, si ce n'est la coutiiiuaiion de cet inclla-
ble ilenii-souiireqnc leurciuoyait de temps en temps Léon X. q i, ne
pouvant les faire papes comme lui, s'abaissait il être caidi'ial avec eux. —
Viiitii mes philosophes platonieiens, dit I éou X a l'ambassadeur; c'est
Jirsile Ficin. qui sait beaucoup mieux. Dieu lui panlon-ic comme je
l'absous, |j Phéilou que le droit canon. Ceux ipii causeot avec lui, on
les noi'jiue Jean Artyropile, Démélrius Chaleontlyle et Pierre i:gynètes,
lous trois Grecs : ils se l'croiout mer pour Arisioie. Je vous ussuri qu'iLj
i'oul lu.
Au-dessous d'eux, vous remarquerez une tf te bien prii-c poy le sa-
voir qu'elle renlcrnic. Cet hoiim.c m'a fil un ci 'eau (pie j'r>iime tjn
royaume : de laboayede C rw-y en \Vcsipli;iiie, il a ap oiié à Rome
les cinq premiers livres de Taci'e. Notre lrésori^r lui a cuuiplé cinq ctuts
sequins. Le tié-.orier s'est acqutté, le pai)e, non.
Les hommes que U-on X dé.-ignait à l'envoyé da roi Emmanuel étaient
non-seiilemcnl des Oambcaux <<c scieiice et des étoiles de poésie, mais la
1 lupait remplissaient d'importairt-'s missieus politiques auprès de^ cours
éti aiigères. Ucaibo était cardinal, et, ainsi que Navagiro, poète cl am-
bassadeur. De C':ltc tsia:)'èie, Rome envoyait sotts toutes les fermes la
foi, les ans et la religion au bout de 1 1 ter re.
Ces noms latins et grtcs f|uc les écrivains adoptaient alors, attestaient
leur enthousiasme cl leur vénétaiion pour l'antiquité. L'ti i.oin grec
était pour eux l'engagement glorieux d'être Or; es dans b'urs œivrs.
Leurs noms de famille se sont ainsi perdus; mais leurs famill-'s. r'ria'rut
kslettics. Par cette métamorphose, la science élabisaii une fraternité
universelle en Europe. Le pauvre et lude luineiiralleuiciiid ap i.-le Teire-
!\oirc, Schvvarzertlc, prenait l'euphonl tue no.n yrec de Mi-laneliio •, et,
du même coup, il devenait le conte nporain ilc Platon , et co'respdii a t,
non a\ec Di lier lout court, <discur lourjjci'is de De\( ntrr sur li lîone,
mais av. c Didier devenu De-i lerius, citiy-n de Rome ; avec Didier
changé plus pom[)eusenii nt en Éiasnic. pliilosiqihe d Atliènes.
— El quels font, s'infurma l'ambasiadeur, ces deux peisotinagesp'acés
à côté d'Arcoinboldo?
— A ta droite, le Napolitain Sannazar ; à sa gauche , DcinLo de Ve-
nise.
— Ce srnt les deux moitiés de Virgile.
— Merci, Adrien, dii Léon X e i se retoarnan' vpra le rariliia' Cor-
netto ; bien dit. Continuer à nous désiguer c-'ux qui mériteront i''atliniiua
de l'ambassadeur de iioiri" lis bien-aimé Enimanuil.
— Puisque votre saiuelé le perm''i, au gra I n ihferieurei dans la d'rcc-
lion de ce pilier, cet homme triste, véiu de noir, tenez, qui reL-ardc vers
nous, c'est Folcngi de Manioue, le joyi.ui, le fou, l'ex ravpgaiit Foleugi,
plus coni;U som le nom de Meiliiio Coic.ijo ; c'. si un géni"-. Si i'liiro(ie
savante ai>précie st haut ses poèmes inaro ou ques, m lange b r'e.-que (.'c
latin et d'une foule de dialectes p'pulare-i d^ l'Il be. c'. st (fu'il a de-
viné une de ces cordes retenti s.inles qii vibrent loiig-leui, s. 11 iniireeii
trouva une. Virgile aussi. Les purivtes ii'à.u.ul noire Fulengi: ii c^l vrai
que le peup'e ne connaît guère les p ;ri'.ies.
— Doucement, Corn;ito, on nous entend. Je ne veux pas me f.'xhcr
avec mes grammairiens. Modérez-vous; j'aspire au;si à l'iulailtibilitô te la
langue.
Adrien s'inclina ; on lui sourit, il continua :
— A côté de Folejiii > st uiiaulre poêle de son e.^pèrc, Fra'-çijsCeini,
qui passe sa vie cou; hé. L a dé^i'ii lu.'i srs dom sliqi s. .-ou- ijU'-lcjie pré-
texte que ce soit, de 'Ui apjorii'r ni b unie ni m.iuvase imu ilie. Ii ne
s'éveille que pour ,'e moquer île l'huaianii,- et il ne s ri le bras de des.-uus
ses dra])sque iiour lii-seriouiber à terre des suil.ses plus aigres que la
vapeur des marais pontiiis.
— Vous aile/, trop loiii. Adrien ; vou" oubliez nu" sa dernière épj-
grainaie est conire iioMe sainteté. Je pard'iiac vo:oiiiieis ai |ioé.o ; ui.qis
je n'absous pas lexiiiicateur. Ma taiuicté L1c:iSlC vous couJumae aa si-
lence pour liiv minutes.
La punition fut iniligée avec tant de grâce, que Corncllo saisit îc bas
du maiiieau de Léon X et le baisa.
Ce fut Léou X qui dit il l'ambassadeur :
— Celte rangée de fauieui's contient inr.s poètes laiins : c<"ux qni ne
contient leurs pensées qu'à la langue ae n<s ancéires; qui ire.Nii.'ueiii pas
encore assez la langue italienne pour y a coupler kv r fie e inaginaiien.
C'est mon Latiuin. Apol ou cl les muse.s veuiih lU qu'ils rùiieni p. s à se
repentir d'avoir éirit leurs ouvrases dans une langue d uii les uioilèles
écrasèrent toujours les iniit leurs! Rerab" a d J i eu le bon s u; de retour-
nerà sa belle muse vénilieuue; d n'en et pas ntoiiis la j n micro lleci de
la guirlande de nos prèles laiius. Après, vient Sailo'et, C' lui qui e.-t
chauve : nous rouiiirons bieniùt telle place uue du bonnet de caidiLoL
Mais où c.-i donc Angurclb ?
— Au-dessous, répondit le carditia! R'ano.
— Pardonnez à la failile.ssi- {"e tua vue, ambaf.'sderr. jo la perds, et
chaque joui- davantage. Quand j.' n'y vermi plus. Rémi écrira u:ie cbar-
maire épigramuie ; il ili a q le le pa-ieurdcs peu|4e« «si avi iigle.
— Votre Sainicié lui au- a vd\i le niéiLe de l'iuveiuiun, diî l'ambassc-
deui', q'ji s'eiail tu ju>que à.
— Oh! oui, aj >iila le pipe, c'est toujours une rofSoLst'on q lo de
l'avoir l'aile avant lui. Aiigundli, coiilluu.i til. von.* lire» si t:tiyi< flfuie,
{ait (te l'aire de l'or. (JuonI il me -'édl.i re p^.èiie, ic 'u iVmis nue
bourse vtvie. Après. Marc Jérfi.ne Vidj l'c Crémone, l'auleiir du puèmc
iiiliiulé le Jeu d'échecs, sacrUiV la iiis. Je .lésiror.iis pa-seï FrasmUT. à
cause inéiiie de l'ouvra^'o qui a eu un rete.'itis.<!eineni -i clto ' : ni.ds. .-ap-
proi he2, à voix basse ei ei> latin loin «e dii : Pe luor ,i ; c'cit
une veiigeanicconiic les armé''s de Louis XII. C I i ■ Fiasca-
lor presque en entier de s;)u enibeuiioint. c'est Kit lié e,
adroit publique ; suivez, Flamiuio : les trois îrères «:«, ' ;
Lxlio, Caïuiiki Trifonoe, Dendo d'Assise; A(±iUe Boccbi, sui nomme Pui-
ttfl
LE MAGASm LITTÉRAIRE.
lerote; Gabriel Faërne, auteur d'admirables Tables, Adamus Fumauus ,
auteur d'un poème eu ciuq cUaui; sur les règles delà logique.
Ua peu fatigué et déguisant mal un accès de soulTruuce qui colora
tout à coup ses joues, Lion X étoulTa uu petit cri daus son oiou-
choir ; ce ne fut qu'un instant. 11 sourit et se pe.icha encore vers Adrien
Cornetto : Parlez, notre cardinal ; nous levons l'interdit.
— Seuls et à distance, placés sous ces lampes, continua, tout ému,
Adrien, à qui Is douleur du pape n'avait pas échappé, s'élèvent deux hooi-
nies rares et également à craindre pour leurs ennemis. L'uu, celui qui a
la raideur d'un sénateur des temus latins, c'est ua soldat, c'est uu histo-
rien, Guichardin. Il a écrit l'histoire de son pays après l'avoir défendu;
mais il a juré qu'elle ne paraîtrait qu'après sa mort. Voilà pourquoi sa
main est si fermement scellée à sa tiaocbe : elle retient une vérité. L'in-
flexibilité de ses JMgemens sur le siècle est tempérée par le caractère de
son voisin, Paul Jove.lqui a deux plumes à sou service; l'une de fer, l'au-
tre d'or. Malheur à qui ne paie l'as la dépense de sa maisuu des champs;
il lit e ta plume (le fer et il blesse. «Comment voulez-vous que je vous
épargne, répondit-il à un homme qui se plaignait de sa véaahté, j'ai une
mattress ' qui me ruine en bains de senteur ? '>
Un rire involontaire partit des lèvres tie l'ambassadeur.
— Ne liez pas ainsi, seigneur, le rire de l'euvoyé porterait malheur
au règne du souverain. Jove avilirait le Portugal dans ses pages.
Cornetto se tut de peur de blesser ses nobles auaiieuis; mais, il ache-
vait à peine d'esqeissi r ces deux portraits, qu'une rumeur du dehors an-
nonça l'arrivée des datues.
Véronèse a lidèlemcnt reproduit, dans son admirable tableau des Noces
de Cana, la fierté dédaigneuse des femmes italiennes de cette époque , la
magnificence orientale de leurs robes traîuaiites. Celles qui pénetièrent
dans le cercle étaient suivies de beaux îcvriers qu'elles menaient eu laisse
avec des cordons de soie et d'or. Ces élégans animaux montraient à leurs
colliers les armes de famille de leurs nub es mjliresscs. Au port de tcie
de ces femmes, à leurs épaules blaaches et arquées , à leurs piolils lo-
inalns ou vénitiens b'en sculptés, on eût dii des Maïa, des Cybèli's anti-
ques; à leurs yeux sombres et voiléi, des saintes , mais des saintes dont
les mères avaient vécu à la cour d'Alexandre VI. Luxe un peu perdu de-
puis ce ponùfe à cause des diUéremls de ses successeurs avec les sou-
dans d'Egypte, leurs robes étaient soulevées par de jeunes liihiopiens
noirs comme la nuit. Du milieu d'elles se détachait, par son cxiréïije jeu-
nesse, la bi'lle Licla, depuis quelques mois apparue dans le tourbilon de
Tiome. Sa timidité contrastait avec l'assurauce de ses compagnes. Les
fleurs allaient mieux à ses cheveux que les diaraans. C'était l'églogue
latine des temps de Virgile ; elle était digne d'un consul. Brune mai» blan-
che, Gallus lui eiit dit : Jeune file, cache tes cUeveut ; jeune (ille, ca:he
ton sein. Mais Lida n'ava t pis lu Gailus ce jour là. Il n'y avait rien de
chrétii'u en elle; aussi la mélimcolie, cette coujeur de l'àme, manquait à
! sa perfection. Horace l'eût invitée à ses soupers de XibiU'î mais Jésus-
Cdrist n'en eût pas voulu à sa descente de croix pour essuyer son visage
ensanglanté. Ce n'était ni Marthe, ni Madeleine; c'était LiJa, c'éiait Les-
bie. Il n'y avait aucune rilace pour elle dans cette succession de femmes
belles mais pures, qui part de Ra, hel qui tondait les brebis et va à sainte
Geneviève les menant à l'atireuxoir. Elle n'aimait du catholicisme où elle
était peut cire née que ses pompes et ses mystères; Christ lui plaisiil
tomme homme, avec sa cheveluie blmde etsun blond sourire, et sa dou-
ceur, lorsqu il parlait pensif et accoudé, aux laveuses -de la piscine ; mais
elle déiournait son imagiiuiionde thiis'pâle dans un linceui. Liila divi-
nisée, eût été dans le ciel Bérénice, mais non l'étoile du matin de la suave
litanie. Les yeux baissés, le front pirtugé par un voile, la déiuarche mo-
deste, elle s assit au murmure d'exlas ; des assistans.
Au moment où les femmes étaient entrées dans le cercle , on avait
brûlé des parfums sur leurs pas. En se répandant , la vapeur des casso-
lettes et des encensoirs avait gazé la scène , et enveloppé les groupes
d'un brouillard mystérieux et embaumé. Vus à travers ce riileau, ces prê-
tres, enchâssés dans le brocard , ces princes, si somptueusement vctus ,
ces cardinaux, avec leurs habits de feu , ces couriisannes à demi-nues, ce
pape, Jupiter «le celte pompe, semblaient un autre Olympe. Rome avait
retrouvé ses dieux, perdus depuis quinze siècles; et, de l'arène, les mar-
tyrs de Néron étaient montés aux premières g deries.
Au milieu des daaies marchait un jeune homme de la figure la plus
touchante, Uiissant Uoiier sur ses épaules de longues ondes de cheveux.
Ou eût dit un page, it son airpctatiou à caujer avec toutes ces femmes
dont lapins beHc si'mb'ait si mère et la plus jeune sa sœur jumelle. Ap-
pnrcmineni il uc c faisait faute avec elles, en moiilant de graiiins en gra-
dins, ni de plaisanlei ics, ni de propos galans ; car e les avaient l'uir de le
çromlrr rie n'être pas pi :;s réservé en pi ési nrc de l'assembée. Lui , pour
t ) u:* réponse, surcharge d; l'une du bouquet qu'il avait en'evé à l'autre.
E tpo'inant charuof le pardonnait de bien bon cœur et en riant, comme
on ferait pour un enfuit royal gà é pir s .n gouvrnieur.
L'éiuurdcrie du chevalier si peu discret futiemnniuéc de Léon X ,
qui ne fut cepen'Icnt p.is le dernier ii l'accueillir de loin par le plus bien-
vedlantvi'age. Cet incident n'eût pas attiré autrement l'atiention de l'am-
bassadeur, si, renchérissant sur la Lgènié de son introilnctioii , le nou-
veau venu, qui n'était apièstmit, pour qu'on le reminiuâl, ni prince, ni
ptflat, ne fût allé s'asseoir dcns la galerie, en face de celle du saint-père,
h cô«« duc humms, *»ol« l'an» s» grave imlluds» Ig coud« stu' IDJ[,B,S.çoii*
- I^Ko'H —
son menton pensif dans la main. Ce rapprochomnct choqua le grave Por-
tugais ; il voulut avoir raison de sa surprise.
0 Vaut il bien la peine, mon p?re, que je vous demande quel est ce
jeune homme? — Son visage semblait ajouter : si peu respectueux pour
vous et pour moi, — assis, en ce moment, auprès de ce spectateur qui
n'est pas sorii un instant de sa rêverie ? » •>*
Sur un geste de Léon X, Bembo quitia sa place du gradin inférieur, et
courut se placer enre l'ambassadeur et le saint-père.
"Apprenez, Bembo, àmouseiga;ur, quels sont ces deux ^hommes,
vous qui êtes leur ami.
— Et je m'en lais gloire.
L'un est Michel Ange Buonarolti ; l'autre, Raphaël d'Urbino, » mh
Involontairement l'ambassadeur se leva, et cela avec une si vive curià?
site que les deux artistes s'aperçurent de l'intention. Surpris à son tour,
l'amb.issadeur inclina jusqu'au velours de la galerie un salut que son rang
ne lui imposiit qu'envers les souverains.
Un éclair d'orgueil courut sur les lèvres du pontife à cette déférence ao
cordée au méiiie (le deux de ses sujt^is, l'un, la gloire de son prédéces-
seur Jules II, son plus beau legs; l'autre, sa gloire exclusive. Laspouta-
néiic de l'hommage ne douna pas le temps de remarquer la violation de
l'éiquette.
Le héros de la fête parut enGn; te phénomène attendu s'avança. J4il»
qu'au milieu du cercle. 11 salua, .ne, jnu o -;»if- >io« ,/u'jï
.,r ^ ■ • ■■•' ■■• "''■■ '"''■*^-
m. ^9&
Cet homme savait tout. Beaucoup pouvaient lui être 'comparés pour la
prétention ii l'univcrsaliti, car l'univer.^aUié était la manie du siècle ; au-
cun n'avait comme lui le droit de s'en croire en possession. Il avait des-
séché son corps et son ame à l'étude. Sa maigreur seule égalait son uni-
versalité. Plus repliement que l'e.iîpruuieur de Sliakcspcare, il avait payé
par des équitaU' ns de chair les prits que lui avait faits la srience. Sa tête
seule a»ait aiquis uu élira) ant iléveloppeniont aux dépens de toutes les
parties inféiieuies de son être physii|iie. Sa tète avait pour ainsi dire man-
gé son co ps. Il la poitJit comme une lanterne, et ses jambes n'en avaient
pas plus la conscience qne le po'eau du chemin n'a le seniiiueni de la lan-
terne clouée à S'jn exiriiuié. Il était comme l'arche, la suiihèse mou-
vante de l'uniNes. L'éléphant çL le ciro.'i se trouvaient en lui. Les hommes
savent, lui coiiicnaii. Physiquement il causait de l'horreur, inui-aicmentde
l'effriii mêlé à beaucoup de i ailierie. Il y avait du (ou , du malade et du
damné dans cette caverne osseuse où se cachait la béte de l'orgueil.
Ceci n'est point un portrait de fantaisie pnur qui connaît son seizième
siècle ; c'est l'empreinte sinon complète , du moins consciencieuse de la
folie de runivcrsalilé, fléau passé cornue tant d'autres fléaux , peste noire
de l'esprit. -.,x._ •._
Cet homme savait tout et autres choses. i*r^
Toutes les langues vivautes et moites , il les érrirail et il les parlait ;
ceci s'entend du ch.ildéen comme du basibrcton ; il connaissait la théolo-
gie et l'éqnitaiion ; les ar:s et les métiers ; il était capable de construire un
temple eiune paire de sou'iers ; fort dans l'astrologie et dans la cuisine, il
l'était également sur la métaijhysique et sjr Ii danse; bon général et bon
prêtre; cardinal et spalassin ; il conmii'sait toutes les propriétés de l'â-
me, et cnrnblen il entrait de fils dans une toile d'araignée; il savait le poids
d'un atome et celui des étoiles. N'était-ce pas un fou ou un damné':*
— Qu'on 1 interroge, commanda avec dignité LéonX, et dutonavec le-
quel Diocléiien aurait dit, quelques siècles auparavant : Qu'on le livre aux
lions !
Une vois,— c'était celle de Marc-Antoine Raiinondi le graveur, deman-
da : Combien y a t il, seigneur, d'Evangiles apocryphes?
Il lui fut répondu sans hés latlnn :
— Trente-neuf jusqu'aujourd'hui. .._'-'
En quelle largue fut écrit le premier ? _„ ,
— En syriaque. iIotcc lutl Ii ,
Un sourire d'êtonnement circula dans rassemblée, d'oii partit cette au-
tre quesiion :
— Quel est le plus violent purgatif? j| ..minu •
— L'fupborbe. <)i sne ■■
L'intin loi uietir se tut; UH autre reprit:
— Qui'l rst le sijiè.ue mois de l'aunéc des Ethiopiens?
— Jjchuhlili.
L'attentioii rçdoablait.— Dites , s'écria une vcix, quelques-uns des ani-
maux anli;)aihii|nes?
-- Le crapaud et la belettç, ,|;^lôphant et le coq , le scorpion et le cro-
codile. I , , 1
— Bien ! Sauriez-vous dire maiptej)(J,ntle nombre d'utilités que les Baby-
loniens attribuaient au palmier? , ,,|^j. ,ii,;Li'
— Trois cent boixanle. ,uu\u.R\o-)g T)ii':»n,
— Quel est le plus souverain remc le contre la pierre.
— Les cigales et 1rs mouches luis intes.
Ci'S réponses, qui ne se faisaient ,ainais attendre , émerveillaient de
plus en pins randitiiire alteutif. On avançait la icie pour voir la figure
pâle du pliéUDinèiie, cl on la relirait pleine d'ellioi après l'avoir contem-
plée. On s'écliaullait. C'était, parmi lc3 théologiens , les philosophes , let
po^içs^ ^Cf 8l'ain[ûairiçn3,>,]çâ,,erii^tq?,»,|i qui la quesljonneroit le première
I îb«rc9Ji'03 8oii3iii Jicî'jus sdaotjà'» sV-
LE MASASm LÏTTÊRAIIU?.-
87
Léon X éiait rayonnant de joie. Qucliuefois il daignait lui-même inviter
d'un signe les personnes de l'assemblée à controverser avec l'oinnisa-
vant. . , „ ^ •
Il fit un siftne à André Navacero, qui, comprenant le désir de Sa Sain-
teté, le sjiislii sur l-ecliaaii). Il avait sa question toute prèle.
—Docte ur, dites-uotis si le navire des Argonautes construit par Tbésée,
et qui subsistait encore du te nps de Démétrius de l'halère, était toujours
le mi^uie navire , quoique 1rs maicriaux dont il avait été primi ivcmcnl
formé eussent été remplacés piè e à pièce par d'autres?
— Oui, c'était le même navire ; car le peuple de Rome est touiours le
même peuple, quoiqu'il se soit renouvelé bien des fois depuis HUéa Sil-
via.
— Pétition de principe! cela n'est pas répondre.
Kavagcro, surnommé le Scott espagnol , soiinici riposla au docteur:
— A votre avis donc un troupeau légué à quelqu'un par testament, est à ce
quclqu un, bien que depuis l'acte de donation le troupeau se soit renou-
velé di\ fois ?
— Vous I avez dit. Distinguez, pourtant. Pour la physique, ce n'est pas
le même tioupeau , pour la justice , oui. — Un testament est un acte de
justice : le trnupcau n'a pas changé. Sans cela le légataire aurait aussi
changé avec le troupeau, et ny aurait aucun droit; ses ongles, ses clie-
veux, son sang, tout son être s'éant renouvelé.
Navaiicro s'<issit ; il partagea les bruyantes félicitations que la sagacité
de son inier:ocuicur avait méritées.
Sans préparniion un i.ros cbaiioine s'écria :
, — Docteur, quel est I homme le plus heureux de la terre?
— L'hoiune le plus heureux de h terre est celui qui éprotive tous les
malheurs, car il ne lai en reste plus à craindie.
Ce sopliistne, renoiivi^ié très adroitement de la philosophie d'Epictète ,
goidcva d'unanimes applaiidis-emens.
On co?iiinua à m.iriyriser le savant de questions ardues.
Un archiprctrc se levé; sans rire, mais non sans faire rire, il demande
avec louie la praviié d'un t héologien :
— Quel est la taife du dialile, lumineux docteur? "I '"' " '" |" "'
— Luc fera sin coudées; Beli^hégor eu a cinq et un pied;' Asfat^lh et
Déliai ont trente coudées.
— Il a dit Mai, afTiima l'interrogateur, — pas un pouce de moins.
S'ir le geste d'invi ation du pont fe, le théologien le plus famé du temps
W leva : on I écouta : — Il dit :
— Combien d'anges, docteur, peuvent danser sur la pointe d'une ai-
guille ?
On ne respirait pas de curiosité. ,"'
— Treize millions sept cent mille quaTe-vingtSiMiéùf.
— Il ue s'est pas trompé d'un orteil , jura en s'asseyant le grand théolo-
gien.
— Mais vous, interrompit une espèce de sanglier scnlasliqnc qu'on ne lii-
chaitque dans les grandes occasions , une espèce de béte féroce nourrie
desylli'gisinfs à travers les barreaux d'une cage, un sop'oste armé d'ar-
gumentations tmpoisonnécs, ayant la langue aiguisée en léme et la queue
terminée en euiliymèuie; mais vous , qui savez tout , dites-nous ce que
vous ignorez?
Oui! — 0 tu qui omnin sels, die mihiquid nescis?
La question eut un immense accueil : tous les lo|{icicn3 pâlirent,
--^»- La science n'i^n oie rien, lépondit le phénomène.
:^- Donc m ignores, riposta en rugissant le sophiste; ergo nescis, El il
se tournait à dioiie et ii gaiiche comme un tigre vainqueur d'un lion. Un
morceau de l'argumcnldiion pendait à ses lèvres , qui scmblaieul saigner
de l ciicri'.
— Ergo nescis ! Donc lu isnores , répéta t il ; car tu ne rais pas ce que
tu ignores. Nescis quod nescis. Argumentum ad Iwminem, atque ila
probabo. Je le prouve.
— Pour tout savoir, il faut savoir ce qu'on ignore ; or, tu ne sais pas ce
que tu ignores,
Ergo. Tu ne sais pas tfiut. TAescis aiiqwd. Tu ignores quelque chose.
Lcylogstue inspii-o comme le ca;ion une fois sur le champ de ba-
taille : l'encre a un goût comme le Kang Le docteur était haletant ; il se
léchait, il passait, en a tendant la réponse de son aniagonisie, se-i doigts
dans sa barhe, fauve cii'iiérc toute mou'lléc de la bave qu'il avait répan-
due. F.t l'assemblée partageait en quelque sorte l'éiniition de ces deux
étranges savans. I.a foule est toujours la même. Cet bouiiuc tenait lieu
d'une béte à dévorer.
Dans ce mmnent d'anxiété générale , Léon X avait posé avec abaniion
sa main sur l'épuile dp l'ainbassa leur. 11 était heu'cux. Quint à l'omni-
savant, il était impussilile. Les sympalhibs et les olijcrtidns tonnaiont iiiu-
tilctneiit il ses oreiles. Il écoutait sans faire semldmt de méditer sa ré-
ponse, tt lorsque le singulier scolasti(|ue, l'œil en feu , Is dents acérées,
la lui icdemaMd.i; il répondit sùcht-ment : Jcjiic la conséquence.
— Tu nies ton père , donc , hurla le sanglier ; nier la conséquence I II
nie la conséquence , (itil , en se tournaut vers l'assemblée. Qui ajamais
nié une conséquence ?
— Moi! riposta le phénomène avec un nançrfroid ad.iiirable.
Il n'en fallut pas davanla|.:e pour soulever une tempête dans le cercle.
Ailleurs qu'à Home, ailleurs qu'on présence du ponii:e le plus doux de la
terre, au fgufji d'ua çloilre , cette réponse eût fait tii cr les couteaux de
leurs gaines. Qunnd Léon X vit la querelle sur le point de passer de la
rhétori iuc aux coups de poings , il fit un geste et on musela le sophiste ,
qui s'assit en rugissant. Léon X se i;encha ensuite vers un cardinal de ser-
vice assis à sa giuche, et lui dit quelques mots à voix basse.
Le raidi I se leva.
— Que la plus jeune dame de l'assemblre, dit-il, adresse une question à
'homme universel; c'est le vœu de notre saint père.
Cette désig; ation de la plus jeune ne devait causer aucune jalousie par-
mi les dames, tant la dillércnce d'âge était notable entre Lidi la courti-
sane et ses coTpagnes.
Lida rougit et demanda d'une voix qui fut entendue , car jamais le si-
lence n'avait été plus grand :
— Illustre docteur, (luelle heure est-il?
L'omni-savant fut atterre. Et celui qui n'avait fléchi devant aucune
question , et on a pu ju.'er si el.es étaient embarrassantes, ne trouva rien
à répondre à la belle Lida. 11 avait dit sans sourciller la taille des démous
et des anges , et , à sa honte , il ignorait l'heure qu'il était. Muet pendant
plusieurs minutes , il avoua enlin en frémissant qu'il n'avait rien à répon-
dre.
Fort innocente de la confusion qu'elle avait causée au savant, Lida s'as-
sit au milieu des plus vifs témoignages de l'admiration universelle. Elle
avait terrassé l'omni-savant.
Au seizième siècle comme aujourd'hui, la question de Lida étant un dé-
tour poli pour indiquer que le moment est venu de se retirer , le pontifa
prolita de l'avis pour se lever et monter sur sa mule. La fcte était Unie.
i,\ ny Jir
IV.
Sur yës tiiiarchcs de marbre adoucies par des tapis moelleux, les plus
belles fleurs de la campagne roma^ne s'élèvent dans des vases étrusques,
placés de distance en distance le long d'une rampe de bronze, et montent
du fond du con idor aux appartcmens ; des oiseaux chintint en voltigeant
à II avers cette ascension de fleurs et de feuilles. On dirait une volière de
marbre, un palais d'oiseaux. A cette surprise se mêle celle d'un jet d'eau
qui souille bruyamment sa gerbe à travers la spirale de l'escalier , bûloa
liquide de celle cage transparente. On frissonne en plein été. C'est au
bruit monotone de ces harmonies confuses que s'éveille à peine la courti-
sane en vogue, la jeune Lida, Lida que nous avons déjà eulrevuc à la fcte
donnée par Chigi à Léon X.
— Maiiba, niurmura-t-elleen sortant un bras encore paresseux de som-
meil de dessous la draperie rose de son lit, Martha, j'ai rêvé cardinal celte.
nuit. , ,
— Userait diflicile derôver autre chose, mademoiselle ; vous en ave*
eu toute la soirée.
— Toi qui ei|)liques les rêves comme une bohémienne, Martha ?...
— 11 faut toujours prendre le conirepied des rêves, mademoiselle :,
cardinaux signilient barons; nous en sommes menacées.
— Barons et cardinaux, Jupiter ! comme c'est édifiant ! mais aussi
comme c'est ennuyeux I
— Mademoiselle serait-elle jalouse de la conquête de notre sain'-père ?
Je ne vois guère que lui au-dessus des diguités humaines et presque di-
vines qui s'humilient à vos pieds.
— Léon X a une bien belle main , Martha ! Mais tais-toi, folle.
— J'entends, mademoiselle, les porteurs du cardinal Adrien Cornetto.l,
— Eh bien ! qu'il entre dans mon oratoire, qu'il ouvre le tabernacle; r
et qu'en attendant il s'amuse à lire les let;rcs qu'il y trouvera.
Sur la table de nuit de Lida était déposée. pré;e:it de la veille, une ai-
guière d'or de la plus parfaite exécution de dessin et de ciselure. Aux yeus
du connaisseur elle eût été sfns prix ; aux yeux du vulgjire on l'eiit'ccnt
fois payée avec les pieires précieuses dont clleéiait pleine. Elle con'cnait
jusqu'aux bords des perles, des topazes, des rubis, et une foule d'autres
pierres précieuses disposées d'avance pour êtres réunies en col iers, en
ceiniuies, en jarretières. Au moven d'un cordon de suie et d'une aiguille
lescourtisannes romaines s'amusaient à cette ruineuse occupation qui
avait deux buts : celui de fournir dos distractions en écou;ant des pi opo-
sitions qu'on n'accueille jamais en face, et celui de faite comprendre à
quel prix elles pourraient être accueillies.
Lida glissait sa main blanche dans ce sable aux mille reflfts. « Martba.
dit-elle en soupirant à sa servante, les fêtes m'ennuient; les bomn:ai;es
me pèsent ; je suis lasse de niarrher de plaisir en \ lai-ir. Il n'y a donc
plus d'événemens dans ce raondc?Toujours dos désirs qui s'accompi s-ont
avec régularité. Hier des fiitcs, aujourd'hui des fêtes, dem lin dos fêtrs.
L'aïKant du mois passé comme crlui du nv^'w prochain. Ilicn de piquant.
Des esclaves à genoux devant chacun de mes caprices. Adorée de ions,
quittée de tous, indiifércnte pour ions. Je vou.lrais ê te haie ou haïr, au
moins je pi érêrerais quelqu'un... Tiens, je désirerais pleurer... Il ne
tombe donc jamais de pluie à Rome ?
— L'heure, Martha ?
— Celle qui Tons plaira.
— Pas de Uaticrie.
— Midi.
— Si tard.
— De quoi vousétonnci-vou»; n'avri-von» pas rêvé rirdiB»!?
— Toile! — Approche celte toilette; car je n'ai yra'i'-e.rt vas le covi»'
3$
LE MAGASIN LITTÉB-VIUÏ.
ngc d'cssnyc r de me Icvpr. N'cst-cp pi? qii'a'nsi coiffée je no suis pas mal?
Le r ont nu d ini œ.liet roiijto s^r ronillc. C'est ^'U'c : non : c'cs', je
m is. orliiit.il. (.iic Oi oiiciiial, c'«)-t a si z poiir |il,\:ri; à des priiis de
l'rjjli c. M.iMit laiii, mes tisscncos. Non, pas (rcs»,t'ni es aiijOiii<l liiii : de
l'tMii fiaicli -. lù^iii du Tfijrc il fciuinc romaine. Sai^-iu le latin, Maiilia?
— i\un. ma;icini)i>cl!f.
— Murs l • ne se; a> jamais la niaîtres>^ du cardinal de Gonzague.
— C'csl potiaiii, ma-. eiiio selle, unjoîi canlinal.
— Siiisdout' ; inai> il ne vaU' p,is celai de M;uiU)iie,Marllia.
— Mais Cl lui de Manioue ne vaut [ws celui de Sienne, mademoiselle.
— Qui ne vaut pas celai de t-oieiizu. Martlia.
— Qui ne vaut jias le cardinal de Và.cuce, mademoiselle.
— Il le 1 l.iii, ie te le (lunne.
— Mci 1 1, iiiadcnKiiscili.'.
— l'iaiiis-ioi, lin (ardinal de di^-srpt ans!
Au nn!iru de ciS (iiaisaiitcrics, Lid.i avait p'onji; sa têic dans une cu-
TCtie d'e. n, Si hni riiy;,ieiie du ieni[)s, et IVn aval letiiéc fiaîclie, blauche
et légCic 1.1 n. cai ni iife.
Maiiiienuiit, Mar.lia, re'èv(> cet oreiller, ra'igc ces f.tuieuils, eflouille
tles fiiuis sur le tipis, sar ma c ^i. voilure; ([ue (e r.ivijn rougi éclaire
moi) I 0.1 ; que . o layoa bleu tombe sur nus bras, bien comme cela. —
Quel te.npsfi.i il '^
— Un II ni;)s (iiuigiirc : à lire jusqu'au troisième ciel.
— J.' r<p!)icrai to.ie kt jnurnée. Ou'ys-t'l de nouveau, MarAa?
A-t-(Hi iiK in iiôlioiiic celle iiii-t ?
— iNoii, m^ile ois. Ile. Les caLleauï de leurs émincnces sont déposés
dans VDi' e aijii<li.iuibie.
— Val uisis :a peine dVlre vuj?
— Lue i haine d or de Mi an.
— ,lo la pu lerai i p ..t f.is : après ?
T- Une lo: c di- so<e de Bruges.
— E^t-elle belle, M,irilia?
— Kl 0 .ie li< nt iiel)i)iii, tant elle est is-assîvede parles et de dorures.
Kotrc-U.imc-de l/ireiie nVii a pas de pareilles drns srs triîsors.
— Niiire-D.'nie-de-Lortlie, sccounz nous mi.iiiieiiaut et il llipurc de
notre mort, inurui .la Lida t ii >e ^ia|l mi, pil^ eîli: ajout i : Je ne veux pas
de robo de s l: , c. la m'éraill 1 1 pian. R.'iivoie es cliilloiis. Ensuiie ?
— Un 0 ,<eaii veit, vimiii d i Koiivo.iu-\lon I.', iloniié au toi d'Espaj.ie,
qei l'a dune au cardinal de Va|eii -e qui vous ledoniic.
— lia ois au \erl, lol.e ! c. iiu'at-il de si rare ?
— Il pailc.
— f.lqued t-il?
— /ivc Maria; il sait ses prières.
A — U Va reii Ire jaloux bien des archevêques : est-ce tout?
— Un |.e i e boite en carton.
— L)e (|icle piil?
— La persoinie ipii l'a déposée no s'e;t pas nommiîe.
— ( ardaii i si < xai t! mui (uur> tout bas et avec joie Lida.
— Mais, madeiiioielle, depuis une heure les princes ei les cardinaux al-
tendciit,
— Tu as raison : Dis-leur que ie veux bien les recevoir.
Cin!| d yiiiiaires de la cour de fioine cnirèi eut '!a;is rappartcinent de la
co'irtisane ipn, luoilem nt aaimyie sur so;i br.is, seinld.iil une reine rece-
vaiii ses sujtis. A chacun nu gracieux salut , à mesure qu'ils prenaient
phvce niipr.s de ,'on I I. Un nul ils fiirent a sis, elle cungÉUia Martlia et lira
à demi lus dr.ipir.es pour miinx te recueilii,''.
Unis ceae atiiiuie o'ubaudoii et de laii!,'U(>ur, Li la est bien r<nfant
dont les aitisti-s se disputent l'image pour cri^cr leur type de vierge. Car
c'i si la < oiir de Léon X qui lournii ces raviss inies coui lisanr s qui passe-
ront il In p.isitrii.', sous le; bmideau et le v*le de qui Ique sainte Céi ile
ou Agnès; \ierg.v qai n'iproiivi-ut d'auire mariyre (pie celui de poser à
deoii-:uie dev, ni Pi ipliaël, li' plus volu,,lucux des liouiiiies,
O loiqu'iii pi'iii c stuiiie d.i iiiaii ', on recoiiiiaissait dans les cim pcr-
soniiaeesqiii vent eut dère iiiîroluin les cinq cardinaux favoris de
Lf'oii X. c.u\ qii, hier encore, iui formaioal une suite d'élite, à la fè'.e
don.iie il laiiiliatoa l^u^ de Portugal.
Apiè- av 1 r la.i leur coït ii Lida ei Iii avoir exprimé combien sa beau-
té et -a loili'lie avaient produit d'ailniraiinii sur les speiiaienrs de celle
foie, les raidi aux atie.'iilir.-iii qu'il lui pifit d'ouvrir la conversation sur le
Sujet (iiiiles iivaii réunis «h. z elle.
Le pus lap.iroch'; de son II; éiait Adrien Cnrncito, élégant cardinal,
jeune !;omni« aux yeux bleus ei i.cnsif-, aux ch-veux noirs ; cmUrasle
raie en 11 ■ ie. De sa priinr 1' éliiiceliu e (nutiit ce ji'l de liimèie quel, s
pciiiires aioiliiil ii l'expiessi. n do ngi'd ipiai d ils ont liui de primlrc
un 1). au \isage. l'ounain en examiiiint de pus la liguie d'Adrien, on était
f urpr s de la tristtvse qui 1 1 voila l et (|ui c nliasla I av c le luouve.iieni
ambiiiei.x de se narine-. Les pa siom i en •eut d3 bondir ii la surlice de
ce l.vc en ;.pp:ireure pur e; peu prof iid ; sous la liaipidiié dj fajeu-
n< fsi- en ap iceva t les nioi..sir(S de 1 avidiic, de la puiss me ci île I .m-
liiiion, d" nie ne qu on l'p içDit h-s uions;ri'S de a nu r par un jour de cal-
me; piolii italu-e, propr,- •. Insjiinr le pinceau de M cli. I- Vngi-, le pciiurc
des anges lo ul é-, et la p!,r.ne de Mm hiavel, l'hiMorien de I iVne de. pi iii-
ccs de ia lei ic. San ici ai "livâiie u,ninin.;e l'ardeur du .sang, la «éliéiiieiicc
(ia curaciùi'c, rciaportemcnulespaisloiis; uuUc ces houiuicsqui outtous
les désirs à la fois, ceux delà terre et ceux du ciel ; ceux des hommes,
ceux des iireirescldes lois; croyant pjr terreur, jaloux par naiure, aimant
avec faiiaiismc.
Liila avait ies yeux sur Adrien et le consultait à chaque parole qu'elle di-
sait; lui,auconir,i:re, affecailde n'avoir aucune iiiilucnce sur elle.
— Seigni'ur, d t elle, il e^l unedilhcalte à no re projet.
— Lrquille? lé] 1 quèicnt vivement les cardinaux, pJsqu2 nous sommes
tous ici ei que nous n'avons qu'une seule et même volonté.
— Je ne suis pas en étal de grâce.
— C'est peu de chose, reprit A^lricn Cornclto, je vous absous. — Vos
péché 1 vous sont remis,
— Ce n'est pas tout, inrs pères; après l'exécution ma conscience veut
être fans tache comme avant. Signez moi une iuduigeuce tléuicre pour
ma part dans l'action.
— Voilà. Etesvous rassurée ?
— Pleinement pour mon âme. Passez-moi cette cassolette: et parlez
princes, — tnaintenanf.
Lida appuya sa julie tête sur roreiller, disposée à no se mêler en rien
^ ta discussii.Mi ; en digne maîtresse de logis, elle voulut laisser toute li-
berté il ses hôtes.
~ L'empoisonner au moment du saint sacrifice de la messe. C'est moi
qui prépare le ciboire, proposa le premier Adrien Cofûeito.
— Délesiable ! — lui réj) ndil-on. — Car.,.
— Si ce jiuir-là il n'olTi iait pas, un de nous serait forcément à sa place
viclinie du piège, cl il ne faut pas qu'un iinio eut paie pour un pape.
Lida appela ijai tha pour lui dire qu'elle étaii. viaibie pour tout le mon-
de; elle lui conmanda de laisser ouvertes toutes les portes.
, Les cardinaux se regardèrent et se turent. Cet ordre ne semblait pas
les rassurer.
— F'oursuivez, leur dit-elle, je veux qu'on sache que dans la matinée
Lida a reçu, comme d'usage, tous cent qui se .sont présentes chez elle.
La précaution de Lida fut comprise ; elle écartait le mystère, par con-
séquent les iuierprétaiions.
— Expéi i iice d'amour louruée à la piïlili^ue, princes, ajouta-t-clle.
Les cardi- aux SDurircnf. i^ Wj
— Je crois qu'il faut l'éiouffer. Je me charge, moi, cardinal Baiidinellf,
son lertour crdinaiie, de lui app'iiju'i' si fori le biévi.iire sur li bouche,
qu'il mourra dans cinq minutes tl en é at de grâce, telon bs cano.is.
— C'est le S!i;ipliei! le pius diflicile, objecia-t-uii, qu'on puisse ima,-
gincr, Lssayeî sur un chat. Dans le inomeni de U siraiigiilaii ni lès se-
condes vous sembleront des sièeles. El vous, caritiual Su leriui ?
Lida avait mis un paudu rideau sur sa bouche pour ne pas rtre ii celle
compara son.
Soderini reprit :
— Il a la vue basse ; si l'on retirait deux marches de l'escalier de sa
chapelle ?
— Bah ! i! en serait quitte pour la contusion.
— Je crois, opina le cardinal Itiario, qui n'était pas pour les chutes,
qu'il est plus simple di' le po gnar.ier.
— Oui, comme dans les iragéJies grecques, interrompit un de ceux
dont l'avis avait été repoussé. Nus miiiis blanches à tous ne me rassu-
rent guère sur le gesie éne.giqiie (ju demande un coup de poi^^nard.
Savez-vous que dans ce moment l'Cmotion fait une cuirasse au sein qu'on
va frapper, et de chaque bouton un œil qui regarde.
— Ce jour me ble.-se, dit Lida ; Uiarii), fanes tomber cette draperie,
— D'ailleurs nue mort semblable i-erait trop proaipie; ;i quoi n')us
servir.i't elle? Qu'il meure, so.t ; mais en détail, pour nous laisser au-
taiitd'heures qu'en exige le temps de 1er 'mplaccr. Nous ne nous veiigei ns
pas, nous changeons de pape et nous ne saurions l'être tous les cinq. Sa
longue agonie nous permettra de débattre les litres de son sucees-eur.
Le p'iignard est iloiic rejeté. I^éeapitulons : nous avons dit le cali e ciu-
poiî&nné. l'etouH-nienl, la chute, le poignard ; de tout cela rien no vaut.
— Et l'enlèvement ! s'éeria le cardinal Alphouse Petrucci qui n'avait
pas encore parié.
— El qiiaii I nous i'aur.nns enlevé? belle avance ! On attendra qu'il soit
relroiné ; la place re.Mer.i vile. Est-ce là ce que nous voulens?
A bout de Lues moyens, les cinq cardinaux tournèrent leurs regards
vers L'da, comme pour l'iiniier à décider entre cu.x ou il donner uu rae.l-
Icur avis.
— J'ai sa mort dans cette main, dit-elle en élevant son poignet rose.
VouUz vous que je l'ouvre i"
Apprenez, continua telle , que celte boîte contient du poison ;
un loii-on .si vif cl si leni ;i la fois, qu'il lu' ;i cjup sûr et .à la miniile in-
d qiiée. Veicelli, médecin de LéoiiiX-, s'e-t c'JU'gé d'en faire usage pour
guérir la plaie tbi iioiitil'i'. Nous pouvons eo'i.p'ee sur Vereelli comme sur
ce poison, qui, an Ijcsuin, nous délivrerait île tout un conclave.
— Ainsi, reprit Adrien CorncKo, le pape mourra s mplemcnt de la
maladie ipi'il a.
— Venez me baiser la main; puis, ir.c laissez dormir, princes ce l'é
glise, pjuiiia Liila.
La noble cor.ipagnie s'écoula peu à peu ci fans bruit pour regagner (n
litières sCj palais ( t se,-: sonijitiieuses viihe;. . ,:■..< ,.
Lida se rendonniicn serrant dans l'une djs .rqâ.rtélicatcs maioSHle poison^ ;■
composé par Ct'i\Uuet dans l'^uue ilii ck£3.yifc'i'.eide [Krîuiis,' i
LE MAGA^N LITTÉRAIRE.
69
V.
Quflqnes somainrs apit.«, h ville était oncoro rn fête ; m^is , crito
fcis, le peuj)le aviiit son tour ; la céiÉmoniL' était pour l:ii ; il éiait
pAilout : jiubc sur les loiis, porcliû aux croisées, accroc'ié aux ar-
Lrcs, >emè dans les rues, (5pars 'laas les rarrcfours , pressé sur le< pla-
ces publiques, pricinaltinent sur h place dj Saint-Piv rre. Là, il éLiit a;;-
g'oiuéré comme au jour où l'on él' va lV)bei..sfpie égyptii'ii; un spoclatic
lui était réservé, autrement curieuv qu'une pierre a poser sur sa base :
on allait pendre; et auparavaiiu: \,^cler et rouer, ciuq cardinaux, bi-
rons, princes de l'église.
— Comment pend-on un cardinal? disait l'un.
Et l'autre répondait: — Comiae on en pendrait cent; apparemment
par le cou, entre la teie et les épaules.
— Mais comme tout le monde, alors. C'est bieir la peine d'être cardi-
naL
— Oh! mon Dieu, oui ! comme loi et moi quand ceh nous arrivera.
Tu croyais sans doute qu'on usait avec eux des luàaies précautions ([u'on
prendrait pour soulever de terre un obélisque de peur de le briser; qu'on
graissait les poulies d qu'on mouillait les cordes. Tu le irompcs,
l'ius loin d'autres propos.
— Mais quel est donc leur crime?
— On ne le dit pas.
— Pardon, on le dit.
— Puisque vous le savez, dites-le.
-*' Ils ont mangé gras uu vendredi.
— C'ei-t aflieux!
— Ce n'est pas cela — ils n'ont mangé ni gras ni maîgre ; niais ils
ont tenté de poignarder le saini-|)ère.
— Laissez donc : — vous voulez les excuser.
— Oui ! le poignarder comme poignardait Borgia, — dans la so'jpe et
avec un couteau en pondre. >
— Ali ! il s'agii ait donc, selon vous, de poison Versé dans la soupe ?
— Faux! — car le pape, c'est coana, abhorre la soupe. Or, le fait
est impo;sil)le.
— Soit : il n'aime pas la soupe . Le poison aura été versé dans du
vin.
— Eh ! ce n'est pas cela, criait un mendiant romain balancé à une
branche, au haut d un arbre : oa lui a jeté un sort.
— A la bonne heure, voilà qui est naturel ; et où le lui a-t-on jeté ce
sort?
— Moi, je le Siis, reprit discrètement une vieille femme mcigrc comme
son a'ii'ule Locus'e, ridée, édentée, safranée comme elle.
Sans lui donner le teiiips de s'expliiiucr :
— A la bouche, n'e,t-ce pas, on lui a envoyé ce sort, sibylle? Il ne
pourra plus dire au peuple de payer l'impôt.
— .Non ! c'est ii la main. Il n'aura plus la faculté de prendre,
— Vous n'y êtes pas, c'est aux pieds : il na marchera plus sur nos
tètes.
— Ni à la bouche, ni aux mains, ni aux pieds, reprenait la vieille, qui
tenait ii fa supposiiion autant qu'à son dernier thicoi.
— Où done le lui a-t-on appliqué ce sort, noire sorcière ?
— Je ne le dirai pas.
— Alors tu l'as dii, répartit un batelier du Tibre.
— Je n'ai rien dit.
— Oui !
— Non !
Et la foule courait sur ce point, aiïjra^e de curiosiié, demandant un
mensonge, un cri à proférer, quelqu'un à porter en triomphe ou à as-
sommer.
— Oui! elle dit avoir jeté un sort sur noire saint père.
— Elle l'a osé, l'intâmc!
— KUe l'a soutenu, juré.
— Tuons la, luons-la !
— Je n'ai pas jeté de sort.
— A l'eau !
— Grâce !
— Pas (le grâce, à l'eau 1
Saisie par ses jupons, traînée sur les pierres, soulevée à bras, la vieille
fut plongée dans l'un des bassins de la l'iacc ; et si elle ue s'y noya pas,
ce ne fut pas la faute de roux qui l'y cnlouctrent.
— Voyez vous ce peuple ? disait un liomaie grave ù un autre homme
grave. ,
— Je le vois.— Ce qui va se passer sérana exemple pour lui.
— Je ne le crois pas.
— Vous ne croyez rien.
— Pardon 1 Je crois aux fautes des forts et ù la clairvoyance des fai-
bles.
— Croyez donc alors que les faibles, ne porteront jamais plus la main
sur le ,saiiit-p('>re.
— PouKpioi cela? Estrc que c'est le peuple qui empoisonne les
papes? L't véiiement prouve au roiitrairc que résout les rardiriaux.
Que l'exemple leiu' en i roliie ! Le peui>le saura seulement q«'it< ne sont
pas si tacrés , puisqu'on a la ia.ultC de les pendre suus tau-ilége. De là
il conclura que des cardinaux qu'on pend font des papes «jn'on pent em-
[)oi oimer. Cardinaux et papes sont de la même l'amillc. Vou'iricz-vous
a\oir un pendu dans la vôtre?
Autres groupes , autres raisonnemen?. Si les pendus avaient la faculté
de voir ou pluifit d'entendre , à la hauteur où on les place , les cini pa-
tiens qu'on allait accrocher i-uraient appris de sirgulières choses en fer-
mant les yeux.
Nous ne saurions guère csieux que la foule ce qui avait attiré sur la fêle
des cardinaux la terriijle punition qu'ils allaient subir , sans deux ou trois
pcges d'histoire lloitanies sur un océan de trois siècles écoulî's.
C jmmc beaucoup de nominations papales , celle de Léon X avait été
en grande partie atiii')U''c à la brigue et à li corruption. Au nombre de
ceux que des séductions e\a;î.'TéC3 , ûi brillantes p-oaie^ses avaient en-
raînés .i porter b uis voix sir le fils de Lairent de Mérlics , à 11 mort de
Jules II, éta tAhhoiise Peirucci, cardinal de Sienne. Oni'ieusement rrqu's
à léiectioM de Léon X, à cause de son iniluence, il avait été ensuite !e p'ns
lâLhement trahi dans les espérances q'i'il avait conçui^s. Pandotii, son pè-
re, avait vu siS biens conli^qui''S ; Boighès* Perutci , son frère , avait été
dépouillé de sm t tre de gouverneur de Sienne ; et l'un et l'autre, par
Léon X fdit pape par eux, par la grâce du Saiol-lîsprit et par le poids de
leur or. Celle tra'nison n'était pas la seule.
Léon X avait été poussé à la chaire de saint Pierre par la faction des
jeunes contre la faction des vieux, par le parti des Italiens contre le pr.rii
des Allemands et des Français ; et ces Italiens et ces jeunes avaient été
SI s amis d'enfance , sr s compa^'nons d'armes M champ c!c Maiignari . ses
frères dans les arts ; ils étaient la plupart ses égaux en âge , ses pareils en
niiissance. Ceux-d lurent également délai; ses.
Celle conduite irrita des ambitions acérées, frois-a f!cs amitiés, foula
des souvenirs et des reconnaissinces. L'homme parvenu n: devrait av ir
aucun lien ;;vec le passé , peur n'avoir pas à compur avec lui. Ci'ux qui
l'ont aidé savent par où i s l'ont s juteuu ; etcomme le côté qu'ils caetôii-it
quand ils portaient leur id.)le est son faible côté, c'est celui qu'ils déccu-
vre.'it lorsqu'ils veulent aba'trc ledit u.
Malheureus' ment Léon X , avant sa papauté, avait été trop rrclé i
la vïe d.s hommes pour que bs lioniTies, oubliant ce qu'il avait de vriL
niériie, ne doutassent pas q'jelqu''fo:s de fa sainteté; trop l'avaient oh'.i^i
pour pouvoir meure le dédain qu'il professait pour eux sur le compte
d'une abuécation divine. Api es son élection , les haines de tous se léfa-
giéieni et s'anitssèrenl en silence dans !a colère d'nn seul. Ce vengeur
fut Alphonse Petrucei. Après avoir renoncé au projet d'assassiner lui-
même le jiape , il ourdit une rcinspiraiion pour s'en débarrasser à tout
prix. Depuis Alexandre VI, rE,i;lise n'avait pas autrement. Les stloni.îts
sur la papaut;'' coriigeiiient la vénalité des élections ; le poi-on dissolvait
ce que l'ir avait soudé ; nn Iléau chassait l'autre. Le mal tiail incurable
parce qu'il éia.t d ns les mœurs , et parce que c ux qui n'en tEOLTaicnt
pas en vivaient très bien. (Juand d x papes peiiveni pi'rir dans m an , on
a dans un an dix fois la chance de d'avenir pape. Jamais aussi les femmes
n'avaient eu plus d'iiiHuence qu'alors. Pie III avait bien pu leur iii-erdire
l'usage d'offrir des fl- urs , roquellerie meurtrière dont elles abusèrent
dans le m>sière de b^irs oratoires , mais il ne put leur défendre rie s'of-
frir elles-mêmes. Comment aniail-il arrcté p?r une loi préventive celle
qui cacha du poison dans sa bouche et tua dans un loi'g Ivaisi r. Sans être
parvenue à ce degré où s'élevèrent les femmes du temps (b s norgi i, Liila,
on t'a vu, avait prêté sans horreur son boudoir à la coijuiaiion des cinq
cardinaux.
Liie r.uit, souffrant déjà, triste . languissant, sans sommeil , mal à l'aiso
sur son trône du monde , Leou X eut le désir de verser pouite à goufa
dans lesein d'un de ses cardinaux ces simp'estortsdo connieitcequ'boin-
me on néglig*îdcse rappeler, mais que pape, ,•>; pape malade, on s'impute
à crime de biissiT sans contrôle. L'am; d'un paj'v c'es'. le ciel, l'ombre'
d'un nu.age y répand une tache de ceiit.Ucuii.'i,
L'inspira ion lui jeta le nom ù'A Irien Corneiio. '4. '■• fit appeler ; il vint.
Se dépouillant de sa dignité suprême, il l'engagea à s\. "■^eoir près de lui ;
il l'aceaiiia de protestaiioni et de caresses, et, sans témv.'- s, il l'onirc tint
de leur jeunesse, sitôt pissée, pour l.ii surloii», que la.Vc'dcur pâ'is-^a't
d'heure en heue. comme un a-tre qui descend. D'une voix ^'-luc»- <>i pé-
néirmio, familière, comme s'il eût été encore à virgi ans , Toi- "t..» n'en
ayant que quinze, il lui rappela la guerre où ils s'ilaienl Irouve.v cusera-
bie, tous deux c:>pi:aiiies; il re\int sur leurs souvenirs dépée, nvùns pour
s'en gloritler que pourbl.iiner leur commune inhumanité à ver.ser le sang
de leurs frères. Adrien parut tauché.
Comme son sublime pénitent, il partagea ces remords irréparables ; et
tous deux baissèrent leurs têtes plus lourdes que si elles eussent enrore
été chargées du casque. Ensuite, et toujours d'une %oix plus humi iee,
Léon rajipila à Adrimi dos jours d'égaremens pendant la paix, des fait>les-
ses do conquérant après M> exploits de capiiaine. L'indulsieace cou ait à
pleines lèvres de la bou'he de Léon \ en i.iveur d'Adiien ; mais il n'osait
y prendre pari. Il aitendail le pardon de celi.i qui tenait sa couscienre ou-
verte. Adr.en parla, qu.ind ce lut sou tour, d'cxpialious consommées, de
péiii (iKcs acci'iiip'ie.*.
— Soit, ilil Léon X. et puisque vous pardonnez, qu'» mon 3me rlus li-
bre, p'us légère, vole à Di; u. Mi ntenaut votre ahs lution, Adrien, si je
la mérite, "iJûicz vous, Ad'ice, je sjullre. Si Pi;u m'enlçTïii à celle
heure,
hê
LB MAGASm LITTÉRAIRÎS.
La figure blafarde de Liîon X, de ce dieu traînant le poison dans ses
enlrailli'», serra le cœur d'Adrirn.
Damné pour daniui*, il pruuunça l'absolution sur le front de son arai,
qui, en sl> re tvaiit, lui dit :
—A mon tour ! iMainieuPiitquc jesuis pur. veux-lu, Aûricn.me confier
les fauies et reci'vor uu.ssi mon pa'don ; autre proposition qui t;laça le
pi'U de sang qu'Aili ieu sentait rauiassû autour de son cœur. Après avoir
été sarriK'ge en se chargeant du pardon de ta victime, serait-il de nou-
veau sac:ilége en obtenant le sien de cetieméme victime i* Pourtant il n'a-
vait aiii'un prtHexe à alléguer pour se refuser à cet acte de pénitence. 11
se confessa donc à celui (|u'il venait de confesser. Il approcha ses lèvres
violettes de l'onille du Saint-Père. Spectacle sévère que ces deus puissan-
ces du monde, l'une à «enoiu, l'auire écoutant, au milieu d'une salle dé-
mesurément profonde du Vatican, chargée de peinturei belles f t terrililes,
pont les chairs jaunis seules saillaient hors de leurs cadres d'or ; toutes
lèies mmr.intes ou languissantes de martyrs; bouches qui clent de dou-
leur; épaules effrayées sous le fouet du bourreau; nidle (ipurations epar-
ses anniinçant un Dieu terrible même pour ceux qu'il aime. Et ce péni-
tent qui venait de jouer le rôle de prêtre éiait un empoisonneur; et cet
autre prêtre un i ape empoisonné.
— Fautes b gères, murmurait avec indulgence, le saint-père, fautes
légères que cela !
yu.ind Adrien mit devoir arrêter ses conGdcnccs manquant de respi-
ration pour achever, Léon X lui dit :
— Vous oublie! de me révéler encore quelque chose. 'i| niini ,3 nt..
S'il eût dit : "Toigis m'b ?"
Tu m'as empoi^ouné, Adrien I i,; coup n'eût pas été plus terrible.
— (Jiioi ! qu'oiiblié-je ?
Léon X sortit de sa poche une petite boite.
Adrien crut rccounaitre celle que Cardan avait donnée à Lida, Lida à
Vercelli, MhyuhK
Ele I enfermait un portrait de femme. d >.ilq >i> ^'
Il ne s'agissait que d'une femme abandonnée, oubliée ou tuée ; Adrien
se reuiit.
— Continuez votre confession tnainlenant, reprit Léon X.
Alors Adrien Corneito, sur la vue de ce rorirait, ajouta à ses révéla-
tions quelques pages ardemes, au fond plus noires d'erreur que de
c: iuie.
— Rien ne reste, reprit Adrien, de cctle passion, si ce n'est la honte de
l'avouer à seize ans de distance. !'. ■ ' '
Posant un doigt glacé sur la bouche d'Adrien, le pape lui dit :
— Si, il leste encore qiiel(|ue chose. Et à peine Léon X eut-il révélé
ou Cardin d quelles éiaient ces lunesies reliques d'une passion morte, qu'A-
drien piil la fuile, roulant les marches du Vatican, traversa Rome, et cou-
rut ch^ z Lida.
Avec une piilrur que les moris n'ont pas, avec un repentir dont l'ex-
pression faisait frissonner, avec de- larmes que les martyrs seuls répan-
dent, il pria, il conjura Lida de renoue» r à poursuivre l(ur abominable
action, il lui dit de courir le dénoncer lui seul à la victime. Il la persuada ,
il l'aileiulrit, il la comman;ia, il la fit pleurer, il lui lit peur ; son souille
la glaça ; il lui parla de l'éternelle mHlédieiion de Dieu élendic sur
leur tète ; il lui munira l'enfer ; et, la saisissant ensuite par le bras , elle
efliayée, lui plein d'épouvante et hagard, il la conduisit à travers les rues
de Rome, alors éteintes et désertes.
On n'entendait aucun bruit, si ce n'est celui de leurs pas qui traînaient
sur les dalles, snus leurs longues robes qui s'engouffraient derrière eux,
et ils ressemblaient à ces damnés qui ne marchent ni ne Vfilent, (|ui vont.
Ils s'arrêtèrent en face du Vatican, rouge des lampes de nuit qui bril-
laient deirière les rideaux.
— Dieu est là, dit-il à Lida ; il vit encore, il rayonne. Lampe du Christ
allumée sur le monde, malheur à qui l'éteindra.
Le grand escalier du Vatican et ses colossales marches se dépliaient de-'
Tant eux. Adrien dit à Lida :
— Monte !
Et il 11 poussa. Elle ne leva le regard que devant le saint-père. Pâle et
brisé, il por ail, sur un immense christ d'ivoire, un œil où le sommeil et
la mort se confomlaient. Lida posa sa tète sur les genoux du pape ; et ,
lui rêvant et elie à voiv basse, comme parlent les mauvais anges, ils se di-
lent d'étranges choses.
Léon X sut tout ; et, trois jours après, Petrurci, Riario, Bandincllo, So-
ticrini et Adiien Cornetto marchaient au supplice.
En sa qualité de médecin, Vercelli fut écartelé.
C'est pour cela que les cloches sonnent sourdement, que le Christ est
voilé dans les temples, que la prière des moris gémit fOus les nefs.
Tons cinq filèrent à pied jusfpi'au milieu de la place do Saint-Pierre.
Là le bourreiiu leur arracha, lambeau à lambeau, leiii^toljèSi, rouges,
leurs chapeaux rouges et les soullleta. ' ', , ^
Puis le bourreau les montra au peuple ainsi dépouillés, en criant,: Ce
sont des empoisonneurs !
Puii on roua Al.ihonse Petrurci.
On le souleva par le cou, comme un chat , au bout d'une oercbe de
soixante pied»-. yrim^ «
£t comme on allait rouer Adrien et les autres cardiQaia,^,;,; , ,,^
Le bourreau, qui avait loujours les yeux fixés sur le Vatican, regarda
mieux, abiii,-sa sa barre de fer.
Aux croi-ées biintaincs du Vatican un mouchoir blanc flotlait.
Le bourreau délia les cardinaux, et il leur dit : Vous avez votre grâce !
Une petite li>iire cadavéreuse, réduite à rien, £e montrait à cctle croi-
sée. C'était celle de Léon X.
Deux mains, ouvertes comme deux ailes, s'étendirent pour lancer une
malédic'ion.
Le bourreau fit inclinrr les quatre têtes de graciés, et leur dit : Le*
pape vous maudit. — Sortez de Home. — Fuyez! maudits!
« Maudits! » répéta RoEiC. irol ■»i>iimIiH ,.■
•■■■"'" '■''"• "'tÉON GOitAfi. , .
(Ptme du &iùclè.) '^^^ "''"'"
SiC Caisitalsïc-Hat^Qi.
::U
Il y avait, au commencement de l'empire, à Besançon, vieille cité dé'ei»
vote et militaire, un ancien officier dont la vie était mystérieuse, rie qui -
le> habitudes étaient assez bigarres , et dont la physionomie élail la plus
originale qui se puisse voir; on le désignait sous le nom de Capitaine
Dteit, 1! est difficile de savoir au juste le motif poer lequel ou l'avait J-;
ainsi qurdifié : les uns préten laicnt qu'il avait conquis ce surnom à la
pointe de l'épée lors delà pacification de la Vendée. « C'était alors, ajou- .
taient-ils, un drs plus ternb'.essabreurs de l'armée du général Hoche. ». :.
D'autres attribuaient à la couleur de sa barbe, si foncée, qu'elle lui mar.-(
brait les joues d'une plaque d'indigo, l'origine d'un snbriijuet que le ca-
pitaine méritait encore davantage peut-être par la nuance de ses yeux et
par celle de ses vètemens.
Bien que ce militaire fiit très brun, il avait les prunelles d'un azur ver-
doyant et blême comtne ces anciennes vitres de campagne sur lesquelles
les rayons de la lune ont , durant de longues années , déposé de fausses
lueurs. Cet homme néanmoins était jeune encore; son corps, d'une ro-
buste maigreur, était celui d'un athlète, et sa tête, douée d'une expression
à la fois loyale et dure , avait je ne sais quoi de craintif et d'altier. Ses
traits avaient coutraelé l'immobilité du bronze, et son œil languissait in-<
cessaminçnt comme celui d'un tigre enivré de sang. Ce mortel , en un
mot, était la vivante image d^ l'ubrutissement. Un vieil habit trop large,
sur lequel une longue queue de hussard avait tracé un demi-cercle gris,
f e balançait sur les épaules du capitaine, et la couleur de cet habit n'était
pas moins étrange que ceile du reste du costume. Il perlait, en toute sai-
son, un grand bonnet de police bleu-clair, un habit bleu-clair, un gilet
bleu clair et une culotte de la même couleur. La nuance de ce blsii , vul-
gaire et Inirlesiiue , était précisément celle que les perruquiers d'autre-
lois mariaient si heureusement, sur les panneaux de leurs boutiques, avec
des éioilles d'un jaune de gaude, terne et allristant.
Un tel accoutrement, porté avec persévérance, suffisait au besoin pour
valoir à son maitre ce surnom de Capilaine bleu. Ces couleurs, de toute
évidence , correspondaient dans la tète <le notre héros à une pensée , ou
il un sentiment; car la pa'sion qu'il leur portait était passée à l'état de
manie. Vingt fois on avait cherché à pénétrer les motifs de ce caprice
sans y réussir. On jour cependant, à celte question :
— Pourquoi donc aimez-vous si exclusivement le bleu?
— Il répondit il'une façon machinale :
— C'est à cause de l'horreur du rouge...
Et il n'acheva pas autrement sa phrase.
Voici donc tout ce qu'on savait de cet officier : né dans la province (il
était facile de le constater en écoutant l'accent franc-comiois se prélasser
dans sa bouche), il y était revenu après la campagne d'Egypte, et, au
moment où la gloire militaire enivrait toutes les âmes, il avait pris sa retraite,
encore dans la force de l'àKe, pour se retirer à Besançon où il ne connaissait
plus personne. Il habitait une petite chambre mal éclairée, non loin du palais
Granvtlle, dans une énorme maison dont le pignon regarde le profil de
l'église Saint-Maurice. La fenêtre unique de ce logement s'ouvrait sur
u.ie arcade qui communiquait alors, en er jambant la rue, de l'église
h la maison du capilaine, laquelle, avant 89, avait fa t partie du chapitre
de celle paroisse. Cette arcade, épaisse et noire, projetait sur l'angle de
la rue de la Bibliothèque, rue très étriquée à celle place, uneoiubre
profonde. Personne n'avait jamais mis le pied dans la chambre du
Capitaine Bleu , que l'on trouvait chaque soir, jusqu'à dix heui es. dans
un certain café borgne , où 11 employait sa vie presque entière à tirer
d'une longue pipe en porcelaine bleue des bouffées de fumée (ju'il chas-
sait dansl'air, mêlées à quclqif.'s monosyllablcs dont se composait sa con-
versation ordinaire. Pour fiaUe^S» passion favorite, le maître du café lui
fit donner un jour un verre bleu à|Vec sa cruche de bière , mais le capi-
taine le brisa avec fureur sur l'oçcipuit du gtrçon qui le lui présentait, A
part ce léger incident, il s'était toujours montré le plus pacifii;|ue des
hommes. 11 aimait à entendre discuter les habitués de l'étabiissemeiit, et
chacun lui offrait volontiers place à sa table. Puis il se retirait de bonne
heure, sauf les .'oirs où la lune dans son plein brillait dans le ciel. Alor.s
il errait dans les rues de la ville, toute la nuit durant, comme une ame
en peine.
Le Café des Droits de l'homme (tel était le nom de cette résidence du
capilaine) était depuis longues années le rendez-vous des officiers de tou-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
/«!■
trs armes qui possaicnt p.ir Besançon. Il avait jadis porld le liire de Café
des Gurries fi ançuiscs ; mais depuis «lUC le jacobinisme C'iait passé de
mo :e, il avili; suUsiiiué à coiie d. :<ii,'iialioii lerioi i.sie un talilcau reprcsen-
laiil deux hussirds ;iliablés devant une ciiich« d'où i>'(l.in(;aieiii en dou-
ble hyperbole deux jeis mbusstu\ qui retoiiibaii'iii dans lus veTCS de* bu-
veurs. Pi es de l.i bouteille, sur une si pucoiipc.j aient (i^urt^s les luif^port' ails
de cini| macarons, et^miourde deuxg'u rrJer uriiésdi; queues encadrées do
belles insses et barbouillés dune eir.oyible iiioiis'.aclie , on lisait: Aux
vrès Itussarls de tu maur fi ancès ! Ce café était à Besançon, pnur les mili-
taires, ce qu'est à Paris, pour les provinciaux, le Palaii-liDyal. Ueuxaniis,
dont l'un [.ariait pour la Hollande, l'autre pour l'Italie, s y donnaient
rendez vous au retour, et ceux qui revenaient par hasard laissaient de
leurs nouvelles aux retardataires.
II.
Un soir que deux régimens s'étaient rencontr(?s à Besançon (l'un al'ait
traverser la frontière et l'autre venait de la repasser), le Cnfc des Droits
de l Homme ( l'on avait conservé l'habitude de le désigner ainsi) se trou-
va renqdi de milita res de diverses armes. Là, d'anciens amis se reiroùvi^-
rent, et se reconnurent au milieu d'un nuage de fumée de tabac ; et ce ne
fut. pendant plus de trois quarts d'heure, (|u'cxplosions d'amitié, de joie
et de surprime : que questions empressées, que réciis d'aventures toutes
plus pijuanies les unes que les autres; les cU'usioas de tendresse ne pou-
vaient plus s'évaluer que pnr hccioliires d'alcoul.
Les cervel es commençaient à s'échauffer. A peine, au œiiieu d'i (r'âcsiS
général, entendait on le bruit sec des queues de billard, qui, dans ces
temps barbares où la science du carambola;;»» était encore à naître, n'é-
tai< nt pas garnies de cuir à leur extrémité. Seul , assis sur une
bai.quetlc, l'œil vitreu\, la tète inclinée, l'air abattu par la mélancolie, le
Capitaine Bleu, paraissant étranger à ce tumulte, ne remarquait point,
tint il était distrait, quatre on cinq personne-i accoudées auprès de lui sur
une petite table ronde, lesquelles parlaient à voix basse en le regardant
avec curiosité. . ■ . '.i ■• "i r.-,'' ''<'
— Ce que V0U3 ditcs-là mé surprend , disait iih chi^f 'd'esc'StlrHrf'à'ni
mousiaches grisonnantes ; de telles habitudes sont loiti du caractère de
l'homme que je crois reconnaître: Pourtant, ce sont bich là ses tratts ;
n)ai^ il a une (ihysionomie de séminaire que je ne lui avais jamais vue :
où demi'ure-t-il ?
— Il perche sur le toit d'une arcade attenante à une église , dans nn
bouge d'où il est parvenu, à force d'argent,' h déposséder le sacristain de
Saini-Mauiice ; on lui donnerait le bàioii de maréciiaf pour abandonner
ce taudis, qu'il n'y consem irait pas.
— At-il eu bien des duels, depuis son séjour à Besançon ? ' ' ' ' '
— 11 les évite avec soin. L'autre jour, un jeune hOinnie se divcHis^Sit
à ses déiicns, le plaisantant sur ses habits bleus et sur sa ligure t\'. sa-
cristie ; le capitaine ne répondit rien ; raa's l'agresseur étant devenu plus
goguenard, le capitaine pâ'ii soudain et s'en fut.
Le coQiinandant parut stupéfait ;'i?t 'après un instant de silence , il re-
prit :
— Eh bien! savcz-vous pourquoi Morisset (Cïr tel est le notn du Capi-
taine Bleu), savez-vous pourquoi il avait renoncé autrefois à tuer des maî-
tres d'armes ?
— Lui ?..
— Oui !... D'abord, il faut vous dire que dès que nous arrivions
dans uie ville, il faisait demander le'i maîtres d'armes de la localité, les
insultait et les détruisait successivement. C'était, disait-il, par philamro-
pie qu'il agissait de la sorte, siienJu que ces professeurs d'esciime cau-
saifiit la mon d'une fou!c de bnur,jeois à qui ils dunnaieiit, avec des prin-
cipes incomplets, l'insolence sullisante pour se faire estropier. Mais Mo-
liasct, Fraiic-Coiutois de la vieille souche espagnole, aimait le duel com-
me nn Castillan ; d'une fiiçon romanesque, poétique. A la vue d'une belle
campagi:e, il demandait des épées. Morisset avait la folie du courage :
jouer sa vie était un ravissement pour lui ; le sang était sa rosée, le car-
nage son é'énieni, et, i>our qu'il soit encore debout, il faut que la furtune
l'ait f.ivorisé d'une manière inouïe.
— Morbleu ! commandini, si nous vous étonnions tout à l'heure,' Vous
nous le rende» avec usure!
— Doic, Moris t remarqua que tuer des maîtres d'armes était une' du-
perie, a Cela vous fait resprc e r par les populations, nous disait-il : mais
pour peu (pi'on ait be-oin de faire de l'exercice le matin, on h peine à
trouver une lame qui se frotte à la vOtre. » Du rote le capibinc, excel-
lent camara le, n'avait d'autre divertissement que'Celui-là. Les femmes ne
l'orcniia eut guère ; l'amitié avait sur lui pert'dè prise, le vin le lais-ait
froid ; les armes seules l'émoustiqijent cilcore. Il se plaisait si fort nux
jeux où le sang coule, que semblable aWlàlilTau il aimait la couleur du
s.iiig et rerh' reliait les vétemeiis rouges qu-, disait-il encore, lui réjo: is-
isnicMt l'a'il et lui montaient In cervçlle d'un joyeux désir de fi'rrailler.
Aussi . les jours de bataille, portait-il un Bianil manteau vert sombre, dou-
blé d'écarlate.
— Pcste ! quel démon I ""
— J oubliais de vous dire qu'il existait an monde un Ctre pour lequel
il eût risqué tout, jusiju'à son honneur. C'était un de ses cousins noiiiiiié
comme lui Morisset. ( On avait surnommé l'uu d'eux Morissot, au régi-
ment, aGn de les distinguer plus fiicilemeni.) Ces deux hommes, nés le
même jour, allaités parla même nourrice, ne s'étaient jamais quiitésavant
Il campigne d'Italie qui Its sépara pendant quelques ani^é^s. lU se res-
seniLlaient pour le caïaitèie, leur passion chevaleresque pour les armes
était éga'cmeiit exallée, ttleur tendresse réciproque et ut aiterdrissante
à voir. Je ne sais ce qu'est devenu Morissot qui, dans sa Jeunesse , avait
ru, à ce que j'ai oui lacoiittr, un (ils qu'il envoya tout j' une il I école de
Bricnne ; l'eufant, me dit-on, portait le nom de sa mère.
Ici le rommaiidant fut interrompu par un lieutenant , beau et grand
jeune homme, qui jouait au billjrd assez gros jeu , bien que son œil légè-
rement aviné lui donnât peu de chances de succès.
— Beii.amiu, lui dit le chef d'esradroii , ménage tes finances; nous
avons encore deux mois ù vivoter avant d'entrer en campagne.
— Bast ! répliqua celui ci , quand je serai à sec , je tirerai à vue sur
Dalcy.
— Et Dalcy ne se fera pas tirer l'oreille, s'écria le partner de
Benjamin : comme nous n'avons qu'une bour-e et qu'un cœur, il est aussi
iiidillérent que nous perdions l'un contre l'autre des millions en or, que
s'il s'agissait de millions d'assignats.
El les deux amis coninuèreiit leur partie.
— Ces deux oiriciers, reprit alors le commandant avec un sourire, .
sont les deux plus jo^isenfans. llss'aimcnt comme s'aimaient lesdcuxMo-
risset, comme s'aimaient Oreste et Pylado, Castor et Pollux. Uures'e. ii
est très heureux qu'ils jouent ensemble, car ils se sont si b'en gri.'és l'un '
' et l'autre, qu'ils per draicut jusqu'à leur ceinturon, s'ils tombaient dans lei
'griffes d'un aigrefin.
Pendant cet entretien, le Capitaine Bleu n'avait pas desserré les aents.
Seulement, et d'une manière presque machinale, ses veux avaient suivi
le lieutenant Benjamin, puis étaient tombés appesantis sur le front du
commandant. ot) i-t'£ '
— Sacredieu, s'écria ce dernier en s'adressant à ses commensaux, je
ne veux plus boire aujourd'hui ! (11 repoussa son verre loin de lui.) €s
pauvre Morisset m'attriste complètement. Il m'a regaidé, il me fe:;ard«
encore, et il ne me recoiinaîi plus, moi un de ses plus vieux camarades !
(Ici le commandaiit tordit avec ses doigts sa moiisiaclie, pour arriver im-
perceptiblement à s'essuyer les yeux.) Ah ! p,;uvres diables que i/ous
somm-'s! Voyez donc ce qu'on peut devenir, et dites s'il n'est pas dou-
loureux d'assister ii rabrutissemcni des âmes les mieux trempées':*
— Hélas ! le mal est sans remède.
— Qui sait ! je veux lui parler, le rappeler à lui même, le tirer de cette
léiliargie. On ne peuilaisacr un homme lentement mourir et, qui pis est,
mourir ainsi.
Et s'avançant vers le Capitaine Bien, le vieux chef d'escadron lui prit la
main en s'étriant : . .
— Morisset ! ne me reconnais tu pas?
Le capitaine iressaiilii d'entendre prononcer son nom et, sans lever les
yeux, murmura :
— J'ai reconnu ta voix, car depuis une heure je pensais à toi.
— Tu le souviens donc de nos beaux jours, i:e nos prejiières campa»
gnes, de notre ancienne amiiié de Irèrcs ?...
— Ce sont des choses d'uu autre temps...
— Biih ! ta lame ne vieilit poiat; et (|uant au fourreau , les soldats de
la république n'ont-ils pas été charpentés avec du fer?
— Tout s'use en ce monde, timi liiiit : j'ensuis la preuve.
— Tu es plus vigoureux que tu ne penses , et dès que ta stras las de
dormir...
— De ma vie je ne toucherai le pommeau d'une épée ; l'avenir est fer-
mé ponr moi.
— Tu vois les choses en noir.
— Tu le uompes : je vois tout en bien. Le bleu c'est ma vie.
— Que diable dis-tu là ! et quelle iUreuse aventure a pu te iroubler de
la sorte.
Au lien de répondre, le capitaine se détourna, et, f.iisautun signe «l'a-
dieu à SOI) camarade, se dirigea vers la perte.
— Ne crois pas, dit ce dernier ou le retenant par le bras, oe cn.is pas
que je te laisse partir. Ce n'est pas tous les jours qu'un retrouve uu vieil
ami ; le temps cl la guerre rendent la chose de plus eu plus rare...
— Si lu m'aimais , tu me permettrdis 'le te quit'.er ; la vue. comme
celle de tous nos anciens compigiuus, me rend malade, «.i rien ne me
peut soulager.
— Non, parbleu ! lu ne me quitteras pas ! je ne supporterai pas un lel
affront, ci dusse je me battre avec toi, lu^eras mon piisonaicr.
Le Capiiaine Bleu sourit tristement.
— J'aimerais uieux, du le commaiulant. risquer ma poitrine romre ta
lame endiablée, si cela te pouvait lomeire e.i appétii de courage cl de
bataiil. s , que de te voir ainsi dans la plus triste uoudialaDcc. Tu ue
donnes envie de iccheicher (|uerelle.
— C'est un droit que ch;cun possède ici ; res mess'curs tedironlque je
sers de but aux railleries des uns cl des .Tutn s. Si je n'ai pas encore pu-
pé ce cabaret de toutes ces espèces, n'en dois-tu pas conclure que j'ai
fait vœu de ne plus timcher à une épée?
— Serment d ivroune !
— Je ne m'enivre jauiais. Pailons d'autres a(ï ires : s'il eût été pi.<;s;!>Ji
de chai'iicr mes idées, ccrt.iinrs pcrsobues uui'uieut irioaipbé do tau rc-
i^
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Bistancp;:. Pa'ol, Morand, Lecr.urbe m'ont obscdé IVfprit, et Omlct, pUis
fort (in'cux toi.s, n'a rcmponû. dans Ci lie lutte, (iauiix avaiitiigc que ce-
lui (lo se liroviilliT (!Our iu;:jours avec moi.
L" coiiimaiidaiit liumilié se caressa le menton avec résignation, et re-
venant à son propos p.ir une voie (l<^toiirM(5e, il murnuira :
— yii'csuli.neiiti loncotisin Moris.'ot, as tu de ses nouvelles?
— Morissoi !.. Pouripioi me parles ta de Wcrissot?.. QneUe est ton
inteniion ?.. inte; rompit le Capiiaine Bien d'iin^ voix al(Or<^p.
— CVst fiue je trouve f^uiprtaant qu'd tait însss:'" d;uis l'éint où je te
trouve ici. Il e>t des anectioiis qui ne ilevi aient jamais s'éteindre.
Le Cap iaiccl5'eu, vi!.leinn;enl asité, r^pli'iiia :
— Tu peux m'outragcr saas péril, je n'ai plus d'arnifs pour me défen-
dre. Auiref'iis on n'aurait pas iuipiim nient, en ma présenre, étendu sur
mon cousin Morissoi, i-ur mon lière, un soupçon uia^veillant. Si Moiistot
itait là... je ne serais l'a;, licla< î ce que je suis à ceiie heure...
Api es ces paroles, le Ca|ii;aine Bie;r laissa tomber sa K'ic s!!r sa poi-
trine ; et, sans écouler la réponse qi:c balbiiti.it le vieux dief d'escadron,
il demeura absorbé dans i:ne méniiaiion profonde. Quand il releva le
Iront, II' Ciuniuaud.int leprit :
— Si je l'iii alliisté, j'c:i ai du rcgrrt. Le bruit court que Morissot a
disparu , et rail ne sait ce t|u'i! est devenu. Tou.es les reclierelics dont
il lit l'objet ont éié v iius, ii ce qu'on prétend : je souhaitais savoir si tu
Ctjis mieux iuforuii à sonsajet.
— Tu me tendais donc uu piège?... Esplique-toi; quella est ta pen-
sée?...
Et, i:i . le Capitaine Bleu frappa sur la table avec violence, puis éten-
dit Il main sur ses yeux, en s'écnant :
— Oli ! si tu sais, il propos de mon cousin , quelque mystère affreux
qu'on m'ail tenu ca:lié , réveli-moi tout! 11 isttrup Wùi; JloiisïOl a (lis-
paru. Morissoi ! lui suiil au monde était pour moi queiquè chpsei.çtje t^p i
le verrai i las!...
Les (!einiers mots du capitaine se perdirent dans les sanglots ; il ca'Iia
sa lêle djus ses mains , les coules ap;)avés sur ia table, ei piciu'd avec
amcriuir.e.
— r^aissons-le , murmura l'oEcier. Un bomtne n'aime pas qu'on le voie
pliîurer.
Ils se levèrent donc, se pLicèrent devant lui pour lé cacher ti la foule ,
et tirent sémillant de .s'iuléres^er ;i la p.inie des joueurs de bi'brd.
Apr s quelques insiaiis. le Capitaine Beu saisit le cjnimandanl par la
basijue de so i Irac, et l'atiirant sur un lalionret :
— Gai (le loi, lui dit il, deparlerdenioiiiquiquc ce puisse être, ou de ra-
con:cr i.o'.re euiroiicii de ce soir. Les propos sjit odieux, et raltcniiun
d'auirui, quaiMi j'en suis l'objet, m'e>l Uv^ pénible. 11 me faut du bleu ,
du blei! eidusiicnce. ,
Lit di'siis, coaime s'il eût senti le besoin (le rèprenjre des forces, le
cnpiiaine Jlnrisset hut coi'p sur coup plusieurs verres de kirscbenwaser
de la vallée de Vuillafons, et peu à peu son œ 1 se ralluma comme le feu
(i'une lampe mourant d'inaniiion et dans laq-iel e on verse de l'iiuile.
A ce s;ne je vois, rciii il ensuiie le capiiain?, K-s recrues du régiment
sont bi U'S. Tu as lii i!c jolis olUciei s. Ces d; ux lienienans qui tiennent
le billard, et qui ont l'air si bans amis, f ont-ils de ton escadron ?
rr^ Oui ; mais ils n'en feront pas long-temps partie.
-irr, Touiquoi ? ,
— Parce qu'ils se feront casser la tète à la première occasion. Ces
enfjns 1 1, MorisseS, sont braves coinan nous l'éiiuns, et ils s'aiment
comme vous vous aimiez.... là, tu sais bitn, lui... et toi.
— Qu'ils sont hf ur« ux ! articula le capiiaine.
— Le plus grand des deux, Heiij miiii, a un défaut.
— T.-.nt pis, c'est, celui que je préférerais, et je me scfls, priCsque, ten-,
drc à son égard. La brave ligure d'olliri.'r ! ,; r i i
Sans douie ; n.aiscc coquin-là est po.-s('dé de la manie|dfi3,,q}tejg,
abslumeiit comme nous léiioiis m 92 et même plus taid.
— Lt tu apnelles cela un défaut ! s'éc-ia le capiiaine avec exaltation.
IMais soudain son visage se remliruBit, cl d'ui|e voix conccniréc il
ajouta : ,.;i:e) ol. y-'-
— Tu .15 raiîon, c'est pis qu'un défaut,,, t'est ;un malheur ; malheur
plus grand qu'il i!e pense, et ma sympathie ppur, lui se tourne maicte-
naiit en compassion.
Ce lut 1.Î tjur du coaimandant de déi>ndrc celui qu'il accusait ; mais
Jltiiisst.l restait pensif il regarder Benjamin, et répéliiit :
— C'est dommage !
— Allons donc, .s'écria l'ofScier en riant, tu as tué plus de bourgeois
qu'un évéque ne poiirraii en béâir, cl...
— Et ja\ais toit !... Ce sont des plaisanteries que je n'approuve plus.
rrrSai- ma foi, Morisset, tu as l'air d'un capucin.
— ^ S'il y avaii encore des capucins, je suis un homme qui en porterait
l'habit depuis cinq ans.
— En vérité !... s'écria le commandant.
Et dé.siu'nant du doigt les vcicmcns du capitaine, il poursuivit :
— Et l'amour du bleu, cooiment l'aurais-tii assouvi?
/ — Iknri, quand on est bon moine, on cherche le bleti dans le ciel.
Lc:ir enirelien fut iuicrroinpu en cet cnd;oit. A quelques pas d'i iix,
une dispute s'ét.iit cng.i;;ée, et, au n;ilieu du brui?: 'i-.;.s causeurs nedisijn-
guvrcul piiJ; C^.bcrd les au'çais de la qm-ielie. Le tUi.'ia';vS<;tiilrQii,s"a/»i^-
çi sur-le-champ ponr s'interposer avec l'anlorité que lui donnait son gra-
de, et rcconni.t avec c'iiiii;riii (|u; la plus vive altercaiion aval', ou ns sait
comment, commencé eutie Beiija.iiin et UaLy , tous deux échaufl'és par'
le punch.
Quand la colère s'omparc d'hommes étran^rers l'un à l'autre , il est
bien aisé de la refroidir : deux personnes, qii:; des relalio.is de simple
convcmnce mit sotivent rapprochées, sont également facilrs à calmer;
mais <[uand nue première p;iro'c aigre est échaii.iée ctic deux aiîii; qui
di'puis longues années se chéiissent plus que des frères, le cœur, atlcint
tout à coup jusfjiu^ dans ses |a'of')!ideui's, s'élir.iiili', se soulève, et sa dou-
leur s'exhale en repioches a.nei'.s. Une vie entière d'amiiié, de dévoûincnf,
d'esùiup, de coniiuiice uiutteile, disparaît comme ie sillon d'un éclair, et
tous les petits nu:!ges qui, de loin en loin, se sont glisses dans lascréiiiiô
du commerce iniime, s'accumulunl loul à coup, se ruent sur cet attaclie-
•neiit li lè!e où, comme dans un temple, s'i'laent réfugiées deux aines :
un instant d'orage bouleverse à jamais ce frôle abri qu'on croyait indes-
truciilde.
Durant cette discussion de Dalcy et de son ami, l'emportement niutual
fut Ijieniôt il son comhie; et c'est ce qui a toujours lieu entre deux in-
times, aîtendu que la connaissance approfimdie qu'ils ont fiiic de leurs
caractères réciproques les met à même de saisir, parmi iou:cs les paroles
fiqaanti's, celles qui atteindrotU le fond de l'amaur-propre.
Quant il l'origine de la querelle, il n'éLiit vas passible de la trouver :
Benjamin reprochai! à Dal, y les graini's d'épinaids qui germa ent dans
son orguril, et ce dernier qualifiait l'uniro de Télémaqud de garnison,
paroles qui semblaient à chacun dénuées de sens, mais non paj a Bnija-
miii, lequel allimait avec inuignatioaquc Dalcy. en prononçant ces mois,
cominettaitune ajiion infàaie et digne de châtiment; bur quoi ce derni^jr
s'écriait :
— Les menaces de ce guerrier ne sont pas redoutables; sa prudence
le tien' il l'ahri sous ua serment pieux; tant qu'il n'en sera pas relevé ,
il l'e peut mettre lin à aucune aventure, et il a l'espoir d'être à jamais cn-
cbalné ! , ,,,,
— Il est ignoble , s'érr'àit I^enjamin , d'abuser ainsi de la sainteté du
secret, .le vois trop tard le peu que vous vuiez : le mépris me venge de
vos perlidies. ^. ,,
— Le mépris est l'arme (Tu beau sexe, file convient à votre courage.
— Dalcy ! cria l'autre tWniî voix de tonnerre et en courant sur lui
arec un geste terrible, j'en aurai raison !
Cette scène se passait au miliiii du lumalîe causé par les curieux, par
les arnis qui cherchaient à pacifier les livaux et à savoir lequel des deu.x
avait raison.
J'jGqiic là, le Capitaine-Bleu , à qui les ditels étaient en suprême aver-
sion, (tjit demeuré triste à les contempleren murmurant avec atceriume:
— Deux frères, deux amis... les malheureux! quel chagrin ils se pré-
parent!
— 11 les faut séparer à h mimtle et nvant que, par une grave insu'le ,
ils n'aient rendu tout accommodement impossible : empaic-toi de Dalcy ,
je me charge de l'autre.
Le mouvement du chef d'escadron fut si rapide que Dalcy, qui cher-
chait son ri\al, se trouva face à face avec le visage froid et sévère de son
commandant, qui lui intima l'ordre de se rendre au (juariieret d'y garder
les arrêts pendant vingt-quatre heures. La résistance fut d'autant plus
légère que l'ollider supérieur n'entra pas en discussion avec le lieutenant
et que la discipline militaire , dont l'habi'.ude avait assoupli ce caiaeière
impétueux, le maîtrisa souiain. Il rerula peu à peu, et près de quitter le
seuil, exaspéré, il cria à son ancien ami :
— Dans deux jours, monsieur!
Benjamin ne put riposter au cartel, car le capitaine Morisset l'occupait
sufasamment. Comme il avait eenti qu'un seul mot ajouté à ceux qui
avaient été prononcés rendrait unealTaue indispeitsable, il av,;it saisi par
le bras ce furieux, et le faisant tourr.er deux fois sur lui même, il l'avait
lancé au fond de la salle. L'ayant isolé de la sorte, il s'était emparé de
ses deux poignets, et, malgré la résistance du jeune homme, le Capitaine-
Bleu, tant qu.: Dulcy fut dans la salle, tint son prisonnier immobile tomme
il eût fait d'un enfant. Les as^istans , accoutumés il s'amuser s;ins crainte
aux dépens de Morisset, étaient restés éhaliis, et le Capitaine-Bleu, fort
paisible, disait 5 Benjamin, écumant de rage : « Du calme, là, là! oh ! tu
ne m'échapperas pas, mon (ils. Tu vas rester fixe cl immobile , à la pre-
mière position, comme un saint de bois dans sa niche de pierre. »
Et, accablé de honte, le jeune lieutenant murmura :
— Lachezmoi, monsieur, je n'essaierai pas de fuir.
Ecoutez-moi, lieutenant, je poui rais être votre père, cl, comme tel,
je blâmerais tout haut votre coudui'c. Vous n'avez qu'un ami, et vous vou-
lez le jeter par la fenêtre? ■
— Eh ! monsieur, je ne m'occupe pas de vos affaires.
— Et moi je me mêle des vôtres , monsieur, parce qu'il me convient
de le faire, parce que vous êtes fou et parce que vous me plaise/.
Votre ami était ivre, et quan I on a, comme vous, toute sa tête, on doit
êirep'us généreux Jt moins irrascible. Une jolie querelle, ma foi ! qui a
coinmeiicé, dit-on, par une discussion politique.
Ce ton commeitcait à maîtriser un peu notre jeune homme. Wms les
badiuds du C'd/t (ks Droi's de l'IIommv, accoutumés à rire aa.\ dépens
LE BÎAGASIN LIT'ÏÉRAmE.
Û5
(lu Capi'aineBlcu , se rCjoaissaîeiit insoicanmcnt de le voir dans aa nou-
veau M)k'.
— Au surplus, reprit le t.'euienant. redevenu très calme, ce qai est fait
est fait, le viii e: iiiré, on le loira a iès-(l('iiiaiii.
— tt moi j aflirme qu'on ne le boira pas.
— La duel est iiiili-irensible , moiisi.'ur : pTemièrcment, f af f.l& pto-
voqiii':; ensuiie, U;ly, qui n'claitpas plus ivre que inni, m'a dVt des clio-
ses (loin seul je puis comprendre la gravité , des choses (jiii ciigcut iiii
sang. Eniin, j'ai promis de me batiic, et, de ma vie, je ne suis rcvcRiiSm-
md parole. j ■ ■
— Eli bien alors vous commencerez aOjoHrd'hui.
— Je jure ici. m irsieur, que je mi battrai.
— Je jure ici, monsieur, ([uc vous ne votïs battrez point.
— Et la raison, s'il vous plait ?
— C'est que je ne vcwx pas.
A ce* mots du Capitaine B eu, accoTnpatjnés (Vvtn $P.s(è feilH'èssFf', 'fë^ '
quel lit faire nue yri.nacc tièi driMa a sou larije fta'iit biir!)Caii , les h'â'iii-
lui-s du calé iir.»nt d^ tous leurs poumons, et recomiaonrèr^Mit i( s'niimstT'
du capitaii.e, coiiirae decoiitjjii!-. C'étut à qui lu; j.'ttrniit l'iiclabonsstirè '
de son cpnt. Le voyant ainsi hi;iné, Benjai.nn tle.iicui'dii imlécis. S'orii-''
set ilevinace qui se pissait cluus i'airi" du jeuue lK):ii;ue , et cor'upvoiinrtt"
qu'il f.iliait, pr)ur conserver sur lui une ccrt.ime atilorit-, re.corupr'iir à"'
l'instant même le respect de la foule, il y parvint au moyen d'une de ces'
inspiralioiis atissi siiu,)lc3 que siiigulicres.
— Riez autant qui! voas p!aira , leur cria-t-i! ; si je ne vous déd.iigmis
comme des enfans, depuis Ioiik temps je vous aurais tous fiil SiaWèr' piri'
les fenêtres. Et niain tenant, je vous engage à voUs taire.
Les rires redoublèrent à cclc injonction.
— Diantre ! s'écriait-on, le Capitaine r>!eu se r^'veilîe; quel Maclia'jéc!
— Tenez, leur dii-i!, voil'i tottt lie qu'il raé falii pour vdns reridVc pltis
poltrons que des avocats. ' ,
A ces mots, il s'empare viveiieiit t?a trois fannes de jonc q'w sa irnii-
vaieiii là, il eu baibouilic le bout avec de la craie blanche , il boutonne
son habit, 1 1 dit en riant à Benj ir.ùn.
— Tu V3.S èirf témoin d'un beau dUel.
Puis, s'ailfc.'sant aux deux fleurets les plus habiles parmi ces înSoléil'â , '
et leur rcmeiiant à cbaca;i une caime : ■' '■ ' ■ ;- ■ '; ly^ç, • -
-^ Je vous attaque tous detfx à la fols, s'êcria-îit en se mettant en f'drde,
et si je ne vous marque pas l'un et l'autre dé deu< poir'its lilancs avi-nf '
qu'an de vous ip'ait touché, je consens à û\ré aussi bH'c qnc vous rèl'?.
Les deux personnages, mis au déii dé l'a so'rtC,'at(di)ti'('tYi Morissf'l avec
un mt lange de surprise et d'ironie. Ce dernier, pour montrer SI snpérioiitf'',
se borne àlapirade. Los trois cannes vo ligent rapidl'ir.ent et se croi-
sent; mais aucun des combaitans n'est marqtié'. Tôut'îtiioiUjp l\i'0»l)itài>ié-
Bleus'érrie : -^■'•'- ''^""' '-""■' ^''"
— A mon tour! (Ses adversaires étaient devenus sérieuv.)
Morisset se tenait fort droit; sa caiine d •jou:iit, sans trop s'agiter, les
mouvemens de ses fivaui?. Une pns.'^o' trf-s vivo eut lieu, a.iVes'rJfioi un
point de craie blanciie apparut sur leurs poitrines. Le* 'sf.<'ci3(i'urs
pomsèrcnt un cri d'étoiinement : Worisscf ne s'éia t pas mê-se fenda. A
peine les deux cbampions avi'ient-ils paré une feinte (lu C;ip:iairie, qu'ils
reçurent la seconde botte eu plein csioîiiac. f^c Capi.aine-I]leu s'i'tail
feiiilu sur le sicoiui et la lui avait ponsséj si raide, que îc vainciï alla
toubcr à la renverse sur uue labic, aux huées de la muLimiie.
m. ,■
Dédaignant de jouir de son triomphe et de recueillir les éloges do la '
foule, Morisjct prit le bras de lieiijamin qu'il attira dans un coin, eu lui
disant d'un air Iles doux : ' .,
— Il fallait bien se délivrer do toutes ces brutes, sans leur faire aucun i'
mal, car ces gens-là ne sont tii médians ni daugereux. Ça, mou leîidre
ami, vous ferez coinii.e moi, \oak aurez la modération qui convient, et
cette all'aire se terminera bien. ■ i, • : ; ■! , 1 1 i , ; . ,
— Capitaine, répartit iJenjamiR, fatlc cœur profondément Wo.'fiéjifii'je
ne me battais pas avec Dalcy, je conserverais pour ^Iti- nne baiae pro-
fonde. • — ; i;. il
— Delà haipc conire votre meilleur ami ? Quel sort vous vous prépare?. !
Cro\cz-mui, inonsicnr, le plus malheureux sera le vaiiwfiieur; stm repos, son
honneur, ,>.(;ii c('iiragi' même, oui, son courage, mnHir.;iii dan'î cette vic-
loiie. Alil (|uand vous l'aurez tué, vous venez f(4m';ieiv il vo■!8é^a^l dm:
Vous venez comme il viendra pleurer dans v,o^ riv. s, c»:i)ine Kuites Us
jOiCS seront loin de vous, romnie vous seina trifto fcu bi.vouuu le soir des
jours ne bai.iille.... vous verrez.... i i:o.>.| oj ,)in> ■■ oj . ,. - ;,. ,■ -
— L"ini( ici que voin p, eiicz à iDes/aOfcmlons>me touche ; mais cecftmt
bat est nercssiire, inévitable, et je cerliiieipi'il aura licu; : , i ., • i ,
— t)li ! j'aHiraïc le contraire Irépliiui iVlo-is^et. cl pourl'ewpOçUer,
dusse je \oiisdhe.... \ous di^otouL... lion cher ami, nio r(:duiicz-v,oi.s
à celle épieiive, et refu.erez-vous (io,iiigi(;t\>^'e,'i> Encuie une l'";s et du
fomi (le l'urne (le cai)it.ùu(i.iessujSi«ual9i;mOj i»{ voms eu ccrj o-
ire père. ,.,,i ,,, ■ ,, , ,., . , _ ^^.
— Par mon père ! bilas ! je n'en ^iiiRl|JS,i,^wUç«Jt(l,«, ïiRUtcuai.l (,1 i;(ie
Voi.\ ,'<oi!ibie. 1 ,ir .
— Par \ o;rc mcr.e dyne, par volcc s^wm', paj; tout çç qt\e ioû^ re^t'Cdci
9U monde,,, ' - ' • i
— J'ni une mfre. .. et je n'ai jamais pu l'aimer.
— Sarreblcu , vous n'avez doue qu'un ami ? et vous voulez lui conper
la gorge.
-^ï)c!cl!es rcnexions, an moment où j'ai besoin <Je ma fermeté, ne sont
pas à propos, et Vuus me perineilrcz cnfiu. m nsicur, de...
— Je ne VOUS conn-ds pas, je ne vims ai janm-s vu avant ce soir : mais
si je parvenais à élouliVr celle déplorable ailaire où vous courez en étour-
di, si je vous évitais les remords, le.-* douleurs qui vou? attendent. j'Èurais
la s<Ulc saii-faciioii que je puisse encore éprouver, et il me semble que je
recouvrerais le repos que j'ai perdu !
— Il paraît, se dit Benjamin a lui-même, que ce pauvre homme, dont
l'innoccblî folie est li tfus calme du moacie, a quelquefois ses heures
d'eitaltation.
— Airtisr, poursuivit le'Gâpi'âineBleu en dirigeant sur lui un regard
perçant, vous tne proti/eilez que cette querelle n'aura pas d'autres sui es?
— Dit heures ont sôuné depuis long-temps, répliqua Be. jainin avec
un soUrii-e froid; iiest temps de se mctTC au lit : bonsoir, capitaine.
— V )(!S ne répondez pas ?
— Calmi /-vous, je dcu'eure d'accord de tout ce qui pourra vous plaire.
Noiis reprend: ons cet eitireiién tùi autre jour.
-i^ C'est là tout? réplifftjà'îdo'rssit. Donc, puisqu'il vous faut plus qW
de^raisoiis,'pL'iNqu''il laftt^ëmpltiryer, à vous réduire, celte arme dernière'
Quejcr.e ptds manier sans me blesser moimèiae, venez; sortons de
ceit/r m-.dwft el ^tiiv'ézrmoi. ''■■''' ■ ~
A ces mots, h; cnpilaiue cnlraîna le jeune licnter.ant; et les habitués'
du Cnf/! d''s l}rbiis de CITommê [is regardèrent s'éldi<juer et disparaiti'é
sans fere deréilcxii;iis.
Au innrirciit où ils tournaient à l'angle de la rue de la Bibliothèque et
du cloiirè Sauit-.Viauricé, on recueillit les derniers mots eu Capitaine
Bleu, ([ui disait à son compa:;iion : — Enfant, lu l'as voulu; eh bieh, ^ '
sauraî tout, quoi (mil m'en coule; mais, par le diable! lu n'auras plil^
envoie de te battre!
Laquelle do la Bibliothèque à Besancon élaît, r.Ioi's fomm'eaujOMr'rhm,
une des plus soliuires de la ville; mais les m2i£ons yéiai'niplus rares et
plus sombres encoVeM>es s.'tTrtfS*iilf'''''P"''s. 'les pc&|yirei-i, dés aCacias,
inclinaient leur verdirre pâle sur les nicraiiles de clôiure du chapitre de
.Saiirî-^;)unc(','(!V^ééouaiéh;'l'M'rs'f^''i(!'''i morte
K()tr.( '/eùpe^ lién^cr:r:'rd
l'a.Wtii&lî't iH'>r'rfI d:i C;ijVll:
;cs sur le pavé,
r sans mot dire, cé-lant à
.le curipritéexrité en lui par
Mori.sset. Benja^nin, d'aillr l'isprit aveatiireu.x, et n''éiait pa«
fùclVd (fè s'iiiiué>'àttî^,(ftr'rt i: : vcl ami. Lorsqu'ils' furent parvei.us
à l'extrémité de h '^tVo, soiis l'.iiLade Saini-ilaiirice, li Capi aine-Bien
tourna ton!--à-C(7iip '!.'uiMi-i'<(fbîi'e','d'uvrii une petite porte i:oire, sale
rouillée. Cl, ayant f.iii un si^'ne à son compagnon, il ectra. Ap'èsavo'r
traversé un ce/fridor Wc'.'ic:(ladé qué'q'.ies marches d'un esraiîer en li-
maç/în.'BéVij.tmi'ii ï*fc tMirv-a CâtYs Une chambre où Môrlssct battit le bit-
quft pdiii" isij'pi ocurerdè fa lumicff.
L'i-ppri' tilment du ca{)it.înc ((dit pire que le plus triste tau'îis de la
plus méchante caserne; son gralsHt émit on:bragé de de:!X rideaux de
serge bleue parc Is à cct;x qui vcïla'ent les vitrrs, r;piérés pour la plu-
part aveedu çap'er gris. Les cur.';',' inss, étaient percés de quelques clous
osi peu lalcnidcs pip's, mi vieirt i-liâ'p'è^au, une veste bleue et di'uvépét^
s- igiv 11 errent recouvertes d'un vieux lambeau d'i loffe tout gris de i.ous=
sièré. E«fe, letiroir d'une gi'osyé't/ihle eu c'nène coniennina gard?ibbe
du capiiaiii^'. Çà( et là était a'crochis'des morceaux de pipicr noircis par
l'hîimidité; c'étaient quelques porirails rf'oliicicrs célèbres durant la ré-
publique. S^r la clieniiu;'e qui servait d'armo re, se trouvait la légende
colorii'e d'fleiirieite et Damon, imprimée a Àlontbéliard sur une bcfe
fcalllê' (Tel p;ipièi' iifalmrtnaf It.
li éiait Kui'e <'■> ! ■ lire qtie \b fipitaiuc ba'ayait sa ch'^mbrc rf
faisfilt Sf'irllî'lï*! : uîu r^wé la chambre était fort mal balayée et
le lit eu dé.stu'drr.
IS'éanUinius, M t d'en air courtois un tabouret à son hflte. et
hii ayant présinu; ; i , : . ila"uma la s:e:ine. Il faisait froid. Benjarcin.
de q'.ii la té c icpicnaii du calme, fommeuiait à se demander ce qu'il
faisait là et potirqi:oF'il f' et lit venu,!" ''
Pour so^i co-noagiion'; paîsIlilerti^'Ct' à5?i' snr !e pied du lit, ?i cause <!c
l'absence des si.''i(\ . i' r. r i\--:'.'i (!:.r<h-r l'cvorde de son ri'S''outs. Il
pro:nei:asrsrep 'h unbrc , et les ramenant sur lai-
miini' d'un ;ii' i; : tés arrêta ensuite sur H i'"i-rin,
qui demeurait ce; usé , quo'que ]■ e ;
Cl de ♦!>?? r^::^ n . m m;l-cu de 1'. '-y
le plu- : ncrl de >
On iVe :i rh'si'-n •
ta'iic; , 'l'Oni s imil li-bcs
d'urfc i' '. ' causait ,ï Bon.ai
min un iiiai.uso i.iVi^di.i.iiie. Lo Ci u ajant oliscné Pin-
pression pro.liii'.e par cet exi'iie;» f.tr ! t, rfi'irmur.i d''.V;-.> t ix
Sourde :
— Il v n n
r' ^ ■■■
li ■ ... je
ri(;t;v ;
.1!:.
preaièi* consul qui se
64
-XE MAGASIN UTTÉRAIRE..
rf'ponda i par l'envoi du brevet de colonel, que je lui rendis. Je ne fis
paii (1- CCS deux ciiconslaiices à personne, (le peur d'exalier encore le
zèle d'amis obsiint's à me lircr de l'Oiaioù je suis ; je serais {lénéral à celte
heure, moi, qui vous parle, moi qui fais lionte au dernier soldat, moi qui
ne suis plus capable d'être le laquais d'un linancicr.
0 Q.a'l clianueincnt, n'est ce pas ?.., Eh bien! ceci est l'œuve non pas
même d'un reinorils, mais d'un regret, et d'un regret ellrayant ! Ah ! vou?
avez un ami et vous voulez le tuer, malheureux! licoutez-uioidonc et sa-
chez ce qu'il en coûte ! Il n'est pour un soldat , vous le savez, ni femme
ni cnfaDs. ni père, ni frères, ni cousins. Dans les années de guerre où
nous sommes, on se détache de tout ce qu'on a laissé dcrj ière soi, et le
monde n'est plus qu'un petit village qui a pour clocher le drapeau du ré-
gimeai. Cepemlani, comme le cœur a soif d'allection, quand un brave
compagnon se trouve à sa porlée, il s'en empare, cl voila une amitié sur
la(pielle on assume tout re qu'on eût éparpillé sur dix tètes différentes,
Lfc frère d'armes tient lieu ne père, de mère, de frère, de tous les amis
pussilile» L'amitié réelle n'existe pas hors des camps. Quand donc vous
aurez tué votre rher Dalcy, vous serez aussi désespéré que si vous aviez
assassiné votre f.imille entière. »
— Si je raimai< encore, vous auriez raison, reprit Benjamin ; mais
comme depuis son iniligne action je le méprise...
— Ah ! monsieur, vous l'aimez encore, parce que vous en parlez avec
passion et que l'on ne passe pas ainsi de l'alTection à l'indifférence. Au
jour de la colère . on ne prévoit pas l'amerrumc du lendemain... Grand
Dieu ! si j'eusse éié aussi coupable (|ue vous aspirez à le devenir, je n'au-
rais pu snp;niter le remords et je me serais fait mourir. Peut-être aurais-
je bien fait d'éviter ainsi de longs chagrins el d'aller là-bas rejoindre mon
pauvre Morissot.
— Morissot ! réprta le jeune lieulenaat en projetant sur le.Capitaine-
Cleu un lejjard d'étonnement. , ;,
— C'éiaii le nom de mon meilleur ami , continua le vieil officier. De
plus, il èi'it mon parent et noire afft'ction datait de, noire naissance. Mo-
rissot avait eu le bonheur de me sauver deux fois la vie , et il en était si
juvcnv qu'il lui f;ilhiit, en ma présence, dissimuler ces Iransjiorts dont j é-
lais jaloux. Le sort nous sépara, pour la premiers fois, en 1790, et nous
nous (|Uittàmcs sans pleurer, mais la mort dans le cœur. Oh! que ces
quatre années furent longues et pénibles 1 Un soir, h mon retour d'Egyp-
te, comme j'entrais au Café des Droits de l'Homme , j'entends le son
d'une voix que je reconnais pour la sienne. Je pousse un cri, je l'appelle
(car je ne le distinguais pas djns la foule) ; un colonel de dragons qui me
tnurnait le dos se lève tout à cuu|), m'envisage et se précipite dans mes
bras. Nos quaire années d'absence furent oubliées en un instant... «
A cet endroit de son récit, le Capit linc-lileu qnitia sa pipe, et, suffoqué
par l'attendrissement que causait en lui ce souvenir, il se promena à
gra ids pas dans sa chambre en se raidissant couire l'émotion. Tout il
coup , il se rapprocha de Benjamin qui l'écoutail avec avidité, et, lui sai-
sissant le bras, il murmuia :
— Deux heures plus lard... Morissot n'existait plus !
Le lieutenant iresaillit, tandis que le capitaine, la lêie cachée dans ses
mains, luttait contre un violent accès de désespoir.
— Vous assistez à mon supplice, monsieur ; ccpcnrlant je ne suis point
coupable ; la conscience dort en paix, le cœur veille seul, et il saigne
d'une incurable blessure. Morissot devait partir le lendemain : nous
avions beaucoup bu, comme ce soir; beaucoup parlé du passé et de no-
tre jeunesse, comme ce soir encore. 11 m'avait compté ses derniers duels,
je lui avais fait part des miens; nous étions plus heureux, plus gais que
des pinsons dans les feuilles.
» Ces duels, nous les aimions à la fureur. D'où venait csitc passion ? je
l'ignore. Cette vieille cité de Besançon, noire «t solitaire, entourée de
roches vives, couronnée de clochers et de bastions, celle place foice, à
la pliyjionoraie taciturne, où retentissent à tonie heure, au milieu du si-
b nce', les tronipcties miliiaires et les sonneries d'église, cx';rce une in-
fluence étrange sur le naturel de ses lils, tout imprégnés encore de la sau-
vagerie rude ei austère di'S vieux Kspagnols du duc d'Albe. Morissot cl
moi nous avions, comme bien d'autres, quelques gouttes de ce vieux sang
pUi[i d àcieté, et rien n'en avait tempéré la force. Les enfans de Bescn
çon ne s'entrebaitent po'nt comme les autres cnfms; ils ont des duels en
r<gle, des témoins qui prennent parti comme au bon temps de nos pères,
et i'all'dire se pas.'C sur les roches, eu dans quelque dehié d'un aspect
luuubre dont la vue seule donne soif de sang. Vous ne pouvez co:npren-
drê la quaniiti* d'admirables coupe-gorges, de siies funèbres et de sinis-
tres ree(]ins dont la nnture a gratifié les environs de ortie ancienne vil'?
de Ihilippe 11. L'aspect seul du pont du Secours, au fond d'un chaos de
rochers v fs, sur les(piels se dressent, telles que des tètis d'hydres, deux
(oricresses à la blanche deuiure de créneaux, aurait suffi pour inspirer à
C>:ïu la pen-ée du premier meurtre. Dans ma jeunesse, on ne parlait à
Besançon que de combats, quîde poitrines iranspercécs, que de morts
violentes. Les fouis même du voisinege étaient tout assombi les de poéti-
ques histoires de brigands. C'est dans ce lieu, notre patrie, que mon cou-
sin et miii, tiiut en lia'aillant sans cesse, nous dév.- rions les histoires che-
valercsrpn s des Castillans et des Maures, les poèmes du Tasse et de l'A-
rio te, scu s livres que nous ayons jamais lus.
» Monsieur , nous avons bien tué du monde sans scrupule, sans
pegret et avec bcancoup d'cniraiu. Cette passion pour les combats singu-
liers éteignit en nous toutes les autres. Qu'était le jeu où l'on risque
des p;èccs de monnaie, en comparaison de celui où nous mettions cha-
que jour noire vie so((5 <e c/ianrfe/(e/-. Les femmes, malgré notre jeu-
nesse et leur beauté, ne nous occupaient que d'une façon passagère : nous
ne tenions à la vie que par le plais;r de courir sans cesse après la mort.
» Il fivliait vous expliquer ce trait de nos caractères, vous dire ces bizar-
reries ininielbgibles pour tout autre qu'un Bizontin de la vieille souche ,
sans quoi vous n'auriez pas compris ce qui me reste à vous raconter.
» Nous venions, Morissot et moi, après nous cire retrouvés au bout de
quatre ans d'absence, de quitter ensemble lecafé des Droits de l'Homme:
ma main était appuyée sur SDn bras, et il s'écriait de temps en temps : „,
— B Quel bonheur, frère , quelle joie de se revoir ! ,,; j^
• Le plaisir nous portait à rire et à pleurer tout à la fois, c'était line
folie véritable. Je conduisis mon cousin à l'hôtel où j'étais logé.
» Comme iious traversions l'arc Saint-Maurice, sur lequel je demeure
à présont, Morissot quitie mon bras, se retourne, et contemp ant l'acgle
de rue où nous nous trouvions, il m'en fait admirer le caracière
grand et solennel. La lune dans son plein s'était levée derrière le
palais Granvollc , dont les grands murs , qui étaient noirs comme
de l'encre, dentelaient leur ombre sur le pavé. L'énorme pignon
que j'habite élevhii jusqu'au ciel son cône grisâtre et se dessinait en
clair sur les grandes volutes brunes de Saint-Maurice. L'arcade élevée
sur la rue semblait relléter dans l'ombre qu'elle projetait ses lourdes ara-
besques du temps d'A'bert et d'habelle, et au travers de ce fond noir' on
apercevait, comme au travers d'un télescope, les pâles arbustes roéléj
aux bàtimens du cloître, légers comme des ombres, et dont les lignes ef-
facées par la lumière bleue s'enfuyaient en perspective dans les biouil-
lards du fond.
»Tout dormait dans la cité, les temples fermés depuis la révolution
avaient pris le silence et l'aspect des ruines; les plans d'ombre et de lu-
mière se découpaient grandement ; on pouvait se croire égaré dans la
nuit au carrefour d'une viUc andalouse. La beauté de ce tableau avait
frappé Morissot. uious-j
— iiPour trouver son psys beau, rieil n'est tel que de le quitter! s'd-
cria-t-il. J'ai traversé vingt fois, dans nia jeunesse, ce coin de rue sans le"
remarquer; je n'y suis pas venu depuis sept ans, et voici que je le trouve
magniliquc.
— »En vérité, lui répondisje, ce carrefour ténébreux, entouré de
vieille architecture, serait un beau théâtre pour quelque lugubre aQ'aire.
»Ces réflexions avaient ressuscité les visons romanesques de notre
jeune âge, noire imagination se monta par degrés. Morissot , drapé dans
un grand manteau gris pâle, se tenait fort bien campé sur le bord de
la ligne d'ombre ; son sabre traînait sur le pavé avec un cliquetis char-
mant, et la lune semblait lirer des étincelles de son casque de dragon,
dont la longue crinière ondoyait au souille du vent.
— » Frère, m'écriai-je transporté d'allégresse, le bel endroit pour se
couper la gorge !
» J'avais posé ma main tremblante d'inquiétude sur la garde de mon ban-
cal qui vibrait dans le fourreau comme s'il m'eût compris.
— » Par ma foi, répliqua Morissot, tu as raison, cousin, ce serait une
volupté d'empereur que de dégainer ici.
— » C'est à n'y pas ri^sisler, ajoutai-jc. Ami, si l'on s'amusait un peu,
avant de s'alier coucher, que l'en semble?
• Déjà mon sabre llamboyait tout ruisselant de lumière. Morissot se mit
en garde en face de moi, après avoir retroussé son manteau, dont il re-
jeta la moitié sur l'épaule gauche ; ce manteau était doublé d'écarlate.
»Noire assaut commença au milieu de la gaité la plus vive ; nous étions
si heureux de faire des armes ensemble après une si longue absence, et
de savourer, de compagnie, des émotions poéiiques également seniiesde
part et d'autre ! on babillait tout en faisant des passes, et l'on admirait
l'effet galant des deux lames qui scintillaient dans la nuit comme des éclairs
dans un nuage.
»Le cliquetis du fer nous réj*uissalt d'une manière infinie, et le con-
traste de notre menaçante attitude iivec notre affection réciproque nous
f.iisait ressentir avec une vivacité plus exquise les forces de celle aeiiié.
Bicntôl, le jeu nous intéressa davantage; on chercha à montrer de l'a-
dressi', la jouissance se concentra, ou se mit en harmonie avec la gravité
des obicts d'alentour, les paroles devinrent plus rares, la respiration plus
haletante.
» 0 passion frénétique et insatiable des joueurs! la pente fatale nous
entraînait, et tout en le comprenant d'une manière vague, nous poursui-
vions celle partie périlleuse. Chacun de nous serrait la parade avec vigi-
lance, devinant la leuialioii d'autrui et craiguaut de céder à son propre
éblouissement.
1) Au bout d'un instant, on n'entendait plu? que le bruit de deux sabres
s'entrechoquant aveciapidilé. Tout 5 coup, le rouge du manteau de Mo-
rissot m'irrite l'œil (cette couleur m'a toujours chstouillé la prunclled'une
façon b'zarrc) ; voulant combattre celle iniluence, je me roidis; mais je
sens que l'écarlate commence à attirer la pointe de mon arme, et que
l'aimanlaiion s'accroît très vite, trois fois je murmure :
— « Frère, abaisse ton manteau, cache donc ce rouge, la prunelle me
démange.
» Trop absorbé par le plaisir pour m'enieiadi'e, il ne s'arrête pas, et s%
LE MAGASm LITTERAIHB.
w
lame glissant sous ma veste, me trace, de la pointe, une aiguillette sur la
poiirinr.
» Au léger cri de surprise que je jette, il demande :
— 1) T'ai-je blessé?
' ^ » Nou pas ! va, va toujours. J'avais retiré ma main pleine de sang et
ma vue retombait toujours sur cette doublure écariaie.
— » Ce n'est rien, murmura Morristot ; ah ! le joli petit combat!
— » Cache donc cette doublure I lui criai-je impatienté, tu sais com-
bien cela me déplaît,
. — » Est-ce que j'en ai le temps ? dit-il avec un éclat de rire.
' » Un nuage venait de voiler la lune ; les ténèbres m'inspirèrent je ne
sAis quelle secrète envie d ; voir du sang. Déjà ma main treiublottaii; je
fus blessé une seconde fois. Puis il me passa dans la cervelle un violent
dépit de voir que Morissot, parson obstination à laiiser son écariaie à
découvert, m'exposait à faire un malheur. Il me sembla que ce rouge me
bravait. Dès lors, mon cousin fut oublié comme s'il eût été absent, et je
coœbatiis contre... contre le rouge, et l'enivrement du duel commença
pour moi.
•> Cela dura pou. Morissot tomba à mes pieds le fi ont contre terre, sans
même exhaler un soupir. Il était mort ; je l'avais tué, monsieur, je l'avais
tué ! »
Et terrassé par cet effroyable souvenir, le Capitaine-Bleu, s'affaissant
sur ses genoux, se laissa choir sur le plancher. L'infortuné s'arrachait les
cheveux, et les convulsions du désespoir se joignaient à ses pleurs ; l'œil
fi.ïe, les bras croisés. Benjamin, plus immobile qu'une statue , contem-
plait ce malbeu eux. Morissot se releva pille, respirant[à peine, et articula
d'une voix saccadée :
— Maintenant, regardeï les effets de ce crime épouvantable, mai» in-
volontaire, et courez demain, si vous en avez le courage, baigner votre
épée dans le sang de votre meilleur ami. Vous savez déjà ce que font
souffrir les regrets, apprenez à coi naître les tortures du remords. C'est
une épreuve à faire, monsieur, et si votre rai-^ou n'y succombe pas, alors
vous serez assuré d'avoir un cœur de granit. ,
Depuis ce jour fatal, toute ma force s'est évanouie. Ces douleurs que
je m'éiais si bien faites m'ont appris à réilécbir sur celles que j'avais dû
causer à la suite de mes nombreux duels. Tout le sang que j'avais répandu
s'éleva contre ma conscience, comme unevfioue énorme sous laquelle je
demeurai englouti. Plus de sommeil, plus d'ambition, plus de courage,
plus d'amour pour la gloire, cette dernière passion de ceux à qui les au-
tres ont failli. Une terreur profonde s'est empivée de mon être ; la vue
d'mc épée me fait frissonner d'épouvante, et si je recevais une insulte,
moi le fpadassin, j'Irais me noyer pour ne pas me battre. La couleur
rouge est abominable à mes yeux ; et ceci, monsieur, n'est pas une folie,
reprit le Capitaine Bleu, c'est un supplice inconnu des hommes.
Cette nuance me cause un malaise inouï, une défaillance si douloureu-
se que, dès qu'un objet écariaie passe devant ma prunelle, je me crois
près de mourir. Oh ! n'eussé-je, pour expier le passé, que ce touraient à
supporter, mon enfer serait asseïcuisant ( Je finirai par me détruire pour
ôter de mes yeux cette lugubre vision qui uie poursuit encore quand ils
sont ft'rmés, car alors j'aperçois mes paupières comme un voile empour-
pré qui me sépare du jour. Me voici, jeune encore et courhé, comme le
plus vieux, sons le fardeau d'un chagrin qui m'épuise et m'abrutit. C'.^n-
tempk'z ce galetas délabré, honteux, mon ame est tout aussi dévastée, et
je ressens à l'égard de moi-même le dégoût qu'inspire aux autres ma com-
plète abjerilon.
Le sort n'a eu pitié de moi qu'un instant, ce soir. Il m'a donné 'a force
de vous conlier ce mystère , il a rattaché ma vie à l'espérance de vous
préserver de lourmcns lelï que les miens. Celle action sera une goutte
d'eau jetée sur le feu qui me ronge. S'il me faut tout avouer, mon>icur,
vous avez trouvé, je ne sais où, la clé de mon cœur que je croyais per-
due. C'est que vos traits font revivre à ma vue ceux de mou pauvre Mo-
rissot : quand je vous contemple, je crois le voir.
— En vérité ! répondit Benjamin d'un ton étrange, et, sans trop de pi-
tié pour cette douleur incurable, il ajouta :
— Vous ne m'avez pas dit ce que devint le corps de votre infortuné ca-
marade ?
— L'affaire n'avait pas en de témoins ; les lois pouvaient m'aticindre ,
me lU'tiir. 1,'idée de mon honneur compromis, de mon nom accouplé sur
les bancs d'un tribunal à celui des assassins; cette i;)ée, dis-je. apparut
vite à mou esprit et lui rendit sur l'heure le sang froid nécessaire pour
cacher cette aventure. Comme mon cousin devall partir à l'aube du jour,
je savais qu'on ne remarquerait pas son absence. Ces crnintes avaient
suspiiidu ma douleur, ma vi( time était pour molle corps d'un délit qu'un
meui trier vulgaire s'efforce de faire disparaître.
Dans un des plus sombres recoins de conc ruelle déserte , se trou-
vait une peiiit; porte h demipniirr e, qui donnait accès dans les jar-
dins de l'ancen chapitre de Saint-Uauricc. Celte culture, abandonnée
depuis la révolution , se terminait par un ancien cimetière dont se Irou-
vaii enironnée I abside de l'église , it dans Iciiuel la fureur populaire
avait violé plusieurs sépultures. I.a porte de ce cloaque céda tacileuient
aux effiiris que je lis pour l'ouvrir; je la refermai sur moi après l'avoir
franchie , et ayant déposé le corps de Morissot dans une tombe ouverte
que je scellai hans trop de peine avec des pierres , ]e me retirai avec un
talme surpr^nauti
j m Tjjcq uatsiq si teq àtJiOddc qo^X •
Les jours suivans furent horribles; mais je demeura' impénétrable. De
tels liVurts pour lutter contre le c'ésespoir qui s'emparait de moi, sont ce
qui m'a bi isé. Ces combats contre le chagrin et la peur m'ont annihilé ;
ils ont amené celte prostration dont je ne leviendrai jamais. Je crois tou-
jours entendre tomber , ave; un bruit sourd , les restes de mon pauvre
ami dans le fond de ce tom!)eau , ces restes chéris en présence desquels
je me répétais d'une voix Impitoyable :
— ïu ne penseras pas à lui, et lu ne pleureras pas.
Et je m'en fus sans leur dire adieu. ^
A ces mots. Benjamin frissonna de la tête aux pieds; puis il se Icràf
par un mouvement brusque, m:!rcha quel(UPS pas dans la chambre , et
s'appuya contre la fenèire où il resta pensif, les yeux levés au ciel. Il
garda long temps cette posiiire. Son aiiiiude silencieuse indiqua si bien
les distrai lions d'un homme sérieusement préoccupé, que sa coutenance
frappa Morissot toujours déDant. -,
— A qnoi pensez-vous donc? lui demanda-t-il rudement.
— Je pense à Dalcy, qui m'accusait de me tenir honteusement retran-
ché derrière un vœu solennel et de n'oser me battre avant de l'avoir ac-
compli.
— Quoi ! vous songez encore à celte affaire ?
— Dalcy ajoutait que j'espérais n'être jamais relevé d'un serment aussi
commoJe. Si l'occasion que j'ai cherchée toute ma vie, de remplir le de-
voir que je me suis imposé, s'offrait, et que m'abstenant de la saisir...
— Alors Dalcy aurait ra son. Un serment est une chose sainte à laquelle
on ne manque pas sans infamie si l'objet en est honorable ; j'ignore au
surplus ce dont il est question.
— De venger mon père, monsieur!... '
— En une pareille affaire, toute délibération est honteuse, cl il n'est
rien, ni dans votre cœnr, ni dans les inDueiices du dehors, qui vous doive
arrêter ; rien excepté la lâiboté. Mais vous êtes bien inconséquent, bien
étrange, vous, qui n'ayant au monde qu'un ami ne trouvez point de ran-
son pour ne pas le tuer, et, qui, ayant à venger un père, trouvez des mo-
tifs pour vous en dispenser.
Durant ces observation-!. Benjamin paraissait livré à un combat inté-
rieur des plus violens. A la Un, il prit une résolution, une gravité et un
culuie tout à fait espagnols.
— Vous dites vrai, capitaine, et votre avis me ramène au droit chemin.
Oui, si, cédant à de vains scrupulfs, j'abondonnais aujourd'hui un des-
sein dès long-temps conçu et enraciné dans mon ame, je m'en repen-
tirais toute ma vie. Cepeiidani, monsieur, je vous dois de la reconnais-
sance, et il est bon que je m'acquitte envers vous. Donc, et en votre
considération, je ne me batirrti pas avec Dalcy.
—Vous êies un galant homme , je le vols , et j'aurais tort de voust^-
commander le secret ii propos du déplorable événement dont vous avez
reçu la confidence. J'ai tout à redouter ; car malgré les périls de ma si-
tuation, j'ai conservé des objets qui dans un prorès serviraient de pièces
il l'accusation. Ces deux sabres, roulés dans une étoffe que je n'ai pas osé
déplier, sont ceux qui ont servi dans celle affreuse luiie, et le manteau
rouge de mon cher Morissot , ce manteau t.iché de sarg (oh ! je ne l'ai
pas regardé depuis cinq ans !), ce manteau est là, sous mon chevet. Je ne
m'en séparerai jamais. Si l'on atiaqua t ma vie, je ne la défendrais pas ;
mais si l'on me dérobait ces tféSors , je me ferais tner pour les dé-
fendre.
Le Capitaine-Bleu avait à peine achevé ces mots , que Benjamin , ('é-
crocliant les deux armes et prenant celle du colonel , arracha ensuite !e
manteau du grabat de son hôte épouvanté , et lui dit en lui jetant l'autre
sabre : Je m'empare de cet héritage , moi!... et si , vous couiinuez d'y
prétcnilre, essavezde le reconquérir.
A la vue de ces armes et du manteau dont les plis écarlat es marbrés
de sang vciiaient d'être déroulés , Morissot, frappé de stupeur , était
resté Inierdit, sans même s'aviser de r.nenir Benjamin, qui avait pajiné
la porte. Quand le Capitaine-B'eu fut un peu reaiis de cetie secousse, il
s'aperçut qu'il tenait ii la main son bancal, ce fer coupable de tant de mé-
faits.Son prenier mouvement fut de le jeter avec horreur : mais il se
souvint du lieutenant et courut sur ses traces.
Ce dernier l'afendait sous l'arc de Saint- Maurice. Il s'était revêtu du
manteau, et la doublure rouge mise en évidence entourait le corps de
l'ollicicr.
En le voyant ainsi costumé et dans ce lieu, le capitaine s'écria en re-
culant:
— Grand Dieu ! c'est Morissot lui-même!
Puis la couleur pnupre ayant fatigué son regard, il se mit à cherrher
du liWu, et sa léle machinalement se lourn.-» vers le ciel. .Xurun niisge
n'en ternissait l'azur; la line dans son pein adonrissali l.i nuance
du Urmameni sons lequel le pa'ais Cranvrl'e dé oupa t ses noires den-
telles itc granit. Ces ci constances rappelèrent au rapMaine le plusterr.lile
souvenir de sa vie avec tant de force qu'une pareille émotiini aujnt n-
téc de celle qu'il veiwii de rcssrniir lui fit peniic la tête. Cinq aniérs
disparurent tic sa mémoire, il se crut un instant en face de son ancien
ami. Benjamin ati ndlt qu'il fût revenu de cette errenr. et comme le rapi-
laine lui demandait son nom et l'explicaiion de sa conduite, il lui répon-
dit :
— Je suis Celui qui le hait, celui qui vengera l'homme que tu as ajsas*
aluét Ja raii\ cberrhes'lu, dan» Je uc *iis quelle fpll? ptntzkre, one cv
u
LE MAGASIN tlTTÉRAMŒ.
case à ton horrible action. Le r olonel ne cherchait pas à ta tuer, j'en suis
sur, cl lui, c'est ion or*;uoil infcniiil qui, lilessO par une (■■gra!,'iiure (|:i'll
l'ava i failf, l'a poussé à l'c^oiger licliciueiii. Uiircacls-tuiUyuc, uiisc-
rable !
— ncndcz-moi ce que vous m'avez pris, monsieur, et couvrez-ram en-
suite il'iniulcs et c'e honle, je ne m'y opposerai pa.s car voui iic voudriez
pas livrer à la justice le secret d'où mon honneur dépurl.
— Je ne sais ce qu'il me plaira île fairo, m.is je yai'Je ces dt'poujllos.
Brise, meurtri, attiial ju.'iju au fond du cœur, cl frappii de tous Its cô es,
je veux du sang, iji ce n'est vous à cette heure, que te soit Dolcy (lemaio,
car une vengeance m'est due.
— En ce cas, dit le malheureux Morisset, il vaut bien mieux que ce
soit moi qui mente.
Mais au lieu de se mettre en garde, le Capiiaine-Bîeu, dont le sabre
Toiiigeait dans i'air, piciinhitçà et là, combaliu entre sou ancien naiurcl
et sou idée du momi'i.t. Il voyait tournoyer devant lui la ducoraiio.n iu-
gubre devant laquelle s'était dénoué le drame déplorable qui l'avait
perdit.
— C'est horrible ! s'écriait-il ; se retrouver ici la nnit, avec des armes,
et en face de cet cufant qui lui resjcmljlc cl que j aimais déjà. (Juelle ex-
piation ! . , ,
Cfpenflant Benjamin ne savait coinra?nt s'y prendre pour animei^ le Cyi-
piiaine. 11 ne voulait passe nommer, c'ciU peut-ê're été rendre le
duel impjSNil.le , et pourlai4 son e.xaluition croisante lui faisait croi-
re à la néc(ss.té de ce combat qu'il aviiil rischi. Or , il n'ttait pas
d'humeur vcr-alile. 11 s'approcha de Morisset pour l'oi tragfr ; mais un
seniimi'iii de coitipassion re'S,i( ciutuse l'en cmpéclia. 11 es.'aja .'ans lé-
sultal les propos Ls pus !rovoq»a;;s; enlirj, il piipia légcremenl de sa
puiiiie le liane du vieil officier qiii boniiit. et la bée fauve cntr'ouvrit
l'œil ; m;;is e:lc ne tardj pas à le refermer. Crue teniaiivc cul néanmoins
un cllet, en ce que, par son iiisiii.ct de nature, MorissiU commença ;i le-
puusser, sans so meilre eu garde , la lame de son aavcisaiic, aljii de ne
pas élrc atteint.
— 11 fait ton fér.Ml'.er sous ces vieilles murailles ! dit Benjaiain de l'air
d'un honnne qui savoure unevoh'pté exquise.
— Si'ri)i'ni ! groinniea le capitaine.
Du plaide siMi bai. cal, le I cuienaiit choquait le Tr do son ennemi,
de taçon à [iruduire en c iqueti-* bien cxciti.ni. l'eu à peu, les pcr. iissmus
des deu\ armes lir. nt vibrtr les neifs du vii u\ jcldai ; son liras frémis-
sait d ime sensation iin]uièle iiui t!;ontait jusqu'au cœur , dont li s liaue-
mei s i-e préciiiiaici.'t. Au bout de quelques minutes de cet exercice, le
Capitaine- Bleu s'écria :
—Non ! non ! c'est à moi de mourir. Silence, ma lèle ! Frappe donc,
treuibleur ! qu'cliends-iu ?
— (Jue lu te tiennes mieux ; tu n'es pas de force à faire ma partie.
— BaLi ! répondit le capitaine, en lui portant deux ou trois bottes assez
Le'.les.
Le lieutenant se hûia de riposter afin d'engager l'auîre davantage; car
il voulait comballre loyalmn nt et ii ks risques et pénis. Il y eut un peu
de silence ; le capitaim- se plaisait à la parade, cl la jouait avec w art ti es
vaiié. Hiinîôt, dans riutervalle qui s-''parait les dég/geinens , Ijin;amin,
en ta ant le fer, s';.pei çnl que 1rs do;gis de l\Iuri.--sut avaient pris de la vie
et (le lidéf. Puis, anx r'avons, de 1 1 lune, il vit i\n.'. le vieux spaiias-sin, tout
en féraillant, riait sans biuit. Soudain ure révoluiion h'dpcia : le poignet
du lioi.liumme devnt un ressort d'acier, sa poitrine s'eUaça, sa lame de-
vint légère, impalpable, et ii cria de tontes ses forcps :
— linfant ! cache donc ce roug'^ ; je lu ûle ! je brûle! va-l'en !
Des e(! moment, B njamin prit la chose au sérieux. A S.on tour, il s'ef-
faça, lint son pied IVrnie et l'iril ouvrit. '' ',,.;''
— Ce rouge ! ce rouge ! i épétail Morissot d'une voix étouffée.
Trois minuies après, son adversaire gisiiit, percé d'outre en outre,
aux pie is du capitaine qui contenvla son stiJjrc victorieux avec une joie
cnfiniine. .
Bieniôt Benjamin ce souleva de terre et fit signe qu il voulait parler.
Son adversaire s'étant penché sur lui, le lieutenant articula d'une voix
faible: . . ,.
— Je puis maintenant vous plaindre, vous aimer et votis le dire ; car
j'ai re!!'|li mon devoir. Vous direz à Dalcy....
— Que dois je dire à Dalcy ?
— Vous lui porurez les aUieux de son ami Benjamin, cntendez-vou?,
du lilsdd colonel Morissot.
Rappelé i\ lui par celle révé'a:ion, Morisset poiissï un grand cri cl
tomlia a la renverse. Ce fat le d.'inier éclair de sa raison.
A Id pointe du jour, oa troma, sous l'arc Saint-Maurice, le corps du
lieutenant. Les perquisitions faites cbezie Capiiaine-Blcn, qni l'evait em-
mené, n'enrei.t aucuns résuitat,'--. Le vieil officier avait disparu ei on le
chercha vaii.cmenl pendant deux j^urs.
D.>lcv, qui ap rail ardemment à se couper la gorge avec son bon ami,
tomba dans le désespoir eu apprenanlsa fin iragique.
IV,
Deux mois après ce duel dont tout Besançon s'était entretenu , «ne
ronde Uecavalefie fut attaquée à l'improviste par uu hoaitae déguenillé
et armé d'un banra'. On s'elTor;a vainement de s'emparer de lui, il glissa
cnlre les j iinbes des chevaux et s'enfuit en criiint :
— C'est moi qui l'ai tué!... c'est moi qui l'ai tué!
Dali y, qui CMinmantlait cette ronile, reconnut la voix da Capitainc-
Cleu. Brûlant de venger son ami, il s'éla;iça avec ses ho:nraes sur les
traces du lueiuliier, et l'ayant atielnt à i'angle d'une rue, il descendit de
cheval pour s'emparer de lui. Morissot, adossé contre la muraille, fit
bonne conienanee; on croisa le 1er, eti'oUicier tomba entre les bras de
deux sobiais acconrns à sa défen-^e.
('eci avait lieu sous l'arc Saini-Jlaurice, où le Capitaine-Bleu errait pous-
sé par I luibitude.
Tandis que l'on se-ourait Dalcy, deux autres cavaliers se disposèrent à
se saisir du coupable qui ne cherchait pas à s'enfuir; mais ils le virent
tournoyer s r lui-même, chanceler comme uu homme ivre et tomber en-
fin sur le pavé.
Sa boni he ôiait souillée d'écume et son visage violet. Il était mort Vain-
cu par une attaque d épilepsie , et n'avait pas reçu la plus légère bles-
sure.
Ces aventurer avaient donné une sombre réputation au carrefour St-
Ma'.iricc. Disedlieiers, des musca'Jins, des incecyaliles. ayant examiné la
localité, la irouvéreiil pnéiiqne. Ce coin cul liien vjie une sorte de vugue,
on commença à s'y battre la imil, et celte mode fit fureur parmi les geus
comme ii lalil, si Ineii (pi'on fut obligé de i.lacer dt^u.x sentinelles sons
l'arcade fatal-'. Mais d'puis que deux faciionnaires postés lii eurent I ingé-
niée e idée de s'y enireiucr sous peéiextede tuer le temps dmam leur
f.idiou, (111 n ■ lu;s a dansée lieu qu'une guérite qui en fu retirée à l'épo-
que (lù r.:n cumuiença de denio ir l'arcade pour assai. ir la luc de la Bi-
bliothèque. .^. FraSCIS VVEK.
W®uveltes h Ses. nsmaz.
[Livraison de juin.)
La France est îi la iCte tie la civilisation européenne : c'est une question ré-
solue,
Puisipi'il n'y a pns im seul FrDn<;ais ([iii ne l'airirme.
Et comaïc tous les ;uilrcs peuples ont l'Ualsiîude de redire et de refaire ce que
nous r.voiis dit et fait, ils crient en chœur :
« La France est ;^ la tête dé la civilisation européenne. »
C'est l)icn flatteur pour cous, et c'est là ce qui nous fait souvent regarder la
colonne.
Mais les autres nations, comment arrangent-elles les affaires de leur amour-
propro ?
Quelle singnli(>re maïuc d'imitation les pousse à vouloir être heureuses absolu-
ment à noire maiiitTe?
A reproduire nos phases politiques, à copier nos uniformes, nos anciens bulle-
tins, notre nouvelle éJoquence, à se donner, comme nous, trois couleurs natio-
nales.
Car c'est le premier acte de régénération d'un peuple que de se donner Uois
couleurs.
L'iispagne a été le plus loin possildc dans ce plagiat de la France.
Elle a dc5 députés qui cnlendenl la séance orageuse loul aussi bien que les
nôtres (pour le bavardage il n'y a plus de Pyrénées), des généraux qui disent crji-
nement à douze soldats mal pajés cl mal velus que quelque chose les contemple
du haut de n'importe quoi ; qui n'entjcnt jamais dans uns bourj;ade habitée par
un barbier, ca servante et un mulet, sans se faire- précéder d'une proclamation qui
commence ainsi :
« Eroicos abitanCcs ! »
La iialion espagnole est brave, patiente et ingénue comme une nation vierge.
Le premier sabrcur qui a mis la main sur sa destinée n'a pas trouvé un contradic-
tcui' pour lui (lire : <i Mais une si grande usurpation n'est excusée que par la
gloire, et lu n'as que de l'adresse ; et si lu veux imiter le grand Nspoléon, prends
dans sa vie, dans ses discours, des modèles et non pas des formulaires. »
Uu jour, Kapoléon, nommé empereur, pro- Une auoc fois, Espartero, nommé régent,
noina devant le sénat le discours sui- iirononça, devant tous les pouvoirs réu-
vant : liis, les paroles suivantes :
Discoens de napoikon. niscoens d'espartero.
0 Sénateurs, la vie d'un citoyen est à « La vie de tcul cilojen est ù sa po-
sa patrie. Le peuple lran(;ais veut que la Irie. Le peuple espagnol veut que je lui
mienne lui soit consacrée. J'obéis i sa consacre la mienne. Je me soumets à sa
volonté. volonté.
» En me donnant ce nouveau gage de » En me donnant celle grande preuve
saconllance, il m'impose le devenir d'é- de conlianee, il m'impose de nouveau
laver le système de ses lois par des in- le devoir de conserver ses lois, la con-
sl'itutiousprévojautes. sUiulion de l'étal et le troue d'une
Il l'ar mes cliovls, par -. otre concours, jeune orpheline,
par la conlianee et la vijI nié de cet im- » Par la confiance et la volonté du
mcnse peuple, la liberté, l'égalité, la peuple, par le concours du corps légis-
prospérilé de la France sunlù l'al)rides iaiif, jiar les efforts d'un iiiinislére res-
caprices du son. ponsable unis aux miens, l'indépendau-
» Le meilleur des peuples sera le plus ce, l'ordre public cl la prospérilé natio-
lieuveux, connue il esl le plus digne de nale seront à ral)ri des caprices du sort
l'être, et conlcnt alors davoirété ap- el de t'incevlilude de l'avenir,
pelé par l'ordre do celui do qni tout » Le peuple espagnol sera aussi heu-
émane, à ramener sur la terre la jus- reux qu'il rnériie de l'être, el, content
lice, l'oidre et l'égalité, j'entendrai son- alors, je verrai arri\er la dernière heure
ner ma dernière heure sans regret et çle ma vie sans inquiétude sur l'opiuioij
sans inquiéiude sur l'opinion des gé- dés génC-rations fulm'es. » ^-^ ,
néraiious futures, n -" ^ _ - — i
LE MAGA§IN XITTÉRAIHi:.
U1
Il n'csl pas posiibic do Imiter plus cavaliOienieiit une noWe nation.
Si ce nVst pas là une allusion i des piojets qui ss dissimulent encore, c'est
une cruelle injure faite à l'érudition de sts conij)ulriolcs, dont quelques-uns pou-
vaient connailre l'oiigiiial franrais.
Daill.uis, quand un peuple vous investit de la dictature, on peut bien faire
pour lui les iVais d'un discours neuf.
La rogtnca du jojaume d'iîspagne vala^it mieux qu'une tiaductiun.
H. Dclossert s'acliarnoà l'cxéculion d'une csjièce de réççlcnicut qui interdit i
quelques cafés du boulevarl, et iiolannnent au cafii de Paris, la faculté de placer
des cl>ai3"s et des labiés devant leurs étaliliiscmcns.
C'est-à-dire que sur tous les points, l'obtuie autorité (!,> la ville ne s'occupe
que d utcr aux mœurs leur ori;;inalilé, aux promenades leur cliarnie pittoresque.
Ix plan de M. Delessert Ji'est pas diJKcile à pénéirer.
Ancien élégant, jadis palineur, cavalier, joueur de paume et de billard renom-
mé, il no.us fait payer les frais de ses rcujords, et, 4)o,ur expier les Inillans déran-
genicns de sa jeunesse, se propose de rendre la vilis de Paris sage et ciMiuyeuse
comme Genève.
Au second acte du Ffrï/sc/iw/;;, pendant la scène de rin\ocallon infernale, un
uSUuelelte s'agite sui' la sctine, et cette appariliou produit sur le puLKc une ccr-
.liiine sensation.
Ce squelelle est vérila!;le, et l'iiistoire en est fort cnritnr.e.
lia 178C, un jeune bomme de dix-buitans, faisant partie des élèves surnumé-
raires de l'école de danse à l'Opéra, et nommé làoismaison, devint amoureux de
Mlle Nauine Doriial, élève comme lui, et lille de l'ouvreuse do la loge du comte
d'Artois,
Mlle Nauine euflaimna par ses coquetteries la naïve passion de son camarade,
et lui donna des espérances jusqu'au jour où elle trouva de belles moustaches à
I\I. Mazuiier, sergent-major cuniniandant le poste des soixante gardes-françaises
qui faisaient le ser\ice de l'Opéra.
. Eojsmaison vit son nialbcur, le jugea in'épara4)le , et ne pensa plus qu'à la
vengeance.
Un soir, au coin de la rue Saint-Nicaise, où étaU situé, comme on disait alors,
l'iigtii de l'Académie, il attendit, après le spectacle, le passage des gardes-fran-
çaises et alla lésolumenl prendre à 'a gorge son bourenx rival. Ma/uricr eut d'a-
bord ri{l('e de tuer sur la r.lace son agresseur ; mais sa jeunesse et sa pcDite taille
(ireul sourire le galant soldat. Sur scni ordre, trois bomnies détachèrent les bre-
telles de leurs fusils, attachèrent le jeune bomme furieux et le déposèrent sous
le péiyslile de l'Opéra, où H passa la nuit ainsi garroté.
Le lenden:ain, de grand malin, 'e sieur Deraeru, gardien de la salle, trouva
Boismaison, qui avait fait de vains efforts pour se délier, apprit de lui l'aventure
de la veille, en ril beaucoup pour sa part, et ne manqna pas d'en égaj-sr tout le
théâtre.
Boisraaison, bafoué par ses camarades, eut la fièvre, se mit au lit et mourut en
faisant un singulier testament.
11 léguait son corps à 51. Lamairan, médecin attaché à l'Opéra, et qui avait nu
cabinet dans l'hôtel même.
Le pauvre jeune homme priait M. Lamairan de garder son squelette dans ce
cabinet, pour ùlre, après sa mort, encore près de celle qu'il avait aimée.
Malgré les vieissiludos de rAcndénïic royale de Musique, les incendies et les
antres causes qui l'ont transportée jusqu'à la rue Lepcllelier, peut-éti-e aussi par
un respect tradilionnel pour la doniière volonté du jeune figurant, son squelette
n'a p.is cessé de faire parlie du matériel de l'établissement.
Ll la vie du théâtre a recommencé pour lui.
M. Duvcrgierdc Ilauranne n'a pas toujours été épilcptiquc et malfaisant. Dans
sa jeunesse, il se i\rait à des plaisirs mépilsables, mais iinioccns.
M. Luurgicr était vaudevilliste, et uiauMÙs vaudevilliste, connue il est au-
jouvd'liu, uiauvai. publiciste.
Les i vrages de cet homme grave et sérieux ont disparu de la mémoiie de
tous excepté deux :
Vue visite à Orcina-Creen.
Le Jaloux oinine il y en a peu,
Nous fait des rceheiches inouïe- pour en retrouver des excnudaires.
Kous désirerions donner l'analyse de ces préludes politiques : ils sent perdus.
M. Duvergier est devenu un honime trop nnpoi tant pour que ces butoixls de
sa jeuuL'sse osent encore se montrer.
Î\I Barba en a pas de nouvelles.
L'incendie du Vaudeville en a carbonisé plusieurs,
Ceux que la liiMiolhèquc roya'e devrii avoir abrilés ne se trouvent pas.
11 nous reste à suppi u lés I ihliepfiles, les auiateuis de eolleclions, de vouloir
bien nous mettre sur la trace de ces petits \ai,niensqni élaicul, absolument par-
lant, fort ridicules, cl qui duiveut l'élre devenus bien duvautage, eu raison de la
fausse gra\ilé de km' père.
Le despolisme décimal règne en France. Il faut se souuiellre. Ne nous eu
plaignons pas : c'est poiu' notre bien.
Malheur au petit niareliand <ini s'aviserait d'instrumenter dans sa boutique avec
de vieilles mesures et do vieux poids. La police ;mrait bientôt fail une desccnlc
dans la maison jiour coiilisquer les Ufirçs et çctsscr lcsi)i((oI*Uu deijiiquaut, qui,
C« outre, paierait l'ameudc.
7'uut cela est à merveille ; on a des lois décimales ou on n'en a pas. Quand on
en a, elles doivent flre rrspcclées ; seulement je voudrais que le gouvernement
chargé de les faire observer les observai, et qu'il ne donnât pas lui-même l'exem-
ple d'une contravention impunie.
Eh bien 1 notre monnaie de billon, telle que le gouvernement la conserve, no-
tre monnaie de billon est une violation manifeslc de la loi décimale, un fait per-
njanent de lèse unité métiiquo. Je prends pour exemple le liard. Cela vous sem-
ble bien peu de chose qu'un liard, et je vous dis, moi, qu'un liard est une énor-
milé monétaire dans noire numération systémaliquc; un liard est une anomalie
morale, une provocation constante à la désobéissance aux lois, car le liard est
une contiavenlion privilégiée par le pouvoir, un flagrant délit autorisé. Et qu'où
vienne, après cela, nous parler du grand principe de notre charte, de l'égalité
devant la loi ! Où est celle égalité? Comment ! voici cet ancien poids, qui s'ap-
pelait la livre, frappé d'une proscription impiloyable, à ce point que, s'il s'avi-
sait de se montrer daus le commerce, il serait condamné à mort, avec frais et
dépens, sur la simple constatation de son identité. Et, à coté, le liard, cet ef-
fronté survivant d:^'S duodécimes déchus, vient impunément violer la belle unité
do notre système monétaire, et passe sans difficultés de la caisse du trésor à celle
dos particuliers !
Celle impunité, je le répète, est un scandale. S'il y avait delà justice et de
la logique dans nos lois, le liai d serait prohibé, et il n'y a pas de liaid en con-
Iravcnlion qui ne dut vini/l sous d'amende.
Je n'en ai pas fini contre le liard. 11 est la sfurcc de désordres trop fùchcux.
On peut l'accuser d'être complice des petites exactions dont le pauvre est souvent
vicUme dans ses pclils achats. Ainsi, ou doit compter par centimes. C'est la loi.
Hais le centime, monétairement parlant, est une fiction : on n'en a fabriqué,
pour ainsi dire, que pour échantillon. 11 n'y a que des liaids. Supposez qu'une
l)auvro femme, en faisant le matin sou pauvre marché, ait à payer une fraction
do ((ualre centimes. Elle est forcée do donner quatre liaids. Le fort denier est
toujours contre elle. Toutes les fois qu'elle doit payer une fraction de sou, elle
est a peu près sure de payer en plus toute la différence entre le liaid qui existe
cl le centime qui n'existe pas. Cet impôt est plus lourd qu'on ne pense, car il se
renouvelle à chaque instant.
Comment donc le gouvernement n'a-t-il pas fait disparaître le liard anormal et
déprédateur ? — C'est que celle mesure se lie à la refonte du billon. — liais
alors qu'il refonde le billon. — Oii ! mais c'est une grosse affaire. — Faut-il en-
tendre par là qu'elle soit bien onéreuse? — Eh! au contraire, il y a de l'argent
à gagner pour le trésor. — Pourquoi donc ne fait- il pas celte opération.'
Ma foi ! demandei-le-lui. C'est qu'apparemment il n'a jamais le temps de rien
faire.
L'opération de la refonte est si bonne, que le prince de Monaco, si l'on s'en
souv ieni, s'était chargé de pounoir la France de nouveaux sous. Toutes nos villes
commerçantes lui adressaient des commandes. Le gouveniemcnt a démonétisé
les sous de Monaco, en disant : o Je veux faire cette atfaire-lj, » et alors il ne
l'a pas faite.
Lue chose nous étonne, c'est que !\I. Humann, qui, en ce moment, se trouve
obligé de presser avec tant do force l'organe de limpot, ne se bâte pas plus de
réaliser le profit do la refoule. En refondant le billon, il refondrait nos pièces da
5 francs (pii sont aurifères. 11 y a encore là un beau bénéfice à prendre.
Un certain nombre de nos pièces de 5 francs sont de petites mines d'or. Le
commerce les exploite par l'allJnage perfectionné, l'ourquoi M. liuuiann ue s'cni-
presse-l-il pas d'ajouter le bénéfice de celte exploitation au bcuélice de la i^
fonte du billon?
Le commerce pétitionne pour que cette réforme ail lieu. SI. Humann a promis
do présenter une loi l'année prochaine. Mais, du vole de la loi a la fin de l'op^
ration, il y aura loin. Il faudra faire à la Jlonuaie un vaste outillage dont la con-
fection demande plus d'un an do travail. ïi JI. Humann ne prend pas ses mesufïs,
il se passera bien du temps avant que notre billon ne soil en liarmouie avec nos
lois, cl que uous soyons débarrassés du liard.
Le Cls d'un père riche demande à son père deux mille francs pour aciieler uu
cheval.
Le père étend le bras et maudit 1res bien son Cls.
Si le même lils avait demandé cinquante mille francs pour se faire doudCme
d'agent de change, avec la porspoctive do pord;e non-seulement la moitié de celte
somme par suite d'une dépréciation des charges, mais encore l'aulre iQ,<Blié el
plus encore dans des spéculations dont il aurait pris le gaOl,
Le père auiail senti une larme iuonder sou visage, et, levant vers les ctcax sa
prunelle attendrie, se serait écrié :
0 Quel heureux père je suis I mon &Is seul te besoin de s'occu|icr 1 •
Toutes les familles en sont là.
Quelques jeunes gens de boime cl riche maison ayant |)erdu Sô frsiics au nb Ih
dans une seule nuit, leui-s parons oui reconnu la nécessité de les faire interdire.
Un jeune duc qui n'avait jamais pris d'actions bilumincuscs, qui ue s'était asso-
cié à aucune usine, à aucune cnlrepriso d'extraction de diorbon, cl an lieu de
faire aller les antres çn dteniin de fer dont il aurait pour sa pari et avec sou àr-
gonl alinieulé l'exploitation, avait préféré aller lui-mOmc dans do très IkUcs voi-
tures : te jeune duc vient d'être interdit.
Enfin, uu pauvre diable a qui la ualuro avait reHij*^ ses dons avT<" uw malice
toute purliculière, puisqu'il clail venu au mondes l'état do pliénomène iiiqni^
tout, m«às que lu l'vrtuue avait giatitic de quelques componsalions, faisait d« spa
&s
LE MAGASIN LITTÉRAmE.
rjïcnt un emploi légilime. Pour plaire et se faire oublier, il fallait qu'il se fil or
comme Jupiter.
Une de sos Danaés ne l'appelait que son lingot.
On \ient aussi de l'interdire.
11 en est tout interdit,
Et veut se faire archevêque.
ÎI. le Iiaron James de Rothschild avait un jour engagé quelques personnes qu'il
nppclli", mais qui ne se disent pas ses amis, à chasser à sa terre de Ferrières.
0 Vous pouvez, messieurs, dit-il, tirer tous les lièvres que vous voudrez : mais
je vous prie de ménager les hases. Et pour que vous ne vous trompici pas, j'ai
fait couper les oreilles à tous les lièvres. Vous reconnaitrez donc les femcUîs à
leur coiffure, qu'on a laissée intacte. »
Entrés en chasse, les hôtes de M. Rothschild ne tardèrent pas à s'étonner de la
quanlilé surnaturelle des hases qui passaient devant eux, l'oreille haute et comme
pour les narguer. On attendait vainement l'apparition d'un quadrupède incomplet
sur lequel le fusil put s'abattre sans violer les prescriptions du maitre.
luipalienté de celte mystification, dont le gibier paraissait complice, un des
chasseurs se décide à lùcher son plomb dans le rible d'un animal qui avait toutes
ses oreilles.
Il est reconnu que c'était un véritable et beau lièvre.
Le chasseur prend son couteau, lui coupe les oreilles, ne se gène plus h partir
de ce moment, et fait a ses autres victimes la même opération.
Le soir même il retournait à Paris avec uu chapelet dans lequel étaient enfilés
les trophées de la chasse.
Et le lend.^main M. de Rothschild recevait avec une bourriche le billet suivant :
0 Voici ma chasse : je ne veux rien avoir de vous ; et en échange du plaisir
« que j'ai pris, je vous apprendrai, si vous voulez, comment on coupe les orcil-
» les, ce qu'on ne sait pas faire chez vous. »
Il ne manque plus rien au daguerréotype.
Il avait réussi à reproduire des points de vue, des paysages, des monumens,
qui se reflètent dans cette plaque métallique aussi distinctement que dans l'eau
d'une rivière.
Ce qui était, pour les arts, une découverte immense, attendu qu'on no peut
pas faire passer une rivière précisément au pied de tous les monumens qu'on
veut dessiner.
Mais en voilà bien d'une autre.
Le daguerréotype fait des portraits : moyennant une faible rétribution, qui
Tarie de 5 à 20 fr., il n'est pas un garçon de café qui ne puisse s'offrir ses traits
chéris, et avoir de lui-même un portrait aussi noir, aussi vaporeux que s'il se
mirait dans l'eau du ruisseau.
LES riCEO.\S.
La galanterie française, cette ancienne galanterie, qui vivait de scandale, d'es"
prit et d'infidélités, est complètement dénaturée.
Les mœurs italiennes, avec ses cavaliers scrvans, ces amans qu'on fait durer
vingt-cinq ans, et qui sont plus esclaves du ménage que le mari lui-même, ont
déteint sur les mœurs de notre société.
Un jeune homme qui craint d'alarmer sa famille par des amours échevelés,
cherche un amour du monde , et se voue à l'existence passionnée et laborieuse-
ment jalouse du pigeon.
Il va faire la roue auprès d'une colombe à la mode , épanouir les plumes chan-
geantes de ses ailes, renfler son jabot, s'efliler le bec , et pousser des cris gé-
missans , jusqu'à ce qu'on lui réponde par les douces agaceries d'un roucoule-
ment étouflé.
Alors les deux amans s'aiment d'amour- tendre ; on en fait part à ses amis et
connaissances, et le genre humain tout entier, le mari excepté , qui ne sait pas
ou ne veut pas savoir, est prévenu que deux pigeons nouveaux vont embellir du
spectacle de leur passion les réunions de la société parisienne.
Quand vous voyez une colombe s'abattre sur la crête d'un toit, n'étes-vous pas
sur de voir bientôt son mâle amoureux et inquiet?
Ainsi, dans le monde , on annonce madame une telle toute seule et sans son
mari ; a cinq minutes d'intervalle apparaît monsieur «n tel.
En général , on suppose qu'ils sont arrivés ensemble, et dans la même voi-
ture, jusqu'à la porte cochère de la maison, et que, par décence, et pour ne pas
afliclier les mystères du colombier, ils se sont séparés pour un instant.
La colombe , entrée la première, s'assied avec un air d'aisance affectée, et di-
rige son œil d'émail vers la porte.
Le tendre pigeon se présente, fait ses petites salutations obligées , et tout haut
demande froidement de ses nouvelles à la colombe , comme quelqu'un qui n'au-
rait pas voyagé tout à l'heure dans le même coupé , patte contre patte , aile
contre aile.
Au grand dédain du cocher habitué à conduire sans malice et sans regarder
derrière lui son pigeonnier ambulant.
Pendant la soirée, le pigeon a mille petits soins pour la colombe. Plus sou-
mis qu'un mari , forcé souvent d'aller où il ne voudrait pas , empêché d'aller où
il voudrait , et où va le mari qui s'y amuse , il faut que , pour l'amour-propre
du volatile auquel il s'est voué , il affecte de lui tenir son éventail , de rire , de
eauser ; comme s'il y avait encore quelque chose à dire ; d'apporter des glaces ,
Iles landwicli», de romasser le bouquet qui tombe, de poser des lasses de thé sur
les meubles, d'accomplir tous ces petits actes de domesticité amoureuse qui font
dire ,i chacun : Ah ! voilà des pigeons qui s'aiment d'amour tendre.
Quand la soirée est finie, le pigeon dit d'un air nonchalant, et comme s'il était
galant par occasion : Voulez-vous, madame, que je fasse appeler vos gens — Je
veux bien.
Et le couple se dirige vers l'antichambre, s'enveloppe à la hùte de tous se»
manteaux, et grimpe dans son pigeonnier à quatre roues , qui devient presque
toujours une arène dans laquelle on se reproche mille choses très graves :
D'une part.
Avoir feint de pleurer d'attendrissement pendant que madame **' chantait.
Avoir fait valser madame *'* deux fois et avec des étreintes passionnées.
D'autre part ,
Avoir agacé le pigeon de madame ""', lui avoir dit avec intention qu'on allait
tous les jours aux Champs-Elysées à quatre heures.
Avoir trouvé de bon goût une épingle qu'il porte et qui n'est que bizarre.
Comme les maris permettent fort bien à leurs femmes de se donner au monde,
sans être forcés de les accompagner, l'espèce des pigeons pullule beaucoup, et il
arrive qu'on puisse souvent dans une seule maison compter jusqu'à dix couples,
diversement intéressans par leur beauté, leur plumage et leur constance.
Ce qui plonge dans un ridicule amer les femmes qui se font suivre d'un mari,
ou dans une embarrassante solitude celles qui vont toutes seules, et n'ont pas fait
de choix :
I! se parle entre les pigeons un langage, il s'organise des choses, des plaisirs,
des parties auxquelles la femme encore conjugale, ou la colombe isolée , ne peu-
vent prendre aucune part.
L'espèce du pigeon dont nous parlons est connue dans l'histoire naturelle sous
le nom de pigeon ordinaire, ou pigeon mondain. C'est le captif volontaire ,
comme l'appelle BufTon.
11 suit partout sa colombe.
Aux courses de chevaux, celle-ci se perche dans une tribune en évidence.
Lui, sur l'hippodrome, se rengorge dans un costume panaché, et fait raille gia»
cieuscs gentillesses à la manière des pigeons culbutons.
Au spectacle, il vient s'abattre dans la même loge, toujours comme par hasard,
et savoir si l'on est content du bouquet qu'il a envoyé.
A chantilly , quelle nuée de pigeons I les échos de la forêt en sont encore à
répéter les roucoulemcns qu'ils ont entendus.
Tout pii/eonse préseule généralement sous le plumage de pigeon mondain;
et cependant l'hiver il est tendre, discret, servile.
Mais quand vient le printemps, le plumage tombe, et alors la malheureuse
colombe recomiaJt qu'elle a donne son cœur , son amour, sa ^ie , à un pigeon
fuyard.
Le volage prend les plus mauvais prétextes pour échapper aux devoirs et aux
sermcns du nid :
Une cari iêre à suivre sérieusement ;
Un mariage à préparer ;
Des chevaux à acheter en AngletciTC.
La colombe désolée, mais consolable, cherche des distractions , et demande i
l'air pur des champs des émotions honnêtes et calmes.
Mais les séducteurs d'été , ces trouble-mégages qui courent les châteaux ,
comptant sur les chances d'une galanterie d'autant mieux reçue, qu'a la cam-
pagne il y a moins de concurrence, viennent rouler des yeux de feu autour de la
timide femelle.
Elle ne résiste pas long-temps. Le pigeon ramier, qui prend son nom de son
"Oiit pour les bois elles arbres, est très fascinateur. 11 organise des parties de pê-
che , de cheval, des promenades au clair de la lune; et dans les châteaux qu'il
visite, on entend toute la nuit des bruits de porte, des piétiuemeus dans les
conidors :
Le ramier fait son nid.
Les femmes qui vont aux bains de mer y rencontrent le pijfcon des roches
qui aime à se suspendre aux falaises, à voir le choc des lames , et à coqueter sur
le galet.
Les bisets ou pigeons voyageurs parcourent en troupes les villes d'eaux : Aix-
la-Chapelle, Badcn, Ems et les Pyrénées.
Les ménages à la mode du monde parisien sont tous dans cette condition qui
présente à étudier un des cotés les plus variés de l'histoire naturelle.
Les maris sont négligeus, grognons ou occupés d'affaires industrielles, politiques
on autres.
On les enrichit souvent de pigeonneaux d'un plumage accusateur, et dont
la ressemblance avec le père est constatée et souvent même adruirée dans le
monde.
11 faut qu'une femme soit bien vertueuse pour qu'elle se résigne à mener sans
pigeon une vie décolorée et languissante.
Et l'isolement fane ses belles années si elle ne choisit pas
On un pigeon cavalier qui lui prête des chevaux de selle et la mène à quatre
dans les promenades publiques ;
Ou un pigeon pattu un peu épais, mais riche, et qui peut suppléer aux misères
de ces pauvres pensions que les maris accordent en rechignant pour la toilette de
leurs femmes;
Ou un pigeon tambour , c'est-à-dire un officier d'état-major, bien posé sur la
hanche et qui fait respecter sa colombe ;
Ou im pigeon paon , remarquable par sa beauté, que toutes les femmes envient,
qu'elles se disputent et dont l'élégance reflète à jamais sur la vie d'une femnie<
LE MAGASIN LITTEUAIRE.
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csiiùce du pigeon musicien n'est pas dterUe par Valmonl de Comare , le na-
alistc.
\, Celui-là roclierchc les vieilles colombes battues par l'âge , et déplumées par les
agitations d'une cxisLence orageuse.
Le pigeon parlementaire n'est pas décrit non plus; mais on a de sa race de-
puis l'invculion du gouvernement représentatif, et il est assez recherclié, parce
qu'il enrichit le nid de bureaux de tabac, de croix dlionncur, de billets pour les
tjux d'artifices et les messes des Invalides, et nourrit les pigeonneaux de petites
sous-prcfjctures et de recettes particulièjes.
hc pigeon parlementaire est celui que les maris gênent le moins.
Ainsi donc va le monde.
^;^.Et pour expliquer l'utilité, l'agrément, le charme djs pigeons, il n'y a qu'à
'Tàisser parler M. de BuETou, qui avait mis certainement ses manchettes les plus
fines pour écrire le passage suivant :
«Tous les pigeons ont de certaines qualités qui leur sont communes: l'amour
> de la société , la douceur des mœurs, la fidélité réciproque et l'amour sans par-
» lage , la propreté , le soin de soi-même , qui suppose l'envie de plaire ; l'ait de
s se donner des grâces, qui le suppose encore plus ; les caresses tendres, les mouve-
» mens doux, les baisers timides; on feu toujours durable, un goût toujours
» constant, et pour plus grand bien encore, la puissance d'y satisfaire sans cesse;
» nulle humeur, nul dégoiit , nulle querelle. Tout le temps de la vie eiaployéau
» ser^ice de l'amour et au soin de ses fruits. «
Quels modèles pour les maris s'ils poui aient ou savaient les imiter 1 (1)
ETUDES DE VOYAGES.
BJ 11 M è V c.
REPAS D'ADIEU.
. 0 Messieur.', ]e propose un toast fantastique à notre illustre ampbylrion
le piiiii'o Pokiloir.
— .\!cssi> urs, je vous dénonce le préopinant, Raphaël Désiré, poète
yriijue ut drainalique, coninie lininensémcni ivre !
— Je repropose mon toast au prince, remplissez vos verres.
— Vive le piiuce !
— Vive notre ami!
— VivePokiloUl
— Vive tout!
Tduic celle belle logique se débitai!, par une folie soirée de l'hiver
18.")..., entre onie heures et in'nult, autour d'une tal/li: servie avc:: un
goûiet un luxe asiatiques, dans un bel liôtt'l de la rue de llivoli. Les ac-
teurs de celle joyeuse ^cèiie étaient cinq beaux jeunes gens, dont quatre
Français de naissance ei du reste, et un llussc (|ui n'était Russe que
de naissance. Celait , je vous assure, un homme d'un graul rœur, d'un
esjirit délicat, d'un caractère cbarniant, que ce Russe. (Juoif|u'il fiit bien
jen'io encore, il avait déjà beaucoup voyagé e! panant beaucoup appris.
Cl il possédait parmi ses talens le talent rare de bien dépenser de magni-
Cijucs revenu''.
Or, le prince Paul Pokiloff, au moment où je vous fais faire sa connais-
sance, était venu passer le carnaval à. Paris, et le lendemain il devait se
reineiire en roule pour la Russie, qu'il brûlait de revoir, malgré les eu-
chanicinens sans fin lie mure mélropole; tant il est vrai de dire qie le
ciel \u\u\ a un pouvoir d'aitraclioii souvent iriésisiible ! Dans ses voya-
[.'cs h Pari.f, l'okilolfs'éiait fait beaucoup d'amis, ou du moins beaucoup
rie coiii|iagnnns de plaisir se disant leN. Mais vraiment ce prince 1. avait
tou< les bonhetir-;, (ar dis amis vrais il eu avait lioiivé qual'e, et voyez
si ce n'e.'-t [las nicrvellleuv ! il se les était conservés même a|)rés leur avoir
prè é de l'argent. Je vous le dis en vérité, il avait tous les boiilieurs. Ces
(piaire amis, ce smit les joyeux fous (|ue vous venez d'entendre tout à
l'henrc déraisonner si niirillquemenl. Voici leurs portraits.
R.iph.ië', le pnèie. est un dnux et frais jeune hom ne de vingt ans ; oui,
il a il peu pi'és cet âge d'indécision où nm ame poéii [ue voudra t par-
toui'.r lou es les voies de l'.irl. Ainsi Rapliaé a l'ait jusiiu'ici avec la même
srdeur des vers, des romaiis, du diame, de la roiueui ■, do petits articles
et lie petits vamlt\il es. Dans tout cela rien n'esl coiiqilel, mais on rerou-
iiail nue plume iieiupée de poésie, ci l'o i prévoit que du jour où elle
aura clmisi sa roui-, rlie y traceia glorirusemenl le nom de R 'ph. ël.
Que M vous m'en demanile^ plus, j'ajnuieiai (|u'jl est d'une taille
oyeiiiie, (|ue .'■es rheveux sont blonds ( l siiyem, ses yi ux doux et uié-
ip<(ilii|i!es, d'un bleu pâle, sa bouilie d'un ios.'. icrue, mais pure, enlin
ne ses mains oui uiu' grande .Mi.ivilé de lonne.
Gi berl, le peinire d'histoire, a bien vingt huit ans : c'cl un talent
dans toute sa vi..'neitr ; il ii'et l'éK-vc d'au un maîlie, son pinceau est
hardi, orig'iial, brûlant! tiilbeii e.si doué d'uu eoura.s'e éprouvé, d'une
persévérance à fatiguer le sort. Sous une cnvelop,ie ile fer il cache un
(1) Ces petits livras obtiennent toujours un grand succès ilc cm-i»siii;. (Civct l'Witcur
eue (l'Enghcin, 10,) '
lOiLLEt 18U, •— îone 1
cœur généreux et sensible. 11 est robuste et de haute taille ; sa voiî est
viliranie; ses cheveux et sis yeux noirs, sa ûgure brune; voilà Gilbert au
physique et au moral.
Ovide, dont vous vous rappelez sans doute avoir entendu prononcer le
nom tout à l'heure, a été pnèie, et aussi p^iuire, et aussi scul.iteur, et
tout ce qui n'esl pas du métier. Il a eu des succès et des cliules, des
cliules moins rarement. Du reste, il jouit d'un revenu assez agréable cl ne
médit pas irop de l'existence. Il est loin d'être beau, et pourtant on dit
de lui : << C'est un homme charmant. •> Ses amis l'aiment bcaucou|)-
Eiii'in Prosper, le dernier des quatre, ne ressemble en rii n aux autres :
il n'a jamais brillé nulle part et probablement ne biillcra jamais ailleurs.
C'est un très beau garçon, aux manières élégantes, onié d'une très belle
fortune, mais qui malheureusement n'a rien appris et dont la vie e.-t tes-
tée oisive ; cela le rend malheureux, et cependant il ne peut pas se donner
assez de force pour se livrera quel(|ue élude sérieu-e, le medieur reihèdu
contre l'eninii ! Prosper est un de ces hommes qui le malin, (|uan 1 ils se
lè>ent, voudraient êire au soir; qui n'ont pas de souvenirs, pas d'tspé-
rances; qui courent les plaisirs sans jamais rencontrer le plaisir, que le
vulgaire envie et qec plaint l'homme intelligent. Ce qui empêche P/osficr
d'elre tout à fait tiul. c'est son bon cœur, qui ne s'estjamais démenti, ei
sa compla sance extrême pour ses amis.
Au bout (le qnelipies insians d'un silence causé par l'arrivée d"u.i su-
pcrba plat de meringues, Pokiiolf reprend :
— IMes amis, mes bons amis, c'est demain que je vous quille, vous In
savez. Ce souper est pcut-èlre le dernier que nous faisons ensemble, la
vie a tant de hasards I Si vous m'en croyez, nous garderons chacun notre
raison pour le moment des adieux. Vous me comprenez, n'est-ce pas ■:"
Plus lard, ([uand nous nous souviendrions vous de moi, moi de vous, nous
n'aurions qu'une idée confuse des derniers momens que nous aurou»
passés ensemble. Cela noiis serait triste, amis,
— Mes hdèles, dit Raphaël, toujours un peu étourdi, mais qui néan-
mnins avait vivement senti ce que Paul venait de dire, mes fidèles, mon-
seigneur vient dédire là une grande vérité. Ce cher Paul ! penser que de-
main à cotte hcur'tci, il sera déjà bien loin de nous, lui, l'ame de
nos réunions ; en véri:é cela m'afllige d'y penser!
Et tous tendirent la main au bon Polikoff. Ils n'avaient point de larmes
aux yeux, ils en avaient tons, en cet instant, au cœur...
— Que ceci ne vous alUige pas, mes excellens camarades, dans un an
je serai de retour à Paris. Nous sommes aujourd'hui k 27 février, eh bien !
au prochain carnaval vous me reverrez.
— Un an, objecta Prosper, c'est une éternité!
— Le fait est que pour moi celle aunée-Ià va être atrocement longue !
dit Ovide.
— Un an, ajouta Gilbert : je mourrai d'impatience avant.
— A mes yeux, soupira Raphaël, cette année-là c'est l'infini !
— Mais, pour Dieu I messieurs, qu'est-ce donc qui va vous faire paraî-
tre celle année si longue? Voyons, sont-ce des embarras d'argent pour
quelqu'un de vous? parlez; est-ce autre chose que je puisse arranger ?
Mais parlez donc! '
— Hé as! lu ne peux rien pbur moi, dit Raphaël : tu ssis que malgré
mes longs travaux, je n'ai pas emore eu le plaisir de voir reprcseuicr
une de mes comédies, cependant on a accepté hier ma Femme phUoso-
plie au Théâire-Français ; nuis en même temp-, on m'a dit qu'elle ne
pourrait être jouée avant ini an. Quelle triste vie je vais vivre jusque-là!
— Juge de Bou impaiience, Paul, en apprenant que d ns un an nviu
frère, mon bon irère lldmoiid sera ici, de retour de New-York. .Von Ed-
mond que je n'ai pas vu depuis onze ans !
— Et abus (]UPlle joie ! n'est-ce pas, Gilbert? dit le prince.
— luiaginrz-vous un peu, dit Ovide, ce que c'est qu'a mer, cire aimé
et aileudie toute une année peur épouser celle qu'on aime. J'en suis là,
moi, messieurs : les parcns de ma bi le Blandine m'ont accepté pour leur
gendre ; mais des aflàircs de famille font relarder aussi long-temps le ma-
riage.
— Et toi, Prosper, qui te fait tant désirer l'hiver prochain ?
— Moi ? moi, ce sera un an de passé, et 1rs jouis sont si longs !
— Messieurs, s'écria le prince en riaut intérieurement d'une pensée qui
venait de frapp' r son esprit, buvons !
— Mais la reeommandaiioii de loulà l'heure ?
— Oubliez-la cl buvez. Teiuv, voici de >i> ux \ins d'Espicne remplis de
mille verlus. Al'ons, vos verres, et l'oyei les p. nsi es souibrcs. Mes ami».
1 1 vie réelle est tiiste ; heureux donc celui qui >ali .se U.ire une vie d'il-
lusions et rêver éveille, ce ui là est un sage, eroyez moi. Jouir c'est *i»re,
et le prieripe de relie vie là c'est le plaisir. Jouis>ons donc du plaisir jus-
(jU'à la folie, ce sont les plus fous qui sont les pluso^cs!
— Rien illi ! A lioiie !
Au mnineni où deux heures sonnaient, le prince seul ^tiiit éveillé et
debout. D'un œil joveux il regaidait ses quatre couvircj, qui dormaient
bruyamineiil d'iis des pos uics originales.
— Rieu! dit-il.
A SIX CEMTS LIEl'ES DB PARIS.
Vingt-trois jours après ces scènes de folle, une chaise de po'lo, remaf^
quable par la solidité de sa construction et soigueusrmeot fermée en de*
hors nu moyen d'un cadenas, s'arrêta devant un hOtcl de la Mlle de Su*
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
frate, dans le gouvernement de Saratof, entre le Don et le Volga. Quel-
ques heures auparavant, une autre chaise de poste était arrivée au même
hOtel. Un homme de bauie tai'le et de manières éléRantes en était des-
cfndu. et après iivnirdonm'! quel(|ues ordres, il s'était mis à une fenêtre.
Quand il eut vu s'arrêter sous ses yeux la seconde voiture, il quitta son
poste d'observation et alla lui même ouvrir la portière fermée au cadenas.
Quatre jeunes gens s'élancèrent alors à terre, et en reconnaissant l'hom-
me qui les tirait de celte espèce de prison ambulante, ils furent saisis
d'une \iolenie colère, et on eniendit sortir presque simultanément de leur
bouche ces exclamations peu paciliqucs :
— Lâf he !
— Oh! lu le battras!
— VU Cosaque !
— Tiens ! défeiKls-loi !
— Allons, messieurs, un peu de patience, que diable ! Ne vous donnez
pas en spedacleau bon peuple et suivez-moi.
Vous avez reconnu, n'est-ce pas, les cinq amis de l'autre soir ?
Les (lents serrées, les pcings crispés, les quatre voyageurs suivirent
Pokiloir dans une chambre meublée avec un confortable plus parisien que
loiiiloiinieii et au nill'cu de laquelle une table (ort bien servie était dres-
sée, connue pour braver leur colère.
— M cssieius, dit le pi ince, veuillez prendre place, vous ne voudriez
pas me lutr à jeun.
— .Vais, en vérité, je crois qu'il nous raille 1
— Allons donc, messieurs, quittez un peu votre air farouche ! si vous
saviez comiue vous êies laids avec vos barbes de vingt-trois jours, vous
airioz beaucoup de peine à ne pas rire.
Les quatre amis se regardèrent et ne se trouvèrent mutuellement pas
1res beaux.
— Mais où diable sommes-nous ici? demanda Ovide , dont la colère
s'était déjii apaisée à la vue de la table.
— Où vous êtes, messieurs? à six cents lieues de Pcris, à trois cents
lieurs au-ilelàiie Saint-Pétersbonrîr, à Sarefia, colonie de Moraves, et à
cent quatre-vingts werstes des hordes des Kalmouks.
— \ l peut-on vous dcniaiider, mouseigneur, ce que signifie cette plai-
santerie heaucmip trop prolongée ?
— Commençons pur nous asseoir, et dinons; nous causerons ensuite
de tout ce a.
— Messieurs ft ma'heureux confrères, cria Gilbert, je proclams le
prince Paul Pokiloff rnomme le pins elfronté de l'Univers; mais man-
geons dalord, car il ne nous expliquera pas son infâme conduite avant
d'avo r dîné.
On dîna, moitié riant moitié grondant ; puis le prince, ayant demandé
et obtenu un grand silence, commença ainsi :
— Ves amis...
— Oh pour ça !... enfin, va toujours.
— Mes amis, vous devriezme remercier et baiser la trace de mes pas!
Lors de no. re dernière enirevueaP.iris, le soir de ce dernier souper qui
TOUS a amenés ici, vous m'avez tous exprimé avec chaleur voire désir d'ê-
tre p us vieux d une année : celle année qui vous séparait, toi d'un frère.
Ici d'une épouse, toi d'un succès, loi d'une autre année, vous eussiez voulu
l'avo'r passée à lout prix, elle vous semblait ne devoir jamais hoir. Re-
merciez-moi, messieurs, je vais vous donner les moyens de la vivre sans
ennui. Je vous ai dit que depuis quelques années que j'avais quitté ma
Ru<;sie, je brûl isde la revoir; je ne vnus ai pas dit une cause moins im-
péiieuse, mais puissante aussi, qui me rappelle dans ce pays. Je suis char-
gé par mon gouvernement de faire un relevé exa';t de l'état actuel des
peuples ka'mouks, et je vais passer une dizaine de mois parmi eux ; com-
me je ne compte pas m'amuser pendant ce temps plus qu'il n'est conve-
nable, j'ai pensé que ce serait ingénieux et suriout agréable psurvous et
pour moi de ne pas nous quitter. Il me restait à vaincre vos hésitations :
l'un n'aurait pas voulu quitter sa fiancée, l'autre ses tableaux, l'autre son
Paris, que sais-je moi ? En supposant que vous ayez consenti, vous auriez
voulu faire des préparatifs (t aller diie adieu à tout ce que vous laissez ià-
bas; moi, je ne pouvais retarder mon départ d'un seul jour; donc pen-
dant que vous sabliez les vieux vins d'Espagne, je vous ai laissés un ins-
tant et j'ai donné mes ordres. Quand je suis rentré, je vous ai fait boire
des vins chimiquement préparés ; cela vous a procuré d'abord un som-
meil profond, puis pendant vingt jours un allaiblisseinent maladif qui, en
Tous enlev.int toute force, toute volonté, vous livrait sans défense à mes
proj.'ls ; j ' vous ai enfcnni's dans ma chaise de, po'te; vous y avez été
,<jien iiou ris, j'espère! Depui- de x Jo..r.s seulement vous êtes guéris et
JUS a e', la conscience de vd'resiu'i un ; aussi depuis deux jours a-t-on
"u une piiiie irliii.'à vous co;, tenir dois voiiecage. Bref, vous voilà,
jie.ssieni'r;. N' me qipii'7. pss. et d; lis dix n:ois je vous ramène à Pari^.
C.eicndant, que celui d eii:re vous «lui rcuieiie trop sa capitale pour
piiuvcir .s'en p iver si loiif-u-nins piifie, toit ce que je possède est à son
service, il e.'t Itli e de p.iriir ; lui ox (p^e r. 1 1, je lui lais don de ma chaise
de post'", ce scia un sowvcn r di- nis vowa es.
— ^ a foi, dii lî.M li'ël, je sera's nniinicnaiit bien fou de retourner dans
ce pro'ai:(u(- Paris, il i oi ivgn r dans ces contrées une poésie sauvage
dont je veux me |)énOtier.
— L'n peintre (.st bien partout, c'est l'amant en titre de la nature, il
D'est rien que son pinceau ne puisse saisir ;|e reste.
— Ah ! mes amis! j'aime bien ma Blandine; mais, ma foi ! elle sera
ma femme bientôt, et de long-temps d'ici je ne pourrai voiries Kalmouks.
Je reste. i:t toi, Piosper?
— Moi, je ne vous quitte plus.
— Kh! allons doue! bravo, messieurs; mes amis, je vous ai retrouvés.
Vous voyez bien qu'il ne faut que s'emendre ; hein ! si vous m'aviez tué?
Allons, allons, vivat! nous ne nous séparerons pas. Demain nous com-
menç'ns nos courses; ce soie, vive le plaisir!
Le lendemain, les cinq jeunes gens se diriiièrent vers les huttes kal-
moukes; mais à sept vversies de Sarefta ils s'arrêtèrent pour visiter la
foniainequi porte le nom de cette ville.
La fontaine de Sarefia est placée dans un site assez pittore.>;que ; une
plaine iimnensc s'étend sur la chaîne des collines qui l'avoisinent , et l'on
aperçoit une partie du Volga qui coule dans le lointain. A la uistancede
douïewer.^tes, on voit la forteresse de Jaritza sur le Volga. Les ruisseaux
qui serpentent sur le penchant de lamoniagnesontombragés par despom-
miers sauvages, des ormes, des chênes et d'autres arbres.
La source qui fournit l'eau h la fontaine est très abondante ; elle est en-
vironnée de seize autres petites sources qui jaillissent à l'entour. Plu-
s eurs essais ont prouvé que pour les qualités minérales ces eaux ne le cè-
dent en rien à celles de Carl»b.id; cependant depuis plusieurs années les
pèlerinages à la fontaine de Saref.a sont devenus tiès rares. Plusieurs
causes contribuent à cet oubli des étr ngers : d'abord l'incommoiliié de
faire pour s'y rendre sept werstes depuis Sarefia, puis la''écouverte qu'on
vient de faire de la source du Caucase. Les Russes d'ailleurs, assez géné-
ralement, ont du mépris pour ce que produit leur pays. Du reste, le
meilleur témoignage qu'on puisse donner de la bonté des eaux de cette
fontaine, c'est le grand usage qu'en font les habiians.
En quittant les arbres qui entourent Sarefta, la petite caravane se trouva
en peu d'instans au milieu d'une plaine i.nmense, dans laquelle elle n'a-
percevait que le ciel et la verte campagne.
On peut comparer le pays des Kalmouks à une vaste mer où l'œil des
habitaiis .^ert seul de boussole. Imaginez-vous une étendue de quatre cents
werstes, où l'on découvre à peine un petit nombre d habitations sur les
bords (ie quelques rivières. Ceite immerse contrée est entièrement privée
d'arbres ; on n'y voit que quelques arbrisseaux, des collines et des marais,
et il n'y a guère que le Kalaiouk auf]eel ces accidens puissent servir de
guides, car leur régularité empêche un étranger de .se reconutître. Le
Kalinouk nomade, lui, sans apeiccvoir la moindre trace de chemin et même
sans employer une grande atiention, conduit ses chevaux et ses chameaux
pendant plusieurs centaines de werstes comme un pdote dirigerait son
navii c.
Gomme ils traversaient la plaine, devisant gaiement sur les choses in-
connues qui frappaient leurs yeux, le prince dit à ses compagnons :
— Vous ignorez sans doute, messieurs, l'origine du mot kalmouk?
écoutez-moi, vous allez l'apprendre. Les kalmouks s'appelaient Euleuies;
mais ce nom est devenu si inusité parmi eux qu'il n'y a que les gens ins-
iruiis qui le connaissent. Ils s'appellent eux-mêmes Cbalmouks, parce
qu'ils na peuvent pas prononcer difl'éremment, et StrahUnberg fait dériver
ce mot du tariare-russe kalbak (un bonnei). Pourquoi ? Est-ce parce que
les Kalmouks portent des bonnets? Mais les Tartares et plusieurs autres
peuples en po tent également. Il est beaucoup plus probable que ce mot
vient de khalimak. Abulhasi même paraît confirmer notre opinion en appe-
lant ce peuple Kalniak ; suivant celte expression lariare, le mot kalmouk
signifie ou iniidè e ou dérivé. Laquelle des deux signilications faut-il donc
adopter? tous se déclarent pour la dernière et trouvent par là occas-ion
d'expliquer que, lors de la séparaiion de ce peuple d'avec les peuplades
voisines , celui ci conserva la lige de son origine et reçut le nom de Kha-
limak, ou son dérivé Kalmuk, Cette opinion paraît appuyée par les an-
ciens livres mongols, où il est fait mention d'une grande iiibu du peuple
kalmouk, dont une partie s'était établie dans l'origine aux environs du
Tbibet, tandis que l'autre l'abandonna et se retira vers l'est, où elle finit
par se confondre avec d'autres peuples voisins du Caucase.
Comme le prince Dnissait son discours, il Dt apercevoir à ses auditeurs
un Kalmouk qui, monté sur un très beau cheval, s'avançait de leur côié
avec une grande rapidité ; quand il fut bien en vue :
— Tenez, mes amis, dit le prince, voici un beau type de la race que
nous allons voir; voici un vrai Kalmouk.
— Oui, dit Ovide, oui, cetbommelà, dont le soleil éclaire si bien la
tête en ce moment, est de h race que j'appelle la variéié mongole, r.icc
d'hommes occupant presque tout l'est et une piriiedu nord de lA-ic. Oui,
c'est bien cela ; le teint d'un jaune brun suie légèreiiicni foncé, les che-
veux noirs et rares, le vi.age aplaii, large aux poinmctics, énoit au men-
ton, les yeux écartés, le nez peu proéminent, les (iiciUcs f ra' des ci très
détachées, les iniiehoires saillantes, la fêle qnadrangulaire. Dans cette
figure, ce menton étroit, ces milchoires saillanii s, si raient des sii;iies ];hy-
siognomoniques assez apparens de méchanceté sice.sveux écariéseï ces
p.immettcs larges ne signilia-ent pas le contrtiire, d'où l'on pourrait peut-
être conclure, si l'on éiaitirés épris de Lavater, qu'il y a aulant d^' bonié
que de méchanceté là-dedans. Cette espèce d'hoinmes a eiisniic, !e plus
habit'iellempiit, la partie supérieure de la tête assez f.iitcment dé\elopi)ée,
ce qui, indice assiz commun delà vénération, pourrait espiijucr, ce me
semble, le penchant de ces peuples asiatiques a fabriquer des quantités
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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de (licu\, dans leurs religions idolâtres, pour satisfaire leur besoin
d'adorer.
Le Kalmnulk était arrivé iusqu'à eux. Pokiloff lui fit un signe et arrêta
snn fliiv.l; le Tartare arrêta le sien, et les quatre Franc 'is liront halle à
!■ ur tour à quelques pasdn prince, qui parlaitau Kalmou kdans une langue
lude et gutturale. Bientôt ils virent ['okllofi se remettre en niarciie, le
T artare à ses côtés, et ils rentcmliient leur crier :
— Mes aiïfis ! nous avons un guide ; vnici OuliaL-lii qui nous en servira.
J'ai arrangé cela avec lui, et vraiment il nous sera bien utiic, car déjà il
vient de n(iu> dii e que nous éiions dans le chemin le pUis long pour arriver
aux b,-bit;iiions de ses frères; Kdssons-le nous conduire.
Le Kalmouk prit la tète rie la caravanne et la men i si bien que vers le
sor elle se trouva en vue des huttes dune horde qui campait sur le borJ
d'un large ruisseau.
— Ah ' messieurs! dit Raphaël, messieurs, je vous en prie, arrêions-nous
un instant; laissez-moi un peu contempler la ville d'aujourd'hui de ce
peuple nomade, toutcj ces huttes, qui me rappellciit les demeures des
cast. rs; que toi tcelameplaituu peu plus que la rue Uichelieu ! C'est
éirangc et beau !
(i luert s'oia t arrêté aus'i, et sur un album encore vierge duquel il
s'^t,:it mmi il esquissait il gr.nds coups de crayon la copie du saivage
tab!cau qui sh déroulait sous ses yeux,
— Oh ! oh ! dit Ovide, vo là, sur ma foi, des chevaux d'un grand mé-
rite; nous ferons connaissance avec ces gaillards-là.
Prosper, éionné de ce qu'il voyait, promenait continuellement ses
regards de ses amis aux huttes, des hutles à ses amis, et il répétait avec
quelque peu d'envi; :
— Ma s c'est qu'on dirrit vraiment qu'ils sont contcns, qu'ils s'amusent !
Quand dune m'amuserai je un pu moi?
La hutte d'un Kalmouk rcss'nible à une grande quille arrondie qui pa-
raît ;ppuyée sur descUindn sen bois de trois à quatre pieds de hauteur;
la circoiiféienceest de six à huit toises. La chaipvnie consi;e, vers le
Las, d;iiisiino espèce de ircilligc en bois; vers le haut, dans uu assem-
blage de plusieurs perches placé s obliquemcui et réunies au sommet par
une espèce de couron ^e à laquelle elles sont attachées. En dehors, ces
huttes sont recouveriesd'unc sorte de feutre fixé avec de forts liens Li-
biiqués avec du poil de f hameau. Lorsqi'on fait du feu, on se contente
de leverlaconvertuiedc feutre qui est siu' la couronne supérieure, alin
de laisser à la fumée un libre passade.
Il faut avoir vu de pareilles hutles pour se faire une idée bien précise
de leur construction. Eli s résistent à la pK.ie et aux orages les plus
viole:is. En hiver elles tiennent plus chaud, et en été elles mettent mieux
h l'abri du soleil que les tentes de toile à voile de nos soldats. Le séjour
des Kulmouks nomailes ne se prolongeant jamais guère plus d'une se-
maine dans le même lieu, i s ne pouvaient rien inventer de plus com-
mode f|U(! ces huttes, qu'on peut faJIeaient démonter et transporter sur
des chameaux.
C'est en imitant la nature que les Kalmouks durent imaginer des habi-
tations couvertes de feutre. Leur vie errante dans des lieux où le bois est
rare em, écha ces noma<les de creuser, suivant l'exemple d'autres peuples,
des cavités commodes, ou de cinstruire des cabanes avec des brousail-
les et des piquets. Fatigué de coucher en plein air, il est possible que
l'un d'euï ait eu l'idée de construire, avec la laine de ses moulons, une
espèce de hutte sur le midèle du nid si connu dans le pays de l'oiseau
appelé ?vHi6',vy()g-e( (1). Cet oiseau remarquable prépare avec une sorte
de laine nue espèce île sac alun^é qu'il attache avec tant d industrie aux
petites branches que ni le vetit ni Ls orages ne peuvent endommager sa
demeur'^ llolianle. Il sea.ble que vuilî» la méihoLle qu'ont suivie les aïeux
des K.dmouks pour se forme'' des huttes, qui, dans la suite, ont été per-
fecliennées et rendues solides au moyen de pièces de bois. Les Kal-
mouks, ne pouvant établir leurs huttes qu'à terre , furent obligés de s'é-
loigner du modèle qu'ils avaient choisi et placèrent leurs consirurtions en
sens contraire, en mettant l'entrée de la cabane dans la partie basse. La
ressemblance entre ces nids et les huUes est si frappante, soit par la forme,
soit par 1 éidlTe, que la petite dilfércncc de leur position ne peut être une
objreiion contre ( eitc hypothèse.
L«'s tentes kalmoukes (lui appartiennent à une horde, ou grande divi-
sion de ïe p -uple no naie, sont assez éloignées les unes des autres , alin
de i;r'icurei- l'es l'iaees plus eoiniu )d s à leers nomlireiix troupeaux. Les
pnii ip;iu\ quailiers ilans-ime li^r le sont le quart, er du |)iiiice, le quar-
tier (Il s irê res et le ni'relié qui, dans 1 1 langue k.iluionke, ainsi que dans
Il lanyiie lusse et dans lu l,iui'::c lartare, est dés gué snns le nnm de La-
zav. Au oiir de ces trois quiiriiers soin pl.icéesles huttes communes, qui
ne dil'.èn lit de celles dis peisonnages plus ilisliiijiués que parce quelles
sont un peu plus petites et plus ou moins sales et aérées.
COSIVEUSATION PITTORESQUE. — LE STATUAIIIE.
Les voyageurs se rendirent, quel.iups jours après leur arrivée, dans
une hiilte de jiislice, eu se Iroinail le prince; relie d
eiiKirrlie aiipi Os de lui
était indispensable pour obtenir sa prot<;ction pendant tout le temps
(1) Espèce de mésange nommée ptniulin.
qu'ils devaient passer dans ses états, puis c'était une orcssion d'étudier
les mœurs kalmoukes dans toutes leurs variétés, et les Parisiens s'étaient
b en promis de n'en perdre aucune. Ils trouvèrent donc le vice-kh;in as-
sis, comme de coutume, les jand)es croiséps, en face de la porte, et éle-
vé sur des couvertures de feu;re et des tapis : ses deux Gis aillés é aif nt
assis à sa droite; ils avaient devant eux des coupes en bois remplies de
viandes.
On indiqua aux voyageurs, dans un coin de la hutte, des coussins faits
avec des couvertures île feutre, en leur faisant signe de s'asseoir. Ils obéi-
rent sans se faite prier. Alors commençi une longue conversation entre
le vice-khan et PokilolT, qui parai sait connaître paifatcment la langue
kalmouke. Pi'udani l'entreiien, dans lequel nos quaire amis virent bieo
plusieurs fois qu'il s'agissait d'eux, ils purent observer à leur aise l'habi-
tation ( t ceux qui s'y trouvaient.
Le prince k.ilmouk leur parut âgé de quarante ans environ; sa phy-
sionomie était belle, il pm tait uu vêtement de soie et tenait à la main son
chapelet. Tout en parlant à PokiUlT, il semblait rontinuer menl,demeut sa
prière, en faisant rouler dans ses doigts, avec beaucoup de vitesse, les
grains dont le rosaire était composé. Oans !a hiitie il y a aii deux caisses,
une mach ne kalmouke pour l'argent et un l^ng piquet fiché en terre, gar-
ni de petites branches courtes, aliu d'y pendre les boDiiCL-. Sur une es-
pèce de table en forme d'autel on vnyaii plesiouis coupes d'olTrnnde ; au-
dessus étaient suspendues plusieurs images des dieux. En faceceite table,
la princesse était assise sur un siège élevé recouvert de soie ; des prêtres
l'entouraient. L'entretien du vice-khan et du priuce étaut terminé, ou prit
le thé.
Pendant la conversation, on l'avait apporté dans un grand vase de fer
qu'on avait pi icé sur un pied en bois. Quand le signal fut donné, les
ghelloungs, oupréties, qui étaient préseiis, sortirenileur coupe du linge
qui l'enveloppait, et celui qui avait fait le ihé, après en avoir ode t la
première coupe aux deux, remplit les coupes des prêtres ei ensuite celle
de la princesse ; puis avant de le goiiier, chacun lit une courte prière : nos
Français s'inclinèrent pour ne pas inéconteiiter le pouvoir.
Lorsque l'on eut pris le thé, chacun se re:ira silène eusem°nt. Ainsi se
termina la présentation solennelle des voyageurs au prince kalmouk.
Le thé est pour beaucoup dans la vie de ces Tartares : i s s'en prire-
raient diffic Icinent. Une autre b'iss n, dont ils fout grand usage, c'est le
Icliigan, lait de cavale, qui eu lui-même a quelque chose d'enivrant ; les
prêtres surtout en boivent en grande quantité. Mais la boisson ordi-
naire est de l eau puisée dans des étangs ou des citernes et que nos \ova-
geurs parisiens trouvèrent h :rriûle à boire. La nourriture la plus habi-
tuelle se compose de vacl.es, de moulons et de chevaux, qu'on fdit rôiir
entiers sur un tas énorme de charbon de fumier, ou bouillir dans d'im-
menses chaudières.
Si l'on devait juger du mérite d'une religion par les actes de ses minis-
tres, ou prendrait uneopinionbien mauvaise de celle des Kalmouks. Leurs
prêtres étaient bien les hommes se rapprochant le plus de la bête par
leur voracité que les cinq amis eussent jamais rencontrés. Ils buvaient en
proportion.
La religion de ces peuplades est une des branches nombreuses de l'isla-
misme. Le nombre de leurs dieux est considérable, et le culte qu'on leur
ren 1 n'a point de règles précises.
Les prêtres kalmouks sont divisés en trois disses. La classe inférieure
se compose déjeunes ecclésiastiques qu'on appelle viandchis, la movenne
compri nd la réuni on des prelres d'un ordre inférieur ap, elés glu t mit ;
la classe supérieure est composée de giitUoung. Cuire cela, chaijuc or-
dre possède encoieun préiic d'un deeré plus éminent r,u'on nomme /j-
wrt. Les fêtes de cette religion soni 1res nombreuses, l'ne des plus iia-
portantes est la fête d'Uriis, qui célèbre le renouvellement de l'année et
pondant laquelle le lama nomme les nouveaux prêtres. Ils ne doiveut pi.int
contracter de mariage ; mais, s'ils ne lienneoi pas à l'estime *\cs autres
prêtres, ils peuvent prendre une concubine, et alors il se retirent avec
quelques parens et quelques amis dans un lieu écarlé, où ils exercent la
médecine et li science des augures.
La place sur laquelle les huttes des prêtres sont construites et qui s'apa
pelle la kliourottll est toujours située près de Vocrsura, ou pilais ou
prince, et consiste dans plusieurs huttes qui ne se distinguent des antres
que par une meilleure cuuveriure de feutre. Klles sont plarOi s isolément,
à ouelquc dislance l'une de l'autre, ni décriveni, vers la s.iison où noes
sommes, une ligue ov.de qui, da'is la k''Oiiro((iV, p.r.ùl re.ii|ii.r l'esiace.
de deux vversies. C'est (l.in> la place vide in;crieurc que Ion remarque les
huitesdcsiinécs à la prière.
Qi and les voyageurs iiiient admis à visiter la hutte du lama, ils y trou
vèreni un assez gr.md nombre de prcires qui, placés dovani l'autel de
l!ourkh;.n, exécutai, nt une mnsijue assez moni.iun'. Ln îles priircslcs
plus d slingués, placé à la gauche de l'autel, p.ic.issaitron i;ire cciic mu-
siipic a>ec une pciiie i loche qu'il trnaii à la main. Les au;r< s pjèlics a-
vaieiil dillérens inslrnmens, qu'ils appellent le buri', le biiclikur, le
\i.iiii;lirrf:ui' le giin!;iloun^, et le Ifilaiiji.
I.c Oui Ci la lormo d'un tube Ion.; de trois aunes environ ; il est en
métal ei rompnsé de trois nu iceanv qui s'adip'ent e\ac ement l'un av<x
l'autre. Pour le son, on peut le comparer à cciui de la ^uqucliute uu dii
buccin.
Le tisclikurr est une espèce de flirte : la pièce du milieu cft faite de
52
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
bois dur ou d'os; l'cmhouchurp , «linsi que In resle , est p.inie en
cuivre, paiiic ea firbianc; IdluDyucurdccetiaslnimciucsld'eiiviiou une
aune.
Le {(an^dound es! une trompette de tôle ou de laiton que les kén-
ghcrgUtis euipli)'ent tour à tour avic le kcnghcri;iu\
Li' knighf.rgdéi;^^. une espèce pariicnlière de laiiihour, qui est couvert
d'un bout à l'autre m parthi-miii. Li's (k'uvcôli's, (|ui sont p'als, se lou-
vent à une pclile distance l'uii de l'autre. Sa circoii^rcnce approche de
celle dcstMid)ours. Il est porté à une ci'itaine hauteur sur ua bâtou, et
on le frippe avec un mailli't en foinie de dia^jon.
Le <5r7i</ii'- est une sorte de cymbales qui, .l.uis le milieu, a la forme
d'une ciupe de chapeau. Deux de C'^s platines sont employées, en les
frappant l'une contre l'autre, tmiùi sur loule la surface, tantôt sur la
moitié s> u'euiciU ci ((ui'lquefuis sur les bords.
îuiajïiiu'?, rjuoi brut se l.ilt eiili'ndre quand tous ces instrumens jouent
dans p'u>ii urs huiiei à la fi'i«. Durant les Icies, cette mus que dure coii-
tiiiue^li'UK'iii peiiiliiii (;uelijues lu uies du matin et du .'■oir. Peu lant les
pauses (!e la iriiVe ou seiut du lait a{,'ri (tchigan) ; les piètres nicmt'S
sortin ni pour tllor prcn Ire cette bc)is>on et se reposer quelques instai s
de cetii' longue séance. Le piince Polkulf cl ses amis, pour se rendre
agréables :uv piètres, furent forcés d'.ivalcr plusieurs coupes de l'inill-
gne liois-on ; en ri coinpeise, un >ieu\ ghelloiig ies conduisit (bvaiit
l'autel, au-dessus du(|uel étaient suspemlues les imigcs de i-es dieux, et
là, apiès leur avoir reroaiinandé de tenir leurs drapeaux devint leur
bouche, alin (|uc leur haleine ne profaaât pas les diviiiiiés, il \ou'ut biin
kui' en décMner les noms, tous [dus ou moins facihsà [ironoiucr. Les
piiiiciî'nux ét.iieiit Dchakdcliamoiini, le plus granl des dieux ; puis Ta-
mail Dugos. OkinTenglwri, Tsagaan, Dara-V.kc, NojonDura V.kc,
ISidonOtr. Ustiklclii, Maidari, Munsoacliari, Erltk-Kliun et bien d'au-
tres encore.
Les images de ces dieuxsont ordinairement peintes sur des toiles jaunes.
Gilb' rten pegnil p'usieurs à la grande satisfaction des lidèles. On lait plus
d'hoiini'ur à d'; uiri\ dieux. Leurs ^lalueseii bronze avaient été furuluespour
la pUipnrt dansqiielqiies villes lie la Ru (•ied'Euri.p!-,ei elles étaient a-sez bien
cséculées pour qu'Ovide en lit couipliinenl auxghe.loun^'. D'iuliesdieuxi n-
fin et ieiiti(iutsiin|,l meirt en tei re, et c'éiaieni les pretics eux mêmcsqui
les peu iss. ieni avr-c une h ibi été vi aiment remarquable.
Plusieurs mis Piosper fut témoin de cette fabrication de diviniti's : le
pauv e jeuie liomme, qui avait tspéré qne ce voyage dissiperait son é!er-
r.cl ennui, s'ennuyait toujours, et eu voyant Gilbeit, Rq)liaël, Oviile et
Panl mener la \ie avec leur insou -iance accoutumée, il m aidissait le sort
qui, tout en paraissant lui avoir donné les démens du bonheur, le rendait
si II alheureux.
Il arriva qu'un jour en examinant un mandchi quireprodui;ait une imaie
du dieu /l/«((/(»/, Prosper l'ennuyé eut a faniaisie diuiiter le travail du
jeune pi élic ; ii t'ouva sous ses d li^it* l'aigi'e moins rebelle qn'il l'avait
cru, Cl eu asez peu de temps il parvint à lui donner un^^ forme humaine
plus corrccic que celle donnée par le mandchi à son Maidari.
Quanil les comiiagnons de Prospcr virent son ouvrage, ils le raillèrent
sur ce qu'il avait de grotesipie, mais spirituellement et avec iniention.
L'a p eiiii statuaire, un peu piqué, résolut iic preiiilie plus de temps tt
de produire (|iieli|ue chose qui prélat moins à la critique. Quelipies jours
après il alla trouver 'Jans sa Imtte un vieux uhellouii^' auquel on avait
conlié 1 insigi.e lionueur de riéer une nouvelle staiu-' du giand Dcltakd-
chuouid. En lui sounieiiantson ébauche de Maidari, il lui demanda des
L'çons et lies conseils, lui «lisant (tlatieric tuute-p, lissante sur les prêtre*
kalmouks) que la religion lamite Ini sembliit si admirable qu'il re-
giiderait comme un seprème bonheur de pouvoir reproduire digne-
ment les images de ses dieux. Le vieux ghelloung fut tmché jusqu'au
cœar de celte déclaration ; il consentit avec joie à apprendre en statuait e
à l'rosper t'îUt ce (pi'il savait lui-même. Bientôt l'apiiniiti, meitani à iro-
fit les leçons qu'il recevait et les principes que le goiit lui donnait, fut en
étal d'ollVir à l'appréciation de ses amis un dieu assez bien conditionné.
Cette fois il n'en reçut que ces encouragemeus, et à dater de ce jour-là
Pfosper ne s'enuuya p.us.
PETITE JUSTICE. — GRANDES FETES.
Quelque te.Tips après, la horde quitta les bords du Don pour aller cam-
der sur les boni du Koiima. Kii peu de temps, toutes les teiiies firent
démoulées cl chargée-i sur les cliaiieiux. Le trois ème jouraprèi le dé-
part des bords du Don, on les établit dans une verie et fraLhe camp.i-
gne.
Chez les Kalmouk', la just ce est reniue par le prince lui même, assisté
ùcstii ■iari;atci'i. Pcn ant l-'ur se'jour i armi les peuplades, le prince
Paul et ses compagnons eurent occa ion d'assister ii une audience solen-
nelle présidée par le vice khan dans la hute de justice.
Lor.-q e le prince y fut assis, les sargalcld q i entraient s'approch'»-
reiit de lui l'un après laulre. plièrent le genou droit en inelinant leurs
corps et t luclièrent av c la main droi e le bras gauche du pi iuce, ce qui
est chez eux une marque de respect et de saliii. Le pi iiice louchait de
même la maiu du sargalchi, qui, après cela, s'cluignait à reculons et
B'asse^ait.
Les prince» kalmouks çt mongols ont depuis un temps immémorial ce
conseil pa-iiculier [sarga] (1). qui cependant ne peut jamais faire oppo-
siiion il 11 ur poiaoir, puisque le « hef du conseil a la biculié de di'()oser
les membres .a voloiiie. Les devoiis dos sari^atcld, ou meuibres du con-
seil, ont toujoi.rs été, comme aujourd'tini, de s'occuper des atlaiies du
peuple avec le chef. La sart,'a est composée de liuii memhies. Vers lati
17()1, Oubaclia ajant été nommé succi sseiir du klian Doiiduk Daihi, le
gouverneur iu.>se trouva bonde mettie des eniraves au pouvoir de ce
prince eu déciilaiil que les surgatcld seiaiinl allai liés au coir^eil des iif-
laii es étrangères ; • l aliii de les lier davantage aux ntéréis des Uusses, on
leur arcoiea \\n trailenient annuel de cent roubles.
Lors'iue les Kalmouks sont obligés de prêter scrmen', on suspend dans
la hiiiie (le îu>lice une image qui représeiiie oïdinaiiement le dieu du
temps [Olchiibani).
L'usage vciit qne le pi. lignant n'd a été blessé dms son droit par celui
contre (pii est poiii'e la plainte charge un autre de la urcsiaiion du ser-
ment, (equi est ordinairement coiUié il un prèlie. C"t airangemeni, si
nous réiléi hissons iiien aux b.<>es de la religion kalmonke, n'est pas mal
iniendu. Un ciaiinel ne craint pas du ciMnineiiie un nouveau ciinic, et
lin homme qui ne craint pa> d'ai laquer la propiiété des autre» n'au'a pas
beaucoup de resi)ect pour la sainti té u s rnient; un vo'euret un meur-
t ier ne se feront au un scrupule de conscience d'en f.di e uu laux.
PoiiC éviter les faux leriuens, la loi des Moi gols exige que celui qui
se plaint fasse jiisiilier f-a plainieparun serment suis qu'il soit permis à
celui contre ijui elle a éié poriée de pouvoir se justifier. Cepeudaiil cet
usage n'est p.is exempt de certains abus. Chez les Kalmouks, le serment
n'est prêté le plus souvent que pour des discus-ions d'argent , et la
formule dépend de la giau'leur de la dette. De légères plaiules < x geiit
peu de cérémonies; (juand elles sont graves, il en e;t plusieurs ([u'on doit
ODserver. Le serment que les voiageuis virent prêter était pour une
plainte de six roubles. Un certain nombre d ■ prêtres et de l.ric- éiaient
assi-i sur deux lignes, qui coaimeiiçaienl à la pet te huPe : à ijUelque du-
lance brûlait un l'eu de fumier sec, alin de pouvoir allumer unelaniirnc
lorsque la cérémonie commencerait. Les accusateurs et les accusés éiaient
encore dans la sarga du prince, oit l'on cherchait à terminer l'allaire
sans en venir au .^erment.
Lnlin les accusateurs et les accusés | aiurcnt accompagnés d'une suite
nombi euse. L' ur di' ( ussion continua jus(|u'a ce (|u i's lussent en présence
de riiuag', ei même encore quelque temps aiip'ès d'el'e. Enfin, celui qui
prêta. t eseï ment sejeta trois foi~ à terre en proaonçaiit devant Olcldihanl
iC' expressions que nos l'"raii«;ais ne purent comprendre ; il s'avança en-
.'uite contre l'.iuage ei la toucua de sou Iront. Les as istan> kal Mouks en
lireni autant par esprit ue religion; l'image fut roulée, et l'assemblée se
sépara.
Les trois grandes fêtes principales des Kalmouks sont: l'uriis, qui se
célèbre au commeucenu ni de l'.nné • et que nos Europ eus n'avjient pu
voir; le zagaan. qui signifie fie b'anclie (tqui se célèbre dans Je pre-
mier mois (lu printemps, et la soulla, ou fête des lampes, qui a lieu vers
la fin de l'automne. CtS deux dernières fêtes surtout sont extraordi-
ua'res.
Quelques jours avant que le tagaan commençât, les instrumens de la
kououll, i.éjii familieis aux ortilles des cinq amis, se firent tntendie,
bien tpie le f/oid excessif qu'il frisait alors oi.ligeât les prêires d'allumer
du feu dans leurs huttes de pnè'C, d'au ant pus qu'ils y étaient assis sans
bonnets ni gants. Ces huiles fment nrnées inténeiiiement de i idéaux de
soie et les autels cliargés de lOupes d'ollraihle, garnies, pour la pi pan,
de figures er piiie : à côié de ces coupes ou pi .ça des morceaux de pâ c
plus grands, qui étaient renplis de bi un e cl formaient une espèce de py-
ramide ; l'auiei lut en outre orné de superbes lap'ssi ries.
La léiedu 2ai,'(Mn fu instituée en rhonneur d'une victoire remportée
par Dcliakdcliainuuni i^uv six f.ux docteu s qu'il cul à combattre pen-
dant uiM' semaine entière ; en mémo re de q':oi la léie ■ ure toute une se-
maine. Penilant ce temps de prières, \m s lence parfait ré^na dans les
huiles des kalmouks, et les dévots se renilin nt h la kourouH pour y faire
leuis prières. Le vicekhan et son épouse en lireni autant.
Les prèires eé'ébrèri nt par des ..•liants et es jeux la nuit du dernier
jour consacré à la prière, qui esi la niême que l.i dernière du iroisiènie
moi. d'Iiiver ; et le matin tle la léte, la nege lut enlevée au «levant de rha-
que kliouroalL Une iiii ige de Dchukdctiaminmi y liil élevée el abri éc
par un parasol, d«- m; nié e cepeinlanl que le LSonrklian pût recevoir I s
premiers rayons du soleil. De clia(|ue côie de riUMLe daieni des coup s
d'i iïrande et des 6«/('/ijy, placés sur des laltl-s, de\ani lestpMlls on vm.ii.
dans une écmlle, un i;ios lialing eu b:'nire, dont f s Ignés (|ui éiaiint
tracées dessu; se dii igcaieiil di côté de l'image. Au b ver du soleil, les
trois prêtres b s pins d stiigués de la kliniiroiill. poilaiil des esi ères de
cymbales, s', ssireiit sur des tapi, de fi u're, tandis (|ue d'autres, debout
ei a-s s, foriaaienl un demi cercle. Di s letiill s écrites en lanj-nie lan^ontc
éia eiileleiiiliips sur les genoux des prêtres. Pétulant qu'on ch.inlaii, des
troupes de Kdmouks s'apiirochaieit de l'ima/e, se pro.sti roiiieiu (le\aiit
elle, puis fais lieiit proc ssioniielleiiienl le loui' des huiles où l'on se i éuiiis-
sail, et e iliii ils ven. tient se placer peleniele au rende p lU ■ assister i.ux
cérémonies religieuses. Le boid, qui était assez (if, à cuse de I h. ure
, , , -■ — 1 ^»
(1) Cette expression vient du mot ear qui signifie $ommanrlçm€Pi.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
55,
tiès tratinale à laquelle se faisnit coite cérémonio, Oiait fort sensible; et
rt'ix'ii iam les pieires qui fai-ai-nl p. itie de la céi t'iminie éiaient nus, « t
Kl plupart ava cMi les cli'ivcux c lupés ras, sans qu'o.i put remarquer que
ic II 01(1 les incoinr.ioilât.
I a prière «"lant tHrniim'ir, les prêtres et nnc grantle pariie de I.iïqucs se
rendront dans la grande lui te di; réunion, dnns l'inlérieur de l.i((uelle
I imagede Dtluû,(lcluiniinmi, les ligur. s le Oaling el les ciup sd'oUVandes
(urei.t pniitiC''. Les pieires clia:ii{ieiit une courte |;rière iiprès laquelle
ils se letÈreni subiit-niei.t, et cliacuii fli. rlia ù s'approc'ier des nna,'es
suspendues dans l.i buit', pour li's loucher a'ic le rr.ni. I,a foule (jui était
«îuiréc dan- Li lii/tt'i en litaiiaiit; rtle* prêtres antique le p'uple,
iprès avilir iQUi'lié les ini ges, revenai nt sur leurs oas pour s'aecos;er
l i'ci, roquement en er ant : « Mèndou. » Le tuQiulte était si grand que l'on
recevait des cou s de ions côtés.
Les cris de mèiidim cl les scrrcmons de mains ayant duré quelques
insians, les prcties s'assirent sur des lapis, et on apporta du llié et d i
reaudi'->ie. En uièuie temps on di>iril)iia dans l'assemblée des morceaux
de Viande gilee, et après re déjeuner, la réunion se sépara.
F,n sortant de c< tie cérémonie, on se rriid.t riiez le vice-khan, qui,
assis avec son épouse auprès di fi>yer, recevait le salut du zai^aaii de
ceux qui cnir..ieni; et celte aidi'iice, desiinée à recevoir et à rendre ce
salut, dura p!usd une lieiire. Lors de cette létc, il est d'usage de pot ter à
sa ceinture du fâieau, du sucre, des laisiiis de C'iriiiihe, des ligues et
d'auti es fruits secs, et l'on se fait léciproqueraent des prés>us, pendant
qu'on <lit et qu'on répond mcndoii. Les Kalmouks, oiéme les plus
d stingiiés, font porter après eux un petit sac, contenant les fruits qu ils
donnent et reçoivent.
Après cette réception, le vice-khan se rendit avec son épouse à la hutte
de>a nèie, pour y faire lesalut du zw^aan, et il alla ensuite chez le la-
ma. Le prince étant revenu, le lama viut 1»; voira son tour, et le vice kh m
lui céda la place d'Iionncu". L'eau-de-vic et le vin tariarc furent alors ser-
vis ii pleines coupes aux assis ans; les prèircs ne (levaient qu'y ireaiper
leui s iiuig s ; liien peu repend.mi obser> èreiit cete restriction, lanlis que
les auliosi't ineiiie les priiiripaux 6atkîc/a' cherchaient à se dédommager
des temps d'abstiiiencc.
Le prislavv etil'au res Kaltnouks de qualité se réuniront rhez le vice-
khan pour dîner. La viande et le riz furent servis gelé-, parce que le
nombre des ci>nviveset W. grand fr<.id (in'il fa sait avaient ernpéebé df; les
faire eliaull'er ; mais les boissons dini'nuèrenl un peu le froid, tt cba :ua
retourna chez >oi avec l'esprit fort gai.
Pendant qu'on se n'jouis-a t ainsi dans les buttes du prinre, on s'ac-
quittait à la kIwurouU d'une cérémonie religieuse qui se fait avec des li-
gures en pâte cimpnsée <le farine et de in:e'. Les Kalmouks ont tant de
"»! néraiion pour ces figures qu'on ne les a|ipror he qu'avec respect elqu'on
n'ose pinnt !■ s toucher avec les mains nues; ils regardent même comme
un crime d'en approc'ier la b',u<he à cause île l'hileine. On ne les fiit
que pour les srandis fetcs ; et quand elles ont une fois ligure sur l'autel,
on les jette dans les Ilots. Aussi on se rend t le soir procesionnelleinent
sur l'S bords du Koum i, pour y jeter celles qui avaient servi à la fête du
zugaan, que les prêtres et les laïques, les femmes et même les lilles, ne
terminèrent qu'à moitié ivres; .'■i bien que les gardes du prince furent
obligés de veiller tous les cinquante autour de sa hutte.
La fête du zugaan dure depuis le premier jusqu'au huitième jour du
premier mois du priinemps ; et comme le preuiifr jour est célébré avec
plus de pompe, on I appelle le grand jour de la fcie zagaan. Le secoiid
jour fut célébré chez le lils aîné du prince, cl 1 s autres a la khonroutl.
La gaîié produilr» par l'usjge des boissons ne se faisait pas seulement re-
nia quer clii z les prcires par les discours, mais encore par les dunies et
les cr.ants.
La daii.'C et 1rs chansons qui ne sont pas religieuses sont défendues aux
prcires; nia^s pendant la fétr; <lu zoguan, les buklrlii le,> plus .sages mê-
mes ne se coi' foriircnt pas rigraireuseuient à celte défense. On dansa
lieaucoiip da'is la hutte du prince, on cha la duiis les airlrcs ; mais chez
les prelres, l'iviess; les excitant à un sciitlm''nt religiiuix, ils se faisaient
apporter les images de Dourklian pour les lo.chir avec leur fioil. Le
prince 1 1 >a famile étaient pré;>cns au repas, mais ils buvaient avec plus
de niiJih iMtiori.
Le dernier jour du zapian devait être célébré chez le lama ; mais soit
dévo'ion. soit éroiioni c, il s'excusa. 0"i"il •' '•' iinautilé di' lii|iieurs bues
a cet c fête, qu'il sullise di; dire que chaque khourouU acheta un tonneau
tic vin Cl un tonneau d'eau d(^vie.
La féie des lampes îiri iva : c'est la troisième et la dcrn'ère des fêles so-
lennelles de l'année, riusicnrs jours avant celui où elle coiiîmence, les
prières journalières de la \<hoiiroull, le main, ii niuli cl le soir, sont f.ii-
tes avec plus de cerénionii- pour se préparer il 1 1 fête, et l'on n'y ép irgne
pas les inslrumens de mnt'iipie, tandis que dans les hi.lles particuicres on
célèl re ce temps de pi ère avec du vin iiriarc et en jouiiri aux caites.
Celte léie tire son nom de la manière dont el'e c t Cilébrée, c'est-à-dire
en allumant des lampc^ {soiilUi on kalninnk sii^iiilie lum/w) ; elle est con-
sacrée par les K Imiroks à l'eler leur naissance co.iiiniiue, et sa di-pos tioii
est vrainieiit singniièrr'. Le Kalnio 'k ipii est né la vei le est cous derë, ce
jour lii, comme ayant un an. Le jour do la fête arrivé, chacun s'occupe
des dispositions de la cérémonie qui a lieu sur le soir lorsque les éioiles
couiiueiiceul à brii'cr, I.esla>'ic^ faites avec uuo csjièe de paie, sont
remplies de graisse, au milieu de laquelle on fixe un brin de la plante
nommée parles botanistes slipacaitUlatu. qu'ils entourent d." coton pour
servir de mèche. Chaipie lauil.le kalmnnke a une lampe commune, qui a
autant de mèches qu les memb es de inute la famille réunie ont U'an-
néis; ces lampes sont placées ensemble eu sipari-ment.
Les personnes de di^linr tion f.nii élever au devant de leur hutte une
espère d'autel nommé dcnd'r, qui est suuveirt aus-i placé auprès de la
kkourouU. Leur hauteur est ordinairement celle d'un homme, i's ont
trois à quaire pas de long sur la nioit é de large : ils soni composés de
bi anches tressées et posées sur des morceaux de bois, el on les recou-
vre de çazon.
Lorsjue la nuit approcha, les prêtresse rassemblèrent auprès du déri-
der de leur khoaruull. A côié de chacun des autels brillait un petit
foyer que les prêtres en'ouraieni en attendant pour allumer les lampes
que la famille du vice khan sor îtdesa brille pour ouvrir ie cortt'ge. EnOn
le prince et la princesse parurent, se mirent à la tête de la prec>ssion
et marché en i suivis d'une c ur nombreuse, pendant que l'image de
So(«/.oa//a était portée en procession au son d'une niui(|ue brujanie ,
trois fois autour de l'autel ; à chaque fois, le prince, sa fami le et lous les
assisiaiis se priis;ernaieiit. Le mouvement de la miiche clian;'eait suivant
la mesure de la musique, et l'obscur ité la plus profonde régnait dans la
forêt (lu Kouma, au milieu de laquelle la fête se ce ébrait. La place où
l'autel éiaii élevé et autour de la(|iielle te faisail la procr ssion, éait pleine
de fossés, de irons et d'inr^galités qui auraient rendu cette marche donge-
reusepour lous autres que pour les Kalmouks; ceux-ci, qui, pendant le
jo ir, ont la vue perçante comme le fauron, (t pendant la nuit comme la
chouette, exécutèrent leur uiarr he sans s inquiéter. La procession 0 ainsi
le tour de l.i khouroull, ensuite chacun revint dans les huttes célébrer la
fête en buvaut et en jouant.
PE.\SÉC A PARIS.
Neuf mois et plus s'étaient écoulés depuis que nos amis de Paris avaient
commencé à visiter le pays des Kaluiouks, et ils ne cunuais;aient pas en-
core à moitié les mœurs si variées et si bizarres de ces piMipl is riouia ic.-.
En étudiant leurs coiituines lout originales 1 1 nouvelles pour eux, ei par-
tageant leurs voyages malgré les mauais temps el se fo, l fiai t ainsi piiur
I aven, r contre les intenipé. ies des sa sons, picirant des notes sur ce qui
intéres-a t le plus chacun d'eux dans Min art ou dans ses goiits, le temps
avait passé bien plus rapirlement qui s l'avaierrt cru.
p,.Celi.î des cinq (|ui semblait le plus heureux de ce voyage c'était Pros-
r. Chaque joi r maintei ant il cotisarr.it qur-lqui's heures à pi trir, à
s^'ulplr/r avec des instruiiiens grossiers mais précieux pour 'ui. r^c peiiies
hgurines dans lesquelles un artiste aura t reconnu une touche vigo rreuse
•^t presipie inspirée du talent il coup siir, du génie peut ê re. Il par.int
un jour à copier un Kaim^uk dans son cotuine original et reçut sur son
œuvre les félicitations naïves de toute la horde et celles plus inteLigcnics
et non moins siiuères de ses amis.
<■ (Jui m aurait dit j imais. rr p t.iit il souvei't, qu? ce seraient les Kal-
mouks, lin peup'e p, esque sauvage, (Innt j'ar long-'.eini s ig^ oiv l'evisicrcc,
qui me donneraient les priMiiières notioi s de la sculpture :•> Bravis Kal-
mouks, va! M je pouviis m'y dôr-idr r, je vous embras>eia's ! •
Errhu, voyant appincher l'é.ioiine de leur retour en Frarrcc , les cinq
compagnons d'aveiuuies, qno'qn'il leur res;ât beaucoup de choses à éiu-
d ce dais le pavs. ilurriu su ger au d.'eari. .Malgré les épreuves un peu
périiblis qu'ils y avaient ea i subir, ils ne rerroncèrenl pas ii l'irlée de ic-
veii r u'i jour- le vi-iier encore. Prosp. r sijrinut eonsidér.iit ce voyage à
f ire, dans l'avenir, comme une deiie de reconn; issance. Le jour où 'par
l'entr émise de Paul, les Français lirenl leurs arlii ux au vice-kliau, lut un
jour presque irise puur toute la hurde; ils avaient été borrs cl auréibles
pour cir.curr : on les regretta. Le vieux ghellrving i|ui av.iii uroniré son
tiri il Prosper, surtout, éprouva un vériiàblj chagrin de se séparer dcson
élève.
Le prince Pokilofféliit atiendu pir de nombreux amis dans sa ville ii,i-
lale, la molerne rapiiale île la liii sie ; les o dresde son gouvcr. luiint
l'y rappela eut d'aideuis pour y rendre compte de sa uii>siun ; -es amis,
qui ne vnuaierrt p^s le quitter, l'.iccomfajiièrenl donc à St-Pcier.-bouig.
Dans la cité impériale, 'oui sembla ad.iiirable aux q- aire Français; lo
frais souvenir de ee qu'ils venaiêi t d'êpr-onver chez les Kalmm ks tl'uu
et) é, de l'autre l'espoir île ri'vnir Paris dans que'(|ues j"ur'', ronciuralciii
il rendre tout charmarri ii leurs Viux. Ils descend. i eut h l'hOlel d-' le..r il-
|.ns:ie ami , que la s iciété de là cap:l.le tt uniit de fê es pen.lani Irois
jours. En artistes toirj<rurs passionnés pour leur art , llaphaël ei Gilbert
vlsiièn ni lesaMiiumens épais dans les quaia'iie-deux quart ers de Sainl-
Pêtersbourg , l'aeadéc i<; i npérialc, la cii.;deile, les trente-cinq grandes
églises, la statue équestre de Pierc 1" fun.liieen broiiii>. sur un rocher
de granit et du poils de trois niillions, grand smvcnir de CjtlnTitie II.
Ovide les aceompag: ail; en hominr d'éruili ion cldog'ilt sur toutes rho-
se, il donnait son avis, souvent impiiriani. teiijours umL'. Pr<itp<r. peur
qui la vie eiail plus douce c' les joirr-s moins Imigs dei u s que r. ri i.'c la
l'Cii'plirie s'était révélé en lui, pioliiail maintenant de re qu'il cnicn lait
au ant que de ce ju'il vovai. Le ciecroac était l'aimable cl sava.,t prin-
ce Paul, qui faisait les hoimei;is de son Pcierîbourg .^vcc une grâce cLar«
maille, :. . '
54
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
On partit. Je ne vous dirai pas les mijle folies que la joie du retour et
les c.spi riiiiccs (lui les ailcinlai nt à Paris Creiit (léliu-r à la Iroiipe
joïei se. et e vous fciai yriirc. de ia rouie; il'aillcurs ils ne regardaient
p lis ri^i), Paris était au bnut. Berlin, Hanovre, le liLiii, Bruxelles n'eu-
rent d'ei.x que des regar is rapides et d<s ad.iiirali'ins sius entliouàd.Mue.
Air.'s lini eli'S, ils passC'r'iit par Lille, par Arras, pjr Auiitus; ce lu
uu soir (|u"ils se trouvèrent dar/s celte dernière vi le.
I.e prince Paul Polikufl'eui alors un de ces capiices que vous savez : il
se Mit en tète dajiiuiir un épilogue à la eoinèdie qu'il venait déjouer
avec ses (juaire aints, et de l-queile leur enleveiiieiil de Paris avait èlé le
pri.liiiiue. Ils étaient descendus à Pliôlel de France, Paul y comiiiaiula un
souper sp eiidi ;e, et ses a.iiis, qui n'el.'it nt plus séparés (pie par une nuit
du lU! lie ieurs voeux, le féièient (ligneineni ; pour cela, ils hureiit avec
une p is 'vér.mce a.liniiahle, et firent si bien que le prince put aisément
leur d.inner des vins priparés de la niéine façon que lavaient été ceux de
la soirée du 27 feviirr. La même cause produ sit les mêmes ell'ets, c'rst-à-
dire qu'on transporta les quatre voya^jeurs endormis dans la cliaise de
pote (lu prince, (|ui cette fis ne les quitta pas, sans qu'ils lissent seule-
ment miuc de vouloir s'éveiller.
RÉVEIL.
Il 8iilîit d'une nuit pour venir d'Amiens à Paris , et d'une nuit bien
couiie, qeaud on peut, comme le prince russe , éionner les poslil ons à
f()|ce (le géHi ro.siié. Uoiif le lendemain du souper, la chaise de posie
s'iirréail dev.-!nl l'iKMel d'oii elle é:aii partie uu an auiiaravaui, rue de Ui-
voii. L(?s qiîatre anrs ne s'é'i.ient pas réveillés. Le prince deniamla la
fliambre ()ui avait v j le souper, et l'ay.int o!;tenue, il y Ut remeitre louies
choses absolument dans le même éai qu'a la lin de celle exii a.aganie soi-
rée, pu's il y lit iransporlcr ses c iiiipagnous. Tout ( c'a deuiamla assez de
temiis. Eniin, vers la lin de la nail qui suivit l'arrivée delà caiavun'', les
voyaseur.-. s'éveillèrent à peu pi es eu même temiis. Le prince l'okiloiT, de
fjiiijo liens ce récit, m'aassuréqie cemoaicii avait élé l'un des plus ddi-
cicnx de sa vie. « Vous pensez bien , m'a l-il dit , qu'ils se l'rouèrent les
yeux au moins trois fois, puis qu'ils les ouvrireui aussi grands que la
caisse d- votre bu''get. »
— Allon-, mes auiis, dit Paul, le jour s'avance, je vais bientôt partir,
rijveillez-vous tout ii-fail : nous n'avons plus que peu de momeus à resicr
ensemble.
Ilaj.liaél se leva, et d'un pas vacillant encore il alla écarter les ridcaiîx
d'une Iciielre ei revins s'asseoir tout bébété : il avait vu tout siinpleiiicnt
les pav( s lie la rue de liivoli écla res par le gaz, un innocent fac kinnaiic
qui soiillliit drfos ses doigts, pu s les arbres, ei à sa gauclie nu dessus du
gia.ill'in de Marsan, une lueur naissaMe, pree.iicr rayon du jour.
— Par saint Nicolas, reprit Pokil If, vous -dormez adinirabL'uient, mes
convives lii n-aimés; si viuis vous étiez ciiieiidus lout à i'ùeure. vous (ai-
gi'Z à quatre un cœur de r nllemeiis plus éiiergi'pn^ que la valse inler-
nale de Robert : c'est une idée que je donnerai à Bei lio/.
Il é:ait iicuf heures du matin que le priiiee n'ava l pas encore réussi à
con^ainrrcscs ai is qu'ils asa.eni rêvé et qu'eux n'avaient pas encoie pu
se peisua Ur qu'ils n avaient pas rêvé.
La dispute était Irèî chaude.
Lu dumesl que; tous quafe coururent à lui.
— Mim ami, s'eciièient-ils eus mble, quel jour sommes-nous?
— Aujinud'luii, dit le garçon, c'istle 28 février. Mais, tenez, messieurs,
voici Irnis lettres qu'on m'a dit cire extrêmement pressées, car b s per-
sonnes qui les ont remises cliei vous avaient l'ordre de vous les porter
paiioui oij Ton croiraft pouvoir vous trouver.
— Donnez.
- — Voyons.
— Doiiiiej donc.
Pi-'pli. él, Ovide et Gilbert ouvrirent précipitamment leurs lelircs et di-
rent en m 'ine temps :
— l'arbleu, je savais bien, rarls, le 28 février ISZ... Nous avons
vieilli d'une année, ce D'est point un rêve.
Raphaël lut :
0 Monsieur,
«M. 1" directeur du Théâtre-Français a l'honneur de vous prévenir que
«la c(Mnédie en ( inq actes et en veis, la Femme philosophe, dont vous
«êtes l'auteur, va être mise en répé ition aujou'-o'hui. Il vous aliend en
))ce moment au ibéiitre pour régler avec vous quelques disposiiiuus pré-
«paraioirts,
)>M. le directeur vous prie d'agréer, etc. »
Au revoir, Paul, tu es un bon autocrate ; donnc-iaoi ta main, au rc-
oir. Oh! quelle joie!
JU naphaêl soriil en courant.
Oviielut:
« M(/n clier gendre, j'ai appris par votre dernière lettre, datée de
«Saint Pélersboui g, que vous deviez arriver à Paris le 2,î de ce mois;
«nou.s sommes au :i8, et je ne vous ai pas vu. Je vous apprends avec plai-
»sir que nos emb irras sont terminés. Accourez donc embrasser voire fu-
Dluic et nous (liie le jour où vous voudrez l'apptler voire femme.
» Je vous embrasse, elc, •<
— Paul, à bientôt!
Et Ovide s'élança sur l'escalier.
Gilbert lut :
« Monficreimon Gilbert! je t'attends chez toi depuis une heure, où es»
0 tu ? Viens donc, je meurs du désir de l'embrasser.
» Ton Edmond. »
Le peintre ne put pas dire un mot, lui; il Ferra ia m in de Pokiloffà la
lui br^iyer dans la sienne et renversa deux fauteuils pour gagner la porte.
— Allez, joyeu'i fous, dit le piince, ne calomnioz jamais la vie. Et toi,
Prosper, n'as-lu rien (|ui l'alten I à Paris?
— Oh ! si, mon bon Paul, répnndit le nouvel artiste; ce qui m'altenc
ci, c'est le travail, c'est l'aride Phidias, c'est peui-èire la gloire!
I>AIL VVER\ER.
{Traduit de l' allemand.) — (Mutiée des Familles.)
DRAMES ET HISTOIRES MABITIBÎES.
I. li» ITosix.
Depuis douze jours la frégate la Circé était à l'ancre en rade d'Oran.
Sa I oijue sveUe et mignonne, que léchait une lame douce et bien égale,
se balançait nonchalamment au milieu des sombres bouées, ailendant
sans impatience l'ordie d'appareiller pour la côie de Fiance. Mais qui-
conque avait pu admirer, à son enirée dans la i ade, lu belle frégate a ors
si vive, si liére, cl comme un cguc éclatant, toute rehiisanie aux rayons
du soleil africain, n'aurait pu la reconnaître à celle heure. La plus jolie
femme, dii-on, ue doit pas elie vue sluis t iletle, et depuis douie grands
jours, Circé la pimpante, comme l'appelait son vieux conimandanl liai ol,
avait oublié de faire la sienne. Les cordages pendaient aux mâts coaime
des boucles de cheveux en désordre, sa voilure, à demi-carguéc, rappelait
parfaitement uneiobe mal po lée, et son bus terne et poudreux pouvait
être comparé à un gant sa'e et tléiri à la main d'une femme à la mode.
Quille était donc la cause d'un pareil changeme.it? Circé, qui avait
coinpié jusqu'à ce jour de si nombreux adorât 'urs, allait-elle enlin ron-
naîlie la honte de i'abanJon? Devait-elle être rangée parmi ces Ciirônes
obseures et délaissées, destinées à périr à l'amarre, comme une malheu-
reuse condamnée au poteau du piloii? Grare au ciel ! t.lles n'étaient point
les destinées de Circe, etccsqueliju s jours d'oubli devaient passer ina-
perçus dans sa cariière qui allait devei.ir plus brill mie que jamais. De-
puis douze jours la providence d .■ la Circé, son a Imii aleur passioiiné, son
roi, son ainani, son père, le commandant Harol eiiiiu, était à terre avec
l'éi-t major; l'équiiage était en congé, et il n'était resté à bord qu'un
lieuienant et queiijues maielols. Mais l'ordre d'appareiller arriva entin.
Au I reaiier signe de comin.indement, tous les matelots furent à leur post(3
comme un seul liomme, ses voiles éiendireni leurs grands bras de fauiô-
mes pour subir la visite qui annonce le départ. Le mouvement, la vie, les
cha- ts joyeux recoaimencèi eni à bord, et la Circé reprit son allure heu-
reuse et ses brillantes couleurs.
— A quelle heure le départ, lieutenant? dit un jeune aspirant qui re-
tournait avec bonheur vers la côle où il avait nue mère à embrasser, de
douces atleclions à retrouver.
— Demain, à quatre heures, les dépèrhes du maréchal gouverneur se-
ront apportées; à tinq heures on lèvera l'ancre, lui répondit sèchement
l'ulijcier.
— On lèvera l'ancre, et le commandant est encore à terre!
— Il attend sans douie vos ordres pour revenir à bord, monsieur.
Celte dure réponse à une question bien innocente dans son indis-
crétion coora vivement les joues du jeune homme. Il vnu ul s'excuseï ;
mais quand il releva la léte, le I cuienani était déjà loin ; l'aspirant se rap-
pela qu'il était marin, c'est-ii-dire que toute rétlexion lui eiail interdite,
il éioulfa ce dernier cri d'une liberté qu'il s'( n'orçait chaque jour de mè-
tre à néant, cl alla demander .i son hamac l'oulili de ses lèves dorés qu'il
avait un par un semés dans le sillage du vaisseau. C'était eu clfei chose
inaccoutumée qu'un si long séjour à la tôle, pour un vieux loup de mer
comme Harol, (lui ne sentaii ses jambes solides que sur le plancher de
son vaisseau. C'est qu'Harol soleniiisat à table, au milieu de jojeux amis,
son dernier voyage. 11 allait dire adieu à la gloire mariiiine, se faire pékin
comme un bourgeois de Paris, et comme il le disait dans son langage
eue g que : le vieux requin devenaii barbillon de S 'ine. Apre ^ vingt-cinq
ans d'honorables services rendus à son pays, le commandant Harol n'était
point mis à la retraite, on le rappelait à Paris, pour (irofiter de sa vieille
expérience dans la grande question des armemens qui se traitait alors.
Harol, qui avait bien acq ils le droit de demander ei de recevoir, avait
obienu la n:iiiiinaiion de son neveu au commandement qu'il allait quilter,
et le soir dont nous parlons il était encore à terre avec son état-m^qor à
qui il venait de déclarer qu'il n'était pus son commandant qie jusqu'à la
côte de France, et que là il remettra t ses pouvoirs à son neveu F.-é-
déiic.
Il était onze heures, depuis long-toups le sr.uper était fini, les verres
de punch à demi-vides, le ra onnemeni des visages, l'éclat des yeux an-
noiiçaicut que les choses avaient élé bien fji.es; on en était au second
dessert, c'est-à-dire à la pipe, et chacun des eo!ivi>e se livrait avec laut
de cœur à cette doû'Ct . . -.- -c.^.. <- i^cint; an ou pouvait uis-
tinguer les Lommes -^ ui cQjfcés dans le nuage épais de fumée qui rem-
plissait rapparit'inciil, et qu'une personne du dehors n'aurait pu y péné-
trer sans courir le risque (l'être asphyxiée. Les conversations éiaient
chaudes et animées, on parlait pnl:tii|ue, et l'on soutenait avec feu la
iliese si clière aux marins, de la supéiioriié de l'armée de mer sur celle
de terre.
— Tout ça c'est de l'écume à la proue de ma frégate, fit le comman-
j (lant Haiol en bourrant de nouveau sa pipe, et vous vous lancez vous
autres dans la politique, comme une goélette à peine sortie du chaniier,
q li voudrait lutter de vitesse avec notre Circé, la plus line voilière de la
l\léditerranée. Mais, mes jeunes marsouins, vous avez beau ouvrir les
ouies et battre di^s nagerons, vous ne serez jamais d;>s cachalois. Je vous
ciitenils, depuis une heure, débiter un tas de niaiseries à f.iire couler bjs
un vaisseau de 94. Eh! mille sabords, il y a un terme à tout. Pour
pai ler des marins, il faut les connaître, et vous autres, troupeau de
goélands d'eau douce, vous n'avez fait connaissance avec eux que dans
les livres ou en Imaginative. Celui qui soutiendrait qu'un marin n'est pas
supérieur ii un .soldat de terre déraisonnerait autantque s'il voulait p acer
le canard au dessus du cygne. Eiifans, c'est le comniantlani ilarol
qui peut décider la question et prouier qu'il y a autant de distance entre
un marin et le plus crâne des pi-kius qu'entre un vaisseau de 120 canons
et une chaloupe. — Allons ! qu'on remplisse les bols ; c'est du rhum qu'il
nous faut celte fois ; qu'on appoite du tabac frais, nous avons encore une
Leure avant l'eaibarquement , dit-il en consultant sa montre ; je com-
mence, et, à minu t, mon histoire sera finie :
0 La journée avait été chaude; de douze vaisseaux nous étions restés
à sept, et nous en avions coulé bas huit aux Anglais.
»La nuit éteignit le feu des sabords et permit de se compter un peu;
ma foi, ce n'était pas une longue bcso^tne.
«J'étais lieutenant sur le vaisseau VEote, et je fus chargé de faire l'appe
de ce qui restait d'hommes vivans sur le navire. Trente-deux répon.lin nt
sur deu\ cent quarante que nous étions le miiin, et encore ces trente-
deux n'étaient-ils pas tous complets. Par exemple, tout le monde avait un
ap)>étit de requin, et ça se comprend : on avait oublié de déjeuner et il
était huit heures du soir. On lit une distribution de vivres avec double
ration de vin et d'eau-de-vie, et après une bonne heure employée à jouer
aciivemeiit des mâchoires, tout le monde ronllait à bord de l'Eole, excep-
té les hommes de quart et ceux qui avaient quelque chose de moins dans
la membrure.
»11 y avait enrore un homme qui ne dormait pas et qui n'en avait
guère envie : c'éiait le lieutenant en premier, Mar<el, qui éiait passé ca-
pitaine pendant l'action, et qui, pour la minute, commandait VEolc; un
brave homme comme la mer n'en porte pas beaucoup!... Un verre de
rhum brûlé à sa mémoire ! »
Et le vieux Harol, après voir vidé un énorme verre de punch, essuyé
sa moustache giise et rallumé sa pipe, continua :
(I Vers les onze heures, le commandant Marcel me fit appeler et je me
rendis aussitôt à ses ordres. Je le trouvai assis devant une table où étaient
épars quebiues papiers avec une bouteille de sauviHage toute pi éparée.
11 avait la tète foricment comprimée entre ses mains, et une pensée qui
n'était rien moins que gaie lui sillonnait le front comme fait une proue
de vaisseau qui entame la vague. A mon arrivée, il releva la tète et me
dit:
u — Eh bien ! lieutenant Uarol, que pensez-vous de VEolc ?
» — Commandant, lui répondis-je, je pense qu'il s'est bravement con-
duit et que les Anglais sav( nt à présent si les bordées tout bonnes.
»— Ouidà, mon brave artilleur; et avcz-vous visité votre navire du
pont jusqu'à la cale?
»— Non, commandant.
» — Combien croyez-vous que nous ayons à attendre pour être coulés ?
» — Que dites-vous, commandant ?
» — Je dis que j'ai tout vu ; à cette heure, nous avons quatre pieds d'eau
dans la ca'e, elle moule d'un pouce par quart d'heure : calculez mainte-
nant.
» — Mais les pompes!
» — Oui, les pompes, elles pourraient nous sauver si vous aviez deux
cents bras vigoureux pour les faire manœuvrer; mais que tirer de trente-
deux hommes dont douze sont blessés? D'ailleurs, demain au matiu nous
serions prisonniers des Anglais. La llotle n'a pu nous rallier, nous som-
ines au milieu des ennemis, et la nuit seule nous protège. Au lever du
jour nous serons perdus ; la niitrai;le a déchiré nos voiles, mis eu pièces
noire mâture; nous faisons eau par vingt endroits à la fois. Tenez, depuis
i|uc je vous parle, nous nous sommes rapprochés d'un quart-d'heure de
la mort.
» — Eh bien ! commandant , qu'avez-vous décidé? qu'ordonnez-vous?
»— D'abord, tuonsieur, que nous mourrous plutôt que d'aller peupler
les pontons de l'Angleterre 1
» — Bravo !
» — Puis que nous allons tout tenter pour que l'ennemi ne puisse pas
dire qu'il nous a roidés bas; moulez sur le pont , cl appelez l'équipage
sjns roulement de tambour,
(1 — J'obéiiî,
»-Ahl
» — Commandant?
»— Faites mettre le grand canot 'a la mer ; je serai sur le pont aussit
que vous.
"En cinq minutes tous les hommes de l'équipage étaient éveillés et
réunis autour de moi ; il n'y en eut qu'un qui Si! fit un peu attendre à
l'appel, et il n'y avait pas de sa faute : un bra.e jeune homme d'aspiraiÉ
dont le père était le plus ancien matelot de VEole, et qui s'» tiil fat en^
doumiager l's deux jambes par un ricochet d; boulet. Cependant, en se
traînant sur les mains, il arriva avec les autres. En ce moment le com-
mandant Marcel parut. Il n'avait plus la figure que je lui a^ais vue en
bas. Son œil reluisait comme une étoile; son fi ont était droit cl lisse
comme un beau mât tout neuf. 11 semblait qu'il venait nous apponer
une bonne nouvelle. — Eiifms, nous dit-il, la journée a été lielie, et
l'on parlera de vous quelque part ; mais il y a une caaniére de njieux finir
encore, et je vais vous la dire. \JEo(k, tel que vou; le voyez, n'a plus que
vingt minutes à vivre ; si la nuit était moins noire vous jùiieriez vous-mê-
mes que si nous ne voulons pas couler, il faut nous h.îlcr de partir. Le
canot est à la mer, nous allons y desceiidie ; ainsi, de ce côé I', il n'y
a pas à s'inquiéter. Mais il ne fmt pas, enlanï, que les Anglais pui-5ent
se flatter d avoir fait cou'er 1 /iy(c; il !aut, au Cinlrnire, que lo;i riise
que, plutôt que de se rendie, le brave vaisseau a préféié sauter. Vovcz-
vous d'ici le tour que nous jouons à l'ennemi, qui comptait nous happer
demain comme les requins nos pauvres camarades, qu'ils n'auront pas
non plus !
» Un mouvement se Cl dans l'assemblée , le commandant Marcel re-
prit :
n — J'ai tout prévu; dans cinq minutes le canot est au large, dans dis
minutes le feu sera à la sainte-barbe. Mais qui mettra le feu? c'est ce qu'il
faut décider à l'instant et vivement.
» Un grand trouble succéda a cette étranse proposition ; on parlait de
tirer au sort, de prendre le plus vieux, ou bien encore de faire une traî-
née d'artilice.
« — Allons, cria le commandant Marcel, hâions-iîons, ou si vous n'o-
sez pas, pat lez, vous auties. Je resterai, moi. pour sauver l'honneur du
navire, car tout ne sera pas fini après cela, il faudra un autre vaisseau et
ce sont les Anglais qui le fourniront.
» Pendant que le comtiiandtînt haranguait ainsi le reste de son équipage,
une scène déchirante avait lieu entre le >ieux matelot Pierre et la^piraut
blessé, son fils.
»— Pète, lui disait l'enfant, permets-moi de rester; de toute façon, ta
le sais, il f.ul que je meure ; eh bien ! laisse-moi rendre ma mort utile et
glorieuse. Tu as été fier tantôt d'ciitcndre mon élosre, lu le seras encore
quand plus tard on te serrera la mAu en le disant : Vous êtes Pierre Gros-
nois, le père de l'aspirant, oh ! c'était un brave !
»— Et ta mère? répliquait le pauvre Pierre, suffoqué par les san-
glots.
»— Ma mère. Pour la consoler, tu lui diras que je sais mort en prn-
saiilii elle, et tu lui porteras la croix qu'on m'a promise. — Puis fc !c-
tournant vers le commandant Ma rel : — Conniandant, s'éciia-t-.l, fai;es
descendre l'équipage, je me charge de la sainte b.irbe.
» A cet ordre solennel comme celui d'un su|)érieur, tous s'emprcssè-
rent d'obéir, et chacun détila devant Joseph silencieux et lui sern nt avec
respect la main en signe de reroiinai-since, d'jdmiralion et d'éicrncl
adieu. Trente hommes etidcnt déjà dans le ranot, et il ne restait plus sur
le pont de VEole que Pierre, qui len lit son fi's étroiicaieu; embrassé.
/) — Pars donc, père, disait ce dernier en le repoussant.
» — Non, laisse moi, je veux rester avec toi,
0— Y penscs-tu? Et ma pauvre vieille mère qui t'attend, qui a besoin
de loi, et que tu ferais mourir, entenrisiu?
» — Elle mourra tout de raènic quand elle ne reverra te p!us...
»En ce momt'ul on appela Pierre de la barque.
»— Allons, pi'Tc, du courage, ne cotnpromctspas les amis, ma mon
deviendrait inutile.
»— Eh bion ! mourons ensemble ; ils se sauveront sans moi.
» — Tu oiililies l'ordre du commandant... ,
» — J'oublierais Imui pour rester avec loi.
a — C'est impossible.
» — îi le veux, te dis je.
»— Et dans crt'c Iniie at dente, désespérée, Pierre et son fils étaient
presque en dehors du navire, susp'^ndus au dessus de la barque, lors^i;c
dans un dernier tll'orl qui les réaimail tous, l'aspiraui pncipi'.a son père
dans le canot :
» — Adieu, lui cria t-il, vis pour ma mère.
«Un in.stant aprè.s ils étaient déjà loin àe VEolc, et tout était rentré
dans l'obscurité et d.uis lu si'ence ell'rayanJ.
»Sur le canot, toutes les respirations éiaient suspendues. l'S regard.^
étaient plongés dans Ks profon.teuts de la nuit, les oreilles aileniivcs, on
n'entendait que le liattem.iit des caniis.
«Tout à coup u;c étincelle jailli au noir bnriion, une impercortibic
lueur s'allunn, et fut aussitôt suivie d'éclats foudroyans; c'était ronimc
le premier jet d'un volcan en fureur, puis tûul rentra dans les ténèbres,
et le sileucc de la mort régna de nouveau sur la mer. — L'Eole n'était
plus!
»A la terrible c.xplo;>i.)n, un boiuiuc avait tressailli, mais aucun cri dq
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LE MAGASIN LITTÉlUmE.
s'tMait fait ontendre ; il sYHait défié de lui, le nialhonrenx père, il s'était
bâHliiiiné; et ce coiira^'e sans exemple, c'était le salut eiii canut, cai- in
ce niomvut il se trouvait à dix brasses de la fiégate anglaise la Cily-
Lomlon.
„_ Amis, dit à voix bafse le comman lant Marcel, je vous ai dit qu'il
nous fallait remplacer Vtole; voilà une fr gale (lui nous ira; il ne s'agit
plus que delà pieiulre. Ktouiez hieu : Dix lioinuies, armés de crochets
lue j'ai fait préparer, vont luoDtir à l'abordage et pénétreront pir les
labords; div ai. très se feront hisser à l'aide des câbles; I-; reste g.irdera
,« canot, et ira au liane gauche paur détournei- l'aiieniio!! de l'ennemi, »
On obéit à liiisiant, et b s préparatifs se lire t avec ordre, quoique
«vcc aicleiir, mais dans le plu> protond silence, car le niuiail.e bruit, le
plus léger thoc pou-ait les perdre. Un seul homme restait étranger à celle
(ulilime manœuvre, c'était le malheureux Pierre : étendu dans le fond du
canot, il semblait en proie à des ^pasnles violens, et personne ne s'ap-
prochait de lui, lant on respectait sa doulear. 11 était il ce moment terrible
toriuré p.'r un mal étrange, indomptable. Au moment où le sacrilicc de
son hls s'accomplissait, un cri terrible, arraché a ses entrailles de père,
ava:t été refoiib- dans sa poitrine, mais y avait provoqué une irritation qui
devait se aianifister par une toux éelalanie. Le courageux matelot lullait
avec rage contre son ennemie, f-a gorge se gonllaii comme si elle allait se
dé( hirer, sa peitrine se soulevait et se nieur Hissait contre le bois de la
barque, sa re^piralion silllante perçait le tiiple bâillon que sa main crispée
clouait sur ses !èvres ensanglantées. Un moment, le courage l'abandonna,
il cédait, il laissait s'échapper les rauques accens de celte toux qui allait
perdi e tant de gi us de cœur, lorsque la pensée de son lils, et de son mar-
tyre devenu inutile, lui rendit les forces du désespoir... la lutte dura quel-
ques inuans encore...
— Ah ça mais enfans, s'écria Harol en consullant sa montre, minuit
est sonné t i» la nier!
— Ohîdegr.ice, commandant, fit d'une seule voix tout l'équipage dés-
appointé, un moi, un seul. Pierre, Pierie!..
— Eh bien! Pierie ; il était irauquillemcnt couché sur le dos, son cou-
teau enfoncé dans la poArinc!
— Et les autres?
— A demain, à bord de la Clrcé.
£5. ISi'ut^3@.
Denuis la veille , la Circé voguât toutes voiles dehors vers la cûtc de
France; contrariée d'abord par un vent de S.-O. , elle avait repris enfin
sa marche acioutuiui'c, et pour le moment (ilait dix nœi)ds à l'heure.
Le temps était brumeux , l'épais brouiilird qui enveloppait la frégate
avait amené de bonne heure la nuit et forcé le ca, itaine d'orginiscr le
serv cède quart. Retiré dans 1.' s.ilun avec f s oITiciers, il prenait le café,
lorsqu'un lieuienani lui rappela la promesse qu'il avait faite en s'embar-
quant de coniinuer à bord de la Circc l'histoire du matelot Pierre et du
capitaine Marcel après rcxpUisiou ilu vaisseau VEoie.
„ _Pi,i(lii.ii, repartit le commandant Harol en faisant son gloria, l'his-
toire du inati lut Pierre esi toute finie , puisque je vous ai dit qu'on l'avait
trouvé couché sur le dos dans le fond de la chaloupe, enfilé comme une
sardine à la lame de son couteau. Seulement quelques jours après, on re-
marqua des la! hes au liane de la chaloupe. C'éiaii ce pauvre diable qui
avait écrit avec son sang sa recomman ation dernière dans ces deux mots :
Ma (ami'l.. Tout l'équipage, le capitaine Marcel en téie . juia de répon-
dre a la dernière prière de leur camarade mourant, et il lut convenu
qu'une retenue proportionnelle serait faite par voyage au profit de la
•>euve du matelot Pierre... et voilà!.. »
Là-dessus, Il vida tout d'un trait sa tasse de café mélangée d'une hon-
nêie duse d'un kirch o iorani.
u _ Mais , reprit un autre oITicier, vous ne nous dites pas, comman-
dant, ce que devinrent le commandant Marcel et ses hommes.
» — Ah ! vous voulez me faire jaser , enfdns ; je devais vous donner
une leçon, et vous me demandez une histoire.... Eh! bien , suit ; vous
aurez l'une et l'au're... Tom, fais-nous brûler une boutei le de rhum ,
du vieux. — Je vous ai dit qu'il n'y avait qu'un vieux loup de mer comme
moi qui piit di^cider la supériorité des homim-sde mer sur ceuv de teiie,
et, en etlet , je me suis engagé a vous le p' ouvvp en vous racontant tous
les traits de courage , d'obeissan"e, d'admirable dévoûment qui font de
chaque marin, dans l'occasion, un héros. Vous avez déjà vu Pierre et son
fils se saciiUant l'un à l'honneur de son vaisseau, l'autre ait salut de ses
camarades; maintenant, soyez tranquilles, je vais vous faire lairc con-
naissance avec bien d'antres.
dNous avons quitté le brave Marcel et ses hommes au moment ou il
commandait l'escalade de la City-London. Mdle sabord ! son ordre fut
exécuté à la lettre , et surpris au milieu des ténèbres de la nuit dans uu
désordre que justifiaient les fatigues du long combat qui avait eu lieu,
■■équipage du brick anglais, partie endormi , paitie hors d'état de se dé-
fendre, fut massacré sans pitié, sans qu'on fit grâce au m lindre mousse.
Puis sans perdre un instant, et malgré le mauvais étal de sa mâture et des
agrès, on mil à l'insiant à la voile et l'on passa ainsi au milieu de la Ûotie
-1 anglaise. - „ ., rv
"Lelentlemainlebrick avait vent arrière, et gouvernait N-J.-O. pour
rallier l'escadre française. Le capitaine Marcel était un homme lellcmcul
(sclave de ia discipline , qu'il se fût puni lui même le premier et doub'e-
nienl s'il eût été capable de com iicttie ia m àndre infrac ion aux ngle-
niens établis sur soiuiavire ;il poii.'-sait ctitiscvéïilé envcrslni elles siens
jusqu'à LU I igorisiiie injusie; au si il avait laissé vé^éler penilaal Sc-pl ans
clans les dirnicrs grades son lils Theol)al I , un bra e jC' ne homme qui ,
après eue sorti le premier de l'école de Uiest, avait eu 1 1 faveur d'être
r(çu mousse sur le vaissi-au de son père. — Ei je miintins qu'il y a i- çu
plus de coups de garcelte «pie de livres de biscu t! — Je ne dirai pourtant
pas que le coininandaiit iViarccl n'aim lit poinl son fils , au ciuitridic , je
Cl os qu'il avait pour lui une profonde nlTeciion ; mais il se faisiii, lui c-t
les siens , escljve de la règle qu'il rendjit quelquefois d'une scvér lé in-
tuléiable. Malgré lui pouriuni , ei en dépit de la cia nie d'être accusé de
fivoiiscr son hls , acaisa.ion q .i a avait jusque-là gi:èn2 de vraiseinb'an-
ce, Tiiéobald devait Lnir par grimper, dauianl qu'il était brave coniinc
un uamb iril et savant connue un profe-Sfur d'hydr<^i;ra|ihie. '1 liôob.ild
doue fdsiiit tout doucement son chemin, et lors cie l'abandon do ILiule il
commandait sur ce navire en qualité île lieutenant en second.
»A bord de h Ciiy-London, ïhéobald conserva bien entenduson litre,
et, dans ses rapports avec ses inférieurs, il ava tsuse faire aimer de l'é-
qdpagc, dont chaque homme se serait fait tuer avec bonheur pour lai.
1) Le commandant RJarcel, au contraire, qui, pareil au ca ha'ot , de-
venait plus dur en viciliissact , av.àt eu le talent de se laire détester de
tous SCS hommes, et bien suuvent, sans le lieulenani Thi'obald, sa sévérité
inexorable aurait provoqué des rébellions ; mais comme il y a terme ù
tout, nu'me à l'obéissance d'un marin, il arriva q : :i beau jour tout l'é-
quipage de la Ciiy-Londun se trouva en révolte Oiiuiie.
«Voici coamuni l'aifuire s'éiaii bâclée; c'était à l'occasion d'une niai-
serie. 11 étaii d'usage , sur ie brick , du temps qu'il appartenait aux An-
glais , de donner , lous les dimanches , aux hoaimes de l'équipage une
double rat on de vin et une d'eau-de-vie , et le commandant Marcel , en
réco. 11 pense du courage que ses gens avaiem. montré lors de l'e-calade du
brick , avait déciilé que cet U-^ageseiait mainlenu; cl pendant quel.jue
temps, en ell'et, la double diîtniiuiion eut lieu. L'usage était mauv..is, j'en
conviens ; mais on avait tu tort d'en promettre le maintien ; aussi ce fut
une grande i umeur le jour où le capitaine Marcel supprima la ra ion
d'eau-de-vie, et réduisit Ci.lle de vin à la mesure ordinaire. Jetez u i ci-
gare allumé dans la soute aut poudres , et vous aurez une cx.if s on ;
donnez le moindre sujet de plainte à un équipage disposé à s'insùi ger, et
vous aurez un vaisseau en révolte.
«C'est ce qui aniva au comman;lant Marcel.
»Le dimanche , pendant qu'il faisait sa sieste , c'était l'heure où son
sommeil était le plus pro'ond , et où il était défendu de le déranger suus
quidque pré.exie ([uecelùt, on forma un coaiploi, e; l'on s'occupa, séance
tenante, des moyens de le nieilrc à exécutioii. D'une commune voix on
nomma Théobald commandant de la City-London ; on signa l'acte par
lequel on lui recunnais-a tie droit de vie et de mort sui tous ceux qui s'y
trouvaient , et on lui jura obéissance aveugle et jusqu'à la mon ! q'héo-
ba'd était bon et il aimait son père, malgré la froideur, la dureté même
qu'il lut téaioignait; nuis il s'indignait d'être retenu en cage , coiunie il
disait, par le caprice, qui sait ? par la jalousie, peut-éii e, du commandant
Marcel, et il ti ioaiphaii de ses scrupules par le raisonnement siiivani, qui
n'était qu'un mécliaiil sophisme : Mon père était couimand.uit du vaisseau
ÏEolc : la dernière heure de son comujiidement a sonné en méuie temps
que la dein èie heure d a navire, elle nouvel équipage de la CUy-London
a le droit de choisir qui lui plaîi pour lui coin nand^'r. On me préfère à
mon père; c'est lout simple : je suis plus jeun i qielui! — Th.^obald
taisait ces réilcxions avec lui même en se promenant sur le pont du na-
vire, car il avait demandé quelque» minutes avanlde donni-r sa parole.
i> Pendant celte absence, quelque courie qu'elle lût , le conseil avait
toujours marché comme on mai-ehe en révolution , c'esi-à-dire au pas de
course : on avait voté la mort du coaiai inilant Marcel , de sou premier
lieutenant et du mailre timonier, qui prena t trop sa défense.
«Toute ce. le besogne était déjà faite qu md Théobald rentra pour don-
ner son adhésion, etqnan I il signa l'acte de la conjuration il ne pril |)oint
garde qu'il si^nail l'arrêt de mort d; son pè -e. Ouand il s'en aperçut , il
était trop lard, sa sigiiaïui e lignraii e;i tète des autres sur le l'otai papier.
«Ce lut alors une scène terrible quand ce fils, assassin, sans le savoir,
de son pèie , voulut prendre sa défense conrc ceux qui demanJaient sa
mort. Mais vouloir manier des tètes de inarins, ce serait vouloir virer de
bord sur u.\\ banc de sable. T'héobald perdait son temps co ame s'il se fût
amusé à chaîner une romance dans les haubans , un jour d'orage , pour
appeler l'équipage à la manœuvre. Quand il vit que tous ses elTirts étaient
inutdes, qu il s'efforçait en vain de prouver à ces hum nés grossiers que
l'acte qu'ils vo^laiem comine.tie était odieux ei impie; quand il leur eut
inuiilemeut rappelé que son père, malgré la dureié de son commande-
ment, était leur benfaiteur à tous, l'ami de chacun d'eux : Vous ne voulez
pas m'écouier! s'écria-lil, vou> voulez courir en aveugles au rrime com-
me un navire à uu écueil, eh bien! vous vous briserez au crime comme
le vaisseau contre le rocher. J'ai fait serment de ga der voire secret , je
ne me paijurciai point ; mais, avant tout, je me d is à mon père et je le
défendrai contre vous : venez (|uan(l vous voudrez maintcnaot. S'il dort,
je veillerai a la porte de sa cabine; s'il est éveillé, je S3iai à ses côiés, et
avant de l'atteindre, il faudra que voire poignard m'ait percé le ctçiir J
voilà mon dernier serment, et par im m >: t, celui l'i j' le licaJrai,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
57
Yn (Issiil cps mots il s'élança hors de l'arrière pont pour voler près de
roii pèic qui s'a; prèiail en ce uiouiciil à nii.iiT sur la diineiie p"ur fu-
uni' :iu fiais S'ju (ulumei. A peine y av.iitil pris place, Tliéoljakl à ses
cfiiri , que sou I Quiciiaiii , la ligure léi;;ci euioiit alicièc , se présenta , lui
(ÎL'Uiaiidaut 1.1 P' rui'SSiuM de l'eutreli'iiir un monicnl.
» — l\i.-.ez, lie iieiiaiii, dii le lonmand.tni Marcel, je suis tout à vous.
1) — Couimandaui, je surs de 1 arriere-poni,
»— Ah!
1) — J'y étais caché.
» — Conmitiu?
B — Et dans uia cac/iotie j'ai entendu de'belles choscSi )
« — Qu'uvczvous dune euiendu 't*
» — Le brick est en pleine lévolte.
» — Quoi !
11 — On a signé, il n'y a qu'un instant, l'acte qui les lie par un serment.
11 — Je veu\que legr.md mât me serve de plancher, si à l'iosiant je...
11 — Aliei:dfz, vous n'avez pas le droit de commander , vous êtes con-
damné à mon, vous, le timonier et moi.
11— Par la gar^iousse du diable ! je vais leur jouer un tour dont ils se
souviendront. — Lieutenant, faites monter ri'quipaîe sur le pint ; quant
à vous, tlk'zvous placer mèche allumCe h la soûle aux pouflrcs,el
si vous cnicnilez la détuii.iiiou de <:c pistol.'t , f^u ! Alors, pui.^qu'i's
ont voulu danser, nous leur donnerons de la danse, mais ils paieront les
violons.
" Le lieutenant ne Gt aucune objection , il salua le capitaine comme s'il
n'eût dû s'absenter que pour un momeni, et disparut bientôt dans le pan-
ueau.
" l'endant toute celte révélation , Théobald s'était tenu pâle et muet ,
fixé à son banc comme une ligure sculptée dans le bois du navire. Ab-
sorbé dans SI pensée et t lut entier à son projet, lUarcel ne pensait poiut
à son lils et ne s'aperçut pis de son embairas.
"Ci'peiidaiil ariivaieiit en bi 1 or. Ire sur le pont, et d'un air résolu, tous
les iioiuiuis de l'équ page à qui le lieuti'nant avait enjoint de compa-
r.dire devant le cipiiaine. Us se doiraient que leur plan était éventé,
bien qu'ils bbsent plus di'cid''s qu'Jam.iis à l'exécuter, et ils avaient juré
de tirer une vengeance terrible deTuéobald qu'ils accusaient de les avoir
trahis.
iiQuand ils virent le commandart debout, l'œil irrité , carcssint la poi-
gnée de ses pistolets, et lis pesant d'un regard de mépris comme de la
pâtée il requins, avec son (ils à ses côiés, leurs soupçons se chai gèrent
en cei titude. Je dir.ii même qu'à ceiiK vue leur ha ne contre le père di-
minua de tout l'accroissement qu'éprouvait celle qu'ils vouaient au Iils,
et que ce fut vers ce dernier que se louraèreut toutes leurs idées de ven-
geance.
» —Ah ! vous voilà, las de chenapans ! cria Marcel de sa voix si forte
qu'elle allait plus I in souvent quand il s'aidait de f es mains que le porte-
voix luiuièiue. Je viens d en ap, remire de be les sur votre compte , ban-
dits que voiise.es! l.iciie ! Ah ! mes petits, vous avez voulu jouer avecle
feu, eh bien! nous nous chaulferons. iMoutei, cnce moment lelieuienant
est à la soute aux poudres, il a inmi ordre et l'exécutera à la lettre ; si
l'un de vous fait un pus, je tire ce pistolet, et à ce signal que le lieutenant
attend en bas, nous irons du ciMé de la lune voir s'il lait meilicu' qu ici-
bas ; ce sera la seconde f »is que j'aurai fait sauter mon navire ; mais celte
foi-, lUi moins, nous danserons de cninpignie.
» lit en faisant cette 6> range allocution, il avait lire de sa ceinture un
de SCS pistole s et l'avait armé. A cette a iosiro;)he, à laquelle ils n'étaient
guère préparés, 1 s matelois, stupéfaits d'etoiintuieut, glacés d'ell'roi, gar-
dèrent le .M ence.
» — Ah! ça mais, troupeau de veaux marins , reprit le commandant,
vous me faites l'ellei de tieml)ier à présent. Ecoutez, sales maisniins.
j'avais eu envie de vous envoyi r tous, I un après lantie, à la mer pour
vous j déi)irbouiller; mais comme j'ai rélléchi (|u'il me faut quelqu'un
pour conduire mon vaisseau jusqu'à Saint-Pierre, j'ai d'ciile (|ue je
sursi'oirais jusque là pour \otre compte ; mais il me faut les trois nniuî
qui li^'.uieiit en lèlc de l'acic de révolte. Le premier sera fusil é, le seci'iul
livre aux tribunaux de Saint Pierie, et le troisième recevra trois cents
coups de garcetie et fera six semaines de cachot au pain et à l'eau. Pai Ici
mainteiiaiii.
11 — On fai-ait encore silence.
11— Pailcrez-vous, nom d'un tonnerre! où je fais sauter vos carcasses
,iu diable I
11 A cette énergique invitation , un homme s'avança après avoir paru
recueillir les avis de tous lesauires.
.1— Commamlant, lii il en otant sa casquette, l'équipage delà Cily-
lotnlon a été un momeni égaré ; mais il se repent de sa faute, et vous de-
mande son parileii.
11 — Les irois noms ! hurla le capitaine en reprenant son pistolet, qu'il
i5t mine de vouloir tirer.
» — Les tro's noms, les voici !
11 — Le chef d'abord, le chef de la révolte?
» — Le chef l'.v la révolte, c'est le liimtenant en second.
11 — Piépèie, lit Marcel en l)éinis.>aiit.
Il— C'e^t le l.emcua"» Théobald, voire fils,
B— Mon lils I ï
11 — Père! s'écria celui-ci en se plaçant un genou en terre «,j face da
cominniulani, qui se tenait là, la tétc cachée entre ses mains ; père '
11 — Appeli z-moi commandant , monsieur , reprit Marcel; votre epée I
El après l'avoir reçue des mains de sou Dis, il la brisa et en jeta les mor-
ceaux à la mer.
11 — Lieutenant Théobald , vous êtes condamné à la peine de mort! Je
vous accorde deux heures pour écrire vos adieux a votre vieille mère.
Qu'on l'emmène à fond de cale, et quedans deux heures il soit fusillé !
11 — Eh bien! enfans, dit .c capitaine Harol , qui interrompit à ce mo.
ment son récit pour vider sou dernier bol de punch, trouverez vous do
pan ils exemples de dévoùment à l'honneur et à la discipline dans l'armée
de terre? Je vous le défends bien, mille tonnerres! Et ça coûte pourtant,
car en une minute les cheveux du commandant Marcel , qui étaient aussi
noirs que le cuir de mon ceinturon, devinrent blancs comme cette nappe.
AU ! dame c'est que c'est un rôle dur à jouer que celui de Bruius ! »
L.\GRA\IÈKE.
{La Presie.)
VORTnAIT I>E M. MOLE (').
L'origine de M. îlolé est illustre, .?on enfance fut malheureuse et attristée.
Il reçut sa première éducation des spectacles de la terreur, cl plus tard étudia
les mathématiques sans avoir pu trouver beaucoup de temps pour la grammaire.
C'est lui, académicien, qui a bien voulu nous l'apprendre; mais, ben qu'il ne
se donne pas pour un mandarin fort lellré, comme II est bien né, il a eu tout de
suite, et comme par droit de naissance, la mine d'uu penseur et les airs atliques
d'un b m écrivain.
Au moment de la renaissance sociale, le chef de l'état ouvrit les abords de la
vie |iolilir|uc au jeune JJolé, qui dut eherehcr, dans les débris ramassés à la liàte
di; la société française , des idées, une instruclion que les maîtres ne lui avaient
pas données.
Les influi'nces monarchiques du régime impérial naissant le firent succcssivc-
meul maître des requêtes au conseil d'étal, préfet de Dijon, directeur-général des
ponis-et- chaussées.
De celte époiiue date le livre tant blûmé depuis : VEssii de morale et d- po-
liliqiie, imitation des livres que ceux de sa robe faisaient dans l'ancien régime,
entre autres le lieutenant de police d Argenson.
Un grand éloge de ce ll>re fui fait dans le Msrcure d'.ilors, rédigé par Cha-
teaubriand, Fonlanesct de Donald, qui cnireprenaient déjà la rédaction de l'es-
prit religieux. Parfailemenl creux et innocent, ce livre, dépourvu do elarlé dans
les idées, n'en esl pas dépourvu dans lexpressiun ; sorlc de cahier de philoso-
phie dans un temps où les portes de la Sorbnnnc élaient murées ; sorte de mé-
moire spéeulaiifet inutile . ce livre donna au premier consul l'occasion de faire
son seul mol libéral : il faut au moins laisser au peuple français la république
des lellri'S.
Puis il lit, non pas une histoire (le mol serait pompeux), mais une biographie
de son glorieux f ïenl, conçue dans un profond respect do l'ancien régime, écrite
en style ferme et attachant.
IM. Slolé ne perdii pas son temps à creuser les profondeurs de l'école icos~
fise . a papillonner dans \e lUimUfur. pour écrire sur la polilique comme
M. Guizol, sur Ihistoirc comme M. Tliicrs ; il se d'pécha d'être homme d'état,
d'aller droit aux emplois, a l'action, aux résultats prompts cl éclalans, tout en
gardant dans ses moyens une déecnec ténébreuse.
Comme directeur des ponis-el-cliaussées, il avait recueilli les pensées de Na-
poléon sur les canaux, les routes, les places forles; et dans l'éloge du général
Birnaril, !M. .'Mole nous a fait connaître comment la faveur impériale était pouf
lui devenue de la ramiliarilé.
On sail (lu'au retour de ses campagnes, f.itieuc du dialogue du canon, cl voo-
laiu clianser deiiiretien. avide d'impressions plu» douces, el curieux de délas-
scmcns eivils, l'empereur donnaii a Duroe la liste des personnes qu'il ilé-jrait
voir, pour cini-er, >oit a SaintClloiid, soil â Fontainebleau, a Com;iiégne ou à
Paris : M. Mole homme délai dans la eonversat'on, rceevail réguliereiiienl I in-
vitaiioii de se rendre auprès du maître; très jeune, il avait le privilège d cire
toiiioiirs un des causeurs désignés.
M .\Iolé c ait alors fort à In mode à la cour et chez les femmes. .\u chàleaa
du .Marai*. il exi«te un charmanl portrait de lui peinl à la mioiaiure. Grêle et
paie, inilingre el galant, on devail le rechercher comme un yalmoui de l'an-
cien régime; avec celle craee de boudoir, il devait ressortir comme un pastel
vaporeux .? cOté de rcs colosses barbus el riblés de l'armée impériale : son suc-
cès de pâleur el de maigreur intéressante fut tel , qu'il passa pour le modelé
physique de lianK
Dans les splendeurs de l'empire, il brillait comme directeur-général des ponls-
et-i haussées, conseiller d'étal h vie.
L'empereur trouvait plai-aiii de f.iire régulièrement nommer présiienl da
corps législatif son gran.l-ehanibellan. .M. le comte de .Monicsquiou. Au retour
de .Moscou, sur le bruit <l une oppo-iiion qui sannonçail, il voulut adoucir la
plaisanleric, et pinça à la tétc de celte pauvre asseniblée le grand-juge, ministre
de la justice, le due de .Massa di Carrara. qu'il remplaça par le comte .Mole, âgé
de trente el quelques années.
Ici, les éiénemens se précipitenl; en qualité de premier personnage du con-
seil dos ministres, le jeune grand-juge dul reconduire à Ulois le gouvernement
impéri.-.!, composé de rinijieratrice et du roi de Rome.
Ce petit sjouvernement de Itl is gouverna la France, séparé d'elle, de la capi-
tale et de l'empereur. Il tii Irois numéros d'un l/om/riir, rc qui est la manie
de tous les gouvornenwns en déroute. -\ Hlois on avait tous les imi>olens de la
garde, cavalerie el iiiranlerie, pouvant bien monter a Sou MO hommes. M.iis ce
qu'on avait en quantité, c'èlail l'or. Le trésor impérial faisait partie du gouvcr-
neinenl.
.Marie-Louise ne put communiquer ni avec son mari ni avec son père. Noos
crevons que .■»!. Volé pui coninuiiilqiier avec le gouvernement provisoire: mais
il le lit avec d'excellentes façuns. Il ne revint pourtant à Paris qu'avec tous se»
(1} Extrait des ygm-'ilUs à la iiuUh,
58
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
collègues ; et, gladiateur tombé avec grâce, Ct sa convalescence au conseil d'état
de Louis XVUI.
Ses parens, ses amis lui avaient ménagé ce refuge; et au moment où il était
prés de donner a ses princes legiiinies tous les gages de son dévoùment liéré-
diiaiie, l'épisode des Cent-Jours vint lui consedler une inleriuittcncc d'illégi-
liniilé.
L'empereur, à peine installé aux Tuileries, lui proposa le minislore de l'inlé-
ur iiiix lieu et place do (Jarnoi. M. Mole iléclina ce poste, et voulant garder
ules les apparences, nlla se coffrer dans le conseil (J'iHat.
Mais voila que le conseil d'étal délibère sur l'acte additionnel, et publie des
cousiilérans qui conliennent des éiiorniilcs contre les droits de la maison de
Bourbon ; par position, par décence encore, SI. Mole n'avait pu se dispenser de
prendre part à ces travaux. Sa coopération avait été enveloppée de manières
cbarmautes ; mais il vit que le moment venait d'en avoir un vif regret et d'en
cire malade, et, aux approches de Waterloo, de graves douleurs d'eiilraiHes
coinniençaient à l'inconmioder. M. ISielt, son médecin, n'avait pas encore trou\é
pour lui ces formules calmantes qui , depuis, lui ont assuré d'heureuses réinit-
leriees.
l'ioinbièrcs semblait se désigner à lui par sa situation voisine des frontières,
par le choix des médecins spéciaux qu'il pouvait consulter sur son étal, et la réu-
nion des diplomates avec lesquels il pouvait décemment causer sur la situation
de la France, A Plombières, SI. Slolo se fit traiter de ses douleurs et de l'acte
additionnel; aussi, loin d'être atteint par l'ostracisme bourbonnicn, il fut promu
à la pairie le 17 août 1815. Les eaux produisirent leur elïel.
l'air a grand'peinc et grâce à ses excellentes manières. M. Slolé, et c'est la
page triste de sa vie, fit comme les convertis, se crut obligea des preuves; le
jugement du maréchal Nej en fait partie. Et quinze ans après, des courages pos-
thumes sont venus reprocher à 51. Slolé, homme purement civil et politique, de
n'avoir pas été, par son vote . plus généreux que les maréchaux et ducs de la
Convention, compagnons d'armes de celui qu'ils jugèrent.
Avec la sécurité, la cléniMice revînt aux Uuurboiis. Un petit libéralisme ano-
din se manifestant, SI. Slolé s'y rattacha , el, minisire de la marine, l'ut assez
libéral pour écarter des cadres les votlif/mrs qui envahissaient la flotte aussi bien
que l'armée, et qui comptaient parmi eus le iNelson de la inéd'ise.
SI. .Mole, sous le régime actuel, a refait ce qu'il avait pratiqué sous l'ancien ;
il a fait jouer cette pente bascule de poche, dont les ressorts adoucis ne font pas
de bruit. (Juand le gouvernement penche vers la gauche, il se dandine moil-
leusement sur les idées de pouvoir etdeconceiitraiion ; si le gouvernement a|i-
piiie sur la droite, AI. Molé caresse les idées d'amnistie, de clémence et de con-
cession.
Témoin le procès d'avril, pour lequel son médecin, SI, Biett, fut appelé, et
les deux dissolutions de la chambre dans deux sens dilVércns.
Slais SI. Slolé est si soulTrani, si poli, si intéressant dans ses rapports et ses
manières, qu'on ne peut jamais lui reprocher ce que chez les autres on appelle-
rait des contradictions, et qu'on ne peut appeler chez lui que des vapeurs.
Son caractère est en quelque sorte dclini parle quartier qu'il hat)ite. le fau-
bourg Sainl-llonoré qui procède du légilimisme et de la philosophie moderne :
M. Slolé n habiterait pas le faubourg Saint-Germain qui est le passé , ni la
Chausséc-d'Antin qui est l'actuel.
En matière de gouverncmeni, c'est toujours un causeur instructif; un orateur
puissant sur le vu gaire, jamais.
l{é«umaut très bien une po^llion par un mot qui remplace un mémoire, il
excelle dans les petites lettres du matin à ses anns, à ses collègues ou à la
royauté : fait pour être un très grand ministre de Louis XIV, d'un roi fort, il
aurait adouci la forme absolutiste par des tempéramens convenables ; ou le
conseiller influent (ce que personne ne pouvait êtie ) d un grand capitaine com-
me Napoléon, il aurait admirablement composé les apparences civiles et guu-
■vernementales d'une monarchie guerrière.
Bans ses souvenirs de famille, dans ses traditions de magistrats intrépides en
face des arquebuses, SI, Molé ne prend que ce qu'il en faut pour orner sa nié-
miiire et décorer son nom ; Il s'est fait perfide comme une jeune femme, suscep-
tible comme une vieille coquette , déliant comme un chat, pour être parfaite-
ment propre aux manèges et aux circonvolutions de l'intrigue représentative,
SI, Slolé est la reliure élégante d'un homme d'état avec des pages absentes dans
le livre.
Voyant de loin les petites comme les grandes choses, doué d'un grand tact
médical, il juge ce qui u'esl que l'indisposition d'un gouvernement, ce qui peut
eo être la mort.
Il pousse à la recherche le sentiment du goût et de là-propos, et dans les
grandes séances de 1S30, il aborda la tribune avec un pantalon oiive, comme mi-
nistre d'un état de choses qui s'en allait devenir d'un bourgeois négligé et sans
façon.
Slilli^lre des affaires étrangères, il est mieux à sa place qu'ailleurs, parce
qu'on l'avait vu mêlé aux grandes choses, et peu compromis dans les petites;
laborieux, avide de détails, cuiieux de police; alTarné de commérages, n'en fai-
sant jamais; ne croyant pas ce que l'on dit, aimant qu'on le lui dise ; ayant le
goi'it des petits billets et des visites secrètes, vous persuadant qu'il vous ap-
partient et que vous lui appartenez ; doué enfin d'une nature qui n'est jamais
supérieure, mais toujours distinguée : à la différence de tous les hommes d'é-
tal de ce temps-ci, il a en grande horreur les imbéciles, les gens plats, bas,
bons a rien, et se passerait d'avoir une cour, plutôt que d'en avoir une composée
comme celle de SI. Thiers.
Pour un homme qui a tant prodigué les petits billets incorrects du matin, et
prononcé des demi-harangues le soir, SI. Molé peut tirer quelque gloire de son
tloL'e du général Bernard et de son discours à l'Académie.
Mais n'est-ce pas parce qu'il est trop discret et qu'il a de trop bonnes maniè-
res, tiop de respect de lui et des autres, que jamais il n'a fait la faute de parler
trois heures de la même chose aux mêmes gens?
Comme il écrit en bon français pms souvent qu'il ne parle, on a supposé que,
pour la litiérature et la politique, il avait eu des teinturiers. On lui a prêté tour
a lour, et suivant les temps, son ami et parent SI. de Bari'nte,le vieux comte de
IMontlosier, SI. Armand Slalilourne, SI. de Saint-.Marc-Girardin, SI. Loéve
AVciniars, SI. l'Ilerminier, SI. Slichil Chevalier, et jusqu'à ce Scudéri impuis-
sant de l'histoire et de la politique, SI. Capefigue.
On ne sait au juste s'il arien emprunté a toutes ces célébrités, qui font profes-
fioii d'un grand goût pour SI. Slolé; dont plusieurs se sont servies de lui pour
leur avancement, les autres seuleinvut (lour leur agrément oersonnel,
• ^'i rote, t'est avoir d'; l'espiii, qae de savoir où il c-t.
M. Slolé aime la flatterie, et la veut excessive; et, comme un homme qui
cherche pour sa toilette les parfums les plus forts, il préfère la flallerie qui as-
phyxie ; il mange de la louange à re.\cés. comme Vert- Vert des bonbons.
En résumé, SI. Molé représente toujours un ministre. Les autres ne repré-
sentent des ministres que quand ils le sont.
Au lieu de dire comme le ci-devant jeune homme : IVous autres jeunes gens ;
Boissec polilique, SI Slolé dit: /Vous autres oralputs.
Re\iendra-t-il aux aU'aires? On ne sait. Le ci-devant jeune homme est tou-
jours jeune.
Une goutte d'eau.
Savoir borner sou ambition, est un talent qnc. peti de fjens po.'ïs^dent ;
—un précepte banal, que tout le nion:le couniiit et que poisoiine ne suit.
Il y avait une foi.s dans une peiite v Ile du Midi de la Fiance, un jeuac
liointue iioinmé Albeil Desioches, qui était né sous une heureuse étoile.
De bonnes fées avaient présidé à sa naissance, et tracé pmtr lui, du bout
de leur baguette d'or, une route biillauie et lleurie. Tout lui roussissait à
souhait et comme par enchan emeiit, A peine arrivé à l'âge oit Ion s'iit
le prix d'une belle position et les avama^es de la foitune, il n'avait déjà
pic>f|ue plus rien à désirer. L'n peu plus tard, il s'était élevé aussi haut
que le ciel de la province pouvait le lui permeitr.'; il avait réuoi en sa
peisoiine toules les grandeurs et toutes les Iclitités qui font qu'un liomino
est honoré et envié dans une petite ville.
Au pby.'iqup, c'éla t un gros garçon, taillé en force, haut en couleurs et
oiiié de gros fav.iris noirs;— dons précieux, représeutaiit la Ijeanté, t'Ile
que la coinpienaieni les naturels de son endroit. Au moral, il avait u:ie
dose d'esprit et de bon sens qui eût élé plus que suHisanie si l'on av it
pu la dégager d'une égale dose de co.-iCance aveugle et de vanité à toute
épreuve ; — mais coinineiit un homme si ricliciicnt doté par la naiure et
par la fortune n'aurait-il pas été pi t i d'ainour-propre?
Outre ses qualités corpoiclies et intellectuelles, Albert Desrocbes pos-
sédait une foule d'agrémeiis que l'éduca ion lui avait donnés. Il jouait pas-
sablement du violon, il tbantait avec goût, dansait avec apomi), i-e leiidt
solidement à cheval et faisait des armes avec une ccrtaini! Iial)iiclé. Ce
dernier talent l'avait servi dans deux renronires où il avait payé de sa
personne et distribué deux jolis coups d'cpée à un mari récalciiiant et à
ui! ollicicr tiop léger dans ses propos. Double victoire qui lui avait fait
beaucoup d'honneur dans le monde.
Sesllaiieurs , — car nous avons oublié de dire qu'il avait quinze raille
livres de tente, — ses llaltcurs le comparaient au chevalier de Saint-
(ieorges pour l'escrime , à Dupiez pour le chant et à Paganiui pour le
violon. Eu iirovince on ne fait pas de demi complimens.
Tout ce (|u'un chef-lieu de sous-préfecture peut accoider d'emplois et
de dignités honoraires avait été mis à sa disposaiou.
Il éiait mcmbrcdu conseil municipal, capitaine de la garde naliouale et
vice-président de la société pliilharinonique.
Ces divers liti es, joints à 1 iiilUiein e que lui donnaient sa fortune et ses
taleiis, coiisiiiuaient pour Albei t Desrothcs une véritable royauté, que
chacun s'em,iressait de reconnaître et qu'il exerçait de son mieux. Il n'a-
vait que les lleuis du pouvoir. Il gouver.iait sans embarras, sans respon-
sabilité. Les fonctionnaires pulilics le consultaient dans les allaiies i^^raves,
et son avis faisait ordinairement pencher la balance. Tout ce qui avait
rapport aux intéiêis et aux euibeilisscmiDs de la ville, était de sa roiu-
pctencc exclusive, et il s'acqumait à merveille de ces soins pieux. Grâce
à lui, un musée fut fondé, et il lit voter par le conseil municipal les
fonds nécessaires pour l'acquisiiiou de deux tabeaux qu'il possédait
et auxquels il prétendait tenir beaucoup. Pou de temps après, il dota la
vide d'une promenade, que des plans dirigés par lui tirent passer sur des
terrains dont il était propriétaire et que jusqu'alors il n'avat pu emjdover
avantageusement. Los jf-nnes arbres plantés sur cette promena le furent
tirés de sa pépinière. C'est ainsi que Desroches s'occupait activement à
orner et cnridiir la cité qui l'avait vu naître. Plus lard, il lit construire
une fiiniaiue sur l'emplacement d'une de ses maiions qui menaçait ruine.
La maison lui fut très bien payée, mais il se chajgoa d'élever le monu-
ment à ses frais. Pour lui témoigner la reconnaissance que leur inspirait
sa générosité, ses collègues du conseil décidèrent que sou buste serait
placé sur la fontaine avec cette inscription rédigée par le proviseur du
coll ge : Albertus Ruparum, urbis consiliuin et decus, ercxU sud pe-
cuniâ.
Hors des affaires publiques, la prépondérance d'Albert Desrot hes avait
eiicoie bien d'aures charmes et il'atitres prolils. Dans le nlus beau monde
de la vdle, il n'y avait pas de fêle sans lui, il élait le roi de la mode, 1'. r-
bitre des jeux et dos ris. Les mères de famille el les demoiselles à marier
ne lui trouvaient qu'un dél'iut, c'est qu'il s'oubliait irop long temps dans
les douceurs du célibat. Mais c'éiait par calcul et non par indiilércnce
que Desrochos prolongeait sa vie de garçon. H avait un mariage eu vue ,
un riche parti, la lille du sous préfet. .Sa dmianile avait été agiéée par 1 1
famille; il ne s'agissait niainteuaut que d'ationdre la jeune personne qui
n'avait plus que quelques uio s ii passer an couvent.
Lu malin, Albert déjeuna t en ictc à léte avec son ami Jiilos Rigaud ,
jeune bummc In a icoup moins favorisé que lui par le sort. Il y avait e;i la
vti le un concert spirituel dais lequel Desrochos avait exécuté un solo de
viol Xi (jue Icj uu.liicui'5 avaienl fort applaudi. Le journal du chtl-lioufii-
aSIN LITTERAIRE.
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ait un Éloge pyramiilal du virtuose qui égalait les plus illiisires maîtres.
Le.'ii'iins lie Paganini et de Bi'^riol a'rivaiuiit là tout iialureMemt'nt. JulfS
lut lariiclc à liante viiix, et Desroclics, (louceiii'Mit ietiv(i\«6 sui- ton l'au-
ii'uil, savoura l'etiCviis qui lui était olicrt par le journal auquel il 6taU
abonni".
— Ainsi, r prit Jules après avoir achevé 11 lecture, U as toutes les
gloires comme tous les bonheurs. Vraiment, en le considcTaul dans toute
ti spltMideur, je me sens saisi de je ne tais quelle inquiétude ! ïa pros-
périté m'épouvante pour toi.
— Vuila bien les gens qui n'ont jamais réiis^i à rien, s'éc:ia Do.-;rocbes,
ils iherelieui tonjonis à découvrir soui le bonlieur des autres un péril me-
iiiiç.ii.t ou une fatalité cachée !
L'iniultant oij^ueil et la secrète accusation que renfermait cette r('pli-
que tirent monier la roug 'ur au front de Jules. C'est que, .'aus le vou-
loir, sans comprendre la i-ioriée de ses paroles, Albert avait fiaiijjé juste.
11 y avait plus de dépit que de compassioa, plus n'envie que de cr.iinie
véiitable dans l'obsirvaiion que Rigaud avait faite sur la prospérité de
relui qu'il appelait son ami. L li auSsi avait sa vanité , mais blessée par
les méfompics au lieu d'être exallée par les succès. En se compaiant à
ûcsrdthes, il conteaiplait amèreaient toute liujustiec du destin. Il sen-
liiit sa valeur, sa supériorité, et il se révoltait contre un partage inéi^al.
— Je te parle le langage de la sagesse, coaiinua-l-il Iroidement, et
maluré ta superbe impatience, je remplirai le devoir de rainltié. Ce. tes,
jamais conseils ne fuient plus désintére.isés que les miens. Ksi ce que je
te lieniande quehiue chose de ton bonheur? Non; je veu\ que tu gardes
tous tej biens, mais en homme prudent cl sa i^faii, et que lu ne coui-
promettisplus ce trésorde félicités en clrrchant à l'actioitrc. Vois ce
que lu es, compte ce que lu a?, et Kdisa fùre le temps, sans riiMi pres-
ser et sans cherchtr à t'ouvrir de nouvelles routes. Rien ne te manque,
pas même des ennemis. Le présent l'ossare un brillant avenir. L'année
prochaine tu auras" trente ans et on te nommera député; ton buste déco-
re ui.e I lace publiqiie;'plu3 tard on t'élevcia une siaiue pour t'iimnoi ta i-
ser de la léie auï p.eJs. Ce seront la des conséqui-nces furcée.î de ti pisi-
lion actuelle; ai):ndinnetoi donc au courant . miiissGis discret et ahsiieiis-
loi de lo'.ile nouvelle tentative. La fortune se lasse ii la (in, quan.t on la
sollicite avec trrip d'acharnement. Tu es. arrivé ii ce j;oiiit où il f.inl se rc-
lii-erdu jeu avec son bénéfice, et s'en contenter en le p!a(;aiu le mieux
possiLl'. Voilii pourquoi je te dis de t'ariéter et de prendre garJe. La
coupe de tes prospérités est pleine : une goutte d'eau maintenant la forait
débnnlcr.
Albert s'était endornd pendant ce discours, et il avait en grand tort,
car son ami le connaissait bien, et, aalgré sa jiiluusie, réLlaiiidi sur un
danger véritable. Les dé.-ir; de Desrnchcs étaient enore plus gaiids'itiC
s:ii! bonheur, et au lieu d3 se demander, corn ne le lui co si il'a t Jules :
— 1. Voyons ceque je suis! comptons ce que j';'! ! » il se disait de temps
en temps : — " Cherchons ce que je n'ai pas I Voyons où je p-iuirais cu-
core aller ! »
En jetant machinalement les yeux sur le journal qui vantait son talent
de musicien , Albert s'écria tout à coup : — c Ai ! voilà ce q i me man-
(|ue ! » Et en dlsiuit ces mots, il était aussi railicu.x qu'un autre l'eût été en
(léiouMant un trésor.
Jules \en lit de sntir; personne n'était plus là pour connaître les nou-
veaux projcis d'atub.tion que Desroches avait scn i naine , on lisant dans
li's colonnes du journal les premiers mois d'un ariicle iiiiiiulé : Séance
ucadànique.
— Il y a ici une académie, se dit-il, et je n'en suis pas ! Je n'y av:!is ja-
mais pensé! Cepeiulant le li re n'aiiadéaiicif n vaut bien la peine d'être
amb lionne. Cela donne du relief, cela procure l'occasion de parler en
liublie, de semer des llcuis de rhétoriijne devant une assemblée de jolies
le maies. Nous avons là des hommes iiistruiis, de vér. tables littérateurs;
je deviendrai leur confrère. Prétisément il y a une place vacante : je la
deniandeiai.
Oui, continua Desroches, uiaii il faut d.'S titres littéraires pour entrer
à l'acLidémie ? (H s'agissait d'une académie de province. )
Pour la première fois de sa vie Albeit rencoutrait nnobsiade. S'il eût
étéiiiii'de ou supersiiticux , il sesirait abstenu; — il était Lrave, con-
liant, prompt à s'irriter , et il te plaça lièrement en la ;e de ce but , en
disant : J'y arriverai! Dès ce nioinent , cette pensée rocciqia bi Lien qu'il
lii l'ut à peine distrait par un voyage à Paris, iiécessitj par les prépara-
tifs d'- Son mai iage.
A Pa' is, on trouve tout ce qu'on veut, même des litres pour entrer dans
une acailémiede province. Aibert avait entendu parler de queliines olli-
(incsscciéies où de pauvres diables fabri luaient et débilaifiit à bon
compie de la marchaniiise littéraire que d'antres , inieuv placés dans le
monde, mieux servis par le chailaïaiiisiue , achetaient, signaient de leur
nom et revendaient fan cher.
U y a de prétendus écrivains qui sont entrés à l'Académie par le moyen
de ce tralic. D'autres, fournisseurs brevetés de certains ihcàircs, exploi-
tent le même procédé, et ne s'occupent qu'à m lintenir leur cré.litità
SOit;n"r lenr-J suciè., |)enilant(|ue d'obscurs mivii r; écrivert Icnispièces.
Albert Desroches acheta d'nn poète aux aboi, ((uaire donz.iines d'oiles,
épitres, satires, élégies, dithyrambes, etc., le tout pouvant former un vo-
jume très comforiable. De retour dans son déiiartemeiit. il coiilia à quel-
ques pci\-oniU'S de sa société intime qu' 1 a»ait eu la l'aibles.-c d'obéir aux
■ inspirations de sa muse. Il lut quelques pièces de son recueil h des audi-
teurs choisis ; on le qualifia d homme de génie ; on lui prédit qu'il ferait
révoution dans la littératuic. Encouragé parles plus flatteuses instances,
Albert fit imprimer ses vers.
Ils lui appartenaient bien légitimement, comme les sermons de l'abbé
Rotpiette app.ntenaieut à cet excellent prédicateur.
Et l'Académie le reçut à l'unaniuiité des sulfrages.
Ce litre de poète Desroches le poi ta très haut avec ses douceurs et
ses périls. Ses ennemis tecrels, qui avaient respecté toutes ses autres
f ro>périiés, se révoltèrent contre celle-là. Les succès littéraires sont ceux
(iue l'on se fait le plus diETicilement pardonner ; ils ont une action
directe sur le public, et l'envie qu'ils evciient peut sauver es apparences
en se décorant du nom de critique. Le vo ume de poésies fut l'objet de
quelques attaques dont Albert ressentit vivement i'atlein:e ; c'étaient les
premières : il n'y était pas fait, et d'ailleurs il y a de vieux et illustres
Écrivains qui n'ont jamais pu les support t. La criiiijuc est comme le
mal de mer : quelques-uns ne le ressentent qu'à la première campagne :
mais on rencontre aussi dis marins qui ont fait le tour du momie, et qui
ont des nausées chaque fois qu'ils s'enibarqueni de nouveau sur le per-
fide élément.
Ce n'était pas tout ; il y a plus d'une épine à la couronne des poètes :
la gloire et feriilc co inconvéniens, et ceux qui l'obiicnaent sans la mé-
riter sont exposés comme les autres à cet'e fatalité : le faux poète est
même pins expo é que les autres aux malheurs de la paésie. Desroches
tn fit la rude expérience.
Les alljuius sont encore à la mode en province. Chaque fo's qu'Albert
cnfa t dans un salon. r..lbnin venait à lui; oa lui présentait tes blancs
feuillets, on l'armait d'une plu ne, et on lui disait :
— Vous qui faites de si jolis vers, écrives-en quelques-uns sur cette
page.
— Mais je ne suis pas en verve, je n'ai pas l'habitude de l'improvisa-
tion. ' ■
— Rien qu'un quatrain ?
— Je ne siurais f ire un disiique, si je n'y songe.
— Qu'à C' la ne tienne! prenez doue votre temps; emportez l'albuiD ,
nous vous donnons jnqn'à demain.
Albcit rési.staii, refusait; on l'accusait de mauvaise volonté, d'impoli-
tesse, et il perdait ainsi peu à peu sa réputation d'bommc c'aarmani.
Un oncle dont il devait hériter lui demanda de célébrer par qudques
coiipli ts le cinqnaniièiiie ; nniversa'rc de son mariage. Comment dire à
cet oncle : — « Votre trop long bonheur ue m'in-pire pa;. u Desroches
objecta de maladroites raisons, et l'oncle répondit qu il s'en souviendrait
dans son testament.
La fife du soas-préfct, sortie du couvent, voulut aussi avoir des vers
écrits en f on honneur. Les jeunes filles sont très curieuses d'un hommage
poétique. Albert , cruellement embarrassé , manifesta sa contrainte et sa
mauv.ii-e humeur.
— Si vous lie me donnez pas ces vers, lui répondit sa future, je pen-
serai que vous n'avez ni amour ni complaisance , et Je ne vous épouserai
pas.
Sur ces cnircfaitcs, parut une violente satire anonyme, qui déchirait à
bel es dents toutes les notabilités de la ville. La stupeur fut générale. Oa
voulut à tout pr^x découvrir l'dUteur de ces terribles vers.
— i'ourqnoi cherch m.' lit observer une des victimes. Nous n'avons qu'ua
seul poète : M. Albert Desroches.
— Quoi ! ce serait lui!
— Et qui donc, s'il vous plaît?
Si Desroches n'était pas le seul poète de l'endroit, c'était du ravins le
seul qui eût pub ié un volume de poés e. Son talent était odicitlleincul
reconnu, et comme cela est arrivé à bien des écrivains, il subit la respon-
sabilité d'une œuvre qu'il n'avait pas faite.
Alors chacun lui tourna le dus ; les ; las \ives iniiu'tiés succédèrent à
la bienveillance et ii l'.uliniraiion dont il éia t l'objet. Ses avantages dis-
parurent, son crélits'i'clipsa, sa royauté lui fut enlevée.
Le conseil municipal rejeta toutes ses propositions,
La garde nation de lui retira ses épauleiics.
Le sous préfet rompit ses projets d'alliance.
Lu accident prémédité brisa son buste iur la fontaine ; on ne le réia bli
pas, mais on ciTaça l'insniption.
Tout espoir iX*' devenir député s'évanouit.
Il ne restait donc à Desroches de toutes ses grandeurs, de tous ses
honneurs, que son titre de poète qu'il avait bien payé, et son fauteuil
d'académicien dans lequel il avait le droit de sommeiller ju>qu'à la fin
de ses jours.
L'académie était la goullc d'eau dont Ju'es Rigaud lai avait pirlé. Ce
que le clairvoiantami avait pré.liieiait arrivé. Les prospérités avaient di"-
bordé , et il ne re>tait pus entre les mains d'Albeii Desrodics qu'une
coupe ville.
Hommes heureux, n'achetez pas de vers . et gard:i-vous d'cnfoorchcr
un Pégase d'emprunt pour aller à l'académie.
S'JtitM' fi» «SOT. — {Courtier.)
eo
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
JLES GUEPES (1).
NOUVELLES DE LA PRÉTE.VDDE GAITÉ FR.WÇAISE.
Beaucoup (le sens ont ilrj:» remarqué qu'on ne s'amusait plus en France.
— Cette quesiion, beaucoup plus pravo qu'on no semble le croire, a dû
occuper quelques unes de mes mC'ditaluins. — Voici les causes que j'en ai
trouvées : A celle époque où le gouvernement de la France était une mo-
narchie aOsoldc triiii)irie /)«?■ drs rliaiisans, il n'y avait dans les affai-
res qu'un très petit nombre de rôles ii jouer, et ces rôles, réservés à cer-
taines castes, une fois remplis, le reste de la nation était réduit nalurelle-
jienl à l'étal de spectateurs. Les spectateurs d'une pièce quelconque sont
décidés à s'amuser ; — s'ils ne trouvent pas dans la pièce qu'on joue de-
vant eux un prétexte suflisant, ds s'amuseront h se moquer de la pièce, de
I auteur et des acteurs, — ou à les silller ou à leur jeter des pommes.
Mais aujourd'hui on a fort agrandi le tliéâtio et on a supprimé les ban-
quettes et les loges; — il n'y a plus de spectateurs , et tout le monde est
acteur, — même ceux qu'on en soupçonne le moins.
Prenez au hasard le premier homme que vous rencontrez dans la rue,
— il n'est peui-étrc ni ministre, — ni sous-secrétaire d'état, — ni pair, —
ni député ; mais il est peut-être électeur, — car, en moyenne, — chacun
des quatre cent cinquante députés a été envoyé à la chambre par quatre
cent cinquante électeurs ; — s'il n'est pas électeur, il est membre du con-
seil d'arrondissement, — ou du conseil municipal, — ou du conseil com-
munal, — ou du conseil de salubrité, — ou de la commission de, — ou de,
— ou de, — ou officier supérieur ou inférieur de la garde nationale, —
«u sergent, — ou caporal, — ou membre du conseil de discipline, —
membre de la Légion-d'Honneur, ou aspirant à l'être, — de la Société des
^an^rages ou de celle d'Agriculture; — et si, par hasard, il a trouvé
moyen d'éc happer à quehiu'un de ces rôles si nombreux, — grâce aux
journaux, il est de tel ou tel club, — de telle ou telle société ; — ou bien
il est commis bureaucrate, — toujours grâce aux journaux, — fonctionnaire
indépendant, — ou comme soldat, baionneile intelligente. — Si par hasard
cependant, après avoir ép'ûsé toutes les questions, vous arrivez à décou-
vrir que riiummc que vous avez arrêté n'est revêtu d'aucun de ces rôles,
ne jouit d'au'une de ces parcelles de pouvoir, débris de la puissance royale
brisée: s'il n'est rien de rien, — je vous le dis en vérité, ne cherchez pas
plus long-temps, cet homme est le roi Louis-Philippe , cet homme est vo-
ire roi.
A moins cependant que ce ne soit votre obéissant serviteur, Alphonse
Karr.
C'est ce qui a fait le succès de cette énorme sottise appelée gouverne-
mont représentai if, — où tout le monde gouverne. — Certes, on siffle de
temps en temps certains auteurs; mais on ne siffle pas leurs rôles , parce
qu"(jn ne silUe les acteurs que pour lesreuiplacer, — et surtout on ne siffle
pas la pièce parce qu'on y joue un rôle et parce qu'on aspire à eu jouer
successiveiueni plusieurs autres.
En un mot, le gouvernement représentatif n'a eu qu'une adresse et un
esprit, c'<'st de ,aire de lui-même une poêle dont la queue est assez longue
pour que chacun la tleinie un peu.
l]\ TRAIT D'ESI'RIT DL' TRÉFET DE POLICE.
Je ne suis pas fort craintif; mais il y a une terreur dont je n'ai jamais pjj
triompher, c'est celle que m'inspire la pensée d'èire raonlu par un chien
enragé. — Certes, j'ai eu un chien appelé Freyschuiz que j'aimais beau-
cojip, — quoiqu'il ne m aimât guère (|ue comme ou aime le bifteck, ainsi
qu'il me l'a prouvé en me dévorant deux fois, — ce qui fait que l'auteu.-
des Gufpm n'est que le restant de deux soupers de cette énorme bete fé-
roce. — Eh bien ! mes amis ont pu m'entendre dire souvent que, — mal-
gré les craintes (|ue je ressentais pour la conservation de Freyschutz, (pii
ne souffrait pas(iu'on le muselât, —je n'élèverais pas la moindre plainte
s'il était quelque jour victime de quelque mesure de pohcc contre les
chiens.
rendant bien des années on s'est contenté de jeter dans les tas d'ordu-
res des boulellc-i de viande empoisonnée.
Ce système était insuffisant pour deux raisons :
Première raison. — Des tombereaux parcouraient la ville dès l'aube du
ioiir et enlevaient les boulettes avec les ordures.
Deuxième raison. — Un des ca'acières de la rage est que le chien hy-
drnphobo ne mange pa- , de sorte que les chiens enragés se trouvaient
précisément les seuls qui fussent à l'abri.
Il y a quelques années, nu préfet de police, — je crois que c'est JI. De-
belleyme , — avisa celle insuffisance et lit faire un grand massacre do
chiens. — On jeta les hauts cris, — parce que, dans ce bienheureux pays
de France, on est décidé d'avance à se prononcer contre l'autorité, (luelle
qu'elle soit et quoi (|u'ellc fasse, et principalement conlie la police.
D'où il arrive ce <pii suit : — que l'horreur géné'aie contre la police
éloigne de ses fondions tous les gens un peu honnêtes it pouvant faire
autre chose, — et qu'elles ne sont exei cées que par des gens qui ne va-
lent guère mieux qiio ceux c(Uitre lesquels on les emploie, — ce qui justi-
fie en partie la haine d'abord injuste (|u'ellc inspire.
(1) Extrait de la livrai-on de juillet. (C'cJ feliU volume» te vendent ches
l'éditeur, rue JVeuve-f^ivienne, 4C.J
Une partie des journaux, — les hauts politiques d'estaminet — et l-*
moitié du public, prirent alors le parti des chiens enragés contre le préfet
de police.
M. Gabriel Delessert, averti par cet exemple, a pris un parti plus adroit,
— invention pour laquelle je lui pardonne presque son grotesque numé-
rotage des voitures.
Il a donné à deux ou trois journaux une anecdote épouvantable, et de
son invention, d'un chien enragé qui avait mordu huit ou dix personnes
dans les Champs-Elysées, et plusieurs chevaux sur la place île la Con-
corde, où il avait été tué d'un coup di; couteau par un brave ciioyen. —
L'histoire était parfaitement contée. On n'avait oublié aucune (les ( ircons-
tances qui pouvaient la rendre vraiseiiiblaldc, y compris l'oubli dans le-
quel on laissait le dévouaient adiiiirablo de l'homme qui , avec une arme
aussi courte (|u'un couteau , s'était exposé à d'horribles blessures et sur-
tout à de si horribles suites. — Eu effet, disaient les plus incrédules, si
l'histoire était apocryphe, l'inventeur eût ajouté que l'auîeur de cette ac-
tion avait eu la croix d'honneur.
Mais une telle ingraiiiude ne s'invente pas, il faut qu'elle soit vraie.
Il y a un genre d'amorces auquel les journaux mordent toujours : —
c'e-t l'anecduie. — Chaque journal s'empare du petit nombre de celés que
trouvent ses confrères, avec une avidité (|u'on ne saurait coniparei- qu'à
Ce Ho du requin qui avale un matelot avec son chapeau , ses bottes , sou
couteau et sou portefeuille. — Ils coupent le fait avec des ciseaux, sans
même en changer la date, — de telle sorte que le journal qui tient l'anec-
dote de la cinquième main la commence comme le premier par ces mots :
" U est arrivé hier, etc. i>
L'anecdote du chien , prise par tous les journaux , frappa beaucoup les
esprits, et quelques joins après . M. G. Delessert fit afficher contre ics
chiens d'horribles menaces, —qu'il aura, je pense, mises à exécution avec
l'approbation générale.
J'avais de buiines raisons de croire l'anecdole controuvée, attendu qu'un
de mes amis croisait, pour des raisons particulières, — sur le théâtre qu'on
lui prêle, au jour et à l'heure iiidiiiués, — et qu'il y attendit penilant qua-
tre heures une personne qui l'attend lit ailleurs; — mais je n'ai pas voulu
le mois derii er atténuer l'effet de l'invention louable de M. le préfet do
police ; — piè inendu.v.
Puisque je parle de la police, — je dois dire combien j'approuve l'uni-
forme donné aux officiers de paix, — ainsi que celui que poriciit depuis
longtemps les sergens-de-ville ; les fonctions de police deviendraient bmioi a-
bles et honorées - si celle mesure était universelle, et si la police cessait
d'agir par guet-apons.
A MO.\SEIG\EUR L'ARCHEVEQUE DE PARIS.
Paris.
Noie à l'appui de son discours, dans lequel il lâche d'ins nuer adrnilement au
roi l.ouis-Pliilippc que, maigre la gianileur ci la véiiéralion qui i'entouiciit, il
ferait bien de .se rappeler quelquefois qu'il n'est qu'un homme.
l\Ionseignour, me promenant hier du côté de la barrière de l'Eloile, j'ai
vu les douaniers, — dits gabelous, — chargés d'empêcher l'iniruduction
frauduleuse des objets soumis aux droits, visiter les voilures de la maison
du roi venant de Neuilly, — les voitures attelées de mules de sa propre
maison.
Agréez, monseigneur, etc.
Suite des mois nouveaux introduits dans la langue française — par MM. Ic$
ineinbies du tlub-jockey :
Dcad beat, — stags hund, — foalstalkes, comfort, — siudbook.
Une des bonnes plaisanteries de cette époque est, sans contredit, l'in-
vention de Mlle Rachel. — Mlle Piachel e>t une lilieqiii récite les vers as-
sez juste. — cl qui a C'ussi par la froideur et la sécheresse, — comme il
y a quelques années d'autres ont réussi par les cris, le dé^ordre et l'oxa-
géraiioii , cl uniquement par la même raison, — c'est-à-dire parce que
c'était autre chose.
Il ne faut croire qu'une petite partie des ridicules extravagances quf
certains journaux prêtent à nos voisins au sujet de ladite Rarhel, et, de cet
extravagances, ce qui est vrai a pour cause la morgue des Anglais, qui,
ayant lu dans nos journaux les ridicules déclamations dont elle a été le
préicxte, veulent nous surpasser dans l'admiraiion même de ce qu'ils ne
comprennent pas. — Du reste, ces récits se font à Paris.
Un journal a dit que la reine avait donné à la comédienne un bracelet
avec ces mois : Vicioria à llailvl.
Douce et touchante iniiinité (|ui dépasse de bien loin celle que lleiir
Monnicr, dans ses rêves démocratiques, voulait voir s'établir entre les lilt
de pairs de France et les mai chauds do peaux de lapin.
Encore un pou , et les reines de ihéâti e n'accepleront plus les airs d
familiarité que se donnent les reines du monde.
A MM. de ta Quotidienne,
MM. du journal la Quotidienne ont eu la bonté de vouloir bien pren-
dre quelques pages dans les Cui'pps pour les insérer dans leurs colonnes;
— ils ont bien voulu faire précétler ce badinent do quehiues mots plus ou
moins obligoaiis, — voici le moins obligeant : — M, Karr assure n'appar-
tenir à aucun parti, ,^ .^^,.. „-..;{,> ....--^
LE MAGASIN LITTÉRAIRE. "
61
Assure est, messieurs, un mot un peu jésuitique, surtout au moment
([lie vous donniez vous-mêmes une preuve assez évidente de la vérité de
mon assertion.
Une Ijonne preuve, messieurs, je crois, que je n'appartiens pas aux
lanis opposés au vôtre. — c'est que vous ne manquez guère de m'em-
pjunter chaque mois des fragmens assez longs. Une preuve, non moins
bonne, que je n'appartiens pas non plus à voue parti, c'est que vous avez
soin de tronquer ces fragmens et d'en élaguer parfois des phrases qui
vous embarrassent.
A propos, messieurs,— comment vous qui niez si fort la famille régnante,
— et, à votre point de vue, cela se comprend, —vous (|ui appelez le prince
royal duc de Chartres, pour monirer avec quelle sollicitude vous gardez à
son père le titre de duc d'Orléans, voici une phrase qu'on vous fait mettre
pour trois francs au\ annonces,— phrase qui a pour but incontestable de
donner comme attrait à une ville de bains la présence probable d'une prin-
cesse de cette maison :
• On parle du voyage de madame la duchesse de Nemours — au\ eaux
minérales de Forger, — où sont allés depuis Louis XIII , en le comptant ,
la plupart des membres de la famille royale de France. »
Je vous assure, messieurs, que je ne fais pas de ces choses-là.
J'ai eu long-temps pour domestiqua» un Indien fort noir auquel je m'avi-
sai un jour de demander— de quelle religion il était.
— Je ne sais pas.
— Qu'est-ce que tu adores?
— Oh ! chez nous, nous adorons le Soleil.
— Et ici?
— Ici nous n'adorons rien.
Ceci me paraît un catéchisme qui obtiendrait facilement l'approbation
de M. Chambolle — et une religion peu chargée de dogmes, — fort conve-
nable,— selon les carrés de papier précités, — pour devenir la religion de
la majorité des Français.
Malheureusement pour ces doctrines, — il y a chez l'homme un instinct
qui le pousse invinciblement à la vénération, — et il faut qu'il adore quel-
que chose , — quand il devrait , comme de certains bonzes , adorer son
propre nombril.
Il est à remarquer que les plus grands génies — sont ceux qui acceptent
le plus sincèrement le culte de la Divinité, — par cela qu'un peu plus rap-
prochés d'elle que le vulgaire, s'ils ne voient pas Dieu, — face à face, ils
aperçoivent quelques-uns des rayons de la lumière qui émane de lui.
Les carrés de papier philosophiques — ont une doctrine li\e à l'égard
des choses de la religion. — Quand le fds aiué du roi a épousé une prin-
cesse protestante, — ils ont parlé de nutre saiiiie religion. — Peu s'en
est fallu que M. Jay, du Constitutionnel , ne se mît à prêcher une croi-
sade comme un nouveau Pierre l'Ermite, et que la rédaction en masse de
celle feuille ne prît la croix rouge.
Mais quand il s'agit de quelque cérémonie catholique approuvée par
l'autorité, — ils crient alors au cagotismc et aux jésuites avec une nou-
velle fureur, — et maltraitent fort le bon Dieu, — parce qu'ils le croient
une créature du préfet de police.
Mais comme je le disais tout-à-l'heure, il y a dans l'homme un besoin de
vénération qui l'entraîne malgré lui, — et si vous ôtez Dieu, — qui, après
tout, est au moins un prétexte honnête d'exercer ce sentiment, vous pou-
vez voir avec un peu d'attention qu'il se reportera sur d'autres objets, —
sur dis comédiennes jaunes, — sur des danseuses vertes, etc.
Du reste , on peut voir par les clameurs des journaux, — en quoi je
leur reprocherai de manquer d'adresse, — ce que ces braves papiers en-
tendent par la liberté. — Ils ont commencé par demander qu'on ne fût pas
forcé d'aller à la messe, et ils avaient raison; — maintenant ils ne veulent
plus permettre qu'on y aille ; — en quoi j'ai raison, à mon tour, quand je
dis (|ue tons ces fervens apOlrcs de la liberté n'attaquent les tyrannies et
les abus — que comme on attaque certaines villes, non pour les détruire ,
mais pour s'en emparer et s'y installer à leur tour.
Au commencement de la saison , du reste , — on aurait dit que Dieu
allait célébrer sa fête lui-même, — en se donnant un petit régal de ven-
geance. — Les neuves sont sortis de leurs liis et ont en un moment com-
primé des provinces entières ; — puis un peu plus laid , avoc une force
plus poignante, il a fait retirer les (leuves et a livré les hommes à des ad-
versaires protesf|ues : il a paru un instant que les hannetons et les chenil-
les allaient manger en herbe les fruits el les moissons ; et je ne sais alors
ce (|u'cusseut fait les iLommes, — quchpie protégés qu'ils eussent été par
les carrés de papier auxquels ils sont abonnés, — nu pas oublier de re-
nouveler avant le M courant.
On a joué à l'Opéra-Comique une pièce dont la mnsi'pie est de M. Collet
cl les paroles de M. Dupin, procuieiir-général à la cour de cassation et
ancien président de la chambre des députés.
Il est question de rouvrir l'Odéon , ce qui veut dire qu'il est question
de refermer l'Odéon.
A propos de circonstances atténuantes, — le jury de la coin- d'assises
du Cantal vient de les appliquer avec un discernement égal à relui du jury
de la Seine.
Un homme de cinquante-cinq ans, ayant déjà subi dix condamnations,
se prend de querelle avec ses deux beanxfrères, et en plein jour, les tue
tous les deux à coups de fusil, — menace les témoins, dont un est son
b«au-père, de leur faite subir lo ra<?rao son , puis rctourn<î à son village,
racontant, à qui veut l'entendre, le crime qu'il vient de commettre. — Le
soir, il l(irce nu des haliitans de lui donner une lanterne avec laquelle il
va froidement considérer ses vinimes pendant plus d'une heure. Le jury
du Cantal a \\i U d<s circonstances atténuantes.
Décidément ceci est par trop... Comment, l'assassin condamne, de son
chef, deux hommes à moit, — et lui en est quitte pour les travaux forcés !
— Toutes ces décisions forment autant d'encouragemeus dont ou n'iiésite
pas à proliter.
M. tIarnier-Pagès est mort, — c'était un homme d'esprit et de talent, —
qui a montré, en outre, de l'énergie, de la bonne foi et de la loyauté, en
se sépaiant des hommes et des journaux de son parti au sujet des fortifi-
cations, (Outre lesquelles il s'est courageusement élevé, au risque de pcr
die Une partie de sa popularité; seule et tiiste récompense des luttes qui
ont usé le peu d'existence que la nature lui avait donnée. — L'autorité a
sagement évité toute manilestation de force militaire au convoi du député
du Mans, ou tout s'est passé avec ordre et décence.
Voici ce qu'on m'a raconté :
M. de *■*, qui, en sa qualité d'homme étranger aux affaires, — a quel-
que droit de se croire à l'abri des attaques des journaux, — fut, il y a
quelque temps, blessé de certaines expressions d'une petite feuille. — Il
se dirige avec un de ses amis vers la rue où était indiquée la demeure du
gérant. — Il monte et frappe.
— linlrez.
11 pousse une porte et se trouve dans une petite pièce sombre , meu-
blée d'une table en sapin et de deux chaises, sur l'une des deux chaises
étaii un homme de trente-cinq ans qui se cliauffait les mains sur une de
ces chaullerettes dont se servent les marchandes de pommes, et que l'on
appelle gueux.
— Monsieur*"?
— C'est moi, monsieur.
— C'est vous qui signez le journid?
— Oui, monsieur.
— Je viens au sujet d'un article de journal dont j'ai à me plaindre.. î
Mais je ne vous cache pas que ce n'est pas vous que j'aurais voulu rcn«
contrer. — Qui est-ce qui fait le journal?
— Ce sont ces messieurs.
— Quels messieurs?
— Ces messieurs.
— Vous ne voulez pas m'en nommer un?
— Non, monsieur.
— Alors c'est donc vous qui prenez la responsabilité des articles qui pa«
raissent dans le journal ?
— Moi, — monsieur, — nullement, — je signe le journal... comme ça..,
parce qu'il faut qu'un journal soit signé, — mais je ne reponds de rien.
— Mais alors, — il faut que vous me désigniez l'auteur de l'aitide.
— Oh ! c'est sans doute un de ces messieurs.
— Mais comment les rencontrer?
— Pour ça, je ne pourrais pas trop vous dire.
— A quelle heure viennent-ils?
— A quelle heure ils vieunent ? — Tantôt à une heure, tantôt à ane
autre.
Il fut impossible d'en (irer autre chose.
POUR LES P.\LVRES.
MM. de Noailles, Dupin aîné, marquis d'Osmond, comte Rot, Vassal ,
Rousselin, Michaui, — viennent de diinaniler, par une pétition , que les
droits qui pèsent sur le charbon de terre et la houille soient élevés de 30
ceiiliiuis à hO centimes.
C'est toujours le système absurde dont j'ai parlé le mois dernier à pj-o-
pos de la viande.
Pan e que le bon marché du charbon de terre en propage l'us.ige , il
faut, dans l'intérêt des propriétaires de fuiéls et des marciiands de'bois ,
que l'on augmente les droits du charbon de terre , c'est-a-dirc qu'où le
fasse payer beaucoup plus cher au consommateur.
Je demanUerar d'abord pourquoi l'on protège et l'on encourage pluii'^t
une industrie qui nous fait paver le chaullage cher, qu'une iiuluslr.e qui
nous le donne à bon marché.
Si les intérêts de MM. les propriétaires de forêts et de MM. les niar-
chaiuls de bois sont lésés , et s'ils ne peuvent cesser de l'être qu'en éle-
vant le prix (lu chaull'age ecoiuiiulque, tant p;s pour MM. les propriétaires
de forets et pour MM. les marchaiiiis de bois.
Ils sont à coup sur moins nombreux q;ie les pauvres consommateurs ,
et les inlêiéis des consommateurs doivint passer avant les leurs.
Que diraient-ils si un muii>ienr ayant cli' z lui du bois d'aca ou , dési-
rant le vendre pour le chauffage, voulait qu'on elev.ii les droits sur le
bois ordinaire jusqu'à ce que ce bois coûtât aussi cher que le bois d'a-
cajou i"
Cela leur paraîtrait absurde.
C'est précisément ce qu'ils demandent. - aliuoxse kAni\.
62
lE MAGASIN LITTÉRAIRE.
OfSîC.
Souiifts.
EGMONT.
0 Gère liberté ! déesse auï grandes aile?,
Lorsque planant dans l'air au-dessns des cités,
Tes regards tout à lOup vers la terre emportés
S"arrc;enl sur les murs de la vieille Bruxelles ,
Que! est, dans cet amas de toits noirs et lieurlés.
L'aspect qui sait le mieux enflammer tes pruniUcs,
El qui fait palpiter d'ivresses immortelles
Ton cœur toujours ouvert aux nobles voluptés'?
Est-ec rHolel-de-'VilIc aux tourelles antiques,
Oc vieux palais que l'art, de ses dtux mains gotbiques,
Lle\a saintement en l'iionncur de ton nom'?
Est-ce la cathédrale cl sa superbe inasse?
Non, l'objet est moins haut, c'est, dans la grande place.
Le pavé sur lequel coula le sang d'Egmonl !
LE CID.
O Cid ! roi de l'honneur, loi qui dors h Burgos
A côté de Chimcne, au caveau de les pères.
Sors de ton blanc sépulcre et viens, noble héros.
Remettre au droit chemin des peuples sanguinaires.
Dis-leur, tout indigné, les yeux en courroux : Frères !
Vous êtes des bouchers, des tueurs de taureaux !
Ah : ce n'est pas ainsi que dans des temps plus beaux.
Chevaliers des vieux jours, nous combattions nos guerres.
Invincibles porteurs de glaives longs et lourds,
Dans le sang africain on nous voyait toujours
Prompts il laver du Christ les mortelles injures :
Mais le More ahalta qui nous tendait la main,
Jamais, au grand jamais ne la levait en \ain.
Car la pitié logeait sous nos sombres armures.
LUCIUS FALKLAXD.
Le meurtre avait Gni ses travaux inhumains ;
Le sang noir à longs Ilots trempait la terre humide,
Et près de leurs coursiers, éiendus sur les reins.
Les mo. Is montraient au ciel leur visage li\ ide.
Les uns étaient tombés sous la balle rapide
En célébrant Cromwell et ses fiers puritains;
Les autres, en suivant la bannière intrépide
Que Charles dispulait à des sujets hautains.
Tous étaient morts croyant à leur cause chérie;
Un seul, plus malheuieux, avait donné sa vie
Pour un principe auquel son cœur n'avait i)lus foi.
C'était Falkland : vertu, porle au ciel sa grand amc !
En vain la liberté l'inondait de sa flamme,
Silencieusement il mourait pour son roi.
=«*
JEANNE D'ARC.
S'il est un noble nom qui soit cher à la France,
Et qui fasse au pays un éternel honneur.
C'est celui de l'enlant dont le glaive vainqueur
lîrisa de l'éiranger l'orgueilleuse puissante.
Lorraine aux brunes mains, aux traits pleins d'innocence,
- Ou lis si grande tlio>e avec lant de candeur,
'loi que I amour eréa notre libéi ateiir,
l'uisscnt nos plus beaux vers être ta récompense.
- Que tous les coeurs chantans deviennent des autels
Oii le sentiment brille en hymms immortels.
Et \eiige l.crgement tes-Hii'iiiOj laiiioirttrtrlcs !
Qi'ils te vengent surtout des traits de l'écrivain
-VQui ne sut pas comprendre, en son rire malsain,
(Juc les beautés du cœur sont toujours i-c?p?5WWcsl
MADAME ROLAND.
Qu'il est beau d'être ferme en sa foi dans le bien,
El (Je ne point au doute abandonner son ame.
Et, malgré le ciel noir, et le vent et la flamme,
De croire à la splendeur du monde amtrrl
Ainsi, lorsque n.iguèrc une séquelle infâme.
Tuant la liberté dans chaque ciloyen.
Envoyait au bourreau son tcrrd)le soulien,
L'ame de la Gironde, une éloquente femme
Elle, pleine de calme et de sérénité.
Du haut du sombre char vers la mort emporté.
Voyait un peuple vil applaudir à ces crunes :
Et son grand cœur, devant tant de brutalité.
Ne désespérait point; et ses lèvres sublimes
Te bénissait toujours, ô sainte liberté !
CUniSTOPIIE COLOMB.
' Rien n'est grand qu'avec Dieu ; sa pensée est l'esscnco
Des nobles actions, des sublimes exploits;
Il élargit la tète et donne la puissance
Aux pliis-freles humains qui marchent à sa voix :
Heureux l'hOMinic qui fonde en lui son espérance.
Et qui pour lui s'embarque en une tache immense !
C'est Dieu qui t'inspira, magnanime Génois,
Quand ton esprit rêvait une nouvelle terre;
C'est liii qui ranima Ion courage aux abois
Dans l'ouragan sans fin de la ruile misère;
C'est lui qui chez les rois, d'un orgueil saint et beau,
S'arma contre l'envie et son lâche troupeau.
Envain autour de loi l'Océan en colère
Roula sa verte écume et ses montagnes d'eao.
Dieu te Ht sans terreur traverser l'onde amèrc,
El rencontrer le monde enfant de ton cerveau.
AUGUSTE BARBIER .
Un Carême d'artiste.
Pour la feninifi habituée aux ovations, aux enivrcmcns du (héâire, rcn-
tfer tout à coup dans la vie privée doit cti e une Icirible chose, .si su: tout,
eiicuie a la Heur de l'âge, elle est douée de cetie dose de vanité , de ce
be oiu incessant d'hommages qit'ou dit inhérent , du plus au moins , à la
nature de toute fille tl'Eve. Iju'ou demande à ces graudes acir.ccs , ces
cantatrices célèbres, ces danseuses renommées qui ont abandonné la scè-
ne , soit pour ceindre lacouroune de pairesse, donner la inaiii à quelque
diplomate représentant d'uiie haute puissance, voire même cii e la maîtresse
d'une teie couronnée ; qu'on leur demande , cls-je , compte de leur- jours
lilés d'or et de soie, et l'on verra si, au nvlieude celle vie de Si-bariiisme,
clies n'ont pas renconlré l'ennui, le froid, l'inexorable ennui ; regi elle, au
sein de toutes ces jouissances tant vantées, la vie des cufaiis de la grande
Bohême, c t'e vie palpitante d'émotions, tissue de soucis et de roses, mê-
lée d'orages et de triomphes.
Bien qu'au dixseptièine siècle on ne fût pas censé prodiguer plus de
couronnes et de pluies de Heurs qu'au nôtre, Françoise Piiel de Long-
champ, sans être une actrice de premier ordre, sans avoir eu de ces triom-
phes qui l'ont d'une Faiiny Essier une sorte de div.nilé , avait eu pourtant
fct s petites ovations. Conduite à l'âge de quinze ans rn Angleterre , elle
brilla beaucoup à la cour de Charles 11 , et s'attira même 1 attention
di- ce monarqui! ami des belles. Revenue en France et mariée à riaisiii
Cadet, elle continua sa carrière avec succès, et eut l'honueur d'établir
plusieurs rôles qu'elle joua d'original. Campistron, qui ne fut pas des der-
niers à lui faire sa cour, composa pour elle une partie des grands rôles
de ses pièces; et l'actrice, répondant à sa confiance, contribua à la n us-
site de ceriaiues d'entre elles , pirticulièrement A'Andronic et de Tiri-
date, où elle remplissait les rôles d'/réne et A'^rinlce, et où elle était
singulièrement applaudie.
Cela t, comme on voit, une petite puissance de coulisses que Mme Rai-
sin ; grande, belle, bien faite, gracieuse, ses yeux surtout avaient une
expression admirable; sa bouche , un peu grande, metiait à découvert
deux rangs de perh s si blan hes , si bien alignées , qu'en coiiscieiu e ou
ne pouvait lui reprocher uii excès démesuré d'ouveiuii e. l':galemeiit douée
du laleiii le plus iiiar(|ué pour le haut comique et pour la irngéilie , ce-
giiaiit tour à ioiir le diailémc des jeunes princesses ou le chapeau llciiii
(Us premières a noureuses, iMme Haisin se distingua dans l'un et l'aiiiie
genre. Devenue veuve de ce pauvre .l(nin-Bap:iste liasin (|i,i l'aimai laiil,
bien que la mc(lis;ince prétendit qu'il y avait des momens où 11 aiiiatt
doim ■ sa femme pour une bonieille (le vin de Clianqvigne, lequel vni il
prisait fort en sa double qualité de gourmet et de Champenois , Mme liai-
siii conlinua à l'aire les délices du tiiéàlre de la rue (bazaiiiu; , ipii av it
réuni la troupe de BouigO';iie à celle de Guénégaud.Sa célébrité s'accrut
encoie p ir une loyale couquéie que son jeu et ses charmes lui liretil à
quel.iue temps de la.
Ce lut dans le rôle d'Isabelle , du Distrait, que Mme Raisin s'aliira les
regards du dauphiu , fils du granJ roi , prince fort peu grand de .«a pei--
LE MAGASIN LITTERAIRE.
63
sonne, bien qu'on l'ait surnommé le grand dauphin. Elle était si piquante,
si yentille dans ce rOle d Isabelle, ses yeux brillaient d'un si vif Cclat, que
riicritier présoniplif, tant maussade depuis la perle de Mme de llonse que
le roi son père, dominé par l'inlluence de Aime de Mainienon, avait exilée
à Monipellicr, se dérida ce soir-là et fut des plus communicalifs a/cc la
petite camarilla de Meudon. Le lendemain, deux grands laquais déposaient
chez Mme Raisin une corbeille remplie des plus charmanies bagatelles;
au centre, se trouvai), comme par hasard, un écrin renfermant entre au-
tres bijoux des girandoles en forme de lirappcs , du rubis oriental de la
plus belle eau. C'était débuier en pnnc. bien appris, et Mme Raisin, sans
tioHle, fut sersible, autant qu'elle le devait, à ce procédé délicat. L'his-
toire ne dit pas en quels termes était conçu le billet qui accompagnait ce
royal préstnt, et la réponse de l'aimable actrice. Mais le fait est que, le
soir même, dans le rôle de Mme Blandineau des Bourgeoises de qualité,
Mme Raisin portait les ni;igniliques girandoles à l'élonnement de toutesles
boinics âmes des coulisses, et qu'une berline à quatre chevaux, et à livrée
grise, l'altendait à la sortie du théâtre. — (Jui 1 bonheur ! quel iriomiihc !
disaient les envieuses. Hélas! h. las! ne jugeons pas toujours sur les ap-
parences !... Meudon était un séjour enchanteur. Rien de beau comme ce
château, œuvre de Philibert Delorme ; de sujierlie comme cette terrasse
d'où l'on découvrait tout Paris ; de délicieux comme lc< bosquets plantés
par Le Ndre. Eh bien ! au milieu de tontes ces merveilles, cette pauvre
Rai-in rencontra l'enr.ui... Louis XIV qui, après l'éclat de l'exil de Mme de
Ronsc, ne voulait pas priver son fils des distraciions qui pouvaient la lui
faire oublier, ne désapprouva pas son aiiacljemenl pour Mme Raisin, mais
demanda, ou plutôt exigea, qu'elle quittât le théâtre , ne supportant pas
q'ïune personne que le dauphin avait distinguée continuât de servir à
l'amusement du pui)lic. Une pension de dix mille livres ou une somme de
cent cinquante mille livres comptant lui fut olfcrte à titre de dédommage-
ment. Elie accepta la pension et quitta le ihéâtie. IKIas! les lambiis, les
bnsquets de Meudon pourraient redire les regrets et les soupirs de l'ac-
trice si magniliquement malheureuse au sein du faste qui l'entourait.
Le grand dauptin, dont l'esprit, à ce qu'il paraît, était assez étroit, et
qui alliait à son goût pour les plaisirs une dévotion outrée, tyrannisait
cette pauvr:; Raisin , et poussait l'observance minutieuse des pratitjuesde
religion jusqu'à lui faire observer en carême un jeûne rigoureux, que du
reste lui-même il gardait sirictement. On raconte à ce sujet une anecdote
assez plai.'-anlc. Nicole Piiel de Lonchamp, soulllcuse de la Comédie-
Française, auteur de la comédie du Voleur Tita-l'apouf, siiur de Mme
Raisin, ayant eu qu 'Iques dilficul^és avec le théâtre, alla trouver sa sœur
à Miudon où elle était alors, pour sollic ter son intlueiiteinlcrveniion. Son
tilro de parente lui donnait nn facile accès. Après avoir traversé une suite
d'appartf mens somptueux, elle arriva jusqu'à Mme Raisin. Celle-ci était à
table, c'était en carême. Du pain, de l'eau, des noix, du fromage, le tout
étalé sur un superbe service de vermeil, formait le repas de la maîtresse
de l'héritier du trône. A cette vue, grand étonnneinent de Nicole. Elle in-
terroge sa sœur et apprend que dans les temps d'abstinence c'est là son
régime habituel; et se la ssaut aller à la conliance, Mme Ra'sin, décou-
vrant les faiblesses de son royal amant, ajoute que souvent enfer nés en-
semble, de Ion 'S jours se snnt passés, partagés entre des pratiques reli-
gieuses et en fjce d'une collation digne du plus frugal Spartiate. — Et
c'est ainsi? dit Nicole, ne revenant pas de sa surprise. — C'est ainsi! ré-
péta en soupirant Mme Raisin, regi eitani peut-être la liberté et cette vie
d't nio'ioiis er de triomphes qu'elle avait abiiidonnéc pour les chaînes do-
rées, mais pesantes, dont l'amour du dauphin l'avait chargée. — Et c'est
fila éire la maîtresse d'un prince! rcpiit Nicole avec une colère toute
fraternelle. — Ma foi, j'aimerais encore mieux souiller ma troupe ou en-
tendre silUer Tita-Papouf que de faire ce carcmelà!
DES Gt.uÉES. [MOiiitcur des Théâtres.]
PETaï'E COMEDIE AVASîT liE E)BAI71E.
Le drame de M. Félix Pyat, les Deux Serruriers, vient d'être livré à
l'impression. L'auteur, dans une préface dialoguéc, fait lessortir toutes
les démonstrations logiques derrière lesquelles s'abrite le l'rotée de la
censure. Nous reproduisons la lin de ce travail remarquable.
(La seine so passe au niinisiùrc de t'iméiicur, dnns le liiireaii ilej tliC-ilrcs. — Sièges,
tal)lc couviTlixrun tapis vert, crayiins, |iliinK"i ei encre rouge , inaiiusorils, liummcs
déeoiX'S, — lu gairon de bureau introduit tui tioinnie non décore.)
L'Aiiienr — Le poète n'a pas mis.sion de guérir les maux. 11 les écoute,
les recueille et les chaule ; il les sen et les exprime pour les faire sentir
il tous. C'est la harpe éolieimc qui es' pendue dans l'air et qui viare à
tous les veiils! Aux hommes qui gouvernent d'enteinire ces soupirs, de
co:i!pren;lre ces plaintes et d'arrêter la cause de ces gêmissenieiis ! Coin-
meiii le médecin guerirat il le inalatlc si le malatle ne peut pas dire qu'il
si>niire, s'il lui est défendu de crier : c J'ai du mal ! je meurs ! secotirez-
nioi ! ')
l.a Censm-e. — Certes, voire intention est bonne; votre oeuvre est
celle d'un lunniêle homme , j'en ci>n\ien.s.., aussi , je ne la dêfetnls p.as.
Mais je lu' puis l'auloiiser qu'avec de grandes resiriclioiK<i. ( l.u Ci ii.'.iirc
ouvre le viuiuiscril.) Ainsi, à la première page, je ne puis vous permelti-e
de dire cette phrase ; « Le monde est un enfer dont tes pauvres sont tes
maudits. »
L'Auteur. — Pourquoi ?
La Censure. — Parce que.
L'Auteur. — Faut il dire que les pauvres sont en paradis ?
La Censure. — Je ne l'exige pas. (Elle passe à d autres corrections.)
Je ne puis encore laisser dire à votre huissier, qui vient saisir un pauvre
homme expirant de misère: «C'est une mort Iraudule tue ; il y avait
contrainte par corps. » , ..=^_ ,
L'Auteur. — Pourquoi?
La Censure. — C'est attaquer les gens de la loi.
L'Auteur. — Jlais la loi est pluttjt faite contre ceux qui ne veulent pas
payer que contre ceux qui ne peuvent pas payer.
La Censure. — Plus loin encore votre assassin ne peut dire, en assassi-
nant l'homme qui ne veut pas le payer: «Tiens, voila mon protêt...
parlant à la personne, »
L'Auteur. — Pourquoi?
La Censme. — Parce que c'est tourner en ridicule les formes de la
procédure.
L'Auteur. — Décidément , les huissiers sont inviolables.
La Censure. Plus loin encore, votre voleur ne doit pas dire d'un homme
qui sommeille : « Il dort comme un président. »
L'Auteur, — Qui cela atiaque-t-il donc ?
La Censure. — La magistrature.
L'Auteur. — O Bridoison !
La Censure. — Ce que je ne laisserai jamais, jamais passer, c'est la pro-
videncc du voleiu- ; un voleur n'a point de providence ; un voleur ne peut
invoquer la providence. Il n'y a point de providence pour les voleurs.
L'Auleur. — Alais qui est-ce que cela blesse ?
La Censure. — La religion.
L'auteur. — Et Tartufe !... n'a-t-il pas sans cesse le nom de Dieu à la
bouche ?
La Censure. — Est-ce que j'aurais permis Tartufe ?
L'Auteur. — A la boinie heure !
La Censure. — Je défends absolument que ce même coquin dise : • Il
est vrai que la lune n'est pas encore complaisante, »
L'Auteur. — lin vérité, je ne comprends pas...
La Censure. Eh bien! mais l'astronomie ! 1" Observatoire est un corps
constitué.
L'Auteur. — Je réponds du pardon de notre illustre Arago.
La Censure. — Convenons encore que votre bandit ne dira pas : «Il
sait ma vie par cœur, il pourrait écrire mes mémoires. »
L'Auleur. — Oh ! pom- le coup !
La Censure. — Et la police donc! vous faites allusions attx mémoires de
M. Gisquet.
L'Auleur. — Ainsi, comme dit Figaro, on peut parler de tout, pourra
qu'on ne parle ni de la religion , ni de la police , ni de l'Opéra , ni de rien
du tout,.. C'est toujours comme avant la révolnlion !
(La censure rit cl n'est pas désariuée; elle rcuillètc sans rt'pondre plusieurs pages, et dc-
manile d'autres cliaiigeniens. Ici la censure laisse tomber son fatal craron. L'auteur
s'empresse de le ramasser : cet acte de con(Iesc?udance ne lui sert à rien ; l'auteur n'en
obtient pas un mot de plus.)
La Censure- — Maintenant nous voici au dénoûment. Je ne puis vous y
laisser conilaimier l'innocent et acquiiler le coupable. C'est un attentat a
l'infaillibililé de la justice.
L'Auteur. — .\.uis vous avez permis Calas , la Pie Voleuse , le Cour-
rier de i\aplcs, etc.
La Censure, — Oui; mais il s'agissait de la vieille justice, cl vous nom-
mez le jury en toutes leilrcs... Vous attaquez liuraillibihié du jury.
L'Auleur. — Vous dites que le jury est infaillible!... Alors le prince a
donc écrit les l\imen.-.es letues?...
La Censure. — Emportez votre manuscrit!... Mais si les journaux
crient contre le drame après la représentation, je pourrai bien le défendre.
— Sans adieu !
L'Auleur. — Au plaisir de vous revoir!
{il salue et sort.)
S'il y a quelque chose à la mode aujourd'hui, c'est bien coriaincmrn'
le d aine ou le v;ud' ville acccinmodé ca brocliure.
Mais il y a drames et tirâmes, plus encore qu'il n'y a fagots H fjgofs.
11 y a ceux qu'on f.iii et ceux qu'on ne fait pas. ^aiis compter ceux que l'on
rouliel'.iit. Je liens ceux-ci pour 1res supérieurs aux aiilres.
Hier au soir, comme je veniis d'a-'Sisler à la reprise rie IliiY-Blas, re
drame de M. Vicior Hugo, qui, s'il n'est pas le plus beau ro laj de l'épo-
que, en esi au moins le plus cui ieuv, ou me remit une brochure neuve ;
au froiili.'pice se trouv.tii écrit ce qui suit : Ceci est le plus beau drame
de l'époqilc.
J'ouvris l'opusrule. Il conienail le Don Jtiiin de M. GliMave Droni-
ncau. Ce Don Juan, bien plus âgé que celui de M. Casimir Dclaïipne,
iu
LE MAGASIN LITTERAIRE.
n'a jamnis été mis en representalion, bien qu'il ait été reçu pT la Conif-
die- Française. Comment donc une pièce qui n'a pas été jouée pourrait-
elle être le plus beau drame de l'époque.
Mais d'ailleurs, liiez nous, autant il se trouve d'opinans, autant il y a
de prédilections.
Le plus beau dromc de l'époque, vous diront les fi-mmes pâles et les
petits poètes liypocondres, c'est Ckalttilun, Clialli'i ton (jui s'empoisonne
après un coup d'œil de Kc i.v-Rc!l.
— ^on, ob ecleront le'; jeunes gens fataiissent et bâiards, le plus beau
drame di' l'épocpie, c'est Anlony, Autoiiy (|iii i)orte un poi^naiil comme
on porte un diamant à son jabot, et (jui s'arme d'un mouchoir comme
d'un poi^'n.u'd.
— L)u tout, répliqueront les deux rives du boni varl Saint- Martin, le
plus beau driinie de l'épofiue, c'est li Daches-v de l.ai'aiilnilih-f.iVmi
les quenes éternel. es se repliaient sur les trottoirs comme celles d'un ser-
pent constrictor.
Liijom- (pie je me promenais sous les tilleuls des Champs-Elysées, je
rencontrai nu bonhomme; ce bonhomme était '-^. CharlesNodi 'r. Ciiui-
lii est érudil en loutes choses, per>onne ne l'igunre. Nous causâmes né-
crom nci'', lilurgi'', philologie, nir'tallirgieeldramaliiigie.
La jeunesse est cm ieiise. — P tri uche de la lit ératiirc, dis-je au bon-
homme, quel est donc le plus beau drame de répo(|ue ?
Au lieu de répondre à ma question, le vieillard sourit, je le vis prendre
r' (■ M . ,. Mi'i:) 'l;vis Si i>'i o (l'>r'('ii(: :v>r s irnoi il m'en'ra l'a
vers une sorte de spectacle, moitié boutiqje , moitié théâtre. Je complais
sur quelque chose beau comme Corneille, j'aperçus Polichinelle armé de
son bâton.
Auprès de ce bâton , un chat , le commissaire , la femme du commis-
saire et le Diable; Polichinelle assommait tout ce monde-là avec une ha-
bileté profonde. — Voilà, me dit M. Charles Nodier, le plus beau drame
de l'époque.
Interrogez M. Jules Janin sur le même objet, il vous mènera voir De-
bureau et sa pantomime , double chef-d'œuvre , dont il a fait un bel in-
octavo.
Il en est du plus beau drame de l'époque comme du boulet qui devait
tuer Napoléon, il n'est pas encore fondu.
ORIGIl DE OUEIPS OBJETS DE TOILETTE.
LES MIROIRS.
Il était assez naturel que les fi-mmes eussent la curiosité de contempler
elles mêmes les charmes dont les hommes paraissaient enchantés : ce ne
fut point l'inveniion, mais le hasard, qui leur procura c( t avantage. Quel-
qu'une d'elles, en réiléchissant sans doute à ses amours, fixa ses regards
sur la surlace tranquille d'un éttng qui lui présenta son image. Cette dé-
couverie indiqua sans doute que tou c surface unie produirait le même
cUél; et l'on lal)riqui très anciennement des miroirs en Egypte. Cette in-
vention p:issa probablement des Egypt eus chez les Isiaélites, car ils fai-
saient généralement usage de miioirs durant leur séjour dans le dé-
sert. Moi-e fjbriipia son l)iissin do cuivre avec des miroirs que des femmes
avaient olléi ts à la porte du tabernacle. L'art de fabriquer des mroirs de
verie fut inventé beaucoup plus lard. On se servit, d.ton, pour f ire les
premiers ei les meilleurs, du sable qui se trouvait .sur les côtes maritimes
dans les environs de Tyr. Les miroirs en iisageét.ient alors de métal par-
f.iitemeni poli. En Egypte et dans la Palesiine on se servait oui nairement
de cuivre. Les Péruviens les fabri(iuaient avec ce mé al, loisqu'ils curent
le malheur d'éire découverts parles Espagnols. Les peuples de l'OMC-nt
fabriquent encore aujourd'hui leurs miroirs avec du cuivre ou quelque
ajiie métal suscept ble d'être b;en poli.
I L'usage des miroirs semble indiquer que les Egyptiens et les Israélites
I n'étaient pas si simples et si grossiers tpie les écrivains le ppéie.ident.
Nous voyons de nos jours plusieurs peuples qui ne connaissent point cette
invention. Les habitans de la Nouvelle Zé'ande parurent très émerveil es
d'apercevnir leur image dans un miroir, et lireiit à cette occasion beau-
coiq) de grimaces et d'éclats de rire. Presque tous les voyajeuis qui ont
parcouru des pays dcsauvages nous apprennent que la vue d un miroir leur
lai-ait la même impression. Dans cercains pays le génie humain prend on
essor rapide, tandis que dans d'autres il marche à pas de torlue. Ou; lie
jxiit éire la cause de cette dillérence } est-ce le climat, la nécessité, ou
une inégalité d'Intel. igcnce et des facultés de l'ame'? esi-il pissible que
les ^.auvilges n'aicril jamais aperçu leur iuiage sur la face des eaux? et s'ils
l'ont vue," d'où peut veuir leur turprise à la vue d'un miroir?
LA SOIE.
CoTime la soie est la plus élégante des enveloppes dont le beau sexe
fiit usage pour orner .'•es charmes, le lecteur me pardonnera peut-être
une yetite digression sur cette maiière précieuse, (in préienJ que la soie
a été apportée de Perse en Grèce, 333 ans avant la naissance de Jésus-
Christ, et de l'Inde h Rome, dans la deux cent soixante-quatorzième année
de l'ère chrétienne. Durant le règne de Tibère, le sénat fit une loi qui
a«fendait au» Roiçwns de se véUr d'une étoffe efféminée, <|ui ne convê*
na't qu'à des femmes; et les Européens ignoraient si complètement l'art
de cidtiver la soie, qu'ils ont cju long lenis qu'elle croissaii, comme liî
coton, sur des arbi' s. Dans l'année cinq cent cin inanie-;!en\, ûi!u\ moi-
nes ap|)orlèrentdes Ci-andes-lniles à Cons rnlino|)Ie les (unis de (luelqnei
vei'sàhoie. On les (it écloie su- du fumier; et ces insectes, nnniris ave ■.
(les Icnilles de nnlrier, multiplièrent si rapidement qu'un éleva des ma-
nn'adui-es à Atlunes, à Th-hes ei à r.orinlhe.
Oans l'année lloO, l!o er, roi de Sirilc, emmena de la Grèce des ma-
nufacturiers (le soie, et le- éia'ilit à Palerme, où ils enseigni'f eut aux Sici-
liens la miHlioile de multiplier les vers et l'art de liler et de tisser la soie.
De Sicile cet art se lépamiii dans loute l'.talie, et de là en Ispagne. Peu
de tem|)s avant le règne de Fr nçois I", les proviu'cs niériiiioiiales de la
France enirepri eut ci tie cul ure. Ileni IV in réduisit, avec beaucoup de
dillicullé, les maniil'aciuies de soie ('ans son rivauiue, contre l'avis du
duc de Sullv, son minis're et son favori. A lorce de persévérance il les
porta enlin à un ccr ain degré de pei-reciioiniemeni. Dans l'anme 12SG,
qrielqiies Anglitis de (lisiinclii)n parurent avec des man'eaux de snie à un
la! qui se donna an château de Keni wnrili, <îans le com é de AVa' wick.
Dans l'année 1()20, l'art de lisser la soie s'iniroduisi; en Agleierre; et
dans l'année 1710, on établit à Derbv la machine (|ue I.omhe a inventée
pour tordi'c la soie; celte piè^e dernéi aniiue, (lign(\ d'aiientinn <'U plutôt
d'admir.ition, cnniient trente six mille (inq cent (piaire-vingt-si\ roues,
qu'une seule roue, mue par le courant de l'ean, met toutes en monve-
l!ie'ii
Tels furent les coramencemens des manuiaciures de soieries ; mais ces
étoiles furent très long-temps rares et trop chères pour devenir d'un usa-
ge général. Le roi de France Henri II porta les pre miers bas de soie
qui parurent en Europe. Sous le règne de Henri Vil, on n'en avait pas
encore vu en Angleterre ; Edouard VI, sou fds et son successeur, reçut
en présent, du chevalier Thomas Gresham, les premi rs bas de cette es-
pèce qui furent vus en Angleterre, et ce présent, considéié alors comme
très précieux, fut long-temps le texte de la conversation pub'iquc. La rei-
ne Elsalicih reçut aussi une paire de bas de soie noire de sa marchande
de S'jierii^s ; et Hohvell nous apprend que celte princesse en fut si éprise,
qu'elle n'en porta plusqu^' de celte espèce. Depuis celte époque, les soie-
ries sont devenues insensib'ement si communes, qu'elles ne peuvent plus
servir à distinguer le rang et l'opulence.
LES PREMIERS SOULIERS.
Tant que la république romaine subsista , le bleu fut généralciuent la
couleur des habits e. mè.na de lachiismre Jdes femmes. L'empereur
Aurélien leur permit de porter des souliers rouges, et refusa aux hommes
ce priviléjje, qu'il conserva exclusivement pour lui et ses successeurs à
l'empire.
Ce fut à Piome qu'on inventa les souliers à talon. Auguste en porta pour
baisser un peu sa petite taille. Lesprtlrcs en portèrent aux jours des sa-
crilices, et les femmes de distinction aux bals et aux assemblées. Les
prands ornaient leurs souliers de plaques d'or, et , malgré le silence des
historiens, nous avons lieu de croire que les femmes imitèrent leur
exemple. Hé iogabalc décora ses soûl ers de pierres précieuses , gravées
par les plus habiles artistes. Les empereurs qui lui succédé eut suivirent
cet usage, et cbargèri-nt leurs souliers d'une inlinité d'ornemens , et entre
auires de l'aigle romaine, en broderie, eniourée de perles cl de diamans.
Cette cxiravagaure des empereurs ne nous causera point de surprise,
quand nous saurons que les simples citoyens de Rome, peu satisfaits de
décorer le dessus de leurs souliers, fusaient meure que!queIois une ec-
mtlle d'or.
LES DIAM.%IVS.
Quoique les anciens fi-sent usage de pierres précieuses, il paraît qn'iU
ne connaissaient pas le diamant que les modernes cslimeiu à un si haut
prix. Quelques auteurs prétendent qu'Homère et Hésiode font mention de
citte pierre sous le nom A' adamas on A'adamanluios; mais d'autres as-
surent a' ce plus de probabilité que ces noms grecs ont une signiliraiiou
tout à fait étrangère à ce que nous appelons diamant. Pline, qui a fail de
grandes recherches sur la découverte des pierres précieuses, n'a rieu
irouvé de relaiifaux diamins jusqu'au commencement de l'ère chrétienn".
Mais on n'a joui de tout leur éclat que I mg-teinps après qu'on les eut dé-
couv( rts. L'art de les polir avec leur pioine poussière est une invention
moderne nili il)uée à Louis de Bcrquen, natif de Bruges, qui vivait environ
trois ou quaire siècles avant le noue.
Ce fut (l'aboid le désir de captiver l'aitention qui engagea la race hu-
maine à se parer des plus billantes piodnel oiis de li nature; et le ilia-
niani tint paiini elles le premier lang, aussitôt api es sa découverte. 11 éiait
par conséquent ti es na urel que les mines qui les renfL'rm..nt fussent re-
cherchées ei cunservées soigneusemeni. Je ne ponriais point, s.ms iiop
Ui'écaner de mon sujet, donner au lecie ir un détail ('es didérens p 'vs (pd
produisent des diamans; il sullira de dire que la plupart appaiiiennei.t
aux rois d'Espagne ou de Portugal. Les Portugais ont au r.rrsil une co n-
pagnic à laquelle ils ont accordé le privilège exclusif d'extraire les diamans
des mines. [Gazette des Femmes.)
Paris. — BOULli et C«. imprimeurs des corps mililaircs, de la scndûrmcricdépsrlcmcd
taie, du cadastre et des coalributions directes, rue Coq-UéroD, 3;
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Le Magasin Littéraire se compose des aieilleurs
Feuilletons, Romans et Nouvelles qui paraissent chaque
jour, dans les Journaux, les Revues, ou les Livres.
On y trouve des Récits de voyages, des Tableaux de
mœurs, des Eludes dart et des esquisses biographiques
empruntés aux meilleurs écrivains de la Fiance et de
rélranger.
Eu vertu d'un traité spécial passé avec Li Société des
Gens de lettres, le Magasin littéraire, outre ses arti-
cles entièrement inédits, reproduit notamment les pu-
blications de MM. Victor Hugo, Charles Nodier, de
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DE Bernard, Méry, Eugène Sue, Léon Gozlan, Roger
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11 paraît chaque semaine une livraison composée de
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maire qui suit, les noms des écrivains célèbres qui y
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La Cinquantaine, par M. CHARLES Di: «r.UXVRT).
Eludes hislorkiuos.— Le rèjjnoil'IOlisaliclli (rAii^lcIoiie, par M. GL'IZOT.
Sdiivenirs des Éuus-Liiis, par HI. «i All.l.AUDirr.
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Le Salon de M"" 'iliiers, par M°" la marquise de \ ICrXRGIS.
Le bclliouime ctriiomaicbean, par ïi"" E.tlLL DE GIUAUDIA.
L
A Paris, certains endroits d'S quartiers élégans rappclcntà l'esprit la
plate-forme on sœur Aime s'éia't mise aux aguets dans le cbâliau de
Uarlje-Iîlciie. Pcni!a;it les l)càn\ jours, à l'Iieure où les femmes du moiiile
sortent pour se inoniciier, ro;i(lie des visites ou courir les m^pasiiis.ua
ol)sor\al[(ir ne eaniait travers'-r les lieux dont nous parlons fais y rcmar-
qi.'er un grand iiiim'jre d'individus nude*, jeunes d'ordinaire, bien tiurnés
quelquefois et toujours au?si corrects dans leur costume qu'un aoiourcu.^
de vaudeville. Selun l'htimeur inquiète ou tempérée dont les n doués la
nature, ces inîéressans personiages se tiennent inimol)i!cs comnîc des
statues, ou pareouiei.t à pas irrét!u!iers un espace re treint, aii/si que le
fait un s )'dai devant sa !.'uéri:e. Pjrmi ces sentinelles vnlcnlaires, il «n est
qui ar.icvciit leur fariinn sans avoir apei eu antre chose que rtierbc qui
verdoie et le soleil qui poudroie, et ceux-là en général re:;ag!;ent leur losis
d'un a'r mélancoliiiue; mais d'auli<s plus fortunés Ciiisîeiii par recueillir
le fruit de leur patience, et voient succéder aux an.viéiis de ralientc les
cliaruics de cet instant que nos pères nuiuinaicDt, cusivle pré icux, Ibcuie
du berger.
Dans cette dernéfo classe, il convici.t de rarjrr un jeune borame de
fort bonne mine qui, V( rs emlcii de mars, il y a de cela quelques années,
avait pris posi:ien, pour ne pas dire racine , à l'cnlréo du jardin des l'ni-
leries, en face de la rue Cas'iglione. De deux à quatre Leures. à l'.|>oquc
où le sol il printaniiier caiese de ses tièiles rayons les bourgeons verdis-
sans (les mari ouniers et des tilleul*, celte place olTi c aux êtres sensibles un
allùt 1 resqne aussi favorables que le balcon de rt)péra pendant la soirée.
L'allée des l'euilLuis, en ( IVet, dispute au liois de Boulogne le privilège
d'atiirer un essaim de ji'unes femmes qui viennent cxpo.cr aux vivifiâmes
inlliiences d'un air frais et pur leurs j)ues f âlies et 'cnrs veux fatigues p:r
les veilles de leur campagne d'IiAer. Au-si sera.t-il dillicile de doiionibr<if
lespaletolsetles reilingotisdetoules nuances, depuis le noir de fiiuu'ejus-
qu'au blanc farine, qui à celle heure privilégiée cnvalisscnt le j rJiii des
Tuileries. Les f.mtasiusde la f.isliioii suriout y allueut ilcs quaire peints
cardinaux. Ce solsemb'e leur propriéié, laMi's s'y pie absent ui.nje>lueusc-
mciii. Lii i's ne reconnaissent aucune supérioriié, pas même celle de^éda-
boussans.sportmen du jockey club, à qui, sur un autre terrain, ils ne songe-
raient point il d spu er le pas; car l'estime que l'on fait desoiiuéaie varie
selon les lieux, et tel se courbe au premier étage, q: i se redresse au se-
cond. Aux Champs i:i.\ sées, le cavalier qui trotte à l'anglaise le long de l.t
chaussée éclipse du haut de sa nionime, fût île de loiMgc, le ni' dcslc
piéton de la coutre-arée; mais aux Tui'eries ces distinctions scHaccdl.
Les grilles (pii s'ouviei t aux cliiciis tenus en laisse restent inipit.iy.<blc-
meiit fermées aux chevaux, et chaque primieneur ne pèse que de s-mpo A'i
pei'.-oiMiel. S'ir le s.ible de l'allée lies l'eal ans, éperonnécs ou no.i, toutes
bolli's .sont ég'lis.
Le jeune hôii'i-.ie dont nous qtciîs ^Ocrill'i ' mobirtc signi.c Uivo parais
LE MAGASIN LITTERAIRE.
sait conipléiciacnt isole au milieu de la foule qu'attiraient à la promenade
les séductions d'une journée macniliquc. En vain les plus hrillans équi-
pages s'arrêtaient à rentrée du' jardin, en vain les plus jolies femmes
i'eilleuraicnt au passage, rien ne parvenait à distraire sou atienlion du
point où elle s'était fixée. Appuyé contre la grille , à quelques pas de la
suérite qui porte le numéro 33 , il regardait invariablement dans la direc-
tion de la rue de la Paix. Ses yeux quittaient-ils un instant leur ligne d'ob-
servation , c'était pour interroger sa montre dont les aiguilles , ainsi qu'il
arrive à ceux qui attendent, lui semblaient inexplicablement paresseu-
ses. Au bout d'une demi-heure environ , son visage, assombri depuis quel-
ques inslans, s'éclaira soudain. En ce momeiit un landau peint en brun et
attelé de deux chevaux gris se montrait au tournant de la Colonne Ven-
dôme. Malgré la distance, le jeune homme reconnut cette voiture du
premier coup d'œil, et ce fut avec un sourire expressif qu'il la vit s'appro-
cher. 11 la laissa venir jusqu'à la rue de Rivoli sans changer lui-même d'at-
titude ; mais dès qu'elle y fut arrivée , il se mit à marcher lentement le
long de la terrasse , obéissant, selon toute probabilité , à un sentiment de
priulence que les amoureux n'écoutent pas toujours.
Le landau ariélé devant la grille , trois personnes en descendirent. La
prea)ière était un homme d'environ trente ans, d'un maintien raide et
d'une physionomie gourmée, qui aO'cctait la maturité avec autant d'étude
que d'autres, plus âgés, mettent d'art à simuler la jeunesse. Vctu de noir
de la tête aux pieds, le col entouré d'une cravate blanche, la figuie scru-
puleusement rasée, les yeux protégés par des besicles dont les verres
bleuissaient le haut de ses joues blafardes, il offrait un échantillon bien
caractérisé de cette classe aujourd'hui si importante qui, par goût, métier
ou ambition, se voue aux pénibles travaux du cabinet. Avocat ou journa-
liste, magistrat ou savant, ce particulier, quelle que fût en réalité sa con-
dition , portait la tète si haut, parlait d'un ton si tranchant, jetait de temps
en temps par dessus ses lunettes un regard si péreinptoire, semblait, en
un mot, si sûr de sa supériorité, que, pour ne pas partager aussitôt cette
conviction , ceiw qui le voyaient pour la première lois avaient besoin
d'une certaine dose de scepticisme.
Le second personnage qui sortit du landau était beaucoup plus âgé que
le premier. Il avait dû être fort bien vingt ans auparavant , et si ces che-
veux gris annonçaient le déclin, il conservait du moins les avantages que
l'âge respecte parfois après avoirdéiruit tous les autres. Sa tournure était
noble et ses traits ollraient une remarquable distinction. On cûtvaineniont
cherché sur sa personne ou dans son costume quelques-uns de ces ai tiiices
infructueux qu'emploient les vieillards récalcitrans pour communiquer au
pubUc l'illusion qu'ils se font Ix eux-mêmes. Tout en lui était simple avec
élégance, sérieux sans affectation. L'expression habituellement mélancoli-
que de sa physionomie pouvait, il est vrai, faire supposer qu'il n'avait
pas dit adieu sans regret aux frais plaisirs de la jeunesse; mais cette gra-
vité même ne manquait pas de charme, et il était difficile de l'observer
pendant quelque temps sans éprouver la sensation triste et douce à la fois
■ juc cause la pâle sérénité d'une belle soirée d'automne.
Au lieu d'imiter son compagnon qui déjà s'était dirigé vers le jardin, le
plus vieux des deux hommes , après avoir mis pied à terre , se retourna
pour offrir la main à une troisième personne dont l'aspect seul jusiiliait
la longue faction que venait de monter le premier des acteurs de ce ré-
cit. C'était une de ces jeunes femmes, Parisiennes par excellence, qui à
des charmes réels joignent toutes les grâces de convention que l'éduca-
tion moderne développe aux dépens d'avantages moins brillaus, mais
plus solides ; diamans faux quelquefois, mais si bien taillés, si parfaite-
ment polis, si admirablement montés, que pour en chercher les défauts
il est besoin d'un courage brutal dont peu d'hommes sont capables. Celte
sédiùsaïue créature, blonde aux yeux bruns et au teint rosé, portait une
robe de soie de couleur mauve, et, par dessus, un court manteau de ve-
loms noir, bordé de fourrure blanche. Un chapeau de même étoffe que
le manteau et un tuanchon d'hermine complétaient une toilette en harmo-
nie avec la température de la joiuiiée qui, participant du printemps par
le soleil, par le froid appartenait encore à l'hiver.
En descendant de voiture, la jeune femme prit le bras que lui offrait
l'homme d'un âge mûr, et franchit d'un pas léger les degrés qui condui-
sent à la terrasse des Feuillans. A peine en dedans de la grille, elle lança
à droite, sans toiu-ner la tête, un coup d'œil rapide qui s'alla fixer avec
une précision miraculeuse sur l'élégant promenem- arrêté à quelque dis-
tance. Celui-ci attendait sans doute ce regard, car il y répondit par un
autre fort expressif. La jolie blonde alors rougit légèrement et porta la
main à sa coiffure, comme pour faire rentrer sous la passe de son chapeau
les bout les soyeuses qui pourtant ne cherchaient pas à en sortir. Au même
instant l'homme qui l'accompagnait lui serra le bras par une crispation
peut être involontaire, et frappa rudement de sa canne à pomme d'or le
sol de la terrasse.
— Qu'avez-vous donc, monsieur deMorsy? lui de manda la jeune femme
d'un air étonné.
— Je vous le dirai quand votre mari nous aura quittés, répnndit-il en
froîuant le sourcil.
— l'ourciuoi pas devant lui ? je n'ai pas de secret pour M. Gastoid.
— Je le souliailc, madame, dit :\I. de i\iorsy avec un accent de tristesse
qui adoucissait la sêvéïité de ses paroles.
L'ho;::mc aux besicles coniinnaii de marcher en avant, la t( te baissée
et les m 'liis derrière le des, iila maiiicrc de ^ailoléon. Avec la distraction
réelle ou affectée de l'honinic qui roule dans son cerveau le destin des
peuples et n'accorde aucune attention aux objets vulgaires, il coupait à
angle droit la grande allée, en se contentant d'adresser un salut vague
aux individus des deux sexes qu'il accrochait au passage. Cette laborieuse
traversée accomplie, il s'arrêta sur la lisière des marronniers et y attendit
ses compagnoiis qui, d'un comnmn accord, interrompirent leur conveisa-
tion avant de le rejoindre.
— C'est ici que je vous quitte, leur dit-il lorsqu'ils furent arrivés près
de lui ; marquis, je confie madame à votre galanterie chevaleresque, et je
vous délègue mes pleins pouvoirs.
— Vous êtes donc toujours décidé h aller à la chambre? demanda la
jeune femme, dont le regard, passant par dessus l'épaule de son mari, in-
terrogeait la terrasse qui borde la rue Rivoli.
— Je ne puis pas m'en dispenser, ma chère amie, répondit M. Gastoul
avec une familiarité bourgeoisement conjugale ; la séance d'aujourd'hui
est d'un intérêt majeur; on discute la réduction des rentes; et comme
c'est une question que j'ai étudiée avec quelque soin, je suis bien aise de
voir comment s'en tireront nos honorables. D'ailleurs M. Barrot doit par-
ler, et il est urgent que je sois là pour lui faire mon compliment.
— Vous êtes donc certain qu'il y aura matière à coinpUuient ? dit le mar-
quis d'un air caustique.
— Pour qui me prenez-vous ? s'écria en ricanant le porteur de lunet-
tes. Ne connais-je pas les devoirs que m'impose ma qualité de candidat à
la députation ? Je n'ai pas envie d'échouer à Limoges, faute d'un passe-
port signé par l'illustre chef de la gauche.
— Je croyais l'affaire terminée.
— Est-ce qu'on termine rien avec ces genslà ! Voilà huit jours qu'on
me renvoie de Ca'iphe à Pilate. Ma circulaire aux électeurs est prête ; il
n'y manque plus que l'apostille indispensable, et, au moment où je crois
enfin la tenir, on me jette auvjambes un concurrent.
— Un concurrent ?
— Oui. Après avoir réuni presque tous les sull'rages du comité, je me
trouve aujourd'hui ballotté avec un pariiculier dont le seid mérite con-
siste à être le ûls d'un conventionnel et à posséder un million en biens
nationaux.
— Mais il me semble que ce sont là des titres, dit le marquis avec une
gravité affectée.
— Des titres! interrompit brusquement M. Gastoul. Voulez-vous con-
naître les véritables titres de mon adversaire à la protection des gens qui
me l'opposent? c'est d'être un sot, un âne bâté, une cire molle qu'ils pé-
triront à leur guise, tandis qu'ils craignent de rencontrer en moi moins
de souplesse et de docilité. J'ai eu l'imprudence de leur laisser prendre
ma mesure, et, vanité à part, il paraît que j'ai quelques pouces de plus
que la taille voulue. On me trouve trop indépendant pour un libéral. Ailx
yeux de certaines personnes, c'est un tort irrémissible.... peut-être leur
prévoyance n'est-elle pas sans fondement... Qu'ils me laissent seulement
arriver...
Au lieu d'achever sa phrase, le candidat à la députation lança dans l'es-
pace, par dessus ses lunettes, un de ces regards dominateurs dont il croyait
la puissance irrésistible.
— Jlais en attendant que je sois arrivé, reprit-il avec dérision, il faut que
j'aille faire mon métier de claqueur parlementaire. S'abaisser pour mon-
ter : voilà le premier article du catéchisme des hommes politiques.
— Oinnia sfrviUlcr pro dominadone, dit M. de Morsy en souriant.
— Du Tacite ! peste ! pour un gentilhomme à seize quartiers, c'est ma-
gnifique. Mais la séance doit être commencée, et j'arriverai au milieu de
la discussion. Sans adieu !
M. Gastoul salua du bout des doigts le couple dont il prenait congé, et
se dirigea rapidement vers le Pont-Tournant. Le marquis et la jeune fem-
me confiée à sa garde le regardèrent un instant, tandis qu'il s'éloignait ;
ils remontèrent ensuite la grande allée et firent quelques pas sans parler.
Mme Gastoul se décida la première à rompre un silence embarrassant
pour tous deux.
— Je suis bien aise d'être un moment seule avec vous, dit-elle avec un
sourire forcé ; depuis plusieiu-s jours j'ai envie de vous gronder, et l'occa-
sion est trop belle pour que je la laisse échapper.
— En ce cas, répondit M. de Morsy, grondez-moi tout de suite, car nous
ne serons pas long-temps seuls.
— Si vous craignez de rencontrer dans cette foule quelque femme de
ma connaissance, nous pouvons passer dans une autre allée.
— Où que nous allions, il est une rencontre que nous n'éviterons pas.
-- Quelle rencontre? demanda la jeune femme en jouant la surprise.
— Celle de la personne à qui, en entrant au Tuileries, vous avez per-
mis de venir vous saluer.
Une rougeur soudaine s'étendit sur les joues de Mme Gastoul, qui hé-
sita un instant avant de répondre.
— J'ai permis à quelqu'un de venir me saluer? dit-elle enfin d'un air
contraint.
— Je donnerais beaucoup pour m'êlre trompé, répartit l'homme de cin-
quante ans en étouffant un soupir.
— Moi, qui n'ai parlé à personne !
— Il est un autre langage que celui de la parole. .
— Le langage des lleins, pcut-êu-e? Serions-nous en Perse? Je le rroi«
rais, f!) véi-ité,tant votre histoire me parait merveilleuse.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
A ces paroles, prononcées avec un factice cnjoûment, le marquis ré-
pondit par un regard pénétrant qui lit baisser les yeux à sa compagne.
— Je vous suis assez dévoué pour oser vous déplaire, lui dit-il ensuite.
La vérité , que tout autre craindrait de vous taire entendre, je vous la di-
rai , moi , au risque d'enrotuir votie haine.
M. de Morsy s'arrêta un instant , comme s'il se fût attendu à une inter-
ruption. Voyant que la jeune femr.ie gardait le silence et semblait à peine
l'écouler, il contiiuia d'une voix un peu altérée :
— Est-il possible qu'avec votre esprit si (in et parfois si moqueur, vous
n'ayez pas encore soulevé le masque dont se couvre la présomptueuse et
incurable nullité de M. d'Kpenoy?
— M. d'Epenoy? voilà donc le grand mot lâché! interrompit avec un
rire forcé lime Gastoul.
— De giace, madame, reprit le marquis, par égard pour- mon profond
dévoûinent, et surtout par respect pour vous même, ne me démentez pas;
car je serais forcé de ne pas croire à vos paroles, et il en coûterait à vo-
tre franchise de les prononcer. 11 m'est démontré qu'après avoir ri, ou du
moins alfeclé de rire des pom-suiies de M. d'Epenoy, vous les prenez fort
au sérieux aujourd'hui.
— Ce qu'il m'est impossible de prendre au sérieux, c'est votre langage.
Vous avez juré de me mettre en colère, mais vous n'y réussirez pas : je
me sens aujourd'hui d'une patience angéliquc.
— Cetie assurance m'enhardit à poursuivre. Voici donc, puisque vous
me permcitez de tout dire , quelle a été votre conduite à l'égard de la
personne dont nous parlons : railleuse d'abord, tolérante ensuite, encou-
rageante depuis quelques jours.
— Encouragante, monsieur! s'écria la jeune femme avec un accent
qui doncait le démenti le plus formel à la vertu qu'elle venait de s'attri-
buer.
— Si je savais un mot plus convenable pour exprimer ce qui s'est passé
tout à l'heure, soyez sûre, madame, que je l'auiais employé.
— - Mais que s'est-il donc passé, au nom du ciel? car vous me faites
mourir avec vos allusions mystérieuses. Voyons : expliquez-vous; que
s'cst-il passé ?
— Rien qui ne se voie ici tous les jours, répartit le marquis en ré-
pondant par un sourire plein d'amcrlunc au regard inquiet et irrité que
levait sur lui son interlocutrice. Vous voulez venir aux Tuileries; par une
si belle journée, quoi de plus naturel que ce désir? M. d'Epenoy se
trouve à l'entrée du jardin au moment O'à vous y arrivez; quoi de plus
ordinaire que celte rencontre ? En l'apercevant, vous portez la main à
vos cheveux, quoi de plus simple que ce mouvement? Et si M. d'Epenoy,
attachant à ce geste machinal un sens convenu d'avance, y avait lu l'au-
torisation de venir vous parler; s'il s'était assuré que votre mari est allé
au Palais-Bourbon ; si rassuré sur ce point, il était en ce moment derrièi'e
nous, réglant sa marche sur la nôtre ; si cnlin, lorsque nous allons revenir
sur nos pas, nous nous trouvions tout à coup en face de lui, et qu'il vous
abordât en se félicitant de l'heureux hasard qui l'a conduit sur votre pas-
sage , ne faudrait-il pas être bien soupçonneux, bien ridicule, bien injuste
pour mal inlcrpréicr ce concours de circonstances fortuites, et voir un
arrangement dans ce hasard ?
Les jolies femmes aiment les mentors un peu moins que ne font les jeu-
nes gens : c'est dire qu'elles les détestent. En écoutant le commentaire
ironique dont la conclusion traduisait en rendez vous positif une rencon-
tre si innocente en apparence, Mme Gastoul ne put s'empêcher de maudire
la sagacité du grison qui lui donnait le bras. En ce moment, chose rare ,
elle regretta son mari qui, par la faute de ses lunettes bleues ou peut-ètie
par celle du mariage même, ne brillait pas en clairvoyance, et qui, selon
son usage, ne s'était nullement associé aux impitoyables observations du
marquis. Cependant, au lieu de manifester son dépit, elle leva sur ce der-
nier ses beaux yni\ où la prudence contenait le courroux, et d'une voix
rendue plus douce encore par un accent de bouderie :
— Que vous êtes mal pour moi ! lui dit-elle, vous que je croyais mon
ami ! Me traiter avec cette dureté ! A vous entendre, je suis une femme
odieuse; et cependant, qu'ai-je fait? Est-ce ma faute si M. d'Epenoy se
promène aujourd'hui aux Tuillcries? Et d'abord, est-il bien vrai qu'il y
soit?
— Oh! madame! interrompit le marquis.
— Eh bien ! admettons que vous ayez raison. Puis-jc l'empêcher d'être
ici?
— Non ; mais lorsqu'il va venir vous parlci-, vous pouvez l'empêcher de
prolonger cet entretien; cl c'est ce que je vous demande instauimenl au
ncmi du lespecl que vous devez avoir poui' vous-même.
Us éiaient arrivés au bout de l'allée. Mme Gastoul se retourna par un
mouvement brusepie où se trahissait l'irritation que lui causaient les admo-
nestations de son gardien.
— Vos itucntious sont sans doule excellentes, dit-elle; mais je ne re-
connais ni la nécessité ni l'oppoituné des conseils que vous voulez bien
me donnci'. Je persiste ;i croire que M. d'I'.penoy n'est pas ici, ou que,
s'il y est et qu'il nous renconlie, il se contoniera de me saluer.
— C'est ce que nous allons voir à l'instant même, car le voici.
Mme Gasloid n'avait pas eu besoin de col avertissement pour aperce-
voir à travers la fouie l'heurcuv nuiricl dont on lui reprocliait de irop
bien accueillir les assiduiiés. Uéalisaut avec une. ponctualiié rigoureuse
les prédictions du marquis, M. dTpenoy s'avançait Icnteuieni sans avoir
l'air de songer à mal. La manière insouciante dont il promenait çà et là
ses regards annonçait un flâneur plutôt qu'un amoureux. Déjà il n'était
plus qu'à quelques pas et semblait près de passer ouirc sans voir la jeune
femme, loi sque tout à coup ses yeux s'arrêtèrent sur elle , sans qu'il fût
possible (le découvrir dans ce mouvement la moindre préméditation. Ses
traiis, loin de laisser percer le trouble inséparable , dit-on , de la passion
véritable, n'exprimèrent d'autre émo'.ion que celle d'une agréable sur-
prise. Il Oia son chapeau par un geste empressé, et s'approcha de ?ûme
Gustoid avec une aisance qui excluait la cérémonie, mais non le respect.
— Quel heureux hasard, madame! dit-il en souriant j;raciensement.
De toutes les manières d'entrer en conversation, la mise en cause du
hasard était la plus malhabile; car celte banalité ironiquement prévue par
le marquis se trouvait d'avance frappée d'un ridicule complet. Outrée <\.'.
la gaucherie de l'élégar.l jeune homme qui cherchait à lui plaire. M •
Gastoul, pour toute réponse, lui lança un regard mécontent, tandis c; .•
M. de Morsy riait tout haut avec alTectation.
M. d'Epenoy les regarda l'un et l'autre d'un air un peu mécontent; mai;
au lieu de se déconcerier comme eût fait peut être un champion moii;s
aguerri, il adressa au maïquis un s.ilut familier, et se penchant de nou-
veau vers la jeune femme :
— Si je rends grâce au hasard, dit-il en appuyant selon l'usage sur sa
maladresse, c'est qu'à part le plaisir qu'on éprouve toujo-irs à vous voir,
il me tire d'une inquiêlude mortelle. Hier au soir, à l'Iiôle! Castcilane ,
vous vous êtes trouvée mal. La cohue qui encombrait les appariemens ne
m'a permis d'arriver jusqu'à vous, et en apprenant que vous étiez partie ,
j'ai craint que vous ne fussiez sérieusement malade.
— J'ai failli l'êire en elfet du dépit que m'a causé ce so: accident, ré-
pondit Mme Gastoul avec un enjouement afl'ecté. J'ai horreur des éva-
nouissemens , car je sais que beaucoup d'atncs chiriialjles n'y croient pas.
Je puis vous assurer cependant qui! n'est entré dan? le r.iie.i auc;i;ie in-
tention de me rendre intéressante, et que la chaleur excessive du salon où
j'étais en a été l'unique cause.
Tandis que la jeune femme parlait, M. d'Epenoy s'était rangé à côté
d'elle comme poiu l'engager à continuer une promenade qu'il semblait i!ô-
cidé à partager. M. de Morsy re;)iarqua cotte nunœuvre; mais, au llea de
la favoriser en se remettant en marche, il s'appuya fortement sur sa ciniie
et resta plus immobile qu'un navire à l'ancre. Réserve, prudence ou li-
midité, Mme Gastoul ne crut pas devoir prendre l'initiative que sollicitait
la pantomime de son adorateur. Fuiieux contre le marquis, dont il av.rt
maudit plus d'une fois l'hostile clairvoyance , presqu'aussi courrouce con-
tre l'objet de sa flamme qui, loin de lui venir en ai le, semblait dés'rer
qu'il s'éloign'it, M. d'Epenoy prit la détermination de ne pas se lais.or
conduire comme un écoiier; s'afformi>sant à son lo'ir dans sa pose, et
fixant sur ses lèvres un imperturbable sourire, il renoua coaragetiscment
l'entretien.
— J'espère, madame, dit-il, que votre indisposition n'aura aurnne
suite, et qu'elle ne vous empêchera pas d'aller ce soir au bal de Mme Da-
vcsne?
— J'ai un peu trop dansé depuis quelque temps, répondit Mme Gas-
toul, et mon médecin m'a mise ce matin au régime ; mais conisie du I)al
chaque soir au repos absolu le passage me semblerait un peu brusiue, il
m'a accordé pour transition le théâtre. J'ai la permi-sion de veiller jus-
qu'à onze heures, pas plus tard. Là-dessus le docteur e-t impitoyable.
— C'est donc au spectacle que vous passerez la soirée? reprit le jeune
homme en baissant la voiv.
— Probablement; je n'ai pas encore vu Clialtcrtoii.
Ces paroles, prononcées avec l'accent de la plus parfaite indifférence,
urent accompagnées d'un regard rapide dans lequel l'homme le moins in-
telligent devait lire ce complément essentiel : Maintenant que vous savci
où me trouver ce soir, parlez !
I\L d'l-:penoy n'essaya pas d'éluder un ordre si clair et si peu désespé-
rant. .Satisfait du renseignement qu'il \enail d'obtenir, il prit congé de
Mme Gasioul , et s'éloigna en saluant l'homme de cinquante ans de cet air
railleur par lequel, dans leurs joints de succès, les amoureux narguent
volontiers les importuns, les curieux, les imperiiuens, les envieux, lesj.i-
loux et tous les autres insectes malfaisans qui pullulent toujoui^ sur le sol
de la galanterie.
.\près le départ de M. d'Epenoy, Mme Gasioul et le marquis reprirent
leur promenade et marchèrent quelque temps sans se rien dire. Cvi:r r "•)
la jeune femme semblait décidée à ne pas parler !a première. ■
attribué à la rêverie que laisse la présence d'un objet aimé, re
meiir chagrine de M. do Morsy, qui lînit par le rompre après avoir fait an
pénible eil'orl pour sourire.
— Madame, dii-il, j'espère que vous no me refuserez pas la faveur q-c
vous venez d'accorder à ^^ d'Epenoy, et qu'ainsi qu'à lui vous me p,r-
niettrcz de vous aller voir ce soir dans votre loge, aux Fi-aiiçais.
— De mieux en mieux ! s'écria Maie Gasioul avec un <lepit qu'elle n'es-
saya plus de comprimer; tout à-l'heure j'étais seulement accusée d'avoir
permis à M. d'Epenoy de venir me parler; niair.lenant me voici ronvn ?t-
cue d'aller au speciade pour l'y voir. Dorénavant je n'oserai plus oiimx
la bou(he ni faire nn soûl geste'. Si mes cheveux se dérangent et qi!.> jy
porle la main , c'est un signal (pie je diunie ; si . dans la conversatinn. ^c
prononce un mot insignili.uit. c'e.-i un rendez-vous que j'accorde! Pcrmet-
tez-moi de vous dire, monsieur de .Morsy, que c'est pousser un peu loin
LE MAGASIN LITTERAIRE.
l'esprit (l'intcrprilaiion. En vt^iilé , vous auriez dû naîlrc en Espague du
temps dos auto-;la-l'ii : aM;c votre talent miraculeux de méiamor|)lioscr en
délits les actions les plus innocentes, nul doute que vous n'eussiez fait un
ad mirable inquisiteur.
— .Madame, répondit le marquis, sans paraître ému de cette ironie, en
me détenuinaut à vous parler avec Irancliise , j"ai dû me résiijner à vous
déplaire. Je poursuivrai ma tàclic au risiiue d'accroître votre méconten-
tement. -Mon amitié pour vous m'impose le devoir d'éclaircir l'inexpé-
rience qui seule vous cache les dangers de votre position. Moins jeune,
vous n'auriez pas besoin de mes conseils; mais puisque votre âge lesjus-
tilJe, de grâce, ne les repoussez pas. Oui, je le répète , la tolérance que
vous accordez au\ assiduités de M. d'Epenoy est plus qu'imprudente , elle
est périlleuse.
— Le péril dont vous parlez ne peut exister que pour des femmes sans
vertu, dit Mme Gasloul d'un air de hauteur.
— Eh ! madame, ce n'est pas de la vertu qu'il s'agit, c'est de la réputa-
tion. Je n'ai pas besoin d'être rappelé au respect que je vous porte; mais
je voudrais voir ce respect partagé par tous ceux qui vous connaissent , et
je tremble en pensant que la moindre apparence équivoque peut vous
porter atteinte. Le monde, vous le savez, s'occupe de la forme beaucoup
plus que du fond ; indulgent au vice , il est sans pitié pour l'étourderie.
rcu lui iaiporte l'innocence ; à ses yeux la considération est tout.
— Voulez-vous me donner à entendre que la mienne se trouve compro-
mise ?
— N'est-ce pas trop qu'elle soit exposée à l'être !
— Parce que voyant la même société que M. d'Epenoy, je le rencontre
quelquefois dans les salons oîi je vais !
— Parce que, rencontrant M. d'Epenoy, non pas quelquefois , mais
tous les soirs , depuis près de trois mois, vous lui avez laissé prendre in-
sensiblement près de vous une de ces positions dont le monde n'admet ja-
mais la complète innocence.
— Ne me parlez pas de votre monde, il est odieux!
— Souvent; mais équitable ou injuste, il est juge, et ses arrêts sont
.sans appel ; un homme peut les braver, une femme doit s'y soumettre.
Mme Gastoul reconnut sans doute la justesse de celte sentence, car elle
baissa la tête et ne répondit pas.
— l'eut-être m'est-il échappé quelques paroles sévères, reprit U. de
îlorsy d'une voix émue; peut être sûre de vousniême, trouvez-vous inju-
rieuses mes alarmes; s'il en est ainsi, rappelez- vous qu'une amitié comme
la mieinie mérite quelque indulgence , et pardonnez-moi.
La jeune fcunne leva la tête, et rencontrant les yeux du marquis fi\és
sur elle avec une expression d attenilrissemenl que n'a pas d'ordinaire la
simple amitié, elle laissa échapper un sourire équivoque.
— Je vous pardonnerai, dit-elle, mais à deux conditions : la première,
c'est que vous ne me tourmenterez |)lus au sujet de M. d'Epenoy, dont
1 amabilité ne me semble nullement dangereuse et ne justilie en rien vos
inquiétudes; la seconde
— La seconde? répéta M. de Morsy en la regardant attentivement.
— La seconde, reprit Mme Gasloul d'un air décidé qui contrastait avec
sa précédente hésitation, c'est que vous voudrez bien me permettre de
passer tout le printemps à Paris, ainsi que j'en avais l'intention en y ve-
nant.
— A quel propos voudrais-je vous en empêcher, et comment le pour-
rais-je? répondit le marquis, dont le frotii soucieux se rembrunit encore.
— A quel propos ! Après vos remontrances de lout-à l'heure la question
n'est pas sérieuse. Comment! En usant ou plutôt en abusant de votre as-
cenuaut sur M. Gastoul pour lui persuader de transporter à Limoges le
quartier général de ses opératioiis électorales.
— Votre mari vous a parlé de cela?
— Je suis bien aise de vous apprendre que M. Gastoul a quelque con-
fiance en moi.
— Eh bien ! s'écria le marquis avec dépit, fûlil vrai que je lui eusse
dit qu'il ferait bien de retourner pour deux ou trois mois dans le pays on
sont vos propriétés, et où il désire d'être nommé, ne lui auraisje pas
donné un excellent conseil? Le député qu'il a l'espoir de remplacer est
condamné par les médecins , et si sa mort n'est pas certaine , du moins sa
démission I est-elle. D'un jour à l'autre elle peut arriver à la chambre.
Puisfiue votre mari convoite la succession , ne faut-il pas qu'il se tienne en
mesure de la reiueillir? Pour cela , mon avis est qu'il serait mieux placé
à Limoges qu à Paris. Je puis me tromper; mais mon intention est bonne,
et je ne m'attenlais pas à me voir obligé de la justdier.
Par une de ces manœuvics subtiles que les femmes emploient de préfé-
rence et le plus souvent avec succès, la discussion avait été déplacée.
Agresseur d'abord, M. de Morsy se trouvait réduit à la défensive, et il
s'en tirait assez mal, selon l'usage des hommes, qui attaquent toujours
mieux qu'ils ne résistent. Mme Gastoul n'eut garde de compromettre son
avantage, en négligeant de le poursuivre.
— A qui persuaderez-vous que vous prenez un inté et sérieux à la no-
: mination de M. (iasioul? dit-elle avec un sourire moqueur; votre indillé-
j rencc en matière politique est trop connue. Que le côté droit ou le côté
* gauche compte un dé|)uté de plus, que vous importe? Ce n'est donc pas
M. Gastoul que vous envoyez à Limoges, dans l'intérêt de son élection ;
c'est^moi que vous voulez éloigner de Paris; dans quel inlérèl? permet-
tez-moi de vous le demander.
— Dans le vôtre, madame; dans celui de votre réputation, répondit le
marquis pénétré.
— A quel titre VMis préoccupez-vous ainsi de ma réputation? reprit la
jeune femme de plus en plus animée. Qu'un ii'.ai i, qu'un père, qu'un frère
même surveillent ou dirigent la conduite d'une femme, je leconnais leurs
droits; mais vous, vous n'en avez aucun, et votre sctlicitude n'est qu'une
usurpation à laquelle je sais peu décidée à me soumettre.
• — Vous contestez donc à l'amitié son plus précieux privilège?
— L'amitié ! avec cela on croit répondre à tout. Mais d'abord il faudrait
s'entendre sur ce mot. L'amitié comme je la conçois, est bienveillante,
serviable, discrète, et non déliante, grondeuse, intolérante, Iracassière,
telle que la vôtre cnlin. L'amour peut se croire le droit d'être maussade,
jaloux, injuste; l'amitié, non.
Mme Gasloul appuya ces dernières pai'olcs d'un regard si pénétrant,
que M. de Morsy, par une tiaiidité habituellement inconnue à son âge.
Unit par s'y soustraire en détournant les yeux.
— Vous avez raison, et nous ne nous entendons pas, dit il enfin d'une
voix mal assurée; à vos yeux l'amitié n'est qu'une habitude, et je sens
qu'elle peut être une passion.
— Tant pis pour elle! s'écria la jeune femme avec vivacité: h devenir
une passion, elle a tout à perdre et rien à gagner. Je lui conseille donc de
ne jamais sortir de la modération et du calme qui lui conviennent. Mais ,
continu-t-elle d'un ton beaucoup plus doux, voilà une dissertation qui nous
éloigne de notre sujet ; revenons-y , je vous prie. Voici le fait dépouillé
de toutes les broderies romanesques tiont voudrait l'enjoliver votre imagi-
nation. Une pauvre jeune femme, c'est moi, élevée au couvent et con-
finée depuis son mariage au fond des montagnes du Limousin, s'est prise
d'une belle passion pour Paris , qu'elle ne connaissait pas , quoiqu'elle y
lût née. Quoi d'étrange jusque-là ? C'est l'histoire do toutes les pension-
naires. Six mois de liberté à Pai'is , quelle beau rêve! N'ai-je pas raison
de voidoir rêver le plus long-temps possible? Eh bien ! oui , dussé-je vous
scandaliser, je suis décidée à ne pas faire grâce à mon mari d'un seul jour.
Les six mois qu'il m'a proads sont mes vacances à moi, et j'en veux jouir
jusqu'à ma dernière heure. Quel mal fais-je, après tout? Suis-je donc cou-
pable d'aimer, à vingt-deux ans, le bal, la musique, le théâtre, le monde, le
plaisir cnlin? Est-ce commettre mi bien grand péché que de butiner ,
comme l'abeille, afin de rapporter quelques agréables souvenirs dans ma
pauvre ruche où les distractions sont si rares ? M. Gastoul comprend cela,
lui, et il est le premiei" à me dire de m'amuscr. D'où vient que vous blâmez
ce qu'il approuve?
— Cela vient de ce qu'un ami voit toujours mieux qu'un mari.
— Cela vient de ce que vous êtes aussi méchant qu'il est bon. Oui , il
faut avoir un mauvais caractère pour disputer ainsi un peu d'air et de so-
leil à une captive ; car notre canqjagnc est une vraie prison, vous le savez
bien. Allons, mon bon monsieur de Morsy, poursuivit-elle en donnant à sa
voix linQexion la plus carressante, voulez-vous être aimaljle ? voidez-vous
que je croie à votre amitié et que j'y réponde par la mienne?
— Que faut-il faire? demanda le marquis avec une anxiété visible.
— Sourire d'abord , au lieu de prendre votre air de tuteur, répondit
Mme Gastoul en souriant elle-même avec mie grâce séduisante ; pins com-
patir aux faiblesses d'une pauvre femme l'olle de la danse, et qui serait dé-
sespérée de s'en aller avant la fin du bal. Vous ne savez donc pas que
je viens d'acheter trois belles robes avec lesquelles je ne me trouve pas
trop alfreuse ? Les garder poiu' le Limousin , ce serait un sacrilège , con-
venez-en. Est-ce que vous n'avez pas envie de les voir? Je suis sûre
qu'elles vous plairont, et vous savez combien je tiens à votre sullrage?
Vous voyez qu'il y aurait de la cruauté à me contrarier. C'est donc con-
venu : vous ne conseillerez plus a M. Gastoul de retourner à Limoges ;
et, s'il vous reparle le premier de cet odieax projet, vous userez de tout
votre crédit pour l'en détourner. Cela vous sera facile, car il est plein de
déférence pour vos avis. Vous ferez ce gue je vous dis là , n'est-ce pas ?
Vous me le promettez ?
Pour résister aux cajoleries de regard, d'accent et de sourire dont fut
accomi)agnêe cette demande, il fallait une insensibilité étrangère à l'ame
tendre du marquis; et cependant, loin de se rendre, il hocha la tête en
signe de refus.
— Votre langage confirme toutes mes craintes, dit-il d'un air morne :
Paris a son attrait; mais un intérêt plus fort vous y relient, ne le niez
pas; j'en suis sûr. Que votre mari soit aveugle, il ne m'appartient pas de
l'éclairer ; mais je ne veux pas non plus aiderjà le tromper.
Depids le commencement de cette conversation, Mme Castoul avait in-
voqué à plusieurs reprises la patience et la prudence, ces deux vertus ju-
melles si nécessaires aux femmes disposées à prendre le chemin de tra-
verse. Pour ployer à la prière sa voix habituée an commandement, pour
prodiguer ses plus gracieuses minauderies à l'homme qui s'arrogeait sur
elle un droit de censure, toujours odieux lors même qu'il est légitiiue,
mais particulièrement révoltant quand il semble usurpé , elle avait dû
dompter la fougue naturelle de son caractère et imposer silence à son or-
gueil. L'n peu lasse déjà de ce rôle, elle en fut entièrement dégoûtée après
avoir entendu la déclaration sévère du marquis. D'autant plus irritée
qu'elle venait de se montrer plus humble, elle éprouva une violence tenta-
tion de se venger, par qiudque bonne égratignure, de son inutile patte de
velours. Déjà'^un éclair brillait dans ses yeux, et la contraction sardoni-
quc de son sourire présageait une de ces réponses foudroyantes dont les
LE MAGASIN LITTERAIRE.
enimes ne sont jamais dépourvues lorsqu'on les pousse à bout. Par un hé-
roïque cfl'ort, !\Iuic Gastoul comprima l'explosion près d'éclater, et com-
posant son visage au point de lui donner rimpassibilité d'une figure de
marbre :
— J'ai quelques visites à faire avant dîner, dit-elle ; voudriez-vous me
reconduire à ma voiture?
Les conseils du marquis avaient été trop mal accueillis pour qu'il lui pa-
rût opportun de prolonger un entretien qu'il ne désespérait pas de renouer
avec plus de surcè ('ans un meilleur moment : il inclina donc la tèle en
signe d'obéissance , et se dirigea aussitôt vers l'entrée du jardin. Pendant
ce trajet, aurune parole ne fut prononcée de part ni d'autre. En arrivant
près du landau, Mme Casioul quitta le bras du marquis et s'élança sur le
marche pied avec l'empressement d'un écolier qui, après avoir tàté de la
férule, parvient à échapper à son pédagogue. Ce mouvement lit éclorcun
triste sourire sur les lè\ res de M. de Morsy qui , avant de laisser fermer la
portière, se pencha dans l'intérieur de la voiture.
— Vous me détestez? demanda-t-il à voi^ basse.
— Pourquoi ne faites-vous pas ce que je veux? répondit Mme Gastoul
d'un ton boudeur.
— Ce que vous voulez! le savez-vous bien vous-même?
— Ce que je sais du moins à merveille , c'est qu'il m'est insnpportablc
d'être contrariée ; et puisque vous prétendez être de mes amis , il me sem-
ble que vous devriez me témoigner plus de complaisance ; car, quand même
vous me trouveriez un peu capricieuse, un peu étourdie..., ce n'est pas
une raison...
Mme Gastoul hésitait à chaque'mot, comme si quelque incident inat-
tendu fût venu rompre le iil de ses idées, et le marquis remarqua qu'en
lui parlant elle ne le regardait pas. Par un brusque mouv^noni il tourna
la téie, et aperçut aussitôt M. d'Epenoy qui, depuis quelques instans, avait
repris sa position derrière la grille. A cette vue odieuse il adressa un salut
glacial à la jeune femme et rentra d'un pas rapide dans le jardin. Loin d'é-
viter sa rencontre, M. d'Epenoy vint au devant de lui , le sourire sur les
lèvres.
— Je vous cherchais, dit ce dernier d'un ton dégagé ; je sais chargé
d'une commission pour vous, et tout à l'heure j'ai oublié de m'en ac-
quitter.
— Une commission ? dit le marquis en s'efforçant de paraître cahiie.
— C'est ma mère qui voudrait vous voir le' plus tôt possible. Sans
doute quelque négociation matrimoniale pour laquelle votre concours lui
est nécessaire. Vous savez que, bon an mal an, ma mère fait sa douzaine
de mariages. Je ne conçois pas que M. de Foy ne lui intente pas un pro-
cès en contrefaçon. Providence dos veuves inconsolables et des tilles sur
te retour, lorsqu'elle n'a pas arrangé une entrevue, présidé à l'achat d'une
corbeille ou discuté les préliminaires d'un contrat, il lui semble comme à
Titus qu'elle a perdu sa journée. Elle voulait vous écrire ; UKiis comme elle
sait que j'ai l'honneur de vous voir à peu près tous les jours, elle m'a chargé
de vous présenter sa requête. Si vous voulez aller chez elle aujourd'hui ,
vous êtes sûr de la trouver.
— J'irai, répondit M. de Aforsy d'un air distrait.
Pendant ce temps, la voiture de Mme Gastoul s'éloignait. Quand elle eut
disparu, M. d'Epenoy, qui jusqu'à ce moment l'avait suivie du coin de l'œil
ainsi que faisait de son côté son inierlocatcur, reprit la parole avec un ac-
cent de persillage :
— Monsieur le marquis, dit-il , savezvous que tout-à-l'heure vous avez
fait bien des jaloux? J'en connais plus d'un, moi le premier, qui enviaient
voire place ; mais si j'en crois l'air rébarbatif dont vous ni'avez accueilli, on
eûl été mal reçu à vous la disputer. Oh! ce n'est pas un reproche que je
vous adresse ; je sens par moi même que si j'avais Ihonneur insigne d'être
le chevalier d'une aussi charmante femme que Mme (iastoul, les adorateurs
de sa beauté aura'cnt peu à se louer de m\ politesse ; mais hélas ! je
ne serai jamais mis h pareille épreuve ; tant de gloire ne saurait être mon
partage.
Indiscrétion d'amant ou vanlerie de fat, M. d'Epenoy parlait des succès
publics auxquels il devait renoncer, en homme amplement dédommagé par
de mystérieuses victoires. Sous la fause humilité de son langage perçait
une ironie Iriomphante qui semblait dire au marquis : A vous, vieillard,
pour qui a passé lïigo de plaire, si la foiie d'aimcrvous dure encore, à vous
le droit de donner olliciellcmorit le bras au\ femmes dont vous série/, le
père, et au besoin l'aïeul ; à moi, jeune homme , siïr de plaire quimd je
daigne aimer, à moi le droit de baiser eu secret les belles mains dont vous
ne toucherez jamais que les gants : à vous, respectable personnage, la con-
lianrc des maris, car vos cheveux gris letn- disent que vous êtes sans consé-
quence : ;i moi, charmant cavalier^ leur jalousie, car la llamnie de mes yeux
lein- appreuil qu'ils ont en face un ennemi redoutable ; à vous, surveillant
làcheuv mais impuissaul, les soucis, le pédantisme et l'hinneur chagrine du
tuteur; à moi, habile et intrépide amoureuv, l'art d'eiulorinir Argus et do
fermer la gueule à Cerbère. A vous, dragon, la garde de la toison d'or ; à
moi, Jason, sa conqui'te.
l.a bravade de M. d'I'penoy redoubla l'irritation du marquis, et peut être
allait-il répondre avec un empoiiement peu digne de la maturité de son
âge, lorsqu'il en fui empêche par iiii troisième personnage qui se pla-
ça sans façon entre les deux interlocuteurs ; c'était M. Castonl.
— Eh bien ! et ma femme ? dit ce dernier d'un air d'étonnement.
— • Mine Gastoul avait des visites à faire, répondit M. de Morsy ; je viens
de la quitter. Vous n'êtes donc pas resté à la chambre jusqu'à la fin de la
séance ?
— Ma foi ! j'en ai assez comme ça. Des phrases, et puis des phrases, et
toujours des phrases ! Point d'idées, point de logique, point de synthèse !
— Bonjour, monsieur d'Epenoy ; vous vous portez bien ?
— A merveille, monsieur; et vous-même? répondit le jeune homme
qui n'avait pas attendu cette interrogation pour saluer avec toute la pré-
venance imaginable le mari de la femme qu'il courtisait.
— Les plus simples élémens de la matière méconnus ou ignorés! con-
tinua le candidat à la déinitation, en médisant sans scrupule de ses futurs
confrères; et l'on appelle cela discuter! Au surplus, marquis, je n'ai \vs
vu mou homme, qui est au Palais, h ce qu'on m'a dit. C'est donc encore
ime fois partie remise.
— Messieurs, vous avez peut-être à causer d'aO'aircs, dit àL d'Epenoy,
je ne veux pas vous gêner.
-— Ah ! je savais bien que j'avais quelque chose à vous dire , reprit
M. Gastoul en le retenant par le bras au moment oii il s'éloignait. Si vous
n'avez rien de mieux à faire ce soir, venez donc aux Français; nous cau-
serons. Mme Gastoul a fait louer une loge, et il y aura une place pour
vous. Loge de première galerie, n° 2.
A ce trait de mari, M. de Morsy joignit les mains et leva les yeax au ciel.
— Accepté ! dit avec empressement M. d'Epenoy, qui s'éloigna en riant
sous cape.
— Qu'avez vous donc? demanda Jf. Gastoid au marquis ; sontfrez-vous
quelque part ? voirs voilà tout pâle !
M. de Morsy était pâle, en effet; mais c'était de colère. Mécontent de
Mme Gastoid, outré contre le jeune d'Epenoy, la sottise caractéristique
par où venait d'écl.ater l'aveuglement conjugal de l'homme aux besicles
avait mis ie comble à son courroux. Peu s'en fallut qu'à l'exemple de
Louis XIV, il ne jetât sa canne, de peur de succomber à la tentation de
s'en servir, procédé qui, de célibataire h mari, eût été' tout aussi blà-Tia-
ble que de roi à gentilhomme. Résistant à cette démangeaison mcongrue,
le marquis sentit que sa patience était épuisée, et il ne voulut pas s exn :-
ser à de nouvelles épreuves.
— Adieu, dit-il brusquement, j'ai aussi des visites à faire.
A ces mots, il s'élança hors du jardin, sans égard pour les réclamations
de M. Gasioul, qu'il laissa un peu surpris de ce départ précipité.
Mme d'Epenoy, chez qui se trouvait appelé le marquis de Morsy, était
sa contemporaine , à quelques années près qu'elle avait do plus que
lui. Contre l'ordinaire, elle avait pris son parti de vieillir avec plus de
résignation qu'il n'en montrait lui-même; contre l'ordinaire e.Tore, clli
ne se croyait pas obligée d'expier, par les austères minuties de la vie dé-
vote, les plaisirs dune jeunesse qui , au dire de quelques personnes 5a::s
chaj'ité, avait brillé sous le consulat d'un éclat un peu profane. Chez elle,
l'oratoire n'avait pas hérité du boudoir. Les pratiques pieuses, seul inté-
rêt que conservent vers leur déclin tant d'cxisiences féminines, n'occu-
paient dans la sienne qu'une place assez exiguë ; elle paraissait s'en ac-
quitter par convenance plutôt que par conviction. On ne la voyait à l'é-
glise que les dimanches; elle n'éiail d'aucune confrérie, et le nom du
son confesseur restait inconnu ; aussi, aux yeux de sa société habituelle .
passait-elle pour un esprit fort, témérité qui ne pro.'itc guère aux fem nos
de cinquaiUe ans , mais qui , dans ce cas particulier, rencontrait une in-
dulgence presque utiiverselle et si peu ordinaire, qu'il n'est pas inutile
d'en expliquer les raisons.
Si Jîme d'Epenoy n'accordait aux choses de la vie future qu'une ; -
cation peu fervente, en revanche elle apportait au maniement desi:iLi ;i
mondains un goût ardent et infatigable. Homme, elle eût abordé la poli-
tique; comme .AI. Gastoul, elle aurait brigué la dépatation. et peut-être
fùt-elle devenue ministre; femme, elle exerçait l'aciiviié de sjii esprit
dans une sphère moins retentissante, mais non moins animée. Dv.'pai,s
que la jeunesse évanouie, et avec elle la beauté, lui avait fc.-raé la carrière
de la coquetterie, acceptant philosophiqueaicut cette miss en retraite ,
elle avait formé un établissement nouveau sur un terrain approprié à son
âge. Sans parler du soin d'une fortune assez consitlérablc , (|u'eile admi-
nistrait avec miu vigilante économie dont on connaîira bientôt la cause, on
la voyait sans cesse occupée d'auiant d'all'airos qu'il s'en traite dans l'é-
tude d'un avoué en crédit. .Vppartenant à l'ancien régime par son pè'e
mort en éiui:raiion, et au nouveau par son mari tué à Montmir'll. <• '■•
avait dans les deux camps des amis qu'elle accueillait avec wk
bienveillance. Exempte de préjugés et indépendante par carr.
incUnait sans doute vers les opinions progressives plus que x.r^ l,s
croyances ri'irogrades; mais la sûreté de son goût maintenait dans de jus-
tes bornes cette propension à marcher du même pas que le siècle. ]'.]'•".
savait qu'un peu de retard et même de résistance ne messicd p.is aux \ioi'-
lards, et que, trop peu ingambes pour le rôle d'eclaircurs. Icnr p!ai\- r-:
l'arrièregnrde. Après avoir trouvé moyen dans sa jeunesse d'êire coq:;Ve
avec approliaiioii et privilège du monde où elle vivait. Mme d'En. ■; -^
n'était pas femme à se brouiller avec lui vingt ans plus lard pour de ;■;• -
rilcs dissidences; elle habillait donc irrêpr-ochablcnient la hardies5e en
peu virile de ses idées, et, selon l'usage des gens habiles, faisait pa^*er !o
fond à la favem-de la forme. Grâce à cette conduite pleine de mesure,
Mme d'Epenoy, qui habitait la rue de Greiielle-Sainl-Cermain , .tvait ccn-
quis dans la société assez peu loléranie qu'elle vov .lit d'habitude , tuie po-
sition exceptionnelle tloiit on eût dillicilenicnl Iroiivé un second cxctupl^
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Inddvote et libérale, ce (l(ni:)lc pCa'Iiô qui eût accablé tout autre, lui était
pardonné parles plus riyides; il semblait que ses erreurs échappassent
de droit à toute censure, et fussent couvertes d'une indulgence plénièie.
iMais la science du monde que déployait Mme d'Epeaoy eu toute cir-
constance n'avait pas établi seule la considération et l'on pourrait dire
l'asceuJant dont elle jouissait dans nu assuz grand nombre de maisons. Une
cause plus ellicace, puisqu'elle était fondée sur l'intérêt personnel, lui as-
surait pal tout un accueil empressé et aircrmissait son crédit; c'était le pro-
fit presque certain qu'on lirait de son commerce. Son ancien désir de
plaire s'était transformé au lieu de s'éteindre ; les affeclions qu'elle ne pou-
vait plus coiupiéiir par la beauté, elle les reclierchait par la prévenance.
Vériiablement dévouée à ses amis, elle aimait il rendre service aux indlf-
férens mêmes; mais en obligeant, elle obéissait moins à l'inclination natu-
relle d'un caractère odicicuv qu'il la sollicitation d'un esprit actif qui lui
rendait pénible le repos. Par cette double raison, sa bienveillance était
itifaiigable, et ce n'éiail jamais en vain qti'on y avait recours.
Mme d'I'^peuoy se trouvait en excellente position pour satisfaire son hu-
meur scrviable; fort iéi)andue sous l'Empire et la Restauration, elli; con-
scivait des relations avec beaucoup d'hommes intluens de ces deux épo-
ques, et, comme nous l'avons dit, par sa naissance et son mariage elle
avait un pied dans l'ancien régime et l'autre dans le nouveau. Son crédit
s'exerçait sur ces deuv terrains avec une assiduité presque égale ; tel qui
ra\ait lenconlrée le matin dans le salon d'attente d'un ministre, prête à
sollicitei'(piel(|ue faveur pour un protégé dévoué au gouvernement de juil-
let , pouvait la retrouver le soir dans un hôtel du fauboin-g Saint-Germain ,
plaidant la cause d'un réfugié espagnol ou d'un prisonnier vendéen. Légi-
timiste, juste-milieu, républicain étaient égaux devant son patronage qui,
à l'instar du soleil, ne faisait acception de personne et luisait pour tout le
iiioiulc.
De ce qu'on vieut de lire il est facile de conclure que Mme d'Epcnoy
possédait une clientèle nombreuse; d'ailleurs le minis'.ère bienveillant
qu'elle aimait à remplir n'eût il eu qu'une seule branche, la principale, il
est vrai, son activité y cilt surabondamment trouvé de quoi se tenir en
haleine. Cette bra:iche, couverte de haut en bas de feuilles vertes parfois,
n:ais plus souvent jaunissantes, était celle dont avait parlé assez irrévé-
rencieusemeut M, d'Epenoy dans sa conversation avec le marquis de
Morsy.
Ainsi que la plupart des femmes qui ont accompli leur destinée en con-
naissant l'amour et la maternité, Mme d'Epenoy éprouvait une comiiassion
sincère pour les créatures qu'un sort injuste semble condamner ;i ignorer
toujours l'un et l'autre. Le célibat, dont les hommes tirent quelquefois
un assez bon parti, lui paraissait pour son sexe un état anormal, afiligeant,
presque ridicule ; et comme un apitoiement stérile ne convenait pas à la
vivacité de son tempéram 'Ht, à la vue du mal, elle songeait d'abord au
remède. Les veuves disposées à convoler eu secondes noces trouvaient
Cil elle encouragement et assistance ; elle s'intéressait chaudement aux lil-
les sans fortune ou sans attraits, dont l'une ou l'autre de ces défectuosités
rendait l'établissement dilBcile; mais c'est surtout ii faire refleurir conju-
gû'.'nicnt les demoiselles montées en graine qu'elle employait la ferveur
de ses bons oUices. la position de cette dernière classe la touchait parti-
culièrement, et ses droits ;i un tour de faveur lui semblaient d'autant
pius incontestables qu'ils étaient fondés sur l'ancienneté.
— Les pensionnaires ont un avenir, et les veuves un passé, disait-
elle quelquefois ; à la rigueur, elles peuvent attendre, car avec l'espoir
ou le souvenir, leur condition est supportable ; mais quelle patience
prescrire aux vieilles lilles qui n'ont, pour se résigner au présent, 'ni
les consolations de la mémoire, ni les illusions de l'espérance?
Conformément à cette distinction équitable, Mme d'Epenoy divisait ses
protégées en trois catégories, et, (]uoique également dévouée à chacune ,
elle s'occupait surtout de celle oii l'einuii du célibat , combiné avec la ma-
turité de l'âge, constituait ce qu'elle nommait, en riant, un cas d'urgence.
Selon elle, cette urgence commençait ;i poindre ii vingt-cinc ans; à trente
ans elle devenait impérieuse; à trente-cinq, pour emprunter aux légistes
une locution de leur argot, il y avait péril en la demeure; il quarante ans,
cnlin, la demoiselle à marier passait ii létat d'amc du Purgatoire. Lorsqu'il
force de démarches et de négociations, 5ime d'Epenoy était parvenue à ti-
rer de la géhenne où il languissait un des membres de cette dernière sub-
division, elle éprouvait l'orgueil que dut ressentir Louis XI\ en plaçant son
petit-fils sur le trône d'Espagne; orgueil plus juste encore, il faut le dire;
car d'un prince ii une couronne il y a moins loin que d'une lille deux fois
majeure ii un bouquet de llenrs d'oranger.
D'après ce qu'on sait maintenant du caractère de Mme d'Epenoy, il est
inutile d'ajouter qu'elle conformait sa conduite, il l'égard du sexe masculin,
aux combniaisons d'hyménée dont elle était occupée sans relâche. Elle
accordait peu d'attention aux hommes mariés ; car, la bigamie étant inter-
dite, il n'y avait rien ;i tirer d'eux. Ils ne reprenaient à ses yeux un peu de
valeur que quand , pèies de famille , ils possédaient sous leur autorité plus
ou moins de jouvenceaux habiles à contracter mariage. Mais autre chose
était des célibataires ; quel que fût leur âge , adolescens sortis la veille des
bancs de l'école , ou barbons en puissance de gouvernante, pourvu que
la fortune ne les eût pas traités en marâtre, elles les regardait comme lui
appartenant par droit de poursuite, tout aussi légitimement que le lièvre
appartient au chasseur, ou le bâtiment d'une nation ennemie au corsaire
inuui de SCS lettres de marque.
La manière dont Mme d'Epenoy chassait aux maris participait du magné-
tisme; autour d'elle s'épaiulaient je ne sais quelles vapeurs conjugales qui
finissaient par atteindre au cerveau les célibataires les plus récalcitrans.
Nul ne traversait impiniément cette atmosphère; d'abord le danger restait
inaperçu; mais bientôt, à mesure que l'habile femme vous attirait dans son
intimité, on se trouvait pris par une sorte de courant électrique non moins
irrésistible que celui de la montagne d'aimant dans le conte des Mille et
une ISuits , et l'on sentait ses plus fermes résolalions de vivre et mourir
garçon s'envoler clou à clou, ferrure après ferrure. Que si l'on échappait
il ce péril, on n'était pas saavé pour autant.
Animée par la résistance, Mme d'ilpenoy redoublait son attaque; jus-
que-là elle avait procédé par détour et par insinuation plutôt que par agres-
sion directe; mais alors, selon son expression énergique, elle ouvrait
fra'ichemcnt son feu; feu terrible sous d'inolfensives apparences ! leu de
lilles et de veuves, feu de brunes et de blondes, feu de mineures et de
majeures! Elle avait de tout dans ses caissons, même des héritières. Le
moyen de se tirer sain et sauf de celte mitraille !
Grâce à sa connaissance ou cœur humain, a son esprit ingénieux, h sa
persévérance infatigable ; grâce, en un mot, à des talens supérieurs qui
eussent honoré un diplomate de premier ordre, Mme d'Epenoy réussissait
souvent dans le charitable minislèi e qu'elle avait adopté. Elle y obtenait
même de temps en temps des résultats dont elle denieni ail étonnée la
première, et qu'elle qualifiait de fabuleux. On voit combien étaient en réa-
lité légitimes ses droits au titre de providence des demoiselles h marier,
qu'en riant lui avait décerné son fils. 11 ne s'écoulait pas de jour sans
(|u'cllo ne cherchât il le mériter encore davantage. Récompensée par la
satisfaction un peu vaniteuse que laisse le succès, queli|uelois même par
la reconnaissance de celles qui lui devaient leur établissement, elle re-
cueillait en outre un autre fruit qui seul lui eût paru un bénéfice suffi-
sant : elle employait sa vie; proi;lcme donl la dilIicuUé augmente à mesure
qu'apiu'oche la vieillesse, e! surtout difficile à résoudre pour les femmes
aimables qui, ayant chanté tout l'été, se trouvent, comiue la cigale, dé-
pourvues d'autant quand la bise est venue.
Les amis de Mme d'Epenoy prétendaient qu'il leur était aussi iaipossi-
ble de se la représenter sans raccompagnement obligé d'une cliente à
piiurvoir qu'il le serait à uti artiste de peindie Jupiter sans barbe ou Cu-
pidon sans ailes. Cette assertion un peu satirique riait pleinement justifiée
au moment où a commencé ce récit, par un colloque confidentiel qui
avait lieu rue de Grenelle-Saint-Germain, entre Mme d'Epenoy en per-
sonne et une autre feaune couchée sur la liste indiibitableaicnt.
Le lieu où se passait cette conférence était un petit salon assez bas d'é-
tage, et tendu d'un papier gris, h bordures veloutées, qui ne se recom-
mandait ni par sa fraîcheur, ni [iir son élégance. Les meubles dont il
était garni semblaient y être ii l'éiroit. La pendule et les candélabres
étaient trop grands pour la cheminée; les tableaux tiuchaient au plafond;
un canapé masquait une porte, tant il était disproportionné à l'exiguilé du
local. Ces meubles évidemment avaient appartenu à un appartement plus
vaste, et sans doute une même raison d'économie, en le réduisant, Ws
avait conservés. Mais, si mesquin et si suranné que parût ce salon, com-
paré aux magnificences des ameublemens modernes, il avait ses habitués
et surtout ses habituées, dont l'assiduité ne le cédait eu rien ii celle que
montraient au lever du grand roi les courtisans de l'OEil de-l!(Ruf. Ce fait
n'a pas besoin de commentaires, puisqu'on sait déjà qu'au coin de cette
cheminée étroite, sur les rosaces de ce tapis fané, à l'abri de ce paravent
mystérieux, fonctionnait nue des plus intéressantes industries de la vie so-
ciale : une fabrirjue de mariages !
Mme d'Epenoy était assise sur une vaste bergère, les pieds sur les gar-
de-feu et le coude sur une petite table où l'on apercevait pêle-mêle un
journal, une tabatière, des luoettcs, une boite de pâte de jujube; le tont
sous la garde d'un chat (jui tionnait. La vivacité de son regard, sl-s traits
réguliers et ragrémeni que conservait son sourire, témoignaient de sou
ancienne beauté, tandis que la franche exhibition de ses cheveux gris et
la simplicité de sa toilette disaient avec qui'lle résignation, sans arrière-
pensée, elle avait accepté son rôle de vieille femme.
En face de Mme d'Epenoy siégeait au bord d'iui fauteuil, dans l'attitude
la plus perpendiculaire , un éli'e en qui l'on était obligé de reconnaiire
aussi une femme , en raison du châle , de la robe et des autres attributs
peu vil ils dont se composait sa parure, mais qui aurait pu adopter le vête-
ment mascuhn sans qu'il fût venu à l'esjjrit de personne de soupçonner la
fraude. Celte créature ossue et mal équarrie avait de gros traits enlaidis
par une ph}sionomie chagrine ; son teint rougeaud à l'état ordinaire s'en-
llammail en cas d'émotion, et sa large figure alors ne ressemblait pas mal
à un bassin de cuivre rouge. Le fût de la colonne ne dédommageait pas du
chapiteau; mais, indemnité insuirisanlc, au contraire de la statue du songe
de Nabuchodoiiosor, qui avec sa tête d'or et sa poitrine d'argent péchait
parla base, cet ensemble disgracieux se terminait par d'assez jolis pieds;
aussi les méchans disaient-ils que, de toute la personne de Mlle Alphon-
sine du lîoissier, c'était ses pieds qu'on voyait d'abord, tant, assise ou de-
bout, elle manœuvrait savamment pour attirer sur eux les yeux du public.
Nous achèverons ce portrait par une observation qui nous semble indis-
pensable, en disant que l'original n'avait plus que quelques années à par-
courir pour prendre place au rang des aines du l'urgatoire.
C'est à prévenir cette catastrophe que travaillait principalement Mme d'E-
pciioy depuis quelque temps j et quoique ses cUbils eussent obtenu peu
I
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
de succès, elle y persévérait avec un entêtement admirable. Plus réta-
blissement de sa protégée rencontrait do diiriciiltés , plus elle prenait à
cœur de le conclure ; car l'amour propre avait fini par joindre son aiguillon
à celui de la bienveillance, et la non réussite de ses premières démarches
ayant eu quelque retentissement, elle se faisait un point d'honneur de fer-
mer la bouciie aux mauvais plaisans par une victoire. I:n un mot, le mariage
de Mlle du Boissier était devenu l'idée fixe de Mme d'Epenoy, à qui souvent,
en causant avec ses intimes de choses étrangères à ce sujet, il échappait
de dire d'un air rêveur :
— Tout cela est fort bien ; mais ça ne nous trouve pas un mari pour
cette pauvre Alphonsine.
Avec les gens dont la discrétion lui était connue, elle terminait la con-
versation par cette phrase non moins inévitable que le dcicnfla Carlhago
de Caton, ou le vote du général Bertrand pour la liberté illimitée de la
presse :
— Aidez-moi donc à marier cette pauvre Alphonsine.
En dépit de la criée désespérée dont elle était l'objet, Jîlle du Boissier
n'avait pas encore rencontré te généreux mortel qui devait l'élever au rang
de femme, l'eut-élre fidhiitil attribuer aux ennuis de cette longue at-
tente la mauvaise humeur que tiahissait ordinaireaient son visage, et qui
au moment dont il s'agit dirait un caractère d'abattement ou plutôt de
consternation.
Le silence durait depuis quelques instans dans le salon de Mme d'Epe-
noy. La maîtresse du logis jouait du piano sur sa tabaiière, et regardait à
la dérobée la demoiselle ultra-majeure qui, les yeux baissés, se tenait sur
son fauteuil, raide et immobile, comme la femme de Loth après sa méta-
morphose.
— Que voulez-vous, mon enfant? dit enfin la vieille dame avec un ac-
cent de commisération, c'est désagréable , je l'avoue; et puisque II. Fer-
rand vous aurait convenu, il est doublement fâcheux que vous ne lui con-
veniez pas; mais aussi quelle idée de venir à cette entrevue en manches
plates ?
— Mais, madame, c'est la mode, répondit Mlle du Boissier en relevant
la tête.
— Il est une chose plus importante encore que la mode, c'est le goiit.
Je n'attaque pas les manches plates ; mais elles ne conviennent qu'aux
femmes dont le buste et les bras sont irréprochables.
— 11 me semble...
— 11 vous semble, ma chère Alphonsine, que vous êtes sans défauts ; nous
nous faisons tous plus ou moins d'illusions sur ce chapitre là ; je vous ap-
prendrai, moi qui ai le droit de tout vous dire, qu'un peu d'art ne vous est
pas tout à fait inutile ; avec des manches raisonnables , vous n'auriez pas
fourni à M. Fcrrand l'occasion d'exercer son esprit sathique , et peut-être
k mariage serait-il conclu maintenant.
— Ce sont donc ces malheureuses manches qui lui ont déplu? demanda
JUle du Boissier eu étonllant un soupir.
— Pas précisément les manches.
— Quoi donc alors?
— 11 est inutile de s'arrêter sur ce sujet: c'est une aOTaire finie , et le
mieux est de n'y pas penser.
— .le vous en prie, répondez-moi ; je tiens beaucoup à savoir ce qu'a pu
vous dire ce monsietu'.
— Rien d'ollensant pour vous; je uel'amais pas souffert. Il s'agit d'une
pimplo plaisanterie.
— Ah ! une plaisanterie...
— D'assez mauvais goûi ; mais ce n'est pas par la légèreté de l'esprit
que brillent ces messieurs de la Faculté.
— Enfin, il vous a dit...
— Eh bien! il m'a dit... Mais n'allez pas vous fâcher. Vous savez que
tous les médecins sont un peu matérialistes; cehiici paraît tenir beaucoup
à la forme, reut-être lliabiiude de tout observer du point de vue médical
inilue-t-elle sur son goi'it, et il est possible que son antpathie pour la mai-
greur vienne de ce qu'il la juge inconqiatilile avec une snnté robuste.
— Il vous adit... répéta Mlle Alphonsine d'inie voix saccadée.
Maliçré sa lionté naturelle, Mnu' d'Epenoy n'était p;is exempte d'un secret
penchant à la moquerie, que légitinnit d'aillwu's en ce moment son titre de
protectrice.
— V.'i\ bien! ma chère enfant, puisque vous voulez mut savoir, répon-
dit-elle en retenant unsouriie, M. Ferr. iid m'a dit qu'ayant achevé depuis
fort lonjUcmps toutes ses éludes en médecine, il ne se souriait pas de corn-
menc<'run cours d'ostéologie.
L'indignation produisit sur le visage de Mlle du Boissier rclTet du souf-
flet sur la braise. Enllamméc jusqu'aux oreilles, la fille à marier essaya
d'un rire dédaigneux.
— VA nidi. d.t clic, ji' ne me soucie pas davantage d'éponsrr un gros
homme mal clivé, qui a le nez rouge et sent le lahar. Il m'avait dé))lu au
pi emicr aspei t ; si je ne vous l'ai pas dit tout de suite, c'est qu'après la
peine t\w. vous aviez prise, je ciaignais de vous désobliger.
— Tout cela est ;i merveille, reprit Mme d'i;i'.cnoy eu passant la main
sur le dos du chat r]ui venait de s'éveiller; mais je coaiiiu'iue à croire ii
quelque malélicedont vous êtes la victime sans vous en douter. Ce malin
je Ciilcnlais les partis avec qui je vous ai mis en rapport ile|)uis cinq ans,
et je siiis restée elliayée du chillic. \ingt-sept ou vingt-huit! Jamais
chose pareille ne m'est arrivée.
— Mais, madame, ce n'est pas ma faute, fit observer Mlle Alphonsine
d'un air mélancolique.
— Je sais du moins que ce n'est pas la bonne volonté qui vous manque.
A qui manque-telle? Mais cela ne sulTit pas. Dans votre position il faut
un certain entregent dont, par malheur, vous êtes tout à fait dépourvue,
et que mes conseils n'ont pas encore réussi ii vous donner. Si vous étiez
très jeune, très riche et très jolie, cela irait tout seul, et vous n'auriez pas
besoin de chercher à plaire; mais à trente-six ans...
— Trente-cinq, madame.
— Peu importe; avec 80,000 fr. de dot tout au plus et un physique...
ni bien ni mal, vous devez être aimable, fort aimable. Je ne prétends
point dire que vous ne l'êtes pas; mais il s'agit de l'être avec inlelhgcnce
et à propos.
Mme d'Epenoy avait été trop aimable elle-même dans sa jeunesse pour
qu'on lui contestât le droit de professer l'art de p'aire. Sûre d'être reli-
gieusement écoutée, elle as;)ira lentement une prise de tabac et s'étendit
dans sa bergère d'une façon un peu doctorale.
— Ma chère enfant, dit-elle ensuite en montrant du doigt une console,
vous voyez cette unie? Si vous vouliez la soulever, par où la prendriez-
vous?
— Pat Panse, répondit Mlle du Boissier du ton d'une pensionnaire ré-
citant sa leçon.
— A merveille C'est aussi par là qu'il faut prendre les hommes. Tons
ont une anse, un faible, un goût dominant, une passion, une manie, si
vous l'aimez mieux. Nous autres femmes nous donnons prise également,
mais d'une manière presque uniforme, par la vanité ou par le cœur ; tan-
dis que chez les hommes le côté faible varie i» linûni, en raison de la
multiplicité des positions qu'ils peuvent occu(ier et qui nous sont inter-
dites. Je vous ai déjà expliqué cela fort souvent. Peine perdue ! Dans nos
vingt-sept ou vingt-huit entrevues, vous est-il arrivé une seule fois de
la découvrir cette anse providentielle, et de la saisir net, de façon à
enlever le mariage d'un tour de main? Jamais. Loin de là, vous semblez
prendre à tâche de faire tout le contraire de ce qui serait convenable ; et
cepeiulant ce ne sont pas les avertissemens qui vous ont manqué. Pour ne
citer qu'un fait, rappelez-vous la dernière de vos entrevues; pas celle-ci,
celle d'il y a trois mois, avec monsieur... monsieur...
— M. de Biancourt, dit la fille à marier, d'une voix dolente.
— C'est cela, M. de Biancourt. Je vous annonce un homme grave, fa-
tigué du monde, qui , par suite de malheurs domestiques éprouvés du vi-
vant de sa première femme, a pris la coquetterie en horreur et tient avant
tout aux qualités sérieuses et solides; votre leçon faite en commençant par
A et en finissant par Z , me voilà tranquille et persuadée que cette fois
tout ira iiien. Vous arrivez; que vois-je entrer? une danseuse habillée
pour le bal! des fleurs dans les cheveux, une garniture de puint d'.Vngle-
terre, une robe écourtée outre mesure, afin de mettre en évidente vos
pieds, dont, par parenllièse, vous abusez; des camées, des broches, un
bracelet! quesais-je? tout un magasin de bijouterie! Vous n'aviez pas
fait trois pas dans le salon, qu'au froncement de sourcils de M. de Bian-
court, j'aviiis jugé votre cause perdue. Observez que c'était un excclient
parti, très débonnaire malgré son air dur, et qu'une fois mariés vous en
auriez fait au besoin tout ce qu en avait fait la défunte ; seulement, il fal-
lait ne pas l'elTai-oucher.
— \ ous avez raison, madame, dit Mlle du Boissier d'un air pincé; mais
je n'ai point de regret de cette maladresse ; car si ma toilette n'a pas eu le
bonheur de plaire à M. de Biancourt , en revanche, sa personne et sa con-
versation m'avaient cousidérableinenl déplu, et je ne puis que m'appiaudir
de n'être pas aujourd'hui sa femme.
— En vérité, ma chère, il est impossible de prendre plus fièrement son
parti, reprit avec un sourire moqueur Mme d'Epenoy; je suis persuadée
(|ue, si nous passions en revue tous les hommes qui ont décliné le bon-
heiu' de vous appartenir, pas un seul ne trouverait grâce à vos yeux ; ce-
pendant plus d'une fois je \ ous ai eiUendue tenir mi langage moins super-
be. Je me souviens même qu'en général , pour ne pas dire toujours , \ eus
trouviez ces messiems fort bien ; et je prendrai la liberté de croire, malgré
vos dédains d'aujourd'hui, (pi'en cas de demande de n'importe lequel d'en-
tre eux , cas qui , à mon grand regret, ne s'est pas présemé , im refus au-
rait eu de la peine à sortir de votre bouche.
— - Mon Dieu ! madame , vous croyez donc que j'ai bien envie de me
luariei'? demanda .Mile Alphonsine, dont les joue^ s'empourprèrent de i
nouveau. t
— liait il? dit la veille dame qui se redressa dans sa bergère, et C&a
sur sa protégée un regard d'etoiuiement ironique.
— En tout cas, si je cherche ;i métablir, c'est uniquement parce que
dans le monde les demoiselles n'ont pas une position convenable, ou plu-
tôt n'en ont pas du tout; mais quant au mariage eu lui-mcmc,je puisbicii
^ous jurer que si je ne consultais que mon goût....
- Vous resteriez hllc ?
— Je ne vois pas ce qu'il y a de si alti"a)ant dans le rommcrcc d'un
homme , le plus souvent grossier , vulgaire , inintelligent , et toujours
égoïste.
Mme d'Epenoy se pencha en avant, et baissant la vois comme si elle
eùtcr;unt d'être entendue de qiuMque tiers invisible :
— Ma chère amie, dit elle, nous sommes entre nous, et vous .savez
que je ne vous trahirai p.as; aiusi donc dégonflez vous . ep-mchcz ce qm|
8
LE MAGASIN LITTliRAIRE.
vous avez sur le cœur, cela fait du bien; mais ne répétez jamais (lovant
d'autres ce que vous venez de nie dire.
— Pourquoi donc, madame?
— Parce qu'en public, s'il est bon souvent de cacher ses désirs, on ne
doit jamais les cidoninicr.
, — Je ne dis que ce que je pense.
! — Je veux vous croire ; mais d'autres seraient plus incrédules. En vous
entendant maltraiter ainsi ces pauvres hommes, ils se rappelleraient peut-
être le renard de la fable et penseraient que vous trouvez le mariage trop
vert.
Mme d'Epenoy se renfonça dans sa bergère et prit une nouvelle prise
de tabac qu'elle aspira d'un air passablement sardoniquc, tandis que Mlle
Alplionsinc , les joues plus llainlioyantes que jamais, se mordait les lèvres
jusqu'au sang. Ce n'était pas la première fois qu'un orage semblait près
d'éclater entre la patronne et la cliente. Celle-ci avait souvent besoin
d'une patience que son tempérament rendait très méritoire , pour sup-
porter sans y répondre les moqueries par lesquelles la vieille dame lui
faisait payer ses bons oliiccs. En ces occasions, malgré son secret cour-
roux, elle gardait un prudent silence; car, se brouiller avec sa protec-
trice , autant eftt valu renoncer an mariage ; mais pour nous servir d'une
locution énergique dans sa vulgarité, il est permis de croire que le diable
n'y perdait rien. Quant à Mme d'Epenoy, tout en remuant le ciel et la
terre pour trouver un mari à celte pauvre Atpltonsine, elle ne pouvait
s'empêcher de lui en vouloir au fond. Elle éprouvait à son égard un sen-
timent analogue h la mauvaise humeur qu'inspire à un négociant la vue de
marchandises sans débit et vieillies dans sa boulique.
— Pendant le temps qu'elle m'a fait perdre , j'en aurais marié douze au-
tres, se disait-elle parfois avec dépit.
En ces niomenslà îHIle de Boissier était mal venue à protester de son
antipathie pour les hommes et de son indill'érence en matière de mariage.
Un sarcasme plus ou moins acéré ne tardait pas à lui fermer la bouche ;
mais la bonté du caractère reprenant bientôt le dessus, Mme d'Epenoy n'é-
pargnait rien pour guérir la blessure que venait de recevoir l'amour-pro-
pre de sa protégée , et c'est en redoublant d'elToris pour lui trouver enfin
un mari, qu'elle cherchait à la lui faire oublier.
Après un court silence, Mme d'Epenoy reprit la parole avec un accent
d'enjouement :
— Allons, mon cnûmt, ne boudez plus. La moue enlaidit les plus jo-
lies femmes. Napoléon et Louis XVIII avaient leurs coups de boutoirs;
j'ai aussi les miens qu'il faut me pardonner en faveur de mes bonnes in-
tentions. Je vous promets de redoubler de zèle et de ne pas prendre de
repos que vous ne soyez convenablement établie. Soyez sûre que nous
en viendrons à bout et que vous n'aurez pas perdu pour attendre un peu ;
seulement j'ai un avis à vous donner, ou plutôt une opinion à vous sou-
mettre.
— Je vous écoute, madame, répondit Mlle du Boissier, un peu calmée
par ces dernières paroles.
— Jusqu'à présent vous n'avez pas voulu entendre parler d'un mari
qui eût plus de quarante-cinq ans, et encore que de sermons pour ar-
river là! 11 y a deux ans il vous faillait un époux de votre âge; plus
tard, vous avez permis qu'il eût quarante ans; aujourd'hui vous êtes
plus raisonnable ; mais il faudrait l'être tout-à-fait. Si vous m'en croyez,
nous reculerons encore un peu la limite.
— A moins d'épouser un vieillaid !
— A cinquante ans, un homme n'est pas encore un vieillard.
— Cinquante ans! s'écria Mlle Alplionsine avec un accent où éclatait
l'antipathie qu'éprouvent presque toutes les filles d'un certain âge pour
les hommes sur le retour ; antipathie que ceux-ci , chose pénible à di-
re, leur rendent religieusement.
Mme d'Epenoy laissa échapper un signe d'impatience.
— Allez-vous retomber dans vos chimères? dit-elle d'un ton un peu
vif; faut-il vous répéter mille fois la même chose? Je vous l'ai dit : la
présomption de ces messieurs est si grande qu'à l'égalité d'âge ils se
croient beaucoup plus jeunes que nous, et t(!l homme de cinquante ans,
que je pourrais citer, aurait peut-être l'inipcitincnce de vous trouver
trop vieille; c'est otlieu^, c'est révoltant, mais c'est ainsi. Prenez donc
le monde comme il est, et n'attendez pas de ses préjugés une excep-
tion en votre faveur. Pour vous , je dois le dire , un jeune mari n'est
qu'un rêve, et je croyais que M. Gastoul vous avait complètement éveillée.
j Au nom de M. Gastoul un éclair de haine étinccla dans les yeux ver-
I dàtrcs de la demoiselle à marier et ses lèvres frémirent comme si elle
)i se fût préparée à mordre.
s — Je ne sais pas ce que vous voulez dire , répondit-elle avec une
J indifférence affectée,
— Ah! ma chère, permettez, répartit Mme d'Epenoy, qui, trouvant
son élève peu docile h ses leçons, reprenait peu à peu vis-à-vis d'elle
le ton de l'ironie; si vous n'avez pas de mémoire, j'en ai, moi ; puisque
vos souvenirs sont en défaut, je vais mettre les miens à votre service.
Il y a quatre ans, vous ne vous occupiez que de M. Gastoul ; vous
en parliez sans cesse, et il ne pouvait aller nulle part sans qu'on vous
y vit arriver aussitôt. Pour les moins clairvoyans, il était avéré que
vous aviez conçu le projet formel de lui plaire et de l'épouser. C'eût
été fort bii-njoué assurément, puisqu'il a de la fortune, du talent et cinq
OU six ans de moins que vous. Par mnlheur vos bonnes dispositions à son
égard n'ont été récompensées que par 'ingratitude h plus noire. Cet
homme sans savoir-vivre n'a-t-il pas osé plaisanter publifinement des in-
tentions qu'on vous supposait, et, pour comlde d'impertinence, ne s'est il
pas permis, il y a trois ans, d'épouser une femme jeuni', charmante, bien
née et qui lui a apporté en mariage trois ou (piatre cent mille francs? En
vérité, voilà un procédé indigne, et à votre place j'eM|garderais une éter-
nelle rancune!
Cette dcrnièie recommandation était superflue, à en juger par l'expres-
sion vindicative qui, au seul nom de M. Gastoul, s'était peinte sur la pliy-
sionnmiede Mlle Alplionsine; mais le persillage de Maie d'Epenoy irii^a
au vif la blessure incui'alile dont souffrait depuis quatre ans l'-unotir-pro-
pre de la fille à marier. Ce fut d'une voix altérée par une colère conleime
avec peine que celle-ci prit la parole pour répondre.
— 11 est indubitable que Mme Giisioul est plus jeune que moi, plus ri-
che que moi, plus belle que moi; qu'elle possède autant d'avanlanes que
je puis avoir de défauts, et que je gagnerais beaucoup à lui rcsseniMcr ;
pourtant, tout considéré, j'aime autant lui laisser ses moyens de plaire et
rester comme je suis.
— Toujours la fable du renard ! dit Mme d'Epenoy en souriant mali-
gnement.
Mlle du Boissier sourit à son tour d'une manière méprisante.
— Si je ne suis pas riche, reprit-elle, si je ne suis pas jolie, si je ne suis
pas de la première jeunesse, du moins je n'ai point d'intrigues.
Dans son irritation, la demoiselle à marier ne s'apercevait pas que la
pierre dont elle voulait lapider Mme Gastoul frappait droit à la télé sa
protectrice. Celle-ci toutefois n'eut pas l'air de voir dans cette accusation
une personnalité, et elle répondit tranquillement :
— Voulez vous dire par laque Mme Gastoul trompe son mari?
Ah ! le pauvre homme, s'écria Mlle Alphonsine , avec une insultante
pitié.
— Ecoutez, ma chère, reprit la vieille dame d'un ton sérieux, que vous
baissiez M. Gastoul , qui n'a pas eu l'honnêteté de tomber amoureux de
vous, je comprends cela et je l'excuse; mais sa femme ne vous a rien fait
et cependant vous la détestez plus encore que lui peut-être; vous ne man-
quez pas une occasion d'en dire du mal, ce qui est à la fois une méchanceté
et une maladresse : une méchanceté, en ce que la conduite de Mme Gas-
toul ne motive certainement pas vos attaques ; et une maladresse , car qui
dit critique dit prescpie toujours envie.
— Hloi, envieuse de cette femme ! ah! madame !
— Cette femme, comme vous avez la politesse de la nommer, est jeune,
charmante, spirituelle, dit on, fort recherchée dans le monde, et il y a là
de quoi faire sécher de dépit certaines personnes. Au fait , qu'avezvous à
lui reprocher ?
— Moi, rien du tout, dit Mlle du Boissier en traînant la voix avec affec-
tation, pas la moindre des choses ; seulement je doute que son mari puisse
en dire autant.
— Mais c'est un acte d'accusation en règle ! Voyons, mademoiselle du
ministère public, expliquez-vous. On m'a dit que mon lils s'occupait beau-
coup de cette dame ; est-ce à cela que vous voulez faire allusion ? En ce
cas, pas de conjectures, pas de suppositions, pas d'ouï-dire ; des faits et
des preuves. Maintenant vous êtes trop avancée pour reculer ; parlez donc,
je vous écoute...
L'accent vif et un peu brusque de Mme d'Epenoy indiquait l'éveil de sa
curiosité. Ses yeux péiillans d'impatience semblaient vouloir arracher de
la bouche de Mlle Alphonsine les paroles qui tardaient à en sortir. Avant
de dépecer, à tort ou à raison, la réputation de la femme qu'elle détestait,
la fille à maiier sourit bénignement , comme les chats font patte de velours
au moment de jouer des grilles.
— Vous me demandez des faits el des preuves? dit-elle d'un ton dou-
cereux.
— Oui, mais des faits certains et des preuves évidentes.
— Vous me promettez de ne l'épéter à personne ce que je vais vous
dire? Pour que je vous en parle, il faut que je sois bien sûre de votre dis-
crétion ; car je serais désolée de nuire en rien à cette dame.
— C'est bon, dit assez sèchement Mme d'Epenoy; n'en parlez pas plus
à d'autres que je n'en parlerai moi-même, et le secret sera bien gardé.
— Eh bien ! madame, répondit Mlle du Boissier en baissant la voix
comme pour donner plus de solennité à sa confidence , voici ce qui s'est
passé. Hier il y avait une soirée dramatique à l'hôtel Castellane ; j'y étais
ainsi que Mme Gastoul, cl le hasard nous avait placées l'une à côté de l'au-
tre. La chaleur était excessive, et plusieurs personnes s'en plaignaient, ma
voisine surtout. Bientôt je m'aperçois qu'elle pâlit et vase trouver mal. Je
la soutiens ; une ou deux femmts se joignent h moi, nous l'aidons à sortir,
et nous la conduisons dans un salon à côté. Là elle perd tout à-lait con-
naissance, et tandis qu'on lui fait respirer des sels et qu'on parle même de
la déshabiller, je lui ôte ses gants pour lui frapper dans les mains. Figurez-
vous aiors...
Au moment où semblait commencer l'intérêt de sa narration, Mlle Al-
phonsine fut interrompue par le domestique de Mme d'Epenoy, qui venait
annoncer à sa maîtresse la visite du marquis de Morsy.
— Vous me conterez le reste plus tard , dit la vieille dame : je ne puis
pas renvoyer M. de Alorsy que j'ai lait prier de venir me voir pour une
affaire qui m'intéresse.
-- Je reviendrai demain, répondit Mlle d^ Boissier en se levant discrets-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
uicnt; adieu, madame; si j'ai dit quelque chose qui vous déplaise, j'espère
que vous ne m'en voudrez pas.
— Kli bien ! où allez-vous donc? reprit Mme d'Epenoy, qui la vit se di-
riger vers la clianilire à coucher.
— Je suis faf;ot('c indignement, et je ne veux pas rencontrer ce mon-
sieur dans l'aniicliambre ; je vais passer par le petit escalier.
— i\!ais il a cinquante ans ! dit en riant Mme d'Epenoy.
— Ce n'est pus une raison pour (|nc je lui fasse peur.
Kn prononçant ces paroles, qui promenaient une prochaine conversion
aux sages maximes de sa protectrice, mademoiselle du lîoissier ouvrit la
porte de la chambre à coucher et disparut au moment où le domestique
rentrait dans le salon pour annoncer le marquis de Morsy.
Mme d'Epenoy accueillit le marquis de Morsy avec un empressement fa-
milier, annonçant à la fois les liens d'amitié qui les unissaient depuis long-
temps et le plaisir particulier qu'elle avait a le voir en ce moment.
— Je vous aiteudais, lui dit-elle ; j'étais bien sûre que vous viendriez à
mon premier appel. Vous avez vu mon fils ?
— Je l'ai rencontré tout a l'heure aux Tuilleries , répondit le marquis.
— Pauvre Louis ! il ne se doute guère qu'en le cliargcant de vous prier
de passer ici , je l'envoyais chercher la férule qui doit le corrigar.
— Qu'a-t-il donc fait?
— C'est tout un procès à instruire; attendez-moi là, tandis que je vais
chercher les pièces.
Mme d'Epenoy entra dans sa chambre à coucher, prit plusieurs papiers
dans un tiroir de son bureau, et revint ensuite au salon ; mais auparavant
elle eut soin de s'assurer du départ de Mlle du Doissior, ()iécauiion qui
semblait indiquer peu de confiance dans la discrétion de la lille à marier.
— Préparez votre p:iticnce, dit-elle en s'asseyant dans sa borsère, tan-
dis que le marquis prenait un fauteuil; il s'agit d'écouler une confidence;
il y a une trentaine d'années vous n'auriez pas attendu mes avances pour
solliciter l'emploi que je vous impose ; aujourd'hui , c'est à moi de risquer
le preuiicr pas, trop heureuse encore s'il ne vous fait pas battre en re-
traite.
Le marquis avait accueilli avec un sourire mélancolique l'allusion de la
vieille dame aux jours de leur jeunesse ; mais, au lieu d'y répondre en
appuyant lui-même sur ce sujet , il s'inclina et dit d'un ton sérieux :
— Vous savez, madame , que je suis le plus dévoué de vos serviteurs.
— Je le crois, et sans plus de compliiuciis je commence. Permettez-
moi seulement un préambule indispensable. 11 y a cinq ans, lorsque M.
d'I'.penoy mournt, Louis venait d'atteindre sa majorité ; il entra donc aus-
sitôt en jouissance de la fortune de son iièrc , fortune composée du do-
maine des Tillots, estimé 1^0,000 fr., et de mille écus de rentes en cinq
pour cent. C'était un revenu de près de 8,000 fr. dont je ne lui deman-
dais aucun compte ; de plus , il était logé et nourri chez moi , lui , son do-
mestique et ses deux chevaux. L'appartement que j'avais alors dans la
rue de Varcnncs était vaste , et ma fortune personnelle me permettait de
faire les choses grandement. Voilà donc HL Louis disposant, ;i peine ma-
jeur, d'une liste civile de 8,000 fr. sur laquelle il n'avait à payer que ses
dépenses de toilette, les gages de son domestique, ses stalles aux théâtres
et les dîners do garçon qu'il lui plaisait de donner à ses amis. Ne pensez-
vous pas que plus d'iui fils de bonne maison se fût accommodé d'un pareil
budget?
— Moi le premier, h son âge , répondit le marquis ; à vingt-deux ans
j'étais lieutenant de dragons, et mon père m'allouait pour tout supplément
de solde 1,200 Ir. par an.
— Mon bon sujet de (ils parut trouver d'abord sa condition supporta-
ble; mais bientôt la société déjeunes étourdis dans laquelle il s'était lancé
lui inspira des idées d'indépendance et de dissipation incompatibles avec
une conduite régulière. Sous le prétexte de ménager mon repos qu'il
troublait quelipiefois en rentrant au milieu de la nuit , il ne tarda pas à
m'exprimer le désir de louer un appartement parli( ulier dans le (piailicr
où il avait ses relations habituelles. De la sorte , je ne penserais plus à
veiller en l'attendant, ou mon sommeil ne serait plus interrompu à son
retour par le bruit de son cabriolet ; ses chevaux oux-mèmcs y gagne-
raient en étant moins fatigués, et une foule d'autres raisons do pareille
force. Cela signifiait ([uc U. Louis trouvait ma domination trop hun-de ,
si tolérante qu'elle fût en réalité , et \oulait devenir maître absolu de ses
actions. Que faire? Uésister c'eût été compromcltre mon autorité. De quel
droit d'ailleurs enchaîner l'existeuce de mon fils à la mienne ? K'était-il
pas majeur?
Je cédai donc malgré moi, et quoique je prévisse ce qui allait arriver;
mais le jour où Louis alla s'établir dans son nouvelle appartement, je ne
pus résister au triste plaisir de prophétiser à la manière de Cassaudre. —
« Mon cher ami, lui dis-je, à présent que te voilà hors de ma tPitelle, ton
premier soin va être de manger la fortune de t(Ui père; cela ne sera pas
long, si j'en crois les dispositions (|uo tu manifestes depuis (pielque temps.
Si tu es un fou , et je le crains , tu ne l'arri'ieias pas que toiil n'y ait passé ;
si lu deviens raisonnable, et Dieu le veuille ! tu coinitrendras bientôt que
le bonheur n'est pas dans le déréglenuMil. Dans tous les cas, le veau gras
sera toujours prit à être mis à la broche , et plus tôt reviendra l'enfant
prodigue, plus il rendra sa mère heureuse. Maintenant retiens ceci : le
bien de ton père t'appartient, et je ne puis pas t'empècher de le dissiper ;
mais ma fortune est à moi, et pour aucune considération je n'eu distrai-
rai la moindre parcelle en ta faveur avant ton mariage. C'est un dépOt que
je te garderai fidèlement et que je saurai défendre contre toi-mèaie.
Ainsi, lorsque tu feras des dettes, car tu en feras , ne compte par sur moi
pour les payer, et rappelle-toi qu'il sera inutile de donner mon adresse à
tes créanciers.
Louis essaya do tourner en plaisanterie mes prédictions et jura de m'é-
difier par sa conduite. Fort peu tranquillisée par ces protestations, je mis
en pratique sans délai un plan de vie propre à atténuer les désastres que
je prévoyais. Ce fut alors qu'à la grande surprise de mes amis , qui ne
comprenaient rien à ma soudaine avarice, je quittai mon bel appartement
de la rue de Varennes , pour m'établir dans cette modeste demeure. Je
vendis mes chevaux, et je ne conservai qu'un do nestique et une cuisinière ;
à mon âge, on se passe fort bien de femme de chambre, et n'ayant plus
de voiture, je n'avais pas besoin de cocher; en un mot , je réduisis ma
dépense au nécessaire de ma condition. Sur mes trente mille livres de
rente, je m'étais imposé la loi d'en économiser ving mille, et il n'est pas
d'année où je n'aie mis de côté davantage. Ainsi tandis que mon vaurien
bn'daît ses chandelles par les deux bouts, je souillais les miennes comme
Harpagon; ce qui fait qu'eu riant de ses extravagances, on n'épargnait
pas ma ladrerie , et que plus d'une fois dans le monde j'ai eu le plaisir
d'entendre circuler autour de moi le proverbe : « A père avare , enfant
prodigue ! i>
— Excellente mère ! dit HL de Morsy en pressant affectiftusement la
main de sa vieille amie.
— Mon fils est un beau jeune homme qui deviendra, je l'espère, un
homme distingué, reprit Mme d'Epenoy avec un mouvement d'oigueil;
ses défauts sont ceux de son âge , et si sa tète est légère, il a le cœur ex-
cellent. Moi je suis une vieille feaime qui ne sers plus à grand'chose dans
le monde; n'est-il pas juste que je vive pour lui? C'e>t mon bonheur
d'être avare , pinsqu'en lin de compte , sa fortune dissipée , il se retrou-
vera aussi riche qu'auparavant! Mais que serait devenu ce pauvre enfant
si, au grand chagrin de ma cuisinière, je n'avais pas appris ce que coule
une livre de beurre ou une salade ?... Savez-vous où il est maintenant ,
le Sardanapale ?
— Il a tout mangé.
— Je l'ai craint un instant ; de récentes informations m'ont un peu ras-
surée. Non, il n'a pas encore tout mangé; mais il est au moins au second
service. Le domaine des Tillots, que je croyais vendu, est seulement gre-
vé d'hypothèques pour soixante mille francs , presque la moitié de sa va-
leur ! Quant aux rentes sur l'état, elles n'existent plus , comme vous le
pensez bien.
— C'est toujours par là qu'on commence. Mais ces papiers que vous te-
nez à la main ?
— Nous y arrivons, 'ilalgré ma déclaration à Louis au sujet de ses det-
tes futures, vous devinez que plus d'une fois on s'est adressé à moi ; lui ,
jamais, il a trop d'orgueil ; mais des tapissiers, des marchands de chevaux,
enlin des créanciers moins patiens que les autres et qui venaient voir si la
vieille mère aurait la faiblesse de se laisser tirer une plume de l'aile. J'a-
vais toujours écoiuluit ces messieurs fort poliment, cb leur disant que
les dettes do mou lils ne me regardaient pas ; mais avant-hier, pour la
première fois, ma fermeté, que je croyais inébranlable, s'est trouvée en
défaut. Avant-hier, un homme bien mis, et porteur d'une ligure très res-
pectable, entie chez moi. — « Madame, me dit-il d'une voix doucereuse en
me montrant des papiers, voici trois billets de mille francs chacmi, sous-
crits par monsieur voire lils. Hier, jour de l'échéance, ils ont été présen-
tés à plusieurs reprises à son domicile, où personne ne s'est trouvé pour
les acquitter. Ce refus de paiement me met dans la nécessité de faire pro-
tester ces billets et de poursuivre le remboursement de mes fonds par
toutes les voies de droit, y compris la conti-aiute par coips. Avant d'en
venir à cette pénible extrémité , j'ai cru devoir m'adresser à vous , ma-
dame, dans votre intérêt plus encore que d>ins le mien. Peut-être aimerez-
vous mieux payer ces trois mille francs, qui sont pour vous peu de chose,
que de voir AI. votre lils unique eu prison.
— Vous avez payé ?
— Ce bourreau de juif, c'en était un à coup sûr, parlait d'un ton si
tranquille et si révérencieux , que je ne doutai pas un instant que. si je le
laissais sortir les mains vides, il n'allât aussitôt commencer la procédure.
Je vis mon pauvre Inouïs sous les verroux, et toutes mes belles résolutions
s'évanouirent. J'allai donc prendre dans ma cassette trois bons billets de
mille francs que j'échangeai eu soupirant contre ces chiiïons. Mais au
moment de consommer cette sottise , le ciel m'inspira une idée dont j'at-
teiuls un effet salutaire.
— Ouelle idée?
— Si Louis sait que j'ai payé ses billets, dis-je en moi-même, il ne s'en
inquiétera plus, et voilà mon angent perdu, sans compter que. ce pre-
mier pas fait . il n'y a aucune raison pour que je ne sus pas assaillie de
créanciers du matin au soir. Dans ma main, ces billots sont du papier
nuirt, car mon dissipateur ne croira jamais que je veuille m'en servir ;
mais dans la main d'un tiers, ils peuvent le tenir on respect.
— Le tiers , c'est moi peut-être ? dit M. de Morsy en reganlani fixement
la vieille dame.
— Oui donc? Chercher un ami sur à qui je pusse confier cette (5pée de
Damoclès, n'est-ce pas penser à vous? Voilà donc les billoLs dilmeni en-
dossés et passés à votre ordre. Maintenant j'espère que nous tenons mon
Louis, et que la crainte d'aller eu prison, s'il ne clianse pas de conduite,
do
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
lui fera accepter mes propositions. Depuis cinq ans, sa jeunesse a pu lui
servir d'excuse; mais maintenant il est homme, et de plus longues folies
compiometiraient sériouseinent son avenir. Je suis décidée à tenter un
coup dViat. Il faut (|ne Louis quitte Paris pour quelque temps.
— \'ous avez raison, madame, répondit le niaïquis avec une vivecité
qui .attira un sourire malicieux sur les levros de son interlocutrice.
— J'étais sûre que vous seriez de mon avis, répondit celle-ci; vous
avez bien aussi quelque intérêt à ce que Louis s'éloigne ; et puisque Tinté-
rét est la meilleure base des alliances , je suis certaine d'avoir en vous un
allié lidéle.
lui dépit de sa matuiité, M. de Morsy rougit légèrement, et sa réponse
trahit de l'embarras.
— i\^adame, dit-il, j'ignore à quoi vous faites allusion.... J'ai beaucoup
d'amitié pour Louis... et je ne comprends pas....
— C'est bon, c'est bon. Nous parlerons de cela plus tard; n'embrouil-
lons pas nos éclievoau\. r.n ce moment occupons- nous uniquement, s'il
vous plait, de ce mauvais garnement que je veu\, de gré ou de force, ra-
mener dans la bonne vole; car cinq ans de sottises, c'est assez.
— Mais , madame , vous qui mariez tout le monde , que ne le mariez-
vous?
Aime d'Kpenoy joignit les mains et leva les yeux au plafond.
— Croyez-vous donc, dit elle, que je n'y pense pas nuit et jour? que
ce ne soit pas là ma méditation , mon souci , mon insomnie ? Pourquoi je
ne le marie pas? (Jui voudrait de lui? Je ne parle pas des filles à établir,
cclleslà disent rarement non; mais quel homme sensé, quelle femme rai-
sonnable accepterait pour gendre un étourdi, un mangeur, un fou comme
Louis ? Je ne me fais pas illusion ; en ce moment il n'est pas maria!de. C'est
pour cela que je veux lui faire quitter Paris. Qu'il voyage pendant deux
ans , ou , ce qui vaudrait encore mieux , qu'il s'attache pendant ce temps
à quelque ambassade, à quelque légation, à quoi que ce soit, pour avoir
l'air do s'occuper ; à son retour, ses folies seiont oubliées , sa raison sera
mûrie ; et comme, après tout, ma fortune est toujours là, je me charge de
lui m'ranger un mariage de prince.
— Mais s'il refuse de partir?
— Alors les billots feront leur office.
— \ ous n'aurez pas le courage de le laisser aller en prison !
— Qui aime bien châtie bien.
— Vos entrailles de mère se révolteront !
— Vous me croyez faible parce que je suis bomie ; eh bien ! vous vous
trompez. Si Louis ne se montre pas raisonnable, je lui prouverai que je
l'aime assez pour le punir. Tonez, poursuivit-elle avec un faible sourire,
en présentant les billets au marquis: s'il le faut, vous verrez que je saurai
dire avec Brutus :
Proculus... à la mort que l'on mène mon Tds !
— Je ne vous croyais pas l'ame si romaine, répondit M. de Morsy en
souriant à son tour; maisj'cspoie que nous ne serons pas obligés d'en ve-
nir aux moyens extrêmes.
— Quand entanierez-vous la conversation ?
— Dès ce soir. Je dois le voir aux Français.
11 y eut un instant de silence. Mme d'Ep'enoy s'était remise à sourire en
regardant M. de Morsy qui, de son côté, tenait les yeux fixés sur elle avec
une sorte d'anxiété, et semblait attendre qu'elle s'expliquât.
— Mme Gastoul va donc ce soir aiLX Français? dit enfin la vieille dame
avec un accent expressif.
La légère rongeur qui a\ ait déjà paru sur les joues du marquis s'y mon-
tra de nouveau.
— Je ne sais pas, madame, répondit-il en hésitant; mais pourquoi me
ditos-vous cela ?
— Pour vous prouver que, si je vous confie mes secrets , ce n'est pas à
charge de réciprocité, et cela pour une excellente raison, c'est que je con-
nais déjà les vôtres.
— Mes secrets !... Je n'en ai aucun, je vous le Jure !
— Il faudrait ne pas rougir. Recevez mon compliment, mon cher mar-
quis ; je ne vous croyais p;is si jeune.
Quoique la tournure de la conversation parût lui être peu agréable ,
M. do Morsy n'cssiya pas de la changer, manœuvre d'ailleurs qu'eût ren-
due (liUicile la disposition railleuse oit se trouvait évidemment son interlo-
cutrice.
— Je vois bien (pie vous voulez vous moquer de moi , dit-il avec un en-
jouement all'ecté ; mais je ne devini; pas à quel sujet.
— D'abord je ne veux pas nie mo(iuer de vous, pour qui j'ai toute l'a-
mitié imaginable; mais votre manque de confiance mérite d'être puni et il
va l'être. Apprenez, homme sensible et discret, que je sais tout.
— Vous savez...
— Je sais qu'il existe par le monde, entre la rue du Mont-nianc et la
rue Taitbnut, une jeune et fort jolie fiinmo qui compte, au premier rang
de ses adorateurs : 1° un mauvais sujet de vingt-six ans dont j'ai le souci
d'être la mère ; 2 " un liomuie un peu moins jeune, mais fort aimable, à qui
j'ai le plaisir de parler en ce moment. D'où je conclus...
— On vous a dit que j'aime Mme Gastoul ? interrompit M. de Morsy avec
éiBotion.
— Laissez-moi achever... D'où je conclus qu'en chargeant l'homme rai-
sonnable de faiie courir la poste au jeune étourdi, j'ai mis l'aflaire en d'ex-
cellentes mains. Rendre service à une vieille amie en se débarrassant dun
rival ! mais c'est une bonne fortune qu'une pareille corvée, et vous me devez
des remcrcîmcns.
— On vous a dit que j'aime Mme Gastoul? répéta le marquis de plus en
plus agité.
— N'ai-je pas ma police qui me tient au courant de tout ? dit en riant
Mme d'Epenoy ; votre passion d'ailleurs fait assez de bruit pour qu'il m'en
soit revenu quelque chose, sans que j'aie eu besoin de mettre mes mou-
ches en campagne. Dix personnes au moins m'en ont parlé.
— Dites-vous vrai ? s'écria le marquis d'une voix si altérée que la vieille
dame le regarda d'un air surpris.
— Ah ça, qu'avez-vous? reprit-elle; vous étiez-vous par hasard bercé
de l'espoir de dissimuler si bien que personne ne vous devinât? Qu'à dix-
huit ans on se fasse une pareille illusion . je le comprends ; mais à votre
âge, on doit savoir que le monde est un Argus mille fois plus clairvoyant
que l'Argus de la fable, et que celui-là ne ferme jamais les yeux.
— Ainsi, je me suis trahi, dit l'homme de cinquante ans avec un accent
d'amertume, et comme s'il n'eût parlé qu'à lui-même ; ces senliniens que je
croyais enfouis dans mon cœur, l'infernale malignité du monde les a décou-
verts ; et peut-être qu'en ce moment de stupides risées les profanent ! Si
elle savait...
— Elle ? Mm e Gastoul ? interrompit vivement Mme d'Epenoy ; en vérité,
mon cher marquis, vous me rappelez certain général de l'empire en . me
faisant marcher de surprise en suiprise ; sérieusement, vous croyez que
Mme Gastoul ne s'est pas aperçue de votre amour ?
— Si elle s'en doutait, j'irais me cacher au bout du monde.
— En ce cas, allez commander les chevaux de poste.
— Il est impossible qu'elle soupçonne rien.
— Et moi, je vous dis qu'elle coniiaîi l'état de votre cœur aussi bien et
mieux peut être que vous ne le connaissez vous-même.
— Au nom du ciel, qu'en savez-vous?
— Je n'en sais rien, mais j'en suis sûre. Est-ce qu'une femme ne devine
pas tout de siute ces chose-là ?
M. de Morsy se leva par un mouvement si imprévu qu'il fit tressaillir la
raaîti'esse du logis.
— Vous ne vous doutez pas du mal que vous me faites ! s'écria-t-il avec
véhémence.
— Vous m'avez rd'iayée, dit Mme d'Epenoy. Allons, rasseyez vous et
comptez-moi vos peines. Vous devez avoir besoin d'en parler, et peut-être
y trouverons-nous un remède. Songez que je suis votre plus ancienne
amie, et qu'à ce titre j'ai droit à votre confiance. N'avez-vous pas toute la
mienne?
— Eh bien ! puisque vous l'exigez , je vous dirai tout , répondit M. de
Morsy en se rasseyant d'un air d'abattement; écoutez donc la confession
la plus pénible, la plus triste, la plus humihante, la confession d'un vieil-
lard amoureux!
H serait sans doute présomptueux de chercher la moindre analogie en-
tre le marquis de iMorsy confessant à sa respectable contemporaine le se-
cret de ses amours quinquagénaires et le pieux Enée racontant ses aventu-
res héroïques à la reine de Cartilage ; cependant il existe un point de res-
semblance entre ces deux récits : c'est la religieuse attention avec laquelle
l'un et l'autre furent écoutés.
Après s'être un instant recueilli , le marquis- commença en ccis termes :
— Quelque extravagante que vous paraisse ma folie, vous ne la jugerez
jamais aussi sévèrement que je le fais moi-même. Beaucoup de vieillards
se persuadent qu'ils peuvent encore insjjirer de l'amour ; je n'ai pas même
pour excuse cette fatuité. Je n'ignore pas que pour moi l'âge de plaire est
passé sans retour ; je sais qu'aucune qualité de l'esprit ou du cœur n e
remplace les avantages de la jeunesse. Je vois mes cheveux gris , mes ri-
des , mon déclin , et cependant j'aime ! avec tristesse , avec amertume ,
avec humiliation, peu importe , puisqu'on me condamnant je ne me cor-
rige pas. \oki donc ma ridicule et déplorable condition : à cinquante-
deux ans je suis amoureux !
Comment m'a pris cette démence? Je vais vous le dire. Je passe ordi-
nairement l'été dans le Limousin, où j'ai des propriétés qui touchent celles
de M. Gastoul. C'est là qu'il y a deux ans j'aperçus sa femme pour la pre-
mière fois. Vous savez si elle est belle et séduisante ! En la voyant je l'ad-
mirai, on la connaissant je l'aimai. Je l'aimai comme je n'avais aimé qu'mie
seide fois dans ma vie ; il y a trente ans de cela , et cette date seule don-
ne la mesure de ma déraison actuelle.
— Trente ans ! répéta Mme d'Epenoy avec un sourire mélancolique où
semblait se révéler la grâce de longues années.
— Combien vous étiez belle, et quel violent amour vous m'aviez ins-
piré ! reprit avec émotion M. de Morsy ; je puis rappeler ce souvenir, car
jamais passion plus vraie ne fut plus mal récompensée. Mais qu'étais-je
pour vous, si charmante et entourée de tant d'hommages? Une obscure
conquête , un rêveur maussade, presque un enfant d'ailleurs ! M'avez-vous
accordé une seule pensée, dans ce temps où mon ardent désir était de
mourir à vos pieds? Je l'ignore , et je n'aurais pas eu le courage de vous
le demander. Eh bien ! tel vous m'avez connu à mon entrée dans le mon-
de, tel je me letrouve aujourd'hui. Trente ans écoulés entre ces deux
époques n'ont pas changé mon caractère. Je suis toujours le même hom-
me, songe-creux et timide. A vingt ans ce sont là des déAuits qu'on excu-
se; mais quel nom leur donner à mon âge? Sa présence, coaime autre*
LK MAGASIN LITTÉRAIRE.
li
fois la vôtre, me cause un embarras insurmontable; me regardc-t-elle, je
crains qu'elle ne lise dans ma pensée ; le sou de sa voix me trouble, et
quand le la reuconlie je me sens rou^'ir; j'éprouve en un mot ces mille
émulions ravissantes et cruelles que la première vous m'avez fait connaî-
tre; mais quelle dillVrence! il y a trente ans j'avais le droit d aimer !
Le marquis pencha la tète en poussant un soupir, et demeura un ins-
tant les yeux lixis sur le foyer, tandis que sa coniidentc le contemplait si-
lencieusement d'un air de sympatliie. (Juoique la décision de son propre
caractère lui lit trouver un peu siiiguliLie la timidité chronique de son
ancien adorateur, Mme d'I'.penoy devait s'intéresser aux souffrances d'un
cœur dimt elle avait eu les prémices. Trop équitable pour lui imputer à
trime un sl'coiuI amour quand la solennelle prescription de trente années
avait passé sur le premier, elle ne put iontcfi)is s'empèclier d'élever un
doute sur la constance fabuleuse dont semblait se piquer M. de Morsy.
— La passion modeste et timide est trop rare pour que je ne sois pas
édiliéede la vôtre, dit-elle en souriant; mais vous me ferez croire dillici-
lement que depuis mil-huit-eent-qualie votre cœur ne se soit pas aguerri.
— Le cœur ne s'aguerrit pas , répondit le marquis : l'émotion est son
essence , et en cessant de battre il cesse d'exister. Je ne veux pas me tar-
guer d'une vertu d'emprunt ; j'ai eu dans ma vie quelques aventures galan-
tes, mais je n'ai aimé que deux fois, et c'est trop.
— Trop d'une fois ou de deux? dit Mme d'Epenoy d'un ton d'en-
joûment.
— Ce n'est pas le passé que je me reproche, c'est le présent.
— Ainsi donc, mon pauvre marquis, reprit la vieille dame avec une
rémin scence de coquetterie, votre seconde passion vous a rendu encore
plus malheurenx que la première !
— Les maux dont je me plaignais alors étaient les joies du ciel auprès
de mes tourmcns d'aujourd'hui. J'étais jeune; j'avais devant moi l'avenir
et dans le cœur l'espérance. Mes rêves étaient présomptueux, mais non
pas insensés. Kntré à la fois au service de l'empereur et au vôtre, j'y
marchais du même pas, ardent et enthousiaste. Ilélas! mon sang a coulé,
et mes larmes aussi, sans que la gloire ou l'amour les ait essuyés. VA
pourtant que ne doinicrais-je pas pour retrouver une seule des ces illu-
sions déçues ! Souhait stérile ! lu vie n'a qu'un printemps, et les illusions
ne renaissent pas comme les fleurs. Comprenez-vous cette tortm'e ? aimer
et vieillir !
— C'est à une femme de cinquante-cinq ans que vous demandez ça?
— Oh ! que je vous plains, si vous avez passé par cette épreuve ! Sen-
tir dans son ame un foyer de passion et consumer ses forces à l'étoufier,
de peur que quelque étincelle ne trahisse ce volcan ridicule (jui bout
sous la neige, tel est le sort du vieillard qui aime lorsque toute raison ne
i'a pas abandonné; et c'est lii ma \ie. J'espérais du moins avoir réussi à
carher ma faiblesse, et, s'il faut vous croire, tout le monde l'a devinée ,
elle la première !
— 11 n'y a pas là de quoi se désespérer. Qu'on dise dans le monde que
vous êtes amoureux, que vous imporlc après tout? Quant ;i M"" (,as-
loul, soyez sûr qu'elle vous a dé];» pardonné. Mais arrivons il un point qui
m'intéresse pariiculièremcnt : ce bon sujet de Lonis se permet donc d'être
votre rival ?
— 11 était écrit que je n'échapperais à aucun genre de ridicule, répon-
dit M. de iMoray en souriant tristement; a|)rès la sottise de loml)er amou-
reux, il ne me manquait plus que de me trouver en rivalité avec un jeune
liomme de vingt-six ans, élégant, aimable, entreprenant, bien tomné, en
un mot, aussi lait pour plaire que je le suis peu.
— C'est que Louis est tout cela! dit M"" d'Epenoy avec un accent de
satisfaction maternelle.
— J'ai de l'amitié pour votre fds, et je n'ai pas le droit de le blâmer ;
mais cependant je vous avouerai qui? depuis trois mois il m'a pris vingt
fois, à f-a vue, les tentations les plus lriigi()nes.
— Voilii une conlidence rassurante !
— Ne craignez rien ; quoique bien fou, je ne le suis pas assez pour pro-
voquer un jeune homme et lui donner a nsi le droit de se moquer de moi
en se retranchant dcrrièie le respect dû il mes cheveux gris. Non, Arnoî-
phe n'allaquera pas Valère; mais s'il peut contribuer à l'envoyer faire
des conquêtes en Suède ou en Bavière, sovez sûre qu'il ne s'v éiiargnera
pas.
— Oh ! je savais bien que je pouvais compter sur vous, dit Mme d'Epe-
noy en riant. Maintenant voulez-vous que je vous parle raison ?
— Eh! madame, je ne fais que cela du malin au soir. Je m'adresse de
magniliques sermons, puis quand la raison a parlé, la folie agit comme
devant.
— Mais enfin qui dit ainonr dit espérance, et puisque vous n'cspiîrez
rien...
— Non seulement je n'espère rien, mais si , chose impossible . j'entre-
voyais une chance fav(Mal)le. je netenteiais nul ell'ort pour la saisir.
— Rah! lit Mme d'Epenoy d'un air incréilule.
— Sur mon honneur, je dis vrai; non, je ne voudrais pas d'un succès
qu'il me fallût poursuivre par d'indignes chemins. Ne sais je pas comment
se conduisent en pareil cas les lunumcs de mon âge. par qm-lles manœu-
vres Iiypocriles ils captenl l'esprit d'une femme, deviennent ses conlidens,
ses llalteurs, ses complaisans môme, jnsqu' > ce(|ue, maîtres de sessecrets,
ils exigent le prix de leur discrétion? Cette infamie a set* règles aussi in-
variables que celles du jeu d'Ocliccs. Savez-vous ce que ferait à ma place
un de ces hommes habiles dont je vous parle ? En ce moment il trouverait
partie fort belle. Loin de barrer le passade à votre (ils, il lui applanirait
tout obstacle , et lai brèche faite , il se glisserait ii la suite du vainqueur.
Cela se voit tous les jours; mais l'idée seule d'un pareil triomphe me ré-
volte. Moi , aider à la corrompre dans l'espoir de la posséder , jamais !
Lors même que j'oublie mon âge, je n'échappe pas à son iniluence. L'at-
tachement que m'inspire cette jeune femme participe de la tendresse d'un
père autant que de la passion d'un amant. Quelques années encore et je
serai un vieillard ; peut cire alois délivré de ces folles ardeurs dont je
rougis, parviendrai-je à l'aimer comme si elle était réellement ma fille. Des
h présent je la respecte en la chérissant, et son hoimeur m'est aussi pré-
cieux que le mien. Comprenez donc ce que je dois soullrir en la voyant si
pleine d'inexpérience et d'étourderie, en Imite à tous les dangers qui peu-
vent entourer une femme jeune et charmante ! Qno Dieu veille s:ir elle!
Et en parlant ainsi, c'est pour moi que je prie; car, je le sens, à la chute
de cet ange, je mourrai de chagrin.
Quoique Mme d'Epenoy eût le droit de trouver assez indiscrète cette
allusion aux anges déchus, elle n'eut pas l'air de s'en formaliser.
— 11 est impossible de déraisonner plus délicatement, dit-elle avec un ac-
cent moqueur. Ainsi donc, à l'âge où la raison doit être enfin venue, vous
aventurez votre bonheur sur une seule carte ; et quelle carte ! la vertu
d'une femme de vingt-deux ans, fort jolie, fort aimable, partout fort courtisée,
et, si je suis bien instruite, mariée à un sot.
— Sot au delà de tout ce que vous pouvez imaginer, reprit le marquis
en élevant au plafond un regard de courroux. 0 la brute stupide ! ô l'ani-
mal de mari!... Mille pardons; mais je n'y puis penser sans colère. Il n'est
pas de jour où je ne sois forcé de réparer ses sottises. A voir sa conduite,
on dirait qu'il désire par dessus toutes choses ce que ses pareils redoutent
le plus d'ordinaire. Enfin, pour vous en donner une idée, ^oulez-vous sa-
voir quelle est en ce moment la personne dont il est engoué , qu'il accable
d'oIVres de service et de demoii'-tiaiions d'amitié?
— Mon fils, dit sans hésiter Mme d'Epenoy.
— Qui vous l'a dit?
— Cela vous étonne? reprit en riant la vieille dame. Rien de plus or-
dinaire cependant. Louis connaît son métier , et M. Gastoul possède les
grâces de son état. Voilà tout. Revenons à ce qui vous est personnel. Je
ne vous dirai pas que vous êtes fou, puisque voius en convenez ; mais je
vous dirai qu'à tout prix il faut vous guérir. Tout à l'heure j'étais confes-
seur, maintenant Je suis médecin. Uépondez-moi donc avec franchise.
Quelle est votre manière de vivre ? quelles sont vos habitudes, vos occu-
pations ?
— Je vous l'ai dit , je suis un rêveur , un oisif. Que la république
triomphe, mon sort n'est pas douteux, je me vois d'avance retranché du
corps social, comme membre parasite et inulile. En attendant, je jouis le
plus innocemaient possible de la fortune que le hasard m'a donnée, et
qu'à coup sûr je n'aurais pas eu le temps d'acquérir. Les intérêts et les
passions ((ni remuent les autres autour de moi me laissent presque indif-
fêrenl. IVu m'importe qui nous gouverne! c'est à peine si je coiwiais le
nom des ministres, et quand je lis un journal je commence par le feuille-
ton i)lus souvent que par le premier Paris. Je ne participe aux alfaircs rie
mon pays que par le paiement de mes contributions, et je ne va's pas
même aux élections, tant je trouve peu d'attrait à ces luttes mesquines.
Enfant, il m'a été impossible d'apprendre les mathématiques ; homme,
la politi(|ue m'inspire la nu'nne antipathie. Il n'y a là rien pour le cœur,
rien pour l'imagination, et chez moi l'imagination et le cœur sont tout.
Deimis que je sens et que je pense, je n'ai trouvé dans la vie que trois
belles choses : la gueire, l'amour et la musique.
— Ce sont trois belles choses, en elTcl. interrompit Mme d'Epenoy;
mais les deux premières ne conviennent qu'à la jeunesse, et la troisième
ne suflil pas à remplir la vie. Maintenant nous tenons le principe du mal,
c'est l'oisiveté ; le remède est tout indiqué ; c'est une occupation quelcon-
que. Faites n'importe quoi, mds faites ! Entrez dans une spère a;ti\e(|ui,
en exigeant l'exercice des facultés de votre esprit, vous arrache à tor.tis
ces rêveries chimériques dont vous vous nourrissez. Il ne s'agit pas i.'c
commencer un surnumérariat ; mais à tout âge on peut trouver rem;>!oi
de son temps. Vo\ons : s'il vous fallait choisir une carrière, laquelle vous
plairait?
— Aucune.
— Vous de\ez vous sentir de l'aptitude pour quelque chose?
— Pour rien.
— (>h ! \ous ne nie découragerez pas! Qu'est-ce que c'est que vos pro-
priétés du Limousin?
— Des prairies, des bois , des forçes en assez mauvais état.
— Mettez-les en bon état. Au lieu de les amodier, evploiloz-ks vocs-
même. lUen ne chasse l'amour comme l'industrie.
— L'aspect d'une forge est assez pittoresque : mais c'est toujours la
même chose. Au boni d'un mois je serais mort d'ennui. D'ailleurs je te
suis pas assez pauvre potu' désirer de m'etnichir.
— Vous avez des caiiitaux, fondez un journal.
— Je ne suis pas assez riche pour risquer de me ruiner.
— Pas assez pauvre, pas assez riche! Vous y mettez de la mauvaise vo-
lonté. Eli bien! voici .autre chose. Voire famille est connue depuis fort
longtemps dans votre .arrondissement, et personnellement vous deve? y
jouir d'une considOialiou universelle. Occupez vous sfricuscmem de coa«
\-2
LE MAGASIN LITTERAIRE.
solider celte influence. Lésions uiodéréssont, après tout, les plus nomlireux;
loin lie vons nuire, votre tiédeur peut ^ous servir en ceriains cas. Votre
répugnance pour la politique n'est sans doute pas invincible ; le premier
pas lait, je suis sûre que vous y prendrez goût comme les autres : aux
prochaines élections, i)ourquoi ne vous mettriez-vous pas sur les rangs?
— I.li ! madame, que vous ai je fait? demanda le marquis avec un ac-
cent de reproche.
— Quel mal y a-til à souhaiter que vous soyez député? C'est un fort
bel état ; on fait des lois.
— Je crois (jue j'aimerais encore niieuv faire du fil de fer.
— i'!aisaiUer n'est pas répondre.
Je ne plaisante pas. Moi, qui ne puis me passer d'un homme d'affaires
poiu' administrer ma fortune, comment pourrais-je songer à devenir le
factotum de nus commeltans?
— Il s'aiîit liien de vos commeltans ! Mais je m'aperçois que vous êtes
un véritable enfant et qu'il est impossible de discuter avec vous. D'ailleurs
tous ces expédiens seraient des demis-mesures, qui ne Irancheraient pasle
mal par la racine. Il faut quelque chose de plus elfcace, il faut un parti
décisif qui apporte dans votre vie un changement complet et irrévocable,
il faut en un mot...
Mme d'F.penoy s'interrompit en voyant que le marquis saisissait avec
précipitation son ( hapeau, qu'à son entrée dans le salon il avait posé fami-
lièrement sur un fauteuil.
— Qu'avezvous donc? lui demanda-t-elle.
— liien ; continuez.
— Vous avez l'air de vouloir vous sauver.
M. de Morsy sourit.
— Je prévois, dit il, que la bombe va partir et je prends mes précau-
tions.
— Eh bien ! oui, mauvais plaisant que vous êtes, reprit Mme d'Epenoy
en riant à son tour, il Unit vous marier. Je vous l'ai dit cent fois, et s'il
est nécessaire, je vous le répéterai mille. Pour ce que vons appelez vous-
même votre folie, il n'est qu'un seul remède, c'est le mariage.
— Prenez mon ours ! dit à demi-voi\ le vieux garçon.
— Mon cher marquis, vous êtes un insolent. Il ne s'agit pas d'un ours,
mais d'une femme aimable, bien élevée, vertueuse, raisonnable, digne de
vous plaire en un mot, et capable de vous rendre heureux.
M. de Morsy se leva, et prenant la main de la vieille dame, il la porta
galanunent à ses lèvres.
— Je sais, lui dit-il, que vous avez en portefeuille une fort intéressante
collection de demoiselles à marier, et je souhaite de toute mon ame que
vous trouviez pour chacune d'elles un éditeur responsable, mais...
— Ne comptez pas sur moi. C'est là ce que vous voulez dire, n'estil
pas vrai, célibataire endurci? Vous aurez beau faire, il faudra bien que
vous en passiez par là ; mais en attendant votre convertion , n'oubliez pas
de venir me rendre compte demain de votre entrelien avec Louis.
— A deux heures, je serai jci, répondit en sortant M. de Morsy.
Aussitôt après son diner, le marquis se fit conduire au Théâtre-Fran-
çais, où sa passion devait être mise à de cruelles épreuves.
On se rappelle la vanité du poète Lemierre qui, voyant la salle de la
Comédie-Française à peu près vide à une représentation de la Veiwc du
Malabar, disait à ses amis : v Société peu nombreuse, mais bien choisie ! »
Cette naïve gasconnade de l'amour-propre on détresse n'eût pas trouvé
à se reproduire le soir dont nous parlons. Les souffrances de Chattei ton
éclataient devant un auditoire plus nombreux encore que choisi. Du
parterre au bonnet irévéque, la salle était pleine, et les musiciens, expul-
sés de l'orchestre, avaient rengainé leur symphonie en remerciant menta-
lement l'auteur du drame du congé que leur donnait son succès.
Au premier rang d'une loge placée derrière la galerie, Mme Gastoul se
faisait remarquer par l'éclat de sa beauté et l'élégance de sa toilette. A
cûté d'elle, on apercevait une dame d'un âge mur, d'une laideur honnête
et d'un maintien convenable; une de ces figures d'accompagnement que
s'associent volontiers les jolies femmes, sachant bien qu'elles n'ont rien
à redouter du contraste. Dans le fond de la loge M. de Morsy était assis
près de ^L Gastoid. Tandis que le mari débonnaire, au lieu d'écouter la
comédie par oii commençait le spectacle, contait pour la vingtième fois
à son voisin les soucis que lui causait la manie de la députalion, l'amou-
reux de cinquante ans couvait des yeux Mme Gastoul; et comme, pour
qu'il vit sa figure, il eût fallu qu'elle tournât la tête, ce qu'elle évitait de
faire, il étudiait ses moindres gestes, ses mouvemens les plus fugitifs, avec
l'anxiété soupçonneuse qui abaisse les jaloux au niveau des espions.
Soit que, devinant instinctivement cette surveillance, elle s'en trouvât
offensée ; soit qu'une autre préoccupation altérât la sérénité de son hu-
3ieur, la jeune femme semblait éprouver un malaise qu'elle ne parvenait
qu'incomplètement à dissimuler. Son visage, il est vrai, conservait l'im-
passibilité qui dans le monde est d'étiquette pour les femmes, lors même
qu'elles sont secrètement émues ; mais le frémissement de ses boucles d'o-
reilles et la manière dont ses doigts martelaient l'appui de sa loge, comme
si c'eût été le clavier d'un piano, trahissaient une irritation nerveuse, suffi-
sante pour jiLstifier l'inquiétude du marquis.
Au moment où finit la première pièce, Mme Gastoul, irrésolue jusque
alors, prit brusquement son parti.
— N'aviez-vous donc pas envie de parler à M. Barrot? dit-elle en se
tournant vers sou mari.
— Sans doute, répondit celui-ci ; mais il n'était pas à la chambre.
— Je viens de l'apercevoir au balcon.
— Où ça? s'écria le candidat électoral, qui se pencha vivement par
dessus la tête de sa femme.
— Il est sorti quand le rideau est tombé; mais c'est bien lui, j'ai recon-
nu son front monumental.
M. Gastoul décrocha son chapeau de la patère où il l'avait suspendu et
ouvrit avec empiessemcnt la porte de la loge.
— Venez, marquis, dit-il en s'élançant dans le corridor, nous le trouve-
rons sans doute au foyer.
Si insignifiantes qu'elles parussent, les paroles de la jeune femme avaient
éveillé la défiance de M. de Morsy.
— Madame s'est peut-être trompée, dit-il sans quitter sa place; d'ail-
leurs vous n'avez pas besoin de moi.
— Si fait, pardieu! reprit M. (iastoid! vous êtes un des personnages
les plus considérables de notre arrondissement, et votre appui peut m'être
fort utile. Que diantre ! je connais votre obligeance. Vous n'êtes pas homme
à me refuser un coup d'épaule dont j'ai besoin.
Joignant l'éloquence du geste à celle de la parole, d'une main il prit le
marquis par le bras, de l'autre lui présenta son chapeau, et, bon gré mal-
gré, le tira hors de la loge.
Débarrassée des fâcheux qui la gênaient, Mme Gastoul, sans perdre un
instant, porta la main à ses cheveux et lança un regard expressif vers le
coin de l'orchestre où était posté Louis d'Epenoy. Quoiqu'il eût reçu -du
mari lui-même ses entrées officielles dans la loge, celui-ci attendait ce si-
gnal, car la stricte observation de la consigne est de rigueur pour les amou-
reux comme pour les soldats. On instant après il était assis à la place que
venait de quittera contre cœur M. de Morsy. Quelques lieux communs fu-
rent échangés entre les deux femmes et le jeune homme. Tout en plaçant
dans la conversation sa quote-part de phrases banales, ce dernier se tenait
aux aguets, pensant bien qu'on ne l'avait pas fait monter sans motif. Son
espoir ne taida pas à se réaliser.
— Regardez donc quelle charmante personne vient d'entrer à l'avant-
sccne de droite ! dit toutà-coup la jeune femme.
La vieille dame braqua sa lorgueite dans la direction indiquée ; aussitôt
Mme Gastoul passa derrière le dossier de sa chaise une main furdve qui,
après avoir effleuré celle de Louis , y glissa un billet avec une émotion fa-
cile ;i comprendre ; c'était le premier.
Celte fois d'Epenoy n'attendit pas le regard qui lui prescrivait ordinai-
rement de mettre fin à ses visites. 11 se leva sans songer à préparer sa
sortie , et prit congé des deux femmes avec une précipitation dont ne pou-
vait guère s'offenser celle qui en était la cause. Sans perdre du temps à
chercher mi lieu plus propice, il s'arrêta dans le corridor près du premier
quinquct, et déploya en toute hâte la bienheureuse lettre qu'il avait solli-
citée en vain si long temps. En la lisant, il devint soucieux ; ses sourcils se
froncèrent et une exclamation de dépit s'échappa de ses lèvres.
— Au diable les vieilles fillrs !
— Vous êtes tragique, ce soir, dit une voix qu'il ne reconnut pas , tant
elle était altérée.
D'Epenoy leva la tête, et aperçut devant lui M. de Morsy, dont les joues
étaient couvertes d'une pâleur mortelle. Contrarié de cette lenconire , il
plia le billet sur lequel le marquis fixait des yeux étincelans , et le cacha
dans la poche de son gilet.
— Je vous demande pardon de ne pas m'arrèter, lui dit-il ; je suis
obligé de sortir.
11 s'éloigna aussitôt; mais, au lieu de quitter le théâtre, il entra dans le
foyer, et commença de s'y promener d'un air si pensif que son meilleur
ami eût craint d'être indiscret en l'abordant. Toutefois cette préoccupation
eût paru de la gaîté auprès du sombre abattement qu'exprimait au même
instant la physionomie du marquis.
— Elle lui écrit ! s'était dit ce dernier en voyant s'éloigner son rival.
A cette pensée désespérante il ne put retenir un gémissement étouffé ,
qui attira près de lui une des ouvreuses.
— Monsieur, est-ce que vous êtes malade? demanda charitablement la
bonne femme ; vous êtes pâle que ça fait peur!
Le marquis se déroba brus(|uement à cette compassion importune , et
après avoir erré un instant par les corridors, \\ finit par entrer à son
tour dans le foyer, où la foule allluait entre les deiLx pièces. Une des pre-
mières figures qu'il aperçut fut celle de d'Epenoy, qui continuait sa pro-
menade sans faire attention à personne. A cette vue , il s'arrêta , incertain
de ce qu'il voulait faire , et près de succomber à l'une des plus violentes
tentations qu'il eût éprouvées de sa vie. Subitement rajeuni de vingt an-
nées et torturé par une atroce jalousie , VI. de Morsy roula pendant un
instant dans son esprit l'absurdité suivante :
— Si j'allais lui arracher cette lettre ?
A mesure que son cerveau fermentait , des gouttes de sueur lui humec-
taient le front. Par un mouvement machinal il voulait prendre son foulard
pour les essuyer : incident inattendu ! il rencontra dans sa poche une main
étrangère qui, se sentantsaisie à l'improviste, essaya de fuir, mais en vain.
Le marquis, soudainement arraché à ses pensées orageuses, fit un brusque
demi tour sans lâcher prise et se trouva en face d'un jeune homme i)ropre-
ment vêtu et porteur d'une physionomie ingénue. Après avoir tenté un nou-
vel effort pour recouvrer sa liberté, cet agréable voleur reconnut sans doute
LE MAGASIN LITTÉRAl.^L
13
la supL'riorit(5 du poi,a:net qui niaitiisait le sien ; car cessant aussitôt de se
débattre, il leva sur le marquis un regard suppliant :
— Au nom du del, mon cher monsieur, ne me perdez pas , lui dit-il
tout bas d'une voi\ sangloitante , ayez compassion d'un mallieureuv père
de famille sans ouvrage ; cinq enfaiis à nourrir ! rien mangé depuis deiu
jours!
Quoique la jeunesse du drôle et l'embonpoint enluminé de son visage
ôtassent toute vraisemblance à son jeûne ainsi qu'à sa paternité, M. de
Morsy, au lieu de faire appeler un sergent de ville, attira son prisonnier
dans l'embrasure d'une fenêtre où ils étaient moins exposés à être écou-
tés :
— Quand on fait un pareil métier, lui dit-il à demi-voi\ , il faut être
adroit, et tu ne l'es guère.
— Le plus malin peut être pris, répondit le voleur un peu rassuré, mais
blessé dans son amour-propre ; si vous êtes juste, vous conviendrez que
vous avez porté la main à votre poche par hasard , et non parce que vous y
avez senti quelque chose.
— Eh bien ! puisque tu as si bonne opinion de ton adresse, j'ai envie de
la mettre à l'épreuve.
Le voleur contempla le vieillard d'un air ébahi, et fut lente de le prendre
pour un confrère d'ime hiérarchie su|)érieure.
— Qu'est-ce que je risque, pensa-t il, puisque je suis pincé ? il ne peut
rien m'arrivcr de pis.
— Au lieu de filouter des foulards, veiiv-tu gagner dix louis? continua
le manpiis en le regardant fixement.
— Cette question.! répondit le jeune industriel les yeux de plus en plus
écarquillés ; où est l'ouvrage ?
— Vois-tu ce jeune homme en redingote noire et en gilet de cachemire,
qui se promène seul, celui qui a une épingle d'émeraucle à sa cravate ?
— Le blond à moustaches ?
— Oui. Il a dans la poche droite de son gilet un billet.
— De banque? interrompit le voleur, dont les narines se ëllatèrent
comme celle d'un chien qui tombe en arrêt.
— Eh non! une lettre. D'ailleurs tu verras bien. C'est octle LUrc qu'il
me faut. Empare-t'en et me l'apporte, les dix louis sont à toi.
— Ça va, préparez Icsjaunets.
Sans autre explication le filou se mit à l'œuvre. Une minute après il se
promenait côte à côte avec d'Epenoy, épiant un moment favorable qui ne
tarda pas à se présenter. La sonnette du foyer ayant annoncé le lover du
rideau, la plupart des promeneurs se dirigèrent simultanément vers la
porte, et comme il arrive toujours en pareil cas, cette sortie générale oc-
casiona un instant de presse et de confusion dont sut profiter le tireur de
foulards. M. de Morsy, qui était resté près de la fenêtre où il attendait
avec anxiété le résultat de ce coup de main, vit bientôt reparaître, lesie
et glorieux, l'agent étrange offert par le hasard à sa jalousie.
— Voilà le poidet, dit celui-ci, où sont les oiseaux?
Le marquis entr'ouvrit à la hâte le billet dont il reconnut l'écriture d'un
seul coiq) d'œil ; glissant alors les dix pièces d'or dans la main de son émis-
saire , il le congédia d'un geste.
— Suffit et moins, dil le voleur en empochant l'argent; si vous avez
besoin de moi, demandez Pctit-Joly à l'estaminet des Trois Billards, bou-
levart du Temple.
A ces mots il s'esquiva fort satisfait de sa soirée ; car, outre les 200 fr.
du marquis, il venait de trouver dans la poche «le d'Iipcnoy une fort jolie
montre tellement adhérente au billet qu'il n'avait pu se résoudre à les sé-
parer. Au moment où le voleur sortait du loyer par une (lorte, le volé y
rentrait par une autre.
— Où courez-vous ainsi tout cll'aré? lui demanda le marquis en l'arrê-
tant au passage.
— Après un brigand qui vient do me voler ma montre, répondit d'l^
penoy d'une voix entrecoupée. Je le reconnaîtrai entre mille : un rougeot
en redingote brune. Vous ne l'avez pas vu?
Sans attendre la réponse de M. de Jlorsy, le jeium homme reprit sa
course, descendit d'un trait jusqu'au vestibule et donna l'éveil aux agcns
de la police. Peine perdue! le filou avait disparu.
— Le vol de ma montre est une bagatelle, se dit alors Louis, les poings
serrés de fureur; mais la lettre d'Emilie , le gredin l'uura prise pour un
billet de banque.
Les passions sont peu scrupuleuses, la jalousie moins que toute autre.
Au tigre uffamé tout chemin est bon pour atteindre sa proie, nu jaloux
soupyonneux tout expédient semble légiliiue pour érlaircir ses doutes :
témoin la cachette où Néron espionne Ijritannirus; témoin le billet de
Kérestan intercepté par Orosmane ; enfin, s'il nous est permis de ra|)pro-
cher de nos personnages un des acteurs de celte fiivole esquisse, témoin
le marché ctuiclu par M. de Morsy avec un voleur de proléssiou.
Grâce ii celte éirango transaction, le marquis se trouvait maître d'un
secret qu'il n'avait pu qu'eir.eurer jusqu'alors, malgré l'activité de sa sur-
veillance. Le cœur d'une femme est trop profond pour que l'observation
la plus clairvoyante en puisse soniler tous les replis, et ce n'est (pi'eii s'ou-
vrant de lui-iiiéine ([u'il laisse échapper sou derniei' mol. Chose déjà certaine,
au\ yeux du vieillard, Mme Gasloul marchaii depuis trois muis sur ces
sables mou\aiis qui ne reiuli'ul pas leur victime une fois (pi'ils l'ont sai-
sie ; mais iusjiu'.'i (juel point é'tait-elle engagée dans celle arène impitoyable,
il lignoiat cncoïc, et c'e t ce qu'ellcmèmc allait lui apprendre. En ce
ï
moment décisif, M. de Morsy sentit chanceler son courage. Au bord dc
la vérité il s'arrêta comme devant un précipice. Au lieu de lire sur-le-
champ le billet, ainsi qu'il y était résolu quelques minutes auparavant,
le garda convulsivement serré dans sa main. Le cœur rongé d'angoisses,
lui eût été impossible de renirer dans la loge et de se retrouver assis près
do Mme Gastoul ; il sortit donc du théâtre, ne sachant où il allait, et mar- •
cha long-temps au hasard dans les rues, insensible à une pluie fine et gla-
ciale, som'd aux cris des cochers et se heurtant au\ passaus quil regar-
dait sans k's voir. A près de minuit il finit par se retrouver dans son ap-
partement, ignorant comment il était arrivé. Là, son vertige s'étant dis-
sipé peu à peu, il se dél)arrassa de son valet de chambre qui, en le voyant
rentrer par un temps affreux, à pied et en désordre , avait décidé menta-
lement que la raison de son maître était en train de déménager.
Le marquis, resté seul, demeura quelque temps assis, l'œil morne et le
front penclié sur la poitrine. Enfin , par un de ces violcns sursauts qui si-
gnalent le réveil de l'énergie, il se redressa sm- son fauteuil , déploya
d'une main ferme la lettre d jni le contact seul semblait avoir brisé les res-
sorts de son ame, et lut sans s'arrêter les lignes suivantes :
« Depuis hier j'éprouve une inquiétude inexprimable et vous en êtes
cause. Jugez si j'ai raison de m'alarmer. Hier, sachant que je vous ren-
contrerais à cette odieuse soirée de l'hôtel G... et cédant, après tant de re-
fus, à je ne sais quel mauvais génie , je vous avais écrit. C'était une pre-
mière faute, et le châtiment ne s'est pas fait attendre. Comme je nui au-
cun usage de ces folies, je no savais où cacher mon billet; à la fin j'ai
imaginé de le mettre dans un de mes gants. Imprudence horrible ! pourvu
qu'elle ne soit pas irréparable... Vous vous rappelez que je me suis éva-
nouie ; en reprenant connaissance, je me suis trouvée dans un petit salon
avec trois ou quatre femmes fort charitables en apparence. Ma première
pensée a été pour vous. Je regarde mes mains, elles étaient nues.
Je cherche mes gants, et les anerçois sur le divan où l'on m'avait
placée ; je m'en empare; on m'avait prévenue : le billet n'y était plus.
Près de retomber en faiblesse, je regarde les femmes qui m'entourent.
D'eux d'eutr'clles me semblent de bonnes personnes inoûciisivis; mais la
troisième ! Vous allez comprendre ma terreur quand vous saurez que dans
la troisième je reconnais ma bête noire, mon cauchemar, inou ennemie
arharnée, la favorite de votre mère, qui, depuis dix années au moins, ii"a
pas pu parvenir à la marier, ^Ule du Boissier, en un mot, puisqu'il faul la
nommer. A l'affreiiv sourire qui errait sm- sa vilaine bouche je couipris
tout. C'est elle ([in m'a dégantée, sous prétexte de me secourir; c'est elle
qui m'a pris mou billet ; c'est elle qui tient maintenant ma réputation à sa
merci, et de qui j'ai tout à redouter; car elle me déteste. Pourquoi! Je
vais vous le dire :
» Il y a quelques années il a été question d'un mariage entre cette mâ-
chante vieille fille et mon mari. Elle ne me pardonne pas une rupture
dont je suis pourtant for! innocente. Voilà le principal motif de sa haine.
De plus, je n'ai guère plus de vingt ans, elle en a quarante; oa me trouve
belle, et elle parait ridicule; j'ai une voiture, et elle va en omnibus; uu
bal, je ne manque pas de danseurs , et on lui voit faire tapisserie invaria-
blement; eiiiiii, sans vous compter, plus d'un homme aimable a cherché à
me plaire, et elle ne peui pas même parvciir à trouver un mari ! Vous
comprenez qu'elle jieul m'abhorrer; ainsi fait-elle de toute son ame. Hier,
si au lieu d'eau de Heur d'oi;anger, elle avait pu verser du poison dans mon
verre, elle 1 aurait fait, je n'en douie pas. Faute de mieux, elle m'a volée,
et cela me tiuirmeiite davantage ; car le poison ne fait que tuer, mais la
calomnie déshonore.
» Que poiiv;ut-il y avoir dans ce malheureux billet? Je ne me le rappelle
pas exactement. Sans doute des choses peu gracieuses , car vous me per-
sécutez si cruelleiueiit... Mais vous n'ignorez pas combien il est facile de
douiicr un sens coupable au\ phrases les plus innocentes. Tout devient
crime entre les mains d'un ennemi, et Mlle du Boissier est mon ennemie ,
je vous le répète, ennemie jurée, implacable ! C'est vous dire que le billet
qui vous était destiné ne peut pas rester en son pouvoir. A tout prix il faut
le lui reprendre, et quel autre (pie vous puis-je charger de ce soin ? Songez
qu'il n'y a pas une minule à perdre. D'un instant à l'autre la vipère peut
distiller son venin, et tant que j'aurai cette crainte je ne vivrai pas.
P. S. Je voulais vous remettre cette lettre ce malin aux Tuileries, et
d'avance je la tenais dans mon manchon ; mais la présence de l'espion
m'en a empêchée. »
En achevant la lecture de ce billet, le maitiuis, quelque maltraité qu'il
ffit dans le pose srrii>iiim, respira plus facilement. Lorsqu'on souffre, le
moindre allégement dispose à la résignation, et l'homme qui a redouté un
désasirc complet, ti'ouvc aisément du courage pour supporter un deiui-
inalheur.
— Elle peut encore être s;uivée ! s'écria-t-il avec ferveur; et c'est moi qui
la sauverai d'elle-même et des auti'cs.
11 est inutile de dire que par ces mots, les autres, le marquis sous-cntcn-
dait M. d'F.penoy et Mlle du Boissier.
— N(ni, rien n'est désespéré, mais le danger est sérieux, reprit-il après
un instant de réflexion ; d'un côté les prélonlions impertinentes de ce fat.
de l'aune la haine envieuse de celle \ieille fille... il y a là de quoi mettre
en lambeauv dix réputations. Jusiu'à présent j'ai défendu le terrain pied h
pied contre un seul adversaire; mainlenaul c'est entre deux fciLx qu'il faut
romballre. N'iaiporte; au momeui où elle a bcioiu d'un a.mi véritable ,
mon dévoùmenl ne lui fera pas défaut.
H
LE MAGASIN IITTÉRAIRE.
M. de Moisy passa une partie de la nuit à combiner un plan de défense
approprié à la situation périlleuse où se trouvait engagée la femnie qu'il
^ aimait. Quoique la loyauté de son caractère lui fit préférer en toutes choses
la ligne la plus droite, il comprit qu'en cette circonstance la dissimiUation
itait utile. l'adressH imlispensableet la ruse légitime.
Le lendemain, longtemps avant que deuv heures fussent sonnées , le
marquis se présenta chez Mmed'Epenoy.
— Eiibien! où en sommes-nous? lui demanda d'un air empressé la
vieille dame ; l'enfant prodigue est-il mis à la raison ?
— Je ne l'ai aperçu hier au soir qu'un instant, répondit M. de Morsy, et
il ne m'a pas été possible de lui parler de notre affaire. En ce moment c'est
de moi et non de lui que je viens vous entretenir.
— Quel air de componction ! reprit en riant Mme d'Epenoy, la grâce
matrimoniale vous aurait elle touché depuis hier?
— J'en iii pour, répondit le marquis d'un ton grave.
— Bah ! vraiment ! Mais, non, cela n'est pas possible ; vous voulez vous
amuser à mes dépens.
— .le ])arle sérieusement.
— Quoi! tout de bon, vous songeriez à abjurer vos hérésies de céliba-
taire ?
— Je ne vous dis pas que j'y suis décidé.
— Asseyez-vous bien vite et contez-moi tout ça, répartit Mme d'Epenoy
avec une vivacité où éclatait l'intérêt que lui inspirait une ouverture si im-
prévue.
— Vous avez pu remarquer, dit M. de Morsy, que la folie dont je vous ai
fait l'aveu ne va pas jusqu'à l'aveuglement. Je ne m'abuse point sur le ri-
dicule de ma passion, et plus d'une fois j'ai songé à m'en afi'ranchir par
quelque résohiiiou violente. Vos conseils, hier, ont donc trouvé le terrain
mieux pré; are que je n'ai voulu en convenir. Toute la nuit j'ai réiiéchih
ce que vous m'avez dit de la nécessité d'introduire dans ma vie un change-
ment absolu qui sulislitue à de creuses chimères un intérêt substantiel et
positif. En thèse générale, vous avez raison; û n'y a que le mariage qui
puisse produire un piueil résultat.
— Dans le cas p;iriiculicr, j'ai cent fois plus raison encore. Songez que
je vous conna s comme si vous étiez mon frère. S'il est un homme'destiné
à faiie un mari excellent, parfait, heureux, enfin un mari modèle, c'est
vous, à coup sûr.
— Je souhaite que la prophétie se réalise, si un jour je me marie.
— Si ? Pas de si. Vous vous mariez ; c'est entendu , c'est décidé, il n'y a
plus à en revenir. Quand? Le plus tôt possible. Avec qui? Ci'ci me re-
garde, à UKuns que vous n'ayez déjà un parti en vue. ce qui ne peut être :
car je ne pense pas que vous vouliez faire à votre vieille amie l'affront de
confiera une amrc une mission si imporlante et si délicate. Si je fais ainsi
valoir mes droits, poursuivit en souiiant iMme d'Epenoy, c'est de peur que
vous ne tombiez en de mauvaises mains; car aujourd'hui toiu le monde se
mêle de mariage : le clergé, surtout, me joue des tours abominaldes. L'au-
tre jour encore, ces messieurs du collège de Juilly ne m'ont-ils pns souf-
flé un parti de /tOO,00(), francs que je convoitais pour un de mt-s neveux!
Bientôt il n'y aura plus d'héritières que pour leurs élèves. ?\lais, à votre
égard, je puis être tranquille, n'est-ce pas? Vous me serez fidèle ? Songez
qu'une défection nous brouillerait à mort.
— .ie vous promets, dit le marquis en souriant à son tour, que si je
prends femme, ce ne sera que de votre main.
— C'est parler comme un dieu , reprit la vieille dame , dont le visage
brillait de satisfaction. Voyons, battons le fer pendant qu'il est chaud. Que
diriez-vous d'une veuve aimable, johe, spirituelle...
— Non , pas de veuve , fit le marquis ; ce serait m'exposer h des compa-
raisons qu'un homme de mon âge doit toujours éviter.
— Voilà une modestie aussi rare qu'excessive.
— Ce n'est que de la prudence.
— En tout cas, votre sentiment est louable , et je ne puis que l'approu-
ver. Vous trouverez peui-ûtre aussi qu'une trop jeune lille...
— Ce serait pis.
— Vous êtes la raison même.
— Du moins, je sais me rendre justice. Si j'étais décidé à me marier, je
voudrais que l'âge de ma future et le mien n offrissent pas tme dispropor-
tion cho([uante. J'ai cinquante-denx ans, et il me semble qu'une femmç de
trente-cinq à quarante...
— Mais c'est mirai uleut ! interrompit Mme d'Epenoy de plus en plus
rayonnante ; on dirait que nous nous soyons donné le mot , et vous expri-
mez ma |ii()i):e pensée. Oui, mon chiT marquis, u;ie femme de trente-
cinq a quarante ans, voilà ce ([u'il vous faut. Dans cette catégorie, j'ai des
p.irtis de choix. Nous disons de treiitc-ciiiq à quarante. Il y a d'abord Mlle
de Cléricourt, charmante personne, d'ailleurs, éducation accomplie, piété
siilide...
— l'ermettez-moi de vous interrompre, dit le marquis ; je crois ferme-
ment aux perfections de Mlle de Cléricourt, mais parmi les demoiselles de
votre connaissance il en est une antre à qui l'avais pensé.
— r.c choix est déjà fait ! et moi qui in'év<'rlue à chercher. Expliquez-
vous donc, diplomate que vous êtes. De qui parlez-vous?
— D'une personne que j'ai rencontrée assez souvent dans le monde, ici
même une ou deux fois, et qui, si j'en crois les apparences, est fort avant
dans vos bonnes grâces.
— Enfin elle s'appelle
— Mlle du Boissier.
De tous les noms qui pouvaient sortir de la bouche du marquis celui-là
était le plus inattendu. Mme d'i;ppnoy resta muette un instant comme si
elle eût refusé d'en croire ses oreilles ; en toute autre occasion elle eût
accueilli avec ravissement l'aubaine matrimoniale échue à sa protégée ;
mais son amitié véritable pour M. de Morsy troubla, malgré elle, sa satis-
faciion ; soudainement elle se sentit atteinte de ce scrupule auquel obéis-
sent certains marchands, lorsqu'ils refusent de vendre à une de leurs pra-
tiques quelque objet d'une qualité douteuse qu'ils réservent pour les ache-
teurs de passage.
-;- Mlle du Boissier a certainement beaucoup de mérite , dit-elle avec
hésitation ; mais elle a peu de fortune.
— Je suis riche, répondit le marquis.
— On ne peut pas dire qu'elle est jolie.
— Ce n'est pas un mariage d'amour.
— Son caractère est excellent ; mais il n'est pas toujours très égal.
— Tant mieux; « l'ennui naquit un jour de l'uniformité. »
— Ehe tient beaucoup à ses idées.
— Moi, pas du tout aux miennes ; ainsi nous serons facilement d'accord.
— C'est un coup de désespoir, pensa Mme d'Epenoy ; son amour pour
cette jeune femme lui a décidément dérangé l'esprit. En conscience , je
n'aurais pas osé lui proposer un pareil mariage ; mais puisqu'il est le pre-
mier à m'en parler, pourquoi y mettrais-je obstacle plus long-temps?
Marquise et soixante mille livres de rente ! il y a de quoi faire perdre la
tête à cette pauvre Alphonsine.
— Ah ça! n'est-ce point une plaisanterie? dit-elle tout haut avec une
sorte de défiance ; vous épouseriez Mlle du Boissier !
— Probablement non, si on me laisse le temps de réfléchir. Depuis
hier j'éprouve un étourdisscment fiévreux qui , à défaut de détermination
réelle , me rend capable de tout. Pour briser une chaîne ridicule , il n'est
rien que je ne fasse en ce moment ; mais demain peut-être...
— Demain vous dînez ici , interrompit précipitamment la vieille dame ;
Mlle du Boissier y sera.
— Pourquoi pas aujourd'hui? dit le marquis en souriant de la vivacité
de son ancienne amie.
— Aujourd'hui je passe la soirée dehors.
— De six heures à neuf vous êtes libre ; c'est plus de temps qu'il n'en
faut pour une entrevue de cette nature. Si je vous presse ainsi, c'est que
je me connais. Demain je me réveillerai peut-être céUbataire entêté
comme devan: ; liez-moi donc les mains, si vous avez réellement envie de
me marier.
— Vous avez raison, dit Mme d'Epenoy en se levant avec une prestesse
qui attira un nouveau sourire sur les lèvres du marquis ; si je vous laisse
un moyen de vous dédire , vous me glisserez entre les doigts et je ne m'en
consolerais pas.
En parlant elle lira le cordon d'une sonnette dont le bruit fit aussitôt
accourir le domestique.
— Allez chercher une voiture, lui dit-elle, et prévenez Justine que M. le
marquis dine ici. — Je cours chez Mlle du Boissier, reprit-elle quand le la-
quais fut sorti; quelque engagement qu'elle puisse avoir, comptez que
nous l'aurons à dîner. A six heures donc, et d'ici laque le ciel vous main-
tienne dans vos sages dispositions !
Une demi-heure après avoir quit'é M. de Morsy, Mme d'Epenoy fit une
entrée que l'on pourrait à bon droit nommer triomphale dans l'apparte-
ment qu'occupait sa protégée, à l'entrée de la rue Bellechasse.
Orpheline depuis long-temps, Mlle du Boissier vivait seule; car autant
elle était disposée à sacrifier sa lii)erté au mariage, autant elle éprouvait
d'.iversion pour la tutelle de sa famille. Son âge, d'ailleurs, légitimait cette
indépendance ; et, quoique bien médiocre, sa fortune y suHisait. Par un
de ces prodiges d'ailminislratiiui qu'il n'est donné qu'aux femmes d'ac-
complir, avec moins de qu;itre mille francs de revenu elle trouvait moyen
d'être convenablement logée, et d'aller dans le montle à peu près tous les
soirs. Sa maison, il est vrai, se composait d'une servante unique, femme
de chambre et cuisinière à la fois, groom au besoin ; mais le service qu'elle
tirait de celte créature était fabuleux et rendait tout aide superllu. Nous
devons avouer encore que sa table n'eût pas réjoui l'œil d'un gourmand;
mais ne sait on pas que la Providence, qui doinie aux petits des oiseaux
leur pâture, émiette la coquetterie aux femmes et n'a besoin que d'un
miroir pour les rassasier? Jeune, jolie et mise avec élégance, on a toujours
bien dîné ; et malgré l'humilité qu'elle affectait parfois, il est probable que
Mlle Alphonsine se croyait tout cela.
Au moment où Mme d'Epenoy entra chez sa protégée, celle-ci était de-
bout devant la cheminée d'un petit salon où elle se tenait d'ordinaire et
qui formai i la principale pièce de rappartcmont. Les coudes appuyés sur
la housse de velours vert qui recouvrait la tiblette de marbre, elle con-
templait dans la glace son peu gracieux visage avec qui elle se trouvait
en dialogue réglé, moyennant le soin qu'elle prenait de faire elle même
les interrogations et les réponses. Sans s'en apercevoir, Mlle du Boissier
avait contracté l'habiiude des nmnologues, sorte de tic parlé auquel
de\iennent aisément sujets les gens qui sont souvent seuls. Dans ces
conversations idéales elle cherchait tout naturellement un dédommage-
ment aux petites vexations qu'il lui fallait subir dans la vie réelle ; ainsi
elle s'adressait des complimens, elle s'in\itait à danser, elle se murmurait
de tendres aveux, elle se demandait en mariage. 1,'inteilocuieur imagi-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
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naire cliarsé de ce ijalant oUice i5tait invariablement un beau jeune homme,
l brim et pSle, grand etsveUc, mélancolique et aiidatieuv, ritheà millions,
• noble comme le roi, titré vicomte pour le moins, et à trente ans rolonel
de cavalerie ; eu un mot, le chimérique phéniv auquel tant de lillcs ma-
jeures satrilicnt en secret.
Ce jour-là, le soliloque de Mlle Alphonsine était fort animé. Les deux
personnages dont il était allernativement l'interprète jouaient leur rôle en
conscience ; le vicomte était pressant et passionné, la demoiselle h marier
réservée, mais émue.
— Oh ! je vous en supplie, disait le premier, un mol, un seul mot, qui
me dise que ma hardiesse ne vous a pas ollensée ! — Que me demandez-
vous? répondait avec une pudique minauderie Mlle Alphonsine, parlant
pour son propre compte. — Le droit d'espérer ? — Vos vues sont
honorables, je n'en doute pas. — Pourrait-on en avoir d'autres près
d'une femme telle que vous ? oui, c'est votre main que je sollicite en
nn'me temps que votre cœur : seriez vous assez cruelle pour me les refu-
ser? — Monsieur le vicomte... — Qui vous retient? un autre peut-
être?... — Ah! croyez que jamais!... — Eh bien alors, pourquoi refu-
ser de combler mes voeux? n'étes-vous pas libre ? — Sans doute, je suis
maîtresse absolue de mes actions, et je n'en dois compte à personne;
mais le mariage est une chose si grave, que je tremble à sa seule
pensée: et puis, vous même, ctes-vous sûr de ne pas vous abuser?
vous m'aimez maintenant... du moins vous le dites... — Oh! oui , je
vous aime ! — Mais dans quelque temps si vous m'épousiez , m'aime-
riez-vous encore ? — Oh! toujours! toujours! je le jure à vos pieds!
— Que faites-vous, vicomte? levez-vous; je le veux, je vous en supplie,
si quelqu'un venait?... Ah! mon Dieu, on ouvre la porte....
La porte s'ouvrit en cllet avec fracas. A la vue de Mme d'Epenoy,
Mlle Alphonsine fit un soubresaut comme si elle eût été réellement sur-
prise en tcie-à-têle avec le plus comprnmetlant des vicomtes; et ses rêve-
ries matrimoniales s'envolèrent plus effarouchées qu'une compagnie de
perdrix qu'a troublée dans ses ébats le feu d'un chasseur.
— Conuncnt ! près de quatre heures et pas encore habillée ! s'écria dès
l'entrée la vieille dame; à quoi donc pensez-vous? Il est bien question de
se regarder à la glace! Allons, écoutez-moi : vous admirerez vos grâces
un autre jour. Enfin, je crois que nous sommes désensorcelées. Un parti
niagnilique, soixante mille livres de rente, un château dans un pays su-
perbe, maison à Paris, et puis marquise; marquise! mon enfant. C'est si
beau que j'ai peine à y croire. Mais remuez-vous donc au lieu de rester
là comme une statue ! Ilabillez-vous bien vile, et tâchez de vous faire belle.
Vous savez que nous dînons à six heures.
Mme d'Epenoy eût pu continuer long-temps de la sorte sans être inter-
rompue par sa protégée; celle-ci écoutait, il est vrai, l'œil fixe et la
i)0Hche béante ; mais elle n'avait pas l'air de comprendre que ces termes
magiques, château, marquise, soixante mille livres de rentes, fussent à son
adresse.
— Etes-vous sourde ou muette? reprit la vieille dame, impatientée de
ce silence ; n'entendcz-vous pas ce que je vous dis ? Nous avons un mari.
A ce mot cabalistique, Mlle Alphonsine changea de couleur, et, prise
d'une sorte de défaillance, elle s'assit sans prononcer une syllabe.
Mme d'Epenoy, cette fois, pardonna ce mutisme obstiné; car elle devi-
na qu'il n'avait d'autre cause (|ue l'excès de la surprise et du ravissement.
Pour donner à sa cliente le temps de se remettre, elle lui raconta en dé-
tail l'entretien qu'elle venait d'avoir avec le marquis. En apprenant que
M. de Alursy semblait décidé à l'épouser, Mlle du Huissier, au lieu tie réi-
térer l'analhème dont elle avait, la veille encore, frappé les hommes de
cinquante ans, leva au ciel un regard attendri ; puis, saisie d'un transport
soudain, elle se leva d'un bond , et commença de la cheminée à la porte
cl c\e la porte à la fenêtre une suite d'évoluiions contradictoires, comme
font, dit -on, les gens picpiés de la tarentule.
— Ah ! mon Dieu ! et je ne sais cela qu'au moment! s'écria-t-cllc enfin.
Cette maudite couturière qui m'avait pnunis ma robe pour aujourd'hin et
qui ne m ' l'envoie pas!... Et moi qui voulais prendre un bain ce niaiinl
Croyez-vous que j'aurais encore le temps?
— Un bain ! devenez-vous folle ? dit Mme d'Epenoy en partant d'un éclat
de rire.
— Vous ne voyez donc pas comme aujourd'hui j'ai le teint échauffé?
Ces contrariétés-là ne sont faites que pour moi !
— Je vous assure que vous avez votre teint de tous les jours.
Snns soupçonner le saicasnu! renfermé d.ms celte réponse, MllcduPiois-
sicr se pnsia devant la glace et se mil à examiner awv anxiété les coque-
licots épanouis sur son visage.
— Aii\ lumières, ça passera pour de la fraîcheur, reprit la vieille dame
d'un air de bonhomie.
— \ous me rassurez un peu; et puis, n'est-ce pas M. de Morsy qui di-
sait un jour chez vous qu'il ne comprenait pas rengoûmenl de certains
lloiniiies pour les feiunies pâles?
— Ce doit cire lui. Alhuis, du caime. Plus vous vous tracassez et plus
le sang vous monte à la l(>le. l'n pou plus pâle ou un peu plus rouge, ce
ir<'si pas la clinse essentielle. Tâchez d'être simple, riiisoiinable . natu-
relle. M. de !\I(irsy n'est pas un lu ros de roman, et vous n'êtes pas une
jeiuie première; ainsi donc, pour lui plaire, c<uupti'z moins sur la puis-
sance de vos beaux yeu\ <\ur mu' ragréiueut de vdire esi rit; surtout eûor-
ccz-vous de lui donner une idée avanliigeuso de votre caractère.
— Mais, madame, dit Mlle du Boissier frappée d'une appréhension sou-
daine, dans le monde, chacun (lit que .M. de Morsy est amoureux de celte
femme dont nous parlions hier.
— Il l'est en effet; mais qu'importe? répartit froidement Mme d'Epenoy.
Je ne suppose pas que vous ayez la prétention de posséder les prémices
de son cœur. C'est précisément parce qu'il aime une femme avec laquelle
il ne peut pas se marier qu'il s'est décidé, fort sagement, à en épouser
une autre qu'il aimera plus tard. A propos de Mme Gasloul, achevez votre
histoire : vous lui étiez ses gants...
— Savez-vous ce qu'il y avait dans ces gants? dit Mlle Alphonsine d'ua
air de vertueuse indignation ; un billet doux ! oui, un billet doux !
— Toutes les jolies femmes sont exposées à loger un pareil hôte, reprit
la vieille dame avec un indulgent soui ire ; mais elle aurait dû choisir une
meilleure cachette.
— Un billet d'elle, madame, édil à un homme !
— A qui vouliez-vous qu'd fût écrit? Et puis, qu'est-ce que cela prouve ?
de l'étourderie et de l'inexpérience; rien de plus. Une femme qui a de
l'usage n'écrit pas. Mais laissons Mme Gastoul et ses correspondances, qui
ne nous regardent point. Occupons-nous de notre allaire. .M. de Morsy
sera chez moi à si\ heures. Venez-y plus tôt. L'entrée en scène est impor-
tante ; et malgré l'habitude que vous devez avoir, vous laissez encore un
peu à désirer : il vaut mieux que vous arriviez la première.
A l'heure fixée, les deux convives de Mme d'Epenoy rivalisèrent d'exac-
titude. A peine Mlle Alphonsine était-elle assise dans le sa;on de sa pro-
tectrice, qu'elle entendit, non sans un violent battement de cœur, annon-
cer M. de Alorsy. Celempressemenl était d'un heureux augure, et bientôt
les manières gracieuses du marquis confirmèrent tout ce qu'il semblait
promettre. En se trouvant, pour la piemière fois de sa vie, l'objet de
soins galans auxquels la circonstance donnait une valeur sérieuse, lu liUe
à marier vit le ciel conjugal ouvert, et, dans son extase, perdit ie i-eu de
sang-froid qu'elle avait conservé jusqu'alors.
Le calme et la dignité dans la coquetterie r.'apparlienncnt qu'aiLX femmes
habituées à plaire ; aux moindres succès, les autres, troublées et enllées à
la fois, send)lent près de quitter la terre et de s'envoler comme un aéros-
tat. C'est ce qui advint à i\lile du Boissier aussitôt que M. de Morsy lui eut
versé le philtre divin de la Uaiierie ; enivrée dès le premier verre, elle se
rua en amabilité d'une manière si exorbitanie , que .Mme d'Epenoy, qui,
l'allaire engagée, avait fini par s'y intéresser chaudement, se prit à tiem-
bler pour le succès. Mais vainement la femme prudente essaya de modérer
l'elfervescence de sa protégée : regards improbateurs, averlissemens indi-
rects, changemens de conversation, lien ne pai-vini à dis>iper une ivresse
causée par le désir et l'espoir de plaire. Tour à tour, et en dépit de la
nature, sémillante, ingénue, sentnnentalo , exaltée, foliire, enthousiaste,
Mlle Alphonsine épuisait son carquois contre le marquis. A chaque llechc
assassine qui lui arrivait de volée , M. de Morsy répondait par quelque
gracieux propos dont lellet immédiat était d enllammer l'humeur conqué-
rante de la fille à marier ; et plus celle-ci redoublait ses nunaudcries. plus
1 homme de cinquante ans souriait sgréablement ; plus elle s'embrouillait
dans ses phrases prétentieuses, plus il l'écoutait d'mi air approbateur;
plus elle se montrait ridicule, plus il semblait ravi.
Après avoir essayé d'opposer une digue à ce célibat débordé, Mme d'E-
penoy, reconnaissant riuipuissance de ses clforts, avait cessé une résis-
taïuce inutile. Réduite peu à peu au silence par la loquacité de .Mlle Al-
phonsine, elle assistait à cette entrevue, dont elle avuil d'abord attendu
un résultat satisfaisant, soucieuse, mécontente et courroucée, comme
pourrait l'êire un général qui, ajjics avoir heureusement engaié un com-
bat, en verrait le succès compromis par la faute d'un de ses lieutenans.
— Et de vingt-neuf! se disait-elle avec un dépit mêlé d'ironie; c'c^t
Uni, j'y renonce; qu'elle s'en lire comme elle pourra, je ne m'en mêle
plus ! elle mourra lille, et ce sera bien fait !
Tout en méditant cette barbare déierniiiiation , qu'elle prenait invaria-
blement à chaque nouvel échec de sa protégée, Mme d'Epenoy regardait
le marquis à la dérobée, et cherchait à lire dans ses yeux : courtoisie
d'homme du monde, dissimulation étudiée ou fascination inexplicable, il
paraissait subjugué, et toute sa physionomie annonçait un parfait conten-
tcment. Surprise, mais non rassurée, la viei le daine , après le dîner, pro-
fita d'un instant où Mlle du Boissier feuil'elail un album pour parier con-
fidentiellement à M. de Morsy.
— La timidité produit quehpiefois des effets tout contraires à ceux qu'on
qu'on en attend, lui dit-elle à voix basse; voire présence l'a troublée, cl
c'est pour cacher son embarras qu'elle parle ainsi ; mais ne croyez pas que
ce soit toujours comme cela.
— On a le droit de parler beaucoup lorsqu'on s'en arquillc si bien, ri!-
pnndit le marquis du ton le plus iiaiurel.
Mme d'I-penoy le regarda d'un air moitié scrut.'ilcnr, moitié ébahi.
— Ainsi, sa conversaiion vous a pu? repril-elle.
— S'il en était autrement, j'aurais ,e goût bien difficile ; clic a beaucoup
d'esprit.
— Assurément.
— Elle est aimable.
— Sans aucun doute.
— El je lui crois un fort bon caractère.
— Ixce'Ieiil.
— En un mol, je suis très satisfait.
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LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Et moi je ne comprends plus rien aux hommes, pensa Mme d'Epe-
noy. Qu'elle c\travac;ue, je m'y attendais; mais qu'il se jjisse pienclie à
ce patiios, c'est inconcevable. H la trouve aimable et spiriiueiie ! pourquoi
pas jolie? La seule manière d'expliquer cela , c'est qu'ainsi qu'il l'avoue
lui-même, sa passion lui a dérange la cervelle. Ijilin que celte pauvre Al-
phonsine en piolite, je ne demande pas mieuKÎ
L'cnlrevue conjugale tirait à sa lin, car neul heures approchaient. M. de
Morsy, qui avait demandé sa voiture pour ce momeal, réclama le piivilége
de conduire Mme d'Epenoy ;i la maison où elle devait passer la soirée, "et
sollicita en même temps la faveur de ramener chez elle Mlle du lîoissier.
Les deux femmes agréèrent cet arrangement, dont la lillc à marier ne se
montra nullement effarouchée, quoiqu'il dût en résulter pour elle un téte-
à-lète.
Le marquis, ennemi du faste, avait en cette occasion donné im démenti
à ses habitudes ; par son ordre , ses domestiques avaient endossé leur
livrée dapparal, et parmi ses voitures il avait désigné la plus belle. Ainsi
(|uil l'avait prévu peut-èlre, ce brillant équipage charma l'orgueil de
Mlle du Ijoissicr, qui, se voyant assise dans le fond, il la gauche de
Blme d'Epenoyj à qui elle semblait en faire les honneurs, ne pat s'empê-
cher de songer avec délices au moment où elle en deviendrait oUicielle-
ment la maîtresse.
— Je ferai mettre une garniture bleue , se dit-elle ; car le jaune n'est
pas favorable aux blondes. A part ça, chc-vau.\, domestiques, voiture, tout
est parfait.
On arriva bientôt dans la rue du Bac, devant la maison où devait des-
cendre Mme d'Epenoy. Le marquis lui oiïril la main , et, après l'avoir re-
merciée, il remonta dans la voiture de l'air d'un homme réellement épris.
En remarciuant la vivacité de ce mouvement, Aille Alphonsinc faillit per-
dre la respiration, tant le cœur lui bauit avec violence. Quoi qu'il ne soit
guère d'usage d'aborder dès la première entrevue la solennelle question
du maiiage, elle se persuada que le marquis, retenu jusqu'alors par la
présence d'un tiers, s'était ménagé un entretien particulier daiis l'inten-
tion de lui avouer sessentimens. Elle atlcndit donc, avec une émotion des
plus charmantes, cette déclaration enchanteresse, au devant de laquelle
s'élançait son ame; d'avance, et malgré le semblant d'hésitation auquel
par convenance elle se croyait obligée, tout en elle disait oui.
En se rasseyant en face de IMIlc du Boissier, circonstance qui parut à
celle-ci d'un goût exquis et d'un respect adorable, M. de Morsy, au lieu de
prendre la parole, touiba dans une rêverie profonde dont, au grand dés-
a|)pointement de la lllle i> marier, il ne sortit qu'au moment oiila voiture
s'arrêta pour la seconde fois.
— Mademoiselle , dit-il alors avec un accent sérieux , j 'ai une prière à
vous adresser, et j'attache la plus grande importance à ce que vous ne la
rejetiez pas : il est urgent, j'ose dire plus, il est indispensable que j'ob-
tienne de vous un instant d'entretien, et ma voiture n'est pas un lieu con-
venable pour cela. Quoique jusqu'ici je n'aie pas eu l'honneur d'être reçu
chez vous , permettez que je vous y accompagne. L'heure n'est pas assez
avancée pour rendre ma demande indiscrète, et je n'abuserai pas de votre
condescendance.
— Quelle délicatesse ! quel savoir-vivre ! pensa Mlle Alphonsine , dont
le dépit luiissaut s'était dissipé dès le premier moment de cette signilicative
requête ; un homme vulgaire aurait parlé dans la voiture ; mais lui ! il a
tant de distinction ! un vrai genll honune ! Tourvu que cette étourdie de
Marguerite ait fait du feu dans le salon.
La faveur qu'il réclamait lui ayant été gracieusetneirt accordée, M. de
Morsy oHrit le bras à Mlle du Boissier, dont les appréhensions au sujet de
'état de s o n appartement se dissipèrent à la vue d'un feu passable qui pé-
tillait dans la cheminée du salon. Toutes choses d'ailleurs étaient en ordre,
et l'ensemble offrait cet aspect frotté, propret, compassé, qui caractérise
le séjour des fdles d'un âge mûr.
— Je n'y suis pour peisonne, dit la maîtresse du logis à l'oreille de sa sou-
brette que cet ordre extraordinaire et la vue du marquis plongèreiu dans
une stupéfaction profonde.
Après s'être assis à l'angle de la cheminée, en face de Mlle Alphonsinc,
M. de Morsy, sur l'invitation qu'elle lui adressa en baissant modestement
les yeux, prit la parole d'une voix insinuante.
— Mademoiselle, dit-il, Mme d'Epenoy vous a parlé de mon- désir de
vous être présenté , et de l'importance que j'attachais à celte démarche;
mais peut-être ne vous a-t-elle pas suffisamment expliqué la position étrange
où je me trouve. D'ailleurs, eût-elle pu le faire, je n'en devrais pas moins
compléter cette explication; car depuis ce matin un événement inattendu
a apporté dans mes résolutions un changement très grave, et , aux termes
où nous en sommes, après l'entrevue que vous avez bien voidu m'accor-
der, je vous dois compte de ce changement.
Ce préambule ne répondait guère aux espérances de Mlle du Boissier;
aussi sa figure s'alongea-t-elle sensiblement, quoique ses lèvres pincées
s'eiforçassenl de retenir le somûre qui jusqu'alors y avait voltigé sans re-
lâche.
— Mme d'Epenov n dû vous dire , reprit l'homme de cinquante ans .
qu'après beaucoup d'hésitation j'avais enlin formé le projet de me marier;
mais, par discrétion, elle vous a probablement laissé ignorer la cause fa-
tale qui m'y avait surtout déterminé'.'
—Du moins ellene m'en a parlé que d'une manière fort vague, répon-
dit M Uc Alphonsiucd'un air de réserve.
— Elle vous en a parlé ! s'écria le marquis ; ce mot m'enhardit a pour-
suivre. Puisque la glace est rompue, la tâche qu'il me reste ii remphr me
semble moins pénible, et je sens que j'aurai le courage de tout vous dire.
Oui, niademoiselle, c'est une passion aussi violente qu'insensée, un amour
sans illusion comme sans espoir, qui, après m'avoir long-temps éloigné du
mariage, m'y a poussé en dernier lieu comme au seul port où je pusse
trouver la paix du cœur et l'oubli de mes peines. Une femme que vous ne
connaissez pas...
— Je la conna's, interrompit la fille à marier en souriant perfidement.
— Vous la connaissez ! Eli bien! alors, vous savez qu'elle est belle,
charmante , et vous devez comprenJre que j'aie pu l'aimer. Je l'aimais
donc, quoique je ne m'abusasse point sur ma folie ; car m'attacher à une
femme mariée, à l'âge où tant de motifs devaient me décider l\ me marier
moi-même, était gâter ma vie à loisir. Mais que peut le bon sens contre
la passion? Vous, dont les moindres paroles trahissent une sensibilité si
exquise, vous, qui entendez si bien les choses du cœur, vous ne serez pus
étonnée, mademoiselle, de l'aveu que je vais vous faire. Mon attachement
pour cette femme était arrivé à ce point que, ne pouvant briser la barrière
qui nous séparait, j'avais résolu du moins de n'en pas élever entre nous
une seconde : j'avais juré de ne me marier jamais.
— Mais cependant... à la fin vous avez changé d'avis? dit Mlle Alphon-
sine avec une anxiété mal dissiiuulée.
— Oui, mademoiselle, j'ai changé d'avis, et je dois vous expliquer la
cause de ce chatigement. Cette femme que j'aimais tant, à qui je sacrifiais
ce qu'il me reste d'avenir, j'appris qu'elle était indigne de ma tendresse,
j'api)ris qu'oubliant ses devoirs elle en aimait un autre !
Tandis que le marquis articulait ce jiénible aveu, l'espoir, la joie, le
triomphe se réveillaient dans le cœur de Mlle du Boissier; mais la pru-
dente denioiselle s'efforça de contenir une satisfaction qui eût pu blesser
le douloureux scniijuent qu'exprimait la physionomie de son interlocutuur,
et levant sur ce dernier un regard compatissant :
— Il est des femmes si perverses ! dit-elle benoîtement.
— Oui , certes, il est des femmes perverses ; mais il est aussi des femmes
calomniées, reprit avec douleur iM. de Morsy, dont la figure avait subite-
ment changé d'expression; la calomnie, cette vipère hideuse, s'attache
aux êtres les plus purs et les souille de son venin; mais si profonde que
soit la blessure, tôt ou tard la vérité la guérit.
— Voulez-vous dire que cette d;iine ait été calomniée? demanda Mlle du
Boissier, dont la rougeur tournée au violet trahit, ainsi que le mouvcmetit
convidsif de ses lèvres, une émotion subite et excessive.
— Oui, madeinbisellc, calomniée, indignement calomniée! Les accusa-
tions portées contre elle, mensonges; les fautes qu'on lui attribue, fausse-
lés; les lettres qu'on prétend qu'elle a écrites, inventions odieuses!
— Ah! on vous avait parlé des lettres? dit la demoiselle à marier, en
regardant en dessous le marquis.
— De quoi ne in'avait-on pas parlé? Mais enfin J'ai découvert, il y a
quelques heures à peine, que tout ce qu'on m'avait dit n'est qu'un de ces
romans méprisables que dans le monde chacun accueille par un instinct
malveillant, mais dont en définitive personne ne veut accepter la respon-
sabilité. On m'avait promis des preuves; mais les preuves ne s'inventent
pas comme la calomnie, et l'on a été forcé de convenir qu'on avait été trop
crédule. En un mot, cette femme que j'accusais est digne de tout mon res-
pect ; cette femme que je croyais coupable est innocente.
— Innocente ! répéta I\lllc du Boissier avec un sourd ricanement.
— Maintenant j'ai besoin de toute votre indulgence, reprit M. de Morsy,
qui du coin de l'œil étudiait attentivement l'orageuse physionomie de son
interlocutrice; avec une autre j'hésiterais à continuer; mais le plus digne
hommage que l'on puisse rendre à une femme de votre esprit et de votre
caractère, c'est de lui dire la vérité, toute la vérité. Je vous avouer.ii doue
que la justification éclatante de la personne dont je vous parle m'oblige à
renoncer à tout projet de mariage.
Percée au cœur, Mlle Alphonsine fixa sur le tapis un regard farouche,
et sembla y considérer les ruines de son château en Espagne écroulé pour
la vingt-neuvième fois.
— Je suis désolé de n'avoir pas été désabusé de mon erreur quelques
heures plus tôt, poursuivit SI. de Moisy, vous n'auriez pas été dérangée;
mais puisque le mal est fait, je vous supplie de me pardonner. Si j'étais libre.
souH'rez cet aveu, je sens que j'éprouverais un bien doux plaisir ù mettre à
vos pieds mon nom, mon titre, ma foitune; oui, si j étais libre, je m'esti-
merais heureux d'offrir à tant de qualités un piédestal digne d'elles; mais je
l'ai juré..., -
— Vous avez juré?... dit Mlle du Boissier en levant lentement les yeux.
— De ne pas me marier tant qu'elle serait digne de mon affection.
Pour moi , ce serment est sacré, et seule elle pour] ait m'en dégager par
quelque faute; j'entends une faute avérée, certaine, matériellemeut
prouvée ; oh ! alojs je ne balancerais pas ; mais elle est innocente, mais les
calomnies dont elle vient d'être l'objet lui donnent des droits nouveaux à
ma fidélité, et plus que jamais je dois lui appartenir. Vous m'approuvez,
n'est-ce pas?
— Je fais plus, je vous admire.
Sans paraître remarquer l'accent dérisoire de cette réponse, le marquis
se leva.
— Adieu, mademoiselle, dit-il du ton le plus caressant; croyez que je
n'oublierai jamais les heures que j'ai passées près (is vous.
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11 salua d'un air aitendri la fil'e majeure , en qui semblait gronder un
ouragan, et s'éloigna 1res lentement. Arrivé enfin à la porte, il se re-
tourna.
— Non ! s'écria en ce moment décisif Mlle Alplionsinc , je ne dois pas
soutTrir qu'un si galant homme soit \iclime de sa conliaiitc et de sa I03 aulé.
Revenez, monsieur le marquis; ma conscience m'ordonne déparier.
En «'emparant du billet trouvé dans le gant de Mme Gastoul, Mlle du
Boissier avait cédé à une inspiration malveillante plutôt qu'à un calcul
hostile. Heureuse de posséder le moyen de nuire à la femme qu'elle dc-
tes!ait, peut-être se fùt-clle abstenue de s'en servir ; car elic ne pouvait se
dissimuler que donner de la publicité à sa découverte , c'ét.iit s'exposer
elle-même au blâme de tous les esprits délicats. Mais la voix de la pru-
dence, écoutée en temps ordinaire, fut en ce moment éloufl'ée par le cri
tjut-puissantde l'intérêt personnel. Voir à sa portée l'anneau de mariage,
la couronne de marquise, les fruits dorés de la fortune, tous les biens dé-
■•■irés depuis si long-temps ; sur le point de les saisir, rencontrer u.i obstacle
unique, et n'avoir qu'un mot à dire pour le briser ; pouvoir eidin magiiifi-
qucment réaliser son rêve, et du même coup se venger d'une ennemie,
telle était la posiiion oii se croyait placée Mlle Alplionsine. Celte épreuve
eût fait vo:er en éclats des discréiions mieux trempées que la sienne ; elle
y succomba donc, ainsi que l'avait espéré le marquis.
— Expliquez-vous, mademoiselle, lui dit ce dernier en s'cmprcssant de
ce rasseoir ; la soleniiilé de vos paroles m'annonce que vous avez quelque
chose de grave à me dire. Parlez, je vous en prie.
Mlle du Boissier se recueillit un instant, et prit ensuite la parole d'un
air modeste et d'une voix doucereuse:
— J'espère, monsieur, dit-elle, que vous ne prendrez pas en mauvaise
part la révélation qu'arrache à ma réserve habitu> l!c la conviction où je
suis qu'en vous éclairant je remplis un devoir. Trop imparfaite pour avoir
le droit de juger les autres, il m'est pnrticulièreniant pénible de parler
(l'une femme autrement que pour en faire l'éloge; et sans la rare estime
que vous m'inspirez, j'aurais peine à surmonter mon aversioji pour tout
ce qui, mal interprété, peut ressemblera de la médisance.
— J'apprécie la noble délicatesse de votre caractère , répondit M. de
Morsy en sinclinant.
— Si j'avais quelque intérêt à vous faire connaître la vérité, u'.ie retenue
bien naturelle m'imposerait silence ; mais vos co:nplimc:is trop flatteurs
ne constituent pas un engagement, et me laissent, ainsi qu'à vous, toute li-
berté. C'estdonc sans aucune arriére-pensée personnelle que je vous parle;
je serais désespérée qu'à cet égard vous pussiez vous m 'preadre.
— Ce serait une fatuité odieuse et dont je suis incapable , répliqua le
marquis de la manière la plus révérencieuse ; mais vous voyez que j'attends
avec anxiété la révélation que vous m'avez promise ; de grâce, ne me faites
pas souîVriV plus long-temps : expliquez-vous.
— C'est en ni'expliquant que je vous ferais soulTrir, répliqua Mlle du
Foissier ave un accent de tendre compassion. (;royez-moi, laissons cela.
Quand l'illision est douce, pourquoi la détruire?
— Vous É'i avez trop dit, et maintenant votre s'ieiicc serait de la
cruauté.
— C'est vo is qui l'exigez. Eh bien !... Mais vous ne vcuî figurez pas ce
qu'il m'en coû'e. Dieu sait si mes intentions sont pures, ci l'ependaut il me
semble que je wis mal...
En pronom; .int ces dernières paroles de l'air candide i\'unc pension-
naire de couvent, Mlle Alplionsine se leva et s'approcha d\\iic étagère où
se trouvait un collret qu'elle ouvrit à l'aide d'une pelile clé suspendue à
la chaîne de sa montre. Illlc revint ensuite vers le marquis ave une sorte
de giavi;é douloureuse, et, lui préseniaut un papier qu'ellb eut sain de
déployei- :
— j'ifz les yeux sur ce billef, lui dit-cl'c; il vous apprendra ce que
vous voulez s;ivoir. Votre dou'eu'-, que je prévois, m'alVecte d'avance ;
mais ranpcicz-vous qu'il n'a p js dépemlu do moi de vous répar;;ner.
M. de Moisy taisu avi leine it la lettc de JIme GasloI et l.i lut avec
une énii.tionqui n'av.iit plus rien de fa lice ; pendant ce temps , !\lllc Al-
plionsine le ^ ega dait à la dérobée et é iidiail sur sa pliysionomie les relleti
du chagrin prévu, sur qu'i elle avait matrimonialemeiit spéculé. Son at-
tente ne se réali-a p is ; au lieu de s'iiidimicr, comme elle l'espérait, le mar-
quis, sa lecture achevée, demeura silencieux et pensif. Afin de le tiicrde
cette icverie, dont le calme lui pr..U'e mauvais augure, Mlle Alphonsine
reprit la parole (Tun air de ( battemite :
— Un bas ;rd Tort iiidépanda-tde ma volonté a fait tomber entre mes
mains cette letin- ; je n'ai pas besoin do vous dire que mon intention était
de la rc 1 cttre à la pers nue qui l'a écrite ; je n'atliMid lis pour cela qu'une
o.:. ason fivorable. lin con:>e: tant à vous la communiquer, j'ai cuiuinis
une sorte d'indiscrétion (iue je me rcprocieiais é erneliemenf. si je n'étais
sûre que vous n'.ibuscivz pas de ma coniiance ; car la puDiiciié de ce
billet fo;a't le plus grand tort à celte dame, et j'en ferais désolée. Elle
(.'oit déjà être assez malheureuse! coniiuiala fille à marier en levan! les
veux au ciel avec componction. La vertu a des jouissaiic^'s si pures !
1 lioiiiiéie'é des charmes si doux ! Conçoit-on qu'on v renonce pour quel-
ques |il,ii-irs aussi taux que passagers? Abjurer toii'.e pu leur, iiomper
son maii, outrag. r le nom de l'homme qui vous a honorée de son choix,
est-ce possible ? (Juand je pense à et s horreurs, je crois rêver. Mais
cointiieni peuvent-elles vivre, ces founucs'? Oh! que je les plains! Ce
doit être atlrcux que d'être coupable !
AODT 18'(l. — TOME 1.
H. de Morsy avait écouté avec une gravité impassible l'homélie d'! la
demoiselle à marier; quand elle eut tout dit, il arrêta sur elle un rcjard
glacial :
— Mademoiselle , dit-il, du toa le plus sévère , les femmes dont vous
parlez sont coupables sans dou'e, car rien ne peut jus ifier l'oubli du d ■-
vf'ir. Cependant l'inexpérience de la jeunesse et l'entraînement de li
passion atténuent parfois leurs fautes et les rerommandcutà l'imlugen c
dis cœurs généreux. Mais comment caractériser et de quel méj ris 11 -iric
la conduite de certaines autres femmes dont je vais vous faire le porîraii?
Il est dans le monde des créatures disgracieuses et malfaisantes, vouées
par le sort à une vie solitaire et stérile. Jamais le regard d'un honiaie n'a
cherché leur regard, jamais une main tremblante n"a pressé leur m in,
jamais une tendre parole n'est arrivée à leur oreille. Vieilles dès bij"u-
nesse, la laideur de leur amc peinte sur le visage , l'esprit aigri par l'a-
bandon, dédaignées par l'amour, exclues de la vie en un mot, clics con-
çoivent une ellVoyable haine pour tout ce qui est jeunesse, bcaulé, p is-
sion ! Se trouve-t-il sur leur chemin une femme faib e et cb irmante, elles
s'y attachait, comme le ver à la Ueur, pour la flétrir. Elles deviennent
ses espions ; elles la tolèrent au besoin dans l'espo r de la perdre. Ce
sont ces femmes-là qu'il faut plaindre, mademoiselle ; car elles sontiéel-
lemeiit bien misérables !
Le marquis se leva, mit tranquillement dans sa poche la I-ttrc qu'il avait
gardi'e dans sa main jusqu'alors, et s'indiiiant avec une poliiesse dédai-
gneuse devant la demoiselle à marier qui semblait changée en staïue, i: se
dirigea vers la porte. Au moment où il allait l'ouvrir. Mile du Roissier
sortit de sa slupour et s'élança pour l'arrêter.
— Que signilic ce langage ? dit-eiled'une voix allérée : est-ce ainsi que
vous répondez à ma conliance? Picndez-moi cette lettre, monsieur; vo.re
conduite est une indignité !
M. de Morsy sourit d'un air calme , et saisissant la main que Mlle Al-
phonsine, hors d'elle même, avait posée fort peu noblement sur le bouton
de la serrure , il la força de lâcher prise.
— Votre intention, répondit il avec une incisive ironie, était, ni'a\e/.-
vous dit, de remettre ce billet à la personne qui l'a écrit; avec votre
permission, je me chargerai de ce soin. Souilrczdonc que je me relire,
il est déjà tard, et un plus long tétc-à-téte a\ec ini homme pour qui vous
vous êtes montrée si aimable depuis quelques heures pounait ollrir des
dangers, et je serais désolé de nuire à vos projets de mariage.
Ce dernier propos parut si barbare à Mlle du IJoissicr qu'elle rccida
d'indignation, (.e marquis profita de ce mouvement pour s'esquiver, et
traversa rapidement l'untichambre. Arrivé à la porte, il y trouva Mlle iiar-
gucritc un bougeoir à la main, cl disputant le passage a un indivi^iu qii
insistait pour entrer. A la clarté du liambeau, liiomme de cinquante ans
reconnut Louis d'Iipcnoy, qui, de son côté , en l'aperceviuit, prit la sou-
brette par le bras et la fit pirouetter sans façon jusqu'au milieu de la
chambre.
— Parbleu ! s'écria le jeune homme qui , si l'on devait en croire l'écîr.t
de ses yeux et l'animation de son teint, avait fait un excellent dîner, j'é-
tais bien sûr que Mlle du Boissier éiait chez elle. Qu est ce qu'elle me
chantait donc, cette Maritorne? Monsieur le marquis, je vous souhaite le
bonsoir... Eh ! j'y suis! c'est parce ([ue vous étiez là qu'on ne voulait pxs
me laisser entrer. Tiens! tiens! tiens! aimable cami liste, je vous rcu.s
mon estime; votre devoir était de mourir sur la brèche.
— Vous êtes bien gai, ce soir, Louis, dit M. de Alorsy en souriant de
l'idée impertinente qui semblait s'être nichée dans la cervelle de d'Epe-
noy.
— Gaîté factice ! répondit celui-ci. Allons, mademoiselle, vous décidez-
vous à m'annoncer ?
La femme de chambre voyant sa consigne violée, trouva inutile de ré-
sister plus longtemps et se dirigea vers le saloi^ Louis d'Epeiioy la suivit
après avoir pris congé de M. de Morsy, qui, de sou côté, sortit de l'appar-
tement.
— Il vient trop tard, pensa ce dçrnicr, avec une satisfaction secrète
qui adoucit un peu sa torture jalouse.
Le marquis ne se trompait pas sur le motif qui acicnait son jcuue rival
chez Mlle du Roissier. Après la scène du Théâtre-!' ranraig, d'Lpenoy.
forieux d'abord , avait fini par recouvrer son sang-froid cl iKir reilecliir
sérieusement au parti qu'il convenait de prendre. ^L
— Il est sûr que la fatalité s'acharne sur moi, s'était-il dilravdMopil ;
deux leilres, les premières, les seules qu'elles m'ait écrites, réleos tomes
deux ! c'esi jouer d'un guignnn épouvantable . Mais il ne s'.-'.gil p.is île so
désespérer, il faut agir. Quant au second billet, il m'inquiète peu; le li-
lou qui me l'a pris, croyant faire une caplure inagniiique, l'aura déchiriï
en reconnaissant son erreur; d'ailleurs qu'en poiirrai:-il faire? Slais la
loltre dérobée par ce;ie méchante cré \turo . voilà ce qui est grave. La lui
reprendre! c'est bientôt dit; il le faut pouriani ; comment faire?
D'I'penoy n'avait pas, comme le marquis, la ressource de feindre une
conveision subite au mariage et d'cxploiier, à l'aide de ce s;i-al.nçèine , la
crédule vaiiiié de Jîlle du Poissior. Oc sa part, une pareille ru.-e nVùt
abusé personne. D'ailleurs l'idée ne lui en vint pas. Après avoir rhr;i-l.é
long-temps, accueilli et rejeté toi:r à tour plusieurs inventions pl;:> ou
moins |)raiicables, il s'arrêta enfin à un plan qui, passablement ali.-ui.lc
eu réalité, lui parut néanmoins un des plus ingéiiioux. L'evi-cuiion exi-
geait quelque audace ; aussi laateur corrobora-l-il uiachinalemcal son
is
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Courcsc d'une ou dciif boulcilles de vin de Champagne, précaution dont
la '«a.'^fcc ae peut Oire coiiiestée que nar des buveurs d'eau : race nié-
cbanit', (iii ie proverbe.
L'amant de Mme Casîoid cnîia dans le salon en jouant l'air aflairé qu'ont
en général l^s hommes chargés d'tme mission importante. 11 trouva Mlle Al-
pho.isinc à la place où le marquis l'avait laissée, lin entendant ouvrir la
porte, la (ille à marier leva sur le joune homme un regard terne d'où la pen-
sée send)lait al^scnic.
— Mademoiselle, lui dit d'Epenoy, dont le thème était fait, je vous de-
inar.de pardon de vous déranger ainsi; mais l'affaire qui m'amène ne souf-
fre aucun retard. Ma mère désirerait vous parler sur-le-champ, et elle m'a
chr.r;,'é de vous venir chercher. Ma voiture est à la porte, et si vous avez
la boulé de m'accompagncr...
— Votre mère ? interrompit mademoiselle du Boissier d'un air distrait ;
mais il n'y a qu'une heure il peins que je l'ai quittée.
— Je le sais, reprit Louis avec quelque embarras, car il n'avait pas
prévu celte circonstance; cela ne fait rien, au contraire. 11 s'agit de quel-
que chose qui vous intéresse, d'une chose extrêmement importante. Je
ne suis pas dans le secret; mais cependant je crois deviner. C'est un Amé-
ii(ain fort riche, garçon, à qui l'on a parlé de vous et qui désire... Mais
ina m;'re vous expliquera cela mieux que moi. Je croirais empiéter sur ses
atirihulions si je me permelta's de parier mariage.
Mademoiselle du Boissier était Inrt abattue et presque défaillanle ; mais
il eût fallu qu'elle fût morte pour rester insensible à ce dernier mot. Ue
levant la téie subitement, comme un cheval de guerre dresse les oreilles
au biu t (le la iromp tt'*, elle Cxj sur d'Epenoy un regard animé.
— Un Américain? (iit elle.
— Déux oi trois fois millionnaire, fort be! homine , quarante ans à
peine.
— Vous le connaissez donc?
— Je l'ai vu quelquefois à mon cercle, répondit Louis, h qui un men-
songe de plus ne coûtait gU'^rc.
-^ Je suis à tnule heure aux ordres rie Mme d'Epenoy, dit Ml'e A'phon-
Eine, don', l'im ginaiion, quiliant le deuil de son vingt-neuvicm ; m :riagc
rianq ic pourrepreiidie Us roses, vêtement de l'espé/ance, voyageait déjà
dans les savanes rie l'Amérique.
La fill- nMJeiuemit son ch peau, s'enveloppa de son ch'de, et accep'a
le bras d' d'Epenoy. Us trouvèrent à la port ; la voiture dont avait parlé
celui-(i; après avoir aidé h sa co ni agne à y monter, Louis dit quelques
p?n les à voix basse au domestique, qui tenait la portière, et s'élança en-
suite à I ô é de Mlle Alphonsine.
— Mainti'nant, Couette cocher, S3 dit-il lorsque la voilure fut m marche.
Mon AtiiéricTin est un trait de génie; y a-t-tlle mordu, la vieJle lille, à
nicn Américain !
Accaldée par les émcitions de toute espèce qi'elle avait éprouvées de-
puis plusieurs huies, Jllle du Boissier girda quelque te nps un silence
resp cté de Sfin voisin. Peut-éire ce si ence eût-il continué indéfini fs nt
si, m regii dant par hasard à iravei s la glace de la portière, la demoiselle
à marier m' se fi'it apcrçite que la voiture roulait sur un pont.
— i\Iais il n'y a pas de pont ;t passer pour aller de la rue Bellechasse
chez Mme d'Epenoy, dit-elle d'un ton surpris.
— Ce n'est pas chez ma mère que je vous conduis, répondit tranquille-
ment le jeune homme.
Au même instant , la voiture quiliant le pont Louis XVI qu'elle vena it
de tiaverscr, tourna à gauche et s'enfonça rapidement dans les Champs-
Elysées.
— Où donc allons-nous, reprit Mlle Alphonsine, dont l'étonnement
s'accrut.
— Vous le saurez bientôt: c'est une surprise que ma mère vous a mé-
nagée, et j'ai promis le secret.
— Une surprise ! un Américain ! qu'est-ce que cela veut dire? se de-
niai'da la protégée de lîme d'Epenoy en se creusaut inutilement la cer-
velle pour deviner.
Le si ence régna de nouveau dans la voiture. Louis semblait dormir ;
mile Alphonsine était retombée dans sa rêverie.
— Mais nous sortons de Paris! s'ecria-t-elle tout h coup en apercevant
à peu de distance le gigantesque arc de triomphe de l'Etoile.
.Nous snrtons de l'aris, en effet, répondit d'Epenoy sans s'émouvoir ;
rassurez-vous; quoique je vous aie parlé d'un Américain, je n'aij pas le
projet de vous mener en Amérique : il s'agit de quelques lieues seulement.
— Quelques lieues, répéta Mlle du Boi -sier, doit l'étonnement se chan-
gea en une vaaue inqiiié.ude; vous ne parlez pas sérieuse lient. Il n'est
pas probalile, il n'est pas possil)le que Mme d'Epenoy, que j'ai quit'éo ii
neuf heurts, rue du Bac, m'altende en ce moment à plusieurs lieues de
I-arïs.
— Tenez-vons beaucoup 'a voir ma mère? demanda Louis avec un ac-
cent de peisitlage.
— Monsieur... que signifie ?...
— Cela signifie, madcmoiscl e, qu'en ce moment toutes les questions que
vous pourriez m'adresser resteront sjn? réponse. Dans une heure nous
serons arrivés, slorsje parlerai.
— Monsieur... te angago... je vous prie demelais'er descendre,
— Au n)ilieu des champs? vous n'y pensez pas.
Mlle Alphonsine baissant brusquement la glaco, de la portière, jeta un
regard effaré sur les arbres qui semblaient fuir le long du chemin, comme
une forêt en déroute, et à travers lesquels, malgré l'obscurité, on pouvait
apercevoir la vaste plaine qui entoure l'aris.
— Mais c'est donc un rapt ! s'écria t- elle du ton le plus pathétique en
se retournant vers son voisin.
— Un rapt ! répondit celui-ci, qui partit d'un malhonnête éclat de rire;
en tout cas je ne m'e\pose pas a être condamné aux galères pour avoir
enlevé une lille au dessous de seize ans.
Mlle du Boissier se recula dans l'angle de la voilure, comme si le beau
jeune homme assis à côté d'elle eût été subitement transformé en quelque
monslre hideux et pestiféré.
Les chevaux semblaient avoir des ailes ; depuis un instant ils avaient
quitté la grande route pour preiidre à gauche un chemin plus étroit.
— Enfin, monsieur, où prétendez-vous me conduire ? demanda d'une
voix rauque Mlle Alphonsine, qui s'était aperçue du changement de direc-
tion.
— J'ai eu l'honneur de vous dire qu'il ne me serait possible de répon-
dre à vos questions que lorsque nous serons arrivés ; cela ne lardera pas.
D'ici lii, veuillez prendre patience, et surtout, continua d'i'penoy d'un ton
railleur, soyez persuadée que je connais trop le respect queje'vous dois
pour m'en écarter jamais ; votre vertu ne court pas le plus petit risque :
je vous en donne ma parole de chevalier français.
Cette déclaration, liitéralement rassuran e, devenait presque injurieuse
par la manière dont elle fut articulée. Les femmes sont en général assez
peu tlatiées de n'être pas trouvées dignes d'un outrage, et l'exagération
du respect les choque parfois autant que le ferait l'imperiinence. De plus
en plus outrée contre son ravisseur, Mlle du Boissier ne cessa de lui adres-
ser la parole, et attendit avec un singulier mélange d'inquiétude, d'impa-
tience et de curiosité ledénoùment de celte bizarre aventure.
Après une course assez longue , quoique abrégée par la rapidité des
chevaux, la voilure arriva devant une porte placée à l'angle d'un'enclos et
ouverte d'avance pour la recevoir; elle entra aussitôt dans une cour en-
tourée d'arbres, et s'arrêta devant le perron d'un petit bâtiment, dont
l'obscurité de la nuit ne voilait pas entièrement l'élégante architecture,
Louis d'Epenoy descendit lestement de la voilure, et oflrant la main à sa
compagne de voyage :
— Nous voici arrivés, lui dit-il d'un ton si grave, que Mlle Alphonsine
ne put s'empêcher d'éprouver une sensation désagréable, qui ressemblait
un peu à de la peur.
Louis d'Epenoy, après avoir offert le bras à Mlle du Boissier, la con-
duisit vers le mystérieux logis, sur le perron duquel venait de paraître un
domestique tenant de chaque main un llambeau. Ce personnage grave et
silencieux comme un muet de sérail, éclaira le couple dont il semblait at-
tendre l'arrivée, et, le précédant de quelque pas, rentra dans la maison.
Après avoir traversé un vestibule, monté un escalier et passé par plusieurs
pièces, dont les flambeaux des laquais dissipèrent à peine l'obscurité, la
demoiselle à marier cl son ravisseur arrivèrent à un petit salon bien éclai-
ré, où brûlait un feu pétillant.
Le lu\e voluptueux qui caractérisait l'ameublement de cette chambre,
l'air parfumé qu'on y respirait, les scènes mythologiques dont étaient or-
nés les dessus des portes, la physionomie engageante et coquette des moin-
dres détails, tout rappelait ces boudoirs du siècle de Louis XV, qui,
dans les annales de la galanterie, ont laissé un si lier renom. Il y avait là
de quoi rassurer ou effaroucher, selon son caractère, la victime d'un eti-
lèvement : en dépit du respect juré, ce fut le second de ces sentimeiis
que pai'ut éprouver Aille Alphonsine, lorsqu'elle vit .que le silencieux
domestique refermait la porte et la laissait seule avec d'Epenoy. Par un
saut de poule effrayée, elle se précipita vers la fenêtre, l'ouvrit brusque-
ment, et se retournant vers le jeune homme qui la regardait faire d'un air
ébahi :
— Monsieur, lui dit- elle du ton le plus dramatique, sachez qu'enlre la
mort ou l'infamie une femme comme moi n'hésite pas.
Dans certaines armées étrangères il est de discipHne que les soldats se
grisent au moment d'une bataille ; cela leur donne du cœur. D'Epenoy,
nous l'avons dit, avant d'exécuter son attentat, avait usé de cette recette,
assez modérément, il est vrai, pour conserver sa raison, mais pourtant
assez edicacement pour être arrivé à cet état goguenard et outrecuidant
qu'on pourrait appeler les limbes de l'ivresse. A la vue de lAllle du l'ois-
sler prête à mourir pour sa vertu, comme la garde impériale pour son dra-
peau, l'irrévérencieux jeune homme prit de son côté une pose admirative.
— Ivanhoë tout pur ! s'écria-t-il ; mais si vous êtes belle, jeune et ver-
tueuse comme Rébecca, en revanche je ne vaux pas Brian de Bois-Gnil-
bert. 11 n'y a plus de ces magnifiques Templiers ! La preuve, c'est que
pour deux misérables verres de vin de Cham])agne , frappé rota, je suis
sûr d'avoir demain la migraine. Oh ! les templiers ! c'étaient là des lions !
Mais il ne s'agit pas de cela, poursuivit Louis en se passant la main sur
le front ; la question préalable ! comme disent nos honorables députés !
drôles de lions, ceux-là! La question préalable ! La voici : pcrmettez-nici
de fermer la fenêtre.
— Monsieur, ne m'approchez pas, s'écria Mlle Alphonsine avec un pu-
dique émoi.
— Mademoiselle, comme il vous plaii'a, reprit d'Epenoy en allant s'ap-
puyer le dosa la cheminée. Il parait que vous aimez le grand air ; moi je to-
lère le feu au mois de juillet. Mais que la différence de nos opinions ne nous
lE MAGASIN LITTÉRAIRE.
19
empcclie pas de causer. Cette maison-ci appartient à un de mes amis qui
la met à ma disposiiion quand je veux. Il serait diincile de dtînombrer
les horreurs qui s'y sont ccuimiscs depuis le damné viveur qui la lit bâtir
sosis Kl Régouce. Uc la place où vous Oies, vous pouvez remarquer que
nous sommes en pluiiie torct. Si vous aperevcz autre chnsc que des ar-
bres ja ccinseiis à use jeter moi-même parla fenêtre où vous posez en
ce moment d'une manière .si verlucuse. l'oint de voisins, point d'espion-
liage, point de surveillance. Dans ce délicieux boudoir, on tuerait, on as-
sassinerait, on égorgerait sans qite personne au monde en eût connais-
sance.
— Vous voulez me faire peur, dit h fille majeure avec un ricanement
contraint; mais je ne crois i)as que vous ayez l'intention...
— De vous ét;«rger, ma clière demoiselle ? Pas si sanguinaire ! Mais
venez donc vous cliauiïer : il fjit réellement un froid peu galant.
Soit qu'elle fût rassurée à l'eiulroit des dangers que pouvait courir sa
vertu, soit que l'ilpretri d'une rude soirée de mars triomphât de son rigo-
risme, Mlle AIplioiiMne ferma la fencire et s'approcha de la cheminée;
d'Epenoy lui avança courtoisement un fauteuil.
— Maintenant, Monsieur, dit-elle en s'assoyant avec m.ajesté, j'espère
que vous vendrez bien m'expliqucr la cause de l'iaconcevablc guet-apens
dont je suis la victime.
— Guet apens! rapi! Vous n'allez pas de main morte dans le choix des
termes ; mais peu importe ; venons au fait. Il doit y avoir dans un coin
quelconque de v.itre appartement, un petit papier nuquel j'atracue beau-
coup d'imporiancc. C'est ce papier qu'il me faut. Vous allez avoir la
complaisance d'écrire à votre femme de-chambre; vous lui direz, par
exemple, que ne devant pas rentrer chez vous ce soir, vous avez besoin
de telles et telles choses, entre au:res du billet en question. S'il est som
clé, ce qui est probable, vous aurez la bonté de me confier celte clé. L:»
lettre écrite, je retourne à Paris, et dans deux heures je reviens vous
rendre à la liberté ; car jusqu'à mon retour, il est bien entendu que vous
restez en otage dans ce charmant séjour. E;-tce convenu?
Cette déclaration comprise à demi-mot, redoubla l'antipathie de lillle
A'phonsinepour Mme Gastoul.
— lille les a tous ensorcelés! pensa la demoiselle à marier qui, n'ayant
de sa vie ensorcelé personne, trouva ce procédé aliominable.
— Il y a ici tout ce qu'il faut puur écrire, reprit Louis en montrant un
petit bureau placé dans un des angles du salon.
Soudainement inspirée par sa haine et saisissant aux cheveux l'occasion
de la vengeance, Mlle Alphonsiiie leva sur d'Epenoy un regard où l'é-
tonncment était merveilleusement joué.
— De quoi parlez-vous ? dit elle ; serait-ce d'une lettre écrite par Mme
Gastoul?
— Vous le savez bien, répondit d'un ton bref le jeune homme.
— C'est fort étrange, reprit Mlle Alphonsined'un air pensif; le hasard
a fait eiïeclivment lotnber entre mes mains une lettre écrite parcelle da-
me, mais on est déjà venu la réclamer.
— Qui donc ?
— La personne qui sortait de chez moi lorsque vous y êtes arrivé.
— M. de Morsy ?
— Lui-mime. U m'a demandé cette lettre en homme qui en avait le
droit, et moi, dans mon inexpérience de ces sortes de choses, je la lui ai
dnnnée.
— Ah! marquis! ceci casfc les vitres ! s'écria d'Epenoy qui se mit à
marchiT à grands pas dans le salon ; mouchard! soit; mais voleur! Car
c'est unvéritalilc vol; niarijuis, décidément vous abusez de vos cheveux
Riis. Mademoiselle, poiMsuivit-il en s'ari étant subitement, j'ai pour vous
le ressert le plus profond ; mais je sais par expérience, qu'avec les fem-
mes il faut jiuier serré. Vous allez avoir la complaisance de rester ici. Vo-
tre appariemint est prêt : au premier coup de sonnetie, fennncs de cham-
bre et le reste seront à vos ordres. La maison est fort bien montée ; vraie
régence ! Pour moi je re ournc à Paris.
— Coniiiient, monsieur, vous voulez me laisser ici !
— Parb'eu!... Si IVl. de Rlorsy a réellement reçu le papier en ques-
tion, dduiiin malin je procède à voire délivrance et vous ramène en vos
fojers ; dans le cas coniraire, rappilez-vous mon ultimaium, je vousgarJe
en otage jusqu'à ci; que vous m'ayez remis la lettre que je réclame.
— Mais c'est épouvantable, on ne se conduit pas ainsi avec une fem-
me. Vous ne savez pas, monsieur, à quoi vous vous exposez.
—A quoi, s'il vous plail ?
— Croyez-vous que je ne me plaindrai pas de celte odieuse séques-
tration ?
—Séquestration! encore un terme de chicane. Non, mademoiselle,
vous i;e vous plaindrez pas; vous garderez au contraire le silence le plus
absolu.
—Je porterai plainte, vous dis-je.
—Moi aussi alors !
—Vous?
— Sans aucun doute. De quoi m'accnserez-vous ? d'avoir commis un
rapt Mir voire aimable personne ? je rétorquerai l'argument, et je sou-
tiei;(lrai qni> c'est vous qui m'avez enlevé.
— Quelle horreur !
— lin quoi ? lui beau garçon pont êlrc enlevé tout comme une jolie
femme; il u'a tenu qu'à uioi de l'ùtrc dc\jà, Il n'est pas un juge de bou
sens qui ne vous condamne à la première confrontation. Songez d'ail-
leurs à ce que dira ma mère, voire mile amie, loi sau'ede apprendra que
vous avez enlevé son fils. Du diable si elle s'obstine à vous trouver ua
mari !
Monsieur, votre conduiie est indigne d'un gentilhomme ! s'écria Mlle
Alphonsine outrée de ce dernier propos.
— Ma conduite est un peu Fiégence, j'en conviens; mais la vôlre, en
vous emparant de cette lettre, n'a pas été non plus excessivement exem-
plaire : partant quittes. Si vous avez faim ou que vous vouliez vous cou*
cher, un coup de simnette ! Vous voyez un piano; il y a aussi une bliothè-
que. EnOn vous êtes dans une maison où rien ne manque ; et jamais fem-
me aimable ne s'est plainte de l'hospitalité qu'elle y a trouvée. Par exem-
ple, il est inutile de chercher à séduire les domestiques, les drôles savent
leur métier, et ils tiendraient sous clé père et mère, sans violer leer con-
signe. Bonsoir donc, mademoiselle ; demain j'aurai l'honneur de vous
présenter mes hommages.
D'Epenoy s'inclina d'un air dégagé st sortit du salon sans que Mlle Al-
phonsine, étourdie d'une scène qui lui semblait un rêve, eût le temps de
s'opposer à ce départ.
Après avoir donné des ordres concernant la garde de sa prisonnière, il
remonta en voiture et revint à toute bride à Paris, où, ma'gré cette vi-
tesse, il n'arriva qu'à une heure du matin. Il était trop tard pour r e pré-
scnier chez iî. de Morsy ; d E.'.enoy se coucha donc, et, grâce aux fumées
sssoupis;intes du vin de ciliarapagne, il ne s'éveilla qu'a onze heures. Il
se leva aussitôt en pestara contre lui-même, s'habilla rapidemeni, ci,
sans songer à déjeuner, il courut chez le marquis. Quoique la maiinée fût
peu avancée, ua autre personnage l'y avait devancé : c était M. Gas-
toul.
A o-îze heures, M. de Morsy avait vu paraître dan? son salon le can-
didat électoral encore plus afl'airé que de coutume.
— Grande nouvelle, dit ce dernier en entrant; notre homme n'est paî
mort, mais c'est la même chose. Sa démission est arrivée hier ; on en
donnera lectuie aujourd'hui à la chambre, et le collège sera convoqué
dans quelqt'.es jours. Mais qu'êtes vous de-ciiu hier ? Jo vous ai cherché
partout. L'aQ'aire marche : j'ai vu ces messieurs du comiié, et j'en suis
fort content. Décidément, je suis le caniiidat adopté. Ma circulaire a été
trouvée parfaite, à part quelques modifications insignilian es. Vous savez,
le cumité change toujours qucUpie chiise, pour faire acte de puissance.
Où j'avais mis le pjomement, on a mis le progrès, et au lieu des glorieu-
ses journées, l'immortolle révolution de 1830. Des bêtises! J'ai cédé;
mais une fois nommé, ce sera une autre affaire. Mainiecani voici le dia-
ble : tout le monde est de voire avis, et me dil de partir pour Limoges...
— Vous ne pouvez pas vous en dispenser, dit le marquis.
— Je le sais bien; mais Mme Gastoul s'est mis dans la tête que je lui ai
promis de rester à Paris jusqu'au mois de juin, cl elle ne veut pas en-
tendre parler de départ.
— Mme Gastoul est trop raisonnable pour ne pas se rendre à la né-
cessité.
— Vous ne connaissez pas ma femme ; clic est fort aimable, mais elle
a une tète! hier je l'ai prêehée pendant deux heures sans gagner un pouce
de terrain.
Voulez-vous que j'essaie si mon éloquence aura plus de succès que la
vôtre? dit le marquis avec un faible soupir.
— J'allais vous en prier. Mme Gastoul a beaucoup do considération
pour vous, et j'espère qu'elle ne résistera pis à vos rcmo.-jtranccs. LIiecst
chez elle; faites-uuii le i)'a'sir d'aller lui pailer.
— Il est bien matin, dit M. de Morsy en regardant la pendule.
— Ma fominc n'est pas cérémonieuse, elle vous recevra; plus tard, clla
serait peut être sortie.
Le marquis n'avait pa.; besoin de celle solliritatien peur ê're décidé â
aller le jour mém'î chi z Mme Gastoul. Il n'aitei.dai'. qu'une heure conve-
nable. Auto, isé à enfreiiidrj l'éiiquetto, il pronit au f :lur député de le
scr\ir de sou mi^nx, et (lemanîant sa voiture, il ne larda pas à se faire
conduire chc7 la femme sé.Iuisanie, mais coquette, dont il élail exclus'
vement occuiié depuis si li ng-icmps.
Malgré ses inquiêti.iles cl l'espri' de haine qu'elle avait vouée récf .1- '
ment à son amoureux g;n'di?n, Mme Gnstoul l'accLei'lit a\ec un gracieux
empressement. Coniiant.-! en son empire sur le niar.'uis, et compi,-.ni
pour un faible obsiacle la rési lance qu'il lui avait opposée en dernier
lieu, elle s'éia'l promis rie s'« n faire un auxiliaire coiiire son m:ri, sans
prévoir que celui-ei aurait la môme pensée. Ce fii: donc elle qui. I.i pt-e-
mière, aboida d'un air de boudeiie enjouée la grande question du reto'jr
à Limoges.
— Je suis toujours rharmi'e de vous voir, dit-eWe, m.''is ?!ij(iurd'hui sur-
tout ; M. G'sioul ne tardera pas sans doute à rentrer, cl m l^ré »oTc
méchanceté de rautre jour, j'es^jère que vous lui ferez cntendio nison.
— Madame, lépnndil le marquis, t'est à vous d'abor.l que je suis ré-
solu de faire enicndre raison. C itc hardiesse, qui de la part d'un autre
que moi vous païaîirait élrarge, doit moins vous surprcn irc venaui d'ur
espion.
Ce dernier mot, e^nrcssivement articulé, Gt éclorcanc fublic rotJgcur
Sitr les joues de Mme Gas'onl.
— l'ii espion ! halbn:iat-ero ; je n'ai jamais dil cela,
— Ne l'avcz-vous jamais écrit î
2(,
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Troublée d'une inierro£raiion qui supposait la connaissance d'une rail-
Iciiiîdont elle seule et d'Epenoy devaient avoir la clé, la jeune femme
éprouva un moment d'embarras insurmontable, et, au lieu de répondre ,
cile baissa les yeux. A la vue de celte confusion , le marquis se trouva
sufllsammeut vengé , et, loin de profiter de f ou avantage comme eût fait
un cœur peiu-être moins gén^^renx, il fut sur le point de se le reprocher.
— l/espion vous snpplie de relever sur lui vos beaux yeux , dit-il avec
un luélan.'oliquc sourire ; quoique vous le traitiez souvent bien mal, il lui
csi impassible de vous garder runrune. D'ailleurs il espère ne pas trop
vous déplaire aujourd'hui, car il apporte de bonnes nouvelles.
— Quelles nouvelles? demanda Mme Gastoul en s'cnliardissant à le
regarder.
i\l. de Morsy tira d'une poche de son gilet un petit papier cacheté , et
le présenta en siltuce à la jeune femme. Celle-ci brisa le cachet machina-
lement ; mais lorsqu'elle eut déplié l'enveloppe et trouvé ses deux lettres
à d'i'^peuoy, l'émoiion qu'elle refsenlit fut si vive que le marquis, la
voyant chanceler, I» soutint et la fit asseoir.
— Calmez-vous, mon enfant, lui dit-il alors avec cette tendresse indul-
genie et résignée qui n'appariieut qu'aux vieillards ; tout est rép:\ré, et
vous n'avez plus rien à craindre. Mlle du Boissier n'osera pas dire un
seul mot ; je vous réponds de son silence. Ce jeimc homme se taii a
aussi, je l'tspère. D'ailleurs son indiscrétion ne saurait être dangereuse,
puisque voilà vos lettres. Enfin vous êtes bien silre que je ne vous trahi-
rai pas.
— Quelie idée deVez-vous avoir de moi? dit Mme Gastoul en cachant
de ses mains la ron^eyr de son front ; j'en suis sûre, vous me méprisez !
— Moi ! qui vous cime.... comme le ferait un pèic, s'écria M. de
Morsy, vous mépriser !
— Ne l'aije pas mérité ! Ah ! c'est maintenant seulement que je rccon-
DO' sua faute.
— Di'cs votre imprudence, car il n'y a dans votre conduite que de l'im-
prudence. Et quelle femme, à voire âj;c et dans votre position, n'apssun
instant d'irréliexion et d'entraînement? Ne vous exiger» z donc pas des
torts si faciles à réparer.niais rappelez-vous le danger ai. quel vous échap-
pez aujourd'hui, et que ce souvenir soit votre sauvegarde. Que scraiiil
arrivé, si au lieu de tomber entre les m^ins d'un homme dévoué, ces let-
tres lussent restées au pouvoir d'une ennemie peu scrupuleuse et d'un
hninnic (hint la discrétion ne passe pas pour èlre la principale venu ? En
fallaii-il (ilus pour perdre une femme? et vous, dont le cœur est si fier ,
que seriez-vous devenue s'il vous eût fallu subir les dédains d'un monde
sans piiié ?
— Vous avez raison, répondit Mme Gasîoul d'un air rêveur ; i) n'y a
que vous qui me donniez de bons conseils.
M. de M.irsy serra avec effusion la main q'ie lui tendait la jeune femine,
et, reprenant la parole d'une voix pressante :
— Puisque vous reconnaissez la bonté de mes conseils, dit-il, suivez-
les, nu nom du ciel ! Le séiour de Paris est dangereux, vous le
\oyrz. C'i'st la fièvre qu'on y respire qui a tr(iu!)lé un instant la sé'é-
nité de vot came. Ne vous souvient-il plus de nos douces soirées de cam-
pagne, de cette existence si iramiuille, de ces plaisirs si purs ? Vous étiez
heureuse alors ; l'élcs-vous mainienant ? N'aviz-vous donc nnlie envie de
revoir voire famille, oii vous êtes si iinpatieiiunent aiten lue, voii e mnison
aiiristéc de votre absence, et vos jardins en fleurs, et vos pauvres qui
croient que vous 'es oubliez? Parlez, je vous en Hupplie, partez, mada-
me Je vous ai remis ces lettres sans condiiion ; 1 1 pnunant, pjur les ra-
voir, que n'uuriezvous pas accordé ! iVîais il m'eût éié trop cruel de ne
devoir voire consentement qu'à la contraint; ; c'est auî nobles instincts
de votre cœur que je m'adresse. Oh ! dites-moi qu'en aiiendaut de vous
un généreux elTurt, je n'ai pas trop pré.sumé de voire caractère, de voire
raison , de voire voiiu ! Vous partirez, n'est-ce pas ?
— Vous snil êtes mon véritable and, dit Mme Gas'.oul, entraînée par
rémotion du moment ; je partirai.
— A l'insiaut méiue où la jeune femme prononçait celle parole déci-
tivc, la po:te s'ouvrit, et Louis d'Epenoy, dont la physionomie annon-
çait un orage près d'éclater, entra brusquement dans le salon.
L'eniretii'n de madame Gas'oul et du marquis s'éia t trouvé interrompu
au moment où la jeune femme, un peu remise de son émotion , allait
chercher à saiisfairc sa curiosité. Parmi les faiis encore inexpliqués, mais
certain'--, qu'offrait la restitution de sesiciîres, un surtout l'avait fr?ppée
de surprise et singulièrement irritée tout aussitôt. L'ho:ame vers qui i.i-
cliuait la faiblesse de son cœur avait pcrdj ou s'éiaiî laissé ra ir le billet
qu'elle lui avait éf rit. Négligence, étourderie ou indiscrétion , la faute
était odieuse. C'était là un de ces méfaits qu'une feiuate a peine à par-
donner.
Outrée contre d'Epenoy, madame Gastoul sentit red)ubler son mécon-
tentement en le voyant arriver si mal à propos et d'une manière si peu
cérémonieuse. Composant aussitôt fon msintien et son visage, elle l'ac-
cueil it d'un air glacial, et tandis qu'il la saluait , elle olîei la de regarder
la iiendule dont les aiguilles marquaient à peine midi, i\ialgré son agita-
tion, le jeune homme remarqua ce jeu muet desiiné à lui faire compren-
dre l'iniportuniié de sa visite. Un peu déconcerté d'une réception que la
présence du marquis rendait plus moriiiianie, il s'elforça de dissimuler
son dépit.
— Madame, dit-:l avec -un sourire forcé, j'espère que vous voudrez
bien excuser une visite peut-être un peu trop matinale. Je n'aurais pas
pris la liberté de me présenter chez vous à pareille h'ure , si en passant
devant votre porte je n'eusse aperçu la voiture de M. de Morsy, qui m'a
appris que vous étiez visible.
Pour tonte réponse à cette apologie , la jeune femme inclina légèi e-
ment la tétc sans que sa physionomie s'adoucît, et se tournant aussitôt
vers le marquis :
— Et vous, lui dit elle, comme si elle e^t repris la conversation inter-
rompue par d'Epenoy, irez-vous bientôt dans le Liniousin?
— A la lin de mai, répondit M. de Morsy, à moins que le procè: qui
me retient à Paris ne soit pas encore jugé à celte éjioqne.
— Par conséquent je vous précéderai de deux niuis. Vous verrez que
je ne perdrai pas mon temps ; je veux que le kiosque de la petite île soit
biîti qaand vous a; riverez ; je vous y ferai dîner la première fois que vou
viendrez nous voir.
— Comment, madame, est-ce que vous retournez à Limoges? demanda
Louis fort surpris de ce qu'il venait d'entendre.
— Oui, monsieur, rénondit d'un ton bref madame Gastoul.
— Eicntût?
— Le i)lus tût possible.
— Voilà une résolution bien subite.... Ces jours derniers encore vous
parliez autrement.... Ne vouliez-vous pas rester à Paris une partie de
l'été ?
— J'ai changé d'avis.
Le laconisiae des réponses de madame Gastoul , le ion Iranchaiit dont
elles furent articulées , et le regard hautain qui les accompagna, cuchau-
tèrciil le marquis autant qu'ils blessèrent d'Epenoy.
— Quelle mouche l'a piquée ? se dit celui-ci ; je parierais que c'est en»
core un tour de ce vieux trouble-fête!
Louis regarda de travers I\I, de Morsy et le vit souriaiit à !a jeune
femme d'ui air d'approbation.
— Monsieur, lui dit il, emporté par son dépit, je sors de chez vous ; je
voulais vous demander un momeni d'entretien.
.\vant que le vieillard efit répondu, l\!me Gastoul se leva.
— Vous pouvez causer ici, dit-elle; pendant ce temps, je vais m'habil^-
1er ; la veille d'un dépai t on a mille cmplèies à faire.
— Vous partez donc demain, madame? s'écria d'Epenoy avec une vé-
hémence à demi-coiaprimée.
— Cela dépend de M. Gastoul. Pour moi, je voudrais déjà être partie.
Paris estchainiant, mais on n'e>t bien que chez soi. M. de Mfirsy, aurez-
vous la complaisiincc de m'accompagner dans mes courses? Je vous pré-
viens que la corvée durera peut-être jusqu'au dîner.
— Je suis à vos ordres, madame, s'empressa de répondre le marquis.
D'Epenoy ne se méprit pas sur le motif d'un pareil arrangement.
— C'est une manière polie de me faire comprendre qu'il faut renoncer
à la revoir ajjourd'hai, se dit il ; mais que lui ai-je fait à celte capri-
cieuse?
Malgré sa mauvaise humeur il adressa un regard suppliant à la jeune
femme qui, au lieu de se bisser fléchir par celte mucite sollicitation, lui
dit d'un ton froid 1 1 cérémonieux :
— Peut-être, monsieur, n'aurai-:e pas le plaisir de vous revoir avant
mon départ. Veuillez donc reievoir mes complimens d'adieu.
D'Epenoy s'inclina, le désappointeineiit et la colère d.ms le cœur ; lors-
qu'il leleva la tête, la coquette corrigée était déjà près de la poite de sa
chambre.
— Eies-voui content de moi? demanda t-elle tout bas à M. de Morsy,
qui l'avait reconduite jusque là.
— Vous êtes un ange ! répondit le vieillard dont le visage exprimait la
reconnaissance et le ravissement.
Peut-être 1 homme de cinquante ans voyait-il à travers un prisme trop
flatteur le iraiiemcnt séière que venait de faire à sou amant Mme Gastoul.
Le dépit avait à celte conduite au moins autant de part que la raison ;
mais quand un fait est louable, à quoi bon en analyser la cause ? La vertu
est un beau fruit qu'il faut admirer des yeux sans y porter la main, car
parfois une passion indiscrète en fait jaillir un suc moins pur que son
ôcorce,
La joie dans les yeux, malgré ses efforts pour jouer l'indifférence, M. de
Morsy revint à pas lents vers l'amoureux déconcerté dont il venait enfin
d'obt nir la disgrâce.
— Vous avez quelque chose à médire? lui demanda-l-il d'un air d'a-
mili-^ ; car dans son coiUentement la vieillard étah prêt à pardonner à
son rival ; parlez, mon cher Louis; serais-je assez heureux pour pouvoir
vous rendre service?
Ce propos bienveillant parut un intolérable persiQage à d'Epenoy, qui
avant d'y répondre sourit amèrement.
— Non, monsif'ur, dit-il avec un accent qui, sans manquer à la défé-
rence dne à l'âge du marquis, trahissait un courroux on ébullition et près
de se répandre ; je n'ai pas de service à vous demander, mais une petite
explication. Vous êtes l'ami de ma mère ; je connais les égards dus à ce
tiire, et j'espère ne m'en écarter jamais. S'il m'é ha.ipe malgré moi quel-
que parole un peu vive, je vous prie d'avance de me la pardonner; mais
si je parviens à m'explquer convenablement, cette modéraiion sera très
méritoire, car rien n'est lourd à digérer co-ume une colère légiiime.
— Vous êtes donc en colère ? reprit le marquis d'un air paisible.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
21
D'Epenoy parut employer menlalement la rccclte rt^frigéiante qui con-
siste, lorsqu'on se sent irritd, à penser sept fois ce qu'on va dire, avant
(le parler.
— Je crois ne pas manquer au respect que je vous dois, dit-il enfin,
en vous (It'cliirant que je donnerais voloniiers la nioilié de ma fortune
pour qu'en ce moment vous eussiez mon âge,
— Kt mol, mon ami, répondit le vieil ard en souriant tristement, je
donnera s pour cch maforuine entière, dusséje en outre payer ce raj'u-
nisscment d'une petite promenade en votre compagnie au buis de Boulo-
gne ou a Vinceniies.
— Vous avouez donc que j'^ii le droit de me plaindre de vous ? ?.!ais
procédons par ordre. Permeitezmoi d'abord de vous adresser uue ques-
tion : Est-il vrai qu'hier soir Mme du Boissier vous ait remis ute lettre ?
— C'est vrai.
— Furt b'en. Maintcn:intaurezvous la bonté de m'apprendre ce qu'est
devenue cette lettre, sur laquelle je prétends avoir un droit légitime •>
— Elle est entre les mains d'une personne dont Icj droits, i» cet égard,
sont, je crois, au moins aussi légitinn s que les vfitres.
— A merveille! Voilà ce qui m'a valu l'accueil que je viens de recevoir.
Je comprends que vous vous applaudissiez de voire ouvrage ; mais je
prendrai la liberté de vous dire ce que je pense d'un pareil procédé ; car
il est odieux, poursuivit d'Iîpenoy en s'échauU'aiit malgré lui, il est révol-
tant de traiter un homme comme vous me trail( z depuis (rois mois. Eh
bien ! oui. j'aime Mme Gastoul ! c'est le droit de chacun ; c'est le vôtre,
clmorlilcu ! vous en usez comme moi.
— Louis, vous n'y pensez pas, iiilerrompit le vieillard d'union sé-
rieux.
— J'y pense fort bien, monsieur ; je ne suis pas aveugle. Nous sommes
donc rivaux ; jusque-là rien de mieux. De mon côtS , je cbei chc à p'a re,
vous faites votre cour du vôtre : chacun pour soi, le ciel pour tous ! Voi-
là comme on se conduit entre hommes du monde. Mtis est-ce ainsi que
vous en avez usé envers moi? Vous ai-je jamais empêché de chercher à
réussir ? Faites-vous aimer si vous pouvez, je ne m'y oppose poin;. Poiir-
quoi ne m'accordcz-vous pas la mêiae tolérance ? D'où vient celte obsti-
nalion, cet acharnement à me barrer le chemin? Si vous étiez marié, je
pourrais supposer que vous êtes mon ennemi par esprit de corps ; mais
notre position n'est-elle pas la même?
— A vingt-cinq ans près, dit M. de Morsy en étoaffant un soupir.
— Qu'est ce que ça fait?
— Cela fait que j'envisage froidement et raisonnablesicnt une chose
que vous jugez selon vos passions de jeune homme. Ecoutez moi, Louis ;
mais d'abord chassez de votre esprit l'idée absurde d'une rivaiiié que
mon âge rendrait si ridicule. Je ne suis pas amoureux ainsi que vous ve-
nez de le dire, mais J'éprouve pour cette jeune femme une amitié pater-
nelle...
— Oh ! paterne'le !
— Paiei nelle. Son mari ne veille pas sur elle avec autant de soin qu'il
le devrait...
— N'en dites pas de mal, interrompit Louis en souriant malgré sa mau-
vaise huacur; c'est un fort galant homm?. Il sait vivre, celui-là.
— Mariée à un pareil être, reprit le marquis avec une indignation mé-
prisante, elle est exposée à millcî dangers. Puisse mon amitié que vous
trouvez si gênante, puisse mon dévoûment q'ie vous traitez d'espionnage
l'en préserver toujours! Dans sa position, accueillir l'amour d'un homme,
le vôtre surtout, c'est se vouer à des regrets certains.
— Ne calomniez pas mon amour, il est profond et sincère.
— Parlez plus bas ; elle est daui la chambre à coté et elle pourrait nous
entendre. Si votre amour est tel que vous le diles, vous devez compren-
dre les suites filales qu'il peut avoir pour son repos. Supposons qu'elle
y réponde, poursuivit le vieillard d'un^ voix un peu altérée, ce sera le
malheur de sa vie ! Tôt ou tard il faudra qu'elle retourne à Limoges. Que
deviendra-t-elle alors, si elle vous aime? et vous, que fercz-vous?
— Je la suivrai.
— Pour la perdre, aux yeux d'une ville de province, foyer de tracasse-
rie et de médisance ? Cette démarche serait plus qu'une folie ; ce serait
une mauvaise action , et vous ne la commettrez pas. Allons, mon cher
Louis, soyez raisonnable. Vous êtes jeune, et je ne prétends pas vous
imposer les vertus d'uu anachorète. Mais nian(|uet-il à Paris de femmes
dignes de vous plaire ? N'esl-il pas temps d'ailleurs de songer à vous ma-
rier?
— Vous avez vu ma mère, dit ironiquement d'Epcnoy.
— Oui, j'ai vu votre excellcnic mère. Nous avons parlé long-tc nps de
vous, de vos boimes qualités , mais aussi un peu de vo* élourderies , et
surtout des projets si pleins de ùévoûriient et de tendresse qu'elle forme
pour votre avenir. Votre luère s'est expliquée à cœur ouvert, comme on
fait avec un vieil ami. Je ne vous cacherai pas que iedcrarscmentile vo-
tre fortune lui caus"^ de l'inquiétude. Elle donnerait bc>'.urotq) pour vous
voir rompre avec ceili' \io oisive, dcriglée et pourtant s-i monotone ! U
est impossible (|u'iin homme de votre portée n'en sente pas le vide, et je
suis MU- qu'au fond la société de vos gants jaunes vous paraît «• nvent ce
qu'elle est en réalité. Votre mèiv, en lu'expriiuant le plaisir que lui feiait
éprouver un changement dans votre con.Uiiie, m'a parlé de sou désir d'ar-
ranger vos aflaires. Vous avez des dettes ; elle ne m'a pas paru trop éloi-
goCc de les payer.
— Je ne m'y oppose pas, dit avec empressement l'enfant prodigue.
— Vous eoiiipienez qu'elle mettrait à cela une petite condition.
— Ma retraite à la Tiappe, peut-être?
— Il ne s'agit pas de la 'I rappe, nnis d'une démarche qui prouve à vo-
tre mère que vous avec l'intention de justiOer ses bontés en réformant
votre manière de vivre. L'épreuve après tout n'aurait tien de si désagréa-
ble. Que diriez- vous d'un petit voyage en Italie ou en Allemagne, où vous
voudrez enfin?
— A Limoges-, par exemple, dit d'Epenoy d'un air sardonique.
— La plai:anterie me semble hors de saison, reprit sévèrement le
marquis.
— Ce qui me paraît, à moi, encore plus hors de saison, c'est d'être ser-
monné, lorsque j'ji ledroit de me plaindre. Notre conversation, monsieur,
a décrit une étrange parabole; permettez-moi de revenir au point de dé-
part.
Le jeune amoureux allait sans doute récapituler ses griefs contre le
marquis, mais il en fut empêché par M. Gastoul, qui eu cet instant entra
dans lesaloi!.
— Voire serviteur, messieurs, dit le maître du logis avec la brusquerie
d'un homme surchariié de soins et d'affaires. Eh bien ! marquis, avez-vous
parlé à ma femme? où en sommes-nous?
Mais Ga^toul est préc à vous accompagner à Limoges, répondit M.
de Jluisy d'un ton sérieux.
— Bravissbno ! vous êtes un homme charraant! reprit le mari en se
frottant Icsiiïiius. tmîlisque d'Epenoy ricanait soardexent; quel dom-
mage que ce maudit procès vous retienne à Paris ! Je suis sûr (jue vous
aurez fOUSS(''robligeance jusqu'à être du voyage. Vous auriez été mon
cornac dans la ville da Puurceaugnac : ça rime et joliment.
— Je suis fàclié de ne pouvoir vous rendre ce service, répondit le mar-
([uis, tenté de hausser les épaules; vous savez qu'en ce oioment il m'est
impossible de quitter P?ris.
;,!. Gï'Stoul se tourna vers l'amant de sa femme.
— Parbleu ! dit-il tout à coup, frappé d'une i; spiraiinn soudaine ; vous
n'avez pas des procès, vous. Voilà le carnaval fini : uii lion de votre es-
pèce ne peut pas décemment passer l'été à Paiis; qui vous empêcherait
de venir faire un petit iour dans le Limousin ?
— Rien ab. oluiiienl, répon lit d'Epenoy , dont l'cii brillant de salis-
faction se reposa ausàiôt avec la plus iriomphaule moqaej'ie sur la phy-
sionomie coi steriiée du vieillard son rival.
Etes-vous vraiiucnt capable d'accorder un instant de trêve à vos vic-
times , poiu' vcn r passer pastoralemcut un mois ou dtui dans colrc dé-
sert ?
— Non senicment capable, mais ch;rmé ; on m'a préciséae^it ordonné
l'air de la ca:i!pagiic.
— Alors, îouch' z-Ià.
— De tout mon cœur.
— Mais n'espérez pis que je vous laisse jouir des délices chanjpCtrrs
avant mon élcciicn. Les aflaires d'abord , mon cher hôte. Je ce vous ca-
cherai p;s, d'ailleurs, qu" 1 entre un peud'égoïsme dans mon inviuT.ioc.
Je cotnpie sur vos iricns diploaialiques pour me faire li-ba, des pro.-t-
lyîcs. D'abord, je dimiierai des dîners, et vous aurez ia bonté de secon-
der Mme Gastoul, c-.r, avec mes distractions continue les,je suis un nioî'ie
de maison dé;e.-iable; isn^lis que vous , je vrus ai vu à i'œiivre. Ainphi-
ihryoïi du premier nu'riic. linsuile vous m'aiderez, moi , 5 manipuler la
matière éleclora'e. Il fjut bien que vous fassiez voire apprc:iti--r.ço. Eu
ce moment vous uc songez qu'à plaire aux jolies femmes et à berner ce*
pauvres diables de maris; ki:Js dus quelques années, lorsqu-', m.'.rié
vous mênie, vous ne serez plus bon qu'à faire un député, l'innbiiion vous
viendra. Il est do:!C utile que vi us étudiirz d'avance la manière d'engliu'r
censtiiutionnellement ces braves électeurs. Carc'est une vrai pipOe qù'utie
élection ! Vous verrez; ça vuus anuisera.
— Je m'en fais d'avance une fête, dit Louis en riant malignement.
— C'est doiic une atïjire convenue. On vient de nu dire que ma fenaie
est à sa toilette ; je vai! la remercier du sacriticc qu'elle me f.iit et lui
coiniuuniquer nitre petit arrangement : r.tlondcz-moi là.
En prononçant ces mots, le mnri p;u cLiirroyant se dirigea vers la
chambre de sa femme. Dès qu'il fut siuti du salon, M. de Morsy, qu; pen-
dant la lin de ce dialogue avait pardé un sombre silence, s'approcha du
jeune amoureux (luit le sourire moqueur semblait le braver.
— Vous n'irez pas à Limoges! lui dit-il impérativement.
— Si fait, pari Kn! répondit d'Epenoy du ton le plus décidé.
— Vous n'irez pas! v us dis-jc.
— Qui m'en envérhcra !
— I a coMtrante, si la raison et la délicatesse sont irapuiîsanics.
— Ciite coutraime. qui se chargera de l'employer? dcm3nJi le jeune
homme d'un a:r de hauteur.
— Moi, répondit avec feririCté le marquis ; jusqu'ici jo vous ai tenu le
lingape de l'amitié; si vous m'y forcez, j'emploierai de.* moyens plus ef-
ficaces. Il n'y a plus de lîasiillc pi-.ur y enfermer par lettre do cachet le.s
jeunes gens sans conduite, mais il y a encore des prisons destinées à ceux
qui ne paient pasleuis dettes. Vous me dev.z trois mille francs.
— Je vous dois treis mille franrs ! répéta d'Epeaoy ; voici qui est un
peu fo t.
~ Trois mille franrs souscrits par vous au profil de M. Jolibcrt cl en-
22
LE MAGASIN LITTERAIRE,
dossés par lui à mon ordre. Cette dette est exigible depuis plusieurs jours,
et son noH paiement emraîne la contrainte par corps. Vous n'avez pas
d'aryoïil, je le sais ; or, je vous déclare que si vous ne me donm z pas vo-
tre parole d'honneur de ne point aller à Limoges, aujourd'hui même les
Lui.'-siers seront ou campagne.
— Qu'ils viennent chez moi vos huissiers, je les fais sauter par la fe-
nêtre ! s'écria le jeune homme exaspéré (ie ce contre temps ; d'ailleurs,
continua-tiid'un ton plus calme, je trouverai de l'argent d'ici à demain,
et j'ir.ii à Limoges, et tous les démons de l'enfer ne m'emiiècheront pas
d'assister ii la ppée élecloiale de cet estimable citoyen, etsije peux l'en-
gluer lui même...
— Taiicz-vous, le voici, dit le vieillard, prudent jusque dans sa co-
lère.
M. Gasloul rentrait en cIThI dans le salon ; il s'approcha des deux ri-
vaux en se dandinant d'un air gêné, et hésita un instant avant de pailer.
— Ma foi, mon cher d'Epcnoy, dit-il à la lin avec uu sourire contraint,
je crois que tout à l'heure je me suis un peu trop avancé. Vous ne savez
pas ce qui^ c'est que d'eue marié ; on n'est pas toujours le maître
M"' Gasloul, à qui je viens de faire part de noire projet, serait certainc-
nieiit ravie de vous recevoir, mais elle m'a fait ohser ser qu'à Limoges on
trouverait pi!Ul être singulier... Vous savez comment on est en province...
une pruderie outrée, des cancans sans lin... Limoges surtout est horri-
bli ment pciiti; ville... Bref, ma femme craint que la présence dans notre
iiiaisoii d'un lion de voire espèce ne donne lieu à d s propos désagréa-
bles qu'elle dé:-ire éviter.. .. Que vouli'z-vous, mon cher? c'est l'intérêt
de votre bonne raine qu'on vous fuit payer là... Mais j'espère bien que
cola ne vous cmp.'cher.i pas de venir nous voir pus tard ii la campagne.
A mesure que M. GastonI annonçait celle déclaration embarrassante,
le front ie d'Epenoy se rembrunissait, tandis que la physionomie clu mar-
quis recouvrait sa sérénité.
— Iiiferuale coqucite ! se dit le jeune homme.
— Auge adorable ! pensa le vieillard.
Tvialgiê la formelle détermination d'une rupture qu'annonçait la con-
dniie de Mme Gastoul, Louis d'Rpcnoy ne s'avoua pas vaiucu. Trois jours
de su'te il se présenta chez la belle provinciale , qui se montra aussi obs-
tinée durs sa veriucuse résolution qu'il paraissait lui-même persévérant
d.îiis sr)ii aaiourcuse poursuite. Eiïort do raison ou reste rie dépit , Mme
Gastoul fut inexorable et refusa de le recevoir. Le troisième jour , l'a-
in;nu fe.ricuN, mais non désespéré, apprit de M. Gastoul, qui l'accueillait
lo jours de la manièie la plus amicale, que le départ des deux époux étiit
li.xô au ieudemain malin.
A l'heure iediiuée par le bénévole mari, les habitans de la rue de Pro-
vence purent reiiianiuer sur le trottoir, non loin de la rue Taitbout, un
jeune homme qu'enveloppait uu manteau drapé à la manière espagnole.
Après une fanion plus longue encore que celle qu'il avait montée aut
Tuileries (iuelquesjours auparavant, d'Ejx'noy, car on l'a reconnu, aper-
çut une chaise de poste qui sortait d'une des maisons en face des(|uellcs
i'i s'était placé. Aussitôt il releva son manteau jusqu'il ses yeux et demeura
immobile.
Dans un des angles de la voiture, M. Gastoul, la tête ornée d'une cas-
queiie ( t ses lunelles bleues sur le nez, se livrait en apparence à une de
ces médiiations de politique transcendante dont il avait l'habitude. A sa
droite, sa femme, enveloppée d'un élégant manieau de voyage, semblait
plongée dans une rêverie non moins profonde. Visiblement préoccupée,
uia'g'i é la nonchalance de son altitude, en sortant de sa maison, elle pro-
nu'iia dans la rue un lesaid interrogateur iiui dépista auss tôt l'aiiiant en
embuscade. Vovant que l'an bilieux Limousin, selon son usage, s'occupait
de toute auire chose que des aciions de sa femme, d'Kpenoy rabattit son
nianieau, et oll'rit il la cruelle reine de sou cœur un regard si éloqueni de
désespoir, un visage si pâle, une contenance si éprise et si supplianie,
que, par une rechute soudaine, Mme Gasloul perla la main à ses che-
veux.
Cette scène fut un éclair ; bientôt la chaise de poslc disparut au tour-
nant (le la rue. D'Epenoy alors lit un pas en arrière, et rejeta le pan cic
son manteau sur son épaule, par un mouvement orgueilleux que n'eût
pas désavoué le plus Der Castillan; puis silllant entre ses dénis un motif
tii^'mphal, il se diiigea vers le Café Anglais, où il déjeuna de fort bon ap-
pt'ilt.
Le départ de Mme Gastoul brisa le Gl qui avait lié pendant quelque
temps les divers personnages de cette histoire. C'aacun d'eux tira de son
cô;é et parut retourner ii sa vie habituelle, comme au théritre, lesaclerrs
qui eni jiné ensemble se séparent il la chute du rideau. La pièce cepen-
dant u'êiait pas linie. Avant de passer au dernier acie, il convient de com-
pléter qiielqaes détails accessoires, mais non superllus.
Rendue ii la liberté le lendemain de son enlèvement, Mlle du Boissicr
était rentrée chez elle dans nu tel état d'exaspération, que celle crise
jointe au dépit rongeur produit par tant de déceptions matrimoniales cl
aux iicres Uuuieîjrs pariieulières à cei tains célibais, détermina une D.a-
ladie inllammaloire qui mit ses jours m danger, et la retint au lit pen-
dant plusieurs semaines. Toutejois, malgré sa fureur contre d'Lpeuoy.
Mlle Alplionsiue, ainsi que l'avait prédit l'a'ulacieux ravisseur, s.: garda
de publier son aveiiUire; car un eu'èvemciil, si peu sérieux qu'd puis.-^
êlre, est une médiocre recommaiulaiiou aux yeux d'un futur époux, cl lu
fille majeure, plus granje que ses revers, n'avait nullement renoncé au
mariage.
La maladie de Mlle du Baissier donna à sa prolectrice un assez long
relâche dont celle-ci profita pour parachever deux ou Irois peiiles négocia-
tions conjugales que lui avaient fait un peuiiégliT;er, en dernier lieu, ses ef-
forts désespérés pour l'éiablissement de la pauvre Alphonsine. Mais de pa-
reilles broutilles d'hyménée ne pouvaient êire qu'un intermède pour l'es-
prit actif de Mme d Epenoy, qu'occupa bieniôi, à l'exclusion de tout au-
tre soin, une allaire plus sérieuse et qui la touchait de plus près.
M. de Morsy et Louis d'Epenoy s'éiaiei.t rencontrés plusie-jrs fois sans
se chercher, iti s'éviter. En ces occasions, ils s'abtenaient, d'un commun
accord, de parler de Mme Gastoul, et semblaient oublier qu'ils avaient
été rivaux. Ils vivaient donc ensemble comme par le passé : le jeune
homme, plein de déférence pour l'ami de sa mère; le vieillard, bienveil-
lant pour le fils de son ancien ami.
D'Epenoy paraissait supporter avec résignation le coup qui avait brus-
quement frappé son amour. Bientôt, d'ailleurs, dis soucis d'une nature peu
sentimentale vinrent f ire diversion aux peines que pouvait endurer son
cœur. Harcelé par ses créanciers, le jeune dissipateur reconnut la néces-
sité de mcttie ordre à ses affaires, et se résignant à une (iéniarche qu'a-
vait longtemps repaussée son orgueil, il se décida, pour éviter une ruine
toiale, à recourir à cette providence terrestre qui se nomme l'amour
maternel.
Un matin donc, l'enfant prodigue comparut devant sa mère, non point
hâve, décharné, souillé de boue et couvert de haillons, comme son aîné
de la Bible, mais élégant, leste, gracieux, l'œil catin et le sourire sur les
lèvres. Après avoir déclaré d'un air fort peu contrit qu'il venait faire une
confession générale de ses énormités, il s'assit gentiment sur un tabouret
aux pieds de Mme d'Epenoy, et commença un si joyeux récit de ses er-
reurs, contrclit si plaisamment les pbysionoraies féroces de ses créan-
ciers, dépeignit avec un pathétique si buulfon les tortures qui l'atienlaient
dans les cellules de la rue de Clichy, que la vieille dame, charmée de ce
mauvais sujet de fils, qui à chaque gros péché lui baisait tendrement les
mains, ne put se défendre de l'eiiibrasier à sjn tour, par forme d'abso-
lution.
— Levez-vous, vaurien, lui (!it-elle lorsqu'il eut achevé l'aveu de ses
égaremens ; on paiera vosdrlies ; mais n'en faites plus. Vous me donnerez
votre procuration pour que je dégage voij-c domaine des Tillots, et vous
aurez la complaisance de pariir sans délai p;)ur l'Italie, où vous resterez
jusqu'à ce que je vous rappelle. La pénitence ne-t pas très sévère, et ce
sera une occasion naturelle de rouipre avec la société fort peu recom-
mandable que vous fréquentez depuis quelqui s années,
A travers l'indulgence de ce langage perçait nnc résolution ferme que
Louis n'essaya pas d'ébranler. Soit que cédant à la nécessité il eût pris
son parti d'obéir sans discussion, soit que quel lue anière-pcusée eiit af-
faibli sa répugnance pour les voyages, il promit à sa mère une soumision
absolue, et réalisa cet engagement en partant quelques jours après.
Au bout d'un mois, Mme d'Epenoy, à qui sou lils avait déjà écrit une
lettre de Gêues, en reçut une seconde tiaibrée de Rome, dans laquelle il
lui anuonçait l'intention de passer dans cette ville une partie de l'été.
Fort satisfaite d'un résultat qui seaibhuî un acheminement certain vers le
mariage qu'elle rêvait depuis si lorg temps, la mCrc de Louis ne chercha
plus qu'à lui dénicher le phénix des hériiièrés.
Pendant ce temps, l'élection doat on a déjii parlé avait eu lieu à Limo-
ges. Malgré le patronage du comité de rojiposilion et l'éloquence de sa
propre circulaire, M. Gastoul avait échoué. Le candidat vaincu apprit lui-
même son échec au marquis dans une letire où, sous une indllféreiice af-
fectée et visant à l'ironie, perçaient le dépit et la déconvenue.
— Je ne suis pas dépiiié, et peut-être ne le serai-je jamais, écrivait-il ;
mais la presse vaut au moins la tribune. Je pars pour ma campagne, où
je compte élucubrer dans le cours de l'été un ou d?ux volumes à la façon
des Lciircs de Junius et dans le style do Couiier, qui feront rire jaune
plus d'un de nos matadors politiques.
Quant à l'homme de cinquante ans, principil personnage de celte his-
toire, outie son procès, une sage résolutimi le retenait à Paris. Délivré
de ses angoisses jalouses, il avait reconnu que le seul moyen de prévenir
le retourdecetic loriure était de lui ôter tout aliment en seguéris.'ant enfin
d'une passion insensée. 11 prit donc l'héroïque détermination de ne pas
aller en Limousin, et confia le traiieaient de sa folie à l'absence, ce grand
médecin de l'amour.
Pendant près de trois mois, le marquis cvécuta courageusement sa ré-
soluiion; mais de quelle énergique vertu n'eut il pcs besoin pour y persévé-
rer ! Quel vide profond soudainement creusé dans sa vie ! quelle solitude
au milieu de cette foule indilTérenie! quelle vapeur répandue sur tous ces
objets si brillans quand elle était là! quel désœuvrement! quel ennui! quel
sombre printemps !
Les maisons où le vieillard avait l'habiiude de rencontrer Mme Gastoul.
lui étaient devenues odieuses H fuyait les lieux pleins de ce cher et cruel
souvenir ; mais ce souvenir lui même, où le fuir cl comment s'y soustraire?
Les plus futiles circonstances, les hasards les plus imprévus lui rappelaiert
à chaque iiisiani, à chariuc pas, la dangereuse image qu'il voulait oubi-r.
Les sons d'un piano frappalcnt-ils son oreille, e'étfit la valse où il avait i-d-
miré sa grâce séduisante, c'était la romance qu'elle aimait à chauirr. Une
jeauc femme à la laiilc svcHe, à la tournure gracieuso passail-cHe près de
LE MAGASIN LITTERAIRE.
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lui, fille marcha'tairsj. Etqnand celle continiiolie préoccupation semblait
un moment s'assoupir, de blonds chevcu\ rapidement entrevus, un vague
parluni, une Uenr, lai rien indescriptible la réveillait aussitôt plus dou-
iourense et plus cuisante.
Au commencement de l'été, M. de Morsy gagna son procès Ce souci
avait eu le uiérite d'être (jUPlquefois une distraclion ; dès qu'il eut dispa-
ru, le m:tl amoureux, désormais dominateur uriique, redoubla de violence
et d'iuicnsiié. Le marquis tomba [eu à peu dans un morne ab iticment.
Aux gens qui venaient le complimenter sur le gain de son procès, il ré-
poiiilaii par un sourire aussi triste que si ce triomphe eût éié sa ruine,
l'iieii ne parvenait à l'arracher aux mélancoliques rêveries dans lesquelles
il apercevait sans cesse, au fond d'un frai? vallon et sous l'ombiyge des
marronniers lleuris, l'être charmant, unique pensée de son cœur jeune,
tourment de sa vieillesse. Bientôt ces regr.'ts cette iristesse, ces désirs
devinrent une véritible nostalgie. Dans l'atmosphère de Paris, M. de
Iilcrsy étouffait; pour lui, l'air et la vie étaient prôi d'elle. Il lutta quel-
ques jours encore; mais il succomba eniin sous rélrcinte de la passion.
Un malin, sans préparaliTs, sans préméditation, sans volonté pour ainsi
dire, et poussé par une force irrésistible, le vieillard pariit pour Limoges.
Par une belle soirée du mois de juin, M. de Morsy, arrivé à sa campa-
gne depuis une heure à peine, se dirigiait, en suivant un chemin tor-
lueus, vers la maison qu'habitait Mme (Jastoul, à un quart de lieu^ de dis-
tance. Il marchait si rapidement qu'un jeune homme se fût fatigué à le
suivre ; mais, malgré celle impatience, ses yeux parcouraient avec
avidité les moinrircs détails de la campagne qu'il traversait.
Ln, au flanc du coteau, s'étendait la châtaigneraie où, sur la pelouse
semée de roches grisâtres, il s'était souvent assis près d'elle ; à gauche,
(iauî 1: creux du valloa, serpentait la rivière où, derrière les saules, balan-
çait au gré du courant le batelet qu'elle manœuvrait avec une si gracieuse
audace. Enfin, au bout du chemin, d'^jà il distinguait à travers les arbres la
maison à blanche façade et à contrevents vert-, qu'à Paris il avait vue en
rêve tant de fo's. Doucement troublé par les souvenirs qui se réveilla'cut
en foule sur son passage, le vieillard sentait éclore en lui mille émotions
fraîc'iies et délicieuses, fleurs vivaces d'une ame toujours jeune : déliance
de soi-même, jalousie, humeur, chagrins, découragement, dégoût t'e la vie,
en ce moment tout éiait oublié. N'allaitil pas revoir l'anoe bien aiiiié dont il
avait protégé les bhnches ailes contre les souillures d'un monde corrup-
teur? D'avance il se figurait son accueil : elle le recevrait comme un ami,
comme un sauveur ! Quelle récompense ! quel triomphe ! La passion heu-
reuse at-elle de plus beaux jours? Il ne le croyait pas ; et en songeant à
tout ce que renferme de charmant la reconnaissance d'une femme chérie,
11 trouva t plus légère sa vieillesse et moins insensé son amour.
Au lieu de traverser la cour principale, M. de Morsy entra par une
petite porie pratiquée dans le mur de clôture, et que masquaient iniéritu-
rcmcnt des massifs prolongés jusqu'à la maison. De là il pénétra da.is
le vestibule sans êire aperçu d'aucun domeyiique, monta l'escalier à pas
discrets, et arriva enfin au salon où se tenait haljitueîlemcnt Mme Gas-
toul. La porte était entr'ouverte. Aussi ému qu'un adolescent amoureux
pour la première fois, le vieillard la poussa sans faire de bruit, et s'a-
vança sur le seuii;uiai3 il s'arrêta aussitôt en pâlissant affreusement, com-
me s'il eût senti un poignard entrer dans le cœur.
Au fond du salon, couché sur un canapé qu'encombrait un amas de
journaux et de brochures, M. Gastoul dormait du sommeil du jusie. Près
d'une fenêtre, sa jeune femme mollement étendue dauj un fauteuil, avait
f-ur les genoux un ouvrage de brodcri', maisn'y travaillait pas; devant
elle, Louis d'Epenoy, assis sur un tabouret, et tenant un livre (lu'il ne li-
sait p'S davantage, semblait en aJoration, tout en épiant le sommeil du
mari bénévole. Les mains des deux amans s'étaient rencontrées, leurs
regards se confondaient, tout en eux trahissait l'iuielligence secrète, la
passion inuluflle, l'amour heureux!
iPrès de défaillir, M. de Morsy s'appuya contre le chambranle de la
porte. Si sourd qu'il fut, ce mouvcmeni lira le couple fortuné de son ex-
tase. Mme Gastoulseleva p"run bon I de gazelle surprise, rougitjusqu'aux
yeux à la vue de son mentor, et, cédant à un accès de confusion dont elle
eût sans doute irionqihé quelques années plus tard, elle s'élança hors du
selon. Au bruit de la porte, qu'elle referma brusquement comme si elle eût
craint d'être poursuivie, Gastcul s'éveilla. Il se mit sur son séant, se frotta
les yeux et aperçut f nlin, à l'extrémité de la chambre, M. de Morsy qui
contemplait d'Epcnoy d'un a:r hagard.
— C'est vous, marquis? s'écria M. Gasloul en se levant avec empresse-
ment; ravi de vous voir! Nous croyions que les délices de Paris vous a-
vaient brouillé avec le Limousin. Votre retour fera le plus grand plaisir à
Mme Gasloul. Mais qu'aver.-vous à regarder notre ami d'Epenoy comme
s'il éiaii une bêle curieuse ! Ali !... je comprends. Vous avez aussi donné
dans le voyage d'Italie, vous! P.irfait! délicieux!
M. Gastotd pariii d'un éclat de rire qui n'éveilla aucun écho. Malgié
son ap'omb, d'Epcnoy était dérontenanré ; le marquis regardaitsans ri> n
voicdistnclcniont, et n'enterdaitqu'uu Lourdonnemenl confus: l'action
de ses sens semijl.ùt pai'alysée.
—Mais entre/, donc, au lien de rester ainsi à la porte, reprit li' niaitrc
h;gU en avançant un fauicuil au vieilli\rd ijUi se viat asseou' machiualc-
rni sans dire un niot.
—Avant tout, coiiiinua M. Gastoul, dont l'hilarité paraissait éprouver
bcî"iii de s'épancher, il faut que je vous racoine les prouesses Oc noti c
ami d'E;;enoy ici présent; si vous ne rii=z pas, c'est que vou' avez un
spleen conditionné. Il y a six semaines environ, le jeun- et beaudE en ly
partant pour l'Italie, par ordre de sa maman, tombe ici un beau tnaiin.
Pour venir nous voir, il s'était déiourné de sa route, procédé amical
dont je lui sais beaucoup de gré. Il nous conte tout d'abord comme quoi
daller baiser la mule du Saint-Père lui parait une corvée peu réjouis-
sante; non que le voyage d'Italie ait rien de si pénible en lui-même, mais
parce que tout ce qui est commandé devient odieuï, par cela seul :
le cœur humain est fait ainsi ; pour moi, je n'ai ja nais su obéir. J.; m'a-
pitoyais sur la destinée du pèlerin, quand tout à coup une idée sublime
me traverse l'esprit. — Qui vous empêche, lui dis-je, de voyager en Ita-
lie sans sortir de France ? Voilà mon homme qui me regarde d'un air éba-
hi. Je lui ris au nez et je reprends : — J'ai des amis à Gênes, à Rome, à
Naples ;je leur envoie sous enveloppe dcsleiires écrites par vo'is, datées
successivement de ces différentes villes, et adressées à votre mèrr-, à Pa-
ris ; mes corrcspondans n'ont d'autre peine que de jeter la letire a la pos-
te, ijuant à vous, ma bibliothèque est bien fournie, vous y irouvcrei tren-
te ouvrages sur l'Italie, en sorte que vous pourrez vous étendre tant qu'il
vous plaira sur le Colysée ou sur Il/rculaimm. Cette érudifion enchantera
Votre mère. Mais il faut que vous restiez quelque temps avec nous, sans
cela je ne me mêle de rien, D'Epenoy trouva le projet admirable et y
adhéra de la meilleure grâce du monde. La correspondance italienne va
son train tout aussitôt et le tour est fiit : qu'en dites-vous?
M. Gasloul se reiiversî sar le dossier du canapé, et recimmcnç'» de
rire en homme enchanté de lui-même. Ce nouvel accès passé, il se tourca
vers le jeune homme.
— Pendant que je liens compagnie au marquis, allez donc voir où est
ma femme, lui dit-il familièrement; si elle savaitqae notre aimable voisia
est de retour, elle serait déjà ici.
D'Epenoy, qui se trouvait mal à l'aise en face du vieillard, s'^^mpi-es^a de
sortir, dans l'intention apparente d'exécuter la mission qu'il venait Ce re-
cevoir.
— Charmant garçon ! dit alors M. Gasloul ; serviable, pal, toujours
content; peu d'acquit, point d'int'uclinn, rien de solide en on mot; tuai»
du trait dans l'esprit, ce que les Au^luis nomment de l'humour. Il m'est
utile. Vous saurez que mt-s lettres daos le genre des pamphlets de Cou-
rier sont en pleine evécuiion. Je lui ai conlié quelques parties comijues
à aiguiser; il a trouvé des saillies incriyables. Je vous lir.:i ça quand
l'ouvrage sera terminé; j; crois que mcs-ieurs les électeurs de Li-
mogas pourront bien se mordre les doigts de ne ni'avoir pas donré
leurs suffrages. C"e?t Uni entre ces gens-fi» et moi ; j'ai seciué la poussière
de mes sandales aux portes de leur ville.... Mais vous avez la.r souffrant ,
vous ne dites rien. Etes-vous malade?
— Non, répondit M. de Morsy qui eut besoin d'un effort pour pronon-
cer ce seul mot.
— D'Epcnoy n'aura pas trouvé ma femme ; je vais la chercher; car si
voiis retouruiezehezvo.s sans l'avoir vue, elle ne me le parJcnnerait pas.
Du reste, il est bien entendu que vous soupez avec nous.
Le successeur de Courier sortit du salon et se mit y la recherche de sa
femme, qu'il ne parvint à trouver nulle part. Madame Ga^toul s'était réfu-
giée dans un petit bois aiii'nant au jardin; et la, confuse, humiliée,
peut être repenianle , elle attendait le départ du marquis. De son côté,
d'Epcnoy était devenu invi-ible. Las de smi iiiulilj perqui-itiim , M. Gas-
loul revint au salon ; mais, à sa grande surprise, il n'y trouva pcrsonue,
M. de Morsy était parti.
Le lendemain, M. Gasloul , après dîner, déclara qu'il allait reodrc aa
marquis sa visite , et d'Epcnoy ne put refuser de raccôn;pagner. lisse
présentèrent donc ensemble chez M. de l\Iiirsy, et trouvèrent les domes-
tiques plongés dans une stupéfaction qui leur laissait i''Uiefois le libre
e:^ercice de la parole. Leur m.dire , dirent-ils, on reiitra!;l la veille au
soir, avaii anssiiôt envoyé chercher des chevaux de po<;e à Limoges, »t
il était reparti au milieu de la nuit , sans qu'aucun d'eux pùi dire où il
était allé.
— Voilà qui est étrange! dit M. Gasion) à son hôte. N'avcz-Tous pas
remarqué hier qu'il y avait quehpie chose n'égaré d'ns sa physionomie ?
— En effet, répondit d'Epcnoy, q i avait intérêt à dissimuler Li véri-
table cause de la conduiie liU vieillard ; que cil.i ne vous éionne pas. Ma
tnère, qui connaît M. de Morsy depuis fort long-tc.nps, m'a r.rconiéqu'à
différentes reprises on avait remarqué en lui des bizarreries surpre-
nantes.
— Je ne m'en étais jamais aperçu; mais il y a réellement dans ce der-
nier fait un grain de folie.
Le départ' du marquis passa donc pour un de ces caprices qu'enfante le
trouble momeniané des facultés intellectuelles. .'îans se préoccuper de cet
inci.lent autrement que pour plaiii Ire son voisin de campagne, M. Gas-
loul continua avec une ardeur nouvel'e l'im ponant ouvr.ige destiné à faire
pâlir les Lettres de Junins. Trop vaniteux pour é're access.ble à la jalou-
sie, il se montrait de plus en plus chr.rmé de d'Epcnoy. qui de S'iu côté
rcdoi;bUiit d'liu:\ieursrrvi,ible, ei p'é ait à l'écriv.iin poliii (Uel.) causticité
de son esprit, à gros intérél, iUvtv,.M. Deux «i;>:ss.; p.'s-èrent ainsi :
ma's onfni un jour arriva où fut découverte à Paris la mysiilicatioa des
letires riaiées d'Ila'ie.
Mlle du Boissiecqui iva't de nombrctiscs corrospondan-fs. selon l'u 5;:o
des deajoisc'lcs d'un âj • mir, fa: i is»ruit •, pir u.'.c de s;s ^;aies demeu
24
LE MAGASIN LITTÉUAIRE.
rant à Limoges, de la prcsence du soi-disant voyageur à la campagne de
J!. C.asioul.La fille à marier gardait rancune à son impertinent ravisseur :
aifsi n'eut-elle garde de lai.-si'r échapper l'occasion de se venger. Elle
courut aussitôt avertir Mme d'I^pcnoy. que contraria vivement cette nou-
velle ; non que la femme indtdgente trouvât fort criminelle l'ohsiination
amoureuse de son fils; mais elle craignit de rencontrer dans cette liaison,
qu'elle croyait rompue, un obstacle fOrieux à un magnifique mariage dont
elle avait licjà posé la première pierre.
Sans perdre de temps, Mme d'Epenoy écrivit une lettre où le bon sens
et la tendresse maternelle parlaient un langage si pressant que Louis en
fut touché. Ne trouvant rien de plausible à répondre à sa mère, il finit
par se résigner à lui obéir. Deux ou trois mois auparavant le collabora-
teur de M. Gasioul se fût montré peut-être plus réiif ; mais déjà le temps
«îtaitvenu en aide à la raison. D'Epenoy avait eu cent jours d'amour heu-
reux ; un grand empire n'a pas duré davantage, et combien de grandes
passions durent moins! Le plus vulgaire, mais aussi le plus inévitable des
dtnoucmcns termina cette liaison qui devait être éternelle. Il y eut sans
doute bien des larmes versées; il s'échangea bien des sermens de s'aimer
toujours! Sermens sincères qui résisient mal à l'absence! Larmes dou-
loureuses auxquelles ne se Cent que ceux qui n'ont jamais pleuré !
La séparation des deux amans fut triste, passionnée, cruelle ; mais en
résultat, un an après, d'Epenoy était marié, selon le vœu de sa mère.
Arrivé à l'âge où l'intérêt et l'ambition commencent à parler plus haut
que la frivolité et la galanterie, le jeune homme avait fait ce que le monde
appelle un superbe mariage, c'esl-à-dire avait épousé beaucoup d'argent.
A la même époque Mme Gastoul, il est vrai, portait encore le deuil de son
premier amour; mais son désespoir se tournait peu à peu en mélanco-
lie; et, comme on sait, la mélancolie, au fond, s'accommode assez de
l'existence en ayant l'air de s'y déplaire, et se nourrit du passé sans être
pour cela dégoûtée de l'avenir.
Tandis que se passaient ces choses si ordinaires , un jeune mari ou-
Lliant la laideur de sa femme et admirant la beauté de ses chevaux , et
une victime de l'amour versant des larmes sans trop d'amertume , qu'é-
tait devenu M. de Morsy ? Cette question , les amis du vieillard l'échangè-
rent entre eux inutilement pendant près de deux ans. Il voyageait sans
doute, emportant au cœur le trait empoisonné qu'il n'avait pu en arra-
cher ; mais dans quelle contrée promenait-il sa torture? Ce point demeura
long-temps un mystère. Enfin M. de Morsy reparut un jour, à l'improvis-
te, dans un salon du faubourg Saint-Germain, et sa présence, inaperçue
du plus grand nombre, devint aussitôt un objet de curiosité pour les per-
sonnes au courant de son histoire.
Parmi les femmes invitées à cette soirée se trouvaient Mme d'Epenoy et
MlleduCoissier: la première, occupée sans ccsse,comme autrefois, a ma-
rifr autrui ; la seconde , plus que jamais travaillée du désir de se marier
cle-mème. La protectrice et la protégée étaient assises l'une à côté de
l'autre. Ame du purgatoire depuis quelques jours, Mlle Alphonsine sem-
blait en proie à une noire mélancolie, quand tout à coup ses petits yeux
vcrdâtres aperçurent l'homme qu'elle détestait pardessus tous les autres;
elle avait pris le parti de les détecter tous , mais le marquis était l'objet
d'une haiiie à part. A cette vue, la veille fille sourit méchamment, et se
tournant vers sa voisine :
— Voilà M. de Morsy, lui dit-elle avec un accent de compassion mépri-
sante; oh! qu'il est vieilli, qu'il est cassé! on luidonnerait soixante-dix ans.
Mais voyez-donc; SCS cheveux sont tout blancs ; et comme il est maigre !
C'est pourtant cette coquette de province qui l'a mis dans ce bel état. Pau-
vre homme !
En remarquant les ravages causés par le chagrin bien plusqueparle
temps sur la personne de son ancien ami, Mme d'Epenoy éprouva pour lui
une compassion douloureuse, et fut révoltée par contrecoup de l'ironie
ipsullante qui perçait à travers la feinte pitié de la vieille fille.
— Mademoise'le, répond telle en la regardant sévèrement, on par-
donne des prétentions ridicules, mais non des sentimens méchans.
Vous avez un mauvais cœur, et désormais je croirais me charger d'une
ic'ponsabilité trop grandes! j'engageais un homme à vous épouser.
A ces mots, la vieille dame tourna le dos à Mlle du Boissier, qui, en en-
tendant prononcer contre elle-même cette condamnation au célibat forcé
ù perpétuité, faillit perdre connaissance.
A dater de ce jour M. de Morsy sembla reprendre sa vie accoutumée ;
il fréquenta de nouveau ses amis et reparut successivement dans la plu-
ijûit des maisons où il avait l'habitude d'aller auparavant. A part une vieil-
lesse précoce qu'on pouvait attribuer ii dllféremes causes, les gens qui le
I encontraient dans le monde trouvaient en lui peu de changement. Ses
iiianièrcs étaient, comme jadis, dignes, bienveillantes et même affectueu-
se--- il parlait peu, souriait plus rarement , restait étranger à la gaité des
autres. Mais ceite gravité, tempérée par une exquise politesse, n'avait
rien quina convînt à son âge et à sa condition. A voir cet homme d'un
iî'ainiieii si calme, d'un accueil si honnête, d'une physionomie si douce,
uersonr.c n'eût deviné qu'il portait au cœur une plaie saignante et incu-
r.iblc.
A cinquante ans on
r.iais, celle blessure reçu
II force de se suspendre - . j<
du ciel l'Espérance jeite à la jeunesse. Désirs impuissans , décou
logement absolu, dédaio de soi-même, tristesse mortelle, tel est le sort
de l'imprudent qui n'a pas cherché dans les liens et dans les affections t'o
la famille un aliment à (a llainme que les glaces du déclin n'ont pas
élcintes dans son cœur. Des cheveux hianrs, une ams ardente et pas
d'cnfans ! quelle destinée ! Au lieu de railler, comrae on fait souvent, ceux
qui la subissent , il faut les plaindre ; car ils sont assez punis d'avoir mé-
connu la loi divine qui, en divisant la vie de l'homme, a donné un trésor
à chacune d'elles : l'amour à la jeunesse ; à la vieillesse, la patarniié.
CllARLIîS DK BERS.\BD.
B^'-JDES Hlgl
LE REGSE D'ELISABETH D ANGLETERRE.
Le règne d'Elisabeth fut, en Angleterre, une de ces ('poqucs décisives
si péniblement obtenues dans les temps modernes, et qui, séparant d.uK
étals de société bion distincts, terminent l'empire de la force et ouvrent
celui des idées : époques originales et f condcs où les nations s'emj res-
sent aux fêtes de l'esprit comme à une jouissance nouvelle, et où la pen-
sée se forme, dans les plaisirs de la jeunesse, aux fondions qu'elle doit
exercer d 'US uq âge plus avancé.
A peine rep sic d. s orages qu'avaient promenés sur son territoire les
fortunes alternatives de la rose rouge et de la rose blanche, agitée, épui-
sée de nouveau par la capricieuse tyrannie de He ni Vlll et la tyrannie
haineuse de Marie, l'Angleterre ne demandait à Elisabeth, aux jours rie
son avènement, que l'ordre cl la paix : c'était aussi ce qu'Elisabeth était
le plus disposée il lui donner. Naturellement prudente et réservée, biea
que hautaine, elle avait appris, dans les dures nécessités de sa jeune.'se ,
à ne pas se compromettre. Sur le trône, elle maintint son indépendcnce
en demandant peu à ses peuples, et mit sa politique à ne rien hasarder.
La gloire militaire ne pouvait séduire une femme mefianc. La souveraine-
té des Pays-Bas, malgré les efforts des Hollandais pour la lui faire accep-
ter, ne tenta point sa prévoyante ambition. Elle te résigna à ne pas re-
couvrer Calais, à ne pas conserver le Havre ; et tous ses di^sirs de gran-
deur, comme tous les soins de son gouvernement, se concentrèrent dans
les ii'tércts directs du pays dont elle avait à rétablir le repos et la pros-
périté.
Surpris d'un état si nouveau, les peuples en jouissaient avec l'ivresse
de la santé renaissante. La civilisation, détruite ou suspendue par leurs
discordes, reprenait vie de toutes paris ; l'industrie ramenait l'aisance, et,
malgic les entraves qu'y apportaient les habitudes oppressives du temps,
tous" les écrivains, tous les documcns attestent les rapides progrès du luxe
populaire. Le cbrouiqueur Harrison entendait raconter aux vieillards que
dans leur jeunesse ils avaient vu toutes les maisons sans chemini^es,
excepté celle du seigneur, et doux ou trois peut-être dans les villes
Us plus riches; les lits étaient a'ors faits de natte ou de paille à peine re-
couverte de toile grossière, avec une (jonne grosse bûche (1) pour tra-
versin; et le fermier qui, dans les sept premières anni5es de son mariage,
était parvenu à se donner un matelas de laine et ou f ac de son pour re-
poser sa tête, « se croyait aussi bien logé que le seigneur de la ville. »
Elisabeth régna, et Shakspeare nous apprend que le plus actif emploi des
fo'.lets et des fées était d'aller pincer jusqu'au bleu (2) les servanies qui
négligeaient de nétoyer l'âtre de la cheminée; et ce même Harrison dé-
cria les maisons des fermiers de ton temps, leurs trois ou quatre lits de
plume garnis de couveriures de lapis, ou même de quelque tenture de
soie, leur table bien pourvue de linge, leur ballet pleiu de vaisselle de
terre, où brillaient et la salière d'argent, et le gobelet pour le vin, et une
douzaine de cuillères de môme métal.
Plus d'une génération s'écroulera avant qu'un peuple ait épuisé les
jouissances nouvelles de ce bien-être in isité. Le règne d'Elisabeth et celui
de son successeur suilirent à peine à dépenser ce goût d'aisance et de re-
pos qu'avaient amassé de longues agitations; et l'ardeur religieuse, dont
l'explosion vint en-uite révéier les forces nouvelles qu'avait recouvrées la
société pendant le loisir de ces deux règnes, couvait alors au sein des
masses dans un état de vague et d'incerdiude qui ne pouvait donner nais-
sance il aucun mouvement généra! et décisif.
La réforme, traitée en ennemie par les grands souverains dn continent,
avait reçu de Henri VIII un commencement d'espérance et d'appui qui
ralentit d'abord son ambition et ses progrès. Le joug de Home était se-
coué, la vie monastique abolie. En donnant ainsi satisfaction aux premiers
désirs du temps, en faisant tourner ces premiers coups de la réicniie ou
profit des intérê's matériels, Henri Vlll avait ôté à beaucoup d'ospriis le
besoin de s'enquérir plus avant des dogmes purement tliéologiques du ca-
tholicisme, qui ne les choquait plus par le spectacle de ses abus les plus
grossiers et les plus manif' sies. La croyance, il est vrai, éait entamée,
et la foi, qui n'est (pie si elle est entière, ne pouvait plus s'attacher à des
doctrines incomplètes et ébranlées : aussi ces doctrinei devaient-elles
succomber un jour; mais ce jour était relardé. Dans un temps où le dé-
fenseur catholique de la présence réelle marchait au supplice pour avoir
(1) A goodroxmd loi].
[1) Bl'ali an'i tlue.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
25
soiilciiu la suprématie du pape, tandis qu'ea rejetant la suprémaiie du
pape le >(? formé muiiiait au bûdier s'il fe refusait a reconnaître la pré-
sence réelle, beaucoup d'esprits demeuraient iiéressairemcnt en suspens.
Ni l'une ni l'autre des opinions en présence n'olliait à la liicbelé, qui se
ré\èle si abondamment dans les jours dillieilcs, le refuge d'un parti vain-
queur. Le dogme de l'obéissance politique é'ait le seul auquel se pussent
rallier avec quelque zèle les conscifuces dociles; et, parmi les adbé-
rens sincères de l'une ou de l'auiro foi, les espérances de triomphe que
laissait à cb.ique parti une siiuailon si bizirre retenaient encore dans
l'inaction ces couiagcs timides que la tyrannie, pour les forcer ii la ré-
sistance, est contrainte d'aller chercliei- jusque dans leurs derniers retran-
clicmens.
Les vicissitudes qu'éprouva, sous les règnes d'Edouard VI et de Marie ,
l'éiablisscment religieux de l'Angleterre, entretinrent celle disposition.
L'ardeur du martyr n'eut , dans aucun des deux partis , le temps de se
nourrir ni de s'étendre; et si celui de la réforme , déjà plus puissant sur
les esprits, plus persévérant, plus éclatant par le nomlire et le courage de
ses mariyrs, marcbait évidemment vers une victoire définitive , le succès
qu'il avait obtenu h l'avènement d'Elisabetb lui donnait plutôt le loisir de
se prépirer à de nouveaux combats que le pouvoir de les engager aussitôt
et de les rendre décisifs.
Atiarbée par situation aux doctrines des réformés, Elisabeth avait , en
commun avec le clergé catholi lue, le goût de la pompe et de l'autorité.
Aussi tels furent ses premiers régloniensen matière de re!igi)n,que la plu-
part des catholiques ne répugnaient point à assister au culte divin dont se
conlciitaieiit les réformés, et que l'éiaLilisscmcnt de l'église anglicane ,
coiilié aux ni;ins du clergé existant, ne rencontra parmi les ecclésiasti-
ques que peu de résistance et piobablement aussi [leu de zèle. La religion
coniinua d'être, pour un grand nombre d'iiommes, une allaire politique.
Les démêlés avec la cour de Uoine et l'Espagne , quelques conspirations
intérieures et les sévérités cu'olk's entraînèrent , enfin le cours naturel
des choses élevaient successivement entre les deux partis de nouveaux
motifs d'animosité; cppeodant 1 intérêt religieux dominait si peu tous les
scniiinfns, qu'en 1569 Elivalictli, l'enfant de la réforme, mais précieuse à
SCS peuples comme le gage du repos et du bonlieur public , trouva la plu-
part de ses sujets catholiques pleins d'ardeur pour l'aider à réprimer la
révolte catholique d'une portion du nord de l'Angleterre.
A plus forte raison rentraient-ils facilement dans ce joyeux oubli do
tout grand débat où elle aimait à les enlretenir. A la vérité, au fond des
niasses populaires, la réforme, llattée mais non satisfaite, grondait sour-
dement; on l'entendait raéine élever par degrés cette voix qui devait
bieniôl ébranler toute l'Angleicrre. Mais au milieu de ce mouvement de
jeunesse qui emportait, pour ainsi dire, toute la nation, la sévérité des
réformateurs n'était encore qu'un spectacle importun dont se détour-
nuient bientôt ceux qui l'avaient remarqué en passant ; et les accens du
puritiinisine, unis à ceux de la liberté, étaient réprimés sans eû'ort par
un pouvoir dont le peuple goûtait trop récemment la protection pour en
craindre beaucoup les cnvahissemens.
Nulle époque peul-êire n'est plus favorable à la fécondité, à l'origina-
lité des production'î de l'esprit, que ces temps où la liberté, s'ignorant
elle-même, jouit naïvement de ce qu'elle possède sans s'apercevoir de ce
qui lui mhnque, temps pleins d'ardeur, mais peu exigeans, où les droits
n'ont pas été définis, les pouvoirs discutés, les restrictions convenues.
Le gouvernement et le public, marchant alors sans crainte et sans scru-
pule, chacundans sa carrière, vivent ensemble sans s'observer avec raé-
liance, ne se rencontrant même que rarement. Si, d'un côté, le pouvoir
est sans limites, de l'autre b liberté sera faraude ; l'un et l'autre ignore-
ront CCS formes générales, ces innombrables et minutieux devoirs aux-
quels un despotisme savant et même une liberté bien réglée asservissent
p'U) ou moins les actions et les esprits. C'est ainsi que le siècle de ni-
chulcu et de Louis XIV connut et posséda cette portion de liberté qui
nous a valu une litléra'.ure et un théâtre.
A cotle éjioque où, parmi nous, le nom des libertés publiques semblait
oublié, où le scniiinent de la dignité de l'homme ne servait de base ni aux
institutions ni aux actes du gouvernement, la dignité des situaiions indi-
•jdiiellcs se maintenait encore là où la puissance n'avait pas encore eu
besoin de s'abaisser. A côté des formes de la servilité se retrouvaient les
lormes et quelquefois même les saillies do l'indépendance. Le grand sei-
gneur, soumis et adorateur dans son rôle de courtisan, pouvait, en cer-
taines occasions, se rappeler avec hauteur qu'il était gentilhomme ; Cor-
neille, bourgeois, n'avait point de termes assez humbles pour exprimer
sa reconnaissance et sa dépendance envers le cardinal de Richelieu ; Cor-
neille, poète, repoussait l'autorité qui voulait prescrire des règles ;i son
génie, et défendait contre les prétentions littéraires d'un ministre absolu
les secrets de j)lairc qu'il iiouvait avoir trouves dans son art ; eclin,
les esprits encore vigoureux échappaient de raille manières au joug d'un
, despotisme encore incomplet ou novice, et l'imagiuaiion s'élançait de, toute
i parts dans les routes ouveries l\ son essor.
I En Angleterre, sous Elisabeth, le pouvoir, bien plus irrégulier et tissus
avec bien moins d'art qu'il ne le fut en France sons Louis XIV, avait à
traiter avec des principes de liberté bien plus profonds. On se trompe-
rait si l'on mesurait le despotisme (rElis:ibeih aux paroles de ses flatteurs,
ou niênie aux actes de son gouvernrineut. D.ins cette cour jeune encore
çt peu expérimentée, le langage de r;ulul.uioii dépass.ùi de beaucoup la
servilité des caractères ; et dans ce pays, où n'avaient point péri les an-
ciennes institutions, le gouvernement était loin de pénétrer partout. Dans
les comtés, dans les villes, une administration indépendante maintenait
des habitudes et des insiinets de liberté religieuse; mais les communes
s'étaient assemblées, avaient parlé; et la reine, malgré la hauteur de
ses refus, prenait grand soin de ne pas donner sujet à des plaintes qui
eussent pu augmenter l'autorité de leurs paroles. Le despotisme et la
liberté, évitant ainsi de se rencontrer au lieu de se chercher pour se com-
battre, s'exerçaient sans se haïr, aveccette|siinplicilé d'action qui prévient
les fruttemens et bannit les amer;umcs que font naître de part et d'autre
de continuelles résistances. Un puritain venait d'avo r la main droite cou-
pée en punition d'un écrit contre le projet de mariage d'Eli-abeth avec le
duc d'Anjou. Aussitôt après l'exécution, il élève son chapeau de la main
gauche eu s'écriant: « Dieu garde la reine! » Quand h loyauté de-
meure si profondément cnra( inée dans le cœur de l'homme' qui s'est
exposé à de tels maux pour la liberté, il faut qu'en général la liberté ne
croie pas avoir beaucoup à se plaindre.
Rien ne manqua donc à celle époque des biens qu'elle était capable de
désirer; rien ne troubla les esprits dans celte première ivresse de la pen-
sée parvenue à l'âge du développement, âge des folies et des miracles ,
où l'imagination, déployant de tous côtés sa force irrégulièie, se mani-
feste dans ses plus puérils comme dans ses plus nobles emporlcmcns. Un
luxe extravagant de fêtes, de parure, de galanierie, la passion de la mode,
les sacriûces à la faveur emp'oyaient les richesses et les loisirs des cour-
tisans d'Elisabeth. Les âmes plus ardentes alaient au loin chercher les
aventures qui, avec l'espoir de la fortune, leur olfraient le plaisir plus vif
des hasards. Sir Francis Drakc partait en corsaire, et les volontaires se
pressaient sur son navire ; sir Walicr l'.aleigh annonçait une cxpéditioa
lointaine, et les jeunes geniilshommcs vendaient leurs" biens pour s'y as-
socier. Les tentatives spontjneci, les entreprises patriotiques se succé-
daient de jour en jour ; et loin de s'épuiser dans ce mouvement, les es-
prits ea recevaient des fiicul es nouvelles et de nouveaux besoins d'action :
la pensée réclamait sa paît dans les plaisirs, et devenait en même tcmos
l'aliment des passions les pins sérieuses.
Tandis que la foule se précipitait dans les ihéàires élevés de toutes parts,
le puritain , dans ses méditaiions solitaires , s'enQammait d'indignation
contre ces pompes de Btlial et cet emploi sacrilège de l'homme , image
de Dieu sur la terre.
L'ardeur poétique, l'àpreié religieuse, les querelles li.téraires, les con-
tro\er.-es théologiques , le goût des fêtes , le fanatisme des austérités , li
philosophie, la critique, les sermons, les pamph'ets, les épigramnus. tout
se produisait, se rencontrait, se croisait; et dans ce conllii n;;iurel et bi-
zarre se formaient la puissance de l'opinion, le sen'.imcnt et l'habitude de
la liberté ; forces brillantes à leur pn mière apparition et iniposintcsdans
leurs progrès , dont les prémices appartiennent au gouvernement habile
qui les sait employer, mais dont h maturité menace le gouvernement im-
prudent (|ui voudra les asservir. L'élan qui a fait la gloire d'un règne peut
devenir bientôt celui qui précipite les peuples dins les révolutions. Aux
jours d'Elisabeth, le mouvemeiit de l'esprit public n'appelait encore l'An-
gleterre qu'aux fêtes , et la poésie dramatique na juit toute gi anJe avec
Shakspcare.
F. GUIZOT, de l'Académie française.
(.1/((jc'e des Familles!)
En 1821, vivait dans le Kentucky une jeune fille d'honorable ci-
traction . et qui, par sa haute intelligence, son amour pour les lettres, son
intrépidité mâle et sa beauté augélique , s'était fait la réputation d'une
Corinne. On citait les vers d'Anna Cook avec autant d'enthousiasme que les
traits de son courage. C'était, à la fois, une femme d'esprit et un homme de
cœur.
l'n Kenturkieii, dont la réputation n'était pas moindre que colle d'Anna
Cook, le colonel Sliarp, atioruey général, l'orateur le plus brillant de la
législature de Francfort, demanda sa main, et. cette demande .igrééc, ou
profita pour faire tomber la confiante jeune fille dans le piège le plus hon-
eux que la séduction ait jamais ourdi. Anna devint mère. Sharp se retira,
ei abandonna sa victime ;i tous les anathèmes d'une opinion d'autant plus
inexorable en ses censures qu'elle avait eu jadis plus de louanges à prodi-
guer. Le public est un ennemi qui se démasque au premier revers et se
xeiige impitoyablement de ceux (prit a llatlés. Anna Cook l'éprouva. Rejetéc
du monde, elle jura haine au monde, et se relira dans une cam|wgne iso-
lée, avec sa vieille mère et quelques vieux sor\iteui-s. L'enfant de sou amour
et de son malheur était mort peu de temps après s;i naiss.'ince.
Cette affaire avait fait beaucoup de bruit.
In homme, descendant d'une ancienne famille fr.inçaisc , Beanchamp ,
en fut vivement frappé. I!eauchamp se destinait au barreau, cl dcv.iii être
dirigé dans cette carrière par le colonel Sharp. Des conventions avaient
été faites entre eux ii ce su et. lioaurliamp les rompit soudain cl se rendit
chez son père qui se trouvait habiter dans le voisinage des lieux ou miss'
Anna s'était retirée. l.;i, Heauchamp n'eut plus qu'une ponsio. ce lut de
voir et de connaître la victime do Sharp. Ce «in'il mit de p-itienoo et d'rf-
forls pour parvenir à ce but est chose impossible n d'érriix. Il \d fallu.
26
LE MAGASIN LITTERAIRE.
tics mois cnlicrs pour forcer cette pofte défendue par la haine , gardée
^ par la douleur. Mais Beaucliamp était aussi tenace en sa résolution qu'An-
|iia Cook était persévérante dans la sienne. Enlin, etpraceà riaicrvcntion
d'une de ses sirurs , il fut reçu comme ami et voisin dans celte maison qui
n'avait plus à l'entour d'elle, ni amitié ni voisinage, lieauchamp aima miss
Anna Tool;.
Quand il osa lui en faire l'aveu , elle se relonrna lentement vers lui , le
regarda et lui dit : " i;eauclianip, je ne serai jamais la femme d'un homme...
à moins (|ue cet homme ne vienne me ('emander ma mai i eu tenant dans la
sienne la tète du colonel Sharp. Voilà tout... » Ceanchamp ne répondit
rien; ma squelîjues instaiis après, il l'arrêta par le bras, et lui dit: u Anna,
je suis votre honiine ! »
l'eu de jours apiès, Beauchamp partit. Il alla à Francfort, capitale du
Kentucky, où résidait le colonel Sharp. « J'arrivai sur le .soir, dit il, et je
rencontrai bientôt le colonel. Il vint à moi de la façon la plus coidiale. .le
lui pris le bras, en lui disant que j'étais venu tout exprès pour lui pailer
d'alVaircs, et je le priai de Une un tour de promenade avec moi. Nous des-
cendîmes le cours de la rivière justpt'nu deiiors de la ville. Il faisait nuit,
nous étions drns un endroit désert; nous cntendimes les difl'érenles clo-
ches de la ville qui sonnaient le souper. i\!'arrélant alors, je demandai sans
préambule, au colonel, s'Use rappelait les dernières paroles q-ae miss Anna
Cook lui avait d.tes? Il devint p;de comme un cadavre et immobile counae
mie statue. « Colonel Sharp, lui riisje, quand vous avez abandonné iiii.ss
Anna, elle vons a prédit que le ciel enverrait i;i» homme à sa vengeance.
Je suis cet homme. Je viens, envoyé par miss Anna, pour vous tuer. Vou-
lez-vous vons défendre? voilà deux poignards. Elle m'a dit que vous étiez
un lâche et que vous ne vous défendriez pas en homme. Le ferez-voiis ou
non?... Répondez donc, ou je vous tue. — Mo.'i cher ami, me répondit-il,
je ne puis me battre à cause de miss Anna. Je suis si coupa!)lo, que si elle
avait eu un frère qui fût venu me provoquer, je me serais laissé tuer plutôt
que de commettre un nouveau crime envers elle ou les siens. » A ces
raisons, il ajouta mille lâches prières, mêlées de pleurs plus làclics encore;
enlin, il s'oil'rit si piteusement aux coups de licauchaui!), que jamais
le bras de celui-ci ne put descendre sur un tel adversaire, il li avait pas
prévu ce genre de défense, et se trouva au dépouivu devant celte fai-
blesse, comme un autre l'eût été devant l'intré^jidité. 11 congédia Sharp
ignominieusement , en lui déclarant , toutefois , que sa couardise ne
lui serait pas toujours un bouclier aussi sûr, et que , tôt ou tard , i! le
tuerait.
De toutes les choses que la peur avait suggérées à Sharp pour le salut
de ses jours, une seul frappa lîeauchamp. « Vous n'avez aucun droit de
prendre la défense de mi.is Anna, lui avait dit le colonel, puisque vous n'ê-
tes ni sou parent, ni son mari. Voulez-vous donner à penser que vous êtes
.son amant?» Beauchamp tiouva qu'il avait de la logique, à défaut de
cœur. Il en fit part à Anna Cook, et elle consentit à l'épouser, alin qu'eu
lui donnant le litre de mari , elle lui conférât celui de son veugeur légiiime.
Pourtant cette femme inllexihle ne renonça qu'avec répugiiance à ses pre-
mières résolution, et, avant que son mariage pût s'accomplir, elle conçut
le dessein de tuer de sa propre main l'homme qui, selon sa pensée, ne
devait plus être sur la terre quand elle allait remettre son passé et son
avenir à un autre. I.e colonel Sharp était alors à lîowling-Grecn, non loin
d'elle ; elle lui écrivit pour lui demander un rendez-vous, expliqué et jus-
tifié avec une adresse, une perfidie desprit, (|ui ne forment pas un des
conlrasles les moins remarquables de ce leirible caractère. Sharp fixa un
rendez-vous. Joyeuse, Anna Cook ne cessa de s'exercer à manier des pis-
tolets, et elle était devenue, dit lieauchamp, d'une adresse effrayante dans
cet exercice, quand le colonel Sharp, servi par son instinct, quitta le pays
et manqua au rendez vous.
Anna et Beauchamp se marièrent dans l'été de lS2-'i. La cérémonie nup-
tiale ne fut, pour ces deux conjurés , qu'une consécration de leur projet de
meurtre. Il ne leur en devint que plus saint. Mais tous les efforts de Beau-
chanqi pour retrouver Sharp furent long-temps inutiles. Ses lettres, si-
gnées de faux noms et con;enant de faux prétextes, ses démarches , ses
ruses incroyahles, tout échoua jusqu'à l'époque où les élections commen-
cèrent. Le colonel Sharp était , dans le Kentucky, le chef du parli démo-
crate, alors appelé d-i la iiourdle cota-; il était le plus ferme soutien du
candidat de ce parti au siège gubernatorial, et lui-même se présentait aux
élections des chambres représentatives. C'était pour l'eauchamp une occa-
sion sûre de le rencontrer. Il résolut de ne pas la manquer. En même
temps, il prit les précaulions les mieux conçues pour éviter d être arrêté
après le mcurlre, ou d'être convaincu après son arrestation.
Les deux époux commencèrent i)ar annoncer à l'avance leur intention
d'émigrer dans l'état du Missouri. Beauchamp y fit un voyage afin de se
procurer des vétemens inconnus. Il vemUt ses propriétés, acheta des che-
vaux et un wagon, engagea des compagnons de voyage, fixa le jour de son
départ, et s'airaiigea de façon qu'un procès commencé coiUre lui fût re-
pris, pondant ce temps, devant les tribunaux de Francfort. U s'arrangea
de même pour que la nouvelle lin en fût transmise par son avocat, com-
plice innocent, au moment où amis et païens étaient rassemblés chez lai
pour les adieux du dépait. Son voyage à Francfort se trouva ainsi expli-
qué pour tous, en priseiice de tous; cl ce dessein, si profondément mûri,
parut à tous un accident accueil i comme un f'icheux conire-tenips. Quel-
qccs jours aup ravaut, Lcauchaïap avait appris que le colonel Sharp, vio-
lemment attaqué dans un liKciii'is pour sa co::duito euvcts Kiiss Aisna
Cook, avait eu l'infamie de chercher h se justifier en déclarant à quelques
personnes que miss Anna Cook l'avait trompé avec un mul tre. Le misé-
rable ajoutait que l'enfant de miss Anna Cook portail les marques évidentes
de son origine, et qu'il possédait , à cet égard , une attestation de la sage-
fennne. Cette dernière lâcheté, inunédiatemcnt démentie par la sage femme,
aurait suffi pour graver en traits de feu le désir de la vengeance dans le
cœur de Beauchanip, si sur le granit de son amc cette vengeance n'avait
pas été irrévocablement écrite.
Beauchamp ariiva à l rancfort au commencement de la nuit. Il se fit
servir à souper dans l'hùlel où i! était desceiulu ; puis, s'enfermant dans sa
chambre, il s'y travestit de la tête auï pieds. « En traversant le j'ennessee,
dit-il , j'avais aperçu au pied d'un arbre le vieux chapeau d'un nègre qui
travaillait près de la. J'avais pris ce chapeau en laissant un dollar à la place.
En ouire, j'avais un mastpie de soie noire qui, le soir, me donnait exacte-
ment l'apparence d'un nègre, tant ma femnij L'avait bien laillc el adapté
à via lii^nwe. Je mis pour toute chaussure deux paires de chaussons de
laine, a;ui de préserver mes pieds dans ma fuite, et d'empechcr qu'on ne
découvrit ma direction au bruit de ntes pas, si j'étais poursuivi. Eu même
temps, je fis un pet:t paquet de mes habits ordinaires, de mon chapeau et
de mes souliers, je les portai dans un endroit relire sur les bords de la
rivière, alin d'aller ks revêtir après l'œuvre consommée. J'elais sorti tic
l'hôtel sans (pie personne m'eût ni vu ni entendu, j'avais pris sur moi
un grand couteau de boucher, que ma femme «u^tr aiguise cllc-numa
depuis plusieurs mois, alin que personne ne pût le recoima'lre comme
ayant été en ma possession.
.1 Eu passant devant la Maiision-IIouse, j'aperçus le colonel Sharp dans
le salon. Je savais qu'il était un haijitué de cette maison , et je résulas
d'attendre qu'il rentrât chez lui pour l'attaquer. J'errai donc devant sa
porte et aux alentours. 11 rentra enlin, mais accompagné de sou frère.
J'atteiulis que cehù-ci fût reparti U n'y avait pas de clair de lune,
mais les étoiles jeiaiei;t assez d'éclat pour qu'on reconnût le visage d'un
ami. Je lirai mon couteau et m'avau ai vers la pnrte. Je frappai trois
coups. — « Qui est l.'i? demanda de loin le colonel Sharp. — Covinglun,
répondis-ie en iiuita.ut la voix de ce personnage, ami du colonel. ■. J'en-
tendis bieutùl les pas de celui-ci sur le parquet. Je vis , en regardant sous
la porte, qu'il a;;procha;t sans lumière. J'ôlai le masque qui me couvrait
la ligure, et quar.d le colonel ouvrit la porte, je le saisis de ma main gau-
che comme avec une main de fer. I a violence de l'étreinte le lit reculer, il
chercha à dégager son bras, et me dit : o Lequel des Co^■inglon êtes vous
donc? — John Covingiou. — Je ne vous connais pas. — Voj'.ez à la iumierc
el vous me reconuaitrez. » .Te l'entraînai vers la porte, et là, découvrant
enliêrement mou visage, je le regardai en face. « Grand Uieu ! c'est lui ! ■>
s'écria t-il avec effroi , cl, faisant un effort pour retirer son bras d'ejitre
mes mains, il retomba sur les genoux. Je lâchai son poignet , el le saisis-
saai à la gorge : « Meurs, misérable ! » lui dis-je, et je lui plongeai mon
couteau dans le cœur. Au mouient où je retirai mon arme, il se dressai sur
les genoux, et chercha à m'cnlacer de ses bras eu disant : c, Grâce ! mou-
sieur Beauchamp. » Je le frappai à la face de la main gauche, et il retomba
de toute sa longueur sur le plancher. Voyant approcher de la lumière, je
m'éloignai de quelques pas, et je remis mon nuisquc. Puis je revins près
de la porte, pour entendre s'il pouvait parler. Sa femme, éplorée, l'inter-
rogeait ; mais il ne répondait pus. Bientôt le docteur Sharp, son frère, ar-
riva, et il s'écria immédiatement: « Grand Dieu! c'est Beauchamp qui a
fait cela; je m'y étais toujours attendu. »
1) La ville ne larda pas à être en rumeur, et la maison à se remplir de
monde. Je restai dans les environs pour entendre ce qui se dirait. J'allai
même regarder à l'une des fenêtres pour voir dans les appariemens; mis-
tress Sharp m'aperçut et cria à la coîupagnie qu'elle venait de voir le
meurtrier. On se mit à ma poursuite ; rr.ais je dépistai promptemeuî tous les
poursuivaus; je descendis le long de la rivière, repris là mes habits ordi-
naires, et faisant un paquet de mon couteau sanglant et de mes vetemeus
de nègre, j'y attachai une pierre et lançai tout au fond de l'eau. En ren-
trant en ville, je passai encore devant la maison du colonel Sharp, pour
entendre ce qui s y disait. i\lais alors tout était dans le silence. Je regagnai
mon bùiel, et étant mes soidiers, je moulai à ma chambre sur les mains
et les genoux, comme un chat, et si doucement que personne n'eùi pu en-
tendre mon pied sm- le plancher. Je lavai aies mains et uio coucliai, en
ra'attendant bien à être arieté le lendemain. Mais tels étaient les sentimcns
de satisfaction qui prévalaient en moi, et ma résignation parfaite aux vo-
lontésdu ciel, après l'accomplisscmeni d'une œuvre méditée si long-temps,
qu'au bout de cinq minutes je m'endormis cl je ne me réveillai, le len e-
main malin, qu'au bruit de la maison.
» Il se trouva que le maître de l'hôtel était un parent du colonel Sharp.
Frappé de mon nom et des soupçons que le frère du colonel avait, du
premier coup, élevés contre moi, il moula brusquement à raa chambie.
Je le saluai très poliment. « Savez-vous, me dit-il, ((uel est l'homme qui a
tué le colonel Sharp, celle niiil? /> Je feignis un grand élonneaiciit, et
m'écriai : « Est-il passible? quoi ! le colonel Sharp... — Est mort, ache-
va l il. — Et coauneut a t il été tué?... dans un duel? — On l'a assassi-
né! » Et il s'apprêta à me quitter. « De gi'àce, lui dis-je, restez un peu, et
donnez-moi quelques détails sur celle horrible ail'aire. — Je ne puis vous
en dire davaiuage, » rénliqua-t-il, et il s'éloigna. — Je n'avais pas fort ai-
mé la uiuiiièrc dont il était entré ; mais je vis qu'en sortant ses soupçons
ét.iicat presque écarlés par la couioii.suco i.i:pajsiblc que j'avais gardée,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
27
Je (lesccndis au salon, je tléjcuiiiiiJ, et causant aimablement avec la dame
(le la maison, je lui demandai si l'on avait des soupçons sur le meurtrier.
Après quoi, ;e m'occupai des allaires qui réclainaieiit mon atiention.
» (jua:i(l je rentrai à l'iiôlcl, j'eus un nouvel interrogatoire à subir de la
pan de mon bôle. » M. Beauchamp, me dit-il, quelle est votre profession? —
Avocat, monsieur. —Ne m'avez-\otis pas dit que vous habitez le conilîidc
Simpson?— Oui, monsieur. Eles-vous marié? Oui, monsieur. — Qui
avez-vous épousé, M. Beaudiamp ? — iMiss Anna Cook, monsieur. » Je vis,
il CCS mots, sa face déjà rembrunie devenir plus sombre e:icore. J'a\ais
bien deviné que c'était là le point dont il voidail s'assurer; niaisj'avais ré-
pondu à SCS impcrliiientcs inquisitions avec la bonlioinie la plus grande ,
couime si cela avait été une conversation toute naturelle. J'annonçai de
même mo.n inleiilion de me remettre en route, et je sortis de Francfort
sans nouvel incident.
» A deux ou trois milles de la ville, je m'aperçus que j'avais oublié dans
ma chambre mon mouchoir de poche, et me rappelant que, quelques jours
auparavant, j'avais saigné au nez dans ce mouchoir, j'entrevis de quelles
inductions celle découverte pouvait être l'objet pour des esprits prévenus.
Je fus tenté de retourner sur mes pas pour chercher ce mouchoir ; mais
je réiléchis que c'était appeler sur lid l'aUcution qui peut-être ne s'y fixe-
rait pas. Je continuai mon chemin.
.1 Dans la soirée du quatrième jour, j'arrivai à la maison. Mon retour
n'avait pas dépassé de quinze minutes l'époque que j'avais fixée à ma
femuîc. Klle se promenait sur le chemin par lequel je devais venir, et était
da:is une gran;lc anxiété. D'aussi loin que je la vis seule, j'agitai en l'air
un petit drapeau en signe de victoire. Elle courut à ma rencontre et se
prosterna de\ant moi. Elle versa un torrent de larmes, et remercia le
fiel qui l'avait cnlin vengée de toutes les misères qu'un félon avait
répandues sur elle et sur sa famille. Entourant mes genoux de ses
mains, elle appela sur moi la bénédiction de son père , de ses frère
et sœur morts, les priant d'être mes intercesseurs dans le ciel auprès
de la divinité juste, et de me préserver de toute peine pour la légitime
action que je venais d'accomplir. Alors, se levant tout en pleurs : « Eles-
vous sain et sauf, mon époux? » me dit-elle. Je l'assurai que, désormais,
j'étaiî au dessus de tout ce que les hommes pourraient me faire, puisque
celui qui l'avait outragée était cnlin puni par moi. J'étais convaincu, ce-
pendant, qu'on devait être à ma poursuite, et je m'attendais à voir arriver
les wa'.cluncn dans la nuit même. D'abord, ma femme et moi, nous lûmes
d'avis de nous défendre, au besoin, et de cherchera sortir des Etals Unis.
Mais le lendemain, je pris la résoluiion de plutôt mourir eue de quitter
mon pays. 11 n'y avait pas la plus petite preuve contre moi, et je me déci-
dai à supporter tranquillement toutes les investigations possibles. »
Eeauchanip, en ellet, ne tarda pas à être arrêté. Il se livra aux agens
judiciaires sans diiliculté, à la condition toutefois qu'ils lui laisseraient
sni couteau -poignard , et que , prisonnier sur parole , il voyagerait
avec eux en pleine liberté. Ces conditions accordées, il reçut ses liô:es
très cordialement. Après s'être rafraîchis, les alguazils lui dirent qu'on
avait pris la mesure des souliers de l'assassin, qui s'était enfui à travers le
jardin et y a\ait laissé l'empreinte de ses pas. Après celte annonce prépa-
ratoire, ils lui demandèrent très poliment à prendre la mesure de ses sou-
liers. « Cela me plut inliniment, dit Beauchamp, parce que j'étais sûr que
les empreintes du jardin n'étaient pas les mieinies. liais quel fut mon ef-
froi, quand je vis que mon soulier répondait exactement à la mesure que
ces messieurs lui comparaiciu. " C'est bien cela ! c'cstbien cela ! » s'écriè-
rent ils avec une joie qui n était pas d'une très parfaite révérence. i\!ais
comme ils in'assurirent que les cmprcinles originales avaient été conser-
vées bien intactes sur le sol du jardin, j'en appelai avec conliancc à un
plus fidèle examen. «
11 se mil en chemin avec ses compagnons judiciaires. Ceux-ci avaient
sur eux le mouchoir laissé par Beauchamp dans l'auberge de Francfort ;
mais ils ne le lui montrèrent qu'après qu'ils furent en route, en lui disant
que ce mouchoir avait été trouvé devant la porte du colonel Sharp. Cette
inexactitude éloniia Beauchamp; mais il fui encore plus étonné, quand il
apprit (jue la famille Sharp cl la législalure du Kentucky fourniraient des
iniiices contre le meurtrier, et qite le porteur de son mouchoir avait juré
l'avoir trouvé devant l'escalier du colonel Sharp. Il coaiprit, dès lors,
qu'il avait à craindre plus que la vérité même dans la lutte qu'il aurait ù
sotileuir !
<i l.e nu)udioir étant le mien, dil-il, je vis quel danger il y avait pour
moi à ce (pu< (|uelquesuns de mes voisins le reconnussent, après le faux
serment de celui qui l'avait livré à la justice. Je rêvai donc au moyen de
m'en emparer. Mes gardiens aimaient beaucoup à boire. Le second jour
de noire voyage, nous nous arrêtâmes dans une auberge pour y passer la
mrl. Nous soiipàmes, puis on parla de se coucher. 11 y avait dans la cham-
bre deux lits seulement, l'un pom- nu)!, l'antre p )in- ('eux de mes gariliens
qui devaient se reposer, tandis (puileursciimpagnons veilleraient sur moi.
Ce soir-l.i, j'amusai mes partners par une foule de facéties, a!in de les
faire doimir plus lard, mais vite et prol'oiulénîcm. Après le souper, je
leur avais deiiiaiulé à voir le mouchoir. Ils me le d iniièren', et en l'exami-
liant, je renu'rciai hautement le ciel de ce qu'il avait permis que celle
pièce iaiporlante lui trouvi e.
» .le dis (pie ce mouclioir ferait mon saUil, parce qu'il mettrait à même
de découvrir le vrai coiipalile, et je le leur remis, en les priant de le gar-
tler bien soiiiueiiseuicnl. Je reuunjuai quel l'ut celui qui lo prii et le niit
dans sa poche. Je fus pour celui-là plein de prévenances : et, comme il
devait coucher, lui troisième, sur un lit de camp, je l'invitai à partager
le mien. 11 accepta de grand cœur, et je le vis mettre sur une chaise, au
pied du lit, son habit, dans la poche duquel était le mouchoir. Avant
de me coucher, je me promenai de long en large dans la chambre, et,
en passant pri'S de la chaise , j'en ôlai , sans aiïeclation , l'habit que je
jetai sur le lit. Puis je me préparai à me coucher. Mais je me plaignis
du froid , et , disant que j'étais fort frileux , je demandai mon manteau et
pi lai qu'on fit un meilleur feu. J'étendis mon manteau sur le lit . par des-
sus riiabil que j'y avais jeté, et, dans cette opération, j'enlevai le mou-
choir de la poche de ce dernier. Je me plaignis de nouveau du froid,
pour avoir un prétexte d'aller tisonner le feu. Il y avait un de mes gar-
diens qui se tenait appuyé latéralement contre un des chambranles de la
cheminée, le dos tourné au feu. Je m'assis sur un escabeau de bois entre
lui et le foyer. Deux autres gardiens veillaient aussi ; mais l'un d'eux avait
lellementbu qu'il sommeillait malgré lui sur sa chaise. Je profitai du moa'.ent
où le troisième avait les yeux délournés, pom' prendre le mouchoir, que
j'avais glirsé dans mon pantalon, et pour le jeter au feu, en le couvrant
d'un énorme morceau de bois. Il fut consumé en un iiislant. ■>
Plus tard, quand le mouchoir ne se retrouva plus, Beauchamp fil faire
à ses gardiens mille recherches à lasser la patience la plus robuste, et finit
par accuser ses ennemis d'avoir détruit cette pièce , parce qu'elle devait
être une preuve éclatante de son innocence, liais tant d'adresse et de pré-
sence d'esprit ne devaient pas le sauver.
lùi premier lieu, cependant, les choses toui'nèrent comme il l'avait pré-
vu. Les démocrates crièrent que le meurtre de Sharp était une vengeance
politique , que le colonel élail tombé martyr de son dévoûment aux inté-
réls populaires. La famille du colonel, et surfout son frère, ne parta-
geaient pas cette pensée ; mais l'amour-propre l'emporta en eux sur l'a-
mour même de la vengeance, et ils préférèrent laisser croire que le chef
de leur famille était mort victime d'une cause sainte, plutôt que d'avouer
qu'il avait porté la peine d'un crime honteux. Mais, de leur côté, les vshigs
repoussèrent l'accusaiion que leurs adversaires voulaient faire peser sur
eux; leur intérêt était de démonlrer que le crime était une vengeance
peisonnelle, et ils exluuiièrcnt de la vie passée du colonel l'histoire de h
séduction, qui avait pu et dû allii'er un tel cliàlimeut sur la tète du cou-
pable.
Leurs efl'orls de défense étaient autant d'accusations qui retombaient,
de toute leur logique, sur Beauchamp, et celui-ci, qui était whig de cœur,
et (pii avait co.iiplé sur l'appui deswhigs, se trouva dénoncé et pom'suivi
indirectement par eux ! Daiis celte lutte ardente des passions opposées, la
famille Sharp fut conlrainle d'en revenir à Beauchamp ; mais elle chercha,
étant forcée d'accepter l'homme, à recouvrir et ù mastpier d'une haino
politique la haine privée de l'époux d'Anna Cook. On stipendia de fau^
lé.r.oiiis, et Beauchamp fut convaincu, par leurs dépositions, d'avoir coils-
piré , par inimitié politique, la mort du colonel Sharp. Cette affaire fui
un amas monstrueux de pm-jures et d'impudeurs judiciaires. Beauchamp,
pourtant, eût probablement échappé à celle redouiid)le conjuration du
mensonge, si un tra'tre, dévoué en apparence , n'avait su arracher à sa
femme éplorée un billet secret qui, livré à la justice, devint la peiie de
l'accusé.
Quand il fut condamné, Beauchamp se leva et dit à ses juges : <• Vous
avez accompli la plus grande iniquité légale cpiise puisse ouïr "sous le ciel;
votre arrêt n'est qu'un tissu d'erreurs, comme les dépositions de mes ac-
cusateurs n'ont été qu'un tissu de mensonges; vous êtes des assa&sins
devant la loi , et ponrtaiii, lendez-en grâce" au ciel , vous èies des juges
devant sa justice ; car il est vrai que je suis coupable. Mais je demando
qu'il soii sursis à mon exécution jusqu'à ce que j'aie pu laisser à la terre
ma confession écrite, et démontrer comment un criminel a pu êire inique-
ment condamné, et tomber martyr des lois des hommes, quand il était
coupable seulement devant celles de Dieu. »
Immédiatement aines la condamnation de Beauchamp, sa femme avait
demandé à être enfermée auprès de lui. Décidée à mourir avec celui qui
mourait pour elle, elle lui montra, en enti ant dans son cachot, du poL-^on
et un poignard. Après que cette étonnante femme eut Iracé ses adieux au
momie dans une pièce de vers, admirable de force cl de sombre poésie
elle et Beauchami) se partagèrent le poison, demandèrent par écrit à étr
ensevelis dans le même cercueil, se mirent en prières, et attendirent
mort, en se tenant dans les bras l'un de l'autre. Deux fois la mort irom
leur attente, deux fois le poison vit éinousser sa force par ces natures p
fortes (pie lui. Aloi-s Anna Cook, l'intrépide Anna Cook, se leva de >an
de doideur, prit son poignard, et le donna à Beauchamp qui se frap|Ki
premier. A peine l'arme avait-elle pénéU'é dans le sein de reluici, qu'Ann
l'arracha avec enthousiasme et à son tour se frapixi mortellement.
L'heure du supplice approchait. Beanchainp fut trouvé par ses geôliers
baigné dans son sang, mais vivant encore. On se hâta de le iransinirier à
r(H"hafaml. Avant d'y monter, il exigea qu'on lui fit voir une dernière fois
.sa femme agonisante. Conduit près d'elle, il lui prit la main, rherclw K^s
dernières pulsations de son cauir. et, entouré des femmes (|ui fon.loient
en larmes, il dit : « Adieu, enfant du malheur! Tu es i.-.ainlenaiil à l'abri
de la langue des médians. Pour loi j'ai vécu, iwar loi je meurs- Au re-
voir! ■> lireaibiassa, cl fut porté sur l'érhafauil, oii il mourut avec uu
Sioîcismc qui glaça d'adaiiratioii loiis les assisians. F. G.Vt li. \ n het.
. " * [Ço-inicr des E!ols-lii!i.\
28
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
ROIS D'ECOSSE.
IFpessasent de rSaisîoEpc cîes Stsiart»,
Si l'on étudie l'histoire des règnes de Jacques IV et do Jacques V, les
plus heureux des Stuarts qui ont gouverné l'Érosse, on reconnailra qu elle
renferme le nœud de toute l'histoire de ce pays. A cette époque, en ellct,
les querelles religieuses viennent se joindre aux causes perpétuelles de
trouble et de guerre civUe qui existaient déjà dans les rivalités des gran-
des familles de l'F.cosse. Les rapports entre ce royaume et l'Angleterre
deviennent plus fréquens ; l'intervenlion de la France et les guerres de
Ironlières rendent chaque jour plus profonde la haine mutuelle des deux
nations britanniques, dont la réunion prochaine est préparée toutefois paj
des alliances ou des mariages. L'infortunée iMarie Stuait, (ille deJacqucsV
fut riiéritièie de tous les malheurs que les règnes de son père et de son
grand-père avaient légués à l'avenir.
Le règne de l'avare et timide Jacques III finit, comme on sait, par
une bataille. Les bords du midi de l'Ecosse s'étaient soulevés con-
tre lui : l'insurrection avait fait de rapides progrès, et lorsque le roi en
apprit la nouvelle, tous les confédérés étaient dtjà en armes. Comme il n'y
avait après lui que deux choses que le roi aimât au monde, son (ils et son
trésor, qu'on appelait la caisse noire, il songea d'abord à la sûreté de
tous deux. Le jeune prince fut enfermé dans le chriteau de Stirling qui ,
à moins de trahison, était imprenable, et la caisse noire enterrée dans les
caves du château d'Edimbourg. Ces deux objets hors de toute atteinte, le
roi se retiia promptement vers le nord , où il fit un appel à sa noblesse.
Comme il y avait toujours eu rivalité et mcuie haine entre les comtes du
nord et ceux du midi , les partisans ne lui manquèrent point, et bientôt il
eut autour de lui les lords Lindsay de Bircs, de Graham et Mentheilh, et
les comtes de Crawford et de Huntly, d'Atuol et d'Erskine, avec près de
trente mille hommes.
La vue de cette belle armée rassura un peu Jacques, qui, cédant alors
aux oncouragemens de lord Lindsay de Dires, se décida à maicher à l'en-
nemi. Sur la route et en passant par Fife, le roi s'arrêta pour aller rendre
visite au vieux comte de Douglas, qui s'était faii moine dans l'abbaye de
Lindores. 11 lui offrit de lui rendre non-seulement son rang et ses tiu-es,
mais encore son amitié , s'il voulait se mettre à la tête de son armée , et
faire , en employant le prestige de son nom , un appel à ses vassaux qui
se trouvaient presque tous dans les rangs des rebelles. Mais les pensées
du vieux comte avaient déjà doucement passé des choses de la terre aux
choses du ciel ; alors, secouant la tète comme c'était son habitude : — Ah !
sire, dit-il, votre grâce nous a tenus si long-temps sous clé, sa caisse noire
et moi, que nous ne pouvons plus liù être ni l'un ni l'autre bons à rien.
— Le roi redoubla ses instances ; mais tout fut inutile, et force lui fut de
continuer sa route sans ce renfort sur lequel il avait compté. Enfin, à
deux lieues du champ de bataille de Banuockburn, où son ancêtre ma-
ternel Robert Uruce avait si glorieusement vaincu les Anglais, le roi joi-
gnit l'ennemi. A la première vue, il fut facile à Jacques de s'assurer que
son armée était d'un tiers supérieure à celle des rebelles, ce qui aug-
menta encore sa confiance, si bien qu'il doima pour le lendemain l'ordre
d'engager la bataille.
Le lendemain au point du jour toutes les dispositions furent prises et
l'armée divisée en trois grands corps : dix mille montagnards sous le
commandement de lluntly et d'Athol s'avancèrent à l'avant-garde ; dix
mille soldats des comtés de l'ouest formèrent le centre sous les ordres
d'Erskine, de Graham et de Mentheilh; enfin le roi se rangea au milieu
de l'arrièregarde, tandis que Lord David Lindsay soutenait la droite et
Graham la gauche.
Au moment où ces dispositions venaient d'être prises, lord Lindsay
s'avança vers le roi, conduisant par la bride un superbe cheval giis, et,
s'agenouillant devant son souverain : « Sire, lui dit-il, prenez ce noble
anilnal comme un don de l'un de vos plus fidèles serviteurs; car, pourvu
que vous puissiez vous tenir en selle, soit que vous le poussiez à l'euuemi,
soit que vous soyez forcé de battre en retraite, il devancera tout autre
coursier d'Ecosse ou d'Angleterre.
Le roi, tout en regrettant d'être si mauvais écuyer, remercia Lindsay du
précieux don qu'il lui faisait, et descendant de son poney, monta siu- le
))eau cheval dont on lui avait vanté la vitesse : il en profita aussitôt pour
aller observer, du haut d'une éminence, les dispositions de l'ennemi; il y
arriva comme les Anglais se mettaient en mouvement.
Alors son étonnement fut extrême , car il vit que les ennemis s'avan-
çaient sous sa ])ropre bannière ; il se retourna, regardant autour de lui, et
croyant qu'il faisait un rêve; mais tout à coup une idée terrible lui traversa
l'esprit, son fils marchait avec les rebelles.
En cllèt. Homes Angus et Bottwell s'étaient présentés devant Stirling, et
avaient sommé le gouverneur de leur remettre le prince héréditaire, ce
que celui ci, qui leur était dévoué secrètement, avait fait sans résistance :
ils s'avanc aient donc lionceau contre lion, fils contre père.
A celte vue, le pauvre père sentit le peu de courage qu'il avait repris
l'abandonner tout-à-fait ; il se rappela la prédiction des sorciers au comte
de Mai-, qui portait que le roi mourrait de la main de son plus proche, et
Ja prophétie de l'astrologue ù lui-même, qui disait qu'un lion U'écossc se-
rait étranglé par son lionceau ; alors, comme ceux qui l'accompagnaient le
virent pâlir atlieusement à celte pensée, sentant bien que le roi serait pour
eux une gêne bien plutôt qu'mie aide, ils l'invitèrent à se retirer ; et le roi
retourna à l'arrière-gaide : en ce moment la bataille s'engagea.
Ce furent les Homes et les Hepburns qui portèrent les premiers coups.
Ils chargèrent l'avant-garde de l'armée royale qui, composée eiUièroment j
de montagnards , les reçut à coups de (lèches. Les assaillans reculèrent à |
cette nuée de traits qui tombait sur eux plus pressée qu'une grelc d'o- 1
rage; mais en même temps les clans de Liddesdale et d'Aniiatidale, qui |;
avaient des lances plus longues qu'aucun des autres soldats écossais, char- ;
gèrent avec des cris furieux et culbutèrent les troupes qui leur étaient op- '
posées.
En entendant ces cris et en voyant ce désordre, le roi perdit la tête, et
sans savoir ce qu'il faisait, instinctivement, par un mouvement machinal
bien plutôt que raisonné, il tourna le dos à l'ennemi, et cnlonra ses épe-
rons dans le ventre de son cheval. Le noble coursier bondit comme un
cerf, et s'élançant prompt comme l'éclair, il emporta son maître du côté de
Stirling, et prenant le mors aux dents, quelques ellorts que fit Jacques pour
modérer sa fuite , il descendit ventre à terre dans un petit hameau où se
trouvait un moulin nommé Beaton'sMill. Une femme en sortait une cruche
à la main pour puiser de l'eau ; mais voyant un homme couvert d'une ar-
mure complète s'avancer avec une telle rapithté qu'il semblait que son
cheval eut des ailes , elle posa sa cruche à terre et se sauva au moulin.
Celle cruche ellraya le cheval qui, au moment de sauter le ruissaau , l'a-
perçut et fit un écart terrible. A celte secousse ina'tendue, le roi vida les
arçous cl le cheval débarrassé de son cavalier continua sa rouie et traversa
le village, rapide comme une vision.
On coiu-ut au cavalier qiù, meurtri de la violence du coup , s'était éva-
noui dans son arfi^ure, et on le transporta dans le moulin; on le coucha
dans un lit après lui avoir ôté son casque et sa cuirasse. Au bout de quel-
ques inslans, Jacques revint à lui et demanda un prêtre. Voluant savoir h
qui elle avait allàire, la femme du meunier demanda au blessé qui il était.
— Hélas ! répondit celui-ci, ce ma in j'étais encore votre roi ; mais à cette
heure, je ne sais plus ce que je suis. A ces mots, la femme perdit la tète
à son tour, et s'élançant hors de la maison : — Un prêtre pour le roi ! s'é-
crial-clle, un prêtre pour le roi !
— Je suis prêtre, répondit uu inconnu qui passait, conduisez-moi au-
près de lui.
La femme, enchantée d'avoir trouvé si vite celui quelle cherchait , ra-
mena avec empresseaient l'inconnu dans la chambre, et lui montrant le roi
gisant sur le lit, elle se relira dans un coin pour ne pas entendre la con-
fession. L'inconnu alors s'approcha lentement de Jacques , s'agenouilla
avec humilité à son chevet, puis, dans cette posture, il lui demanda s'il
croyait êlre blessé dangereusement.
— Hélas! dit le roi, je ne crois pas mes blessures mortelles, et je crois
qu'avec des soins j'en pourrai encore revenir. Mais ce dont j'ai besoin,
c'est d'un ecclésiastique qui me donne l'absolution de mes péchés.
— Eh bien! reçois-la donc , — répondit l'inconnu en se relevant et en
enfonçant un poignard dans le cœur du roi , qui n'eut que le temps de
dire :' — Jésus, mon Dieu, — et qui expira aussitôt.
Alors l'assassin prit le cadavre sur ses épaules, et sortant de la maison,
puis du village, avant que personne s'y opposât, il disparut, sans que nul
sût jamais qui il était, ni ce qu'il fit du corps.
Cet événement eut lieu le 18 juin l^iSS, au moment même où l'année
royale perdait la bataille , et comme Jaques III venait d'entrer dans sa
trente-sixième année.
Son fils lui succéda sous le nom de Jacques IV.
Si jeune que fût le roi à l'époque de la mort de son père, il n'en comprit
pas moins que l'action qu'on lui avait fait commettre en marchant contre
lui, était une action coupable ; aussi dès qu'il eut atteint sa majorité , fit-il
non seulement cesser à l'instant les poursuites que les nobles coniédérés
avaient intentées aux cliels de l'armée royale, et sous lesquelles le brave
Lyndsay de Bires, le même qui avait doinié à Jacques ill, dans une meil-
leure iuienlion, le cheval qui lui avait été si fatal, avait pensé succomber,
mais encore les rappelât il a la cour et partagca-t-il son affection en por-
tions égales entre ceux qui l'avaient servi et ceux qui avaient servi son
père. Puis voulant faire lui même pénitence de la faute qu'on l'avait forcé
de commettre, il se fit faire une ceinture de fer qu'il porta toujours sur
sa peau, ajoutant chaque année un chaînon à ce gage expiatoire, pour
prouver que loin de perdre le souvenir du malheur qui lui était arrivé,
ce souvenir s'affermissait chaque jour dans sa mémoii-e et dans son es-
prit.
Le nouveau roi était, non-seulement brave, adroit, fort, mais encore
aussi généreux que son père élait avare. H résulta de cette dernière qua-
lité un grand bien pour son règne ; car ayant trouvé dans les caves du
château d'Edimbourg la fameuse cuisse noire , et avec elle une grande
quantité de vaisselle d'or et d'argent, il distribua toutes ces richesses aux
nobles qui l'entouraienl et qui s'étaient ruinés laut pour lui que conlie
lui, et cela sans faire d'autre différence que celle du mérite ; ce qui lui
valut une giande affection parmi les seigr.eurs et une grande popularité
dans la nation.
Il Le seul goût que Jacques IV eût hérité do son père, était le goût de la
marine ; aussi avait il une prédilection toute particulière pour un brave
gentilhomme nommé André Wood , qui, ayant fait son état de combattre
LE MAGASIN' LITTERAIRE.
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sur mer, y avait acquïs une aussi grande réputation qu'avait pu en mé-
riter sur terre pas un des gentilshommes les plus fiers de leurs noms.
Une des causes qui avaient encore altaclié Jacques à sir André Wood ,
c'est que ce di,s;ne capiiaiiie était constamment resté lidèle à son roi , et
que le jour de la bataille Saucliie, il était venu se mettre en rade dans le
Tortli, entre Bannock ot iNinian, et là avait recueilli beaucoup de blessés
de Tarmée royale qu'il avait fait panser avec le plus grand soin et le plus
noble désintéressement. On avait mémo cru pendant ([uelque temps, et
jusqu'au moment où la femme du moulin de lieaton's-.Mill avait raconté ce
qui lui était an ivé, que le roi avait gagné les bâtimens d'Audré Wood et
était parvenu à se sauver.
Deux ans après, une escadre de cinq biîtimens anglais étant entrée dans
Forth et ayant pillé quelques bâtimens écossais, sir André leur courut
sus avec ses deux navires, car jamais il n'en eut davantage, les prit tous
les cinq, et un beau jour, tandis que le roi était ii Leitli, lui amena à son
lever les cinq capitaines prisonniers. Le roi Jacques les envoya aussitôt
à Henri VII en les chargeant de lui dire que les Ecossais savaient se bat-
tre aussi bien sur mer que sur terre. Henri , furieux de ce message déri-
soire, fit venir de Portsmouth, où il était alors, son plus vaillant capitaine
de marine qui se nommait Heptiien lîull, alin qu'il eût à se mettre immé-
diatement en mer, et à punir André Wood de son insolence. Heplhen Bull
obéit, et joignit son rival dans le Forth. Aussitôt le combat commença
avec un tel acharnement des deux côtés que les commandans, ne faisant
pas attention à leurs vaisseaux, les laissèrent entraîner par la marée du
Frith du Forth jusque dans le golfe de Tay. Après douze heures d'abor-
dage, les trois vaisseaux anglais furent pris, et sir André Wood, selon son
habitude, amena trois prisonniers au roi. Alors, il renvoya à Londres l'a-
miral et ses deux compagnons, le chargeant de dire au roi d'Angleterre
que comme il n'avait reçu aucune réponse de lui, il désirait savoir si ses
premiers messagers s étaient acquittés de leur commission. A compter de
ce jour, Henri renonça ii se venger du terrible André Wood, et le roi
ayant ordonné la construction de plusieurs vaisseaux, l'Ecosse commença
à prendre quelque importance maritime.
Vers ce temps il se passa une chose étrange, et qui de nos jours encore
est demeurée un mystère. En IU96, un beau jeune liomme à l'air noble,
âgé de vingt il vingt-deux ans, se préseiua a la tète d'une petite armée de
quinze cents hommes h peu près a la cour du roi Jacques IV, s'annonçant
comme le second lils d'EUouard, qui aurait échappé aux assassinsqui
avaient* étoulfé son frère. Il donna de tels déiails sur sa fuite et sur la
manière dont il avait été accueilli de la duchesse de lîourgogne , dont les
lettres, au reste, coalirmaieut son récit, que le roi d'Ecosse demeura
convaincu qu'il disait la vérité, et comme il lui laisait des oll'res magniliques
s'il parvenait à remonter sur le trône, Jacques n'hésita pas à embrasser sa
cause. En conséquence, il le reçut avec tous les honneurs dus i\ son rang,
et, comme il était devenu amoureux de la fille du comte de Huutly qui pas-
sait pour la plus belle femme d'Ecosse , et que celle-ci paraissait répondre
h son amour, il la demanda au comte pour le lutur roi , ne voulant point
qu'aucun autre que lui se chargeât de la dot.
Ce mariage conclu, le prétendu duc d'Vorck rappela à Jacques la pro-
messe qu'il Fui avait faite de l'aidera reconquérir son royaume, prétendant
qu'il peine entrerait-il en Angleterre, que tous les partisans de son père
se lèveraient pour lui. Jacques pénétra donc avec lui dans le Nordium-
berlaud; mais au grand désappointement du roi d'Ecosse et de son pro-
tégé, les proclauialions qu'ils répandii'ent avec profusion ne produisirent
pas le plus petit ellet. Ce fut une leçon pour Jacques, qui, jugeant une
plus lointaine agression inutile et même dangereuse, invita le prétendant à
se retirer avec lui, et à venir vivre lianquillemcut en Ecosse, où il lui
olïrit il sa cour une position convenable. Conliant comme on l'est à son
âge, le jeune homme refusa, et s'étant rendu en Cornouailles, tenta une
nouvelle excursion dans laquelle ii fut pris, conduit à Londres et jugé. H
partit ressortir du procès que le prétendu lils d'Edouard n'étjil (pi'un
aventurier llamaiid, nommé l'erkins VVarbcck, qui avait été dressé par la
duchesse de Bourgogne à jouer le rôle de prétendant. Condamné à mort,
il fut exécuté il Tyburn. Mais malgré cette explication et le supplice qui
l'avait suivie, beaucoup continuèrent de penser que ce malhcurcuv jeune
homme était bien réellement le duc d'York.
Quant il Catherine Gordon, sa femme, à qui sa beauté avait fait donner,
en Angleterre, le nom de la lïose-Blanche d'Ecosse, Henri VII lui accorda
une pension et la plaça sons la protection spéciale de la reine.
Cepeiulaut Henri VII moulant sur un trône ensanglanté, régnant sur un
peuple tout ému encore (/es guerres civiles, avait besoin de tranquillité:
il sollicita de Jacques IV luic Irève de sept ans qui fut accordée : ces pre-
mières négociations en amenèrent d'autres plus iiujiorlaules encore. I.c
roi d'ICcosse était ii marier: Henri VII avait une fille charmante (pi'on ap-
pelait la princesse Margueiite : il lit comprendre ;i Jar(pies (pi'il désirait
non pas une Irève monieutanée, mais une paix durable; non pas un pacte
de voisin, mais une alliance de famille : lollre était trop avantageuse pour
(|ue Jacques la refusât ; cette union fut arrêtée, et le comte de .'^urrey fut
chargé de coniluire la princesse Marguerite ii sou futur é|)oux.
Ce fut grâce il ce mariage que, cent ans après, Jacques VI d'Ecosse de-
vint Jacques 1" d'Angleterre, et réunit sur son front la couronne de Marie
Stuart et celle d'i;iisabetli.
I e roi alla au ilevaiii de sa liaiicée jusqu'à l'abbaye de Newc.islle, située
à deux lieues à peu près d'Edimbourg; il était à cheval, magiiifiqueincnt
vêtu d'un pourpoint de velours cramoisi brodé d'or, et comme il était
excellent écuyer, ne se servant jamais de l'éliier pour se mettre en selle,
et plein de grâce lorsqu'il y était , dès le premier coup d'œil , il plut beau-
coup à la jeune princesse , qui de son côté fit sur lui une profonde im-
pression. Arrivé à la porte d'Edimbourg, Jacques, pour donnera son peuple
une idée de l'union qui devait régner cuire lui et sa femme, résolut de
fjiie son entrée avec elle, tous deux montés sur le même cheval : mais
comme son coursier à lui était pou habitué à porter double charge, il fit
monter tin gentilhomme de sa suite derrière lui, afin d'essayer comment
cela se [lasserait : cela se passa fort mal pour ce geniilliomme, qui au
bout d'un instant, n'osant se retenir au roi et n'ayant point d'étrier, fut
renversé et se démit l'épaule en tombant. Quant à Jacques, il se félicita
fort d'avoir employé ce moyen de s'assurer de la docilité de son cheval,
et voyant qu'il n'y avait pas moyen de risquer avec une femme ce qu'il
n'avait pu exécuter avec un homme, il monta sur la haquenée de Margue-
rite, et lit son entrée à Edimbourg comme il le desirait, et sans aucun
accident, ce qui fut regardé comme d'un excellent augure.
En ellet, tout se passa à merveille tant que vécut le roi Henri VII, et
Jacques profila de cet intervalle pour essayer de faire disparaître toute
les traces des vieilles guerres intestines qui, durant longues années, avaient
désolé l'Ecosse; mais son beau père étant mort, Henvi VIII monta sur le
trône, et son premier acte, qui fut le refus de payer à Jacques IV un legs
que le père de Marguerite avait fait en mourant à sa fille, prouva que les
relations ne demeureraient pas longtemps bonnes cutre les deax bcauv-
frères.
Louis XII , dont la politique était intéressée à luie rupture entre l'Ecosse
et l'Angleterre, n'eut pas plus tôt appris les causes naissantes de discorde
entre les deux royaumes, qu'il s'empressa de répandre l'or parmi les con-
seillers et les favoris de Jacques, lui fdisaiit comprendre qu'au moment où
Henri VHl menaçait la France d'une nouvelle invasion, il achèterait sans
marchander, et au prix qui serait fixé par Jacques lui même, l'alliance de
l'Ecosse. Jacques ne s'engagea à rien ; mais il ne put s'empecher de com-
parer la dillérence des procédés, et la comparaison ne fut pas en faveur
de son beau frère.
Sur ces entrefaites, une nouvelle source de démêlés surgit entre les
deux voisins. Jacques, comme nous l'avons dit, avait donné "une grande
extension à sa marine qui se composait de seize bâtimens de guerre, ou-
tre le grand Mich"t, qui était, disait-on, le plus beau vaisseau qui eût ja-
mais été construit. Or, il arriva que, malgré cct;e force imposante, le roi
de iortugal refusa de faire satisfaction à un brave marin écossais dont le
bâtiment avait été en I-'iTG pillé par des Portugais; mais comme ce marin
avait trois fils, tous trois gens de cœur et de résolution, ils vinrent deman-
der au roi, pour toute indemnité, des lettres de représailles qui les auto-
risassent à courir sus à tous les bâtimens portugais qu'ils pourraient ren-
contrer. Jacques leur accorda cette permission, et équijiant deux vaisseaux
dont l'un s'appelait le Lion, et l'autre laJenny Pirccn, ils commencè-
rent à croiser dans la Manche sous le commandement de leur frère aine
que l'on nommait André Barton, et qui était un des corsaires les plus dé-
terminés de l'époque.
Les vaisseaux portugais étaient rares dans la Manche où leurs alTaires
les appelaient peu souvent, de sorte qu'André Barton n'aurait pas fait ses
frais si de temps en temps il ne s'était pas retiré sur les va'sseaux de sa
grâce le roi de la Grande Bretagne, infraction sur laquelle Jacques fermait
paternellement les yeux ; mais il n'en était pas de même de Henri VHI, et
comme il pensa que toute plainte à son beau frère serait probablement
inutile, il résolut de se faire justice lui-même ; en conséquence, il fit é(|ui-
per SCS deux plus forts vaisseaux de guerre, leur donna pour capitaines
les deux lils du comte de Surrey , que l'on appelait l'un lord Thomas, et
l'autre sir Edouard Howard, et les lâcha à la poursuite de Barton, en leur
ordonnant de le lui amener mort ou vif. Les deux jeunes gens , enchan-
tés de celte occasion de faire leurs preuves , prirent pour guide le capi-
taine d'un bâtiment marchand que Barton avait pillé la veille et qui les
contluisii vers les dunes où ils l'aperçHrent de loin croisam avec ses deux
vaisseaux; alors, afin de tromper Barton par une apparence pacifique,
ils hissèrent une branche de saule à leurs màLs. ainsi qu'avaient l'habiiailc
de le faire les vaisseaux marchands. C'étaient là de ces pasillons comme
les aimait lîarton , quoiqu'il eût prouvé vingt fois qu'il ne rifloutaii aucu-
nement de rencontrer les autres. Aussi, dès qu'il les aperçut, lil-il force
de voiles sur eux, leur criant d'amener dès qu'il fut à portée d'ciie en-
tendu. Mais alors les deux vaisseaux dépouillèrent loulàcoup leui-sapp.i
rences pacifiques ; au lieu de la branche de saule app.irut le pavillon roj.ii
de II draude-lîretague, avec ses léopards et ses lloiirs de h s. et une de-
charge de toute l'artillerie des deux vaisseaux répondit par dos messages
de mort à l'insolente invitation qui lui avait été l'aile.
Barton reconnut aloi-s qu'il avait alïairf à tout autre gibier qu'il n'a-
vait cru d'abord, et qu'en comptant faire lever un ilaim. il avait réveillé
un lion ; mais il était trop bon chasseur pour s'inquiéter d'une p.ireille mé-
prise, et s'élançani sur le gaillard d'arrière, il commeuça h dunner ses or-
dres et à encourager ses gens comme il avait liabil '.de de le faiiv, non
seulement par des paroles, mais encore pardc^ ariioiis. s'oxposan! do près
comme de loin à tous les coups dos ennemis à qui il était facile do le ro-
coiinaiiro, grâce à sa belle cuirasse ilc .Milan ot nu silllel d'or qui pemKùt
à son cou.
Le combat fui terrible ; Anglais cl Ecossais saraicut qu'ils combattaient
•BO
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
pour la vie, et qu'ils n'avaient pas de quartier à alteiidre les uns des au-
tres ; aussi des deux paits se niainlenaient-ils avec un courage égal, quoi-
ique grâce à une macliiue de son invention, qui se composait d'une poutre
qui reloinbait de la liauteur de ses vergues sur le pont ennemi , chaque
fois que les Anglais tentaient l'ahordage, et qui se mettait en œuvre par
un seul iiomineuionté sur le grand luàt, lîarion a\ait un avantage réel sur
ses adversaires. Bicntùt celle macliine fatale causa un si grand tort au
vaisseau que montait lord Thomas Howard, qu'appelant près de lui un
nommé Ilustler, du comté d'York, qui passait pour un des meilleurs ar-
chers de son temps, il lui ordonna d'abattre à coups de (lèches noii scu-
lenieiit l'homme qui faisait pour le moment mouvoir la machine, mais en-
core tous ceux qui essaieraient d"y monter après lui.
Hustler soutint sa réputation ; au premier coup, l'homaie place au som-
met du mât, atteint au milieu de la poitrine, étendit les bras, et se ren-
V crsant en arrière, tomba la tcte la première sur le pont ; deirs autres liù
succédèrent qui eurent le même sort; puis, comme personne n'osait phis
se hasarder ;> ce poste périlleux , André Barton s'élança lui-même pour
mettre la mathine en mouvement.
— riustler, cria lord Thomas à l'archer, voilà le moment de viser juste
ou jamais; — plein ta toque de pièces d'or ou la corde, c'est à choisir.
— Milord, répondit larchcr, l'homme ne peut faire que de son mieux, et
malheureusement je n'ai plus que deux (lèches. — Je n'en essaierai pas
moins de faire ce que vous me demandez, par obéissance pour votre sei-
gneurie.
A peine avait-il achevé ces paroles, que la première (lècîie, rapide com-
me 1 éclair, partait en silllant et allait s'émousser sur la cuirasse d'An-
dré liarton , qui ne fit pas plus attention à ce coup que si une guêpe
avait essayé de le piquer, et continua de monter vers la fatale machine ,
qui, mise de nouveau en mouvement par une main forte et habile, rcn-
vei^ia du premier coup cinq ou sLx hommes à bord du bâtiment de lord
Thomas.
— Misérable!. s'écria lord Thomas, vois ce que ta malatlressc nous
vaut.
— Ce n'est point ma maladresse , uùlord , répondit Ilustler ; votre sei-
gneurie a pu voir la llèche rebondir sur sa cuirasse ; si c'eût été une cotte
(le mailles, ou une Jacques, il eût été traversé de part en part, liais,
comme dit le proverbe, un bon archer ne doit désespérer de rien tant
qu'il lui reste une (lèche, et nous allons voir à tirer le meilleur parti pos-
sible de celle-ci.
Alors Ilustler, sachant quel jeu il jouait, prit toutes ses 'précautions
pour gagner, posa sa llèche sur son arc en s'assurant qu'elle et ait bien
au milieu de la corde, puis s'all'erinissant sur ses deux pieds , il demeura
immobile comme une statue de bronze, tirant à lui la corde d'un mouve-
ment lent et égal, jusqu'il ce qu'elle fût ramenée presque derrière sa tète ;
alors, prolitant du moment où Barton levait le bras, il lâcha la corde ; la
flèche partit si rapide qu'à peine put-on la suivre, et alla s'enfoncer jus-
qu'à l'empennure sous l'aisselle du corsaire.
— Continuez de vous battre, enfans, cria Barton, je siUs blessé ; mais je
ne suis pas mort; je vais boire un verre de vin, et je remonte; si je tar-
dais, faites-vous tuer plutôt que de vous rendre.
Le combat continua des deux côtés avec une rage égale : de temps en
temps on entendait de l'intérieur du navire le silllct d'or d'André Barton ,
et à chaque fois qu'il entendait ce bruit qui lui indiquait que son capitaine
vivait encore, l'équipage poussait de grands cris et reprenait courage. En-
fin le silllet ne se (it plus cntenche qu'en s'affaiblissant et à de longs inter-
valles, puis il cessa tout-à-fait et les Ecossais comprirent qu'ils n'avaient
plus de chef.
Enellet, les Anglais ayant, après un combat de dix heures, fini par
prendre le Lion à l'abordage, trouvèrent André Barton étendu dans sa
cab.ne, mort et le sifflet entre ses lèvres, afin que son dernier soupir mê-
me ne fût pas perdu.
Jacques, qui aimait tout ce qui était brave, conçut un si vif ressentiment
de cette mort, qu'il en envoya demander satisfaction a Henri VIII. Mais
Ileini VIII répondit qu'André Barton étant tout simplement un pirate , il
s'étonnait que son cousin Jacques s'enquit de lui comme il pourrait faire
d'un capitaine de sa marine loyale : il n'y avait rien à dire à cela, car
c'était la vérité. Jacques lit donc semblant de se contenter de cette ré-
ponse , attendant mie meilleure occasion pour éclater. Celle occasion ne
se fit pas attendre.
Sous le règne de Henri VH, un officier de la maison de Jacques, qui se
nommait sir Uobert Ker de Fairnyherst, avait été envoyé par le roi, dont
il était le favori, comme lord gardien, dans les Marches du centre. La sé-
vérité qu'il déploya aussitôt après sa nomination parut odieuse aux hom-
mes demi-sauvages sur lesquels elle s'exerçait , et trois hommes des com-
tés limin-oplics de l'Angleterre résolurent de l'assassiner. Ce projet fut
exécuté pendant une trêve , de sorte qu'aucune excuse ne pouvar.t être
admise , Jacques exigea de Henri VII que les trois mcurtiiers qui se nom-
maient, l'un Heron-le-Bâtard, parce qu'il était frère naturel de sir Héron
de Ford, l'autre Harhed, et le troisième Lilburn, lui fusseui livrés pour
qu'il fit d'eux à sa volonté. Henri donna aussitôt l'ordre aux commandans
des marches anglaises de s'emparer des trois assassins et de les con-
duire à Edimbourg. Mais Lilburn seul put être pris; Harhed se réfugia en
Anyleierro, où le fils de Robert, qui avait été assassiné, et deux de ses
pai-lisans le suiviient. et, layant joint, le poiâuaidèreut, lui coupèrent la
tête, que le mieux monté des trois attacha à l'arçon de sa selle, et qu'ils
rapportèrent ainsi à Edimbourg, où elle fut exposée pendant près d'ini an
au bout d'une pique.
Quant à Heron'e Bâtard, poursuivi de près par les soldats, il entra
dans une église, où un mort était exposé : comiiie il n'y avait personne
pour garder le cadavre, U le porta dans la sacristie, le cacha dans une
armoire derrière des ornemeiis sacerdotaux, et se recroiivrant du drap
mortuaire , il prit sa place dans le cercueil ; les soldats entrèrent à l'é-
glise; mais ils ne liouvèrcnt ni le mort ni le vivant. L'heure de l'enterre-
ment arrivée , les parens du mort se rassemblèrent , le curé vint dire sa
messe, que Héron leBàtard écoala sans souiller, et les porteurs, le char-
geant sur leurs épaules, traversèrent avec lui, précédés des prêtres et des
enfans de cœur, et suivis de tous les amis du défunt, le village d'un bout
jusqu'à l'antre; enfin arrivé près de la fusse et au moment où on levait le
drap mortuaire pour clouer le couvercle du cercueil , Héron se dressa
toutà-coup sur ses pieds, sauta par dessus la fosse, culbuta ceux qui l'en-
touraient, enjamba le mur qui fermait le cimetière, traversa une petite ri-
vière à la nage, et sautant sur un cheval qui paissait dans une prairie, il
gagna les montagnes où il disparut.
Henri Vil, qui tenait à conserver ses bonnes relations avec Jacques,
prit Héron de Ford à la place de Heron-loBâtard, et l'envoya à Jacques IV ,
qui le lit enfermer dans une prison où il resta pendant près de six ans ,
expiant des torts qui n'étaient pas les siens.
A l'avènement nu trône de Hemi Vlll , la femme de Héron de Ford ,
qui était une des plus belles femmes de l'Angleterre, alla se jeter aux pieds
du roi et lui demanda d'intercéder auprès de son beau-frère pour en ob-
tenir la hborté de son mari. Henri VHl écrivit; mais Jacques ne lit d'au-
tre réponse que celle-ci : Troc pour troc, voulant dire par là qu'on n'a-
vait qu'à lui envoyer Hcron-le-Bâlard, et qu'alors il renverrait, lui, Héron
de Ford; mais il n'était pas au pouvoir de Henri lui nii^me d'accomplir ce
que demandait Jacques : Heron-le-Bâtard, quoique faisant de temps en
temps des excursions en Ecosse, se retirait dans les montagnes, où nul ne
se souciait de l'aller chercher.
Les choses en étaient arrivées à ce point entre les deux rois voisins, lors-
que Jaccpies VI reçut un message de France. Louis XII avait appris que
Henri Vlll préparait une descente à Calais, et li reppelait à Jacques la
sainte et antique alliance qui avait toujours uni les deirx ro^ aimies. De son
côté, Anne de Bretagne, qui était une des plus belles princesses que l'on
put voir, écrivait de sa propre main à Jacques IV , lui envoyant une bague
magnifique, l'autorisant à prendre le titre de son chevalier, et le conju-
rant de faire, pour l'amour d'elle, trois milles sur le territoire anglais.
Jacques était aventureux comme un pair du roi Arthur. Ce message le
détermina à une guerre à laquelle il songeait dr-jà sans doute depuis long-
temps, et profitant du moment où le roi Henri était en France, où il fai-
sait le siège de Théroucnne, il lui fit dénoncer les hostilités par son pre-
mier héraut , et, malgré les avis de ses plus sages conseillers , il résolut
d'envahir lui-même l'Angleterre.
Cette guerre parut à tout le monde non seulement une faute, mais
encore une folie. Le parlement lui même s'y opposa d'abord ; mais comme
Jacques insista, et qu'il était fort aimé, le parlement céda, cl le roi
ordonna à tous les barons de son royaume de se trouver le 5 août suivant
dans la plaine de Borough-lloor, rendez-vous ordinaire des armemeus
écossais.
Jamais guerre n'avait été entreprise sous de plus funestes auspices ;
mais Jacques méprisa les présages comme il a\ait méprisé les conseils :
ils étaient cependant clairs et terribles. Pendant plusieurs nuits on enten-
dit une voix qui partait de la croLx d'Edimbourg, quoiqu'on ne \ il personne,
et qui sommait le l'oi cl les principaux seigneurs, par leurs noms et leurs
titres, dans quarante jours de coniparailre au iriliunal de Dieu. I\e vou-
lant pas croire ce qu'on lui rapportait à ce sujet, le roi lui-même dit qu'il
voulait s'approcher pendant la nuit de celle croix, afin d'entendre
l'étrange citation de ses propres oreilles. Mais on lui dit qup c'était inutile,
et qu'il n'avait, à l'heure de minuit, quand tout était calme dans la ville'
qu'à ouvrir les fenêtres de son palais, et qu'il entendrait ce qu'il désirait
entendre. En effet, le même soir, à l'heure dite. Jacques ouvrit sa fenêtre,
et quoiqu'il y eût un demi-quart de lieue du château à la croix d'Edim-
bourg, le roi ne perdit pas, tant la voix était forte et suinaturellc, une pa-
role de la menace qui lui était faite.
Mais ce ne fut pas tout encore : un jour qu'il écoutait la messe dans l'é-
glise de Lichlingow, un vieillard à la taille majestueuse, vêtu d'une lon-
gue robe bleue nouée par une ceinture, ayant des sandales aux pieds et de
longs cheveux dorés qui lui retombaient sur les épaules, parut lout-àcoiip
derrière l'autel, et s'avançant d'un pas lent et solennel vers le roi :
<. Jacques, lui dit-d, je suis l'évangêlisie Jean, et je viens au nom de la
vierge Marie, qui a pour toi une affection toute particulière, te défendre
d'entreprendre la guerre que tu médites, atlendu que loi ni aucun des
seigneurs de ta suite n'en reviendront. F.lle m'a chargé de te dire encore
que lu avais un trop giand amour pour la société des femmes, et que de
là viendraient ta honte et ta confusion. «
Puis, à peine eut-il prononcé ces mots, qu'il s'échappa si subitement
que beaucoup soutinrent qu'il s'était évanuoui comme une fumée et que
c'était véritablemcnl une vision céleste.
De son côté, la reine Marguerite lit auprès de son mari tout ce qu'il
élait humainemenl possible défaire pour quil renonçât à son fatal projet;
LE MAGASIN LITTÉRAIRE
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mais un des principaux traits du caractère des Stuarts est rentéteraent,
et .Uhïjucs possédait ce défaut dans sa plus grande étendue. 11 en résulta
que, sun armée rassemblée au jour dit, il se mit en marche, à la tcle de
trente mille hommes à peu près, et le 22 août 1513, franchit la frontière
d'Angleterre, auprès du cliàteau de ïvviscll.
Ses premiers pas semblèrent démentir les présages : il prit sans coup
férir les places de Korham et de Ward ainsi que le cliàteau de Ford. Mais
là l'atlenJaii, à défaut d'ennemis, une ennemie sur laquelle il n'avait pas
compté : c'était la fenune de Meron de Ford.
Kile vint au-devant de Jacques, lui présenta les clés de son château,
et sans lui parler autrement de son mari, c|ui était toujours prisonnier en
Ecosse, elle l'invita à s'arrêter chez elle, alln qu'elle cfit l'honneur, disait-
elle, (Favoir reçu sous son toit le roi le plus chevaleresque de l'époque.
La comtesse était belle, sa voix douce et séduisante, son invitation pleine
de douces promesses. Jacques oublia la recommandation de saint Jean,
et au lieu de continuer sa course et de s'enlbncer au cœur de l'Angle-
terre, il s'arrêta près de la nouvelle Armide. Pendant ce temps le comte
de Surre)', dont l'enchanteresse suivait les instructions d'accord avec son
propre désir de vengeance, levait une année et s'apjirochait en grande
îiâie accompagné de son fils, lord Thomas Howard, le grand-amiral, le
même qui avait pris le vaisseau de Barton. Jacques, ayant appris sa venue,
marcha au-devant de lui et s'arrêta sur la colline de Flodden, qui lui parut
une bonne posiiton de guerre.
Le comte de Surrey, qui, de son côté, était un brave chevalier, ne crai-
gnait qu'une chose : c'est que les Ecossais ne lui échappassent. Quoique,
s'étaut avancé jusqu'à Wobler, il n'y eût plus que cinq ou si\ milles de
dislance enire les deux années, il lit alors chercher de tous les côtés un
guide qui, moyennant nue bonne récompense, pût conduire l'armée an-
glaise dans les montagnes, de manière à ce qu'en tournant l'armée de Jac-
ques, elle pût prendre position entre les Ecossais et leur pays. Une hem'e
après cette demande faite, un guide se présenta.
C'était un guerrier monté sur un beau clieval, couvert d'une armure
complète, et dont la visière était bai'^sée. Il se présenta devant le comte
de Surrey, et mettant pied à terre, il liéchit un genou et s'offrit de lui
servir de guide dans ces montagnes, qui lui étaient familières, si, de son
côté, le comte voulait bien s'engager à lui accorder le pardon d'tuj crime
dont il s'était rendu coupable. Le comte de Surrey répondit que, poiu-vu
qu'il ne s'agit ni de haute trahison envers le roi d'Angleterre, ni d'ollense
envers une dame, crimes qu'en sa qualité de serviteur fidèle et de cheva-
lier courtois, il ne pardonnerait point, le chevalier inconnu pouvait comp-
ter sur sa parole.
— A Dieu ne plaise ! répondit rinconnu. J'ai seulement aidé à tuer un
Ecossais.
— Si ce n'est que cela , répondit Surrey , lève ton casque, car, avec
l'aide de Dieu, avant qu'ilsoit trois jours, j'espère bien que chacun de
nous aura plus d'un crime du même genre à se reprocher.
Alors le chevalier leva sa visière, et l'on reconnut (leronle-Britard.
C'était une bonne fortime en «n pareil moment. Héron , qui depuis dix
ans habitait en proscrit celte chaîne de montagnes, en connaissait jusqu'aux
moindres sentiers ; aussi le même soir guida-t-il l'armée anglaise par des
chemins sûrs et inconnus, de sorte que le lendemain, qtn était le 29 sep-
tembre 1513, Jacques IV vit rangée en bataille derrière lui l'armée qu'il
attendait en face.
Le roi comprit à l'instant , d'après la marche savante opérée pendant la
nuit , qu'il avait affaire à un adversaire qui savait mieux que lui le chemin
du pays dans lequel il était engajé, et qui, grâce à cette science, pouvait
gagner doux ou trois jours de marche sur son armée, le précéder en Ecosse
et y mettre tout à feu et à sang. Il domia donc l'ordre de marcher aux
Anglais, quoique ce mouvement , en lui faisant quitter une position sûre ,
lui (loiuiût du désavantage.
A peine l'ordie de livrer la bataille fut-il entendu, que les Ecossais, ainsi
qu'ils en avaient l'habitude, mirent le feu à leurs logis, de sorte qu'il s'é-
leva tout à coup une grande llamme , et que comme ils avaient le vent
dans ie dos, il chassa en avant la fumée , qui couvrit aussitôt tout l'espace
(pii séparait les deux armées. Alois l'idée vint au roi Jactpies de profiter
de cette fumée pour surprendre les Anglais au moment où ils s'en doute-
raient le moins, et il ordonna à lord Home , qui commandait l'aile gau-
che, de se mettre aussitôt en marche et d'attaquer. Or, par un hasard
étrange, la même idée était venue à loni Suney, qui avait donné l'ordre à
son (ils Edmond Howard, qui commandait l'aile droite, de marcher aux
Ecossais, si bien que ne se voyant pas venir, les deux armées se heurtè-
rent tout-à coup comme des murailles de fer. Le choc fut terrible : lord
Home et ses montagnards enfoncèrent les premiers rangs des troujies
anglaises, et lorsque la fumée se dissipa l'étendard de sir lùlmond était déjà
pi is, et hiimcme, abattu de son cheval et couvert de sa lourde armure,
dans laquelle il jiouvait à peine se mouvoir, courait le plus grand danger,
si Heron-le Bâtard n'était venu à son aide avec une troupe de proscrits. A
cetic vue, Darre , qui counuandait la cavalerie, lit sar les \ainqueurs une
charge si hemeuse, qu'ayant pénétré jusqu'au milieu de leurs rang, ce fu-
rent eir\, à leur tour, qui, atlnqués d'un côté par les proscrits, de l'autre
liar nacre, et en face repoussés par i:rimond, cpii avait un premier échec
à venger, furent obligés de battre en retraite.
I.n même temps lord Thomas Siu'rey , qui formait le second corps de
l'aile droite des Anglais, s'élança sur la seconde colonne écossaise com-
mandée par Crawford et Montrose, et par un bonheur inouï, tua du pre-
mier choc ces deux capiiaines ; les soldats se trouvant ainsi sans chefs, se
mirent en désordre et comaiencèient une retraite qui , au bout de quelques
pas, se changea en déroute.
Pendant que ces choses se passaient à l'extrôme gauche et au centre ,
un corps de montagnards, commandé par les comtes de Lennox et d'Ar-
gile, se trouva teliement assailli par les ûèches que lançaient de loin les
archers anglais , qu'ils résolurent de les débusquer de leur position, et
aimant mieux aller au devant du danger que de l'attendre , se précipitè-
rent du haut en bas de la colline , malgré les cris de l'ambassadeur fran-
çais Lamoitc, qui était à pied dans leurs rangs l'épée à la main , et qui
voyant enlinqu'd ne pouvait les retenir, suivit le mouvement; mais à peine
furent-ils an bas delà colline, qu'attaqués en liane par les soldats du comte
de Cher, et en queue par les troupes du comte de Lancastre, ils furent tail-
lés en pièces et disparurent presque entièrement
Restait la colonne du centre gauche oii était le roi , qui , descendu de
cheval et entouré de ses meilleurs chevaliers, à pied . comme lui , et tous
couvert d'armures si parfaites que les flèches semblaient ne pas faire plus
d'impression que la grêle sur un toit, marchait en avant, renversant tout
ce qui se trouvait devant lui, si bien qu'arrivé au piedde la colline, il heurta
le corps du comte de Surrey et y pénétra comme un coin de fer jusqu'à
la distance de deux longueurs de lances de sa bannière. Comme alors
Bottwcll amenait la réserve, le roi croyait déjà la bataille gagnée, lorsque
Staulney, qui venait d'anéantir les montagnards, s'aperçut qu'il n'avait fait
que la moitié de la besogne , et s'élança aussitôt sur la colonne qu'il atta-
qua par un flanc, tandis que lord Thomas, qui venait de mettre en fuite la
colonne de Crawford et de Montrose, l'attaquait par l'autre ; en ce moment
on courut dire à lord Home , qui était attaqué aussi de trois côtés , le
danger du roi et le besoin de secours, ce à quoi il répondit que chacun
avait bien assez de se battre pour son propre compte ce jour-là sans s'oc-
cuper des autres.
Ce fut alors que Bottwell donna avec la réserve ; mais elle était trop
peu considérable pour dégager le roi , et tout ce qu'il put faire fat, en se
rangeant autour de lui, d'augmenter le nombre de ses défenseurs : une
lutte terrible se concentra sur le point où étaient Jacques et sa noblesse .
qui formant un cercle, présentaient de tous côtés leurs lances , ne faisant
point un pas ni en avant ni en arrière, mais combattant sur place avec un
courage et un acharnement merveilleux ; enlin le comte de Surrey voyant
qu'il ne pouvait entamer ce bataillon sacré , lit approcher un corps d'An-
glais armés de hallebardes dont les manches étaient plus longs que ceux
des lances, de sorte que, comme les Ecossais ne pouvaient plus se servir
de leurs arcs et de leurs flèches , leurs ennemis les atteignaient sans être
atteints : ce fut ainsi qu'ils décimèrent lentement, peu à peu et par d'hor-
ribles blessures, ce corps de gentilshommes qui périt presque entièrement
plutôt que de se rendre ou d'abandonner son roi : Jacques lui-même at-
teint de deux flèches fut enfin renversé d'un coup de hallebarde qui l'é-
tendit raide mort , et comme cela arriva au moment où la nuit s'appro-
chait, personne ne le vit tomber , et l'on continua de combattre jusqu'à
ce que se voyant réduits à quelques centaines d'hommes seulement , les
Ecossais profilèrent de l'obscurité pour se retirer, laissant sur le champ de
bataille le roi , deux évêques , deux abbés miti-és , douze comtes , ti'cizc
lords et cinq lils aînés de pairs. Quant au nombre des simples gentûsliom-
mes qui périrent, il est incalculable.
La manière dont le roi Jacques était mort fit que les Ecossais nièrent
longtemps qu'il eût péri en combattant ; les uns dirent qu'il avait quitté son
royaume et entrepris un long pèlerinage , qu'il avait volé' depuis sa jeu-
nesse ; d'autres assurèrent qu'au montent où la nuit tombait , quatre cava-
liers de haute taille, montés sur des chevaux noirs, révêtus d'armures noi-
res et ayant au bout de leurs lances des bouchons de paille, afin qu'en les
élevant ils pussent se reconnaître dans la mêlée, avaient tout à coup paru
sur le champ de bataille, et ayant fait monter le roi sur le cinquième che-
val noir que l'un d'eux conduisait en bride, l'avaient emmené avec eux, et
qu'on les avait perdus de vue au-delà de la Tweed, qu'ils avaient traversé
à gué, si bien que pendant plus de vingt ans on attendit en Ecosse le re-
tour du roi Jaccjues qui ne revint pas.
Il Le fait est, dit A\ alter-Scott, que le corps fut trouvé sur le champ de
bataille par lord Dacre, qui le transporta à Berwick, où il le présenta au
comte de Surrey, et que tous deux le connaissaient trop bien pour pouvoir
s'y méprendre. D'ailleurs il fut pareillement reconnu par sir William Scolt
et Sir John Fordman qui fondirent en larmes en le voyant.
.) Ces tristes restes, ajoute t-il , eurent un sort aussi bizarre que révol-
tar.t; non seulement ils ne furent pas déposés en terre s.iinte. m.iis ne fu-
rent pas même inhumés, parce que le pape qui, à celte époque, avait fait
alliance avec l'Angleterre contre le roi de France, avait l.mcé contre Jac-
tpies une sentence d'excommunication, de sorte que nii>rêiiT. ni abbé n'osa
lui rendre les derniers devoirs; le cadavre de celui qui avai; été un des
plus puissans rois de la chrétienté fut donc embaumé et cmové au mo-
nastère de Slienn . dans le comté de Surrey . et il y resta jusqu'à la ré-
formât ion , époque à laquelle ce comté pas>a dans les mains du duc de
Sullolk. A partir de ce moment le cercueil «le plomb qui le rcnfennait
fut relégué de chambre en chambre cumme on fait d'un vieux meuble
inulile et embarrassant, si bien que l'htslorien Stowe le vite i l.îSO ]>ctx\u
dans un givnier au iniliiu (!e ciiarjvntcs pourries o! d'un Ins d'immon- j
diccs. Alors, rapporle-til, quelques otivricrs «UstcuvrtHî s'amusèrent à lui
S2
LE MAGASIN LIÏTÉRAÎRE
scier la tête, et un nommé Lancclot Yong , maître vitrier de la reine Eli-
sabeth, trouvant sans doute, grâce aux parfums qui avaient servi à Tem-
baumer, qu'elle exhalait une' odeur agréable, l'emporta chez lid, où il la
garda six mois; au bout de ce temps, il la donna au sacristain de Saint-
Michel dans Wood-Strecl, qui, s'en dégoûtant à son tour, finit par la jeter
dans le charnier commun. «
Ainsi finit Jacques IV, au milieu du deuil et du désespoir de toute l'E-
cosse , car depuis le bon roi llobert Bruce , aucun souverain n'avait joiu
d'une pareille popularité.
Il laissait un lils âgé de deii\ ans.
Quand la nouvelle de ladélaile de Flodden parvint à Edimboiug, et que
les présidcns nommés en remplacement du prevùt, des baillis et des auires
magistrats qui, avant suivi le roi à l'armée, avaient ] resquc tous péri, en
eurent appris les désastreux détails , ils résolurent ii l'instant même de
mettre la capitale en état de défense, certains qu'ils étaient par l'expérience
que les provinces sauraient bien se défendre elles-mêmes. En conséquence ,
ils publièrent cette proclamation unique de simplicité et de résolution. La
voici :
<■ Attendu que nous venons de recevoir la nouvelle encore incertaine, il
est vrai, des malheurs arrivés au roi et à son armée, nous reronnuandons
et au besoin ordonnons strictement à fous les habitans de préparer leurs
armes , et de se tenir prêts à se rassembler au premier coup de cloche ,
pour repousser tout emiemi qui tenterait d'entrer dans la ville. Nous dé-
fendons en même temps et par ces présentes aux femmes du peuple et aux
vagabonds de toutes espèces, de se répandre dans les rues en faisant des
latiicntalions et en poussant des cris. En même temps que par ces mêmes
présentes, nous invitons les femmes honnêies à se rendre dans les églises,
afin d'y prier Dieu pour le roi et pour tous nos parcns, amis et compa-
triotes qui sont dans l'armée du roi. ■>
La nouvelle des préparatifs que l'on faisait pour le recevoir parvint au
comte de Surrey , et comme c'était un général i)rudent , instruit à l'expé-
rience du passé , et qui avait toujours vu entrer en Ecosse de grandes ar-
mées et en ressortir de petites troupes , il s'arrêta au lieu de poursuivre
ses avantages, et contre toute attente se montra disposé ii traiter avec les
vaincus. Il est au reste probable que .Marguerite, veuve de Jacques et sœur
de Henri III, fut pour beaucoup dans cette mansuétude. Quoi qu'il en soit,
et de quelque part qu'il fût appelé , l'ange de la paix n'en descendit pas
moins du ciel, et les deux nations voisines redevinrent alliées comme avant
la bataille.
Marguerite devint régente et tutrice du jeune roi , qui, ainsi que nous
Pavons" dit, n'avait que deux ans. Jiais à peine maîtresse de ses actions ,
elle compromit par ses fautes cette tranquilhté si précieuse qu'elle avait
obtenue par ses prières. Jeune et belle, elle se prit d'amour pour un jeune
et beau chevalier, et l'épousa avec une préciiiiialion (jui fut aussi fatale à
sa renommée qu'elle devait l'être ensidte à l'Ecosse. Ce jeune privilégié
était le comte d'AngiLS, petitfils du vieux Douglas Attache-Grelot, dont
les deux fils avaient été tués à Flodden, et qui étant mort lui-même peu
de temps après cette désastreuse bataille , avait laissé à son descen-
dant son nom, le plus grand, et sa fortune , la plus considérable de toute
l'Ecosse.
Ce choix excita la jalousie de tous les autres seigneurs et principale-
ment du comte d'Arran, chef de la grande famille des Harailton. Comme
il arrivait toujours en ces circonstances , tout ce qui restait de nobles en
Ecosse adopta l'un ou l'aiure parti , les uns se rangèrent sous la bannière
des Hamilton, les autres sous celle des Douglas. Trois ou quatre années
qui s'écoulèrent avec des vicissitudes différentes dans les deux maisons, et
pendant lesquelles la reine Marguerite céda et reprit la régence, se retira
en Angleterre et revint en Ecosse, ne firent qu'augmenter cette haine qiù
devint tellement mortelle, que le 30 avril 1520, les deux familles s'étant
trouvées réunies ii Edimbourg pour l'ouverture du parlement, chacun de-
meura convaincu que cette réunion amènerait une collision sanglante. En
ell'et, le même jour, les deux factions se rencontrèrent les armes h la main
et les Hamilton furent tellement écrasés par leurs ennemis, qu'ils disparu-
rent presque entièrement de la ville et qu'on appela cette all'aire le ba-
lavaîe des rues.
'cependant le mariage de la reine avec Angus n'était point heureia , et
comme à force de sollicitations elle avait obtenu du pape une bulle qui
autorisait son divorce, elle la fit signifier à son mari qui perdit ainsi tous
ses droits ii la régence , devenant étranger en quelque sorte a la reine,
l'.lle reprit donc le pouvoir, et son premier acte lut de se rapprocher des
lîamilton que l'on crut alors sur le point de reconquérir toute leur faveur,
! lorsqu'une seconde faute rejeta Marguerite dans les mêmes embarras dont
elle venait de sortir, en la couvrant d'une nouvelle déconsidération.
Marguerite époasa en troisième noces Henri de Stevvart, second fils de lord
Evandale , jeune homme sans iniluence et sans position. Augus profita de
cet avantage, et s'empara de nouveau de la régence que personne ne lui
contesta ; il enleva le jeune roi à la reine sa mère, et se chargea de sa tu-
telle et de son éducation.
Jacques V, séparé de sa mère il dix ans , c"esl-à dire dans un âge où il
avait déjii assez de connaissance pour conserver ses premières ailections
et ses premiers souvenirs, délestait Angus , et se trouva fort malheureux
de son changement de position. A mesure qu'il grandit , ces sentimens
prirent une force nouvelle, de sorte qu'à l'àgc de quatorze ans celte sur-
veillance qui était presque une captivité , lui était devcn«e insupportable.
Au reste, Angus avait fait du roi un cavalier aussi accompli qu'aucun jeune
homme qui fût en Ecosse ; il ne manquait pas d'instruction , et excellait
dans tous les exercices du corps, pom- lesquels il était passionné ; était
adroit au tir et à l'escrime, ardent à la chasse, et aussi habile écuycr que
le roi son père, qui jamais ne se servait d'étrier pour se mettre en selle, et
ne connaissait pas d'autre allure que le galop.
Comme on savait les dispositions du jeune roi à l'égard des Douglas,
deux tentatives fment faites par leurs ennemis pour arracher Jacques de
leurs mains, l'iuie par lord Buceleuch, qui fut déclaré coupable de haute
trahison, et l'autre par Lenouxqui perdit la vie, de sorte qu'après ces deux
victoires le pouvoir du comte d'Angus parut si l)ien consolidé , que per-
sonne n'osa lutter contre lui. Le jeune roi resta donc seul et abandonné à
lui-même ; mais comme il était d'un caractère aventureux et plein de ré-
solution, il ne désespéra point, trouvantqu'il était d'âge i> s'aider lui-même.
En ellèt , il venait d'entrer dans sa quinzième année. Il an-êta donc son
plan dans son esprit et commença ii l'instani même les préparatifs de son
exécution.
En conséquence, à la première visite que lui fit sa mère , visites qui se
renouvelaient deux fois par an, il la pria, sans lui rien dire autre chose,
de lui abandonner le château de Slirling qin liù appartenait à titre de
douaire, en y mettant un capitaine de confiance , de fidélité et de cou-
rage duquel elle fiit sûre , afin qu'à quelque heure du jour ou de la nuit
qu'il s'y présentât, la porte lui fût ouverte. Marguerite , qiU était plus in-
téressée que personne à ce que Jacques reprit sa liberté , lui promit tout
ce qu'il voulut, et, de retour à Edimbouig, fit aussitôt ce qu'elle lui avait
promis.
Cependant Jacques, qui connaissait, pour l'avoir éprouvée depuis cinq
ans, la surveillance et la sévérité des Douglas, commença peu à peu à
se rapprocher du comte d'Angus, leur chef, comme si, ayant enfin
pris son parti , il eût mieux aimé vivre en bonne intelligence qu'en dés-
accord complet avec tous ses gardiens. Cependant ceux-ci, tout aises
qu'ils étaient de voir ce retour, ne se relâchèrent en rien de leur circoiis-
pection, cl au contraire , craignant que cette amitié ne cachât quekpic
ruse, ils établirent un de leurs fidèles dont ils devaient être d'autant plus
sûrs qu'il était de lem- famille, et qui se nommait Perkead Douglas, avec
une garde de cent hommes qui , sous prétexte de lui faire honneur, mais
elléclivcment pour le surveiller, ne devaient jatnais quitter le roi , ni en
voyage, ni au château. Outre celle garde, Angus, son frère et son oncle,
ne s'éloignaient jamais ensemble de Fackland, résidence royale située au
milieu de bois et de marais g.boycux, et où Jacques pouvait prendre à
loisir la récréation de la chasse au tir et au faucon, toujours bien entendu
sous la garde de l'un des deux frères ou de l'oncle d'abord , puis ensuite
de Parlvcad et de ses cent hommes.
Or il arriva, par un concours de circonstances qui ne s'était jamais pré-
senté, que le comte d'Angus ayant quitté la cour pour se rendre dans le
Lothcan, alin d'y terminer des atlaiies qui ne souffraient pas de remise,
qu'Archibald Douglas étant allé à Dundee voir inie dame pour laquelle il
avait un grand amour, et que George Douglas étant parti pour Saint-An-
dré, dans le but d'y lever une contribution, le jeune roi se trouva seul au
château de Fackland avec son gardien Parkead.
Jacques jugea l'occasion favorable, et ayant fait venir son gardien , il
l'invita à se tenir prêt le lendemain pour faire avec lui une grande chasse
à courre. Parkead, qui ne se doutait de rien, donna les ordres en consé-
quence, et étant venu prendre vers les neuf heures du soir les ordres du
jeune roi qu'il trouva couché, celui-ci le pria de le faire réveiller au point
du jour, ce que promit Parkead, après quoi il se relira.
A peine la porte était fermée, que Jacques, tout en écoutant le bruit des
pas qui s'éloignaient, appela à voix basse John, son page de confiance, qui,
couchant dans la chambre voisine et croyant que le roi s'était couché pour
dormir, entra à moitié déshabillé.
— John, lui dit le prince, m'aimes-tu?
— Plus que rien que je connaisse au monde, pas même mes frères, pas
même ma mère.
— Bien ; veux-tu m e servir ?
— "Au risque de ma vie
— Ecoute. — John s'approcha. — Descends aux écuries, dis au pale-
frenier Dick de te remettre le paquet qu'il a pour moi et ordonne-lui d'al-
ler nous attendre à l'Epine-Noire, avec trois chevaux sellés et brides , et
surtout recommande-hii en sortant de laisser la porte de l'écurie ouverte.
John comprit aussitôt ce dont il était question, et se jetant aux genoux
du prince dont il baisa la main, il descendit aussitôt par l'escalier de ser-
vice et se rendit aux écuries. Dick, qui était gagné depuis près d'un mois,
et à qui Jacques avait donné le mot dans la journée , remit à John dcirx
costumes de hvrée complets, et sellant aussitôt trois chevaux, il monta siu'
l'un d'eux, causa un instant avec la sentinelle, lui dit qu'il allait placer un
relaià trois fieues de là, afin que les chevaux ne fussent point fatigués le
lendemain , et le iiria d'indiquer à deux de ses camarades qui allaient le
suivre le chemin qu'il avait pris.
Pendant ce temps le priiice et John revêtaient leurs costumes , à l'aide
duquel ils descendirent par l'escaher de service sans que personne fit
attention à eux : arrivés à la porte, la sentinelle, au lieu de leur fermer le
passage, leur indiqua elle-même, ainsi qu'elle l'avait promis à Dick, la
roiUe qu'ils devaient suivre pour le rejoindre et les deux jeunes gens pas-
sèrent sans accident.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
y 33
A un quart de lieue du château, ils trouvèient Dick qui icsatlciulait. Us
sautùRiit aussitôt en selle, et comme ils avaient les trois meilleurs chevaux
de lï'curie, ils lircnt piès de trente mille en tiois heures, rie sorte qu'au
point du jour ils arrivèrent au pont de Slirling. Aussitôt qu'il l'eut dépas-
sé, Jacques se fit reconnaître, et ordonna de fermer les i)ortes déniera
lui ; il arriva enfin au château où le gouverneur le reçut avec une grande
joie. Jacques, écrasé de fatigue, se coucha aussitôt ; mais cependant , si
fatigué qu'il fût, il ne s'endormit que lorsqu'il eut sous son chevet toutes
les clés de la forteresse, tant l'épouvamait l'idée de retomber entre les
mains des Douglas.
lue heure après le départ du roi, Georges Douglas était revenu de
Saint André, et avait demandé s'il ne s'était rien passé de nouveau en son
absence.
Comme tout le monde ignorait la fuite de Jacques, on lui répondit que
le roi était couché et dormait sans doute, attendu qu'il devait partir de
grand malin pour la chass". Douglas, tranquille, se relira dans sa chambre
et se mit au lit, où, fatigué de sa course de la journée, il ne tarda point à
s'endormir.
11 n'était pas encore réveillé, lorsque le lendemain il entendit frapper à
sa porte.
— Qui ctos-vous, demanda Douglas?
— Peler Cliramicael, bailli d'Albernely, répondit celui qui frappait.
— Ç)w, voulez-vous ?
— Savez vous où est le roi à cette heure ?
— Dans sa chambre où il dort, sans doute.
— Vous vous trompez, car je l'ai rencontré cette nuit sur la route de
Siirling, où je l'ai reconnu à la clarté de la lune.
Georges Douglas bondit hors de son lit, et courut, nu comme il était ,
h la chambre du roi ; mais il eut beau appeler et frapper, personne ne
répondit ; enfin perdant patience, il enfonça la porte d'un coup de pied : le
lit était vide et la chambre déserte.
Douglas descendit on criant: Trahison! trahison! le roi est parti,
et aussitôt envoyant un courrier au comte d'Angus, il monta h cheval avec
tout ce qu'il put lassembler d'hommes d'armes et se mit à la poursuite
du roi ; mais Douglas et ses partisans trouvèrent sur la route de Stirling
un héraut qui les attendait, et qui, en les apercevant , leur cria à son de
trompe que quiconque, du nom de Douglas, approcherait de douze milles
du château de Stirling, serait considéré comme traître de haute trahison
et traité en conséquence. Georges Douglas était sur le point de forcer le
passage malgré cette proclamation ; mais en ce moment le comte d'Angus
arrivait, qui prenant, en sa quafité de chef de la famille, le commande-
ment de la troupe, se relira à Inlilgow.
Pour justifier le parti qu'il avait pris , le roi, après avoir rappelé autour
de "ui tous les ennemis des Douglas, et avoir donné à chacun d'eiu la po-
sition dont ils étaient privés depuis si long-temps , ouvrit le parlement et
accusa ses gardiens de hauie trahison , disant que tout le temps qu'il avait
été en leur pouvoir il n'avait jamais cru sa vie en sûreté ; en conséquence
le comte d'Angus fut déclaré coupable de haute trahison, lui et sa famille,
et exilé avec ses parens et ses amis. Le roi n'excepta pas même de cette
proscription, tant le nom de Douglas lui était odieux, Archibald Douglas
de Kilspendie, pour lequel cependant, durant tout le temps de sa capti-
vité , il paraissait avoir une grande affection , et qu'à cause de sa force, de
son courage et de son adresse, il appelait toujours son Graysteil, du nom
du héros d'une vieille ballade qui possédait toutes ces quahtés.
Archibald fut donc exilé ainsi que les autres; mais connue au bout de
quelques années passées en Angleterre, le mal du pays lui prit, il résolut,
quel(|ue chose qui pût lui arriver, de retourner en Kcossc et de se pré-
senter au roi , espérant que Jacques se rappellerait son ancienne amitié.
En conséquence, il traversa les frontières, déguisé; mais étant arrivé auprès
d'Ediiubourg il reprit le costume qu'il était accoutumé de porler et sous
lequel le roi avait l'habitude de le voir, y ajoutant seulement une cotte de
de maille à épreuve du poignard , car il craignait avant de voir Jacques
d'être rencontré par quelque ennemi qui, le reconnaissant et sachant qu'il
était hors la loi, ne se serait fait aucun scrupule de l'assassiner. En con-
séquence , un jour que le roi était allé chasser dans le parc de Stirling , il
s'assit sur la ouïe par laquelle il devait passer, et ratlcndit. \'ei's le soir
Jacques revint, et du plus loin qu'il aperçut le vieillard. — Ah ! ah ! dit-il ,
voilà mon Graysteil Archibald de Kilspendie; — mais ce fut tout le souve-
nir qu'en obtint le pauvre proscrit. En le voyant venir, Douglas s'était levé.
Jacques à ce mouvement mit son cheval au galop.
Archibald qui malgré son grand âge , était encore plus vigoureux que
beaucoup déjeunes gens, suivit le roi à la course, de soite qu'il arriva
en nunie temps que lui à la porte du cliâteau , où il tomba épuisé sur le
seuil. Jacques fit sauter son cheval par dessus le corps du vieillard , et con-
tinua son chemin jusqu'au perron , sans paraîire aucunement l'aire atten-
tion à lui. Alors Douglas, qui était arrivé au bout de ses forces, demanda
quelques gouttes de vin que personne n'osa lui doiuier, tant on connaissait
la haine du roi pour tous ceux qui portaient ce nom.
L'n an api'és , le \ieux guerrier mourut de douleur d'avoir retrouvé son
pays sans avoii- lelrouvé son roi.
Jacques porlail celle sévérité de caractère jusqu'à la cruauté: ce fut
surtout à l'égard des maraudeurs des frontières qu'il se montra sans mi-
séricorde : les lords et les comtes furent emprisonnés, les principaux
chefs pendus, et la frontière pour la première fois ramenée d'un étal (le
AOUT 18il, — TOJttE 1,
brigandage continuel à une sécurité si grande que l'on disait que, depuis
la tournée du roi Jacques dans les .Marches du royaume, les buissons suf-
fisaient pour garder les vaches.
Ces exécutions accomplies , Jacques put alors se livTer h une de ses
fantaisies les plus habiuiellcs qui étaient de courir le pays déguisé,
comme le fit depuis Henri IV, celui de nos rois avec lequel il eut le
plus de ressemblance; aussi les chroniques écossaises fourmillent-elles
d'anecdotes plus ou moins apocryphes , ressortant presque toutes de cet
amour de l'incognito , et parmi lesquelles , chose bizarre , celle du paysan
arrivant au rendez-vous de chasse en croupe derrière le Béarnais, se
trouve reproduite , avec des détails si analogues , que l'on y trouve jus-
qu'à la réponse du bonhomme. i< Ma foi il faut que ce soit moi ou vous
qui soyons le roi, car il n'y a que nous deux qui avons notre toque sur la
tète. i>
Jacques V avait l'habitude , dans ses excursions , de prendre un nom
de guerre qui n'était connu que de ses plus familiers, et se faisait alors
appeler le fermier de Eallengiech (1). Un jour qu'il avait été à la chasse
au tir, et que lui et sa suite avaient tué une assez grande quantité de san-
gliers, de cerfs et de daims, sur laquelle en véritables chasseurs ils comp-
taient pour leur propre souper, ils revinrent vers les trois heures à Stirling,
donnantordrc aux valets de vénerie d'amener le plus tôt possible le produit
de la chasse dans les cuisines du château : malheureusement , les chariots
qui ramenaient les mor:s étaient obligés de revenir par les terres d'un chef
des Buchanan qui , ayant reçu la visite de plusieiu-s de ses amis, était en-
core plus embarrassé que le roi Jacques pour savoir ce qu'il donnerait
à manger à ses convives. En voyant celte belle venaison passer sous ses
fenêtres, Buchanan jugea que c'était le ciel qui lui envoyait cette bonne
aubaine pour le tirer d'embarras, et, descendant avec ses hôtes, il barra le
chemin aux piqueurs; les pauvres gens eurent beau lui dire que ce gibier
appartenait aux roi Jacques, Buchanan répondit que si Jacques était roi en
Ecosse, lui, Buchanan, était roi dans Kippen; comme Kippen était le dis-
trict où s'élevait son château, il n'y avait pas à répondre à cela. Aussi les
convoycms. jugeant que toute résistance serait inutile , se résignèrent-ils à
abandonner le gibier et revinrent au grand galop à Sdrling annoncer au
roi l'événement inattendu qui le privait de son souper.
Jacques qui, par malheur, avait ce jour-là un grand appétit, et qui vit
que, grâce à la suppression de la portion la plus succulente de son repas,
il souperait fort mal chez lui s'il restait à Stirling, se fit amener son cheval,
et, montant dessus, il invita les convives à manger le souper tel qu'il était ,
et les laissant à Slirling, ii piqua droit au château de Buchanan, où il ar-
riva comme on venait de se niettre à table. Mais comme Buchanan n'ai«
niait pas à être dérangé aux heures de ses repas, Jacques trouva à la porte
un moniagnard à l'air rébarbatif et la hache sur l'épaule qui refusa de le
laisser entrer. Jacques le pria , non point de se relâcher de sa consigne en
l'introduisant, mais seulement d'aller dire au lord que c'était le fermier de
Eallengiech qui venait demander à souper au roi de Kippen ; Buchanan .
qui ne connaissait aucun fermier de ce nom, se leva aussitôt, en promettant
à ses convives d'étriller si bien le drôle qui se présentait dans un mo-
ment si inopportun , que les chiens du château en hurleraient. En consé-
quence , il prit son fouet de chasse et descendit pour accomplir cette pro-
messe, à laquelle on le savait, en pareille circonstance, on ne peut plus
religieux. Mais à la moitié de l'escaUer, il s'arrêta stupéfait , il avait re-
connu le roi , debout et attendant sur le seuil de la porte. Alors, laissant
tomber son fouet, il se précipita aux pieds de Jacques, lui demandant par-
don de son insolence, et se mettant à sa merci pour tel châtiment qu'il lui
plairait de lui imposer.
Jacques le releva en riant et en disant qu'entre rois une pareille humi-
lité n'était pas convenable; que se trouvant privé de souper par la peite
de sa venaison, il venait lui demander sans façon une part du sien. Bu-
chanan, qui connaissait la sévérité dont Jacques s'était fait un devoir on
mille circonstances , n'était qu'à demi rassuré par l'air bienveillant de son
confrère en royauté. Cependant il le conduisit dans la salle du festin, cha-
peau bas, et une torche à la main: puis, arrivé là , il lui donna la place
d'honneur, et voulut rester debout derrière lui pour le servir; mais le roi
exigea qu'il se mit à table , et donnant lui-même l'exemple de la gaîté et de
l'appétit, il rit et mangea, dit-il lui même au dessert, comme cela ne lui
était pas arrivé depuis long-temps.
Buchanan en fut quitte pour la peur, et depuis ce jour, on ne l'appela
plus que le roi de Kippen.
Jacques avait onlcndu dire que daas certaines parties de l'Ecosse, cl par-
ticulièrement dans le Clydesdale, on avait remai-qué que plusieurs rivières
charrient des parcelles d'or; il cw conclut qu'il y avait des mines dans les
environs: et faisant venir des ingénieurs d'Allemagne, il leur lit explorer
le terrain , où ils trouvèrent en effet un fdon a'^sez considérable d'or par-
failemenl pur, dont Jacques lit faire nue monnaie à son effigie, qno l'on
appela ;)('àfs ('j toque, p;trce que le roi vêtait représenté avec une toque
sur la tête. Or, connne ces mines étaient on iiloiue exploitation , Jacques
invita un jour les minisires do France. d'Espagne et de Poringal à une
gr.inde partie de chasse dans la partie du Cl>ilesdale où étaient situées ces
mines, mais les prévenant d'avance qu'il faudr.tit qu'ils se contentassent
pour leur dîner du gibier de ses forêts et du fruit de ses terres. Los am-
' (t) nnlIonKiccli ost un chemin fort étroit et fort raido, qui descend du chitfraik
de Stirling dans la plaiuc. • -- . -
LE MAGASIN LITTERAIRE.
bassadeurs, qui connaissaient les diflicullés de se procurer d'autres vivres
cjaiis une coiilréc si l'ioignéo de la capitale , excusèrent d'avance le roi de
oetlc sauvase hospitalité, et, comme la chasse était giboyeuse, acceptèrent
avec grand'plaisir la rovale invitation. Toute la journée les illustres con-
vives cliassfrcut, gnidés'par le roi, et virent avec plaisir que la par.ie im-
portante du diner, c'est à-dire le gibier, ne leur manquerait pas ; mais en
pensant ii la disposition du terrain qui i:e se composait que de forets, de
iruvéres et de marais, ils se dcmandi'rent quels fruits pouvaient pousser
Sur'un pareil sol. Cette incertitude dura tout le temps du diner, qui fut
aervi tout en gibier, ainsi que !e roi l'avait promis; puis le moment du des-
,î*ri venu , on apporta devant clia(|ue convive un plat couvert. Tous se
t;>garda'ent avec étonneuieiit, lorsque le roi les in\ita à découvrir h s
'^làis : ils obéirent à cette invitation , et les trouvèrent pleins de pièns à
toque. Alors le roi s'excusa sur la slériiiié de la terre, qui ne lui per-
mettait p;(s d'offrir antre chose que h s fruits de sis mines à ses illustres
invités. Ce dessert, si peu varié qu'il fût, n'en parut pas moins très ap-
précié de ceiLV ;i qui il était olfert.
Celte fastueuse hospitalité était un des caractères de l'époque : quelque
temps après avoir donné ce repas, Jacques fut in\ité ii son tour parle
com'te d'Ailiol à venir passer avec le légat du pape trois loiu-s sm- ses ter-
^s ; le roi accepta et se rendit à l'invitation qui lui était faite, accompagné
tlel'envovédu saint siège. Il s'acheminaient ensemble vers le château du
comte, lorsque des valet? placés sur la route s'avancèrent vers le roi et
l'invitèrent respectueusement à les suivre , le comte d'Athol ayant inomen-
;anément changé le lieu de sa résidence.
Le roi, qui se doutait de quelque surprise, ne fit aucune difficulté, et
bientôt , au milieu d'une vaste prairie derrière laquelle s'étendait uu bois
assez considérable, il vit sélever un château dont il n'avait aucune con-
naissance. Ce palais improvisé était nauqué de tours, et composé de
lent chambres, toutes ornées des llciu-s les plus belles et les plus in-
îonnucs; il était en outre entouré d'iuie eau vive dans laquelle nageaient
ies plus beaux poissons des lacs, tandis que le bois qui y aliénait, fermé
par uu treillis, contenait un nombre incalculable de daims, de chevreuils
et de cerfs. Trois jours la fête dura avec une somptuosité digne d'un
prince des Mille et une Nuits; puis, le soir du troisième jour, comme
Jacques, enchanté de la réception qu'on lui avait faite , remontait à cheval
avec le légat pour retourner à Stirhng, le comte d'Athol prit une torche,
et poiu- éclairer la route du roi, mit le feu au château, qui fut brûlé avec
tous les meubles qu'il contenait.
La vie de Jacques s'écoulait donc ainsi au milieu d'aventures étranges
et de fêles somptueuses , et son règne, commencé sous de tristes auspices,
promettait une heureuse fin, lorsque la parole d'un homme né dans une
autre partie du monde changea tout à coup la face de l'Europe. — Luther
parut, — et la réformation, née en Allemagne, franchit la mer et passa
d'Angleterre en Ecosse.
Un des premiers princes qui l'adopta fut le roi Henri VIII Ne pou^-ant
obtenir du pape, qui craignait de se faire uu ennemi de Charles Quint, la
rupture de son mariage avec Catherine d'Aragon, il avait saisi avec em-
pressement cette occasion d'échapper h la censure pontificale. Mais ce
a'était pas encore assez , comme tous les convertis à une foi nouvelle , il
avait la manie de faire des prosélytes. En conséquence, il fit offrir à son
neveu Jacques V la main de sa lillc Marie et le titre de duc d'York s'il
voidait adopter la religion réformée , et eu faire en Ecosse le culte de
l'état.
Jacques balança un instant, à ce qu'on assiue, entre son ancienne reli-
gion et la foi noiivelle ; mais bientôt , réfiéchissant que toute la haute ins-
truction était renfermée dans le clergé, et que le clergé lui était pour l'ad-
ministration des affaires bien autrement secourable que cette noblesse
pleine d'arrogance , qu'il avait eu tant de peine à dompter, il remercia
Henri de ses olVres , accorda une inilucnce plus grande encore que celle
dont ils jouissaient auparavant à l'archevêque Beaton, et à son neveu Da-
vid Beaton, ses conseillers les p'.us intimes ; puis, tom'nant pour un ma-
riage ses veux vers la France, il obtint d'abord la main de Madeleine, fille
de l'rancois I". qui mourut après quarante jours de mariage, puis enfin
■!;elle de Marie de Guise, fille du duc de Guise, dont la famille était connue
de toute l'Einope , non seulement pour sa foi , mais pom- son fanatisme
pour la religion catholique.
Cependant l'exemple du souverain n'avait point été une loi pour ses
sujets. Quelques savans Ecossais, qui avaient étudié sur le continent ,
avaient adopté la réforme de Calvin, et revinrent chez eux pleins de l'ar-
deur (Ji* nouveaux néophMes, et rapportant des exemplaires de l'Ecriture
sainieTédigée d'après le nouveau rite, se firent pubiiqueineni prédicateurs,
2t comnuncèrenlà expliquer dans leurs prêches les points de c(mtroverse
'jui s'étaient élevés ciUic leshugueuoLs et lis catholiques romains.
Alors commeni èreiit les querelles "-eligieuses, et le caractère violent et
implacab'c du roi qui semblait s'être endormi dans une longue paix se ré-
veilla avec la guerre. Jeanne Douglas, su'ur du comte d'Aiigus, accusée
de magie, fut inùlée vive, et James Ilaniilton de L'raphan, surnommé
le bâtard d'Arran , soupçonné de haute irahis(jn , fut exécuté sans que
le crime eût même été prouvé. Ces deuv exécutions remirent toute la no-
blesse en émoi , jalouse qu'elle était déjà de la préférence que Jacques
-«iccordait airx prêtres pour l'administration des aO'au-cs de son royaume , et
h compter de ce moment , il n'y eut plus pour le roi ni fétcs, ni chasses.
là \ovagcs incognito.
Pendant ce temps, Henri pressait toujours sou neveu d'adopier la reli-
gion reformée avec tant d'iusiance, que Jacques, sans courir le risque de
rompre toui-à fait avec lui, ne put refuser un rendez-vous que son oncle
lui donnait dans la ville d'Yorck où cette ques ion caiiilale devait être dé-
Lallue entre les deux souverains. Mais ses con^eillel•s, craignant pour eux
les résulials d'une pareille entrevue, employèrent si habilenicnt l'iiilluence
que la jeune reine, qui venait de lui donner deux fils, avait sur le roi, que
Jacques laissa passer le jour fixé pour le rendez vous, et demeura iran-
quillcuient à Edimbourg, tandis que son oncle rattendait peiulant une se-
maine tout entière à York.
Henri n'était point de caractère à supporter tranquillement une pareille
insulte. Au^si eiivoyat-il à 1 instant même sur les frontières une armée qui
enlia en Ecosse et qui y mit tout à feu et à sang. Jacques, attaqué ainsi à
l'improviste , fit un appel à sa noblesse qui, malgré les cau-es de mécon-
tentement qu'elle avait ou qu'elle croyait avoir, oubliait tout du moment
ou il s'agissait de la défense du sol, de sorte que le 1" novembre 15/i2,
Jacques se trouva dans les Marches de son royaume avec trente mille hom-
mes à peu près.
Là, il apprit que le général anglais avait déjà repassé la frontière, et, r;e
trouvant à la tête d'une si belle armée, il résolut de le poursuivre à son
tour, et de reporter à Henri la guerre qu'il lui avait apportée. Il rassem-
bla donc sa noblesse pour lui faire part de son intention. Mais alors
chaque chef lui déclara (|u'il était venu à son appel, parce qu'il étai t du
devoir de tout E.cossais de chasser l'ennemi d'Ecosse; mais que, puisfiue
les Anglais avaient évacué le territoire, ils ne le poursuivraient pas plus
loin, ayant appris, par l'expérience ([u'ils avaient fait à Flodden, le dianger
de pareilles excursions. Jacques, furieux, insista avec de grandes menaces;
mais dans la nuit qui suivit cette altercation, les nobles se retirèrent cha-
cun de son côté avec leurs troupes , et le lendemain le roi se trouva
seid avec sir John Scott de Thirlslanes qm lui offrit de l'accompagner par-
tout oii il voudrait aller.
Jacques le récompensa en lui promettant de coudre au chef dci ses ar-
mes un faisceau de lances avec cette devise : 2'oujours firct.
Mais ce dévoùment était inutile; aussi Jacques, humilié de l'abruidon oîi
l'avait laissé sa noblesse, revint-il à Edimbourg, où il se renferma dans son
palais, en proie au plus sombre découragement.
Une nouvelle défection qui se manifesta dans une autre armée de dix
mille hommes qu'il avait envoyée dans les Marches de l'Onest sous la con-
duite de son favori sir Olivier Sainclair , vint porter un dernier coup à la
constance du roi : ce découragement qu'on avait espéré voir disparaître se
changea peu à peu en une profonde mélancolie. Sur ces entrefaites , ses
deux fils moururent.
Alors la vie du roi ne fut plus qu'un désespoir continuel auquel le som-
meil ne pouvait pas même apporter une trêve ; car à peine avait il les yeitx
fermés qu'une sanglante apparition se dressait devant lui : c'était le spectre
de James Hamiltoii, ce farouche chef de montagnards dont sur un simple
soupçon il avait ordonné le suppUce ; alors il lui semblait qu'il s'approchait
de lui, lui coupait l'un après l'autre les deux bras, puis s'éloignait en lui di-
sant qu'il reviendrait bientôt lui couper la tète. i;n proie le jour à cette
tristesse, la nuit à ce délire, Jacques se scinit enfin pris d'une fièvre brû-
lante qui en quelques jom's l'étendit sur un lit d'agonie.
Il y était couche, lorsque l'on vint lui annoncer que la reine venait d'ac-
coucher d'une fille, et qu'ainsi avec la grâce de Dieu la couronne restait
dans sa brandie descendante. Alors il secoua tristement la tète en disant :
Par fille elle est née, par fille elle s'en ira. — Puis tournaiit la léte du côté
du mur, il poussa le dernier soupir.
Celle fille, née sous de si tristes auspices, était Marie Stuart.
ALEXAXDRE DU.UAS.
DEUX MARIAGES SOUS LOUIS Xlil.
I.
Le cardinal de Richelieu gouvernait la France et son roi Louis XIII,
qui se plaignait d'être réduit au pouvoir de auérir les ccroucUes. Les ''-
affaires de notre pays n'en allaient pas plus mal, et si l'on se reporte au
point de départ de "cette hisloiio, à l'année l(i3(), on retrouve une année
des pus gloiieuses, surtout 5,«' 'il reprise de la ville de Corbie siu' l'ur-
uiée espagnole. , . ., , , .
Ce haut fait d'armes était décisif en ce que les di^rnicrs revers avinent
consierné la France. Paris, en celte commune détresse, fournit à la hâte
une levée de vingt mille liomnies pour lenforeer notre armée qui a\aii à
combattre les forces coalisées des Impériaux et des Espiignols. Les pUis
braves généraux et la meilleure cavalerie de l'Empereur s'étaient réunis
aux troupes aguerries de l'armée de I landres.
l'ieprendre Corlne, défendue par vingi-cinq mille chevaux, quinze mille
hommes de pied et qunrante canons, c'éiiiii fort téméraire il la Fi ance
épuisée, et nos ennemis le savaient si bien qu'ils ne se fais;iient aucun
scrupule de nous railler de nos valeureuses piétentions. Ils afl'eclaientdes
airs de conquérans : à les en croire, ils allaient tout d'un liait à Paris
pour le pillei- et reprendre, jusque dans Noire-Dame, les drapeaux de la
bataille d'Avcin. Leur généralissime Picolomini , outre ces bravades , s'a-
lE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Jzi
\isait do jactances assez ridicules dans le but de nous mortifier. Tantôt il
nous envoyait dire par des trompettes qu'il souliaitait que nous eussions
de la poudre, tantôt qu'il s'allligoaitavec nous de ce qu'il ne nous arrivait
point (le cavalerie. Certes, il ne son^jcait pas que celte cavalerie et que
lelie puudre devaient le forcer bienlôt il rendre Corbie et ii le remettre
eiilre nos mains, avec unecoiitrescurpe, trois bastions et trois deiui-l'iiies
qu'elle n'avait point; ce qui lit dire au\ beaux esprits de France que
l'ennemi, dans notre intérêt, aurait dû s'emparer de toutes nos villes fron-
tières, s'il devait ainsi les fortifier pour nous les rendre ensuite.
Le marquis de ClKuivelin, qui joue le premier rôle dans noire récit, ne
joua pas le dernier au siège de cette ville, et sans trop le flatter, on peut
dire qu il lut |)our beaucoup dans la reldiiion de Corbie.
L'armée Iranraise jouissait depuis (piclques jours de sa nouvelle con-
quête. j\lais si la fortune de la Fiance (Hait llorissante, celle du marquis,
en revaiu he, se trouvait dans un bien autie (5tat ; lequel é at, en regard
de mille incoiivéniens , n'oUrait que cet avantage , à savoir qu'il lui lilait
impossible d'empirer.
Comment exprimer |)Iu3 clair la pileuse détresse où M. de Cliauvelin
était tombé ? 11 avait vu partir jusqu'il son dernier Ocu, et, qui plus est,
son é(|uipage, que les basaids de la guerre avaient épargné, n'avait pas
rencontré la même indulgence dans les chanccn du jeu : un jeu cllrêné
qui à cette époque dévorait la noblesse, cœur et biens, et qui l'accom-
pagnait partout, même au milieu des redans , des ra\elins et des courii-
iies dont s encombrait l'attirail d'un siège. Or, noire marquis apportait
au jeu cette ardeur qu'il mettait en amour; il est vrai qu'il trouvait en
celte dernière passion les dédommagcmens que promet le proverbe aux
joueurs niallieureux. C'était sur Mme Guébiiant, la veuve d'un ex-resident
près le roi de Suède , que M. de Cliauvelin portait ses visées, et le mar-
quis avait par devers lui quelques raisons de penser que ses homuiages,
comme la vertu dont ils ne s'étaient jamais départis, irouveLaient tôt ou
lard leur récompense. Mme de Guébriant, qui suivait la cour, entra avec
notre armée il Corbie, el parvint, au milieu de ce pele-niêle, à se mé-
nager, pour elle et sa sidtc, un logement à peu près convenable, qu'elle
dut plus il l'iiilluenre de ses cliarmes qu'à celle de son cousin M. le co-
lonel de Lastic. Cela n'eaipècha pas ce dernier de proliter de la bonne
aubaine et (tu logis provisoire de sa cousine, au dcuxièaie étage duquel il
s'installa.
(Certes, le marquis de Cliauvelin ne fut pas, de son côté, aussi favorisé
(le la fiirluue. Nous avons dit (pi'il était au dépourvu, aussi ce fut à grand'-
peine s'il lui éclnit, dans une peiite rue sale et loriueuse, lesquaire murs
d'une seule cliambie. A vrai dire, que lui fallail-il de plus-" Le jeu l'avait
débarrassé bien il propos de ses niulels et de lout son bagage ; mais enlin
le vieux La Terrise, son domestique ou plutôt son Mentor, son major-
dome, l'un de ces aniiques valeis ([u'on se irausmetiait de père en fils
dans les anciennes familles, La Teriisse enlin lai resiait encore; moins
ingrat que la fortune, il ne s'était pis éloigné de sou maître avec celle-
ci, et il fallait bien lui découvrir un gîle. Or, le jeune mar(|uis s'était
presque plus inquiété de l'étalilissemeni de son valet que du sien propre ,
et ne pouvant le loger auprès de lui, il s'étaii procuré iison intention une
petite cliaiibredans la rue des Trois-Jardincis, au premier et unique étage
d'une maison haliilée par Mlle Gabrielle de Fargis, fille d'honneur de la
duchesse de Savoie.
Pour (pi'un valet de chambre, fût-il même La Terrissc, logeât au même
étage qu'une lille d'honneur, il fallait bien toutes les licences de la guer-
re, et c'était la première fois de sa vie, déjà longue, que noire domesli-
qne voyait su i hambrelie côte à côte de l'apparleinent d'une dame de la
plus haute volée. Un simple corridor, ouvrant sa double fenêtre à balcon
sur la rue , séparait, ou plutôt liait cuire elles, par celle communicaiion
intérieure, les parties de ce logeuienl, dont la plus luinime avait été con-
cédée à La Teriisse.
Liifin, vaille que vaille, M. de Cliauvelin avait, pour lui et son valet,
trouvé de quoi se loger dans la ville qu'il avait coiiiiuise. Et, du reste,
piuir être vrai, nous devons (Ire que ce souci avait été bien mesquin au-
près de celui ipie M. le inar(|uis a maintenant dans la uUe. Jamais peul-
ctie la mauvaise fortune ne foiiilit plus mal à prvjpossur un amoureux et
ne lui enleva du même coup argent et crédit, l'argent réd et l'argent
poisilile. Considérezque c'est demain la l'élcdcMmede (;iiébiianl,qui^ tout
les beaux seigneurs de la cour iiieliroiit uses [lieds hommages et cadeaux
aliii de les reiidie plus agréables en les iiuilli|iliaiit les uns par les autres,
et que M. (k' Cliauvelin, le plus épris el aecileiitelleineat 'e plus pauvre,
n'a« la (pie sj liouuc vnlotiié à son service el à celui de sa da.iie. Celle
iniserablt! p. usée le di^ole. Naguère, ipiaud le jeu le làvmisail, il avait
soiig,', pour la circoiisiance soeiiiie le et prévue du lendemain, à faire
l'acipiisilr'ii d'un luagniliipic cveiilail dnnt l'oi lèvre de la cour était dé-
teiileur. Malhenreiis luenl le marquis n'elail pas passé du projet à l'acte:
tort iniiiieiise (pi'il lui e.sl iaipossible de réparer auJDurdliiii.c.ir il n'a pas
la premièi I' pislole des ceiil (pie nécessuerail un tel achat ;el ce prix n'est
pas irop élevé si l'iui cmisiilère le travail, la iiaUire et la iiia;iere de l'ob-
jet. C'était i\\\ de ces évenlais à jiiur ipi'on appela depusdes lorç;iii tirs,
par la laiiie des dames , (pii , au lieu d'en faire un abri pour la pudjiur,
les conveilirenl eu observaloire dissimulé. ■ '
Les deux branches mailri ss s (|ue les éventailji-tes appellent panaches,
étaient en ivoire sculpté et rehaussé d'un lilet d'or, courant en festons.
' Ce milices ijaguclles de nacre d'un ti avail exquis formaient chacun des
b7-ins qui allaient supporter la feuille sur laquelle on avait peint un sujet
mythologique : S.ilunie y était représenté le Iront ridé, l'œil chassieux, le
nez aquilin, s'appuyant sur sa faux de la main gaucîie, et de la main
droite saisissant un île ses enfaiis pour le dévorer. Bref, on pouvait dire de
l'ensemble comme; du cliaf du auluil : la maind'œuvie en surpassait la
matière.
Voilà bien un cadeau digne d'être offert à Slme la duchesse de Gué-
briant; mais la question n'est pas là : elle réside tout entière dans les
cent pistoles qui manquent au mar(|nis, alors qu'en perspective il voit le
bel usage (|u'on en pourrait faire pour le lendemain. Or, vous dunpre-
nez qu'il n'a pas de temps à perdre , cl de l'argent encore moins, ce qui
le désespère.
Hcgardez-le seul dans sa chambre qu'il arpente à pas saccadés, allint
d'un dressoir délabré qui meuble un des côtés des parois jusqu'à l'aiftre ,
où ses armes et son uniforme de capitaine au chevau-légers sont sniien-
diis en trophée, moins p(mr servr d'ornemens que pour couvrir la nu-
dité de la muraille. Une lampe pacée sur nue lourde table éclaire le pro-
meneur, qui compromet l'existence de cet unique luminaire par le vent de
son action, qui s'accroît de l'émotion de sa colère el de la rapidité de sa
marche.
— l'ar ma foi, murmure-l-il entre ses dents, je ne m'attendais pas à
celle-là... Vit-on jamais étoile plus funeste que la mienne!... Au diable
les valets lioniiêics! Il n'en existait peut-être qu'un sur la terre, et la des-
tinée veut (|u'il me soit échu... Morbleu! j'aimerais mille fois mieux que
La Teriisse fût elTriUté, libcrliii, fripon, comme tous les autres... A l3
bonne heure, ceux-là; et s'ils vous volent, au moins il ne vous donnent
pas de conseils, ne vous fout pas de remoiilrances. Enlin , Ils sont valets
en tout, et ils se gardent bien de prendre des airs de Mentor, des aiiiiu-
des de gouverneur... Qu'esKe que je demande au ciel? certes, ce n"est
pas une faveur, bien au coi.;raire : la chose la plus vulgaire , la plus
commune, ce que tout le monde a, un fripon de vaht... que je puisse
jeter à ta porte, lout à mon aise. Certes, ce n'est pas l'envie qui m'a
manqué aujourd'hui, c'est le pouvoir. Chasser La Teirisse! crime im-
pardonnable an tribunal de ma famille... Mieux va'jdraii pour moi passer
à reiinemi ou battre fausse nioniiale, ce qui me serait fjrt utile, n'ea
possédant iilns de la véritable... Mes amis mêmes jettera eut les hauts
cris. Mon iière me désliéi itérait ; car c'est de sa main (|ue je liens La Tcr-
risse; (|ue Dieu le lui rende ! Un groideur, qui ne comprend rien à la vie
de jeune liomine, qui ne .'^ait (pic gêiiiir quand je perds, gémir quand
je gagne, gémir et sermonner encore quand je suis amoureux, -'jue le
diable rem|)oric! car, m'cilezàsa place un valet comme tous les valets ("e
l'univers, et demain je piuirais faire bonne mine dans les siloiis de
Mmcde Guébriant ! demain j'aurais eu mon éventail, taudis que j"arri\eriii
les mains nettes !
Jamais peut-être, de mémoire de maître, pareille sortie n'avait été faite
sur le trop de vertu d'un valet; aussi, le monologue animé de M. de
Cliauvelin pouvait il passer pour une pièce curieuse. Il fut interrompu
brusquement par trois coup bappésà la porte de sa cham'ire.
Un q'ii va là'? vint nalurellement de la bouche du marquis , habitué à
ces formules militaires, et emprunta quelque chose de la colère uui le
dominait.
— Moi ! répondit-on du dehors.
Ce pronom très vagu;*, et qu'on manque raniment d'émettre en pareil
cas, tient la place d'un nom qu'on ne devine pas toujours , et que p mr
notre part nous ignorons t;mi à fait; mais il faut bicii que le marquis ait
reconnu le personnage d'où sort celte voix, puisqu'il lui ouvre si porte.
— Eh! bon soir, compère Bazil, se hâta de dire M. de Cbauvelin au
visiteur attardé, qui se planta debout, son chapeau à la main, ù l'entrée
de la chambre.
Le compère Razil était un orfèvre de la cour; mais qui , à l'occasion ,
vendait l'or et l'argent sans autre façon que celle qu'ils avaient rcci-.c à
l'Hôtel des Monnaies, et il gagnait même plus, dans ce tralic claede'siiii ,
que dans le commerce apparent dont il couvrait >on industrie d'usin ier.
Petit vieillard, le luge chapeau qu'il tenait à la main aurait, surs.i t te,
absorbé sa mince ligure, delà inéme couleur roiissâtie que son j.i. i .
lequel n'avait pas plus de p'is que celle-là n'avait de rides. Ui ;• ■ ■ t
(ledia])biun lui serrait la taille et, selon la mode dii temps, l.i
voir la loile de la chemise avant d'arriver à des chausses Or ji
qui servaient de magasin pnrlaiif à Lazil.
Sa posture hamble. (piaiid le ton de familiarité du m.irquis si*mble l'on
dispenser. In lique sulhsainineiit que cet hom ne saii gariler les dis'anec; ,
cl (|ue s'il les idiserve (piami elles lui sont d(i.sa\a;iiageuses, c'esi pour
avoir le i!roit de les faire rcspceier à son tour si, sur uu autre tciTuin,
c'est à lui qu'elles prolitent.
— Eh bien, monsieur le martuis, dit le peiit vjeillai-d, après avoir souf-
llé la chandelle de sa laiteriie. c'est demain le grand jour. Est ccque nous
ne ferons pas allaire pour cet êvenlail ?
— Vous l'avez donc encore? reprit M. de Chauvelin. co:n?ae pour faire
v,iloir à sou marchand la rareté des ar(piérciu-s d'un tel bijou.
L'orl'évi e comprit riiileiilloii de celte remanpie, et i ipo>la :
— Je l'ai, parce que je vous l'ai gai dé, inoiislour le niar.ju.s ; sans cela,
il y a di-jà long-temps.,., .Nous sommes presque d'accord avec un yci-
guciu'.
56
LE MAGASm LITTÉRAÏRE.
i-!iài=i=:
— Ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie, objecta l'autre; je ne
puis vous l'aclietcr.
— Tant pis ! répliqua rorfovic ; puis se reprenant : Tant pis pour vous,
iijoulat-ii ; car pour moi, certes, je n'en suis pas embarrassé. Il vaut cent
pibtoles comme un écu.
— Je ne dis pas le contraire, mais...
— Diable ! murmura le marchand en se p;rattant l'oreille, on m'a trom-
pé. N'auraitil rien reçu ?... Puis toiilliaut: Je vois ce que c'est, continua-
t-il, monsieur le marquis a jeté les yeuï sur quelque autre objet?
— Nullement, riposta celui-ci.
— Alors je n'y comprends plus rien, dit iiitéiieuroment le vieillard.
Ensuite, pour expérimenter tout ce qu'il fallait croire de ces contradic-
tions, l'orfèvre lit mine de s'en aller, en disant :
— Dieu vous garde, monsieur le marquis!... votre serviteur; pardon de
vous avoir dérangé.
Et il alluma sa lanterne.
, M. de Cliauvelin le reconduisit vers la porte poin- la lui ouvrir.
: — Avouez, cotnpiire, dit-il clininiii faisant , que si vous avez le nez de tra-
vers, il est toujours tourné du bon cftté de l'argent.
Ce mot produisit un cil'et instantané sur 1 orfèvre, qui s'arrêta tout
court, et éteignit sa lanterne jiour no pas en perdre la chandelle (luiaMt
la conversation qu'il prévoyait. Cela fait , il se retourna , et par consé-
quent se trouva en face du gentilhomme, qui lui mit la main sur l'épaule
en ajoutant :
— Il faut que vous ayez le fiair bien subtil, à moins que quelqu'un ne
vous ait mis sur la piste des deux cents pisloles que j'ai reçues aujour-
d'hui.
— Deuv cents pisloles! s'écria Uazil avec un elonnement "liyporriie. Je
certifie que c'est la première nouvelle.
Ce que disant, il s'inclina d'un air bonhomme, et posa sa main droite
i sur sa poitrine en éparpillant les doigts, comme pour avoir phis de cban-
•\ccs de rencontrer le siège vacant de sa conscience.
, Celle attestation mimique ne rempcclia pas de faire celte réflexion inté-
rieure : — (i J'étais donc ibien renseigné ! ■>
— Deux cents pisloles, répéta t-il tout haut, et vous refusez d'acquérir
un bijou sans pareil, riche à merveille et dressé à ravir! Une occasion su-
perbe. Cet éventail, je le donne pour rien, et uniquement parce que l'ar-
gent est rare et que les temps sont dufs.
— Et les marchands aussi, ajouta le marquis pendant que l'orfèvre tirait
de ses chausses un étui de cuir du Levant , et de cet étui l'éventail à jour
qu'il déployait sous toutes ses faces pour irriter les désirs et exciter la coti-
voitise du gentilhoiunie,
— Admirez comme cette parure est galante, disait Bazil , en faisant la
roue avec l'éventail, pouran'iianderle marquis. Considérez comme Hotte
avec grâce le nœud que les grandes dames appellent le badin.
Puis ne s'avisait-il pas, le lourdaud, de se donner de l'air et de con-
trefaire les mines des femmes de la cour. <i Ma chère, s'écriaitil , en pre-
nant une voixilùiée, que pensez-vous de la dernière fête du cardinal?
— Oh ! délicieuse! Je dansai une courante avec M. d'Avaux, surinten-
dant des finances. — Et moi une pavane avec le maréchal de S( hombcrg.
— Il y avait peut-être trop de violons? — Dites trop d'aigrefins, mar-
quis ! »
Celp? lingerie grossière, toute grotesque qu'on la siqipose, ne laissait
pas cL^ Bduire sur le spectateur l'efl'et désiré; car le marqiiis , aveuglé
par son iiuagination, mettait la blanche et délicate main de !\Inie de Giié-
iriant à la place de la patte velue de l'orfèvre. Quand celui-ci s'aperçut
que son hôte était sud'isaminent allumé, il ferma l'éventail.
— Apres tout, dit-il négligemment, je ne sais pas pourquoi je m'aaiuse
à ce badinage qui vous ennuie ; car des goûts et des couleurs... Tenez,
je vois que mon éventail n'a pas votre agrément!
— Mais vous vous trompez, je vous jure,
— Le trouveriez-vous trop cher?
— Je ne dis pas cela.
— Il faut donc qu'il vous déplaise?
— Au contraire.
— C'est alors marché conclu?
— Je ne demanderais pas mieux.
— El qui vous empêche ? Suis-jc un homme à me dédire ? Cent pistoles,
et l'éventail est à vous.
— Cent pisloles ! si je les avais ! répondit le marquis.
— Tout à l'heure , ohjecla Dazil , surpris de ces contradictions , vous
affirmiez en avoir reçu deux cents aujourd'hui même.
— C'est In vériié. M. de Voiture me les a adressées avec une spiriiuelle
lettre...
■ — J'y suis, interrompit Torfèvre ; cette somme ne vous était pas des-
tinée!
— C'est là ce qui vous trompe : l'argent et la lettre étaient bien pour
I moi.
.) . — Vous l'avez donc joué di'jà et perdu peut-être?
■ — îîafoiijc l'aimerais autant, répliqua le marquis , dont la colère
semblait renaître à ces interrogations de l'orfèvre. Je n'ai ni joué, ni
perdu,
— Vous aurait-on volé?
— Encore moins.
— Par miracle! balbutia Bazil, hésitant, auriez-vous payé quelque
créancier? Pardon, je ne vous le demande pas.
— Aussi je ne réponds pas. C'est trop absurde aussi... Avez-vous ou-
blié ces deux vers de d'Estcrnod, gentilhomme et poète :
I ]1 n'est pas si bon [•■entillioninie
^ Qui ne doive rien aujourd'hui.
— Alors' je m'y perds!
Et le vieillard croisa les bras en regardant le seigneur, qui imita ce
geste et à son tour considéra l'orfèvre. La posture des deux interlocu-
teurs était lii même, et cependant l'œil écarquillé du bourgeois avait l'air
de demaudcr : « Comment diable cela peut-il se faiic?i) tandis que la
physionomie franchement coniiariéc du marquis semblait repondre :
«Ceci vous parait incroyable, et rien n'est plus vrai pourtant.»
Cette scène muetie, l'orfèvre la rompit en disant^ avec une déférence
où se glissait une pointe d'humeur.
— Monsieur le marquis pratique le bel esprit; mais il est trop géné-
rciix d'oublier que nous antres, gens du peuple, nous manquons de ces
finesses subtiles. Je n'ai, pour ma part, jamais su deviner les énigmes.
Ainsi...
Là-dessus, le vieillard se disposait à montrer les talons de ses souliers h
boucles. M. de Chauvclin l'arrêta par le bras.
— l^.Ion compère, lui dit-il, vous ne voyez pas plus clair là-dedans que
si on vous fourrait la fêle dans un four, dans un sac ou dans un puiis. Je
le comprends. A votre place, je serais tout aussi désorienté que vous;
mais je tiens à ne pas vous laisser prendre ceci pour une trop longue fa-
cétie. Quoi qu'il m'en coûte , je veux vous éclairer. Vous appelez ce jeu
une énigme ? Je n'en disconviens pas. En voici le mot : prenez et lisez.
Le petit vieillard frotta ses yeux du revers de sa main , comme pour
les aviver ; puis il parcourut d'un seul regard la leiiie que lui présentait
le marquis, cl arriva droit à la signature.
— Ah ! Ctil, M. Vincent de Voiture. Ce droit être galamment tourné.
Voyons :
(1 Slonsieur,
« A ce que j'ai appris, on aurait grand tort si on vous reprochait d'a-
voir gardé le mulet au siège de Corbie. On m'a dit aussi que , considé-
rant que plusieurs armées se sont autrefois perdues par leur bagage ,
vous vous êtes défait de tout le vôtre, et qu'ayant lu dans les histoires ro-
maines (voilà ce que c'est que de tant lire) que les plus grands exploits
que leur cavalerie fit autrefois, elle les fit ayant mis pied à terre et s'éiant
démontée volontairement dans le fort des combats les plus douteux , vous
vous êtes résolu d'éloigner tous vos chevaux, et que vous avez si bien fait
qu'il ne vous en est pas resté un seul.
"Peut-être que vous en recevrez quelque incommodité; mais aussi cela
est, sans mentir, bien honorable qu'aussi bien que Bias vous puissiez dire
que vous avez (vec vous tout ce qui esta vous : non pas, àdire le viai, une
quantité de bardes inutiles, ni un grand accompagnement de chevaux, ni
une extrême abondance d'or et d'argent monnayés; mais probité, généro-
sité, nagnanimité, et une tranquillité inouïe dans la perle des biens faux
et périssables : qualités, monsieur, qui vous sont propres, et lesquelles ni
le temps ni la fortune ne sauraient séparer de vous... »
Ici le lecteur fit une grimace très significative, tendant à exprimer
qu'il était loin d'être converti à la religion que prêchait l'écrivain. Toute-
fois il ne put s'abstenir de donner son assentiment à l'habileté du prédi-
cateur.
— Quel agrément, dit il, de savoir écrire comme cela! Je doinierais
bien quelqu; chose pour être capable d'en faire autant... mais je ne suis
qu'un ignare , par la faute de mes parens qui ne songèrent jamais... Enfin
ces beaux esprits sont comme des tailleurs : ils habillent de belles paroles
les pensées les plus biscornues de la même sorte que ceux-ci dissimulent
toutes les difformités de l'homme sous la richesse des costumes. Quel ar-
tifice!... iMais je ne vois pas trop encore oii votre illustre correspondant
veut en venir.
— Patience! vous le saurez bientôt, répondit Chauvelin en faisant à
Bazil signe de continuer.
Le vieillard reprit :
« Or, Euiipide ayant écrit en l'une de ses tragédies que l'argent fut un
des maux qui sortit de la boite de Pandore, et peut-être le plus pernicieux,
j'admire comme une qualité (liijue en vous l'incompalibiliiê que vous
avez avec lui, et il me semble que c'est une excellente marque d'une
ame grande et extraordinaire, de ne pouvoir durer avec le corrupteur de
la raison , l'empoisonneur des amcs et l'auteur de lant de désordres , d'in-
justices et do violences. I\Iais je voudrais , monsieur, que votre virln ne
fût pasloul-h-fait à un si haut point; que vous vous pussiez accommoder
en quelque sorte avec cet ennemi du genre humain , et que vous fissiez
quelque iiaix avec lui comme nous en faisons avec le grand Turc, pour
descoiisidéralions politiques et pour la raison de commerce. Considérant
donc qu'il est très diiïicile de se passer de lui, et in'imaginant que, com-
me je jouai pour vous à Narbonne, vous avez peut-être joué pour moi à
Corbie et que c'est en mon nom que vous avei engagé votre argent : je
vous envoie deux cent jjisloles à compte sur la perle que vous pouvez avoir
faite pour moi. »
— Oh ! pour le coup, voilà qui est beau, s'écria l'orfèvre en interrom-
pant sa lecture. Voilà une des plus magnifiques choses que j'aie jamais
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
%1
lue; : « Je vous envoie deux cents pistoles. » Celte ligne vaut son pesant
d'or. Je défie M. de l'Etoile, M. de Gombaut et le poète Saint-Amant de
pouvoir s'exprimer de la sorte. Ils n'en auront jamais les moyens.
Le marquis sourit de l'enthousiasme intéressé du marcliand ; et ce der-
nier ne tarissait pas en foi mules d'admiration pour ce passage qu'il relut
avant de tirmincr l'épîire :
« Je vous envoie deux cents pislolcs à compte sur la perte que vous
pouvez avoir faite pour moi; mais afin qu'il n'en arrive pas de celles-ci
coMune des autres, j'ai pris soin, pour que vos mains n'en fussent pas
souillées, qu'elles fussent remises en celles de La Terrisse, votre valet de
chambre , pour la consommation et l'usage duquel je les envoie principa-
lement. Vincent de Voiture. »
— Oh ! voilà qui se gâte , observa le vieillard en repliant la lettre , qu'il
rendit à son propriétaire. C'est vraiment bien dommage!
— Vous devinez maintenant pourquoi je n'ai pas les deux cents pistolcs
en mon pouvoir ?
— J'en ai peur, répartit l'orfèvre ; mais La Terrisse, pour peu que vous
lesouhaiiiez, ne rcfuseiapas...
— Au contraire ; il l'a déjà fait malgré mes instances les plus vives.
— Après tout, riposta le vieillard, vous pourriez l'y contraindre ; il vous
a désobéi, et un valet qui désobéit, on le chasse.
— Impossible, mon compère. La Terrisse est inféodé à ma maison ; il
m'a vu naîire : son expulsion me serait cotée pis qu'un crime d'état. D'ail-
leurs, pour tout ce qui n'est pas argent, je suis forcé de convenir que La
Terrisse est le modèle des valets. Par conséquent, mon ami, à moins que
vous ne consentiez à me livrer l'éventail à crédit...
Bazil , qui n'entendait pas de cette oreille , feignit de ne pas entendre
des deux.
— Je voudrais bien voir, interrompit-il, un maroude qui s'avisât... C'est
aussi trop de bonté... Je vous l'étrillerais d'importance ; car, en fin de
compte , un valet n'est qu'un valet.
— Parbleu ! vous avez raison, reprit M. de Chauvelin qui s'exaspérait à
mesure, moins à cause des motifs assez plausibles qu'invoquait l'orfèvre ,
moins de dépit d'être obligé d'avouer sa dépendance , que de la contra-
riété qu'il ressentait de ne pouvoir, le lendemain, faire une galanterie à
Mme de Guébriant. J'ai eu tort. On a beau dire , un valet doit être à nos
ordres, et non pas nous aux siens.
— Sans doute, persista le marchand. Est-ce à dire que vous soyez en
tutelle ? En somme , cet argent est bien à vous ; c'est bien à vous qu'on
l'envoie. De quel droit un impertinent, un valet, s'avise t-il de le retenir?
Certes, avec moi un pareil faquin n'aurait pas beau jeu , et dussé-je le lui
enleverde vive force... C'est à vous, en dernier ressort, qu'il appartient
de décider le meilleur usage de votre argent... C'est inouï... C'est le
monde renversé... Je connaissais bien des maîtres valets, mais je ne con-
naissais pas encore de valets maîtres.
— C'est trop criant aussi, interrompit l'autre , et vous m'ouvrez les
yeux. J'aurais dû agir de rigueur. Tenez, je me reproche ma faiblesse,
ma condescendance pour un vieillard... et je sens que si La Tcrrise était
là...
— Et où est-il donc? demanda l'orfèvre, qui savait bien pourtant que
le valet n'était pas à portée de relever ses paroles ; sans quoi il ne se fût
pas permis de les laisser tomber.
— Vous savez bien, répondit le marquis, que, faute de pouvoir le ca-
ser céans, je lui ai trouvé un réduit à côté de l'appartement de Mlle de
Fargis.
— Et c'est là aussi que sont les deux cents pistoles ? remarqua Bazil.
— Précisément.
— Tout est perdu ! En ce cas , mon maître , je vois qu'il n'y a rien à
faire avec vous aujourd'hui. Je vous présente un respectueux bonsoir...
Ce sera pour une autre fois...
Et pour prouver que ces paroles ne renfermaient pas une menace en
l'air, voilà notre orfèvre qui allume sa lanterne à la lampe et s'apprête
pour sortir.
— Bon soir, compère! fit tristement le marquis en l'accoinpagnant. A
propos, dit-il enfin, comme le bourgeois allait franchir le pas de la porte,
un mot encore... Je n'ai pas perdu tout espoir... Vous devriez me rendre
un service.
— Deux, si je le puis, répondit le bourgeois retenu par la manche de
son pourpoint; mais je crains bien...
— Vous le pouvez, inierrom|iit M. de Chauvelin, qui sentit bien sur
quoi portaient les réticences préventives du bourgeois... Vous le pouvez
sans bourse délier.
— A la bonne heure, reprit l'orfèvre; sans cela j'aurais eu le regret...
Mais de quoi s'agit-il ? Trop heureux...
— Pronu'ltez-mui , poursuivit le marquis, de garder votre éventail jus-
qu'à domiiin... Si, dans la matinée, je ne vous ai pas porté les cent pis-
toles , alois vous poiurcz en disposer comme il vous plaira.
— Toute la matinée du lendemain, répéta Bazil... C'est périlleux: un
retard peut faire m,\u(juor une vente... Mais enlin , si cela vous oblige
bien fort... je le ferai... 11 faut bien que ce soit vous, au moins...
— Merci ! répondit legentillionnne , sans être pour cola dupe de l'exa-
gération à l'aide de laquelle Eazil transformait en insigne dévoûmcnt la
concession la plus légère. Merci! vous me le promettez dgiiç?
' — Soit! je m'y engage, jusqu'à midi ; mais après...
— C'est dit.
Et le gentilhomme congédia l'orfèvre , qui ralluma sa lanterne , car il |
l'avait éteinte de nouveau pour la troisième fois. Ce raflinement de ladre-
rie n'échappa point au gentilhomme qui, dans toute autre occasion, se
serait permis d'en rire.
Une fois la porte fermée, M. le marquis de Chauvelin prit à un clou
une petite clé, puis dans le coin d'une malle fouilla quelque temps pour
y trouver quelque chose qui ressemblait à une échelle de corde. Muni
de cet attirail qu'il mit sous son bras gauche, le gentilhomme décrocha son
épée qu'il passa dans une ceinture de cuir blanc , chargée déjà de soute-
nir un pistolet, le tout caché sous un manteau court, appelé baladran :
précaution bien inutile, car la nuit était fort noire; et M. de Chauvelin
sortit en cet équipage, sans même prendre de lanterne. Il marcha quel-
que temps ainsi sans malenconlre, au milieu des ténèbres, les mains ten-
dues en avant, et n'ayant pour se diriger que la ligne obscure et irrégulière
que découpaient, dans le ""iel peu étoile, les toits et les pignons de ces mai-
sons mal alignées aux bords de ces rues tortueuses.
Un moment il vit venir à lui un laquais portant une torche devant un
gentilhomme. Le marquis se rangea très prudemment dans l'encognure
d'une porte; on passa, et il ne fut pas aperçu. Quelques pas plus loin, il
s'arrêta, tourna sur lui-même comme pour s'orienter. Enfin il dit :
— C'est ici.
Et. sans doute, pour s'en assurer par des témoignages plus convaincans
que ceux que pouvaient lui fournir ses yeux, assez suspects par celte obs-
curité, il toucha de la main la muraille, la suivit à tâtons, en s'arrêtant par
intervalles.
— Bien , murmurait-il tout bas. Je crois que c'est la fenêtre grillée du
rez-de-chaussée.
Tàlant ensuite avec le pied :
— Ceci est l'ouverture de la cave.
Il marcha plus loin.
— Ah! dit-il, me voilà sûr; je reconnais la porte.
Et il glissa une main investigatrice sur les maîtres clous qui faisaient un
cadre de leurs têtes rondes ; puis posa sa main sur la chimère de fer ou»
vré qui servait de marteau.
Cette exploration faite, M. de Chauvelin se recula vers le milieu de la
rue^ et dépliant l'échelle qu'il tenait sous le bras, il saisit une boule de
plomb très lourde qui y était attachée par une corde, et la lança vigoureu-
sement en l'air, pour l'accrocher à l'un des deux balcons saiilans que le
mar;;uis savait bien cire en cet endroit. La boule n'en fil rien et retomba
assez lourdement sur le pavé. Ce bruit, que le silence doublait, eflVaya le
gentilhomme ; il tressaillit, et ne douta pas que ce tintamarre ne servît à
donner l'éveil à tout le quartier. Il attendit, prè;a l'oreille quelque temps.
Peu à peu il se rassura, et le bruit se perdit, absorbé dans co grand silen-
ce comme une pierre dans un goull're. Voyant que personne ne bougeait,
M. de Chauvelin s'enhardit et recommença l'épreuve de cette pèche en
l'air. Il jeta donc son filet, et cette fois il comprit à la résistance et à uu
certain choc mél;dli(|uc que son boulet avait rencontré l'obstacle cherché :
pas avec assez de bonheur pourtant, puisqu'il eut beau palper le mur dans
la direction où il avaii lancé son projectile, il ne trouva pas la boule qui
aurait dû redescendre, après avoir engagé la queue qui traînait après elle.
Il s'imagina que le poids n'étant pas sullisant, le plomb avait pu rester en
chemin, et, pour le vériiier autant qu'il était dans ses moyens, il dégaina son
épée et l'agita en l'air aussi haut qu'il put. Cette habileté porta sa récom-
pense, car au bout de quelques minutes de cette perquisition, le marquis
sentit quelque chose qui se balançait et glissait autour de r.icier. Muni de
cette attestation, il tourna son épée, la prit à contre-sens par la pointe, et
essaya d'engager la boule de plomb d.ms la poignée. A force de paiience
et d'adresse il y parvint. Une fois qu'il sentit le plomb retenu dans l'ovale
que forme la poignée, il fit tourner dans ses doigts la lame, afin d'entortil-
ler par là la corde autour de la garde, et une fois qu'il comprit que le
plomb aurait de la peine à se dégager, il tira à lui, cl, sans de gramls ef-
forts, il atteignit l'aventureux boulet qu'il s'empressa de nouer augriliago
d'une fenêtre à hauteur d'appui.
Ensuite, sur la foi de ce nœud qu'il dépendait du premier voleur de dé-
faire, notre homme se confia au hasard et ieu;a l'escalade. L'.iscension fut
assez heureuse. Le gentilhomme, parvenu au bout, enjamba l'appui de fer
du balcon, et se vit da::s un corridor.
Toujours en tâtonnant. Il trouva une petite porte devant laquelle il s'ar-
rêta pour reprendre haleine; et, retenant sa respiration, il roila en-
suite son oreille sur le trou de la serrure. Un ronllemeni sonore qu'il
poiçut lui certifia que l'on dormait profondément dans l'inlérieur. Ot
indice parut de bon augure au gentilhomme, qui jugea le moment opp.ir-
tun pour mettre à fin ce qu'il avait entamé par de^i favorables prélimi-
naires. Il prit donc dans sa poche la de dont nous l'avons vu se munir,
et la saisit à poigne-main par la lige plus que par l'anneau, pour amortir
le bruit que son intrusion pourrait produire: puis il YcwûIa avec prOrau-
lion dans le trou, et toutes les fois que cette opération amenait le pics
léger bruit, le marquis suspendait sa manœuvre pour écouter si le som-
meil du dragon en était dérangé. Il passa dans ces alternatives la lonpue
minute qu'il employa à ouvrir cette porte sans faire trop crier le res.-orl.
Enfin, il comprit qLi'elle allait céder. Mais ici les obstacles redoubi..;» ut
encore : il s'agissait d'obtenir des gonds le même silence que de la si r-
rure, Et d'un autre cOié, u'(itait-il pas à craindre que l'air pi^Détram de
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
la nuit, introduit l)nisqiiement dans ce cabinet, n'en réveillât pansa fraî-
cheur le pai>iblt! loc;ila rc.
JI. (le Cil ineliii |)ré\it ce nouvel érucil; mais rouimcnt l'éviter?
— .Mil foi, peiisa-l-il, (!;iiis ions les jeux, même dans les jciu d'adresse
comme relui (|ne je jone, il est des eliances qu'il faut savoir allionler.
Piiis([iie la forlune vent bien tourner pour moi , liiisoiis-iions élever jus-
(ju'.i ce que le nuillirur vieiiue meure des liâions dans la roue.
Cet aecideiil etail do;ie prévu ; mais un antre qui ne l'élait pas, c'est la
cliiiie d'une esiabclle coiilre liiquclle tré!);ielia le marquis.
Celle fois il se jugea di couvert, et il eût elierrlié son salut dans la fuite,
si la frayeu:- ne l'eût cloui- il la même plaee; il se colla donc conlrc la
niuiaille sansavoir pu retenir un juron que cet incident lui arracha. Que
devenir? Le ronlleuient avait cessé, et l.a Tei-risse (vous avez deviné que
c'était lui), éveillé sans doute parce bruit, s'agUait sur son yrabat et par-
lait même tout liant.
— Deux ceiitspistolcs! disait-il; elles arrivent à point... Non, monsieur
le niarqu s... jamais... c'est sacré!... Tout ce qu'il vous plaira, mais non
pas les pisioles !
— Il lève, pensa M. de Cliauvel'n qui respira alors comme si sa poi-
trine s'étail al égée d'un piiids énorme. Fausse alerte !
BienlOi après, le valet, qui s'était retourné, reprit sa musique nazalc
qui égalait si fin-i l'ore.llc attentive du nolile voleur. Celui-ci glissa dune
sa n;ain dans un bahut, et se saisil d'un petit sac qui contenait la somme.
Apres quiii , n.archant à quatre pattes, pour ne pas s'exposer à nouvelle
malenconlre, il atteignit la porte enlr'ouveile, la icferuia avec la plus
grande sollicitude, ri lira sa clé et coin'ut an balcon.
— Dieu soit loué , Je les tiens ! disa.til , tout en cherchant de la main
l'échelle accrochée.
Plus d'échelle !
Celle allrensc vérité, que deux perquisitions autour du balustre ne pu-
rent détruire, altéra le marquis. I, 'échelle avait disparu. Peidre le fruit
d'une cxpédiiion aussi bien combinée; la iicrdre alors qu'on la tient:
c'était, couveiicz-en, d'une désespérante fatahié; c'était, après une péril-
leuse iraver sée, venir échouer an port.
n Qui a déiaché l'échelle ? « Question ferrilile dont la solution effraya
le marquis. Il se ligura aussitôt que quelque chevalier de la coiirtr-flamOe
(du I oignard) s'était servi de celle voie, avant de la supprimer, et, en ce
cas, il pouvait bien éire en présence du coupe-bourse cpii allendait dans
quel(pie coin, l'occision sans doute, de pouvoii- voler le voleur.
Troublé par cette idée, M. de Cliauvelin mit llainliergc au vent et par-
couint, en glissant sui' la poiiile de ses bottes, toulc la longueur du corii-
doi-. Personne ! Il eut la curiosité d'examiner si on ne se serait pas réfugié
sur l'autre balron.
O joie inattendue! l'échelle y élait accrochée : le marquis la touchait
de la main; peu s'en fallut même qu'il ne la baisât tant il éiail aise. Mal
aguerri aux émotions d une écpiipée noctin ne , son trouble lui av, it fait
prendre le (diange : il s'eiait Irompé de balron ; mais l'allégresse qu'il res-
sentait de retrouver sa voie de reiiaite l'iiideaiiiisail bien du chagrin qu'il
avait éprouvé en croyant l'avoir perdue.
En conséquence, il mit son épée au fourreau, le sac dans sa poche, et
descendit tout joyeux. A peine metlait-il le pied à terre, que, de la luclle
voisine, il vit courir à lui quel(|u'un armé d'ui.e lanterne sourde.
— Qui es-tu'.' demanda l'inconnu en s'approchant.
Le marquis déguisa voix, et répondit d'un ton brutal :
— Cela ne vous regarde pas.
— Soit; mais ceci vous regarde , 'isposla "aulre qui en même temps
dirigea sur la figme du nianpiis la colonne de lumière.
— Insolent! iéplii|uale genlilliomuie.
Et il frappa du fourreau de son épée sur la lanterne, qui roula dans îe
ruisseau et s'éteignit.
— C'est trop lard, remarqua rautre. Marquis, demain d fera plus
clair. . , . ,,
Sans plus long entretien, l'inconnu ramassa sa lanterne, le marquis dé-
noua son échelle, après ils se séparèrent en tiitonnant, et chacun tira de
son côié.
IL
Le lendemain, dès l'aurore, le salon de Mme de Guéhriant était dispo-
sé comme |;our une fi te. Les murailles et .ient tendues d'une ta, isserie lla-
mande leprésentant les baaillesde Scipion, exécutées d'après le dessin de
Jules Romain. Le reste éiaii ii l'avenant. Comme rareté entre toutes, nous
citer >ns, sur la cheminée, un hanap d'agate entre deux coupes en cristal
de roche. Mais au milieu de tous ces oriiemcns et de tous ces vases qui
cmnaumaient ce salon , la plus précieuse de toutes les merveilles , c'était
la inaitrcsse du lieu, Mme de Guébriant.
A celte heure , elle est seule encore, et si en attendant la compagnie
avec elle, il vous plail que nous vous donnions un petit crayon de sa li-
gure, vous n'auiez pas lieu d'en cire méconlent. lîien qu'assise, on de\ine
fluc sa taille est imiiosanlc, sans manquer d'élégance pour cela. Rien de
plus charmant que la bienséance de sa mi.se. Une robe à longues man-
ches retroussées des deux côlés laissait llotler de riches dentelles sous un
jupon orné de fines broderies. Sur sa léie, un escolion brodé à jour dont
les pointes dénouées tombaient sur de blanches épaules, avait peine a re-
tenir d'abondanscheveu.v rattachés sur la uuquc, non sans laisser échap-
per deux petites mèches frisées sur les tempes, et qu'on nommait les ca-
valiers. Au sommet de la tète, et entre un dizain de perles, se balançait
un ncpud de ruban d'Angleterre, dit le galant ; deux aulres nœud.s'da
couleurs dillércntes étaient co ]ueltenient placés sur le sein cl sur le cœur
de la dame, et en raison de ces places privilégiées , avaient nom : celui-ci
le mignon, et l'aulrc l'assassin.
Mainienaiit, si nous passons de l'ornement à la figure, ce sera plus gra-
cieux encore. Un bel esprit, dont la dame avait elé jadis adorée, avait
ainsi tiacéson polirait: « Elle est blonde comme l'aurore, plus gaie et
plus beile que les plus beaux jours du piiniemps qui csi la jeunesse de
l'année. Elle a des yeux dans ies(picls il sein'ole que ton e la lumière du
monde soit renfermée; un teint qui obscnrcit toute clarté; une bouche
que toutes celles de l'univers ne sauraient trop louer, qui ne s'ouvre et ne
se ferme jamais qu'avec esprit et jugement. On ne lui reproche qu'un dé-
faut il celle dame, c'est d'être une assez grande voleuse, elle a volé la
blaiiclipur à la neige et à l'ivoire, le brillant aux perles, ctia lumière des
astres. »
Sans doute que tout le monde ne voudra pas se payer de ces fadaises
tout à fait dans le goût de l'époque ii laquelle celle histoire nous reporte ;
mais, en la dégagi'ant de ces evagérations, la réalité reste encore assez
bellu au protit de Mme de Unéhriaiit. Un front railieiix dominant un vi-
sage d'un contour parfait; une bouche d ml la rougeur est ren tue plus
sensible par une mouche assassine qui niche à côté, et un œil langoureux
qui s'endort derrière la soie de ses cils, que faut il de plus pour conip iser
un ensemble il rendre fou le plus sage des genlilshomaiiis '? Al. de Cliau-
velin n'était ni l'un ni l'autre; mais jusqu'il présent, il a été le plus heu-
renv.
La première personne qui se présenta à Mme de Guébriant dans son
salon, ce fut M. de Laslic, son cousin. La visite prématurée du colonel
semblait tirer son excuse et sa cause de quelque raison majeure qui se
trahissait d:nis une préoccupation visible.
— Qu'avec-vous donc, mon beau cousin? lui demanda la dame qui au-
gura un nola'ile dérangement chez le colonel, puisque celui-ci oubliait la
cérémonie préliminaire et indispensable du baise-main.
— Ah ! pardon, ma cousine, je sais inexcusable, et , pour m'en punir,
vous devriez retirer votre jolie main , dit-il en y appuyant ses lèvres. Il
est vrai que vous êtes plus généreuse, et vous préférerez me plaindre que
me punir.
— Vous plaindre ! et de quoi donc? dit en riant la bonne duchesse..,
J'y suis... iMIle de Fargis vous aura boudé?...
— Si ce n'iitaitque cela, me verriezvous en celte adliction ?
— Bon! elle vous aura dépilé par quelque innocente coquetterie?
— Dites par une trahison abominable.
— Seraii-il vrai? riposta Mme de Guébriant, vivement iniriguée par le
ton convaincu avec lequel son cousin venait de formuler cette accusation.
La jalousie vous exagère le mal, peut-être.
— Hélas ! que n'ai-je celle suprême consolation que vous me donnez!
Par malheur, le doute n'est plus possible après ce que j'ai vu.
— Ceci devient sérieux, reriiil la dame (l'uii air grave derrière lequel
perçait une légère cuiiosité qui lut bientôt satisfaite par le colonel.
— Celle nuit, dit-il , je suis allé, par ordre, faire la ronde de mon ré-
giment, qui siaiioiinait, vous lesavez, hors de la ville ;i la gahioniiade de
la conircscarpe. Je retournais seul à mon logis, limant a ma main une
lanterne sourde qui m'avait servi à faire mon inspection noclune , et
qu'il est d'usage d'employer dans ses revues, alinque la visite soit impré-
vue et que celle lumière discrète snrprcnine les seiuinelles en défaut, au
lieu de les avertir. Comme je passais dans la petite rue des Trois-Jardi-
nets.,.
— C'est-là que loge Mlle de Fargis, ne put s'empêcher de remarquer
Mme de Guébriant.
Le colonel prolita de cette interruption pour pousser un triste soupir
et essuyer son visage humide de sueur. Il reprit :
— Comme je passais dans la rue des Trois-Jardinets , mon front se
heurta à un obstacle suspendu en l'air, et que bientôt j'eus reconnu pour
une échelle de cor<le. Je ne sais au juste quel sentiment fut le plus fort,
de la douleur ou de la colère, lorsque je m'aperçus que celle exécrable
échi Ile aboicissait au balcon dont la chambre de Gabrielle n'est séparée
que par un étroit corridor. Je frémis, je tremblai, ma vue s'obscurcit,
mon cœur se serra; la raison me fuyait. Tantôt j'étais insensible ;i tnut
ce qui m'.irrivait, comme si loiiie perceplion m'eût été ravie. Mais bien-
tôt la lumière de la jalousie, éclairant le trop cruel abîme où j'étais tombé,
(les pensées de rage, des dés rs de vengeance s'emparaient de moi, cl
cent lois je me vis sur le point de gravir par cette alliense voie qui seni-
blaii ins ilter ;i mon malheur, pour atteindre et tuer l'inlidèlc dans les bras
de son amant. Que vous dirai-je? le courage me manqua, la force plus
que le conra-^'C, peut-être. Eiiliii, je den!eurai là, muet, anéanti, et c'est à
peine si j'eus la présence d'esprit de couvrir ma lanterne pour ne pas ef-
faroucher mon audacieux rival (pie j'ailendais.
— Ciel ! .s'êdia Mme de Cuéliriant, émue par celle histoire, et surtont
par la manière (li'sulêe dont le colonel la racontait, j'avoue (|ue je n'au-
rais jamais soupçonné Mlle de Fargis... Pauvre cousin!... Et avcz-voiis
reconnu celui...
— Oui, madame, poursuivit le narrateur avec elTort. nienlôt j'enien-i
dis du bruit au-dessus de ma tète... Je me reculai pour donner pas.^ag^
FT
LE magasin; littéraire.
39
à ninn rival. Une fois qu'il cm mis piod à terre , je courus vers lui , je
«lécouvris ma lanterne qu'il abiillit il mes pieils et qui s'éteignit eu se
hrisani ; mais cette précaution n'eut aucun succès : j'avais déjà re-
connu...
— Qui donc? fit la dame dont la curiosité était au comble.
Le colonel l)é>iia un moment. Sui- une nouvelle et plus vive interroga-
tion , Il répondit :
— Une personne qui ne vous est ni étrangère... ni indifférente, j'en ai
peur. Oui, je tremble ([ue vous n'avez été tralile autant (|ue moi.
Jîien (jue u'un mot ti es répété et très cliarilable d'un ancien pliilosophe,
il résulte que les infortunes des auires nous louchent en ce que nous
sommes liomnies comme eu\, on peut assurer que le malheur d'auirui ne
nous frappe qu'à la uianièie des pères :
Tout père frappe à côté.
Devenons la victime immédiate de ce malheur que nous déplorions assez
froidement avant qu'il nous atteignit de preniièie main, et aussitôt la sin-
cérité de la douleur nous gagne, et un trop franc désespoir succède à une
hypocrite condoléance.
Mme de Guébriant ne put échapper à cette loi générale de l'égoïsme.
Maintenant qu'elle redoute d'être iniéressée directement dans le malheur
du colonel, observez comme elle a l'.àli, comme ses lèvres tremblent, et
comme sa curiosité premièie vient de s'elTacer devant les ajipréliensions
de la perplexité qui la domine.
— 0 mon Uien ! colonel, dit-elle, vous m'épouvantez. Serait-ce...
Et un regard expressif, où se lisaient toutes ses inquiétudes, acheva la
sinisiro phrase (pii demeurait en sus|)ens, ainsi que la dernière espérance à
laquelle cette femme s'accrochait encore.
Le colonel restait interdit en présence de cette émotion, et n'osait ré-
pondre.
— Que vous êtes cruel, mon cousin, s'écria Slnie de Guébriant, de me
laisser ainsi dans ces transes mortelles ! Parlez donc, ajnuiat-cUe en joi-
gnant les mains, je veux savoir... .Je devine... je sais... c'était...
— Le marquis de Chiuvelin! murmura le colonel poussé à bout.
— Le perfide ! balbutia la dame qui, sans plus de paroles, tomba dans
les bras du colonel.
.lamais M. de Lastic, à la tête de sou régiment et sous le feudesmous-
queiades de l'ennemi, ne se vit plus empêché qu'en cette occasion.
Une femme évanouie sur les bras, et n'oser ni la soutenir, ni l'asseoir
sur un fauteuil; ne savoir s'il faut se taire par disrréiion ou appeler du
secours par nécessité; trembler à chaque Instant (l'elre surpris en cetio
posture par les survenaus : jugez des angoisses du colonel ! il oublia un
moment qu'il était le plus malheureux des hommes, pour convenir qu'il
était le plus embarrassé des mortels.
Ilenreusemeiii que la syncope fut de courte durée; à défaut de tout
autre corlial, Mme de Guébriant avait en e!lo quelque chose qui devait
promptement la guérir, 1 amour-propre, ce seutinieiit qui, chez les fem-
mes, s'éteint le ieinier. ou peut presqii dire (pril lecu- survit.
— Merci ' diielle en rouvaut les yeux Ne me trahissez pas. Vous ver-
rez, personne ne s'anei'cev de rien • Bonne contenance, voilà l'ennemi !
l'ai' ce mol, la C(uisinedu colonel désignaii quelques visiteurs qui s'em-
pressaient à la porte dii son salon, qu'un laquais ouvrit bientôt en annon-
çant tout haut par leur nom lc= peisonnages (pii étaient introduits.
Ce lurent d'aixud M de Chaudeboune et Mme la connessc de Barlc-
mont; M. le marquis de Pisany .Vinreiit ensuite Mme du Vigean, M. le
marquis de Soiu-deac, plénipotentiaire • Mgr le duc de lîellegal-de, M. Go-
deau, depuis évè^pie de Grasse, alors simple poète, et une foule d'autres
pcrsomiages des plus quahiiés, dont la lisie serait trop longue.
Chacun à cpii mieux mii'ux complimenlait la reine (h; la fête, sans soup-
çouiicr que le reste de pâlein- qu'elle n'avait pu cllacer de sa figure pro-
venait de la scène dont seuls , avec le colonel de Lastic, nous avons été
tiimoiiis.
C'éiait de toutes parts des louanges railiiiécs, des galanteries subtiles,
de l'esprit qMlnlescc!ici('. Les bijoux les plus rares étaient oU'erts à l'idole,
cl les plus pauvres ne l'abiudaient (pie la honelie pleine de coinpliinens et
les mains remplies delleiiis, tiuites choses (|im auraient pu mouler à la
tète de la -.lécsse si, d'une pari, l'habiiude ne l'eût blasée en cet endroit,
et si, d'un uire côté, elle n'eùl eu bien autre chose en l'esprit que ce
qu'elle avait sous les jeux.
Au milieu de toutes les offrandes qu'elle accueillait, Mme de Guébriant
remarqua un (a'.endrier sur vélin à fermoirs d'or, qui provenaii de M. de
Goileau le poète. La curiosité <l(! tous les assistaiis était vivement excitée
par la bizarrerie de ce présent , et les iniilés se disaient à l'orelU? fiue le
tout serait expliqué par un quairain délicieux que le donateur aviit inséré
à la premii're page.
Mais hélas! Hlmc de Guébriant, malgré toutes les ruses du poète inté-
ressé cl lonies les petites iiiirigues des visiteurs, s'obsliiitit à ne pas lire
le quairain tant désiré. LUe se coiueuiaii de regarder la porte cl d'at-
tendre.
M. le marquis de Cliauvelin parut enfin, et alors seulement elle prit le
calendrier. 'Joui le monde interpréta ce geste de la même manière. « La
duchesse, peiisaiton, atleiulait un convive do plus pour ce régal de poii-
gie. » - .^
Quoi qu'il en soit de la pensée intime de Mme de Guébriant, voici quel-
ques indices qui nous aideront à la deviner.
M. le marquis alla galamment à elle, lui baisa la main selon la coutume,
et lui présenta le bel éveulail que vous savez ; de plus, il accompagna l'of-
fre de son cadeau d'un compli.ncnt lonrué de main de niaiire.
Un murninrc d'approbalion courut dans toute l'assemblée; mais la da-
me, au lieu de déployci- ce ma niliqu(! éventail et de laisser s'épanouir ce
murmure llatteur, éteignit le triomphe du marquis et son riche présent,
en passant brusquement et sans aucune réponse à l'olfrande de M. Go-
deau.
— Messieurs, dit-elle, il faut avouer que pour primer en esprit, il n'est
rien de tel que les poètes. C'est aujourd'hui l'anuiversairc de ma nais-
sance ; or, admirez là-propos et la convenance : M. Godeau me donne rn
calendrier. Je gage, contliiua-t-clle avec un sourire charmant à l'adresse
du poèie, que AI. le bel-esprit aura caché dans ces feuilles d'or quelques
vers que lui seul était capable de faire, plus précieux encore que son pré-
sent.
Cela dit, Mme de Guébriant ouvrit ce joli livre, et lut sur la Diemière
page le quatrain suivant :
S'il vous plaisait marquer en léte [
Un jour ordonné pour lu'aimer, I
Je l'aurais pour très grande fêle, S
INIais point ne la voudrait chômer. /
Ce fut ici un débordement de louanges dont Mme de Guébriant ou-
vrit la source. On entoura le poète, on le liai a, on se récria. C'était à
qui l'applamllrail, le salui'iait, lui parlerait. M. de Chauvelin, étourdi
par cet événement, rongeait son humiliation et crevait de dépit. 11 se
voyait en disgrâce, tout le monde le voyait comme lui, car rien n'est
plus prompt que des yeux de courlisans à remarquer de quel côié tourne
la girouette de la faveur. Le vent qui souille dans ces parages est incons-
lant, et ceux qu'il ne relève pas il les courbe. Les habitues de ce monde
s'aperçoivent bien vite de toutes les variations de celte capricieuse atmos-
phère.
Vainement M. de Chauvelin chercha-t-il à douter de sa mauvaise fortune
et à lutter contre elle, tout ce qu'il put faire ne servit qu'à le désenchanter
par des preuves irrécusables.
La maîtresse de céans alfecia de parler à tous les invités , et s'abstint, à
l'égard du marquis , par une exception d'une bien autre nature que celle
qu'il avait coutume d'obtenir.
Tous les visages, qui se composaient sur celui de la dame; du lieu, furent
froids pour M. de Chauvelin.' Les personnes do sa connaissance qu'il abor-
dait, trouvaient vile un prétcxle pour le planter là et courir d'un auue
côté où rien ne les appelait.
Crcf, toutes les mines étaient si rcfrognées à l'approche du pauvre
marquis, que celle que lui faisait le colonel de Lastic ne lui parut pas plus
déplaisante que les antres. Il essaya donc d'accoster celui-ci par ces mois :
— Cidonel, savez vous sur quelle herbe a marché volrc cousine?
— Demandez le-Iui, fit sèchement le colonel
Et il tourna les talons.
M. de Chauvelin fut penaud, et n'osa s'en plaindre, de peur de laisser
entrevoir son dépit. 11 passa outre.
Une comtesse ipii se piquait d'être en guerre avec le marquis lui fit ma-
licieusement reinanpicr que jamais Mme de Guébriant ne s'était mtustrêe
de plus belle humeur; que M. le marquis de Pisany , qu'elle eiiiroienait
avec une préférence marquée, paraissait avoir des chances pour régner
sur ce cœur devenu vacant, cl qu'il ne fallait p is se fâcher si un astre si
brillant ne conscntall point à concentrer ses rayons sur le même indi- ■'
vidu.
Cette observation, malhcureuseaieut trop bien fondée, allrista de plus
belle M. de Chauvelin.
J.a matinée av.ilt été agréable pour tous les .assistans, le marquis tou-
jours excepté. In dernier épisode couronna la joie de rcux-ci cl aug-
menta le désasue de celui là. Un valet de chambre de M. de Pisany ap-
porta dans le salon un coffre incrusté d'ivoire, lequel recelait une of-
frande envoyée par M. de \ oiiuro. Ce dernier ii'avail pas trouvé daiLs son
absence une dispense lêglilme qui rexempt";t de payer son tribut à Mme
de Guébriant, qu'il tenait eu grande estime et considération.
Celait son ami, M. le marquis de l'isany, qu'il av.iit chai-gé de lui ser-
vir d'iniermêdialre, et ce dernier, de son cïief, avait o.gan'isé ce petit coup
de tliéàire.
— Un envoi de M. de Voiture !
Ce mot fut rc'pété avec admiration par toutes les bouches, et à la ma-
nière dont il était prononcé, on |X»uvait deviner qnc chacun s'aitcud.ut au
bouquet de cotte fête.
Tons les yeux étalent fixés sur le coffre. AJine de Guébriant l'ouvrit et
en tira un billet altarhé à douze nœuds de ruban. C'était plus qu'on ne
s'était i>romis. In blllei de Voiture, quelle aubaine! Nul. parmi ceux qui
rallaienl applamiir, n'ignorait que le grand Balzac seul parl.igeait ave; lui
la royauté du genre épistolalre.
La curiosité générale, aiguisée par une courte allcnlc. fut bieutôl p!ei«
iiement dédommagée. Le billet que lut la duchesse ct.iit .linsi couru :
n A Mme de Guébriant, en lui envovani douze galandsdc rubans d'Aa>
gleierre, pour une discrélion qu'il avait iwrduc contre clic. »
UÙ
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— M. de Voiture a autant de mémoire que d'esprit, observa la dame en
lisant ce titre, qui indiquait aussi le sujet de l'cpître.
Elle poursuivit la lecture :
« Puisque lu discrétion, madame, est une des principales parties d'un
paland, je crois qu'eu vous en envoyant douze, je vous paie bien libéra-
leiuent ce que je vous dois. Ne craignez pas d'en prendre un si grand
nombre, vous qui jusqu'ici n'en avez voulu recevoir aucun : car je vous
assure que vous pouvez vous lier à ccu\ci, et qu'ils sauront se taire des
faveurs que vous leur ferez. Quelque gloire qu'il y ait à recevoir des vô-
tres, ce n'est pas peu de chose d'en avoir tant trouvé de c(Hîe humeur
en un temps où ils sont tous si pleins de vanité. Aussi a t il fallu les aller
quérir bien loin et les faire venir delà la mer. Vous savez bien, madame,
que ce ue sont pas les premiers de ce pays-là qui ont été bien reçus en
l'rance; mais voici, sans doute, les plus heureux de tous ceux qui en sont
Tenus. Et si vous les recevez, ils ne doivent pas envier ceux qui ont servi
les princesses et les reines : car, madame, il n'y a rien sur la terre au des-
sus de vous; et quiconque aurait part en votie esprit pomrait se vanter
d'ètie en la plus haute place du monde.
>i Je parle beaucoup pom- un homme qui paie ma discrétion ; mais con-
sidérez, s'il vous plaît, que ce n'est pas trop d'un poulet pour douze ga-
lands, et soyez assurée que si je n'eusse eu à parler que pour moi, je me
fusse contenté de dire que je suis, madame, avec toute sorte de respects,
» Votre bien humble à vous faire service, V. VoiTune. «
Ce billet, d'un tour si précieux et si maniéré, obtint le triomphe du son-
net de Trissotin chez les Femmes savantes. Tout le temps que dura la
lecture , on eut grand'peine à se contenir. C'étaient des manifestations
comprimées et silencieuses. Un frémissement de plaisir courait tout ce
beau monde qui consentait de la tête et approuvait par toutes sortes de
mines. Mais à la lin, un concert d'éloges éclata de toutes parts : on admi-
rait, on s'extasiait, on se pâmait d'aise.
Seul, M. de Chauvelin demeurait en dehors de cet enthousiasme ; il
maugréait entre ses dents contre l'objet de ces exclamations. Il réfléchissait
tristement que son ami Voiture aurait bien pu lui donuer charge de porter
son billet, au lieu de s'en remettre au marquis de Pisany. A ce manque de
procédé, dont il incriminait la mémoire de son ami absent, se joignait en-
core un manque de confiance, ingénieusement mais vainement dissimulé
dans l'envoi des pistoles. Ce grief était impardonnable aux yeux de Chauve-
lin mécontent, qui se souvenait de l'équipée nocturne qui s'en était suivie,
et surtout des fruits amers qu'il venait d'en recueillir, .le ne sais comment
cela se fit, ni lid non plus; mais enfin notre amoureux évincé en arriva au
point de voir M. de Voiture en tète de tous ses désastres, et il l'accusa
d'avoir souillé sur son étoile, la plus lumineuse jusque-là des satellites qui
tournaient autour de Mme de G uéhriant, proclamée un soleil par tous les
poètes de cour. Les reproches que le marquis adressait intérieurement à
la personne de son ami rejaillirent bientôt sur l'écrivain, et il engloba l'un
et l'autre dans une même réprobation.
lien était là de ce tiavail intérieur, lorsque la même comtesse que nous
avons vue tout à l'heure l'inteipeller revint à la charge pour lui demaner
compte de sa froideur, que tout le monde avait remarquée, en ce qu'elle
formait disparate avec l'exaltation générale.
— Est-ce que vous ne goûteriez pas l'esprit de M. de Voiture ? de-
manda-t-elle.
C'était bien mal prendre son temps, on en conviendra, pour avoir l'opi-
nion de M. de Chauvelin. Cette question inopinée avait le tort de rentrer
dans les idées noires où se débattait la tète perdue du marquis. En con-
séquence, il réfléchit toiu haut, et ce qu'il eût continué de penser sans
cette fâcheuse provocation, il le parla :
— M. de Voiture est un rustaut, répondit-il; il donne l'estrapade h son
esprit pour des bagatelles, et ferait plus sagement d'apprendre à vivre.
■ On entend d'ici la clameur du haro qui étouûa ce blasphème.
— Quelle indignité ! disaient les uns.
— Quelle injustice! répliquaient les autres.
— Impuissance d'envie ! chuchotiait une dame à sa voisine, bel esprit,
qui ajoutait de façon à être entendue de la cantonade :
— La Gloire ressemble à Hercule ; à peine est elle née qu'il faut qu'elle
étoufi'e des scrpens.
— Vous V05 ez comme il persévère dans ses perfidies, murmura Mme de
Guébriant à l'oreille de son cousin; traître amant, lâche ami : cela va de
çair.
Quant à notre marquis, l'imprudent auteur de cette levée de boucliers,
vous entendez bien qu'il ne s'avisa pas de tenir tête à tant d'ennemis qu'il
venait de s'attirer si étourdiment sur les bras.
— Il n'eût pas plus tôt entrevu sa nouvelle position qu'il songea bien vite
à la quitter, ce qu'il fit en s'esquivant sans accepter le combat.
I m.
Le vieux La Terrisse , qui ne se doutait pas le moins du monde de la
soustraction de la nuit, s'occupait h l'ordinaire de faire la toilette quoti-
dienne de la chambre de son maître. Celui-ci arriva sur ces entrefaites,
la mine basse et l'air profondément allligé. En entrant, il jeta un regard
de couiToux sur son valet de chambre qui crut y lire l'expression encore
\ivante dn mécontentement qu'il avait excité {-ê veiliC 5»-J sa réîistance au.\
désirs du marquis. ''" '' " ' '
Combien il se fourvoyait, le bonhomme! Dans ce regard outré, noua
entrevoyons plutôt le féroce désir de rencontrer un adversaire contre qui
s'escrimer. Pauvre La Terrisse! on se flatte, au contraire, qu'ayant dé-
couvert l'enlèvement des pistoles et en soupçonnant l'auteur, tu vas oU'rir
la bataille à ton maître qui , pour en avoir refusé une autre tout à l'iiouie ,
n'en éprouve que plus impérieusement la nécessité de trouver un ennemi
sur lequel se revanrher de sa défaite récente.
Par conséquent , les deux hommes que cette rencontre met en présence
attendent chacun, et pour des motifs cillérens, des hostilités que nul n'ose
entamer. Ce silence durait depuis quelques minutes , et le marquis, s'aper-
cevant que La Terrisse demeurait coi et continuait iranquilleaienl son ou-
vrage . se tourna vers lui et lui dit aigrement :
— Avez vous bientôt fini ?
— Quand il plaira à monsieur le marquis, répondit doucement le
vieillard.
— Il me plaît tout de suite , riposta M. de Chauvelin. Laissez-moi
seul !
— Je m'en doutais , pensa le valet ; il me garde encore rancune.
Et il s'apprêta à marcher vers la porte : au moment de l'ouvrir, il
s'arrêta :
— Quand faudra t-il servir le dîner de monsieur le marquis?
— Jamais ! répondit impérieusement M. de Chauvelin. Allez-vous en.
Le vieux La Terrisse n'était pas accoutumé à ces façons , et surtout à
voir tant de suite dans les colères, aussi promptes à mourir qu'à naître ,
de M. le marquis. Il imagina que ce coup de la veille avait porté trop
profond, puisque la blessure n'était pas fermée encore, et ne pouvant te-
nir dans une opiniâtreté qui coûtait si cher à son cœur, il coiuut s'incliner
devant son maître.
— Je me soumets, dit-il; j'ai eu tort envers monsieur le marquis, je le
confesse, je le reconnais; qu'il me pardonne, je le demande en grâce;
qu'il prenne ce maudit argent, tout ce qu'il voudra, tout, pourvu qu'il
me rende sa faveur.
Cette soumission inopportune produisit l'effet contraire à celui qu'on
devait raisonnablement en attendre. Ce nouveau mécompte acheva d'exas-
pérer le marquis. Il s'était flatté de trouver une lutte, on lui offre un triom-
phe ; il comptait sur des reproches à vigoureusement rétorquei-, et il ren-
contre une désespérante mansuétude. Pas d'issue possible à son indigna-
lion ; c'était à en étoull'er.
— Vous voulez donc me pousser h bout! s'écria -t-il avec rage.
Voyez!... je ne suis pas maître de moi... Sortez de devant mes yeux...
Obéissez!
Et pour donner plus d'autorité à ces terribles paroles, il se leva, dési-
gnant la porte d'un geste impérieux.
Cette fois, La Terrisse sentit qu'il n'y avait pas de réconciliation à ob-
tenir, ni de miséricorde à attendre. Il se retira aussi consterné que sur-
pris de n'avoir pu trouver quartier devant l'implacable ressentiment de
son maître.
Aussitôt qu'il se vit seul , M. de Chauvelin plongea sa tête désolée dans
ses deux mains , et considéra autour de lui tous les malheurs qui , dans sa
triste chute, venaient de s'accumuler sur sa tcte.
Ce qu'il voyait de plus clair et de plus cruel dans ses infortunes , c'était
la perte de Mme de Guébriant qu'd taxait à part lui d'insensibihté , d'in-
consiance, de trahison. Plaintes, imprécations, douleur et colère, il passa
par tous les degrés du regret et de la fureim. Il chanta toutes les gammes
à l'usage des amans congédiés, qui se livrent à leurs lamentations. II son-
gea même un instant à se passer l'épée à travers le corps, ce qui n'eût pas
laissé de devenir sérieux.
Au milieu de ces frénétiques transports, il entend gratter à sa porte.
Sur son invitation, elle s'ouvre, et il voit paraître qui? M. le colonel de
Lastic en personne.
Les deux champions se saluent avec cérémonie , et le survenant marche
droit à M. de Chauvelin.
Quand ils sont face à face, le colonel tire de dessous son mantelet une
petite boîte qu'il pose sur la table de M. le marquis , en disant , sans autre
préliminaire :
— Monsieur, je suis chargé par Mme de Guébriant, ma cousine, de
vous remettre cet objet que par mégarde, sans doute, vous avez oublié
chez elle ce matin.
Cette outrecuidante façon d'entrer en matière déplut extrêmement à
M. de Chauvelin. Lui dire qu'd avait par méfrarde oublié l'éventail alors
qu'il avait mis la plus grande solennité à l'offrir, n'était-ce pas insinuer
sous une transparente politesse qu'on n'avait fait à son cadeau que jnste
assez d'attention pour le refuser ? C'était raviver une douleur récente , et
renouveler, en la rappelant, l'humiliation qu'il avait subie à l'accueil et
au congé chez Mme de Guébriant. 11 s'imagina bien que l'expression de
ce mépris provenait de la veuve ; mais il soupçonna le colonel d'assai-
sonner la dépêche de quelques épices de son crû. Et dans tous les cas,
il se jugea insulté par celui qui se rendait solidaire d'une si brutale dé-
marche.
Le marquis allait s'emporter avec colère; il se contint cependant, mais
il ne put s'empêcher de laisser paraître, par une rougeur subite et un lé-
ger frémissement, combien il était sensible à ce nouvel auront. 11 saisit
l'éventail, le jeta au feu en présence du colonel qu'il remercia dérisoire-
ment. Puis, le regardant brûler avec imliDercncc, --
LE MAGASIiN LITTÉRAIRE.
Ul
, — Vous voyez qu'il m'était fort utile , dit-il , et vous m'obligerez de pré-
' sentcr mes actions de grâces à madame voire cousine.
M. de Lastic lit un signe de tute , et les deu.v interlocuteurs se regardè-
rent un moment sans parler.
— r.lonsieur le colonel , dit cjifiii 1« marquis avec une courtoisie
cxagi^Tée, une pareille coiimiission ne peut être gratuite, y avez-vous songé ?
— Qui vous permet d'en ilouter?
— l'our ma part , monsieur, j'estime qu'elle r.c serait pas trop récom-
pensée par un sourire de colle qui vous envoie et par un coup d'épée de
celui qui vous reçoit.
— On n'est pas plus prévenant, répliqua le colonel d'un ton mesuré ,
vous épargnez aux gens la peine de demaniier ce qu'ils souhaitent.
— En vérité ! s'écria le marquis eu se levant, l'œil animé et la joie au
front, car il venait de rencontrer à qui parler; votre procédé me touche.
Je ne l'oubherai jamais... Impossible d'arriver plus à propos... C'est bien
aimable à vous, je le jure...
Il lut sur le point de saisir la main de son adversaire pour témoigner
de sou contentement, que l'autre prit pour une bravade de mauvais
goût.
— Monsieur, dit-i! froidement, j'accepte ce que je venais vous pro-
poser.
— Comme cela se rencontre bien ! ne put s'abstenir d'observer le mar-
quis.
— Votre surprise m'offense, fît le colonel avec dignité, vous deviez at-
tendre ma visiie.
— Je ne l'osais pas même espérer. Le bonheur vient sans dire gare...
Est-ce que j'avais d'autres droits à la partie que nous allons jouer?
— Trêve de plaisanteries, objecta le colonel.
— Je vous certilie que rien n'est plus sérieux.
— En ce cas, répartit le colonel, je dois vous instruire que l'éventail
n'est que le prétexte, [.a raison la voici : Vous savez quel intérêt m'avait
inspiré Mlle de Fargis?
— Oui, monsieur. Après?
— Vous perdez votre temps et vos paroles à vous ébahir. Je croyais
n'avoir pas besoin de m'expliquer davantage.
— l'our vous, c'est possible; mais pour moi? objecta le marquis, ayant
peine à comprendre.
— Picnoncez à une ruse, très louable sans doute, mais malhem'eusement
inutile. L'homme qui dans la nuit vous a vu descendre par une échelle de
corde, d'une maison de la rue des Trois- Jardinets; celui qui vous a jeté
à la figure les rayons de sa lanterne...
— Que j'ai cassée, interrompit le marquis.
— Précisément. Eh bien! cet homme, c'est moi.
— C'est différent alors , balbutia de M. Chauvelin qui venait de tout
deviner.
— Que ne compreniez-vous à demi-mot?
— Pouvais je vous croire si ))ien instruit ?
— Et moi penser que vous seriez si revéche à aborder le fait?
— Je vois, remarqua M. de Chauvelin, qu'heureusement la chose est plus
grave que je n'avais prévu.
— Telle, riposta le colonel avec un air sinistre pour protester cc-ntre
l'inconcevable adverbe lieurcascmail, employé par son antagoniste , telle
qu'elle rend un duel à mort...
— Indispensable , se hàia d'interrompre le jeune homme, qui fournit à
son interlocuteur le mot qu'il paraissait chercher.
On l'en remercia par un signe de tétc. 11 ajouta aussitôt:
— Le plus tôt serait le mieux !
— Sur-le-champ, si vous voulez, lit le colonel.
Le marquis hésita ; ensuite, comme cédant à une réflexion soudaine :
— Sur-le-champ, c'est trop tôt, répondit-il; j'ai besoin d'un quart-
d'heure.
— Je m'en accommode, lit le colonel; après quoi nous nous rendrons
hors (le la ville, à la tranchée qui est du côté de la porte d'Amiens.
— Bon ! je la vois d'ici.
— Vos témoins ?
— J'en trouverai sur les lieux.
— Moi aussi. Pour les armes, je n'ai pas de préférence.
— Tant pis, je comptais vous laisser choisir.
— Dans un quart-d heure.
— C'est entendu.
Sur cela, le colonel de Lastic prit congé du marquis de Cuauvclin.
IV
La jolie duchesse de Guébriant avait fait bonne contenance tant qu'elle
s'était vue en face de ['ennemi, comme par crrem- elle appelait le plus
tendre de ses amis; mais quand !\I. de Chauvelin se fut retiré, l'orgueil
ne la soutenant plus , sa joie affectée et de parade disparut, et elle se
laissa envahir par le chagrin qu'elle avait jusque lii jcl'oulé au fond de son
cœur.
Heureusement que sa fête matmale finit presque aussitôt après la re-
j traite du marquis, et la duchesse put encore, ii l'aide d'un reste d'énei gic
/ qui lui échappait, dissimuler assoz son émoi pour qui! ne fill pas remarqué
(le l'assistaucc.
Mais sitôt que son salon fut désert, lorsque, d'après son ordre formel ,
elle put jouir d'une solitude complète, alors la duchesse redevint femme
et amante. Alors disparut celte indid'érence orgueilleuse dont elle s'éiait
cuirassée, et le souire menteur fit place à des larmes sincères. Pauvre fem-
me ! Elle se voyait dépouillée d'un amour qui faisait sa richesse, son bon-
heur, son espoir. On avait payé de la trahison la plus noire , pensait elle,
un cœur qui s'éiait si généicusement donné , et qu'on n'offensait si indi-
gnement que parce qu'on était bien sûr qu'on ne pouvait plus le reprendre.
Quelle confiance d'une part et quelle atroce perlidie de l'autre ! réllé-
chissaii la duchesse. Et cette seule pensée appelait des sanglots. Puis elle
évoipiait des souvenirs récens, des protestations d'amour, des sermons de
la veille, pour les opposer avec indignation à la conduite du marquis. Et ,
considérez la faiblesse de la femme, nonobstant tous ces griefs, les aigres
récriniinaiions de la jalousie s'éteignaient quelquefois, pour laisser cnlea-
dre les douces plaintes de l'amour.
C'est dans ces minutes d'attendrissement où le coeur de la duchesse
se fondait sous la bienfaisante rosée de ses larmes, qu'elle inclinait au
pardon et demandait pourquoi le coupable , au lieu de douter de l'affec-
tion qu'il avait trahie , n'éiait pas venu plutôt demander grâce et se repen-
tir, au lieu de braver sa victime par l'étalage d'un radieux bonheur.
Car c'est ainsi que dans son ignorance la pauvre femme interprétait l'en-
trée triomphante du marquis dans son salon, et alors des mouvemens de
dépit , des inspirations de colère la réveillaient de son indulgence. Mais,
d'un autre côié, elle ne songeait pas à la retraite humilianîe de son amant
sans se rcpcniir d'en avoir été la cause, et sans s'appitoyer sur le sort de
celui dont elle s'était si ouvertement vengée. La vengeance est une ignoble
passion qui a besoin de tome l'ardeur aveugle qu'elle exige de l'honime
qui l'exécute pour dissimuler ce qu'elle a de féroce et de bas. Assouvie,
elle apparaît sous son véritable jour et n'entraîne que le dégoût. Avant,
vous pouviez et on pouvait vous plaindre ; c'est beaucoup si l'on vous
excuse après. Bien plus, elle vous met au niveau de celui que tout le monde
regardait auparavant comme coupable envers vous. Votre vengeance l'ab-
sout, ou vous noircit comme lui. Les représailles justifient en quelque sor te
l'injure première.
Pour toutes ces raisons qu'elle sentait d'instinct sans les déduire, ilme
de Guébriant regrettait d'avoir agi de rigueur envers le marquis et surtout
de lui avoir renvoyé son présent.
A ce propos, nous invofiuons en faveur de la duchesse, non pas une
circonstance atténuante, maison mandataire atténuant. Ce n'est pas sou
cousin, c'est un valet qu'elle avait choisi pour cet office de restitution.
Elle cfit trop craint d'envenimer les choses en employant le colonel; mais
celui-ci connaissant le message et le messnger, avait obtenu du domestique
de faire celte démarche à sa place, se portant garant envers lui des suites
que pourrait avoir celte subslitution.
Ces désolantes méditations de .Mme de Guébiiant furent troublées par
une de ses lemmcs, qui, malgré la rigueur de la consigne, pénétra jusqu'à
sa maîtresse. La camériste, se confondant en excuses pour la liberté gran-
de, soutenait avoir été déterminée à cette désobéissance par le dire d'un
valet qui affu'mait apporter à Mme la duchesse une communication d'im-
portance, qui ne souffrait point de retard.
La duchesse essuya ses yeux à i'improviste, fronça le sourcil, puis tour-
nant à demi la tète :
— Quel est cet homme? dcmauda-t-cUe.
— Le valet de M. le martiuis de Chauvehn.
A ce nom, la duchesse se leva, et non sans quelque émotion :
— Dites-lui (pi'il entre, répondit-elle.
Quelques minutes plus tard se présenta La Terrise.
Jamais la ligure longue et maigre de ce vieillard grand et sec n'a\-ait
porté l'empreinte d'une plus franche désolation. Son visage, qui no
manquait pas d'une soite de candeur sénile, semblait plus fatigué que ce
corps Icsie et dispos qui le suppoiiait vaillamment. L'exercice avait con-
servé la vigueur et l'élasticité à ces bras et à ces jambes qui semblaient
l)lus jeunes (|ue cette ligure, surtout en ce moment qu'outre les rides, les
larmes sillonnaient les joues de ce bon vieillard. La Terrise, revêtu de m
casaque grise, ouverte sur un pourpoint noir, avec sa culotte de velours
cl ses bas de soie, offrait un ensemble respectable et honnête qui encou-
rageait à suivre le précepte de I laion, qui nous recommande d'eu agir avec
nos domestiques connue avec des amis malheureux.
r.ien malheureux, à coup sur. ét;iit celui-ci, encore sous l'iiuprossion du
dur traitenuMil qu'il avait reçu de son jeune maître.
La duchesse encouragea ï.a Terrise à s'avancer, ce qu'il Gt à i)as lents,
et sans lever ses yeux mouillés de la rosace du lapis.
— Qu'y a t il, mon ami? lui demanda avec autant de bienveillance que
de curiosiiéMme de Guébriant.
— Oh ! madame la duchesse, fit il avec un gros soupir, beaucoup de
choses bien tristes pour moi... Mais madame n'a jxis à s'occuper des mal-
heurs d'un pauvre diable... Pardon de l'importuner par ma plainte... mais
je n'ai pu la retenir...
— Des malheurs, dites-vous, La Terrises! Lue perte, un acrideoit...
Pauvre homme !
— S'il ne s'agissait que de moi ou des miens ! fit le vieillard avec mi
triste sourire... Mon bon maître...
— Eh bien ! demanda vivement la duchesse qui ivdoubkiil U'altculiou.
-- Jlou e.\ccllcnt maître va se faire tuer,
62
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Scrait-il possible ! sY-cria-t-plIe. Avec qui ? Où ? Gomment?
11 y mourra , j'en suis sûr, poursiiivil l.a Tenise, saus cela il m'au-
rait permis dcraecompagnci- : « ic te défends de me suivre ! » m'a til dit,
et poiirlant je pleurais comme à celle heure.
— Il va se baitrc, reprit en éclatant la duchesse : mais contre, qui, parlez
donc. , . ,
l:;n disant cela elle agitait le vieillard, que les sanglots empêchaient de
se faire enlendre.
— Avec M. le colonel de t astic.
— Mon cousin ! Ah ! c'est alVrcux. Et où? De quel côtiî? Sont-ils déjà
partis? .
Toutes ces questions se pressaient dans sa bouche frémissante. Le vieil-
lai'd lit un sia;ne de ifte.
— Et vous êtes venu pour me prévenir de ce malheur ?
Je suis venu, répondit le valet, pour remetde entre les mains de
madame ce portrait que mon miiitre embrassait avant de ceindre son
l^péc. . , ,
— Pauvre jeune homme ! s'écria Mme de Guébriant qm tomba a genoux
en fondant en larmes. Et savez-vous la cause de ce duel?
— >;on , madame. J'ai vu entrer le colonel..., puis j'ai entendu, quand
ils se sont séparés, ces deux mots : n Dans un quart d'heure. » A présent,
l'un des deux doit expirer , ajouta t il d'une voix désolée.
— Voyons, mon ami, poursuivit la duchesse, avaient ils l'air irrité?
avez-vous entendu des cris? le colonel ne reprochait il pas à votre maître
(l'être monté , cette nuit, par une échelle de corde, dans la chambre de
IJlle de l'argis?
— Comment! quelqu'un aurait-il supposé ?... Mais madame ignore que
je loge moi-même dans la maison.
—Et qu'importe... Si le marquis voidait se cacher de vous, s'il craignait
de vous mettre dans la confidence.
— Madame ! c'est une calomnie , je vous jure ; mon maître est inca-
pable...
— Hélas! ce n'est que trop réel, ajouta la duchesse.
— J'adirme que c'est de pure invention, protesta le domestique.
— Mais on la surpris ; on l'a vu !
— Pardon, madame la duchesse, c'est possible..., on se sera trompé...
jamais on ne me le fera croire... liien plus , je suis certain du contraire.
— Voyons ! voyons ! dit la duchesse avec anxiété, sur quoi vous fondez-
vous? , , , , I
— Sur le violent amour que mon maître portait a Mme la duchesse i
sur cet amour qui , hier encore , m'attira la colère de M. le maniuis...
Voici le fait... La nécessité m'oblige à le divulguer... Mon maître avait
perdu tout son argent au jeu... Hier, un de ses amis de Paris, M. de Voi-
ture, instruit de sa détresse, lui envoya deux cents pistoles que par pru-
dence il me lit remettre pour les adiniiiislrer. Croiriez-vous que fJ. le
marquis voulait immédiatement employer la moitié de cette somme à ac-
quérir un bijou qu'il se proposait d'oUrir à Mme la duchesse, pour la fêle
aujourd'hui. Un éventail, je crois.
— Ingrate! El moi qui l'ai refusé, interrompit la dame.
— Vous l'avez donc reçu? s'écria le valet, eraporié par cette révéla-
tion hors des lois d'une sévère politesse auxquelles il s'était asservi jus-
que-là...
Ensuite, s'exaltant à mesure, cl se parlant 'a lui-même : « J enirevois la
vérité... Cet éventail... Il se pourrait... Une escalade, la nuit... les pisto-
les... Cela s'explique... Mais alors il n'est pas coupable... c'est moi qui
.suis cause... Une méprise... Atroce duel!... S'égorger sans s'entendre !
c'est alfroux à penser... Qui sait? je me trompe peut-êlre... Il faut m'as-
surer... J'y vais! j'y cours! »
Et La Terrisse, après ces exclamations , sans voidoir rien écouter ni
rien expliquer, prit la fuite avec une célérité qu'il ne paraissait pas en droit
d'attendre de ses vieilles jambes, laissant ainsi la duchesse tourmentée
par des malheurs qu'il ne lui avait que trop appris, et par une énigme qu'il
lui donnait à deviner,
V.
A peine le colonel fut-il parti, que le marquis se mit en devoir d'utiliser
le quarl d'heure qu'il avait obtenu; il en profila potir chercher dans une
lioîle d'ébènele médailion renlermant le joli portrait de la duchesse, que
nous l'avons vu renvover à l'original par l'entremise de La Terrisse. En-
suite, M. de Cliauvelin, après voir sévèrement congédié son valet, écri-
vit quelques lignes à la h'ite. Après quoi il sortit en prenant la direction
du lieu lixé pour la mortelle rencontre qui allait avoir lieu.
De son coté, le colonel, se voyant un quart d'heure devant soi , voulut
ne pas le perdre, car on connaît d'autant plus le prix du temps qu'on en a
moins il dépenser.
Conseillé par le démon de la jalousie, il se figura qu'une émotion fort
en harmonie avec l'rlat de son esprit résulterait d'une entrevue avec la
«lame dont linronsiance l'envoyait au trépas. Ce douloureux plaisir, qu'il
caressait avec ardeur avant de le goûter, le conduisit vers la maison des
Trois-.lardincLs.
Chemin faisant, il réiléchit avec amerlune au maintien qu'il lui conve-
nait d'adopter en celte solennelle visite. Or, il hésitait entre deux partis
extrêmes, selon qu'il cédait aux solUcitaliou.s de sou amour ou aux inléréls
(le sa vcugeance.
Tantôt il s'apprêtait h aborder d'un air hautain et sévère celte femme
qu'il voulait humilier sous ses reproches, écraser sous sa juste indi>;iia-
lion. — Nous verrons, peusail-il, si elle aura l'elliMnlerie de nier ou l'au-
dace de pallier son crime, .le serai l;i , deîjout , impitoyable , la vo\ant se
traînera mes pieds, demander grâce, et je jouirai de sa confusion."
Puis, attendri sans doute par le déchiranl spectacle qu'il s'oilr.iit en idée,
il descendait de sa rigueur à des seutimens plus tendres. — A qiîoi bon ré-
criminer? rélléchissaitil. Le ferlait ne restera t-il pasiemime? i;t, d'ailleurs,
ce serait assurer des regrets éternels à la perfide, et la forcerde m'aimer au
moins après ma mort, si j'usais envers elle de magnauimiié jusqu'au bout.
Mieux vaut se reuiermer dans une générosité silencieuse et digne ; lui lais-
ser ignorer que je suis instruit de sa faute, et la saluer le souriie aux lè-
vres, comme les gladiateurs du cirque saluaient l'empereur devant lequel et
pour lequel ils expiraient dans l'arène. Par l;i , soil qu'elle a'.lribue mou
dévoùment à une conliance aveugle ou à une clémence sublime, de cruels
remords la poursuivront après mui.
Et, en attendant cette justice posthume, M. de Lastic s'app'toyait sincè-
rement lui-même sur cette abnégation surhumaine qu'il préméditait.
Toutefois, le colonel llottait encore indécis entre ces deux systèmes
contraires, lorsque le terme de sa couise vint le mettre en demeure de se
prononcer. Le colonel, la tête basse et la main droite sur le cœur, monta
lentement l'escalier qui alïoulissait à 1 appartement de Mlle Gabrielle de
Fargis , s'en remettant à l'impression des circonstances pour improviser
une détermination.
Arrivé en face de la porte , il eut besoin de s'arrêter et de se recueillir
un peu. 11 lui parut qu'avec elle allait s'ouvrir la porte de sa destinée
éternelle. Son immobilité lui permit d'entendre les pulsations précipitées
de son cœur , et il porta sa main à sa tête comme pour coutenir les pen-
sées tumultueuses qui réchauffaient , et tempérer un bourdonnement qui
fi'rmentait sous ses tempes avec un bruit semblable à celui de l'eau en ébul-
lition.
Comme cet appareil et ce sursis n'amenaient aucun calme, le colonel
prit le parti, aliu d'écouomisfr ses dernières minutes, de ne plus diiiérer.
Il gratta donc à la porte et même assez fort, car, dans son trouble, il étaii
incapable de mesurer l'expression de sa politesse.
Il écoula ; personne ne vint lui ouvrir.
Il attendit, en prêtant l'oreille de plus belle. Rien ne bougeait à l'inté-
rieur.
Il recommença son avertissement sans plus de succès.
Il comprit que personne n'était là pour l'entendre.
Ce contre-temps le désespéra ; car vous sentez bien , et il le sentait
aussi, que, dans les circonstances particulières où il se trouvait, il ne pou-
vait béné jcier de la consoiation du proverbe : « Ce qui est différé n'est pas
perdu. i>
Ce n'était, hélas ! que trop perdu pour lui qui n'avait pas le temps d'at-
tendre. Ce dernier coup l'ailecta d'aulaul plus qu'il l'avait moins prévu, il
le considéra comme une cruelle injustice du sort qui l'accablait; et, pour
sujiporier cette adversité, il s'aida du sentiment de haine qui le poussait
contre son rival, et s'efforça de ranimer son courage pour l'heure de ven-
geance qui allait sonner.
En proie à toutes ces sinistres pensées , il descendit pesamment l'esca-
lier, et, comme il franchissait le seuil de la maison pour s'engager dans la
rue, il rencontra sur ses pas un anpessade de la comp;ignie colonelle de
son régiment, (jui avait l'air fort empêché de trouver l'adresse d'une lettre
qu'il tenait à la main.
Ce messager maladroit, qui jetait les yeux en l'air comme pour obtenir
quelque renseignement de localité, et les reporlail ensuite sur sa missive,
alla iiicousidérémeiit donner du nez contre le colonel.
— Qiiê fais-lulà, butor? s'écria celui-ci d'une voix peu attirante.
Puis, cxamiiiaiit le soldat qui balbutiait en présentant sa lettre comme
excuse de son inadvertance, M. de Easiic crut reconnaître la suscription
de l'épitre; il la saisit donc avec violence des mains du porteur.
— Qui t'a donné ça? deuianda-t-il.
— i\I. le martpiis de Cliauvelin ; et j'allais la remettre.
— Je ne me suis pas trompé, fit à part lui le colonel... Après quoi, par-
lant au soldat : La maison que tu cherches est lii, lui dit-il : j'en sors ; il
n'y a personne... d'ailleurs je te relève de ion message... Tu diras de ma
part il M. le marquis de Cliauvelin que je me suis chargé de sa lettre , et
qu'elle sera scrupuleusement remise à son adresse. Va !
L'anpessale avait quelque peine à se conformer aux volontés de son co-
lonel. Il restait planté il la même place, surpris, ébahi, comprenant qu'il
violait sa consigne cl que son chef abusait de son autorité.
Mais que faire? Pour l'acquit de sa conscience, il hasarda bien quelque
sourri murmure sous forme de protestation. Le colonel n'entendit pas ou
feignit de n-; pas cnieiidrc; car il tourna les talons sans y prendre garde,
et poursuivit son chemin.
11 marchait sans se presser vers le lieu du rendez vous, tenant sous srs
doigts impatiens celte lettre qu'il venait d'intercepter et qu'il brûlait de
connaitie. Mais, pour la lire, il lui fallait altciulre de n'être plus en vue
du sold.it il (pii il venait de l'enlever et des passans qu'il rencontrait par
les rues de la ville. 11 crut que quelque abri isolé dans la campagne serait
le s?iil lieu propice pour commettre son indiscrétion, et c'est vers ce but
qu'il s'achemina, se livrant aux réllexioiis que devait lui suggérer ce nou-
vel incident,
LE MAGASIN LïTTÊlRAïriE,
Itl
— Ma foi ! se dit-il avec une rage concentrée, le sort est équiiablc. Je
n'ai pas pu la voir, et il n"a pas pu réussir à lui écrire... Eli ! (lue peut-
il lui écrire?... (ju<lqiies adieux l)ieii leudres, bien dérliiraiis... lin véiité,
il M'ul lire pleuré, lui , par provision ei avaut sa mort;... il veut être ac-
compagné, souleiui dans le couibat, des vœuv et des émulions de sa niaî-
tri'ss '.t. .-a uiaiiiessc ! elle qui est restée pour moi une ilolc devant qui
j'ota:s respectueusement prosierné !... Uli ! ils ont dû l)i('n rire enseaibie
(ic ma rol)U.^te sécurité... Comme j'ai été irouipé làrlicment ! Croyez donc
à qui'!(iue < liuse après cela !... Je ne crois plus qu au fer de uion épée, parce
que je le tiens toujours là, sous la mai», prêt à nie (léren;li-e, prêt à me
venger... Cette lettre, je ne l'ouvrirai pas... A quoi bon?... ^esais■jepas
tout ce qu'elle doit contenir?... Il me sullit. de lavoir détournée quelques
iiiniics de sa desiinalion... Je vais la ren:lrc à qui l'a écrite... Mais pour-
quoi cette délicatesse ii 1 éj^ard de qui ra'ollense dans ce que j'avais de plus
cher'?... l'ourquoi user de noblesse à l'égard de qui uil- trahit dans rues
sen:imens les plussacics?... Des niéiiageuiens envers celui qui va me tuer
si jC ne le lue ?... Certes , le moment et rhoiime sont mal clioisis , pour
qu' je me pique d'une grandeur d'ame ridicule... Non ! non !... Je lirai
cetie leiire de mon rival... Qu'ai-je à crainrlre ? liien , Dieu merci !... A
risquer? l'as davanlage. 11 nen seia pas plus animé contre moi , ni moi
plus opiniàiiecoaîrclui... Le hasard me lait tomber celle épîtrc eiiire les
mains, ce sei-ait mal lecounaîire cette chance que de la laisser échapper...
Quoi quil en advienni", je la lirai... c'est résolu.
'louies ces réllevioiis, qui ne venaient pas à la bouche du colonel avec
la pi-omplitu(lc qu elles se I sent et se suecedent sur le papier, prirent quel-
que temiis et quelque espace : de telle sorte qu à la lin de ce monolo-îiie ,
M. de Lastic étaildaus la cauipagne. Or, sa résolution ne fut pas plus dé'
terminée par la teutaiion de ses désirs que par la l'aclliié qu il trouvait à
les satisl'aiie dans un lieu où personne n'était là pour être tuuoin de son
indiscrétion.
Eu conséquence, il se glissa derrière une palissade , et après avoir re-
gaiîlé tout autour de lui, par un rallinement de précaution excessive , le
colonel saisit cette lettre et en rompit résolument le cachet.
VI.
r.evenons à Mme de Guébriant; car nous l'avons laissée seule, eu proie
à une grande désolation, que La Terrise est venu compliquer par de
teiribles nouvelles , et par l'inquiétude pénible oii son brusque départ a
jeté la duchesse.
La pauvre femme a oublié tous les torts de son amant, pour ne se sou-
venir (]ue du grave dauger-qu'il va courir. Elle arrache, d'une main fré-
né:i'|ui', les parures dont elle s'est servie pour ti iomplier de lui ; elle foule
a;ix pieds ces présens à l'aide desquels elle a humilié le cadeau de Chau-
vclin.
Ti ois fois elle a envoyé ses gens dans l'appartement supérieur, occupé
par ?.!. de Laslic, afin de s'assurer que son cousin était sorti pour celle
faiale renconire ; trois fois on lui a répondu que le colonel, après la fête,
était monté pour changer de costume, et avait pris son épée de Ciunbai.
Impossible de conserver la moindre illusion devant cette éci-asante
réalité.
— Ils s'égorgent, dit-elle.
Et sa télé éperdue lombe sur sa poitrine agitée par do poignantes an-
goisses. Celte perplexité la désole ; elle voudrait à tout prix anéantir le
temps, supprimer l'espace, voir et savoir.
Chaque moment qui s'écoule lui apporte nne espérance sans la délivrer
d'une crainte. Elle compte les minutes, calcule les probabilités.
Le colonel ne revient pas.
Elle n'ose s'avouer que c'est là ce qu'elle désire : là ce qu'elle n'ose dc-
Dian'ler au ciel, de peur de blasphémer Dieu.
Accoudée sur le balustre do son balciui, et sa tète désolée dans ses
mains, elle plonge un regard isolé dans la rue.
Tout hoanne il'épée qu'elle voit venir de loin, elle le prend pour le co-
lonel. Alors c'est wm anxiété cruelle. L'homme approche : elle regarde
mieux, et peu après elle se réjouit de sa méprise.
Tout à coup elle aperçoit accourir un militaire. Celte fois, elle se
trouble en reconnaissant la laille , la démaiche , la ligure du colonel. Il
avance..., plus de doute, c'est bien lui. Il a l'air cssoulllé, le teint pfile ,
les yeux animés. Eunesie augure !
La durbesse éplorée n'a (|ue le temps et la force de rentrer en rlian-
celaiit dans son salon. Là, elle tombe sans connaissance dans un fauteuil.
— Il est mort! répèie-t-clle.
A ses cris , ses fennncs accourent , l'environnent , et bientôt après
le colonel lin-méiue se joint à elles pour porter secours à sa jolie cousine.
Mme de (iuébriant revient à peine de son évanouissement, qu'elle
jette un cri d'ell'roi à la vue du colonel, et l'éloignant par un geste de ré-
pulsi(n) :
— Ne m'approcliez pas , s'érric-t-cllc , vous me faites horreur ! ^'ous
l'avez lue... Tué... Diiesque non!...
Celle ell'eivescence s'alliédit cependant par degrés, et fait place à la
curiosité la plus pi ovocaute.
— Il n'est pas mort, répond le colonel hors d'haleine.
— Nous meniez , s'écrie la duchesse avec force cl eu se levant; jurez-
je sur l'honneur,
Pour toute réplique, AI. de Lastic donne à sa cousine la lettre adressée
par de Chauvelin à Mlle de Fargis.
A la vue de ce nom et de cette écriture, la duchesse retrouve toute sa
jalousie et toute sa vigueur.
Sur un signe de son cousin, elle congédie tout le monde, et, demeurée
seule avec lui , elli'. regarde tour à tour la ligure du colonel et la leiire
qu'elle lient ouverte sous ses yeux. Sa main tremble, sa voix aussi. Mal- .
gré cette émoiion, elle parvient à lire ce qui suit : i
( Mademoiselle, '
» Pardonnez moi d'avoir laissé attaquer votre répu;ation par celui qui '
avait le plus grand intérêt à la défL-ndrc; mais la vôtre, je le savais, est
de celles (jui peuvent sans danger courir le hasard où périraient beaucoup
d'autres moins solides.
>i M. de Lastic a en la faiblesse ou la témérité d'en croire ses yeux,
comme si voire vertu n'éiait pas plus forte que l'évidence même. Sons pré-
texte qu'il m'a vu de-:cendie la nuit dernière par une échelle de corde d'un
balcon (pii coannunique à voire appartement, il en a pris occasion de
vous acciiS'r d'un criuie dont il me fait complice. Vous savez que, par mal-
heur pour moi, je n'en suis que tiop innoccnL Mais l'erreur du colonel
m'arrivait trop à point pour que j'eusse la générosité de la détiuii c. Elle
m'a valu la proposition d'un duel à mort juste au moment où j'éiais en
quête d'un genre de trépas qui ne me fit pas déroger à ma qualité de gen-
tilhomme.
;> M. de Lastic est snlTisamment outré pour me rendre ce bon ollice
sans le savoir, et sans le vouloir. Vous vous imaginez bien que je me sm's
donné de garde de le détiomper à voire sujet. C'est pourquoi je ne lui ai
pas voulu diie ce que je vous écris ici, à cette fin de rendre hommage à
la vérité et à voire venu , lesquelles je n'ai pas craint de tiunir un mo-
ment, parce que j'avais ce moyen de leur restituer ensuite tout leur
lustre premier.
1) En esialadant votre maison, mademoiselle, j'allais (il faut bien le dire)
voler à La Terrisse, qui loge chez vous, cent pistoles qu'il m'avait déniées
la veille, bien qu'il en eût reçu le double pour moi. Cette somme m'était
indispensable pour acquérir un bijou que j'avais fait dessein d'oll'rir pour
sa l'ete à la dame de mon cœur. Ingrate ! qui a dédidgné mon alleclion et
mon piésent, sans doute pour m'encourager à mourir.
» Ainsi, mademoiselle, de la même manière qu'il vous sera facile de vous
excuser, j'espère qu'il ne vous sera pas trop diilicile de me pardonner d'a-
voir employé la loyale main du colonel pour mettre un terme à une exis-
tence qui m'est à charge depuis qu'elle est saus amour.
» Daigncrez-vous remercier à ma place M. de Lasiic, qui comprendra
pourquoi je ne me suis pas moi-même acquitté de ce soin?
Il Si par hasard , mademoiselle, le colonel vous revient un peu endom-
magé , n'en accusez que ma maladresse ou bien la nécessité où il m'aura
mis de l'aiguillonner par quelque piqûre, a'in de l'acharner à me ravir une
vie dont je mets le peu qui me reste à vos jolis petits pieds ; car vous savez
bien que dans l'autre monde comme dans celui-ci , je continuerai de me
dire, mademoiselle, avec toute sorte de respects,
)> Votre bien dévoué à vous servir,
» Marquis de cnAVvci.iN. n
Cette lecture finie , la duchesse ne trouvaut pas un mot pour exprimer
son ravisseriient, se jeta au cou du colonel.
Après un silence respectif:
— (}uel homme généreax, quel noble cœur... et brave ! ÎUais où est-il ?
demnnda-t-e!ie.
— Sur le pré, où il m'attend pour se couper la goi-gc, répondit en riant
M. de Lasiic , et vous couqnenez bien... Je gagerais même qu'il s'impa-
tiente l'Ut.
— Et cctie lettre, comment vous est-elle parvenue?
' — Je l'ai surprise dans 1rs mains du messager... Si j'y avais mis de la
délicatesse, pourtant, tout était perdu.
— C'est ma foi vrai , o'.)serva la jeune femme qui frémissait encore de
voir à quel m avait tenu l'exisience de son amant. Ensuiie, se rapj.elant
que c'était du ( olonel qu'était venue toute celle sérieuse méprise :
— Cela vous apprendra, lui dit-elle sur un ton de reproche, à être si
méfiant.
— Nous avons eu tort tous les deux, objecta le colonel.
— Vous le premier, d'avoir douté de Siîle i!e Faniis.
— Et vous la seconde, d'avoir condamné M. de Chauvelin. Nous .som-
mes au pair. An même moment , les deux iuterloculcius \ircui arriver le
marquis, l'air aus>i ccmlrariéque fuiieux.
Le colonel dcscendii sur le perron pour le recevoir, cl Mme de Gué
briant entendit le iraniuis dir,-, en abordant sou advei-saire :
— Eaut-il donc venir vous lelaucer au gîte, monsieur le colonel , qnft
vous me laissez ainsi faire le pied de grue?
— Ce n'est plus avec moi que vous avez aOiiiro, répartit courtoisement
M. de Lasiic. Venez !
Là-dessus il prit son antagoniste par la main, cl, le conduisant devant la
duchesse : Voilà voire enneuii, lui dit il.
— tin sait vos aveninres, (il Mme de Cuélaiant avec un angélique sou-
rire au marquis interloqué. Et afin que vous ne sovez plus expose à vous
casser le cou dans les t;iièluvs po:ir quérir de quoi me faire un ra-
deau , nous allons mettre désormais iioU'C fortune cl uotre bonheur ea
Wi>mui'.. Cola vous plaît-il ?
ttU
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Le marquis , au comble de l'allégresse , se jeta aux genoux de celte
femme qui devenait la sienne , et couvrit sa jolie main de chaleureux bai-
sers.
Celle-ci, liourci'.se de cette joie , se tourna vers le colonel et lui tendit
son autre main eu lui disant :
— Je vous pardonne, mon cousin, le mal que vous m'avez causé, et,
pour g.iiîc de clùmence, j'oliticndrai de M le de Fargis qu'elle consente à
îaiie avec nous une pai lie rarrOe par un double mariage.
Quinze jours plus tard la duchesse de tiurbriaiit tenait celle double
prouio.sse aux yeuv de toute la cour. Le roi signa aux deux conirals ; et le
marquis de Cliauvelin, pour rcconnaîtie la faveur royale , dit humblement
a Louis XIII :
<i Nous sommes fiers, sire, que votre majesté ait daigné poser la pre-
mière pierre de notre bonheur. »
Le roi répondit avec grâce :
<i Le reste vous regarde, messieurs; mais l'édifice sera beau, si j'en
juge d'après les architectes. »
Mme de Guébriant et Mlle de Fargis s'inclinèrent pour montrer leur
reconnaissance d'un compliment d'autant plus précieux , que le prince
était plus ménager de celte monnaie galante.
Le lendemain, les deux mariages furent confondus dans une même fèie,
et les seigneurs invités à les célébrer se monlrèrent ravis de cette double
union, dont furent plus enchantés encore les quatre personnages qui la
coairaclaient,
FRÉDÉRIC THOMAS.
[Gtobe.)
WJiie eiesthiée d'Ai'Slsie,
Dans l'automne de 1811, la belle société de Puttelange, petite ville de
la Lorraine allemande, eut à déplorer la perte de M. Fasjuel, percepteur
des contributions di;ectes. C'était un vieux célibataire d'un caracière mo-
rose et atrahilaire, mais dont le séjour à Puiielange, depuis une vingtaine
d'années, n'avait pas élé tout à fait dénué d'intérêt pour la population ai-
sée de la loc iliié, attendu que M. Fasquel était resté dans la résolution
permanente de serrer les lit-ns de l'hyniéuée, et que vingt fois fcs projets
avaient reçu un commencement d'exécution, en ce sens qu'il avait adres.'é
des hommages plus ou moins directs à toutes les jeunes filles de l'endroit.
Les unes avaient fait la sourde oreille aux soupirs du galant émérite ;
d'autres s'étaient montrées plus obéissantes aux secrètes admoniiiuns de
leurs familles ; mais il y avait toujours eu quelque petit cousin, quelque
ami de la maison, qui avait gâté les négociations commencées, et rendu à
M. Fasquel la liberté de son vieux cœur.
Le percepteur était en outre le paiieuaire obligé du boslon, qu'on dis-
tillait (suivant l'expression de l'époque) cbez le maire ou chez le juge de
paix, les deux points culininans de la fashiou de Puttelange.
Le successCLT de M. Fasquel se fit attendre pendant huit jours; huit
siècles pour la curiosité publique. On savait déji que le nouveau fonction-
uairc était très jeune; oa disait nième qu'il était bien de sa personne, et
possesseur d'une foi tune particulière quou évaluait à huit cents livres de
revenus; ce qui, joiut aux éinolumens de la place, complétait une posi-
tion pécuniaire fort convenable, toute proportion gardée avec celle des
ipaguats de l'endioit. Quels étaient ses antfcédens? ou l'ignorait; mais
chez un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, la chose était
assez peu importante. Son père étai sous-chef au ministère des finances,
et il se nommait Frédéric Uenrion; qua fallait-il de plus?
Le jeune percepteur arriva un beau matin, sans être aperçu de per-
sonne, dans la maison de son devancier, dont il avait accepté le reste de
bail. Il Et, selon l'usage, des visites personnelles à toutes les familles qui
tenaient un certain rang. Il éluda la plupart des questions dont il fut acca-
blé, répondit laconiquement aux avances qui lui furent faites; puis il se
confina chez lui et vécut en véritable anachorète.
r.e n'était pas que M. Frédéric Henrion eût le moins du monde les dis-
positions et les manières d'un misantrope ; au contraire, personne n'était
plus doux, plus fiable, plus conciliant que la nouveau percepteur dans
l'exercice quelquefois pénible de ses fonctions. Ses traits respiraient la
bienveillance, et n annonçaient aucune mélancolie, aucun chagrin mysté-
rieux qui aurait expliqué sa manière de vivre sédentaire et tant soit peu
sauvage.
Comme M. Henrion avait réellement un extérieur agréable, quoiqu'il
annonçât une santé délicate et soulTreteuse, il avait été l'objet d'une foule
de prévenances de la part des mères qui avaient une fille à marier. Les
beautés les plus fières de l'endroit n'avaient point dédaigné d'essayer le
pouvoir de leurs charmes sur le jeune solitaire. Toutes ces séluctiuns
échouèrent les unps après les autres contre rindilférence oti p'u ôt contre
l'insouciance de M. Henrion. 11 refusait les dîners en ville, sous prétexte
qu'il était contraint de suivre un régime sévère pour raison de s :nté. 11
n'a' ait point >lans les bals, parce qu'il ne dansait pas. Il ne louclia't jamais
aux caries, et il évitait avec un soin tout particulier les petits coiiceit^ d'a-
mateurs, où le maître de musique de la ville faisait entendre ses élèves de
chant et de pano, pour l'émulalion des jeunes virtuoses et l'édilicatioii
des familles.
\
Tant que la belle société de PtJttelange conserva l'espoir d'apprivoiser
la sauvagerie du jeune fonctionnaire, M. Henrion ne rencontra sur .'on
passage que des sourires dont la bienveillance officielle aurait fiât é l'a-
mour-propre de M. le juge de paix lui-même, qui. Dieu merci, se connais- h
sait Cil belles manières. Mais quand il fut bien avéré que l'ours parisien f
(comme on l'appt lait) n'était susceptible de serrer aucun des liens sociaux
qui unissaient la bonne compagnie du lieu, M. Henrion devint l'objet de
la réprobation générale. Le maire, qui était uned( s meilleures fourchet-
tes de la contrée (style de gastronomie), déclara qu'un au-si pauvre cou-
vive que le percepteur ne pouvait être qu'un mauvais citoyen ; les parte-
naires du boston signalèrent l'ennemi des cartes comme un coaiptable
équivoque, et le maître de piano, qui expliquait les mots latins « musica
me juvat n par la traduction un peu libre de l'aphorisme français, « la mu-
sique est le déhissetnent des cœurs sensibles », fulmina contre le vanda-
lisme de M. Frédéric Henrion un anaihèmc qui fit frémir le freiia de l'é-
cole de musique.
La servante du percepteur ne lui laissa pas ignorer les manifestations
journalières de l'ire publique ; mais le bon jeune homme n'en prit nul
souci, et continua de doaner tous ses soins à une jolie collection de tuli-
pes (jui s'épanouissaient, loin des regards des curieux, pour le seul plaisir
de M. Henrion. Il y avait aussi dans le jardin du fonctionnaire un plant de
rosiers qui réunissait un nombre considérables de sujets, et qui partageait
avec les tulipf s l'attention et les hommages quotidiens de leur tranquille
propriétaire. De ce côté, les plaisirs de l'amateur d'horticulture n étaient
point tout-'a-fait sans mélange. Les roses fleurissaient ii l'ombre d'un espa-
lier qui les garantissait des vents délétères de l'ouest; mais deiiièrc cet
es aller était le jardin d'un voisin, et ce voisin n'était autre que le profes-
seur de musique, dont la salle d'étude était située du côté de la maison qui
regardait le parterre de M. Henrion. Le professeur avait beaucoup moins
d'élèves qu'il ne l'eût désiré sans doute, et pourtant il en avait encore trop
pour le bien-être du percepteur, dont les promenades solitaires étaient
troublées, près de l'espalier, par le monotone clip clap de l'épineite sur
laquelle s'exerçaient ks écoliers. Au milieu du silence des belles soirées
d'été, ce détestable accompagnement gâtait le chant des oiseaux qui ga-
zouillaient sous les massifs de verdure, et Frédéric se sentait disposé à
rendre du meilleur de son cœur au maître du piano l'excommunicaiion
que celui-ci avait formulée contre l'ennemi de la musique. Mais l'excellent
jeune homme avait de la philosophie ; il savait que toute existence a sa
portion de déboires à sub r, et il trouvait naturel que son jardin eût,
comme toutes les choses de la terre, son bon et son mauvais côté. H avait
fait avec résignation deux parts à ses affections dans ses promenades : il
vis tait ses roses le malin, lorsque leurs feuilles parfumées tremblaient en-
core sous les gouttes de la rosée, pendant que le mus cien courait le cachet
dans la ville ; le soir, il prodiguait ses attentions à ses chères tulipes, qui
ouvraient leurs corolles diaprées à la brise attiédie. Comme le jardin était
grand, et qu'un assez joli bocage séparait les deux parterres, le chaut de
ses rossignols lui arrivait pur de tout alliage.
L'esiJiit de Ihoiame (je parle des hommes les plus sages, et notam-
ment de M. Henrion, pour lequel je professe encore une estime pariicu-
liére) est un abîme de contradictions mystérieuses et inexplicables. Qui
croirait que cette promenade sous l'espalier, qui avait d'abord paru im-
praticable le soir au percepteur, devait, un peu plus tard, lui sembler par-
ticulièrement agréable à celte époque de la journée? Qui pourrait suppo-
ser que cet odieux clapotement de l'épineite, dont M. Henrion avait si
adroitement esquiver le supplice, pouvait devenir un jour une mélodie
plus douce aux oreilles du jeune phdo^ophe que les cadences de la plain-
tive Pbilomèle? C'est pourtant ce quil-iait arrivé; et cette transiiion si
notable avait élé l'afiai: e d'un jour ; que dis-je ? d'un seul instant. Frédéric
avait aperçu, il l'une des fenêtres de la salle d'où partaient les grincemens
réguliers du piano, une figure toute gracieuse, toute souriante, et qui
pouvait rivaliser de fraîcheur avec la plus belle rosede toute la collection
de l'horticulteur. Ce joli visrge, qui se rattachait par un col de cygne à un
buste dont les formes délicates et arrondies annonçaient les dernieis dé-
veloppemens de l'adolescence, était celui de Mlle Pauline Siugerinaa
(prononcez Ziguèremane;), la propre fille du maître de piano, qui, après
avoir pris sa leçon avec d'ai:tres élèves de son père, s'établissait près de
la fenè.re ouverte pour travailler ix quelque ouvrage d'aiguille. Les gobéas
et la clématite qui grimpaient autour de cette croisée, formaient, pour le
buste charmant de la jeune fille, un encadrement si frais et si attrayant,
que l'aspect général du tableau aurait, en cfl'et, séduit une imagination
moins vive que celle d'un jeune sage de vingt-cinq ans, dont le caractère
contemplatif et sérieux était parfaitement disposé aux impressions d'ua
amour bonnèie et d'une passion profonde.
Du moment où M. Henrion eut entrevu cette fleur qui s'épanouissait
aux rayons du soleil couchant, sous une auréole de verdure embaumée,
ses roses chéries perdirent leurs couleurs et leurs parfums. L'espalier qui
les protégeait lui parut un affreux rempart dont l'élévation l'obligeait à
s'éloigner un peu plus de la ravissante vision ; et, semblable au tourne»
sol qui présente incessamment son disque aux rayons du soleil, la figure
de Frédéric demeura obliquement fixée du côté de la jeune fille, dans les
pronieiiades qu'il faisait pendant toute la soirée, le long de l'allée parai»
lèle du mur mitoyen.
M. Henrion avait été élevé à Paris, et avait passé la plus grande partie
de sa jeunesse dans les écoles, où quelquefois les dangers del'eKaiplQ
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
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conirc-balancent ravaniage des préccples. Mais Frédéric avait toujours
eu (l'es habitudes paisibles ; la fata e ambition du titre de bon garçon (qui
fquivout à celui de meneur) ne l'avait jamais séduit ; il vivait dans un heu-
reux isohm' niaundiicu du tuuiulie des récréations, et, plus lard, la so-
ciété des U ns de l'époque n'altéra point celle honnête quiétude et ces
heureuses disposiiions. M. Ueurion était resté un bon jeune homme, qai
n'était pas fort timide, parce qu'il n'avait ni anir,ur-proprc, ni préten-
tions, mais (|ui avait tjute la candeur dune aine simple, toute la naïV;t6
d'un jugement niiturcllcment dioit, quoique peu exercé.
Un autre que le jeune percepteur eût Ijlen l'ite fait comprendre, par la
persistaiiee et la fcardiessc de ses regards, ce qui se passait dans son
rocur, (t l'innocence de Mlle Pauline Siiigcrniau n'aurait pu se refuser à
une pareille évidence. Mais M. Henrion, en se laissant aller aux intpira-
tioiis de sa bonne et douce naliirc, marchait beaucoup plus sûrement à un
but qu'il osai! à peine envisager dans ses plus secrètes pensées. Ses yeux,
il est vrai, ne quiitaient point la direction de la croisée où travaillait a
charmanie enfant ; mais le plus simple mouvement tullisait pour lui indi-
quer que la jeune lille allait regarder dans le Jardin, et alors, avec la rapi-
dité de la pensée, Frédéiic purtait son aitcniion dun autre côté; ou si,
parfois, ses regards rcnconti aient fortuitement ceux de Kllie Pauline, ils
prenaient une expression de réveiie insouciante qui en déguisait complé-
leaient le caracière. Aussi Mlle Siiigerman coii'imiait à travailler près de
sa croisée sans avoir le moindre sujet de supposer qu'elle lïit l'objet d'un
intérêt aussi tendre et d'une attention aussi soutenue.
Frédéiicle pensait du moins; il était convaincu que son admiration et
son amour naissant étaient un secret entre le ciel et lui. Ses soupirs se
perdaient en toute sécurité dans la brise du soir, et ses chastes pensées
entouraient la jeune Dlle, sans qu'il se doutât qu'une sympa hie mysté-
rieuse, inexplicable, les lui faisa t arriver jusqu'au cœur... Je dis inexpli-
cable, car Pauline savait seule comment cette sympathie s'était fait j nu-
dans son ame. La timide demoistlle avait déjà toute la perlide adresse de
son sexe; elle ne perdait que la moitié des regards passionnés qu'on lui
adressait avec tant d'abandon, et un simple raisonnement analo ique lui
rendait l'autre moitié. Voici comment elle ava.t surpris le secret de Fré-
déric : elle travaillait devant l'un des bait ms de la croisée ouverte ; à celle
heure de la journée le mirage des V'ires était presque aussi net que celui
d'une s'ace, et lui représentait lidèlement tous les objets qui se trouvaient
en regard. L'amoureuse préoccupation de M. Ilenrion s'y rellétait comme
Je re-le, et dès qu'il avait dépassé, dans sa promenade, la hauie;ir de la
fenêtre, aucun de tes mouvemens n'échappait à sa traîtresse amante.
Mais la modeste retenue de son amour avait obtenu des résultats tout
aussi pt silils que les déclarations les mieux tournées : Pauline s'abandon-
nait aver un bonheur inespriniible aux émotions de cet entretien mysté-
rieux. D'abord ces joies naïves enchantèrent l'imagination de la jeune
vierge et stillirent aux rêves de son petit cœur. Puis ce» dangereuses mé-
ditations lirent éclore un amour véritable qui troubla son repos. Chaque
jour, dans c-es rêves de tendresse, elle prenait la déicrmiuation d'ollrir
ses regirds à ceux de son amant, et de lui laisser lire dans ses yeux toute
l'aireclion qu'elle ressentait pour lui; mais, le soir, quand le bien-aimé
survenait, les palpitations de son cœur lasuDoquaient, et je ne sais quelle
invincible pudeur triomphait de tous ses projets.
Mais tout marche et progresse dans la vie : les fleurs deviennent des
fruits les fruits mfnisseni et ils tombent. Les pensées et les projets de
l'homiae ont la même destinée. A force de réiléchir au dess -in qu'elle
avait conçu de répondre au muet langage de Frédéric, Pauline Unit par
obéir il la tyrannie de cette idée fixe. — Un jour, — jour mémorable,
écrit eu lettres d'or parmi les plus doux souvenirs de M. Ilenrion, —
Mlle Singeiman tourna len'enicnt son pâle et charmant visage dans la di-
rection des rcg^irds dont elle ressentait, sans les voir, la brûlante inllucn-
ce, cl elle regarda son amant en laissant tomber ses deux johes mains sar
SCS genoux.
Frédéric, immobile de surprise, de joie et d'émotion, demeura pendant
quclipies secondes sous l'empire de celte enivrante fascination ; puis les
regards de Paul. ne se voilèrent do l"ruies; clic cacha sa ligure dans ses
deux mains, et ee retira précipitamment pour dérober sou trouble à sou
heureux amani.
M. Ilenrion resta dans le jardin les yeux invariablement tournés vers
cel'e croisée qui demeurait ouverte, mais oii personne ne parut plus. Le
bonheur qui venait de lui arriver il rimproviste exciait dans sou ame des
senlimens si tumultueux, des sensations si neuves, des désirs iei;emcnt
inexplicables que le Imn jeune homme, abasourdi de joie, enivré de de-
lices j^iSfju'alors inconnus, ne semait plus ii foire de sentir.
« File m'aime, se disait-il tout haut, en portant la main sur son cœur,
comme pour en comprimer les transports. File est à moi pour toujours ! »
Les c(uurs novices fout un éiraiigo abus de ce mot toujours, qui coin-
porlc une idée<lont la p lissaiice appanient il peine h rhumaiiité. Il existe
sur la terre bien peu d'orgaîiisatious asse« candides, assez vraies pour cn-
Ireieiiir avec la fidélité des vestales antiques le feu sacré d'un premier,
d'un étornol amour. Mais i'ame de Frédéric était ainsi trempée : la ten-
dresse qu'il ressentait ne devait plus s'éteindre. 11 élait, certes, fort heu-
reux pour lui que la jeune lillc qu'un hasard tout particulier avait oU'eite
il son adoration fût néedaus un rang qui lui permît d'aspirer ii sa main,
car son amour, trop naïf pour cousulier les distances (pii reiidont les
«nions impossibles, se fût adressé à nue princesse tout aussi Iv* u qu'i» la
fille d'un musicien de campagne, et le malheur de deux existence!, peut-
être une mort prématurée, eussent été le résultat d'un tel coup de sym-
pathie.
La picmière pensée de M. Henrion fut donc, comme elle devait l'être,
celle d'épouser sa bien aimée ; mais, pour arriver à ce but, plus d'une
chose restait à faire. Mlle Singcrman ne s'était point expliquée ass*z caté-
goriqueiiieiit pour justilier une déuarcho officielle auprès de son père; il
fallait attendre ou un aveu lormcl, ou la traduction d'une paniomims plus
complète. Et pus, la jeune lille ne pouvait-elle pas èire déjà proniise et
fiancée, suivant la coutume encore en usage à cite époque en Allema-
gne ? M. Henrion élait tellement étranger à h famille de son voisin, qu'il
ignorrdt jusqu'au piéiiomde son amante, et telles sont les prédilections
des jeunes amoureux pour les plus simples détails d'une passion, que l'i-
gnorance de ce nom chéri préoccupait Frédéric encore plus que les obs-
tacles qui menaçaient son bonheur.
Le lendemain, Pau'ine ne parut point à sa croisée; il faisait un temps
détestable , et Frédéric se promenait bravement au milieu de ses roses
qui s'effeuillaient sous les bouffées d'une bourrasque rie juillet ; les gra-
cieuses Heurs jonchaient tristement le sol de leurs débris parfumés, et les
espérances de M, Ilenrion avaient à peu près le même sort. Ses regards
désol scticrchaient inutilement celle qu'il avait osé considérer déjà com-
me à lui, et le pauvre amant se sentait tout prêt à regarder comme en rê-
ve l'événement de la veille. Cependant, sur la fin de la soirée, le ciel s"é-
cbircit, et, à la tombée de la nuit, Frédéric distingua les fermes ravissan-
tes de la jeune fille qui s'approchait de la croisée; le crépuscule éteignait
dans son obscurité le fea des regards qui se cherchaient sans pouvoir
se rencontrer. Mais elle était là, elle était là pour lui seul, et ce simple
aspect fit refleurir toutes les espérances qui se fanaient un instant aupa-
ravant.
Les amoureux furent bien'ôt d'accord , sans se dire une seule parole,
i's échangèrent les plus tendres sermens et se prodiguèrent les témoigna-
ges d'une affection au-si pure que vive et passionn'c. Puis les billets jetés
et reçus timidement par des -us le mur mi;oyen vinrent sceller ces pro-
messes muettes ; mais ils apprirent en même temps à M. Henrion que ses
vœux rencontreraient plus d'una diffieulié.
Il y avait à Sarregueiuiocs, pe:itc ville à qmlqaes lieues d-; Putielan-
ge, un musicien dont les talens va' iés avaient mis à coniribuiion toutes
les petites foitiines de la localité. Cet artiste, vrai Michel-Morin musical,
éUùlVoinnis honto d'un orchestie; il jouait de tous les instrumens : pia-
no, guitare, violon, Uùte, clarinette, et jusqu'au serpent, tout lui était
bon. Aussi ses profi's étaient honnêtes; ses économies lui avaient assuré
une ceria ne aisance, et M. Volf (c'est le nom du virtuose) était devenu
un parti présentable pour la fille de quelque confrère. M. Volf avait qua-
rante-six ans, des fheveux créiius^ une rotondité respectable, et des
traits assez prévciian 5 ; il avait de la santé, une humeur joviale, buvait
sec sans se gr'ser, et passait, à dix lieues à la ronde, pour un homme
fort aimable. C'était lair.i et le féal de M. Singerman, qui n'en était que
méiiiocrcmcpi jaloux, vu la distance qui le séparait de son heureux ému-
le. Les deny. musiciens passaient une journée ensemble tous les quinze
jours, tantôt à Sarrcfiuemines, tantôt à Puitelange; et comme Pauline,
qui areoiTypagnaii toujours son père, trouvait M. Volf très-amusant, elle
n'avait rien trouvé à le lire aux projets qui se faisaient parfois entre la
poire et le fromage. Une alliance était à peu prijs convenue, cl la jeune
fille, qui n'avait pas encore interrogé son cœur, et qui ne connaissait du
mariage que les inconvéniens ou les avantages superfieie's, n'avait ja-
mais songé à s'opposer à l'établis;ement que tout le monde jugeait sorta-
ble pour elle.
Depuis qu'elle aimait Frédéric, son estime pour M. Volf s'était modi-
fiée : elle le trouvait vieux et vulgaire; les prétentions qu'elle avait ac-
cueillies, sinon avec faveur, du moins saas répugnance, lui semblaient
alors ridicules et nauséabondes. Elle avait déjà trouvé un prétexte pour
ne pas accompagner son père dans sa dernière excursion à Sarrcguemi-
nes, et elle en cherchait un autre pour éviter de se trouver avec M.
Volf, quand il viendrait ii Puttelarge. Mais les faib'.es efl'oits de la jeune
fille pouvaient-ils détourner la marche de la destinée que son père a-ait
arrangée pour elle et qu'elle avait en quehiue sorte arcep ée? M. Sin-
gcrman avait une télé d'Allemand, qui n'abamlonnait pas facilement une
détermination dûment arrêtée, surtout lorsqu'elle élait basée sur Sun iu-
lérét personnel; il ne badinait pas à l'endroit d.» l'autorité paternelle rt
ne regardait nullement comme nécessaire le consentement de Pauline s
l'cxécetion d'un plan qu'il avait irouvé convenable pour l'avt nir de son
cnfjni. L'asscBiiment tacite qu'y avait donné la jeune fid- était donc un
hiirs-il'œuvrc qu'on ne lui avait pas demandé, tuais qui a ouiait cepen-
dant une grave dillicullé de plus à c Iles qu'il s'agissait de conibatiro.
Aussi Pauline se parda-t elle bien d'aborder de front une question si
épineuse; mai^i, avec l'adresse instinctive do son sexe, clic prépara d'a-
vance toutes ses petites manœuvres, et se mit à battre en brèche les pro-
jets des deux ami-', sans avoir l'air de les attajucr le moins du monde.
La petite rusée parvint à réveiller, e.iire son père et M. Volf. une an-
cienne jalousie de métier que des Idées d'alliance avaient assoupie. Puis,
quand elle s'aperçut que l'impatience de M. Singoenian aiuossail des
nuages de mécontentement centre son ancien confièio, de cou 'à a le
reste nu temps et à la susceptibilité irascible des ariisics, ci cl!c Lasarda
&6
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
quelques mots, dans la conversation, sur le voisinage du jeune percep-
teur.
Mais cette tent^tiic. Lien loin d'obtonir le nioinlrc ciicourageraciit,
jeta la pauvre enfant tiars une c insicrnatiun qui fail it lenvL'iser tous ses
plans <k' Ijonlu'nr. M. Sin!jenn..n avait de Ifiiips en temps des .iccts de
rhuaiaiisine ai^o qui le privaient, jusqu'à un certain point, de l'usage du
bras droit; ce qui lui imposait une «èiie evirènie d;ins l'exprcirc de sa
prore.'siiin. Quand le musicien soudValt de ce mal, la naiuie de ses rela-
tions intimes en et lit sinRulif'reiiunt modifiée. Son liumcui , ordinairement
peu «^Kal'S devenait quinieiise et boiHi un ; il saisissait avec ardeur tout
prétexte ne querelle et de colère, et, couimc la diui'cnr de sa li le lui en
fournissait peu, il trouvait loujoiMS à sa portée un personnage qiiil prc-
' nait en grippe, n qui devenait i'olijet de son animosilé pétulant tout le
temps de son jndispoMlion.
Mallieureusemcnt le musicien entrait dans une de ces phases didiciles,
lor.-que l'imprudeiuc Pauline vint livrer le nom de sou amant i» celle ef-
fervesrcncc maladive qui s'en emp:ra comme d'une pâiuie. M. Sin;;erman
se lança dans d interminables doc'amaiions contre les cœurs froi;l, et in-
sensibles aux ( harincs de la musi(|ue ; il varia de mille manières ce thôuie
favori, et se donna de 1 indignation à cœui' jiie.
n Un homme qui n'aime p /ini la nuisiqne, disait M. Singerman, est un
être maudit du ciel, qui l'a fait naître inhabile aux plis douces Jouis'-ances
de la vie. Il lui tnanqno un sens, le pbjs délicat, le p!us précieux de tous;
il est atteint d'une iiilirmiié im raie, d une dilbiraiité intellectuelle. 11 doit
fuir et il fuit en effet la soriété des lio urnes, parce que son aine, frappée
de glare, le rend inaccessible à toi s les se: timens tendres, à tous les liens
de la vie ; c'est un paria condamné à l'isolement ; c'est un aveugle qui re-
garde le soleil sans être ébloui de ses rayons, un paralytique dont aucune
Uainme ne saurait récliauffer les membres engourdis...»
Et mille aunes gentillesses qui exerçaient 'a faconde du musicien ; ina-
préca'ions sans porti^e, du reste, et qui ressemblaient be;uicoup ii ceue
fumée blanche qui s'exhale de la soupape de siireté pratiquée dans une
luacblueà vapeur pourexpulser l'excédant de sa dangereuse pui-sanre.
Pa'dine. qui ét^it ordinairement la preaiière à pousser L- uialade dans
les ressentiineiis chimériques auxiiuels la maison devait sa tranquillité,
voyait, avec un muet déconr.igemeut. jusipi'à sa grosse et idiote servante
ameutir contre le pauvre Frédéric toutes les fureurs insensées du vieux
professeur.
On comprf nrl que si le moindre mot de mariage eût été prononcé dans
de semblables circonstances, ily aurait eu là dequoijeierle mal.idedans
des transporis de frénésie. Paul'ue était donc ii ceui lieues de l'actoiu-
plissement de ses plus clicres espérances; la Jeune lille, sans expérience
des choses de la vie, et qui prenait pour compiaut toutes les déclamations
de son père, ne savaitpisque touslejcxtn>m-s se louhem, et que, pour
amener une réaction dans les idées furiboiidrs de M. Singerman, il ne
falait(|ue rinflii nce d'une nuit tranquille et d'une demande de leçons
formulée par M. Henrion. Mais les moyens les plus simples sont toujouis
ceux auvque's on n'arrive que quand tous les autres sont épuisés, et
qu'il est trop tard pour y avoir recours. Le couple amoureux n'y songea
nullement, ou, si Frédéric en eut la pensée, il est vraisemblable que son
antipathie prononcée contre le piano l'emporta sur la violence de son
aaiour.
Cependant la situation de M. Singerman allait en empirant : ses dou-
leurs lui rendaient depuis trois semaines touie espèce de tiavail imprati-
cable. Il y avait déjà quatre dimanches que l'orgue de lunitiue église de
Puttelange restait silencieux pendant les oITues ; le clergé de la paroisse
marmurait; la population, qui éprouvait ce b''soin des Aiemands pour la
musique et qui se fftt pa sée d'un conseil municipal beaucoup plus facile-
ment que de la plus minime de ses babiiules religieuses, demandait à
grands cris un orga liste en état de tenir l'intérim pendant la maladie du
titu'aire. f.a fètc du patron de la localité s'approchait et on ne pouvait son-
ger h lais' er aux chantres et au serpent de la parois.-e tout le poids de la
respons^bi Ité musicale pendant celte imposante solennité.
M. Singerman avait déjà songé à demander un peu d'aide aux organis-
tes voisin ■; mais Ils avaient tous leurs devoirs à remplir dans leirs parois-
ses rrs|ieciives.Ouelques-uisd'entrceux,etM. Volf 1 n particulier, avaient
formé des élèves en état de suppléer le maitre ma'ade. Mais le vieux mu-
sicien, qui avait in petto la conscience de sa médioirité , ne se souciait
pas(réia>'ir une comparaison en're ses talens et (elui d'un iiCophyie
qu'on pouvait lui préférer. Il emplovait donc toute son ailresse à déguiser
la gravité de son indispisilion pour faire pafienter i\l. le cuié; ii'ais la cir-
coi stance de la fii'te (taironalc était un incid> ni fâcheux contre letjuel vin-
rent e^ hoiier touies les rxcusesdn musicien. Le curé d'^clira quil lui fal-
lait un ori.'3iiiste, et somma M. Singerman de lui en trouver un pour la
so'ennité prorhaine.
11 r.illait se résigner et plier devant cette desiinée de fer. L'opiniâtreté
de M. Sinuenuan céda en (rémis^am d'Ind gnaiion aux injonctions de l'au-
torité so|)érieure, et le musicien s'orcopaii tout de bon a faire choix du
plus mauvais élève de ses confrères, bu-xiuil lui vint un secours imspéré
du côté oii II pouvait le moins en attendre. M. Henrion lui envoya dire
par sa gouvernante qu'il allait recevoir la visite d'un de ses amis de Paris,
aniuieur distingué sur le piano, et qui sur sa demande, consentirait volon-
tiers à tenir l'urgue pendant tout le temps de son séjour à Puttelange.
<■ C'est, sur ma foi, s'écria le musicien, le ciel qui envoie cet ami à mon
cher voisin ! Mais est-il bien sûr que ce so't un amateur, el que son séjour
i(i ne soit que temporaire ? C'est ce qu'il faut savoir avant tout; il ne s'a-
git que de questionner adroitement le bon jeune homme. »
Pauline, abiisourdie du succès de celle démarche et des explications
quasi amica:es qui avaient, à son grand élonneineiit, succédé aux rudes
quolibets dont M. Henrion éîait depuis long-temps l'objet, se hàla, par
ordiedeM. Singeiman, de faire prier le jeune percepteur de vouloir
bien venir confurcr avec son père au sujet de la proposition qu'il lui avait
faite.
Frédéric était tout tremblant de crainte et d'émotion ; i! aborda le vieux
miisicie'n avec un resp et qui llatia sou amour-propre et qui acheva de
détruire les préventions qui lui resiaient contre son voisin. JI. Ileiirlon
calma, sans le savoir, toutes les inquiétudes de M. Singerman au sujet des
desseins ultérieurs que pouvait avoir le Paiisien qu'on attendait, en décla-
rant (|u il exerçait des fonctions publir|U('S. Mais au lieu de rassurer le
vieux praticien, il éveilla ses soucis en garantissant corps pour corps le ta-
lent de son ami. Heureusement l'orgueil du musicien viiit à soi secours.
0 M. Henrion, se dilil, est un innoci^iit qui ne connaît riin en musi-
que, et qui C'oit sans doute son ami de la première force, parce qu'il joue
couramment les petits airs que son maître lui apprend; mais un taler.t
d'artiste a d'autres épreuves à subir avant d'arriver b quoique répuiatiou.
Nous verrons l'amateur, et nous aurons bientôt jugé son petit mérite. »
Deux jours après, tout Puttelange sut qu'un amateur de musique était
arrivé de Paris chez son ami, M. Henrion, et quil avait promis- de tenir
l'orgue pendant la maladie de M. Singerman. Les uns, renseignés par la
servanie du percepteur, cxalièrent jusqu'aux nues le talent du voyageur et
se portèrent garans de ses succès; les autres, inilucucés par les préven-
tions de M. Singerman, alfectèrent un doute presque dédaigneux et des
craintes sérieuses pour la majesté du sanctuaire qui pouvait être profané
par les ridicules efforts d'un amateur ignorant. M. le curé, qui restait
neutre dans ce condit général des opinions préventives, mais qui était in-
téressé plus qu'aucun autre à conserver la dignité du lieu saint pendant la
cérémonie qui se préparait, manda les deux amis au presbytère ; puis il
passa avec eux dans l'église bien et dûment fermée et sans autre compa-
gnie que celle du soullleur chargé de faire mouvoir les réservoirs de l'or-
gue. H devint évident que l'examen préalable qui fut fait tourna complète-
ment à l'avantage de l'organiste amateur, car le digne ecclésiastique le re-
çut le lendemain à sa table ainsi que M. Henrion, et la servanie du curé
confia, le soir mémo, à deux ou trois commères de ses amies, que son
maître ne tarissait pas sur les Éloges du superbe talent qu'avait déployé
le jeune musicien.
Puttelange était en rumeur, la curiosité publique était à son comble.
L'illustre inconnu (qui Hait tout bonnement un employé du min stère
des finances) reçut une invitation pressante de la part de toutes les fa-
milles qui possédaient un piano, et M. Singerman lui-même fit dire à M.
Henrion qu'il s'attendait au p a'sir <le recevoir son jeune et obligeant sup-
pléant, afin de lui donner ses insmctions et de juger de son talent.
L'étranger refusa poliment toutes les invitations, et le percepteur se
chargea de l'excuser près de M. Singerman. qui dut se contenter de celte
simple démarche, attendu que la fatigue du voyage ne permettait pas au
nouvel arrivé de sortir avant le jour de la fête. Le vie ix musicien était
soucieux et mécontent ; il supposait que ce prétexte cachait un orgueilleux
déni de déférence pour son ancienneté. L'accueil que (it M. Siugerman à
son voisin se ressentit de ces pénibles sou?çon% Cjpendant il eut assez
d'empire sur sa vanité blessée pour ne point 1 dsser percer son dépit, et
il déclara qu'il se ferait porter à l'église plutôt que de se priver du plaisir
d'entendre un musicien qui paraissa.t si sûr de sentaient.
La contrainte que manifestait le vieillard avait encore un motif dont
il ne voulait rien laisser paraiire. Sa servante, toute stupide qu'elle était,
n'en avait pas moins suipris le manège dos deux amans ; elle avait guetté
sa jeune maîtresse, et elle avait intercepté les regards peu équivoques
qu'elle échangeait avec M. Henrion. L'arl'cle de la correspondance avait
heureusement échappé à l'intelligence bornée de la grosse paysanne ; mais
elle en savait assez pour éclairer la sollicitude de M. Singerman, et elle
n'avait point manqué de le faire.
Le viei:x musicien, qui avait de la finesse et de la pénétration, était faci-
lement parvenu à éventer le secret desdeux jeunes gens, et il hésitait en-
tre les deux partis qu'il convenait de prendre; caria position avaniagMi-e
du percepteur méiiiait de séricu-cs considéraiion-, 1 1 s uis les fa' aies dis-
posiiions que le jeutiO homme aval mimifestées ciuitre la musique. Il est
permis de croire que les projets d'alliance an étés entre les tieux nrati-
ciens eussent d Hkilenieiit prév;du ront'i' une demande en forme présen-
tée par VI. ncinion, avec l'autorisation officielle de sini père. Mais, d'une
part, M. Sini^truinn ignorait 'a nature des intemions du jeune amoureux,
de l'autre, il supposait ipie, lois même que ces intentions sera eut hono-
rables, M. Henrion le père pouvait lort bien avoir d'autres idées p^ur l'é-
t'blisseme'it de son fil' , et leluser son ass miment à ce mariag.-. Le mu-
sicien enfio était méco.i eut ou peu de coutiince quï sa (ille pa'aissai
avoir en sa tendresse paieraelle, «tde l'imprudence avec laquelle Paudne
s'était engagée dans une liaison qui pouvait txercer une déplorable in-
lluence sur le reste de sa vie. l'
<i Par bonheur, se disait-il, en dissimulant de son mieux son inquiétude
et son indécision, les j'iunes gens sont timides et sages; nous avons 1q,
LE MAGASIN LITTERAIRE.
ÛT
temps devoir venir les choses; un bomme averli en vaut deux, «j'aurai
les ypux nuvcris. »
Pemlant qiie M. S'ngprman s'apprêtait à exercer la surveillance la plus
afeniive sur des relaiions qui (Uaieiil sans aiicim danger, et que, de Irur
cùli, les deux ai-ans cbercliaient, à grand rcnfdrt d'imaginaiive, les
muyt ns de vaincre des cljsiacles à peu pi es imaginaires, la seule vliiriculié
qni auioit pu élever une barrière iusurnionlab!e au bonheur du couple
amoureux venait de disparaître. L'avaut-vcille de la fèie [atronale, une
lettre cachetée en noir parvint à M. Iknrioii ; son père, qui ét.iii dans sa
soixante ciiqiiièaie année, venait de siiccouïbcrà une attaque d'apoplexie
foiulroyaii e. Le diiecteur de rudmiiiistratioii où le vieidard éta i em-
ployé en qualté de sous-chef dans le min'sière des finances, avait pr s
Eoin d'adoucir cette faïaie nouvelle, en apprenant en même temps au
jcuiie pcrcepti'ur que le ministre l'avait nommé au poste que la mort ino-
pinée de M. Henrion aissait vacant.
La douicur du jeune homme fut sincère et profonde, L'amerlume de ses
regrets lui lit oublier jusqu'au sentiment qui remplissait son cœur, et qui
était toute sa vie. Frédéric ne parut pas dans le jardin ce jour-là. Le len-
demaii), à la tombée de la i uit, le pauvre jeune bo :me vint retrouver ses
roses; ses yeux noyés de larmes rencontrèrent des regards luimides, et
dont l'expression cimipatissante versa un baune délicieux sur sa blessure.
Frédéric ne resta qu'un moaieiit; sou excellent cœur s'indignait coutre
lui même du bonheur qu'il trouvait dans ces innocentes consolations.
« Mon père, disaii-il en redoublant de sanglots, voîre cendre n'est point
encore relioidie, et votre mémoire s'ellace déjà devant la pensée de celle
que j'aime. J'étais indigne d'ui père tel que vous, et Dieu me punit d'avoir
donné accès dans mon ame ii un sentiment plus vil que l'amour lilial. »
Le jour de la féie patronale préparait aux liabitans de Puttelange une
surprise dont le souvenir se conservera iradiiionuellement dans le pays ,
et qui fait encore aujourd'hui le sujet de plus d'une histoire pendant les
veillées dliiver. Lorsque les cloches de l'église eurent fait entendre pour
la troisième lois leur carillon tant soit peu discord , on vit arriver à l'é-
glise M. Singerman , e;iunaillolé de llancUe et soulciui par sa liLle dont
l'ail' mélaiico!i(pie toucha toute l'assistance. Le vieux praticien gravit pé-
niblement les marches qui conriuisaient à Ki tribune de l'orgue, et il s'assit,
comme c'était son droit de le faire, à proximité de rinstruineiit qui avait
si souvent parlé sous ses doigts , et qui a'iait obéir aux inspirations d'un
autre. L'organiste par intérim ne se lit pas attendre; il arriva suivi de Fré-
déric, vêtu en grand deuil, et dont les yeux baissés vers la terre indiquaient
qu'il ne voulait parler à personne. M. llenrion se mita deux genoux devant
un prie-dieu, le dos tournéà l'orgue; sa tète s'appuya sur ses deux mains,
et il parut absorbé dans ses pieuses méditations. Dans ce moment la voix
de M. Singerman se lit entendre.
" A votre place , organiste, dit-il du Ion de l'autorité tempérée par le
sentiment du service qu'on lui rendait ; vous avez huit minutes jusqu'à l'm-
troït... On vous attend. »
L'orgaiiisie ne bougea pas ; mais Frédéric se leva comme en sursaut. Il
passa ses deux mains dans ses cheveux, en levant ses veux vers le ciel ;
puis il s'assit devant l'orgue, et lit entendre une modulation dont la marche
hardie et le mouvement impétueux causèrent des vertiges d'éioniienientet
d'admiration à M. Singerman. Le médiocre et défectueux instrument, ma-
nœuvré par cette main puissante, semblait décupler ses ressources pour
sullire aux combinaisons d'une savante hainionie. L'oigue, en lançant aux
voûtes de l'église les mélodies croisées d'une fugue à quatre parties, avait
quadruplé sa sonorité ordinaire. Les ellèts inattendus se pressaient , les
traits de la plus inconcevable diinculté s'exécutaient avec la rapidité de la
foudre; le pauvre instrument, remué jusque dans ses dernières parois,
ressemblait à ces vieux coursiers dont lardeur .se ranime sous. un cavalier
pui-isant, et qui , rappelant pour un moment leurs forces épuisées, font
jaillir la llamme sous leurs pas , jettent au vent l'écume de leur bouche et
les Uots de leur crinière échevelée pour tomber sans haleine au bout de
cette éclatanie et sublime carrière.
L'assistance était dans la stupeur. Pauline , immobile , les yeux fixes et
hagards, paraissait sous l'inlluence d'un rêve; lu guimpe modeste qui cou-
vrait sa poitrine se soulevait à longs intervalles, et ses lèvres tremblantes
nuirnniraient des paroles inarticulées.
Frédéric, malgré sa douleur et la sainteté du lieu , ne put résister au
désir do chercher dans les yeux de !\I. Sii gcrmaii et de sa (ille les témoi-
gnages de l'étoiinement et de l'appiobatioii doni il et il ceriaiii d'avance,
l.e viei lard lui lit un signe, et (pianil le jeune homme fut près de lui, sa
mail), malade et crisuéc, se posa sur cePe du viituose.
<i Tu nous astroinpi-, mon lils, dit-il en bal..ulianl. Ta présence ici cache
un mystère. 'In n'es pa>- ce ipir lu parais eire. Pourquoi un grand aitisie
est il venu s'étioler dans ce' humble si joui ? I\lais, rontinui-i-il en impo-
sant qiieUpies eltoils à ses souvenirs classiques, Apollon n'u-l-il pas gardé
les tronpr.itix d'Ailinète:'...
— Vous saine?, toiii, répond!' Frédéric on s'inclinant avec respect de-
vant le vieux musicien. Je vous demande un moiiieni d'entreiien aiirès la
mcBse.
— [In mnmcnl ! reprit M. Singerman avec un abandon que la gravité
du momrni n'autorisait jias, el (pi" appela sur les joues de Pauline la pins
vive rougeur... Un nionienl dis-tu'P La jiuunée tout entière, garçon ! Li,
si j'en crois mou cœur, Dicti le rendra bientôt un bon père qui l'aimera
comme cc'ui que nous pleurerons ensemb'e. — Maintenant, prions et re«
mercioui le ciel qui aime ceux qu'il prouve. •>
Fredéiie retourna à son poste et nt entendre, pendant la m^sse, une
suite d'improvisaiiims qui eussent été remarqué<"S piitout ailleurs que
dans une bourgade de la Lorraine allemande. Puis afia d'éviter le» ova-
tions qui l'attendaient de pied ferme après la cérémonie, M. Henrionît
son ami quittèrent la tribune par une porte qui conduisait au nresbytère,
et de là ils se rendirent chez M. Singerman, qui les rejoignit bi« ntôt.
Le jeune percepteur ne lii pas attendre l'evplicaùon du prétendu mys-
tère auquel le vieux musicien attribuait sa présence à Puttelange.
Frédéric avait été destiné dès son jeune âge au professorat du
piano, et il avait, dansée bat, fait des études sérieuses et complètes au
Conservatoire impérial de musique, où il avait ci t nu successivement
tous les premiers prix des cours qu'il suivait. Il avait été guidé dans le
cli'iix de C' Ile p-ofes-ion par sa mère qui elle-même exerçait avec quel-
que d slinction 1 enseignement du pian j avant d'être mariée. L'xsqu'elle
mourut, M. Henrion le père, qui, en sa qualité de bureaucrate et d'hoimie
positif, professait peu d'estime pour b. vie ariistiqiie, employa tout son
ascendant sur son fils pour le déterminer à quitter cetie carrièie cliaii-
ceuse, et il fut secondé dans ses tentatives par deux circonstacces éminem-
ment heureuses.
Frédéri% malgré son jeune iïge, avait déj'a concouru pour le grand prix
de composition musicale décerné par l'Institut. Sa cantate avait été fort ap-
préciée par l'illusire aréopage; mais des raisons de convenances avaient
nécessairement reculé le triomphe que le ttmps lui réservait. On voulait
attendre que l'élude miîrît ce génie juvénile et audacieux avant de lui lais-
ser prendre sou es'or, Frédéric, qui avait la conscience de son mérite,
avait regardé c jugement comme une injustice; loin de se conformer aux
avis des juges, il était entré plus avant dans la voie que son imagination
lai rvait ouverte. L'année suivante il renchérit, dans sa nouvelle cantute,
sur les défauts qu'on lui avait reprochés ; el, quoique celte œuvre musicale
djunât les plus brillantes espérances, on crut néanmoins l'honorer assez
en lui accordant cette fois une mention accompagnée d'une admon tien
sévère. Frédéric, comme on l'a vu, avait l'esprit contemplat.f; il était
doux, réservé et communicatif; mais son imagination était vive, et les im-
pressii;ns i|u'elle recevait ne s'cll'jçaiciU jias facilement ; il fe.-ma son
piano, brisa sa p'uni! et jura de reiV>i.cer à un avenir où il avait rêvé
des couronnes, cl qui ne lui apportait que d'aières déceptions. A celte
époipie de transition dillirile, M. H. nrion le père obtint, ù point nommé,
une place de percepteur pour son lils. Frédéric s'empressa ae lever avec
un douloureux plaisir la barrière ([ui le .'épar.it ries ai t.«. Il pariit honoré
des regreis de ses luïîircs ft de ses émules eux mêmes, mais accompagné
des bénédictions de son \iiux (ère, (jui ne se seuiait pas de juie d'avoir
arraché son fils à l'avei.ir précaiie quis'ouvrait pour lui.
M. Singer.uan, daus les rêves de sou amour paternel, n'avait jamais
osé se galonner un genrlre d'un rang auîsi élevé que celui d'un grand
prix du Conservatoire impérial de musique. Dès que Frédéric eut for-
mulé les prcmi rs m-ns de sa demande en mariage, il a'itira le jeune vir-
tuose dans ses bras, et e nomma sou fils.
0 I^eçoij de ma main celle que u aimes, lui dit le vieux musicien d'une
voix émue, c'est la première récompense de ton beau talent; elle vaut
bien celle qui t'a é;6 si mil ii propos refusée. Reçois la, continua-t-l en
donnant cai rière à son exaltaiiou d'artiste, comme un gage des succès
qui t'attendent ; car on ne peut tromper sa de-tinée ; les rossignols chan-
tent par instinct. Dieu ne veut pas qu'on mésuse de ses dons, et le plus
beau de ceux qu'il peut faire à l'homnif, c'est le génie. Rt tourne à Paris;
deviens sous-chef, puisqu'on le veut ; laisse brûler ta lampe sous le bois-
seau ; l'heure n'en viendra pas moins où elle sera appelée à briller de l'é-
clat qui lui convient. »
Les f rédidions du vieux musicien ne tardèrent pas à s'accomplir.
Frédéiic, après avoir épousé sa chère Pauline, revint à Paris, où il rem-
plit son emploi en conscience. Mai., son talent avait erandi dans le silence
et la méd.iation; son génie coulait à pleins bords. Il fit un petit opéra qui
eut un succès crdossal, et qu'il signa du nom de sa mère. Ce fut sous ce
même nom que le jeui.e musicien amaeur enrichit la scène française de
plusieurs chefs d'œuvre i^ont le succès populaire l'arracha eniin à son
poste des finances, cu'il échangea, en ISlô, contre une pension sur la
cassette ro\ aie. M. Ilonrion sous ce pseudonyme dont la pjblicjié ne
nc;us apiiarii m pa'S, est devenu l'uni' d,.s g'oires emore existâmes de
notre écoli , et se plaît à faire à sa l'a il ne, tmijours a m. e, riunuinage
desesiriotipli' s (l..nsuiie carrière .pu' 1> d. pil lui avait fat ..bau^ouber,
et uù l'amour l'a &i beureusemenl ramené.
STÉ.'UE,1 DE LA M.\DELEl.\E.
^L'Altiste.)
68
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
La Pension des Capitaines à Gommercy
. La petite ville de Commcrcy, en Lonaine , possédait naguère encore
une vi'rilablc et f;olliique aiil)cige qui , depuis le SL-jour du l)on Stanislas
de PoUigiie, avait pour enseigne l'Epcc-dc-bois. La renommée do sa cui-
sine, lexquise propreté de ses c!iaini)rps, et smloiilla politesse avanante
de ses propriétaires , l'avaient fail dioisir de tout temps, par les oHlciers
de la garnison, cwwmccanlinesupirU-iu-e, c'est-à-dire que ces messieurs,
depuis le grade de sous lieutenant jusqu'il celui de capitaine exclusive-
ment, allaient prendre deu\ repas quotidiens à l'Epée-de-ùois, moyen-
nant /|5 francs pour les lieutenans et les sous-lieutenans, et GO francs
pour les capitaines. Us y faisaient, au dire du plus ancien de tous, des fes-
tins de Baliliazar. Le gibier des Ardeiines, les aloses de la Meuse, les
viandes des prés Saint-Julien, la volaille des bonnes fermes des Vosges,
les sucreries de Verdun, le tout arrosé du vin blanc d'inor, dont les co-
teaux tapissent les bords de la Moselle, concouraient au splendide ordi-
naire de ces messieurs, pour lesquels, selon l'expression du bon La Fon-
taine, » les jours de jeune étaient encore des Jours de noces. «
Or, dans l'année 1832, il y avait comme de coutume, à Commcrcy, un
bataillon détaché du régiment de ligne en garnison à Lunéville, et, comme
d'habitude iradilionnelle , les huit capitaines étaient venus s'abattre à
iEpce-de-Bois. Le chef de bataillon Gonlard, vieux militaire qui n'avait
jamais voulu signer d'engagement illiiniié avec l'hymen, s'éiait, sous toutes
réserves de la dignité du grade, décidé à venir s'asseoir à la même table
que les capitaines. Ceux-ci n'avaient pas d'abord été 1res flattés de cette
détermination de leur supérieur , car l'égalité dans le grain de l'épauletie
est, entre olTiciers, le gage le plus siu-de la gaité, des confidences et même
des récriminations de tous; mais comme, tout bien considéré, le comman-
dant était un fort brave homme, quoique un peu mîichoire, à en croire les
sous lieutenans sortis de Saint-Cyr, on se consola bien vite de l'embarras-
sante subordination qu'il imposait à taljle, même malgré lui.
C'était en hiver, et les soirées étaient loiigucs. Cependant un repas
succulent, arrosé d'excellent vin , flanqué de jolies servantes , terminé
par le moka parfumé et de nombieuses libations de cognac et de kirsch-
vvasser, l'incoiitcstable mérite de lcs|abréger. Jlais les Français ne sont
pas des Allemands, et chez eux la nourriiurc matérielle n'exclut pas la
manne intellectuelle ; il faut que l'esprit ait aussi sa pitance d'alimens lé-
gers ctplaisans. Il ne fallait pas, à Commcrcy, penser au spectacle, au
bal, au concert; il n'y avait rien alors de tout cela dans cet arron-
dissement de la Meuse; ti-ois ou quatre réunions, par mois, chez
les principaux fonctionnaires , décorés orgueilleusement du titre de soi-
rées, où même tous les officiers n'étaient point admis indistinctement, dé-
frayaient les plaisirs de l'hiver. Que faire donc? car enfin il faut, à des mi-
litaires surtout, dépenser le temps qid suit le dîner. Le billard, pour des
capitaines, n'est plus un jeu assez décent (tous ne fument pas) elle froid
et la pliùe rendaient la promenade impossible. Que faire donc?
— Messieurs, dit un des plus jeunes capitaines, un jour qu'une ques-
tion de discipline, mise sur le tapis par le vieux commandant, avait été agi-
tée, au desscit , plus longtemps que de coutume; messieurs, nous de-
vrions raconter quelques-unes de nos aventures de garnison, quelques
épisodes de nos campagnes.
— Vous seriez peut-être bien embarrassé de raconter les vôtres? inter-
rompit d'un ton goguenard le chef de bataillon
— Peut-être , mon commandant , répliqua ceku-ci en souriant ; ce que
j'aurais ii raconter, moi, ne vaudrait pas sans doute vos souvenirs à vous';
mais enfin la soirée serait remplie, et ceux d'entre nous qui n'auraient que
peu de choses à dire prolitcraient de l'expérience des anciens, de la vôtre
surtout.
— Vous avez raison, St-Gaudens, répondit Gontard en tendant la main
un jeune homme; excuscz-raoi, vous savez que je n'ai jamais rintention
d'oil'cnscr un camarade.
Le capitaine s'inclina en signe de persuasion, et, s'adressantà ses col-
lègues :
— Eh bien ! messieurs, reprit-il , que pensez-vous de mon projet ?
— Je le trouve praticable , répondit le plus ancien des capitaines ; la
parole vous va , à vous autres jeunes gens qui avez reçu de l'éducation
dans les écoles militaires ; mais à moi , par exemple , qui ne suis qu'un
Vieil ours...
— Nous ne sommes pas ici à l'audience, reprit un autre; nous nous at-
taclions beaucoup plus au fond qu'à la forme du sujet; je vote donc pour
le projet du capitaine Saint-Gaudens; et vous, messieurs?
Tout le monde s'étant prononcé d'une manière unanime, après que le
chef de bataillon eut donné sa voix, ce fut à qui ne parlerait pas le pre-
mier. Le sort en ayant décidé, il tomba sur le capitaine Nacquart, enfant
de troupe, devenu capitaine à force de bonne conduite et d'aptitude.
Avant d'arriver à ce grade , il avait passé par tous les emplois du métier,
(1) Extrait des doux nouveaux volumes que M. Emile Marco do Sainl-Hilaire
vient de faire paraître chez JMM. Magen el Comon, quai des Augustins, 21,
sous le titre de l'Hôtel des Invalides
en commençant par celui de fifre; ansi avait-il conservé, de cette longue
épreuve, une légère teinte d'orgueil qiù semblait rappeler à ses jeunes ca
marades ce vers de Corneille :
Je ne dois qu'i moi seul toute ma rciiomniée.
Du reste, bon officier, excellent camarade, le capitaine Nacquart avait
la douceur d'un vieux soldat et la sensibilité d'une jeune fille.
— Messieurs, dit-il, je ne sais plus qui d'entre vous parlait dernière-
ment de l'exécution du jeune Slraaps , en 1809, et de l'époque où les al-
liés envahissaient la Fiance sur tous les points.
— C'est moi, lit un des convives, et j'ai soutenu que cette sévérité de
Napoléon avait été justifiée par les circonstances délicates dans lesquelles
il se trouvait alors.
— Vous avez raison, répliqua Nacquart ; mais moi j'ai été presque le
témoin, dans un temps plus reculé, d'une exécution qu'aucune nécessité
ne provoquait, et dont le souvenir n'est jamais sorti de ma mémoire, tant
elle fui inique et exécrable; je vais vous la raconter, si vous le voulez
bien.
Chacun ayant témoigné au vieux capitaine le plaisir qu'il aurait à l'en-
tendre, il prit aussitôt la parole en ces termes :
II.
C'était en 1792 ; comme je vous l'ai dit souvent, j'étais fifre dans un !>a-
taillon de volontaires qui faisait partie de la division que le général Char-
bonnier commandait ii l'armée de Sambre-et-Meuse. Le représentant
Saint- Just était arrivé, depuis quelques jours, de Paris, à notre quartier-
général, pour activer les opérations de la campagne et anéantir lu horde
de brigands étrangers qui n'avaient pas craint de déclarer la guerre à
la république française taw et indivisible.
— Pour le coup, citoyen représentant, dit le général Charbonnier à
Saint-Just, un matin que nous étions sous les armes, voilà un kinzerlick
qui nous arrive de la place et qui m'a bien l'air de venir nous invilcr à une
nopce quelconque aux dépens de sa majesté impériale kinzerliquoise.
— Dis donc du tyran autrichien ! interrompit d'un ton rude un jeune
homme dont le maintien farouche contrastait avec l'expression naturelle-
ment douce d'un visage ell'émiué.
C'était Saint-Just, qui façonnait ainsi aux manières répubiicaiiies un
vieux général, vieux soldat plein de bonhomie et de rondeur, que les évé-
nemens avaient soudainement porté des derniers rangs au commandement
de l'armée de la Moselle.
— Citoyen général, a;outa l'arrogant proconsid, si tu ne peux parvenir
à connaiU'e la valeur de tes paroles, du moins devrais-tu savoir faire ton
métier. C'est à coups de canon que la pairie t'ordonne de recevoir ses en-
nemis... fois donc tirer sur ce parlementaire.
Le général répui;licain parut un moment interdit.
— Comme Vas le pouvoir discrétionnaire, dit Charbonnier, soit; je
m'en lave les mains.
Et, sans plus de souci, il allait commeitre l'atientat qui lui était com-
mandé, lorsque de violens murmures éclatèrent parmi les olliciiM's té-
moins de cette scène. Sans s'émouvoir, Saint-Just rappelle aussitôt le
laible Charbonnier, et, promenant de sinistres regards sur ceux qui osent
improuver sa conduite :
— Indignes défenseiu's de la nation! s'écrie-l-il, ce n'est pas d'aujour-
d'hui que votre patriotisme m'est suspect. Puisque vous ne rougiriez pas
de souiller le camp de la liberté par la présence d'un séide du despotisme,
qu'on m'amène l'Autrichien ! Vous allez apprendre comment le représen-
tant d'un peuple libre doit traiter avec l'envoyé d'un tyran.
Un ollicier supérieur allemand est alors introduit dans le camp, suivant
les formaUtés d'usage. 11 était chargé de traiter de la reddition de Charleroy.
Cet événement était un coup de fortune pour l'année française , que l'in-
sensé représentant avait forcée de passer téuiérairement la Sambre. Au
moment où le parlementaire présente au général en chef la missive qui
contenait les propositions du gouverneur de la place, Saint-Just arrache
brutalement la dépêche de ses mains, la foule aux pieds, et indiquant in-
solemment du geste le chemin de la ville :
— Esclave ! dit-il à l'ofricier allemand, va dire à ton maître que ce ne
sont pas (les paperasses que je lui demande, mais la forteresse : il me la
faut sur l'heure et sans condition.
En vain on répète à Saint-Just que les ressources sont insunisantes
pour pousser les opérations de siège avec vigueur ; on lui expose que les
soldais sont sans vivres et sans munitions ; on s'eflorce de lui démoiiMer
que le salut de l'armée est entièrement compromis si elle est aticinle
dans cette position critique par les forces supérieures de l'Autriche et de
la Hollande, qui s'avancent à la fois contre elle ; rien ne peut ramener à
la raison l'opiniâtre représentant. Prodigue du sang des braves, ce lâche,
qui n'avait jamais osé s'approcher des tranchées, ordonna, pour toute
réponse, qu'une batterie de mortiers fût construite au même instant à la
tète des travaux.
— Si elle n'est pas prête à incendier la ville demain dès la pointe du
jour, ajouia-t-il, je jure de faire fusiller les commandans de l'ariiUerie et
du génie.
Le caractère féroce de Saint-Just était trop connu pour qu'on ne s'ef-
forçât pas de soustraire à sa fureur les officiers dont il venait de pronou-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
49
CCI- l'arrêt. On s'empresse de rdunir tous les moyens qui se trouvent à la
disposition de l'armce pour satisfaire à la volonté absurde mais toute-puis-
sante du représentant; on rasseinl)le dans les parcs, on requiert dans les
environs les pelles, les pioclies et tout ce qui peut concourir à la construc-
tion de la batterie dans le délai lixé.
Notre capitaine, qu'une longue expérience avait rendu expert dans les
diverses branches du service de l'artillerie, est choisi pour diriger les
travaux. Cet oITicier était un ancien chevalier de Saint Louis , qu'un pa-
triotisme ardent avait rajjpelé dans les camps malgré son grand âge. La
conliance et le dévoûment sans bornes qu'il avait su inspirer à ses soldats
le rendaient plus que tout autie capable d'accomplir la tâche dilTicile qui
lui était imposée.
Les voitures sont aussitôt chargées des outils qu'on était parvenu ii se
procurer, et partent à ia nuit tombante; mais, par une fatalité dé-
plorable, elles s'écartent de la route, et, s'étant trop approchées des murs
de la place, sont surprises par une reconnaissance ennemie. Notre capi-
taine attendait encore ce convoi au poste qui lui avait été assigné, lors-
que Saint Just, altéré de sang, devançant le jour, arrive pour savoir si
ses ordres sont exécutés. On lui raconte les événemens de la nuit. Ni la
noble contenance du vieil ofiicier, ni la louchante anxiété des soldats ne
peuvent désarmer sa rage. Repoussant les preuves si palpables de la plus
complète innocente, il ordonne que notre capitain.; soit fusillé à l'instant
sur le terrain même où il l'accuse d'avoir conspiré contre la nation , et,
dans son délire, condannie les canonniers à exécuter eux-mêmes leur chef
qu'ils chérissent comme un père.
A cet ordre de cannibale , plus d'une carabine s'était abaissée vers
Saint-Just; c'en était fait de ce tigre, si sa généreuse victime ne se fût in-
terposée entre ses soldats et le proconsul, que l'aspect du danger avait
fait passer subitement de l'audace à un terreur pusillanime. Mais à peine
se voit-il en silreté dans le camp, que noire capitaine reçoit l'ordre de
îiaraître devant lui. On le conjuie de se soustraire par la fuite au sort qui
l'attend ; il répond que c'est pour mourir sous les drapeaux qu'il doit em-
ployer le peu de jours qui lui restent encore à compter. Ses lidèles canon-
niei s veident le suivre ; le loyal ofiicier leur rappelle que les preuves de
dévoûment qu'il leur a toujours demandées étaient leur soumission aux lois
de la discipline.
Peu d'instans s'étaient écoidés depuis que notre capitaine s'était séparé
de ses soldats , quand une fusillade se lit entendre... Akx arma ! crient
aussitôt les canonniers, qui se précipitent vers la tente du représentant;
le corps sanglant de leur vieux capitaine, palpitant dans les deinicies an-
goisses de la mort , en barie l'entrée; ils y pénètrent : elle est déserte...
Saint-Just fut ape, eu au loin dans la plaine , fuyant de toute la vitesse de
son cheval.
Cependant la vengeance de ces braves n'aurait été que différée si le ciel,
tlans sa justice , n'eût voidu réserver une mon inlâme à un être aussi cri-
minel. Comme il était facile de le prévoit, 1 armée de la Moselle, viclime
de l'incapacitL' militaire du représentant, fut contrainte de lever le siège
devant les forces réunies des princes de Kaunitz et d'Orange ; accablée
par le nombre, elle perdit ses canons, abandonna un grand nombre de
prisonniers, et se replia en désordre derrière la Sambre, où ses débris,
réunis à l'armée que Jourdan conduisait a son secours, formèrent cette
armée de Sambre-ct-Mcuse, devenue depuis si célèbre dans nos fastes mi-
litaires. C'est là que l'odieux Saini-Just osa reparaître. Il ne s'attendait pas
à y rencontrer les anciens canonniers du brave capitaine qu'il avait fait
mourir si injustement ; mais eux ne l'avaient point oublié.
Un jour qu'il traversait un bois , entouré suivant sa coutume d'une nom-
breuse escorte, le cri de « Mort h l'assassin ! » le glaça d'elVroi , une grêle
de balles, suivant de près la menace , joncha la terre d'innocentes \icti-
mes ; mais le sanguinaire représentant sauva encore cette fois sa tête que
réclamait l'échafaud.
— Ce fait est épouvantable ! s'écria le capitaine Saint-Gaudens, dès que
Narquart eut achevé de i)arler.
— Ah! messieurs, répliqua le commandant Gontard, c'est ainsi qu'on
procédait du temps de la république une et indivisible.
— Triste temps ! lit Narquart en griinaçaut un sourire. i ,
Que voulez vous? reprit Saint-(iaudens, il y a des gens qui veulent des
émoi ions à tous prit; ce Saint-Just était sans doute du nombre. Les Anglais,
par exemple, sont renommés pour leur lumieur aventureuse, et l'on en a
vu s'exposer, de gaiié de cœur, 5 des dangers innninens pour faire trêve
à la monotonie (le leur vie, pour retremper, dans des émotions saisis-
santes, lein- humeur triste et mélanrolique. Je ne sais si un tel remède est
bon contre le spleen; je laisse aux gens plus instruits (pu> moi ii décider
'.a question; mais toujours est-il que je ne i)arlage pas la manie de ces
coureurs d'aventures, qui journellement quittent l'Angleterre pour assis-
ter, comme acteurs, dans les gorges de l'Apennin ou sur les jjlages brû-
lantes de la Calabre , à des scènes de brigaiuls. Il faut , avant tout ,
quand on est possédé de cette rage, avoir assez, de fortune pour faire cha-
que jour l'abandon de sa bourse aux bandits qui, au dire de gens dignes
de loi, ne soiU cependant pas si diables qu'ils sont noirs.
— Quel drôle de galimatliias nous fait-il là:' s'écria un camarade qui
avait écouté Saint-Gaudens plus attentivement que les aiures ; cl où veut-il
en venir avec sa morale ?
Je veux dire... je veux dire..,, répliqua le capitaine , auquel celte
*0CT 18J1, — lOME 1.
brusque interruption avait fait perdre le fil de ses idées et de son dis-
cours.
—11 veut nous raconter quelques unes de ses aventures, reprit un autre.
Allons, avoue-le , ajouta le camarade, nous t'écouterons ; mais au moins
fais-nous grâce de les préambules.
— Ma foi, messieurs, reprit celui-ci un peu remis de son embarras,
il m'en est advenu d'assez piquantes, quelquefois même d'assez terribles
pour ne pas vous en souhaiter de semblables, et puisque vous voulez bien
ni'accorder la parole , je vais vous raconter une aventure encore présente
à ma mémoire ; d'abord elle est récente, et puis elle est si riche d'émotions
que de ma vie je ne l'oublierai. C'était avant que je ne quittasse mon arme
pour entrer dans la vôtre, et lorsque je n'étais encore que sous-officier en
Afriaue ; écoutez-moi bien. '
m.
Campé dans la plaine de Messcrghien , continua Saint-Gaudens , point
militaire éloigné d'Oran de quatre beues environ, les spahis dont je faisais
partie n'étaient pas encore bien installés dans cette position. Les esca-
drons de guerre étaient au camp tandis que l'étalmajor habitait la ville.
Chaque jour de prêt, les maréchaux-des-logis-chefs de quat re escadrons
détachés étaient obligés de se rendre à Oran, pour y recevoir la soldé
des mains du capitaine-trésorier, cl de revenir ensuite pour payer la
troupe.
Bien que nous fussions en pleine paix , et que les commimications du
camp à la ville fussent aussi sûres qu'on pouvat le désirer, le colonel
avait donné l'ordre que les quatre maréchaux-des-logis-chefs partissent
ensemble, pour éviter aux nombreux Arabes, que l'on rencontr^iit à tout
moment sur les routes, la tentation de nous enlever la paie du régiment.
Cette mesure était sage, car, toujours escortés par nos ordonii^.ices,
nous n'avions aucun danger à coiuir ; huit hommes bien armés ei bien
montés présentaient assurément une force suflisanie pour tenir en respect
les maraudeurs que le hasard pouvait amener sur nos pas ; mais par une
circonstance indépendante de ma volonté, il ai riva qu'un jour de prêt, je
ne pus partir avec mes camarades : l'arrivée à Oran d'un ancien condisc»/
pie, comme moi emôlé volontairement sous les drapeaux cl venu en Afii
que pour fuir la monotonie de la vie de garnison , m"a\ait retenu en vilit
plus tard que de coutume.
H y avait long-temps que nous ne nous étions vus. C'était pour moi ui>
devoir de traiter cet ami , car on ne cause jamais si bien de son pays qi*
le verre à la main. Je tenais à lui prouver que quoique dans un pays sau»
vage, on pouvait s'y procurer toutes les douceurs de la vie. J'avais com-
mandé, en son honneur, un dincr chez le plus fameux traiteur d'Oran. Les
vins n avaient point été épargnés , le Champagne surtout , aussi nos têtes
sétaieiit-elles un peu échaullées à force de nous porter de mutuelles santés
en souvenir de la I lance. Quelque pénible que fût pour moi le moment
de la séparation, j'avais cependant conservé assez de raison pour ne pai
perdre de vue mon devoir ; nous nous séparâmes en nous disant : « A
bientôt! ■• Et sautant sur mon cheval, que mon spahis tenait en main, h là
porte de l'hôtel , je partis au galop pour le camp de Messerghien , non
sans faire crier après moi maints individus, que ma course précipitée dans
la principale rue d'Oran, qui ne ressemble guère aux rues de la capitale,
avait failli renverser. Jusqu'à ce que nous eussions atteint le blokaus du
ravin , dernière limite de la place , je ne cessai de toiu'menter mon pauue
cheval, qui, docile à l'éperon , semblait a\oir des ailes. Il fallut nous arrê-
ter au </(« vive: de la sentinelle placée en vedette; mais bientôt nous
reprimes notre course en faisant des temps d'arrêt pour laisser souiller
nos montures. Le grand air, la rapidité du voyage, m'avaient un peu cal-
mé. Arrivé sur un mamelon qui domine la plaine du côté du Kiguier, dans
la direction du lac Seghba, je mis mon cheval au pas, et mon spahis, qui
avait ma pipe appenduc h l'arçon de sa selle , me la prétenta toute
chargée.
Ce soldat, qui me servait d'ordonnance depuis mon arrivée au corps,
était bien l'être le plus bourru que je connusse , ilm'etaitsincèrement aiia-
ché, mais plus intimement encore à mon cheval ; aussi lui avais-je laissé
prendre un ton de fiuniliarité que ne comportait pas toujours la discipline
militaire, mais qu'il n'aviiit au moins le bon esprit de n'employer qu'en de-
hors du ser\ice.
— Major, vous avez mis Maleck dans un bel état, dit-il. en caressant
de la main l'encolure blanche d'écume de mon cheval, de pure race ara-
be. Il lui faudra ce soir un fameux coup d'étrillé !... mais vous vous en
moquez pas mal, vous!... c'est à moi la peine... Ne serai-jc donc jamais
brigadier pour cesser une bonne fois le maniement de la brosse et du
bouchon de paille!
—-Allons, grognon, fais moi grâce de tes sermons cl de tes souhaits :
tu sais bien que cela ne me regarde pas !
Ht pour couper court à rctie conversation, dont le début mo prometi.iit
une avalanche d'exclamations plus grondeuses les unes que les autres, je
lui otl'i'is un morceau d'amadou allunu' pour placer sur la piiK" \eu\e de
son tuvati ipi'il portait en |ierinaneiice à sa bouche. Ce geste fut compris"'
mon spaliis alluma sa pipe, cl, tout entier au bonheur d'aspirer la fun){^.
rare de scm brûle-gueule, il me laissa tranquille en me disint :
— Merci, major.
Nous marchions déjà depuis quelque temps de compagnie, f.'maiit loii»
, deux et ne disant mot, lorsquà quelques pas dcint moi-'^rf^Tçus il;ii
50
LE MAGASIN LITTEUAIRE.
Arabes groupés en cercle près du cbeiuin. Leurs chevaux, débridés,
étaieiu entravés non loin d'eux, mangeant quelques brins d'iicrbc semée
ça et là, que le soleil n"avait point entièrement brûlée.
A leurs burnous Lianes, à leurs tbuniacks (1) de maroquin jaune, je ju-
geai que ce devaient être des clicfs. Je connaissais parfaitement tous les
scliciUs appartenant aux tribus alliées des Douairs et des Smclalis. Ceiuç-
là me parurent étrangers, et je pensai avec raison que c'étaient des Beni-
Aniers, qni, au retour du marché, avaient l'ait une halte de quelques heu-
res pour attendre leurs serviiems qui sans doute venaient derrière nous ,
concinisant les bétes de somme.
Kn passant près d'eux, ic saisis quelques-unes des paroles qu'ils échan-
gèrent à no:re vue. La phrase qui parvint distincte à mou oreille me donna
la uîcsure de leurs dispositions peu bienveillantes à Tégaid des spahis en
général, ll-jumi ben meniottl;, ciiipclii al h-aiti. 11 me serait dillicile de
donner la traduction littérale de ces mots; vos oreilles, messieius, am-aient
fop à en souffrir.
— Au trot! criai-je à mon spahis.
Ces gredins là , tiers de leur isombre , nous injuriaient gratuitement. Il
me tardait de ne plus tire à portée de leius insolentes épithétes.
Gros (c'était le no;a de mon spaiiisj me répondit pai' un juron énergi-
que qi'.e l'on pourrait traduire ainsi :
— Ah ! s'ils n'étaient pas cinq , comme je leur renfoncerais les paroles
dans le ventre !
riiis nous '•epartîœes rapidement.
Diîjà r.ous avions fait un quart <ie lieue, lorsque le bruit précipité du
galop de plusieurs chevau'i arriva jusqu'à nous. Je me retournai aussitôt,
et je vis les Beni-Ameis qui couraient sur nous, le fusil haut et le burnous
relevé.
— AttenlloD, Gros ! nous allons avoir du nouveau, disje encore à mou
soldat.
Arrêtant en mèaie temps nos chevaux , nous les attendîmes de pied
ferme, laissant la route libre, dans le cas où mes prévisions se fussent
trouvées fausses.
Cette attitude en imposa sans doute aux Arabes, car, arrivés à notre
hauteur, ils prirent le pas, comme s'ils eussent voulu faire route avec
nous.
Je recommandai à mon spahis de rester en arrière pour smveiller lem-s
Biouvemens ; et comme, de mon côté , je pris la gauche du chemin , me
laissant dépasser par deux d'entre eux dune demi-encolure, de cette ma-
nière j'avais l'œil sur nos nouveaux compagnons de route , et l'avantage
de la droite me restait. Bientôt la conversation s'engagea, Celm qui pa-
raissait le chef, à en juger par la propreté de son costume et la richesse
de ses armes, m'adressa le oremier la parole, en langue franque, circons-
tance fort heureuse pour moi, car vous verrez tout a l'heure que, certain
de u'élre pas compris, il se réservait le moyen de communiquer avec les
siens en arabe , et de comploter ainsi notre perte , sans que nous pus-
sions deviner la manière dont ils s'y prendraient pour arriver à lem-s lins.
La langue franque, en usage en Afrique, est un composé d'espagnol,
d'italien et darabe que tout le monde . après quelque temps de séjour
dans le pays, comprend aisément ; c'est ce qui étabht des relations faciles
avec quiconque fréquente les marchés.
— Tu es Français ? me demanda t-il.
— Oui.
— Et l'homme qui est avec toi ?
— Turc de Stamboul.
Je donnai à dessein à mon soldat la qualité de Turc, parce que je con-
naissais la terreur que ces anciens maîtres de l'Algérie avaient su inspirer
à tout ce qui est Arabe.
— Turc !... exclama le Beni-Amer.
Et se retournant vers Gros , dont la barbe noire et épaisse , l'œil vif et
courroucé lui donnaient en ce moment quelque ressemblance avec latcte
de Méduse, il lui demanda en arabe s'il était bien de Stamboul. Gros ne
lépondit rien; cela se conçoit, il ne savait pas un mot d'arabe. Ne rece-
vant pas de réponse, mon interlocuteur continua à m'a(hesser de nou-
velles questions :
— Quel est ton grade dans les spahis ?
— Sous-oHicier.
— Tes armes sont belles, sont-elles à toi ?
— Oui.
— Montre-moi ton sabre ?
— Volontiers.
Et en mi me temps je lui présentai la pointe en tenant fortement la
lame aUachée à mon poignet par la dragonne. Evidemment il put voir que
je n'étais pas csspï simple pour me dessaisir d'une arme dont la longueur
plus que raisonnable (c'était ce que nous appelons une demi-latte) et le
tianchant eflilé devaient produire un certain eU'et sur sou esprit.
De son côté, Gros avait dégagé sa lame du fourreau, et sa carabine
armée était prête à tout événement.
Mon intcriocuteur resta muet quelques instans. Il m'examinait de la tèle
auxpieds.Sesregardsseportaieutsmtoutsur mou cheval, dont les formes
(1) Espèces de doubles bottes que les Arabes qui sont riches portent lorsqu'ils
•ont à clieval.
saillantes, les jambes grêles et nerveuses, l'encolure fière et redressée
semblaient lui donner des idées de convoitise. Je l'avouerai , ce voisinage
de cinq Arabes, armés jusqu'aux dents, qui malgré moi me faisaient une
escorte d'honneur comme à im géni'ial, me souriait peu. Complètement
remis de l'exaltation factice que le Champagne m'avait procurée, je jugeais
les choses de sangfroid et j'étais forcé d'avouer iii jjcUo que les chances
n'étaient pas pour nous. J'étais inquiet. Toutefois , je me contenais assez
pour ne laisser paraître sur mon visage aucune trace d'émotioii ; car si les
Arabes avaient pu saisir sur mes traits le moindre indice de crainte, c'en
était fait de nous, adieu la paie de mes braves camarades qui devaient at-
tendre mon airivée avec anxiété. J'allectais donc un air tranquille ; et pour-
tant si ces coquins-là eussent pu lire dans mon ame, ils aiu'aient vu à n'en
pas douter que j'étais loin d'être à mon aise.
Eloigné de tout secours, perdu au milieu d'un chemin dont les sinuosités
ne me permettaient pas de voira trente pas au-devant de moi, et n'ayant
d'espoir qu'au hasard, j'avais un sujet de réilexion qui n'était rien moins
que gai. Cependant celte incertitude était pour moi cent fois plus horrible
que la réalité quelle qu'elle put être : elle cessa bientôt.
Mes compagnons de route, comptant sur mon ignorance de la langue
arabe, ne se génèrent pas pour comploter en ma présence.
— Au détom- du chemin , disait l'un de ces brigands , le même qui m'a-
vait fait subir la torture de son interrogatoire, je pousserai un cri ; alors
trois de vous ferez votre allaire du Turc. Quant au Français imbccUe
(c'était moi qu'il qualiûait ainsi) , aidé de Méhémet-Bekir, je saïu'ai bien
en venir a bout.
— Alerte, Gros! disje à mon spahis de l'air le plus tranquille que je
pus: cesgredins-là veulent nous assassiner au détour du chendn, ne nous
laissons pas prévenir. Quand tu entendras l'explosion de mon pistolet,
fais feu, et que le ciel donne des ailes à nos chevaux; c'est le seul espoir
de salut qui nous reste.
Puis, sans être aperçu, armant mon pistolet posé dans ma fonte
droite , je lis faire avec la rapidité de l'éclair un écart à mon cheval , et ,
lui enfonçant les éperons dans le ventre, je lâchai contre mon ennemi la
délente de son arme.
Surpris de celle attaque inattendue , les Beni-Amcrs durent hésiter un
inslant avant de nous poiu-suivre, car nous pûmes gagner une centaine de
pas sur eux, avant qu'ils ne commençassent à fah'e feu à leur tour; leurs
balles passèrent à côté en silllant, tandis que nos chevaux, animés par
l'explosion des coups de feu , semblaient dévorer l'espace.
Penché de tout mon corps sur l'encolure de Maleck , aOn de donner
moins de prise aux Arabes, je ne distinguais rien devant moi, lorsque
Gros s'écria d'une voix de Stentor :
— Des jambes ! des Jambes ! major ! Si vous n'arrivez vite , nous som-
mes llambés.
Quelle ne fut pas ma joie et mon bonheur lorsque j'aperçus sur la crête
de la colline que nous gravissions une patrouille de spahis dont les bm--
nons rouges se dessinaient dans le lointain.
Attirés par le bruit de la fusillade, ils arrivaient vers nous au galop de
charge, cachés à nos assaillans par un coude de la route où ceux-ci n'é-
taient pas encore parvenus.
Oh ! alors, de pouisuivis que nous étions, nous devînmes poursuivans,
et tournant bride, nous commençâmes la chasse; mais les Beni-Amers ne
tardèrent pas à s'apercevoir que la chance avait tourné; ils cessèrent
bientôt de prendre l'ollensive , et cette fois , plus désireux de nous fuir
qu'ils ne l'avaient été de nous atteinure, ils abandonnèrent la route de
Messerghien pour se jeter sur la gauche, dans la direction du lac Salé. En
vain cherchâmes-nous à les atteindre , ils avaient sur nous trop d'avance.
Kous nous bornâmes à leur envoyer quelques balles perdues, et, brisés
par la fatigue de cette course au clocher, nous reprîmes ensemble le che-
min du camp.
Je me gardai bien , à mon arrivée , de raconter mon aventure , car le
comaiandant , tout en compatissant aux dangers que je venais de courir,
m'aurait bien certainement envoyé à la salle de poUcc , pour avoir en-
freint les ordres du colonel, relaiifs au départ des détachemens venant
d'Oran. Mes sauveurs fiuent largement gratifiés, par moi, de petits ver-
res d'eau-de-vie et de tasses de café; et, encore tout ému de l'événement,
je me livrai aux opérations de la solde, tandis que Gros, toujours bourru
et grondeur, allait à l'écurie faire doimer à nos chevaux une double ration
d'orge et s apprètair à les bouchonner avec celte sollicitude qu'une mère
a pour SOS enfans.
Ici Saint-Gaudens ayant achevé de parler, tout le monde quitta la table
en devisant chacun à s'a manière sur le danger qu'il y avait, pour un sous-
olTicier, à ne pas exécuter, à la lettre, les ordres qu'il recevait de ses
chefs. Le lendemain, dès que les comaiensauv habituels de l'Evce-de-bois
furent arrivés au dessert, le capitaine Williot leur ayant promis dès la veille
une histoire faulaslique, ne se fit pas piier; et après avoir avalé deux pe-
tits verres de kiichwaser en forme d'introduction, il prit aussitôt la parole
et il s'exprima ainsi :
IV.
Messieurs, dit-i!, un soir de l'été de 1831, époque h laquelle, comme vous
savez, j'avais obtenu un congé de semestre pour venir à Paris visiter ma l'a^
mille, ie me promenais dans le bois de Vincennes non loin du fort, lorsque
je remarquai à quelques pas de moi, planté sur une seule jambe, un homme
LE MAGASIN UTTÉRAIRË.
51
d'une taille élevde, qui s'étayait d'une seule b(5(iuille placée sous son bras
dniit. 11 contemplait cette comonne fie petites tourell'js à dcmi-ruinéesqui
servent lie parure au donjon. J'esaiiiiinii atlenlivenient cet homme , car
ses traits ne m'étaient pas iiicoiinus : c'était un de mes anciens camarades
du lycée Inipériid , plus âgé (juo moi da quatre ou ciurj ans. Je l'aburdai et
lui dis îiion nom : il se le rappela parl'aiiemenl , mais sans reconnaître mes
traits ; il y avait treîUe ans que nous ne nous étions vus. La reconnais-
sance une fois terminée, nous nous rappelâmes nuituellement ces souve-
nirs de collège qui ne s'ellacent jamais de la mémoire.
— i:t Saint-Laurent? lui demandai je, celui de nos camarades avec
lequel vous étiez n ihtimemcut lié, qu'on ne vous appelait que les inscpa-
6/«, qu'cstil devenu?
— 11 a été bien heureux! il est mort pendant la campagne de 181i;
mais liiort général , taudis que moi...
— Lui, général ! m'écriai-je avec surprise ; n'avait-il ^las quitté le lycée
avec vous, en 1807, pour entrer à Saint-Cyr?
— C'est vrai ! et tous deux nous en sommes sortis, en 1809, lieutenans
d'artillerie , et de la même promotion ; mais il a marché plus vite que moi ,
qui ne maichc plus du tout, comiise vous voyez ; messieurs les Espagnols
ne m'ont pas laissé de quoi me faire ajuster une jaaibe de bois : j'en suis
réduit à la béquille. Qî'^iit i> l^ii> c'est à l'aventure la plus extraordinaire ,
la plus incroyable, qu'il dut un avancement rapide. Je veux vous la ra-
conter un de ces jours, ajouta-t-il en me serrant la main cordialement, si
vous me faites l'amilii'^ de venir me demander à diner sans façon, dans
cette petite maison blanche que vous apercevez encore là-bas à l'extréiuité
de la place du Château. Depuis huit ans , je m'y siiis retiré tout à fait.
.le le liii promis, et la semaine suivante, entre le café et le cigarre, mon
ancien camarade de collège satisfit ma curios té en ces termes :
— Puisque vous saviez , me dit-il , qu'en I S07 SairitLanrcnt et moi nous
étions encore , avec vous, au lycée Impérial, que dirigeait alors cet ex-
cellent M. CliampLigne, notre proviseur, vous devez savoir également qu'à
cette époque notre carrière était tracée d avance : nous ne sortions du
lycée que pour entrer à l'Ecole Polytechnique ou à Saint-C>r, ou enfin
dans un régiment de ligne, en qualité de sous-ofliriers, ce qui était le pire
de toutes les perspectives. Ces trois catégories étaient justes cependaiit:
c'était à cbacun selon ses œuvres et sa capacité, bien que le saint-simo-
nisme ne fût pas citcore inventé. i\!algré nos trois années de liiathémathi-
ques, Saint Laurent et moi, n'ayant pas été admis l'école, après nos exa-
mens, nous (lûmes nous rabattre sur Saint-Cyr où notre admission eut lieu
d'emblée : nous y restâmes deux ans.
Nous comptions déjà parmi les vétérans de la section d'artillerie , et
cependant nous n'entendions pas encore parler de Uvcr nos gw'irfs , (1)
lorsque Pcmpereur mit secrètement à la disposition du généra! Ualavenne ,
notre commandant , deiu cent cinquante brevets d'oiliciers, en lui laissant
la faculté de choisir , parmi ses élèves , ceux des sujets de l'école dignes
de recevoir rè]}aulettc. Vingt-cinq seulement fiu-ent désignés pour pren-
dre rang dans l'artillerie ; les deux cent vingt cinq autres aliaieiil être iii-
cori)orés da^s l'infanterie de bataille. Koirc équipement devait être livré
six jours après, et le septième nous devions quiiicr l'école. On nous ac-
cordait une permission de huit jours pleins pour aller embrasser nos
parens et leur faire des adieux qui trop souvent devaient être les der-
niers. Nous ignorions encore, à l'école, les nieniions de l'empereur et
les disposiiions prises à notre égard, lorsquuii matin on nous lit ranger
en l)aiaille dans la cour ; nos tambours battirent lui ban , nous présentâmes
les armes , le général Celavenne arriva et! grand uniforme et lit lui même
aux élèves la lecture du décret impérial. Un cri étourdis-ant de vive l'em-
pereur ! accueillit cette communication. Puis notre commandant remit à
chacun des tiliiliiircs , avecpon brevet, son hvret , sa l'euillc de route et
l'emlirassa. Cette promotion dura plus de deux heures : nos land)ours
durent avoir les poignets disloqués, car ils avaient battu un ban pour
chacun de nous en particulier.
Kolre vieil adjudant major nous conduisit à Versailles , où ce brave
onicicr, fatigué de nos embrassades et de nos poignées de mains, nous
donna ce qu'il appelait la volée , en faisant pour notre avancement des
vœux qu'il terminait toujours par ces paroles:
— El surtout tâchez de ne pas vous faire tuer inutilement.
Bans celte ville nous nous séparâmes , pour aller, par section , faire nn
excellent diner et boire du Champagne à la santé de l'empereur et de nos
maiiiesses futures; après quoi nous nous quittâmes, lîref, six années ne
s'étaient pas écoulées que des deux cent cinquante oTicicrs de la levée
de USOi), il n'en restait pas dix; encore n'éiaieut-ils plus, comme moi ,
que des débris de comlKitlaus.
(.luand nous fûmes arrivés à Paris , Saint-Laurent me proposa de passer
avec lui le peu de jours ((uo nous avions à y rester. Mes parens habitant la
Hasse-Pretagiie , j'accop! ai son ollrc plutôt (lue d'aller vivre chez mon cor-
respondant . ancien émigré de l'armée do Coiulé , qui ne cessait de médire
de la jeunesse et de critiquer le mode d'éducation qu'elle recevait dans
les lycées et dans les écoles militaires. La famille de mon ami m'accueillit
pariaiiement, Nous employâmes le temps à parcourir les promenades, à
nous montrer dans les cafés , dans les théâtres ; nous voulions, comme on
(1) C'est-i-;Urc sortir do l'Ocole, Les élcvcs de Saiul-Cvr euiplov«icat celle
ocutioii.
disait alors, jouer de notre reste et délustrer nos uniformes. Et puis il e.-t
si agréable de se voir porter les armes à chaque pas ! tout le monde nous ;
regardait: les jeunes gens enviaient notre sort, les mères seules nous j
plaignaient. 1
La famille Saint-Laurent ayant projeté le dimanche d'aller h Tivoli , je
fus de la partie. On se sépara pour visiter par petits groupes ce jardin
qui était alors fort à la mode; je restai avec Saint-Laurenl. 11 douait le
bras à sa cousine Eulalie. lU avaient été élevés ensemble; je savais qu'ils
s'aimaienL Eulalie était ravissante de simplicité et de grâce ; ce soir-là
surtout elle semblait encore plus jolie que de coutume avec sa robe de
mousseline à pois et le petit lichu qui cachait ses épaules. Ses chcveuï,
d'un blond cendré, élaient emprisonnés d'un chapeau de paille sius le-
quel brillaient dciix yeux dont l'éclat exprimait le bonheur : une impéra-
trice eût été jalouse d'Eiilalie.
En passant devant un bosquet sous lequel il signor ilirobotando.
physicien et astrologue patenté de Tivoli, avait éiu domicile, Eulalie pres-
sa "le bras de sou cousin en lui disant de ce ton qui ne peut admettre de
refus ;
— Oïl ! je t'en prie , fais moi dire ma bonne aventure !
— Est-ce que tu n'as pas pem- que ce tireur de cartes te prédise ua
sinistre avenir ? ré|!ondiî Arthur.
— Bon! en sait-il quelque chose ? Il me dirait qu'un jour tu vieudrais
à ne plus m'aimer. que je n'en croirais rien.
— Et s'il te disait qu'un jour je serai tué 5 l'armée ?
A ces mois, Eidalie éprouva un léger frisson , puis elle répondit en af-
fectant une feinte gaîté :
— Oh ! je suis sûre que non ! tu reviendras colonel, général, peut-être,
qui sait ! Nous nous marierons et nous serons heureux, car je t'aimerai
toute la vie , moi !
Nous !iou3 approcl'.ânics du nécromancien; il y avait presse autour de
lui. Nous attcndimcs notre tour; enlin le long tuyau acoustique fut placé
h la hauteur de l'oreille d'Eulalie. Tandis que Alirobolando lui débilaAson
répertoire, elle se prit à rire, rougit, puis devint rcv.'use. Bientôt une
joie folle éclata chez elle, et, enchantée des coniidencesque lui avait faites
le devin, elle s'élança au bras de son cousin qui commençait à s'impa-
tienter, et nous nous éloignâmes de la foule.
— En bien! que t'a dit ce UoDmago? lui demanda Arthur.
— Je ne puis le coniier qu'à toi, répondit Eulalie eu me lançant un re-
gard.
— Mon cher, disje aussitôt à Saint -Laurent en aîjandonnan soiit bras,
la valse que j'entends tue semble charmante ; je vais me rapprocher pour
mieux l'écouter ; je vous retrouverai tout à l'heure.
— Non pas ! nous allons y aller ensemble. Eula'ùe sait bien quealrc
frères d'armes il ne peut y avoir de secret.
El se penchant vers sa cousine, il ajouta :
— N'est ce pas que personne ici n'est de trop ?
La jeune personne répondit avec une petite moue charmante :
— Comme tu voudras.
— Voyons, parle, cl ne te (latte pas trop? reprit Arthur.
— Le magicien m'a dit d'abord que tu étais mon premier amoureaî.
— Quant à cela, je ne le croirais pas de tout au:re, parce que leSjCa-
nés filles ne disent jamais la vérité sur ce chapitre. Et ai)rés ?
— Après, il m'a dit... Tiens, mon ami, je crois que les cartes ne disent
pas toujours la vérité... Il m'a dit que tu m'aimais beaucoup.
— Il n'est pas besoin d'êlre sorcier poiu- deviner cola.
Ici il y eut une pression de mains; la jeune fille répondit avec un gros
soupir.
— 11 m'a dit que nous nous quitterions dans Luit jours.
— I\l. Mirobolando s'est trompé de six; n'importe!
— Que tu deviendrais général ; -«qu'un de mes parens serait tué S'or le
champ de baiaille par un boulet de canon, et qu'il aurait la croix.
— Avant ou après sa mort? demanda Arthur d'un ton go;urnard.
El se retournant de mon côté eu souriant, il ajouta: le Loidct sera pour
moi et la décoration pour toi ; l'astrologue am-a confondu tout cela dans
sa barbe. Continue , dit-il à sa cousine.
— Il m'a dit aussi que quelqu'un de ma connaissance ferait un grand
voyage.
— Parbleu ! je le crois bien , nous allons eu Bavière.
— i:t que je ferais un mariage superbe.
— J'en accepte l'augure. Va toiijoiu-s.
— Il m'a dit encore que la personne que j'aimais, toi par ro:: '
aurait un eiurelien particulier avec un grand monarque de la ti -
tivementà une princesse étrangère, et qu'il mourrait ensuite coaiLu- 1. 1. ,i-
neurs cl de richesses, sans eiiiaus.
— Décidément Al. Mirobolaudo n'est qu"uu imbécile et an mauvais plai-
sant! Ensuite.
— Ensuite il m'a dit toutes sortes de choses dont je no nv ■;.■>'"■.>.,; . -<
bien : (jue j'aurais des diamnns, des cachemiiTS. cl une
j'oubliais, dit l-.ulalio en changeant d'inflexion de voix, qi Oj ..
veuve avant l'âge, que je serais duclic.sse, enfin ui;e ^owU de
auxquelles on ne peut croire. ^^\xc\ bonheur copcndaiit si tout t.... , ..-
vait se réaliser un jour !
— Même le veuvage! s'écria Arthur d'un ton comique. Eh bien! ccr
ci de la prédiction I Celle-ci est un peu tj-op forte. Toi, duchesse ! mai*
52
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
c'est voler enronîément l'argent du public ! Je deviendrai donc duc, moi !
— Ne te fâche pas : le magicien n'a pas parlé de toi.
— Tu as raison ; mais alors je te demande d'avance ta protection.
— Et moi de mOmc, mademoiselle, disje en m'iiiclinant.
Deux jours aprcs cette promenade, Saint-Laurent et moi nous prenions
la malle-|)osie poiu- aller à Munich , où était le dépôt de notre régiment.
jNous y anivàiiies un mois avant que le traité de paix entre la France et
l'Autriche lût signé. Nous étions à la nn de 1809, année de prodiges pour
la grande armée qui avait illustré ii jamais les plaines de Wagram ; rien
n'avait manqué à sa gloire. Elle se reposait de ses fatigues dans les envi-
rons de Vienne où Napoléon l'avait concentrée. Notre division était venue
prendre ses cantonneniens dans les villages qui avoisinaient Neuwsiedell,
à peu de distance d'un antique château hàli sur une éniiiience, à une
quinzaine le lieues fout au plus de Schœnbrun, où lempereur avait établi
son qnariier-général. Ce vieux manoir, quoique dans la position la plus
pittoresque, avail été abandonné depuis la mort de Joseph II, frère de la
reine Marie Antoinette et oncle de l'empereur d'Autriche. Il était devenu
même un lieu d ellroi pour les habitans des environs qui racontaient mvs-
térieusenient que, la nuit, l'ombre de Joseph II enveloppée dans son lin-
ceul en parcourait les longues galeries désertes, une torche à la main.
Dix, vingt, cent persoinies l'avaient vue; elles avaient parfaitement recon-
nu l'ancien mouaique.
La plupart des olliciers de noire régiment logeaient et prenaient leurs
repas chez un nommé Spielmann, brave homme d'un caractère fort su-
perstitieux. In jour que nous attendions le dîner, notre hôte, ])our nous
faire patienter, ayant amené la conversation sur le château de Neuw-
siedell, nous raconta quelques-unes des apparitioiis merveilleuses dont il
avait été le théâtre, avec un ton de bonhomie tel qu'il produisit un grand
ell'et sur l'esprit de Saint- Laurent, nalurellemenl porté au mysticisme.
11 avait gardé le silence pendant ce récit que nous avions fréquemment
interrompu, moi surtout, par des exclamations ironiques et de bruyans
éclats de rires. Sainl-LaureiU seid avait écouté attentivement Spielmann,
et lorsqu'il eut achevé de parler :
— Lh bien! lui dit-il, le regard animé, si vous voulez m'indiqucr le
chemin du château, je me fais fort d'y passer une nuit, et de prouver aux
îiabitans de ce pays que feu S. M. Joseph II ne revient que dans leur
imagina ion. Je ferai plus : si, comme je le suppose, le spectre n'est
qu'un adroit coquin en chair et en os, qui ne cherche qu'à exploiter à son
proiit la cré'dulité des honnêtes gens, je m'engage à lui couper les deux
oreilles, et à vous les apporter comme preuve de ce que j'avance.
— Oh ! mon ollicier, ré|)liqua vivement Spielmann, renoncez à ce pro-
jet, car il pourrait vous en arriver malheur, tleideloff, jeune et brave sol-
dat, a voulu tenter de voir seulement le revenant... Hélas ! il ne l'a que
trop bien vu, le pauvre garçon ! 11 en a perdu la raison ; aujourd'hui, il
est fou à lier.
— Bast! (il Arthur, j'ai la tête bonne, moi! et mon parti est pris. De-
main soir, sans remise, j'irai faire connaissance avec l'oncle illustre de
l'empereur d'Autriche.
Nous déliâmes notre camarade d'exécuter ce projet ; il se contenta de
nous répondre d'un ton résolu : Seulement attendez viiigt-quatres hem-es
encore.
Le lendemain, après notre dîner, Saint-Laurent lit tous ses préparatifs;
il prit son épée avec une paire de pistolets, se munit de bougies, d'une
bouteille de rhum, de tout ce qu'il fallait pour faire nn punch, et nous
pria de l'accompagner jusqu'à la porte du châtean ; ce que nous fîmes en
passant à travei's les ronces et les broussailles qui obstruaient le chemin
depuis le milieu de la cOle, car l'avenue qui aboutissait à l'entrée du ma-
noir avait cessé depuis long temps d'être fréquentée. Le jour baissait
lorsque nous parvînmes à la grande porte. Saint-Laurent battit le briquet,
alluma une torche, et nous souhaita le bonsoir. Il entra d'un pas hardi
sous la voûte qui conduisait à la cour d'honnem-, et bieiuôt nous le perdî-
mes de vue.
Il était miit close. Nous regagnâmes notre gîte sans crainte pour notre
camarade : nous connaissions sa bravoure et sa présence d'esprit. Par-
venus à mi-côte, nous tournâmes la tête et nous vîmes distinctement la
lueur de la torche briller à travers les vitraux brisés du premier étage du
château, et puis la lumière disparut à nos yeux. Mais arrivés à notre lo-
gement, nous trouvâmes Mn"" Spielmann livrée au pins grand désespoir.
J.'intérêl qu'elle portait à Saint-Laurent n'avait échappé à aucun de nous.
J'avais été un des premiers à en plaisanter, non que je fusse jaloirx des
prévenances et des petits soins de notre hôtesse pour mon ami ; mais
lorsque je l'entendis me reprocher amèrement ce qu'elle appelait mon
ingratiuule à son égard, je l'avoue, je ne pus m'empécher de m'accnser
d'imprudence pour l'avoir ainsi poussé à tenter cette fatale entreprise.
Je me retirai en laissant h M. Spielmann le soin de calmer et de consoler
sa femme.
A peine fit-il jour, que je pressai deux de nos camarades de venir avec
moi à la recherche de Saint Laurent. Mme Spielmann était déjà sur pied.
Elle joignit ses instances aux miennes.
— Allons-y en niasse ! s'écria l'un de nous.
— l'-nimcnons Spielmann , dit un antre ; il nous guidera.
Mais celui-ci s'en défendit opiniâtrement; toutefois, dans la crainte de
nous voir abandonner notre généreuse résolution, il alla chercher h la
cave quelques bouteilles de vin du Rhin que nous commencions à vider à
la santé de Saint-Laurent, lorsque tout à coup, du seuil de la porte, nouî
l'aperçûmes qui revenait tranquillement. Mme Spielmann, ne pouvantmal-
triser sa joie, nous entraîna au devant de lui.
Le visage de Saint-Laurent, quoique calme, était d'une affreuse pâleur;
il avait les cheveux et les vétemens en désordre. Nous l'accablâmes de
questions; mais s'êtanl assis devant la cheminée de notre hôte, la tête ap-
puyée dans les deux mains, il ne répondit d'abord à personne.
— Enfin as-tu vu Joseph II ? lui demandai-je avec plus d'insistance.
— Oui, me répondit-il froidement sans changer de posture, je l'ai vu
et il m'a parlé.
Puis il retomba dans sa rêverie. Cet aveu de Saint-Laurent, fait du ton
d'un homme qui reviendrait de l'ature monde, provoqua un éclat de rire
général. Quant à lui, après avoir levé lentement la tête, il se contenta de
nous regarder d'un air de dédain qui provoqua de nouveaux quolibets de
notre part. Le père Spielmaini y mit un terme en nous servant un excel-
lent déjeuner, linfin, au dessert, Saint-Laurent, pressé de nouvelles ques-
tions, se décida à nous répondre autrement que par des regards équivo-
ques, et nous dit avec l'accent d'une profonde conviction :
— I ibre à vous, messieurs, de me traiter de visionnaire, puisque cela
vous amuse. Hier, je faisais avec vous l'esprit fort; mais aujourd'hui il ne
m'est plus permis de partager votre incrédulité. Je vous demande au moins
quelque indulgence, puisque vous exigez que je vous fasse le récit de ce
que j'ai vu et entendu.
Ici chacun comprima son envie de rire. Saint-Laurent, à qui cette con-
descendance n'échappa pas, parut nous en savoir gré et poursuivit ainsi :
— Lorsque j'eus traversé la sombre voûte d'eiUrée où vous m'aviez
laissé, je me trouvai dans une cour d'une vaste étendue, entièrement cou-
verte de broussailles et de hautes herbes qui avaient pris racine entre les
interstices des pierres et des pavés. Le bruit de mes pas, la lueur de la
torche que je tenais élevée au dessus de ma tête, épouvantèrent les oi-
seaux de luiit qui habitaient les créneaiLX du manoir. Les cris les plus
étrangers partirent à la fois de tous les cotés, et vinrent frapper mon
oreille comme une harmonie diabolique. Je me dirigeai vers une porte
placée au centre du bâtiment principal. Aux premiers eU'orts que je fis
pour l'ouvrir, elle céda en silllant sur ses gonds; aussitôt la longue et so-
litaire galerie qui s'oflVit à ma vue retentit d'un bruit sourd et solennel : le
silence le plus complet lui succéda immédiatement. Je monte les degrés du
grand escalier situé à l'extrémité de cette galerie. Arrivé au premier étage,
je parcours une suite d'appartemcns qui me paraissent n'avoir pas été ha-
bités depuis un demi-siècle ; enfin, parvenu dans une chambre à cheminée
dont la tapisserie tond)ait en lambeaux, mais dont les portes me parurent
encore solides, je me décidai à y passer la nuit.
Je dépose sur une table mes armes e. mes provisions, j'allume des
bougies et je commence à examiner minutieusement mon nouvel appar-
tement. Une douzaine de fauteuils vermoidus, quelques meubles délabrés
composent tout le mobilier, .le vais ramasser dans les pièces qui avoisi-
nent ma salle de réception des fragmens de lambris tombés de vétusté. Je
les amoncelle dans la cheminée, où bientôt une fiamme pétillante s'élève.
A l'aide des meubles je barricade la porte par laquelle je suis entré, et,
tout en fumant un cigare, je prépare mon punch. Le rhum était excel-
lent... Enfoncé dans un fauteuil que j'avais traîné devant le feu, j'attends
paisiblement minuit, heure à laquelle, comme vous savez, les revenans
donnent la préférence pour nous rendre visite.
La unit était calme. Le silence mystérieux qui régnait autour de moi
n'était interrompu que par le frémissement des vitraux, que le vent du
nord venait heurter. Déià ma montre avait marqué minuit et demie; je
commençais, malgré moi, à me laisser aller au sommeil, tout en réllé-
chissant à la crédulité générale des hommes, et à leur penchant pom- les
choses surnaturelles. Mes yeux se couvraient d'un léger nuage, mes bou-
gies ne jetaient plus dans l'appartement qu'une lueur douteuse, à cause de
la fumée de tabac qui s'y était répandue ; enfin j'allais m'endormir tout à
fait lorsqu'un bruit lointain de pas mesurés arrive distinctement à mon
oreille. Ce bruit augmente... J'écoute, respirant à peine. Les pas semblent
se diriger de mon côté ; je saute sur mes pistolets, que j'arme... 'l'ont à
coup la porte principale, vigourenssement ébranlée, cède et tombe avec
fracas en faisant rouler devant elle , comme une avalanche , les meubles
qui m'avaient servi à la barricader.
A ces mots de Saint-Laurent, Mme Spielmann, qui s'était placée à côté
de lui, sans doiue pour mieux l'entendre, se rapprocha encore davantage,
comme entraînée par un sentiment de peur. Son mari, au contraire, assis
en face d'elle, lit un soubicsaul en arrière. Tous, le cou tendu, la bouche
béante, les yeux fixés sur notre ami, nous avions écouté ce récit avec une
anxiété qui avait succédé à notre envie de rire.
— Eh bien ! continue donc, lui dit l'un de nous; tu t'arrêtes justement
au plus intéressant !
— Est ce que l'apparition du spectre aurait été retardée par indisposition
d'acteur ?
— Non, répondit Saint-Laurent après un silence, et il reprit : o Le spec-
tre paraît, s'avance d'un pas grave, puis s'arrête à quelque distance de moi.
Ce fut alors que, revenu de ma première surprise, je pus l'examiner à
mon aise : un linceul blanc à larges |)lis le couvrait de la tête aux pieds ;
d'une main il tenait une soiie de bougie phosphorique qui reilétail sur sa
personne une teinte blafarde; par intervalles il appuyait l'autre main sur
!c cOté gauche de sa poitrine , comme s'il y eût resscnli une vive douleur.
Le magasin littéraire.
53
Son visage, quoique dédiarni; , gardait encore des traces de beauté et de
noblesse. Ses grands yeux noirs oiïraient un mélange de colère et de bon-
té ; enfin, l'eiisemble de ses traits avait un caractère de ressemblance avec
les portraits des pi'inccs de la maison d'Autriche que vous avez tous été à
même de voir.
— Vous éics officier français! s'écria le fantôme d'une voix qui n'avait
rien de terrestre; auriez-vous peur d'un faible vieillard?
Et en disant ces mots , ses regards s'étaient poriés sur les pistolets
que j'avais encore dans les mains.
— Je l'avouerai, lui répoiidis-je, à la façon un peu brusque dont vous
vous êtes introduit ici, à votre aspect inattendu, je n'ai pu me défendre
d'un premier mouvement de terreur.
Alors, soit par déférence, soit par générosité, soit enfin par un senti-
ment que je ne saurais expliquer, je déposai mes armes sur le manteau de
la cheminée : je n'avais |)lus aucune crainte. Le spectre parut touché de
cette marque de conliance.
— Je suis Joseph II , empereur d'Allemagne, poursuivit il, et je sais qui
vous êtes : je sais pourquoi vous êtes venu dans ce château, dont j'ai tant
aimé le séjour pendant ma vie. Le but de cette visite est louable !.... Eh
bien ! jeune homme , pour vous en récompenser, je veux que celte ren-
contre vous soit utile , qu'elle serve à votre fortune et qu'elle contribue ii
la gloire de voire empereur que j'admire ; je veux enfin qu'elle puisse as-
surer bientôt la paix de l'Europe. Ecoutez-moi
Ici Saint-Laurent se tut de nouveau, comme fâché de nous en avoir dit
autant, et parut réiléchir profondément.
— Va donc ! lui disje ; nous aussi nous écoutons.
— Messieurs, répliqua mon ami, je ne puis vous en rapporter davan-
tage.
I — Pourquoi? lui demandai -je.
— Parce qu'il y a là un secret qui touche à de si graves intérêts poli-
tiques , qu'il n'est qu'une seule personne au monde à qui je puisse le con-
fier.
' — Et à qui donc? nous écriâmes-nous!
— A l'empereur, messieurs !
A ce nom magique, au ton d'inspiration avec lequel Saint-laurent l'a-
vait prononcé , continua mon ancien camarade de collège , nous nous re-
gardâmes en silence. Les uns souriaient d'un air d'incrédulité, les autres
hochaient la tête en signe de conviction naissante; madame Spielmann se
pinçait les lèvres de dépit de ne pas en apprendre davantage , et son mari
semblait enchanté de la réserve de son hôie , comme s'il avait pu craindre
qu'une indiscrétion vînt le compromettre aux yeux des autorités françaises
qui régissaient alors la contrée. Quant à moi, ne sachant trop que penser
de tout cela, je dis à Arthur, en m'ellorçant de sourire :
— Soit! nous ne te demanderons plus à connaître le secret que feu S. M.
autrichienne t'a communiqué, puisque tu ne peux le confier qu'à l'empe-
reur, qui ne badine pas en matière de secret ; mais nous diras-tu du moins
comment s'est terminée celte étrange entrevue? le spectre ne l'aurait-il
pas aussi chargé de quelque commission pour nous autres ?
— Je vous dirai pour terminer, répondit Saint-Laurent, que le spectre
ayant cessé de parler, me fit, en signe d'adieu, une légère inclination de
tête, se dirigea vers une petite porte qui avait échappé à mes recherches
et disparut.
— J'ai bien l'honneur de vous saluer, au plaisir de vous revoir, dit un
de nos camartides en s'inclinant d'une façon burlesque.
— Le bruit de ses pas qui se perdait dans l'éloignement, poursuivit Ar-
thur, retentit quelque temps à mon oreille ; puis je n'entendis plus rien. Je
m'enveloppai dans mon manteau et je dormis paisiblement jusqu'à l'aube.
Vous savez le reste.
Cette aventure singulière s'ébruita bientôt dans l'armée , où elle pro-
voqua contre Saint-Laurent une foule de plaisanteries. Le général Sorbier
s'indigna même qu'un officier aussi distingué que l'était notre camarade
accréditât si long-temps une fable absurde; il le fit appeler pour le tancer
<le ce qu'il appelait une honteuse mystification ; mais Saint-Laurent sou-
tint son dire avec autant de fermeté que de convenance.Sorbier conta tout
à Berthier. Ce dernier invita Saint-Laurent à déjeuner et le questionna
vivement ; mais le jeune officier se montra inébranlable.
Or, à quelques jours de là, Berihier raconta lui-même à l'empereur la
visite que Saint-Laurent avait faite au château de Nouwsiedell , ainsi que l'en-
tretien qu'il prétendait avoir eu avec Joseph 11 , mort depuis près de vingt
ans. L'empereur qui , sans y croire, aime beaucoup le mer\eilleux, se plait
au récit de Berthier. Le lendemain , un officier d'ordonnance arrive dans
notre cantonnement, porteur d'un ordre qui enjoint au lieutenant d'artil-
lerie Saint-Laurent de se rendre à Schœnbrunn. Ou l'introduit dans le ca-
binet impérial.
— Ah! ah! monsieur, lui dit Napoléon, c'est donc vous qui n'avez pas
craint de nouer les relaiions avec Us revenans ? Vous avez vu l'empereur
Joseph II, m'a-ton dit 'et vous lui avez parlé? ajouta-t-il en appuyant sur
ces derniers mots. — Oui, sire.
— Vous êtes bien hciireuv! réplique Napoléon en faisant un effort pour
garder son sérieux, l'.t ce ii'esi (|(i',i moi, avezvous dit, que vous pouvez
confier le secret iiiiporl.iiil qu'il vous a dévoilé?
, — Oui, sire, à voire iiiajesié seule.
— En ce cas, je vous écoule.
-- Pardon, sire, dit respectueusement Arthur, en jetani les yen\ au-
tour de lui, j'di l'honneur de répéter à votre majesté que c'est à elle
seule... — C'est juste, je n'y songeais plus.
Et sur un signe de l'empereur, toutes les personnes présentes sortirent'
du cabinet. Saint-Laurent lui raconta d'aboi d la scène nocturne du châ-
teau; et Napoléon, prenant ce visage sévère qui faisait trembler les plus
hardis, regarda fixement Arthur en lui disant d'un ton bref :
— A propos, monsieur, je suppose que vous n'avez pas l'intention de
me faire croire à des contes de bonne femme ?
— Sire , je jure sur l'honneur de mon épaulette que je ne dirai à votre
majesté que l'exacte vérité : ma raison s'y perd , je l'avoue ; mais ce que
je vais vous apprendre, sire , s'est passé à mes yeux; je lai entendu par-
faitement éveillé.
— \'ous servez un grand homme. Devant lui s'ouvre un immense avenir
de gloire ! Si l'ambition ne le porte pas à de folles entreprises , il peut
surpasser, comme législateur, les plus grands hommes de l'antiquité et des
temps modernes, comme il les surpasse déjà par les armes.
En écoulant ces paroles. Napoléon avait fait un mouvement; ses
sourcils s'étaient lapprochés, ses yeux lançaient des éclairs.
— Pardon , sire , se hâta d'ajouter mon ami, ce sont les expressions tex-
tuelles dont s'est servi Joseph II à l'égard de votre majesté. Et.... sire...
ce n'est pas tout.
— Continuez, monsieur; il me semble que je ne vous ai pas interrompu.
— Lu enfant, exailé par un faux patriotisme, essaiera d'attenter à la vie
de Napoléon; mais la Providence veille sur lui.
Ici l'empereur haussa les épaules en disant à voix basse :
— Cela ne me regarde pas : c'est l'aU'aire du ministre de la police ; qu'ii
s'arrange.
— Bientôt une fille des Césars recevra de ses mains la couronne impé-
riale de France. Un fils viendra perpétuer sa dynastie.
— Ah ! ah ! interrompit l'empereur en se frottant les mains, le revenant
a dit cela ? — Oui, sire.
— Au fait, il doit en savoir plus long que moi : il est de la famille. Con-
tinuez.
— Mais qu'après ce grand événement il dépose le gUiive , qu'il laisse
l'Allemagne en paix , qu'il consolide sa puissance , et qu'il continue à faire
le bonheur de ses sujets... autrement...
Saint-Laurent s'arrêta ; l'empereui' reprit avec vivacité :
— Autrement?... pourquoi ne continuez- vous pas?
— Sire, je n'ose, répondit mon ami.
— Et moi, monsieur, je veux tout savoir ! je ven; voir ju=qii'où a été
poussée celle mascarade. IXe craignez pas de me déplaire ; parlez ! je vous
l'ordonne.
— Auirement, condnua Arthur d'une voix émue, que votre cmpereuj
tremble de mourir encore plus malheureux que l'inforiuné Ch;»rlrs XII.
— Diable ! s'écria Napoléon d'un ton moqueur, voue revenant ne mw
prédit pas un avenir couleur de rose. Est-ce tout? — Oui, sire, tout.
— Eh bien ! repi it-il en se frolianl les mains, c'est ce que nous verrons.
Quant à vous, monsieur, je vous défeiuls de parler de cela à personne. Je
saurai si vous êtes discret. Je ne veux pas non plus que vous retouriiiez
au château de Neuwsiedoll. Je ne vous oublierai pas dans l'ncrasion.
De retour chez notre hôie, Saint-Laurent ne nous dit pas uu mot de son
entrevue avec "empereur, et ce ne fui que bien long-tcniiis après que les
détails de cet ciilrelien fuient connus. Le mariage de Napoléon avec la fille
de l'empereur d'Autriche au commencement de l'année suivamc donna
lieu h (le nond)reuses promotions. Saint-Laurent passa en qualité <îe capi-
taine dans l'étai-major. Dès lors nous nous perdîmes de vue. J'appris par
la suile, qu'à l'époque do la naissance du roi de Rome , il avait été décoré ;
qu'au commencement de la campagne de Russie , Napoléon l'avait appelé
auprès de sa personne comme officier d'ordonnance ; et qu'en ouvrant celle
de I81.'i, il avait été colonel, officier de la Légion d'Honneur, et enfin ,
après I.cipsick, géiu'ral de brigade, baron...
— Un moment ! disje ici à mon ancien camarade en l'interrompan! ;
je sais qu'on avançait vite en ce temps-là; mais dans tout ce que voil< ve-
nez de me raconier, il me semble que rien n'a encore eu le moindre n>q-
port avec li's prédiciions du magicien ce Tivoli.
— Un peu de patience, m'y voici! Dans le court intervalle de la can»,
pagne de Moskow à celle de Saxe, Saint-Laurent obiint un couîê d"u4
mois pour\enir à Paris épouser Mlle Eulalie, que Napoléon dota après
avoir signé au conirai. Pendant ce temps mon régiment avait été iliricé
sur l'I'spagne et incorporé dans une des divisions du général Suchet. J'é-
tais au siège de Tarragone. Suchet trouva son bâton de iiiarerhal sur les
remparts de celle place, ei moi je pertlis m a jambe dans la tranchée. Je
fus amputé, décoré et réformé.
Je revins en Bretagne, dans ma famille, que je n'avais pas vue depuis
mon enirée au Ixcée impérial; et pendant longtemps Je n'entendis plus
parler de Saint-Laurent.
Napoléon était revenu de Pile d'Elbe. J'accourus à Ptiris dans l'espoif
d'obtenir un emploi que j'avais longtemps sollicité, et qui avait été don-
né au cunnnencement de la reslauraiion à lui vicomte ; cet emploi et»"
devenu vacam par l'abandon volonlaire qu'en avait fait le titulaire, qui n'd.
lait autre que le vieil émigré de l'armée do Coudé, mon tiès honoré cor-
respondant à l'époque où j'daisà .'croie militaire de S.iiat-Ctr.
Lu malin, avant mis mon placel dans la poche de mon ancien unifor-
me, je m'acheminais Icnteineiu sur ma jambe vers l'hôiel du minière de
54 V..
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
Viiitéiieur, lorsque je fus accosté dans la rue du Bac par un homme que
j'avais connu en ^spapne. Nous nous étions perdus de vue depuis ma sor-
tie t!u ser\ice. Il m'apprit qu'il était entré dans la maison civile de l'em-
pereur, je lui lis part de nus espérances.
— Avez-vous qucliiues bonnes recommandations? me dit-il.
— Jo n'en ai d'autres que mes services, mes blessures et mon dévofi-
mcnt bien connu à rempcrciu'. N'est-ce pas assez ?
. — Non. Votre demamle dormira lo!)g-teaips, comme beaucoup d'autres,
1 dans les carions. Voici un meilleur moyen : ce soir il y a sperlacle au pa-
i lais ; j'ai justement im billet d'enlrée dont je puis disposer; venez. 11 est
impossilîle que dans le nombre des oUiciers-généraux avec lesquels vous
vous trouverez, vous ne rencontriez pas im ancien frère d'armes. Don-
nez-lui votre pétition. S'il veut la remettre lui-même à l'empereur, je ré-
ponds du succès. Depuis son retour, S. M. n'a encore rien refusé. Quant
à vous, ajouta mon nouveau protecteur, en jetant siu- ma jambe lia œil de
compassion, vous réussirez, je vous le certilie.
— Ab ! si mon ami Saint-Laurent n'était pas mort ! m'écriai-jo.
— Qu'est-ce que ce Saint-Laurent? n'était-ce pas un ancien officier
d'ordonnance de l'empereur ? — Oui.
— Celui là a eu du crédit, c'est vrai ; mais d'autres lui ont succédé qui
n'en ont pas moins que lui. Venez ce soir.
— Dans quel costume ?
— l'arblcu ! comme vous voilà, en uniforme, avec votre décoration et
vos béqi.'illcs. C'est une tenue qui sera enviée par plus d'un de vos voi-
si'.is.
Le soir la petite salle de spectacle des Tuileries offrait à mes yeux un
tableau d'une variété et d'une richesse incomparables. L'impératrice étant
à Vienne, l'cmperem- occupait seul une grande loge située en face de la scè-
ne. Derrière lui se trouvaient debout le grand-maréchal, le major-général
de la garde, les aides-de-canip de service, les aides-de-camp et les pages.
Dans les loges de côté les plus rapprochées de celle de Napoléon, se trou-
vaient les princes et les princesses de la famille impériale. A droite de !a
scène était la loge des ambassadeurs, à gauche et en face celle des minis-
tres français. Les autres loges étaient occupées par les dames de la cour
resplendissantes de fleurs et de diamans.
Les femmes des maréchaux, des sénateurs, des membres du corps di-
plomatique, des ministres, des hauts fonctionnaires, etc., y faisaient assaut
<le grâce, de jeunesse, de beauté et de parure. Le parterre était rempli
de généraux et de grands officiers de la maison civile et militaire de l'cin-
pereur. Quant aux secondes loges et au cintre, toutes les places étaient
occupées par des personnes qui, comme moi, avaient obtenu des billets.
Les huissiers du palais faisaient l'office de contrôleurs; MM. les pages fai-
saient les fondions d'ouvreuses. Pendant les cnlr'actcs, qui furent très
courts, des valets de pied, en grande livrée, circulèrent pai'tout, distri-
buant avec profusion des glaces, des gâteaux et du punch.
Dès le commencement du spectacle, qui avait été pour moi la chose la
plus indilférente, une femme, jeune encore, avait attiré toute mon atten-
tion. Sa ressemblance avec Eulalie, avec la veuve de mon ami Samt-Lau-
reiit, veux-je dire, m'avait intrigué. Quoique celte dame me parût avoir
pris de l'embonpoint, je ne pouvais douter que ce ne fût elle. Je m'adres-
sai à mon voisin de droite, que je jugeai être un chambellan de LL. MM.
à son habit brodé d'argent.
' — Cette dame, lui dis-je, n'est-ce pas la baronne de Saint-Laui'ent?
A;Gn, monsieur, c'est la duchesse de Gaiziano.
— Ab J je croyais cette dame veuve d'un officier-général que j"ai beau-
coup connu aunefois. .,
— Elle a été veuve, en effet ; mais elle s est remariée l'année dernière
avec le duc de Gûiïiano, ministre plénipotentiaire du royaume d'Italie.
J'étais assis à l'euîrée du parterre , où je m'étais placé en ma qualité
d'ollicier amputé; je sortis pendant l'entr'acte pour prendre l'air. Je ren-
coiilrai dans le couloir l'oWigeant ami qui le matin m'avail donné le ))illet.
11 ii.e demanda si je n'avais pas déjà fait quelques bonnes rencontres rela-
tivtîiienl à ma pétition. ., . , ,
— Oui, lui dis je ; mais il y a trop longtemps que j'ai perdu de vue cette
personne ; je n'oserais m'adrcsser à elle.
_ Qu'importe ! ne soyez pas si scrupuleux. D'un jour a 1 autre un or-
dre de l'empereur peut la renvoyer à son corps.
— C'csl une duchesse !
— Vraiment ! laquelle donc ?
— La duchesse de Gafziano, la veuve de mon ancien ami le général
Saint-Laurent, dont je vous parlais ce matin.
(i'est l'empereur qui la maiiée en secondes noces à l'Ile d-'Elbe. Je
me charye de vous présenter. Après le spectacle, trouvez-vous dans le
salon d'ailCfite qui précède le grand vestibule. La duchesse est très rieuse,
'.lès obligeante; elle a grand crédit. Avez-vous voU'e placet?
— Il est dans mo poche.
— Très bien! Au revoir! .
Le s))ectaclc achevé, je suivis la duchesse de Catziano, qui, arrivée dans
e salon d'attente, s'assit «après de quelques femmes en attendant qu'on
v;nt Ini annoncer sa voilure. Èlon prolccleur me conduisit en face li'lài-
lalic et b'i dit :
— Msidane la duchesse me permettra t-elle de lui ramener un rôfrac-
taire?
Je saluai avec la grîlcc d'un homme qui n'a qu'une jambe. Eulalie m'ac-
cueillit avec bienveillance. Je lui remis mon placet ; elle s'en chargea en
m'assurant qu'elle me recevrait avec plaisir le lendemain malin.
Rentré chez moi, je réiléchis à ce qui venait de m'aniver, et je me rap-
pelai alors les prédictions du magitiea de 'i ivoli, q i se trouvaient réali-
sées à la Ictire. Tout cela me préoccupa lellemcnt que toule la nuit je ne
rêvai que magicien, apparitions, boulet de canon, duchesse et diableiies.
Le lendemain, je me piésentai à l'hôtel de la duchesse de Gaiziano, fau-
bourg Saint-Honoré. Elle me reçut dans un négligé à la mode du temps :
des pantoulles de tricot de soie, un peignoir de cachemire blanc qui dissi-
mulait sa taille, devenue un peu forte, et un petit voile d'Angleterre posa
en marmotle sur sa tète blonde. Elle s'excusa avec une spirituelle coquet-
terie de ce qu'elle n'avait pas encore trouvé le temps de se faire ôter ses
papilloiics par sa femme de chambre.
— Je vous reçois en ami, ajouta i-elle avec un sourire bienveillant. —
Puis elle regretta beaucoup que le duc, son mari, fàt absent (rcmpereur
l'avait chargé d'une mission) , parce qu'elle aurait été charmée de me
présenter à lui. Je l'écoutais avec ravissemoiit ; mais malgié le respect que
son titre et sa position devaient naturellement m'imposer. je l'inlcr-
rompis tout à coup au milieu d'une phrase par un étlat de rire incxlin-
guible qui dut lui paraître très inconvcuant. Je venais de lire distincte-
ment sur une de ses papillotes ma signature, et sur l'aulre ces mots :
« Monseigneur... de volrc excell Plus de doute, ma supplique avait été
employée....
11 me fallut cependant expliquer cette excès de gaîté : je le fis avec fran-
chise. Eulalie rougit un peu; mais comme elle avait de l'esprit, elle en
rit avec moi. Ses papillotes lui rappelèrent ainsi que la veille je lui avais
remis un placet à la sortie du spectacle de la cour. J'auiais long-temps
cherché une transition pour l'en faire souvenir, si en arrivant j'eusse été
assez malheureux pour la trouver coifl'ic.
Il est une chose surtout que je ne trouvai ni l'occasion ni la volonté de
lui rappeler : c'est l'ancienne amitié qui m'miissait à son premier mari.
De son côté, Eulalie ne me parla pas plus de Saint-Laurent que s'il n'eût
jamais existé.
Bref, huit jours ne s'étaient pas écoulés après cette visite que j'avais
obtenu du ministre, je ne sais commeat, l'emploi que je désirais.
A cet endroit de son récit, mon ancien camarade fit une pase et me
présenta un porte-cigares.
— J'espère, lui dis-je en allumant celui que j'avais accepté, que vous
dûtes enlin croire aux prédi lions ?
— Kîoi ':' lit-il en chargeant une vieille pipe d'écume de mer, au con-
traire, j'y crois moins que jamais. Je ne vous ai pas encore tout dit.
— 11 mo semble que vous venez de me donner la morale : cette rencon-
tre à la cour avec la veuve de Saint-Laurent devenue duchesse ; la place
obtenue par sa protection...
— Vous n'y èlcs pas, la véritable morale la voici. Je ne voulus pas
quitter Paris sans rendre une visite d'adieu au brave général Daumesnil,
alors gouverneur de \'inccnnes, peut-elre à cause de l'espèce de confor-
mité qui existait entre nous, veufs l'un et l'autre de la même jambe. Je
vins ici. Dans notre conversation, il fut question de Saint-Laurent qu'il
avait beaucoup connu lorsqu'il faisait partie de l'état-major de l'empereur,
— C'est bien malheumux, dis-je au général, qu'il soit mort en 1814 ; il
serait certainement maréchal de France aujourd'hui.
A ces mois, Daumesnil me regarda d'iui air ironique.
— Que dites-vous là, mon cher? Il est très heureux, au contraire,
qu'il ait rencontré un boulet sur son chemin, car autrement savez-vous où
il serait allé tôt ou tard?... aux galères.
— Je ne vous comprends pas, général !
— Croyez-vous que rem|)ereur fût un homme h se laisser mystifier
impmiément comme l'a fait Sainl-Laurent, tout brave et excellent oiricier
qu'il éiail? Et cependant, si quelqu'un a été comblé de faveurs, c'est lui.
Vil on jamais dans l'armée un avancement plus rapide ? Ce serait scanda-
leux, si ce n'était bouffon. Que voulez-vous! l'empereur n'en fait jamais
d'autres lorsqu'il s'engoue d'un individu.
— Mais, mon général, répliquai-je, l'avancememt de Saint-Laurent n'eut
d'autre cause, dit-on, que les averlissemens qu'il donna à l'empereur,
d'après les révélations qui lui avaient été faites par Joseph II. J'ai oui
dire à des personnages haut placés dans la confiance de sa majesté que
Nanoléon avait voulu récompenser dans la personne de Sainl-Laurent
celui qui l'avait averti du danger qu'il courait à Schœnbrunn a\aut que
Straaps tentât de l'assassiner; celui pcul-élre qui, le premier, lui inspira
l'idée d'épouser Marie-Louise; celui culin qid lui avait prédit ia naissance
du roi de Rome.
— Laissez-moi donc, mon cher ! interrompit brusquement Daumesnil en
haussant les épaules; et vous avez pu croire à de semblables sornettes,
vous? ,
— Mais... oui, mon général, et je n'ai pas ele le seul,
— Je ne vous dirai qu'un mot, reprilil : ces révélations, ces appari-
tions, tout cela, dis-je, n'a jamais existé que dans la tète fêlée de Samt-
Laurent, . . , ,
— Cependant, mon général, répliquai-jc froider.ient, relais du nombre
de ceux qui le conduisirent au château do i\eu\vsicdeil, où il passa la
nuit. J'étais présent, le Icndcr.iain rnali!!, lorsqu'il revint nous fane le ré-
cit de son cutrcvUQ ovc V-'^v-'-n rvmrirquc autrichien : je le sais bien
peut-être, -■•
LE MAGASIN LITTERAIRE,
55
— D'accord ! mais ce que vous ne savez pas, c'est qu'avant de s'endor-
mir dans ce chôteaii, coinmnie il le lit fort tranqiiillemenl sans être dé-
rangé par personne, il but la bouteille ornière de rliuin qu'il avait apportée
avec lui ; il se grisa, et rêva tout ce qu'il vous débita depuis ainsi qu'à
l'empereur.
— Serait il possible ! m'écriai-je.
— C'est l'exacte vérité, reprit-il en riant de mon étonnement. Parbleu!
je dois le savoir, puisqu'il me l'avoua avant de mourir, et quand cette
idée d'avoir pu tromper lenipereur sans le vouloir, car avant il avait été
de bonue foi, attristait encore ses derniers monicns. Soit amour-propre,
soit crainte, il n'avait jamais osé démentir la fable enfiuitée par son cer-
veau dans un moment d'hallucination.
— lit l'empereur a su la vérité'^
— Je lui en parlais avant son départ pour l'île d'Elbe, il se contenta de
me répondre froidement :
— C'est possible; mais Saint-Laurent a bien deviné. Toutes ses prévi-
sions ont été jiisliliécs par l'événement.
Puis il a changé subitement de conversation.
— Voilà, mon cher ami, ce que le général Daumesnil m'a dit à moi,
en 1815, ajouta en terminant mon vieux camarade, tout en secouant siu-
le coin de la table les cendres de sa pipe d'écume de mer. A ces mots
je lui tendis la main en signe de remerciement et je m'apprêtai à prendre
congé de lui.
— Revenez me voir avant votre départ, me dit-il encore, je vous en ra-
conterai bien d'autres.
Je le lui promis ; mais un ordre du ministre de la guerre m'ayant obligé
de retourner à mon régiment avant l'e.ipiration de mon congé, je ne re-
toiumai plus à Vincennes.
— Ce n'était pas le seul imposteur que Napoléon efit dans son entourage,
dit le commandant Contard, d'un ton prophétique, lorsque le capitaine
Villiot eut achevé de parler.
— C'est juste, reprit Saint-Gaudens, en souriant; mais on conviendra
que de tous les menteurs auxquels l'empereur eut affaire, ce fut le seul
qui lui eût dit la vérité sans s'en douter.
EMILE JIARCO DE SAIST-HILAIIIE.
POHTRAïT EE ES. BE ISKCGiTE.
M. le duc de Bioglie, neveu du maréclial de Broglie, qui, sous Louis XVI, com-
mandail le camp de Paris, au Cliamp-de-Mars, et (ils d'un autre Biogiie, disliu-
gué dans la diplomatie, avait huit à dix. ans quand tous les siens cl hii furent
frappés de la foudre révolutionnaire.
Comme M. Mole, (|ui portail un nom moins sonore, mais plus onciennement
historique, M. de Broglie eut donc aussi une jeunesse allristée, et qui dut se l'or-
mer au spectacle de la terreur.
Mais ces douloureux spectacles laissèrent dans ces deux organisations privilé-
5;ii?es des traces bien différentes, qui sont devenues le contraste de leur vie : ils
décidèrent chez celui-là le goût d'un despotisme brillant et raffiné, ils éveillèrent
chez celui-ci la passion d'une liberté sérieuse et platonique.
Emmené par sa mère en Suisse, pour fuir et s'instruire en se cachant ; plus
tard, ramené par elle en France, il put achever son éducation dans les écoles, qui
commençaient à se rouvrir.
De même que par son nom M. Mole était appelé aux fonctions civiles de la
monarchie homérique de l'empire, par le sien, M. de Broglie semblait devoir
appartenir aux fastes militaires de la grande armée.
Mais dans son séjour à Genève, dans les écoles renaissantes de Paris, au milieu
de cette société qui ressuscitait aux idées, à la controverse, à la comersalioii,
M. de Broglie avait contracté le goût des lectures et des dissertations ardues, et
son esprit, ouvert aux spéculations les plus profondes, dédaigna, par une sorte
d instinct libéral, la gloire militaire qui ne s'acquiert seulement que par des ré-
sultats brutaux.
Il ne prit point une épée.
Recherchant, au contraire, l'amitié des hommes civils, desjcunesct rares esprits
de cette époque toute d'action, les Mole, les Barante, lesGuizot, les Portails, il
prit franchement le contre-pied d'une époque trop guerrière.
Les salons que préféra M. de Broglie réunissaient de curieux mélanges : M"' de
Staèl, le pieux Mathieu de Montmorency, Benjamin-Constant, le "vieux de la
Hochefoucuuld, 51. Suard; des hommes de toutes les origines et de toutes les
riimnumions; des émigrés de toutes les classes et de toutes les dates ; les débris
de l'Encyclopédie, les naufragés de l'Assemblée constiijianle, les nouveaux illu-
minés d'une philosophie comprimée ; les transfuges de l'Être suprême, les repen-
lans d'irréligion et de théophilantlnopie; les réfugiés de tous les styles; des ca-
ractères et dos existences dépareillés ; des hommes un peu féminins et des femmes
un peu viriles.
Ce n'était pas une école, car il y manquait l'unité des doctrines ; mais une coterie
qui, par la désillusion du passé, se différenciait de l'école d'Auleuil, de l'école
mourante mais encore entière du matérialisme professé par Destutt de Tracy et
Cabanis.
Dans le classement du conseil-d'État. HL dn Broglie fut attaché comme audi-
teur au département des relations extérieures et à diverses ambassades, parlicu-
lièrcmenl a celle de Varsovie, avec l'abbé do Pradt.
Kn tSl'i, quand la llcstauration composa la chambre des Pairs, M. de Broglie
y arriva sans sollicitation, par hérédité du titre do duc et pair, et n'avant pas l'âge
de voter. Il prit très à lœur la Charte et, son titre. On sait que ce gouvernenuut
de 181 i à 181.') avait quelquefois pour /sgcVie M"' de Staël qui inspirait l'alihé
de Wonlesquiou, M. Alexis de Noailles, et beaucoup d'autres dévoués amis des
Bourbons , et ([ue, lors du déharf^uemenl de Cannes, c'est de W'"» de Staël que
vint a M. de lilancas ce conseil à jamais ridicule de donner au général Lal'ayettc
Je commandement des troupes qui marchaient contre le général Bonaparte.
lia 1815, M. le duc de Brojjlie retint ;■* la (;iianihio des pairs; car, trop Mbiray
et trop aristocrate à la fois, il n'avait pas reconnu la chambre mal bicife de r
Cent-Jours. 11 avait voix délibératiie au procès du maréchal Xey, et c'est la plu-,
belle page de sa vie, car il vota contre la mort, noblement, 'courageusement
par avis motivé; voix qui n'eut pas plus de deux ou trois échos dans une assem.
blée qui ne comptait pas moins de quarante frères d'armes du condamné !
Vers cette époque M. de Broglie épousa M"' de Slaël, qui apportait en dot une
somme de deux raillions, prêtée par M. Decker à Louis XVI, dans ses derniers
momens, et remboursée par la Restauration. M"" de Staël fut fiére et contente
de cette union, qui promettait le bonheur aux deux époux, et qui lui donnait,
à elle, la solution de ce problème : avoir, pour gendre, un grand seigneur qui
fut lettré, un vrai duc qui fut libéral.
De ce jour commença pour l'illustre couple cette existence heureuse par les
liens de la famille, parla pratique â deux de toutes les théories philantropiqui-s;
celle cxisl( ne; occupée par une dévotion égale à Dieu et à la Charte; par une
sorte dascélisnie religieux et humanitaire; par la propagation de livres pieux et
de brochures en faveur des nègres, des pauvres et des prisonniers ; par d'-s fon-
dations de bonnes o;u',res d'un nom nouveau ; culte rêvé par l'amour conju2al
qui avait mis loiit en commun, la matière et l'esprit : elle, 3 la mansarde, au prc-
ciie; lui, aux réunions p. liliques, aux séances des sociétés pour la liberléde la
presse ; elle, dans les parloirs des prisons, ou dans les chaumières do la terre de
Broglie ; lui, à la tète des élections, à la chambre des pairs, risquant cette pre-
mière tentali\e de club pour les libertés publiques que le pouvoir fll fermer.
Ni elle ni lui, jamais à la cour.
Sons le ministère de 51. Decnzes, quand, sous l'influence d'un penseur comme
M. Royer-Collard, d'un écrivain comme Âf. de Ear.inie, d'un orateur passionné
comme 51. de Serre, d'un publiciste encore novice, mais actif cl fjcond comme
M. Guizol, se forma le parti doctrinaire, ce parli qui enseigna au pavs à balbu^
lier la langue des aCfaircs publiques, M. de Broglie s'y agrégea, poury tenir soa
rang, pour prendre à dévouement l'édification nouvelle de la France et son édu-
cation parlementaire.
Apprenti de ce nouveau métier, écolier vagabond de cette secte, comparse
ricaueur de cette mise en scène gouvernementaj((, page étourdi de cette cour
groom médisant de ces puissans maîtres, enfant (le cho?ur distraut de cette petite
c'.iapelle, f,l. de Rémusal y servait la messe.
Espoir et joie de Latayette, 5Î. de Broglie aimait la liborlé avec l'ardeur d'un
ncopajte, l'opiniûlrelé d'un croyant et la foi d'un lévite prêt au martyre.
Depuis 18iS, il fournissait à là Revue Frattçaise une rédaction atlss"; nbon—
dante que filandreuse, quand la révolution de .lûillet le vit accourir, avec le pé-i
néral Sébas'.iani et les chefs de l'opposition de quinze ans, dans les petits ap-
partemens du lieutenant-général, pour lui demander de se dsnner à la France :
embrassant lui-même celte révolution avec effusion, avec transport, comme une
exilée attendue cl chérie, comme la réalisation long-temps rêiée d'une chimère
anglaise cl cynslitulionnclle : dévoué tout aussitôt à la cause d.' Guillaurac
sans aimer Guillaume , passionné pour les principes , sans aîTccion pour pcr-^
sonne.
M. de Broglie fit partie du premier ministère qui suivit la révolution, comme
ministre de l'instruction public, et fut un des premiers rédacteurs de la Charte
de 1S30.
Ici éclata la première scission du parti doctrinaire et de soa vénér ' '- — ' -.
che que dans ce monde-Ki on appelait seulement .3/. Itoyer. Les '-
haciû agir ,i leur téle et faire leur charte comme le niciîlre avait ; •
la sienne en 18! î. Ils n'eurent que le temps de la ré-eliger, sanspe;;\ûir cicrcêr
l'action du professorat sur une révolution toute bauilianto. Ils cé.l^rent leur
ciiaire ministérielle à des hommes q;ii, plus bornés et plus violens semblaie-t
l'expression pliis opportune d'une situation qui ne tournait pas encore au plato-
nisme C(niStitutionnel.
Sous le ministère de Casimir Péricr, M. de Broglie prit part aux affaires com-
me volontaire de la résistance, comme conseiller intime et généreui du pouvoir
en péril ; il avait grandi quand se foima le 11 octobre dent il lii partie comme
ministre dts affaires étrangères,
A cette époque, M. Rémusal (sir Charles, comme l'appellent se; c.imarades)
d'enfant de chœur devenu diacre de la doctrine, entreprit de rall,,chcr à h pr, -
tectiou de il. de Brogliecehii qu'on appt'lail encore le petit Thcrs, et nui aiait
failli avorter en naissant, par le malheur de ses débuis oratoires, do ses bévues
linanciéres sous 51. l.aflîlle, et son approbation du sac de l'ArchevécUé.
Cl st alors et dars le sahm de 51. de Broglie que furent aus';i aomis .-îu service
les recrues sous-doctrinaires formées ou converties, Mil. Duverj-i, rdo Haunnue
DuMiou. Gnizard, Viui, Dejean, d'Uaubersaert, Piscatorv, Villemain Saint-^
5iare-Girardin, de Salvandy, Jouffroy. " '
Il suffit que des gens s''arr.ingcnt en coterie et en église pour qrtc d'autres
éprouvent l,i tentation violente d'en clic cl de s'y fauCKT ; bonuconp dh.>mmes
polUiques fr.ippereol a la porte de la sacristie de Br ■glie. M. de Broclie, par
di voùmer.t à sa lâche, par bon vouloir d'accommodenu n- ■ •■■•'■ • ■ ^ - ' -,.
dail pas mieux, selon une de ses expressions, que de .^
du gouverncuient pratique ; mais il s'encanailla de m .„ , ,-j
s.ilon ouvert à la transaction, aux rapprochemens. on ne \oVoi; pas i,ne reuninu
mais des groupes disscrtàteurs, des paquets cachollicrs de dix, de cinq, de quatre
personnes dahord, et de deux à la lin de h soirée.
51. de Broglie fuyait l'homme qu'il saluait en rechi2n,\nt, s'échappait dans des
coins pour courir après les in imilés, et se dérobait même aui banr.lilcs de la
simple connaissance avecles itens qu'il invitait oaicic!:.'nunt à (!i;ier.
Quand ces soirées étaient éoréuiecs cl débarrassées de ceux q'ii étaient ven-s
pour être reçus doctrinaires, cl parl.iient fui ieux de ne p.-,s 1 ,.
dire qu'au niiliou de col exquis et imp.liliqiio isolrmeui, > ■
d'admirablement précieux pour les initiés qu.' l.i couver-ativ. . „> l,..-
Rlie, cille Corinne religieuse et libérale dont M. Yillcwain a clé l'ê.oqueol cl
(«ne fois dans sa vit) le sensible historien.
Comme minisire, .M. de Broglie tomba devant une chambre en tumulte pour
ce mot célèbre : IlsI-co clair?
C'est (pie 51. le duc de Broclie, savant dans l'.ut rie ^' '■■'-■ - ■ r ■ , .
cassant dans sou inlcrprélation quil vent imposer comm T
ordonnateur de l'ensemble, elmalencontieuxouvrier du.
esprit plus illuminé que clair, plus despotique que net, 51 .1^ LniiNccil c. i ■
dant prince de la pensée iicrite ou parlée, mais pourvu qu'on lo Isivse i ai' ■ i
écrire en maiiro. Il échoi.c i ■ te de rabiiut cl i ■
plomale déplume. C'est le , politique parîei. ;
de chambre doit étie pins . .■ plus couiauî, i. à
nulro piuiéo, plus mwiocrc.
56
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
j Une seule fois, en soutenant les lois de septembre, il fut chaleureux cl d'une
[électrique éloquence, plus enirainnnt que i\l. ïhicrs avec sus arliUces , que
AI. Persil avec sa virulente faccinde; comme un libéral sincère qui, au nom du
saiut public, venait demander le sacrilice d'une partie de nos libertés, et non
leur mort que souhaitaient ces deux collègues alors en grande chaleur mouar-
cbiquc.
Aux affaires, hors des affaires, M. de Broglie n'a cessé d'être uni duue fra-
ternelle intelligence avec M. Guizot.
Et cependant, par une réaction singulière de cet esprit qui pousse souvent la
iincèrité des erreurs jusqu'à l'obi osion, il protégea la formation du 1""' mars,
et jusqu'i sa chute ne cessa d'être le conseiller, le parrain, cl comme l'oncle de
ce coquin de neveu. Pourquoi?
Ceci est de l'hisleire inédile et inconnue.
U T a eu liune illustre dupe, M. de Broglie; un mystiQcateur supérieur à
Musson, aujourd'hui oublié, M. Uéniusal.
M. Rémusat avait apporté à M. Thiers, en échange du portefeuille de l'in-
lérieur, le refus obstiné de IM. de Broglie d'accepter le portefeuille des affaires
ilrangèrcs, la certitude pour M. ïhicrs de s'en emparer, et par dessus tout le
fconcours désintéresse du noble duc.
La tache de M. de Rémusat devint celle-ci : persuader à M. de Broglie qu'on
gouvernait par lui, lui soumettre les projets et les notes, et se larguer auprès
du pays et de la couronne de cette haute cauti' n monarchique, de chI appui
crédule et subtilisé. |Cette fameuse note du 8 octobre, écrite par SI de Uémusat,
M. de Broglie crut l'imposer à .^1. Thiers qui lit semblant de s'en défendre, pour
diminuer la responsabililé qu'il entrevoyait déjù.
Dans cette prestidigitation, le jeu de M. de Rémusat, déserteur des conserva-
teurs-îlolé cl des doctrinaires-Guizol, consistait à paraître parmi ses collègues
fort de quelqu'un et de quelque chose, et i faire poids avec 31. de Broglie qu'il
avait escamoté.
C'est qu'aussi la victime de ce tour de page ne se pique pas de rouerie et de
subtilité. Nous appellerions volontiers SI. de Broglie un théologien politique et
religieux ; c'est un catholique à la manière belge, pratiquant et discipliné, ayant
des scrupules de carême, des dislinctions d'églises pour se confesser et prier, ob-
servant le jeune cl toutes les fêles canoniques, rêvant des théories de fraternité
chrétienne et universelle, dévorant les livres pieux français et étrangers; capa-
ble de disserter, au coin du feu, pendant dix heures d'horloge, sur des questions
de la grâce, avec M. Doudan, son secrétaire et son ami, ame élevée et d'une
exquise délicatesse, préoccupé des mêmes idéts sur les matières religieuses, po-
litiques, morales, et toujours disposé i faire la partie de cet esprit absolu, poin-
tilleux, tourmenté de la forme et amoureux des siibtiliiés du dogme. Coimne
ministre et comme homme privé, SI. de Broglie traite tout avec la passion du
séminaire plutôt qu'avec la chaleur de l'ame; et ce qui vient de lui est plutôt
imprégné de l'huile de l'étude qu'éclairé du feu de l'imagination. Comme
homme public, il manque d'éléganc ■, de tact et de goût ; comme homme privé,
d'affection et de sensibilité vraie : ayant ce qu'il faut pour discipliner un cloilie,
et rien de ce qu'il faut pour gouverner un état. Pour lui la Charte n'esl pas un
pacte, mais un rituel.
C'est la probité dans ce qu'elle a de plus pur et de plus étroit, l'intelligence
dansée qu'elle a de plus cullivé et de plus aride; un modèle de désintéresse-
inent et presqu'un type d'avarice : une très belle ame el un petit esprit; de
vastes facultés dirigées dans une impasse.
A le voir anguleux, amaigri par la controverse et l'abstinence, marchant le dos
courbé, le chapeau en arrière, les bras tourmentés de tics ; à voir ce visage
mince, ce front déprimé, ces paupières nerveuses qui tressaillent sur ce regard
éteint, on reconnaît tout de suite l'homme d'état qui a plus de dogme que d'o-
pinion, cl plus de conviction que de jugemenl.
Hautain et inabordable, c'est un de ces grands hommes que l'opinion publi-
que salue, et qui ne le lui rendent pas.
FOBTOAIT OS M. PASQUIEH,
C'est le dernier conseiller arrivé au parlement cinq ou six mois avant la chute
révolutionnaire de ce grand corps. Il descend d'Etienne Pasquier, un des bons
premiers écrivains de la langue française , et que Henri lY employa utilement
en plusieurs de ses affaires.
D'origine parlementaire, comme M. Mole, avec la différence du conseiller au
premier président ; comme lui, mais à dix ans de dislance par les années, ayant
débuté au conseil d'élat. el suivi la foi tune de l'empire, ayant enfin, avec le chef
du 15 avril, des points de ressemblance qui vont se retrouver dans les linéamens
de ce portrait, M. Pasquier semble le Sosie de M. Mole.
Quand éclata la -évolution , au lieu de se jeter dans la bagarre de l'ardent
d'Epremcsnil, avec la section des enquêtes, M. Pasquier imita plutôt le prudent
HuguetdeSémonville, sans toutefois pousser l'habileté du savoir-faire jusqu'à
servir la république , comme ce diplomate supérieur el charmant , qui , dans ses
ambassades d'alors , cumulait la confiance du comité du salul public avec la
gratitude des princes émigrés.
Bornant son art naissant à se bien cacher et à sauver sa tête, M. Pasquier se
réfugia dans quelque pauvre petite propriété du Perche, humble chaumière com-
parée à Chaniplàireui.
Son éducation appartient à l'ancien régime; éducation de bonne race et de
bons livres, l'orlifiée par les leçons de l'adversité.
Le consulat, les piél'ere.iccs de Mme Beauharnais, le pouvoir de Cambacérès,
qui voulait faire oublier son séjour à la convenlion, toutes les influences, enfin,
dont nous avons déjà parlé , ouvrirent a M. Pasquier la carrière des hauls em-
plois civils que Bonaparte voulait relever par l'éclat des vieux noms qu'il sem-
blait avoir mis en conscription à cet effet.
Il fui nommé mailre <les requêtes au conseil d'état, alors que c'était un litre,
et non, comme aujourd'hui, un habit el un galon pour déguiser cl marier les re-
jetons imberbes de l'esconiple cl du comptoir ; et a ce litre il apporta sa bonne
part au travail de nos codes; là commencèrent ses liaisons avec les Siméon, les
Portails, les Slolé. les Baianle, les Séguicr el surtout les Tallcyrand.
Pléiade d'hommes d'état nés sous l'ancien régime el assouplis par le nouveau,
propres au travail et accessibles au plaisir, studieux et éiégans, hommes de tran-
sition et non pas traîtres, bons conseillers, mais non pas serviteurs aveugles,
prévoyant la tlinte des pouvoirs, jamais ne la prétipilanl; sans larmes pour les
djpasiies qui s'en vont, miis non sans utilité pour le pays qui reste, gens d'affai-
res et de commerce poli, modèles d'hommes qui ne se retrouveront plus, au mi-
lieu des insignifiantes phases d'un état de choses qui semble tourner à la petite
ville.
Vers l'époque où le soldat parvenu demandait comme butin, comme consé-
cration de la victoire, la main d une princesse autrichienne. Al. Pasquier fut ap-
pelé à la préfecture de police a la place de celui qu'on nommait sèrieusenitul,
alors, M. le comte Dubois.
Napoléon, aussi bien cl mieux que le gentilhomme le plus ferré sur l'étiquetle,
tenait compte des nuance de noms cl des inégalités de naissance.
Il nommait M. Pasi|uier préfet de police cl Al. Alolé grand-juge, parce que
c'élait la gradation qu'il croyait devoir observer entre le petit et le grand parle-
mentaire.
Dans toutes ces distributions du pouvoir, dans celle organisation civile de sa
machine toute guerrière. Napoléon obéissait, par une sorte d'iiisiincl royal, a des
inspirations de Louis XIV, en plaçant, par exemple, à la piéfecturc de police,
un homme de la robe, de l'élolle et du caracière desla Ucyiiie eldes d'Argenson
dont Saint-Simon cl Foiitcnelle nous ont laissé de s jolis portraits.
Pour l'armée. Napoléon n'admettait que la recoiuniandatioii du canon, n'ac-
cordait de faveurs qu'aux apostilles de la victoire.
Pour tout ce qui était civil, il su complaisait à des jeux de bascule et de com-
pensations, distribuait dans ses services une part égale aux idées d'ordre,
d'Iiiérarchie, de modération, el aux exigences révolutionnaires qu'il fallait par-
fois saiisfaiie ; leinpérail te choix d'un nom aristocratique par celui d'un nom de
fiaiehe date.
Ce qu'il fit pour M. Pasquier, dont l'élévation devait plaire au faubourg Saint-
Germain, mais en lui donnant pour supérieur le duc de Uovigo, brave inaine-
louck de l'Kmpire, repiésenlant la force el la nouveauté du conquérant.
Ce qu'il Ut encore, quand il nommait à la fois ministre de l'inierieur M. de
Montalivel, homme de raie et de traditions parlementaires, el directeur-géné-
ral de la librairie, un général d'artillerie, sabreur et peu croyant, M. le baron
de Pommercul.
Ce qu'il avait fait dès l'ahord et dans l'organisation du consulat, par l'accou-
plement de Cambacérès, ex-montagnard, et de Lebrun, devenu la providence
des émigrés.
L'histoire administrative de ce temps-là se contente de ces noms que le désor-
dre d'une époque de transition semble avoir rapprochés pour qu'ils se cho-
quent, tandis qu'une prcmédilalion profonde les a réunis pour qu'ils se balan-
cent. Tout démonirc que l'art de gouverner par la bascule, par la fusion et par
les centres, date du consulat; d'où il suit que:
Le premier créateur du juste- milieuen France, ce fut NapoUon-le-Grand.
Piél'et de police dans un munienl où l'empereur, un peu détaché des révolu»
tionnaiies, penchait plus souvent vers les monarchiques, Al. Pasquier remplis
sa place avec une dextérité pleine d élégance. Homme de l'ancien régime bien
appris cl magistrat d'un empire dont le niaitre devait aimer les fialleries assai-
sonnées pour son goùl guerrier. Al. Pasquier se mit à boutonner son hubit d'une
manière un peu cavalière, iiiiroduisanl dans le civil l'étrangeté du pantak.n
collant et de l'ahiloineii serré, sorte de tenue militaire dont il semble que de
nos jours on ait voulu se donner comme le continuateur par des prétentions
chevalines et une capacité épcronnée.
Dévoué aux gensUaulrelois, les Bourbons non compris, il protégea ceux de sa
caste, tout en restant détenteur delà cunliance et de la laveur iinpéiiiiles. On se
rappelle l'affaire Alallei, ce joli tour de passe-passe d'uncouspiraleur sans cons-
piration, de conjurés sans le savoir, quiécrouait un moment a la prison de la
Force les agens supérieurs dont c éiail la mission de les y mettre.
Un coup de foudre, lancé de ftloscou, vint abattre M. Frochot, le préfet de
la Seine, tandis que des complimens et des éloges encourageaient et remeitaienl
en selle le ministre el le préfet de police.
En 1814, à la première restauration, le ministre accompagna, par devoir el de
tout cœur, le roi de Uome el l'impératrice à Blois; mais le préfet de police dut
rester à X'aris.
Ce fui une des occasions où M. Pasquier déploya le plus de patience et d'ha-
bileté. Voyant son minisire emporter son gouvernement, il conserva sa ville et
sa place, et le conseil municipal ayant pris l'initialive du dévoùmenl el de la
génuDcxion, il orna de llcurs et de tendresse pastorale des pioclamalions qui
chantaient, à la façon des idylles, le retour delà paix et de la branche aînée, que
six mois plus lot il eût consciencieusement abrités à Vincennes.
La restauration savoura le parfum de ces flagorneries et s'en montra reconnais-
sante. La préfecture de police fut un moment supprimée et remplacée par la
création d'une simple direction générale de la police sousALU. D'André elBeu-
gnot; mais AI. Pasquier rentra au conseil-d'élat qu'on réorganisait, avec le titre
de conseiller, qu'il tenail, comme fll. Alolé, de t empire; el, pour que le dé-
dommagement lût plus complet, ainsi que la ressemblance entre les deux ju-
meaux politiques, il fut bientôt, en outre, chargé de la direction générale des
ponts-et-cliaussées.
Plus monarchique et mieux portant que AI. Alolé pcnd»jit les Cent-Jours, et
n'ayant pas, coinine lui, besoin de prendre les eaux; d'ailleurs jugeant bien l'a-
venir, il se tint pur de tout contact avec le météore de l'Ile d'Elbe, el prêt pour
la seconde restauration. Dès le retour de Louis XVII I, les portefeuilles de l'in-
térieur et de la justice passèrent par ses mains, et la ville de Paris le nomma par
enthousiasme député, comme un symbole de modéraiion, de fidélité a la charte cl
de résistance à l'ullracisme, qui déjà troublait le Alidi par ses réactions.
Quand AI. Laine, premier et grave meiteur on scène du gouvernement repré-
sentatif, quitta la présidence de la chambre pour le ministère, on sentit la né-
cessité de choisir un talent distingué pour lui confier le rôle vacant ; on voulut
un beau président, un personnage poli, sachant cunduireiine assemblée, sans pa-
raîlre la mener, distribuer des complimens et ménager des remunlrances, tout
tcnier dans l'occasion et ne rien compromettre, et ceslà M. Pasquier qu'on
songea.
L'iniluonce do quelques femmes, la nécessité de pourvoir ou d'affermir une
famille nombreuse, le rclinrent long-temps balancé entre les eaux du ccnire
droit et les oiidiilatioiis du petit ruisseau doctrinaire. Esprit souple, malléable,
épanoui au pavillon de Flore, supporiéau pavillon .Marsan, il faisait partie, com-
me ministiedes affaires étraii.:ères, du cabinet dont Al. de Richelieu était pré-
sident sans porlereuille, quand furent proposées les lois du double vole.
Avec ses traditions im()érinles, peu favorables à l'Anglelerre, que quelques
grands esprits ont heureusement, comme .M Alolé, osé conserver dans nos as-
semblées trop cnmmcrciales, AI. Pasquier dut incliner alors vers la politique
fusse qui devrait cire la poliiiquc de la France, si Je plagiai niais de la consiili»
LE MAGASIN LITTERAIRE.
57
lion anglaise n'avait pas égaré d'autres hommes d'clat hors de nos intérêts vé-
ritables.
D.iiis celte position considérable, on ne peut reprocher à M. Pasquier d avoir
donné quelque sollicitude au sort des siens, de ses frères, dont l'un fut directeur
de la caisse dainortisserneni. l'autre directeur de radiuinislralion des tabacs;
mais le fait est que personne ne se trouve plus riche que lui en neveux, en cou-
sins, en gendres, en vieilles parentes, ni plus en fonds de bienveillance pour les
établir et les proléger.
L'arbre administratif est chargé des rejetons de celte famille: il n'y a qu'à le
secouer pour en faire tomber des Pasquier.
VWlmanach royal cslicur livre d'or. Etre parent ou allié d'un Pasquier,
c'est, comme la qualité de gendre de il. Thomas, une profession.
Comme orateur du gouvernement, M. Pasquier se flatte lui-même d'avoir
créé un genre d éloquence. Ce genre est tout à la fois évasif et insinuant, élégant
et convenable; en d'autres lerines, c'est l'insigniliance qui ne dit pas grand'-
chose parce qu'elle pense à tout, qui consiste à répondre toujours, sans se com-
methcjauiais.
Ce goût se retrouve dans la façon dont il praiique les affaires. Ce qu'il re-
cherche, c'est moins l'intelligence qui illumine les questions de traits subits et
nouveaux, que la capacité qui fait bien son sillon.
Jl. Pontois, l'ambassadeur d'aujourd'hui, alors attaché avec quelques jeunes
gens à son cabinet, lui paraissait son meilleur élève.
Obligé de céder devant la grande réaeiion royaliste, M. Pasquier prit place,
à la chambre des pairs dans cette opposition modérée, habile, qui n'aspirait pas
au renversement de la branche aînée , mais au perfectionnement de nos lois et
du jeu de la machine représentative.
A ce tilrc. M. le duc d'Angoulènie lui accordait des préférences marquées et
l'a dm ttait, avec les Portai , les Dode de la Brunerie, les Tirlet, dans ce cercle
intimeede m.inarchisles éclairés qui avaient, chez le dauphin, une sorte de
franc-p arler et la permission d'émettre par-ci par-là quelques dogmes à demi
libéiaux.
L'empressement de M. Pasquier à servir la révolution de juillet n'eut donc
rien de choquani, rien qui ne fût préparé par des transitons décentes : on le vit
aider au mouvement en s'y mêlant sans hésitation, et jouer si bien l'à-pro-
pos qu'après la désertion légitimiste du marquis de Paslorét, il prit possession de
la présidence de la Chambre des pairs, comme d'une dignité qui l'attendait de-
puis bien long-temps.
Et c'est encore iii un nouveau Irait de sa ressemblance avec M. Mole , il eut
l'habileté d'apporter à la dynastie d Orléans, comme ces messieurs l'avaient dé-
jà rattaché à l'empire , le dévoùment de la portion raisonnable parlementaire
et terricre du lort/sme français.
Chez ces deux hommes d'état on reconnaît le même culte des femmes, les
mêmes allures galantes : c'est,. i s'y méprendre, le même type de vieillards' co-
quets et de ci-devant jeunes hommes politiques, le même mensonge de cheve-
lure, à la couleur près.
liais il faut dire que la perruque de M. Pa-:quier est plus franche Elle est
d'un blond ardent et invraisemblable , tandis que le toupet gris-lcndre de M.
Mole mêle frauduleusement ses mèches factices à quelques cheveux rares et
épuisés.
La perruque de M. Pasquier n'est, à bien dire, qu'une coiffure.
Le toupet de M. Mole est une prétention.
Quand vient le soleil, le même besoin champêtre s'empare de tous deux, mais
d'une manière différente. IM. Mole devient mélancolique comme René ; M. Pas-
quier, au contraire, luron, gaillard comme un Colin de village. Le Sosie, moins
riche, chevauche dans les allées de Chitenay, qui n'est pas a lui, tandis que
M .Violé rafraichii son teint et son esprit sous les arbres héréditaires de Chain-
plâtrcux.
Pour que la ressemblance s'achève, il faudra que M. Pasquier devienne aca-
démicien, ce qui n'est pas injuste, puisqu'il n'a pas plus écrit que M. .Ilolé, et a
parlé plus souvent que lui. M Villemain, l'habile négocialeur des fauteuils, a
préparé les voies a ce nouveau candidat politique , qui n'éclata jamais par le
sublime, mais qui sait plaire, comme M. de Saint-Aulaire, par une loquêle heu-
reuse et fluide.
Très éclairé, mais sans prétention à l'universalité, incapable d'une bouderie
sournoise, mais facilemcni querelleur, M. Pasquier use plus de bon sens et
s'hérisse moins d'aspérités d'amour-iiropre que M. Mole : il y a dans ce person-
nage quelque chose de plus large, do moins personnel, de plus virilement exer-
cé : plii> prcu..cupé du gouvernement que d'un portefeuille , il a moins besoin
des autres et s'en sert plus volontiers ; conduit plus les choses à la léalilé qu'à
l'elfei, et ne sacrilierait ni une amitié, ni un gouvernement pour une blessure ;
il ressent profondément, tout de suite; ne se ménage ni sur les sentimens, ni sur
les termes; enfin, comme le disait une femme de sa connaissance : M. Pasquier
est soupe au lait dans ses opinions ; il s'enlève et s'apaise vile.
Un détail significatif de son caiaclèrc, c'est l'opiniâtre opposition qu'il fit à la
nomination de certain pair de France, non pas à cause des opinions du candidai,
car M. Pasquier a la manche large et comprend tous les gouvernemens et tous
les systèmes ; mais à cause d'une aventure de jeunesse que son luliir collègue
avaii conduiie avec trop de sagesse, et parce que celui-ci étant fonctionnaire de
l'empire, avait reçu d'un acteur quelque chose qu'il n'avait pas rendu sur place;
a la ilifférence de M. Dupin et dis rcibins qu'il a fanatisés de sa jurisprudence,
M. Pasquier estime qu'un homme bien élevé ne doit en appeler à |iersoiine
pour se luire respecter.
1 lîeaii vieillard, dégagé dans sa tournure, heureux de sasimarre de chancelier,
fidèle au pantalon collant, qui montre un mollet vétéran des boudoirs; marquis
du taujU delà poliiiquc, comptant sur siju regard, sur sa conversation facile,
haute, sur son organe l'oit cl timbré, il ne néglige aucun des moyens hygiéni-
ques qui peuvent lui conserver la voix fraîche et sonore, aucune des ressources
de son tempérament sanguin ; de même que "SX. Mole lutte contre les hypocon-
driaques inllucncesd'une nature bilieuse.
Amateur de plaisirs lins et de bonne cuisine, il fait preuve d'un goût exercé et
d'une grande délicatesse d'hospitalité, non pas dans ces ripailles tumultueuses
qui réunissent les pouvoirs parlementaires, fort peu connaisseursen bonne chère,
mais dans de petits dîners dont l'altrail piincipal consiste dans lolTre assez libé-
rale d un vin de Bordeaux des grands crûs et des bonnes années, cl dont la
collection est due aux soin.'; de MAL de Basiard et Portai.
Comme tous les hommes de l'empire, AI. Pasquier n gardé de son passade aux
alTaires le goût de la police et la cuiiositi'de tout savoir; seulement, pour le sa-
tisfaire, M. f oudras, un conseiller en retraite, lui sullit.
M. Fondras, trop inconnu pour être peint, est un de ces personnages qui ser-
pentent à travers les petites intrigues des hommes d'état, avec la permission de
tout écouter, et quelquefois la commission de tout redire : ses bons offices con-
sistent à venir répéter dans un endroit quelque chose qu'on dit dans un autre,
pour bénéficier d'une répartie qu'il se hâte de remettre en voiture : personne ne
compte sur le secret, ni celui qui reçoit la confidence, ni celui qui la fait faire.
On se parle ainsi sans se voir, sans s'écrire, avec la demi-liberté d'un my stère
qui est cen-é surpris, et dont l'intermédiaire peut être désavoué M. Fondras est
une façon de peliic poste commode à la paresse des hommes politiques, pour des
communications du matin. Dans les crises sérieuses on le déroule, on le Irompe
à dessein, les doctrinaires, cl M.Thiers surtout, abusent de sa candeur scrviable
pour faire arriver a ceux qu'ils appellent les vieux de la politique, les fausses
nouvelles et les fausses avances.
Pour faire sa récolte quotidienne d'anecdoles supposées, de mots échappés,
d'observations oiseuses, M. Fondras va voir les hommes d'état à l'heure où ils
se font la barbe, sans avoir l'e.-pnl de ceux qui la font, mais la bonhomie de
ceux qui se la font faire.
Le vieux L.... qui a été quelque temps le rival de M. Fondras dans le même
rôle politique, disait que celui-ci était le Florian des fonds secrets, parce qu'il ne
voulait céder a personne le droit d'en être appelé le La Fontaine.
Puisse M. Pasquier vivre ling-temps, d'abord parce qu'il est d'une généra-
lion qui sait porter la vieillesse, et bien mourir, comme .'U. de Talleyrand, en-
suite pour nous préserver du ans encore du successeur mal appris que diverses
royautés lui destinent. (iV'ouvaJlM à la main.)
ETUDES B£ ITIŒlUaiS ETRAIVGEIIES.
UNE SORCIÈP.E W SÉ.\ÉG.VL.
En remontant la rivière de Surinam depuis la Tille de Paramaribo, l'œil
ne peut se lasser d'ailniircr, à droite et h gauche, la magnificen e de ses
bonis, la riche nature qu'on découvre de toutes parts, la végéiaiion abon-
dante et vai iée qui orne les deux rives, le nombre d'édifices, de moulins
et de machines à vapeur qui les couvrent. Le mouvement continuel des len-
boten, des ponts chargés de marchatidises ou de bois, > t conduits par des
esclaves qui, par leur chant et leur gailé, font douter que ce so eut des
esclaves ; cette foule de perroquets perchés sur les toits des canots iu.liens
à voile ou à rames, tout cela ne manque jamais d'étonner un étranger. Un
peu au-dessus de la ville de Paramaribo, la rivière se replie vers l'est. A
droiie se présente la crique des Diables, ou Duiiel.'-kreek, bordée de plan-
ta ions. Plus haut, du iiiéine côté, voilà l'embuncliure de la cnque de Para,
ou Parakteek, que longe la p'.amaiioii du Hou.tiii, et oii se trouvaii ancien.
nemeni une redoute construite par ill. Van Sommelsdyck en 16S5, puur
protéger la colonie naissante contre les invasions des Indiens. A voire g-iu-
ch?, voici la criijue de Courapine, ou Conrapinekreck. Plus haut encore,
plusieurs auti es criques d bouchent dans la rivière, p irini lesquelles on
doit disiiniiuer celle d te de Banister, ainsi appelée d'après le nom d'un
dc.^ premiers chefs anglais du temps de Willoughby. Elle formait en cet
endroit une île appelée Tuiiihu zen. Aujourd'hui elle est jointe à la terre
ferme par l'encombreiuent d'une des branches de la crique.
En ce même endroit se trouvait, à votre droite, la petite ville de To-
rsrica, aussi no.niinée San'.o-Bridges; elle possédait une ceutaiuc demai-
soiset une chapelle; mais elle est aujourd'hui entièrement abandonnée,
et les débris mêmes ont disparu sous lei végétations qui ont envahi le sol
où elle éta t assise.
Ici la rivière tourne brusquement vers le nord en décrivant la forme
d'un arc de cercle et monte jusqu'à l'endroit oi'i se trouvait autrefois le
village de Zandpunt, Pointe-de Sable, où l'on prétend que les preaiiers
colons s'établirent. De ce villige il ne re-te plus le moindre vesiige, et
l'on y trouve aujourd'hui la plantation la Simplicité, fondée par le gouver-
neur Matiritius, (|ui en fut possesseur.
Un peu plus haut, on voit, à l'occident, la criq'ie de Separipabo. A trois
lieues plus haut encore ou aperçoit une montagne qui domine majestueuse-
ment la rivière. Elle est co mue sous le nom de S.ivane des Jui s et est
bordée de chaque côté par une val'ée étendue, aussi riante que pittores-
que. Au n^ilicu de chacune de ces vallées, qui ont la même profondeur,
roulent, sur un sable blanc, deux sources d'eau aussi froide que la neige
et d'une couleur rou^eâtre. Pure ou même raclée avec de l'eau de pluie,
celte eau n'est guère agréable à boire ; mais lorsqu'elle est mêlée avec du
vin du llliin et du suer..', e le pétille et produit l'ell" t de l'eau de Selter ou
de l'eau de Spa. C'est à ces sources que las bâiimens vont s'approusion-
ner d'ean quaini ils en inaiiiiiioni. Le sol de la moniagiie est une terre ar-
gileuse, f.iit compacte et nul.iiigée de pierres de couleur rouge.iire.
On trouve au sommet de la montagne dont je viens de parler un vil-
lagc habité par de pniivies jiiis, au nombre de cent à cent ungi. Il se
compo.'-e d'environ soivanie maisons, qui formint qujtre rues. Ces mu-
sons coi'set vent le rarartère de cette ccoii.unie par laquelle se disiin-
guaient les |)re.ni"rs juifs qui \inreiit habiter celte contrée. Le derrière
dos maisons donne sur les deux vallées la;éra!es ; et, du côté de la ri-
vière, elles ont chacune un polit j.irdin dispo.sé en ainphiibé.itre, ce qui
préseiile un coup d'ivil fort agréable et lori pittoresque, surtout du côté
où le débaniiieuienl a lieu. .Au centre de la plare, on trouve une synago-
gue bâtie en briques dans l'année lùS.î. Elle a 9i) pie 's de lon;:uèur sur
60 de large. L'intérieur en est souiemi par de gros piliers de boi-, et la
Voûte en est proprement travaillée. Dans une belle ar noire, on conserve
une courouiic dont on garnit les roulcau\ de la loi, qui sont ou arjcni
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LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
massif. 11 s'y tioiivn aussi plusieurs manuscrits relatifs à l'origiue de cet
et. I) isscnieiit et de la colonie.
Vi, ii-\isil(i la sviiagj,'ue, à quelque cent pas de distance et du cOlé
de la piaiiie, se tmuve le timetiùre juif. C'est 1 1 que cuuiuicnce le cordon
ou li^ne de dcf nse. A rô:é, se voit la maisjn iconouiique connue sous le
novMh Goiwtn-nenrs-Lust. Elle reiifenise des jardins spacieux et une
g! ande fiuantilé de bestiaux pour le service de Ihopilal Maui iisbarg. Ci st
là (jUii irivailleiit les criminels, tant ks blancs que les ncjrcs , qui sont
coiiiia.: ni's aux fers.
De llau i sbur;,', en suivant le cordon qui, commença en llllt, a 150 à
200 pieds de hirt;e, et qui est garni de postes et de boc> g^es Opaii, on peut
ni Icindre en quatre liem\ s de marche le haut de la Co:aa\v:,ne. Après
avoir traversé ceite rivière, on suit le second cordon et on arrive au bord
de 11 nier.
i;n remontant toujours le cours de la rivière de Surinam, en trouve,
plus haut que la savane des Juifs, à gauche, la plantation de Acha, célè-
bre dans les annales de ce pays par la paix qui y fut conclue avec les uè-
gr.'s fugitifs de Tambica. Plus loin, à droite, s'élève celle de Rama, où
fuiiimence l'Oranjepad, ou route d'Orange, où fut établie, par le baron
Sprk, une rcdoiiie appelée Sarron. Alarcliez encore: voici leklein-
Oi anjepad, ou petit chemin d'Orange, commencé en 1750, sous la drec-
tiiin iIl' l'ingénieur Bermont, Cette voie, bordée de quelques habitations, a
une longueur de neuf litues et communique avec la Saraméca en fian-
ch ssani la crique de Pafa. Mai chez toujoms : la rivière se pie vers l'est
et reçoit à votre droite la crii[ue du Maréchal, ou Maars halkreek.
A votre gauche, s'étend la plaiilaiioa de la Providence, fondée vers
l'an IGS'i p.ir les sœurs de M. Van Sommelsdyck, qui étaient arrivées
dans la colonie avec un grand nombre de sectaires, dits lab idistes, les lucls
s'y établirent. Un peu plus haut, voilà le Kaaskreek, ou criiiue de Ni( o-
la's, binsi appelée d'après les nègres fugitifs c;ui s'y iroiivairnt éiabi s. A
quelque distance delà on voit s'clever, au mdieu de la riviè:e, près de
la plantation Reynesbcrg, un rorher de 60 ou 80 p cds de long, où toute
emba cation qui se rend à la moniasne Bleue doit aborder. Les voya-
geurs, piur te rendre au désir dos nègres qui conduisent le bateau, su-
bissent sur ce rocher une sorte de bapiême. Ils sont tenus, s'ils veulent,
selon le préjugé populaire, sortir sains et saufs de ce passagedaiigereiix,
de remettre au plus âgé des nègres une calebasse de dram, ou eau-de-
vie, dont il verse une partie dans la rivière eu prono^içant quelques pa-
roles mystérieuses et cabalistiques, et dont il rcparid ensuite quelques
gouttes sur la tète de chaque voyageur. Cette cérémonie aiusi faite, les
nègres bateliers vident le reste eiilre eux. Enfin, voil^. tout à coup dev;,ni
vous la célèbre montagne qui porte le nom de Blaauwe Berg {montagr.e
bleue) et sur laquelle est éiabli un poste pour surveiller les Indiens et
les i.èjrcs qu'on rencontre dans les environs.
De cette montagne on peut se rendre à Cayenne. Sur la roule, on
trouve à droite et à gauche, à perte de vue, des rochers d'une pierre
blciiàirc, d'où jailiissent des sources d'eau vive, v.o.X Us bords sont vrai-
ment remarquables psr l'éclat de leur verdure et la richesse de leur vé-
y a entassés.
Plus haut, en montant toujours, plusieurs autres criques se jettent dans
la rivière, entre autres le Kompagnie^kreik, où te trouve le po.^te Vieo-
ria et la limite de la partie cuhivée de la colonie. Le re^jle de la rivière
baigne des terres incultes et sauvages et reçoit encore la Sarakreck, qui
forme une île, où campa la peiiie armée commandée par le sieur,Nepvcu,
et où se conclut le fameux iroiié de pa'X avec les nègies fugitifs de Sara-
Bca, qui assura la paix tant désrée de la colonie.
Au-delà de la limite, la rivière, dont les bords sont entièrement sau-
vages en celle partie, est inlerroaipue p:r un grand nombre de rochers
d'où l'eau tombe en une multitude dt; petites cascades qui présentent
l'aspect le plus pittoresque. La dernière de ces ca-,cades est d'une chute
très élevée. Elle est le point où s'arrêtent les voyageurs audacieux dont
la témérité ose s'aventurer dans cette terre \iergc et pleine de périls.
L'Euro|:é.n ne va pas plus loin. Les nègres fugitifs et ks Indiens sont les
seuls qm foulent ces vastes soliiudes.
Il est difficile que dans un pays aussi étendu, à cinq degrés de latitude
sepienirionale, entrecoupé d'un grand nombre de rivières et de crisjues,
etcouveitde marais et de bois, l'air ne soitpîs chargé d'exhalaiiOus
malsaines. Ce qui contribue en outre à le corrompre ainsi, c'est, d'ui.e
|;ai t, rcïtrème chaleur du jour, de l'autre le froid et l'humidité qui ro-
gnent durant une partie de la nuit. Les orages fréquens, les torrens de
pliiie iiui tombent qnelquefois, contribuent beaucoup d'ailleurs à entre-
tenir cette humidiié. Le jour étant, comni"! on sait, ;j peu près égal à la
nuit sous l'équatcur, et le crépuscule éiaut presque nul, le passage subit
de la chaleur au Iroid est très pernicieux pour la sanié.
Lesqni'tresa'sons, qui se distinguent si fai'emcnt en Europe, sont à
peine sensibles à Surinam. Elles se divisent en grande et en petite saison
(le sécheresse, en grande et en peiile sdson dep'uie. Et même, quoique
f'es divisions soient censées correspondre à des époques fixes de l'année,
)a sécheresse, la pluie, la chaleur, le froid du mat.n sont tellement mêlés
et confondus, qu'il est presque impossible de distinguer les saisons. Néan-
moins, c'est ordinairement vers la mi-aovembre que la saison des pluies
commence, et vers le milieu du mois de mai ou le commencement de juin
qu'elle linii. Elle est l'hiver de ces climats. Les pluies, (lui (emneiÉt par
torrens, sont suivies d'une température de 20 à 22 degrés d? chaleur.
Lorsqu'on jette un coup d'oeil sur lis terres i|ui sont maintenant en
culture dans la colonie rie Surinam, sur l'abondance et la beauté des fruiis
qu'on y trouve, et que l'on se rappelle ce qu'étaient ces terres il y a peu
de siècles, on s'étonne de ce qu'ont pu produire le génie, le travail et la
persévérance des Européens qui vinrent les premiers se fixer d-.ns cette
contrée. Là, bgés dans des cabaces de feuides, exposés à l'excessive
chaleur et à l'insaluiiriié du climat, se nourrissiiil de poissons, de p cales
ei de bananes, alimrni qui occasionnent des fièvres et rendent !e leiut
pâle et livide, ils avaient encore à redouter les naturels du pays, que Ion
croyait anthropophages.
Oue de cbangenieus ont eu lieu depuis celte époque, et quel remii l'é-
tonaement de ces hoamies s'ds voy^iient ce qu'est deveim leur ouv.agc !
Aces mis râbles cabanes qui n'étaietu la plupart qje des carbeis aban-
donnés par les Indiens ont succédé des édifices qui peuvent ciré mis au
rargdenos belles maisons de fjlaisance d'Europe. Les moules, mrs pir
des ijjiaSi ou des mulets, sous un toit de feuilles, ont été remplaçais p;r
des moulins placés Jans des édifices spacieux et que fout mouvoir Tenu el
la vapeur. La neuriiture, qni était celle des indigènes, a f.iit place au
luxe des tables de l'Europe. Enlin, les bcis, les forêts, les marais soit
couveris mainienant de cannes à sucre, ùi caOers, de cotonniers, de ba-
naniers, de champs de riz, etc.
Pour former une nouvelle plantation, la Maatschappy, ou Compagnie
dei Indes, cédait ii chaque nouveau colon deux mille acres de terres, bois,
forêis et marais. Aujourd'hui on n'en accorde plus guère que cinq ceius
acres.
Quand on est en possession de cette terre vierge, on fait choix d'une
place à pioxirailé d'une rivière ou d'une crique, pour y construire la mai-
son du m.itre, laquelle fait ordinairement face à la rivière. Celle mais n
esi bâtie en bois, ce qui est plus ssin, et élevée sur un mur de briques de
deux à ireis pieds de hauteur. Un perron en forme l'entrée sous une ga-
lère ouverte qui règne tout le long de l'éùilicc. Les maisons des planteurs
et des misties retirés sont beaucoup plus modesles et porteui le nom de
coinbès.
A quinze ou vingt pas derrière la maison da maître se trouve h cuisine,
garn e de loes les ustensiles nécessaires, ainsi que d'un four potir faire
cuii e le pain. Ces cuisines, qui n'ont pas de cheminées, ne possèdent que
des fonnieaux coHKiruiis en briques, élevés de quelques pieds de terre et
cha' Dés par du bois, ta fumée se répand dans tout l'éJiUee et s'éch.qipc
pai' les 0 vertures pratiquées au toit.
Ue l'auirc côié et vis a-vis se trouve un autre i>âliment qui s:rt de ma-
gasin pour les provisions, ain-i qii'i» abriter les inslrumens aratoires. A
quelques p-is eu arrière sont placés plusieurs granges ou biriiiuens, les
uns pour renfermer des tigres <td'autres animaux, les bœufs, les vach.s,
les cochons, les moutous, les chèvris, les poulets, les canards elles din-
do s, ('ont char,ue p'anieurest ordin.i ement bien fourni pour son usage,
mais sariout pour bien leccvoir les étrangers et ses amis.
Les nuires bâ.'inuns servent à loger des personn^'S aitachécs au service
delà plantation. A quel [ues centaines de pas de là et ordinairement eu
vue delà maison du leailre ou di logement des surveillans se trouve un
vi Ifge ou hameau qui se compose de plusieurs carbe's, ou négreries,
construits en planches etcouvens de feuilles de bananiers, avec une jie-
lile porte it dciix p lies fenèt es ou lucarnes à voleîs, L'inôrienr ne
préseuic oriinaii émeut qu'une pièce planchéiée. Ces maisons sont en-
touiées de palissades pour conserver les légumes et la volaille.
C'est aussi sur le derrière ou sur les côtés que se trouvent les loges,
les grangis et Ls bâtimens des'iinés à la fabrication des produits de la
phiitaion.
Sar le bord de 'eau, od voit un embarcadère ou nne guérite, où, pen-
dant h nuii, il y a toujours des nègres de gsrdo, placés autour d'un ieii
et qui, par intervalles, font entendre, au moyen d'une longue corne, des
sons lige bras ct prolongés. Ces cris sont répétés par d'autres nègres qui
sont de garde aux moulius ou chargés de la surveillance de quel jues au-
tres bà imons.
Les habiians riches elles planteurs se servent d'un tent-boot, ou nî-
celle h tente, qui est ornée et décorée avec ;ani de luxe qu'elle coiile sou-
vent i,5;)0 llorius des Pays-Bas. Elle se.t pour aller d'une phn:aiion à
une autre, oa pour venir à la ville. Ces petits voyages seraient difficiles à
faire par terre, ct d'ailleurs toutes les plantations sjnt situées au bord
des rivières.
Le tenl-boot est conduit par six ou huit nègres, qui sont d'excellens
ranieui s ; c'est égalenieui un nègre qui t cnt le gouvernail.
La médecine est exercée h Siiriuam à peu près comme elle l'est en
Europe, et les médedns n'y mariOiieiit pas, non plus que les pharmaciens
dont les boutiques sont arrangées avec beaucoup de luxe ct de gon'.
Même en admellant ipio les médecins qui se trouvent dans la colnnic pos-
sellent tous 1 s talens ct l'expériencd nécessaires, lart de guérir y fera
peu de progrès; les meilleurs le nèdcs etl so'jservations l:s plus exacies
dcviement inuiiles par l'iiabiiude qu'on a de se servir également des
moyens de guérisoii donnés par les devins et des drogues ■"onseillées
quelquefois par des nègi es ct des négresses, ce qui produit ordiniirement
les plus funestes effels, Le nombre de ce? emp riques est très considérai
LE MAGASIN LmÉRAIRE.
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JjIc dans les deux sexes. C'est ordinairement à la boutique du tailleur en
vogue parmi les iifcgn'sque l'on trouve d^'S s.iicières ; cis boitiiiues ser-
vent de lieu d.! reuclez-voiis au\ oisils cmiiiiic les calés en Euroi)i.'. Le
sorcier ne se | rrseiie jainuis que le jour suivant, pour avoir le temps de
pieiiilic coiina ssaiice Ue c qui ee passe d.ius la maison du malade et sa-
voir s'il y vi; ut un médecin blanc, l'oiir cela, il va se pro;iu';ier su- la
place pidillipie, prend des iiifonuationi à droite et à gautlie, ue pour
li'.sicciKillinruiie p.rande lines-eet eu failsoii piolit. l.orsiuM esien pré-
fciicc du uiaidde, quoidiitai emeiil entoureiit île vieilles négresses, il lui
deiiiaïul- ce qu'i' a, quelle est la natrje d s d;iu!t uis qu'il l•es^el)l, à
quiiie pariie du corps il souffre, s'il a 1; li6'.jeoaune inllammatioii au
b;is-veiitre, etc.
A cliaiue réponse du malade, l'Escula u rtîî t 'gestes pareils à ceux
di'sclKiilatans de fraeaax. Alors toui le; aafeiai» li deiuanduit :
— C.miira-t-il?
— Mi no fabi (je ne sais).
— Le guérirez-ious ?
Wéme réponse accompagnée de force extÏ4iiali' is, telles que :
— Mais... je ver. ai... je consulterai ,. Wass il me faudrait bien quel-
que chiise pour m'écl.iii er.
Celle driuaude, qui est prévue, coûK tOjJour? au malade de un à dix
lloiiiis, suiv 'ni s: s moyens.
Le It ndemai!!, l'einpii ique revient et dei pnde ^n peu d'eau de-vie ou
de ihmndansunvine. Il y jette du graut m pLifidiai, ou po,vie de Aîa-
lajia pdé. 11 buU un peu de ce mé'ange, co faii boire égal<'meiit au raa-
ia e et jette le rese par la fenêtre, en nf rmotlanl queupies mois à voix
b,'.s-e. Il donne ensuite» à une dss nègres. '•es. qti est oïdin.iuement d'ac-
coril ave(- lui, qiiol(|ues herbes et racines pour les l'aire cuire ei les aJ-
nlini^l■er au m lade ; depuis ce uioavent, .îoat (foit passer par les mains
de cctie nvgresse. Si le malade a la d&vK ca s'il a mal à la tète, on lui
fiil pp ndii' la même drogue; s'il a des ti jDcliée> on lui en l'.iit un cata-
plasme (;u'on ap,;Hque sur le ventre. E i in, c'est le remède uniyersïl,
c". st la panacée desiiuée à combattre tou' ;s Jes maladies.
El) !> en ! malgré l'ii^norance et le ci) alataiiisuie de ces jongleurs, ils
sor.t consultés secrètement comme d(so.»c!('s ; et ce n'est pa.i seulement
pa.- les indiL;èiies, mais par des blaiics, et sîsnoat par les femmes.
Si le nudiide meurt, l'tiscul ip > ne maurpie e.;is de dire que c'est l'effet
d'iiii puisou (pli lui a été administré. Ans.-i l'assurance et 1 ellronlerie de
cescli;irla ans ont pLis d'une l'ois compromis ilc.3 innocens, lanJisqi'oa ne
dev.iii so.ivenl iîjpuier la mort qu'à l'ignorance ou à la mJ. dresse des
empiriques.
\ uil : géiiéralemr-nt comment les n^g^es et les négresses pratiquent la
niéleciiie e( guériss ut burs malade-. On en li'ouve ceiicnlani purmieux
qui connaissent les Vi rlus des planies méJiL'iiiales du p.iys et qui ont sou-
vciit réussi, même dans di's cas graves, ii l"ur grand éiouuer.jent, il est
vr, i; mais ccu\-là sont rares. Uii de ces (laasi a donné son nom à un
boisd^uit il av. lit découvs'it les prepiié^és: le (iiuuitlwut (sa'sepa eiUc),
et 1 s'est rendu fameux par le gr.ind â^e i uiuel il est parvenu, par les cu-
res éionnanies qu'il a faites tt eolin par 1 s prétendus soriil^gts qu'il cm-
ployidi. La pénétra ion de son esj rit, pluieurs secrets (|u"i! lignait des
Indiens, sou ton grave et presque sévère lo squ'il pai laitau.v nègres, leur
av.\ieiit inspiré un grand resj-.ec! et même une espèce de vénération pour
lui, lell ineni quils le rcgarilaieist couime un pri ptiete à qui Dieu avait
conlié le secret de la vie ImmaiHe. Il ; vait sur les maladies du pay.> des
connaissances qu'il n'a jamais voulu conuuuniqucr cl qui ont été enseve-
lies avec lui en 1787.
Si la mé;!e(ine a des préjugés à vaincre et des obstacles jonrna'icrs à
roml),it(!e, I.i clnruigie n'en éprouve ps de moins grands lie la part de
cliailatans qui, pour soustraire les règrrs au\ Iravauv des plunl liions,
leur donnent des drogiu^s propres it leur causer ou à eiilreti nir en eux
des inlirniité; ou des pla es (jui les rendiut incupalilcs de travailler.
Les mal.ulii s i|ni régnent dans la colonie; atiaqnrul principalement les
tiè.res et les créoles. J'ai remarqué qu'elles épargnuiit les Indiens. Les
princip.ili's sont :
Le mal louge, dont les symptômes et les effets at'aqucnt et rongent les
os.
L'élépliantiasis, dans laquelle les jiimbes deviennent rugueuses cl pres-
que aissi grosses que celles d'un élé|)liaiil. Cette maludie, qui at aque les
Loinmes ci Us femmes, est du nombre de relies qui se commuiuiinent.
Des lieruicsetdes inllamiv.aiions qui einpécbent de marcher; des liè-
vres <le ouics espères, surtout des lièvres bilieuses, des liydropisies, des
oplithalmies, des dysenteri sopinifilre.":.
Les enfiiis souflreui des ve.s, de la cnqueluclie, ctlesnouveau-niîs.du
tétanos. iMalgrè ces m lidies, rucune épidémie n'est à criiiudre dans la
colonie, et les ixemplcs de luiigévifé n'y sont pas rares. Guillaume Pélrus
y mourut à l'âge de loô ans, lilaiica de Brilio a llô ans, Sara de Vrie à
105 ans, M. Goedman ii 92 ans, d'aniicsencore oui aiteinl cet âge, uiènie
dcj lilanc*:. M. Rlaloiiei nqvi/rt: qu'il ri lu'onf.i en 177G, ;i Surinam, un
mil t.iire bançais âgé delll aiisetqiii av.iit f,\ii la guerre sons Louis XIV.
11 était aveugle et soigi.é par une vieille négresse.
Pepui Innii-teuqis je desirais connaitre une de ces femmes qu'on ap-
p lie sibylles en Europe, qre dans le pays on nomme mamu siv kic (mèr< s
d'^^srrpell ), ou tvuter inuiiia, et que les lù^res re^^ur.ieiu comme des
yriii'e.^. Miiis oii iiîii faisait cra ntiro (jno, comme blaue, il me fût fort
dillicile de les voir. Une négres.se que je connaissais et à l.iquclle je 0
pan du désir que j avais me proudtd'tr, parlera une desescornaissances*
Au bout (l'un mois, (Ile m'anno ça qu'tlle allait consulter l.i waler marna
sur le sortdc sou cnlantqui était ma ade. Lui a) ant renouvelé 1 1 prouicsse
d'une récompen cet de ma discrétion, elle me donr;a reni.'c2-\ous sur le
i 1 lie Brug pour le lendemain à sept heui es du soir, et uous n'eûmes
gir le dy luanq^icr ni l'un ni l'aure.
Aussitôt qu'el e me vil, elle quiita ses compagnes, en s'achcminantvers
le h lut de la Samarcca-Straat, 1 1 je la snivis. Au bout de la rue, elle prit
qu"'ques petits cheiains détourné-, traversa une bais et se dir gea vers un
boiquei Ion loulfu. Après qu elle eut écarté les larges feuilles a'un bana-
nier, j'aperçus une cabane irèa basse et couverte de feuilles.
Ma condicirice bappa à une petite porte, qui s'ouviit cl me laissa voir
une négres^e vieille et décharnée, dont la Ci^ure, le cou et la poi rinc
étaient tatoués. Elle avait la léie enveloppée d'un drap long, de cniou
bl.i.ic, dont les deux b'ju's venaient se lier sur son dos Une jupe blanche
lui descendait depuis les reins jusqu'à mi-jambes, cttou es l<s autres p,)r-
ties ducorps élaient nues. Cftte femme, qui n'était éclairée que par la
fa bis lueur d'une lampe qu'elle tenait à la lijain, oll'rait limage vivante
d'une de ces fuiies si bien décrites pir les poîies anciens.
Après avoir répondu par des signes alliiiuatifs à des questions .auxquel-
les je ue comprenais rie^j, je fus admis dons le faiieiuaire, c'est-iidire
dans la première p ère, où, dans un coin, se trouva eut par terre une cou-
veriuie de laine, deux à trois calebasses et quelques cruches imiieunes
sur une iieiite table de i:ois. Des ironcs d'arbres servaient de chaises.
Tel était ramenblemcnt qui composait la première pièce.
Après queliiues paroles échangées avec mon inîroLiucirice, la sibjlla
passa dans nue pièce voisine par une peliie porte qui se trouvait dans le
i'und et emporta sa lunière.
Depuis mon arrivée, j'avais déjà cru apercevoir quelque chcse de noir
accroupi dans un coin. L'! silence qui s'aa hteansia pieie de|iuis le dé-
part d.ï la w.ilcr mania ijie lit ertendre plus disi uctemenl quelques sou-
pirs eiilrecoupés de ces paroles:
— Tata, tala ivlpic, vuie (iJieu, aide-tnoi).
Mais une grande clarté que je vis à travers les planchas de la cloison
qui me séparait de la piôre voisine vint tout à coup me distraire de ce
bruii étr.nige. La petite portj s'ouvrit, et nous fûmes aiinis dans cette es-
pèce de satieinaire, qui n'était tel ilré que par une L.mpe dans laquelle
brûlait de re.>prit, ou voorloop. Sous celle lampe, par ter-e, se trouvait
un !;rdnd pot de terre cuite, rempli d'e-iu et dans leijuel elle conservait
quel [ues u.es de ces petites cou'euvres .que to s les Africains ont l'art
d apprivois f. Le mur éiait couvert de peiiles ii'olcs d homues et d'aui-
maux gro ■sièieuK'ui modelées en terre et de serpcns cmp libf s.
Après s'èl'e frappée panlant quelque leaipsavec une branche et avoir
fait de,contorsi.),is c.'in>ulsi.(s, la sioylle pnt un b'U .n et remua à plu-
sieurs repris! s l'eau da vase eu s'adressant à uue pcliie figure de terre
qui se trouvait à cô'.é o't Ile.
Ma conbictrice, plas m >rtR que vive, se tenait debout vij-h-vis de la
maina SU' k e, qui lui adressait queljucs paroles ; mais el'e n'y répondait,
dans sa terreur, que par d..'s signes Je tête et ei! levaut les yeux au ciel.
Ele restait d'ailleurs i:umobi!e comme uue statue.
La sorcière (uii d.ins une caleba.^.^e de l'eau du pot, qu'elle fit boire à
la négres-e. Elle la tii boire iid'au'res encore et lui d.inuaqu'^'ques her.
bes poer être admlnisirées à rcniliiit. Tout étant Qui, uo,;s sortîmes, e: iq
Reposai mon oH'r<.nde dans les mains de la sibylle.
— Tanqtde, viafra (merci, miîire). rae rép uditello.
Et nous passâmes dans la première pièce, où je revis colle masiîe noire
à qui l'avais eniendu pousser des souiùrs si dou ourcux. El e était debout,
f t je devinai à soo tatouage que c'étiii la prétresse, compasue de la si-
bylle.
Nous rcvîniaes par le même chemin. La négresse me dit que son enfant
ne mourrait pas. Je lui reiais m ni cadeau ci je lui promis biCii de ne ja-
mais faire comiailre à un blanc la maison de la sec ère, ce qui m'auràu
d'ailleurs été fort diilicile. Le coup d" canin n.-us sépara, c.\r elle était
esclave et obligée de rentrer dans sa néarerie. Qu .m à mii. je retournai
à mon logement poiirérr re la scène doit j-; venais (i'étre lé.aoin.
Des sibylles airsi que Oxa hoanU' s qui font le inénie métier cl que l'on
nomme quasi sont quelquefois appelés pour d'.'couvrir parni les nèercs
les cuipoisuuueurs et les voleurs, ou pour èire cousuliOs sur quelque iua<
ladie.
Eu l'année 1785, une de ces battues d'or que les femmes ont "rdina^re-
inent au doigt luroqu'elles cousent se trouva égarée. Oa fait venir le loa-
eoumanquasi, c'est-a-dire le devin. H coniiueuce eu conséquence ses cé-
réaiou es, et, après avoir fait passer à plusieurs reprises losefc'aves
devant lui, Uni> par désigner l'une d'euiro elles corn jne l.i voleuse. La piu-
vie accusée, interdite et ir. inblaut'>, uie le f.iit. se contredit, balbutie, et
cnlin le tut impos.inl et meuaçanl du quasi lui arrache ''aveu du vol. l")n
lui ii.tligea le touei, et, quoiqu'elle rétracta s.i déclaration, clic u'<ii lui
pas m. uns déclarje coupable cl punie p^-r des iravaux pus péuiblcs quç
ceux de scii co.! pagr.es.
(Jna'ie ii cinq mois après, le directeur de l'habiiation reçoit d» ton cor-
rcspoiidameu lK;llaudcune lettre de remercî.r.c is pour une cav^ de«iuel-
nues vases l'e rnnfilure.; du pays, et SJs haaim. ges pai ticuliers à la dama
du co'on, qui devait avoir vcilk* ellc-ntîm? cl aidé à l'eavoi Ue cf i coalj.
60
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
tores, pu'sque sa bagne s'était trouvée dans l'un des vases. Le correspon-
dant renvoyait en ellet la bague dans cette même lettre. La négresse fut
jusiilice, ma s un peu lard.
Dans une plantation du haut pays, un blanc, officier ou surveillant des
nègres, se trouve un jour maUuie et on le croit empoisonné. Le quasi est
mandé ; il arrive et dit avec assurance au malade :
— Vous rejeitorez le poison.
En consé(|uence, il lui donne le lendemain un vomitif. Le molade ayant
rendu beaucoup de bile dans un baquet rempli d'eau , le Dèj^re y plonge
la main et en relire deux petits pelotons de colon et de cheveux. Il les
montre aux assistans émerveillés, en leur assurant que le poison se trou-
vait renfermé dans ces deux pelotons. Mais comment ce coton et ces che-
veux s'étaient-ils introduits dans le corps du malade ? C'est ce dont per-
sonne ne s'occupa. Le malade fut rétabli au bout de quelques jours, et
tout le monde cria au miracle, en faisant l'é'oge du sorcier.
Une anecdote assez singulière prouve jus(|u'à quel point ces supersti-
tions sont enracinées chez les nègres et combien il est diffirile de les en
guérir. Le fils d'un planteur, dans le dessein de montrer le peu de con-
fiance qu'on devait avoir dans le quasi, cacha lui-même une paitie de son
argenterie. La ménagère de la maison éiant accourue le prévenir du vol,
le maître se met en colère et menace tous ses gens du plus rude châtiment
si l'on ne vient à découvrir le voleur. Tousdemandi'ut que le quasi soit
mandé. Celui-ci vient, fait passer et repasser devant lui tous les esclaves
et Unit par désigner une négresse, qui reste interdite et immobile de sur-
prise et d effroi.
— C'est donc là la voleuse ? demande le maître au quasi.,.
— Oui, ma.sra, répond celui-ci,
— En êtes vous bien sûr ?
— Oui, masra.
— Suivez-moi, que je vous paie.
Le planteur, accompagné de tous ses amis et de ses enclaves, mène le
quasi devant un coUre, l'ouvre devant lui et lui montre l'argenterie.
— Voilà, diiil au devin, la preuve que m n'es qu'un imposteur et que
la négresse est innocente.
Après cela, le colon, ayant fait fouetter rudement le quasi, le chassa de
la plantation.
On croira peut-être que cet événement guérit les nègres de leur cré-
dulité et de leur conliance dans cet imposteur. Loin de là, lous restèrent
persuadés que, dans l'inteniiou de soustraire la nrgresse au châtiment
qu'elle avait mérité, le quasi avait, au moyen de son art, fait entrer dans
le coffre l'argenterie volée.
Avant de quitter Paramaribo et de parler du haut delà colonie, je dois
dire un mot de l'état de l'insiruciion et de la littérature dans la ville.
On conçoit que dans une contrée où tout n'était que spéculation, com-
merce, industrie, les belles-lettres devaient être iiétiligées, ou plutôt com-
pté einent ignorées. En effet, re n'est que vers 1753 que l'on commença
à se procurer de bons livres hollandais, français et anglais, et peu à peu
se foi ma ^e goût de la lecture et de l'instruction.
En 17S6, on établit une société ou club sous le nom de Surinams-
Vriendm. Succ^'S^ivemenl on vit se fonder des bibliothèques, des cabinets
de physique, parmi lesquels se distinguaient surtout celui du médecin
Schiller, des cabinets de lecture, des écoles; plusieurs loges maçonniques,
se composant de membres de toutes le^ communions religieuses, y furent
également établies depuis celte époque.
Presque tous les babiians un peu aisés de Paramaribo savent le fran-
çais, l'anglais et le hollandais; mais c'est généralement de celte dernière
langue qu ils se servent entre eux.
La langue que parlent les créoles et les nègres est un mélange des
trois idiomes, et il s'y trouve même un certain nombre de mots africains.
Les en fans en prennent Ihabitude, ce qui plus tard les embarrasse quel-
quefois beaucoup.
Une di.Niraciion à laquelle les colons, et surtout les nègres, se livrent
avec passion, c'est le jeu, et de préférence celui du billard.
Les exercices du corps, et principalement la danse, forment l'amuse-
ment et l'occupatio:! ordinaire de la société ; la littt^r.iture et la musique
n'y sont que très secondaires. Ils a ment passionnément la danse; les
créoles yixcellent. On les voii s'exerçant à se tenir sur la pnime des
pieds ; elles sont très supérieures, dans cet exercice, à nos danseuses
d Europe, comme on peut s'en assurer en assistant à un dou. C'est un
jour de bonheur pour les esclaves : ils quittent pour le dou leur vie de
labeur et de faigue, et se couvrent de leurs plus belles parures de fête.
Un dou est un événement pour le p'ys. Les esclaves dépensent toutes
leurs économies afin d'y paraître le plus richement possible. Ce
sont alors des cris de Joie, des ilanses, une foule, un mouvement, un
désordre, un entrain, une passion de mouvemens. de sauts, de bonils, de
tumule, de g.ilups, de musique, dont toutes les énumérations du monde
et toutes les langues possibles ne sauraient donner une idée. Un dou,
c'est le plai>ir. c'est la joie, c'est le bonheur, c'est l'oubli de l'esclavage,
du travail. Les luperrales antiques, les IVtes de Sa'urne, le carnaval de
Venise, relui même de Paris, restent faibles, paisibles, rangés et insigni-
liaus à cOié (l'un do«. besoit.
(Musée des Familles.)
]VOlJVEIiI.ES A. IaA. ITIAIIV. (1)
Les journaux français, après avoir vécu pendant six mois sur le r^pré-
5fïi(ur(/' indigène, vivent depuis quelque temps sur le représentatif an-
glais.
Que d'encre versée sur les élections de la Grandelîretagne, sans que
tontes ces plumes folles et ellarées aient trouvé une idée dans le fond de
l'écriloire !
Les uns disent que les élections anglaises sont la condamnation du suf-
frage universel ;
Les autres que le suffrage universel appliqué à la France porterait de
plus nobles fruits.
Quoi qu'il en soit.
Quand le parlement anglais se renouvelle, il faut convenir que nos
voisins nous donnent un spectacle ignoble.
C'est un carnaval politique; c'est ime descente de la courtille avec ca-
pilotade de sergens de ville.
On se crève les yeux, on défonce des poUcemen, on briîle des maisons,
on écrase des enfans ; des animaux symboliques et empaillés sont prome-
nés sur des piques ; la caricature, le pamphlet, l'affiche, l'aboiement atta-
quent ou protègent le candidat.
Des cris intraduisibles, des gloussemens bizarres, des gloussemens mi-
glais ! expriment les sympathies politiques de la'ssemblée.
Les voix se vendent; on va les chercher en tilbury, en cabriolet, en
chemin de fer.
La grande nation se roule dans une fange de gin et de corruption,
Oui.
Mais les élections sont finies, les représentans nommés.
Qu'est-il sorti de cette hideuse ébullition?
Les électeurs se sont vendus, mais à qui? ^
A des hommes qui ont payé leur siège, c'est vrai ;
Non pour traliquer en secondes mains de leur mandat,
Mais pour représenter réellement les intérêts du pays.
De même qu'on achetait un grade dans l'armée ou une charge dans la
magistrature pour devenir Turenne ou d'Aguesseau.
Les représentans anglais, une fois à l'œuvre, renoncent au bavardage
dont ils ont donné de si prolixes échantillons au hustiiif et ne voient
plus que les intérêts généraux de l'Angleterre : campagne de Syrie, expé-
dition de la Chine, onmipotence en Espagne, extension de toutes les
colonies, menaces à la I rance, suprématie maritime, maintien de l'hon-
neur national, voilà ce qui sort d'une chambre anglaise.
En France,
Les élections sont honnêtes, pures et calmes. Et pourtant que produi-
sent-elles?
Les électeurs se sont fiés à un représentant qui ne représente que lui«
même toujours, quelquefois sa locaUté, rarement la France.
Des tracasseries, des défections de partis, des coalitions, des forfante-
ries égyptiennes, des fortifications sans guerre, des niaiseries philantropi-
ques, des recettes paiticuliôres et des sous-préfectures, voilà ce qui sort
d'une chambre française.
S'ensuit il que la corruption soit l'élément nécessaire de la représenta-
tion nationale?
Non pas.
Mais tant que le pays n'aura que de l'hoireur ou de l'envie pour les
gens riches ou éminens et indépendans par la fortune ou le caractère,
tant qu il aura du goût pour les médiocres et les hypocrites ; tant qu'il
proscrira le génie, l'esprit, la franchise, la hardiesse, au bénéfice de la
ladrerie, de la chandellcrie et de la filature,
Il sera représenté.
Comme il l'est.
Dans l'un des deux pays, l'électeur se vendj
Dans l'autre, le mandataire transige.
L'Académie, en multipliant les réceptions, en a un peu diminué l'in-
térêt.
Quelques symptômes maladifs ont attristé les dernières séances.
M. Roger a fait lire sa réponse au discours de M. de Saint-Aulaire, un
des hommes les plus aimables, un des écrivains les plus distingués et les
plus modestes de ce temps-ci.
M. Ancelot semblait pris de migraine en lisant un discours qu'il n'a pas
lait, sur M. de Donald, que peu de gens comprennent ; et M. Brifaut, qui
fui répondait, s'est livré à des bergeries, à des fadeurs qui rappelaient Ves-
tris battant, avec une grâce caduque, ses derniers entrechats.
Un ouragan de médailles et de croix d'honneur a éclaté ce mois-ci sur
les peintres.
Sans nous rendre les interprètes d'aucun sentiment d'envie, nous ne
pouvons dissimuler noire étoniiement à la vue de tant de récompenses qui
vont chercher les barbonillcuis inutiles on inconnus.
Tandis qu'on affecte le mépris le plus faquin pour tout ce qui tient aux
(1) Chez l'éJiteur, rue d'Enghien, 10.
LE MAGASIN LITTERAIRE,
61
lettres et surtout au journalisme, le plus fort, le plus destructeur, le plus
irresponsable de tous les pouvoirs.
On disirilniait autrefois des pensions, des honneurs ou des coups de
b âton et des lettres de cachet aux poètes et aux écrivains.
Le pouvoir n'est aujourd'hui ui assez fort pour les persécuter, ni assez
in telligent pour les nonorer.
Par-ci, par-là, il distingue des Baoïu'-Lormian pour les combler.
Sans s'apercevoir 'pie toute la littérature est aujourd'hui absorbée par
le journalisme, toute la littérature agissante, vivace et dangereuse, le gou-
vernement, transpercé par les projectUes de la presse, se demande cha-
que matin :
« Ah ! ça, comment se fait-il donc que les pouvoirs soient déconsidé-
rés?
» Comment se fait-il que rien ne marche ?
» Les chambres sont pourtant animées d'un excellent patriotisme, et nous
avons pour nous les sergens majors de la garde nationale. »
Pauvre gouvernement! ne vois tu pas d'où les coups t'arrivent? Tu
ressembles beaucoup à ces sauvages qui, ne pouvant supposer que des
balles de plomb sorties d'un tube de fer appelé fusil puissent les atteindre
à cent pas, regardent en l'air pour voir d'où leur vient la mort ; eh! ils s'a-
dressent à leurs idoles, comme tu te confies dans la force du colonel Gan-
neron, qui est décoré comme douze peintres.
Tu ne veux pas reconnaître un pouvoir formidable parce qu'il n'a pas
la force mécanique et réglée des pouvoirs avec lesquels tu transiges d'ha-
bitude.
Tu nous livres aux architectes, tu nous fais manger aux peintres, pour
te vanter d'avoir donné des satisfactions à l'intelligence.
Pourquoi ne pas instituer un Gavé spécial qui donnerait une croix d'hon-
neur h la meilleure comédie de l'année et récompenserait les meilleurs
romans par quelques médailles, comme celles qu'on accorde à des vues
de Lanterbriinn, à des intérieurs de cuisine et à des portraits de chiens.
Un des mem!)res du barreau de Toulouse est renommé pour un esprit
d'économie qui n'a jamais cédé, màme h la galanterie. On raconte que
pendant un séjour que ce magistrat fit à Paris, il invita trois dames à dîner
chez le restaurateur, et renouvela une très ancienne gasconnade. Avant de
se mettre à table, il tira le garçon du restaurant à part, et lui dit :
Il Toutes les fois que je demanderai à haute voix du vin de Ghamber-
tin, vous m'apporterez du vin de Beaune de deuxième qualité. »
Les choses se passèrent ainsi qu'elles avaient été réglées.
Le repas fini, le magistral demande la carte, et il est ttoinié de lire cliani-
bcrtin, et de trouver le prix réel de ce vin, qu'il n'a pas bu.
Il Garçon, dit-il, il y a erreur à l'article y in. Faites vérifier en bas...
» — Non monsieur, dit le garçon, la carte est exacte. Vous avez de-
i; andé trois bouteilles de chambertin, n'cst-il pas vrai ? »
Le magistrat fait un signe au garçon, qui n'a pas l'air de comprendre et
qui continue
« Monsieur a demandé du chambertin...
» Mais sans doute, disent ces dames... Vous avez même insisté. »
Les yeux du magistrat flamboyaient. Il appela sur la tète du garçon tou-
tes les foudres vengeresses du parquet... Avoir bu du beaune, èl payer
du chambertin! c'était bien amer...
u
Nous avons dit comment la pomme de terre avait été démonétisée.
Comment des hommes profonds et très forts sur l'étude des substances
farineuses av.iient enfin découvert que l'usage habituel de la pomme de
Jerre était insalubre.
C'est niainlenaiit le tour des fruits.
La cerise , ce petit fruit aigrelet , peu agréable , mais qui venait , ficelé
sur dos petites brochettes ornées de feuilles de lierre, annoncer aux peti-
tes filles le retour du printemps, la cerise est condamnée.
Il est constaté que des insectes malfaisans s'étaut amusés à enduire des
cerises d'un venin fort dangereux , des enfans ont péri misérablement.
Quelles magnifiques découvertes !
' Jamais la postérité ne pourra s'acquitter de toutes ses obligations en-
vrrs notre époque.
Nous supprimons les légumes; nous incidpons les fruits; le bœuf a dis-
pant -Nos petits neveux n'auront plus à manger que des chartes et des
collociioiis de journaux.
Depuis que le briquet phosphorique de Fumade a cédé sa popularité à
y'allunu'tie cliimique allemande, les plus grands malheurs ont puni la na-
tion fiançaisc de son ingratitude envers une industrie nationale : il n'est
pas un fumeur qui n'ait mis le feu à plusieurs pantalons , pas une cuisi-
nière qui n'ait bi ùlé douze tabliers.
L'explosion de l'allumette allemande est devenue un épisode normal de
la vie ordinaire.
On nous raconte que dernièrement M. A de S.... montant en voi-
lure et s'assevant sans préciuilion et vivement sur la poche de son habit
(|ui roiiienait une boite d'allumettes chinuques, le choc fil éclater ces dan-
geieux combustibles, l'n violent incendie se déclara dans la basque droite :
les personnes accourues sur le théâtre de l'événement jugèrent qu'il était
impossible de la sauver; tous leurs soins se bornèrent donc à concentrer
l'incendie et à l'empêcher de gagner l'autre poche et les parties avoisi-
nantes.
Au bout d'une demi-heure seulement on était parvenu à se rendre maî-
tre du feu.
Les dommages sont évalués à 135 francs.
L'habit n'était pas assuré.
M. Lourmand a ouvert un Cours normal secondaire gratuit à l'usage
des daines, et il annonçait pour dimanrhe dernier à l'Hûtel-de-Ville uue
scène exiraorilinairc dans laquelle ses élèves devaient lire plusieurs mor-
ceaux de composition.
Les billets d'entrée à cette séance, rédigés dans une forme des plus co-
miques, se terminaient par ce nola fort curieux :
On n'admettra que les dames et M. le préfet de la Seine.
Un voyageur curieux voulant, deinièrement, visiter le château de Ram-
bouillet, le concierge lui demanda son nom poui' le transmettre à M. et à
Mme Schickler, qui s'y trouvaient pour le moment.
Le nom fut donné et porté Le concierge revint bientôt en disant tex-
tuellement : Il Monsieur Schickler n'autorise à visiter son château que se9
» amis et les personnes qui ont un nom connu dans la politique , ou dans
» la littérature , ou dans les arts. »
— C'est très bien , dit le voyageur ; je reviendrai , dans huit jours, ac-
compagné de M. Paul de Kock , qui a commis un assez grand uombre de
choses pour être admis chez vous.
ocôtr.
LIE SÎHÎIMÏÏM ©Il fl!^.
Parti de Slanchcstcr, la ^il!e des fabriques.
Des obi'lisques noirs et des maisons de br.quef,
Bouillonnante cilé. i haudicre de l'enfer.
J'allais a Rirrningham pir le cbeinin de fer.
« En six heures, nie dit un Anglais L'ébonnaire,
» Nous siTons arrivés, c'est le Irain ordinaire.
» Cet oracle jamais ne pcutélre trompeur.
• Le venlesl un podagre auprès de la vapeur;
» Et dés que le wagon a franchi la barrière ,
» Malgré tous ses ellorls. le vent reste en arriére.
a N'allez pas regarder, par les stores ouverl.s,
» Les montagnes, les bois, les ruisseaux, les prés verts;
» Gardez-vous liicn de voir, en dehors des portières,
» Disparaître, d'un bond, des collines entières,
>> Car vos yeux s'useraient a la lime du vent,
» Et vous seriez peut-être aveugle en arrivant. »
.Nous partons, mais au pas; la machine est rclive
Sous l'éperon du feu le conducteur l'active;
Elle prend un galop léger, et nous allons
Assez tranquillement par bois et par vallons.
On se plaignait tout bas d'une allure si lente ;
Chacun pouvait compter les feuilles d'une plante ,
Et croquer à loisir, sur un petit tableau.
Le narcisse et l'iris, penchés au nord de l'eiu.
« Ceci, dis-je à l'Anglais, me par.iii fort étrange;
Le Vésuve attelé sans doute se dérange. »
11 sourit. « Attendez cncor quelques instans,
■Vous allez fendre l'air, me répoud-il. — J'attends. i>
Nous reprîmes le pas. Un piéton d'.\nglelerre
marchait à nos d'Iles sur la roule de leire.
Il avait un ami dans le wagon Leurs mains
Se serrcient bientùt entre les deux chemins.
« Quoi de nouveau ? dit l'un. — Eh mon Dieu ! pas grand'chose :
A nommer un lory Liverpool se dispose.
Je vais voter. — Sais-tu ce qu'on dit de Chestcr?
Est-ce encore un lory? — Sans dou'e — A Manchester,
Nous sommes sûrs d'un wigh réformiste — Il se nomme'?
— Thompson. — Je le connais — V cillard vert. — t'ndignc homme
Il a fait un discours celle nuit. — Que lil-on
De Uiriningham ? — On dil qu on nomme Slappleton.
— Impossible! un lory I — ("est un loiy fort riche.
Qui ronnuit bien son jeu, joue a merveille, et triche;
Il a fait des placards de dix pieds de hauteur,
El deux discours fort beaux dont II n'est pas l'auteur.
— Le wagon est bien leni aujourd'hui. — J'imagine
Que Slappleton le riche a paye la machine ;
Car 'epiiis Manchester elle lia pas fumé.
On -rrivera tard, le poil sera fermé. »
C'est ainsi que causaient deux amis d'.Vnslelfrrc,
L'un au chemin de fer, l'autre au chemin de lerrc.
On arrive à Hartfort. ("es un relais: il faut
Du Vésu»e en relard constater le déf.iul.
Trois experts sont mandés on faii une consulte.
Alors les voyageurs desconden en tumulte ;
Tous, pour marcher à pied désertent les wsgonj i
Nous battons la cjmpagne ci nous eUravaçôni.
62
LE MAGASIN LlTTÉRAmE.
•Jiiel niniide! on nurait iru voir une caravane.
On cause en clieriiiiiniii, on fume le havane;
On lance une l'pigrauime au pilole cniifiis ;
On s'asseoit, (lour dorniii-, sous des lièlics touffus.
L'heure s'envole: enfin, l'i^elio de la |)ruiri(^
ïsous rapiielle aux wagons • la ni.ichioe tsi guérie.
ÎMi roule! cette fois, on va plus lei.leincnt ;
Le renvoi paresseux fuit halle à tout moment,
Ta eliaque pèlerin, remettant |.'ied à terre,
(Jhanle, comme a Feydean : Quel est donc ce mystère?
Par lionheur, la journée est fort Ijelle; l'été
Reluit sur le gazon dans loule sa gailé.
3.e doux zéphir anglais réjouissait nos amcs.
Kous suivîmes la rive, et nous hei horisàmcs.
Les savans du pays me coiisullèrenl, car
J'ai pris quelques leçons de maître Alphonse Karr{
Et je vis sur la mousse et sur la terre glaise
Poindre des (leurs délé qu'omit la Tlure anglaise,
L'œiiiet herin.iphrodile aux aniouis elandesilns,
Et des roses d'un jour qui vivent deux malins.
l*endaut que je classais un douteux sycouiorc.
On signala de loin le clocher de Wilitiorc.
Ah ! nous sommes sauvés ! c'est l'établc, dit-on,
Garnie à tous ses murs de chevaux de Fullon.
En effet, en nietlant le pied dans ce village,
Kous vîmes de volcans un nombreux attelage :
Cent machines de feu s'alignaient sur deux rangs.
Ilélas! elles portaient des noms peu rassurans.
Le spectre de Banco leur donna le bapléme:
Leurs noms du ciel vengeur provoquent l'anathème.
Dites, comme il est doux, sur un chemin de fer, ,
D'avoir pour remorqueurs, Jxion, Lucifer,
l'iuton, Etna, Tilnn, J'halaris, ■ulfalare.
Comète, Météore, Érostrate cX. Tartare,
Répertoire complet de ces noms odieux
Qui suscitaient jadis la colère des Di,iux!
Le cocher, ignorant les choses sibyllines,
Attela le /'arbore au timon des heiliiies;
Cheval d'enfer! on part, et bientôt on eût dit
Que le sol s'indignait sous le vvauon maudit:
Tout se teignit de noir; le soleil, au passage.
Prit un lambeau de nue et voila son visage ;
Les troupeaux qui paissaient aux rixes du canal
S'épouvantaient à voir le moteur infeiual.
Et le bœuf de Delille, abandonnant son lierho.
Oublia la génisse au front large et superbe.
La roue et ses écrous sourdement ont chanté
<'onimc au voyage affreux que Lcv.i5 a coulé.
Quand son jeune héros, bravant minuit qui sonne,
Vresse les bras flétris de la sanglante Nonne.
Hélas! chez les Anglais, peuple de nccromaiis.
L'histoire se fait fable, et ressemble aux romans.
Résignons-nous! Déjà, du haut de la berline.
On découvre Slafford, assis sur sacoiline;
C'est un château charmant comme lin nid de vautoiirs;
Il alonge ses iiieds, en forme dcdiUX tours,
Sur un large escabeau pétri de roche dure.
Et met, sur son donjon, un casque de venliire.
Kous (harmons nos loisirs avec ce château fort;
On s'entretient long-temps des comtes de êlafford;
En passant en wagon devant lui, c'est l'usage,
Dit-on, de dessiner ce joli paysage.
AValtcr Scott l'a dépeint en deuv in-oclavo;
Chacun, pour son album, veut un dessin nouveau,
Avec de l'aquarelle ou de l'encre de Chine.
Toul à coup, brusquement s'arréle la machine;
Le conducteur descend du Tartare au repos,
El la paix des jardins est rendue aux troupeaux.
Quelques heures encore d'ullenlp, que l'on passe
A voir courir l'oiseau, sans vafieur, dans l'espacé;
A regarder venir un indideiit piéton
Qui doit parler demain dans un club de lîaniplon,
ilonnêle campagnard, très sobre de langage.
En coslume de bal, et n'ayant pour bagasc
Que le .Vornin^-C/troiiidi;, où l'anglaise CIi'o
Fait l'histoire du monde en simiile in-l'olio.
Tant que le conducteur, sous le lointain mélèze.
D'un nouveau passager voit poindre l'ombre anglaise.
Sourd aux cris des wagons, il pose cl ne part pas.
Entin, nous repartons, toujours du même pas;
La miichinese fond en sueur, elle phiire.
Elle fait, l'indolente, un quart de mille à l'heure.
Le voyageur s'insurge il demande à grands cris
Le rappel des chevaux, injustement proscrits.
Sur le gazon voisin, des familles eniiéres
Sautent nonchalamment, en ouvrant les portières;
On protesie, on rédige un acle solciiiiel
Qui sera soutenu par la voix d'O'tionnell !
Le conducteur alors (insoluble myslcre! ;
Descend du haut cylindre où fume le cratère;
11 agite l'anneau qui marie au limon
Les ressorts enfumés du vaporeux démon. "
Aussitôt un grand bruit à nos oreilles linle ;
Quel souffle a rallumé cette existence éteinte?
Libre de ses wagons, la machine roulait
Comme un canon qui veut ressaisir son boulet ;
Et lous la regardaient, vers l'horizon immense,
Courir comme un lutin aUligé de démence ;
Et nous fûmes ainsi laissés dans nos caissons.
Sur un terrain désert, comme des Kobinsons.
C'est alors qu'il fallut se faire philosophe !
Ainsi que lesTroyeiis, iiprés leur calastiophc.
Les pauvres voyageurs, trislrs, silencieux,
l'roinenaieiil leurs regards de la campagne aux cicux;
Les vieillards du convoi formèrent un prétoire;
Le conduclcur subit un intcrrogaloiie;
Biais il resta muet : toul le temps du procès
Il se tul ; on eût riil qu'on lui parlait fraiiçiiis.
Cependant, il pailil, vers le .soir, d'un pis ferme,
Demandant des chevaux à tout valet de ferme.
Il eu ramena trois, lous trois non oublieux
Des affronts qu'ils avaient reçus aux mêmes lieux
Le jour que la vapeur offrit en liolocaiisie
L'inutile cheval, sur l'autel de la posle.
Je les vis arriver, mornes et soucieux,
Lançant à chaque pas un œil obiiipie aux cieux,
Accusant les mortels de leur ingratiiudc,
Et lés humiliant par leur noble •■itlitude.
Au timon, ils songeaient à cel all'roiil vivant;
D'un pas de somnambule ils cheminaient, rêvant,
El s'arrêtaient parfois, pour réfléchir sans doute
Au motif clandestin qui leur rendait la roule.
C'était dans les grands jours de la belle saison ;
Je voyais Birmingham monter à l'horizon,
Et Town-Hall, l'édincc aux portiques d'Athènes ,
Noyant son fronton pur dans les vapeurs lointaines.
La famine tomba dans nos wagons ; les dents.
Conduites par la faim, rongeaient les cuirs ardcns ;
Puis, après ce repas, ouvertes sous le slore,
Les bouches buvaient l'air, l'air du soir qui rcsiaure;
Et pour dessert un wigh nous raconia conimeiil
Elisabeth punit son infidèle amant.
Birmingham, nous voyant naufragés sur l'arène.
Vint au-devant de nous comme une bonne reine ;
Si la ciié n'eût pas reconnu ses amis.
Tout le convoi mourait devant les champs promis.
Alms, notre cocher, fidèle à sa consigne,
Nous conduisit, à jeun, à l'auberge du Cygne,
Où le r.'iailre, électeur, nous olVrit pour festin
Un nom de député dans l'urne du scrutin.
HÉr.Y.
(France littéraire.)
m PROJET DE REVOLUTION.
Sous ceilnins ra]>porls, c'est une singulièfe situation que celle du
roi Louis-Philippe. Ea cfict, il n'est pas une de ses actions à laquelle
on ne (ionne une fàclteuse inlerpi'élatioii. — Tout ce qui lui est i>\)-
posé jouit à l'instant même d'une popularité certaine. — Tout Iioîiinie
accusé de ne pas cire son ennemi, — s'empresse do se justilier. — On
n'ose pas tout à fait louer les iniscrahles qui ont tenté de l'assassiner ;
mais on se complaît à parler de leur fernieié , — on i'e.wgère ou on
l'invente. — Je ne crois pas que Néron, iii Caiigula , ni Tibère aient
jamais e.\ciié , en apparence , une liaitie aussi ardente et aussi inipla-
cab'e.
A quelqu'un qui verrait les choses de loin , — il semblerait qu'il faut
qu'un peuple soit bien iiàche pour conserver deux jours un loi aussi
odieux. — Mais de près, — il faut d'abord voir, en fai.sant la liste des
crimes reprochés auv trois lyraiis dont ma plume vient de rencontrer les
noms , — qu'il n'y a pas un seul de ces forfaits qu'on puisse aliribucr à
Louis-Philippe. — Appliquez, au contraire, à Caiigula tout ce qu'on le-
proclie à Louis-Philippe, — et Cali,?ula vous paraîtra un assez honnête
liomme, — ce qui vous laissera quelque étonnement de voir tant de Ta-
cites pour si peu de ?>('rons, — tant de Bratiis pour si peu de Cc'sars.
11 faut diviser en trois classes ces ha'sseurs de rois :
Les premiers sont des gens qui ont contribué h faire le coup de la révo-
lution de juillet, et qui n'o;it pas eu leur part ou qui n'ont eu qu'une part
insullisante aux dépouilles qu'elle a produites. — Ils ressemblent aux gens
qui poussent à la queue d'un théâtre , alois qu'un bras inilexible de gen-
darme, placé en travers, ne laisse approcher le public des bureaux que
par escouade d'une dixnine de personnes.
Quelques uns ont poussé, espérant cire dans les dix premiers, — mais
le bras rigide s'est al)aissé devant eux, et ils s'efforcent de pousser jusqu'à
ce qu'on lai.sse passer une seconde dixaine dont ils comptent bien s'arran-
ger cette fois pour faii'c pailie Ils font conirc Louis-Philippe précisément
ce qu'ils ont fait contre Charles X. — S'ils réussissent et s'ils sont plus
heureux et plus adroits, ils seront h leur tour poussés par d'autres qui vou-
dront ronictlre la pariie ; — car quelque menu-hachée que soit aujourd'hui
la France, on n'a pas pu faire encore les morceaux si petits qu'il y en ait
pour toutes les avidités.
(1) Extiait de la livraison de ce mois. Chez l'éditeur, rue Neuve-'Vivicnne ,
46,
LE MAGASIN MTTÉRAIRE.
63
La seconde classe se compose des gens auxquels on avait fait croire ,
sous la rcstama!ion, —que tout le mal venait du gouvernement d'alors,
qu'en le renversant on renverserait en même temps toutes 1rs duies
conditions imposées a l'hiiinanité, — que la poudre tirée en juillet devait
l'aire tomber du ciel des alloucttes toutes plumées, rûlies, bardées, assai-
sonnées.
Auiourd'hui, ceux de la première classe leur disent, à l'égard de Louis-
Piiilippe, comme ils disaient à l'égard de (iliarles X : que si Louis-i'hi-
lippe n'était plus roi, — les ruisseaux couleraient du café à la crème ;
— qu'on paierait la journée triple aux ouvriers, sans qu'ils dussent
pour cela travailler; — que les peiils pois seraient gros comme des
melons; — qu'une Iranclie suHii ait, pour lu diiier d'un bomnie, — et
que les fruitiers les donneraient pour rien. — Ceux-là sont une classe
éternellement béte et éternellement victime et de ceux (jui possèdent et
de cpux qui veulent posséder. — Ceux-ci les ruent sur les autres , ce
qui les amène habituellement à être pressés et écrasés entie les deux
partis.
l.a troisième classe est inûffensive ; — elle se compose de gens vaniteux
entraînés par la joie d'être audacieux sans danger. — 11 y a entre eux la
distance qui existe entre les esprits forts qui plaisantent ou insultent le ciel
et les Titans qui l'escaladent.
Mais supposez que cela arrive au résultat qu'on ne prend la peine de
cacher que bien juste ce qu'il faut pour que les Dougoulm ou les Parlar-
rieux-Lalosse ne trouvent pas à mordre; supposez qu'on finisse par faire
une nouvelle révolution, — il arrivera i:récisément ce qui est arrivé de
l'autre : — un parti ou quelqu'un s'en emparera , — ce quelqu'un ou ce
parti aura ses amis et sa queue, — et ce sera à recommencer. — 11 y aura
toujours des a\ides et des envieux. — Les révolutions sont connue la loterie,
— il y a cinq numéros gagnant sur quatre-vingt-dix ; — couséquemme'^'
quatre-vingt-cinq qui veulent recommencer le coup.
LE BERCEAU DU GOUVERSEUENT REPRÉSEuTtATIF*
A la bonne heure, — voil'a qui est clair, sans circonlocutions, sans era-
bages ; — voilà le gouvernement représentatif tel que ;e l'aime, c'est-à-dire
dans toute sa na'iveté, dans toute sa pureté et dans tout son éclat.
EXTRAITS DES JOURNAUX ANGLAIS.
Un tourneur d'Huddersficld est occupé h confectionner quatre cents
bâtons ferrtsqui lui ont été commandés par les wliigs libéraux, pour
être employés contre leurs adversaires politiques aux élections de Wake-
tield.
A Harwiih, — où deux candidats fort riches éîaient en présence, — les
voles se sont payés de 7 à 8,000 fr. ; les dix derniers, qui devaieut déci-
der la question, ont monté à 100,000 fr.
A Garlow, \es cries ont tiré des coups de fusil sur leurs adversaires.
A B;ith , lis rsditanx ont traîné les olficicrs de police dans la boue. —
Lord Duncan et M. Rœburk ont été éUis, lord Powescourt et M. Bruges
n'ayant pu se présenter sur les husiings, où leur vie eût été compromise.
Une seu'e élection couteau ;anilidat élu 1,250,000 fr.
Nous n'en sommes pas encore là O' s quelques rapporis; — mais sous
queli|Hcs autres, nous '■Sons de beaucoup Jépassé nos ïoismsd'Anglelerre
(berceau du gouvernement représentatif).
Nous avons laissé bien loin derrière nous ce procédé naïf et vu'gaire
d'acheter de sa propre fortune les suffrages éclairés de sis concitoyens.
— Nos candidats ne procèdent pas comme les candidats anglais, dont les
amis vont grossièrement dans la foule meiire de l'argent dans la malades
électeurs. — Cela est honteux et humilierait nos électeurs.
Le candidat français ne dr une rien, il promet, — non pas son argent à
lui, — mais à celui ci la gloire de nos a' niées et un bureau de tabac ; —
à celui-là les frontières du lihin et une bourse pour son fils ; — à tel autre
la reprise du rang que doit tcirr la Frjnce dans le congrès eiuopéen , et
une permission de chasse dans une forêt de l'état qui avoisine sa demeure ;
— M. *'* la conservation de notre couquéic d'Alger et une recette par-
licu ièrc.
Mme D... avait un chat magnifir|ue; — M. de C... s'amusi un jour à le
lucr dun coup de fusil; — faulc de grives on prend des merles, — faute
de merles, des chats.
Mme D... fait dresser dans sa maison et dans celle de ses amis toutes
sortes de souricières ; quand elle a réuni trois ou quatre cents souris,
elle les fait renfermer dans une caisse et l'adresse à Mme de C.,., dans son
château; — Mme de C... ouvre la caisse rlle-mèine, comptant y trouver
quelques modes nouvelles, — les souris s'échappent et remplissent lu mai-
son. — Au fond de la caisse était un billet adressé à Mme de C...
<i Madame,
» 'Votre mari a tué mon chat, je tous envoie mes souris, o
A M. LE VICOMTE DE CORMEM\ .
Vous, monsieur, qui avez tant d'esprit, et qui cependant n'en avez pas
fisse/, poui' ciulier tout le bon sens qui vous gène, — dans voire positioo
d'iHunnie de parti.
Dites-moi, je vous prie, ce que c'est que le peuple, — où ii commence
et où il finit ; — car je ne puis me contecler des définitions saugrenucï
qu'en donnent les journaux.
Le pr.iiiile — des journaux — est un peuple d'opéra comique — auquel
on fait dire : — Allons, — partons, — viarckons; ou bien : Célébrons
ce beau jour,
L'armé'j recrutée dans le peuple — (car les riches s'abstiennent, — et il
n'y a en France que les enfans du peuple et les enfans des rois — qui ne
puissent s'exempter du service militaire), — l'armée fdit-eile partie du
poupicd'dùelle sort, et où elle retourne après quel mes années passées sous
les (Ir. peaux? Tout homme du peuple est, a été ou sera soldit.
Cependant, à propos des émeutes de Toulouse, nos journaux ne cessent
d'opposer l'arEéc au peuple.
J'ai ciié, — en son temps, —un article spirituel du National; — dans
ce carré de papier, — il s'indignait avec raison — contre les talons rouges
de comptoir. — Le comu;erce est donc épalement exclu du peuple.
Ces mêmes journaux louent parfois la garde nationale de son interven-
tion entre le pouvoir et le peuple.
La ga:da naiionsile ne fait donc pas par;ie du peuple. — On ne sait que
trop cependant jusqu'où les sergcns-majors vont trouver les gens pour les
enrôler dans celle insiiiution.
J'y ai vu des garçons marchands de vin , — des maçons, — des menui-
siers ; le mien, M. Collaye, m'a envoyé trois jours en prison avec l'appro-
bation de mou fruitier.
Dans la seule gccde que j'aie jamais montée, — j'ai rencontré en fac-
tion avec moi, — clipcan gardant une des bornes de la marie , un mar-
chand de charbon de terre qui passa les deux beures de notre faciion à me
reprocher a>ièremenl de lui avoir été ma pratique.
Mon portier dit : " Nous, nous vivons encore, — mais le peuple a biea
du ma'. 1)
Où est donc le peuple?
Je ne le trouve pas, et cependant il paraît qu'il y en a plusieurs et que
chaque ville a le sien.
J'ai vu souvent des journaux raconter de' revues du roi. — Les jour-
naux ministériels disaient : Le peuple a accueilli sa majesté par d'unanimes
acclamations.
Les journaux de l'opposition écrivaient : Le peuple est resté silencieux
et grave.
Le silence du peuple est la leçon des rois.
Comme il s'agissait du même roi et de la même revue, il est évident qu'il
ne peut s'agir que du même peuple.
J'aupeilt, peup'e , monsieer, tout ce qui souffre , — tout ce qui gagne
péniblement sa vie pnr le travail . tout ce qui ne peut vivre qu'au m'jjeu
de lu paix ei du développement de ! iudiis'rie qui eu est la conséquence,
— et je considère comme ses ennemis non pas seulement ceux qui lais-
sent peser sur lui une trop lourde ch;irge d'iiupôis, — mais aus i ceux
qui, sous prétexte de dOfen. re ses )ntérê;s, — le j( tient dans le décou-
ragement en lui faisant faire des vœux impos>ibles à réaliser,— et le pié-
cipitent dans des luttes sanglantes et criminelles — où les uns pertl^nt la
vie et la liberté, et 1 s autres l'onvruiie et le pain de leur famille, que
leur enlèvent le trouble et la dcliance qui suiveut toujours l'incurrcclion
et l'émeute.
TRISTE SORT D'UN PRIX DE VERTU.
Ceux qui ont inventé les rosières — ont pensé, à ce qu'il parait, que la
vertu est un fruit excellent dans sa niateriié, mais qui se conserve dillici-
lemenl après. Aussi, au prix donné à la sa^es e ont ils de tous leraps, en
mariant imiuédiatemcnt les rosières, ajoulé le moyen le plus bouuête de
ne pas avoir i« la conserver long-temps.
On .'■ait que l'Académie a reçu de M. de Mo-^lhyon un legs destiné à
récompenser les actes de vertu qid p.irvienf aient a sa conn;i!s>anre.
Tous les Français sont admis à composer eu venu, — romme on compose
en thème au collège, — et l'Acadéinie disiribue les prix.
Il e.''t, à ce sujet, une chose à remarquer, c'est (|ue c'est toujours dans
les classes inférieures que I Acadéaiie exhume les traits d'hêrobme et de
déToùment qii'e.le est chargée de découvri'-, en quoi les classes iufi.ricures
me paraissent très supcriiurcs aux aulr< s.
Mais il y a encore là quelque chose de très incomplet : — une fo's an
homme déclaré vertueux, — la société qui (stalUc le voir couronner et
l'applaudir, — ce qui n'est qu'un spectacle de jour où les femmes qui
ont d'? la fr.îrheur ei des chapeaux neufs vont humilier les femmes faii-
guécs et les chapeaux passés, — la s'iciéii'- ne s'en orrupe plus : voilà
donc la venu payée. — Le prix est bientôt dépensé, — il ne reste alors
qu'u le Vertu en jachère q'ii n'c-t plus snsccpiible d'aucun rapport.
il faurirail f ire pour la probile des hoiumes. — ce qu'on lait pour la
vertu des rosières, — ne p.s l'obliger à reromni ncer .«ans ce.^^se une
course périlleuse à iravcrs les dangers; — on sait la ballade allemande :
Le roi jeiie sa coupe dans un gouffre. — un plongeur se précip le, —
et la rapporte : « La coupe est à loi, dii le roi ; mais va la < hereher une
seconde lois et lu auras ma fille. « Le plopgcur se jeiic une secoudc fois,
mais ne revient plus.
liuand on trouve un homme qui est resié vainqueur dans la lutie hor-
rible de l'honneur et île la p.iuvre é, il ne lui faut pas fsire recom'uencer
celle lutte; il ne peut se contenter d'un prix qui, une fois dépensé, le
6a V
LE MAGASIN LITTERAIRE.
rend encore nécessaire : — il faut lui assurer à Jamais un travail hono-
rable.
C'est te qu'on ne fuit pas; — aussi, — le nommé CaiUet, qui avait été
déclaré liomaie vertueux en 1839, et qui avait en cette qualité reçu un
prix de cinq cents Iratics, voyant que tout le produit de la vertu était
mangé, — qu'il n'y avait plus rien à en attendre, — a eu recours au vice
et a passé ù d'autres exercices. La cour d'assises de l'Orne vient d'avoir
la douleur, le 8 juillet dernier, de le condamner à huit années de réclu-
sion pour vol avec circonstances aggravantes.
ALPHONSE K.ARR. ,
MJes Satons de inadasne Thieré.
V
^ Si l'on veut juger de l'influence que les femmes exercent en France, il
n'est besoin que de se faire présenter dans quelques uns de ces cercles
où figurent les principaux personnages politiques d'un royaume. Là , il sera
facile de reconnaître que, si elles ne sont pas partie active dans les grands
débats parlementaires et sociaux, elles ont au moins dans les coulisses du
grand monde des rôles fort importans, qu'elles remplissent avec autant de
grâce que de diplomatie.
Mme Thiers est , à Paris , une des dames dont l'amabilité , la bonté et
l'esprit délicat ont été le plus remarqués, et, disons-le avec conviction,
elle n'a pas peu contribué à vaincre certaines antipathies qui existaient
envers le célèbre député de Marseille; Mme Thiers , malgré la faiblesse
de i^a constitution, et des indispositions malheureusement trop fréquentes,
fait les honneurs de ses salons avec une aisance et un goût tout^ à fait
aristocratiques.
Rien n'est gai comme un bal chez Mme Thiers; on y rencontre des
pairs de France en petit nombre, la plupart des députés de la gauche,
des ministres présens, passés, futurs, des artistes et de jolies femmes.
M. Jaubert, l'homme le plus spirituel de la représentation nationale, est
un des habitués du lieu; M. Odilon Barrot y joue gravement le whist ;
M. Léon lillet, le jeune et intéressant directeur de l'Opéra, s'y montre
fort assidu; on y a même vu M. Bcrryer, l'orateur de la chambre , cau-
sant longuement avec Mme Dosne, belle-mère de Mme Thiers, l'une des
femmes les plus instruites de France. Que les légitimistes y prennent
garde, Mme Dosne a assez d'esprit pour opérer une conversion...
La place Saint-Georges change souvent de visiteurs , et cela se com-
prend : de la position d'un homme d'état naissent ses relations. Les dames
des députés du centre, par exemple, se montrent quelquefois fort assidues
aux soirées de Mme Thiers ; puis tout à coup une question politique, une
divergence d'opinion les obligent à ne plus danser chez leur adversaire...
Nous connaissons beaucoup de charmantes jeunes lilles qui ont maudit
cent fois les controverses du Palais-Bourbon. « Mon Dieu! maman, di-
sait un jour avec une grâce na'ive Mlle de B..., quel dommage que ces
messieurs ne soient pas toujours du même avis... Nous irions au bat
partout].., »
Une de nos illustrations poétiques, M. Alphonse de Lamartine, est sou-
vent présent aux soirées de l'hôtel de la place Saint-Georges; il y est reçu
par les dames de cette maison si artistique et si hospitalière comme on
doit recevoir un homme de rare génie , et , au reste , c'est un hôte qui
paie généreusement l'attention qu'on lui accorde ; car rien n'est plus élevé,
plus noble et plus intéressant que ces causeries auxquelles le célèbre au-
teur des Méditations mêle ses riches et profondes pensées.
Les personnages de la cour se montrent souvent chez Mme Thiers ,
monseignem- le duc d'Orléans paraît beaucoup s'y plaire , et , il faut en
convenir, il y plaît beaucoup lui-même ; S. A. R. est avec les dames d^une
galanterie exquise, et, avec les hommes de toutes les conditions, d'une
bienveillance extrême. Si ce n'était à un air de distinction qui règne dans
ses gestes, il serait difficile de reconnaître dans ce danseur en habit noir,
orné d'un ruban rouge imperceptible et sans rosette , le fils du roi des
Français.
On raconte une anecdote fort drôle et relative aux bals de Mme Thiers :
Un jcaiic invité s'échappa des salons vers une heure du matin. Comme il
descendait avec précipitation les escaliers qui mènent au jardin , il se
heurta contre un individu porteur d'un plateau couvert de glaces... c'était
un garçon du célèbre Tortoni. Je vous laisse à penser le carnage de cho-
colat, de vanille, de fraise et de framboise qu'il y eut... tout roula sur les
marches!... tout fut perdu!... i^ Monsieur, s'écria alors le garçon glacier,
en voilà pour cinciuanie francs de perdu, et je ne peux pas supporter
celte perte là !... pourtant on croira que c'est moi qui ai causé le dégât.
— C'est juste , répondit l'auteur involontaire de l'accident , mais je n'ai
pas d'argent sur moi. — Vraiment , monsieur ':" — Ma parole d'honneur la
plus sarrée.— nmpruntez-en à un de vos amis ; que diable ! vous ne vou-
driez pas faire perdre cela ù un pauvre diable comme moi ? — Non ,
mon garçon, je te promets que la somme totale du dégât te sera remise
demain. ■>
tt le danseur s'élança dans la rue à la recherche de sa toiture,
Le lendemain, il vint à Tortoni un grand laquais à livrée bleue et or,
qui demanda le garçon aux glaces brisées...
<■ Tenez, lui dit-il, voilà un billet de cinq cents francs que son altesse
royale vous envoie. »
Le casseur de verres s'appelait Ferdinand-Philippe d'Orléans.
MADAME LA MARQUISE DE V1EU\B0IS.
LE BEL HOMME ET L'HOMME BEAU.
Il est un malheur que personne ne plaint, un danger que personne ne
craint , un fléau que personne n'évite ; ce Iléau, à dire vrai, n'est conta-
gieux que d'une manière, par l'hérédité, et encore n'est-il que d'une suc-
cession bien incertaine ; — n'importe, c'est un Iléau, une fatalité qui vous
poursuit toujours, à toute heure de votre vie, un obstacle à toute chose,
— non pas un obstacle que vous rencontrez, — c'est bien plus; c'est un
obstacle que vous portez avec vous, un bonheur, un ridicule que les niais
vous envient, une faveur des dieux qui fait de vous un paria chez les
hommes, ou, — pour parler plus simplement, — un don de la nature qui
fait de vous un sot dans la société. — Enfin , ce malheur, ce danger, ce
Iléau, cet obstacle, ce ridicule, c'est — Gageons que vous ne devinez
pas; — et cependant quand vous le saurez, vous direz : C'est vrai ! Quand
on vous aura démontré les inconvéniens de cet avantage , vous direz : Je
ne l'envie plus. Ce malheur donc , c'est le malheur d'être beau.
Remarquez bien ici la différence du genre ; nous disons :
LE BOXHEUR D'ÊTRE BELLE.
LE MALHEUR D ÊTRE BEAI'.
Nous Vallons montrer tout à l'heure.
Quelqu'un a dit quelque part : Quelle est la chose désagréable que tout
le monde désire? Ce quelqu'un s'est répondu à lui-même : C'est la
beauté. Mais par la beauté, nous entendons la véritable beauté, la beauté
parfaite, la beauté funeste. Ce qu'on appelle un bel homme n'est pas un
homme beau. Le premier échappe à la fatalité ; il a mille conditions de
bonheur. D'abord, il est presque toujours bête et content de lui; en-
suite, on a créé des états exprès pour sa beauté. Etre bel homme est un
métier.
Le bel homme proprement dit peut être heureux , — comme chas-
seur, avec un uniforme vert et un plumet sur la tête.
Il peut être heureux, comme maître d'armes, et trouver mille jouis-
sances inefl'ables d'orgueil dans la noblesse de ses poses.
Il peut être heureux, — comme tambour-major, — oh ! alors il est fort
heureux.
Il peut être heureux, — comme général de Cempire au théâtre de Fran«
coni, et représenter le roi Joachim Murât avec délices.
Il peut être heureux, — comme modèle dans les ateliers les plus célèbres,
prendre sa part des succès que nos grands maîtres lui doivent , et légiti-
mer, pour ainsi dire, les dons qu'il a reçus de la nature, en les consacrant
aux arts.
Le bel homme peut supporter la vie , le bel homme peut rêver le bon'-
heur.
Mais l'homme beau, 1 homme Anlinoiis, l'amour grec, l'homme idéal,
l'homme au front pur, aux lignes correctes, au profil antique, l'homme
jeune et parfaitement beau, angéliquement beau , fatalement beau, doit
traîner sur terre un existence misérable, entre les pères prudens, les maris
épouvantés qui le proscrivent, et, ce qui est plus terrible encore, les nobles
et vieilles Anglaises qui courent après lui.
Car c'est une vérité incontestable et malheureuse , — un jeune homme
très beau n'est pas toujours séduisant ; il est toujours compromettant.
Peut-être, dans un pays moins civilisé que le nôtre, la beauté est-elle
une puissance ; mais ici, mais à Paris, où les avantages sont de convention,
une beauté réelle est inappréciée ; elle n'est pas en harmonie avec nos
usages; c'est une splendeur qui fait trop d"efl"et, un avantage qui cause
trop d'embarras; les beaux hommes ont passé de mode avec nos tableaux
d'histoire.
Nos appartemens n'admettent plus que des tableaux de chevalet.
Nos femmes ne rêvent plus que des amours de page, et de nos jours Id
gentillesse a pris le pas sur la beauté.
Malheur donc à l'homme beau !
MADAME EMILE DE GIRARDIN,
<5
Paris. — BOTJLK et C, imprimeurs des corps militaires, do la gtnîarm?ric dé larlfra a
laie, du cadastrç et des conir-buiions dircclet, rue Coq-Héron, 3
8ejȕoiissI!*i-e 18^1.
SSOWJ^m WMAMCS M'AM AM.
assisee.
ON S'ABONSIE
A Pariai,
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Au burcao du Journal.
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des Posles el des Messa^jeries.
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CittcratH«, j^istoirt , Sficnccs, Bsaux-'^vls^ Jîïemoiws, iHœurs, iio^a^ts
EXTRAITS D'OUVRAGES ISÉDITS, PUBLICAÎMS KOIjIILLES, REVUES.
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' Six mois C 50 c.
Trois mois. ... 3 50
Vn mois l 25
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On tire à vue sur les peràoancs qui Is
demandent, et il Cit ajouté un fr. au
mandat pour frais de recouTrement.
(affb.vnciiib.''
PnOSPES'î'CJ^.
Le Magapin Littéraire se compose d'un choix d'articles fait
parmi les meilleurs Feuilletons, Romans et Nouvelles qui parais-
sent chaque mois, soit dans les Journaux, les Revues, ou les
Livres. Ou y trouve des Récits de voyages, des Tableaux de
mœurs, des Etudes d'art et des Esquisses biographiques em-
pruntés aux meilleurs écrivains de France et de l'étranger.
En vertu d'un traité spécial passé avec la Société des Gens de
Lettres, le [\Iagasin LrrTÉRAiRE, outre ses articles entièrement
inédits, reproduit notamment les publications de MM. Victor
Hugo, Charles Nodier, djî Balzac, Alexandre Dumas, Frédéric
SouuÉ, Charles de Bernard, Méry, Eugèine Sue, Léon Gozlan,
Roger de Beauvoir, Ei.ie Berthet, et généralement les ouvrages
de MM. les écrivains les plus distingués.
Il parait chaque mois (le quinze) un numéro composé de huit
feuilles, imprimé sur beau papier satiné, grand in-quarto à deux
colonnes, avec couverture imprimée. Le prix de chaque numéro,
qui contient 10,800 lignes (ou 760 mille lettres), c'est-^-dire la
matière de plus de cinq volumes in-octavo , est de UN FRANC
VINGT-CINQ CENTLMES.
Le prix de l'abonnement annuel est de DOUZE FRANCS. Les
douze numéros mensuels qui le composent contiennent de fait et
véritablement la matière de plus de soixante volumes in-octavo
ordinaires, dont le prix (au prix de 7 fr. 50 cent, le volume)
serait de ù50 francs !
Le Magasin Littéraire réunit donc trois conditions essentielles
qui doivent assurer son succès :
1° Grande variété de rédaction et soin particulier dans le choix
des articles , qui sont tous signés par les écrivains le plus en
renom (voir ci-après le sommaire de ce numéro) ;
2° Immense quantité de matières ( plus de 60 volumes par an) ;
3° Réduction considérable et sans exemple dans le prix de
labonnement (DOUZE FRANCS PAR AN).
Pour se convaincre de la sincérité des promesses de ce pros-
pectus, de la réalité des avantages que présente le Magasin Lit-
téraire, de son importance malériellc et de sa valeur litléraire,
ilsuliitde jeter les yeux sur ce numéro et de lire, dans le sommaire
(jui suit, les noms des écrivains célèbres qui y ont concouru.
Le Maîue d'École, par M. FUEDERIC SOlîLïÈ.
Souvenirs de Marseille, par M. ALEXAXDKE DUMAS,
Deux vices nouveaux , par M. LEON GOZL V\.
Médcfiiie des Gens du monde : Physiologie du Malade, par M. P.
BEUrVAUl).
Poruait de M, IlEURYER.
Portrait de M. DliPIIV.
Mémoires de M"" Laflarge, éails par elle-même.
Un huit pom- un neuf ou l'assassinat du courrier de Lyon , par le com-
maiuleur LEO LESPÈ8.
Barbe-Dleuc en Ciiiiie, ou la septième femme.
Un Duel sous Mazarin, par M. DESESSARTS.
Les Pensionnats à voilures, par M. PAUL DE KOCK.
Nouvelles à la main (août).
L'Observateur du Bospliorc , par M, EL'GEXE GL'IXOT. '5!,
Les Guêpes (septembre) , par M. ALPHONSE HARR.
LE JVIASTRE D'ECOLE.
I. •
Sur la route de Lyon à Grenoble , on trouve un village assez considé-
rable appelé Bourg injx ; il est situé dans cette partie du Daupbiné où
l'on sent déjà se mouvoir cat immense flot de terrain qui sWève graduel-
lement, et qui , d'ondulation en ondulation, arrive jusqu'aux Alpes les
plus hautes.
C'est un pays qui n'est plus la plaine et qui n'est pns encore la monta-
gne ; déjà rude à l'œil et rebelle à la cu'turo, il n'a pas encore ces subli-
mes bf autés sauvages qui plus loin vous font oublier les bienfaits de la
civilisation, c'est le milieu entre cette nature qui appartient tout entière à
l'hotnme, et qu'il revêt à son gré des moissons les plus diverses , et cette
nature qu'il n'a pu vaincre , et qui garde l'indépendance et rcternité de
Sus sites incultes.
A une demi-lieue de Bourgoing, el toujours en pliant du côté de Greno-
ble, on voyait en 1814, à gauche de la route, une cliélive maison posée
de travers au milieu d'un misérable verger.
Quelque puérile que puisse être la prétention de certains observateurs
à juger toutes choses sur les moindres apparences, il faut cependant re-
coiiiiaUre que l'extérieur de relie maison, ce qu'on en pourrait appeler fa
physionomie, avait un caractère assez particulier pour être remarqué. Sa
fiij'ade uK-nirait au rez-de-chaussée deu\ croisées séparées par une porte.
Au-dessous de ce rez-dechausséc, régnait un grenier mansarde , éclairé
par une seule croisée et auquel on arrivait par un escalier extérieur dres-
sé comme une éi helle sur le liane du biitimeiit.
Lorsque la porte du rez-de-rhaussée restait entrebâillée , on voyiit
qu'elle donnait cntrt^e sur un corridor qui traversait la maison dans toute
sa profondeur, et qui par conséquent séparait romplètemciii les cham-
bres éilairées chacune parunedescroisi^es. Sans pénétrer dansc<-srh.->m-
hres. on pouvait farilemeni deviner comt)ieu le caractère des personnes
qui les habitaient devait être dissemblable.
L'une de ces croisées était rm^e de pots de fleurs soigneusement te-
nus ; point de fleurs mortes pendant à la tige, ""int d'herbes parasites
montant au pied ; on voyait qu'ils étaient arro.sés, t.iillés, éplurhés avec
re\actiiu(le la plu-s mi:>utieu';e. Les vitres de celle croisée étaient nettes
et l)rillaiites. et l.iissaien voir des rl.leaux d'une blancbcur irréprochable,
lomhant en plis, d'une régularité parfaite.
L'autre ci o Si^e du rez-de-chaussée, au contraire de celle-ci, étalait un
désordre et une malpropret- repoussante Dos bouteilles auï goulots é-
bréehés en garnissaient l'appui , ci la plupart des carreaux à moites bri-
sis et réparés avec du papier rarhaien. mal les lamboau.\ d'un vieux ri-
deau de (lamas jaune, tout taihé d'huiie.
ijnani il la croisée île la mansarde, elle était nue de cette parure cl de
ce désordre ; on n'y voyait ni 11 urs ni rideaux sales ou propres ; tm aper-
cevait seul ment, poîéc devant c;uc fcnC'.rc, ui;c la'ale chargée de li-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
vresj avec quelques cahiers de papier, et au fond du grenier an grabat et
une cbaise.
Tous ces petits indices extérieurs ne disent pas sans doute ce qu'é-
taient les habitans de cette maison ; mais lorsqu'on savait qu'elle était oc-
cupée par une vieille femme, sa fille et son fils, on s'étonnait que l'ordre
et la propreté qui régnaient dans la chambre de la fille n'eussent pas pé-
nétré dans celle de la mère, et que l'espèce de confortable que possé-
dait la foéur fût refusée à la pauvre mansarde du frère.
Il est donc nécessaire de dire quelles étaient ces trois personnes.
En 1793 et tout près de Grenoble des paysans ramassèrent dans un
fcssé une pauvre femme éfanouie poriaot dans ses bras une petite fille
(run au tout au plus. Cette femme pouvait avoir vingt-cinq ans et était
d'une beauté reinarquable ; ses habits misérables eussent pu faire croire
qu'elle appartenait a la classe la plus pauvre du peuple si la blancheur de
ses mains et la délicatesse de ses pieds n'eussent montré qu'elle n'était
point faite aux rudes travaux qu'impose la misère.
Du reste on ne put savoir quelle était cette femme ni d'où elle venait ;
car lorsque ces paysans l'eurent rappelée ii la vie, ils s'aperçurent qu'elle
était complètement folle. On fut obligé de lui arracher son enfant qu'elle
Voulait tuer : bientCt la petite fille fut placée dans un hospice où elle re-
çut le nom de Rosalie, et cette femme fut enfermée dans la maison des
fous et inscrite sous un nuoiéro qui devint son nom; on l'appelait le nu-
méro 101.
Cependant au bout de quelque temps, on s'aperçut que cette femme
était grosse, et en effet, au bout de neuf mois, elle accoucha d'un garçon,
qutfut placé comme sa sœur dans la maison des Orphelins sous le nom de
Brutus (on était en 17%). On réintégra cette femme dans l'hospice des
aliénés et il ne fut plus question de ces trois individus pendant une dixaine
d'années.
:" Cependant, au commencement de l'empire, lorsqu'on organisa les ly-
cées en régimens, l'hospice des Orphelins proposa au proviseur de lui
céder le petit Briî'us pour en faire le tambour de sa troupe d'écoliers.
L'arrangement fut accepté et Brutus fut admis en cette qualité au lycée de
Grenoble.
L'existence du pauvre Brutus fut dès cette époque une longue et rude
épreuve. Il semblait que ce ne fiit pas un enfant comme les autres, un
être humain qui devait vivre selon la loi commune, c'était pour ainsi dire
une chose, un meuble appartenant au lycée. Chacun s'en servait, maîtres
et écoliers, selon ses besoins ou son caprice, battu et raillé par les en-
fans, puni et menacé par les supérieurs.
Dès l'abord, il avait essayé de résister à cette tyrannie brutale des uns
■ et des autres ; et dans les combats à coups de poing qu'il avait soutenus
".contre les grands, et les représentations jusies qu'il avait portées jusqu'au
, Jiroviseur, on avait pu reconnaître dans cet enfant une nature courageuse
et une raison qui n'admettait pas sans discussion un traitement non mé-
rité.
Mais peu à peu tout avait cédé devant l'implacable méchanceté des
écoliers et le froid abandon de ceux qui ne se faisaient ses juges que
pour le condamner.
Bruius en était donc arrivé, à l'âge de quinze ans, à se considérer lui-
même comme on le considérait, et le pauvre souffre-douleur regardait
comme des jours heureux ceux qu'il passait sans être battu ou sans être
mis au pain sec et à l'eau. Il ne se défendait plus, il ne raisonnait plus.
La seule chose qu'il eût^gagnée au lycée, c'était une sorte d'instruction
' Èâlarde, taêlée de français et de latin, une assez bonne écriture et un vé-
!j rifabJe talent sur le fifre et le tambour.
1, Parmi les grossièretés dont BrUtus était poursuivi, celle qu'on lui épar-
■ épai' le nioins était de lui réprochei" l'état de sa mère, toujours enfermée
qànS la maison dés fous. L'enfant, à qui toute affection manquait au mon-
de, en avait cherché une près de cette femme et ne l'avait pas trouvée là
j^I us qu'ailleurs.
Ce n'est pas que cette mère fût assez privée de tout souvenir pour mé-
connaître son fils, elle se rappelait les circonstances de son évanouisse-
ment sur la route, celles de son accouchement ; elle ne niait pas que Bru-
tus fût son fils, ipais elle le délestait, et lorsqu'il venait lui parler, elle le
traitait avec un ujépris cruel ou s'obstinait à ne lui point répondre.
Cette haine pour son enfant ne pouvait non plus être considérée com-
me lin résultat de sa folie, car elle avait pour sa fille Rosalie l'aûeciion la
plus passionnée, et toutes les fois que celle-ci venait voir sa mère, c'é-
taient des transports de joie si bien semis, de sages conseils si bien don-
nés, des questions si tendres sur son état, qu'on eût vraiment douté que
cette femme pût tomber bientôt après dans les divagations les plus étran-
ges et faire les actes de la plus absurde folie. Du reste elle n'avait gardé
a\}cun souvenir de ce (|ui avait précédé son évanouissement sur la route
de" Grenolde, et quand on la questionnait à ce sujet, elle prenait un air
étonné, comme si elle n'eût pas vécu avant cette époque.
Quant à Rosalie, elle avait appris ce qu'on enseignait alors dans les hos-
pices. Elle savait lire et écrire, et était la meilleure ouvrière de Greno-
ble. C'est ce qui l'avait fait demeurer à l'hospice où elle avait été attachée
à la lingerie, tandis que son frère, qui avait atteint dix-huit ans, avait passé
^de l'état de tambour à celui de clUcn de cour ou de pion, comme disent
'les^éceliers.
' Dn basa»d heureux l'avait toujours sauvé de la conscription, et la res-
tauration le trouva surveillant la classe des élèves de septième, toujours
malheureux, toujours bafoué, toujours triste et morose.
Ce fut à cette époque qu'il se fit un notable changeaient dans l'existence
de Brutus.
L'aumônier du lycée, vieillard de soixante-dix ans, préféra avoir des
ouailles plus attentives qu'une troupe turbulente d'enfans; il demanda et
obtint la cure de Bouigoing. M. Dulong, c'était son nom, avait pris de-
puis long-temps Brutus en pitié, et il montra celte bienveillance pour lui,
en arrachant le pauvre diable à la vie de supplices qu'il menait.
Le vieux curé avait réso'u de doter sa commune d'une école primaire;'
et comme son grand âge ne lui permettait pas de remplir les fonctions
d'instituteur avec la régularité nécessaire, il avait appelé Brutus près de
lui comme suppléant. C'était une bien pauvre existence que celle qu'il lui
offrait, mais toujours valait-elle mieux que sa position précaire au collège.
Le recteur de l'Académie avait alloué à Brutus cent cinquante francs et
un diplôme de capacité ; la commune avait fourni sa quote part au salaire,
de l'instituteur en le logeaat gratis dans la maison dont nous avons parlé
dlus haut, à la charge par lui de la tenir en bon état, ce qui représen-
tait par an un loyer de soixante francs et quatre-vingts francs de répara-
tion. Enfin le revenu de Brutus se complétait avec la rétribution payée
par les garçons et les petites filles, et qui était de vingt sous par mois,
dont dix sous étaient affectés aux frais de l'école attenante au presbytère,
et dix sous aux appoiniemens de Brutus.En somme,tout cela pouvait cons-
tituer une place de trois cent cinquante francs.
Ce fut avec ces faibles ressources que ce jeune homme se décida à re-
tirer sa mère de l'hospice où elle vivait depuis vingt ans, et à appeler sa
sœur près de lui.
11 lui semblait que l'accomplissement de ce devoir sacré obtiendrait sa
récompense dans le bonheur qu'il trouverait au sein de sa famille ; mais
il ne lui avait pas fallu beaucoup de temps pour se désabuser.
Sa mère lui témoignait une aversion qui ne faisait que croître tous les
jours , quoique les transports de sa folie se fussent changés en une sorte
d'idiotisme morne.
Quant à Rosalie, c'était une belle jeune fille d'une nature hautaine et
décidée, qui avait pris de prime-abord le commandement de la maison, et
qui disposait sans contrôle, non-seulement de tout ce qu'elle gagnait, mais
encore de tout ce que gagnait Brutus qui n'en détournait pas un sou à
son usage.
Ainsi Rosalie avait fait meubl<>r et arranger sa chambre de la manière
la plus coquette qu'elle put imaginer dans sa pauvre position ; puis elle
avait logé sa mère, en lui procurant quelques vieux meubles en étoffes ja-
dis brillantes, ce qui ravissait la vieille folle.
Quant à Brutus , on l'avait relégué au grenier avec une concheite, une
table et une chaise. Peut-être , si on lui eût fait bonne mine , ne lui en
eût-il pas fallu davantage; mais à l'heure des repas on l'excluait de la ta-
ble sous prétexte que sa présence empêchait sa mère de manger. On lui
mettait sa part, viande, soupe, légumes pêle-mêle dans une assiette avec
un cbiûôn de pain , et le pauvre garçon allait dévorer sa pitance dans le
verger quand il faisait beau, ou le plus souvent dans soQ grenier ou dans
le corridor. - ' -
Nous n'avons pas besoin de dire qiife les bons mbrceaut n'étaient pas
pour lui, et ces morceaux n'étaient pas toujours assez largement coupés
pour l'appétit d'un jeune homme de vingt ans , d'Une taille de cinq pieds
six ponces et d'une carrure herculéenne. Ils étaient d'autant moins sufli-
sans que Brutus avait un commensal particulier auquel lui seul accordait
quelque pitié.
Ce commensal était un chien.
Ce chien, Brutus l'avait trouvé errant sur la route, maigre, pelé, ha-
gard ; des enfans le poursuivaient à coups de pierre. Brutus l'avait sauvé
de leur fureur et avait emmené le chien dans sa maison , et depuis deux
mois il était son seul ami et le seul compagnon de ses longues promena-
des solitaires.
On s'étonne quelquefois de l'affection des hommes pour les chiens ;
mais elle nous semble bien naturelle. Quand nous avons du chagrin ou de
la joie dans le cœur, notre meilleur ami discute notre i-hagrin ou raisonne
notre joie. La consolation la plus commune qu'on donne anx infortunés ,
c'est d'essayer de leur prouver qu'ils ont tort de souffrir et qu'ils man-
quent de courage ou de résignation; lafélicitation la plus sincère a tou-
jours une restriction où l'on vous avertit de ne pas croire trop facilement
à ce qui vous rend heureux. Le chien , au contraire , est un écho fidèle
qui vous répond juste selon l'état de votre cœur. Si vous êtes triste, il
est triste; si vous êtes joyeux, il est joyeux; il n'accuse ni ne conseille, il
sent comme vous sentez , et vous aime comme vous êtes et non comme
vous devriez être.
Or, le chien de Brutus était cela pour son maître , celui qui le suivait
partout et qui venait toujours à sa voix, empressé et soumis.
Comme on doit aisément l'imaginer, celui qui était le favori de Brutus
devait être détesté de la mère et de la sœur du jeune homme, et le pauvre
animal l'avait si bien compris, qu'il ne rentrait jamais à la maison avec son
maître; il attendait à une certaine distance, puis il tournait autour du ver-
ger fermé d'une haie ; puis quand il croyait pouvoir passer sans être vu ,
il courait en toute hâte vers la maison, gravissait en deux bonds l'escalier
de la mansarde, et allait se coucher sous le iit.
Du resie, le nom du chien avait quelque chose de particulier comme ce-
u
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
lui du maître. L'animal Ciait Ijoigne, elBrutus avait employé le peu qu'il
savait tie son liisioiic romaine à donner à son chien le nom d'un des plus
fameux héros de l'aiiii((uiiO, à qui une inlirmitô pareille avait valu le sur-
iiem de Cotiè.s. Donc, le caniche de Brulus s'appelait Codés, comme l'IIo-
raiius qui défmdii seul le pont du Tibre contre les soldats de Porsenna.
Quant au\ deux femmes, dont l'une n'avait point de nom, et dont l'au-
irj i:e s'api» lait que liosalie, on s'accoutuma peu à peu à leur donner le
nom de (elui qui semblait le chef de la famille, et la vieille folle était con-
nue dans le pays sous le nom de la mère Drutus, et sa lille sous celui de
îrllle liosalie Brutus.
Mainicnani que nous avons suiTisammenl dit quels étaient les personna-
ges qui doMieuraicnt dans la maison qu'on voyait à gauche de la route, il
faut nous occuper de l'autre côté.
Précisément en face delà chau.nière de Bruius, se terminait le mur d'un
parc qui selendaii à plus d'un quart de lieue le long de la route, et qui re-
montait de même daus les leires jusqu'au sommet d'une petite colline sur
laquelle était ^llué un château de la plus belle appaience.
Ce château ai)p.irtenait au CDUite de Lugano, sénateur de l'empire, ex-
conveniiunni 1, tt jouissant, disait-on, d'une fortune très considéiable, sur-
tout en sa qua iié de tuteur de Mlle Van Owen, sa nièce, fille de sa sœur,
morte depuis dix ans, et de Al. Van Owcn, fournisseur du bon temps, qui
avait laissé à sa fiile Paméla un héritage colossal.
M. le comte (le Lugano, (lui devait ce liirc à la muDifieence impériale,
et qui l'avait QLcepié avec d'auiaut plus de reconnaissance qu'il lui ser-
;£vait à faire oul>licr un nom odieusement célèbre dans la révolution, n'a-
vait presque jamais habité son château de la Sapinière durant tout l'em-
, pire;. mais, en 1S14. il avait ciu prudent de s'éloigner de Paris, où sa
ijualité d«i régicide l'avait fait exclure de ïa nouvelle chambre des pairs,
nia'gré ses grands talons admini^traiifs. Depuis le mois de mai, il s'était
établi à la Sapinière, avec sa nièce Paméla et son fils Hector de Lugano,
t«-audiieiir au. conseil-d'éiat, jeune homme de fort bonne mine, et qui
avait acquis à la cour impériale cette fatuité que donnent les succès faci-
les, /succès qui ne lui avaient pas manqqp, grâce à la pénurie de beaux
hommes et d'hoiiimes aimables causée par les guerres de Napoléon qui
les emmenait presque tous à ses armées.
Il ne semblait pas que les moi;(dres relations pussent s'étab'ir entre
cette famille si opulente et celle de Brutus; mais le hasard en décida au-
trement.
La propriélé de la Sapinière était régie, en l'absence du comte du Lu-
gano , par un intendant dont la maison était située dans le parc et assez
près de la route.
■ Ce régisseur avait deux flis, bambins de huit h dix ans fort laids, très
mécbans, louches et bossus, Leur père ne voulait pas les envoyer à l'école
du village où on les poursuivait des plus cruelles railleries, lorsqu'ils n'é-
' tEÙent pas exposés à quelques mauvais traitemens de la part des petits
paysans, qui vengeaient quelquefois sur les enfans les rancunes de leurs
pères coulre la rigidii6de M. Langefay, l'intendant. Celui-ci avait donc
prié Bruius _de venir donner des leçons particulières de lecture et d'écri-
ture à ses deux cbarmaos marmots, et le maître d'école avait trouvé que
c'était pour lui une bonne fortune incommensurable, car M. Langefay ne
lui avait pas ollert moins de six francs par mois pour ses bons soins ;
et encore arrivait-il à Brutus d'attraper, par-ci par-là, une place à la ta-
ble de l'iiitendaiit, lorsque celui ci était eu humeur de faire une partie de
dames ou de dominos.
Mais peut être tout cela n'eût-il point sulfi pour rapprocher le richard
du misérable sins une circonstance bien méiitoire.
En parlant de la maison de Brutus, il fallait, pour arriver au château,
longer tout le mur du parc en entier pour aller retrouver la grande ave-
nue, puis traverser le parc en entier pour revenir à la maison de l'inten-
dant. Celui-ci avait abrégé ce long trajet en donnant au précepteur de ses
fils, comme il l'appelait, la clé d'une petite poite qui ouvrait du parc sur
la route en face de la demeure de Brutus, qui ne pouvait donner ses le-
çons que le soir, quand il en avait fini avec ses écoliers publics.
,1 Or, un soir de juin 1814, le comte de Lugano se promenait seul dans
ia partie la plus reculée de son parc, il passait devant cette porte qui ou-
vrait sur la route, lorsqu'il entendit introduire une clé dans la serrure; il
vil ouviir la porte, et iinnu^iaiemcnt il se trouva en face de Brutus.
Quoique le comie de Lugano fût déjà un homme assez âgé et usé par
les plaisirs du monde, et surtout par les travaux, il M'éprouva aucune
crainte en se vo)anl lui, faible et chéiif, en face d'un homme dont l'ap-
parence cilt paru redoutable à des hommes jeunes et vi:,;oureiix. Mais il
n'en fut pas de même de BruUr-' : à l'aspi^t t (le cet éniinent personnage, il
se seniit pris d'une frayeiir et d'un embarras si comiques, qu'ils appelè-
rent un sourire sur le visage soc et sur les lèvrts luiucf:* et arides du vieux
sénateur.
— Qui êtes vous? lui dit le comte d'un ton sévère.
— Je suis Brutus.
Le comte fi onç.» le fourrit.
— Qu'est-ce que c'est que ça, Brutus?
— C'est moi, mcnseignour.
M. do Lugano se reprit à rire et lui dit d'un ton pluis bienveil-
ant : > ,
— Mais, que faites-vous, et poiirq.ttoi cuirei-voiis dànt'IKôn parc nar
cette porte? -<■■'C^'^>\ui.^<■•.yr^■.^^^^P^ v
Ici Brutus commença un récit fort embrouillé pour expliquer ce que
nous avons dit plus haut. Il parlait toujours ; mais le comte nel'écoulait
déjà plus, il semblait r( lléchir et arranger un projet dans sa tète.
Tout-à-coup il interrompit Brutus et lui dit ;
— Donc vous avf z ua bonne écriture ?
— Oui, monseigneur.
— Vous savez l'orthographe?
— Oui, monseigneur.
— Eh bien! venez me voir demain à sept hcnres du matin, je vous pro-
poserai peut-être quelque chose qui vous conviendra.
Le comte s'éloigna, Brutus resta immobile, et se hâta d'aller chez l'in-
tendant pour lui faire part de sa bonne fortune.
II.
Le lendemain de ce jour, dans un salon du château de la Sapinière,
Mlle Van Owen et M. Hector de Lugano, assis chacun de son coté, se li-
vraient à une rêverie inspirée par un sentiment commun; ils semblaient
tous deux s'ennuyer à périr.
Paméla prenait et quittait en bâillant un travail de broderie, tandis que
so'i cousin parcourait qui'lques journaux qu'il rejetait avec impatience sur
la table. Du reste, il ne s'occupjit pas plus de Paméla qu'elle ne s'O'CU-
paît de lui; bien que jeunes et beaux tous deux, ils n'avalent rien à se dire.
En clfet, ili étaient tellement sûrs de s'apparienir l'un à l'autre qu'ils ne
prenaient pas le soin de se plaire et de se mériter: leur union, arrêtée
depuis dix ans, devait s'accomplir dans deux mois, dès que la future au-
rait seize ans accomplis, et si elle soupirait quelquefois tout bas en trou-
vant ce délai bien long, c'éiait en pensant à son mariage et non pas à son
mari. Quand elle avait quitté le pensionnat pjur suivre le comie à la Sa-
pinière, elle avait d'abord accepté ce changement avec joie, espérant tous
les p! .i<ir<: fini dans le monde lont cortège à la jeunesse et à ia beauté ;
mais ceux qu'on trouvait à la Sapinière étaient si tristes, qu'à peine avdii-
elle cessé d'être un enfant qu'elle désirait devenir femme, et cela pour un
seul motil, pour ne pas s'ennuyer comme elle s'ennuyait entre son oncle
et son cousin.
Cette disposition d'une fille de seize ans n'a rien de bien extraordinai-
re, tandis que l'ind.Uérente fatuité de M. Hector de Lugano était
véritablement très remarquable: non pas en ce sens qu'tlle eût un carac-
tère particulier et original, car il n'avait (/u'une fatuité commune, mais el-
le était si énorme qu'elle le faisait d stinguer.
lien était de sa fatuité comme de ces hommes d'un visage vulgaîj'ect
d'une tournure sans grâce, mais que les âmes rêveuses appellent de beaax
hommes parce qu'ils ont cinq pieds onze pouces, ou sii pitdj. Ainsi, ce
monsieur était si sûr de plaire et de triompher, qu'il s'était trouvé de pau-
vres femmes qui s'étaient rendues tout de suite sur parole, comme sTl eût
été inutile de se débatire contre cet invincible Lovelace.
Nous sommes bien lâché de le dire à ces dames; mais près d'elles, il y
a mille contre un à parier pour un fat eu rivalité avec un galant homme.
Ce n'est pas que les hommes soient plus exempts qu'elles de cette niaise
crédulité, et entre le talent modeste et la sottise arrogante, la chance a
toujours été et sera toujours pour la sottise qui se loue, de quelque sexe
qu'elle soit et à quelque sexe qu'elle s'adresse.
Cependant ia prodigieuse fatuité d'Hector n'avait fait aucune impres-
sion sur Paméla ; d'abord, il i.e s'était pas donné la peine de loi appren-
dre ce qu'il valait; et ensuite, l'eiil-il accablée du récit de ses bonnes fortu-
nes, qu'elle n'y eût rien vu d'étonnant et qu'elle se fut imaginée qu il en
était ainsi de tous les hommes. Monsieur Ilectorde Lugano, qui allait s'em-
parer maritalement de celle belle enfant de seize ans et de ses quatre mil-
lions de dot, était habitué, depuis dix ans, à considérer cela comitte mie
créance bien hypothéquée dont l'échéance approchait. ■ '
Ils étaient donc tous deux s'ennuyant dans le salon de la Sapinière de-
puis une demi-heure,lorsqu'Hcctorse leva et sonna; un domestique parut.
— N'a-t-on pas averti mon père que le déjeuner l'attendait?
— On a sonné le déjeuner comme à l'ordinaire.
— 11 fallait sonner de nouveau; peut-être est-il an fond du parc et na-
t-il pas entendu.
— Monsieur le comte a dû entendre, car il est dans son cabinet.
— Alors, il fallait entrer chez lui.
— Monsieur le comte est enfermé, et il a défendu qu'on allât l'inter-
rompre.
— Je vous en avais averti, Hector, dit Paméla; ce matin j'ai vu entrer
chez lui une espèce de p.iysau, et depuis ce temps ils sont ensemble.
— Quoi? répartit Hector, ce grand ours en bas bleus, en souliers à
roseitesen cuir et en redingote marron, ce malOiru que j'ai rencontra* ce
matin dans le parc, c'est lui qui est encore avec mon père ?
— Oui, monsieur, répondit le domestique, monsieur Brûlas est avec
monsieur le comte depuis sept heures du matin.
— Monsieur Brutus? fit Hector en donnant à son exclamation intcrro-
gative un ton de mépris si superbe, qu'il s'imagina que tant de dédain
valait de .'esprit.
— Oui, monsieur, le maître d'école du village.
— Le maître d'école du village ? répéta Hector.
11 faut avouer notre impuissance à faire nos lecteurs juges du mérite flf-
M. Hector de Lugano ; ce mérite consistait dans une imporlineacu
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
de prononciation, une supdiiorilé lîe giimace que la lettre écrite ne peut
rendre; uia^s il me semble cepeiidaiU que ce tievait être fort drôle ; car
Pauiéla se mit h rire tout haut, elle doincslique l'imita tout bas. Il en est
des sols comme des grandes coquettes : loiis his lioium;igcs leur sont
bons. Une de nos hautes célt^britcs d'amour dirait qu'elle était aussi lière
d'cire admirée par un Auvergnat que par un homme élé^'ant ; le rire de
Sun val' t-de-cbamhre ravit Hector; il se sentit en verve et continua.
'— Est-ce que mon père veut apprendre r. lire ?
Le domestique coutinua h rire; mais Paméla haussa les épaules ;
W, Hector fut piqué, et i'iuvila à passer dans la salle à mauger sans at-
tenilreson père.
A rinslaut même parut M. de Lugauo, précédant Crutus, et lui di-
sant: '■ "'
— Restez,' monsieur, vous déjeunerez avec nous ; je vais faire avenir
chez vous que vous ne rentrerez pas de la Joui née.
Louis, ajouta le comte, eu s'adressaut au domestique, allez chez mon-
Eicur.
Le domestique sortait, quand Brutus l'arrêta en lui disant.
■^ Ne vous^ dérangez pas, monsieur, c'est inutile, on ne m'atleti^ja-
mais. -'' ' ■ ' ■■■'
— Comme il vous plaira, dit le comte de Lugano, allons nous mettre à
ta Lie.
Et sans faire attention à Brutus, il alla embrasser Paméla, en s'excu-
sant de l'avoir fait attendre, et lui olirii la main.
Pendant ce temps, Brutus restait immobile à sa place, et Hector le lor-
gnait comme uno victime dont il se réservait la jouissance.
Le comte et Paméla quittèrent le salon, et Hector pria Brutus de vou-
loir bien passer, avec cette alT-'ctalion de politesse qui devient une iu'-o-
lenre quand on peut la comprendre ; mais Brutus n'y vit qu'une si affable
prévenance, qu'il se sentit plus à l'aise en face du jeune homme si em-
pressé, et qu'il poussa la hardiesse jusqu'à lui dire :
— C'est que, voyez-vous, monsieur, j'aimerais autant ne pas déjeuner
au château.
En parlant ainsi, le pauvre jcunî horiHuo avait presque les larmes aux
yeux, et son air désolé eût attendri tout autre qu'un monsieur de la nature
d'Hector, qui reprit d'un air de confusion affectée :
— Quoi ! monsieur Brutus nous refiisc l'hoiiueur de sa compasfnie?
— Oh ! ce n'est pas pour çà, répartit na'ivemcnt le maître d'école,
mais c'est pour quelque chose que je puis bien vous dire, car vous avez
i'air d'un bon enfant.
Le bon «'nfant fit bondir le siiperbe d'Hector ; mais il voulait savoir le
secret de Brutus, et il lui diemanda quel obstacle l'arrêtait ; celui-ci ré-
pohêif : ' ^
— C'est mon rhicn ; si je ne rentre pas, la pauvre bête n'aura pas à
inanj:''!- rie la journée, ma mère et ma sœur le détestent.
Hector trouva cela si admirablement, plaisant, qii'ilseimil.à éclatci' de
rire, en disant à Brutus : , , , , ,•,
— Allez donc déjeuner avec votre chien, moii cher monsieiir, je com-
prends nue vous préfériez sa compagnie h la nôtre. :,
Et il laissa Brunis, qui se mit à iiavcivcr !e parc à toutes jambes, pour
revoir son cher Codés ; en même temps Hector entrait dans la salle à
masKer en pous'^ant des éclats de rjfe si iijpodérés, que soa père lui de-
manda ce qu'il avait, t . I /ijj"
-^ C'est ce monsieiir. r^^pondU-il',' quivo;iJtif^i^ me ,prie^', d'inviter son
chien à déjeuner.' ' ■ ' '.^ , , ' . ., , ,
M. de Liipano s'ob'ciip^it' fort i'eu de la sottise de son fils ; mais
il le connaissait parfaitement, cl lui dit assez sèchement :
— Quesignilie cette grossièi;^ .plaisanterie, Hect,or, et qu'avez-vous dit
à re jeune homtre !^ '.'.,'', ■ -
H. Hector, à qui son père permettait tout excepté de lui man-
quer de respect, voulut bien raconior la chose comme el'e s'était passée.
— Et vous avez trouvé crlasatis doute fort ridicule 'J lui dit le comte.
— Mais il me semble qu'il r.e fallait pas grand efl'oi t pour cela.
— Ei^bien ! dit le (omie, si vous ami fait ce grand effort, vous auriez
trouvé que le plus ridicule des deux, c'était vous.
—'Ridicule pour m'ëtre moqué de M. Bruius! lit Hector avec hu-
meur.
— Vous avez raison ; ridicule n'est pas le mot, mais brutal.
— Mon père, dit amèrenviit Hecor à qui la leçon paraissait trop vive,
je vous demande pardon de n'avoir pas apprécié la politesse de ce rustre
comme elle le méritait.
— C'est vrai, monsieur, dit le coiute ; ce jeune homme n'a pas suivi
les lois de la politesse en refusant Uion invitalion, et vous n'eussiez certes
pas manqué à ce point de savoir-vivre ; mais si son excuse est d'un ruslre,
comme il vous plaira de l'.ippe'er, elle est d'un bon ca;ur.
Hector laissa échapper une exclàmalion d'impatience.
— Elle est d'un honnête honime, ajouta M, de Lugano avec une sévé-
rité tout à fait étrange. ' ' !■
Paméla regarda son cousin en dessous, comme ravie de la leçon qu'il
venait de recevoir, et celui-ci garda un silence furieux, bien décidé à
punir Bruns de lamorliîication qu'il avait sul;ie à son sujet, mais sans
oser répliquer à son père, qui semblait d'une humeur à ne pas le mena-
fier, et que la présence de ses gens n'arrélait point, quoi qu'il eût à
dire.
Le déjeuner s'acheva sans qu'un mot fût ajniîiê de part ni d'autre;
seulemcu'. Ii3 comte, en se levant, dit à uii douicstique :
— Qu:>nd I\I, Brutus sera de relour, vous le conduirez chez moi.
Dès qu'il fut !;arti, Hector chercha quelqu'un à (jueioller; el comrà'C'
Pauiéla était demeurée seule avec lui, il lui dit d'un ton aigr/; ;
— Il parait que M. Brutus a séduit tout U monde ici, et ^probable-'"
ment vous êtes aussi de sou parti ':• ' ''!' '.'„
— Moi, répondit Paméla eu se levant pour gagner le salo'hl jif'ii'iii^pas"
(lit un mot. " :.'' " ' ''
— Sans doute, mais vous aviez l'air charmée du sermon quô 'iii'é fai-*'
sait mon père. ' '' ' '■■
Paméla élait en général d'une nature fort douce, et elle répondît sans
s'émouvoir :
— Je vous jure que je n'y ai pas faitallention.
— Et je vous en remercie, reprit le fat avec dédain, voiis n'avez pas
à vous occuper de ce qui me blesse, vous pensiez sans doute à M. Bru-
tus.
L'outrecuidance dépassait les bornes, et Poméla se retourna vivement
en disant :
— Je pensais... oui, je pensais que ce que mon oncle vous disait était
fort juste.
— Fort juste ! s'écria M. Hector furienv.
Et de celte réplique commença une querelle très animée et très lon-
gue dans laquelle Paméla, comme le doit toute femme, défendit l'homme '
qu'attaquait celui qu'elle regardait déjà comme son mari.
Or, que faisait Brutus pendant ce temps? H avait à souteiiii" 'deson^
t;ôié une lutte centre sa sœur Uosalio. En cffe<î,ie maître d'école avait"
oublié sa classe, et le curé avait envoyé successivement chez lui une dc-
tri-douzaine de ses écoliei's les plus turbulens pour savoir ce qu'il était
devenu. , , > ^ , ■,' " lii- •"■'''
Bruius n'avait rien dit à sa sœur de l'espérance magnifique qili-'êcpré- ''
sentait à lui ; il voulait savoir le résultit de sa conférence avec le cbmi;»
pour arriver tout triomphant avec cette grande iiouvelle. Ainsi fit-il ; cair
M. de Lugano lui avait oll'ert une somme do douze cents francs par^i. ,
Certes, c'était un gran^J argument en sa faveur, et qoi eilt apaisé bip ^
d' s clameurs s'il avait pu le p'-oduire ; mais le malheureux n'ert eiit pas
le temps; il fut accueilli par une tempête d'injures et de reproches accu-
mulée depu's plusieurs heures dans le sein de Bosalie. C'était un pares-
seux ; il perdait S'.ui état ; il voulait rester à la charge de sa sœur et de
sa mère inUrm^', ,
Le pauvre diable les nourrissait toutes deux , «et lorsqu'il voùliit- dire '
pour s'excuser qu'il avait été retenu par le comte de Lugano, et qu'il était
venu pour déjeuner, on lui ferma la porte au nez en lui disant : '
— Eh bien, va manger d'où tu viens. '-•
Brunisse retourna vers Goclùs qu'il avait trouvé h la pétitfti)btte''tlft
parc, et qui avait vu à son maître w\ air si triomphant,' qu'il s'était 'ha-
sardé à le suivre ; le regard que le maître jota sur le chien avait une ex-
pression si cruelle de désespoir sur lui-même, et de pitii? ^jour le pauVre
a'imal qu'il avait associé à sa misère, que Codés se- mil à pousser un
long hurlement plaintif.
Aussitôt iafenêirede la vieille folle s'ouvrit, elle saisifau-hfcard une
des bouteilles posées sur l'appui de la croisée, et la lança avec force.
Biutus voulut garantir son chien, et la bouteille ébréiîbésli blessa isssez
profondément à la main droite. La douleur qu'il éprouva *tat être vive ;
mais il sembla ne pas l'avoir ressentie , il regarJa tristement sa main en-
sanglanléc, et dit : ■ ' i,: .; :i. ..:■ i: -■ ^
— Bien ! vûiiii douze cents francs de perdus. i' ' i^i' "i; ■'! *>' '■-'^ ^'\i'^'> '
Rosalie, qui était derrière sa mère, mit la/ tôt» à' la)fènêtre(*«i'6hfênJ--'"'
dant colle parole, et lui cria aigrement : > . '■' - 1 ' ■-' ;■ 'c ' '. -•il'i'i
— Qu'est ce que lu veux dire avec tes douze cents fBMïcs'? Ça ne tè"" '■
coûtera pas si cher : une toile d'araignée et un chiffon feront les frais du '
pansement. -i-m,!).
— C'est possible, dit Brutus; mais comme d'ici à huit jours je ne
pourrai pas écrire, le cointe de Lugano cherchera un autre secrétaire, cl
les douze cents francs qu'il m'avait promis seront pour Hn>au(n".L'" ' -^
A peine Brutus avait-il fini sa phrase, que la porte de la maison s'é'.ait
rouverte, et qc.e Rosalie lui demyndail d'un ton plein d'iotérél ce qu'était
celle place de secrétaire, ces douze cents francs; et lorsqu'enlin Brutus
eut pu s'expliquer, ce furent les soins les plus aitenlifs et les plus, eifi- •
pressés pour sa blessure. • "^ ' •'' • '' '^■■' *' ~
On le pansa, on lui donna à déjeuner, on brossa son chapeau, on lui
fit tîême un conte à débiter piur expliquer sa blessure à HU le corn e. La
transition était si brusque, qu'il semble que Brutus nVùt pus dû s'y lais-
ser prendre : mais pour cert-.ins hoinir.cs il cr\ nst de ce q'ii llatte leur
cœur, ccmme pour d'autres de ce qui llaîîc leur vanité ; ils sont aveugles
et crédules. Brutus se livra d ne h toute la joie que lui inspir.it celte
tendresse toi te nouvelle, et il retourna chez le comte de^ Lugano.
En travers-uitle parc , il rencontra Hector qu'il sa'ua humblesnent, et
qui se conîer/a de lui tourner le dos. Paméla , qui élait à la croisée dis
salon, vit celte impolilcs>e, et sans nuire sentiaient que ce'tii de faiie jiis-
te le contraire de son cousin , elle sortit de manière à être rencontrée
par Brutus , cl elle lui rcntlit son saint avec une grâce , un sourire , un
regaid qu'un autre que Brutus eût pn traduire en ces mois : « Si vous
avez un eniiemi dans celte maison , vous y avez aussi une amie. »
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Le maître d'école ne se coiiiiDissait point assez ei» pantoniiuic féminine
pour comprendre si jusie ce que voulait dire celle de i!iacleaioisolle Van-
Owen. Il ne vit qu'une scuie cbose qui , jusque-là , lui était restée incon-
nu3; c'est qu'il y avait da.is le monde des ères .appelés femmes qui sou-
lident et regardaient fîraciousement; il se dit qu'une femme qui souriait
cl regardait ainsi éiait si charmante, que sa sœur Rosalie avait grand tort
rie no pas faire de inénic. fuis il entra cliez M. de Lugano, qui s'arrangea
à ce qu'il paraît de l'explitatiou que lui donna Brutus , car ils restèrent
enfermés ainsi jusqu'au soir.
Pendant un mois ce fut ainsi tous les jours.
Brutus venait tous lis malins et restait toute la journée au chàlcau ; le
soir seuîemeiit, vers six heures, il le quittait pour aller donner leur leçon
aux enfans de rinteudant, leçon que celui-ci ne payait plus. Cet bom'me
était dans les grands principes de l'intendance, il uvait compris tout de
suite que du momeni que son maître payait quelqu'un , ce quelqu'un de-
vait servir l'intendant pour rien.
Uu seul peiitévénemeni pourtant troubla le repos monotone de ce mois,
et nous en demandons pardon à nos lecteurs ; mais ce fut encore à l'oc-
casion de ce misérable Codés.
Deux jours après l'iniroduclion de Brutus au chiîteau , la bête , qui crut
comprendre que son maître y était bien reçu , pensa pouvoir l'y accom-
pagner. Codés se glissa donc dans le parc à la suite du secrétaire , et
rôda long-temps à l'entour des communs.
Tant qu'il se tint à distance respeciueuse , personne ne se douta de la
présence de l'imprudent animal; mais ayant eu le malheur de s'appioclier
du chenil où l'on tenait deux ou trois chiens que M. Hector s'était donné
sous prétexte de chasse , et quoiqu'il fût incapable de tuer un moineau
posé sur un mur ; ces deux ou trois chiens , dis-je , se mirent à hurler
d'une si rude façon, que leur maître , qui faisait une partie de billard
aveq Mlle Pauiéla, voulut aller voir par lui-même ce qui arrivait à sa
meute.
A l'aspect du caniche misérable qui fourrait son nez sous la porte, il
devina le chien de Brutus, et la charmante idée de le faire étrangler par
ses chiens arriva en même temps au beau jeune homme. Il ouvrit la
porte du chenil, et aussitôt les chiens s'élancèrent à la poursuite du ca-
niche qui, en fuyant, se réfugia <lans la cour d'honneur du château.
Le pauvre animal y fut bientôt cerné, et d'horribles morsures com-
mençaient déjà à le déchirer pendant qu'Hector excitait les chiens à ce
carnage, lorsque la fenêtre du cabinet de M. de Lugano, placée au rez-
de chaussée, s'ouvrit, et Brutus y parut ; il la franchit, et de deux ou
trois coups de pied rudement appliqués, il envoya rouler loin de lui les
antagonistes de Codés.
— Qu'est-ce que c'est que ce drôle qui ose toucher à mes chiens I s'é-
cria Hector en s'avançant contre Brutus.
Ce ue fut pasla grossièreté du mot drôle qui irrita Brutu', il ne savait
pas encore ia valeurinsultanie de ce mut ; mais Hector qui avait gardé à
la main la q,ueue de billard avec laquelle il jouait, la leva pour l'en frap-
per.
Brutus, la luiiaiTacha et la brisa avec une viobnce qui flt rccu'er Hec-
tor.
— Insolent !, dit-il en le menaçant d'un soufflet.
— Ne me loucliei. pas, s'écria iiruius, ou je traite le maître comme les
chiens! ■• ■. ,■
Les aboiemens des animaux, les hurlemcns de Codés, avaient attiré
Paméla sur la porte du billard: queliiues domestiques s'étaient montrés
BUSH, et tous avaient pu voir l'expression exaspérée du visage de Bruliis ;
quelque chose d'une nature pi l'sque féroce était monté du cœur de cet
homme à son visage, c'était l'instinct de la hOte fauve qu'ont soumise ia
captivité et les mauvais iraitemens, et en qui l'oileur du sang réveille tout
d'un coup des instincts endormis. Hector en piilit, et l'améla demeura les
yeux fixés sur ce jeune homme, dont elle eut peur aussi.
Mais tout cela ne fat que l'aû'aire d'un moment, et presque aussitôt
Drutus se courba sous celte chaîne de soumission qui avait pesé sur toute
sa vie. 11 laissa tomber de ses mains les débris qu'il tenait encore, et dit
humblemmi h Hector :
— Pardonnez-moi, monsieur, mais c'est que je n'ai que mon chien,
moi, et...
— J'exige des excuses ! s'écria lleclor en se posant en matamore.
— Je vous en fais, monsieur, dit naïveiuenl Brutus ; je vous en fais
pour mon chien et pour moi : Je vais l'emmener, et je vous promets qu'il
ne reviendra plus.
— Faiiesy bien attention, dit Hector, ou je vous coupe le visage à
coups de cravache.
La menace était inutile ; car Brutus, appelant Codés, s'éloignait déjà à
grands pas; peul-èire l'entendait -il, et peut-é;re ne lui sembla-t-clle pas
une injure.
Cet éclair d'homme qui avait jailli de son cœur, s'était bien vite éteint
dans co'.ti! habitude de misère, de servitude et d'ins^ilte (|ui l'avait depuis
long-iomi>s ilégriidé. Cependant ce transport n'avait échappé ni à iM.
de l.ugano, ni à Paméla.
le cduite, ([ui éiait resié immobile h la croisée do son cabinet, la for-
ma froidonieiil, ot lorsi^n'llcclDr :dla priipi>sor ;i l\imola de ennlinnor sa
partie, elle lui répondit qu'elle on otail incapable, ot que celle querelle
hù avait fait lellenionl peur, qu'elle en Ironiblaii enci>ro. Ce' to réponse
donna l'occasion h Hector de commencer une suite d'impertinences s-jr le
manant, le drôle, le rustre, le goujat, qu'il regrettait ..e n'avoir pas cor-
rigé de sa main, attendu la di-^tance énorme qui les séparait.
Sur ces entrefaites, M. de Lugano entia, et avec une douceur qui n'é-
tait pas dans ses habitudes, il dit à son Cis :
— lleclor, pour des raisons que vous saurez plus fard, j'ai besoin pen-
diit quelque temps de ce jeune liomme; il est nécessaire qu'il vienne au
dicâieau. Je conçois qu'il vous déplaise ; mais vous déplaire c'est supposer
qu'il vous ocjupe ; et en véi ité, il n'en vaut pas la peine ; laLssez-le "donc
en paix, je vous en prie; je vous le recommande aussi, Paméla.
— Moi, dit-elle, le reproche est injuste, et je ne lui ai jamais rien dit
qui puisse le blesser.
— Et je vous en remercie... Song z, Hector, que penser une tsinute
déplus il ce qui vient de se passer, ce serait descendre au-dessous de ce
que vous vous devez à vous-mèflio.
H cior assura à son père qu'il se tenait pour satisfait, "ci.Paméla ne
comprit pas mieux que lui le sentiment secret qui avait dicté là conduite
de M. de Lugano. , _
Le comte ne se dissimulait nucuu des défauts de son C!s, et dans celte
esclandre il avait reconnu que le manant avait eu le beau rôle sur le fat.
Cette impression, il ne voulut pas la laisser à Paméla, non qu'il pensât
que Brutus fût pour rien dans l'opinion de son fils; il eût agi lU: mémo si
Hector avait montré la même pusillanimité en face d'un accident, et il lui
apporta, en présence de la femme qu'il lui destinait, le témoignsge de ce
qu'il faisait semblant de lui croire dans le cœur.
M, de LuL'ano avait eu raison; car dès qu'il fut sorti, Paméla supplia
son cousin d'oublier sa rancune, et Hector eut tous les hociieurs irirnu
condescendance contre laquelle son courage seuiblait se révolter.
Cependant cette paix n'eut pas été de longue durée sans d'auircs petits
événemens cachés qu'il nous faut aussi raconter.
iM. Hector ne vivait pas dans un profond ennui à la Sapinière sans
avoir essayé d'y échapper. Pour cela, il était sorti de h réserve hautaine
de son caractère pour (|ue.siio!incrde icmps en temps son vali t de chain-
bic sur ce qu'étaient les environs.
Parmi touies ces questions, il y en eut quelques unes qui concera?ient
M. Brutus, et qui , de l'individu passant à la famille , rencoclrèreiU pour
répons" un éloge emphatique de Mlle flosalie Brutus, qui é;^it a-.snré-
ment ia plus jolie lille du pays.
La suite d'une pareille confidence se devine aiséoient :
— Pardieu ! se dit Hector, je verrai ce que c*èsl,'^ Mlle Brutus ; ce sera
fort amusant. ,<■ ._
Ce qui se passa entre M. Hector et Mlle Rosalie se découvrira plus
tard; mais voici quelle était, après ce long mois dont nous avons parié
plus haut, la vie apparente du château et de la chaumière : Brutus arri-
vait tous les malins cliez le comte et restait enfermé avec lui quelques
heures ; il assistait au déjeuner qui se passait très régulièrement et saas
discussions fâcheuses. Monsieur de Lugaiio lui-même y apportait une sorte
de bonhomie et même de gaité;il laissait liecior racouteret mentir, sans
le persécuter comme autrefois d'un cruel persilllage, acceptait comme
vraies toutes ses forfanteries. Paméla seule devenait triste.
Par une raison cachée ou un caprice de femme, elle s'occupait beaucoup
de son cousin, ([ui s'occupait encore moins d'elle qu'autrefois. H s'ea
était aperçu et se laissait adortr, tant il trouvait çelp ju-te et naturel, et il
daignait s'expliquer à lui-même que cela ne fût pas arrivé plus. lût eo.so.
disant que sa cousine était un enfuit. ,., _
Après le déjeuner, M. de Li^^ano donnait presque toujouis ^ine
heure ou deux à la promenade ou à ses aflaires de fortune, et Paméla et
Brutus restaient teiils; car tous les jours, à cette beuio, llec4or quittait
le châîeau et ne reparaissait qu'à l'heure du (lîuer, au momoiit où Brutus
retournait chez lui.
Ce qui se passait entre Brutus et Paméla mérite aussi d'ê'je raconte eo
détail, comme ce qui s'éiait passé entre Hector et Rosalie.
D'un autre côté, la vie de Brutus était toul-à-fait changée... Ce n'é-
taient plus ni querelles là cris qui 1 accueil'aient chez lui ; c'étaient les ca-
resses les plus empressées de la part de Rosclie; et coiuiue elle s'était
fa'te la protectrice de BriUus près de sa mère, la haine de la vieille folle
pour son lils semblait avoir iiimiiiué d'intensité; aussi Brutus était-il si
heureux, qu'il en parlait seul tout haut lorsqu'il n'avait personne à qui le
conUer.
H s'était aperçu aussi que plus d'aisance et de bien-c'irn s"é:nii imm-
duit diins sa pauvre maison, et i! savait bon gré h sa scear d". u;
sur sa fidélité ;i lui apporter ses appo'nîemcns pour solder t _ ; :-
tites dépenses extraordluiiircs. Aussi lut il très su-pris, le jour où ii arriva
avec ses cent francs, de voir sa sœur les rcfujer en lui di.-ant ;
— J'avais fait quelques petites écoRomies que j'ai cru p-auvoir dé;.cn-
ser, et maintenant que nous sommes pius richt-s, garJe loa argent; car
il faut te faire mieux habiller.
Brutus n'en revenait pas : il regardait ses cent francs sans savoir ce
qu'il en pourrait taire ; et tel était i'enfahtillage de ce gi aii.i jeune homme,
([ii'il courut au bourg, ravi de l'iuée qui venait de lui venir : il voulut
adietor une paire de boites.
I.'lii-JicMro do celte paire de boiiis est un des evenemcns les plus graves
do ce récit, il est donc nécessaire dédire avant loule autre ' • -ir-
quoi il en fut ainsi.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
III.
On se souvient des questions que M. Hector de Lugano avait adressées
son valet de chambre, et de la résolution qu'elles lui avaient inspirée.
Ce qui distingue les grands capitaines et les grands si iluctcurs, c'est la
rapi:liii; dans l'exécution d'un plan une fois qu'il est an été.
Uru\ 11- mes après que M. Hector eut déciiié qu'il si rail fort amusant
de savoir ce qu'éiaii Mlle lio-alie IJnilus, il éiaii en qude de l'apprendre.
L'ue clio.se reinl)arras>aii : ce n éiait pas de séduire cc;ie lille si elle en
valait la peine, mais de lui pailer une première fois; cependant il se ren-
dit du côté de la cbauinieie de Bruius, après avoir apporié à sa toilette
mi soin tout paiiiculier. Par une précaution bien digne de lui, M. Hector
a\ail revèiu un l:aliit de chasse de la plus «rande simplicité et d'une 6lé-
gi lice arriérée ; ce beau rhébus aviit voilé autant (jue possible l'éclat
I voiiiiaiit de sa personne, de façon à ce qu'on pût le regarder sans être
ébloui. . ] r,
t H faut que cette Rosalie o«e penser à moi, se disait-il. Je ne veux pas
lui p.'.raiire un amant impossible. »
Aii'Si Jupiter |iienait les iraiis d'un simple mortel pour que Séméléne
tombât pas en cmilres sous son regard olympien. Hector n'était pas moins
avisé que le m.iître des Dieux, et il devait réussir comme lui.
11 prit un fusil, un chien d arrêt, et s'en alla battre les bruyères qui
Ciitvuratent la maison de Brutus.
Celte nwisun était close, et rien n'avertit Hector que sa présence y eût
(të reiiiaïquée ; il liia qmlques coups de fusil assez près du verger pour
que la curiusilé la (lus enuormic rcg.irilàt qui se donnait le plaisir de la
chassa dans un endroit .'•i peu convenable ; mais les coups de fusil n'y C-
rcii' rien, et la maison deni' ura inueile et aveugle.
Hector pensa tout de suite qu'il n'y avait personne; ne pas se mettre à
une croisée par où on pouvait le voir, du moment qu'il daignait être vi-
sible, ne lui paraissait pas possible. Qu'eûiil dit s'il avait deviné qu'il
avait été vu, qu'il avait été reconnu pour M. Hactor de Lugano, et qu'on
ne se montrait pas ; et cependant on l'atiendait.
On l'attendait : ce mot exige un très long commentaire.
Commect se fait-il, dira-t-on, qu'on attendait M. de Lugano ? Il avait
donc fait part de ses projets à quelqu'un qui les avait redits à Rosalie ?
Point du tout; mais Rosalie avait interrogé Brutus sur la famille de M. de
Lugatio. et' s'était fait expliquer le père et le lils, autant que Brutus avait
pu lies comprendre. . .1 i'
jLesi confidences de Brulus avaient long- temps fait réfléchir Mlle Rosa-
lie f un vieillard ujé, ennuyé et fort riche; un jeune cavalier très avanta-
geux, et qui avait fait des femmes sa seule occupation : un de ces deux
liomiues devait nécessaii'ement appartenir à Rosalie, et elle s'étonnait dé-
jà que l'un ou l'autre ne se fut pes présenté pour la séduire. Elle s'était
même imaginé, dès le premier jour de l'ictroduction de Brutus chez M. de
Lt)gano, que la place donnée à son frère n'éiait qu'un prétexte pour ar-
m»F ^v3B»'àe!5e.
Mais bientôt, en apprenant que c'était un emploi sérieux, elle n'espéra
p!u,5 en àU de Lugano, et tourna toutes ses espérances du côté d'Hector.
Ce lie fut pas sans regret qu'elle abandonna le vieillard.
Eiitre un grand seigneur et une pauvre tille, quand la jeunesse et la
Lci^plé manquent au premier, ce qui serait libéralité chez un jeune amant
deuent obligation chez le vieillard amoureux ; on n'attend plus, ou exige;
et^osalie avait une haute idée du taux possible à ses exigences.
»Si l'on nous demande, où cette lille, qui devait être si ignorante du
momie, avait appris ces abominables choses, nous répondrons par d'au-
tre* fluestioos. I
Où elcomment tous ces sabotiers qui encombrent le connnerce ont-ils
appris, sajis savoir lire, les calculs les plus compliqués des intérêts de l'ar-
gent, de façon à ce que les banquiers les plus experts ne sont que des
préteurs désintéressés à côté d'eux? Comment se faitil que mieux que les
économistes les plus habile», mieux que les politiques les plus prévoyans,
ili sentent les besoins de la société, pi éviennei't les événemens, et discer-
nent, sans se tromper, la spéculation qui doit réussir de celle qui doit
è re onéreuse?
Comment -e fait-il que la chose du monJe Id plus capricieuse, la plus
aristocratique, la plus insaisissable, la mode, appartienne à l'appréciation
la plus vulg.iire et la plus ignorante? et que ce soient douze Auvergnats
qui, dans Paris, vendent à la fois des peaux de lapins et ce que le luxe a
de plus ralliné pour orner un boudoir de duchesse ?
l)'où vient que dans la *ie commune les esprits les plus éclairés par
l'éducation sont quelquefois les plus aveugles en face des faits, et que les
plus incultes sont souvent les plus perspicaces ?
C'est qu'il faut le reconnaître : la nature donne parfois à certains indi-
vidus des iaslincls fabnleus qui les conduisent mieux que l'expérience la
plus consommée. Heureusement que ces individus sont des exceptions
fort rares; mais enfin ces eiccptions existent, et Rosalie en faisait partie.
Mais pour qu'on ne se trompe pas sur l'idée que nous en voulons dou-
es-, il ne faut pas qu'on pense que ce fût le moins du monde une de ces
Eisérables créatures qni, entre le travail et le vice, choisissent le vice
pniir échapper à la misère, et cela sans passion, sans égarement, par fai-
néantise et Ificheié. •'-■;•■ .'i' ■■ '-•
Ce n'était pas nr,n plusTentraînement d'une jeunesse folle et auioureuse
de plaisir qui dmnait ces pensées ù Rosalie ; il n'y avait en elle rien à»
ces deux causes communes de la perte de tant de pauvres filles. C'était un
corps et un cœur froids ; et si quelque chose brûlait en elle, c'était un
désir immodéré de domination, de fortune et de grandeur ; mais ce désir
était dirigé par un calme sec, égoïste, impitoyable.
En ellét, décidée à chercher une meilleure fortune dans l'amour qu'elle
pourrait inspirer, elle n'avait pas hésité à la demanler h un autre senti- '
ment tant qu'elle n'avait pas eu cette dernière chance. Biutus avait été
le premier instrument de cette avide ambition, de cette sourde personna-
lité ; tout le fruit des labeurs du pauvre maître d'école avait été sa proie.
Mais il faut le dire, pour qu'on ait une idée exacte du caractère de
Rosalie : elle était aussi rude cnver* elle-même qu'elle l'avait été envers
son frère, elle ne s'imposait pas une tâche moindre que la sienne ; et,
comme elle n'était qu'une ouvrière, elle pas^sait les jours et les nuits au
travail pour se mettre autant que possible au-dessus des filles de sa con-
dition. Seulement ses propres efforts et ceux qu'elle dirigeait n'avaient
qu'un but, elle et elle seule.
Ce caractère est moins rare qu'on ne pense, quoiqu'il soit contraire à
toute raison. Il semble que ceux qui ont des besoins très exigeans doivent
comprendre ceux des autres et eu tenir compte ; cependant il n'en est
rien. C'est plus souvent le dissipateur que l'avare qui laisse tout ce qui
l'entoure nunquer du nécessaire, et l'on verra plus souvent un glouton''
qu'un homme sobre refuser un morceau de pain au misérable qui ^ faim./
C'est que de tous les vices, le plus sourd, le plus aveugle, le plus impla'ca-|
ble, c'est l'égoisme, et Rosalie était égoïste. |
Ce que celte jeune lille avait de perspieacité et d'tdresse pouvait tem-|
pérer en apparence ce que ce vice avait eo elle d'absolu ;' tnais on se se-,^-
rait trompé en donnant un motif de bienveillance à ce qui semblait avôn*'
ce caractère ; il y avait toujours une raison per;oniielle qui dictait ses*-
meilleuies actions : c'était un prêt qu'elle faisai'. à l'avenir , toais- iseule--
ment quand elle était sûre qu'il lui rapporterait de trèj g''os intél'êlS.
Voilà donc quelle était la personne que M. Hector de LUganti comptait
subjuguer en passant et pour se désennuyer. ■ ''■',"*'•'•'-
Comme nous l'avons dit, Rosalie avait reconnu' 'ebeaS'cliifeseUï';,; p^'
cependant elle ne s'était pas montrée ; elle ne voulait pas que'' ld;rr pre-
mière rencontre eût l'air d'un hasard dont il profitait pour l'aborder; elle
voulait que ce fût une manifestation non équivoque de ses projets. Du:
reste , il ne fallait pas être aussi habile que Rosalis pour savoir que ce'
monsieur était là à son intention.
11 regardait trop souvent du côté de cette maison pour né -p!is'''Iaisser
voir qu'il voulait y éveiller l'attention de quelqu'un ; d'ailleui-s , on he
chasse pas deux heures durant dans une bruyère où il y' avait pour tout
gibier des mésanges et des fauvettes. ' '
Rosalie avait observé tout cela à travers son rideàil,'' et, quoique sûre
des desseins de M. Hector, elle se tint immobile ; car elle ne voulait en-
tamer la partie qu'avec un avantage. Cet avantage, le leiidethain devait le
lui donner. ' ,11
M. Hector, qui ne se souciait point de recommencer l'exercice de la '
veille, et qni voulait cependaiit arriver jusqu'à là belle , trouva qu'il était
bien plus simple de se présenter lui-même. Sous quel prétexte , il Tigno-
raitencoie; mais il s'en rapporta à son admirable présence d'esprit pour
en inventer un quand il serait en face de Rosalie. •- ' '
Le lendemain donc, et vers le milieu du jour, il se rendit chez Rosalie,
lorsqu'il rencontra un obstacle auquel il était loin de s'attendre. '' ■
Là veille il s'était toujours tenu à une certaine distance dé Penclos , Tt
d'ailleurs, il était accompagné do ses chiens de chasse qui avaient failli"'
dévorer Codés, et quoique celutti fût à son poste le long d'une haie, -
gravement étendu au soleil , il S'était tenu coi et n'avait pas bougé.
Mais ce jour, en voyant arriver de loin M. Hector seul , le rancunenx
animal s'était redressé pour examiner son ennemi ; tant que celui-ci avaiÉv"
marché dans la propriété commune, l'animal, qui avait un sentiment très '-
exact de son droit, s'était contenté de gronder sourdement; mais dès que
M. Hector eut p;,ssé la haie qui bordait le domaine de Coclès^ il se préci-
pita au-devant de lui, l'œil en feu et les dents toutes prêtes' îi le déchirer.
Assurément, il n'y a rien de désagréable et de ridicule comme d'être
obligé de défendre ses mollets contre un chien hargneux ; mais il y a des
gens à qui cela n'arrive pas. Soit que la bonhomie de leur allure n'excite
pas la colère de ces animaux . soit que leur assurance les intimide, il ne ,
leur advient jamais de ces fâcheux démêlés. ; '
Hector , au contraire , était un de ces êtres malencontreux à qni ces"*
petits accidens étaient réservés; il se trouva donc en face de Codés, as-
sez embarrassé d'avance contre un ennemi personnel si exaspéré , et sa-
chant bien que s'il voulait le fuir, il ne ferait qu'épargner ses tibias aux
dépens de ses talons. D'ailleurs une belle et charmante personne s'était
présentée à la porte de la maison en eiuendant les aboiemens du chien ,
et ce n'était pas le cas de faire une retraite honteuse.
Hector sortit de son embarras selon son caractère ; il s'écria :
— Rippelez votre chien, si vous ne voulez pas que je lui fasse mal.
— Ma loi, monsieur, répliqua Rosalie , vous pouvez l'assommer si cela
vou? convient ; vous nous débarrasserez d'une méchante bête.
Hector fit un geste pour chasser le chien ; mais Codés redoubla de fu-
reur, et Hector n'osa faire un pas. 11 était fort ridicule, il le sentait , et
Rosalie, au lieu de venir à son secours, ajouta en élevant la voix : - ' ' '
— Si au lieu de traverser TenclOs vous aviez toui né tout autour, Codés
ne vous aurait rien dit.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
,— Mais, dit Hector, comment cnire-t-on alors chez vous?
.^r- Est-ce que c'est ici que vous veniez, monsieur?
— Oui , vraiment.
— Alors, c'est hien.
Et Piusalie rappela le chipn, qui s'échappa en jetant sur l'un et sur l'au-
tre un regard où il seuililait les confoiKlre dans une haine commune.
Hector avança aussitôt en triomphateur , et salua Rosalie , qui le reçut
sur la porte .'ans lui oITrir d'entrer.
— Qui demandez-vous, monsieur ? lui dit-elle.
Hector se crut ir^s adroit en disant :
— N'est-ce pas ici que demeure M. Brulus ?
— Oui, monsieur; mais il n'y est pas.
M. Hector laissa échapper un Ah !.. qui montra à Rosalie que l'adroit
galant était à bout d'iuvemion ; elle lui vint donc en aide en lui disant :
— Si vous voulez me dire l'affaire qui vous amène, monsieur, j'en ferai
uart à mon frère.
— Avec grand plaisir, mademoiselle, j'ai mOme à causer assez loDgue-
ment avec vous.
Une idée venait d'arriver à Hector, une idée qui n'eût pcs été si mala-
droiie qu'elle l'était s'il l'avait eue la veille, ou même s'il l'avait eue avant
ce uk\.. stupide qui donnait un démenti anticipé à tout ce qu'il avait à
dire.
Rosalie introduisit M. dcLugano dans sa chambre, et maisré ses ha-
bitudes de luxe il en admira la bonne tenue et Téclatante blancheur. Puis
il commeuça son discours d'introduction.
— Je suis, lui dit-il, le fils de M. de Lugano ; mon père a pris votre
frère à son service, et je sais qu'il compte lui faire un sort; mais avant
de s'engager vis-à-vis de ce jeune homme, il désire avoir quelques rcn-
Bcignemens sur son compte, et il m'a chargé de venir vous les demander.
Deux choses avaient frappé Rosalie dans celte phrase : la niaiserie qu'U
y avait à aller demander des renseignemens à une sœur sur le compte de
son frère, et le mot pris à son service qui l'avait profondément humi-
liée; elle lui répondit donc :
— D'abord, moi sieur, je ne savais pas que Brutus fût ce qu'on ap-
pelle au service de M. le comte de Lugano, et ensuite comme votre père
ne m'a pas consultée pour le prendre, je ne conçois guère qu'il s'adresse
à moi pour le garder, a moins que la conduite de mon frère n'ait pas été
ce ([u'elle devait être.
La réponse n'était pas engageante; mais Hector était lancé, et il con-
tinua : ,
— Vous ne refuserez pas de répoudre cependant à quelques questions ;
M. Brulus est un galant homme.
— Si vous entende^ par galant homme un honnête homme, je vous en
réponds. , ,, ,
— 11 est capable... .
— De faire ce que monsieur le comte exige de lui, c'est ce que je ne
puis vous dire, car je ne sais pas ce qu'd va faire au château.
— C'est que mon père éprouve le plus vif intérêt pour lui, et cet inté-
rêt il veut IV tendre à toute la famille de M. Brutus et depuis que je vous
ai vue, je sens, que je suis tout prêt aie partager.
Ici Rosalie joua admirablement la grosse naïveté, et répondit :
— list-ce que vous avez de l'ouvrage à me commander ?
Hector se mit à rire, et répartit d'un air suffisant :
,-:- De l'ouvrage pour ces mains charmantes, ce serait un bien pauvre
intérêt à vous témoigner 1 Non, séduisante Rosalie, quand on est belle et
gracieuse comme vous, on n'est pas faite pour travailler.
— Et pourquoi est-on donc faite, monsieur ?
— Tour inspirer la plus vive tendres^ie, pour être aimée et pour sor-
tir, grâce à l'amour. d'un homme comme il faut, de cette position indigne
de vous. ,, •
La déclaration était claire, et il n'y avait pas à s'y tromper ; il fallait
donc l'accueillir de manière à l'encourager, ce qui était se livrer un peu
vile, ou la repousser du haut d'une vertu imprenable, ce qui pouvait re-
buter complètement le poursuivant. Rosalie évilv les dcuï dillicultés par
une réponse admirable.
Elle rougit, baissa les yeux, et d'un ton du dignité modeste elle répli-
qua :
— Votre proposition m'honore, monsieur ; j'en ferai pari à mon frère
et à ma mère.
Le sédncieur fronça le sourcil en murmurant :
— Pesie soit de la sotte qui s'imagine (|ne je veux l'éponser !
Mais Rosalie, en disant ces paroles , s'éiait montrée si jol e , une si
douce émotion avait percé dans sa voix, et animé ce regard qu'elle avait
si pudi(|uemeni voilé, que M. Hecior se dit encorj :
— On n'est pas plus niaise, mais on n'est pas plus belle , cl cette niai-
serie la rend encore plus agaçante.
H reprit donc :
— Non , il est inulilc d'avoir d'autres conCdens que nous; pour s'ai-
raer , il faut mienx se connaître , et ce que je suis venu vous demander
aujourd'hui, c'est le droit de faire connaissance avec vous.
— Toutes les fois qu'il vous plaira de venir, monsieur, vous serez le
bien-venu.
Ce qui se dit pendant la Gq de cette visite cstiuulilc de répéter; mais
le poiut important avait été établi des deux parts. ,i^- a:*!. Ji^-ut. .
Hector avait conquis son droit d'entrée dans la maison , et le reste lu i
semblait la chose du monde la plus aisée. H se proaettait bien de dissi-
per celte illusion de mariage qui avait passé par la tête de cette idiote ;
quelques promesses, b.^auco'ip d'anour qu'il in;pircrait, en feraient l'af-
laiie. Du côié de Rosalie, c'était tout le contraire. A notre sens, l'inspi-
talion dite plus haut avait été sublime.
Dans SOS rêves de forlune , et lorsqu'elle attendait la séduction de M.
Hector, l'idée d'un mariage avait bien apparu quelquefois à Rosalie ; mais
la dilhculié d'aborder un pareil sujet lui avait paru presque toujours in-
surmontable ; cl ce n'était qu'en face du danger qu'elle avait trouvé ce
mot admirable.
Plus tard , lorsqu'une familiarité plus grande cul régné entre elle et
Hector, ce niot devenait impossible. Il avait été dit au moment précis oii
il devait l'être. C'est le proiire des gênif.s instinctifs d'avoir de ces sou-
daines illuminalionsen face des circonstances décisives.
Heclor avait donc ses entrées dans la maison de Brutus , mais il les
avait achetées du titre d'épouseur; et Hector, qui n'en prenait nul souci,
ne se doutait jias oii on pourrait le mener par ce petit fil d'araignée qu'on
venait de lui attacher adroitement au pied.
Cependant , malgré son avantage , Rosalie comprenait qu'il y avait
encore beaucoup à faire pour elle; il fallait, pour que ce Cl devînt une
li.Mère pour conduire M. Hector à toutes .«orles de sottises, rendre cet
homme très amoureux ; et rendre un fat amoureux n'est pas chose facile.
Mais Rosalie était une nature supérieure, et elle employa un mCtven qui
n'est pas ordinaire en amour, surtout de la part d'une femme vis-à-vis un
homme ; ce moyen fut la llatti rie.
Si l'on ne savait pas que la vanité est un des gouffres les plus infa'io-
bles de l'esprit humain, on auiait peine à concevoir qu'un homme osât
acci'pter toutes les ridicules a hilations dont elle l'enivra; tout ce qu':l
faisait et disait dénotait un grand rœur, un grand esprit, un grand hom-
me. Ce n'était qu'une pauvre fille de rien qui le pensait. Mais 'a cedieu-
vealre qu'on appelle la vanité tout est bon. D'ailleurs cet hommage de
Rofalic n'ctaii pas f-i peu délicat qu'on pourrait le faire imaginer.
Elle donnait de l'esprit aux moindres mots de M. Hector, cl quand ils
n'en avaient pas, elle en mettait du sien ; et puis elle croyait en lui, elle
ne doutait pas d'une seule f'c ses prnmés-cs galantes; elle ks compre-
nait, elle sentait que rien n'avait pu lui résister ; puis tout à coup se fai-
sant humble et timide, elle remerciait ce Dieu tout-puissant d'avoir almls-
se vers elle sa sonviraineté ; et alors, quand elle le tenait sous le charme
de celte ivresse, elle laissait échapper «n mot de crainte sur la réalité do
ses projets, et elle se demandait si elle devait croire qu'd pilt penser sé-
rieusement à épouser une fille comme elle.
Assurément la pensée n'en venait pas plus à Hector apr&s ces apolc
gics qu'elle ne lui était venue le premier jour; mais lorsqu'd se sentait s'i
bien apprécié, si hautement compris, il prétondait en soi n'avoir pas le
courage d'enlever à celte pauvre enfant le rêve dont elle se bercail.
Hector était si vaniteuv qu'il se trompait lui-même. En ne désabusant
pas Rosalie, c'était sa propre s.\tisfaction qu'il ménageait. Tou^e cette
adoration pouvait s'en aller devant la triste vérité, et celte adoration était
aussi le rêve d'Hector. C'est ainsi que devait être aimé un homme comme
lui, et Ro alic était la première femme qui eût réalisé ce rèvc.
Ce côié du rOle de Rosalie était le plus facile s jouer ; celui qui l'om-
barra.ssait fort était celui de la i ésiitance. Tout refuser à nu homme siresi
pcciueusement adoré ne paraissait pas logique, il f.diait donc en finir. C«
n'était pas la chute qai épouvantait la belle, mais la crainte de tomber
sans résnltût. ' > ' ' '"'
Elle avait suffisamment éprouvé le grand moîeur avec lequel elle me-
nait Hcdo'-, et partout où elle l'avait appliqué, la micliLue aviii npni du
à l'impulsion donnée. Quelques éloges ciuphatiqucs sur sa générOiilii
probable, et le lendeiiiain il s'était montré généreux.
Il y avait même une forlune assez passable à espérer en s'en tenant à
ce procédé; mais l'ambition de Rosalie avait grandi avec les circouslau-
ces, comme celle de toiiS les ambitieux. On ne part pas du pied gsuchc
pour devenir empereur ; mais quind on est lieutenant ou vent être chef
de bataillon, puis général, puis consul, puis empereur. Napoléon n'a pas
été autrement.
Doi c pour la rhétivc ouvrière ce n'était plus une espérance de mariaçe
qu'elle voulait se faire rache er bien cher, mais un mariage réel auquel
elle tendait. Hector avait bien, dans le jargon d'opér.i-comique qu'il avait
appris:) l'aiis, parlé plusieurs fois d'un serment qu'il tiendrait plus tard,
quand il serait libre ; mais rien de tous ces propus n'avait un caractère
certain, et il fallait mieux que celi à Rosalie poui- être tranquille. Quoi-
qu'elle n'eût pas grande foi dan? les écrits, elle eût voulu en posséder
quelqu'un de la main d'Hector; mais cominent établir une corrcspou-
dance entre gens qui se voient tous les jours ,*
Hélas ! il n'y avait qu'à y penser, et cola devait venir de soi-même.
Un certain soir. Rosalie, à qui Hector prêtait à lire d'assez piètres ro-
mans, se prit à dire à son héros que cela ne latouchait p»s. que personn»
n'écrivait d'amour comme il eu parlait, ci qu'elle vouJrait bicD lire de sa
prose.
Le lendemain de ce jour. Hector arriva avec une lettre de quatre pa-
ges qu'il se lii lire tout haut, et que Rosalie épcla avec des éraotioHS si
charmâmes, qu'il toutba dans le iavis$cmeul«lâ lui même ; il p«n»a qn«
8
LE MAGASIN LITTÉUAIRE.
m. de CMieaul'riani l'tant devenu nn liouime polUnuc, il laissaif une
belle plice à prendre dans la liitùraiiire, u ; :, '.'cr-'i:
Voilà (liai; lleclor écnvant djs clioses iiicroyaWes de passion, Ct^ela
tous les laaiins ; mais voili qu'un jour Rosalie lili remet uq peiil piapier
U'uu air ciubanaîSé cl trèa.iiaiuQ, eu lui disant :
— Ne vous moquez pas de moi, mais tcjBess.j'ai essayé de vous répon-
dre.
~ Voyoni, fit neclor.
Ilsiijijil (ICiPiUc.
^■g.'.uvrc ei)[anv,,lui dit il*,c§ n'estopas, cela.iiil n'y a pas d'amour
— ljS:JUiçii,î Uii.'Jit-eUc„Ccrivez-moi comment il faut que Je vous écrive.
-T-,vp'i5,vçri;'pz.. . '■ '■
I;; >()',l"i (iû.e,)ei^.'(i!]emain4''- JJCl imbécile répond une lettre qui com-
m 01) :i)i,taîiis|': '.,.'" i i . ■ . , . . : ■
V t^flu „,ïlûspÀiCj, yous ne m'aimez pas , le ton g'ac(5 de vo!re lettre me
1. '"apprend,^ vous né m'aimez pas ou vous douiez de moi, etc. »
A,.c(,q,,lîosn'ii3.r('p()iiflit à son tour, et toujours avec une retenue si
n'îio'il'p'incîin niaise, ([ue M. Hector de Lug^uu répliqua par une Épître où
il y avait dès phrases comme celle-ci : . ; ,,
B Avcz-vous 6ujj|lié les sermcns que je vous ,ai laits? Oui, nia vie est à
nVOIiS, ClC, ClC, », i.,'j,.i ' . . li ■■_.•! Jj i-in.' i ,
Lui falsaat toujours , de irflpéra-comiquev'eHft, fioursuiVant «ne affaire
sérieuse, il se trouva engajé dans une correspondance qui au bout d'un
n;oi^ ayait mis daiis les mains de Rosalie la preuve de ia leuiaiive de se-
duciiQ|i.l.i pîs^s frénétique, et qui n'avait laissé dans Hector que le témoi-
gnâjîc ^l'Uiie résisiauce profondément vertueuse.
Voilà ou eu éuioui Rosalie et !le,:tor au bout.d'iui' mois,;;/ilifaul voir
Kainioeaul où en éiaicut Pamélaet Brutus. ,y. ;'> id ': .,'• .'i ru, ■,,)
ly.
Comme nous l'avons dit, une fois le travail du matin terminé, et aus-
silôl après le déjeuner, monsieur do Lugano donnait deux heures au soin
de ses alUiires ou iija piomenaùe. lleclor, de son cOlé, quittait le châ-
teau, et Urulus et raméhdenn'uraient seuls.
La picmière fois que cola arriva, Paméla, bien qu'elle n'eût aucun sen-
timml de malveiUiince contre Bruuis, s'assit d'assez mauvaise humeur dans
un coin du s.do!!, se voyant réduite il la société de ce grossier paysan.
Quanti» lui, lise plaça il une autre extrémité, sur le siège le plus étroit
qu'il piu.t) trouver.
Ililaut.sosciiiir à sa plaça quelque part pour venir s'y mettre à son
aise. Cruius avait bien regardé les larges fautcuds, les profondes ber-
gères, Jes vastes canapés .mais s'y asseoir eût para une impertinence, et
proJtiibtemeot il fût resté debout s'il n'eût découvert derrière le piano un
petit tabouret très modeste ; il s'y assit et s'y tint immobile.
PtunélaT qui travaillait à, un ouvrage de tapisserie, se laissa aller à la
pensée-de son ennui, et oublia tou'.-à-fait Brutus. Quant à lui, il ne pensa
h rien.
Au bout d'une demi-beare, Paméla avait répété en elle tous les repro-
ches qu'elle avaii.à faire à sa position solitaire, à la négligence de son on-
cle, il l'indifférence d'Hector; mais comme, eu définitive, tout cela devait
se terminer dans deux mois, elle se leva avec l'intention d'échapper à
l'ennui, autant que possible, durant ces deux mois, et ne voidutpas rester
dans Içs disposition, fâcheuses où ses réilexions 'avaient plongée.
Çommelousles jeunesicœurs qui commencent la vie avec confiance ,
elle éprouvait du déplaisir à mal jienser des autre-, et elle voulut échap-
per à ces pensées; el'e chercha donc une occupation qui pût l'y arracher,
et scileya pour fa-re de lia, musique et se mettre à son piano. Alors elle
aperçut Brutus rdroit et iin;iobi!o sur le tabouret; elle l'aperçut, voilà
ioHl,m?Lis die ay prit point garde. Elle chercha dans son casier une par-
tition nouvelle et s'avança vers son piano ; Brutus ne bougea pas.
Aloraseulementelle remarqua qu'd était à la place qu'elle voulait pren-
dre, et supposant qu'il ne l'avait pas cmendiie f e lever, puisqu'il ne s'é-
tait P9S levé, elle s'ovaiiça doucement derrière lui, et dit avec une voix où
perçait liritention de donner au maître d'école une leçon de politesse :
— Pardon, monsieur, mais je désirerais me meure à mon piano.
Bruti's ne bougea pas davaniage; elle se pencha alors vers lui pour le
rfpiu (1er, il dormait profondément, -, ^ , ',.. ,
Il fallait moins qu'une si bonne raison pour excuser Brutus de n'avoir
pas cédé sa place a\ec l'empresseiiient d'un galant cavalier.
F.'le se prit à riie de la ligure qu'il avail; car à la posture raide qu'il
gardait dans sou sommeil, ,oji pouvait voir qu'il avait tout fait pour n'y
pas (:éde,r. J-'améla ne pensant pas plus loin qu'a ce qu'elle voulait, s'ap-
prodia de llorcjlledu Brutus, et lui C'a de toute sa petite vois douce et
ilûiéc:. '..,' ,;, , . , . , ■'-
-^tltjficonsieur Brutus '.monsieur Brutus!.,,. u mi ,, ' . i, -. ■
Le maître d'école se leva par un mouvement si brusque, qu'il fit recu-
ler Parn^a; il porta autiiurde Iuj;c4;^,fega,rd*presqueenarés ; puis il aper-
çut dcant lui celte jeune lille souriant eucoro , mais d'un sourire où la
crainte se niélaità la moquerie, tandis qu'elle mesurait du regard ce jeune
colosse qui avait crié, lui aussi, d'unç ^iojx, puissante :
— Hein! qui m'appelle?, , j . ,,,.■!•-,,',.
En voyant Paméla,, il déyffltjrfiijge„«)taœe ua enfant pris en faute, et
se mit à bal]3uti<;r;çlçsiçixc,u^eff,9ij;j ,,.,
"'— Oh ! lui répartit Paméla en riant, je ne suis pas comme Hector, je
ne demande pas d'excuses; je voulais ma place, je l'ai : c'est tout ce qu'il
me faut.
iille ouvrit son piano , s'assit et chercha dans sa parliiioti l.e morceau
qu'elle voulait jouer.
Brutus la regardait faire; il était désolé de s'être endormi; il ne savait
poui-quoi; mais il voulait s'eu excuser. Alors il reprit d'une voix utm-
blaule :
— J'ai été bien malhonnête, n'est-ce pas, mademoiselle Paméla ?
— Vous aviez envie de dormir, vous avez dormi, c'est tout simple, lui
répondit elle en le raillant, mais si doucement que cela ne le troubla
pas. y, ,
— C'est que, mademoiselle, quand M. le comte m'a dicté son histoirfe"
toute la jourme, je recopie à la maison tout ce qu'il ma liicte pour qu'il
puisse le lire et le corriger. Alors il faut que je passe toute la nuit au tra-
vail ; en voilà deux de suite que je n'ai pas dormi du tout... c'est pour ça,
voyez-vous, que j'ai eu la malhoiinetcté de m'endormir.
fendant qu'il s'excusait ainsi, Pann'-la le regardait en dessous ; mais ce
regard, d'abord plein d'une malice d'enfant, s'était adonci peu à peu çt
s'ciait empreint de pitié; elle regrettait presque d'avoir éveillé ce pauvre
garçon.
— il n'y a pas la moindre malhonnêteté à cela, lui dit-elle.
— Je vous demande pardon, lit Brutus d'un ton sérieux, je ^is trSs^ ,
bien que ce n'est pas honnête de s'eiuiormircn 50C(c7('. ' ' " ' '^ ''
— En société ! dit Paméla, en riant du mol et de la prétention de Brtl'-
tus il la science du savoir-vivre. Mais h la campagne, ajouu'.-t-elk', quand
de mon piano ne vous troublera pas.
Tout cela avait été dit simplement, sans autre intention qàè'fl''cav'6y(^
dormir ce pauvre garçon à son aise. ■•'■,'.,■'
Brutus, qui avait sur le cœur^lc remorfîs de l'énorete incongruité qu'il
venait de commetti e, quitta le salon tout triste et s'en alla da:ns'Celiii'qU'ûa
lui avail désigné. Paméla ne vit rien de lotit ceia, elle étiJt'df'|â 'tôal'.'à
sa musique, et bientôt elle ne pensa plus à aiurc chose. '/'^ ' ^ '^ '''
I 'iirii!.'ji
Quelque temps après M. de Lugano entra et dit à sa hièjïè'i'^;"' "[''
— Savez-vous ce qu'est deveuu M. Brutus ? •!■'• ■<!..!riji
Paméla !ui répondit sans quitter son piano :
— Je crois qu'il est de l'autre côté qui doi t.
— C'est vrai, dit le comte, il doit être fatigué. • •:
Paméla continua à déthilirer sa pétition; Qu'tin éveillât où rju'on'lais-
sâtdormirmonsi'ur Brutus, cela lui était fort indiiférent. '' ' " -
Cependant au bout de quelques niiniltes', le ('omtcS'qni'Sàfis dotttefdans
la promenade avait l'ait provision d'idées, Voiilut'kvpfclWfe'sôn travail ; il
ouvrit a porte du second «alon pour appeler Bi'fltuS 'd'il! til;debour, l'o-
reille tendue et avec une expression de ravissciiietif élforin'é'/ '" '■' ■
— Lh! dit leromte, vousne dormiez donc pas?' ■ '-'J'i'obsb »m<, "
L'émotion que Brutus éprouvait devait être bifii pni.isaiifèV'car'elIe le
sauva de l'embarras qu'en toute autre occàsion'il eût éprovVé ^ être ainsi
surpris en Uagrant délit de curiosité. •■•■>■■■'■'■ .;.••■
-T Oh non ! monsieur, je ne dormais pas, 'répOnditil'âve^Fais" d'tm
homme dontl'ivreiise n'était pas encore dissii/ée.'J' '■■tj'i'-> "o
— Vous écoutiez, à ce que je vois. • ^■''''^ ''' *''"
Toute la timidité de Bruws loi revint à celtfi'tlaMê'ijùMFifl'it pour un
reproche, et il repartit en baissant les yeux :''^''''f"'' '' ',
— Oh non î monsieur le comte, je ne m'étais pIM iWsIÏ Jouf écdut|pr,'"
c'était seulement pour mieux entendre. ^ ~'! ' ''' ' ''
Qui avait appris à cette rude iMurè la finesse 'de Cette flistîtiMion' si
vraie ? Car il y a une grande dilléi cnce entre l'homme qui fjit acte de sa
volonté pour écouter, et celui qui se laissé entraîner p&t* le bonheui- qu'il
éprouve à entendre. , ■>') i/.Ltr.ij ' i- ' ■ •
" C'est que le cœur est le meilleur diseur qu'il y ait au todïïde quand il
ose parler. ' '' ' '
Si cela avait été dit par un diîces hommes qin ont assez'd'esprit pour
qu'on leur fasse des mots, on eût trouvé celui-là d'une rare délicatesse ;
mais dans la bouche de Brutus , le comte n'y vit qu'une grosse niaiserie
qui le lit sourire.
Paméla seule lui prêta, sinon son véritable sens, du moins une in-
tention dont elle lui sut gré. Pour elle il s'était excusé de l'avoir écoutée
comme de s'être endormi , et elle en lira celle conclusion bienveillante,
que le pauvre garçon faisait tout ce qu'il pouvait pour ne pas être Cn fau-
te, et qu'il fallait l'y encouragei-. :■!■■'
M. (ic Lugano emmena Brutus, et le lendemain retrouva Brutus' et Pa-
méla, seuls encore en face l'un de l'antre. , .
Cettu fois-là il ne s'était pas mis sur le tabouret, et comme Paméla al-
lait et vena t dans le salon sans savoir à quoi s'arrêter et sans lui parler,
il lui dit ! •
— Ce n'est pas moi qui vous empêche de faire de la musique, made-
moiselle? -
— Oh! mon Dieu non, lui dit-elle avec un petit bâillement. Je m'en
,8uis rassasiée hier.
— .Ohililant.pjs, dit;- Brutus,
Il paraît, soditi Paméla, que j'aurais amusé monsieur Brutus; en se di-*
LE faïÂGÂSï:^ ïATrS&AÎRE.
9
saiii cola, elle le regarcb assez dédaigneusement pardessus l'épaule. Bru-
lus lui (l;>p!ut SOilVe'l-.ùliOllie.'lt.
— ,Ali ïà ! lui (liicllc ;ivcc l'iHourilciie d'un enfant qui croit ne pas être
lifejsani iiarrc qu'il liaitc d'rgal à é|;al ce qui est au-dessus connue ce qui
est au dessous de lui ; ali çi ! est-co ;;ue vous allez rester là tous lc3 jours
à tOi!ri!er'\05 ivsuces peaiianl deux heures ?
L'altaiiué était si vive, Celle fut ti poifjnanle pour le malheureux jeuce
Lom;;ie, qiiM lie sut qua répondre, et qui! se leva et sortit du salon.
Jamais' il n'avait souD'eit quelque choie de si douloui eux, aux jours
niù.ue ou ou lui avait kvmi la porte de sa maison. Cepeudaul, si ou lui
eût demandé ce qu'il soiliVait, il n'eût pi: le dire, etpeutèlre serait-il dif-
ficile de l'expliquer. Il y avait cette d:llVi-ence entre ses premières peines
et celle-ci, que ce u'éiait pas iaiit une douleurqu'ou venait de iuiintliger,
qu'un plaisir qu'on lui avait ariaclié.
Autrefois, quand ou se montrait dur et injuste envers lui, il se résignait,
en se seiitam r)ri pour souirrli- et lutter contre sa soulfrance. A ce mo-
ment, il lui seudjla qu'il liii prenait une défaillance de l'ame, comme si la
vie lui a^ait manqué tout ii coup.
Il lit quelques pas liorsdusalon, et tomba assis sur son banc, où il resta
immobile.
f-aïuéla n'avait pu s'empêcher de le suivre, des yeux, et se dit :
— Allons , le voilà qui va s'endorœir là, en plein soleil , il y a de quoi
le tuer. Je m'en vais le laite revenir.
Et comptant sur l'aurait qui l'avait si bien séduit la veille , elle se re-
mit à son piano. A peine eu entendit-il les premiers sons, qu'il se leva et
s'enfuit comme un homme potirsuivi par un vériiable danger.
Paraéla était trop candide pour supposer autre chose que de la bêtise
s lôule cette pantomime. , , ; ,
Éile quitta son piano, assez piquée d'avoir eu une bonne intention sans
résultat,,et ellese remit à s'ennuyer et à penser que f.on cousin , qui sa-
vait vivre , était beaucoup plus grossier que ce rustre de la laisser ainsi
toute seule. Elle ne s'eunuyait pas moins quand il y était; mais elle ne
l'en accusait pas.
Elle fut très, aigre pour le fat durant toute la soirée , lorsqu'il reparut
au chiÀtéau ; et comme ils jouaient udc partie de billard, et qua M. Hector
la gagnait impitoyablement en la raillant sur sa usaladresse et en vantant
sa supériorité, elle quitta la partie en lui disant qu'il était insupportable ,
et alla s'enfermer dans sa chaiiibre où elle se mit à pleurer.
Pourquoi pleurait-elle? C'est que, sans qu'elle pût s'en rendre compte,
l'espérance du bonheur , cet auge gardien qui accompagne la vie humai-
iKv en la précédant , s'était comme an êtée dans la roule qu'elle suivait
pour lui dire :
— ïu ne seras pas heureuse où tu vas. ,,,, < ;-
Ce ii'étaif,tiqu,.riqn qu'un momment de tristesse, et le lendemain il n'y
paraissait i|)I|U,s,;tniais le cfuur avait été atteint; le soleil s'était voilé d'une
vapeur; et si légérjO, s,l promptement dissipée qu'elle fût , il y avait com-
mencement dedouie.Ûr,le lendemain cepefidaut, rien n'en restait, et Pa-
mêla, au. contraire, était dans les dispositions les plus heureuses.
Hector avait ii)aiw|ué le déjeuner ; niousiour de Lugauo avait quille !a
table pour recevoir une visite d'affaires. Paméla se leva , et Diutus lit de
même. Mais au, lieu de la; suivre au salon, il soi tit par la porte du billard.
Paméla, qui s'en voulait de l'avoir renvoyé la veille, se retourna et lui dû
en courant vers la salle: , j,,,
— Est ce que, vog,s savez jouer au billard, Bioasieur Brulus?
— Hélas! non, mademoiselle. , , , (v,.';
— T(\nt pis l ,uous îi,uri9,Bs fait, une paPitije., Vous devriez apprendre.
— Je ne pourrais pas. ,, ,k _ , . ,
— Et pourquoi ça? Est-ce qu'on ne joufiipas aa billard dans ce pays-
ci ?, . ', . . :i.;. j,.:i, ' '!.■•'. ■;
— Ob I si ; ijy «!n,aa"n aucqfé du bourg*
— Et il ne vous a jamais pris f;mtai-.ie déjouer ?
— Oh ! jamais, je vous le jure, dit liruius, comire s'il repoussait une
très grave accusation.
— Jamais! répéta Paméla ; c'est étonnant ; c'est ppuriant iien amu-
sant. • ..
— Je ne sais pas, répartit Drutus, mais c'est que; voyez-vous^ mademoi-
selle, si j'avais essayé pendant (pie j'étais m'iître d'école, ça aurait fait
niauvaii! ellei; on aurait dit que je n'avais pas de conduite.
— Pour jouer au billard ':> Mais moi, mon oncle, mou cousiu, nous y
jouons bien.
— Oh I repartit Brutus, avec un sourire na'i'f, c'est bien difl'érent ; vous
autres, ?0U3 êtes riches, vous pouvez, perdre votre temps; au lieu que
parmi nous autres pauvres gens, il n'y a que les paresseux et les mauvais
sujets qui passent b'ur journée au billard. Daiuo ! c'tist que, quand on
n'a que sou travail pour vivre et qu'on ne travaille pas, ou n'est pas un
honnête hoitime.
Pour la première fois, Paméla regarda Brutus sans trouver à le pren-
dre en pitié ou en rire ; il lui .'■emlil.i qu'il venait ( e dire (jravemeuict
conveiiahlemeut une vérité grave, et pensa qu'il fallait être sérieuse avec
cet hoiinOle houime. ■ •'..' p:,.: ,,3 -
Elle lui répondit donc doucement : • ■' ■■
— Je comprends cela, monsieur Brutus ! mais ici cela n'a pas le même
inconvéïiieui; et puisque vous n'avez rien à faire, si vous vouliez essayer,
je vous enseignerais, moi.
Brutus accepta; il fut d'abord binn gauche, et ma^ré sa belle ré?o!u-
tion d'être très iudu'igeiiie poiir Brutus, l'améla se moqua de lui, riant
de tout son cœur quand il f,;i:,ait quelque gn s-,e inaladresie ; riais cet'e
gaîié était hoima ti franche; Paméla était heureuse de rire, et Brutus ra-
vi de la faire rire si jo\eusement.
Etpuis c'était déjà cnire eux un rommencementdeftirtiliarilé.lls se par-
laient Cl se répondaient sans s'écouter, saus s'observer, et il se trouvait
qi:e BruHis sauiii très bien parler des choses indiiiérentes. D'où venait
doiicriu'il y eût d(s circoiiStauces où il avait l'air ti eaiiiarrassé ? C'est
que dans ce laowad il ne semait plus l'huiniliié de sa posiiio;i • c'éslqiiê '
rien ne le iroubhit, p2s même le b')!i'jeur (ju'd éprouvait ; il se s^mal.
joyeux comme on est joyeux par uu beau jo.ir, pa'ce (|uc l'.ilr est facile
à respirer, et que le soleil vous réjou.t le, y(ux. Il eu fut air.si pendant
quelques jours; Paméla donnant ses leçons, Brutus les reci:vaT.t et en
probiant si bien, que bientôt il en savait plus que son maire, et ccpeu-
daiii Paoïéla gagnait toujours.
C'est que ce gmssier paysan avait mieux compris que le fat élégant ,
qu'il y a des petites vanités qu'il faut savoir ménager. Et ceiiciidant a
n'éttitpasun def;ut (jue Brutus voulait liatler, c'éiail un plaisir qu'il
laissait prendre à celte jeune et chanuaute enfant qu'il aimait.
C est nous qui écrivons ce mot, mais ce n'est pas Brulus qui le pensait.
Lui, aimer P.auiéla ! Ah ! s'il eût eu ce soupçon coutre lui même, il n'eût
pas éié si heureux, si calme, si ravi. ' '
Et cepeadaiit s il se fût inicrrojé sérieusement, il eûr reconnu que sa
vie préstnle n'était plus ce qu'avait été sa vie passée. Ce u'étiii pas sa
meilleure pos. lion de loriunc qui l'avait changé ainsi, car t!e ce côté il n'y
avait pensé que pour les autres.
Mais pourquoi étaiiil si discret pour ce bonheur ineffable et profond
qu'il éprouvait ? Pour-iuoi s'en allaii-il le loir seul à travers lacuLipacrne,
marchant rapidement, la poitrine ouverte et le Iront hau; ? Pourquoi mon-
tait-il ainsi sur les Lauies collines des environs pour se cacher ûu pied
d'un arbre tt attendre la nuit, sans pensée, sans désir, sans raifon ?
Et cepeiidant te n'était pas l'iiuase de Paméla , ce n'était pa5 sa ppr-
sonne qui le préoccupait ainsi, quoique ce fût elle qui lui cûi doni,é reiie
vie; il aimait, mais sans conseieuce <ic sa pn.-sion, et l'on peut dire qu il
''ivail dans sou amour comme on vit dans l'aimosphcre, sans la voir ei la
toucher. Il eu buvait le paifuai sans avoir pensé que c'éia t la fleer qui
vivait près de lui qui embaumait ainsi son existence.
Et c'est ce qui bison bonheur; car s'il l'avait rêvé un mo»iU'nt-',''llsé
fût éloigné comee s'il eût profané cette Ueur en la respirant racmC W
loin. i: ', ;■ ..: ,3eir
Quant à Paméla, elle n'était ni heureuse, ni émue; sealeinent ses beoi
res lui paraissaient moins longues, et lirutus lui semblait être venu fort
à propos pour l'aider aies lemplii- ; voilà tout. . .
Cependant elle s'aperçut uu jour du soin qu'il mpttait à lui lai><er foà'^
tes les victoires, et lui eu ût une très vive querelle : u il ne se donnaif '
même pas la peine de jour, il la traitait comme un adversaire ii;dignc de
lui : à ce compte, le jeu de billard devenait ibrtennuveux. <. Aprfe ce pe-
tit emportement, elle jeta les queues (t les billes h travers la salle, et s'en '"
ali dans le sahui. Brulus resta altéré et n'osa la suivre ; clic revint sur '
ses pa;, et lui dit avec encore plus de biusqueiie :
— Eh bien ! est-ce que vous restez là ':•
— i^îais je ne savais pas... je n'osais pas... dit Brutus en balbuiiniit.
— Eh bien! lui dit naïvement Paméla, que voulez-vous que je fasse
toute seule'? .; > -
C était là assurément un grand aven; mais ntïHe, ni Brutus ne s'en
doutèrent, et cependant elle venait de dire que Briiius était devemi pour '
elle, sinon une nécessité, du moins une habitude; cet honiine qui luï a- "'^
vail semblé un importun et puis un indifférent, s'Ciail mêlé a SiMe assez
P'jur la remplir quelques heures. i
Cependant il y avait bien loi ■ de là au ravissement qu'éprouvait Bru-''
tus ; et si Hector avait bien voulu revenir à ce moment, ou eût bien vile' '
éloigné le pauvre maître d'école; mais IIcc;or ne revint pas, et les deux
jeunes gens restèreut encore dans la solitude.
V.
Ce qui faisait que Paméla supportait la soriéiédo Brulus no tenait à au-
cun sentiment d'alVection, d'intérêt ou même d'estime pour ce jeune hom-
me; elle n'avait ni bonne ni mauvaise opinion; elle u'araii pas pensé à
le juger.
(liielquefoi?, il est vrai, elle lui trouvait des réparties qui lui semblaient
spiiiiuelli's, parce qu'elle ne savait pas que lephH rievé et le phi^ fécond
de tou's les esprits, c'est le bon sens. Plus souvent elle eooîprrn.iit que le
cœur de cet homme devait eue bon. mais f e ii'éiaieut que i.es impres.-ioiis
passapércs qui ne duraient pas plus que la CTicoiistance qui les ava t
fait naine.
Comme personne ne l'avait intcrroîrée sur le romptc de Bruins. et qo', !
le était bien loin encore de penser ii s'interroger elli'-même. P.:;; 'a
n'a\ait pas d'avis sur ce qu'il pouvait cUV, elle ne s'en eccnpaii pas: liic
pass; il son temps avec li.i, il est vrai, mais seutemeot parce qu'il était h,
comme son piano, sa tapisserie, ses ciajoi.s ; it sans dout.' fi Uruiu'î s'é-
taii éloigué, il n'eût pas fait uu vide beaucoup plus grand dans la vie de
Paméla que si on lui eût enlevé un de ces objets qui faisaient son occu-
pation de tous les jours.
10
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Mais il ne devait pas on être ainsi ; Brutus demrurait, et mieux valait
Bi'ulus encore que les autres ciioscs pour lesquelles d'ailleurs il lui res-
tait toujours plus de temps qu'elles n'en pouvaient leniplir.
Or, eoiiuiie le billard avait Clé déclaré ennuyeux, il fallait recourir àtui
autre aniuseuu nt.
Ce n'était pas facile h trouver, et les deux ou trois jours qui suivirent
la petite scène <iue nous avons dite plus haut furent plus languis^ans que
I.'S préi éilens, 'a conversation y prit plus de place, et Brulus fut obligé
plus dune fuis rie raconter qnelle avait été sa \ii'.
Si lirutns «ûi fait un pas dùns le cœur de Paméla, si elle l'eût considéré
comme un personn.ige d'une importance si minime, qu'elle fût vis-à-vis
d'elle , un pareil récit eût fait bi aucoup de tort au maître d'école II était
trop franc pour ne pas dii e toute la vérité , et celte VTîrilé n'était pas de
nature à le relever aux yeux d'une lille inexpérimentée.
Nulle femme n'apprend sans lionie pour ellcnièuie, que l'homme à qui
cl e s'intéresse a été long-temps dans une poMiion servile et humiliée ; la
piiié que ce malheur peut lui inspirer ne saurait entrer en lutte avec le
dépit qu'i lie en éprouve. Mais , pour que cela soit ain>.i , il faut , disons-
nous, que (et lioaime la touche en quelque chose , et Paméla n'en était
|)as, vis-à-vis lîrulus, à se sentir blessée d'avoir permis sa compagnie ;i
un pauvre diable qui avait été toute sa vie l'objet du déilain de tout le
monde. Elle ne vit dans cela que deux choses bien indiirérentes , c'est
l'étrange résignation de Brutus d'un côté , el de l'autre qu'il savait jouer
du fific.
Sur le premier chapitre, l'imprudente laissa échapper de ces mots d'en-
fant dont la portée lui échappait, mais qui, recueillis dans le cœur de
lirulus, y devaient germer et grandir en sentimens tout nouveaux.
— Comment, lui disait-elle, quand les écoliers du lycée vous battaient
ainsi, vous ne le leur reiulieî pas ?
— Non, disait Brutus. Que vouliez vous que je fisse , moi qui n'avais ni
famille, ni personne pour me soutenir contre des jeunes gens qui m'au-
raient fait punir si j'avais voulu me venger?
— Ali bien! reprenait Paméla, ça m'eût é,lé,bien égal à moi ; ci si vcus
leur aviez donné (jueljues bonnes, icçjji^,;jlsr,jf;,jaur3ic!it. regardé à deux
foi». -iH''<'- "' '■'' • '.M. -t,"! v;.|.r' .,■■,; '■ ':.',-■
— Vons ne savez pas ce que c'est, reprenait Brutus, que de n'être rien,
que de ne tenir à rien.
— Je SMS, je sais, disait Paméla d'un ton délibéré et en faisant une pe-
tite muue menaçante, que si j'avais été garçon , je ne me serais ,pas laissé
mener comm'' cela ; je me serais battue contre le (ils du roi , s'd avait
voulu me toucher, et , après tout , un homme en vaut un autre , surtout
quand il s'agit de se défendre.
Voilà les paroles insouciantes que Paméla disait au hasard ; phrases
toutes faites qu'elle répétait sans y attacher d'importance, paroles graves,
phrases brûlantes qui recevaient, sans (lu'elle s'en douiùt , une applica-
tion imméi;ijte : iironoucé s par la jeune lille comme un propos indiUé-
rent, reçues par le jeune homme comme un enseignement de te qu'il de-
vait «Ire.
Non que Brulus, en se sentant pris du désir de s'esiimer autant qu'un
antre, fit monter celte estime de lui-même jusriu'a penserque Paméla pour-
rait la partager; ce n'était encore que pour quelques gios^ers paysans
qui ahu'-aient de sa bonliotJèie qu'il trouvait qu'il pouvait et devait se rele-
ver ainsi; mais avant d'aller plus loin , il fa lait d'autres lumières à cette
ame obscure où aucuuiJQur n'avait encore pénétré.
Cependant Paméla n'avait pas oublié le talent de Brutus sur le fifre, et
elle voulut eu juger. Brulus obéit, et le lendemain il apporta son fifre.
On ne peut se faire idée de la folle gaité de Paméla en entendant et en
regardant le maître d'école jouant, avec un aplomb imperturbable, un pas
rcboublé des plus gothiijues, tandis qu'il marquait la mesure en se balan-
çant d'un pied siu" l'autre, comme un cheval qui piaffe ; elle s'était jetée
dans un fauteuil en se bouchant les oreilles et en lui criant : — Assez !
asiczl
— Est-ce que ce n'est pas bien ? dit Brutus.
— Mais c'est à f.iire fuir un régiment ! reprit Paméla.
— Ah ! répartit le mcî re d'école en démontant son fifre et en le remet-
tant impassiblement dans sa poche, je ne fais que ce qu'on m'a appris.
— Je vous conseille alors d'étudier autre chose.
— J'ai essayé et je n'ai pas pu réussir.
— C'est donc trop dillicile?
— Oh non ! dit Brutus, c'est que je ne l'ai entendu qu'une fois.
— Qu'est-ce drmc?
— Vous savez bien, cette musique que vous avez jouée un jour.
— La Vestale! s'écria Paméla en frappant dans ses mains ; le second
acte de lu Vestale sur le fifre, ça doit être magnifique ! Je veux entendre
ça !
— Je vous dis que je ne le sais pas bien.
— C'est égal, je veux l'entendre !
— Et puis, dit Brutus, c'est sur la flûte et non pas sur le fifre que je
l'ai essayé.
— Ah! dit Paméla, ce n'est plus si drôle. C'est égal, jouez-le moi.
— Mais je n'ai pas apporté ma flûte.
— Puisque je vous avais prié de me montrer voire talent musical,il fallait
venir avec tous vos instrumens. r.Lj,r.l!
pas.
• Vous ne me l'aviez pas dit, répartit Brutus; d'ailleurs je ne le sais
— Eh bien I dit Paméla en le regardant en riant, vous l'étudierez, et si
vous voulez je vais vous le jouer. ,
— Oh oui ! oui ! dit Brutus.
Et pour la première fois de sa vie, il manifesta un désir empressé , W.
ouvrit le piano, approcha le tabouret, apporta la partition et se liut près.,
de Paméla.
Elle chercha le duo du second acte et se mit à en jouer avec un doigt
la cantilène, la Fille de Salurne entend notre prière.
— Est-ce ça ! dit-elle.
— Oui, c'est ça, reprit Brutus, les yeux animés.
Elle reprit quelques mesures avant, et au moment où elle allait jouer
sur l'instrument la phrase du chant, elle entendit Brutus qui la marmottait
sans desserrer les dents, mais qui n'en matiquait pas une note.
Elle se tourna vers Brntus. et lui dit d'un ton fort étonné :
— iiais vous savez la musique?
— Je crois bien que je la sais !.. répondit Brutus avec l'accent d'un
homme qui se rappelle d'affreux souvenirs. Imaginez-vous, mademoiselle,
que nous avions pour professeui' de musique un vieil Allemand qui
avait servi autrefois en Russie, 11 me disait toujours :
— «Ah ! trolle, trolle, che te ferai cliouer jiste. Je t'iipprçntrai à té-
giffrer, trolle !» i , .
Et là-dessus, il me donnait trois ou quatre gidlcs, et m'envoyait ea
prison au pain et à l'eau jusqu'à ce que je susse mon morceau sur Je bout
du doigt. , ,, , . I , , ,
— La méthode est un peu rude, dit R^inéla ; mais aujourd'hui vous
devez lui en savoir gré.
— Lui savoir gré de in'avoir traité comme un nègre !
— Non, dit Paméla, mais de vous avoir donné un talent fort rare, car
je vous jure qu'd y a foi t peu de gens capables de lire ainsi la musique à
livre ouvert. . j .
— Bah ! fit Brutus, stupéfait deice qu'il se trouvait q^voir un ta!fjnt.oi3-f
— Mais, fit Paméla, je vais peut-être bien vite, ce molif vous est peut-
être resté dans la tète ; voyons si je ne me suis pas trop pressée de vous
accorder du lalent. Voici un morceau que vous n'avez pas entendu. ^
Elle chercha dans la partition et lui indiqua l'air de Ginna, ai pretnier j
acte.
Non seulement Brutus lut la musique, quoique les intonations en soient
assez dilTiciles, mais même il lut encore les paroles. Paméla l'accompa-
gnait avec unsoin,une attention extiêmes, le suivant avec complaisance, '
marquant la mesure par des mouvemens de tète, donnant la note d'a-
vance quand elle prévoyait que le lecteur serait emi)arra'ssé. Puis, lors-
qu'il eut fini, elle se tourna vers liii le visage radieux,. ncn , .s'écri^mt avec
une joie charmante : Ju t > r.i i;,,
— Ah ! que c'est gentil !.. que c'est geniil... nous ferons de la musi-
que ensemble !
— Je veux bien, dit Brntus, nous chanterons le grand duo du second
acte... ah I ça sera charmant !
Et l'idée qu'elle avait trouvé quelqu'un avec qui faire de la musique la
ravit tellement, que ce fut pour elle une journée charmante passée sur
une espérance de plaisir que le lendemain devait réaliser.
Mais le lendemain, il arriva que M. de Lugano ni Brutus ne quittèrent
pas le cabinet de travail, et que M. Hector ayant déjà pris l'ha/jifudç dç ,
disparaître après le déjeuner, Paméla demeura scul^.,., , ;, „ ,- ,;-: , ;ji -jj.v
Jamais Paméla n'en éprouva plus d'ennui et plus de dépk j mais ce
dépit et cet ennui ne tournèrent pas du mé ne côté qu'autrefois. Quelque' .
temps avant ce jour, quand Brutus l'avait laissée, c'était à l'absence
d'Hector qu'elle avait pensé ; cette fois, ce fut Brutus qui lui manqua et
qu'Hector n'ciV, pa remplacer, car il ne savait pas la musique coinmc) ^
Brutus. Le rustre avait donc déjà une supétiorilé sur le beau )at.
Paméla s'ennuya à périr, et ne sachant que faire, elle prit ses crayons ■ ^
et se mit à dessiner.
Les idées les plus sombres passent vite dans une jeune tête. Celte oc-
cupation, à laquelle elle ne s'était pas livrée depuis longtemps, riniéres>a
comme toute chose nouvelle ou oubliée, ce qui est absolument sembla-
ble. Son dessin l'intéressa d'autant plus, qu'elle s'était imposé une tâche
fort amusante, c'était de faire la caricature de Brulus jouant du fifre.
Ce grand gaillard de cinq pieds huit pouees, avec ses épaules d'Alias,
des mains ii briser un arbre, un visage de tambour-major, posé comme
un berger arcadien et tenant un petit fifre dans ses dix grands doigts,
avait semblé à Paméla devoir être fort grotesque.
Elle se mit à l'anivrc et posa assez bien la tenue raide et lourde de son
personnage, maislorsiju'eile voulut caractéiiser ses traits, elle ne pui y
parvenir ; elle n'en avait aucun sentiment, et elle s'aperçut aue depuis
quinze jours qu'elle voyait Brutus, elle ne l'avait pas encore regardé.
Elle n'en continua pas mpinsson dessin en se disant: Bon, demain je
l'éuidierai bien.
Le lendemain arriva, et à peine Brutus fut-il seul avec elle, qu'il luj
dit:
— - Aujourd'hui, M. le comte n'a pas à travailler avec moi ; nous pour-
rons faire de la musique.
— Du tout, du tout, lui dit Paméla, qkï. avait, couvé vingt-quatre heu-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
if
res son désir de le caricaturer, et qui en T'iait d'autant plus impatiente ;
une autre fois. Mettez-vous là.
Et elle le fit poser comme s'il jouait du Cfre, le bras en l'air.
Il faut l'avouer : l'ensemble de Brutus était toui h fait bête dans cette
posture ; mais ce n'était plus la posiure qu'il s'agissait de saisir, c'était
ses iraits, et Paméla regarda Brutus avec une vive aiiention ; Brutus avait
une admirable tête, non pas pour Paméla, joune tille, ne regardant en
lui qu'un poysan mul tenu, mal peigné et hâlé par le soleil, mais le re-
gardant comme un modèle.
Toutes les lignes de ce visage étaient nobles et d'un caractère élevé.
Elle n'en témoigna d'autre surprise que dé marmotter dans ses dents,
tout on traçant quelques lignes :
— Ça sera difficile !
Cependant, sans que Brutus bougeât, son regard avait été chercher sur
le papier le dessin que faisait Paméla; il s'était reconnu et reconnu ridi-
cule.
Il laissa tomber ses bras, et ses yeux se baissèrent vers la terre ; les
plis de SOI) front se serrèrent convulsivement , nne pâleur mate ^e répan-
dit sur son visi<ge ; et lorsque Paméla releva les yeux sur lui, elle fui si
frappée de cette c.vpress'on de douleur et de colère que, par un mouve-
ment involontaire, elle cacha son esquisse avec ses malus, et demeura
immobile à considérer Brutus.
A ce moment, il leva les yeux sur elle ; le visage du pauvre diable re-
prit son calme; et, voyant Paméla ainsi immobile, il lui dit d'une voix
qu'il essaya de rendre gnie : "' ,i ■
— C'est égal, mademoiselle Paméla, continuez, si cela vous amuse.
Paudéla prit son papier, le déchira à l'instaut, et dit allée' ueusement à
Brulus :
— Non..,, non, c'est mal ce que j'ai fait là; je n'ai pas voulu vous
faire de la peine. Mais si vous saviez, ajouta-t-elle en frappant du pied, si
vous saViesti quand on s'ennuie! Oh ! tenez, je suis bien malheureuse !
— Malheureuse ! répéta Brulus, pour qui les mois de souffrance
avaient leur jusie valeur, et qui ne savait pas queics gens du monde ap-
pliquent lés plus graves aux plus légers ennuis.
— Oui, reprit Paméla, qui ne s'aperçut pas de rimporianceqno Brulus
avait mise à son exclamation, oui, malheureuse! En vérité, je ne sais
plus que faire dans ce château. ' ■ ni i . 1.I -, i
— Hier, lui dit Brulus, vous aviez parlé de musique.
— La musique m'enmtie, dit Paméla, fi qui ses distractions avaient
manqué les unes après les antres, et qui n'en voulait i;lus quand elles se
représentaient, -. la, ;
— Mais alors qu'aflez-vdas faifc*' '""• '
-i- Eh bien! dit PanVéla, allon^nous promener.
Ils 'sorti/ént tous deux dans le parc et se prom-nôrcnt d'abord assez
paisiblement, Paméla disant à Brutus le nom des UeursiBrWUs disant à
Paméla le iJdmdWarbVes. • i^'ia i- ■ ii ; '1:1;' .v ' : ,• '
Puis vint un beau p.ipillon qu'elle voulut avoir, et on peu d'inslans elle
avait enveloppé !e léger insecte dans les plis de 'son échar-'/fi ; mais pour
en venir à bout, il lui avait fallu courir , et elle ♦CTFkit lOUtC halecinic ,
tout animée de plaisir, en disant à Brunis^:' '•' "• • •' > ' '"•
— Vovez, comme il est beau. ^■■' a^oq 'u' - :i'; .j.- f.r.ivJ n-
— Il e'st superbe On effet, dit Brulusl-"'-'' 'J' ^^P ■"« "'1 ^" s > livi^w 9.,
Et pour la première fois, on parlant 'àiiiSî! e*en'P!»ffléIa qu'il i-cfi'aPtla'!
Paméla, dont le Cœur banait, dont les chev.'UX' Volaient à l'air , Paméla
qui lui prit familièrement le bras, et qui dit en S'y appuyant :
— Ahl en courant, Jo me suis bcurtéo ij une pierre ; je mesuisfai4UD
mal affreux au pied, .' ;.. inui. rjj
Ils liront quelques pas et ils s'assirent sur un banc. ,1111 1 • .■ îiêvi-
Brulus ne disait rien, Brulus était ploiisré dans w\ 6trinncinentint)wï; il
s'était assis parce qu'il se sentait chanceler, il lui semblait ([un l'air ([U'il
respirait l'oppressait, le parfum des tteuvsi lui>montaiijà>Ja7iéti)<àLsecrja>;ait
malade. ' ou;' !■ mj'ji,? j(t ].< iii''q é lirMiu^a rl-'tf'u-f'
Paméla lui dit : '">"i,; ii. ■ ■ • -
— Mais qu'avez-vous donc? • :,jyf:,j ;o-.fin ■, » 1:1 ^"■'
— Je ne saispas, répondii-il. Je n'ai,jaiHW»é(é*iJ'S''< •
— Eh bienl restons-là un mouioni.. u > j<- 9l:-,,iii
Ils demeurèrent l'un près de l'autra; ■ > r, 1. •.■^,\., ,,,
Ln oiseauchaniaitau dessus de leur ''Vie, Paméla LSfislaissa aJleràl'é-
couicr. ,1, |., 1
Quant à Brutus, il était abîmé dans le trouble no^vea^ qii il f prouvait.
— Quel est cet oiseau qui chante, dit Paméla?
Brulus ne répondit pas ; mais Paméla ayant renouvelé sa question , il
répqn'l il comme un homme qui s'éveille :
^ Ça? c'est un chardomeret. \ '
-^ AU ! fit Paméla, cet oiseau qui a un si joli plumage ! Je voudrais bien
en avoir un. ' '
Brutus lova la tùie , et vit le nid perché aux branches los plus élevées
d'un grand orme.
— Ca n'est pas difficile, lui diiil. Je vais vous en avoir deux ou troii.
Et, sans autre observaiioit, il dépouilla son habit; et s'aiftcbfinl an
tronc de cet arbre, il lo gravit avec rapidiu^
— Que faites-vous? criait Paméla ; vous allez vous blesser!
Mais il ne l'éconiait pas; et avec î'agilité vigouiviise et hartiio d'uu
athlète, il eut bientôt atteint le souimct de l'arbre, cl puis le uid.
Paméla l'avait suivi des yeux avec cet cffi'oi bien naturel quand on voit
quelqu'un courir un danger quelconque. Cet effroi s'était calmé en voyant-^
l'adresse avec laquelle Brutus avait réussi. '^'
Mais quand elle le vit redescendre, tenant le nid d'une main ets'aidant
seulement de l'auire, elle éprouva une véritable terreur, et elle ne cessa
de crier :
— Oh! prenez garde! prenez garde!... monsieur, quelle imprudehcel-
Cependant, au moment où Brutus allait arriver à terre sans accident. Je'"
pied iui manqua, et il sembla qu'il allait être précipité et brisé sur le sol:''ï
Paméla puussa un cri en se cachant les yeux. Mais presque aussitôt elle
entendit la voix de Bruius qui lui dit :
— N'ayez pas peur, ils ne sont pas tombés : je les tenais bien.
Paméla, tremblante et pâle, regarda on l'air; elle vit Brutus qui s'était
racroché à une forte branche , ri dor t tout le corps était dans l'espace.''
suspendu par une seule main et tenant le nid de l'autre. - •
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu! dit-el!t>. Mais vous allez vous fU'?r! ' '
— Non, non, dil il ; tendez, votre r* l)o pour attraper le nid ; ces pauvres ^
chardonnerets ! ils sont tout effarés. '{ <'
Paméla lit machinalement ce que Brutus lui disait : elle reçut le nid"'
datis sa robe ; puis elle le regarda se rattrapant de ses deux mains à ceue^',
branche et regagner le tronc de l'arbre pour descendre jnsqu'a terre. ■^,
Alors seulement elle retomba assise tir son banc, au'si pâle qu'olle'jj
était animée un instant avant. Brutus s'approcha, et, prenant les chardun-'l
nereis qu'elle avait posés près d'elle, il dit : -• ■>&
— Bah ! ils n'ont rien du toîit, ma foi, j'ai eu bien peur pour éittî'Lcl
— Pour eux ! dit Paméla ; mais pour vous? ' - i<!t
— Pour moi, dii-il, oh! j'étais bon sûr de me rattraper toujours qtie|i-'tl
que pari ; heureusement que je n'ai pas perdu la lète et que je les ai bien
tel, us en équilibre; eiilin vous les avez, voilà l'essentiel.
Paméla, qui avait témoigné ce dé,<ir sars supposer que ce fût autre chose
qu'une vaine parole dite au hasard, Paméla ne se remettait pas de l'émoi"
tion qu'elle avait éprouvée.
Qu.int i» Brulus, il était redevenu tranquille, et ce fut son tour do re-
marquer que Paméla était pâle, et il lui en demanda h cause.
— Oh! lui dit-elle, vous m'avez fait une peur affreuse ; lenlroas à la
maison, je vous en prie. "^ . '.
— Et ces pauvres pelils, dit Brulus, vous les Iais3ei-Ià? ' ' • ' ' -i»f
— Mais, dit Paméla avec une impatience triste , que vonlcz«vou5'q«e .
j'en fasse? ' ' - '■■-■''•■ : " ' 'il
— Ah ! fil Brulus, Vous n'èh'Vouïïeiïlèm: pas? '1 i-'na
— Mais j'ai dit cela comme amrc tbose ; ei pulB je ne pensais qu'iw'
chardonneret qui chantaii si bien. i' ■ Tup
— C'est bien, fit Brutus, je vais vous recondoii^,- puis je reviendrai rt
je les remettrai dans l'arbi-ê. ' oj
— Oh ! pour <:ela je ne veux pas, dit Paméla virement. J'aime mieux lesl-'
emporter. ' ' 1 jb
— Non, non, dit Brutus, je les garderai, moi, je les élèverai, et qnan*':
ils sauront chanter, si vous les voulez, je vous les rendrai. Si vous n'etii;-'
voulez pas, je leur donnerai 'a volée.
— Après les avoir élevés? 'C
— Oh ! oui, dit Brulus, quand ils seront assez forts pour voler ei iroo-^
ver leur pâture. Après tout, il uc faut pas que ces pauvres bêtes s jutl. oriip
de mabèiise. '-''
— Non, monsieur, dit Paméla, c'est de mon ét(»orderie qu'ils ne doivoate
pas souffrir; donnez-les moi, je les garderai ; j'en aurai soin, je.vuu»,{^
promets. ■ h' > , ,,, .p^
Et comme Paméla disait cela avec un accent ému, et que Brulus If rô
gardait avec éionnement, elle ajouta : ^^^^
— Oh ! il ne faut pas penser que je suis dure cl sans piiié ; vous ne mi|o,
croyez pas bonne ; ah ! monsieur Brutus, ce u'est pas bicii. ^ -J
En effet, la sollicitude de ce grand joune Uomme pour ces frOlcs pctiics '
créatures, quand Paméla disait ne savoir qu'on faire, avait semblé à Pa-
méla un reproche inuii cet de son inilillcience. Il n'y avait pas misd'inicu-
tion ; mais Paméla l'avait ainsi senti.
Lorsque Brutus cul quitté Paméla après cette scène, elle rcsla long-
temps à penser que c'était une bonne cl simple ua'.ure que celle de ce jeu- ^,
ne homme. Ce jour-la , le sommeil 110 la gagna pas comme à rorJin.iirc :
une agitation fiévreuse, qu'elle attribuait à la peur qu'elle avait eue, k t ut
éveillée jusqu'au milieu de la uuil.
Cependant elle éiaitdojà plongée dans un vague assoupissemenl lorsqu'il
lui sembla qu'un chaut doux 01 lointain la berçait comme une diausonde
nièro qui endort sou enfant. Sans se reudre compte de ce qu'el:e fiùsiit,
elle suivit d'une voix endormie celte mélodie aérienne, ci murmura douee-
menl : La litic rf;- Saturne, ciUciui noire (irure, et s'endormit tout à
f'"'- -, • , •
Le lendemain, elle n'y pensait plus, ci peui-eire le sjuvcnir ne lui en
fùi-il jamais revenu si, pendant le déjeuner, Hector n'ciil dit :
— Ah ! ça, mais ce pays est plus civilisé qu'où uc le pense, il y a de;
musiciens. •
— Bah ! fit Paméla d'uu air railleur. î
— Oui, vraiment, et il y a dans les environs un ûûicur qui a ec«>ri,hi
toute la nuit des bribes de ta ycslale..
Brutus devint rouge et baissa les yeux; Paméla se souvint de ce chani
12
.•«/Ui-.ilJTTIJl ■^f'T.'i.i' iv-
LE^MAGASiN LITTÉRAIRE.
s" (loiiteus-'raeh't'àrrivô juVnn'à cl!ë, et dit celte fois;-aQtaut par pitié pbur
Bnr.u.j i|.a' pur (!tpil coiiin; Ikcior : l'^jp!.-;! ii}(f-,i'/.u !
— Muis CiMii m'a paru liùs bien, ù moiii.ii .>,■ oii-in.' :!> ,
— ,Vt;ai? (!ipl. <lc Ljg.iii();<jc votiiliais qu(3 ce fût quelqu'un qu'on pût
ri,-c'evoii-,Xii i'Ourrais f^.,ii-ii.,dii lu iiriiaque avec lui. ' ^■•'''^^
cKitys na.iKtritii; l'araélase lut. ' ]'
.ii y aviiii (Il jà ii!i sticrei tiiuo ti:e et lui^ car elle savait que c'était lui
cjiii aWîhjovi'; t.t ti'e im voui.iii p;;s le iliie ; elle se rappelait tout inaiaie-
i;aia. r,nij, .lo^^fju ilj lurent seuls, le premier mot de JJrutus fut :
'— Lsi^e \rai qu'.; c ciait bien ?
i;!le n'eut pa> !>■ courage de lui répondre (|uc c'était à peine si elle l'a-
v;ù.t çuV;i!.sV'»i'it elle.lui dit que c'était très bien : elle ne voulait donc plus
rairl^gdi^-'
ei,co:i' nu !!0 :1e 'j piii sous ficlie enveloppe de rustre. La pauvre enfant
se trouva niallii'urtusp.
Kl uius u'r mit pas aiaié encore ; maisllector était jugé bien petit.
rîils qiiapil la iiuii fut veuue et qu'elle allait s'endormir, elle entendit
ce iMeinc chaut 1 jiiiiain ; mais celte fois il l'éveilla, elle ouvrit sa fenêtre
cl écouta. ; .., ,,.,;.-, v_ .■ : ■ ■ ■■' '. ' . >'->
L'a l»iiâe dcla.nuitspportiit inégalement , ce chant large et pur, et en
reiiiJail! ou iiàsaid les tous plis pleins ou plus doux. C'était une expros-
sidii jiéiieuiie et ipsolile qai lit longtemps écouler Paméla jusqu'à ce que
lo chant cessât. IiC,lçf»demaiu, quand elle s'éveilla, elle était triste et
séueu.c. I, . l'i,
A son liiure de louj les jours, Brulus, déjà plus hardi, lui parla de
faire de la musique.
La i-iiisi.n quelle lui donna pour le refuser n'était pas celle de son
cœur, car par un insliua secret de prudence elle stntâit qu'il fallail
qu'elle séparât ses éiuolions de celles de ce jeune homme, et celle musi-
(;uc iaronuue l'avait éaïue profindémeut ; mais cette raison fut peut-êirc
encore plus dangereuse, car elle lui dit :
Si nous fiislons de la musique ensemble , on saurait que c'est vous
qui jouez de la llùie, et nous ne l'avons pas dit.
— J'aurais bien voulu cependant appreudre le reste de cette belle
pièce. ...
— EU bien! dit-elle en s'éloignant, emportez la partition.
— Oh ! merci I dit Br.ulus.et vous verrez comme j'étudierai bien.
elle ne comprit pas comment elle pourrait le savoir; mais le soir venu
elle entendit une nouvelie,fliélodie puisée dans ce riche trésor, mélodie
que la nuit lui apporiait cl qu'elle écoulait en rêvant et en pleurant , ne
sadiari pourquoi; et tous h s soirs elle restait près de sa croisée ouverte
pour l'etitejidre. , i,. ,i .■■ ^ '„ „,' ; ■ ': .
Savait-il qu'elle l'écoulail? Etait-ce pour elle qu'il venait ainsi ?
Brulus n'osa le demander, de peur d'apprendre qu'elle ne l'écoutait
pas.lille n'osa le demander, de peur d'être siirc que c'était pour elle qu'il
venait. „ , . ,
Ce fut a'ors qu'elle interrogea son ame, et telle en était la candeur,
qu'elle n'y vil que le chagrin de l'abandon où la laissait Hi^ctor. Comme
si c'eiit été uii refuge, elle se tourna tout entière vers ce chagrin ; e lèse
dit qu'elle n'éiait pas aimée ; cl quoiqu'elle n'aimât pas, elle appelait cet
amour à son aide ; elle en eût été .si reconnaissaiiie, qu'elle l'eût presque
iciidu. Mais Ilpctor trouva charmant de fuirc le cruel.
Ce furent d'abord des colères dont il ni, puis des irislesses dont il fut
Ccr. Toutefois P.inela les cachait encore, mais bientôt elle les laissa voir
as-ëz pour que Brulus devinât qu'elle pleurait souvent.
Ui) jour donc, Hector, prié par Paraéla de demeurer, l'avait assez cava -
lii'remcnt refusée ; la jeune Elle éiait aQ'aissée da.is une vasle bergère, et
i)t u il peu de grosses larmes s'étaient échappées de ses yeux.
Brulus la contemplait ; elle ne pensait pus qu'il fût là, elle ne pensait
pas à lui, et elle pleurait toujours.
— Mais, lui dit-il, mademoiselle Paméla, mon Dieu! qu'avez-vous !
Elle le regarda sans cesser de pleurer, et elle s'écria :
—Ah ! monsieur Brulus, celte fois, c'est vrai, je suis bien malheureuse!
Mais qui vous fait donc du chagrin? est-ce que c'est....
Toute sa retenue de jeune fille était revenue à Paméla.
Anrès ce premier cri de douleur arraché au déjitspoir d'un cœur pur
qui se sent pris d'un vertige inexplicable, et à qui on relire la seu'e main
f;ui pût l'en arr.ncher, Paméla se domina et répondit doucement en l'empê-
chant de prononcer un nom qu'il avait deviné :
— Ce n'est rieu, monsieur Brulus; jesuis ma'ade
Puiselle se mit à causer arec uuu viv.iciié et avec une verve étonnantes,
et parmi tout ce qu'elle dit à Brulus, elle lui glissa l'intention où elle était
di' savoir ce que devenait ainsi Hector tous les jour.i! ; olle était; bicii sûre
que Brulus le saurait, car elle avait appris par bien d'autres preuves qu'uj
désir rauBife-sté devant lîmlu^ était un ordre au((upl il obéissait.
Celait un esclavage étrange que celui de cet homme ; ce qu'on lui de-
mandait, il le fiisait ; mais il ne savait pas prévenir undrsir, et ccl i tenait,
il faut bien le dire, à l'humilité même de son dévouement. Obéir, c'est fai-
re sûrement ce qu'un autre désire, c'est se compter pour rien dans ce
qu'on fait. Prévenir, c'est s'attribuer une part dans le plaisir qu'on donne,
c'est supposer que si celui qui reçoit n'est pas heureux de ce qu'on lui of-
fre, il le sera de l'iiitcnlion ; et Brùuis ne peu-a't pas que Paméla pût lui
savoir gré do tout ce qu'il tût e-sayé de faii e pour elle.
Or, ce fut le lour où Brulus se rendit au bout g pour acheter celte fa-
meuse paire de botles, que Paméla lui demanda, comme une femme sait
demander ces ciJ0^e^-'à, ce que son futur, M. Hector, faisait tous les
jours pcadant six heures qu'il passait hors du château.
VI.
Qu'il y ait lîUis de venus au village qu'à la ville, c'e.^î une question qui ■
sera controversée durant des siècles, sans arriver jamais à une soluiioii.
Toutefois, il est permis de croire à l'hospiialilé champèiie, à la bonne
foi cauipajiiarde, au désintéressement villageois, comme à l'auslériié du
barreau, à la toniV.Ucrnité lilléiaiie et à la probité coffluierciale : ce sont
là dcri généralités f.-rt commodes pour faire des phrases, et (pi'il es! pru-
dent de ne pas déprécier quani! on e&t appelé à en faire un usi^yclréqueiiL:
mais en suppo3aut au village toutes les venus que nous avons dites, il
faut reconnaître qu'il possède des vices qui lui sont très pariiculiers par
le degré auquel il les pousse. ,.' ]^r. j
Parmi ces vices, il y en a un qui fait exception dans les excepiions,
c'est la haine envieuse et luéprisaute, qu'on y professe pour tout ce qui
est étranger au territoire du village, et pour ce ([ui se distingue des ha-
bitudes de tous. Le paysan qui a vendu sou bois cl son vin à un nouveau
venu, trouve que celui-ci est très insolent et très inhumain de, b'ilrc ce
vin et de brûli r ce bois qu'il a payés i^çuî^ fois letir valeur ;,p'es* un Imsa-
me qui insulte à la misère du pays. ,,',', i-.> , i-
Mais celte malveillance qui ne fait que'raiirmurer, quand le naturel de
l'endroit est l'obligé de l'éuaiiger, deyiëiit farouche tt parle haut quand
elle croit que c'est l'étranger qui vit aux dépens do la cominujie.
Aussi, tant que le maître d'école avait exercé, il y avait eu coBtr'e luii
une vive opposition basée sur les prodigalités du conseil municipal à son
égard. Au 'dire des plus modéréî!,, « c'êiait un fuinéaiit qu'on 10(-eaitdans
un palais cl à qui on prodiguait l'aijjent que les habilans- labyrieu.\ ga-
gnaient à la sueur de leur front. » ^ ', :. I, ',, • r .
Pour la moitié du peuple cl pour beaucoup de déclanuteurs, tout mé-
tier où on ne sue pas est un uiéiier de paresseiu. « N'est il pas d'ailleurs
scandaleux qu'un maître d'école ait cent écus di! revctiu, quand de bons et
hono: ablei .i" "i.iers, chargés de famille, étaient loin de posséder une pa-
reille fortune . »
Dans cette dernière accusation, il faut le difè, la stupide ignorance
entrait pour autant que la méchanceté.
il serait très difficile de faire comprendre à un paysan qup ce qu'il boit
du lait de ses vaches et du vin qu'il récolte, que ce nulil inan^e de ses
fruits et de sou grain, que ce qu'il use de sa laine ou de sori chanvre doit
être compté dans ses revenus. 11 se nourrirait et se véthaii, lui et (iix per-
sonnes de sa iamille, sur la propriété qu'il exploite, qU^il ne regarde
comme fortune que la portiou de ses produits qui aiiboaJ,,^e. l'année se
condense en écus. '"
Or, Brutus recevait ses 350 francs en ory;ént moniiafye ,' télVCcst cet ar-
gent monnayé qui révoltait le paysan. Et de bonne foi ii ti^ouvait que celui
qui peut s'achciersun pain est bien plus riche que celui qui se le fabrique
à lui-même.
Ces fâcheuses dispositions conirele maîtrecVéçOle aVaiéht pris d'autant
plus de développement qu'il ne frayait pis avec les autres habitans.
— If faisait le lier, di,<aif-on; un misérable, qui sans eux serait mort
de faim, tranchait de l'arisl'ocrate et dt( grand âeigiieur; c'était iiilo^è-
rabie! ' '■ ■■ < ^'^^^ - ' ■' ■ '■'"''-' ■' '-i;""'" '
Et probablement cela ii'eùt-il pas été toléré bieH' lôiig-temps , loYsquiî
Brutus obtint une place chez M, de Lugano.
Brutus donna sa démission de sa charge de niaîire d'école ; ce fut une
infamie, il n'avait pas le droit d'abandonner les nombreuses éducations
qu'il avait commencées ; tout l'argent qu'il avait reçu était volé. H paya le
loyer de la maison qu'on lui avait toncédée autrefois, ce futiinè «léris ou,
cl il usurpait la jouissance des biens communaux; il avait 1,200 i'raucs
chez M. de Lugano, c'itaient 1,200 francs que ce vagabond, qui n'avait
ui feu id lieu, enlevait au pays.
En elTet, s'il n'était pas venu s'y établir, un cuire que lui eût eu celte
place; le fils du charron, qui savait lire et écrire, aurait été serréiaire
de M. le comte et eût épousé la lilledu maire. Le neveu, le gendre, le
frère, l'oncle et le cousin de n'importe qui, l'eût obtenue et lût devenu
riche et heureux. ■
De bon compte, Brutus avait empêché le bonheur et la fortune de
vingt personnes, et en addiiiounant toues les espérances fondées sm- ces
1.200 livres, il faisait tort à la popalalion deBourguing d'au moins 30,000
francs par an. On le haïssait donc en .liasse pour celte énorme souime.
Brutus savait très bien qu'il n'était pas aimé ; niais comme il vivait
tout à fiiit en dehors du vilhif,!-, tous les mauvais seniimens qu'on nour-
rissait contre lui ne lui arrivaient que de loin en loin, et alors encore il
les recevait avec celte impassible résignation que fcs premiers malheurs
lui avaient donnée. Mais le jour où il se rendit au bnurg, il éiait déjà
moins disposé à se laisser insulter, tandis que les fâcheuses dispositions
ries habitaus coDire lui s'étaient accrues par des rbisuns dout on jugera
bientôt.
Quand Brulus parut à l'entrée de la grande rue de Bourgoiiig, les ra-
LE MAGASIN LITTEilAIRE.
13
rci-babilans fiut s'y iroiivfliwrt s'arr<?ière))i x>our le regarder passer, Duis
se rej'jiijnirent pour se le inoiitrer tlu doigt cl chuclioiter entre eux d'un
air indicée ; il tie vit rien, tant il iiurcliiiit lei-te et joyeux.
Muisil ii'élaitpas encore anivé tlicz le cordoiinier où il allait, que dé-
jà deux ou trois groupes s'étaient roniiés et q^io les ménagères, restées
dans les mai'^on?, s'étaient enquises du suicide ces colloques animés;
et en moins (l'un 'iuirt l'heure ou savait dans tnni le vi!ia;;c que Brutus
yavait ;»ard.' Cepenihitit telle petite rumeur n'eût peut-èire pas eu d'au-
ires rs'sn'tats que d'cxciier à un plus nant degré les caquets qu'on faisait
sur son compte, sans la ç;rave tirconsianee <les boues.
Quelques curieux pas^èren*. devant la boutique du cordonnier et virent
lîrutus attelé de ses i!eu\ bras ;i une paire rie bottes à la Souvarow, qu'il
i;c pouvait faire entrer nialfîré tous ses ellbrls.
Tont aiissiiût un de ceux qni avaient assi.^té à cet étrange spectacle
roui ut aux Rronpes déjà iioud)reux de la place du Marché, pour leur
faire part de celle iniporianie nouvelle.
— ftî. Bruius aciiéie des bottes I
— Ce n'est pas possible !
— C'est comme ça. .''.
— Je ne le croirai que quand jfe l'aUrai vu. Ceci , fut dit par un grand
garçon de cbarrue, espèce de tyraa champêtre qyi ayait fait un scepirc de
son poing!
— Boni dit un gamin, voilà Grand-Louis qui s'en mêle, casera ania-
sant. - - , J . ' .,' '■ , ^
Tont le monde pariagea l'opinion 'du; gaiojli^.car tout le monde suivit
Grand-Louis. j.i- jf. • ;
■Qif est-ce que lu vas faire? lui disàlt-on de tons côtés.
— Rien, répondait- il, en se carrant sur ses liaiiilies, rien;je vais voir,
'•^Bonl répartit le gamin, il va lui'donncr une foulflel
'Grand-Louis entendit le mot et sourit au gamin.
Une jeune villageoise murmura à demi-voix : « Obi j'ai peur : >■> mais
cil® suivit Grand-Louis de plus près, tandis qu'une autre lui disait en la
rappelant:.' '''''[ ''-,'....' .,.,.■,', , , ■■
~'- Bail ! ce n'est. pas la peine' d'y' alier, 1,!;'ii|y aura rjeri^
— ' Viensvo'ii'ttfiitde jnèinn ! Et ellèsy allèi'eiît loues deux. ,; , . ;
Tout d'un coup cette bande de quiiize à vingt personnes s'ajTêia, de-
vant la boutique dit cordonnier, dans laqurdle Grand-Louis eiitra tout
seul. Brntu^> fut trè'î surpris de cette apparition; mais ilctaiti^ mille lieues
de s'en croire le sujet. i, ^-."u-w \:^'' •' i ■ ■
Cc.péiidani Grand-Lotiis se planta devant lui et se miia le regarder en
ricanant, tandis que les autres curieux olistriiuient la porte et la fenêtre.
— Il parait, dit Grand-Louis, qu'on ga^ne gros au nouveau uiétier que
vous faites? , ,^, ^,., ,. ,.
Bi-utus cdntiima'.à ^fferses bottes,
— Ce n'est \\h Mrnii^'tier qu'il (ait, d^t mîp voix de fe!H!ne,.fi'est,à celui
que fait sa sri'iir qn'on "gagne gros. , ,, ■■;,..)?: ImH" '
Brùtus m: répondit pas davantage ;.Gr^n(i-Louis continua: . , u
— Ma f()i I q'ilî ce soii l'argent du père «U l'argeiit du fils,>.c'est tou-
jours du bien inal acquis, .ri- "1
A celte ilerjiière par.ple j^pulementBruiu5.|S0r releva, et répacliitjinais
avec un i'e3le;fr^,|C(^lie crainte <|u'il n'avait pas encore secouéè.ti .'p" jj
— I! n'y a dé bjco tuai arqnis que celiii qui çst volé, el il n'y a'çJiB'i
voleur chez tinus, entendez-vous ? ir
— Il n'y a pas i)e .ii/ioj„s.'en.vautgri, r^eprit Grand-Louis, lOt- j'-aime. en-'
corc mieux une vole'use^q'u'uue.., . ,, , .; ; ■,: ;■>,■• , ' •'• ■' •
Le mol fut juononcé; it;i\r les, scrupules d€(;lajigjjgc ne sont pas cndére
des'cçiidus au village, et lusigniliçaiiou dUiiiioUL'éiiiit pas doulcas*..i(iii
— t)c qui paries-iu ? s'écria Brutus, la prdeursur le visage. ' '^'
Le regard et |'af,ce,nj[,ift(î,Ri-ums avaientinterditGrand-Louis; iâtiîs'tfne
femme répondit [lour lui : ,■•,_•! ; ' i. i-: j
~- Est-ce «jut» VQUr;croy,ez qu'il exislo à Bdurgoing «de autre' Cllc^nte
votre sœur capable <!ei, faire ce qu'elle iaii'.' . ,. j ' ■ : ' ■ ■
— Et qu'est-ce qu'elle fait dgii.c?, dit Brutus i en jctawairtour de lui
des regards niçuaçams., j-u, V" ::i ' 'ti'.'ii'^ vii •■
— .Allez le (lea»i^ud,crà M.,H©«li(>rdc LngânoiiiLvous^tediFil, répomlii-
ond'^ii^c6t|C.."i,, '-,.,,, ,1, ■.>.,.,. , ■,. '.i!. . ; ni' : i-t'- .•">e,':v,M • ;^ '
— nié ifehiande comme s'il ne le savait pas l.ç'écrià'^dn'd'iin autre.
— Puis, d^Uvnies parts : ,i ,i.i ■ ■• , ; , -j n i,> ''
— C'est i;u qu'ilne leur laisse paslamaison libre tons les^oui'S !
— Vendez-lui de bonne i Miuel'es an maitre d'éiob», pour qn'il no
prenne pas d'i.nmidité pendanî qu'il es" dehors ctiqu'ilasûntdeilans !
— C'est L-ne honte pour le pays 1
— Et ça met des boileSipar dessus le marché il r-ejor,*'
Et mille aulres propos ipn pleuvaient sur la tête de Brntus, que Grarid-
Louis con.siderait toujotn's en ricanant, sans trop savoir comment il potir-
I ait entamer une querelle avec lui ; mais Brutus lui en dotrta vite recta-
tion en s'eeriant : 'u.'i.' ' ■■
— Ceux qui disent cela sont de la canaille ! ■ ' '■ -i" ■'' ' '\ ■
— Ce fut un haro général au milieu duipiel s'élcvà JS v<)'ix''db''Gi'ii'fl(t--"'
Louis disant : ,, ■ i , i - t ,. ;,p-,
— Je le dis, moi ! cl le voudrais bien savoir 'èi tu m'appé'lcriti'tti'-'
naille? ' ' '^'i-i' ■'
Encore une fois l'abaissemeut dans lequel avait vécu Bi'oidaf ïtft'ptûs
tte
ïi-;.)
jjniii rt t'
lU'BQ 8;;
fort que lui ; il jeta de côté les boites qu'il essayait, il reprit ses souliers
en disant d'un air sombre : >' :
— Voyons, !,d.sse/.-n!oi tranquille !
— I! y avait, disons-nous, dans celle parole de Brutus un reste de ce
sentiment par le(|uel il laissait prendre h tout le raond- îf droit dd le nfo-
li'.skr .'ans raison, car il s'était imr.giné qn° ce qu'on lui dissir «"Kit tout
simplement une grossière plaisanterie iavutée pour le faire enrager, el
il ne voulait pas prêter flanc à la méchanceté des viliageois, eu dfsçu'iaut
avec euv. ■' i ■ ^ ■';>
Il quitta la boutique ; mais on le suivit dans la rue, et GVand-Loi^s'Iiiï"'
cria: ' ''' •'- 1 -
— l^'allez donc pas si vite, vons pourriez les déranger,' ■''■ '•,' ' '' " ' ;
Brntus haus.sa les épaules, puis tout d'en coup il pousja tme" csbïité, 4e '
cri, se frappa le b-nnt et s'arrêta. _ ,'''':.''"
La foule se recula de lui comme d'un fou. Véritab'efrpVit îFaVait^lè vi-
fage bouleversé, et cette fois il regardait nntour de Ini 'd'un Wbr:^M
et iticeriain ; cnUn il rencontra le vi-age de Grand-Loîiis,-i! tiiai-cha d'r'ôiV '
au paysan : . . ' ' 'f ■. .' .
— C'est toi, lui dit-il, c'est loi qni as dit que Rissile était..'-'.. '
Encore une fois Giand-Louis eut peur; il rép m lit en ijUbuiiniit :
— J'ai dit , j'ai dii que M. Hector passe touips s-s jotn-ni^es bvec elle
dans la maison , et que le soir ils vont se promener ensetnble dans. Icfe
cheminsj > .•■ - . „J'. ,/■'■■■' ■ '" ■ ■: ii • .:. : -• :.i..'i- ■:-:.! 9»
Brntus baissa la tète ; m effet, ce qui l'avait arrêté tout h wx^l &&^
tait le souvenir de ce que, \w avait dit Paméla et des inferma'idn? 'q'i*c'ié
l'avait chargé de preniiro pour savoir ce que faisait son futur 'f'p'nn.ï rjirt'*''
quittait le chàieau tons les jours , et c'c-t cette condniie d'Héctot-Vj^ï vt-^"'
nait d'être cxpli.jUi'e d'une manière accablante pour Brtitoè. '' ^ "'''^'i '-■'
Le fait lui apparut dans une si granoe vérité , qn'il bai'^s-' l« froiif-'"
comme un liounne anéanti. Peut-être fût il resté la inie b^-nrc iminp*iile^.
abîmé sous le poids de cette pensée, si on n'était pas venu l'v airacHcT; ''
Grand-Louis avaii repris courage devant la stupeur de Brums, et il lai
dit insolemment : - ^ ■ ' ' ■( o • e-jr.
— C'est comme ça que ça se paâisèviét c'est' comflWî' fa qnc'f^'^iic^'l'
deviemient as.sez riches pour acheter des bottes; qtKiiid IL'sr hoiiii'èSê ^bos"''
vont pieds nus! -i ' i . ce.i. ;r '.| •i.je*
— Eh bien ! s'écria Brntus. puisque c'est toi quil'as (fit;)â le^rtjfcicras
devant elle; et si c'est vrai, iious verrons. ' ' >-' ' ' -''^''1 '''O
Il prit Grand-Louis par le bras pour reuîraîner;' telffi^d fitf àéij^ëi.
en répondant : ' ?.D£.io
— J'irai si ça me plaît ! ■ ■■ '- " ' >' ' ''' ''^ —
— Je te dis'que tn vieudrasl JniditBruttis 'énft'nrcnani 'S !à|bV5|
et en le tirant après lui. ,.. au: ■'i - : nj.c. _,.. arf3
— Voulez-vous me laissci! ! vouIpz'Vqus mè «ftslé'i'!"é^êei-iiiît 'fti-aWl^"'^
Louis, qui, malgré sa; fonce, Jic pouvait résist'rt'drt fcfa's'âcîcif" bit IVt^--' '
nait. . r; ..0 , .-i ,. i:,- " c -.-. < <\ w J ■-, , -■ 1 1 ■
Cependant Grand-Louis se défendait en alongeant des coitpi'ticF'CJs
à Brntus. .-i;,,r;i,r' o.'_ ■ i-'r;:: J(.,'i''..'. , : • \:'iiif^.
An bout de quelques pîs il trébuéba et tnmba;' maïs ccfii n'arrè'a i'.ii
Bruius, qui se tnii à le traîner coMine il eût fait d'un enfan'. A ce m'o-'^"'*
mei;t Grniul-Louis se mil à crier : jI^èST
— Ausecours! il m'étrangle ! ?. r.'!ssa«sin! ''i' ''"' " ' 'T' =" ' '''^- >•)
Les femcîes et les enfans p<iussèrent des criS»1'*'y:tofivSfirft'nVri'^?'i';r-''V"'
elhayant ; 'es yeux lui sortaient ;le la lête, nne pàienr livide tOT^r^'; - î
visage, et quelques hommes ayant cstayé de l'arrêter; il'lei Tcrr ■ ■ c
violence. . . , :,> ■ , : a,-, n ;,iij
Alors toutse mit à crier, à hurler .•Hitouf cte'lûi'rtercsio^!
lion qui n'était pas aux cbaoïps se prêripiia ant-'{K>r»e's 'ct «o
et Brutus parcourut un bon tiers du village au mîHeu d'un
d'une épouvante pareils n ceux que j nierait l»»)n?senr*i d'un :
gé. Grand I.oais hurla i en se tordant; mais nrhtuU'e'Qfsrins ;'. ,
avnsijusqu'à sa maison si le curé, at'iré par Cttoirivant tumtiHe, i. .
sors] de riet lui <- 1 ne se fût placé devant Brutus. ' '
A l'aspect du vieillard qui avait été son bieufaiteiir, ïe- fo^ccWé s'ar-
rêta. ■■ ! . ■
— Qu'est-ce qae cela '!> dit le prêtre. ' '
r.lille voix lui répondirent, tantes arciisant Brutus de crimes qxii p.-;n.'
vaieni se résumer ainsi :
— Oui, il vent Hier Grand-Louis, parce que celtti-ri a rouln lui fJre"
honte de l'iiicondnite do sa sirur. !' ." " ■
l'.t les épithetes ne manijuaieni ni à Ilnsalie-Hi'à Bhrtits.
— Vous les entendez, nuinyieiir. vous les entendez ! dit IM-
— Oui. il f;!ui le chasser du village 1 disaient les femmes. .
sommer ! lii'aieni les hoînnie«. . " . .;>
iMaii Bruius n'était plus un homme Ji'W«t?6!?»'p.T» po r-'fVn*??'
que par un coup d'œ.il à rp<i inen.îcrs ; trai« i' ■
coup d'ffil un dédain et inio force qui eustjei.;
, Le çeré chercbaii à calmer la brenr îu'iéI .^nie des p;.;.s.;:s ; ;r
pouvant parvenir, il essaya do mettre un i.Tiiif à ce' le 'fène, eh f
entrer Ivuius chez lui. C'était le serl eioien d'en Unir, d;i m-^'n-- f ;. 1
rinonenii mais on lui cria qnil lui faudrjii bien sortir lêi ou tard. ît
ign'ou ■.'auondraii il sa fortii". ' • -
, Brutus ne prit point garde à ces propbs ; U «l'êtnit îwiliiet qne du silen-
ce du curé, qui n'avait pas démeoii l'accusatioi^ portée bar les pavssns.
iflô
193
14
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Cependant, revenu de ce premier mouvement où elle lui était apparue
moïc une ceriiiudc, il essayait d'eu douter encore, et il dit au vieillard
un air triste et résigné :
— Mais qu'est-ce que je leur ai fait pour me dire des infamies comme
ça?
, . — Certes, répondit tristement le curé,.ilp^nt eu tort de, te le dire en
.iV tSnsultant, mais enlin c'est la vérité. ,uf lu'vOi'û.'Af} îup ennJ'i
— La vérité ! répéta Brulus.
— Oui, tous les jours M. Hector va chez Rosalie pendant que tu n'y es
pas, et il y demeure jusqu'au soir.
— Eh bien ! après ? dit Urutus.
^•..-.■r- Après? dit le curé tristement; je voudrais croire qu'il n'y a rien
/ de mal dans tout cela; mais ça n'est guère possible; un homme comme
M. de Lui;:ino ne va pas chez une pauvre lille comme Rosalie pour le
plaisir de causer avec elle.
Brutus ne concevait pas trop cela dans sa naïve honnêteté ; mais le curé
ajouta :
— Est-ce que lu connaissais ces visites ?
— Non ; c'est la première fois que j'en entends parler.
— Eh bien ! mon pauvre Brutus , on ne se cache guère que pour mal
faire.
Cette raison rendit à Brutus sa conviction , mais non plus sa colère , et
il se laissa tomber sur une chaise en pleurant et en disant :
— Ah ! mon Dieu, mon Dieu ! est-ce bien possible !
— Le mal n'est peut-être pas sans remède.
— Mais, monsieur le curé, qu'allons-nous devenir? où voulez- vous que
nous nous cachions? Quel malheur, mon Dieu! quel malheur!...
Celait bien toujours l'homme misérable habitué ii soutTrir , et qui re-
tombait sur lui-même sans penser à accuser. Il n'avait pas encore une
pensée de malédiciion pour sa sœur, ni une idée de vengeance contre
^ , Hector.
— 11 faut parler à Rosalie , lui dit le ciu-é; il faut lui faire des remon-
trances.
— Elle ne m'écoutera pas, monsieur, elle ne m'écoutera pas! Vous de-
vriez venir la prêcher, vous. Oh! je vous en prie, venez! Que voulez-
vous que je lui dise, moi ?
, , — Eh bien ! soit, j'irai demain la voir, je lui parlerai !
'.■, 1 — Oui, il n'y a que vous qui puissiez la sauver.
Le curé leva les yeux au ciel ; il lui sembla qu'il n'y avait rien à dire à
un frère qui n'avait pas une plus haute idée de ses droits sur sa sœur ; et
il lui promit d'y aller le lendemain.
Brutus le quitta que la nuit était déjà venue.
Il s'en alla leniement.le désespoir dans l'ame et décidé à ne rentrer que
fort tard dans lu nuii, à l'heure où il ne pourrait pas voir Rosalie. Il ga-
gnait un seniier détourné qui devait le conduire vers la colline où il
allait tous les soirs, lorsqu'il fut tout à coup assailli par cinq ou six hom-
mes armés de bâtons, qui l'attaquèrent avec une telle violence qu'il était
tombé évanoui avant d'avoir pu se défendre.
La nuit était avancée lorsqu'il revint à lui. Le souvenir de ce qui s'était
passé au village ne lui revint que bien confusément; mais il reconnut
Codés qui lui léchait les mains et le visage. Il se releva comme un homme
. ivre et gagna sa maison en chancelant.
La fièvre battait dans son cerveau et il n'avîit véritablement conscience
ni du passé, ni du présent, lorsque arrivé au pied du petit escalier qui
menait à sa chambre, il crut entendre le bruit d'une fenêtre : il regarda
et lui sembla qu'un homme sortait de la chambre de Rosalie. Codés
^.aboyaavec fureur; la voix de Rosalie cria :
— Ici, Codés, ici!
.,j[. .Le chien se tut, l'ho^Bmc disparut, la fenêtre se ferma, et Brutus, de
nouveau épuisé de fatigue et du sang qu'il perdait, tomba encore sur le
soi.
Vil.
Au jour levant, Brutus était encore évanoui au pied de l'escalier qui
conduisait à sa chambre.
Cependant deux ou trois paysans étaient passés rapidement en jetant un
regard furtifdu côté de la maison, mais ilss'éiaicnt éloignés plus rapide-
ment encore en voyant ce corps sanglant gisant sur la terre. Ceux-là sans
doute faisaient partie des misérables qui avaient attaqué Brutus, et ils ve-
naient savoir ce qui se passait dans sa maison, quels cris, quel tumulte,
quel désordre ce malheureux y avait apportés.
Grand-Louis, plus imprudent que les autres, s'était même arrêté à quel-
que distance de la demeure de Brutus. Blotii derrière une haie, il regar-
dait avec une attention extrême dans l'intérieur du verger.
C'est qu'au moment de s'éloigner, il avait entendu ouvrir une porte,
et qu'il était intéressé à apprendre si le crime auquel il avait sans doute
participé était irréparable, et à quel article du code pénal il devait appar-
tenir d'après ses résultats. Chacun est bien aise de prendre ses précau-
tions en pareille circonstance, et les paysans n'ont point besoin de maître
rl'école pour savoir ce que vaut un meurtre ou une volée de coups de
bâton.
Alors Grand-Louis fut téa)oin d'une scène tout-à-fait extraordinaùe.
La mère de Brutus était sortie de la maison, comme elle en avait l'ha-
. biiude pour se promener de grand matin.
\ jDans les premiers temps de son séjour à Bourgoing elle so'tait iniiffé-
remment à toutes les heures du jour, et c'avait été un g^a^d divertisse-
ment pour les cnfiins du vilîase de venir l'épier, de rire d'abord en la
voyant marcher d'un pas rapide et avec des gestes et des mois désor-
donnés, puis quand cet amusement n'était plus assez vil. de lui jeter des
pierres pour l'agacer et la faire courir ; car c'était le mot consacré.
En ell'et , un jour une de ces pierres ayant atteint la pauvre femme à la
tête, elle porta la main à l'endroit frappé et la relira pleine de sang. A
cet aspect elle s'était mise à fuir m poussant de grands cris, et il avait
faliu toute l'agilité de Brutus pour la rattraper, et toute sa fbice pour la
rame ner dans la maison.
Depuis ce temps, par un reste d'insiinct de prudence, la folie ne sortait
que lorsqu'elle se croyait seule; d'ailleurs elle n'exdtait plus de curio-
sité ; le jeu de la folle était passé de mode au village , et quand on l'aper-
cevait le matin dans le verger, on la laissait errer tranquille.
Ce jour-là, comme les autres, elle prit la première allée qui Se pré-
senta devant elle, et marcha pendant quelque temps à travers le verger,
avec celte rapidité indill'érente qui caranérise l'allure de certains fous,
cl qui montre que l'aspect des objets extérieurs ne leur apporte ni sensa-
tions ni idées.
Ce fut après dix minutes de cette promenade, que Grand-Louis la vit
s'engager dans l'allée qui devait la mener direciement à l'endroit où son
fils était resté mourant. Grand -Louis se redressa pour épier l'impression
qu'un pareil spectad?, allait faire à cette malheureuse femme, et pour
s'assurer de l'état de Brutus ; mais il vit la folle arriver jusqu'auprès de ce
corps, le regarder un moment, puis reprendre sa marche, Comme si elle
eût aperçu une plante ou une pierre qui se lut trouvée sous ses pieds;
Cependant on eût pu remarquer que le désordre flè son ge^te s'était
calmé, que sa marche était moins rapide ; après quelques pas dans une
direction qui devait l'éloigner du corpli de Brutus, elle s'arrêta tout à
coup, elle revint d'elle-même vers cet objet qui lui avait semblé si îndiffé-
rcnt.
Alors elle s'arrêta, et le regarda avec plus d'attention, puis Grand-Louis
l'entendit crier comme quelqu'un qui veut en éveiller un autrc'j '
— Brutus!.., Brutus!... ■'
Rien ne répondant à cet appel, la folle s'éloigna encore, cortinfe si tout
ce qu'elle pouvait donner d'attention h un pareil spectacle fut épuisli ,' mais
il paraît toutefois qu'elle en avait une conscience coiifûse. Car elle s'ar-
rêta de nouveau, et revint encore une fois à la même place.
Celte fois elle se pencha sur le corps immobile de Brutus, et le secoua
assez rudement ; mais le toucherne produisant pas plus d'effet que la voix ,
elle se releva encore pour s'éloigner. Ce fut à ce moment qu'en regardant
ses mains, elle s'aperçut qu'elles étaient pleines de sang. Aussitôt cette
vue lui rendit ce délire furieux qui l'avait saisie dans une circonstance pa-
reille, et elle se prit à pousser des cris décNraris en s'enfuyant avec rapi-
dité du côté des collines, et en répétant d'une voiieffrayattfë':'" ' '' '
— Mort ! mort! mort! 'i ' '" ' Z^"» ='' 'f""
Elle passa près de Grand-Louis qui l'entendit, et <<mP É'éloi^ia furtive-
ment en disant: . ^ l i . u 1 m '
— C'est bon ! le maître d'école est mort, et la vieille' 16?le passera pour
l'avoir tué. ' -"' ""l •' i'^' ■"■ ''' ' I: ' • ' '■
Il ne se dit pas : « Au besoin, je l'en accuserai », mais il ne fallait pas
qu'il eût besoin de ce mensonge pour sa défeoSe; car iVb'eût pas hésité
à le proférer après tous les sermens possibles de dire la'Véfîté, rien que
la vérité, toute la vérité. " l'-'o'N-
Cependant les cris de sa mère avaient éveillé Rosalie, elle était sortie
de la maison et avait vu son frère étendu par terre.
Il y a des spectacles devant lesquels les premiers mouvemens de l'ame
sont à peu près les mômes chez tous les individus. Quelque froid, quelque
sec que soit un cœur, il s'émeut et s'anime lorsqu'il est frappé par un
coup si violent et si inattendu. ,i . '
Rosalie, à l'aspect de son frère, fut frappée de pitié et d'épouvante, et
oubliant les cris de sa mère, elle essaya de le relever; ses efforts lurent
inutiles ; alors elle appela au secours; et tandis que quelques paysans
quittaient la route pour accourir à la maison d'où parlaient les'cris, elle
parvint à tirer Brutus de son évanouissement en lui jetant de l'eau froide
au visage. Les paysans étant enfin arrivés près de Rosalie, elle put s'occu-
per de sa mère; elle parcourut toutlc jardin en l'appelant.
Quelqu'un lui apprit qu'on venait de la voir «'enfuyant à travers la
campagne, et Rosalie expédia plusieurs paysans à .«a recherche, en leur
promettant de les payer largement quand ils la ramèneraient. Pendant ce
temps en avait transporté Brutus dans la maison.
Mais Rosalie avait donné à son frère tout ce qu'elle avait de pitié et de
sensibilité ; en effet, il était revenu à lui ; il n'était pas mort, et elle trouva
mauvais qu'on l'eût établi dans sa chambre et couché sur son lit. Elle
parlait dijà de le faire monter dans son grenier, lorsque le cuié arriva;
il savait déjà l'accident de Brutus et avait amené le médecin.
Les blessures du maître d'école n'avaient rien d'> (la?igcrcnx, la perte
de sang l'avait seule plongé dans ce long évanouissement, et le médecin
affirma que ce n'est pas une chose rare que de voir les hommes les plus
vigoureux céder à la moindre émission sanguine et perdre entièfcm
connaissance.
Cependant cette visite parut contrarier Rosalie ; mais elle n'osa mon-
trer son mécontentement, et elle espéra que la visite serait courte, et
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
16
qn'elle serait bientôt débarrassée de la présence du curé et de celle de so n
frère; mais M. Durand demeura, et, après avoir éloigné tout le monde,
il annonça à la jeune fille qu'il avait une explication à lui demander.
Le curé avait dit cela d'une voix sévère où apparaissait d(^'jà lagravité du
sujet qu'il avait à traiter. Rosalie en eut peur, et croyant détourner cette
explication, elle dit assez cavalièrement :
— Vous feriez mieux de demander à Brutus quelle sottise il a faite au
\illage pour se Dire traiter ainsi !
— Vous ne le savez pas? lui dit le curé.
— Qui voulez-vous qui me l'ait appris? répliqua Rosalie.
— Vo!re conscience, reprit solennellement le curé.
Le mot feulait un peu le prêche fait aux petits enfans, et Rosalie re-
garda très impertineniment le curé en répétant :
— Ma conscience?
— Oui, répaitit M. Durand, qui cette fois fut plus explicite; car les
fautes des sœurs retombent sur les frères, et le maliieur qui est arrivé à
lîrutus est le résultat de votre mauvaise conduite.
Alors il raconta à Rosalie tous les propos qu'on avait tenus sur son
compte ; il lui apprit que c'était à cause d'elle qu'on avait injurié Brutus ;
il lui dit comment son frère avait accueilli ces propos, et comment il avait
voulu en tirer vengeance en traînant Grand-Louis jusque devant elle.
Le curé s'imaginait qu'il avait confondu Rosale, et que la nialbeureuse
fille allait tomber tremblante et pleine de repentira ses pieds; il dut
donc cire surpris lorsqu'elle lui dit d'un ton résolu :
— Et puis après, qu'cûi-il fait s'il l'avait traîné jusqu'ici.
— Ce que j'eusse fait, s'écria Brutus qui s'était relevé et qui écoutait
d'un air sombre le récit du curé, ce que j'eusse fait? S'il avait menti, je
i .|,[-*ajirais étranglé sans miséricorde!
'..',, — Brutus! dit le curé sévèrement,
— Ou je l'aurais forcé à demander pardon, à genoux, de ses infamies,
ajoutaBrutus d'un ton plus soumis.
— Et s'il n'avait pas menti, dit effrontément Rosalie, est-ce moi que tu
aurais étranglé ou à qui tu aurais fait demander pardon?
Brutus regarda le curé, le curé regarda Brutus; le jeune homme et le
vieillard demeurèrent désorientés en face de cette impudente résolution,
Brutus fut le premier qui s'arracha à cette espèce de stupeur, et ii ré-
pondit :
— Mais s'il n'avait pas menti, il aurait dit la vérité.
A cette naïveté, échappée à l'indignation qu'éprouvait Brutus, Rosalie
se mil à ricaner, et répartit :
■ — Voilà qui est parfaitement sûr !
Mais Brutus n'était pas en humeur de se laisser traiter comme un en-
fant, et pour la première fois de sa vie il dit à sa sœur, avec une autorité
qui l'étonna :
— C'est que s'il a dit la vérité, c'est que s'il n'a pas menti, tu as désho-
noré ton nom et le mien !
Rosalie répondit par un nouveau ricanement, puis elle ajouta :
— Et où vo>ea-vou5 ça?
— Que vient faire ici M. de Lugano tous les jours ! dit Brutus en s'a-
vançant vers sa soeur. ,,,
— Eh bien ! il vient me voir, repartit Rosalie en le toisant des pieds à
la téic.
— Et pourquoi vient-il te voir? s'écria Brutus en s'approchant tout-h-
fait de sa sœur.
— Probablement parce que cela lui plaît et à moi aussi , répartit Ro-
salie avec la même insolence.
— Mais ça ne me plaît pas à moi, et je te iure qu'il ne remettra pas les
f jeds ici !
,;i— Et qui l'en empêchera?
— Moi ! s'écria Brutus, qui, dominant Rosalie de toute la tête, la tint
un moment immobile et vuincue sous son regard.
Elle ne répondit pas, et parut céder à une volonté plus puisfantc que
la sienne.
En effet, l'apcei^t de Brutus avait quelque cbose de trop déterminé
pour que Rosalie ne comprît pas qu'il était poussé en ce moment par une
force particulière. Cette force, elle était loin de. la supposer personnelle
à son frère; elle crut qu'il la devait aux conseils du curé, et pensa que
dès que celui-ci serait retiré, elle reprendrait aisément son ascendant,
et que Brutus retomberait dans ceue obéissance apathique dont elle ne
l'avait jamais vu sortir.
Toutefois, comme elle ne voulait pas que son silence fût accepté com-
me un acte de soumission complète, elle reprit d'un air de viciiiiie :
— Est-il possible de traiter ainsi une pauvre lillc, parce qu'elle rcçnit,
au vu et au su de tout le monde, un jeune homme qui veut l'épouser 1
— Vous épouser? dit le curé.
— T'épouser? répéta Brutus.
— Et vous ave/, cru ctla? reprit M. Durand d'un air stupéfait.
— Dame I il me l'a dit, lit Rosalie en essuyant ses yeux assez rudement
pour les rendre rouges.
— Tu savais pourtant, lui dit Brutus, qu'il devait épouser sa cousine,
je te l'avais dit.
— Mais s'il me préfère à mademoiselle Paméla, ce n'est pas ma taale!
8'écria Rosalie eu éclatant en fausses larmes. ,., j
— Mais que va dire M. le comte? reprit Brutus d'un air désolé» - >.
Le curé lui fit s'gne de le suivre et l'emmena dans le jardin.
— Brutus, lui dit-il dès qu'ils furent seuls, il faut cire honnête homme
jusqu'au bout; il faut aller chez M. de Lugauo et lui avouer tout. Son
autorité seule peut empêcher son fils de rentrer dans ta maison.
— Je n'oserai pas, dit le jeune homme.
— Ne pas l'avertir, répartit le curé, ce serait justifier les soupçons des
habitans qui prétendent que tu savais celte intrigue et que tu en profi-
tais.
Mais il me renverra et je perdrai ma place.
— C'est un sacrifice que tu dois faire à ton honneur.
— Mais moi, je n'ai rien fait de mal.
— Pourquoi as-tu quitté la place de maître d'école ? Ini dit le curé.
Pourquoi as-tu voulu être plus que tu n'étais? Jamais Hector de Lagano
n'aurait pensé à ta sœur si tu n'avais pas été chez son père.
Il y a des cires destinés ii être accusés : c'est un état qu'on leur fait,
et lorsqu'ils l'acceptent comme Brutus, les hommes les plus justes se lais-
sent aller à les blâmer comme les autres.
C'est si commode de faire de la morale sentencieuse qui n'est point
discutée! Cela donne une haute idée de sa sagesse cl de fon éloquence ;
les hypocrites le savent si bien, qu'ils trompent souvent les plus habiles
et les plus vertueux en lci:r disant : - Je comprends ma faute mainte-
narit ; votre parole m'a éclairé et je suivrai vos conseils. » Le lende-
main ils recommencent leurs méfaits; mais éclairés par une nouvelle lu-
mière, i's se repentent encore ; puis ils recommencent à ma! faire le sur-
lendemain, et ce n'est presque jamais qu'après de longues années d'é-
preuves qu'on finit par être bien persuadé que l'autorité et la persuasion
qu'on se suppose n'existent pas, et que le triomphe qu'on obtient n'est
qu'une comédie qui a pour complice notre vanité.
Toutefois ce n'est pas de cette façon que Brutus se laissa persuader ;
il y avait de la fui, sinon de la conscience, dans le repentir qu'il éprou-
vait. Il croyait encore plus aux outres qu'en lui-même, et du moment
qu'un homme comme M. Durand lui traçait son devoir. Brûlas se fût cro
coupable d'hésiter à l'accomplir.
— Soit, dit-il ; mais puisqu'il en est ainsi, il vaut mieux en finir tout
de suite ; je vais chez M. le comte.
Alors, seulement Brutus s'aperçut qu'il n'était pas dans nn état présen-
table, et après avoir promis an curé de re-ier fidèle à sa résolution, il
rentra dans sa chambre pour rétablir un peu le désordre de sa toilenc.
H redescendit bientôt; mais Rosalie qui avait enienla les conseils que
le curé avait donnés à Brutus, l'attendait de pied ferme ou bas de Son es-
calier; et lorsqu'il parut, brossant son chapeau avec la manche de son
habit, elle lui dit hardiment :
— Où vas-tu comme ça? . 'i
— Je vais où il me plait.
— Je veux le savoir ! dit Rosalie.
Brnlus la regarda de travers cl passa devant elle sans lui répondre.
— Je te dis que tu ne sortiras pas, s'écria Rosalie, sans m'avoir dit oii
tu vas !
Brutus sentit se remuer en lui cette violence brutale qui ne connaissait
pas de bornes quand elle éclatait, et il répondit en s'éloignani :
— Je vais où j'ai affaire !
— Tu vas aller dépenser ton argent et recommencer quelque nouvelle
querelle, cl lu oublies notre pauvre mère qui s'est échappée ce malin et
qui mourra de faim dans la campagne.
— Est-ce vrai ? s'écria Brutus en revenant sur ses pas.
Brutus avait déjà jugé sa sœur, car il se précipita dans la maison, en-
tra dans la chambre de sa mère, dans celle de Rosalie pour s'assurer de
la vérité. Une heure avant il l'eût crue au premier mot,
— Et tu ne me l'as pas encore dit ! s'ecria-t-il en racna^ni Rosalie
lorsqu'il eut reconnu l'absence de sa mère.
— Vous étiez si pressé de faire votre morale, que je n'ai pas ètrlc
temp?...
— Et lu ne l'as pas suivie, toi ?
— E«t ce que je sais ou elle est ? répliqua Rosalie.
Ciite odieuse indifférence dépassait de trop lo n mut ce que Brutus
pouvait imaginer de honteux ; il faut comprendre le mal pour le discuter ;
d'ailleurs, il n'avait plus qu'une pensée, celle de sa mère, cl il partit avec
rapidité dans la direction que lui indiqua Rosalie.
11 monta sur la plus haute colline des erivirons pour voir au loin, et eut
bientôt découvert sa mère courant dans une Taflée, poursuivie et traquée
par une douzaine de p.ijsan'.
Erutus se sentit pris de pitié et de colère à cet aspect, fnr le» miséra-
bles avaient pre.vque fait un jen de cette pnur.sijite ; ils {iHôuraient la fu-
pilive do loin en se resserrant et en je'ant des pierre'.* du rôié ( û elle vou-
liiii pa.-.ser. pour l'arro.er ot répoHv.mier. Hi utns poussa de« cris pour les
faire cesser ; n)ais il sembla que .«a mère seule cniendii sa voix ; ct aus-
sitôt, au lieu d'aller et de venir d'ua côté à l'autre, »'arrétanl quand elle
voyait un paysan s'avancer vers ol c et lovenant sur ses p.^s, ello | rit un
élan rapide, comme si cette voix eût été un aiguillon qui la pri<sait. elle
échajipa à ce cercle qui commcuçoit déjà à se ressenxT, ot parut bientôt
au sommet d'une colline voisine.
Brutus desrendit dans la vallée et dit aux paysans qu'Ose chargeait seul
du soin de ramener sa mère.
Alors il commença une do ces poursuites paiiemcs que le cceur rend
16
LE MAGASIN LITTEllAIliî:.
ingi''nicuses. Comme il voyait sa mère s'éloigner à mesure qu'il appro-
chiiii, il renonça à raUcindrc, ir.iiisil (linj^ea pntir aliisi dire sa fiiiie. 11
lui faisait obsiadc quaiil elle voulait s'duigncr du côtô de la cauipaiine,
cl la poussait h nl.'Uicnt en aViAuçaul pas ii pas lortqu'elle prenait le che-
min du \iliagc.
l'ius dedi^ux lienresse passèrent dan; ce maïu'ge, et les forces de Cra-
ins connni'nçaioiu à se perdre, lors(;«'il parvint à nienfr sa mère jusque
sur la(;ra»do roue. 11 espéra qu'arrivé là elle suivrait d'Instip.. t ce cbe-
ni.n batiu , et que pai venue eu luce de sa maison ce mèiae instinct l'y ra-
mènerait.
En cQét, la folle, quoiqu'elle regardât souvent derrière c'ie, marcha
quelque temps saos paraître vouloir s'éthapjjer. Cependant il lui fallait
passri' devant la grande avenue du cbiiicau de M. de Lu;,'ano, et lors-
qu'elle fut en face de cette avenue elf* s'arreui. Brulus s'arreti aui-si.
La lolle regarda long-temps la grille qui fermait cetle avenie, le châ-
teau qu'on voyait au fond, et deiaeura imiucihile. Brutus lit qurkjues pas
ptiur la décider à continuer ; mais au lieu de suivre son chemin, sa mère
entra dans l'avenue et marcha droit au châte;iu. Brulus accourut rapiile-
mer.t pour fermer la grille derrière elle et l'empêcher de sortir du parc,
où il serait plus facile de s'en emparer.
A peine était-il arrivé à cet endroit qu'il entendit un cri perçant et qu'il
vit accourir vers lui l'améla éperdue, que la folle poursuiva t a\ec fureur.
La jeune fille lomlja presque défaillante dans les bras de Brutus, en
disant :
— Qui est ça, mon Dieu, qu'est-ce que c'est que celte femme?
La fjlle s'était arrêtée à quelques pas de son flis.en regardant toujours
Paméla d'un air menaçant.
— Hélas! dit Brûles, c'est ma mère, ma pauvre mère qui s'est échap-
pée, et que je voudrais ramener à la maison.
Paméla ne quiiiait pas la folle des yeux, lasciuée par ce regard ardent
qui restait auaché sur elle.
— Oh ! monsieur BruUis, lui dit la jeune fille, défendez-moi, j'ai peur!
— Bendoz-moi ma robe, s'écria la folle, je veux ma robe !
Elle avança en parlant ainsi, Taméla se cacha derrière Brulus , et sa
mèie s'arréia.
Alors il sembla que l'idée d'avoir cetle robe l'abandonnait tout h coup,
et elle reprit sa marche et alla droit au château. Brutus et Paméla la sui-
vaient avec anxiété.
Lorsf[ue la folle fui entrée dans la cour d'honneur, quelrjucî domesti-
ques l'aperçurent, et hienlôt toute la valelaillo lut sur pied autour d'elle.
— Oh ! mademoiselle, fit Brulus, dites qu'on ne lui fasse pas de mal.
Paméla avança, et cria de sa douce voix :
— Ke la louchez p;s! laissez-la faire!
La mère de Brulus, comme si elle n'avait pas entendu, continua à niar-
chpr à travers les domestiques, qui s'éloignaient d'elle avec épouvante, et
entra dans le salon. Tcut le monde se mit aux fenêtres et aux portes pour
la regarder.
Elle parcourait le sn.lon av^c un air imposant, puis elle examina toutes
choses avec une curiosité pariiculière ; seulement un rire saccadé et joyeux
lui échappait quand elle lenconirait quelque objet élégant. Elle alla ainsi
de meuble en meuble jisqu'â ce qu'elle arrivât en face du piano ouvert.
Elle s'y assit et y posa' les mains ; le bruit confus que rendit riiistruuienl
U fit tressaillir : elle re'ira ses mains avec eli'roi, puis elle y loucha de nou-
veau, comme si elle allait meure la uiôin sur un fer rouge ; elle écoula
lung-temps la vibration du son, puis elie descendit une gamme eu la frap-
pant d'un seul doigt.
Ce rire de joie qu'elle avait déjà laissé échapper plusieurs feis, éclata
aiors avec vivacité, cl elle recomtaença plusieurs fois; puis elle mil les
deux lunins sur le piano et joua quelque chose de confus, mais oh on sen-
tait la forme d'un air promené à travers cent fausses notes.
Cependant peu à pcti cet air parut se mieux destiner ; bientôt il prit sa
mesure, son ruhrae. sa mélodie, et tout le monde put reconnaître le fa-
meux air : àIÎ! ça ira, ça ira, les aristocraus à la lanterne! ioaé
avec une netteté remar'n;able.
La folle accompagnait cet air de ce rire aigu et saccadé que nous avons
«lit. Cl, h mesure t"iue cet air se dess'iiait mieux, ce rire devenait plus
liruyant, et enfin elle v.: riva à jouer celle mélodie féroce avec une furfur
à bristr le piano, tandis qu'elle se tordait dans ce rire convuNif qui écla-
tait m.'lé de cris furieux. Tout le moiule était dans une hoirible attente
1 irsque M. de Lugano entra tout-à-coup, pâle, les yeux hagards, et dit
d't;ne voix brève :
— Qu'est cela ?
A ce mot la folle s'arrêta, poussa ut! cri, et tomba sur le parquet, com-
me si elle avait élé frappée de la foudre.
viir.
A l'aspect de cette misérable femme évanouie, le comte de Lugano
étaîi demeuré un moment immobile, les regards attachés sur elle.
Ses traits, dont le calme habituel n'était guère troublé que par un lé-
ger sotirirè d'ironie ou de dédain , élaient tout bouleversés; une prdeiir
livide qui témoignait d'.nc profonde terreur élait répandue sur son vi-
sage, tandis que la contraction de sa bouche et le frémissement de ses
lèvres décelaient comiue ua désir féroce de s'élancer sur ce corps inani-
ffié et de le fouler aux pied'. Celte expression do sa figura émit si cf-
fi ayante que totss les spectateurs de cette scène restaient iminobiles au>
si, les yeux fixés sur le comte iiui contemplait loujcuis li fulli».
Enfin il releva la tète, et tous les yeux se biiss :rf-nt devant le regard
ardent et ialcrrogatcur qu'il promena autour de lui. Il arriva ainsi jus ju'a
Paléma et Buitus, pressés l'un conne i'auiie.
— Qu'est-ce que cela ':" dit-il d'une voix étoufTéc, en moniratit du doijS
cette léiiune gisante à ses pieds,
Paméla s'avonça vivement vers son oncle; elle vouhtt sauver à Briit.xs
le jiremier choc (ie celle colère qu'elle voyait éclater siîr le visage ducoiule,
et ne siipposant pas qu'elle pût avoir d'autre cause que l'estlandie qui ve-
nait d'avoir lieu, elle lui répondit doucement :
— Hélas ! mon oncle, c'est uue pauvie folle qui s'e.'t échappée <ie sa
maison, et tpii en fuyant est entrée par hasard dans la cour du château,
puis dans le salon.
Lg comlc jeia un nouveau regard sur cette femme, et répartit brusque-
ment:
— Une folle, en ètes-vous sûre?
Drutiis s'avança à son tour, et répondit :
— C'est ma mère, monsieur le comte : vous savez?... ma mère ?
Monsieur da Lugano passa la siain sur son front, et répondii com..ie
s'il aval' peine à reprendre ses souvenirs :
— C'est vrai, c'est vrai, vous m'aviez dit que votre mère était folle'...
Oui, je m'en souviens; mais vous ne m'aviez pas dit que ce fut à celle
époque qu'elle devint folie.
Personne ne fit atletition à cette phi asc qui répondait sann doute à uî:e
pensée non exprimée de M. de Liigaiio, mais qui devait vivement ie
préoccuper.
Déjà Brutus avait relevé sa mère et l'avait placée sur un fnutcuil.
Les premiers sympiôtresde son retour à la vie eurent un < aractère t iiit
nouveau poitr son fils ; des sitiglots violens sertirent péiiiidement de ja
poiiiine, et bientôt des larmes a'Kmdantes leur succédèrent, mêlées d'ex-
clamations prononcées d'une voix désolée :
— Oh ! liioa Uieu ! mon Dicti ! s'écriail-elle, sauvej.-moi î çmr-t-s-tBî.^ '
M. de Lugano, penché sur elle avec Brûlas, l'esaminait avec une visib e
anxiété.
— C'est clr.aiifP, dit Bi mus, jamais je ne l'ai vue pleurer !
— C'est étrange, eu elfet, répéta le comte d'mi'j voix faiL-le, ctite
femme ici.,.,
— Pardon, dit Eriilu^, qui ne voyait dans la préonciipalion de M.
de Lugano que le déplaisir que lui causait la venue d'une folle caj;
la maison ; pardon, je vais remmener.
— Mais elle est incapable de merdier, s'écria Patné'a.
— Si vous étiez assez bon, reprit Brutits en s'arlressant à M. de
Lugano, pour dire à l'un de vos domcs'i.pies d'avoir un branctrd.ic
trouverais quelqu'un pourta'.iJcr à la transporter jusque cheznous.
Le comte ne répondit point, et Brutus prit ce silence pour un refus;
et il se bâta de dire :
— Elle marchera, elle marchera, et puis après tout je la porterai bien
tout seul.
Il fit un effort pour relever sa mère ; mais tout à cou'i il devint pâ'e.
chancela à son tour, et fut obligé de s'appuyer sur an meuble pour no
pas tomber.
Paméla poussa un cri perçant, et .s'élançant vers son oncle, lui ci la :
— iWais le voilà qui se tneurt aussi !
— Ce n'est rien, rien, dit Bnitus; c'est q"<^ cette nuit j'ai été blessé...
et la fatigue d'avoir pouisuivi ma pauvre mère... l'émotion do l'avoir vue
là comme morte... t^ardon, monsieur le comte, pardon, mademoiselle...,
mais ça ne sera pas long, nous allons nous en aller.
l'emlant que Brulus parlait ainsi, le com'e de Lugano le regardait avec
une attention, une cnriosilé dont il eût été impossible de définir le carac
ère. Pu's il répondit à Brulus :
— Ah ! oui, je me rappelle aussi, on m'a dit ce matin que vous vous
tez battu avec des paysans.
— Je ne me suis pas battu , reprit gravement Drattis;on a voulu
m'assassincr.
~ Et pourquoi ?
Brutus montra d'un coup d'œil les nombreux témoin^i do cette scène.
et il sembla que pour la première fois le comte s'aperçut que tous les
gens de sa maison étaient restés aux portes.
— Que faites-vous là, s'écria -l-il avec violence.
— Nous attendons les orJrcs de monsieur le comte, dit le plus résolu,
— Mes ordres? N'avez-vous pas entendu qu'on vous a dit d'aller cher-
cher un brancard pour port. r... (sa voix hésita à prononcer ce qu'il allait
dite, puis il reprit ;) potir porter celte malhcuiousj chez die?
Les domestiques se retirèrent.
Le com'e se promenait dans le silon d'un air lies agité. Cependant les
larmes convuls'.ves de la folle s'éuiit calmées, et la lassitude de sa lotîpue
course et des vi(denlcs secousses qu'elle avait éprouvées l'avait plongée
dans un profond sommeil.
Les domestiques reparurent avec un brancard.
— Oh ! dit Paméla, il y aurait de la barbarie à l'éveiller,,, ils vont at-
teadre, n'est-ce pas, mou oncle?
LE iMAGASIN LITTÉRAIRE.
47
M. de Liigano ne répondit pas ; mais il fit un signe pour éloigner les
donieî-iitiues, puis il sVcria :
— lias il n'y a donc pasde nris^ons di! fous dans ce département?
— Pardon , lit Biutus, et ma mi'ie y a été lung-temps enfermée ; mai^,;
je l'en ai retirée depuis que j'ai pu li nourrir.
— Et vous avez eu t irt, dit vivinicnt le comte ; une bonne administra-
tion ne devrait pas soulliir de tels atius. La liberté, laissée à dis étrespa-
reils, est un danger pour tout le monde.
— Je suis désolé de ce qui est anivé, dit Brutus d'un air digne tt triste;
mais la pauvre femme n'est pasniétbante, je vous le jure, elle n'a jamais
fait de mal à personne.
— Elle vous en aura fait du moins, reprit le comte qui se laissait em-
porter à une impatience et a utie colère inexplicab es! oui, elle vous en
auia fait, car api es ce qui vient de se passer, vous cunijjrcntz bien qua
Je ne puis plus vous garder |irés de moi.
— Ali ! mon oncle I s'éciia P.miéla.
— Non, dit le comte, je ne veux pas m'cxposer h de pareilles esclan-
dres Ions les jours dans ma maison ! V us aurez donc soin de \9 is pour-
voir i iileuis, monsieur ; car toutes relations entre r.ouisont devenues im-
possibles.
M. de Lugano disait tout cela en marchant vivemont, et par phrases in-
terrompues, m lis sans regarder ni I3ru!uj ni sa mère.
Paméla I écoutait avec une vive surprise; ce q'-i venait d'arriver
pouvait être compté pour un accident désagréable tout au plus, niais
qui n'était pas de nature à moiivtr l'expulsion de Crutns ; elle s'approcha
de son oncle, et l'arréiant doucement, elle lui dit d'uu ton suppliant :
— illais, mou uncle, ce n'est p;)s la faute de M. Brutus, et c'est se mon-
trer bien sévère pour lui que rie le renvoyer.
— Merci, niadeiiioiselle, dit Brutus, tandis que M. de Li'gano détour-
nait la tète avec impatience ; merci de votre bonne volonté pour moi ;
mais j'étais venu moi-même pour dire à M. de Lugano que je ne puis de-
meurer chez lui plus long-temps.
A celte parole, le comte se retourna vivement, et s'approchant tout à
ait de Brutus, il lui dit d'un ton où la colère et la crainte semblaient par-
ler ensemble.
— Et pourquoi, monsieur, pourquoi ne pouvez-vous rester chez moi ?
quelles raisins avez-vousde me quitter ?
Brutus rrgarda Paméla , qui l'examinait avec un nouvel étonnement ,
et iirépariitd'un ton humble :
— Puisque vous avez jugé vous-même que mes services vous étaient
Inutiles, il n'est plus nécessaire que je vous dise pourquoi je voulais me
retirer.
Palméla laissa échapper un mouvement qui voidnit dire : « Mais pour-
quoi s'en va-i-il ? » tandis que le comte reprenait vivement :
— Mais je veux le savoir, moi, mous^ieur; car enfin je vous ai livré mes
secrets; vous avez encore des papiers à moi.
— Je vous les rendrai, monsieur le comte; et quant à vos secrets, je
n'ai fait qu'écrire sous voire dictée des niéiîioiros que vous destinez à la
publicité. Je ne sais que ce que tout le monde saura bietitôt.
Le comte frappa la terre du pied avec colère, et reprit sa promenade
dans le salon.
Puis, comme si dans ce moment de silence il eût amassé une nouvelle
somme de curiosité et d'inquiétude, il s'écria tout à coup :
— Je veux savoir... je saurai ce qui vous fait sortir de chez moi ; je le
veux, entendez-vous ?
— Soiî, monsieur le comte, si vous l'ox'gcz, je vous le dirai.
— Parlez donc !
— Ce n'c!-t qu'à vous, monsieur le conile,, qtfc je puis le dire.
— PamCla, laissez-nous, dit le comte, j ', ,
— Pardon , reprit encore Brutus , mais voici ma mère qui paraît s'é-
veiller; et, quoique sa raison soit pordue pour beaucoup de choses, elle
pourrait coiuprendie le .'dis de ce que je dois vous révéler, cl pour elle
ce serait un h»riible malheur.
Ce nouveau mystère parut alarmer tout à fait M. de Lugano; mais il
semblait ne pas osit quitter la foll» ; car il la regardait s'agiter déjà sur
le fauteuil où ou l'avait placée. Il s'approcha pour entendre les mots
confus qu'elle laissait échapper; mais c'i st à peine s'il avait entendu les
mots de : « Lyon... guillotine... , » que M. de Lugano s'écria violem-
ment :
— Sorlfz tous les deuï, sortez !
L'accent (épouvanté de M. de Lugano , le tremblement, convulsif de son
corps , appelèrent, culin ratteutiou de Brutus; pour la première fois il
s'éio'ina de l'cmotioii oxiraoniiiiaire que sa mère produisait sur cet hom-
me ; et , au lieu doltéir comme il cfttfait en toute autre circonstance , il
demeura, et lui dit :
— Monsieur le comte , ma mère a parlé de Lyon , de guillotine ; ces
mots ont pu vous rappeler de pénibles souvciir.s; pcnnetttz que je
l'emmène.
— lit (|uels souvenirs voulez-vous donc que cela me rappelle , mon-
iicnr?
Pardon, monsieui le comte, dit Brutusqui ne scduiitaitpasdc l'affreuse
port.'e de ses parob'!}; mais vous étirz repré.seiitaiit du peuple à l'épotiue
de la piise do Lyon : vous avez voulu, je le sais, prévenir les sangl.in tes
exécutions qui ont eu lieu ; mais voire volonté a été impuissante contre
la volonté de Foucbé, et je conçois que...
— Ce n'était pas Fouché, dit tout à coup la folle en se levant, c'était...
El/e sembla chercher un souvenir, porta les yeux sur M. de Lu-»
gano et le regarda long-temps avec une attention qui le tint cloué à sa
place. ^
Cet examen fut long, et un silence effrayant régnait entre tous les ac-
teurs de cette scène.
Eiilin, le regard de la folle perdit peu h peu de celle ardente G\ii6 -lui
semblait pénétrer jusqu'aux entrailles de M. de Lueano ; il reprit soa
inceititude, sa mobilité, et elle dit d'une voix assez indifférente :
— J'ai faim.
î\l. de Lugano respira comme si un poids horrible venait de lai être en-
levé de la poitrine, et il dit en entraînant Brutus :
— Paméia, faites donner à manger à cette pauvre fetarae. Vous, Bru<
tus, venez.
Il remmena dans son cabinet.
Eh bion ! d.t il à Brutus, quelle raison vous force à quitter ma nwison?
— Vous savez, monsieur le comte, pourquoi je me suis baîtu .'
— Non ! en vérité.
— Je vais dauc vous l'apprendre, mon'^ieur le comte.
Ici Brutus commença le récit de ti>ut ce qui lui était arrivé an ti'hge,
les psopos des paysans, sa propre cok-re, enlin l'explicaù'in avec Kosalic
elle cure, et dans tout cela Brutus parbit comme s'il efit été conp.bte.
On e'it dit qu'il s'accusait d'exister et de .s'être trouvé fUr le pa-sagc de
M. dii Lngino pour faire faire une mauvaise action à son fils.
Depuis qu'il parlait ainsi, le visage de M. de Lug no aviit p'is U'i air
de satisfaction, et quand Brutus eut fini, il lui dit vivement :
— Je vous remercie, Brutus, vous êtes un honnête homme un brave
prçon, et je ne laisserai pas celle bonne ronJuiiesans recomprnsf. Mai*
il y a un meilleur parti à prendre que de soi tir de chez moi, c'est de
quitter tout à fait < e pays ; allez vous établir ailleurs, loin d'ici, avec votre
mère et votre sœur; de cette façon, tout sera rompu, il n'y aura plus
rien à craindre pour personne.
— Vous oubliez, monsieur le comte, que Je n'ai pas les moyens d'alLi
métablir ailh'urs.
— Ah ! lui dit le comte, je vous les donnerai, je vous les fournirai. Je
vous assurerai de quoi vivre à vous, à votre sœur, à votre mère.
— Miiis on dira... lit Brutus.
— Que voulez-vous qu'on dise? reprit vivement le comte de Lugano,
c'est une chose toute naturelle et très convenable. Je voes dois bm ce-
la..., mais il faut partir demain, ce soir, dans la nuit si c'est possible.
Vous irez à Lyon... Non, pas à Lyon, ii Grenoble. Je vous y fei ai parve-
nir vingt, trente raille francs, puis vous acheieiez une petite piojiricté
aux environs, plus loin, du côté de Gap ; c'est un bon pays. Mais il faut
pourvoir à vos premiers besoins; rentrez chez vous, faites vos prépara-
tifs... Ce soir je vous ferai tenir les premiers fonds néce.-saires. Une de
mes Voilures ira vous prendre et vous conduira jusqu'à Grenid)'e.
— Mais, dit Brutus, qui, malgré tous les avantases de pareilles offres,
sentait quelque répugnance à voir ainsi disposer de son existence, mais
je ne sais si je dois...
— Faites bien attention, dit le comte, que c'est le seul parti à prendre,
surtout pour vous ; que j'aurais le droit de me inonirer irrité de o- qui
arrive, car voire sœur a cherché à séduire mon fils, e: cette conduite, si
je la voulais qualifier...
Les plus habiles sont souvent les plus maladrnî's, et c'est ce qui arriva
il M. (le Lugano. Parce qu'il avait trouvé dsns Brutus une condescendance
ab.'^olue, une ignorance complète rie ses droits, il s'im.igiiia qu'il pouvait
tout obtenir de celle dispositinn ; mais il avait été trop loin.
Brutus se leva soudainement, et lui dit d'un ton où se révélait toute
cette partie cachée de son aine, dont personne ne soupçonnait la no-
blesse :
— Monsieur le comte, Rosalie n'est pas entrée dans voire château pour
y séduire M. Hector ; c'est votre fils qui s'e t introduit furtivement dar.a
ma pauvre maison pour y déshonoier ma sœur; et si quelqu'un a à se
plaindre ici, il me semble que ce n'est pas vous.
Le comte comprit sa faute f t répaiM plus doucement :
— Nous avons tons deux à nous plaindre, et j'ai eu ii rt de vous 2ccu-
sor... Mais ciiliii il faut que cela linisse, le moyen que je vous offre est le
seul praticable, l'n délinitive, vous ne pouvez pis rester dans ce pavs...
Vous ne ie pouvez pas... Je ne le veux pas... Votre mère, c'est à-dire
voire tœur... Enfin, je vous offre quarante mille francs, voulez vous par-
tir?
Le premier mouvement de Brutus fut pour un refus. Sans q l'il pùl
bien .se rendre compte de ce qu'il éprouvait, il lui siMiblait qu'il faisait
mil ché de snn honneur et de ses droits ; mais la misère de sa mère ei
l'andarieuse révolte de sa sœur se pivsonièrent à Ini.
tester dans le pays après sa querelle avec les paysans, et redcven'Lr
maître d'é oie api es ce qu'on avait dit de su sœ.ir. c'éldi impossible...
Mais où tillcr ? que faire? que devenir? L'avenir y pourvoiraiL 11 ne ré-
pondit qu'un mot :
— Nous partirons, monsieur le comte.
— Et je vous porterai moi-mcmc ce soir le premier argent que je vous
destine.
18
LE MAGRSIN LITTÉRAIRE.
=— C'est îuuiile, moiisictir le comte ; j'ai encore les cent francs que
vous m'avez doiiiiés, ce sera assez pour vivre jusqu'il ce que nous ayons
trouvé (!c l'ouvrage.
— Non ! non ! dit le comte, qui parut ému par ce noble désintéresse-
ment; non, jt: n'accepte pus, je ne veux pas; ce serait me désob'iger.
Il regarda Brutus, et il sembla qu'une nouvelle idée vînt le frapper ; il
ifprit celte promenade active dont il avait l'haljiiucle toutes les fois qu'il
Ciait préoccupé par quelque pensée qu'il Cherchait à éluder,
lîiilin il s'arrêta devant Brutus , et lui dit en le contemplant aV(.o un
intérêt tout paiticulier :
— Mais quel âge avez vous au juste?
— Vingt ans, monsieur.
— Vingt ai!S ! dit le comte en tressaillant. El où êles-vous né ?
— llclas ! mo sieur, dit Bi lUus, à l'iiuspicc, et...
Comme il allait continuer, il aperçut sa mère qui quittait le salon et
qui s'éloignait assci paisiblement.
— Paidon, dit-il, voilà ma mère qui s'en va, si on la rencontrait ainsi,
on pourrait ia poursuivre encore et l'effrayer... Je vais la ramener à la
luaisun.
— Eh bien! lui dit M. de Lugano avec une expression sérieuse , mais
pleine d'affection, attendez-moi ce soir, j'irai vous trouver.
— Ce soir, dit Brutus, chez nous !
— Oui , reprit le comte , quand la nuit sera tout-à-fait close , vers dix
Leures.
— Comme il vous plaira, monsieur, je vous remettrai vos papiers.
Et tout aussitôt Brutus qi.itta le comte , et rejoignit sa mère qui Ee
laissa paisiblement aborder et diriger parsonflls.
Br lus la menait doucement vers la petite porte qui ouvrait en face de
sa maison , lorsque tout à coup il entendit un léger bruit près rie lui , tt
il aperçut Païuéla, dont les yeux étaient rouges comme si elle avait beau-
coup pleuré.
— Monsieur Brulus , lui dit-elle, en l'abordant rapidement , il faut que
je vous parle.
— A moi?
— Oirt , à vous.
— C'est que dans ce moment... Ct Brutus en lui montrant sa mère.
— Ah! nous n'aurions pas le temps. Mais ce soir je serai seule dans le
parc, venez vers huit heures, je serai dans cette allée.
El sans attenilre la réponse de Brutus elle s'éloigna.
Lorsque Brutus eut ramené sa mère dans sa maison , il se mil à réflé-
chir à tout ce qui lui était arrivé depuis quelques heures.
Il y a des momens où les hommes les plus habitués à se trouver dans
kscontlilsd'événemens les plus pressés se sentent désorientés, ct ne sa-
vent de quel côté se diriger.
Que devait-il donc arriver à Brutus, qui, pour la première fois, voyait
sa vie mise en question ; qui avait à prendre parti, non seulenieiit pour
lui, mais encore pour sa sœur? Quoi qu'il eîtde colère contre Pios;die,ii
concevait cependant qu'elle avait sur lui une grande supériorité dans toui
ce qui concernait l'action de sa vie, et il entra dans sa chambre pour s'ex
pliquer avec elle.
Il lui lit part de la proposition de M. de Lugano ; mais Rosalie la rc
poussa, non par le même sentiment de Brutus, ntui parce qu'elle ne vou
lait pas recevoir le prix de l'ahandon qu'e'le ferait de ses droits sur Hec-
tor, mais parce qu'à son dire ce prix n'éia t pas assez élevé.
— Oh ! non, lui dit elle, je ne partirai pas. Ce n'est pas ponr si pe'i
qu'il m'aura traitée comme il l'a fait. Oh! je le ferai passer par un pelil
chemin où 11 n'y a pas de pierres !
— Mais que prétends-tu faire ?
— Je l'en ai averti, c'est plus que suiDsant ; tu n'as pas besoin d'e:i
savoir davantage. Seulement mets-toi bien dans la tète que je ne partirai
pas. .,
— Tu le déclareras donc toi-même à M. de Lugano, dit Brutus ; car il
vii.n..) ace soir.
— Ici!
— Ici.
- Et tu ne me le dis pas ! et tu ne m'avertis pas!.. Il trouvera la mai-
sou en désordre, il nous prendra pour des gueux ; mais tu n'as pas plus
de cœur, tu n'as pas plus d'amour propre (lu'un gardeur de moutons.
T(iU;efois ce n'est pas pour ajouter un Irait au tableau des bonnes dis-
positions de Mlle Rosalie que nous avons parlé de cet entretien; c'est à
cause d'un mot, d'un seul mol qui y fut primonr-é et qui bouleversa tout
le cœur de Brutus, et a, porta dai s sa pensée plus de ireuble que n'eus-
s£nl pu faire les événemens les plus extraordinaires.
Comme il discutait avec sa sœur les droits qu'elle croyait avoir su:'
Ilecior. il lui dit :
Non, vois tu, je ne souffrirai pas qu'il abandonne Mlle Paméla.
— Oh ! s'écria Rosalie, si lu n'étais pas ua imbécile !
— Pla!!-il.
— Tu te serais fait aimer de celte Paméla.
— Moi?
— Eh ! oui, toi ! si tu n'étais pas si balourd cl si béte; mais tu n r.3
Jamas osé lever les yeux sur une femme. Je suis sûre que lu ne sais pas
même si elle est jolie.
— Ab ! que si, elle est jolie ! s'écria-t-il avec chaleur.
— Mais pculêlre bégueule ?
— Au (diitraire, bonne, douce, cbarmarte.
— Bail! lit Rosalie, et tu n'en es pas amoureux?
— Anioui eux ! répéta Brulus en haussant les épau'c?.
— Eh bien! oui, amoureux, lui dit Rosalie; où sérail le grand mal?
— Amoureux ! répéta Brulus, tu es fullel
Puis ils se séparèrent, elle pour continuer les apnrcts de la récrplion
de M. deLuguno, lui pour rêver. A quoi lévat-il. "
IX.
Les dieux s'en vont ; est-ce que l'amour qui est un dieu aussi ne s'en
va pas? Je ne sais; mai; il me parait du moins qu'il se déplace, ou, si on
l'aime mieux, qu'il se transforme.
Voyez plutôt : nous avons l'amour régulier, celui qui s'établit avec le
consentement des prud'hommes de deux familles; sur des convenan esde
jeunesse, de caractères, de fortune, d'avenir; amour chaste, honnête, aux
désirs contenus sans trop de peine, aux rê7es solidement basés sur une
réalité prochaine; amour mesuré et clairvoyant qui, par un sentier balu,
mène jusqu'au mariage, entre dans la maison, et qui, s'il n'y deinr nre pas À
éternellement, ne la quille du moins qu'après avoir laissé à sa place la 1
conliance, l'hobitude et la communauté d'intérêts. C'esi cet amour qu'il
faut souhaiter à son lils ou à sa Cfe pour leur bonheur et leur honneur.
Nous avons aussi l'amour extravagant, celui qui attache les natures les
plus hautes aux organisations les plus viles, les esprits les plus sensés aux
imaginaiions li s plus fantastiques.
On trouve encore dans notre société l'amour forcené qui tue, l'amour
aveugle qui perd, l'auiour qui se veud ; l'amour qui achète, ct cet amour jà
dégradé, quoique jeune, et qui brû'e dans la fange parmi les joies bruia- *
les du désordre. Nous avons tous les amours adultères, depuis celui qui
se cache par les ruses les plus perv rses ct les plus assidues, jusqu'à ce-
lui qui porte sa honte le front haut. Nous avons bien aussi quelques no-
b'es amours, si umissions dévouées jusqu'au martyre , protections lidèles
ju qu'à la tombe.
Il y a aussi un amour qui semble être surtout de notre époque, c'est
celui des hommes qui ont usé leur jeunesse dans l'ivresse des plaisirs gros-
siers ou dans la pratique des affaires, c'est celui des femmes qui ont laissé
dormir trop tard leur cœur {"ans les occupations sérieuses ou frivoles
d'une vie monotone et froide. Une heure vient où un rayon de ce feu
qu'ils ont ignoré brille à leurs yeux, heure tardive qui leur montre le so-
leil quand il descend déjà à l'huiizon.
Et ce, endant. pour ces voyageurs fatigués qui ont trop long-temps mar-
ché à l'om/re, l'éclat de cet astre est si éblouissant, sa chakur si vive,
qu'ils s'en laissent aveugler et pénétrer, et voilà tout aussitôt des passions
profondes et naïves qui commencent entre gens qui devraient savoir ce
qu'ils font, et qui y sont aussi maladroits et aussi ingénus que des enfans ;
amour dillicile, car il a besoin d'esprit pour parler et d'élégance pour n'ê-
tre pas li licule.
r.iais ce que nous n'avons plus, ce que vous chercheriez vainement au-
tour de vous, c'est l'amour adolescent, cet amour qid est beau seulement
parce (iu'il est de l'amour, cet Mnourdu malin de la vie qui prend, dans
toute SI virgin l-, le caurde deux créatures jeunes, belles, pures, in clli-
genles, pour les donner l'une à l'au re avec une foi sans bornes ct une es-
pérance illimitée; amour de jeune homme et de jeune fille où tout est
charmant et gracieux, depuis les rêves les plus impossibles jusqu'aux en-
l'aiitillagcs les plus mièvres; et cela parce que cet amour a si juslemeut
raison d'e-ister (|ue tout ce quil fait est bien fait.
C'est cet amour auquel il est permis de se mirer dans les étoiles à une
heure convenue, d'interroger l'oracle de, fleurs, de se faire des amullettcs
d'une feuille desséchée, d'appuyer ses lèvres où s'est appuyée une main,
et de demander à genoux un ruban passé ou une viole'te qu'on arespirée;
enfin c'est celui oui n la folle illusion de se croire immortel, et qui jure de
mou ir pluiôl que d'oublier.
Ilélas ! entre nos belles demoiselles qui concertent déjà au pensionnat
les coquetteries avec lesquelles elles brilleront dans le monde, et nos jeu-
nes gens qui semblent croire que le titre d'honnne ne s'acquiert que dans
le vice, re bel amour n'existe plus; et beaucoup d'hommes auront vécu
qui n'auront jam.ais été jeunes, et pourqid le récit d'un pareil amour sera
un rêve de poète dont ils riront comme on rit de toutes les religions dont
on ne connaît pas les cèle tes mystères.
Quant à nous qui sommes en face d'un pareil amour, nous hésitons à
le raconter, car nous avons dit que Brutus s'était éloigné pour rêver. Et
comltion trouverons-nous do lecteurs qui croiront qu'un jeune homme
de vingt ans s'en allât le cœur boideversé par un mot, pour se demander
si véritablement il était amoureux?
— Amoureux ! se dit-il. Mais qu'est ce donc? ma sœur prétend que
M. Hector est amoureux d'elle.
El sans avoir été le témoin de cet amour, il lui semblait qu'il ne pouvait
y avoir dans son cœur et dans celui de cet homme des sentimens qui dus-
sent porter le même nom ; et cel amour que Rosalie disait éprouver cl
doi t elle parlait si haut d'une voix criarde et d'un air nieiiaçanl, si c'éla t
de l'amour, Brutus n'en avait point. Et cependant qu'énrouvait-il pour
Paméla ?
Maiulenant qu'il s'interrogeait, il reconnaissait bien qu'elle ne lui était
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
19
pas indifférente. Peut-être, s'il l'eût quittée avant ce mot de sa sœur,
li'eûl-il pas rru qu'il la regrctlcrait, pcui-éirc eût-il simplement emporté
son imiigc et son souvciiir, fans se douter qu'il y penserait au premier
mot d'amour qui lui serait dit, C3mme il arrive quelquefois à un voyageur
in-oiiciaiu qui traverse les plus bsaux sites sans les contempler : si, long-
temps après, on lui parle de quel(|ue magiiilique paysage, il se ressou-
vient tout à coup, se rappelle les beaux spetiaclcs qu'il a vus, et sent naî-
tre en lui un regret de ne pas les avoir admires.
Mais il n'en pouvait plus être a'nsi pour Bruius; ses regarc-'s avaient 6i6
arrè'.es et tournés sur luiiiièiv.e, et le pauvre jeune homme clicrcl)a:t déjà
P se comprendre. Oui, Paméla lui semblait yn être doux, gracieux; elle
lui semblait belle; si Faa;élaeût été menacée de mort, il se fût mis à sa
place avec Joie; si elle lui eût dit qu'il fallait devenir liche, il eûtcherclié
tt aimé la fortune, il fallait bi'Mi qu'il le reconnût.
Jusqu'à ce moment, il n'avait pensé à rien de tout cela ; mais mainte-
nant, à mesure qu'il s'interrogeait , il découvrait combien le bonheur de
sa vie était soumis au bonheur d'une autre,
Mais parce qu'il ne s'occupait que d'elle , parce que dans tout ce long
examen qu'il faisait de son cœur, il ne mêlait pas une espérance pour lui,
parce qu'il se sentait prêt à tout pour Paméla , sans oser désirer une ré-
compense de ses sacrilices, il se disait qu'il n'éprouvait point d'amour; et
cnîJn il en aiiiva à celte conclusion bien digne de ce cueur ignorant : je
l'aime, mais je n'en suis pas amoureux.
Et cette conclusion n'éîait p s si niaise qu'elle semblait l'èirc ; car il y
a aussi deux amours dans ce bel amour vrai dont nous parlions, celui qui
aime pour être aimé, et celui qui n'aime que pour aimer.
Voilà donc où en était Bi utus après une longue nverie , et il sa crojait
bien assuré d'itrc dans la vérité lorsque sonna l'heure où il devait aller
trouver Paméla ; et alors tout ce bel édifice d'affection calme qu'il s'était
retracé s'éci oui i tout à coup.
A l'idée de la revoir , il s'effraya de penser qu'il la regarderait ; à la
pensée de lui parler, il éprouva Qu'il m; l oserait plus ; au moment de l'en-
tendre, l'écho de cette voi^ d'enfant lui sembla une nvisique oubliée dans
son cœur, et qui l'enivrait par le souvenir, et dont il ne pourrait supporter
les sons sans pleuier et en être heureux. Il pensa à n'y pas aller , cl si
quelqu'un l'eût arrêté, il l'eût brisé sur sa route poui" arriver plus tôt ; et
connue il restait immobile sur la porte du parc, encore incertain s il irait
à ce rendez-vous, la peur (]u'il eut qu'elle n'y fût pas venue, ou qu'elle fût
déjà par le, ly ft courir avec raplditt'.
Elle venait du bout de cette lon:;ue allée qu'elle lui avait dés'gnée, elle
soleil qui se couthail à son extrémité dans un cadre sombre d'épais til-
leuls éclairait celte forme aérienne d'une iransparence étbérée. Ses ieiines
chevtui, légèrement soulevés par la marche et h biisc, s'éclaii aient des
iay(!ns jaunes du soleil e; environnaient ce visage de jemic lille d'une au-
réole d'ange.
lîrutus s'arrêta immobile : il se sentit prêta tomber à genoux, non pour
adorer, mais pour demander pardon ; il bu sembla qu'il était coupable; il
conqirit un moment qu'il aimait comme il netroyail pas aimer; et cela lui
sembla un outrage, que lui, miséruldc enfant perdu, pênii)le lultcur dan?
une vie de pauvreté , si mal vetu et si grossier qu'il était, il eût es j regar
der autrement que comme une divinité qui n'était pas de sa terre cette
belle jeune lille blauclie et frêle , et dont la vie délicate ne scml)lait pou
voir respirer que le parfum du luxe et le langage paré des senùmcns les
plus exquis.
Quant à Pamé'a, cl'e éta't tout à-fait ignorante de son cœur; et si qucl-
qa'iiDliiiefitdit qu'eile aimait Brutus, elle eût pu s'interroger sans crain-
te ; car si naïve qu'elle fùi,eile savait dii'jà assez du monde pour lépondrc
qiic c'eût été ridicule. Elle aiionla Erutus , et lui parla la première.
Elle était agiée; elle avait encore pleuré, mais elie ne se meliaii pas en
pc ne de le caehfr : cet houimc était si loin d'c'lti, qu'elle n'avait pas de
vanité vis-à vis ilc lui. Et cependant elle eût caelié ses l;-rmes à un valet,
parce que; de pareils regard; profanent la doid 'ur où ils pénèlient ;
elle les avait cachées à son oiitli?, parce qu'il les aurait jugées et con-
damnées,
Pourquoi venait-elle si confiante les montrer à Brutus ?
C'est que Brutus était à elle comme un esclave, comrae un chien, com-
me un ami ; elie n'avait pas de nom pour cette coiiiiance qu'elle accor-
dait ainsi à cet homme ; mais elle soulfrait, et elle venait le lui dire; mais
c'Ie se croyait en danger, et elle n'hésitait pas à l'appeler à son aide.
Donc, quand elle fut près de lui, elle commença ainsi, d'une voix al-
térée :
— J'ai voulu vous voir, monsieur Brutus, parce qu'il faut que vous me
disiez la vérité.
— Quelle vérité ! répondit Brutus, dont l'émotion changea ('c nature
à cette qiu'siion ; car il prev t ce que Paméla allait lui demander.
— Vous ne voulez pas me mentir, je suppose, dit Paméla ; car vous
savez bien ce que je veux dire.
— Je vous assure..., dit Brutus.
— Ecoulez, dit Paméla vivement : hier, quand, après cette scène extra-
ordinaire (pii s'est passe e au chàieau, nmu oncle vous a emmené chez
lui, je suis restée, moi, près de votre mère.
— Eh bien 'i" dii Brutus,
— Eh bien ! savez-vous ce qu'elle m'a dit? Je vous le répète mot pour mot
pour que vous compreniez bien ce que j'ai dû penser. La fureur qui l'avait
d'abord saisie à ma vue s'était tout-à-fait calmée, et elle s'approcha de moi
en me disant : « Ah ! vous êtes bien plus belle que votre frère. Mais je
«n'ai pas de frère, lui dis-je. — Ah ! si vous en avez un, je le connais;
»ihi ut tous les jours à la maison ; il sera le mari de llosalie, il le lui a
"pomis. — Qui ? m'écriai-je, Hector ! — Vous voyez bien, répliqua-t-
»elle, que vous le connaissez, et que c'est votre fière. Oui, oui, il épou-
Dscra ma lille, et il sera mon fils à la place de celui qui est mort. — Mais
«monsieur Brutus n'est pas mort, lui Ois-je. — Ah ! tant mieux ! « Et alors
elle ajouta parmi beaucoup d'autres folies : « S'il n'est pas mort, j'aime-
«rais L.ieux que ce fût vous. » Je voulus lui faire expliquer celle phrase
que je ne cyniprenaispas, etellereprit : <iOui, j'aimerais mieux que ce fût
«vous (pai devinssiez mon enfant au lieu de votre frère. Si vous épousiez
»Bru us, vous seriez ma fille, comme il sera mon fib quand il aura épousé
nUosalie. 1)
— Pauvre mère ! dit Brutus, à qui deux larmes vinrent aux yeux.
— Vous voyez bien, monsieur, que je sais tout. J'aurais pu ne pas
croire aux paroles sans raison de votre mère ; mais lorsque je me suis rap-
pe é que vous n'aviez pis voulu dire devant moi les raisons qui vous fai-
saient quitter la maison de mon oncle, j'ai dû être certaine de la vérité, et
c'est pour cela que j'ai voulu savoir de voas si c'était vrai.
Singulière pli; asa où Paméla demandait qu'on lui affirmât ce dont elle
avait la ceui ude. Mais Brutus n'y prit pas garde et il répartit :
— Je ne vous l'aurais pas di' ; mais puisque vous le savez...
— C'est donc vi ai ! s'éc ia Paméla. Je suis trompée, trahie, et trompée
par vou;. Ah ! c'est indigne!
— Par nui, s'écria Brutus, par moi !
— Oui, par vous, car il y a long-temps que vous le saviez. Vous ne
pouviez pas ignuier que mon cousin allaii chez voire sœur, qu'il lui avait
promis lie l'épouser, et vou; ne m'en avez rien dit! Et hier, quand je
vous ai prié de vous informer de ce que faisait Hector, vous n'avez pas
répondu; tirais c'est affi eux ce que vous avez fait là !
Et puis elle se mit à pleurer avec les marques de la plus vive douleur.
— Mais, s'écria Brutus, Je ne le savais pas ; car ils m'ont trompe aussi,
moi.
— Bien vrai ! lui dit-e'le.
— Mon D.cu, mon Dieu ! vous avez bien mauvaise opinion de moi, re-
prit Brutus. Est ce que je l'aurais souffert si Je l'avais su ? est-ce que J'au-
rais voulu permettre à iVl. Hiclor de vous faire ce chagrin là?
— iiais, (lit Pa uéla, il aime votre sœur, et son bonheur doit vous cire
plus cher que le mien.
— Oh, non ! dit-il vivement. Puis il ajouta d'an ton triste et soumis :
mais ce n'est pas ma faute, je vous jure !
— C'est qu'il promettait dé l'épous'T, et un tel avenir...
— 0!i ! ne v„us moquez pas de moi ! reprit Bruius ; est ce que je ne
sais pas que c'est impassible? ma sœ r est une folle qui l'a cru; mais
1 )rsqu'bier on m'a appris dans le village qu'elle le recevait tous les jours,
j'ai si peu pensé que ce pût être vrai, que J'ai failli étrangler ce pauvre
Grand-Louis.
— Et pourquoi l'étrangler, puisqu'il disait vrai?
— Oh ! s'écria Brutus, c'est que ce n'est pas ainsi qu'il le disait.
— Et comment le disait-il ?
Brutus se détourna comme pour dompter l'émotion qu'il éprouvait, puis
il rci rii d'une voix sourde :
— Oh ! ça ne regarde que moi, mademoiselle; ils m'ont dit des choses
bien dures et bien infâmes. Je ne suis qu'un pauvre giTÇon. c'est vrai, je
n'ai ni éducation ni fortune; mais me dire que Je prêtais les mains à la
mauvaise comluite de ma sœur!... mais m'accuser d'en profiler!... Je ne
leur ai pourta.it jamais fait de mal à ces gens-là, jamais. Je vous le jure,
et voilà pourtant comme ils m'ont traité.
— Aussi, dit Paméla, tout le pays en parle. .
— Oui.
— Et qua prétendez-vous faire? reprit la jeune fllle, en se retournant
vers Brutus.
— Tout ce que vous voudrez.
— Comment ! ce que je voudrai?
— Oui ! oui ! M. le comte m'a bien fait des offres avantageuses, il m'a
promis beaucoup d'argent pour quitter le pays avec ma mère et mi sœur.
Mais, quoi qu'on en dise, voyez-vous, ce n'est pas pour de l'argent qi:e je
ferai une pareille chose; mais si ça vous convient, à vous, ajouta t-il en
s'aniiuant, nous partirons. Je saurai bien forcer ma sœurà quiticr le pays.
— Oh ! mon Dieu ! fit Paméla, en affectant un air indifférent, ça m'est
bien égal, je vous jure.
— Ahl lit Brutu-, qui espérait que Paméla l'aiderait de ses co:iseils. et
qui baissa la tête, comme accablé de la responsabilité qu'on lui laissait;
eh bien ! alors Je tâcherai de faire pour le mieuv.
— Est-ce que vous préférez rester? dit Paméla.
— Je ne sais pas, répondit Brutus d'un air désolé.
— Comment, dit Paméla, vous .le savez pas?
— C'est que, reprit Brutus avec un véritable désespoir, Je sois si maN
heureux, moi !
— Vous?
— Oui, moi : ma sœur me détos:o, ma mère ne m'aime pas, tout le
monde me persécute et m'en veut ; et vous, ma.lcinoisclle Paméla. vous
allez m'cu vouloir aussi ; et cepeudanl Dieu m'est témoin, et je crois ca
LE MAGASLN LîTTÉr.AIRE.
î)iou , moi ! Dieu m'est témoin que j'aurais donné mon sang pour que cela
n'in rivât pas.
l'nuiéla le regarda avec surprise, tant l'accent de sa voix était profond et
ému.
— Hélas! (lit-elle, vous ne pouviez pas l'empêcher.
— Ali ! je l'iiurai^ pu, répartit Biuuis, car cniin plus d'une fois vous vous
êtesétoiiuOc de l'absence de M. Hector, vous en étiez triste, et j'aurais cial
ni'iiiformcr où il allait, car ce n'était pas n;ilurcl ; être p es de vous, et
vous qiiiiler! il fallait donc qu'il en aiinât une aiilie.
— Oui, dit l'ainéla ainéreuiiiit, il en : iniut Ui;e autre.
— Oh ! non, niadeinoiselle, il ne raimait pas ; il ne pouvait pas raiincr;
c'est une pauvre lille qui n'a pas de raison, et viuis, vous êtes un ange ,
vous, vous êtes honne, vous avez de l'es;)! il, vous êtes belle; on vous
aime rien qu'a vous entendre ; ions, on se iiietirail à genoux pour vous
prier comme une sainte Vierge... Oh ! non... liî-.n, il ne pouvait pas aimer
ma sœur; c'est vous qu'il aimait, je le sens bien, nini.
païuéla regarda encore Drutus; mais elle baissa les yeux devaiil le re-
gard aliendri dont il l'enveloppait.
— Oh! n'ayez pas peur, reprit Bratus, il reviendra, il vous aiiiiera.
Vous lui pardonnerez, vous serez heureuse.
— ^o;l , dit Païuéla confuse et émue de ces paroles prononcées d'une
voi\ suppliante, non, je ne serai pas heureuse, car je ne l'ainieiai pas,
moi.
— Oh ! ne dites jamais cela, s'écria vivement Brutus, il ne faut pas être
inilexihie , il faut l'aimer; il a fait une faute ; mais vous le renihez bon ,
vous ; il sera ce que vous voudrez, je vous en répomls, moi ; (iites-hii seu-
lement comme il doit être, et il deviendra comme vous le mériicz, je vous
le jure, je vous le promets.
— Vous vous trompez, Brutus, lui dit trisleuiont Paméla, vous le jugez
d'après vous; non, Hector ne m'aimera pas comaie j'aimerais, mui, to.'.imc
vous m'auriez peut-éire aimée, vous.
En disant cela , Paméla ne comprenait pas que rjrutus pût laiin' r, et !c
lui disait comme si elle eût parlé à son frère; etquoiciue cette paroi- tou-
chât il la blessure de son cœur, Brutus ne la sentit pas, et il répéta luathi-
nalenient comme s'il se parlait à lui-même:
— C'est peut être vrai ; ah! oui, c'est vrai ! il ne vous aimera jasuais
comme luoi!
C'était \.m aveu , et Paméla le comprit ; mais Brutus croyait ne pas avoir
parlé, et il reprit en secouant tristement la tête:
— Tenez, mademoiselle Paméla, il paraît que c'est ainsi dans ce monde :
les bous cœurs ne sont pas faits pour être heureux. Je vous crois, vous ne
serez pas heureuse non plus.
11 s'arrêta pour essuyer une larme ; puis d ajouta avec un geste de la
main, et comme s'il jetait sa desiinée au vent:
— » Mais enlin vous serez riche, et moi, je suis fait à la misère.
— Mais , lui dit Paméla émue et trendj'aiite de la découvei le qu'elle ve-
nait de faire, vous pouvez devenir riche aussi.
— Et pourquoi '? mon Dieu ! dit Brutus ; qu'est-ce que ça me fait d'avoir
de la fortiuie pour moi tout seid?
— N'avez-vous jias votre mère et votre sœur?
— C'est vrai, je travaillerai pour elles ; elles no m'en aimeront pas
mieux; mais euliu j'aurai fait mon devoir, ça me consolera lui |)eu.
— Mais vous n'étiez pas si triste il y a deux jours, et c'était la même
chose.
— Oh ! non, reprit Brutus , c'est qu'il y a deux jours, je ne savais pas
encore...
!l s'arrêta , car alors il découvrit que c'était la douleur da son amour qui
parlait à son insu; il se mita regarder Paméla en silence, lille demeura
immobile , les yeux baissés devant lui , ne sachant coannent lui parler, tt
n'osant le regaider de peur de lire la vérité sur son visage.
Quant à lui, il la contempla long-temps dans un muet examen; pour la
première fuis, il la vit belle de toute sa beauté; pour la première lois, il lui
sembla qu'il pénétrait jusque dans son ame et qu'il on apercevait l'aiigéli-
quc douceur et la candide bonté. Tout l'amour qu'il éprouvait pour elle lui
monta au cœur, l'étoulfa et l'enivra.
Enlin, éperdu, brisé, vaincu par ce bonheur qui l'épouvantait, il tomba
à genoiiX devant i lie, et lui dit comme un condamné :
— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !
Ce lut le tour de Paméla de contempler ce jeune homme prosterné sous
son regard cl qui n'avait eu de paroles que pour lui pailcr de son bonlieiu'
il elle; ame dévouée , cœur conliant , et qui ignorait (pie tant d'amour est
une séduction, que tant d'abnégation est un titre ; elle le regarda, et le
p:enant eu pitié, elle lui dit en lui tendant la uiaiu :
— Oh ! je ne vous en veux pas.
11 se releva, et ils reprirent leur marche , lui se sentant pardonné, mais
sans que ce pardon l'eut encore re'evé à ses piopres yeux ; elle , se de-
mandant poluquoi elle avait compris qu'il l'aimait et pour;]uoi elle ne re-
grettait pas qu il l'aimât, car cela ne pimuiit être qu'un malhoin- pour lui ;
:;t pourtant ce n'était pas vanité d'amour dans ce jeune cœiu', ce n'était
pas le l'.onheur d un triomphe qui eût llatté d'autres feuuues qui remj)e-
cbait de plaindre Brutus ; c'est que quelque chose murmurait en elle qui
;^i disait :
— Je serai malheureuse comme lui !
' Et pourtant ce malheur prévu, ce n'était pas encore celui de son amour
pour Brutus, c'était l'absrnre de tout autre amour ; elle w croyait pas en-
core avoir attaché sou cœur ii cet amour, mais elle sentait qu il était déta-
ché de tout autre.
Ce silence se fût long-lernps prolongé, si tout ii coup une voix ""mper-
tiiiente ne s:. f;U fait enien Ire cl n'eût arraché les deu\ jeunes gens ii leur
préoccupation ; cette voit était celle d'Hector.
— Eh bien ! s'éciia-t-il d'un ton aigre, que faites-vous là à vous pro
mener sentimentalement les bras balaus.'^
A laspeci d'Hector, l'améla devint rouge, mais d indignation. Brutus de-
meura troublé comme un coiqiable surpris en llagraut délit.
— Vous le voyez, dit Paméla, nous nous promenons.
— Il parait que la conversation n était pas très inléressante, ma belle
cousine , dit Hectoi' en lui prenant la main.
— C'esl vrai, reprit l'améla en la retirant ; nous parlions de vous.
— De liidi ! dit Hector, à qui le ton et l'action de Paméla donnèrent
l'alarme. Ettpi'est-ce que vous en disiez, monsieur? ajouta t-il en se posant
deviuit llrutus.
Brutus n'était ni assez faux, ni assez haliilc , pour trouver une réponse
convenable a une question si soulaine ; il se tut, cl Hector ajouta :
— Des sottises , sans doute, des impertinences !
Frutus se passa la main sur le fronlcom;ae pour en écarter une pensée
qui y était mouljc avec le sang, cl il répondit d'une voix qu'il avait graud'-
peiuc à maîtriser :
— Ce que j'ai dit de vous, vous pouvez le demander à mademoiselle'; ce
que j'en : en^e, je le dira; à votre père.
— (Ju'est-ce (pie c'est que ce drôie?
— Ah! s'écria ; rutus avec un cri furieux, ah ! tenez, taisez-vous !....
Puis il ajouta sourdement, en lui jetant un regard menaçant : Vous fercï
mieux (lu vous laiie , croyez moi !
— Ma s emin , qu'y a-l-il ? demanda Hector en se dandinant et se tour-
nant VI rs Paiarla.
Elle se recula sans répondre , et s'éloigna après lui avoir jeté un regard
de luépris; et coaime en s'éloignant elle passait près de Brutus, elle lui
dit tout bas:
— Oh ! non, Brutus, je ne l'aimerai jamais, je vous le promets.
— Ou est-ce qu'elle vous a dit? s'écria Hector.
Brutus renlendit à peine, un éclair d'aaiour venait de l'éblouir.
— Me répoudrez-vous, monsieui-? qu'(;st-ce qu'elle vous a dit?
— î\ien qui vous reganie, munsieir, répondit-i'.
Et en parlant ainsi , i! sentait qu'il ne mentait pas; quoiqn'cUc n'eût
parlé que d'Hector, c'était à Brutus qu'elle avait pensé ; et lui. comme si
tout d'un coup sa nature se fût élevé à la hauteur de ce ciel qui s'était en-
Ir'ouverî pour lui, il répondit gravement à Hector:
— Mon.Meur, je dois avoir ce soir avec î\I. votre père une explication
qu'il vous ra|iportera sans doute; je souhaiie qu'elle soit de naluic âne
pas me forcer à venir vous ea deinaiidcr une autre.
A ce moiuciit, Brutus était l'égal de M. Hector de Lugmo, et la meil-
leure preuve qu'il venait d'acauêrir la conscience de sa dignité , c'est que
ce ne fut plus par un cri de colère qu'il la montra, mais par une résolution
calme.
H salua froidement M. Hector, et s'éloigna.
Vous voyez bien cet homme qui sort du parc , il a le même habit mal
taillé, la même chaussure grossière, le même chapeau ébourillé que tout it
l'heure ; il a le même visage et la même taille ; mais il n'a plus la même
alluic, la même tenue, le même nir; ce n'est plus le Brutus de t ait à
l'iieure, c'est un auire, que personne ne connaît maintenant que lui-même;
car nue voix eu laquelle il croit lui a dit ce qu'il était.
L::issez-!e passer cl ne l'iusullez pas, car il a d jà assez de force d'es-
prit pour dédaigner la force de son corps et écraser d'un mot celui qu'une
heure avant il eùtbiisé du poing. Prenez garde, ne touchez ni à la (lignite
ni au bonheur de < e BrutusHi ; car il no vous les aI;andonnera plus coaime
une proie qui est à la disposidoii de tout le monde.
JN'e croyez pas cependant qu'à ce moment il pense, il réfléchisse, il cal-
cule non, il seul, il comprend plus largement, il vit plus haut etse trouve
à l'aise dans celte extase de lui-même. Laissez le donc passer sans rien lui
dire et sans l'éveiller; respect au hoiihotir! Allez! croyez-nous, c'est une
( liose si rare ici-bas, une fortune si fragile et si fugiiive (ju'une heir e d'un
pare I lioidieur, (jue la voix envieuse et chagrine qui vient le troubler
nous seiabic aussi criminelle et aussi méprisable que celle qid insulte il la
misèi c et au désespoir.
D'ailleurs, connue nous vous le d'sons , cela ne sera pas long, cela
n'imporiuneia pas long-temps ceux qui soullrent, il n'y a pas bien loin do
celte vasie ailée où il a asiiiré la nouvelle vie (|ui lanime, jusqu'il ceito
maison où l'attendent la misère, le déshonneur, la folie, et peul-eirc la
persécudoi).
Vous voyez bien qu'il y pense déjà , car il s'en éloigne : l'heure n'a pas
sonné où il doit recevoir M. de l.ugano, et jusqu'à cette heure il sapji.'.r-
tieut; il ne doit compte à personne de sa pensée, et il l'emporte bien loin,
l\ l'oiiibie de la nuit, dans un lieu solitaire et muet, où sou ame pourra se
plonger cliaste < t nue dans ce Ilot de boiiheuiqui l'inonde, sans craindre les
regards curieux qui la feiaieut rougir et se voiler.
Quant à Paméla. que faisait-elle' la jeune lille? car son tour était venu
de s'interroger, et pour elle la réponse ne devait pas être dilhcile comme
pour Brutus, car elle savait mieux que lui apprécier la valeur d'une scn^
LE MAGASIN LITTERAIRE.
21
sation; rVtaitson privilège (1; fomiiie ; elle savait miein aussi où va la vie,
et les clmiices (lii'cllc pe >t oil'r r ii un aiuour quel qu'il soit : c'est Icpri-
vilt'u'C (lu mou le où elle avait éti ék'V(''c.
Mais pour bieu uous faire coiupremlic, il nous faut raconter comment
elle pioréda à cet exaiiieo, tandis qu'elle s'égarait solitairement dans les
vastes allées du parc.
— Il m'aime, se dit elle ; oh '. oui, il m'aime, et de quel noble amour !
Pourqu')i le sort a-t-il placé si bas une auic si haute? Pourquoi celui-là
ne pi'ui-il pas m'aimor ? car p ui être je l'aurais aiuii', moi.
Voilii comuieiit pensa la jeune fille qui, en ce moment, n'écoutait que
la voix de son cœur ; mais- uue voix du monde la lit s'arrêter, et celte voix
lui dit :
u Quelle folie ! aimer cet homme ! toi, belle et riche, destinée à bril-
ler dans le monde le plus opulent ! Mais si tu l'aimais, par malheur, cet
homme, tu ne pourrais pas, tu n'oserais pas l'épouser. Tu oserais encore
monis te montrer à ses côiés en face de ce monde railleur qui t'attend.
Hélas ': on ne peut liii raconter les nobles qualités cachées qu'un pareil
cœur possède, l'aU'eclion pure et profonde qu'il recèle ; ce monde ne re-
garde que les dehors, et il ne verrait dans ton mari qu'un rustre gauche,
sans savoir-vivre et sans élégance. Cet amour est impossible. »
Puis, quand celte voix eut cessé de parler, celle du cœur revint qui lui
répondit ;
« En vérité, n'est-ce pas là une cruelle injustice ? car si je suis née dans
l'opuleuce, c'est parce que mon père, parti d'aussi bas que cet homme,
a acipiis relie fortune par son travail. Puis-je mépriser ce qu'est Brutus
sans mépriser ce qu'a été mon père ? »
— « Oui! disait l'auire voix ; mais ton père avait toutes les apparences
de ce monde où il était arrivé; il en avait le langage, les manières, les
habitudes. »
El le cœur répliquait aussitôt :
» Et pourquoi ne les acquerrait !'. .,..s, comme mon père les a arqui
ses ? 11 est gauche ; en quoi ? Ne parle-t-il pas avec aismce et justesse ? et
on apprend vite à saluer ei à poser son chapeau en entrant dans un salon.
11 a l'air comraund'un paysan... «
Ici Paméla s'arrêta, car c'était vrai ; le pauvre Brutus n'avait rien d'un
élégant.
A ors elle le regarda en elle-même avec ses habits mal faits, ses gros
souliers, ses mains rouges, son teint hàlè, ses cheveux néaligés : elle le
regarda comme elle le voyait tous les jours. C'est vrai ! pensa-t-elle eu
soupirant.
Mais la voix du cœur murmura doucement :
« Cependant ce visage est beau, ces yeux sont admirables, ces dents
étincelames ; ces cheveux noirs sont brillans et souples, cette taille est
élevée. Supposez un moment que ce ne soit pas un pauvre paysan mal
Vêtu ; supposez qu'il soit né riche et qu'il sache, comme tant d'autres, se
parer de sa beauté ; mais il serait remarquable parmi les plus beaux de
ceux que les femmes admirent! »
El voilà la jeune fille qui, en imagination, habille Brutus comme son cou-
sin Hector, mieux que son cousin Hector, sans exagération, sans ridicule ;
et v-iilti qu'elle voit devant elle un beau jeune homme élégant avec toute
la nifile beauté d'une riche nature, toute l'élégance apprise d'une grande
fortune ; un beau fian é à l'allue ferme, au riigard hautain, au sourjre
bien» cillant ; elle lui prend le bras elle promène en le regardant d'cn-
bas, elle frêle et petite, lui grand et fort, et elle voit que c'e;-t un tableau
charmant ; et si elle rencontre une de ses amies, elle lui dit que c'est là
son mari, et celle-ri le regarde d'un œil d'envie.
Or vous voyez bien que cette jeune fille aime ce jeune homme ; sans
cela elle ne prendrait pas tant de soin de se prouver qu'elle peut l'aimer ;
aussi elle se persuade et elle est heureuse.
Mais la voix du monde revient, aigre et fâcheuse, qui lui crie :
« Mais avec tout cela il faudra s'appeler madame Brutus !■>
— " Mais, s'écrie l'amour avec impatience, mon oncle s'appelait autre-
fois d'un nom ignoble, et il s'appelle aujourd'hui le comte de Lugano. Je
suis riche, moi, je lui achèterai une baronnie, un marquisat, si je veux. .Te
serai marquise si cela me plaît. Laissez-moi l'aimer.»
Cependant le cœur se tait, tout ce rêve s'en va, et Paméla, désolée, se
met à pleurer, en se disant :
— Et pourtant tout cela serait possible si je le voulais, si je l'osais !
Mais elle ne l'osera pas, elle le sent, ei elle sent alors qu'elle sera
malheureuse. C'est ce qui fait qu'elle pleure, que pour la première fois
de sa vie elle trouve qu'elle est un pauvre enfant abandonné qui n'a plus
de mère à qui raconter, en se cachant dans son sein, ce qu'elle rêve et
ce qu'elle souhaite : qui n'a plus de père indulgent qui sacrifie les vaines
convenances du monde à son uniipie fille chcne; et la pensée de cet iso-
lement lui cause un désespoir si profond, qu'elle éclate en larmes et en
sanglots.
CdUime l'heure est venue où le comte de Lugauo doit se rendre près
de Bi uius, le hasard fait qu'il passe près d'elle et qu'il la surprend, et lui
demande ce qui la fait ainsi pleurer.
— Bien, monsieur, rien, lui répond-elle, en s'essuyant les yeux.
— Bien, dit monsieur de Lugauo qui a vu Hector et qui, dans l'expli-
cation qu'il a eue avec lui, a appris la r Micontre tpic son fils a faite de
Paméla et de Biuius, et l'accued qu'il a reçu de l'un et de l'autre ; rien,
Jit-il, cela n'est pas probable; on ne pleure pas ainsi pour rien.
En parlant ainsi, le comte relient Paméla , qui veut s'éloigner : malgré
l'obscurité, il cherc!:e à voir l'émoiion de son visige.
Mais monsieur de Lugano était mal venu à tenter un pareil eiamcn ; il
n'y a pas un instant que Paméla, dans sa uou'eur, le considérait comme
un tyran qui voulait l'un r à un ho urne r|u'elle détes'ait, et il vient po",s-er
celte tyrannie jusqu'à inspecter sa douleur et à lui en deman'-'er compte.
La jeune fille s'en indigne, toute sa colère éclate, et elle s'écrie :
— Eh ! mon Dieu, monsieur, n'ai-je pas le droit de pleurer ? Si fais
toui ce qu'il vous piaît, ce me semble. Dans ce château solitaire où vous
m'avez enfermée comme une prisonnière, ou je ne vois personne, où tout
le monde me laisse seule, je vis comme vous voulez que je vive ; je ne
me piaiiis pas , je ne dis rieu ; mais je puis pleurer, je suppose : je ne de-
mande que la liberté de mes larmes : ce n'est pas trop d'exigence , je
crois.
Le comte de Lugano la laissa parler sans l'inlerrompre, cl le soupçon
qu'il avait eu devint une certitude; il se dit que Brutus avait instruit Pa-
méla de la trahison d'Hector, et il ju^ei très naturel que le dépit d une
femme s'exprimât avec cette vivacité. Du reste, ce dépit lui pljtpr sa
véhémence même et sa douleur ; il crut y voir la preuve d'un véritable
amour pour Hector, amour irrité, mais qui pardonnerait bientôt.
Dans celle peosêe, et po .t commencer cette récouciliatioa par une
bonne ilalierie, il dit doucement :
— Allons, Paméla, je devine ce qui vous aQlige ; mais vous avez trop de
supériorité d'esprit et de cœur pour croire aux propos d'un imbécile, et
considérer une étourderie de jeuue homme comme une affaire sérieuse.
— Je ne sais ce que vous voulez dire, monsieur, lui répliqua Paméla
avec fierté, quand vous parlez des propos d'un imbécile.
— Ce que vous a rapporté ce sut de Brutus, fit le coaite en patelinant
sa phrase.
— M. Brutus, répnriit Paméla en faisant sonner le monsieur, ne m'a
rien rapporté dont je ne fusse instruite.
— Uuoi ! lui dit m. c" Lugano, vous saviez...
— Oui, monsieur, je savais ce que vous appelez une étourderie de
jeune hoaime, et je vous avoue qu'il m'est fort indifférent que ce soit une
étourderie on une affaire sérieuse, a tendu que je n'ai aucun intérêt à ju-
ger les acti ms de monsieur votre fils.
M. de Lir^ano sourit, et répartit avec la voix badine d'an homme qui
est indul^ejit pour toutes ces petites simagrées du cœur :
— Allon'î, Paméla, ne souz pas si méchante ; une jeune fille s'occupe
toujours de celui q ni doit être son mari.
— Lui, mon mari ! dit Paméla avec colèi-e.
— Ah ! fit le comte en riai.t, vous voilà si furieuse que tous allez me
dire que vous n'en >oulez pas.
^ Si 11. de Lu;iano s'( tait arrêté là, il eût fort embarrassé Paméla, qui
n'eût plus osé exprimei' ce relus de\iné d'avance comme une rê\o.te d'en-
iaut en cole: e ; mais il ajouia :
— Comment uvez-vous pu, vous, Paméla, écouter les dénoncialionî
d'un p.ireil misérable?
— Ah ! monsieur, s'écria Paméla, prise d'une vive et sincère indigna-
tion, vous allez trop loin ; que vous trouviez M. Brutus un sot et un im-
bécile, cela se peut, quoiqu'il y ait peut-être des gens qiù méritent mieux
que lui cette épitlièie ; mais que vous l'appeliez un misérable, rien ne
vous en donne le droit.
— Paméla, reprit le comte avec sévérité, vous oubliez à qui vous parlez !
— Je parle à mon tuteur, dit sèchement Paméla, je parle à mon oncle,
qui a dit lui-même que M. Brutus était un honnête liomme.
— Ah ! il y a honneur et honneur, répondit dédaigneusement M. de
Lugano : je ne prétends pas dire qu'il ait volé ; mais il sait peut-être le
profit qu'on peut tirer d'un scandale habilement mené, et je devine où il
veut en arriver.
— A quoi donc?
— A me faire payer à prix d'or l'imprudence de ce fou d'Bcclor co
excitant des désunions dans ma maison.
A celte parole de M. de Lugano, toute h colère lumulineuse de la
jeune lille sembla se résoudre en une indignation froide, mais forte,
— Ce que je puis vous dire, monsieur, répliqua-telle .lors avec digni-
té, c'est qu'il n'a participé en rien à la ré-oluliou inébianlable que je
prends ici de n'être jamais la femme de votre fils.
— Et pourquoi cela ? dit le comte, avec un dédain mêlé de colère.
— Parce que... elle s'arrêta.
— Eh bieu ! parce ([ue?
— Parce que... répêtat-elle ; mais elle s'arrèla encore.
Les raisons ne lui manquaient pas ; mais elles étaii difficiles à dire à
cause même de leur excellence, et Paméla se borna h dire :
— Parce que je ne veux pas.
— Très bieu ! tiès bieu ! dit M. de Lugano en riant et en reprenant son
air paicrnol.
— Je vous jure que je ne veux pas.
— Bien! bien! repnt il encore du même ton, rcnh-ci chez vous, nous
parlerous de ceh plus tard.
11 embrassa Paméla sur le front et il s'éloigna en pensant qu'il fall.ii'
laisser passer cet orage de colère féminine, et en maudissant lasotti^ds
sou fils qui lui avait suscité ces embar''as et ces eunu's.
22
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Iln'avait pas fait dix pas que Paméla se reprochait déjà sa lâcheté, etl
se disiiit dans son cœur :
— Ah! j'auras dû lui dire pourquoi je ne veux pas : j'aurais dû lui
dire que c'est parce que celui qu'il apuclie un sot et un misérable me
semble à moi avoir plus d'esprit et de cœur que celui qu'il appelle un
étourdi! Un sot et un misérable ! répétait-elle, comme si ces deux mois
l'avaient blessée profondéuitul ; ah! je sais bien lequel des deux mérite
ces noms, c'est...
Elle entendit la voix d'Heclor qui l'appelait dans le parc.
— Ah ! le voilà ! s'écrid-l-elle tout haut, en s'eufuyant et en prenant de
longs détours pour rentrer au cbàleau sans rencouirer Hector et pouvoir
s'enfermer chiz elle.
D'-iprès ce que nous venons de raconter, il nous semble que si la partie
du pauvre Bnitus n'éijit pas entièrement gagnée dans le cœur de Paméla,
celle du grand Hector y était complètement perdue.
Et cependant peut-èire , sans des circonstances qui ne dépendaient
point de la volonté de ces deux jeunes gens , tout cela eût été comuia le
prévoyait M. de Lugano. Cette colère efit cédé au temps et aux remon-
trances , le mariage fût venu , Paméla eût rêvé six mois à Brutus, après
avoir épousé Hector; et peut-être au bout de quarante ans , quand elle
eût été vieille et g. and'mère , elle eût raconté en sou-iant à sa petile-liSle
qu'en sortant du pensionnat elle avait failli s'amouracher d'an pauvre maî-
tre d'eciijp. tant elle était folle et romanesque.
Mais Dieu ne voulut pas que cette ame naïve finît, comme tant d'autres,
par professer un jour les banales doctrines de la convenance pour se
mentir à elle-même et traiter de fausse exaltation la seule émotion vraie
qu'elle eût éprouvée.
Car c'est en cela que les passions factices du monde sont détestables :
c'est qu'après avoir dépravé tous les sentimens naturels del'aaie, elles
vont jusqu'à dés-'rader le souvenir qui nous en reste.
Cependant, comme nous l'avons dit, M. de Lugano s'était éloigné, et il
n'éiait point soni du parc qu'il ne pensait déjà plus à la colère de Paméla.
En premier lieu, comme tous les hommes qui savent la vie, il dé.lai-
gnait ces peùis obstacles qui ne coù(ent à vaiiicre qu'un cœur h désoler ;
d'une autre part, il avait précisément au sujet rie Brutus des préoccupa-
tions d'un caractère bien plus grave et qui devaient faire t liie les autres.
Toutefois une chose assez étrange se passait dans l'esprit de M. de Lu-
gano : cet honime qui, en présence de circoastances d'une haute gr;'aiié
et d'une effrayante responsabilité, avait toujours montré une grandie rapi-
dité de résolution et une inconcevable fermeté à accomplir ce qu'il avait
résolu, s'en allait incertain et épouvanté de ce qu'd devait faire.
Quand il arriva à la cabane de Brutus, celui-ci venait de rentrer: il
était monté dans sa mansarde pour prendre les papiers de M. de Lugano,
de façon que celui-ci fut introduit par Rosalie qui le conduisit dans sa
chambre.
— Ma mère, dit la je me fille en entrant, voici M. le comte de Lugano ;
c'est ce bon seigneur chez qui travaille mon frère Brutus ; il vient pour
lui parlor, vous allez rentrer dans votre ciiambn\
La folle, qui était assise dans un coin, les coudes appuyés sur une table
et la téie dans ses mains, répondit sans se déranger.
— C'est bon, je le connais le comte de Lugano, c'est un homme géné-
reux, il m'a donné à manger ce malin.
— Vous vous souvenez de cela? lui dit le comte en s'approchant d'elle
pour voir l'effet que lui produirait le son de sa voix.
La mère de Brutus releva h tête, regarda le comte, et lui répondit avec
UD petit signe d'intelligence joyeuse :
— Oui. je me souviens, je me souviens...
Elle reprit sa posture , comme quelqu'un qui ne veut plus être inter-
rompu.
cependant, Rosalie insista pour la faire sortir, et M. de Lugaxio la
pria de la laisser tranquille et se mit à considérer Rosa'ie qui paraissait
bien moins embarrassée qu'il no l'était lui-même de celte rencontre. Eu
tous cas il répugnait à un homme, en qui l'habitude du monde inspirait
des raénagemens de politesse vis-à-vis d'one femme, quelle qu'elle fût,
d'engager devant elle une discussion où elle devait êlrd en cause.
Il lui dit alors :
— Mademoiselle, M. votre frère n'est-il pas ici? c'est à lui que je
voudrais parler.
— Pardon, monsieur le comte, lui répondit Rosalie, il est dar.s sa
chambre où il met en ordre les papiers qui vous appartiennent ; mais
comme je crois que je suis la plus intéressée à l'entretien que vous allez
avoir avec lui, je vous demanderai la permission d'y assister.
Celte proposition, et le ton déridé dont elle fut faite , semblèrent lever
le scrupule .le M. de Lugano, elildilà Rosalie avec beaucoup de cette hau-
teur qu'il jouait à merveille comme t'jus les sentimens :
—Comme il vous plaira, mademoiselle. D'ailleurs, monsieur votre frère
vous a, je pense, fait part de mes intentions ; il ne s'agit plus que de sa-
voir si vous les acceptez ou non.
— Monsieur le comte, lui dit Rosalie, mon frère est un pauvre garçon
à qui l'on peut dire tout sans qu'il s'en offense et sans qu'il le comprenne ;
c'est pour cela que j'ai voulu savoir si vous oseriez me les dire à moi-
même.
M. de Lugano se retourna comme si quelqu'un de ses gens lui eût dit
»ne impertinence ; mais le regard de mépi is dont il comptait coafondre
'audace de cette créature s'arrêta devant l'assurance du regard de Rosalie.
Cependant il reprit vivement :
— Si j'oserai vous répéter mes propositions ? Mais vous osez bien res-
ter devant moi, vous qui avez porté le désordre dans m2 famille, et com-
promis mon fils?
— Je ne vous comprends pas , monsieur, répartit Rosalie. Quel désor-
dre ai je porté dans votre famille, et en quoi ai-je compromis votre Gis?
— Mais ne l'avez-vous pas attiré chez vous? n'avcz-vous pas excité en
lui une passion ridicule, et qui peut arriver jusqu'à la rupture d'un ma-
riage arrêté depuis long-temps?
— Je vous comprends encore moins , dit Rosalie. Vous m'accusez d'a-
voir attiré votre flis chez moi? Veuillez me dire par quels moyens j'y se-
rais arrivée, si M. Hector ne s'étnit \),'S présenté de lin-mèmedcns
cette maison? Vous dites que j'ai excité en lui un amoar ridicule : il peut
y avoir du ridicule à m'aiiner; mais vou; trouverez bien naturel que je ne
l'aie pas deviné. J'ai rompu un mariage arrêté long-temps d'avance; de
qui pouvais-je savoir vos projets , si ce n'est de votre fils ? et probable-
ment ils n'étaient pas aussi arrêtés dans so/i esprit que dans le vôtre ; car
il ne m'en a pas fait part, et rien au monde ne devait me faire croire qu'il
eût de pareils engagemens , lorsqu'il me pailait sans cesse à moi de ma-
riage.
— Ce n'est pas possible ! s'écria M. de Lugano.
— Si vous doutiez de ce que je dis, les lettres qu'il m'a écrites tous les
jours vous en fourniraient la preuve.
— L'imbécile ! s'écria M. de Lugano , emporté par la colère que la
causait cette découverte. i
— Peut-être, si Rosalie avait obéi h sa conviction comme M. de Luga-
no, elle eût reconnu que l'épithèteéiait juste; mais le rôle qu'elle s'était
tracé d'avance était trop supérieurement compris pour qu'elle ne s'indi-
gnât pas de cette exclamation, et elle répartit fièrement :
— Et à quel litre vous imaginez-vous donc, monsieur , que j'ai reçu les
visites de monsieur votre fils?
M. de Lugano haussa les épaules , et répartit :
— Mais enfin , mademoiselle , vous n'étiez pas assez folle potir croire
qu'un homme de sa fortune et de son rang pût épouser une personne
comme vous.
— Je pouvais bien le croire, lorsqu'il le croj-ait, lui, dit Rosalie.
— Eh ! mon Dieu ! fit M. de Lugano, il n'y a jamais pensé !
— Il me mentait donc, monsieur, dit Rosalie , lorsqu'il me le jurait et
me l'écriva'.t?
— Vous n'en auriez jamais dû douter , dit le comte,'si vous aviez bien
voulu vous rappeler la distance qui vous sépare
— C'est lui qui l'a oubliée, monsieur, et s'il veut bien vous montrer les
lettres que je lui ai répondues , vous verrez combien do fois j'ai cssyé
vainement de la lui rappeler.
M. do Lugano s'étjit attendu à des cris , à des larmes , à des menaces
de scand.de et de suicide, et il s'était armé contre tout cela; mais dins
une pareille affaire, il ne prévoyait pas une discnssion si posée , et dans
laquelle jusque-là il n'avait pas l'avantage: aus>i voulut-ii cnsorlir,ct
pour cela ii dit subitement à Rosalie :
— Mais enfin, mademoiselle, quelles sont vos iatenti'ns?
Rosalie fut assez embarrassée; car, ainsi qu]clle l'avait dit à Brutns. ce
n'était pas pour peu qu'elle voulait avoir été séiluite ; il f illait donc dire
ce qu'elle avait évalué son honneur, et cela n'était pas aisé dans la posi-
tion hauianic qu'elle avait prise vis-à-vis de M. de Lugano ; mais le génie
(c Ros ilie vint à son aide, et elle répartit sans se déconcerter :
— Je n'ai pas de prétentions, monsieur, j'ai des droits , et c'est à vous
eue je m'adrcse pour les reconnaître.
— Des droits? dit le comte; je ne vous en reconnsis aucun, si ce n'est
à ma commisération pour votre erreur, si el'e a jamais été de bonne
foi.
— A votre commisération ! s'écria Rosalie, qui celte fois parla selon son
ame, tant c^'. mot la blessa par son insolence, à voire commisération ! Si
j'avais parlé à un homme d'honneur, il eût dit à sa justice.
-Est-ce pour m'insulicr, dit le comte, qu'on m'a fait venir ici?
— Si vous y êtes, répliqua Rosalie, c'est de votre volonté, comme vo-
tre fils; si quel ju'un y est insulté, c'est moi qui le suis par vous comme
je lai été par voire fils,
— Je me retire, dit le comte ; je croyais que vous voudriez me com-
prendre; niais puisqu'il n'en est rien, je n'ai pUis rien à vous dire.
En ce moment Bruius était rentré; il entendit la phrase du comte, et
jetant devant sa mère les papiers qu'il tenait, il dit à M. de Lugano :
— Mais vous avez qiieliiue chose à me dire, à moi, monsieur ; du moins
vous me l'avez annoncé, et je suis prêt à vous entendre.
M. de Lugano se trouvant seul dans cette maison à une heure aussi
avancée de la nuit, se s /niit pris d'une espèce d eil'roi ; i! lui sembla qu'il
était tombé dans un piège où il lais'^eiait plus qu'il ne voulait de sa for-
tune et de sa considération, et il répondit :
— 11 sera temps deii-ain. >
— Non ! s'écria la folle, qui se leva tout à coup comme éveili''e par
celle phrase, pas demain ! qu'il te donne la grâce tout de suite ; jamais
demain ! jamais !
En disant cela, elle alla se placer devant la porte comtr.o pour ba'rcr
le passage à M, de Lugano.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
23
Le comte tressaillit, et une pâleur livide se rc'pandii sur son visage.
Bru us prit doucement sa mère par le bias, et h fil se rasseoir sur la
table ; a ors, comme un enfajit qui change d'idt'es à cliaque instant , elle
£e mil à regarder curieusenient les papiers posés devant elle.
— Ma mère a raisoM, dit Brutus, car de.uain c'est à votre fils que je
demanderai l'explicai on que vous èies venu pour me donner.
— Vous? dit le comie en regardant Brutus d'un air siuptifait , tandis
que Rosalie considérait son frère avec non moins de surprise, vous? ré-
paa-t-il.
Sans doute Brutus se trompa sur le sentiment qui avait fait faire à M.
de Lugaiio celte vive exclamation; car il lui répliqua :
— Moi ! niousieur, car le frère nui deraanile compte de riionneur de
sa sœur est l'égal, je suppose, du misérable qui a tenté de la séduire.
— Vous? répéta encore le vieillard.
— Ktsi le comte de Lugano l'oubliait, dit Brutus impérieusement et
dominé par la pensée que ce !;o((s était un cri de dédain, je lui rappelle-
rais l'opiiiion qu'avait jadis de l'égaliié dts Lommcs le citoyen B...
A ce nom, la folle se leva encore et cria, tandis que son regard égaré
«parcourait la chambre :
— Ah ! oui... ah ! ah ! oui... le citoyen B... oui... la guillotine... oui...
oui... B... le bourreau... la guillotine... Je me souviens... AU! ça ira...
ça ira...
Ce cliant, commencé avecéclat, s'éteignit dans une espèce de murmure
sourd, et elle retomba sur sa chaise, taiulis que M. de Lugano demeura't
immobile et que Brutus se i émettait en mémoire l'étrange scène du malin,
et se demandait s'il n'avait pas à demander compte à M. de Lugano
d'autre chose que de l'incligniié de soc (ils ; il considéra l'atiiiudc épou-
vanté de cet homme, et ses soupçons devii'cnt pus assurés.
M. de Lugano, en s'arrachant à l'eliroi qui l'avait saisi, rencontra son
regard qui l'examii-nit avec une aiteniion menaçante; et comme s'il eût
deviné ce qui se passait dans le cœur de Drulus, il lui dit :
— Eh bien! oui, l'explication que vous voulez doit avoir lieu; mais elle
n'est pns celle que vous attendez. Ce n'était pas pour vous parler de mon
lils ni de votre sœur que j étais venu, mais de vous et de votre mère.
— Vous la connaissez ? lui dit Brutu-.
— C'est à quoi je vous répondrai, rép'iqua le comte, quand vous m'au-
rez appris qui elle est et ce qui l'a ré iuiie à ce misérable état.
Brutus commença alors le récit que nous avons f.iit au commencement
de ces pages ; il dit comaent une pauvre femme avait été irouvée m iu-
rante dans un fossé du chemin avec un enfant qui était Rosalie, et com-
ment elle était accouchée, à l'hospice des fous, d'un aure enfant qui était
lui même.
Bruius avait fait ce récit en examioant sa mère, comme pour voir s'il
éveillerait en elle quelque souvenir; mais depuis qji'il avait coaimcncé à
parler, la folb; avait paru ne plus rien entendre et elle s'était mise à par-
courir les papiers placés devant elle.
Brutus avait Uni, et M. de Lugano dit curieusement :
— Kt elle n'a gardé aucun souvenir de ce qu'elle était autrefois ?
— Aucun, malheureusement, dit Bruuis.
— Alors, dit M. de Lugano qi;i s'était remis peu à peu de son agita-
tion, je me suis trompé, je ne la connais pas.
A peine avait-il dit ce mot, que la folle poussa un cri terrible, et frap-
pant avec rage du poiog sur la table, elle répéta avec une exaltation
inouïe :
— C'est faux ! c'est faux !
— Quoi donc? lui dit Brutus qui croyait qu'elle répondait aux derniè-
res paroli's du comte.
— Tout ce qui est écrit là est faux, s'écria-t-cllc... c'est un infâme im-
posteur qui l'a écrit... c'est faux!
— Mais, dit Brutus, ce sont les Mémoires de monsieur le comte de Lu-
gano.
— Ce n'est pas vrai! c'est l'histoire de l'infâme B... Je le connais, moi,
l'assassin, l'inlàmc, le bourreau, je le connais !... Tiens, écoule, tu vas
voir...
Elle prit le manuscrit et lut ce qui &uU avec une colère furieuse :
XL
C'était un feuillet du travail dicté par le comte de Lugnno à Brutus, et
que celui-ci avait emporté chez lui quelques jours avant pour le melli e tu
net.
La folle le lut à haute voix, non pas avec la suite que nous allons met-
tre à le rappoiler, mais aver. des exclamations, des trépigneiuens, des cris
d'iudiguation, que l'on comprendra bien plus aisément quand on aura lu
le nclt et appris les souvenus qu'il rappelait à la malheureuse mère de
Brutus.
« Le lendemain de celle lettre horrible, écrite par Couthon à la Con-
«veiition iKilionale. et dans la(|uelle il disait que le vseul moyen qu'on dit
»ii eiiiployerp"ur rég. nérer Lyon c'était la destruction totale, il m'arriva
»nne lueiiture bien cruelle et sur l\r|uelle je désire donner icinindquos
«éclaircissemens, atirnilu que dans le temps on a fait couru' à ce sujet
.iilrs liruiis auxquels il cn de mon honneur de donner le démenli le plus
«formel.
"Celait !o malin f'tiS^ ■■■<'.'I)re,
n Ravel, mon secrétaire, entra dans ma chambre que je n'étais pas en-
iitore levé ; il m'annonça qu'une jeune femme demandait à me voir, et
«que l'insistance qu'elle mettait dans sa prière était si vive qu'il ne s'était
i>pas senti le courage de la refuser. A cela Ravel ajouta que cette femme
"était foit belle, e! je compris alors d'où lui venait sa pitié.
"Ravel, qui m'avait été pour ainsi direim.josé par le club des Jacobins,
» et qui remplissait près de moi plutôt les fonctions d'un espion dirigeant
«que celui d'un secrétaire dévoue, Ravel , dis je modèle de cruauté et
"d'exaltation, était compléiement soumis à l'empire que les femmes exer-
"çaieat sur son cœur et sur ses sens.
»Jj ne métonnai donc pas de l'intérêt qu'il prenait à cette femme ; et
«pour lasoustriiire aux propositions infâmes qu'il était capab'e de lui avoir
"laites, je me h.'tai de m'habiller et de la recevoir. Elle entra. Ravtl ne
■)m'ava!t pas trompé : cette femme était d'une grande beauté; il me sem-
"bla vo.r la Vénus éplorée (1) se présenter à mes yeux.
"Ravel, qui l'avait introduite, ne quittait point le cabinet ou je l'avais
«reçue; je lui dis de se retirer ; mais presque aussitôt, à l'air menaçant
«avec lequel ilm'obéii, je devinai que je venais d'éveiller en |yi un s'en-
"timcntde haine contre celte femme et de défiance contre moi.
"A peine (ùmes-nous seuls que cette femme se précipita à mes pieds
«en me demandant la grâce de son mari, qui depuis la prise de la ville
«était détenu dans les prisons.
" La douleur de cette énouse inforiunée était si g:raudc, sa tète si exal-
"lée, qu'oubliant toulc mesure vis-à-vis d'elle-même, et, je puis le dire
«aussi, vs-à-iisde inoi, elle alla jusqu'à m'oiïrir ses faveuïspour pri\
«de cette grâce qu'elle demandait avec des larmes et desciis déchiraus.
"J'excusai son erreur et je rejetai ses oU'res avec pitié.
«Cependant ce désespoir si vrai m'avait Litendri ; je cherchai le moven
"de samer celte malheureuse. Cela ne me semblait pas difficile, et voici
«pourquoi :
«Dans les premiers jours de la prise de Lyon, on avait arrêté tout ce
«qui paraissait suspect ; et, je dois l'avouer, à ce moment il fallait bien
«peu de chose pour mériter ce liire de suspect.
"En ellet, un des baiaillous qui défendaient celte villi co:tre l'arméa
«républicaine avait adopté, durant les chaleurs du mois d'ao.'it, qui fa-
orent excessives, l'usage des pabtalons de nai,kin, ce qui l'avait fait ucm-
»mer parles soldats de 1 armée révolutionnaire, Uoyal nankin ; il e.» ré-
"sulia que lors de la prise de la ville tous les individus ([ui lurent troa-
• vés vêtus de panl^loiis de cette étoile furent provisoire^nent arrét's.
"Celle mesure avait non seulement encombré les p:i;on.« existantes,
«mais avait forcé l'autorité d'en créer de nouvelles, et les églis' s éiaici:t
«remplies de prisonuicrs. En raison de cetcncoiubrement, la\'urvoillai)ce
"était (lillicile, et métiie on peut dire qu'il n'y en aiait poinL On n'avale
«même pu, dans les premiers momeii-, dresser de liste Domiirtivc d-s
udckuus, et on les avait pour ainsi dire remis eu compte aux oCitiers des
«troupes qui étaient churgés de les garder.
« Oa leur donnait deux oa trois cei.U prisonaier.s, cl ils devaient rcpré-
«setiter deux ou tr.às cents prisaniiiers, sans qu'ils fussent responsables
«df tel individu plulôi que de lel autre.
«Il était airiié que, de celle façon, des bommcs noloiremeiitcoT.pro-
inis s'étaient évad.-s en se faisant, remplacer par de pauv;cs gciis qui
n'avaient qu'à se ',no;!iiuer plus t;:rd p nir êlrc relâchés.
» Les oP.irieis de l'armée, à qui le i ôle de geûliirs d. plaisait en généra?,
«éiaieiit très faciles uir ce genre de srubsiitution ; ainsi, quand ils avaint
«laissé entrer dix bommcs avec des permis dans la pi i-0:i q;:i ieur était
"Conliée, ils laissaient sortir dix honnies sans vérifivrsi ceux qui sjrtai"n:
«étaient les mêmes que ceux qui étairnt entrés. Celte ruiO avait sauvé
«beaucoup de proscrits dans le coii.niMicement de l'occupatiou de la ville;
«mais on cominençait à y nieiirc ordre.
"Toutefois elle était encore praticable pour un détenu obscur comre
«devait être, selon ce que je pensais, le mari delà femme qui r.i'iiuplorait,
«et je lui proposai de s'en Srrvir : ellj cccepia avec la pics vive re: ou-
"iiaisiane; mais je cn;s m'aperccvoir quejem'eia!s mépris stir le rai.g
«dj celle femme, f|uaiid elle me répondit :
«—11 nous ri'sie plus d'un s.rviti ur zdé qui ne craiodra pii d'exposer
«sa vie pour sauver ccIIl' de son maître.
» 'ieile |)hrase me donna à penser qu'il s'agissait de qucl'iiïc prisonriiT
«plus iinporiaiit que je lic croyais; mais je ne voulus pas rétracicr ma pa-
«rôle.
\ l'Je lui donnai un lalsser-passcr pour un nommé Jacques Priot, rfia
"d'entrer dans la calbédrale pour y voir un ccrtai.i Phi iiijic Rouie!, foa
"débiteur. Ces iio;ps étaient .-■upposés el ne pouvaient plus t.u'J compro-
«nu'lirc pcis Mine, si la sulistiiuiioa devait s'accomplir.
«Seulciaeiit, alieiulu le_sju;)çon se.Tct rue j'avais conçu q"."il s"a-
«giss-.iii de Siiuvir un Iiomaie ioi'poriant, je recommand.ii liés evpr.-ssé-
«ment à sa fe:n:ii,Mlo no se pré.-ciitcr à la prison que le le;;ùi..i..i:) de
"très j-MMiul matin, et de façon à ce que tout fùi accompli ava:;t qu ? les
«nombieui espions qui rôdaient toujours autour des prisons ne pusseut
«l\,ire obstacle au succès de notre ruse eu reconnaissant le pri:onuier.
(1) PCoas prions nos lecteurs <!? vo;i!oir bien roniarqiior que nous c'i ; -. /»r—
l'iellem'iU les niénioiii s de SI. de Lugano. et ils >e .•ouviendniiit i,i c U' -ivlo
de l'cx-sénatcur devait néccisaircniout (rnir un fcu des babiludcii Ce rcm>
pire
u
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
nEIItî me remercia de la mnnièrc la plus toucli'iite; mr.is dans son ef-
nfii.MOii, la inalli.'uidisK laissa ccliapiier un iiioKiui devait la penlic.
„ _ lionime Kéiiéieux. me dit-elle, il faut que vous sai liiez ([iiel ser-
«vice vous iwci. rendu à une mhie famille. Si mon mari avait été reconnu,
«rien au iroade iiV nt |)ii le siuver.
iiPar un pris-eniimcnt reman|ual)le de re qu'une p:ireille confidencf!
«pouvait avoir de fii.l, je la congédiai sans vouloir en entendre davaii
mage ; ira s elle Insista on me disant :
i,"— Adieu (limo. m uisie r ; m lis comptez sur l'iiernelle reconnaissance
«de la mar(|uise de Faviér, s, et veuillez en ncevoir ce gape.
«Je rav(.u -, ce nom me uprit: nous savion-ique M. d.' Kavièreséiaii
nchins !a ville; on l'ùvait t\ >.' clierclicr partout sans le trouer et sans se
1) douter i|u ii était en n ilrc pouvoir.
«Je (luis 11' d re : si j'avais connu ce nom p'ustiM, j'aurais peut-être lié-
Dsiié à sauver le miniuis par le moyen que je venais d'employer; mais,
«encore une fois, je ne voulus pas réiracier ce que j'avais moi-même ol-
«Irrt, et je poussai la marquise dehors en disant :
n — Je ne sais rien, madane, je n'ai rien entendu.
.. l".n ou\rani la poite, j'aperçus dans le salon oui précédait inon ca.')i-
nsiel, l'a'.roie lijjure de llavel.
i>ll enfa, et ce fut sridcmcnt alors que je rcmariiuai sur ma table un
»por:raii entouré de dianiaiis d'une grande valeur, ((ue la ma!(|iise y
»avat laiss!''. Je le cachai, supposant (pie Ravel n'avait pas eu le temp-
«de l'.ip'''eevoir ; mais il l'avait non seuli-uient vu, mas (n(oredavai
»pii;endu le non de la marquise. Ccpendim il n'en témogna rien. Seu
«lomei.'t une heure après il était chez Coulhun, où il me dénonçait commi
»lr:dt e à la pairie.
»Co>:ibou lie l'a point d'éclat pour rendre sa vengeance p'ussûre.
nl,e huiileuiain des agens aposiés dans l'intérieur de la prison sui»irrnl
«riiomuie qui se présenta avec inon laisser-passer, ctdésqu'ilse fut ap-
«proché du prisonnier qu'il cher hait , i s s'emparèrent à la fois du mar
D,|,;is d • FawèriS et du brave dmnps'.iciue qui s était dévoué pour lui.
i.Ti'US ileu\ furent conduits devant le Ir banal révoluiionnaire qui sié-
pcaii «11 p'.ei.i air sur la place Bcllecoarl ; tmis deux y fure it cond imnés
«a mort, et roiidiiits sur l'heure au lieu de l'exérulion oii leur ti teloiub;.
Il (;c ne fui que beuicoup plus tard que j'ap uis que h marquise , qu
m'ci/uis le m.uin aiieiidait son mari à un endroit cniivenn . le vit passer
.! pour aller au soiplice. U p.irait qu'elle le suivait, et qu'à l'aspect de la
«mi'it leinlile qu'il .'-ubt, si rai;oii,di jà aU'aiblie parle désespoir, sepei-
«dit tnui-a'ait ; i Ile s'fiif dt eu emportant dans ses br s sa file , et alla,
Btlil on, se piérip ti'r d'ns le Rhône, où el'e périt avec son enfant.
oVoil.i les f,ii s (ie a-Vc aventure dans toite leur vérité, lit cependaM
«ils I lit servi di! base à dent calomnies bien contradictoires.
uCouthon s'en arma pour demander ma iiiîsi- en jugeaient à la ronven
ntion (■aiioia'e, rouime tiaître à la libert •, ei ayant reçu de 1' rgent poiii
ïfairc évailer drs pii>oiiniers; et, d'un autie coté, on osa dire qu'apri:
«avoir abus ; de la laibliisse ( t de la d nileur de la marquise, cVst moi-
«même qui avais dénoiuéson mari à la justice rév<dutionnaire.., »
Co !'me nons l'avons dii, la folle n'avait pas lu toute ceite relation sar '
rinterii'iiqire pur des cris furieux et des impréiaiinns menaçanl-'s ; mai
elle avait cepeii lani été juqu'au bimlsans expliquer l'intérêt direct qu'el e
y pouvait pri'ndie. Ce ne fut (pie lorsqu'elle fat arrivée au\ dernières
jiîiia es, que f on visage prit une sauvage expression de triomphi^ , puis
••'.le s'arreia et regar lani autour d'elle avec uu égarement qui n'éiait déjà
plus de la foie , et qui semblait è're du désespoir , elle dit d une voit
Boude:
— Une calomnie! Il a dit que c'était une (alomnie..., le bourreau...
— Ma raére, dit Bruius d'une voix également so.iibrc et en s'approchant
d'elle, ma mère, é aii-c-i donc une véntt^?
— Qui a écrit cela? dit-elle brusquement.
— C'est moi, dit Bruius, mais voilà l'homme qui me l'a dicté.
La mère de [irutus s'approcha de M. de Lugano ; mais soit que dans
le chaos des souvenirs qui s'éveillaient en elle'., l'image de cet homme ne
fut pas encore débarrassée de toutes les ombres qui la couvraient,
tlle le regarda sans avoir l'air de le reconnaître, et répondit aussitôt :
— Ha menti comme lui, il a menti !
— Mors elle se mit à se promener la tète basse, et comme quelqu'un
qui cherche au hasard un objet qui est à terre ; un murmure sourd et con-
fus sortait de sa poitrine ; il y avait dans cette intelligence un horrible
combat entre la raison et la folie, entre le souvenir cl l'oubli.
Le comte de Lugano, retiré dans un coin, se taisait, ne sachant comment
s'éclia|)prr de cette fatale chambre ; sa présence d'esprit, son courage,
tout lui inauquait; cependant il voulut fuir encore, et il s'approcha de
lirulus en lui disant :
— Venez demain chez moi, tout s'expliquera sans doute.
— Demain ! répéta la pauvre femme en délire, encore demain ! Non ,
tout de suiie ! tout de .suite !
En disint cela elle saisit Brutuspar le bras, et le poussant jusqu'à la
table, elle lui nia :
— lié bien! loi, puisque tu as écrit le mensonge, écris la vérité!
• — Manière..., dit Brauis, qu'alarmait l'exaliatiDii inouïe de la malbeu-
reuse.
— Ecris, écris, écris, lui dit-elle avec rage.
Brutus lit semblant d'obéir, et alors elle se mit à faire le récit suivant,
qu'ils éeo 'tércMl tous dans uu sden e plein d'anxiété :
— Uni, c'e.^t vrai, la inar(|uisc de Favicres éiait belle et jeune.... elle
était heureuse, elle était aimée..,. Henri, ô mon bon et noble Henri, que
j'aimais co"'mc Dieu, que j'honorais conime lui... Il le voulut, j'obéis;
quand il s'enferma dans Lyon, il me força de quiiier la vilie avec mon
eiifait, ma Louise, mon unique enfant... le seul gage de noire amour.
Je m'en allai à Vienne, et je l'attendis... Tout le temps que dura le
siég^, (leoiges, mon vieux serviteur , Georges parvint à entrer dans la
ville, et à en sortir pour me donner de ses nouvelles. Mais quand Lyon
fut pris... plus de nouvelles d'Iliuiri; il fallait mourir ou le retrouver...
Je me (légu;sai en paysaniiC, et je partis avec Georges et ma lille...
J'arrivai, et au bout de quelTues jouis , Georges apprit d'un détenu qni
av;:it éié relâi hé , que le m u qiiis de Favières était à la cathédrale , mais
que personne de ceux laii l'avaient reconnu n'avait eu la lâcheté de révé-
ler son nom a, assassins de la vdle.
C'est alors (|u "".spérai le sauver.
On ni'avaU Infor-' ée qu'un des représenlans du peuple faisaient corn*
nierce de la vie des prisonniers , et que je pourrais lui acheter la vie de
mon mai i.
— Uc votre mari ? s'écria Rosalie.
— Oui , lui dit sa mère , est-ce que je ne suis pas la marquise de Fa-
vières encore? Llle regarda autour d'elle avec fierté et ajouta : Qui en
douie ici?
— Vous , ma mère , répéta Resalie avec un accent de joie , la marquise
de Favières!
— Oui, moi, répondit l'infortunée en reprenant son air hagard, cjmme
si celle iiitei rip ion lui eût f,ni perdre le lil de ses souvenirs , oui , 'noi ;
ei j'avais une fille, uneenlàntque j'aimais, ils me l'ont tuée aussi. Mais
\;'csl égal, je dirai la vérité, et on le tuera aussi, le misérai'le ! on le tuera
et sa fille aussi!
La folie lèverait.
Brutus, dont l'anxiété devenait horrible de moment en moment, dit à sa
sœur :
— Silence ! laisse-la parler... Oh ! répéta-t-il en faisant à !W. de Lugano
un signe impératif pour le faire rester à la place quil voulait quitter...
qu'elle paile !... il faut qu'elle parle et que tout le monde l'écoute!
— M.iis érrivez daiic, monsieur ! lui dit sa mère avec rudesse.
Brutus prit une plume, et la ma quise coniiiua :
— Oui , je voulais le sauver ; j.; le voulus. On m'avait dit que celui qui
vendait ainsi la létc de ses victiuies au détriment du bourreau i'aope-
lait B...
— Ce n'est pas vrai ! s'écria M. de Lugano en se soulevant avec ter-
reur ; ce n'est pis .rai !
— Ah! taisez-vous! lui dit Bruius en s'élançant vers lui en le jetant
sur sa chaise, iremblant et anéanli.
Mais la nia'heurt use marquise ne parut pas s'irriter autant que Bruius
de celle déiiégaiion.
— Vous avez raison, mf^n«ieur, dit-fUesans se tourner, ce n'était pas
vrai ; car je lui en olïri- de l'or, à cet homme ; je lui en avais apporté
mes poches pleines ; mes bijoux, mes diamans, j'étalai tout à ses pieds...
L'infâme ! l'intâme ne regai daii que moi, et il me disait :
— Ce ne soni point tes richesses que je veux, belle Henriette ; ce ne
sont pas les bijoux, les diataans, c'est toi et loi .seule I
M. de Lugano murmura sourdement :
— Elle est folle.
— Folle ! diies-vous, s'écria la marquise avec éclat, folle ! Je l'ai élé..,
oui, jel'aiéié ce jour-là...
Savezvousce qu'il lit le bourreau, le savcz-vous?...
Il demeurait sur la place de la mairie, là où on luait... 11 ouvrit ugb
croisée et m'y traîna. Il me força à v lirtrancher une tête, et le cannibale,
penché à mon oreille, médit : uVoilà ce qni ailend ton mari... Veux-tu ?»
A la première tète, je dis non ! M m'en fit regarder une seconde... Je
ne mourus pas d'horreur, et il me rép :ta : Veuxiu? Je dis : Non ! A la
troisième, oui ! à la troisième je devins folle et je dis : Oui !
Un cri d'horreur s'échappa de la poitrine de Brutus et de Rosalie, un
sourd gémissement de désespoir de celle de M. Lugano.
La marquise reprit en se posant fièrement :
— Jedif : Oui! Ahl cela vous semble infâme et lâche à vous autres
qui n'avez pas vu tomber trois tètes sous le rouleau ; et chacune de ces
téies me monirail les traits n'Henri, elles lui ressemblaient, elles me par-
laient, elles me criaient : Oui ! Je n'ai fait que répéter ce qu'elles me
disaient. J'ai dit oui, pour lui obéir, pour le sauver...
En parlant ainsi, une expression de désordre iiioui et d'exaltation en-
core insensée rayonnait dans le visage de la marquise, et Bruius s'écria
avec un accent teirible :
— Et pourtant il ne fut pas sauvé !
— Non, répondit sa mère. Vous pouvez laisser le reste, tout y est vrai;
oui, il alla dénon(er lui même sa viciime.
— Non ! sur mon ame, non ! s'écria le comte de Lugano hors de lui ;
ceci au moins n'est pas viai, vous deiez le savoir, madame ; vous devez
vous rappeler Ravel... Vous l'avez vu; il vous menaça,
— Je ne connais pas Ravel, dit la marquise toujours marchant et pié-
linant au hasard ; je connais B... qui m'a déshonorée, qui a lue mon ma»
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
25
ri...lira si bien lut-e , monsieur, tl t-cl!c, en repaidani !e comte en face,
que le sang d'Henri est toml)é jusque sur les mains ei sur la léte de mon
i niant.
A ce moment elle s'arrèla, et saisissant le comte à la gorge, elle s'écria
d'une voix foiconéc :
— Bdi neau ! qu'as-lu fait de ma Dlle?
Elle venait de le reconnaître.
XII.
EnOn la inalheuretise, qui pendant vingt ans avait vdcu dans les ténè-
bres d'un complet oubli du passé, venait de rentrer dans ce domaine de
la pensée perdi depuis si Ijng-iemps.
Mais de même que l'exilé, qui revient dans le pays où il a vécu autre-
fois, ne reconnaît pas tout d'un coup tous les sentiers accoutumés, de
même la folle ne 'levait pas ressaisir ensemble tous ses souvenirs,
D'aillt'urs, il y avait dans la position de cette Henriette de Favières,
dont le nom et le litre s'étiient si étrangement révélés à ses enfans, il y
avait une circonstance bien extraordinaire, c'était la barrière qui séparait
ses souveni' s de folie de ses souvenir^ de raison. C'était cette disjonction
des deux moitiés do sa vie aux luclles il manquait encore un point de su-
ture piiur les unir l'un à l'autre.
Ainsi elle voyait Rosalie il ses côtés , Rosalie éiait sa (ille , elle l'a recon-
naissait p-^'ur telle ; mais ce n'était pas encore cette Louise qu'elle se rap-
pekii avoir portée jusque sous l'écliaffaud de son père, et dont elle ne
pouvait se faire une idée que comme d'un enfant au berceau , parce que
c'est en cet éiat que sa raison l'avait quittée, et c'est en cet état que sa
raison devait la retrouver.
Voilj pourquoi, ayant sa fille à côté d'elle, elle demandait si furieuse-
ment à M. de Lu;j;ano ce qu'il avait fait de son enfant.
Le comte était si épouvanté qu'il ne put réponiire ; mais il s'arracha
avec une telle violence à l'étreinte exaspérée de la marquise qu'elle faillit
tomber.
A ce moment Brutus s'approcha de lui ; sa colère était d'autant plus ef-
frayante qu'elle procédait par des mouvcmens plus lents. 11 ne toucha pas
le comte , mais il leva sur lui sa main de fer, et lui dit d'un ton sombre :
— Enfln l'heure de la j:jstice est venne pour vous aussi , et ce sera un
compte terrible à renJre, je vous jure.
— Ah ! dit le comte amèrement, prenez garde , prenez parde!
— Vous êtes en mon pouvoir, lui dit Urutus, et l'échafaud n'est plus à
vos ordres.
Pendant ce temps, Rosalie avait reçu sa mère dans ses bras , et elle lui
disait avf c anxiété :
— Mai* jevis, ma mère, je vis; vous m'avez emportée dans vos bras,
vous m'avei sauvée. C'est en fuyant cet affreux spectacle que vous êtes
venue, errante et folle , jusqu'aux environs de Urenuhle; c'est là que
vous êtes tombée accablée (Je fatipiue, et que nous fûmes recueillies par
.a piiié des paysans; vous devez vous le rappeler, ma mère....
Rosalie parlait toujours ; mais déjà Mme de Favières ne l'écoutait plus,
on eût dit qu'au lieu de suivre la voie des idées où .^a lille vou'ait la ra-
mener , elle se fût engagée dans une autre où cile ne se reconnaissait
pas; elle murmurait sourdement :
— C'était le 21 octobre.
— Oui, ma mère, c'était le 21 octobre.
— La folle ne répondit pas , mais elle leva lentement la main et montra
Brutus.
— Et lui ? dit-elle.
— Moi, ma mère, s'écria Brutus en se jetant à genoux devant elle ,
moi , je suis votre fils.
La marquise se leva, se recula de Brutus avec elTroi , et, se frappant le
front avec épouvante, tandis qu'elle attachait des regards fixes et curieux
sur le jeune homme qui était à ses pieds , elle s'écria :
— Mais je n'avais pas de lils, moi !
— Ma mère ! reprit Brutus, en cherchant à la prendre dans ses bras.
— Mais je ne vous connais pas, monsieur, lui dit-elle en s'échappant,
je ne vous connais pas !
Puis tout-àcoup elle revint à lui j et le considérant avec une expression
désespéiée, elle lui dit :
— C'est VI ai , c'est vrai , né le 25 juillet 1794.
— Oui, ma mère....
La inar(|uise s'élança vers le comte de Lugano, et lui dit avec iemômc
accent égaré :
— Et c'était le 21 octobre 1793 !
Rosalie ni son frère n'étaient capables, dans le troub'c de leur esprit ,
de comprendre ce qu'il y ava^t d'ilTroyable dans le rapprochement de
ces deux dates; mais le comte de Lugano le comprit mieux, sans doute;
car il réi'ondit :
— Oui , et ce sera pour nous le gage du pardon et de l'oubli.
— Ob! reprit Brutus, en se relevant et en menaçant M. de Lugano, il
n'y a ici pour vous ni oubli ni pardon , il n'y a que vengeance pour un
bourreau , vengeance qui sera sanglante , je vous le jure !
— Oh ! c'est bien son fils, s'écna la marquise avec un éclat de joie fa-
rouche; il insulte son père eliueuacede l'assassiner; il doit le recon-
naUrc I
Si l'on vrut suppléer par l'imagination à notre insuffisance à rendre une
pareille sccnc, un comprendra peut-être de quelle s upéfart'On dut être
frappé le malheureux Brutus à cette c\iréme et funeste rèsoluiion.
11 portait un regard incci tain et épouvanté du bourreau à la victime', de
son père à sa mère ; et c- père resia t tremiilant, anéanti , méprisable de-
vant Sun lils; < l celte mère se reculait avec horreur d ■ son enfant.
Tant démotions diverses, tant de fjti^ues cruelles avaient frappé le
malheureux Brutus d^ns celle journée, que la force abléiiquctie ce corps
snccomba sous ce dernier cl;oc. 11 seiiii ses genoux ployer fous lui , et il
s'allaissasur la c'uaise que sa mère occupait un moment avant; ses mains
s'appuyèrent au hasard sur la table sans pouvoir .'c soutenir ; sa tête lom
ba sur ses mains, et déjà il ava t perdu tout sentiment , que ceux qui l'en-
touraient le croyaieLt sculi nient abia'é dai s sa douleur.
En ce nioaient, on ciitindit un bruit très vif au dehors de la maison ;
bientôt on frappa violemmi-nt. Personne ne répondit.
Mme de Faviurcs écoii'ait avec épouvante. Ces envahissemens noctur-
nes du domicile devaient aussi être fatulement restés di-ns ses souve-
nirs
M. de Lugano, qui ne cia'gnait plus une violenre matérielle à !a^uelIe
il n'eût pu se sjustiaire, tremblait cependant qu'un met échappé à la
marquise ne l'accusât devant de plus nombreux tem:Jns.
Rosalie écoutait avec curiositî'.
— C'est la voix d'ilecior, c'est la voix de votre fils.
Mais on n'avait pas encore déridé qui irait lui ouvrir, que la porte d;
la maison fut forcée , et (|u'llecior parut aniié jusqu'aux dents et accom-
pagné des valets de pieds, cochers, jardiniers, cuisiniers et maimituus
du château. Il s'élança impétueusement dans la chambre , le sabre au
poing, en criant :
— Mon père.... je viens vous délivrer !
Le comte de Lugano , eu présence d'un danger qui pouvait se parer
par la rapidité d'une résolution adroite, sembla se reirosiver touteLtier;
il se plaça devant Hector, et lui dit sèchement :
— Et de quel dançjer venez-vous me délivrer, monsieur?
— Pardon , dit Hector, je savais que vous étiez dans cette maison ; et
voyant que la nuit avançait sans que vous fussiez de retour, j'ai craint
que
— Seriez, dit le comte a tous ceux qui avait acconipa?né Hector.
Tout le monde se relira , et le comte , prenant aussiiôt la parole, dit
d'une voix Ijruic et calme, comme si tout ce qui venait de se passer ne
l'eût point emu.
— Oui, monsieur, j'étais vf nu dans celle maison pour y réparer le dé-
sordre que vous y avt z jpporié.
Hector se posa en victuue, et M. de Lugano conlini;a :
— Et j'ai reconnu qu'il n'y avait qu'une réparaiioii d'gnede TOU'î et de
celle que vous ave/ vou'u abuser. C'e^l à vou- de mériter vo're pardon de
Mlle (le Favières et d obtenir sa ma n d ■ la u)lonti^de Mme la niarqu se.
Deux exclamations Li n dillcrentes répondirent soudain à celte propo<
sition soudaine; ce fut un cii d'eionnement d'Hector, qui répéta,
— La marquise de FaVières !
Ce fut un pi eniier cri de refus de la mère de Rosalie, qui dit :
— J.imais! jamais!
M. de Lugano en avait dit assez pour ce qu'il voulait obtenir. Il forçait
Rosilie à une explication et la mettait de son parti. H entraîna Hector ea
lui disant à voix basse :
— Venez, je vous expliquerai ce mysère.
Et il glissa en sortaut ces deux mois dans l'oreille de Rosalie.
— C'est à vous à lui faire comprendre qu'il en doit être ainsi. C'est
votre honneur et le mien qui sont engagés à son silence. Qu'elle se taise,
cl mon fils vus donne son nom.
Aussitôt, il boriiiavec Hector, qui regardait autour de lui d'un air bé«
bêlé, ne comprenant lien à ce qu'il avait eiitenilu.
La raison de Mme d(! Favières, bien que ressuscitée si éirancicmpnt, ne
pouvait recevoir à la fois tint de pensées sans les cjnfoiulre. En clléi, un
moineni après, elle reprenait ses vagues propos, cl disait à sa lille :
— Toi ! la femme de ce im nstrc...
— Mais ma mère, il parlait de son fils.
— Mais le voilà, son fi's, dit Mme de Favières en montrant Bruluî;
pourquoi ne l'a-l-il pas emmené'? Qu'il s'en aille...
Elle secoua Brutus qui resta dans son anéantissement; et Rosalie, crai-
gnant que son aspect ne ramenai un trop grand dé-ordre dans l". spiit
encore faible de sa mère, l'eiimena hors de Ctile chambre pour l'enfer-
mer dans la sienne et y remplit' saus doute la mission que lui avait douui^e
le comte de Lugano.
Brutus était demeuré 'Cul: deux fois en un jour il avait perdu le senti-
ment de son être : une première fois brisé dans son ccrps, saign.mt sous
es blessures que lui aNaii faiies la rage des pa>sans: une seconde fois
déchiré dans son cœur, cl frappé de coups pins cruels; car ils laissaient
des plaies incurables après eux.
Mais si le réveil du matin avait été douloureux puisqu'il lui ramenait le
souvenir du déshonneur de sa so'ur, celui qui allait >ui»re celle ciucl'e
scène devait être bien plus afl'reux encore. 11 arri\a bientôt, comme si le
sort se reprochait les cours momens de relâche que sou aïkanlisscment
lui donnait.
Peu à peu Brutus reprit ses sen.«;iUratna un moment sur la table saleté
26
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
pesante de faiblesse et de doiiieur, puis il la releva tout à fait et cher-
cha à regarder autour de lui p;iur demander aux objets extiHieurs de le
gjiierdans les souviiiirs confus qui se croisuient dans sou cerveau. Il
recouiiul la chambre de sa sœur.
Pourquoi etaii-il dai:s celte chambre ?
Une (ois ce point de di^pai t trouvé, toute la suite des événemens qui
venaient de s"y passer devait plus aisémeiil se dérouler à son esprit.
Brutus releruia les yeux pour mirux suivre ceite cliaîiia de pensées, et
ciiliii il en arriva à ce cri qui lui avait appris quel éi^iit son jère. Il dou-
ta un insianl et vonlut s'assurer de la vérité, il voulut revoir ce père mi-
sfrable, tremblant devant lui, celte mère qui l'avait repoussé; il rouvrit
les ) CUV et regarda : il se ti oiiva seul.
Druius était trop accouiunié à la douleur pour ne pris voir une preuve
certaine dans ce qui eût fait douter un autre. Tout était vrai, puisqu'on
l'avait laissé seul. Le coupable avait fui l'enfant de son crime, la victima
s'était éloignée de l'enfant de son désespoir.
lirutus regarda bien long-temps dans cette cbanibre, il tendit les bras
autour de lui, il femblait y appeler quelqu'un. A ce moment il eût donné
ce qui lui restait de vie à celui qui l'eût appelé « Mou fis ou mon frère »;
mais il n'y avait personne, ei sa tèie retomba sur sa poitrine.
C'est à ce moment que le regard de Cruius rencontra le pauvre Co-
dés qui était entré par la poite brisée, et qui attendait le réveil de son
maître. Dans un premier transport involontaire, le ii;alliciireu\ tendit la
main à son chiea comme à un ami, et le bon animal la lécha avec des
transports de joie. C'est que Codés était oublié depuis longtemps.
ISien que les idées de Brutus eussent acquis une poitée qui semblait
exclure une application infime des grands enseignemens de la vie, Brutus
éprouva un véritable remords en revoyant son chien, et il se dit en sen-
tant dis larmes lui venir aux yeux :
— Moi aussi j'ai oublié le seul être qui m'ait véritablement aimé ; il est
juste que j'en sois puni.
Ce ne fui que la pensée d'un moment, car presque aussitôt il fut arra-
ché à ses réflexions par la voix de Rosalie qui discutait vivement avec sa
naére.
Brutus écouta, car il entendit son nom prononcé avec vivacité.
— Eh bi n ! répondit Rosalie, une fois que j'aurai épousé Hector tout
sera oublié, et quant à Brutus le comte se chargera de lui ; il est assez
riche pour lui faire un sort; il l'éloignera, et sa présence ne vous rappel-
lera plus de funestes souvenirs.
Brutus se leva en s'écriant :
— Ah! mon Dieu!
Le regard qu'il jeta au ciel en prononçant ce mot, j'accent de sa voix,
eussent sulTi à faire comprendre tout ce qu'il exprimait de souffrance et
de désespoir, et si quelqu'un de ceux qui t'avaient laissé là eût pu l'eu-
tendre, peut-être eût il eu pitié de ce p luvre abandonné.
Mais rien ne répondit que le son de plus en plus animé de la voix de
aosalie, qui sans doute achevait de le chasser du cœur et de la présence
c sa mère.
Il sonit pour ne pas en entendre davantage, il ne voulut pas avoir le
droit de les haïr ; c'était plus que son cœur n'en pouvait porter; car la
haine qu'on ressent est souvent plus posante que celle qu'on inspire.
Lorsque Brutus fut sorti de la maison, il demeura à se promener long-
temps dans le jardin ; il avait encore à souffrir beaucoup, il lui fallait se
Lien convaincre de toute la ni'sère de sa position a/ani de penser à pren-
dre un parti pour s'y arracher. Il fallait qu'il se répétât à satiété, qu'il était
la honte vivante de son père et la terreur de sa mère.
Enfin, quand il eut bien rassasié son cœur de celte conviction , il se
trouva que la décision qu'il avait h prendre n'avait pas besoin d'être long-
temps débattue.
— Allons, se ditil, je vais m'en aller. Ils ne me verront plus.
Oh ! s'il lui avait fallu protéger sa mère contre le comte de Lugano, si
puissant qu'il fût, Brnius fût demeuré, Druius eût accepté la haine de l'une
et la persécution de l'autre, si son dévoùment eût pu servir même à des
ingrats. iMais il en savait déj'î assez pour être certain qu'il n'était qu'un
obstacle, et il l'enlevait de leur chemin.
C'est une chose alTreuse que l'exil, c'est un cruel moment que celui où
l'on quitte son pays natal en laissant derrière soi sa famille, sesail'ections,
ses habitudes.
Mais il y a dans la douleur qu'on éprouve des consolations qui forti-
fient le cœur.
Presque toujours la hauteur d'une telle infortune la rend plus supporta-
ble, et puis il y a là à côté de vous des gens qui vous disent adieu, irui
vous serrent les mains, qui pleunnt et qui en appellent ii des joursineil-
leurs. Cependant ceux qui ont été exilés parlent de l'heure du départ
comme d'un instant alTreux et pour le.iiiel il a fallu un grand couraL^e.
Eh bien! suivon'^ ce pauvre jeune homme q: i monte seul dans sa mi-
sérable mansarde : le voilii qui prend une à une ses quatre chemis's^le
toi e grossière, quelques paires de bas, quchiues moucht;irs, tout ce qu'il
possède. Il en fait un petit paquet, il l'atlachi?et le noue en pleurant, en
pleurant encore il prend un biiton et regarde s'il n'a rien emporté de
trop.
Non, tout ce qu'il emporte est bien à lui, ces denx livres au?si, cette
flûte ; on ne pourra rien lui reprocher.
gui le relient donc encore? C'est qu'il jette un dernier coup-u'œil Usns
cette misérable chambre où il a eu faim et froid, et tel est son désespoir,
à ce dernier moment, qu'il re dit à lui-même :
— Ici, j'étais heureux I
Alors il S!irt, il quitte cette chambre, il descend en chancelant cet esca-
lier qui le menait autrefois au npos. Mais il s'arrête encore devant celte
maison.
De l'autre côté de ce mur est sa mère, sa sœur; elles arrangent leur
avenir, loubii et le pardon dup;issé, et dans tout cela il n'y a pas un im t
pour lui, il le sait, il en est sûr; voilà pourquoi il s'éloigne si dési'spéré.
Et cependant il s'en va lentement; est-ce qu'une voix ne le rippelkra
pas ? est-ce que rien ne viendra l'arrêter ? Rien, car le voilà au bout d'i
vergiT, le voilà en face du château du Grand- Pin, et de ce côté c'est s ii
père qui l'otiblie aussi sans dmi'e. Et cette nouvelle pensée le déchire en-
core; mais en le déchirant, elle l'excite.
11 ne s'arrête pas, il marche, il court, il fuit; car il ne voudrait pas ré-
poi.dre à la voi\ qui l'appellerait si elle venait de ce château. Cette vois,
ce ne pourrait être que celle de son père ; ce ne serait point celle de Pa-
méla.
Pauvre fou qui a fait un rêve impossible ; tout ce qu'il avait entendu ,
tout ce qu'il avait deviné, tout ce bonheur dont il s'était inondé le cœur
n'avait pas existé.
Dans celte défaite de toutes les affections de son ame , celle-là s'en al-
lait comme les autres; et n'osant raccuscr, il la niait.
Non, se disait-il, en s'éloignani à grands pas , personne ne m'a jamais
aimé, et jamais personne ne m'aimera.
A ce moment , le jour se levait à l'horizon , calme et magnifique, et
Brutus fuyait d'autant plus vite qu'il ne voulait pas que quelqu'un pût le
rencontrr et lui demander où il allait. Une marque dnilérôt l'eût blissé
aut.nt qu'une dureté.
Il était dans un de ces momens où il ne faut pas toucher au cœur de
l'homme, tant il souffre. Quand la blessure est encore saignante , le bau-
me qui doit la guérir est douloureux comme le poison qui peut l'enveni-
mer.
Aussi, dès que Brutus vit le jour grandir, il quitta la route, ers'cnfon-
çant dans les chemins détournés , il gagna ces mêmes collines, où si peu
de jours avant il avait été, le cœur plein et joyeux , dire ces mélodies q'ii
port ients'jn ame jusqu'à Paméla.
Quand il eirt gagné le sommet ombragî de celle où il avait l'habituJe
de venir rêver et s'asseoir, il s'arrêta et s'assit.
11 faut maintenant le dire : notre Bratus n'était pas un de ces héros fan-
tastiques à qui rien de la vie matérielle n'arrive.
Uni heure après qu'il fut sur cette colline d'où il voyait se dérouler à
ses pieds le vallinoù étaient asis le château de son père et la mis'."'ral)le
maison de sa mère , il se sentit pris d'une fatigue insurmontable et d'un
acctblemeut auquel il ne pouvait résister.
Il est rare que dans l'exirème jeunesse les chagrins les plus vifs mè-
nent à l'iiisoninie. Les pleurs font dormir l'enfance, et la jeunesse de Bru-
tus étasl si près de cet âge, qu'il en avait encore les priviiéges; peu à jj'-u
il c;'d3 à l'accabk'ment qui s'emparait de lui, et bientôt après il donnait
sous un arbre, la tête appuyée sur le petit paquet qu'il avait emporté.
Etpi'ndant qu'il souffrait ainsi, cbacun arrangeait son bien-être dans
les circonstances déplorables de cette nuit.
Dôj le matin, et deux heures après le départ de Brutus, M. de Lu-
gano était retourné près de Rosalie. Il avait bien jugé ce qu'elle était,
Aussiiùi qu'elle le vit paraître, elle alla au-devant de lui, et, le prenant
à put, elle lui apprit que sa mère n'avait pu supporter, sans que sa
santé en fAi atteinte, la violente révolution qui s'était opérée en elle.
tilme de Favières était couchée. Cependant Rosalie n'avait pas perdu de
temps, et elle confia à M. de Lugano tout ce qu'elle avait fait d'efforts
poar lui persuader que tout ce qui était passé devait être oublié. Elle
était sûre du succès, disait-elle, et sa mère arriverait à consentir à une
union qui serait pour M. de Lugano la garantie d'un silence éternel.
La conversation fut longue.
Toutes les bonnes raisons que ce vieillard corrompu et que cette jeune
fille éhontée purent trouver pour déterminer une pauvre femme faible
et miii'rable, furent débattues et arrêtées. Ils s'engagèrent l'un l'autre au
succès de leur complot.
M. de Lugano avait eu raison de compter sur un pareil auxiliaire; car
cette noble conversation se conclut par ces mots :
— Et qu'a-l-elle dit de Brutus ? demanda le comte.
— Nous n'en avons pas parlé, répondit Rosalie.
Et comme Rosalie avait bien deviné M. de Lugano qui lui répliqua :
— C'est bon. Je me charge de réloi;;ner.
Peur en arriver iàilcliercha Brutus; mais Brutus avait disparu; il s'in-
forma à Rosalie : elle ne s'alarma point de son absen'e.
— Bon ! dit-elle d'un air dégagé, il est peut-être au château.
M. de Lugano s'en retourna tout aussitôt. .
Mon parti est pi is à l'égard du jeune homme ; une assez forte somme
pour qu'il fût à l'abri du lu soin ; somme qui ne pouvait être exorbitante ,
attendu <pie Brnius était déjà riche en sobriété ; il partait avec cette som-
me, il quiitait la France, on n'eu entendait plus parler. Hector épousait
mademoiselle de Favières , miraculeusement retrouvée par les soins de
M. de Lugano.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
27
Alors SR taisaient toutes les infâmes imputations dont était cniachéc la
cu.duile (lu ii'pi'('spi;tanl B...
Cfile alliance ilevi.it plaire à la nouvelle dynastie , et rcx-sônatcur ne
voyait pas riaipossiljiliié de se rasseoir au Luxeml)ourg avpc le litre <le
jniir el riu'iOdiié de ce liîre pour son noble fils llerto^-, qui s;iiis ce privi-
lège nieiiaraii de ne ja nais ('ire rien (|u'un sot. Celui-ci avaii appris de
SLiU pèie ce qu'il dcvail savoir de ces projets pour obd'ir , mais pas as.-cz
pour s'en f lire uu avantage contre lui.
Se'oa la pens(?e du comte de Lu^'ano, Rosalie était une fille assez intel-
li^'iii le pour n'abuser d'un pareil se;:ret que dans son intérêt, et ainsi
qu'd le li;i avait dit , leur inierèt se trouvait être le mémo. C'était une
transaction qui sauvait l'honneur de l'un et de l'autre.
Mais le coaite se déliait de la soliijc d'Hector; et c'est pour cela qu'il
ne lui avait nen dit; il ^^f■ déliait encore plus de la probité de Brulu; , et
c'e.t pour cela (ju'il voukiii la cor:ompre.
11 retourna donc au cliàte.iu dans l'espoir de l'y trouver ; mais il ne s'y
trouva pas et un mot bien naiincl et que 1 habileté du vieux poli irpic n'a-
vait pas prévu vinidrranger toute cette adroite combinaison elle força à
uiodilior tous ses plans.
Comme il traversait le parc, Paméla s'approcha de lui d'un air effaré en
lui disant :
— Mon oncle, est-ce vrai ce que vient de me dire Hector, que la mère
de munsieur lîruiui est l'amienne marquise de Faviires?
— Oui, mon enfant, j'ai dt'couvert ce secret ; et alors vous comprenez
que la conduite d'Hector l'oblige peut-être à une plus solennelle répara-
tion...
M. de I.uijano profitait de cette circonstance pour préparer Paméla à
se voir a'andonner par son beau futur ; mais ce n'était pas de cela que
s'oi cupait la jeuue fille, et elle interrompit son oncle en s'écriant joyeuse-
ment :
— Alors monsieur Brutas est marquis deFavières?
M. de Liigaiio ne répondi' que par un signe de tète que Paméla prit
pour une alli niaiion, et après avoir murmuré avec un sourire railleur ces
mots : — Marquis de Tavieres! il s'éloigna en rêvant , tandis que Paméla
se répétait :
— Il ( st m rquis de Favières.,. Je serai,..
Et elle se mit à l'attendre.
Xllt.
La question de Paméla, et la conclusion qu'elle avait tirée de la réponse
de son oncle, avaiint fait une révolution totale dans les plans du comte
de Luiiaiio.
D'abord e'ios lui avaient montré un danger auquel il n'avait pas pensé
dans le piemier moment, emporté qu'il ctaii par le désir d'arriver vile à
l'accomplissement de ce beau projet que nous avons dit. Ce danger était
cependant bien naturel.
lui cIVct, il fillait plus qu'une reconnaissance théâtrale et un pai'don
arri:ché p; r l'(d)se,ssion pour que tout cela marchât selon les désirs du
comte. 11 fallait des a''tcs séi ii;ux qui reconnussent la revenrliratinn d'état
faiie par madame dî Favières, pour elle et pour sa fil e ; cl l'on conçoit
que dans une pareille all'aire, où une sorte d'enquéie devenait inrlispcnsa-
Lie, les magistrat-- devaient nécessairement s'occuper de l'éiat de l'enfant
né moins de dix mnis après h mort du mari et que tout le monde con-
naissait pour éire le fils de la femme qui alldit réclamer le titre de mar-
quise (le Favière.'î.
Diuis cet e hypothèse, l'alternative devenait cruelle.
Ou il fallait (iiie la vérité, c'est ce que M. de Lugano voulait empêcher
à toul prix; cai' la maïquise ne pouvait ê re excusée de la naissance de
cet enfant qu'à condition de révéler toute lacruaulé du représentant B...;
ou il fallait ne dire que la moitié de cette vérité , et c'était imputer une
fautif à Mme de Favières poar absoudre le comte , et certes il n'y avait
aucune e.ipérance de la faire consentir à un pareil sacrilice. Mais tout
était sauvé par un mensonge bien impiident,
H sullisaii do f «ire reconnaître Brutus comme le dernier représentant
ûf la famille de Favières, et tout s'arran^eatl à merveilii; ; il n'y avait plus
d'obsrinité dans cette faialo aventure , plus de soupçons contre person-
re , plus d'cxi li('aiions.\ donner.
C'éiailSi facile, si naturel, si simple, que M. de Lugano s'élonna de ne
point y avoir pensé tout dcaiite.
H ne savait peut-être pas que l'esprit prcn.l de mauvaises habitudes com-
me le ca'ur, el quelorsqu'il.s'accouUune à ne chercher le succès que par
(les voies détournées, il perd son aplituile à percevoir du premier coup
les moyens les plus droits, ou pour mieux parler, les moyens les plus di-
rects de parvenir.
Celui qtw la joie naïve de Paméla venait d'indiquer à M. de Lugano de-
vait cependant rencontrer deux grands obstacles, c'était le refus de Mme
de Faviiies et la répugnance de Brutus.
Ce dernier obstacle n'inquiétait pas M. de Lugano du moment que l'au-
tre serait levé ; car il était certain de déieiiniui'r Brutus à faire toul re que
sa mère exigerait de lui ; mais la grande diflicullé était de décider la mar-
quise, et le comte était également assuré que Brutus ne saurait ni voudrait
l'aider ii atteindre ce but.
D'une autre part, Bosalie, qui avait été un auxiliaire ti'ès dévoué en ce
qui la [concernait personnellement, était bien capable do s'opposer à ce
qui devait profiter à un autre. De cette façon le comte se trouvait seul en
face de son projet, et malgré lui il hcsitait à tenter une autre emreprise.
Pour la miner à bonne lin, il lui fallait voir la mar(|uise, il lui fallait la
voir, seule, et c'était déjà une chose bien diCcile que ue la faire consentir
à une pan ille entrevue. Ce ne fut qu'apr- s d'i b'un longues réllexions,
c'est après avoir cherché toul aulour de lui et s'être bien assure que lui
seul oserait faire en face une telle proposition à une femme comme Mme
de Faùères, qu'il se décida à aborder ce moyen extrême.
Cependant il voulut avant toutes choses débarrasser le terrain de tous les
obstacles secondaires qui pourraient l'arrêter ; il voulut être libre cl mai-
ire de toutes ses forces au moment délivrer l'assaut, et pour cela il vou-
lut d'abord voir Brutus.
Il sullisaii (le lui interdire d'abord toute démarche , toute intervention
pcrsonueile; car avec ses idées de justice et d'honneur, il était capable
dclo'.itgHer.
Le comte fit demander si Brutus n'avait point paru au château ; il ap-
piit qu'on n'en avait pas entendu parler ; il envoya à la cabane, on ne l'y
avait point revu; il s y readit lui-même, et étant monté dans sa chambre
avec Uosalie, il aeqait la conviction que Brutus était parti. Sc'on Rosalie,
toul était ga'ué grâce à ce départ, car e'ie avait encore travaillé à ce
qu'elle appeiaii la conversion de sa mère.
— Déjà , disait-elle , je vois bien qu'elle ne résiste plus que pour la
forme ; la pensée de revoir Bru'us près d'elle semble seule l'arrêter en-
core, et puisqu'il a eu le bon sens de s'en -aller sans qu'on l'en prie, elle
n'aura plus rien à objecter.
SI. de Lugano n'était pas un de ces cœurs pieux qui ont un profond res-
pect pour 11 s devoirs el les sentimeLS de famille ; mais il s'élonna cepen-
d ml de tant d'égoïsme et d'indiIféreEce , et sans rien apprendre de ses
projets à Rosalie , il crut rependant devoir lui dire d'un air très peiné ,
qu'il considérait ce départ comme un malheur.
— Pour vous sans doute, dit Rosalie, pour vous dont il n'a aucun inté-
rêt à ménager la réputation.
Cette réponse édifia très peu M. de Lugano , qui lui répondit d'un ton
plus sec :
— Pour vous peut-être encore plus que pourmoi; car rien ne peut
être fait sans que l'éiat de Brutus foii fixé.
Rosalie, alarmée de cette coniidence, voulut en savoir davantage; mais
M. de Lugano parla du Code civil, d'impossibilités légales que la présence
seule de lîrntus pouvait aplanir; il expliqua tout cela en termes si tech-
niques, que Rosalie n'y comprit rien, si ce n'est que, si Mme de Faïières
ne voulait p; s entendre raison au sujet de Brutus, Rosalie ne deviendrait
jamais vicoailesse de Lugano.
Toutefois, malgré son ignorance des lois, le bon sens astucieux de Ro-
sa'ic se refusait à cette conclusion : elle (leuauda nciicment au comte
pourquoi ce mariage deviendrait impossible.
Ces deux braves gens s: connaissjient admirablement, bien qu'ils ne se
fussent entretenus que deux ou trois fois l'un avec l'autre, et le comte n'hé*
sita pas à répondre comme Uosalie le désirait, c'est-à-dire très ncitemeni.
— Ce mariage, lui dii-il, deviendrait imposssible, parce qu'il sciait
inutile.
— Inutile! répéla Rosalie; mais s'il ne se fait pas je puis parler et
vous perdre.
— C'est vrai, répliqua le comte d'un ton dédaigneux ; mais ce n'est pas
seuil meut votre silence et celui de votre mèreque je veux acheter par
cette union, il faut qu'il m'assure aussi le silence de Brutus ; car vous pen-
sez bien que si mon honneur n'en dépendait pas, je n'eusse jamais con-
senti à une telle alliance.
— Kt croyez-vous, s'écria Rosalie avec plus de mépris encore, (|ue si
mon honneur aussi n'y était pas engagé, j'eusse jamais consenti à me
mésallier en entrant dans une f.imille comme la vôtre?
M. de Lugano fui si abasourdi de cette impertinente déclaration, qu'il
demeura d'aijord sans réponse ; mais il lui revint au cœur un de ces petits
niouvemens féroces d'aunefois, el il s'imagina qu'il n'avait pas eu tout-
à-faii tort, en %, de luei- si impitoyablement une race où de pareils scn-
timcns semblaient innés.
Toutefois ce ne fut qu'une fugitive pensée, et il se contenta de répon-
dre:
— Songez cependant h ce qnc je viens de vous dire ; et faites tous vos
oiïorts pour obtenir de voire mère un entretien où je lui ferai compren-
dre l'imporlance de ce qui nous reste à faire.
— Ne l'espérez pas, lui dit aigrement Rosalie ; dans un premier moment
de terreur, vous vous êtes peut-être plus avancé que vous ne vouliez, et
main'enani vous désirez revenir sur vos pas : vous compter sans doute sur
la faiblesse de ma mère pour l'égarer par des menaces ou des promesses ;
mais il ne sera pas dit qu'elle el moi nous aurons été vos victimes. Vous ne
verrez point ma mère, ou vous ne la verrcj qu'en ma présence.
Nous ne pouvons rapporter toutes les épiihètes que M. de Lugano
donna in petto à sa future bru ; mais il remit h un autre temps à lui faire
payer son insolence, et il lui répondit en la saluant d'un air de déférence
dédaigneuse :
— Je ferai ce qui conviendra à Mlle de Favières, cl j'esnère qu'elle re-
connaîtra que son iiilérét me guide plus cn:oreque le mion. Senlcmoni ,
coaimc il me faudra entrer dans des explications qui peuvent rire c • - ;
dues par une femme, mais qui doivoul blesser la modcsie pu 'cur u u;io
28
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
jeune fille, j'avais vou'u <^viier à Mlle de Favières rcnibaiias d'assislor à de
pai'i il; déliais ; Je n'avais pas d'autre projet; mais il en sera comme déci-
diroiit sasagf'ssc et sa modestie.
liiisalie ne répondit poiiii, attendu qu'elle ne se souciait pas de dire à
bau (• voiv ce que M. de Ln^ano savait aussi bien qu'elle. C'est qu'elle
éiait fille à tout onteniire, aussi bien qu'aucune femme au monde.
C'est ainsi qu'dssc séparèrent, après que M. de Lugano eut annoncé
qu'd reviendrait dans la soirée , et tout aussitôt il s'occupa de retrouver
liiiiius.
Il rentra au château et s'informa de nouveau si personne n'avait enten-
du parler du maître d'école ; mais on ignorait complètement ce qu'il était
devenu. Le comte écrivit trois ou quatre hilkts où il dirait à Briiius que
sa mère désii ait le revoir, et il en chargea autant de domestiques qu'il fit
monter à clieval et qui punirent grand tr:dn dans louics les directions par
où l'on supposait que Erutiis avait pu s'éloigner.
To:it cela ne pitpas avoir lieu sans (pie Painélas'en aperçîit. Elle s'in-
forma et apprit h son toiir que Brntus avait disparu.
La mani< re dont elle accueillit cette nouvelle frappa M. de Lupano. En
cffi t, elle commença d'abord à la nier en disant qu'elle avait la conviction
Cl la certitude que iiruius ne pouvait s'éloigner ainsi.
Elle ne donnait pas les raisons de cette conviction; mais elle la procla-
mait avec une tel e vivaciiéque le comte dut les lui demau<lcr.
Alors l'air embarrassé de Paméla fit rêver M. de Liigmio, le souvenir
(le la scène de la veille lui revint en mémoire, et il se demanda si, pen-
dant qu'il s'ocupait gravement à révéler à la Fr.incc les événemens de sa
vie passée, en les arrangeant selon les circonstances, tous ceux qui étaient
près de lui n'avaient pas ai rangé te présent sans le consulter.
Il n'admit pas tout de suite ce soupçon ; mais il voulut l'éclaircir.
Toute la journée se passa de la part du comte h ce petit manège. C'est
que pour lui ceci était d'une biin fiante importance.
L'amour de Lruus et rie Paméla était un complément admirable à tous
les projets du comte. Brutus, qui eûi pu dédaigner le titre usurpé de mar-
quis de Isivières, devait tout faire pour devenir le mari de l'auiéla.
Sans doute M. de Lugano perdait pour son fils Hector l'immense fortu-
ne qu'd était babiiué à considérer comme h lui ; mais il en avait déjà fait
le sacrifice, et vcil i que, par un fiasard inouï, elle ne sortait pas h vrai di-
re de s;i famille. Tout cela sembidit s'arranger si merveilleusement bien,
que le comte de Lugano n'osait y croire. 11 avait eu trop souvent à lutter
coniro les circonstances et à les soumettre à sa volonté pour se fier a un
concours si fortuné.
Dans le doute où il était, il interrogea Paméla avec une insisiancequi fit
peur à la jeune fille, aiiendu t,u'il c: t de principe au pensionnat qu'aimer
sans laveu de son tuteur est toujours un crime, et qu'elle éiait loin de
prévoir- que son amour pût si bien pl.iiie à son oncle, lîlle enferma donc
son inipi étmle, et di'j'i presque tous les domestiques étaient rentrés l'un
après l'auire en disant qn'ds n'avaient aucune nouvelle de M. Brutus, et
elle avait si bien dissimulé la douleur qu'elle en éprouvait que le comte
s'en voul.iit de s'être laissé aller à une si folle espérance.
Le soir était venu, et l'anxiété de M. de Lugano augmentait d'heure en
heure.
Il faut le dire, il v avait dans cette anxiété plus que la préoccupation
égoïste du besoin qu'il avait de Bruius; le comte éprouvait une inipiiétude
pleine d'émotion pour ce malheureux jeune homme.
Cependant la nuit était déjà close ; Paméla et son oncle étaient demeu-
rés seuls à atiendre dans le salon. Le comte se promensit avec une impa-
t ence qu'il ne pouvait plus maîtriser, tandis que Paméla pleurait silen-
cieusement dans un coin, protégée par l'obscurité.
M. de Lugano s'arrêtait de temps en temps pour écouter, car tous ses
émissaires n'éiaierrt pas rentrés. Plusieurs fois , en reprenant sa marche
agitée, il avait laissé échapper cette phrase qui montrait toute l'anxiété de
son attente.
— Georges { c'était le nom de son valet-de-chambre), Georges aura
Été sans doute plus heureux ; il l'aura rencontré et il le ramène : c'est ce
qui cause son retard.
Paméla ne répondait point ; mais elle prêtait aussi l'oreille au moindre
bruit.
Enfin le galop d'un cheval se fit entendre, et M. de Lugano, emporté
par son inquiétude, courut jusque dans la cour où Georges arrivait et lui
tria :
— Eh bien ! l'astu retrouvé?
— J'ai poussé ju-qu'à Grenoble, dit Georges, et aucun des voyageurs
que j'ai rentonirés n'a vu pas>er quelqu'un qui ressemble à M. Brutus.
Le comte parut accablé de la perle de cette dernière espérance, et il
regagna tristement le salon, suivi de Paméla, dont enfin les pleurs cette
fois éclatèrent brmamment.
A ce moment, le comte, dominé par une funeste pensée, s'écria presque
malgré lui :
— Est-ce que le malheureux se serait tué !
Tué! répéta Paméla avec un accent plein d'épouvante, tué! Et
pourquoi ? loi S(|u'il venait de retrouver un nom, un titre ; lorsqu'il devait
être heureux ! Mais il y a donc quelque chose que je ne sais pas?
Le comte de Lugano, plus troublé qu'il n'eût voulu le laisser voir, hé-
ritait à répondre, lorsque tout à coup Paméla poussa un cri dont l'expres-
sion était bien différente de l'effr'oi douloureux qu'elle venait de montrer,
et après un moment de silence elle s'écria avec joie :
— Ah ! le voilà !
— Où donc ? dit M. de Lugano qui se retourna malgré lui pour regar-
der au dehors.
— Ecoutez ! ajouta Paméla ; entendez-vous ? c'est lui.
— Comment, lui ?
— Vous n'entendez donc pas cette flûte? c'est lui.
— Ah ! fit le comte, qui se rappela alors les observations d'Hector sur
le musicien nocturne qui lui déplaisait si fort; ah ! c'était donc lui?
— Oui, mon oncle, dit Paméla en baissant la tête ; car elle avait enfin
laisse échapper son secret.
Le comte éprouva dans ce moment la plus vive satisfaction qu'il eût
sentie depuis long-iemps.
Tout lui venait à souhait. Il ne répondit pas à Paméla sur ce qu'il vf •
nait de découvrir dans son cœur ; mais il lui dit, avec cette expressioi/ qui
met les gens de moitié dans la résolution qu'on prend :
— Je vais donner des ordres pour qu'on aille le chercher, et pout- qi>'on
nous le ramène.
— Non, s'écria vivement Paméla, peut-être il se croirait poursuivi, et
il fuirait.
— Mais on ne l'entend déjà plus, répartit M. de Lugano ; ah ! serait-il
déjà parti !
Paméla eut un singulier moment d'hésitation ; puis tout à coup elle prit
son oncle par la main et l'entraîna vivement dans le parc :
— Venez, venez, lui dit-elle.
Le comte de Lugano la suivit, s'imaginant qu'elle voulait aller elle-mê-
me à la recherche de Brutus, et il l'arrêta en lui disant :
— Mais nous ne sortirons pas du parc de ce côté, et d'ailleurs nous
n'arriverons peut-être plus à temps.
— C'est inutile, répliqua vivement Paméla.
Puis elle se mit à écouter, et la flûte s'éiant de nouveau fait entendre,
elle fit un de ces gestes de femme qui disent si bien les intimes confiances
de leur cœur. Ce geste signifiait littéralement : « J'étais bien sûre qu'il ne
s'était pas éloigné. »
En effet, Brutus, après s'être éveillé, avait erré ça et là dans les bois ;
la pensée de Paméla, un moment dominée par la grandeur du désespoir
qu'il avait éprouvé, avait repris son empire. Il se sentait aimé et il ne
voulut pas quitter sans un adieu le seul cœur qui lui eut été indulgent et
bon. C'est alors qu'il joua une de ses mélodies de chaque soir.
Cependant M. de Lugano écoutait comme Paméla, mais sans rien com-
prendre à ce qui allait se passer : les sons de la flûte venaient de se taire,
et il écoutait encore au loin, lorsqu'il tressaillit tout à coup aux éclats vifs
et atiimés delà voix de Paméla. Klle répétait de toute la puissance de sa
voix vdirante et sonore la phrase partie de la colline.
Le comte prêta l'oreille , comme s'il pouvait suivre ces sons dans leur
vol rapide, et s'assurer s'ils arrivaient à leur but. Ils y étaient arrivés ;
car aussitôt les sons de la flûte répondirent plus accentués, plus vifs, plus
pressés.
— Venez, venez , dit Paméla , en entraînant encore son oncle , et en
s'approcliant du côté où la flûte se faisait entendre.
Là elle reprit son chant , mais plus doux , plus tendre, plus plaintif ; la
réponse se fil attendre, mais lorsque le comte et Paméla l'entendirent,
elle partait déjà de plus près.
Brutus avait franchi une grande partie de la distance qui le séparait
d'eux. La phrase qu'il dit alors avait une agitation singulière ; les sons
en étaient pressés, interrompus. Paméla pensa que c'était le bonheur, et
le comte que c'était la rapidité de sa course qui le faisait manquer d'ha-
leine.
Paméla avait si bien réussi qu'elle en devint honteuse , et ce fat M. de
Lugano qui fut obligé de lui dire :
— Répondez donc ! Paméla.
Elle obéit , mais avec moins d'élan, moins de confiance. Dans un pre-
mier moment d'effioi, elle avait levé le voile derrière lequel elle cachait
son amour ; mais la pudeur de l'ame revenait à mesure que l'effroi se re-
tirait.
Enfin, Brutus, appelé ainsi par cette voix aimée, arriva tout près delà
petite porte du pat c où il avait l'habitude de passer tous les jours ; là il fit
entendre encore quelques notes imperceptibles ; mais Paméla ne chanta
plus, et dit seulement d'une voix presque éteinte :
— Oui, c'est moi.
Aussitôt elle s'enfuit avec tant de rapidité que lorsque Brutus ouvrit la
port'^ il se trouva face à face avec son père .seul.
Le malheureux eût été surpris en flagrant délit de trahison qu'il n'eût
pas été plus tremblant, plus consterné.
Quiintà i\l. (le Lugano, ce n'était pa.s sans intérêt qu'il avait suivi ce
dialogue où l'amour avait parlé un de ces langages qu'il crée et qui n'ap-
partiennent qu'à lui.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
29
Citait pour le comte le jour de tous les vieux souvenirs, et de même
que l'iirrogance de Rosalie avait remué en lui un reste de ses vieux levains
de rage révolutionnaire, de même le spectacle de cet amour naïf lui avait
rappelé qu'une fois en sa jeunesse il avait à peu près aimé ainsi. Il oulilia
un moment l'usage égoïste q.i'il voulait faire de cet amour, il s'y intéressa
pour lui-même, il en eut pitié.
Ce fut sous celte impresbion qu'il tendit la maia à son fils, en lui disant
d'une voix émue :
— Cruius, vous serez heureux.
— Jamais, monsieur, répondit le jeune homme d'uni voix résignée et
en abandonnant sau>ain h IVireinle du comte, mais sans la lui rerdre.
Il y a des choses que le silence dit mieux que les paroles les plus élo-
quenics, et celui qui suivit la réponse de Brutus devait renfermer beau-
coup de reproches ; car le comte de Lugauo crut devoir y répondre. En
eûét, il s'écria presque aussitôt :
— Ah ! vous ne savez pas ce que c'est que le délire des révolutions;
vous n'avez pas vécu dans ces momens de désordre universel nù toutes les
règle.- du bien sint renversées... et puis vous n'avez pas soullcrt de l'in-
80 eoce de cette implacable arisiocraiie oui, lorsque vous lui opposiez le
savoir, la venu, l'iniel igeuce, vous réptimlaii avec mépris par la noblesse
de son sang. Ce sang nous l'avons fait cou'er à Ilots, i:'est vrai; mais nous
avons montré qu'il éiait de la couleur du iiôire, ça été notre réplique.
Que voulez-vous? le tiiomphe de la raison humaine n'a puèire acheié
qu'à ce prix... A ma place vous eussiez fait comme moi. Il fal ait ailVauchir
le peuple... et j'en étais a'ors.
Celte fois, tout le vieux jacobin s'était réveilé, il retrouvait pour se jus-
tifler les féroces déclamations qui jadis l'avaient fuit agir.
Mais il eût pu s'épargner ces paroles; il lépondait à une accusation que
Brutus ne faisait pas. Ce n'était pas à l'échalaud du marquis de i''avières
qu'il pensait.
Le comte le comprit encore dans son silence, et il continua à plaider sa
cause avec une violence qui l'emportait à dire de ces choses qui ne sor-
tent guère du cœur, comme certains monstres de l'Océan ne paraissent à
la sut face que lorsque l'un et l'autre sout bouleversés daiis leurs plus pro-
fonds abimes.
— Oui, dit-il d'une voix sombre, ça été une affreuse vengeance; mais
verser le sang ne suffit pas à toutes L's insultes reçues. Quand on a été
méprisé et humilié dans tous ses seniimens, on vent les venger tous.
Vous ne savez pas, vous, que I homme le plus honorable de la bour-
geoisie qui eût osé aimer une femme d'un grand nom, eût été rejeté com-
me un laquais! Eh bien! ..uand on a soulTert une telle insulte et qu'on
peut la reu'ire, on se laisse égarer, ou profite de tout pour satisfaire l'ar-
dente soif de se venger; on coininet un crime, si vous voulez; mais, pour
le juger avec la sincérité que vous y mettez, il faudrait savoir par quelles
circonstances on y a été poussé.
Le comte parlait d'un ton si sombre qu'il fit pitié a son D!s.
Brutus eut honte de voir son père réduit à une pareille défense , et ,
pour la lui épargner, il lui dit :
— Mais je vous accuse pas, monsieur.
A ce moment, le comte eut une de ces inspirations qui gagnent les cau-
ses les plus désespérées, et il répliqua à son fils :
— Votre voix ne m'accuse pa«, voilà tout; mais en vous-même vous
TOUS refusez à comprendre ce que je vous dis. Tous les hommes sont faits
ainii ; ils ne tiennent compte ni des circonstances ni des nvsères que d'au-
tres ont eu à subir. Parce que tout vous est facile, il vous semble qu'il
a dû en cire ainsi pour moi. Ainsi, vous qui, jusqu'à présent, n'avez ni
nom, ni fortune, ni avenir, vous avez aimé ma nièce, Mlle de Van Owen ;
elle vous aime, je le sais, je l'approuve, et comme aucun préjugé ne vous
fépare, vous l'épouserez, vous serez heureux, et vous serez sans pitié
pour d'auti es, parce que ce bonheur ne vous aura rien coûté.
Oh ! que M. de Lugano avait eu raison, et comme Brutus ne pensait
déjà plus à ce passé détestable de son père, qui, un moment avaut, lui
pesait sur le cœur plus qu'un remords personnel!
Le transport de sa joie fut si vif, qu'il s'écria avec une émotion qui le Gt
sangloter :
— Mon pèr.; ! mon père ! Est ce vrai ? Ah ! pardonnez-moi, mon père,
vous êtes biin, c'est moi qui avais ion !
Ceri était bien de noire misérable humanité : l'intérêt personnel avait
dominé tous les autres sentimens; mais quelle diUérencecepeinlantoiilre
ce cri de joie parti inopinément de l'aim-, et les froids calculs de llosalie.
M. rie I utjano ne s'y trompa point ; il craignit un retour du jugement
se vère de l'honneur, et il se hâta de lui dire:
— Rejoignez l'améla, elle ignore encore ce bonheur; seulement, soyez
di scrci, elle croit que vous êtes le niartiuis de Favières.
— Le marquis de Favières ! répéta lirutus.
— Vous comprenez (pi'il est des choses qu'on ne peut expliquer à une
'jOiine fille de seize ans. Ou reste, vous savez bien que ce n'est pas ee litre
qiii l'a séduite; mais il y a dans tout ceci de grandes précautions à pren-
«Irc. Allez la trouver, rassurez-la ; car clic a été bien alarmée c!c voire dé-
l^arl.
Je me remis près de votre irèie ; nous ferons, croyez-moi, ce qui sera
le plus convenable p,.ur votre bonheur.
XIV.
M. de Lugano laissa Brutus sous l'impression de ses paroles, dites avec
un accent de tendresse et de bonhomie.
Ainsi Bruius était averti qu'il s'appelait marquis de Favière? , sans qu'il
pût se révolter conire cette usurpation , et bientôt il fut malgré lui forcé
d'accepter ce titre.
Dans l'ivresse de ses nouvelle? espérances , H laissa à son père et à sa
mère le soin d'arranger sî position comme ils l'enienilraient. il voulut re-
voir Paniéla, il rouent au salon; niais elle n'y était pas seule, Hector ét.:it
près d'elle, et il lui disait en ricanant :
— Maïquise de Favières! c'est un beiu nom.
Bruins entra au moment où H-'cior prononçait ces paroles. Celui-ci se
retourna en l'apercevani, ei lui di d'un ton presque coràial :
— Monsieur le ra\'quis, nous parlions de vous.
Cette appellation ré )u;nn à Brutu-; mais il lui répugia encore plus de
répoiif're mal au bon accueil d'un hon.ue qj'd sa aii être son frère, el il
ditaoueenient : — Ce titra ne m'appu tient pas encore, monsieur.
— Qui pourrait vous le cones^e ? d-t Hector, songez que j'ai un grand
intérêt à ce qu'il appai tienne au frère de ma Rosal.e.
Brutus se lut , car il commença à comprendre que la venté serait af-
freuse pour bien des cœ lis s'il fillailb révéler; mais il n'eue pas lî le iipî
de s'arrè er long-temps à ceiic itlée , car Hector ajouta d'un toa plein de
I jurde finesse :
— El je ne suis pr!ut-ètre pas le seul qui y preanc intérêt.
Les sots ne sont pas toujours maladroits.
Heet ar qu lia le sal )D, et Brutus el Paniéla deneurèrent seuls.
Brutus alois se mil à la regarder, tandis q l'elle avait les yeux baissés.
II avait oublié à ce moment tout ce qui l'ep tuvanlait quelques .'leures
avant, n ne se rappelait que les paroles de son père et le sens que ren •
fermait ce nom qu'H'ctur a ait donné à Paméia: marquise de Favières.
11 s'approcha de Paméia, et lui dit rioucemcn; :
— Est-ce vrai? KII3 rougit, et réponbi en baissai! toit à fait la tète :-
— Dame ! puisque vous l'avez entendu. Mais c'est mou oncle qui peut-
être... — 11 cousent à tout, c'est lai qui me l'a dit, lui qui m'a cuargé de
vois l'apprendre, s'écria Bruius.
Paméia ne répondit que psr une brève exclamation ; elle réfléchit long-
temps, rtgarda Brnius toujours grossièrement vêtu, el concljt cette ins-
pection par ce mot : C'e-t poartant vrai qneje vous aime!
Cela oit, que do choses ils devaient avoir à ^e dire , et co nme Braïus
promit tout ce qui lui fut dema idé pour di'venir beau, é'égant; iU parlè-
rent deux heures en se disait toujours la même chose. Cela fut cba maiit
jusqu'au moment où la curieuse coiUanee de Paméia voulut tavoT pour-
quoi il s'était éloigné.
L'embarras de Biutns fut grand, il ne savait pas mentir. Cependant ii
essaya, et dit limidcment ;
— Je croyais que vous aimiez votre cousin Hector?
— Ce n'es! pas vrai, lui di Paméia, vous saviez bien le contraire.
— Mais, ajouta t-il, savais-jesi vous m aimiez?
Elle le regarda d'un air de reproche, et lui dit :
— Est-ce qae vous avez eu besoin de me le dire :
Il y avait dans celte phrase une bonne fau'e de français , mais il y
avait un charmant aveu de la façon dont elle avait deviné l'amour de
Brutus. Cependant malgré toutes ces pt liles astuces du cœur, Brutus aurait
fini par laisser voir quelque chose du secret qui le rendait triste, lors jue
M. de Lugano arriva et du avec vivacité :
— Paméia, faites préparer à l'instant un appartement pour Mme de Fa-
vières et sa fille ; Brutus, je vais donner des ordres pour qu'on vous loge
pour celle nuit à côté de moi.
Paméia sortit joyeuse el empressée, et M. de Lugano dit à ion fils :
— Cette nui' je vous appreiulrai ce que nous avoas décidé.
Tout était donc fini, et pardonné ; car une heure api es on avait trans-
porté Mme de Favières dans sou appaitemeul, et Uosilie veillait près
d'elle.
On devine aisément les raisons que M. de Lugano avait pu faire valoir
pour trio.npher de l'iiorrcur de sa victime. Cela t sa is doute son (.é>ho i-
neiir qu'il lui avait montré, résu tant de la naissance illégitiaie de B utjs.
Voilà pourquoi elle avait consenti à lé^iiùmee cette naissance par u.i si«
lence qui, ilu nioii's, n'était pas un meii>oiue.
Le marquis de Faviers éient moit le 23 octo'irc 1793, le Gis né en
juillet 1794 lui appariicm lég.ilement. Ce n'était pasd.>liii laisser prcuJi-e
le tilie qui ferait un seau laie, usais d<' le lui refuser si. lo de na-idai:.
Et puis Ro-.die avait tout à fait été gagnée. Il devait bin en c >ùier
quelque chose à h fo lune de Paaiéla. dmi le mari consiiiue.ait un' ri-
che dot à sa sûDur ; mais Brutus et Painél.i n'éiaicni pa.s gens à y regarder
de S! prè-.
On comprend, du reste, que ce qui avait pu décider la mère dut encore
plus aisément ronvaincre le lils. Celait un sacrifice à l'honueur de sa mè-
re, et il s'v lévigna.
lit puis,' il y avait une chose qui devait nécessairement v nir en aide à
l'eniiore cxécuiion de ce projet, c'est qic 'h 'ure é.ait arritée où le cœur
de MuK'de Fawères devait v voir c'aii- cornue si raison.
lin tlTc 1, une semaine n'éiait pas p issce qu'e'le av.iii compris que l'hon-
neur, la bjuié, le dévoùmcui, Otaicut du côté de cet enfant qu elle avait
30
LE MAGASIN LITTERAIRE.
taï, et que la fomaie qu'il lui donnait pour 011e l'aimerait comme elle vous
liait eue aimée.
Pour que rien ne fît chanceler la rôsoliilion de M,!;c de Favifercs ,
le comte avait (juiiié son cli."iicau pour se rendre à Grenoble et h Lyon ,
afin de faire faire les actes n-cessaire»'. Il lui niL';)a;,'ca sa pri'-seiuc
pour la laisser s'enfoncer djns son hotilionr. Qouul il revint, la lîKirquiic
ne pouvait déji plus se passer de Piiinfila, et elle Était presque lièi e de
8on (ils.
Cependant un mois après, le comte, le vxomta et la vicomtesse de Lu-
t;ano qniiièrent le cliâicau du Grand-Pin, où deinciirèront rnsomble le
marquis de Favières, sa femme et la vieille marquise, qui mourut ciniroa
un an après ers deux mariaprs.
A cette époque, M. et madame de Favières vinrent habiter Paris.
COSCLUSIOSI.
Voilà vingt cinq ans que tous ces faits se sont pa.«s(5s.
Brutus et Pauiéla s'aiment toujours et ont de beaux enfans. Ils sont heu-
reux.
La chasteté de notre langue m'empêche de dire ce qu'est mariialeraent
le vicomte de Lugano; sa femme a eu aussi plusieurs cnfaiis.
Quant au comte de Lugano , qui eut le bon esprit de ne point signer
l'acte additionnel des Cent-Jours, il fut coinp.is dans une fournée de pairs
de larcstaur. lion; mais tomme il nioiiui avant la révolution de 1830, il
en résulte qu'Hector n'est qu'un sot comme l'a. ait prévu son père.
FRÉDÉlllC SOULIÉ.
(1836.)
LE LAC DE CUCES ET LA FONTAINE DE UOUGIEZ.
IMimOVISATIO?J, PAR M. HÉr.Y (1).
J'étais à Marseille depuis hnit jours et j'y attendais avec d'autant plus de
patience le uioiucnt de moti départ, que j'avais l'hôtel d'Orient pour ca-
ravansérail et Jléry pour cicérone.
Lu matin, Méry entra plus tôt que d'habitude.
— Mon cher, nie dit-il, félicitez-vous, nous avons un lac.
— Comment, lui demandai-je eu me frottant les yeux, vous avez un
lac?
— La Provence avait des montagnes, la Provence avait des (leurs, la
Provence avait des ports de mer, des aies de triomphe anciens et modcr-
iios, la Bouilkibcsse, les Clovis et l'Ayoli; mais que voulez-vous? elle n'a-
vait'pas de lac : Dieu a voulu que la Provence fût complète, il lui a en-
voyé un lac.
— Et comment cela?
— Il lui est tombé du ciel.
— Y a-t-il long-temps ?
— Avec les dernières pluies ; j'en ai appris la nouvelle ce matin.
— Mais, nouvelle ollicielle?
— Tout ce qu'il y a de plus officiel.
— Et où csl-il ce lac?
— A Cuges, vous le verrez en allant à Toulon, c'est votre route.
— Et les Cugeois sont-ils conteiis ?
Je crois bien qu'ils sont contons, pardicu ! ils seraient bien difficiles.
— Alors Cuges désirait un lac?
Cuges? Cuges aurait fait des bassesses pour avoir une citerne; Cu-
ges était'cdmine Uougicz; c'est de Cuges et de Rongiez que nous viennent
tous les chiens enragés. Vous connaissez l'iougicz?
— Non, lua foi !
— Ah ! vous ne connaissez pas Rongiez? Rongiez, mon cher, c'est un
village, qui, depuis la création, cherche de l'eau. Au déluge, il s'est dé-
saltt'Té; depuis ce jour-là, bonsoir. En soixante ans il a changé trois fois
de place; il cherche une source. Jamais Rougiez n'élit un maire sans lui
faire jurer qu'il en trouvera une. J'en ai connu trois qui sont morts à la
peitie, et deux qui ont donné leur démission.
Mais pouripioi Rougiez ne fait-il pas creuser un puits artésien?
Rougiez est sur granit de première foriuaiion ; Rougiez fiappe le
rocher pour avoir de l'eau , il en sort du feu. Ah ! vous croyez que cela
se fait ainsi. Je voudrais vous y voir, vous qui parlez. En 1810, oui,
c'était en 1810, Rougiez prit l'énergique résolution de se donner une fon-
taine. Un nouveau maire venait d'être nommé, son serment était tout frais,
il votilait absolument le tenir. 11 rassembla les notables, les notables firent
venir un architecte : — Monsieur l'architecte, dirent les notables , nous
voulons une fontaine.
(1) E\lrail d'Uni année à Florence, par M, Alexandre Dumas. Deux volumes
ln-8°. Chez Dumont, Palais-Rojal, 88.
— Une fontaine, dit l'architecte, rien de plus facile,
— Vraiment? dit le maire.
— Vous allez voir cela dans une demi-heure.
L'architecte prit un compas, une règle, un crayon et du papier, puis il
demaiid.i t;e l'eau pour délayer de l'encre de la CIdne dans un petit god et
de porcelaine.
— De l'eau? dit le maire.
— i;h bien! oui, de l'eau.
— Imjus n'en avons pas d'eau, répondit lo maire; si nous avions de
l'eau, nous ne vous demanderions pas une fontaine.
— C'est juste, dit l'architecte. Et il cracha dans son godet et délaya
l'encre de la Chine avec un peu de salive.
Puis il se mit à tracer sur le papier une fontaine superbe, surmonléc
d'une urne percée de quatre trous à mascarons, avec quatre gerbes d'une
eau maguiiique.
— Ah 1 ah ! dirent le maire et les notables en tirant la langue ; ah ! voilà
bien ce qu'il nous faudrait.
— Vous l'aurez, dit l'architecte.
— Combien cela nous coùtera-l-il?
L'architecte prit son crayon, ndt une foule de chiffres les uns sous les
autres, puis il ;idclitionna.
— Cela vous coûtera vingt-cinq mille francs, dit l'archilcctc.
— Et nous aurons une fontaine comme celle-là?
— Plus belle.
— Avec quatre gerbes d'eau semblables?
— Plus grosses.
— Vous en répondez?
— Tiens, pardieu ! Vous savez, mon cher, continua Méry, les architec-
tes répondent toujours de tout.
— Eh bien ! dirent les notables, commençons la besogne.
En attenilant, on alliclia le plan de l'architecte à la mairie; tout le vil-
lage alla le voir et n'en revint que plus altéré.
On se mit à tailler les pierres du bassin , et dix ans après , c'est à dire
le 1" mai 1820, Rougiez eut la satisfaction de voir ce travail ternùiio : il
avait coûté 15,000 francs. La confection de l'urne hydraulique fut poussée
plus vivement, cinq petites années sitlTirent pour la sculpter et la meilrc
en [ilace. On était alors en 1825. On promit à l'architecte une graiilica-
tioi! de mille écus s'il parvenait^ la môme année, à mettre la fontaine en
transpiration. L'eau en vint à la bouche de l'architecte, et il cotumeiiça à
faire creuser, car il avait eu la même idée que vous, un puits artésien. A
cinq pieds sous le sol, il trouva le granit. Comme un architecte ne peut
pas avoir tort, il dit qu'un forçat évadé avait jeté son boulet dans le con-
duit, et qu'il allait aviser à un autre moyen.
En altenlant, pour faire prcaiirO patience aux notables, l'architecte
planta autour du bassin une belle promenade de platanes, arbres friands
d'humidité et qui la hoivent avec délices par les racines. Les platanes se
laissèrent planter ; mais ils promirent bien de ne pas pousser u;ie feuille
tant (|u'on ne leur donnerait pas d'eau ; le maire, sa fcinine et ses trois 111-
les allèrcyit tous les soirs, pour les encouiagcr, se promener ù l'ombre de
leurs jeunes troncs !
Cependant Rougiez, après avoir f;iil ses quatre repas, était oI)!igé d'al-
ler boire à une source abondante qui coalalt à trois lieues au midi; c'est
dur quand on a pa} é vingt cinq mille francs pour avoir de l'eau.
L'artliilccte redemanda cinq autres mille francs ; mais la bourse de la
coaiinunc était à sec cotume son bassin.
La révolution de juillet arriva, les hahitansde Rougiez reprirent espoir :
mais rien ne vint. Alors le maire, qui était un homme lettré, se rappela le
procédé des Romains qui allaient chercher l'eau où elle était et qui rame-
naient où ils voulaient qu'elle fût; témoin le pont du Gard. 11 s'agissait
donc tout bonsiement de trouver une source un peu moins éloignée que
celle où Rougiez allait se désaltérer : on se mit en quête.
Au bout d'un an de recherches on trouva une source qui n'était qu'à une
lieue et demie de Rougiez : c'était déjà moitié chemin d'épargné.
Alors on délibéra pour savoir s'il ne vaudrait pos luienx aller chercher
le village , sa fontaine et ses platanes , et les amener à la source , que de
conduire la source au village. Malheureusement le maire avait une belle
vue de ses fenêtres, et il craignait de la perdre; il tint en conséqueiice à
ce que ce fut la source qui vint le trouver.
On eut de nouveau recours à l'architecte avec lequel on était en froid.
Il demanda vingt mille francs pour creuser un canal.
Rougiez n'avait pas le premier mille des vingt mille francs. Réduit à
cette extrémité, Rougiez se souvint qu'il existait une Chambre. Le maire,
qui avait fait un voyage à Paris, assm-a même que, chaque fois qu'un ora-
teur montait à la tribune , on lui apportait un verre d'eau sucrée. Il pensa
donc que des gens qui vivaient dans une telle abondance ne laisseraient
pas leurs compatriotes mourir de la pépie. Les notables adressèrent une
pétition à la chambre. Malheureusement la pétition tomba au milieu des
émeutes du mois de juin ; il fallut bien attendre que la tranquillité fût ré-
tablie.
Cependant le mal avait un peu diminué. Comme nous l'avons dit, l'eau
s'était rapprochée d'une lieue et demie : c'était bien quelque chose; aussi
Rougiez aurait-il pris sa soif en patience, sans les é;i'granimes de Nans.
— Mais , interrompit Méry, usant du même artifice que l'Arioste, cela
nous éloigne beaucoup de Cuges,
LE MAGASIN LITTERAIRE.
31
— Mon chei-, lui répondis-je, je voyage pour m'inslruiie, les excursions
sont donc de mon domaine. Nous reviendrons à Ciiges par Nans. Qu'est-
ce que Nans?
— Nans, mon ami? c'est un village qni est fier de ses eaux et de ses ar-
!)i'es. A iNans, les fontaines coulent desoincc, et les platanes poussent tout
seuls. Nans s'abreuve aux cascades de Giniès qui coulent sous des trem-
bles, (les sycomores et des chênes blancs et verts. Nans fraternise avec
relie longue rliaîne de montagnes qui porte, comme un aqueduc iiaturol,
les eaux de St-Cassien aux vallées tlicssalienncs de Gémenos. Dieu a veisé
l'eau et l'ombre sur Nans, en secoiiant la poussière snr nongiez. P.espec-
tons les secrets de la Providence.
Or, cliaqno fois qu'un charretier de Nans passait avec son mulet devant
le bassin de liougiez, il défaisait le licou et la biilo de son animal, et le
conduisait à la vasque de pierre, l'invitait à boire l'eau absente et atten-
due depuis 1810. Le mulet alongeait la tète, ouvrait la narine, humait la
chaleur de la pierre , — et jetait à son maître un oblique regard , comme
pour lui reprocher sa mysiil'ication. Or, ce rcgai'd, qui faisait rire i» gorge
déployée le Nansais, faisait grincer des dénis aux Ilougiessains. On résolut
donc de trouver de l'argent^'i tout prix, dût- on vendre les vignes de Hou-
giez pour boire de l'eau; d'ailleurs les Rougicssains avaient remarqué que
rien n'altérait comme le vin.
Le maire de Uougiez, qui a cent Cens de renie, donna l'exemple du dé-
voùment; ses trois gendres l'imiicrent. Il avait marié ses trois lilles dans
l'intervalle; quant à sa pauvre femme, elle était morte sans avoir eu la
consolation de voir couler la fontaine. Tous les administrés, entraînés par
un élan national, contribuèrent au prorata de leurs moyens; on attei-
gnit un chiQ'rc assez élevé pour oser dire à l'architecie : Commencez le
canal.
Enlin, mon cher, continua Méry, après vingt-six ans d'espérances conçues
et détruites, les travaux ont été terminés la semaine dernière ; rarchitècte
répondait des résultais. L'inauguration de la fontaine fut fixée au diman-
che suivant, et le maire de Rongiez invita, par desaHiches et des circulai-
res, les populations des communes voisines à assister à la grande fête de
l'eau sur la place de Rongiez.
Le programme était court, ce qui l'aurait rendu meilleur, s'il eût été
tenu.
Le voici :
« Article premier et unique. M. le maire ouvrira le bal sur la place de
la fontaine, et aux premiers sons du tambourin la fontaine coulera. »
Vous comprenez, mon cher, ce qu'une parodie annonce attira de cu-
rieux. Il y eut d'énormes paris de faits , les uns parièrent que la fontaine
coulerait, les antres parièrent que la fontaine ne coulerait pas.
On vint à la féie de tous les villages circunvoisins, de Trez, qui s'enor-
gueillit de ses redoutes romaines; du Plan-Daups, illustré par l'abbé Gar-
nier; de Pépin, fiei- de ses mines de houille ; de Tourvès, qui a vu les
amours de Valbelle et de JIllc! Clairon ; de I3csse, qui donna naissance au
fameux Gaspard, le plus galant des voleurs (1) ; et enfin du vallon de Lig-
niore qui s'étend aux limites de l'antique Gargarias; vousmême, mon
cher, si vous étiez venu deux jours plus lOt, vous auriez pu y aller.
Nans arriva enfin avec tous ses inulels sans licous et sans brides, décla-
rant qu'elle ne croirait à l'eau que quand ses mulets auraient bu.
C'était à cinq heures que devait s'ouvrir le bal. On avait attendu que
la grande chaleur fût passée, de peur que les danseurs ne desséchassent
la fontaine. Cinq heures sonnèrent.
11 y eut un moment de silence solennel.
Le maire alla inviter sa danseuse et vint se mettre en place avec elle,
le visage tourné vers la fontaine. Les personnes indiquées pour compléter
le quadrille suivirent son exemple. Aussitôt les mulets de Nans s'appio-
thent du bassin. Les violons donnent le la. Les flageolets préludent en
notes claires et sonores comme le chant de l'alouette.
Le signal est donné, la ritournelle commence. M. le maire est ii la gau-
che de sa danseuse, le pied droit en avant; tous les yeux sont fixés sm- le
respectable magistrat qui, comprenant l'importance (le sa position, redou-
ble de dignité, i/architecle, la baguette en main, se tient prêt, comme
Moïse, i\ frapper.
— En avant deux ! cric l'orchestre, en avant deux pour la Irénis.
Le maire et sa danseuse s'élancent vei s la fontaine pour saluer l'eau
naissante, toutes les bouches s'enir'ouvient pour aspirer les prcndèrc^s
gouiies aiienducs depuis ISIO; les midets hennis^cnUl'(\spéraI)ce, l'archi-
tecte lève sa l)a;;ueue : Nans est abattue. Rongiez triomphe.
Tout à coup les violons s'arrêtent, les flageolets font un canard, les ba-
gueties des tambourins restent suspendues.
L'architecie a fiwppé la fontaine de sa verge; mais la fontaine n'a pas
coulé. Le maire pâlit, jette sur l'architecte uii regard foudroyant. L'archi-
tecte frappe la fontaine d'un second coup. L'eau ne parait pas.
Nans ril, Trez s'indigne. Pépin bondii, Uesse jine, .Saliii-Maxiniin s'ir-
rite ; tous les villages invité'S ;i la fête menacent Rongiez d'une sédition.
Le maire tire son écharpe de sa poche, la roule autour de son abdomen,
et déclare que force restera ;i la loi.
(1) Gaspard do Cossp, voyant un do sps Iioinmos qui voulait coiipei- le dolsït
d'une femme paice qu'elle n'en pouvait pas lirer une liague piccicuse, mit lin
genou en terre devant elle , et tira la bague avee ses dents.
— Croyez ça et buvez de l'eau, répond Nans.
— Monsieur l'architecte! cria le maire, monsieur l'architecte! vous
m'avez répondu de la fontaine ; d'où vient que la fontaine ne coule pas?
L'architecte prit son crayon, tira des lignes, superposa des chilfres, et
après un quart d'heure de calculs, déclara que les doux carrés construits
sur les petites lignes de l'Iiypothénusc étant égaux au troisième, la fontaine
était obligée de conlei'.
— Et pourtant, dit Nans en huant Rougiez, elle ne coidc pas.
Saint Zacharie s'interposa et prêcha la modération. C'était bien facile
à Saint Zacharie. Saint Zacharie donne naissance ii cette belle rivière de
rilu\'eaunie qui roule tant do poussière dans son lit.
En même temps, une vieille fcmine s'avança avec les centuries de Nos-
tiadanms, réclama le silence, et lut la centurie suivante :
Sous bois hénicl de saincte pénitente.
Avec pépie et géhenne au gésier,
liougiez hevra bonne eau en l'an quarante,
En grand soûlas et liesse en fémer.
Cette prophétie est claire comme de l'eau de roche, dit le maire.
— Et elle sera accomplie, dit l'architecte, c'est moi qui nie sus
trompé.
— Ah ! s'écria Rougiez triomphant, ce n'est point la faute de la fon-
taine.
— C'est la mienne, dit l'architecte ; le canal devait être creusé en ligne
convexe, il a été creusé en ligne concave. C'est une ad'aire de quatre ou
cinq aiis encore, et d'une dixainc de mille francs au plus, puis la fontaine
coulera.
C'est juste ce qneprédisait Nosiradanies.
Rougiez, séance tenante et dans le premier mouvement d'enthousiasme,
s'inip'ia une nouvelle contribution.
Puis tout les villages, violons en tête et mulets en queue, se rendirent
aux font;iines de Sainl-Gcniès, où le bal reconnnenca, et oii les danseurs
se livièrent ii une orgie bïdraulimie digne de Tàge d'or.
En attendant, Rougiez, tranquillisé par la proiihélie de Nostradamus,
compte sur l'an quarante. Maintenant vous coaiprenez, mon cher, combien
Rongiez doit être furieux du bonheur qui arrive à Cuges.
— Peste! je crois bien ! Mais est-ce b;cn vrai que Cuges ait un lac?
— Parbleu !
— Alais un vrai lac ?
— Un VI ai lac ! pas si grand que le lac Ontario, ni que le lac Léman,
pardieu ! mais un lac comme le lac dEnghien.
— Mais coinment cela s'est-d fait ?
— Voilii. Cug s est situé dons u:i entonnoir. Il est tombé beaucoup de
neige cet hiver, et beaucoup d'eau cet été. L» neige et l'eui réunies ont
fait un lac. Ce lac, à ce qu'd paraît, s'est mis en coainiunication avec des
sources qui otU promis do l'aliaicnier. Des canards sauvages qui pas-
saient l'oiit pris ausérie;i\ cl se sant abattus dessus. Du moaient où il y
a eu des canards sur le lac, on a construit des batcauM pour leur donner
la chasse. De sorte qu'on chasse déjà sur le lac de Cuges, mon cher.
On n'y pèche pas encore, c'est vrai; mais la pêche est déjii louée pour
l'année prochaine. Quand vous y passerez, faites-y altculiuu ; soir et ma-
tin, il y a une vapeur. C'est un \rai lac.
— Vo.is enien-lcz, dis-je à Jadin q :i entrait, il nous faut un dessin de
Cuges et de son lac.
— On vous le fera, répondit Jadin; mais le déjeuner?
— C'est vrai, dis-je à Méry ; et le déjeuner?
— C'est juste, reprit .Méry, ce ni;:u It lac de Cuges m'avait fait perdre
la lêle. Le déjeuner vous attend au château d'If.
— Et com nent allons-iions au château d'If?
— .!c ne vous l'ai pas dit ?
— Mais non.
— Dia'dj de lac de Cuges ! c'eu encore sa faute : c'est que c'est un lac.
m 'U cher; parole d'honneur, un vrai lac. Eh bien ! mais vous allez au châ-
teau d';f dan; un (liar.iiant nateau qu'un de vos amis vous prête ; un ba-
tc.iu ponté avec lequel on irait aux Indes.
— Et où est le bateau?
— Il vous attend sur le port.
— Eh bien ! allons.
— Non pas; allez.
— Coainient, vous ne venez pas avec nous?
— Moi, aller en mer, dit Méry ; je n'irais pas sur le lac de Cuges.
— Méry, riiospilalité exige (pie \ous nous accomp-agniet.
— .le ^ais bien (pie je suis dans mon tort; mais que voulez-vous?
— Je veux un dédommagenicnl.
— Lequel ?
— (".ei!t vers siw Marseille, pendant que nous irons au châtcaa d'If.
— Deux cen:s si vous voulez.
— C'est convenu.
— Arrêté.
— Songez y, nous serons de rcionr dans «Icu\ heuix\«.
— Dan; deux heures vos cent vers seront faits.
Cette convei-sation conclue, nous nous remliines s-ar le port. A chaque
personne que Méry rencontrait :
— Voussavez, disait-il, que Cuges a un lac?
32
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— rarhiou ! répondaient les passans, im lac superbe ; on ne peut pas en
trouver le fond.
— Vovcz-vous? répétait Méry.
Sur le quai d'Orléans nous trouvâmes un charmant bateau qui nous at-
tendait.
— Voilà votre cniI>arcation, nous dit Méry.
— i:t j'aur i mes vers?
— Ils si'roiit faits.
Nous desieiidîmcs dans le bateau, les bateliers appuyèrent leurs rames
conire le qim, et nous quiliànics le [lort.
— lîon voyagi; ! nous cria Aléry.
Et il s"en alla en disant :
— Ce diable de Cuges qui a un lac !...
IL
Le prcn)icr ninnumoni qu'on aperçoit à sa dioitc, quand on va du quai
d'Orléans à la nier, c'est la Consigne.
I.a Consigne est un monument de fraîi-lie et niodcrne tournure, avec de
nonil)rcuses l'eneires garnies de triples grilles, donnant sur le bassin du
pjit.
Au-dessous de ces fenêtres sont force gens qui écliangent des paroles
avec les liabiians de celte cliarmanie niaismi.
On croirait être ii Mailriil, et on prendrait volontiers tous ces gens pour
des amans qui se cachent d'un tiiteiu'.
l'oint, ce suiit des cousins, des frêies et des sœurs qui ont peur de la
peste.
La Consigne est le parloir de la quarantaine.
Un peu plus loin, en face du fort Suint-Nicolas, bCiti par Louis XIV,
CA l.i tour S.iiut-Jcai), Mtic par le roi Uéni'; c'est par la femtre cariée ,
située au second étage, qu'essaya de se sauver en 93 ce pauvre duc de
lilonipeiisie-, qui a laissé de si charmans mémoires sur sa captivité avec le
pi ince de Conli.
r.a troisième île des environs de Marseille , la plus célèbre des trois ,
est l'ile d'If; cependant l'ile d'If n'est qii'ini écueil ; mais sur cet écueil est
une forteresse, et dans cette forteresse est le cachot de Alirabeau.
V.n sortant de la chambre de Miraheau, l'invalide qui sert de cicérone
au voyageur lui fait voir quelques vieilles planches qui pourrissent sous un
hangar.
C'est le cercueil qui ramena le corps de Kléber en France.
A noire retour nous trouvrmics Rléry qui nous atlcndait eu fumant spn
cigirc sur le (piai d'Orléair;.
— Et mes vers? lui criai-je du plus loin que je l'aperçus.
— Ils sont faits, vos vers, il y a une heure.
Je sautai sur le quai.
— Où sont-ils? (lemandai-je en prenant Méry au collet.
— Pardieu, les voilà, j'ai eu le temps de les recopier; ctes-vous con-
tent?
— C'est miraculeux ! mon cher.
En Gilet, eu moins d'une heure, Méry avait fait cent vingt-huit vers : l'un
dans l'autre, c'était plus de deux vers par minute.
Je les cite non point parce qu'ils me sont adressés, mais à cause du tour
de force.
Les voici .
iîTttrseUU.
A ALEXANDRE DUMAS.
Tantôt j'étais asiis près de la rive ainiùc,
La iiior aux picJs, couvert de riiumide fumiîc
Qui s'clî'vc (Ici) rocs lorsque les (lots niouvans
b'abandonnent lascifs aux caresses des vents.
L'air élait fioid: décembre étendait sur ma tOtc
Son créiio nébuleux, drapeau de la tempête;
JjCi Alcyons au vol gagnaicnl l'abri du porl;
Le Midi s'ctîarait sous les teintes du iVord.
La J'édilerranée, orageuse et grondante,
Comme un lac écbappé du sombre enfi'r de Dante,
N'avait plus son parfum, plus son rintil sonimeil.
Plus ses puilli'iies d'or qu'elle emprunte au soleil.
Il le fallait aiu-i : la mer intelligenle
Qui ruule de Marseille au golfe U'Agrigente,
I\olrc classique mer avait su revêtir
Le plaid d'I'-cosse au lieu de la pourpre de TjT.
C*est ain?i, vojafj-eur, qu'elle le faisait fêle,
A loi, l'eufjnlilu Xonl, dramatique poi'te.
Le jour où couronné d'tui cortège d'amis,
La ïoilcan vent, debout sur le c;inot promis,
Loin du port m la vague expire, où le \ eut gronde.
Loin de la tiiailelle où surgit la tour ronde.
Vers rarcbipel voisin tu voguais si joyeux.
Et pour Kuil voir n'ayant pas assez rie tes veux.
Moi, l'amant de la mer, et que la nier lourmeme,
Moi, qui redouU' un peu mon orageuse amante.
Sur la brume des eaux je te suivais de l'œil;
Je conjurais de loin la tempête et l'éou'-il,
V.n répétant tout lias ii ta cbaloupc agile
Les vers qu'Horace cbante an vaisseau de Virgile,
Et \mis en le perdant sur les llols écumcux.
Mes souvenirs venaient, noirs et tristes connue eux I.,<
Condiien de fois, de|>uis mes courses enfantines,
J'ai couleinplé la mer et ses voiles lalines ;
L'ile de Mirabeau, rocailleuse prison;
Les monts Bleus dont le cap s'ellile à l'horizon,
Et les golfes secrets où le Dot de l^rovcncc
Cbante de volupté sous lopin qui s'avance.
Alors, ù cet aspect, je ne songeais à rien :
C'était un tableau calme, un rêve aérien,
Un iiaysage d'or. La vague, douce et lente,
Endoiniait dans l'oubli ma pensée indolente.
Aujourd'hui, toi voguant au voisin archipel,
La brise obéissant ù ton joyeux appel.
Je ne sais trop pourquoi de tristes rêveries
rauent aux mêmes bords mes visions fleuries.
Je lie songe qu'aux jours où le deuil, en passant
A coloré ces Ilots d'iuie leinte de sang ;
Où la peste, vingt fois de l'Orient venue,
A frappé cette ville agonisante et nue;
Où les temples sacrés du rivage ^oisin,
ÎMeurti is du fer de Rouie ou du fer sarrasin,
Se sont évanouis comme la \apcur grise
Que ma bouclie aspiianie abandonne il la brise.
l'i'Icrin, sur la mer en détournant les yeux.
Ici tu ne peux voir ce qu'ont vu mes aïeux ;
Celte île de maisons, prs de la tour placée.
Oh! non, non, ce n'est point la Cille de Pliocée;
Elle est bien morte, et l'algue a tissé son linceul.
Son cadavre est visible aux regards de Dieu seul,
l'eut- être sous les flots elle doit lout entière,
Et ce golfe riant lui sert de cimeUcre.
Ilélas ! sur nos remparts irois mille ans eut pesé.
Le roc des Phocéens lui-même s'csi usé ;
Et chaque jour encor la vague déracine
Oetic église qui fut le temple de Luciiie,
Celle haute esplanade où tant de travaux lents
Avaient amoncelé les péristyles blancs ;
Divine aichileclure, en naissant expirée,
Comme sa sœur qui dort dans les (lois du Pirêe,
):lt qui du moins en Grèce, aux murs du Parténoii,
En s'éteignant, laissa les lettres def"n nom!,..
Il ne nous reste rien, à nous; rien ne surnage
De notre \ie antique, et rien du moyen-iiDe.
I ne tour, qu'épart;nait notre peuple rongeur.
Aurait pu t'arrêler un iusLaiit, voyageur !
Jloi je l'ai vue enfant: noble tour 1 elle seule
A chaque Marseillais rappelait son aïeule.
Cn jour d'assaut, un jour d'héroïque venu,
Kos mères, à son ombre, avaient bien combattu î
l'Ile avait des créneaux où la conque marine
Sifflait l'air belliqueux, lorsque la coulevriuc,
S'alongeanl, envoyait, d'un homicide vol.
Le boulet de î\rarseillc au dévot Espagnol.
Sur celte haute tour, la tour de Sainle-Paule,
l' lottait notre drapeau I là le coq de la Gaule 1
Et, sur l'êcu d'argent si redouté des rois,
Ij'azur de notre ciel dessinant une croix î...
Elle s'est éboulée! O voyageur, approche,
II le faut aujourd'hui visiter une roche;
C'est un fort monument qui résiste ii la mer.
Se rit du feu grégeois et méprise le fer.
Nous n'avons ni palais, ni temples, ni portiques.
Les seuls monts d'alentour sont nos trésors aniiques,
Et même, tant Marseille a subi de malheurs.
Ils n'ont plus ni leurs bois ni leurs vallons de fleurs.
Tourne ta proue, oli ! viens, la ville grecque est morte;
Oui, mais Marseille vit; elle t'ouvre sa porte !
La splendide cité, reine de ces climats.
Cache l'eau dans son port sous l'ombre de ces mâts
Elle est riche, elle peut, à défaut de ruines,
(joiivrir de monumens sa plaine et ses collines.
Son nom, que sur le globe elle lait retentir.
Est plus grand que les noms de Sidon et de Tyr.
Elle envoie aujourd'hui les enfans de son môle
Aux feux de la lorride, aux glacières du pôle;
Partout, son pavillon, â l'heure où je t'écris,
L'univers commerçant le salue à grands cris.
Les trésors échangés de sa rive féconde
Illusiient les bazars de Delhy, de Golcondc,
De Lali ire, d'Alep, de Bagdad, d'ispalian,
Qut} la terre couronne et que ceint l'Océan.
ISotre voisine sœur, l'orientale Asie,
Couvre ce port heureux de tant de poésie.
Les longs quais de ce port, congii's de l'univers,
Sont broyés nuit et jour par tant d'hommes divers.
Qu'un voyageur mêlé dans la foule moir. anle.
Marbre aux mille couleurs, mosaïque vivanle.
Croit ^ivre en Orient, ou, dans les jours premiers,
Sous Didon de Garlhage, au pays des palmie.s.
Ainsi donc le commerce est ehi,-z nous poétique.
Poète, viens f asseoir sous quelque frais porlicjue ;
Si je ne puis offrir à ton brûlant regard
ÎVi les temples nimois, ni l'aqué lue du Gard,
Ri la vieille I*liocée à sa gloire ravie,
A défaut de la mort vient eonlempi' r la vie ;
Le eteur se réjouilà cet é.dat si beau.
L'opu.euic maison vaut mieux que le tombeau.
ALEXANDRE DUMAS,
LE MAGASIN LITTIiiRAlRE.
?3
DEUX VICES NOUVEAUX.
Ceux qui , dans ces derniers temps , n'ont pas visité l'Italie se feraient
difficilement une idée du bonheur dont les Italiens semblent jouir sous le
gouvernement absolu de l'Autriche. Bologne, Florence, Milan, Parme et
d'autres durhés et principautés vivent au milieu d'un enchaînfment per-
pétuel de fêtes et de bals. Là oii l'éiranger, plein de la lecture de jour-
naux français, cherche des cachots, il trouve des palais de marbre garnis
de Heurs , cl dont chafjue croisée forme un dais de satin pour une jolie
femme qui y passe ses rêveuses journées; sur les nombreuses promena-
des où la peur lui avait fait craindre de coudoyer la police ou rinfjuisi-
tion, en habit de ville, il est ébloui par la quantité et la richesse des équi-
pages, par la variété des armoiries, vaste livre d'or dont chaque paaneau
de voilure est une feuille tombant sur une autre feuille au gré de la vi-
tesse des chevaux hongrois : il est vrai que le peuple est scrofuleux.
Enfin tout ce que la sensualité méridionale peut créer de propre à ber-
cer les sens, le voyageur désabusé le rencontre sur ses pas. Et quel doux
langage! que d'esprit dans les moindres paro es ! que d'urbanté, même
parmi les gouvernans ! Telle est l'impression toute favorable que l'étran-
ger éprouve d'abord. Peu à peu la téllexion arrive, et il s'aperçoit que ce
langage exquis est vide, que cet esprit en apparence si facile, si libre et
si gai, s'agite dans une cage dont les barreaux sont invisibles ; que cette
société si heureuse a le bonheur pour prison. Ce bonheur, ou le devine ,
est tout matériel. M. de Metternich a calculé qu'il n'existait qu'un moyen
d étourdir les Italiens sur leur profond avilissement comme natiiui, c'était
de les faire manger , rire , boire et danser toute l'année , et de leur prr-
mettre tous les vices, excepté le vice de s'occuper de h ur portion politi-
que. Pour compléter son œuvre, il a fait ordonner par la police diplonn-
tique à la police secondaire rt'ascr de la plus large indulgence envers les
jeunes gens coupables des fautes où entraîne le dérèglement. Duels d'a-
mour, vengeances nocturnes, disputes de jeu, bruits au théâtre, rap's, li-
vres, chansons, images, propos obscènes, tout est pcrniis, du moins gran-
dement toléré dans les principaux états italiens. Cette po itique dont on
trouverait l'origine dans les mœurs de certains peuples de l'antiquité, que
s'appliqua Venise au moyen-âge, mais en se li faisant pardonner par une
superbe puissance conservatrice au dedans et une gloire immense au de-
hors, sur les eaux , partout où il y eut assez de place pour que sou lion
pût voler , a complètement réussi au gouvernement autrichien. Aucune
pensée sérieuse n'arrive h l'inlclligencc distrait' de la jeunesse italienne,
réduite à l'iodolence amoureuse du Pasior fulo. Je .'■ais que plus d'une
■ révolte a éclaté au milieu d'un bal; qu'un Florentin simula long-temps
l'iinbécillité pour frapper droit au cœur un despote ; mais outre que ces
phénomènes sont rares , je crois qu'on arrive à la liberté par des voies
lentes et pures et non par l'orgie et l'assassinat.
Le gouveinemcnt français', plus attentif autour de lui qu'on ne pense,
n'ignore pas les procédés de corruption emp'oyés par M. de Metiernich;
mais pour beaucoup de raisons il n'a pu en user en France. La prcmiè o
raison , parce qu'il n'a pas sous la main , comme M. de Metternich en
Italie, une aristocratie opulente, héritière en ligne directe de châteaux,
litres, a-^anages venus Jusqu'à elle par une suiic d'aïeux. Il serait parfai-
tement dCrisoire de conseiller aux enfaus de notre bourgeoisie d'illuminer
leurs hôtels , rie les rouvrir de lapis et de Heurs , de les hérisser de do-
mestiques en livrée, d'y appeler des courtisanes célè!)res, d'épouvanter
nos promenades par l'étalage de six chevaux emportés, d'enlever des fil-
les auxcouvcns, et d'incendier une fois par an l'Opéra. Où prendraient-
ils, grand Dieu! tant d'argent pour faire honneur à leurs vices? Il a donc
fallu renoncer à l'emploi exact des mêmes moyens pour arriver à un but
semblable d'asscru-seineni; car le but, vous n'en doutez pas, est ar-
demment souhaiié. On ne sait comment en finir, et l'on veut en finir
avec ces générations inépuisables , se poussant comme les flois de la
mer cl passant avec rapidité de l'âge où l'on apprend à l'âge ou l'on
sait et de l'âge où l'on sait à l'âge où l'on est appelé à son lour à gouver-
ner, à éclairer le pays, soit à litre de député , soit à titre de consiiller
municipal, soit comme membre du jury, soit comme écrivain. Lt pas de
guerre pour tuer une génération sur trois. D'un cô é pu a peur de la
guerre qui expose la royauté ; de l'autre on a peur de la paix qui dispose
à la guerre. Comment abattre cette fermentation de la jeunesse contre la-
quelle furent impuissantes toutes les lentaiives pouitanl si rdroites de la
restauration, elle que conscillaieul les premiers conseillers du monde, les
jésuites?
Jus(|u'à l'heure d'une réfutation précise, éclatante tl publique, nous
allirmerons que le gouvernement travaille depuis dix ans à all'aisser, à ra-
mol il-, à annuler l'intelligence de la population, afin d'avoir bon marché
de sa rés siance, par deux moyens, qui sont l'un le tabac à fumer, l'autre
la musique, ces deux causes presque infaillibles de toute lâcheté plivsiquc
et morale. L'opium aura son tour; mais il n'est pas encore venu, qiioique
le gouvernement anglais l'emploie avec grand succès sur plus d'un point
de rAnglelenc même pour endormir la misère et le désespoir. A défaut
de l'opium, la musiipu.' et le tabac ont paru servir les vues de nos législa-
teurs. Pour mesurer l'elfei du premier de ces deux moyens, avant d'expé-
riment( r sur une échelle universelle, ils ont commencé par protéger lous
les ihéâlres lyriques aux dépens des théàtrfs où se jouent la comédie cl le
(EPTEMBRE 18fl.— < TOUG 1.
drame. Quand cesdern ers ne veulent pas mourir d'inanition, le gouver-
nement leur arrache tout vivans leurs acteurs et les engage à ses propres
théâires; s'ils persistent, il fait interdire leurs pièces par la censure et il
faut bien alors que les pauvres théâtres dramatiques, dépouillés à la fois
de leurs pièces et de leurs acteurs, deviennent des écuries ou dcs)théàtre3
lyriques. — On les enterre avec musique.
De cet essai dont les conséquences ont été des plus henreuses, l'admi-
nistration a passé à une application détaillée de son système. D'abord la
musique saisit l'enfant, pour ainsi dire, au berceau ; dans les salles d'asile,
il ne dit pas l'alphabet, il le ch nte. Il passe ensuite aux écoles primaires
ou chez les frères, et là il trouve encore le chant qui l'accompagne dans
presque tousses exercices d'étude. Ceci pour les pauvres.— iNos collèges,
où vont les enfans des classes riches et moyennes , ont lous des profes-
seurs de chant. Ces professeurs n'ont rien de commun avec ceux d'autre-
fois, maîtres Jacques iutelligens, enseignant à la fois l'escrime , la daijse
et la musique ; ce sont des hommes spéciaux, très savans dans leur art, et
fort bien payés. Tandis que ceci a lieu pour les jeunes gens, les jeunes
filles destinées à coaipléter la pensée du législateur, négligent l'étude si
précieuse des langue;, le travail à l'aiguille, base de celte vertu patiente,
la première de toutes chez les femmes, pour s'adonner exclusivement à
l'exercice du piano. Telle pension de Paris a dans ses classes jusqu'à vingt
pianos, et il n'est pas d'école de banlieue qui n'en ait au moins un à la
disposition des élèves. En sîrie que si le garçon n'apporte pas dans fa
famille, en sortant du collège, la science ou le goût de la musique, la
sœur ne manquera pas d'y introduire le piano du pensionnat. Paris est ,•
à cet;e heure, sous une coupole d'harmonie; chaque maison est une nef
de ces vastes cathédrales appelées théâtres lyriques. Jusqu'aux ouvriers
qu'on fait chanter à tue-tête, je ne sais trop dans quel but prétendu mo'
rai, car si c'est pour les empêcher de boire, on se trompe; il me semble
que les ouvriers ne boivent jamais tant que lorsqu'ils chantent. Voilà les
causes et la mise en œuvre bien établies, je vais dire les effets. La mosi-'
que, et le gouverneaent ne s'y est pas trompé, lorsqu'elle est poussée à
ce dtgré de déraison, exalte désespérément la partie nerveuse, commu-
nique auv sens une fausse énergie, une énergie fiévreuse dans laquelle le
raisonnement n'entre pour licn, et cela pour affaiblir le corps , dépayser
la pensée, et troubler toute l'écnnomie intellectuelle. De là, chez les
femmes, une précocité de seiitimens qui les fait passer de l'indolence à ua
amour vague, de l'amour à une seirèie immoralité, cl de l'immoralité à la
dégradation des sens qui, chez beaucoup d'entre elles, devient de l'incon-
duiie, si elles ont des passions, ou une vanité déplorable, si elles ont de
l'orgueil. Le piano est l'opium des femtnes. Dès qu'elles ont posé leurs
doigts sur ces fatales touches d'ivoire, elles se croient inspirées, elles
voient des chimèies, elles se prophétisent des mariages d'or, des intrigues
de fée, des succès au théâtre. Autour d'elles pleuvent les couronn:s; à
leurs pieds se pressent des milliers d'adorateurs ; et que de peine souvent
pour payer les dix francs par mois que coule de loyer un piano! — Le
piano dessèche la plus pure Heur de l'âme des femmes ; il brûle la moussa
tendre et ro,se dont leur cœur s'enveloppait autrefois. Des amans invi-
siWes, des maris fantastiques, des directeurs de théâtre du plus pur faba-
leu\, leur enlèvent ce bouijuct d'oranger qu'elles portaient autrefois avec
leur charmaaie ignorance dans les bras du mari. Des mères imbéciles,
comme h plupart des mères parisiennes, se prêtent h celte honnête pros-
titution de leurs filles; elles-mêmes les conduisent par la main en public,
les font chanter dans les concerts, les habituent aux rafraîchissemens et
aux éloges, et quand vous croyez introduire dans votre fdmille une bonne
ménagère, vous n'avez partagé votre nom qu'avec une cantatrice d'opéra,
moins le talent cl les appointemens.
Oui, les mœurs ont reçu un sérieux échec de la propagation ininlelli-
gente, cynique, de la musique parmi nous; on s'apercevra des lésions
dans que.ques années cl lorsqu'il ne sera plus temps d'y reméaier. \
toutes les époques on a chanté sans doute, mais je ne crois pas que I»
mandore dy moyen-âge , le clavecin du dix-septième siècle, lépinelie
criarde du dix-huitième et la guitare de l'empire aient iroubié beaucoup
de venus. La guitare a eu ses victoires et conquêtes; mais en conscience
peut on comparer les désordres qu'ont causés ses sons faibles, frétil ans
et presque insensibles aux dévastations i refondes que produit le piano ?
Le piano, ce don Juan des instrumens, ne laisse aucun coin du cœur sans
l'émouvoir, sans le Hailer et le caresser; il parle , il chante, il irie . il
coiimaïuie; c'est un orateur sonore , un oiseau , un |ieiiiire; à lous ces
liircs il n'a pas une idée , mais des séducuons et des pièges à profusion.
Tout riano est le premier amant d'une femme t .a première malt, esse
d'un jeune homme. Plus tard il prélude à lous les adultê-es.
N'allez pas dire que j'exaj;èro, que jamais les mœurs d une nation ne se
métamorphosent, soit on bien soit en mal , pmir ;i peu. I.'rau-dc vie a
conquis toute l'Amériiiiie aux Anglais et el'e ralliera bi -i d'autres nations
primitives à leur pouvoir. Piei i e-le-Grand n'a pu civiliser les Russes
(lu'en leur coupant quelques poaces de barbe sous le menton. Ce qui
tombe daus les mœurs les traverse plus ou moius , c'est une tache ou ua
trou.
J'ai indiqué la part qui reveeaii aux femmes dans cet avifissement bril-
lant de l'inielligence nationale; ceile des hommes est plus large et plu»
sombre. On leur a jeté nu poi>on qui assouvit leur aciivité, cnaourdit la
foi;gue de leur lempérameni, rouille les ressorts de leur es rit , détruit
lejeu delcur volonié, voile leur jugeaient comme le ferait un nuage ,
ih
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
( ve leur corps ralenti r.iciion de leurs rauîcics p' les rend aussi ia-
i>i^uliks(le mauifesicr l'.'ufà pcHStU-s a>ec CQiliousiiisme, eiiiraîneineni ,
arJcur, de les rciidUieier sai.s c .s>c , ([ue de le,s meure en acù'ui. Au
tlU-scpiièiue Cl ;!ii (lixliiiiiièiae sif^c c les suvai s ne m' sont guère o. cui)c's
que ue la ()uetti()ii lori m I résolue |)ai eux de sivuirsi le tal)ac nubait ou
lioii à la saïue. il faut eire nirdi-tiii pour duuier des tileb leiriliics de
celte pljii'.e, surtout de i'.ispiraiion de si fuiiiOe.
Le labjc eu coiiibusi ou ecli.ruHe !ts i)roiK'lKS, calirasc les poumons
et tounui nie les c:il: ailles doni i'inJlaiou se rép reule au c;rvt'au et y
c■l^^e, H elle csl LiLle, liidoli iice, s; e.lecst fui le, le soaiiucil, et si cile
est conliuue, la Td c. (.a folie csl sans douic r.iwiilCi.t rare ; u)a:s une
i.rcsse voi.-iiie de l'iiclièlement csl le résuUal ordinaire de la manie i1an-
gereu.-c de f mer.
Or, les savans d cidèrent que le labac n'oirr.ùt aucun danger réel, soit
qu'on le pril en poudre, suii (|u'on le fuiiàt. Il Mnarqcez qu'on prisait fort
peu au d vsepueiiie siècle cl qu'on n'a fuiiié (lue ve^s la lin du dix hui-
tième Cl pariitul Oionuiil à léiio'jue de la revo uuoii, lois(iue 1 esprit Iju-
main, lancé hors de louie voie, était civile d'user de loul, d'essayer de
toui, fùice du poi^o:l et de la umrt. D'ailleurs on soullrait i;eaucoup alors,
on suulfi ait de la laiai , Je la suif, des Uommes il des choses , de la lèle
et du cœur, ou voulait s'oublier, on cberehait à »'etourdir et il ne faut
pas nier qiC le tal.ac, qui renferme lieaucou,) d'opium, ne so^t un
puissant moyen d'endormir pas^agèremeni la douleur. Nos années cé-
dèrent à ce vice comme à un besoin , et ciles no.;s le rapiionèreni, de
mèiui que les Espagnols lapporièreut eu Kurope à leur retour d'Amé-
rique un autre Iléau non inom: ellVayaiit. 11 eu rare que les ho. '.unes las-
sent une grande découverte sasy lai-ser du leur. C'est le iribui de la
cuiios.ié luccssamuient punie depuis Adaoi : celui qui (.ngcndia Ibomiue
engendra la mort.
Depuis la i évolution française et ses guerres, l'babiludc de fumer a
fait des progrès dont les faiseurs de statistiques sont cll'i ayés. D'année en
année, la consominaiiondu t>bac a dépassé tous les calculs de probabi-
lité. Nous eu sommes arrivés il ce point, d'épuser fs récoltes les plus
riches, avant mèaie ic rclnur des réiolies nou ebs. La n'giene sait plus
à qui/i.e colonie s'adresser pour suHire à celte aliaientaiion dév./rante.
Toutes les ilcs soi.t fumées iii queli|Ut's m >is ; nous avons dans le cour.mt
de la présente ann c, fumé Cu:)a , plus coii.ue des fumeurs par sa capi-
tale, la Iluaiie. Aussi, jamais rimpôt sur le tabac n'avait laiii rendu : Il
régie regorge de mil ions cl de mil ions. Si je vous en <léni>iii,ais le chif-
fre, vous n'y i cuiriez pas. La coiiso iimaiion seule de Pars la t reculer
d'elfioi la (leiisée. Cela ne doit pas étomie'r , loisqu'on songe qu'il n'eu
pas 1 are de voir des jeunes gens fumer jnsrpi'a douze et vingt ci^!ures
par jour : à quatic sous le ci^^are, cela co;is:ilue pour qu-;!(pies uns une
CépeUîC de plus de quUorze cents frau; s par au. Pas de luineur qui ne
pi élève annuellement cinquante iraucs sur ses revenus , pour l'achat du
tabac.
Je ne m'arrêterai pas à la dépense, (juciqu'ere soit de celles dont l'é-
tat seul proli e; je ne m'occupe ici qu- des conséquences évidentes, dé-
sastreuses, de cet cmpoi.-ornemeiii public.
Il n'esl pas de fuiui;ur qui ne donne une partie de sa sant5 à co dérè-
g'emeni nouveau. Tous ont les irais jaunis, la'isués, plombés; tous dé-
truisent leurs dents à ce contict acre et corrosif; tous perdent au m.-ins
<leu\ heures par jour à fumer ; lous enierrem sous les cendres de leurs
cigaics on de kur> p pes, l'émail de leur imagintiiMii, le velouté de leur
P'ii.-ée; eulin, ce que chaque journée apporte à li vie de nouveau, de
vierge, de di lieat. Il n'y a aucune comparaison à faire, à facu lés égales,
cnire l'homme qui fume et celui ipii ne lume pas. Le f imcur n'a ni le sens
aussi sûr, ni le poùt au-si lin, aussi d licai . m la raison aussi fraîeh', ni
l'action aussi vi»c. Il n'est pcuteire pas un fumeur, ;e parle des fumeurs
hors ligne, qui soit cnp:ib;e de concevoir et de nicii; >: ii Un u < grand pro-
jet, de ici e nature qu'il soit. Je fa s ici, I) en entendu, u e laive paît aux
exceptions. Mais ceiie ol.ligatbin atquticc, je nie qu'un grand lumear
puisse ct'C un gran.l poète, un grand écrivain, un bmi inaihéaiaiicicn, un
excellent peintre, quoitiue la peinture, à vrai dire, suit prcsiiuc un i.n mé-
canique, un pi.usiie:! fameux, cnlin rien de supérieur.
L'oisneié et le sommeil ne muifp.cnt pas de s'associer étroitement à
l'exis cnce du faincur pour en parte cr les pniliis. Ces prolits sont une
imbécillité leinpéne, une f.iusse conle.uplaiion, facile il dégénérer en une
inélanc"l,e douloureuse, qui, avec !'û.-e , et l'âge vient vie pour ks Li-
meurs, se change en une longi;c pr station mur;. le cl p'aysi'iue.
Que le gouvememeni ait ii mener un peujjle compo.^é d'ores ainsi abà-
tcrdis, et il sera plus que inaladio.l, s'il ne le dirige p.is à si.n gré. Voilj
pouiiant la population tpie l'éiat chi relie use fare, en inond.ini la France
de tabac; en ne limitant pas pru lerament !• nombre des estaminets; en
muliipliani avec une cruauté tuit-i-faU .semblable à celle des Anglais en-
\cs les Ch'uois, les bureau.x de tab ic. Telle rue qui n'eu compta:: pas un
seul il y a un an, m a .six ou dix aujourd'Inii.
Pourquoi la police n'enirc-t-ellc pas dans les ateliers pour interdire le
lûbac aux enfans?
On me citera les Belges ; je les cite aussi. Nous vo la d .'.c-ord.
Voui comprenez niaiiilenant pour-iuoi, en commençant ce |>el t travail
d'une nuit, j ai montré la conduite des ministres auieiehiens à l'égard des
Populations de lltale. Prenez g.uJe à coque vous n.: voyez pas. Les ser-
é eus de ville ne sont pas vos ennemis les plus dangercuA : Us sergeos de
vi le einpo'gnent un hsinme sur dix m'Ie. les mauvaises mœurs vo'is en-
veloppent toisetfles n'ont pas de signe disiaelif. Un jour vous vous
éveiilcre/, d. ns vingt ans, pi is loi peut-clr.', Irivo'es co mue des Itdicns,
stii| ides comme des Chino's. On vous in^ullera et Vous fumerez ; on vous
batiia et vous fini. ercz; ou vous vi n Ira d vous fumerez. Voussavizia
déliiii'ion de la ligne il pèeher ; qui sait si un our la pipe n'cmpoi lera pas
avec ePe la moitié de ccite spirituelle déliniion?
Des femmes courbées sur leurs pian is et des hommes endormis sur
leurs p j)es, voilii ce que veut l'état alin de gouverner en pleine eau : il
veut I ne nation d'oa)i)rei. ïou c dite musi pie, poison ûe-i amcs ; tout
ce labac. pn?o i de l'in;ellii;cii( e, voil' m de mauv.ds di s-eiiis; ne vous y
tioin];cz pas. Smigez que si les Auieriéaiiis ont inuliiplié les soci'''iés de
temi)er.iiice. c'est (lu'ih se suit aperces de l'olisluaim perfile de l'An-
glcicrre il répandre chez eux le goù d 's li(|iieu s lones. Le tabac eseoi te-
rail avec avantage parmi niii; I eau- le-vi ; «pii creuse dans la p >.iriiic du
peuple des maladies sans nombre, et y luge une débilité epoii\aiiiabl •. La
misère et le vice oui déjà réduit le persnunel de vos uriU' es il une t.xiguilé
démon' réc : prenez garde à votre intelligence, prenez garde, et tenez-vous
pour avertis. léoji gozlaiv.
MEDECINE DES GEI\'S DU MOIVDE.
I*SD5@îoEosÊe «Su Malade,
CHAPITRE PREMIER.
OU IL VOUS EST DO\'.\É DE VOS NOUVELLES.
Àpliorismes. — I. Toutes les fois que des gens du monde ouvrent un
livre qui passe pour avoir un rap lori que conipie avec la médecine, c'est
qu'ils ont une préoccupation maladive et qu'ils cherchent des conseils ,
une consultation, nn ;raiieracnt.
il. Avis aux mcdi'Cins. L'intérêt de ceux qui écrivent en médecine
doit donc leur faire choisir de préférence les descriptions larges , coin-
modes , dans les pialles le monde rot. oiivc un peu de sa propre physio-
mie ; ks desci ip'.ioiis passe purlotU eniin, cxcelleiis cadres où tout ma-
nia'iue vient passer sa tête, tirer sa langue et poicr pour un type d'aCfcc-
lion l'xtroi'diiiairc.
1!L Car rhomnc ne vit pas seulement de pain, ma's d'illii.'iions.
IV. L'un est plus lourd que l'autre, mais il n'est pas plus indispensable
à notre existence à moitié imajjiuaire.
Clieis lecteurs , vous èiesdonc ind'sposés ; ch bien! tant mieux , vous
avez là un bon état : qui' de soius il vous cuire, comme on vous gale ! Il
est bien doux d'inspirer des inquiétudes, n'est-ce pas ? — Oh ! qu'une vie
incertaine rend les amitiés plus .solides! — On vous aime plus en cons-
ciOMce, loisqu'on peut craindre de n'avoir pas ;i vous aimer louir temps.
Un jeune ifocteuracon.Mgné dans sa thèse cette|obscrvation physiologique :
V. Pour les pilles, les alfections bon teint.
Ordonnance.
Nous terminerons ce chapitre en priant nos malades de relire d'heure
en heure les préceptes qui suivciiL
VI. Prenez pour uiéde.ins ceux qui prendront l'engagement de ne pas
vous guérir. La .Miicériié de votre situatioa réciproipie sera du meilleur
got'it et du meilleur clkr.
VU. LTige, d'ailleurs, oui l'âge et l'expérience vous guériront assez tôt.
Car voire malaiie, c'est quelque vague et poétique tourment de jeunc'sç :
Un peu d'amour, un peu doigiieil, un peu de géni:ro.sité, un peu de
faeta sic, en peu de rivalité, nu p ju de j ilousie. Nous po'-riions éien 're
la niMnenelatiire de vos affections, — Oii ! vous devez soulfiir, beaucoup
soiill'rir, hiuieux malades. — Mais vous vceiez, chaque jour, les .symp-
tômes diminuer déner;;ic; les accès deviendront intermittens... ces.-e-
roni. Ce ne sera pas encore la sauié ; le cœ^r s'apaisera, ma s la tête ?.,.
vous soafl'i irez ; lors : d'un peu d'ambition, d'un peu de concurrence, d'un
pcude souvei.ir; pu's !a co:i\a!escence s'affermira d'une manière déso-
lante; toutefois, vous vous iilaiii irez de grandes ardeurs du côté de l'es-
tamai:; vous éprouverez dcPappélit, une grande soif, — il s'en-uivra un^
peu cic scunno cnce, et cnlin, helas cnlin, vous ne serez bientôt plus sen-
silile qii'aax choses saivantes: — de petites renies, une pension viagère,
un poelc, une chaufferette, un chien, un chat.
CHAPITRE n.
AXATOMÎE.
I. Les médecin', les philosophes, oiit toujours fait do grantlns difficnl-
j tés d se rendre il l'évidence et d'accepter loitles les parties, tous les élé-
mens do: t l'iiimme se coaipose. Ce pauvre homme ; ils ont loiij lurs voulu
le mut ler.A leur (ompie.rho-nie aéié loiirà loir elcxclusivemenl : eau,
terre, feu, bile, pi uile, et plus tard, esprit, corjis, àme, matière.
H. aiécieciiis el pliilos(i|)lies partaient d'ici ou de 1 1, mais reirancbaient
tOat le reste. — Legcnic bumaiii recuiiiiaissanl leur faisaient à chacun (!c
la répuiation, de la fortune, de la gMiirc même, el continuait, en vivant de
son mieux . ii célébrer leur inconséquence.
LE MAGASIN IITTÉRAIRE.
Noi!S, qui appartenons cs«pntiel1fmpnt a une ('pnfpii! pm^rossivo, et
qui voulons lenilie lOmoignase tic la siiptikuiie ilo l'afi 18ii. de l'an
(les pliy.-ioliigics onfiii, sur l'Oïc de l'hUon rt d'Aiisiof, nous laissons à
l'hnnDiie iiols oi'saïu's imiioriaiis, c'cst-à-dirc la facullô de de\ei)ir fou,
d'a'oir des anôM'ismcs et des indigcsiions.
La tAte. — Qui'l qne s )it le non^ que l'on donne à noire sysiftaie , il
consacre trois ordres de phénoniè ics inorhides piocédani de (rois appa-
rc lss|)dfiati\ ; l.i lè;e, le cœur, l'e-ioiMac, p.iriie-i essinilitllcs dont l'iioni-
me ne peiii jannis j-c passer qu'au moral... et cacorc très peu d'iuiiividus
s'en trouvent il^ hien?
I.a icie e^t un or^iatic rreux, dur. pincé tout en haut du corps , afin de
recevoir dirccicminl les tuiles, auvents, p'i's de ll'ii.s qui pleuv( nt avec
lire grande rfguljiité ci la pe niibS;oa de la po ice dans les ruisde
Pails.
Un poèc latin (Ovide) a appelé la lèie os sublime ; prononcez os
snliliine, et vou> ;uirc7. sa ira;luc;i»n ll!t>';rale. Lps Fiiinrais ont une ma-
nicie fort simple de dési!;;ficr cet ora;'ne: loisqifil prôscnie à l'œil nu
quelques anoiriidies, et ils disent ; coloquinlc. l/i su si.incc qui lemplit
la tète nest | as inriail.'quc, elle e>t nmile, prise et blanclie. i es aiiaio-
roistes en ont Tiii d uv pals : l'inu; (pi'i's ont nojiiniée oia'pliali; et
l'autre cervelet, lilncépliale; je vous eu souli.iilc, lecirur. Il préside à
/ rii.iellii,'rnrc et vous en avez bcsnin pour no :s conipiendie. Oa>inl au
/ C'>ye/e<, il a d'JMiporiantes finriioos-, tout p'aeé (pi'il (st à l.i pariie
/ po lérieiire et inlVrieiire delà tète. Platon, qui a fjit l(! roiian de la pliy-
I jsj'ilij^'ie, vous aurait ditqu'ictlle poiiiuo ilu cerv.a'i est 'ellfl où s'ac-
! /çontplil nn i; ouvement delànie ait,Mi ive à la reprodndion de lespcce. .
— Les phrénolog sies vous d.rout , eu langage plus simple , qu'il e^l le
sirge de l'amour pliysi(|ue.
l'.o.^tons-en l'a ; «près avoir fa't remarquer toutcFois que la ProvidoncG
la donné la texture la plus uiolJc, la plus tendre , à l'organe qui préside à
Iraclion la plgsjlolcnciue.
L". cœur. — Non ! non ! non ! vous ne le saurez pa=. Gardez votre poé-
tique ignorance : faites-vous du cœur une idée tonte s lirituellc et méta-
physique. — Parliz en le moins possible, spnt'i-lc à clii(|U'! iiisantde
voire vie; qi'C si l'un vous en demandait davanlage à cet égard, imitez
cet homme qui, au lieu de disputer mr le raouvemeui, se mit à marcher;
— ne répondez pas, ayez un nouvel amour.
Lecœnr... mais il nous manque loisipie nous voulons donner sa défi-
nition médica'c; le cœur, — eli hien c'est un muscle, et un muscle creux,
une espère de poche; —la poche aux scntimens ? — Laissez-nous donc
ptrlcr anaioinie.
Sons le sein gauche, il CFt un je ne sais quoi de tumultueux qui règle
pourtant tout le reste de la macliine humaiae. C'est en niellant la niuiii
lii, que nous pouvons dire, comme d'une horloge, si nous avançons, si
7Wtis retardons, fi nous tTo; S bien ou mal.
La si:uaiion dèlicaie de cetor^'ane ne permet pas toiiJoi;rs de le con-
sullir (1 rei tcîurnl, chez les rcmm. s ; — le pouls al-jrs répoid poiu- lui ;
mais n(ius ne soaiincs pas partisans des minisires, de.< int.nnaliaires, —
Les yiux, p'.us près du cœur, rendent queliuciois sa penstc assez lidèlc-
ment.
Le cœur a plusieurs co'iiparlinienî :denx ventricules et deux oreillettes.
Les dfi X orei leU( s cooiienncnt : celle' de droite , les c^qu tieiies, celle
(le gauche, les caprices; les deux veniriculos renferment, ceiui de droite
les P' rii'lies celui de ganc'ie les p s>ions.
Mlle petites clioses, dus licrisinlinis entretiennent la vie du cœur; — il
vit de i>eu, il u;eun de rien.
Un soutenir, une pensée, une prome.sse lui sulTiscnt; au besoin il se
conienteia d'tnic apparence e. d'un mensonge.
La pointe d'une v rite elllenr.nitsa surface y 1 lis era une p'aie incuia-
hlc ; une larme v rsce le yu-irit, lo sauve, — un geste brutal... il en
mourra,
Uiic femmo qui pa^se , tin enfant qui sourit , un oiseau qui chante , un
rajondc soleil, l'ondire d'un arbre, le parfum d'iine llenr, un mot, une
tioile ; voil < liisélénn ns dont il compose parfois un boidieur divin, — cl
puis d'un rcvc il eia un supplice.
L' cœnr a .ses hypoeiiii s ain-i que rimaîinat'on ses charlatans. Il faut
se déli. rég;ilemcnt des hommes qui font poè es jniiue ilans les <lélailsl;s
jjlus humains de l'cxisii-ncc et ilc ceux qui porunl tnccssammtnc tctr
CXur en ccharpe.
I. On ne ton lin pis impunément aux comhina'sons du cœur. La tête
les laiodir, l'imagnainn elle même est impeissante à les reproduire
lois(p;e le ha.said ou la iiégligcnce les a dérangées.
IL Netis aviins In quelque pari: L( s maladies du cœur vont d'ordinaire
Jiisipfâ l'e.-prit, et il ett raie que les grandes pa;siens ue fassent pas faire
de !;raicdes Lûtes.
Vcslomar. — A ce mot nous devons craindre de rappeler la Physiologie
du gcnl. celle aïeule iniinorielle de nos ph>,'.ioIo;;i''s péri;s\b'es. — Mais
liriliat Savarin n'a lieineu'-ement consiiléré reslumacqne <i ro))i»i'? un
moulin i^arnl da sas blutloirs, dont l'elTet est A'c.rlr.iirc des oUniciis
ce qui iicnl servir à rvjmrer nos corps, cl de rrjelrr le marc dépouillé
doses parties animalisables.n— C'e.-t l'esiomae délini chez l'hcuumequi
maiig', et nous n'avons à nous occuper que de l'homme à la d èle. — Au
rcstatiMut, l'e.slomac peut être appelé un citionnoir ; —au lit du malade.
c'est dilTérent, — l'estomac représente une membrane , l'indigesîionrst
sa spécialité.
L'esprit vient du cerveau; certaines pcnséci viennent du cœur; — de
rest<iniac il ne vient (pie des lioulfée?. La gaîté d un bomme repu Ci»
grasse ; elle fait tache et sent les épici s.
La laim et la soif, voilà toute l'iniel igenco de l'es;omac, C. la grande
influence que l'on se p ait à accoider il cet organe si;r tout le .'este l'-n
lecMiornie animale est une pu.e avance qu'<.n lui fait, bi Ion vonliii
remplir loiiics les conditions près r.l-s à Ihumœe qui veut einprunierli
son estomac les pcrfuctiuus que son esprit lui rcinse , il faudrait vicis
pour mander.
Voyez pouitan' à quelle époque l'homme a le ii'us de bonne bumenr,
de vivac.lé, de fé 'ondité, d entrai i ; — à quelle époque il c.-t plus sus-
ceptiole d'aclioiis fortes et géuéienses, c'est lorsqu'il inan;^e à peinai
pour vivre, — lor.s([ l'uii déjeuner de quinze le iii.ues lui ptimct d; sa-
vourer, six heures plus lard, un dincr de un;»t-eiiri tous.
A l'âge dimt no js parlons, qui de ii':u> s oecupe de rendre facile Vassi-
milatioiides alini'jis? qui de ii lUs .s'nbsiieni, en mm: (l'une boiiiic diges-
tiio), d'une éaiotiou après dliicr't' — Lsl-Ci; qu'un puu de chyme vajt uu
pljisir ?
INons donnons à notre es'.omac la nourriîure que la to'lc'.le d'Eugénie,
les cachets de la co:ilre laiise cl le prix exagéré d'un costume cl icandarU.
i;oiis permeiieiit de lei donner. — Toiit le nste esl .'o:i alf ire. — Il di^é-
rera ipiand il ( ouïra. —S'il n'y ai rive pis loutde 'Uile. quil s'y reprenne
à plusieurs fois. - Qii'l (as-e toinu.c f ni les ruii.iiinis?
A^atoiii jiienicnt, l'e.-.;oinac est une casserole dans laquelle la l'inparî
des individus font leur cuisine à l'a'.coul; —ce qui di.iru:l lé amage de
l'usteiisi'e.
I. Personne ne fait ineircnr marc'aé de son estomac que le commis et
la grisetie; ils se sacrili nt, l'un à une pare de gauis, l'uuire à un mélo-
drame.
II. C'est à l'âge où l'on pourrait impunément manger de tout, que l'on
ne mange de rien.
IIL Nous pourrions compter les phases de la vie par les mets qui co-os
font mal ou dont nous ne mangeons plus.
CHAPITHE Iir.
DES SY.\IPATIIIES.
Les médecins se sont toujours préoccupés des sympathies; mais les sym-
pall.ies, peu recon"aissaiiies, n'ont pas encoie révélé à la médcciac le
mystère de leur exisience et de leurs elfc's inlii.i-:.
I. La syinpnihie est csscLt ellemeut arbitraire ; — on l'éprouve, ma'?
on ne la délinii pas.
Un célèbre physiologiste a appelé les symprl^iirs des aberrations de
la sensibilité ; — il y a ( n ellel alicrraiioii, selon nou-, lorsque la si m •
palliie provient: — d'une navale b en mise: — d'un gant jaune aipilcié
iiKiéiHnila'emeiit de la forme d de la grandi ur de la ma n; — d'uie biiU.T
VI nie ren'eMnani en piul plat; —«'une lai le de g. cna lii r et d'un caur
imperceptible; — d'une liarLc oniloyantc et d'un i spiil absi nt.
L'anatomie r' ccnnait des nerfs vagues qui IhVii nt en que'qne f>'r\i
par toute l'i coi omie animale, (i s'en voi l ii.lom.er tel digaue des ;ii;. e-
lions de tel aoire organe bien (logiié. Voila les agens perlulisde n^s
synipailiies; ils rôdent turtout autour du cœur et le iurpreuneut à cLaqiu:
in^t.oii.
Il faut (^ininguer les sympathies aigncs des sympathies chr niq'jcs. Lc-i
premières dégénèrent en caprices cl se Iraient p;r le p'i.cede b'iméo.-a-
lliiipi! I' similia timilibuscurantur, «un rapri-e chas«e l'autre. Lisn;i«
paiiiie chroiii pie ileviiiit ae.ssi giave que la passion dle-mè .:c, a'issi sî-
crée: c'e-t ceipii vaut ii ceiliius amis cmérit.s la faveur de uc.'uriivra
(jue peu de joui s l'un à l'anire.
1. La régiiii'rit.; voiontaiicest le signe de h sjmpjthie, — l'habiiude en
c^t le mas(pie.
Les tro,d)Ies de la circulation jeticnt tant d'Individus dans le niarasrre,
qian;l ils p( rsiscni... Li.-cz le portrait du pauvre , par un savant pUisio-
logite apielé La lîruyère.
La ciroii atoii se rétiblit par un mari.ige, par un héril.ige , pnr iii^a
simple idée. La cireiilaiioii du sa'ij a et,' découverte en IliJS; — la c'i ■ i;-
laiioii de l'aigent ne l'a clé (;ne brauioup plu, tard : /<i b^inquc i.e d..i»
que de 1803; il nous reste à découvrir ks artères et les vcmci de ce
grand corps sans ame et ^ails ciitrailies.
CIlAPITr.E IV.
CE QL'E C'EST QUE DE NOUS E\ DÉFI\ITIVE.
Lecteurs (supposiiio:») , vc s (}!es-vnu« juuais suspendus en l'air '.Pane
nia n et en vous lena- 1 par les rhevcnv?
L'homme qui délinit I homme lait pouri.int ce tour de f rcc. — .\s5Ci
causé, comme dit M. C.oumii, ."•ur ce «"and cbapire.
Pour le médecin, l'homme est uu assemblage de fonctions dont le ré-
sultat est la vie.
Pour les philo-ophet, c'c" laille ch'>sps qui sont moins qite rien.
Pour ccriaines re'i(;tons, i'homme est un malheureux.
Pour certains roaiéilaiislcs, la vi« est une courte épib'psip.
36
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Pour plusieurs, 1 homme est éternel, il nf meurt pas ; philosophie ai-
mable et peu consolaoïe : ce n'est pas long, mais ça dure toujours. — .
Oh ! qu'il fiint être heureux... ou insensible pour vouloir l'éleniité.
CHAPITUE V.
DE LA \.\ISSAXCE, DE LA VIE ET DES PROXOSTICS.
Un jour, une heure, un instant arrive, et à partir de cejour, de celte
heure, rie cet instant.on dit d'un homme : 11 est mort.— Quelques anut^es
. iiparavant, on avait dit de la mère de cet homme :Mme *" vient d'ac-
"lurher d'un garçon (l). Voilà les deux Cïtriîmiiés de la vie résumées en
mielqnes mois : la naissance et la mort ; le milieu de ces deux choses-là
s'appelle la vie.
Les deux extrémités sont fatales, en ce sens que l'individu ne peut pas
empêcher la première, et qu'il ne peut qu'avancer la seconde. — Vous
Bavez ce que les circonstances vous laissent de liberté pendant la vie ;
mais vous continuerez du reste à vous moquer des faialistes.
Les circonstances sont bienpeu declioseje caractère est (o«f. Peut-
être ; mais conveiieï-en, le tempérament expliquerait toute la conduite, .«i
la conduiie n'avait pas une si grande inllucnce sur le tempérament. — U
liOus semble que la proposition suivante est vraie : La nature proi)JSe, la
société dispose, les circonstances font le reste,
La mort est aussi naturelle que la vie; nous le voulons bien. — Tous
les mauvais scntimens, toutes les mauvaises actions, le jour et la nuit, le
printemps et l'hiver, tout est également naturel dans la nature. Et puis a-
f.rès? que voulez-vous en conclure ? — Qu'il fi^'t en prendre son parii...
Kh! mon Dieu! — Les gensd'un peu de cœur et de sensibilité ne s'épou-
vaniciii que de la mort des autres — pour eux-mêmes... mais ils ne sèment
«la'un regret : c'e.«t qu'il ne soit pas permis de donner sa santé, sa vie...
deus ans à celui-ci, dix ans à celui Ih.
A la vérité, le premier Dis serait mort pour son père, et le genre humain
u'aurait jamais existé.
Un chef-d'œuvre, un commencement de réputation, un bel avenir trop
évident, forment autant de signes nioric s. On s'appelle Raphaël, et l'on
meurt. On s'apj elle Mozart, • t l'on meurt. On s'appelle; Léopold Robert,
et l'on meurt. On s'appelle Bellini, et l'on meurt. On s'appelle Armand
Carrel, et l'on meurt. On s'appelle Garnicr-l'agès, et l'on meurt. On s'ap-
pelle et l'oa meurt. Qui esi-cc qui viendra remplir cette place
vacante ?
Le rirhe élève des monumens funéraires, le peuple aiiBC à couvrir ses
-morts d'arbustes et de fleurs. Le ri' he est positif ; le peuple est poète
quand il s'y met : les fleurs qui renaissent lui font rêver qu'on ne meurt
pas tout à fuit.
CHAPITRE VI.
DU MÉDECIX.
Grâce aux examens que toutes les facultés de France et de Navarre lui
font subir, le médecin est un homme dont l'ignorance ne peut, dans au-
cun cas, égaler celle des individus qui le jugent.
Voyons, (lue reprochons-nous aux médecins? —De ne pas nous guérir
lorsque nous avons travaillé à devenir incurables? — Si l'on nous guéris-
sait a coupsûr, nous passerions notre vie à tomber malades. Consultez les
gens qui se font une habitude de l'absolution, ils pèchent avec une intré-
pidité inébranlable !
Le médecin qui connaîtrait du cœur , de l'esprit, des habitudes et du
tempérament d'une femme autant qu'en sait un aaiant, la sauverait dans
tous les cas.
La médecine populaire aura fait un pas immense, le jour oii un méde-
cin honnête homme et digne de la conliauce publique aura le droit d'é-
crire, au crayon, auprès du lit d'un malheureux : " Bon pour cent sous à
dépenser chez le uoulanger, chez le boucher ; bon pour le terme du loyer
échu; bon pour une mois de nourrice, » et que la société fera honueur à
la signature du médecin.
CHAPITRE VIL
LES CnARLATAXSiET LES MALADES L\1AGI.\AIRES.
Logiquement, le charlatan répond au malade imaginaire ; mais la logi-
que ne se mêle pas des choses de ce monde. — Comme il n'y a guère de
malades imaginaires que parmi les gens riches , il s'ensuit que les grands
médecins n'ont à traiter que les maladies absentes; tandisque toutes les in-
firmités réel'es reviennent par droit naturel et de bon marché aux char-
latans, aux • rdecinsderemèdcssccrets, de pommades, d'annonces payées
et (le guén.Mjiis gratuites.
Nous n'avons pas besoin de faire observer que les malades des hôpi-
taux ne comptent pas ici.
Molière ouvre la première scène de son Malade imaginaire par Or-
gan , assis devant une table, comptant avec des jetons les parties de son
aiiotliirairc. — C'est en effet un des traits du faux malade, de ne pas faire
aiiendre son médecin ; il considère comme autant de saci ifices propitia-
toires à la santé chacune des pièces d'argent qu'il donne à son docteur.
(1) Les reines n'accouchent ni d'une fille ni d'un garçon, mais d'un princ
ou d'une princesse . ce sont des sexes particuliers aux grandes ramillet
Le vrai malade, au contraire, regarde aux visites, à la dépense ; — la
santé, ce bien qu'il proclame le plus précieux de tous, il craint toujours
de le payer trop cher. — Il voudrait que le médecin ne vînt qu'une fois
par jour et restât tonte la journée. — Souffrant, il est avare ; guéri, il
est ingrat. — Il ne croit plus qu'à la nature ; et lorsqu'il s'agit d'acquitter
la note, il se prend à remercier la Providence de sa guérison,.. parce
que la Providence n'a pas besoin d'argent.
Les charlatans d'autrefois avaient de l'esprit: nous lisons, dans un
vieux recueil de remèdes expérimentés en médecine et chirurgie, une re-
cette contre la morsure des chiens enragés, et qui est annoncée en ces
termes :
« Poudre médicinale de la comtesse de Kent , laquelle a des vertus
surprenantes. »
Dites donc le contraire, si vous êtes honnête et galant?
Voici les ingrédiens de la poudre : « Prenez les extrémités noires des ser-
res de cancres, pendant que le soleil est au signe du Cancer, quatre on-
ces ; yeux de cancres, sel de perle, sel de corail. Mêlez. »
Ce spécifique était censé corroborer toute la nature.
Les charlatans d'aujourd'hui ne font aucuns frais d'imagination ; — en
général, ils ne sont pas drôles ; nous avons beaucoup peidu depuis que
les annonces ont remplacé les parades, et que la publicité a destitué ce
pauvre Paillasse.
CHAPITRE Vin.
COMMEST 0\ NE PAIE PAS SON MÉDECIN.
Vous l'aimiez cette femme ; vous étiez heureux auprès d'elle , — ses ca-
resses vous révélaient chaque fois un nouveau charme de la vie, ou du
moins un nouveau prétexte de cette existence parfois si incompréhensible
dans son but et si monotone ! — Vous l'aimiez, et elle vous a préservé des
maux infinis que cause l'ennui, le désœuvrement, le dégoût de soi-même
et des autres. .,.o îinhu:
Et maintenant la robeque vousi lui aviez promise, où est-elle?
La toilette d'été qu'elle attendait?... Voici l'automne.
Sa pelisse, son manteau, son burnous?... L'hivcrn'est jamais bien loin.
Cette petite dette qui l'a fait fâcher avec sa meilleure amie, vous de»
viez l'acquitfr pour elle? — Quand donc?
Cette montre qu'elle a égarée un jour on se promenant du côté du
Monl-de-Piéié? — Vous ne l'avez pas retrouvée encore ? — Vous ne vou-
lez donc pas entendre parler de reconnaissance ?
Ce propriétaire, si méchant, qui ne met aucun tnénagement dans ses
termes ? — Vous deviez en finir avec lui, monsieur Auguste, et vous n'en
finissez pas.
Cette partie de campagne, ce dîner sur l'eau? Vous les remettez tou-
jours au beau temps et vous vous arrangez avec l'almanach et le baro-
mètre.
Ces brodequins , que l'amant de cœur doit donner, seloii le code de
Notre-Dame-de-Lorette, on «e /awe de les attendre.
Ah! monsieur, si vous ne payez pas votre médecin, prenez-y bien
garde , on ne vous guérira plus.
Bien au contraire; et l'on vous rendra paralysé.
CHAPITRE IX.
DES ÉPIDÉMIES.
Les épidémies sévissent principalement sur les femmes ; — la plus com-
mune des épidémies s'appelle la Mode. Elles s'annoncent par quelques
phénomènes excentriques dont on commence par rire et dont on finit
par raffoler. Exemples , les manches à gigot et les bîbis. —Les épidémies
ont surtout lieu au printemps, en été , en automne et en hiver. Les plus
coûteuses régnent pendant cette dernière saison. On les nomme diamaos
et toilettes de soirée, de concert , de bal. En général , les crises se mani-
festent vers le soir. Une femme atteinte de l'épidémie est incurable : elle
a besoin de l'objet même de son affection pour vivre. — Tant quelle en
reste privée, elle souffre , elle n'aime personne , elle n'aime rien... —
Donnez lui moins , donnez lui plus, c'est toujours trop peu ! elle ne gué-
rira pas. Les épidémies produisent la langueur, l'atnaigrissement, et finis-
saient par amener la mort; mais une épidémie vient toujours à propos ef-
facer jusqu'aux symptômes de l'épidémie précédente.
I. La fin d'une mode marque toujours la convalescence d'une multitude
d'amours-propres.
II. L'Iiiîtoire des modes se confond avec celle des 'grandes épidémies
qui ont ravagé les meilleurs ménages, et coûté d'innombrables victimes au
genre humain.
m. Les épidémies ne gagnent les provinces qu'après avoir épuisé toute
leur fureur dans la cipitale. Elles sont moins à craindre extra muros.
IV. Elles passent quelquefois d'un peuple à un autre, et alors elles
s'aggravent de toute l'impurtance que certaines gens mettent à n'cire pas
de leur paj s.
CHAPITRE X.
DIAtiVOSTlC.
Le diagnostic est ta connaissance des caractères qui servent à diffé'
rencier les maladies.
Toutes les fois qu'il y a simplement caprice, ennui cédant à la première
LE MAGASIN LITTÉRAIRE-
'il
distraction, plainte ampoulée, mélancolie littéraire et désespoir artistique,
diagnosiiquez hardiment : maladie de la tête. — L'aQ'ectioa s'arrête à la
gorpe et n'enipècho même pas de cbanter.
Toutes les lois qu'il y a désenchantement de toutes rlio<;cs, préoccupa-
tion exclusive , larmes , monomauie , délire , aspliyxle : Diagnostiquez :
maladie du cœur.
Toutes les fois qu'il y a bâillemens, luxe abdominal , tiraillement d'en-
trailles , goût prononcé pour l'absynihe et les amers avant le dîner; pre-
nez garde à une alTeciion de l'estomac.
On a beaucoup agité, dans le temps, la question de savoir s'il n'y avait
qu'une seule maladie; bonne et vaste question métaphysique dont la so-
lution i'evaité;re la découverte d'un remède universel. C'était, selon nous,
bien nuconnaître la générosité de la nature qui a rendu chacun de nos
organes susceptibles de beaucoup plus de maux qu'il ne peut nous rendre
de services. Remarquez d'ailleurs qu'une recette universelle serait un
véritable fléau. Comment! il n'y aurait plus de remèdes comme il faut;
de pâtes distinguées, de pilules aristocratiques ! —Plutôt lamort.— Allez
donc vous compromettre pour la vaine saiisfaclion de guérir... ,
Le docteur D... fut appelé par une femme à la mode; elle souffrait de ,
cette maladie vague qui consiste à se trouver la femme la plus malheu-
r-tuse de la terre. Le docteur écoula le récit de sa cliente avec toute
l'attention qu'un homme désintéressé doit à la femme qui a beaucoup de
temps à perdre; les symptômes lui semblèrent d'une certaine gravité:
cinquante mille livres de rente, un mari très jeune, pas de rivales, pas
d'amant. Attendre ; voilà tout ce qu'une sage doctrine pouvait conseiller.
Uais la malade était impatiente ; elle exigeait une ordonnance à tout
prix. -i- Le docteur psrdit la tête , et prescrivit... Prok! pudor !.., 0
honte, ô infamie.<. le docteur prescrivit de la limonade... A ce mot
de limonade, la malade se leva, sonna, et Gt reconduire son médecin. —
La peur l'avait guérie... — Augustine, dit-elle à sa femme de chambre,
savez- vous ce que j'ai failli avoir... la maladie de ma lingère. Le docteur
m'avait ordonné, comme à elle, de prendre de la limonade I
CHAPITRE XL
DE LA Glil^RISOar,
La guérison a un Irait de ressemblance avec le mérite : nous y
croyons volontiers lorsqu'il s'agit de nous mêmes, et moins facilement
lorsqu'il s'agit des autres. On conteste , on refuse aux médecins la puis-
sance de la produire à volonté ; mais cependant, s'il n'y avait pour les ca-
lomnier que les hommes qu'ils n'ont pas empêchés de mourir, il nous sem-
ble que leurs antagonistes seraient peu à craindre.
Il faut attendre que la sai té soit définie pour dire en quoi consi«e la
guérison. 11 en est de la santé et de la maladie comme du jour et de la
nuit; tout homme bien portant est entrain de tomberinalade; car il est
de principe eu médecine qu'aucune affection ne se déclare subitement.
La guérison, rien n'est plus cruel parfois; — on guérit presque tou-
jours à ses propres dépens. — Les traîtres nous guérissent bien plus sou-
vent que nos amis , — les indiscrétions bien plus souvent que les conseils,
— la malignité et la jalousie bien plus souvent que la sympathie. — L'hom-
me tout-à fait guéri est un homme ruiné, perdu, mort et enterré de son
vivant. On l'a dit déjà :
" Une douce erreur forme tout l'agrément de notre vie. »
CHAPITRE XII.
DES TRAITEMESSi
Les traitcmens se divisent en bons et en mauvais ; le meilleur est ordi-
^nairement celui qu'on néglige.
'• Un médecin des premiers temps posa en principe qu'il fallait guérir les
malades:'
Tuto (à coup sûr) celeriter (tout de sM\i(i]etjucundè (et sans douleur).
Le même praticien traitait les fiévreux , 1" en les empêchant de dormir,
2* eu leur refusant tout liquide. — Ce traitement durait trois jours — et
ensuite, le malade avait droit à toutci les douceurs ; ou lui passait toi»
ses caprices... Mais d'ordinaire, tous ses caprices étaient passés, et irt
passés.
L'histoire des traltemens est celle des folies humaines et des tortures
internes et externes.
Les meilleurs traitemens sont aujourd'hui ceux de la diplomatie, —
ceux des ministres, des ambassadeurs. — Ils varient , mais , en général,
on les prend à assez fortes doses. — Si on les quitte de temps en temps,
il est bien rare qu'on n'y revienne pas un jour ou l'autre. — On se les
procure à la grande droguerie centrale, brevetée du gouvernement, au-
torisée par la police, et soutenue par la garde nationale.
La tltirupcuUque ou la science d( s moyens de guérir a acquis un
certaine degré de certitude et de fixité depuis qu'elle a reconnu ces apho-
rismes :
« Les jeunes filles se traitent par le mariage. — Les femmes et les ma-
ris par le veuvage, la séparation de corps et de biens et le divorce. — Les
célibataires par les femmes de confiance. —Les militaires et les employés
par l'avancement. — Les auteurs par le succès, — et les tuédecins par
les malades. »
Une des çrandcs erreurs du public, c'est de croire que les traiteiivus
sont tout faits, qu'ils existent tout d'une pièce dans un bocal, dans ur.c
fiole, dans un paquet, dans une petite boite.
— Le traitement d'une maladie... mais il devrait varier avec l'hc: re
du jour , l'état du ciel ; — le traitement, c'est l'attention, c'est liiiie li-
gence du médecin. Savez vous pourquoi les élèves en médecine ont, pen-
dant celte désastreuse époque du choléra, guéri plus de lualadt-s que les
docteurs les plus renommés? C'est qu'ils avaient de meilleurs jambes et
plus de scrupules. L'étudiant revenait vingt fois et c'était souvent à pro-
pos : il avait fermé la porte sur la période de froid, et à son retour, c'ist
la période de l'inHammaiion qui venait lui ouvrir, — il jiodifii'it le
traitement et le malade était sauvé.
Le monde a formulé son opinion sur les traitcmens en général : le pro-
verbe qui la résume s'exprime ainsi :
I. On ne prend pas les mouches avec dti vinaigre.
On dit encore :
II. Il ne faut pas auachcr son chien avec des saucisses.
CHAPITRE XIII.
DES SANGSIES ET DE LA SAIGXÉE.
Les sangsues s'inventèrent elles-mêmes. La saignée fut inventée par
hippopotame.
Hippocrate saignait, Galien saignait.
On dit que l'hippopotame, lorsqu'il redoute l'apoplexie, s'enfonce dans
les chairs de longues épines et diminue ainsi la plétore et le saiig de fes
vaisseaux. — On ajoute que nous avons pris à cet animal l'usage de la
phlébotomie ( ouverture des veines ); on veut que nous devions déjà à la
cigogne l'usage des seringues.
En vérité , nous n'aurions rien inventé , s'il fallait en cro're tous les
contes d'/ii5fo(>e naturelle. Ce qu'il y a de bien sûr, c'est que . voyant
beaucoup d'individus si bêtes, on ne peut refuser d'admettre qu'ils aient
beaucoup emprunté aux animaux !
Quatre vingt-quinze malades sur cent s'écrient , à la vue du sang qui
vient d'être tiré de leur veine : Dieu ! qu'il est noir ! et i Is sont fiers d'eue
aussi malades. Nous sommes désolé de détruire ici leur illusion ; mais il
faut bien leur apprendre que toujours le sang provenant des veines e«t
noir; celui des artères seulement est rouge. — Le sang des veines a se.'-vi
à la nutrition ; il retournait au cœur pour y être vivifié de nouveau et re-
devenir rouge, lorsque l'ouverture a été i.iaiiquée. — Retenez cela, et
priez Dieu qu'un chirurgien ue vous tire jamais de sang rouge.
Une saignée faite à propos, c'est souvent la vie.— Sur cinq personnes
réunies, il devrait toujours s'en trouver une qui sache se servir d'une lan-
cette.
L'apoplexie est une chose trop affeuse pour que noos y donnions un
chapitre spécial, — mais nous dirons qu'en général « on met un grand
nombre d'années a être foudroyé; — et que beaucoup de gens em-
ploient vingt années de vie succulente et joyeuse à mourir subitement
d'apoplexie. «
Les sangsues s'appliquent au jour de l'an par les portiers, les facteurs,
les filleuls, etc. , etc. — La saignée est quelque chose de plus large, et se
fait par les tailleurs, les bottiers, les propriétaires qu'il faut bien finir par
payer un jour ou l'autre... C'est l'autre qu'on choisit; mais cet autre or-
rive , et nous sommes phlébotomisés.
Le fameux quart d'heuie de Rabelais n'est que l'instart de la saignée,
— On l'appelle : mémoire , carte , addition. — L'addition se reproduit
tous les jours pour les gens qui dînent. Avant-hier , un lion de IS ans .
ganté à 2'J sous, s'était amusé à commander très haut toutes les pariics de
son dîner; il avait affiché exprès sur la carte les plats les plus excentri-
ques, afin de produire quelque sensation. Le garçon s'était cmpre.'sé de
le servir, bien persuadé qu'un homme affamé de choses si peu communes
ue paierait qu'avec de l'or. — Le moment de l'addiiioii arrive, — le jtiine
homme vérifia, additionna et donna le total exact plu^ deux sous, en di-
sant au garçon : Comptez, je crois que c'est juste. —Trop juste, mou-
sieur, répondit ce dernier.
CHAPITRE XIV.
DES CRISES, DES TEMPÉRAMEXS, DES RbVES, DU RÉVEIL ;
ET Boxsom.
La crise estun effort heureui ou funeste de la maladie pour ou contre
le malade, et des circonstances extérieures sur le caractère de l'indi-
vidu.
, Une de nos crises décisives et prolongées, c'est notre premier amour.
— Nous ne parlons pas de la première amourette, simple excitation par
laquelle le cœur essaie dans la coulisse ses premiers baitemeis. L'enfan-
tillage et la pas-sion n'ont rien de commun malgré leurs nombreux traits
de ressemblance.
La première leUrc de change, le premier billet, la première pipe, voilà
des crises.
En général, les crises sont fréquentes vers les fins de mois ; noos n'hé-
sitons pas, et tous les gens sensibles n'hésiteront pas davantage à ranger
parmi les crises : chaque paire de bottes neuves , peut-être faudrait y
Joindre les souliers neufs, et même les habits neufs, et même... tj'ui deoc
a pu dire qu'il n'y avait rien de neuf sous le soleil ; il dovjlt ctre biea
d"P ui vu (le cors aux pieds ei do dêlicate;>sc.
38
LE MAGASIN LITTËRAIRE.
Les tcnipiîraT.cns norvinu soulTreiit paiiicnlièreircnt des crises : à
propos de ii mpôra'nciis. no.is >ous l'iroiis (lu'il laut en penser re que
Jîoik'flii a (lii<le>i;eiir\s : i(ii:tsor 1) ins Imrs le s te.ii.x'iMiiUMis emiuyL'iu.
Tdiis les ; iirrs uM c ii i llit Iriir bon côié. Les lym 11 it'iiir s ont les tu-
iiiiiis l)li:ncliis, lissiii.'iiin-i lc> iiil'.ainiii.iliniis, L's iiervi u\ le UMaiios.
La fiictilié i l ii'o,'» iiii I a me jo:ii- ti i éli'Vj st>r h si'Jvi; que lioi d-; sa-
viiir le(;tiel du /«Vc vu di' l.i mi:ic av.iit le i>!i.s d'iiiniieiiC' sur U: leinpi:-
iaii;en: de ^a i roît'' iiiie : Messieurs , répjiiJit relevé , toal 1)1 ii euiisi-
doré ie c ois que c'rsi la pair : — Cet olove piomeiiait un e.cellcul raé-
dec 11 : p r le inaiiieiir des ii ui;)-!, il e't devenu van levillisir.
— Les lèves tout sciid) ali^e- ;iu\ paroles que iruiionre un homme qui
par'c loulseul; — il>iOu:leat im éi.jt vrai iie l'es, rit ou du corp-i, — ont
rêve lib'e, fp:inlaii.'', ce t à dire (pd n'est pis le pro luit d'un dîner,
d'i.ne preoccuptioii eiivaMs aate, c>t un iudce de ver, é. — ISolxS ne
vo Ions pas co isiijiier ici te.ua's I s rûvélai ons cui ieuscs qui ont Ole dues
à des rêves, parjc quo ii )u^ voii'nus en faire un livje a part, un livre que
vous I r..v. mm pa> a eau e de nous, mais a raue di' lui.
Un lioiu lie <!'uue <I siraciion e.xirèuie a\a:l l'Inhilude de faire con-
clier sondiiuiesl'ii'ied iiiss.i chaaibre; ic iuaiiu.au réveil, il lai lacoiit.it
SI s revis, et la dune.ti |ue s-.vai'. ensuite io.;t ce qu'il faliait rappeler à
s'ui niaiire, pivpaier pour lui, coiumaiidc |)0'.ir lui, éviter pour lai
dans tout le res e de la ioiiniée. — Cela re-seinl)!e à l'u sîoiie non
liii^i'is véii iipîe d'un iiulvidu qui prrdait r.gaiièiein 'iit .ses papie -s, If.l-
lesdegar ie, lettres, !■ c. ; iuureuse neat il avait une feiniie de luéaa^^e
fort in i crête, et il rciroii au d.iiis la niéuiuire de cl e brave leiniie les
.seticis l'ciiis les pi s iuiuus (|u"il a. ai eu soin d'égarer. U u'y aurait
gutre de liifants iiii.liies .si i oas sawiin. les uiihs r.
— Le réveil... (sl un 'ilain i; oae ir ; die* les peuples laènie, le réveil
ne proi.ve rju'u.) ; ss .u]ii.ss mi nt iuéwiab e diins i'aeair : — (Jui a doiuii
l\ raiiia. La li éinuiic foi uie l'ide^ t lé d». s individus, (oaiiue vous le s.nei :
tt si l'on poiisiil icliiiii 11 r eliaqiic jour de iiol.e m .vidualiie ce qu'eu
iious léve.lKiiit nous avons ouliiie de 'a veille, nous ne pèsenons pas une
once au !#oiil d'un mois : à la ^élité, nous acquérons l'cxpéuence ; mais
l'expérience ii'is'iiue liirpiiiude à épriuvcr.
hous j.o is Ks iuious par nos deu.\ éi^graphiS, tant nous sommes logi-
qi.cs Ci coaséqucus :
L'iiommc malade est celui qui
ne stiulTie pas.
Celle grande sauté est à craia
drc.
Nous ajoulcrons avec C Constant :
Soull'rir n'est rien; la i^randc olj'aire de ta vie, c'est la douleur que
l'on cause.
Lt riiiore : La santé c'est le cornent ment; voil': pourquoi l'on a cou-
lunie de dire : Corittiitcaieut passe richissc : — Ajtz dune les dcus et
pcricï-ïous bien 1
p. BERNARD.
•.POSTIiaiT DE M. BEâRYZa. (I)
A l'aspect (l'un parti qai se symiiolisc par un liomme , M. îlcrrycr; qui lui
lîonnc tes piMnoui, ses espér.intc.-, qai se ( onlie aux eliani.es de sa panile, et
(]ai, Idiileile pouvoir mieux l'air.-, te naus!i;;iire dans une uiiilé, n'éprouve -t-
011 pas un jjrand .-onliiiieiit deeiiriosilé, un dé>ir lies vif de eunnallie cet liom-
iiie, de savoir (|uclles iraiis Ions, ijuel-, urran^eiueiis de la vie l'oiil anicné à
telle po-iiiou de elierpoliuipie'.'
On doii élrc curieux d'.ipiiiendrc comment la dynastie de Charles X, mal
défendue pir des épées \ aillâmes, mais tu p peu nonilirousos pour lornur un
Ijisceaii. trompée |iar de.- eonseilleit di'M'iius tous, .iljuniloiinée de ses seivilcnis
ilevcnes taises, a lais.-é turle solde la I'"r,inec, en panant, une sentinelle per-
due qui n'a pas jclé sa eoi arde, et qui, de leinps eu temps, lire eu l'air un
Co p de fa.-il thaiijé a pomlre en llionneur de ses mai.res\uiiirus.
Ivriiiiiie spciUiele que eelui dune eonr arisloeiaiii|iie plaslroiini'c de blasons,
réJiiile dans le iii.llieor a ne eonipier pour délen-euis aelils ei toujours jneseiis
s:ir la Ideelie, quiiiie poignée de jainiiillsles aiilens el roluiiers, touiuiaudés
par i.ii avoeai qui ii a de pai'cln'iiuusiiue duiis ses dossiers.
tu fais.nl Kl 1 liislone de iM Uen jer, nous sommes rigoureusement con-
dnits a d.re les p.rlieuLrilCS qui.dc simple avueat, lu iransl'urmcrenl en homme
i.uli(lqiic.
.'1. fierrycr. membre de la chambre des députes, est le fils aîné de Jl. Ber-
r;er. aïoeai rcinarqiiahle, lré^ aimé de son teiiiiis, aojouid'liui Ires regretté,
g.i s'était créé une clientèle supeibc, el fut ebargé, a\ee ftl. Du pin aîné, de la
«éfense du marérlial Nej. Al. I!ei ryer (ils, élevé au eoUége de Jiiilly. donna de
/)i\VK li.-iire maintes preuves de f.jeitité et de paresse , de fri>olilc tt d'iiilclli-
geuec. Il lit. eu soinine, des éiiidis iiedioeres.
Les aneiens oraloriens qui diiij;('aienl le eollége se donnèrent au diable pour
comiirimer son naturel aventureux ; mais s'ils ne |iart inrent u rendre leur élève
/(jrl in liiine. ils léussiienl du moins a jeter duns leile télé i'erlile en linpiea-
simis quelques germes d'idées leligieoses que leinaiéi wlisnie des ulV.nres, le po-
sitif de la >ic, les plji.-irs du monde n'onl jamais déraeinées. A \oir !\L lierryer
SI )■ u eanoimpie en ajiparei.-Ce. si fa: de, si pin au léie, ( ei-i diiii paiailie une
)i|,dsnnterie. Unpenl eiuin- gue se» préoi eiip.ilioiis eallioliip.es sont pore alVaiie
de paili, puie liypoeiisie politique : eh bien ! non. i\L lien jer isl loojoms eoii-
laiiien.ynaiid il prie, il tioil; quand il pleure sur I innoeeiier iriiii clieni, il e.-l
cunvainiii de son uinoeeiiee ; quand il s'ulteudrissaii Aur le iiiallieur d'une prin-
cesse g.oaic peut-être de neL.tniuis, il était eoii\aiiau de io pureté. Seulement
(1) Elirait des jyowelles à la main. En vente, rue d'Eughicn, 10.
ses convietions ont le malbcur de ne pas durer lonslemps. Celle mobili;é d'hu-
meur qui eolore si diversement plusieurs côtés de son caraetère cl plusieurs
phases de sa vie, ne l'a ponrlant jamais égaré hors de la ligne politique qu'il
s'est iraeee depuis qu'il etl lioinine ; il y est leslé lidéle.
Al, lierryer detuita au baiieau eu lHl-2. Sou père cxploilail ali rs à lui seul
toutes les grandes alVaires comoiere;ales qui lui ani»aiei:l par le ejiial de Al,
Uornaud. sou parent, agréé, ;res lioiiiiiablcmint posé .eu Iribanal de eommeree.
Dans mi lamli au de sa vaste elienlelle le |;ère Irnina ainplemeiit 1 étoffe d'une
lobe d'avoeal p air Sun lils. il lui .i.janiioana une pjitl,' de ses eiii.ses.
Des son enueedans le monde, a 1 âge de vingt-, t-uii ans, le jeune lî.rryerde-
Vint amoureux Ion (!• âlile Gautier, ni e de railmini-lialear des vnresdela
iireiiiure oivisiou militaire, liés belle el blonde per oiine qu'il épousa. La eons-
npl un faisait alors de grands r.ivages; la fiinlle de roule d innée aux euiisents'
était un pass'iiorl pour l'élein.lé ; ptrsonue ne pouvait é Ihqiper a la \nr..eilé
«les réipu.-ilions d'hounnes; après a' oir acheté eiiii|ousix reinpiatan-, on parlait
éouiiiie gar.ie d'Uoonenr : l'empereur ne lesiieclait plus i|iie les piéires et les
.liuniines maries. Ainsi l'on peut iroire que lu dèteriniiiatiou piéniaïuiée du jeu-
ne IJeriyer lui fui aussi dietée |)ar son éloigneiiient des vaiiiiés giieriieres.
L'iinasion des années eu.ilisées le tiouva duir- viiaiil, heureux d'avoir sous-
Irail sa personne aux ravages du eaiion, et mai ié selon siui goùl IN'éanmuliis, à
l'appro Ile des llusses, il s'était retiré .'i la e.iiii|iagiie, non par p.'ur des ail.é.^,
nuiis par répiignatiee p. air le service d( la garde ua;ionale, qui a\ait bien aussi
ses desagrémeus. Lu un mot, IM. Ueiiyer ne se suueiail iiuUemeul de ligurer uaus
le tableau de / . 6 ■rniiede i l:<;'ii/.
1,1. .ieiiyL'r jiis(pie-la n'avait nourri aucun .«eulimoul politique. Son origine et
son édaeahou ne lui conseillaient pas ta haine du systé.ne impérial. Jl de\ iiii par
eiaraiueaieiil el aussi pir horreur de la tjranuie unitaire, rojalisLelialeurenr.
liellait songeait déjaa ioriner celle plialange du jeunes iiiagisirats qui dcvan dc-
pen er tant dard.'urasoulenir les pers.'culions du pouvoir el à colorer deso|jliis-
lues les lend.iiii'cs de la restauration ; déjà l'avenir pal, tique de M. Ueiryer lui
s.'inlilail pli'iii de nelies promesses, quand le retour de i'ile d'iilbe vint défaire
ces idans cl tant d'autres, el forcer ie jcuiie espoir du parquet d'aj uruer ton
royaiisaie.
Ouand reparurent les Bourbons, les réactionnaires songèrent de nouveau au
paiti qu'ils pouvaient tirer d'un talent éprouvé dans les billes du barreau, cl
voulurenl l'aire don a la niagi.lraïuie de ce iliainant d'éloquence. Mais au mo-
iiieiil de s'ex.iliqaer. àl. lieirycr comprit que sa |iositiuii ne lui peruiotieit pus
U'aicepler ces pérdieux el maigres liouaeurs. Un traiteuicnl de prucureui-géné-
ral lUoi intiei n'aurait pu déirayer un seul de tesgui'its.
Sajeunc se, sa clialeur, Icciiaiine de cet argaiie sonore qui laisse après le re-
pas de l'orateur un eelio qui inariuure des plauiles et des émotions lemJres ;
i'exiiressioii a la l'ois ouverte, riante elmél.iueoliquc de son lisage ; sou peneliant
pour les plaisirs, te jeu, la lable et les \ iiii biis, eu avaient l'ail un avocat distin-
gué, applaudi, lulluei.l, cl un jeune hoiuine du inonde 1res recherclié. Celte iui-
ineiise lacilite de iravuil, qui lui permet d étudier ses causes a l'audience ou
chez lui cuire deux inauchcs d'écarté, auieuéreut dans sa iiiaisou l'opulence et
les relations.
La succession du marquis de Vérac, les alTaircs des royalistes qui rentraient
dans leurs coupes de bois, celles di'S grands émigrés qui avaient de vieill s li-
quidations a régler, I oecupéreiil et reiiricliirenl. M. iieiTycr voulait ei devait
'rester avocat. Il se débattu contre les »clleilés d'une ambition stérile, jusqu'au
'jour où les jésuites tougéreni a le circoineiiir.
' l'eiidanl 1 opiiosition de .U.M, de Viliéle el Corbière, ils le rattachèrent à la
Tinance des buiiiinesplus exaltés que les deux 0|)iiosans, et ace parti prêtre qui,
caelié derrière eux, n'en voulait faire que ila iiistruuiens, de tel e sorte qu'il lie-
viiil bieniùt plus dévoué au pape qu'au roi de Fraire, plus royalisle que le toi,
cuiniiie on disait alors. Ses ra|iporls avec l'abbé de La àicnuais entreliment
chez lui le teu de celle ex.illalion.
Une pouvait inaiiq 1er de se lier aus.ù avec 31. de Vilrolles placé en inter-
médiaire cuire le parti préire el Charles X. espèce de Fouelié iiiysiérienx, tau-
jours surla porte du ministère et ny entrant jamais, jiaree que tes goûts aven-
tureux, son besoin des affuiies, ton penchant poar l'iinlustriaiisiue ei les (qiéra*
lions aléatoires, alarmaient des gens bien dispuséspour lui, mais reiioulanl par-
dessustout .-ou iiab.lelé.
l'arallelenieiil a celle vie d'inlrigucs, M. Berrycr menait une vie mondaine,
recheicliani beaucoup les hoinines de plaisir il de bon goCn, très lié avec I)e-
saug ers, sachant par cœur les chansons de liérangir, et, par oïdiiioii, ne voii-
laiii j.imais les chauler, assiduduns les inai-ons ou 1 on ru, cliai.te et b.at, quel-
les que lusseni 1rs coininiinioiis politiques, loisqu il lui viril a l'esprit de coope-
rei a la rmdaiion de la Société des Itonnes-LcUres et de la Soeiclé des Bouncs-
LluUes.ll donna plusieurs lci-ons,qui peu à peu déLideienteiilui poi.r les discus-
sions de la iribuoe un iiencbaui qii il avaii coinbatiu. Un le vit alors s'occuper
de ibèories puliiiques. cl sous le mi istère de M. de Villèle, i' était as ez fort
sur les airaires du pays, pour négocier des raceoiiimodeineiis, opéra- des bioi:jl-
les, pour prendre part a loules l'es pctiies cuqueilcrics boudeuses qui obscnr-
cissaicni la bonne intelligeiu-e du ministère et de la congrégation, en un mol,
pour éire un lioinine utiie, applicable el cuii.ulté.
A cette époque, M. lierryer avait donc dép..ssé par son imporiance toutes les
po nions suballernes qu'on aurait pu luiolïiir; il ne pouvait plus cire proeuri ur-
géneial, il devail étic garde des-sceaux ; mais la cbanibic était iiiteidite uses
tieuic-sept ans, et pendant ce temps, les soins qu'il avait donnés à la politiipie,
sou éloigneimir. des alTaires du palais, ;ou amour infatigable des iilaisir» du
monde, umenèrenl des cinbarras dans sa lorinne : son cabiml diminua, les cau-
ses couini. rei.iles allèrent à d'autres iii liiis tiiréics, moins désiiuércstés, a des
médiocrités ropaces. Il venait d'aiheter, pour foiiUer a l'avance sesdioits d'éli-
giliiié, une tcrie qu'il ne put payer qu'eu t'imposaut une gène insuppoi lable
pour un liomme a rbuincur graii'de cl large. C est un étal de choses que l'iiuii-
lelfgeiiee desgouveiiiaiis, ou pliitùt (nous voulons le croirej l'iiuégraé de M.
JJcirycr, nesong a |)as a amelioier.
La resiamalion, si aveuglément prodigue, si niaisement reeonnaissaulc en-
vers des émigrés s.iiis latent, saii> couleur, ne savait pas, comme AaiioUon, re-
lever lin lioinme de portée par I argeiii, li'abMd, Cl par la considération qui en
déioiile. La vue ii'un nez busqué de rancieune cour, la vue de la queue poudiée
d'i.'ii voLigeiir éreinté de C bient/ éveillait mille éuiolioiis piteuses et pleurar-
des dans le cœui de ces gens incapables, cl hors d'étal d'estimer à son prix un
niérilerécl el conlempoiain.
Luhn, quand M. Berryer eut atteint SOS quarante ans, lui et son parti son-
ecrcnt a son début dans la vie politique cl publique, et l'inlluencc, les facdités,
LE MAGASIN LITTERAIRE.
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les conseils, les relations qui lui claienl nécessaires, il les trouva dans H. Roux-
.laborie, l'ami iiuiinc de M. dcPolii;nac. Charles X avait a cœur, de son cùlé
fie voir .M. Bcrrjcr airvcr à la chambre. Pdriagé ciilrc ces h.iiites soUicila-
iions et la conscience de l'olal de ses alljires puM'es, M. lîerryer se Ijissi-t-il
Comprumeltre par des n(');oiialiiins de château, cniraiiier p;ir d's promesses
(l'arrangement qui. en tout cas, ne fuienlj.nn.iis réali^^■es'.' t'ul-il dupe ou dé-
iiiitercs ù? Ses aUiis, qui le connai sent «l'iiircu», facile, iroienl (pi il a, de
5ailé de 'uciir et sans arrièrc-pen-ée, sacrilic franrhemcni sa grande po>ition,
sa roruinc, à la fortune poliiique, si tneerlame. Tous ceux qui l'ont \u ainsi
faire l'abaudon gratuit des ressources que son talent d'avocat avait rendues si
féc.indes, ret,retiér ni *a dé erminat (ju, et les avouCs d'alors ne se consolaient
pas de le viur se suicidera laviede palais.
l.e ndHiSlcMC l*()li{;nae celte dernière réserve d'un pouvoir qui s'usait en vou-
lant s'rpurer. fut un événement tiu]) grave pour qu'il put s'aceouqilir en dehors
de l'influenie désormais loule per.-onnelle que M IJerrjer m naît ilc ^c créer
par son enlrée a la (hainhre. Il pril part à .-a l'urmalijii, cuiiMUVant p.ir devers
lui l'espoir de le nieiier et de le modérer ; mais la macliine était lancée, et Its
faible^ bras de -M. Uerrver furent pris et brejés <laiislcs engrenages.
La révoliiiion de lS.iOs'accoiiiplit lorsque M. B.rryer venait de faire les pre-
mier, pas dans les aff.iires publique , et celle carrière, dont le liut devait élre
un poricfeuil e et la uireclion des all.iires d- la t'rauce, l'ut ob-triiée ton! a coup
par les événeniens que le torrent de juillet roulait avec lui. Le dépiilé lé^ilirnis-
tebésiia long -temps a pièicr serment. Son parti eraignait un insiani (jue ce re-
fus ne couvrit un liécourag'.'menl; mais les habiles se niiicntcn caniiiagii". On
le magnétisa, on b.'rça l'homme fai'iic avec les mois d'/iof./isiir clieo"lcrexi/ue,
de liileliié au malheur, ou lui rappela les cngagemens pris, on lit miroiter de-
vant Im l'image di s princes exdés, d'Umri V déshérité, de la France redeinan-
ilaii! Sun r. i lé^iUme. M se dévoua donc encore.
Ces nouvelles fiançNilles avec la re5laur,.ti 'ii mourante ne rappellent-elles
pas léseraient que. dans l'éniigration, Charles X lit a sa niai:re.sse Mm • de
P....n '? .M. de Latd. depuis archevêque de Reims, reçut cette promisse solen-
nelle, l'aile au lit de mort de celte dame et par laquelle le p{l^ill mime survi-
vant .s'engageait à ne plus aimer d'autre femme, a se consacrer tout entier a la
religion, a rétablir les jésuites si jamais Dieu lui accov lait de revoir la l''rance.
Charles X tint le serment failà .Mme de ^....n. M. iJcirjer est reste lidcle a la
puissance déchue.
Aujourd'hui .M. Bcrrjcr est l'ams du parti légitimiste : position assez diffi-
cile, parce que les houunes de ce |iarti, qui ne se sont ja.nais cntenJiis. s'cn-
tenilcirt moins que jamais depuis la délaie : on a coiiip é lanl de variétés de
légit'inisle», depuis les earli>ies purs ju>quaux aiiloni.les cl aux honiiqiiii-
quistes! Il y a un parti de province et un par.i de l'iris; des hommes qui veu-
lent l'an ieniie divisiiin de la l^ran c: d autres 'a Fiance que Napol on nous a
laissée, plus le duc de Bordeaux, (juelques-uns veulent repitndre les choses a
J78!)cl panir de là en avant; quelques aulie- abolir louie iraee de constitution
et repl.ieer la branche aiiiée dans les tirm. sdc la iiionarihie de Lo-iis XIV.
Les plus traiiahles et 1. s plus inlelligens sont les légiiimisles de Paris. Ils se
soucient fort peu de la guerre de Vendée, qui en temps de paix européenne,
leur semble un acte de pur donquichotlismc, un déplorable abus d'inlluence sur
des psysans crédules et paresseux. Quand les g. ntilshoinnics de province, fati-
gués de leur oisivclù, voulurent fane diversion à la chasse a courre par la chas-
seau panlalon rouge, el que la duchesse de lîerry vint jouer au milieu deux
son rôle d'amazone (lu lîoe^ige, les légitimistes de l'aiis, qui considèrent les
Charrette, les d'Iîlbée comme des noms de riiisloire ancienne, gémirent de l'a-
naclnonisine armé qu'on allait perler dans les [nov inees de l'Ouest et dùt.ichè-
Clicrenl M. lîerrycr vers la romaiie.'.que piincessc pu;;r lui faire aliandnniier
son projet, il lui parla, ne lui épargna aucun conseil et ne rénssii pas. Al. iier-
rycr vit avec douleur éclKuer toule son éloquence toiiirc culte volume le.iiiiii-
ne, qui seinldait prendre dans sou dciiùmenl,ses privations, ses souirrauccs,unc
espèce d'énergie désespérée.
fll 15 iryer parlait a la duchesse de Berry, non-sculcmcnl au nom de sa sû-
reté personnelle, mais encore au nom des intérêts du parti ; car ftl. lierryer ap-
pariieiil a celle nuance qui n'espère rien des niou'iis v.olens, (|ui veut se ser-
vir de In II ibune, des élections Cl de ia f.irme constuutiounelle, batlie ic^syste-
mc nouveau avec .-es propies aimes. C'esi un Inoniplie iiiijiossibie, maus dont
rdliisinn caresse son amour-propre. 11. lîerrycr sail fuit bleu d ailleurs que
la restauration le p.iierait en belle monnaie d'ingratitude.
Sait-il aussi bien qu'il ne sciaii jamais qu'un minisirc diplotnale, et que ce
qu'il eiilend le mieux, ce sont les nU'aiies desaulres, pas du Unit les siennes ?
Oui, sans doule, :M. Berryer sait liait cclael s'en, iceom mode. Fort détaché de
l'argeol, la télé pleine de pr.yeis et d'aveiiluies, il trouve dans ce rôle de chef
unique des satisfactions ipii lui siilVLsent. Sa po.''iiiiin a la chanibi e ne laisse pas
que d'être piquante. Il s'isole, b.iusse les é|iaules, écril, ricane tout seul, prend
la parole par hasard, par caprice ; puis quand il a joué quelque bon tour au
gouverncnienl de juiilel, il se rassied, el sa pliysionomie girde longtemps
rempreinle d'un soiirne qui traduit ses joui sauces inléiieiires.
La ddl'ércnce d'opinion n'a pus détaché M. lîeiryer de ses amis du barreau ;
il a conservé ses liabiiuiles de l'ainiliarilé et oe lutoiemeni avec ses caniaïades,
M. Uupin, .M. Odilon li.irrot. Al. .Maugiiin ; depuis qa'lques années même le
dér.ingeinenl de ses all'aires le ramène un pu ver.s le pal.iis, qu il a trop déd.ii-
gné :il piaille plus volonliers; m.iispar un tour d'espril vr.iiiiienl chevaleres-
que, il aime ei recherche les inauiaiscs causes, les eau es piudiies, el connue
ces chiringiens doiii le nom ne se r iliache qu a des opérations dilliciles et dé-
sespérées , lui aussi il aime les cas rares.
C'est toujours <l:ins le monde le même homme, faisant de la politique artiste;
oimable, abandonné, passionné pour la musique italienne, dépensier, capable
d'avaler le P.n lide eiilier avi^; ^es eaiis el les païUelles d'or ipi'il roulait
CiUle étude en qii'lqiie sorie intime du caraeiére de Jl. lîeirver semble ex-
clure toute apprécialinn raisoniiée de son niiigiii.,qne lalenl, qu'aucun |>aili ne
coiilesie; UMis sans se laisser aller à des déhnilnuis de l'an oratoire, on peul
dire (pi'il en possède au plus haut degré toutes les qualités.
Il est le vi niable or.iicur.
Si la comersalion privée de M. Berryer n'est pas en apparemc plus spiri-
tuelle, s il n'a pas la rcpai lie vive, prumple et présente, c'est qu'il ne le veut
pas, c'est (pie s.i paresse ne se preii- pas a f.iae le feu de lile avec de- mots.
Slais II est enscntiellenienl, el au fond, très spiiliuel, ;.iiù eavcc lvres^c 'o.i-
tes les jouissances de \\'>\» il, se niontre induisent a Imit ( e (pii e-t espnl, pos-
sède au plus liaiu degré la faculté de s'énuuivoir el ne pleurer el icelien he tous
)es pelilibouheursUusQDsualiSQic intelicctuel. C'est, au résumé, uu hotiunc fa-
cile, doux, et dont on peut se plaire à compter l'une après l'autre toutes les
qualités, parce qu'il uc sera jamais dangereux pour personne, pour aucun
parti.
PORTRAIT DE M. SUPIN (1).
Avant d'être un homme politique, 51. Dupin alué fut un avocat très cher, qu'
appelait amour de sa profession ce qui n'était que lamour des petits écus : il
s'enrichit en plaidant dans plusieurs procès fumeux, cutic autres le procès Stac-
poole.
1)1115 sa carrière parlementaire, il a montré une indépendance lucrative. Se
doniKuit tour à tour pour un consei 1er lidèle, mais bourru, de laroyaulé.et
pour un défenseur énergique, mais sage, des inlérêls démocratiques ," M. Du-
pin a vu chacune de ses boutades les plus mémoraWes se traduire en Iraitc-
meiis :
De président de la chambre ,
l)e procureur-général de la cour de cassation ,
De conseiller privé du domaine de la couronne,
lit cnliii , de président du conseil dudit domaine, en remplacement de 31. Tri-
pier ; c'est à la part prise par lui dans la coalition qu'il doit celle deruiùre aug-
meiilalioii de grade et de Iraitemenl.
Il porte le .Nivernais dans son cœur, el a fait frapper 'aux frais de l'étal) une
médaille en l'homieurdu premier conducteur de bois llotlé du pavs.
A llafligny, sa salle à manger est décorée de porti-aits reprêsenl'ant :
l.a cuisinière de .M. Dupin faisant son diaer;
Le jardinier béchanl ;
Le menuisier raholant.
Ces trois croules l'ont rendu populaire. A Raffigny, il fait le paysan.
11 l'esl à Paris.
m. Dupin n'est pas beau ; il est noueux, grossièrement conslruil, grêlé, porle
lunettes, une perruque, et remercie la nature de ne pas lui avoir infligé un ex-
térieur plus disiingué.
A cùie de cela, nue extrême coquetterie dans le soin de ses facultés d'orateur,
un amour excessif de son organe, un usage calculé du vin ou de l'eau, selon l'état
rie la gorge, la précaution de se gratter îndcliniment la langue pour en délier les
ressorts.
Comme orateur, M. Dupin n'a pas de talent vrai. Il ne parle pas français,
et se pare d'un manteau d'érudition qui glisse sur ses épaules : dessous il est
tout nu.
Ses traits ne lui viennent pas, il les a lus. Comme les écoliers, il a des ca'iert
d expressions, et butine dans ces livres feils sur les livres, qu'on appelait Flo-
fes liiiiiiin'is , Epiiiramnm'iun ilelectus , llortns tenlcnlia-txin, , n'ayant
ainsi jamais eu une érudition de source, mais une érudition d'emprunt.
A l'enlendre parler de l'ilôpilal, du président Duvcrt, il ne faut pas croire qu'il
les avail lus, avocat ; il ne les a lus que, magistrat, le jour où il eut la vaoité da
se croire dans des positions analogues.
A la différence des grands esprits, il prend tout au point de vue personnel, et
ne fut hostile à l'hérédité de la pairie que parce qu'il n'a pas d'enfant.
En sorte que son esinit, c'csldu pillage; sa raison de l'è^'oisme ; sa chaleur, du
calcul.
On a dil qu'il représentait la mauvaise humeur de l'ancien bourgeois. Ce n'est
pas juste. Il ne représente, comme citoyen, que l'esprit brouillon du clerc, la
crasse du gielVe, la callosile du manant, et, dans le mauvais goût de ses sorlics ,
1 indécence d un prédicateur de la Ligue.
Dans ses accès d'apostrophes, il pousse souvent la véliémcuce jusqu'à l'injure ,
jamais jnsiiu'au courage.
Juitiliant toujours celte déGnition de Casimir Périer, à qui M. Dupin la par-
donnera :
" C'est une poissarde politique. »
Déelamant surtout contre les choses dont il craint d'être accusé , ou contre les
choses qu il ne peut atleindre, il a crié Aaro.' sur les loups-ceriiers do la ûnancc,
lui le to'iji-ccrvirr du barreau el de la magistrature.
On a parlé, ou plutôt il a parlé de son courage civil.
Kl il n'a d fendu, en lS:i!), la magistrature que quand il en a fait partie ;
L'ord.e de la L 'gioii-d'IIauneur, que quand il en a été fait gianil-olTicier.
Le courage civil ne consiste pas à rabaisser I armée et ses chefs cminous. à pro-
clamer élernelleinMit : Cedam nrma lo icc, à d.Hruire l'esprit miliUiie de ce
pays-ci. Voyez où nous a conduits celte suprématie des robins
Cette pers.ciilion conlrc les /iV- /,«, à une l'pnque où il n y avail déii plus de
due lisies de prol'es.siiin, est-ce du coura,.e civil'/ .■*:..
Ce ne fut qu'une manière de répondre au cartel du maréchal Clauzcl par une
juri prudence.
Celte haine du duel, dont la toi jranic rendait les rapports d; société polis et
siiis, cot suspecte chez .M. Dupin; n'est-ce pas donner a croire qu'il y a là-des-
sous tpieliue so-lîl>'t de jeunesse'?
Cependanl il y a quelque chose qu'on appelle la verve de JJI. Dupiu.
On comprend qa'un pneil nom soit donné p.ir l(\s cspfits'pen sirieux , A
cette inlempjrance impunie dont AI. Dupin (iiit preuve ou barreau et à la tri-
bune.
.Mais académicien, mais écrivain, même judiciaire, dira-t-on qu'il a de la suilc,
de l'eclal, du nombre, du lour, de 1 1 pro;>ri.;té dans les termes, qu'il trouve uu
seul des Ir.nts de la 1 in^uc fr,im,'aise'?
Sec et long, Icchuiqiie el p;ile, maigre et lourd, aigre et nauséabond, sousljle
manque de tout procédé.
l'iollanl dans ses opinions, il fut, sous la rcslauralioii , libéral prudent De-
puis 183 ', il n'a jamais fait à la chambre une sortie quasi-popu.'airc sans cire sûr
de renconirer le soir a qui eu faire ses excuses.
Dans sa conversiiti m privée, il t.mibe suuvuiu sur des tr.«ils si cimiqucs qu'on
peut à peine les répéter, eucoro moins les cairc. Sa dwliulttou du m'jriagc est ,
ccr es, très amusante.
Pratiquant le c.dembouri avec fanatisnii', comme tons les beaux esprits de ba-
zoehe, aussi fort même que M S,iuzcl cl .M. de Ilerville. c'est lui qui fil jadis celte
mémorable série sur les soimnilés di; l'ancien liUiralismo :
M.iiigez Piip n , buvez du /.nfi'nie , ajci i-oy, soyci toujours Conttant , ha-
billci-vous de Catimir. Voila votri; .Manuel.
Elirait des di'owcUet à la main. Rue d'£nghicu, u, 10.
/tO
LE MAGASIN LITTliRAIRE,
M. Dupin aîné fait beaucoup de tort à ses deux frères, dont l'un est un savant
très réel, l'autre un avocat tiabilc et consciencieux.
t Mémoires de JMittlame Eitifayge» (')
Le maréchal Macdonalil, qui était à la tête de la maison royale de Saint-
Denis et avait beaucoup connu mon Rraiid-pùre, donna à ma mère le con-
seil de plier ma naissante indépendance sous le joug de la pension ; on
obliutmon admiss.ioii à Saiiit-L)ei is, et j'y fus conduite au mois de mars.
Ma mère, qui craignait mou désespoir, ne m'avait pas prévenue. Un ma-
lin elle me fait monter avec elle en voiture ; nous ai rivons à Saint- De-
nis, la granile porte du couvent se fcrniii sur nous, et nous sommes re-
çues par Mme de Eourgouing , suriniendante , qui m'embrasse sur le
Iront , m'annonce qu'elle a une lille de plus et que je suis desiinée à res-
ter auprès d'elle. Pendant un quart d'heure ma mère lit l'énumération
de mes défauts , la prévint qu'il y aurait des cris et du désespoir de
nia part, et qu'elle se sauverait en caclietie avant les adieux. Appuyée
conire une fenêtre, immobile, altérée, j'entendais tout, et je résolus de
cacbcr les larmes qui ttuulVaienl mon cœur.
Une dame de la maison vint me chercber, me prit par la main, et dans
la lingerie me revêtit d'une longue lobe noire moniante, d'un bonnet,
d'un sac qui devait pendre étcruellemcat à mon bras, de gros bas noirs
et d'allreux grands souliers. Quand ma mère me vit iiinsi, elle se prit à
pleurer; elle m'em'ui assa, et je crus que j'allais mourir, tant je soullrais
de mon ex^l et du cour.ige qui retenait mes larmes. Enlin, elle partit, et
je mo jetai en santjlotant sur le petit lit qui devait être le mien, mordant
les (liaps [ our éioull'er mes cri<, fermant les yeux pour me pas voir ce
lugubre vêtement, si dissemblable à mes légères petites robes de h
veille.
Je retrouvai à Saint-Denis la Glle du général Daumesnil; c'était une
amie d'enfance, mais elle ne put me consoler dans ce premier moment.
Mlle Vallin, belle jeune fille, nièce de ma tante Garât. Mlle Fleurot, sous-
maiiressi', que j'avais vue dans ma famille, essayèrent aussi, m;iis en vain,
de me faire sourire ; mes larmes ne se séchèrent que dans mon beau som-
meil de iieufans.
Wa première journée en pension fut un ti frappant contraste avec ma
vie d'indépendance et de liberté, qu'elle reste gravée dans mon esprit en
douloureux caractères. Je dormais encore qumd le sigual éveilla notre
grand dortoir de deux cents petites filles. Mes yeux s'ouvrirent étonnés,
et j'eus une première douleur avec une première pensée. Maiie m'em-
brassa; son lit touchait à mon lit : elle devait être mon cicérone, et on
l'avait chargée de m'babituer à ma nouvelle vie.
Après s'être donné un coup de peigne, les élèves entraient vingt par
vingt dans un cabinet de toilette garni de robinets et d'une large cuvette
en cuivre. L'eau éiait glacée, on sortait d'un lit bien chaud ; la plupart
d'cnire elles no se moudlaieut pas le peiit doigt, et quand elles me virent
toute bleue sous cette eau toute froiue, elles sourirent et se moquèrent
de mon fanatisme de propreté.
Api è5 avoir re vêtu nos ti isies robes, nous fûmes à la messe et à la prière.
Ce n'était plus là quelques paroles au bon Dieu en lui demandant la sa-
gesse pour soi, la sanié pour les siens; c'était une grande prière lue dans
UQ livre. Le pape, le roi, les évêques , les diacres, archidiacres, tous les
ordres avaient leur oraison. Les petites filles achevaient leur sommeil sur
leurs genoux; les granles répétaient leur leçon ou quelquefois même
achevaient un roman prêty en cachette, pendant cette heure d'église. En-
suite on se mettait en rang pour aller manger une mauvaise soupe au ré-
fecto re, et de là on vous laissait quelques momens dans les cloîtres jus-
qu'aux heures des classes.
11 fallait apprendre s. s leçons, mais les amies se groupaient et cau-
saient en riant sous leurs livres. Toutes me regardaient avec la sotte cu-
riosité des pfnsionnaires; Marie me présenta a plusieurs élèves, et dès
ce premier moment j'entrai dans le parti des napoléonisies enragées. A
l'heure des leçons je fus interrogée. Ayant étudié presque seule, j'avais
parcouru mes' livres, et je savais un peu de tout sans rien savoir parfai-
lemen'. L'embarras était grand pour me classer; enfin je pus obtenir de
rester dans la division de Marie, en promettant de repasser les autres clas-
ses en dehors de mes leçons. J'avais une facilité qui me rendit cette tâche
très facile. Comme je san, dotais au lieu de profiter de la permission de
ne rien faire, qui éiait accordée à ce premier jour d'entrée, on me pro-
posa d'aller élu lier mon p-aiopour me distraire. Je crus devenir sourde
en enirant dans une salle renfermant cinquante pianos, tous joués en
même temps, et qui faisaient 'ine infernale harmonie de gammes, sona-
tes, valses, exercices, romances, cadences, tous les degrés de forces,
tous les genres de musique se confondant, se heurtant, ec faussant. Je me
mis à un piano ; mais les touches restèienl muettes et furent seulement
mouillées de mes larmes.
A deux heures on sonnait le dîner, et après le dîner une longue ré-
création se passait dans le jardin, Marie, assez ennuyée de ma tristesse
incurable, m'abandounasur un banc, et je me misa réOéchir à mon es-
(1) Extiait (te.> Mérnpires de madame /.afarge, qui paraissent chez Uené,
éditeur, rue de Seine, 33.
clavage, à pleurer mon père, Antoine, ma mère, ma bonne. Une élève en
passant dit assez haut : « Quelle sotte pleurnicheuse ! » Ce mot me ré-
veilla ; j'essuyai mes larmes et lui demandai si elle n'avait pas aussi pleu-
ré en quittant son père.
— Ma petite, si tu n'es pas contente, va rapporter... répondit-elle en
riant.
— Rapporter... que vous êtes sotte et méchante... Ce ne doit pas être
une nouvelle pour ceux qui vous connaissent, u L'élève était une royaliste
hypocrite et détestée; on trouva ma réponse fière, peu paiienle, très jus-
tement appliquée, et je gagnai une euiiemie et dix amies. On se remit au
travail, et je lus mandée chez la suriniendante, qui me fit les plus admira-
bles remonirances et me prêcha la soumission en personne instruite de
mon penchant à un défaut ou à une vertu contraire.
A huit heures, le souper; nouvelle prière interminable, et puis le cou-
cher. Il y avait un petit comité impérial sur un lit du dortoir; j'y fus ad-
mise ; j y giignai un gros rhume et une punition pour mon lendemain.
Il me fallut quelque temps pour comprendre ma nouvelle existence, et
jamais je ic pus m'y habituer : je ne savais pas marcher avec une longue
robe; vingt fois par jour j'oubliais qu'il n'était pas séant d'ouvrir et de
fermer une porte sans faire la révérence ; j'oubliais... qu'un sac au bras
était une seconde pudeur dont une fille modeste fie devait pas se dépar-
tir ; eûliii j'eus souvent l'inconvenante légèreté de descendre au réfectoire
sans avoir enterré ma tête sous un immense chapeau ! Si j'ajoute à tout
cela que je ne savais pas parler bas, que je riais sans me cacher sous mes
cahiers, et que je dérangeais constamment le symétrique alignement des
rangs de ma classe, on comprendra que j'avais toujours la honte de por-
ter mon chapeau à l'envers, ce qui était la punition ordinaire d'une tenue
tant soit peu indépendante.
Autant l'esclavage de nos faits et gestes était insupportable, autant
la liberié de nos pensées était immense ; nos maîtresses ne causaient
jamais avee nous ; nous échangions tout à notre aise les idées les plus
fausses. Notre tenue était la garantie de nos perfections morales, comme
nos sacs et nos chapeaux étaient celle de nos vertus. Si je pm's en ju-
ger en me servant de mes souvenirs de dix ans, je crois que la partie
des études était mieux comprise et mieux soignée; on apprenait sérieu-
sement le fond de chaque chose; on se rendait compte de ce que l'on sa-
vait, et, comme il était inutile d'être de pi/tiis êtres prodigieux, une jeune
fille qui sortait de St-Denis après avoir passé toutes ses classes était asse*
réel'ementinsiruiie. On avait aussi le bon esprit de défendre aux élèves la
pluralité des ans d'agrément; on comprenait qu'il était impossible de faire
utilement marcher de front la musique et le dessin. H faut un peu d'amour
pour comprendre les arts, et cet amour partagé n'est plus qu'un goût qui
mène à la médiocrité.
Tout dans l'éducation doit, ce me semble, avoir un but moral, et ce
n'est pas en surchargeant le cerveau de mille choses très superficielles
qu'on peut arriver à rintelligence de l'arae. L'histoire que l'on fait réciter
à des enfans comme à des perroquets; celle qui vous apprend que Clodiou
avait une belle chevelure, que Pépin était un tout petit usurpateur, qu'un
des Philippe deValois était beau tandis que l'autre était hardi, est une no-
menclature aussi fatigante qu'inutile ; mais l'histoire étudiée à foud est
l'étude la plus philosophique; elle nous montre les royaumes comme des
grands ihéàires où se jouent nos passions, et, en nous apprenant les évé-
nemens, elle nous apprend les hommes qui en sont le mobile. Il en est
ainsi de la musique; la science des contre danses et des airs variés peut
éveiller un écho de danse dans une jeune tète ; mais les sublimes sympho-
nies de Beethoven, les divines pensées de Mozart vont chercher le cœur,
l'agrandissent et relèvent, par le sentiment de la perfection humaine, vers
la grande perfection divine qni est noire Dieu.
On trouve que les femmes peuvent êire futiles et superficielles ; je ne le
pense pas ; mais seulement il faut que sur des bases d'ailleursselidesj on leur
ne laisse les dehors; il faut apprendre aux jeunes filles à parer leurs âmes
aussi bien qu'on leur apprend à parer leurs figures; il faut qu'elles soient
nobles parle cœur, afin que leur front brille et attire le -respect, afin que
leurs yeux rellètcnt laboniéctramour, ciquetouten elles soit la grarieuse
traduction de gracieuses pensées. Surtout ne cherchez pas à changer leur
nature primitive ; chacun de nos défauts tient par un côté à une qualité :
l'orgueil peut devenir une noble fierté , la coquetterie un aimable désir
de plaire. Amélio''ez ; mais, s'il vous est donné de redresser ces jeunes
plantes, n'oubliez pas qu'où est coupable de les ployer sous l'impure
puissance de l'hypocrisie.
Me voici bien loin de mes douze ans ; je m'oublie dans ma vieillesse
présente; rendons vite ma pensée aux souvenirs du passé, et redevenons
enfant sous les grands cloîtres de notre antique abbaye. Tout le temps
que ma mère resta à Paris, je la voyais le dimanche, et ces entrevues
étaient un supplice. Elle ne venait jamais seule chez Mme de Bourgouing ;
j'étais trop fière pour pleurer dans ses bras, et je me rappelais toujours
que sa volonté seule m'exilait de tous les miens. On peut sans se plaindre
souffrir par les indifférens , par les événemens ; mais souQiir par ceux
que l'on aime, c'est une torture de tous les insians. J'étais injuste sans
doute; ma mère croyait que mon caractère se ferait aux esclavages de
la vie sociale , par cette sévère et monastique discipline; hélas! mon es-
prit devait se révolter au lieu de se soumettre , et sous le joug je com-
pris davantage le prix et la passion de la liberté. Mes heures de leçoa se
passaient rapidement; l'étude était un plaisir pluiOt qu'une fi'i?'io' i-,.
LE MAGASIN LITTERAIRE.
41
vais de l'ambiiion, et je ne savais dans les classes occuper que les prc-
miiïres places; mais à peine l'heurcde la récréation était-elle arrivée que
je secouais mes chaînes et quelquefois les brisais.
Saint Denis était divisé en deux cauips toujours en hostilité; la plupart
des élèves, lilles d'anciennes épées iinpi^riales, vénéraient l'idole de leur
père et lui gardaient un culte; quel(|ucs autres, lilles d'émigrés, étaient
royalistes enragées, et faisaifnt un usurpiitcur de notre dieu. Les chefs
de parti s'emparaient des nouvelles arrivées, leur apprenaient les chan-
sons de Béranger ou les hymnes sur la naissance du duc de Bordeaux.
Toutes les petites jambes étaient au service des fortes tèi'^sde quinze et
seize ans; elles perlaient les lettres, accaparaient le; punitions, et pour
récompense recevaient un morceau de ruban tricolore, un aigle, ou
mieux encore le portrait du petit roi de Rome. Tout cela était gradué
d'après les services rendus. Chacune des grandes élèves avuit une oa
plusieurs filles d'adoption, espèce d'esclaves qui se vendaient pour un
peu de protection. Je ne me soumis pas à cette nécessité ; je servais et
me battais en volontaire, et quand j'étais bien triste j'allais m'asseoir au
pied d'un gros arbre qui me rappelait un des tilleuls de mon Villers-
Uellon.
Si j'étais bien déraisonnable, Marie Daumesnil partageait mes folles
escapades et puis la punition méritée. Tout était en commun entre nous;
nos mères avaient la permission de nous appeler toutes di'ux les jours de
leurs visites, et les mêmes sermons allaient corriger nos défauts. Le soir,
quand tout reposait, nous causions des absens, des vacances à venir, de
son frère, de ma sœur, et Marie ne savait plus s'endormir sans avoir une
de mes oreilles dans sa main. Quand le maréchal Macdonald venait visi-
ter la maison royale, on m'amenait devant lui ; il me faisait deuv ou trois
questions dont il n'écoutait pas les réponses, et me congédiait par un pe-
tit soufflet sur la joue. Mme de Bourgoing était aussi pleine de bonti's
pour moi ; c'était une excellente femme, fort digne sous le grand cordon
delà Légion-d'IIonneur, et s'orcupant très peu de son ada;inistration. Elle
perdit pendant que j'étais à Saint-Denis une belle-lille (|u'elle adorait, et
toutes ses facultés furent p iralysi^es par le deuil de son cœur. Je me rap-
pelle que ce qui me plaisait surtout dans ces visites à la surintendante,
c'était la possibilité de descendre seule les grands escaliers, de traverser,
sans être en rang, les longs cloîtres qui menaient de nos classes à ses ap-
partemens. J'escalada's les marches quaiie à quatre, et, alors qe.e j'étais
bien sûre d'être seule, je faisais le trajet en sauts, en pirouettes, et j'arri-
vais avec un front brûlant et une gravité très cj-soulUée que me valaient
mille questions, augmentées d'un discours sur les convenances et h tenue
des jeunes personnes.
J'allais aussi quelquefois auprès de Mlle Fleurot, qui était i.ovice et par-
foitement bonne pour moi; c'était une aimable personne, sans fortune,
qui devait rester dame dans la maison, mais qui en sortit pius tard pour
l'aire une éducation particulière.
Vers le mois de janvier j'eus une iuQammation d'estomac, et ma bonne
tante Garât remplaça ma mère par ses soins et ses visites multipliées.
Elle m'obtint un congé d'un mois que je passai chez elle, bénissant mon
estomac de s'être si convenablement entlammé au moment du jour de
l'an. On me donnait toute sorte de plaisirs. M. de Brack venait quelque-
fois me prendre pour toute la journée. O ! que mon cœur battait quand
je m'élançais près de lui dans son léger tilbury ! il me faisait faire des
visites, me donnait à dîner au Café Anglais, puis me menait au specta-
cle, et je rentrai- le soir chargée de bonbons, de joujoux et de souve-
nirs. Je me rappelle encore deux visite qu'il me ht faire : la première
était chez M Cuviei ; on non conduisi dans un cabinet de travail, où le
grand savan étai à moitié endorra su. son fauteuil, tandis qu'une jeune
et belle personne qui étai sa fille, lu 'lisait un manuscrit. J'avoue .i ma
honte qu'au bou' d'un quart d'heure j bâillais doucement en écoutant la
conversation, qui devait être intéressante, et que Mlle Cuvierfut obligée,
pour m'évcillcr, de me faire admirer toutes les jolies petites bctes de son
beaujardin.
La seconde visite fut chez Mlle Mars ; j'en avais tant entendu parler,
que j'étais déjà pleine d'admiration en entrant dans son gracieux petit
bôtel, situé, je crois, rue du Mont-Blanc. Elle était assise sur une chaise,
assise tout aussi simplement que s'asseyent les pi'rsonnes qui ne sont pas
elle. Sa toilette était un grand peignoir blanc, sa (igure nullement frap-
pante. M. de Brack lui dit ma curiosité ; elle rit, m'embrassa et medonna
quelques marrons glacés. Assez désappointée, mes yeux n'avant rien vu
de très prodigieux, je n'espérais plus qu'en mes deux oreilles, et me voilà
écoulant. Elle se mil ii parier, avec la plus délicieuse voix du monde, de
terrain, de spéculation, des rentes, des variations de la Bourse. Je ne
comprenais pas, mais j'écoulais ces sons comme une musique enchante-
resse, et il me semble aujourd'hui queje dus éprouver la sensation dnu^'e
et pénible qui vous saisit en retrouv.mt sous la prosaïque mesure d'une
contredanse l'air touchant qui la veille nous fut pleuré par la «irisi.
Pendant ce mois de guéiison on me mena ;> rOp(^ra et à la Porte St-
Martin où les Petiu-s Danaid'S me semblèrent la plus divertissante
chose de ce monde. Mais ce qui me frappa par-dessus tout, ce qui me
rendit toute Gère, toirt heureuse . fut un ^«( (/'fH/"(ini au Palais-Hoyal.
Quand un grand laquais galonné vint me remettre la princièrc invitation,
quand M. de Brack, qui était chez ma aiite , déclara (lu'il me donnait
toute une toilette de Victorine , je compris les ilélices dj Ceudrillou , et
lie lui enviai pas sa marraine, moins parfaite que mou cher parrain.
Ce beau jour de bal arriva ; il fallut d'abord supporter le supplice de
cinquante papillotes qui devaient faire friser mes cheveux naturellement,
puis on me mit ma jolie robe de crêpe... j'y étoulTais bien un peu, mais
je pris du courage en me regardant dans la glace. Enfin , mes souliers ,
en îillant à ravir , ajoutaient leur torture à toutes celles que je souffrais
déjii pour être belle. Nous arrivâmes au moment où la duchesse de Berry
ouvait le bal par un quadrille; elle avait une robe de crêpe blanc gar-
nie de plumes roses et blanches, une guirlande des mêmes plumes dans
les cheveux; sa toilette était plus jolie que sa figure. Puis je vis Made-
moiselle, la grande Mademoiselle, qui me sembla une princesse pédante.
Je vis aussi toutes les gracieuses princesses d'Orléans, et je dansai un
grand galop avec le duc de Nemours. Monseigneur n'était jamais à la me-
sure, il m'écrasait les. pieds , se faisait traîner, et je fus aussi fatiguée que
Ualtée de cet honneur insigne.
On me ramena à Saint-Denis, la tête si pleine de tous mes plaisirs , et
l'imagination si fortement exaltée, qu'au bout de trois semaines de regrets
et de rêves je fus dangereusement malade d'une fièvre cérébrale augmen-
tée d'une lluxion de poitrine. On écrivit à mon père qu'il n'y avait plus
d'espoir; et lorsque ma mère arriva courrier par courrier, j'étais au plus
mal et sans coiiiiaissaace. Dans mon délire je l'appelais; je lui disais que
l'abscn'e m'ivait tuée, et que je m ;urais par sa volonté, par l'oubli de
mon père. Cet état dura quinze jours; ma mère en fut si frappée qu'elle
se déiida à me retirer de Saint-Denis, et la première parole qui arriva ii
mon oreille quand je fus sauvée fut une promesse qui me rendait à ma vie
d'allection et de liberté.
V.
Aussitôt qu'il fiitpossibledc me transporter, je me trouvai aimée, libre,
gâtée à Villers Ihllon, avec la défen-e de faiie travailler ma pauvre tète,
et, par ordonnance de M. Marjolin, à l'abri des sermons, des leçons et
des plus petites contradictions. Quel bel été ! Confiée aux soins' de ma
bonne Lalo, je passais mes journées dans les bois, j'allais visiter les bra-
ves paysans, porter des fruits auv moissonneurs et changer les blancs gâ-
teaux de mes goùttrs contre leur pain noir; puis, quand venait le soir, je
rentrais sur les charriots, cachée au milieu du foin od(n:ant ou des ger-
bes dorées, et mon grand-père souriait à mes joies champêtres, et ma
mère aux belles couleurs que je reprenais sous les rayoï.s du soleil.
Quand vint lautoaine et M. Elmore, mes plaisirs devinrent plus vif; en-
core ; on me permit d'apprendre à monter à cheval ; je me rappelle la
première leçon : on me mit sur une jolie jument grise, et je fis le tour
de la cour, accompagnée des recommandations, des craintes, des angois-
ses de toute la maison; ensuite M. Elmore obtint la grande faveur de me
mener dans les champs ; il attacha mon cheval au sien par une grande
corde, me dit : « Tenez-vous bien, n'ayez pas peur, » et faisant succéder
le irotau pas, et le galop au trot, le saut d'un grand l'ossé au saut d'un pe-
tit fos«é, me fit comprendre les joies d'une cuuise rapide, d'un danger
allVonté, des dilTicullés vaincues. Je fus long temps sans a\ouer mes péril-
leux exploits, et quand on les découvrit, j'y étais si bien aguerrie, qu'il
fallut trembler sur le passé et permettre mon expéiicnce présente.
Villers-Ilellon était très brillant : on jouait la comédie, on faisait de
belles parties de forêt. Il y avait beaucoup de monde, entr'aures M. de
Lassusse, capitaine de vaisseau ; on le disait élégant, aimable, spirituel;
il était bon pour moi et je l'aimais assez quoique mon ami M. Elmore le
trouvât odieux, je sais pourquoi... sans doute pour être d'un avis dilTéreut
de celui de Mme Elmore.
M. de Moniroiid, intime ami de mon grand-père, vint aussi le voir pen-
dant quelques Jours; il était bien gai, bien aimable; mais malheurcase-
ment, quand il ouvrait la bouche, on m'exilait du sjlon. Il paraît qu'il
fuyait ses créanciers et que son cœur s'ouvrait aux anciens souvenirs
alors que sa bourse se fermait à de nouvelles dettes, lue belle matinée,
ne sachant que faire de son temps, il prit un fusil, et de la fenêtre de sa
chambre se mit à faire d'admirables coups doubles sur nos inuocens ca-
nards ; tous périrent, et mon grand-père, qui trouvait la plai.>an'.erie trop
complète, ordonna à son cuisinier de ne faire paraître sur la table, pen-
dant six joi;rs, que les pauvres défunts. M. de Montrond dut manger des
canards rfttis, bouillis, aux navets, en salmis, en suprême, en pâtés, eniin
il se sauva je ne sais où de ses victiyies , et il quitta Viilers-ljellon pour
aller plus loin oublier les créanciers et !?s canards.
Un jour on lui demandait ce qu'il ferait s'il av.dt cinq cent mille livres
de rente; mais par Dieu je ferais des dettes, répondit-il avec l'air le plus
naturel. M. de Montrond avait été avec mon grand-père très à la mode
sons le directoire ; iU parlaient souvent ensemble, mais si bas queje ne
pouvais entendre, de Mnics Rol'and, Tallien, deGenliselde Staê'. Celle
dernière aimait assez mon grand-père et disait qu'il était la plus spirituel-
le de ses b('ics.
Au mois de novembre nous partîmes pour Strasbourg ; il était huit heu-
res du matin quand nous arrivâmes au haut de la desrente de Saverne ;
le soleil, en te levant, relléiaii ses r.ivons chauds et pourprés sur l<>s
froides neiges des montagnes de la Foret-Noire. 11 faisait chatovcr leurs
crêtes comme de pures opales sur la robe bleue du ciel. Les vapeurs ilu
Uhin tremblaient il leurs pieds en fanias<iues nuapes , et la m\$ti rieuse
ûèche du clocher de Strasbourg dessinait sa grandiose Giitésur ce mobile
horizon. Nouvelle échelle de Jacob, elle semblait joindre le ciel à la ierr«
A3
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
et poricrjitsqu'aux pieds de notre pc're céleste la croiï, symbole de tou-
les los soiiflVaiiccj ei de toutes If s ejtpéranccs !
D>m5 un loinliiin plus iMppioclié, île ricbes campagnes et de beaux vil-
lasps ; à druiie, la thaiiie des Vosges avec ses snjjius iioiis et ses rtiues
golliiqucs; à nos pieds, Saveruc se Ki'oupant, coquette sdt sa petite colli-
lie , lai'saiii ( liiiccli r les \iijts de ses leuèlres , qui foriraieut des ogives
de feu au milieu de la verdure fiileuse de ses lierres rampans, et envoyant
au ciel la l'uiuée de ses toi^s comuic un capricieux lio^iimiigc de son ré-
veil.
J'adinirnis de toute mon ame ce nia^niiique siicciacle , quand les pns
d'un dii'val et le baiser du retour que me duiinail mon piire vinrent dou-
bler mes extases. Je montai avec lui sur le siège de li voitcrc , et jusqu'à
Strasbome nous jouîmes de nous et de la iiaïuie, du boiilieur de la rcu-
nioti et de la plus belle mâtiné.' d'aïuomne.
A nnn arrivée il fallut repreiidie nie^ ttu.les interrompues depui-i six
m 'is ; avec les fraSrlies couleuis de la santé revinrent les leçons et les
sermons. J'eus un bon maître de piano , un ûisiie de liiiéialure et d'uis-
ttiire ; un excelleut abbé de régiment me prL'p;iia t pour ma preaiièic
communion , et w\ maître d'f.rmes me donnait de lagilité et de la force.
ftlonpére me réseivait tout le temps (jui n'était pas destiné à ses sol-
dats ; nous allions visiter les exercices au fusil sous les remp.Mts ; nous
montions a cheval, et quand la pluie nous retenait à la maison nous fai-
sions (les armes ensemijl'j. Jen'étas pas très foi te pour parer les coups,
mais j'attaquais souvent avec bonliear, et quand j'étais vaiinpicur , quarl
mou lleuret avait louelié un de ses boutons , ce bon père, joveux et lier,
me racontait peur ma récompense l'iiisloire de Mme Guilleuiinci.de Itluie
de Boncbampct des autres leiiinies héroïques.
J'allais paiser mes dimandr s chez Mme de T... ; elle était l'amie intime
de ma mfcre ; je lis coaiiaissanee avec si'S (ilies; nous fûmes bienlôt io.'.é-
parables. C'tte famille était une des plusaiaiables et des plus considérées
de Strasbouif;.
Mme de T***, encore charmante à quarante ans, avait eu une jeunesse
très edmirée et follement joyeuse. A sa première ride, p^ut-èiro pour
changer usie dernière fois, elle se lit quakeresse, ses beaux yux i.'eireni
plus d'amom- que pour le ciel, et elle eut ses coiiviTiis comme elle avait
eu ses admirât' urs. M. de T... état b.-.nquier, ni graiirl ni peiit, ni imi-
gre ni gros, ni vieux ni jeune ; il avait pres(]ue assej de Um sens, pr. S(pic
cssr-7, d'esprit, presqe.e ass' i rie catur. iMmc de T... avait une iilie ai ne
qui eût été jolie si ses j-eeurs l'eusseni été un peu moins ; un (ils, l-'erdi-
uand, qui était un précieux jeune homme. Mes amies éta ciit deux ravis-
soiilcs créatures : Jenny, bcll.j comme nous rêvions les reines an temps
où l'on y croyriif, grande, svelte, avec une couronne de blonds chcv. ux
et de.s yeux noirs, était lière, dédaigneuse, et possédait asse^ d'originalité
pour se pas?er d'esprit; Marie, rieuse et biune jeune lilie, qui a\ait de
gTasds yeux bleus volés sous un soyeux rideau de cils noirs, était fran-
chement bonne, roquetie et alléciueuse.
Nos jours de reciéations se pa>saient ensemble dans. une pette cam-
pagne qui leur app'^rtenait, à une liiue de la ville et sous la sureillance
de i)o;ri.' bonne Ursule. Noos bravions les froids de l'hiver pour coeiir
dans ie jaidin; ti'ntôl nou^ balaneaiit d.U!S une légère es ai poleiic jus-
c,u"jux cime.; des sapins, tantôt grimijées .sur des échasses, faisant des
courses au milieu des neiges, et puis, qiiaml nous étiuns un peu mortes de
fatigue, allant nous coucher fOUS la chaude li.ileine des belles vaches suis
ses ipii remplissaient les é;aliles, lit, cau<aiit des joies du lendemain ou de
celles de la veille, ip.ii'l<|Uilois même rêvant tout haut d'avenir, de maris,
i\f bal:, de pciit? cnfans. Nous faisions aussi dans ces mdiiieiis de lalme
qni-l(pi"s ouvr.igcs d'aiguille que nous vcndiocs à nos fauiilles au profit des
ci.fins malheur, ux!
Aiit mine, trop j-nin.^ ciforc pour être de notre grand trio,, était par-
faite pour faire nos rommis<ions, pi.uir se laisser protéger, gouverner p ir
notre vieil'C exp''rieiice-, c'était alors une charmante enfant, donce, ca-
ressante, jolir, g.'iiée par ma mère autant (|ue je l'étais par mon père.
r.la mère recevait souvent le soir; nuiis aussitôt que neuf heures son-
naient et amenaient du monde, tious allions nchevcr la soirée dans noire
«hambre. Mon père iletesiait de nous voir dans te salon comme de pe-
tites poupées . et moi-même j'avais l'horreur de ces complimens , de ces
attentions qui oemblaieni un tavicc de ()lus pour les pauvres olli-
ciers.
J'étais devenue très sauvage , non point par timidité , mais par un or-
gueil qui m'avîit révélé la nullité de mes jeunes douze ans et par l'habi-
Uide que j'avais de ne me trouver jamais qu'avec les personnes qui pou-
v.iicni m'âimer pour moimémc; dans ce nombre, et pir dessus tout , il
fal'ait compter le !ils du général Neigre, lieutenant d'infanterie. Quanti ma
mère surtait le soir , il venait chez. nous, changeait son habit contMi un
tablier, et nous faisons d'adL.liraMes bonbons , des parties entraînantes
do cache-cache ou de Colin-Maillard ; nous bouleversions tout , nous es-
caladions les plus hautes ai moires . ou bien nous restions étouflés dars
une impereei^tibie cachette. Ouelle émotion , alors que les pas appro-
chaient, quand nr. s-niille eiUeurait nos fronts, quand un œil avait décou-
vert notre œil! Quels cris, quels rires. lorsr|u'unc innocente chute éten-
dait fur le parquet le |)auvre aveugle qui s'était nop vivement baissé
pour saisir sa proie ! Quel bonheur (juand mon père . qui se sauvait du
monde, reveoait inaperçu pour nous embrasser, et que le C'din Maillard,
tahûiaaLua ruban , un ûcliu que nous «vions attaché h ce bon père.
criait : Je tiens Marie, et ne tenait que le colonel ! Oh les beaux soirs !
oh les beaux jour;!
l'resipic tous les matins, M. Neigre noits envoyait son gros chien, qui
nous portait délicatement et du bout des lévi-cs d'cicellei;sgâieaux , et
soii s.ipeur qui venait s'infoiiner de la santé de Mme iNeigre ((jui .tait An-
toidiie) ; ma sceur griniyàt sur les gciinUA du rrdoutable coaimibi'ioiinai-
re et lui tirait la barbe en ailendani la possibiliié de tirer les longues
moiistai h 'S ile f on mari ; moi , je fiiisais l'aimable avec le chien et don-
nais poliment en verre de lait à la i)éie, i;!! verre de vin à l'hoinme.
Nous eûmes un gianl chagrin , Antoninc cl moi; notre ami fut mil
aux arrèis pendant quiiiZ'! jours, et voici pourquoi: la veide dj Noél
les bons bourgeois de Strasbourg pemlent ii b'urs fenêtres la v.iiaire
qui doit être leur rôti en ce grand jour de fête; le supcihe dindou.se
b.'lanee lourdement à la fenéti e du gros marchand tandis r|uc l'étique ca-
nari, pendu à la lucdine d'une pau\rc fami le, estlejiiuit Igci' de la
lui e (le décembre; or, celte année, pendant la nuit, uu i.ialin c>piilviijt
mettre la ci>iiliision parmi l.^s rfitis sucrt's; le pauvre iiouSel, ucvriiu au
m.'.tiii uu superbe dindon, ne fut pas réel.mié ; m.iis le superbe dinilon,
dcveiiu un maigre poulet, atiira la foudre des ré'lamations sur la lêie.du
coupable, et comme noire siècle iicrédulo croit en la malice d'uu soiïs-
liciitciiant plus facilement qu'en l'astuce d'un méchant démon, u,<f,U;c aiai
l'ut consigné.
Ces quinze j'-iurs fercnt longs ; pour prouver à notre pauvre exilé que
n .us pensions à lui, nous mangions du pain tout sec à notre goùeij et
lioti s lui einoyioiis ensuite le petit pot de conlittircs do Bar (pii nous avait
été destiné ; puis il la pruineiunle nous chnisissioiis le rempart désert -qui
donnait sui' les fenê.res de son inlii'imrie, et nous coiiiiioiis au lé égra-
plie de nos bras les regrets de nos cieurs...Toii'Lceci estbienloineiiiiea
près de moi.
11 y a un moment, en pariant de N^ë!, je me souvins des réjouissances
que celte époipie ami'iie (lins la vieille ci;é alsarieiine. Qm Iqics j air.')
avant, la place de la Citliédc rc bc couvre de baraques (p.i sont garnies
de toulç esi)ècc de marcliaiubses. Les païens ont un air uijstérirux, les
enl'ansse loin sages, ils snent que le bon petit Jê>us v.i r. naitie et que
par lui leurs plus beaux rêves vont seréaiier. Oa n<i dort plus, on coiujte
les heures, les n inutes; qi.oid ar'ive la giainlo nuit, trois ou quatre gé-
néraiions mêlent lecr gaiié, leurs vœux; uu signal est donné, une porto
s'ouvre, et l'on I este ébahi--'.
Au milieu d'une vaste salle s'élève un sapin dont le pied s'enfonce
dans un énoi me giiteau et dont la cime élamée \a toucher le (da'ond.
Mille petites bougies éiinrellent entre ses noires aiguille-i, mille bonbonà
les reliaient da-is les excitantes facettes de leurs sucres candis; de
beaux petits chérubins bons ii croquer semblent voltiger dans les liranclics
de l'arbre miraculeux et loin llutier leurs rubaus ;i devises éva-igélqucs
et sages sur les petits viiages ébahis, qui ks conlciapient de tous leurs
grands yeex.
Autour de l'arbre se gioupent des tables éclairées d'autant de bougies
que leur possesseur compte d'années et coipieiieiieiit chargées des be.les
.'urprises qui bii sont ménagées. La des poupées, des joujoux, des bon-
bons ; ici (les liîiiettcs, une liible, le por.'rait d'un nbsi'nt ; il gauclie uu
fasil, une légère cravache; à droiie des gages, ries rubaus et (les lleuis ;
partout de la joie, de l'evtase, des reaereiarens, des baisers à n'§|u plus
finir.
Parmi lesami> de snnn père , le meilleur de nos aiiis était le major
(loger, excellent liomnie qui pleurait sa femme, élevait ses serins et nous
aimait de tout son c'euc... tjuus allions quelipieris goûter chez lui au
milieu de viiigi-cimi canarii qui jouaient en liberté dans le salon. Il y
aiait de belles petites nières de famille s'impiiétant et voulant protéger
leurs nids, même conire ne.s regards, il y avait de gra.cs patriarches q li
chaiilalenlau layoïi du .«oleil ; de cofiuelies serines qui cas.saicr.t déi ai-
gneusement un grain de mibet et trempaient leurs bers iiigus dans une
pure goutte d'eau; enliii de gros serins artistes qui faistiient les morts
lorsqu'on lis touchait avec un biin d'herbe, lapaient de l'Ctiis coups sur
la pendule quand on diMnaiMait l'heure, truinaienl l'aile, volaient sur l'é-
paule, et donnaient desbiiseisii leur maître.
Nous voyions aussi quelquefois le colonel Lechcsnc cl sa femme : bons,
in lulgens, ils avaient des en fans à peu piè.-i de notre âge, et étaient, ainsi
que deux iievcuv de mon père, sous oîliciers dans son régiment, toujours
a nos ordres et il l'alVùt de nos moindres volontés.
Eugène et Prospcr venaient le soir pour nous donner des leçons tl'é-
criiuie, et ces leçons se passaient ■> lare des armes, h conter des histoi-
res il Antoninc ou bien à jouer des cltarades'^qu'Ursiile admirait toujours
sans jamais les deviner.
VI.
l [Le printemps nous ramena à Villers-Ilellon. Je devais y faire ma pre-
mière communion ; aussi mon temps s'y écoula-t-il bien plus gravement
que de coutume. J'allais souvent à l'église, j'apprenais mon catéchisme,
l'histoire sainte, les évangiles; ma mère me faisait vsiter les pauvres chau-
mières vil il y avait des secours à porter et des peines à soulager. Mon
grand-père meconûait ses aumônes, et j'étais bien heureuse d'être aimée,
bénie en son nom.
Le Jour delà Fêle-Dieu futlixé pour lua première communion, pour ce
,:jjçnîi*^»^P?p3ô!E?îN
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
ht
grand acte qui venait changer l'enfant en j- une fille, qui allait m'initieraux
choses du liel avant de in'ouvi-ir les poilus de la vie ! — Déjà l'iiture du
devoir approche , peul-C'trc celle de la SL'duciiuu ; le cœur i)at plus vile ,
sVlévc plus haut; il faut i ue égide il la vioige chréliciina, et la rcliyion
qui a bi'icé sjii tniance prend son aiuc; faible et piiri', y dépose ses véri-
tés scj lois, ti lui doine u:i refu;;c contre les joies, les souurances de ce
nioi.d • qui \a la nil.iiiier.
U: nuiin de telle solennelle initialion, combien le soleil était radicax,
coni'iieii mon énioijon eU-ii |!rofonile! Ma mère me revéïit e.lc-môiie de
la robe bl.iiiche îles co;iimuiii,uiles, mit dans mes theveiit une bi ai,ci:e i'e
j.isiiii 1, .syinbo e des pensées (l'iniiOL"jiice et de foi qu'un préue avait la
y. ille (lépo- ces t'aa^ mon ame ; puis , avani que la voi,\ des cloclies nous
eùi : piielces à la liéiiédciiujj d'en haut, je m'agenouillai devant elle, tt
elle me héiiit en pli uiai.t.
On avait ou>é 1 église de feuillagps ; l'autel était cachC; sous des touffes
de lias, d'acacias et de faux ehéniers; des yuirlaniles de LIaels et
de hhiiu'lies maiguerjies enlaçaient de leurs liens odoians les cierges
ciilUiniaés du t li erna( le , cl les jeunes conunauianies, tremblantes sous
les plis de leurs voiii s, (haiit<iieiit les Ion nges du Seigneur.
Je ne saurais exprimer quel tioublc mysleiieux ^'empara de moi quand
le prèire é'eva le calice au dessus de nos leie;;, et (ju.nid des nuages d en-
cens et de Heurs salucreiit le Uéilenipleur eu monde! nses genoux lléeld-
rent... mis yeux se voileient... ci U'i moment où la eoaimiinioo vinlpcu'-
ter Dieu dans le santuiaiie de mon cœur, il me sembla qu'un auge me tou-
chait du bout de sou aiie et que j'allais mourir !...
Ce grand acte de ma \u- est resté gravé i n caiaclèrcs de feu dans les
plus intime,, leplis île mes souvenirs. Toul à côté j'y vois l'iiiingc bonne
et indulgenicdi; M. le cuié de Villers-Ue Ion. Jeune encore, il avait la lo-
lérancede rexpérience et de la venu, il ne couiliaitait pas avec cies paro-
les les dissertations un peu voliairiennes de luon grand-pèie, mais par
ses actions il lui faisait ai.;ier la le'igioii, respecler ses miinstres, oublier
tant sot peu les iiici édules pensées du dix hnilienie siècle.
Vers le mois d'octobre, Cliailis X devait iiavciscr 1 Alsace, etuneleure
de mon |cre nous rappela près de lui pour celle époque. Les fêtes oller-
tes au loi furent magu iiquis. Les riches paysans alsiciens, parés de leurs
giarieux ci-ylnnies, montés sur les petits chevaux de leurs monia'îues.gi-
lo|>aient auttii.r de la voiture roya!e.Leurs IVmiLcs ' l leurs hlles, belies de
taules leurs dentelles et de tous leurs .souriies, a\ei; leurs gra'iils yeux
bu us, leurs longues tresses blondes, suivaient dans de légei s chariots,
ei par illtelvalle^ le canon mêlait sa giosse voix aux sons pieux des clo-
ches et aux iiourras du peuple.
A la porte du palais déjeunes filles présentèrent au roi, avec des vœux
et des lieuis, les clés de sa bonne cité de Strasbourg; puis le soir il y
eut un nuvjnili me lia!, la ealhtHlrale illumina ses deiitelles de granit, et
les Vosges lireiit scintiller des aigrettes clc feu sur les noirs créneaux de
leurs léudales mines. Parloutile rentbousiasnie et de l'amour ! partout des
yeux brdltdil d'un dévouement clerne'. Jouissez, ô mes piinres! j iui.se/.
vile de ces ailulations p publiées. Lors |ue sonnera l'heure d'exil et de
mallienr, eu vain vous chère erez la fumée de cet encens, un regret sur
ces lioiits, une larme daii.s ces yeux !...
Ma laii'e Garât vint passer huit jours près df nous en quittant le ca:itp
de Luiiév Ile. Ce furent huit jours de fêle ti de joiiî ; car mon père adorait
ta lotili' belle sœur, voulait l'entoirerde pl.iisii's, de fées et d'adai'ra-
.lei;r?. L'éégauee, la beauté, la franche gaité de ma laiite révolutionné-
feni tou> les rceuis inoccupés de l'Alsace, et il son départ il y cat des re-
'grels, des déceptions et des malheureux !
Le voyage de ma tante nous lit faire connaissance avec une jolie pciiie
personne (pii venaii d'épouser M. C. G. Célat um gracieuse poupée de
rire bh'.nclie cl ros'', ouvrant et ferai ait les yeu\, disant, pqia, maaian,
hasariianl même, (juanil son mari pressait les grands ressorts de son iatel-
ligeiic"', qiieli|ues phrases bien douces et bien aimables ([ui n'avaient pas
la prcleiiiion desigiiilier quehjue chose, mais qui montraient la docilité
de 1 j ni( Ciinique épousée.
Jamnis je n'ai vu régner le fanatique amour de l'ordre aussi dcspoiique-
meni que dans celle jeune femme, li le natitiii pour ranger bien pljs que
ronr vivre. IMme C. avait un ap|)arieiiienl délie eax ; mais n'osant mar-
chirt-ur ses tapis, se reposer sur ses divans, fenilleier un de ses beaux
livres d'or et de soie, tlie couvrait tout ce luxe intime et confortable de
gazes, de cartons, passait ses journées dans un caliiaet de loilelle, assise
sur une chaise de (la Ile et lisant (piel, pies vieux bouquins d'un cabinet de
Jccture. la danse chilloiinaii ses légères toilettes, elle renonça à la danse ;
les émotions pouv.iicnt ri ler son front, ternir .«a fraîcheur... elle rejeta
au loin les éiuoiions et la per.sée. Eniiii. entourée de lout. s les joies de
fa vie, elle mettait son orgiuil et sa feiiei;é ii les piéser.er de la poussiè-
re ou des ravages du temps, et elle aurait élép\ilaiieaieni heureusC s'il
lui eût été I o-silile de placer sous verre son maii et ses eiif.uis.
Nous a'Iâiiies passer le ■ derniers beaux jours d'automne à la camp;'giie
chez M. (U; T"*, (pii aval un petit pavillon situé an burd ce l'i e et
dans lequel la vie se passait liospitalièro et joyeuse. Nous retuuiiiioiis
quehpielois à Siiasbourg piiir n s leçons, et tons les soirs mon
père venait oublier iirèîde uou< la s.iliuule de sa jcmniéc. Je l'aileiKiais
des heures entières Mir le bord de la roule. Il laissait son cheval à son
dumesiique, nous revenions à pied, et je me suspendais à sou bras ; je
l'embrassais mille fois pour le garder p'us long-temps à moi tonte seule ,
pour relarder son ai rivée toujours trop prompte selon mon cœ ir.
Un jour, hélas! je raliendis en vain ; son domesti,jueariiva seul ; il ve-
nait chercher bia mère, eile partit pâle et sans nous embrasser... Toute
Cille nuit je ne d.rmis pas; le mat n on nous lit mou.er en voiture, ma
sœur et moi, (lisant que mon père était uu peu inalatle, qu'il nous d. man-
d it ; enUn peu à peu Crsule nous apprit en pleuraai qu'il avait élé à la
cta-se, que toufus.l avait éclaté dans sa main , cl qu'd était graveaicnt
blessé.
tin arrivant, je pleurai avec tant de désespoir qu'il me fallut rester une
beure à la porte de l.i cba i:b;e pour eiodl'er mes cris. Mon pauvre père
m'enieiidii, m'appela, et je me pr. cipitai ii genoux près de son lit. «. îla-
rie, mon enfant , tu m ôles mes forces en me faisant duaUr d:; ton cou-
rage, 1) me dit-i'. Sa leie se pencha sur la mienne ; je sentis uue hrme, je
corapiis que tc.te laruio était un ad. eu, et m -n citur se brisa!... Je ne
sas ce qui se passa ensuite. Je rovins à la vie coacliée sur le lit de lime
de T***; je voulus me lever, retourner près de lui; l'émjiicn aval été
ti op forte, le niéde. in avait défendu ma p: ésence. Oh ! combieii je mau-
dis rimpui.ssance de ma ruis.^n sur mon désespoir ! j'étais loin de mon
bien aimé nnlade, et cela par m.i faute ! Deux ;Ours se passèrent dans ces
angoisses; le trois'èin >, au milieu de la nuit, o;i nous porta sur le lit de
mit mère... tout et lil hni!...
Mon Dieu ! quelle douleur profonde pour une douleur première! Pcir-
quoi m'arrach r si je aie ma force et uioa guide , lois iue vous prépariez
à ma vie i!e si ru!les sentiers!... pour.juoi? Craigniez-vous qu'avec IlI h
terre me fût trop i once ? L'avez-vous mis au cia. ])uur que j'y reporte mes
pensées et mes espérances ':• Oh ! Seigneur, je ne ^0lKle^ai p:s labiaiede
vos desseins ; mais par pi.ié, si je n',.i p is faibli sous le faix de ma croix ,
rendez moi mon père dans voire éierniic.
VIL
Après mon malheur, une nuit obscure voila mes pensées ; tout m'of-
frait l'image de la mit ! C?. que j'aimais avec mon père et rar mon père
m'était devenu un sujet de d'Uil et d'allliciion; mes yeux cherchaient ses
yeux; duique porte q li s'ouvrait me faisait tressailia-, comme au K-nips
où je i'atiendjis, et mes larmes étaient ma scu'crésignat'on. Quand je me
tioava's seule, je repussiis en mon cœur les pa oies, les conseils ("c mon
père ; je lui pi umeita s d'être digue de lui, forte, quoique feajme ; de res-
ter au-Jessus des inestiuines vanité; et des élroiLCs exi.;ences de lasicié-
tc ; je lui prome. lais de. re grande «noble, non pas selon les proportions
du monde, mais selon ses idées selon son souvenir, qui devenait ma cons-
cience, et je gardui pour devise sa devise : « Fais ce que dois, advienne
que pourra. »
Quetiui fois je reprenais courage, j'étudiais, j'essayais de conib-.tire
les côtés faillies ou mauvais de mon car cière ; pais ma douleur se réveil-
laiito .t à-coup, et je metoanais de savoir vivre encore, je in'iadigaais ca
voyani tant d'exislences se remuer autour de moi, alors qu'il était mort !..
mort ! celui-là que j'aimais tant!..,
M. Collard , mon oncle , vint surlccliamp trouver ma mère ; il devait
nom rajieuer à VlilerslLdiiui ; ma s pir .'a piiisince des tristes aiïiires
d'argcni, qui sont toujours le mi-éra je corié^-c de nos phn iutiuK'.s d m-
icurs, il fui dicidC" que nous restcrion3 à Strasbourg jusqu'aii printemps.
J'aimais beaUiOtip Marie et Je.ony ; toute la famille di T"* était bo'iee
pour nous ; cci ciidaut ji; me désoLi's de celte décision ; ces lieuv où j'a-
vais été ! cureusc pjr mon pèrem'éiaic it devcuisiiisupporiab! s. (juiud
on me parlait de lui, inoo coeur se brisiit; iju,iad on éloignait s>n snive-
iiir, je me révoltais conire l'oub'i. la seule iiersoiinc qui seiit.iit o.nme
moi eiail le uuijor Coger; il avait été nom né iiolie subr >gétui'Mir, et
lur. (jne nous nous régir lions, l.ir.-qn'.l m'einliiassa t, je comprenais qui
le cherre.;rellé vivait enlre n:iii.->, djus nos rega-.ls et dais nos b.isers.
Cciiei d.int ma vie ne se passait pas entière dans les larmes; lelenips
ne s'ari été guère, il varie nos imprc.-sio; s malgré nous, et dans sa nnr-
clie continuelle il faisait succéder lesjours aux jou's, ramenait d'ancien-
nes habiUi.les, des devoirs, des étudis. Ma douleur p'us r.cu: illic s'éta t
fait uu saociuaire ilans mon cieur, et le rire de la jeunesse reparaissa t
déjà sur m s lèvres. Combien de fo's un éclat de ma gaité vint ble^Sl•r mon
souvenir, et combien la douleur lui succé.l.iit avec force ! Alors je pleu-
rais sur lui et .sur moi même, et je méprisais celte possibilité oublieuse de
notre pauvre humanité. La vue ''n régiment me taisait mal, et les s i; s
de la imsii|ue militaire me S:?mb!aciu une ironie cruelle qui troubla. t le
repos de la tombe de mon pauvre père.
Mon oncle Mauri e resta deux mois prè.s de nous. On voulait lui f.iire
épouser Cécile de T*** ; il la trouvait aimable ; nuis pour reculer Ihor-
reur d'une décision, il demanda du temps et la poss bi ité d'appr-^ndre à
l'aimer en apprenant à la connaître. Mou oacle pass.iil ses journées chez
Mme de T*", cliinandil avait suivi quelque temps sa sentimentale a-iùo
CéCile dans les étoihv, il venait iouer avec nous comme un écoli.-r qui a
fini sa tâche ! Désireux d'apprivoiser l'orgueil de sa l'utu'-e belle-sœur,
mon oiielc Maurice s'occupait pai ticulièremeat de Jenny, rciiibr.iîsait de
fin ce, lui volait des boucles de cheveux, la laq-.iiua'i; cnliu il se prit à
l'a mer si bien et Cé( i e fut aimée si mal que le mariage dut être r.uupj,
et qu'il y cul deuxyeuv trisiemeui rouges pendant bien long-temps.
'l'oulcs les Icçouj se picuaicnt en commun. Nous avions pour malinj
txU
LE MAGASIN LITrÉRAIRE.
d'histoire et de style un jeune ministre protestant plein d'indulgence et
de ta ent-, je me sôuvii-ns encore des bonnes levons de M. Sclimidt, de sa
gravité pe;idant le iravail et de sa complaisance quand avait souné l'heure
du départ et ;le la liboné.
Ma mère ne soriuit jamais, nous fort peu; je ne le dc'sirais pES, et si
dans la rue je rcnconirais un de nos artilleurs, qui d'un air irisie portait
la main à son sthako, mi-s larmes coulaient malgré moi, et j'élais houteu-
sc de celle émoiion publique.
Vers ce temps je remarqu.ii, parmi les visites que recevait ma mère,
un jeune liomme élépant, be^u, aimable, plein d'un esprit chevaleresque,
et qui transl'oriiiait l'iioiume de noiie époiiue eu hOros du moyen-ûge. M.
de Coëioru avait laur de force et d héroïsme dansl'imaginatinn, qu'il res-
tait au dessus ou au dessous de la vie positive, et dédaignait de traduire
son ciEiir eu actions ii l'uiage de notre pauvre terre. Ou pouvait le croire
flul)!ifu\, faible, éiîoïste, en le jug<'ant pjr ses œuvres ; mais par la pensée
il é:aii toujours plein d'énergie, d'amour cl d'abnégation. Il gâiait beau-
coup Anloiiiiie, était aimable et attentif p)ur moi lors<pie j'eutrais une
miniiie durant l'heure de se* visites ; et j'avais deviné qu'il était amoureux
de Ceriie, qu'un mariage étoullérait un souvenir.
Je couchais quelquefois sur un canapé, dans la chambre de ma mère ;
nne nuit que je ne pouvais dormir, je l'entendis pa;ler, je me levai pour
ki demander si elle snunVait ; elle rêvait; un nom tomba de ses lèvres, et
«ne horrible possibilité entra dans mon cœur; je passai le reste de la
nuit dans une inexplicable angoisse; enlinjeme révoltai contre mon
soupçon, et je résolus de voir par mes yeux avant d'en parler et d'eu souf-
frir.
Le soir même M, de Coëhorn vint passer la soirée chez Mme de T*".
Nouséiion's assis autour dune table à ouvrage; M. de Coëhorn se mit à
«crire sur des cartes de visites, puis il les passait à Cécile de T*" qui les
donnaii ii ma mère et se fai:.ait ensu'te la messagère de sa réponse. Cette
action, pour moi si simple la veiile, me parut décisive en ce moment ; je
devins pâle, et sortis en courant pour cacher mes larmes. Mme de T***
\iDt me trouver, méprit dans ses bras et m'embrassa longt.mps sans
parler. Quand mes sanglots émirent un pewallégé mon pauvre cœur, elle
me ilit qu'elle comprenait ma douleur, qu'elle avait été la sincère amie de
mon père, et souwiaii a\cc moi de le voir oublier; que ma mère avait
lOi t, mais qu'il fallait lui pardunuci', car sa passion l'eiiiiaîiiait. J'avo'iai ii
' Mme de T"* ma découverte, mes presscntiinens, mes craintes ; elle fut si
"Lonm^si indulgente, que je m'endormis en priant Dieu pour elle et pour
moi.
Le lendemain je fus avec na bonne Ursule trouver le vieil abbé du ré-
giment, qi.i m'aimait comme sa flile. Il plaignit ma soullVance , me blâma
d'oser juger ma mère, me dit » que mon bon père serait mécontent de ce
'«entimcui, que je devais être doucement résignée et cacher jusqu'à mes
larmes. » En rentrant, et comme j'allais me jeter au coude ma mère
pou' lui demander h vérité et sa conDance, je lus arrêtée dans^unc pre-
mière p ècc en entendant prononcer mon nom par Mme de T'" ; elle di-
sait à ma mère : « Marie est désespérée, elle n'aime pas Eugène, son or-
gueil se révolte contre votre mariage; vous ne dompterez son caractère
qu'en l'éloignant de vous.
—Je serais désolée d'en venir à une séparation, répondait ma mère.
—Eh bien , ma chère Caroline, croyez-moi, l'amour de votre jeune
époux ne résistera pas à ces dcu\ vivans souvenirs du passé. »
Je ne pus en ( niendre davantage, le monde se révélait à moi. Je com-
prenais dans ce langage de l'amie de mon pire tout ce que la société
reufcrmede fausseté et d'égoïsme, et jerésolus de lui cacher mes souUran-
ces.
N'osant parler à ma mère , ne pouvant vivre avec ce poids de douleur
! et de'rsiucune, je lui écrivis toutes mes pensées. Elle vint me chercher,
me dû qu'elle m'aimait, qu'elle m'aimerait toujours; qu'elle avait parié de
• tout cela à M. de Coëhorn, qui avait déclaré ne pas consentir a ce queje
^u-se mise en pension et qui espérait un jour, non pas cire mon pcre.
Mais vwnmeiLleur ami. Lui-même me parla ouvertement de cet avenir;
je lui avouai tout ce que je sentais; il ne m'en voulut pas, m'assura quj
j'avais au contraire gagné dans son estime, et me demanda de l'appeler
Eugène afin d'éloigner un rapprochement qui me ferait mal et d'éviter le
mot monsieur qui l'attristerait.
Jai parlé bien en iléiaU de ces cvéïiemcns, car ils ont décidé de ma
ïie, en formant, par li ur amertume, mon caractère et mes croyances. La
mort de mon bien aimé père m'avait appris la douleur; Mme de T"*
m'apprenait la sociétés Je me sentis isolée au monde; l'allection et le de-
noir me faisaient une loi de cacher mes secrètes ameitiimes; je ne pou-
■vais dire ii ma mère queje souffrais cl je ne devais pas le confier à l'amie
la plus intime. . .
Jamais je ne pus dompter mes premiers mouvemons. mais je parvins
peu à peu il ne pas f.iire pcs"r mes s.uiïrances sur ceux qui m'cntou-
1 aient et h les ensevelir au fond de mon ame. Je partageais mes joies avec
ceux que j'aimais, je pleurais avec les maUieurcuî, mais j'aurais été hon-
teuse d'uae larme surprise dans mes yeux lorsqu'elle coulait sur moimc-
me. L'orgueil, l'habitude, la volonté me lireui forte et recueillie quand
•venait l'orage ; et si ma tète ne savait pas se courber, ma bouche sut tou-
jours sourire pour rassurer mes amis et me garder de la pjtié des indiffé-
lens.
Le printemps qui devait nous ramener à VillersUellon arriva. Je dé-
sirais ardemment qu'iter l'Alsace ; mais l'adieu qu'il fallut déposer sur la
froide pierre qui renfermait mon père me sembla cruel et presque au-
dessus de mes forces. Mon grand-père nous reçut avec une double affec
lion; il semblait vouloir nous aimer aussi pour ce'ui qui nous avait été
enlevé; moi môme je reportais sur sa léte les mille soins, les mille ten-
dresse.? que j'avais partagés entre mes deux pères jusqu'au jour de notre
deuil. Lalo, Mamie me parlaient de relui qui n'était plus arec des larmes
et des regrets ; je retrouvais ses chevaux devenus les favoris du bon Bri-
quet, cocher de mon grand-père; son chien, qui cherchait et pleurait
quand nous prononcions son uoIj!.. Tout cela faisait un peu de mal et
beaucoup de bien.
Je repris alors ma vie active, et ma mère s'occupa sérieusement de
noire éducation; elle avait une inaltérable patience, de la suite et de la
sévérité dans ses leçons. J'aimais beaucoup ma mère, mais je la craignais
un peu, et surtout je n'osais lui exprimer mon allection ; lorsque je lui
sautais au cou eu voulant la couvrir de mes baisers, eile me disait : « Pas
d'exagération, Marie; la meilleure preuve de tendresse que tu puisses me
donner serait de corriger tes défauts qui me font souffrir. » C'éiaii par-
faitement sage, mais cela me glaçait et j'en devenais moins expansive sans
en être moins emportée, moins indépendante ou moins impertinente, trois
gros péchés que je commettais souvent malgré moi.
M. de Coëhorn vint nous retrouver à Villers-Hellon ; il me Cl travailler
l'allemand et se montra ami inùulgent et tendre comme à Strasbourg.
Nous faisions des courses à ctevel, quelques longues promenades dans
les champs; il m'expliquait les beautés de la poésie, auxquelles j'étais res-
tée jusqu'alors assez étraiigère, et me disait les nobles et idéales ulop'es
des philosophies allemandes.
Vers le mois d'août , mou grand-père eut le bonheur de recevoir chez
lui la famille d'Orléans pour laquelle il avait un culte d'amour et de véné-
ration. Avec quel soin et quelle coquetterie cotre cher petit château se fit
digne de cet honneur 1 Un premier arc de verdure marquait lesconQns de
la propriété, un second élevait ses vertes colonnades en haut de l'avenue.
Les grilles de la cour se cachaient sous les festons de feuillages; les trou-
j peaux étaient disposés piitores(|ueraent sur Us prairies qui bordaient les
i chemin, cl la population en habiis de fête se groupait sur le passage des
i illustres bOtes. L'intérieur de la maison était jonché de fleurs, cl des écus-
sons au chiDre d'Orléans, formés par les bleuets et les pâquerettes de nos
champs, retenaient les guirlandes de chêne et de roses qui balançaient
leurs parfums dans le salon et la salle à manger.
Le soleil s'était levé radieux, il dorait les riches moissons et nos ap-
prêts de fôte. Vers dix heures, un petit nuage le voila; à onze heures, le
nuage était devenu bien gros et bien gris ; nous allions du baromètre à la
fenêtre pour craindre et espérer ; enfin, avec le premier coup de tonner-
re et une pluie épouvantable, la famille d'Orléans fit une entrée mouillée,
crottée, dans notre petit Villrrs Hellon, naguère si coquet, maintenant
honteux de voir souiller sa robe de fleurs et de fête. Les princes voya-
geaient dans un grand omnibus qui n'était rien moins que magniûquc. Le
duc et la duchesse d'Orléans arrivèrent un peu moudiés ei sans la plus
petite nuance d'humeur. La duchesse d'Orléans avait la douceur d'un ange
et portait sur le front les hautes vertus qui, après avoir fait admirer la
femme, ont fait admirer la reine. Les princesses étaient aimables, jolies,
mais un peu moqueuses, et les jeunes princes de Joinulle et d'Aumale
u'ciuicnt que de rayais marmots encore sous la férule de leur gouverneur.
Mlle d'Orléans, aussi du voyage, combla le bonheur de mon grand-père,
dont elle était par dessus tout l'idole.
Après le déjeuner, leurs altesses, sans craindre la pluie, proGlèrent
d'un rayon de soleil et firent le tour des jardins et des fermes. Elles ad-
mirèrent avec une grande indulgence les beaux arbres, les chemins mo-
dèles, les troupeaux, et donnèrent quelques mots gracieux à notre jolie
laiterie suisse. Partout sur leur passage des vivats et des bénédictions les
accueillirent ; elles parurent heureuses de ces transports d'amour qui
étaient les échos fidèles du profond dévoûment de mon bon grand-
père.
Pendant le déjeuner , il se passa une scène assez singulière. Le maître
d'école de Viliers-Uellon, qui voulait approcher les princes, avait obtenu
de ma vieille bonne un ancien hab thabi lé de mon grand-père; il avait
fait une culotte de son pantalon, avait ten^lu sur sa jambe de beaux bas
chinés et croyait avoir métamorphosé le tout ei une livrée très à la mode.
Il était bien ridicule, mais si heureux, que mon grand-père le laissa se mê-
ler aux valets de chambre qui devaient servir à table Notre grave migis-
ter était donc la serviette sjuj le bras, regardant de tous ses yeux, i^-ou-
tant de toutes seson-illes, lorsque soudain le duc d'Orléans demandant a
boire, il s'élance, fait une glissade périlleuse et triomphante sur les dalles
de la salle à manger, et va tomber aux pieds de son altesse étonnée. On
raconta le sentiment d'enthousiasme qui avait fait la métamorphose et la
cliute de ce ferme soutien de 1 alphabet, et il eut l'unique insigne de dé-
saltérer un royal et popu'aire gosier.
L'automne avait ramené les chasses et nos amis d'Angleterre, les lon-
gues courses à cheval, les soirée* d'hiver, toute la poi^sie des dernières
feuilles et des derniers beaux jours ; cependant Villiers-Hellon n'avait pas
retrouvé ses gaies et intimes réunions. Le mariage de ma mère approchait ;
ce n'était plus un mystère, mais on en parlait bas; un malaise général
accompagnait toujours ce sujet de conversation, pendant laquelle mon
grand-père nous appelait, ma sœur et moi, près de son fauteuil, prenait nos
LE MAGASIN LITTER.URE.
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deux téifs dans sa main, jouait avec nos cheveux, et semblait arrêter, par
une barrii're de tendres caresses, les paro es qui devaient nous atirisicr.
Ou blâmait généralement ce mariage, et moi je me sunlais blessée dans
la plus (hère religion de mon cœur à la vue, à Teipr. ssion de la nouvelle
affection de ma mère ; je soulTrais encore de celle réprobation mucitc de
lasociéié qui pesait sur elle; j 'affectais un air heureux, iudillcrcnt; je té-
moignais une vive sympaihie à M. de Coéhorn ; mais ensuite j'avais des re-
mojds, je demandais paidon a mon pauvre et bien aimé père, et celte
lutte continuelle devenait une supplice presque insupportable.
Le Jour du maria;^e fut triste; il fallut y assister sans qu'une larme
glissiit de noire ame à notre paupière, quitter notre deuil quand nous
devenions doublement orphelines; il fallut sourire à cette consécraiion de
l'oubli, sourire en abdiquant une partie du cœur de noire mère pour y
faire régner un étranger. M. de Coëhorn était protestant; la cérémonie
religieuse se lit dans le salon ; la (ablc à ouvrage devint un autel; un mou-
sieur en habit noir lit un sermon froidement savant, et donna ensuite une
très simple bénédiction. L'avoueraije ? je fus heureuse de cette mesquine
cérémonie, heureuse que ma chère petite église de Villers-Hellon ne se fût
point parée, que les cierges de l'auiel fussent restés sans llamme , l'en-
censoir sans encens ; je fus heureuse que la grande croix, les anges, la
Vieige, le tabernacle n'eussent point dépouillé leurs linceuls de la semai-
ne pour bénir cet oubli de mon père.
Quand je fus seule enfermée dans ma chambre. Je pris le portrait de
m(in cher regretté, je le couvris de mes baisers, je lui promis de l'aiaier
autant dans le ciel que sur la terre. Depuis ce jour, jamais je n'ai pronon-
cé ce saint nom devant ma mère; j'ensevelis mon trésor dans les abîmes
les plus secrets de ma pensée ; je ne le laissais errer sur mes lèvres qu'en
reti ouvant des frères d'armes ou des soldats de ce bien-aimé père, en
échangeant avec eux des souvenirs et des regrets.
Nous quittâmes Villers-Hellon pour aller prendre possession du pe-
tit château d'itienwillers , noire famille pour une famille à laquelle nous
étions intUfférenles et étrangères. Antonine, trop jeune pour comprendre
les fouffrances et les choses du cœur, avait oublié le passé, et vivait par-
faitement heureuse avec beaucoup de récréations, beaucoup de liberté,
beaucoup de chiens, beaucoup de chats, beaucoup d'oiseaux ; elle se sou-
ciait fort peu d'Eugèoe, qu'elle n'ahnait pas et qui ne l'aimait guère, et
se réfugiait contre ses sermons dans l'indulgence de ma mère.
J'avais quatorze ans ; j'étais toujours excessivement enfant dans mes
actions, quelquefois j'étais déjà vieille parla pensée. Après avoir passé
des heures à patiner sur les fossés du parc, à courir à travers les prairies
pour un papillon, pour un insecte, pour un rien, tout-à-coup, je devenais
triî-te, immobile ; la vue de ma mère appuyée au bras de M. Coëhorn nie
faisait mal ; j'étais jalouse, pour mon père, de son bonheur. Alors on
m'interrogeait ; je ne répondais pas ou j'étais impertinente , ne pouvant
être vraie ; on me punissait, on m'exilait dans ma chambre où je me con-
solais, où j'étais Gère par la conviction que je souffrais pour mon père.
Ordinairement M. de Coëhorn obtenait ma grâce, il riait de mon carac-
tère indomptable, me taquinait, me permettait de tout lui dire pour me
venger, JDuait avec moi comme un enfant, et nous devenions souvent si
bniyans, que ma mère était obligée de fuir ou de nous mettre à la porte.
Nous menions une vie .très isolée; ma mère et M. de Coëhorn avaient
lr>>p de bonheur pour chercher le monde , pour s'oublier alin de lui
p aire ; ils étaient ennuyés quand ils n'étaient pas seuls, vivaient en eux,
vivaient pour eux. Nous voyions seulement quelques personnes de la fa-
mille d Eugène : sa mère, bonne, vertueuse, qui s'était faite de sts ha-
blindes une petite vertu, afin d'avoir le droit de ne pas y déroger et de
ne pas les sacrilier à son prochain ; sa sœur ainée, mariée à M. de bus-
sière, pleine de douceur et de grâce; ses deux autres sœurs que j'aiiuais,
que je devais aimer davantage dans l'avenir, car elle» étaient déjà de jeu-
ues personnes aimables; je n'étais qu'une enfant; il fallait le temps coiume
l'expérience pour rapprocher nos cœurs, nos idées, surtout nos goiits et
nos habitudes.
^'ayanl pas toutes les bonnes distractions de Villers-Htllon, nos élu-
des étaient plus suivies; et cependant là encore je portais cette malheu-
reuse indépendance qui me rendait les devoirs ordonnés à heure lixe
odieux, presque impossibles. Pendant la matinée, qui était destinée à ap-
prendre par cœur, j'avais mal à la tète, j'étais fatiguée, indolente, je lisais
tout mon livre, et je ne sivais pas les quelques pages qu'il fallait savoir;
jamais je n'ai pu réciter de la prose mot à mot. Les reproches, les puni-
tions quotidiennes furent impuibsans pour me donner la mémoire des
perroquets. 11 en était de même pour la musique : je l'adorais, et, pour-
tant, quand il fallait en faire montre en main et travailler des partiiions
brillantes, pleines de didicultés ci vides d'harmonie, je devenais um- ma-
chine à croches cl à doubles-croches, étudiant sans goût et sans inéiliode.
Ui.e seule occupation me resta favorite, quoiqie obligée; c'éuit les ex-
traits que je faisais de mes lectures, les lettres imaginaires que j'écrivais
pour former mon style, et qui me servaient aussi à dire à ma mère tout ce
que je n'osais lui exprimer de vive-voix. Selon ma disposition d'esprit,
cf s lettres étaient caies, réfléchies, affectueuses, impertinentes, moqueu-
^cs ou tristes; mais quelques pensées, de celles que j'aimais et que je ca-
chais, ayant été racontées par ma mère et tournées en ridicule comme ori-
ginales, folles, extravagantes, cette voie de confiance intime me fut fermée
ou du moins limitée.
, U'ailleurs, jamais ma mère ne combattait une idée par une i Jée; quand
elle était contente de moi et que je répétais une de ces choses qui n'ont
pas le icns commun, elle me disait en riant : « Taisez vous, pet te ori-
ginale ; embrassez-moi, soyez sage, et ne faites pas la philosophe. » Quand
au contraire j'avais mérité d'avance son mécontentement, elle me répon-
dait sévèrement qu'ayant les idées fausses, je devrais avoir l'espiii de les
cacher, et que je ferais bien d'aller réllcchir à cela dans ma chambre.
Je comprenais tout le charme de la lecture, j'y consacrais les jonr-
iiée> de pluie et presque tous les dimanches. Mon livre de prédilection était
Vllistoire de Charles XII, par Voltaire. Mes joues s'enflammaient, mon
cœur battait plus vite auandje lisais toutes les victoires de ce héros et je
retenais diDficilemenl une larme en arrivant à ses défaites et à sa mort.
Les mémoires sur Napoléon ne pouvaient jamais me falisfaire; l'encens
que l'on donnait a mon demi dieu n'était pas assez pur ; il me semblait
inconvenant que l'on osât juger ses actions, cruel et odieux qu'on le bli-
mât dans ses revers. La campagne de Russie de M. de Ségur me rendit
triste et malade ; il m'ciit été impossible de la lire deux fois. J'aimais assez
Racine, beaucoup Corneille, pardessus tout MoVièrc; Paul et Virginie
m'ennuyaient à la mort; parmi les voyageurs Fernaiid Cortez, Pizarre,
les flibustiers et les pirates venaient quelquefois revivre dans mes rêves.
Je ne m'étais jamais orcupée de politique ; je savais qu'il y avait aux
Tuileries un trOnc, sur ce trône un roi, que ce roi avait des ministres, ou
pour mieux dire des intelligences agissant au défaut de la sienne. Tout-à-
coup le canon de juillet retentit dans les Vos;;es, et la presse nous envoie
les bulletins d'un peuple de héros; c'était incroyable, c'était sublime : en
trois jours des ouvriers, des jeunes gens, des enfans vengent la liberté,
renversent le trône, rendent à la France ses trois couleurs ; ils détruisent
d'une main, ils protègent de l'autre ; sans frein dans le combat, i s sont
nobles et calmes après la victoire. Comme ils ont bravé la mort, ils bra-
vent la corruption et déposent leurs armes après avoir assuré le luxe des
riches de ce monde, avant d'avoir pensé a leur pain du lendemain. Quels
beaux jours ! 11 semble que la pensée de Dieu les a préparés , corrigés,
créés pour doter notre histoire de son plus noble feuillet.
Celle révolution, cette gloire me firent comprendre la liberté des peu-
ples, l'amour et l'orgueil de la patrie, Louis-Philippe devenant roi, toutes
les sympathies de ma famille saluèrent son élection : pour moi, le ne le
trouvais pas assez jeune pour notre jeune France ; j'aurais voulu une
petite guerre et de grandes victoires. A la tribune, les orateurs de la gau-
che avaient mon admiration; enfin ma tète s'exalta, et ma pensée devint
si républicaine qua ma mère trouva prudent de m'interdire les journaux
et me défendit de m'occuper de pol tique, sans pouvoir effacer l'impres-
sion profonde que ces grands événemens avaient déposée dans mon es-
prit.
IX. nia
Au mois d'octobre, mon grand-père, qui ne savait pas se passer tonte
une année de ma mère, nous rappela si instamment près de lui, qu'il fal-
lut que M. de Coëhorn quitiât l'Alsace, ses occupations agricoles et sa
famille pour nous ramener à Villers-Hellon. Tout l'hiver s'y passa dou-
cement. Nous y étions, Antonine et moi, bien aimées, bien gâtées ; oa
voulait nous rendre avec de gros intérêts les caresses dout nous avions
é;é sevrées pendant un an. Ma mère, étant souffrante, ne quittait pas son
fauteuil ; M. de Coëhorn s'était chargé de presque toutes mes leçons et
nous fai!:ions ensemble de longues rourses à cheval ou à pied ; quelque-
fois même de petites ]ianies de chasse dans lesquelles j'étais spectatrice
de ses hauts faits. M. de Coëhorn éiait pour moi comme un frère et iiait
de mon indépendance, de ma sauvagerie ; avec lui j'osais dire tout ce
qui me passait dans l'esprit, rae passionner pour une idée bizarre, m'io-
digiier contre une idée reçue; il s'amusait de me voir si enfant ou si phi-
losophc, m'initiait ri toutes les rêveries de la poésie allemande, puis se
moquait de nies quinze ans quand j'essayais d'arriver seule jusqu'à ces
toiles brill.intes cl fantastiques.
Ma mère nous donna au printe.ups une charmante petite sœur ; elle la
mit dans mes bras en me demandant de l'aimer et de la pr9ié!îer ; je le
lui promis de tout mon cœur. Si j'étais jalouse, pour le souvenir de mon
père, de l'affection que ma mère témoignait à M. de Coëhorn, j'aurais été
honteuse d'éprouver ce même sentiment dans une pensée d'éguismc et
contre un pauvre petit enfant.
Je n'ai pas encore paré du charmant Toisinage que nous avions à
V.'llers-llellon ; cependant il faut le coiinaltre non- comprendre tous les
plaisirs, toutes les ioies d'intimité qui se trouvaient réunies dans cette
bienheureuse parcelle du monde.
Non loin, ii une demi-lieue, est situé le château de Long-Pont; les
étrangers admirent ses ruines grandioses et pittores |ues, les arcades de
ses cloîtres, la beauté (le ses eaux, l'étendue do son parc ; ceux qui ont
le bonheiM' d'y être reeiis en amis oublient rete bêle nature pour les
nobles habiiansqui en sont lame. Le vicomte et la vieointejwe (le Alontes-
qniou ont une grande fortune et sont plus riches encore de venus, de
bonheur et d'aïiux; ils abandonnent souvent Pari» pour Long-l'ont qu'ils
aiment comme leur création ou comme un petit Kden qu'ils ont fondé
pour leur fds unique. Je crois que Fernand sera ditrne d 'hériter de ce
beau séjour et méritera l'amour et les bénédictions que les bienfa.is de
ses pères auront groupés auto'..r de lui.
Madame de Montesqniou était 1res liée avec ma mère , non-soulemcnt
par une amitié de voisina^, mais aussi par une amitié de cœur et de peo-
lé
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
sée; elle triait l'idnli» de iroii bon grand-pÎTO, qui mclinit ses qtiairc-vingis
ans (Il nduraiiiii) dev.iiii m)ii put .'•i P' lii , si gr.icieux quM pou ait
coiiibaiirc 1.1 i(!>,iiit..uoii o.xcliiMM iin rit iii.'olitiae dr.s pe:iis pieds ciiiiiois,
et iU'v,iiii SCS Miiv grands et doii. coiiiaie ceiu de 1 1 l'r.iVi ii-iirc. M. de
Mont' .'■qniou ciail u:i lioiMiue j;iave. sénruv el iii-iiiiit, occiipi c\<:lii.sivc-
meiii de iVdiit.iliu.i de soiililj et de l'e.iiljrllis e.iieiu de Lung-l'oiit. 11
savai! t'ire emore un ;;imable vuiiiu et un cliàt.laiii pufaUcjunt gracieux
Cl hospiia'iC''.
I lu- lo n. dans la foiTl, Monigobcft, appartenant augi'nfrnl Ledcrc,
pirs il la princesse d'Kckmiil, cii!;n à ^lmo de Canibicéiès qui p'!r;e
^ul• sa jo'io liguri- sa paieiiié avec la l'amille Uorgiitsî; Vaisciy, cbar-
raunli; pr(^prieté àuii ueil ami d", mon graud-pèic; Saiiit-Rciiiy. à M.
de Viol ine, con^rvaltur i\t:r, l'orèts, père d'un bi;;:u l)oii(|tiet de l'illos
et d'un soûl garçon ; enlia Cjicy, oi- gin il pc it tliàteau d'un ; a;is»i
bizarre coisl uition ijue l'espài de sa c.iàt la m-, Miue Ai Moiiilirelon,
fille d'un laro icr de IJe;iUv,iis, femme d.; M. Alrqnet, dont le père
avait clé... j'ai entendu d re, va'ct de ciia.iibre, ir.ais je vcav po'iaici.t
écr.re iiili n lanl de qu I lue grand scitincnr. li le fut iiiiic eu pi isoii darant
la Terreur, cl, foiuiaui sa iiolilo.'se .-^ur cciic per.-ccu iun, voulut Olie
non seulement une p uvre mais uiie noble vict me. Pour orner I;; nom de
Monibriton, pris ou iroiné je ne sais où, elle aclicîa sous l'empire, avec
SCS bcai:x d' iiiers (•nf..rinés, le titie de comtesse, et plus tard obtint pair
son mari la p a e d'étuvi r cavr.lcadour de la princesse iiogliè-e. Au re-
tour des licurbo s, eie se j-lis^a dans les luuts loyalistes, devint une
grande dame, tu! des dca;o.selks de compagnie à plusieurs qaai tiers,
exigea ries aucèlrts à sts petits cbicns cl sj brouilla avec moa grand-père
dont la roUrc elles opinions libiraUs lui étaiuit in;ui:pi rt.djcs. Lo;s de-
là rcviilulion de 1830, clic se smva de l'aris, et nirouvaiit p.^r la tim:e-
puissance de la [Ciii- la m» moire de so:i vieil ami Collai d, \iiit se placer
sous sa, rolcciion. J'en a\ais beaucoup entendu parier ,■ e le faisait pà:ir
ses bio.r. phi s les pius txa','trt's.
La première fois que je fus à Corcy, elle était enfermée dans un petit
boudoir maiplas-6 dans lequil elle ne pouvait < nitiiilre la clocbe du vil-
lage rui s 'unaii pour les moris. Aptes une bcure e le parut, u:i llacun
Sous le liC/, une cassolelie de cli'oi e a la m liii, s'uJorma avant d'entrer n
j'avais ur.c !;o::ne smié, s'il y avait long ti'inps qu;' j'avais eu la r.jugi oie,
cnlin s'il ne régnait pas de maladie épidemiijue à Villers-Hellon. Sa isf ile
des réponses qui lui furei t doiinc'cs, elle franchit le seul de la porti-,
s'appiocba de moi en m'asi;ergi'aiit légèrement de vinaigre des quatre
voeurset m'embri;ss> sur le froijt. On lui dit q'ej'étaij m ;siriei:i!c; cl e
me lit mettre au piano, me demanda déjouer un galop, et, s'élançant vers
son fils, 1 ' força a daiisir avec elle.
« Ui mère, \ous me luez! disait Jules tout cssouiné et en essayant de
l'arrêter.
— lincore! encore ! répondait-elle en l'entrainaiit ; c'eitexcelleuipour
la santé.
— Mais, ma mère, je tomba de fatigue ; vous allez me rendre poussif.
— Allez donc, il iaut que je fasse ma digesiion. »
Et comme Jules s'arrêtait encore Laletant cl à moitié mort, el e se jeta
6ur un canapé et dit ;i mon grand-père :
— Collai d, suis je assez ma lieuieuse ! Vous le voyez, mes cnfans sont
dénaturés; i\i rela eut de danser un galop pour rendre la santé à leur
mèic... Ab! je suis bien à plaindre!
Mine (le Moiitbreion passait sa \ia sur les grandes routes, q:iiliant Pa-
ris dèsq-i'il y av^it deux malades dans ta rue, se sauvait de Corcy si une
femme y avait la lièvre. Elle n'exisiait que pour se préserver de la mort,
avait horreur des malades, des malii'ureux, et ne voyait passes aaiis
lorsqu'i s 6:ai nt f n deuil. El e imt un jour à la purie s jn lili el sa bell -
fille , parce qu elle avait vu sur la joue de 1 1 petite Cécile quelques bou-
lons q.:! lui f li-aiint craindre une ma.ad e de la peau.
Apiès la peste, ce que Mme de Monlbrelon cr.igaait le plus était son
msri , petit cire tout ro:'d , tout inoÛVnsif, à qui eiio faisait une peusiou
pour qu'il ne s» renconirât jamais sur sou cli uuin. Elle aiiu.iil astcz s. s
er.fais, mais comme des esclaves auxquels on po r.ait inlbgir mille pe-
tits stippiicf s domesiinus et journ.lcrs que ceu\<i su poiiaiei.t a>cc
une iiuTiivalile impertinence. Elle exécrait f-a bv-lie-lide et i^me de Mico-
laï, avec 1.1'iuclle c le avait de véritables prises de corps. Les mani s de
Mme de Monlbrelon éuiient innombiablcs; il P.iri< elle ne maiigoa t qi.e
du pin péti i il VilkrsCot ents; à Corcy elle fii.sait venir sou eau de Pa-
ris , n(î vou'ant boiie (['ic de l't au de Seine , et di ant que celle d ! pys
contenait ui rimei.t qui bâtis-ail mille petits m inumeui d ins son estD-
mac. Un jour une d 2 ses ileiis, qui élaicnt assez ébranlées, laiilit l'éiouf-
fer ; le lendemain elle l-s fil liuites an atber !
Eps fils n'avaient point pirl gé la brouille politique de leur mère; ils
se faisaient un peu moi^s lilanrs dans noire libéral pt lit c.stel, et, paimi
tous les a'.réaiens de VillersUrlIon , compiaieut pour le plus solide celui
d'y êlie il l'abri de leur mi'n . MM. de Monlbrelon avaient de la gai'é, de
i'ënirain , «ne igncirance beaucoup plus irrcrusable que leur bUison , et
le talent de dire mieux que pcrjounc les plus nouvelles cl les plus gros-
ses hciists.
Eugène, le plus jenne, avait épousé Mlle d<» Nicoiaï; nous la connais-
sions fort peu. Elle n'ava.t fait qu'une visiie de noces ii mon grand-père
qui avait été très iniimemcni lié avec les Lameth et M. de Nicol?ï, ancien
ppéfct de Laon. Eugène était ce qu'on appelle un bon garçon, qui aimait
ses amis, mais qui n'aurp.it pas sacrifié à son amit'é le bonbeur de leur
impiimer un iid;cu'c et de fnre de l'esprit à leurs dépens.
On d.li|ue pendant que Jucko, l'illustre rin^e, était ii la mode, Tugène
de Monlbrelon se li son imiialeiir, el (btint d,- si graids succès dans les
salons du noble faubourg Saint-Germain, que la dmbi'ssc de Beiri, à la-
quelle on en parla, l nioigua le désir de jouir de sou lalent. M. d.' Mont-
breton eut l'iioniieur d'être admis ii faire le singe dans It s petits app.irte-
■ Biens des Tuileri^'s, et la gracieuse princesse l'en récompensa en lui cn-
'voyaiil la croix d'Iionneu '.
I M. de i\ioiiibreion trouvait l'histoire de Fernand Cnrtez, mise en opéra,
très mal iNVExriiii. et croyait fermi-mcit que La Fei té-.Milou était la pa-
llie du giauil Homère.
Malgré tout cela, et poiit-êire à cause de cela, Eugèn« éiait îrès amu-
sant; nous l'aimions. Oi élail heureux de ses visites i|ui apporiaient tou-
jours quelques heures de gailé, et comme il ."^e inmiuait de s' s amis, ses
aaiis i-e moiiuaieni de lui, et cela sans scrupule el sans rancune de part et
d'. ure.
Pour b s soirées dansantes, mou grand-père t-jontaît à ces voisins de
io;is les joars le sons-préict, sa femme, de vii'ux amis cl de beaux élé-
gins do Siisoîis, et ma tane Garai aliirait ap es elle, m qniilant Paris,
(le gracieuses et coquettes amies el des hommes réputés aiaiables et ii la
mode.
Vers l'époque des premières neiges et de la chasse au cîievrcuil, nous
avions ordinairement la visite du {;énéral Daumesuil. C'eiait une vieille
j^loire de l'Em.jire, un canir d'or, une ame de fer, une bonté d'enfant. Sa
lielle lète, sou regard plrin d'riier^ic et de puis ance, sa paride f anche,
l'alVeclion i|u'il me poru.il pour l'amour de mon père, c sont rel.i;iiiise-
mi ni graés dans ma mémoire. Après la réïoluU'm de 1830 on nndil à
Vinceiines son br. ve et fidèie comman a il el sa plorituse jambe de bois.
Siir la priirc du g.néial U;.u iicsnil, ma mère me pei mil d'aller passer
quelques jours dans son donjon.
Je reîrouvai Maiie, ma vieille cmio d'enfance et de pension, nn5tamor-
pliosée en nue jeune personiio uni pie i eut occupée de si toilcile, ayaut
abaii lorné tou'c s: r ei:sc occupation dans la ciainic de fatiguer sa ligure
par l'i Inde, et rcnoiirant même à culiicr son beau <t gra i ux la cnt
pour le pirno albi de ménager la b aicbe délicatesse de si s jolies mains.
Elle possédait encore le cceur alleciueux dont elle avait hirilé de son
|,ire, mais clic employait déjii avec succès les to'ites peti es gific s sur-
I atnrelles ''e sa mère. Mme Daumesuil était aimable, avait de l'esprit,
mais peut et e un peu d'ailccla ion dans la veix, les manières, le regard
el la pcn-ée : c était la le unie éminemment incoirprisc ; eile avait été
Julie il (piin/e an-, ne pouvait se conso'er de l'être beaucoup mdins h
ipuirante ; elie aimait son excelicnt mari cl ses enfaus, cl cherchait vainc-
incnl, sans jamais le reucouircr, le frère de son ame.
X.
Au printemps le choléra vint souillci' sur nr.tre pau're France; il n'é-
pargna pas Vilkrs-Ilellon. Mon bon grani-j ère fut admirab'c le pré-
voyaiiie Ude courage ; il fit venir un jeune médecin de Paris, tiansforina
son château en une pl.arniacit^ oit les malheureux ma'arles tiouvaient tout
Cl' qui pouvait les soulager, tandis que les craimils bien portans venaient
cliircb.;r une nourriture saine et préservalive. Il lut suil /Ul très d Ibcile
d'é oigncr êes paysans cei;e crainle de la toniagion, qui dég.'nérait chez
eux en terreur paniiiue. Pour les encourager il fallut être calme vis-à-vis
des plu^ cruelles el des plus ciriayanics s ■ullraiices, apprendre sans pâlir
que le Iléau avait marqué une nouvelle victime, que la mort avait délivré
un pauvre agonisant.
On porlait des secours dans lesgreriers; on allait conso'er les orphe-
lins , les veuves . les iiauvrcs mères : tout cela était all'reux ; mais le dé-
V lûinrnt de mon noble grand-; ère fui eidin béni par !e surrè» ; quelques-
uns de nos bous ppysaiis lurciit préservés, un grand nombre de nos ma-
lades guéiis, et tous nos pauvres maris reçurent les soins de leurs famil-
le-, les secouis de la méde; lue, les ronsoiaiions de la religion. Notre bon
cui é , M. Dufour, se conduisit e i apôirc , cl , se mullipianl avec le dan-
ger, dcvini la providence de trois vil'af;cs.
I.a taillé de ma mère , extrêmement afl'aiblic , exigea tin chnn^cment
d'air (l de lieux. Nous pai limes pour l'Alsace avec le frère de M. de
Coèhorn, .secrêiaire de %U de Sébasiiani au ministère des alVaires étran-
gères, et qui fuyait le dioléra , atuiiit d'une de ces frayeurs qui ren 'cnt
rimaginatioii malade, se peignent en vert cl jaune f ur la physionomie et
pèsent sur le moral coîmiic la plus Iri.-tc des idées fixes.
M. E. de G lëliorii, plus jeune que son f;èic, avait le cœur étoufTé par
un (goïsme passé îi l'état throniipic, beaucoup de gravité, un esprit bi-
ziire cl une origina iié approchant quelque peu de la manie. Arrivé à I;-
lemvi lers, il f'eiiioura de tous les pnserv^.tiîs connus contre la cruelle
épidémie que l'on re outail. Il ne mangeait pins que du riz, travaillait du
malin au soir il ra'oier des planches pour se doiintr de l'exercice, sor-
tait (lu salon qua!;(l un journal y entrait, prenait des crampes d'esiomac
b\ on parlait de douleurs d'eulrailles, et s'inquiétait vérilablemem d'avoir
une c.xceilenie mine, un sonmeil profond, un appétit .formidable.
» Croyez-moi, di ait-il ave;: une douloureuse conviction, ces apparen-
ces de nistésonl cllrayai.tes; vous pouvez en rire, mais o.i n'est jamais
si exposé à la mort que dans cet êlat de quiétude ; laissez-moi me plain-
dre, je suis dangereusement bien portant. »
lE MAGASIN LITTERAIRE.
5t
Après avoir lon?-tcnii)s fati^ui? fcs mrmbres dans son atelier de mcnui-
seiie, M. de C(.ulinr \ f.iisait i.'e la iiui.'-i(nie ; il coinposiit de cliarmaiites
vaisrs, d'assi z r.iauvaiscs romances, cbumait bien l'iialieii cl cxéciiia t a
mer»oil!e la se onde partie de tous mes nocliin.cs; d diaim es aimable
pour uiui, pus aiiu iMe que j.iniais i n ne I avait été. l'eut-é(jc aurais-je
Cté ll.iitée de ces premiers lioiiiiiiagcs ; mais liuyfîiie lu'ajaiit ilil m i iaiit
! que j'iHais sa ijilule vonlro l'ciuuii, mou ami)Ui'-|)ropre de j une lille se
révolta coiiire les veilus aiiliciJolc'ri<iUi's qui Li vaijirntsou succès.
Menwillcrs fut très aiiimé piudai.t tout cet ùiù. Une ;œur de M. de
Coëiiiirii, mariée en Rusie, etai.t vmuc passer quelque tenips eu Fian-
ce, on s'edipic.v-aitde lêler sa réiurreciiou et derouuir autour d'elle tou-
tes les joiis de sou passé et de la pa rie.
Mm.: de Dunicn avait été tnicrrée six ans en Livonic dans un château
eniièremeiil isolé, voyant son mari et de la neige pendant neuf mois, son
mari et quilques leui'ies pendant le reste do l'année, avec Lue belle for-
tune, c'està-iiircdcs p'aines, des forêts, des L; mmes serfs et pas un sou.
G'éla i une charman'.c ft niiîie pleine d'esprit et de cœur, devenue un peu
sauvage, mais d'une bonne et ori;;ina!e sauvagerie.
M.:;e de Uunteu av^^ii des pi opriéiés de | lusieurs lieues d'étendue ; son
château éiaii immense et renfermait cent doiiiesiiques, pjrmi lesquels des
tailleurs, des cordonniers, des chapeliers, enfin des esclaves de toutes les
professions indispensables aux besoins de la vie et à quelques exigi nccs
du iuse. Rien ne s'acheiait ; la nourriture, les étoffes nécessaires a l'ha-
billenient provenaient de leurs terres et de leurs troupeaux, et o;i se pro-
curait il Riga, par des échanges, ce qui manquait ; ausii Mme de Duiiien
ne pouvait plus s'h-liitucr à revivre de notre étroite petite vie civilisée
qui, disait-elle, rétsjiïait.
Parnu les amis (|ue nom recevions le plus souvent il y avait beaucoup
de jf'unes personnes et déjeunes gens ; imsdeaioisellcs de T., mes aii-
ciei'.nes asiies, devenues si belles 1 1 si dédaigneuses que je savais beau-
coiq) m eux Ks admirer que les aimer ; leurs cousi: es, troi^ nullités assez
cnniyeuses, MM. de Dufsicre, (pii avaient de l'espiit, de l'instruciioii et
(le lagaîié; enfin M. de llenneval, fils du secrétaire intime de Napoléon,
qui I os;ié(iait une jolie prtiio figure, une jolie petite ta'lle, un jo'i peiit
esprit et un amour iimiensu pour Maïhiido de Coëhorn. MaUiikle, char-
manie peci-onnc, ressemb'ait à une de ces belles madones allrmaiides à
re.x()res.-ion douce et suave, et si elle était un peu plus animée qu'une
statue, elle oubliait quelquefois de vivre par uonch lance et par ennui.
C'était une excellente musicienne, une bonne et teiicke ciéatsire, n ayaiil
pas tout à fait asseï de cœur pour bi 'U aimer ses amie*, mais rellétant
bien leur Direction qu'elles p nivaient s'y méi)rendre;soB âme était comme
les beaux miroirs de Veiii-e qui rendent fidèlement les traits, l'expression
et le sourire de ceux qu'on aime, mais dont la surface unie n'a rien gar-
dé, qiiand au jour de l'absence on l'interroge, on lai demantle ceux que
l'on reaetie et ceux que l'on a perdu?.
Sophie, la sœur cadfisc d ; M. de Coiihnrn, avait un cœur excellent
et beaucoup d'originalité ; elle aura t eu beaucoup d'esprit sans sa cens-
taille préoccupatio.i et son piooiid dépit contre un nialbeureux nez re-
nia n qui avait aciaparé toute fa ligure et dont les proportimis magnifi-
ques ii'avaiei.t que l'immense défaut d'être plus grandes que nature.
Je I iva s un peu en sauvage au milieu de tout ce monde, conserviint mes
goi'iis et mes habitu.'es d ■ grande enfant, ce (pii était une suite naturelle
d; mon éducation. Ma mèe m'avait tant de fois répété que j'.'iais laiJe,
je le voyais si bien en comparant dan^laî-laee ma tête à la jolie ictc bou-
clée d'Anioiiine, que je «î'élais juré d'acquérir assez i.'cspr.t pour fa re
oublier ce qui me nanquait, assez dama iliié pour me rendre jolie. Tou-
tes mes jonrnécs étaient consacrées à l'étude ; pendant les heures d<'s re-
pas ou ce les de la réunion du suir, je me faisais tout impercepiible, et
il dix lii uns, ma mère, par ue regard, m'envoyait coucher. J'éais fi ha-
bituée à ne pas ociuper les autres de mon insignifiante personne qu'il me
jxirai.'-sait liés sniprenar.t qu'un c;r.ii:ger si- crût obligé de me d rc une
p: robi aimable. Un jour, iM. Edtnond de Coë'aorn m'ayant baisé la luain,
j'cii fus si étonnée, si lière, si hrurcse que je lui dis in-r- ■.
Pendant tout cet été, j'eus le bonheur de 1 re quebiues-uiu des romans
de Wall r-Scoit ; cette le; ture in'eiichaiiia, je n'étais plus seule, mon
imaginaiioii a^ait d. s amis dans Fergiis, le maître de Ravenswnod, Caleb,
l'ioi ;', i\Iae-Ivor et D ara Vernoii, la noble et franche jeune lilK» dont j'a-
\a s fat la comp.tnno de mes lèves cl la sunir de mes pensées. Chaiiue
soir, avant d; ni'emlormir, je Pappelais pii's de moi ou j'allais la clier-
fh r, gai p'>r près d'el'e, lorsque sur sa blanche civale elle chassait à
travers les bru>ères d'iùojsc ; elle me disait tes joies, ses goûts ; clic me
jiai 1 il d(î ■ on cœur, et je sentais que si j'aimais un jour, j'aimerais com-
me elle aimait.
Celte in imité entre ma pensée et h pensée conçue par le génie de
Waltir .Sco;t dnia be» Ion ;leaips; clic eut même (|uel [ues aniùes pbis
tard une grande inlUience sur lua tic, et inaiiitmant encore j'évr.(|ue
ronime un <loii\ souvenir d comtue un fantOnie ami , l'image de la plus
noble <iv;.toa di poéie érossai>.
Lesl-çons (l'a lemandqnc me donnait M. do CoChorn soulTraient un
P'^ude la vie animée qui aval envahi notr" solitude ; mais j'étudiais bc:'U-
roup seule, et j'allais chercher des conseils et des encouragemens près
d'une de scsianies dont le petit manoir u'étaii séparé d'ittenwillcrs que
par une piairie.
Toute la nouvelle famille de ma mère était aimable et gracieuse pour
nous. Mme de Fonianille, qui avait compris que nous avions besoi-i d'être
ai liées, nous avait lait dans son cœur u;ie all'eclueuse parenté; elle nous
appelait ses infans, et nous rappel. uns clièrc tjule, comme ses nièces. Il
é:a.t :m,;ossible d'ilre plus iidu'grnîe, de s'oublier plus complètement
p:iur les autris qu'elle ne le faisai'. Quînd j'avais obtenu la permis^ioa
d'aller passer la matinée aupiès delb-, j'étais bien heureuse; ses yeux ne
lui permitiaient pas de lire, je menais les miens ù son service, cl pour
me récompenser elle me disait ses chaiinantes et naïves traductions de
Sliiller et de Goethe, et ses vers étaient si originaux , si pat fails , qu'ils
sembiaiiiit Iransportés pliitOt que traduits.
Mme de Fontanide n'avait pas d'enfaiis, mas un mari tout aussi boti
qu'elle était bonne, et qui lui était arrivé sons la forme d'un petit ro nau. I
M. (le Foiiianilbî avait (piiilé la Gascogne pour venir vivre à Paris d'une /
joyeuse vie de garçon ; ai.uani toutes b'S jolies choses de ce monde, il
n'adoi ait que 1 s jolis petits pieds ; aussi s'étail-il fait une c^ilbcti ju de
toates !{;s m gn mnes panloullles quiav.dent mérité son enlhous>a me, et ^■
il portail toujours sur son cœur le soulier coq cl et satiné de sou plus ré- j
cent amour. Desall'aires l'appelant il Strasbourg, là il rencon'j-a dans un /
salon, posé S'tr le sphnx doré d'énormes clieneis gothiques, un pied vif, •
espiègle, rharaiani, d'une admirable pureté de forme, pas plus grand, pas
plusgris qu'i n biscuiiiila cuillère. Ltonué et ravi tout a la lois, .M. de
Fonianille se fait présenter à la mère du délie eux petit pied. Il le voit
tous les jours, il s'en passionne, il découvre qu'un cordonnier provincial
chargé de le chausser est au-dessous de sa noble nii sioti, qu'il peut
le froisser ! le b'esser! pcut-éire le déshonorer en luidotuiaui un cor !
Son inquiétude devient allreu-e, insup:;oriable, et poar sauver ce petit
chef-d'œuvre il veut devenir son seigneur cl niaitre, en faire son Liiej,
et lui olfrir son nom, son cœur, sa main; il lut accepté. Depuis son ma-
riage, M. de Fonianille va presque tous les ans à Paris pour y faire faire
sous ses yeux les souliers de sa femme.
XI. • • ''
Quand vinrent l'i utomne , les vendang^'s et les fraîches journées plutôt
dorées que chaullées par les rayons du soleil, nous fîmes de longues, de
délicieuses parties de montagne. Le baron Halle*, qui possédait qiielques-
unsdes plus riches mamelons des V :sges, avecleur» forêts, leurs prairies
et les antiques ruines de leurs châteaux féodaux , nous donnait des tita-
tinées i^i-inipantcs , qui étaient ravi saules. On faisait la p-emicre partie
dti ciîemin sar de petits chevaux de montagne , puis quand arrivaient les
rochers à pic elle sentier frriyé seulement par quelques pâtres ou q^icl-
ques chèvres, on se confiait it ses propres forces, et chaeui mettait plus
ou moins d'adresse et d'agilité dans son ascen^ion. Il y avait des chutes,
des visages tout rouges et tout essnuillés, des rochers escaladés avec grâ-
ce, des ruisseaux fianchis avec latent; si on siHl.iit un faux pas , on ap-
plan lissait un sau'. hardi et grarieux ; enfin à raidi on arriva t dans quel-
que vieille tour où l'on rencontrait par hasard de l'ombre, des divans de
mousse cl un ex< client dîner.
Le plus souvent, des instram^ns ;i vetit distribués dans le Hillis for-
maient de délicieux éthos; les musiciens exécutaient de> (<Tnder naiio-
naux et entraiuans; on les écoutait dabor I , puis ensuite oti les da;isait
avec la gaiié et la fougue des ranntagnards; on ne s'arrêtait que par la
toute-puis^ancedela fat gue ; tiquand les nuages empourprés du couchaut
annonçai»nt l'heure du départ, il restait à pe ne assez de force pour se
lasser'pli.'ser sur les aiguilles desséchées des sapins jusqu'à l'ei.droit où
atiendaivi.i les chi vaux.
Ces courses m'encliantiient, je ne dormais pas de plaisir ei d'impatience
pendant la nuit qui les précédait; les detix lils de M. llaJlez y étale. ;!
ordinairement mes chevaliers ; ils avaient dix-sept ou dix huit ans, de
l'esprit, de la (.;aué. Ils et dent, comme moi, d-ns une catégorie nullement
mariable, cl nous faisions, sans cra nie &? nous compromeitre. les cour-
ses les plus rapides, les tentatives les plus imprudentes, les rires les plus
fous ; seulein ni, comme ils dansaient assez mal, je les abandon lûis à
l'heure du bal pour mon beau-père ou M. Edmond de Coëhorn, cxcellens
danseurs qui me faisaient tourbillonner et m'enlevaient cotumc une
plume.
Lesdinses alsaciennes sont un <o:nposé de valses et galop?. Lerhy'unie
d'abi rd assez lent devient de p'us en plus précipité ; on se balance, eu
tourne nonchalamment ensemble, puis les bras s'enlacent et formentmiile
passes gracieuses; on s'éloig^ e, on se rejoint; les ;'anseurs m rqucni 11
mesure cti frappant le solde leurs pieds; i's sotubl.M.t voer en tour-
noyant, puis, quand le dernier accord se fait on'cn Ire, ils enlèvent leur
danseuse, jettent un petit cri sauv,ige, et toujours en cadence la déposant
i) terre en faisant un salut de renercîment et d'a'lieu.
Au mois de décemlne, il. Mdinon 1 de Coëhorn. envoyé comme secré-
taire d'ainl.a'^sa'c h Consiant'nople. pniit i bnrgé de toutes nos coiumis-
sions, ("e Ions nos plus tendres vœrx pour Mme de MarleIl^qui était allée
déjà retrouver depuis six mo's en (ii ieiit M. de Marie n*. »o:i;mé am >a«:-
sadeur du roi de Pri'sseprès h Stiblime-Portc. Lisante de ma pauvre
tante avait crin llcment souiTcrt de la traversé-c; nous la savions triste,
malade, nous et ons bien souveut et péniblemenl pi occupés d'elle, cl .V.
de Coëhorn promit de l'a'iner et de 11 s'>igiicr pour nons.
Nous passâmes tout cet hiver à Strasbourg ; je fus présentée chei quel-
ques pcrsounes, eije fis mon cuiréo dam» le moi:de, c'est-à dire oue
UB
LE MAGASIN LH'T£RAIIŒ.
j'eus l'honneur de voir mon nom écrit sur les billets d'invitations, d'sllcr
à q niques ba!s, de recevoir quelques saints dans la nio, et quelques
phrases banales dans un salon. .l'aimais beaucoup 1 1 danse , sans
douic paice que c'était du mouvement , peut-être aussi parce que
je dansais bien, que je l'entendais répéter autour de moi, et que l'ainour-
propre joue toujours un petit rôle dans nos goiits. En revauclie, la partie
'iiuianie du bal m'était odieuse ; je ne savais pas redire des phrases tou-
tes faites , et ma mère m'avait défendu un si prand nombre de sujeis de
'convcrsaiion qu'il ne me restait que la possibilité d'être béie , comme la
pluie et le beau temps dont se composait mon vocabulaire , ou bien de
rester mumte ii l'instar des plus siupides. Oupliuefois , ennuyée de ma
nullité et de toutes ces entraves exigées par les convenances. Je secouais
le joug une seconde, et j'osais dire à mon danseur que j'étais, un peu par
goût, un peu par orire, une machine dinsanie, et que je le pri.nis d'èire
indulgent, de remettre à quelques années le choc de nos iraa'inalions et
de nos pensées. Le plus souvent je me résignais à mon rôle sans crier
gare, et j'essayais seulement de nieire à la pointe de mes pieds le petit
grain d'esprit qui ne pouvait être dans ma bouche. Si l'on ajoute à ces
petits supplices d'un bal les sermons du lendemain sur le texte d'une te-
nue un peu de travers, d'un air trop e.idormi ou d'un regard trop animé,
on comprendra que j'a e accepté avec regret ma dignité déjeune lille, et
que je sois restée long-temps un peu sauvagiî et un peu enfant.
La société de Strasbourg avait été llorissante dans le passé ; mais la ré-
volution de juillet avait amené une nécessité de fusion qui avait paralysé
la gaité et la bonhomie. La noblesse orgueilleuse assez généralement rui-
née, acceptait bien les invitations des riches roturiers, mais apportait dans
leurs bals un air de vaniteuse condescendance très impolie et très glaciale.
De leur côté, les riches parvenus de la bourgeoisie , en allant chez leurs
adversaires, souriaient des livrées ternies, des blasons dédorés des nobles
préteattetiw «• <ians leur volonté d'opposer l'orgueil des écus à l'orgueil
de4 ^«M^ , ^iSl>latent avoir monnayé l'esprit , l'éducation et le savoir -
ViffV.
l)ani quelques maisons on retrouvait cependant la franche et joyeuse
cordialité des anciens jours, le luxe du cœur à la place de tout le luxe de la
fortune ou de la vanité. Dans ces bals la valse nationale triomphait de la
contredanse ; les galops, les cotillons, les boulangères se succédaient
j usqu'au jour, moment où, pour reposer tant de plaisirs et de fatigues,
la salade de pommes de terre cl le pâté de foie gras veuaient rafraîchir
, délicatement danseurs et danseuses.
Parmi les autorités, le général lîrayer était le seul qui s'occupât du
p'aisirde ses administrés; il donnait de jolis bals, et sa lille, Mme Mar-
chand, en faisait les honneurs avec une grâ'^e parfaite. M. MarchanJ ,
premier valet de chambre dé Napoléon, avait de 1 instruction ; mais il
était triste, recueilli, et il portait dans le regard l'expression d'un grand
souvenir et d'un grand regret.
Au comincnceiiieiii du printemps notre pauvre petite sœur tomba ma-
lade ; ce fut une allreuse douleur pour ma mère, une profonde tristesse
pour moi. Je n'aimais pus Jeanne comme j'aimais Antoniiie ; mais mon
aflfeciion, qui s'adressait ii l'enfant plutôt qu'a la soeur, était bien grande
et presque maternelle. Combien de fuis je l'ai bercée sur mes genoux !
combien de fois j'ai fait rou'cr sa petite voiture à travers les allées du
parc ! courant bien vite, car elle de sa petite voix me criait : « Encore,
Waric, encore, encore! d car je voyais son front si pâle rougir et s'ani-
mer ; car, si je tombais essoulllfe, elle nie passait ses deux petits bras
au'our du cou, m'embrassait et me couvrait des Heurs de ses bouquets
favoris.
Aui:ue.e maladie ne s'était déclarée ; cependant chaque jour enlevait à
la pauvre petite sa force et ses fraîches couleurs ; chaque jour elle deve-
nait plus belle, plus adorable ; il semblait que l'enfant se transformait en
ange, et sa pauvre mère pouvait comprendre, à la perfection de son tré-
sor, qu'il allait retourner au ciel. (Juel désespoir ! se sentir impuissante à
(onserver la vie que l'on a donnée, voir prdir, soulTiir, mourr son en-
fant sur son SI in ! Et celte agonie des adieux, sans possibilité d'illusions,
dura six nioi~; Jeanne s'éteignit sans souUranccs, pareille à ces belles
étoiles qui brillent la nuit au firmament, qui pâlissent avec l'aurore, et
qu'on ne retrouve pas au matin.
"I.nrsque le petit berceau resta vide de notre ange, ma mère eut une
douleur qui fut presque de la folie ; quelquefois nos caresses lui faisaient
ni.il. elle nous repoussait avec violence ; d'autres fois, en nous voyant
pleurer avec elle, elle baisait nos larmes et semblait les recueillir pour
.••'en consoler; tantôt elle éloignait le souvenir de sa chère enfant, le plus
.souven' elle y puisait la vie. Jeanne, aimait à s'endormir en passant ses pe-
liies mains dans une boucle de mes elieveux ; ma mère me (il couper cette
boude et la lui donner ; Jeanne aimait Aiitonine pardessus tout, Antoni-
ncilcvint plus que jamais la favorite de celte pauvre mère.
On avaii caché le petit cercueil de l'enfant sous un rosier blanc, non
loin de la maison ; ma mère et M. ('e Coéliorn y étaient sans cesse. Leurs
douleurs ainsi alimentées devenaient chaque jour plus violentes ; il fallut
les arracher d'Iuenwillers et les faire partir pour ViUers-Ilellon. Mariante
(jarai vint nous v rejoindre, et nous fûmes bientôt tous réunis par l'arri-
vée de ma tante Martens, qui avait été chassée de Constantinople par le
mal du pays.
La préoccupation de ce retour, qui rendait à ma mère sa sœur , sa
plus intime amie, lui Ct du bien; elle lui présenta Mé de Coëhorn; c'é-
tait dire toutes les souffrances et toutes les joies qui s'étaient succédé
dans son cœur depuis le jour de la sépnration. Son regret, en cessant d'ê-
tre la seule corde qui fût restée vibrinte dans son ame, devint une tris-
tesse calme; sa samé ne nousdonnidi plus de crainte, mais, au contraire,
l'espoir de voir bientôt sur ses genoux une autre petite Jeanne !
Depuis sept ans ma tante de Martens mail quitté la France, son père, sa
f.wnille, ses amis ; aussi li! jour de l'arrivée fut un grand jour ; on s'cm-
brassait en pleurant de joie; on se regardait ;i travers des sourires et des
larmes. On cherchait les enfaiis que l'on avait aimés, on leirouvait de
grondes jeunes filles; on s'étonnait, on se félicitait ; les questions se croi-
saient comme les baisers; je le répète encore, ce fut un grand jour.
J'avais été élevée dans l'amour de ma t.in e et dans une ferme
croyance en son esprit; maintenant que je pouvais mettre ma loi à l'é-
preuve de h réalité et du raisonnement, elle devenait chatpie jour plus
vive, plus entière; Mme de Martens est non seulement nue femme aima-
ble, spiriiuelle, elle est encore toute puissante par une atiraciion et an
charme infinis; sa pensée prend pour plaire toutes les formes, toutes les
grâces, toutes les coquetteries. Dans le monde sa profondeur est voilée,
mais souvent un mot la réveille ct des échos inconnus s'en échappent.
C'est un esprit chatoyant comme la plus belle opaie ; l'imagination y étin-
celle et le cœur y a des rayons
XV.
Je passai à Villers Ilellon le premier été qui suivit la mort de ma pau-
vre mère ; tous ceux qui m'y entouraient portaient son deuil dans leurs
souvenirs ; mon grand-père m'aimait de toute la force de ses regrets, mes
tantes é aient parfaitement bonnes, mes cousines bien fraternelles, et ma
douleur était devenue plus calme sans rester moins profonde. Ma taute
Garai s'était particul èrement chargée de moi ; je lui rendais compte de
l'emploi de mes journées; elle b'âmait ce qui lui déplaisait dans mon ca-
ractère ou mes manières, ordonnait et défendait avec l'autorité d'une
mère.
Ma bonne et belle tante, mariée à seize ans, était encore une petite fille
lorsqu'elle devint mère, et dut ajouter à toutes les joies que la société
avait mises à ses pieds un enfant, cette douce jnic qui vient du ciel. Cet
enfant, au lieu de naître rose et joli comme elle l'avait rêvé ct comme il
devint plus tard, fut d'abord un petit être maladif et morose, auquel il fal-
lut donner une bonne santé avec des médecines noires, et ua bon carac-
tère avec des sermons. Ma tante, qui continua long-tearps pour sa fille son
système de gouvernement absolu, ne le suivit qu'en partie à mon égard ;
elle était souvent pleine d'allcction, de laisser-aller, d'indulgence ; mais si
sa conscience lui rappelait qu'elle m'avait adoptée pour sa fille et qu'elle
avait aussi des devoirs à remplir envers moi, elle me faisait les sermons
les plus sévères, donnait à mes pensées des interprétations humifanies qui
blessaient mon amour-propre et comprimaient mon cœur; puis, si elle
surprenait mes larmes, elle les séchait par des baisers et me faisait ou-
blier le mal qu'elle m'avait fait.
CepenJaiit, cl je le répète encore, ma tante était toute banne; lors
même que je ne savais pas supporicr avec calme ses admonesta ions ma-
ternelles v\\ peu vives, je rendais justice au seniiment qui les lui inspirait.
Mon alficiion et ma reconnaissance ne faiblissaent pas; seulement, pour
garder mes pauvres idées de la censure, je les rendis muettes et je m'ap-
pris à soumettre les petites actions et les petits scnlimens de ma vie à ses
volontés et à son opinion. J'aurais eu besoin d'une amie, je la cherchais
inutilement autour de moi ; parmi mes égales, ma cousine Garât, qui avait
une Ijiiaginiition d'autant plus ardente qu'on la comprimait davantage, un
bon cœur, un moins bon caractère, de la franchise par nature, de la dis-
simulation par nécessité, avait une affection trop exigeante et trop varia-
ble ; Hermine de Martens savait très mal aimer, et liertha n'était encore
qu'une charmante enfant. Quant à ma sœur, je l'aimais avec un mélange
de sollicitude appartenant plutôt i) la mère qu'à l'amie; elle avait, avec un
excellent cœur, une douceur inaltérable, une abnégation de volonté et de
caractère qui lui donnaient le bonheur dans le présent, le lui assuraient
encore dans l'avenir; et moi qui savais combien j'étais malheureuse par
mes pensées trop amères, ou si belles qu'elles délloraient toutes les réa-
lités, moi qui souffra s si souvent pour ployer ces pensées aux exigences
de la vie réelle, je n'osais les partager avec elle, et je reconnaissais que
Dieu l'avait faite et meilleure et plus sige que moi.
Quelquefois, dans mes jours detiisiesse ou de déraison, je doutais de
moi-même ; je ne dcuuinJais si je n'étais pas folle, si cette existence de
joie, de jouissance et d'oubli, qui échap^ie à la douleur en échappant à
la pensée, ne valait pas mieux que m\ manière d'être; j'essayais, mais
toujours vainement, de me courlieijj sous ce manteau de plomb je-
té par la société sur les épaules de ceux qui acceptent son joug, et je ne
trouvais de distraction que dans le désir de m'instruire. Ma tante ap-
prouvait mon amour de l'étude en^ine disant^ que l'instruction et le ta-
lent ne nuisaient pas aux progrès d'une demoiselle à marier ; pour moi,
je voyais dans le développement de mes facultés le moyen d'êire
aimée, et Je parais mon esprit pour cet être que je ne révais pas encore,
mais que j'espérais dans le lointain et que j'attendais comme le complé-
ment de mon exisl'^î'.ce. Lorsque j'avais écrit quelques nobles pensées, Je
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
h9
les /«/lisais: lorsque j'avais vaincu iinc lildiLiiliÉ musicale, je /«iihin-
tais ma vie oi' o ; J'riais (ici c <lf lui "tt'i h uni! lionne actio s je iTo^ui^ p n-
ser à lui 'iiiainl j cuiis niCcfureine de iii'ii même ; ciiliii ce n'éiat pis un
lioinuie, ( e :i'' l.iil i)a> un .iM;;e, . Vtji' (|iii l;|iie <liose qui dcvaii m'<diii(:i:
Je me '.'ard.iis iiii-ii de jiarliT.iussi de re Ijl-I i 'éal à ma laiite; je l'avais
essayé une ftii <leiix fois, m.iis 'jii m'av.iit lépondu que rien u'éiail plus
«^IdiC'né de iivm n?>e jue la .callté d"uu mail; que de serahl.ibics idées
<îtii'en' daii!,'<iP'J5eiiie;it .nconveiiames, que les ie(iii>'s(illes devaient seu-
lement .liSirei- une p'j-iiioti lans !e inonde, >!i: la (< rlune, des plji lis, un
Le 111 iroii-s03H, u' edi'iii leiise orDeilIc, ri que H)ii« li s autri's Miuiiiils,
fi on a le mauvais espnl de les former, duiuiit se faire à liuis-tlo'i. Com-
J)irn la plus noljie dt-siinaiion de l'Iminnc, !■• di-voir, peut rire délia uive
p;ir la snricte, le-; usaues, les coiivcji.iiice^ ! On diraii (|ucl , m fois ((u'il
ne consiste que dans le saciifite des faculies qui ne sont pas relies du
pus craud ii'nilire, ei qu'il f. ut expier le peu d'e j) il q l'oii pourrait
avoir ni le diri;:iMiil dans le srn-i de ' eu\ qui n'en ont pas. Dieu n'a p is
a liimé (Uns ses rréalnres l^- llaiiibeaii de rniciligeiire pour iiu'eiles l'é-
ti is'ieiit en liidoraiiste Mir l'iiOiel <le li iiiedioeriié; cil (|ue boniinc, et,
j'use le prti-rr, rli iqiie remine duiveiii se frayer une i'' uie d'après leur
c.earière ; et le proyiès dot cire notre première nécessité CDUimc notre
pieiiiier devo r.
vies plus doiii; momens se passaient .'uiprès de mon bon grand-père ;
j'éiais devenue sa favorite ; il s'eiaii eialili entre nous un échange d'af-
ftciion et di penséis; il »iv.iii daiii ses souvenirs, je vivais dans mes es-
pérances, et non. nnus étions donné l'un à l'auire iiolie joie dans le pi é-
sen'. MoM^'rand-pére aviiitfaii préparer pour moi une chainbie près de
Jasieiii'C : une senple teniure sé,)aralt les d'U\ apparleiiiens; la nuit
snius pouvions cau-er^ et le malin je n'avais qu'ui" pas à f.iire pour lui
apporier mon premier baiser; pendant sa sieste, qui éiaii pluiot du re-
pos que du sommeil , je Ini faisais de la mu^iqiu- . (|ui Lpies lectures , ou
bien le m'asseyais à ses pieds , et il me ratoiitaii pour la vingtième fois
une de ses liisnire.-. de préililection.
Cei e.\relleii! g- and père eiair. le snperlaiif de la bonté; il vivait pour
les antres, etai; lionreux en fais m des lienrenx. et ne savait jour que des
biens qu'il piiuvai: partager on donner eu eniier.
L'a bienlaisance est au cieiir ci' que l'élude est ;i l'c-prit; c'est une
jouiss.iiire ipii peut seule surqiiéer au vide i|ue les pa-sions ou le niallieiir
Ont laissé dans l'. xistt'iire; ce iiiilile seniinie t apjircnd a vvee pour les
auir( s lorsqu'il serait trop dou i)ureu\ de ùvre eiuore pour soi-même, et
il pernirt de se livrer aux douces émoiiuiii du cueur eu diliurs de sa pro-
pa- destinée.
Tout cet éié je fus assez souvent à Lnn?-Poni. Mme de Montesquiou
ni'acii e.l'au a\ec une boiiie p.iifaiie. tlle m'.ivait permis de l'aimer, et
Je le f.iisais de inat mon cieiir. Souvent je lui dem indais quelque^ con-
seils, souvent elle me groa Uit doncenienl; toujours on poaviii interro-
I-'Cisa vie pour se guider dans le dio tclieinin. Son frère uni passer quel-
ïjiie temp- à l.onu-PuiiiAvees;» femme et ses enfans, aimés dénia mérc ;
il fnt alleciueusement bon pour la pauvre orpludine, cl il lui promit con-
seils et amitié. C'est un ^-rand raracièruquc celui de M. le niari|uis Ju'esdc
Mornay ; il était né gr,ind>eigiieiir •• par sa vo'oiiié il se fit bomme et pré-
féra la noblesse de son iiiielligenrc cl de son cœur à la nob'essede son
hiason. Appelé a la chambre des députés, il n'y fut pas le r présentant
des g amis et des privilégies de ci; monde, '1 y fut le sou ien et le repré-
sentant du peuple; il donna i sa patrie, aux malheoreux une vie que le
sftrt avait desiinéc aux plaisirs. Sa tiichcisi lu lie ! et gloire lui soit ren-
due ' M. de Mernay Bviiit épousé la fille du maréchal Sonlt, belle per-
sonne qui joignait ù une grande ame une bunlé pleine de di^jnilé. Lors-
qu'elle entraii dans le grand salon do Longl'ont, tenant à la main ses
d(!iix enfans, elle avaii sur le front l.i noble lii rté d'une mère romaine, et
SCS joyaux éiaienl aussi beaai que ceux de Cornélie.
Au comineiicemeiit de cet liiverje fus deman lée en mari'gc par M. de
L***;je ne saurais exprimer l'émelioii profonde que je ressentis lorsque
matante de M.trtens se fil rinlerprète de ces paroles d'amour, les prc-
mièies qui m'éiaient adressées. Une nouvelle puissance se révélait en
moi ; mon cœur battait plus vite, la viiï rayonnai dans mes yux, sur
mon Iront; jetais lion rée, j'étais rcfoiinais'.aiiie, et, fi je ne voulais pas
épouser M. itf; L*'*, j • le re;;ard.iis cnaime le pvécurseue du grand boi:-
Li IIP <pie j aais rêve. Je ne l'avais ui que quelquefois; il était jeune rt
luMu, il cli.imait à merveille, il étnii aiaiabli-. Je crois (|ue s'il m'eût dit
loin bas qu'il m'a'inaita'.aiit i!e le dire lo it haut à ma tante, je l'.iurais
aciep é: niais ecuo aiVeriiia fut déL-laiée si convenablement, il était si
impo-sib'e di' la pneiisrr. qa.^ ''o ne pus me dé' i 1er à entrer dans la
re;iiiié de l'evisteiieo avant d'avoir vu Ilemir et se faner quelques-unes de
mes illusion'!. Il me .setnliLdt que cV.iait Dn'ikr les plus belles pages du
livie de ma de^lillée pour airiv, r plus vile au dernia- feuillet, et je ne
compris pas une lin suis eoiiiiiienreiiR'iu.
La fortune de M. de L"* lit.int une p^\ce dei à 5,000 fr., la raison de
ma famille s'accord.i avec la raisoiulemouiinagiaaiiou, et elle relusa en
son nom et au mien.
XVI.
Au mois de décembre, je quittai ViUers-Hel'on pour aller habiter la
jo'ic petite chambre que Mme de Valence me destiniii. Ci tte généreuse
iM>'*ie de ma grand'mèrc me reçut comme un cnfaut attendu «t désirii t
•EPTEMSnE 18^t.--< TOME t.
tous mes goîits avaient été consu'tés, tous mes désirs avaient été réalisés.
Mme de Va enre avait ai heié, ponr me recevoir, un esce lent piano, et
elie mil près de moi, piur me senir, une vieil:e sœur de Mamie, cvc^'l-
lente ciéatnre bi n sainte, bien dévouée, qui avait vu ma graud'mère à
seize ans, qui avait fait sauter sur ses bras tous mes grands amis et tous
mes grands païens.
Je fus heureuse, bien heureuse au milieu de toute cette petite colonie
de la rue de lieiry. ,\utour de Mme de Valence se groupaient ses en-
fans, ses pelils-enf.iis, ses arrière peiiis enfans, la couronne ei la gloire
de sa vieillesse, l'échelle bien-ainiée qui faisait descendre ses souveuirs à
travers les joies de son automne, de son été et de son p- jieaips.
Celait Mme la maréi b.ie Gérard, sa fille aînée, pieuse et noble fem-
me, au si gr.ndc parses vertus que par son nom, ses talens tt son es-
pi il;. '■es iroiienfeBs, Cyrus, Mauri e ei Felicic ; c'était Mme Henri de
I Aigle et sa belle peiilé Maiie, pauvre ange envolée au ciel ; Mme de
Ciuiiionl, toute franche, toute belle, toute bonne, et son petit Bertrand ;
c'était MM. de l'Aigle et de Cau!uo..t, M. de Ccles et le maréchal Gé-
rard.
Mme de Va'ence vivait dans toutes c^ s chères vies pour elle .^eule ; ses
peiiis enfans venaient ouvrir ses yeux fermés la veille par les baisers dune
mère, et elle avait pour tous d'inépuisjbes trésors de bonbons, de jou-
joux, de conseils, de sermons, d'espi il et d'. iïeciion.
11 ii'éiaii jour qu'à midi dins la ch.imbrc de Mme de Valen-'c, et j avais
pris une leçon de chant, étudié mon p ano et fait quelques leciurcs avant
de venir déjeuner pi es de son lit ; je passais la journée très solitaTeuieiit
et la soirée eu faoïi le. Je faisais biaueoup de musique; le maréchal Gé-
rard s'en amusaii, ci, pour ma récompeuse, je le voyais sourire, s'animer
et pres(|ue chanter avec moi.
C'est une iiob e gloire (|uc celle do ce bon maré'-hnl. qui écrivit avec
son épée ses lelires de nuDlesse, se lit assez praïul pour servir daiieux à|
ses cnl'aus, et, laissant très nonclial iinni' nt à l lii.'loire le soia de le f-<ire
admirer, ne coniia qu'à lui-même celui de se faire aimer et d'être par-
faitement indulgent, ainiabie et alf. ciueux.
Le maréchal Gérard faisait lous les soirs une petite promen:ide à p'cl
dans un très modeste incognito de loileite, et quand il renconirail une
vicide moustache de l'einpiie, il l'abordait, causait avec elle du grand
homme, de ses glorieuses vicioires et de ses subliim s défaites: il inierr'v-.^
geait les vieux gueriiers sur bur position , et s'ils étaient malheureia
dev. n lit pour eux une Proviilencc qui réparait les ounlis et les injustices.
Un jour il revint p'us tard que de coutume avec une gailé Irep vive pour
ne pas être ex; unsive.
— Le maréi hal Gérard av .il rencontré sur la place Heauvau un vieux
grognai d vivant de ses souvenirs en dé^i' de s''s blessures, adma it le
pa-sé, mécoiiant du prés nt et se posant en vii time i|uand il aura t pu
se posi r en héros. La eonversa ion s'engagea ; arrivé devant un marehaud
de vin, le sergent nllril un quart de li rc à son ancien, qui le refusa.
n En v'Ia une forte ! s'écna le vieux vétéran ; est-ce à dire qu'une épau-
lette se regimbe pour iiinquer avec une jambe tle bois? t. ré-coquin, nue
graine d'epiiiaid ne serait pas plus fière ; et, quoique l'habit ne lasse tas
le moine , le vùirc rc fait guère p'us qu'un so is-lieutenaut. En avant ,
marche ! Liîvant le coude à la santé du peiit chapeau...
— Cela ne se peut pas, mon vieux camarade.
— C'est donc la bourgeoise qu'a prohibé le verre de vin de l'amitié?
— Non, non, la boureeoisc n'est pas trop récalc trante, et je vous en-
gage à venir déjeuner (leoiaiu chez c le et avec moi.
— C'est parlé ; va pour le fin déjeuner, et nous crierons vive l'empe-
reur sans craindre ces gueux de sergcns de ville et les mouchards.
Ils s'étaient séparés, et le lendem.iin maiiii un déjeuner excellent fit re-
nouer enli e les deux amis de la veille une connaissance qui pétrifia tant
soit peu le vieux sergent lorsqu'il se vit l'IiCte d'un maréchl de France;
des toasts fur.'iit portés à l'empereur et à toutes ses gloires. L'n brevet de
pension lit un heureux du pauvre mal content, cl à l'avenir il se vit dans
ta nécessité de boire deux santés au lieu d'uue, de bénir son maréchal
comme il bénissait son empereur. —
Vers niinut. le petit sa'on devenal une chaude solitude; je portais à
Mme de Valence .<^a dernière tasse de thé, puis je m'assevais au pied de
sa chaulVeuse. Nous cjusiniis d'abord, pus, h ma prière, elle évoquait ^cs
S'Uvenirs: c'éMii des ourses à vol de papil'oii sur toutes le* (leurs de sa
vie, des pensées d'une délicaiessc exquise, des anerdoïc» lou'es ruses et
toutes gaies, des bons 11101"=, de l'eSinil, comme il y eu avaii et comme il
n'y en a plus ! C'était aussi île longs et douloureux retom-s .sur ce p.issfc
qi.i laisse des croix dans nos cimetières, des rides éternelles dans noU
C(rurs. Klle avait perdu une fille ahiée q.i'el • aimait pi.ssionnéinciit. une
ravissanie peiiie tille, sa mère, sou mari, presque tous Ls.imisqui avaliut
travt rsé la vie avec elle !
Et si je voulais éloigner ces souvenirs de deuil, elle me disait : • En-
fan', Dieu place toujours un.: résignation aupiès d'une douleur ; la pen-
sée qui me la t pleurer est aussi la pensée qui me consile ; ma pairie
n'est pins dans <c monde, et la moit, qui sépare dans le temps , réunit
dans l'éieinilé. »
Souvent Cvrus G*", en qnitiant le spectacle ou ses amis, venait ache-
ver sa soirée pi es de nous, cl sa gnnd'mère. dont il était le favori, avait
alors pour lui plaie une ma ernclle et délicieuse coquciteiie. qui
nous donnait. pre«au<^ jusqu'au matin, aes heures belles et riante». Cvrus
50
LE MAGASIN LITTERAIRE.
avait mon Tgc r( îi peu pics mon cxpérienro, hciiicoiip d'e^^prit, rie 1 iis-
tiiicl o:i, un •■MH'Ileiit i.uLiir, ci luul .lUMiii d'cxa union pour 1 1 viep si ivc
(\m j'en avais pour .'a vie Jcs uuj;^es. Nous avions t-irseiubie de viol wi-
tes r( fon iir.iilK's lism^join, sans tiicjnilirc pour «ne I) h an l't soli le
i<niiii/, 'i'iiou'.i''c'i; ■!p kIoiiuI .n.iil l'iiilielll nos jiiirs il' puis l'A(,'e do
tlnnx 1)11 îiois «lois jii5(|ii;i n lui ili: diut ou trois ,tiis. Jï'tds l,i coiiliilenle
(les niaisTs 1 1 des pci.is p(!< nos île mon l(<'(^ u'iir ; il si' nioipuiii ili; mes
piands liiS, de mes pensées, ijui, ^enoi lui. vov,i;;e,ii'iii lonjouis sur des
i'< liai^es. el il II rl.iil j.iniais pliiS lier cpie |iiis(|ii'il ni'av.iit f.iil niu^ir ;iu
rérii iluiie do ses ji liles eijuipées... Il nie di'inuid.dt ijii j [ lofo s de jo-
lie-; (rbrasi'S i^our inellii dans .ses liiiies d'amour. i:i me moiiir.iii des b i-
pnes. (les MiC-dailoiis. des i invenv île inuie? les luianecs ipii tioulilùrenl
io -Oîniii il de i|u lipi'S ui;es i!e mes nuii^.
r< iiilaiit fes i«a<e;ies. M :e de V.dfine, qui lirait tièi afeiilivcmeiit
n(ii) de ne pas êlri- en lieis ilins ^ o aiiii alis <'Miiii(lfni es. pinç.ii! aeuvenl
li's l(nre> pour ne pas liie îles Io les de nos ileiiv jeiili''s 1 1 l'd t^ letes ;
juiis. ij'i.in I nous 1 ii'ins .seiiU'.-.. tl'e nie ilisaii : !■ Ne «roi-i pas un mol de
ce (pie II' dii (A' us, i; >e (iniipii.-.e dis del.iuls paia" 'e .'-uriireii'l c tl s
doiuiei* une iiOiiimii duns le inondt ds ^^rwits ti'fdiis de vulrc en-
finit. »
J'ai penlii depuis lonp; lemp.; les sciilier.s de Cyriis; je no, .^ai; mairtc-
naitt .^■|| est un tliploinaU'. un I o:i, on piilinn', nu d.unh. .Seiileiiieiil ,
je su s .^ù e iiuil csl et qu'il ùeie. loujouia un iioiuiiie d'iijniieur el un
bouiinc U'cspiil,
;,;" " M.VUli; C.Xri'KLLE,
UN HUIT POUR UN NSUF
ou las-assinaî du courrier de Lyon.
C't'lai' dans re jardin si vert, si paifumé de Cliareiiion. Dans un coin se
trouvail au peut liounne qm i.iini»iii de-, pliai e~ei de K^ linu'.
I ^^)ll.^K•ul, lui ui5 je, puiiine/.-voas m'iiiai juii" un luala le, M. Lc-
grand'.'
— Mnnsierr. ne m'inlenoaiper pas... ie suis ll^< orciiiu'-... je viens de
Irouvei iiii' iiiine ili iImuiiii».. niaij de iliàce, n'en paiLv, à pci sonne, le
goiivei nemoiii me ilepos.seiiei ail.
Je «piili I (0 pauvre .mené eije m'avançai vers un cniflien de la innison
(le (Jl.u cntoii ipii- je : ei oaiiii> a s,i lu oJeru' tl ai ueiil --ur le tidet.
— M. l.e;:iaiid. nie dil-il, Vous voulei voir M. Le;^raiid ; savez vous que
ce nV.si ^iieie lai île .'
— Je le .ompieiids. sa ma'adie...
— Uni inaii>ai>e...paif..i,-. il lui p/end des rrisps de fo'ie lerrililes .. ce
peniLinl SI vDiis leniv. a 'e voir Cl M vous a\e/, la paieiiee de 1 écouler,
car il (Si a-sez ;an«eiir...
— Je ne iini' riumpr:Ai pas. m'éniai je; nienez-moi auprès de lui. »
Wo!i paille me p'en>nlp.a la ai.iin. me iiieaa aliu-s d,i is l'inléiieurde îa
mai.^on des (oii^. Uhl (jue moiieiein se jeu a... La 'olie des.ilié es qui se
proméneni aiij.irdin na:ii-ii do liideuv, il sont lieiiri n\ pi'iit-ctre C' iiv 1 1
«pii joueiil an -ol.i!, qui dierdienl des mines d'nr au pi. il des rotors on
■ flcuis; ni.ds si vou-i pinivie/. voii les liuiies pfdes el li\i les qui elierelien
ù voir le liel a travers leiiiS liarie.iii\, >i vo is p mvi./, eoiilempler ces lé
Usiklicveiees, ces fionis uieuriris, vous demanderiez pour eux à Ditu la
paix et le rofios de la lomlie.
- Le yaidii-n aie lit an eier devant uiiclogo où était Ccrit en caracltrcs blancs:
)1 fit tourner trois fois sa clé dans la scrruiv, tira dctix vcrroux, puis
nous eiiii.imes.
Sur lin lit se Irnuv.iit rourlié un bnmme aux yeux de feu. ii laîiouclio 6
cuiuautc ; il i)jrais>ail soriir d'un révri iiéiiible, car la sueur ruissolaii sur
son Ifini.
— I.e^ranrl, dit le '^anlien, voir! un nionierr qui vient voinvoir.
— lJir<oinp.iirioti', lui disji- au-si, car je .'uis do voire pays,
—De Uaa.ii, répoiilil L'^'iau I ; eli ! bi n, que faiioii à Uona ? le; fèios
sniil-eilis lowjnuis .ai>si bellis.' Il y a bieiiloii^'-lemp . ciue je n'ai eniendu
le son de iio.i fiiifai is ii ni. maie-'.
— I.e \iiiii, lejion lis-je, «si pliH ornip,'- des ranons du delinrs ]uo des
bniils inieiieur.-.; nos années i ni d'.iilleurs enlevé une gr..nde p.uiie de
nos jeuiie.s yens.
— \raiiueii!,!it Loiraud. Hélas !jo no vis plus, voyoz-vnus, jo suis mnrt
à la ierri-,ni.)i, ou m'a rayé il jamais du n;) aine d''s vivaus. Oh ! si vous
Suiviez 1 1 iii'l.iiio, si vmis aviez, le enurauedoréconler.
M,iii>ieiir, lui repnidis je, si le récit de vus mallioiirs pi^ul l'iro pour
vous un son a^e.iienl à vo^ mau\, je l'éconli rai av.-e le plus L'rnid inié-
rel; j'avais de>i:v' vous voir, non lans un but do banale riinosiié, mais
pour rendre ompio .'e voire ir.ter'-.ssante pnsiiion à vos n'inihioiix ami-;.
Kl) |,iiMi, lepiil l,e','ra:i!l, a-anl le '•Mmincncer ma la^nbie liisloire,
qu" jo nielle devant vos \eu\ le icrniili' instniment do mes mallicurs.
Kl il tirade dessons son oreiller un livre-journal, l'ouvrit, puis mit son
do:'4i sur le passage suivant :
S jlorcal, Keru du suur Aldcnax douze douzaines de pcndans d o-
reine.
— rie;;iiilez, niedii-il, reS, il a été fait après cnip, il a été fait sur un
9 que j'avais préi eileinmiiil tracé... Cruiricz-vous que cetucte a coûté la
vie à u I liomaie do bien 'P
— i:sl-il pu sible !
— Oui, Or 8 à la place du 9 a fait tomber la tête d'un innocent. Ecou-
tez, vous saur z l'iul.
Le jour où j'inscrivis celte réreptinii do niarcliandisos, j'élais bijou-
tier au palais liojal it je nie di'Uluis fort peu que cela devait causer la
mort d'un lioiinue auquel j'.iv lis voué uiie^'iandi' esiiine. Ce iiK'iiie jour,
j'avais passé loue la inatinéc avec lui. Le iirques, mon ami; ce même
jour aiiiri, uio.isieui, aiiiva un Ja t épuuvai.table i.oni je vous dois le
reeii.
Le sieur Duroilia', Iiomiiic de mauvaise vie, prit une place dans le
canrrjer de l.wra a l'ar.s, et il pariil avec le courrier, a'empoilani aucun
paipiel avec lui.
Li' joar nieiiie du ib'part do ro courrier, quatre Iioaimcs partiiieiit à
cheval de l'ans et .'O (liii^'eaieul vers 1 1 rnuledi- Lyon. Leurs no iis et ieiit
Viilal, Uiib().M|, liiiUisy ri Courri 1. Un sieur neniard l-ur avait loué les
chowiux; il é ail iiiiéresé dans l'au I (ieu.v coup de main qui alia t avoir
liiii, bien qu'il n'y pi î: aucune paît aciive. Duruchat, dans la uialle, fai-
sait parler le coai rier.
— N'oies- oas pa- (picîqucfois intiiiiiilé de voyager ainsi s(ul î
— liiliiuidé, poiiiquo '^
— Daai ! v ms pnne/. des v ileiirs, de l'or; si des voleurs..
— Ne nie dinine/. pas de ces idées-li, répon liih' coiiriier; j'ai déjà rê-
vé vingt l'iîis q'ii' j'étais Uié il i luips do couteaux Mir la route, et quoique
je ne sois pas pollion, ea ne lai>se pas (|uo d iiriulimiiler.
Au leoment où le courrier achevait ces mots, un coup de sifflet retentit.
Il était environ leuf heures du soir !... La nuit é ait oxirèmement o's-
(lire ; l.i voilure veiiail d'arriver aui-les de I ieur>"inl... Tout à coiq) qua-
iro lioiii lies, les (pi aire ho. unies ipil avaient quitté l'aris avec des idées
de niiMiriir, b.ippir.nl le eourrim',
Oe.r.ich a, qui n ei.iii antre chose qu'un voleur, et qui avait pris h place
dans 11 n'allé poar aider les maU'aiieiirs, ses coaipliees, s'.'(;iia:
«l'as de sa ^', ipio diable ! messieurs, c'e^t pas de jeu; nous devrions
vol r, mais ii'in pa,> ass.issiii r, .)
liiui^sy, l'un (les aAs.is>!iis. voyant les scrupules ùi son complice, le
.(la .1 icrroei le liiii en respect.
l'eirlaiit (0 lempslà les trois autres malfaiteurs firent Inniher le pos-
lilloa qui enn inisail la vodiire. Celui-n se def'ndit einniii ■ nu hou. Ou lui
ab.iPil :i'a!)ord une main, piii-^ on lui fi'iidil le crâne d'un coup i!c sabre,
I.e omirrier, lioiii ne plus failli ■, sueeoinli.i plus liit siuis les couiis des
ban;lit' ; (ui le j. ta dans l'oiuicre, et là on lui coupa le cou tivec un cou-
leaii lie poelie.
Après l'accom ilissement de ce forfit épouvantable, les voleurs détnur-
iiori'iilla m die du gr.iiid > liemiii ; ils cnuiioreill la corde du iiaquel, s'eai-
pai i-i ont do tout ce (pi'il y avait de plus |!ri;riiux et relouriièrent à P.ii is,
oaiiiieiiaiil le sii ur Du, oc'lial, le voyajjour de la malle, avec eux. 11 c-t i»
romaripnr ipi(! i e diinier, (pii n'av.dt pas de cheval, ayant pris celui (In
poslilloii pour suivie 11 s nieintiiois, eut toutes les peines du monde à lui
f ire passer le lelai de Videiieiivo-Saiiii-Georj;e-i, où il s'ariolait ob>liiié-
inent, oieù léel'inent le pauvre animal devait s'aircter si sun uiaîlrc gj
ii'cùi pas 'lé ma-sacié. \
Ce même cheval, monté pnr l'assassin Rous.sy, fut abandonné sur le
bnulevai-'l HKnit-l'aniasse, ou il fut trouvé par un agent de police et coii-
dllil en foiiiriOre.
On trouva sur le tliérure du crime le corps du rnnrricr: il avait la tclc
presque sépaiée du irniie; puis le cadavie du posiil ou iiaché de coups et
dépouille ÛQ ses habits. Sur ce ehaïup do carnage él.ii ni aussi nue houppe-
lande gr se, lioidée d'une lisii'io bien ronce, un saint! et lui fourreau ; la
l.imo et lit ensanglantée et poil.iil, pour devise, d'un et'jté : l.'lioiincur me
coiiddil ; tlo r.iiilro : i'onr (e .suidian de uui imlric. Plus Iniii, un sc-
(ond sabre, une gaine do toutoaii el c.N kpciio.x .vii(,i:.n ni .'V eu vi.\o.xs.
N'ouliiie/ pas ce ilernier objet, il a eu u lO grande iuipuriance dans la fa-
tale h sioiii- que jo vous raconte.
Lesgeiidarni;s. requis à l'iust int par l'aiitoi ilé, rapporlè-rcut que la veille
on av.iîl remaripié .■■ur la i'>ulo (pi.iiro lioniines. qui >einbl vient plutôt so
prnmeiier que viivaiier. Ils avaient diné ii Monlg.rou, ii l'aubcige de la
(lame i;>riid; dsav, lient pii-v It' café à l'esMin net de la linionadiéro C'nii-
telain, puis ;i Lieiir-aiol elle/, le cab.irclier CliaiiipiMux.
D'après 11 iiMà:nemi'i:s pris par la |io ice, ou aireia comme coupables
de l'ass is.i al du coiiirirr deLvm :
1" Couiriiil. dii I lieniie. avant demeuré avec sa maifesse chez un .sie
r.irhaid. Coiuriid fnlarrélé, parce tpi'il I it proHvéqa'il uvail lecondiiit
qiiaire th(-vanx (pii avaiiiit ^elvi aueriiue;
T Pi chnrd, leur luito;
3" Un sieur (iolier, employé ai;^ transports militaires;
/i" Ln sieur Ciiesnti, trouvé chez Coiiir. 1'
On ramena k'^ ipiairo prévenus ii Paris, après avoir mis les srollt's sur'
leurs pa;'ieis; rin.>lruciinii, eoidit'e h M. Danlianioii, juge de paix de la
sert nu du l'uni- Neuf, fut bicnliH termin-:c, el elle eut pour rcbUllJl la Uliss
eu libci lé iiamédiale des sieurs Ooliei et Guesno.
J
lE MAGASIN LITTÉRAIRE."'
51"
C'cU iri, monsieur, dit l'a!icii(5 LPRiand, c'est ici que coiiimcnre une
Jtc (le. iiiallieiirs ;ill'icit\ (t de rirrciisKiinos ir.ouies; c"<'st avec peine que
reiuroira (la is viiiyi ans à leur vér.ieiié, cl pouituil, Dieu le sait!... rien
n'est pus vrai (|iie Iccirauie épouvaii alile (jue je tlierel»! a rctiacer.
(ùiesno, ret;viiye de li pr(^\en ion, Giu\'5ii()(iiii ii':iva:tauciMi ti-ime à se
rrproelier et q;i(' la f ilali ('• seule avait ciiuproaiis dans ceiti; prucéduic,.
Uoiiva alors Lrsuiqui's. lauii a ni, qu'il avait connu il Douai.
0 Oi'i all'z-vous ? fui detnaïKla !,■ sur pie^.
— Cliez le juge. On m'a <iit de venii' eluTcIier mes papiers qui y f tiioiit
rclenu^; vous seiiez l)ieu aiuia'ile d'y venir avec moi, vous me servirez de
cairioii en cas de !)esoin.
Li s iiipj. s avaii pniif Giiesno de l'cslimc, il lui aviit mcnic rendu d'im-
por:?.'is services à Douai.
— Je vciiv Lien, répoudit-il.
Tous de:.\ m reui clic.', le jii,'C. Ot les fit aiteivîro dans la salle d'anti-
cliniultic. I.à, pour li'ur e-alli' iii-, se iroiiv licat d n\ femmes, ('caxsirvjn-
les apjieleesà léji()i;,'iii'rsur ^ass;ls.^i/)al du co'iii'iir lie : wjii.
IMes se numrMuiii In Sunlun et I.i (/'/-(/Mt-'/'f'/e; la première ('lait
ilome.-iique de l'aulieri^e où li's . ss.iss ns av;,i.iit ;iùi:i^'é, Li seconde, lide
de peine de i"es a 'liu'l où l.; e.ifé leur ;;v 'it clv. serù.
— (.rauil Dieu! s'écrièrent ces fcmaies en apercevant LcEuiqucs qui
CDiiaifians la salle.
— Mi-i ri" ujdr ; dit !out l)as ,'a Grnssc-Ti'^io, que faire?...
— Si ou (O.'Ui, lissait uii as .issi'i et si ou taisoit sou iioiu et sa demeure à
lajusiice, du la San ton à .^.u (nnji.i^uc, serait-ce commcilre une faute ?
— Je ne sais pas, dit la (jr sse te c
— J.- II! sa s, i):oi, leprit quelqu'un! derrière elles.
C'était l,c>(iiipies.
— (.'.(lui (pi , ayaai vu l'homme dont les mains sonthonicides ne le li-
vre p,>s au juge pour ciisiiiu! le mener au bourreau, celui-là man(]ue ii
SCS devoirs.
— (Ju'ii soit donc fait ain i que ta le diJsires, s'écria alors la Groîsc-
Tèlc.eii S'il vaut d'iui seul l.o'.il.
l'uis an m.l eu de la loide accourue au liruit de son exclamation , en
piéscucc des juges et des l:jmoius i\iiiiis, la G:i)SM'-T<'ie li\ant son doigt
sur l'épa'i'e de l.e>ui(pa'> lui uie ne, dit av ctalaieit c(unirtiiM) :
— Je lecon ais cet !io:ii ne, c'''sl ras.aisiii du courrier de Lvou !
I.fu-.que le |)auvri' f.egrau.l f.ii arrivé à cetli' partie di! la narration
(îauî laquelle se trouve l'.ui-csta Ion de Lesurtpicj >ur les témniguagcs de;
Jcuimes Saiit'in et ; iriis>e-Tete, il versa d'aioudaiises l.u'mcs. i lî' aie di' sa
douleur, j'.ippila.ie i;^ï iiu et je Uii demandai tout Ij.is si son état n'était
pas-i.apneiaiit.
<' iNe c.-ai nei rien, 1rs liraies le soulagent, me n'pondit-il; quand il a
raconté sou Idsîou-e il est c. luie pendaul plusieurs jouis. »
l'eu à pei le naiialeur parvint à dominer son émot on, il me prit par
la main et dit :
l.e (ro.i i z-vniis mons'eur, Lesurqurs, cet homme siir le rompio du-
quel rieu n'avait pesi', l,es(u-(iues qui aVLiit servi avec gloire dans le r(''gi-
nirut d'Auvergne, l.esurqui's (pu avait été nom né fuiiciioniiaire pulilic
dans son disiru I, qui a\a;t dix mille francs de renie, (pu était gé/urale-
ineiit estimé de lo it le monde, le Ijrave Lesiir(| es fat jeté en prison com-
me prévenu d'avoir assassiné le courrier de Lyon.
ftloi. Son ami intime, moi avec leipicl il avait passé tonte h matinée du
jour où lo crime fut commis, je ne plaignais que .'a pos tio:i provisoire,
car j'(liiis ccr aiii qu'il soi'lirail lilanc .'omme neige île celle acciisiiion ;
en effet mou seul témoignage sullisail pour (jtluirer la religion des ju-
ges.
Lo jour du ju7oment arriva, et chose 6lrangc, inouïe, Ic3 témoignages
S'Jivaus furent faits :
La Grosse-'l'iie, servante de l'anljcrgi^tc de Monlgcron, jtua qu'elle
avait vu Lesur(pics raei omaioder s n .'peron chez sa uiaitres^e pen.iant le
ill ler des as^;.s>iiis, elle le jura sur le Chrisi.
Laurent f.haihauli, cnli.vjtenr, avait diiié à Montscron en même temps
que les as'sassns cl dans la mcnic salle. Il airniiia à la justice qu'il jccou-
liai>saii Lcsurqucs, que Lcsuicpics assistiii au rejjas.
I a Saiiiou, ser» alite de calé, reconnut éga'cment l.csurqucs.
Une lerril/lc preuve e.ii.(ail roiilrc l.csiir(iues; on trouva chr.z
lui un ci'(ronexacU'nuiii de même modèle que celui Iruuvd sur
le lieu <ni le courrier de Lj/iin avail ctc (.'.'.'sas.v/a;.
Inirrrogé, rrsnrqurs répondit avec calme qu'il avail ses éperons depuis
longtem|!s. qu'un de ces é|)e.oiis avait pu être ('gré parce qu'il ne s'en
sei vaii plu-i depuis pliisiiuis années. Il a.oula (pi'il n'avait connu Hicliard,
iaipliipié dans celte affaire, que lors de .miu appreniissage à Douai, et que
depusil l'avait perdu de vue. rielaiiveinenl :i li carte de sùreié au nom
de sou consul, il dil (pi il l'avait iKmvéc sur la rhemméc de sa chamhre. Il
alliriiia enliii (pi'à l'iieiire oit le meurtre uvaii été commis il éliiil chez moi
bijoutier au Paiais-Uoyal. '
Alors, mnn-ieur, on me fit rompnrdire devant le Tribunal; on me de-
manda si j'avais eu eliél passé la lualinee avc-j I.esui(pies l'accusiv.
i< Je le jure, réponilisje ; il ne m'a pas ■piillc, il n'est soi li de chez moi
qu'à deu\ heures, et il lui eùi été impossible de se rendre sur le iheàu-c
du crime, vu la grande distance à fioudiir. «
' Lcsurqucs alors se lcvi\ et dit :
— >M«_^
>•
« Le 8 floréal, jour du crime, j'ai passé la matim'c ju'^qirà deu.t hctires
chez Legrand, liijoulier, comme il vient de le déclarer; do là, je suis allé
diiier chez Lesnnpies, mon parcni, rue Montorgueil, 38; le soir, je suis
allé me promener sur le bonlcvart et j'y ai rencontré le sieur Guesno;
nous sommes enirés tous trois au café de la Comédie-llalicnne et nous y
avons pris un verre de li(|uenr. »
Malheuicusemeni, le hasard voulut qu'il eût diné seul chez son parent
ce soir-là; ce dernier éla^t absent de Paris. Qu^mt à la ciiconslance du
verre de liqueur pris, la liimuiadière déclara ne p.is s'en i-appclcr.
Alors le président du Tribunal s'adressant à moi, me dit :
« M. Legiaiid, vous allirmcz siu' l'Iimineur avoir reçu et gardé cbcz
vous jii-qu'.i dcn\ heures l'accusé! Votic déposiiion peut seule le sauver;
niais sélléchisscz qu'elle est de la plus grande gravité. Voyo:is, était-ce bicu
le 8?
— Je le déclare sur ma vie! répondisjc.
— Comment vous en rappelez-vous?
— Par une circoiisian: e dinit l'importance n'érh ippera ptis an Tribu-
uni et (pic je rattache à ce souvenir, l.e jour même du séjour de l'accusé
chez moi, j'ai inscrit une fourniture de boucles d'oreilles sur mon livre,
foinuitiire (jui m'a été faile par mon fabricant de bijouterie. Ainsi, mon
registre fera foi de la précis on de ma mémoire.
— .S' 1 enest ains', r.pondit le pii'si.leni, qu'on aille chercher le livre
d'entrée de marchaudises de M. Legrand, il nous scnira de pièce iustiû-
cative.
Un huissier du liibunal alla quérir le registre, 6 monsieur, quel œo-
meiii de ma vie!
Le piesidoiii ouvrit mon livre, ô surprise. O consternation ! on a-erçiit
nue surcharge, une raure à l'endro t de la date indiquée! d'an 9 j'ava.s
Li.tun.S!... La surcharge était grossière cl fia()pa tous les yeux.
Alors un trait de lainière iraieisa mon esi^i-ii ! Je me souvins qu'en ef-
fet par une erreur de date j'avais commeûcé, en inscrivant cefe ri-ccpiion
de bîjout, à t/acer un S», et que me reprenant immédiaiemeui, j'en avais
fjit un 8, date réelle de l'upé.ilioii.
Mais le cou;) était porté, un mouvement d'indi:7iriion s'éleva contre
moi, je f s ainlé comme fau\iéiuoiu et jet;' eu prismi.
Ici Legrand lomba sur son lit et pleura comme un enfant; moi même
je ne pus retenir mes I rmes. Le léiiiogiiage de cet ho'n celle inii).
ceiiie ei rc'ur de date réparée à 1 iiistint avait CU des rétultals terribles,
car je connaissais la (in de ce drame alfrinv.
Le uique^ fut condamné à mort. Guesno fut .-rquitté paicc qu'd avait
prouvé, son (i/i^('. Lu inoniaîii sm l'ei hal'auil, me dit Le^ji-aiid, L"sur.MCS
demairli' à junler : « Je suis iiiiio -eni, dit-il, je jure que je n". i jaimus
fiit une urauvaise aeiion; je meurs sans (raliiie et s.ins peur. Totiic ma
douUur proviealde ce que je quête mi femme et mes enfans !.. »
Etienne Couniol et Uavi.l Demard cu.x autsi étaient condafnésà
mon ; ils tiéc .lièrent en prison qu'ils ne connaisscdcnt pas Lcstmiucs,
et (ju'iln aoidt fnis aucune puil dans un crime dont il i\^itoiait
l'cjuisicncc ; ils dcciarcrenl qu'un nommé DuOusq clait l'homme qui
les avail aides.
Ue à C uiniol avait déclaré que L^surqups éiait innocent; mais Le=nr-
ques étaii riche, et les juges crurent qu'il avait corroaipu ses coitiplices
à prix d'or.
Avec des recherches, dans un mois, dans une semaine, dans on jour,
dans une heure peut-être, la iléelaraiioii de Couiriol pouvait étrejusii-
liée. Uub'isq pouvait tomber entre les mains de lajusiice, et sauver Le-
surques (le la mort.
Les réilexions se présentaient si nat.irellpment, qu'on no pouvait con-
revo r ((lie le Corps lég slatif no prolongeât pas an moins le sursis ; m.iis
la chaleur des discussions sur la loi rcla ive aux éaii^rés empotiaii telle-
ment tous les c>pi its, que le coase.l des Cinq-Cents adopia froidemen'. les
c inclusions du rapporteur, et !c malheureux Lesurques n'eut plus qu'à
se préparer à la mon «pie nous venons de décrire.
Qu'iN furent tourhans et (loijlour< iix les derniers momens de cet in-
forioiié ! et (pielle fut l.i désolaiiuu de sa malheureuse famille, lorsiiu'ciJc
ap;uit qu'il n'exista t plus d'espétance !
La veille de sa mort, la viciime coupa cllcm("me ses cheveux et les
partagea en tresses pour les envoyer à sa femme et à se; rnfaiis. Av.mt
ses derniers moiuens, Lrsui(|ties s'occupa .'ans trouble de régler ses af-
faires, comme s'il filt an ivé au terme naturel de sa vie. I! das^a l'etJt de
sa siiKation ; on y lisait : t. Dû huit loii'S au citoy-n Legran I. qd n'a pa.=
■> peu con'nhuéà me fa re a^sas^iner; mas je lui iiardonne de lin
•> ctciir, a'iisi qu'à tous mes bo'irre.iux. » Col acic était iutiiulé : E(a
des licites actives cl passives de Cinforiiine Usurqncs.
Il érriv.t à son épouse : u (Juan I lu liras Celle le.lie je n'evisterai pics;
a un fi r cruel aura tranché le lil de mes jours (|ue je t'avais cuns.irrés
» avec 'ant de ()ljisj'-. Mais tel'c est la desiinée ; on ne peut la fuir ou
1) aucun ras. Je devars é'.re assas-iné juriiliquemcn'. Ah! j'ai subi mon
i> son avec consiance et un courage dîgne d'un lioaimc tel que inci.
» Puis-je espérer que tu imiteras mon exemple;' Ta vie ii'ost piiiii à toi,
„ m la dois tout en ière à les cnfatis et àiyn épou.x, s'il le fat cher. C'est
a le seul vd'iiqiieje puisse fui mer.
» On te remetiia mes cheveux, que tu voudras bien conserver, et
» leisque mes cnfans seront grands, lu Icà leur parugcras : c'est le seul
» àCriiagc ouc y. leur labse. - , . .
52 >«ts-.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
« Je te dis un éternel adieu, tloa di rnicr soupir sera pour loi et mes
» maihi'urcux cnfans. »
r.c'iie If. Ire iMaii iniituliîi! : A la citoyenne vciwe Lesi^rques.
Il tVrivit à SOS amis : " La vi^riié n'a pu se faire ciiien'lie; je vai"! donc
» pi^rir \i(iiinp di- l'erreur. Puis-je cspèrrr que vous conscrvcreu à niun
» épouse et h mes chers enf.ms la même ainiiié que vous iii'avez lou-
» jours téiuoignre, et que \ou3 les aiderez eu tuuies cii'cmistaiices ? Je
» rcniiTcie le citoyen Ouinier, mon di'feiiseur, <lcs dC'uiarclies qu'il a
ï fiiiies pour moi. Rcrevcz tous mon é ernel adieu. "
Trèt à sortir île la Cjucier^'crie, il écri.il à Dubosq, à la place duquel
il aMuit périr, et conjura ses juges de faire iusérer cct.c leiire dans les
journaux :
« Vous, au lieu duquel je vais mourir, contontez-vous du sacriGce de
» ma vie. Si jamais vous Otcs Ira-iuii eu justice, souvenez-vous de mes
» tro's ciif iiis couverts d'ooprobri-, de leur mère au dési'spoir, cl ne
B prcilongez pas tant d'infortunes causées par h plus funeste resscm-
» blanre. »
Son ami, M. Rodard, étant venu le consoler dans ses derniers instars :
0 Mon ami, dit-il, lu sais .-.i je suis né i>our le ci iiue, tu sais combien je
» suis innocent de celui qu'on tn'iinpulc, et cependant dans quelques
« heures je pa-srrai dans réterniié. i>
11 deiuaiida à aller au .supplice avec des vèlemrns blancs, monta avec
calme dans la f.itale voilure «ts'a .>.il auprès de Couriiol, qui, toujours
fiilc'le à sa conseil nre, ne cessa sur toute sa rouie, cl j-isqu'au pird de
l'ccliifauil. de s'éirier : Je suis coiipailc ; rnuis Lcsurqtics est inno-
cnit ! Kniin, riierredernièif arriv.i. L'infoiiuné, sans rien perdre de sa
constance, monta d'u i pas ferme sur l'echaland, pardonna du nouvc lU
à ses ju-jes, cl tmilunt sa icic au fer (lu bourreau, alla, dans un imiule
meilleur, se présenter, p'.ein de confiance, devant le seul jujje qui ne
soit point sujet à l'eireur.
Uo an après, ou arièia Durochat, l'un des assassins ; il fut exécuté et
ii avoua, avant de mourir, que Lesurques était innocent et qu'un sieur
Dubo-q avait commis le crime.
Trois ans après, on arréia le sieur Dubosq, qui fut reconnu comme le
meurtrier au lieu duipiel l'infortuné Lesurques périt.
Dubos(| était de la même taille que Lesuiques; il lui ressemblait d'une
façon étininant ; tant par a (i,'ure qiiii par les manières et le son de la
voix. La seule ibuse qui étonnait la justice fut que Dubosq ét^iit brun, et
(]ue les témoins qui avaient fait condamner Lesurqurs déclarèrent que
l'uidividu qui raccommodait sou éperon dans l'auberge de Montgeron
était blond.
Cette diiïicullé futbientJM levée. On apprit que Dubosq s'était alTuliié
d'une énorme perruque Idoiide qu'il avait quittée aprè; l'assassinai. L'é-
peioii fut rerounu comme lui appartenant, ainsi que le sabre sur lei|uel
éiait érrit Iwnneur et patrie, et qui fut trouvé à l'endroit où le courrier
de L.\on fut assassiné.
Après Dubosq on arrêta Ro'sy, car il fut prouvé qu'il avait aussi par-
tiripé à l'assassinat. Dubosq mourut sans vouloir avouer qu'il ^ tait cou-
pable, sans vouloir reconnaître l'innocence de Lesurques, malgré les lé-
Bioi^nages de la Santim, de la Giosse-Tèic et de tous les témoins qui le
reconnurent parf.iiiemeni lorsqu'il eut mis sur sescheveui une perruque
blonde ; mais Ru'sy, en montant sur l'échafaud, demanda à parler à la
Cour de justice criminere. Il fit la dé( laratioa suivante :
A lui demandé s'il avait connu Lesurques;
A lépondu : Non.
A lui observé que sa déclaration intéresse la famille Lcsnrqnes ;
A répon'Iuquil persiste à déclarer qw'ti ne le connaît pas cl qu'il n'a
Jamais connu Leiurques.
Le temps vint apporter, monsieur, les pronvrs de l'innocence de Le-
surques, ni is il était trop tard. Ce ne fut pas l'éperon trouvé chez bi qui
lut cause de sa mort; ce ne fiireol pas les léiiioigiiagçs des gi us qui le
reconnurent, car s'il eût établi un alibi coinine son aiiii Guesno, il eût
é\é sauvé : ce fut moi qui devins son bourreau. Ce fut le S mis à la p'acc
du 9 sur mon registre qui causa la mort du plus pur et du plus vertueux
des hommes !..
Ici Leurand cessa de parler, et tomba dans une profonde mélancolie...
Lcg.)r(lien de la maiion des foos me lit sijne de sortir.
— Coninirnt est-il devenu lou ? lui demand.ii-jc en m'en allant,
— Depuis In mort de Lesiirjues, me répondit cet houiine.
Je qiiiiiai la maison de Cliarentoii, le. cœur navré par le récit que j'a-
Ta:s ('■coulé... Cet ix'-mple de l.i tjil.ihiliié des j igeiuens humains m'avait
caibé une alireu-c émotion... Je |il.ii:;iiis suitoiil ce Legraud , qui fut
frappé de fnli.- à la su le (ic son inallieurciix téiuiiignage.
Aujoiiid hiii le-niau\ de cet inloriu lé oui cessé. Uiea a rappelé à Iji
celle bonne ciéatiue qui pleura lou e sa vie une erreur involontaire...
Legraud est descendu dans lu tombeau.
Lu commandeur léo lespès.
(Audwnce.)
BAP,BB-BLE-JB BIT OHUTB
s.
ou LA SEPTlî;ilE FEJniE.
(NOUVELLE CHINOISE.)
(1 Plus belle que le riz, plus gracieuse que le bambou était So-Sli, fille
de Poo-i 00. Son pied n'était pas plus long que le doigt; aussi, lors-
(pi'elle luarcliait, la voyait ou vaciller élégaïuinenl, et il lui lallail, pour la
soutenir, i'appiii d'un roseau ou d'une servaii;e. Tel éiiit l'écl. t de ses
charmes , (|ne , !ors(|ii'elle se montrait , elle altiraii aussilijt ratientiou
comme une paille qu'un jongleur de Shanghi bal. mec sur le bout de son
nez. Ses sourcils étaient ar(|iiês comme les p unies (|ui ornent la (pieue
de l'oseau f uiilier du llcuve. Ses ycu\ élaieiii petits et coiipis en aman-
de. Ses cheveux avaient la lincsse de la io,le que lile l'araigntc noire de
Chen-.si. "
i\oiiibreux étaient les prêiendans qui sollicitaient la main de So-SIi;
son père, 1' vénérable Poo-Poo, pouvidi également se choisir un pendre
dans radininistraiiou ei dans rarinée ; mais c'éiait un sa.s'e et un philan-
ihiop'tpii cheich.ui siudirusemeni les causes du boiilieur ou du malheur
de rhoiniiie. Il avait décid ■ en lui inêine que ce mari ge ne se fer.iii que
d'après 1 s principes que lui avait lévê es ta scieiici'. Il s', tait formé là-
dissus une lumineuse iliéone, regrettant ainèieineni de ne l'.ivoir tio vée
qu'après son propre ma i.i^'C : tiiuieloi-, sa feiniue é anl moite, ce motif
d.' legcis l'ut con id r.iblement diminué; m. lis, du nions, Poo-Poo se
pio iiit bien que sa lille proliteraii d'uni.' décuiverte qui lui avait éié inu-
tile il lui-niénie. En deux mots, il préieii'iait laisser choisir l'époux de So-
Sli par So-Sli elle-même... Cette doc nue son a t bien un peu l'hêiésic
(huis un pays Cl mine la Chine, où, depuis six mil e ans, on ne consuhe
j III ais le goût des II les pnur les marier; mais la beauté de la fille prulé«
geait les bizarieiies du père.
D ux grand- in.'ndur.n-, Uang c! Sw'ng, rt nn certain marchand, nom-
mé Tm, lui avaieni einoyé de riches pr^ sens. Le t es éloquent Tung,
lettré du (oHége de Ilas,in, aaquil nous avons emprunté tint noire pie-
niier (aragiaphe, avait composé dix volumes de senienecs morales à la
gloiie de la beauté de So-Sli; mais Poo Poo, tout en acceptant graciea-
srmeni ces radeaux et ces coup imen«, rejeta la demanilc (le ceux qui 1rs
oll'iMii nt. il Cl) usa de même avec plusi' urs autres de rangs dilTéieu-, tels
que maiiufjcturiers, propriélaires de ( Iriups de riz, oITiciers militaires et
( ivi s, lesquels, duneiiiant dans le voi>inage, avaient occasion d'admirer
les bf-aux yeux de So-Sli et d'en être vus. So-Sli n'objertait rien contra
Ilaiig, Swing. Tin et Tung; car elle ne les connaissait pas. Quant a ceux
qu'elle avait eu occasion de rencontrer, ils lui déiilaisaient. L'un ét;'it trop
grand, l'.iulre trop petit; ce'ui-ci trop maigre, celui-là trop gras; Tiu-T n
avait la voix trop t rcle, Din Donçr ravi'it trop grosse; tel dait adonne à
la patate douce, cl la patate douce éiait en horreur à So-S.i; tel au're
n'aimait pas sullia nnieiit les chiens; et So Sli eo ralLlait. Le fait est qu'il
était d ITicile de plaire à SoSli.
Ici il co "Vient de faire une petite remarque. La pluie de cadeaux qui
depuis loiig-teiiips tombait chez Poo-Poo cnnir buait à rallérmir dans sa
ihéorie. Le boiiliomme s'applautUssa t de sa persiài acilé, et son exemple
lui fa s lit 4 es prosélytes parmi les Cbino s qui avaieui ceinme lui une lille
à marier. Mas peu ii peu les amnunux se monirèrent moins prodigues,
it I our eiiviiyer la coibe Ile, comme on dit en Eiimpe , ils attend rent
qu'une eut evue avei; la belle So Sli eût décidé de leuis prétentions: un
b iinme expérLueiné comme Poo-Poo devait justement ctie alarmé d'un
tel indire.
I a ville qti'habitaii Poo-Poo servait aussi de réfidence à un noble chi-
nois qui se glorifiaii d'être allié ii la famille impérii.Ie : et, en effet, il des-
ceneait d'iiii cniMieiir qui avait occupé 'c irônc céh ste cent cinquante
anuéi s ;.up ravani. Le sublime empereur de la Ch ne jette un legaid
d'allée ion cl de bienveillance sur tmis ses parens pauvres dnni le chiUi-e.
d'-prcs un relevé exact, moine à dix mide. Selon que leur parenté ' st
plus ou moins éloisnée, il bur accorde un ccr ain revenu anme'. Les
Wang ou alliés les plus pr. chcs leçoivent environ snix^me mille laêl-.
Ce Cl ifbe (liiiii ne gadut! leme t jiis(|ua x simples liéri iers de la c« in-
ture ja' ne, Icsq' es n'i ni pas ni' iiis que trois laéls cl deux sacs de li-. Le
sublime I iiipe eur se charge encore de pourvoir aux liais de leur m.iriagc
cl aux frais êes funérailles de leur f- mme, quai d ils ont le malhi ur de la
perdre. Dans ces occasions, ils touchent cent vingi taèls, et cette S'imiti
se répète toutes les fuis qu'ils se marient, et toutes les fois qu'ils devic
nenl veufs.
Etant ainsi cousin, quoiqu'il un degré éloigné, du fils du ciel, Ho-
aiT.iil cru au-dessous de sa dignité d'exercer aucune iirofcssion et aucun
industrie ; mais comme sa vanité et son amliiiion n'étaient pas propnr
lionnêes a ses ressources, il était parlois reduilà des expédieiis cuiieuv,
alin de se procurer, suivant l'expression vu'gaire des Occidentaax, du se
p(>ur sa soupe, et aussi de la soupe pour son sel.
Uo l'i avait maintes fois entendu parler de So-Sli ; mais les mêmes voi»
qui exaltaient sa beauté, disaient ses caprices et sou humeur dillicile. C'é
tait chaipie jour une nouvelle histoire de quelque amoureux éconduit <
mais Ho-Fi était unde ceshorûnies qui, pleins de leur mérite. ne calculen ,
point les obstacles, et ne soni jamais arrêtés par la crainte d'un refus.
Quoiqu'il fût encore jcune,> il avait déjà été marié six fois, et chaqm
LE MAGASIN LITTÉRAÎRE-
53
fois, pniir une raison ou pour iino autre, il avait pordu sa femme au hout
(l(! (|iicl(|iu's si'uiaiiics. U.iiis la joie des notes, cuiniiio dans la iri lusse
<k's fiincr.iilli's, il avait toutlié cxaclemciit la somme (juc son tilesie cou-
sin lui a\ait allouée. Le nomlirc se;)! éianl consiiléié eoimiie pariiiuliéic-
meni lieuicuv, et si's si\ leiiiiues hieii aiau'es «'lant réunies dans la même
lunijje, Ilo-ll désirait \i\enienl couiir la (liante d'une! ,H-ptiéme.
Il p ssédait plus eurs avantage s (|iii l'avaient |Hlis^amMlelll aidé dans
niaiides I lrrou>;an.<:s semLlaliUs à celle où il se iiouvait. C'était ce (|U0
les Cliiu'iiscs aiipelleiit un liel hoiunie. Ses ongles, (juil lai>sait croi;r,',
avaient alicint la l(iii::ueur d'au iiouce et demi. Il ii avait ni favoris ni
l)arhe;.sa léie était ."iiti<;;i.ni<-ut rasée, à I excepiioii de la toiille ordinaire,
la(|ue le était riiez lui iioire et abondante, et lui descendait i resqiic jus-
qu'aux jarrets. IJe (ilus, il avait une .issu' ancc iinperiuiiialjle, et cette
persévérante tenace ipii revient sans ce.ise à la charge, (pii ne se fatigue
jamais, et pour (|ui iwn n'est pas i.ue réponse. Joignez à cela nue sou-
plesse (ri'S|>rit ipii s'atroiumodait à tous l< s < araeléies, ainsi qu'une cer-
taine liahilelé ;i découvrir aussitôt le faible des gens, et à les attaquer par
ce rôté. l'.nlin le nom cie ;.oii céleste tuusiii, qu'il citait à propos, et la
roiileiir impériale de sa ceinture jaune achevaient d'éblouir ceux que ses
douces par oies avaient ûiiji gagnés.
Sa l'esoliiiion étant formée, ilii-I'i se mit eu devoir de l'exécuter. 11
chercha d'abord à se lier avecle piiilusophe l'uo-1'oo, et il eu vint à bout.
Un jour que ce vén i-ablc personnage, étant au mai-clié, dé!;attait le prix
d'un quartier de fouine, Ilo-I'i i-iilra adroUeinenl eu converbalioii aveu lui,
et, au moyeu de (luelijues agréables iilaisaiilorie-. décoclnies contre le
nianliaud, il obtint de celui-ci, eu faveur del'o(;-roo, une dimuniiiou
que Pon-poo lui-même n'eût proliaiileuient pas obtenue. 11 déclara ensuite
cpi'il avait un u'oilt prononcé pour la f )ui:ie ; après quoi il lit tomber le
«iiscoms, par d'Iieureuscs grad, nions gasirononnqiies, de la fouine aux
lii'lelles d.s beletiesaux ials, des rats aux cliieiis, des chiisns aux coelious
lie la I. lies roitljoiis aux iielles C.lniioixs, et des belles Cliiiuises à cet
nsire 1 rMIant, So-Sli, la liile du sage l'oo-l'oo. Ilevprima sou adinuaiioii
infinie pour ce célèbre philosophe, legietiant beaucoup de n'.ivoir p as
le bonheiM" de le toiinailre aiiPemeiit (jne de réputation, l'oo-l'oo était
un ami de la sagesse; mai> qin^l pIi,losop!ie fut jamais à i'épre ve de lu
llaili rie ? Qur\ homme lu' s(r,ui pas charme d'en endie ses propies ionau-
gi'S smi-i le voih- <lo l'iiicognilo. cl alois qu'elUs ne peuvent eue Mispeeles
iradiilal'on 1' Ilo-Fi s'était déjii placé bien haut dans l'cstiiuc du vaniauv
Puo-l'oo.
Ou suppose uis 'mcnl que relui-ei u'éKiit pas pressé de détourner la
coiiver.s;\iioii du cours qu'elle ;iva l pris par hasard. Sans se nummer, il
sonda adri'ilemi'iii son nouvel ami surcelu' fameuse théorie malrimuni.ile
dont PooPoo était rinveuleiii- : ici llo-li si réîij.uidil eiiélo:cs ampoules;
il déjilora l'ignoranee et la >olti>e des Chinois ()ui av.iient léinie leurs
yeux à cette lumineuse théorie : « I oii! moi, s'écria-t-il, tandis (pie sou
illier oculenr savourait avec délires chacune de ses [laroles; pour moi, si
Voit- me demandiez quel est le (iliis graiiii des sage^ aneieiisel modernes,
je réiKHidrais : l'oo-l'"(i ! Si voii.s :ii<; deniainliez i|iii est-ce ijui a iineiué
ja théorie la plus proliiable au bonheur tUi genre lium.iiu, je re|)ondrais :
Poo-l'oo! Si vousme demandieiipie! esl le mot svnouvmede philosophie',
je r- poudrais : Poo Poo ! .le ne doute pa.^ qu'il ne vieniiC un lemiis où ei;
nom lerniineia toutes les discussions, et où ces deux .svlljlies l'ou-Poo !
tiendrcnit lien d':'rgiiiiieiii et de r liiui: .«iipienie. ■>
liieii (pie, aprè> un tel iii>(oui>, .-a modeslie dfit en snulbir, le philoso-
phe se fit (0 Jiaitre à siMi eiiilKiu>i !>•';(• .idmiialeur. Ce jour là, llolidiiia
avec Poo-l'oo, et lou^ deux se n'ga èreul ilu ijnariur de fouine.
Ilo-I'i, b'éianl insinué dans les bonnes gr.'ues du père, chercha l'occa-
si(Ui de gagner relies de la lille. 11 Ut pari de ses iniemioiis a l'oo-l'oo, et
celui-ci li\a le jour où l'eniieviie aurait lieu, cérémonie que la Siigc'sse dé-
fciidail de iroji iirécipiter.
llo-li viiii, il vit, il vainipiit, nu pluti"! il vint. '■//'? vit et il vaiiupiil. Sa
mise était d'une éléginee reeherrlnie. Il avait choisi le; conîeur-i qu'il .sa-
vait elre les plus agiv.ilikN ii So-Sli. Sa : obe de soie cramoisie ciuivi r e th;
riches biu'dines ei son ch.de ei.iiiiit wU que l\ funme d'un lord eut été
\aiue th; les porter. Son b niiet.voiMaiiiies m-J!!.'". d'une des premières mo-
disles de l'ékiii ; et la fraise '|ui faisait )iail:e de sou ((i>luine de gala i'ta:t
iFiin liant piix. Sa uoiri" loulle de .heveiK était soigiieusinient tressée et
lu' pendait sur le dos. Il tivait autour du e.Mi un ( c'!i' r de per.^-s. Sa casso-
lette était pleine des essences les plus rares, cl il tenait ."i la niaiii un
cveiiiail (pi'il aiiiiait avec une gr.'ice l'artir ii!:iri'.
Cet exléiieur galant prudii'sii une iiiiiuessioii favnralde sur So-Sli, la-
quelle éiail elle-même .miouieusi; dir loil tte. Klle i:orlait li.ibiliiellenieiu
une longue robe vert et bleu sur une vesle namoisie. Si-s pantalons étiient
toujours de 1 1 coupe la p us nouvelle, lille dépensait beaucoup d'urgent
pour se pioiauer les pipes les plus éléguiles, cl se piquait du saveircliùi.^ir
le meilleur tahae.
I.'audit Ilo-I'i n'épargna rien p'>ur assumer son triouph-; il pro:liîui
à la belle ca 'rKieiise mi le llaPerics déicates: il lui o!\' il une ti'atii'rc
tl 1 r. iiu barbet ( hiii is, et par dessus ont c.'li s u» c>eur el sa main. Les
flatteiies, la tabatière, le bariiel, le cœur el la inaiu de llo-l'i, Su-Sli at-
cei ta liait.
Us ureiii mariés, et I!n-ri alla 'ecvoir pour la .scp'ièajc fois !•• cadeau
(le noce duui le g alilijit son céleste cousin, le sublime eaiiiereur de la
Cliiiie,
Poo-Poo se félicitait d'avoir cnfi i mis en pratif|ue la lumincu-e tli or e
dont il était rinventeiir, cl d'avoir trouvé un gendre qui pait.igea.t ses
idées philosophiques et siui goût pour les (|uai tiers de fouine.
(juiuzejou. s s écoulèrent a ec ta r.ipiiiiié d un moment. Un jeuie cou- '
pie, s'oubliant dans le bonheur, ne compte pas liîs heures; les dcuxépout
n'eiaieiit occupés que du soin de se plaire miiiuellemeiii. S'il s'ehvait ( n-
ire eux des conlest liions, c'était lus|uel'im voulait forcir l'autre n'ac-
cepter les meilleurs morceaux de renard, de furet, ou de tout ce qui com-
posait leurs appétissans petits re|)as de ch ique jour.
On eût dit (jue Ilo Fi ne i)ouvait pas consentir à se séparer pour im
iiisiatil de sa f mmebicn-aimée. Cependaiii un lualin il priisurlui def.iiic
une courte absence, et il s'en alla dans la ville. Dès qu' 1 fu de retour, il
tira d'une bourse en liletqui lient lieu de polie aux Cliinoi-, un petit pa-
quet de thé.
— Chère So-Sli, dil-il d'une voix ten^Iro, j'ai un ami qui excelle dans la
cullure des plaines; il a réussi à obtenir des ba ânes de ses O'aiigers,
et à convertir des ananas eu groseilles. Un jeune arbre à thé vient d'eire
l'objet de tous ses soins : après l'tivoir planté de ses p opres mains, il l'a
arrosé lui-uiéme, taillé lui-même; enfin, il n'a rien i.égligé po r eu faire
un clief-n'œuvre de culture. Cet arbuste n'a encore "iiroduit (pie deux
oiKCS de ihé; l'une a été présentée en hommage à l'empereur, mon c<5-
leste cousin ; l'autre m'a été ollèrie, et je l'ai destinée à ma ehèrc So-Sli.
Si vous m'uimcz, liUc brillante de Poo-Poo , faites-en une infusion et bu-
vez-la.
— Mon cher époux, répondit So-SIi, je n'accepterai point le fruit d'une
p'ante si rare et si précieuse. Ce sera donc pour vous... \o.ci asuremeiit
desfeuills de thé lies cuiioiisps. .njoula i-clle en ouvrant le paquet, < tce
qu'il y a de plus singulier, c'est qu'elles resscmbleut aux feu.Ucs ordinai-
res... Quelle est cette poussière (jue je vois dessus'J
— Cela! répoudii Ilo-li avec indillérence, c'est un duvet particulier
aux feuilles de l'arbuste en question : c'est justement ce (pu leur donne
taiii de vertu... Proireltez-moi, So-Sli, ijue vous ( icndrez ceit • infusion ;
c'est pour vous que je me suis procuré ce thé délicieux. Un refus moirre-
rail que vous vous souciez peu de mes présens.
Lu i.arlant ainsi, lio-li veisf": de l'eau bou liante sur les feuilles dom
il venait de vanter lesqualilés; et, au bout de linéiques miuuies, celépoui
attentionné oUiii à sa leii.me une la se en porcelaint- soigm iicmeni rem»
jilie jus(;-,;jsu bord. .slo-Sli insista pour (pi'il bùl à sa pi ce; mais il s'eir
fil fend t avec opiinàlrtté ; un cl.ariiiaut combat s'éieva entre eux à ce su
jei, «li.icuu voul.nt la sser à I autre la volupté d'une boisson m exquise»
Sol-Sli reUisa d abord pusiiiveiin ni de piiiliier de r.diiK'gation des »-
mari; mais, cédant iieii à peii,el!e dit ipi'elle cons utiiàit à arceplcr
nue seule gorgée, puis elle déclara (pie, s'il buvait la moitié de la la.sse,
elle preiidiait le resie. C'éiail sans doute une proiiosiiion ralsonnabl- ;
poiiriaut Ho li la rejeta obstinément. Il ex gea que sa chère fc ime gardàf
liour 1 Ile seule la lasse entière, ou du umIiis qu'edc bùl la première gor-
gée. Ce deb II ai nable s'eii-.euiiuait peu à peu. l/acreni de riinp.ileu'2
cl de la colère commençait à remplacer chez Uol'i celui de la l<'ndressc
. t de la paisanter e.... So-Sl. se levj, prit la coupe, cl s'api)ro(hani d'une
fene'.re ouverte, elle j. ta en de ors l' illusion, disant (|ue, puisqu elle avait
aval, été la cuse d'une querelle, ni l'un ni laul e ne a boirait.
Ce nuage se dissipa bi' iitiit, et les jours suivans les deux époux prirent
le thé ensemble en pai f.iiie Intel. igeiice. Un soir, comme ils étaient occu-
pés de celte all'aiie im;)OHaiite, lloFi, q"i Viuiail d'avaler si première
lasse, remai(| m (juc le ihé n'était poiiit an-si Inni (pie de coiituaie, et,
cinidovani 'imprécation usitée eu Chine , il sauhaita une racine pourrie à
1 arine qui l'avait produit.
— Comiueni ! s'écria Sn-Sli .ivee un rire ma.'ieieux : après loulc: les
peines que volrc pauvre a ui s'es' données ! après le soin (lu'il a ea de k
plante , de l'arroer! voilà un sonh.iit bien cruel!
llo-ri posa vivement sa coujie, et son visage jaune p.'ilil.
— Qwii voulez-vous dire ? demandat-il.
— Je vous l'av.iis bien dit, mou cher époux, répliqua So-Sli en eouli-
iiiianl de rire; j'avais uré < » moi même que le thé (pie vous m'aviez .ip-
por.é .-erait pour vous seul, el loisq'ieji! feignis de le jet< r par la fenêtre,
(! e versai dans un p'atipii se ironv.iii un peu au dessous en dehors. C esl
ce même thé que je viens de vous servir. Je rcgrellc qu'il ne soit point de
Yulre goit.
A tel aveu. Ilo-Fi devint tout blême! son visage fut rontrarié par ce
qu'on pouvait appeler une aflreuse grimace ; sa tpieiie se ledressa de
liayenr et resta dans une (losition horizontale; sa bouche s'ouvrit
comme pour rej' terce(pril avait bu; ses lèvres s'avauctreni eu evinimaut
l'hoiieur et le dégoût, et toute sa personne offrit l'image de la coiislei-
natiim.
l'endant un mnmeiil il resta cotniue incapable de remuer, puis il je
leva brusquement en ilemamlaiil à giantls cris qu'où apportai tie l'cai
chaude.
— tju'y ai-il? qu'.ivoz vous ? lui dit So-Sli.
— lanpoi.soiiué' eiiipoisonue! répéta Ilo-Fi d'une voix lamentable.
— limpoisonué ! reprit So-Sli. Loiumeul! ce thé ct.iit... list-cc qu8
cette pou-si('ie tpie j'ai remanpiée...
— Ilo il ! ho ! Cl il Ilo-Fi. la poitrine me brille ! la poitrine me brùlc !
.\u nom (Indien l'o! vile, (pi'on m'apporte de lOmélique, dcscaiajuli>MUi:S
des voiuilils, quelque chose eiilin !... Uo.à ! ho !
5h
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
On accourut au secours de Ho-Fi, qui faisait des contorsions ciïrayan-
tes;los médecins fuient nuindrs. I,c malade cul le délire, et (|u mil les
voniissenienn l'eurent bien épuisé, il toniha pendant quL'Itpu's heures dans
ii.i louid sonnneil l'i dans ini éiat d'aiiéanlisse:nent. Loisfpi'il reprit ses
sens , et que sa niénioiic lui rappela les jiaro es qui lui avaient étiiappé,
il clierclia à en déiruire l'cU'et. Il expliqua à So-Sli que le ilié qu elle lui
nv.iit servi possédait une vertu niervcilleusenicnt active. C'était ce thé qui
lui avait ôté la raison plus soudainement (jue la liqueur enivrante que 1 on
distille du riz.
L'ans son délire, il s'était imaginé que sa fomnie lui avait versé du poi-
son... Vain rêve, trainie frivole, dont il reconnaissait niaintcnaiii l'ai. sur-
dité! U allait é(riie à laini (pu lui av.iit envoyé ces feuilles bifdantes, et
',ui faire de vifs reprodies; il lui .^ii.'nilieiait que si son céleste cousin,
reniperein- do la Chine, buvait une infusion de ce llié, l'auteur de l'envoi
serait inévilahlemcnt mis ;i mort jiar la toilure lente.
Ces cxpliciilions et l'a r de sincériié avec le(inel elles étaient données
saislireni So-Sli, qui reprit son en oiienient. Ilo-i'i, !;racc à 1 1 vit;ueur de
sa consiinition, échappa aux ell'els combinés de la science de trjis méde-
tius chinois et de la di o^mic cinpolsoiniée qu'il avait bue.
lié as ! il n'est (|ue trop vrai, ce thé ét.i t du poison. Le cousin du fils
du Ciel, laryeaient rétiiliué pour cliaqiie niarue^c, pi'u^ai qu'il ne pouvait
trop les multijjlier. ^c lui fallait il p.is eviiluiler le pri\ili';;e de sa nais-
sani e'.* Le noble Ilo-Fi ii'enq)oisunna i pas p nr le seul i)l:ii~ir d'cnipoi-
senncr : tout aute mode aussi evpi'dilif lui eut également coineuu; il ne
songeait qu'à lépoiKhc a x encoiiragemens du céleste einp riur.
Quelques bruits sourds av.iient cii culé dans la v Ile à ce sujet; on s'é-
tait communiqué à loreillc des soupi,ons auNqm-b donnaient lieu les ap-
l)arences. I.c vieux Poo-loo aurait pu en être aveit ; nuis ce vénérable
per oiniagc ét.iii trop enfon'é dans les p:-ofondems de la science pour
lire bien au cmr aut des choses de ri' monde. A sis yeux, le ma; iage de
sa lille s'était con lu suivant les règles de sa théore; celait li le po nt
csseniiel. C"inment se sérail il niélié d'un hoinme qui av.iii d oit de por-
ter Il (oulcur Jaune, d'un liomuie qui le proilumait le premier des phdu-
sophes'?
D"a llcurs il n'existi't p"int de preuves. L-8 Chinois , si cxperis dans
tous les arts, n'ont point poussé aussi loin que les occidentaux l'étude des
réactifs chimiques, ils ne savent point faire bouillir dans un chaïKb on un
mé a:igc all'reuv d'os, de uius<'!es, de chairs, distiller ces débris humains,
analyser ces sucs, et découvrir 1.1 millième partie de quelque chose qui
est il peine quelque chose, el qui do:t cepi ndani servir de preuve convain-
cante.
i;o Fi eut donc bicniftt la satisfa''tion do vn'r que les craintes vagues
que tioSli avait pu loiicevoir s'éi, lient piompieineiit (lissi|)ros. Lors-
qu' I se fut reaiis de la secnusse désagiéah e (|u"il avait éprouvée, il sentit
de n;mveau le besoin de deven r \eiii". t'a nialad o lui avait oicasioné dis
frais consid.raiiles; il lui scmhiaii jiisle de clnrcherà s'nidcniniscr. U r -
comnriiçi doicù rêver an» woyi us de se iléharrasser heiireusLini'iit de
sa lenimè. A fnrce d'y songer, iî se souvint d'avoir >u (.'an; une faaieuse
tragrdic chinoise (piel iue chose dout il poiiiaii faiie son prolii; il se
procura en siMret un cbl' n féroce, qu'il iint enfermé dai;s une ncle si-
tuée au bout de la uiai-on. Il al a ensuili' a het r Ce. étoile^ à peu | ris
seaibl.ible» ii ccl .'s que poitait So Sb; il en liaiiill.i une poupéf de lonie
sa grandeur nataielle, et dressa le chien à la déchTer. Celui-ci s'habiiua
promplcment ii ce manège, l.e corp' de la po ipée éta t n nipli d'os et de
resies de vimdis. HoFi eut soin de rép. t r (Ctte expérience iibisieurs
fois. (Juaid il se fut a'suré (pie riini!i);J éhii bi«n familiarisé avec son
rôle, i! cessa de lui donner à manger et ii bore. Il le laissi penil.ml plii-
sienis jours livré aux toi tii! es de la ;oif l'i de 1 1 f litn. Li privalini n'ali-
nicns et la chaleur élouU'anie de la niilie produ sirenl k'ur ril'et ordi-
r.aire. la bave qui bnn^ai lagii'id' du dogue, ' t se-; yeuxd'nn rouge l'e
s ng a'ui liraient l'allieuse ma'ade qui le dévorait. Ho-Fi suivait avec
une fo liciiiid" iniel igeiite ces sympiomes sini très. Lorsiii'il n eut plus
ancHii floiiie sur la n. turc et l'iniii site du n al, il lainonça ii So-^li qu'âne
air.iir.' iiiip- lia le le forçait de sortir peupla; t une heure mi deux. Ii lui
dit <,u'il av.'.ii riifi'rmé (pie'ipie chnse dans li nidie située tm fond de
1,1 cour; il la chaigca de veillera ce que pirsonne n'y pénétrât leudaiil
son ahs nce, et il lui II entendre quil i;ésir.;it qu'elle la resiiectJt cUe-
mêmc.
■J oiies ces judicieuses précautions étant prises , Ho-Fi s'élnignn d'un
pied léger et le ca-U' content. <■ Ce ne sera pas ma faute, se disait-il : Fo
m'est témoin ijue je lui . i def iirlu d'à 1er lii. »
Sn-Sli demeura seu'e. Oii'i"'lf"t' enlacliové de teindre s'^s ongles et
qu'elle fut lasse de fumer dans sa longue pipe ou de inîclier du bétel,
elle commença ii songer à cette nicîic iny^lérieuse et à ce secret Cjue Ilo-
fi paraissait vouloir garder pour lui seul.
Qu'est-ce que ^on mari pouvait avoir enfermé dans cote niche ? Quel-
que meuble nouveau? quelque plante rare? Du nioneiit que la vue en
était défendue, cela devait être curieux. So Sli ani ail parié (pie c'était une
galanterie do; t Ilo-l'i lui ménageait la surprise. Attend e son T' tour !...
elle mourrait d'ennui et d impatience, \ioler h déinse (pi'il lui avait lai-
te!... après tout, elle n'avait pis leçu de défense positive : Ho II avait
fwpiiiné un simple désir, une espérance (pi'elle éiait librede réali>er ou
yuu... Elle ne la rivaliserait pas : elle irait \oir de ses yeux ce que ïon ca-
chait avec tant de soin, et si Ilo-Fi l'interrogeait là-dessus, plutôt que de
rien avouer, elle mentirait.
Ilo-Fi avait épousé irop de femmes pour ne pas les connaîtr?. Il avait
bien calculé !
So-.Sli, ayant ainsi résolu do visiter secrètement la niclic de la cour,
s'achemina dans celte direction en vacil'ant sur ses pclils pieds. Connue
elle traversait une galerie, elle passa près de remlroit oi't était perchée
une corneille au cou blanc, pour laTiielle Ilo-Fi avait une aU'ection singu-
lière ; ajjrès sa ceiniine jaune, qui lui assurait tant de priwiéges, c'était
ce qu'il aimail le plus an monde. Il l'avait apprivoisée à force de soins et
de caresses, el dans sa superstition, il s'étnt persuadé (pie son bonheur
tenait à la vie de cet oiseau. So-Sli partageait jusqu'à iin certain point
son cngonmeni. IClle aussi elle se plaisait à rendre de fréqnenies visites
à la corneille ; elle lui parlait comme à une conlidoiite, goûuint d'aiiiaiit
plus ce genre de conversation, qu'elle seule en faisait lotis les frais,
lille prit en passant l'oiseau, qu'elle mit sur son épaule, et continua sou
chemin.
Lorsqu'elle fut arrivée près de la niclio, elle s'uperçut que la pnrie n'eu
était pas nés soigiie::seineiit fermée. La clé était restée à la serrure ; pour
l'ouvrir, il sulfisait de pousser. Pressée par la curiosité et par la craiilc
d'être surprise, So-Sli enira vivcmenl, el se trouva face à f.ice avec le
chien. Celui-ci , qui était en proie à un accès de rage, ne l'eut pas plus
tôt aperçue, (pie, du fond de sa niche, il s'élança sur elle |)ar un bonil
leiiible, et en ouvrant sa gueule fouillée d'écume. So Sli se rejeta préci-
pilammeiit en arrière ; aussi prompie que la pensée, eile s nsit la corneille
perclice sur son bras et la plongea dans la gueule du 'bien. T nlis (pi il
enfonçait se< dents dans le corps de l'oiseaa, elle eut le temps d ■ refer-
mer la parte el de tourner h clé. Tout ceii n'avait duré qu'un moment.
So-Sli, pliisinorlciiue vive, se bà'a de regagner sa chambre. File sentait
qu'elle venait d'échapper à ungran.l péril; mais elle n'en soupçonnait pas
toute l'étendue.
Ho Fi revint plus tôt qu'il ne l'avait annoncé. En retrouvant sa femme
tran luillement assise à la plaee m'i il l'avait laissée, il ne put s'einpei lier
de témoigner une surprise quM dissimula ensuite ailrailement. 11 courut
à II niche du chien. La parte en était ferinéi.'; mais que'qiies plumes lé-
gèi'cs qui avaient vnlé çà et là lui parurent appartenir à .-a chère corneille.
Il r. garda à travers les fentes de la porte, el il reconant les nii-.érahles
roses lie son oiseau favori, que le i h en continuait de déchirer. Agité d'un
irouble evlréme, il retourna interroger So Sli. Mais la liledn sage l'oo-
Foi) fut impénétrable ; elle ne savait ce qu'était devenu l'oiseau; peut-être
était il caché dans quelque endroi' de la maison ou du ja nin. (Jiiaiit à elle,
de s'elaiiieniie enlermée dans sa chambre, surveillant avec soin la iiichc
de la cour, dont elle ii';iv.iit-vu peisoniic .s'approihcr.
Il fallut que Ilo-l'i se eoiitentât de ces réponses et gardât pour lui ses
soupçons. M, lis il fui inconso'able : cet acciilent lui sembkiit présager les
plus grands malheurs. Sa corneille était morte, et So-Sli vivait (encore!
Cela signiliail sans doute qne désorin;iis il ne perdrait p us aucune femme.
Cependant, comme il était d'nno naiiire persévérante, il se remit en hc-
sogiie. Il lenonça à so servirdii chien, qu'il tua l'U laissa mourir ensecret,
( rrésolnt d'emplnyer o'auircs moyens contre une i'jmuic qui avait, peu-
saii-il, la vie si dure.
lin soir, SoSli, muctlc et pensive, se tenait assise à son balcon, ses
doigts étaient occupés d'une fine broderie, et elle baissait la lete sur sou
ouvrage en médtant sur les êvénemens que mins venons de raconter. F le
ne pouvait se défendre de (pielqncs in(|uiétiules ; le caractère de son
époux lui faisait piuir. V.n ce moment, Ilo-Fi s'.ipprochi d'elle, et donnant
à ses traits mobiles une apparence de chagrin et d alarme :
— Par le pouce de Coii-Fu-Sée! s'écria t-il , vous êtes soulTranie, fille
de l'oo-l'oo. Onel est votre mal? Je vous trouve le visage triste et abattu;
vous êtes sous ia maligne inllMcnce de Saturne, il faut prendre plus de
soin de voire chère sanié. ricnirez dans votre chambre el mettez-vous
au lit. Voilii (|u il se fait tard ; 1 humidité de la soirée pourrait vous ia-
coiniiioder davantage. Je vous conseille d éteindre votre lampe, aliu que
\ou. ne voyiez que les ténèbres, et que vos yeux ne soient point ollcnsés
par les couleurs trop vives du jaune ini du blanc. Je me retire de votre
présence avec ma ceininre jaune. Allez , ô femme bien-aiinée. Deiu.iiu,
si vous ne vous sentez pas mieux, nous lerons venir uu médecin, qui
consultera votre pouls , et décidera , d'après les planètes , quels remède»
il convient Uemployer Mais jespèrc que nous n'en aurons pas
besoin.
So-Sli s'étonna d'abord de l'cxci's de solliciliide qne lui témoignait son
niaii. Lorsqu'il prit congé d'elle, en lui sotiliaitant une nuit paisilde, elle
crut disiingiier sur son visage un sonrii e diabolique. Les circonstances du
poison el du chien enfermé se présentèrent de nouveau à son imagination.
File les commenta de mille manières, cl si l'hoirible vérité ne lui apparut
pas dans tout son jour, on doit croire du moins (pi'elle en cnirevii une
partie. Quoiqu'elle ne pût deviner de quel genre de péril elle était mena-
cée, elle se promit bien de se tenir sur ses gardes. Avec un caracière rail
leur, So-Mi avait reçu dn dieu Fo une grande présence d'esprit et beaucoup
de résiibitimi. File a luma sa lampe et écouta un moment à la porte de sa
chambre à c(nicher avant que d'ouvrir.
Mais le silence qui régnait dans la chambre ne fut pas troublé, et So-
Sli se hasarda à y pénétrer. Elle examina les diirérentes parties de l'ap-
pancmcul: tout y semblait calme ; et cependant soit illuiion, soit instinct,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
55
So Sli sentit qu'il y avait-là un cnnptni caché. Elle dérangea la table et les
sièges ; elle regarda d.iiis la rlieniiiiée ; il l'aide de sa lampe elle explora
le four siuié sous le lit; cartel est l'usage dausl'eiupire chinois : la pièie
priuipale de la luaisou (oiilieiit une espèce de grand placard ménagé
dans le iiiui-. C'est là qu'C'^l le lit sur une piale-fornic; au de-sous est le
finr, (pii répand une douce clialcnr, et ci's alcôves ainsi cliauUécs sont la
chose la plus ngréah'e du monde pendant lis nuils dliivev.
So-SIi n'apciçut rien de su-peit dans \i fonr; pouriiint elle était crr-
tiine (pic son mari lai avait dressé (jnel']ue piège. Tout à coup il lui vint
une folle idée. <i Le niérli.uit. se dil-ellc à clif-nième, aura sûrement placé
(les épiujles dans mon lit! i> Elle voulut ^u^•le-cIlamp véiilier srs soiip-
çnns : elle s'.ipprodia et eiUr'onvrit la couverture ; mais elle la laissa re-
tniulier a\ee j)récaulion. Un elli-oi nioitcl venait de l.isidsii'; elle n'riit
que !a force d'etiiullèr un cri (pii allait lui écliapiicr. Son pi-einier mouve-
ment fut de fuir : si's pieds, qui resscnililaiciil ;i ccu\ d'un enfant, refusè-
rent d<' Il porter. Emue, trcinhianle, respirant ;i peine, elle se traîna à
quelques pas , et là <.'lle rélléclni sur ce qu'il fallait faire.
Qu'y avait-il donc sous la coiiveriure? So Sli, en la soulevant, ava't
disinii.'i;é .a léie en fniino de lii;ingle et les veux brillaiis d'une vipère
noire. F. le savait (|ue la piqà;c de c(! reptile donne la mort; cepend.inl
elle n't t.iii |);>int inissi époiivanice (pio l'aurait ctc: à sa place une dame
cnroitéenne. l'Insicuis fois déjà elle s'i'tail. familiarisée avec la vue de ces
serpcns, <pie les cuisiniers chinois .s.iveiit accommoder en ragoût, et dont
ils composent une soupe à la vipère fort goûtée des vrais aiiiat urs. Alais
ce qui elfrayait So Sli, c'était l'idée du danger auquel les lions génies l'a-
vaient encore une fois sonstiaite. Il lui semlilait que le corps visipu'ux du
reptile glissât sur sa chair; elli' ccoyait seiuir si morsure empoisonnée,
et el'e frissonnait d hoircnr à celle i(lée.
Cependant le temps pressait; llo-l'i, (pii était sorti de la maison, pou-
vait rentrer à chaipie instant : il fallait ailopler un parti.
Po-Sli , après s'être consultée, alla appeler une jeune servante qui lui
était tonte dévouée; elle la mit dans sa coalidencc, et lui recoannaudant
bien le seci-et, elle l'envoya prendi-e un des rats dont les Chinois font ton-
joars une ample provision pouc leur table, et qu'ils gardent daiis un lon-
iicaii canine nous y gurd(nis des laj)ins. Toutes deux, réunissant leurs
Clloris, aita( lièrent une petite pierre à l.i patte de ce rai, et elles le jetè-
rent an fond d'mi long et largeva.se en tei re qui avait le con très étroit.
Après s'être assurées de l'endroit oii le serpent noir se tenait blotti, elles
insiniièreiit doucement le vase sons la couverlure, de manière à ce que !c
poulot IVil placé devant la ti'tedu reptile. Mies écouièienl ensuite, pleines
d'inipaiienre et d'anxiété. liientôl elles disiinguèrent un léger frollenu lit,
puis \u\ cii aigu que poussa le rat. Alors, écartant la couverture, elles re-
levèrent vivement le vase, et en fermèrent le goulot au moyeu d'un tam-
. pon qu'elles tenaient prép iré à cet cllét.
r.oisfpie cette capture fut henrensement achevée, So-Sii donna ses dcr-
nièri's instructions à sa servante et attendit seule le retour de lloFi.
Celui-ci tarda longtemps; la nuit était déjà trèsavaucée lorsqn'd ren-
tra; SoSli s'était placée sur le seuil de la chambre afin de l'arrêter au
passage; il recula de surprise en la voyant levée.
— (ihère So-Sli, lui dii-il in compos.uit son visage et sa voix , pourquoi
ne vous êtes vous pas mise an lit , ainsi que je v(uis l'avais consedié. Com-
ment vous exposez-vous de la sorte an grand air? Ke voulez-vous point
vous ceiiscrver pour un époux qui vous ai, ne uniiinement?
— Que Fo vous récompense de vos Itonnes intentions pour moi! ré-
pondit So-Sli : j'ai pensé (pic le lit ne me valait rien : et puis j'avais peur
des d inniis, des dragons et des sorcières... Pourquoi avez-vous été si long-
temps absent?
— J'ai vu un médecin, répliqua le perfide Ilo-Fi de la ceinture jaune,
je l'ai consulté sur voire maladie. Il a expp csséiiient l'ecoinmandé de vous
f.iire gardei' le lit pnnr vous soiivirairc aux maligne.-, iniluences de la p!a-
nèti'. Il vent que j'aille à minn t cueillir des sinipleo dont il fera nu icniedc
falnluire ; je vais donc sortir de inuivean ; concliez-vous sjiis plu> attendre,
l)ii.l:iiie Idli'de l'oo-Poo, obéissez à l'ordre du savant médecin; obéissez
dans voire intérêt, ô So-Sli, et dans le mien.
So Sli se ren lit à une invit.itioiisi pressante; mais avan' de la'sser partir
llo-l'i, elle insista pour qu'il prit sa pari d'une sinipi! excellente (pi'on lui
avait préparée, et qui devait le garantir des pernicieux elléis du brouil-
lard; cllesc couch(n'ait, disuii-clle, di';; ipi'elle aurait vu son époux récon-
fort'' par un bon repas. IIo-Ki n'avait rien i» objecter à une prooioiiion
sentlil.ible. Stimulé par la prcjmesse que lai faisait sa f imne, et' par les
exigences d'un appétit de; pins fougueux, il s'.ssii devant une petite table
en allendae.t celte excellente smipe qu'on lui avait aniKuicée.
So-Sli se plaça en face de lui. la lampe était eutn; eux. lîieutot le pa-
tagefut apiioi'te dans nue sonjiiere lierMietiqneinent fermée, (pu fat mise
tli'vant le cous ii du (ils du ciel, alin (pi'il pût se servir Uii-ni:'me. Déjà
Iln-Fi, avec une avidité toute chinoisi', alimgeait la main vers le couver-
cle, lor.,(pie So-Sli, sans doule par accident, heurt i du bras la lampe et la
lit tondiersur la table; la Imiiière s'éteignit, So-Sli vindut se lever préci-
pitam'iient piuir 'a rallnniei'. Dans s(ni brusque mnuvemer.t (d e rcavei'sa
la petite table et la soiqiiife t(nnba sur les genoux del|o-Fi, celui-ci ehe;--
cha à la l'etenir; mais anssitc-it il se sentit mordu au poignet, et il poussa
Un luuiement de sur, fisc et de douleur.
. "est que sa femme goiH diiciUé pour la soupe à la vi-
père; seulement elle avait oublié de faire cuire le reptile, et elle l'avait
sirvi tout vivant.
Le serpent s'était eniorlillé autour du bras de Iln-Fi . et restait airarhé-*
à sa proie; le misérable Wang courait comme un insensé dans a clianlirc
et s'cllbrçait de se dêbarrasseï' de son ennemi. Il piu ér.iit des cris et des
lucnaces: il a, pel.iit du secuirs; à sa voix, les voiiiis accoarureiit , le
reptile lut saisi et tué : llo-ii, troublé par l'cllroi et la colère, chercha
des yeux sa femme ; mais elle avait prolité de l'oLscurité et s'était échap-
pée.
iMalgré les soins imnédiats qui lui furent donnés, et les nombreux re-
mèdes a ixquels il eut recours, llu-Fi était mcn icé de mourir des sniies de
sa blessure ; le poison laf^ait chez lui dei pr.igrès aussi raiii les (pi'.dar-
nians. Heureuse. nent on s'adiessa à un b irbier-cliirurgien, homme fort
expert et fort intelligent, lequel avait ouï parlerde ce, te ancienne prat ipie
médicale ipii cjiisisie a frotter la olc^sure avec l'ar.tie qui l'a faite. Par
son conseil, la tele écrasée du serpent fut ap.diipiée en guise de contre-
poison sur la plaie, et si;s tne.nbres convenablement ap.jretés coaipusèrent
un relias delicieuv dont le maiade s ■ régala.
Qu'était devenu So->li? elle avait fui au milieu des ténèljros : l'excès d(î
la terreur lui avait donne la force de marcher et de surmonter les
soulfraiices que lui cans.rt cet excr.ice inaccoutumé ; elle parvint enfi.i
jusqu'à la inaisiin qu .r,i)ita t son père. Le prudent Poo-l'oo ne donn lit
pas; il méditait co.uuie a rordiu.iiresur les causes du malheur et du b m-
lieiir des humilies, sur l'clét des synip.ithieset desaadp.iihies n.itarellc.s ;
il calculait les conséquences (lu'amônerait dans un avenir assez proche
I heureuse a|)plicauuii d-; sa llieune : surtout il reimnciait Fo d'avoir ill-a-
miiie son aille des rayniis de la s.igcsse , et d'avoir permis qu.-, par le ju-
dicieux mariage de sa hlie, il donnât aux habiians du Céleste Empire ua
-exemple et une leçon.
t)es coujis frappés précipitamment à la porte le tirèrent de sa rèvoric.j
en même iwnps il reconnut la voix gémissante de sa Idic qui l'appelait.
Qu'on se ligure l'élonnement et la don eur du vieillard! était il bien pos-
siide que des altent.its aussi nuirs cus.seni été commis contre So-Sli, cl par
un gendre qui aimait 11 pliiloso|)liie et les bons morceaux , par un de s<.<i
admirateurs les plus eiiiliuasiasles, pour ne pas due un de ses discip'es!
il s'ailresseï ail à l'empereur lai-meme , d demanderait justice, et Ilo-Fi se-
rait pendu avec sa ceinture jaune.
nien n'est plus à cranulre que le ressentiment d'un philosophe quand il
se met une fois en colère. Le sage Poo-Poo se sentit ollenséco nme père
de So-Sli, et ans.ii com.ne père d une lumineuse théorie qui était mena,-ée
de rentrer dans l'obscurité. I.e coupable Ho-Fi co!Ui)iait sur le privilé<T,i
de sa nais.sance, qui le dérobait à la juridiction des ti.bunaux oicinares;
il ne savait pas que Poo Poo avait ad'res-é sa plainte au pied dn trône cé-
leste, et il lut étrangement surpris liirsfjne des commis-aires impétiau.x ar-
rivèrent de Pékin et comineneèrciit riustruclionde l'ail'airc.
Poo-Poo, So-Sli, 1.1 jeune servante, it les parens des premières vic-
times de Ilo-Fi comp;irurent devint le tribunal. Par les divers léinoiana-
ges qui furent prodnits, le Wang fut convaincu d'avoir f.nt périr six fem-
nics. Cl d'avoir essa3é par trois fois de se débarr..s.ser de la septièmi'. On
cul soin de meniionner dans le jugement îe total des sonintes qu'en sa
qualité de Wang de la Ceinture jaune, et à l'occasion de ses divers ma-
liuges et veuvages, il avait rerues de la miinilicence de son céle.-le cou-
sin ; en quoi faisant, ainsi que le remarquait le jugement, 1 dil W'.ing de
la Ceinture jaune avait non pas usé, mais alnisé dii droit ne devenir veuf.
La sentence des juges cimnnissuires avant été envoyée à Pékai, au bout
de quekjiies jours reiiipeieitr de la Chine, lils du c cK père du célest- em-
pire, lOi des rois, adres.-a la proclamation suivante à ses fiilè!es sujets,
c'est-à-dire aux trois cent soixante luilliotis d'hotnines qui comiii seul sou
peuple :
« Pékin , le G' mois, le IW jotir, la SS' année du règne de IIo-IIo.
» La loi doit frapper la fainiilc même de Pempereur, suus peine de u'étie
point observée.
" Le Cl ieie ne «aurait éch ipper à Poil perçant de Ilo-IIn ! llollo s'el
force d'égaler les vérins de son père Ila-lla, et prétend laisser de précieu.\
exemples à Ib' lié, son H s.
» 11 est venu à la connaissance de IIo-Ilo qu'une rcr aine Ceinture
jaune, nommé Ilo-li, nonobstant 'c désir impérial si souveat et si ha^*-
teiiiei t annoncé de voir vivre mi paix tous les sujets du celes e empire, a
traiireit-eiueiit mis à innrl six femmes cl prijmlicié graveaii nt aux linaa-
ccs (le l'élct. I.oiig-if mps il a jnni du fruit de ses crimes; niais à la lin, la
vérité s'est manifestée: le poulet a brisé la coqu Ile de l'ienL la rh.itîc
ne pi ut plus cacher ses petits. Le perroquet a mué:... qu'il ail huntj do
sa (pieue.
1) Les règles de la justice commandent darcoinmodcr le cbà:i:nciil à i
nature particulière du crime. Le susdit (lo-Fi ayant •niiployé. pour fo
mettre un meurtre, le poL^on , un chien enrage cl une vipère, qu'il *"
déchiré par les vipères, que son cœur soit rempli de puiso.i, et donné *"
p.tuie aux chiens! C'est pourquoi le corps du. lit Mo Fi -cia coik^ '^"
nv fceaux très menus; dix de ses parens les plus priKh s seront mis *"':'
mort; et co;naie il convient d'allier la clémence à la justi-c. ils seront'
seulement étranglés. Tous leurs biensscrnnt cinlis.iuésau p oiil du li\Sor
impérial. Poo-Poo recevra «x-nt c,iu;)S de l)a:nhnii, et portera l'oadant
douze mois le collier de b-is, en puniiion de .-es docliiiies h i-i »i |ne$, et
iioiatiiiHcnl (le sa folle cl pernicieuse tbOorie, Pcndaul trois auuées il u«
LE MAGASIN LITTÉRAÎRE.
son allnui'" atn Ceinturf; jaimos ni riz, ni aigi-nt, afin de rôpaior le prû-
juiliie (i dessus iiUMilidiiMO ; iiilin lo manlarin de lluiiig, n'ayant su ni
pnvi'nir ni dcciniviir de tels attentais, sera pendu. »
l<ise teiinine l'Iiistoiie de Ho ri. I.a sivèie jiisti e du sublime cmpc-
rciu' fut C(Iél)rée daiistoiit l'empire. I,e sage Poo-l'oo se soumit pliiloso-
pliii|iiement à son sort. Quant à so-Sli. elle oul)lia dans un second ma-
riage les luallicurs (jne le premier lui avait causés.
(liciUky's MixctiUuiy. — Heoue britannique.)
-■J'/>
Un tliicl sous jfffazarin.
Vers le mois de juin IG'iS, un carrotse de voyage, suivi par dpux valets
à cheval, roulait lenle it (■uv la rouie île bordeaux. Le soleil dardait
avec force se.> rayons sur la terre ei soidevait une poussière fine ei biû
lauic qui aurait anèié l'ardeur des inei le ns chevaux; au>si les baridi I-
l'S maigres 1 1 sèches (jui élaienl attelées au carros.'esemhlaienicll' s prê-
tes à succomber. Le posiillon s'épuisait en elforis inutil' s. Les coups, les
iriiprécali'iiis, les prières n'y pouvai>iit rien. Lidin, la louic présenta une
cOte r p de, et le pamro ainoniédon, ne sjclianl que faire devant cette
Larr.cr.- iurrauclii'Sjhle, pi il le paiti de s'ariOler.
Au inoiueni où le cai russe cesside rouler, la {jlucc s'abaùsa, et une lèlc
grisannanle p irut à la portière.
— Ouy a t-il, uiaïaud?
— Moiisieur le ch-^valicr, c'est une côte.
— l'.li hien ! il faut lauravir.
— C'est imiiossib'e, mes clwvaux sont ércintfs.
— J'ai bien envi • d,' te metiiedan- le mcinj état. Au fait, je n'irais pas
plus V le. i-c dii le chevalier en iie.-ciiidaiit.
— Dialile, lit-il eu «xamiuant l'a telage, voilà des coursiers qui feraient
rn:'t!ii- (le hunie le cheval de l'apocalypse. OÙ est la poste? couliiiua-l-il
en s'adres ani au potillon.
— A II os beucs il'iei, monsieur.
— Ab va, mais je ne peu\ poU' tant pas les faire à pied ; qu'est ce que
J'apervois au sommet de celle mauilile côte ?
— C'est le chaieàu de Coli},'Uv.
— Le château de Coligny ! îive Dieu ! Il bonne idée qu'on a rue de le
consiruirc l;i ! AHon-, maraud, là II . d y arriver. Mets, s'il le faut, un de
tis chevau\ sur le siésie, et prends sa ^larc. Aid. z le, vous autres, dit le
chevalier au\ deuv videts, ( t il .se dii igea vers le cliàieau.
Lechevaier de Jais, c'est le nom du voya.eur. était un homme de
quaraiiie-rinq ans envinm : sa C^'ure mâle et cxpres-ivc avait un cai acière
de force eldéuercieipron lei.eouin; rarement; ses veuv av.'icni une ex-
près-ion de doueetir à travers laquelle brillaient parfois quelques 6- iairs
de passion. Sa démarche élepaiite, ses manières distinguées, auuonçaiei.t
un ijomme habiiué aux belles façons de la cour.
Louis XIII venat de descendre dans la tombe; on eût dit, à le voir
suivre de si près nichelicu , qu'il était cntrataé par celle volonlé de fer
qui avait dominé sa vie, et qui pesait sur lui jusque dans un autre mon. le.
Anne d'Autûcbe réiinaitsir la France, au nom d'un enfaut sans lorce
encore, et dont le jeune û,c lui as uraii une régence de longue durée.
Son premier soin fut de penser à ceuv qui avaent souffert à cause
d'flle sous le règne précélent. EUc rappcli les membres de la cabale
d*» la reine, evilés par Richelieu. Le chevalier de Jars ue fut pas ou-
blié. . .
11 rentrait en Fr;jnce après dix .ins do pro^cnpion.
Le chevalier arri a bienOt devant la cour du châieau de Coiijny. C'était
UB vieux donjon dont les murs, noinis pr le iemp<. d.iachiieni dans le
cif I leur ma.«se .'^ombre. D. s fossés pro'onds rentouraieiit, des tours épais
ses se dre!.s:iieiit ineuaçanies sur se^ murs ; mais, maliiré eeite apparence
formi lable, l impression qu'on éprouvait en approchant de ce manoir rc
ressemblai! en rien à de la crainte, c'était plutôt de la trislesic et de la
mélancolie.
Bâii sur une colline élevée, il l'tait entouré de bruyères qui se roiir-
l)3ieni, soufficteuses, éiiolées, ch tives, sur une ierrea<iile cl sèche.
Quel(|ues noirs s;ipins, vcus là au hasaid, rompai nt l'uni onniié de ces
lignes f oides et r.iiiles. Le soir, lorsque la nuit comnenraii à d scend c,
efque le vent agitait leur sombre fruillage, on aurait dit les sorc ères de
}lact)eili dansant une danse inlereale ava il d aller au stbbaL
La gi illc de la cour d'hcmneur é a l ouverte, le chevalier entra sans qu'on
fil atieiition à lui. Des valets empressés ch^rgeaicut de malles et de pa-
quets un carrosse de voyage pn.'l à partir.
il. de Jar> arriva ainsi jusqu'au perron, dont la rampe, découpée à jour,
conduis lit aux apparteinens.
— Madame de Coligny ? dit le chevalier en s'adrcssant au majordome
"t'i surveil ait 'es valets.
Le vieux serviteur, la tète inclinée sur sa pnitrno, était en proie à une
tristesse si profonde qu'il n'cntemliipasles paroles du chevalier.
— Madame de Coligoy ? répéta M. de Jars avec impatience.
^ Le majnrdome se retourna.
j — Madame la comtesse ne reçoit personne.
— Alors, faitcs-'ui dire que Ic chevalier Uc Jars lui demande l'hospita-
ité pjur quelques heures.
Ma! re Haimoaud pariit en crojnant et revint bicniCt. 11 était aecoitipa-
gué par un jeune et beau cavalier qui s'avança vers le chevalier.
— Je >ous pie de nous excuser, monsieur, lui dit -il, si i,ous vous fai-
sons une I écept ou aussi peu di^'iie de vous ; mais vous nous surprenez au
milieu des embairas d'un voyiige.
Ces quelques mois furent pronon es avec une grâce toute charmante
par le jeune geutlibumme, qui précéda le ch>.vulier de Jars dans les appur-
lemens.
L''s vasies sslons du château et ùent d'une tristesse qui serrait le cœur.
Le jour y p 'uéti a t à p.'ine à travers les rideaux en é offi; de soie lourde
et é| aisse. (Jue'que rayons de sjleil. ciil"résd'u"e leinte ro geàtre. tom-
biieuiçietla sur les portraits lies membrrsdela f.iuhlie de Co igny,
r.ciigé.s contre les panneaux des boiseries. Tous ces v eux soldats bardés
de 1er, la vi-ière relevée, la rap ère au côté, la dague au poing, étaient
encore animés par le g.^iiie de la guerre, ci seuiblaient, silencieut cl im-
mobiles, s(? icposerde leurs glorieuses fatigues, picls à descendre dans
la lice au pr. luier signal.
Conduii par son jeune guide, le chevalier parvint jusqu'à un salon reti-
ré, dans leiiuel se trouvait la coiiilesse do G.jligiiy.
C'était nuegraiiile et noble finme, pleine de diîiiité. Ses traits, creu-
sés par la soufiranc pluiôt que par l'à-ie, avaient pri< uneexpi'issioii de
douceur et di? lésignaiion a'ifiéiique; Si tète, cuiouive de ses deniedes
njir.s, re.-suriail tilam he et pâle.
Le che.id er s'iirrtia près de la poriière... Il aurait voulu retournrrsur
ses pas. Lu voyant l-t comtesse, il comprenait qu'il y av.ui de la ciuauié à
v. iiir ainsi assister au speLiailu d'une douleur bi saiutemcnt couipri-
me.
— Veuil'ez entrer, monsieur le chevalier, dt le jeune gentilhomme.
La con.le-sc se leva et s'ivança v. rs ,VI. de Jars.
— Soyez 1^; l.iiioviMiu, monsieur !•> chevalier, lui dit-elle.
— Uai^ncz nie p r lonncr, mad.ime, de venir ainsi vous demander l'hos-
pitalité. 11 c.-t i\vs eireonst.iiiees où la présence d'un i tiaiiger esi nu far-
deaii. Je vais n.c ieii;er; mi voiiuie (St au bas de la côte, ( tsi vous vou-
lez liien me pre;er des chevaux pour me cuuduire à la poste Viiisiuc, je
pou rai ciiiitiiiuer ma route vers Paris.
— Vous allez à la cour, monsieur le chevalier? demanda la comtesse avec
intérêt.
— Oui, madame.
— Mauiitv s'y lend aussi, vous avez vu les préparatifs de son départ...
et >i je ne eraigii .is...
— Dispose/, de moi, madame la comtesse.
— Eh bien ! je vous prierais de vou oir bien âtre son compagnon de
voyag...
La pau're femme prononça ces mots avec une si donrc expression de
prière, (|ue le « hevalicr ne pensa pas un insiani à rcjiousser cetie offre»
— Tout e^tpret, monsieur le comte, viutdiiele vieux major orne en
iO devant la portière.
Lu si ence proTonJ succéda à ces paroles. La comtrssO s'efforçait de
comprimer une é:iioi 0 1 violente, le chevalier jouait machiiialemeul a>ec
la dr.igoiine de son éjiée, cl Maurice rarlageait ses regards enire sa niè.e
et une a lire femme qui, assise dans l'angle de la chambre, essayait en
vain d'éiouffer ses sanglots.
Elle se icvaeiiliu et s'avança pîdc et chancelante vers Maurice, qui lui
tendit la main.
C'éiait une jeune fille belle comme la Madeleine de Cinova, comme
M rie au lenibeau d'i Christ. Sa léte penchée sur sa poitrine, son cm-iis
affa >sé Cl pnyants'ius lui-môme, exi rimaient une dou.eurhuiiible, un de
ces déL-liireinens du crenr qui épuisent it tuent.
En seniaii la main de Miuriee serrer la >i. nue, elle leva vers lui srs
beaux yeux inondés de larmes, et son regard s'attacha au sien sans pou-
voir s'en di lai her.
Il y avait t un d annur, tant d" poési; dans ce langage muet, que lo
chevalier si ntii ses yeux s ■ mouiller de larmes.
11 parut réiléehi un instant.
— Mais je iiC peux pas partir maintenant, dit-il en cherchant à affermir
sa voix.
Les iro'S arteifs de cetic scène déelii'-arte le regardèrent en même
temps. On eût dit qu'il venait de leur enlever le poi.ls qui pesait sur eux
d'une n aiiière si horrible.
— Il faut au nio ns aiiendre que mon carrosse soit arr'vé. Pauvres en-
fans! continu.i l-il tout lir.s, c'est une h. Mire de lélic.ié pour eux.
— VI ns eur le chevalier a rai ou, dit la comtesse avec caipresscmcnt,
je v;>ii donner de ordres à cet égarl.
Elle s'éloign:i pour dérober à tous la douleur qui l'accablait.
Le chevalier la suivit bieuiôt, laissant Maurice seul avec la jeune fille.
II.
Dès que le pas du chevalier se fut perdu dans la longue galerie des p^r-
traiis, la ieuie lille, br sée par cet efiorl qui avait épuisé ses forces, pen-
cha sa tête blonde sur le sein de Maurice.
— Oh ! lasie-moi inour.r ain-i, lui dit-elle faiblement.
— nevicnsà toi, Marie... oh ! ne pleure pas ainsi, car tes larmes m'en*
îèvcni luut mou courage.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Mai ie s'a'sit, M.nr ire se mil à srs pieds.
— TuinVmes, ivprii-clle, lu m'aimes, Maurice. Oh ! sois héni, car
Ion ammir. c'esi mon IjoiiIk ur..., c'est ma vie mut emièrc. Et cepcn-
(IdM tiois nl'uti. nous sOpurer! N'dl-jc donc roniiu le bonljeur que pour
soi.lliir (iavMiii^.ge a ce munniii su|iieme, où nous nous quiiioiis pour ja-
ij.ai?: — Je reiieiidrai bieniùt, M.iiie.
— Oh mil ! «on! Mau ice. Cit la jeune Dlle avec un accent de convie-
lio» profonde... uunjaniiiii ! ta voix, je ne renieiiflrai p'us... fs hiimos,
j.- ne I. s «er ai plus... la main ne sera plus ainsi dans la mimne... T.eiis,
VOIS CCI le llf ur, — couiiniia-i-tlle en éienlant sa nuin blanche vers un
rosier (!es;éc.ié ; — Lier encore, rllc Ot.iii belle et fraiche... hier, elle sé-
paiiou.ssait suus les rayuns du sulcil. elle soui i.iii au doux murmure de la
brise... et mainieiiaiu que le .• olcil a di>paru, elle penche Uislemcnt la tèic
vcTi la lern-, et ses feuilles jaunies ioujbi.uieuiportécs par le vent... Mau-
riie. je lombcrai comme cl:cs !
— Enfin! d s adieu a ces tristes pensde.«... ravenir... l'avenir est à
nous, Marie, car nous sommes jeunes tous deux, car nous nous aimons
cumme ou aime au ciel, et bientôt nous nous revcrroiis... Oh ! tu m'ai-
ID' ras plus encore, quand je ri'\iiiiilrai, je ferai di»nc alors du nom de
Coligny... J'aurai vu le bu des haia les , j aurai co nliaitu pour le roi,
pour loi, Maiie. Au milieu des coiiibais. lu seras pi6s de moi; si mon
caur chaiicellr, lu ue suuiicmlias ; si mon cot.ra.^e m'emporte, tu me rc-
ti miras- ma vie, je le la de\r.i; ma ploiie, jelameUraià tes pieds...
ïii v. is bien, Maiie, qu'un soiJal peut aimer!
Maurces'éiaii levé en prononçant ces par. Ie.«. Sa noble et belle tête
rayonnait d'une expression iudnii.le oVntUousia.sine cl d'amour. Sesche-
veux noirs, rejeiés en arrèr; , laissaient vcir son front large et pi.issant.
Ses yeux pleins de pas.'iun promenaient de m douces lélicilcs, que Ma
rie fublia ui ré.ouiani scsuisies piesseuiimcns.
Alors Ils se rappeleieiu les joes de leui enfance. Ils avaient été élevés
ensemble, heur.-uv coaime on 1 est à cet â,e, riant des mêmes plaisirs,
pleurant des mêmes peines. Maiie n'av.iii pas connu sa mère, et la c m-
t sse de Col «ny, sa tante, l'avait iciueillie th. z elle. Oh! comme la vie
leur parut bel e! comme leur urne aspira ce bonheur duut ilsjou.ssaitui
sans lecomprenilie!
Un jour vint cependant où Mat-rice pirtit. 11 fallait que l'enfant devînt
homme, et sa uièrerél..igna d'elle pendant deux auines.
Alors seulement Marie co.^îii.rit ce qu'elle éprouvait, elle connut son
amour en voyant partir c l„i qu'elle aimait. Sun car. cière gai, iii.souciunt
et léger prli une flouce teiuie de mélancolie... Elle dit adii u i<uv joies de
son enfance, elle se lit ui e vie à clic... Elle vécut m d.hoi s de la vie com-
mune, rapportant toutes ses actions, louics ses pensées à un seul èirc...
à i\laurice.
Qu.nd il revint, celle qu'il avait quil'ée enfant était devenue j^une (ille.
Il lio,i\a eu elle iics séduc.i jus inconiiues; lout un monde d'idées n luvel-
Il'S < antcs, «ijviiies, remp il sou cœur. Il laima dun amour passionné,
pro'ond et pur... pur comiiir lout au-our vrai et sérieux.
Celait ainsi qu'ils avaient vé< u juiqu'.ilors, pleins de confiance dans la
durée de li-ur bonheur, cl ne pensant pus mènic qu'il pût avoir une lin.
C'eiaitnn beau lèie pendani le(|uel ih virent le ci I : I.' r. veil fut crui 1.
Lorsque Mauiice aiieignit vingt ans, sa mère pensa à l'envoyer faire ses
premièies armes sous le prince de Condé, qu'elle avait cminu aulicfois.
Ille lui écr.vil, il, par suiie de sa réponse, elle se décida à se séparer de
Maurice.
M isles heures s'envo'aient rapde-. Le carrosse de M. de Jars venait
dariver. Le bruii qu'il lit en passant sur le poui-le.is rappela les deu.x
euiaiiS au souvenir de la li isie réalité.
— Maurice, dit la jeune lille, j'ai confiance en tes paroles... je crois en
toi! Tu m'aimes malmenant; niaiià la cour tu ti cuveras des séJactions de
toui genre, et j^ ne serai pis là pour Usiombaitre.
— Ton souvi n r ue ri'mpluil pa„ mon ame ?
— Le souvenir est une pensée, cl souvent une pensée est reirplacée
pr une autre que fait nailio une impres ion nouvelle. Tiens, Maurice,
pien Is ceci, coniinua Mdiie, en un prés, niant un petit sacDei en cuir dé
H Sbi ', susjien'lu à une cliiiî le de Venise; c'. si ce que j'ai de pljs ( ré-
cieiix au monde. Ce s.u hei renferme les cheveux ue ma mère et lis
nueiis. quand j'étais cnlant... Garde-les, Maurice, et jure-moi de les por-
ter tonjouis. .
— Ji; le j'rc, Marie, parl'amnur que j'ai pour toi.
— Merci, mnn ami; m intenani, j'amai plus de force pour soiilTrir.
A ce momem. la « umiess.; de Coligny entra avec M. de Jars. La mère
de Maurice venait d'avoir une longue conversaioa avec le chevalier, qui
lui ava i promis d', tre le mentor, le guide de son fis au m lieu de ceie
nici iimpiii' d écueilsel qu'on nommait a cour. La pauvre mère remerciait
le c cl .le lui avo r envoyé cviie consolation d .ns smi malheur.
— A'I ns, Maurice, dil-elle, le cai rosse de M. le chevalier en arrivé. Il
faut partir. Tu vas nous (|uitler, mon enfant, pour aller servir le roi. .
IViisi! au nom ipie tu port. s... à l s aicnx, à t.m père, à moi. mou fi s
e conduis-toi en brave et loy.il 'jemilhomme. Eonic les avisdc M. lechc-
va'ii r, qui seia pour loi, il me l'a promis, un guide éclairé, un aiiii céné-
retix. "
rendant que Maurice embrassait sa mère, Marie s'approcha du cheva-
lier.
— Oh I je vous en supplie, lui dit-elle, veillez sur lait
— Comme sur mon fils, je vous le jure 1
— Oh ! merci, mon-ienr, mcici !
M. de Jars, vouiani terminer elle scène rioiilotircuso, mircDa verï
cour. Maurice le suivit en donnant le bras h sa mer.'. Maiie se l'aîna
tiisiement deirère eux, aii-ndani un mol , un regard, ein'osjnt enatlicr
Ma uice des bras de la comtesse.
Enfin le carrosse s'ébianla et pariit.
Mme de C digiy rentra dans ses apiiaricmens. Marie sembla retrouver
fcs lorcc'. Elles'élanra vers les mais du (hât.-au cl m .nti r.ipiilcinent aa
haut Ile la plus nauie t .ur. Elle y resta ion,' temps, penchéd sur ses cré-
neaux, cbercliant il suivre des yeux celui qu'elle aimait. Son ame s'élançait
sur ses traces. A mesure qu'il s'éloigiait, elle semait son cœur défaillr ;
Iiirsfju'il disparut au détour de la rouie, elle mesura des yeux la hauteur
de la tour, dont le pied ploii^'caii dans les fossés.
Une horrible pensée traversa sou cerveau... mais son rceard se leva,
vers le ciel.
— Il reviendra, dil-elle, en essayant de sourire, j'attendrai.
m.
Plusieurs cabales qui cherchaient h s'arracher le pouvoir se partageaienî"
alors la cour d'Anne d'Autriche. Les imporians, à la teic dc..;quels se trou-
va eut le duc de Be mf m et k s princes Je Vendôaie , es.-avaieut de ren-
verser Matarin, qui d.;ja prenait un ascendant 1res grand sur l'e^-urit de la
régemc. "^
D'un autre côté, les m'ambres de l'ancienne cabale de la reine, plems
d'e.-pérance dans la reconnaissance de celle à laqi;cl c ils avaient tout sa-
ciifi.-, luitaieni aussi contre la ru'c et I ast.ice de riii.I:en.
_ Celle roaliiioti générale sauva M.izarin. Anne d'Auiiichc le vovant seul,
i;o!é, sans appui au milieu de lontce monde ligué contre lui. mit de l'en-
léie.uent à le souicuir. Elle d.'pen^a mute sou Cnergi2 à le défendre
Aussi, ion que 1rs eime nis de l'Italien furent renverses, elle se iiouva
sans force pour luiter elle-même coLtie lui ei retenir la puissance oui
glissali eii're ^es mains.
La cour élan donc fort agitée au moment où M. Jars et Maurice v arri-
vereiit. ^
Le chevalier fut reçu avec joie par la cabale de la reine, qui comptait
sur sa faveur passée pour f.iii c ii iompher ses projets.
Quant à M luri. e , il pniii bieiuOt pour suivre la duc d'Enghien à l'ar-
méi'. Le sang de Colignv coulait d„n> ses veines, il sut se disiinguer au
niili u de toute ceil.' noblesse française, la plus brave armée qui" fût au
monde, et a la baiaillc de Hnclisiedt, ,1 fit des prodi-es de valeur. Le duc
d'Enghi n. emporté par son courage, s'était éaiicé au milieu des enne-
mis: aecabé .sous le nombre, il allait succomber. lorsque .Vlaiirice, à h
t. te d'une com,iagiiie de cli.vau-l.'gcis. se jeta sur eu.x, les culbuta et dé-
cida de la victoire en sauvant le jeune prince.
Mais il ne put jouir di sin iiiomphe : il tomba sanglant sur la terre.
ateint an cô é par une balle.
Sa blesfure n étaii pis mortelle. La hal'c, avant de pénétrer dans les
cliair-, avaii été amoriie par un petit sachet en cuir de llussie, qu'il por-
ta t ~ur son cœur.
Ap es quelques semaines, Maurice put revenir à Paris. Le duc d'En»
ghien l'aviiil «liaig.^de lettres pour Mme la dm hesse de Lon_'ueville, sa
saur. Le premier soin de Coligny ""ut de > e p ésenier chez cu"e.
En cnirantdaiis son hiMel, Maurice seniii une émotion violente; son
cœur, agité, se soulevait malgré lui, sa tête était en feu. Il ne pouvait se
rendre comp:e de ce (|u'il éprouvait.
Pendaut quelques .nsians, il resta seul, aitpndant qu'on l'annonçât à la
duchés e. Il es.^ayaaorsoc dominer celte émotion involontaiie;'mais il
se sentiii nii.i nsé par une force l.op pui-saiiie pour y parvenir.
Eai;n on l'.niroduisil dans un peiit boudoir coqu l et m gnon. Uneseule
personne s'y trouvail. Citait une jeune femme de vingt qna.c ans à
peine. Sa tête avait une ad.nab.c e.\|iression de langueur, .>cs chevcu.ï
nui s tonliant en boucles sur ses ép.iules, ses sumvils dessinés pus et
corie is sur son fioiit graci.-ux , .ses yeux biens voi'és de longs cils , son
rcz (|ui semlilait model.' sur celui de la Vénus de Mil i ; sa bonch • , ses
Ic^ies, s"s dents perles blanches cl brillâmes, .si peau fine. Iraiisparènle.
unie et d'un éclat modig eux . .ses mains |)eiiies et mignonnes , son pied
se jouant à l'aise daus un étroit soulier... lout dans celte femme était ra-
vissant!
En voyant Maurice, elle se leva.
— Daignez me parlonner madame la duchesse, lui riitil d'une voix
émue, si j'use me pré.-entcr ainsi sans avoir l'Iionncur d'être connu de
vous. Je viens remphr une mitsiou doul seulement à présent je comprend»
tout le bonheur.
Mme de Longueville parcourut rapidement les lettres que Maurice lui
présentait.
— L'amitié que vous porte M. le duc d'Eiighicn est an titre puissant
auprè-. de moi, mnii..ieur le comte.
— Jo suis plus fier encore d'avoir su la mériter, car sans elle, madame,
je n'aurais pas eu l'honn. ur de vous voir.
— Ne comp:cz vous donc pas rester à la cour ?
— Non , madame ; aussildi que je pourrai r. tourner à l'armée, je par^
tirai... Après la campaguc, j'irai rejoiudic ma mère au châicau de Colli-
guy.
LE MAGASIN LITTÉRAÏRE.
— Pourquoi ne pas rester près de nous, monsieur le comte ?
— Ma MiL'ie est sfiile, madame...
— Mais il nie >LMiil)lait, au toniraire, qu'elle avait une douce et belle
compagne de soliiii le.
— (Jui a pu vuus apprenilic...? dit Maurice, en rou.c;is?ant.
— A la cour, on sait tout, luoiisit ur le coiiitc, et nous sommes si peu
Imliiuiésà vuir une p:iSM()u comme la votre, i| ^e nous aimons à en con-
nailie les diHails... Oli ! vous Otfs un noble cœur... el ceux qui lient de
votre fore, comme ils l'appellent, ne sont pas dignes de vous compre.i-
dre!... Mais il eu est d'autres...
— Oli cumin i(z, niaJaine.
— Il est des leiiiiiies i|ui f-eraient fières d'élre aimées ainsi! dit la du-
clie-se en lai-saut iluucenieut io'nl)er celti* pin ase.
Maurice, les yeux tivés .-ur elle, écoutait ces paroles comme ces har-
monies di\iues que l'on cuiend en rêve, et q.ii reuip'.issenile cœur de
joies iuilla;)les.
— Mas, niiHi Dieu, continua Mme de LongiieviUe, après luelques ins-
tans de silence, voyez coai.iie je suis ingrate, monsieur le co nie; j'oii-
Liias de vous p rli'i- de celle bles.-ure que vous avez reçue en combat-
tant jires de ni(i;i f. èie. boullVez voas beaurmip? dit e le avec intérêt.
— Oli ! toutes mes dnul urs disparaissent iii'i)ais ijne je suis p es de
vous! l'arduiiiiez-moi , madame; peut cire fais-je mal ea vous parlant
a iisi : ma s je ne sais ras , moi , les belles manières de la cuur. J'io'uore
cuuimeii on doji agn-, el ce (pie mou cœur lessmil, je vuus le <lis.
ii(;"e-i 11 pieinieie fois que je vous vois, mais je vous connaissais déjîi.
Oli! d.ius ni" s lèves de jeune lioniuie... le soir, lors(|ue j'errais sur les
tours du <liàie.iu de C'I gny, les yeu\ livés au ciel... je cUmcliais ii ni'é-
laiicer vers un monde ii connu, l'.nfois aliu's il uic smililait voir une for-
me blancbe appar.dire au milieu des éioiles. lîieuiôt ille .«-^uançan veis
moi; un sour rc d'ange eriait sur ses lèvres. Oh! alois, je m'a;;euoail-
nvii, sa (Ole s^édairait d'une auréole luuiiaeuse, ses yeux se livai' ni sur
lais , et je [uiais cet ange de (lescen:lre du ri. I... L'ange de mes rêves...
c'etl vi.us. nialame... c'est vous, ob ! je vous ai reconnue !
— Monsieur le comte...
— PirJoii, uiailaïue... prare et pitié pour moi... je ne sai? ce que je
vous (lis... ma lè e est brûlaiile... mes yeux ^e voilfii'. Ob ! pardon ! Dé-
nia n peut être j'aurai plus de force... i'trmelttz moi de venir implorer
Voire iiiuul.^iciice'?
Maurice so: lit de l'hôtel se soutenant à peine.
Mme de Longuevi le resta lon.'-ienips plongL'e dans une douce rêvoric.
Son cœur li'eiait pas encore dévoré par ruaibiliou... El'e coni|)reiiail
toule la poésie de Maurice; jamais on ee lui avait (/arlé ainsi. Coiiuainie
par son iière à < p:uiser le duc de Louguevilie, beaucoup plus ri;,'é qu'elle,
la duehe-ise i'.vait en \uin chenlié dans relie union les félicités qu'elle
croyait y trouver. M. de Lon^ueville l'avait épousée par spécuhlion. Il
avaii pi!S d'elle sa fcntjue. sa puissance, cl, pour tout cela , il s'éiait cru
pa faileuieiit ar(|uiilé eu lui donnant le dio.t de porter ton noui !... Son
numl il la lille d'un Coude!
Uéilaigiunt ses vingt ans, sa beauti'-, sa grâce ravissante, il avait donné
son amour il la duilii'sse de Moiiibaziin , qui, malgré les tien e-rinq an-
nées ipi'elle avouait dans ses jours d'épaiichemciii, eiait encre l'une des
plus belles feinmis rie la cour.
Mm ■ de Lougueviile, eu découvrant ce mystère que personne n'igno-
rait , sciilit S'Ui cœur se serrer. Elle enveloppa dans l> méuie haine et
Mme de Moutbazon elle duc; elle médi a froiJement sa vengeante étal-
tend t.
L 1 cour éiai' alors peuplée de jeunes et braves gentilshommes qui s'em-
pressaieni d'oH'rir leurs lioiiiniagei h la belle délaissée. Elle les re|)0UNsa.
Il lui la bili à e le un cœur généreux, mie âme ardentu et passionnée,
qui pût compreu'b e les pensées de son cieur et fiit digne de tout l'amour
qu'el e avait à luiilonner.
l.a pauvre femme eu viit bientôt à croire que jimais ses rêvesne se
réaliseraient- ton caraciére prit une leiulc de bizarrerie, d'éirangeié, ea
bannoiiie .ivecses pensé; s.
Pario's ou la voya tsc lancer avec passion dans le tourbillon des liai-
sirs de la cour. A l'iente, inlaiigaiile, e'Ic semblait pou-sée pir une force
irrésistible. On cùi du qu'elle dierebail à s'itouruir. Puis elle l'uya t le
moud'-, se iciifermaii dans la sol. lu le, et restiiit longtemps ;;iusi, déro-
b-iiit .-a vie il tous, piur élre seu e avec si s pensées.
Ce lut dans un de ces inoiiieuj de iris! (-sse «pic Maurice la surprit. Déjp
elle avait t n cniUi pai 1er du jeune romu- de Co iguy, cl je ne sais qiieiie
Oltractii'ii ui.igni tique l'a'lirail vers lui. l'.lle aiiu lil a enienilre prononcer
son nom, ii savoir ses aiiio:!s. Elle voulut (onnaiiresa vii; iins-ée.
En ap;.renaiii l'amour qu'il avait poir Mme, son cœur s'indig a; elle
S'ir iia i!e ce qu'il i.iniaitd.'jà, et, m Igré cela, elle désirait le voir, l'i n-
tendre. lui par.e". A sa pr.miérc visite, elle ne | en^a (las à la légèreté
de MHurice, qui répud ai ainsi, son auviur. Son orMU il fut llailé de
ci; trio.ii.Jie. Elle se prit à raiiner de toute son âme, elie lui donna tout
ce qu'elle avait de poé-ie dans le rœur.
\i auriee, cnivié rar les réductions de cette fpmmn sUicIlc, si jeune, si
noble, et qui lui oliiali sa vie en échange de la .-ietine, Maui iie oublia
qu'une autre femme ^.vait re(;u sa fo-. Le .'ouvonir de cet aiuo ir pa-sé lui
prsait coaiine le boulet atiii. hé à la jambe du conJamné... le déchiraiJ
comme le remords qui succède au crime.
Pour l'effacer cr.tièremont, il se jeta avec une sorte de fureur dans ce
délire d'une passion nouvelle.
IV.
Le chevalier de Jars, après avoir rempli une importanle mission de la
régente auprès du loi d'Esiagne, son fière, revint à la coar.
il y apijiità la fois la noble conduite de Maurice il l'ai mec, et sa passion
pour la du lie.'sede Lonaieville.
Il se rappe'a alors qii' I avait promis à Marie de veiller sur lui, et cher-
cha coiunienl il , ouiraii rarrac h r à ce nouvel amour.
Le seul moyen,, «-e dit le chevalier, c'est de lui inspirer une troisième
passion. Les dcuv dernières se. détruiront l'une par l'anire. Mil leviei-
dra iiécessaireuieul à la première, car il parait qu il lui en faut ab.iolu-
ment une.
Convaincu de l'excellence de sa comb'naison, M. de Jars chercha au-
tour de lui il qui il s'adresserait pour cuirep.cndrcla convu'ciun de Mau-
rice.
Il n'avait que l'embarras du choix, car il savait les nohlns et hautes da-
mes delà cour as ez géuéreuu-s |)()ur fdre un pareil s'criliie. Il lui jia-
rut fort urii;iniil de laisser ce soin ;i la dueliesse de Mombazon, la rivale
dtiesteo, le eau liemir de Mme de Loegneville.
Il se lendit (lini; au cercle de Mme (le Mombazon, où il était fort bien
reçu, coiiiuie tous les ennemis du cariinal.
— Eh bon Dieu ! monsieur le chevalier, que devenez-vous ? lui dit la du-
chesse.
— Je deviens vieux, madame, tandis que vous, vous êtes plus jeune,
plus be le que jamais.
— Oli ! laissez donc, c'est une défaite ; mais je ne vous tiens pas quitte.
Doù venez-vous, il y a un siècle qu'on uc vous a vu ?
— J'arrive de la cour d'Es.iajiie.
— Ali (:a, j'ai de gcnils rejirochrs il vou"! faire.
— A moi, iiiailame la duch.sse! En vérité, je suis trop heureux, puis-
que je T^iuir.d vous implorer et vous demander mou p:irdon.
— V JUS aurez de la peine à l'obtenir. On parle beaucoup à la cour
d'un jeune geniiiliomnie |ue vous y avez amené.
Elle y vient d'elle même, pensa le (hevaier, c'està mervcill(î.
— Comment se fait-il que vous ne l'ayez pas iréscnté?
— Si mère m'a lecoiumaiidé de veiller sur lui.
— 'Vous êtes saiiri(pie, clicvalier. Mais c'est doue une tmiidc Jeune (lllc,
que votre protégé ■:> l'eue?, je ';io:s que c'est par amour-propre que vous
le cachez e.insi. Il doit i tre all'reusemenl laid.
— C'est un lion, madame ; il a fait des prodiges de valeur sous le duc
d'Eng'iiien, et je puis vous assurer d'ailleuts que c'c^tun charmant cava-
lier.
— Eh bien, je n'en crois rien î
— Voulez-vous être convaincue?
— J'en meurs d'ciuie.
— Je vuus demanderai donc la permission de vous le présenter dé-
nia n.
Tout va bien, pensa le chevalier ; mainienant je n'ai plus qu'à les lais-
ser iiire!
Le lendemain il se rendit chez Maurice. En le voyant, le jeune comte
se troubla ; la présence du chevalier lui rappelait ce qu'il cherchait en vain
à oublier.
li accepta snn invitation pour le soir, d'autant plus facilement qiela
duchesse de Longuevi.le n; pouvait le recevoir, à cause de l'arrivée de
son frèic.
Au moment où il allait partir pour se rendre chez :\Ime de Montbnzoo,
dont 1 liôel éiaii au c in di' 1 1 rue lîéiliisy, on 1 li apporta un paquet qu'un
gentillion.me veiiaildu Jlidi aval remis pour lui.
11 eonl.'nail une lettre de la ( oailesse d.^ Col gny et une antre de Hfarie.
<. Merci, Alauiice. lui écivail-elle, inerii de votre bon .souvenir. Il e.^t
DVinn me stiriiremlic an milieu de mescraiutes et de mes angoisse-. M'is
).j'ai bien vite tout oublié en vous liaid. Je croy;.is entendre votre v ,it
«me dire c s douces paroles (]ni nie causent lant de buiilieur, et, maigre
«moi. je me laissais aller au charme de cette rcveiic si pleine de joies
ninella'iles. . , . „ . ., . r •
«Vous iii'aiairz, vous me le dites, et je le crois, Maurire, rar j ai foi en
«vo'is : vous êtes trop noble et irup généreux pour vouloir abus, r de la
«conliance aveude (iiic i'ai en vous. Au^si, je dis adieu pour tou:oiiiv> à
ome.i craintes chimériques ; et ne veii.v penser qu'il la réalité de mon Lou-
»heur. . . ,.
«Ecrivez moi plus souvent, Maurice, car c est la ma seule conso alun.
«Voire amour, c'est ma vie. Diies-mui donc encore... toujours que vous
«m'aimez! » .
Apres avoir lu celle lettre, Maurice resta long-temps pensif. Chaque
31 étal' entré daiis son ((eiir comme mie aecusalioii d'inraïuic, à laipielle
il n'avait pas le droit de se soustraire, il compr<iiait combien sa coii-
dui'c était digne de mépris... Il s'il. (lignait contre lui- uéiin'... Mais la
peiis'e de renoncer ci la dm liesse ne lui vint pas un iiisiaiil. l'ius il voyait
de (liUicaliés, (robstacles rlims cet amour, plus il s'y aitathait.
Le I heval er vint le surprendre au railiru do ces tristes pensées. Mau-
rice? eut honte do montrer ce qu'il éprouvait. H mit la lettre de Mai te
JIOK
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
dans son juîtaurorps et partit pour se rendre chez la duchesse de Mont-
b.izuii.
Lo cci-rlc t'!:iii nombreux rt brillant. Mnirs do SènCréc, de Hau'cfoit,
de Clicvicuso, tic Criicû pn'8(|u.' toutes jeunes cl IjiHc!, lîlaicm cepcn-
daiit ccrosc'^s p'ir 1 1 beauii; (!»• Mme de Miditbnzou. Elle ivsseii.lil il 5 une
cIo Cf s hMiui's anili|i:cs doul les foiinrs .voDl si piiies, si liarnidnims s, si
p.u faiicb ! Pygiualioii dut s'inspirer d'un moJùle pareil pour créer Gula-
tùie.
Elle reçiit Unuiif-e avec une Rîûce louto rliamianlc et lui Gl des repro-
rli< s aimiiiles de ce (;n"il iréiait pas ve.iu |)|iis lui la \o r. Le couilc de Co-
J ijny lui répDiuiit avec distraeiior. i\la!t;ie lui, il i.eiisait ii la k-tlie qu'il
Venait de ii'ceviiii , et sa n aiii la l'roi.-sjil averiit patience.
— F.li Ole», undauie la ducbcssc, ai-jc mérité muii pardon? demanda
le clieviili. r de .Lus.
— Pas eiîcoi e, chevalier; mais j'avoue que vous êtes i:ii bonne vot pour
l'obte-ur. Voire proléy:é est chaniianl, — seulciiient il esi bi. n irisle, c est
un b( an U'^éi-reiiv. Lh pa^sillll qu'il a au cœur le rend inalijcm-eu\... Pau-
vre eiifaiit ! Ce serait une lielle aeiioii de la lui arracher.
— .le !.• cnii-;... m lis cela me seiimle imposable.
— Vraiii.eiii ! l.li bi. n, J'ctsaierai, moi ! dit la duchesse en souriant
avec nue délicieuse f.uuité.
Le clivalier (pii;ta bicniôl le cercle pour se rendre dipz la régeiite,
qui l'avait l'ait d. mander. Maurice s'apeiçui loii^te.ups api es de. son <lé-
put. Cl, ccign m (l'eue imJiscrel, il se leva pour partir. En f.iisiiil ce
uioiuemcnl. il lassa lombi r, sans s'en aperce\oir, un papier Irois-sé.
lliiicde youibazoa était près de lui. Avec un inmnein.ui de cliallc, et
faiis ll\er ses yeux sur Maurice, elle avaiiçi douceuienl toa joli pied el le
piisa sur le pa|iier.
Aussitôt i|ne le comte de Coli^ny fut pari, elfe fil lomberson mouchoir
air la leilie, et la rel na sans (pi'oii s'aperçût de la jongerie.
Elle se relira à i"' cari e! la les Igii.s tracées sur ceite leitre qu'cl e
venait d'esca'iiot r. Elle réiléi hit quel(|nes iu-laiis, puis ses \cu\ s'ani-
Dièreiii, un éclali de passion il uiuina sa lèlo ilc déesse.
Alnis, el e se prit ii rire assez haut pour qu'on fût dans la niîcessilé de
la reinar(]iier.
— Par pit é, madame la du;;be<^se, faiies-nouspariaser votre gaieté, le
marquis de Snuvré vient de nous laeoiiieruue bisio re si terrible, que
louii s ces dames eu tout encore iienibianles.
— Je ne puis, monsieur de Senueterre, c'est un secret qui n'est pas le
mien.
— naisnn de plus pour nous le conaer, dit M. de Souvré.
— Vous aviz une morale un peu n liiebee, monsieur le inarqul.?.
— Eli ! innn Dieu, madame, j'â le tort de dire un peu haut ce que tout
le monde dit ;i voix basse.
— Il devrai bien alms nous raconter les amours de madame de Soufré
avec... Dt M. de Se nclerre.
— Mais c'est borù ilc! interrompit h duchesse; comment voulez-vous
oprîîs c. la (pie j'ose vous confier quelque ch»se ?
— Confiez, maiiame, confiez yaiis ciainle. — Je puis vous assurer
que personne ne le s:iu a avant demain.
En femme habie, Mme de «oni;;a2un avait cxci'é au plus bant df gr6
la cuiioiié de (eux qui l'enlouiaieni. Ces lé icences calculées, ces mois
qui semblaient lui éi happer comme à regret, ce mysièi e qu'ctle désirait,
tout cela donnait bcaiiceuji à penser.
Enfin, vaincue parles sollici allons empressées de ses auditeurs atten-
tirs :
— Je cède, messieurs, leur dit-elle; mais rappelez- vous vos promesses.
— Vous nous laitiy mourir, malaiiu; la ducliesse.
— Avcz-vous remarqué ce pauvre geniilhomme que nous a présenté
M. deJats?
— Le comte de Coligny, dit JI. de Senneterrc.
— LuiiniMue.
— Mais il me semble fort bien, fit en laissant les yeux Mme de lîras-
sac, qui criiyaii l'aire depuis hiiKU iKinie années les délices de î.i cour.
— li p irait, au reste, que vou; n'êtes pas seul ; de cet avis, cuuiiiiua
la duchesse, car, en se levant, il a liivsê loinbiu- c [lapier.
— Lisez ! lisez ! s'écrièrent toiN les tissi-laiis en se .serrant contrôla
Ijillo iiiiiiscièie, ,;ui \.i la i,Mir<; de Marie, oubliée par Coligny.
— Et la si;,Miaiuic? demanda le n;ai(|uii le Soumv.
— Es' -ce i|u'on signe ces choses li ? dii la duchesse en le regardant
avec dédain. "
— Alors on ne peut connaître l'auteur de cette élégie ? continua Sou-
— C'est ficile h .sivot crpendr.m. dit le duc de Guise, et lesassidui-
tés du comie de Coligny auprès de la duchesse de Lou' iieville. .
— Enlin! fil madame d' iMonibizon, en lebnant la tête —Gh' c'est
mal. monsieur le due, dii-eile avec une inllexinn de voix mordante
cesi mal de cli. relier a porter atieiaie à la répuiationsaiis tache de la
Ouelus ede Loiigi:cvd!e.
— Mas c'en un seriice q le nous a rendu M. le duc de Gu'se, dit en
mimud, m la vici.le maïqube de Hrassac, car nous étions toutes com-
promises.
~ ^''^l^gG !» niîinienant le président Béraud? demanda à haute voi.t
AI. ae Senacierre. Il doit être vieux comme les tours Noire-Dame. '
Le cercle entier de Mme de Montbazon partit d'un éclat de rire immo-
déré.
Mme de Brassac se leva brusquement et disparut en lançant un rcard
p ein de haine à Sonnelerre. °
— Vous êtes un emporic-pièce. lui dit la duch'-sse.
— Mdie p.tidons, inidame; mais la vue de M. de Colignv avait f.iit
oubliir à Mme de Brassac une union de trente ans avec mo i vieil ami le
président Hei aud, et j'aivnulu la ra; pe.cr au seuiiaieni de ses devoii.s.
Dis le lendiiiiiin, des (dlicieux vinrent, empressés, raconiei h Mme de
Longuevile l'iiuulte quonlui avait faite au cercle de la duchesse de
Mtiiiibdzon.
La piiiic s^e de Cindé, sa mère, élait cher, elle à cet instant, et elle
rcsseniit \ive iieiit l'outicge dont on voulait acral.ler sa file.
Maie de Longue» ill-; ess-ya d : la calaier, en lui lai-aut comprendre tout
cequ'un édal aurait de làibeux; mais ede ne put i ien en o >t iiir.
— Lildk; des Coudé, une princesse de liuu'boi), im d.iji pas 6:re
soupi;oiiiiée, ma lame, et vo:ri; siltnce vous condjinncrail. Nus euncmis
oui cru ii'ioniplii r, il faut les érra^er !
Aussitôt clk; se rend efiez la régente, acrompagnéede la duchesse. Ad-
mise en sa pié^eiice, e le lui dem.iii le jusiice et c\ ge une lép; raiimi pu-
b ique de Mm ; de M.naba/on. Anne d'An rxlie était d' uiai.t |dus di>i.o-
see à se rendre à ses d,'-irs, (ju'e'le iroinaii ainsi l'orcasinn u'éiie aiiréa-
ble au jeune itiic d Eegiiieii, (jui déjà lui inspirait des craintes, cl qir<-llj
numiliaii la cabale des iMiuces de Vcudôme en la personne de Mme de
Montbazon.
Ouei.|ues jours après-, la régente fut voir Mme de LongueviPo, qui s'é-
ta l le iiée ii sa ma;soii de plai^aiire de La lîaire. près de Paiis.
Lii encore, le. deux princesses se j.lèrenl à ses |>ieds et lui demandè-
rent jns iee. La leiiie revint au I ouv e. déridée à les conieiitcr.
Elle o dnnna (pie la du h-sse de Montbaîoii irait chez madame la prin-
cesse lui Lire non seulement des excuses, unis une ié)jaia(ioii publique
sur ce qui aiait été dit ou par elle oi par ceux ipii étaiuni c'ie/. el e.
Le soir, Mme de Clievrei.se, engagée dans la querede de sa bi le mère,
composa avec Mazaiiii la li.raigne qu'elfe dev<iii fuie. Sur i bague mot,
il y avait des pnur|iailers d'une lieure. On eût dit en vérité que de ClHs
alfaire dépenduii le bonheur de la France.
Il fuiilonc airélé que la cr.iiiine le irait chez la princos«e, le lende-
main, poir déclarer i|ue tout ce qui s'était dit sur ceUe le;tre élait une ca-
lomnie inveidée par des médians, et (pieu s^n pariiealier. elle n'y avait
jamais pensé, coiinaissaut trop Lieu la vertu de .Mme de Loagueville et le
rcs|)eci (pi (I c lui devait.
Ce discours lut éci ic dans un petit billet ailaché à son éventail, aRnqiic
rien ne (u'it lui écbaj |)er. Mme de Montba?oii le proiiuiiça de la in.niere
du monde la plus l.cre et la plus haute, faisant une ni'ine qui semblait
dire : Je me muipi' de ce (\»n je lis (1).
Le chevalier iie Jais apprii le Ien lemain ce qui s'éiait passé au cercle
de Mme de Monibazun. 11 courut chez Mauiicc qu'il tiouva dauslc délire
d'une lièvre très foi ii".
G'cM ce qui pouvait lui arriver de plus favorable, pensa le chevalier;
et ils'insialla aupiè> du malad'i (ourle so «ner. Au bout de (,uclipies
jouis, ,si po^iiion avait pus un ul caractère de graVité, que M. de Jais
crut devoir éciire il sa mère.
V.
Bienffit, cependant. Maurice r-prlt s?s forces et put sortir. Il ignorait
les évéïK nu ns qui s'ét d.nt passés ( bez Mme do Mo dbazon après sou dé-
pan; uusi , sa première visiie fut elle pour la duchesse de Loniruevile.
Il la trouva seule, ses yeux encore humides de larmes quelle essaya
de lui déridier.
— Qu'avez vous, mnflame? lui dit-il, en lui biisant la main... Vou» ne
me rép iide/. pas. . Oh ! ti vous so'dlrez. diies-le-moi, je suis a>sez fart
maiiiicna^ I pour prend-e vos d'Uileiirs. Oui, je voudrais vous laisser ('e
la vie tout ce qu'elle a de plaisirs eule joies, et garder pour mi ses tris-
tesses el s( s cliag iiis.
— Merci... Maurice... merci... Oh! vous aies un noble cœur! vous
n'iriez (las, vous, insulter l.ichemcnt une feume, quaad pcrsonue n'est
là pour p'cndicsa défende.
— Vi. IIS iiiulier!... dt Maurice en se relevant... vous insulter !... Et
qui donc a eu celle inr.'.nie'J
— Que vo is importe S'U nom?
— Oli ! je le saurai, je vi us le jure, et par l'honneur démon père, ce-
Iui-I.'i ne re.siera pas impuni! Mais dites-moi, quand donc a eu lit u cet
cxéci aille forfait ?
— Ecoulez, Maurice, je vais remplir un devoir q'ii me hriso le cœur,
mais il s'agii de vore honneur... du mien, et je d .is parler. Le soir où
vous êtes allé (liez la duchesse de Montbazon, v^Ui y avez laissé une let-
tre... une leme de femme !
— Celle de M irie... c'est vrai, je l'ai depuis cherché'' ct vain.
— La duchesse l";i iroiivée, elle l'a lue en publie, et comme on deman-
dait qui vous avait écrit cette letire... un homme a piononce mon nom !
(I) Mémoires de Mme de ÎUsllcvilIc,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Infimie!... F.t personne ne s'est levé pour lui j-fr à la face qu'il
avait nieiili!... Il n'y a\aii donc pas un lioiiiaïc dans celle maison?
— Il y en avait, Maurice, cl ils m'ont proili<;ué leurs injures, leurs ou-
fïigCS.
— Oli ! pardon, pardon, madame, car c'est sur moi que retombe toute
riiorrrur rie ce ciime... Vous, simib'e, si pure, ils ont osé vous lléiiir...
Les infâmi's! Oli ! vous avez dû bien soullVir! l-i pendant ce leuins, j'é-
tais dévoré par la lièvre,.. Je vous appelais pour calmer le délire qui biû-
l.iit mon cerveau.
— P.'.uvre Maurice, je pensais à vous... ft je pleurais.
— Adicu... madame... adieu, je cours vous venger et je reviens vous
aimer.
En sortant de l'hôlel, Coligny rentra chez lui, écrivit à Marie, à sa in^-re,
et prit ses arnies. Il se dirigea vers le Cours-la-Reiuc, qui était alors la
prîinenaife Iréqueniée par le beau monde.
H y lit queli(ues tours et rencontra l'iisirade, son parent, avec lequel
il était fi)! t Hé.
— Je te croyais mon ami, lui dit-il en l'abordant.
— El qui a pu fôter relie croyance?
— J'ignorais qu on m'eût insulié ; mais toi tu le savais ; pourquoi ne me
l'as tu pas (lit?
— Tu o'aurais pu m'entendrc.
— Mais... aujourd'hui.
— Aujoiird tiui. je suis à loi. Maurice, car cet outrage est arrivé jusqu'à
moi, et je t'btiendais pour couibattrc à tes côtés.
— Sun nom ?
— Tu l'ignores encore?
— Il y a uue heure, j'ignorais lout.
— Henri de Lorraine, duc de Guise.
— C'est bien.
L'Esirade fut porterie cartel de Maurice au duc de Guisn, qui choisit
Bridieu (.our le servir. Le reudez-vous fut li\é au soir même, sur la place
Royale.
Aiis> tût qu'il sut la réponse de M. de Gui e, Maurice écrivit à la du-
chesse «le L'ingoeville :
« J'.ii tenu ma parole, ma-iame ; dans doux heures, celui qui vous a in-
«sullée nie lendra compe de son rr^inf ; dans deux heures, j'aurai cessé
ïrie vivre ou vous serez vengée. Adieu ! pei,t-étre ne vous verrai je plus.. .
«Ohlreite pensée me glace et urrp'invaiiie... Ne plus vous revor...
uniourir ! moi qui aurais laiii a'iné la vie... avec vous, pour vous, Loui-
nse, qui m'avez donné tant de félicités. — Oli ! dans vos heures de iiis-
»ies>e... accordez-moi une pensive... unsoincnir... carie souvenir, Loui-
Dse, est la religion des choses qui uc sont plus.
bMaurice. »
VI.
La nuit commençait à descendre. Coligny et l'Estrade montèrent en
carrosse pour se n'iidrc à la place Hoyaie. Ils fureiii suivis à peu de dis-
tanc-- par une cliiiise fer née qui entra dans l'hôtel de la vieille duchesse
de Rolian. Une femme velue do noir et voilée eu descendit, et l'on an-
noiiç.i : Mme la duehesse de Longucvil e.
l'êu d iiisians après, une des fenéties de l'hôtel, donnant sur la place,
s'éclaira, et l'on apcrçui une femme ([ui, penchée sur le balcon, cher-
Cbiit à peiier i!e ses legir.ls inquieis les ténèltres de la nuit.
Leducde Guise et liiidii u airivèreni bientôt. L)es valiis bien armés se
r'pandiiem amour de la plare, pour empêcher per.-oiiiie d'avanrCi',
Quaire d'i'iitre eux resièrnit au nnljeu et allumèrent des torches. Une
lueur terne et rougeâtre éclairait cet endroit, et donnait à ce duel une
apparence luaubre cl fartaslique.
Le dur de Guise cl Coligny engagèrent le combat. L'Estrade et Cridieu
les iinilèreiil.
Pendant quelques momcns, un silence do mort réjna partout. On n'en-
teoflail que le cKipi l s des éj-écs se heiirlant l'une contre l'au re.
Bieiiiôi deux Lomuics tombèrent... Coligny et Br(l:eu ! Leduc de Cuise
Cl éleiadic les ion h s, excepté uue seule, et veilla avec l'Estrade qu'on
pût iranspniier Maurice th<zlui.
Aucun de ces g' niibhomiiK s n'avait pa'dé son carrosse. Un des valets
vint dire qu il avaa vu une diaise dans la cour de Pliôld de Uohan.
Le duc fut lui mémo la chercher, et l'Estrade s'y iiisialla près de Mau-
rice.
H nri de Lorraine pensa alors à Bridieu qui n'était que légèrement
b'e?sé.
Maurice, pfile et sanglant, émit étendu sans vie... Ses habits déchirés lais-
saient vo r une profonde blessure au dessous du sein droit. Le sang cou-
lait avec abond.iiice. malgré les elforis de l'Estra le.
A l'entrée de la rue .S.iiiii Honoré, un eiiihdiras de voiiu'-es arrêta la
chaise. Eie fut obligée de se ranger près d'un carrosse de voyage, forcé
de ret:irder aussi sa marche. L'Estrade Liiir'ouvnila portière cl se pencha
pour voir la cause de ctt accid' ni.
Alors un cri horrible partit du carrosse.
liais il fut couvej t par le bruit des vuiiures qui s'ébranlaient.
En arrivant au logis de .Maurice, l'Esirade trouva Mme de ColignyCt
Marie qui venaient d'arriver. La jeune tille s'élaii(,a vers lui,
'- 11«3 lUorU... 11 tbl mort ? dit-elle avec égarcuicnt.
— Non. madame, sa blessure est bien grave, mais nous le sauverons.. ,
On va le transporter ici.
Comme on tardait lie lucoup, l'Estrade descendit.
Les valets se tenaient à quelque distance de la < haise. Une femme vê-
tue de noir, agcnouillcc près de Maurice, cherchait à le rappeler à là
vie.
— - Mme de Coligny attend son fils, dit l'Estrade d'une voix émue.
La duchesse de Longueville se releva.
— Et elle... elle, monsieur?
— Oui donc, ma iauieî
— Celte jeune fille.
t- Elle c>t lii aussi. -
— Oh! il faut donc que je parte!... que je lui cède la place... Au moins
elle pleurera comme moi ! 'bi-ulle avec pa>sion ; et elle arracha le petit
Sachet en cuir de Russie que Maurice portait sur son cœur, suspeudu à
une chaîne de Venise.
Le lendemain . Marie se relirait au couvent des Carmélites , et la com-
tesse do Coligny partait pour son chriteau avec le corps de son fils.
GUSTAVE DES ESSAUDS. — {S/lpIUdC.)
liCs Pciisioiinatg à voiture.
Nous sommes dans le siècle des innovations, des découvertes, des araé-
lior.Hiions ; nous cherchons sans cesse le perfeciionneincnt ; (|uaiid nous
serons pai faits en tout (ce qui ne peut pas manquer d'arriver au irain
dont vont les choses), l'âge d'or sera revenu. Par conséquent, à lortc
d'.ivancir, nous serons arrivés au point d'où nous sommes partis.
.ladis les moyens de transport étaient rares; voyager était alors une
grande all'jire ; on était fort uni il son aise dans un corlie, où l'on vous
entassait pele-nii-le, cl les ralmls de cette voiture mal susjjeiidue vous
f,ii>a eut à chaque iiisiant lo:nber sur vos vois n«, qui à leur tour se co-
gnaient contre vous. A celte époque, si l'on eût parlé de chem ns de fer,
on se sera l f.it briller en plact; de Grève comme sorcier ; c ir c'éiail la
coutume jailis de faire périr .-ur le bûcher les ge ^s assez niaiheureuv pour
avoir plus il'r spril. plus d iini, iiiiition. plus (le lumières <|ue leuis cou-
lenip<uains. Les boniiues sont en génral doués d'une fm-tc dose d'amour-
pro(ir.': quand ils ne .savaient rir-ii.ils trouvaient irèsnnunais q 'cd'au rcs
se ne misseit d'en savoir plus qu'eux. Daiiscei temps d'ignorance et de
bai'l'arie, un marchand d'a'linii lies cliimiipios alleuian>les eût subi le
même supplice que la maréchaled'Aiicreet Anne Dubuurg. El rependant
lespri'miers peuples, bien I ilnde brû. cries gens qu'ils croyaient posses-
seurs de sciences occul es, les trailciient avec une grande vénération, les
honoraient il allaient les consulter. Eiiée interrogeait la sibylle de Cumes
cl le loi Saiil al ailconsulier la pythonissc d'Eiidor
Tout teia nous piouve tucore que
Chaque âge a ses plaisirs , son esprit et ses mœurs.
11 n'y a pas encore un demi-siècle que pour faire des visites, pour aN
1er en soirée, au bal, on prenait une chai-e à por.eurs. Comme ces chai-
ses ne pouvaient ordinairement contenir (|u'une seule personne , qiranl
une famille nombreuse se rendait en soiiéc , jugez de la quanti é de
chaises que l'on éiait forcé de requérir. Certainement c'était alors l'âge
d'or pour les chevaux.
Quand sont arrivés rnsuiic les Gacres et les cabriolets, toutes les
bourses ne pouvaient pas se permetire cette douceur; pour se transpor-
ter du fauboiig Si-Denis à la rue de Lv Harpe , le petii bourgeois ne se
scntdit pas souvent disposé à donner le prix d'une course de fiacie ; la
nioileste rentière traversa t Paris d'un bout à l'autre à pied en porianC
son enfant sur ses bras cl quelquefois un lourd panier , parce qu'el'e ne
pouvait pas déperser trente sous; enfin le jeune étudiant arrivai lout
cil lié il un rendez vous, et quelquefois gagnait une lluxion de poilrine
pour .ivoir voulu lutierdr? vi'e,sse avec les liacres et les cabrioleis daus
ies(|uc Is il ne pouvait pas nionier.
M.iis aujourd'hui, m l'on va à pied, il faut que ce soit par goû^ ou parer-
dminaiK e du médecin. Les OmnrtHS, les Favorites, hsDrarnui<es, les
Uttmrs... de toutes les couleuis qui se croisent à chaque insianl dans
tous l'S (|uariiers de la capitale, vous font souvent faire pus d'une lieue
pour six sous; et non seulement vous cies voitures dans la ville, maisli
banlieue, la campagne, les plus jolis environs de Paris vous tendent les
1)1 as. Pour six sous vous pouvi z aller à Bercy, à Passy, à Batitiiioili s, à
Saini-Mandé, ii Monceaux, etc., etc. En vérité, pour se refuser ce pi lisir
l,\, c'est bleu le cas de dire qu il faudrait ne pas avoir six) sous daus sa
poche. . , .
El ipielle source de distractions et d'observations que ces voitures a sir
sous! Comme toutes les cla-ses .s'y mêlent, comme les ra gs y sont con-
fondus!... Comme les toilettes y sont variées (luand on y voit des loi -
leiKs); si l'égaliiédoit un j(mr régner .sur la leirc, c'est dans les Omnibus
qn clie aura pris naissance! Voyez plutôt celle dame jeune et gentille,
dont toutes U s manières .sont gracieuses et distinguées ; à côté d'elle vient
s'asseoir nn o ivrier en vesie, en casquette, aux mains noires et calleu-
fcs. Un peu plus loin, le grave fonclioiinaire public, qui ne rit jamais rie
peurUccompioaiettrc sa dignité, se trouve côte à côte avec un lousiic
LE MAGASIN LITTIîRATRR.
en liluii^c hieiic (|ui a passé s\ niniiiu^c dans les cnbaiets, qui en n rap-
porté une oiltiir tie vin et d'otinon, p us une huneur jo)euse cl l)niy.iinc
(jui l'eiilr.iîne ,'i faire tuul haut des rillc\ioiis ou dcî p'a s intirics auxquel-
les ou ne irpoiid pa , mais que luii est olilijéd'i'uicndie.
Puis, auprès lie ce jeune ilandv m paiits jaujifs, une jj-nno grosse ram-
paijnarde qui porte deux pan ers. trois pa(|ue s, ini carton et un cal)is
(il y a des nens qui font l-jur déniéna^'enicnt dans les oninlbis). Puis une
pri'etic, à la mine éveillée, à l'œil vif rt noir, se trouve loiit e un lioniine
d'àfie, LitMi fOUH'it, qui a lo bonbcur d'avoir sa femme à sa droite cl son
cbi.n entre ses jamiies.
Puis le monsieur énorme qui {ih^c le poids d'un sac de farine cl vient
se jettr a une petite place ci presque sur les genoux d'un vieux monsieur
ni li^rc et sec, auquel il rcnfonte l'estomac avec son coude, eu lui disaut
d'un air aimalile :
— Je vous écrase un peu, mais çi se fera !...
Pull la vieille marquise, à laipullc les révolutions ont Ct- une forlunc
et une voilure m re>peciani son rou^-e et s( s nioucbes; \.i pnuvre dame
se trouve pies>ée cor.tre un jeune boniine ii ^'rosses moi s'ailies, à lunguc
ba:be, à loi'ps favoris, (|ui doinient à sitèie un viilunie énorme et un as-
peit sauvaije et saint-simouieu, quoique celui qui porte tout cela ne soit
lil'uii n l'au're.
Eh bien ! malgré ccsdiir'ronres de rangs, de fortune, d'édu'-alion et de
coi-lumc, la vniiure à six >oi)S éiaMit enirc tous les vo.at;e.irs une espèce
de connait'niiKî qui fc traduit ordinairement en échange de pi tiis ser-
vies et de po iifs es : ainsi l'ouvrier en vesic lâchera de se faire mince
pour ne point u'éiicr la ''aine jeune et gcnule: le grave fonciiniiMire
pri-ndra un ar nviiii^ sévère en p.i>is.intses s-it sons iuon voisin I lioiiiini>
eu bouse; le d.niily diiuMcra rendre la monnaie ii Ii bonne grosse cam-
pag' ardegni e l sinch riiée. de piq"eis. Le iiMn leur resprc nble son
Il iidra le bras de l.i i.ri>et e pour I aiil' r à descendre de voilun-, et le
jeuiie hoiiinii- clievrlu demanilcra un cachet do correspondance pour la
vielle iiiaïqirse sa voisine.
On pourrait donc avec justice trouver que la voiture à six sous mérite
le lucmc éloge que la musique :
Emollil mores niic tinil esse feroi.
Et voici maintenant une autre innovation. Jadis vos cnfansqui n'étairni
qa fxli'in s dans une pension se rendaien*. à leur école à piel , le paim r
d'une main, reiifermanl les promis ons pour déjeuner, et de raiilic la pile
de livres aiiacliés avec une licille et que l'éco ir'r a bien soin de tenir par
un pi'til bout de la licelle. cl de bdauccr en niarcliant jusqu à ce (|ue 1. s
livns se détachent et tombent dans la rue, ce qui lui louinitune occasion
de s'arrêter.
Kn se rendant ainsi à leur deni-pcnsion , les écoliers dc manquent pas
de llàiier devant chaque buuiii|ii>: d'estampes , d<^ bonbons cl de joujoui.
Qui 1 |ucs-i ns, cniraîii'^s p.ir (les caïuarad.s, risquent sur Ips b:iuli'vari's
une pariie de bouchon. Vous croyci votre lils en tr..in d'étudier Horace
ou Virgile , tandis qu'il est fort occupé à ingir avec un chalnnn au de
paille pour savoir si tel sou est plus prés du sa pièce on du boni Imn.
Onilt|ucf"is enfin ces messieurs en herbe font ce que l'on appelle l'é-
cole buissunnière, ce qui veut dire qu'ils vont se promener au lieu d'aller
en classe.
Tout cela avait sans doute de graves inconvéniens; mais jusqu'alors,
pour y remédier, ou se contentait de choisir un ! peiision tout près de sa
demeure, de façon que l'élève n'eût pour b'y rcndie que tiès peu declie
min à laire. Li s parens qui avaient des domestiques faisaient rondu re
leurs cnfans à la pension et les y envoyaient rechtnher. Enfin, ceux qui
n avaient iiersoniie pour faire mener leurs en fans en classe étaient oliligés
de se lier à la promesse d'être sage, f.iiie par ces petits hommes de six à
douze ans, lesi(uels ne inanquaieiil pai d'oublier leur parole comme s'ils
eussent été déjà de grands personnages.
iVIais que faire à cela? et qui se si rjit jamais imaginé qu n^ io iri-i-
drait où les cnfans iraient à leur classe en voilure? ïl est pourtant venu
ce grand jour qui a tué l'école hMissonnicre et doit faire un tirt consi-
dérable aux mai chauds dc gâieaux et de bouchons. Un inafire "le pension
qui avait une voiture (rar il fallait nécessairement une avoir voilure pour
exécuter ci- projet) a d.t aux parens :
«Ne vous donnez plus la peine de m'onvoyer le matin vos petits par-
içons,j>' les ferai prendre à domicile avic une voiture ad hoc et je les
»lVrai recoiiUuire chiz vous par le même véhicule. Parce moyen, vous
on'aurc?. plu< i» craindre les nulle inconvéniens qui peuvent ai ri'cr il des
«enfiins dans les rues de Paiis; vous serez rassurés aussi sur leur con-
"duii''; ils ne punrroniplus faire en cheuiinde mauvaises connaissances;
iiil- ne perdiont plus de sous au bouchon et ne sesâteioul plus l'e^ioniac
navc! de la nudasse on des noisettes ; enfin ils ne leroni plus l'école buis-
l'soiiniè e, car vous les vcnc?, monter en voilure cl revenir dc mOme jus
»quos il la porte de voire maison. »
Les païens ne pouvaient qu'être enchantés de ce nouveau moyen de
transport (jui pernicitait d'envoyer les en ans dans de bons pensionnats
au lieu dc se restreindre aux petiies écoles du voisinage. Les voilures
d'éco iers ne lardèrent pas à se multiplier, parcs que chaque pension
Toniut avoir la sienne.
Quant aux enfans, cette mesure devait nécessairement obtenir leur ap-
pralMtioQ : aller en voiture est un des plus grands plaisirs de la jeunesse ;
an si il faut voir comme on est maiinal, comme on se hâte de s'habiller
aiin d elrc prêt et de ne point inainpiei' la voiture, qui rst exacte comme
la reiiaie. Les | areiis n'ont plus l'csoin d'aler tirer l'oieiHe aux pciis
paresse x, les écoliers savent que la vi iluie va passer, et ils sont aussi
lioiicinels (|u'un vov agcur i\\i\ aurait payé sa place aux messai,crles LaQilic
Cl CaiiLiid.
Avei vous rencontré dc ces voitures sur lesqqnlles est écrit en grosses
Ictties : l'ciision an Icii Elîes sont faci es à recoin;iîire. L- ur forme est
à peu près celle d'une ia;.i>sièi e ; mais ( lie sont f rméc s partout, et oulre
les carreaux, tles ont niaiiildant w\ grillage fjit ^ené. Mesure de pré-
camion qu'on a été ob'igé de prendre avec messieurs lea voyageurs, non
pas qu'aucun d'eux eût m nif'Sté rinieniion dc sauier par les poriiéres
de 11 voilure, mais bien parce qu'ils se permeti.iie .1 des plaisanteries qui
n'élaiei.t pas toujours du goi'ii des piét'ins, coninic p.r e\eni|)le de juter
nu nez d'un passant une rroiite de pain o i un ircguon de poiiiine, de cra-
cher sur un chaiicaii ou d»^ lancer des bnuleit.'s dans les boutiques. Le
grillage serré a remédié 1 1 mis fin à tonl cela.
Et iiiaiiit'iiiint cinq heures sinnenl : c'est le moTcnt où la pension ***
emballe tous ses cxierii' s pour les reconduire chiz leurs parens. Les'CO-
lier s soi.l préis, vous poiiv z wiusen assmer aux < li-, oU biouhaha (pi se
fiit dans la cour; tins les peiits «arijons s'él inceiit, se pou^suni. se pcs»
sent il (|iii inonlea le prend r dans lavoilme. C'est qu'il y a au.>si du
(liuix d.iiis les pia es et que les bambins aUèciioinent sarlout celles qui
peniietient de voir l'ehors.
IJiliu tous les exieriies sont dans la voiture, que le domesiiqu'^, fcr-
vanl de corner, firme avec lieatico'p de soin ; il iiioatc sur son sié^p, fait
claqui r son fouet; les chevnix se lueiti ni au irot. la voiiuic roule... Ce
moaient isi cilu' où les petits {jarçons éprouvent le p'n-. de pluisir; on
voit le bonheur brider ('a is biirs veux, la j tic .se peindre s- r tous leirs
tr.iiis. Puis tons parlent ;i la fois. i"ns font leurs réllexims. leurs ri inar-
qui's sur <e qui f.apiie leurs regards pi-ndait le dieirin ; jiiiiaisvnus n au-
rez cuienln un dialogue aussi vif, aussi animé cl entremêlé d'autant d'é-
clats de rire.
— Oh ! oh ! nous voilà partis,..
— Tu as ma place, loi, Edouard ; tu étais là hier, je dois y êire au-
joiiril liui.
— Ah! est-il bée avec sa place... Le plus souvent que je te larendiai...
fallait nioiiler le pninier.
— Tu m'avais cai:hc mon pan'cr exprès pour me relarder quand on nous
a appelés... Mais tu nrras demain ce que je te ferai.
— Qn'e-'t-ce i|ue lu feras ?...
— Prenez partie à mon petit colimaçon ! dit un petit garçon de sept à
l:uit ans, ii tête blonde, d"iit la lignre < st un peu n ais^', et (|ui I eut à la
ma n une br.nichc d'acacia sur laquelle est posé un limaçon dc l'espèct la
plus coBiniune.
— Qu'est ce (ju'iladcnc à nous ennuyer, reluilà, avec son colimaç-m?
.'^i monsieur t'avait vu ça, tu aurais eu iit s pensums, toi... uù as lupris
cette branche d'acacia? Tu sais qu'il est dtfiuJu dc rien ca sjr dans le
jaruin.
— Tiens, puisque je suis venu ce matin avec ma bête... J'avais apporté
mon co iinaçon... pour jouer... Ab! voyons, Henoît, ne me pousse donc
pas, tu vas le f lire toniLnr, et puis on m-; l'écrasera...
— Ah ! me>sieurs !... regard' z !... resJariJez !... la marchande dc fritu-
re !... Elle regardai', de cô é... ell'' a jcié une po gnéc de goujons dai.s le
ruisseau en croyant les mettre d. ns la poêle...
Tou^ Il s écoliers se précipi'eiil conli e le grillage pour voir l^^s poissons
sur le pavé. Le peiit blomlin qui lient la branche d'acacia est le seul qui
ne les imite pas : il va sa seoir dans un coin, ci. approchant du colima-
çon sa bouclie, se met ii clianieravec beaucoup de ferveur :
— Colimaçon borgne... mon'remoi tes conns... si ta n'mc les
montres i:<is. tdn'connaicras fins ton parc ni la mire...
— Al) ! voyez-vous... la niarchanle raaiasso ses poissons cl elle les
met dans sa fiiinre sans même les essuyer.
— Tiens ! bah! quand casera mil!... c'est pas sale!... moi j'en raan-
cerais bien tout (!e même... Lt puis vous savez qu'on nous 3 dii : < La
Ir.ture purilic tout. >'
— Ce n'csi pas la friture, c'est le feu... Jean Serin.
— Ne pousse donc pas : j'ai des billes dans ma poche... ça m'entre
dans le dos.
— Taisez-vous donc ! voil'a de la musique... C'est un orgue qui fait
valser oes pet tes ligures dc b:)is...
— Oli ! c'el gentil l'air qui jo ic... C'est un calop...
— Eh non , lu vois bien que les maiionneties valsent... Ecoute plu-
tôt....
— Colimaçon borgne... montre-moi tes cornes... si tu...
— Veux tii le taire, Pouloi !... Esi il embêtaut avec son cobmaçon...
— Ah ! voi à un ihérnre... c'esl la Gaîté...
— Non, c'est l'.Vnibigii...
— Je parie que c'est la Gailé... la preuvCt c'est que j'y ai vq le Domi-
710 noir.
— Ah ! ah ! le Domino noir... C'est pu Trai; c'est pas là qu'on le
joue. C'est une pièce de l'Opéra...
— Bah ! tu n'en sais rien.
— Si, car mu sociu- joue des Derceaus sur U piano.., et elle cbaDtc
^2
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
■Ji
dos (l'io et (les irio loiitn lajoiirnc'c... en apprenant ses leçons... et j'ai
Bonviiii entemlii inaiii;i;i lui (lire: « Tu ne cUanloias dune jamais que le
Doini-iO noir à priSelil ?... »
— Tout cili n'est pas des prcjvcs ! moi je suis bien sûr d'avoir vu un
domino noir ii la Gail»', et niaciiiti nièmt"... Kt je me souviens l:iiii (le la
picie... on par'c ( huvaux dedans cl de la i la e du Carr(in-;ei, ( t il la fia
on voii reni|)ereiir. On se bal, on se hDUsrule, et c'est bioa amusant...
et case pa>se à Venise... oui, on voit Venise...
— Ali! rarontc-nous In pièce, Coutbinot...
— Ali! o-il, racoiitf-iioiis-la...
— Ecout i. bien... D'abord, quand ça commence... Ah ! je ne me sou-
viens D'us du coinnienceniciii. mas c'c-t ("'Ka' ; il y a tnujours un jeune
bommc qui veu épmisor une jrunc file... et elle le v.'ut bien, et la mère
qui n • le veut pis, le vent bien après... parce qu'elle reconnaît le por.
triait de celui qu'elle rnnaii que cViait un au'ic.
Alors il y a un (ïoniliilier... qui est loin diMiraillé, en cliemisc... Mais
c'en un bon... H aime le jeune lioainie parce que... Je ne sais plus pour-
quoi. c'C't (^sal... il leur '!it : Ali ! saciéiiié ! ali ! mille noms d'un nom !...
Ah ! ViL-liire !... et beaucoup de choses comme ça pour i assurer la jeune
fille et son amoureux. Ceux ci, qui sont bieu couieus d'entendre ça, n'ont
p'us penr du tout ..
— C'est ('s^l--- Le domino noir, qui a une queue et qui est poudr(?,
amène avec lui tout plein d'autres dominos qui oui un peiitsacsur la lète,
avec deux irons pour les yeux... C'esi superl)e, ça tait peur... Alors ou
tire une poiic à secret au fond, et... Ah ! me voilà airivC.
— Adieu... je vous dirai lamile demain...
— Di* donc, Bouchinoii... Boucbinot!... csl-il lu6 le domino noir?...
— Oui. d'uu coup de pistolet.
— Ah ! bon, bravo!
Bouchii'ot d' scend de la voiture devant sa porte et rentre ch; z ses pa-
rcns. La voiture repart. Un peu plus tard el c descend M. Poulot.
Une fois, la voilare des élèves fui cause dune scène d'un autre genre :
un peiit garçon de sept ans, nu.Timè Ch irles, èlaii depuis peu de temps
fxernc dans un pensionnat qui avait aussi sa voiluie; le pclit garçon
a*ait tèmoigiiû la plus giardejoie en se voyant emnieni'" par deux bons
chevaux 1 1 en se sentant rouler dans les rues de Paris. Fils unique dune
pamie veuve qui s'imposait de grands samiiccs et travaillaii souvent en
jiurnOe pour donner de lédura'ion à son li s, le petit Cliarles n'avait ja-
mais été en voilure avant de monter dans celle dt son pen ionnai, ans i
(^taii-ce un de ceux auxipnis la louie cau'ait le plus de plaisir, et qui,
pendant tout le c hcmin, paraissait le plus heureux de se scmir v.iiiuré.
Un jour cependani. on (Int en hi\er, le temps et. il froid et pluvieux ;
lescnfins retournaient au domicile de leurs parens, et le peiit Chades,
que l'on avait vu ju'qu'alors gai et rieur comme ses camarades, deviut tout
à coup silencieux cl ti isie après avoir regardé dans la rue.
Le lendemain, la voilure, qui prenait chaque jour Is même chemin, pas-
sait au même endroit où Charles av.it ie:^ar(lé la veile. L'enfant s'em-
pressa de porter ses regards dans h rue, il chercha quelque temps, puis
la tiisiesse s'empara de lui, et l'on vil des larmes rouler dans ses yeux.
Le jour suivant, la pluie lomjait encore avec violence au moment du
dCpart, lorsque lepciit Charles, le cœur gros, les yeux baissCs, s'avança
vers le mai re de pension et lui dit :
— Monsieur, j'aimerais mieux m'en aller à pied.
— Comment, mon ami ! dit le mai re, tu voudrais t'en aller à pied...
mais je ne comprends pas cela : toi, qui .semblais si joyeux d'aller envoi-
turc, qui en témoignais un si grand plaisir! Tu voudrais mainienant l'en
retourner chez loi à pied... et quel moment choisis-tu pour cela! C'cit
lorsqu'il plentà verse... lo;squ'il fait un temps allVeux...
— Ah ! c'est pour cela, monsieur, que je vomira s aussi être... à pied.
— Explique mei donc ce qui peut ic donner cedciir...
— Monsieur... c'est que... depus deux jours... qumd nous passons
rue Saini-Martin... j'aperçois maman qui sort de la miison où elle tra-
vaille... et se dépêche... marche bien vite pour arriver chez nous en
même temps que moi. .Mjis ma pauvre miman est bien mouillée, elle...
et... ça me fait de la peine d'èlre en voiture pendant qu'elle est à pied...
j'aimerais mieuï être mon Hé avec elle...
Le maître prit le petit Cliarles dans ses bras; il l'embrassa tendrement
et voulut, ce jour là, le ramener lui-même à sa mère, ù laquelle il raconia
ce que le pclit garçon lui avait dit, en ajout.nit :
— Vous avez un bon fi's, madame, nous tâcherons de lui donner beau-
coup de science, beaucoup de la'ent, afin que par le savoir il puisse ar-
river à la fortune; car alors, vousdevci être •;crla;ne que son plus grand
Lonheur sera de le psriager avec vous.
Lai sons donc nos enfans aller ea voilure, lors même qu'ils devraient
ne pas en avoir plus i?rd !
eu. IMUL DE KOCii..~-[Musie des FamlUes.]
IVoiivcIlcs à la main. (>)
I.'inslilulion de la p.irdi" n.Hiomle, celle admiralilc conqnite de la révolution
de judlii, esl un des iinii6ls les plus oHensans pour la diguilc biiiriaine.
:- (1) LîYfïisoB d'août, — Chez l éditeur, rue d'Ëu^ico, 10.
r On fori-c un èirc iniclligoni à se déguiser en quoique chose qui n'c't ri la
soidal, ni iegiMid-iiuif, ni le g.irdL.-clijiii|U'iic, à s'iiiil)uilcr le craiio dans iiiio
cuilluie qui I abrulil, et a se iin:Ure en tiui\ sur la poitrine des lanières passées
au l)!aiic d'lCs|i, gne.
yu.iiid 11 110 veut pas se soumettre aux bicnfails de la liberté, on le met eu
pri^nri.
Juscpi'ici, tout cela est 1res bien.
ftlais (|u'()M ait appliqué à ces prisons le sjsièmc cellulaire, ce système quia
fuit lies l'uus, des mal.ides cl des scélérats cniliini;, voilà qui rslcncoïc mieux.
i'cu de guiissencnl salislaiis de celle cnplivilé pliilaiilrii|iK|ue.
Cniniuciil se lail-il alors, quand la garde iialiDiiale d une localité donne nu
ponviiii- des siijeis de niéi oiiiniiiiucns, que ci'lui-ci se baie de la dissoudre ?
Cela peiil puiaiiie piu inlelligeiit.
La d.ssoluuoude la garde uaiioualc ne devrait être qu'une récompense donnée
au zèle.
DU POI\T D'HONNEUR.
On lil quelque part que les tribus arabes avaient dix mots pour dire cheval,
pas un pour dire hunnunr.
Cliez nous, au coiilraiie. le mol /lonne^r est riche en synonymes.
'loulelois. il ist assez dillicile de le dclinir.
Les uns onlarbilré yue l'honneur élait l'estime de soi-même, d'où il faudrait
COiieluie que les 'ilus présonipUieux sont les plus honorables.
U a:ilres ont prétendu (|u'il ne peut y avcjir d'humeur où la vertu n'est pas.
— Ce sont : le llomaiii Al.ireelhis el le Fraiiç.iis M. de Lapalli-se.
Un autre génie du pieiiiicr onlre, — peut élre Miiulesquieu, — a écrit que
rhiiniieur éliiit le ivssorl des monarchies. — 11 faudrait, pour le véiilier, avoir
une nioiiareliio sous la inaiii. '
linlin, le philosophe David Hume disait : L'homme qui peut nous être mile
csi celui i|ue nous honorons. — Donc, je dois honorer nuin bonl.ingcr, mon bou-
cher, mon fruiiier. qui me vcndenl a Taux poids des objets d'uiiiiic première. ;
A loules ces deliuilioiis, il en est une qu'on doit préférer ; la voici :
— L honneur esl un insliuet.
Elle esl la uieillcine, parce qu'elle ne dit rien.
Nous avons aujourd'hui plusieurs espèces d honneurs.
C'est faule de ^■enlelldle sur celle idée générique qu'on a sans doute inventé
une autre clasjilicalion plus coniiiiode, à I u-age de lous : le point d'honneur.
Le point d'honneur esl la morale du monde. C'est le caractère de chaque pro-
fession, une sorle de tierlé relative.
Tuuli s les castes sociales oui leur façon de point d'honneur.
Pour un roi reprcsculalif, le point d'honneur cousisic à se représenter lui-
même.
Pour le ministre, c'est la combinaison d'une m.njorilé moutonnière, la pratique
d un sjslème. — Sans le point d honneur, JU. llumauu ne serait pas l'ogre re-
douté (les pm les el lenéircs.
Isous la reslauralioii, le soldat se faisait encore un triple point d'honneur de
boire, de bullreei d eue un vert galant. — C'est qu'il y avait alors dans r<irniéo
uneceriaiiiellcur arisloeraliquc. — .AujouriThui, lesolil.it esl devenu bourgeois
comme le roi, bon ménager cl chef de lainille. — Tout Cela a déplace le point
d'honneur mailaire : il ne consisie plus qui vivre honnête, à avoir le moins do
délies cl le plus de grailes possible.
Autrefois, on disaild un his de famille : C'est un mauvais sujet, nous en ferons
un soldai : — aujouid'hni, on père regarde scscul'aiis el dit : .Mon aîné a de
l'csprii, je lui donnerai du Uoii ; mon second c-t plus lourd, mais plus rangé,
je renverrai à Sainl-Cyr. C'est ainsi que le point d'honneur militaire a iiiseiisi—
blcmenl p.rdu son caciic! nioyen-agc, son caraclère chevaleresque. — Comment
voulez-vous qu'il en toit aulremeut ? Nos sous-oOieiers se mar.ent.
Demandez an Journaliste ce que c'csl que le poiiil d'Iioniieur ; il vous répon-
dra : ' 'e>l l'indé.jendanee, — parte qu'il a besoin de faire croire à la sienne.
Pour 1 homme du monde, au contraire. C'est l'obéissance passive aux luis de
réiiquetle, auï couveniions des salons. -
Pour le spéculateur, .
Le banquier,
Le march.Éi d, ~
Le point d'honneur est dans les échéances. Payer exactement scsbillcls, sans
protêt ni course d huissier, faire, comme on dit, accueil à son paraphe, c'est pour
l'homme d'alTaire la luoralilé absolue. L'épicier dont on volerait la caisse la
veille d'un paieiiicnt, nieitiail plus de tein|is à rallraper son honneur que lo
cheval de SI. Dclessert n'en mellrait i attraper le voleur. — Ce qui n'est pas
peu dire.
Les caprices du point d'honneur varient encore scion les conditions de notre
état civil.
Le mari de six mois met toute sa ûerlé à n'être point trompé : le mari de six
ans à ne le point paraître.
Il y a eu ce mois-ci un grand événement i la paroisse de Saint-Rorh,
M. Olivier 1"^', ex-curé de la royale [laroisse , est passé Nicolas l'^r, évéquo
d'Cvreux. A celle occasion, il a déployé un luxe cl une pompe dignes en tout
point des rnagniliccnces du camp du Drap-dOr, Les billets d'invitation étaient
a peu près cjnçus en ces termes :
« Vous eus prié d'assister au sacre de monseigneur d'Evreux- On y fera de
la musique. »
Un paien a interdit l'ordre cl dit :
« Vous éles prié d assisl r à une in.itinée musicale. On y sacrera un évéqne.»
Le giiuvernement n'ayant pas voulu rester élranger à celle céréiiKinie, s'e-t
fait représenter par deux ministres el deux niasniliques tapis des (iobeliiis. Un
niinisire par lapis. On y remarquait encore d autres sommités de l'élal ; une
foule de (ianneroiiscl de sergeus-dc-vill.'.
La mode pieuse ci. la rishi.in dévote ont fiii ce jour-là une bien grande perle.
L'abbé Olivier av.Tit de grandes vues : Reeonslilu^r les crovances ralh cli-
ques, masquer et parfumer la religion, pour lui rendre libres ses entrées dans
le monde.
Une de s?s clientes l'a assez bien résumé dans ce mol : Il ne voulait dans spn
église que des meudians élégans.
Dans le courant du mois dernier, on n'a pas décoré de peinlrcs nid'archilccles.
On na eu à signaler aucun fait d'aéro-croix ou daéro-mêd aille. M. Jupltu^-
Ca^é n'a pas déchainé d'ouragan.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
t>$
L'OBSERVAT£UR DU BOSPHOI\E.
Je vois d'ici (on étoniiemcnt, mon ctier Lucien, lorsque tu recevras
celle leilre 'luiée di; CoiisiantinoplL- , « i que tu liras ii.on iiuiii au bas de
la dernière fage. Plus d'une fos , sans dou:e , dei)iiis que je suis parii
sans diie adieu, vous vous êtes deuiiuulé, t li et les ainres : Qu'e^t-il de-
venu? El sans doute aussi des rcilex oiis peu cliaiiiablesout siuiwnt ^uivi
cette qucslion. — Ce pauvre bigisinoiid ! disicz-voijs ; <iuc piuvail-il l'aire
après s'être ruiné? Aucune ressouice dans l'iinaginaiion ! l'as la nmindre
indus rie ! pas le plus pilii laleiil ! Tio,) vieux pour se faire soldai , Hop
pliiiosiipLe pour se luer , dans quel coin du monde est-il alliî véjjOter ?...
Et, api es (|uolques phisanteries, vous me l;.issiez là pour prendre uu su-
jet de coMversaiioii plus neuf ei plus inléresfant.
Dans notre epoijuc pleine de mouvement, d avidité, d'entreprises témé-
raires et de cliuics rapides , l)ieii de-i gens ont ainsi iiilrigné li urs coii-
tcniporanis par le mysière d'une subitiMlispariiion. Je n-; tuis pas la pre-
mière éioile qui ait lilé dans notre consiellaiiini d'an(ie!is camar.ides, et
piiur savoir ce que vous avez d t de moi , je n'ai qu'a me rappeler te que
nous disions de ceux qui m'ont pu' ce lé. Tu dois te souvemr, cnire au-
t ey, de l'Iiiiibtrt qui marchait a l'avant garde de celte armée de s(!écu-
laieurs rameuse aujourd'hui pjr tant d'cxiiloits. Celui-là était assurénii ni
uti hoiutnc de géi>ie, qui avait dev'Hé bien des choses ; mais il a eu le
mallicur d'atriv. r trop tiH. L'époque n't tait pas à la h iitein- de ses idées,
et sa gloire s'est bornée à ouvrir et à éclairer à ses d pens des routei
où d'au'res ont leucoiilré la fortuite. lia été le piopliète de liiulus'rie
nouve:ie; propliè:e incompris d'ahord et méconnu, qui, pour ptix de sa
fui, de ses lumières cl de sa parole fccouilc, u'u recueilli que le dédain ,
la inisèt c et l'exil.
Vou- savez tout aussi bien que moi comment j'ai dissipé mon patrimoi-
ne. Cl combien d'aiaiables coiu;)lites m'ont aidé dans celle cbariuanlc lie-
fio^ne. Cela s'est fait lesieaienl et avec giâce. Quand le roman lut liai ,
j'aurais pciii-èlre eu le courage de resler debout sur les ruines de ma
forliine ; mais l'impitoyable ach irncmeiit de mes rréaiiciers m'euipèi ha
de donner ce bel eve.nple de calme et de séréuilô dans le malheur. Il fal-
lut 'loiic céder et batiie en leiraite.
Si jan;is j'écris mes imp'-fssious de voyage , tu saura!; par quelle su'te
de hasards et d'avei.tures j'ai été poussé vers l'Uii'iit dans ma course
vagaboiule. Ju^lple là , poir ne pas letiilre ma lettre tiop longue, je lé-
paigneiai les nunibieu.v déluils d'un long pilcriuage ; je ne le dirai rien
(les pavs (|ue j':ii \u-, du chemin que j'ai filt a la pluie ei an soleil, <its
pr valions que j'ai subies et des sources oi'i je me suis désaltéré. Qu'il le
suffise de savi/ir qu'un beau matin je me suis trotné à Consiautinople, sùhs
piojet, fans aigeni ei sans esprrauce d'un niedleur avenir.
Ma situation était triste assuréjucnt ; n ais de longues et pénibles épreu-
ves m'avaient donné relie insiiueiaui e qui allège le poids des plus cruel-
Irs misèics. J'étais encore assez riche pour vivre une semaine oa deux
à l'abii du besoin, et au-delà 'le ce icrme j ' ci)mpiais sur la l'ioviilence,
(j'ii (!éjà m', vuit plus d'une fois secouru. Libre de toute préoccup ilion
doul'iuieuse , je m'abaiidoinia s donc au sentiment de cmio-ité qui seul
reinpiissait mon csprii, ci je jouissais du magn.liiiuo speclacle oU'ert à mes
regards.
Assis à l'ombre, sur les hauteurs du faubourg de Péra, je conlcniplais
cette V l'e iuiiucnse et sp'en:lide, dorée par le toleil et ralraichie par les
biises des deux mers. C'était un vaste et lavissaut panorama de (lalais, de
mosquées, de jardins, de dômes gracieusement an oiidis, de Uèches qui
s'élançaient élégantes et légères dans le resplendissant azur du ciel. El en
voy ni cette cité si llorissante, si pleine de vie et d'éclat, je songeais avec
ndiiiiraiion, avec recneilleineni, à la puissante protection du destin, qui
tant de fois l'avait guérie de sesplaies, relevée de ses rumcs et ressuiciiéc
de ses cenires.
Coinrneni n'auraisjc pas oublié ma cLéiive infortune, comment me sc-
rai^'-je ai anlmnié au découragement, lorsque, devant moi, m dep oyait
dans toute sa forte, sj rithesscet sa majesié, une ville que laiit de Uéaui
ûiaicni frappée; — cttie Consiantiimplc si souvent épuisée par la fan ine,
ravagée ptir la peste, renversée par la fédili<ui, dévorée par l'incendie,
dé ruiie par les treinblemens de lerre, cile était là, debout ci radieuse
Bprès lani de désasres. Et j aurais désespéré de mon sort, moi pauvre
viiyageiir qui cherchais vainement 1 s traces de ces grandes calauiilés et
les c.catriccs de ces inortellis bles;ures!
Tauflis que je rêvais nii si au Ibtx el an reflux des choses d'iri-ba'?. et
que je puisais dans la prospérilé d'une vile opulente l'espéiMiice d'un heu-
reux avenir, j'apt rçus \\i\ iioiiinie qui, arrêté à liuclq'ns pas de tnoi, me
regardait avec une attem on marijure. Sun cosUime inditpiait un Turc de
la cl.isse aisée. Il portait une longue pelisse lirod 'e, une ceinture tl un
turltan de cachemire. Son \i-agc était ombragé d'une barlic épaisse et
noire.
Je commençais à Otre embarrassé de l'ancnlion dont j'éiai'î l'objet ,
lorsque lineoiMiu s'approcha tie moi lenleuu'iil et tans cesser de me re-
ganter ; puis . il étendit le bras, mit sa main sur mou épaule , cl me dit
sans rien perdre de sa gravité :
— lîoiijour, Sigismond. Comment te portcs-lu, et par quel hasard dans
ce pays ?
En entendant prononcer mon nom, j'avais reculé de surprise, cl à mon
tour je ùms bvx l'iacounu uu regard scrutateur.
— Tiinc me réponds pas ? conlinua-t-i! en .siuiiant. Je vois ce nue
c'est ! Tu ne m'as p.;s reconnu. Je seriis sans douie plus henrcuv, -i nia
barbe était coupée, et si, au lien de ce co.'lume oritiiial, j'avais, connue
autrefois, un chapeau rond tt un frac oriental. Voyoïij, laui il ailier ta
mémoire et ta perspicacité?
— Cela me paraii iiid spensable, répondis-je.
— £li bien duni; ! appioclie lui, ci .serre la main de ton vieil ami Phi-
librri.
Je me jeiai dans ses bras.
Que te se i)ble de cette leiconire, mon cher Lucien ?... Heureux de
nou> revoir, nous tchangtâuies mille questions ea un quarid'heuic; puis
Plidiberi me dit :
— 'i'u ne refuseras pas l'hospitalité que je t'cd're cvec jeie. Voici 1 h^ure
du déjeuner ; viens chez moi, tu y trouveras bumie et nombreuse com-
pagnie.
Cela dit, nous descendons au faubourg da Ga!ata, nous franchissons le
seul* d'une m ison ch.jrmanie, cl nous entions dais uu salon Oécoré à
l'orieiiia'e, (•est-à-ilire nnulilé de lapis, de divjns et de c lu-sius. Phili-
btrl me présenie à ses convives; l'a iqthytrion rionne désordres, ci aa
bout d'un qiiarl d'heure on nous sert un exeelleiil déjCuner a la f ançaise.
— Ne le troirais-lu pas à l'ai is et au café Anglais ? m.; demanda Phili-
brrt. J'ai à mon service un cordon bleu ottoman, que j'ai mis au courant
de noire cuisine, et (|ui possède , comme tu le vois, nos meilleures re-
cefes ga:.tronoiiii|Ui s.
Les convives étaient des gens foi t aimables ; la cfinvcrsa'ion fut \ive ,
pifjuanle et coinruilalilement arrosée de vin de Chau)pa„'ue, bieuva'.'equi
coimneiice à être fou à la mode en Turquie , maigre les v ici Us lois de
Mahomet, minées de toutes paiis. A|nès le café, Puiiiberl dil à ses amis :
— Allons, mes amis, il c-i leinps de nous melre au travail. Passez au
bureau, l'irai vous rejoindre to t-à l'Iicu/e.
El quand nous fumes ^euls, il continua:
— J'espère (|ue tu feras des noires et que tu partageras nos travaux
et le béni lice de nos su ces ; mais d'abord il faut que je le mette au cou-
rant. Tu as aisément reconnu des compatriotes lans es conviven du oé-
jenner. Ces messieurs qui boivent ti bien le vin de Cbamiagiie , ei qui
parlent de Paris avi-c tant de science el de chaleur, sou; en ellei, cumine
nous d 'ux, des Parisiens exilés de leur paiiie par des circonsiances fâ-
cheuses, des revers de fortune, des <i|iéraii 'US mal réuss es. l,'un, celui
qui éiait placé à ta droite, e^t l'aicien directeur d'un iliéâiic roial que le
publi:' a eu le lO'l de négliger ; l'autre est un cv-bainpiier ruité par la
révolution de juillet ; le troisième est un agent d'allàires, quia remué
des millions, ei que le télégraphe a mis hors de comtiat dans les luttes
de la buur.-e. Nous nous souiines retrouvés à Consianiiimple, et cela de-
vait élre. L'Améiique est usée jusqu'à la corde ; l'Anglet ne cl la I5el-
gipie siint fai es pou' les banqueroutes htureuses el o|)uientes. Lond.cs
et Bruxelles présenleni peu de ressources aux étrangers fugitifs qui veu-
lent reroiisli uiie l'édifice écroulé de leur fortune. Il y a tiop de concur-
rence. Aux s,iécnlaieuis liunné'.es ou maladroiis. qui par eut de chez em
les mains vides, il faut un pays neuf, une riuiisation adolescente, une
terre féconde que l'industrie n'a pas encore exploiléc. Co slamino^lc
nous (dire ces précieux avantages, el nous y avons fon lé une colonie qui
doit prendre bientôt de larg.'s développemcns. La fortune nous a déjà
souri dans une alTairc où nous ii'avous apporté d'auirc mise de louds
qu'une p'uiiie.
— Que 'ai;es-vousdonc ici ?
— Uu journal.
Oui, uiou cher atr.i, ces anciens lions industriels, dont Paris apcrda
la trace, sont aujourd'hui réunis dans un kiosque du faubourgde Ga aia ;
et là, autour d'une table ronde couverte d'u i lapis vert, ils rédigent l'Oô-
se> valeur du Bosphore, }oinm\ quotidien (pi'ils enrichissent de toute leur
verve el de loal leur esprit parisim. Je ne voulais rnpire d'abor,! nia
celle enlrepiise, ni au suciès qui la couronne; mais Philibert n'eut pas
de peine à me convaincre, La Turquie, me dii-il, voulait une réforme et
le sultan a compris que, pour y arriver, la presse élaii le meilleur moven
Cl le I lus c.ipi'di \'. L'Qrient d'ailleurs est très littéraire. Conslanlinople
possède un g and noini>rc de coll -ges, d'écoles et d'athénées ; on n'f
compte pas moins de i|uarante bib'ioihi''(pies publiques, cl le temps n'est
plus où le mi phti s'ojuo^aità l'eialilisseaieui d'une iuprircrie dans la
capiiale de l'euip.re olioinan. Les choses ont ni.irclié depuis un siècle.
Philbert a fondé son journal sous la protfclion ollicielle du sérail ; le
niiiii du sultan est inscrit le premier sur suniegi>trc d'abonnement; 1 O'.-
scrvatrar du Dospliorc est reçu dans les tueilleures ma sons de la ville et
ries provi-ices ; on le trouve dans tous les cafés; les Turcs les plus re-
belles le li^rllt en fumant leur pipe; il fait les déli esdu liarem. Déjà,
grâce à celle leuille, l'e-inil bai çais s'inliliie dans les cervelles niusul-
mânes; les sectateurs de Mahomet commenc-n! à com, rend; e uns c.n-
leinb urs, à sourire de nos l'pigramtnes. Le texte est i.nprime sur deux ,
colonnes, l'iine en lurr, l'antre en français, ri lie. ucoup 'l'abonnés le li-
sent dans notre langue. On > joint des lithographies, de cha: nians <lcs ii.s
de (îavarni, des laucaiures de Dmmii r qui foui rire (o des ces grandes
barbes ; des giavures de m ules dont le beau seie Uiic raffole, ci d s ro-
mances de Frédéric Bérai el de Mlle Loisa Piigei que les dames de Cons-
lanlinople thanienl en s'accompagnant .• ur leur piano.
L'Obicrvalcur du DospUore u'Cit soumis à aucune loi de cauiioaue-
u
LE MAGASIN LITTÉRAIUE.
meut ni lir t'mbic ; la posic le transpoiic gratuilcm-iit ei le prix de l'abcm-
nuiiu'iil i">l irèsOcvi:; aiis i Taisons nous dViHtriiics bOiiéiice-, cir lu
pciisi s liieri que j'.ii .iicrp 6 sans II suer les liii'iivfiilaiiir* pr. pcsiiui.s
de I liil b li, «l (1110 j ai pn> [place païaii l'a i(Mlari<uis-|iro, liélaiic^ de
ce le f. m le. Li eu v.'iik-. le luéiiiT u'e-l pas ililliclle. r.nit e»l l)un pour
cis lei'leiiis 1 ails ei iiie p6ii:iaiiiés ; lout rcu^sii ; nous proli;oiisue vi,s
iJrcs, iiiius iiui oiisii iijiic aise >os iiiuovatioui, ei nous y ta^'iious beau-
coup p us que vous.
Les auMoui es, i>.ir c\eii)pli», soiii d'un giand rapp:irt, et le roiiimcrce
turc csi e.itré avec irdeur il.ui- Cfite voie. yiiel((ues néguiiaiis pa_eiil eu
ujarrliaudists î^cc une té:"-ro>''<^ ''o"' ^o"* ^^ saurici vous f^ire uue
idce l'ii Krauci'.
Hier, car cNi-inple, «n marchand d'esclaves, arrivant de Circa«sie, est
\fnu nous ptii-r d'aiiuoiicer qu .1 leu.iil à la dis.iosliioii des amaieurs uq
as-'irliiuciii . uiui)!' l iW nouveaulés fr.iiclies i:t c inriuaii es.
U >'aiiis.>aii l'.e T.iire uu ariiclc louaui;cur sur C lie produriion ; mais
couiuH" iiKU.'. ii'écMVDiis qu'iM'c custieiicc et coanais^aiire 'je cau>e,
■nous avons i'\ii;(' ileu\ (Aciiiiilaircs pour nous nul le au couiani, ainsi
qnc rW,i se l'.iii pt)ur les uriicles Ue cr.iique liaéraiic publiés dans vus
g^>lH•|lall^ p:<ri^ien-i.
Le mai» lianii d'o-;rlavos a parfaiic ncnt compris lio'ro scrupule, et trou-
va I nos l'i-i'iriiiions Ion lies, il y a f > t droit liés ^;,iiam'Jiiii!, en d po-
sai l à unir.' liureai! lis di ux exemplaires de.uaudes: - u.i exemplaire
bloiiil eiUM e\i inpaiie In un.
A on IV. à ces ,iL'r(''nieiis que notre nidartion jouit de la \^Us grande 11-
b rl>', ciir il n'v a id ni < ousure, ni lois de se|ileu)bre. Nous n'avniis à
fia inlie ni l'aiiK.'iKic, ni la Lii.oii, ni la «un isiatinii. L-s uiii isirrs n'ont
p.i-. encnri' s^ iKi'- » lied s procès à la presse ujissanlc ; ou veut quelle
isu.i liiirc, aliu qii'< l'e dcMCiiue loiie.
Il c.-t vrai qui' nous nt pi Ion. pas poli iquc. bien qu'on ne nous ail
jaiiias iiilenlil ■es ^ravvs luuè es; mais nous nous en ubslenous di iio-
■tr^ plein gri^ lUpuis ce taine uiésa>entuic dum l'iiil.bcrl, noire rédacteur
en elirf, a f.iilli èlre x.cliiiie.
Ce pui.liri-te di t iigiie avait écii', il a quelques mois, un ariicIc assez
pou lia nur po.ic nu.' de- piis aiice< qu' se dispueiii souKb'iueiu 'a pré-
poiiiKia iiud.iii^ K'sa'.laircsd'Orieni. L'aiiid- eut du succès. Le Imnlc-
maii, lliiiiitri sou.tail iranqiii Itnienl avec Falniè. La ji une o la'is |te
<;iiiii mi'iiis uaie qu">i l'ocliii .ir ; ille ne niaiigiMil pas, elle ue disait rieii,
Cl snii regard iraliis ail l'riquiélude la plus *ive.
Pliilib.ri lit peu d'aiientuMi à Ci: qn'd preiia t pour un de ces caprices
doni U'S kuiuicj de rOr;eni ne sont pas plus exeinptus que les Pari-
fiie4iii:'s.
— Verse-moi de ( c vin, dit il à Faiinc.
La jenii'- es live obéit en ircinlilaul; mais au moment où Philibert
portJii le verre à ses lèvres, elle le lui ariadia vivcuicut et le biisa sur
le païquet. Puis, elle sejeia à genoux, cl elled.t :
— Céiaitdu poison!
Peui-clre p nvrez-vous que la censure et les procès, lout fâcheux
■qu'ils boni. Volent mieux cniore (|ue ce moyen de coii i<e.- la lilierlé ne la
presse. Mai- a\ec de la prudence et des serviteurs dévoués, ou se lient à
i'ab.'i de p-Tcils accidens.
Faïuié. qui aval éié gtgnée par les ennemis de VObscrvaleur du Bos-
phore, a élé déchue de son cm|)!oi cl de son litre de favoriie. Philibert
po vait la poignarder; il avait pour lui le di oit, la raison et la justice;
mais le lepentir de la j' une esclave, son désespoir cl ses aiilccéilensoiit
plai 6 pour elle. Son mainc s'est ronicnté de la desiituer. Aujourd'hui
Faillie rein,)lil I s modes es fonctions de plicu edu journal.
Voili ce que j'avais il l'apprendre, mon i hi r l.uiicn. A dater du mois
prochain, Ui recevras ré;,'nliereiiieiii VObsevoaleur da liosphorc ; je l'ai
insrnl au nnuibre de nos abonnés, et la qu tiauce le sera présiuice par
noire roiri'spoudiinl l'e Paris.
Puble ma leilre; c'e-i un lervice h rendre aux pcns d'esprit que des
circonstanti s nialheur.ncs b:inniraii ni de P.nis. Ou'il."i vicnin nt a nous;
ils trouveront à Consiaïuinocle u i jonin.d hospitalier et une bonne i osi-
lion liiiéia re. Nous !• r oll. o 'S, pour prix de Lur collabora ion, un
kiosque au bord de la mer. des vins frais, des pipes odorames, l'eMimc
di! la Subime-I'oriu et le sourire lle^> Ciica-sieniies, Tu peux leur pro-
meiirc lousces biens qui leur koni garantis par ton ami. sigis.mond.
EUtiiixE GL'lMOT. — (Courritr.)
1.ES GliKPES. (1)
M. de V..., au moyen de bollcs à talo.is hauts, n'a pas bien loin de
qua re pieds dix pouces".
Sj ci aime ptrpétuelle, — comme celle de beaucoup d'hommes de pe-
tite lail e, est qu'on ne le prinucpas au sérieux, —qu'on ne le cou)p;e
pas pour quelque < lio-e.
p na'le haut pour forcer l'attention, — la crainte de n'être pas aperçu
lui doune un grand amour pour les couleurs ccla'anies qui saisi^seul
dnulnuicui-ciiient l'œil, — il frappe du pied cl fait du bruit en mar-
cjaii' , parce ip e du bruit ne se f.iii pas lout scnl, et que rc'a prouve
<pie ccsi (pie'qii un qui pa'Se ; il pnrte d- gios fa'oris iio.rs. Ci a, d'h «>;
bit ide. le sourcil Ironcé, pour se doni cr un air icirible qid cémei te à
l'avaucc I s su|ipo>iiions peu reSiCC'iieiises ipie peut faire nai re l'ex >■
gui 6 de sa lui le ; — il ne jiarle que de luer. de briser et de rompre. —
Vous le rencoiiirez, il vieiii <le battre un ctiai relier, ou de bien ai'ruv ger
uu g.ii laid de cinq pieds huit pouces, — ou de d.re sou fait à un spa-
d'issiii.
H vous serre la main et réunit tous ses cffnrfs pour vous fa'rc un f ci.
de m I, — il dépluie, pour prendre son ch^ip-'au. un appar- il de vigii cur
snllisant pour poiter une pcuiie. — Jaunis il ne donuue uu curJon, il le
brise.
Il jure chaque fois que le l'eu où il se trouve peut rignureu.'cmcnt le
permettre; i ouv^e el feriiie les p nies avec violence. — A table, après
le d. lier, il n'acceiileia j iiiia s aucune des I queurs douces,— le rlium
e.l, dira-i-il, fad ■ cl acenrani, — Il (lemandi r.i d i rack. — En un mot, i
il ne fait pas un mou>eiiieni, :l n'anicule i^as une syilibequi iie soit un
uianile'ie cl un pri)lesla'ion (outre les hoinmes de la lie ordinaire, qui
ne veuille dire, —je suis peli', mais fort, mais lerrib'e.
ViiU( le reijcoiilicz un joi r le plus heureux des humines, — il vient de
s'i'cci oclier à une d> s ch ises sérieuses de la vie ; — il a un procès , on
lui envoie des assignaiions comme au premier venu , — il ne son plus
sans nn énorme poiiefejille, — il laisse traîner des papiers liiub.és daus
Sun Sidu;. ,
(Jiiand il parle de femme, — c'est d'un t m tout pariirulier et avec un
suuriie qui crie tnui haut, — 'y\ suisuiifélucieiir. un scélérat ; — je séiluis,
je iruinpe, — je sui. petit, il esi vrai, mais hmi ibleinenl dangereux ; — si
l'on dit quelques mots de po ilique et des alTaires du moment, il se dé-
dire toujours pour les pari s violeiis el excessifs. — Vous l'oirnsiriez
de d re qu'il et bon el douv de carai; ère ; — il s'accuse voluinii rs d'è-
ire irop emporté, — trop violent et de ne pas être maître de lui daus ses
co'èris.
S il y aune conspiration dont on reherchu les complices, M. de V.,
qui n'y est pour nen , ne m nique pis l'occasion de paraître être quelque
chose dans une idlaire aussi gra>e; il coupe ses éiiorm'S favoris, — et dit
à tout le ni indc que c'est pour ne pas eue reconnu; — il ne s'arrête
qu'un moiiieiii ave • celles de ses c iniiaissances qu'il rencontre dans un eti-
dro;t public : — Je me cache, leur dlt-d — t ;ui est découvert.
Quo. qu'il ne parle qu'avec un profond déJaiu des hooiiuei de grande
tailli!, — rien ne le llalierail autant i|uc de leur ressembler.
Et il fait si bien , et il S' cache si bruyainment, qu ou finit par croire
un peu plus qu'il ne L- voiila t i. 'abord à ^a coniplic lé ei à ses f irfails ;
— il est iiian lé par uu juge cl a quelque peine et ase jiistilier. Il poite des
éperons diiiiitsurés, — ii prendrait pour ui aveu iiumiliaiil, pour une
houleuse concession de monter uu poney ou uu chcial de petite taile,
— il se perche sur <lc grandes b 'tes normandes, — jamais il uc s'avoue
fatigué, — il a une organisation robuste! ruiiii '
Il a une belle feaiiue, — il l'a choisie grande, fnrte , — nn pcn chargée
d'embonpoint. Il n'aime pas beiucoup qu'on l'aille voir, — et sa inaisun
(■btdun accès dilUcile. — Cependaui il lait une exception en faveur de
M.... Voi i couimenl s'est faite leur connais^ance.
Il se trouvait un jour au ihoâire , il élali arri é lard, il fut obligé, avec
quelques aunes pers'.nnes, de se tenir debout. Malheureusement, il y
avait devant lui un homme de laille assez haiiie qui l'empêcha i de voir le
ihéâ re et le renda t aussi étranger à ce(|ui se pas ait sur la scène que s'il
eu', élé à trente lieues de là. Cet homme s'en aperçut, et lui dit poliment:
Voulez-vous passer devant iiio.?
M. de V... répond. i sèchement qu'il voyait parfaitement bien.
A dire le vrai, il n'avait encore vu (|ue le dos de son obligeant voisin,
— mais celle loadcscendancc, cède quasi-piiié pour sa taille, lui semblait
insultante.
A lacie suivant , il se fit un rcfiux pa •mi les spectateurs non a-ssis , et
M. de V... se trouva devant à son tour. — Le voisin qui. loul à l'heure,
lui avait on"eri sa place, vou'ut se venger par un sarcrsme de la réponse
impnic du M. de V....— et lui dit: Jbl:gezm ji d'ôt. r voire chapeau , je
ne viiisab-olumi nt rien.
Deux personnes se retournèrent et sourirent en voyant que le chapeau
du nciii homme u'al.ait pas au uiCDton de celui qui s'en prétendait si fort
empêché. , _
M. de V..., en' hanté de gêner qu'^lqu un. — heureux de .se trouver en
ob-iàcli- il iueli|ac ciio-o — se co.ilonlit en excès s. (t il plusieurs re-
prises oll'-ii ii M... sa lorgnelte el du labac. Uepuis, quand illeiencon-
tr.i t. — il le s iliiait avec wi sourire gr.iiieiix. — Il ne t .rda pas ii l'inviter
à dîner et il l'introiluire chi z lui. — lieaucuup de personnes pcuscut que
la rencontre a 616 prémédiicc par M...
ALPIIOASE KARR,
Elirait de la livraison de septembre, chM l'cdileur, tue Neuve- Vivicnne,
Paris. — BOULÉ el C imprimeurs des corps militaires, de la gendarmerie département
taie, (lu cadaslre et des coniribulions dirt^Mcs, fui! Coq-Ucron, 3.
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A Paris, Cittc'roturf , jSjistoiu , Scifucfs, ^tam-Kvls^ HVitmoixes^ Mœurs, ^louages
RUE COQ-ni':RON, N° 3,
Au bureau du Journal.
Elai province,
Chez Ii"s Lilirairos , les Uiroctcura
lies l'osics ei dus JU'SJiigciies.
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EXTRAITS D'Ol'VRAGES IJi'EDlTS. PUBLICATIONS KOUVELLES. REVUES.
S'araSasiini tous Mes tnoia.
ABOKfNErSKNS :
TTn an 12 f. »
' Six mois (5 50c.
Trois mois. ... 3 50
Un mois 1 2j
Étranger : 2 fr. en sus par an.
On tire à vue sur l-s personnes qui la
(lemanJcnt, et il e^l ujoutc on Tr. au
iiitindat pour frais de recouvrcmeni.
{\TFn\ycuin.)
Le Magasin î.ittép.aire se compose des meilleurs Feuilletons,
Romans et Nouvelles qui paraissent chaque mois, soit dans les
.Touniaux, les Revues, eu les Livres. On y trouve des Récits
de voyages, des Tableaux dejnœurs, des Etudes d'art et des
l'esquisses bioprapliiques empruntés aux meilleurs écrivains de
France et de l'étranger.
En verlu d'un traité spécial passé avec la Société des Gens de
Lettres, le Magasin Lutéraiue, outre ses articles entièrement
inédits, reproduit notamment les publications de MM. Vic/rou
Ui GO, Ci!Anu:s Nodii;h, de Balzac, Alexandre Dimas, Frédéric
SorLiC, Charles de Bernard, Méry, Eugène Sue, Léo\ Gozlan,
Roger de Beauaoir, Eue Berthet, et généralement les ouvrages
de MM. les écrivains les plus distingués.
Il paraît chaque mois (le quinze) un numéro composé de imit
i'oiii!les, imprimé sur beau papier satiné , grand in-quarto à deux
colonnes, avec couverture imprimée. Le prix de chaque numéro,
qui contient 10,800 lignes (ou 760 mille lettres), c'est-à-dire la
maticrc de plus de cinq volumes in-octavo , est de UN FRANC
VINGT-CINQ CENTIMES. — C'est le prix ordinaire de la location.
On trouvera toujours à remplacer au même prix de un franc
vingt-cinq centimes, les numéros égarés ou gàlés.
Le prix de l'abonnement annuel est de DOUZE FRANCS. Les
douze numéros mensuels qui le composent contiennent de fait et
véritablement la matière de plus de soixante volumes in-octavo
ordinaires, dont le prix (au prix de 7 fr. 50 cent, le volume)
serait de i50 francs!
Chaque numéro ne contient que des ouvrages et articles
complets.
Le Magasin Liitéraire réunit donc trois conditions essentielles
qui doivent assurer son succès :
1° Grande variété de rédaction et soin particulier dans le choix
des articles , qui sont tous signés par les écrivains le plus en
renom (voir le sonuiiaire de ce numéro et des précédons) ;
2" Immense quantité de matières (plus de 60 volumes par an) ;
3° Réduction considérable et sans exemple dans le prix tic
l'abonnement (DOUZE FRANCS PAR AN).
Tour se convaincre de la sincérité des promesses de ce pros-
pectus, de la réalité des avantages que présente le Magasin Lit-
i Éi'.AiRE, de son importance matérielle et de sa valeur littéraire,
il suilitde jeter les yeux sur ce numéro et de lire, dans le sonnnaire
i ui suit, les noms des écrivains célèbres qui y ont concouru.
SOJUJUAfHE.
1,0 rapiCiino Lambert, par M. CHAULES UAHOU.
Antoine iVi;,illan, par M. STKPUliiV DK LA MAnELEIXE.
T.ib;iiy, riioiinéle homme, parH. S.-HEMVV KEUTlIOll).
In rêve de l'Impéraliicc Joséphine , par M. IIEMVV BEUXIIOI-'D.
Dniihle Eri-eur, par M. JULES JA.MîV.
le lionhcurd'un amant mallieiircux, par M. LOUIS LURliXE.
Portrait de M. IVAHUîUXEAV.
Milady Monlaigii, par M"" la duch. D'ABKANTÈS (œiivics posthumes).
Poésie : Nolrc-Danic de Tolède , par M. THÉOPHILE GAUTHIEll.
— Fuite de Rodrigue , par M. EMILE DLSCHAMPg.
Le Pactole, par M. EUGENE GUI\OT.
Nouvelles il la main ( septembre ).
Physioki5:ie (d'Homme marié.— Tatillon, par M. PAL'L DE ROCK.
Physiologie du Conseil-d'État sous le Consulat et l'Empire, par un aiicica
auditeur.
Les Contrebandiers de Penmarck , par M. FÉLIX DEUIÉGE.
Sœur Batilde, par M"' EUGÉNIE FOA.
Le Projet d'un crime, par SI. BIAUIE AVCARD.
Un Pain et une lenOlre, par M. S.-HENn"i BEKTHOVD.
Un Prisonnier d'c'lat, par M. UOi'.ACE RVISSO.N.
Le Cor.iil , par M. ADOLPHE PLZANT.
Moët, par M. JULES JAi\l-\.
>*^^^-»
EiC Capitaine liaiiilse.'^
CHAPITRE PREMIER.
Bien ne ressemble à une ville de province comme le quartier qui à
Paris avoisine le Jardin-du-Roi.
L'illusion qu'y procurent tout d'abord l'absence complète de mouvement
et la solitude silencieuse des rues s'accroii encore pai' l'aspect des liabi-
talions, qui ne rappellent en aucune minière la forme et rarchiteciure
des constiuctioRS élevées au centre de la villo. Là, p:jint do ces lourmil-
lères à six é âges afl'ectant au deliors la uiaguilicence d'un palais et, au
dedans , mesurant froidement aux locataires dont elles regoigcnt
l'espace à peine suffisant pour sa mouvoir et pour respirer. La, point de
magasins ii splendidts devantures, point de portes cocliéres mocumeiita-
les et ouvragées ressemblant à l'entrée d'un baptistère ou à celle d'ua
temple grec. Eu ces parages isolés, la spéculation des boutiques n'é-
tant d'aucune défaite, les rez-de-chaussée forment de modestes lo-
gemens, dont les fenêtres, pour la sûreté de ceux qui les occupent.
sont piltoresquement garnies de serrurerie , ù moins qu'on n'y ait
pri^fére, comme défense, des coiitrevcns ouvrant à l'cxtérieiir, et rc-
leiiDs durant le jour h la muraille par des tourniquets de fer, cbérs du
pamin de Paris, qui ne manque jamais de les faire vioitlincr en passant.
Assez souvent élevée de plusieurs marches au-dessus du toi, l'tnlrée de
Il mai-oii est d'ordinaire une petite porte à moulines, et à un seul bit-
tant, donnant issue snr un corridor clair, qui ne doit pas être confondu
avec ce> hideuses allées qui desservent les bouges infects de ccrtiins
quartiers populeux. Quelquefois aussi la maison, en retraite sur la
vuie publique , en est séparée par un mur dont le pignon , en vue
des teiUalivcs nocturnes a'escalade, est classiquement garni de frag-
mens de verre cassé qu'on y a implantés dans le plâtre encore li ais.
A rinicricur des habitations ainsi disposées, si la porte vient à s'ou-
vrir, vous êtes à peu près srtr d'entrevoir la riante verdure d'un jardinet
ou celle d'un berceau sur lequel s'épanouit une vigne mariée à la végé-
tation des pois a odeur et de la capucine. Plus hahituellcmcni un vaste
jardin dessiné à la vieille méthode française s'étend derrière un corps de
logis élevé sur l'alignement de la rue , et se révèle au loin par des son-
leurs de fleurs mêlées au parfum plus énergique des p'antes potagères.
Constamment entretenu par ces émanations végétales a un grand etai de
pureté, l'air de ce quartier, que ne vicient point d'ailleurs les miasmes des
ruisseaux et des immondices , est d'une extréioe salubrité , et satisfait à
toutes les conditions de l'hygiène la mieux entendue.
C'est sans doute à raison de ces heureuses dispositions sanilains que
LE MAGASIN LITTEKAIUE.
ce pe'il coin de Paris a éié clioisi pour devenir le ceutre (l'une spécula-
lion qui s'y est const.imment lujinteiiue et muUipliOe.
De tous cùiés , au dcisus des portes , au |.lus haut de la façade et sur
les murs latéraux des maisons dans toutes les places en un mot oii cette
inscription alaciianccde fr;ipper les jeux, vous pouvez voir écrit en ca-
lar tères gros et lisibles: Pension bourgeoiic des deux texes.
Un des grands conteurs de noire temps dans un roman célèbre , s'est
plu à décrire, avec ce soin e^act et minutieux qui est l'un des caractères
tleson admirable talent, l'intérieur d'un de ces établissemens ainsi pros-
pecturés. Il nous suffira donc de dire, après lui, que, dans ces sortes de
maisons de refuge de la petite propriété, l'industrie privée, parodiant la
pbilanlliropie publique, reçoit, movennant une modique rétribution an-
nuelle, 1rs célibataires malaisés, les vieillards restés sans famille et les
menus rentiers qui n'ont pas dans leur revenu de snffisans moyens de
pourvoir à leur subsistance. LJ, au moyeu d'une économique organisa-
tion de la vie en commun, toutes ces existences déclassées et besoigneu-
scs, groupées autour du maîire de l'usine qui se trouve encore à vivre sur
elles eu leur servant de H^ n, échappent aux soulTrances les plus aiguës
de l'isoiemenl et de la misère, et arrivent un peu moins douloureuse-
ment qu'elles n'auraient fait sans cette ressource à leur suprême dénoû-
ment.
Au commencement du dernier tiers de la restauration, un de ces fonds
de commerce situé dans la rue NeuveSainl-Eiienne, était exploité par une
dame Bouvard, ancienne artiste dramatique qui avait tenu jusqu'à la der-
?iièi e extrémité dans les troupes de province les rô'es de Dugazon-Cor-
fcts. L'âge l'ayant entin dépo sédée de cet emploi, elle s'était retirée
à Pjris. et des générosités posthumes d'un vieil avocat de Bar-sur-Aube,
mort sou soupirant, elle avait acheté l'éiablissemeut à la tète duquel nous
la vovons aujourd'hui.
En' faisant cet e acquisition, Mme Bouvard s'était complètement méprise
dans le choix du genre d'industrie auquel elle était propre. Un café ou un
restaurant, dans le comptoir desquc's elle eût fait trôner des charmes res-
tés encore à un état passable de conservation, lui eussent infiniment mieux
convenu que la grave ad'uinistration d'une espèce d'hospice oii aucune
distraction ne venait la dédommager de la multiplicité des soins auxquels
elle était obligée de donner son atieniion.
Veiller à ce que les besoins, souvent même les exigences d'hôles in-
firmes et grondeurs fussent in essamment satisfaits ; maintenir dans ce
collège de vieillards en proie à toutes les mauvaises passions de leur âge,
la bonne harmonie toujours près d être compromise; pourvoir au meil-
leur mavché possible ii l'apijrovisionnement de la maison; y entretenir
l'ordre et la propreté ; compter avec les fournisseurs ; soutetiir avec les
éiablissemens voisins une âpre concurrence, voilà quelle était sa fati-
gante occupation de tous les jours. Maiuien mt peut-on considérer
comme une suffisante compensation à tant de sollicitudes le babil de
quelque commère du quartier venant parfois visiter la digne hôtesse, ou
la société de ses pensionnaires n'ayant jamais à la bouche que des do
léances sur le présent, quand ils consentaient à laisser en paix les sou-
venirs cent fois rebattus de leurs passé? Disons le mot, d'ailleurs; quand
même des plaisirs moins austères et moins monotones lui eussent été per-
mis, Mme Bouvard aurait dé>«iré encore, car, bien qu'ayant rompu avec
les rôles de jeune premièie, elle continuait de sentir son cœur, que jamais
jusqu'à cette époque elle n'avait laissé si vide et si inoccupé. Or, à une
certaine émotion que ses attraits semblaient avoir encore le pouvoir d'exci-
ter parmi la population décrépite de sa maison , aux hommages qui, sous
toutes les formes, depuis l'attention discrète jusqu'à l'impudente convoi-
tise, émanaient vers sa beauté de tout ce vieux détritus humain, il ne lui
paraissait pas que l'âge de la galanterie fût tout à fait passé pour elle'
Aussi, parles belles soirées d'été, quand la crainte du serein avait con-
finé tous ses pensionnaires dans leurs cellules, descendant dans son jar-
din, elle y promenait mélancoliquement sa rêverie le long des allés so-
litinres, s'y occupant sans doute de quelque type vaporeux, qu'elle eût
trouvé une grande coni-olaiion à faire entrer dans l'économie de sa vie .
mais que rien ne lui avait encore révélé.
Un soir que la plaintive hOtcsse avait prolongé sa veille plus lard qu'à
l'ordnaire, elle était assise sous un berceau de verdure, respirant avec
délices le parfum nocturne de quelques rosiers placés dans le voisinage,
quand tout à coup une chambre de la maison voisine, qui avait vue sur le
j.irdiu de la pension, vint à s'éclairer par la rentrée du locataire qui l'habi-
tait. La fenêtre était nsiée ouverte pour donner accès à l'air frais et em-
baumé qu'il fai^ait ce soir-là à la suite d'une étcuUaute journée du mois
d'août. La belle rêveuse pu' donc à son ais; considérer l'action et la per-
sonne du survenant, et elle mit à cet examen une attention d'autant plus
délii)érée que de son côté elle se croyait invisible pour lui.
Nos lecit urs ser.'ient bien trompés si le voisin de Mme Bouvard ne se
trouvait pas roiisiiiué de manière à pouvoir devenir l'aimable soupirant,
dont le besoin se faisait si vivement sentir à son isolement. Au premier
aspect cependant rien ne parut le désigner impérieusement à cet emploi.
Ues traits peu réguliers et d'une médiocre distinction, de fortes mousta-
ches blondes, des cheveux drus, roux et ras, contribuant par cette mâle
disposition à donner au visage qu'ils couronna eut un air résolu et mar-
tial, des membres trapus et une carrure imposante ; en somme un air de
force, de décision et d'audace, voilà ce que Mme Bouvard eut bientôt
tait d'ioventoricr. Quant à la curiosité qu'on pourrait nous montrer de
savoir comment il se faisait que cet intéressant voisinage se révélât pour
elle seulement ce soir-là, nous répondrons que li maison de laquelle dé-
pendait la chambre qui attirait en ce moment ses regards était un hôtel
garni, dont le personnel se renouvelait sans cesse, et que l'hôte imprévu
qui s'y remarquait y était apparemment installé depuis fort peu de temps.
Après s'être mise dans le simple appareil que comporte la tempéra-
ture d'mi jour d'été et la libellé du chez soi, notre nouvelle connaissance
alluma une ample pipe d'écume de mer et, s'accoudant sur l'appui de la
leuélre, commença a en jeter la fumée au vent.
A l'époque dont nous parlons, la grande révolution sociale, qui a fait
passer dans les mœurs élégantes l'usage du tabac, n'était pas encore
soupçonnée, et I habitude de fumer emportait avec elle une présomption
de mauvaise éducation très difficile à concilier avec les perfections exi-
gées dans un héros de roman ; mais il faut se hâter d'ajouter qu'à cette
époque aussi , les moustaches , tombées depuis dans la vie civile , iudi-
quaient nécesiairement un militaire, et que dans tous les temps, par une
dispense expresse , les gens de guerre ont eu la permission de charmer
par la pipe les longs loisirs de leur vie passablement végétative et inoc-
cupée. Au lieu donc de conclure de la (bstraciion h laquelle il se livrait ,
que son nouveau voisin fût un homme de mauvaise compagnie, Mme Bou-
vard fut am<née à penser qu'il portait l'épaulette, et nous devons avouer
que ce n'était pas là une découverte à décourager l'attention dont elle l'a-
vait honoré jusque-là. Elle continuait donc à examiner assez curieuse-
ment sa silhouette , se dessinant dans l'ombre de la fenêtre , tandis que
l'intérieur de la chambre éclairée derrière lui, formait un fond lumineux
sur lequel il se détachait, quand un rayon de la lune, venant à frapper
sur la robe blanche de l'observatrice, la mit à son tour en relief, et la li-
vra à une contr' aitentlon dont les elTets ne tardèrent pas à se marquer.
Nous ne prétendrons pas que notre officier (nous le prenons poir tel
jusqu'à Louvel ordre ) fit acte de très bon goût en allant détacher une
guitare dont il commença à tirer quelques accords.
A un point de vue absolu, nous ne l'approuvons pas davantage, après
qu'il eut ainsi préludé pendant quelque te.iips, d'avoir ouvert ua feu ren-
iant de romaiicis parmi lesquelles nous sommes obligé de signaler Fleu-'
ve du. Tage, et l'^its oiseaux, le printemps vient de naître, deux mé-'
lodies aujourd'hui surannées et qui compromettraient à ne jamais s'en re-
lever le malheureux qui tenterait de les employer à séduire même une
lavandière ou une bonne d'enfant.
Nous soaimes donc prêts à en convenir, avec une femme du œonde^
avec une beauté moins disposée que ne l'était Mme Bouvard à laisser ra-'
vir sa pensée dans le ciel bleu de l'amour, le musicien eût commis une
faute énorme ; car sa sérénade retournée (d'ordinaire le chanteur est en
bas et la belle à la fenêtre ) était toute propre à le rencire ridicule et à té-
moigner d'une sorte de présomption entreprenante mal faite pour bien le
recommander. Mais ici l'effet produit fut tout autre : Mme Bouvard ac-
cueillit avec quelque reconnaissance la musique envoyée à son adresse
sur l'aile du zéphyr ; elle trouva que, l'exécutant chantait avec goût , et
ne fit pas mine de se retirer ; seulement elle eut soin de se placer hors de
la portée de l'indiscrète lumière qui avait trahi sa présence, trouvant
ainsi moyen, suivant l'instinct marchandeur de toute femme qui accorde
une faveur, de n'être là que d'une demipréseuce, où sa modestie et son
plaisir trouvaient leur compte à la fois.
Cependant le répertoire du musicien allait s'épuisant, et il se voyait
prochainement obligé de mettre fin à son concert ou de tomber dans
quelque redite, quand onze heures venant à sonner, Mme Bouvard s'aper-
çut qu'elle avait prêté aux accrus du galant militaire une attention qui ne
pouvait pas convenablement se prolonger plus long-temps. Quittant donc
sa retraite, elle se mil en devoir de regagner la maison, laissant aperce-
voir à des yi>ux provisoirement condamnés à se contenter de cette remar-
que, une taille qui, pour manquer de finesse et d'élégance, n'était pas
cependant dépourvue d'une appétissante rondeur et d'un provoquant
ijbandon.
Long temps apiès que celte aimable vision se fut évanouie, le virtuose
resta en obs;.'rvaiion. espérant que la chambre delà dame serait à portée
de son regard et qu'il pourrait l'entrevoir, arrosant des Heurs à la fenê-
tre, fermant une jalousie ou reflétant son ombre derrière un ri leau. Le
pauvre galant en lut pour ses frais de patience. Le bel astre qu'il cher-
chait n'était pas si ué dans une portion du ciel accessible à ses yeux, et
tout ce qu'il recueillit d'une assez longue attente, fut de surprendre dans
une mansarde qui faisait face à sa croisée, une grosse servante metlai:t
ses papilloties et se coffaut de nuit.
Ainsi va le monde où partout le mal est installé et prédomine, jamais
l'appartement situé vis à vis du vôtre n'est celui de la fille ou de la n.èce,
c'est toujours celui de la mère ou de la tante, bien heureux quand vous
n'avez pas le père ou l'oncle en perspective et que ni l'un ni l'autre de
ces vénérables personnages n'est eu outre atteint, au grand péril de vos
oreilles, de la manie de quelque instrument insalubre, tel que la flûte (1),
le violon ou le cornet à piston.
CHAt'ITBE II.
il faut croire que l'image de la belle hôtesse avait vivement agité le
(1) On saille mot d'un musicien célèbre :«Je ne connais rien de pire qu'une
Uùic. si ce n'csl deux Qùles, »
. .-.„_^__- LE MAGASIN LITTÉRAIRE.X
sommeil de notre oflidcr, car le lendemain de grand matin nous le trou-
vons à sa fenêtre, revêtu d'une capote (runiforme et recoiUnienç;int la fac-
tion que nous l'avons vu poursuivre la veille au soir avec un courage si
mallieureux. On aurait tort cependaut de lui savoir un mérite absolu de
cet empressement matinal auquel avait bien un peu de part le sous-in-
teudant militaire qui ce jour-là devait passer la revue du régiment doit
fc; amoureux si vigilani faisait pariie. Toutefois , en attendant l'heure de
se rendre sur le terrain, il avait voulu voir si sa tonne étoile ne lui ferait
rien dérouvrir de plus complet touchant /e ion.^fe de sa nuit d'élc.l\
était donc en observation , humant comme un rossignol l'aurore et la ro-
sée, quand, par un coup de sympathie auquel la prémddiiation de l'aima-
ble dame n'avait aucune part, Mme Bouvard, dont le tracas commençait
de bonne heure, fut amenée au jardin où elle descendit suivie de la ser-
vante que nous avons entrevue la veille et qui venait sous son iiispection
faire une moisson des végétaux les plus prosaï jues , tels que carottes ,
poireaux, oseille, salades et autres plantes de ménage et de pot-au-feu.
La diiue hôtesse avait à peine mis le pied tur le perron qu'elle avait
déjà entrevu le militaire à son poste, et uous nous garderons bien de
pré:eudre que cette vue lui eût été en rieu désobligeanic ; mais bien fin
aurait été le galant s'il avait pu reconnaître à quelque signe qu'il avait
été remarqué ou seulement aperçu. La maison à la fenêtre de laquelle il
était placé se serait écroulée que la belle ménagère , le sachant à l'affût ,
n'aurait pas tourné la tète de son côté, ce qui ne veut pas dire cependanl
qu'elle eiiil rien perdu do ce qui se serait passé , le<i femmes ayant uae
inexprimable hahiletû- de tout voir sans riea regarder. Quant au jeune
hompie , il y mit moins de façons, et ayant la liberté de considéier à
pléii) celle dont il ue connaissait encore que la taille ttla tournure, il
fui ravi des grâces de son visage , auquel l'éloignemeiit restituait en ce
ii;Qi!;eul la pluiiilude d'une beauté qui, vue à moindre dis;ance , ue lais-
sait pas de marquer le passage des ans. Il décida doue à l'instant même
(|u'il ajouterait cette aimable vision à la liste de ses conquêtes, la très
excellente opinion qu'il avait de lui-même n'admettant pas qu'il ce dé-
lioùiiicut il put se rencontrer d autres obstacles que ceux qu'y apporterait
l'irbiiflisanle énergie desa volonté.
Si jam> is l'amour était banni de la terre, il y serait ramené en triom-
phe par une chambrière, cette sorte de femme, indépeud.imment de l'ar-
deur chaleureuse qu'elles mettent personnellement ù pratiquer son culte,
étant inslinciivement portées, dans tous les pays du monde, ii se fiire les
eiilieiueiteuses les plus zélées de ses intérêts. Aussi, tout en cueillant ses
herbes, la servante qui accompagnait Mme Bouvard ue put se tenir de
parler du galant qu'elle apercevait à sa croisée, et sadresscint à sa maî-
tresse :
— Madame a-t-elleremaïqué, lui dit-elle, notre nouveau voisin ?
—Quel voisin, fit Maie,U,ouvrard, d'un ton d'indifférence qui allait jus-
qu'à la sécheresse ? . .i_ ..,;i,,
—Ce jeune homme qui nbtis observe, répondit la servante eaojonirant
d'un signe de téie le militaire qui, ea effet, ue quittait pas dei: iyfeu,x;,le
caï'ré de légumes auprès duquel ellvs étaient arrêtées.
-)-Ne regardei donc pas de son cOié, reprit vivement Mme Bouvard,
sanjs calculer que, si elle eût eu aUuiie à un lémot^J. pliJ? clajryoyaftt, elle
se fût compromise précisément par 1 excessive alai;9iC'igiip.ipr,euAit'Sa pu-
deur. _ .,,',,". ,.„, ;' .,:',,,■ 1 M .'
— Il paraît, continua la servante, qui heureusement ne tira aucune in-
duction de rindice accusateur qu'aurait pu lui fournir la piuderje exagé-
rée de sa maîtresse, il paraît que c'est un jeune homme qui a des tolot^s ;
madame a dû l'entendre, hier toute la soirée, qu'd a chanté en jouaa!< de
la guitare. ,,,;. ' ^'u^uZ ,.' fu,y.J-^ .',muu-i
— Ah! c'estooqç la.çë^te musique,, répondit Mme Bouvard, qui; çi'a
tant impatientée que j*en avais les nerfs tout agacés en me couchant. .
— Madame est dillicile, repartit la chambrière ; il me semblait, moi,
que c'était très bien chanté; il y a surtout fleuve du Page qu'il ajolMBcnt
exécuté. , ,., , ■ .-_, - -,:,;.r ; ,|,i(r|:. • ■ ,,
7'^Vous vous y connaissez, dit alors Mme Bouvard d'un air dédaigneux,
et, dç fait, le souvenir de la sérénade avait perdu pour elle presque tout
son charme depuis qu'elle savait que les chants qu'elle avait cru adressés
à elle seule avaient aussi fait les délices de sa sci vante.
Kesesenlrintpas de force àsouieiàruue disçusoion sur le mérite d'exé-
cution qu'avait pu déployer le musicien : ,
— Ce n'est toujours pas votie vieux docteur, reprit la chambrière en
se sauvant par un argument h ti avers champ, qui serait pour en fiirc au-
«aut- . . , . j1k:;..u-
— Comment, mon vieux docteur! dit Mme Bouvaud en -haussant l^»
épaules : que voulci-vous dire par la?
— Madame ne sait doue pas que notre voisin est un officier de santé?
— Comment le saurais-je, reinit aigrement Mme Bouvard, eal-ce que
je suis comme vous au fait de toutes les nouvelles du quailier ?
— Ah ! mon Dieu, je n'ai pas fait d'intrigues pour appieiuira ça, c'est
Jean, le domestique de l'hfttel, ([ue j'ai rencontré hier soir et (pii m'a dit :
Nous avons au numéro trois un chirurgien du réginent caserne à la rue
de rOursinc, vous le verrez, sa chamlire donne sur le jardin. C'est un
homme très savant, il a une trousse superbe, tous ses insirumens sont
montés en argent.
— Je vous avais déjà défendu, répartit Mme Bouvard* de parler aux do-
mcsiiques de rhô;cl. ' ■'^'^'^ •'-'* -^ " ''' '* •-■ '-
— Tiens! est-ce que je peux empêher c't homme (c't homme était Ici '
pour Jean) de me dire bonjour quand il me rencontre ; on serait donc pis
ici que dans un couvent ?
La pauvre fille avait raison, mais c'est qu'elle ne comprenait pis ic
vrai motif de la mauvaise humeur que montrait sa maitressa à la suite fie
l'ollicieux renseignement qui lui avait été fourni. Un chirurgien de régi-
ment ! Nous le deaianaous à toute femme qui se pique de quelque senii-
menl romantique, est-ce là l'uoojme de s-'s rêies? ne sait on pas qu'à'
tort ou à rais'ju les m^Jccius d'armée, qnoi(|ue cependant Brous'ais lesi
ait bien grandis et relevés, passent dans l'opinion vulgaire pour de féroces'
praticiens, aussi facilumeni amenés à vous couper un bras ou une jambe
que peut l'eue un au r-, homme à donner la main à un ami; c-, à ce
sujet, Mme Bouvard partageait le commua préjugé; elle venait donc de
voir tomber la révélation la plus dtsenchantante, au milieu d'u te illusion
à peine commLn.-ée; aussi pendant tout le reste de la journée fut-elle
quinteu-e et maussade, ausH se monira-t-olle sans indulgence pour lesma-
nies (le tous ces vieillards au milieu desquels elle vivait ets'absiint-e'le
soigneusement le soir d? descendre au jard n.
Le lendemain cependant , un peu revenue de sa première émotion et
plus capable de sainement envisager la réalité des choses, elle com-
mença de se représenter qu'un chirurgien militaire était après toot an
homme qui avait donné plusieurs années de sa vie à d'honorables éimles,
et qu'un jour de bataille, quand, au lieu d'aller tranquillement an pied du
lit d'un malade écrire une ordonnance, il courait, au perd de sa vie, par-
mi les obus et la mitraille porter secours aux mouron; et aux blessés, il
accompbssait une bien noble mission ! La Providence vint d'ailleurs en
aide à ceJui que Mme Bouvard avait été sur le point de déposséder si les-
tement de son estime, car dans la nuit qui sunit, un de ses ponsionn.ires
se trouva tout à coup gravement incommodé, et le médecin ordinaire de
la maison qu'on était allé quérir ayant refusé de se lever pour faire son
office, on fut trop heureux d'aller réveiller le médecin militaire qui, à
ITcmière réquisition, prêta le concours le plus empressé.
Présente à la consuliatiou du jeune docteur, et donnant elle-même leï>'>
mains à exécuter ses prescripions, Mme Bouvard, en remarquant la juS'
tesse de son coup d'œil et sa détermination prompte et rapide, continua
le bien modifier ses idées touchant les médecins d'armée. Dès cette pre-
mière renc;m:re, et tout en s'occupant de son malade, i'£sculape avait
trouvé le temps d'adresser à la belle hôtesje quelques propos galans;-
mais étant revenu le lendemain pour savoir le résultai de ses i emèdes, qdici
avaient été couronnés du plus heureux succès ; libre, à celte fuis, de tontol
to distraction pharmaceutique, il donna A bien ses soins à cet être sédiric'i
sant et aiaiable, quil acheva de triompher de toutes les préventions doJit;)
il avait pu d'abord être l'objet. N'étant pas femme à faire les choses à:
demi, aussitôt convertie aux chirurgiens aide-majors, Mme Bouvard en
pratiqua la religion avec une ai'denie ferveur ; on ne s'étonna doric pas
en apprenan que , huit jouis à peine écoulés , le vide de son cœur était' >
latgemeiit comblé. ' r ,M
UiuQ Bouvard était arrivée à cet âge où les Itemmcs s'attachent avec
une t -iiacité extrême parce que le roman de leur vie tsl à son dernier
chapitre et qii'e les n'entrevoient plus guère de feuille;s à tourner. An
contraire, laide-major Cousinot n'était ni de tempérament, ni de prin-
cipes, ni de caractère à se fixer long-temps au mOnie amour ; il y a donc
tout lieu de penser qu'un rapide désanchantement eût couronné sa rapide
vi( toire, si dans sa sensible maîtresse il n'eût en même temps trouvé le
dé -oùment d'une solide amitié. Les appointemeus d'un chirurgien mili-
taire ne font pas vivre splendidement leur homme, et la dépense de notre
séducteur était cousiamment en lutte ouverte avec f on revenu. A tbaque
fin de mois se dessinait dans ses finances un déficit qui ne tarda pas à
le jeter i n proie à une meute de créauciers^de la pire espèce, à savoir
ceiix qui réclament de misérables sommes et qui vcu'ent d autant plus
être paycsqu'il leur est thédveinent dû. Les trarassii ies auxquelfes cette
situaiiiin l'expojait, altérant profondément son htimeur. Mme Bouvard
vo i'u recevoir la confidence de ses chagrins, et quand elle sut que quel-(K
que centaines de francs pouvaient rendre le calme à une existence adorée, 1
elle offrit généreusement ce sacrifice, qui, après quelques façons, fut ac-
cepté àiiire de prêt.
Rie;; n'est pcrlide^corame ce mot qui met en repos la délicatesse, qu'inqniê- ,
tcraiçnt des servicrs d'argent rendus sous une auti'e forme ; au.-si, t)i joun
(l <ip-e(/(,'/j/t'/, l'aidu-major prit il doucement l'haLituile de puser aiec
ceiiaine régularité dais la bourse dont oului avait une fois moirréle clie-
iniu. Pour nous servir d'une motaijhore de son nu-ilir, riacnne (:e> jkii-
gnées qu'il faisait à celle complai>iuli< Bmie. nous | ;»ilc>us <ic la bo :rse
et non l'hôtesse , amenant toujours de sa part un redouljUment de .-; ins
et de tendiessc, Mme Bou\ard vit s'établir euire cyx sans trop de regre;s
u e sorte de l..i agiaire ; seulement avant calrulé qu'elle aurait lo t iiê-
néli;e à donner à celte tacite comiunnauiéde biins i;i;e f;rme airet'c et
déU(iiiive, elle se disposait, maljîré la di.-pi op'irlion d'âge qui clan t nio
elle et son soupiraui, à lui pro, oser de sub.-iituer a leur société anoi y i.e
une soci lé par acte public et eu nom ci)llecti', quae.d ces projets fureul
d(. rangés par les événemcus que l'on pourra voir dan.- les chupiues sui-
vaus.
CHAI>ITB& la.
Une atientioa particulière doit être accordée au peascouaire qui ,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
par sa subite indisposiiion, avait préparé daus la maison de Mme Bou-
vard riinroilurtion de l'aidc-iiiajor Cousinot.
C'était un petit vicilird à la luiiie refi ognéc et souciense, qui, montrant
un grand goût de la siilittidc, coinmiii)i(|uait le moins qu'il lui <5t..it pos-
sible avtc les autres habitans de la maison. Très enfimcé daiis la dévo-
tion, et sortant rarement dans un antre but, il allait chaque jour passer
plusieurs ht'ures à l'i^glisp, ne mangeait point à la table cointnune , était
toujours couché avant di\ heures, quoiciu'il se plagnlt souvent de l'm-
somnie de ses nuits. Du reste, malgré lesoiiima'que qu'il me tait à
maintenir Va parte de sa vie , il était d une humeur af scz éga!e, poli dans
ses manières et dans sou langage, et ne doimait à personne sujet de se
plaindre de lui.
Jusque II dans ce personmge rien de bien exceptionnel ; mais on ad-
mettra sans doute comme digue de remarque la singularité que nous al-
lons signaliT.
Au moins une fois par quin?aine une voilure richement armoriée, ve-
nant troubler le calme silencieux de la rue Neuve St-lîiienne, s'anèiait à
la porte de Mme Bouvard. On en voyait descendre une femme à laquelle
une toilette d'une exquise recherche donnait encore sous ses quaranie
ans sonnés un air de gracieuse jeunesse; accompagnée quelquefois par
son mari, homme de manières distinguées, mais dont l'estéritur annon-
çait une médiocre ouverture intellectuelle, plus habituellement elle ve-
nait seule et, après avoir demandé avec intérêt des nouvelles de M. Le-
duc, c'était le nom du vieux pensionnaire, elle s'empressait de monter à
sa chambre ou allait le rejoindre dans le jardin quand il se trouvait s'y
promenant au moment de son arrivée.
Autre circonstance h ne pas omettre : lorsqu'il aurait semblé naturel
que le vieux solitaire se montrât heureux et honoré de cette bri'lame re-
lation, il paraissait au contraire mettre une all'.ciation désobligeante à la
traiter d'un froid g'ac al qui formait un étrange contraste avec la défé-
rence affectueuse dont il était l'obj""!. Comme il arrive entre gens (jul
aimeraient autant ne se point voir, la conversation pendant tout le temps
que duraient les visites faites à ce quintcux vieillard, se traînait pénible-
ment enirccoupt'e de longs silences que l'extrême bonne volonté de
ses interlocuteurs ne parvenait jamais qu'incomplètement à combler.
Seulement à certains jours, et apparemment lorsqu'un sujet incinnu,
qui peut-être était le lion de cet étrange rapprochement, venait à être mis
sur le tapis, se départant de ses habitudes de silencieuse bouderie, M. Le-
duc paraissait s'animer outre mesure, et après avoir insensiblement élevé
son rèche accent de mauvaise humeur jusqu'aux éclats de la colère, il
rompait brusquetnent l'entretien; en ces sortes d'occasion il était f cdede
remarquer que ceux qu'il traitait avec cette brutalité n'opposaieniàsesem-
portemtns que la plus patiente résignation, et d'ordinaire a.irès ces scè-
nes, ils laissaient passer fort peu de temps sans revenir, témoignant ainsi
qu'ils n'avaient point gardé rancune du mauvais accueil de leur hôte et
qu'ils éprouvaient un pressant désir de se récc'iicilier avec lui.
La biiarrerie de ces rapports était bien faite pour exciter la curiosité-
et ils avaient été fréquemment l'objet des commeniaires de Mme Bou-
vard et de ses Iccalaires, sans qu'au reste tout leur empressement a en
démêler le caractère les ciit amenés à aucune découverte de quelque im-
portance. En se rens ignaut soigneusement auprès des domestiques, d'ail-
leurs assez peu c ommunicaiifs, qui accompagnaient les amis ou protecteurs
de M. Leduc, tout< e qu'on avait pu apprendre, c'était le nom et la position
sociale de ceux-ci, 1 1 l'étonnement créé par leur déférence et la pieuse ré-
gularité de leurs visites n'avait pu que s'accroître, quand on avait su que M.
le baron de Chaboumt, l'une des fortes parties prenantes dans le milliard
de l'indemnité des énvgrés, malgré la morgue de son nom,s'assiiciant par-
fois lui-même à ce culte m>stéiieux , permettait que sa femme vînt assi-
dûment rendre ses devoirs à un vieillard bourru qui avait appartenu à
leur domesticité. Atoueforce cependant on aurait pu comprendre ce
prodigieux ralBneraeiit d'égards pour un ancien serviteur qui avait peut-
être rendu quelque service signalé à la famille qui les lui prodiguait ; mais
alors comment s'expliquer qu'il eût été re'égué dans un de ces asil-'S pau-
vreteax où ne se réfugient que les existences destituées de toutes protec-
tions et condamnées à la solitude et à l'abandon.
'" ' En sa qualité de maltresse de la maison où se prolongeait depuis long-
tetnps cet inconnu , Mme Bouvart plus que personne se croyait engagée
il le pénétrer , et à une époque il lui avait paru qu'elle était sur la voie
d'une très judicieuse explication. Elle avait arrangé que Lt duc était un
de ces personages de comédie , qui se cachent sous un nom supposé .
et qui, laissant flairer après eux l'espoir d'un riche nériiage, se rendent
par cet espoir l'objet des soins de quelque coureur de succession , aspi-
rant, suivant son expression, à être couché sur leur testament. Si même
il faut tout dire, nous ne cacherons pas que, durant quelque temps , la
digne dame avait pensé à contreminer les projets de la famille Chabourot,
en essayant, pour son propre compte , de capter la bienveillance de son
hôte ; mais outre qu'elle a été assez mal encouragée a persister dans cette
idée par une remarquable répulsion que le vieillard avait toujours témoi-
gnée pour elle , il se rencontrait à son roman mille difficultés par les-
'' quelles il recevait d'assez notables démentis.
•' ' Par exemple, était-il probable que les Chabourot , récemment mis en
posscssi :ii (l'un accroissement de fortune considérable , acceptassent ,
' dans l'unique intérêt de l'accrolne par l'alluvion d'un héritage , tous les
humbles sacrifices qu'on les voyait faire incessamment au désir de bien
vivre avec leur ancien valet ? Quant au déguisement sous lequel celui-ci
se serait caché, ci tic veision étdit devenue insoutenable depuis qu'il
avait été positivement recormu par une ancienne femme de charge qui
venait quelquefois visiter Mme Bouvard , et qui avait vu l.educ exerçant
dans ta maison Chabourot les fonciinns d'une espèce de niajm dôme. D'ail-
leurs, pour justilier les cspérauces quf le vieux domestique aurait pu faire
naître de sa splend:de succession, il aurait fallu qu'il thésaurisât, qu'on
le vit s'im|ios*r des priv.aions et vivre de tous les ingénieux raUinemens
de l'avarice. Or, dans son existence , rien de pareil ; il dépensait
comme un boiume qui a un modique revenu c et non comme un
homme qui, avec u:i métiocre revenu, a la passion de faire de g' es-
ses épargnes : ce qui es' peut-être le luxe le plus invraisemblable dans
la vie d'un avare, on le vovait, de son mince supcrilu, faire quelques
aumônes. Sans être recherché dans sa mise, il paraissait avoir le goût du
beau linge et n'aitendait pas, comme beaucoup de vieillards, pour quit-
ter ses vêiemens, d'être quitté par eux; bref, vivant nonnètemeni sui»
vant son apparente condi ion, jamais il n'avait semblé préoccuoé d'avoir
par devers lui des économies. Toutes ce^ choses considérées, la perspi-
cacité de Mme lîouvarJ était donc complètement en défant, et il fallait
laisser au temps, qui est un grand démikar d'intrigues, le soin d'enta-
mer un secret qui, pour le moment, ne paraissait oUîir de prise par au-
cun côté.
CHAPITRE IV. ":
Si l'on veut bien maintenant nous suivre rué de Varennes, à l'hôtel
Chabourot, on y trouvera les maîtres du logis grandement afTairés à faire
les honneurs d'une fête qui sftmblait destinée pir ses magniUcences à ef-
facer le luïe de toutes les autres réunions que devait voir Paris cet hi-
ver-là. '' ■•"'
Mme de Chabourot avait d'aunntp'us à cœur de réi!iser nne siflenditîe
réception, que récemment mise en possession d'uinaste accroissement de
fortune, c'était pour la première fois qu'elle ouvrait si maison. Ce jour-
là, d'ailleurs, la seule fllle, le seul enfant qu'elle eût di; son mariage avec
M. de Chabourot, venait d'à complir ses dix-sept ans, et elle devait par
cette soirée faire son entrée dans le monde.
Mère de famille et maîtresse de maison, Mme de Chabourot vit ses deux
amours-propres satisfaits au-deli de toute expression, ' '"'
En quelques heures, ses salons, inondés de Heurs et de lumières, en
vinrent à ne plus pouvoir contenir la foule empl-esséc qui s'y entassait.
Au milieu de cette tourbe choisie, de celte cohue d'élite, indépendam-
ment de toutes les illustrations de l'aristocraiie, de la politique, d s arts
et de la science, on remarquait presque tous les représentans de la diplo-
matie étrangère; etquoique M. de Chabourot n'occupât aucune fonction
dans l'état, trois ministres du roi avaient répondu à son invitation, liu's-
qu'il n'avait sérieusement compté que sur la présence d'un seul membre
du cabinet. Quant a Mlle de Chabourot, le succès qu'elle obtint fut à ren-
dre sa mère folle de bonheur : c'était à qui remarquer lit sa grâce virgi-
nale et la na'ive timidité de son maintien , où rien pourtant n'accusait la
gêne et l'embarras ; à qui parlerait du clrirme de sa figtire pleine de dis-
tinction et d'élégance; à qui louerait, qu'on nous passe une expression
qui n'avait pas fait alors la fortune qu'elle a fait depuis, le parfait juste-
milieu de sou air de danser où ne se marquait ni le né>,'ligé ni le désinté-
ressement affecté d'une femme qui cache son plaisir, ni l'ardeur pétu-
lante d'une pensionnaire qui s'y livre sans mesure et de plein abandon.
Obligée de répondre aux cumpliinens qui de toute part lui étaient adres-
sés sur sa cliarmante fiKe et sur la magnifique ordonnance de sa fèie,
Mme de Chabourot ayant épuisé toutes les formules de r'^merciement et
de modestes dénégations, commençait vraimentà être embarrassée de son
triomphe quand une diversion inattendue vint la Jeter dans un bien autre
ordre d'idées. l'.n •. iiii '
Après avoir long-temps cherché dans l'océan dé eortviVés qui, malgré
l'heure déjà avancée de la nuit, ne s'était pas encore sensiblement tari, un
domestique l'aboi da d'un air mystérieux et lui dit qu'an ho nme venu en
toute hâte de la rue Neuve-Saini-Eiienne, était là, app irlanf la nouvelle
que M. Leduc venait d'éire frappe d'apoplexie et que sa vie était dans un
imminent danger. En adressant cet avis h preille heure, Mme Bouvard
n'avait fait que se conforma a rimimaiion plusieurs fois renouvelée, de
donner avis sans délai à 1 hôtel Chabouro;, dans le cas où son pensionn li-
re viendrait à être atteint de qiiel(|ue grave indisposition.
Maudijsant, comme on s'en doute, cette fâcheuse révélation, Mme de
Chabourot se mit à son tour > la recherche de son mari, avec lequel elle
voulait s'entretenir d'un événement qui ne laissait pas, à ce qu'il parait ,
d'être pour eux d'une haute importance. La fatalité, qui semhiaii prendre
plaisir à lui mélanger de toute espèce d'amertumes les enivreinens d'a-
mour propre sous lesquels elle succombait un instant avant, voulut que M.
de Chabourot se trouvât engagé dans une partie autour de laquelle s'é-
taient groupés des enjeux con>idéranIes. On s'imagine facilement lintpa-
tiencede sa femme pendant le temps qui s'écoula jusqu'au moment oîi,
rendu à la libc.té, il pût lui prêter aiiention.
La fâcheuse nouvelle connue des deux époux, la ni'cessité de se rendre
immédiatement chez MmeB uvard ne lit pas entre eux une question. Evi-
demment l'absence du maître de la maison aurait été moins reDiarquée
que celle de sa femme et sel n les lois de l'étitiuetie c'était à lui que reve-
nait la mission extérieure qu'il s'agissait d'accomplir dans le moinent.|Mais
LE MAGASIN LITTERAIRE.
usqu'ifi Mme de Clubourot ayant paru plus panicnlièiement dévouée au
soin (lenirfteiiT av c lu nioribonJ de bonnes relat'ons , s- Ion toute ap-
parenre. elle ain'ait mieux iiue son mari la chance do bien pourvoir aux
oiTui renées que senhiaii rendre prochaines uudénoûment depuis long;-
temi)s prévu awc sollicitude. Cet intérêt domina toute autre considéra-
tion, étant convenu que si son éliiguL-ment faisaitquelque sensation, elle
serait censée avoir été surprise d'une indisposition subito. Mme de Cha-
• bourotsc cluirgea de \\ rude liiclic qui se préSL'ntait, sans même attendre
que l'on ;.itelâi ses chevaux, et ne prenant pas lelemps de faire une toi-
lette de ville, elle s'enveloppa dans une pelisse, se jeta dans une des voi-
tures de plare qui ne manquent jamais de stationner à la porte d'une mai-
son où retentit le bruit d'une fête, et se faisant suivre d'un domestique de
confiance, elle ordonna qu'on la conduisît en toute hâte vers le quartier du
Jardin-ùu-Roi.
CH.WITBE V.
Sortir de l'atiiosphère chaude, éblouissante et embaumée d'un bal pour
enirer dans les froides et humides ténèbres d'un carrosse de louage; de là
entendre encore le ryihnie de* contredanses marquées par les notes ron-
flâmes de la basse, et saisir quelques mélodies que portent au loin les ins-
trumcns aigus, puis, bieniôi après, tomtier dans l'isoleiiieut et le lugubre
silence qui, durant les heures de la nuit, éteint les grandes villes et les
fait ressembler à de vasiïs tombeaux, c'cit là une sensation par laquelle
col passé tous nos lecteurs, et dont nous n'avons p;isà leur dire la déso-
bligeaocc; mais si L'un veut bien considérer que Mme de Cliabourot, en
,^)ibissant celte transition pénible, courait au dcvantde l'agunie d'un mou-
rant ; si l'on veut, en outre, se lepré^eiitcr qu'en celte rencontre cll'iayan-
otefOl suprême, allait se trouver remis à ses mains le salut d'ua intérêt ap-
paremment bien dillicile à adu)inislr(r, puisque do si longue main il n'a-
vait c«i>sé d'être pom' elle une sérieuse piéotcupaiion, on pourra prendre
une idée de sa loriui e morale peniiani tuiiL le tjjïyet, ^l.se figurer les toni-
1)1 os j)ensées dont, elle marchait a-sùillio. , .'.
" Trois' heures sonniicnt aux hoiloge-i du quai lier au moment oii la voi-
5{gHft.si'jaiTéia à la pi^ricde la pension bouri^foise. Mme Bouvard vint elle-
même ouviir, et coiiimo Mme de Cba'Dourot lui demandait avec une vive
j^^llicitude des nouvelles du malade, la triste hùtestc se (outctiia de lever
Içsyeux au cirl c de hoçjiçrla léie comme pour, mr,ç, qu'il n'y avait rien
«Jçjjay à en aliendre, , [■ '. . ,■ , '
- j...^— Ainsi il est plus mal ? fit d'un accent hi ef la noble dame, indiquant
rijinteniion de ne point s'airêier à d'autres cxpiitaiion-.tlde pousser droit
ji^^ila cUiimbre du malade. ,
oi — Oh! malf.me nemoniçz pa?, s'écria vivement l'hôtesse, vous seriez
en présence d'un trop tii^tè spectacle, et en disaijl cela elle se plaçait en
travers de l'escalier. , ■. , . ,
Mme de Ciiaboiuot jcia un rapide regard sur son interlocutrice comme
pour bien se rendre compte de la portée de ce mouvement, puisapparem-
inent, trouvant mile de se renseigner avant d'agir :
n,,;r- U est donc ,d«^$espéré ? demanilai-eile, arrêtant sa pensée à rai-che-
min et nçi Vton^unt ,pa& d'un seul coup aller au fond du malheur qu'elle re-
doutait. , il „^,| . . ,
— Vous pouvez croire, reprit Mme Bouvard que nous n'avons rien né-
gligé «1 (OU qui devait être fait ; mais le mal a pris d'une si grande violence
.qu'on n'a pu s'en rendre maiire...
,j — Il est donc mort 1 interrompit la baronne, se décidant enûn à briser
j^TCc toute incertitude., ,;;
',^(j,— Hélas! oui; ily,a^ut,atiplus un demi-quart d'heure que nous l'a-
gYOns perdu. /,:
La douleur et l'affectueux regret ne furent pas les seDiimcns auxquels
î,jM|Vttt en proie celle qiii apprenait ce triste et rapide déuoûment. — Nous
flgyoir prévenus si tard! se contenla-l el'c de dire en haussant les épaules
ifitU'un ton dCi reproche; puis, tomme Mme Bouvard, cnlomant une lon-
gue jusùlicaiion, avait c((mmencé d'e.xpliquerqu'auss.iôtle.iual déclaré elle
avait dépêché un exprès, mais que ledit cxpi es avait dû mettre un temps
assez considérable pour franchir l'éno, me distance qui sépare le quartier
du Jardin-du-Roidc la rue de Varennes ; comme elle allait ajouter que du
reste l'homme envoyé par el'e éiait depuis quehjiie temps de retour, ce
qui supposait que la nouve'le donnée au faubourg Saint-Germain avait mis
à le suivre un intervalle assez long, Mme de Chaliourot l'interi ompit pour
demander si le malade était mort avec les sccoui s de, la religion ?
I, — Nous y avons fait tous nos elVoMs, répiUuLt l'hôtesse ; mais ces prê-
; très, quand on va les rév>i.ller la nuit, sont si longs à se mettre en mou-
vement, que le pauvre homme était mort avant que les saçrcmcus fussent
.arrivés.
- , ,Ce!te fâcheuse complication ne parut pas faire grande impression sur
fl'jaraie du défunt, et passant aussitôt à un autre ordre d'idées, elle voulut
savoir de qui il avait reçu des soins?
— De moi, madame, répondit Mme Bouvard, qui ne l'ai presque pas
quitté depuis le moment où il eut sonné, se sentant mal et demandant du
secours.
. — Mais, n'avcz-vous pas appelé un médecin?
.- i\ — Si fait, vraiment, on a été aussitôt chercher un jeune dorieur qui de-
. bicurc dans la maison voisine, et qui l'avait déjà vu il y a quel(|uc temps
lors d'une lépére indisnosilioa qui lui prit. Un jeune homme plein de ta-
lent, continua la bonne Mme Bouvard, qui, en parlant ainsi de l'aide-ma
jor Gousinot, n'avait pas seulement l'inti rôt de mettre sa responsabilité \.
couvert. — Et il n'y a pas à dire, ajouia-t-eile, qu'il n'ait pas vu clair dan.-
la malailie, car à peine eut-il entrevu M. Leduc, qu'il me déclara que c'é-
tait un homme perdu.
— A-t-il jusqu'au dernier moment conservé l'usage de ses facultés?
demanda encore Mme de Cbabouiot, dont les questions ne finissaient
plus.
— S'entend, madame, qu'au moment où je suis entrée dans sa chambre
je l'ai trouvé en syncope; mais le médecin l'ayant saigné sitôt son arri-
vée, le sang est un peu venu et il a repris connaissance quoique restant
dans une grande faiblesse.
— Avec iusage de la parole ?
— Avec 1 usage de la parole ; car c'est lui qui a demandé un confesseur:
j'ai aussitôt dépêche ma domestique à la paroisse. Comme elle tardait à
revenir, M. Leduc s'impaiientant, me dit : Mme Bouvard : cet ecclc-siasti-
quc se fait bien attendre ; allez donc voir un peu s'il ne vient pas. Je suis
alors descendue sur le pas de ma porte. Etnnt restée lii, en impatience, l'es-
pace de cinq bonnes minutes, je suis remontée, pensant que ma présence
pouvait être utile; au moment où je rentrais dans la chambre, le médecin
me ht signe qu'il n'y avait plus personne, il venait de passer.
— Quelqu'un veille la-haut, sans doute ? demanda la baronne, après
avoir recueilli tous ces renstignemens.
— Mon Dieu, madame, reprit l'hôtesse avec embarras, il m'a été im-
possible de me procurer une garde à cette heure de la nuit, ma servante
est une polirone qui pour rien au monde n'entrerait maintenant dans la
ehiimbredu mort. Moi, je n'ai pas peur précisément; mais je suis si ner-
veuse, q ue vraiment je n'ai pas osé m'exf oser à celte émotion.
— Ceesera donc moi qui ferai ce que personne n'ose faire ici, dit alors
la grand dame, car cet abandon est du dernier .scandaleux.
A cette parole, l'attention de Mme Bouvard fut vivement éveillée ; se
rappeian le souci qu'avaient toujours montré les prolecteurs de Leduc
d'eire pri^sens à ses dernieis momeus, elle supposa que cette occasion su-
prême ayant été manquée par eux, Mme de Cliabourot se ménageait d'être
seule dans l'appartement du défunt, en vue de pourvoir au ténébreux in-
térêt qui avait déjoué jusques là toutes les investigaiions. Sa curiosité fai-
sant alors taire ses nerfs, elle s'oll'rit à part<iger le pieux dévoùmeiit de la
baronne, et comme celle-ci, assurant qu'elle n'avait besoin de l'assistance
de personne, l'engageait à ne pa^ prendre un soin inutile, la déliante hô-
tesse n'en parut quu plus déterminée à s'associer au funèbre oflice devant
lequel elle avait d abord reculé. On comprend du reste que cette lutte ne
se |)rolongea pas fort long-temps. Si Mme de Chabourot n'avait aucuue
arrière-pensée, peu lui importait qu'on lui fit compagnie; si au coiitiaire
elleavait quelq; e raison (le désirer la solilude, il y eût eu maladresse et
imprudence à trop vivcmenlle tômoignor. Elle céda donc et moiila à la
chambre mortuaire, suivie de la coadjutrice qai s'imposait à elle si obsti-
nément. '■ UiUM _
'„;;,^:,pi^APitRË,^)(:,/
Même en évoquaut tous les souvenirs de théâtre, l'ancienne artiste dra-
matique aurait eu quelque peine à se rappeler une scène qui fût compara-
ble a celle que lui donnait cette noble dame venue en toute bâte, ou ne
sait au nom de quel passé mystérieux, s'agenouiller, vêtue encore de ses
habits de fête, aupiès des restes d'un obscur vieillard mort dans le plus
hideux isolement, sins amis, sans famille et sans Dieu. Toutefois ce ne fut
pas à la contemplation de ce philosophique contraste que la vigilante hô-
tesse dépensa le gros de s in atieiilion ; convaincue qu'elle touchait h la
révélation de l'impénétrable secret qai avait fait son désispoir, cts'aiten-
dant à tout instant, de la part de la barennc, à quelque démonstration qui
formerait le dénuûment de cette intrigue, à peu près comme ou fait au
spectacle d'un esraïuoteur dont on a la prétention d'éveutci' les prestiges,
elle observait curieusement tous ses mouvemens et ne la perdait pas un
moment de vue.
Après être restée un assez long espace de temps en prière.celle qui était
devenue l'objet de cette étioite sur»cillance vint s'asseoir au coin de la
cheminée, en face de .son argus, et prenant un des livres de p été qui
avaient été à l'usage du défunt, elle commença d'y lire d'un calme parfait
sans donner auctine prise aux étranges soupçons qui s'arrêtaient sur elle.
11 faut dire rcpendanl qu'à d'assez longs intervalles, lev.-int les veux sans
lever la tê e, elle jetait sourdement suc Mme Bouvard un rcgarl rapide,
comme pour voir si lesoiumeiljie la gagnait pas; tuais celle-ci était ferme
usa faction et se gardait soigneusement de dormir, bien qu'au régime
presqucnbsniu (ie silence auquel l'avait condamnée la baronne en ne dés-
emparant presque pas a lecture, les heures s'écoulassent pour elle mor-
tellement longues, et qu'elle eût été sur le point de s'assoupir par plu-
sieurs fois,
Le jour ne pnraissa't pas encore, mais la nuit s'avançait. La pendule
marquait six heures; un vent frais qui commence à souiller sur le matin
aux approches du lever du soleil, bruissant dans le vitrage des fenêtres,
annonçait que bientôt Pans allait s'evi:iller.
Fermant alors son livre : A quelle heure, demanda Mme de Chabourot,
pensez-vous avoir la garde pour nous relever ?
— Mais bieniô' ie pense. répondiU'hôiesse.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
_ Je vous serais obligtV d'à viser à notre rcmplaçanlo, car le froid me
ga^ne eije me sens 1res fatiguée ; n'avçz-vous pas (jucliucs arraiigeniens
à premireà cesMJtt? ! . _ > aii
ISii'ii ! pensa en elleDiêmc la bonne Mme BttnV,u-d, qui crut enfin \o^-
cher à un cnfïagemem, tu venx me faire ffuiiier l;i place ; mais je le vois
venir et ne bougerai pas. —Pois elle ajoula, cfssnnt de se [jaricr à rllc-
nièaie: Je vais appeU-r la serv.-ntepour ({u'elle aille clierdicr (|ii(Ifpi'iin.
—.Mais si cette fille a peur d'entrer ici, vous sonnerez inutilinieiit; vous
feriez m-eux d'aller lui parler. / ','',,. '„„i' ^,... .> , ,, ,.
— Elle vicM'ira bien au moins prendre nies in^ti-iiclions sur 1 escalier,
rt^pond t ia vigilante bôtesse, s'obslinant ne pas sortir de r.ippariement,
ri et tr'oiivraiit la porte, el e se tuit à appeler la domestique à laquelle
elle voalait donner ses ordres. '
Soit qu'elle n'entendît pas, soit qu'elle ne pût'se «leteiTnmbi'a àt.„.v,
Cher de la chambre où gisait le moit, cette fille ne vint pas; fi bien que
la maîtresse de pension continuant vainement d'.ippeliT, Mme de Cbabou-
rot lui fit remar([ner oblige amracnt qu'elle allait réveiller irus k>,getjS ,(fe
sa maison cl qu'il serait inOniiucnt p!us simple de descendre. ' ^' "y '
Ne se rendant point î\ celte observation qui lui parut plus que jamais
receler un piige, Mme Bouvard vint se pendre à la sonnette qu'elle tinta
«Tém«nt àdeux on trois repiises; persoiin;^ ne paraissant: . , ,,; ,;;, ;;,
■'—Vous voyez bien qu'd faut y allLr \oiis-meiue, dit en so«rj?ntMnie
de Chabouroi, et en avoir le démenti. , , ,, ,, ^. , ,,,, .,i„i ., ..;■
— Le démenti de quoi '^ demanda i'UOtcsse,a\fpc, ijfli vivaçitéq^ r^ssm-
Liait à de l'aigreur.
— De la résolu:ion par vous arrêtée, réponilitla baronne, de ne point
me laisser seule dans cette pièce où vous supposez sans doute que je
s«is venue pour spolier la succession de l'homme qui vivait do mes bien-
faits.. , 'i'. ,, ..-n 'j-. ! 'i
'—'Vous me prâè'i,|l^f,mâdamè, une idée bien ridicule , dit MtnÇi^Bil-
Va'rd, assez eoibari-asseé de voir ainsi sa pensée percée à jour.
— Écoutez, ma chère Mme Bouvard, dit Mme de Chabouroten mettant
à sci paiolcs un grand accent de bonhomie, je ne suis pas tellement r.o-
'"•■eaaï choses de ce monde que je n'aie d'aburd entrevu votre intention.
Si vous avez voulu m'honorer de votre compagnie, ce n'est p;)s dans la
pensée de m'obliger; car je vous avais déclaré n'avoir besoin de person-
ne; ce n'est pas non pliis par re-pect pour le moit, que sans moi vous
i»\\gt délaissé tort pçu cUaritabiemcni; vous ne vous et -s donc déci !ée
à passer une nuit blanche ^ue pour mettre à l'abri de tout reproche voire
i^c^fppnsiabiiité de niaHresse de maison, i^ d i-uio ,,0 .ai.yn^bn-ii oi a'J
i'.\ -T Eh.bieiv! fit alors Vbôtesse, ohariiiéede Voir habiliei- si lionnîêteinént
saflouiiçonneusc obstinmion, quand il en serait ainsi?
— JeiEOuycrai% continua sans s'émouvoir la baronne, que vous dépen-
sez fort mal a propos votre viîiilance, et que vous allez chercher bien loin
le danger quand les précautions les plus simples sont- négligées par
jm^.i '■■' ' ' "' ,. ^ '''■"■■"■'■
— Comment cela? demanda l'hôtesse un peu déconcertée.
gi^ La première chose à faire pour s'assurer contre tout riétonrnempnl,
dir v^mM de Chrfliourot, c'est de metire lonl sors clé, et en parlant ainsi
elle allait succcs<ivement au secréiairc, a la commode, lis fermait à dou-
ble ;oI.^.^ et en remettait les clés à Mme Bouvard, qui la regardait faire
âWC ^'bahissement. Pareille mesure prise avec les armoires qui gi.rnis-
stf em l'appartement. — Maintenant, coniimia-t-elle, pour achc\er de m; t-
tTC votre responsabilité à couvert, et quoique la succession n'en vaille
B«8 beaucoup la peine, vous ferez, si vous m'en croyez, iirévenir le juge
ëû paîii, alin que sans délai il appose les scellés. Puis elle ajouta avec
arje-naaiice d'ironie : Jecroisque maintenant vous pouvez descendre sans
ynanil même, par ces façons froides et dignes, la noble dame du fau-
bourg Saint-Germain n'eûl'pas exercé sur son interlocutrice un ascendant
tout ii.iturel, il y avait dans les précautions qu'elle venait de prendre et
déconseiller ellemèmc, une conciliation et des gaidniies si entières,
qu'en bonne conscience on ne pouvait se refuser à en être satisfait. D'ail-
leurs, le moyen pour la curiosité de Mme Bouvard d'espérer encore quel-
que s.'tififact'ion ! ne reslait-il pas bien prouvé que l'enceinte de la cham-
bre monuairc ne recél.iit rii>n du .secret qu'elle espérait pénétrer, Mme
Cbabnurot s'étant elle-même interdit l'accès de tous les lieux propres à en
recevoir le dépêt matéiiel? Prenant à cette fois son paiti, et ayant fait
pour 8.vvoir quelque chose tout ce qu'il était humainement possible de fai-
re, la digne hdtp(.8e se décida à descendrcyise' proposant bien d'ailleurs
de ft'êirc que quelques minutes absente, f i i !
Ces quelques minutes suffirent pour lui faire perdre une partie qu'elle
avait jouée jusque lii avec une grande prudence et un merveilleux ins-
tinct. Aussitôt que le bruit de ses pas eut achevé de se perdre dans l'éloi-
enemcni, la baronne s'approcha du lit où gisait le vieux domestique ;
d'une main affermie par le sentiment d'une grande nécessité, elle souleva
le drap qui cachait son visage, écarta la chemit^e et le gilet qu'il portait
sur ia pean.se saisit d'un sachet de soie noire suspendu à son cou par un
ruban comme une amulette, et à l'intérieur duquel elle s'assura bien qu'ePe
cnte'Kk'it le froissement d'un papier; ayant en le temps de remettre tou-
tes cho-es en éia», elle était assise et avait recommencé sa lecture quand
Mme Bouvard rentra, eu lui annonçam qu'elle allait être rendue libre
dans quelques iuslans.
CHAPITRE VII.
Aussitôt après le départ de Mme de Chabourot, Mme Bouvard, suivant
le conseil qu'elle eu avait reçu, fit mander le juge de paix, qui vint appo-
scrlcs.srelks sur tous les meubles comme l'y obligeait l'article 99 du code
de proci'dure civile, réglant qu'en cas de décès les personnes qui habitent
avec le dél'uiit, si son conjoint ou ses héritiers ne sont pas présens, peu-
vent requ>'rir ce;te apposition. ,,, s
Cette opération était à peine finie, et le magistrat, ayant clos son pro-
cès-verbal, ve:iait de se retirer, quand M. de Chabourot se présenta et
demairUi avec autorité à être conduit dans la chambre de Leduc.
Mme Bouvard l'y ayant accompagné, elle reuiar'iua qu'une assez vive
contrariété se peignait sur son visage à la vue de l'obstacle olUciel qui
s'opposait à rouverture des meubles, il ne put même se tenir de lui de-
mander avec hauteur qui lui avait donné le soin d'appeler ainsi le juge de
paix.
Voyant son désappointement, Mme Bouvard se félirita d'autant mieux
de ia mesure qu'elle avait prise; car elle fut amenée à supposer que l'ave-
nir était p'us gros qu'elle ne l'avait cru d'un éclaircissement allérant au
mysièrc des relations que les Chabourot avaient entretenues avec Leduc s
dans tous les cas, elle répondit que c'était sur le conseil même de Mme
la baronne qu'elle avait fait procéder,a,la formalité dont se plaignait M. le
baron. ,
' Celui-ci n'ayant rien trouvé à répoudré à cette triomphante excuse,
'demanda l'atlresse du juge de paix, chez Icriuel apparemment il voulait se
rendre, et, du rcite, il s'occupa si peu de rhomr.ie qui, pendant sa vie,
avait i té l'objet t!e tant d'égards, que Mme Bouvard lui ayant demanilé
de quelle manière il prétendait que l'on réglât ses funérailles, il s'arrêta h
peine pour lui répondre qu'elle lui fît fiire un entcnctuent dôceat, mai?
moiicsia ; « Vous enverrez chez moi, ajoula-l-il, la iio,te,4§ ce que vow?
aurez dépensé et de te qu'on peut d'ailleurs vous devoir^, 0,^61 païuitsiu^t
si'ôl. ; . , . ,i.; . .,.,„■,) i j;t't'.i:jii ii'jii )ii(ij),'-.jia;ip
Le lendemain, suivant ces instructions, up n,o[\orabjç„<;pnyoi Éf^^fiif
sai'ie vieillard à sa dernière demeure, et sans là charité de deux peij,i
sioiiuaires de Mme Bouvard et celle de quelques voisins, mis par ellp çij
réquisition, jamais il ne sp fût yU un cercueil plu5,,(^l|aii^pp!^^;etfiilv?pp5
litairé. ' ' ' ' '" ', ' "\, ... ],. ii . .;ii',i -n.---
Cependant, au moment où lé corbillard allait se metire en ciai-c'ae^
arrivèrent le valet de chambre et le coder de .VI. de Chabourot, dépê :hés
apparemment pour le représenter à cette pompe funèbre, où l'on aurait
pu s'attendre à le Voir figurer eu personne. I\!ais leur niaîire avait d'ail-
leurs pris de tou;e la cérémonie un sonci toUefiient pju prévoyant, qu'ils
ne surent que répondre à Mme Bouvard , leur deuiauilant si leur présente
n'avait pas pour objet la sépulture du (léùut. 11, va saiss dire cependant
que cette amlarieuse disposition de l'ofùcieuse oidoniiatrice fut ultérieu-
rement ratifiée ; mais il demeure en même temps prouvé que , sans la ré-
solution de la (ligue dame, c'était dans la fosse comiauaeque le pauvre.
Leduc eût été inhumé. . ^
Quelques jours durant, tojit lë détail que nous venons de raconter fut,
de la p.irt de Mme Bduvard, l'objet de commentaires que Ton peut imagii-
ncr ; il la fin cependant, sur l'observation que lui fit Cousinor, qu'en par-
lant avec aussi peu de réserve d'une faRilie puissante, elle s'exposait à
asjumcr .sur ellç de, dangereuses iiiimiiii's, elle consentit à changer de
conversatirf'n' et a lalssfH- dormir les souvenirs qui lui étaient restés des,
cirrotistances dont avait été entouré le décès de son pensionnaire. Son
attcniion ainsi reposée, elle n'en reprit que plus vivement la pensée ma:,
trimoniale (juc nous avons vue poindre en elle. Ayant commencé de près,-»,
.sentir f'aide-maior à ce sujet, un soir, en le quittant, elle lui dit av^q.
quelque solennité qu'elle désirait le voir le leudemain çans faute, parc^j
qu'elle avait à causer avec lui sérieusement. L'anuonce de cette coi»-q
munication cxii aordinaire ayant trouvé Cousinot rêvcui' et préoccupé, 1»,
tendre hfitesse augura bien de cette disposition pour le succès de ses,
ouvertures; Cîi^'-éj|ije,',iie,cloiitjjl)oin(;qui|'^lle^^
mot. ^ . .,^.'. , ,,.,:, I ;,,, . .'.lili.ll . 1,1 '.' . '-ÏJ
CHAPITttE VHI. '
J
Au grand désappointement de Mme Bouvard, toute la journée du leur
demain s'écoula sans que l'aide-major parfit chez elle, et le soir elle l'at-,
lendit vainement. 11 y avait du reste une assez bonne raison pour que lai
lendemain il no fût pas à Paris rue Neuve-Saint-Etienne; c'est que. parti,
dès le matin, il voyageait sur la roule de Mantes, où il se rendait dans
un intérêt que nous ferons connaître à nos lecteurs après que, préfcr
minairsmeut, nous serons entrés dans quelques intlispensables cxpbca-
tions." . ■ . 1
A M ntC3 habitait un ancien oflicier nommé le capitaine Lambert, et
ayant fait précédemment partie du régiment où servait Cousinot. C'était
un homme assez étrange que ce capitaine Lambert, et quand même i! ne
serait pas appelé à jouer dans l'avenir de ce récit un rôle considérable ,
nous ne nous refuserions pas au plaisir de faire poser un moment sa sin-
gulière figure devant nous. . ■ 1-
Pendant vingt-cinq ans de sa vie , parlant mililaircment , il avait passe,
pour le plus iuf!.'rnal mauvais coucheur que l'on pût rencontrer. Bourrue-
désobligeant , n'ouvrant jamais la bouche qnfl PP«'' <''^P''^f'Ci' ou pour
contredire, toujours prêt à se réjoaic'îuvi?W'h'^rr dos autres, ne cessant
Ie magasin littérairi;.
jama's de .«e p'andio de son son, de r.''cla !)er contre les injiisliccs dont
il pi(>ieii('aii cîri' 1.» victime, s'é;aii! doniié daram ta carrit-ie miiiiairc la
Coiisdlalion di- tiior ou de blcsier gi ièveinciil cinq ou siv de ses camara-
des, sans conipier les bour^eiiis on //ékins q\i\ , tc'ons ses expressions ,
nvaient passé p;ir ses mains, il nVta;t parvenu ii se f.iirc tolérer au service
que pnr une sorte rie terreur que ses violences forcenées exerçaient sur
tout ce qui l'approchait ; mais, en retour de celte terreur, il était si cor-
dialement détesté, que la rlbu elle de sa mort eût été accuei lie à peu près
cvec le sentiment de regret qu'on accorde au meurtre d'un cra, aud ou
à celui d'un chien enragé.
Aux alentours de l'année 1825, il pouvait avoir à cette époque de 50 à
52 ans, la plus étrange révolul on s'était opérée dans son buuieur; il était
tout d'un coup devenu bienveillant, facile, entendant sur toute cliose la
raison et la plaisanterie, et, circonstance assez singulier e, la médecine,
qui d'ordinaire ne s'occupe que des maladies du corps, avait opéré cette
ccrre mirale, à laquelle pouvaient à peine croire ceux qui en avaient été
les témoins.
L'aide-major Cousinot avait été l'instrument dont la Providence s'était
servie pour améliorer cette conversion merveilleuse, et voici dans quelles
circonstance elle avait eu lieu.
Sous le consulat, le capitaine Lambert, servant alors dans la cavalerie,
avait reçu à la cuisse gauche un coup de biscaïen, à la suite duquel il
avait été question de la lui couper. Il s'éiait opposé à ce traitement, avec
toute l'énergie qu'un propriétaire qui ne se .sent pas de superOu, met à
conserver sa chose, et contre l'avis des médecinsqui, en voyant so!> obs-
tination à ne fc point laisser faire l'opération, l'avaient déclaré un homme
perdu, il n''était pas mort et avait guéri.
Guéri n'est peut-être pas le mot propre. Sa blessure s'était fermée,
mais contre toutes les régies, en ne cessant de conserver un mauvais as-
pect ; en laissant snbsist<T dans la partie qui avait éié alTcctée, tantôt
failîlefse et atonie, tantôt une irritation f^'brile accompagnée de dou'curs
aiguës, dont rien ne pouvait rendre l'iniléGnissable caractère. De temps
a autre, d'ai'Ieurs, la pliie mal cicatrisée venait à se rouvrir, et prenait
la forme d'un ulcère purulent, qui bientôt après sa desséch.ùt brusque-
ment et d'une fjçoii toiuc capricieuse. En vain les plus habiles méilecins
s'étaient employés à duimer à ce ma', qui souvent paraiss.iit s'amortir
S'jus leurs elforts, une Iciminaison délinitive ; en vain, à plusieurs repri-
ses, le malade, que li fatiu'ue du cbeval avait décidé à changer d'arme,
avait essayé des eaux de Bourbonnc et de mille autres moyens ihérapeu-
tiijues qui lui avaient été conseillés ; à des intervalles plus ou moins pro-
longés, la mémo variété d'accidens se reproduisait, une souffrance inter-
ue, â'M'e et incessante étant le seul symptôme qui ne se modfiJt point.
Depuis environ deux mois, l'aide-major Cousinot avait pris son service
dans le régiment où le terrible Lambert commandait une compagnie,
quand celui-ci fut atteint par le redoublement d'un de ces accès d'exaspé-
ration périodiques auquel son mal éiait sujet. Cousinot ayant été appelé,
co:)im"nça, comme tous ses prédécesseurs, dans les soins donnés au ca-
pitaine, parne rien comprendre à son état, et tout te réxultat cju'il obtiiU
de ses prescriptions, fut la nécessité où il se juge.i placé de se couper la
gorge avec son client, aussitôt que, sa crise étant passée, il se ser.'it rem^s
sur pied, le brutal lui ayant un jotjr jeté un càtaplasaïc à la figure et
l'ayant injiuié avec la dernière grossièreté.
Un matin cependant que le malheureux Lambert, après avoir passé
une nuit d'affreuses souffrances, avait fait prier Cousinot de passer chez
lui, décidé à lui deman 1er de pratiquer ramput;ition du membre qui de-
puis tant d'années ne cessait d'être son bourreau, l'aide-major ayant
considéré avec une extrême attention la blessure qui ce jour-là était as-
sez profondément béante , fut conduit à supposer qu'un corps étranger
pouvait bien y être recelé. S'élant fait raconter dans le déiail le plus ex-
plicite, le plus minutieitx, les circonstances dans lesquelles le blessé avait
éié frappé, il fut encore confirmé dans son diagnostic, en apprenant que
fe fourreau du sabre de Lambert avait été brisé par le biscayen, qui lui
avait ensuite labouré la cuisse. Prenant alors beaucoup sur lui , il avait
demandé au capitaine s'il aurait le courage de souffrir une opération, à
la suite de laquelle sa guéridon complète lui paraissait très proliable.
Lambert s'élant engagé à tout supporter, Cousinot, qui se déliait de ses
vivacités, avait fait venir quaire vigoureux grenadiers, avec lesquels, de
l'aveu du patient, il avait été conveau que, quoi qu'il pût dire et faire, ils
le tiendraient désespérément eu respect pendant que l'aide major opére-
rait.
L'aide-major s'étant aussitôt misa l'œuvre, le patient l'avait d'abord
assez Iranqnillemcni laissé travailler de son scalpel et pratiquer une inci-
sion cruciale pour débrider la plaie ; nuis lorsque sa rude main se saisis-
sant d'une sonilc, vint à l'introduire cavalièrement dans le foyer du mal,
le matheui eux Lambert grimaçant delà plus étrange sorte, commença
de se tordre comme une chanterelle sur un bri\sier. Maintenu d'autorité
dans la position qui lui avait été donnée pour cette torture, il fallait le
voir se crisper avec une contorsion horrible de tous ses muscles, mugis-
sant comme un taureau que l'on égorge, l'érume à la bouche et les yeux
à moitié sortis de leur oi bile ; à la fin . vaincu par l'acuité de la douleur
qui le p;Miélrait par toutes les fibres de ses chairs auxquelles leur im-
mémorial éiat morbide avait communiqué une sen ibiliié excessive,
il succomba sous l'elïrojablc énergie (le la se:)sation , et la vie pa-
raissant se retirer de lui, i s'évanouit, ProliMnl de celte relâche que la
nauiC se procurait, Cousinot n'en fouilla que plus à son aise tous les
recoins de la plaie, et à une profondeur où jamais, a\ant l(ji , on n'avait
pénétré, il finit par rencontrer une résistance qui, explorée par quelques
petits coups secs dont son iusirument lasolliciia, rend.t ù ne pas s'y
méprendre un son métallique. Assuré désormais du ré-uliat , ii la sonc'e
il substitua une pince d'u.ie forme acérée, à l'aile de laquelle, ne se sou-
ciant pas de l'intérêt secondaire d'offenser les tssus, il p.irvint à saisir et
h amener au dehors un morceau de cuir dans lequel était engagée une bou-
cle de cuivre, le tout ayant fait partieduceiniuron d • l'arme mise en pièces
par le projectile et ayant été chassée violemment par lui (1).
Comme si un soulagement immédiat eût été apporté à l'état du mslade,
il reprit pres;ue aussitôt connaissance, et l'on comprend so.i admiration
quand Cousinot lui faisant monU'e de sa frouvalle, lui dit en riant : —
Quelle enragée d.srrétion de ne pas nous dire que vous logiez depuis
vingt-cinq ans un pareil camarade de lit ; les volonti's sont libres ; mais
vous prenez de drôles d'endroits pour serrer votre fourniment et ouvrir
des boutiques d'armurier.
— Est-ce bien possible, répondait Lambert avec alm'ration , que j'aie
gardé cela dans mon intérieur pendant le quart d'un siècle ? Je ne m'é-
tonne parbleu plus du malaise que j'éprouvais dans ma damnée cuisse ;
qu'on tli;c donc après ça que j'avais tort de n'être pas toujours content.
— Capitaine , lui dit alor3 Cousinot, vous m'avez flanqué , il y a quel-
que temps, uu catip'asme à la figure, et je voulais vous eu demander
raison ; mais, roui d'une balle miichée ! c'est à moi à vous f. ire des ex-
cuses, cor je ne sais pas, vraiment, cornaient vous n'êtes pas devenu en-
ragé ; vous en aviez le droit.
— Ça vous prouve, messieurs les drôles, fit Mors le cap'taine en s'a-
dressa'nt aux quatre grcna licrs qui avaient servi ù'aidesoiidrateurs , et
qui se passaient curieusement Vobiet de mains en mains , qu'il ne faut
jamais mal parler de ses chefs , et dire le lieutenant, le cat iiaine est un
être qui se ddecte à nous faire manger de la salle rie p 'lice ; car vous
voyez l'agrément qu'a peut-être cet hoinice , por.r peu qu'il al servi dans
la cavaleiic, de pus édcr au Jfond de son individu une bo;ic!e ornée de
son ardillon, qui lembclc pour sortir, et qui lui gâte l'humeur et le
tempérament.
Cette morale faUc, Cousinot procéda an pansement du blessé et lui or-
donnant de se mettre au lit et d'y rester en une complet • tranqui I té. il
crut pouvoir lui promeiirc que huit jours après il serait radicalement
guéri.
Dès le lendemaÎD, en effet, h plaie perdant son aspect li\id% se mit en
voie de se cicatriser rapidemen'. Or, a mesure que le mal s'éteignait, le
capitaine Lambert, délivré des rongeantes douleurs qui faisaient autre-
fois !e tourment de sa vie , était comme transporté en un paradis, et à
l'aigre et bilieuse disposition par laquelle avant sa délivrance il était sans
cesse dominé , sentait se substituer une bienveillance universelle qui , en
réalité , formait le fond de son caiactère , aigri jusque là et en quelque
sorte dénaturé par l'airoclté de ses souffrances.
L'aide-major, comme on s'en doute, fut le premier à ressentir les effets
de celte heureuse transforuiatioii , et à la recounaissance sans bornes
qu'à dater de cette époque lui voua son malade, on put voir couime
une seconde édition (le l'anecdote du lion guéii par Androclè-. S'élant
peu après trouvé en état de sortir, le capitaine Lambert, pour inaugurer
en lui le nouvel homme , chargea Cousinot de i éunir en un repas tout le
corps d'olliciers ; là, le verre à la main , faisant amende honorable de son
passé, le capiiaine prit la parole et dit : " Mes chers camarades , j'ai été
njusqu'ici ce qu'on peut appeler un paroissien désagréable ; mais il ne
«fjut pas d'en vouloir. Voilà, ajDuta-t-il en tirant de sa poche l'étrange
«dépôt extrait de sa blessure , la vraie et unique cause de mon mauvais
«caractère, car vous comprenez qu'en homme qui pos;è,1e pendant
«vingt-cinq ans, entre cuir et chair, un pareil locataire, peut bien n'avoir
«pas toujours envie de rire, et être entraîné à quelques vivacités. A par-
«tir d'aujourd'hui , je compte (pic vou^ me trouverez autre; Cousinot ,
que je vous présente coiuaie un talent à faire oublier un jour les Larrey
«et les Des^encltes, » et en pirlant ainsi, il frappait sur l'épaule de son
libérateur assis à ses côtes, » est là pour vous dire que l'éiat du physique
«est bien fait pour induer sur le moral d'un homme, et niaiut''iiani que me
• voilà accouché, j'espère enfin ne plus être cette bête du Gévaudao, que
«vous avez connue toujours prête a montrer les dents et à mordre, tjue
«ceux donc d'entre vous qui auraient eu à se plaindre de moi , reçoivent
«ici mes (xcufcs , et honorez-moi tous un peu d'une amitié que mes fa-
ucons de faire tàçberoiit dOs rmais le me mériter. ■>
Cette petite allocution , fjite de cœur et d'une veix émue , produisit
tout l'effet que son auieur on pouvait attendre, et elle niar,|ua dans son
existence le cuiuuien 'cment d'une ère nouvelle où de solides et estima-
bles qualités prirent en effet la place de l'haïssable allure que sa vie avait
jusque-là allectêe.
Quelques années plus tard, l'âge légal de la retra'te, contre laquelle,
malgré le mauvais état de sa santé, il s'était jusque là défendu avec fureur,
ayant sonné pour lui, au lieu de polcr, comme par le passé, de tuer son
colonel, le chef de bureau elle diiecleur dn personnel, calculant qu'a-
vec sa pension et son petit patrimo ne. Il pournii mener une eiiitence
(1) Tout c ""«il médical est historique,
6
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
douce et tranquille, il se laissa exécuter de bonne grâce, et adoucissant
le regret qu'il éprouvait de se séparer de sou ami Cousinot par la pro-
messe que lui lit celui ci de venir le visiter quelquefois, il se relira à
Mantes, son pays natal, où nous voyons aujourd'hui l'aide-mijor arrivant
pour le retrouver. ^
CHAPITRE IX.
La ilûit, qunient de bonne heure dans la saison oùl'on' était alors, avait
déjà commencé d'assombrir les rues de la petite ville devenue la rési-
dence de Lambert, lor.-que l'aidc-major, après avoir franchi les quinze
lieues qui séparent Mantes de Paris, fut déposé à l'hôtel du Lion d'or par
la voiture publique qui l'avait amené.
C'était la première fois que, depuis leur séparation. Il visitait le capi-
taioe, il eut donc besoin de prendre quelques indications pour trouver
son domicile. Comme il arrive toujours eu pareil cas, les renseignemcns
furent plus nombreux et plus empressés qu'exacts, et notre voyageur était
«posé au danger de s'engager dans une longue et didicile recherche, si
son étoile n'eQt amené au bureau de la diligence une servante venant sa-
voir si un paquet qu'attendait son maître avait été apporté par la voiture
ce jour là.
Lniendant demander la maison du capitaine Lambert :
<■■ Not'maîlre n'est pas mal chanceux dit joyeusement cette fille, ne trou-
vant p is l'envoyé qu'elle était venue chercher ; au lieu d'un paquet, c'est
un ami qui lui arrive. J'vais vous conduire, monsieur, ajonta-t-elle, si vous
voulez bien me suivre. » Et munie par bonheur de son fallut, elle se mit en
route suivie rie l'aide-major qui échappa ainsi à l'horrihle désagrément
d'errer à la nuit noire dans un pays inconnu, à la piste d'une maison qui,
douée, selon la capricieuse topographiede ceux qui vous l'enseignent, d'u-
ne sorte d'ubiquité, est souvent située sur trois ou quatre points dilTérens
de la ville, avec cette circonstance aggravante que la distance d'un de ces
points à l'autre représente presque toujours le plus long trajet qui puisse
se faire dans une enceinte donnée, et vous renvoie d'un pôle à l'autre
chercher la solution du problême que vous vous êtes proposé.
Tout en cheminant, Cousinot interrogea sa conductrice, voulant savois
si son ami Lambert se louait de son séjour à Mantes, comment il y pas-
sait sa vie.
t- — Oh ! monsieur, répondit cette Olle, l'capitaine s'plait très bien ici. Il
donne dans les fleurs, et on peut dire qu'il n'y a pas deux jardins troussés
comme le sien dans la ville; ct'automne y avait fonle pour voir ses dah-
lias qu'il en a de toutes les espèces. L'hiver, s'trouvant un peu plus dé-
sœuvré du jardinage, il s'rattrape sur sa pipe et lit dans des livres où ce
qu'on raconte des guerres et des traits d'soldats français, et puis il fait
des feux d enfer parce qu'c'est pas comme à Paris où le bois est si cher ;
y a aussi quétefois monsieur l'adjoint qui vient jouer avec lui l'piquet et
qui s'dispute ensemble sur la politique dont monsieur parle d'aprè«l'Con5-
titutionnel; mais sans se fâcher parce qu'ils s'entendent assez bien sur ce
qu'il u'faut pas d'jésuitcs et qu'la congrégation est une horreur ; tout ça
fait passer l'tcmps à ct'homme, et puis dame je l'soigne parce qu'ayant
été avant lui chez un curé. Je m'connais assez bien à un ménage. Et puis
Je lui fais du café faut voir ! qui dit qu'c'est dommage d'y mettre de l'eau-
de-vie pour faire son gloria, mais c'est plus fort que lui, il lui faut son
gloria, et il n'dormirail pas sans ça.
— D'après ce que vous me dites là, fit Cousinot, quand cette longue
ébauche d'intérieur fut enfin terminée, le capitaine vit assez seul et ne
i „fi-équcnte pas grand monde ici.
, — Ah pour ça non, il n'aime pas à fréquenter ; moi non plus je n'aime
pas les connaissances, parce que, voyez-vous, les langues faut qu'ça
parle, et pour entendre dire du mal de tout l'monde c'est pas la peine,
avec ça qu'y a beaucoup à faire sans que ça paraisse, dans une maison,
continua avec importance la bonne ménagère, c'est pas tout que l'ouvrage
courante, faut entretenir le linge, couler ses lessives ; pour le vin, par
exemple, c'est monsieur qui l'colle lui-même et qui le met en bouteilles,
mais excepté d'son jardin il u'se mêle de rien. Faut dire aussi qui me
paie un bon gage...
—Et sa sauté, interrompit l'aide-major qui unissait par être mieux in-
' 'fermé des affaires de la servante que de celles de son ami.
—Sa ganté I mais il s'porle comme un charme, et dire qu'il avait été
condamné par tous les médecins et qu'il n'y a qu'un nommé Cousinot,
dont il me parle toujours, qui a tu clair dans son tempérament. L'con-
naissez-vous, monsieur, c'sirurgienVi ?
—Un peu, répartit l'aide-major en riant et tout heureux d'apprendre
qne Lambert conservât toujours pour lui la même ferveur de reconnais-
tance.
— Cependant on était arrivé au logis du capitaine, et on juge de son
ravissement en voyant la visite inattendue qui lui arrivait.
Il en eut la surprise aussi complète que possible, car l'aide-major, au
moyen du passe-partout di; la servante, enfa sans être annoncé par la
sonnette, et trouvant, chose parfaitement croyable, le bon Lambert as-
soupi au coin du feu sur un volume des KictoiVes et Conquêtes, il fut
obligé de le setouer par le bras pour se faire reconnaître de lui.
„. —Est ce que je rêve? s'écriait le capitaine en embrassant son cher doc-
teur. (11 est de remarque que pas une classe de citoyens n'est plus chaude
à l'embrassade que les m'ilitalres.)
— Non, parbleu, répondait Cousinot, c'est bien moi en chair et en os,
et ayant, qui plus est, une faim du tous les diables.
— Nous avons de quoi y pourvoir, réi)ondit Lambert appelant aussitôt
saservanie pour lui commander do hâter le dîner cl de faire avancer quel-
que corps de réserve alin de faire face à l'appétit du survenant. Cette lille
étant eniiée,— Eh bien 1 lui dit son maître, le voii;i, Marguerite, ce Coi^-
sinot dont je le parle tant, je ne m'attendais pas à te le montrer si tôf,;
que dis-tu de ce lapin là?
— J'dis qu'il est un peu traître, j'suis venue avec lui de la diligence,
puisque c'est moi qui l'ai conduit ici, et je lui ai jus einciii demandé §i j
connaissait votre ami Cousinot, i m'a dit : un peu, l'iarceur !
— Ah! c'est que, vois tu bien, dit le capitaine, c'est uu compère (|ui
en sait plus long que toi et moi et tout le régiment, sain en evcepter le
tambour-major qui se croit cependant un personnage, quand il a son col-
back en tète et qu'il fait mouliner sa canne. — Ah ça ! c'est pour quelques
jours, j'espère, que nous vous avons ici, fit le capitaine, s'adressant à son
hôte?
— C'est-à-dire, répartit l'aide-major, que je prends la voilure qui passe
à dix heures ; le colonel m'a accordé la journée d'aujourd'hui tout en
gros, et il faut que je sois à Paris demain matin.
— Eh bien ! ça valait la peine de se déranger, dit Lambert avec désap-
pointement.
— Certainement que c'était la peine, j'avais à vous causer de quelque
chose, et enfin depuis cinq heures qu'il est maintenant jusqu'à dix heu-
res, on a cnciire le temps de se dire bien des paroles. D'ailleurs, le ser-
vice, voyez-vous, je commence à en avoir assez, et d'ici à quelque (emps,
je pourrai bien faire comme vous et le planter là, Alors, Dieu merci, ^n
pourra se voir sans la permis-ion du colonel.
— Il est sûr, mon ami, répartit Lambert, qu'avec vos talens vous pou-
vez très bien vous mettre à pratiquer daus le civil où vous auriez plus
d'argent et votre indépendance. Par exemple, tenez, si vous vouliez ve-
nir vous installer ici, vous gagneriez gros comme vous, c'est étonnant de-
puis le commencemant de l'hiver ce qu'il y a eu de catharres et de petite
rouge(de; eh bien ! ils ne sont que deux pour çaetpas forts, je vous jure;
vous n'auriez pas grand' peine à les dégolter.
— Ah! fit l'aide-major d'un air qui voulait dire beaucoup, j'ai upe
idée en tête, dont je suis venu vous parler; au dessert je vous conterai
ça.
Le dîner ne tarda pas à être servi; et, à la rapidité avec laquelle il
avait été préparé, on put s'assurer que les auxiliaires, mis en réquisition
pour la circousiance, ne tenaient dans le menu qu'une place assez secon-
daire; ce qui suppose que l'ordinaire du capitaine était sur un bon pied,
et que le cher homme ne se laissait point pâtir.
Après qu'en bien mangeant on eut causé de la position des camarades,
des cbangemens survenus dans le régiment, de quelques anecdotes gra-
ves ou scandaleuses qui en formaient la chronique, passé la poire et le
fromage, dame Marguerite ayant déposé sur la table plusieurs bou-
teilles de liqueur, parmi lesquelles il s'en trouvait de la façou du capi-
taine, et versé cet incomparable café dont elle s'était vantée d'avoir la
recelte, les pipes furent allumées, on remit du bois sur le feu, et la con-
versation promit, plus que jamais, de devenir intéressante ; le moment
des confidences était arrivé.
— Mon cher Lambert, fit l'aide-major, je suis venu vous demander un
service.
— Vous, Cousinot I répondit le capitaine ; vous savez que ma vie est à
nous deux. Parlez.
— Je vous dirai , mon cher, que je suis sur le point de m'embarquer
dans un duel...
— Un duel, interrompit Lambert, alors il s'agit d'être votre témoin?
— Ob ! non pas un duel comme vous l'entendez, mais un duel... Com-
ment dirai-je ça ?... un dueL.. social...
— Expliquez-vous mieux, fit le capitaine, c'est une espèce que je ne
connais pas.
— Enfin, je voulais dire que moi , chéiif, moi carabin obscur et sans le
sou...
— Qu'appelez-vous un carabio obscur, un homme qui a fait une cure
comme la mienne 1
— Je suis, reprit l'aile-major, sur le point d'entamer une lutte avec
une famille puissante qui me roulera si je suis le moins adroit ou le plus
fairile, et qui mettra à mes pieds son crédit et sa fortune, si je suis le plus
habile.
— Oui dà ! fit Lambert, étonné de cette révélation encore assez nébu-
leuse pour lui.
— Maintenant, vous allez me dire : comment un pauvre chirurgien de
régiment peut-il avoir la prétention de lutter contre des gens aussi bien
placés pour se défendre ? ce sera la fable du pot de terre contre le pot de
fer, et en fin de cause, l'aide-major Cousinot pourrait bien n'être qu'une
cruche, et une cruche fêlée, qui mieux est.
— C'est assez mon idée que vous rendez là, fit le capitaine.
— Mais si l'aide-major Cousinot avait un talisman ?
— Un talisman I répéia Lambert de plus en plus ébahi ?
—Oui, s'il avait dans les mains de quoi terrifier ses ennemis, de quoi
les abaisser et les aplatir, si bien qu'ils seraient devant lui aussi petits
garçons qu'un nifp.nt do troupe devant son colonel?
LE MAGASIN LU TÉUAIRE.
D
— Dam, ri'panit Lambert, il est cl lir (j ne las ' autres, se trouvant les
plus faiblos, f (! stMwii lui (|ui si'imit If i)Uis f.irr. •<■•
— Et) bien! mon cher, reprit (-ousiiio!, tirant de fa po-bc un paqupl
(le papiers cathi't(> soig.icusfmeat, ce t;ilisniaii, le voili. Avec ce peu de
paperasses, je me charge de nietire eu déiO!ile les aii^torraiis qu3j'ai
pour adversaires, et je ne mo douuo pas trois mois pour i/ ire un person-
nage, si peu que je soissecon;!^.
—Et en quoi peut-on vous être utih ? demanda F^ambcrt.
— Kien de plus facile et de plus simple que l'a-s'siaiice que J'attends de
votre amitié. Voi;s êtes le maître cluz vous, n'ost-il pas vrai, et vos meu-
bles ferment bien à clé ?
—Je m'en flatte au moins, répondit le iiapitaine.
—Vous n'avez pas de femme, pns de maîtresse pour fureter dans vos
ca; hottes et vous dérober un secret ?
—Pas de femme et pas de maîtreste, répéta Lambert, ce dont j'enrage
bien quelquefois.
— Vous pouvez a'ors prendre ces papiers qui font ma force, comme à
Samson ses ( hevcux puis me les receler en un eiidro;i sûr où vous et moi
seulement saciiiuns qu'ils sont déposés, de manière à les mellie à l'abri
d'un coup de main.
Assurément, dit le capitaine, tout cela peut se faire; mais je vous
avoue que j'aime assez à voir c^air à mon ouvrage, et il me semble que
vous n;e pat lez là d'une alfiirc diablement embrouillée.
— Vous entendez, mon ami , reprit l'aide major, que consentir à ra'ai-
der sans comprendre, c'est là le service; car s'il ne s'agissait que de me
garder un chiffon de pa',)icr dans un tiroir, te ne serait pas la peine de
faire appel à votre ami'ié, un notaire pratiqiterait la chose aussi bien et
mieux que vous. '•'•"" ■'■
i'" i_ Ce que vous dites-la est parfaitement jaste, répliqua le capitaine;
mais mon am lié doit-elle vous laisser embarquer dans uue affaire de celte
importance sans vous adresser quelques observaiion>?
jî) iii_ pq^p pg qyj pst dg Yos observations, dit Cou;.inot, elles porteraient
"ilr6bablem°nl à faux, puisque pour bien parler d'uua chose, il fiiut la sa-
' vHir, et qtle je ne puis vous en dire plus que je ne vous en dis; d'ailieurs
vous me conteriez pour ii:e faire passer mon idée loui co qui se pourrait
tl^pnver de plus sensé et de plus fort en raisounemeut que vous y perdriez
viytre latin ; mon parti est pris.
— Ah ! lit Lambert, puisque vous êtes si g 'nt.l et si commode à persua-
'' îf^r, je ren;j;aîne mon si-rmon ; mais avant que vous me disies ce que j'ai à
'"Wiire, une question seulement,
110 . — Ditpg, répartit Paide-major.
■*'' Etesvous bien sûr, la main sur votre conscience, que votre projet
§'a rien de louche dans sa moralité, et que l'enièlemenique vous en avez
ë V0U5 fait pas illusion là-dessus?
' - A Cette question je n'ai que deux mots à répondre. Non-seulement,
en agissant coinine je me propose de le faire, je ne poi le donmia;;o à per-
sonne, mais je suis au contraire «ne espèce d'iusirumeut employé parla
.'fiovidence à la répa'alion d'une siande injustice.
^■' '" L_ Aloi-s, fit Lambert, donnez-moi vos papiers.
'"^ '—CousinotliVI-a le paquet cacheté au capitaine, qui alla aussitôt le ser-
' ' irèrdons un tiroir dont il ôia la clé.
— Je le cacherai mieux que ça, dit le dépositaire, quand vous serez
""p^rti, c'est en attendant que je le mets là.
— Maintenant, lit l'aide-ninjor, j'ai à vous donner quelques instructions,
3'ignore absolument coaimcnt mes adversaires prendront la chose, s'jIs
selfendront contre moi en tierce ou en quarte, enfin les coups que j'aurai
'1 parer... i
— Mais, mon ami, vous avez le diable au corps! vous allez ailu^uer
èiiis avoir reconnu...
■jpDTT_ jj gg jj^jj ,3^,1 (]j{ l'aide-major en interrompant, et si vous ne me
laissez pas dire, je manquerai la voilure ou je uaurai pas le temps de
"' T'eus expliquer les choses.
— Satanée caboche! s'écria le capitaine en avalant un verre de rhum
inr faire diversion à la cruelle domination que Cousinot exerçait sur
lui.
— Je si>is seulement de très bonne source, continua Cousinot, qu'a-
vec toute leur aristocratie, ce sont des g'ns as^ez peu délicats sur les
moyens. Je regarde donc comme très possible, «ne fois qu'ils sauront les
armes terribles que j'ai contre eux, qu'i's essaient de se défaire de moi.
— Us feront, saprebleu ! bien, intcrromiiit Lainberl avec uue comique
indignation, et vous n'aurez que ce (pie vous méritez. ,,
*' ' — Oui, mais une fois que les aurai avertis que le talisman est en liea
BÛret inexpugnable...
— Oh ! pour ça, lit Lambert, ne s'embarrassant pas de la contradic-
tion, ils n'ont qu'à venir, ils seroiii bien reçus.
— Laissez-mei donc dire, dit Cousinot avec impatience.
— Je vous écoute, dit le capitaine... une fois que vous les aurez avertis
quele talisman est en lieu silrct inexpugnable ..
— Si j'ajoute, continua l'aidc-major, que du jour où ou entreprendrait
quelque chose contre moi, le dépôt lera explosion et éclatera, vous com-
prcni z qu'au lieu de vouloir m'arracher un cheveu de la léie, ils me met-
traient plutôt dans du coton.
— Ça se comprend, dit Lambert ; mais je ne vois pas ce que j'aurai à
faire dans tout ça, >
•il pj
itii
— Cependant, reprit l'aidc-major, comme il serait à toute force poss,i-
blc qu'ils ne tinssent pns compte de mes menaces et qu'ils me fissent?,
malgré le daiigrr que je leur aurais signalé, un mauvais parii ; ne voulant
pas leur doiiner ma peau gratis et rester comme un sot sur le champ dje
baiaille, c'est alors que vous intervenez. Aussitôt que vous apprenez que
votre pauvre Cousinot a eu du dessous , vous ouvrez le paquet que j<'
vous confie, et vous y trouvez mes dernières volontés que je vous charge
d'exécuter.
— Jolie idée que vous me mettez là devant les yeux, fit alors le capi-
taine; ei dire qu'un homme raisonnable s'organise ainsi à plaisir un casse-
cou.
— Mais encore une fiis , répartit l'aide-major i il y a tout lieu de pen-
ser que l'allaire s'arrangera à l'amiable , et c'est par excès de prudence
que je prévois tous les cas.
— Vous prévoyez tous les cas ; c'est-à-dire, répartit Lambert, que j'en
vois une foule qui ne sont pas prévus : ainsi, vous pou.cz mourir de mort
naturelle, ou bien on peut vous faire disparaître sans que personne sache
ce que vous êtes devenu, ou bien vous pouvez faire un voyage.
— Si je venais à mourir de mort naturelle, dit l'.iide-niajor, les pauvres
gens n'eu seraient pas la cause, et après vous être bien assurij que je n'ai
passuccorabé à un guet apens, vous ji-tteriez le paquet au .eu. Si je fai-
sais nu voyage, je vous verrais naïuiellemeul avant mon départ ou je vous
écrirais et Vous donnerais des insiruciioiis nouvelles. Mais pniir le cas
d'une disparition de ui n individu n'ayant pas laissé de traces, mettons le
délai à six mois depuis lejouroii j'aurais été escamoté. Ce^ six mois écou-
lés, ma foi, vous ouvririez le pa(|uet et feriez comme si vous aviez la cer-
titude de uia mort violente. Mais je i.e saurais trop vous le redire pour
vous tranquiliiserj ce qui estpiobable, c'est que la crise où j'entre aujour-
d'hui, d'ici à très peu de temps aura une terminaison favoiable etque tou-
tes ces précautions seront superflues.
Au moaieni où s'achevait le long exposé de celte ténébreuse et obscure
entreprisa , la servante de Lambert entra dans la chambre où les deux
amis étaient encore atiabiés, et, s'adiessant à Cousiaoi : — Si monsieur,
dit elle, veut partir par la voilure de ce soir, il est tempi, les tiois quarts
de neuf heures viennent de sonner, et la dilige.ace ed quelquefois en
avance, quoique souvent elle sjit plutôt en retard.
— Merci, ma lille, lit Cousinot , en se levant et en s'enveloppant daiis
son manteau, je m'endormais h sur le rôti ; puis, s'appro( haut de Lam-
bert, qui paraissait absorbé dans d'assez pénibles réflexions; à bientôt ,
mon ami, dit-il, en lui tendant la main.
— Attendez, dit Lambf-ri, comme en se réveillant d'un rêve péniWe'jC
vous accompagne à la voiture. , '
— A quoi bon aller vous geler? dit alors l'aide-major; restez don(j'âa-
près de votre feu, . , "j
— Est-ce que je suis assez sûr de vous revoir, lui répondit Lambert à
voix basse et en lui serrant vivement le bras, pour me priver de qneîq(ies
minutes que j'ai encore à passer avec vous? Parlant ainsi, il prit le fallût
que sa servante avait allumé, ei sortit de la maison suivi de Cousinot.
Leur conversation, durant le trajet jus [u'à la dilig- nce, fut assez mor»
ne, quoique l'aide-major affectât une gaité qui n'était peut-être pas sans
un mélange de sérieuses préoccupations.
Le moment de la sépaiation venu, Lambert se jeta au cou de son ami,
qu'il tint long-temps emlirassé; puis comme Cousinot fut monté dans la
voiture : Au moins, écrivez-moi bi -litôi ! lui cria le c.ipitaine.
Cependant le.s relais avaient été attelés, le postillon était en selle, D}è-
lant au concei t formé par les hennissemens et le bruit des grelots, l'tor-
mon'c de celle langue inarticulée dans laquelle ses pareils ont acconiomé
de s'entretenir avec leurs chevaux ; bientôt après, du fouet et de la viix
il mit en mouvement la lourde michine roulante, qui emporta rapidement
l'aide-major où l'appelait sa destinée. '1
s
CHAPITRE XI. ^
Pendant que Cousinot se mettait en route ponr regagner Paris, sortmt
de l'Opéra, où avait eu lieu ce jour-là une représentatio:i à btfnclirc, la
famille Ciiabouroi rentrait à sou hôtel, ramenée par un fougiiFui aitelase
(pii seul eût sufli pour constater sou opulence et la fsire tenir pour peu-
reuse entre les heureux du siècle.
Arrivée à son appartement, Mme de Chabourot dit à la femme qui se
présentait pour faire son office de cainérière. qu'elle se pa'-srraft, pour ce
soir-là, de ses services, cl en même temps elle r. tint auprès d'elle sa lille,
en lui faisant connaître qu'elle avait à lui parler avant de se mettre au lit.
L'avant, avec une soi le de sol nnité qui indiquait une communicaiion
de quLl'pie importance, engagée à s'asseoir :
— Si depuis quelque teiùps, lui dit-elle, vous n'étiez pas profondément
préoccupée et distraite, vous auriez remar.iué entre Mme de Jan>ry et
moi de iVéquen» poui'parlers auxquels votre perspicacité naturelle tous
aurait laii comprendre que vous étiez mêlée.
— Moi I fil avec éionnement la jeune fille.
— Oui, vous, Thérèse, reprit Mme de Chabourot, que mon afflonr de
mère a toujours entourée d'une ardente soUiriuide et qui allez en avoir
une nouvelle pn uve tians la conlidcncc que j'ai à vous faire ici.
— Je vous écoule, chère maman, répondit Mlle de Chabourot dont on
comprend que l'auculiou avait été tout d'un coud (rciUéc par ce début.
40
LE MAGASIN LITIMAIIIE.
— Je ne sais, reprit la !)aroi)iie, si au bal qui eut lieu ici il y a trois
seiiiiiires, vous aviz reiiiariiiié un jeuDC lioniiiu! que sa t'juniaie et ses
fii(;():is parf liies peuvent faire disiinguer facilement.
— Mais il y avait beaucoup (le jeunes gens tris bien, répartit Thérèse.
— Sans doute, dit Maie de Cliabourot; uiais celui dont je vous parle a
dansé avec vous, cl il est si particulièrement fait pour ne point [lasser
inaperçu, que vous seriez à peu près la seule dans la mémoire de laquelle
il n'ait pas laisé quelque ombre de souvenir.
— L i danse fait bien du tort aux danseurs auprès de nous autres jeu-
nes li les, répart t Mlle de Chabourot, el je vous assure que, dans celte
soirée, je n'ai rien vu dans le détail,
— Vous dans ez assez langoureusement ce jour-là, reprit la baronne,
et je sais peut-être une autre raison du peu (!e clairvoyance que vous
ave/, montrée en cette occasion; mais c'est là un siijd sur lequel nous
aurons tout à l'heure l'occasion do revenir. En attendant, puisque voire
mémoire se trouve dans l'impossibilité absolue deaie vcniren aide, laissez-
moi vous apprendre, à défaut de la vôtre, l'impression à peu près géné-
ra'c que j'ai recueillie touchant la personne dont je vous entretiens.
11 faut croire que {a sujet auquel Mme de Cliabourot avait parlé de re-
venir, était peu agréable à Thérèse ; car en entendant cette parole, elle
avait baissé les yeux, et une contrainte marquée se peignit dans ses traits.
— Je vous diiai donc, reprit la baroiuie, quoiqu'il soit a'sez ridicule de
pavler comme un passeport, que celui qui n'a poini su obtenir un seul de
VO) re,:,'ards, est un jeune homme d'une taille élancée, d'une ligure aussi
avenante que distinguée, se mettant d'un très bon goût, cl qui, au dire de
chacun, était incontestablement l'homme le plus élégant de tous ceu\ que
j'avais réunis dans mon salon.
Ayant fait ici une pause, comme pour indiquer la transition à un autre
chapitre :
l'our ce qui est de son moral, continua Mme de Chabourot, il passe
pour s'exprimer en très bon termes, pour avoir quelques talens agréables,
pour être d'un esprit fin et cultivé, et, ce qui annonce un heureux carac-
ère, pour ne pas faire le moins du monde vanité de toul| le mérite
que l'on reconnaît en lui.
Vous dites?... demanda la baronne, s'interrompant elle-même et pre-
nant apparemment en mauvaise part le silence dans lequel la jeune fille
laissait passer celongdéûlé de louanges.
— Rien, maman, répondit Thérèse, je vous écoute.
— En supposant, du reste, reprit la noble dame, que quelques unes
des qualités que je viens d'énumércr puissent lui être contestées, il n'en
est pas de même de quelques avantages à lui moins immédiaiement per-
sonnels. Par la mort de ses pareiis, il est en jouissance de C0,000 livres
de rente. Du fait de son oncle, mort aussi sans enfans et qui avait éié
auioiisé par le roi à lui transmettre son titre , il n'attend que l'âge légal
pour siéger à la chaD)brc des pairs; il a d'ailleurs un fort beau nom , il
s'appelle M. de Preneuse et est le neveu de Mme de Janvry.
— 11 faut convenir en etf t, dit Thérèse, sentant bien que son mutisme
ne pouvait pas convenablement durer plus long temps, que peu de gens
pourrai<>ntse llatier d'être nés sous une si heureuse étoile.
— Maintenant, rcprii la baronne, il vous faut savoir que s'il n'a pu
parvenir à se détacher pour vous un peu en relief, au milieu de la foule,
il en est tout autrement de l'impression que vous avez produite sur lui. 11
vous a prodigieusement admirée, vous trouve belle, jolie, gracieuse, dis-
tinguée..,.
— Maman!... fit Mlle de Chibourot, en demandant grâce.
— Depuis le bal où il vous a vue, il ne cesse de parler de vous à sa
tante, qu'il sait être dans mes relations habituelles; enlin, il a si bien fait
qu'il y a huit jours, Mme de Janvry est arrivée ici avec des airs ofliciels
Cl négociateurs , et comme d'ailleurs, soit dit entre nous, vous êtes un
parti fort passable ; elle m'a demandé votre main pour son neveu, dont
vous coiBprenez maintenant que je vous aie parlé un peu longuement.
— Oui, maman, répondit Thérèse, les yeux attachés sur la valcncienne
de son mouchoir, qu'elle faisait négligenimcul glisser dans ses doigts.
— Ahlreprit Mme de Chabourot.j'oubliaisde vousdire(car jenevousai
parlé que de ma sollicitude maternelle dans cette affaire, et jusqu'ici je
n'aurais vraiment aucun mérite à tout ce qui s'est fait) que par mon in-
fluence Mme de Janvry s'engage à avantager M. de Preneuse de 200 mille
francs, ce qui est une addition de 10,000 livres de rente , qui se retrou-
vent dans une existence si largement dotée qu'elle soit. Voyez-vous à pré-
■ sentquel(|uc objection à faire à nos projets?
— Mais, fit timidement Thé'èse, une chose aussi sérieuse qu'un ma-
riage entre gens qui ne se cimiia-ssent pas !
— Vous venez, répartit Mme de Chabourot, de passer toute une foiiée
ensemble, car notre partie d'Opéra n'avait pas été arrangée à une autre
inteniinn ; je ne sais te qu'il vous a semblé de M. de Preneuse ; mais je
sais que pour lui il n'a trouvé dans celte rencontre que des raisons nou-
velles de persister dans son désir; car il l'a dit tout bas à sa tante qui me
l'a répété en sortant.
— M. de Preneuse, dit alors Mlle de Chabourot, avait en celte occa-
sion un gr.^nd avantage; son attention était prévenue, pendant que la
mienne ne l'était pas, il doit donc naiyrellement avoir de l'avance sur moi.
— Ce que vous dites-la, répartit la baronne, est très linement exprimé,
mais c'est plu'ôt là une chose spirituelle qu'une chose sensée. Vous com-
prenez que l'assc'itinîent déjà donné par votre père et ' ar moi à ce ma-
riage vous dispense d'appliquer à la personnalité de H. de Preneuse
touie la profondeur de réllcMon dont vous èies suscepiible ; il sulliittonc
que vous vouliez bien avouer que rien en lui ne vous déplaît.
— Je mentirais, réponfitla jeune fille, si je disais qu'il m'a déplu en
quchpie chose; mais ce sentiment tout négatif...
— Complété, interrompit Mme de Chabourot, par la détermination d'un
père et d'une mère qui, en pareille circonstance, ont le droit et le devoir
de vouloir jusqu'à un certain point pour leur enfant, me paiait parfaite-
ment sullisaiit pour assurer le bonheur d'un ménage. Je n'hésite donc pas
à vous piévenir que demain M. de Preneuse vous sera présenté officielle-
ment sur le pied que je vous ai dit.
— Mais enlin, reprit Mlle de Chabourot, avec quelque hésitation...
— Ecoutez-moi, Thérèse, dit alors la baronne d'un accent impérieux,
votre résistance à un établissement de tous points si convenable n'est
point de celles qui s'expliquent naturellement. Ce jeune fou , qu'il y a
bieniôl une année M. de Chabourot crut devoir éloigner de celle maison,
où imprudemment notre bon cœur l'avait admis , n'encourut ce traite-
ment qu'à la suite de la révélation qui nous fut faite de prétentions aussi
îolles que désordonnées; ne me laissez pas entrevoir que ses prodigieuses
illusions avaient trouvé un écho dans votre cœur, et que M. de Preneuse
soit exposé à l'étrange humiliation tl'une pareille rivalité.
— Celui dont vous parlez n'est plus, répondit Thérèse avec une nuance
d'amertume.
— C'est justement l'attitude pur vous gardée quand cette nouvelle nous
parvint; ce sont vos airs doleus et préoccupés depuis te moment, et cou-
ronnés aujourd'hui par la répugnance avec laquelle vous entendez parler
d'une aQ'aire que toute autre accueillerait d'enlhou«iasuie ; ce sont toutes
ces éirangetés qui pourraient ainsi me conduire à d'étranges soupçons.
— Mais, dit Thérèse, je connaissais ce jeune homme dès l'enfance , sa
fin fut déplorable; quoique indirectement je fusse cause en partie de son
malheur, comment donc aurais-je appris sa mort sans émotion?
— 11 y a à toute chose, ma chère enfant, des nuances infinies, répartit
Mme de Chabourot, et ce n'est pas à une personne d'un esprit aussi dis-
tingué que le vôtre qu'il est nécessaire de les indiquer. N'insistons donc
pas sur la mesure plus ou moins parfaite que votre bon cœur a pu mar-
quer dans l'expression de regrets qui se co nprennent et s'excusent; mais
vous sentez que devant tiouver une explication à un refus qui de lui-mc-
me serait inexplicable, voire père et moi serions malgré nous entraînés à
voir dans votre résistance la filiation d'une pensée compromettante et ro-
manesque. Ainsi donc, replacez-vous dans la vie réelle, prenez un peu
mieux le bonheur qui vous arrive, en patience, et soyez ce que l'on vous
a toujours connue d'ailleurs, une fille repectueuse et sensée.
— Alais tant de précipiiaiion, fil Tiiérèse, est elle donc si nécessaire?-
— Peut-è;re, repartit Mme de Chabourot. D'abord la recherche de M.
de Preneuse me pjraît pour vous si avaniagcuse, que mon instinct est de
la traiter comme une occasion, c'est-à-dire, comme une de ces occur-
rences avec lesquelles on n'hésite pas. Et puis, n'y eill il pas d'autre rai-
son, f.îme de Janvry, qui est à ménager, insiste et me persécute : « Mon
neveu, me dit-el.e tous les jours , se meurt d'amour; votre fille, que je
sache , n'a aucune raison de ne pas l'honorer de son assentiment. Du
re.'-te, a-t-ellc ajouté ce soir en me quittant, il en sera ce qu'il pourra;
mAti au risque d'une avanie , je vous pi éviens que demain , fans plu's de
remise, je vous présente M. de Preneuse sur le pied de candidat à votre
alliance. » Vous voyez, mon enfant, ajouta Mme de Chabourot, qu'il n'y a
pas à reculer; jusqu'à demain, du resie, vous avez et au delà le temps né-
cessaire pour prendre une si facile résol^t^onl Maintenant, bon soir I car
malgré l'intérêt de notr« conversation , je sens que le sommeil gagne
sur moi.
Ainsi congédiée, Tbéièsese leva; s'approchant de sa mère, elle en re-
çut sur le front un de ces baisers en manière d'acquit, menue monnaie de
famille, à laquelle l'habitude donne au moins autant cours que l'affection ;
après quoi elle se retira dans sa chambre pour y penser à ce qui venait
de lui être dit.
CHAPITIIE Xir,
Le mariage dont il était question pour Mlle de Chabourot n'était point
un mariage de convenance dans l'acception la plus ordinaire et la plus
étendue de ce mot. Il est bien vrai de dire que les avantages sociaux dont
M. de Preneuse se présentait entouré avaient été une raison détermi-
nante pour qu'il fût accueilli avec empressement; mais un mérite intrin-
sèque, et justifiant assez bien les éloges (juenous venons d'entendre faire
de sa personne, le rendait un parti véritablement fort désirable, et qu'une
jeune tille devait accepter avec un s( miment tout autre que celui de la
résignation. !;
Aussi , (|uelles que fussent les secrètes répugnances déposées dans le
cœur de Thérèse par certains faits antérieurs, qui, déjà indiqués, seront
plus complètement expliqués , elle fut la première à comprendre qu'elle
se ferait une position dillicile et, extérieurement au moms , très peu di-
gne d'intérêt, en refusant de donner les mains aux arrangemens déjà piis,
quoique sans sa participation. Le lendemain donc, quand il s'agit avec
M. de Preneuse de cette sotte et ridicule formalité, néanmoins nécessaire,
qu'(m appelle la première entrevue, Mme de Chabourot trouva sa fille à
peu de chose près dans la disposiiion où elle désirait la voir, l'air de lan-
guissante Il istesse épan'lu sur to'Ue sa personne pouvant passer pour
LE MAGASIN LITTERAIRE.
'4«
tfW réserve de bon goflt qu'apporte toujoii's une fille bien élevée dans
ks rctuon'rrs pareilles à celle qui se pré(>arait pour elle.
SiiivHiiisa uieuace ou sa promesse, comme on voudra l'appeler, Mme
tl' J;invry arriva sur les dcuv lie ires à l'hôiel ClKilourol, accompagnée de
l). (Il' Freneiise. Nous l'cro'is grâce à nos lecteurs (le< puroli s quasiment
SIéréotvpécs qui fnrent dites lors de celte sorte d'éiliaige do ratifications
conjuga'ts. Une chose pourtant digne de rcmnrfiiic tut une paroli; de M.
('e Fiv ncuse qui, après avoir été assuré par Tlicrise même d'un liriiide
cns'* ntemeni, la pi ia néanmoins de prenilre tout le temps qu'elle vou-
drait pour se conCriiier d-uis sa détermination ou bien pour .>'en rié-.iire
dans le cas où les soins qu'il était admis à lui rcn Ire ne lui sci aient pas
cjréaWcs.
Peni-f'trc, de la part d'un soupirant pos5 pour voir en nus lieux ses
cmpretsenieps l)icn arcue l^is, y avait-il dans celte liumhie atiiiude un
fond de fatuité assez tr.inspareiito , nous n'en crovoin rien rependant;
celui qui parlait ainsi était un homme joignant à un ceriain sérien\ dans
le cariictère une nine aimante et délicate très capable de comprendre la
différence pour un cœur qui se donne entre vouloir et consenlii ; et c'est,
ce semble, de liés bonne fol qu'il ftdsait à Sa^liancée crédit d'cl e-uién e,
jusqu'au moment où un aiitic fontimcnt que celui de l'obéissance lilialeU
déciderait à l'accepter pour mari ; c'est du reste en ce sens (|ue son iiiteir
tion fut interprétée par Mlle de CliaUourot, qui lui sut un gré infini de
celte disrrèie paiicnce ; quant à Mme de .lanvry, qui était une petite fem-
me fort péiulanie, ayant pris démesurémeit feu sur ce mariage, elle ne
faisait nul état de loi-t ce délai qui lui paraissait le plus ridicule du monde,
et elle allcciait an contraire de n'a'ipeler Thérèse que sa nièce, comme si
là bénédiction nt?ptia!e eût été déjà donnée aux époux. Aussi ne mcitait-
elle point de lerwe à sa visite, quoique déjà elle eût d t à deux ou trois
reprises qu'elle ét^it attendue à onj assemblée de charité, lorsqu'un inci-
dPfit. très peirartlable en appareflce, la décida enliu à lever la séance ci
à se retirer. ' ' '
Un domestîqtte entra et parla bas h l'oreille de Mme de Chabourot.
i^n ftdiait dire que je suis en affaires, répondit-elietout ba».
' "^^ C'est ce que j'ai fait , mndame, répartit le domestique; mais il dit
avoir absolument à vous parler.
■^ Mais quel bomtne est-ce ? Cl la baronne avec impatience, est-ce un
liftrame du monde ou bien quelq.ie lournisseur (jui apporte sa note ? Vous
jîie dérangeriez pour nn marchand de cirage, 8'il éH venait un ici in 'offrir
ses services.
— H u'a pas l'air distingué, reprit le domestique ; mais il est assez bien
couvert.
— Allez lui dematrder Son tiom et ce qu'il me veut , fit Mme de Cha-
bourot pour conclure.
Cependant Mme de .'lanvry s'était levée et avait pris congé ; elle sortit
tvcc M. di' Freneuse, ai. de Chabourot les reconduisant.
Dan- l'intervalle, ledoaics'ique rentra et vint dire à sa maîtresse que
lé monsicdr en question ne voulait point dire le but de sa visite et qu'il
s'appelait Cmiqnot.'' ' ■ '
' — ■ Cou'inni, ri'pril'lâ'fiai^èi'iMeV'îaVec uii'Slcccflluation dédaigneuse qui
faisait admiraWemet t èértlit' l'kllure rotOfiôHe de tè nom, je iie cotiiiais
pasrfnoiisieur Cousinot. C'est quelque mendiant ou quelque avei.turier,
comme il nous en vient sans cesse, ajouta-t elle, de manière à être e.itini-
duc de l'aidc-major qui s'était approche de la poi te de l'appartement lais-
sée enlr'ouvfrie par le domestique.— S il a quelque chose à me dire, qu'il
l'écrive ; et en même temps elle passa dans sa chambre à coucher où l'on
tenait de l'avertir que Sa couturière l'attendait. •• ■■< ■• -
jn>ji.;; (i'.>tiimi>tf 'ii ^np (-ao. o atlou fibl'ii^iai'l
CHAPITRE XUI.
, ,Lc soir du (flêi;^i9^, pme dq Chabourot fut dans le monde, °et l'on
remarqua qu'elle s'y mbntrait d'uue gaîté charmante, la bonne tournure
que pren;nt le mariage de sa fdle lui mettant le contentement au cœur.
Comme elle rentrait, on lui remit une lettre exhalant une forte odeur de
pipe, et qu'à la manière seule dont elle était pliéo, on pouvait reconnaître
pour ne point venir d'une personne au fait des habitudes de la vie élé-
gante. L'ayant ouverte avec dégoût et du bout des doigts, elle y lut ce
qui suit :
Madame la baronne,
0 C'est peut-être possible que je sois un aventurier ou un mendiant ;
mais vous, vous êtes une voleuse, je le prouverai quacd vous le voudrez,
pièces en uiuins, /uù''c^j en mains, euteudcz-vous , à vous et à votre
mari. ,, .,,,,,,.,.
» J'ai l'houiiriir d'être, avec respect, madame la baronne,.
» Votre très humble et très obéi.-sant serviteur,
.I.F. COISINOT,
» chirurgien aide-major d'iiiranteric, rue
Neuve-St-Elicnne, hùtel du Cautal. »
' Léà termes de rétranje épttre ci-dessus soulèvent trop rudement un
coin du voile jeté jusqu'à présent sur la marche de notre récit pour que
nous n'achevions pas de le déchirer, et que nous marchandions à nos lec-
teurs le reste du serret qui trop long-icmps peut être a inîs à une dure
épreuve leur curiosi é.
Si l'on a bien voulu prêter quelqu'atieniion aux faits précédemment ac-
tomplis, on se u décès de Ledm-, Mme Bouvaixl
avona à Mme de Chabotirol qu'elle avait quitté pendant cinq bonnes mi-
nutes le niidade. Or, dans de ciitvncs occasions solennelles c'est un siè-
cle que cinq bonnes minutes ; on peut du reste en juger par ce qui se
passa entre Cousiiiot et le moribond, durant la courte absence que lit la
maîtresse de pension.
Au sitôt qu'ils furent seuls. — Ce prêtre viendra trop tard, se dit avec
angoisse le vîeu\ donicsliiue; voulez-vous me rendre un service, monsieur
le docteur !
— Assurément, repiit Consinot.
— C'est un dipOt que je veux faire entre vos mains, pour l'adresser à
quelqu'un.
— Je m'en chargerai volontiers.
— Tirez je vous prie la commode qui est là en face de mon lit.
CousiiiDt lira la commode.
-■ Voyez, Ci)iitinHa Leduc d'une voie brève et entrecoupée, le carreau
S'r li'q;!cl posait le pied de derrière, à droite, vers le mur ; trouvez-
VfUS ?
— Oui lit l'aide major un carreau descellé ?
— Levez le carreau.
La chose fut faci'e à Cousinot, la brique présentant assez de relief pour
offrir de la prise.
—Voyez vous dessous un paquet cacheté ?
— Le voilà, d t Cousinot, mettant entre les mains du vieillard U'ie enve-
loppe qui paraissait renfermer plusieurs papiers.
— Voulez-vous replacer la commode et le carreau, que Mme Bouvard
ne voie rien ?
Coiisiuf.t remit en place le carreau et la commode.
— Vous lisez bien l'adresse?
— Tics bien. Monsieur Charles Villeneuve , soldat au 2' régiment
d'infanterie de marine, à la Martinique.
— Eh bien, dit le i;io: .bond en faisajt les derniers efforts pour conti-
nu' r, voi s vous chargez de rcmciire?... il ne put achever, .une convul-
sion le prit et il espira.
Fiiièle exécuteur dd mandat qu'il avait accepté , Cousinot ne parla de
rien à Mme liouvaid et s'occupa im-nédiatemen'. de faire parveiii'- au-des-
tina!airc le paquet qu'd avait rjçi. Mais ne voulant adreser que par une
voie sfire des papiers qij'd devait supposer d'une giande importance, va
l'étrangcté des (irconsiancos dans lesquelles il lui avait été remis , il se
rendit au ininistère de la marine pour aviser au moyen d'envoi le plus
convenable.
Là on lui apprit qu'il pouvait s'ôter le souci de sa mission : Cbarics
Villeneuve était mort plusiojrs mois avant delà Gè're jaune ; un extrait
mortuaire, arrivé de la colonie seulement depuis quelques jours, consta-
tait ce décès, dont Leduc n'avait point été avisé.
Cousinot avait alors demandé si l'on connaissait au défunt des parcns ;
aucun, lui avait on répendu: son evirait mortuaire comme son engsge-
ment militaire portait ni^ de pire et mère incoiinus. Cousinot se trouvant
de fait héritier du dépôt qu'il avait reçu, n'avait vu aucun inconvénient à
ouvrir le j aquit ; loin de là, sa curiosité avait arrangé qu'il y trouverait
peut-être rindication de gens que son contenu pourrait intéresser et aux-
quels il le rcp.ietrail.
Sous l'env^ loppe étaient recelés :
1° Un testaiîK ni ôcrit en entier de la main d'un sieur Du Crony , pro-
prit'tairc à t3oui bon-l'Archambault ; ledit testament daté du mois d>> iain
1817.
2° Une lettre d'une écriture de femme.
3° Un voluniineuv factuiu de Leduc. ,. .'jjnci
De ce facinin de Leduc et des autres pièces soigneusement étudiéesirt-
sultait l'ensemble de faits suivant :
En juin 1817, le sieur Du Crouy était décédé, laissant une forltme
assez couMdf rable ; il avait f lit son tcsiament au prolit du jeune Ciiaries
Villeneuve, son fils naliiiel, mais qu'il avait fait exprès de ne pas lecon-
naître, parce qu'un enfant naturel dont on connaît le père ne peut rece-
voir de celui-ci, même par testament, qu'ui.e part proprrtionnelle de sa
fortune ; au contraire, l'ciif.mt naturel non reconnu e>t légalement un
étranger en faveur duquel l'auteur de ses jours peut disposer en toute li-
berté.
Le sieur Ducrouy avait une sœur qui avait épousé M. de Chabnurot.
Sachant depuis long-temps qu'elle devait être déshéritée au profil de
Ch. ries Villeneuve, elle avait circonvenu Leduc, domestique de sen frère,
qui, ià son ins:igaiion, aiissilût après la mort de son maître, avait dérobé
le testament.
Toutefois, ce n'était pas sans stipuler quelques conditions rn faveur de
celui que rond;''pouillait, que Leduc .avait cousenli à pratiquer cette spo-
liation.
Il avait été convenu que Mme de Chabourot se chanterait de l'éduca-
tion du jeune Charles et que plus tard elle lui ferait épouser sa fille, ce
qui serait une manière iu lirectede restitution.
Les premirri engageinens avaient été tenus. Mme de Chabourot avait
placé Charles Villeneuve dans un collège, disant à qui voulait l'entendre
qu'elle n'i;.;norait pas que ce pauvre petit était né de snn frère, et qu'elle
devai; à la mémoire de celui-ci de ne pas abandonner s'w ids. On com-
prend le snccè.i qu'avaient obtenus dans le momie ces louatiirs scniineM
et celte officieuse charité.
12
LE MAGASIN LITTÈRAIÎlE.
Mais le temps du collège iie dura pas toujours ; à dix-huit ans, le jeune
Cliarics, qu'on y avait iciui aussi lard'^ue nossible, avait dû en sortir, et
Leduc, qui exerçait lans la maiton L,uauouroi, où il éiait devenu une nia-
i.ière d'iniendaiit, 'inlluence que l'on peut )ien upposer, avait exigé, en
vue de son projet de ariage, que le jeune Aniony fût installé en qua-
lité de secrétaire uprès du )aron.
On ne sache pas qu'entre cu\ jeunes gens le cousinage naturel soit
nif'ins que le cousinage égilime une disposition à s'éprendre d'amour ;
aussi 'IhértsedeChabourot et oharles Villeneuve, le Don Leduc d'ailleurs
les encourageant sous main, n'avaient pas lardé à se sentir entraînés l'un
vers l'autre i la plus irréprochable pureté présidant d'ailleurs à cet en-
(lainemcut,
Au fond, Mme de Cliabourot n'avait jamais pensé sérieusement à unir
ces enfans : non seulement elle n'aurait pu tolérer de donner sa Glle à un
bâta-d, mais elle rêvait pour celte chère enfant, comme elle disait, les
éiablissemeosles plus grandioses; l'indemnité des émigrés qui était venue
doubler sa fortune lui permettait en effet de porter haut ses prétentions.
La présence de Charles Villeneuve dans sa maison pouvant compro-
mettre ses projets, la baronne avait profité de l'absence de Leduc, son
protecteur, pouf en unir violemment avec ce jeune boniuie ; faisant som-
blaiit de s'apercevoir tout-àcoup de l'attachement qu'il portait à sa û'ie,
un beau jour elle avait parlé de projets insensés, d'hospitaiité violée, de
bienfaits indignement méconnus, et avait exigé que son mari bannit l'au-
dacieux secrétaire de sa présence.
A son retour, Leduc s'éîait mon: ré horriblement blessé de celle exécu-
tion ; il tenait plus qu'on ne peut dire à son projet de miriage, l'espé-
rance de cette réparation lui ayant servi jus;iuelà à imposer silence aux
reproches de sa conscience. Comme il avait jugé prudent de ne pas dé-
truire le testament supprimé, et de ne pas s'en dessaisir, non plus que
d'une lettre de Mme de Chabourot, qui établissait la complicité de celle-
ci dans le crime, il restait, malgré rhiiaiilité de sa condition, un person-
nage fort à ménager, et il aurait ramené en triomphe dans la maison le
jeune Charles, si le bouillaiU jeune Loaime, dans son désespoir, n'avait
pris le parti de s'engager dans un régiment prêt à partir pour les colo-
nies, où nous avons vu plus tard sa triste fin.
C'est à la suite du coup d'éiat osé par Mme de Chabourot que Leduc
s'était retiré chez Mme Bouvard. Il avait d'abord parlé de se remettre, lui
et ses preuves, entre les mains de la justice; mais natureilement il avait
hésité, et à cause de lui même et à cause de Mlle de Chabourot, qu'il re-
gardait toujours coin:ne la fiancée de Charles et dont il ne voulait pas
compromettre le nom. Toutefois, pour bien maïquer la violence de son
ressentiment, il avait quitté la maison de Mme de Cliabourot, et bourrelé
de plus en plus par ses remords, il s'était jeté dans la haute dévotion.
Celle retraite avait prodigieusement intiiiiélé la baronne ; elle craignait
toujours que quelque influence éirargérene vînt s'établir à son préjudice
auprès du rancuneux vieillard ; elle craignait aussi qu'une mort subite,
dont il semblait qu'elle avait le pressentiment, ne mit brusquement en lu-
mière les preuves du crime commis à son profit. Leduc, comme elle le
savait, perlait toujours ces preuves avec lui, de peur qu'on ne les lui dé-
robât. De lii ces visites et ces soins si réguliers qu'elle lui rendait, et aux-
quels elle exigeait que son mari s'as^ociiit de loin en loin ; de là cette
sollicitude à être informée des moindres indispositions du vieux pension-
uiire, toutes cbosisdoutàjuste raison Mme Bouvard avait été si pro-
fondément intiiguée.
Après des partementages infinis, c'était en ces sortes d'occasions
que Leduc s'exaspi'rail contre la baronne, au point que nous avons dit :
il s'était bien aperçu que la résolution de la (hère dame était inébranla-
ble, et que jamais elle ne céderait sur le mariage de Charles avec sa fille;
lui aussi alors avait pris =on parti ; il s'était décidé à tout révéler au sol-
dat do marine, et il se disposait i\ lui envoyer le paquet dont fut chargé
Goiwinot quand la mort vint le surprendre dans ce projet.
On a vu l'iirdeurde la baionne ii venir s'emparer du sachet dans lequel,
à ^a connaissance, Leduc serrait les précieux papiers par lesquels il la
dominait; le vieux renard avait même soin parfois, tant ils jouaient serré
entre eux, de lui aisscr entrevoir ce sachet afin qu'elle ne pût prendre
aucun soucçon de l'autre cachette.
Mais ce qu'on n'a pas vu, c'est le désespoir de la pauvre femme, lors-
que après avoir si suMilemcni dérobé l'objet de son ardente convoitise,
elle n'avait trouvé pour tout contenu qu'une feuille de papier blanc.
On avait aussitôt dépêché M. son mari pour qu'd se fit ouvrir d'autorité
les meubles et armoires par Mme Bouvard et y cherchât les pières éga-
réesqu'ils avaient tant à cœur de recouvrer. Quelle faute, s'écriaii-elle,
d'avoir moi-même Oté les clés I mais pouvais-jQ faire aiitfemeut, devais-
je prévoir que ce vieux misérable... N'importe, M. de Chabourot, allez-y,
voi:s imposerez plus que moi à celte hôtesse ; le moment est décisif, brus-
quez tout, f litcs enfoncer les portes au besoin, il faut de toute nécessité
retrouver ces papiers.
Assez accoutumé à obéira sa femme, dont on a vu le caractère entier
c' la souveraine résolution, M. de Chabourot était parti ; mais les insiruc-
lions de la baronne n'allaient pas jusqu'à commeiire un bris de scellé.
S'éiant heurté à cet obstacle, le baron s'élait immédiatement rendu chez
le juge de paix pour lui dire qu'en un coin de l'appartement de Leduc
devaient se trouver des pièces à lui appartenant, dont il deiuandai', £us-
silût la levée des scellés, la restitution. Le magistrat l'avait d'abord calmé
sur celte restitution ; mais autre raison de le tranquilliser, il lui alLrma
avoir fait, selon la prescription de la loi, la recherche du testament dans
la chambre mortuaire, et n'avoir trouvé aucune espèce de papiers pou-
vant avoir quelque importance.
Cette afiirmation n'était cependant rassurante que relativement, Leduc
ayant fort bien pu faire sou dépôt chez un notaire, pour ce dépôt être
Oiivcil après son décès.
R en de pareil ne s'éianl produit, au bout de quelques jours, les époux
Chabourot avaient cessé d'avoir so uci do ce cOié ; mais ils se figurèrent
alors qu'envoi avait pu être fait à Charles Vdlencuve do ce qu'ils avaient
tant à cœur qu'il ignorât. Toutefois, celle crainte avait é'é bien diminuée
par la nouvelle de la mort de ce jeune homme, parvenue, comme nous
l'avons vu, à Paris très peu de temps après le décès de Leduc. Pour leur
compte, les Chabourot avaient été instruits de la fin de Charles au moyen
d'une lettre adressée par celui-ci à Thérèse, de son lit de mort. Cette
lettre, soit dit en passant, avi'it été interceptée par Mme dé Chabourot,
qui avait décidément la manie des suppressions, et sa jDlle n'avait su que
le fait brut sans le tendre et douloureux commentaire ,di(yk| il,3r^|,yjii|;,aj:-
coinpnpné pour elle. --■•i-'ii\iiiifi -un:
Par tout ce que dessus, on \oit que le baron et la baronne de Chabou-
rot étaient loin d'avoir conquis une parfaite sécurité, et cette torture du
doute leur constituait di^jà un assez cruel châtiment du crime qu'ils
avaient commis de complicité avec Leduc, la femme le conseillant et le
mari, qui était un homme sans volonté .laissant faire et ne s'opposant pas.
La vie, au reste, étant pleine de ces positions sans issue dans lesquelles
on s'acclimate insensiblement, de même que l'on se résigne à vivre avec
une maladie chronique, ces pauvres gens s'étaientblasés au bout dequel-
ques semaines sur la plus aiguë de leurssollicitutles, et ilsi avaient remis
à trois mois, délai légal pour la levée duscell(^ de)(^ei^,,,^^,,fpi^i^ des
découvertes que cette formalité pourrait amener» i .,■
Mais sur ces entrefaites, M. de Preneuse s'éiant offert à eux pour gen-
dre, admirable en toutes choses de délicatesse, Mme de Chabourot n'en
avait eu que plus d'ardonr et d'empressement à conclure rapidement
avec lui, de manière à ce que sa lille fût bien et irrévocablement établie
avant que la possibilité de quelque fâchcuie révélation ne vînt rendre son
alliance moius désirable.
Toutes ces cho: es dites et connues, le passé nous parait être apnré
d'une manière satisfaisante, et nous ne laissons rien derrière nous, que
nous sachions, qui ait besoin d'être plus compTétement éclairci ; nous
pouvons donc reprendre tranquillement le cours de noire narration, et
retourner à la lettre ferme mak .respectueuse de B9f|t;e, jijt4ressant ami
l'aide-major Cousinot. i; ^ mii;!ii') •
CHAPITRE XIV, Mginqciii,.'
Il est de remarque que pour les malheurs les plus redonitéS'ellesplus
prévus il y a encore une certaine manière de se produire et un certain
air de se présenter, par lesquels ils nous surprennent. Vingt fois depuis
le jour où , grevant sa vie de la méchante action qui devait s'expier pour
elle par tant de sollicitudes, Mme de Chabourot s'était trouvée dans le
cas d'y entrevoir des conséquences funestes, son imagination avait prè'é
à ces terreurs une forme arréiée sous laquelle elles lui apparaissaient. Eh
bien I ce n'était aucune des prévisions par elle en quelque sorte catalo-
guées d'avance qui venait aujourd'hui se réaliser. Une phase nouvelle,
inattendue, hors de la logique avec tout ce qui avait précédé, changeait
brusquement la physionomie de la situation. Dès long-temps ell« croyait
avoir fait le calcul exact de fuies les mauvaises (hances qui pouvaient
la menacer, et pourtant, pmr parler comme La Fontaine, elle avait
compila sans cet autour aux serres cruelles qui venait s'abattre dans sa vie,
sans l'aide-major Cousinot.
il n'y avait pas d'ailleurs à se le dissimuler : elle avait tout à perdre
à la révolution qui venait de s'opérer d.ms l'économie de celte cruelle
affaire. Sans doute c'avait et' une rude servitude que celle sous la-
quelle elle avait vécu au lemp S^ hZ'*'" • bww» maintenant au vieux do-
LE MAGASIN LU lEHAIRE.
13
"îdînateur, dont elle savait du moins Thabitudc et le faire, se subsiituait
rannnnce d'un tonrmenteur tout frais, la nieaace d'une lyrannie à ncufet
qui probahlenient fonctionixrait avec l'énergique rigueur de touie jeune
créaiiim, triste amendement sans doute, et dont il y avait bien pour elle
à sVpouvanter.
En lisant celle lettre si brutale en la forme, si menaçante pour le fond,
Mnie de Chahourot eut encore une aulre souffrance, à savoir celle de
craindre dans l'inconnu. Comment cet homme, que sa position sociale
semblait placer si loin de la sphère oii elle vivait, se irouvait-il tout d'un
coup avoir obtenu, comme disent les avocat*, une vue di oite sur la por-
tion la plus secrète de son existence? Comment avait-il su ? que savait-
il, et jusqu'à quel point? Voilà ce que se demandait, avec une inquiète
curiosité, la baronne, et il y avait à ignorer toutes ces choses un grand
inconvénient, celui de ne savoir quel parti prendre et le jeu que l'on joue-
rait.
Quoique n'ayant pas dans les lumières et dans la décision de sou mari
une grande confiance, et bien qu'elle n'altentlit pas un secours bien effi-
cace des moyens de salut qu'il pourrait conseiller, Mme de Chabourot eut
hâte repcn lâiit de lui comuiunujuer l'affreuse épitre qu'elle venait de re-
■ cevoir. Parler que bien que mal d'un grand embarras qni vous arrive ,
c'est là le premier ini-tinct. 11 y a de certaines situ<itions déplorables sur
lesquelles on éprouve le besoin de consulter à tout prix, fût-ce même avec
son palefrenier.
Entrant chez M. de Chabourot pâle et agitée , la baronne lui présenta
jiJa lettre : Voilà, dit-elle, en se jetant sur un siège, ce que je recois.
■. L'aspect rétrospectif de la question ainsi épuisé, et restant bien cons-
®'taté que M. de Chabourot avait vu parfaitement juste dans le passé, la
*î)aronne demanda la clôture sur les faits accomplis et désira que l'on par-
'iilàt de ce que l'on ferait ?
n i — C'est aCfrcuseiiient diOirile, répondait M. de Chabourot.: que vou-
gfeis-vous faire, contre un homme qui vous dit : Vous êtes un voleuse! J'ai
jlcs pièces en main eijevousle prouverai.
' -— D'abord, reprit la baronne, mise aussitôt hors d'elle-même par cet-
M inspiraiion en eff..'t assez m ■Iheoreuse de citer textuellement la prose
lèlé^ànte de Cousinot, on pourrait prendre une gros^-e caisse et deux ou
trois trompettes, avec lesquelles on irait crier par la ville : Ma femme est
iiue voleuse, on va avoT l'honneur de vous le prouver.
y., — Mais enfin, madame, répondait le baron, cet homme est sans doute
lùn mal élevé et un brutal; mais sa position est très forte, s'il a les pièces
Çn main ?
'■*' — Mais s'il ne les a pas? répartit vivement Mme de Chabourot.
if, — S'il ne les a pas, s'il ne les a pas, c'est bientôt dit ; moi je crois qu'il
iiesa. . ■ :. ■
). — Et pourquoi le croyez vous? ,;, .jivjmv lii-iv-ih
— Pa ce que c'est infiniment croyable et qu'il les a certainement.
— Mettons qu'il les ait, dit alors Mme de Chabourot pour faire enfin
" avancer la difcussion hors de l'ornière oii elle était embourbée entre une
aDirmation et urté négation toutes deux dépourvues de preuves, dans ce
cas, que conseillez vous?
^i) — Ma foi, répartit !e baron , je conseille d'agir avec une très grande
jj^prudenee; parce qu'après avoir. fait une faute cjiume celle de se mettre
jfjdansiMttÇ|Si,3|}'re^isc posi^p,Jj,r,jl.np,)(^^i(i);^fi l'aggraver pardes, fautes nou-
;VeIleS. '." ,, ,,. ..;." . ■ ;,
O'i voit que M. de Chabourot avait niic tendance à toujours retournf r
"Sur le terrain du rétrospectif et que son imagination avait un peu du bril-
- lant de celle de M. de la Palisse. i i 'Hi ,.
à !• Du fpste, quand Mme deCfaabourctdélibéraitavecluisurquelqiiç chose
•3:elle n'avait guère qu'un but , qui était moins de prendre son avis que de
..parler devant qutlqu'uu, parte qu'on donne ainsi à ses i lées plus de jet
et plus de nerf en les pensant toiit haut. N'insistant donc pas davantage
pour accoucher son mari d'un expédient , elle ec résolut par sa pi opre
"iUspîMiôti are qti'il y avait à faire, et lui dit :
— Dès demain malin, il vous faut aller chez cet homme...
— Vous pensez (|ue nous devons aller à lui, demanda le baron?
8uii,— 'AimeMTong B)icu.\ attendre qu'il se soit porté à quelque extrémité?
nifiirDJftjie dis pas cela; maison pourrait lui écrire. .,
i>iiinTr'»P''i''e! repaitit viv«ment la baronne, il n'a déjà été que trop écrit
dans cet'e affaire; vous irez donc demain matin parce qu'il est de la der-
nière urgence que nous le voyions.
^' — C'est pour cela, interrompit le baroi', ayant encore une vue sur le
à passé, que l'ayant là dans votre antichambre, vous l'avez éconduit en l'in-
djuriant! ,.
,, — Quel esprit étrange vous faites, s'écria la baronne^, jamais à ce que
.l'on dit ! et toujours à <:CHé de l'heure et de la question.
. — Enfin , lavez-vous ou non éconduit? fil en insistant M. de Chaliou-
'■'••ot, qui dans la disctisvion ne cédait jamiiis un pouce de terrain à sa fera-
•"liJe, ianrti< que dans la vie «{^i-i'e il lui cédait tout. ,i ;,i
M^ —Oui, là jeraiécomluii, répéta Mme de Chabourot , avecccsang-
iiifroid ému d'une personne qui résiste à s'emporier; mais c'eat justement
"pour cela que j'ai une hâte cilrèmede me uietire en rapport avec lui, afin
de détruire la mauvaise disposition qu'a pu lui créer ce uKilencontreux ac-
cueil. Vous couipreiiez que je ne puis aller lui faire moi-uiéine visite dans
un hCiel garni; il faut donc que vous vous chargiez du soin de me l'aïue-
ner. „
— C'est ce qui sera facile, répondit le baron ; mais la difficulté est de
savoir conimcm, pour le reste, nous nous en tirerons.
— Ah ! pour le reste, dit vivement Mme de Chabourot, je vous supplie
de me le laisser faire. N'engagez rien, ne niez rien, n'avoui z rien : vous
savez que je m'entends mieux que vous aux choses de diplomatie.
— A ce compte, fil le baron , amené par ce mot à donner fort intcm-
pi stivemenl audience à une idée qui, depuis long-temps. éta;t une de se
ardentes préoccupations, si le ministie me tient sa promesse de me
nommer chargé d'affaires quelque part, ce sera vous qui ferez la pls' e ?
— Ah ! mon Dieu ! répliqua Mme de Chabourot , ne comprenant pas
que, daui la situation où ils se trouvaient, on pût prêter aiieition h un
autre iniéréf, que venez-vous nous parler de votre éternelle ambition
d'affaires étrangères ?
— Plût au ciel, répliqua aigrement le baron, que la vôtre, dans nos
affaires intérieures, eût été aussi innocente; nous n'en serions pas nù
nous en sommes. Enfin, j'irai chez ce monsieur, ajouta-til d'un ton n si-
gné, mais qui, en même temps, indiquait l'intention de mettre un terme
à la conversation.
Mme de Chabourot, qui ne voulait de lui que cette démarche, ne jugea
pas non plus utile de prolonger davantage l'entretien, et ils se séparèrent
d'un très grand froid, car ceci est la règle : lorsque, dans les familles, une
situation perplexe semble conseiller plus que jamais la bonne intelligen-
ce, on perd le temps h se quereller, à récriminer, à se piquer de paroles,
au lieu de s'unir sous le danger.
CHAPITRE XV.
Le lendemain, dans la maiinée, M. de Chabourot se rendit avec son
cabriolet jusqu'aux abords de celte rue iNeuve-Saint-Etienne, dont il
semblait que devaient leur venir tous leurs embarras. S'étant fait des-
cendre à l'entrée de la rue Copeau, malgré une neige abondante qui
n'avait cessé de tomber depuis la nuit précédente , il se rendit à pied à
l'adresse indiquée par Cousinot. à IhOiel du Cantdl, qu'il n'eut pas de
peine à trouver. Mais, quoiiju'il fût à peine neuf heures , l'aide-major,
appelé par son service , était déjà hors de chez lui ; selon la donnée de
ses habitudes, il était peu probable qu'il dût bientôt rentrer. Ayant alors
demandé s'il trouverait son homme à la caserne, le baron fut assez encon-
lagé par les gens de l'hôtel h pousser jusque-là. Il se rendit donc à la rue
de rOursine ; comme il arrivait au quartier, Cousinot en soi lait ; toute-
fois on lui indiqua un estaminet de la rue de la Montage-Sainte- Geneviève
où l'aide-major avait coutume d'aller faire un tour chaque matin aprîs
son déjeuner. Va doac pour l'estaminet.
L'aspect du lieu n'était nullement propre à consoler le pauvre M. de
Chabourot des mécomptes dont se compliquait à plaisir une démarche
déjà en elle-même assez désagréable. Dans une salle mal éclairée dont un
billard, buileiL\ et râpé , occupait presque toute la superficie ; au milieu
d'un nuage de fumée, produit par l'iucessante combustion de sept ou huit
cratères chargés de caporal, te dessinaient quelques figures plus ou moins
p.iibulaires d'habitués , qui prêtèrent à l'entrée du baron une atienticii
d'autant plus embarrassante que de lui-même déjà il se sentait passable-
ment déplacé dans colle compagnie. Un travers particulier à ces sortes de
réunions, c'est de soupçonner dans tout homme qui y apporte une mise
et des manières un pi u plus élégantes que de rigueur, un agent de la po-
lice venu li pour fonctionner. Si donc, dès son entrée, M. de Chabourot
ne se lût pas à son insu ménagé une proteciion en demandant à parler à
M. Cousinot qui jouissait dans la localité d'une grande considération , il
aurait bien pu, durant le temps qu'il mit à attendre l'aide-major, ô:ro ex-
posé à quelque avanie. Du reste, sa paiifnre ne fut pas mise à une longue
épreuve , et ainsi qu'on le lui avait fait espérer, Cousinot ne tarda pas à
ai river. En entrant, suivant son usage, le galaut chirurttien se dispos.). t à
adresser qurli|iies douceurs à la dame du comptoir; mais averti par elle
qu'un monsieur ctait ta pour lai , il ajourna ses hommages à un autre
moment et alla se faire reconnaître par le baron qui, de son cOlé, lui d >
clina son n, m.
M. (\c Chabourot n'avaii naturellement pas comoté que leur entrevue
aurait lieu sur place, et il s'attendait que l'aide-major le mènerait chez
lui ; mais Cousinot s excusa de le faire en disant qu'ils ne trouveraient pos
de feu allumé, et que probablement sa chainb-e serait encore dans un
dé'^orilre peu présentable. « Si vous voulez, ajouta l-il, il y a li nu cabi-
net particulier oii nous ponrions causer tri^s à l'aise et oii personne ne
viendra nous déranger? «Quelque éirange que fût pour un homme du
rang et îles habitudes de M. de Chabourot le choix de cette salle de con-
férence, en ce moment, ii était trop l'bunib'e serviteur de l'aide-major
pour ne pas trouver bonies toutes ses dispositions.
Avant toute conversation, Cousinot demanda à son hi'>!e s'il ne pren-
drait pas bien quelque chose; M. de ClMb'nirot s'en étant défendu, il se
fit servir pour lui seul; puis, la pipe auv dents et les deux coudes ap-
puyés sur la table, il coiMmenra l'entretien ainsi qu'il suit :
— Par la peine que vous avez prise, mon cher monsieur, de venir me
trouver, je suppose que madame vous a communiqué une lettre que je lui
ai adri s>ee hier.
— En eflet, répartit M. de Cbabourof.
— Elle était un peu vivo, je crois bien, celte lettre ; mais je l'ai écrite
ici, au bruit, en sortant de chez vous ou l'on m'avait fait un singulier ac
>4
LE MAGASIN LITTÉKAIUE.
cueil ; lout ça est cause peutùite que je n'ai pas bien mesui é mes termes.
— La foriuc, répondit le Ijaron, impnrie assez peu, quoiqu'on doive
toujours y resardir quand ou parle àuncfeiiime; mais liiuporlaut de
voire Icure c'est le fond.
— Oli ! pour le fonds, dit Cousiiiot, je n'ai rien à en rétracter, il est
poïilif que j'ai toutes les preuves.
— Les preuves de quoi? demanda M. de Chabourot voulant jouer au
Gn.
L'aide-raajor ne le laissa pas long-temps en doute de la portée de ses
rcnseignemens.
— Les preuves, répondit-ii, d'une combinaison nssez adroite de ma-
dame votre femme poin- l'empêcher d'éire désliériiée par son frère, un
tt'.siamont souillé, un soldat de marine mort à la Martinique, son mariage
avec Mlle Thérèse, voire lille, manqué net par l'obstination de Mine de
Chabourot, qui ne devait pas promettre ce qu'elle ne voulait pas tenir,
Leduc se reiirant sous sa tente, comme feu Achille; vous voyez que je
suis instruit.
— El vous avez, dites-vous, les preuves de toute cette intrigue roma-
nesque?
— Ail ! dam, flt Alors Cousinot, si nous faisons de la malice, nous al-
lons dire un tas de paroles inutiles. Voulez-vous savoir la chose? C'est
moi qui ai soigné Leduc à son lit de mort, et il m'a découvert tout le put
aux roses avant d'expirer.
— Mais cette version contrarie tous les renseignemens qui nous sont
parvenus sur les derniers momens de cet homme, repartit M. de Chabou-
rot.
Pour mettre un terme à tout débat sur la valeur de ses informations et
sur sa possession très positive des titres qui leur servaient de pièces jus-
tilicatives, l'aide-majorse mit à raconter dans le plus grand détail la sréiic
des conlidences du vieux domestique, la coimiission dont (c UKjurant l'a-
vait chargé, la cei titu'Je acquise par lui Cousinot de la mort de Charles
Villeneuve, ctentin l'ouverture des archives du crime remises à ses soins.
Après des explications à ce point circonstanciées, il n'y avait plus ii dimler
on ell'et pour M. de Chahoiirot, qu'un dangei 1res sérieux ne menaçât lui
et sa famille ; aussi n'eut-il pas le courage de s'en tenir rigoureusement
aux instructions de sa femme qui allaient uniquement à demander une
entrevue à Cousinot. Cédant à une curiosité dont on comprendra facile-
ment l'impatience, tttoui en entourant cette question de précautions con-
venables, il demanda à Cousinot sur quel point il coaiptait traiter du secret
tombé entre ses mains.
— Notre position, reprit alors Cousinot, est singulière, elle est diUl-
cile des deux côiés; j'y ai beaucoup rélléchi depuis une quinzaine, et je
crois vraiment qu'il n'y a qu'une manière convenable d'en sortir.
— Je le crois coniine vous, répond, t le baron, et, pour peu que vos
prétentions soient raisonnables, (oniaïc de notre côté nous n'avons pas
l'intention de lésiner, l'allaire sera bieiiiôt arrangée.
— Comment dites-vous, derjanda l'aide-major, vous parlez de lési-
ner?
— Au contraire , répartit M. de Chabourot , je dis que notre intention
Càt de traiter rondement et de ne pas lésiner.
— J'entends bien , lit l'ollieier de santé ; vous voulez m'offrir une som-
me ; mais il n'y a qu'uue dilliculié, c'eit que je ne veux pas cn'.ejiiire;iar-
1er d'argent.
— Diable ! se dit à lui-même le baron , se rappelant une gravure célè-
bre et la profession de son interlocuteur, est-ce que notre bonne étoile
nous aurait fait tomber sur un //(/3/jocraie refusant tes présens cVAr-
taxerce'^ ce serait vraiment du bonheur.
Cousinot reprit :
— Vous me regardez avec des yeux étonnés , vous disant sans doute :
quel é'.rangc homme est ce donc que celui là ! Je suis tout boiuKinent on
homme qui se respecte et qui ne veut pas faire le rôle d'un forçat libéi é
venant rançonner une famille après avoir dévalisé ses secrets.
Quoique le baron ne comprît pas bien encore quoi pouvait être le pro-
cédé rémunératoire dont l'ollieier de sin é prétendait que l'on usiJt avec
lu', il ne vit pis cependant d'ioconvéniens à s'éci ier sur parole :
— Voilà de louables fcntimeiis, monsieur, et quiconsolect de bien des
turpitudes dont le siècle est témoin.
— Non, lit Cousinut; je le répèic, dans la circousiance, il n'y a vrai-
ment P'iur moi qu'une manière honirahle d'en user.
— Mais enroi e? demanda M. de Chabourot qui jusque là ne savait rien
de ce qu'il voulait savoir.
Cousinot, comme un homme qui se donne du temps pour répondre,
savoura leniement le fond du verre de liqueur qu'il a' ait devant lui, puis,
ayant horreur du vide :
— Prenez donc quelque chose, dit il de nouveau au baron; du doux,
une cerise à l'eau de-vie.
liicD n'est plus propre peut-être que cet ignoble détail à faire compren-
dre la cruelle dépendance où était tombé le nom de Clidiourot. Craignant
de compioincttie par la persistance de ses refus la bonmi allure qu'avait
gardée juspie là l'entretien, le baron se résigna à accepicr l'ollVe cordia-
le, mais horriblement mauvaise compagnie de l'aide major, qui frappant
à coups redoublés sur le marbre de la table, eut bientôt fait apparaître le
garçonàa l'étahîissement.
— Cascaret, dit-il de manière à faire mourir de honte M. de Chabourot
si quelqu'un de son monde eût pu le prendre dans ce", iiizarie sitiiaiioi),
une cerise à monsieur et du kirsch pour moi; '""!_ IjU bon bocal les ce-
rises, pas de celles d'il y a deux ans!
— Oh ! m'sieu, lit le garçon d'un air d'affectueux respect, ce n'est
pas avec une personne de votre société qu'on se permettrait de ces çho-
,ses-là.
Le garçon étant rentré un moment après et la flétrissure de la cerise a'
l'eau (le vie ayant achevé "d'être inlligée au malheureux Chabourot, l'aidé-
major reprit, '
— 11 n'y a pas à se le dissimuler, vous vous êtes mis dans une fichue
prsiiio:; ; moi, de mon cô;6, je suis dans une mauvaise naturelkment...
— Comment, demanda M. de Chabourot avec étoiinement, est ce que
vous seriez embarqué dans quelque fausse démarche où notre crédit pîit
vous être utile?
— iNoii, je veux dire, répartit raide-major, qu'avec mon état de chi-
rurgien miliiaire, je végète et n'arive à rien.
— Ah ! sf.ns doute, reprit le baron, on peut désirer quelque chose de
mieux.
— Eh bien! me suis-je dit, voilà cette famille Chabourot qiii s'est mal
engagée si on vétit, mais qui n'en est pas moins très bien placée dans le
monde...
— La vérité est, ne put s'empêcher de dire ici le baron, qu'avec
notre loi tiin?, noire nom, peut-être môme l'illustration des emplois di-
plomaiiques sur la voie defquelli s je me trouve en ce moment, mettant
à iiart l'embarras dont j'espère que vous nous aiderez bientôt à sortir,
nous so. mes dans une cxcellmte posture.
— Eh bien! reprit Cousinot, mon jeu est-il, ihe siit^;jc dcinan^ié, de
loniiiienler ces gens-là, de les violenter? Non, mon jeii et de m'atiacljcr
à leui' char, de nager dans 'eurs eaux etdfi devenir des leurs cnlin.
— Très bien raisonné, dit le baron; vovez, que pouvons-nous faire
pOU!' VOUS? !.■) ï-
— liien pour le moment, il fitut voir venir. Seulement, jal' envie de
donner tua démission, parce que, voyez-vous, le service ine pue au nez, .
— Dans Itï fait , dit M. de Chabourot , nous pourrions fort bieii voiis
aid. r à pratiquer sur le pavé de Paris. Ah ! îonez, ma foiiime est mervei'l-
leu.e pour créer une réputation, il y a déjà à ma coiinaifsauijé deux o(r
iniis jeune; ::ié:leciiis auxquels elle a fait faire leur çheinii). .^
— Non! lit uégligemitient Cousinot , la médec ne est sous fouies l^s .
formes un état assez déplaisant, et j'ai pensé à une autre combinaitiû^.|, !'
— Qui est? demanda .',.'. de Chabourot. ' ' '" .
— Qu'est-ce que je suis dijus toute ceitc affaire? me suis je dcinaiulé;
1 hi ritier provideniiel de Charles Villeneuve, ce jeune homme que M. Om
Chabourot avait chez lui en qualité de secrétaire. Eh bien, puisque sa
place est vacante, poiirqi:oi, eu aliendant mieux, ne la prcndrais-je pas?
— Vérii Jileaieut , répartit le baron , je n'oserais pas vous offi- r celle
position, qui était d'ailleurs auprès de moi une complète sinécure.
— Aimez vons mieux, pour expliquer ma présence cIkz vous, faire
comme dans beaucoup de maisons, avoir un médecin à l'année, m'avoir
sur le piedde docteur. La qiicstipn est qnejosois desvô:r(s : ayant j.lare
au feu et à la chandelle, étant d'àilléins rionri i rt I; gé, avec le uoiniire
soudepoclie pour .-es appoiniemens.jeme trouverai parraiieinciil heureux
ei j'att'ndraipatieniRX'nt'ré noi'ivéaû'fini ne peut n ■luiellement p;s niaii.-
quer d'arriver bientôt dans ina vie. Et bien, ça vous vat-il comme ça,
papa Chabourot? linit par dire Cousinot un peu plus que faaiilièremi ut.
Au fond, la combina son n'était pas des plus séduisantes ; soiS cette
poposition assez étrange de conimensaliié pouvait facilenient se cachet"
l'idée d'une palingénésie ou seconde édition de la position de Leduc, re-
vue, corrigée et considérablement augmentée. Toutefois, le baron ne
mil riendi voir lémoigner de sa réiiuguance et parla sculeuient d'eiiié-
férer à sa femme. A propi.s, dit il, ccite idée le ramenant au but pi inci?^,
pal de sa visite : Mme de Clnbouiot veut vous voir, ejlp a à "vous demai4n„;
der pardon de 1 1 bêtise du domestique qui lui a si n^^l^ ç:^pliquc qui <ous ^
étiez: quand voilez-vous venir? ,ni',i...,.
— Mais quaid vous voudrez vous-même. .i,, v't»M
— Maintenant, cela vous arranpe-til?
— J'aimerais mieux ce soir, répartit Cousinot; j'ai affaire unepirtie de
la journée au quartier, où le colonel, qui peut bien se Ualter d'être le
plus nnbêtant des hommes, vient faire je ne sais quelle inspection. ''
— A ce soir donc, dit le baron en se levant. Quoiqu'ils eus.sent, ce sein- '
ble, encore beaucoup de clioses ii se dii c, Cousinot ne le r> tint pas. Il sa-
vait que tout ce qu'il aurait pu traiter avec cet honnête mari devait être
indispen^ablen^ lit soumis à la ralilicalion de Mme de Chabourot, à la-
quelle nous l'avons vu d'abord s'adresser; ne tenant donc pas à faire
double emploi, il laissa al er ce plénipoientiairo sans pouvoirs, et après
qu'il l'eut accomiiagné iusqii'à la porte de l'eslaminçt, ils se séparèrent en
aussi bonne intelligence que le comportait la bizarre e;tfluageuse siCSi^'^-
riiô de leur situation.
CIIAI'ITRE XVI.
No'' lecteurs sont là pour cautionner que, si M. de Chabourot n'avait
montré dans l'entrevue dont il sortait aucune habileté diplomatique, il
n'avait non plus lien compromis. Il s'était eonti nié de reeoiinaîire la po- ''■
Biiion, et venait maiiUeijani en rendre compte à sa femme, à laquelle il '
LU MAGASIN LITTËRAIUE.
15
cl il, dans les moindres détails, la manière d'être, la conversation, et enfin
li's p'ticn:ionsde Cousinot.
Il n'en fut pas moins vertement tancé comme un homme qui aurait
prjl (jué bévue sur bévue.
— Vous ne faites jamais les choses comme oi vous les dit , s'écria Mme
i!c Chabourot; je vous avais chargé uniquement, cxclusivcm nt de m'a-
mcnei- c^l homme. Pas du tout, il a fallu que vous prissiez la peine d'en-
trer au cœur de la négociation. Vous lui avez fait ainsi la licence d'expli-
quer sps exiscnces, ce qui est déjà supposer qu'il m le droit d'en avoir.
— Qui doue en aura, si ce n'est luii demanda M. de Chabourot, impa-
tienté,
— i:t quelles exigences! continuait Mme de Chabourot, poussant de-
vant cllo son idée ! Celle de s'insialler suUs noire toit, de devenir preque
un membre de la famille, et d"y tenir réunis en sa peisoiine les deux lô-
les si dur» à notre passé de M. Leduc et de l'intére.-sant biiiard de mon
frère.
— C'est pourtant comme cela, répartit le liaron avec humeur, et nous
verrons Tolrc grande habileté ii empêcher que la chose ne soit, s'ily per-
siste.
— Dieu merci , dit alors la baronne, avec un ar d'être sûre d'e l'c-
mémc, ce monsieur n'eu est pas où vous pensez; peiuiant que vous per-
diez le temps, noblement atiablé avec lui dans un estaminet, je faisais
prendre sur lui, par le moyen de Maie de Cliei vieux , qui voit beaiiroup
M. Francliet, des informations qui m'ont été immédiate ucnt transmises ;
c'est le (ils d'un petit marchand d'Avi.;non, pe.isont très mal; c'est un
I oaime rriblé de dettes, pas>uut sa vie d.ius les uiauvais lieux où vous
l'avez été trouver, publiquement entretenu par celle Mme Bouvard, l'hô-
tesse de Leduc, et qui probablement est de coiiipLcité avec lui dans le
vol des papiers dont il abuse.
— Du tout, répartit le baron, Mme Bouvard ne sait rien, et la preuve
c'est la peine qu'elle a prise de vous surveiller.
— Toujours est-il que c'est un homme m;l posé qui fait de sottes con-
di ions pour qu'on le paie plus cher, et iloiit on aura raison avec un peu
plus ou moins d'argent. Quand vieudra-l-il, au lesie, ce beau monsieur ?
ajouta baronne d'un air dédagneuï.
— J'ai pris avec lui rendez-vous pour ce soir, répondit M. de Chabou-
rot.
— Çç spjr ! s'écria la baronne avec angoisse ; enfin il est dit que vous
n'êtes même pas bon à arrangi r une heure convenable pour une enirevue
d'all'aires. J'ai justement à diu'r Mcie de JanvryctM.de Freneuse, qui
doivent passer avec nous la soiré ; ; ainiabîe compagnie à leur procurer
et qui leur donnera une haute idée de nos relations !
— Kh ! madame, c'était ii vous à ne pas disposer de vous du tout au-
jourd'hui, sachant que vous aviez celle affaire sur les bras, que vous vou-
liez traiter le plus tôt possil)l'\
— Le mariage de votre lilie n'est sans doute pas aussi une affaire et il
faut la lais-er traîner! dit ironiquement la baronne. — Voyons, il faut
faire dire à ce monsieur que je ne puis pas le recevoir aujourd'hui et
qu'il vienne demain matin.
— Mais, ma chère amie, fit le baron , cela sera d'un très mauvais effet
après ce qui s'est passé déjà.
— Je le sais aussi bien que vous, répondit la baronne ; mais il faut op-
ter et le puis encore moins décommander Mme de Jauvry. Ainsi allez et
écrivez.
Le baron, suivant sa coulunie, courba sa volonté devant celle de sa
femme et Cousinot fut prévenu qu'il ne serait pas reçu en audience parti-
culière ce jour-là.
CHAPITRE XVII.
Quelques heures plus tard les deux familles qui allaient bientôt con-
tracter alliance, étaient in.siallées autour d'une table somptueuse, dans la
salle à manger de l'hôtel Chabourot, et, même avec la puissance de la
plus profonde pénétration, oncques n'eussiiz deviné les soucis cruels qui
serpentaient sous la couche extérieure de bien-être étendue à la surface de
relie réunion. Merveilleuse à se posséder, Mme de Chabourot avait su si
bien éconduire les pensées qui pouvaient coiu; romettre l'intérêt de l'heu-
re présente, que vous l'eussiez prise pour la fiunne la plus heureuse et
la moins préoccupée. Pour Mme de Jauvry, elle n'avait pas de joie à con-
trefaire, et c'était sans distraction qu'elle rallolait de sa future nièce, tout
en lui fais; nt cependant la gu( rre de l'air un peu douloureux qu'elle au-
rait voulu lui voir perdre, disait-elle, au voisinage de M. de l'reneuse,
fort empressé à l'entourer de délicates atiemions et de petits soins.
Quant à M. de Chabourot, comme d'ortiina're, entre lous les convives,
c'était lu' qui pensait le moiiui; dans le monu ni, c'était lui qui paraissait
songer le plus creux, parce qu'en )/ô, éral , les gens (|t)i ont peu d irlées
sont d'autmt plus faciles à se laisser dominer par celle qui vient impé-
rieusement les visiter. Sa silencieuse absoiption fut même un moment si
marquée que Mme de Jauvry ne put se tenir de la constater :
— Voyez donc, dit-elle à la baronne, comme M. de Chabourot est gra-
ve et soucieux ; je crois m vérité qu'il ne donne que contraint et forcé
son consiniement au bonheur d'Alfred.
— Vous vous trompez , ma chère , léparlit Mme de Chabourot ; mon
mari est comme moi , enchanté d'avoir M. de Preneuse pour gendre;
mais je suis sijic qu'à l'heure qu'il est, il s'agite dans su tête quelque
grand in'éiét européen; vous savez qu'il tourne tout-à-fait à l'homme
d'état, et la question des colonies espagnoles, depuis quelque temps, le
ravit parfois dans des rêveries inmag nables (1).
— La vérité est, i épondii le baron, entrant dans la raillerie de sa fem-
me, que c'est une qui stiou intéressante, ei à laquelle je pense beaucoup.
— Coiumint! si vnusy pensez! rép.Tlit Mme de Chabourot; ilpaiait
même que vous en écrivez, car vous me parliez tantôt de la nécessité où
vous leiiiz peut ê re <le prendre un secn taire.
Le baron adiniia en lui-même l'audacieuse libellé d'esprit de sa femme,
qui avait bien le cœur de côtoyer gaîinent un sujet si plein de secrèles
amertumes; néanmoins, il ne lui en voulut pas trop de cette irappuinente
allusion, pensant (|ue peut-être elle pouvait servir à préparer lintroduc-
lion de Cousinot dans sa maison, pour le cas où cette fantaisie ne pou -
laitêtie décliné".
— Si M. de Chab-urol a besoin d'un jeune homme, dit alors Mme de
J^uivry, qui était d'un caractère à se mêler de toutes choses, et d'une dis-
posiiion iiaiurelle à tourner facilement, pour peu qu'on l'y eût poussée,
au cabinet matrimonial et au bureau de placement, — j'ai sous la main
un tljarmani sujet, et (pii lui conviendrait bien.
M. de Chabourot aMait répondre que, pour le moment, il n'était point
encore auirenient pressé de faire choix d'un collaborateur, quand le mê-
me dôme ti(|ue qui, la veille, était venu annoncer Cousinot, vint parler
bas à son maître.
Une \ive contrariété se peignit sur le visage de celui-ci.
— Qu'est ce? demanda Mme de Chabourot, qui s'était aussitôt aperçue
de son impression.
— La personne que j'ai été voir ce matin, répartit le baron, et qui ap-
paremment n'a pas reçu ma lettre.
— On ne la lui a donc l'^as remise en mains propres? demanda la ba-
lonne, en modérant du mieux qu'elle p,t)uvait son niéconientcment. Vos
f ensne font jannis les choses qu'à niotié. Eh bien, levei-vouset allez lui
dire qu'il revienne diuiain malin. Dans lors les cas, un homme qui sait
vi\re ne se présente pas à l'heire où l'on dîne.
— Ma foi non, dit le baron en se levant, et se décidant à faire un coup
d'état contre la volonié de sa femme, voilà deux fois qu'on lui fait celte
féte;j;; \ais le prier d'altendre au sa'on que nous ayons fini; penriaat
que je ferai le piquet de Mme de Jauvry, vous pourrez causer avec lui;
et sans aitcndre la contiafliciion de la baronne, il sortit, ne voulant pas
s'esposer, par une nouvelle impertitsence ; à exciter le mécontentement
d'un hoiinne qu'ils avaient tant à ménager. 'ni'':
Un (|uart d'heare après, on suriit de table, et en entrant dans le f aloir,
on trouva Coi'sinot occupé à cnnsiJérer un portrait de Mlle de Chabou-
rot ; il accueillit les survenans d'une inclination raidi» , faite seulement de
la télc et les talons serrés l'un contre l'auire à la manière du soldat an
pnri d'armfs ainsi que les militaires ont souvent accoutumé de saluer.
Allant aussitôt à lui, M. de Chabourot le conduisit auprès de sa femme î'
laquelle il le présenta en disant à voix basse : M. Cousinot.
[\!uic de Chabourot lui adressa un salut froid mais poli ; toutefois elle
ne put se décider h la phrase ordinaire en pareille circonstance et dont
le sens, de iinlque manii're habile qu'on la varie , revient toujours à la
fomule populaire ; enchanté de faire votre connaissance. Elle se contenta
de ji'ier sur lui un regard lapide, le trouva horrible , et se dit à elle-
même qu'il avait la figure d'un vampire et le regard d'une hyène, puis le
café qu'on apportait dans le moment lui étant un prétexte ,' elle le quitta
aussitôt.
Après en avoir offert à Mme de Janvry et h M. de Preneuse, elle sentit
bien qu'elle ne pouvait faire moins que d'en «.ffrir au movsire, qui pour
se faire une contenance s'était approclié de la clieminée à laquelle il s'é-
tait adossé, levant les pieds l'un après l'autre pour les chauffer.
— Je sors d'en prendre, répondit l'aide-major; façon de parl:r hasar-
dée qui fit ouvrir d'U'^sez grandes oreilles à ceux des acteurs de la scène
qui ne savaient pas le serret de son personnage.
— Ma's vous ne re'userez pas un verre de liqueur, dit alors M. de
Chabourot, voulant lui rendre sa politesse du niatip.
— Mille grâces , répondit Cousinot en s'inclinant et croyaot formuler
son refus de la minière !a plus «•léganie.
La lenialion loutcfois était forte , et c'était mettre notre homme sur
une pente dangereuse; mais il se lit un point d'honneur de rompre en
celle occasion avec sl'S habitudes d'estamiuet , et ne se rendit à aucune
insistance.
Ne v( n'ant pas le lais-er à l'embarras de son isolement, M. de Chabou-
rot s'approcha (dors de lui, et pour lui faire une conversation telle qu'elle :
Neige-iil toujours? lui deniainla-t-il.
— Oui, fit ("oiisiunt, et le i).né est très mauvais pour les chevaux.
Cousinot pensait très bien dire, et se cons:iiuer par ce déielopp^ment
en homme an fait de> liabiiuJes de la vie éléiiante, cir les gens qui voit
à piel s'iniéresscntsuriout au temps qu'il fait pivr la ifte, ronune ils di-
sent vulgairement; mais l'éint du pavé est une quesli'^ii dont l'aristoera-
tie qui va en vo turc ne la sse pas de se oréoccuper.
Tout' fi)i';. celle phrase, dans laquelle on voit qu'il v avait an fond une
intention assez profonde, ne réussit pas h l'aide-ni-jor : en l'enieot'ant
( ) Questions à l'ordre du jour dans le temps où îc passe celle histoire.
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LE MAGASIN LITTERAIRE.
parler de clievaux, conr.idéraiit sa redingoïc- boutonnée jusqu'à la gorge
ei son leini Laut en couleur : ce doit eue nu vélérinaiie, pensa Mme de
Janvrv ; un maquignon, se tùi-cllc dit, si les inousiaches n't usseui airèlé
8a pensée en clieniin. Quelle idée à M. de Cliabourot de nous faire trou-
ver a\ec cet liorann -l i !
Curieuse corajne elle Tétait, et ce mettant h l'aise dans une maison
qu'elle reg.irdait déjà comaie la sienne, la chère dame ne put se tenir de
se lever ei d'aller demander à Mme de Cliabouroi, qui cairsa t avec son
futur gendre : quel est donc ce monsieur qui a un air si drôle ?
— C'est un ollicier, répomlit Mme de Chabourot en rougissant prodi-
gieusement.
— De cavalerie ! reprit Mme de Janvry abandonnant son idée hippique
du moins qu'il lui éiait possible.
— Non de sanié, fit Mme de f habnurot : c'est le Ois d'un de nos fer-
miers qui vient pour traiter d'une allaire avec moi, ajouta-t-elle en men-
tnnl. aiiii d'expliquer la présence d'un homme que sa tournure rccdait
assez invraisemblable dans son salon.
— Ah ! de santé ! répéta Mme deJanvry avec cet intérêt bêle que nous
paraissons quelquefois mettre aux choses qui en réalité i;c nous font ab-
solument rien. Du reste, l'explication ayait p.iru satisfaisante, car le fils
d'un fermier qui a étudié pour cire médecin, peut è:re admis parlt ut, ce
me semble, surtout en petit comiié, elle s'en lut auprès de M. de Chabou-
rot, qui continuait de causer avec l'aide-raajor.
— (,)uiu7C jours d'arrêts forcés! s'écriait le baron à ce mouient.
— (Jui ilonc aux arrêts? demanda Mme de Janvry, toujours ciitraînée
à vouloir tout savoir et par conséquent à t(mt demander.
— Votre serviteur, madame, dit Cousinot.
— Oh! mou Dieu! lit Mme de Janvry, quinze jours ! et forces ! Mais
qu'est-ce donc que des arrêts forcés ?
— C'est être bloqué dans sa cbambre avec un planton à sa porte dont
on paie la politesse quinze sous par jour, répondit gaiment Cousinot.
— Et pour avoir pr rmis à un homm» de rester iimlade au lit dans sa
chambrée, dii M. de Chabourot, au lieu de l'évacuer sur l'hûiiiial; voilà-
l-il un beau crime I
— El qui vous a ainsi condamné? demanda Mme de Janvry.
— Mon colonel, madame.
— Comment le nommez-vous, ce colonel?
— Le baron de Briquet, madame.
— Le baron de Brisquet ! mais je le connais beaucoup; voulez-vous
que je lui fasse parler '
—Ah ! ce serait bien une peine perdue, lépondii l';ii:lc- major; il a fait
pour moi tout ce qu'il est capable de faire, en ms permettant de no gar-
d..r ma chambre qu'à dater de demain, parce que je lui ai dit que j'uvais ce
soir un rendez-vous d'atfaiies.
— C'est toujours aimable à lui, dit alors lidiculemcnt P.Ime de Janvry,
nonpasqu'elle ne sût h merveille qu'il éiait désobligeant pour Cousinot de
paraître prendre parti pour son farouche persécuteur , mais parce que le
détail dont elle s'occupait depuis um; minute avait cesser de l'intéresser ;
aussi elle ajouta : Et notre piqutt ? M. de Cbabonroi.
— Je suis à vos ordres, lit le baron, s!^ dé angeant pour direqn'on dis-
posât une table de jeu, tandis que Mme de Janvry, emportée par l'invinci-
ble besoin de locomotion qui la dominait sans cesse, quiiiaitsa place pour
aller regarder de près à une tapisserie que Mlle de Cliabourot s'occupait
à broder.
Pour ne pas rester seul , le pauvre Cousinot (it comme elle , et igno-
rant qu'on ne parle guère dans un salon 5 une jeune fille dont on n'est
point connu, à moins qu'il n'y ait une occasion naturellement faite, il
lit lui même l'occasion et dit au reste une chose assez innocente qui était
celle-ci :
— Celte tapisserie, mademoiselle, est d'un goûl exquis!
La jeune fille tressaillit sous cette voix qui s'adressait à elle si impré-
vue, et quoiqu'elle fiit parfaitement bonne et d'une admirable charité pour
le ridicule, l'élran^reté du compliment la suriiril et l'euibarrassa à ce j^oint
qu'elle ne sut que regarder Cou-inotsins trouver un mot à lui répondre.
Voyant le peu de succts de sa campagne galante, il fit aussitôt reiraite ,
et dans son dépit formula ainsi qu'il suit son opinion sur la famille Cha-
bourot : le père un sot, la mère une harpie et la fille une bégueule. On
voit que tout conspirait à le rendre impitoyable pour la proie que le ha-
sard lui avait livrée.
Cependant la table à jouer avait été dressée, Mme de Janvry s'y ins'al-
la a>ec M. de Chabourot. S'approchant alors de Cousinot : voulez-vous
bien que nous causions un peu? lui dit la baronne. Quant à M. de Pre-
neuse, sa place était marquée auprès de Thérèse , à laquelle, dars leur
situation respective , il avait à la lois le droit et le devoir d'adresser sa
cour. > os personnages étant donc ainsi groupés pa'" couples qu'a:i temps
des concetti on aurait pu étiqueter : M. d.; Chabourot et Mme Janvry. trè-
lie ou carreau, à volonté; M. de Freneuse et Thérèse, le cœur; Cousinot
et la baioniie, le pique; nous alb ns concenticr toute noire attention sur
cette dernière couleur et prêter une oreille aitenti^e à sa conversation.
CHAPITRE XVIII.
Si j'en crois ce que m'a conté M. de Chabourot, dit la baronne, des pa-
piers émanés d'un de nos gens et remis à vos mains lors de sa mort nous
noircissent beaucoup; voulez -vous me permettre de rétablir 1rs faits?
C'iusiuoi s'éiant incliné en forme d'assentiment, Mme de Chabourot en-
tra dans de longues explications pour persuader à l'aile-major que Leduc,
nu beu d'av oir eié l'insirumeni de la soiisiraction du testament, en avait été
l'insiigiieur ; elle se représenta comme ayant cédé à une fatale sugges-
lion de son amour-propre bien plis que de sa cupidité, quand elle s'était
faite vioicmmeiit héritii-re d'un frère pour lequel elle avait toujours été
pleine de bons procédés, et qui, en la déshéritaninon seulement commet-
toit une grande injustice, mais lui inlligeait encore une sorte de fléiris-
sure ; enlio, à la manière de tous les coupables, elle battit longuement la
caïupagne pour établir au moins relativement son innocence. C<>usinotla
laissa dire : il n'était point là pour la juger, mais pour tirer parti d'une po-
sition qu'aucune rie ses paroles ne modifiait.
Le voyant assez froid a ce plaidoyer dont il témoignait ne pas faire
gr;nd état, puisqu'il ne prenait pas la peine d'y faire de repique, Mme
de Chabourot cuira plus au vrai dans le vif de la question quand elle
ajouia :
— Je sais du reste, monsieur, que notre justification est ici d'une im-
portance assez secowlaire ; nous sommes, je l'avoue, constitués dans une
position très fausse; le hasard a fait que vous ayez à nous en demander
compte, c'est là le véritable intérêt qui est à régler enire nous, et, de
mon côté, je ferai tous mes efforts pour vous donner une pleine et en-
tière satisfaction.
Cousinot s'inclina encore sans auirement répondre ; il n'était plus
comme le matin avec M. de Chabourot, à l'aise et communiratif ; il sen-
tait qu'il avait affaire à un maître adversaire, et le laissait montrer son
jeu avant de découvrir le sien.
— M. de Cbaboui ot, continua la baronne, m'a parlé d'une délicatesse
sans docte fort h<inorable que vous lui avi z témoignée, il vous répugne de
miitre un prix exprès et matériel aux bons pi océdésqse vous pourriez
cvoir pour nous ; je ne puis que rendre justice à de te's scntiraens ; mais
ce mode de transaction a des avantages qu'aucun autre ne présenterait au
même dt gré.
— Je pense différemment, dit alors Cousinot, et il me semble avoir fcit
à M. de Chaboui.'(it une proposition très raisonnable.
D'abord, répartit la baroni.e, il n'y a pas à se dissimuler que pour vi-
vre ensemble sous le même io;t d'une vie complètement comnuinc, nous
ne soyons placés assez éirangement. Vous mctirez, je n'en doute pas, à
tirer parti de voire position tous les ménagemens imaginables; de noire
côté, nous tâcherons, excepté quand nos domesiiques nous feront faire
par leurs sots enseigiiemens une impolitesse,— elle jetait ainsi une excuse
indirecte de son impertinent début avec raidc-major.—d'cire aussi con-
venables que poss ble avec vous; mais en somme cependant, nous débu-
tons mal, nous sommes au fond des ennemis à l'amiable, et je crois que
nous aurons loujouis les uns contre les autres un peu de levain.
— Moi, dit Cousinot, je vous assure, une fois la chose arrangée, que je
lie vous en voudrai pas.
Si Mme de Chabourot eût dit toute sa pensée, elle eût répondu à la
na'ive protf statiun de l'officier de santé qu'elle cnmprensit cette clémence
à merveille et que le coiiieau n'en veut pas au mouton qu'il égorge; mais
redoublant l'idée qu'elle venait déjà d'exprimer : .
— Croyez-moi, mon chi r monsieur, reprii-clle. quoi que nous fassions, i
il y aurait bien longtemps en re nous de la gène, on n'aime jamais êire '
en pays conquis, tt la fi.sion a toujours de la peine à se faire entre vain-
queurs et vaincus.
— Cf n'est pas mon avis, répondit Cousinot, ne laissant pas entamer sa
résoluiion, mais répondant du plas bref qu'il lui était possible, car il n'o-
sait pas s'aventurer contre celte phrase si cherchée, si élégante qui e-s ayait
de l'enlarcr.
— Il y a d'. illeurs, rcpri^Mme de Cliabourot, une considération déci-
sive; nous soiiimes i;i pour faire une affaire, n'est-il pas vrai?
— Oui ; enfin nous essayons de nous entendre , répondit Cousinot.
— S'cnlendie, re) rit Mme de Chabourot , c'est arriver à une conclu-
sion. Eh bien, avec l'arrangement que vous proposez il n'y a pas de con-
clusion possible et nous sommes condamnés au provisoire à perféiuiié.
— C(.mmeni ça? '.t l'aide-major.
— Que voulons-nous? nous voulons M. de Chabourot et moi obtenir
de rentrer dans des titres imporians égarés hors de nos mains ; vous vou-
lez, vous, monsieur, nous les rendre, mais en vous procurant une joie un
peu plus positive que celle qui screnronHc au bienfait pour lui même;
eh bien ! avec cet arrangement d'une sorte d'affiliation que vous feriez à
notre famille, où serait le moment de la perfection du traité?
— Le moment de la perfection du irai é? répéta raide-nmjorqui déci-
dément aurait voulu que Mme de Chabourot parlât moins vaporeuse-
minl.
— Oui à quel moment nous rendrez-vous les papiers? finit par dire
crûment Mme de Chabourot, impatientée de voir qu'elle semait devant un
profanne les peiles de se-- délicaies cireoiiloeuiions. j
— Mais aus<iiôt ou'il sera possible, repartit Ciuisinoi, sans trop s'en- , ■
gager, comme on vtJit. chaules juabou. I •
(La fin au. prochain numéro.)
(Messager.)
LE MAGASIN LITTERAIRE,
17
Il y a, chez nous auircs Français, dans notre st; le plus encore que dans
nos Wes, une foule de vieilles erreurs iraditionnelles , accréditées on
Dc sait pourquoi par les romanciers , acceptées sans rcllcxion et sans en-
quèic par la foule, et sur lisquelles il serait pourtant convenable de s'en-
tendre une fois pour toutes.
Par exemple :
Les charmes du printemps , qui est dans notre beau pays la saison la
plus maussade dc toute l'année;
La politesse française, la plus équivoque de toutes les politesses ;
La naïveté des fêles villageoises, qui sont ii juste titre l'ellVoi des curés
de campagne, et parfois môme de l'autorité municipale;
Le sommeil sur la bruyère , piaule dont la hauicur et la fermeté sont
tout aussi incompatibles avec un doux repos que le serait un plan d'asper-
ges ou dc clioux-lleurs.
Et cent autres dictons aussi populairement raisonnables.
Au nombre dc ces dires imposteurs , il faut ranger les bords charmans
de plusieurs neuves et rivières, ceux de la Durance avant tout.
La Uuraiice , dont les rives délicieuses rappellent une foule de vers
heureux, de refrains plein de douceur , de pages remplies dc descripiions
diaprées, verdoyantes, embaumées, est en réalité une espèce dc torrent
capricieux , toujours prêt à déborder et à changer de lit, un Iléau dont la
puissance dévastatrice est en guerre permanente avec l'agriculture et l'in-
dustrie.
Ses riverains sont toujours occupés à lui poser des digues pour empri-
sonner son cours , à pratiquer de larges saignées qui forment autant
d'exuioiresdans les cas d'inondations et qui , subdivisées à l'infini , selon
les besoins des culuvatcurs, présentent dans toute la largeur de la vallée
où coule la rivière un réseau de ruisselets qtd cnlrctiennentdans la prairie
une végétation réellement magnifique.
Mais si les soins vigilans des voisins de la Durance s'endorment un seul
instant, le péril est là qui frappe sans menacer. Une digue s'atraisse-t-elle,
les Ilots de celte rivière avide rongent leurs rives , et le terrain mou et
friable de ceitc contrée oppose st peu de résistance à l'action dévorante
du fleuve qu'il n'est pas rare de voir Cii moins dc quelques semaines des
milliers d'arp'Mis labourables disparaître sous les Ilots et ruiner ainsi des
familles, des villages emiers.
La Durance est donc, pour leshabitansde ses rives, une source féconde
de richesses ou dc désastres, selon le degré de puissance que déploie
l'homme pour maîtriser la rivière qui est, sans aucune dégradation inter-
médiaire, ou sa bienfaitrice ou son ennemie.
Il faut dire toutefois que les efforts humains , quelles que soient l'in-
telligence et l'énergie qui les dirigent, ne parviennent pas toujours à lut-
ter avec avantage contre la redoutable hôtesse de la contrée , lorsqu'un
accident inhérent au climat et malheureusement trop commun imprime
d'un instant i» l'autre à la paisible rivière le caractère d'un in;lomptable
fléau.
La Durance coule entre deux chaînes de montagnes peu élevées, mais
abruptes, escarpées et scindées par de nombreux contreforts , par des ra-
vins profonds. Ce sont autant de réservoirs pour l'eau qui se déverse des
hauteurs, et qui, après une pluie violente , forment le lit de petits torrens
qui gagnent la rivière avec la rapidité d'une cataracte. La Durance, grossie
en un moment par cette foule de tributaires improvisés, devient elle-même
un fleuve impétueux. Les nombreux iiois qui la coupent dans sa largeur
disparaissent tout d'un coup sous l'inondation ; parfois, quand la Icmpète
a été plus furieuse que de coutume, les flots gagnent une partie de la vallée,
et le lendemain le jour vient éclairer les phénomènes les plus curieux et
quelquefois les plus déplorables.
Au\ places où le cours dc l'eau formaii un coude, le flot , en bondis-
sant à hl droit, s'cs' labouré un vaste sillon et a recouvert son ancien lit de
vase et de sable : les îlots ont modifié leur position par la même cause,
et il arrive même qu'une portion plus ou moins étendue des champs voi-
sins qui, la veille étaient couverts de moissons prêtes à recueillir, pré-
sente une surface de fange et de cailloux qui dénaturent le sol et ruinent
le propriétaire.
On conçoit que , sur une rivière dont le lit varie sans cesse', un
pont soit diiUdlc à construire ; car, sans parler de la rapidité des flois
qui, dans les momcns d'orage, entraîneraient infailliblement les construc-
tions qui s'opposeraient à kur libre couis, il fauJrait que le pont, pour
s.itisfaire aux exigences topographiques pi\t embrasser, comme ces an-
ciens aquedurs romains, nionumens gigantesques élevés par des armées
dc travailleurs pour traverser des vallées tout entières ; il faudiaii, di-
sons-nous que le pont couvrît un millier de toises, alin que ses extrémi-
tés fusscn éiablies sur un terrain qui fût à l'abri des inondations. Aussi
les communications d'une rive à l'auire sont-elles d'une nature particu-
lière au sol. Dans certaines parties dc la rivière, les gués sont noinliroux
et ne présenieiit pucud danger dans les temps ordinaires et même dans la
mauvaise sa'son, î' nioin'' qu'il n'v ai' di^ge' ou fonlc do neige>-. Dans d'au-
tici eiulroits où 1 Durance est phi. profonde, il y a de distance ou dis-
t mce (les baicleis pour le> piéton e' de b.ics pour lis voilures. Conune
le courant est partou' d'uiio extrèr.c rapidité, ces embarcaiions ne pour-
raient être dirigées ii par la rame ni par l'aviron elles sont mues au
OCTOBllIi 1841. — TOMI' 1.
moyen d'un câble retenu o\i\ deux bords et auquel elles sont en quelque
sorte suspendues par une corde perpendiculaire jointe au câble par un
anneau à poulie. Le batelci, cédant à l'impétuoîité des flois, imprime une
forte tension au câble et plisse en louvoyant de manière à décrire un V au
milieu de la rivière. Placée dans celte position, la nacelle a besoin de»
elloris de son é!|uipa;:e et queUiU'fois de ses passagers pour reprendre
l'autre ligne obliqu ; (|ui la conduit au rivage opposé.
Ce fut dans une semblable circonstance que le bac établi à la hauteur
du village de Cullis fut lénioin d'un de ces accidens terribles que l's babi-
tans des bords de la Durance se racontent de généra.ion en génération
dans les veillées de leurs courts hivers.
Par une belle soirée du mois de septembre, le bac de Collis traversait
pour 11 (icrnière fois la rivière, chargé d'une lourde voiture de culii»a-
tcur et d'un assez grand nombre de passagers; la pesanteur du bac im-
primaii une tension plus qu'ordinaire au câble ; aussi lorsqu'on fut arrivé
au milieu de la distance à parcourir, chacun se mit à l'œuvre et saisit le
câble pour engager l'embarcation dans la conlrepanie de son louvoie-
ment. Le bac, après des clforis long-temps infructueux qui inspirèrent des
craintes sérieuses pour la solidité du câble, venait de s'élancer dans sa
nouvelle direction, et les passagers se félicitaient enire eutd'avor échap-
pé à ce danger, lorsqu'un cri d'angoisse interrompit leurs joyeuses cla-
meurs, et tout le monde, en se retournant, aperçut un homme suspendu
par les mains à la corde et compiéiement isolé sur l'eau. Le ma heureux,
placé sur les bords du bateau, n'avait pu lâcher prise assez vite, ou bien
l'équilibre lui avait manqué au moment où t'cmbarraiion avait repris la
vélocité de sa course, et il était resté en chemin, chemin périlleux s'il
en fût, car le bac ne pouvait retourner en arrière sans que des efl"orls
inouis lui fissent opérer ce mouvement. Chacun s'empressa de concourir
à ce résultat, et on parvint, au haut de quelques minu'es, à opérer un
mouvement d'arrêt; mais il était aisé de prévoir que les forces dc l'infor-
tuné ne lui pernictlraient pas d'atiendre le retour du bac. tneflet, les
cris déchirans qu'il poussait pour implorer un secours tardif cessèrent
peu à pru , cimime si l'espoir de l'obtenir à temps s'éteignait en lui , et
alors un silence de mort régna sur toute la surface de la rivière. Puis l'un
des bras do la vicdme laissa échapper le câble; ses traiis, contractés par
le désespoir, annoncèrent que le terme dc la luite était anivé. Les re-
gards du malheureux se dirigèrent vers le fleuve qui grondait à ses pieds
comme pour demander sa proie, et ses doigis enraidis lâchant, un à un,
le licii qui le ratiachail à l'existence, il tomba et disparut sous les flots.
Les riverains de la Durance sont presque lous d'cxcellens nageurs ; car
la lutte qu'ils «nt à souienir avec le fleuve se présente sous une telle mul-
tiplicité dc formes, que, parfois, la résistance amène des péripéties oii
une sorie de combat cor,;s à Corps devient nécessaire. Dans des circon-
stances de ce genre, il est rare qu'un paysan ne parvienne pas à se tirer
d'afl"iirc quand la rivière u'cit pas trop furieuse et lorsque le rivage
n'c.t pas trop éloigné. Mais en ce moment la Durance était dans ra plus
grande largeur; ses flots bondissaient comme ceux d'une écluse; il était
presque iiiipossible qu'un nageur vigoureux etexpérimenié conçût l'espoir
de gagner la rive , ;i plus forte raison un homme épuisé de fatigue et
frappé de terreur. Cependant on le vit reparaître à quelque distaure de
la place où il était tombé; mais ses efforts pour se soutenir sur i'eau
étaient le résultat d'une volonté purement insiinctivc, et il semblait hors
de doute qu'ils fussent insuflisans, je ne dirai pas pour le conduire au ri-
vage, mais pour prolonger son agonie de quelques instans de plus. Les
passagers du bac, les regards fixés sur cet affreux spectacle, immobiles de
douleur et muets d'épouvante, resscmblaiens tous à autant de statues
grouptUs avec art pour représenter une s:èue dc terreur et d'angoisse.
Aucun d'eux ne faisait un mouvement qui pût indiquer l'intention de por»
ter secours au vieillard qui continuait de se débattre sur les flois et qui
déjà commençait à céder au courant. Mais quand le bac eut regagné le
centre de la rivière on s'aperçut alors que le batelier avait fait des dispo-
sitions qui supposaient une sagacité remarquable et un d'gré d'énergie
que personne n'attendait de lui ; car Antoine Maillan, c'est le nom du pa-
tron, était un jeune homme de seiz.e à dix-sept ans, pre-quà demi sativage
et dont l'existence n'avait jamais été marquée jusque-là par le moindre
incident qui pût éveiller l'attention sur elle. Le jeune p.iysan, scmlilabic
à CCS chiens qui tournent une tonne pour faire mouvo r un souilla de
forge, bornait toute sa science h dirij^er son bac sur la ligne brisée qu'il
parcourait h chaque instant du jour, et à tendre la main pour recevoir une
réiribuiion fixée par une couiumo plus que séculaire. Antoine Maillan,
pour ainsi dire, habitant de la Durance, étranger sur ses deux rives, n'a-
vait que bien peu de rapports avec le voisinage. On le regardait commu-
nément comme faisant pariic intégrante du bac, et depu s la mort de son
père, dont la fosse encore toute fraîche formait un carré blanchâtre an
milieu dos grandes herbes du cimetière de Cidlis, personne ne lui avait
adressé la parole, si co n'est des mots de reproche» quand le bac siaiion-
naii sur l'une des deux rives plus long-temps qu'il ne semblait néccssaii c
à l'impatience des passagers.
Antoine, dans le moment fatal où quelques secondes allaient décider de
la vie ou de la mort d'une créature de Dieu, seroua ses pieds pour 6ier
ses sabo:s; ci, aprè; avoir laii un geste pour montrer à ses compagnon»
un rouleau de corde dont une evtré eiic était nouée en forme de ccintuio
auteur de son corps, et l'autre bout forlemeiit attache au baieau, Icjeiina
mrrinicr se jeta résolument dans la Durance. Comme il était aussi boa
-J
18
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
nageur qu'aucim des habiians de la coniiée, ses efl'orts, sccondt's par la
vitesse du rouram, le porièrcnt, avec la rapi:lii(5 d'une llèthe, à côté de
riioinuio dont la tèic blanchie p;)r l'âge paraissait encore à Heur d'eau.
Lorsi(u'Antoine Maillnn l'eut saisi d'un bras vigoureux, il se tourna du côté
du bac. Au moment même la corde à laquelle il était atlaclié fut tendue,
et les passagers se mirent en devoir de le tirer à eux; manœuvre dillicile
autant que langerouîC, et qui exposait l'intrépide jeune homme à une
sub ncrsion :ompiète, ainsi (jne le niallicuieux dont il fallait maintenir la
téie Lors des (lots . il ne s'agissait de rien moins que de rompre le cou-
rant en ligne arocte..
— Ohé! cria le batelier d'une voin de Stentor, laissez-nous aller à la
dérive, ou 'a rivière nous avalera tous les deux.
Puis, quand il vit qu'on avait reconnu la prudence de cet ordre et qu'on
amarrait a co'dc, il ajouta :
— Maintenant, tout le monde à la manœuvre, et marchons.
^ Les passagers saisirent une troisième fois le câble, et le bac stathnnaire
louvoya bientôt pour gagner le rivage, suivi d'Antoine Maillan, dont le
sloïque sangfroirt et la force prodigieuse ne suffisaient pas toujours pour
soutenir son compagnon et se maintenir lui-même à la surface de l'eau. A
chaque instant les Ilots plus ou moins élevés, selon l'inégalité du lit de la
rivière, submergeaient le nageur; mais sa persévérance triomphait de ces
obstacles, et son courage, bien loin de ûéchir devant eux, semblait croître
avec les difficultés.
EnOn le bac toucha le bord; on s'empressa de jelcr à Antoine une au-
tre corde, car le rivage de la Durance est presque partout escarpé et
9ravaillô de mains d'hommes pour résister aux envahissemens du fleuve ;
d'ailleurs, les forces complètement épuisées du marinier ne lui permet-
taient pas de s'avancer, depuis que l'embarcation ne l'entraînait plus. Ce-
fendant il eut encore assez d'adresse et de présence d'esprit pour saisir
teile corde avec ses dents, et au bout d'une minute, qui parut un siècle
ï.ux témoins de cette scène effrayante, Antoine touchait aux palissades qui
bordaient la rive. Plusieurs hommes, le corps à moitié dans l'eau, £0U-
tinrent les naufragés, et ce fut après des tentatives, dix fois inutiles, qu'on
parvint ù les tirer tous deux sur le bord, dans un état peu différent l'un
lie l'autre.
Le plus âgé reprit ses sens le premier. C'était un cultivateur riverain,
nommé Foreys, l'un des plus riches propriétaires de la commune de
CoUis, qui, pour dire la vérité, n'avait guère pour habitans que de pau-
vres journaliers laboureurs. Foreys était un homme veuf, et il n'avait pour
toute famille qu'une Ollc de quinze ans , fraîche comme la fleur des lau-
riers-roses qui croissent en si grand nombre dans les vallées de la Uu-
rance , vigoureuse comme leurs tiges élancées , verdissante , pendante et
volontaire autant qu'un enfant gâté des grandes villes. Le cultivateur, qui
avait la main serrée comme tous les paysans enrichis, et qui méritait jus-
qu'à un certain point la réputation d'avarice que les villageois, naturelle-
ment envieux, font à ceuxqiu possèdent quela"»fflrtune , ne regardait
à aucune dépense toutes les fois qu'il s'agissait d'accomplir une fantaisie
de sa lille , et , quoiqu'il regrettât sincèrement l'argent dépensé pour de
futiles motifs, il ne l'en semait pas moins avec une profusion qui contras-
tait singulièrement avec le resie de ses habitudes parcimonieuses.
Antoine Maillan, dontl'étourdissement, causé par une lassitude exces-
sive , se dissipait insensiblement , s'était déjà levé et se disposait à rega-
gner sou bac avant que le bonhommeForeys, assis sur son séant, les mains
croisées sur l'un de ses genoux, eût proféré une seule parole pour remer-
cier son libérateur. Ce n'était pourtant pas à dire que le paysan fût in-
sensible à ce que le jeune batelier venait de faire pour lui. Loin de là ,
Foreys comprenait parfaitement toute la portée des obligations que lui
imposait un pareil dévoûment, quoiqu'il ne sût pas au juste quels moyens
Antoine avait employés pour le tirer d'affaire; il connaissait trop bien les
périls qu'offre la traversée de la Uurance pour ne pas être convaincu d'a-
vance que le batelier avait dû mettre sa vie dans le danger le plus immi-
nent pour accomplir sa bonne œuvre.
Mais plus le mérite d'Antoine paraissait digne des éloges de la foule et
de sa reconnaissance particulière , plus il se trouvait embarrassé pour lui
exprimer ses sentimens de manière que ses paroles ne semblassent pas
trop au-dessous du bienfait et ne l'engageassent pas trop non plus relati-
vement à la récompense qu'il convenait d'offrir au bienfaiteur,
— Un moment, dit-il eufln en se relevant avec effort , lorsqu'il vit
qu'Antoine allait décidément se retirer, cela ne peut pas se passer comme
ça , mon petit homme. Tous ces genslà font tant de bruit que je ne sais
auquel entendre ; mais puisque me voilà vivant et en sûreté sur le gazon,
après avoir pris un bain au beau milieu de la rivière, qui cric aujourd'hui
comme une louve qui a perdu ses petits, il faut bien que quelqu'un m'ait
donné un coup de main.
— Vous pouvez bien le dire , vociféra-i-on de toutes parts aux oreilles
du cultivateur : si Antoine Maillan n'a pas péri en vous tirant de l'eau,
c'est par un miracle que personne ne serait tenté de renouveler.
— Sans doute , sans doute, «-épondit le père Foreys, et l'idée de me
prêter à l'expérience ne me tenterait pas plus qu'un autre ; mais, ajouta-
t-il en prf nani la main d'Antoine, voilà un brave garçon qui n'a pas craint
de prendre un rhume en se mouillant pour l'amour de moi; il faut qu'il
vienne à la ferme pour se sécher devant un bon feu de souches d'oliviers.
Uarihe nous donnera un coup à boire, et peut-être trouverons-nous sous
la cheminée quelque morceau de venaison que nous ferons frire pour pas-
ser gaîment le reste de la soirée.
— Merci, père Foreys, répondit le jeune garçon avec une sorte de
brusquerie qui provenait de l'embarras oîi le jetait l'atlention générale 5
j'ai assez bu tout à l'heure pour n'avoir plus soif de long-iempi, et quant
à me sécher, je connais un meilleur moyeu que celui de me retourner de-
vant un brasier comme une perdrix à la broche : c'est de pendre mes
habits devant la porte de ma cabane et de me glisser sous la couverture
de laine que m'a donnée ma marraine aux dernières fêles de Noël. Juste-
ment voici l'heure ; je vais attacher le bac, et si quelqu'un m'appelle pour
lui faire passer l'eau , je lui conseille d'attendre jusqu'à demain matin
plutôt que de la traverser à la nage, car la rivière a encore plus faim
que le père Foreys n'a soif: elle avalerait le plus fort nageur comme une
mouche.
— Antoine a raison, dit un ancien de l'endroit, et si elle ne mange pas
un bon lopin de terre avant qu'il soit long-temps, je ne m'appelle pas Do-
minique Endrère. m
— Hum ! fit le vieux richard, qui n'avait pas quitté la main de son libô- ■
rateur, pourvu que cette terre-là ne soit pas la mienne, la Durance et moi •■
nous n'en resterons pas moins bons voisins, malgré l'algarade de ce soir ;
car, continua-t-il en clignant de lœil d'un air matois et futé , particulier
aux villageois provençaux , je n'ai jamais de rancune contre les gens qui
ne m'ont pas fait tout le mal qu'ils pouvaient me faire, et je ne me souviens
que des bons procédés.
Le cultivateur, en appuyant sur ces dernières paroles, regarda le jeune
batelier avec une expression qu'il s'efforça de rendre aussi bienveillante
que la circonstance l'exigeait ; puis il promena ses regards sur la foule
comme pour y chercher une approbation qu'il n'avait pas la conscience
d'avoir méritée. Tandis qu'il se livrait à cet examen désagréable , sa bou-
che transformait insensiblement en une maussade grimace le sourire dont
sa politique avait cru devoir l'orner un insiant auparavant.
— La peste soit de moi, pensait-il, et de la sotte pensée que j'ai eue
d'aller voir la nouvelle charrue de Mathieu Jalas sur l'autre rive ! Voilà
une soirée qui a doublé mes impositions et mes charges, en me suscitant
un libérateur que je ne recompenserai jamais assez au gré de mes fainéans
voisins, quand même tout le bénéfice d'une année de travail y passerait!...
Antoine, ajoutd-t-il tout haut avec un effort désespéré, lu m'as sauvé l'exis-
tence, c'est à moi de prendre soin de la tienne ; viens demain chez moi, et
tout le village saura si Jacques Foreys est reconnaissant envers ceux qui
l'obligent.
— C'est bon, mor sieur Foreys, dit Antoine en se retirant, j'irai vous
voir puisque vous y tenez , et tout le village saura que lorsque Antoine
Maillan expose sa vie pour sauver une créa ure de Dieu, il ne veut aucune
autre récompense que celle qu'il a déjà trouvée ici, ajouta-t-il en se frap-
pant la poitrine.
— Après tout, murmura Foieys, que cette réponse dé intéressée ras-
surait un peu sur les suites de cet événement qui avait failli lui coûter la
vie, voilà un brave jeune homme, et, si j'en crois mes pressenlimens, ma
fortune ne courra pas entre ses mains plus de risques que ma propre vie
n'en a rencontré ce soir. Oui, c'est un bon garçon, un hoi nête garçon, et
je n'oublierai pas ce qu'il a fait pour moi.
Ce fut en divaguant sur ces dernières pensées que Jacques Foreys s'a-
chemina vers sa demeure, sans se rendre compte du sentiment de sincère
gratitude qui venait de s'éveiller en lui pour Antoine Maillan , et sans
s'apercevoir que cette sensation purement égoïste prenait sa source bien
moins dans le service important qui lui avait été rendu que dans le désin-
téressement du jeune batelier. Semblable an prisonnier de guerre des
temps anciens qu'un ennemi féodal eût renvoyé sans rançon, le vieillard
goûtait une satisfaction sans mélange en se voyant sain et sauf, sans qu'il
lui en coûtât rien.
Jacques Foreys était un ancien valet de ferme qui devait sa fortune à
ses labeurs, à son économie et à une série d^ circonstances qu'il avait su
faire tourner à son profit avec une habileté peu commune. Le maître qu'il
servait, en commençant sa carrière de manœuvre, possédait une vingtaine
d'arpens d'excellentes terres. Celte propriété était close d'un côté par la
Durance ou du moins par un banc de sable qui avait autrefois formé le
lit de la rivière j du côté opposé la colline, aussi escarpée qu'un pan de
muraille, lui servait de limite. Sur l'une des deux autres faces , une de ces
mille saignées pratiquées dans le fleuve pour arroser l'intérieur des terres
servait de ligne de démarcation entre celle propriété et les champs voi-
sins ; et comme ce ruisselet était creusé à droite de la métairie en regar-
dant la Durance qui descendait vers le côté gauche, le propriétaire trou-
vait dans le voisinage de ce canal un double avantage. D'abord il servait
d'cxutoire aux grandes eaux, et ensuite il avait permis d'établir à l'un des
angles de l'enclos une digue oblique, formée de madriers solides, qui
rompait l'impéiuosité des Dots. La rivière, dans les temps d'inondation,
n'en pénétrai' pas moins dans ces champs si bien défendus ; mais comme
elle n'entraînait point avec elle les couches de gravier qui partout ailleurs
marquaient ses irruptions, attendu que la digue leur tenait lieu de crible,
il en résultait pour ce terrain privilégié le même profit que les basses terres
de l'Egypte tirent des débordemens périodiques du Nil : le sédiment de
vase que la Durance y laissait après elle formait un excellent engrais qui
fortifiait la terre et en doublait le prix. Il est vrai que tout cela n'existait
pas quand Jacques Foreys n'était que simple garçon de charrue dans ce
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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même domaine; son maître d'alors, qui iravait trouvé aucua moyen de
se dc'femlrc coiilre le redoutable voisinage de la rivière, s'en reuieitait
toaime les autics riverains aux précautions ordinaires si souvent insiiHi-
sautes pour priscrvcr les propriétés, et au hasard providentiel qui diri-
geait le Héaii dans le vaste espace abandonné à sa furie capricieuse.
Le premier emploi que Jacques lit de ses économies fut d'acheter quel-
ques perches de terrain tout-à fait inculte sur le sommet de la colline ou
plutôt des rochers qui bordaient les champs de son maître. Tous les ha-
hitans de Collis firent des gorges chaudes sur la simplicité du jeune la-
boureur, qui avril acquis à fort bon compte, il est vrai, mais en échange
de beaux et bons écus, uq lat assez considérable d'épines et de caillou'i,
Jacques laissa rire tout le monde et ne répondit pas uu mot aux quolibets
qu'on lui lançait de toutes parts.
Les uns prétendaient que Jacques Foreys était en train de passer un
marché avec la Durance pour la cession d'une des petites îles que les Ilots
couvrent à chaque instant, mais qui n'en produisent pas moins d'amples
récoltes d'agre:ias (i).
D'autres ramassaient dcspicrrrs sur leur chemin, quand ils rencon-
traie t le gaiçon de ferme, et lui en faisaient hommage comme de choses
qui devainit lui être agréables , et les marmuis du village poussaient la
malice jusqu'à jeter au pr.uvrc garçcci ce que ses camarades se conten-
taient de lui oll'rir.
La patience avec laquelle Jacques endurait tous ces petits tourmens
commençait à désarmer les rieurs, lorsque le garçon de ferme fit à son
maître une seconde proposition qui parut cent fois plus originale que la
première : c'éiait de lui faire la coiiccs ion {à prix d'argent bien en-
tendu) d un terrain marécageux qui bordait la base de la colline sur une
largeur de trois ou quatre toiles seulement. Le maître, qui était un homme
awde, s'empre.sa d'acquiescer au marché, et pour cette fois il n'y eut
qu'un cri dat s le village pour p'rter aux nues la bêtise de Jacques Fo-
reys, qui commença, dès ce moment, à exciter la compassion des bonnes
amcs de l'endroit.
Un an après cette seconde acquisition, Jacques fit un petit héritage.
Son oncle, qui était le seul purent qu'il eût au monde, lui laissa un
champ qui valait doiize cents francs. Le garçon de ferme commença par
quitter le service de son maître ([ui lui devait deux années de gages, et
qui ne put les lui payer parce que la récolte avait été mauvaise et qu'il
était gêné dans ses affdirts. Jacques vendit son champ, quoique les terres
fussent de première qualité. (Mais que poavait-on attendre d'ini pareil
original !) fuis, au lieu de presser son maître pour obtenir ce qui lui
était dû, il lui prêta la plus grande partie de la somme qui provenait de
son héritage,
— Peur le coup, disait-on dans h:s veillées, Jacques a perdu la tête !
Prêter de l'argent à son débiteur, à un homme qui se ruine et qui ne
pourra peut-être pas payer l'intéièt de la somme empruntée ! En vé-
rité, ce serait une charité que d'ôier à ce malheureux jeune homme
les moyens de consommer ainsi sa perte. Quel dommage, ajoutait-on,
que le meilleur travailleur de la contrée dépense si mal l'argent qu'il ga-
gne si bien !
Mais le moment était venu oii le prétendu fou allait s'occuper sérieuse-
ment de recueillir les fruits de ses singulières manœuvres.
Le versant de la colline, qui était la propriété de Jacques, était formé
de pierres spongieuses et friables qui n'oUraient pas assez de solidi té
pour la construction, mais qui, par la môme raison, n'opposaient (|u'u ne
médiocre résistance à la pioche. L'es garçon de ferme fit creuser un
grand trou dans le roc, à visgt pieds du sol, c'est-à-dire au milieu du
versant; puis, (|uand cette espèce de caverne eut été convenablement
taillée en forme de voûte et g;'rantie de tout ébojlement, il en fit pra-
tiquer une toute semblable a un : laible distance, et il fit établir une com-
munication de l'une h l'autre. Comme Jacques aidait et dirigeait les ou-
vriers avec la prodigieuse activité qui le rendait précieux à son maître,
ces travaux furent bientôt terminés, et n'occdsiouèrent qu'une faible dé-
pense.
Un escalier informe taillé d^nî l'épaisseur du roc servit de communi-
cation entre le sol et les cavernes, et fut même prolongé jusqu'au som-
met de la colline. On commença dès lors à supposer que Jacqu s, ne
pouvant tirer parti de la superficie rocailleuse de sa première acquisition,
voulait utiliser sa profondeur en s'y bâtissant une demeure coimnodc et
pour laquelle les matériaux étaient tout trouvés. Cette supposition se
convertit en certitude, lorsque l'on vit le menuisier de l'endroit venir
poser devant ces excavations une cloison grossièrement travaillée, mais
solide, et dans laquelle il avait pratiqué deux ouvertures qui représen-
taient assez bien deux fenêtres et une porte.
Lorsque Jacques fut installé dans cette habitation de singuhère espèce,
il put se dire propriétaire d'une maison qui l'emportait autant sur les mi-
sérables chaumières de Collis qu'un fleuve paisible et profond l'emporte
sur ses modestes tributaii es, les rivières et les ruisseaux ; car ce logis,
taillé dans le roc, olVrait une foule d'avantages; il était parlaitement abrité
contre le vent, le froid et la pluie, et puis son possesseur pouvait l'éten-
dre indéfiniment, suivant ses besoins ou ceux de sa famille.
Ce n'était pas assez d'une demeure pour l'intelligent manouvrier, il lui
(1) Sorte de ronces qui croissent en grande quantité dans ces terrains incultes
et dont le nom scicntilique est /ii/^op/iflii rhamnoides.
fallait un enclos et des ; erres à faire fructifier. Il avait tout cela sous la
main. Ce ruban de terrain marécageux, qui bordait la colline et qui était
sa propriété, subit, grâce au génie fertile de Jacques, une transfoi-mation
aussi étonnante que le versant de la colline. Un petit canal, d'une profon-
deur médio.re, mais suQisante, fut cieusé par les mains industrieuses du
jeune homme, alin de contenir l'eau qui se déversait continuellement de
plusieurs sources enfermées dans les anfractuosités de la petite montagne,
et de la conduire dans une ravine qui rejoignait la Durance. Ce travail,
qui fut exécuté en moins de quelques semaines, opéra le dessèchement
complet du terrain qu'avait acheté Jacques. Btentôt cette petite propriété
fut en plein rapport et fournit avec abondance de quoi pourvoir à la sub-
sistance du jeune homme.
Son voisin n'avait pas vu sans quelque jalousie les bizarres mais im-
portantes améliorations qui avaient tout d'un coup f'oanô une valeur
très réelle aux acquisitions de Jacques. Cependant , comme ses be-
soins allaient en croissant, suivant la proportion inverse des soins qu'il
donnait à sa métairie, et que, d'une autre part, son ancien garçon de
ferme avait toujours une petite somme à lui prêter dans les occasions
pressantes, il ne pouvait pas prendre sur lui de voir dans son matois
créancier autre chose qu'un naif jeune homme, généreux et confiant jus-
qu'à la stupidité.
JMais le moment arriva enfin où les relations entre les deux voisins se
dessinèrent nettement et de manière à mettre en reliefla supériorité de
Jacques Foreys. Denis Raynal (c'est le nom du métayer) fut étonné un
jour de trouver Jacques plus récalcitrant que de coutume à l'endroit des
prêts d'argent. Non seulement ce jour-là Jacques ne voulut rien avancer ;
mais il parla des anciennes créances et de l'intention où il était d'en ré-
clamer bientôt le paiement. En moins d'une minute, le bon jeune homme
avait grandi d'une coudée aux yeux du cultivateur effrayé ; c'était comme
un jeune tigre qui montre ses dents pour la première fois. Denis r.ajnal
sembla s'éveiller en sursaut quand il vit la pauvre et douce créature qui
lui servait de jouet se métamorphoser en bête fauve prête à le dévorer.
Le fermier, sur le refus de Jacques , emprunta de l'argent ailleurs, et
creusa un précipice pour combler un trou; puis il fallut ren(U-e , et les
réclamations de Jacques arrivèrent justement à cette éijoque. Denis, placé
entre deux feux , tourna ses mains suppliantes du côté qui lui sembla le
moins menaçant. Le tigre avait caché ses griffes, et il se montrait dispo-
sé, non seulement à un accommodement, mais à secourir sa victime con«
tre les attaques de son compétiteur. Jacques proposa à son ancien maître
de lui céder, à lui Foreys, une seconde portion de ses propriétés dans le
voisinage de celles qu'il avait précédemment achetées. Il est inutile de
dire que le marché , quoique loyal dans ce sens que le prêteur ne récla-
mait que l'intérêt légal de son argent, était onéreux quant à l'esiimatioa
d'une propriété mal entretenue, mais de bonne valeur. Cependant, com-
me le malheureux métayer n'aurait pu espérer de vendre à un prix plus
élevé au moment où son besoin d'argent était connu de tous les fermiers
voisins , il consentit sans trop de peine à abandonner cette seconde par-
tie de son héritage à celui qui avait été le moindre de ses serviteurs, et
qui désormais prenait dans le pays une importance égale à la sienne.
Jacques Foreys, le plus infatigable travailleur de la contrée, loin de
songer à se reposer sur ses lauriers, se coucha une heure plus tard et se
leva une heure plus tôt , alin de suffire à l'exploitation de ses nouvelles
terres ; et comme cette laborieuse assiduité se trouvait admirablement se-
condée par un esprit subtil et par une expérience d.'jà consommée , il en
résulta pour l'avare mais habile cultivateur des bénéfices extraordinaires,
et d'autant plus considérables que la parcimonie la plus ingénieuse pré-
sidait à leur emploi.
Denis Raynal, au contraire, serré de près entre la Durance et Jacques
Foreys, deux ennemis dont l'action envahissante était pour lui un sujet de
continuelles appréhensions, n'avait plus la liberté d'esprit nécessrdre pour
faire face aux embarras de ses affaires. Ses terres se morcelaient des
deux côtés avec une rapidité qui menaçait sa fortune d'une extinction
complète , et déjà il devenait possible d'indiquer dans l'avenir l'époque
peu éloignée où cette calastro^ he devait avoir lieu , lorsque la santé du
pauvre métayer, minée par lis soucis et par les chagrins, s'altéra peu à
peu de manière à donner des inquiétudes pour sa vie.
Denis n'avait qu'une fille qu'il aimait lendrenunt et qu'il avait pâiée
par ui! excès de complaisance. La jeune Denise n'avait point un mauvais
naturel, mais elle avait bspenchans de son sexe et de son âge. et ces in-
clinations ni.il dirigées é aient devenues de véritables déf,uiL«. Elle aimait
la parure plus qu'il n'était convenible à une fille de sa condition ; et com-
me on satisfaisait à toutes ses fantaisies de luxe villageois, cette faiblesse
paternelle avait donné l'essor à une vanité aussi ridicido qu'oxtravagmîc.
Ce caractère capricieux et f.ntasqiie aurait eu besoin, comme la Durance,
de digues solides pour rompre son impinuosité, et, comme cette rivière .
il ruinait' l'instnsé qui avait eu l'imprudence de lui céder. Car les sacrifl-
ces que Denis Raynal faisait à chaque instant pour nia-n;en:r sa fille sur
un pied de hraceric respectable 1 1 la complaisance avec laquelle il quit-
tait los travaux les plus iin;-orians pour accompagner la jolie Denise p.r-
tout où il y avait l'apparence d'une fête, n'avaient pas peu contribué eux
désastres qui venaient l'écraser.
Lorsque Jacipies était simple garçon de charrue chei le bonhomme Ray-
nal , ainsi qu'on appelait le fermier dans les environs, Denise n'étaU en-
core qu'un enfant de onze h dou»e ans tout au plus ; mais déjà son natu-
vo
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
rel fier et impérieux pesait sur les domestiques de son père et particuliè-
rement sur Jactjufs Forejs. qui était le plus jeune et le plus timide d'en-
tre eux. r/était littéralement le souffre-douleur de la maligne jeune lille
qui ne se laissait désarmer ni par la patience de son serviteur, ni par le
dévoûment sans bornes dont il lui donnait des preuves en toute occasion.
Bien des pens dans le village de Collis avaient cru pouvoir attribuer la
^; louganiniiié que Jacques avait d'abord montrée dans ses rapports financiers
\ avec Denis liayiial à des motifs qui pouvaient amener une alliance entre
i eux, et la dm été du jeune honiinc ii l'égard de son ancien maiuc a ait en-
'•' suite singulièrement dérouté toutes ces suppositions.
Ce qu'il y a de certain , c'est que Jacques , dont toutes les relations
poi taiciil le cachet d'une indiflÏTcncc imperturbable pour tout ce qui ne
tenait pas à ses intérêts, n'accordait pas à la jeune DeniiC plus d'atten-
tion qu'il toutes les autres filles de sun âge. El il est juste de dire que
dans les peiits bals villageois qui avaient lieu le dimanclie, tauôt dans
le ^illa!îe , tantôt dans un auire , toutes les baclieletics des environs se-
raient restées sans danseurs avant que Jacques eût pensé à en inviter une
seule.
Quand le pf-re Denis, succombant à ses inquiétudes, et dont le cœur se
déchirait en songeant au dénuement qui allait êlre le partage de sa fille ,
se futotoiHlu sur son lit de doukur pour ne plus s'en relever peut-être, le
Irave homme, après une longue hésitation, se décida à conliei- l'état de
ses affaires à son enfant bien aimé.
Ce fut un terrible moment que celui où Denise fut contrainte de des-
cendre du piédestal oit la tendresse aveugle de son père ra\ait fait uion-
ler, pour tumbcr beaucoup plus bas que toutes les jiunos compagnes dont
elle avait jusque là méprisé la position. Mais l'orgueil de Denise n'était
que IVscès de cette fierté d'ame qui inspire et soutient les grandes détcr-
niinaiions. La jeune fille envisagea sans Ireniblur le sinistre liorizun qui se
déroulait devant elle, et son cœur ne saigna que pour les s^iufirauces de
son père. Son parti fut pris à l'instant même. Elle se décida 'a se présen-
ter chez l'inexorable créancier de sa famille, Jacques Forcyn, et d'enga-
ger entre ses mains le reste de son patrimoine, afin d'obtenir de lui les
secours nécessaires pour rétablir la santé de son père ou pour adoucir
ses derniers insians.
>;< Il est vni qu'au moment d'entreprendre cette démarche pénible. Denise
se souvenait plus qu'elle ne l'aurait voulu des mauvais procédés dont elle
payait autrefois les égards et le zèle du pauvre garçon de ferme. Jlaisson
dé. Dûment pour son père l'emporta sur ses scrupules. Un matin que De-
nis Raynal goûtait une sorte de repos léthargique après une nuit agitée, la
jeune villageoise se rendit, le cœur pdpiiant d'émotion, chez son voisin le
liche propriétaire.
Lorsqu elle lui eut exposé tout en tremblant , et non sans verser quel-
ques larmes, le mot f de sa visite, Jacques Toreys, qui était alors occupé
il hcchcr vigoureusement un r ::rré de terre, suspendit son travail, et le
coude appuyé sur sa bêche, il demeura pendant quelques minutes dans
l'attitude d'iin homme qui réllécbit profondémeni.
— Eh bien ! dit il, comme s'il se lût parlé à lui-même, je ne m'atten-
dais pas à celte proposition, je ne devais pas m'y alteiulre , et personne
ne pourra dire qu'il y a eu de ma faute là dedans. Qu'eu peasez-votts,
mademoiselle Denise? ajouta-t-il en la regardant fixement.
— Personne ne songeait à vous rendre responsable de nos malheurs,
monsieur Jacques, répondit la jeune fiRe en sanglotant, et moi bien moins
que tout auire; car je sais à qui les attribuer, du iBoins eu grande par-
tir.
— A qui? s'écria le jeune paysan.
— A moi, murmura la pauvre Denise eu bais.'ant la tète.
— 11 y a du vrai dans ce que vous dites là, voisine ; cependant le papa
y est pour son compte ; j'en sais quelque chose. Quant à votre proposi-
tion...
— Vous l'acceptez , j'espère ? fit la jeune fille en pâlissant d'inquié-
tude.
— Pas possible , mademoiselle Denise. Vous ne pouvez passer, du vi-
vant de votre père et avant votre majorité, aucun marché qui soit valable,
et je n'achèie, moi. qu'à bonne enseigne. Mais ne vous inquiétez pas trop,
coniinua-til en faisant un pas pour soutenir Denise qui chancelait ,
les amis, comme on dit, ne sont pas des Turcs : je verrai votre père au-
jourd'hui.
— C'est iiiuiile, dit la jeune Gile en cédant à son désespoir; mon père
ne veut rien vendre ; il dit que le peu qui lui reste sera mon héritage , et
que Diou le maudirait s'il en disposait avant sa mort.
— th bicu ! eh bien ! il y a de la raison dans ce qu'il dit là. Mais je
vous répète que je verrai Denis Haynal aujourd'hui. Ce que j'ai à lui dire
arrangeia peut-être les choses.
Denise lit un mouviracnl de tête pour exprimer son doute; puis elle
passa sou tablier sur ses yeux et fit une courte révérence à Jaeque?.
— Vous vous eu a'iez, ma voisine, dit rin:répide travailleur en bêchant
de plus belle ; je ne vous reiiens pas : chacun a ses petites all'aires. Quand
la journée sera finie, j'irai savoir des nouvelles de M. Denis; que Dieu le
conserve!
En eliet, le soir, au moment où la nuit avait suspendu les travaux agri-
coles et commençait à rendre au pauvre malade cette surexcitation fié-
vreuse qui le minait rjoidement, Jacques Foreys frappait à la porte de la
métairie. Denise quit'.a le chevet de son père pour aller ouvrir; car de-
puis quelques semaines la servante qui s'occupait de ce soin était partie
et n'avait pas été remplacée. A la vue de son créancier, Denis, quoiqu'il
s'attendit à sa présence, fut agité d'un long tressaillement, et il éprouva
ce malaise instincilf que ressentent les animaux domestiques à l'asperj
d'une bête carnassière.
' — Jacques , dit le moribond d'une voix défaillante qu'il s'efforçait de
rendre aussi engageanle que possible, vous savez que vous m'avez promis
de patienter jus |u'à la Chandeleur pour leicent écus dont je vous suis
redevable sur notre dernier compte.
— N'y pensez pas , voisin , répondit le jeune homme , s'asseyant sans
qu'on l'en priât près du lit du malade. Je suis venu ici pour vous donner
une explication; et Mlle Denise, ajouta-t-il en voyant que la jeune fillrf fai-
sait un pas en arrière, n'est point de trop cnire nous. D'abord, j'ai une
question à vous faire. Dans quel but croyez-vous que moi , qui suis un
garçon sans parens et sans amis, je travaille comme je le fais pour arron-
dir mon petit avoir?
— li'A'.c demande, Jacques, répliqua le malheureux débiteur en grima-
çant un sourire de complaisance ; c'est pour vous enrichir, mon ami.
— Il n'y a pas le moindre doute à cela ; mais j'avais une raison pour
désirer de m'enrichir, et je vais vous la dire. Il y a dans le village nue
fille dont je désirais faire Mme Foreys.
— En voilà, sur ma foi, la première nouvelle, dit le bonhomme
Denis.
La jeune fille prit son tablier et se mil à l'auner dans tous les sens.
— 11 y a long temps que l'idée m'en est venue pour la prtmière fois ;
alors je n'étais qu'un pauvre manouvrier et la fille dont je parle avait de
bonnes pièces de terre au bout de son tablier.
— Tiens ! tiens ! liens ! murmura Denis Raynal.
— Dans ce temps-là on ne faisait guère attention à moi que pour me
dire : Vaurien, paresseux, et toute la litanie. Si j'avais répondu ce que
j'avais sur le cœur... merci de moi, je n'aurais pas éié bon à jeter aux
chiens. J'avais quelque chose de mieux à faire que de me plaindre : j'a-
vais à faire fortune.
— C'est fort bien cela, mon garçon, dit le malade; seulement je regrette
que c'ait été mes dépens. ,
— Eh bien ! en cela, voisin. J'ose dire que vous n'êtes pas raisonnable »
car si je n'avais point profité de vos embarras, un autre aurait été peut-
êire plus vite qui; moi à la besogne, et voire position n'en serait que pire
aujourd'hui. A moins de quitter le pays (ce que je ne pouvais songer à
faire, car c'est comme un ch rme qui me retient ici), il fallait bien, si je
voulais avoir une place aa soleil, qu'un autre quittât celle place-là, et per-
sonne ici n'y était mieux préparé que vous. D'ailleurs, pour dire toute la
vérité, il ne me suIBsait pas, pour arriver à mes fins, de m'enrichir; il
était nécessaire encore que la jeune Clie dont je parle devînt pauvre, afin
de devenir, moi, un bon parti pour elle.
Denis et sa fille se regardèrent sans rien dire.
— Jacques, fit le malade en se soulevant sur l'un de ses bras et en se
penchant l'autre derrière la tête, lu entrelardes tout cela de fille à marier,
de place au soleil cl de fortune à faire. Tout ce que j'y comprends, c'est
que ta fortune est faite et que la mienne est perdue. Quant à ma fille...
— Quant à Mlle Denise, s'écria le jeune paysan avec une chaleur dont
jamais jusque-là il n'avait paru susceptible, c'est à vous de voir si je suis
un bon parti pour elle. Vous n'avez qu'un mot à dire : votre fortune lui
revient tout entière, et je puis affirmer en toute vérité que les terres n'au-
ront rien perdu pour avoir passé par mes mains.
— Est-il possible, garçon ! dit le malaie en retombant sur son lit et
en joignant les mains sur sa tête, lu as fait tout cela pour Denise ?
— En voici la preuve, répondit lejeune homme, en déployant un pa-
pier qu'il tenait à la main. Je pouvais mourir avant d'avoir fait mon af-
faire, et dans ce cas là vous étiez ruiné tout de bon, voisin ; mais j'avais
pensé à la chose, et voici un testîment qui parait le coup pour Mlle De-
nise.
La jeune fille repoussa doucement le papier que lui présentait Jacques,
et elle se cacha le visage dans ses deux mains. Son bizarre amoureux se
méprit sur ce mouvement de pudeur instinctive; il pâlit, et sa main trem-
blante laissa tomber le papier.
— .Mademoiselle Denise, dit-il d'une voix si douce que la jeune villa-
geoise et son père crurent que c'était un auirc homme qui parlait, je ne
suis qu'un siirp'e laboureur; j'ai peut-être mal agi : mais j'avais de bon-
nes intentions. Est-ce que vous me mépriseriez pour cela?
— Je le renoncerais pour ma fille si elle en était capable, mon garçon,
cria le bonhomme Denis. Mais laisse faire, je connais ma Denise, clle'sait
ce que vaut un procédé comme le tien; et si maintenant elle ne te dit pas
ce qu'elle en pense , je te garantis que tu ne perdras rien pour at-
tendre.
En effet, Denise, revenue de son premier trouble, ne tarda pas à tour-
ner vers Jacques Foreys des regards qui le dédommagèrent amplement
de la peine qu'il avait prise depuis si long-temps, et de la persévérance
qu'il avait a()portée à s'enrichir eu ruinant son père.
11 est bon de faire remarquer ici que les trois personnages dont il est
question dans ce montent avaient , dans les teniimens qui les animaient
vis-à-vis les uns des autrrs, autant de sincérité qu'en comporte la pauvre
nature humaine, si faible, si aveugle lorsqu'il s'agit de l'iniéièt p?r-
sonnel.
LE MAGASIN LITTERAIRE.
21
Denis Raynal et sa fille étaient réellemeni reconnaissans envers leur
Toisiii, parce qu'au lieu d'en recevoir tout h- mal qu'ils devaient nt'Cfssai-
renient en attendre, \U tiouvaieni tout d'un coup en lui un appui, un sau-
veur qui les arrêtait sur le penchant de l'abline. Ils ne rélléilibsaient pas
que cet al)î;uc avait été creusé par les mains ([u'un calcul égoïste rendait
charitables, ou s'ils y réllécbissaient , c'était vaguement, et le bonheur
inespéré de leur nouvelle position leur fermait les ycuv sur les causes qui
l'avaient amenée.
Jacques était, de son côté, sous l'inlluence de là même illusion. Sa con-
naissance instinctive du cœur humaine lui avait depuis long-temps donné
la conviciion qu'une fois riche et Denise pauvre, son affection pour elle
serait inrailllblement couronnée de succès, surtout lorqu'il lui ferait con-
naître qu'elle avait été le but de ses constans efforts. Mais tout en s'enor-
gueillissant à ses propres yeux du résultat de sa tendre persévérance, il
jugeait à propos d'oublier les secours qu'il avait trouvés, pour arriver à
ce but, dans son naturel avide, ardent et parcimonieux. Il se dissimulait
également le parti qu'il aurait pris si, par impossible, Denise et son père
n'eussent point regardé son alliance comme un bonheur ; parti qui eût été
néanmoins, selon toute probabilité, la ruine toia'e de ses malheu'cux
vo sios ; car Jacques était beaucoup trop positif pour abandonner, sans de
bonnes raisons, c'est-à-dire sans des raisons personnelles, des biens si
péniblement acquis ; il avait trop de froide raison pour se replonger dans
la misère à cette seule fm d'enrichir une ingrate.
Quoi qu'il en soit, ni les uns ni les autres n'approfondirent leurs senti-
mens respectifs, ou, ce qui revient à peu près au même, il n'en fut nul-
Jement question entre eux. Jacques était le (ilus beau et le plus richegar-
çon de toute la contrée ; Denise n'eut pas besoin de longues réflexions
pour reconnaître que jamais un meilleur parti ne se présenterait pour
elle, surtout depuis le désordre qui s'était mis dans la fortune de son
père. D'à llcurs , la constance romanesque de son ancien amoureux
plaidait suffisamment une cause à moitié gagnée par la circonstance.
Dès le lendemain de cette mémorable entrevue , les bans des flanrés
furent publiés à l'église de Collis ; et si les babitans du village se récriè-
rent sur la singularité de cette union, aucun d'eux n'en fut véritablement
étonné; car depuis longtemps Jacques les avait habitués à de telles bizar-
reries de conduite que celle-ci leur semblait en quelque sorte naturelle
en comparaison des autres.
Le vieux Raynal mourut quelque temps après.
Le jeune métayer ne jouit pas longtemps du bonheur qu'il s'était ac-
quis. Dans les premières années de son mariage, sa femme fut frappée de
stérilité, et lorsque enfin le ciel, exauçant les prières de Jacques, lui eut
donné l'espérance d'obtenir un enfant ', ce fut dans celte félicité même
qu'il trouva le plus grand chagrin qui eût pesé jusque-là sur son exis-
tence. Denise expira en donnant le jour à une charmante petite fille...
Par un triste et singulier conllit des affections qui se partagent le cœur
bumain , l'enfant que Jacques avait tant souhaité lui devint odieux. D'a-
bord il combla l'innocente créature de ses caresses et l'inonda de ses lar-
mes ; puis la douleur qu'il ressentait de la mort de sa mère lui inspira une
sorte de haine furieuse contre la cause de ce malheur. L'enfant fut confiée
aux soins d'une nourrice qui l'emporta aussitôt.
Au moment oîi l'on commençait à croire dans le village que le père dé-
naturé avait adopté le projet de vivre toujours séparé de sa fille, on ap-
prit que la nourrice et son nourrisson étaient installés à la ferme, et les
transports presque frénétiques avec lesquels l'infortuné mari caressait sa
lille donnèrent à quekiues mères de l'endroit la clé de l'aversion hors na-
ture que Jacques avait manifestée contre la pauvre fille.
A partir de Ctnte époque, Jacques ne se sépara plus de sa fille chérie;
il l'entoura de tant de soins et de précautions que la santé de l'enfant
faillit plusieurs fois en être compromise. Plus elle grandissait , plus son
père semait croître l'aveugle tendresse dont la jeune fille ne tarda pas à
se prévaloir pour donner carrière à toutes les fantaisies de son âge. La
faiblesse du bonhomme Denis Raynal pour sa chère Denise était prover-
biale dans le pays, et Jacques avait été le premier à la blâmer dans les
temps , parce qu'il avait été un de ceux qui en souffraient le plus ; mais
elle était cependant loin d'approcher de l'excessive indulgence qu'il avait
pour les défauts de la petite Marthe.
Celle-ci avait seize ans au moment où nous trouvons Jacques Foreys,
alors âgé de cinquante et un ans , au milieu des flots de la Durance avec
Antoine Maillan, le batelier. Depuis quelque temps, la jeune fille inspirait
de sérieuses inquiétudes à son père, à cause du dédain qu'elle ne prenait
pas la peine de déguiser pour les >ill.igeois ses voisins. Toutes les fois
qu'elle allait à la ville, ci c'était trop souvent au gré de son père , quoi-
qu'il n'ciit pas le courage do s'opposer à ces dangereuses excursions, elle
en rapportait des goûts de plus en plus prononcés pour un luxe et des
habitudes qui ne cadraient pas.
— Faudra-t-il, pensait le cultivateur émérite dans l'amertume de son
amo, qu'un de ces freluquets fainéans des villes, h la langue dorée, vienne
m'enlevcr mon trésor, l'enfant de ma tendresse, et qu'il dissipe en quel-
ques années un héritage m laborieusement acquis ?..,
Les choses en étaient là lorsque arriva l'accident que nous avons ra-
conté. Quand Marthe apprit les dangers qu'avait courus son père, le sai-
sissement qu'elle cil é|)n)iiva pensa lui devenir fatal. On fut obligé d'en-
voyer cliercher le médecin du pavs à plus d'une lieue do Collis, pour que
son témoignage lassuiùt l;i temlro fille sur les stiilcs que l'iilïreux acudent
de la soirée pouvait avoir sur la santé de son père. Le docteur Irouvi
Jacques Foreys dans le meilleur état du monde ; mais il jugea à propos
de saigner Marthe afin d'arrêter l'effervescence maladive qui s'était em-
parée d'elle.
Le lendemain, il faisait à peine jour qu'un garçon de ferme frappait
déjà de toute la force de son bras à la porte de la cabane qu'habitait An-
toine Maillan.
— On n'ouvre pas, répondit le batelier d'un ton bourra, en s'éveitlani ;
la journée est assez longue pour moi sans que je la commence avant le
Ie\er du soleil.
— M. Jacques vous demande, cria le laboureur d'une voix qui éveilla
l'écho de l'autre côté de la Durance.
— Eh bien ! que M. Jacques attende. Il n'est pas si pressé qu'hier au
soir, j'imagine. Le bac et moi nous ne bougerons pas avant une heure.
— Mais il n'est pas question du bac. C'est Mlle Marthe qui veut vous
parler.
Antoine ne répondit rien, et le garçon de ferme, pensant qu'il s'habil-
aif, s'assit sur un petit banc de pierre adossé à la cabane. Au bout de
quelques minutes, il s'impatienta du retard que mettait le jeune batelier
à passer son pantalon et sa veste ; il écouta à la porte, et des ronflemens
sonores lui apprirent que, si Antoine pensait dans ce moment à maître
Foreys ou à sa lille, ce ne pouvait être qu'en songe. Le laboureur se re-
mit à secouer la porte de plus belle et de manière à faire craquer les pa-
rois de 1 a pauvre cabane.
— Que voulez-vous encore ? murmura le jettne homme d'une voi»
brisée par un long bâillement.
— Toujours la même chose, répondit le garçon.
Cette fois Antoine sauta à bas de son lit, vaincu par l'obstination de
son visiteur matinal. Sa simple toilette fut bientôt terminée, à la grande
satisfaction du laboureur qui piétinait d'impatience.
— A propos, dit Antoine en se mettant en route avec son compagnon,
que me veut M. Jacques ?
— Vous remercier, je crois.
— N'est-ce que cela? s'écria le jeune homme en s'arrêtant et en pous-
sant un grand éclat de rire. Hé bien! s'il en est ainsi, j'ai encore trofe
quarts d'heure à moi, je n'ai pas envie de les perdre pour cela; nous
aurons tout le temps de nous revoir, M. Jacques et moi.
— Non pas, dit le laboureur en serrant le bras d'Antoine dans une main
aussi large qu'une épaule de mouton et vigoureuse à l'avenant, non pas,
mon garçon, je suis responsable de la commission. Marchons amicalement
côte à côte, ou, s'il ne faut que vous porter pour voiis décider à venir
avec moi, ce n'est pas cela qui m'arrêtera, par ma foi !
Là dessus le robuste valet de ferme se penchait déjà pour joindre l'ac-
tion aux paroles.
— C'est inutile, dit Antoine ; je sais que vous êtes plus fort que moi,
quant à présent du moins, et je vous suivrai puisqu'il le faut.
Les deux compagnons de route se mirent en marche et n'échangèrent
plus une seule parole. Ils arrivèrent enfin à la ferme- Jacques, ainsi qu'on
nommait dans le pays l'ancienne propriété de feu Ravnal. Antoine était
mécontent; son air boudeur et refrogné glaça maître Foreys, qui s'avan-
çait à sa rencontre les bras ouverts.
— Qu'astu donc? mon boa ami, dit lecultivateur en prenant tes mains
dujeune garçon qu'il serra affectueusement dans les siennes. J'espère
que ta bonne action n'a pas eu de résultat fâcheux pour toi.
— Non, répondit sèchement le batelier.
Dans ce moment, la jeune fille, qui avait été avertie de l'arrivée du
sauveur de son père, accourait avec la légèreté d'une biche ; ses cheveux
noirs, chassés derrière elle par la bise matinale, découvraient entière-
ment l'ovale de sa jolie figure, sur laquelle l'émotion ou l'agitation de la
course avait appelé des couleurs aussi vives que celles de la pèche. Lors-
qu'elle fut arrivée, elle saisit la main d'Antoine Maillan, et, soit que l'ha-
leine lui manquât, soit qu'elle ne trouvât point de paroles pour exprimer
sa reconnaissance, elle se pencha en silence sur la main qu'elle tenait dans
les siennes, et le jeune garçon sentit avec confusion qu'elle se couvrait de
larmes brûlantes.
Ce témoignage de gratitude passionnée fondit en un instant le rempart
de glace dont Antoine s'entourait dans son dépit enfantin. Il essaya dou-
cement de retirer sa main, tandis que son cœur, gonflé d'une dél.cieuse
émotion, le payait largement de sa lionne œuvre de la veille.
— Kmbra<se-la, mon garçon, dit le cultivateur, c'est une bonne fille,
et il ne tiendra qu'à toi de la regarder à l'avenir comme une ^œur, car
je me propose de Vf i 1er maintonant sur loi comme ji t;i étais mon fis.
Jacques Foreys et sa fille prirent chacun un bras d'Anloine Maillan el
le conduisirent dans la ferme. Le f;'rmicr hasarda encore à dessein quel-
ques mots de récompense que lo jeune homme interrompit aussiiùt, mais
non plus avec cette rude fierté do la vrille. Ses paroles étaient eu ce mo-
ment pleines de douceur et d'une politesse naturelle qui l'otonnait lui-
même. Les nouveaux amis, encore sous l'influence de l'onthousiasiue que
les pleurs de Marthe avaient causé, se promirent une aifection mutnelle,
et Jacques, qui se livrait à ces b:^iis soniimcns avec un abandon base ou
secret sur le désintéressement de sim jeune ami, voulut commencer dès
le jour même à soigner 1 s intérêts d'Antoine.
— Lrissetoi conduire, garçon, lui disait-il enappovant affertueusemfnt
la main fur son épaule. La fortune a ses secrets qu'elle ne dit pas h tout
22
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
le monde. Je les sais, moi, et je te les apriendrai. Commence par plan-
ter là ton bac ; quaod tu toucherais vingi fuis par jour les deux bords de
la Durancc, tu n'en feras pas pour cela plus de chemin que ton père.
— Quitter mon bac , monsieur Foreys ! mais c'est mon seul gagne-
pain.
— On t'en trouvera un autre qui du moins te mènera à quelque chose;
vois-tu, mon ami, il faut que l'homme se donne du luouveuicnt pour
vivre.
— Mais pour abandonner la Durance, qui a fait \ivrc mon père et qui
m'a donné du pain jusque aujourd'hui, ne faut-il pas trouver des acquéreurs
pour le bac et le bail avec la commune ?
— Bien, mon garçon ! fort bien ! Voilà des paroles de sens; je vois
qu'on fera quelque chose de toi. Avant de se commencer une nouvelle
position, il faut en iiuir aussi bleu que possible avec celle que l'on quitte.
Je chercherai moi-même des acheteurs, et ce ne sera pas long, car je suis
l'oracle du village en fait d'affaires. Ces nigauds-là me consultent toujours,
comme si je pouvais user au service des autres la pénéiratlon dont ou n'a
jamais trop pour soi-mèuiL'. Quait à toi, c'est diU'éreat; je te donnerai
des conseils, et lu ne taideraspas à en connaître la valeur, situ as autant
de bonne volonté que de courage, et si tes forces tiennent avec le temps
ce qu'elles promcltcnt aujourd'hui.
Antoine se reii-^a pour aller vaquer une dernière fois peut-être à ses
occupations de batelier. Jacques Foreys n'était pas homme à tenir son
serment avec négligence. Dès le matin même il était en marché pour la
vente du bac et du bail de la traversée. 11 est vrai que les mauvaises lan-
gues du village prétendirent que maître Foreys, ayant à passer tous les
jours la Duranco, n'était pas fâché de voir sur le bao une autre ligure que
celle qui lui rappelait son accidentel les obligations qui en étaient le ré-
sultat. Mais comme, en délinitive, le bon rapport de l'entreprise était ex-
périmenté par une longue suite d'années, et qu'il paraissait disposé à la
prendre pour lui-même, c'est-à-dire à la faire exploiter par un sous-fer-
micr, ce qui aurait monopolisé le bénéfice à tout jamais entre les mains
de Jacques, il se présenta dix acheteurs pour un, et le bac fut vendu un
prix qui dépassait réellement sa valeur. Du produit cette vente, le rusé
cultivateur acheta pour le compte de son protégé les terres qui étaient
situées près des siennes, sur le versant de la colline ou était la maison
dont nous avons déjà parlé.
Lorsque Antoine Maillan fut nanti de la nouvelle propriété, qu'il n'avait
pu acquérir toutefois sans que Jacques lui avançât à peu près la moitié de
la somme nécessaire. Use mit à l'ouvrage avec une activité qui clianua
son protecteur.
— Fort bien, disait Jacques en se frottant les mains, tout en regardant
autour de lui, suivant sa coutume, pour voir s'il ne trouverait pas quelque
travail en arrière. Fort bien, en vérité, voilà un jeune drôle qui dégagera
bientôt ses terres de la petite dette dont elles sont grevées. Il ne manque
ni de courage ni de force; voyons s'il a de la persévérance, et dans ce
cas, ma petite Marthe n'a pas besoin d'aller chercher si loin un bon éta-
blissement.
L'intimité toujours croissante qui existait entre les deux jeunes gens, la
Lienveiilance toute particulière avec laquelle la jeune fille (qui du reste
avait sa bonne part de l'orgueil naturel aux parvenus) traitait le sauveur de
son père, la jolie figure d'Antoine et mille petites circonstances assez si-
gnificatives portaient Jacques Foreys à croire que Marthe ne demanderait
pas mieux que d'accepter un jour Antoine pour son mari. Jacques se
trompait cependant, et, du moment oii il eut fait une allusion à ces pro-
jets d'établissement, l'amitié que la jeune fille témoignait en toute circons-
tance à Antoine lit place à un air de protection et de dignité ; elle tour-
menta de nouveau son père pour qu'il lui permît d'aller à la ville afin de
se désennuyer un peu.
Antoine, qui, sans le dire, avait conçu des espérances dont le but ne
s'éloignait pas trop des idées de son protecteur, s'aperçut avec douleur de
ce changement. Mais il se garda bien de s'en plaindre, et en cela il mon-
tra plus de discernement qu'on ne pouvait en attendre de son âge et de
son éducation. Jacques, aussi bon observateur que son jeune ami, fit
comme lui et se tut; mais il prit en même temps l'inébranlable résolution
d'assurer par tous les moyens possibles un mariage qui semblait lui oUrir
toutes les garanties désiràbks pour le bonheur de son enfant.
Une fois cette détermination arrêtée sans que la jeune fille en sût rien.
Antoine Maillan, à son insu également, eut uu appui qui pouvait balancer
les chances de l'alternative qui s'ouvrait devant lui. Le sort, toujours pro-
pice jusque-là aux vues du matois cultivaieur, le seconda cette fois encore,
mais d'une manière que Jacques Foreys n'aurait certes pas préférée s'd
eût été maître du choix. Une lettre de son notaire lui apprit un matin que
la meilleure partie des fonds qu'il avait placés d'après ses ordres étaient
compromis dans le désastre d'une maison de commerce qui les utilisait.
— Les trois quarts de mes économifs ! s'écria douloureusement le cul-
tiva'eur. L'argent que vingt aimées de travaux avaient si péniblement
amaïsé, la dot de ma lille bien aimée ! Je ne survivrai pas à ce coup...
— i:h bien ! je ne me marierai pas, mon père, disait Manhe, quoique
M. r.ondal, noire ami de la vill% ajouta la jeune fille en baissant les yeux,
m'ait déjà donné à cntmdre qu'il avait une proposition à vous faire pour
qurlqu'un de sa connaissance.
— lit à moi aussi, ma lille. C'était pour le fils du percepteur qui porte
des habits à la mode de Paris; mais, ma piuvre enfant, les hommes de
chiffres savent compter, et, depuis les pertes que j'ai éprouvées, le jeune
homme a fait de sou côté des réflexions qui ne seront point en notre
faveur.
A cette objection désolante Denise ne savait plus quelle consolation
opposer, car il était en eU'et plus que probable que le jvune merveilleux ,
qui n'avait pas pris la peine de dissimuler ses vues sur la fortune du père
Foreys en songeant à honorer sa fille d'une demande eu mariage , avait
changé d'opinion.
Jacques Foreys, frappé en ce qu'il avait de plus cher au monde , puis-
que le bonheur de sa fille s'y trouvait étroiiement lié, tomba dans une
profonde mélaucolie; on on le vit dépérir de jour en jour, et finalement
il devint gravement malade. Un malheur n'arrive jamais seul : au moment
où la sauté du vieillard donnait les plus sérieuses in({ui.';iuiles, un orage
qui vint à éclater dans la contrée fit déborder la Durance, les divers bras
de la rivière abandonnèrent leurs anciins lits, et l'un d'eux vint prendre
son cours le long des domaines de Jacques Foreys, qui d'abord furent en
partie couverts par l'inondation.
Lorsque les eaux se furent retirées , on s'aperçut non sans inquiétude
que la force du nouveau courant avait détérioré lé terrain. Un seul moyen
esistait pour sauver la propriété d'une dévastation complète , et Jacques
Foreys, quoique ses idées fussent affaiblies par ses soullraiiccs morales et
matérielles, n'hésita pas l'adopter : c'était de faire la part de la Durance,
comme on la fait parfois au feu dans les incenJics. On piatiqua une tran-
chée à vingt pas du llouve et on se mit à la garnir de palissad.s plus soli-
dement disposées que les premières. Ces travaux impriaus, conduits avec
toute l'activité nécessaire, touchaient à leur terme, lorsqu'un second orage
vint fondre sur le pays désolé, et auboutde quelques heures, les flots dé-
bordés couraient avec impétuosité le long du fossé qu'on venait de creu-
ser, emportant d'un seul bond le terrain qu'on leur avait ménagé, et les
pieux qui n'opposaient qu'un obstacle incomplet à leur furie.
Le cultivateur , menacé de la sorte dans ses propriétés, commençait a
entrer en convalescence , lorsque le second accident vint ébranler sa for-
tune déjà considérablement écornée par la perte de ses p'acemens. Jac-
ques Foreys voulut absolument quitter son lit pour aller examiner lui-
même les dommages causés par le Ueuve. Il regarda avec l'expression
d'une haiue craintive ces flots jaunâtres qui boiidissaient à ses pieds, en-
traînant à cha(iue minute une parcelle de cette propriété qu'il avait eu tant
de peine 5 acquérir.
— Il faut ouvrir une tranchée un peu plus loin, disait Antoine Maillan
aux ouvriers et aux garçons de ferme qui considéraient avec une stupé-
faction silencieuse l'ctatdu sinistre; ce n'est pas en regardant la Durancc
que nous l'anéicrons.
— Il la domptera, soyez-en sûr, disait un ouvrier; car quelle est la
chose qu'ait désirée Jacques Foreys sans qu'il l'ait obtenue ?
— Imbécile, répondit le cultivateur, qui, malgré l'état de torpeur appa-
rente où le jetait son malheur, avait entendu cette observation ; la volonté
d'un homme n'a de puissance que quand elle est d'accord avec les lois
qui gouvernent la natiue ; mais elle n'est qu'un fétu de paille devant les
Oéaux qu'envoie le Seigaeur. Ne voyez vous pas que le cours actuel de la
rivière forme uu coude et que mes terres la gênent? Nous aurons beau
faire, elle prendra ses aises, et avant le printemps prochain je pourrai pê-
cher à la ligne sans sortir de ma pauvre maison.
Ce pronostic funeste avait paralysé une seconde fois les bras de tous
les travailleurs. Antoine lui-même s'était arrêté, et, les deux mains ap-
puyées sur le manche d'une grande pioche, il examinait le décourage-
ment extraordinaire de l'homme le plus ardent et le plus expéditif de la
contrée.
— A l'ouvrage, dit enfin le jeune homme en donnant l'exemple de l'ac-
tivité, il n'y a que la maladie qui puisse faire ainsi parler notre voisin.
Ce n'est pas la première fois. Dieu merci, que j'ai guerre avec la Du-
rance; toiu le monde sait que nous nous connaissons de vieille date ; mais
avec l'aide du ciel et une vingtaine de bons bras comme le; nôtres, la ri-
vière va trouver à qui parler avant que nous soyons plus vieux de deux
jours seulement. »
Pendant que Jacques Foreys se retirait lentement , appuyé sur le bras
de Marthe, qui veillait sur lui avec la plus tendre sollicitude, le cultiva-
teur jeta un dernier regard du côté des travaiUem-s cl tira un profond
soupir de sa poitrine.
— Voilà, dit-il en indiquant l'endroit où Antoine piochait avec une vi-
gueur exemplaire, voili un travaileur comme il n'en a existé dans le can-
ton qu'un seul qui maintenant n'est plus bon à graud'chose.
— Vous parlez d'Antoine , mon père ? murmura Marthe avec quelque
caibarras.
— Et de qui n.trleraije ici, puisqu'il est question du meilleur laboureur
de la contrée ? Si j'avais eu , continua le cultivaleiir, comme s'il pensait
tout haut, si j'avais eu le bonliear de laisser entre de pareilles mains le
peu qui restt ra de mon patrimoine quand je partirai pour le grand voyage,
je n'aurais pas demandé au ciel une plus douce consolation, car du moins
j'aurais été irauquillo sur l'avenir de mon enfant. — Mais il ne s'agit plus
de cela , ajo!i:a-t il, comme pour répondre à une pression du bras de sa
fille, Antoine !ic te ronvient pas, tout est dit.
— Il y a déj i pluHcurs mois que M. Antoine ne daigne plus faire atten-
tion à moi à 1 1 darise, pariout.
— Je crois que tu te trompes, ma petite Marthe, dit en souriant le
LE MAGASIN LITTERAIRE.
23
vieillard : tu supposes à noire voisin une indifférence qui n'est que le ré-
sultat nauncl de ta froideur. Dieu nous a punis dans notre orgueil en nous
enlevant nos richesses. Dans peu de temps nos moyens d'existence ne se-
ront guère dillérens de ceux dont se conicniciit les plus pauvres habilans
d'i village, et j'ai niallieurcusement passé l'ùge où l'iiomme peut recons-
truii e une fortune écroulée.
Un gémissement de Marthe répondit à ces lugubres paroles. Le ciiltiva-
leur s'arrèia comme pour respirer et posa la main sur la tête de la jeune
fille désolée.
— Pauvre enfant ! diiil d'une voix émue, ces malheurs ne me touclient
que pirce qu'ils t'alleigaent, et c'est te» douleur qui rend ma résignation
impossible.
— Kon, s'écria Denise dans l'élan de cet enthousiasme qui s'éveillait
en elle aussitôt que son amour filial se trouvait excité ou alarmé, non, ne
dites pas cela , mon bon pi^re , je saurai montrer que je suis digne d'être
votrii fille.
En deux jours de temps les palissades furent solidement enfoncées sur
toute la largeur de la terre qui faisait face à la Dui ance; mais comme en
même temps les eaux décrurent beaucoup, il fut impossible de juger jus-
qu'à quel point ce travail aurait d'aciion contre li s envahissemcns de la
rivière. D'ailleurs un autre événement occupa bientôt l'attention générale.
Ce furent les fiançailles de llarihe avec Antoine Maillan. Dans la nouvelle
position dos uns et des auties, cct'.e alliance ne surprit pas les habi'ans de
Collis autant qu'ils l'eussent été quelques mois auparavant. Ils déclarèrent
qu'enire un cultivateur plus qu'à moitié ruiné et un jeune laboureur qui
commençait un bon établissement , une alliance était non seulement sor-
tablc, mais avantageuse pour les Forcys.
Quoi qu'il en soit, les événemens qui succédèrent à cet arrangement
de famille prouvèrent qu'on s'était un peu trop pressé de juger les res-
sources qu'une profonde expérience dos choses et des hommes mettait à
la disposition du rusé laboureur. Une fois qu'il eut , selon ses propres
expressions, l'esprit refait par l'établissement de sa fille, il dirigea les
eflbrts de sa puissante organisation vers le fleuve qui menaçait sa pro-
priété.
— Eh bien ! lui disait un jour l'un de s^'s confrères de l'autre rive qui,
sous prétexte de venir féliciter Jacques Foreys sur les fiançailles de sa
fille, n'était pas fâché de s'assurer par lui-même du doiiimage que lui avait
fait éprouver la nouvelle direction de l'un des bras de la Durance ; eh
bien ! la Durance vous a donc joué un de ses tours?
— Vous m'y faites penser, confrère, lui répondit le cidiivateur d'un
air distrait , il faut que je lui joue un des miens , afin de ne pas être en
1 este de politesse. Puis il approcha un doigt de chaque main des coins
de sa bouche et Ut entendre un coup de silllet qui, se prolongeant
pendant quelques secondes , domina les divers bruissemcns des environs
de'manière à parvenir à cinq cents pas à la ronde. Au bout de quelques
instansic même paysan qui avait été chercher Antoine Maillan dans sa
chaumière , le lendemain de l'accident arrivé à son maître, se présenta
aux interlocuteurs.
— Job, dit le maître, j'ai besoin de trente ou quarante travailleurs
pour après-demain : je paierai la semaine; je veux des gaillards vigou-
reux.
Le paysan fit un signe et se retira.
— Je comprends, reprit l'étranger, la Durance menace.
— Vous n'y êtes pas , voisin, répondit Jacques Foreys avec son flegme
ordinaire, c'est moi qui menace la rivière.
— Vous feriez reculer la Durance ?
Jacques Foreys ne répondit pas et se lait à silller un air du pays.
— Je serais curieux de voir cela, par exemple, continua le confrère.
— C'est facile, voisin ; vous n'avez qu'à nous douîier un coup de main
lundi ; je vous dirai mon secret.
— Tope ! s'écria le fermier en tendant la main.
— Afl'aire conclue, dit Jacques en secuuani la main du confrère.
Le lundi malin, avant le jour, trente-six robustes manœuvres se trou-
vaient réunis devant la maison de maître Forcys. Antoine Maillan était
à leur tète , et le cultivateur de l'autre bord du fleuve était venu pour
assister ;» cette singulière opération. Jacques fit distribuer des pioches et
des pelles à tout son moiule ; puis, il s'avança vers la Durance et remonta
ses rives jusqu'à une place on il y avait un gué d'puis que la rivière
avait pris un nouveau cours. Quand on fut parvenu à l'ancien lit, maî-
tre Foieys se mit à explorer le sol; il trouva une vaste chaussée dont
les matières premières étaient des souches, des fragniens de rochers
joints entre eux par un amas considérable de cailloux et de terre glaise.
La Durance, en charriant ces diveis objets dans le détroit qui lui servait
de lit, en avait ainsi obstrué l'entrée. Ja^pies donna le premier coup de
pioche sur cet amas de matériaux liéiérogènes, et la foule desmanouvriers
suivit son exemple avec ardeur. A la fin de la première journée, une brô-
"lie notable avait été faite à la digue. Au bout de la semaine les ouvriers
jvaient rejoint la Durance, et la rivière , coulant sans obstacle sur son
ancien terrain, baissait à vue d'œil du côté de la rive droite. Quelqui s
heures après l'athèvenient de cet imi^ortani ouvrage, il ne nstait pas un
demi-pied d'eau sur les bords de la propriété de Foreys, et le lendemain
le fleuve avait entièrement repris son ancien cours. Dans les fréquentes
inondations qui ont lieu chaque année depuis cette époque , les flots sui-
vent la direction du canal creusé par le vieux Forcys,
Quelques jours après cette mémorable expédition , comme les notables ['
de Collis remerciaient le cultivateur au nom de la commune , préservée \
désormais de tout accident par ses soins, l'un d'eux exprima le regret que \
leur généreux ami eiit éprouvé récemment uneperte d'argent qui dimi- |
nuait de beaucoup une fortune dont l'emploi était si profitable au pays.
— Hélas ! mon Dieu! répondit Jacques , il est bien vrai que l'homme
en qui j'avais placé ma contiance m'a fait tort d'une assez grosse somme ;
mais comme j'avais une première hypothèque en garantie sur quelques
uns de ses domaines, et que je viens de m'en porter moi-même acquéreur,
il se trouve, au bout du compte , que le placement ne sera pas pour moi
sans quelque avantage.
— Vous n'avez donc rien perdu de votre fortune ? s'écrièrent les nota-
bles décontenancés.
—J'ai perdu , reprit Jacques, deux bons et beaux arpens que m'a
mangés la Durance; mais comme j'ai gagné à cela un avantage que je
n'osais espérer auparavant et dont il est inutile de vous entretenir , je ne
m'en plains pas.
Le mariage d'Antoine Maillan avec Marthe Foreys n'eut lieu que deux
ans après les événemens que nous venons d'esquisser. Jamais union ne
fut contractée sous des auspices aussi favorables. Anioin-, le meilleur
mari de la contrée et le plus riche propriétaire du pays , a doublé par
son travail la valeur du patrimoine de .'•a femme. Le vieux Jacques Foreys,
entouré des nombreux enfans de sa chère Marthe, n: tnjuve jamais la
journée assez longue pour rire de leur espièglerie , et il ne s'endort ja-
mais sans remercier le ciel , qui lui a permis de se choisir un gendre tel
qu'Antoine Maillan.
.STÉPHEX DE LA MADELAIXE.
{Extrait des Voisins de campagne)
TABAEY L'HONNETE HOMME.
I.
CI\QU.\XTE ECUS.
L'artiste auquel on achète splendidement le travail de quelques jours,
le spéculateur qu'enrichissent des combinaisons audarleuse-, le joueur,
oui le joueur lui-même, ne connaissent qu'imparfaitement les j luissances
du gain. L'artiste a fait son œuvre avec amour, et l'eût donnée insoucieu-
sement peut-être, onnnc il la vend des sommes énormes; le succès plus
que l'opulence émeut le spéculateur, et les angoisses du jeu ont t 'ilemcnt
épuisé celui dont une carte décide le sort, qu'il lui reste à peine des émo-
tions pour le tas d'or qu'on jette devant lui.
Pour bien savourer les joies inelTables du gain, il faut être pauvre et
confiné dans une vie obscure; il faut se trouver astreint à des travaux re-
butans, sans relâché, et dont on n'attend qu'un médiocre salaire. Alors, si
moyennant de rigoureuses privations , on soustrait aux exigences des be-
soins quotidiens quelques misérables écus ; si, l'œil éiincelalit , la respira-
tion précipitée, on les enterre dans un tiroir qui ferme à triple tour comme
s'il enfermait un trésor, une joie que des paroles humaines ne sauraient
dire fait circuler dans les veines un mystérieux bien-être et béatifie l'ima-
gination. On n'a que des pensées riantes; les fatigues, les privations, les
ennuis, tout est oublié. N'importe ce qu'on l'a payée, ou n'a point acheté
trop cher cette pensée bienheureuse: Je (tossi-de!
Eh bien! ce n'étiit pas uiiécu, c'était cinquante qu'avaient rassem-
blés dans leur tiroir trois pauvres sœurs contrefaites, et qui, depuis trente
ans, exerçaient à Valenciennes la profession de niaitre-.ses d'école pour
les petits enfans. Vous (lire ce qu'il avait fallu d'art, de combinaisons et
d études ptur économiser ce trésor, surpase l'imagination. Un royaume
à conijuérir doinicrait moins de mal. Que de fois elles avaient laissé, dès
quatre heures, éteindre leur chctuinée faute de charbon, et sous le pré-
texte menteur que la chambre se trouvait assez fortement échauffée pour
(pie l'on pût rester sans feu jusqu'à la nuit! Que de fois clies p.issèrent la
veillée sain lumière, et à s'applaudir de n'en pas avoir besoin pour filer
au rouet le lin qu'achètent si cher ensuite les muli|uiniers ! Les restes du
déjeuner et du goûter, dédaii^nos par les enfans, complétaient leurs repas
devant la frugalité duquel un Spartiate se fût étonné ; en'in pci-sonnc n'au-
rait pu dire depuis combien de temps hnir servaient I s robes de bure
jaune dont elles étaient vêtues u-.iforniément toutes les trois. Néanmoins,
jamais elles ne dérogeaient aux lois d'une propreté scrupi.lense et presque
elégaïUe, d'une propreté llamande, c'est tout dire. Il fallait les voir, chaque
matin, se rendre à la messe, précédées de la double file de leurs élèves,
les petits g irons d'un ciMé et les petites filles de l'autre. La neige le cé-
dait e;i blauclieur à l'éclat de leurs béguins de batiste : pas un pli, pas
une tache ne déparait les glorieuses robes de bure, et l'édilicc de leurs
cheveux relevés avec un soin exquis, eût certainement paru l'oavrage d'un
perruquier-coiffeur, si l'on n'eût pas su que les demoiselles Thoiu s'en
tenaient lieu muiuellement.
Eb bien! ces femmes qui subvenaient au prix d'un loyer et aux frais de
leur ménage ; qui ne laisse.ient pas aller sans aumône le pauvre mendiant
à la porte, et qui avaient trouvé le moyen d'économiser cent cinquante
livres, n'en gagnaient pas six cents p.is a inéc. Ju^ez dnnc d : leur bo»lieur,
m
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
quand les piles (Vécus tournois apparurent glorieuses et splcndides sur la
lalili", do\;mt KKjuelIc le leiiaient les trois sueurs en admiration et le vi-
sage aiiiim'; d'un joycuv nnilian as.
— tju'.illoiis iKius f.iirc (le cet urgent? domiiida Gerlrudc à sa sœur Ma-
iicJi)si'plie. — .M.irie-Jo^éiilie, la plus jeune (ks trois sœurs, é-iail IVsprit
.sup(^rieur de la toniiniMianlc'.
iMiirieJoiiplio se retueiilit.
— .Nous ne pouvons pourtant pas le ldis.,er dormir dans un liioir sans
qu'il nous i.ipporto rien, lit observer C.itLeiiue, bien aise de plaeer son
Il ot ; c ir Hial^Ti' l'a-iii ié ten he dcj t' ois sœurs, leur société rossera' lait
à toutes les autres soriéiés : il > avait un pouvoir recoiniu. un part'san
iniéressé de ce pouvoir. 1 1 un \sflavc de l'iiîmegati n duquel on abusait
(iiielfiucfois u : peu. Catl.eriue était ettle esclave : à elle eelieaiunt les tra-
vaux ludi s i!ii lo.;is, les so ns de la cu-isine, 'es pelils eniar.s à reconJuire
le soii- chez leurs nu res, et les visites aux (léiiileirs qui faisaient un peu
trop aitenilre leur (renie soU, prit que l'on pavait par mois, pour la p n-
siun (h'S éléie-, à nieidcnioiselles l'uoin.
— Voyons (1(110. dit M..rie-Josèpbe en se caressant le menton de la
main di oiie ; — voyons donr.
Si nous p rtions cet ari,'eut à ri.aître Dérisy, pour qu'il nous le place
sur b lUne liypoiliique ?
— Oui, c'ëft Cl la , répliqua Gertrjde , Gilcle satellite de loulcs les vo-
loii'és (le Si Sttur cidette : portons n )tre aiv-'l cl"^z u^aîire Décisy.
— Ma s , reprit ."^aric-Josèphe, vu-dra-til se tbar^jcr d'ene si petite
soLume?
— Oui, i;i lis voudra-t il s'en charger ? c'est là la qucsiioD.
— Si noes la ronfiiors à Diaiiva Watier, le mulquinier?
— Fi'.'.oii'-! s'fria fieriru'e aus^i dévouée à t ouver mauvaises lis
idées de Calli liiie, (ju'elle l'eiait à trouver .'ub'imes les idées de .Marie-
Jufè.bc ( ar tout re ([ui se sein doaiiué veut douiii^er à son tour ; le cœur
Luniaiu e.sî aiiiii fa t) ; a'ions ! ii donc! à uiaître Watier ! quel! : luau-
va'se pensée !
— ,V .uvaise, ciii, au premier abord , iiilerrompit Marie-Josè,jh-î (iiii
pr-n-ùl 'esp écmtii^ns oiatoirespour ne point froisser son pai tis;iii : m.iu-
va'.-e, i):,i, .-aas do te, au preuiier ab.rd... Mais, en y regardaut de plus
près, l'i lée n'est peut être (as J dédaigner.
— Cioyezvom, masœur? demanda (^eriru.le en peu déconcertée.
— Non', uni, a:li-z, mon idée 'i'est pas si Lu k dédaigner, rej.rit la
trioaipbanle Cailieiiue.
— Je ne s lis point d'avis, ojouti Marie-Jos'' |)'..epoi;r lem;)érer ce iriiim-
pbe, je ne suis \)i.:\.d d'avis l'e porier notre art;iiit au r.iahjiiiiiier \Vai:er,
ijui est ui\ lioiuii'.e dur et mal accommodant; mais Je suis d'avis que nou
allions le coiilior à uiailre Taba: y, le nmliiieiiier.
— A maître T'.bary! voilà ce'qu'ilnjus faut, s'écrie; eiil GertruJe <t
Catherine, la pre.uiére salisf.iiie qu'on n'eût p-as eaiiéi entent a ;op:é ia
proposition de C;:therioc, la seconde charmée que l'on eût adopté un peu
de son avis.
— C'est aujour.î'Iiai jeudi : ma sœur Cath'^riec va mener les enHins en
promenade, et pendant ce temps ma saur Gtrlrudc et moi nous ii „ns
chez maiire l'abiry.
Ainsi parla le dictateur Marie Jo.-èpbe. Calli. rinc obéit, rasseuibla 1. s
enfaas (jui joua'ent dai;s le jardiii, débarbouil'a ceux qui s'étaient le plus
salii, rajusta la toilette de tous, et donna le signal du départ en se plaçant
à 'a q leue de la peliie procesion.
Mesdemoiselles Marie-Josèpho ei Gerlrude firent leur loilcile, et se
rendirent (h i maître Tabary le mulquinicr. Marie Jo^t'pbc portait le sac
d'écusdans ics bras.
II.
L.\ ilAISO\ DU MLLQtraER.
La maison de maître Tabary élevait son pignon pointa sur la place
même de Vaieuciennes, et non loin de l'hi-i'el ilc-ville. Le feuillage épïis
d'une vigne plantée au seuil en taii^^sait l'extérieur, et festonnait au;OHr
d'une enseigne où se lisaient ces mots peints en jaune sur un fond ueir :
François 'l'abary, mulquinier.
A travers la porte et la fenêtre on voyait huit à dix jeunes gens occupés
idévider des li s mi- i\cs ourdissoirs , grande machine garnie de petits
bras de bois.
Ces jeunes gens devisaient galment entre eux, comme on le fait lorsque
le maiire se trouve absent. Vous pouvez juge.- de l'accueil poliment comi-
(pic (lu'ils lircut aux deux petites sœurs contrefaites, qui, tout elTarécs de
voir tant de monde et d'or.ir tant de bruit, ne savaient à qui s'adresser et
(berchaient des yeux le mulquinier.
Maric-Jcséphe, aussi p(U à l'aise (|ue sa sœur, s'arma néanmoins de
tout son courage et s'approcha de l'apprenti le plus voisin de la porte ;
mais au moment où elle ouvrait la bouche pour demander: « Maître Ta-
bary, s'il vous plaît? '■ le mauvais plaisant désigna son camarade. Celui ci
rcçiii Marie-Josèphe de la même manière, le troisième en fit autant, et la
pliure femme, outrée de colère et les yeux pleins de larmes, ne savait
que devenir au milieu de ces étourdis, lorsqu'une femme entra ; une
1 lume ù l'air rogue, aux manières triviales cl à la voix clapissaute.
— Qu'est ce que c'est que tout ce tapage, polissons que vous êtes ?
U se fit un silence à entendre voler une mouche.
— Voili comment vous gagnez votre argent , n'est ce pas? Rire , cau-
ser, rester oi.lfs et insulter bs gens respectaldes qui viennent ici pour af-
faire, Ali ! si mon frère m'en croyait, cela ne recommencerait p'u^; il fe-
r it sut -lechamp maison nette. N'importe, je lui rendrai bon compte de
votre conduite.
Krtsuitj (le se tourna vers les deux sœurs :
— Fuies moi, je vous prie , excuse, mesdames; mais on n'a pos plus
tût le dos loiir.ié ip e voilà ce quils font ! Prenez la peine de passer par
ici , mon fi ère va revenir.
Et elle ouvrit !a porte d'une arrière-boutique où Gerlrude et Marie- Jo-
sèiilie se réconfortèrent un pni en dev saut cuisine et ménage avec la
sœur d.' luaiiie Tabary, Mlle Ro'e; nom printanierqui coiileastait d'une
façon passableu eut bizarre avec les traiis tnaiculius et la peau jaune dj la
vieille lillo.
Tout à co;;p le marteau do la porte fut heurté viven:entct un homme
en'.ra. Avait même qu'il ( ût mis le pied dans ia boutique, le silence ab-
solu que Ml'e Iloie avait produit parmi les apprentis sembla devenir irois
fois pl.is comp'ei encore. Les yeux et le; pbysio.iomies se turent comme
lej lèvies, 1 1 prirent une moi ne ex. ressijn de cainie et de préoccupa-
tioi au iraia I.
C'était le mai re.
Sans se découvrir et sanî répondre mènie par un signe aux siluis de
tous, il passa en revue le double riiii^' ii'ou''di.ssoirs et ne s'ariéia que
deaxfois, l'e.i.e pour reprendre par un feto rude et muet un app enii
coupable de qui 1 ,ue nialndresse dans la disposition des fi's qu'il dévi-
dai! , l'autre pojr ôter avec violence le chaperon qu'avrit remis sur sa
tète l'un (i(S jeune; gens, placé dans le courant d'cir de la fenêtre. Cela
fiit, il oiuii! !a porte de l'aràère boutique.
L'', nialtie Tabary, après avoir salué avec une poliic-fe protectrice les
deux vieiliei luaîiresses d'école, s'informa de ses propres all'iires avant
de demaiidei' aux éirangères q :;el motif les amenait chez lui; car il les
trai;a't !out-à-fa;t en inférieures.
— Ma sœur Rose, nioiiseigucur l'évoque de Cambrai a-t-il fait quérir
les quairc m l'e livres qu'il m'imprunie ?
— L'.irgrniier de monseigneur l'évèquo est venu, a chargé les sacs sur
sa mule, et m'a laissé en échange le parc: emin scellé que voici.
-- Les cinquante bobines de lil de batiste ont-elles été envoyées à maî-
tre "\Vaiier?
— Voi"i q\i-i revient l'apprenii chargé de cette commission.
— Ouehiu'uii ui'a-t il demandé pendant mon absence?
— .M,î re Grégoire Waitmctz.
— Pourquoi ?
— Il voilait a"be!er vingt-cinq bobines de fil.
— Arjzent comptant?
— Non , à deux mois do créd t.
— C'est i:n payeur douieux ! — De l'argent ou pas de fil.
liiaitic TaljLuy se mit ensuite à écrire sur un gros livre de comptes.
I\'!id,iiit ce temps, les deux sœurs, qui s'ctaieiit levers plu'ieurs fo's et
plusieurs f o s avaient essayé de parler, attendaient toujours leur au-
dience.
— Tout s'es!-i! bien passé chez moi tandis que j'étais deLors? rien
li'a-t-il tioablé la discipline de la boutique?
— Piien, pas la tuouidre (ho e! se bâta de répondre Mlle Piose qui ,
f our crier bien fort, n'en éiai: pas moins la meilleure femme du monde
et la pro ectiice de tons l';s apprentis.
i'aiire Tabary porta les yeux autour de lui et feignit de s'apercevoir
seulement de la présence des demoiseliesThoin.
— Ah! pardon, mesdames, mais je suis occupé à tel point... Qui me
vaut l'honneur de votre visite ?
Maiie-Josèphe fit une de ses plus belles révérer ces.
— C'est une petite affaire et un grand service que nous venons vous
demander, maître 'f .ibary.
— Oui, un grand service et une petite affaire, ajouta Gertrude en imi-
tant la révérence de sa sœur.
— C'est ?.. demanda Tabary en prenant les interrogations brèves et
les mines impatientes d'un homme affairé.
— Cent (inquar.te livres que nous voudrions placer entre vos mains
pour en recevoir un ho.inéte revenu, fit Gertrude.
— Je vais vous compter cet argent, reprit Marie-Josèphe, en voulant
vider le sac sur le coin de la table où se trouvait le gros livre de Ta-
bary.
Tabary repoussa le sac.
— Passez dans la boutique, mademoiselle ; demandez maître Eustache,
notre argeiitier, remeitc/.-tui ces écus et expliquez-lui votre affaire.
Marie-Josèphe hésita et Gerlrude se rappro<ha de sa ta-ur; car elles
se rappelaient, les pauvres femmes, les persécutions de tout ii l'heure.
Taliary lut de la crainte dans leurs yeux et comprit aisénKutce qui les
retenait, car les apprentis étaient en récidive et coutum ers du fait.
— Mes apprentis vous auraient ils insultées tout à l'heure, mesdames?
Répondez sans crainte.
— Oh ! rien, maître Tabary, cela est si jeune et si jovial!
Tabary re leva et courut dans la boutique.
— Ou'a-t on fait à ces femmes? Parlez Jacques.
LE MAGASIN ilTTÊnAIRE.
85
— Maître... lialhmia Papprenii.
— CoiiHiic je veux qu'un inc réponde quand j'intiiioge, Jacques, vous
n'otcs plus appit'iili chez nini, et vous allez pailirsur l'heure pour retour-
ner chez vos parens, — Qu'at-on fait, Nicolas';'
Nicolas, tremblant, avoua tout,
— Uii! oh ! voici du nouveau, que ma l)ouiique devienne des tréteaux
à jouer des la! c( s, et un louge cù n'oseront pus entrer IfS honnêtes
gens... Qui de vous a coma;encé?
— i'\loi , mon oncle, dit un jeune homme en s'avançant avec courage.
— Mou neveu Thiébauli, vous allez partir pour retourner sur l'heure
chiv, vos parens.
— Mail re Ku^tarhe, ;jouta-t il avec calme et sans prendre garde aux
larmes des deuxenfans, recevez cet aigent et tenez-en couiple dans mes
<!rriiLros.
Les deux vieilles filles consternées voulurei-t intercéder en favear des
CD ipahlcs, eioi)lenir la remise de leur châtiment.
— Je sais ce que je fais. Je n'aime point que l'on fc mêle de mes af-
Li.es, repluiua Tah.iry d'un ton sec qui ne Sjullrait pas de rép ique.
Les doux xiuillcs fil'es remirent leinsciiiquaiite écus à l'argentier et s'en
al éreni.
Maître Tabary rentra dans l'arrière-bouliquc. Rose vint s'a.sseoir au-
plès il.: lui.
— l'ière, lui deaianda-i elle en femtKC qui sait prendre son monde ,
vou.; awz a anbé Ijeaucoup, vous devez être f.iiiyué. Un \eirc de bière
iivani le sou, er vous ferait bien; je vais vous l'appoi ter.
E ,1e se leva, servit la i/ièrc, ei reprit sa place près de Tabary , quatd
il cul bu.
-(À- p.;uvre Jacqu s use fend le cœur ! murmura ensuite la bonne
créature.
Celte phrase pouvait à la rigueur pa.^-sfr pour une c\( lan:ation qui ne
s'adressait j as au niulquinier. Rose n'en ^uivuit pas moins de l'œil l'eff t
qu'elli' produirait sur soa frère.
Il ne lépoudil pa?.
— Thièbauli a quinze ieucsà cbeminerpour retourner dans son pays;
coanncnt ferat il la rou;( '?
Cette seronde c.\clam,i i n se formula, on le voit, ua peu plus caiiuer-
rogiilion que la première.
— Qu'on lui donne douze livres pour sa roule.
— Ut que feia-l-il on arriv.uit sans feu ni iU:u, sans père ni mère, sans
personne pour le recevoir, triste orphelin qu'il est!
Tabary ût un geste d'impatience.
— Poiirune étourderie, c'est un châtiment bien sévère!
— Ma sœur, vous devez le savoir, jamai's je ne retiens sur une résolu-
tion prise.
Rose changea soudain de batterie.
— Par la mordieudainne, mon frère, vous êtes bien le cœur le plus dur
et le p'us impi!ova!)leque je connaisse.
— Je suis sévère pour les auins comme je le suis pour moi. Sans re-
proche, je veux que les autres soient sans reproche. La vertu n'est pas
plus imi)()ssible aux autres qu'à moi.
— L'orgueil et la dureté sont donc des vertus?
— L'orguiil, reprit le niulquinier en s'écliaulfaiit , 1 orgueil! est-ce de
l'orgueil que d'avoir la conscience et la satisfaction du bien que l'on fait,
au devoir (pie l'on remplit avec cxaciitude? OigueiUeux !— Oui, je le suis
et j'en aile droit; ne suis-je pas l'artisan de ma propre fori une '^ Dois je
quelipie chose de mes richesses et de mus propriétés à d'autresqu'i niui':'
Oui m'a jamais demandé un service sans quejelclui aie rendu':» Ou'u'i» eu
recours utilement ii moi , en commençant par i'évéque de Cambrai, et en
Cnis.sant parle dernier manant sans une maille'? — Le pauvre s'en retour-
j)e-t-il les mains vides de chez moi'?— Ai-je fait en ma vie tort d'un liard à
nul au monde ':' Qui peut me -eprocher une faiblesse d'ineonduite, une hési-
tation dans la plus stiicte observance de mes devoirs de chréiien : diies ,
parlez?
— Frère, il ne faut pas se glorifier d'être debout , car la chuic est sou-
vent voisine. La vertu vous est facile et sans obstacle , car vous êtes riche,
vous êtes jeune, vous êtes le premier bourgeois de la ville, et jam^iis vous
n'avez éprouvé ni le besoin ni les désirs ; vous pouvez satisfaire tous vos
f apriei's. Mais viennent les épreuves , vienne la tentation , et alors voirc
vertu succombera tout aussi vite que celle d'un auire moins sans tache.
D'ailleurs, il vaudrait mieux que vous fussiez tombé quelquefois, it que
vous en devinssiez moins impitoyable aujourd'hui. Vous renvoyez ces en-
faus pour une faute d ■ leur âge, vous les privez d'un état à l'étude duquel
ils ont déjà consacré deux années! Vous les jetez hors de chez vous avec
unetaihi! d'infamie ; car on ne s'informera pas du motif plus ou moins
frivole de leur châtiment, on dira : Maître Tabary lésa chassés de chez
lui! Nul ne voudra les recevoir; i's se livroronl au découragement, à l'oi-
siveté, au vire peut ê:re ; et vous croyez ne p.is être responsable devant
Dieu des coiisé(pien(es d'une sévérité irrélléihie?
— Vos paroles n'y feiont rien. —Je ne reviens jamais sur une dé-
cision.
Et il sorili.
La bonne Rose, les yeux gros de larmes, monta dans la chambre des
deux apprentis désespérés. Klle les consobi de son mieux, et leur promit
de les gaidcr en cachette au logis jusqu'au lendemain matin.
— D'ici là, dit»elle, j'aurai le temps et je trouverai le moyen de vou*
(ildier chez u.i autie uiul |uiiiiiT. Maître Wartmett a besoin de CI, je lui
en donnerai à crédit, cncaihcile de mon f ère, et sous la conditioa qu'il
vous prenne ( hez lui.
Les apprentis, un peu consdés, remiTcièrent la bonne O'ie, qui se
couviii lie sa cape et se rendit de suite chez maître Wartneiz. Ce dernier
accepta avec empressement les conditions de mademoiselle Rose, — fil et
apprentis
IIL
V\E FEUME.
Mécontent de lui sjns se l'avouer, maître Tabary, qui s'expliquait par
son iiiétonicnlemem des autres le malaise d'esprit dont il était agiié,
chirihait à i ctrouvir du calme par la distraction, le grand air et li pro-
mc.iade. .Mais il avait beiu parrourir les remparts de Valenriennes et se
répé'.er que sa ronduite enveis Sun neveu et son apprenti n'était que de
la stiicie justice, une vo x secrète, une voix qu'il ne pouvait étoulfer lui
niunnuiaii à l'oreille qu'on ne devait point traiter ainsi l'enfant orpbcîiu
d'une sœur.
Tabary éprouva donc une soi le de satisfaction, lorsqu'il se vit accosté
par un bourgeois dont l'eut' ctien allait le distraire et donner uu autre
cours à ses p 'usées.
— Bonsoir, maître, et que'le nouvelle aujourd'hui ?
Le bocgeois répondit ;i voix base et d'un air d'alarme :
— Mauvaise, bien mauvaise, j'en ai peur.
— Comment ce'a ?
— Il règ. e dans la ville, parmi les huguenots, une agitation sourde qui
ne présage rien de bon.
— Oa- piMiveiii-ils faire? L'évè.juj de Cambrai, en venant ici il y a
huit jours, afin de juger l 's deux hérétiques Fauvcau et Phil ppe Mallart.
qu'on cxécu;e aijo'jrJluii, s'tsl fait iccomp.igncr a'un fort détachement
(le suu.la'is. I! n'a lieii nioii s ([ue cent hommes : je le tiens de son ar-
giniitr li.i-nié c.e, qui ce ma;in cslveuu m'emp'unter quatre mille livres
au nom d.'. nionsei;,'nei;r.
— F,t de son côté, le marquis de Bcrgues, grand-bailli du Ilaioaut, a
fait prendre les armes à la garnison ; mais, en dépit de telles précautions,
je ciaiis du désordre, et j'estime priicleiu que nous rentrions au logis.
— Il n'y a rien à ciair.drc, répli'iua maître Tabary, qui se hâia iiéan-
nioiiis d'imiter le bourt^euis ; car bi.'iiiOt on entendit de tous côtis des
cris et des menaces ; de io;;s côtés on vit des torches briller et des grou-
pes nombreux se former, surtout dans les abords de la prison et du logis
l'.u curé de Sain'e-Cioix, où demeurait l'évéque.
A huit heures, les cloches tintèrent, la porte de la prison s'ouvrit, et
l'im vit entrer une double haie de soldats, la lance au poing et la dague au
côté ; puis parurent les deux protestans revêtus d'une robe noire, pieds
nus et la tête rasée.
Soudain il se ht un giand silence parmi la foule, qui se rangea pour
laisser passer le cortège.
Desd' ux condamnés, l'un était un vieux ministre à barbe blanche, et
qui priait avec ferveur comme uu martyr que le ciel attend.
L'autre, pauvrejeene homme de dix-sept ans au plus, cherchait en vain
à faii e bonne coiitenauce. Sa pâleur, ses yeux égarés, le mouvement fé-
brile de SCS mains chargées de fers, inspiraient la pitié la plus vive.
— Bon courage ! cria tout à coup une voix.
iVIai, nulle clameur, nul mouvement du populaire ne répondit à ce cri-
et lecoitége avança sans résistance.
Bientôt le bûcher apparut aux regards des condamnés, ils s'y laissèrent
paisiblement conduire ; mais au moment où le bourreau s'apprêtait à la
taisir, le ministre Fauveau s'écria :
— rèie éternel !
Soudain la foule entonna un psaume, et une femme jeta son sabot
contre le bûcher. A ce signal, des cris s'élèvent de toutes parts, le tu-
multe croît, onronii)t les barrières qui déf. ndent l'échafaud, on saisit les
bâioiis des fagois, l'on arrache les pavés! Après une courte et vainc ré-
sistance, les troupes ,'e voient forcées de battre en retraite. Elles le f nt.
mais c'est en restant maiti e.>ses des prisonnie.'"s, qu'elles reconduisent à la
geôle.
Les insurgés ne se découragent pas. Sans donner à leurs adversaires le
lempi de se reconnaître, ils courent à la prison devant la>iuelle ils »e
rani;enl. Alors le ministre qui leur servait de chef s'avance cl fait signe
aux assiégés qu'il veut p.ii 1er.
— La victoire e.>t .à nous, dit il. Mettez en liberté nos deux frères, et
lions rentrerons chacun chez, nous en paix et ssiis vous faire de mal. Si
vous lie cédez point à ce que nous vous demanlins, que le sang de vos
vic.imis retombe sur vos têt s, et ne vous eu prenez qu'à vous des mal-
heurs (jui suivront ! 11 y aura mort pour mort, vengeance pour veu-
geacce.
— Voici ma réponse, cria le gouverneur.
Une fenêtre s'ouvrit.
Les deux protestans pirurcni le cou uu, et deirière eux suivait le bour-
reau, sa h che à la main.
— Eh bien ! voici la nôtre, répondit le mi listre. Les rangs des insuifés
s'ouvrirent et lai.«sèrout voir une jeune fille deaii-nue, et l'ovéquc de Cam-
brai que deu\ hommes tciai' nt terrassés.
26 ,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Puis soiulain , sans hhsQv an gouverneur et aux siens le temps de se
rcco!inaitre , les hu^ueiiois se jolèrent à llols pressés sur la poi te île la
prison, qu'ils «enfoncèrent. Alors ee fut un tumulte et une coniusion à ne
plus rien rceoiiuaiiic; le fmi éclata dans plusituis quai tiers; de liaules
llammes s'échappèrent de l'église des Dominicains, mise au pillnge, et les
bourgeois, clos prudemment en leurs logis, écoulaient avec épouvante ces
broits funestes, joignaient les mains et se recommandaient à Dieu ii la vue
des lueurs de l'inccmlie qui, rouges et icrriMes, venaient se refléter à tra-
vers les vitres sur leurs pîdcs visigcs.
Seul avec sa sœur, car les appronlis, malgré ses menaces, s'étaient en-
fin échappés pour aller voir de plus prés les sinistres événeniens de la
soirée, maître Tabary, consterné, balbutiait des prières , sans répondre
auï lamentations de la vieille Rose, quand uu coup énergiquemcni frappé
le fit tressaillir.
— N'ouvrez pas, mon frère, s'érria Rose, n'ouvrez point, par pitié !
Un second coup se lit entendre plus fort que le premier.
— Sainte- Vierge ! c'est la voix de monseigneur l'évèquc. Entrez, mon-
seigneur, entrez.
Le prélat, qui soutenait une femme évanouie, se précipita dans la bou-
tiiiue , et se hâta de dépouiller les lambeaux de son vêtement sacerdotal ,
tandis que le mulquinier refermait toutes les serrures de sa porie.
—Des vêtemens pour me déguiser, dit l'évéque, et veillez sur ma nièce
jusqu'au retour de l'ordre. Je me suis échappé de leurs mains comme pir
miracle : ils ont perdu mes traces depuis un quart d'heure; mais il faut
que je quitte la vile , car s'ils uie reirouvaient , ma mort serait certaine.
J'ai la clé d'une poterne voisins de ce logis et qu'ils ne songeront point à
garder; elle me mettra hors de leurs atteintes. Aiftsi ne vous inquiéiez pas
de moi; mais protégez ma nièce, veillez sur elle, que je ne puis em:uer:er
en cet état , et qui ne saurait vous compromettre , elle , quand bien nièiue
on découvrirait l'asile que vous lui accordez. Adieu; jamais je n'oublie-
rai le généreux secours que je vous dois, maître Tabary.
— Monseigneur, j'approuve et je crois nécessaire votre prompte éva-
sion de la ville ; mais permettez-moi de la protéger et de vous accompa-
gner jirîqii'à la poterne.
— Non , deux hommes peuvent plus qu'un seul éveiller l'altenlion ;
d'ailleurs, je vous le répète, la poterne est à dix pas d'ici; adieu, merci,
et que Dieu me soit en aide !
— Ainsi soit-il, monseigneur.
Pendant ce temps-là, dame Rose donnait des secours à la jeune demoi-
selle, et s'ellbrçait de la faire sortir de son évanouissement.
— Mon frère, mon frè.'^c ! s'écria-t-e!le tout 5 coup. Dieu soit loué, la
Voici (pii respire.
Tabary ne répondit point.
Debout, et plongé dans une extase farouche, il dévorait du regard les
formes nues et voluplueu-cs de la jeune fille ; sou sang bouillait , sa poi-
trine haletait, et une main de feu é'reignaii son front.
— Il faudrait maintenant la mettre coucher , frère , et je ne suis point
assez forte pour porter seul un si lourd fardeau : venez m'aider , mon
frère.
Il s'avança chancelant et hors de lui : une crispation nerveuse contracta
ses mains ; et quand il lui fallut prendre la jeune Clic , il s'affaissa sur ses
genoux.
— Je ne puis ! je ne puis ! s'écria-t-il en courant vers une fenêtre pour
respiier. — Oh 1 mon Dieu ! mon Dieu ! ajouta-t-il, prenez pitié de moi.
IV.
UX PAS.
Le lendemain , au point du jour , maître Tabary , qui ne s'était poiit
couché, renferma lui-niCme, dans leurs petites cellules, cha-un de ses
apprentis rentrés depuis quelques heures, et qui se dédommageaient, par
un sommeil de plomb, de leurs courses nocturnes et des cris qu'ils avaient
jetés.
Après avoir pris une telle précaution, il traversa les longs corridors de
sa vaste maison, et vint frapper doucement à la porte d'une chambre, la
plus retirée du logis.
— Sœur Rose! sœur Rose!
Dame Rose vint ouvrir, le visage décomposé par la fatigue et par le
besoin de sommeil.
— La jeune demoiselle va mieux , dit-elle, un bon sommeil achèvera
de faire disparaître les fâcheux résultats de ses terreurs et de ses dan-
gers... Mais qu'êtes-vous devenu hier soir? que vous est-il passé par la
tète, pour que vous me laissiez là seule, quand je vous appelais afin de la
transporter dans ma chambre ; heureusement . clic s'est bientôt trouvée
assez forte pour s'y renire avec l'aide de mon bras.
— Ma sœur, vous paraissez bien fatiguée; allez prendre du repos dans
ma chambre, moi je veillerai près de la nièce de monseigneur.
Dame Rose, qui se mourait de sommeil, se hâta de prendre au mot son
frère, qui demeura avec la malade.
En entrant dans cette grande chambre, à travers les volets de laquelle
ne pénétrait qu'un jour douteux et faux, il frissonna d'une vague terreur,
et il lui fallut quelques minutes pour se remettre avant de recouvrer en-
tièrement sa présence d'esprit.
Alors il écarta les rideaux qui fermaient le lit de la jeune fille, et il la
contempla silencieusement.
— Quelle est belle !
Mais voici tout à coup qu'un rayon de soleil naissant se jette à travers
l'ouverture d'un volet, et vient resplendir sur le visage et sur les cheveux
épnrs de celle qui rendait à Tabary ses fatales émotions de la veille ; par
un mouvement incertain, elle jette ses brosnus hors des couvertures qui
l'enveloppent, ses paupières s? soulèvent, c'ie cherche à rassembler ses
idées. Puis h la vue sou'laino d'un inconnu près de son lit, confuse et rou-
gissante, elle se hàto de voiler ses bras et sa poitrine, en jetant un cri
mélangé de surprise et de pudeur.
Tabary s'agenouilla.
— Soyez sans crainte, noble dame, vous êtes en sûreté chez moi. Votre
oncle, monseigneur l'évéque, est parvenu à s'échapper; il est soiti de
la ville sans risque; il a daigné vous confier à ma garde, madame. Tout
mon sang coulerait avant que le moindre péril, que la moindre alarme
vînt vous menacer.
— Merci, dit-elle, merci! Mais où suis-je? ques'cst-il passé? Il ne me
reste que d'horribles et vagues souvenirs... Des clameurs menaçantes...
ma porte brisée... des hommes qui me saisissent et m'entraînent, et puis
rien... plus rien.
Tabary lui conta, d'après les discours de ses apprentis, les événemcns
de la veille ; il ajouta que tout était rentré dans l'ordre, mais que la ville
offrait, dans cette nuit terrible, l'aspect le plus déplorable ; les ruines de
l'église des Dominicains fumaient encore, les prisons étaient déman:elérs;
il ne restait plus debout une pierre, et le palais du gouverneur, mis au
pi lage, était rasé ; enfin, les rues se trouvaient jonchées de débris et de
cadavres,
Puis, on voyait encore à une potence les cadavres de deux bour-
geois, punis de mort pour avoir donné asile au fils du gouverneur.
— Et c'est à de tels périls que vous vous êtes, exposé po. r moi .' Quelle
générosité ! quel courage 1 Comment vous en témoigner ma recomiaissan-
ce? comment vous récompenser?
— Me récompenser! imdame, répliqi.a Tabary, qu'animailtout à co:ip
une audace inconnue. Me suis-je pas généieusement payé de ce que j'ai
pu faire au risque de ma vie ! Je vous vois, je vous entends, je vous par-
le, vous que j'ai tant de fois admirée de loin, vous si belle ! Mais que vous
importe tout cela! que vous importe qu'un inconnu ait passé des nuits
entières sous vos fenêtres, pour voir, à travers vos ridcauv, la lueur de la
lauipe qui brûlait dans votre appartement ! que vous importe toutes ses
action? insensées qui vous fCi ont sourire quand vous vous en sou\ien-
drez, si toutefois elles reviennent à votre s>ouvenir ! — Mais pourquoi
vous dire tout cela? Ob ! vous me pardonneriez si vous saviez ceq:ic
j'ai souffert, ce que je souffre... Mais soyez sans crainte, madame, je
le comprends, après ces aveux insensés vous devez me chasser de votre
présence ! Je me relire. Seulement, oh ! seulement, plaignez-moi! Pitié!
pitié!
Il partit en pleurant.
— Pauvre jeune seigneur! soupira Berlhe, pauvre jeune seigneur!
V.
ILS PENSENT L'UN A L'AUTRE.
Tabary, rentré seul dans sa chambre, s'y promena d'abord à pas pré-
cipités, la tête confuse et brûlante, sans une idée claire, sans une percep-
tion nette. Peu h peu, son Imagination s'apaisa et ses regards se repor-
tèrent on arrière ; alors il sentit, alors il se ressouvint des hardis menson-
ges, presque involontaires, qu'il venait d'oser, comme dans un accès de
fièvre. Son pauvre cœur se serra de crainte et de regret.
Ces craintes et ces regrets n'étaient plus d'avoir menti, d'avoir abusé
lâchement de la confiance de l'évoque pour s'adresser à une jeune fille
sans défense. Il ain-ait donné son sang, sa vie, sa fortune pour repren-
dre ses paroles insensées, parce qu'elles allaient le rendre ridicule.
Ridicule ! oui, ridicule ! car comment ne rirait elle pas des paroles d'a-
mour d'un bourgeois, la noble dame ! Comment se laisserait-elle duper à
des mensonges maladroits, à des ruses communes, qui ne tromperaient
pas une fille d'ouvrier ? Elle en rira, elle contera cela en riant à son
oncle, à ses compagnes, à ses beaux seigneurs. Us le répéteront, chacun
se le redira, et chacun aura un sourire sur les lèvres quand il rencontrera
le mulquinier séducteur. Enfer! Comment s'est-il jeii dans ce guêpier?
Quelle main infernale le poussait? Il aime cette jeune fille; oui, il l'aime
depuis qu'il l'a vue ainsi nue et chez lui. Mais ne devait-il pas cacher cet
amour funeste? Devait-il lui dire qu'il l'aimait depuis long-temps, qu'il
entreprenait souvent pour elle le voyage de Cambrai, qu'il avait souvent
erré sous ses fenêtres? Elle n'est point dupe de ses grossiers mensonges.
Maintenant elle se ressouvient des discours du mulquinier, et elle rit i
Elle rit... Il ne la reverra plus, il étouffera celte passion impossible qui
s'éteindra comme elle s'est allumée, en un moment. Et puis, est-ce là de
la passion? Une surprime des sens, un moment de vanité, rien de plus.. ,
Oh ! n'importe, c'eût été un beau rêve à réaliser ! Aimé de la nièce de
l'évéque, du prince de Cambrai ! posséder un bien envié par les plus
grands seigneurs ! quitter celte humble condition de bourgeois, prendre
un rang qu'il se sent digne d'occuper !... Où l'emporte son imagination,,.
Du 1 iiiicule, rien que du ridicule ! Le ridicule l'eulacc, le ridicule le pres-
se, le ridicule l'Étouffé; jamais il ue s'en débarrabscra. Jamais ! Oli ! mal-
heur! mallieur!
Cependant la jeune Berthe demeurait interdite des paroles passionnées
et inattendues de son sauveur ; elle ne pouvait parvenir à écarter de sou
imagination ces paroles dites avec tant de clialeur et de tristesse. Elle
avait heau vouloir songer à autre chose, là, devant elle, se tenait tou-
jours la ligure pide et noble de ce jeune liomrae. Bizarre caprice de la
destinée qui la rapprocliL' aiu. i d'une personne qui l'almc, et que sépa-
raient d'elle de bien grands obstacles, puisqu'il ne pouvait se faire intro-
duire ù la cour de l'évèque de Cambrai.
Mais d'où peuvent naiire ces obstacles?
Elle s'y perd; car ce n'est point un huguenot, il porte au doigt une
riche bague d'or avec l'image de la Vierge... Cette pensée eût été bien
horrible : huguenot ! Serait-ce un des furieux fauteurs de Gérard Malli-
làtre, de ce rebelle excoiunmiiié? Les noirs projets d'un pareil dépréda-
teur ne sauraient avoir rien de commun avec le regard de l'inconnu, avec
sa voix pleine de douceur, avec son maintien presque timide. Non , elle
le tient pour assuré, c'est un noble et généreux seigneur, que des motifs
puissans, mais loyaux, retiennent loin de son oncle. Pauvre jeune homme,
il l'aime ! il passe la nuit à contempler la lueur de la lampe qui brûle près
d'elle ! Voici bien des semaines, bien des mois, bien des années que cela
dure, et jamais elle ne s'était aperçue des témoignages d'un amour si
vrai' Oh! mainienani elle ne tirera plus les rideaux de son appartement
sans jeter un rcgiid sous ses fenêtres, sans chercher des yeux le pauvre
jeune homme, siins se montrer à lui comme une apparition consolante !
Et puis elle veut savoir bientô quel est son nom, quels motifs le retien-
nent loin de la cour de l'évèqtiej elle veut aplanir ces obstacles, opérer
une léconcilialion, user de tjute l'influence qu'elle exerce sur son oncle
pour qu'il soit en aide ? ce pauvre jeune homme, pour qu'il l'aime , car,
elle en est sûr, il le mérite.
Et puis, elle y songe, s'ils étaient ennemis, ils ne peuvent plus l'ètie à
présent. K'at-il point sauve les jours de l'évèque? ne l'a l-il point sau-
vée elle aussi? L'asile qui la protège, n'est-ce point à lui qu'elle le
doit?
Il va revenir tout à l'heure, que lui dira-t-elle? car si elle ne doit point
encourager l'amour de ce jeune seigneur, elle ne doit pas non plus se
montrer sévère et dure envers le libérateur qui lui a sauvé la vie...
— Mon Dieu 1 voici des pas; serait ce lui?
Et prdissant et rougissant tour à tour, elle vit la porte s'ouvrir lente-
ment et apparaîirc le visage refrogné de daiiic Rose.
Berthe, qui craignait l'arrivée de son libérateur, fut désappointée pour-
tant de ne point le voir entrer. Elle soupira et ne put préserver les in-
flexions de sa voix d'une nuance de mauvaise humeur, quand elle répon-
dit i\ cette question de dame Rose :
— Il paraît que madame se trouve mieux, puisqu'elle est leïée.
— Oui, je me sens moins soulfrante.
— Madame n'a-t-elle point d'ordre ? ajouta révérencieusement dame
Rose, qui prétendait beaucoup à donner h la nièce de l'évèque une haute
idée de son savoir-vivre et de ses manières.
— Merci, ma bonne, répliqua Berthe, qui prenait la sœur du mulqui-
nier pour la gouvernante du seigneur chez qui elle pensait se trouver;
car on l'a vu, parmi toutes les suppositions à travers lesquelles la jeune
fille avait erré tout à l'heure pour deviner les motifs qui retensieut l'in-
connu loin de la cour, une seule, la véritable, ne lui était point venue à
l'esprit.
A cette expression un peu méprisante de « ma bonne, » Rose se rebiffa ;
mais elle pensa étouffer quand Berthe ajouta :
— Je voudrais... je désirerais parler au seigneur votre maître.
— Mon maître! mon maître ! s'écria Rose, qui bondit ;i ces paroles,
et qui s'empressa de quitter la chambre pour ne point éclater : Mou
maître !
Berthe était trop émue de sa hardie démarche pour remarquer la co-
lère de dame Rose , qui courut tout d'une haleine trouver son fière.
— Frère, dit-elle, frère, me débarrajscrez-vous bientôt de cette petite
folle qui me prend pour mie servante et vous pour un seigneur? Tout est
en désordre ici depuis qu'elle y a mis le pied : les apprentis ne peuvent
plus aller dans le quartier de derrière du logis, et il faut inventer un tas
de mensonges pour les en empêcher. J'ai passé toute la matinée à lui
faire un dîner au(|uel, j'en suis sùie, elle ne touchera pas, cl maintenant
voici qu'elle m'appelle ma bonne, et qu'elle veut parler au seigneur mon
maître. Juiir de Dieu, alle^-y donc, qu'elle parte et que j'en sois quitte I
En ce moment, des voix confuses se firent entendre dans la rue, des
chevaux s'anêièrent devant la porte. Dame Rose devint blanche comme
son couvre chef.
— Seigneur ! dit-elle à voix basse, si c'étaient les huguenots qui vins-
sent pour la saisir !
Cependant on frappa de liouvcau et il fa'lut bien ouvrir.
C'était une escorte envoyée par l'évêtpie pour venir clierchcrsa nièce
chez maître Taiiary, et la conduire en sûreté à Cambrai.
Au moment de monter en litière, et comme elle cherchait des yeux
son hôte pour prendre congé de lui, Berthe le vit à cheval.
— Je ne veux vous quitter au'à Canibi ai même. lui dit-il. là seulement
peuvent cesser pour vous les dangers, là seulement je dois vous quitte'" |
pour toujours. (
— Non pas pour toujours, dit-elle, non pas, mon jioble et couragcui i
protecteur. i
Disant cela, elle lui tendit une main qu'il porta respectueusement à ses
lèvres. i
Puis il serra doucement cette main. Si elle ne répondit pas à uneétreinte
si hardie, le regard de Berthe et sa noble langueur sans reproche, com-
blèrent de joie le mulquinier.
L'escorte se mit en marche, et dame Rose, sur le seuil de son logis,
après avoir suivi quelque temps des yeux la belle litière et les cavaliers,
rentra dans la maison, où son premier soin fut de s'armer d'un balai.
— Dieu soit loué, dit-elle, je vais pouvoir nétoyer et remettre en ordre
ma maison.
Pour en finir avec l'histoire, et surtout pour expliquer l'arrivée si
prompte de l'escorte envoyée par l'évèque à sa nièce, nous allons trans-
crire ce que Doultreman, chroniqueur valenciennois et contemporain, dit
au xm" chapitre du livre XI de son Histoire de Valenciennes.
« Le lendemain, au point du jour de l'équipée des maubriUts (des mal
» brûlés), le magistrat dératasoudain vers le marquisde Berghes qui était
» à Liège, Jean Noiin, eigneur de Locrois, etNicolasde la Croix; Michel
I) de la Noue, lieutenant de la ville, fut envoyé vers son altesse, à Bruxel-
» les, faire rapport de tout, et demander de l'aide pour réprimer l'inso-
» lence des mutins. Le mercredi, lendemain des maubrûlés, vint la com-
» pagnic d'hommes d'armes, ou bande d'ordonnance du comte de Boussa
» et une partie de celle du marquis de Berghes, et le lundi suivant, le
» comte de Boussa et une partie de celle du marquis de Berghes arrivè-
» rent en la ville, co.iime aussi la compagnie du duc d'Arschot.
\) Les jours suivans, on remplit les prisons d'hommes et de femmes ac
» cusés d'avoir assisté ou coopéré à la recousse des deux prisonniers, ou
» le s avoir soutenus en leurs Uîaisons; et le xvi de may, on commença
» d'en faire les exécutions, qui par le feu, qui par le fouet et le bannisse-
1) ment.
» Le magistrat n'omit chose aucune qui pût servir à la correction et
» mandement du pauvre peuple abusé, faisant cette année et la suivante
» force édits et défenses pour empêcher toute assemblée suspecte, tînt
» dedans que dehors la ville. Aussi ne trouvera t-on pas que, pendant
» ces troubles, le corps du magistrat ait connexe ou dissimulé avec les
I) huguenots et rebelles beaucoup moins, quoiqu'à la fin ils aient été vio-
» lens et forcés en certains points par les plus forts, qui donnaient trop
1) aux autres.
» La journée des maubnUés eut de funestes résultats pour la Fhndre ;
» l'ambition et la jalousie de quelques seigneurs du pays, masquées du
» zèle de la pairie, commencèrent une rébellion qui dura long-temps. Cent
» et cinquante gentilhommes, conduits par le seigneur de Brederode et
» le comte Ludovic, frère du prince d'Orange, présentèrent, le v avril,
» une requête à la duchesse de Parme, gouvernante des Pays Bas. Peu
» après, ils prirent le titre de gueux, et, pour le corps de leur devise,
» deux maius enlacées qui tenaient une besace, avec ces mots : Jusques
» ùtabesace. Toutes ces choses, avec la connivence des gouverneurs,
» levèrent le menton aux huguenots, et leur donnèrent la hardiesse de
» paraître et faire leurs prêches en public. »
VI.
FUITE.
Dans les petites villes, lo fût le plus insign^Hant alimenlc les conversa-
tions pendant quatre ou cinq jours. Jugez donc de l'impression profonde
que durent causer, et des sujets d'ontreiien que produisirent des évéïie-
mens aussi graves que la révolte des protestans, les périls courus par
l'évèque, et l'asile qu'il avait trouvé chez maître Tabary l'honnéie
homme.
Et puis chaque jour apportait un aliment nouveau à la curiosité publi-
que : co fut d'abord le départ du mul(|uinierà cheval près de la litière do
Mlle Berthe ; ensuite le long séjour de trois semaines qu'il fit h Cambrai,
lui qui jamais jusque-là n'avait voyagé hors de Valenciennes , lui si
constamment assidu à ses aflaires. Mille interprétations v.igues, confuses,
qui se contredisaient , mais toutes impreiiinées de médisance et de mali-
gnité, couraient la ville et passaient de bouche en bouche.
Son retour soudain acheva de mettre le comble à la curiosité génér.ilc,
surtout lorsque l'on entendit annoncer, pour le surlendemain^ l'entrée
solennelle de monseigneur l'évèque de Cambrai, qui venait juger les fau-
teurs d'hérésie et les séditieux huguenots.
Chacun en parlait et formait à cet égard des conjectures toutes com-
plètement éloignées de la vérité, comme cela se pratique d'ordinaire.
Chacun, y compris les trois vieilles maîtresses u'école. qui n'étaient, cer-
tes, ni les moins curieuses ni les moins bavardes de la ville, (i rare à
leurs rapports fréquens avec les familles de leurs écoliers, ci surtout avec
les servantes qui les anie. aient chez, elles, il n'était point do propos (ju'el-
les ne sussent au bout du doigt, point de mystère d'intérieur qu'olrs ne
par^ins^ent à surpron.lre et partant à révd.r. Pieuses, charitables cl
d'excellent cœur, ces trois lilles, qui se seraient reproché une larme ver
sée à tort par l'un de leurs écoliers, jetaient sans STupulc le trouble dans
les familles, et semaient à pleine main la calomnie sans y voir le moindre
mal.
Donc, malgré toute l'affection qu'elles portaient à maître Tabary, pour
qui l'Ik.s prolessaient d'ailleurs la vOii-^ration et l'inK^'rit que l'on porte
aux personnes qui tienneut entre leurs mains une partie de notre son, les
trois maîtresses d'école s'ébattaient entre elles aux dépens des récom-
penses que le mulquinier aticmlait t'e l'évéque , pour un service rendu
par liasard, et que nul autre n'eût refu é; elles s'otuunaient avec malice
de voir, chez un honiiiie riche , tant d'apprêts pour obtenir des faveurs.
Elles ciiaient les fondions qu'il allait remplir près du prélat, et assaison-
naient le tout de reproches sur la négligence que les voyages du mulqui-
nier pouvai(!nt causer à ceux qui lui confiaient leur ai'geut, lorsque ma!
ire T..l)ary apparut au mi.ieu d'elles.
Ellc.«; jex'rent un triple cri qu'il réprima de la main.
— Silence! dit-il en quittant son manteau sous lequel il portait un pa-
quet assez gros.
Puis il aouia :
— Vous u'étes guère soigneuses de vos aCTaires. En déposant chez moi
Tos cent cinquante livres tournois , vous n'avez point attendu que mon
argentier vous donnât en échange un reçu : je vous l'apporte.
Les trois vieilles lilles, le visage épanoui, mêlèrent unanimement leurs
trois voix gutturales et nasardes pour rciucrcier le mulquinier.
— Je vous apporte, en outre, l'intérêt au denier vingt de celle somme
que j'avais emportée par hasard à Cambrai. PuisQue c'est Dieu qui m'a
fait prendre ce sac avec les miens, me .^u s je dit, c'est sans doute un aver
tissement que le ciel me donne de partager avec les trois dignes sœurs le
gain que j'en retirerai. Voici celle petite somme en livres, sous et de-
niers.
Pour le coup , les trois sœurs se seraient mises dans le feu pour un si
loyal argentier.
— Maintenant, ajouta-t-il, en tenant toujours et la bourse et le parche-
min, maintenant service pour service, le vonlez-rous?
— Notre sang, notre vie vous appariieiiiieni.
— Eh bien ! il faut que vous vous enfermiez chez vous dès ù présent au
fond de votre logis et dans la chambie la plus reculée; que vous me 1 lis-
siez maître de la pièce où nous nous trou\uus maiuteiiant, et que vous ne
cherchiez point à connaître les motifs qui me font agir. Enfin surtout que
nul ne h; sache demain.
— Jamais! s'éiriaMarie-Josèphe, jamais! Il yalàquelque mystère à l'é-
gard du curé de Sainte-Cioix, contre le logis duquel se trouve adossée
notre maison , et dont un simple mur sépare noire cour de sa cour... El
monseigneur l'évéque, qui loge chez le curé! Jamais l
— Jamais ! répé.a Catherine.
Toutes les trois , après cet énergique manifesn , se levèrent vivement
et avec résolution.
Tabary insista, sollicita, pria; rien ne put apaiser, rien ne put faire ce
der les fidèles catholiques, qui frémissaient d'indignation à la seule idée
deca\ sîr préjudice à monseigneur 1' véque ou nu curé.
— Eh bien ! puisqu'il en est ainsi , (it le muliiuinier poussé à bout ,
dites adieu à vos cinquante écus et à riiilérét qu'ils ont produit. Je dé-
chire le reçu, et je mets I argent dans ma poche ! Sur ce, bonsoir.
11 sortit en maudissant les vieilles filles et leurs imbéciles scrupules.
Cependant il ne marchait que doucement, car il s'attendait bien à voir
l'une d'elles courir après lui pour le rappeler. Cet homme avait manié
trop d'argent en sa vie, pot;r ne point connaître le pouvoir rie l'argent.
— 11 faut le rappeler, hasarda Gertrude, qui lisait ce désir dans les
yeux de Marie-Josèphe. — Courez après lui, Catherine, hûiezvous, vous
le rejoindrez encore.
La pauvre petite asthmatique partit de son plus vite, c'est-à-dire avec
assez de lenteur. Sa onslruclion, fort peu favorable pour courir, la fai-
sait irébuchci à chaque pas. Eufin, hors d'haleine et désespérant d'attein-
dre le mulquinier, elle s'arrêta, réunit ses mains en porte-voix autour de
sa bouche, et poussa un Ohé faux et glapissant qui \int résonner à l'o-
reille de Tabary comme une délicieuse musique.
]1 se hâta de revenir.
Les trois sœurs l'attendaient sur le seuil de leur maison; Marie-Josè-
phe et Gcitiude pâles et en larmes, Catherine le visage écarlate et tous-
sant à étouffer.
— Maiiie, vous ne nous quitterez pas ainsi, vous le comprenez bien;
vous ne pouvez pas nous exposer ù des périls et" au courroux de monsei-
gneur l'évéque.
— Ecoutez-moi, dit il iprès un moment de réilcxion, je comprends et
j'approuve vos sciupiiles.
Les trois sœurs respirèrent plus à l'aise, et leurs regards s'attachèrent
sur le visage du mulquinier.
— Puisque vous l'exigez, il faut que je vous confie un grand secret. Ce
que je veux faire, c'est par l'ordre de mouseigueur et pour lui rendre
service.
— Ah ! cela change bien les choses, interrompit Gertrude, qui voulait
Cter à Marie-Josèphe le chagrin de revenir la première sur l'opposition
eipiimée, et la hotite cruelle que l'on éprouve toujours quand on est for-
cée de se rétracter.
— Croyez vous, comment avez-vous pu croire que mol, moi, je songe
B desservir monseigneur?
— t'est ce que je pensais, répliqua Marie-Josèphe ; c'est la réflexion
de ma sœur Gertrude.. .
— Une réllexion, moi ! je n'ai rien dit.
— Si fait, ma sœur.
— Vrai? Ma sœur Catherine me semblait si fort épouvantée, que j'ai
pcutctre dit quelque chose sans y prendre garde.
Catherine, le souffre-douleur, accepta la responsabilité dont on la char-
geait, baissa les yeux et se mit à son rouet pour se donner une conte-
nance.
— Allons, voilà tout arrangé, et je m'en félicite. Tenez, voici le reçu
de voire argent, et vous comprenez bien que je n'ai jamais sérieusement
voulu le dédiirer. Voici, en outre, rmiérèt que je vous ai promis : main-
tenant que j'ai rempli mes convention-, remplissez les vôtres.
Les trois sœurs, fort mal à leur aise, et qui cherchaient en vain à don-
ner le change à leurs craintes et à leurs scrupules, se retirèrent dans la
cinmbie la plus éloignée de leur cour. Là, elles retrouvèrent la première
éneivie de leurs inquiétudes, quand elles entendirent Tabary fermer à
tri|)li! tour non seulement la porte de leur chambre, mais encore les por-
tes et toutes les fenêtres du logis.
Elles pissèrent la nuit complète sans se coucher, debout et prêtant
l'oreille au moindre bruit. Elles crurent vers minuit reconnaître un léger
murmure de voix, mais peut-être n'étaicnt-ce que les plaintes du vent.
Cependant le jour commençait à paraître, et des raies vives de lumière
pénétraient à iravcis les volets des fenêtres, que Marie-Josèphe prit sur
elle d'ouvrir.
Jugez de sa terreur, elle vit la porte qui menait à la rue toute grande
ouverte, une échelle de coide était encore attachée à la muraille, es scr-
viieurs de l'évéque couraient çà et là dans une agitation extrême, el une
grande foule se rassemblait dans la rue.
On ne tarda pas à découvrir l'échelle de corde ; alors des imprécations
s'élevèrent de toutes parts contre les trois sœurs, on se précipita dans
leur maison, on enfonça la porte de Kur chambre, on les sa'sit, on les
garruia, et elles furent traînées en priïon au milieu d'une foule immense
qui d'.'oiandait leur prompt supplice.
VII.
TOURMENS,
Pendant que ces événemens se passaient, une voiture chargée de paille
emmenait le mulquinier et la comtesse lîerihed éguisfs en paysans et ca-
chés sous l'immense toile dont, suivant l'usage, celle voiture était recou-
verte. Un charretier, loué la veille par Tabary, et (|ue les fugitifs étaient
venus rejoindre à quelque distance de Valenciennes, conduisait les che-
vaux et croyait accompagner dans leur ferme du Vermandois un culiiva-
teur et sa femme ; Tabary avait choisi le Vermandois pour asile ; car une
fuis dans ce pays , il n'avait plus rien à redouter de l'évéque de Cam-
brai.
A présent une chaise de poste franchirait en peu d'heures la distance
qui sépare Saint-Quentin de Valcncienues ; mais au quinzième siècle ou
n'avait point de chaises de poste ! C'était donc un voyage de deux jours ,
un voyage long et dangereux pour Tabary, puisque si jamais les hommes
d'armes de l'évéque venaient à découvrir la roule qu'il avait prise, il était
impossible qu'ils ne l'atteignissent pas promplement. Jugez des frissons
qui parcouraient tous ses membres lorsqu'un bruit lointain de chevaux se
faisait entendre, et jusqu'au m jinent où ce bruit s'éteignait. Oh ! que de
fois il maudit l'amour ou plutôt l'orgueil insensé qui le jetait en de si
grands périls. Voilà qu'il a détruit tout son bonheur, et que proscrit, me-
nacé de mort, il lui faut prendre la fuite, à travers les plus grands périls...
Tout cela pour une femme qu'il trompe, pour une femme qui lui crachera
peut-être au visage en appi'enant qu'il n'est point un grand seigneur. —
S'il revenait sur ses pas, s'il rendait Berihe à son onde?... Imposible !
l'évéque de Cambrai, ce cœur dur, cette volonté de fer, n'a jamais par-
donné : la prison, la liarl, voil\ le prix qui récompenserait le repentir de
Tabary. Allons, le sort en eA jeté : à la grâce de Dieu ! Une fois hors du
Cambresis il pourra traiter de puissance à puissance avec l'évéque de
Cambrai, et pour sauver l'honneur de sa nièce, le prélat sera bien forcé
de sanctifier, par la bénédiction nuptiale , un mariage inévitable ! Car
mieux vaut encore que sa nièce soit la femme d'un bourgeois que la mat-
tresse d'un bourgeois, el puis le temps cal ne et arrange bien des choses.
Alors, une couronne de comte au mulquinier ! de vastes domaines ! du
pouvoir ! car une fois que ces nobles qui le dédaignent l'auront admis de
force parmi eux, ils reconnaîtront bientôt sa supériorité et dans un temps
de troubles et d'agitation auront recours à lui, lorsque surviendra quel-
que crise intminente. Que Dieu envoie bientôt cette crise, et la fortune
du mulquinier croîtra haute et brillante : a'ors ceux qui le repoussaient
l'appelleront à eux, ceux qui le rejetaient se montreront les plus ardens à
le faire arriver, et il ne s'arrêtera pas en chemin.
Lacomtessi Bcrihe n'avait qu'une ;)eusée, qu'une seule pensée;— n'im-
porte qu'il advienne, je suis à lui.
Pauvre enfant! Naïve, aiman e et crédule, il n'avait fallu que lui parler
d'amour el pleurer, pour lui aire oublier on "-ang, et pour qu'elle s'en-
fuît avec un inconnu. Tant de sacrilices n'étaient -ien pour elle. Pourvu
qu'elle tînt dans ses mains, conme elle la tenait , une des mains de son '
amant ; pourvu que Svi tête reposât sur son épaule , que lui ■'f:jonm sa
couronne de comtesse, splendeur perdue , les dangers , les fatigues, la
pauvreté? N'eslil pas près d'elle !
Jusqu'à la nuit close , rien ne vint alarmer Tabary ; car l'évêque ne
soupçonnait pas les amours de sa nièce pour le raulquiuier, et il ne com-
prit la trahison du bourgeois qu'après avoir interrogé les trois maîiresses
d'L'cole. On perdit bien du temps à visiter la maison de Tabary, et à pres-
ser de questions dame Rose, qui ne comprenait pas plus que les autres la
disparition de son frère. Ensuite on dirigra vers Mons et vers les villes du
Ilainant les émissaires chargés de poursuivre les amans, car nul ne soup-
çonnait leur projet hardi de prendre la route du Vcrmandois , et de ira-
vciser, pour y arriver, le siège même du pouvoir de l'évoque de Cam-
brai. . ^ , ■
Aussi, à la nuit tombante, la voiture de Tabary traversait Cambrai sans
encombre, et continuait sa route vers Saint- Quentin.
Mais, à trois lieues environ de Cambrai, la voiture fut tout à coup en-
tourée de gens armés qui se saisirent du thairetier, !e lièrent à un ar-
Lre, et se mirent à fouiller la voiture , dont ils tirèrent Tabary et Ber-
the.
Bcrlhe louait à la main un petit poignard dont elle voulait se frapper
avnt qu'on ne la ramenât à son oncle, car elle se croyait tombée dans les
mains des hommes d'armes envoyés à sa poursuite.
Mais jugez de sa joie, ce n'étaient que des voleurs.
Ils visitèrent la voilure, arrachèrent à Tabary une ceinture pleine
d'or, s'emp.irèrcnt des chevaux, et laissèrent là Uerihe et lij mulquinier ;
le charretier «vait trouvé moyen'de rompre ses liens et s'était enfui à tra-
vers chimps.
Le pâle et tremblant Tabary demeurait attéré.
— Qu'allonsnous devenir ? s'éma-i-il enfin, qu'allons-nous devenir?
yans ressources , sans chevaux , poursuivis , sans connaître les routes.
Qu'allons nous devenir ?
— Eh bien ! nous continuerons notre chemin à pifd, répliqua courageu-
sement Bcrth '. Je veux t'en montrer l'exemple, allons, viens.
El elle l'aiiira par la main.
11 la suivit sombre et silencieux.
— Oh ! maudiie soit celte femme qui m'a pcidu! songeait-il.
Ah bout de deux heures de marche, il fallut que Bcrthe s'arrêtât et s'as-
sît sur une pierre.
— Te voilà fatiguée, n'est-ce pas? qu'allons nous faire?
— Marchons! reprit elle. Et elle se remit en route.
Le lendemain, quand le soleil se leva, le mulquinier sut pourquoi Berlhe
s'était ai rétée la nuit à diverses reprises.
C'tstqucles cailloux de la route avaient déchiré ses pieds dél.cats et
frêles, et que gonflés et sanglans ils pouvaient 5 peine la soutenir.
— Damnation! murmura t-il, que vais-je devenir .-' Iti, a\ec une femme
qui ne peut plus marcher.
Mais son désespoir ne connut plus de bornes, loi squ'il s'aperçut que
dans leur trouble, trompés par l'obscurité de la nuii, ils s'étaient trompés
de route et avaient pris un chemin qui les ramenait vers les porte; de
Cîmbrai. Il pleura comme un enfant et s'assit à terre, sans énergie, sans
espérance, résolu h ne rien tenter pour sortir du péril.
Berthe, à force d'exhortations, parvint à rendre un peu de résolution à
ce lâche, qui se remit en route. Mais à peine avaient-ils fait quelques pas,
qu'ils ennmlirent galoper derrière eu\ une troupe d'homincs u'armes.
Berthe et Tabary n'eurent que le temps de s,; jeter dans un petit che-
min de traverse, et de s'y coucher à plat-ventre jusqu'à ce que les hommes
d'armes se fussent éloignés.
Une autre fois, ils virent de nouveau, au loin, des soldats qui sem-
blaient faire d'activés recherches; encore quelpies instaas. et ils allaient
arriver h l'endroit où se trouvaient les fugitifs!... El rien pour se cacher,
pas un buisson! D'un côté la route, de l'autre des champs nus et un ma-
rais immense.
— Que faire? que devenir? murmura le mulquinier.
— Noiïs plonger dans ce marais, dont les roseaux nous déroberont aux
regards.
Sans hésiter elle lui en donna l'exemple.
VUI.
EXPIATIOX.
Maintenant il faut laisser écouler un mois, et rejoindre Berthe et le
mulquiDier au Caielet, petite ville forte de la Picardie , séparée de Cam-
Ir.ii par cinq lieues environ.
I Vous voyez celte maison, ou plutôt celte cabane recouverte de chaume,
qui ne se compose que de deux pièces au rez-de-chaussée , et sur l'aire
niai battue de laquelle le pied trébuche à chaque pas : c'est là qu'elle se
cache sous un nom supposé. C'est laque, dangereusement malade, elle
a pasfé trois semaines de souflVances et ue misère.
Maintenant, elle entre en convalescence ; mais celte convalescence, au
milieu des privations les plus rudes, n'a rien de ce voluptueux bien-être,
mcl.irge ineffable qui réunit à la doure langueur du mal cessé la mysté-
rieuse sensation de la naiure qui se régénère. Non, à peine la lièvre et ses
brùlans frissons ont-ils cessé de parrouiir ses membres et d'allourdir son
front, qu'il lui a fallu courber ce front 6ur de pénibles travaux à l'ai-
guille. Mal vêtue, a'îsise près de la fenêtre entrebâillée (1), car le jour
commence abaisser, elle n'en poursuit pas moins activement sa besogne,
quoique la rigueur du froid ail rougi et gonflé ses mains frêles, naguère
si délicates et si blanches. Mais il faut qu'elle se hâte , car de ce travail
dépend leur pain du soir. Tabary n'a point trouvé au Catelet l'argent qu'il
comptait s'y procurer, et depuis un mois qu'elle est malade, ils ont épuisé
toutes leurs ressources, tout leur crédit. Ils ont contracté des dettes, on
ne veut plus rien leur vendre s'ils ne paient comptant! Il faut donc que
les objets de lingerie qu'elle coud soient remis ce soir même au mercier
qui les lui a donnés à confectionner et qui les paiera d'un misérable sa-
laire. Cependant, avec quelque activité qu'elle tasse courir l'aiguille, elle
ne lève pas moins la tête de temps à autre pour interroger du regard la
roule qui s'alonge sous sa fenêtre. Elle attend celui qu'elle aime , celui
pour lequel seulement la misère lui est rude. Ah ! que n'at-il pour h sup-
porter le courage qu'elle trouve, elle, dans son amour ! Mais loin de là,
toujours sombre et accablé, il désespère, il doute de l'avenir, il supporte
avec impatience le présent... Oh ! enfin le voici. — François, mon Fran-
çois.
Elle court au-devant de lui , elle se suspend à son cou , elle le presse
contre sa poitrine. Maladie, travail, misère, inquiétude, elle a tout oublié I
Il est là.
Tabary lui rend avec distraction ses caresses, puis il se laisse tomber
sur un banc et tire de sa poche quelques pièces de cuivre.
— Tiens, lui dit-il, voici le prix de ma journée, ils ont failli ne pas me
payer. Us prétendent que je rêve au lieu de dévider leurs fils ! Ils ne
veulent plus de moi pour demain ; ainsi, demain, pas de pain.
— Oh ! si, mon bien-aimé, fi, car, regarde, j'ai pu travailler aujour-
d'hui, moi ! Tiens, regarde! quoique bien faible encore, je me suis traî-
née jusque chez le mercier qui denture à l'extrémité du laubourg, je lui
ai demandé du travail, il m'en a donné : vois tout ce que j'ai fait aujour-
d'hui. En disant cela, elle lui montivit avec une joie enfantine la pièce de
loile grossière qu'elle cousait.
Tabary ne leva mêaie pas les yeux.
— Oui, soupira-til après quelques instans de silence, oui, nous ne
mourrons pas de faim aujourd'hui, mais demain nous resterons sans asile,
car le piysan qui nous loue celle chaumière m'a fait savoir que si demaio
je ne lui en payais pas le loyer, il m'en chasserait impitoyablement. De-
main, où nous abriterons-nous?
— François !
— Nous allons manquer de pain, nous manquons de bois pour réchauf-
fer nos membres raidis et soullretcux. on ne veut plus de mon travail, et
demain il ne nous restera même plus un loît pour abriter nos têtes. Oh !
damnation! damnation! pourquoi le hasard est-il venu nous jeter l'un
vers l'autre?
— François, calmez un peu ce triste désespoir !
— Sans moi vous seriez heureuse et paisible ; sans voe.s, moi je serais
encore l'heureux bourgeois dont chacun enviait la richesse, la cunsidéra-
tioQ et la probité.
— Un bourgeois!...
— Eh! oui, madame, ua bourgeois, un marchand de fils!... Est-ce
qu'il vous faut un noble seigneur pour hab.ter celte cabane avec vous ?
pour en être chassé demain avec vous?
— Qu'importe, François, si lu m'aimes.
— Si je vous aime ! ricana-iil, si je vous aime ! cet amour ne me coûtc-
t-il pas assez cher, ne l'ai-je pas payé de ma fortune et de mon repos ! le
beau lieu vraiment pour parler d'amour !
— Hélas ! pensa-t-elle , combien je lui dois de tendresse et de preuves
de dévoûment, en échange de tout ce qu'il a perdu pour moi !
IX.
INCIDENT. — DÉXOUMEXT.
De toutes les circonstances qui dégradent l'homme , il n'en est pas de
plus eflicace et de plus sûre que \a misère, maleiuadu, comme dit le
poète latin, et bien pire que le vice, suivant l'expression de Voltaire. Car
depuis un mois Tabary , que l'ambition seule et non l'amour avait jeté
dans une situation si pénible, supportait avec d'autant pljs d'impatoncc la
misère, et en subissa t d'auiaiil plus les mauvaises influences, qu'il laissait
derrière lui un sort doux, riche et plein de ce bonheur positif au-delà du-
quel ne se levaient guère ses idées bDurgcoises. I! avait cru que l'évêque
de Cambrai, qui d'ailleurs lui devait la v.e . préférerait la mésalliance de
sa nièce avec un homme riche et habile, au scandale d'un enlèvement ; et
que lui riche marchand, échangerait ainsi , sans trop de mal , et après de
courtes agiiations, sa barrette fourrée contre le chaperon de prince.
Mais déçu dans ses calculs , il maudissait amèrement son ambition , et
cherchât avec avidité le niovcn de sortir de la situation fausse où il se
trouvait. De plus , la teadresse et la résignation de Berlhe lui faisaient
mal , parce qu'elles le f )rçaient à rougir de luiméaie : elles laignssa.enl
comme un i eproche perpétuel, et une sorte de haine sourdisssait involon-
taire dans son ame, contre celle qui valait mieux que lui et qui avait causé
tous ses nulhcurs.
(11 I.'usage du verre n'olail oiiooro en>|iIo)é dans ce pi) s que pour les église»,
es châteaux et le? habitations des riches bonrgi-ois.
30
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Telles étaient les pensées qui n'avaient cessé d'agiter Tabary durant
toute une nu't sans sommeil, et qui s'attaibèmit h lui, lorsqu'au point du
jour il sortit sans but, et se prit à errer dans la camp.iguc.
Un brouillard épais et lourd se joignait au froid de la saison , comme
pour ajiniter encore au malaise dont s'endolorissaient les membres faii-
gui's du mul(|uinier; le brouillard excitait ses souffrances morales par les
souffrances physiques. Des regrets, des remords, df s pensers insensés et
confus, mais tous haineux et tous sinistres , venaient tour à tour passer
de\aiit son imagination et lui inspirer quelque parii désespéié. Lequel? il
ne le sait point, il n'en voit point ; mais il souffre et il faut qu'il se débar-
rasse de ses souffrances , ne filt-ce que pour les changer conlre d'autres.
Oh ! sa bonne vie de bourgeois qu'est elle devenue?
— Tout à coup , au détour d'un chemin, il se trouve face à face avec
un seigneur à cheval qui lui crie :
— Oh ! je vous tiens enlin, maître Tabary,
C'était un des puissans chevaliers de la cour de l'évêque.
— De par Dieu votre compte ne sera pas long à régler et la hart est
déjà dressée i)our vous dans le coupe-oreilles de Cambrai, Suivez-moi.
— Je vous tuerais si je le voulais , répliqua Tabary , en faisant briller
un poignard sur la poitrine du chevalier,.. Mais, ajouia-t-il, je ne le veux
pas, et il jtta l'arme loin de lui.
— Courtoisie pour courtoisie ! répliqua le comte de Saldagne, vous êtes
libre jusqu'à la première rencontre.
— Je ne veux point de cette liberté : j3 suis las de tant de misères et de
périls.
La mort vaut luieux, livrez-moi au bourreau.
— Et la demoiselle Benhe ?
— Tabary Laissa li léle sans répandre.
— Oh! ch! bourgeois, serait-elle défunte?
— Non point, et vous pourrez la ramener en triomphe, ricana Tabary,
la ramener pure comme avant son départ, car elle a été malade durant un
mois! Une fois convalescente, elle n'a point voulu de ma fui sans prêtre ,
et je n'avais point un mouion d'argent à donner au prêtre.
— Oui dà, ûi le chevalier , et elle ne t'aime plus comme tu ne l'aimes
plus?
— Qu'importe! puisque la bart m'attend, marchons.
— Il importe beaucoup, bouigeois, car j'ai moyen de te tirer de péril,
et moi de faire une bonne allaire. Voyons , consens à ce que je vais le
proposer, et tu rentreras dans la ville de Valenciennes; tu y trouveras ta
boutique, ton argent et la considération.
— Si je le veux !
— Eh bien, suis-moi, et à l'œuvre.
Cependant Berthe venait de s'éveiller, et son premier soin avait été d'ap-
peler François ; mais il était déjà sorti.
— Pauvre infortuné, se disait-elle , sans doute il est allé chercher de
l'ouvrage, pour rendre moins rudes les privations que j'endure ! Dans quel
abime de souffrance je l'ai jeté... et j'ai pu, moi, augmenter ses chagrins...
Comme si tant de sacrifices n'étaient pas des lions plus sacrés que la bé-
nédiction d'un prêtre! Oh! oui, moi aussi, je ferai des sacriDces ! Récom-
penscrais-je trop son amour , quand je deviendrais sa maîtresse , quand
je deviendrais même sa servante, ouson esclave !... Mais quel est ce bruit
d'hommes d'armes? quel est ce chevalier?... Ciel! le comte de Sal-
dagnel
Le seigneur entra dans la cabane et remit silencieusement un parche-
min à Berthe, celle-ci lut :
« Adieu à nos rêves d'insensés! Le seigneur de Saldagne daigne vous
«réconcilier avec voire oncle, monseigneur l'évêque : il lui fait savoir
«qu'en vous enlevant, je n'ai agi qu'en serviteur Ddèle dudlt comte de
«Saldagne, qui vous aime. «
Berthe pâlit et ses mains serrèrent convulsivement le parchemin ; puis,
tremblante de tous ses membres et avec un son de voix que ne pourraient
exprimer des paroles humaines :
— Sire chevalier, dit-elle, je ne suis pas veuve!
Le chevalier de Saldagne comprit.
Le surlendemain, trois pauvres filles , les trois sœurs Thoin, ensevelis-
saient un cadavre trouvé sur la route de Cambrai à Valenciennes , et con-
solaient dôme l'iose qui pleurait et qui criait à travers ses sanglots : Mon
frère ! mon pauvre frère !
— Seigneur, disaient les saintes femmes, en remplissant leur pieux of-
fice, seigneur, pardonnez-lui ses offenses comme nous les lui pardon-
nons.
S.-HEXR'ï BERTHOID.
UJV RÊVE DE II IMPÊKATBICE JOSKPHIRE.
L
Par une belle matinée du mois de juin 180i , une voiture , sans armoi-
ries au\ panneaux , mais remarquable par son élégance fastueuse et la
perfection irréprochable d'un attelage gris pommelé , s'arrêta , rue de
Tournon, devant une maison d'assez modeste apparence. Va domestique
mit pied à terre , entra , sans adresser la parole au concierge , gravit les
douzes marches d'un petit perron faisant angle sur le cOté gauche de la
cour, et bientôt reparut, suivi d'une femmj jeune encore, petite grave
d'un aspect commun dans son ensemble, mais dont le regard pénôiiant'
les noirs sourcils , les traits fortement accentués , la déaiarche virile '
avaient quelque chose de bizarre et de saisissant. Ce' te femme monta
lestement dans la voiture, et les chevaux partirent au grand trot.
■Trois quarts d'heure après, le riche équipage arrivait à la Malmaison
et la grosse et courte petite femme était introduite dans rappartcmeni de
Mme Bonaparte qui, depuis quelques jours seulement, avait été saluée du
titre d'impératrice.
■-Soyez la bienvenue, ma chère sybille, dit la nouvelle souveraine, —
se levant avec empressement de son soiuno à la venue de la viiteuse ; je
n'eus jamais autant qu'aujourd'hui besoin de votre science et de vos avis
il s'agit de me donner l'explication d'un rêve tout-à-fait extraordinaire.'
Ce matin, un peu avant le jour, étant profondément endormie, je me suis
figuré que je voyais tous les souverains de l'Europe réunis dans une salle
immense. Bonaparte, Napoléon, veux je dire, présidait à cet imposant
congrès de rois. J'étais assise près de lui. A un signal donné, toutes ces
têtes se levèrent , et commencèrent à défiler devant nous en s'inclina'it
respectueusement. Un seul, c'était le czar, l'empereur de Bussie, rétrograda
au moment d'arriver au pied du trfine. H alla reprendre silencieusènient
sa place, et de là, assis, couvert, il examina avec attention ce qui se pas-
sait. Tout a coup il disparut; puis il revint, et, sur un signe que je lui fis
il s approcha et salua gracieusement Napoléon. Ce changement subit, cette
sorte de rapprochement imprévu, me causa une si grande joie, que je me
réveillai en sursaut. J'étais seule, et je me trouvai assise sur mon lit.
Joséphine se tut: Mlle Lenormand, car c'était elle, Mlle Lenormand,
qui l'avait écoutée dans un recueillement silencieux , parut quelques ins-
tans absorbée dans une profonde médiiadon, une sorte de contemplation
intérieure; bientôt son visage s'anima, ses veux brillèrent d'un éclat fé-
brile, ses lèvres s'ngitèrent sans produire aucun son, comme &i elle eût
répondu à une sorte d'intuition secrète; puis enfin, d'une voix saccadée
et masculine, elle s'écria :
— Quel brillant avenir!., que de splendides merveilles!.. Napoléon
sera le maître du monde, tous les rois le craignent et l'admirent. Un seul,
des régions glacées oii il commande, tentera d'obscurcir l'éclat de cet as-
tre éblouissant; mais par les soins Je voire majesté impériale, il revien-
dra bientôt ii de plus prudentes résolutions. C'est à vous, madame, à
vous, noble impératrice et reine, que le destin réserve la gloire de con-
jurer l'orage, de le dissiper avant qu'il éclate avec fureur.
Elle se tut; l'espèce d'agilatian qui venait de s'emparer d'elle parut
s'éteindre : ses yeux se voilèrent; sa tète retomba sur sa poitrine hale-
tante.
Cette scène bizarre et rapide avait produit sur l'esprit superstitieux de
Joséphine une profonde impres-ion (1), et lorsque la pyihonisse, relevant
par degré son front pâle et agité, eut recouvré quelque calme, elle com-
mença à la presser de questions :
Quel était le souverain dont on devait craindre la jalouse et audaci 'use
inimitié? Que fallait-il faire pour se rendre ce puissant antaa;onisie favo-
rable ? — La sibylle ne répondit pas d'abord; elle tira d'un étui do peau
de chagrin quelques cartes mystérieusement taroiées, puis après les avoir
disposées d'une façon particulière et examinées dans un profond recueil-
lement ;
— L'empereur de liussie, dit-elle, le fils et successeur de Paul I" a
dû envoyer à Paris un agent secret chargé d'étudier l'esprit public ; cet
agent doit rendre compte directement ù l'empereur de ses impressions et
de ses découvertes. Il n'a, du reste, aucune mission diplomatique; son sé-
jour doit demeurer inconnu di l'ambassadeur de Russie lui-même...
—Tout ceci est gros de menaces, interrompit Joséphine ; mais qu'y
puis-je; en quoi suis-je intéressée dans un pared fait ?
— Votre majesté pourrait, reprit la chiromancienne d'un ton grave,
faire rechercher le personnage dont ces tarots fidèles annoncent la venue
elle séjour; peut-être serait il possible de le séduire, de le gagner. Je ne
vois rien de net, rien de bien précis sur les moyens à employer pour se
rendre favorable cet agent mystérieux ; mais ce que je puis affirmer, ce
que j'ose garantir avec certitude, c'est qu'il est à Paris, que sa mission est
grave, décisive peut-être, et qu'il s'occupe de la remplir et d'en justifier
l'importance avec autant de persévérance que d'habileté.
— J'aviserai ! dit gravement Joséphine, qui depuis quelques senaines
s'efforçait de se mettre à la hauteur du rôle suprême où l'étoile prédesti-
née de Bonaparte venait d'élever la veuve du général Beauharnais.
J'avis'.rai est un mot superbe, inventé pour déguiser la nullité des in-
capacités supérieures; par exception, le j'aviserai de Joséphine signifiait
la ferme volonté d'agir. Pendant tout le jour, la pauvre et désolée impé-
ratrice avisa : elle se dit d abord qu'il lui fallait un confident, un homme
sûr et capable, qui ne s'effrayât pas des difficultés, et elle pensa naturel-
lement au ministre de la police Fouché. Puis, grâce à ce tact iulime que
(1) « Des nobles, des piotrcs, des magistials, des militaires, des giands sci-
)> giieurs, (les potcnlals fameux, se presseront plus d'une luis pour iuire agréer
» leurs offrandes à la pythonisse de la rue de Tournon. Napoléon la consulta
» souvent, et il est constant que l'impératrice Joséphine la recevait dans son in-
» timité. )) jAv, jouv, noiivns, aunault.
{Biographie universelle des Contemporains.)
LE MAGASIN LITTERAIRE.
31
possèdent à un si cuiinciil degré les femmes, elle comprit tout le danger
qu'il y aurait a faire une telle confidence à un honinie sur qui elle ne pou-
v.il pas compter, tt elle chercha ua autre dépositaire de son secret.
Le soir était venu, et Joséphine, indécise, se disait toujours qu'il inipor-
la t d'a\i5cr, lorsqu'on lui annonça la visite de Caïubacérès, nommé de-
puis quinze jours seulement prince archi-chancclier de l'empire.
— Veilii précisément l'homme qu'il me faut , pcnsat-elle ; il ne me tra-
hira pris, car il n'a plus rien à désirer , sinon la slabilité de l'édifice qu'il
a coniribué il élever,
Cauibacérès fut introduit.
— Monsieur l'archichancelier, lui dit Joséphine , votre visite arrive on
n^} peut plus à propos ; j'allais donner des ordres pour vous faire prier de
VGuj rendre ici ; j'ai il vous entretenir d'une alTairc d'éiat.
— D'une aiïaire d'état? s'écria Cambacérés, manifestant h la fois par
l'cxprcison de son visage et l'inflexion de sa voix l'inciéduli'.é et la sur-
prise.
Puis, se remettant promptement, il ajouta :
— Pardon , madame; mais nous allons si vile depuis quelque temps,
que parfois je ne sais plus en vérité où j'en suis. Je tâcherai , que votre
majtsté n'en doute pas, de me rendre digne de la nouvelle marque de
conlianrc dont elle daigne en ce moment m'honorer.
— Voici de quoi il s'agit, reprit avec une gravité presque comique l'im-
pérairice : J'ai la certitude, la preuve même, que la Russie entrelient à
Paris un a?;cnt chargé d'étudier l'esprit public. [,e nom de cet agent , ses
titres, sa demeure, j'ignore tout cela ; il faut le découvrir, et agir de telle
sorte que les rapports qu'il doit faire au czar nous soient complètement
favoral)les. Vous comprenez, monsieur l'archi chancelier, toute l'impor-
tance (lu service que nous pouvons rendre en cette occasion à la France,
car la Russie reste désormais la seule puisf ance continentale vraiment re-
doutable. L'empereur, qui plus tard en sera instruit, vous témoignera as-
6uréiiient sa satisfaction à ce sujet, car j'entends vous laisser tout le mé-
rite de l'entreprise, toute la gloire du succès.
— Il y aurait un moyen bien simple de découvrir ce persoHDtnge, dit
Csinbacérès après quelques secondes de réflexion ; ce serait d'en parler à
Foiiché.
— Gardfz-vous-en bien, interrompit Joséphine ; cet homme, moitié
fouine, moitié renard, ne m'inspire aucune confiance ; il travaillerait pour
lui seul. Et puis, pour mettre sa responsabilité à couvert, il en parlerait îi
l'empereur, qui se fâcherait. Il ne faut pas que Napoléon sache un mol
de tout cela avant que nous ayons atteint le but... Enlin j'ai la certitude
que le bien ne peut passe produire par cette voie : celte affaire doit res-
ter entre nous seuls. Me promettez-vous votre concours efficace , mon-
sieur l'archi chancelier ?
— Trop heureux d'être agréable à votre majesté en même temps que je
puis servir l'éiat, répondit Cambacérès en s'inclinant; vous pouvez, ma-
dame, compter sur mon dévoûment absolu; dès demain , dès ce soir , je
m'occuperai activement de cette affaire.
Deux heures après cette conversation, le prince archi-chancelier rentra
dans son hôtel, et assis, la figure inquiète, devant son bureau, grommelait
«nire ses dents, en se frappant le front :
— Comment diable veut-elle que je découvre ce personnage ?
II.
Deux jours s'étaient écoulés ; l'archi chancelier était d'une humeur dé-
testable ; il avait mis en campagne , pour découvrir l'agent secret , quel-
ques serviteurs intelligens qui avaient en vain prodigué l'argent, multiplié
les démarches, sans rien découvrir; il avait fait prendre adroitement des
informai ions sur tous les Russes de distinction qui se trouvaient à Paris ;
on n'avait pu recueillir aucun indice, rien apprendre qui fût propre à faire
déduire quelque induction.
— C'est à en devenir fou! disait-il en se promenant à grands pas dans
son cabinet. Mais aussi quelle fantaisie de s'adresser à moi pour une af-
faire de police, quand elle a sous la main Real , Fouché , Cochon-Lapa-
rant?... 11 s'agit du bien de l'état : voilà un grand mot qui couvre souvent
bien des sottises...
Le prince continuait d'exhaler son impatience sur ce ton quand un des
huissiers de la chancellerie vint demander si son excellence pouvait rece-
voir M. Léopold Clion.
— Qu'il aille au diable! s'écria Cambacérès.
Puis, se ravisant presque aussitôt :
— Faites-le entrer, dit il ; j'ai précisément besoin de lui.
Léopold Clion appartenait à une famille d'honnêtes gens qui avait au-
trefois rendu d'importans services à Cambacérès. C'était un garçdu d'es-
prit, q'ii eût pu faire un chemin rapide, si l'amour ries plaisirs eût été
chez lui moins vif, et qu'il eût un peu plus pensé à l'avenir. Plus d'une
fois le prince archichancelier l'avait mis dans des positions avantageuses
et où il ne lui fallait que vouloir, pour être, selon le terme parisien, en
passe d'arriver à tout; jamais il n'avait su se tenir en place, de telle sorte
que, pour la quatrième ou cinquième fois, il se trouvait sans emploi et
sans ressources. Cambacérès ne l'avait rependant pas eniièrement aban-
donné; il l'aimait à cause de son esprit, de sa joyeuse humeur, de son
insouciance même; il le recevait fréquemment, et quelquefois l'aidait mê-
me de sa bourse, tout en le grondant bien fort pour son désordre et sa
prodigalité.
Cambacérès venait de concevoir l'idée de mettre Léopold à la recher-
che de l'agent secret dont la présence à Paris et la mission l'occapaient
si fort.
— Voyons, monsieur le drôle, dit-il en l'apercevant, est-ce encore
quelque triste aventure ou une honteuse pénurie ordinaire qui vous amè-
ne en solliciteur à mon hôtel?...
Et comme Léopold s'apprêtait à l'interrompre : Ecoutez-moi attentive-
ment, poursuivit-il, il s'agit de prouver aujourd'hui si vous n'êtes réelle-
ment pas tout à fait indigne de ma confiance. Je puis vous charger d'une
raissiuii délicate, qui exige de l'adresse, de la persévérance, de l'esprit et
surtout une inviolable discrétion.
— IMonseigneur peut compter sur mon dévoûment, sur mon zèle. Je
m'estimerais mille fois heureux si je pouvais....
— Tâchez d'abord, interrompit l'archi-chancelier, de m'écouter, et en-
suite de ne pas agir à l'étourdie ; il se trouve en ce moment à Paris un
Russe de distinction, qui se cache, et qui a un grand intérêt à ne pas être
dépisté. Vous croyez-vous capable de le découvrir, de le trouver sans re-
courir à l'aide de qui que ce soit ?
—Je me sens capable de tout entreprendre pour y parvenir, répondit
Léopold, et cela ne me paraît pas entièrement impossible, pourvu que
monseigneur puisse me donner quelques renseignemens, me mettre sur
la trace par quelque indice.
— Et précisément c'est ce qui m'est i npossible ! Ce Russe doit parfai-
tement parler le français ; ce doit être un homme d'esprit et de sens, émi-
nemment doué du talent d'observation ; dans le monde parisien , il doit
faire assez bonne figure pour être aduùs partout , tout voir , tout appré-
cier, tout recueillir. Voilà, monsieur , ce que je puis seulement vous in-
diquer et vous dire... Il y a bien encore quelque chose qui pourrait le
faire rcconnaîire, c'est qu'il tient néccssaircnicnt un journal où s'euregis-
ti eut quotidiennement ses impressions; puis il doit adresser en Russie de
fréquens messages... J'espère que vous me (omprenez et qu'il n'est pas
nécessaire que j'insiste sur toutes les déplorables conséquences que pour-
raient avoir une indiscrétion , une inconséquence. Maintenant allez, et
puissicz-vous justifier en cette occurrence délicate la confiance que je ne
crains pas de placer en vous,
— Monseigneur, dit Léopold en se levant de son siège, et avec le salut
respectueux d'un homme (jui s'apprête à prendre congé, votre altesse me
permettra-t-clle de lui faire observer...
— Ah ! oui, je devine, interrompit en souriant l'archi-chancelier, l'an-
tienne ordinaire...
— Les recherches actives auxquelles votre confiance m'oblige à me li-
vrer sans retard nécessitent un nain de vie , des relations que la médio-
crité de ma position ne me permettrait pas de soutenir.
— Cela est vrai , et ne croyez pas que ce qui motive votre remarque
soit un oubli ; je voulais éprouver si vous aviez bien compris toute Ja por-
tée de votre rôle.
L'archi-chancelier, en disant ces mot? , prit sur son bureau une petite
cassette qu'il ouvrit en pressant un bouton presque imperceptible; il en
tira trois rouleaux de pièces d'or qu'il donna à Léopold Clion.
— J'espère que cela vous suflira , lui dit il ; mais là ne se bornera pas
la récompense que l'on vous destine en cas de réussite. Tâchez donc de
profiter de cette occasion heureuse pour sordr de a mauvaise position où
vous vous êtes laissé déchoir par votre faute. Adieu, puisse le succès ré-
compenser vos efl'orts et justifier mes bontés.
Léopold Clion avait empoché les rouleaux avec une dextérité merveil-
leuse ; la joie dans l'ame, le front radieux, il s'éiait élancé hors de l'hô-
tel de la chancellerie. Une fois dans la rue,ilse prit à réfléchir. De loDg-
temps il ne s'était trouvé à la tête d'une somme aussi rondelette, et sa
première pensée fut de se rendre au Palais Royal et d'aller faire un dî-
ner coquet à la fois et confortable chez l'un des restaurateurs h la mode
alors, Legacque, Billiotte, Méant ou Véry. — Je possède la confiance da
prince ai chichancelier de l'empire, dit-il à part soi; c'est beau, c'est
très beau, même; mais ce n'est pas une raison pour que je me laisse
mourir de faim ; au contraire, et je serai bien plus ( apable de découvrir
le mystérieux Moscovite à la piste duquel nie \oila lancé, lorsque j'aurai
dbié moi-même comme un prince. Les grandes pensées viennent de l'es-
tomac, assure l'illusiro Grimod de la Reynière, et j'ai essentiellement be-
soin de réfléchir. Rien, d'ailleurs, ne stimule et ne titille rima.jinatioa
comme un moka généreux humé à la soriie d'un dîner à trois services.
Or, durant ce monologue gastronomique, que plus tard Brillât Savarin
ou M. de Périgord eussent classé au rang des méditaiions, Léopold Ciioa
avait instinctivement suivi le chemin du Palais-Royal. Au moment d'arri-
ver dans la cour étroite qui séparait alors les galeries de bois des barra-
ques où se tenait la Bourse, il rencontra un de ses amis.
— Parbleu! mon cher Germain, s'écria-t il en lui serrant cordialement
la main, c'est le ciel qui l'envoie sur mon passage ! Je me trouvais dans la
déplorable alternative de ne pas dîner ou de diuer seul. Donne moi le
bras, mon brave camarade, et allons choquer joyeusement un verre de
vieux constance et de pétillant ai au plaisir de nous revoir après une si
longne séparation.
— Tu parles en grand seigneur cl en sage, répondit celui que Léopold
venait d'accoster si brusquement.
sa
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Parbleu ! ne suis-jc pas du bois dont on les fait? reprit celui-ci ; mais
allons, la toute se presse et se hàt(> d;iiis le jardin , p"ut-ètre ne troiive-
li i)s nmis plus de iilnce, et c'est ici seulement qu'on jouit à la fois de»
I liii-irs de la table et de ceux non moins ravissans de la vne d'un panora-
ma sons é^'al.
— Bien ! très bien ! à ton air, à ta pnrole, je devine que lu es en fonds.
— 'fonjnnrs ! est-ce qu'un homme qui se respecte manque jamais, à
Paris, d'argent?
— l'arfuis et pour ma part, je te dirai tout net que lu m'obligerais de
me prêter cinq ou six écus.
— Ah ! Germain, quel langage; entre amis comme nous, demande-ton
donc de telles misères?
— Tu me refuses?
— Cinq ou six écus? assurément!... Vingt-cinq ou trente louis, à la
bonne heure ; ils sont tout ii ton service, et de grand cœur... Mais a'ions
dîner d'abird.
Germain ne .se fit pas prier, et la confiance de son camarade d'éludés
doubla la dose d'assurance, rie sOrénilé et d'appéiit que la nature, du
reste, lui avjil d-partie 1res largement. Le dîner fut choisi, il dura long-
temps; à la seconde bouteille de Champagne, Léopold prêta, avec un
laisser-aller fiaieriiel, viiigcinq rauoléons à son convive; nia's, bien
qu'il fil devenu 1res expansif, il nr; dit pas un mot de la mission dont il
était chargé ; seulement il se proposa in pet iode ne commencer ses inves-
tig aioiis que le lendeuiain, alin de pouvoir donner la soirée aux charmes
de l'amitié et un peu aus>î à ceux de la digestion. Léopold, on le voit, était
un digne élève et adepte de l'frchi-cbaiicelier, dont la réputation n'était
pas moins grande comme gastrosophe que comme légiste, jurisconsulte et
admiiiislraleur.
Vers di\ heures cependant, le dîner fini, et comme il n'y a pas de plai-
sir qui n'ait pour t^rme naturel le désenchantement tt la f.it'gue, Adiien
et Léopold se levèrent de table, disant tous deux à la fois, comme si la
pensée eût été entre eui commune.
— Eh bien! que faisons-nous?
— Il y aurait une chose tonte simple à faire, dit Léopold après quelques
secondes de silence : ce serait de nous donner lasa'isfaction de faire sau-
ter la banque de la roulette ou du treiiteet-iin.
— Il est certain, répondit Adrien, que nous aurions une rude revanche
à prendre c mtre le tapis vert et ses séduisantes séductions.
— Prenons-la complète, fil Léopo'd; et tous deux ils gravirent l'obscur
cl fumeux escalier du tripot connu ii cette époque sous le nom de grand
sabui (le Paplios.
Avant minuit, les deux amis sortaient de l'antre fatal, les traits renver-
ses, le pou's ballant d'un accès fébrile, lesvélemens en désordre, les che-
veux bériss:'s, la bourse à sec.
— Que devenir? disait Léopold en se frappant le front. Plus rien... ab-
solument rien !
— Quant à moi, mon parti est irrévocablement arrêté, lit Adrien; il y
a assez long-temps que je lutte : la Seine est profonde, et je vais y ense-
velir mes ennuis...
— Un beau remède, interrompit Léopold , la ressource de la valetaille
sans place et des griseites sans amoureux. Si lu n'as pas d'autre consola-
tion à m'ofTiir...
— Que veux-tu? il n'y a dans cet exécrable pays aucune ressource...
A l'é'rang'-r, du moins, en Allemagne, en Prusse, en Russie, j'ai pu, aux
mauvais jours, donner des leçons comme miîlre de langues; j'enseit'nais
le français ou quelque chose d'approchant. Mais que diable enseigncrai-je
aux Paiisiciis ? Irai-je leur proposer des leçons de russe ?
— Quoi ! s'écria Léopold, comme si quelque chose d'extraordinaire se
passait en lui, tu sais le russe?
— Mais, oui; Cl à la rigueur...
— Tu sais le russe ! ah ! mon ami, mon cher Adrien, nous sommes sau-
vés!... Tu saisie russe!... mais alors tu n'es plus un ho.ome , lu es un
dieu!... Ecoule : je te proclame prince; entends-tu bien ! dès ce nionient,
tu es une altesse, une altesse sérénissime, impériale même, pour peu que
cela puisse le faire plaisir... Tu sais le ru.sse ! ah ! j'avais bien raison de
dire tantôt que c'était le ciel qui le jetait sous mes pas... c'est que lu ne
sais pas : quand je t'ai rencontré , je cherchais un Russe ; ce Russe était
devenu néressa're à mon existence ; il me le fallait murt ou vif... Plus
heureux queDiog^ne, je puis dire aujourd'hui : j'ai trouvé mon homme!...
Tues mon Russe, Adrien... tu es le prince... le prince. ..attends que je te
trouve un nom hypcrboréen : le prince Peirolow. Tu parcours la France
pour l'instruire; en conséquence, tu observes les hommes et les choses,
lit lien'i un journal de les observations, de tes vues, et tu écris souvent à
Saint-Pétersbourg.
— Que diable de salroigonlis me fais-tu là? dit enfin Adrien auquel la
volub:liiô de son ami n'avait pas permis jusqu'alors de témoigner sa sur-
prise.
— Cela n'est pas ton affaire ; tu n'as rien a voir pour le moment en
tout ceci ; contente-toi d'être prince : il me semble que cela n'est pas déjà
si désagréable.
— C'est selon, si le litre ne rapporte rien ?
— Il rapportera tout ce que nous voudrons, et maintenant allons nous
coucher, car il s'agit pour demain d'êlre frais eldspos.
— Et nous déjeunerons comme non* avons dîné aujourd'hui?
— Mieux! croîs-moi , et n'aie nul souci de l'avenir.
— Au moins, tu m'expliqueras ce mystère.
— Ce mystère?
— Oui.
— Cela te fait l'effet d'un mystère ? Eh bien, à moi aussi ; mais comme
les mystères ne s'expliquent pas, tu n'en sauras pas plus que moi.
— Au moins, j'en sa; r.ii autant?
— Cela ne sera pas dillicilc, car je ne sais rien, absolument rien.
— Mais alors, pourquoi veux-tu me faire passer pour un prince?
— Mon Dieu, c'est la chose du monile la plus simple : je te fais prince
comme je te feiais pacha à plusieurs queues, émir, mamamouchi. Les pro-
duits sont en raison des besoins; voilà tou'.
— Le diable m'emporte si tu n'es pas fou?
— Pas que je sache ; mais le principal est que mon projet soit d'un
succès assuré ; ei nous saurons demain précisément ce que ma folie nous
rapportera.
III.
Le lendemain, sitôt que le prince archi-chancelier fut visible, Léopold
Clion entra dans son cabinet, la tète haute, l'air radieux. M
— Ah! ah ! fit Cambacérès, il paraît que nous avons fait merveille? %
— Monseigneur, je n'ui rien négligé pour arriver au résultat que dé-
sirait si vivement voire altesse, et je crois presque avoir réussi.
— Très bien, mon cher Clion, contez-moi cela par le menu; vousavei
trouvé mon agenl russe ?
— J'ai même eu l'honneur de dîner avec lui. Je dois dire avant tout à
votre altesse que dans le cours de mes pérégrinations trop souvent for-
cées, j'ai rencontré en Suisse, il y a trois ans, un Russe de la plus haute
disiÎMclioii, avec lequel une conformité d'âge, de caractère, et sans doute
aussi d'humeur, me Ut contracter une sorte de liaison, ou du moins d'in-
time familiarité. Hier, après avou- pris congé de voire altesse, je me rap-
pelai cette circonstance, et je me ressouvins en môme temps que j'avais
aperçu il y a quelques mois h Paris ce personnage, dont une sorte de ti-
midité m'avait éloigné; car, je l'avoue, lorsque je suis brouillé avec la
foriune, je n'aime pas à me retrouver en contact avec ceux que j'ai con-
nus dans une meilleure situation, ei alors je n'étais guère en état de faire
une figure présentable. Comme, grâce à la générosité de votre altesse, le
même obstacle ne m'arrèlaii plus, je cherchai a découvrir mon ancienne
connaissance et je parvins enfin, bien qu'il eût depuis lors changé de li-
tre et de nom, à le rejoind c et à me faire présenter à lui. 11 se fait ap-
peler le baron Silmer ; mais son véritable nom est Peirolow , son litre
celui de prince ; c'est du reste un homme charmant, instruit, facile, gra-
cieux autant qu'on puisse désirer, mais en même temps d'une extrême
réserve, et, dans toutes les circonstances de la vie, essentiellement maî-
tre de lui. Le prince m'a convié à dîner; au dessert nous avons longue-
ment causé, surtout des changemeus politiques survenus en France durant
ces deux dernières a;, nées, et je me suis aperçu que mon interlocuteur
m'accablait de questions qui, pour être présentées avec adresse, n'en
étaient pas moins dictées par un but tout autre qu'une curiosité de tou-
I iste, un simple intérêt de voyageur.
— C'est très bien, mon cher Clion, c'est parfaitement bien, dit Camba-
cérès, lorsque le jeune homme eut terminé; et maintenant, puisque vous
avez renoué vos relations avec ce personnage, il faut faire tous vos eQons
pour me l'amener.
— Peut-être ne sera-ce pas chose facile; le prince me paraît défiant ou J
au moins extrêmement réservé; j'ose espérer cependant que le bonheur ^
que j'éprouve à seconder les inlenlions éclairées de voire altesse me don-
nera le talent de surmonter la difficulté... Ah! monseigneur, c'est main-
tenant que je regrette d'avoir été placé par mes fautes dans une si humble
position.
Cambacérès comprit parfaitement le sens de cette exclamation, qui
n'étaii rien moins que philoso.ihique.
— Diable ! fit-il, il me semblait que les subsides étaient de nature à
durer plus de vingt-quatre heures ; mais il ne faut pas trop compter avec
ses ams, et vous êtes des miens, Léopold.
En parlant ainsi, l'arrhi- chancelier ouvrait de nouveau la bienheureuse
petite cassette : cette fois, ce fut une douzaine de rouleaux d'or qu'il en
tira et qu'il remit à Clion.
— Je suis très content, lui dit-il en même temps, du zèle et de l'intel-
ligence dont vous venez de faire preuve. Continuez, car en ma secondant
vous servez votre pays. Amenez-moi surtout votre prince russe; c'est à
cela que je liens pardessus tout.
— Je vous l'amènerai, monseigneur ! s'écria Léopold, que la Joie
exaltait à la vue de l'or; je vous l'amènerai, je m'en porte garant sur ma
tête l
Par bonheur, il lui était d'une extrême facilité de tenir parole ; aussi,
dès le lendemain soir, une voiture de remise l'amenait, en compagnie
d'Adrien, à l'hôtel du prince archi chancelier.
— Ah çà ! disait Léopold pendan". le trajet, ne va pas oublier que tu
es Russe. Parle français tant que lu voudras, mais ne perds pas de vue
la Russie un seul instant... C'est que, vois-tu, pour le moment le russe
est une langue admirable, une largue précieuse.
— Sois donc tranquille, répondait le faux Pétrolow, tu peux l'en rap-
Le magasin LITTEllAIIlE.
porter à ma pnidenrc, h uia réserve, et au danger aussi auquel nous
exposriait ([ucliuit' iinpru'icncc.
Devisam a nsi ils alli^î'l^tlt. Le prirre P('tro!o\v fui pr('spnlé àrarclii-
cliauct'lur, qvi rarcii('ii:il (l'unr- manière yfl'iljlc et disiiiguC'C ; il cau-a
lon^'aiment a\>c lui, lui (it adroiicni'iil p!u ieurs (jucslioii.-. sur les .senii-
ni'iis de IVmpiicur de Russie pour l.i riance, tt le .Miiida sur l'ell'.'t
qu'avait prodiiii à la cour de 3aiut-F6tersl)ourg l'invtstiiure iuipOriale de
N.ipdiéon.
Adiie» ('Inda a-Iroitemcnt de répondre d'une manière explicite aux
qiuMioii" de -son iiuerl(icu;c r ; il .s'exprima avec une r^iserve ' ui mon-
trait qu'iHe pnurr.:it ccsrr d'être aussi si;vcic lorsqu'il auiait l'honneur
d'Olre (.'lus direcicment c niiu du ri"'"""- Camh.icéiès invita le scigoeur
russe h le visi:cr aussi fréquctnnient qu'il le pnurrail.
Cete première visite lie pouvait guère avoir d'aune rfoullat, et cha-
cun se retira silisTait,
Le Iciidemaiii, Caïuba'^érès s'empressa d'aller à laMalmaison, et rendit
compte h riiuiié'alrire de loiitce qu'il avait M assez heureux pour faire
en si peu de temps. Jiséphinc, au co/nhle du ravissement, témnigna le
désir qu'elle ressemait de voir et d'emreteiiir le prince Péirolow.L'arrhi-
(ha:icclii r, après avoir oppose une scaiiMïsis'ance, promit de le lui pré-
seiiiei-, h moins d'cdi.siaeles qu'il ne pouvait pas prtHoir.
Ciu(( jomssécoulèn iitsansque l'on entcnflît parUr ni du prince russe
ni (le t.é'ipoid. Ca:ul)arérès, étoinié et inip:ili' nt, envoya chercher son
jeune pioié^'é fJiun. ([ui se rendit aiissiiût auprès de lui. Qui^stioniié par
liirclii chiiiifelier, LéopoPldit (lu'il aviiit vu le pince Vèrolow la veille ,
qu'il lu; avait | ai u fuit pr. oeeiipé et r,vait bfusquemeiit quille sous un
pi élexte assez v.i;.ue, api es l'avoir enireie;:u sei.leineiii quelques iiisiaiis.
Il faut que vous 1' liiez irouvir aujou'd'hui, dit Caiulj.icèiès, vous l'in-
vitere/. à venir diiicr ce soir à la chancellerie; preiuz mon coupé; s'il
f.iil(pielquc niiriciilié , décidez le , et ùehez de me l'amener de honi.e
he ic, de fiiçou qiie je pu sse l'eiiti etenir quelques iustans avant que mes
convixes (l'hahiuide suif iit ariivés.
Lénp II p riit, et n'eut p;is de peine de trouver le faux prince russe
qui l'aiifiidait.
— Mon ami, lui dit il, je cro's que le umnicnt est venu de frapper un
cf.up décisif; l'arclii-chaiicclier t'iuïite à dîner; il m'a chargé de tame-
nci' dans sa voiiure...
— J'v va's, interrompit Adrien.
— Au contraire, tu n'iras pas, reprit Léopold, nu, du moins, lu n'iras
qnci'irsqiieje t'a"rai prcpan- les voies. Laisse-moi faire; avant une heure
je leviendrai tc<hcrcher et je le donnerai des instructions précieuses.
Léopi'ld ie:ourna clieï Cambacérès.
— Ali! monseit.'iieur, quel désavtrenx contretemps, dit-il dès qu'il fut in-
troduit ('ans le caliini t ée l'archi-diauieiier. J'ai rive de chez le prince
Pctnéow que je viens de trouver sur le point de son départ. Ses malles
soi;t faite.'., et les chevaux de poste coinniaiulés. Surpii< d'abord, inquiet
cumule, d'après le peu (pic votre ahcsse m'a permis d'ertievoirct de dc-
vli.er sur riinpoil<nce de la mission nom c>t (hi'igé Pétn low, je lui ai
tinioigiiê l"é;on.ieineni que me c.usait celte Lru.i(|uc résulutiou ; alors,
avec la hienveil aiire alle( tueuse dont il d,in;ne m'hoiiorer, il m'a témoi-
gne qu'il état lui mcine t ul-ii-fait coiiirarié d'elle contraint de partir si-
tiii : — Je ne pré.'-uinais pas , ajouia-l il , avoir beso n de sommes aussi
imporiaiilPs que ci Iles qu'il m'a fallu pour terminer les alla r< s qui m'ont
amené a P.Tiis. Il ne uie n se, je vous l'avoue, à l'heu'e qu il e-t. que ce
qui m'es, iiids] ensable pour arriver décemment eu pays de connaissance.
J'ai bien ici des compairioies qui se feraient un pl.iisir de meure à ma
disposiiion tout ce doui je puis avoir besoin , mais j'ai le piiis granJ inié
rct à ce qu'ils ifiiiorent mon voyage et le sé>ur q e je viens de Ui c à
Paris, (iarde^-nioi ce secret, je vous prie . inieu.x ipie vous n'avez fait au-
près de M. le prince archi-ch; ncelier, auquel vous m'obligerez de pri'seu-
1er mes excuses cl I assurance qu'il ne faut rien moins que l'urgei ce im-
périeuse de mrs alfaires pour me faire manquer à la promesse que je lui
avais faite de ne point quiiter Paris sans avoir riionn.iur de le revoir.
Vous pensez , monsci;,'neur , continua Léopoid ipic je ne me suis pas
tenu pour ba'tu ; j'ai vi-eiuent imislé; j'ai dit .i Péirolovv qu'il me coai-
proiueliail vis-à-vis de votre altesse , qu il ne pouvait reînser votre iiiviia-
tion, ue fùi-ce que pour s'arquiiter de la manière oliligeante dont vons
aviez d ligné l'accueillir. Tout aéteinuiile; il aobstinéuieul persisté dans
sa re.oluiion de départ.
— Mais etes-vnus bien sûr. dit Cambacérès, qu^ le prince vou; ait
dit la vérité ; seraii-cc cû cUét le besoin d'argent qui l'obli^erjii à quitter
Pans?
— Je le crois, car, sans défiance qu'il est de moi , Il n'aura t n il motif
de m'en iinpos' r. surinnt en rciourani à un préltxU! qui, en soi, a quel-
que ch.i.'c de mi squin, presque d humi iaiit.
— Eu ce cas, n lourinz près de lui avec lout'^ la célériié possible ; diics-
lii que je ne lui paroonmrais pas de me priver ('e lui rendre un léce,-
service; dit^ s lui (pie je veux eue son liani|uier discret, et i lu , de toute
ma' ière, du se je lui l'aire lermcr Us barrières, il faut qu'il diiie aiijour-
d'Iiiii avec moi.
Moins d'un quart-;riicure après Léopold était rhrz le prétendu prince
Pi II o'ow.
— i:couie, l-.!id,til, l'archi-clianci lier le ciu:t obl'gé de qui'lcr Paris
par bnsoiu u'aigrni; il t' uic force il vyt t'en prêter pour que lu demea-
OCTOBUr t8ll. — TOJIÊ 1
rcs. Tu comprends que, la .'ituation donnée, nn p'ince russe, un agent
conli.lentiel du c/.ar, ne pi ut se contenter d'une m sere ; qiiaii 1 on lient la
bobine à > iseiétion, il faut prendre du galou ch véritable indiscret ; lu
demanderas vingt mille francs.
— Jeu demanderai trente , répondit Adrien, et on s'empressera de me
les donner; ab ! va, lu n'as pas besoin de mefaiie mon thème ; j'ai deviné
désormais ce que l'on croit obtenir de moi, et je saurai mener noire *f-
faire à bien, sans noua compromettre ni l'un ni l'autre; ceci e si d.- laili-
ploœaiio iranscendanle qu'il s'agit toui s raplement de coiubim r avec US
égards et le re-pcct que doit in-pircr le Code. Tu vas me voir à l'œuvre,
et lu jugeras si je sais saisir l'esprit d'un rôle.
El cela dit d'un ton insoucieux, moiiié ra.lleur, ils partirent, se diri-
geant vers l'hôtel de l'amien second consul.
Cambacérès vint au devant de Pétrol'W. dès qu'il l'aperçut
— Savez-vous, mon cher prince, diiil en l'a', ordaiit av c une pracieuic
oll'abiliié, que si notre nation nous juge aussi févèrem' nt que vou-, t i«S
nous lait une grave injure. Vous douiez que nous devions saisir avcccui-
prcssrmenl l'ccra.'ion déire agréable à m\ homme d'h'uineur.
— Pardonnez-moi, monseigneur, répondit Péirolovv, ie rends à votre
loyale nation toute la justice qu'elle méiile ; mais éiaiit à peine connu da
vous, ne dé-irant l'éire de qui que ce soit durant ce voynge, j'ai i ensé
n'avoir rien de mieux à faiie que «le quitter Pi^ris, loin duquel des a!f ir«â
pressantes et de graves iuiéiéis m'appellent, sauf à y (venir dans un«i«-"
lai qui, je pense, et je dirai même j'espèie, ne sera p s long.
— Nou prince, ron, iiilerroinpii d'un ion persu.isif l'arcUi-rhanre icr,
il ne fa 11 pas songer à nous qu lier aussi brusqueun m ; d.dgeez prriilre
la peine de pa'^ser, avant que mon monde arrive, da s ii\ n cabinet, nous
allons régler ceiie petite alfdre hn (pi'il n'eu soii plus qu sii-'U.
Adri II ne se lit pa, prier davaniage ; il suivit dans son riibioel l'arrhi-
ch.TUielier, ei. l rsijii il ( n soi lii, 'U buui de (piel pies in^i.iiis, .1 av il'. pr.'>
cieu eiuent renfi nné dans su porleleudle un b- n sur le tré.sor de ircnie
m Ile Irancs.sumuie diuii il avait dit avoirbesoiii seul m- ni. ( i pour !;iqu' lie
ilavait voulu f.ure son billet, que Cambacérès avait Ci^ur oiseiU' m r iu-é.
Le diner fut de ceux qui uiérilèrent à l'archi-chancelier de ('empire une
réputation dont le souvenir s'est precieuseuieni con-ervé; les vins « talent
délicieux, et les gens du service av.iicnt ordre de veiser fréquenMie:ii au
prime russe. Adrien n'était pas dupe de cet enipressemeni ; ma s, coinnie
il était bon «onvive. et se sentait la Icte assez lune pour ré-i>ier nicme à
de plus fortes sédectons, il ht bravement laison il toiles les santés iiu'il
plut de portera l'amphytrion et à son inamovible conimen.'-algas rouumi'
que, M. d'Aigrefeuiile.
Lorsqu'au sortir de table tgute la comrazBie eut passé dans le salon ,
Cambacé' es, attirant Péirolow dans une embrasure de leiié r , si us pré-
levie (le deman'lersin avis sur in délicieux moka sueré a^cc les preiniers
prudni;s de la beitriave, (|ue venait lie crisiallser riiapi.l , il lui bide
nouveau ses oïl'res de sei vires, et hiiii par ani' lier adioit<ineni .'aconver-
s iliun sur les dispositions d ms lesquell-'s l'eiiip' reur de nii->ie se trouvait
vis-à-vis de la Fr nce , et Mil loul de l'empei eue, Adneu fi'igiiil d'.cbod
d'éire surpris, prtsque embarrassé de sa que-iion ; mais liieniôi . se le-
metiaiii, et piiliiii leile neiii, comme s'd tût pesé in.enearemui.t la pjr»
tée de chacune de ses paroles :
— Ce ser.iii mal rcconiiaiire les honorable.s procédés de votre a'icse.
répon(li!-il , que degardiruu silence al'soli sur (OUc qiiesiion; ii. an-
moins, le service même que je vieus d'u.;cepier de Vuli e coui loisie liuspi-
taliôrc...
— J'espère, dit Cambacérès m l'interrompant, que vous ne vous pré«
occupez nul emeiit de cetie bagatelle.
— Je crois il la pro'.iiié poliiiiue de voTe altesse , à son amour d'un
pays à la puissance et à la pio périié duquel elle a concouru si pul.s.sam-
ment pour son présem et on avenir, et je le lui proaieiai en lui fuisaut
l.iyaîeinent des conûdeuces qu'elle n'exigerait ceMaiuement pas. \o is d- •
sirez savoir quels sont les senlimens de l'empereur, nioii iiiaiire, ci de la
cour de Ilussie, relativement à la nouvelle digu té où vient de .s'élever
Napoléon ? Personne, je l'avoue, ne serait mieux (pie moi en [losii ou Ce
donner ii cet égard des renseignemcits assurés; mais, votre aitessr le sait
inieuv que je ne saura's le dire, de lelîes conlidencc» ne peuvent se fa le
sans de nécessaires rcsirictions, elle lai.sser- aller d'une causeiic télé à
té!c eiitraiiie qui-lquefois plus loin q'U lO prudence ( I le devoir ne le | cr-
nieiieii'. Jen'igiiore pas d'aiHeuis que. ■.i^ire altesse csi le ronseilerleplus
iiiiime et le p'iisjustenn m .'ppréiie dr ^apnléon; vous lui repurieriei iié-
cessairemeni mes conliil' lices, et je déclare du reste ne voir à cela nul
inconvénient. Mais je liens pusitinment à ce que mes opinions, mes vues.
mes paroles, ne pariienuenl ii l'empereur que d'une mauiè e précise et
( ximpie d'interprétations, uié iics involontaires. J'écrirai duiiciout ce que
je ne puis dire a ce sujet ; je le promeis a votre altesse, j»- m'y enp.tge; < t
avant deux jours elle aura entre les mains une noie qui sit sf. la.jcpvcsc,
au désir qu'.lle vieiil de me faire l'ii umeur l'e me témoigm r.
Cambacérès ( xprim.i au prince combien cette réserve lui paraissait con-
venable ; il redoubla do soins, de préveeaii es . aupi es du j.uue étr.!n.M r
auquel il finit par ollrir de le présenter le lendemain à l'impératrice José-
phine.
— Je craindrais de me coniprorceitre , répondit Adrien; j'ai le plus
gi aiiJ iuléièi à re que ma prtscncc à Paris soil igiicrée.
— Poycf tranquille , répliqua l'arcbi-chaKcliT, c'est san? .i"rTai . »
S'»
LE MAGASIN LITÏÉRAIRE-
ia Ma!ma'son , presque dans riniimiié , que je veux vous présenter à sa
in:.je-io. li faut qu'a voire reiour en Ru-sie vous empoilh-z une idée de
tout re que la gràrc dans la piiissanci; , la séductiou dans la grandeur
peuviMit oHVir jamais de plusacconipil.
— Jaccepic donc, à demain, répondit Pétroîow.
(^ucli|ues iiist.ms après l'archi-thanrclitrs'approcbade Léopolr).
— Mon dur Clion, lui dit-il, je suis liés content de vous ; vous avez
fax preuve en cete occasion d'une connaissanre , d'une sûreié que je ne
vous siin;M;onnais pas. C'est I ien, très hien ; je tâcherai d'obtenir pour
vous (|iiel(iue uiission honorable et avantageuse.
La joie des amis était plus grande encore que cel'e de rarchi-chance-
lier. Ucsqj'ils luiint sortis, ils tinrent conseil pour aviser à ce qu'il leur
resaii de mieux à faire.
— Je crois , dit LéopoUI , qu'il ne serait pas mal que nous allassions
faire un piiit tour en Anyleterre. Si nous parlions demain ':■
— Du t;uit. Demain sa majesté l'ini;)éra;i ire me fait l'honneur de me
rcrevo r en audience pinicnlière , et ma foi je ne serai pas fûché de me
trouver léie-à-tele avec celte excellente Joséphine , qui est encore une
foi 1 jolie femme.
— Ah çii ! Adrien, est-ce que tu ne crains pas de tendre un peu trop
le rcssiirl'::'
— Ji' n'entrevois pas le moindre danger; on se jette à notre tète, nous
nf us laissons faire, et noui pouvons de la sorte aller tri s loin.
— Tiès loin en efl'it, imploin, peut-êire, et pour ma pan, si j'ai grand
souci de voyager, ce ns sera jamais par la grande roule de Toulon que je
voudrais prendre le chemin de l'Italie.
— l'oliion! lai>se-moi faire: ne sui<-je pas d'ai'Icurs le plus engagé?
Je suis l)i 'u aise de ca is-er un peu avec l'impéralrii c Joséphine ; et unis ,
trente mile francs ne pemeui pas durer toujours , et s'i ét.iii possible de
do:ib er la somme , celi m'a;5'réerail fort et ne te déplairait pus , que je
ïacbe.
— i:h hien! soit! Audaces, etc. Mais, à propos de latin, je remarque
que le russe ne l'a pas servi a grand < hose jus(iu'à pi éseiit.
— Ce a pourra NCiiir; j'ai des proj( ts là-t^c^siis. Au fait , le métier de
prince est fort de mon goût, et je n'y renoncerais qu'à regret.
— A ton ai^e. De ma seule volonté je l'ai fuit piince ; vois si lu te sens
au cœur de quoi l'élever jusqu'au rang suprême de majesté ?
IV.
Prévenue parl'archi-chancelierdela visite que devait lui faire le prince
Péirolow, Joséphine s'était levée toute joyeuse. Dans la matinée. Napo-
léon vint à la Malmaison, et l'impératrice se montra charmante.
Bon Dieu ! madame, lui dit en sotriant l'empereur, comment faites-
vous pour èlre plus gracieuse et plus jolie encore aujourd'hui que de cou-
tume ?
— C'est que je suis contente, répondii-elle, et que nen, vous le savez,
BC sied à notre sexe comme le bonheur.
Que vous est-il donc arrivé d'heureux, dites , que je prenne en bon
m.iri la part qui me revient dans ''os peiiies félicités.
Josépliine hésita avant de répondre; mais les choses étaient désormais
si avancées, le s uci es lui paraissait si certain , qu'elle crut pouvoir se dis-
pei.ser de garder plus long temps une réserve qui lui pesait. Elle raconta
donc à Napoléon comment, avec l'aide de Gambacérès, elle avait d(:cou-
vert et ga jné à peu près un agent secret envoyé à Paris par l'eatpereur de
Russie, "avec une mission dont les conséquences devaient être de la nature
la plus délicaie et la plus grave.
Mais, (lit l'empereur, après l'avoir écoutée atleniivement , êtes-vous
bien r.ssuréc , !\I. le prince archi-chancelier et vous, de ne pas être dupes
«le q.îclqiic intrigant':»
— Cambacérès a obtenu là dessus des renseignemens certains , répon-
dit Josi phine, cl d'ailleurs l'agent russe doit nous remettre, eu réponse à
toutes les questions qui lui ont été posées, une note préri«e et explicite.
Vous pourreï examiner celle pièce qui. je n'en doute pas, lèvera vos dou-
iez. i|tie j'oserais presque q^alilier d'injurieux pour nttre zèle et la pers-
picaci.é i e M. larchi chancelier
Napoléon se lut; après avoir réfléchi quelques instans, la chose ne lui
paraissait pas impossible. U dit à Joséphine qu'elle pouvait recevoir le
selKi:eur russe, puis après s'être occupé d'autres soins, il retourna à
i'aris.
Arrivé aux Tuileries, il Cl appeler Fouché.
l,a police est bien faiio, monsieur, lui dit-il durement dès son en-
t'-ée. j<; vous en félicite ! la Russie entretient à Paris des agens secrets, et
vous cies It dernier à en être instruit !
,sire, répondit Fouché, sans se montrer troublé de cette boutade,
l:al)iui' qu'il était à en supporter de semblables de la part de Napoléon,
j'ai la ceriiiude que cla n'est p?s.
— Je vous dis, moi , que cela est positif! Le prince Pétrolovv est ici,
avec mission d'observer l'esiTit public. Cet homme ne peut pas remiilir
sa miss on sans se montrer. Comment esi-il [lossible que vous ignoriez sa
pié'cnce?
— On a troaipé votre majesté. La Russie n'a a Paris que des agrns
avoués pour le moment, cl il n'y a pas de prince Pétrolov/. Je n» sais
quel but peut se proposer l'inventeur d'une fable que l'on n'a pas sans
dessein accréditée près de voire niaiesié.
— Mais ce n'est pas une fable, encore iinr fois, inîerrompil l'eravereur
avec impatience. Ce seigneur a dîné hier chez L' piiiice ai chichaixe.ier,
et il est à peu près convenu qu'il était envoyé par Alfxandrr'.
— Sire, il y a la quelque inti i;nic que je découvi ii ai promplement. D'a-
bord, perinetlez-inii (fî faire ri'maïqiii'r à voire iiia;esi>' que c'e-t l'ut
au moins un singulier auent sicret, que celui qui va praidie pour couli-
dent h- premier di.sjniiaire de l'ét t.
— C'est vrai, dit Napoléon en se ra îoncissant, et cela m'avait au'Sl
frappé ; mais cependant on a de; renseignemens si précis qu'il tsi iuipos-
sibie de n'y pas ( roii e.
— J.^ prends lergigoinent de donner prompiem"nt à vnirc majesté des
nouvelles teriaiuesde cepriuce, queje soupçonne fort d'être un tlipioniaie
de contiebande.
— l'eui-êlie, (il Napoléon, pouriai-'c savoir tout de suite à quoi m'en
tenir: l'imiM'ratrice le recevra .■iijouid'hiii; prolialdinienl même e,>t il
déjà à la Mabnaison, où Cainbaciiès ùoit le conduire. Venez, monsieur le
miuis re, j'y vais, et vous m'y acconi)>ignerez.
— Je swis aux ordres de votre maje,'ié, réjion lit Fouché; mais je dési-
rerais louttfois qu'elle daignât m'aceorder que iiu's iiisii.ns pour que je
pusse prévenir e; amener nu des serréiaircs de mon cabiuel qui a lui-
mêine vécu à la vour de S dut l'i ter.-bo.iig.
Cepenlant, larclii clianrelier et le fauv Péiro'ow étaient parts de Pa-
ris; ils arrivèrciit à la Vlalmais mie b^inc heure, ce qui les obligea d al-
lendre (pi Ique peu ; bie;iiol ils furtni inlro.luiis, ei G nnb ic 'rès présenta
le seigneur étranger à l'impéra rite (|iii 1 i lit un evcclh ni accueil. Aux
quesùoiis (|ue Joséphine lui alressai avec plus de curiosité sans dou e
que d'ailressc. Ad i'U ré,ioiidii avec aisance, a^ec natoel, et >ans parai-
irc le moins du monde embarri^s^. Joséphine, durmt le cou s de cet
cnlrelieii , é iroivait une saiisl'action , unejoie qu iraliiss.iirni put-être
trop in lis •rètement ses regards veloutés et 'CS paroles b enveillanles ; le
prince archi chancelier, de son côti-, prenait p irl à la co ivirsaiiin qui,
iiaiiireilemenl, roulaturla Russie, eidoiit d'à jue phiase, comme il anive
dans un pourparier diplomatique, se termine invariablement par un point
d'exclamation.
Tout à coup. Napoléon et Fouché entrèrent sans avoir été annoncés.
Adrien ne se découceita pas; il se pencha veis Gambacérès, et, parlant à
demi-voix :
— Monsieur l'archi-cbancelier, lui dit il, suis-jo victime d'une trahison ?
— J'espère que vous ne le croyez pas, répondit de même Gambacérès,
et je suis au si étonné que vous.
— Pardon, madame, dit Napoléon en prenant place sur la causeuse où
se trouvait i,o;:chalaiiiment assise l'impéialrite, je croyais vous trouver
seule, et je voulais vous présenter un jeune créole, un compatriote, au-
quel M. le duc d'Oiranle s'intéresse, et qui, amené tout jeune en Europe,
et ayant depuis lors voyagé presque conslamment, parle touu s les lan-
gues, depuis vctre doux et nonchalant diaKrie tropical, jusqu'aux idio-
mes de l'Afri lue et de l'Asie : ce jeunj homme est un vérjlaljie pohglotte.
— S'il parle russe, d,t Joséphine , eu souriant 'f;racieuseincnt à l'e-rpe-
reur, voici le prince Péirolow, qui m'a laii 1 honneur de ma venir visiter,
et qui mieux que personne pourra décider rie son riiériie.
Adiie:i, qui s'était levé, s'inclina resiieclueuemcnt, et presqu'aussitôt
le polyglo te fui iiiiroilnii. Fouché lui ddre sa la (larole en allemand. Na-
poléon lui pai la en italien, Gambacérès en anglais; Adrien, sans hé.-iier
et lorsqu'à son tour il y fut convié pjr l'empen ur, l'iiilerrogea en ru'se.
Le jeaiie secrétaire engagea alors une assez longue (onversationaviTlui,
puis répondit à chacun de ses interlocuteurs dans les langues dilléreiites
dont eux-mêmes s'étaient servi'^.
— Sire, (lit Fouthé à Napoléon qui l'avait attiré sur le péristyle du
parc, CCI iiominclà parle russe, mais j'ai la ccitiiude qu'il n'est qu'un au-
dacieux intrigant.
— Eh bien ! avisez, monsieur le minisire delà police; faites seulement
que ce personnage ignore qu'il est observé. J'ai à cœur de voir ta note
manusaite qu'il doit remettre à M. l'archi-chancelier.
Cependant Gambacérès, qui craignait les re( roches de l'empereur, était
impaiient de se retirer. U ne tarda pas à prend, e congé, ei partit avec le
prince Péirolow, qu'il reconduisit dans sa voiture.
— Je suis fâché, dit l'arthi-chancelier, chem n faisant, que l'empereur
nous ait surpris; mais je compte sur l'esprit de l'impéralrice, et je me
porte fort que votre présence à la Maluiaison ne pourra vous compro-
mettre en aucun point.
— Eh! moi) Dieu! répondit Adrien de l'air le plus naturellement indif-
férent, une fois le premier niouvem ni de surprise passé, je n'ai pas é'é
du tout fâché de me trouver face à face avec l'empereur,
— Mais, maiiilenani, il ajoutait à pan soi : — Du diable si l'on m'y
rattrape iiiic seconde l'ois.
En quittant l'ordii-chancelier, il alla trouver LéopoUI qui l'atiendriit :
— Cliir ami, lui dit-il, hier tu voulais aller eu Angleterre ; aujour-
d'hui, moi, je m'embarquerais pou'- la Chine. Avant une heure, toute I ;
polirc de l'ai is sera à nos irous;es... Ce que nous avons donc de mie l\
à f.iire, c'est degaiinerau pied lestement.
Le soir même, au lieu de la note semi oOicie'le que devait 1 li ^a . e le-
nir le prince Péirolow, l'archi-chaucelicr recevait une letire dau.? lanu el-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
35
le Léipold Ohin h\ aiinnnçait qiip le prft<»nclu agent russe nY'la-t auiic
clio c qu'un inliiijaiu (loin il avaii été rlujio. cl à la p')iir.siMl(i (liii|iicl il s|'
mi'tUiil, ill^ll■ll!t quil icrjait (j'eini .■iiiM a iii pris la iiiite cii toute hâte à
'iMii' (le t-a p!(''^eiitalio;i ati fli.'iica.i (II' la M .liiiai-oii.
A (pi.'lq u" t'-iiips (le In, doiu jiMiiics «'•ci'ivcli's <pii se di'acnt oiigi-
na'i''S(lu 11 ail-(;aiia;la puer o\|ii;iiucr la p if ciioii avec lajU'-ile, bii n
ilnY'trangois ils piiriaieiU la laii.ue IVaiiçuisi", iii.iiigi'aii'iit joyi-useaieiit
,;ii.v caiu (leBa(l(î iiik; ir^'iitaiiie (liMiiilUi fr ries, (hiiu l'orinine pirais-al
iiss «.'t sii-pt'ctc à voir I.' tr ■in (loin Uiirs joyeiiv cliHc ili iirs !• s mcnaifiil.
Ka.iol on lii iic.iucoiip (le celle aveiiiiiic ; Caiii!)acéiès iiussi s"elloi(;.
(la I ire fpiaiid elli; l'ut niilisereteineiit ûbruilée; mais Foucje prêttiiilii
iju'il lia t jaune.
Eu (l(';,) l lie C"tle h;;r.!ie injMKicaiion, JoS'pliine roniiiiiia de nn-cr, ei
JMe Lenoiniii!!, de s 'ii ici e, expliqua CMiiene deviiii la carioiiiaiicie,
c mai. nia le p ij.v m < i deviaal'meiiir au plus jn^ii- piix. ^ais pecUe la
coiiuai.ce do ses dupes. iiouACic ii.\i.sso.\.
[La l'iciàc.)
r>'3^UEBS.E EaMCESJlS.
On f'til au y^hia fmt de l'iiivcr de 1S3G. L" so'e'l parisien, qnl se Itivo
Fi iar I, toiiiniC'içaii iiiiinàj 1er srs pn'iuiei's it pâles clarie^ (l:.n.s la
vile: les »(iiu'r> >, ipii roilaicnl iiVer hruit, ii'|:r(j.si'iil,i. ni a uier\eii e le
Lj lit du cliai' de c<lle ai rme p.ii liniiinle, et ce eiid.uil c'et .il à ;i aiid ■
peine si ces l)i il s inais' lis eiicoie emloniiies oiui-iiuit par liasaiil quel-
que -unes de lei.is fi'ue.'ns. l'ius i ml'u ini cacon; (| e Ks lllai^(lll^ vi isi-
nes. ctaii un ia>le hoie de la rue i.c lliclie im ; hôtel soiiilne, siieneieuv,
Ires tel nié, saii- hr il, sans luouveuicnl. niiis non pas sans lialiil ns. .ar
vii I nii jcui e liiMiiaie... ((pi.nil non-, di iiin un jcin e lioaiaie , nous e
rie lunii- à 11 lé;.è. 1 1 • île smi (as, a la n-in m de sa mai , a C' je ne sais
qiio de j' une qui (iciaie nié ne sous le m u t-;iu le (1 ..s siinlne , mèuie
sous le Cl he-inz le p us (5p.ii-) vuici un |eune hoiuiiie qui IV pp ? à celle
pu. te (le façon à lé: cnlei-. La pu le. iiiusi réveil ee m sur-aul et d'une
t'a(;oii si l)Ml rt c, s'ouviii leulenieul et couiaie a lej^iel. Du u (>.ue pas, ou
plutôt du nieiiie inouveinei^t, ce Imi al iiiiineau ve u gigna l'eiiire.so!, et
là encore il lai'iii ati. iidie et fia, per longtemps. \ l,( ijn, un brave ilo-
BiPJliijue. ie|)u m u-non pas rassasié de sounueii, les'heveux en rjes'udre,
l'œil gonllé par le repos de la iiuii, le bà lleiiieni e le souiiic à la huu-
eue (tant II ava-t iloriiii !), vint ouvrir à ce einpressi; visiteur.
— Que le diaiile t'eiu|)nrie ! .'ï'ciia le jeui.e hoaime : où est ton maî-
tre? tiii uK^'ine teiiiiis il se dirigeait sais auliv f,i(^:"n vers la cliambre à
coucher l'e II nri lliiuioir. — l'uis, coaiUies'il tûi eu quelque reuiuidj
di ri'veillei- Henri .si biusqueinenl :
— Ecoute, Aiiilré, il e,si dix lieuies. — Henri est peui-è rc rentré ce
roatin uk} e. — Je le donne ei\ luinuics pour le léneilier cjniine m l'eii-
tendras. En mi'nie icnips il se jeia u'ai s un lauieuii, en lioaiuie qui ne de-
Uiiiiiiiait qu'une occasion d'enlrer dans une yraiule fureur.
Et ( OiMi.ié il f 'Ui ineitre à prulit lou c.s thuscs, m. is .suriout la patience
d'u" homme en colère , iinus piolilerniis de ce iép;t |.our voes donner
qiiel(p'es expl la nuis sur noire héros, ijne dis-je? sur nos deux héios ,
Georges qie vous v.ivez lit ((iu< hi'dans un fauleuil, et llemi llauioir (pi
se leveipe à gia:id'|ii iiie snus les liiui(-!es et insidieuses sollicitalioliS de
luiinsidi' .'011 v:.lel de chaïubie, Aiiiriî.
Henri llauioir n'était li n inoiu- (pi'uiicm;illif ureu.se cri^alu'e Lmnaine
t'e viiigi- trois ans loiit i'U plus; ii n'.ivaii cornu Jibiiu'à pren'itque le.s ru-
ses sans 1 plues de la ieunesse, f-inon uie C'p ne qui l'av.iit pi'|ue aucu'iir,
niais si légèrement ! f'e (pii fai.^ait de Ileiin un mis. nihrope. Lui nain !
lui-nieiiie ! Vu là ee qu'il se reiK^'la t sans (in et sans ce; .se. Tr.ilii par clic,
eiicaie. fh! mon | auvrc llenri, par (|iii doiie ■oiniiies-iMus ^raliis, sinon
par cllf'.' Du resie, noie jeuni! Inniiiue eiait beau , bien lait, jo i, tiop
joli. |iensiii|.il, malgi (^ sa iiioiisia In' bloiuh'. Craiid ma lieiir, une niiiU^ta-
che blonde .-.ur in Irais vi-age. Ah ! si ma inou>l.i' lie était iieire ! Ah ! ti
ma n aitie>.sc m'ainait iniiiour.-.! Ali ! si j'avais viiii;l-(in(| ans! Et les au-
tres éi> iiiels si ee 1.» jeuin sse. (Jnaut à sa vie, sa vie opulente , oisive ,
jaseuse, capiicii'u.M-, douceinent m uininMiile , t'était un de ces beau.\
iuis>eaii\ bi n llinpi les (pii n'oul jaunis r.ii tourner la t nue d'un mou m.
Eaux jaill .ssaiili s ei oi ive.s (|ui cii culeiu à travers la rraii le, eu cli niant
les peiiles cemplaiiiles qui pluitciitii furi . u.\ blanches marguerites et auv
blcuds.
Cleorgcséiait, tontroiuire Henri, un rou('Miinoceiit. Voii.s savez bien, un
docesiuiberhesdon Jaaii, Inul prêts, à lesentemlie.à se a ire, il iromiier, ;i
déshonorer deux cenis femiiies et roiigis-aiit jusqu'au bl, ne le l'aïue ei des
yeux, s; par hasard lomlie sur eu», (julque peu d'.iplo ub, un doux
regard leminin. A enteinlie parler nos diiii .Iiiaii , C s.inoia est un enfant
à i(Jl'' deux; vojei les agir, ClieiuM i csl nu héros. Ce sont les uialamo-
res de 1 1 (.alaniene 1 1 de l'amour. Ki cepend.iiil voule/-veiis savoir lleor-
pes tout eiitii r? Georges n'av. ii ( ncore ele iialii par personne. Il appelait
de tous ses vreu.x la première tralii'-on, c'est-u-diic le premier amour.
Soupirs, billets doux, la main pressée par une main ireinblaiiie, poitiaits
échang('s, clair de lune, promenades dans 'es liois, mouchoirs brodés, deV
telles, rubans, dieveux. pa; fuiiis, S'Uriies, douces choses si cuarniantes ."'
■ Iiinner, il leceioir, à garder sur son «œiir ; Oui, mais le jour arr.ve eu "
iaii' tout rendre, hs bilels di^ux, la man pr. s-ée. le portrait qui s'iinit
einore • oiiiuie le premier jour, sans eu excepter les baisers. — Déjà à son
âge IK nri a éié trahi par une fciume, pensait Georges. Henri n'est pas
déjà SI inalh'ureux.
Tels étaient les (ieux ain's, Henri ot George». Avec ces deux-là, vous
n'euss e/, pas fait un p- nul roué. Ils s'aimaieni dune ho neic a niiié, à lout
inendre: seuiiui. lit ce damné ilenii ava t piis l'habitude de coup r les
moi sons amoureuses suus les pie. s de Geor;.'es. llenri était plus beau,
p'.'SliSie, pu- heu- eux que son .uni Georg s. Sou 6 ode brillait d'un éc'ai
plus vif aux yeux des belles daiin t>. Au inouïs ataii-il p lur lui l.i t ahis^ a
< e sa piein ère niaiie se, et hs femmes lu en .«aVaie t gr-; el.es se di-
■a cm (|ue, (,u .-i.n'il n'était pas mort d'une première tiabis'm, il ne niour-
r.iii pis d'uni stuiin le, l'i cé;ait (Il j I aiitair de g'giié. Ainsi, Georges,
ixiii diable eljov al gai(;on, ne savait à quoi ailribuer tnu es seSitalancs
m s.i' eniures. iJi vain fai.sail-il lever sous ses pas le plus galant gibn r du
iniinde, vingt ans, ( liap aux à pluiui s, biodei|uins noir, biaC'Ieis, é>eu-
lais, voles (t dentelles; en van attrapait il à ce gibier 11 itnboyaut ua
COI p o'œ I, un s lura e, un pi 1 1 (ri railleur, il arriva l que lout u'ioé i oup,
à riiisiaiii ( il i'aiiii la'uiges ii.el.it en joi.e c s beaux f.isaiis tout dores,
où se jo ait la lumière du soleil et de I amou , un coKp invis ble. p i li de
.pielque bu ssou v. isiii, de (jiielijiie b.iie dauuépine en lieu s, abattait le
gii ier visé par Georg. s, et puis cours a, Tes si lu le peux, mon t auvrc
ami. Je vous ..is 1 . à ui.i façon et à la façon de mes pérqiLrasis, les atci-
dens de (.etuges allant en chas c ascc sou ami Hi nri.
Ils eiaieni lés l'un l'.iutie dans la même province, sous le ra('me petit
lambeau de ciel bleu, au cliaul de- iiiè . es i .jSsuk) s. Tant q l'ds avuit-at
clé ainoiir uix dans leur patiie, ils r.tv .ienl ;ip,i..lée une pair e. M is de-
puis son preaiier uialhe.ir,/ • '«ri avait pris en giaiidc p ie celle paire
lies ler'ines i i:r.ites ; (juaut .i Gi orges, sou bnnh ur s', lait ob-.cui ci le
jour néiue où :u g amie (^.ilabr.iise, lidc . oiic 1 1 vive, lui avait • il : « Je
ne t'aiiiie p i-, Georges !» 1 s élaie t doue venus, br.is d.-.ssus, bras des-
s us. dans 1 ■ r. luge d.' to ues l-.s ambitions cl de toutes les (iouh-u>s Pa-
ris. Là ils a\aieiit vécu en bons jeunes gens, bien posés dans le nioii'h',
ei à (jui rien i e u.cneue pour vuie, ipie d'eue mon S heureux. V us
voyei (pie rien n'est pi is vulg.die que la v ede mes deux héros, mais aus-
si UOILS nvoils lieux Unvs.
Qu iid il eut aiteii -u ce grand ipiart d'heure, Georg'^s. se précipitant
sur le lit de II nri : — Ré*eille- oi. lui dii-il. lu as bien asse/. dormi l'ar
le ciel ! rêve. Ile-loi. pour oue tu sa hes louic la tr.ih, son, toute la per-
lidie, toitie la cruauté diS femmes de ce timpi-ci. Héveille loi! revc. lie-
toi!
— Voilà qui est tragique, mon bon ami (Georges, d't Henri en se frot-
tant les yeux ; mais quoi ! cela uc m'explique ni la visiie ui ta muuvaise
hiimeur.
— Eu d. iix mots. Célost'ne se mnqiie de moi!
— .\'e.st-ce (lue cela? dit llemi, dont 1 airsoulT.'ant et les traits a'iérés
seuiblalent i.'iu<i..'iier qu'il avait bcs.>iu (lu repus que lui ratissait impi*
luy.bleinent S(ni ami.
— Eh' p.irleciel! n'est ce point a.ss'"z ? s'écia l'irasrilile 'cune liox-
ni". (J jel sang as 11! do;.c d.iiis les »eiiies si la r hisoii de celle là ne peut
pas SI coller ton é|ia s sommeil ! Il s'..g t de C6I ..siine, cnei.ds lu? il s'a. il
(ju'elle ment. qu'. Ile nieiiompe, qu'elle .se moque de inoi-iiicaie, ■'cmoi,
(.e.rgi's! Et |.our(|ui me irompe-i-i lie en me ? Peur quel geiit.ih'.mu c
(le bunime mine, p.iur (pn 1 chevalier de Kaubla- , Cn frac et eu boit, s
ver.iiis? Pour ce luuy et liiandreti.x uiigiie'aui! t'ii dr' le à la mai. "-e échi-
ne, un ronliiii de .som.etie (pii se da.id ne en m.irchani, i n méchaiit at-
taché d'ami) issade, aitidié par (pie| b. n on mauvais lil. Dieu le sait; va
fat. un ri. lé, un blauehissani, un édenté, un diôle ( t unetrùlessc: les<ni-
là bien appareillés ; que lieu uc vous gène, moasieur et uiadaïuc, cmbr.is-
SC'-VOi s
Puis II se promenait à lraver.<! la chambre cn jurant comme un rbai re-
lier lion bapM.sé ; puis il s'a^seyuil sur le burd ou lit, et, tout cn boudis-
sant, il s'ecriiit :
— ,\lais ([u.lle vengeance puis-jc tirer de celte femaie? répon1s-mo' ?
Si j'allais la trouver un malin, d.ios un co:riuiue de cheval , é|H.'roni.6,
botté et une cravache à la main, qu'en dis-in?
— Je dis, Il pi il llenri. (pi.' tu k-éais une là helé. Oo ne bal plus mfnu
Fa fi'mme. (Ju md uu galant houime se venge, il sc venge en hniumc Iti-n
élevé. H va trouver son rival, il le .•^aliie poiimenl. et il lil preu.i sa fi lu-
uie ; troc pour lr.>c. Va d me! pour Célesti e (pii ne veut plus de to",
prend--uioi Mme de l.agiielant qui en xoi.d. a b'en.
— Comuuni, Mme de Laiguelaiii? Etl^e que L.igiielant est marié? dit
George.«.
— El irts marié, repiit Henri. Ah ça, d'où vjens-tu donc?
— Ma foi! cette iinpud.'iite dniless.' de C.'Iesùue me tenait si bicQCD i
charte privée, que je ne sais p'us rien du monde.
— Mais sans doute, ce fit de Laignelai l est marié, et qui plus rsl sa
feir.nu' «si charuianle et gracieuse ; GéiCîliue n'csi p.as digue ite lui si r« r
de leiiime de chaïubre , non, par le ciel!
— On pouria voir! dit Geoiges avec une certaine fatuité. Et «ju: cii
cette femme?
50
LE MAGASIN LITTliRAIRE.
— Tu : auras cela plus tard, mon bon ami, et tu m'en donneras des
uouvc Ii\^.
— A ravir! à ravir! Maudite C(''le.nine !
— Ah ra! voyons, Georges, dit Henri, laisse là Célestine. En voilà bien
BS5C2 ro;!r une danseuse.
— Tti V.S raison, je lui pardonne; mais clic me le paiera, l'infidèle. A
propos, j'iii reçu lii'T un billet pour toi. J'étais au bal masqué, h chiuchci
ce qu'o:r cherche dans cette foule qui est folle de son corps, ma foi !
; Ccite chaise aux faciles amours est la plus ennuyeuse que je connaisse ,
• t j en fus l)ii n dégoûté. Comme j'allais quitter le bal, une petite main
m"j t,'li-si5 cett'.' le, ire, en me disant à demi voix : Pour Henri !
— Et lune sais qui ce peut être ? dit Henri.
— Non, fur ma pnrnle. — Quas-tu donc? coniinua-t-il en voyant Hen-
ri se lever l)nis(|t:etn('nt.
— Lis! dit Georges en lui tendant la lettre qui ne contenait que ces
mots :
" Henri, je vous aime et je souffre, ei vous ne savez ni combien je souf-
fre, ni connneje vous aime. »
— Eh bien?
— lili bien ! ne reconnais-tu pas l'écriture?
— AU ciel ! b écria Georges, ab ciel ! c'esi la main de Calabra, que nous
appelions la Ca'.ibraise; de mon premier, de mon funeste amour!
— Commeiii donc, inîcrrompit livcnient Henri en lui arrachant le pa-
pier des niiiiis... mais non, rappelle-toi bien, Georges, ne reconnaii-lu
pas pluii'it l'écriiiire de Mme de Marnebois?
Georges repriila lettre. —C'est vrai, dit-il après un ii-stant de silence.
Cnlabraise appi;ya:t davantage sur les déliés... Bonne chance, Henri! —
tt pour'ant je ne siis quelle mélancolie ce nom , cette espéranre déçue,
ont éveillée en moi. Cela est cruel, Henri, de se ressouvenir! Une lois
au bout de celte phrase à demi élégiaque, Georges se mit à boire un ver-
re d'eau su\rée, tout en poussant de gros soupirs.
Mais llrnri ne songeait guère;» son ami. Il restait plongé dans une mô-
dilaiio'i profonde. H ne ponva't chasser la pensée que ces humbles paro-
les tic rrgiels et de remnrds étaient de Mme de M?.rneboi.', la même
<'î;rnme qu'il avait aimée jadis, et dont la trahison cruelle avait dé5enclian-
î6 sa jeunesse. Telle était cette nature crevante et passionnée, qu'au
moindre souille elle sentait chanceler l'amas si pénihlemententassé doses
ôoytpsct de ses ironies. L'ironie, — le doute, — la jeui esse, — trois mots
qui hurlent dciie ensemble, mais laissez-les hurler jusqu'à ce qu'enlin
quelque bon esprit vienne les apaiser, pour que chacun s'en aille de son
'lié. le doute et l'ironie avec la vieillesse grondeuse, l'espérance et l'a-
monr, avec la jeunesse qui rit de tout et qui croit h tout.
— Oùcst-eilc? se disait Henri, où rsi-elle mon Elise d'.'.utrefois, l'an-
ge de mes rêves, la g-ande dame confiante et folle de ma félicité passée?
oùest-i-llc ? (ju'a t-rlle lait? Pourquoi étes-vons dcvf nue si peu loyale, ma
belle i:iisc'J Pourquoi m'avoir niciili à moi qui vous aimais? Ainsi Henri
pensait K ni haut, en croynnt se parler bien bas.
— Voilà ([ui est bien parler, reprenait Georges! honte, infamie, et ma-
lédiction sur ces nai irges qui no'.is ra'pelleiit l'.u cou; lement des forçats
HU bagne de Toulon oa de Brest ! Voilà ce ÎHarnehois, un homme infor-
w, et nn te l'a préfé'é! — Iiifàme! Eh bien! supposez qu'une honnête
fcm":ie i;;i'oranie, mais honnête au fond, se donne pour rien à un par. il
d'Ole, vous veniez que cette femme serait honnie et méprisée. — Le ma-
riage l'absout et la ju>lific. — Ah! Célestine! Céle.'tine! Vin es?
— Dis moi. mon bon Georges, ven.\-tu me rendre un service ?
— Quel service? répondit Georges en reg.irdant Henri d'un air dé-
fiant.
— Tu me rendras le pU^s heureux des hommes.
— Bon ! ciM'ore une corvée. Je te vois venir.
— Tu conna's M. de Laigne'ant. H reçoit tons les jeuiis, Miuc de
Marnebois y sera sans rioule. Vi's y. -
— Eh! vasy loiniéme ! Ret-ceque je connais sa femme, moi ?
— Mais il faudri p 'urt.ii:t que tu fasses connaissance avec elle,
— Est-ce q'te je suis prié?
— Entre amis!
Et comme Georges hésitait encore :
— Vas-y, je l'en supplii". Tu es adroit, toi. Tu observes bien. Tu ver-
ras daîîs ses yeux si ce billet est de sa main. Elle te co'naii. i\e t'a telle
donc pas vu cent fois avec inoi, durant ces hêtres critc'Ies du doute et
lie l'afronie rie notre anioer ? Elle aura conlianec eu i(i. Tn s:is, les fiin-
mes ! Lu mot, un coup d'tril, cela snlllt ! Il y a uee hingu' niiirerselle.
Le seul aspect de l'uTi ou du frèie de l'homme qu'elles ont trahi, non
pass:>ns doehur, amène bien vite des larmes dam leurs yeux ; tu com-
prends cela: \as-y.
— Non! ^ill^ fois non! réponde Georges en s'opini'itraiit. Je veux
avoir, ce soir même, une evplica'ion avec Célestine...
— Mais, nialbcureux, il faut- donc tout te dite! .SI lu veux le ven-jer.
vas-y, m'culcnds-tu ; car sa icnniie, Mme de Laçnclatii, c'csl li Cala-
braise !
— Cdabraisi" ! — Ali! le roisérrii.le ! J'iUtrais dû m'en défier!
— Od certes, dit llfiiri, la l'alaiiriiise! Ion aïK Irn ajuiur. N-in, je ne
drtvr.ii- pas te l'avouer: mais enlin ;ipi>(( mis i-cnf q "• ' eite l'emim' (jue lu
as aini''i', je l'ai < «•i>s.>lée... i:ile e>! v niie à n.oi, so/ rranle, «■plorée, It!
cœur en dcu:!; 'Ile îîi'u tonfé son ilOçcspoir et son ■ .ronr...
— Oh ! ma chère maîtresse ! s'écriait George', je pourrai donc vous re-
voir' J irai, Henri I Ah ! certes, j'irai... Oh! ciel ! comment ne l'aije pas
su plus tût. — Tiens, Menti, il faut que je l'embrasse. — Et quant à Mme
de Marnebois, lie-toi à moi, vive Dieu ! je t'en rendrai bon témoignage.
Disant îcs dcrnii rs mots, Georges éperdu, et combattant vainemcn;
son trouble, se précipita hors de la chambre, la bouche souriante, les
yeux pleins de larmes.
Mme de Marnebois était mignonne et frôle en apparence. Cependant sa
taille tine, souple et nerveuse avait des mnuvemens agiles et furti'squi
eussent au b soin décelé une nature passionnée ; rien qu'à voir ses
grands yeux d'un gris bleu, tour à tour remplis de malice et de langueur,
vous-ii;êine, (pii avez cinquante ans, vous auriez dit : Là-dessous il y a du
feu et un cœur.
D'épais (lieveux châtains encadraient à ravir l'ovale fin et délicat de co
fiervisa;;e. L'^rc mince et pur de ses sourcils bruns, légèrement froncés
à la moindre aventure, donnait à cette figure expressive et mobile je ne
sa's quel caractère de mutinerie charmante ; au-dessous du nez le plus
mignon et le plus joli du monde, s'ouvrait uise bouche ronde et fraî'he,
parfaitement moqueuse et meublée. — Et quelles lèvres ! un peu grosses,
mais.... en voilà beaucoup trop pour vous faire amoureux, si vous ne
l'êtes pas.
Com:ne nous l'avons déjà dit, cette souple, frêle, nerveuse et dé!icicu«
se créatMie avait loag-teinps, avant son raaria3e, connu Henri, qu'un ha-
sard assez vulgaire avait ra,>procbé d'elle.
Dans une promenade à cheval aiix environs d'Amiens, il avait eu l'occa-
sion de couper d'un coup de ciavache la ligure d'un maraud mal avisé,
sorte de marchand de bœufs, en gants jaunes, qui trouvait p'aisant de trot-
ter à côté de celle belle dame dans les ornières ; — de fréquentes entre-
vues avaient suivi cette renconlre, dans laquelle, d'après un usage assez
général en province, Mme de Marnebois, alors Mlle Elise de Téverin, al-
lait seule, au hasard de ses dix-huit ans ncn acoaiplis; et bientôt, grâce
au voisinage, ils en étaient venus à se voir presqjc tous les jours.
Elise appartenait à l'une des plus ancienness mais ans-i des plui obscu-
res fami les de la noblesse de France. Son père, M. de Téverin, éiaii un
de ces gentilshommes tout d'une pièce, qui ont dormi plus de cent ans,
sans s'éveiller, dans le palais enchanté de la belle au bois donnant. C'était
une bonne moitié de giau;! seijîneur, entée sur une bonne moitié de ma-
nant. Il avait la taille d'un bourgeois, la main et le pied d un gentiihun me,
il parlait comme un élecieur; il pensait comme un haut baron; il élail gour-
mand comme un cordon bleu, et gras comme un fabricant d'ind eunes.
Du resl' grand chasseur, grand futueur, grand biaiUeur, grand amateur
de vin de Hongrie et de fanlari s. Quant à son titre de père et de protec-
teur d'une belle jeune fille de dix huit ans, de quoi lui parlez vous? Il n'a
pas le temps; il a u'\ renard à forcer tout à l'heure. — Ou lui parlera de
sa fille un autre jour. — Et eu avant !
Ainsi donc nos deux j, unes gens, n'ayant rien de mieux à faire , s'é-
laient mis tout de suite à s'aimer. — Je vuns aime ! et clic, elle ne disait
pas encore —Je «'«ime.' mais ma foi ! ii bon entendeur, salut! Henri
était tout oreilles, et elle avait pourlui les plus charmans petits sourires
Quoi de p'us : ils allaient dans le pays de l'amotir avec les bottes de sejit
l'eues. 0 l'heureuse ei charmante chatis ure ! 0 le bon moyen de faire
beau oup en autour ! 0 qui que vous soyez^ qui avez à vos pieds les bot-
tes de sept lieues, soyez béiVietlouéenire tous. Gardez à vos pieds légers
cette heureuse semelle de soie et d'or. Savez voi;s le nom des bottes de
sept lieues. — La première a nom : la jeunesse, et la seconde s'appelle :
Camour?
Or, pour comble de bonne chance, le caprice.de l'atnour se mit de la
partie; c'est là encoïc une bo, te de sept lieues pour un amant qui sait
s'en servir. Mlle de Téverin avait la manie des froideurs subites, des
brouilles inexplicables, des reîours imprévus aux réserves accoutumées
de son sexe et de son âge. Alors elle se renfermait avec opiniâtreté dans
un silence et dans un isolement complets; alors le pauvre Henri inquiet,
fgité, plein de troubles et d'angoisses, passait des jours et quelquefois
des semaines entières sans que la belle Élise parût se douter le moins du
monle de ses inquii''tiides et de ses tourmen».
C'était justement dans un de ces beaux momens de fantaisie folle, b-'U-
ta'e, injuste, implaeable, que M. de Marneboi.s, gentilhomme breiin de
vieille souche p.usîi et dont le père avait servi dans l'armée des princes,
se présenta pour obtenir la main de la Jeune fille. Certes il n'et;iiipas
beau, ni bon; mais en revanche il passait pour un pauvre d'espiii tà'S
pauvre. Ce qu'il savait? ah! voilà l'alT.i're! 11 savait, ne riez pas, di-iin-
giier l'une de l'anire les couches dillérentesde la terre ;il cnnnais«ailles
terraiiis d'alliivioii ; il d sait si tel fragment nous venait du premier ou
du dernier déluge ; il reconnaissait les mastiulonlrs et autres fos-ilis; il
annonçait d'où venait la craie , It! calcaire de liais et la himille.
Ajout' z, pour Rvoir sa science au graiti! complet, qu'il tenait un pis-
to'ei à merve: 1 '. Placez là bas une mouche , le cœar d'un homme,
un rien, un po'nt no r, ze.'t ! et sans viser , votre mouche ; si t echée.
(,;!ie serait-ce donc, î-i c'était un homme, se dis^'it-tl? Du pistolet ?u bil-
lard il n'y a qn'n;) pe;it abî:re, une bloiisv». Labal'e du pi-tolei cl la bile
du bi lard '^b'issent à la même vyl.-nié, au même coupd'œil. Donc, grâce
1
LE MAGASIN LITTKHAIRK.
31
aa billard et la chasse, M. de Mariicbois .s'était trouvé en relation avec
M. (le Tév»5rin. Peu à peu, ils étaient devenus presque iiis'parables. Ils
passaient alicrnaiivcnients^ix mois de l'aiinéi', laiitôt clicz l'un, tantôt rhez
l'autre. Enlin, un beau jour, la pensée lui éiait venue d'auynK nier l'inii-
mi'e qui existait cntr'eiix par une a'Iiance. M. de Téveiiii n'avait aucune
objection à faire cunire ce mariage. Elise, do son côté, «jui était alors daiis
Si s lunes noires avec Henri, s'y était prêtée de la façon la plus gracieuse.
Elle n'avait demandé qu'une cliose, c'était de passrr, chaque année . trois
mois à Paris , rouinie une élégante civilisée qu'elle éiait au fond de l'amo,
sauf à redevenir une biute le reste de l'année, et sou mari avait dit oui de
très grand cœur.
lu. de Marnrbois avait avec lui un ami qui ne le quittait guère ,
et qui, sauf la diiïéicnre d'embonpoint, semblait en tout son Sosie. Al. de
Laignelant était ii M. de Murnebois ce ([ne M. de Marnebois était lui-
même à a. de Téverln. 11 complétait cette irinité ai istocrati(|ue et campa-
gnarde, dont le gentilhomme ariésien était le père étcrnel.C'éiait un homme
de haute taille, sec et ralric. Ses lèvres minces et contractées, qu'il mor-
dait sans cesse, comme pour lisser une moustache rousse et retroussée,
et son front déprimé, étroit et busqué, lui donnaient un air de réserve
hautaine que ne démentait point sa pirole rare et moniisUlahiquc. AI. de
Laignelant, une fois son inséparable compagnon mai ié. n'etu point de
relâche qu'il n'eût pris femme à son tour. Cdijbraise, un grand conspira-
teur à l'œil noir, à la peau blanch ', aux belles mains, la plus jolie réfu-
giée d'Espagne qui eût jamais réclamé le dro t d'asile sur une terre amie,
vivait avec son tuteur dans un coin obscur de de la ville, aifindani l'amou-
reux et la fortune qui allaient venir.
Tout d'abord l'ami Georges avait été le premier bien venu auprès de la
dame; elle l'avait trouvé à son gré, et elle avait jugé favorablement
de la jeunesse de France sur rc bel échantillon. Mais être le premier venu
n'est pas toujours un bon titre. Le second qui se présente a souvent de
meilleures chances. Il faut dire aussi que cette pauvre femme étran-
gère, tète proscrite, n'était pas fort ii l'aise pour savoir au juste ce qu'elle
voulait. Que diable! quand on foule la terre natale, quind on vit au mi-
lieu de ses sujets naturels, quand on sait bien quelle langue on parle et
quels regards on doit jeter, alors la chose va toute seule. Laissez faire
l'Espagnole en Espagne, l'Anglaise à Londres, la Française partout, et el-
les sauront bien se protéger et se défendre. H arriva donc que notre Es-
pagnole ne prit pas le temps d'apprendre la langue de l'amour rie Paris.
Ede épousa le second venu, M. de Laignelant, sans aimer Gtoiges plus
tard. Elle fit toul-à-fait comme elle eût fait en Espagne. Eli bien ! mariée à
M.de Laignelant, cenefuipas Georges qu'elle aima ; elle aima Henri. Hen-
ri, aimé de celle-là, n'aurait pas mieux demandé que de se laisser aimer,
s'il eût été plus assuré de l'amour de Mme de Téverin. Un amour pousse
un autre amour. L'une vous aiuie, donc l'antre reste libre de vous aimer.
C'est trop juste. Liberté pleine et en ière. Oui ; mai» si cet amour là s'en
va, cetautreamour peut partir. Tout ou rien; voilà le langage des pas-
sions. J'aurais aimé deux femmes^ je ne suis pas assez heureux pour n'en
aimer qu'un seule. Mme de Téverin m'a trahi, adieu à la Calabraise ! Je
Boulfre pour la première; que la seconde souffre pour moi, peu m'iai-
porte!
Cruel Henri! Mais sa cruauté retombait sur lui-même. La langueur le
prit, et aussi l'ennui, le chagrin, le dégoût. Avoir eu sur son cœur ces
deux beaux êtres palpitans. Elise et lu Calabraise, et ne plus rien trouver
que la place froide et désolée ! Il y avait de quoi mourir ; il voulut mou-
rir. Mais comment faire ? Un jour qu'il était plus triste et plus fou que
jamais, la tête penchée dans une rêverie sans On, et comme s'il eût vu
passer au fond de son iîme les douces images de son bonheur d'autrefois,
lout-à-coup une ombre se plaça entre lai et sa contemplation. Cette om-
bre calme et limpide, c'est la Calabraise, la proscrite. Vous jugez du sur-
saut qui se Ot dans l'âme de Henri. 11 voulait bien ensevelir l'Espagnole
dans le même linceul que la Française, mais à com'ition qu'il ne rcvcr-
rait jamais ni celle ci ni cellcla. Il revit l'Espagnole, et comme il était en
train de pleurer, il n'osa pas jeter sur elle se5 gros yeux rongea II se le-
va en essuyant ses yeux ; mais les larmes qu'il ôta avec ses muins retom-
bèrent dans les yeux de l'Espagnole. Georges, ci pendant, loujouis en
cair>pa!;nc après sa belle, ai rivait sur ces entrefaites, suant, essoiilili', en
désordre. En quête de son côté, on voyait poindre au bout de l'horizon
M. de Laignelant, épongeant d'un foulard vert pomme la rosée de son
front jaune et parcheminé. La Ca'abraise, qui regardait déjà Henri iVuu
regard miséricordieux, le trouva beau, rotnp.iré à ses deux sotipirans,
l'un éiiquc. et l'autre, Georges, qui lui seitibla reb-nidi comme une outre :
la grotesnuc iina^c de Sancho Pança lui courut soudain (levant les yeux.
Georges, de son cûté, av.it aperçu son aiui. Avec cette adorable mala-
dresse des amoureuv, ces illustres iii;^auds, il alla vers son snii la main
tendue. La Calabraise lui lit signe et s'cnquit de ce|auvrc épli ré.
En vrai bon en'aiit, Georges raronia à la daii;e les soullVaiifes de celle âme
brisée; il étala coniplaisaminent le di uil amoureux de son ami. Il pérora
avec éloquence, vanta ces larme>, (jiii sort le vrai sang du lœur, cet amai
Bri>seineiit et cette pfileur de f.lir'st d'ivoire siirsoii fond de velours. Ain i
il parla: mais pins il parhvt, et pins la Calabraise le trouvait gros, pras,
rebi'iidi et bien i.orianf, et trop Henri et trop lieureuv. Il lui sembla que
c'était un ireurtre que Georges eût des joms si bi ilianl- s, et à l'i ntatti
Biêqie elle îtiir.j Ilcnl. (>uam ù M. de l.aiguel.tnl, il n'en fut pas même
question dans le plus petit coin de sa pensée. Eu cû'et, n'éiai;-ce pas son
mari?
Ainsi vont-ils tous les trois, l'Espagnole, Henri, Georges, poussés par
le même Ilot, mais par un Ilot qui se brise à chaque petite passion de leur
cœur. Henri pleure son iiitldèlc ; la Calabraise regarde Henri, pendant
que Georges la regarde aussi tendrement qu'il peut faire sans et' e ridi-
cule. Ils sera'ent allés ainsi jusqu'à la fia du monde, ma s toujours faut-il
bien cessci' de se regarder ainsi. Donc Henri eut peur d'aimer celte fem-
me, et Georges, se voyant dédaigné par elle , ne voulut pas donner à
Henri le temps de se recoiiiiaître. — Et puis il y a un gouffre qui absoi be
toute» choses , l'amour et la vertu, l'innocence et la patrie , ce gouffre
s'appelle Paris. — Allons à Paris, dit Georges. — Allons à Paris, dit
Henri. — La Calabraise les vil partir d'un œil abattu. — Elle aimait Henri,
et elle SMitait (lu'elle eût pu aimer Georges. — CcpeudaDl Georges et
Henri la laisjaicut seule avec son mari, les ingrats !
IH.
Les événemens que nous venons de raconter auraient dû peut-être en
bonne logitpie (irécùlcr le chapitre prcniii r de ce récit ; mais qui donc
coniiiienL-e par le commencement, aujourd'hui? Non pas, certe.». On vous
prend un bumu:e au milieu de sa vie, et puis, si l'homme plaît au lecteur,
a, 01 s on remonte le courant ; siuon, vous plantez là votre héros , et vous
emparez d'un autre.
Donc Mme de Laignelant la Ca'abraise avait été amenée à Parispar son
pro,.re mari, et à Paiis, e le uvait reironvé cl reconnu ce bien-aimé et
mélancolique Henri. Alors avait commencé un triste duo dont voici quel-
ques paroles ; mais l'air douloureux sur lequel se chaniaieot ces paroles
s en est allé dans les airs à la suite des rossi^'uuls. Elle disait : — Henri ,
je l'aime. -Henri disait :— J'ei. aime une autre. — Pauvre femme ! et pau-
vre Henri ! car notez bien (|hc je ne plains pas Georges ; il est trop gros,
iropgras , trop lleuri; c'e.'t un triste amant; ah! pour un mari , parlei-
nioi (le Georges. A la lin il se laissa a'mer de ceite femme ; elle l'aimait
lani ! Il y eut même des jours ou il se IJgurait qu'il aimait en effet ma-
daate d..' Laignelant , il avait en cllét conservé tant d'amour pour Elise.
Si bieu (,u'cu recevant ce billet de l'Opéra , ce billrt plein de ten-
dresse et de passion, ce billet : Je l'aime , Henri ! Henri t'en fut
au septième ciel tout droit. — Et la Calabraise qui vous aime, Henri. —
Ma foi ! tant pis pour elle ! Je passerai sur son corps et sur son cœur poui-
arrivir un instant plus vile auprès de Mme de Marnebois. Je suis féroce.
— Si vous êtes féro;e! les amans le soui tous. Ainsi il tuait, il cr.a.t. il
assomma. t, il déchiiiiietait à l'avance Mme de Laignelant. H avait conirc
elle toute sorte d'allreux petits courages. Dien plus, il lu: riuvoyait Gor-
ges, Georges qu'elle avait aimé d'abord, qu'elle n'avait plus aime eiisute
parce qu'elle avaii vu Henri. — Tiens, Geoigcs, déchire-la à belles di us.
— Déchirez-vous l'un l'autre, tuez vous, disait Henri ; que m'importe. I i s
gens sont fous, qui aiment ; ils sont fous, cruels, impito; abluj , m.ilheu
reuv, plaignez-les!
— Plaignons Henri. Depuis long temps, d'ailleurs, sa santé déclinait ;
une sorte de malaise moral avait remplacé, thcz lui, la droiture du larac-
tère et la séiéiiité de l'esprit; il ava t des impatiences, dis hésitaliuis
inexplicables, des joies et des t istesses qui s'élevaient et s'apaisait m siu-
daiii comme les Ilots de la mer. Il était frappé au cœur. Celle double in-
trigue le rendait misérable. La femme qu'il aimait était loin de lui; il avait
été forcé d'ri- aimer une autre. — Il semait à la lin la vanité de sou
amour et l'in;ustice desesdégoiits. Pauvre diable! que je te plains ; il ne
sait quoi vouoir. Il ne peut pas aller en avant, il ne peut pas rester où il
est ; s'd rtcule d'un pas, il est mort. — A(pioi servait de dire à Georges
que la Calabraise était à Paris , (|u'elle habitait telle maison , dans 'elle
rue, et qu'on pouvait la voir à telle heure ; c'était unc trahison eu paitie
double; trahison contre cette fem'ue, trahison coDtie ce jeune homme.—
Arrête, Georges! Mais Georges , tout gros qu'il est. a déjà piisl s de
vans ; il est impossib'e de le rcjo'ndrc. Où était-il? au biin ? à la .our.^e'?
au bois de Ijouiogm? rue du Helder? (ieorgcs n'était nu le pari. — Il
éail chez Mitic de Laignelai.l. El que va dire cette pauvre femiui ? que
va-i-elle croire en revoyant son aaii Georges, son premier venu d'autre-
fois? Comment a re.Ircr des ma-ns do ce furieux ? Le remords c^ mnien-
çait pour Henri. Un instant, il hésita; il eut peur, il songea à <le.'e;.i:r<*
cette leiumc qui l'aimait tant, il se dit h lui-même qu'il faisait là un' r.i .u-
vaisc action, en la livnnt à Georges. — Puis il prit, co mue on dit, .^:n
founii^t: à ilcii.v mains, cl s'en alla, p.'ile, souiTiani, uiécoiiientdc tous,
et surtout de lui, chez la pauvre femme dont il venait de jouer si étouJi-
ment, si méchamment, le bonheur et le repos.
En effet, Geo. ges était accouru tout d'une halein» chez Mme de Laigne-
lant. — Chose as f z étrange ! elle l'avait senti venir comme on sent ven r
une trahison; — elle l'avait reconnu oniaie on reronnait l'homme i|ie
l'on a cru a mer et qu'on n'aime pas. On se dit : C'est lui ! l'hoiuine qu;
m'a trompée cl q'iej'ai trompé. On oubl.e très facilement l'anum que Ion
a aitué ; on ne l'aime plus, tout est dit. — Mais l'aaiant (\ue l'on n'a pxs
aiiné, il est là, sans fin et sans cesse, comme un remords, quand o'i osi a-
m ureuse, comme unc épouvante, ipiand on H'aiaie personne dcorges était
louHr.omphant et tant prêt ùpaxI-vuKr nl'iaii liilc; mjisqu.uxl il ijvji le>
ycuxbaitsés, effarée et b'otiic sur elle-même, il s'arrOia. Cl il coiupr.iq je r'.-
lat à lui , Gçoi-^'es, à i"ipIorer k pîrîoa ;l.- c.;ilç '■,:;;",■. — Mai» <f'-^
38
LE MAGASIN LITTERAIRE.
vicpi-il et (iiii IVnvoie, se di-ait elle? Mais pniiifjiioi toute ceite (épouvante,
se (1 s 1.1 II ? que lui ai je f.i l? Notez li en (|iriN iréuii.iit pas .'.etiN, que
re.\|yli(aiion n'iiaii piis f.iiile, cl (pie M. de Liignelant venait d'entrer
cliez SI I Mime. Ils ifr-iairiitddiic tous les trois. M. de Laii,'ni'laii(, sa fein
me et Georges, à s'einre-iejanliT. - 0"' ''""c esi-ce (pi'oii iimiipc Ici ?
A ce iiiDiiieiit- à eilia Heiii'i ipii e.<piraii devancer Gcorjies. Cliaeuii se
Inva tout iiis i ôi. M. de l.a jjnelant eonnaissait à pi ine M. Heiiii; Geor-
ges éia t foi l Cionué de le voir entrer si vite ; la Calabraise, impiièie et
iiudlieureii (• , imp orat un peu de niiscrirorde et de plûc^. On se.^alua ,
on .'-e présenta l'un l'anire ; ("ieoi'(;es lit à Henri les hmineurs de Mme de
Laig'i'Iant . M. de l.ai^'iulunt lui dit (pi'il était le bien venu; le draiiie
coiiiiiiencé allait linir co.iiine liiiit une visite de ct'r<Hn"iiii', par l'ennui.
Cependant une irritât on soiir.le perdait dans l'accent d ■ Hi'nri. En ar-
rivait! cliiz i\lnie de Liiittutlanl, il avait obi'-i à un sentiment tout sponta-
né, à celle sore de lièvre qui le iioussait, ct.'iue connaissent tous ccut!
(|ui mu ("prouvé ces terribles rechutes; mais il ne s'attendait guère l'-.a
trouver I 11 présence de ce mari qu'il avait ju'jqti'alors évité, car le nùid
qiiis était t'^ujoiirs au tir avec M. deTèvcriii, ou chez celte belle Céleslin s
l'auii e ialidèie de Georges; il ne rentrait guère que puur dîner ou pour
dormir.
— Je pensais bien que Georges était ici à renouer connaissante... avec
vous, monsieur le marqu'S, disait Henri, avec une politesse où l'ironie se
cachait à peine, et j'ai pris la liberté de le venir chercher jusque chez
VOII''.
H en eût dit bien davantage; mais la pauvre femme leva sur lui un si
triste et si douloureux reja-d d'éloiineiuent. qu'il eut hoiiic de sa lâcheté.
Quanta Geo'i.'i s, les souri ils f onces et l'air menaçant, il se le\a 5 demi ;
ui geste de SI. de Lai;,'i)e'ant, qui, depu s un instant, semblât interroger
les yeux de sa femme, le cl 'la sur sa chaise.
— M.Il.iutoir ei vous , Georges, dil-il de ce ton solennel qui ne le
q'iitta'l jamais, nous avons quelipies personnes le jeudi, — une soirée
.sai.s préiné iitaiinn : — voudrcz-vous nous faire rhunueur de venir pren-
dre une lasse de thé ?
Une pâleur sub te couvrit les joues de Henri , à l'idée que le voilà in-
iroiliiit dans la mai<on où d po iria voir la b :11e Eli se ; — il éiait à la fois ,'
lii-u eux ei bourrelé de reino' ds ; il up put que s'incliner en signe d'assen-
tiuient. Quant à Geoiges, il ébranla d'une vigoureuse secousse le p('ignet
du nia quis, encore tout éumné ii'un si long discouts, et lui répé!a plu-
sieur.' f is de sui c d'un ton p nétré ;
— l'a'-b'cu, de tout raonceur.— parbleu! parbleu!
— Dimble dindon de mari que tu es, pensa-i-il tout ba^ ; à ton n07. et à
.sa baibe, et en dépit d'Menri, qui se repent dé à d'avoir f.dl, une fois eu
ta vi-", quel lue chose pour moi, tu paieras les frais de la soiiée; sois-en
sûr!
L'.ilréraiion des trait<; d'Henri n'avait point échappé à la Calabraise.
Avec la ra.iidit^ de l'éclair, elle entrevit l'ombre de Mme de Mainebois,
le passé d'Henri, et elle eut le vertige. Par une détermination p!u prompte
qu' la pensée, elle se levait déjà, les mains join'es, pièie à se perdre et
à crier à Henri : Ay viras i>us ! n'y viens pas ! quand tout à coup la
]K)i te s'ouvrit , et uq domestique annonça d'une voi.\ éclati-nle : M. et
lime de .Marnebois !
Ce fut un coup de théâtre. Une satisfaction soudaine se répandt sur le
visage de Georges. M. de Laigm^lant tendit fon long cou de cigngnc par
des- us les deu\ jeunes gins et chercha d'un œil in juiet s'il n'apercevrait
point -M. de Téverin derrière les iiouveaiis venus. Quant à Ib mi , assis
ti^ps un fauteuil , il restait là la tète alfiissée sur fa poitrine et semant
son caur bondir à se briser. C'éi.iii la première fois qu'il se trouvait face
à face avec Kl se d puis le niaiiage de la jeune fil!e, et lou'es b's seusa-
lio is de l'ame humaine , l'angoisse , l'épouvante , la terr-ur . la joie , le
dilirf, la sainte extase de l'amour, vinnnt l'assaillir en nièmi- temps. Wme
de I aiiinpLnt rl'H'geaii d un regard épouvanlé dans les souDraïues de ce
jeune homme qu'c.le avait rejeté d'uu seul mot dans les amours d'autre-
fois.
Cependant, après quelques instans de confusion, chacun s'était a«sis ,
cl une ronursation à double et à triple sens aidée de cesregaids piompis
ei funil'sqji conmiintent si bien une phrase , un geste, un sourire , ne
suili^i.il encon- (pie bien iaiparfaitemiiit à l'éch'Uge des pensées. Mme de
Mameboisavait reconnu, à nions que rien , à l'invisible pho'-phore qui
«"utiiur la personne ainaée, le \v. e niiir amour de ton cher Henri ! Mai.s à
la\u.Mle ce Msuge pâle et souffreteux où l'inquiétude et le chagrin
jivaii m déjà lrti>sé des traies; à la vue de ers cheveux longs et mous ,
loniliaiit le long de ces joues amaigries, oriiemeiit sans vigueur, sans écbit
m sans vie— cheveux qui toudx lit sans blanchir— elle sii:tit que l'illusion
n'eu a! ait tout là bas, à tire d'ailes, dans lepiiys des chimères, lii las! Ce
ii'eiait plus Vi le robu te et hardi jeune houiiuesi fort et si adroit qui por-
tail «ur son vis ige de ^ ingi ans la couleur et le ferme velouté de la pèche ;
c'éiaii un iris'.c'ot maigre enfant dont la figure livide, privée maintenu.t
de ranima ion fai tiie du bal , portait l'empreinte de fjtigres sans noiubi c
et d'Mi airai-semenl prén aiuié. Ainsi donc, ce qui avait séduit la nature
pas !■ n ée et poét.que de la Cal.ihrji.se était prérisénieiit ce qui ruinait
lie.ii dans l'ci-prit d'F.lis» ; le Henri d'auiiei'ois , léioun'i fiiiibond,
k dompteur de clievauv et déjeunes cuurs,, c'en était fait, il était mort.
— Plus de phosphore ! plus rien ! Quebiue chose a souillé sur l'amour de
celte femme, cei amour est Cieint à jamais, lin revanche, ce Georges eC-
ré-
duisant et rebondi, viilà un bommc! Cela est fort, cela est vif, cela „, ^
sisle, cela n'est pas rêveur, m-^laucolique, p.ile, trisie, anéanti dans j?|j^
contempla ion (ievreu.se. Si bien (|ue de Ib iiri. les regards uc Mme (,, (
se piiit.iient sur l'ami Georges. U ces miaérubics cœurs ne s'cuicndi
ils iloué j.iiuais ? SQ„
Dans celle longue visite, ou pluiôt dans cette longue torture de (.(■
cœur et de son ànié. Mine de Laignelaiit lut hé oi'iue. Pi.r un de ces (p
foris SUI huinniiis !|ue seul peut i xpli'iuer Taniour, tout eu faisant à rav
les honneuis de chez elle, la jeune femme suivait d'uu œil atieuif chacun
des inouvenicns de Mme de Marnebois et de Henri: ja'ou^e, elle lis il sur
la (igiiie si line et si habilement composée de Mme de Wa-iubois chacu-
ne des pensées qu'Klise s'avouait à peine à elle-même , et eileconipienait
qu'Henri s'engageait dans une voie fatale, ou il ne duViiit reurontrer que
douleur piur elie et pour lui. Aiors la belle martyre, soutenue par un vé-
leste espoir, versait ses pleurs aii-dedaii.-: d'elle mêuie, s'ellorçant de res-
ter beile et d'attencre ain.-i que l'heure du retour sonnât une lois encore,
en dût-elle mourir après.
Quant à Georges, qui à la faveur du désordre s'éiait rapproché du
fauteuil de la dame, Georges éiait radieux.
IV,
Los choses pai'urent d'abord s'arranger au gré de chacun. Henri et
ma.lame de iManubois sui^ireiii de nouveau ces pentes lleurios de l'a-
mour, qu'ils avaient désertées depuis si loiig-temiis ; de leur côté la Ca-
labraise et (j orges se n trouvèrent comme ils s'étaient rencontrés un an
auparavant, quand ils aviiient tnnt de choses à se dire , elle se lai saut ai-
mer, et n'aimant personne au monde que Henri j lui patient, résigné et,
faute de mieux, vivant d'esjiérance.
Mais lie/.-vou> aux aiJparences du monde . appuyez un peu sur cette
glace fragile! Vous pen.sczdé à qu Eli e 1 1 Heiiii , à présoiiiqu'i's se s nt
retrouvés, se sont mis à s'aimer comme au temps où ihse dis(uitaiciit si
fert. Entre (be et lui la di.spiite n'est pas éteinte, mais la l'an ais e est
moite. En vain Elisi; a voulu soulll r sur les cendres de sou aiiiour, sous
ces cendres froides elle n'a trouvé que de; charbons éteints. Maintenant,
aux risques ei pénis de son tœnr, il é uouvait cruellement, ce jeune ho n-
me pour qui l'expéiience avait été sans fruits, le passé sans leçon, que
tonte ereur huiiiaiiie fouilroie toujours quelque chose en nous, ei que
c'est en vain que le front reste jeune qiuiud le cœur a vieilli; I i, Henri,
trahi à vingt ans par une femme, il espérait quelq es mois plus lard, qu.iiul
un hasard fa al rejetait cet'e feninie sur sa rmit", (iu'elc ponrraii redeve-
nir pour lui, elle aussi, la puie et viigiiia e idole de son prcuiier au our ;
il avait, l'insensé, sacrifié à ceit ■ illusion stérile le dévouaient pnil'oiiJ de
la Calabraise, et le repus si chèn-ment acheté que lui laissaient enjn tes
souven rs.
Mme l'e Mainebois, de son côté, par un étrange sentiment de pudeur
et de devoir, (pielque bizarres que parai^sellt ces mots da s de telles cir-
const.inres, comprenant que c était elle qui éia't veniie au devant de Hen-
ri dans un de ces u.omens où elle suivait le fol élan de son ami! oisive en-
core, elle se disait qu'une compensation était bien due à ce pauvre co'ur
ainsi triicili ■ par i Ile; si bien, mais eu vain, (prelle s'él.^it ellorcéede lui
revenir tout entière el sans retour. La malheureuse ! elle avait couib.itiu
de toutes ses f.irces le raar ce impérieu.x qui U poussait vers ce gros
jeune homme; elle s'ét lit eU'iircée d'iaipi srr silence à cette voix de la
trahison qu'elle n'avait '!éji que tn p éroutée. Vains ellorls, vain espoir.
Cependant au plus fort de ce-- luttes miserabl s. le caracièrc de Henii
avait contracté une sorte d'iriiiabil'lé lualaiivc qui l'eût rendu fatigant,
même pour une anie mieux aiiuule; le c.irac ère de Mme de Marnebois,
toujours aussi fanti^sque, ne s'éait point égal! é dims ce laminoir de Iha-
bilui.'e et de l'obéissance conjugale; elle était re.--téc l'incgi le et impérieu-
se Elise des premier- jours; moins que jamais elie éiait eu humeur de se
plier aux exigenres d'uu caraclère impérieux ei dilliriic. C>'étjit donc entre
elle et lui des scènes coi.liunellcs iiu -a-icinuicnt sui<porli es de part et
d'aulre; dos ruptures fréquenles, df s coUres romprimées succéilani sans
relâ'he à des réconciliai ons que lé vent cmiioit.iit comme il empone
1rs feuiles d'automne tombées de l'arbre. Pour cct;e douce csirime des
querelles , des trahisons , des mensonges, des larmes, des prières , des
pardons, et des cheveux qi'on se demande et qu'on s'arrache , pour
les iioiiraiis brisés aujourd'hui qu'il f.iiit réparer le lenikina n, pour ces
liaicrs, pour ces morsures, pour ce rude et charmant duel de la passion,
armes amoureuses et courtoises, non il n'y a rien de tel que d'avoir Viiigt S
ans! 1
L'nsoir d'automne, une pluie frode et fine, glace fondue sous le nuage,
batailles vitres ; Mme de Laigiieiant, triste, niuaigrie, leslcvies pâles, le
froni penché, écoutait avec un involout 'ire frisson la lugubre complainie
du vcnl an dehors.
La lampe, qui projetait sa brfilante c'ailé fur ce beau visage pensif,
laissait d.iiis l'ombre tout le resti; ou vaste .i-alnu. Dans un fîuteuil, plutôt
couché qu'il n'était assis, notre ami Georges faisait cent mille elfons sur-
naturels pour coaibitlre l'ennui elle sommei:. Vous avez connu cela'
Vous auties, es lentes ci in ei niinab'es I eurcs pnssécs à côté d'une belle
n< nch ilaule; vous vous êtes assis ,'iès d'uu bon feu j vos pieds reposent
sur un tapis moereux, vos yeux sur une ièie divine ; tout est calme, re-
pos, secret, causerie au dcUaus; au dehors le vent, le froid, la bise, 1%
LE MAGASIN LITTÉUAIRE.
39
pluie glarinle, \\ nuit profonde... E!i bion! vous donneriez votre arne
pour ctie (ian-i 1 1 rue. les pieils dans l'eau, la tète aussi, glacé, mais seul,
ui.iislbie. Miais à vons-mêine, mais (iégagé. Quel abominable ei.nui d'iu-
I. rngi r qui ne répiui;! pas, (u de réi) uidrc ù tout autre chose qu'à la
po: SI e de votre let'^ ou de voire rœnr !
Il y a dans la vie des uiomens où, faiisuâ do tout, le cœur, ain«i que
les pitts oisp.nuv, la ti'ie hors (!ii iii'l. iil'end .'oii s dut d'un ulOSi;a5;^^ aé-
lie.!. 01! roi iiiibe ou vauoMi-. Mme de F/ili;nclant en éiait là. I.'apililion
in uii'lc rt doulnureiise (|ue la tempête C'iiiiniuiii(|"ait à ses nerfs, ses lu-
çu'.xes prissent mens, la tenaient aiteu'ive à la moindre rumeur du dé-
bits. Des vM':ns firaoees passaieni par iiistaiis devant f^es yeux las'.t's ;
aox batt mens précipités de son aunr, cl:e semait que queb|ue dinse de
folcnnrl s'a procbaii; elle n'avait p^iinl revu Henri, ni cnten lu pnil r de
lui (ie|>ui< irois mois, cl rependant elle le sentait venir; elle avait bàie
d'èt cs'ule. Jima's Georges ne lui avait M borriblcnicnt pcfé; quant il
Gror,;es, tonjouislii, toujours robs''dant de sa pié.-ence, mais au fimd
iiiliniuieut pus épi is des le tes et acroiics façons de Mae de .Marrcbois
qiie ('e la ligure soullViinle de la Calabraise, il Éiult là, comme pour l'ac-
(;u:tde saco science, et sans se dnuler rombicn on eût entendu avec joie
ce m t si triste et si cbarinatit : Bonsoir !
Tiuit- -coup (les pas rapi les rc iC'Ulsscnt dans les pifecrs voisines ; les
pories, onveites et fermées avec violence, at'cstent par leur fracas, l'irri-
ti.tloM lu remprcs.'cnient de crlui (|ui arrive; bientôt, semblible à Ed-
g id de Raiensvvood, dans la Fiunciede Linnmcrmoor, défaii, lis yeux
é i celaiis, et dans le désordre tl'une maguilique et fébrile folie, Henri
f arut dans le salon.
E le alors, la malheureuse femme éperdue, tremblante, tenant sa tète
à deux mains, elle se rerversa dans son fauteuil, en pnnvsaiit ini cri
éioullé: (Icorgi's se leva ^w proie à nue sorte de stupeur. La siène était
piaiideet s( rieuse ; la passion de l'ini des personnages poétisait les deux
autic'S. Mais Henri, d'une voix douce rt brisée :
— Ne cra'gnez rien , madame , lui dit-il, pauvre ange que j'ai si lâche-
ment ira'iie; ne craigne/, rien, ma tcenr. — Ne craignez rien non rlus,
Ceoi grt-, et n'.iye/. ponit d'ell'roi de me voir à ceite lietue, hagard, hiletaut,
vaincu parladouli'ur. la honte et la colère ! — bien que lu m'aies pris
ma miîti esse, (]ue j'aime et (|ui m'aimait. 0 ma pauvre C;dal)raise, ne
rougis pas ; car, il l'heure qu'il est, c'est le cœur pUin de reconnaissance,
c'e.^tà tes pieds que je voudrais pouvoir te dire : Je n'ai jamais aimé que
lui!
Ceci d't, il la rejjard vit comme on regarde le Dieu long-temps oublié
après l'orage; et cependant e'Ie baissait les yeux; lui alors, 8e tournant ,
vers Cicorges : — Mou ami, lui ditil, tu t'es tiompé comme lEoi, et tu le
ri connais eniin ; ji' le vois dans l'étonnement de ton regard, — dans la pâ-
leur de son visage inanimé ! Si elle t'aiinait, si elle t'av.i t aimé jamais, tu
ne me regarderais pas ainsi, à celle heure ; tu n'aurais déjî renversé sous
tes pi ds, rarjesni . f ibie, vaincu, terrassé mainlenant; mais elle ne laime
pas, et tu ne l'aimes pa-.— Il y a une autre femme, un rutre amour pour
loi, là-bas! — Elise qui t'aime et toi qui l'aimeras, vous avez detis amcs
faites l'une pour l'aiiire. comme il y a ici deux âmes qui ne se bontpas
comprises et qui étaient jumelles!
Non, non— d'elle, vois-tu bien Georges;— mais ne me regarde pas ain-
si, comme si tu ne me comprenais pas.— De celle lemnie que j'aime, tout
m'arii a t au cœur. 11 y a un cet t un air qu'elle chantait souvent, et dont
je ne puis cuienilie la première me ure. — Il y a des choses d'elle qui res-
teront éicrncllcincnt dans ma vie. —Je ne juis voir, —c'en est à ce po.ni l.i,
— sa fi-nétie sombre et mueile, sans tre.-suillir, hélas ! et sans souilrir; je
re puis la voir illuminée cl vivaale, sans ameruiiue et sans douleur;—
mais, sur mon amc ! je l'arracherai de mon souvenir, et j'expierai .à vos
pieds, madame, à tes genoux, mon ange adoré, cl moa erreur passée et
Eion folabaiidon,
H s'avança alors, car jusque-là il s'éiait tenu immobile, et s'agenouil-
Ipnttlivant 11 Calabraise, qui, renversée cl li tèie penchée en an iére,
laissaal, dans \\n trouble inojpiiinablo, pendre sur ses geiionx ses ma.ns
cnlr'ouvcries, tandis que de grosses larmes roulaient sur ses joues déco-
lorées, il posa sa téie sur ses genoux et il se mil à pleurer. Uu .silence
piofoiid remplaça cette soudaine explos on de ses douleurs.
Toiii à coup, à un mouvement que (il Georges, assez embarrassé de sa
c'jittnance, Ueuii se retourna avec viohnce :
— Miis alle/.-vous-en dimc, mon ieiir ! parle ciel ! Vous ferez-vons
l'cpion de mes laraies et l'écouteur d ; ma confession '> Voilà une femme
il demi uuirle,qiii lève sa paupière é:eiiite pour vous conjurer de s.irlir.
et vous rcsu z la, siupideueni et la "ace h betée ! — Faui-il doue vous je-
ter dehors, monsieur, pour que vous .;ompi eniez enliu ?
Georgis .s'avança vers la ( oi le ;
— Tu es malheureux, c'est r nurquoi lu es injnsie, Henri. Tu as mé-
cfiiinu lài bernent pour moi, lâchement pour lui, ce cœur loyal qui t'ai-
mail, et lu t'en venges sur moi qui n'y pouvais lien. — Tu l'.'i prise elle
(pie voici maintenant à demi morte, tu l'as piiscet tu l'as quittée comme
lin joui'l. — El it ainlenant que ton 'leur lléiri s'est lassé de tout, maiiiie-
raiii (priidiabileà aimer, — impuissant à aimer! — tu reviens vers elle,
ci-mmo le taureau furieux pour l'ei. lever encore, la déchirer ciifore. lu
menaces et tu cries comme un laquais en déliiY, parce ipt'un Ijomine res-
tail là pour la protéger conlro les bru'.aliiés d'an furieux ; tu cpiubles l\
funeste mesure. Adieu ; je m'en vais d'où tu viens, ei d'oii lu ne me chas-
seras plus, toi qui m'as trahi deux fiis. i
Dès qu'il fui sorti , Henri , un in'-lant stupéfait , s'arrangea comme un
enfant aux pieds de .Mme de Eaignelant , et , cachini de nouveau sa lêie
dans les plis abondaiis et soyeux de sa robe , il sembla aiteudre qu'elle
lui parlai la première.
An bout d'un instant d'attente , pendant leiucl cette pauvre fille, elle
aiiS'i, put se dire, comme Ihéroioc de Corneille : Tout t(:ai.i,inon cirurl
et, lâchant de raffermir son courîvge , elle prit cnlin la parole :
— Ivloi, l'en vouloir parce que tu l'es trompé, inetire encore le poic's
do ma plaiuie sur lasmlTrance de ton ame! Ah ! pauvre cœur lléiiique
l'amour ue sau ait guérir, et qui me tueras sans revivre jamais de ta vie
passée, appuie loi, appuie-toi touionrs là, sur mon cœur! O mon bon-
heur ! ô ma joie ! 0 ma vie ! je l'ai bien pleuré ! — Puis elle pleurait ,
puis elle essuyait ses larmes, puis elle le regardait dans une éreinte
convuhivc. A la fin, ses laiiglols lui coupèrent la parole; Henri pleurait
aussi, cl CCS larmes, les plus douces de sa vie, soulageaient sa souUVau-
ce, comme si chacune d'elles eût éié une goutte de sarg q^i'il per-
dait par iiiift saigni'e salutaire ; il souriîii dans ses pleurs cl c niait à la
femme aimée, avec des enfantillages infini-, m enjouement plein de reile
grâce soafliante des douces foies, ses illusions, ses rêves, ses dernier»
déchireni:n.«; il lui peignait Mme de Marnebois, sa coquetterie, sastéiililé
de cur, sa nature avide de p'&isir , iniiti lligrnlc à celte communiou
des cœurs sans laquelle l'am >ur est si peu de chose; ma s tout ce'a sans
amertume, sans viob'nce, avec une mélancolie tendre et résignée. La Ca-
labraise l'éroutait, avidemeni appuyée sur lai. ses lèvns si prés des tien-
nes qu'elles: niait s n souffle, ctie. chant avidement dans ses yeux ce (lia-
inanl de l'amour que les femmes ne mêlent point sur leur coure nue,
mais qu'elles renferment en leur cœur comme en ua éirin. Tout à coup
une pensée sinistre traversa re beau rêve, son mari.
1^ — Ecoule, écoule, dit-elle avec un sursûut, lu me reviens las et mcur-
tiii ; eh bien! fuyons lous deux ; fuyons! Viens avec moi ; fiv ans tout
seuls. Allons! vims-tu? AI ons à ceiendroii de tcn ciel na a' où p )or la
premièie fois, sousceiie ha'c de sureauv, dans le chemin ereax.— du bien
ailleurs, — on lu voudras, cntin ; — mais fuyo^is ! — pas une heure, pas
une minute, le temps presse, l'Iieurc est mortelle.
Elle allait et venait dans !a chaiiibie , égarée , faisant mille tours , pas-
sant auprès des choses , et faisant à la bâte quelques préparatifs incoia-
pleis.
I lenri la regardait faire , et ne remuait pas. Enfin , sous ses i:^slaaccs
il se souleva :
— Toujours, touionrs un ange! dt-il en appuyant sur ses veux g' n-
flés et bi ùlans, (t en baisant loar à tour ces belles mains qu'il muuiilait
de ses larmes. — Si tu le veux, parlons !
Un bruit violent rrteniit h la p')rie. La C;»lab-aise laL«a échapper ca
quelle tenait dans ses mains, en .inba sur un fai;leuil, comme foudroyée.
Des voix reicn issaii ni; i! éiait évideni ([u; M. d: Lagneiant liiuit avec
Georges. La figure de Henri prii une expression haut une, et les yeux à
demi clos, la leie haute, il s'appuya sur le mur. comme lu vaillant
soldat qu'on va fusiller, et qui veut recevoir la mort en commandaut le
feu.
L'instant d'après, H. de Laignelant , on désordre par suite rie ta lutic
qu'il venait de scitenir, parut sur le seuil. Gorges , qui se tenait à dis-
lance, le regardait d'uu air farouche et tout i rét à venir en aide à soa
ami.
— Monsieur Ce orges, dit-il. je venais ici pour vous y prendre.— Voici
une lettre — anonv me, — où l'on me dit : i. \l. Gecrgi s se vcn'.'c du bon
goût de Mlle Ctilestine ; veillezsur voire femme ; «cl moi, j'aci durais pour
vous prendre... je me suis trompé; il paiait que ce n'est pas de vous que
j'ai à me venger.
— Monsieur de Laignelant, répondit Georges, je ne sais ce que vous
voulez dire. — La leitre anonyme est elle, oui ou non, un mensonvrc,
voilà la question; quoi qu'il en soit, si vous n'avez aucuu compie à uic
demander, j'en ai un, moi, a régler avec vous, au sujet de la peisi'nucî
dont vous venez de parler, et je sais curieux de savoir si vous êtes aujii
expert à l'épée qu'au pugilat.
M. de l.aignelani salua et ne ri'pondit p.n«.
— Monsieur, dit-il enliii à Henri, vi)irc vie est cn're tacs niaiu<, cl j«
pourrais vous tuer sur la place que la loi m'absouoiait.
— Mais, inon!>ieur, dit Henri eu achevant sa pensée, vous ne voulcc
point vous venger d'une trahison par ua assassinat. Fort bien, mousteur,
cl je vous jure que votre vengeance ny perdra rien. Je vous su s.
il jeia un dernier regard ii la belle désolée, et il soriit à p.is len's.
Le lendciaain même, dans un recoin du bois tout mou lié. t'isie, sont»
brc e! froid, un pisiolet à la iniin et le chapeau sur la téie, Henri ei M. dg
Laignelant se reuconirèrenl. H était facile de voir, même aanl le fetv,
que la balle do l.;>ignelant éiaitune balle exacte, obéi'sanic. impiioyable.
et (jue le fiélc ller.ii était un h imice mort. — Le coup qui i'rjpp.i Hcr.l4
tua la Calabraise. En quinze jours elle fui quitte de la vie. Ouani à Geo*
ges. 11. de Téverln cl M. de Marnebois le réconcii-^rent sans trop
peine avec M. i!e Laijnel.int qui lui adressa de sincères ciruses poDr^
jnsus S' u;'Çon( et quelques t:esies peu parlemeniaires qui lui éiv
érhappé.s ('ans ce court enitawaicni où Georges s'Oiail si bien conduit.
Depuis ce ic-ip-, >iiue de MmucIo's", clmi vKc do cet i'e. li -uj \\
40
l.F, MAGASIN LITTEKAIHE.
luiva^t. (^^ayt'c pnr la figure r(''joiiissante et rebondie de son ami, Mme de
Jlilllu•l)lli^i est foil lieiirciise et fort gaie; qiiniil à M. di' Mariiel)()is , il
s'e.'l »oiii.il)!eiiirnt épiis de Gcoiges, il Id uioiie tous les jours au lir, et il
lui dounu (les leçons de bitiard. (lievue du Siècle.) J, jam.v.
liC f)03ï1iciir fl'isu aiunnt ntalheiircsi^s.
I.
Mnn ami de rolli'ge, Lurien Dal!)erg, est au'oard'luii le premier serré -
taire d'une gi amie amliassade ; il c>t ri( lii' ; il est pnissaiii ; il e t ci. vie ;
il a re que l'on appc li; une posi ion ; en un mot . il i st (pieiiiiie chose , et
il a le droit de se u oi|uer di's p.iuvres dialili's , (|ui ne sont i ieii.
Lorsipi'il adiissc une deini-pa:.'e d'écri u e à ceiiii (|ui était naguère
son nie.lit ur caïuanule , son CNinpagiion le plus dévoué , Lui ifii ne lui
paileipie de ^es iiiomphes (liplomat:(jiiis ,de ses projfis . de son ainl)i-
lioti ei de sa g oire fuliire : Luiiiii Uallxrg a déjà ireiite ans ! — Auire-
li);s. Iiélas! (juaiid il n'avait, pour uiiiiiue opulence , (|ue Its richesses du
cœur, Usirésors <le l'ciprii, les inerviilli's éblouissanles de la jeunesse ,
Ju'ien Ualljerg avait horreur <lc toutes les choses matérielles, de tous les
inisrrables iiiiéréts , de tous l'S petits rai uls de ce vilain monde, et son
babillage par lettres aurait fait envie à la naivelé senliiuentale , au génie
amoureux de Chérubin : à ci ttc bienheureuse époqui: dont je parle , Lu-
tit— Ualberg n'avait encore que vingt ansl
J'ai là devant inui de précii ux autographes, des confidences écrites,
d'iiinocens mystères, un véritable roman intime qu'il lui plaisait alors de
me rac'iuter, à tiavcrs la distance, et qu'd me plait de lui renvoyer au-
jourd'hui, en l'iititulnt : Le bonheur d'un umunl malheureux.
Le crédule et palieit aiiioureuv qui a i crit l.s leitr. s suivantes, les a
déjà bien ouHliées, sans doute : je veux que Lui ion Dalberg les retrouve,
les reconnaisse da is les c<iloiini's d'un journal ; je vcu\ que l'amliilieux et
impajbibk- di,.lomaie me doive la peiite émotion d'un souvenir qui date
lies premiers beaux jours de son .irdenie jeuuesse.
II.
, Me voilà, depuis h semaine dernière, dans ma triste ville natale
où je n'appoite que des regret';, des inquiétudes et un diplôme de bache-
lier. Cette vieil e citéd'Angouieme. calme, grave, silène. euse, m'a ellrayé
tout d'abord, et je me suis pris ii pi; urer, en arrivant au seuil de la mai-
son paternelle : la inoil a passé bieu souvent sur celte pauvre maison,
ami, et à mon retour je n'ai plu» retrouvé persunne de cette chère laiiiille
qui était, pour moi, le monde dans le monde! aussi, à la première vue, la
ville tout entière me semblait déM;rle ; e le m'apparaissait comme une im-
mense nécropole : les morts que j'avais tant aimés, durant leur vie, m'em-
pècliaientde voir les vivans!
A la fin. Dieu a eu pitié de ma pieuse folie : la ville s'est ranimée tout à
coup, à mes yeux; les pas-iaiis ont inondé, di; nouveau, les rues et les pla-
ces publiques ; j'ai commencé à m'apercevoii que l'on vivait encore aut ur
de moi ; j'ai repeuplé les solitudes imaginées par ma tristesse ; et pour un
pareil miracle, pour un pareil enchaiitement, il m'a sulli de retrouver, de
reconnaîire quelque chose de ma pauvre et sainte famille... Ce quelque
chose là, mon ami, c'est une p rsonne charmanie, c'est une jeune lemuie
qui a vu mourir ma mère, c'est ma belle cousjie Sylvia !... Dts ce mo-
ment, j'ai cetïé de vivre tout seul au milieu des tombeaux, et la résurrec-
tion de la ville a été complète.
Ma cousine est une jolie veuve de vingt-cinq ans. Excepté dans les
chefs-d'œuvre de Housseau, que nous avons dévorés ensemble au col-
lège, il n'existe nulle part, j'en suis sûr, ni dans le monde, ni dans les
livles, une femme qui mérite l'bonneur d'être comparée à ma cousine ;
toutes les créatures d'élite, toutes les femmes ravissantes qui ont vécu
dans la vie ou dans l'im .i^iiiaiion de Jean-Jacques, il me semble les voir,
les entendre, les admirer tour à tour, au seul asj.ct, au moindre regaid,
à la moindre parole de Sjlvia. Déjà, mon ami, je me suis a^jenouillé de-
vant elle, cent fois au moins, parla pensée, et j'ai osé la nommer à voix
b.isse ; Madame de ^Valens! — J'ai eu e couage d'aller me percher, à
grand'peine. sur 1rs branches dun cerisier; je me su s mis à cueillir des
cerises; ji; les .ii jetées lentement, uue à une, sur le sein de ma cousine,
en regret ani, hélas ! de ne pouvoir les suivre, et me voiiâ, par la grâce de
i'iliusion, avec une aiinjble compagne que j'ai déjà courtisée dans un épi-
si.de des Cun fissions de Housseau. — Ma cousine est-elle triste, inquiète,
abattue? je me souviens aussitôt de la Nouvelle-Hélu'ise, et je prends ma
pente part des cbaarins secrets de cette pauvre Julie; ma cousine s'avisc-
t-elle de sourire, d'avoir de l'esprit, une douce galté, afin de plaire à tout
le monde ? je me souviens tout rie suite de cetie bonne Claire que nous
avons adorée, sur les bancs de l'école, entre deux discours d • rhétorique ;
eufiii, mon ami, ma cou.-iiic veut elle jouer, par exiraordinaire, la coquet-
te i--, l'indilTéience et ri)r(.'ueil? je me souviens encore de cette grande
dame, de cette fièrc coquette qui eiivoy:iii des rêves à Ji.'an-Jac.]ues , en
reprochant au malheureux rêveur d'avoir osé rêver d'une duch' sse.
bi je ne suis point amoureux de ma cousine. Dieu m'est témoin qu'il ne
$\a faut guère ; c'est un grand oiailieur pett-Clre, et je paierai cher une
pareille fol.e ! Tu auras raison de me Idàmpr, de te moquer de moi , de
m'accuscr et de me plaioure... car celle que j'aime ne m'aimerajamais! •
in.
— « J'ai assité hier au soir, dans les salons de ma cousine, à une fête
vraiment dtlicieuse. Sylvia était éblouissante de jeunesse, de coqui ttirie
et de beauté ; elle avait une robe noire, tiillée à la manière espagnole,
et la petite mantille anilalouse se balaneait, je ne sais pourquoi, sur les
épaules de la Vénus de Milo. Sylvia a été charmante iioiir le monde équi-
voque (les amis, des ennemis, des indilfércns qui la llaltent et qui la tium-
penl ; elle a é é cruelle pour moi sinl, pour moi, le tiiiiiic amour ux, ipii
voudrais pouvoir lui do incr ju(|u'd la dernière goutte de mon sang, jus-
qu'à U deiiiièie minute de na vie!
Sylvia m'a rendu en sciiet un billet doux que je lui avais écrit en
pleiin.ni, une le.tre d'amour qui m'avait coûté bitn des soup'rs, bien des
phrases p'^étilpl^s, des trésors de prose senti nenialc !... Elle m a dit,
avec une inllevion de voix (pi était . resque l'accent de la colère : L icieii,
vous êtes lou ! — Je lui ai répondu, eu baisi/nt humblement la tête :
J'en ai peur ! — V.l li vr.d diie, pour peu qu'il plaise a Sylvia de me dé-
soler encore, ob ! luon Dieu! j'irai mouiir daûs une cellule des l'elites-
Aliiisoiisl
Sans le vouloir, pourtant, ma cousine m'a donné, dans cette soirée,
des souvenirs et du bonheur pourtout^ la vie : d'aliord, j'ai dansé avec
elle, et bon gré, malgré, il a bien fallu que sa jolie main se repo ât tout
duueemciit dans la mienne; ensuite est venue lawalse, celte rêverie dan-
sante de l'Alii magne ; la valse nous a rapprochés l'un de l'autre ; pen-
dant nu qua' t-d'henre, j'ai eu le droit précieux de l'enlacer de mes bras,
de la caresser du legard, et de l'adorer à la simple distance d'un baiser.
Il nie semblait quc.j'elais la dupe d'un beau rêve, aux sons harmonieux
d'une inusicpic ctlesie !... D'ordinaire, c'est le bruit qui nous réveille,
pour chjSier les tonges heureux; hier, ami, c'est le silence qui m'a ré-
ve.Hé !
Ce n'est pas tout ; j'ai ramassé deux ou trois fois le mouchoir brodé
de ma cousine, et j'ai baisé son éventail ; je lui ai volé une Heur, qu'elle
ava t portée à sa ceinture , et celle Heur, cette feuille toute lléirie , qui
fiiait p.tié à un amant heureux, je la garderai religieusement, sous un
globe inagnifique, avec plu- de soin que je n'eu aurais, à coup sûr, pour
les p'us liches pierreii s de ce niDiide.
L'n jour, je l'espère, je lai encrai dans ma petite chambre ; je te mon-
trerai, avec une ailoiation divine, un bouquet tombé du sein de cette
feninie . un inuiidioir qa'elle sut a touché, un veire (pi'eile aura elllfuré
de si s lèvres, de.s parluius qu'elle aura sentis , et je m'écrierai en soupi-
rai.l : Voilà ma ri(hes;e, mon trésor, mon seul biuihcur!
Je ne in'é;onnc pas d'avoir trouvé, je ne sais dans quel livre, une
ph' ase s'ngulière, une e.^pèce de .sentence amoureuse qu'il m'était impos-
sible de coiiipreiilie, el que j'ai comprise , en adorant mou iudillérente
cousine : L'amour mllieureux n'est pas sans charmes!
L'amour qui souHre a besoin 'le si peu de chose pour oublier, ou pour
embellir sa snull'ranc.'! Il vous faut, à vous .lutres .'es amans bien heureux,
des scènes extraordinaires, de grands dr.vmes, du bruii, tout l'éialage
pompeux (ksjous extérieures; il nous faut, à nous, les amans dédaignés,
le calme, le silence, les nuages ei la rêverie ! Vous êtes bavards, hardis et
entrepien.ins; nous ne savons ni parler, ni agir, et comme Chérubin,
d'anieureiise inémiiire, nous n'osons point ostr! Chez vous, l'amour a
qiielipie chose de vulgaire, de mondain et de terrestre ; chez nuus, au
contraire, pauvre diable du royaume des Rêves, l'amour est un ange, un
pur esprit, un dieu quielUeure lemondesan.s y prendre garde, qui s'élève,
qti s'envole dans l'espace, pour s; lai.-ser vivre entre le ciel et la terre!
enfin, il me semble que vous aimez en prose et que nous aimons en vers :
l'amour heureux, ce n'est jamais qu'une misérable histoire; l'amour mal-
heureux, c'est toujours un admirable poème ! »
IV.
— « Il se joue, depuis quelques jours, chez ma cousine, une co-
médie de mœurs, dans laquelle j'ai consenti à jouer le rôle d'une dupe,
et dont le denoûment fera de moi, tôt ou lard, une déplorable victime.
La représentation quotidienne de cette petite pièce a lieu au bénéiice de
Sylvia, et d'un persiuinage in-upporlable que l'on appelle M. Lamberly. —
Ce M. Lanibeny est un homme qui a irenie-ciiq ans, environ; c'e t un
bravache de province, asse?. nul pour être méchant et trop nul pour être
dangereux ; il calomnie le courage des hommes, et il médit borriblemenl
de la vertu des femmes; il porte des gants jaunes, des bottfs vernies, et
des vêtemcLs à la mode du mois prochain ; il disait un soir, avec une
bonne foi presque spirituelle, que parmi tous ses semb'ables, il n'es ime
plus que les chevaux; eh bien ! mon ami. Voilà l'adorateur bien aimé de
ma séduisante cousine ! Oh ! les femmes ! les femmes! Qu'en dis tu ?...
M. Lamberly a un mérite incontestable, aux yeux d'une femme coquette
et frivole : il excelle à se présenter dans un salon, av( c toute la sp'eudide
élégance d'une ridicule sottise ; il sait parler à souhait, de robes, de chif-
fons, de colifichets, de toutes les niaiseries luxeusisdece monde; nos
dames de la ville en général, et ma cousine en particulier, pren eut sans
doute uu plaisir eilréine aux niaises paroles de cet élégant imbécile qui
LE MAGASIN LITTKUAIRE.
hi
parle comme un courtaud de magasin, ou comme une demoiselle de boa
'"'M'Lambrrtv a le talent de pouvoir deviner, avecloute l'éloquenre t*
d'iin'uonJuaii iilcltré, (le ces millions de p;iisiis qui sourient a une jo-
lie femme do.^œuvTéc. dans un certain rcrclelde la sunélû parisienne,
les bals, les speciades, les concerts, les festins, la coquetterie, les sotti-
Bcs, les faux pas et les voy; ges.
M Laiiiberiy n'oublie jamais de laisser tomber, en passant , quelques
mois sur sa vie privée, sur son caractère , sur son avenir, sur ses espé-
rantes (le forinne : il sait f.iire son éloge en conscience, comme un Hom-
me (|"i prend du galon et qui n'en saurait trop prendre. , • , ,„
Encore une fois, mon ami, voilà l'adorateur préféré de mon admirable
^^^MlTambertv et Sjlvia ont imaginé, je ne sais pourquoi.-dans l'intérôf
de leur futur mariage peutèlie ,- un moyen foi t myénieux de . crobcr
les apparences de leur svmpatliie amoureuse aux yeux meliaus des mo-
r.i!i>tes et des prudes de'la ville ; ils ont en la chaïuable pensée de ira-
duirc. en riam, cette profonde minuiie de J.-J. Rousseau : souvent les
femmes se servent d'une petite poupée pour en cadier une grande... —
Mon ami. la grande poupée de ma cousine, c'e=t M. Lamberty ; la petite
Douoéeque l'on caresse, en attendant Qu'on la brise... ce>t laoi!
Je suis jeune, et amoureux; j'ai tonte la naïveté que donne la jeunesse,
tout le fol eniliousiasme que donne l'ignorance, toute l'aveugle soumis-
sion que donne le dévoûment. , , -1 .„
J'ai l'impiudente couiume de rôder, chaque maim. a mon réveil, autour
de riiôiel de ma cousine ; je me basai de à passer des journées enlieres
auprès de Sytvia ; si l'on en croit les méchantes langues, on est bien sur
dp m'avoir \a entrer chez elle, on ne l'est pas aeiant de m avoir vu sor-
tir... et voilà notre jolij veuve tout-à-fait compromise , par la faute dun
élU'Iiant amoureux! , „ ...
J'ai la tendre faiblesse de me troubler, quand j aperçois ma jolie cou-
sine ; de balbutier, quand elle me parle ; de luilir quand elle daigne me
sourire : mon trouble, mon hésitation, ma pâleur, sont une borne lorlune
pour mes deux ennemis pariiculiers, et je suis véiitablemeut la plus ado-
rable petite poupr^e de ce monde! .
J'ai donc accepté ce vilain rôle qui me fait horreur et qui me charme
certes! je me sens furieux d'être avili par une femme quejVidore, et sur-
tout d'être joué par un rival que je déteste... Mais, Dieu merci, j'ai ap-
pelé à mon aide le doux système des compensations, et mon infortune a
quelque chose qui m'enchante! . , . ,.
Grâce au personnage que je suis chargé de représenter dans celte
odieuse comédie, j'use de la liberté absolue de .visrer, de contempler
d'adorer ma cousine, le matin, à midi, le soir, quand bon me semble,
toutes les heures de la journée ; je la r( garde, je l'admire, je lui baise la
main, je la salue et je suis heureux !
A la promenade, j'ai le droit de marcher orgueilleusement, bras des-
sus, bras dessous, avec ma flère cousine; Lambjrly, qui feint de nous
rencontrer au détour d'une allée, noas accompagne tout simplement,
comme un ami de la maison, et son infériorité apparente me rend heu-
Lorsqu'il me faut parcourir les magasins de la ville, pour y faire des
emplettes, avec Sylvia. j'ai ma voix délibérative au chapitre des mo les et
des fantaisies; jediscu'.3 la couleur d'une étoffe, la forme d'un bonnet, la
richesse d'un bijou et les ajustemens d'un ctiapeau ; mes conseils ont for-
ce de loi pour la coquetterie de ma cousine, et je ne saurais te dire com-
bien je me trouve heureux d'être ainsi pour quelque chose, pour une
nuance, pour une idée, pour un rien, dans l'habillement, dans la coilTurc,
dans les chiffons, dans les épingles d'une femme que j'aime.
Les loges au spectacle me regardent personnellement : je puis les choi-
sir à mon gré , et je les prends toujours de façon à bien me faire voir ,
ben me faire envier de tous les specialeurs de la salle, côte à côte avec
cette charmante Sylvia qui est la plus blanche perle Une d'Angoulême. Au
spectacle, M. Lamberty est condamné à se blouir honteusement dans le
fond de notre loge, et moi, je me surprends à étaler aux yeux du monde le
triomphe menteur de mon amour dédaigné ; je m'avise de parler tout bas
à ma cousine, et de lui sourire sans cesse ; je m'avise de badiner avec ^on
éventail, avec son bouquet, avec son mouchoir, avec la chaîne de sa cas-
solette ; en un mot, je m'avise de jouer, le plus naturellement qu'il m'est
possible, le rôle d'un amant heureux, et de cette illusion qui passe si vite,
je trouve le moyen de garder un peu de bonheur !
Mon Dieu î mon Dieu ! si cela continue, si mon bonheur dure encore.
C'en est fait de ton bienheureux ami : je me sens mourir de chagrin ! »
V.
— « J'ai cessé de t'écrire il y a bientôt un grand mois, et je vais es-
sayer de te rendre compte de mon silence.
Deux Jours après le départ de ma dernière lettre à ton adresse, le ciel
a voulu me punir et me récompenser, en même temps, de mon evtrava-
gaïu-e amoureuse : il m'a inspiré tout à coup une résolution sublime, un
beau désespoir qui est venu me sauver, non pas de mon miour, mais de
mon aveuglement, de ma coupable faiblesse et de ma folie.
Un jour, — il y a donc un mois île cela, — en l'absence de ma cousine,
(1 me fallut prendre à deux mains toute maf orcc, tout mon courage, pour
tenir tète aux paroles inutiles de cet affreux bavard qui se nomme .M.
Lamberty.— M. Lamberty commença par m'adresserdc lii\ole3 discours
qu'il ne me plai.-ait uuere d'entendre, et il obtint à grand'iieine. Ce ma
politesse, de brèves réponses qu'il me déplaisait beaucoup de mi faiie ;
plus lard, M. Lamberty prononça my.-térieusi ment le nom de Svivia, et
cciie fois, jerécontaidemoii mieux, avec toute l'inquiétude, avec tou.e
latteiitiou, avec toute la curiosité <le mon cœur.
— Monsieur Lucien, me dit cet homme, avec un sourire malicieux et
quichiiehait l'imperiinence, je vous sais un gré infini et je viens vous
remercier de votre généreuse conduite...
— De quoi s'agit-il r monsieur.
— Il s'agit de mon bonheur que je devrai peut-être à votre délicieuse
innocence... .
— Quel est ce bonheur, monsieur, et quelle est cette innocence?
— Grâce à vous, mon cher monsieur Lucien, mon intimité , d ailleurs
fort honorable, avec votre charmante cousine, a été un mystère pou: tout
le uioiuie ; des intérêts opposés, des motifs impérieux nous obligeaent u
bien cacher nos sentimens, nos projets et nos espi^-raiices ; mais, aujour-
d'hui, chacun de nous peut reprendre sa place; j ai déjiieprislamieme,
monsieur Luiien , et je vous supplie d assi.'-ter au prochain mariage de
M. Joseph Lamberty avec Mme Sylvia de Saiot-Vallier!
— Voire mariage avec... ma cousine?
— Sans doute... et unintei^ant , monsieur, permettez moi de vous féU-
citer du rare talent que vous avez su déployer, dans un rôle de notre dif-
licile comédie...
— Le rôle de la petite poupée, n'est-ce pas, monsieur?
— Précisément.
— M. Lamberty, vous êtes un lâche !
— Qu'est-ce à dire?... ,.,.,,,
— Vous êtes un lâche , et je veux avoir raison de voire lâcheté ! Le
jour ûii il m'a plu de représenta-, pour la première fois , le persmnage
ridicule tic votre coméilie , j'ai acheté des armes afin de vou- brûler la
cervelle; désormais, moiiMeur, savez-vous ce qu'il me reste à faire?... Il
faut que je meure ou que je vous tue !
— A quelle heure voulez- vous mourir? monsieur.
— Je veux vous tuer sur-le-champ !
— Le lieu du combat?
— Au pied de la ville, sur les bords delà Charente...
— C'i'st bien... marchons!
Aussitôt dit, aussitôt fait; les quinze pas convenus furent comptés par
les témoins du duel; le signal se lit entendre; les balles volèient en s f-
llant... et je tombai la face contre terre, en murmurant le nom de ma cou-
sine Svivia! . „ „
0 ! 'mon ami, quel malheur! ma blessure n était pas mortelle... une
égratignure, voila tout... et je u'ai pas eu la joie de mourir, à vingt ans,
pour une Itmme bien aiméo!
En revaneh •, le pauvre blessé a eu le bonheur d être recueilli dans la
maison de sa chère cousine ; il a eu le bonheur de se faire plaindre et de
se faire pardonner; en parlant d'un voix émue," comme il sied à un ma-
lade, de son amour, de son dévoùmciit et de ses souffrances, il a eu le
bonheur d'arracher d'abord un timide regret, et puis un soupir, et puis
une larme... Enfin, que te dirai je?yueh|iies gouttes de mon sang coûte-
ront à mon adversaire une grande fortune, et une beauté sans pareille.
L'oracle d'amour a parlé... Décidément, je ne veirai plus M. Lamber-
ty et je verrai toujours ma cousine ; le bonheur d'uu amant malheureux
va finir, et les malheurs d'un amant heureux vont commencer peut-être!
Entre nous, lequel de ces deux amans est le plus à pla'Odre? ■>
LOtlS LIRISE.
[Courrier.)
FORTBAIT DE M. BS BAWBCTEAU.
A voir ce nom range parmi les noms qui ont une valeur et que nous avons
voulu loucher avec disnilé. on va supposer sans doute que, par besoin de coii-
Ira'ile nous n'allons faire ici qu un joycui et burlesque mvcniairc .les crimes
grami'natieaux ilu premier préfet de France, cl quit s agit moins d'un portrait
gra\enKMit (Uelié que d'une charge trop facile.
Il n'en C'I rien. . ,„ ,.
D'abord, l'emploi de prc'fet do la Seine est grave, si I homme ne I est pas; car
il a le maniement il'nn praiid pouvoir et d'un budget qui di'passe celui de la
plupart des états de rAlUuiatmo eeniralo. Un miuislre est plus politique, mais
il est souvent moins iinporlani. et toujours plus mal logi'.
>ous devrions donc, pour Ihonneur d'une des grandes places de I étal, nous
occuper de celui ipii la remplit, quand même il ne serait pas ce qu'il est, c'est a
dire un type d'enfant gdlé du pouvoir, comme AI. Ganncron csl le flis «doplif
de réiection. . „ . . , j .. , j
Peu importe donc que le poids de la ville de Tans soil lourd aux épaules do
son piéfei, cariatide au dos voi'ilê, peu importe que M. de Kambuicau soil un
mandarin illellié. un caroiiraphe célèbre. Il est préfet de la ^elne.
El c'e-t bien la un Ir.iit qui peint notre lemps, qu'on .ijusie ainsi a toules les
places les hommes qui n y sont pas propres, et quau lieu de eh. isir pour .idmi-
ni~lrer notre ville un homme ropilal comme elle, on >oii al.e di-puler .i quel-
ques boudoirs b.:uigeois un Ciladon hors de seivico, pour lui poser sur la ictc
la cauroiinc murale de la ville île Paris. , , ,. _
Les côtés sérieux de .M. île Uambiitt-au ne sont pas .1 étudier. On ne lui con-
nail de ?érieu\ que son âge ; sa vie est un enchaîne mcnl d'ir.sigiriCanccs cl da
40
LE MAGASIN LlTTÏiRAIIlE,
frivoHlcs heureuses, de faveurs comme le mérite et l'cspril n'en obliennenl ja-
nia s.
D'une f.imille de nobliaux de Bnurpojne, JI. de RnmbutMii (îlnit, au moment
du ciiiisiilal cl de l'empire, un jeune lioniiue sans ;;oùl pour aucune carrière, un
pilii beau de province propre a ravager des cœurs de village et à couiir les bc-
riiiér-!s.
(réiail l'époque où Napol on venail d'ouvrir à toutes les faniil'es nobles les
ca res d-' Sun ia-niée ; el le plus (jrjnd nonibrs y éiaieut venus braveineul rc-
prendie leur métier hérédi aiie.
Sliiis pour s'allncber ceux qui hésilaiert encore, l'empereur sentit qu'il fallait
leur oO'rir ous-i quelques autr's cliancs (pie celles des boulels de canon.
Il I iir ouvrii ses anlicliambre.-, el suitanl son impériale expression , ils s'y
pn'fipiiémnt.
H iuiai;ina. pour lesfds de famille, la création des au'liteurs au conseil d'état,
et si l'on a\ait la curiosité d' xaniincr la composllion de l'ancien conseil, on ver-
rai! que 11 poite était enlrebaillie s ulenienl pour les enfans de la révolution,
ut loule graU'ie ouverte aux rejetons lle^ amii iiiics races.
Le père de .M. de Kauilmieau a\ait eu le ban esprit de ne pas éniigrer, et de
mettre a profit lobscurilé a lai|uelle il était ciuidainné par sa qualité de gcntil-
latie, en aniéiiaReaiU ses bois et rangeant sa lorlunc pour être prêt à tout.
Voyant que sou li s, avec l.i taille d un dragon, n avait pf.'inl lirréistible goût
d»piut>raux extréniiiés du monde la gloire du nom fr iifais, il songea à len-
régi.'iientcr dans le corps liés pi'ii iiiilltaiie du conseil d état, cl l'eipéilia un beau
jour â l'aris , résolu a lui fournir tous les moyens d'entrer déieiniiient dans le
inoiid ' et d'être noiuiné auditi'ur.
I,e petit Uunibuteau fut adie-sé à l'aris, à rfes païens d à quelques amis'.
Aiaij vuilj (pie le gaillard , au lie u d'étudier ks codi s , se met a ap rofondir
les nouvelles théories de panlaious collaiis et de boties ii relroussis ; ses iheveux
reloinbent sursesjou sco orrillcsd' chien , un ■ cra\ate bouirante enterre son
nirnloM ; les draps les plus clairs , le Casimir à ( oies jaunes composent le fond
de sa toilette. Il poite aux genoux I s ineuds de luliau les plus longs de l'épo-
que, el accompagne chacune de ses paroles il'un mouvement de badine ; il se
luonlrc à l ns I s bons e droits, el (luilli' linil, un déjeuner, un din.r, p:jur être
exact à S' n heure des ïui.erits et de C'Jblellt^.
Il est reçu incfj/able.
Ce 11 est pas l'ecub- de dri il qu'il fréquente , C'est le salon des étrangers ;
ce n'est pas sur le code qu'il palit, mais sur le tapis vert.
On dit même, ce que nous ne gâranli^sons pa-, el ce (prexensaient d'ailleurs
son âge cl les moeurs faciles du lemps, qu'une belle nuit il laissa dans les mains
de la banque une soinme assez forte.
Pauvre banque! comme lu l'as p.iyce cher cette rafle des écus du pclil Kam-
butrau
I lus lard, quand l'hypocrisie libérale prononça l'arrêt des Jeux publics, il se
peut qii • les rancunes du ponte corri.é se soient jointes aux clans de lapprcnli
pliilaii.hrope, pour pousser, decoinpùgnie avccles Delesserl, M. de lïambuteau
à la perréculion du rcnii-el-qu'irunie, encore debout quand il devint préfet,
Cl il sa suppicssiuii quand il diniiit pair.
Quoi qu'il eu si il de celte anccdoie académique, le jeune incroi/nb!e me-
nait asci grand train pour que le père se vit dans la nécessité de l'aire couper
ses bois el de les metire, cumuiu un dit, ix blanc cloc.
Jnsqu Ici, point d auditeur.
Sous rempile, une assez bonne plaisanterie avait cours eonlre les aspirans au
Con^eil d elai.
On preicndail ()ua les auditeurs éiaieut nommés de première onde deuxième
clasM', selon qu'ils réussissaient bien ou mal dans un exauicn où ils étaient in-
lerrogi'S uniqueinciit sur l'orlliograiilie du mot et ruoN.
Ceux (|ui l'eiri» aient par un C étaient de la première classe,
tl ceux qui lécrivaieiil |)ar un S, de la seciiiide classe.
m. de Rainbuli'au ii'ayanl pas pu être nommé, le bruit se répandit qu'il avait
ùcni ciTiioM par un Z.
Ces pentes malices contre les jeunes merveilleux du conseil d'élat furent un
nionienl assez a la mode. Elles éi.iii'ist inventées par Us hoinnics savans du corps
el propagées diiis le fautiouig Saint-Germain, non rallaclié et fort d S| osé a
rallier ceux des siens qui, ne voul..nt ni bouder, ni se battre, servaient l'empc-
reiir sous les drapeaux de celle roiisciiplion civile elpacilique.
Victime d>' son Z, SI de Uambuteau tourna Us jeux vers une autre carrière,
vers les antichambres ; ad:nirable refuge des grands noms sans orthograiihc où
l'on peut écMC' iiiipuiiénienlcîTnoN avec un X.
Sa lauiille dccida de le marier el d'en faire un chambellan.
II épousa ,Mlie de Xarbonne, lille du coiiiie Louis de Aarbonnc, cet homme
exquis jadis, «ous l.oui- XVI, ministre d" la guerre a vingt-ix ans, qoia\ait
inspecté nos premières armées, conduisant en loul bien tout honneur dans sa
voilure .Mme de Staël a peine inari^'e; cet Irimnie d'un spirituel courage, qui ,
pendant i,u'uiie neige froide poudrait ims soldais de ses flocons mortels, semtilail
délier cl parodier lu nature en ne sortant chaque matin de Sun bivouac que pou-
dré à l'iris cl a la m iréclia e.
L'F.mpereur aimait tant II. de Narb'.mne qu'il donna du même coup une dot
de300,(!00 fr. à sa lille, el a son gendre la clé île chauibellati.
La place de chambellan était alors un mari hepied pour d'autres dignités, cl
riiiiipcieiir coinpiéia quelque temps après ses largesses par une préfecture.
(;e lût comme uiiemaiec aulaul qu un hiiiifait du ma Ire dcinoyer il. do
Kambulcaii comme prélel dans le ^illlplon, le plus petit de tous les départe-
nieii , celui c ù le mélange des idiomes 1'iani.ais, allemands cl italiens penuellail
au nouveau fonctionnaire de se sertir de loules les orlhugraphes, sans se com-
promettre.
A mesure que l'Empire était écorné par l'invasion , et que nos departemens
s'en>olaiciit un a un, .VJ. de Kambuieau se replia, et du Siiuploii qui n'était plus
à nous, il passa dans une autre préfecture que lui enleva la seconde restaura-
tion.
Dès lors il prit rang dans l'opposition libérale du faubourg Saint-llonoré ,
pirmi les timides frondeurs de sa caste, que négligeait le gomernement nou-
veau, et vers la lin de la restauration les électeurs de Saùne-cl-Loire le dépulé-
r ni à la i liambre.
±il limide, il allendil la révolution de juillet pour prendre une sorte de petite
-.utorilé parmi ses collègues.
Dans ce premier momeni, on faisait la chasse aux favoris de la rrstanration ;
si qualité de d bris de l'Empire valut quelque consiiléialion ù iM. de Kambuieau,
41 Dommé rapporteur du budgel de l'iuléricur, à peiiir de ce luoinent il so mon
Ira imporlanl et affamé. Comme les plus capables et les plus gourmanfls deman-
daient des portefeuilles, on stipula pour lui la préfecture de la Seine.
l'ar un besoin de réliabililalion littéraire, par une revanche satirique de son
clioix précédent, le déiiarteineiit de Saûnc-el-Loire nomma disputé iM de La-
niarliiie, en remplacement de M. de Uambuteau, qui ne pouvait plus l'être.
Le bunheur, comme le malheur, écrase ceux qu'il a choisis Après un an de
foiielions, le préfet de l'aris lut envoyé a la chambre des pairs, où .M. l'asquicr,
avec ce laet qu'on lui connait cl que nous avons déliiii, se garda bien de lui
conlier lemondre rapport, attendu qu'on est plus lettré au Luxembourg (ju'au
l'aliiis-ilouilion.
AI. de Kambuieau n'a du préfet que l'habit et les quelques croix de pays
couslilulioiinels ipie nos fonciiounaires agj;lomèicnt sur leurs pceloraux. Il n'a
rien lait que de suivre asicz doeilemenl des projets de plantations d'arbres eides
plans de bitume général, élaborés dans une adiiiinistratiun où abiude heureu-
sement l'habileté de gens capables comme M.M. Lauient de Jussieu, Barrière,
Viseoiiti, Vareollier, Lucas de Moiuigny, l'régier el aulres.
Ses bureaux le défeiidcnt parce que, ne faisant rien, il ne g'Me rien. Le gou-
veniement l'aime parce qu il ne prend pas racine, et qu'on.peut, à l'occasion, s'en
débarrasser sans faire crier.
Quelques monumens utiles ont été fondés, non par lui, ni malgré lui, maisi
cote de lui.
Il n'iiivenlc pas les monumens, mais il ne les inaugure pas mal.
Lt eu souvenir de ce mot célèbre : Comme il bénit bien, ce gaillard-là!
On dit de lui : Comme il inaugure bien, ce préfet-la !
L'inauguralion est son élément, e'esl une occasion de costume , de broderies,
d'éeliarpe, de chapeau a plumes el surtout de verbiage.
l'ersoniie n a plus que lui le talent du vide, le sentiment du creux, la science,
du rien absolu.
Ce n'est pas de ces phraséologies longues et retentissantes que la rhélorique
fournil à défaut d'idées ; e'esl un débit inutile et incessant de mots et non de
phrases, une manière de rendre avec des sons quelconques au premier venu des
choses que l'on ne conçoit pas, une confurmalion de la glotte qui répand la ba-
naiiié sur lout, sur les atlaires, sur le gouvernenienl, sur les arts; un besoin de
harangues a la manière des anciens baillis, à propos de tout, à propos d'un trou
qu'on bouche, d'un égoul qu'on ouvre, d'une pierre qu'un pose ou qu'on remue.
Ce (lui a fait dire une fois à un solliciicur impatienté de l'allendre :
M. le préfet est en train de haranguer son tailleur; il pose la première pierre
d'un pantalon neuf
Dans sa recherche de l'ubiquité M. de Rambuteau'se déverse paitout, com-
me quelque chose de mobile el d inépaisable.
H a brigué, mais sans succès, les sulTiages de l'Académie des lîeaux-ArIs,
pour avoir ses entrées dans un endroit couru des belles, el un costume de plus;
pour demander aux arts de nouveaux sujels de harangues.
Il s'est présenté, mais sans succès, au Jinlicy-Chib. pour eji porter les bou-
tons, pour se montrer dans la tribune des courses, cl trouver, dans les questions
de clievaiiv, matière à harangues.
Il court le monde élégant et allecle d'en parler le langage, d'en savoir les tra-
ditions el les cominérages.
il reçoit chez lui toutes les chandclières cl les bonnelièrcs il la mode, ayant
bien soin de les appeler : Madame de Petit, de Legrand, de Lefévre, de Do.-ne,
de (iouin.
Il va partout avec les vieux, les jeunes, les grands elles petits, quelquefois
sans être sur d'avoir é:é invité.
Quelqu'un réunissait chez lui, il y a plusieurs années, une vingtaine de dan-
seuses de I Opéra et d'actrices des auires théâtres. H. de Kambuieau se fait an-
lioueer, va droit au maître de la maison, qu'il ne connaissait que de vue, el lui
dil : (( J'ai su que vous restiez chez vous ce soir, cl je suis venu vous donner un
» pelit iiiiuiienl. I)
.^I. de Uambuteau n'esl ni un élégant, ni sérieusement un homme à bonnes
fortunes, mais ce qu'on appelait jadis un galantin.
Comme préfet de la Seine, il jouit d'une loge dans la plupart des Ihéùtres ; cl
c'est un de ses grands moyens de séduction sur les gens du monde, qui ont loua
la fiein'sie d'alier au spectacle pour rien.
Il esl établi en Europe, depuis quelques années, qu'aucune étrangère de di;-
tiiii tioii ne peut se dispenser de lui être présentée et de payer iribul à l'octroi du
galant préfet.
Les femmes russes viennent se blollir sous son aile, reçoivent sa protertion,
ses coupons de loges cl les bouquets eueil.is dans la serre de son nouveau pa-
lais.
M. de r.ambulcau. babillé sans élégance , mais non sans recherche cl sans
prélention, n'esl jamais rencontré qu'en compagnie de femmes : au théâtre, dans
les salons, on le voit toujours penché, mystérieux , devisant avec elles, comme
un Vert-Vert déplumé. , .
Jiais on a-suie qu'il ne fait que les compromettre, el que ses lemeriles con-
sislcnl à dire' lout bas, en leur serrant les mains : « Il fait chaud. J'ai posé une
pierre ce matin. » , j • i
11 passe sculemenl pour un bon homme, et certaines anecdotes tendraient i
établir qu'il a eu son Waterloo. . .
Comme homme prive, avec sa banalité aimable, ses manières choisies, sa rc-
cheiche des plaisirs mondains, son empressement a ne pas remplir ses devoirs
sérieux de magistral ; avec ses cinquante-neuf ans, U. de Uambuteau repiéscnle
assez bien les anciens pages sur le retour.
Cominis-voyagcur par l'cspril, gentilhomme par les façons, préfet par rien, il
semble prendre a tache de nous restiluer un personnage excellent, fameux par
sa frivole ingénuité, et taiil choyé par la restauration , d'être, enlin , noire Sos-
Ihènes municipal.
Grisou agré ble, évaporé, béant, visanl à ce que, dans la vieille cour, on ap-
pelait les charmes de l'esprit français, W. de Ranibuteau nous rappelle aussi ce
type que, dans une vieille comédie, l'acteur Clozelcrc'a sous le nom de JI. Keau-
lilS. ..! 11 • I
L'acteur el la comédie ont disparu, mais le caractère est reste. 11 n (;si jias
parlicnller a telles fonctions ou â telle opinion , il siège il droite, il siège a gau-
che, .M. Ueaulils est trop national pour ne pas être immoriel comme notre va-
niié. (jyouvelles a la mam.)
LE MAGASIN LITTERAIRE.
43
fVliLÂDY IVIONTAGUE.
C'ppt tine personne dont l'iiisloire psI siiigulièrn h Ocrhe qw. celle de
l.,(K Woiilcy Miml.i;;iie. Sa vie pimiiiait cciic ridiut iiio'ixe^ imokIiikito
auj 111 (I luii , nuiiil' iiaiil qu • Us lemii es oui été du i.ord an midi, ii élaiil
enciiri' (|iie jrmie'i liMcs, et hr; vuiil, «oiiiiiie iikti s, de vraisdiiiij;ei.si-our
suivre à la yi eiie un l< ;iii ou du auiiiil bieii-ainié.
Mais ili! 'OUI, s de laly Moulai^ue il n'en allaii ;.as ainsi. Ce fui doue un
Ciouoeiueulg lié al. lois(|ue 1' ri Edwar I VVdr.lcy l'ut iioaiun'' à l'aii.iis
SJ<lc lie t,iins;a;i inople , de voir sa leuirne , â^ée sculeisiei.t de viiigl-siv
ans, se disxisec non seulement à l'aciu iiiiagiicr, muij à p,is;er par dts
dé.sens il'd al.irs élaient pris(|u • inro 'Uiis.
Lady Mary-K\elyri l'ierrepuii é ait lille aînée du duc de Kingston. Elle
est née a l'ieTeponl e i lG9d... E le reçui uiuiédiicaiion par;ii-i-lieieme»l
ronuriuable ei appui, irèsje^iie cinore, le '^rcr, !.• I.itlii 1 1 le traitais...
Elle "liiii as éa!ile, jolie niènie, ei lui reclie n liée (ie honni' h irc c niiuie
riiii des p cuih rs p.irlis de l'Anulelrrre. Ce l'u( loid Edward Wnrdey qui
futpiél' IV ; e ie l'i p usa en 171 -J... elle avait alors \iii,'i-dmx ans,.. Ce lut
en l71G(pii' lord Woilley fuliioniiné à raniU.iss.ide de CoiislaiiiiMople et
qu'i Ile p.<i lit tvec lui pour l'Orun'... Mais elle ne vou'ui |)a-i l'ire ce
voy.n;e avec sinvli; et pniiiipiiiude , s'einiianpier ainsi ijue devait d'ail-
leurs le d.siier uni' lille di' 1 1 (irai le Breiayiie. Ce lut par lorie ipie lady
IV'oiilagiie voulut a 1er en Toq ii>' ; île iiavcrsa des pajs près (lie m
couiiiis el (pi'aacu le p- rsoiiue eo!i>iiléra!ile n'avait, cerles, Visiies depuis
plus de six rems ans. lille pissa par l'élerwaïadm, p^r les déserts <le la
Se. vie, par Puilippipol s , par le iiduI itliolope, uar Sophia... ( nsuiii- ,
lor q.'elli' re\ial p r m v, e le \i avee a cul ou les lii"ii\ ciiau'és oar liii-
nieu'. i;ili' p idu ui le iliéà;re de la i,'io ne de Tr ie avec I lliaih à 1 1
main, i; le suivit Uiy .se dan. f on 0 ly.'-sée , au lia%ers du Jiéaiul e. (1rs
S es d • l'Arelii ei (|u"ll iinère a 'iécrns co uni • le nieilicur fjéayra >Iih; i t
souve il , en ise l le^ |ia,'is i liaini i:iti'> (| relleniéiiie a éeiile-i sui so.i
V • o ou reiioave des é in eiics de riiu.K.riel yinie ds l'inimoiie
aveugle.
1... ) Moniasti'î nvaii une exinnie faciliii' pour appri'iidre les la'gue^.
E le sut :i II 0' assez, le turc i oui- pail r ci sie tenir la cniivers.iiion.
Cl i;e lai jiilé puni 1 1 vie so iale , en q lelipie pays que l'on soit, lui lion-
lla la l'.eus (• de voii l'iiitej cur > u sérail. ICIle .leinaiiila ci obiiil la
faveur, j'iMpiC 11 louj )ui^ ri fi^ée , de laire la visi e iln se ai' et di' pré-
•seiiler sesiieMiirs a la suliane Udidé, veuve de Mus .ip'i.i il mère d'Ai h
met III, (pli régii il alors... 0«i arli I); aacoup d.- celle laiei.r iibieniie ,
llsaii-oil, par la hvaule de lady '.".oiiia.;ne , l'Ui» (pie par .-ou rang et f a
(juailié d'aiibas a .rice... On a dit ipie le snltin, lavi. é|) rdn, Cii voiimi
un por r 'il .le la ly »io .tague , ai.di or loun ■ i|ne le sérail l.ii sera l ou-
Vi 1 1, et qu'il s élaii pics |U.' pl'o leroé ii ses pii ds comme son prein er cs-
cl.nc. (Jiioi (pij en suit, ri' n n'esl plus cliiniianl que la di siiiption (pie
ladv Moira,!;iii' donne des r.-ce^.iK.ns qui loi ùir ni l'eirs. non fiiilenicnt
tliiz la su l .n.'-ti.èri', niascln/.li l'eiimie du grand vsir. La i!i.i;.i:iiir. n, e
Vidnptucusi' de (pielquo pa ,iis , où 1'. n s'empressa de la ie(evo:r, sur-
pa.^se ii'Ui ce que iiO'S connaissons de soin lat uv cl n'elé aiii, et i appelé
ces 111, i"! |iies soirées ^i i.ien (l'ci ites ilaijs les cniiles aiab s... Ii seni le
v< ir S. heiiisi Iniliar (1) sur son trône d'argent, rocevaiii .e cahfe Uarunn-
aMi;isiliiil diiis Sun p d.iis rfr.<. Uélici's.
Cln/. la feinuie 'u giai.d-viMi', l.i.iy àlontagiio fut reçue par deux ciniii-
qiiis noirs, m i^itii iquene ni 11 billes , qui la coiKUiisirent au uiili. u de
diiix rauis de ji'i ms iilicsdoiu t.* plas ;uce n'av.iii p .s \iii.,t ans, et dont
If ravi^saiis vi.>a'^es ri>a'i^aien^dl■ Inauté. El pouriani, Lus^u'eie fut en
présence de la maîtresse le c. Ile tioupe cbirinante , i;lle ne pmsa ; 1 is
q iM y en (ût ime s nie de belle; la j. •une leitiiiie du visir les ellarait
lu'iies... El pu s elle eiait ;i graeieiis"... si cr. ssaiite, si désireuse, ('pie
la b lie il.anj^ére irou a quel ne pla sir il.ini sa in..isoii... Elle etail r.s-
sis-' d.iiis un pavillon do l les poriières cl les jalons'es levées lai.ssaient
voir j.s lardunelli's, frappées des rayons d'or du locli ni, tantlis qu'un
Vent frais a|i|i(irl.iit le parJuin des jasmins en Ik'iirs et d. s bni.ssons de ro-
sis, en uiéii e leiiips qu'il apporlaii aussi le chaut loi tan des rameurs turcs
qui fui a (111 voler es ca'ii[Ui's en revin.iiii de l'uyiiUderé ("J),
L' s r ifrai liisseiiieiis le p ns exquis e. les plus rares éi.iient servis dan.s
d s vases d'or enrichis de peut res, avec d'' pdiii s sii v.eit.'s brooéos
en lil dor et d'a'geiii. l'enlaiit ce t-nnps les In liesji'iincs tilles cliantaieiil
Cl dans.iieai eiisembc.,. Laily Montagne lacone iju'e le fut cb .rinée de
le. rs eanses si voiuptueiiscnieiitdOi entes cl dateur nuisin v., ipi'e. le com-
pare il la nieilleiiie mu iqui- d'Ii.die ; e le ajoute iniine que leurs voix
.soin plus ioneh.iiil>'s que celles dis lialiciines... On cr. il lire un roman
grec en lisant les letires de laily Moiiia.;ue... Elle a reililié beaucoup d'i-
(I ) Conte aralie d ins les M, Un et Une nuils. Il eta.l iniilnio : ■/iciilurcs <le
•diinintlii'hir itil'.lli /.'bn lin'iir.piiiica île l'.'ise. C'est une ruvissaiiti; nio-
i.ietion : il n'y a ncn de surn--.,avl, c'est la passion do l'Ohenl (léeiilo avec lous ',
SCS clianncs.
(•2) Lieu do pvonicn'"'i: "■'• se rendent les éliangcrs qui sont à Cunslaiitinople. l
(3) C'esl-.i-ilii'. qe':. I'épnc|ue où lady Jlnnlaitue écnvail, on élail liion peu
éclaiié sur loui ce (yn so ijassait ilans l'intérieur du sérail. .Uais depuis ce lenips
euconuuitju'.c^n'aui moindres détails.
dées erronées sur les moeurs lunpics (.")... Elle nous apprend que les
femmes ont la plus giaii le liberté po'T aller au bain et qu'elles peuvent
sortir tous les jours sous ce prétcvte. Comme elles sont couv ries d'un
double vo'le (|u'.l n'est perm s à aucun bomme de lever, les femmes peu-
vent impunément aller où bon leur .semlilc', et leur libtriéctt même plus
giaiide '|ue celle des femmes du reste de l'Europe.
Le.s Turcs oui une délicatesse dcsmiimens dunt nous ne les croyions
pas non plus siisce|)libli.s. Voici une cliaiison que lady iMoniaguea tra-
duite (le la iau.:neliii(|U en anglais, ct'ipie je place ici parce que la traduc-
tion française a une pardcuiaiiié tout a luit remarquable : elle est de Vol-
lai re.
C( lie chanson est du grand visir Ibrahim : il devait épouser la fille du
sultan Adimet III, et te plaint dans ces ver» du ret„rdciEcnt de »on
buj;beur,
STANCES.
I.
Le rossignol voltige dans les vignes pour y cborcher les roses qu'il aimi". Je
suis aus-i venu aiiiinrur la tieanlij des vignes, et l,i c'ouecur de vos chirmos a
ravi mon cœu. .... Vos yeux sunt noirs et alliayans (.mninc ceux de la biebe....
Vos yeux, eoniuic ceux de la biche, soul sauvages et dédanucux.
II.
Le moment de mnn bonheur si! dilTéic de jour en jour. Le cruel sultan ne me
pcrnii-t pjs de voir ces joues plus vermeilles inie les ro-es ; je n'ose emoïc y
euiiliir un hiiser. La douerur de vos cliannes a raii mou cœur. Vos yeux .sont
iMiirs el atUiiyans ( ornini. eeiix de la biehe... Vus yeux, tomme ceux de la bi-
cIk', sonl tauva^e» el dédaigneux.
III.
Le malheureux Ibrahim fonp're dans ces vers. Un Irait parti de vos yeux a
pcné son cieur!. . Ah! iinainl vien.lra le inomeiil de 1 i'ï,j)oir! Ancndrai-je
loii.:-lenips encore'? Ali ! siil.oie aux y.nv de bieli ■ !... Auge au nii ieû des an-
ge.s ! Je ili'siie. et e'es en vain!... l'ôuvez-vous donc ainsi prendre plaisir à
lourmeuler inonca'ur!.
IV.
Mes cris pircans s'élévenl jusqu'au ciel ; le sommeil fuit ma paupière. Tour-
ne du ino:iis le jciix \eis moi, sullan.', que je •ont inple t.i beauté!.. Adieu !..
je dc-ceiiils an tmiibi'aii... .>l.ii> rap|ielK-inni... la uiix ri tiendra iiiun aine fugi-
tive... Jlun ((caresl hriil Ht eoiinnj ie SDufre... Laisse éi happer un soupir, et
eeea'ur s'tinl.r.isera... Cliine deinavie: belle lumiire de mes veiii!...Oma
suliaiie ! m. ai Iront esl pn.bt. rné eunlie 1 1 lerre... l)e> larmes hrùlàntes iiLMidcnt
mes joues... Ouwe ton aine a lu piiié, laisse du moins tombti- ton icgjrd sur
miii.
Ce more ai est cbirmant par sa si.up!icil(5 au milica du Gguré de la
poésie Orienta c.
Ce fut p. ndant une absence de lord Wnriley que lady Montagne fit
toute ciite iwu/ (ICC de su-aits dont il fut tant pane... Hpirall que la
cb.i-c lié, lu à son mari , et 'tu'il la vil penî-ère sous un jour ; l.rmant
piur lu:, (j.ioi (pril eu soit du molf, il est «irtiiuq l'une me.^in'eiiijeiice
liés fo.ic .s'eia'iiii alors en re la ly Mont.igue a lord \Voi l^ev. Elle a ait
l'buutur iiidependauie, supportait peu les renio:ilian es; l.ienlôl c t in-
térieur, (lui, jus ju'à ce moment, avait été heureux, devini un séjour d eii-
f r. D'Met -ur en Aiigl 'terre, lady Moul.e,'ue sollic U une séparaiioii que
Imd Worily .seinpie.st d'accor.ier, ai si qu'un- peiisi m de 500 livres
s eil ng, avec la periui sion de v .ya^cr. El.e idîa aii.ss.l(}t à Bo ue et à
Veui.e; elle pa ennui l'Iidij et puis vint eu France, où elle demeura
q nlilii.! leai .s à ]\> rac. Elle ntourna ' nsuite eu Angleicrre; et ce fut
al.irsqu'il e pilil a .son Voyage a Constan hio/ile. ouvr.i'.'C qui lut pour
(Ile 11 source du e îîloire que le teams n'al.éie a pas. C'e-i à elle que
l'Europe dot le bienfait cmi leut de Ëinocuaiiou : elle l'avait vn p ati-
quer avec gr.nid suces en Tur.ju e, là où la be.iu'é est uu si giauJ a»au-
laj;e pour les feniines , et 1 1 e vuu ut ic nîre ce bienfait commun .i ses
coiiipnrioies. Sans doute ce tut une cho.se b en icm..r.iuib:e qu'une jeune
feiiine de trente ans iiuaiu à la lois contre ii'ancie.is préjuges, coiiue des
médecins (|iii ne vouUii:'»! recuniiaiire de bon i.'ue ce qu' l> propo- licni.
et eidin contre les snpcisiiiions iciigieuses... Enfin de réussit et rcudit à
Ihumaniti' cet immoriel service.
La y Mont igtie fm vi.ement atiaqH(5e pour ses Lettres écrites pendant
seivoya.iies. \1. le baro i d. To l.qii a réside luiig-t. mps .1 Coa>iaiit iio.i!.',
Isa critiqnée.avec nue extrême vi..:ence. Mais il.Ouvs. de .Marscile. en
l'esprit du uel l'ai une ijrande foi, comme lous ceux (pu le coun ussent. a
piis la dt l'ense de ces letires avec une extrême ciialeur... Et cet assenti-
ment est d'un grand poils pour qui ponrraii balancer, .-vprès avoir lu cet
onua^'c rempli (rintérct et d'un agrémeul bien tiitlic.l'- a rcuconUtr dans
un ouvraue de ce genre.
Les œuvres de lady Montagne se composcnl de ?. - Lettres ccriirs prn-
dant SCS voyii^rs; i' un Ponn/; sur Is inoar-'.: de la poésie ; i' rtn-
cliiridion U ICpulilc, revu par l'evéïiie lîai.ieit, n imprimé parmi si-s
(euvres... Depuis, lord Unie eonli.i une n >uvrl!e i d lion . d'après le ma-
nuscrit original, à J. Haï avvay, en ISOo , en cinq volumes in-4*, copiée
rim|)riiiierie anglaise de Paris, dans la même année, en cinq voluaics i
1-2, mis sous le litre pareil à l'ediiiou de l.ondics, C. Hichard Phili; .
Cette éd lion, nin i ipie la copie, csi oruêe de deux poriraiis; l'un de 1 1„ .
Mary Pienepiut, 1710 Cel'C avait alors vingt aus) ; l'autre, de ladv .Ma.y
/»'»
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
■\VortIey Moiitague , 1720 {elle avait alors treatc ans). En tèie de
celle C'Jitioii , boiit des Aîémoires biogiapliiiiues de l'auleur par l'Odi-
tciir.
Lady Moiitapiie eut une illustre amiiié littéraire, qui lui fut ensuite
plus funeste qu'elle ne lui avait été douce. Se trouvant un jour dans une
maison où il y avait beaucoup di; mon le, e le fut remarquée par un boni-
me qui ne reniuiqiiait pas ordiuaireaient les femmes parce quelles l'en-
niiyaieni. Or, cet huotme, c'était Pope... Après avoir longtemps regardé
la :y Monta;juc, il demanda son nom : on lui dit que c'était lady W'oj tley ,
ll'.le aiuéc du duc de Kingston; et que, bien qu'elle n'eût rjue vingl-qua-
tre ans, elle avait déjà composé une béroïile de Julie il Ovide , et avait
traduit la Morale d'Epictète. Pope éiait déjà sous le charme. Il écrivit
sur-le-chauip les seuls vers qu'il ait jamais fait pour une femme et où il
se trouve une intention de galanterie, Lady Moniagiie, Cère d'insp rer de
l'iniérét à un Lomme tel que Pupe, lui accorda de son amitié tout ce
qu'elle en pouvait donner. Pendant long temps, leur liaison ne suuHrit
aucune altération. Mais lady MoJitague s'éiant liée ensuite avec lord 11er-
vey. Pope devint jalou\, e.\i^'e.ini, et ne pouvant obtenir le sacriiice de
celte nouvelle amitié, il voua à lady Moiilague une haine qui prod'iisit des
deux côtés des satires et des pamphlets même, indignes du caractère de
tous deux... Peu de temps après ceite rupture, lady Montague lut encore
voyager, Eiledi ait qu'elle était de la nature de l'hToiulelle qu'elle mour-
rait si on l'empécliait d'aller se rctr împer au sein de l'espace inli i, en re-
voyant d'auires cii ux , d'autres bords , en sentant sw.son liont un vent
qui n'était pas celui de la patrie... puis cusuite revenir au gîte... au nid
paternel... Lady Montague y reviut , pour y mourir eu 1760... elle avait
suivante-dix ans.
Lady Montagne occupera toujours un rang d'stingué dans la littérature,
parce qu'ef e sait à la fuis conter et peindre... Rien n'est charmant comme
la descriptinn qu'elle fait des bains chauds de Sophia. Comme elle di crit
la magnili' ence des bains turcs !... les dôiui s en niarbie recevant le jour
par les n elles de la coupole! Au milieu de chaque salie sont des fontaines
jaillissantes , tandis que le tour est garni de sofas et de gradins en mar-
bre, sur lesquels sont des tapis précieux et des coussins d'un grand prix...
Elle raronic surtout d'une manière charmante cummcnt elle trouva dans
ces salles une foule de femmes qui l'invitèrent à se baigner avec elles...
a Elles n'avaient aucun vêtement, dit lady Montague... les jeunes escla
«vfs, qui nattaient et parfumaient les ch'veux de leurs maîtresses, étaient
«nues comme elles !... et pounant , ajou:e-i-elle , il est impossible d'ex-
i)prim»T l'air de décence , de modestie et de simplicité qu'avaient toutes
«ces femmes... »
Je répète que les Lettres de lady Montague seront un monuinent tout
jours admiré et apprécié à sa valeur par les persoiiiits de goût. Cependan-
on a appelé lady Moniaguc la Sévigné de l'Angleterre , et cette louange
n'est pas juste : l'Anglaise c'a pas la lapiclilé du style de Mme de Sévi-
gné , et surtout sa sensibilité. Ladv Montague écrit avec une élégance
charmante, nicléc d'un esprit de philosophie et de liberté... Mme de Sé-
vigné sent pins qu'elle ne pense; d'autres, peut èire, écrivent ce qu'elles
ne pensent pas... Pour lady Montague, elle écrit tout ce qu'elle pense...
Au reste, pour être juste et parfjiiemeot impartiale, il faut dire que Mme
de Sévigné n'intéresserait peut-être pas beaucoup si elle était ti adulte ,
taudis que lady Moniagne semble avoir écrit pour toutes les nattons.
{OEuvrts poslkumes.) L.\ DUCUESSU D'ABRAN'IÈS.
IJofôic.
M©TIE11°ÎS)âMI1 ®1 TÛLiBI^,
on révère à Tolède une image de Vierge
Uevant qui toujuurs tremble une lueur de cierge,
Statue élincc'liiiilc on robe de brocart,
Cuiiiine si l'or était plus précieux que l'art !
El sur cctle siatue on racorin' une histoire
Qu'un enfant de si\ mois reruberail de rroire,
Slaisque doit aci ppter loniiiie une \érité
Tout poète amoureux de la sainte beauté.
Quand la reine des cienx au bon saint lUIefonse,
l'our le réconipeiiser de la Crtinde. Jti'p'ttse (1),
Quiltaiitsa tour d'ivoire au paradis vermeil ,
Appiirla la chasuble en loile de soleil ;
l'.ir curiosité, par ca|irice do foinine, :
Elle fut regarder la belle Notre-Dame,
OuvraRC merveilleux dans l'Espagne cité,
Ilèvc '''an^c amoureux a deux Rcnoux sculpté,
El ilevani ce pialrail resta toute pensive
Dans un ruMsseineni de surprise naïve I
Elle examina loul : le marbre précieux.
Le Iravail paliml, cbasieel inuiiilieux,
I. a jupe rairle fl'ur comme une dalnialique.
Le corps mince et (luel dans sa grâce gothique,
(1) Saint lldcfonse écrivit , sous ce titre , un traité en Ibonncur de la sainte
Tu-rgc.
Ec regard virginal velouté de langueur
]:i le petit Jésus endormi sur son cœur;
Elle se reconnut et se trouva si belle,
Qu'entourant de ses bras la sculpture fidèle,
Jille mil, au moment de remonler aux deux,
Au front de son image un baiser radieux I
Ah I que de tels récils, dont ta raison s'étonne
Dans ce siècle trop clair pour que rien y rajonne,
Au temps de poésie où chacun y crojait,
Devaient calmer le rivur de l'artiste inquiet,
— Faire admirer au ciel l'ouvrage de la terre ! —
(ÀH espoir étoilait l'atelier solitaire,
El le ciseau pieux long-temps, avec amour,
l'ourle baiser divin caressait le contour!
Si la Vierge aujourd hui, dans l'or d'une auréole,
Venait à quelque prêtre apporter une étolc,
Et sur nos auiels grecs pouvait voir son porlrail,
Pense/évous, ô sculpteurs, qu'elle s'embrasserait '?
XuÉopuiLE GAUTIER.
'Musée des fanultes.)
WmTE BU M®BlII(gI[îl=
A l'heure où les oiseaux cessent leurs chants dans l'air,
Où la terre, le sein voilé comme les veuves,
Semble attentive au bruit des neuves
Qui descendent jusqu'à lu nier;
Où , docile aux appels de la magicienne ,
Chaque étoile a son tour perce le firmament,
Itrillante comme un diamant
Sur le front d'une Egyptienne;
Préférant l'humble habit des derniers paysans
A la pourpre royale, aux aigrettes guerrières.
Qu'il enfouit dans les bruyères,
l'Ius pale que ses courtisans ;
Cherchant dans les marais un fétide breuvage.
Dévorant I herbe jaune et l'écoice des glands,
El quelquefois aux loups sanglants
Disputant leur chemin sauvage;
Bien différent, sans or, sans insignes royaux.
De ce superbe Goth qui, sur un char d'ivoire.
Se présenta pour la victoire
Tout étincelant de joyaux:
Sa barbe et ses cheveux collés d'un sang bleuâtre,
Moitié du sien, moitié de celui du vainqueur;
Un christ d'ébéne sur sou coeur,
Qu'il baise comme un idolâtre;
La léle sans armci, le visage noirci
De ponssicré , aux rellels d'une orageuse lune,
Triste iinaiio de sa fortune
Qui s'est réduite in poudre aussi ;
Monté sur Orélio, son beau cheval de guerre,
Si las qu'il pousse a peine un sourd gémissement,
El qu'il s'en vient ù tout moment
Donner du poitrail contre terre ;
Ainsi Rodrigue, seul, comme en proie aux démons,
Loin des champs de Xérès, grande et morue cauipjgue
Cette Gelboë de l'Espagne ,
Fuit par les bois et par les monts.
Il courbe à chaque pas sa gigantesque taille ;
Devant les yeux il n'a que spectres et vautours,
Et dans son oreille esl toujours
Le bruit lointain de la bataille.
Tout l'accuse et l'effraie, et le remplit d'horreur.
11 ne sait où porter ses regal■d^. — S il regarde
Le ciil, c'est le ciel qui lui garde
Le châtiment de sa fureur;
S'il regarde la terre , ah ! la terre qu'il foule.
Celle terre des Golhs dont il était le roi.
Elle ne connail plus sa loi ,
Les Blaures y régnent en foule.
S'il rentre dans son cœur et veut s'y reposer.
Oh ! c'est là qu'il retrouve un combat plus terrible
Cent fois que la niéléc horrible
Où son sceptre vint se briser.
Quelques fuyards blessés, perdus dans les ténèbres.
Se traiiieni, maudissant Roilriguc à son côté,
El glacent son esprit hanté
Par nulle visions funèbres.
Donc, la terre et le ciel, les vivans et les morts,
Tout lui semble lâché il'un sang iiulclébilc;
Tout, dans sa pensée immobile,
Prend la forme de ses remords.
d
LE MAGASIN LITTEUAIRE-
h»
Et Florinde! Florinde!... 11 croit la voir nicorc,
i)cboiil, Lchi'vclée, et sur tous les elieiiiiiis,
ym pleure, et de ses faibles mains
Taulùl le repousse, ou limplorc,
Ou conjure les saints... mais que rien ne sauva
Des brutales amours d'un prince aux fureurs viles,
rSi du nit'pris de trois cents villes,
Ni du surnom de la Cava.
II croit l'eulendrc cncor sur sa tcle adultère
Appelir par Ircùs fois les vengeances de Dieu,
.'^iIli^trc cl formidable adieu
Dont la voi\ ne peut plus se taire I
Voilà donc quelle nuit d'inconcevables maux
Tassait le roi Rodrigue en s'cnfuyanl, farouche ;
El. parmi les soupirs, sa bouche
Laisse pourtant tomber ces mots :
« C'était alors. Rodrigue, auteur de tant de larmes,
Que lu devais l'enfuir! roi lâche et corrompu,
lii-ensc, toi qui n'avais pu
Contre l'amour trouver i"es armes.
« Comment espérais-tu résiste.'- au malheur?
Si tu n'avais montré cette indigne faiblesse,
.\ition d'un roi sans noblesse,
U'un guerrier, d'un Goth sans valeur,
« L'Espagne encor vivrait libre, puissante, alliére.
Et sa brave jeunesse, héioïque moisson.
Dans ses champs, avant la saison,
Ne dormirait pas tout entière.
« Ma honte n'aurait pas mes vassaux pour témoins;
Mes palais n'auraient point un Africain pour maître.
Et la fortune aurait pcut-élre
Lne dérision de moins.
« Mais toi, .i;ouillant encor ta vieillesse flétrie,
Toi, comte Julien, père aveugle, pourquoi,
Qu.ind la faute n'est que du rui.
En punr ainsi la patrie?
« Tu devais me frapper à grands coups de poignards;
C'eût été bien agir, et la chance était bonne ;
Mais non : aucun pouvoir ne donne
Le cœur des lions aux renards.
« Quelle noble pensée en un cœur vil peut naître?
Avec tes Sarrasins va conquérir l'enfer...
Ab ! si dans le combiit ce fer
Eut pu du moins te rcconnallre!... »
Rodrigue allait poursuivre encor, les jeux ardcns,
Mais la rago étuulïa sa voix et ses pensées,
lit de SCS paroles pressées
Brisa le reste entre ses dents.
Son cheval loniba mort. — Parmi tant de désastres,
Sur ce dernier ami le rui pleura penché,
El, prés du cadavre couché.
Tandis que s'enfuyaient les aslres,
Il dit : « l'.spagne, adieu ! misérable séjour.
Terre infâme! Adieu donc, escla\e, autrefois reine! »
Puis, embrassant l'humide arène.
Muet, il attendit le jour.
EMILE DESCUAMPS.
[France litléraire.)
LU ÎPA(ST(0)lLla
Il y a quelques années, M. Sainclair, nVtant bon à rien, se fit commis
d'agent de change. Cet emploi ne demande ni des connai.ssanccs profon-
des, ni une iiitelliiience avancée, ni un esprit au dessus de zéro. Pour le
pratiquer convenablement, il suHit do tavoir les quatre rf-j.jles de l'aritliiné-
ti(|ue et de posséder la langue française jusqu'à l'orthographe exclusive-
ment. Du reste, c'est un niélier agiéalile et tiès avania^eux pour la santé.
On passe son icnips à faiie des courses ; on saule les ruisseaux en cabrio-
let de 1 égie ; on va, on v.ent, on s'ngiie en p'cin air, à la pluie et au so-
li il, et le iraval de bureau se borne à écrire quelques notes au crayon.
Le patron n'e\i..;e rien de plus , sinon que le commis soit loiijoiirs vétu
avec une cerlaiiic élégince , pour faire honneur à l'imlusirle. Dans cet
emploi, c'est comme au tbéâire, où lis jeunes premiers dépensent leurs
appi>inieinens en fracs, en pantalons colhins, en ganis jaunes it en bofes
vernies. Mais outi e qu'il est doux de; briller, on a la ressource de payer
mollement sis fournisseurs. Du resie, le jeune premier de la Bourse s'in-
qu'èlc peu ilu présent; il vit (lins une nimosphèie si opiilenie ! Il a sous
les yeux (les eveinpies si bien faits pour rencnurai^er ! Le liive lui seinb'e
une condition de son étal, un achiminement vers le crédit. Son devoir est
d'imiter ses inaîires et de les suivre de loin, en ailindant niiviix. Cuinmeiit
smger d'ailleurs à rie misérables économie", lorsque du nia'iii au soir on
Voit des millious pisser et repasser devaul soi ?
Sainclair avait les meilleur, s dispositions du inonde pour figurer sur le
th( à re de la haute lluaiice. et , perdu d'abord ditns la foule des compar-
ses, il (levait bleiiiôt s'éitver aux pnMnirrs rôles. Avant de p'-eiidre le che-
min de la Bourse, il avait essayé plusieurs ?uiri s voies, et j'ailout i' avait
fait preuve d'une complète iii'cap. cité; mais arrivé dans les sphères où
l'apiielait sa voraîion, il montra une apiilu:Ie et des moyens (ju'im éia't
loin de lui soupçonner. Jus'iu'alors on l'avilt regardé comme un imbé-
ciie ; pnrmi les agioteurs, il p ssa tout de suite pour un gaiç m «/esp; t.
Il éiait alerte, pa'ieiit et bavard; il savait faire antiihambrc et suppodcr
les iiitolences d'un spéculateur puissai t; 1! avait un taci par ait piiu- me-
surer ,'on talent sur la valeur des chiffres devant Icsqui-'s ii s'inclinait;
mil, mieu.x que lui. ne pos.édoit l'arl dillicile d'entier à pro.-ïo"; dans le ca-
binet d'un baïKiuier, et de sortir avec grâce quand on le mettait à la p'u te.
Son patron l'estimait à cause de ses heureuses qualités, et lui accordait
de temps en temps d'a-sez l:onnesgraii(iiations.
Ceiien larit , malgré le, géiiérosiii s du maître , le commis en était en-
core pour ses frais rie leprésoniation. Il n'avait pas mnchandé avec les
exigences de son emploi , et il menait déjii un train qui aurait elTrasé un
receveur général de secon'.lc classe. Le passif commençait à devenir me-
naçant, les de'ies prenaient iineatîitule hos'ile et les créanciers se te-
raiCnl sur la défensive. — Il était leaips di; songer aux affaires sérieuses
et de .s'adresser dircdemei t i la foriiine.
La position de commis d'agent 'de change n'est pas long-temps tenable ;
ce n'est qu'un apprentissage et une translilon. jiis'pi'au moment où une
bonne occasion si! préseiiie. SI l'occasion s ' fait trop .iitft-:die , ouest
obligé de la brusquer, et voilii ce qui perd tant de jeunes gens mois» n-
nés dans leur printemps linancier, enlevés à l.i tleur de l'agiotage ! Le
premier pas est rude; beaucoup se laissent choir en le risquant; mais
aussi, où n'aniverez-vouspas, vous qui vous tirez heureusemcut de ce
périlleuï début!
11 est des boinmes privilégiés que la fortune va chercher dans la foule .
avec toutes sorles d'agaierirs, d'crapressemens et de sourires Ceux-là
n'ont qu'à se laisser co' dnire par la main, ou plutôt ils n'ont qu'à ouvrir
les deux mains. C'est à peine si leur bdii uénle leur laisse le temps de for-
mer un (lé-ir. L'occasion qu'i s demandent se présente à leur premier
appel, et tout leur réussit cimme par emliantement. Sainrliir venait de
faire son invocaipin à la foriuoe. lorsque sou patron l'invita à pas-er la
soiréo chez ni ; il y avait grand momie, on jouait gros j''U , et le jeune
commis, hardi et prodigue comme le sont les gens qui n'oit rien et qui
veulent tout, se mit à une table de jeu et vi la sa bourse sur le tapis.
Tout ce qu'il (losséda't était là, livré aux chancs d'une seule partie
d'écarté. Sainclair gagna et continua le jeu avec retie au lace qui révèle
le spéculateur appelé à de hautes d stinces. Les hoiniU' s de la B iur>e ,
(|iil ont modifié tontes les maximes de la sag sse et de la ver u, arrangent
aiosi, pour leur nsa!,'e particulier, un proverbe bien connu : — « Qui ne
risque pas tout n'a rien. »
Avec de telles variâmes on peut mener loin la morale; mais, cette fois,
l'abui «lu proverbe réussit à celui (pii le mi-itiit en praii(|ue. Sainclair se
trouva rii-he lie quelques milliers de Irancs , lorsqu'il quitta la lable de
jeu. 11 éialt écrit dans le livre du sort que le jeune financier commence-
rait sa fortune à l'ecailé.
Dès le len lemain , le commis rompit ses ll'sières. Il se présenta à la
Bo'irse comme à l'ordiiialre, et après avoir fait les affaires de son patron,
il acheta quinze mi. le livres de rente.
— Pour qui ? lui demanda un de ses collègues.
— Pour le baron de Saint Alliln, répondit Sainclair en souriant.
— • A la bonne heure ! v'oil.i que lu te lances enlm !
Le baron de Saint-Albin est nu agioteur fantastique, un être imaginaire,
que les commis d'agent de change inscrivent sur leur carnet , lorsqu'ili
spéculent pour leur propre compte.
Engagé dans cette carrière, Sainc'alr ne devait plus s'arrêter. Un de
ses parcns qi'i tenait en province une maison de commerce Bori.«sante
lui proposa une association, c Viens ici. lui écrivait-il, je le meitrai au
«courant et je te ce lerai la suite de mes affaires. Tu auras une position
"honorable et tu pourras aisément réaliser chaque année un bénéfice de
» vingt mille francs. »
— Oui? moi? s'écria dé :!aigneusement Sainclair, J'irais dégeler dans
une petite ville ! je me condamneraU à uo mince tiafi. ! je m'abaisserais
à la chélive condition d'un marchand !... Non, non ! je me sens fait ponr
de plus grandes ch'-sis et pour un plus vas'e thé.'iire ! U faut Paris à mes
passions et la Bourse à mon génie! J'ai l'instinct de la haute spévU atioo :
c'est pour m'en servir ! .l'ai des ailes : c'est pour voler !
Quand le démon du jeu s'est emparé d'un ho. mue, c'est en vain que vous
lui oUririez la plus belle médiocrité, la plus riinie ai an'e. Il se croi ait
dtipe en acceptant toute autre chose que ce que lui promet le ha>ard.
Qu'est-ce que la perspeciive de vingt mille francs par an, pour un bumme
qui joue à les gagner ou à les perdre chaque jour ?
Sainclair relu-a donc avec une noble lierté. la hausse le réromp' n^a
de celte grandeur d'ame. L'agiotage devait le traiter aussi bim que l'é-
carié.
Ce fut ainsi, et en marchant de .succès en surcè', que le rommis s'i f-
f.iça p 'U h peu pour f.'ire placo à l'agioicur. La coulisse réct.imat Saiii-
(lair et le parquet le icgardait déjà comme un de ses futurs orncm< i^s-
Celle ûalieufc espérance ce pouvait luaniuerdcse réa'is r.
Ad
r.E MAGASIN LITTÉRAIRE
Lorsque Saincîalr c;ii fr gm'' cont niill'> frnncs, — c: cCgrui l'arrairc de
qucLliiesseiuamefi, — il cni|)l> ya l.i ni' ilié di? celle î^oiDiic a lUi iil)lur son
oppareiiienl. — « C'est «"iicoie nioM-ste. dii-il; maiseiljii, ]•■ puis lece-
V. ir les uia'ailors de la (iiiai.c^, en nuiiant la siinplieii»' de mon loiiissur
le rompie d'un futur cliangeiiient de domicile iJo;;r lause d'a-raiidisse-
ment. »
R( slail cnquanie mille fi anrs. — l'y avait là de quoi faire face à q';el-
qucs «Jciicrs, car Sainclàir j.iîiait encore un jeu nioiieré, lioii pai' irU'
dcnce, n^ais faute d.- ci doit. C" qu il lui f lluii pi m- prendre un sul.linic
essor, c'éiait l'appui d'inie .>-ou);inié linancière. I.'li.ili le spO iilati ur avait
jeié le'i jeux si.r un lirlie lord qui spHuliii à la fo s mr la Ijouise de
Loiidies et sur la place de Paris, et dont la proli'Ciion aurait été pour lui
une assuratice de fciriunc; comment s'einpar. r de ce cliap' rou?
— Ailendiins, disait Sainclàir, et l'iccjsion »ienilr.i.
Et il la guettait avec une patience, une ardeur cl une opiniâlrelé aJmi-
râbles.
Comment un hnnime aussi bien organisé n'aurait-il pas réusîi? — Un
jour Sa:nclair, qui !-uiv;iit son lord à la piste, enteudit ces j.aroles pro-
uoncies d'un ton de galant mil ionnaire :
— Je veux souper di-niain avi'c Mlle***.
Un iclai? d'espérance et de joie illumina le front du spéculateur.
— Je tiens moi bumme. dit-il.
mile *** éiat une beauté pi(((nnte et facile j'i^qu'à un certain point.
On pouv: il souper avec elle ; le ioui était de savoir payer 1 1 ca- te.
S.iinclair dres>a ses. batteries. Mlle *** savait bien qu'elle (luit couchée
enjoué par le riche insulaire; il s'agissait non de lutter avec ce riMlou-
lablerival, mais de prendre l'avance et d cbInuT par la splendeur du
premier mot. Sainclàir mit encore inie fois en pratique son hirdi pio-
Tcrbe : " Qui ne risque pas tou', n'a lien. n II alres-a son iu\iiaiion à
souper, aci oiupagnée de cinquante b.lleis de mille franc-.
Ou accepta.
Deu\ heurts après, le lonl invitait à son tour; itiais trop tard. Sa
généresite, d'aileuis, était bien loin d'égaler celle de Sainclàir. On lui
répondit : — « Je suis engagée. »
C'était là un cruel désappointement, et milnrd, qui n'était pas fait à
ces sortes de mésaventures, voulut savoir quel était l'heureuv amphi-
tryon (jUi l'eiDportait ainsi sur lui; et quand on lui eut dit qu'il ^'appelait
Sainclàir :
— C'est la première fois que j'eniends parler de cet homme là, reprit-il.
— Pourtant c'est un homme de la Bourse, objecta un des conQdi.ns de
l'Anglais.
— En vérité?
— A telles enseignes, que depuis huit ou dix jours , il vient chaque
malin prendre vos ordres; mais jus:]u'à présent vous n'avez pas daigné
lui en donner.
— S'il revient, vous me le présenterez.
Sainclàir avait prévu que les choses tourneraient ainsi. Lorsqu'il vint
chez milord , le jour du souper, il était sûr de son fait. On l'introduisit
dans le cabinet du prince iVcxtercliange ; sa seigneurie lui lit un accueil
gracieux, et lui dit avec une charmante courtoisie :
— J'ai beaucoup entendu parler de vous, monsieur; on prétend que
TOUS êtes Iiabib: en affiiri s , et ce qui est mieux , on assure que vous êtes
un hom i e spirituel, aimable, el que votre m^isjn est une des plus agréa-
bles de Paris. Je veux éprouver vos talens en vous accordant ma con-
fiance ; et pour que nous faisions tout de suite plus ample connaissance ,
veuillez venir souper ce soir chez moi.
— Désol.' de ne pouvoir accepter votre invitation , répondit Sainclàir ;
je donne moi-même à souper ce soir.
— Voilà un lâciieux contrelcnips! J'avais compté sur vous; je ne sais
plus maintenant que faire de ma soirée.
— Si j'os ii vous proposer...
— Quoidoiic.^ pilliez!
Sainclàir osa inviter le seigneur briianni^jue qui s'empressa d'accepter;
et le lendemain . l'ex-commis se présenta d'un air superbe à la Bour.-e. Il
avait un protecuur; il allait nager dans les grandes eaux du Parlote.
La carte du soaper é:ait chère, sur ont si Ion considère que l'anipLi-
Iryoïi en lit l> s honneurs à son hôie avec une complète abnégation. Les
meJbeurs niorcjau^ furent pour le c p lalisie de Ldiulres, et Saiixliàr se
coiiteiitadelc servir... Mais combien il fut récompensé de celte généreuse
polius.-c!
A partir de ce moment, sa prospérité marcha vers un rapide dévelop-
pemi lit. Assis au lapis vi rt de la Bourse, il prit le râteau d'une main et
il joua de l'autre. A la fois ponte et croupier, il n'eit (lu'j se bai'.ser
pour laaiasserde l'or. Ses clieiis,_ haut places, lui disai'^nt à l'oieille des
secn-is (|u'il exploitait avec une mervedleuse babileté. C'est alors qu'il
fut hardi et aventureux tout à son aise : car , toujours dédaigneux des
bénélices cer aiiisct limiiés. illui fallait les chances et les ha-ards de
celle guerre livrée à la for'une. Cinquante niilli' éeus oar an, as-urés par
8a ciit-ntelle, ne pouvaient pas plus le satsf.iie alois qu'autrefois les mo-
destes vingt m Ib' francs que lui offiait son parent de iroMiiee. (Jii'éiait-
cc en ((l'ct (|ue ciiKpianie milii! éciis pour un hom iie qui donnait des
soupers de cintiuante mille fiarcs; ipii \i;ait de pair avec les colosses
de la linance, et qui ne voulait mctuc ni bornes à s. m luxe, ni freina ses
désirs?
— Il n'y a qu!- le premier million qui coûte, disait il; je l'si gagné; Ic^
autres ueudioni d'< u\-inénies.
i;i pour les laiic vtMÎr, il jouait avec une audace qui le rendait maître
de louiis les spéculations. Le cours de la rente obéssait à ses manœu-
vres té'uéraires.
LJii j ur, les fonds étaient en hausse; c'é ail le moment de vendre,
iniis il y avait p u '.l'aiheteuis, cl Sainclàir, qui avait hc.soiii de frapper
un gr.nd coup, se reii lit de bon m'atiii au prrou de Toi toni , et dit aux
agioienrs :
— J adèie cent mille fnncs de renie.
— C'est une ru>e. r pon i.i-om, car il est certaia que la rente va baisser.
— Point du tout; c'est un learché sérieux.
— Pour couvrir et diss mder une opéraiioii contraire ?
— Je vais vous prouver que non, aj' uta S.iiii. lair eu lirrnt sa montre
qu'il p sa sur une des tali'es du calé. Il est dix heures, j'acbèie tout ce
qu'on in'oll'rira d'ici à luid'.
La venie marcha ferme. Saincîair achetait toujours, si bien qu'à midi la
rente, au lieu de lléchir, prit un nouveau raouveiueni de hausse, et l'ache-
leu;' réalisa un immense béni'lice.
M.-.is nudgié ce bonheur el ce lilent, le luxe effréné de Sainclàir creu-
sait un abinie que ri'n ne pouvait pi s comider. C'est e sort de tous ceux
auxquels la foriiine se prosiiiuc dans le tr pot de la bourse. Enivrés par de
tri'p faciles faveurs, ils cèdent à un vertige fjui les eniralne. Sous la sur-
lace limpide de ses eaux, le Pactole cache des tourbillons qui engloutissent
le nagi nr (jue rien n'airète.
Puis le jour arrive où l'on cherche vainement Sainclàir à la Bourse.
— Où e;i-il?
— Disparu!
— Coininent! une b.inqueroule?
— De quelijues mi lions seuieinenf.
— C'est étrange ! Il était si habile !
— Trop h ;bile I
— Il était si riche ! U dépensait tant d'argent!
Voilà quelle est la log;que des agioteurs. Avec cm, p!us on dépense
d'argent , plus on a de irédit ; mieux on se ruine, plus on iuspire de
conliaiice,
— Mais où est allé ce pauvre Sainclàir? A Londres? à Bruxelles?
— JSon, à Coustaiitinople. 11 avait mis de ciMé q lelqiii's fonds qui l'ai-
deront à vivre là-bas , en bon bourgeois . avec sept ou huit femmes. Et
puis il utilisera ses loi-irs : il a entendu dire que le ministèe turc s'occu-
pait à faire ré Jigtr un code de commerce ; il lui olfi i a sa collaboi a.iun,
EL'GÈXE GL'INOT.
[Courrier.)
(Livraison de septembre.)
Le glorieux itinéraire du 17' léger dans le midi de la France a été
mainte fois égajé par de curieux iiicidens. Parmi les h -raiigues adressés s
au jeune colonel, il faut remarquer cede-ci, dont le Moniteur fait men-
tion.
C'est un maire (;ui parle au nom de sa commune et d'un pont suspendu
récemiiieut construit i ans la ioial té.
» Nous ne pourrions, dit le fonctionnaire, soumettre notre pont à une
»p'us rude épreuve qu'en y fai ani passer pour la première fois la gloire
»du 17" Itgfr. Ji
Les oITk 11 rs du régiment, pour la plupart gens d'esprit, se sont égayés
de cette liardies>-e de siyle.
Un an'ie foneiiounaiic, le maire de Va'ence, a terminé sa harangue par
un singulier mouvement d'inadvertance ollicielle. Api es a\oir long-temps
comfdimenlé le duc d'Aumale, l'infoituni s'est écrié :
« Vive le duc d Angoideme ! »
Ce qui n'a pas édiUC son conseil, mais diverti très fort le Cls du roi, qui
a dit: «11 est bien en!endu, n'est-ce pas monsieur le maire, eue je dois
preiiilrc cela pour moi. »
Celarappede une aventure du même genre qui se passa dans un port
de France en 1815. Charles X, alors comte d'Artois, faisait sa rentrée sur
le teiritoirc, au mjlieud'un concours ioouibiable. Dans li foule se trouvait
une v eille femme du peuple, ne comprenint ([ue foi t peu aux houias de
la multiiude. La nialheuièuse, qui depuis vingt ans avait assisté à quatre
révolutions, confouda.i tous les régiaics cl criail à tue-lOte :
«Vive le roi!
« Vive la république !
« Vive l'eiL'pereiir !
« Vive Louis XVIIf ! »
Les ^tens de la po ice, qui n'ont jamais entendu raillerie, allaient s'e m-
paier d'ell", loisque le eoiuie d'Artois ordonna de la respecter. Puis, lui
mLltiiit donceineiii lariain siir l'ipaule :
« Vous a\ez raison, ma bonne, lui dit-is il faut que tout le monde vive. "
Lord Pem..., enflais riche et élégant, connu à Paris par ses chevaux
(1) Chez l'auteur, rue d'Engliicn , 10.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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(r.c Ts^z |)a< ses clieeux) cl par soa argenterie, porte perruque et ne
vtu' pas f,u'oii le sache,
11 n y il [lài un cuiileur à Paii« qui ne lui ait vendu une de ces forêts
'■'. (lifveiisL ([ni oml)ra^'CiU sa tète, rt il a roc mis à mille arliliccs pour
i ,'Xii croire à la réaliic (le sou sj;-tème ciipilla.re.
Loul l'ciii... a ticute perruques. IJUi p >ur .;lia(|uc jo'.ir.
Celle de dt mainest plus l()i:!,'ue d'un uiiiliinè re que telle d'aujourd'iiui,
et ans d' s'iite depuis le 1" da mois jusqu'au iU.
Celte cliroiiulo;ie de perrujiics a pour l)iit d'iiuiicr la pousse qiioti-
dicuiic des clieveuv, de nia.i ère à ce qu'à la lin du uio s il puisse euiou-
téraeiit s'cci ier devant ses amis :
« Mes cil 'vciix sont trop longs, il faut que je /es fasse couper, »
Et !e leiideiuaiu il levieiil il lu perruque ii° 1,
Sa tète esi un caleadiier.
Pendant l'été, quelques abonnés de l'Opéra font commerce de leurs
lo^e-,
Oiiajis entrent bravement dans 1rs cabarets où se tient la bourse des
niui-chiiiuls (le hilhtsponr y débiter l^rurs coupons.
La djiKisiie FouUI ne ded.iigue pas de céaer à ces industriels sa loge
du i)icinier rang de fa e,
Deini^rciJiifnt. celte loge, vendus sur la voie publique, tomba entre
les ma us d'une famille de g^irgoiiers. Le inaii avait s* visle bluiicbe et
son béret. La reaime un madras sur la tète et un tablier. Les eiifans
ét.iieni en b'ou.se.
Ces braves gens s'étaient mis en goa;ueiie et réalisaient le vœu formé
depuis long leiiip; d'aller à l'Opéra pour leuraigenl.
Miiis une fis as-MS sur b s nu elleuv (auicuils de la rive gauche, ils se
trcuièreiit mal à l'aise, les unieres Fouid, les glaces, les rippr( ise.i ve-
lobis les gèiièient. La peur les prit, et i.s demainléreiil eux-uié.'i es à être
tr.inspoiié< h l'ampbitlii â:ro pour pouvoir y manger des pouiuief.
M. de lîotlisthild ne fait li d'aucun négoce; mais il tralique plus dé-
cemment de ta loge.
Les ngeiis de cnaiigo, les courtiers qui viennent lui proposer des af-
faires, sont forcés de preiiiirc, ( n dehors du marehé, la loge du baron, ce
qui lui épargne la peine d'aller lui-même la vendre sur le comptoir du
marchand de vin.
Le café Valois a^lé fermé ce mois-ci pour cause de faillite. C'était le
doyen ûcs i tab issemeiis de ce genre, le centre de toutes les réuuioiis lé-
giiimis es depuis plus de trente ans.
Le leiidi main de sa déconliture, un ancien habitué racontait à quelques
curieux laiiecilote suivante :
C'éiaii, (lisait-il, sous l'empire, à l'époque où Fouché remplissait les
fcneiioiis de chef de la polci'. M. de S..., royaliste exal'.é, se Mouvait as-
sis •'. une table du café Valoir, ii (ôlé de trois amis sur la discrétion des-
quels il pouvait compter. La conversation roula, à vois bisse, sur les af-
faires politiques, le ihemc oniiiiaire de toutes ces réunions; après quoi
on en vint à parler police.
Parfaitement sûr d.j n'éire point entendu, M. de S.,, traita assez verle-
menl l'administr. lion de Fouché.
« Je suis, disait-il, si convaincu de son impéritie, que je voudrais, ici
même, oiganisi r ii son insu une conspiiaiion. »
Le lenileinain, Fouché pria M. S... de piisser dmsson cabinet, et lui
répéta mot à mol les propos qu'il avait tenus la vi ille.
Grande fut la stupéfaction (lu royaliste; plus grande encore, lorsque
Fouclié ajouta :
— Vos préoccupations, monsieur, ont failli vous coûter rhcr, car pen-
dant que vous faisiez si complaisaaiineiit mon procès, je faisais arrêter un
jeune aventurier dans la chambre de votre femme.
— C'est impossible, monsieur !
— Impossible?... En ce cas , lisez cette lettre , trouvée sur le coupa-
ble.
M. de S... parcourut les mots suivans, tracés de la main de sa femme :
« Teneî-vous, à sept heures, près du café Valois. Mon mari ne peut
«manquer de s'y rendre. Je vous attends, alors... Avec sa dcnii-tassc, ses
iidaniinos et fia politique, nous en avons au moins jusqu'à dit heures. »
— Vous voyez, poursuivi. Foudié, que ma police vaut encore (luelquc
chos^.
Depuis (rejour, M. de S..,, l'exalté royaliste du café Valois, s'occupa
un peu moins de poliiiquc, un peu plus de son méaagc,
LES NEMKOD.
Le gibier (-iispaiatt peu à peu du sol français.
Parce que des voleurs, sous le nom de braconniers, le tuent à peine
né, pour le vendre à vil prix.
Une laveur imiiiense proiége les braconniers, ne ce qu'au moyen âge
quelqnes seigii'iirs, ja'oiix rie leur droit de r; a se, faisaient fiistig.r tm
prndre les vassaux qui collelaient leurs lièvres, on en a conclu que voler
le gibier d'aiitiui, c'était une revanche naiio:iale, un nouveau droit de
l'iioniii.e.
Cilui (pii déiourno le bœuf, la vache ou le mouton de son voisio, en-
court des p.'incs sévères;
Celui qui vient sur votre cbamp f lire un coup double dîns une com-
pas[nie de perdrfaux que vous aviz élevés, en e>tquite pour rire au nez
de voue garde, pour la peite d'un mauvais fusil et quelque vingt francs
d'iimsiuie.
C'est un progrès politique.
Le gibier étant esemieliemcnt fé-odol, tous ks Français se mettent à ses
trousses, le iraiiueet, le canirdint, dans toutes les directions, comme un
eniicnii delà pa'iie et des institutions; et, dans cent ans les mnsécs
d'histoire n.Uuretle olfriront, couiine une curiosité, comme des débris de
races perdues, des pattes de lièvre, des becs de faiiaus et des omojilalcs
de daims.
Mais il y a une compensniion. Si les perdreaux s'en vont, les chasseurs
ru liileiit dans «ne propoiiioii ellrayanii'. Et, qua.d ils n'auront plus rien
à tuer, ils se feront tous iirailleus de Vincennes.
Le pieniier souci d'un jeune rbéloi icien esi moins de remporter un pris
au concours que d'avoir un fusil au mois d'aofit.
Le commis mai chaud n'aiend plus le dinaiiibe pour aller au bal de la
Tourelle, mais pour errer, le fusil sur l'épaule, dans la plaine de Saint-
Denis.
L'éi'icicr, retiré dans une hutte de Romainville, prend un port d'armes
pour faire (les bat ues dans ses plat s-b;indes de choux.
L(s tèmmes elles-mêmes coin enrcnlà metiie en joue des pierrots,
des atouciles, tous les insee'es (jui h-ur pass'iil devant les yeux.
A ceiie époque e'e l'a inée, la France retentit d'explosions : partout,
c'est un l;:page de L sils qui |i,;rieiit, de ea i^ules qui raient, de chiens qui
alioieiil, de :.ardi'S qui crient, et de ruUi.ateurs qui gémissent. LCi voi-
tures publiques ne iraiisportcnt ijue des c iiiiiers fiisiinlés, des ép 'gneuls
qui se giat ont, des rha\spurs poudreux (jui vous déchirent les jambes
avec les baiti ries de l iirs armes. Pariont, du bruit, du mouvement, une
foriiiii.'ableod.ur de poudre; ilu gib er nulle part.
Ce (piil y a d ; plus ridicule au monde, c'est le petit chasseur mal ou-
tillé et mal .droit.
Il y a des gens q<ii, en se levant le matin du 23 août, se disent : Cette
année ci, je veux chasjer.
Des guêtres de cuir, une veste, une casquette, an fusil, du plomb, ils
achètent tout en deux heures de temps.
Ab! et un chien !
lis se retournent dans leur chambre pour voir s'il n'y a pas un chien
sous le lit, appelli nt le portier par la fenêtre pour lui cleniin 1er si par
hasard il n'en turait pas un, ou envoient dans le quartier emprunter ua
chien quelconque, un griffon, un dogue, un caniche, le premier azor venu.
Avec cet al irai! et ce quidrupôde d'eaiprunt, le chasseur bourgeois va
n'imporie où exercer son adresse ; il coui t le-; environs de Pai is, où il ne
treuve à mas-arrer que des crapauds; mais il sent sa dignité d'htmiac re-
levée par le maniement d une arme à f .u.
F'IiysEologic de S'IEoiume marié.
TAXZLI.ON.
o nia femme, mon mouchoir... passe-moi mon mouchoir... II doit être sur la
choisi' eoiUro le lit, |irés de loi. »
iVladiiiiK-, encore à moiijc endormie, allonge le bras et donne un mouchoir à
son mari. Cclui-ti va pour se nioutlicr, mais il s'arrête , examine le mouchoir ,
et s'éi-ric :
«Ce n'csl pas S moi, cela... Mes mnuclioirs n'ont pas de bordure de couleur...
C'csl ;i loi. — C'est possible, mou ami. — Oui., oui... c'est a loi... C'csl-à-<Jire,
tes momlioirs ont une liorduro lilcnc , colle-ci est lirimc .. yucst-ce que cela
veut dire' — Ça veut dire que j'en ai aussi dont la bordure est hruiic appareni-
nienl. — Ah l'iu en as comme cela!.. Depuis (|iiaiid donc? — Depuis que je les
ai lUlu'tés, sans doute. — Qiianil doni- les as lu acheiés? — .^lon Dieu! je ne
me rappelle pins au jiisie répoquc — C'est singulier..., m ne m'as pas dit que
ce fût nne chose assez imporUnitc pour qu'il fût nécessaire de l'en Tiirc p.irl.
Esl-ec que je ne pourrai pas acheter la moindre chose sans le deniamier la pcr-^
mission? — Je ne dis pas cela... .Mais... enfin , lu vois bien que j'avais raison
d'êtie étonné en voyant un mom lioir avec dis bordures brunes. »
-Vonsii'ur sorldii lit; il cherche ses panloulles; il ne les trouve pas sur-le-
clianip, il s'inipaiicnti", il appelle sa domcslnpie.
« Jeaniielle, où sont mes panloulles? Voila une heure que je les cherche. •
La bonne montre à monsieur tes panloulles placées eouirc le lu, derncrc une
table de nuit.
« L''s voila, monsieur.
— Ah ! les voilà .. .Mais pourquoi les avez-vous placées là? Est-ce que c'est
leur pliee habituelle?
— Dame ! monsieur, j'ai cru bien faire en les mettant sous le I;C.
— lisl-re que c'est la que je les dépose ordinnireineiit le iiLtiii-? C'est s'vus Cf
faiileiiil, contre la clieinince. Il ne faut jarua.srien changer déplace. L'ue autre
l'ois, faiirs-y allenlion. »
On s'iialnllc ; le déjeuner est servi, llad ini:' preni son café, en lis,int le jour-
nal . .Monsieur fiil des rôties devant le feu. .Vlais bieutôl il poussc le gcuou de
sa fein ne, eu l.ii disant :
• Kst-ce (pic lu as remis une bûche au feu , hier au soir, après que je suis
sorti?
— t'iie bilelie. mon ainï? Comment? Qu'est-ee que tu dis?
— Il me i^einlvle que je ne le p.ole (vis lu'hrcu cepenilaiit! Quand je siiLs sorti
hier an soir, .i iienf Heures, il y avait encore deux lulches au feu, une grosse et
une petite j c'Ouiit bien sulVisani pour achever la soirée. Après cela, je ne l'e.iipé-
che pas de faire un graud feu si lu as froid, mais c'est pour me rendre (^jwpic ;
h%
LE MAGASIN LITTEIUIUE.
car ce malin je trouve tien encore la liùclic du Toml . mais voilà trois tisons de-
vant, l'oiirquoi trois tisons , hcin ! si tu n'as |>ns fait ronicitrc une autre bùthc?
— Ah! mon ami, que lu m'ennuies avec les tison>! Un a mis du bois, on n'en
a pas mis, est-ce que ji' prends note de cela ? Je suis en train de lire un feuilleton
qui m'int(;resse, et il l'aul que tu in'internimpcs piiiir un morceau de bois! »
Slonsieur se tait; il se contente de mIIIim- un petit airentre ses dents, ce qu'il
fait quand il n'est pas content de.cc qu'on lut a répondu. 11 continue de d(?jcuncr,
mais bientùl il nuirmurc :
• Ce lait n'c>t pas bon ; il n'y a jamais de crêmc dessus , et encore la laitière
en doiuic moins qu'auln fois. !l me semble qu'on poiirr.iit avoir un pot qui ne
scr\ irait qu'a aller clierclier le lait ; alors on verrait bien si la laitière donne juste
la même mesure. Dis donc. ICulal.e, a-t-on un pot pour cela?»
Eulalie ne répond pas ; el.e conliime de lire.
c Ûis donc, est-ce que lu ne trou\es pas que j'ai raison? En ajant toujours le
même pot, on > errait bien si on a .son compte, Inin? •
Madame repond a\ec colère, mais sans cesser de lire : « Oui ! oui! on aura un
pot... on aura dix pois, si tu \cuï, et laisse-moi tran(|inlle!
Je ne le dis pas du ! je te dis un ! O n'est pas cher ! On vend maintenant
•le fort joins lasses et des pots lu lait en terre de couleur, a\ecdes reliefs. J'en
ai marchandé; ça vaut douze sous. Je te dirai où lu en trouveras. Ab ! parexeni-
lile, voil.i du beurre qui n'est pas cïcellenll Combien paies-tu ce beurrc-la, ma
chère amie?
— Je n'en sais rien.
— Comment, lu n'en fais rien?
— C'est la bonne qui Tacheté.
— Mais je présumeque tu comptesavec la boime?
— l'.li! sans doute! Ah! c'est trente-six sous, je m'en souviens.
— Tu n'en es pas siire. Jeannette! Jeannette!
La domestique arrive en mangeant ut! morceau sur le pouce.
• Cmibii'ii ic beurre-la, Jeannclie?
— Treiitesiisous, monsieur.
— La livre.'
— Dame ! ce n'est pas le quarteron , à coup sur.
— Je pense bien que ce n'est pas le quarteron , mais cela pourrait être le
kilo.
— Qu'est-ce que c'est que ça, le pilo?
— Je vous ai dit kilo; c'est la nouvelle mesure; vous devriez savoir compter
par kilo Eiitin , votre beurre est trop ch^r pour ce qu'il vaut. J'en ai mangé
avant hier en déjeunant chez un de mes amis ; Une le paie que trente-deux sous,
et il est meilleur que celui-ci.
— Monsict r a donc demandé le prix ù son ami P
— Pourquoi pas?
Jcaniieiie va s'éloigner ; monsieur l'arrête.
«1 yu'est-ce que vous mangez pour votre déjeuner, Jeannette?
— C'est du restant de gigoi, monsieur.
— Ah!.. Est-ce qu'il ne'restait pas encore du hn>uf d'avant-hicr?
— Ah ben ! iiar exemple, il y a long-temps qu'il est fini ! >
La bonne s'éloigne, tandis que monsieur murmure ; «Il me semble bien qu'il
devait encore rester du bneuf. »
Quand vient le momentoù l'on fait l'appartement, monsieur se trouve sans
cesse devant le balai de la donv^stiqiie ; il vient voir si elle ne laisse pas de pous-
sière dans quelipie eoiii , si clic a tien essuyé chaque meuble. I.a servante, que
cela impatiente, a l'habiludcde pousser ses ordures dans les jambes de son bour-
geois.
Si monsieur sort avec madame, il examine toutes les parties de la toilette de
sa femme.
• ïu vas mettre cette robe-là?
— Oui, mon ami.
— Elle ne va pas bien de la taille... .\h ! tu prends ton chapeau lilas?
— Sans doute. Est-ce qu'il n'est pas joli?
— Si fait, il est joli... maisjt n'aime pas le bouquet qui est dessus... Tiens! tu
asùlc la denielle de ton chàle! pourquoi donc?
— Parce qu'elle était trop belle pour le chàle, qui maintenant est un peu
passé.
— Je t'assure qu'il était beaucoup mieux avec de la dentelle. •
Grâce aux observations de son mari, madame recommence sa toilette cl finit
quelquefois par ne plus vouloir sortir, parce qu'elle a pris de l'humeur.
Madame a dit a monsieur qu'elle voulait s'acheter deux ou trois robes d'élé.
Monsieur n'a rien répondu; mais le lendemain il rentre en rapportant trois
pièces dètofl'es pour robes, qu'il vient d'acheter pour sa femme. 11 les lui don-
ne en lui disant : o llciii ! j'espère que je suis galant. •
Madame feint d'avoir l'air content pour ne point désobliger son mari; mais
les rob.s qu'il a achetés ne sont pas de son goût ; elle sen aime ni le dessin ni
la couleur; elle voudrait déjà qu'elles fussent usées, pour en avoir d'autres. Si
elle avait acheté ses robes elle mcnie, elle les aurait choisies plus jolies, et les
aurait sans doute payées moins cher.
Quch|ues temps avant le moment du dîner , notre homme marié tatillon ne
manque pas daller fureter dans la cuisine; il découvre les marmites!, les casse-
roles; il goûte aux ragoûts,- il appelle la cuisinière : « Qu'est-ce que c'est que
ça?
— l'nc fricassée de poulet, monsieur.
— Est-ce que vous avez mis des champignons dedans?
-^Orlaincmcnt, monsieur.
— C'est singulier , je n'en trouve pas... Ah ! si , j'en aperçois... Avons-nous
de II soupe grasse aujourd'hui?
— Oui . monsieur, puisque \oilà le pot-au-feu.
— Ahl c'est juste... .Mais vous inetiez irop de légumes dans votre pot, cela
nuit au bouillon. Combien mettez-vous de carottes dans votre marmite?
— Ah! ma foi, monsieur, est-ce que je me rappelle le compte? Je mets ce
4jj'on me donne:... Est-ce qu il fautcoiiipier les carottes à présent?
— Ça vaudrait mieux... Je gage qu'il y en a au moins six. »
ICt iinnisieur découvre la mainiile, regarde dedans, et cherche à compter les
légumes ; cl la cuisinière, ipii enrage de voir sans cesse son maître dans sa cui-
sine, a bien envie de lui atiaclier un torchon à son habit.
Pcnd.int le diner, monsieur a observé que sa donicsliqiie avait le nez rouge ,
que sa femme n'avait altaché sa serviette qu'avec une épingle au lieu de deux ,
cl que sua rtiat avait un gros ventre.
Le soir, s'il vient du monde, monsieur gronde la bonne si une personne de la
société n'a pas essuyé ses pieds au paillasson ; il va regarder ce qu'on met de
sucre dans les verres d'eau; c'est lui qui reçoit le chapeau et le châle d'une da-
me, qui va les mettre quelque part, en disant.
« Soyez tranquille, j'ai mis tout cela en sûreté. Quand vous partirez, vous me
le demanderez, à moi ! »
El quand la dame redemande son chàle, on s'aperçoit que le chat s'est oublié
dessus, parce que monsieur, qui veut tout faire mieux qu'un autre, a porté le
chàle dans une pièce où personne ne va, excepté le chut.
Et quand on est pour se coucher , monsieur court dans foutes les chambres
faire sa revue, voir si tout est en ordre. Il se relève deux ou trois fois pour s'as-
surer si la bonne a éteint sa chandelle, puis pourvoir si les portes sont bien fer-
mées.
Quand une domestique est entrée au service d'un homme marié tatillon, elle
ne lait pas un long séjour chez lui. Bientôt elle lui demande son compte, cl
s'en va.
M'ais ta femme de ce monsieur ne peut pas faire comme sa domestique.
Paul de Kock. (1)
FH'TSXOLOGIE SU CONSEII. d'ÉTAT
SOUS L£ CONSCLAT ET L'EMPIRE.
PnOLÉGOMÈlVES.
Il arrivait quelquefois que l'empereur, se rendant aa conseil après une nuit
employée au travail, cédait malgré lui à la fatigue. Alors, les bras arrondis sur
sa table et la tète appuyée sur ses mains, il s'assoupissait. L'archi-chancelier pre-
nait la présidence, et la discussion n'en continuait pas moins. A son réveil; Ivapo-
léon se faisait rendre conipie, par Cambaccrès, de ce qui avait été dit, puis le-
pienant ia discussion au point où elle était, chose étrange, en faisant son résu-
mé, cilaitro;jinion des oialeurs qui avaient parlé pendant son sommeil.
D'autres fois, quand au milieu de la gravité dune séance un mol plaisant, une
brusque répartie échappée a un conseiller excitait le rire de l'assemblée, l'cmpc-
ruur partageait volontiers la gaité commune. Le général Gassendy, chargé de la
div isioil de l'artillerie à radinioistration de la guerre, appuyait un jour son opi-
nion de raisonncmens puisés dans les doctrines des économistes. Napoléon, qui
aimait beaucoup ce conseiller d'Etat, mais qui, en revanche, détestait souverai-
nement les économistes, rintenompit en s'éciiant avec une singulière inllexion
de '.oix :
— iMais, mon cher général, qui diable vous a rendu si savant? où cles-vous
allé déterrer de tels principes?
— Auprès de Votre Majesté, sire.
— Allons donc! que me dites-vous là? reprit l'empereur avec impatience;
moi qui ai toujours pensé que s'il existait une monarchie de granit, il sullirait
des idées do messieurs les économistes pour la réduire en poussière!... Allez,
allez, mon cher, vous vous serez endormi dans votre bureau cl vous y auicz rc-
vé tout cela dans votre fauteuil.
Gassendy, d'un naturel très vif, répliqua sur-le-champ :
Ah ! pardieu, oui, s'endormir dans les bureaux! j en défierais bien une mar-
motte, grâce au travail et au tourment que nous y donne Votre Majesté.
— th bien ! a la bonne heure, s'écria gaiiiient Napoléon ; voilà de la franchise.
Celle boutade excita un rire général auquel l'empereur prit une large part.
Quoi qu'on ail dit, il n'aimait pas la flalleiie. Tandis qu'on s'occupait d organi-
ser les provinces Illyriennes, acqi'ises depuis peu a la France, on proposa dans le
Conseil la suppression des régimens de Croates. Celte milice, qui avait une or-
ganisation paiiiculière, avait été créée pour garantir nos frontières des incursions
et des brigandages des Turcs. Elle avait jusqu'alors bien rempli sa mission.
— Est-on fou ! s'écria l'empereur ; al-on bien compris l'excellence de celle
institution, son utilité, son importance ?
— Sire, répondit Ki gnaull de Saint-Jean-d'Angely, auteur de la proposition,
les Turcs n'oseraient pas aujourd'hui recommencer leurs excès.
— Eh pourquoi cela, monsieur?
— Sire, parce que Votre Majesté est devenue leur voisin.
— Eh bien ! qu'est-ce que cela prouve?
— Cela prouve. Sire, qu'ils ont trop de respect pour votre auguste personne,
pour oser...
— Ah! nous y voilà? interrompit l'empereur en imitant l'inllexlon de voix du
conseiller... Sire... voire majesté... mon auguste personne... saperlole ! mon-
sieur, allez les porter aux Turcs, vos majestés et vos augustes personnes, vous
verrez qu'ils recevront tout cela... à coups de fusils, puis vous viendrez m'en
dire des nouvelles.
Les régimens de Croates furent conservés.
Un a recueilli de Napoléon presque toutes les improvisations au conseil
d'étal. Kous citerons comme modèle de véritable éloquence le fragmenl sui-
vant.
En parlant des droits politiques à accorder à des étrangers d'origine françai-
se, il s écria : « Le plus beau litre sur la terre, c'est d'être Français ! C est un
titre dispensé par le ciel, et qu'il ne devrait être donné à personne sjr la terre
(le pouvoir retirer. Pour mo', je voudrais qu'un Français d'origine, fùt-il à la
dixième génération d'étranger, se trouvât encore Fraiçais s'il réclamait ce litre.
Je voudrais, s'il se présentait sur l'autre rive du Rliin. disant : Je suis Fr<nt-
çciii : que sa voix fût plus forte que la loi; que les barrières s'abaissassent de-
vant lui, et qu'il rentrât triomphant au sein de la mèrc-palrie! Je veux élever
la (;lo;re du nom fram.ais si haut, qu'il devienne l'envie des nations, .le veux
un jour. Dieu aidant, qu'un 1 rinçais voyageant en Europe croie se trouver par-
tout chez lui. «
l'ne des improvisations les plus chaleureuses de l'empereur fut peut-être celle
qu'il piominça au sujet de l'organisaiion des trois bans de la garde nationale,
on va jujer jusqu'à quel point il poussait la prévoyance. Ce fut un an avant
l'expédition de Kussie que ce projet fut présenté au conseil. Le luemier ban,
recruté déjeunes gens, devait, en cas d invasion, marcher jusqu'aux fronlieres;
le second, composé de gens mariés, ne devait pas quitter le département ; le
troisième, pris parmi les individus d'un .âge mûr, restait spécialement attaché a
(t) Extrait de la Physiologie de l'Humme marié, chez Laisné , galerie 'VOro-
Dodat.
lE r.îACA5nT t-TTTÉRAIRE.
49
la défense du chef-lieu. Par celte vasic organisation, plus de 2 millions d'hom-
iiios se Irouvaieiit armés, classes, cniégitiicnlés : la France était imprenable.
Malouel parla contre le projet, et déclara que cette mesure, si elle était adop-
tée, alarmerait tout le monde ; que chacun craindrait que, sous prétexte de dé-
fense intérieure, oii ne l'cnlrainût pins loin.
« Messieurs! s'écria l'empereur, vous êtes tous des pères de famille, jouissant
d'une certaine aisance et eierçant des emplois importans; vous devez avoir une
certaine popularité et pour ainsi dire une clientèle, vous seriez bien gauches ou
bien peu zélés si, avec tous ces avantages, vous n'exerciez pas une grande in-
lluence d'opinion. Or, comment se lail-il que vous tous, qui me connaissez si
hieu, me Lussiez si peu connu? Et depuis quand, dites-moi, m'avez-vous vu em-
ployer la ruse et la l'raude dans mon gouvernement'? Si j'ai un défaut, c'est de
m'eipliqucr quelquelois trop vertement, trop laconiquement peut-éire... J'or-
donne en gros, parce que je m'en repose ensuite, pour la l'orme et pour les dé-
tails, sur les intermédiaires qui exécutent, et Dieu sait si, sur ce point, j'ai beau-
coup à me louer ! Mais passons, je ne veux faire ici la censure de personne. Si
dune j'avais besoin d'hommes, je les demanderais hardiment au Sénat, qui me les
accorderait ; et si je ne les obtenais de lui, je m'adresserais moi-même au peuple,
et vous le verriez marcher avec moi !
» C'est que le ponpie, voyez-vcjus bien, ne connaît que moi ; c'est par moi
qu'il jouit sans crainte de ce qu'il a acquis; c'est par moi qu'il voit ses frères, ses
lils indistinctement avancés, décoré-, enrichis; c'est par moi qu'il voit ses bras
utilement employés, ses sueurs accompagnées de quelques jouissances. Il me
trou\e toujours sans injustice, sans préférence; car il »oit, il touche, il coni-
jirend tout cela, cl rien de plus. Croyez dune qu'il fera toujours ce que nous ré-
glerons pour son bien. Soutenez donc avec moi l'inslitulion des bans de la garde
nationale; que, par vous, cliaque citoyen connaisse, au besoin, le poste qu'il de-
vrait occuper ; que Cambacérès que voila ; q ic M. le comte Merlin, qui cause là-
bas et ne m'écoute pas ; que l'rochol, qui s'est encore dispensé de venir à la
séance d'aujourd'hui, soient dans le cas de prendre un fusil et de monter la gar-
de devant la porte de leur hôtel, et alors vous aurez une nation maçonnée à
chaux, et capablede délier les hommes et les siècles!...»
Ce projet changea vingt fois de rédaction, et, malgré ces paroles de Napo-
léon, linit par être mis de côté. S'il eut élé adopté, peut-être n'aurions-nous eu
à déplorer ni l'invasion des étrangers, ni les désastres de Waterloo.
En général, lorsque l'empereur voyait qu'une proposiiion qu'il avait soumise
au conseil ne marchait pas bien, uue sorte d impatience se manifestait dans
tousses mouveniens, il ne pouvait rester tranquille dans son fauteuil et cherchait
par d'innocentes di.-lraclioiis à détourner l'espèce decuriositéoud'atlenlion qui
s'attachait i sa personne. En pareil cas. dès qu'il voyait un membre du con-
seil fixer ses regards sur lui, il lui faisait signe en avançant le bras et en agitant
le pouce et l'index, comme pour dire : « Uonnez-moi du tabac.»
Celui-ci s'empressait de faire passer sa tabatière à l'empereur, qui, après avoir
aspiré une prise, jouait avec la tabatière, qu'il faisait pirouetter dans ses mains,
ou semait ça et la le tabac qu'elle contenait. Dans sa préoccupation, au lieu de
renvoyer ensuite la boiic è son propriétaire, il la mettait dans la poche de son
habit. Une, deux, et même trois tabaLicres disparaissaient de la sorte dans une
seule séance, et ce n'était qu'après être sorti du Conseil qu il s'apercevait de sa
distraction. On pense bien que les tabatières ne tardaient pas à aller retrouver
leurs légitimes possesseurs ; souvent même d'agréables métamorphoses s'opéraient
en elles au sortir de la poche impériale. Tel conseiller qui avait une boite en bois
exotique ou en écaille, vojait revenir à la place une très belle tabatière d'or
quelquefois enrichie de diamans, ou du portrait du maître.
Toutefois, quelques-uns de MM les conseillers, qui tenaient à leurs boites,
parce qu'elles provenaient de cadeaux ou d héritages de famille, imaginèrent.
Lien qu'ils ne perdissent pas au change, de n'apporter avec eux, au Conseil, que
des tabatières de carton verni, de cuir bouilli ou de racine de buis, comme on en
xoit étalées dans les boutiques à vingt-cinq sous. L'empereur n'en continua pas
moins d'empocher les tabatières.
Un jour qu'à la sortie du Conseil, où, sans doute comme il le disait, «/ avait
été repoussé avec perle, U entre d'assez mauvaise humeur chez l'impératrice,
veut mettre son mouchoir dans sa poche, et, agissant avec trop de précipitation,
le laisse tomber ; Joséphine le ramasse lestement, et lui dit avec ce sourire qui
n'allait qu'a elle :
— Dieu! Bonaparte que tu es quelquefois maladroit : laisse-moi faire...
Et voulant à son tour mettre le mouchoir dans la poche de son mari :
— Qu'est-ce que tu as donc là ! s'ècrie-t-elle avec surprise et en retirant les
unes après les autres trois tabatières de carton : Est-ce que par hasard tu aurais
l'intention de te faire marchand de bric-i-brac'?
Napoléon ayant donné à sa femme le mot de l'énigme, celle-ci en rit beau-
coup : le lendemain, trois magniliques tabatières d'or étaient envoyées aui trois
propriétaires des tabatières à vingt-cinq sous.
L'empereur ayant un jour proposé au conseil un projet de décret sur la respon-
sabilité des ambassadeurs étrangers, en cas de crime ou de délit :
« M'objecterez-vous, dit-il en .soutenant sa proposition, que les souverains,
se trouvant compromis dans la personne de leurs représentans, ne m'enverraient
plus d'umbassadeiiis'f Eh bien, où serait le mal? ISe serait-ce pas en vérité un
grand malheur ! Je retirerais les miens, et l'état y gagnerait d immenses trai-
teinens fort onéreux et souveni fort inutiles. Ecoutez : au plus fort d'une crise
lugubre, on vint m'avortir qu'un grand personnage, devenu suspect, s'élait ré-
l'.igié chez M. detJobentzel, et s'y croyait a l'abri :,ous les iiumuiiilés de cet am-
bassadeur d'Aulriclic. Je iiuindui celui ci sur-le-champ pour ni'enquénr de la
véiite en lui ilédaianl net , qu'il scrail malheureux qu'il en fut ainsi . parce
qu'un pareil usage ne seraii rien a mes yeux, et que je n'hcMlerais pas à faire
saisir le coupable et son receleur priulégié ; vous entendez, messieurs, son reré-
letir pm'ildifiii. pour les livrer tous deux a un tribun.il qui les condaninerait
certainement. J'eusse fait exécuter le jugement, oui, je l'eusse fait, ajouta Na-
poléon en élevant la voix et en frappant sur son bureau du plat de ses deux
mains, ji' vous en donne ma parole d'empereur... Ah ! ah I on le savait, aussi ne
s'y fiotlait-oii pas! »
Malgré l'insistance de Napoléon, ce projet ne fut pas adopté, et, celte fois en-
core, on put juger de la libellé des voles.
A l'issue de cette séance qui avait été chaude, l'empereur invita à dîner ceux
des conseillers qui s'élaicnt montrés le plus opiioses .i son projet, l'armi eux se
trouvait le eomle Daru, alors sccrelaire-généial du minislere de la guerre, qui
à Unîtes les époques de sa vie laborieuse, sut conserver avec Napoléon loiiie l'iu-
dépendance de ses opinions généreuses. Avant de se mettre a table, l'empereur
attira D.irii dans une ciubrasuie de fcnvlre cl recommença avec lui la discussion
OUOIJRE IHil,— TOIIË 1.
qui avait eu lieu quelques momens auparavant. Napoléon soutenait vivement ses
idées, Daru ne cédait rien des siennes ; mais le pauvre conseiller, déjà exténué
de fatigue cl n'ayant plus de voix, ne pouvait articuler distinctemcnl que ces
trois mots.
— Sire, je persiste!...
Au moment du dîner, Napoléon présente son antagoniste à l'impératrice qui,
s'inquiétant de trouver la voix de son mari visiblement altérée, lui en demaudc
la cause :
. — Prends-t'en h ce diable d'homme, lui répond-il gaiment ; mais le voilà 1 ui-
méme réduit au silence, et maintenant il faudra bien qu'il m'écoute sans répli-
quer.
Et U-dessns Napoléon reprend ses argumens un à un, en ajoutant chaque fois :
— Jtépondez, Daru; répondez donc, si vous pouvez.
Celui-ci, poussé à boui, rassemble enfin tout ce qui lui reste de poumons, et,
secouant la tète comme pour faire uu dernier effort, s'écrie d'une voix iuintelligi-
ble à force d'enrouement :
— Sire, je persiste!
Et l'empereur se prit d'un rire inextinguible.
Depuis, dans les fréquentes discussions qu'ils eurent ensemble au conseil d'é-
tat. Napoléon se rappelant cette scène, disait au comte Daru, lorsque son tour
était venu d'exprimer son opinion :
— Daru, vous savez que vous n'avez qu'un mot à dire; persistez -vous, oui ou
non.
Le Conseil d'Etat était aussi la Cour de justice des hauts fonctionnaires. Lors-
qu'une plainte contre eux était portée a l'empereur, il nommait une commission
composée de trois conseillers pour examiner la conduite de l'accusé ; le rapport
fait en Conseil, la délibération acquitlait ou condamnait selon la majorité des
voix : c'était toujours de la bonne justice.
M. de Las-Cases, à Sainte-Hélène, rappelant un jour à Napoléon les incidens
de quelques-unes des séances du Conseil d'Etat, n'obtint de lui, pour toute répon-
se que ces mots :
— Hélas ! encore quelque temps et à peine en resleral-il vestige dans le
souvenir !
Pour l'honneur de la civilisation, nous aimons à croire que, cette fois, la voix
du grand homme n'aura pas été prophétique, et que l'aulcurdu Cote A'nput'on
ne vivra pas moins dans l'admiration des hommes que le vainqueur de Marengo
et de la Mnskowa ; car, pour le législateur surtout, il doit y avoir quelque chose
de plus admirable encore que ces mêmes lois qui régissent la France, et avec
elle l'Italie, la Belgique, la Hollande et une partie de l'Allemagne, c'est la ma-
nière dont elles ont été faites : nous le dirons.
L.\ AXCIE.V AIDITELR AU CONSEIL D'ÉTAT.
(Le Droit.)
Les Contrebandiers de Penmarck.
LA FERME DE THÉMÉVEN,
D'épaisses tiînèbres couvraient la cOte ; il faisait un de ces orages parti-
culiers aux mers du Nord, aj milieu desquels les artistes et les roman-
ciers aiment à placer leurs récits les plus sombres. Pas un éclair ne coupait
de ses lueurs empourprées les lourdes leniurts de deuil qui retombaient
sur la mer; pas un éclat rie tonnerre n'interrompait les monotones silTle-
mens de ia tempêie. C'était le vent qui hurlait en se brisant aux angles des
fa'ai-esj la pluie qui frappait à coups redoublés la cabane dun pauvre pê-
cheur, ou bien la mer qui venait se briser au pied du roc et gémir. Puis le
veut, ia p'uie, les flots reprenaient ensemble, de manière à pv^nélrer
l'anie d'une vague et mystérieuse horreur. Parfois il y avait des intervalles
de silence: alors il semblait qu'on entendit des clameurs lointaines, des
crisdéchiraiis d'èircs qui souiïrent et qni luttent contre ia morl.
Cependant un lougre s'avançait hardiment le long des rochers de Pcn-
maick, sans voiles, sins lumière, s'ombusquant de vague en vague, cou-
pant l'eau de sa forme effilée. A rarrière. un matelot (l'une stature hercu-
léenne tenait en main le gouvernail. Debout, au milieu des élémers bou-
leversés, il semblait délier la vague qui se ruait sur lui, le vent qui soulevait
sa chevelure et collait ii ses jambes l'étolTe humide de ses larges pantalons.
Il gagna rapidement la pointe orientale de la côte, doubla la dernière des
pyramides de basalte qui la bordent, tourna au nord et disparut dans une
petite anse, au-dessou.« du hameau de Loctudy.
La baie de Loctudy est uu étroit espace, abrté à l'ouest et au midi par
de hiuKs falaises, et qu'une lie dért-nildes courans de la m r. A peine 1rs
laines si longues de l'Océan produi eut elles un léger fr ^mi.ssement à la
siirfare de ses eauv. Le m 'tclot am.irra ^o^ navire, écouta comme s'il
craignait une surprise, et s'élança d.ius la cabine, où une troupe sotono-
lente èiait étendue ça ei là sur le plancher.
Un bomme fc leva et vint à ,«a rencontre. Le vêlement de celui-ci lui
donnait un certain air de ressemblance au don César de RuyB as. Il ne
manquait pas même aux haillons dont il éiaii rouvert ce resie it'eiecance
qui rappelle le genii homme fait contrebaniiier, mendiant ou chevalier
d'industrie. Ils montèrent ensemble sur le pont, et quand ils furent seuls :
— Alerte, dit le pilote en espasnol. ma. s avec un accent galicien très
prononcé : séparoos-nous, mou vieil ami, ctquc Dieu vous ait eu sa saiuie
garde.
Il Sierra de sa main calleuse la main du pass.iger dont une larme vin*
hum cier la paupière. Dix minutes après, ce dernier gravissait un et oit
sentir r creusé dans les rO' h'i's i pic de la r6!c, tandis que le luarin cod>
rait des bordées sur son lougre ci regaguait la pleine mer.
60
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Dans une p:\u\rf hulip appelée la ferme de Thi'mévpn, qu'on eût dit
avoir (ifi ici( c par la riidale an lliinc d:i f,'ranit, à une ilisiance à ppu prf's
é;ale (le I oiiiidy» l de Pi m -l.al>lii-, il se passait vi\ ce ni mient lun- éiian^îe
scf-ne. Les portes, l's ( outrevents liaient soigneusement fernitl'-i. Des cou-
Vi rlures éicidues en L'use (le rid anv et «le porières honcliaient lonie
îsî le aux rayons de 'unupie lampe (pii brûlait, suspendue au plalond ; un
feu peijKantde genêts scn.lillait dans làire, et au m. lieu de la cliauibreon
Vo ail :
Piès d'une malle ouvepie, ini de ces conlrehandiers d'Ones^ant, dont la
parole saccadée, e fjeste hnisipie, U' froi t sillonne' île rides traliissenl une
vie enlière de péi iK et (le la i;,'iies. Il s'aiipuiail d'un côte .sur un fu.-il
do.L'ie; ileuv ( islolets et un latfje poi^inard briU.iient àsa ceinture ; il avait
posé la ma n gauf lie pur sa baucje, av.c la lierié d'un C.ncinnatus rece-
va't 1rs eiiVDyi's du sénat.
L'ne veille femme, la maîlressc dn loj;is. accroupie à ses pieds devant
la nialli". en tirait (!• s foiilaiils et di s cachemires t\f llnde, desoy uMi.ssus
de fiibii(pie ai'glai.se. des toiles, des deiiiidles df Flandre, (|u'(dlc loiiriiait,
qn'e'le re o riiaii entre ses mains, (piele e\ai;:iiia!t avec l'iiid llerence
jiid ïipie d'un coniini-sionn. die au Mont (le-P été. i;i près (l'i Ile se peil-
clii!il avec curiosité .lenny sa lille, viiriiabli! lijjiire bctonne, ronde, brune,
c: ilFoii ée, niervei II usenieiit bien (o liée de son bonnet en C'veniaii, et
(|ui n'ava.t j as d'aduiiralioii assez vive pnur tant de lieliefses, pas d'œllla-
di'S assez aiicales pour le beau cmilreliandier (|ui les apiioila.l. Sa i-il-
boue le iiiacieuse tiaiichait 'ivement sur un u'roii|)e de pay-an-. ap,)uyés
d( iri re elle ii la mnia Ile. Cliaeiin d'eux eiaii araié d'une carabiiif, e( la
coupe liitir ée de li ur vi-a^e s'iiarmoniaii l>ien avec les demi Irin'cs dont
ils éia eut eiivel >i pés. Un vieillard au\ trais dessinés coin i e ceux d un
saint JeKime, s" ten.iil assis sur uie berfjère an coin du bu, les ((md'S
sur I s t;eii')ii\. S m re^jard lélléi lii sembl.nt estimer rli.ique pièie d'éloire
à mesure ipie sa b m ce la dépb ni. Un bouledogue < lapait piè> de lui son
ventre a l,i (lamine. Les (la lés dn biyer pi o luisaient dans c t intérieur de
saisis-ans ede's donibre e de Inniièic a la façon de Renibrand .
— JossiT.ind, d S'il le vieux Drai k, c'e t le dernier maiche que nous
la'sons ensemble. A charpie voj âge, vous angmenlez vos prix, et vrai-
ment ce (pie ;ega4 -e il'- vaut pas la peine que je me mette en gui ire con-
tinuelle a» ce les (lituaniens.
— fih ! taisez vou-, sergent, répliqua le conlrebnndier en «'asseyant
avec iiis.iiicianie ; vous revernlrez cent mille fr iirs (e ipic vo' s laissez
pi'Ur dix miKe, et vous pinl g rez avec vos nS otiés un benélice réel de
treille mi le cens. ICnlen 'ez vous, les coiiipen s, j'e.vct'pte du m, in lié cii.q
auiii s de point de Bruxelles, au dio x -c la peiiie du père Drai k. ei je les
lui doniii', idiii que sou bonnel l'e noies ne t;- coù c rien, Ibuied Graiu-
deniii'. et qii'e le se ressousienne, en le p' itant, du caiiiia iih Jo.^s raid.
Jenny rougit viv>'mciit, regai- a snn pèie avant d'ai ce i i, tt i nu nia
eniin d'un sonnie b* galant conirebaii lier. F," ce moaient on (rappa an
deliois; la < rieur se peignit sur toutes les figuies; le boult-d. gue vint
flairer la s oiti', ei gion la .•ouidenien'.
— I n"a lasa'ioié: ce .'ont les s;a'»lous, fit Dra k à voix basse; et
d'uug(!S'C (|ni voul il èlre obéi, il désigna àsa lile une poiie par où elle
seieiira Pus il posii ses honimt s aux angles de la chambre, et s'uligna
lui me ne avec eux ( t le capii.iine Josseran I. tous l'arne uenclié-' à teir •,
le (loi!.'tsi.r la d i.-nie, I oreille a.tenlive, et l'te.l à la pune où l'on heurta
pour l.i seconde fois.
La vieille Mar'ine s'y dirigea à pas de loup; elle se pencha sur h ser-
rup , Cl, d une V( ix casséi- :
— Qui frapfie ii cet;e heure? d i-elle.
— l'y nirz-vous, répoudilou, rtcueiUif pour une nuit un malheureux
Voygenré.M'é 'i*
— Ktes-vous seul ?
— Oui, bonne femme, je suis seul et horriblement fatigué. J'ai faim et
j'ai b oïd.
Fi. liOiir servir de péroraison à celte prif're courte et fervente, le ven
f illla comme tn démon, la pluie battit les conlrevcnis à coups redoublés,
la cabane iraqna. sebiaida.
— F.iutil ouvrir, dcinanda la vielle aux pens de l'intérieur ?
— «tii', repli pia Hlailiien K liiindic, maître d'école de l.octudy et le
plus iilioit coijui I de 1 1 bande. Le gais doit avoir m. s l'œil aux crcvascs
de la inurairp. Assumii -nous toujours de lui.
— Allô, s les le u\ (ils, ajouta Urack, la carabine en joue, et au moin-
dre siL'Ui! d" traliison !...
iMaiti e lin les verroiix et qnanl le passager du loiigrc vit. en entrant,
le f n-iiiida lie érat de guerre d:ri.;éc((ritrH lui, plus le luxe de di iits (|ué-
t:d il à ses yeux le chien de .'■es nouveTes connaissances, il ne se sentit
pas KM't rassuré sur la manière dout elles entendaient les devoirs de
i'bo-piialiié.
Cependant lorsiu'il fut bi^n constaté qu'il était seul, el qu'on eut de
nouveau bariicailé la porte, les amies se baissèn'nt; Dra' k se rasait, rap-
pe u sin chien, ei procéila envers liucunuu a un interrogatoiie en forme,
à peu près comme il suit :
— Qiii l'amené ici?
— J ;ii d.'3eiié mon régiment, et je cherche un asile pour cette nuit.
— D'où vbns-tu î
— De O'dai; er.
— Uùe»-iu né?
— A Quiberon.
Le vieux conirebaiidier examina la figure de l'é'ranger, observa se.?
yeux noiis, ses cheveux crépu , son tei t I âlé, proinena l 'nicmciit son
n gard sur les lambeaux maiiiiliqneinent drapés qui recouvraient .'^cs
mem'ires trapus et vigoureux, et fronça le sourcil. Puis il rtpril bi usi^ue-
meiil :
— On as-'u pris cet habit ?
— Je l'ai éclia'igé contre mon uniforme avec un paysan de Plomelen,
Le vieillard bnniala lélc en sitine de dénégation el d'un ton sentencieux :
— Pa; un Bieion, dit il, ne s'hab.lle ainsi. Quel est le régiment en gar-
nison il Qiiiiiiper que m viens d'abandonner?
L'ini'on u ne répondit pis à cete question.
— A quoi lion un pareil interrogatoire ? dit-il. Pensez de moi ce qu'il
vous plai a. Voiibx-voiis me donner un coin de votre grange pour y pas-
sei la nuit, nui ( u non?
— C'esi que nous l'enlenlnns autrement, interrompit Bruno Grainde-
mer, le r. dontable liancé de Ji nny. En même temps il armait sa caribine.
— Tu vas nous dire commeut tu es arrivé jusiju'à la f-Jime de Tremé-
ven.
— Je viens de l'expliquer.
— Tu ini ns !
Le (lé.ser eur resta ranef. Graindemcr le coucha en joue.
— Uni' fois, deux répciait fois, Bruno. Parleias-tu ?... Prends garde;
Bruno ne mriiace jamais en vain.
— Ne lue pa- (ethinime ici, cria Drark en se levant avec vivacité.
J'ai déjà trop d'.D'.iiies i démè.er avec la douane pour me meure encore
la gi iidarmcrie su' 1rs bras.
— Parbleu! fit Bruno désappointé en lais'sant tomber sa carabine, il
faut avouer, sergent, que vous cies une f.imeuse poule mouillée pour un
vieux gro:.Miar(l (pu a servi sous l'auire. Il mourra pourtaut.
— J iie-le du liant de falaisi s, et tout sera dit.
— Adons, les amis, qu'on le saisisse et droit au Saut-au-Diable le dé-
serteur de Qu mper.
Soit qu'il désespérât de réussir à se défendre, foit qu'il entrevît une
(h.in-e de .'alut à quiiter la huite des conlrelian lieis. riiiconiiu n'opp'isa
aucune résistance. Deux honiine» se saisirent de lui; Keriondic se mit à
l'aviini-giidc, et deri lèr e marchait le reduuiab e Bruno (jraindrmcr.
Mai tine tira (le iiouv<au les veinux; el'e n'avait pu se défendre d'un
Œonveiuent de pitié pour ce j'une é langir qu'on ; liait tuer irubement
dans les ténèbres. Mais elle comprendi diqniis long temps les iiécessiiés
(pi poussent au crime, et d'ailleuis comment arracher leur victime à tant
de coquins débrminés ? Penchée sur la pone, le cou lenilu. la bonche
ouvirie pu l'appréciât ou de lliomi ide, pendant que l'orage se ruait (l,.ns
la cali.ine avec furie, elle regardait sans mot dire le lunébic corU'ge ga-
gner Il ( ani lagne, alin d'y aecoinolir sûicineiit son œuvre de morl.
Onand une autie Icmine demi-nue vint se j i''T au milii u de ce drame
comme une péri/iéiie foudroyante. — Grâce ! grâce ! criaii-e le, les mains
et les yeux au (..(I, en se tordant avec ai goisse, ne ra.-sassinez pas !
Drack, le chef dis paysaus contrebaniliers de Peninarck, n'ét lit pas,
coni ne la plupa^ t d'entré eux, un de ces types d'hommes que la nature
se iible avoir lai lés dans le granit. lia loraiUr-nny, sa fille; le désir de la
rei! Il e un joi.r riche, heureuse, l'avait poussé si enirepiendre le métier
luciaiif eid ngcreux qu'il exeiçaii ; mais il cachait avec soin à sou enfant
les sanglans détails de ses expéditions de nuit. Il tenait à sou estime parce
qu'il tenait à s'en faiie aimer.
Aiivsi bitil v veulent contrarié de la reconnaître dans laprolection inat-
tendue que la Pravidence envoyai! au déserteur.
— Qui diable veut l'assassiner, peiiie folle, répondit-il avec h'imeur.
Reste lar-is ta cha;ulire; ça ne regarde que les hommes, ces choses là.
— J'.ii toai vu. tout, reprit Jenny ; mon père, sicethumine (tieuri, vous
ne serez plus rien pour moi ; tt loi, Bruno , jamais ta main souillée de
sang ne ton; hera la mienne.
~ VM vous tient donc bien an cœur la vie de cet estafier ? dit Bruno.
— Ofiquime lient au cœur, répondit la pauvreenfanten laissant échap-
per nrfïiir. ent de larmes,c'e t d'avoir deux brigands devant moi, et de rc-
corinsl.ft cans l'un mon père et dans l'autre mon fiancé.
— Jeiinv, lit le vieux Drack debout devant sa Dde et les poings serrés,
ne pane pasain:>i... lit loi, Bruno, c'est un coup manqué, fais rentrer les
gars.
Le vétéran revint à son fauteuil, se laissa tonber dessus, versa deuS
verres, l'un pour lui, l'anire pour 'e capi'aine Josserand, spectateur im-
passible de la scène (|uc nous décrivions trinqua avec lui, et avala sa
par I d'un seul coup. Oraindemer se pencha dehors et cria dans les lén*»
brcs :
-— Eh ! les gars !
— Eh bien.
— iVeiiirez un instant.
— Pourquoi 'loiic?
-— Le vieux DiHckne vent plus. - - -i
— Le vieux Drack n'est pas seul maître, répondirent les contreban*
diers. Ta'l hoinine en alio < vu. i
— Le premier qui le louche m'en rendra compte, fit le terrible Bruae
eu retec-'idani l'eocalier veimoulu de lu maison.
LE MAGASIN LITTl-RATRE.
51
S
— Ali ! lu 'o picnils C"m lie ça, lii PiediNoT. anrcs ISiiiiio le |)lus ro-
bustiM'c^ f|Ui're ciKjiiins, eu s'iiiiiiai t d un l(iii;j; couumu do ■ li.issc...
Le (l(''sri U'ur SL' di liai lassa (.h'S mains des piiysaiisct.sc pii'cipil.i dans la
cahaiie : Ihs comiiv bjndicis l'y sidiirciit. l't (piniul i's fnriiir (le>aiit la
lampe, il se iioiiva (pic Kcrl^udic, le niEiire d'école, av lit le caiiun iU: sa
caia >ii!e liraipii' sur la pnnrin" df l'iiiMii^^d-, rpie Hruno lendi Kerlou-
dic enJDie, cl (pic Picilnoir t'uiiciix iiieiiaç.ui (ÙMiiidciiur de s m cout'-
las. A Cl lie vue, Diackciui la sa laudc, ei se posant eu uialtre au mil.eu
de sa m ïxjm :
— « lîas 'es armes, tons, cria l-il. »
Les pa}saiis se regaidcrcut et paiurcnt calculer les chances du com-
bat.
— Il Piedno r, liai selon sabre, ajouta le .«iergcnt en serrant convulsi-
venu'nt rnire M-s ddijis ['•■xiréiiiiu'; de snn fus.l, a pu\é il icne dcvani
lui. Ab ! lu veut l'a sa'-siner cli z moi devant ma fe mae 1 1 mou i iifaiit.
Dii'U me d.uniic, il fandr.i ni'espé.l er d'abuid. Voyons, oliéir is tu ? ■>
Piediii.ir ne se picssiit guéic, craignant (!'■ vpOMT le iiiaiir.! d école
sans dcfeiisi' à li K'iii;i aiice de Bruno : ni lisci' dernier i éleva i'us-.itiU sa
carai iiic ; cliarun l'iiiiita ; ou veinmilla li porl>;: Jcnny iimie treiililuue
ri f;a,'na son lit, et les c inirebandieis, s'i t uii ri.ssis aiiiiair d'une tahe,
peiiiiaiii (pie liur lii">ie sécliaii ses sè-teineus au fjyer, liical destcliauges
Cl desbouleilks vides le ludti de la nuit.
II.
LE PROSCRIT.
Trois mois aprf>s la fcf-ne de la ferme l'.c Trémi'vpn , à la fin d'une
cliau le journée d- juillet , deux persnniies se pr rneuaieiit sur les >alili's
du cap le Le tndy. Luue portait le cosiuine pilioie ((ne des paysaMsbie-
toi.s; un niiUK bnir le :oion rouie scrr.nl. auluurdcsa t.iil c. I exlii'niné
inT riei rc desnn a let (*p vcliiirs cl la ceininie de son laigc paiiialoii ;
un caban à (apiicb m lui co.ivrait les épau!es, (t les boucle.' de sa (heve-
lure noire s'êib.ippa eut ai tisn nnnt d un Dnnuei d • t icot bleu. CeMc-ci
n'ciaii au Te (pu- le dc.serl.'ur de (jniinp''r . !.■ pis-.-ger tnysii^iii ux du Jio
cleur, alors cminusous b- nom de Jo-cpli Kciyllisan baïueau de Lncindy.
Quelle rai-ion le r- '.cnaii si lonij- cm is à Treinévcn? P< n'.-eiie 1 ammii
di' la 1 1 e du V eux si ig m. et . dans ce cas , iiialbeur à lui . car elle éiai.
la dancee du trrnlil • Oraiudcnici'; pcni-iMre la nii-ere, la proscripiion ou
e lemorils d'un irinie. Qic viii lii-ii faire tous le. s dis Mir la gièie, le-
yi ux tnirnés ve.s le midi , silfini'iix . aicaldé d.^ irislesse? Conteuipler
sans doiiie la bril a te énile (pie l'on voit aussi dr sou puys, »i, quand le
vpiii est pi' pii e, ri'ciii iilir dans ton souille un cii de vengeance ou bien
les so IV cuirs 'lu bonlieui pasMÎ.
Pi iicbani sur léiiaiiiier si laille Q xib'c, Jenny s'abandonna't aven lui à
un rie ces entn tiens iiitiui'S aux luels le cieiir iioiive tmi de cliaiines
quand ou aime ei iprnn n'a pas v nJ ans. Kile rinuivrlait ses in t-ine.s
aupiès du jeune lioinnie po'ir conn.iiire l'histoire de sa vie, la cause de la
tristcse ptofiiide ()Ui le devoraii.
— A (pioi («'la servirai -il, répnnlait Kéry lis d'une voix pleine de lar-
mes? Quand Il ninu lie a IX glandes ailes vi'iit illliirer l'eau du boni
de SIS pinints lui dem iidtz vous, Jeniiy, à liavers quels orao'cs le veut
de la icinpeie l'a poiiiir?
— J'cntenils, dii la lil'cde Dra'k. Pourquoi surprendre le secret de
celui ipie je possède anjour Ih .i ei ipii dnii me f.dr demain? C'est là te
que sisn lii-nt vos (landis, l^e^t-^e pas »rai, mon ami?
l'st,a;;uaieni leiiieiucnt la pninie oicileniale duiap de F.nciu'Iy. LU,
s'alonge en giima(;.ini .sur l'aliî .ic la Téle-dc F^r, un énorme roi hcr cé-
lèbre dans riiisloire des siuisircs de la ( (iie. qneî couronm nt quelques
toulfes de pcini's rabougris. L'iucoi.nuen couclia un bouquet par terre, y
fît usscoir s 1 bieu-aimée, se plai,a prés d elle et i cprii :
— Si j'étais coupable d'un crinn', s'il y avait des tailicsde sang sur nies
mains, vous cesseriez l'e iirainier. n'e-l-il pas vrai, Jenny?
— Vous, s'écria la pauvre bile ! avec épouvante. Oh! mais c'est impossi-
ble, mou ami.
— Juge/, en vous même, (il l'élringer d'une voix grave.
Il se recueillit un iuslanl cl raroniacc (|uisuit :
— Joseph Kéryl is ii est pas mon U' m; je in'a,ipellc Esfeban Ca'vina.
Wa mère mouiui jeune : nous v;v ous lu ureuv , mon père, Carun I ma
ieiiiies(eur, et moi , dans un p. uvrc village de Galicu , quand Oïlaial.i
nv luli'iii d Kspagiie, en lRi2.
J'eiiilira-sai e parti des cm tes. Un noble ga'icien. lago de Bandeira, le
di sceiidaul des ennemis jur. s (l- ma famille, se d clara | oiir rabsoii-
lism ■. L'itnas'on T .<n(;aise iira\aut cha-s ' du Férid . je me vis fnrce de
fuir dans les m nia:-'ues , où je formai en peu de temps uue guérilla de
Ccnl biimiui s dct i minés.
Nous iKHis ciii lis reiif mis dans un vioux château , situé au sommet
d'un maiiieliiii iuiccessilde. Un jour , oli! que le soleil s:' leva radieux !
qu'il y avait de cdiiie dans laii! (pie la nature él.iil belle avec sa r< see
Il iilanlc , les riches iin.Miies de ses coiileiiis d'.nilouine , sou ntinospl.è. e
humide et ii^rbimée! Qui j «mais auiail eni ipi.' c.tie joje se maimée
VI rrail un lu:ubre souvi iiir de deuil tomber pour lo ijours sur ma vie ?
C'é ait le 13 oclobre. nue eiU iieUe signal i les fusils cl les sb.kns d'une
troupe nombreuse, se deioutaul sur la rouie du f âiol, coeaie (uiseri^sul
aux mille relie ts de feu : L'cunemi! l'ennemi! Ce cri résonna de toutes
pans sous les abiis dégradés où nous a ions [lasse la nuii. Nnus nous
préc'piiâm s aiu ciénauv, a x meurtneics, bouillans d'ardeur cl de cou-
rage ; ciir, depuis deux nio s le mondeimus av il oubliés snr cette roclie
arine, car pour nous, le combat, t'était le mouveme n, la vie, l.i iinirt
peut-être, mais la lin <ie telle inaciinndése péruiiieoùnous avions langui.
L'e iiiemi débuuci a d'un peiii bois voisin sur deux (oluines, se langea
en bataille a une po'iée demnusiuet, ei me fit so umcr. au n^m de
Ferdn an I VU, de remettre la plat- au co'onel Ia;ode Bandeira.
Je ré|)on'lis tpie uuus étions disposés à courir les chances d'une résis*
tance dés >piree.
Alors, une giandc agia ion se manifesta parmi les assié?eans. Les oITi-
cieis et (|ui Iques nioiues se réiiuii- ni anioiir dlago, et parurent se livrer
à une disLussiuii fort vive. Bientôt cliacun repiit sa p'ace. et je vis par.d-
tre linrsde la liane de balaille... Mou D eu ! inîerroinpit lîtelian C'i sai-
sissant sa teie de f^es nnins irenibl mtes, arraihez, arrachez de ma mé-
nioiicc lie iiiiiye décbirante... ; je vis iiamîiieun pauvre veiliardqne
des sol lals plaçaient devant eux. Sa (ignre pâle, ses yeux < t inis, ses lè-
vres tremblaiiles, les fiissuns qui secouiieni ses membres aux approches
de la 1110' t : (ili ! Je my, to .1 cela brisaii l'âme de pilé, d'idfroi, d hor-
reur. Tout à coip.uiie voix coimu:-, des cris de dése^pu-r rsonuèreui à
mes oreilles. Des assis ins, des bourreaux infâmes traînaieiii auprès du
veilard une jeune lil'e (^(hevelée. Il me sembla qu'î le soleil p-âlis ait,
que la terre se crensail sous mes p eds ; ce viei'Iard, c'' tut l'e tro Cilvi-
na. mon père ; celle enfaiii, ma pauvre CarnicI, ma sœur bicn-aimée.
Un ange de beauté et de douceur comme vou.', Jenny, que le ciel nons
avai accordée pour remplicer une nièe, une (pouse morte en lui d.in-
nant le jour. Tomber des lira; d'un père, d'un Irère, d'un aaiani eont
les voBux all.iieni être couronnés, dans les mains de ces monstics; quelle
dbeuse destinée !
Esiebiin se lut. Des larmes inondaient ses joues. Jenny, une main sur
son cp'iule, ( oniemplaii de ses grands yeux bleus celle douleur sulea-
nelle. Cabina leprii :
Les condaii;nés s'a.;enouilIèrenl, les mains jointes et les yeux hanlés.
Deux c.ipucins, inclinés sur eux, leur disa eut qui lijues m ils de consiia-
lion denii re. Adoiize^as. un peloton s'éiaii ali;;nr;, l'. nue au bras,
commaudé i ar le lâche Bandeiri. Je (ompris alors toute l'allieuse vérité.
El mon pè e lo iiba évanoui, et ma sœur se roula par terre en pous-
sant «es cris la 1 entailles. F.t noi, dewnu plus ti a. niif qu'une feuime,
j iuboiid le diapein bl.inj sur la tout que je dépendais.
Mon lieutenant descendit parlementer. Alors une joie féroce brilla sur
la r.i<e d'iago. Il Uiisa du regajd mon envoyé, croi a les bas et lécouia
parler. Puis il rit mas d un lire s.it.Mii(pie. mas d'un i ire doni thuiiue
étiai m V- r>a t du Iro d dans la p nti in • tomme l'aci.'r d'un glaive.
— Le 101 don Fe diuand VII, répond. l il avecd dain, ne tompi se pas
avec des II aires, mais i|ue'(|uerois dies reçoit a merci. Va dneàCil-
vina que si, dans c ni| miuiite.s^ d n'a pas d posé les armes, le s.iiig de
eesdiux mi'érables vengera d'avance les brates Espagnols qui se sacri-
lieront pour le p niir.
Ma vie appar cnaità ma famille; mais je ne pouvais, sans leur cnscn-
temeiil. exposer mes compa'.'iions aux ve. géantes d ; reiiuemi. J'api.elai
donc a it' ur de moi les ciief'de ma peti'e aru-ée. Nons tenions coi seil,
quand une douce voix s'éleva vers uous, ainsi qu'une prière, faible d'ail-
leurs, géiiiissante, éplorée.
— « Mon Ksleban, prends pitié de nons. disaii-elle, et si lu savas ! on
nous a bandé les yeux, on nous a fiii ineitre à gmoux, et des moines à la
paiole alIVeuse .'OUI venus nous dire! «Il faut mourir... o 'h! sauve
notre pèie : dix as.-as-iiisoiit diiig»'" lents lusils contre nous. Esicbao, Es-
tel an, un mot de toi, notre bourreau l'a promis, nous serons pardonnes...»
C'éla.l Caniiel qu'la^o, counai.ss ml ma tendresse pour elle, avali f it
coiiduiie au pied du foi I, pour inllucnccr nos délibérations. Elle leva
vers moi ses yeux inouilés de larmes, me icmit ses bras, tloiit la peau
bleuissait sous la pression des < ordes. Ses b' aux cheveux noirs lloiiaienl
sur ses épaules, ^a lobe se drapait autour d'elle comme celle des viccô-es
de Mnril'o.
Mes amis pleuraient.
— CiM rs, me dieiii ils, vers lago. Monrnns, mourons tons s'il le fa it,
mais grâce pour les vieidai ilseï pmir les enfans.
Je ne sais (|u Ile joie foie, cVoï^t ', m'inoiili l'anic en ce mnmen'. Ces
deux ceii's cxisiences qui se dévouiieut p .ur cel'es de mou père ei «le
Carincl, je U s aceeplai sans ré.lexitni. s iiis remords. Je compris le bon-
heur de ne songer (pi'a sm, de n'agir que pour soi. Je m'élançai vois ma
sœur, que ses gardes i amenaient : Bainieira parut.
En le vo\ an' à la port e de mes roups, la ha ne en moi bahnçi la pciir.
Il me devina. Comme le taureau et le loréidor que la bair è«e sèpioe,
chacun de nons n cnaç.iii son ememi. Nos mains serraieni Va i;arue ue
nos I 0 sinards, et ii"us fréansMi n< de ne p'<uvoi nous eu servir.
— 1 gi>, lu es le p'us fort. Qu'exi .es-tu? lui ds je.
— Vous snriir z de celti' masure en cbeini»e, les pieds nus et la co'«îe
au cou et vous viendrez faire amende buuurab'c de vuire rebclliuu de-
vant moi.
— Jaiii.iis! inmai' ! m'écriai-jo en me tordant le* miîns!
A ces mots Baudc.ra se reiuuiua vers ses CACcuivurs. Carmcl se trou*
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
vait de nonvcûu agenouillé devant eux. Le monstre fit un geste, je \is les
armes se baifser...
— Arrête! arrête! m'écriai-je. en tombant (îpcrdu, haletant, auxge-
roux du mls(''ral)l. ; lago, je te liais; tue-moi, mais i^pargue ce l'aib'e vieil-
lard, cette pauvre tille. Par l'ame de ton père , piliO pour eux, pitié pour
moi!
— Ail ! nuirmurait-il les dents serrés et les lèvres tremblantes , tu as
donc peur, indomptable Esteban ?
Sts doigts se crispaient. Lii tête penchée, le sourire sur les lèvres, il
me conii mpkiit de son œil à demi fermé, avec une aaière expression d'in-
sulte et d'ironie.
— Fais-leur grâce, lago, repris je, rt je serai ton frère. Ion ami, ton
esclave. Nous n'aurons plus cnsenib'e qu'un même toit , qu'un même lit,
qu'une pensée , qu'une aine. Mon Dieu ! pour les deux êtres que tu vas
sacrili* r, je donnerais mille fois ma vie.
— Toi mon ami !... toi mon frère!... Le sang des Bandeira rugit dans
mes veines rien qu'à te voir, rejeton abhoré des Calvina. Je te saviiis un
infâme, nia^s aujourd'hui je te trouve lâche.... Vous êtes miséricordieuse,
sainte madone de Néila.
Alors une sourde rumeur s'éleva du camp ennemi et se propagea de
crénrau en créneau parmi mes soldais. Î^Ion père avait rompu ses liens
arraché son ban Icau, saisi ta ûlle daus ses bras et me l'apportait pour la
défendre et la sauver. Je courus à lui...
— Feu! hurla lîandeira...
Douze balles pariircnt. L'héroïque Pedro se courba sous son fardeau,
et vint en rasant la lerre s'abattre à mes pieds.
— Prends la! prends-la, Esteban !... Je meurs... venge-moi.
Je les ava's saisis tous deux , et léger cnmma un démon qui vole une
femme, quelfjues secondes après, je les déposais au milieu de mes amis.
— A l'œuvre, les cnfans! cria mon lieutenant, Barricadez la porte ;
chacun à ton poste. Mort aux assassins et vive la constitution !...
Deux balles avaient .ntîeint mjn père dans les reins. Le sang le suffo-
quait. A chaque pulsation du cœur il pâlissait, ses lèvres devenaient livi-
tles, ses regards se noyaient de jilus en plus. Carmel, blanche comme
une statue de marbre, restait sans mouvement étendue près de lui. Jîais
In vie s'en allait pour toujours chez l'un; elle reviendra bientôt dans l'au-
irc. Tous mes désirs, toutes mes craintes s'étaient concentrées sur l'infor-
tu)!é PiMiro.
— - Kst-elle blessée? murmura-t-il.
— Non, mnnpôre, répliquai-je, vous l'avez sauvée.
Alors un rayon de bonheur illumina sa ligure, que bouleversèrent de
nouveau les douleurs <le l'agonie. Sa iêt<' fe rou ait péniblement sur mon
bias. Que la perle d'un être bien aimé est une horrible chose ! coutmela
volonté s'irrite h voir s'exhaler ce dernier soiilli', dont l'action f.iit circu-
ler dans noire fièlc enveloppe In chaleur et l,i vie. On voudrait réciiauf-
fer les memlires du moribond, ranimer aux dépens de la sienne cette
existence qui s'éteint ! et la mort frappe à grands coups, et vous n'avez
pies bientôt q l'une dépouille froide, qu'un cadavre inanimé rievant vous.
De légères couleurs revinrent sur les joues de Carmel. Peu à peu elle
reprit connaissance et se mit à sourire, mais d'un rire hébété qui m'ef-
fraya. Je la crus folle. Puis elle s'accroupit sur ses genoux, contfnipla la
victime d'iaao, joignit ses mains et les lai-sa tomber devant c le en gé-
missant. Elle rappelait ses souvenirs. Enlin elle se précipita sur le vieil-
îard.
— Mon père ! mon pauvre père ! disait-elle, vivez pour nous.
Un douloureux gémissement sortit de la poitrine du mourant. 11 fit un
eflori, posa sa main en .«;igne de bénédiction sur l.i téie de sa lille qui le
«■ouvrait de baisers, trouva encore une larme de regret et celle triste pa-
role :
— Mes cnfans, adieu... aimez-vous... Esteban, venge-moi !
Et il empira.
On dansait chez le noble seigneur don Perez de Alcala. Les fenêtres du
rez-de-chaussée jetaient an loin l'harmonie, la joie et la lumière. Une mu-
sique rouliîEle et saccadée faisait tourbillonner aux airs cadencés de la
valse, aiu vives ritournelles des boléros et des catiiuchas. les élégantes
maniillpsdes bi\antés gallicienncs et les uniformes de vos galans oUiciers
français. On entendait bruire comme une brise harmonieuse toutes ces
pa^sioi.s légère", le désir, la gal.mi'-rie, la vanité, qui se meuvent dans
l'atmosphère bvilUiiie 'l'un bal. Trois lustres arrondissaient sous de ri-
ches tcnmres Iriirs diadôiies éiincelans, et m'envoyaient, jusque dans
l'enfoncement d'un b'^squet solitaire, leurs rayons jaunissant sur le feud-
lagede< cédrats et des orangers.
Et là, enveloppe dans un manteau, le sombrero rabattu sur la figure je
m'étais a-sis, et je coniemplais passer et repasser tous ces êtres loiiitains
que le plaisir faisait s'agiter devant moi.
A eux l'enivrement des fêtes, les doux regards, les éclatantes toilettes,
les paroles palpitantes de bonheur et d'.unour. La proscription à moi, la
pauvreté, le soutenir de mon père expirant dans mes bras.
Ah ! si au souille de ma haine je pouvais voir les tinugics s'éteindre, les
fronts pâlir, Ica bouches se crisper d'elfroi; si ou niiiieu de celle foule ba-
riolée et tournoyante, il m'éiait donné de faire tomber une froide dépouil-
le ei de fccouer des lambeaux sanylans, Calvina, lu serais heureux, tu
serais vengé.
Ainsi pensais-je, quand parmi les corlejos dont la main guidait à la
danse toutes ces bayadères couronnées de fleurs, je reconnus Bandeira.'
Je l'attendais : sa vue ne me .surprit pas ; je ne" sentis aucune de ces
émotions cruelles qui vous froissent la poitrine, quand vont s'accomplir
les grands mystères de notre de-tinée. Je lirai mon poignard je fis cou-
rir la lumière sur sa lame étroite, longue et légèrement ondée'. J'en baisai
la pointe, et je dis : au cœur du brigand.
Car la haine pour un Espagnol, ce n'est point celte passion pétulante
qui se trahit par des provocations ou d'insolentes menaces. C'est un cri
sourd, qui vilne au fond de l'ame ; c'e^t un serpi^nt qui ronge. Le brave
ne doit pas sentir son cœur, quand sa main se lève, s'il veut frapper juslc
et fort.
Un jeune figuier croissait tout au pied du mur oii s'ouvraient les croi-
sées du seigneur de Alcali. Je me glissai dans l'ombre jusqii'à lui, et me
cachai, parmi ses larges feuilles, semblable au châiiraent qui s'endort a la
porte du crime heureux. L'orchestre roulait en trilles , en cadences per-
lées sa voix harmonieuse; j'entendais les femmes gisser sur le panjuet.
Enfin, au milieu du bourdonnement des cnnversati ins, du bruit mesuré
de la daii^e , je distinguai des pas qui venaient s'aprocliant de la fenêtre;
et bieniôt retentit à mon oreille la voix d'iago, répondant à une voix ca-
ressante de f( niiu':', et préparant encore, sans doute, par un enireiien d'a-
mour, quelque infâme trahison.
Je me soulcvoi douremeiit de la place où je me tenais accroupi. A la
lueur mate des bougies, je considérais les traits anguleux de l'assassin de
mon père, je vis briller ses yeux gris, perçans et immobiles comme ceux
d'un mauvais génie.
La danse avait cessé. Presque debout, la main gauche prêle à .«aisir le
coupable, la droite ariuée et pendante, j'attendais que la musique r'.niinât
la léle et donnât en même temps le signal du meurtre et celui liu plaisir.
Je ne vous dirai pas, Jenny, les paroles qu'échangeaient les amans :
votre ame est trop chaste pour comprendre ces monsirueuses passions.
Bientôt partit en biuyans éclats, en mesures pressées, c.i gam.nes rapi-
des, la valse qui roule vingt grnnpes brillaus en un même tourbillon. J'é-
tendis le bras à traveis le feuillage.
— N'avez-vous rien entendu, demanda l'amie d'iago en regardant de
mon côté ?
— Bien, chère Dolorès, répliqua le galant cortejo avec indifférence.
D'un bond je m'élançai sur lui.
(Esteban se leva par un mouv cment convulsif de son banc de genêts se
posa en aihitte et acrompagna chacune de ses paroles de gestesforcenés.)
Je le saisis par ses longs cheveux parfumés, je le lirai à moi; celle qu'il
avait nommée Dolorès s'enfuit en poussant des cris lugubres et s'évanouit.
La valse s'unêta comme un chœur de prêtres et de vierges frappés de la
foudre en célébrant les mystères de leur Dieu. Le rire et la pitié, le plai-
sir et l'elfioi se disputaient ces hommes ivres de volupté, ces femmes sur-
prisi s et hi sitant dans leurs poses gracieuses. On s'empressait autour de
Dolorès; elle ne pouvait satisfaire aux questions de laloule. Je me chargeai
Ge répondre pour elle et je le lis éloquemmenl.
Je me penchai à l'oreilie d'I.rjio, qui se débattait sous ma main.
— Rappelle-toi Peilro Calvina, luidis-jc.
— Grâce! murmura-t-il.
Mon poignard se (longea dans sa poitrine ; un affreux gémissement, un
hurleuKnt sourd et prolongé sortit de ses lèvres. Il se releva ; je le frap-
pai de nouveau : il retoaiba sans force , les mains pendantes, aU'aissé sur
la fenêtre, et le râle de la mort faisait haleter sa poitrine. Je le soulevai ,
et , rassemblant mes forces , je le rejetai en arrière dans la foule au mi-
lieu de laquelle ses genoux fléchirent , il roula, et s'étendit sans mouve-
ment.
Tonte cette multitude soyeuse et dorée qui l'entourait recula d'horreur.
Un frémissement indéfinissable courut parmi ces heureux du siècle ; les
dames se pâmèrent ; les cav.diers se précipiièrent vers le jardin pour sai-
sir le meurtiier. Pourquoi tout ce bruii ? La mort avait raru au seuil de
l'appartement et avait appelé un de ces enfans gâtés de la Providence, le
plus riche peut-être et le p'us aimé.
Je fus exi-epté des amnisties, condamné à mort , signalé à toutes les
cours de ITuiope, afin que je ne pusse trouver d'asile daus aue. n lieu
du momie civilisé. Un cuntrebandicr me prit à Villa-Védas, et, à la faveur
de la tempcle et de la nuit , me déposa sur la cô e de Loctndy.
— C'est nue horrible histoire que la vôtre, murmura Jenny quand Es-
teban eut achevé son récii.
— El! bien ! cet homme, souillé par le meurtre, voudrezvous encore
l'aimer ?
A toi, mon ami, pour toujours, pour l'aider à souffrir et l'apprendre à
pardonner.
III.
LÀ VISITE DOMICILIAIRE
Le soir même du jour où Calv'na avait fait à Jenny le récit de ses mal*
hsurs, par mw nuit obscure ei chargée d'orage, une agitation niyslérieu.
se ri gnait a la f.rme de ïréméven, et .sur la pente abrupte des rocheis
de Penmarck. Des hommes portant des ballots sur leurs épaules glissaient
il travers la nuii, n'oiitruieiit un instant sur la crëie des falaises leur sil-
houette elhlée, dont la forme noire se dessinait .ur le gris du ciel, et ne
tardaient pas à disparaître dans de lorlueux sentiers. C'étaient Drack, sa
LE MAGASIN LliTEIlAinE.
5â
fciiimo, Kcrloiulic cl let autres associés de Lortudy, qui Iransporlaiert
leurs uiar(iiaii(li>L's en lieu de suivie, li nièinc oii quinze jours aiipara-
va- 1 ils ; vait'iii emerré sous le vai ocli trois (inuauicrs de Plovaii, lues dans
uu combat à ouirance que le scrjjcm avait livié. .
La t'dlice reclieniiait aclivenniil les nu'euis de ce crime ; mais, outre
ce uioiif avoui^ de ses peniui^itinns, peut ctic en avait elle un autre plus
important, soigni usemc-nt dissiiuul»^, celui de saisir le mrurtiier du colo-
nel I. go de Caideira. Elle savait qu'un conlreljaridier l'avait dé|)0sé sur
les eûtes de Bieiogne, et elle dép ovait une activité extraordi.iaire pour
découvrir sa retraite; l'aiiiba^sadciT de S. M. caiholique, auquel ou ne
refusait rien, réclamant avec ins'ance fon cvtradiiion.
Après plusieurs descentes infiuctueuses dans les villages voisins, lepro-
eu •< ur du roi et ses agens nienaçaieiit Loctiidy.
D'un autre côté, Mathieu Kcrioudic, quoique appelé à former l'esprit
et le cœur des enfans de te demi' r village, n'en avait pas moins servi le
roi sur ses galères. Une vieille amiiié l'unissait à certains émissaires de la
rue de Jérusalem, tout fraîchement arrivés de Paris pour chaujfer 1 ins-
truction. Il pénéira le mysure de 1- ur mission, cl devina, sous l'extérieur
emprunté du faux KéryM», le condamné qu'on recherchait. Bientôt l'élé-
gance des manières de l'éiranger, son attitude inquiète, sa prononciation
éirargère, convertir.'ul en certitude les soupçons du maître d'école. Il Gt
pari de sa découverie à Graindemer, l'ennemi juré d'Esieban, depuis que
l'Espagnol lui avait enlevé le cœur de Jenny, Tous deux, après mûre dé-
libération, formèrent le plan que voici :
Bruno devait interroger la lille de Drack, à qui l'étranger avait proba-
blement raconté son histoire ; et Kerloudic, les renseignen.ens nécessaires
obtenus, conduirait par ruse le proscrit tn lieu siîr, et le livrerait à la pla-
ce des contrebandiers que la justice aurait arrêtés.
Le jour même où l'on transportait les marchandises vendues par Josse-
rand, Graindemer mit sa barque à Ilot. Jenny l'accompagnait à la pêche.
Le vieux Drack l'y avait envoyée pour lui éviter le spectacle de son dé-
ménagement.
La nuit te faisait noire; les fiancés couraient des bordées bien loin des
côtes, enire l'ile aux Moutons et l'archipel de Glénan. Bruno avait la li-
gure sombre. Le vent ne souillait pas avec viole' ce, mais il venait de la
haute mer, et poussait inccs animent le flot, qui s'augmentait en son che-
min. La lune montait à l'horizon, escortée de nuages qui faisaient passer
et repasser sur les falaises leurs ombres démesurées. Plus l'heure s'avan-
çait, plus la nuit s'ép^iissi-sail, p'us la brise devenait fraîche. Les rides du
front de Bruno se creusaient, son ngard Ecmblait briller dans les ténè-
bres. Jenny eut froid, Jenny eut peur.
— N'allons-nous pas rentrer bientôt, Bruno? demanda-t-elle.
Sans répondre, le jeune homme retira son carreltl. jeta quelques pois-
Sf ns aux pieds de sa compagne, se plaça près d'elle et tourna vers la ter-
re, Jenny enferma dans un panier la pèche de son fiancé, et, s'éluignant
de lui, vint s'asseoir à l'avant.
L'eau poussait au rivage. Bruno se conlenta de gouverner.
— Tiens, Jenny, dit-il après quelques iustans de silence, je vaislerap
peler une srène arrivée à Trémeveu il y aura bientôt trois mois. Le veut
souillait avec rage, la pluie tombait par torrens. Un étranger vint frapper
à la porte de ton père, et cet étranger devait mourir, car il avait surpris
notre secret. Drack le condamna, et...
— Assez, assez, interrompit Jenny, pourquoi rappeler de pareils sou-
venirs ?
— Pourquoi ? reprit le pêcheur avec l'accent d'une passion furieuse,
accompagnant chacune de ses paroles de gestes désespérés. C'est que moi
Je sauvai cet aventurier pour te plaire et que lu m'as abandonné pour lui.
Oui... parce que tu le trouvas beau avec sa longue chevelure, ses mains
blanches, sa figure efféminée ; parce qu'il le fallait un amant comme lui,
non pas un pauvre pécheur de Loctudy, dont les épaules se voûtent sous le
poids du travail. Ainsi, Bruno l'a défendu, sauvé, pour qu'il vînt t'aira-
cher à lui ? Ah ! vous m'avez fait à vous deux lâche et ridicule ; mais vous
en aurez menti!...
En même temps Graindemer se leva, et jetant un regard de dédain et
de co'èrc sur la lille de Drack, il se tenait hardiment debout sur ses deux
planches fragiles que le vent tourmentait.
Le cœur de Jenny battait avec violence. Elle dissimula pourtant son ef-
froi, et d'une voix qui voulait paraître assurée :
— Où en veu\-tu venir, Bruno ? denianda-t-elle.
— Où j'en veux venir? répoinlii Giaindemer. Tu sais son nom?
— Je le sais comme loi. Il s'appelle Kéryllis.
— C'est son nom véritable que je le demande. Tu vas me le dire... ou
bien...
La colère suffoquait le pêcheur. On eût dit que le démon du crime lui
serrait la gorge, i^tie voir, à reuicndrc, Jenny sentit toute sa résolution
tomber.
— Gagnons le bord ! s'écria-t-e!le ; j'ai peur, bien peur 1
— Voyons, pas de désespoir et pas de cri, rei^rit LirainJeiner. La nuit
est aveugle et la n.er muette : obéis.
— Mais ce que lu veux savoir, je te jure que je l'ignore, Bruno,
— A la Têie-de-l"er alois, cria le féroce prcheur, et il vira de bM'd.
Jenny a compiis le projet du contrebandier; il lia s'échouer au locher
des naufrages, gagn( ra le bord ii la ragi", et demain, quand le Ilot aura
l'cjclc un Ci!d.;vie parmi ks plauclies briiées, il racontera uue histoire de
sinistre pins ou moins bien inventée. Epouvantée, elle se retourna vers le
rivage ei le vit s'arrondir bien loin d'elle. Des profondeurs de l'horizon
arrivaient les rtllcts d'un pfde crépuscule, qui enluminaient comme un
fantôme le lerrilile fiancé de Jenny. La respiration de la pauvre enfant lui
bi niait la poitrine. A l'arrière, le pêcheur la contemplait avec une froide
impassibilité.
— ivir .011, pardon, Bruno, que t'ai-je fait? reprit-elle les mains Jointes,
implorant sa pitié avec «ne louchante ferveur.
11 y eut un moment de silence. Le vent d'ouest siflla au dos des vagues ;
le bateau filait rapidement.
— Le nommeras-tu ? répliqua Graindemer.
— Mais c'est impossibitf, dit la jeune fille avec désespoir. J'en prends
à témoin la sainic marlone de Loctudy.
— Eh bien, fais la dernière prière avant de mourir. Et Bruno se dé-
pouilla de son caban.
Peu à peu la lêle-deFer sortait des falaises, et montrait de plus en
plus distinctes les aspérités de sa hure homicide. Le long du bateau fragi-
le, dernière espérance qui bientôt sera biisée, Jenny court tiemblanic,
comme pour rhe-'cber un passage à travers le goulTre béant des eaux. Elle
tend les bras à la terre ; elle appelle du secours avec angoisse, l'écho ne
lui renvoie que quelques cris rauques et déchirés. La barque approchait
cependant du rivage. La mer clapotait dans les récifs couiounés d'écunr ;
le flot revenait sur lui-même et heurtait le Uot. Une va^ine énorme accourt
et se déroule, giisse sous le bateau, le soulève... La fille de Drack se re-
tourne... sous elle le rocher, labîme et la mort! Elle se rejette en ar-
rière, éperdue.
— Grâce! grâce! criait-elle en s'attachant au pêcheur,
— Son nom ?
— Grâce ! Bruno ; prends pitié de moi !
— Meurs donc, à toi a 'jourd'hui, à lui demain.
Le contrebandier la repousse, ei saute à la mer.
— Monstre, lui disait Jenny, la mort que tu me f lis m'est douce, parce
que je l'endure pour lui. Sou véritable nom, je le sais, et la férocité n"a
pu me l'arraclier...
— Il ne s'appelle donc pas Kéryllis, interrompit Gralnd''mer en enjam-
bant sa barque, dont il changea la marche par un vigoureux coup d'avi-
ron. Dieu mcgarJe de t'échouer, tu m'avoueras le reste avant un quart-
d'heurc, belle liancée !
— Je te ha'issais auparavant, maintenant je te méprise, répliqua la fille
de Drack, cl elle te détourna du pêcheur avec dégoût.
— Ah ! ah ! ah ! poursuivit Bruuo en ricanant; le courage des femmes,
tu vas voir à quoi çi se réduit.
En même temps il lendit une voile légèrement inclinée au vent, qui de-
vait le conduire le long du bord à la hauteur de Tréméven, s'approcha de
sa fiancée, et lui montrant la côte :
— Aperçois-tu là-bas, dit-il, uue lumière qui brilla au flanc ii relie' ;
elle éclaire la ferme de Tréméven, et je vais te dire à quoi lou digne pè.e
est occupé.
Ouand tu le surpris, l'honnête sergent, envoyant au Saut-du Diable
le frère que l'ouragan nous apportait, il ne faisait pas son coup d'essai,
il avait d'jà rompu plus d'une échine et couché sur le fable bon nombre
de douaniers; car lorsqu'ils sentent venir un lougre ii la côie, ces enra-
gés g-a6c/ouj, ils se rr>sseinl)ient comme Atigrisards ausouflle de la tem-
pête, et l'on lire dessus pour faiie pa^sa^e au cipiiaine Jusseraml. Eh
bien! ces cachemires, ces foulards des Indes, ces nchcsdcn:eiles de Bel-
gicjue que Drack entassait chez lui, grâce au métier que nous fai^OIls, il
l( s iran>portc ce soir au\ caves de Penmorck, tout juste où di rment, en
altendam le jugement, trois honnêtes préposés de Ploven, csquinlcs à la
dernière all'aiie, un par ton père, deux par Bruno.
— Tu mens, misérable, iulerrompil Jenny. Mon père, ma mère, des as-
sassins !
— Ilum ! fil Bruno avec une petite moue coquel'e, qui devint sur ser
lèvres une all'ieuse ironie, le mot est dur, mais il est vrai. Le servent se
fait quelquefois tirer l'oreille... mais Martine! Digne femme d'un contre-
bandier, va ! ça sent la poudre comme un corbeau, l'argent comme un
usurier, et le cadavre comme un requin.
Mainienant pourquoi Drack met il ce soir sens de.'i.-us dessous la ferme
de Tréméven? Parce qu'il y a des gendarmes à Bennes, une pris'j», des
juges et une machine qu'on nomme...
— Laisse moi ! laisse-moi ! s'écria de nouveau la fille du sergent.
— Tout cela pour expédier lesas-sa.ssins, et ma foi quelquesboiis babi-
tans le Loctudy que nous sommes, ton père, ta mi re cl d'autres encore
qui chassons aux chrétiens.
Ces horribles révélations accablèrent Jenny. Vaincue, elle écouta avec
horreur. El toujours son implacable fiancé continuai'i mais, debout, La-
letaiil, ciininie si ses souvenirs et ses craintes l'eussent enivré.
— Bientôt donc les perquisitions, l'arrestation, les inierrogatoirej. I »
assises, inuie cette solennité ipie déploie la justice quand ellesuii ie crin.-
à l'odeur du sang. Puis viendra, aprésquaraniejoursd'liorriblesaiigoiss. ,
un matin qui n'aura pas de soir, eu se pré^emera rboniiuf à la loniji.e
robe noire, qui pardonne au nom de Dieu les cnmes que les hommes i c
pardonnent pas. Conçoisiu cela?
Jenny se leva ei repoussa le pécheur :
— Aiiière, brigand ! disait c le. Tu les aporissfoau crime, tu Ic?î-j;> r-
51
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
dus î les pleurs sVr Il3|)p^^^m dp sa ynix par torrcns : Mon père, ma
mère ! vnus si lions ei m coupab es ! Se p ui-i'...
— Teiiei. bflle d-Mioisclle, lii Biniio, luut fc bon'i d^sespoir-là ne
mène il riei). C.ei emUiMi, on piiunail encore leslirer (l'alliiie.
La m;i'lieureu>e enf ml se l.ùssa mmh. r ;\ deux t; i ou\, ei, les yeux au
ciel, elle ili.s^iil. dans r.iu.iude de la prière la plus ardciilc :
— S luveli's ! uli ! sauve-les !
— iMiii, je n'y pui i rien ; vous, c'Cil différent.
— Dis, que faui-il?...
— Un ino:...
— Lequel , mon Dieu! lequel?
/ — Son nom !...
' Elle reo I ba s ns force au^ p'eds du pc^rhpur.
— Oui. le nom de rer liouiuie que tu lis as-eoir au foyer de ton p^rP,
qui conuaii ^eul mai< qui ci>iiii;iit noire pas-é ; an'|uel lu as loul sa riûé,
ta vie, U'ii bouiii ur, la fjuiile ! L'i aussi a du sann sur 1 ; front. Di; moi
sa \ie ; qu'il se Mise et ipi'il se ciche, Ji'nuy, rar le juîc dé lera sa lan-
gue par le senueni, nialfiié les promesses, malgré la reionnuiiiance
malheureuse! el nialiiré l'im >ur.
— Il se iioniue Lslcbiu CaUiiia. ?on pays est la Galice; son crime,
d'avoir lO.Tibitlu le rui F rdiiiaml vu , t a'..v()ir tué le ro'onel la^'.i de
Baurleira. A moi, baie, abauJonnée et digue de i cire, il ne reste plus qu'à
mourir,
Bruno avait amarré sa birque depuis un q^art d'heure , lorsqie Ma-
Ibieu Kuluudic, le UMÎlre d'.cole, aborda \l lebaii qui se promenait a la
brise du s<iir, et lui rc7ipp n fauiilièr uieulsurl'épjule :
— lioijour, di!-;l. liuui ;:eui Ibomuic.
L'ciiMncerse niourua, releva (ièremrnt la tète et répondit :
— Oui 1 .Mu2i,l er o igiiiil vous éles. Que deman.lcz vous?
— J' iiirals à vous parler, seuur Esiebau.
— Estiban !
— L>Kban Calvina.
L E-payiiOi r onç.i le sourcil, fixa .«ur Kerloudic un regard soupçonnein.
s'a^siui (pie personne ne le pouvait apercevoir, ei saisissant le maître d'é-
cole au lolet :
— i u vas uu> (lire, misérable, rcniii-il. qui l'a répi^té ce nom.
• — G esi une pei -on.ie b en inn iiiie, allei. Vo 's venez de la Galice et
vous Oies ( (iiidaïuiié à mort pour avoir brulalisé les lious servi cuis du roi
Ferdiiiand Vil, ei en paili ulier 'e colonel lago de lianileira.
— Que me veu^-lu don.? i;.\p iiiuetui, et vue; nous ne sommes pas a
la firn ed'' T'éiueven aiijouru'lii i. , , .
_ Je vi -ns vous av ri r eu ami, senor Calvim, qu il n y a p us de sure-
té pour vous (la s celte paroisse. Demain la police dcacoujia prubuWe-
meut il Lociudy.
— C'est imiiu-siblc !
_ Vou- luen d lez des nouvelles, conclut le père Mathieu en oscillmt
sur ses deux jamb s poi.r reprendre l'eiiu.l .re, lOiiuue un m.igoi cliu.oi-.
L'K-piyuoUereiueillii. 6on secret êlail livié. Jeun. 1 .ivail lialii saus
doute. C('t e pen-ee lu boulevers.i l'auie. Mai- il ouo.ia pour u,, iiisi.uit a
coiiliaiice abusée, son amour tiomp''. loules tes reIK xious urtublanies
qui di'va eit nlo nber sur Im, (|ua d le uioun m du peiil s. rail pa . é. 11
Chi rcha il ap irei ii-r f oi.lemeut si posiiioii. 0- e le espo e u'iiuuime avait-
il (levant lui.-» €u (S, lO pruli.'l)lemeiii. Mas que d. v. uir sans a./j.ui. sa. .s
rcs ouices, dans un pavs ineonuti ei iiibosim.ilier? Caiviua iiup oia du
fond (le S'ui (oeur la piovideice. <t d un Ion tonli eiilii I :
— Vieill rd. lii il, csl-il vrai que lu prennes pilie des mallieurs d'un
défenseur du peiipli' ?
— (!ui. feiKir. Tous vous portent intérêt dans le bamcau.
— Un coti.'eil donc?
Le inaiire d'école se frotta la nuque , compta sur ses doigts, se lira la
lèvre iulVrieui e et lepi il :
j, comiuis u une lieue d'il i un saint vieillard, qui vous recevra com-
me un fièrc a ma recommandât on. Pu ndtz-ious cliez lui de suite ii la la-
veur lies iéncbrc . En siiivaui les falaises , vous ne tardeie/. pas il décou-
vrir sa p.iiivie ma on, assise sur le roc et surmontée d un peut clocher.
Chi'uu révèle ici le péie Ausebne comme un élu qui uueuii le ciel (Ker-
louilic lit un si;;ue d.' ciO .\). Ci-rianeuient la f/obce ne de.>i eiidra (Ja^ chez
lui. Lh dannerqui vous menace une fois éloigné, nous vous ieions partir
sur le premier contreband ei qui passera.
— Brave homme , je ser i i ecounai>saut.
Ab bah 1 rép i'|ui le magi 1er. Rimqu'à sauver un pauvre diable
des giiUes de la jusiice, on est assez rétompcusé.
Certes, les contrebandiers avaient eu raison de prévoir une descente pro-
chaiieile la po ice. Ci.r liruiio, aprésa.(/ir (piitiesa barque, llni.ssaitii pei-
ne de cchcr ses marchandises et ses armes, que le baiin au de Lociudy
se trouva c< rré. H éta l d' u\ heures du u aiui. Le lieuien.uil de gendar-
merie comniandaiil l'cxpeuiLoii, pntavi c lui (pielqui s hou. mes, demanda
les ordres du proci reurdu loi, que d.x agens de | olucou d.iuaii.i rs ac-
coHipagnaicut, el moutiaul uue cabane Lardimcul assise sur les aspérités
d'un roc :
— A ce nid de vautour, d'abord, dit-il.
— La pa! ouile s'ébranla, el s'an éta devant la hutte désignée. Elle
apparleiiait à Giainlemer.
Un douanier (rapjia ru (ement à la porte. Le contrebandier se révtile,
sf uie il bas du lii, ei, enirouvranl le ch issis d sjoint ce la fenèire :
— Qui ba pe ii celle heure? deuiamK-t-il. Sans attendre la réponse,
il court au lit d !sa mère et lui cr.e a PoreiUe :
— La vi( ille, alerte ! les gabcluus !
Françoise, à ce mot, se uressa sur son séant par un mouvement invo-
lontaiic.
— Les gabelous. r 'pliqua-t-elle ! saimevierge, et la cassette aux den-
telles est eiirore ici. Cache la au fond du peut four.
— Ohé, ouviez-vons, lit-on du dehors ? el dem vigoureux coups de
crosse éb anlëient la maisiui.
— Mille lonnciT.p, hurla sour iement Graindemer, elle ne veut pas en-
trer, la cassciie. Pardon, messieurs, poursuivit- 1 en se peuchaut a la fe-
Déire, j'allume ma lampe.
— Me re, lève- loi, ils sont au moins vingt. Cache celte maudite boîte ou
nous sommes | eidus.
La c.cs.'-eiie (.i>pai ut enfin, et la pnrie du petit four f e referma sur elle.
Craurleiner desiciid, soulevé la longue pièce de bo s qui barre l'entrée de
sa huile, et, dev.mi 1 . force aimec, por c gauchemc nt la main à son bon-
net. Puis il demande avei; u'.uî bunliouiie parfaileme..l Jouée ;
— Qu'y a-i-il pour v lire service, messieurs?
— Tu vas le savoir, répond le lieu euant.
On se sai il d.' lui, des sen inelles ^onl placées partout avec ordre de
tirer si rlcprcm erqni tentera de fu r. Le magisira enjambe la longue é-
chille qui conclu. t ii létige su érieur, et dOpo^eses papicssurla lable,
pendant que les agens de 1» police font lever Françoise, sondent sa pail-
lasse etéventieiit .-es inaie'as.
Tout (la is la ( abane du comreban lier fut rap'de-oent et minutieuse-
ment fmnilé. iuventurié, mais en vain. 11 fallait voir la vieille, coin ne son
œil éiincehil il suicrec-s iniellig ns q lOteurs. qui prenaient si co uplète-
lueni au rel.ours ses habit ides d'or.lre et d écoi.o.ne. Il fa'Urt entmdre
quels vigoureu.v gém sseniuiis elle poussait à chaque nouveau tiroir qu'on
ouvrait.
— Au cliable la sorcière ! dit enfin le chef des mouchrds, vexé del'inu-
li'iilé de ses lecherches. lm(jnsezlui .••ilenc.', monsieur le nrocurenr du
roi, elle trouble nu s hom iiCS. Hola. cou lu Croiseiie, -vaut de descendre,
soude/, un peu les po.iires ei le> mur . lues de ce chenil.
Celui au piel s'adicss ieiii ces paroles était un bomuie de haule .statu e,
taille couime un (bien courant, avant es joues hâves, les naiines ouvertes,
les yeux ii ileur de lete, vrai iy..e d'igent de police, brossi', ci-é, 'rava é
soi^neuseniLir, avec un pau aioii r.ipc". un ch iiicaii dêlon é. Il veniiit de
^ époyer un lalem admiiablc 11 se pi il àeA|,lorer le plafond, le pi. nicher,
oscilla les cloisjiis, cl vint enfin s'accroupir comme un chat aupiès du
(over.
11 découviit le petit fnur, porta la mail au loquet de la porte qui le fer-
mait ( t regarda llruiio. Le pécheur piilit. Cn iseile ouvr.l, lit sortir U cas-
seite et la piu ta sur le bureau du procureur du rui, eu répé.ant le mot
chéri des savaus el des mouchards :
— J'ai trouvé.
Alors, après uue cnurte perquisit'on an rpz-de-ch:ius.sée, la sc('îiie chan-
g,a et di vil l (ligne du pinceau s.iiriiuel de B aiil. On couimençi la ré-
da. lion du pro è.s-verlial. Le snli-il se levait et dorait au lo n les (ùies des
îlfs, les llois. les nuages. Ses r yons rouges teignaient tout d'un rellei de
pourpre dans la butle du conlreli.iii:! er. Li lalue e,-t il l'an. le de la fenê-
tre. Le v.eii.\ giellier en lialii noir, viei li. ride'; comme une pomme après
l'hiver, la de sa iiluine. et pe n lie sur 'e papier le-i i normes bi .sic'.es qui
ireniblent ii .son nez. A ses lôies, le mi is èi e [lublic, recueilli d.nis sa di-
gnité, en défend l'aiiitnile grave co Ire la f uig e et le soinmei'. Devant
Ir bureau. Bruno se lienl (leUout, demi-velu, lélléclii, préoccupé. Fran-
çoise, debout coniiiic lui, la niam sur la bau'-he. regarde tour ii tour et
le juge qui que-lionne et sou (ils qui répond. Tout à !'• ntjur, soui a.'sis
sur des bahuts ouveris, sur des meubles lenversés, les douaniers, lesgen-
dai mes et les ugeiis (pu o it pris pan il l'evpédii on. Bruno promène on
regard sur ce t'' foule sonincdeiiie siisii raiù lemoiit la boite an\ de niel-
les, s flanc , di par îi par la loueire, es.piive deux coups de fusil à sen
ad. esse cl ue larue pas à gagner les rochers.
IV.
EXPI.SfIOM.
Messieurs du parquet et leurs satellites éprouvaient une Immen.se dé-
cepiion. Après s eu e levés an iiilieu de la nuit, avoir cerné Lodudy ave.c
laiil (le précautions, procédé à u.e vi iie aussi evacte, ils voyaient avec
douleur s'enlur leurs pièces à coiiv ctioii et les meilleurs doeumens de
leur prcii ès-vi ibal. Le s ml de l.i troupe, (pii ne p.rdli point la Icie dans
celle glande épreuve de la loi tune lui I imell geul Croi elle. Dr la posi-
tion élevée où se trouvait la bute de Bruno, d (d)sei<a sa fuite. Long-
tfuips il le vit mouler (lesceiiiir\ siiicam les iui^galiiés du seniier qu'il
parcourait ; enlin le |)é heur se détourna vers li u.er, et dispamt.
— Tout u'c»t pus perdu, monsieur le procureur du roi, du Croisette.
LE MAGASIN LITTERAIRE.
55
Dnnnrz-moi q'ntre hommes qni n'aient pas la gouitc aux jambes, et je
ranièic imiie liaivlii.
Aii>sii(H on organisa un ilrtarbement d élite. Le liardi limier en pri' le
couunandemciii. Pour mieux dissiiuiilcrsa marche, il dCH'^cnilit sur le ga-
let, longea 1,1 (ù'C, et aileifjiiii en moins d'un ([iiarl d'heure l'eudroit qui
servait |iiol)al)leuicnt de rciiaite au cnntrib.indier.
Lii, entie deux vasirspii ires creusées (jaiallrlcnient, s'ouvrait un long
ravin ; cl, d ms renfonrcniciit ié:iél)r'.ux qu'il furiuail, l'œil ne pouvhii rien
saisir que deux iones de lumièri', le ciel au soiiiinel, la mer en 1) is. Croi-
seilc M mouler ses hommes an haut de la falaise, et de là pouvait m eux
appréiiiM- la piofoudcurdu précipice où sa bcte avait pris yî e, il désos-
Ijéra de la el.mrer.
C'éia.t une excavation incommensurable, un de ces abîmes cITiayans,
qu'enli'o ivre d'aiiu'ecn anmk', de siècle en siècle, le tcuips, ceit" foice
paiieiitei|iii coM^tru;t des monlagiies en ajoat n' un grain de srible à un
grain de sable, qui coupe le^ granits en fa'sa il coulercoutre e ix l'eau des
to rms. Deux couche^ île picne, cnnveigeiiit enemoniioir, en lormaieut
la gueule b 'aiiie sur une longueur lioriiji aie de neuf cents pas. [,a mer
iDoniaii jus(|ue là d.ins les plus hautes marées, et creusait au dessous, en
se rciiranl. im canal escarpé, «l'autaiit plus large que le roc résistait
moins. SiM- h s liai (s de ce canal couraient des canneliu'es de sel jaune,
arules au sommet, humides au milieu. Le Ilot se roulait à leur base, el
dans son eau \erte le ciel se mir it.
Cio'sctte, paivenu, en s'aidant des pieds et des mains, jusqu'à la der-
nière pierre qui s'inc'inait sur I abîme, observa le côté opposé à celui où
il ,sf irouvaii. Au dessus d'un entaMement miiiie, rie piei're sporigien-e,
qu'une pi. mcbe pouvait facilement atlriudre, il lui sembla voir un atiéiis-
seme t piofoml, et le coiqiére n-; don a poi.U qu'au liane de celle muraille
abrupte un hardi coiuiii ne pût se lo^er.
— C'est ici. Je crois, dii-ii a ses compagnons, que le renard s'esi blot-
ti. Oui de vous se sent capable de renlnuicr avec moi?
Le brigadier, chel del'i scouade, sulb il en se grattant l'orei'le. On .a'ia
quérir da.is une ferme voisine une ferle el lon^iai plauclie ; on la iml en
traver- sur l'espace ; Croiieite et le soldai s'y placéicnt, le pistolet armé
au poing, et ten èrent l'aven'.ure avec intrépidité.
Au mojncnt d i (lux. pour un rageep babilc, le passade eût été moins
périlleux; mais (piand le< denx honorables représenians de la force pu-
bliqiic S" trouvèrent suspen lus sur le i>onl Ihx ble, la peur, une peur
atriice, ne larda (las 5 lissai.-ir, un vertige iournouan' leur inmbla la vuo.
Ils al'aieni pourtant, mais ils regardaient toajutrs d'un œil hébété ce gou-
fre dont l'aspect les fascinai . Un édat de rre strident se (;t eiiten.be au-
près deux; ils s'airéterenl éperdus ; puis il y eut un bruii de pas |)récipi-
tés dans les ténèbres: Bruno parut, ses yeux llanibi^aieiil. il saiMl à
deux mains l'cvliéiuité de Id planche appuyée de sou côté et cria d'une
voix foi niidabie :
— lin l'air ! venire-dien ! mes bons douaniers !
— Au seco ils 1 ht le gendarme, en prenant à bras le corpi son compa-
gnon.
Ijruno balançait ses victimes sur l'espace ; autour d'elles rien que l'air
insaisissal le, des (;cneis étiolés, desaspériiésque l'ongle ne peu', mordre,
et au dessus les gabts bruissent et le rellel de l'c.iu Cclairc de ses lueurs
gris 'S cet linnible momei t.
L'imminence du dauber rendit tout son sapç-froid h Croiselte. Il se
pencha vers B'uno, l'ajusta de .'-on pi^tolel et lui cria :
— Rends loi, misérable, ou tu es mort I...
Chacun se lint immobile. C'était une hoi rible partie de trois Ciisiences.
engagées deux cont'e une, et les chances de vie et de mort s'y faisaie[il
éqiiili')re, quand liruno felevani la tète vit trois carabines , qui le cou-
chaient en joue.
— Mille loiiiierrcs, grommela t-il, encore des gendarmes! En lui il sen-
tit la rage (In tigre auq- el on ravit sa proie.
Parviendrait-il à déioiirner le pi>toli'i de Croisette, il n'en devait pas
moins succomber. Pour loiv à quoi bon deux meurtres, deux meuitres
qu'il ne pourrait iiier'i' Le pécheur replai^a la pl.irclie sur son appui.
— Je me rends, dit-il , el sa bouche proféra.t des bl.isphemes désespé-
rés.
Un quart-d'heure après Croisette triomphant le ramenait à Loctudy.
Aun3 demi-lieue nord-pst dcTréméven, sur un moniirnle escarpé, qui
dominait au loin la mer el le paysage , s'élevait tout svi lie et tout cininet
le petit ermitage de Notrc-Dame-des-Mariiners. C'etiiit nue mai>on bLu-
che et propre , surmontée d'un toil ronge it d'un cl i-her iiérien , sois
l'ai ceau duquel se balançait nue clo<hc. L'œil ai'nait à se rep iser sur
celte cnn-tru(iion p llure-cpie, sin-ioin ipiaml le soleil venait se couclier
derrière elle. Cr alors la lumière qni l'enveloppaii en amouidiisait sin-
gnlièriiuent les proporlions, 1 1 la faisait ressembler à i es |o is accc.ssiiires
dont Joeph Veinel savait (uner ses maiiU' s et qu'on cherche vainement
dans 11 s lalileaMX de nos peintres d'aujourd'hui.
F-sieb.in, ellrayé par Kerlondie, ei cia giiani une de.scente prochaine de
la p'Iice. avait accepté pour asile cet truiitagc de Noirc-Uame-des-Mari-
niers,
I, otage des assassins s'y trouvait en silreié et presque captif, ci'àce aux
soins du bon ermilc qui lui donnait l'hospitalitc.
Cei ermite, le vénérable Anselme, était un digne ronfière de ceux qu'a
popularisés Waller-Scotl, un gros lioume, court, tr pu , bien ponant ,
qui ne (levait oas vivre seulement de leiniiies ei de pois secs. Son métier
o-lcnsilile était de signaler le passage des bâiimens de tianspint, 1 1 d'a-
venir au son de la cloche les voyageurs de se hâicr. Le pii. 1 g" d'une
douMe quête par .'cniaine le réeonip. na l déco pet t service qu'il rendait
aux liabitaiis de la cij.i'. Mais le sont homme exeiçait à la sourdine une
prof ssion bien auiremeiit lucrative, celle de recel ur des conirebandii rs.
Les douaniers, il est vrai, lui causaient bien q .i 1 lues in.'i'nétudes, mais il
s était jusq l'alors parfitement tiré d'uU'aire avec eux, grâce au Sei^jucur,
qui n'abandonne jamais se.s é'ns.
Une sem.iine s'était passée depuis l'aiTCStation de Bruno, la seule qu'eus-
sent amen e les p iq isitions. Par une be le maiinée , vers trois heures,
quand le jour coin aenç ait à peine à poindre, s'avançait lenieni'ui vers
l'ei miiage une bai q'ie v. nant de Tréinéven. La ûHe de brack sc len-iit as-
sise à l'iirrière, le gouveni -.il à la main, dans une altitude pleine de tris-
tesse et d'.ibanden. Une vui e, qu'enllait une biise lé;;ére, fiisait mouvoir
l'eiiibarraiion. Après une heure de marche , el e s'arrêta au des.-ous de
l'ha .iiaiion d'An-cIme. J. nny amarra son batelet, et gravit avec prompli'
tude le premier sentier qu'elle reiiconira.
Arrivée à la poriede l'enniie, elb; frappa d.iucoment, et attendit, non
sans trouble, (pie Ion répoinlîi de 1 intérieur ; car, pour leiulre visite à
unmoiae aussi galllaid, il était encore bien matin. Le peux Anselme se
levait. Il ouvrit son guichet, el, a lercev.mt dans le cailie de beisla plus
Jolie ligure qu'i-n pût voir, il se hàia d'ouvrir, dût il imroiuire chez lui
le diable venu pour le tenicr sons des debois aussi sédui.>ans.
— Vous aveï ici un éirauger depuis huit jours, père Anselme, demanda
Jcnny.
— Tiens, la fille du père Drack, fit Anselme... Un étranger? Mais pas
le moins du inon'lc, chère curant.
— Miu) pèi e me l'a dit poiir;aiii, et m'a donné une commission pour lui.
— C'est diiléreiit. Moiiei, petite; il est levé. Ei surtout...
J nny se hâia de pnifuer de la pe.niis icni, sans laisser Anselme achever
sa ptrase, et dès qu'elle lut à l'étage supérieur delà maison, en présence
de C.ilviiia :
— Fuye/,, mon anii, lui d l-cl!e, Bruno est prisonnier, Bruno sait tout :
il vomira i.idieier sa vie au prix de la vôtre. Une baiq le nous aitend aa
bas des lalaiics, et j'ai pour vous une retraite sûre dans l'arcli pel de Olé-
naii.
— Rn cff. t, répondit Esleban, Kerloudic sait mon nom, mon pays, mes
avei turcs, el vous n'ignorez pas sans doute la manière dout il les a
connus.
— Point de reproches, je vous dirai tout, reprit la jeune fdlc en l'en-
traînant.
Ils trou èrent en bas l'ermite qui les attendait, le dos appuyé contre sa
porte et les bras crosés.
— Père Anselme, adieu, fii l'Espagnol.
— ConimL'ut, vous pai lei, ?
— Oui.
— Un instant, s'il vous pi lît. Et vo're érot.
— Mon père vous paiera pour lui, père An^fl.no, dii la fil'c de Drack.
-- Ouais! mais en auenuant, je le garde en fourrière. Il me faut do
comptint, l'ami.
— Bon enn le, reprit E>t ban, je n'ai point d'argent. Mais sur mon
honn ur, vons receviez un jour le piiv de votre ho-piialiié. Accepieï
Dra k pour cauion, el lai-s v.-niii p sser.
— (Jue Dr.ick vous réclame ou ls.erlou;lic, à la bonne heure. Jusque là
je vous reliées.
— Ueb e ra^se la porte, vil frncard. ctpronipteraent ! s'é ria l'E<t)agnol.
Alise liie, ciïiayé, saisit iWi bâton. M, i- avait qu' i puisse s'en servie. Es-
tebaii le lui arraihe, saisit l'ernite par son caban, lui applique, à ce saint
anachorele, avec une coupable irievéreiicc, cm i ou six coups sur les
reins, ouvre la porte, fa Isoilr Jenny, et, se retournant :
— Dieu vous ait eu sa sainte garde, dit-il, vénérable Anselme.
Et il s'ein|};n.i.
Div ininn es api es, Grainilemer sc pr 'scnia à Te rmit.^ge, ecorté de six
gemlaiine , d'un commissure de po'ice et d'un jeune homme env.loppé
d'un manieau. Le ronimi>s:iiic cta t porl-ur d'un mandat n'amener lancé
comreEs e imC.iMna, cliet de gnériilas, nommémeiii cxc' pie de l'ainuis-
t.e acioidée iiu\ iebel.es par Kciiiiu; n 1 VII, refuiiié en I raiice. cl dont
sa uiajes.é citlio ique avait oblenn l'extiailit ou. Bruno, suivant le plan
conceité eirti-e Kerio.idie il lui, avait si bien niinœuvré dt pa's son rir<-s-
talion, si habil m ni .illeché la police, ipi'l venait d'obtenir .^a .inerié, à
la roii li I -n de lurer 1« meurcrier de Bande. ra. Le pécheur entra le pre-
mier dans l'rrmiiage.
— Mon léveren I, dit il au père An-el ne à voix bî<so, vous avez re-
cueilli dans voire m i on nn iiioubre soutirant de J. C. ; ces messieurs àé-
iiireralent rentieienir nn ins ant.
— Allez an d .dile. répomlit rermito, on frottant contre la doublure de
son caban ses r. ins iniioloris. Il court les champs votre frère eu D.eu.,,.
— Co iiineut? Vous l'avez laissé sortir.
— Pailil. u. il fallait vcnr 1 empé hcr, vous!
— Siiipidc brute! liiGiaiuJcmcr eu fra;n.ani du pied.
56
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
La troupe s'était rapprorliée pendant ce temps des deux interlocuteurs.
Anselme raconta l'évasoii du proscrit.
— Nous le raitrapoioiis, iiiu'irompit Bruno. Jenny le conduit à Glénan.
M. le commissaire, longez la cote avec vos hommes jusi|u"à la première
barque. Là cacliez-vous et obscrvei. Je vais rejoindre nos fuyards à la
nage. J'abordi'rai avec eux à ce récif couvert de genêts, que vous aper-
cevez là bas entre le rivage et l'île aux Moulons. Accourez alors. Jeté
liens, IJ, mort Dieu, il ne s'échappera qu'en me passant sur le ventre.
— Et ça pouriait arriver, ajuuia le prud-Mit Anselme. G ire le stylet,
mon brave; et pour plus de précaution, glissez sous votre chemise la
taïiinnelie d'un de ces messieurs.
Uruno ne jugea pas l'avis mépiisable, quitta son caban et descendit sur
le galet.
Kn effet, les jeunes gens gagnaient rapidement l'archipel de Glénan, en
8 aidant de la voile et de la rame. Tous deux gardaient lo silence, quand
vint les distraire la vue d'un objet étj anger.
— Jenny, dit l'Espagnol, regardez à cent pas de nous. Ne vous semWc-
t-il pas qu'un homme à la n;ige chercbe à nous aiteiadrc?
— C'el I répondit la jeune lille, c'est Bruno !
— Obé! obé ! cria le nageur.
—11 demande du secours, je crois.
—Fuyons, fuyons au contraire. Il veut se racheter en vous livrant. Il
nous poursuit.
—Lui ! répondit Calvina en abandonnant 'a rame. Alors, je l'attends.
Mai^ au contrai' e, s'il a véritablement besoin de nous, voudriez-vous l'a-
bandonner, Jenny ?
— Eb' que m'importe à moi la vie de cet homme! Esteban, c'est toi
que j'aime, tid qu'il laut sauver! Oh! fuyons, pour Carmel, pour votre
sœur dont vous èii s le seul appui !..
Et prenant la main du prosi rit, elle la plaçait sur la ratne, pendant qu'il
regardait la cl armante jeune lille d'un œil plein d'amour. Car il oubliait
toui soupçon il voir sa terreur si pleine de devoûment.
— Mil e tonnerres, les enlans! il faut jouer des bras pour vous rejoindre,
dit Grainilemer en sautant dans la barque. M'y voilà donc enlin!.. 11 s'assit
tout ruisselant d'eau. Imaginez vous que depuis hier soir je joue à caclie-
cache dans les blés avec quatre gendarmes. Abordons à ce récif. A moi la
rame !... Mes coquins doivent me guetter du haut des falaises. Wous atten-
drons la nuit dans les genêts.
— Comme il vous plaira, maître Bruno, Ct Calvina.
11 se leva et vint s'asseoir près de Jenny, dont il prit la main sans façon.
Lis fugitifs ont abordé au banc de sabeque désignait le conlrebaii lier.
Cependant Jenny ne tarde pas à signaler u:i peu sur la gauche une em-
barcation qui court droit à eux. Deux paysans la conduiser,t; nulle auire
personne ne s'y montre. Cependant, à chaque fois qu'ell; s'incline, une
ligne éuoite de lumière blanche et quelques relleis de feu briilcit à sa
surlare, comme si derrière sou étroit bordagese tenaient cachés des sol-
dats. Jenny veut s'éloigner.
— Bah ! rq)ond Graioderacr, nonchalamment couché sur le ventre, ct
le menton appuyé sur ses coudes, mes gendarmes me cherchent encore,
et me cbercheroat longtemps.
Et le bateau de fendre l'eau sous chaque effort de ses rameurs, et d'ac-
corrir entre deux lames argentées et divergentes que sa proue a soule-
vées.
— J'aperçois des hommes armés, répète Jenny. Gagnons les Iles de Glé-
nan.
— Et moi je vous dis que nous ne risquons rien, répliqua brutalement
le contrebaniier. Les îles de Glénan sont encore loin, et mes gendarmes
«ous verraient fuir de la cùti'. D'ailleuis, came regarde... Vous savez
bien que c'est moi seul quoi» poursuit.
Ce mot cruellement ironique changea en certitude les soupçons de la
fille de Urack.
— Restez, Graindemer, reprit-elle : vous êtes libre. Moi je pars. Ké-
ryllis, m'aceouipignez-vous ?
— Parioui, avec boBhcur, fit Esteban. D'autant mieux qu'une seconde
embarcation vient encore nous donner la chaise, et qu'elle porte vrai-
ment celle-ci de beaux et bons soldats. M. Bruno, je vous laisse avec eux :
ils sont venus pour vous.
— Et pour vous aussi pcut-èire, cria le pécheur. Mais vous ne leur
<!cbapperez pas, senor Esteban, l'assassin du colonel lago. Avant de quit-
ter cette grève, il faudra la tendre de mon sang... Oh ! à nous deux, misé-
rable, à nous deux maimenani.
Et, brandissant sa baïonnette, Graindemer se dressa devant le pros-
crit pour lui barrer le chemin.
Esteban recula. Il pot ta sa main fermée à son front, et dit avec déses-
poir :
Toujours du sanpr. Pourtant je suisrassassié devenveange.mon Dieu !
— Eh Lien, reprit Bruno, tu hésites, noble Espagnol. Offre le bras à
cette jolie ûlle, et viens t'asseoir auprès d'elle sur le bateau qui vous at-
tend.
— J'irai toujours trop tôt pour toi, répondit Esteban.
— Monstre ,d sait Jenny, saisissant à deux mains l'arme du contreban-
dier, dans cette horrible nuit où tu mis d'un côté la tête de mon père, la
Il te de ma mère, et de l'auire son secret, tu devais le forcer au silence,
Diais non pas le trahir, mais non pas le luer, Que veux-tu? la liberté?
Fuis avec nous ; la vengeance? prends-la sur moi. Je souffre tant que la
vie me pèse. Mais le paidon, l'oubli, le salut pour lui, pour mon Esteban
bienaimé !
— Tu l'aimes donc bien, Ct le contrebandier!.... Va donc lui dire
adieu, le voir, l'embrasser une dernière fois, car celui qui t'inspirait tant
d'amour, il ne sera bientôt plus qu'un cadavre que roulera le flot.
Et de son bras robuste Graindemer repoussa la pauvre fille, qui vint
tomber devant Calvina.
Un éclair de fureur jaillit de l'œil de l'espagnol. Il s'approcha de son
rival et ki dit d'une voix brève :
— Choisis ct vite. La fuite avec nous ou le combat...
— Oui le combat... à mort, répliqua Graindemer avec rage.
— Vd pour le combat, lit Esteban en tirant son stylet. Allons , en gar-
de... sang pour sang, et poignard contre poignard.
Les deux rivaux se joignirent. Ce n'était pas un de ces duels élégans
où l'on pose, si^p;.rés de toute la longueur d'une épée, où la main , plus
attentive à la défense qu'à l'altaipie, ne cherche à atteindre !a poitrine de
l'adversaire qu'à ce mometit rapiie où l'art se trouve en défaut ; un de ces
duels qui font languir la mort, elle qui veut frapper à grands coups , car
cent fois elle s'élance et cent fois le fer la détourne , ta rejette à droite,
à paurhc, ou la force à lâcher prise, quand elle cimiuu-nçait à goû'.er du
sang. Non! Les armes étaient courtes et pnr conséquent solides entie
les doigts, insuffisantes à la défense, et elles permettaient aux combatians
de s'approcher pied contre pied, poitrine contre poitrine. Aussi la lutte
n'eiit pas été longue. Un événement inattendu l'empêcha.
Les deux birques portant le commissaire de police et ses agens appro-
chaient et combinaient leur marche de manière à Oter au proscrit tout
moyen d'évasion. Sur celle qui venait aborder près d'Esteban se tenait
debout, le manteau pendant à l'épaule , le sombrero à la main, un pâle
jeune homme, relui même qui avait accompagné Bruno dans sa visite au
père Anselme. A son aspect, Esteban s'arrête immobile, ses cheveux se
hérissent, ses joues deviennent livides et sa bourbe laisse échapper un
cri sourd coiiima celui d'un mourant. Jenny se rapproche de l'iulortuné,
palpitante de .'erreur.
— Vois, vois cet homme, fit Calvina tremblant; c'est la justice, Jenny,
c'est la mort; c'est le li s d'Iago, Basilio de Bandeira.
Basilio s'élança d'un bond sur la grève.
— Esteban, dit-il, tu l'as surpris dans un entretien d'amour, tu l'as as-
sassiné au milieu d'un bal, tuas fait rouler son cadavre, le cadavre de
mou père, parmi des Heurs, de fraîches toileites, au milieu des fa-'fares
d'un orchestre. Toi qui te connais si bien à grouper des circonstances,
parle, comment faut il le venger?
— Va ! répli(pia Esteban ; Dieu est juste, et je suis prêt. Au château de
las Sierras, à vous, race détestée des Bandeira, à moi au jardin du senor
de Alcaia, et maintenant à vous encore ! Le fils comre le père, le fils
contre le lils, contre le dernier bourreau l'enfant de sa victime : c'est la
loi du talion.
— Ayez pitié de nous, secourez-nous, sainte madone de Loctudy, ré-
pétait la lille de Drark, pressant le prosrrit entre ses bras.
— Et moi aussi, reprit Basi'io triomphant, je l'arracbe à la femme que
tu aimes; et moi aussi je te traînerai en spectacle aux yeux de la foule,
non pas dans l'atmosphère parfumée d'un salon, à l'éclat des bougies, au
brnii léger d'une valse, mais à la clarté du jour, mais au grand air de la
place publiipie. miis aux cris de cette cohue ignoble qui demdnde à l'é-
chafauil des émotions.
Et celui qui te frappera ce sera l'homme qui flétrit quand il tue, le bour-
reau!...
— Le bourreau! fit Esteban indigné, montrant l'acier brillant de son
stylet qu'il dirigea contre sa poitrine. Le couteau de lajusti' e ne s'est ja-
mais levé sur un Calvina, entends-tu, Basilio?... Et il tomba mortellement
blessé.
On accourut aux cris de sa maîtresse; penchée sur lui, elle répétait son
nom avec angoisse; elle recueillait avec sa bouche le souffle qui s'échap-
pait de la sienne. Bruno aussi s'agenouilla près du moribond,
— Je suis vengé, dii-il.
Esteban le regarda avec mépris, serra de sa froide main la main de la
jeune fille, prononça un faible adieu, et moun t.
La ju.-.tice n'apprit rien sur le meurtre des douaniers de Plovan.
Jenny ne se maria jamais. Après la mort de ses parens, elle alla vivre
auprès de Carmel. FÉHX dekiège. — [Commerce.)
«* ST *^ tSi
85iaie.:'(3b(a
LE MAGASIN LITTERAIRE.
57
\-'
Une modeste chaise à portf ur sans arnioiiieSi pans dorures, et seiile-
menl pDili'îc par deux valeis dont les liab is Hiis et usi''s ne léiaoigiiaieiit
d'aucun vesiii;e de livrée, css;iyait de se Irajer un (;assa};e à travi-is la
foule I e carrosses armoriés, de clievaux soinpiueuscuient (■mpaiia< liés et
de chaisps richement sculptées quiincombraieul les aj proche» du Palais-
Roval. Ce n'était pas cliose facile ; on élai' au comineiicciucnt du mois de
février 1718. et la pluie, qui d''puis le matin tombait par torreos , avait
depuis une heure redoublé d'imcDsilé ; la grêle et la nei,;e s'y joignaient,
et le vent, qui souillait avec violence, cotnpléiait le temps le plus allVeux
qui se puisse voir.
Celle chaise atieignit le vestibule du palais, où elle s'arrêta. Il en sortit
UD très jeune humaie dont le premier regard fut de s'assurer si, dans le
balloliement du transport, fa loildie n'avait pus souffei t ; puis , rassuré,
il se sourit à lui-mcuie et s'avança vers le double escalier qui monie en
spirale jusqu'au premier éiage du palais; alors seulement il songea à re-
garder autour de lui.
L'allluence des grands seigneurs à grands cordons et à brochettes de
croix dont il se vit entouré, l'émut profondément ; à l'air de s?tisraciion
qui se montrait sur son visage, succéda une expres^sio!) d'embarras et de
contrainte. Au lieu d'avancer, il se mit à reculer, saluant à droite et à
gauche; ses beaux yeux noirs, qui hissaient échapper un regard timide
et indécis, semblaient dans cette loule brillante et ai isiocratique chez cher
un appui, solliciter une main prolectrice qui le guidât sur ce théâtre où
l'on devinait bien qu'il paraissait pour la première fuis.
Il fut abordé par un jeune et beau seigneur d'environ vingt-quatre
ans, d'uue mise, dun luxe et d'un goût merveilleux.
— Je veux être damné, si ce n'est là le seigneur Cadmus, dit-il, en toi-
sant, d'un ton de politesse insolente, le jeune homme venu en chaise. Et
par-là, sambleu, mon cher, que viens-tu faire ici ?
— Son altesse royale le régent m'avait fait dire de me rendre au palais,
monsieur le duc de Richcl.eu, répondit le jeune homme eu s'inclinant jus-
qu'à terre,
— Pas mal, d'honneur, pas mal, dit le duc de Piichelieu sans écouter la
réponse de son limide voisin , mais occupé à lorgner minutieusenicnt cha-
que détail de son costume... Sais-tu que lu as du goût, Caiimus; je veux
être damné si, avec celte mise de bon goût, celle élégance cl ceiie jolie
ligure, cl surtout en cachant ton nom et ton rang, tu n'enlèves d'assaut
les cœurs les plus récalcilrans et les plus séières... Mais tu ne lèves pas
les yeux si haut, tu t'intéresses peu aux enchanteresses qui uruent la cour
de noire régeni.
— Pardonnez-moi, monsieur le duc, et il y en a une... répondit Cad-
mus avec un soupir.
— Laquelle, s'il te plait?
Celui que le duc de Richelieu appelait Cadmus continua d'un air de
conOdence pleine de bonhomie :
— Monsieur le duc de Richelieu doit les coiinaitre toutes, Luil Celle
dont je veux parler est très belle.
— Elles le sont tomes, mou cher.
— Très jeune.
— Elles le sont encore toutes, par là, sambleu.
— Mais elles ne sont pas toutes muetics, monsieur le duc, et la mienne
l'est.
— Muette! il n'y en a pas une ici, mon cher, je puis te l'affirmer de
reste. Quel est sou nom ?
— Baiilde.
— Raiilde, répéta le duc trislempnt surpris, je ne la connais pas. Ra-
tilde, répéia i-il encore préoccupé ; mais elle doit avoir ur autre nom que
celui de Batllde ?
— Je l'iynore, monsieur le duc,
— Où lui as-tu parlé.
— Je ne lui ai jamais parlé, monsieur le duc.
— Par lit, sambleu, où l'astu donc vue?
— Il y a trois jours, de grand malin, passant sur le Pont Neuf à pied,
un carrosse qui venait très vile renversa près de moi une petite fille qui
vendait des pommes; aux cris de l'entant, le carrosse s'arrêta, deux da-
mes en descend. rem ; mais je n'en vis qu'une, je n'en regardai qu'une,
elle éiaii j-une, belle et prde. Elle fendit la loule, courut à l'enfani, la re-
leva, ses beaux yeux exprimaient la plus vive inquiétude, la plus tendre
sollicitude; mais ce fut la amc âgée qui parla, qui s'inlorma du mal que
res-eniait la petite, de sa demcuie, et qui donna ordre à ses gens de la
porter dans le carrosse ; je m'empressai, je la plaçai moi-même sui- la ban-
^ ueite de devant ; alors la dame â;;ée me remercia ; quant à la jeune, elle
remua les lèvres romme si elle eût voulu m'adrcsser la parole ; ma's aucun
son n'en soilit, elle en resta comme confuse ; puis, me saluant, elle fit uu
eiyne, et le carrosse partit en emportant cetio charmante personne.
j — C'est très bien ; mais tout cela ne m'indique pas que la beauté muette
/ babite la cour plutôt que la ville ou le faubourg.
— Son carrosse portait la livrée et les armes de la maison d'Orléans.
— Ciabltil dit Je duc réUécbissaiit eu se caicssaut le meuluu U'uuc
main. Mais d'abord, es-tu Lien sûr, Cadmus, qu'elle s'appelle Batilde, et
qu'elle soii muette?
— A l'eiuli ou du pont où elle s'éla't I aissée pour relever la petite fille,
j'ai trouvé ce méd.ii Ion où ce nom esi gravé; du re te, si e le n'avait pas
éié muette, monsieur le duc, de aurait adi cssé la parole à la peiiic ou à
moi.
— Bah ! dit Richelie'i en pirouettant sur les talons. Puis il fit quelques
pas djns l'antichambre où il revint aiis^iiOt entouré.
— Bonjour, Canillar, Cheverni, Gamaches, dit le ducrnieurlen.iantia
main l'un après l'autre; quel temps affi eux! ajouta-t-il en jetant un regard
à tiavi rs les vitres qu'; fuueit it la pluie avec violence.
— Quand ceseruil un régent qui gouvernerait là haut, les affaires
n'en iraient pus plus mal, dit une voix railleuse derrière les jeunes
seigneurs.
On se retourna avec étonnement; celui qui venait de parler était un
homme jeune et maigre; une espèce de moquerie ainère était répandue
sur toute cette sèche physionomie, et scit qu'il parlât ou ne parlât pas,
une perpétuelle épigramiiie semblait jaillir de ses yeux et de ses lèvres. Il
s'appi lait Arouct de Voltaire,
Au même instant, et coaimc un violent coup de vent avait rendu tout
le monde muet, la porte de l'appartement de la duchesse d'Orléans s'ou-
vrit, et un huissier lit signe à la foule des courtisans d'entier; cequ'ds
firent en silence et par lang de liires et des dignités.
Lorsque chacun eut sa ué, d'abord une grande femme habillée en façon
d'amatone, et qui élait la mère du régent, puis sa femme, assez belle, bien
qu'avec des joues pen'lantes, et enfin un groupe de jeunes et jolies prin-
cesses, le duc (le Richelieu frappa sur l'épaule de Ca'mus.
— Y est-elle? demanda-t-il en lui montrant les dames de la cour.
— Oui, monsieur le duc, là bas, contre la prii.cesse Palatine, cette
jeune et belle fille vêtue de satin blanc...
— Ah ! cest là ta Baltide muette... Délicieux, sur mon âme! délicieux
couple que vous feriez ensemble... une future religieuse et un... Hais
jeveui cire damné si je ueleprésente pas moi-même à elle; suis-moi! ce
sera piquant.
Richelieu, suivi de son acolyte, atteignit bientôt la place où se trouvait
la soi-disant muette.
— Mademniselle /eut-elle me permettre de lui présenter un pauvre jeune
homnip, qui ne sait comment faire pour mettre aux pieds de votre beauté,
et un médaillon perdu l'auire jour en accomplissant une œuvre de bien-
veillance... et son cœur?
Puis il fit une pirouetie et s'éloigna, laissant Cadmus en présence de
l'inconnue. Celui-ci tira tiniidement de son sein un petit médaillon d'or,
émaillé de bleu, et le présenta en tremblant à l'inconnue.
— Merci ! dit elle, et avec un gracieux mouvement d'hésitation, elle
ajouta: c'est... le portrait d'une amie.
— Vous n'êtes donc par muette ? dit vivement Cadmus, comme malgré
lui.
La jeune fille leva ses grands yeux bleus surpris sur son interlocuteur,
et répondit, mais en hésitant encore :
— Non... monsieur!
— El moi qui le croyais... Oh ! pardon, pardon, mademoiselle.
La soi-disant Baliide répondit à voix basse.
— J'ai une inlirmité... qui me fait paraître souvent hautaine,... orgueil-
leuse,... on croit que c'est le dédain qui m'empêche... de répondre,...
c'est que je ne puis... pas,... je bégaieen pariant... et j'en ai .home,..,
voilà la cause de mon silence.
— El vous avez la bonté devons excuser, dit l'amoureux jeune homme,
vous qui paraissez eue ïi fort au dessus de moi !
— Est ce que vous ne: avez pas que je suis mademoiselle de Chartres?.,,
demanda na'ivnnent la jeune fille.
— Mademoiselle de Chartres ! interrompit Cadmus en pâlissant, made-
moiselle de Chartres!... la fille du régent... mjlheureu\!...
Richelieu, qui l'observait au loin, lui jeta un regard moqueur.
En ce moment le régent fit signe à ce mystérieux personnage d'appro-
cher, celui-ci 'inclina avec un trouble visible, il soitit avec le duc d'Or-
léans, qui revint un moment après, mais seul.
— Je viens de doinier mes ordres pour l'opéra de demain, dit-il en
s'approrhani de sa famille, on repré^entera Cudmus.
— Nous irons , nous iroii} , s'écrièrent les princesses d'Orléans avec
joie.
— Et ma petite religieuse viendra-t-elle? dit le duc en frappant un pe-
tit coup sur la main de Ulle de Ch,arti-es.
— Moi ! et pourquoi pas ? répoudit la princesse comme éveillée en sur-
saut.
— Vraiment , lu compromettrais ainsi ton salut en venant avec nous
dans ce lieu de perdition ? dit le régent en riant.
— Oui... j'irai... dii la princessesi sérieusement, qu'on aurait pu croire
qu'elle pcusaii à toute auiie chose.
II.
La salle de l'Opéra était éblouissante de parures cl de lumières ; la lo»e
du duc d'Orléans surtout ollraii un ssemblage gracieux de femmes jeunes
et parées. Oa venait de lever la toile ; mais Mlle de Chartres, saus soc-
^8
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
cuiHT lie re qui se pass^iii sur l,i scèiio, sms rai' me y je cr un repard,
laissait eiiTi- srs \ea\ i.c loue eu \ivic ; 1 iii)i);ili.iice, l'e-poii- et le (lc(.it
se t>eii.'na:ctit tuur à luur ïur son cburuiaiu visage; eiiliu elle ec pencha
ïers ta -œnr.
— AgkiiS lui dit-elle, vous souvenez- lous du personnage que le duc de
Ricliolieii ni a prcsenié liii r an soir?
— Ceriai .fineni, K^pniidii Mlle de Valois le plus simplement du monde,
et si vous voiili z le \o f, il est la.
p. IIS, au grand ("toiiiieineiit de Mlle de Chartres, dont les yeux se pnr-
ta'eni di'ji vi rs les loges lis plus somptueuses, i'évci.tail de Mlle de Va-
loi-, se iiii- ge.i sur la scè le.
— Où donc? demanda Mlle de Cbartres, ne comprenant rien au signe
de l'ev> niail.
— Quoi ! vous ne voyez pas le personnage qui représenlc Cadmu*, le
chan eur i aucleiaii ?
— Caui lierau ! i épéla la princesse apercevant enfin l'acleur, et ne pou-
Ivani en cini'c ses yeux, Ca'iciier.u!
Kt li-s yeux lixés sur la set ne, el'e resta cnmmc frappi'e de la foudre ;
puis , elle ne dii plus une pai o'e ; mais (lu.iii;! 1 < toile; se baissa , cliaciin
put rein;iri(uer (jne les joues (le la princes- e (îlf ieni baignées de larmes.
— Quel ciiagriii pour une fiction , lui du sa sœur en riai.t , l'auieur de
CadnidS doit en être bien glorieux, ma dièi e Aiiéaïde !
■- llelas ! répoii lu naïveuu ni Ml e île ( harirus , ce n'est pas l'opéra de
Cadinits qui iii'.irraciie des larmes , c'e.t le soit de ce pauvre Caucherau
qui (loit èire damné.
— Je vous conseille de le convertir, lui repartit en plaisantant Wle de
Valois.
Ces paroles, prononcées avec légèreté , furent piises au séiienx par la
Bimple ei n;iïve enf.iui. Le lendemain, Caucberau re,ui la le;tre suivaute :
K Monsieur,
«Pour le saïui de votre ame , il faut que je vou? pirle; trouvez-vous
»ce soirà huit heures à la porte de moa a])partcin.nt, suivez la personne
•que Vous trouverez, et qui vous iiitrodn ra cbi z moi.
i>LOtlSE-ADi;LAÏDE DE CHARTRES, i)
A la réception de cette letire, Caueiieiau devint ivre de jnic; sa folle
imaginaiiou ou lant un champ imme. se à des peu ôes plus folles eiirore,
ce f/l la tcie h une, en con inérant sûr de la vietoire, que cet homme, si
b iinlile et si luiiid ■ la veilie, se [iré-euta aux port' s du i aiais. Une dame
le C'iiidu sit à l'o ahire de. la prince-se. Mademoiselle de Cliaitres était
agenouillée sur un prie-dieu, vis-i-vis d'un crucifix d'argent, et semblait
absorbée par ses prières.
Qu n l Cau-heraii entra , elle se releva soudain , et sa lourniint vers
lui, elh prononça U'.ec son accent hi>sliant et plein de charme.
— Je... vous .. aiieiidais, monsieur.
Ces paroli s bienveillantes aciievèreiit d'égarer le peu de raison du
jaine fat, il se jeta aux genoux de h princesse en prononçant des paroles
(l'amour.
Mail moiselle de Chartres pâle, roa's superbe de dignité, s'appuyant
d'une main sur le dossier de son piie-dieu, ordonna au jeune homme
d" se lever. Il obéit en cachant sa confusion sous un aîr tendiemeiit res-
pectueux.
— Pardonnez mes transports... mademoiselle, répliqua-t-il, mais je suis
si heureux I... si heureux!...
— Si heureux !... et de quoi, monsieur? demanda la princesse dont î'é-
lonncmeiiî ne pouvait éga'er que la candeur.
— De l'ordre qui me coiidui: à vus pieds, madame.
Ces dermèi es paroles éclairèrent alors Adélaïde sur sa légèreté. Fon-
dant en larmes e'Ie (acha son visage dans ses mains.
— \ons plcirez... et vous vous tai>ez, mailaine, demanda Caurhersu,
la voix si hai monieuscmeut pénétrante que la pauvre jeune fille se sentit
tout émue.
— Il las! monsieur, répondit clip, froide mais sans colère... je devrais
me fâ lier de vo re aud.ice; mais en pensint que c'est mon imprudence,
mon inexpérience des choses de cette vie, qui la causent... je n'en trouve
pas le courrige.
— Alors, madame, pourquoi donc m'avez-vous fait appeler? demanda
Tactenr stU| efaii a son tour.
La prioi essc lui indlipia de la main nn tabouret, et se laissant tomber ,
comme bbaïue, sur son prie-dieu, < lie lui dit:
— En véi iié, monsieur, après les i 'ces coupables qui vous ent conduit
vers moi , jencs.iis comment ap ,eler votie attent.ou sur un Mijet plus
prive, si grave qu'il m'a 'ait oublier, pour le salut de voireaoïc, ce que je
rievai-, in»ii il mes t.ti es de princesse et de liile du régent , mais à ma di-
gnité de femme.
Proli aiit de la confusion dans laquelle tontes ses espérances éteintes
axa eit p'ongé le paiiV'C Caucherau, madeinoise led'' Cbartres contiiiua :
Ne pen cz-vi-us donc qu'a vivre, monsieur, fans songer a mourir?
— Il I isl mademoiselle, si je vous ai déplu, je voudrais que ic moment
en fùi arrivé.
— Ij vous ne seriez pas elTrayé de le voir approcher de vous en état de
péclié m rtel que vous êtes?
— Je ne vous eoinpiei d< pas, mademoiselle, dit l'acteur d'un air can-
dide qui n'était pas teint.
— En voyant la profession abominable que vous exercez ?,..
— Ah! sublime, madame, sublime! interiompitl'iic eur avec un rha'c"-
reux ciiipieleiiieii , car a mon jeu pli-in d'aine et de vérité, avouez-le, ne
tous ai-je I as vue verser des larmes (ratiendri-sement?
— D tes (le j il é, monsieur... le pleurais sur vous... sur votre sort...
Ah! monsieur, écoutez-moi... quittez le théâtre.
— Ce iieu (le nii gloire, m.id.'iue?
— De votre perdit on, monsieur!
— Où tons les foirs les applaudissemcns des spectateurs me récompen-
sent de mes peines ?
— Applaudissemens du démon qui se changeront plus tard en cris
de damnes.
— En vérité, madame, je ne puis croire que vous me parlez sérieuse-
ment.
D'un mouvement charmant p'ein d'abandon et d'amour, la princesse
leva sur Caucherau ses yeux pleins de larmes.
— Voyez si je plaisante, dit-elle.
Hors de lui, à ceiie vue, le jeune homme ploya le genoii devant la
princesse.
— Ordonnez de mon sort, madame, liii dit il.
— V.iijS(|Hiiterezle théâtre? dit Ad,;la'ide avec un petit cri d'enfant
plein de joie.
— Si vous l'exigez, madame.
— Vous vous repeiiiiriz ?
— Oui, madame, lui dii-il sans trop savoir ce qu'il répondait.
La prinresse ajouia vivem''nt et sans pri siue bégaser ;
— Vous vous amenderez, vous prendrez pourcoiil'(!sseur le p^re Denis,
un bien digne hom.iie et bien saint, et s'il l'-xige, car vom avez vécu iiis-
qn'à ce jour d'une vie abominable, s'il 1 exige en expiation de vos péchés,
vous entrerez dans un séminaire.
Caucherau se releva vivement.
— Dans nn séminsire ! s'écria t-il, moi, Caucherau, devenir prêtre !
mais songez donc, mad une, que Je n'ai aucune vocation pour cet état.
— Quoi ! monsieur, ne m'avez vous pas promis ?
— Ah ! tout ce que vous voudrez, hors cela, madame ; mais à vo're
tour, ditignez me prêter un moment d'attention ; car il me semble que
n 'US par'ons lous deux ici un langage qui nous est à chacun inconnu ;
vous, mademoiselle, pure et sainte comme les anges du ciel, comme eus
aussi vous n'a nu z que Dieu ; — moi, bru al et gros ier comme les fils
des hommes, je me suis laissé entraîner h adorer, non Dieu, mais son
œuvre la plus parfa te. — Pardon, mille fois pardon, vos chastes regards
m'ont fait rentrer en moi-même; je pleuie mon ini heur, aais celui seu^
lemenl de vous avoir (lé|ilu, et si je me repeiis d'un ' chose, c'est d'a-
voir osé Doubler le calme de votre beuieuse vie par l'aveu téméraire de
mon impruil- nt amour.. . Vous voyez bien que nous ne nous entendions
pus, nindi moisclle.
— Aiusi, monsieur, vous persistez dans voire erreur ? dit tristement
Adéltïie.
— Eh! que vous importe, un damné déplus ou de moins, madame,
dit Caucherau, dans l'accent duijuel perçait le dépit d'une e.sperai.ce
déçue.
— Eh ! monsieur, si cela ne me faisait rien, seriez-vous ici ? dit étour-
dîmcnt lamiive enfant.
— Oh ! celte fois-ci, vous ne vous rétracterez pas, dit le jeune homme
tremblant de joie, et sériant fortement ses deux mains l'une contre l'au-
tre, — vous vous iniére-sez à mon sort, je rie vous suis donc pas inddl'e-
reiit î et luisant un cas en avnni, comme pour saisir la main (le la prin-
cesse, il en fil aiissiiôi deux au res en arriére en s'écriaut : Mon Dieu , je
m'en vais, < ar je suis fou ; mais en m'en allant, oh I merci, merci, ma-
dani", j'emporte du bonheur pour toute une éieri ité.
Caucherau, se trouvant alors près de la draperie qui cachait la porte
de l'oratoire, lasoueva orusiuement et dispaïut.
La I rincesse resia muette à la même place, écoutant les pas de celui
qui s'éloignait, et dont chaque bruit répondait a son cœur ; pus, quand
tout (nt redevenu tranquille, sans changer de position, sans essu.ier les
larmes qui coulaient une à une sur ses bêles joues saiinées, elle éleva
lentemi nt .'es beaux yeux vers le ciel, et d'uu accent plein d'ame , que
rien ne -aurait lendre, el'e murmura :
— Oh ! je l'aime! je l'aime, mon Dieu 1
Le lendemain elle éiait au couvent de Chcllcs, oit elle s'était rendue
sous prétexte de faire ses dévoilons. Elle n'en sortit jamais. An moment
où la porte du couvent se refermait sur elle, CuuchcroU recevait ce
bidet :
u Mademoiselle de Chartres n'existe plus, mais sœur Batilde priera le
«reste de ses jours pour le salut de Caucherau. »
A qitel([ue temps de là, le 20 jnillet de la même année, pUifieurs sei-
gneurs se reuconrant dans la salle des gardes du Pa'ais-Rojal , 1 un d'eux
s'écria : '
— Salut, mes-ienr.s... Eh bien! R'ch lieu, savez-vous la grande nou-
velle? Il n'y aura pas dopera cet e semaine. Cuu.herau est au For-
l'Ëvéque, il a lef' se hier sor de jouer (uidmus.
— Bast! (lu R; hebeu, en se care:saiit le menton d'une iDain, et jouant
de l'amie avec ic nœud de son épéc,,, A propos, Caniliac, n'élait ce pus
LE MAGASIN LITTERAIRE.
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bioi que noire bille ei charmante mademoiselle de Chartres a prononcé
SlS \Wi.\ ?
— Hi'ias! oui ! M;)i,s qn'a cria de commun, je vous le demande, avec le
ca-ri e iie Oh\. licraii? rOpoii it Ca li l.ic.
— C' SI j isic, dii R ciielieii, si ce ii est que ce sont dcu'î caprices bien
iiiCuMcevub.es, el je \eu\ être damué si je devine lun |)iiiS4.\uc l'autre.
EUUÉ.VIE FOA.
i
M. Charles de Bussy rentra chrz lui après l'OpC'ra ; il congédia son do-
mesiiinii', ouvrit la Ici è re de S! n salon 1 1 alluma un c t>;ire. — Il était à
peu |)iè'. iiiiiiiiit. — M. (le liusf-y se n gardait tomme riiomiiie du monde
le pli s ma beuieux, et a viiij;t-.v'X ans la di 'se est ass z coiiimuiie quiiid
on se IroiiVi' dans fa poMiioo. Le jour nicnic, un <ie *cs gian s pan'ns
fiait allti deinandi r piiui' u. la main de Mlle Eugcni • de Hami.tirr, litlie
orplieiiiR", nièce et pi^pil e de M. et Mme de Hamburc. Le ti leur iivec
coiiiinimé par remcicier de l'Iiomitur (|u'oii lui luitait dans la p rsoi'ne
de ia niÈie : mais il a>ait ajouie que Mlle EngtlMiie était foi t jeune cucoie
et (|u"on ne sonceaii pas à la mariL'i'. Le inautlaiaire de M. de Bus^y avait
insiste; il av.it lait valoir la famiie ho:.oiabl' du jeune liomnie, ses bon
nts (|iii'liii\e, la giaie de son esprit et de sa liiiiir ■, et enlin un amo rqu'il
disait par liig<\ A ces der. iers niols, M. de Bam lure s'et.iit emporte et
oubliant lou e-. les forniul s polies duut on lineluppe un refus dans le
monde, il av ot n'pondu avi c .igreur :
— En V( liié, je ne con(;o s pas M. de Bussy; il est homme d'honneur,
il e^t d'une cxoileiiie faufile, j'ili bouimc cl lio urne spiriiuel, si l'on
veut; u.ais il n'a ren, ni forttne, ni posiion, lije ne comprends pas
quil scpertneile de demaniler >a main d'une liclie béiitiérequi a le droit
d'aiti ndie d'un é( oux une loi tune èg le à la sienne.
La convcisbiioii ine lois surcep lU nepoua;t iinirque d'une manière
fàflieuse; li colère s'en lela de» deux p.irt.s. et les t>|)eiances de M.
Cliaik'S de Bussy durent s'évanouir. Il la'iaii rtO' nccr à tout a lo nniodc-
nie it. ne plus te picseï tir dus une maison où l'on ne seia.t plus nçu,
éiouiri r dans s' n lœ r uiic première pa,.ion et se désoler a>tc toute la
naïveté de la jeunesse elde l'ainiur.
Quel (.aiii preinlri' 't" Enirver la ]( une Clic? Ce moyen cxtrè ne 'ui ré-
puviiail d'ai,lani i)Uis qu'en ne mantiu r. il pas (.'ans le monde «'en faire
les b'.mieuis, non à s>i pas-ion, la.os il la rn besse de Mlle de Ranbiire;
il n'était p.is ccnaiii d aill urs i)UeMle Ku^ji nie coiiseï l't ù un euleve-
Dieni. M de Bu.-s) rai>aii ces iriste> n Ibxioiis en suivai.t de I œi la fiiinee
hl. ndiâire de son cig.ae et il se^ciojait lu viciiinc d'un' (ie.stiuée Luae,
et choisi exf lès par le sort pour tu ir m niaiheur iiarfil aa su n, tan ils
que ce qui lui arrivaii ar.ive lous lis jours et ila s ions Us quartiers de
Paris, Il et it allé à l'Upeia dans l'espo r d'y voit Eugénie, et cei espoir
avait été irompé, M. et Mme ecRdintiUie étaient scus dans bui' loge. 11
finit son cigare et il al'aii sans doute se couchi r et s'endormir absolu-
ment ininuie s'il n eût pas été amuuieui, loisi|u'on fra, pi à ï-u poite.
— Entrez dit-il, croyani avo r aUan e à son valet de chambre.
La porte s'oiiviit ; il eniemlit des pas in -ertains et légiMs, il tourna la
tête, et qu'on juge de son élonnenieni, c'était Mme de R.nnbui e, la tante
de ' e le qu'il a tuait ! O tti' dune lucoie belle et âgée a peine de irent°-
buit ans ne lui avait jamais fait l'bonni ui' de venir chez ui, et en la
vovaiit, il se dem.iinla si le relus de la lante était bien lésin écssé, et ti
ceiui de l'oncle était bien p u lent ; la p iidue marinait nnebeuie. Mme
de Rambure, pâle et les lèvres ireinb an es d'émotion, se jeta dans un
fautriiii et lui lit s gne de s'asseoir aniMès d'elle.
— Vous êtes éioniié de me voir chez vous et à celle h''ure, lui dit-elle,
quand •Ile ( utia force de parler ; je Viens pour votre mariage.
— Pour mon mariage ! mad.ime.
— Oui. monsieur.
— Avec voire nièce ?
— i^aiis doute ; i.e l'aimcz-vous pas ?
— Je l'a lore.
— Lh ben ! monsieur, elle est à vous ; du moins, moi, moi sa tante,
je vous l'acioi de,
— 0 ciel ! s'fcria Charles, on m'a donc (rotnpô, madame ? La personne
qui vous a f.iit ce mat n ma demande, en m'appienaut le refus de M. de
Uainbure, m'a a-suré que vous y twiez joint le vôtre.
— On vous a dii vrai, monsieur; mon mari daii là, et il ne m'était
guère possible de le conirciiirc : e suite j'ai nlléchi stir ma niè'CCtsur
Vous : vous u'avez point de fortune, oie < ii a pour deux ; vous l'aime/, et
file vous aime, je le sais. En lui icfusant de l'unir ii celui qu'elle a choisi
dans son cflL'ur, j expose son bonheur, peui-eire .-a vii'... Vous devef ju-
ger par ma démarche de l'empire qu'ont pr s sur m i ces réUixioiis...
Que résolvez-vous, monsieur, voulez vous ma nèce 't"
— Si Je 1,1 vi'ux, madame ! je donnerais ma vie pour un tel bonheur.
— Eh bien ! monsieur, il l'aui l'enlexcr.
— L'eniever, m. .daine ! ipiand j'.n voue a-S''ntiment ?
■— Oui monsieur, I enlever ceiie nu;t, dans une heure tout do suite...
Si vous voulez épouser EugOuie, il n'y a que ce moyeu; M. de Rumbure
ne couspiiiiia jamais à voire mariage... Etes-vous prêt ?.. C'e^t à vous
maiiiienaiilde néi-der Eugéuif.
— J'espère ma ntenanitiu'en m'aiitorisanl de votre nom...
— C'est re qu'il ne faut p is, du luiins lout de suite... l'Ius tard, j'i-
vouerai vo'OMiieib la part que je inmls à ce qoe vous allez faite. Vous
selliez que dans le priinier inomeiit je ne dois pas mexposer à la colère
de M. de Ramliuie; c p' ndaiil compter sur lout le secour- que vous pou-
vez aile n Ire de moi : j'eloigner.ii la femme d-* ( himbie d'Eug.nie, j'éloi-
gnerai ;e concicige, el la p irtede l'hA cl sera cnir'ouvi'rie p-r mes soins.
Après celte co ilidence étrange, Mme de Rimbuic quitia M. de Bus^y
et le laissa aussi hcuieas que s^irpris. Ainsi la tante d'Eng nie elle-o èine
protégeait son amour et lui indi<iu lit, lui ordonnait mène une rho e à la-
quelle il n'avait soii.;é qu'en ireuiblaiit ! semblable à tous les ji'un>'S gens
qui r ippoi lent lout à leur pissiini. M. Churesde Bus-y se figura que son
amour eiceluid'Eugénieaiaii-ni lléchi Mme de Ram!mr> :
— Elle a sans doute éié malheunu-e d .ns sa jeuiie.sse. se disiitil, elle
aimait quebiu'un qu'elle nVura pu épouser. M. de Kambure est un boaimc
dur, vioicnt, anpré- duijuel elle soullic depuis vingt ans; le trait est toa-
jouivdans la blessure et elle veut épargnera sa nièce les lourmeos qu'elle
endure.
Ses préparatifs furent bientôt faiis ; il n'y avait qu'à traverser la rue et
qu'à c- nduire Eugénie chez lui d'abord, cl au jour, . ans quelque- heu-
res, il '.louvciait une retr.iite plus convenaile et plus sine pour celle
qu'il aimait. Il prit son minieau , vêieiuent de ir.'>diiion dans les i nlcm-
luens, et il allait partir, lorsque sa porte s'oiivrani de nouve.iu il .-.e trouve
fa c à face avec ,\l. de Raiiihuie. Charles lit un pas en .iriière, il se ci ut
perdu: M. de R.imbure avait rencontié sa femue , il l'av.iit sans doute
épiée, et lui Charles ulLit avoir sur les bras un tuteur luiieux ou un mari
aioux.
— D'après ce qui s'est passé ce matin , lui dit M, de Rambure , vous
ne vous attendit, z pas à me voir chez vous, surtout à celte heure du ta
nuit?
— Il est vrai, monsieur, répondit Charles, qui quitia son manteau avec
découiagerne: t.
— Si votre parent vous a rapporté not'^e conversation , continua M. de
Rambure , j'ai des evciises à vous fa re... Veui lez cependant considérer,
nions cur, que j'ai rendu justice à toutes vos bonnes quilrlés, et que le
seul d faut que je vous aie trouvé . c'est le manque de fortune. On d en
peut pas dire auiaiit de tout le monde.
— Mniisii ur...
— J'ai e 1 tort, dit M. de Ranilmi-c sans permettre à Charles de parler;
mais(|ue voule/.vous? à moii âge on prise i|ui li|ucfois l'argent trophiiit;
pardo'inei-le mu. Ensuite, monsi ui' , ma r.iiiine était là ; elle ne veut
pas mai ier Eugéiie , tt tout cela m'a enir aîné plus loin que je ne le v lu-
lais... Je viens pour to t repar-er. Vous aimez ma u.ece ; je vous la don-
ne..., nrais à une cordiiion cependaut.
— l.a'iutlle , monsieur?
— C'est que vou^ l'enlèverez. Cela vous <^tonnc ; rien n'est ceccndant
plus raisoniialrle... Si vous saviez .. Monsieur, ajouta M. de Raaibure
en se reprenant , vous ne vous douiez pas de ce qui e pas-e chez moi ,
j'.ii l'air il'etre le maître, c'est ma feuiine qui me mène .. Enfin , il faut
(prEi génie pai le , il ne faut pis qu'ell' soit à l'htiiel demain nratio. Si,
comme me l'a assuré vo re parent , vous vous a incz tous lis deux , le
parii que je vous offre ne vous paraîtra pas dur... Vous héritez, mon-
sieur?
— Non , monsieur, non.
— Ma roniluite voii- semble extraordinaire, vous ne reconnaisspi pas
en moi l'homme de re malin ? Vous avi z ppu:-èlie ra son... (lue vous iin-
poile? vos vœux sont roinlrlés... Je vais a 1er plus loin : voi' i la petite
clé de la porte du jailiu; prenez, je m'arraiigerai de façon que maf. mme
ne se ilouterti de liin.
Charles prii la clé , cl M. de Rambure di-pamt.
— Ou't)nt-ils donc lo i" les deuv? pensa le leune homme; scrais-je par
hasard devenu millionnaire depuis quehpies heures/ at-je beijié?
Il avait été vingt lois sur le po ni t.f p.ir'rr à \1. de Rambuie de la dé-
marche de sa femriic. <le lui dire ipr'elle sortaii de < ht t l.ii, et qi c. pu stjue
tous deux étaient d act'oid, un cnl. vemenl e ail Inu i'e: m os quand il .«'a-
perçul ([ue lous deux s'ei.ricni caché eur dessi in, il sm pçrmna un mys-
tère et il se contint. (Ju hpies |)en Ces lâcheuses le lourinemaieni : M. de
n mirure s'était, le maiiii uieine, cm one à lu scu e pi opo> t on de ma ier
sa nièce; elle était trop jeune, avait-il dit; Il ne voulait la marier que
dans II ois, quilre, cinq an-; ei que q es heures pbis lard. I .i ei nt fen.Ke
prenaient, à l'insu l'un île I a^ ire, la résolution de la ni trier s ns roiard,
à rireuie même, et un enlàicnieul s'ul p.iraissaii a-sez prompt pt.nr sa-
tisfaire leur imp.ilionce! Il ne f ill„it pas que le su eil dit Icudeiu in la re-
trou-ât dans l'iiviiel ! Il y .v. it la de qu.<i piuvu:|uer toutes les supposi-
tions et supposer t'ins les dout'S.
En homme bien é 'ris. Charles nt' s'ar cta qu'un momeni » toutes ers
idées, 1 1 ^ans r.eii c\pl quer, il ina'Ch i v i^s l'Iiù el île M de Rauibure.
Il n'.iv.dt q le l'em ui r s du clmix : i p luvaii à son t:re entrer par la put te
CO hcre ou par le j irdin : il pr t ce der u cr pai ti. Fous It s vei roux . lau'itt
tirés ; la pet te dé on rail a ur-i veille. Il en ra dans le aid u . t^en. le
chien diirui.ui, peut eue .s-ouji par le gà eau M>porili'pie qui au r. lois
avait ferme les )eu\ de Cerbère ; loutos les portes eiaieni ouvcriCÂ com-
60
LE MAGASIN LITTERAIRE.
me on l'aviiii promis , Ips domestiques fcarti's et une lampe folitairc pro-
jet.il (latis l'csca ier uni» clarté siillisanlf. Cliarles monla iIoik e iiunt, tra-
versa le sa'oii, cl, pir une suite de [iières qu'il ni! roniiai suit pas, il
au'iwi j'i^fina la Inmbiv de Mile de Rainhui'i'. lîiigûnii; iiait delioui, 'es
ffairi' j .liitcs, |).Ve, presque échevelée ; elle seinl» ait fri'mir en j -tant les
jeux autour d el e; ou eût dit (|u'e!ie eût voulu ne pas toudi'T le .'■ol de
SCS (liids. lin apercevant Charles, elle lit un «ri de joie : elle oublia le
moment, le lieu, l'iieure de la nuit ; elle vit dans M. de Dussy un sau-
veur.
— Ali ! monsieur, sY-cria-t-elie, vous voilà ! Dieu soit béni ! Venez, par-
tons ; xou'ezvous de rani ? voiil' zvous être meii llbéraicur?
Elle se jcia laiis les bras de H. de Bus-y, qui, chargé de ce doux fir-
deau, sortit de lap aiiemcnt, descendit 1' sca ier, et 'a di'pusa sans en-
combre dan- le jardin. La porti mt relermée, ei, au bout de dix minutes,
Mlle de Uauib.re fut installée siine et sauve dans le salon éléj.aut du
jeune liornine. Jama's cn'èvi'ineiit n'avait été plus prompt ni plus facile.
M. de lîus^v avait fait comme ce Léios d'un dis coiiti s de notre enfance,
(levant lequel bs arbres s'écarient, les hiies s'ab lissent , qui s avance
au uiilieii de gardes endoriius de femmes de chambre aux yeux fi r-
més, et pénètre aiii-i jusqu'à la princesse qui l'attend; mais ici la jeune
li le ouvrait de grands yeux efliayéi et frissonnait de peur dans son fau-
teuil.
— Charles! Charles! s'écria encore Eugénie, je n'ai plus que vous aa
monde !
— Et tant que je vivrai, mon amour, mon appui ne vous manquera
pas. répondit le jeune homme. Mais d'où vient votre ell'nii? que signilie
l'ét.i où je vous ai trouvé':' 0 Eugaiie ! dites moi d'où vient mon bon-
heur?
— Ce serait à moi, dit Eugénie, à vous demander par quel hasard heu-
reux vous êtes arrivé à num î-ecours si à propos ; mais je vais d'abord
vous dire (le (piel péril vous m'avez lirée.
La deniaiilie aile ce matin par voue paient a exaspéré M. de Ram-
bure ; ce qui l'a suriout rendu urieux, c'e.-t d'apprendie les seutiiuens
(jue j'ai pour vou^. Il trouvait out simple votre amnui', il ne pou-ait me
par Idnuer le mien ; il m'a f.it venir et je vous fais gi .ice des reproches
et des menaces qu'il m'a l'a lu supporter. Le soir on ne m'a pas menée à
l'Opéra, pal ce que c'était un lieu où je piuvais vous voir; je suis donc
demeurée seule a la maison. Quand mou oncle et ma tante sont revenus,
j'étais eiicore au ."ialon. et l'idée m'e-t venue de me cacher dans un petit
cab net (| i a deux entrées, et duquel je pouvais lout entendre et m'éva-
der an besoin. J'étais sûre qu'on parlerait de vous et de moi. Ils arriveut,
ils s'asseoient : je les voyais.
— Que nous sommes malheureux! dit mon oncle ; voilà Eugénie en
â;c de s'établir ; la demande de M. Bussy commence, les prétendans vont
se succéder.
— Li première chose que fera un mari, reprit ma tante, sera de vous
demander des compte-:.
-- Oui... si voue lils avait dix ans de plus, madame!
— 11 ne faut pas y songer, dit encore ma tante, une aussi riche héri-
tière qu'Eugénie n'aitcndra pas jusqu'à vingt-huit ans pour se marier; à
sa majOrité elle nous échappera.
Il y eut un moment de silence ; puis mon oncle ajouta :
— Les coinplcs ne sont rien, on leur fait dire tout ce qu'on veut ; il
n'est d'ai'leurs pas difficile d'obtenir, de l'amour d'un mari ou d'Eugi^nie
elle-même, une chose qui se fait généralement parmi les gens comme
nous, c'est que ces comptes soient acceptés les yeux fermés... Ce n'est
pas cela qui m inquiète. Ce qui m'ôte le sommeil et le repos, c'est que
nous sommes ruinés.
Ici mon oncle nt un portrait effrayant de sa position : ses biens grevés
d'hypoibèques, ses revenus saisis, sa signature engagée en vingt emiroiis
diffi'rens, des créanciers nombreux et impatiens ; de tous les côtés la
ruine, une ruine prochaine et peut-être ignominieuse. Il faudrait quitter
l'hôlel, renvoyer les domestiques, peut-être fuir et vivre dans la misère
ît dans l'abandon. Le tableau était terrible, surtout pour une femme ha-
bituée comme ma tante à vivre au milieu du luxe, au moment même cou-
verte de pierreries, et qui revenait de l'Opéra où elle avait éié entourée
de ses amis, tous gens riches et heureux.
— Mon enfant, dit-elle, sera malheureux, peut-être privé d'éducation,
tandis que sa cousine Eugénie sera comblée de tous les avantages de la
fortune !
J'allais poriir du cabinet, me jeter dans les bras de ma tante, et lui dire
que je partageais de bon cœur tous mes biens avec mou cousin, lorsqu'il
échappa à mon on( le de dire :
— Si piiui tant mon frère n'avait point eu d'enfant, j'aurais été son hé-
ritier naiii'cl.
— Ainsi donc, si Eugénie, que mes soins ont sauvée il y a deux ans,
était morte, nous serions riches !
— Sans doute, dit M, de Haïubure.
Il recommença a'ors le récit de ses mauvaises affaires ; il présenta sa
ruine comme imminente ; il fit seutir à sa femme que l'ai cident le plus lé-
ger pouvait riéierminer sa chute, et l'un et l'autre s'avouèrent que ma
mort, il y a deux ans, leur aurait évité les lourmens où il se trouvaient,
et que j'étais le seul obstacle à leur bonheur. Cetie réflexion, ajouta Eu-
génie, m'aU'écia péuiblcmeot et arrêta l'élan de ma générosité pour mon
cousin. J'étais destinée à une bien cruelle épreuve.... Charles, Charles
la pensée du crime v. nait de germer dans le rœur de M. el de Mme de
Ramliure ! J'culendis d'abord d>s souhaits sinisties, puis un projet falal :
on ne voulu t pas licrdre riiouiieur; on voulait euncliir un enfant bien
aimé et être soi-même à l'aise : rien n'arrêta ponr parvenir à ces trois
buts également inili>pensables. On se dii qu'un accideut pouvait paraître
naturel, qu'on était au de.ssus du soupçon
~ (jHoi! s'écria M. de Bussy, quoi! Eugénie, on spéculait sur voire
fortune, vos jouis élaient menacés !
— J'entendis, répondit la jeune 011e, des mots si affreux, que mes lè-
vres trcmiilèreni, un bourdoniicmeut s'empara de mes oreilles, mes jeux
fc troublèrent, et immob.le. je restai je ne sais combien de temps dans I-"'
s:upeur ; enfin j'api rçus, coiiiiue à travers un nuage, Mme de Ranbure
alliimi r son bougeoir et saluer son mari en se retirant ; il me seuibla voir
lady Macbeth renvoyant du doigt le thane écossais dans l'appanemeut
de ûuiicaii, et je gagnai ma chambre en priant Dieu. Depuis ce moment,
je me suis teni.e debout chez moi, sans oser m'asseoie, sans oser u e cou-
cher, de peur de m'eudormir... Je n'ai pas rêvé tout cela, n'est-il pas
vrai, Charles?
— Non, vous ne l'avez pas rêvé.
— 0 ciel ! c'est donc vrai ? Et par quel prodige m'avez-vous sauvée ?
— Je ne vous ai point sauvée, Eu:;énie, ce sont eux-mêmes qui l'ont
fait : vou.sles avez surpris tous drux sous l'obse-sion criminelle de leurs
besoins ou de leurs mauvais peiichans : quand ils ont été seuls avec leur
conscience, le rcinnrd est arrivé et les a bourrelés ; il les a conduits ici
tnus deux à quelques miu' les l'un del'auire; eux qui vous avaient re-
fusée à mon amour, ils sont venus placer votre vie sous mon égide. Ah !
je les coinprtnJs mainiecant, c'est d'eux-mêmes qu'ils ont voulu se sau-
ver !... Ils ont voulu tous deux se mettre dans l'impuissance de devenir
criminels, ci tous deux, sans se le d re, ont eu recours au même moyen...
Le ciel en soit béni ! Venez, Eugénie, le jour se lève, bannissez mainte-
nant toute frayeur, venez dans ma famille où vous demeureiez jusqu'au
moment de note mariage... Que ce secret meure avec nous... Je verrai
U. de Rambuie, el si nous le pouvons, nous empêcherons sa ruine :
Dieu fit «lu repentir la vertu des mortels.
— Pardonnons d ne, dit la jeune Clle en essuyant une larme.
— Que d'émotions durant cette nuit ! ajouta Charles de Bussy eu se
parlant à lui-même; tous les drames ne sont pas au théâtre.
MARIE AYGAP.D. — [Courrier.)
UN 1»AIN ET UNE FENETRE.
11 y a peu de temps, par une belle et riante matinée qui empourprait
le ciel des feux de l'aurore, et qui jetait déjà sur les dalles du boulevart
sa splendeur liède et aorée, une vieille femme entra timidement dans la
boutique d'un boulanger du quartier Saint-Antoins, et se tint timidement
derirère les autres acheteurs, avec l'inlention évidente de ne comparaître
devant le redoutable boulanger qu'après avoir vu se vider la boutique.
Mais le regard perçant du Tarquin enfariné la découvrit dans son coin
obscur.
— Mère Joséphine, lui demanda-til d'une voix rude, m'apportez-vous
de l'argent aujourd'hui ?
Il était aisé de comprendre, par l'accentuation de sa voix, qu'il avait la
certitude de recevoir une réponse négative. Il ne l'attendit pas moins
au milieu des ricanemrns sourds des assistans qui s'étaient retournés pour
jouir de la confusion de la vieille.
Sans prononcer un mot. elle descendit avec effort la marche du seuil de
la boutique, et s'éloigna lentement, les yeux pleins de larmes. Alors les
tortuieurs prirent en pitié les souffrances qu'ils venaient de cauicr.
— C'est une brave femme que la mère Joséphine, hasarda quelqu'un ;
si son théâtre n'était point fermé, elle te devrait rien à personne.
— Voici deux mois que je lui donne du pa n à crédit, objecta le bou-
lar.ger pour se justifier. Cependant j'étais sûr en le faisant de ne jamais
en recevoir un ceniime. 11 y a un terme à tout, et puis je suis un père de
famille.
La vieille femme continuait à marcher au hasard ; courbée sur un bâ-
ton, elle alliiil sans but, et ledé.sespoir se révélait dans ses moindres mou-
vemens. Tout son corps tremblait; ses yeux rouges se levait nt par in-
tervalle vers le ciel, avec un long et morne regard. Sms doute la force
d'aller plus loin lui manqua, car elle s'arrêta pour s'appuyer contre une
borne, et elle y d'>meura, durant quelques minutes, plongée dans un
anéaniissement profond. On la vit ensuite s'armer de force, tirer de sa
poche deux petits portraiis, et les con,sidérer avec émotion. A la fin, par
un mouvement brusque, symptôme d'une résolution énergique et désis-
pérée, elle se leva et man ha droit à la boutique d'un marchand de bric-
à-brac qui se irouvait en face d'elle.
— Que voulez-vous nie donner de ces deux portraits? demanda-t-elle
d'une voix chevrotante qu'elle s'effirçait de rendre assurée.
Le brocanteur prit les miniatures dépourvues de cadre et qu'entourait
un étroit cercle de cuivre^Il ks examina dédaigneusement el les rendit à
h vieille : •
LE MAGASIN LITTERAIRE.
61
— Que puis-je faire de ça? ^('p'^ndit•i).
Elle releva laièie elle reganla d'un air effrayé :
— Mais ce soiii des miniatures de Saint ! olijecta-t-elle.
— Un saint poudré et une sain'c décoili'tée '^ ricana le brave homme.
— Siiint, inonsieur, éiait i,n peintre célèbre du (lit-hiiitièinc siècle, re-
prit avec donc, ur la pauvre créature. On estime beaucoup ses ouvrages.
Cl ils doivent avoir de la xalcnr.
— AU! lit le marchand; eli bien! en ce cas, je vous en donnerai trente
sous.
La vieille fit un si^ne de refus et tendit la main pour reprendre les por-
tniiis. Le brocanteur le* lui rendit. Elle fit un pas vers \a purte ; mais elle
s'iirréla, regarda de nouveau les peintures, et, après une hésitation fé-
trile, elle les présenta une seconde fois au brocanteur :
— Prenez, dit-el!e.
Elle reçut en éch mge une poignée de monnaie de cuivre, et alla ache-
ter un pain chez le boulanger. Tenez, lui dit-elle, voici tout ce qu'il me
reste au monJe ; prenez cet argent, et que Dieu vous rende le reste de
ce que je vous dois !
— C'est bon, dit le boulanger ému ; il y a encore ici du pain pour vous
quand en voudrez, mère Joséphine.
Les deux portraits qa'av.dt vendus la pauvre femme étaient, en effet,
des chefs-d'œuvre de Saint.
L'un représentait un nomme d'une pliysionomie à la fois éléçante et
spirituelle : la poudre de ses cheveux faisait ress'.rlir l'éclat de ses yenx
noirs et vifs; sa bouche mince et ses lèvres roses attestaient à la fois l'in-
telligence et l'orguftil de l'original.
On ne pouvait rien rêver de plus délicieux que le pendant. Figurez-
vous une femme plus jnlje que belle, et parée avec la galante roisnardise
qui donnait tant de coquetterie aux co?tuines de la Un du dix-huiiieuie siè-
cle. La robe de soie verte mordoré découvrait largement les formes ex-
quises d'une poitrine éblouissante, et venait se fermer, sous une dentelle,
par un large nœud de satin écarlate. Le bras soria t, nu et sans antre or-
nement qu'un bracelet de perles, d'une touffe transparente de gaze; la
main é:ait divire. iVIais ce que l'on ne pouvait se las>er d'admir- r, c'était
la courbe des sourcils, l'éclat de la prun' Ile, les ailes fines du nez et le
sourire qui soulevait rieusement les angles de la bouche. La jeunesse et le
bonheur resplendissaient de toute leur niagniliccnce sur ces traits spiri-
tuels, sur ces épaules mignonnes, sur ce fiont pur et b'anc, sans autre
couronne qu'une seu!e rose! Leslirges et riches cassures d'une étoffe
violette vigoureusement peinte, et qii rappelaient la manière ample de
Laigilliè e, enveloppaient la taille, sans toutefois en dissimuler la souples-
se <t le charme.
De si belles peintures ne pouvaient manquer d'attirer l'attention des
flâneurs. A (|uelques jours de lii, quelqu'un vit les deux portraits exposés
aux vitres du marchand, les acheta, et se félicia encore plus de l'aïquisi-
lioo qu'il ava t faite lorsqu'd lut cette lé:ende denière le portrait d'itjm-
me : François- Itf ne Mole, 1 octobre Vlih, 3 Hiat 1799.
Sur l'autre : Joséphine Motd, 1 1 juin 1774.
En effet, c'était du pjrtrait du célèbre comédien que l'amateur se trou-
vait propriétaire.
Resiait il di^couvrir à quelle personne de la famille de l'artiste apparte-
nait le portrait de femme.
L'amateur résolut d'aller consulter les souvenirs d'un vieillard qui sem-
ble garder, à l'âge le plus avancé, la mémoire, l'esprit et la gaité d'un jeu-
ne homme. Le nom de Mole fit nuîire un sourire sur ses lèvres; à la vue
du portrait de femme, un soupir s'échappa de sa poitrine.
— C'est la nièce du grand acteur, dit-il ; Mlle Joséphine Mole, spiri-
tuelle et sage ; notez ces deux points ci. Elle faisait les honneurs de la
maison de son oncle avec une grâce à laquelle bien peu de cœ' rs savaient
résister. Moi-même, mon ami, je dois vous en f.iire l'aveu, ou plutôt je
dois m'en glorifier, je proposai à Joséphine et ma main et mon nom ; mais
die refusa l'une et l'auire.
— La preuve d'aQ'eciion et d'estime que vous me donnez, répondil-elle,
me touche et m'est bien douce; mais vous appartenez à une trop grande
famille pour ne pas regretter un jour une mésalliance, et ce regret me
rendrait malheureuse nlus que vousmètne ne le seriez.
Et comme je pleurais à ce refus. — Faites un voyage! le temps et l'ab-
sence qui nous séparerotit, monsieur, ajouia-t-elle, sauront bien vous gué-
rir.
J'ob'Ms... Fléla's! la révolution, l'émigration, quatre vingt-treize et de
longues années d'agiiat on et de désor Te ne tirent duicrce"ie séparaiion
que lr(ip long temps. Quand je pus rentrer en i'ranre. Mole était mort,
et personne ne sut, ma gré l'empressement ijueje misa la chercher, me
(lonniT des renseigncmeiis sur la mible rréiture qui m'avait as-ez aimé
pour renoncer à moi !,.. Car cet amour qu'elle repoussiit, mon ami, elle
le partageait ! Je l'appris d'une de fcs amies à qui elle l'avait avoué et qui
m'eti fit confidence, quar.d elle fut, comme moi. convaincue que Mlle Mo-
le avait cessé de vivre. Oui, elle est morte, ajout i-t-il avec émulion ; car
si elle eût été encore vivante, mes recherchas l'eussent rendue à mes
vœu-x!
— Il serait po's'bic, objecta le possesseur des portraits, que ces pein-
tures vous fissent di'couvrir ce que vous a.ez cherché si longtemps ; on
© us donnera du moins des édaircisseinens sur h destinée de Mlle Mole,
v— Hélas! comme Je f-ous l'ai dit, clic doit depuis long-temps avoir cessé
de vivre, car elle ne compterait pas moins aujourd'hui de soixante qua-
torze ans.
— N'Importe; j'a'me à me metireà la recherche de pareils mystères de
la vie privée. Il y a sans doute là pour moi des études intéressantes ;i fai-
re. Je vais m'en occuper.
En eir^t, dès le li'iiJemain, il se rendit chez le marchand de bric-à-brac,
et lui adressa des questions mr la femme qui lui avait vendu h s deux mi-
niatures. L'homme aux vieux pu:s repondit quM ne connai;sait point celte
femme, mais qu'il lacrovait louîefos une ouvreuse de loges du ihé:Vrc
S.iint-Antoine; cir il la voyait passer devant sa porte régni.èremetit cha
que soir, au moment de l'oir ertnro des bureaux. Du reste, il ignoraii et
son nom et le quartier qu'elle hsbitsit.
Des documens si vagues, to it en laissant aux suppositions un champ
V. ste et I bre, ne pouvaient g .ère mener à la découverte réel e de la véri-
té; à cette époque, le théâtre Saint-Antoine manquait de directeur et se
trouvait fermé depuis plusieurs mois.
Le hasard, grand faiseur de dén'.'ùmens imprévus et dramatiques, se
chargea de donner des échircissemcns sur cette histoire, et voici de quelle
façon il procéda.
il y a, sur la place de la ?,a-\\ le, une maison à trois étage?, qui porte
sur son front qu eitjne pcudégrailé le numéro 211. Lu bonangcr, un fcr-
bliiniier et un confrère de l'iiaro hib'Cnt le rez-ile-cbans'ée. L'en-
seigne de ce dernier, large Cl long manteau ro'^e qui envt>!oppe de sa
cou he p'âtreusc la fiç>:d'î p■es^uelout entière, apprend aux personnes
que, fidèle aux tradilioiis ancienites ;;e son mi'ii» r, et en m':'|)ris des iiino-
Vdtions modernes, M. Hipp persi~te à s'hiinon r d'i titre da ptrruqnier-
to ffeu--. La seule concession (lu'.l ait fa le anx idées nouvelles cons ite
dans l'abréviation du mntprrruqnier écrit de la soiie : ferr".
Si la pirtie inf rieure d-; celte maison et les trois premiers étages ont
assez bonne apparence, h misère, en é(h nce, empreint .'•on triste cachet
sur les (luatre mansardes qui terminent le bâtiment. Là, au lieu des fleurs
qui empanachent les autres fenelres, se balancent de iii-érables huilions
(lui sèchent à l'air. Un escalier noir, humide, glissant, qui suinte, et que
le balai n'a jamais e-sayé, conduit, p.ir une sorte d'Ociielle raide et pé-
rilleuse, au grenier dont' je vous pjrle. Le pied sûr et hardi d'un jeuie
homme hésite aie monter! Jugez donc de co que devait éprou>er de
soull'raricc et de faiigue une femme rouîbé'"! par l'âge, torturée par les
douleurs rhunalismales du froid, et qui ne trouvait, arrivée dans son tau-
dis pluvial, ni feu pour ."^e réchauffer ni fenè're close pour s'abriter. Des
murs ncs, délabrés, et que la chiux n'avait jamais ni blanchis ni purifiés.
Plus de meubles ! Un peu de paille dans un coin, tel était ce descrt, de
huit pieds de large. Ce jour là, le vent silllait avec violence, pénétrait
jusqu'à l'infortunée, à iivvers les ais mal joints du volei, et venait mordre
ses membi es septuagénaires. UaU tante, et sans lemr compte du fioid,
elle se mil à couper un morceau du pain qu'elle rapportait et le mangea
avidement.
Depuis la veil'e, elle était sans nourriture ! depuis la veille elle se de-
mandait s'il ne fallait pas mieux mourir que de conlinu.r à vivre si misé-
rableaient? Pauvre créaure! elle i égrenait avec amertume, avec déses-
poir, nue existence dont la seule pensée ferait tris.oimer la plus humble
ouvrière. Ouvreuse de loges dans un petit ihéâire! ouvreuse de loges là
ou il n'y a puini de loges, mais senlem; nt dr's gradins sur lesquels s'en-
tasse une horde de gamins effrénés ! Chjque soir amenait un nouveau
genre de persécution. Quand elle n'avait à subir que des injures, elle
s'es imait heureuse : Le pius souvi nt il lui fallait endurer les sarcasmes et
les humiliations. C'était sur elle que se'tlirigeaient les flèches de papier,
les neiges de rognires, les pelures d'oi anges elles trognons de pommes!
Elle n'avait au monde pour aimer et en être aimée qu'un cùien vieux it
infirme comme elle. Une fois, un de ces enr,ins .sans pitié, pour qui le
mal est on plaisir, prit le ebien et le jeta dans le pirleire, où il fui lue au
milieu de cruels cris de joie ! Voilà la vie qu'elle était réduite à n gi citer,
car, du moins, alors, au piix de tant de souffrances, elle gagnait de quoi
s'acheter du pain. A présent, plus rien ! la misère, ladi solaiion, la fiim!..,.
Il lui a fallu se séparer d"s deux seuls débris de son anc en bonheur ; des
souvenirs du temps, où, jeune, belle, brillante, entourée d'hommages,
l'avenir se momrail à elle heureux et riant. Ces préeieu-e.s reliques, elle
lésa vendues pour une journée de pain !... El voici la moitié du pain déjà
consommée.
Mie resia là, immobile, et, fhir.int toute la journée, absorbée dans les
pensées les pins fatales. La nuit vint et la nuit n'amena point de sommeil
pour rinforlunée. Le froul nionlaii ses membres endoloris : le dé-espoir
faisait b.iitre convoUivement son cœur; ellesubissait à la ndsiesd luleurs
de l'engoui di.ssement et de la convulsion. Tout à coup elle se leva, ou-
vrit sa f, néli e, se pencha en dehors et regarda fixement à la clarté de la
lune l'aliîme ouvert au-de.ssous d'elle.
En ce moment passait prés de là une vo'tnre. Dans ccl'c voiture se
trouva't le vieux comte de ***. Doucement eiendu sur de moelleux cous-
sin", il devisait avec galle, car il avait un ami près de lui ; car sa journée
avait é;é heureuse et riante. 11 revenait d'as-isior au mariage do sa nièce,
belle et riche jeune fille qui devait à la tendresse de son oncW d'i'pouser
celui qu'elle aimait en secret, cl dont l'avaieul looglemps séparcc des
obstacles aplanis v^ar le vieux pacnt.
— Je viens de voir s'accomplir le plus cher de mes vœux, disa't-il. 11 ne
mauqueraii rien à mes désirs, et je mourraij coulent si je pouvais revoir
63
LE MAGASIN LITTERAIRE.
encoP'' u' e fuis celle quo j'ai lant aiiDée. relie qui a préféra- mon hoiibeiir
au sii I) ! \<)l)le cri^iiure, digne U'êire heureuse, et qui, je 1 espère, n'a
jaiii liscoiinu I";i(1m t-jk".
lui ce MioiiiiMii, lis ( hevaiix se cabrèrent, un bruit sourd retentit dans
la rue, elle loinie ngudapur la portière qu'd ouvrit préLi^iitaïuiueni.
— Qu'i'st r • iiuc cela ? (Ifni;milai-ila!i tuclier.
— Je ne mi- rien, uioi. sieur le comte, qu'un tas de chiffons que l'on a
jcti^ de ci'ite finUre.
Le rouie rcf''niia la poriière.car la bise souillait avec violence. La
Vt iture continua sa louic.
Ce n'(H.iir (idiiit un las «le rhifTons qui tind)ait de la fi niMre. c'était ure
feni'i e. j.i'lis bi 1 e it ai "i"!'; c'eiaii la (liuivrc imucnso de luyes du iln'à-
ire Saiiii-A'lo lie. c'ctaii la iiiéie d un g and cnnied eu ; celait l,i vieil e
ft-Hiiiie (|ui luoiiruit de fai ii, celait J.isi'phine Mole (|ue le comie avait
cin nhée durant tant d'aiiinSes et qu'il désirait si vivement revoir avant de
mourir !
Le lendemain, les jouniau\ annonc^rellt qu'une vieille femme qui per-
la t un nom cé'é lie .s'éiait d'iiiip la inori ; pu s un n'en parla plus :
exceiilépeulé re a laCoiUi'iuie-Krança'se.srareà Die. i, désormais exempte
(le pavci- l.v fu l)le peiisioa qu'elle doniuii ù la nièce d'au de ses plus il-
lusircs membres.
I,e nom de Moliî n'a' ait pu valoir h sa nit e (jne deux cents francs
d'aumônes iinnncileset une placi' d'ouvieuse de lo;,'»sdans le plus iiuuible
théàlre de l'.iri-. Poiir(pioi s'en étonnir, du risle, piii>qiie la nièce de
Scd iiie, de cet écriv.iin dont on juiie t-'i souvcni li'S coméies, n'a point
ledrnii de per evoir la nioindie parcelle des recettes que priduiseai les
ouV'iiges de son oncle, pni-ipic, siiivint l.i piipiaiile cl iriti' démiitioii
d'Alphonse Karr ; La prupi itlv lUlcruire n'csi /)a< une iirujirUlc.
S. HD.M-.I liEUTHOI'l).
(i'reise.)
Un prisonsiirr «rétat sons l'cissiiire.
La posiériié n'est pas venue encoie pour Napoléon : les hommes de mil
huit cent qidnie eu avaient f.iit un i ygmé ; ituv de luii huit (ent tieiite
eu (Mil lait un (ie^iii-dicu. C'tsi s. nle.nent dans un avc.iir , plus é'o gné
p ut eue qu'on nef efse, ei liirs(|ue nos souvenirs et n is ir.uliii lis . à
nous aiiins coiii. mpiir.iin-, auroi.i pa^-é, (|ue riiiipeieur, qui l'iit à lui
seul une dynastie , «eu, eia liisti.riqueUient et à lou^ours la pla e que lui
as-igi.ei lia ju lice ei rfr^parii.ilitc.
Cil faii ii.ciiniesuiiile. c'i si cpie, malaré son immense supériorité, Napo-
lioii ne put se déù'iidie lie reiiiireiui nt di-l'espécu ([<•. veilirie qu'épi im-
vent tous ceux (pii suni iiiiiiiié< d'eu bas an l'.iiie du pouvoii'. l'ai mi Si s
fautts . et e le> ii rem i onibrcnses, pi ui e;re n'en esi il pa^ (pii lémni^ne
de celle V i:té aussi hauleun m (pie >a briL^qiie n p uie avic le pape
rie \II. cl riiisioire (nn-a eia que lis rgueusdout il ne craig ii p,is
d'user envers ' n vu i lard d'uu nobb' c rai lei e ei d une résij;n .li .n évaii-
pélinue, ni irquèienl en quequ ■ soi te d'u'i iCraii faial le pieniier pas que
^ap|)Iéoll faisait Vers l'abiote ùù sa foi lune ttsou génie devaient s'en-
gloutir.
Déj 1 depuis quelque temps, Pie VIT diai' retourné à Savone par l'nrdre
de l'empereur, h r que le cardiinl di Pielio que le papci n i(iiillant Home
a\ail nom né sou del 'uué , lut uiaiidé à Paris. Il s'y rendit, sans cesser
toute ois d',. dm. nisirer les all'aires de 'E;lise; mai^^, ayant leluse d'assis-
ter à la réri'i ie rili;;i' u^e du maiiage de Napolion avec Marie Loui->i',
il f.it immô lia emeu rt-légué c Seiniir : on lui d lendt en même leiiijis de
port, r les iu.-iyues desa dignité, ei il lui fut i|)terdit de coiretpundre avec
lo pape.
Calme au milieu de cette 'empèie soulevée par l'orgueil blessé de Na-
p'^léon, Pie VU puisii:t dans sa < on-cienie et .sa fui la force nécissaireà la
Une qu'il avait ii soutenir. Uneseiiteuce d'i'xrominunicaiion fulminée c.ni-
Ire l'cupercur fuiexoédice seciè'cmint à plusieurs évèquis et card inuix
frai çai-i, a iisi i|u"au car linal di Pieiro ; mais :a police dont M. d' Cha-
brol enl.urait le p ipe éiaii as^ez bii'u fiiie pour que la listedrs personnes
auvquilics'a bujie a^ait éé ailnssée fût counue à Paris avant uiéaie que
cetti' bulle y arrivât (Ij.
Furieux lie c tacie d'hostilité , assez bir-n mniivé cependant pour pou-
voir pas-er pou ■ uiie m larlaùe pprésa Ile, Napoléon donna l'ordie d'.ir-
rèier les cardiii m\ italiens .pii étaient en Fra .ce et de les eiife: mer à Vi.i.
cciiiies. O"'-'''"!'*-' ''uit heuies apiè-, le car<ii"al di l'iiiro éia t enlevé à
Semu -, jeté dans une vniiure de poste et amené à Paris sous l'escoiie d un
OliiciiT (le ceiidarnicric.
Il liait huit heires du soir loi^qu» la voitiir.^ toiiic poudreuse s'arrêta
dans la lour du iiiinistère d- la police, alois situ.' s.r le quai 'Kdia're.
Le ministre était aLseut ainsi que Desmaresl qui d'or Ji.. aire le supp.éait
(t) Voici en ip;ols terme* la B o'/raphi" di'S Ccn'empornins s'i'uprlmi" .«iir
les senicc- que rendit .T ccllo c|)ui|iie à la cause impi'. iule .M. de Cli.diiol de
Volvic, aiK|uil Sun di'\où:unil, iiprcs le 18 biuiiiaire, .^^uiI f.iil ciuilier l'iiupor-
taiilc pnfiituri' lie .Moiiti'iiiitlc : « Il se lriiu\u, de fiiil, un des miih ilhin>du
pape, di'lcim ii Savone ; son adrcs-e a remplir celle nll»^ion diilicde lui valut et
îci îudulgeuces du poulire et les bieufuils de l'empereur. »
dans de pareilles rirronsianres. Ce fut l'iiispecieur-géiiéral Pâ |ues qui rc-
ç, l l'cm iiciice ulirainouiaiiie.
— Monsieur, dit tout d'abord le cardinal, d'une voix vohibile et avec
un acceni ila ien foi timeiit prononcé, luonsieur, on m'a force de paiiir
s.ins me donner même le leaips de (k'jeuner, et je n'ai rien pris de toute
la route i|u'oii m'a fjit faire d'une seule traite, je vous prie, avant tout,
de me taire donner à diin r. \
— doiis.eur le cardinal, réfontlit Pâques, vous dînerez à l'hôtel de la
Force.
— Alors je vous serai fort oblia^ de me faire conduire tout d.' fuite à
cet hôtel, c.ir j'ai le [dus î,'ian I besoin de piendre quelque iiouprilure.
— Jaiir..i riioniii ur de conduire mo;-mèmi' \oire euiinenie; mais souf-
frez auparavacl que je prescrive que'ques dispo-iiions indi.-pensables.
— l)h ! mou Dieu, ne vous menez pas eu peine; cro>ei bien que je
nesni-i pas dans une disposition desprit à iii'occuper des miseies coi po- ■
relies, un plat de uia.-aroui. le p.eimtr poisson venu, quelques légumes, ™
un peu de pâiisseii.' die desseit...
Pâques sfjui il d'un air muitié i;n. moitié surpris, que l'éminence ne re-
mai(|ua pas; | u s il soi lit et ne repaïut iiu'au bout ii'uiie heure. Le car-
dinal lie elle; I lia pas celle loi> à di-siiiiuler sa mauv ise bumei.r.
— l'oui quoi ne pas avouer tout simplemeut que l'on a résolu de me
faire mourir de faim? s'écria- t-il.
— P.irdon, mon iciir le cardinal, interrompit Pâques; j'ai tardé un
peu, mais enln me voici...
— El lous aMez me conduire à cet hôtel de la Force?
— A riiisiaiii même.
— C'e-t fort heureux ! Mais bâ'ez-vous, de grâce, car je suis exténué.
Ou niijiiie en voilure a la gian e satislactiun du canlinal, qui ne dnuie
pas (|ue l'Ilôt. 1 de la Force ne soil une résidence i oiivenable, où il doive
être traité avec les i garjs el le respeci dus à smi car-.ciÈie, à son âge el à
ja di^jnitcd^ piiiicede l'eglis^. Bi. iitùt l'équ'pa^e s'arreie dans une peiite
réel e et dite et somlire, dev.iiit une porte basse. l'âi|ues met pied i» teire
le pretnier; il Inviie le car.iinal à descindic, puis il lui lecouimaude de
bai?s. r la leie. l.e pi élal s'im line.
— Encore, encoie, monseigneur, dit Pâques, il s'agit d'entrer par cette
petite porte.
— Vuilii une .M'a.'ulièrc enliée pour l'ancienne demeure des ducs de La
Force, dit le card i.id.
Il ava l à peine formulé ci lie observation, suite de son erreur, que déjà
il se Irouv.itd lis une salle vimtée, ei touié d'iio unies revêtus d un uni-
foriiie siuisire, cl presque tous tenant ù la main un trousseau d'euormes
clés.
— Passez par ici, lui dit d'une voix rude et brutale un de ces hommes.
Le ciirdinaCoe rêve .au ps de sa suriuise , il se ivtourni pour iu-
lerioger sou conducteur ; mais déjii linspecieur-géuéral Paqi.es atait dis-
pjiu.
— Oli snisje d'inc? s'é- ria-til.
— Uh ! .-0;ez ir. iii.pl. Pe, vous êtes en'ûrcté. Vous êtes à la Force, voi-
là tout, repundil un des gardiens.
— Co.naieiii? ce! ho el d.' la Force est une pthon?
— A Mai (lire, i'est(pie!i|ue chose d'appi ochuiil...
Le cardinal se lut : i n quart a'hi'ure ai.res. ou le conduisit da"s une
étro te tel ule, meuidie d'un misér.ible lit, d'une lable \cimojlue et d'une
(haise. A peuie e pnl ii y luiil entré que '\e.i cris, des blaitphémes, dts
jureunns fC liieii eiite.ilre de la cellule voisuie.
— Qiiest-ce? q i e>i-ce dune ? lii le cardinal tout effrayé.
— Ali ! (lani, il ne fut pas faire tr p d'attiiiinm ; c Cst un voleur qui
se piiii-e (le la b.ie qu'il amaHse ici depuis s x mois.
Le pr. lu n'y put pas tenir davantage j la résignation dont il s'était ar-
mé lui éch .p|ia.
— uli! ce t trop horrible I s'écria-t-il: placer un cardinal de la sainte
église romaine à côté d un voleur !
— Il es', vrai que (ja peut paraître incohérent et d'une familiar'té exa-
pérée, lit le t;ar(iie.>, mais. dam. tout ça uépend de l'baiiitude: la vie est
un voyai,'e, ciiiuii.e dit l'opér.i : toute la question est de lo.ivuyer sa bar-
que et de vwir tom ii'iit fuenre de la bourrasque se tecininc a.
Le caidinal ne répliqua pas car au 1 njaiie de sou in erl.MUieur ilcom-
pienaii, avec sa Uiiessc iia|ieiii e, que peut-être il n'était pas si ajrupie
qu'il seiiiblciit s'ellor vr i e le paraitie.
Dés qu'il lut >eiil, il se jeta loit ha liilé sur le crabat qui lui était desti-
né, linipia.t (l'heure apiè-, ou lai apporta (piel |U.s ne is envoyé' par le
direcli nr de la maison, m lis pri'parés .ou elo s .ivec plus de soi i (pie i e.ix
du vulgaire des piisilinier . Il ne toucha pas à lelte m urritiire gro-s cie,
et il y avuil so.xiiite-dou/e lii U'is (ju'il ii'.ivait mangé lo squ'oii vi.ii lui
anioncer qu n ,dlii t de C'.iidn t chef le minislie e la poice. Liientôt. eu
clfel, on le lii iiionti r eiMoituie, e. il arriva à l'hôcl du quai VoUairc.
tdie fois, ce ut par le ( oiis' ilur d l'iat Kê d q l'il fut reçu.
— Ah ! ii.oiisnui'. luii dl tout d abi^rd le prélat, on a ch z vous bien
peu (le le-pect pour notre saiiiie religion, et biJn peu d'igaids pour ses
min siies.
— Criivez, monsieur le cardina', répondit Piéal, que je serais au d^^cs-
poir qu'on eiit uiaiiqué à la def rence .,v*ii vous est iiu' à tant de litres.
— Ue la iieléieiice!... do la dé ér. iicc !... Massav z-vous, monsiem",
où l'on m'a faitcuucaer, moi, cardmal?... A côte d'uu voleur I
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
6S
— C'est mal, c'est fort mil. dit R 'al ; et cependant une fois en sa vie,
Notre-Feigiicur Jésus-Chiist s'est iruuvé en plus mauvaise compagnie en-
core.
1 — C'fst vrai, c'est vrai, monsieur; il est ce tain que Notie-Scip:noiir...
mais... un cardinal... un carainal de la sainte église romaine confondu
avec des hand ts.
— Je con\iens. r(^pliqua le conseiller d'état, qu'on aurait pu faire
mieux, et je donnerai (les ordres (!0ur que pareille chose n'arrive pas à
l'.iienir ; je d'iis néanmoins, et vous dai^'iiercz c xc..ser cette formalité, je
dois avant tout vous faire sul)ir ui interrogatoire.
— Je sais, je sais ; mais sur ce point vous pouvez, monsieur, parfaite-
nicni vou-i ahsienir, car je ne répon ir.ii ii aucune de vcis qu' stio is. En
mon ame et conscience, je crois ne devoir compte de ma coudui;e qu'à
Dieu, et aprè's lai au sncré colK ge.
— Soit ; r en ne \ous conirainl à répondre à mes inerrogations, et ce
n'est là d'ailleurs qu'un alf.ire de forme ; ce que nous a^ons intérêt 5 sa-
voir, I ous le .savons ; ainsi, vous ne pouvtz nier que vous ajcz reçu il y a
trois jours une lettre du p;.pe.
— Cl !ies non, je ne le n;erai pis. J'ai reçu une lettre ; elle m'est parve-
nue pur u c uiam sûre; leeahet était intact, et je l'ai biùée après l'avoir
lue... Oh ! voire police a-t bien i.dioiie, m;ii< Dieu est pour nous.
— Il est ciair ({ue noire poli'e ne peut pas luticr avec D en, et c'est
quelquefois très ma heureux... Eh bien, voyons, puisque vous convenez
que cilte letire vous est purveum, il ne doit pas vous coûter davantage
de me direee qu'elle contenait?
— Oh ! pour cela, c'est une autre affaire; ne l'espérez pas, mon cher
mon^it ur, vous ne le saurez ianiais.
— Vrai, monsieur le cardinal ? Permettez-moi de vous dire que cela est
fâcheux.
— Pour vous, oui, et j'en suis désolé en vérité; car, à tout prendre,
vous paraissez un galant liomme ; mais je do's vous déclarer que, dussé-je
passer le reste de ma vie enlermé d.ms voire honible hôtel de la Force,
je ne vous dirai jamais un mot du contenu de celte ktire.
— Cela est réellement conirariant.
— En cll'i t, je le crois.
— Sans doute ; car si vous ne voulez pas absolument nie dire ce que
contenait cette malencontn use letire, je me verrai dans la nécessité de le
rappeler moi-iuème à votie souvenir.
— Oh ! lit le cardinal en souriant, ceci n'est qu'une ru^c de guerre; niais
moins fin que moi nes'ylaiiteraii pas prendre; le cachet, je vous le répè-
te, éiait intact.
— Oui, parf.iitement intact, j'en suis assuré.
~ — Or, la lettre m'ay;ini éié remise par une main sûre, je suis bien tran-
quille, cl si la persécuiion doit s'appuyer sur ce prttexic, du moins ne
pourra-t-el!e aucndic que moi.
— Mon Dieu, au fond, nous nous trouvons d'accord plus que vous ne
pcn.'cz, inoiisieur le carilinal ; aubsi ai-je commencé par voui prier de me
dire le comcnu lie cetie lettre.
— Donc, vous ne le connaissez pas.
— Pardon, je ne concède pas ce point, la conséquence n'est pas rigou-
reuse.
— Quoi, vous persistez à soutenir que vous savez ce qu'elle conte-
nait?
— Sans aucun doute.
— Et vous pourriez me le dire à l'instant exactement?
— Très exacieiuent ; je puis incuie faire plus, et vous en mettre sous les
yeux la irailuciiun, car elle est écrite en italien.
— Pour le coup, c'est trop fort !
— Oui, c'est Ion, répondit Real, et en même temps, tirant un papier
d'un canon de .son b.iisau, il couimença à lire d'une voix iudill'éren e la
tratluetion de la lettre. A mesuie que cette lecture uvançiiii, le cardinal
donnait lessi<nes d'une iiidi>ible surprise.
— Voici qui confiind l'iinagination, s'écria t il, quand le conseiller d'é-
tat eut termuié: j'ai minu ieuseincnt cximiné le cuIk t; ilélait intut, j'en
ai la certitude, et j'ai brûlé la lettre sans la communiquer à personne !
— Je vous arrête là, monsieur le carilinal ; certes il me serait aisé d'u-
sei" de représailles et de vous dire que jamais vous ne taurez comment
nous s'iiiines parvenus à nous procurer la copie de celte Iciire ; niaiS je
veux agir plus loyalement avec vous... Tout ceei d ailleurs n'est ras nivs-
ler eux autant que voui pourriez pcat-ctrc le supposer : vous avez brûlé
la lettre, n'esl ce pas ?
— Oui, inoi-inêine; j'ai vu la llammc la consumer sous mes yeux.
— Fort bien ; mais vous n'en avez pas disiiersé les cendr. s. Ces cen-
dres, ces vcsii^es m gligés par vous, nous nous le» soinuii s procurés ; un
de nos plus haliiles cinmisies, un Fourerov, un Chapial les a soumis à une
analyse inveitigatrice, el nous avons retrouvé textuellement le contenu de
la lettre.
— Pa^ de dérision, monsieur, je vous on prie ; vous ne me supposez
pas une crénu'ité assez puérile pour admeilic cette fable ingt'nieuse.
Vous avez employé un autre moyen?
— Ci'la pourtait être; mais cet autre moyen, je ne vous le ferai con-
naî rc ipii^ si vous roiis'-ntez vous mène à me dire quel a ute piùs de vous
t'iuieraiéduiirc discret de sa buiuicté.
— Impossible, monsieur, j'aime mieux croire à l'analyse des cendres.
— Coinaie bon vous «■ niliL'ra : ganl.ns eh icun noue si'cret.
— Je voudrais tou efois, dit encore le cardinal après quelques inslans
de silence, vous di mander une grâce, ce serait de ne pas me faire cou»
duire t'e nouveau à crt hôiel iic ia Force,
— Tele n'a pus été un instant mon intention, répondit Real ; veuillez
avant tout ine faire I honneur de dlupr avec lool, monsieur le cardinal ;
je vous ac coinfiagnerai moi-même dans un château où vous trouverez des
persoiirres de conna »,«ance.
— El où je .'■erai p isounier?
— C'est aicc douleur que je me vois dans la nécessité de vous répon-
dre altirniaiivenient.
— Que la volonté de Dieu s'accomplisse! fit le cardinal.
Le iiiner se passa assez guimeni, ei le dgne prélat y lit honneur avec
un ap|)éiit propre à donrer ténioign ge d'une grande resignaiion. Le soir
venu, lecadinal el le conseiller déiat inomerent dans une voaure ipii les
conduis.it .1 Viiieennes, et là monsignor ci Pietro fut mis en p issessinn d'un
peiit apiiariement qui lui avait été ineptie. Il eut lji.-n;ôt pour co upa-
giions de capiiviié 1rs cardinaux Gabiielli et Opp ronni, ainsi que l'abbé
d'Ait'os, vici.il e général du dliiièje de Paris. 4loat le siège ét,iit vacant
depuis la mon du cardinal Dubviloy. M. d'Astros blâma fort la position
où s'était placé h cardinal diPieiro; il lui reprocha surtout sa trop
grande franchise.
— Il ne fallait à aucun pri.x, disail-il, avouer que vous eussiez reçu une
lettre du Saint Père.
— Miiis si vous n'avez rien avoué, vous, monsieur l'abbé, répliqua le
prélat italien, coinineiit se fait-il que vous soyez amené ici ?
— Ob ! moi , c'est d. lièrent , et ci-nes ce n'est pas f ute de discrétion.
Voici comment je me suis trouvé euferré dans celle ma beui euse allàire.
J'arrivais aux Tu leries où je .levais complimenter l'empereur à l'occasioa
de sa lê'e , lorsque M. Béai, m'abordant, me dit: — .Monsieur l'abbé ,
veuillez, je vous prie, prendre la peine de venir avec moi ; S. M. lempe-
reur m'a chargé de vous parler.
Je le suivis; il me ouiduiiiit à sa voilure dans laquelle il m'invita à
monter; il prit place près de moi, et ord!;nnade conduire à mon hôtel.
Clicmin f lisant : — iMoiisieur l'alilié , me d,t-il, n-- savi z-vuus i ien de re-
latif à la bulle (l'exconununicition lancée par le pape?
— Rien qui me soit personnel, lui répoudis-je ; j'en ai eu conoaissanca
comme tout le momie.
— El vous n'avez reçu à ce sujet aucun message de sa sainteté ?
— Aucun.
— C'est ce qu'il faudra examiner.
Le moi n'éiait pas poli ; mais j'eus l'air de n'y pas faire attention. Aa
boni de dix minuies nous arrivions à l'hôtel di l'archevêché; Real entra
sai s laçi'U eans nmn cauinet.
— Monsieur l'ablié , me dii-:l alors , je crois que vous feriez sagement
d'avoutr que vous avez reçu une mis.sive du pape.
J'aurais pu f..ireconmie votre émiiience, dire que j'avais reçu une let-
tre el que je l'avais brûlée ; mais j'avais résolu de garder jusqu'à la lin
mon secret : je tins b ju , je n'avouai ri. n : mais le mallieur voulut que
ralteiilion de R al fût tout d'ab ird aliirce pir une ciibeille placée souj
un biireau, el destinée à recevoir les p.pii rs sans utilié. 11 prend quel-
ques-uns de ces pap ers, et le premier sur lequel il jei;c les vtux se trou-
ve être précisément la minute de la rép mse que j'avais faite a sa sainii lé,
et ('ans laquelle, en accusant réception (ie la bulle d'exconimunii- ton ,
j'instruisais le saint père que par mes soins elle avait élé publiée dans le
diocèse.
Deux heures plus lard j'étais amené ici . et vous voyez, monsieur le
card'iial , que ce n'est pas du moins le manque de discrétion qui m'y a
conduit.
— Ob ! ob ! monsieur le vicairc-trénéral , s'écria le prélat avec son ac-
cent saccadé qui ajoutait à l'etrangelé de 1 cxclaniaiion , si j'ai, moi, élé
trop franc, cunieiiez que vous avez élé, vous, b en étourdi !
Le cardinal di Pieiro reua à Vinceii les jusqu'en 1813, époque où il lui
fut enlin permis de se rendre près du pape, alors pris .nnier a Foniai.ic-
blean. uurantsa longue clécntion , il n'avait pas perdu un seul insiant sa
(luiétude et sa bonne humeur ; il ne p.ini.ssiil Hjêine pas con.serv. r une
rancune bien profonde ct.niie Napoléon, car plus d'une fois on l'enieirlit
dire (l'un ton de boiiliomic narquoise, à l'annonce de quelque iiouvile
vie (lire de l'empereur ; — tencore I cli! qu'est-ce que ce Uauiné d'n mme
ferait doue , s'il n'était pas cxcuuimun.é ? iion.vcE n.\iMU.\,
Le corail rouge est l'isi* nobills, à qui le natur.vlisîc Pallas a donné ce
dernier nom. Les aniiu.iux di s isis sont à peu p es inconnus. Si PalUs et
d'aurcs auieurs en oui parlé, c'. s' prce qui's rang.aienl dan* ce genre
lecor.iil. dont on connaît heaucou;) mieux l'organi-saiion anjourdhui , et
avaieiil eonf.nulu les deux poljpe.s.
Li née a le i remicré abl. le genre isis, auquel il a r.Hmi le coraM rou-
ge sous te nom d ùù- uobiiis. Les isis , un peu (liverscinent c.ilnrées ,
existent à ce qu'il parait dons toutes les meis , probab.cmeut à d'a.s>ei
64
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
grandes p-ofontlrurs. Les pliisBrandos oni de cinq à si-. d(^ci!nètrps. Elles
s'au.ichciit sur les coi-p» snlides sotis-murins au moyen d'un empâtement ,
comme le co ail et li's gori;oiies ; elles ne sont d'aucun u âge , el sont en
géii(!'ral (ml communes dans les collections.
Il est tr.scsseniirl de distinguer le polvpe du corail d'avec ce qu'on
apiielle le corail proprement dit. Le premier croit selon les règles de la
génération, d'une pén(5raiion, il est vrai, par iculiéie aux polypes; le co-
rail, au contraire, pniduit par les polypes, n'augmente , comme les miné-
raux, que par juxtaposiiion, à peu près coiiiniç la coquille du lini;i(;on ,
par de nouvelles conrlies appliqu.es suecessivement sur les prciniercs.
Une branche de corail n'est l'onc plus une pieire, ce n'est plus une plan-
te, ce n'est pas non plus un animal, iua;s u 'C simple proJuciion animale:
cest la niéiaiiiorpho!.e d'un millier de polypes; c'est un très bel arbre
généal'ijiique, où le polype aïeul est rccouveit par la poslôrité de ses en-
fans, où le tils devient le toniiieau du ptrc , et où tous ensemble ne per-
dent r.'xistence que pour retrouver, sdus une forme nouvelle ( t dans des
géia'rations cunîondics et réunies . un état plus dural)ie , plus biillaut ,
acquérant par la vici lesse et se fnrtiliant a\cc li snniiécs.
Le mellenr corail est toujours le pies vieux, le plus dur, celui que la
vase a recouvert et qui tic sort de l'eau que c\r,\r-^é de fange. Quand le
corail n'a plus depdyiies, il n'augmente plus en étendre; il no produit
plus de liranrtics ; mai-; il se bonilie, il se durcit. Celui que l'on relire en
cet état est beaueoup plus serré , plis pisaiit que celui où il y a des po-
lypes. Les ror.iilleurs l'apprêt ientdavaniiige.
Le corail sort rie la mer sous li():s étais dlIVrens. Chaque ét:it justifie
en quelque sorte le rang qu'on lui a donné successivement dans 1rs trois
règnes de la nature. Lorsqu'une branche de corail est tirée vivante du
fond de la mer , elle se présente avec une écorce chargée de tubercules
arrondis et rouverts d'une humeur gluante et visqueuse, qui paraît décou
le • pariicnlièrenient du sonim't des b' anf hes, où l'on re'iiarqiie des espè-
ces de très grosses goulles laiteuses. Plongés de nouveau dans l'eau, ces
tnber"ules et cette nrétendue goutte de lait s'enir'ouvrent, s'épanouiisent
et présentent une étoile à huit rayons.
Des expériences ont démontré que ces fleurs (lubercnles) étaient de
véritables animaux, des polypes à bras, logés dans des cellules situées au
sommet et le long des branches du corail.
Qoe's que soient l'âge et la grandeur du corail, tant qu'il est couvert
par des animaux vivans, on y remarque la substance intérieure, qui est
dure, compacte, très propre à recevoir le poli.etl'écorre extérieure, qui
est molle, spongieuse, peu épaisse, qui se sèche et devient friable lors-
qu'elle est réfutée quelque temps à l'air. C'est dans cette écorce que se
trouvent les loges d'un grand nombre de polypes mous el blancs, fixés et
logés dans de petits lubes membraneux.
Il est encore essniiel de remarquer que les branches de corail font
très fortes à leur Lase et diminuent de gr sseur à aie-ure qn'e l'es s'élè-
vent ; que, dans le corail vivant, l'exirémiiédes branches est tendre, fiia-
ble ; qu'il y a très peu de substance intérieure ; que la matière de l'écorce
y est en très graniie abondance; que l'on y vnit de forts tubercules et un
bien plus grand nombre de polypes, qui, de temps à autre, découlent le
long des branches sous la forme d'une liqueur blanchâire. Cette liqueur
est probablement un composé de jeunes polypes ou d'œufs de polypes.
Le polype meurt ; mais en mourant il n'est pas, comme le plus grand
nombre des animaux, soumis à une dissoluticn qui en fait un objet de
corruption. La mort du polype est une espèce d'ossification ; il se dessè-
che, durcit et reste, avec sa postérité, ait.iché a la branche où il a pris
naissance, pour ne faire par la suite qu'un tout de même nature.
On voit d'après cela comment le corail forme insensiblement des bran-
ches très étendue» par des coupes, tant horizontales que perpendiculaires,
de polypes durcis et ossifiés.
Le polype est mort, et il ne reste de lui, après fa mort, qu'une matière
pierreuse, mais tendre. Cette matière est augmentée par les sécrétions
abondantes des polypes vivans, par leurs propres enveloppes, c'est à dire
par les loges qu'ils' se so.t formées, lesquelles, entassées les unes sur les
autros. grossissent les branches, en forment de nouvelles, qui d'abord
sont gréies. faibles et quelquefuis creuses; elles se brisent avec la plus
grande faciité, et se réduiseut en poudre très fine et môme en pâte lors-
qu'elles sortent de la nie'\
Le corail rouge est le plus commun et presque le reul q'ie l'on pcrhe
dans les mers de Raib.irie. Cette coul'iir offre d^s nuances très variées;
il s'en trouve aussi, mais bi^n rarement, iVuna belle couleur de chair, et
plus rarement encore d'un hcau bUinc de lait.
Le rorad ne vient pas iiidiiiéreniiiient dans toutes sortes de fonds : l'on
n'en trouve point dans le sable ni dans la vase ; il m- croît qu'autour des
roch rs, p'ulôt surh urs côtés qu'à leur S'irface supérieure.
La manière dont se fait la pèche du corail est très simple. A deux pièces
de bois en croix est ati. ché, à l'exirémiié de chaque bras, un filet de
chanvre à larges mailles, qui se déve'oppe ei s'éiend dans l'eau. Du mi-
lieu de la croix part un troisième filet, (|i;i desci iid beaucoup plus bas
que les autres. Il est plus long et plus lirge; il est destiné à raccrocher
les mirreaux rie corail qui s'érhapiient fouvent des autres lilels.
Cet appareil se nomme fii^in. L'on y attache une pierre d'un poids
suflisant pour faive descendre l'i ngin le long des roctiers jusqu'à la pro-
fondeur que l'on délire ; en f isant avancer lentement le bjleau, on ba-
I laie, pour ainsi dire, les côtés du rocher. S'il s'y trouve du cori.il, il est
accroché par les filets, qu'alors on tire à force de bras avec précaiition et
par secousses égales. Il en tombe quelquefois au fond de la mer ; et,
quand les morceaux paraissent de prix, on tâche de les r'pêcher, mais
l'on réussit dillicllement. L'on profile , pour cette opération , du calme
des eaux : quand la mer est trop agitée, il faut renoncer à celte pèche.
L'escarre ou eschare Ifischara) est un genre de polypier presque pier-
reux, à expansions minces, fragiles, dilatées en membranes ou lanières ra.
mcuses, poreuses intérieurement, et ayant en outre les deux surfaces gar-
nies de pores dispo-és en quinconce.
Ce genre, qui avait été distingué par les premiers naturalistes qui se
sont occupés de l'étude des pro.luciions marines, a été ensuite réuni par
Linnée avec les millépores, Laniaik l'en a de nouveau séparé; et en efl'et
sa contexture extérieure est assez différente pour permettre l'établissement
d'un genre particulier.
Les millépores [millepora) sont un genre de polypier pierreux, qui
offre pour carartères des expansions solides , sinueuses, ou lobées, ou
rainilices, ou dendro'îdes, ayant leur superficie complètement ou p»rtiel-
lement garni • de pores simples ou de trous cylindriques dépourvus de
lames en éioile«.
Les espèces de ce genre ont été confondues par les anciens naturalistes
avec les m.-drépores, dont elles ont la contexture et les formes variées.
Linnée, le premier, a su connaître leur différence. Lamark a ressuscité
trois (te ces noms, en formant trois genres nouveaux aux dépens des mil-
lépores de Linnée.
Les iiibipores (faftf'pora), polypiers pierreux , composés de tubes cy-
lindriques ou prismatiques, subariiculés, perpendiculaires, parallèles, réu-
nis les uns aux autres par des diaphragmes ou des cloisons trausverses in-
termédiaires.
Les tubipores forment dans la mer des masses arrondies, quelquefois
fort considérables. On a comparé les tubipores à des tuyaux d'orgue; et,
en efièt, leurs tubes en ont la disposition quand on n'en considère qu'une
rangée. On pourrait aussi les comparer à une chaussée de basalte articu-
lée, dont les prismes seraient renversés. Les espèces de ce genre vivent
dans la mer, à une plus grande profondeur que les madrépores. On en
trouve de fossiles en France et en Afrique.
ADOLPHE PEZASIT.
[Musée des Familles.)
Quel était cet homme? Il était la joie du monde créé. Il a proiluit à
lui seul plus de beiux vers, plus de grandes actions , plus de nobles ou-
vrages, que tous les ai listes el tous les soldats de ce monde. Horace le
poète l'avait annoncé dix huit cents ans à l'avance ! Désiugiers était son
fils bien-aimé , Etienne Béquet était le seul orateur qui fût digne d'entre-
prendre celle oraison funèbre; Bércnger lui-même l'appelait de temps à
autre à son aide, comme un neveu qui a recours à la bourse de son bon
oncle ; prenez tous les noms dont s'occupe l'univers, le nom de M. Garât
sur les bdieis de banque, le nom de M. de Cliâteaubtiand partout, qu'est-
ce cela? Ni M. Garât, ni M. de Chateaubriand, l'argent et la ooésie de ce
siècle, n'a'hient pas, pour la renommée, 5 la cheville de ce digne homme.
0 comme il était le bienvenu parmi nousl 0 rien qu'à l'entendre venir,
que d'heureux propos, que de chansons joyeuses, que de bons mots, que
de délires ! Il vous arrivait brusquement et avec fracas , mais c'était une
aimable brusquerie, un fracas de bonne compagnie. L venait , et chacun
lui luisait fèie. chacun l'accueillait avec un sourire ; à sa vue les sourires
devenaient plus tendres, les regards plus amoureux, les mains plus aban-
données , le regard plus fin , la lèvre plus rouge ; Dcus ! ecce Deus I Le
Dieu ! voilà le Dieu ! comme dit Virgile.
Ainsi , pendant cinquante ans , cet homme a été la gloire , l'honneur ,
l'esprit facile, la verve ingénieuse de l'Europe civilisée. Pendant quarante
ans, il a été l'objet d'un culte idolûire ; sa vie a été une longue suite de
fêles, rie chansons, de folies, d'amours et de plaisirs. Il a été notre con-
S'dution et notre espérance ; on ra,ipelait dans le chagrin, on lappelat
dans la joie, on le retrouvait toujours. Homme aimé ji squ'au fanatisme !
l'our lui que rie gens sont nior s ! Combien d'hommes lui ont porté leur
foriune! Que d'hoiinéics filles lui ont sacrifié leur honneur! Qued-j^'u-
ncs gens lui ont viué leur jeunes e! Oue de vieillards l'ont invoqué à leur
dernier jour! Et voilà cependant l'homme que vous avez laissé mourir
sans un regret, sans une larme, sans un petit mot de reconnalssam e ! Et
voilà l'homme dont vous n'avez pas porté le deuil un seul jour! Ni les
ieui.cs gens, ni les jeunes fiib's, ni les vieillards n'ont mis encore un crêpe
rose à l'intention <!e ce patriarche vénérable ! — Mais 1. i, le bon vied-
lard , il savait qu'il avait affaire aux ingrats ; il leur a pardonné tous leurs
oublis à l'avance. Nous , cependant , inscrivons dans ces colonnes légères
où toute l'histoire poétique de ce siècle se retrouvera quohiue jour, ius -
crivous entre le choc de deux verres amis le nom populaire de M. Moët ,
te célèbre marchand de vin d'Aï. J. J. — (Débals.)
Paris. — BODLÉ cl C«, imprimeurs des corps militaires, de la gendarmerie dâpartcmen.
laie, du cadastre el des conlribulions directes, rue Coq-lléroii, 3
jKovcinbre IS^l.
BOUXiS JPMiJilVCS M* AU .i.V.
I" année.— X' 5.
MM LITTËR
ON S'ABONNE ^ . ^
A Paris, fittf'raturt, i^istoia, Snmffs, Wfour-Jlrts, ilîTf'moirfS, Mœurs, Vo^a$ts^
RUE COQ-Ilf;RON, N° 3,
Au bureau du Journal
Et en province,
Chez les Libraires , les Direcleuri
des Poslcs et des Messageries.
(AFFRANCHIR.)
EXTRAITS D'OUVRAGES INÉDITS, PCRLICATIOI .NOUVELLES . RE\XES.
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ABONNEMEIOS :
Dn an 12 f. »
Six mois 6 50 c.
Trois moij. ... 3 50
Uo mois 1 25
Étranger : 2 Tr. en sus par an.
On tire à vue sur les personnes qui la
demandent, et il esl ajouté on fr. an
mandat pour frais de recouriemeitt.
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PROSPECTUS,
Le Magasin Littéraire se compose des meilleurs Feuilletons,
Romans et Nouvelles qui paraissent chaque mois, dans les
Journaux, les Revues, ou les Livres. Ou y trouve des Récits
de voyages, des Tableaux de mœurs, des Etudes d'art et des
Esquisses biographiques empruntés aux meilleurs écrivains de
France et de l'étranger.
En vertu d'un traité spécial passé avec la Société des Gens de
Lettres, le Magasin Littéraire, outre ses articles entièrement
inédits , reproduit notamment les publications de MM. Victor
Hugo, Charles Nodier, de Balzac, Alexandre Dumas, Frédéric
SouLiÉ, Charles de Bernard, Méry, Eugène Sue, Léon Gozlan,
Roger de Beauvoir, Elie Berthet, et généralement les ouvrages
de MM. les écrivains les plus distingués.
Il paraît chaque mois (le quinze) un numéro composé de huit
feuilles, imprimé sur beau papier satiné , grand in-quarto à deux
colonnes, avec couverture imprimée. Le prix de chaque numéro,
qui contient 10,800 lignes (ou 760 mille lettres), c'est-à-dire la
matière de plus de cinq volumes in-octavo , est de UN FRANC
VINGT-CÎNQ CENTIMES.— Chaque volume ne revient donc qu'à
20 centimes, prix ordinaire de la location.
On trouvera toujours à remplacer au même prix de un franc
vingt-cinq centimes, les numéros égarés ou gâtés.
Le prix de l'abonnement annuel est de DOUZE FRANCS. Les
douze numéros mensuels qui le composent contiennent de fait et
véritablement la matière de plus de soixante volumes in-octavo
ordinaires, dont le prix (à 7 fr. 50 cent, le volume) serait de
Ù50 francs!
Chaque numéro ne contient que des ouvrages et articles
complets.
Le Magasin Littébaire réunit donc trois conditions essentielles
qui doivent assurer son succès :
1° Grande variété de rédaction et soin particulier dans le choix
des articles , qui sont tous signés par les écrivains le plus en
renom (voir le sommaire de ce uméro et des précédens);
2* Immense quantité Je matières ( plus de 60 volumes par an) ;
3° Réduction considérable et ans exemple dans le prix de
l'abonnement (DOUZE FRANCS P\R AN).
Pour se convaincre de la ,incérité des promesses de ce pros-
pectus, de la realité des avantages lue présente le iMagasin Lit-
téraire, de son importance matérielle et de sa valeur littéraire,
il sullit de jeter les yeux sur ce numéro et de lire, dansle soimnaire
qui suit, les noms des écrivains célèbres qui y ont concouru.
SOMMAMUE,
La Sémiramide, par K. MÉUY.
Le capitaine Lambert ( 2' partie— tin), par M. CHARLES IVAHOU.
Poésie : Hymne, par VICTOU HUGO.
Belation de la mission du général conitc Bcckcr auprès de NAroLÉON
Cil 1816. .... ... .«. -
Christophe Colomb, par M. MARTI.XEZ BE LA ROS A.
La Maison du Diable, par M. BROCK DE\ BRO\V\.
Souvenirs, par M. le comte de VAUBLANC, ancien ministre.
Le Balafré, roman historique, par M. BRISSET.
Tragédie, par M. JULES JAMN.
Portrait de M. ROYER COLLARD.
Un Vielleur de l'affaire Fualdès, par M. FRÉDÉRIC THDM.AS.
Nouvelles à la main
Apologie du chat.
Les Guêpes (novembre;, par M. ALPHO\SE KARR.
La Malle du Tragédien, par le commandeur LEO LESPÉS.
Cors et Pianos.
Promenades en Omnibus.
Les principaux Gourmands sous le régime impérial.
Une lettre d'Anne de Boleyn.
liA ISElIIRA^VIinc:.
Après une représentation des Puritains, au King's-Theatre, à Lon*
dreg, en juillet 1838, je sortis avec le ctîlobre ariiste L*** pour rospirer
un peu de fraîcheur dans Portland-Place. La journée avait été brûlante,
et la soirée aussi. Minuit sonnait à Saint-Martin.
Nous fntrâuies au paie Saiut-Jamcs; il y avait beaucoup de monde,
mais de ce monde nocturne et fantastique, inconnu au soleil. La prande
pièce d'eau étiucelait de la double lumière de la lune et du gaz. C'était,
sous les arbres, une espèce de jour d'un violet clair, comme celui qu'oa
fait au théâtre avec des verres de couleur. Des Anglais peripatétic'Cns
lisaient h s journaux de la nuit, assis sur des banquettes; des sentinelles
gardaient je ne sais quoi sur l'escalier de Carliori-llouse; des ombres
blanches de femmes erraient dans les alliées comme des tourbillons d'a-
mes élyséennes au bord du Styx; personne ne parlait dans ce monde va-
gabonu et étrange. Ou eût dit que tous les somnambules de Londres
étaient venus faire leurs exercices de nuit sous les arbres de ce beau
jardin.
On sait que L*** est un des premiers artistes de l'Europe ; mais ses
amis savent aussi qu'il est le causeur et le conteur le plus brillant et le
plus gracieux qu'on puisse entendre. L*** a beaucoup vovagé, beaucoup
lu, beaucoup observé. Sa mémoire est pleine de délicieuses histoire^!, son
esprit est pleia d'idées. On l'écoute avec autant de charme qu'on lit un
beau livre. C'est snriout dans ces heures tranquilles où Ks cniretior.s ont
tant d'attrait, que j'aimais ii écouter le grand anisie, soit qu'il me parlât
de Naples, eu ciiiroinèlant ses récits de quelque cantilèue de Chiuïa, soit
qu'il me parlât de sa vie d'Angleterre, toute pleine de triomphes; passant
ainsi du Midi au Nord, du soleil i) la brume; laiiiOi Luiaroue, tantôt phi-
losophe ; toujours piriiucl et éminemment obsorvateur.
Cette nuit lii, il s'abandonna de verve à cette causerie intime pu'inspirc
une fraîche promenade d'été. Il ne -^acoota une simple hi.'iloire que j'au-
rais voulu écrire sous >a dictée, et peindre avec dos couleurs de palette
plutôt qu'avec .les ptirases j'bisiorieii, parce que jamais ce papier froid
et mort, ces signes conventionnels pii représentant des idée» tt desseo-
saiions; jamais ces plats liiéro^lyphcs de l'alpbabet , enveloppés d'une
feuille blanche comme d'un linceul, ne pourront remplacer la vois . les
gestes, l'organe pas^^iooné, les modulations harmonieuses d'uQ narrateur
m flïAeASîN
tïÇTÉRAmE.
éloqupnf. I! faudrait que chaque ligne de mon livre fiii nou'^e comme un
tibritto (l'opéra, et que le kcieur pût entendre ces n'cits tels qu'ils ont
été cbanîi^s par un poète artiste ; il faudrait que chaque papie fût illiisifée
d'one de ces bi'jl s f,'r.ivuies anglaises oii le hurin colore comme le pJn-
teau, afin que cette histoire conser.ât eocore dans le .•■épulcre du livre un
pe» de ces parfums que les lleurs, les arbres, le gazon, nous versaient a-
,veè les lièdcs rayons de la luue, dans cette nuit do mûlodie et d'ainoar.
Telle eulin (|ue mes souvenirs me la rendront, je veut essayer de lare-
dire celte his'oire; je n'y changerai que qu^ijues noms parce' ijUe mes
personnages ne sont pas des héros do roman. ' ' " ■ ■ ■ !
J'écoutais encore le récit du grand artiste, et l'aube d'été blaiichissait
déjà la statue du duc d'York sur sa colonne, et les tours de Westuiiu ter
ni!X extrémités opposées du parc. Le soleil montait à l'horizon quand cette
LUtoire fut terminée. Je croyais sortir d'un rèse ; il me îemhiaii que je
iri' Étais endormi sur la grande pelouse devant C;:rltoii-'l'errace, et que je
me réveillais, la tête remplie d'un nouveau monle d'idées, où le gracieux
murmure delà mer, au golfe de Naples, chantait un trio avec lavagu;
polnire de l'Océan et la rivière de Slersey, sur les grèves bruilieuscs de
Liverpool. Une nuit de veil'e ainà occupée donne à l'esprit l'incohérence
de la lolie. Cette brusque interruption de noshab tudes hovlcvcise le cer-
veau ; tout prend un air étrange au premier rayon du soleil, mais pUis.nS-
trange encore si l'on se trouve en pays lointain, et entouré de monurténs
qui servent, pour la première fois, de cadre à iics rêveries. Après àvoi."
quitté le grand artiste qui m'avait conté cette histoire, je le Siiivis fOng-
temps des yeux dans RegenCs-Streel, et je la vis disparaître dans la co-
lonnade fatastique du' ÇHariranf, où était sa deiï.fuie. Resté seul avec
mon rêve, je rentrai dansmamaison de King-fVllliam-Strcet, pourp-j^er
au sommeil l'arriéré de la nuit. A mon lever de midi, je courus au parc
Saint-James, que le soleil éclairait à travers une gaze de brume qui jau-
nissait ses rayons. Je m'assis sur une banquette, et j'écrivis, dans tome la
fraîcheur de mes souvenirs, les premiers chapitres de cette histoire, com-
me on écrircit un rêve sous les premières impressions du réveil. ' ' '-
11 y a cinq ou six ans (la date exacte importe peu), deux jeunes gens
causaient, après souper, dans une chambre de VOstei't-Niiova, à Chiaia,
àNaples. L'un, âgé de vingt-cinq ans, se nommait Patrick 0***; c'était
un Irlandais voué à l'état ecclésia>iique ; son costume était sévère comme
sa figure. 11 avait des cheveux d'un blond ardent coiiiir.e de l'or en fusion;
ses traits, d'une irrégularité mate, g rdaient cette ii.lcur nerveuse qui ne
vient pas des souffi aucf s du ( orps, mais des inquiétudes de l'âme. Sur ce
fond mat d une ligure tourmentée luisaient deux yeax noirs et or.igeux,
comme des nuages remplis d'éclairs. La cotitraction du sourire eeiiiblait
avoir été oubliée dans le mécaiitme de ce visage qui exprimait tout, et à
tout instant, excepté le plaisir. L'autre jouiie tionime était à p;ni près du
même âje : il avait une belle G^iure briine etdes'chevciix vagabonds d'un
noir d'ébène. C'était le Ccsntessino Lorcnzo C***, légaiaiiv à vingt ans
d'une fortune immense, qu'il prodiguait sa;is l'épuiser. L'opulence rayo;i-
rait sur tou.e sa personne ; il étalait avec un orgue^llenx dédain une
pléiade de diamans il s-:s doigts annulâtes, et h constel'ation complète
îlOrioiL, en rubis balais, sur son jabot de batiste, toujours pi'èt à jeter
ses étoiles h un ami, à une femme, à un S3liiiiibanqi;e, à un iiid'gei;t.
L'arrivée d'un domestique suspendit la conversation des dçux jeimes
gens. On venait leur annoncer que le vaisseau .r£'"twn allait mettre à la
voik', et qu'on n'attendait plus qu'un passage/. ,^, , ' ' .
Ce passag'T était Patrick. ' ' '
Ils se levèrent vivement, et se riirigèrent, vers.lc môle. Parick, un pied
sur la terre, et l'autre dans le canot, lit ain';i tes adieux à son ami :
— J'ai quitté Rome sans regret, j'y serais devenii sceptique et j'y au-
rais exercé, à l'exemple de tcnt d'autres, un saccriof'ed'habiUulç comme
on fait un métier. J'aime mieux être prêtre dans rj'iclqtie boc.rg ci'lboli-
que de mon Irlande. Je prendrai les ordres à Dublin, à la première oi di-
«a ion. Adieu, moucher Lorenzo; nous nous revcrrons quand Dieu le
voudra. , -r
— Patrick, répondit le jeune Italien, dans quelque position que le çjel
le place, si jamais mon amitié peut le rendre un service, songe à m^i, et
ne songe qn'ii mii. . ' '
lis se serrèrent énergiquement les inains, et le canot partit.
VErinn mit ij la vo;le et cingla vers la haute mer, Pa'rirk contempla
longtenq)s, accoudé siu' la duueile, le doux r vagc de Kapics, et descen-
dit, a l'eiilrée de la uu;t, dai:s i'eiiîrepoiit pour Si; reposer. La mer étaU
agitée, le vent contraire. Patrick pi it le parti de s'iMidor.uir'pflttr'lîi&Scr
passer le mauviis temps, sans être incommodé p^r la mer. l f',
A son réveil, il fut bien éton:!é d'apprendre que VErhin, n'ayant pu
tenir la mer, était rentré ij Naples, et que, les pass igi rs,avaicnl la fatiiltC '
de se rendre à terre. 11 itnit alois huit heures du Svjic. ' , , : '
Patrick usa do la pcrmissioa avec empresse .iefit. Il çon'ritt' îi Plio(f3lé'
rie dans l'e-puir d'y trouver. .Lorenzo ; mais le jfufie h^minie ftr.iî S-driii
Le garçon d'auberge dit à Patriik que son ami aval; pris la direciioa de '
San-Carlo, ei que, fort probablement, il était à l'Opéra,
On jouait ce soir lii Saniramide.
Patrick hésita quî iqi.es iusians par scrupule ; pui?, se souvenant d'^s
facilités profanes que le cl;rgé italien s»' donne volontiers a l'endroit du
théâtre, il courut à San-Carlo, priiuii billet de parterre et entra. Pajriik
avait toujours vécu loin des plaisirs et des spectacles raondaip.s. C''était
la première fois qu'il se mêlait à une foule dans une salle de théâtre.
San-Carlo retentissait d'instrumens et de voix. On aurait dit que l'har-
mnn euse sade chinialt avec toutes ses log'S, c.t lès sons de la scène et
de l'orchestre, ne trouvai^! am-uii obstacle cîans l'ellipse immense, la rcm-
plis-^aient loiiie, roiumn un ouiag;n de nulodie ela icé du golfe de Raïa.
On était arrivé à la scène du sertaent oiit irùno. f,e roi des Indes, le po;;-
life, Alsace, les Syriens, le peufde, les Mages, jui-aient lidôiilé à h reine
de Baby.lpije, c^ijnï ut|e aligne dVimpui; !n()i!ïe, et SéE.iramis, du hijitde
jon irône. v rhit à pfeilïè voix, slji' (otit"cc mdhdtî'en iielii'e, 'fe'/ïdii-eiis
de notes mélodieitsi s, co:i)me dçsjitiîes prodignées à l'in'ffftl.Ls Chani*!
cor, toutreui|ili d'un" vohipté lani;oureii^e, .s 'devait par de^sii-! loi«(''s'f'^s
voix, cdinaK; l'écho de rEuiViralo, clans iiise nuitd'Orii nlV'n')t!le.'<?e^'éii'i-
piis ii)i'fl'abli's qui mutilent ausoaiin-t di* lîabeL Le pidijrant a;non!',''fiJ.<
des siècles antiques, enibiâsait le tliéàtre et i-enihlait ..Voir tniuvé' eriliii
une h:ngoe i!!Civei!lf;;:sc, 0!:bliée dam lia!;; I, pour révei ler Un sens'ia-
connu et exciter la ic. re à des ioiics sans nom , telles ou.', les anges ' è;i
accôiaplirciit avec les filles des hommes , aux époqo< santé diliivibs^'n'cs,
quand le uion-îe ireiliiila soas les liyaiéV.écs d \s gé.ns. .uprès rtei'ette
liâriiiouie incnnnue, cli,an:ée mr d^-s voix et des cuivres si.rluunaiiis, touie
parole resseinbUiit au L)éj;aiO'iie::t <le iViifanc-j ou au Vii'.'isseiiieiit d.'i bér-
ceai!. C'était comme lar^'Vél:'.tioni!e ces liyinnes mystérieux qui éclataient,
la nuit, daiis les pr..foiiileu!S d.'.-; pyraii.ides babyloîii^nncs oii danij les
chapelles souterraines d'Isis; c'était un é; ho df ce vent iJoiiiécn (lui soiïf-
flait une volupié santjlau'e et, fatale sur 1 s v lies VMWXMd^'cttliiùigeàit
la forme des montagnes, (\v)s une nuit d^ë, désoïÀli6ti'| (k '{oùî>>s ces
voix, ces chanis, ces sirideiis accords du aijvre et de î'i 'C0!(1'\ 'ces élàh-
cemens de notes sublimes, 't'tie coiruptini 'de mélodie hi'ité'e,'. tdiite
cette furi'! d'amour emiil.ul éclater, par lUi inodige <K"î tiia^'es, k&iii les
pieds divins d'une femine, bel'e coriuiie le soleil d'Ôl'fènt, cîub'iilMe
coiome l'Arabie Iiç.iirea^e.,,Y&ud denouini'cci d'oè''?lft\i^^^ Ùiiih
dOphiretdeSabS. * ^' Vn.W:??' i.uc^r- i ,t .nq ofu.... oui- st-.qo
Le jeune ecclésiastique irlatîdais qui venait d'entrer à^Sàh-^T-^Jife^é^r
y chercher unatui, oublia cet ami, s'oublia lui-inù^iie et s'jiiéta, deb ;ut,
la main droite incrustée sur la preui ère baiiiueite, iminohiie comme
une statue, sous le saisisscinetit de cette foudrovanio révélation ; son
ame, subitemKh't etfWhie'par'lPi' tiéiirt'fluft' C/s- vbWpin» efeêHètfrCîi', f:!t
vaincue aVanr \\\ lutte, ain-i 'qu'ilft'i'ivo 'an 'S.)4(f.lt iuipwdiefitiîpiifpasse
désainjé sur l,\s liiiiiies dereinîVihti eis«PGi>!il)0-«TSiit;(d'ifVoiiTecûnniison
èrreui-. Patrick gàr^ia cette positi'«!iJe\'le|ii<j;i'c' jnsqu'â! la .tliaieïlw rideau.
Il vit et cniéndit efrrëve'ii«inensc'-tiUë'''R'ii,«)iiil iioas .i^ipOVtti dCilaguius
de Vortise lorsqu'il s\;nSdn«it dans la<»îtéinysti'riou.sè, cestihliiiVi. évocti-
leurdu paS'ié. ,Lëjcahe'li landais, (Ils do cette KfrfrvMlfKJrle quîcssisicà
réternelle syinphonie 'le i' ,"eé:în et de - monlà,'heSiiavati Uiia do ces ii.tel-
ligences d'élite qui s'initieiit ou iHemier c ^Up aawcrfct des grand, S! cré--
t! )ns ; il passait, sans traiisi'ioA,' des innocentes lim-moniefcde ipfttestrina
à la furie ftn'sicaliî \}<y la .Si*))!fr;((/i((te',;!de la ca«(x(d(!'d jiTêrnt à^lmrala-
racte du Ni.igara. Itti'eut'^asnii'.^me'le ten(«^S>a'al'p(<10r So«> îungb gardi-Mi à
s'iu srcoàrs,"alin (^obtenir lagi*i!ce'd'l!n'''f)>ikiee'p!ii»¥irie> Jlaiif c«(léliige
dc'pen'ées p'of'^i'idfs'fl il pfe'B^aienV diins'sbi./cfl"!i*.i'U!ifttl<'(np!)i-ié vlo-
lèmîn'ntati\Aei'sÎPscrisd(^i^t4;efiàî)yloheh'*''!*it<»ië»t'**^''''ï'''hrassfliBal-
tha/inr et ri'ponssiT D;ft'îin."'i'*>n*''f«t'$!i[M-'nU' *t>(v«l recttciltr par Hoi^Jit
■âeviïîé d'iiisj.ir.itrotV dau^ (.%tîë fa'<a>e'saii'69'>S<'(H «l-«il'«,^(nii espi'it otsion
rcEMrs'nssocic ent po'.lr'^ld'''sfet1lr M h^foire'iiiiAvilifct'; sVfts riuu'loisscr en
ari-iè;e h'Ia c n'pjéie spo!i?;'*^è flèT4*coiiti(!i?I\f(i)s tvétit-Cti'é encôtecalte
miisique, ces voix, ces chieurs, celle poin;)e, se ^eraieiit évanouis avetites
omlîiiBS delà nuiu'snV^fgW^[lè-sird!fr:i%f!i.(iié1iWi?^
M't^\p 'co'fps'ffui^e feinM?. D^sfii^ii',;li<t,'i^()i!>''l»ia^iA^, d*e|oeç ravissement
(faFfl.sIfe ('■liiit î/i's'PpàtaftiïP'i'Ie'Ia '('*.Wat>jci8' sU^îieriisifcr »âj|)oe*9fete domilie
q Sén',iràinîs doïit ellé'ilnr'l'.iit le rioin'.ab oori iuU, (l-iSi.-ici:.. on yj ta , m
' îfJîptfisles'jatirs ftntS'ques; où les .;h-q9e^f%t3|!^)Rrfli»htihéâii«8'wrosli'ent
pr.r.ies voinitoircs un monde de spectateurs rSisiwïéiïvPuh'. sp';oiOcJe:pro-
di3i,eiiJ^,' ôtf n'àvàit''pSè-^li'',fçif' Îi'i*li6,''è(i'i>*îl'rë f»i)lév'l« â«»ir. decotte-tTpré-
schtaiibil'Vîe .S J7i/Krt;fe''f^,\'La ifat'eatHil)itt'r««etiteW<és^i»o
Huile étii-nt èicfiùliiêcs iilii sortièl'duthéât<'c;«i'l)k>ii"qii(;Pawiek;;fut
i-'oiilë cbnimottîi ïïflft d'hei-lié' dtais'fcii^'mW-' 6'(-{fteus*ïi!''«b'f«rtii)or((3 bicti
loin de son hôtellerie de Cliiaïa. Au reste, celle foule, qui faisait.^ ah.si
violerlcë z\x -'éift'^ ^H J)i'H.'iij;'l(ii''(Aai<, ra^ô^hlirtfiftrWfflofa iit, c ,r i'Re liri
'ij?>',rnaitiii! étdt^i'dîsse'tH^cijtV'^l'aMrSiivoti'hi firblongcvàrinliiii» ne^Oyant
rien de pl-s redoutable que le cahue et la soliliule , apri-s tête aaiiofon
's^câ'tiWbïtffj^f b'T^'dtiteit-'ùWtftir'ae .lhr;i'iriiis"'àac«r»iï'-«*ni»4tio-:b^«¥rt \ lus
vite apaisée ([u'une tempête de fo«l.J'apré»'Ui»i«pe>^ackf.' Minyit'ioimtisu.-
le silence et le désert, et de tout ce fraïas de tniiltituie folte^ li? Jie-reste
qiic 'les ëàni' IWfs' ionî'*es 'tf6.s';'èlStii*îi;S' Jv :#i4in.»,.^: 8ymj>feW)ie..m.!>iM)'one
roi'inie lè'ch':*i7l/t(M'î>(\?(c an ■SMùm''il.'Biéii;Wy deaoïw'ciiilira uide -Heiié,
'^Atricli sehi est'tiehfô^^t'veïl.iii'.- MH't'i4int'>iVira^Wiviili}èai.<.ficpiiiiVSur
les rives du golfe, ci Ki, co^om • bris ' p '.r 1 1 fati.jue d'iij* 'ilonii. rvornp-l» -'1
Va.%'itéiir'(i!i'tiJierKî^, et1)!é,*''iin '1 si imi!Wlî^i jli dîiirT'(EieU«L pfflu4•-ex.■mi-
ïlei''s'a'l)lt^kIyè infcHèurë'iiH Wi pori-èh'un riImMoïii
iS«myUicit,'.»sàii.^ niH:»'
■. V , .1^.- .f;:',.i., iL(;,i ::(;:«■ ,,.
miiîs;at!e'ttii!bre#ava'i«:suii5ii';i; une lâimbre
pbis terrible que celle de Kinn'sl > ■!"■'' '-■'■'O- .,i i: .ivuj.j'.i ■ j ,.|
(A'idit npur'iPatrIck lti'ù%n' pôèt* itSlî*w'awà-t<ftiii'ceito strophct
dre le lendemain.
'Pa'tri('k"é'là't's'(!lt!''en
•éàlité:
1 1;. ■
/■/ Lu .
n A Saint-Charles, ciique'où l'on ahaJitwîq «udft H^3»Ji-;
» Sous un ciel liéde, au bord de l'eau,
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
» Quand «pire la voix Inuclinnle
» !)irjcuns Arsnceou d'Olliello;
>i yiiiUaiit Vciii>e ou Babyloiic,
» On va rêver sous la colonne
n PiC-s (le la mer que nous aimons;
)) VA, comme une ouverUire immense,
» L'iipéra fini recommence,
» Chanté par Ja mer cl les raonts.»
Hi^Ins '. c'.iç i:(1f0j!inieiiçait pour Patrick , cette soirée dV.nivremcîit, de
raysièiv, :!L'isi(ilioii inconiiue, de formidable volupté. Lo spectre deBaby-
iuiie .<;r (tics^ût dani les vaiiours trai^huii. s de la nuit, sur les flancs de
celle iiDtitasnc, qr,i, cllo a,:ssi. a tirùlii des vil'e.-icoupaliles cnsevel es à ses
|.i;>ds. Le vont i>i)c;uriii', qu'un dénio:i iinbaume de lOiis les p.nfums d.:
Vénus Aphro lidt'. s.iiilllait de l'ardiipi'l iiapollai i, dont les îles sont dos
fa^so'cuéi toujours fum.ml' s; et celle lanëuem' myst.'rieuse qui dc.ccn-
dait de partout cl conseillait l'a îu'.lère, semblait donner un déracnli au roi
psahiisie qui, la'mi t, dema: dait à Dieu de le sauver de la flèche volanie
dan-; le jmir, et de l'obsession irrésihiihle du déniou de midi. Patrick ('tali
pircé de la llcclie qui vole à la itieur des coi.stcUaiions de minuit. Arriié
au délire de la pensée, il sepcr^ualaque tout ce qu'il avaitvuàSan-Carlo
n'était qu'uni; visi' n de l'enfer, un verre d'o tique placé par le démon .le-
vant ses yeux; (lue le monde n'avait pas assez de pouvoir en ses maÎQs
pour créer de p ueillcs réa:ilés de séduciion ; que, parmi toutes les fi Jes
des bomiKcs, il n'v ava t pas un; femme comme la pjïssante altiste, reine
à San Carlo; que le démon audogyne de li volupté, nommé Anasiédans
les lieux profonds et maudits, avait pris un corps bumain pour séduire ua
pauvre chréùtn et l'arracber au service des auicls.
Patrick £t un signe de croix, et il lui sembla qu'autour de lui toutes i s
fornies se fai-aieni douces et ria îles, et que des anges descendus sur celte
terre la, puriDaient des émanations infernales de la nuit. Plus tranquille
après une conric p: iére, il appu;.a sa lète sur un oreiller d'algues sèches,
et il s'endormit.
IL
iie;c::ii;
Le soleiHc printemps était levé depuis quelques heures, lorsque le
jeune ecclésiastique irlandais se réveilla. Habitué dès son ciifan. c a dor-
mir aux étoiles dans les moniagnes de Wicklow, il avait eu pour sou repos
une nuit sussi bonne qu'à l'hôtellerie de Chiaïa. A genoux sur la i;ieri e
du rivage, il lit sa pr:ère du malin dans le plus magniiique oratoire que
Dieu ait donné à riîomme pour recevoir ses bommai^es , el, trempant ses
uiaiiis dans le go fe comme dans la conqae d'un bénitier raturci, oignit
601» front de cette eauSidnle qui remonte aux réservoirs du ciel. .
Un souvenir vaporeux comine la s;aze d'un son.;e reporta l'Irlandais
lers les images sen uellesde la veille, et le jeune chrétien s'indigna de sa
faiblei^se, et fil un éneigiqiie appel à ses devoirs pour arrac'ier de son
cœur le dernier aômc de eetie lie impure qu'avait déposée e ! lui lacoupe
d'un démon. Les heures raatluabs sont pieuses : elles prédit posent l'ame à
de bonnes résolutions, à de saintes jiensées. Pairick écouta dé". otemcnt
K'..-. voix qui parlaicut autour de lui sur le golfe, la ville el les montagnes.
C'ét;iit partout un hymne chaste enionné à la création. Il donna le sourire
des élus à cette nature tranquille, pleine de son Créateur; il s'achemina
rajji 'ement vers le poit, avec l'espoir de prendre son vol vers la douce
Irlande, à la faveur de celle sérénité du ciel qui réjouissait les mari-
"Hiers. ,,,... . ;,, ,„- .,,, , ;,,,.,.
,i»Oh! quand je te verrai, se disaii-il menlalcment, vieille église de
moi) saint pairon, vénérable mé'ropole d'3 Dublin, ]a me précipiicrai à
l'ombi e, de tes deux nefs, comme la jeune coloml» . sou» les ail. s de sa mè-
re, et je ne craindrai pies rien de ce monde inlâme et tentateur! n ./ ^
Comme il arrivait sur le mô.e, il vil venir à lui iiu.ùomeslique de Lo-
renzo qui le salua et lui dit : , , , .,
— Mou m lîire vous fait chercher partout depuis le lever dii soleil, il a
envoyé des cavaliers sur toutes les roules de Naples, maintenant il n'est
plus temps, r£'«i>i a mis à la voile et il est déjii bien loin,
iiiiiiEt le domcsiique mouirait du doigt la pl^cp \i(/,ç,o,ii l'Emn, était
i^émarré. . .-
P.itriik fit un mouvement nerveux, leva les yeux au ciel et soiiipira.
Lp domesiique croisa les bras et regarda le port. Il avait rempli sa rais-
i sien.
- / Après une longue pause, Pairick, qui ne savait àquelli résolution s'ar-
rêter, lit cette question au domestique :
— C> il est ton maître?
■ — - l\i()ii maiire, répondit reli!i-ci, n'est pas à la locanda de la Victoire ;
il e«t à la villa de St)rri nte , et il m'a char;;é de vous y conduire , si c'est
le bon plaisir de votre seigneurie. Voilà votre canot., là , tout prêt , avec
quatre rameurs.
— i:h! s'écria Pairi k. pourquoi no parlais-tu pas d'abord de ton ca-
not ? Vue , vite en mer ! il y a nue bunue brise , v ite , vite à la voile et à
la ramel nous atteindrons rR?-(»i)!.
M.' El enirainaut avec lui le doniesiiipis, il s'élança dans le canot, et délia
lui-méa:e les cordes de la voile i-oulée i\ raiileun -,
Le canot partit ( o:n;nc la flèi he, et le vis.ge de Patrick rayonna.
— Croyez, vous, dit l'alrik oU marinier du timif", qu'eu allant de cette
viicsse nous pourrons atteindre YV.rinn'}
— Atteindre l'Erinnl répondit le timonnier avec un éclat de rire go-
guenard ; si vous étiez oiseau , vous ne l'.ttaindriez pas. Ce n'est pas un
bâtiment sicilien, celui-lj; c'est un anglais. Comprenez-vous? c'est un an-
glais : le vent ne l'atieiudrait pas.
— Essayez toujours, dit Patrick.
— Oh ! nous pouvons faire une promenade, dit le marinier en riant ;
vous prendrez de l'appétit en mer.
Loii^que l'horizon se fut dévoilé dans toute son immensité, P.atrick le
mesura d'un œil raélanco:ique, et il n'aperçut aux limites de la mer que
quel.iues petites voiles latines d'une bl.mcheur éblouissante. C'étaient de»
bateaux de pêcheurs. L'liri«n avait disparu.
— Ailons-nous à villa Sorremina.^ demanda le limonier.
— Allons! répondit Patrick d'une voix désespérée.
Et se Liissant tomber sur ua banc, il garda un morne silence jusqu'à
'arrivée.
Là, I ien ne put le distraire des réflexions pénib'cs qui l'accabla!e?t ea
foule : lii la p- tite baie riante qui servait de débarcadère à la villa Sor-
rentina; ni les touffes d'orangers suspendues sur une eau calme qui ré-
llétbtsait l'or des fruits et l'argent des fleurs ; ni l'aspect enchanté de la
vdia endormie dans les pins, les arbres de Judée, les palmiers cl les aca-
ci.is. Le milieu du jour l'eût trouvé peut-être encore dans cette attitude de
désespoir, .si la voix d'un ami ne l'eiiil réveillé comme en sursaut au milieu
4'uu pénible songe.
—Eh bien! Patrick, s'écria Lorenzo avec une voix joyeuse, lu relâches
à Sorrente en allant à Dublin?
. Patrick se secoua vivement et s'improvisa une assurance ^ar nécessité.
Il sauta légèrement sur la rive, serra les mains de Lorenzo, et fil une pan-
lomime qui pouvait signifier :
« We voilà ; je suis résigné à ce contretemps. ■>
— Je siijj enchanté, moi, de ce contretemps, dit Lorenzo ; j'étais vrai-
ment désolé de n'avoir pu te faire les honneurs de ma chai mante villa.
Rigarde, mon ajii, cela vaut bien la baie de Kingslown el le Kippure ,
n'est-ce pas?
— Gela est beau, dit Patrick ; mais cela n'est jamais la patrie.
— Muii ami, souvien.-loi de ce que je te disais, quand nous étudiions
la philosophie au sémia-jire de \^ Vropagande; Wa'y a pas de patrie
Si.ns orangers. Cet ai bre essaie le climat et semble vous dire : Ta peux
vivre iti, car j'y suis.
— Lorenzo, après quatre ans d'exil, je t'avoue que les forces meman-
queni .-«î je ne vois pas mon tnnn avant la fia du printemps.
— Enianl! lu la roverras ton Erinn! mais lu te reposeras un instant
iri en passant. Comme j'ai repris ma gaiié, lien qu'en te revoyant! j'étais
si triste hier soir, à mon arrivée de Rome à Naplcs! Et moi .aussi, je suis
ciilé ; moi. né à Sinigagba, sur le ,': "d de la triste Adriatque! n.ais j'a-
do;>ie iNaples i!t Sorrente, deux charmantes filles qui valent mieux que Si-
n gagliii. Ah ça ! dis-moi, où as-tu passé la nuit, si je puis te faire pareille
dcuiaude sans indiscrélion?
— La nuit ! dit Patrick s'en"orçant de sourire, j'ai passé la nuit sur le
bord de la mer... pour ne pas manquer le bâiimcnu
— A m,erveille ! la précaution était bonne... Et le bâtiment est parti
sans toi? J'admire les distractions... Et ton bagage? L'Erjim emporte
t..". bagage en Irlande?
Patrick fil un signe alCrmatif.
— Tu n'as gardé que ce très modeste habit de voyage... N'importe ! je
i',;3billerai plus décemment.
— Et pourquoi ?
— Voici. J'ai du monde à la villa... Cela t'élonne ?... Oui, je donne à
dîner... à des amis... des artistes...
— Il y a des femmes? dit Paiiick recu'ant d'un pas.
— Des femmes! non... non. Quelle ptur des femmes ! Sois'ranquille...
il y en aura une peut-être... une... Mais ne t'effraie pas ainsi... ce n'est
pas une femme...
— Et qu'est-ce donc?
— Tu verras, nous serons gais, nous chanterons le Dies ira de Per^-
lèze... Nous boirons du Champagne... C'est un peu diner que j'ai iuvro-
visé, hier soir, dans les coulisses de Sau-Carlo, avec d'ancienne connais-
sances... Nel'eû'aruuche pas ainsi... Est-ce que tu n'es pas tolérant depuis
ce matin ? Que veux-tu ? moi, je suis mondain et mauvais sujet, co:ume
un échappe du froc... Aussi, pourquoi mon oncle est il mort ... Je
serais diacre comme loi, et bon chrétien cow.ue toi. Un héritage et Naples
mont perdu. Ole Naples et les héritages de ce monde, et je dis la messe
à Sabii Jean-de-Latran. iNaples, vois-tu, c'est le démon, et le Vésuve, c'est
l'euler. Voici le paradis lerrcoire. C est dans ma villa qu'Eve a tenté
Adam.
— Quel langage me lionstu là ! dit Patrirk avec ce ton mo né sévJre,
moitié amical, que prei.d un ecclésiastique qui sait compatir aux faibles--
ses humaines. Vraiment, Loreiuino, tu me seau iaiis?r.-iij si je n'étais si
fort de la grâce de Dieu. Ecoute-moi : je n'aecopte pas ton dlnor ; lu me
donneras un appartement solit. ite, je m'y claîrerai toui le jour; et si
vous faites vos sniurnaies du cfité du nord, donne-moi une ctiambrc du
cOté du mi li. Je p.ierai pour vous tous.
— Ecoute-moi, Patiick, nnus>ommcs seul? cnroro; nis noltjlle de ca-
nots chargés de convives n'arrivera ipie dans une heure. T-j as !,- ii'.-.ips
de recevoir ma confession. Je t'ai trouvé hier a la locmdo de la Ficloira
LE MAGASLN LITTERAIRE.
en arrivant à Rome ; depuis un an que je ne t'avais pas vu. Bien des cho-
ses arrivent dans un an I le sage devient fou. Il n'a ^aliu qu'une minute au
saint roi David pour voir Betbsabé au bain et pour aimer la femme d'CIrie
Je n'ai pas la prétention d'être aussi expédiiif dans mes passions, il me faut
un an pour me corrompre. Que diable ! l'homme n'est pas parfait ! J'ai
donc quitté Home après Pâques pour tomber à Naples, hier, à l'ouverture
tle San-Carlo. On jouait la Semirunilde ; ic suis fou de cet opéra. Si l'on
ne joue pas la Semiramide au para'tis, je refuse la porte ii saint Pierre.
Tout cela est de l'hébreu pour toi, mou cher ami ; mais je suis obligé de
te parler hébreu. J'ai une idée dominante dans le cerveau, et je la jetterais
à cet arbre s'il me manquait un auditeur. Patrick, récite un Miserere à
mon intention : je suis amoureux.
— Je ne vois pas de mal à cela, mon fils : l'amour est permis à l'hom-
me, l'amour chrétien. Jésus a institué le mariage.
— Je respecte inlioiment le mariage, mon cher catéchiste, mais je le
cultive peu. Le mariage est une chose si sacrée que je me tiens à distance
par respect.
■— Si c'est une passion mondaine que tu as au cœur, Lorenzo, il faut
demander à Dieu la grâce de la combattre.
— Ecoule, mon cher abbé ; nous avons passé trois années ensemble au
séminaire, tu t'en souviens? j'ai entendu donc trois fois trois cent soixan*
le cinq discours daus le genre de ceux que tu me fais. Il me semble que
c'est sulTisant,
— Eh! qu'attends tu de moi? Crois-tu que je vais oublier mon minis-
tère pour te donner des conseils impies? Si tu persistes dans les égare»
mens, je me tairai et je ferai à Dieu une sainte violence pour qu'ilrt'é»
claire dans ta nuit et te conduise au chemin de la paix. .'ts i>»;cï !
■ — Merci! - . .i.„
^'!;_ Tu te fais plus libertin que tu ne l'es, mon pauvre Lorenzo 1.,.
; — Oh ! laissons les sermons à la chaire de Saint-Janvier.
\'-— Comme tu voudras.
■'— Patrick, donne-moi ton secret ; comment, diable! fais-lu pour être
saint?
__ Lorenzo, je ne suis qu'un pécheur ; le juste pèche sept fois par jour.
'— 11 est bien heureux, ce juste-là !
— Loienzo, laisse-moi partir ; ma présence ici gênera ta société, qui
ne me paraît pas fort dévote, si j'en juge par toi.
— Tu resteras! tu resteras! Partir! y songes-tu? Sais-tu bien ce que
tu perdrais en partant? Je veux que tu dises, à Dublin, que tu as dîné...
devine... .,„,, ., ■. ,„...,.. ..^-^ -^ -■■■
— Avec?..
^l
Il .gemrasP aab emmoD ms'ri'go •
Et Patrick trembla,'; ',,',iiôrf,,Jr / 1. j siMc.f^D-.ii
— Avec notre grand ïlossini, l'auteur de la Sewwraniide!... Eh bien!
reconnais-tu le pouvoir d'un nom, mon cher Patrick... te voilà tout boule-
versé ! tu es pâle d'émotion... Ah ! c'est que tu es artiste, toi, à ton insu.
N'est-ce pas toi qui nous as rois en musique, au Vatican, les lamentations
de Jérémic? Je me souviens que ton ^/epft me donnait des frissons. Tu
es un grand musicien, te dis-je, parole d'honneur!... Voyons, as-tu ie
courage de partir maintenant ? i,» jj sur. atiii ■
— L'auteur de la Semiramide ne peut être qu'un démoite' 'us a?* l-o
Patrick roula des yeux sinistres et Lorenzo poussa un grand éclat
de rire. Quand le rire fut calmé, il dit à Patrick en l'entraînant vers la
maison : V »^
— Si Rossini est un démon , tu feras le signe de la croix à table , et il
disparaîtra. Nous dînerons plus à l'aise avec un convive de moins.
— Lorenzo, tout bien réfléchi, je reste.
^-.Tai deviné. Tu veux voir Rossini? ; nL-diûL "s-x
^— Oui. ''■>'* 0 (SJdfit r
— Tu le verras. C'est un bon enfant, et pas plus démon que musicien !
un farceur qui rit toujours ! qui raconte un tas d'historiettes à mourir de
rire, et qui déteste les gens sérieux!
— L'auteur de Semiramide !
— Eh! oui, l'auteur de Semiramide, qui mange admirablement et ne
parle jamais musique; le meilleur vivant que l'Italie ait nourri de maca-
roni. Tu vas le voir dans un instant, ce bon démon I va l'habiller. Tiens,
voilà ma clc. Ce domestique l'indiquera mon vestiaire. Tu choisiras dans
les nuances : brunes ou gaies. Tous mes habits sortent de l'atelier du
monte Citorio; c'est élégant au dernier point. Va, je t'attends, notre
flottille ne peut pas tarder.
« Au foud, se dit à lui-même Patrick en montant au vestiaire, au fond,
jenetransgresseaucuneloicanoiiique.il n'est pas défendu à un sous-
diar re de voir Rossini. Qui sait même si Dieu ne m'a pas pas destiné à le
convertir
' Ji;-H(:j ! u: (j ov"
lU.
Tous les artistes du théâtre de San-Carlo, chanteurs , choristes et mu-
sicien», garnissent le rivage de la mer, sous la villa Sorreuiia. Lorenzo
en habit de gala est à leur tête, to; t prêt à leur uonner un ordre que les
aitisiessrmblent attendre avec impatience. A cflté de Lorenzo , Patrick
se fait rt.'m:irqu(T par sa contenance équivoque, et un costume accusé
d'emprunt par 1 1 saurheric avec laquelle 11 est porié.
On ^oit à un m. Ile de di^tance la lloiiillç des canots attendus. Elle est
tupeUicmoiii pavoisée au< couleurs de Kaples,et,5içjtç;, jUç, volei^uf la
surface de l'eau avec l'agilité d'une troupe de goélands. Encore quejgues
élans des rameurs, et la colonne est arrivée. In'iiiioi;
Patrick se penche mystérieusement à l'oreille de Lorenzo el'^.lui, oit
d'une voix émue :
— Ou mes yeux me trompent, ou quelque chose d'aOreux se prépare !
il y a une femme dans le premier eanot.
Je te dis que ce n'est point une femme, dit Lorenzo, l'œil en feu ; c'est
un ange, une divinité, un mirade vivant, un phénomène qui parle, chaule
et rit, une vision, un snnge palpable, un démon du Paradis. lUuis ce »!e;>,t
pomt une femme, Patrick. .. ^o->m'fi^iin
Et il donna un signal aux choristes et aux musiciens, '- „„,'v -jr —
Aussitôt les oiseaux cessèrent de chanter dans les acacias,' et l'a mer fît
silence. Le chœur de Semiramide, Fra tantiregi e popoli, attaqué d'a-
bord par une seule voix de basse, puisrépéié par la foule, éclata en plein
air, libre, joyeux, délivré des coulisses de carton peint et d'un sole.I à
l'huile, répandant au loin sur la colline, les bois, la mer, un eochanic-
ment divin. On aurait dit que les notes rossiniennes, élancées vers le ciel,
retombaient en pluie de gouttes d'or sur des lames de cristal, et que toute
la campagne se faisait harmonieuse pour saluer le créateur délai Semira-
mide !
Patrick invoquait son patron et désespérait delà grâce. La Houille aboTr
da au rivage. Le chœur chantait toujours.
On entendit un long et mélodieux éclat de rire, un éclat de rire admi-
rablement chanté comme un concerto de violoncelle, et une jeune femme
s'écria :
—Très bien ! très bien, mes amis ! superbe ! seigneur Lorenzo ! jamais
la reine de Bubylone n'a été reçue avec cette pompe! N'est ce pas, mon
cher maestro, qu'on ne chantait pas aussi bien à Babylone, vous qui avez
vécu de ce temps-là?... A mon tour.
Et la femme, jetant aux branches d'un oranger son léger chapeau de
paille, et laissant tomber sur son cou ses beaux cheveux jioirs, entonna
le fra tanti régi, comme à San-Carlo. Rossini cueillit unç^orjigg^efe la.
mangea. _ . ...ap'sAoa."*
A la On du chœur et de la scène. Patrick dit a Lorenzo^; ,.^ jg] ^-j-^i^ %X)
— Ce lieu n'est pas bon pour moi; je vais me jeter dans uà\ç^i^ çtr^llr
trer à Naples. , i . .,,.',;' i ,-,
Et il alongeaitle pied déjà, lorsque Rossini l'aborda joyeusement et lui
dit en lui serrant la main : ^ ..
— Où allez-vous donc, jeune homme, vous nous quittez ! jjjp «^ijaSûico
Patrick rougit et balbutia quelques paroles décousues. , ^i^i'i'î) i , T
— Moi, je ne vous quitté pas, dit Rossini. Allons . mon enfant, vous
êtes trop timide , prenez mon bras et andlamo a cantina , j'ai faim....
N'est-ce pas , seigneur Lorenzo , que l'absinthe du golfe de Baïa vaut
mieux que celle du café Anglais? Oh! le seigneur Lorenzo cstsourd , il
s'est emparé de la d(ua .' ,,^
Patrick , entraîné par Rossini vers la table du fcsiin , ressemblait à un
cadavre attaché à un corps vivant. Il ne sortit de son évanouissement mo-
ral que sur son fauteuil de convive et à la voix de Rossiiii, qui s'extasiait
sur l'ordonnance du repas.
Le jeune Irlandais donna un coupd'œil rapide autour deJui, et il faillit
succomber, cette fois, a son émotion, en se trouvant placé en face de Lo-
renzo et de la redoutable femme de San-Carlo. Il ne distingua que confu-
sément les cinquante personncsqui couronnaieai la tabla ; cette fouJe ét.iit
comme perdue dans les rayons de Sémiramis. Le yoisin de droite, Rossi-
ni , restait seulement visible pour Patrick.
Lé silence est ordinairement l'ouverture à la sonrdine de tout festin '
d'artistes; mais, la première faim assouvie, un tatU de voix éclata avec
plus ou, moins d'accord ! A la faveur du fracas du second service. Patrick
reprit insensiblement ses facultés physiques et morales, et il se recueillit
même pour faire un compliment àc/e.grand ftossijii , sou voisin,
qui avait eu pour liii tant d'alfecteuse politesse sans qu'il le méritât. Raf-
fermissant sa voii avec un verre de Mcrywa-C'/i)(it/, Patrick se tourna
vers le maestro, et g'inclinanl sur sou assiette, il dit pompeusement : .ib^s
—Cygne de Pezaro... "i'>^i
Rossini l'arrêta brusquement en agitant sa fourchette comme un scep«"*^
tre. 'r"''
—Je sais cela, je sais cela, mon cher. i ' '-iio !-'.-'iu,'ii;t -*■■ 'jinfiTi
—Harmonieux fils dç l'Ausonie, continua Patrick, c. sb iitm ,abio3-)B zji»
— Oui, oui, touchez-moi la main, mon brave jeune homme;'ér!âîsSdD*"'
les cygnes et l'Ausonie en repos. Voulez-vous que je vous apprenne à
faire une bonne sauce à votre lilct? C'est bien simple : coupez «ne tranche
de limon, exprimez le jus dans de la poudre de piment d'Espagne et de ;
bon carick de Java; délayez le tout dans un anchois fondu à l'huile, et '"
vous m'en direz des nouvelles : cette recette vient de M. de Cussl. Inifis "i*
nez-vous devant ce graud nom. si;: jîîiv m
Rossini s'aperçut qu'il avait olfensé Patrick, et, se penchaut'i ti>ll'6Vë)I«
— Est-ce que l'accueil que je vous ai fait ce matin tië tous- » pa* .
étonné? •"'■ '*' 'i',;,"'
— Quel accueil m'avez-vous fait? demanda Patrick avec cette dignîtis'''^^*
que prend subitement un homme lier qui croit avoir reçu une ofl'ense.-, „ ' ,
— Je vous ai aborde comme un ami de Vingt ans. ar- ji'j euoo
r-*Jn instant je m'en suis enorgueilli. Vaus^nèlme connfflssieiVa?. |^ ,
LE MAGASIN LITTÉRAIM..
^^uj. Je TOTis connaissais! je vous connaissais! dit Rossini avec une émo-
lion qu'il s'ellorçail de déguiser.
'''■ — Et où in'avcz-vous vu ? demanda Patrick d'un ton d'inquiétude.
— Jlier soir, dit Rossinj à voix très liasse, je clierjhais un homme avec
la lanterne de Diogène, à San-Carlo, et je vous ai vu.
— Moi? (lit l'atricli piiiissaut.
'^■^ Chut!... oui, vous ; j'.ii ^ardé votre visage toute h nuit, là, dans le
^i'o'nt. Vous.éiiez superbe. J"ai lait Stmiramide pour vous et pour moi...
maintenant brisons 15, Buvcï un verre de Champagne avec moi.
Puis, apostrophant Lorenzo :
— Seigneur Lorenzo, avez-vous dloé quelquefois chez Biffi, rue Riche-
lieu?
■''i— Souvent, seigneur maestro.
^'^ On y fait bien les ravioli. SavezvouSi Maria, le meilleur faiseur de
iràvioli à Naples? j tjz OiVÏ us U-.bliobqài .sUui^
— Non, répondit Maria. ^ql ^nr, vh 'jct.e ~0 nmi> Jn3iT
Si Rossini eût noté ce 710», il ne l'eût pas fait plus harmonieux à l'o-
reille.
— Maria, poursuivit Rossini, envoyez, tous les jours à midi au coup de
V Angélus, \otre domestique au traiteur du y iolon d'Apollon, vis-à-vis
Saint-Pbilippc-iie-Nérl. Ravioli première qualité.
Et Rossini continuait à remplir le verre de Patrick. Le Jeune Irlandais,
sobre de profession et de pays, buvait imprudemment, par politesse et
pardisiractioD, tout ce que lui versait le créateur de la Semiramide.
Au dessert, l'exaltation bouillonnait dans sa poitrine, la moindre cause
devait la iaire éclater au dehors.
; La conversaiion qui venait de s'établir n'était nullement du goût de Pa-
tfick. Il s'attendait à un entretien mcrveiiltus et relevé que devait faire
naître naturellement la présence de Rossinictdcla célèbre cantatrice. Au
lîf u décela, il assistait a une dissertation sur les ravioli, iapascairolla,
lèê f>{cklcs, la cuisine de Billi ; et ensuite, si de la cuisine on daignait s'é-
létei' à l'an musical , c'était alors une discussion furieuse sur les airs en
ut, en fil, en rc, sur lesi/re/fe, ies scher:ie, les çabalette , les accords
de tierce, les amiante, les allegro, les adagio, , les majeurs , les mi-
news , les trémolo , le» sotto voce, et sur tou( cet éternel vocabulaire
technique à l'usage ries inslrumemistes qui se plaisent à noyer la poésie et
l'idée dans un dialecte magistral et assommant.
Rossini ne répondait à toutes les interpellations sur les scherze et les
çabalette que par l'éloge du plat qu'il mangeait.
La célèbre cantatrice disait avec une grâce, lui sourire divin, et un verre
de punch glacé :
— Mon cher maestro, je suis sincère, moi; je n'aime pas tropmonrôle
àèi' Semiramide , je n'ai point de cavatine à mon entrée ; c'est alTreux !
j'entre au temple de Bélus comme dans ma chambre. Faites-moi une en-
trée, mon cher Rossini.
"- La mode du punch glacé, répondait Rossini, non? vient d'Angleter-
re; c'est un excitaht au rôti.
Patrick se leva, fés yeux étincelans et la joue enflammée, comme un
homme arrivé au délire de l'esialtation et à l'oubli de lui-même.
— Rossini I s'écrie-t-il, vous chantez pour des oreilles de sourds! Ces
hommes sont trop savans pour vous comprendre ; il vous faut, à vous,
dans vos auditoires, des intelligences simples et naturelles, des imagina-
tions poétiques où les breuSsaiHes de la science ne germent pas ! Rossi-
ni, vous avez bâti une pyramide nommée icmlramidc ; mais, comme
l'architecte égyptien, vous avez mdré la porte et placé un sphinx de-
Tant*--;."' 1- ni ■ ■
Uo premier violon se lova et apostropha Patrick. Mais l'Irlandais, aVéc
un-tte ces regard* et de ces gestes foudroyans qui suppriment la contra-
di^on, s'écria : " ''^"^ 1 ' ;"'"" - '^^''^^ ^'''■
-r Silence à l'orchestre ? II y ft deux ' heures que j'écoute vos b'ê-
cafyes, et vos bémols, écoutez-moi a *fetre tour, ou mangez... Oui, Semi-
ramide est une œuvre impérissable, et qui ne peut tieillir, parce qu'elle
était âgée dequatfê mille ans lorsqu'elle naquit. Toute musique a son
point de dC-part. La religion, la liberté, la mort et surtout l'amour,
sont le point de départ de l'harmonie dramatique. Mais de quelh;
suurce est sortie la musique de Semiramide? a qucWc impression hu-
maine se rattache-t-elle? Il ne s'agit point de la savante combinaison
des accords, mais de la pensée dominante qui plane sur celte parti-
tion incroyable et impossible. Rossini a dédaigné (à tout ce qui fait le
triomplie vulgaire et facile, il n'y a point d'amoUr, poiiit de passion
charnelle, point do liberté qui se révolte contre la tyrannie, point de
danse, point d'intérêt bourgeois , rien. C'est une fublc renouvelée du
déluge; un spectre dont on peut se moquer, si l'on ne croit pas aux
spectres ; une mère iiitàmc, un Assur féroce , un grand-prétre stapide ;
un Arsace cnV'uiIné qui joue l'homme avec un contralto. Eh bien! avec
ces pcrîonnges usés jusqu'aux sandales dans les ornières de l'école;
avec ce drame sans vérité, sans nouveauté, sans intérêt, Rossini a créé
un monde ; il a pris toutes ces antiquailles et tous ces pantins de la my-
thologie de Bélus, et il vous a rassasiés d'émotions inconnues qui nous
semblent venir d'un sixième sens. Nous n'avons pas vécu à Bubylonc,
nous i£;norons absolument quelles mélodies couraient avec les vents <lan«
les palmiers des jardins suspendus, et un mystérieux instinct d'artiste
nous dit que, toute celte ardente musique est pleine de parfums baby-
loniens, dans SCS joies, dans ses fêtes, dans ses triomphes, dans ses ter-
reurs, dans ses remords, dans ses tombeaux. Avant la Semiramide, vous ne
deviez avoir que des œuvres courtes, belles dans certaines partie?, mais e\-
pirant (iiuie d'haleine. Dans la.Sf?n(>ûm(rfe tout s'élance d'unfoyerinépui-
sable ; l'orchestre est comme un v ilcan qui prodigue les pierreries, comme
le Vésive les atomes de cendre. C'est une puissance de souffle siirimmuine
une aspiration colossale , comme si une pyramide entr'ouvrait ses lianes
pour donner passage aux torrens d'air emprisonnés dans elle depuis Ni-
nus. C'est une profusion de richesses à épuiser tous les trésors de
l'Orient !... Sémiramis , la grande reine , entre comme elle doit entrer,
belle , tremblante et mnetle ; l'hymne éclate autour d'elle ; mais la cou-
pable reine se tait. Voici Arsace qui arrive , éi-"outez ce qu'il chrnie , et
dites si cela vous rappelle un mode connu: Ecoutez son duo avec A. >ur.
et dresmoi si jamais la musique , dans des proportions si étroites, a
produit quelque chose de plus large , de plus varié, déplus opuitnt.
Ecoutez ces airs de volupté orientale que les femmes de la reine cbani
lent dans les jardins , et dites-moi si vous ne respirez pas le don» poi' ,
son qui circulait dans le gynécée des reines adultère-. Ecoutez la finale ,'
du tombeau, et dites-moi si jamais la métaphysique des terreurs sur-
naturelles a trouvé une langue plus formidable pnur vous donner les fris- '
sons de la mort ! Après cette lugubre et terrible scène qui vous fait
croire à l'incroyab'e, il semble que le pouvoir de l'artiste créateur ne
peut aller au delà. Comptez sur Rossini ; vous n'avez vu encore que le
péristyle du temple; vous avez fait un faux pas ; entrez. La même énergie
de tons , la même vigueur d'haleine vous jettera d'autres merveilles.
Rossini vous fera même assister à une scène qui est le prodige de l'art;
il vous attendrira sur une mère couverte du sang de son époux , et qui
embrasse son fils ; Rossini tirera du néant, pour accomplir cette récon-
ciliation impossible, des notes tondues dans le creuset cèle te au jour de
la clémence de Dieu. Et ne croyez pas que tant de miraculeuses choses
soient toutes l'effet des savantes combinaisons de l'art, ou même des
inspirations solitaires du poète; il est arrivé à Rossini ce qui ne manque
jamais aux génies sublimes; le bonheur : sous l'obsession de son démon,
Rossini obéissait souvent, à son insu, à une loi surnaturelle qui lui dictait
les échos d'un monde évanoui. C'était l'association de deux natures ,
dont une seule se matérialisait et prenait un corps humain ; l'antre restait
dansées profondeurs de l'espace où quelque invisible génie g. rdc tous
les trésors de joie , décolère, de douleur, d'amour, de flamme, que
l'homme a dépensés depuis sa création.
Patrick se laissa tomber sur son fauteuil, son visage était écarlatc ; ses
cheveux hérissés s'agitaient comme des Qammes. Il Jeta sur la femme un
regard dévorant , et, fermant les yeux , alongeant les bras sur la table,
roulant son visage sur ses mains, if garda l'immobilité de la tombe ou du
sommeil.
La stupéfaction était peinte sur tous les convives. Rossini, le plus spi-
rituel des hommes de génie, grimaça le sourire et chercha, pour la pre-
mière fois, une plaisanterie de circonstance ; mais, pour la première fois,:
il ne trouva rien. La belle Maria , convulsivement agitée , avait alongé
ses bras nus et superbes sur la table; et, la poitrine en avant , les tresses
déroulées sur les tempes elles épaules, le visage immobile, l'œil fixe et
largement ouvert, elle ressemblait i\ un sphynx de marbre blanc , exhuma
d'une fouille du temple napolitain d'Isis et Sérapis.
Mais de tous les convives le plus merveilleux à voir était Lorenzo, le
maiire du festin et de la villa. Ce qu'il avait entendu . ce qu'il voyait, lui
paraissait inexplicable ; il continuait à regarder Patrick avec des veut
humides d'émotion et bouleversés par mie sorte de terreur. Personne
n'osait hasarder nue réflexion avant Lorenzo, et lui ne savait quelle tour-
nure donnera cette scène sans nom. Tout à coup il se leva, doubla undes
bouts de la table, et soulevant Patrick, il l'emporta évanoui ou endorâ^î
dans l'intérieur de la maison. ^' ''
Un domestique vint annoncer de la part de son maître, que le seigneur
Lorenzo consacrait le reste de la journée à son ami malade, et que cha-
que convive était rendu à sa liberté.
Les invités, toujours silencieux, se levèrent marchèrent lentement vers
le rivage, où les rameurs les aiteudaient.
Ils éaient déjà bien loin, et la célèbre cantatrice n'avait pas encore
quitté sa place.
— Madame, lui dit Rossini, songez que nous avons une répétition à
quaire heures.
Maria fit un mouvement nerveux de la tète et des bras, comme si elle
eût dormi éveillée, et qu'une voix l'eût arrachée à cet étrange sommeil ;
et, se levant avec une vivacité convulsive, elle dit :
— C'est juste, allons ii la répétition.
IV.
Le lendemain de ce jour, Patrick se levait avec le premier rayon du
soleil dans une chambre de la villa Sorrcniina. 11 ouvrit la croistt et res-
pira, ians l'air frais du matin, le meilleur remède que k mi-decinc puisse
conseiller après une furieuse agitation.
Lorenzo entra ; cl les deux atuis, un peu embarrassés l'un de l'autre, se
serrèrent afl'ectucusement la main.
Avec une question banale on sort (acilepient d'une position équivpqiir-
— Comment as-iu passé la nuit? dit Lorenio avec une aisance ailectée
qui voulait ménager son ami.
LE MAGASIN LITTÉRAmË.
— Fort bien, dit Patrick,. .E<t ce que j'ai fié malade ?
— Non, cVst une quesiion d'habitude que je le fais.
Patiirk lu un les yeui comme pour re^jarder sans distraction en Ini-
niènie quelque souvenir confus de la veille, et prenant la main de Lo-
renzo :
— Mon ami, dit-il, viens à mon airfe; qne s'est-il passé hier? quelque
chose me pèse, là, sur le Iront,.. Aije dormi long-temps?
— Quinze beures, dit Lorcnzo en riant.
— Quinze heures 1 j'ai fait des rêves étranges... attends... attends... le
brouillard se dissipe... je co:iimpnce à voir clair... oh! sainte pudeur !
Et il jeta son visage dans ses mains.
— Enfant! dit Lurcnzo avec un accent d'affection touchante ; enfant, ne
prends dure pas la peine de rougir ainsi devant moi.
— Lorenîo, c'est décidé, je pars pour Rome aujourd'hui, j'irai me je-
ter aux pieds du Saint-Père.
— Eh ! quel crime as-tu commis, innocent?
— Patrick I...
— ïu as bu du champagae et du lacryma-Christi : voilà de quoi déses-
pérer de son salut!
— J'ai bu l'enfer! s'écria Patrick
Et il ctreignit fortement sa poitrine dans ses bras.
— Mon ami, dit Lorenzo, parle moi avec franrhise, depuis hier je suis
bouleversé. J'ai passé ma nuit sur le seuil de ta porte pour écouter la voix
(l2 tes songes et obtenir une conlldence de ton sommeil. Que se passet-
il en toi de mystérieux, d'inexplicable, depuis hier?...
Patrick ne savait ce qu'il aliait repondre, lorsqu'un domestique annon-
ça sur l'escalier qu'il avait une lettre à donner à !â, Patrick de Dubiin.
Lorenzo prit la lettre et la remit à son ami.
Patrick ouvrit et lut :
My dcarSir,
» J'espère que vous serez as-cz bon pour accepter un déjeuner sans
«façon et frugal à la villa Barbaïa, au Pauulippe. Nous serons aussi peu
»de monde que vous voudrez. Je vous ai fait retenir, ce soir, à 6au-Garlo,
»une loge ii côté de la loge du roi. Ou joue votre Semlramide.
» MARI a. »
— Démon ! s'écria Patrick en froissant le billet dans ses mains... liens,
Lorenzo, lis. Est-ce un tour de l'enfer, celui-là ?
Lorenzo prit le billet, et sa figure se couvrit d'une pâleur mortelle.
— Est-ce à toi ou à moi que ce billet est adressé? detnanda-t-il d'une
voiï éteinto par l'émotion.
Pour toute réponse, Patrick remit l'enveloppe du bille! à Loren'o.
— Oui, dit le jeune Italien, c'est à toi : A M. Patrick O.... de Dut'.in.
l'adresse estpiécise, c'est bien à toi... El comptes-tu aller à cette invita-
lion... mystérieuse. Patrick?
L'Irlandais, les bras croisés sur sa poitrine, se promenait à grands pas
et paraissa t méditer qutltjue résolution.
— Patrick, poursuivit Lore.'izo, il paraît que la belle actrice a décou-
vert ton nom à Ihôtel de la Victoire... du moins, je suppose. Il parait que
cela lui tenait au cœur.
Patrick ne répondit pas. Lorenzo sortit un instant de la chambre, sans
être remarqué de son ami, et dit quelques mots à l'oreille du domestique
sur l'escalier.
Rentré, il prit vivement le brtis de Patrick et lui dit :
— Won ami, lu es appelé à la villa Barbaïa, le sais-tu? Suis-je indis-
cret en te demandant si tu me quitteras pour ce déjeuner?
— Eh bi' n ! s'écria Patrick, puisque l'enfer le veut, l'enfer sera con-
tent. Oui, j'irai à la villa Barbn'î-. !
— Malheureux! s'écria Lonnzo, tu renies donc tes devoirs?
— J'appelle 1 1 grâce à mon sfcurs, et la grâce ne vie.it pas.
— Pa'rick, songe à l'habit que tu portes !
— L'habit que je porte est le tien, je ne souiile pas l'habit de saint
Pierre. A quoi songes ta de me donner de si sages conseilj aujourd'hui,
toi si libertin hier ?
— Palrck, tu ne vas pas me comprendre. Si j'avais reçu une invitation
de cette femme sans y voir ligurer ton nom à côté du mien, j'aurais re-
fusé.
— Oui, voilà sciUement ce qui te révolte, Lorenzo. ïu es sincère ?
— Très sincère!
— Eh bien ! ce biilet m'a,;, /ise à choisir masociélé. Je t'invite.
— Quelle étrange plaisanterie oae fais-tu là?
— Je parle sérieusement. Accompagne-moi à la villa Barba'ia.
— Noi', mille fois non, je reste. Il n'y a pas un sojvenir d'une ligne
pour Lorenzo dans ce billet... L'intention de celle qui écrit est évidente...
on veut être seule avec toi.
— AilifU, Lorenzo ; ma tête brûle; la volonté manque à mon ame ; je
suis sur une pente boir.jiic : l'abimc appelle l'abîme ; il faut aller au fond
4iu goullrc.
— Adii u, Patrick.
— Oi'i te verrai-je, Lorenzo?
— A San-Carlo, ce soir.
— ASnn Cin-iol... "ion Dieu! mon Dieu! pourquoi m'abandonnez-
vous? ce fut le cri «lu lilsde I homme sur le Culvaire!... Oui, Lorenzo, je
sens sur mon frojit le sceau de la réprobation ! à San-Garlo !
Et il fit nn pas vers la porte pour sortir. Lorenzo, au comble de l'agita-
tion, courut à lui, et, prenant ses deux mains et mettant sa ligure à deuj
doi'iis (le la sienni-, il lui dit d'utiy voix ell'rayante :
— l'.triik, tu l'aimes donc, celte femme?
L'Irhinlais jeta sur Lorenzo un regard mélancolique et dit;
— Adieu ! adieu!
Et il sortit (le la chambre avec une précipitation qui ressemblait a l,a
foiie.
Lorenzo s'assit ci le sjivit quelque temps de l'œil avec un sourire où
pei ç it la malignité. Puis il appela son domestique et lui demanda si si s
ordres avaient été suivis. Celui-ci répondit que tous les canots de la vil'a
étaient déjà bien loin, (lu'il ne restait dans la baie qu'un batelet plat, sajis
rame, et à demi submergé.
— tj'est bien, dit Lorenzo, je va's voir rentrer mon Palrik, que j'ai
fait prisonnier de guerre. On l'attendra long-temps à la villa Barbaïa te
matin et à Son- Carlo ce soir.
Une demi-heure s'étunt (;cou!ée, Lorenzo conçut quelque inquiétude,
et il se leva pour jeter un coup d'œil sur le rivage. Sous les arbres, dans
les allées, sous la grève, toiit était désert et silence. Il appela son ami à
haute voix et à plusieurs reprises La réponse attendue ne résonna pas
ri.nns l'air. L'anxiété de Lorenzo augmentait à chaque instant. — Mais cet
lioiniiie est un démon incarné ! disait il à un interlocuteur absent, comme
on p rie dans le jardin de l'hospice des fous ; cet hoiume est un démon !..
où diable a t-il vu la Sémiiauisde ? où s'est-il rendu amoureux de cette
femme ? et nnintcnant quel chemin a-t-il pt is pour aller à la villa du Pau-
silippe? Et il est aimé! il est aimé!!!... aimé de cette femsie !... et pour
unmauvais feuilleton S';r Sfniiramide qu'il a prêché hier entre deux U,'-
cons de lacrima Christil Oh ! ma position est ii:tol(irable! il faut que
j'en sorte à tout prix. . ^r . i
Le jardinier de la villa revenait de h pèche en ce moniejil. et pafsâir,
les liu-nrs sur l'épaule, devant Lorenzo. A la première question que lui lit
son maître, 'a véri é se révéla. Le jardinier avait vu i^o jeu.ne hoaime ac-
courir su le rivage, et lançant des regards inquiets autour de lui comme
pour chercher un canot. Puis ce mètue jeune homme apercevant une bar
que de pécheur qui ciiiglait dans la direction de Naples, à peu de distance
do ta côte, il s'était jeté bravement à la mer et avait atteint la barque tn
quelques élans,
— Mais cet ange d'hier est donc ua démon aujourd'hui! s'écria Lo-
renzo.
Puis, s'adressant au jardinier, il lui dit :
— C'est l'heure du retour de la pèche ; reste ici ; attache les yeux sur
la mer, et ne manque pas de hèler le premier bateau qui passera à là
portée de ta voix. Il y a cinq ducats à gagner cour le patron. Je t'attends
à la mt'ison, et si lu m'amènes une barque, ily.a ,ciijq ducats encore
pour toi.
— Je promets à votre seigneurie un patron, dans un quart d'heure,, ^it
le jardinier en s'inclinant.
Et Lorenzo reprit le chemin de la villa, répétant à haute voix spn élçr-
Dcl monologue : — Cet ange est un démon.
La villa Barbaïa est une résidence délicieuse, elle est suspendue a»
flanc du Pausilippe, comme un blanc et frais nourrisson au sein de sa
mère. Il y a des treilles charmantes, de doux abris, de ravissantes échap-
pées de mer et de montagnes, des bois recueillis où l'on entend des niiir r
mures pleins de grâce, de mélodie, de volupté, d'amour, ^
Patrick se promène sous les arbres qui couronnent la villa bien avant
l'heure convenue de linvitation; il porte ua costume élégant, au suprême
goût de la fashion; c'est dans la ville de Tolède qu'il s'est habillé mondai -
nemaet de pied en cap; plus heureux que Léandre qui ne trouvait p is de
t.illeuisquand il arrivait au pied de la tour d'Héro. Undomcsiique a pro-
mis de le prévenir quand sonnera l'heure de la réception. Le jeune novice
irlandaisest charmé de ce retard qu'il emploie » préparer des questions et
des réponses. Mais à chaque instant, il ouvre le précieux billet, et lâche
de découvrir, sous le voile des exprès ions, la véritable et occulte pensée
de la femme artiste. Quel admirable plan de vie il s'organise à loisir. Sans
doute cette villa charmante appartient à la célèbre cantatrice. Ce sont
bien li les jardins suspendus de Scmiramide. Oh ! que l'existence doit
être douce entre l'azur de ce ciel et l'azur de ce golfe ! Quel ravissement
d'être le maître, le favori ou l'esclave de celte reine superbe, et de la
receVbir là, toute palpitante des cares:,es de San-Curlo, et de dire à tout
ce inonde eu délire et brûlé d'inutiles désirs : Oui, cette femme... Pa-
trick n'osait achever son idée, mais si quelque témoin de son agitation
eût pcssé, il aurait vu que le jeune homme était partagé entre les senii-
nieiis l( s plus opposés, la joie et le désespoir, l'extase et le rcnords, la
honte et l'orgueil.
A l'heure annoncée, Maria se leva comme une étoile entre deux ço-
loiUies do r.iarbrc de la villa. 1 lie portail, comme loujouîs, uise simple
rolie blanche, viiginalemeiit a.;rulee à Va racine «l'un cou iiur et blanc
couiiiie l'ivoire. Sur sa belle télé \n\'\ ré'iétie UutJo de ses ■ heveux se di-
visait mollement, et roui lit en Ijaiidcleltes égales sur sesépaulcs. Au pre-
mier t(iu. il e qu'elle laissa tomber de ses yeux veloutés et limpides, cette
création immense et sublime sembla sortir du chaos et tressaillir de joie
LE MAGASIN' LITTÉRAIRE.
foniaml'PjteitÀ larMJjsanC'Ml'IiLietjLC- pkifebâafegaja Ram Ln_[fitain£ -
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'tji<?tls et' iiirirclia li'iili^mcnt vcrs'la iiï'aisSft'. lî'» 'rt'C ifstarili dcchify t j''i!!s
les i)i l:es tbuses (ju'il abii jjivpart'i'S 'Wvàttouircfot dnirs^a: m'émoiri!*
Il iie iniiiva sur ses icvics cnnva'.'-'îve3''4'i!ftî a'èy'pnfa^os ol)S(!uros'iet Jjc-
g.iyé('s. \iaiîa ,-iivec ci'tii! noble faiflî;ianiié'*s grands' aflisies.v lui le .-
dii gràcieust'uient la main comme à une ancienne connaissance,, et lui
'Cà: ' '■ " "" " ' •' " " ' '^■■" ■■'- ■ •'■■ ''' ■■ -"'''^3 !■ ''I
— Vous èt(=s exact comme un gcnlilhommc anglais, mon cher monsleiiv
't';;ln'ck ; ètes-vous seul? ''.''■ ■--. 'j: ; '^-c . i..-; ,; :..
l,[ — 0!) ! seul ! rôponilit Pal'ri{:k avec tiiitf e.\pre4Sîori 'de ùiyslèie.qairm
''sbui ire la belle da:iio. ■ :' ' • .■-:;ii'i.') .•■;,■••> , '.ctb-io |
''"' — CVst que voire ami aurait clë de tt'ôïfCd'niàtini' i iMi;i-> :
— J"ai laissé muii ami à la villa Sorieniina. ^' ■•",'." -n-' .- • .?rt\'.
— Très bien, sir Paliick! Voire indii>pos5lion d'hier n'a paé eu de
suites? ■ - •'■' ' "■ ^'■'; '''■'"'' '■ ''■-■ '
^ , — Pas eu de suites ! répondit Patrick en éfclJô.''
' ^— Permettez liiiDi de vous iiitPoduiré'fet"de vous présenter à mon. cher
'ttnpressario. ..'■■! m-. :;'>,i,.:i<r, ■.!.■. ■. ....■■, ,.
''.''Patrick n'entendit pas la On de Cotte phrasé. En ce moment, toutes lus
"fcloches de Naples sonnèrent V.éngelus, et celte bariflonie aérienoe et ré-
tir'.ieuie lit iressaill r le jeune chrétien , cominft ^i sa r.rfere {'Eglise lui. eût
envoyé un reproche et uh conseil par toutes les" saintes voix de l'air,
Qiiéiqiies larmes de remords tombètenl de ses 'yeuï , mais elles furr.'nt
'ijiÇntôt dévorées pi^r lallaunûe de passion ffui brftlift son visage,. et Chan-
jremplie, d'imagi s paï-nn
•.'r.*Pàtrilià''i'i)éVi,i5 (leva
rih'j ce'|/i(i Vfîmra' sOii iainemCiit à àa position kïî cairtïtiôi'c moral dont il
^^•slln/à he{ir't''dx 'de ■ 'applaudir." '''"•' '^'^ ''•>"■■;
ï'I
escoaime vw iriclinium d" Potr.pfiia.
nt un éiraii'„'er qu'il siup|ite*-iïtl'cil8!pfei'C'clfi.riTa-
93
no-
.■n:i:,
■*''' îl n'^|iivait que trois couverts. On'^'rJit'â l«ij!p. Patrick,! feignant de
^Wrtl'oiirurr pour rè'^^rd^'r une Dànift sîmh fa cluic d'oivpt'infe à fre:-:-
'"','gu^, disMimth vw'bnirdicite ei deux r.'ipi-.ifssljjnes do croi>(:.-'^!-ir:Li»cûe
désrplé'tfr que jé'sufs'! se dît-!! dar^s IniC T^i'llexlon inenlatci Etv sous les
plis de sa servie,ltL' nu'i. déroidait, il fr.ppa 'a pniiriric troisfois. ■
■' Au 'preniiet'Vprtlw'^' ilciit l'air d'excu+r'r soirsilenoeipar son appétit.
La convirsaiion d'ailleurs u'étiii pas clVray.:nte pour lui. On parlait id(?s
rccetjes de fan-Çarlo, du piodiaiit g-rt/ii, d'unlJon^iiiôi-du prince de Sy-
.Tijéàsé , 'do''tla'''f Vite !triiiiie«iorrst'e qui s'étnit"ertH>Wi! avec une.eono-e-
',/).(j.-;S';','^"d(i l'irti'jvdc d'îS.) î'.'nlic'f t^iuri' 'décoiratetil" qui ■devait dï.icer San-
■ 'o'fi'irinoj ei)S)W (liifiè ftitire lic'ëi'S fidAsicMi Idéftaiefitlle&'co.ivBrsatious tiçsi
'■ altistes ttilcsdii'ecièLy. .-"nu... ?■: ; ^s/wii./, r^. ij i,,j ,,>..„„ ..
,i Jiiseflsibit m«jl l'atiiçk reprenait Fa tranquillité ; mais, au mili«t de
^otis ce' piii1's'prflpo^'Snn5''c6iisistaiicé "d'ëans but, Mm'iu UissatcHHber
upe phrase qui replongea l'irlandaij d-ns my'iroubic? alaroism.' Geite
phrase fiit ^rWM' fiifWrttwïirnt, ei tf uiiUèif¥iiWlecié'(lUC Patrick néi put
put
phrase fut pi
s'emiîècher d'y aiii'clier une iliteliltotl' '" ''S"c ' ■ . " -'u
— Moi , Rvait dit la jeune aciiice , ma liberté m'est douce , et si je la
perds:, ce ne sera qu'en épousaut un grand artiste. J'ai refusé des prin-
ces^ c'est connu. ,.
H'?fi6ftWi sàrto'tr.'jt^i'iîëi'éèpat' 'le tegfeVd"ttUt «ccwroBaiiMijt ccd pa-
■ rtyfes;'''; '''" '^''""•■i>'if"-' ; ;•'-•.' ■■ '.'uv,. ,..„:,•:..,■.■• ;,i).mii<
Ati (Ife'éH; ■ï'«»n^fS4fe/'/(>i''qtH était pliis 'que jumals^our Hatpk* le
pète Ce Aiaria, pi'il tIti,Sîi''ibl'éWifiJK"ci; ïegarèaWtTweaiént •tejfluae'^Ij-
landais, jl lui dit'i''""' '' .■':■"'"■■' ''t' •'^'■'le .^> ,t' ■,iv, ^t. i.ivM f>uru
.'' '— "Sit-I'alrîek. vt1^i'^■ ft'^z ifftt&.iMé rfiaintentint qitcltwia'étèi OOirc in-
' keiilif'n éi'i vûiispiijnt de vou! ren/iYeseul h c::- dejeui-ori,''»'' ■•r''
,';"' voiiii l;^'()rVp'o^li(1n de wariagr' qui arrive; pensa l'irlandais. Et ilpas-
"è.îfVhr't fois daiis'énc miiutc de l'eiil'er au paradis. L'impressario con-
.■'l{i%-': ''"'-" ';<''^"'^-' ■■^"" ■' ■ -"'■ '••i^^v:i.,; ..,.',,,, ....... r,
' ' ; — f^'jS^f^ q\Vè'%'fi's'>b Wpôndi'èzft'a^^iétiettfe^tV sîi'^ (Patrick
j^t tvii^rg'ic .1(lirliiaiif,) Iti'ei'srtir, madathe ndtl'e divitic prima (tonna est
reVeinic (l'ï la 'villa S rréniliia, tout eiicli»ntf:e dyVctie mérite, et le
l'.i'iîi'strû lio'sMiii liti-inêiiie cxéctitait avec madame, à voire .iiijet, un vé-
ri a!)l.' duo d'éloges, à tel po lit qiic nous avons pcnénoi-stiiiii se pr*mlre
au Périeiix. Un mirac'eî Oii a dirqac vous aviOi! l)ai'îé d'! l'art en arii^ie,
, i^als ciiariiMe hors 'lie l'g. f;'ct qu'il n'y avait m IHftm'e'fiu'un seul
ho.îimè Oé celte piii>saiice mib'iraè. U célèbre ténor Patt ick qui adéUuié
. i\.tloya[-ïlicdtn'',';^ IMiiilin, en ISS;, aiesi ipio ma corre*pondai!ce me
,l>.nii6ft'«;a d!ui^,;lc temps. .J'.nl su depuis que P» célèbre ténor est venuise
.'perfyciionni r inco[{iatii ii .Milan et ;\ B()'o;4iie, et qu'ila rlianlé, ii I» lo;;y>a,
Vlii;/. liliiiç d" Valalir. ^u\ avec inic Duvivier, so.irano et contralto, un
duq d'/inn(V/i( de maiiièie à < ulever les applaudisscoiéns. Le cbevaliir
.Sanipierri, (jui est le premier acroiîip'gnaeur de I» Tnscdne, m'a cou-
li'^i^é ioiii cela. S;r Pauitk, il nous manque nn leiior i» San-Garlo pour
(f^iir^ notre saison. Nous en avens nn qui, par malheur, est un t-iior s/o-
' ^ci/o,, Ce, n'est pas mon allaire. Dans la Scmiramidc, nous pouvons ii la
hljiiqur nous pastcr d'un prea,ier ti'nor; dans cet opéra, nossini ii'n- sé-
rieusement écrit que la Imssr, le coniralio et le soprano, l.a ténor y est
yia^(xe^^e^^:^\%^Qjp^jii^'^o^^ monter oihrlio, par exémplei qur [ail
ton iourj jannîwma, nous sommes sans ténor. Comprenez-vous ma posi-
tion, sir Katrlck?"^
L'Irlandais écouldt ce discours si étrange pour lui, plutôt avec ses
yeux qu'avec ses oreilles; il regirrtait l'i".'/;;-ej-.srtrio d'un air effaré, qui
pouïuiti«sser;pqur l'expiosion du vif inieiét que lui inspitait ce préam-
bule. Vi\nprfissariQ„ augurant bien de rattintiou muette de son convive,
continua ainsi :
— La soion s'annonce bien à San-Carlo. Nous avons cent quarante fa-
milles anglaises à fsaplesj ouze princes ru.sses avec leur suite, et tÉombre
de riches Espagnols. Ce u'est pas le bon public qui m^-que; c'est mile-
'' nor.-AjHS)i je.siii> prêt à faire tous les sacrilices possibles pour avi.ir un
tenoi uisoluio comme vous.mon^ieur (P. tritk bondii) ; oui, comme vou-,
monsieur ; liiicognito est désormais impossible, et je vous oUre mille li-
vres et une représentation à béiiôlice qui vaudra bien autant.
Il n'y a pas une lèle duis tous les tab'eaux des musées d'Italie qui
puisse donner idée du seniiment indélinissab!equi contractait le visage de
Patrick. Ses traits semblaient avoir chaii-'é de place : il regardait 1 ini-
prf.ssario de l'air d'un homme qui, réveillé en sursaut d'un profond som-
meil, serait obligé de faire une réponse à une question inconnue.
L'impreisario, habitué à voir autour de lui ks visages les plus extra-
vagans dé la ierrc,crut voir, au silence de Patrick, que ses proposi ions
n'avaient point paru assez avantageuses, et il offrait deux cents livres en
sus des mille.
, — C'est juste f eque j.e gagne ! dit la prima donna. M. Patrick ne
peut plusbisiter. . '
— Vouî no pouvez plus hésiter, dit l'impressario.
— Cet Erinn ! cet Érinn ! ce maudit vaisseau qui a été obligé de ren-
lrer,(;lan? lé port ! s'écria Patrick ; el il cacbi son visage avec ses mains.. .
Après uae pau. e, il ajouta :
— Fata iié! fatalité ! la damnation d'un homme est attachée à un coup
de vent!
Celte fois, ce fut l'impressario qni ouvrit des yeux démesurés. La pri-
ma donna, les deux coudes surla table, les mains jointes, avait repris sa
position de la veille, et regardait Patrick avec une inquiétude mêlée
(l'effroi.
Patrick «aisit au vol un moment lucide de bonne inspisation, et dit à
ïlmprcssario :
— Monsieur, vous m'avez pris au dépourvu; je ne suis pas prêt à vous
répondre. De,nncz-moi un jour de réllexion.
— Excusez, raoïisienr Patrick, l'indiscrétion que nous avons commise
en trabissaiit cet ineogniio. ii'attribuez ce procédé peu convenable, j'ou
conviciis, qu'an désir de mettre en relief voire talent sur le premier th-à-
tre (lu moud?, ei aux necesiiés urticntes du .service lyrique où je me trou-
ve eu ce mo)nen!,.¥ous excuserez, un véritable imp<'essario in angtuiiv. .
, -n Waiial.eii.ant, parlons daut:q chose, s'il vous plaît, dit Patrick.
1 ,1^—; Soii,,dil l'impressario.
• Et jusqu'à la lin du repas, il se fit un échange de mois insignificu.;,
eomiw<iil,arriv,c,ap(:ésuiieconveisa;iou ardciueqni amis lojsks inter-
lorutetirs dr'iis l'embarras.
Eqsv levant dç table, 1 impressario dit à Patrick :
i, -^ûligius,avofl^ quelques petites, alfjiras au théâtre pour !>. iui.iitiati-
tion de ce soir, vous nous permi tirez de vous accoaipa^'ucr à la \i le. daus
une bcur^iWoi, j'ai quelques ordres à donner ici. liais je vous laiise en
bonne, compagiM,e. , ;• ..lo- ^j . ,,j.
— Je suis il vos ordres, dit Patrick.
Lor-que Maria et l'Irlandais se trouvèrent .seuls sur la ter asse, la con-
versai ion, ne tarda pas de s'établir. La prima donna regnda lixeaieut Pa-
trick et lui dit :
-^ Douze cents livres qt un bénéfice 1 il n'y a pas de quoi demander
viDgt-ip'atre heures de réilex on !
— Madame, nii vivement P.ittick. je suis de race raontignarde , el je
ne saispasgaider messeniiuicus. Si vous m'offiiez les irois plus bell s
choses de ce monde, voire main, votre fortune, votre amour, je vous cc-
manderais un jour de réllexiou. n • , .
,■ : — Ah J dit I actrice avec un .«.ourirech:\rmant.tl paraît que vous êtes
habitué au bonheur ! Vous le marchau.icz quand on vuus le donne ^r<ii-.
— Uh ! ne me raillez pas, madame ; plaigniz-moi ! vou< vovtz devant
vous un homme qni, depuis trois juurs, doute de sou e.viiioucc. un lium-
me qui fail un rêve pénible et qui louge ses poings saus pouvoir tc ic-
vciller. : . , i •...•.,
— ExpliqueivoHs . monsieur, dît raciricc avec émoiiou , cl si riniérct
que vous m'avez inspiré... , ...
— Madame, n'arhevez pas I n'achevez pas ! Il m'est aussi impossible diî
eoiii.aitre uion bonheur q'iu mou malheur. Entre vous el moi il y a ii i
abSnie 1 je ilcvr.iis vous fui'', et ma vie >'éteiut loin de vous, .'e vou ! i;
rester là sur cit e place , ei la plas impérieuse des voix me d t de m'iloi-
piier. Lair -ine je re-pire ici me lue et me ressuscite ; je sens sous mes
piels lo feu de renf'retd.iU' non etvw les extases.lu paradis. Il y a di ux
tires eu moi ; l'un )la>,)l.<'.ae, I uutio pue; et si cette lu;te se proloiio- •
je sens qne ma raison y perua !
— Ufveiuz à vous, monsieur, dit Maria d'une voix mélodieuse et
pleine d'affection. Je pourrais m'assurer do vos paroles ; mais vois êtes
si sincère dans l'expression de vos sentimcus , que je vous accorde mou
Ciiliine et mo i amiiic.
LE M AG \SIN. LlTTiT.Air.E.
— Fil! iiia'.laine, ([iiand vou> m'oîTririez voire amour, je vous répèle
(lu'il n:e serait impossiblo de l'acrcplcr. h.'i.'im 'm in J » > x'n; jT. —
— Alors quel e?t votre litit, monsieur? qu'cxiseïifvtK ?l ' " 'iuil.'i —
— Uien ! je ine plains. Ile refuserez ïuasla'iplainic , se«Je COBSùlatron
lie Dieu ait (loiiiiée à rhomrne ! 'oi'in
j.-r- i'n vé' ité, monsieur, je ne sais si je dois plus longtemps emendrei..
^f— C'est bien, madame, je me iair;ii.
jj^Suiioui réiléi bissez, monsieur, ù ma position : elle est fort délicate.
■5-We .suis iiiilleiueiit préparée ii une conûtleiice qui me paraît inopportune
:i^K|iirii'liui. mais (jui plus lard...
, ia s\)]) le arrivée du l'bniiresssario coupa sur ce mot la phrase la plus
infercssanic de l'eiilrclien. l'.iiiiik s éloigna de quelques pas pour dissi-
muler il l'o/i/jreiiur/o l'horrible trouble qui l'agiiait. Ceiu.-ci profita de
I instant pour dire à Maria :
— Eh bien! l'avez-vous décidé? accèpte-t-il? débutera -t- il dans
Othello?
— C'est possible, répondit au hasard raclrice , trop préoccupée de la
situation pour écouter Vlmpressario.
La voilure attendait au bas de la rampe. Patrick refusa d'y monter ,
pour se ménager le plaisir, disait-il, d'aller à Naples en se promenant.
'^■—\ ce soir don" ix San-Curlo ! dilVimprcssario. , ,_„■■ i
Vimpressario iXM déjà dans la voilure. L'actrice lendit la tnaiiK à Pa-
Iriik, — A ce soirl lui dit rirlandais, et quand vous serez délivrée à San
Carlo, je vous donne rendez-vous au pied des autels.
Patrick avait cru se réconcilier avec lui-même en légitimant son amour
par cette promesse sainte. Mais bien qu'il n'eût pas été encore consacré
par le sacerdoce, il avait fait d'irrévocables vœux, et chacune de ses pen-
sées était déjà un sacrilège et un parjure devant Dieu.
S'eniretenant avec ses réflexions, il se promena sur le bord de la mer,
en attendant l'heure du spectacle. On jouait l'ouverture lorsqu'il entra
dans la loge de San-Carlo. Plusieurs convives de la villa Sorrentina y
avaient déjà pris place, et Lorenzo était du nombre.
Patrick serra la main de son ami, eine remarqua pas l'horrible pâleur
qui couvrait le visage du jeune Italien.
Loreniolit un sourire forcé, et se penchant à l'oreille de Patrick, il lui
dit : — Que de choses lu dois avoir à me conter, heureux Patrick ! — Si-
lence! répondit l'Irlandais, je veui écouter l'ouverture.— Encore un mot,
mon cher Patrick ; eu diable as-tu vu jouer la Semiramide dans ta vie ?
— Ici. — Patrick, tu es damné !
Le jeune diacre tressaillit; mais le rideau se leva, emportant avec lui
éSDS ses plis les terreurs religieuses de Patrick.
La salle entière allpnclait Semiramide. Ou?nd elle parut, les cinq rangs
de loges éclatèrent, comme un vaisseau à cinq ponts qui ferait feu de tous
ses sabords. Deux hommes n'appîauilirent pas ; Lorenzo et Patrick.
Au moment où le grand prêtre entonnait Fta tanti régi e popoii, la
cantatrice lança vers la loge de Patrick un de ces regards rapides et lu-
mineux que les actrices savciit si bien adresser à un seul visage et dissi-
muler à toute une multitude. Patrick vit le ciel s'entr'ouvrir, et toutes les
joies de la vie entrèrent dans son cœur.
Alors une voix dit au fond de la loge : — On demande lU. Patrick 0...
— Qui m'appelle? dit le jeune Irlandais.
— Vous ôtes prié de descendre au péristyle, dit la voix.
— Je garde ta place, dit Lorenzo; et u& sourire infernal contracta sa
ligure. ' .*i3à«ay)»'- i^tm^^
Patrick descendit. ^i m li-i?. !rj<p .eif-c
Un domestique lui remit une lettre scellée des armes épiscopales.
]| ouvrit et lui.
Le prélat napolitain menaçait Patrick des foudres d'excommunication,
s'il n'allait, à l'heure même, s'enfermer au couvent des Camaldules pour y
faire une retraite d'un an.
Hn ce moment une porte s'ouvrit dans les corridors, et le mot spavento
tomba, comme un coup do foudre, sur la tête de Patrick.
Patrick releva fièrement le front vers le ciel comme pour invoquer
Dieu, et il dit : .-.^w^yaifi-
— Aux Camaldulcsi='-!îfim «b ri-w'a'cn ?s^ rrno.ic
EtiiLserlit du ihéâtrcd'un pas ferme et résolu.
' abriOiT. . .
VI.
■>? '*Jè?'îoî "«Jw * •'?''9*if qijs «£<| :*f»?îp''q 9n m<p ammci
Quin/c mois environ après cette scène, par un beau soir d'été, un jeune
prêtre se promenait en récitant son bréviaire sur les rives du lac de Kil-
larney, dans le comté deKerry en Irlande. Il eftt été diflicile de reconaî-
ire dans cet eccl- siasiique le fuugueux Patrick de la villa Sorrentina,
tant il avait été miné par les jeûnes, les veilles ardentes de la prière, le»
ausiérilés du cénobite, la méditation et le repentir !
Ortiouné préire, depuis un mois dans l'église de Saint-Patrick, à Du-
blin, il avait été envoyé à la petite ville de Killarney pour y remplir les
fonctions de vicaire, et il s'était enseveli avec joie dans ce recoin de l'ir-
lamle comme dans un tombeau. ,
Apri^^s b !-tc;ne de San-Carlo, il avait embrassé aux Camaldules la vie
niueite et contemplative des trappistes, il n'avait parlé qu'à son ame, il
n'avait écouté d'autre parole que l'incessante voix de la prière, qui roule
nuit et jour dans l'égl te, le cloître, le dortoir d'un couvent. Mais après
Boa ordination. lorsou'il eut élevé cmrc le momie et lui une barrière^vi
surm.ontablc, il crut devoir écrire à son ami de séaiinatre,rj.QrçnMjj m^e^
lettre dans laquelle H sc révélait à lui dans la pensée de sa noityçllp! pq's]'«
linn, afin que d'ai/ciens scandales fussent elIacOs de la niémoiie de loi|itl^
monde. Voici cette lettre qxji lit une vive impression sur Loreuzu : , r < .i#
Vc'JMriP'nio' <ji!iii!nue ?33 « Au presbytère de Killarney... 183;.Si'*"S"T
~ «Mon cher Lorenzo, u - .• vr.Ut
»Si je suis mort au monde, je veux au moins être aujourd'hui vivant-
pour mon unique ami. Ce soir je rentrerai dans mon tombeau.
» J'ai lait trois jours la vie du monde, et ces trois jours ont été brûlaWi
et longs comme trois siècles de l'enfer. Voilà donc ce que le monde pe&ï»
donner à ses élus ! Ceux qui peuvent y vivre sont plus forts que ceux qui"
renoncent h lui : j'ai fait une chose très facile en le quittant.
»SIe voilà reiïgué dans un pays bien favorable aux méditations, c'est'
le coin du globe qu'il me faut. Dieu l'a créé pour moi. L'Océan n'est pas
loin, el je me plais à m'entn tenir avec lui des mystères sublimes de la
créaiioa; ma pensée l'interroge, et son immensité répond à l'atome.
"J'ai un autre océan dans mon voisinage, le beau lac de KillarneT,
c'est le portrait en miniature de l'infini, dans un cadre de montagnes. Les
nuages passent et boivent dans le lac comme dans une coupe taillée dans
le roc. C'est là que je viens ra'asseoir pour penser et prier. Il n'y a pas,
sous le ciel, un oratoire plus religieux. Là, si je pousse un seul cri vers
Dieu, ce cri est répété mille fois par l'écho inextinguible des rochers cir-
culaires gui couronnent le lac. Le prêtre entonne le verset et toute lana^n
lure réfiond et prie avec lui.
» Celte terre est une communication éternelle avec le ciel ; les plus
hautes montagnes s'y élèvent comme d'impérissables pensées, qui parlent
de près à Dieu par la voix de la foudre et du vent. Quelquefois je me O-'i
gurequeje suis dans une église immense, dent la voûte esiie Ormament;''-
et qui a pour piliers les pics sublimes de Mangerton et de Bautry, les
montagnes de Galty et de Naples. Sous le péristyle de ce temple inDni',
le lac de Killarney n'a que les proportions d'un bénitier ordinaiie. Saint-
Pierre de Rome n'est qu'un grain de marbre devant cette basilique bâtie
par la main de Dieu. , "■ -i i • '- ~
»0h! lorsqu'on regarde le monde du haut do cette créatim ,:'le monde'"*!
est un atome qui ne vaut pas la peine qu'on se damne poar>Mi. Un jouriC
Lorenzo, tu reconnaîtras la vanité des idaisirs de la terre , et tu te soUï'''
viendras que, dans un coin de l'Irlande, il te reste un frère et un ami. ^'Oi!
i bPatbickO"*. » ÎJ3«
no!
Le jeune prêtre, ayant terminé son office du soif, s'assit et déposa son
bréviaire à cOté de lui. Le dernier rayon du soleil ava't disparu. , ^n
Il avait fini la prière écrite ; il commençait la prière mentale, qui n'a pa^n?
besoin d'être formulée pourêtre comprise de celui qu'on prie avec le cœUTf ,
bien mieux qu'avec les lèvres. , .^, , .,
Un grand bruit de voix éclata soudainement dans lès sofitudes, toujours
silencieuses. Au milieu de ces voix , on distinguait les sons d'un cor qui
jouait un air de la ùame du Lac. Patrick se leva et tressaillit , comme si
un volcan eût éclaté soiis ses piads.
il prit son bréviaire elle serra sur sa poitrine, comme un soldat faitdje
son bouclier en entendant le clairon de l'ennemi. .,,,5.,
Ce fut un terrible moment d'apparition surnaturelle, un mirage d'ètrel\^
vivans. Six hommes et une jeune femme se révélèrent sur uh plateau de ^
rochers, comme un groupe ^'ur un piédestal. Patrick reconnut distincte* ^
ment deux de ces personues.jLprenzjj et Maria ; ks autres, il ne les vit
pas! ^. , . .1 ,. . ■■ , .-.r
Maria se détachait sur un fond de ciel d'une transparence si lumineuîe,ri
qu'elle lui servait d'auréole. L'œil le moins exerfcé l'aurait , du premierg^i
coup, reconnue dans cette favorable position d'optique. Il fut donc imposg
sible a Patrick de croire que son œil l'avait trompe atu approches, flfi) îlov
«"''• , ,. , , . onubiil'i
Trots fois il regarda I apparition, et trois fois sa tête retomba ?uri,8ji>j|
épaule; il s'appuya de faiblesse sur un rocher, et resta immobile comtnç.j
lui. Puis un long gémissement sortit de la poitrine du prêtre, et ce bruit ,.{;*
qui, dans tout autre endroit, eût passé inenlendu, circula d'échos en échpa
le long du lac, comme la dernière plainte d'un homme au désespoir, qu^,,iq
se noie et meurt avec le jour. .3»
Tout-à coup le cor poussa une note, aiguë comme l'invisible lame d'a^y
cier qui jaillit du tam-tam, et le formidable final de Semiramide^ , QUf fcf i
MESTO GEMiTo! éclata sur les eaux endormies de Killarney. , ;. v>i
Le chœur était chanté à sept voix , et le cor l'accompagnait avec dest
notes stridentes qui roulaient sur l'épiderme comme une lime d'acier,,!,
Dans cette solitude pleine d'échos et retentissanle comme l'orgue de Dieti ^',
cet incroyable septuor, entonné par d'habiles voix^ semblait être chantfi ,,;
par ua monde de choristes, et accompagné par un orchestre puissant. ,j,,|^
Une voix, une voix bien connue, un soprano merveilleux, planant sur";,
le lac et les montagnes, le fit tressaillir avec ces paroles sinistres qui
semblaient évoquer l'enfer :
I ÎI9.'> Quai mesto gemito da guella tom»a I
' J cltniuy- Quai grido funèbre cupo ribomba !
Oh ! le grand Rossini avait travaillé pour cette nature et pour cette^ ;
nuit ! elle était arrivée, cette nuit sombre et mystérieuse ; une seule cons»*"
tellation luisait au ciel, la Grande-Ourse, magnifique fauteuil d'étoiles,
renverséà demi, corajne si le Dieuducie|yenaiU'ètre(iélrôfi<'Daç.Sav
in
'"^mMuM!^
fîthl Les montagnes oavrirciil leurs oreilles caverneuses, et le souffle «le
r.ilr anima le clavier de leurs Oclios iiilinij. Les sapins parlèrent anx
monsscs des pirs, les C' lliiics aux Lerbi s do la plaine, les ruisseaui U'eau
vive aux cailloux polis, les grillons aux chênes, les bruyères au lac, les
values de l'océan aux tristes écueils ; et tous ces murmures, toutes ces
plaintes, touies ces voix de h nuit, emportaient au ciel l'infernale bar-
luuitie du maître.
Le lamentable cri de Ninus sortit de la montagne comme des flancs de
Babel. Toutes les impressions de terreur resseniies depuis le raeurire
d'Abel coururent dans l'air. C'était une véritable nuit de lialiylone. Les
roches sai'lanies. les pics gigantesques, les montagnes amoncelées, les
immenses arceaux graniiiques, tout ce paysage grandiose, éclairé fanias-
liqucnient aux étoiles, ressemblait h cette architecture inlinie créée par
Marlyn, le Byron de la peinture ; et aux massifs de sapins élevés aux
nues par les montagnes insurgées, on aurait cru voir les jardins suspen-
dus de Sémiramis. Alors il y eut encore une sorte de prodige qui ne pou-
vait éclater qu'à cette heure et dans ce lieu ; car il y a des inomens et
des Biles où la grande énigme de la musique dit son mot secret ; où nous
comprenons, claire et sans voile, celle langue insaisissable de notes fu-
gitives, celle langue qui ne dit rien et dit tout, el dont les villes évaporées
ne connaissent que l'alphabet. Le chœur babylonien était terminé, et les
vallées le chantaient encore. Les mille échos, pris au dépourvu par la ra-
pidité du chant flnal, avaient des Ilots de notes en réserve à rendre aux
sept musiciens. La montagne, les bois, les pics, les cavernes, les arceaux
graniiiques, ces puissans choristes, continuaient l'hymne que les faibles
vorx humaines avaient achevé. Jamais Rossini n'eut des interprètes plus
grands, plus dignes de lui ! et ces voix sm naturelles, cet orchestre inouï
des échos semblaient sortir et s'élever du lac circulaire comme d'un sou-
pirail de l'enfer, regorgeant des larmes des damnés.
Le silence qui retomba quelques instans après, fut encore plus terrible
que Je fracas du chant et des échost Tatrick regarda de tous côtés, prêta
l'oreiUe ;,il ne vit plus rien, il n'entendit plus rien.
— C'est une vision que le démon m'a envoyée, se dit-il ; ce lieu n'est
pas boa pour moi. Ceignons nos reins et panons. Dieu peut-être a per-
mis que je fusse ainsi troublé dans ma retraite, alin de me rappeler mes
premières études et mes premiers vœax. J'ai voué ma vie à la propaga-
tion déjà fui ; j'appartiens à la milice glorieuse de ces martyrs et confes-
seurs qui partent de Rome pour aller chez les gentils. Levons-nous et al-
lons !
Il s'achemina lentement vers la ville de Klllarney, et s'efforça d'oublier
l'apparition du lac, en méditant sur des saints projets de pèlerinage, et
sur la mission qui lui avait été autrefois imposée au séminaire de la Pro-
pagartde. ' '
L'insomnie dévora sa nuit ; il eut recours à la prière, et il s'aperçut
avec effroi que sa vieille blessure du cœur n'était pas cicatrisée, et se
rouvrait avec des douleurs poignantes qui lui rappe aient d'autres temps,
d'autres cieux^ tPaùtfes ritages, et des combats suivis de la défaite et du
désespoir. - , , i
Auxpremiefs raybiistlnjour, il ouvrit l'Evangile, el un hasard, qu'il
regarda comme providentiel, fit tomber ses yeux sur ces paroles : .S«r-
gam et ibo (Je me lèverai et j'irai).
Il crut entendre la voix de Dieu même, et il aWlà irrévocablement son
départ.
— Tout ce qui m'arrîve, dit-il, est un avertissement non équivoque du
ciel. Le but de mon pèlerinage apostolique m'est indiqué. J'irai prêcher la
foi aux peuples nomades qui campent sur les rives de l'Euphrate, et dans
les solitudes de Balbcck."^ , |
Et plein de ces pieuses ttliîéé,'1^,%ick s'achemina quelques Joursaprès
vers Dublin, pour scjcierànxpicds'dùchefapostolique de cette capitale de
l'Irlande, et recevoir ta bénédiction (jt ses conseils.
Ses derniers préparatifs de voyage furent bientôt terminés ; comme le
premier apôtre, il pariait, à pied et le bâton 'a la main, sans regarder der-
rière lui. les yeux fixés sur l'étoile de l'orient.
Comme il traversait Phœnix-Park, de ce pas résolu que prend le piéton
pour on long voyage, il s'arrêta subitement pour entendre une dernière
fois le chant mélancolique d'un pauvre Irlinilais qâ avait attiré quelques
curieux tintour de lui : c'était un chant bien connu, et qui avait souvent
réjoui et attendri son enfance : Grand, i^torieux et libre Dublin, pre-
mu're (lear de la terre, prcmitrc perle de la mer (1) !
Il tir.i (le sa bourse une pièce d'or et la mit furtivement dans la raain
du pauvre chanteur. En même temps une autre main faisait une largesse
si œaguilique au mendiant irlandais, que Patrick tourna involontairement
la tête pour voir quel cliarlialilc cath()li(|uc enrichissait d'un coup son in-
digent compati iote. Doux cris (le surpiise, suivis d'un éiicigique serre-
ment de mains, attestèrent aux témoins de cette sci';iie que deux amis se
retrouvaient après une longue absence — Pati ick ! — Lorenzo !
— Je l'ai vu , dit Patrick ; j'ai serré ta nrjiii, Lorenzo; maintenant, je
n'ai plos rien à demander à ce monde. Adieu, au revoir dans le ciell
— Oh! je ne le quitte p.xs, dit Lorenzo eu retenant avec vigueur la
main de Patrick. Il faut au moins que tu répondes à ma question. Où
vas-tu?
~' -*' "'■ ■■ 'i .
(1) Grtat, glortQiis anHjree; firstflçwer 0/ Ihe earth ; first gem of the ita.
— Je vais où Dieu m'appelle, .-r |,^., ■
— tb bien! je le suis. .i.i'ii.iso'i' j,iu
— loi, me suivre ! loi enlacé par le meintJCi'toi p'ein depafsion» incu-
rables I non, Lureiizo, laisse-moi partir.
— Laisse-moi te suivre, te dis je; notre rencontre est trop miracul use
vraiment. L'autre jour, j'ai fait une promenade avec quelques artistes et
clie du côté de Killarney ; c'est moi qui avaisentralnétoutce monde dans
le comté de Kerry, dans l'espoir de l'y rencontrer. Aujourd'hui, je quit-
terai Dublin, seul, et sans faire mes adieux à personne, après avoir usé
quatre ans de ma vie à poursuivre une chimère. Enfin le dénoùment est
arrivé : je suis libre depuis ce matin.
Patrick regarda Lorenzo avec des yeux qui semblaient provoquer de
nouvelles explications, que sa bouche pudiquement muette n'osait de-
mander.
— Veux-tu en savoir davantage ? dit Lorenzo.
Le prêtre ne répondit pas, mais il appuya les deux mains stir son bâ-
ton.
— Ecoute, et plains-moi !... Elle se marie ! Elle se marie !... Ce ma-
tin, nous avons appris cette nouvellede sa bouche à son petit lever.. Tous
ses adorateurs sont consternés... Mais nous n'avons aucun reproche à lui
faire: elle n'a trompé personne; elle n'a écouté personne. Elle s'est
laissé adorer : c'est permis à une femme, nous sommes des imbéciles,
voilà tout... Je vois que cette nouvelle le fait du bien à toi ; ton visage
est rayonnant. On dirait que cela le met à ton aise. Dieu soit béni !
— Voilà trois derniers mots bien placés, Lorenzo...
— Je ne l'ai pas dit, je crois, le nom des bienheureux époux !..
— Oh I cela m'est indifférent, Lorenzo !
— C'est juste. Qu'importe le nom ! c'est un époux. La cérémonie dtt
mariage se fera dans un mois, bien loin d'ici, à la ville de ***. Demain,
elle Unit ses représentations, à Dublin, par la iJarne tfw Lac. Il faut te
dire qu'elle a la passion des lacs. L'autre soir, il y a huit jours, nous
avons chanté le finale...
— Assez, assez, Lorenzo ! regarde ton ami et respecte-le. Plus de
langage mondain entre nous... maintenant je ne voudrais lavoir qu'une
fois, prier pour elle et la bénir !
— C'est fort aisé ; elle loge à Greams-Botel, Sackwille-Street, vis-à*'
vis la....
— Lorenzo ! Lorenzo ! je pars, adieu...
— Au nom du ciel, Patrick, ne m'abandonne pas : il m'est impossible
de te suivre en ce moment; mais promets moi de m'atteudre deux heure*
à Kingstovvn.
— Je t'attendrai... mais tu viendras seul...
— Seul !... el nous ne parlerons plus d'elle.
— Plus I plus !.. dit Patrick, qu'une fois.
— Sans adieu... reliens-moi une place au paquebot de Liverpool..,
Patrick, prie Dieu pour moi... Je te dis tranquillemeot que je suis au dé-
sespoir 1
im\e,'i .U eboemsb aO — .^^1 r.'
=;, !i,i/.;-T .,
Dans la sacristie de l'église métropolitaine de *", Patrick exhibait ses
lettres de prêtrise au curé, en répondant par intervalles auxqnesiions qui
lui étaient adressées. Le curé témoignait par ses gestes, ses paroles, son
sourire, qu'il était sa isfait de toutes les explications données, et qu'il ad-
mettait le prêtre étranger au service temporaire de son églite. D'ailleurs,
Patrick était muni d'une lettre épiscopale qui le recommandait spécia»
lemeot à tous les chefs ecclésiastiques de la chrétienté ; c'était coiome
le passeport évangélique délivré à ses missionnaires par le prélat de
Dublin. ,^\i>
Installé, depuis quelques jours, dans l'exercice de ses fonctions. Pa-'
Irick demanda, com.rie une insigne faveur, qu'il lui fût permis de célébrer
la céréiuunic d'un mariage dont les derniers baus veaaieat d'être publiés :
ce qui fut aisément accordé.
A minuit, l'église alluma les flambeaux du maltre-aatel. Le sanctuaire
rayonnait de clarté, mais les nefs restaient dans les ténèbres. Les deux
époux entrèrent, suivis ue leurs familles et de leurs amis , et tout ce monde
s'agenouilla.
Un jeune homme qui ne paraissait pas appartenir à cette société se
glissa dans une des nefs latérales, cl seul, resta debout, appuyé contre on
pi ier. dans un de ces repos qui affectent l'iadiffêrcnce, mais qui, aux yeux
des observateurs clairvoyans, trahissent une terrible agitation.
Un prêtre, revêtu de ses habits sacerdotaux, monta lentement le» de-
grés de l'autel, et pria quelque temps avec ferveur.
Puis il descendit les marches de l'autel et imposa les mains sur les deux
éponx; ces mains ti-einhiaient comme celles d'un ceotenaire agonisant qni
invoque Dieu pour la dernière fois.
Tous les yeuï étaient fixés sur la jeune épouse : elle res5-:'mb!ail au
chérubin prosterné devant l'arche et qui a replié ses ailes dans un Irissoa
de Siiinte terreur.
Lorsqu'elle entendit la voix do prêtre qui lui demandait si elle accep-
tait pour époux...
Sa tête recourbée se releva vivemeat, et jamais ce Tisaijre, qui a tout
exprimé, dans les jeux de la scène, ne fat contracté par une semblable
iO
LE MAGASIN LITTERAIRE.
émotion. La jeune épouse rcprtjaii le prêtre, et elle crut v.iir le, (antômc
pâle de Patrick, forti ûa si^piilcrri pour iaVôifnn'n 'iôriiÎLTO frifs; '' ''''"''
Kn aii'iiio loups, un cri t'IlVayau retentit dam Ij iicftéiiiîiirciiSi'.'Lo-
renzo avait r'roiinu Patrick q Vil avait qiiitlé depuis qii nze idfirsV et il ne
putretcn r une vive exc'anntian i!a surprise, niaîu^ré h saintc'i! dii liôu.
Le ocr de l'iîpone pt5>''a dan; ce cri; les assistans sii retournèrent et ne
Vi'reut plus que des nefs dissertes, ' ■ ""'^ ■ f-'. '"' " •'^'■-'^'" ' f'" ' •; '' ■
"';' •Jly avait dans cette cér monic quelquscUos^Jlc mys'.iîriëut'ët dé fJtal
■^Ùt faisait pr<?ssgÇr un triste avenir. 'ii'-iai,: - 'o, r^r;. r.i ; •::•;
Ouclqui's miniiti's après, Patrick ftait rci;'f(5scTi! cn:'p'T'''re' devant l'ad-
tel ; et m iljré lui, il prêtait l'iiroille au bruit srynrd des voitures qui em-
portaient à la fcie mondaine les (:'po\i\ et leurs amis. ' '
Une main fr.ippa l'épaule Aa prêtre, qui se reiojrnaj'ét'Vit'LoTeaîo
derrière l'ii. ■ ' ' ' ' ■'' -
— Ci-lie fois, re nous quittons plus, dit le ion''e Italien à Pa'rFck.
Le irèire ne réiioiii'it i»as; il se leva péniblement, et miutlià verS la
5acris'ii\ Lorenzo le suivit. .• ' "' '^'' ,':' ' "' '
Lorsque Patrick eutdépisé ses habits, ild'tB'Lorèn'ro on lui nionïi-'ant
une étoile à travers un vitrail. ■ .."i..
— Voilà rétoile îles majjes qili se lève à l'orleflf.
- Panons! du Loreny^,, „ [,,^ ,,^,^ MÊKT.^;(f;r^]^'
VI sb
Eie Capitaine JLassalîcrt.
(Suite cl fin.]
'ù itr.'
vouspar-
— Vous comprenez que ce terme est bien vnp;iie. Est-ro a» montent où
,vous viendriez vous iusialier diez nous 1' Mais alois nne l'ois dc.s:-ai.si vous
ïous mettriez à notre discrétion et rien ne vous garantirait plus rcxécu-
tion des engiigeni' nsque nous aurions jjri; avec vi us. i:»i-ceau cor.iraire
beaucoup p:us tard ; uiais alors vous Kcri' z déjà nanti d'avantases très
réels que vous n'auriez rien fuit encore pour nous. 11 n'y aurait, il faut
eu convenir, aucune équité dans cet ai rangement.
— C'est bien pat ce que j'ai compris aiiisi la tho=o, repartit Cousinot ,
que j'ai avisé à un moyen qui nous permette de traiter donnant donnant .
et je le disais encore Jiùr à M. de Cliabourot, il n'y a vraiment qu'une
^y^aanière convenable d'ai ian^er toui ça. '
^ ^ '— Mais sans doute, uVoitsiPur , cije ne sais vraiment pourquoi votre
(lélicaie.'-se s'ctT.iroui lie à l'idée que nous dt tournions une pOriion quel-
conque de Rûlre imuiCiise suporllu i otir yous ciérr une position de for-
H^ttC qui soit à la fos s. Ion votre mérite et selon vos vœiix.
_ Kous ne nous entendons pas , madaiiic , dit l'aidé-major; vi
, ,jlez,.toiijours argent quand je suis liutté à n'en [las recevoir.
,"■...1 A ce momeniil fut iiueiiompu pari .. viiiv d:- Mme de JaiTVr7', C'est as-
sez l'usage ;'ans inie petite réunion, qu:iii;l (liii'l'jtics-uns'desck membres
s'i.-o'e!.; à une table de jeu, qiic de teups à iM'tc iN d-jimcni s;;'iie dV.xis-
lence etfe rattachent par une parole jeté? bors de leur partie à la vie
générale du saion. ,, . , ,.'', ' ;' > .'''/''.
, — Ma chère madame dé CbalVourbr, fit donc pfaîniPilt'M'mfe dci'Jànvry,
.itpolez- vous bien nie permettre d'interrompre voué grave entretien pour
. Y^us dire que votre clier mari vient d'éti <> fait ca'ilot ?
' •■'_ Cela i!0 m'étonne nullement, repait'ît la baronne, Vpufe jouez bien
mieux que lui.
— Regardez donc aussi,, reprit la tante, en parlant de U. Fren-^usequi
proÈiait dé son miclix dû lète-à-t'éic qui lui avait été ménagé avec Tlié-
rèse; comme nos ^nfaiiî sont Sages, je ci-'y's (['le voil'i une soirée qui'
po rraii Ijien faire murrr tout d'Un coup le m u i;ige de quelques seinnines.
A celte parole, l'aide-iijajur jeia su- le ge:idre futur de iVItne de Clia-
bonrot \in i cgard qui se prolongea long temf s. Puis s'adressant ii son in-
terlocutrice : .
— Vous raTicz Mlld votre fille? (Temandat il. ■
— Oui, monteur, répondit la baronne assez étonnée de celte question,
mais ne voyant au'-iine raison de ne pas y l'épo'n'lre. ' '
C'est ce que je ne savais nullement, Grl'aide-major. ' ,
Comment rauriez-\ous su? demanda Mme rie Chabourbt,; fiiiiis ne
vous connaissions pas li'er et nous avons aujourd'liui rbonnèur dé v^us
recevoir pour la pre -lière fois, ' ' ' '" '"''^" '
— Je vous demande pardon, j'aurais dft le savoir, ptirre que depiiis une'
quinzaine que je songeais it entrer en rapport uvec vous j'avais pris:ur
votre inlérieur quelques légèi-es informations. ' ;
— AU ! lit Mme de Cliabuuroi d un accent prest^Oe à'i'quéur.
— Oui, répondit l'aide-major nalun llemeiit ; avant de me lancer, j'a-
vais désiré connaître le terrain ; mais j'avoue qu'on ne m'a tien dit de ce
. ( tlétail-li», qui est cependant de conséquence.
-.'— En quoi de tooséquence, monsieur? demanda sèchement Mme de
Chabourot. , t
— En ce qu'il ne cadr« pas lrè?,to aveq d autres idées.
Mme de Cbabourot «e compreiialt pis ; il était impossib'e qu'elle com-
prit la monslruiUîC pensée qui à toute force ; ouvait être cachée sous
cette coufidencc; néanmgins un^uiiiact d'épouvante précipita ta parole
et la fil sortir pour" un râoment de l'impénétr'aBIè ri5servéTiùr," dans les
1 rfiicnntres difficiles, 'faisaiti.iautlônd dcrsoj» liabileiéi^- U'autresiidi^?
réi)éia-!-elle en regardant l'aide-mijor d'un air d'indicible flerié, ■ v .-p
L'ollicier do santé. baiisaile9,}ieuji,sous ce regard dansleq'iel paraissait
se relléter tout l'orguei!iieila.géndal.î.'!edrsChabouro ; toutefois, reifce-
nani presque ter.: es pour, tenues une p'ara,sequi avait li.;uré déjàriansisa
conversation ave" lï b.uon, et qui, p.ir conséquent, pouait passer pour
avoir 'té p.-é'ii 'diiée ctreceier une pensée dj quelque poitée :
— Dans l'all'aire qui nous occupe ici, inad mie. qu'est-ce que je suispu
juste? dit-il, l'héritier pravidenliel de Giiaries Villeneuve, ce jeuiu' homme
qae vous aviez admis (Inns votre maison en qu.dué de scréiaire de M. de .
r'i:ibourot;— miîis II ajouti (vuri^iiie biea import^n'e), — et au(| lel vqus )
vous étiez engagée en réparation du mal qiiu vous lui aviez fait, à donner
en m.n;age m. demoiselle votre tille. ,,
Ici Goii inoi s ai i'o(.i : et il deinoora éviWnt que malgré so?! aplomb or-
dinaire et Tuv.ontago de ta nicnarante posiiioLi, il éprouvait quelque, Tiçfii-
tati nù s'e:ip:iini<u-.c6i*f)'.<;temeiit, • • i i.ii u ; ii ■■:.:,,r,i
Quant à Mme, de f.haiMurot, «lie était bien trop habili} pour, L'aider
''d'une seule pitrole qui éijt pi lui servir a élucider sa néi)ukiiie. pruaée.
'• — Gontinof/,, moBsieiir; lit elleiau cq irnire, en le pncawin, ipwr, ac-
croi-lre son embarras, et aam parcaqu'ollftavait une horrible iiUi.'*iUoMce
de \oir jour dans .son doute. >. r ,'i : !!...i ■.. : ■,...,,,,';
i if !•_- Comtueje v«Hs le disais tout à Theure, ropiit Cousinot, ayant l'air
i'ftèfiiussfr GOiiipaîinio ii4'idéo qu'il venait d'expiimer, mais Koiitiauant
néanmoins de l.i suivre ssusubc autre tbrme : u i niujin qui tious t>iiv-
' invite de traitpr, donnant do»8aj)t,'V0iiircc:que nous devons cherchci^
"i-^Oui, tit Hltn(*de (yjsllottïot, d'un air dciproriitide iiowie. . [. p.'o.i
'>ivMLi£M iHeo! m'étais 'jetJiUfc, j<ïi'iue. suppose > reçu dans la rawsort.iÇlja-
bonrot; je vis avec eus^eii>iii!nilift;ij'r.i,occa8!on de vfliiîtous les j«(«rs
Mlle Tliérè.se; elîen'a paststeiiréju:?*!» njfislflcraiiquis,. puitqj>'*)ie «/avait
pasdédnigné^t's^oundiw à'jChar.'ea »Vfii«oauvei siir ic(i|«j€l |tjj duuj^ns
ravan;a;4e d'flvoir »».pènei.o)iili:iîQiJ .^li^sdit si,'avieie^lM| t£8fi)*,'dc$À0Jiis,
la cou: aissanc."! d'iMi immense' serBitCttiPt'ndu à sa fnnstUer;.oflifte,rlji déci-
derait lïas à- me recoimafti'eipoai'Jégatsiria uiiiv*rstl et aiâoifi.T-isuj: tous
les points, de celui (|ue je-repi'éseutcioiuiiî .. (.,>,, bi'i.jj,) nu/ i/.iils-jl
L'^wcn était fait, et ,<ansparler'dL",'ceiqiii'il levait «HéBOHWntoblfrennbii-
mêiite, il' était entouré des circoustaoces ics plus.pïoprfls à le reodr<j,un
objet de terKettr; IliTestaitiévtilen», en cfi"el,.q«ViCe.n'étiit qu'après une
préméditation profonde, sans se presser,», apièn^voitr. pris un mois,a(>p.ro-
chant pour arran" >i' sod projpt qua cet- hoawie. venait enlin le pro'luire.
Et sou-! quelle forme procédait-il? D'une allure .ose-urée et cau'eJeiuse,
parlant si l'on veut 'en iermesp?u relevés, mais, disant cepend^jut avec
une certaine adresse ju.'.te les choses qu'il Toulait dij-e^ayaiil.soin .lors-
qu'il montrait nne'tasigiw .répugnance. à: sefaU-e.payei: soa.sik'iice en
argent, lorsqu'il prétendait avoir pris la prem'ère inspiration,de..sa pens'e
dans'Itidé'voluliOiVprs^identiis'ile du, secret qui f.iisaicsoiifefce, de garder
à sm» càractèW tout» In riigwiéicornpatible av(M:;rac(io»,qu;ji.eoinnieilait.
Minede Ch*b'ouro!i quiseioorni&k.'aii.eaenncef>lions.|)i;oifi(>ades eviêné-
breiise.s, 'nelé méprisa: pl'is'â'ce coup4<'4";na (|it.p)«s.qjiftie'ét;»ii,ui>,çhé-
lif ooileiBi;''fil8 (d'un ^ÙV marchaiiA <l'An!i;'ibnv.)l)eA.«a»f rma<ii,.etiriiU'il
n'aurait pas la . fore* dut: eeiidre.''irint< jutsfiiiienxo£lle crjit e'apere^iyo'r
qu'un adversaire de la plus dangercu-e epè!:o.(ua;boiBmoi.<Jé<.iijléàipraii-
quf'r l'extorsion sur la plus ni;,i!Hle_^échelle, veiiait l'assailbr et qu'il ne se-
rait sous aucun rappo't facile de se (nVsdrfer avec lui.
Il n'y avait guère à opérer que l'ob^t cie pr 'e\istt<nt d'un autre intiriage
ea voie de fd faire ffit ferffîis>nt pour t\^.'i ici- éclt femgeipf)껫««ilaiâ h ic-
lioncer à sa poiv^n 'e. T)'Jtcfo-s, cet atgumertPétÈlnS:Te;piemie«vqu\ere
IrnuVni^bUs sa di lu, ■i.iû led'sirdre bût e'ic fut jéU'B^pariceite eifrayante
révélaiioti, Mme de Chabourot s'en servit et ctllcttUPà (î«usi»ot : .nufi
'-ii'Vtolis \'b\è'z,'i\ioiisienr,-quc(eiAari.>gede-ma.<ille est déclaré et pu-
l)ii";M. dé Fiéfieué'e-it'd'aillen'rsirà parti exce'leiU'Oiaji(}0<d(jl'y.tiuj'dit
de la crcaiiié à vouloir qu'eile renonÇâti . ^ ' ' li'i-p <ii;<"L ■'.-.l'.tp
— El moi auSsi, an iiloyeii deli dotqite j'appqrretbttçaeijjjidéKvrcrais
le jour du mariii;;e, je ne suis pas .(in rariiirop mauviviéi Jp ji.uo.r,;
— Soit, reprit la hrroiine; maisqoan 1 une plafC'e8t)pi*eajil..Ji:iiil3
— Promise, vous voidei dire, inierroinpit l'aide-major, et je suis juste-
ment ici une preuve f^ueles promesses ne se tiennent pas toujours.
— Enlin, monsieur, dit la p.iuvre mère, tâch.uit de se conteoii!, ;ïous
n'exigerez pa^ fans doute que nous rompions un piojei aussi avancé (jue
poJsib'c, et Où e't intéressé le bonheur d'une pauvre enlani qui ne vous
a jamais fa't de mal, et qui est bien inaoeunte de Himprudence que j'ai
pu commettre ?'""! '' '■''' ■ ■ • ' •• ' ' ■■'■ .!...' .j;
— Son bonheuci^Vest ce qnr ne in'eîl pas prouv^^eilei e» jaimttit un
aure, et il n'y a pas déjà si long-temps qu'il est mort pour qu'ollo. l'ait
oublié; reg.>rdez donc si elle a l'air aécouter ce monsieur de Fienou.-e
a^ec tant de plaisir! ,, i..iî, j.ijn -r- :■
La remarque était vraie, et Thérèse he priitaiU qu'une^attanJion ass z
raide aux empressemens de son futur, Mme de Chabomot fui outrée >'c
se /oir ainsi chassée de retranchement en retranchement, aussi ne fût-elle
pas maîtresse de ret'nir une réponse peine d'amertume.
— Vous pensez apparemment, dit-elle à l'ollicier de santé , qu'elle ïous
écouterait plus volontiers !
Coiisimit était puissamment armé , il sentait sa force , il ne s'émut donc
pas de l'insultante comparaison qui était impliquée dans cette pLrase ci se
■' " - '"-^-A' ^- ■ ' ':-.- . . . i;9'ç.'ij-; ■
LE WAGASlîi LIT TillULRîL
11
contrnta de riSpomlre : Au moins , je demande que la question soit mise
au concours. '
^-Mnis, monsieur, il n'y a pas île question. Tnut est ri^solii de uii
long temp^; ce mariage est s-ur le po'nt de se lidrc, il ne dépend pas
inôiue de nous à présent qu'il ne se fasse point.
— Vous pouvez bien toujours le retarder. Je ne vous demande pas
ati're chose, que diable, ajouta-t-il en laissant é' happer ses laeons imu
pères, qu'il >'é'ait donné jusque-là le soin ilii couienii' , l.i ci!iiiurre:Ke
n'fst pas défendue. Laisseï-moi, comme je l'ai toujours de.iîaiidé , venir
prendre iii la pia-e quocaipait Charles Villeneuve, ccite pla!:e nie sera
peut-cire iionne ; si je parviens à obtenir le coiisoi.tomcnt de Mlle Thé-
rèse, eh bi'Mi, vous me 1 1 dunnerej ; si au conirairn je peids mon temps
auiirès d'elle, nous verrons à nous rrrangcr autiemiii.
Le pln> grand malheur que pouvait entrevoir iîuie de Cba'ionrot c'(^tait
préciféaicni que, d'une façon ou d'une autre, Thérô-e fût eni-aînée à ae-
ceplei- ludieux époux i|ui's'oflr;iit à elle. C'était bien mnjn>; le bonheur
(le sa lille qui l'occuiiaitque la cruelle épreuve ii laquelle 'a vanité au-
rait été espnsée; aussi ne se rendit-elle pas à l'oUrc de cette sorte de tran-
saction. L'iin de \i, pous-ce à bout cl ayant honte de l'ait tude qu'elle
avait gardée jusque-là dans cet enlr -tien , elle se décitia à reprendre
l'otiensive, et dit à l'aide-major avec vivacité.
— Il ne faut pas croire, monsieur, que vous obtiendrez tout de nous
en nous posant le pisiolet sur la gorge; il y a à coi'pter a is i avec votre
position, qui ne laisse pas d'avoir ses embarras; vous ne voulez pas nous
perdre en pure perle, car ce n'est poim là votre i ilérèt : quand vous
lious aurez dénoncés au procureur du roi, il' ne vous fera pas une pen-
sion , lui , et c'est un assez sol plaisir que celai qne vou? vous donneriez
de nous faire beaucoup de mal sans en tirer aucun b'tiiélioe. D'ailleurs ,
voos nous parlez de papiers qni sont en votre iosstssion, et qu' \ous
n'avez pas peut-être ; dans tous les ras, les faits ne se sont point passés
ainsi que les a présentés Leduc, et nous nous dé l'eiKlrons, ajouta-t-elle en
'se levant comme pour rompre l'entreii;'». :'.it i- 'ii . ,, .
''■' -^ Les papiers, je les ai, répiudit CuusinotquiWantîf^H siège , et vous
les ferai voir quand vous voudnz; les faits se son p ssés connie je les
sais et une lettre ds vous le prouve; quant à n>on silence, basé sur mon
îriti'rêt, ne vous y flez pas, je suis eiiti'té, je vo^is en ;iiévions, et je
n'aime pas qu'on prenne avec moi des airs méprUan-. J'ai Is-t unft
■grande sottise, ajouia-t-il, se parlant hi entant ii lui même qa'à la baron-
ïie, de ne pasdonner ma démission pour pouvoir suivre ciiie alfa re sans
être dérangé; mais quinze jours sont bientôt pissés et je vous engage, si
vous aviez h prendi'e avant ce temps une déiermiiiatio.i, à envoyer M. de
Chabourot en causer avec moi.
Au ) laiîir, madame, lit-il en même temps, se mettant en devoir de quit-
ter le salon. .
' ' Arriva à la porte, il fit exactement la même maiiœuvre.qu'nn amant qui
'Sbn fiitieux de chez une malresse- aiorée, il se ru'oitrna et paridssnnt
rroire qu'on le rappelait , s'aircia un moment ; mais Mme lîc Chabou-
rot rie le niivait m.nne pas des yeux, et clic réiiondit à M. de Freiicnse
■qui aussiiOt qu'elle l'avait vu libre lui avait adressé la parole; le leiTibIc
préendaiil omiit donc la pofle et ki fcirina sur. loiiuat peu itius rjufjfta^ent
"peut-être que de raisci. i- jo-» ■' ■iiy'."^jiub ?;;i'( . ; ■'- ■t;-;,-'o''();' m.'.r'
CUAl'ITRE XlX.
.Ce monsieur, avait dit M. de Preneuse, en voyant la sortie animée de
Cousinot, ne me pm ait pas très charmé du succès de sa conférence,
• — C'est qu'en cfTet , avait répondu Mme de Ghabjurot, ijous ne nous
sommes pas tiop entendu'. ; -
-iifi 1 — Eh bien ! dit alors Mine de Janvry, tout en continuant déjouer, il a
ji<,ie temps de passer sa mauvaise liutnei.r cl de se remettre pendant les
•quinze jours qu'il va girder sa chand>re.
■*'■■■— Gomment I les quinze jours qu'il va garder sa chambre, demanda ??)
baronne qui déjà avait remarqué la mention de quelque chose d'appro-
chant dans les dernières paro es (|ue li.i audt jriées l'nlli ier de santé.
i- — Oui, il nous contait tout h l'heure, dit Mme de Janvry, que son co-
lonel l'avait mis tantôt aux arrêts pour uje quinzaine. C'est i;u'il ue plai-
sante pas, le colonel Brisqnet!
— Le sot! p?n>a Mme de Chabourot, il a conté cela. C'est un coup de
proviileiicc que celte confidence qu'on pourrait croire d'iMi ,«i médiocre
intéiét. Monsieur de Chabourot , dit-i'lle ensuite, vou< qui savez vore
code comaie uti avo 'at, comliien de temps faut il pour la publicaiiou îles
bans d'Uu mariage. Cet iiomtne , qui sort d'ici , me souicuail qu'il fallait
trois semaine'-'.
— Du tout, il faut huit jours, repartit le baron, la publi< aliou doit être
faite deux dimanches de i-uite.
— Et aussi;ôt anrés on p.'ui se marier?
• — Non pas vraiment, dit M. de Clialoourot , il faut encore deu.x jours
de délai, non com.; lis celui de la dor. ière publicition.
— Mais savez-vous, se prit à dire Mme de Janvry, que cette législation
est une horreur; il n'y a plus de pii-^e possible avec ces entraves mises
il la liberté des mariages. C''S délieieuses unions se;rèies sur lesquelles
«ni tant vécu les romans et les drames, il faut maintenant les ravcr de nos
tablettes; les bonnes scènes diî comédie où l'on i.iit ^k'^,»^ r .sans qu'il .s'en
doute, à uu piie oui» uu tuteur, un bon contrat qui les engage a donner
leur liHe on pupille, quoiqu'ils en aient, « Fa/ère; tout cela est impioya-
iile;-!( fi! pss-é Ce mteur.s ; Lu^si. est-ce que l'on^rit ai'jourd'i ui?
— 11 est vrai, ditalois ÎJ. ( e F. eneuse, que nous avons aujourd'hui une
scciélé bien en ordre, et qui ressemble un peu aux grandes allées droites
de nos anciens jardins français; mais le draine, quoiqu'il ait perdu bien
de fci comuioîlités, n'en est pas pour cela plus malade; étant plus sur-
veillé par la loi, il s'est fait pi ts sournois et plus souterrain ; au lieu de
courir a ia siii f: ce. il chemine silencieusement dans la région p'u; intime
de la vie. Je suis sûr, si on allait au fond (\ai secrets de bien des familles,
qi'on l'y trouverait S! len'.ilenient installé. i '
Celle allusion si cruelle, involoniaiiement faite à sa situ^tioù person-
nelle, ne fut qu'une raison de plus pour Mme de Chabourot de se dérider
à tout eiitrei'ren'ire en viie de procurer l'établssenient de sa fdle a^ant
qu'une dangereuse lumière ne vînt briller au m lieu des ténèlires d'un la-
meiitalile pa-sé. Aussi, le pi luet de Mme de Janvry terminé, et l'un té
éti:nl renriue à Ja réenion nue nous avons" vue tout à l'heunî frartionnéc
aveci'.ne régularité si sinjunére, Maie ee Chabou.o: prit la parole, ci,
œarrliant près ,«(; brutidenient à son but :
— Thérèse, du elle à sa fille, peut-on vous montrer quelque cnriosiié
de l'état de voire arae?
A celle iiiteirogation si alirupte et tellement faite à bout portant, «ne
vive rougeur rolora le visage de Mie de Cbabourut, et M. de Preneuse,
quoique jusqu'à un certain point la question lût dais ses intérêts, eut
mal à ce jiauvre coeur si étrangement interpellé. Il n'en fat pas de même
de Mme de Janvry j ti'ouvautle coup bien porté, elle dit, comme l'Intimé
ûvs- lUaUleurs : -i-.,;--ir^-, ;•!'!«-» j^Ji .
Parbleu I je vais me mettre aussi de la partie.
— Oui, lui dit-elle : là, Thérèse, où en sommes-nous de !a fin? quand
vcu'ez-vous ,'ortirdu lemps pour entrer dans l'éternité ?
— Voire métaphore, empruntée à la langue des prédicateurs, n'est pas
très heureuse, ma tante, s'empressa de répondre pour la jeune fiHe M.
de Preneuse, car c'e^t là parler d'une résolution qui déjà peut être effraie
maieii'o selle, par le côté qui don; e le plus à penser.
— Il e-t sûr, (iit alors M. de Chabourot, saîuel sa posi'ion de ménage
médioerenient heareiise devait naturel etn Mit inspirer cette rélle.xio'), que
le mai iage e.st un traité auquel oa doit bien regarder av?ntde le conclure,
car on n'a pas, comme pdiir tes conveniions diplomatiques, la faci-
liié de le roiiipre quand il vou> gi^nepar trop. ■-*'>. ii:i .-tp
— Voulez-vous conseiller à Thérèse de rester C le et de ne' pas épboser
raonsicu!- '^ demanda avec bumeui' Mme de Cb'-lYOlr o\ faisant a:n<i payer
cher à soi mari sa so't-; remarque , en trariiiis-a-.t en une impolitesse à
l'adre-se de 51. de Fi eneuse fa générrliié qu'il a^ait dilP. ■ ■ -tt
— J'ai si \)iu ia ridicule idée que vous tnoprt tezià, répondit le ^a^On,
que je nie joins à vouj pour demander à ThérPsc quand est-ce qte nous
en finissbus'? ,' ' , ' ' ' ' ^
La ; auyre jcnninl, comme b;) voit, faisait les ftii's do mauvais pas où
.s'était i'.iis soii pèie , et pour nou"; .servir d'utië corà.araison qui n'aurait
certes p.is d.p u à cclui-ei , elle était traitée comme ces petils souterains
qui, placés entre lî camp de deux p;itenials , voient ordioairemeut se
cimriure l'arrangement à leuis dépens.
Ainsi, pre.ssée de toute t)ait, Mllede Chabnurot ne vit de rceeure que
dans la géïK'ro.-iiéde il. deFrenouscct dit, d*uiia-T à lafoistlerecoiinais-
saiii'e pour lui et de rc; rorlie pour Ses persi'Citenrs : l.a seule personne
qui ait intérêt à ne point admettre ût délais'est justement celie qui mOB-
lie I-' plus de patience.
— .M. de Frencu-e , dit Mme de Chabi u-oi, fait son rOIe d'homme
désireux de vous plaite en se ré-iguant à onircr dans vos peti's caprices
au point n:ém.! de s"y sat rilie!-; mais pour nous, spectateurs d<^sii»h»ressés,
connue v.itis le leiiiarquiz fort bien, di; ce sar^ifice, c'est jeseiiM'Bl un
motif de plus de lo p en 're en compassion et de faire nos effjris pour
qu'il ne soit pas jioiié au-d" li de ceriaities lii^iifo.»!.
— S '.lis dont.'. sa-'S doute, fit g.aîuii'iit MiiiP tle Janvry, il faut mettre
celte mécbanic petite lille à la raison, et 1 en!p,;cher do lyranoiser les
tons. -. • . ;'
— Ma tante ! fit M. dé Preneuse, kjnî tt-ntivait quVm le servait trop.
— A toute ( spère d'exig' nce, i éprit Mme de «hibourot, il faut «ne
raison, et, sol dit en passant, ajouaielle rimr.ie p.ir reilexion, il v^t
peut être géiiéicu\i d'appt-îer eyglf nce la biiii Tiainreile iusistaace q^w
nous metiens à ce qu'une chose qui c;t fa'ti' se r;.s<e.
— Kxigeaiis. rcpi i .M^iie de Janvry, noas ne le fommcs pas ; nous «cal-
mes curietix d'en dinoùment. Voilà tiiut. '
— Je disais t'onr, mainienaiit mon mol. reprit la baronne. qnV» toute
cxig.-n:e il falia.Uine raison rai-io.inaMe; or. ma raison de rti'sin'r q ae
ce mai iago décidé ne se traine p.is plus l.f çr-temp*, c'est la roiner>a;ioj
que j'ai (ue tout ;i l'heure avec la pri-sonne (pii quitte le salv>o.
— Comn nt cela? lit M. <le Chabourot inquiet et étonné.
— Comme il eslparraiteiuent vrai de dire qu'il n'est tel que iT^toir
sa fille pourvue pour tionvor di'S m.irieurs; ce monsieur voulait absolu-
ment me donner uu mari pour 1 liéièse.
— Uni, cette espèce? lit M:no de J.ievry tout' courrOBcée,
— Oui, reprit labironn', ilhtî-tpeuNétri^paspos-^-fomp'i'tement bien
pour une négoriation paiei'ile; ce,io .dant, à rnisun de certaints circons-
tances, il pouvait mieux qu'un autre me prcsji'mir à ce sujet.
ii
LE MAGASIN LlTTKRAffiE.
— £nGii, dit M. de Cbabouroi, que lu tournure de la narration de sa
femme iniriguait au p'us haut degré.
— Eh bien ! iiaturellemeiit je lui ai dit qu'il venait trop tard ; mais j'aa-
rais été dispensée d'avoir à faire ce refus, qu'il m'éiait désobligeant d'a-
dresser à la personne qui l'envoyait, si nous nous fussions trouvés dans le
vrai de notre situation, et que le mariage de ma (ille eût été dès à préfent
une cbo$e assez faite pour que l'opinion publique l'eût appris it ce tardif
prétendaut.
Nos lecteurs, qui savent que Mme de Cbabourot mentait, et, par pa-
renthèse, il faut remarquer la méthode de mentir, qui est à l'usige d'un
assez grajid nombre de gens, lesquels, autant qu'il est en eux, constituent
toujours leurs mensonges d'un fond de vérité; nos lecteurs, disons-nous,
ne seront peut-être pas très convaincus de l'excellence du moiif que met-
tait ici en avant la baronne pour précipiter le mariage de sa lil'e avec M.
de Freneuse. 11 en fut autrement de Mme de Janvry, qui s'en déclara
fra ppée pUis qu'elle ne saurail dire, et qui ajouta qu'elle voyait à un plus
long délai un 7mttion d'autres inconvéniens.
En y regardant de près, ïbérèse n'avait à sa résistance qu'un vague in-
térêt de tiddiié pour un souvenir ; elle dut donc te décider à faire en ce
moment ce que deux jours avant elle avait fait lorsqu'elle avait accepté la
recherche de M. de Freneuse. Cessant du lutter contre tant de vo ontés
qui la circonvenaient, elle donna son conseutemeot à uue con-lusion
aussi prochaine qu'on la jugerait convenable et mit même à sa rebignation
assez de bonne grâce pour que M. de Freneuse fût dispensé d'en décli-
ner le béuéiice; il dtmeura alors convenu entre celui-ci et M. de Cba-
bourot, que chacun de leur cOié ils travailleraient dans le sens d'un dé-
Doùmeot immé iai et se mettraient en mesure d'accomplir toutes les for-
malités nécessaires à la célébration du mariage dans le plus bref 4élsi«^i:
-iuu
CHAPITRE XX.
Après le départ de Mme de Janvry et de son neveui Thérèse s étant re
tirée dans sa chambre, M. de Chabouroi, resté seul avec sa femme, s'em-
pressa de lui demander ce que signitiait cette demande, dont Cousinot
8'était lait l'organe. La baionne raconta aor.i les préieniions de l'aide-
major, dont son mari ne se montra pas indigtié au point qu'elle aurait
supposé. Enefii't. quel jue t'Iste que fût cette péripétie, elld venait à l'ap-
pui de toute la prévoyance qu'il a^ait toujours montrée touchant les ré-
sultats possibles de cette triste affaire, et l'espèce de satisfa< tlon d'amour-
propre que Ton éprouve toujours à flaire preiiye,jl'une fine prévision et
d'un bon jugement, lui iilafor^it'iln' p^li ^a yidjfcnce du coup qui lui était
porté. '"^" '' .'' ' ''; '". ', ':'
Revenant, suivant son attraction ordinaire, à ressasser le passé : —
Voilà, dit-il, vous n'avez pas voulu tenir votre enj^agement, vous avez
refusé pour gendre on jeune homme bien élevé, qui était presque de no-
tre sang, que Thérèse acceptait iivec bonheur, et qui, entrant dans notre
famille, fermait un abîme toujours ouvert à nos côtés ; maintenant, à sa
place, c'est un soudard, un grossier et brutal personnage qui vient nous
faire violence, auquel nous serons peut-être obliges de sacrifier noire
pauvre enfant; car plus va cette affreuse intrigue, plus elle se com-
plique. ,„ ;":,_
Mme de Cbabourot interrompit ses doléatiriçs çd lui reprochant d'avoir
seulement une lointaine pensée que les prétentions de l'aioe-major pus-
sent être admises. Notre étoile, ajouta-t-elle, qui ne nous a, certes, poiut
abandonnés, a permis qti'un répit de quelques jours dût nous être accor-
dé par ce misérable. Vous avez pu voir que mon intention est d'en profi-
ler ; la première fo's que nous le reverrons il trouvera un obstacle invin-
cible placé en travers de ses inconcevables idées; alors il faudra bien
qu'il se restreigne à traiter avec nous sur un pied supportable.
— Et s'il ne voulait pas se restreindre, fit^M. de Cbabourot ; si, dans sa
colère de voir ses projets déjoués, il allait user des titres qu'il a entre les
mains?
— « Eh bien ! dit la baronne, alors comme alors, et noire fdle sera
"Sauvée. Croyez-vous donc d'ailleurs que besogneux comme il est , it
» veuille faire tourner à la simple satisfaction de nous commettre avec la
«justice, la bonne et solide occasion qu'il a entre les mains? Il menacera
• sans doute et fera beaucoup de bruit ; mais, en fin de cause, se résignera à
» tirer de nous quelque beau lopin sur le chiffre duquel il y aura encore à
«discuter. Mais il n'y a pas un moment à perdre, ajouta la confiante dame, il
«faut que dans deux jours les publications commencent, et qu'aussitôt
«les délais indispensables écoulés, le mariage soit célébré; Mme de
• Janvry nous seconde d'ailleurs à merveille dans le besoin de célérité qui
*se fait ici sentir, et nous n'avons pas à craindre d'elle ce que nous pour-
« rions redouter de tout autre , à savoir que la rapidité de notre marche
«vers le dénoùment lui donne non plus qu'à M. de Freneuse, qui heureu-
• sement est très amoureux, quelque fâcheux soupçon. Je ne vois à mon
• plan, qui est assez effronté, comme dit la comtesse Almaviva , qu'une
»sei;le et unique difficulté, c'est que tout encagé que sera notre tigre, il
»ne soit avisé de nos projets; dans celte donnée, assurément il passerait
»par dessus les inconvéniens d'une rupture de sou ban pour venir nous
«disputer sa proie ; mais il y a une manière de prévenir cet embarras, il
» faut avoir l'air de négocier avec lui et ne pas rejeter d'une façon abso-
■ lue ses propositions ; vous irez te voir; tout en paraissant ne pas vouloir
•céder, vous lui laisserez néanmoins entrevoir la possibilité de notre tar*
»dive résignation. Nous aurons soin d'ailleurs, quoique j'en aie dit toutli
«l'heure de la nécessité de faire éclat du mariage arrêté avec M. de Fre-
«nciise, qu'il en soit fait le plus petit bruit possible , et dans tous les câ$
«ce bruit se ferait dans un monde dont le retentissement ne va pas jusqu'à
«lui. Oh ! niousiear notre gendre, finit par dire en s'animant sous sa propre
«patole l'espèce de Frouiin femelle qui organisait si habilement sa dé-
«fense, nous vous ferons voir si nous sommes gens de .'i peu de ré^is-
» tance et si on nous prend d'assaut avec un rouleau de papier! i> ,,j
M. de Cbabourot était loin sans doute de partager cet enthousiasme,
néanmoins il ne put nier que ce plan n'eût des chances de succès; Û
était également assez disposé à croire que le mariage manqué , leur ter?
rible adversaire se tournerait vers une consolation plus utile à lui-même
que celle d'une dénonciati 'n ; il protnit donc à sa femme de l'aider, taiit
par son activité à avancer le moment de conclure avec M. de Freneus^,
que par sa prestesse à faire prendre le change à l'aide-major, et 5 i'aitia-
ser par d'habiles délais. Dans le fait , ce dernier soin rentrait tout à l'ait
dans ses goûts et dans ses études. C'était, ou nous ne nous y connaissons
pas, deladiplomatieiui -sufu'ji m < 'i.on -i.-ui .;. ■■. .,-• ■'*'•;-"';;'■■;
*^ t' aniM .s'i'iofâl; JD Dk'ieniZ opsaïc ,«i6ni ;9è»m£
On petit voir, par Ta grande besogne quel'bn s'occapaTt (le taîlfler à no-
tre ollicier de santé, le danger, pour un homme qui poursuit un projet de
quelque importance, de ne point tenir sa langue et de jeter imprudem-
luent ses paroles. Pour avoir légèrement conté qu'il avait pris querella
avec son colonel et qu'une suspension de sa liberté individuelle s'en était
suivie , voilà ce prétendant exposé à être éconduit de la plus piètre ma-
nière , et à voir un plan dressé avec une apparence de profondeur fo^t
subtilement déjoué. A ce compte, Cousinot n'était donc pas ce rude joij-i
teur qu'on a pu s'imaginer ért voyant l'opinion qu'avait d'abord prise de
lui une connaisseuse, Mme de Cbabourot? — Quelques explications pour
répondre à ce doute.
Comme presque tous les hommes; car ce n'est que dans les intlodra-
mes que se rencontrent ces personnages tout d'une pièce, suant pur tous
les pores lé criuie à larges gouttes , et ne s'arrétani jamais qu'ils n'a ent
atteint les dernières limites de la scélératesse , Cousii'Ot , dans son eire
moral , avait beaucoup dé relatif. Constitué d'un fond passablemi'nt vi-
cieux, son caractère, qu'on nous pa^se cette ejpression , se pana( hait lif,,„
quelques bonnis tendances. Par exemple , la sublimité de sa délicuicsijt,,,
n'allait pas jusqu'à comprendre que ce rôle de s'introduire dans une fa-'
mille , armé d'un secret, et d'y faire violemment la loi , n'é ait pas le fait
d'un honnête homme qui ne veut par aucun côté s'assimiler aux ravis-
seurs même les plus véniels du bien d'autrui ; mais sa répugnance à voir
sa discrétion escomptée en argent était rependant réelle et positive, elle
résultait en sa persoiine d'un certain sentiment d'honneur militaire, d'une
sorte de probité à lui, qui était assez dans l'usage de couper le mal efl
deux, et de n'en prendre que la moitié. C'est ainsi encore; qu'il parlai^,
sérieusement lorsqu'il annonçait vouloir être mis en position de faire sa '
f our à Mlle de Cbabourot, et obtenir son assentiment avant de dérober sa
main. Sa vie du reste tout entièfe, depuis que nous avons fait connaissan-
ce avec lui, s'est montrée constammeut empreinte de cet esprit de trans-
action dans l'oubli du bien.
Avec Mme Bouvard il se serait certes refusé à un de ces ig^nobles com-
merces où la prostitution change de sexe ; ma's Une se faisait point faute,
sous forme d'emprunt à terme illimité, de s'aider des ressources de la
complaisante dame. Le dépôt de Leduc pratiqué entré ses mains, il s é-
tait d'abord occupé religieusement d'exécuter le ûi'andat qu'il avait accep-
té ; mats la mort s'élant entremise dans l'affaire, et ayant empêché qu'il
pût l'accomplir, il n'avait vu aucun inconvénient à violer un secret qui n'é^^jj
tait point à son adresse et à faire de cette découverte un usage coupable^''
auquel il se figurait apporter une sorte de modération et de tempérament.
En un mot, pour résumer ce caractère qui est infiniment plus commun
qu'on ne se l'imagine, étant vrai qu'il y a une grande et une j^etite mora^ "
le, puisqu'on a dit que la petite tuait la grande, Cousinot pratiquait celte >,
du petit format, celle qni tient facilement dans la pvche et qu'on y fait,t„
rentrer le cas échéao t. ,''j'.
Ainsi posé, sans méchanceté déterminée et absolue, homme plutôt à.'aç-'^^
casion dans la pratique du mal que d'une conception froide et primesau-, .
tière, tout habile et dangereux qu'il fût, il n'atteignait certes pas à la bau- ''
teur ie sa noble adversaire, et malgré tous les avantages que le hasard
lui avait donnés sur Mme de Cbabourot, il avait besoin de bien se tenir s'il
ne voulait se voir honteusement éconduit. "
Une fois confiné dans sa chambre où il avait tout le loisir de réfiéchifn
il ne tarda pas à s'apercevoir de la faute qu'il avait faite en donnant X ,
connaître que tous ses mouvemens et démarches allaient être paralyses
quinze jours durant. Ne sachant pas au juste où en étaient les choses
avec M. de Freneuse, il eut assez l'instinct de re qui se tramait contre
lui et ne se dissimula point que pendant le temps de sa retraite forcée
on pourrait lort bien se hâter de terminer à rencontre de Ses préten- ,
«ions. ;,";'^
Ce n'est pas cependant qu'il ne trouvât quelques raisons de se rassii-j^^,
rer dans la considération de la terreur salutaire ; que semblait devoir ex-
citer le sentiment du secret menaçant dont il, était détenteur, mais toul '
bien calculé, il ne fallait pas s'y liet- ; Mme de CUabsurot avait paru prêle
LE MAGASIN LITTÈRAIHE.' aa
iS
ji faire une plus Oère résistance que sa mauvaise position ne semblait le
tompartcr ; elle avait d'ailleurs émis siiirexisience des litres compro-
mettans qu'il avait annoncé avoir dans les mains, un doute assez cavalier,
qui amène' ail cette femme, dont Leduc avait précéilemment expérimenté
rentétemcnt et l'allure délibérée, à ne pas faire sullisamment état de ces
armes respcciab!cs. Bref, pour un bumu\e qui ne voulait pas cire pris au
dépourvu, il y availé\idcmnient quelques précautions à prendre; dans ces
circonstances,, deux mesures de quelque iraporlancc furent résolues par
l'aille major crt vue de parer aux périls de la .situation.
Depuis le moment où il avait romn^cncé à s'o. cupcr rie sa grave entre-
prise, Cousinot avait fort négligé Mme Bouvard ; il lui était en ellét fa-
cile de comprendre que celte liaisou dont il se trouverait bienlôt en po-
sition de dédaigner le côté utile, pourrait créer d'assez cmliarrassans
obàtacles à ses projets, il avait donc pensé à s'y prendre de longue main
pour en amener h terme, et, afin d'éviter l'éclat d'une rupture qui, vu le
caractère profondément pa;sion"é de la digne bôies-c, ne pouvait man-
quer d'être animée et bruyante, il avait doucement es.'.ayé de laisser mou-
rir d'inanition un sentiment dont il lui semblaii que l'heure faiale était
arrivée; mais, amane sensible et dévouée, Mme Bouvard n'avait pas
plus tôt connu la rigueur de la réclusion à laquelle soi) tiède soupirant
éiait condamné, qu'elle était venue lui olfrir généreusement les consola-
tions de satendrc-se et de sa présence, ne se souciant pas d'ailleurs des
atteintes que le fait même de ses visites, sans parler de leur longue duiée
et de leur fréquence, pouvait donner à sa réputation.
!1 est plus que probable que le volage aide-major eût fort mal accueilli
ce sacrilitc, car rien n'est plus mal venu que les enipi essemeiis delà
fertimc qui a fait son temps , s'il n'eiil enirevu dans l'ardenie amie qui
l'obsédait de ses soins un très utile auxiliaire pour les mesures de pré-
caution auxquelles la prudence lu'' conseillait d'avoir recours. Prenant
donc la rbëre dame par son laiblc, il n'bésita pas à lui avouer, sans lui
f^rre savoir d'ailleurs le fond de cetie mysiérit use conlidence , qu'il se
crevait vis-à-vis ries Chabourot sur la voie de certaines dècouvenes iin-
porlaiiies dont il pourrait peut-èire bientôt lui dire la nature expresse el
le détail , et en même temps il ajouia que pour le succès de ses investi-
gâtions, il avait un assez graiid imérêt àiguorer le moins possible ce qui
se pa'isait quoiidiennement dans la maison des g'>ns ju'il avait ainsi à l'in-
dex. Cette nu:igeuse ouverture eût peut-être suûi pour animer le zèle de
Mme Bouvard, qui éia t loin d'en avoir fini avec ses anciens soupçons, h
accepter auprès des équivoques amis de Leduc la délicate mission d'ex-
plovairicc dont on lui insinuait de prendre la charge ; mais un autre lait,
jusqu'ici inconnu de nos lecteurs, venait en aide a la persuasive influence
de cette semi-révélation.
LejourouM. de Chabourot avait écrit à l'aide-major pour changer
l'heure de (eut rendez-vous, celui ci ne s'étant p^s trouvé chez lui, les
gens de son hôiel voyant le porteur de la lettre loi i allairé à ce qu'elle lui
fût immédiatement remise, avaient renvoyé cet homme à se pourvoir de-
vant Mme Bouvra(;d, chez laquelle ils savaient que Cousinot avait des
habit d' s. Iniriguéc de, uis quelques jours des absences et des (roidcurs
det'oflicier dé santé, cette Didoi^ u'avaii p»s hésité à faJremaio basse sur
la roisive qui se présentait, en se chargeant de la faire parvenir dans le
plus bref délai ; et l'ari étant court en son chemin, elle l'avait impétueu-
sement décacbetcc. Si elle n'y avait pas trouvé, comme elle s'y attendait,
la preuve Qagranje d'une infidélaé, elle y a^a^t du moins reccontré, dans
la révélation de relations à elle tout à fait. inconnues entre l'aidc-ica-
jor Cl la famille Chaliburot, le sujet des plu? fécondes méditations.
Aux premiers indices d'un précieux mystère pointant déjà dansceitg let-
tre, dont, au reste, Coùsiflot n'avait guère remarqué la disparition, puis-
qu'elle n'avait rien à lui apprendre que M. de Chabourot ne lui eût dit de
vive voix, s'ajoutait mainicnaiil l'aveu oral de rollicier de saoté, qui
marquait vers la manifestation de cet intéressant SPcei une marche in-
contestablement prO;;ressivc ; en fa)lait-il l^ut pour décider lu curieuse
hôtesse à prêter le concours à la fois aclit cl aveugle qui lui était deman-
dé?
Au moyen de cette ancienne femme de charge que nous avons dit être
daiis ses rclatiopsi et qui, pi écédeaimcnt déjà, lui avait servi à reciilicr ses
idées touchant le personnage de Leduc, Mme Bouvard eut bientôt fait
d'avoir un oui et une oreille à l'hôtel Chabourot. Mais il arriva de ses
emprcsscmcilb à. de ses investigations ce qu'il arrive iVéquemmeni des zè-
les de police qiiaad ils ont plus d'ardeur que d'intelligence. D'abord des
remarcues sans imérct ut sans importance parviurent seuls à l'aide-mHjor
qui, dépaysé encore par les traitreuses démarches de M. de Chabourot,
feignant de négocier sur sa prétention, fut sur le pQint de s'endormir
dans une sécurité trompeuse.
Cependant au bout de quelque» jours il lui parut que ?cs limiers avaient
trouvé la piste, quand on commença de l'entretenir d'un mariage dont il
était question pour la fille de la maison. Ordre ayant éié donné par
lui de pousser ugoureusemenl les recherches de ce (ôié. il ne dut plus
douter d'un projet arrêté de mettre à profit son absence, quand on lui
annonça officiellement qu'un extrait de l'acte de punlication du mariage
avait été vu aflirhé à la mairie du 10* arrondissemeni. C'est alors (|u'il se
résolut à une autre détermination bien antrenionl gra*c, car nous avons
dit tout à l'heure, on se le rappelle, que du fon 1 de sa «traite deux me-
sures défensives avaient été adoptées par lui.
Fw-elle bien réllécbie celte seconde prudence? ful-cUc conséiuento à
une autre sagesse qui lui avait précédemment conseillé une démarche
dont nous avons rendu compte? L'avenir l'apprendra. Toujours est-il
que dans le moment, frappé de l'insuffisante impression que paraissaient
avoir faite ses menaces sur ses adversaires, il crut nécessaire de raviver
leurs terreurs en mettant sous leurs yeux et en leur faisant loucher aa
doigt la réalité matérielle et positive des pièces dont il était possesseur,
et dont l'existence n'était peut-être pas assez nettement établie pour eux.
Dans ce but, et quoiqu'il y eût d'incontestables dangers à ce moyen d'ac-
tion, il écrivit au capitaine Lambert, que bloqué chez lui par une seoten
ce arbitraire ducolooel, iléprouvait un vif désir, pour charmer les ennuis
de sa captivité, de recevoir les consolations de son amitié, et en même
temps U le priait, par un poit scriptnm, les posl-scriptum récèlent sou-
vent la mère-goutte d'une longue épître, d'apporter avec lui, s'il consen-
tait à se déplacer, le paquet confié à sa garde.
Quand même l'appel fait à ses sentimens affeciueux de dévoûment n'eût
pas suffi pour décider le capitaine à entreprendre le voyage de Paris, la
mention qui lui éta t faite des ci uels paiiiersrcmis à ses soins semblait lui
indiquer que le dênoûment d'une alfaire qui lui avait causé tant de solli-
cilurie était sur le point de s'opérer. Etant en quelque sorte convié d'y
veiir assister, il se mit immédiatement en roule, et pourvu du dépôt lais-
sé en sas main^, lequel, quand on y regarde bien, n'est pas l'uu des per-
sonnages les moins vivans de notre récit, il ne tarda pas à arriver cbes
Cousmoioti il était impatiemment aiteudu.
-Brtr» -^h tf »■> iD-ioioD "Chapitre xxii.
Cependant nne grande activité présidait à tons les préparatifs du ma- .
riage de M. de Preneuse, et bientôt tout fut mis en voie d'une conclusion
as ez f rochainemeiit déliiiitive pour qu'il y eût lieu de s'occuper d'une
cérémonie qui, sans être essentielle, a ceppn lant dans certaines combi-
naisons matrimoniales une importance marquée.
Selon les mœurs bourgeoise*, l'acte le plus extérieur d'un mariage,j
c'est la comparution des parties devant l'offii ier de l'état civil et la béné-^
diction niipiia c ; dan> une siihôre plus élevée ces deux faiis s'aecomplisr^
sent aussi secrètement qu'il e^t po-sible et c'est pour la ii^'iialurc ducoai
tr.it par devant nota re qu'o:T se réserve de faire une convucaiion eitraor-r
diiiaire des amis et connaiss.mces des deux familles. A quoi tient cclj
ussge; il y a mille rasons à en donner et pas une. Est ce uneg orification
des intérêts matériels que le tabellion est chargé de régler i" nous aimons
à croire le contraire. N'étant pas encore placée, comme le jour de la cùié»^
braiion lé^jaie et religieuse, sur le seuil de la chambre nupiiale, la liancée,,:j
dans sa pudeur de jeune lilte, s'inquiète t-elle nioios du gianl concours
des spectateurs se pressant aulour de ton bouhèur ? Ce:te nuance serait
as-e? délicate, mais n'est-el!e pas un peu cherchée ? Enfin, la vanité d_e% .
conlractanstrome t elle une satisfaction d'amoui'-proprc à faire clialoycf;}
sons les jeu^ d'niie nombreuse assemblée les splendeurs de la dot, la mai;
gnificencii des précipu's ci du douaire ; en un mot, la pccuniaire in)porr;q
tanee du fait qui va s'accomplir? Nou^; ne savons; mais toujours esi-i^l
qu'.Vinsi se passent les choses selon l'cliquctto de la vie aii>tocraii4ue. ei.^
quelques raisons qu'eût I.i famille Chabourot de craindre le reieniis-cmeat
d'une pareille réunion, soit qu'elle n'eût pas pu, soit qu'elle u'eùt pas
voulu endé"!iner l'impérieuse coutume, beaucoup de monde avait éléapw,
pelé à venir contresigner la fclieiié notariée des ^poux./ .1 «
Et toi, Bruiu< Cousinot, que fais tu pendtot ce Icmps-là? Tu dors 1 tois
laisses, à la lueur resplenriissanie des boufies, au mil eu d'une a'.mosi>hère,o
de fête répandue sur toute cette maison qui s'épanouit en lou abscnce.eni^i
tamer le droit que si non h naissance, aumoiiiâ la conquête t'avait dooi*)?
né sur cette be'ie fiancée ! r,
Déjà le notaire a pris place, déjà même plusieurs feuillets" du glorieux
manuscrit , qui , sous la garantie du timbre royal, arrête la icneur d«s
conventions matrimoniales ont été lus au milieu du recueillement de l'as-
semblée, qu.ind M. de Chabourot, dont personne n'avait avisé l'absence,
vient tout à coup à rentrer dans le salon. ' , 1 . ..,-«»
Sa figure est pâle, sa démarche rilTairéc el pi-csque convultil^; i'iftOn ■
çant auprès de la table ot) est assis l'olficicr mmlstêriel, il lui parle bas ej^>.
l'interrompant. ,j,
— Comment cela , monsieur? fait le notaire en levant vers lui la \iu,u
d'un air étonné... ,b,-
M. de Chabourot n'a pas le courage de répéicj les étranges parolô»-,i
qu'il vient de prononcer, mais de la ictc el du geste il persiste ; prenaufci.
j alors sur lui d'élever la voix et de rendre compte à l'asaistancede cetl^i,
scène sous laquelle elle s'tst émue comme on se nmag'ne : ^r ,
— Monsieur le baron, dit l'officier ministériel, m'engage à ne pas con-
tinuer mn lecture qui serait aujourd'hui s.ins bui.
A (H^ mots Mme de Chabourot se p écipi.e vers son mari qu'elle inter-
roge avec véhémence; celui ci reste iiiébraolablc dans la détermination
qu'il parait avoir prise ; M. de Preneuse s'-ipprochi* i sou lour, e: avec
un sang-froid plein de dignité, s'enii ieri (les mot fs June déourche sans
nom. mats qii lui est une mortelle injure. Le baron b.dbuùe qu«;l,]ucs
ex 'Uses , essaie de prorester de l'fs'imo qu'il roniiuuo tr,itoir pour ci lui
qu'il oflense, mais ne p rail pis déci lé. à 1, i.vser modifier .'.1 résuluiioii.
M. de Preneuse se rend alors anpr^ dia Mme de J.uvry, qui s'est fa 1 une
contenanrc en se trouvant m.il, cl aussitôt qu'elle parait se ranimer.,
sous sa parole, il l'cn.ralne hors do rtloa suivi de loutc jj paicnté, (Jud-'
{'.
LE MAGASIN LIïTEUAIRE.
qups intimes cependant ont essayé (le s'enlicmettre sans pouvoir oblenir ;
ni éclnircis.soiiicns ni remiscs"sur le parti pris du l)aroii. Mme de
Cliaboiirot s'étric que cVst mi liomnie à interdire, et (lue depuis quel-
que temps il est sujet à dos absences; mais persnnne ne croit à celle bur-
lesque esplicaiiou (le i'boirible scanda'e tjui Tient d'avoir lien, et une
sorie d'insiiiict grnOral pousse au contraire l'assemblée eniiéie ii ad-
nietire la réaliti? d'inie sC-rieuse qu(n'iue inexplicable inlUience sims la-
quelle il s'est produit. Voyant que sa piésence n'est dt^cidi'nieni plus né-
cessaire, le noiairc prend le parti de la reiraiie, en quoi il est iuiiié par
une ponion ries assisians empressés de se sonsiraire ii une sorie de 1116-
pliiiisme niî)r,d qui dérobe l'air à ccU" réunion. Les autres suivent par
discrétion, voyant que "dîne de Chibourot s'est jeiée on p'cuis sur un siése
et que sa lille", qui s'< mpressc autour d'elle, en est à peine accueillie ; plus
aniuié qu'on n'a jamais ru occasion de le voir, M. de Chabourot se pro-
Jiu!ne il gratids pas dans le sabui et donne pen d'aitenflon à ce dé-ordre
né de sa ilnnarche : à la fin, s'approchant '!e Théri'so tandis que les de-
niers témoins de cette scène doiiloui euse acbévent de dispa; aSire, il nrend
cçue chère ( nfant dans ses bras, i'euil)r,isso avec effusion et laisse loiiiber
CCS oITrayanies paroles : " Ma lille, ne me jngcz pas mal : ce qui vient de
'se passer était néces-aire; comme d'autres sacrifices pourraiciit l'cire en-
core. Laissez-moi niaii;lcnant aven voire mère, et quoique ma conduiie
puisse av( ir pour vc us d'ine.Tp'ieable, saclicz seulcoent (t«e j'ai éaipècbé
encore bien plus de mal que je n en ai fait. » '
CHAEITRE XXIII.
Nous ne ferons pas l'injure à nos lecteurs de leur expliquer la généra-
tion ravstérieuse de la scène que nous venons d' raconter. Ils ont com-
pris de reste que le coup partait de la main de Cousinot, Ins'.ruit à point
<le la réunion qui avait lieu à l'hôiel Cbabourot, et de son but, il avait
tioiivé le cas asseï grave pour encourir, en vue d'y aviser, les consé-
quences d'une sortie de contrebande. Ayant eu soin de faire boiie laige-
incnt le planton de garde à la porte de sa cliaiiibre, vctn des babils du
capitaine Lambert, qui s'était coutiié dans son lit, à sa place, et avait
fait ainsi le rôle d'une espèce d'épouse de Grotius ou de da;ne Lavalette,
'il s'était rendu rue de \arennes, avait deni.in ;é à parlera '.!. de Cha-
bburot, dont il avait pcn^é avoir meilleur nvirchô que de sa L'inme, et
alors, nieiiaiil sous ses yeux les papiers émanés de Leduc, et que pour
^'célte giand^ occasion il avait tirés de leur .secret asile, il av;iii ineiiacé, si
' Ton passait outre a la signature du contrat, de penéiier j.isii'i": u siion ,
■^■'etlà, devenu !a brillauie asie.ribléef[ui s'y élaii réunie, de lont ré>éler.
■ ^A moins d(t se Jeter sttfi les Utres.qne ce ttniivfc adv.' csaire lui produisait
-''et dele jioijnarder.Miide Cbabomot trayait', iaire qu'à obéir et it ixéetcr
ses volonté-. Or, les moyens vio eus n'ttait ni seK.n son caracièie ni se-
lon la prudence, il a«altd.i faire c"c que nous veiio. s de ^oir : et Miurde
'Chabourot ellemûme, qiwnd les cUoses lui furent racontées,, fm obligée
'de convenir, ma'gré l'expllati(Kiideiiacolè4'e^qi*'oflji'fiyp;j;gfi^ré,p^ pro-
céder autrement. I , . : I : j ,\ , , i ' -v.u ■
• ■ Cependant un mal im-ncn^e était fait: non scn'cment le mariage de
'■lï. do FreneuFe éta trojnpu, mais :0Ar suite du scmd'.io an niilie^ di;quel
*"8*aiteu lien celte rupuue, iléiait iuipo.ssibie au'i vi. tiuies dij la viulciilc
'■'(lémarcbe de Cousinot de calculer la diicousi.iéralion et l';s, suspicions va-
fiCes et bizarres auxquelles elle allait l 's livrer. .Uissi un dccouragcaîent
profond parut il prct a s'emparer de Mme de (.liabourot. 11 ne liui à rien
'"'^hns le premier mocieut que, se raa^eant ii l'avis do son ntari, qui in-
^"'tina t à tous les sacrilices pour tur.noiiler celle odieuse allaire, elle ne
""Se remît à la discrétion de leur dangereux adversaire et quelle ne consen-
tità expérimenter celte proWém..ii:iiic inodéralion, dpiil il avait prL; l'en-
"''gagemeiit, pour le cas où l'on voudiait Ir.iiler à l'amiable de ses préten-
tions. Mais à supposer même qu'on .'■e déei làl dans ce sens, icsi.iit tou-
■•'■jours une question diliicilc, à savo;r celle delauiuidc que l'on garder ail
' ' Sous les regards cl sous les commenlaires d'un monde curieux cl médisant
" "<((u\ allait picndre en piiinre le cruel événeuient de la snirée.
'''f* 'A uionsdedéclai'ér ii l'iiisiant même leclioi\ du ma i si coniproinet-
-'■'WWt anqnel éta't exposée Thérèse, ce que Cousinot lui-nrime ne deman-
dait pas_, puis:|u'd continuait à n'exiger i,nc cumliiioniiel emeiit le con'-
-iëhlemem personnel qu'il subordonn.iit airx scuiimens ([ue la jeinie Hile
''■'^ri'n'Irait pour lui, il fallait trouver uae cxpliraiioa inoius c.\p;e>se et
luovisolre en quekpie siaie ii ia biusiuc (U:pi(S,<essionide,iM. de Freneu-
"-%e.' rtpi'ès avoir long-icnps e! erclié, on s'arrc a à un avisni'toycn qui avait
ouvenure il la fois sur l'avenir et sur le p:é.-ei;t.
L<-s rôles furent paria.'és, il fut convi im que Mme de Chabourot ne
modifierait passa posiiiuu. qu'ede pei.sisitr.dl à paraître vou'oir le geii-
<!requ'e!li.- avait d'abord choisi et que sou mari seul passera t pour avoir
changé d'avis Le luoiifde ce chan'^enif ut, ii n'était pas nécessaire de le
(îétei'ininer séanre icnanie ; ce hiiaii ju-qu'ii nouvel oulrc u.ie de ces
va^és raisons dont on Se réserve 'i an uwnienl donné de révéler ia por-
tée précise, et qu'en attcndani on fait considérable par le seiret même
'"'/lô'di'oti l'en'oure. Si p'ns lardon parvenait h conjui er lea cvigeui es de
rofiieier de santé, alors MuiedcLhabouroL'ini u'aur, itjaia!s abandonné
le parti de M. de Freu us •, pa-.sci"i»it iipur avoir triomphé de la ri^sisiançe
de s'ui t;:ari et tout poui r ii s-» r,e;^uuvr ; f.i ,111 co.'irdire oii d!.i,aii an i'.'er
?ei'?',./,'î'.n-la -iiir;. t!CcesSiB■de^a"j^ço,CA)U^iuJ[>j, à ce monieni, jl. de Clia-
boorot révèlcrail la causé t.eKée^,i»ço«ûup qu^ ^ftuiait clilUé ep tivcfjf de
ce ch lix, et qui ne serait pas absolument diflidie à inventer. Dans celte
com'iinason se rencontrait seulement une nuance bien invraisemblab'e
eu ég ird aux habitudes connues de l'existence des deux époux; c'est que
M. de Chauourot serait censé par la force de sa volonté avoir paralyse la
volonté de sa femme, c'est qu'une fois il aurait fait selon sa prudenceet
son iilaisir, et que .Mme de Chabourot se serait soumise. Après tout, ce-
penci.ini, le succès d'^ne insurrection maritale n'est point un fait absolu-
ment anormal et dont quelque exemple soit impossible à trouver. "*■
Toutefois durant la nuit <pji suivit, Mine de Chahou ot, d'abord abcît<
tue sous le coup qui l'avaii frappée, reprit nn peu de cette éntrgie et de
celte résoluiiou opiniàlre dont nous l'aioiis vue déjà donner plus d'une
preuve ; réilexio 1 laite, la déterniiuaiion prudente de son mari lui pai nt
emireiute o'une bitte excessive a courir couardemrnt au devant de la
pire chance qui leur fiit réservée. Après avoir tenu conseil avec le pauvre
bouline, elle tint conseil seule à seule avec son auiour-propre, a^fc l'or-
gueil de sa naissance, et elle trouva dans les excitations de ces éternels
mobiles de toutes tes actions, le couriige de cnniinucr la lutte, ne fût ce
que p ur (iuelque temps encore, et sauf à se ren.'re ,à dis'-rét'on lors-
qu'elle aurait un peu pbis longuement c inbatlu; elle fui d'ailleurs d'au-
tant plus facilement en'rai;)ée à cette n'nivelle prise d'armes qu'elle s'a-
perçut p mvoir la pratiquLM- sans que presque rien ne fût changé au plùn
de campagne qui venait d'être réglé : ce lut, à ce qu'il lui sembla, un sim-
ple chapitre qu'elle ajoutait au budget précdemment arrêté de leurs voies
et moyens. Aussi ne jugca-t-elie pas même convenable d'eniretenir son
mari de cette déterminaiion nouvelle à laquelle il n'eût pas manqué, à sou
ordin dre, de faire mille ohjedious et de trouver mille périls. L'exécution
pouvait èire imiuéliate, elle y suffisait seule, elle résolut donc d'y procé-
der sans aucuu ajournement.
..■-,..■ ,4, /, CHAPITRE XXIV.
_,.. - • ' ' ■-'■ '00-' •)'. fl!(.,l 9IUUIU?
Lclendemain màtih Wfe"^ bonne heure, 1rt bartftme''eCriVil'ùn'!)iBèt à
Mme de Janvry, pour lai demander un ctitrelien auquel elle devrait, di-
sait-elle, que M. de Freneus.- pût assister. Mme le .lanvry, an niiticu de
l'irritation que Itd avait pu causer le traitement au fiicl eilc et S'Àî n- veii
s'é,aieiit trouvés exposés la veille, avait une trop Vive ifilViosité'd'eirob-
tenir rex.Jicaiion, pour ne pas Se prêter avec eiiij l'o"sï*flW*!Daii'désir>qui
lui éiait ma;;iri'Sté. M-.r; ,: :;•-,, ^ ■ ,-
Qu Ipiechoie de fort touchant pour la forme ait moins, nous no can-
tionaoiis pa i le fond , Si3 passa au cuurncnceuient tle cette entrevue. En
entrant, ftnue de Chabourot se précipita avec larmes dans les bras de Mme
de Janvry, et cet élan, comme le remarqua à part lui M. de Preneuse ,
pouvait déjit passer, h lui seul pour une prote'>t:ition de la baronne onitie
tout ce qui s'était fait : du reste , la parole allait plus complé'enienl don-
iflcr à Celle pa-tomime pathétique son véritable sens. .
—:, Est-ce que Je n'ai pas à tout jamais peidu votre 'antitié et votre es-
time ? demanda Mme de Chabourot à Mme de Janvry ; et votis M. de Pre-
neuse, est-ce que vous consentirez à entendre mes excuses, sinon à les
agréer? , - ,' , <
— J'accepterai avec reconnaissance les moindres explications dont vous
coirez devoir m'honorcr, répondit M. de Preneuse respectuensemenf.
, — Lh ! mon Dieu ! reprit la bai onne, comment vous expliquer ce qni est
pour nioinièii'.c inexplicable ; M. de Chabourot , que j'ai interrogé avec
la passion de ciiriosit.^ que vous pouvez bien supposer, ne m'a rendu rai-
sou de rien, et j'en suis à me demander si hii-mèine a sa ta portée de sa
duniarcbe cl s'il n'a pas agi sous le coup d'une fascination.^^
— Supposition étrange, repartit M. de Frenease, mettant la plus extrê-
me inivsme.àe.xprimer son doute. • ';
— teries, ma position csi déplorable, dit alors Mme de Chabourot, et
il faut toute l'.irdeur que j'ai à me maintenir dans des rapports supporta-
bles avec des pei sutuu s qui ont failli me tenir de ti près, pour allionter
rembarras, l'inextiicable. je dirai presque le ridicule démon personnage;
je devrais savoir au moins quelque chose de la moustçuosité dont on me
foi ce (l'être complice h vo;rc égard ; eh bien ! ajouta-t-ellc d'un naUirel
vérilablenieMt san:'; égal, j-; re sets rien, et j'en sirs réduite à venir vous
plier de Joindre votre perspicsciié h la inienns pour essayer de me dé-
mêler a 4 iidii u de la cou lui e qne la famille de Chabiutrot juge conve-
nable d,'. tenir à votre égard ; je damandcais presque à (lî. (te Preneuse
pourquoi je ^le veux pas de lui pour gendre, et quels sont les méfaits que
j'ai à liii reprocher':"
— Elle est vraiment charmante, même an milieu de nos tristes préoc-
cupations, dit Mme de Janvry, qui, d'ordinaire, goûiaii beaucoup l'esprit
de la baronne, etqUc celte bonhomie si bien jouée encbama.
Quisiit il M. de Preneuse, qui était un homme à moins se payer de sur.
faces, il reprit avcc'nne ceriaine gravité :
— La résole.tion de monsieur votre mari a paru en efl"; t assez fanlas-
qnçmeni prise pour qu'elle vous ait iiouvée aussi ignorante et aussi peu
préparée qu'aucun de nous; mais c'est vraùnent à lui un despoiismc de
déraison bien sin^jclier que de vouluir garder, sur les eso'ilsquii'oul fait
agir, un secret a la connabsance duquel, vous* uiadi.itiiO,j-»(iis»yez pas
mêaïc > .'Imisc. ' 0 ■ry.o) ;
— J'ai bl<'n , malgré si d'scrélion , coi-inr; un doute de ce qu'il peut
Être de sa détcrriiinaiion , repart l la l'arouue ; mai,, vag.ies pour '«oi,
vagus.àplus forte j-aisonpour'^oas.iles cause» as xa biMsqaû.revHïmenl
LE MAGASIN LmÉUAIHEi.
15
lu
S9;tt peut-être mal dcssiiK'cs pour M. de Cbabourol lui-même, en sorte
",11;; 10. a ce f!ui .s'i-a passe est véiitiLtenieni poui' mui un puits sniis
jihI. Al. (le ciialiimiot vcLii-îl, lui a -ion fait vouoir, \ou(lra-l-il <ic-
Kain. aprîîs l'eaiaiii eKoro, c'est ce qu'il m'est im;;0siMe de savoir.
âWs;, (î.iiis:jur.spbrf.le'\.'tjs, j'ai di^strié à l'eiiiif^mi (on disant ces paroles
d;e,prcudil nnV'ct :é)iseir..' II! la innni de Mme de Jaiivry), afin de voir si
de >oiie ca.jp je ne' pirviiiidrcîs pas ;'» Voir im peu plus clair dans ces
soties téiièl) es uue du fa'ip 011 de l'â't je f ;ii5 e:!f;p,j,'iV.
.i'^^ Voyons, fu alors M.nc de Ja);vryi'iuliJn[<?e quil'y eOt unéchevtau
sâsé?, O'ybruuiré à itéviLltr, (iiu s-aor.'i uirpeu vos si)ppo<;ituins.
:', l-Vuii; a\cz Lien vu, répondit la !iâror.n(^, cette ésiècéd'Offage qui se
jrojiva l'auire Eû'r avec vous dans won salon? ' ' ' '■ ,' '^''-sil'J ' ; " 'l'S'Ki
', -r Ce carabin , lit dcda;g)ieiis'/inciii .Mate de Janvry? ""' '' '"l'e-^' '^i
','L^ Oui, que mo]i uiaii m'avaii riii è;ie le (lis d'un de 'tiOS' fïnâiei-»,
Boais qui, daiis le Lit, ne nous enait pas même par ce lien'. •' -^ ■,'^-' -
levons paisfz, uiîi;iaine, deniaïula M. tic Fieneuse, qu'iliWarFaîC'êtUC
pqurqueijue clio:e dans le meilleur ,-]ui m'es arrivé? ' '' ";"'ii,i,
— Jai que:qu. s raisims de croire que son inlluence, si l'on dpprofon-
(îlssait les elioH'S, s'y trouve- ait maïqui'e. Vous .«avez rrue je v..ns cou-
lai, séance teiKinle, qu'il lu'a'/.iit eurcenu d'un autre mai j.ig*', vom sa-
:vez' encore que M. de Cliabourot tint iKancoup à ce que je le rcçu-sc, et
aii'jenlinilniequlLtsassez icécontent? ''
■ __'0ui', iii M. de Fieneuse avec un air de profonfle attention.
, '-r' EU liieu ! reprit Mme de r.baboiirot, si je ne me Iroin ie, cet homme
avâix vu mon mari fort peu de temps av_ nt l'bipri'lblfe scène, en so? te que
sijc né l'accusé pa?, assuréuieiit.uon'p'.Us.'j'e'ii'altil'ÉEé'tJafe <iù'lj''y ait'été
étVanèfii'. " ■' -J .■^•M,j , •)ii ;,.... ■,■:.,,, r. •:',':
— Mais, sans doute, s'écria Mme de JanvrV, cdmiiie illuminée, ce mi-
sérable aura jeté queliiue calomnie sur la rouie d Alfred, cl bon et uaïf
comme nous'le conn lissoiis, 'm. de Cdàttôùidts'y sera laissé '(ireaiirc.
6 )|k!l.,de freiien^ie-ayant aUajS f;^i rçmcr^uçr que, daiis riiypollièse indi-
.i<>a,émpii- ea tsuijtî,,ltf,,dûÇlfâ^)^iirp^%q(^,!}p^S^Jp'ji;n^
o|jii^i;éaiai4e,a;eiît, , •,.,,.:,, j.,,,., ■ ■. ,- " " '
,,,_fj Aijsji,, iTipaitttla baronne-^me -pardéje bien de me'.tre en avant la
-Suppoftilippiiwyrtaiit-très adir.is.Mlile de Miiic de Janvry ; miis celle-là ou
fmii8iiHHre6Jiav,(»>ç gup je me perds, ^.déf'yMrir la Vi-'.ii'. J'aj vaij;cmci;t
retouiné mon uiari en tous les scn< et ce'n'eit pas lajit encore so:î s'-
-fti t que Ja uKiwici e dont il le gar^-e ftulflie passe : j'avoac qu'il u^té'iJaraît
fiHalwmijie coiupléleuieiit nouveau, piiijr moi en eoti ! oceasron, ' ' ,^', '
9fiiI*-T.iMais 6ije^))■ppaisulol mèmélesoiiî de rinteriojjer?...
, 'i>miO"if 'it l'> bvoipie, M. de Chaboui et ou Vualre ?
" :;,rr^ M.ideCbabouro;, répondit M., dft;Pi;e/f|i;j4se,;Cj:mille lieue^ f'i^/^f"'
-iViCt le projet qu'on avait, f>iir lui.,,,,., , ■ m- 0^0 •i.: . L'. , ,,,'' ', , '.
— Pour ce qui esi,de mon mari, repartit Sime'da' CaaTjriurox, je ci'ois
> connaître assez, bien les èircs de son inielligence, clj'avùuft qu'il est resté
pour !iJ0i4'wne impàKiridnlilé désesi ér. ute. Qiiant.à celui que je soup-
çonne, si ji! u'étai^ Ccinmeetquece ne lïitpas unecsjiêcede coupe-jariet,
io2c tout ce (lu'il y a de plus en parçun, dans un bôiel garni, à l'autre
bout du u\ooiiiey; rue, Neu«e-S dnî-Etieniip, ,près du, Jardin des Plantes,
j'uvouo quej'aurc'is eu la curiosité de le vo^i; pour,f,iîc|ier 4e' comiaîlrc lo
îÀmwle d'^nswrctUemeut dont il s'est cervi. ,,|,:. ;, .'i; , ' 1 '
3_,, _J__si vQUii yf.liflia, vojus,. Alfred? (it éiourdiinôniJïTmc de Jativfy, qui
oijt'âlait pas ia mère,— qui ii'é,tait que la tante de M. de f rencuse.
£g i.r_0!i!;niOiVi répoaiili^ JilinedeGhaLourot ayec une vivadé i,Ui jouait
IVpouvan'.e cl qui ét.LlKWtë propre à embarquer le ^'auvrc jeu'ieliomme,
Mjctifece (iue paiiLespsci^ibumiàj) etpar aiuoui -liropre.daiisuçe démarche
dont les conséquences pouvaient s'ciiirevoir aussitôt. ,' ,' •' '' ' . ,
79 ,-*t^*:irûi,,.nevous/,CBitlûpl^îe,;^épcMidil d'un grand 'çailgriroi^'-Jî.aé
-rFrarip«6ài.Ji./.;o. io-h ,;iii.;
;&VOUfl cooque... - „ ... ... . - ^ .
snil.aoussortjvl. par quelle porio.scrrfete il a Cu enine dan? notre tic,
(D'iuiftftOn serait trop bt!uroux;,TCj;aitii M. de i^reiiense.si l'on se irouvait
«i;tioiiii(M»r)s<caipilé'>t'Hce d'un digue, aviver,- aiie ; la sueii't.' est ainsi faite de
•pbioiiîe-îempsq^i'il faut savoir se réigiicr h. éirc sol niùni' Icvéeuieur de a
• ■ifeilknEceJi.iourue par certains w seajibles, qdi se juii ttc;il en iravcrs de
îi^ votre toute. il)'*<iileurs, vous voiy.ez,iji.u'^[i6t,iiflai;làinf;, les choses à lextra-
'i iiicct noashlcutsomme» pasià. ,
— Oli! monsieur, lit en joi(,'nani hs hiaîns Mme de Cbabourot, une ex-
plioaion si UéHcaie, un bonime qui port);, Wpée,;,q^jjiqu"il,>', ait bien aussi
pi;6H-ou3sediinsson b.i};age ... , ,, ■ i, oiiiî/ ;■■ ..j ,,j, . ,
— Foie que wou$, êtes,, se prit à dire ,l\Itn;cd(^^aii:jil,''fot}t c^ayeç de
cette espècedo saiUiajsûiiiftusq de la b;ronnc, jVOUS,|eue/.riie (l'un oc'.l cl
p!i urcr de l'aiiti e. Soyr/. en paix, du rfste„si,,v,À(rç,, iipolbicaire a brsoin
•BC ufutie lecmi, {l; ne connais. piir.-onue de plus capàlde de ia lui donner que
it'i.M. de Friiteiiseçcoiume bien vous lu p^'n.sez,jeyai,jauù\is été au tir avec'
3|| lui ; n)ai> j'ai to,B>iiu s entendu di-^c qu il y .ayait'IiViUe, jp^iff": (jiloiii'cr son
li-.tadi'ctscni-raeuli'use (]: ar.ù il y venait. ', ., .'■[ ,' ,', ,.'| ,
Esq .v>i-€'est ce qu'on m'avait déji dit,, roparlil la Karonuc,.
■ — A force de vouloir rasMirer madame, reiirii alo's ir.,<leFreiiense,
luo^rtusiallei'. tout siinplcmeut, ma taine, me faire p sset pojn- jtn de resbi a-
,'o,\cs qni courciii les ri que* d une rem;onire ;•- cyuy mu'; nijùs Dieu merci,
iljie s'agit ni de ma bravoure, ni de mou atlfcsje, cl les rensei|:iu mens
que j'ai .vpremlre auprès du mystérieuv démon ilc M. dé Cbabourot ne
Sài.Ji./.;o. i»!) fiiii.;' '. il.,,. . , ,' 'j 'TLit '
pnrsQï-voïs,, linon <:bcr imonsieur, reprit la baronne, bllor
loqutureavecion iie sait.qui, car, je vous le répè e, j'igaôré d'où
comportent pas d'a!)ord celte extrémité. Vous dites un hôtel garni, rue
Neuve St-lili-;i!nc? Son !,om, si vous voulez bien?
— Je ue vuu? ledirai certes pas, s'écria Mme de Chaboarot théâtrale-
ment.
— Et moi, je m'en passerai certes bien, repartit M. de Freneose ; les
hôtels garnis ne doivent pas foisonner dans le quartier du Jardin du Roi,
[as plus que les chirurgiens d.nis les hôtels garnis.
Là dessas il prit. sou chapeau, salua les deu.v dames et sortit sans plas
rim écouter.;. , i,,., j ^ ■
. 'J.lOi 01:» i; t ],/:JfiCHAPlTRE X.W.
' Suivant le privilège de magique locomotion dont les romanciers sont
en po .session dans le monde qu'ils créent deleuis mains, nous allons
précéder M. de Freneuse dans la chambre de Cousinot, et là pour un
moment nous iiiuniicrons à nos lecteurs ce bon et honnête capitaine Laa-
bert, avec lequel, à leur a é peut-être, ils n'ont cu jusqu'ici que de trop
rares occasions de se rencontrer.
Toutefois le moment n'est pas encore venu pour lui d'occuper la scène
en preaiier 1 lau et d'y jouer ce rôle important qui, plus tard, juviSeï a
sans doa'e Ih nineur qu'on lui a f.iit de prendre son aom pour servir de
titie à cette bistoiie. Dans le moment on comprendra que son départ de
l-ari3,esi nécessaire et que pour la sûreté du dépôt coiiCé ù ses sons il
doit se iiâier de retourner à Mantes, où d'ailleurs le rappellent toutes les
ha'ii'uiies de sa tranquille existence, un moment écbaii^'ées à la voix de
l'amitié contre l'asstz désagréable dépaysemenide lavLe de L'élran^ir'i
Paris,
Oii resté, sa présente, <]noique peu marquée dans notre récit, sera
Ib'rn d*àvoir été stérile, puisque p.ar la très opportune produC'ion des li-
tres confiés à sa garde, il aura mis Cousinot h même de produire la graiide
scène d intérieur à laquelle nous avons assisté à l'hôtel Cliabaurot; uaau-
trc résubat fut encore obtenu par lui. Etant allé rendre une visite à son
ancien colonel, auprès duquel il jouissait d'une assez grande estime, il
parvint h obtenir en faveur de l'ai'Je-major la remise d'une portion de la
rude punition qui lui avait été infligée. Ainsi donc, au moment de repren-
dre la rouie de son ermitage , il a la satisfaction de laisser Couiiuotren-
d I à la liberté, et en mesure, par conséquent, de vaquer sans gùac au-
cune à toutes les occurences de la grave entreprise lians laqueLe, mal-
gré les pies chaudes représentations, il déclare persiste.".
Les deux amis venaient à peine de se séjiarer lorsque le domestique de
l'hôtel vii.'t prévi'nir I aide major qu'un monsieur était là deaiamlant, à
parler à un o'iicier de saméiqui devait, lui avait-oa dit, lo^tr (!a::&la
maison. Co itinot, qui rte savait point alors de crémcicrs presisaos,
n'avciil ancnite rai-oii de ne point voir si ccilevisite s'adressait eliective-
meijt à lui. Cl il ordonna que l'on fK entrer. ' ■' • ■ Ji;. ,;. --ir .
Le premier sentiiueiit qu'il é|)rouva à Pasptjctiuattenda de M4 dpiFJfc-
neuse, ne fut ni celui de la cr,>iiite ni méaie ateoluiuein celoide t'éion-
iiemcni ; mais son amonr-propre fut quelque peu û-oissé par ri!inb,m,MS
rie recevoir un homme einiiiee.iment élégaitda; sune espe«;de tauJtS.paii-
vrcm lit ir.eubl', où les débris du (iéjeuncr qu'il venait de laiie asve le
capiiain ■ Devaient créé un désordre aiis-i peu rcjouissînt pour la vue que
peur ("odorat. 11 y a un certain instinct qui vous po«";e, qumd vous veus
trouvez en présence d'une personne que vous pouvez suppi:5er a^iiiuéo
pour vous de mauvus vouloir, à vous présemcr devant elle avec tons V0$
avantages et sans laisser prise pur quelque côté que ce soit à autoiisy-r^e^
(lé.iain^-. Ccita suscepiibiliié du quant à.'-oi est une pensée si (onsaaiuienl
cveili' c que la complication des plus sérieuses pri-occup-. lions ne sulTit
pas ponr en distraire : c'est ainsi qu'on fait une csjièce tic loiiciie pour
allers.' ba'trc en duel et qu'on serait déses;éré, qu :lque malheur ,1 .-i ,ar.t,
que le cbirur^îicn chargé de vous donner des soins vouisurpri: »vcc du
linge mal biauc ou déchiré.
Cou-iuot s'empressa donc de son mieux à donner à 6on ap. . i'- ; cnl
une tournure un peu plus présentable; il lit enlever t us les r.-..< i- uf U
vittuaiile qui . ncombraieiil la luoi ié des cieubiej. ouviii la îenci • iAur
renouveler i'air, et a\ai;t celin offert tu sir^e à .M. de Fren.us.;, s/ ilis-
posa, avec 1rs manières les plus digues qu'il put stî pr«c(iref^ à,appa'n-
die l'objet de s-i visiic.
— Vous me reconnaissez peut-être , monsieur , i;.t .M. de Frenei.sc ,
pour avoir cu l'honneur de passer l'autre semaine uuesoirce avec »ou3
chez Mme de Chaboiirot?
— Parfaiicnitiit, monsieur, répondit l'aide-major, vous êtes monsicir
de Freneuse?
— C'est bien cela, repartit l'hôte de Cousinot : Vous eûtes , monsieur,
ce ioirlj, ajouta-t-il, une longue conversation particulière avec la bi-
roniie. ' . ». . .
— Comme vous avez pu lo voir, répouttii 1 omcierde santé.
— Dans c. Ile conuMsaiinn, vous prîtes la p 'luc de vous occuper d'un
mariage que vous vouliez faire agréer à «taïkiae de Cbabourot pour sa
liile. ' ■■'•:' '"■",",.., . .
— D'où pouvez vous savoir cel\ demanda 1 .ivle- major, si, cemmc^oiu
"le di.s'cztoui à l'beure. ma conversiiiiou lui DariicuUère.
— De Mme de Cbabourot cile mOnie
— Quoi, IWmc de Cliabourot von» a dil...
— Que vous étiez venu . inteeronipi» M. de Frcntu.M; , au nom d use
pcrsonue qu'elle ne m'a paj ^itMHM^c. luiolTrirun p.rii four sa liUc.
16
LE MAGASIN LlTTJillAlUE,
— D'où vous concluez... demanda alors l 'aide-major î
— Je ne conclus pas, reprit M. de Preneuse, j'ajuulo seulement que la
parole dont vous étiez porteur tombait mal avec une situation que Mme
de Cbabourot s'est empressée de vous expliquer. J'ai deajandé la main
de MllcdeCliabouroi; depuis qiiel((uc tenips elle m'éiaii accordée et par
SCS parens cl par elle-même , vous auriez donc pu comprendre que votre
démarclicé aitiaidive et ne pas insister.
— Un mariage, tant qu'il n'est pas fait, peut se défaire, répartit assez
lirutalemcnt Cou.sinot.
— L'événement, reprit M. de Frctieuse, viendrait assez à l'appui de
votre théorie, car quelques jours plus tard et dans une occasion solun-
nelle uue grave aileinie fut portée a des droits que je pouvais regarder
comme acquis; M. de Cbabuuroi retira sa parole et mon mariage (ut au
moins ajourné.
— Je crois que vous pouvez dire manqué, reprit Cousinot.
— Manqué, soit, lit M. de Freneuiic; mais M. de Cliabourot passe pour
n'avoir pas pris spontanément sa résolution, et si je devais croire, comme
j'y suis autorisé, que vous ayez pu la lui nispirer, j'aurais quelque curiosité
desavoir au juste le procédé persuasif dont vous vous cies servi.
— Diable, dit l'aide-major, vous en demandez long ; tout ce que je puis
vous dire, c'est que j'ai donné à M. de Cbabourot des raisons qu'il a irou-
Téessans réplique et auvquolles il était impossible qu'il ne se rendit pas.
— 11 est au moins étrange que ces raisons si pérempioires soient en
core ignorées de Mme de Chabourot, et tout ii l'beure, en ma présence •
elle s'étonnait de leur intluence, sans toutefois se les i ii;.giner.
— Ab ! elle ne se les imagine pas, lit iruiiiquemcnt l'aide-major ; alors
TOUS venez de sa part aux renseignemcns?
— De la mienne, monsieur, repartit fièrement M. de Freneuse.
— Désolé de ne pouvoir mieux vous dire; mais vous me demandez là
un secret qui n'est pas le mien.
— Ainsi, monsieur, dit M. de Freneuse, vous avouez expresséruent
Tousétic entremis pour faire rompre mon msriatreavec Mlle de Chabou-
rot, et vous pensez ne me devoir aucune explication?
— Que je vous en doive ou non, fit Cousinot, coaime il m'est physique-
ment e: moralement défendu de vous en donuer, cela revient absolument
au même.
— Prenez garde, monsieur, que d'autres soupçonnent avec moi des
manœuvres peu loyales de votre part.
— Vous vous trompez, fit Cousinot, et quant aux autres, ils en ont
menti.
— Vouî ne pensez pas san? doute qu'une simple dénégation , quelque
énergi(|uement d'ailleurs que vous la formuliez, puisse suflire à me per-
suader?
— Croyez moi ou ne me croyez pas, cela vous regarde, fit Cousinot,
— Mais cela vous regarde aussi un peu, répondit M. de Preneuse.
— J'en accepte l'augure, repartit l'aiile-miijor qui ne savait pas bien au
juste le sens de celle phrese à laquelle la siluaiion donnait au reste toute
la sigu'llciition nécessa re pour qu'elle fût coT)prise.
— C'est voire dernier mot demanda M. de Freneuse en se levant?
— Je ne surrais jamais, répondit Cousinot en parodiant la formule sté-
réotypée des marchands.
— J'aurai donc l'honneur de vous envoyer tout à l'heure deux de mes
amis avec ics(|uels vous serez peut-cire plus explicite.
— A vos souhaits! repartit l'olTieier de santé paraissant avoir pour ces
aortes d'occasions une série de locutions toutes faites et détournées à plai-
sir de leur véritable acception.
— Pardon, mon ieur, dit M. de Freneuse, qui avait déjà fait quelques
pas pour sortir, oseraije vous riencjnder votre nom ?
Cousinot le regarda pour voir s'il se moquait de lui,
— Je parle sérieusement, dit alors M. de Preneuse, et n'ai aucune in-
tention de vous désob igcr; votre nom n'a pas été prononcé, que je sa-
che, chez Mme de Chabnurot.
— Au fait, c'est possible, repartit l'aide-major, et je vous crois un
homme de trnp bon ton pour vous permettre uue sotte plaisanterie : je
m'appelle Cousinot.
— Au revoir donc, monsieur Cousinot, Ot M. de Freneuse, et pour té-
moigner par cdie politesse de la sincérité de son ignoiance, il présenta à
l'aide-major une min qui fut reçue et serrée d'une manière significative ;
après quoi il sortit.
CHAPITRE XXVI.
Dès le soir, toutes les dispositions relatives à une rencontre pour le
lendemain avaient été réglées, car il y avait à cette affdire cette simpli-
Ccrtlion qu'elle étoii p'rfaiiemenl («arrang-ertôfe et qu'elle n'admettait
point le zélc ciinciliaieur des témoins. M. de Freneuse voulait une ex-
plication, Cousinot la refusait par la raison la plus excellente qui se pût
imaginer, à savoir quil lui était impossible de la donner; la question
r.insi posée carrément ne pouvait être déplacée d'aucune manière, l'aide-
niajor ayant d';d)ord prévenu SCS seconds qu'eux-mêmes ne seraient pas
p'us que 1rs .Tutees initiés au mystère de son procédé avec M. de Fre-
neuse, sur quoi ain aient porté les essais de s'entendre et de se rappro-
cher. Du nionieni que par les bons soins de Mme de Chabourot les deux
adcr^aires avaient éio mis en présence, le résultat, attendu leur position
rcs^ccive, éiifii prtvu et inévitable j restait maiatenant la question de
savoir si la chance tournerait selon ses vœux. Dans tous les cas la chère
dame ne croyait pas courir grand risque ; voilà, enelfet.le très simple
raisonnement qu'elle s'était fait : « C'est un dernier coup , s'était- elle dit ,
»que je me donne à jouer. D'abord il est possible, qu'intimidé par M. de
«Freneuse, notre homme renonce à ses prétentions ; s'il persiste , et
«qu'une lutte s'ensuive entre eux , toutes les probabilités sont en faveur
')du champion que je me donne, car c'est un homme plein de sang-froid
»et de bravoure et d'une adresse éprouvée. Vienne au contraire le niisé-
«rablc à avoir le dessus, alors ce sera pour moi comme un jugement de
«Dieu, in'avertissant que je dois cesser toute résistance violente, et ne
"plus procéder avec Inique par voie d'arrangement. » Là dessus elle
avait imprimé le moivement à M. de Preneuse qui , heureux de trouver
où passer sa colère, avait suivi avec une facilité merveilleuse. Cependant
on va voir que dans cette honorable combinaison était ciché un autre pé-
ril dont un esprit moins entier que celui de Mme de Chabourot , et moins
prévenu en faveur de ses conceptions, se serait facilement avisé.
Durant la soirée de ce jour, elle était seule avec sa fille rêveuse et se
demandant à elle-même ce qu'il pouvait être arrivé de sa diplomatie
meurtrière de la matinée, quand justement un homme à lui en donner des
nouvelles, Cousinot se fit annoncer.
EUj ordonna aussitôt à Thérèse de se retirer, et attendit avec uue cu-
riosité assez inquiète le résultat de l'entrevue qu'elle allait avoir avec le
personnage.
Il venait de dîner chez son colonel, l'usage étant, lors de la visite qu'au
lever des arrêts l'onicier doit au supérieur qui les lui a iniligés, que Celui-
ci lui fasse cette politesse ; le dîner avait été convenable, et loin d'être en
proie à la préoccupation qu'il serait permis de supposer, notre oITicier de
saoté était plutôt en pointe de gaîté. Voyant que Mlle de Chabourot s'é-
loignait à son arrivée :
— Ahlah! dit-il, ilparaîtquc je fais peur aux demoiselles.
— J'ai pensé, répondit la baronne avec gravité, que vous pouviez avoir
quelque chose de particulier à me dire et que oouj serions mieux seuls
pour causer.
— Il est de fait que pour du particulier, je puis me flatter d'avoir à tous
en cont t; j'ai vu votre homme ce matin.
— Mon homme ! fit Mme de Cbabourot ne comprenant pas ou en fai-
sant le semblant.
— Oui, la personne que vous m'avez détachée, M. de Frencnse quoi !
— Si M. de Fieneuse est allé chez vous, ce qui n'aurait rien d'absolu-
ment extraordinaire, je vous prie de croire qu'il a fait cette démarche de
son propre mouvement et sans aucune excitation de ma part.
— Ah ! sans doute, fit l'aide-major, incapable ! vous m'êtes si attachée.
— Nous n'avons pas sans doute beaucoup à nous louer de vos procé-
dés; mais de là à vouloir vous créer une rivalité sanglante...
— Non, c'est pas ça; l'histoire de me faire peur seulement ; et puis Je
comprends ça, moi :'on a deux gendres pour une seule fille, c'est embar-
rassant ; alors on donne l'ui des deux à tuer à l'autre : qui de deux paie
un, reste un, comme dit l'arithmétique.
— Mon Dieu! fit alors Mme de Chabourot .jouant l'épouvante , mais
au fond désirant savoir au juste jusqu'à quel point son rôle d'agent pro-
vocateur avait réussi ; est-ce qu'une esplicaiion d'une nature inquiétante
aurait eu lieu entre vous et M. de Freneuse ?
— Inquiétante, non, dit Cousinot , nous nous sommes très bien enten-
dus : nous nous battons demain.
— Vous vous battez demain ! ! ! Au fait, ajouta comme par réflexion la
baronne, c'était un résultat facile à prévoir; un homme de l'âge de M. de
Freneuse dont on vient bouleverser la position.
— Evidemment, repartit l'aide major, et la démarche ne m'a nullement
étonné ; mais votre jeu, voyez-vous, n'était pas de la hâter , celle démar-
che ; votre jeu était de vous entremettre pour qu'elle n'eût pas lieu.
— Encore une fois, monsieur , tous nous prêtez une conduite qui n'a
pu être la nôtre.
— Ne discutons pas là dessus, fil Cousinot, je sais ce que m'a dit M. de
Freneuse, c'est par vous qu'il a connu la part que j'avais eue à la rupture
de son mariage.
— Mais, monsieur, nous lui devions compte d'un changement de réso-
lution qui était fort blessant pour son amour-propre, il fallait bien lui
donner une raison.
— Très bien de lui dire que je mettais opposition à ce qu'.l épousât ;
mais lui laisser entendre que j'ai fait une saleté en disant du mal de lui,
c'en est une autre, madame, il est bon que vouslc sachiez.
— Brisons là, monsieur, dit alors la baronne un peu émue de ce ton de
corps de garde, vous voulez vous en prendre à nous d'un événement qui
était dans les conséquences à peu près inévitables de votre façon d'agir,
libre à vous de penser ce que vous voudrez.
— Oui, mais libre aussi à moi de faire comme je l'entends, et vous n'en
Êtes pas où vous pensez. D'abord je ne suis pas mort, et il n'est pas du
tout prouvé que voire M. de Freneuse doive me manger tout cru; et puis
quand je devrais y passer, ce serait plutôt tant pis pour vous.
Mme de Chabourot le regarda fixement en renlcndaut ainsi parler, car
il y avait dans ses paroles une menace dont elle aurait voulu pénétrer le
sens; Cousinot reprit :
— J'ai toujours oublié de vous dire, d'abord parce que nous nous som-
mes peu vus, el ensuite parce que nous avons parlé de choses plus inté-
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
17
rcssantcs, qu'avaal de m'embarquer avec vous j'avais pris une petite pré-
caution.
— On ne saurait jamais blâmer personne d'en agir ainsi , répondit la
baronne qui ne voulait point paraître aitacher de l'importance à cette
oDicieuse conûJcncc.
— Voulant mettre en lieu sûr , continua Cousinot, les papiers Impor-
tans qui m'unissaient à vous , j'ai prié une personne de me les garder, en
sorte que \ous auriez parfaitement perdu voire temps à essayer de les
soutirer deuies mains.
— Je ne sache pas , monsieur , fit la baronne avec dignité, que vous
vous soyez aperçu d'aucune intention pareille.
— C'est vrai, je suis ie bon compte; je couvions que vous n'avez pas
vonlu me aire vo!er; mais vous avez eu une autre idée assez aimable,
celle de me faire assassiner...
— Monsieur ' dit la baronne, que le mot révolta.
— Ah ! en douceur, i éprit Cousinot, par un beau monsieur a gants
blancs, qui aura l'air de faire ses affaires en faisant les vôtres.
— Enlin, pour conclure à ce persiûagc exécrable.
— Pour conclure ' reprit Cousinot; moi qui ne voulais pas de ces raa-
niè'-eslà, j'avais eu l'idée de vous venir que le jour où je viendrais, par
\oi bons ofDces, à être escoffié, les papiers dont je suis propriétaire se-
raient déposés au parquet de M. le procureur du roi ; ça m'est sorti de la
tôle. Vous avez été de l'avant. Eh bien ! vous êtes maintenant exposée, si
je venais à être tué demain, à voir la justice saisie d'une affaire que, jus-
qu'à présent, vous avez autant aimé lui laisser ignorer.
— Mais, monsieur, cela est infâme, s'écria la baronne, que ce coup
trouvait complé:ement désarmée, vouloir nous rendre responsables d'un
fait auquel nous sommes tout à fait étrangers !
— Parbleu! madame, Cl Cousinot, moi qui serai mort, je perdrai en-
core plus que vous à ce qui arrivera.
— Et notre honneur, monsieur, et notre nom flétri, et celte pauvre en-
fant dont vous parliez de faire votre femme, dont l'avenir sera à jamais
perdu ! Ah ! vous ne pouvez avoir la pensée d'une pareille cruauté.
— Voilà, fit alors Cousinot, vous voulez jouer tout le monde; on se dé-
fend. Vous êtes incorrigible. L'aulre jour, la leçon était déjà bonne ; au
Jicu d'en profiter, vous m'orgarisez un duel; moi je l'ai accepté, parce
qu'un due], c'est comme un billet de banque, et il n'y a qu'un esprit
mal fait pour le refuser ; seulement j'ai voulu être sûr que vous ne m'ou-
blieriez pas dans vos prières, et que vous ne ririez pas trop si j'étais des-
cendu.
On en était là d'une conversation qui ne laissait pas, on en conviendra,
d'être intéressante, lorsque M. de Chabourot vint à rentrer. Voyant sa
femme éperdue et en larmes, il demanda le sujet de cette vive émotion.
Cousinot le lui ayant volontiers expliqué, aux reproches dont, fort qu'il
était d'ailleurs de la présence d'un tiers, ie baron se mit à accabler la
dame, il parut clairement pour l'aidemajor que le pauvre homme n'avait
pas trempé dans le complot, sa destinée étant d'avoir le contrecoup de
toutes les déplorables habiletés auxquelles sa chère moitié avait comme
une fureur de se livrer.
A ce quart d'heure, on put jiiger qu'un peu "de noblesse de cœur est
bien plus à priser que les ressource? de l'esprit et la richesse de l'intelli-
gence : tandis que la baronne, engagée dans ses propres roueries, était là
avec tout sou génie abaissée devant la puissance d'un imprévu qui la lais-
sait à la merci du plus efli-ayant avenir, son mari, homme simple et dont
ontrouvaitsi facilement le fond, avisa un moyen honorable de pourvoir
au danger qui le menaçait
— En s'adressant à voits, dit-il à Cousinot, M. de Preneuse, trompé
par de faux renseignemens, s'est tout à fait mépris; c'est moi qui ai re-
tiré ma parole, moi qui lui ai fait l'affront dont il veut avoir satisfaction,
c'est donc à moi de me rencontrer avec lui.
— Du tout, du tout, fit Cousinot, il y a déjà assez de barbouillaje dans
cette histoire sans que vous veniez encore y ajouter de nouveaux orne-
mens. D'ailleurs rien qu'à cause de votre âge M. de Preneuse ne voudrait
pas avoir affaire à vous.
— Raison de plus pour qu'il s'entremette à empêcher ce duel en pro-
posant d'y prendre votre place, repartit la baronne, saisie t jUt à coup d'un
immense désir de conciliation.
— De manière, dit Cousinot, qu'on raconte demain dans tout Paris que
j'ai envoyé monsieur pour accommoder la chose et que M. de Preneuse
m'a fait reculer. Merci ?
— On ne dira rien de pareil , lit le baron : il est clair que c'est à moi
de marcher.
— Il est clair, îl est clair, repartit Cousinot, que tout est convenu avec
l'autre , qu'il compte sur moi comme sur lui , et que vous n'avez rien à
voir dnns tout ça.
— Je n'en vais pas moins de ce pas trouver Totre adversaire , dit le
baron, se mettant en devoir de sortir.
— C'est à-dirc que vous ne bougerez pas d'ici , s'écria Cousinot c;i le
retenant; cependant, contiuua-t-il, je suis sensible à votre procédé, une
bonne manière d'agir en vaut une autre; et voyez-vous, Mme la baronne,
à cause de ce que voire mari vient de faire, je retire ma proposition :
que M. de Preneuse ait du dessus ou du dessous, ça n'empirera rien à vos
affaires. Si je suis tué, boi soir, votre péché vous est pardonné, et je vais
donner des ordres pour que votre secret meure avec moi ; si c'est M. de
^ovEMBU^; 18^1. — tomr i.
Preneuse, ça ne sera jamais qu'un gendre de moins ; si ce n'est ni l'un ni
l'autre, eh bien, nous nous retrouverons tous sur nos pieds ; on se débat-
tra , on s'arrangera : mais plus de tricherie, je vous en prie , parce que,
voyez-vous, comme dit mon pauvre père, auquel par parenihèse il faut que
j'écrive un mot tout-à-l'heure , on se trompe quaud on dit que c'est la
défiance, c'est la franchise qui est mère de sûreté. _ '"■
L'n pas de plus, et Cousinot, par la parole comme par l'action, va s'éle-
ver à des hauteurs d'héroïsme qui détruiront toute l'économie de son per-
sonnage. 11 est donc encore temps de mctlre fin au combat do générosi'.é
qui s'est élevé entre lui et le vieux gentilhomme et de le faire sortir.
Nous ne terminerons pas néanmoins ce chapitre sans constater qu'inscnï-
siblement notre aide-major gagne du terrain , et qu'au moyen de ce que
vient de se passer, à tous les avantages qu'il avait déjà sur les Chabourot,
il vient de joindre celui d'un procédé excellent; aussi au moment de se
séparer de lui, le baron du fond du cœur et Mme de Chabourot au moins
du masque et des lèvres, se montrèrent-Ils touchés et émnç. Quant à lui,
en les quittant , après avoir été passer une heure avec Mme Bouvard, il
s'en fut faire un tour à l'estaminet de la rue de la Montagne-Saicte-Gene-
viève, où, à part lui, tout en jouant le domino, il eut la superstitieuse fai-
blesse d'interroger l'avenir au moyen d'une combinaison des nombres mar-
qués sur l'ivoire et dans laquelle il convint avec lui-même do lire l'événement
du lendemain : l'épreuve lui ayant éié défavorable , il se traita de sot et de
visionnaire et se dit qu'il n'y avait aucun rapport appréciable entre le pisto-
let de M. de Preneuse et le double slx.loni cela l'ayant mené aux environs
de minuit, il rentra à son hôtel garni, écrivit à son père poar lui faire ses
adieux conditionnels, fit une autre lettre adressée au capitaine Lambert,
et portant ordre, en cas d'une fâcheuse issue, de jeter au feu les papiers
qu'il détenait. Tous ces soins pris, il se mit an lit et ne larda pas à s'en-
dormir de ce même sommeil dont les historiens d'Alexandre et du grand
Condé font si fort honneur à leur héros la veille des baiailles d'Arbelles
et de Rocroi. Quant à nous, nous n'hésitons pas à placer fort au dessus
des deux autres le fait contemporain de l'officier de santé, car enfin la
bataille se donnait positivement à son compte, il devait réelle&:ent et
naturellement y payer de sa personne, et la vie était expressément l'un
des deux enjeux. Mais malgré nos réclamations, les vienx erremens ne
s'en poursuivront pas moins, on continuera à parler, d'après Quinte-
Curce, du sommeil d'Alexandre; d'après Bossuet, de celui du.'grand Con-
dé ; tandis que, d'après nous, personne ne s'avisera de mentionner dans
l'avenir le sommeil, cependant, non moins remarquable de l'aide-major
Cousinot.
CIIAPITRB XXVII.
Au moment où M. de Chabourot, entrant chez sa femme, avait été sa-
lué par elle de la révélation de sa dernière et sanglante équipée, il ap-
portait de son côté une nouvelle d'une nature infiniment [lus satisfaisante,
mais dont, au milieu de la scène assez animée que nous venons de rappor-
ter, il n'avait naturellement pas trouvé le placement.
Son ambition de relations extérieures, comme l'appelait sa femme, allait
être satisfaite: le directeur du personnel au minisicre des affaires étran-
gères, dinant avec lui chez un de leurs amis communs, venait delui confier
qu'un mouvement se préparait dans le personnel des ambassades et que
par suite de ce mouvement il serait très prochainement appelé au poste
de ministre plénipotentiaire à Francfort.
Habituellement Mme de Chabourot traitait galmcnt les prétentions di*
plomatiqucs de son mari; mais quand il lui annonça sa future promotion,
elle dut reconnaître avec lui que l'honorable expatriation à laquelle it
avait sollicité d'èire condamné était peut-èlre le remède le plus efficace
qu'ils pussent trouver aux difficultés de leur position. •».
En effet, quitter Paris et la France était un moyen naturel de soustraire
aux malicieux regards de la curiofilé publique la plaie de leur existence
qui, d'abord intime et secrète, avait commencé depuis peu à révéler les
symptômes extérieurs les plus inquiéians. Il y avait en outre à considérer
qu'à l'étranger, en supposant que l'obsession de leur fkhcax persécuteur
les y accompagnât, un notable dégrèvement néanmoins s'opérerait sur elle
parle changement du lieu dans lequel ils vivraient, puisque, dans un
pays où ni lui ni eux ne seraient connus, il leur serait latilo de ménager
à l'acrointance roturière de Cousinot ime transition et une viaisemblaucc
qui lui ôteraient tout d'abord ce qu'elle avait de plus compromettant et de '
plus dur à leur amour-propre. i
Néanmoins si quelque parti sérieux et utile était à tirer de cette favo-
rable occurrence, ce n'est pas au milieu de ses absorbantes préoccupa-
tions du moment qu'il pouvait cire dooué à Mme de Chabourot de l'en
extraire; les forces de son attention étaient ailleurs, et le danger immédiat
qui la menaçait lui form.iii une trop cruelle distraction.
Elle ne se le dissimulait pas, eu effet, tjuoiquc laide-major eût géné-
reusement promis de mourir sans vengeance, il pou» ait facilement arri-
ver, au moment suprême, qu'il se ravisât et qu'il donnât à sa mort les con-
séquences posthumes qui étaient à sa disposition, et, on pouvait prcj-que
le dire, dans son droit. Jusqu'au moment donc où elle le verrait revenu
sain et sauf de l'imprudente épreuve qu'elle lui avait ménagée, la malen-
contreuse provocatrice se sentait à la merci do son re>sentimcni et de son
indisrréiion. en sorte que, par un arrangement bizarre, elle se voviit ol>li-
gée de lui transporter les vœux et la sollicitude qu'elle avait d'abord ré-
servés pour son adversaire.
18
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Celte dure et siiigiilièic néccssilé, après avoir agité son sommeil, conli-
inia (le l'occuper le lendemain dès son réveil, et à mesure qu'approchait
l'heure oii révénemcnt devait disposer de l'un ou de l'autre des combat-
taiis, sa mortelle inquiéiude ne fit que s'aigrir et s'accroiire.
Pour comble de malheur, M. de Preneuse n'aimant pas à déranger ses
liabiiudcs, n'avait pas voulu que la rencontre eût lieu avant l'heure ordi-
naire de son lever, et onze heures déjà étaient passées sans qu'on eût au-
cune nouvelle du résultat.
Enlin, sur le midi, comme la baronne, dans une impatiente anxiété,
iqu'on aurait pu prendre pour celle d'une mère ou d'une sœur, se tenait
derrière le vitrage d'une fenf-ire donnant sur la cour de son hôtel, afin
tl'aviser quelques niinuics plutôt les nouvelles qui lui arriveraient, elle
vit s'arrêter h la porte de h\ rue un fiacre d'où descendirent deux hom-
mes, qu'à lecr tournure rai!iia:rc et à leurs moustaches, elle dut prendre
pour les seconds qui avaient assisté Cousinot. Ne le voyant pas paraître,
elle fut saisie d'un violent hatiement de cœur et fut sur le point de s'éva-
«iiiuir. Néanmoins, elle sut prendre assez sur ellemènie pour ne point
tomber en faiblesse, et ayant continué de regarder, elle s'aperçut que les
«leux étrangers parlementaient avec le concierge, mettant même à leur
conversation une assez grande animation.
Ce singulier colloque ne finissant pas, elle se retourna vers M. de Cha-
Lourot, qui assis au coin de la cheminée, s'occupait plus tranquillement
peut être que ne le coiuporiait la situation à lire son journal, et lui dit :
— Je pense que les témoins de M. Cousinot sont en bas, ils ont avec
Antoine je ne sais queîle interminable discussion ; allez donc voir un peu
de quoi il s'agit, car je me meurs d'impatience de le savoir.
Etant aussitôt sorti sur le perron, M. de Cbabonrot appela son concier-
ge, et lui demanda à qui il en avait.
— Ce sont, répondit ce'ui qu'il interrogeait, deux messieurs que je ne
connais pas ; ils ont dans celte voiture un blessé, qui leur a indiqué son
adresse ici pour y loger ; monsieur ne m'ayant pas donné d'ordie pour
faire de sa maison un hôpital, je ne veux pas les laisser entrer.
il faut croire que le cher Cousinot n'était pas atteint bien gravement ,
puisqu'il avait eu la présence d'esprit de se faire de son miuvais cas nue
occasion pour s'introduire dans la maison où il avait constamment nioniré
la volonté de s'installer; à moins fouielois que , frappé à mort , il n'eût
voulu se ménager la vengeance d'offrir à la baronne le spectacle ellrayant
de son agonie.
Ces deux probabilités traversèrent rapidement la pensée de M. de Cha-
bourot, qui, pour savoir à quoi s'en tenir, prit le parti d'aller jusqu'à la
voiture et de s'expliquer lui-même avec les étrangers.
— Nous arrivons, dit l'un d'eux, du bois de V;ncennes, où M. Cousinot,
que vous connaissez sans dou'.e , vient d'être touché dans une rencontre :
il nous avait dit avant le combat, que s'il était blessé, nous eussions à le
mener chez M. le baron de Cbabourot, rue de Varennes. C'est bien ici je
pense ; cependant le concierge prétend que nous nous trompons et veut
nous renvoyer.
— Est-ce qu'il est gravement atteint ? demanda le baron avant toute
chose et allant au fait qui l'intéressait.
— Une simple balle dans le gras du bras droit, qui n'a, à ce que dit
notre ami lui-même, offensé aucune partie essentielle, mais qui l'a empê-
cbé de continuer le combat.
— Et son adversaire, continua M. Chabourot?
— Rien, puisque du premier coup qu'il a tiré, Cousinot a été atteint.
— Permettez, reprit alors le premier interlocuteur, vous vous occupez
là, monsieur, à recueillir des nouvelles ; mais notre ami, qui a perdu beau-
coup de sang, s'est évanoui depuis une dixaine de minutes; il lui faut
donc de prompts secours ; ainsi, voyez si Cousinot n'tst pas aussi incon-
nu ici que le dit cet honnête concierge, et, si vous avez le crédit de le
faire admettre; veuillez vousdécider, autrement nous allons filer sur l'hô-
pital du Gros-Caillou.
— Quand même vous vous seriez mal adressés, messieurs, répondit
noblement le baron, qui d'ailleurs, de celte manière, esquivait l'aveu ex-
plicite de sa relation intime avec l'aide-inajor, il suffirait qu'un homme
fût à ma porte, blessé, pour que je ne lui refusasse pas des soins néces-
saires à son état. Faites donc eaircr la voiture, je vais appeler mes gens
pour qu'on le transporte dans un appartement.
Alors, de sa fenêtre, où elle toniiiiuait d'observer dans la plus doulou-
reuse attente tout ce qui se passait, Mme de Chabourot vit que le fiarrc
s'approchait jusqu'au bas du perron ; aidé de deux domestiques, les se-
conds de Cousinot le tirèrent pâle , sangfant et inanimé de la voiture , et
commeacèrent à le monter vers le logement que M. de Chabourot avait
désigné; elle ne douta pas alors qu'il ne fût mort, et si elle n'eut pas, au
malheur dont elle se croyait la cause, le regret qu'on aurait dû attendre
d'elle, elle eut au moins, des événemens qui devaient suivre , assez d'ef-
froi et d'émotion pour lui tenir lieu de In torture d'un remords.
CH.\PITRE XXVIII.
Un médecin du voisinage ayant été appelé, mit aussitôt le premier appa-
reil sur la blessure qu'il jugea, comme Cousioot lui-même, d'une très mé-
diocre gravité. Ce pansement opéré et le malade une fois couché dans un
lit bien bassiné, il reprit complètement connaissance, et voyant M, de
Cktib'rurot à ses cotés ;
— Ah! ah! dit-il me voilà encore de ce monde, et chez de bons amis
dont les excellens soins m'auront bientôt remis sur pied. Ce M, de Pre-
neuse lire juste, et je crois qu'il a mis de la bonne grâce à ne pas me vi-
ser à la tête ; car il ne lui en coûtait pas plus de m'y planter une balle, si
bon lui eût semblé.
— Je vous engage à peu parler, dit alors le confrère de l'eide-major, et
à laisser en paix des souvenirs qui pourraient vous donner de l'énuilion.
— Bah ! reprit le blessé, je me trouve à merveille, et autant causer de
ça que d'autre chose,
— Oui, mais il n'est nullement nécessaire que vous causiez d'autre
chose ou de ça, dit alors un des témoins de l'aide-raajor. Vous voici, com-
me vous le disiez tout à l'heure, en bonnes mains ; nous allons donc vous
laisser, et nous reviendrons prochainement vous voir.
— C'est juste, dit Cousinot, vous avez vos affaires et je n'ai plus besoin
de votre assistance : mais à bientôt.
— Aujourd'hui même nous viendrons prendre de vos nouvelles, répon-
dirent ses camarades, et ils sortirent.
Le médecin ayant laissé les prescriptions nécessaires et voyant une
garde installée auprès du malade, en fit autant, en sorte qu'il ne resta au-
près du blessé que M. de Chabourot.
— Ah ça, fit alors Cousinot à voix basse et tandis que la garde tracas-
sait dans la chambre, vous allez me trouver un peu sans gêne de venir
ain^i descendre chez vous. Mais, ma foi, comme j'ai l'intention de donner
ma démission le plus tôt possible, je n'ai pas voulu la dater d'un hôpital
militaire, et puis il faut en finir, et puisque d'un moment à l'autre je de-
vais venir m'éiablir ici, j'ai pensé que si je revenais de ce duel, l'occasion
sera t bonne, et ma foi me voilà.
— Vous avez bien fait, répartit le baron sans mettre toutefois une gran-
de chaleur à cette approbation.
— Hum ! répartit l'aide-major, j'aurais peut-être fait quelque chose de
plus agréable à vous et à cet'.e bonne Mme de Chabourot en m'en allant
tout droit dans l'autre monde, car vous étiez alors débarrassé, de moi.
— Vous nous supposez, réponfiit M. de Chabourot, des sentimens d'in-
humanité qui ne sont point les nôtres. Croyez que ma femme a eu du re-
gret de ce qu'un premier mouvement lui a conseillé ; déjà nos rapports
avec vous ont commencé à se mettre sur un pied meilleur ; tous enten-
drez la raison, j'espère, et puis nous sommes à la veille de quelque chan-
gement dans notre existence qui arrangera peut-être bien des choses.
Cousinot n'eut pas le temps de demander l'explication de ces paroles,
car son domestique vint dire au baron que madame lui faisait dire de se
rendre auprès d'elle.
Dans le fait, la pauvre dame, qui n'avait eu encore aucune explication
de tout ce qui se passait dans sa maison, et qui avait appris seulement
que Cousinot était bien vivant, avait peut-être un peu de droit de se
montrer curieuse d'être plus complètement renseignée. Ayant donc de-
mandé au blessé s'il n'avait besoin de rien, sur sa réponse négative, M.
de Chabourot le quitta pour satisfaire au mandat de comparution qui lui
était signifié.
Resté seul, notre digne ami Cousinot se mit à songer ?
Car, que faire en un Ut, à moins que l'on ne songe.
Il récapitula toutes les phases par lesquelles avait déjà passé , la lutle
dans laquelle il était eng.igé, et, quelle que fût sa modestie naturelle, il ne
put s'empêcher de reconnaître que jusque-là, s'il avait manœuvré avec bon-
heur, il avait aussi manœuvré avec habileté ; ses progrès, au milieu des
différens obstacles dont sa route avait été semée, n'en restaient pas moins
incontestables, et le lieu même où il se voyait en ce moment suffisait à
lui eu donner la mesure. Maintenant que ferait-il? il continuerait à
suivre la ligne ferme et modérée dans laquelle il avait marché. Sui-
vant le programme précédemment formulé par lui, il s'offrait à Mlle
de Chabourot comme le successeur, l'ayant droit et le continuateur
de Charles Villeneuve ; au moyen de ses séductions personnelles, de la
grande connaissance qu'il se supposait du cœur des femmes, de l'ha-
bileté qu'il aurait de s'insinuer d'abord auprès de la jeune fille en lui
parlant du défunt chéri dont personne ne lui donnait la consolation de
l'^-ntretcnir , il espérait arriver dans un temps assez prochain à se faire
passablement venir d'elle. Il est vrai de dire aussi qu'il se sentait la res-
source , à un certain moment , dont l'opportunité lui serait indiquée par
les circonstances, de compléter l'entraîneoient de sa fascination en fai-
sant à sa future une confidence mesurée des raisons qu'elle avait , ainsi
que les autres membres de la famille, pour ne pas reconduire trop rude-
ment; mais c'était là une extrémité à laquelle , suivant son instinct de
passer les choses en douceur, il ne devait se décider qu'autant que l'em-
pressement de ses soins et la recommandaiion de son mérite se trouve-
raient décidément sans inQuence; supposition qu'il admettait assez dilDci-
lement.
Quant au reste de son avenir, il se déduisait tout seul de ce premier
succès obtenu. En Mlle de Chabourot était impliciiementcomprise une dot.
Or, substituant à la raison de sans dot, dont il est tiré dans VÀvare de
Molière un parti si concluant, la raison non moins étourdissante d'avec
une dot.
Avec une dot! se disait l'heureux aide-major, j'aurai une maison tenue
sur un bon pied, où je pourrai noblement recevoir mes amis.
Avec une dot! j'aurai chevaux, équipages, luge à l'Opéra,
maison da
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
19
campagne pour la saison d'été, h moins que jo n'aime mieux la passer à
quelque éiabllssement iliermal, ou aux bains tic mer, ou eu Suisse, ou en
Italie.
Avec une dot ! continuait ce dorrjenr éveillé, serai-je exclusivement
occupé de ma fi'miuc qui se trouvera, alliance a>sez rare, une das beau-
tés de Paiis? Ilum! c'esiselon, etcela dépendra beaucoup d'elle; si elle
sait me captiver, me retenir, à la bonne heure ! mais si, blasé sur les cui-
Tremens de sa possession, mou cœur \euait à se fatiguer d'elle?
Avec sa dot! j'aurais bieatùt fait de lui trouver une ou plusieurs
suppléantes qui, à leur tour, seront suppléées par d'autres, de telle sorte
que ma vie nu soit qu'une thaiae non interrompue de plaisirs et de folles
amours.
Avec une dot! ajoutait-il, ceci était uu menu détail rétrospectif, mais
qui témoignait du bon cœur et de la loyauté d j notre rêveur, je paierai
ce que je dois à Mme Bouvard, et je loi ferai cadeau de quelque somme
pour di'nner de l'evicnsion à son éialilissement.
Puis, rcprciiani aon essor, sa pensée remontait aux plus étourdissantes
visions :
Avec une dot ! si l'ambition vient à s'emparer de moi, je me ferai nom-
mer membre de la représentation nationale ; je serai, — peut-être, — un
très éniinent orateur et devi.ndrai directeur-général, minisire, ambassa-
deur, ou ne seiai rien de tout cela; mais en manière de désinléressemeat
et avec préméditation.
Avec une dot! je puis, si je l'aime mieux, me jeter dans la haute phi-
lantropic, fonder, inspecter ou adniiiiistrer quelque établissement debien-
fiiisance; m'occuper de la propagation de la vaccine, de souscriptions au
prolit dos Grecs, couronner des losiéres et encourager l'usage de la géla-
tine de Darcet, appliquée à la nourriture des classes soullVanies et labo-
rieuses, après toutefois que l'Académie des sciences aura achevé de déci-
der si ladite gélatiue contient quelque principe nutritif, et si ci-ux auxquels
on l'administre sont simplement gommés à l'intérieur ou réellement ali-
mentés.
Avec une dot! allait continuer cet infatigable explorateur du pus bril-
lant avenir , quand la femme qui le cardait lui apporta une tasse d'une
infusion que le médecin avait prescrite. Cousinot la port i à ses lèvres, eu
prit une gorgée dans la bouche , mais la rejetant aussitôt : Que me don-
nez-vous là malheureuse, s'écria-l-il , avez vous mission de m'empoisoii-
ner,
La vérité est que la bouillotte dans laquelle avait chauffé l'eau, ayant
été mal rincée, luiavait comnuinifiué uu goût détesab'e, mais sans qu'au-
cune intciuion eût préparé cette malencontre, qui ne pouvait d'aiilrurs
avoir sur la santé de laide-major aucune intluence fâcheuse : mais dans
la position as'ez étrange qu'il s'éiait ménagée, ayant par suiprise et pres-
que vioKmmcnt cnvaSii le domicile des Cbabouroi, il se trouvait en ce
moment à leur discrétion, et la me. urc de ce que pouvait oseï- le ressen-
timent de la baronne lui avait déjà été doiniée. Il ne douta pas alors
que sur sa promesse de ne pas donner suiie ii sa mort, si elle arrivait par '
le fait de pon duel, on ne se fût arrangé de manière à rendre sa blessure
trortelle et à continuer drns sa tisanne ce qu'avait coniiiiencé le pistolet
de M. de Preneuse. — Dites à M. de Cha:;ourot que je veux lui parler,
s'écria-t-il d'une voix terrible : imis comme la ganîe lui faisait observer
que le docteur lai avait recommandé le calme et qu'il s'émouvait plus que
de raison : Veux-tu aller le chercher, litil d'un accent plus animé enco-
re, vieille sorcière, ou je me lève et j'y vais moi-même après t'avoir trai-
tée comme tu le mérites.
La pauvre fctnme épouvantée s'imagina qu'il était pris d'un transport
au cerveau, et ; u lieu de sortir comme elle en recevait l'ordre, clic se
mit à tirer vioiemaieut tous les cordons de sonnettes pour appeler du se-
cours, se gardimi bien d'ailleurs de le quitter, de peur qu'il ne se jetât
par la feiiétre ou n'at^eiuât à scsicurs en quelipie autic manière. Voyant
dans cette conduite la suite bien marquée du complot qu'il soupçonnait,
Cousinot sup|!0sa que l'inlirmièic donnait le signal a ces assassins apos-
tés, et se précipitant hors de to'i lit , il courut s'armer de la pelle à feu
qu'il brandissait de la main gauche, son bras droit étant en écbarpe et
engagé dans l'appareil posé sur sa blessure. A la vue de ces symptômes,
selon elle, non équivoques d'un accès de lièvre chaude, la pauvre femme,
de plus en plus épouvantée, se précipita vers la porte qu'elle ouvrit en
appelant à l'aide de toutes ses forces; heureusement, un renfort puis-
sant lui arrivait. M. de Cbabourot , accompa.Mié de la baronne , accou.
rait au bruit des sunnettcs qui avaient retenti dans toute la maison ,
pensant qu'il devait se passer quelque chose d'extraordinaire dans la
chambre du blessé, et ne voulant pas laisser aux domestiques le soin de
le démêler. Voyant qu'à seu aspect de quasi-nature la baron.e s'éteit en-
fuie , et que le baron n''avait pu se tenir de rire, l'aidc-aïajor conclut
que ses jours n'étaient pas aussi menacés qu'il avait cru, et se réiutégrant
dans sou lit, il parut prêt à entrer ca explication.
CHAPITRE XXIX.
— A qui en avoz-vous donc? demanda M. de Cbabourot à l'aide-major
aussitôt que celui-ci se fut replacé dans une position à pouvoir l'écouter.
— Faites retirer cette femme, dit Cousinot d'un ton d'autorité.
Cette intimation, malgré les réclamations de la garde malade, ayant été
eiécutée;— Priez, conliiuia-t-il, Mme la baronne de votiloir bien m'houo>
rer de sa présence. Vous le voyez, je suis calme et d?ns une tenue décente
et à ne pas eflaroucher sa pudeur.
M. de Cbabourot appe a sa Icmme , et la porte ayant été refermée sur
elle : — Prenez cette théière, reprit l'aide-major, remplissez celte tasse et
faites-moi le plaisir de l'ollrir à madame.
— Vous battez la campagne, mon cher ami, repartit le baron, cette
fantaisie n'est pas d'un homme dans son bon sens.
— Au contraire, fit Cousinot, je sais très bien ce fine je fais ; versez à
madame, versez !
— Le baron ne se pressant pas d'exécuter son ordre : Ah ! ab ! s'écria-
til, je savais bien que vous ne vouJriez pas lâter de celte boisson du
dialjle; c'est pour moi seul qu'elle éiait préparée.
— Vous êtes fou, mon cher mon-icur, réplii)ua la baronne et la fièvre,
vous fait déraisonner, et en même temps, ayant versé dans une tasse du
contenu de la théière, elle en avala deux ou trois gorgces.
— Cette tisanne, dit-elle alors, a un goût eflroyable ; mais d'où vient
qu'un habile docteur comme vous n'a pas reconi.u la s iveur de Tassa fœ:ida;
on en a ordonné ces jours passés à ma kmme de chambre pour de^ vapeurs,
et vot.e sotte garde-malade aura pris à la cuisine une cafetière ayant ser-
vi à préparer cette drogue.
— C'est-à-dire que les domestiques aussi bienveillaos que les maîtres
se seront amusés à cette ignoble attrape, lit Cousinot, qui voulait absolu-
ment qu'on eût un tort envers lui.
— Je ne crois pas , répartit la baronne , que personne se soit permis
rien de pareil ; au reste je le saurai, et s'il se trouve un coupable, il sera
aussitôt chassé.
— Ah ca, se mit à dire le baron, qui rejoignait un peu tarehvcment la
pen-ée que Cousinot avait cependant assez cla rement exprimé-e , vous
croyez donc, mon cher, que nous avons voulu vons empoisonner ?
— Pourquoi pas ? vous y avez la main.
— Eh bien! vous tombez biea d'avoir des idées aussi bêtes quand
nous venons à vous pleins des m'^illeuns intentions.
— C'est justement de bonnes intentions et d; langues de femmes , ré-
pondit galamment Cousinot, que l'enier est pavé.
— Allons, vous êtes un méchant esprit, reprit le baron, et puisqu il ea
est ainsi, vous ne saurez rien.
—A propos, tout à l'heure en me quittjot vous m'aviez parlé de quel-
que chose qui se déuajuait dans votre existence; eh bien! de quoi
s"agit-il ?
— Gomment ! quelque chose qui se détraquait, dites donc quelque chose
qui s'arrange dans mon existence. Tel que vous me voyez, d'ici à deux ou
trois jours je serai nommé ministre plénipotentiaire à Francfort.
— Je vous eu félicite, dit Cousinot; mais qu'est-ce que ça me fait à
moi ?
— Ah ! ça ne vous fait rien ! répartit le baron d'un air capable, c'est
différent, n'eu parlons plus.
— Mais certainement que ça ne peut rien me faire; que diable voulez-
vous que ca me fasse ?
— Très "bien, mon cher, reprit M. de Cbabourot d'un air plus capable
encore, je vous crovais autrement fort que cela.
Pendant ce débat' assez ridicule. Mme de Chabouroî se tenait assise la
té;e appuvée sur sa main, dans l'aitiiude d'une personne qui pf eiid un
médocre'souci de la conversation cnvironmnte et qui cause avec elle-
même plus volontiers.
— Monsieur Cousinot, fit-elle tout d'un coup comme venant apporter
la lumière dans la question qui s'agitait, voulez-vous me ^rêttr un mo-
ment d'attention ?
— Vous êtes toujours bonne à entendre , répondit l'aide major, car je
ne connais pas de langue mieux doiée que la vOtic , cest dommage qu'il
faille s'en garer.
—Vous ai-je trompé jusiu'à présent? lépariit la liarcnnc. La promit rc
fois que j'eus l'honneur de vous voir, ai-je fait quelipie promesse . ai je
enlin essayé de vous donner à croire euuc nous a de» rapporti bienveiî-
lans ?
— C'est vrai , répartit Cousinot , après un moment de réflexion . vous
m'avez troité assez cavalièrement , cl ce matin encore j'ai eu la preuve
d'une assez mauvaise ilispusition pour moi.
— Ce qui est arrivé ce matin, répartit Mme de Cbabourot , ce prouve
en aucune manière ma duplicité ; si j'avais pu faire moi même ce (iu'ua
autre a fait, croyez (juc je n'y aurais pas manqué.
— Vous êtes franche au moins, lit l'aide-m;ijur en riant.
— Oui . monsieur, en toutes choses , répartit la baronne , fraiicl>e en
mes iniiuiiiis, franche en mes démaiclies,lrauche aussi dans ma bieuvciî-
laucc quand je crois la devoir à que'qu'uu.
— C'est un nanaii dont vous ne m'avez toujours p:s fait goûter encore,
répartit l'ollicier de santé con;inuant de plaisjir.er.
— C'est cependant sur le pied de relation meilleure qiie je prétends
traiter à l'avenir avec vous. Votie généreux proré.lé d'hier soir, moa-
sieur, ne m'a pas trouvée insensible', et dès ce moment je me suis regar-
dée moins comme votre ennemie que comme votre el, ^^e.
La llaiterie est certainement te tous les pièges le i.l,:s grossier, toute-
fois au moment précis où on !e le signale à soi même, ju qu'à en ren.nÎB
point on s'v laisse pren;ire : ainsi lit notre Cousinul, q;.i ne put s'eir.;)é-
clicr d'èlre accessible aux gracieuses paroles que lui ailrcsàa la baru:>ne j
20
LE MAGASIN LITTÉRAIIIE,
nsi répondit-il avec celte modestie que ne manque jamais de montrer
homme qui se sent rendre justice :
— Je n'ai pas un prand mérite à ce que j'ai fait. Quel 'X-néDce aurais-
irouvé à me venger près ma mort?
— La vengeance en tout temps est une bonne chose, répondit la ba-
onne et je vous pais ,id gré infini de ra'avoir sacrifié la vôtre ; mais encore
oae fois vous n'avez pas eu all'aire à des ingrats. Les circonstances nous
pcrineiieiit aujourd'hui de vous témoigner notre reconnaissance, et mon
mari est là pour vous le dire ; j'ai été la première à lui parler d'un plan
ui doit cimenter une bonne et solide paix.
— Voyons un peu cela, dit Cousinot.
— Dans le peu d'empressement, reprit Mme de Chabonrot, que nous
vous pu Hion'rer à vous donner accès dans notre famille , la considéra-
on de voire personne était assurément l'une des choses qui nous préoc-
cupait le moins, il n'y a rien qui ne soit avenant dans votre extérieur,
vous avez de l'initriiciion, de l'esprit, de la bravoure...
— Dites donc , dites donc, madame la baronne , fit Cousinot, en inter-
rompant, tâchez donc à ne pas vous moquer des gens. — Mais cette pa-
role n'était pas prononcée de mauvaise humeur , et elle était plulô'. une
protestation modeste qu'une riposte faite sérieusement.
^ Je ne me moque pas, reprit Ir. baronne, saisissant bien celte nuance,
et pour mieux attester la sincérité de ses éloges en les tempérant d'un peu
«lo critique : on a bien ii vous reprocher, continua-t-elle, quelque laisser-
aller dans les manières, et peut-être l'allure guerrière se marque-telle en
vous plus qu'il ne fauirait; mais il est si facile de modifier cette surface
par un peu de vernis do salon, qu'en vérité ce ne pouvait être là une rai-
son (le vouloir vous éconduire.
-^ Donc enfin! dit Cousinot, bâtant la conclusion et comme prenant
plaisir à justifier le reproche qui lui était adressé.
— La grande diffituUé de votre alliance, c'était la disparitéde nos po-
sitions sociales. Si étranger que l'on soit à d'antiques préjugés, on Uoit
toujours compte à l'opinon de certaines déterminations. Won seulement
on se serait étonné que ma fille, selon toutes les apparences, destinée à
un riche mariage, épousât un homme pincé dans une sphère aussi dillé-
renic de la sienne ; mais je vais plus loin; il y avait là justement de quoi
éveiller les soupçons que nous avons tant à cœur de détourner.
— Hum! raison bien tirée! fitCousinot. Le vrai, c'est que vous êtes des
aristocrates qui ne voudriez pas donner votre fille à un homme de rien.
— Quoi qu'il en soit, répartit la baronne, la nomination de M. de Cha-
bonrot aplanit bien des obstacles. D'aoord, à l'étranger nous n'avons
plus à craindre le bavardage de ces salons dont Bonaparte lui-même se
préoccupait, et nous serons plus maîtres de faire à notre guise ; ensuite,
les emplois diplomatiques consistent en une sorte d'aristocratie qui sup-
plée fort bien à celle du nom et de la naissance ; on s'y forme d'ailleurs
laerveillcusement vite à la fine politesse et aux habitudes du monde ; en
sorte que je ne désespère pas de faire bientôt de vous un homme à pré-
senter à ses amis et à ses ennemis.
— Mais, dites donc, fit l'otlicier de sauté, ce n'est pas moi qui suis
nommé ministre plénipotentiaire ; c'est M. de Chabourot.
— Sans doute, repiit la baronne; mais vous parliez l'autre jour de de-
venir sou secrétaire in pariibus. M. de Chabourot a maintenant un sé-
rieux besoin de quelqu'un ; il vous emmène donc ; de cette façon, natu-
rellement , sans donner lieu à aucun commentaire, vous voilà des nôtres.
Bientôt après on vous fait nommer attaché , puis secrétaire de légation ;
pendant ce temps,nos projets d'alliance mûrissent, et enfin, sans que per-
sonne puisse s'en étonser, pour peu que Thérèse n'y montre pas trop de
répugnance, vous devenez notre gendre : il me semble que c'est là tout
Concilier.
— Voyons, voyons un peu, dit alors Cousinot, est-ce que vous ne me
servez pas là un plat de votre métier?
— Que voulez-vous dire par là? demanda la baronne.
— A l'étranger, si je vous laisse partir, la justice du pays n'ayant pas
d'empire sur vous, est-ce que vous vous soucierez encore des papiers par
lesquels je me recommande auprès de vous ?
— Oui certes, fit la baronne, et nous sommes plus que jamais vos hum-
bles esclaves, car ce n'est plus seulement noîre considération sociale que
vous pouvez nous faire perdre, ce n'est plus seulement nos intérêts de
fortune que vous pouvez gravement léser, vous pouvez encore aujourd'hui,
par une dénonciation qui nous atteindrait en tout pays, nous déposséder
d'une position que M. de Chabourot a passionnément désirée.
— 11 ne s'agit pas d'ailleurs, dit alors le baron intervenant, de voir les
choses à ce point de vue; quand on veut faire des affaires ensemble, il
faut pourtant un peu de confiance. Si nos bons procédés vous paraissent
des pièges, alors ne parlons plus de rien, égorgez-nous tout de suite,
qu'on sache à quoi s'en tenir.
— Ecoutez donc, fit Cousinot, il n'y a pas si long-temps que nous som-
mes bons amis pour que je ne rélléchisse pas un peu à vos propositions !
— Vous avez raison , dit Mme de Chabourot , il n'y a de bons arrange-
mensquc ceux qui n'ont pas été arrêtés à la légère ; mais si vous ne vou-
lez rien perdre de vos sûretés dans quelque créance à de meilleures dis-
positions de notre part, considérez au moins que votre influence est plus
que jamais forte et entière; vous pouvez encore nous faire tout le mal
dont vous nos menaciez déjà, plus l'immense douleur que vous créeriez à
M. de Chabourot, en l'arrêtant tout court dans sa nouvelle carrière.
— C'est peut-être vrai ce que vous me dites là, repartit Cousinot.
— C'est mieux que vrai, répondit la baronne, c'est mathémalif|ue. Du
reste, il ne s'agit ms pour vous de prendre un parti immédiat. M. de
Chabourot n'a pas encore reçu sa nomination, vous aurez donc tout le
temps de vous décider.
— Ah ça ! mais d'ici là, fit l'aide-major, on ne me jouera pas de mau-
vais tours, car je vous en préviens, c'est seulement pour le cas où j'aurais
été tué sur place, que j'avais ordonné la destruction des titres. Si je ve-
nais maintenant à mourir entre vos mains, gare à la révélation.
— Mais encore une fois, fit le baron avec vivacité, laissez-nous donc
en paix avec vos idées d'empoisonnerjent ; vous êtes ici parce que vous
l'avez voulu ; voulez-vous partir ? Vous n'êtes pas si malade qu'on ne
puisse vous transporter à votre domicile. Vous n'avez qu'à parler.
Le baron, comme on voit, sortait de son caractère et commençait à
prendre les choses d'une vigueur inaccoutumée ; c'est que le sentiment
de sa prochaine élévation lui avait communiqué un certain orgueil de
lui-même ; c'est qu'il s'indignaU surtout à la pensée que les défiances de
l'aide-mnjor pussent menacer son avenir diplotnatique.
— Non, tisanne à part, J2 me trouve parfaitement bien ici, repartit
Cousinot ; mais c'était un simple avis que je voulais donner à Mme la ba-
ronne.
— Vous ne me comprenez pas, mon cher monsieur, Ct celle-ci sans
s'émouvoir de cette nouvelle dureté, et je vois bien que le temps seul me
fera apprécier de vous. Mais c'est assez, nous ne vous avons déjà que trop
fatigué par cette longue et grave conversation. Songez d'abord avons
guérir, nous reparlerons de tout cela.
Ayant ainsi conclu, elle se leva, et, suivie de son mari, sortit de l'ap-
partement.
CHAPITRE XXX.
Deux jours s'écoulèrent sans que Cousinot s'expliquât sur les proposi-
tions qui lui avaient été faites, et sans qu'aucune sommation lui fût adres-
sée à ce sujet,la nomination de M. de Chabourot n'ayant pas été réalisée, et
rien par conséquent n'exigeant qu'il donnât une solution ; toutefois durant
ce temps il prit un parti assez décisif en envoyant la démission de son grade
au ministre de la guerre, ce qui était positivement brûler ses vaisseaux.
Dans la matinée du troisième jour, M. de Chabourot reçut l'avis officiel
de sa nomination, auquel était joint l'ordre de se rendre à son poste dans
le plus bref délai. Force était donc à l'ollicier de santé, qui d'ailleurs avait
eu le temps de faire ses réflexions, de dire la détermination à laquelle il
s'arrêtait.
Deux conditions furent alors mises par lui à son acceptation.il ne vou-
lait accompagner M. de Chabourot que revêtu d'un titre oHlciel, et, de plus,
il exigeait que Mme de Chabourot pressentît sa fille surle projet de mariage
qui devait se réaliser dans un temps plus ou moins éloigné. On voit que
le soupçonneux jeune homme était diflicile à duper et qu'il s'étudiait à
prendre ses sûretés.
Il était aisé de lui donner satisfaction sur la première de ces exigences,
M. de Chabourot pouvant facilement obtenir pour lui le titre iVattaché
à sa légation : quant à la seconde, elle était cruelle à l'amour-propre
et au cœur de sa future belle-mère ; aussi la baronne y fit-elle beaucoup
d'objections. Etait- il prudent de venir ainsi jeter à la tète d'une pauvre
enfant, remise à peine de l'émotion qu'avait dû lui causer la ri>pture de
son mariage avec M. de Preneuse, la proposition d'une autre union avec
une personne qui lui était à peine connue? Une résistance assez naturelle
ne devait-elle pas être la conséquence probai)le d'une si brusque inter-
pe//alion ; et Cousinot n'aurait-il pas plus de chances de se faire agréer
en commençant par rendre à sa fiancée des soins sous une forme moins
expresse? L'aide-major fut d'un avis tout dilférent; il prétendit que, si M.
et Mme de Chabourot étaient de bonne foi, ils devaient faire cause com-
mune avec lui pour préparer le dénoûment qu'ils lui laissaient dès ce
moment espérer. Le premier mouvement de la jeune fille supposé en sa
faveur, toutes les difficultés de prime-abord seraient aplanies ; si au con-
traire elle montrait quelque répugnance, rien ne serait perdu pour cela,
l'usage modéré de l'autorité paternelie joint aux propres efl'orts de son
soupirant devant, ce semble, amener Mlle de Chabourot à donner un peu
plus tard le consentement que l'on attendait d'elle. Du reste, Cousinot
continuait de protester contre toute arrière-pensée de pousser les choses
à la violence, et si Thérèse, au bout d'un certain temps d'épreuve, montrait
une décisive répugnance à l'accepter pour mari, il promettait solennelle-
ment de faire retraite et de se contenter d'une position honorable qui lui
serait ménagée par le crédit de ceux dont il n'aurait pu devenir le gendre.
On voit que ce terrible homme restait dans les termes précis qu'il avait
dès le principe assignés h la négociation ; mais il allait au fond des choses,
ne voulaitpas être leurré ct ne cédait pas une ligne de terrain.
A la fin, Mme de Chabourot, se fiant sur l'inévitable froideur que sa
fille ne pouvait manquer de montrer pour un homme de la tournure ct
des façons de Cousinot, consentit à en passer par ses conditions, ei le jour
même où M, de Chabourot obtint l'agrément ministériel, pour donner à
sa suite une position qualifiée à ce diplomate de nouvelle espèce , il fut
convenu qu'en la présence de l'intéressé, car il voulait être sûr que l'on
jouerait franc jeu, la baronne ferait à sa fille la proposition de l'accepter
pour mari.
A beaucoup d'égards, cette scène ressemble à celle où Néron, caché
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
21
près de ces lieux, force Junie h conjédicrBritannicus. Quoique l'écono-
mie matérielle de la siluation soit dilKrcnte, le fond en est le même,
c'est dans l'un et l'autre cas un tyran qui plus ou rai-ins présente à cette
toiture, contlauine sa victime à ménager habilement un résultat maudit,
et à mentir par sa parole à toutes ses pensées et à tons ses désirs; aussi
nous garderons-nous bien de refaire bourgeoisement, après l'héroïque an-
tériorité qu'a sur nous Racine, une scène si fortement accentuée et si
facilement reconnaissable. Il nous suffira de dire en gros, qu'obligée de
justifier la substitution de Cousinot i» M. de Preneuse, la baronne donna
une vngue explication de cette préférence par des engagemens anciens
que M. de Chaboulot, dans l'émigiation, aurait contractés avec le père de
l'aide-major, et dont celui-ci serait venu tout à coup demander l'exécu-
tion. Mais ce qui donne à cette combinaison dramatique bien de l'inatten-
du et bien de la jeunesse, c'est que, mentant à toutes les espérances qu'on
avait placées dans sa résistance , Mlle de Chabourot se montra d'une in-
exprimable docilité à recevoir le prodigieux époux qui lui était infligé!
En voyant celle désespérante résignation, Mme de Chabourot faillit à
éclater et à tout rompre, se demandant si cet homme était donc quelque
personnage infernal, pour qu'il lui fût donné de prévaloir ainsi contre
elle en toute circonstance, et pour que la nature même des choses parût
ainsi consentir à s'abdiquer à son profit. Quant à Cousinot, s'il n'avait pas
compté sur une si facile victoire , il faut dire cependant qu'il n'en fut pas
surpris outre mesure; il pensa en lui-méuir qu'il produisait son effet ac-
coutumé de fascination, qu'on lui tenait compte d'une lutte soutenue en
champ-clos et où son sang avait coulé ; peu s'en fallut alors qu'entonnant
le cantique d'actions de grâces par lequel César des Rendez-vous bour-
geois célèbre son impertinent bonheur, il ne s'écriât :
Fortune (bis)
Tu fais trop pour moi !
A tout le moins il se crut obligé de protester de l'enivrement sans bor-
nes où le jettaicnt tant de bonté et d'indulgence ; il parla des devoirs que
créait h sa conscience d'honnête homme, ce naïf et loyal abandon, jura
qu'il rendrait heureuse la jeune fille qui se livrait à lui d'un dévoùment si
peu marchandé ; bref, il fut parfaitement ridicule, car la dignité qui est
difficile, ce n'est pas, comme on le pense généralement, celle du malheur;
subir le bonheur avec grâce, voilà où échoue le commun des hommes et
où se montre le triomphe de la bonne éducation.
CHAPITRE XXXI.
Ne calomnions personne , ne calomnions pas surtout la généreuse ab-
négation elle vertueux dévoùment , ne laissons pas croire que par un de
ces ignobles égaremens auxquels le libre arbitre féminin tombe parfois
en proie, Mlle de Chabourot , cette belle et plaintive créature que nous
nous serions reprochés de faire plus souvent apparaître au sein de cette
atmosphère de crime dans laquelle est obligée de cheminer notre narra-
tion, eût éprouvé pour l'homme, dont elle acceptait la recherche , quel-
que sympathique entraînement. Douée d'un esprit sérieux et observa-
teur, dès longtemps la jeune fille, à de certaines manières délibérées de
Leduc , à de certaines paroles échangées entre sa mère et cet homme ,
quand ils venaient à se mal entendre , avait eu le vague sentiment d'une
fatalité mystérieuse suspendue sur l'avenir de sa maison. C'était peut-
être à une sorte d'instinct, lui disant que "on union avec Charles Ville-
neuve conjurerait cette fatalité , qu'avait tenu l'affectueuse inclina-
tion qu'elle avait montrée pour ce jeune homme qui , d'ailleurs , par sea
avantages extérieurs et par la beauté de son ame , justifiait le regard
bienveillant qu'elle avait laissé tomber sur son amour. Plus tard , quand
il eut été banni, et quand Leduc se fut retiré sur le mont Avcntin, elle
avait plus que jamais craint et pressenti ; et aussitôt que reprenant la
suite de l'influence éteinte en la personne du vieux domestique , Cou-
sinot avait commencé à poindre à l'horizon toujours nébuleux de l'hôtel
Chabourot, elle avait comme adoré en lui le dangereux continuateur du
secret qu'elle soupçonnait.
Cesprécédens connus, on se représente facilement l'effet qu'avaient pro-
duit sur la pauvre enfant les paroles prononcées par son père, au milieu
de l'émotion où l'avait jetée la scène de la rupture avec M. de Freneuse.
« D'autres sacrifices, avait-il dit, seront peut-être nécessaires. » Envisa-
geant dès ce moment le plus triste avenir, elle n'avait certes pas pu croire
la destinée de sa famille affranchie et rassérénée, témoin qu'elle avait été
des étranges événemens dont depuis quelques jours le domicile paternel
était le théâtre. Le duel de Cousinot avec M. de Freneuse ; le blessé ,
homme à peine de la connaissance de sa mère, se faisant transporter
chez elle comme à une ambulance ; les préoccupations presque désespé-
rées auxquelles les auteurs de ses jours s'étaient montrés en proie ; des
conversations sans fin entre eux ou avec leur singulier hôte; un soin cou-
tinuel vis-à-vis d'elle de lui dérober ces entretiens ou de lui en laisser
ignorer le motif; les domestiques eux-mêmes laissant percer, au milieu
d'une discrétion respectueuse, rétonnement de tout ce trouble, en fallait-
il tant à un esprit naiiircllemcnt sagace pour aviser un abîme ? Et quand
fat faite à la noble liéiilièrc la révélation de l'inconipréhensiblc époux
qu'on lui dcsliiiait, dMt-clle douter un instant qu'elle fût la victime propi-
tiatoire appelée à racheter la tare obscure qui paraissait marquer les
tiens? Supposant que sa prompte rési^uation pourvoicrait au\ embarras
de leur situation, elle jugea qu'il n'y avait pas à délibérer avec le calice
qui lui était présenté ; elle ;i« trouvait horrible et plein d'amertume ; mais
le ,)arti était pris de son sacrifice. Sublime dévoùment! soupçonnant tout,
mais ne sachant rien ; ne demandant point qu'il lui fût rendu compie ;
aussitôt prête et sans marchander, elle accepta sa destinée, comm e
nous venons de le voir, et dérangea ainsi tous les calculs que sa mère
avait basés sur la probabilité de sa résistance et de ses refus.
Néanmoins, ce fut pour la baronne un bonheur que cette rapidité de
résolution; car Cousinot, quoique ayant paru décidé, hésitait encore; l'idée
de transporter à l'étranger le siège de la domina'ion qu'il exerçait sur ses
administrés, lui paraissait instinciivement, et malgré toute argumenta-
tation, pleine de péril; il avait peur d'être joué, exposé à quelque crimi-
nelle tentative ; il ne savait au juste; mais il n'était pas tranquille, et
probablement se fût dédit. L'empressement si flaiteur pour son amour
avec lequel il lui parut que Mlle de Chabourot l'accueillait, changea aus-
sitôt la face de ses résolutions. Le pas qu'il venait de franchir si heureu-
sement lui parut immense, il pensa qu'ayant la jeune fille pour aux liaire
son œuvre était désormais faite, et qu'il était en mesure de paralyser
tous les mauvais vouloirs de sa future belle-mère ; aux noires idées de
vengeance ou de dure tyrannie q ji couvaient peut-être en son ame suc-
cédèrent de riantes pensées d'amour et de félicité conjugale, qui appri-
voisèrent ce farouche vainqueur et le disposèrent à user avec modération
de son triomphe. Si Mme de Chabourot conseutait enfin à se ré>i;îDer et
à mettre bas les armes, tout le fruit que sa courageuse enfant avait espéré
de son sacrifice était véritablement obtenu ; et après tout combien de fa-
milles plus nobles et plus haut placées avaient passé par de plus dures
mésalliances ; voilà ce que la baronne aurait dû se dire, ce que ne cessait
de lui répéter M. de Chabourot, tout heureux de voir que la joie de sa
fortune diplomatique ne serait pas troublée. Extérieurement la chère dame
s'y résignait, mais avec quels déchiremens de cœur et avec quels com-
bats!
Cependant, suivant ses instructions, M. de Cbabourotdevait se hâter
de partir, et Cousinot lui-même, à peu près guéri de sa blessure, l'en
pressait. En possession de son titre d'attaché, ayant déjà fait confection-
ner l'habit brodé, costume de l'emploi, l'heureux aide-major coiimen-
çait à désirer de se dépayser, afin de rompre avec les derniers liens qui
l'attachaient à un passé auquel il avait quelque hâte de se dérober. Ayant
une assez plaisante teniixncehs'aristocratiser rapidement, il ne devait
pas se passer beaucoup de temps sans qu'il prît en pitié et dégoût, et
Mme Bouvard, et ses camarades de régiment, et ses partners de l'estami-
net delà rue de la Montagne-Sainte-Geneviève; en un mot, toute cette
couche plébéienne, loin de laquelle devait désormais grandir et verdoyer
la tige fraîchement plantée de son patriciat. Aussi, durant les jours qui
suivirent la facile résolution de Mlle de Chabourot, trouva-til prudent et
convenable de mettre autour de lui une sorte de balustrade qui isolât l'é-
ditice naissant de sa fortune du contact de ses anciennes relations. Tout
entier au soin le consolider son succès auprès de sa jeune fiancée, ii s'oc-
cupait presque 3xclusivement d'elle, s'était rendu inaccessible pour tous
ceux qui viendraient le visiter, vivait, comme il le disait, en faiiîille, lisait
l'almanach de Gotha, ne sortait qu'en voiture pour faire ses emplettes,
et, jusqu'au aioment de se mettre en route, bornait son univers à l'encein-
te de l'hôtel Chabourot.
Toutefois il put s'apercevoir, dès le début de ses grandeurs et de sa fé-
licité, que le contentement parfait n'est pas de ce monde; car dei'.x jours
avant le départ de toute la famille qui devait accompagner M. d.o Chabou-
rot, Thérèse ayant réellement pris une tâche au-dessus de ses force*, par
suite du chagrin qui la minait d'autant plus cruellement à l'intérieur,
qu'elle faisait plus d'efforts pour le dissimuler, se trouva atlciate d'une
indisposition qui aussitôt revêtit tous les symptômes d'une affection as-
sez grave. Dès le lendemain , il devint impossible de penser à ce
qu'e le se mît en route, et naturellement Mme de Chabourot dut rester
auprès d'elle pour lui donner ses soins. Quant à M. de Chabourot, il
n'y avait pas là une raison suffisante d'ajourner son départ, que le mi-
nistre avait ses raisons de presser vivement, et Cousinot, officiellement
attaché à la légation, à moins de donner sa démission, ne pouva't se dis-
penser de le suivre. Devenu en peu de jours très sériousement 'dmoureui
de Thérèse, il était vraiment au désespoir de la cruelle nécessité où il
se trouvait de partir sans elle, d'autant mieux qu'il entrcvovait à cet ar-
rangement quelque danger ultérieur dont, au vrai, il n'v avait nulle ap-
parence, mais qui ne laissait pas de le préoc:uper. F.videmment s'il n'eût
pas été sous le charme, il eût fait, pour retarder son vovage. quelque
coup de sa tête, où les intérêts de son futur beau-père auraient bien pu
être compromis; mais la même raison qui lui rendait l'éloignement si
cruel le détermina à accomplir son sacrifice : à la voix de l'objet aimé
qui. inspiré par Mme de Chabourot . lui représenta qu'il ne pouvait se
refuser à partir sans compromettre dès les premiers pas son avenir, il se
rendit docile, et sur la i romcsse que lui fit la baronne de le tenir pres-
que quotidiennement au courant de la maladie de sa fiancée, il se décida
à la quitter.
11 avait eu d'aoord la pensée de faire à Mantes an Tovjge pour Toir
son ami Lambert et lui donner quelques instructions ; ma'is au milieu de
l'émoi où il fut jeté par l'accident survenu il n'eut ni le temps, ni le cou-
rage de ce déplacement. Il se contenta d'annoncer à son confident le suc-
cès désormais certain de son entreprise et ses débuts dans la carrière di-
22
LE MAGASIN LITTERAIRE.
ploniaiiqiip. F.n même temps il le priait de conliiiucr à garder soigneuse-
ini'iil le dépôt qu'il lui avait roiilié, lui pioiuettant de lui éciire de franc-
fort Cl lui luarquaiit toujours, jusi|u';i maiiilement contraire, le terme de
six mois, à dater du jour où on «iiraitees-^é de recevoir de ses nouvelles,
pour ouvrir le pa'iuet et en faii e 1 usage dont l'indication était jointe aux
papiers qui y éiaietit coutenu'i. Toutes choses ainsi en ordre , sans pren-
dre congé de Mme Bouvard ni d'aucun de ses camarades, mais par i.'on!,re
ayant adressé à Tliérèse les adieux les plus désesp.'rés et les plus tou-
ciian< ; s'éloignant , à ce qu'il lui parut, en assez lions termes avec la lia-
rontie , il se bissa enlin ravir par M. de Cliabourot qui , l'emballant dans
sa rliaise de poste, prit avec lui la route de la résidence ou le forcené
diplomate avait une liâie iuexprimable d'arriver.
CHAPITRE XXXU.
Le soir même, on lisait dans un journal : « M. le baron de Chabourot ,
• ministre plénipotentiaire à Francfort , est parti aujourd'hui pour se
«rendre à son poste ; il est accompagné de M. Cousinot, attaché à sa lé-
«gaiion. Il
On n'a jamais bien su par qui cette nouvelle avait été donnée au jour-
nal qui la mit en circulation. On pourrait à toute force soupçonner l'in-
tervention occulte de Cousinot , qui du laèine coup aurait fait les affaires
de sa vanité et aurait eu l'avantage d'engager de plus en plus les Cha-
bourot. Quoi qu'il en soit, c'était, comme ou dit en style de presse , un
fuit Paris à être répété par toute, les feuilles publiqiics, et qui ne laissa
pas d'entraîner avec lui quelques conséquen''Cs.
Dans le monde diplomatique où il fut d'abord remarqué, il devint l'oc-
casion de beaucoup de commentaires : on se demandait en appuyant sur
cha'iue syllabe, d' la façon la plus désobligeante, ce que c'était que ce
W. Cou si-not, Coussinot, Coulignot, qui tout d'un coup se révélait. Ce-
pendant, un préjugé assez favorable, à partie peu de distinction du nom,
accueillit d'abord cette nominatiou. Comme on connaissait généralement
la parfaite incapacité du baron, on supposa que ce M. Cousinot pouvait
être quelque sujrt fort et habile, comme la roture est de temps en temps
admisii à en fournir à la diplomatie, et qui avait été annexé à linsullisance
de .M. de Chabourot pour la compenser.
Mais un peu après ce fut bien une autre fête. Mme de Janvry, qui jus-
qu'à ce moment avait gardé une ataïude de discréiion très peu conforme
à sou raraclère, voyant le rival de son neveu, nonobstant la leçon que ce-
lui-ci lui avait donnée, continuer son cheniin et se caser honorablement,
ne put prendre sur elle de se taire plus long-ter.ips. Malgré les recomman-
dations de M. de Preneuse qui avait eu soin de tenir sou duel aussi secret
que po>ib!e, et qui aurait voulu qu'un silence absolu éteignît à Jamais le
souvenir de ses relations avec la famille Chabouro!, voilà la crac le lan ;ue
oui se met à raconter dans trois ou quatre salons que cet int us du corps
diploii-liquc, dont on cherche à s:ivoir les autécériens , est un inflrmier
(il fjllait bien égayer le conte) que M. de Chabourot est allé prendre dans
la pli irmacie d'un hôpital militaire pour en faire son collaborateur de
cbnnrellerie , p?ut-éire même s m gendre, continuait-elle sans savoir si
bien dire. Ce n'est pas tout : Mme de Janvry ajoute qu'elle a vu ce per-
sonnoge à l'hôtel Chabourot , qu'elle a pa^sé avec lui une soirée, qu'elle
l'a I ris pour un mar|uignon, et elle répète en les embellissant deux ou
trois des paroles incongrues qu'a pu prononcer en sa présence l'idde-ma-
jor; de telle sorte qu'un immense ridicule s'attache non seuirmrnt à la
personne di celui ci, mais aussi à celle de ses protecienrs, qui d'ailleurs
avaient commencé de se mettre fortement à l'imlex de l'opinion par la
scène scandaleuse du contrat, sur laquelle ils n'avaient fourni, que l'on sfit,
aucune saiisfaisanie explication.
Dans un autre monde, à la caserne de la rue de l'OursinCj à la pension
des lieutenaus et sous lieuteuans, ù l'estaiiMiiet de la rue de la Montagne-
SteGeiieviève, lacliose fat diU'éremment prise. D'abord, on ne put croire
que le Cousinot dont il était question fût cidui que l'on connai^^sàt, bien
cepen'laut que le moment de ladispariion de l'aide niiijor coinridait assez
aMC la nomination de son homonyme. Mais les deux ollicieis qui lui
■ avainit servi de seconds et qui avaient à si' plaindre de n'avoir pas reçu
ses adieux, et même, dans les ilerniers jours de son séjour rue de Varen-
nes, (l'avoir é'6 très peu amicalement consignés à la porte, ne se crurent
PU lement engagés à garder le secret qui leur avait été demandé sur l'af-
faire dans .aquellc ils avaient iti mêlés. Ils racontèrent donc commen-
l'oflicier de .aiité, après son duel, s'était fait transporter à l'iiôtel Chabou-
rot, où ils l'avaient vu ensuit" installé aussi à l'aise que chez lui. Or, étant
nécessaire de .couver une explica ion à cette singulière faveur de Cousi-
not auprès des gens auxquels il ne se ramiliait pas naturc'lement, l'expli-
cation lut assez cavalière : on arr.mgea qu'étant de .sa nature passable-
m' nt lovctacc, l'aide-major avait trouvé grâce devant la baronne, qui était
«ue vieille coi|u< Ile à faire cas d'un soupirant tail.é eu Hercule, et que sa
fortune s'était fait; par là.
Cette calomnie circulant dans une sphère si fort au dessous de celle où
vivait Mme de Chabourot, ne lui portait pas, ce semble, un grand préju-
dice ; on va voir cepen'laut les effets qu'elle eut pour elle.
Mme Bouvard avait été comprime dans l'oubli général et calculé que
l'officier de santé a. ait fait de ses anciennes connaissances; mais pour la
niallicurcuse hôtesse, ce déni de mémoire avait été autre chose qu'un dé-
plaisir d'amour-propre, el son cœur, très engagé, comme on le sait, dans
toute cette allaire, avait été profondément triste de l'abandon auquel long-
temps avant le départ de Cousinot elle s'était vue livrée.
Après de noiubieux mais inutiles efforts tendant à découvrir ce qti'il
était devi nu, la pauvre fcnuue avait obtenu de savoir, fiour tout rensei^iie-
nient, qu'un matin un cominissiounaire s'était présenté à l'hôtel du Can-
tal, porteur de l'argent nécessaire pour payer ce que pouvait y devoir
l'ollirier de santé et avait enlevé ses effets; à dater de ce détail elle n'a-
vait plus rien appris de lui.
Déjà plus d'une fois, dans sa douleur, elle avait pensé h se rendre à
l'hôtel de Chabourot, où les accointances que Cousinot avait dit y avoir
devaient faire espérer qu on pourrait donner de ses nouvelles; mais crai •
gnant d'être mal reçue, la maîtresse de pension, qui avait ta fierté, avait
remis à faire relie démarche à la dernière extrémité, et elle hésitait enco-
re à s'y résoudre, quand la nouvelle annoncée par le journal, accompa-
gnée du scandaleux commentaire que nous avons dit ci-dessus, fut enlin
portée à sa connaissance.
Alors furent expliquées pour elles les demi-conOdenccs que Crusinot
lui avait faites durant sa captivité; alors elle se rendit compte de l'em-
pressement qu'il avait eu de connaîtra ce qui, pendant sou absence, se
passait à l'hôtel Chabourot, et maudit la faiblesse et l'a veuirlcmeut qu'elle
avait montrés à se faire la complai?ante des jalouses sollicitudes rie son
infidèle. Furieuse à celte pensée, telle qu'une lionne à laquelle on a ravi
ses petits, cette Ariane délaissée pui-a dans l'exaltation de sa jalousie,
non seulement le courage du voyage de découverie qa'elle avait d'abord
médité, mais encore celui d'une descente vengeresse, qu'immédiatement
elle arrêta de faire chez celle qu'elle tenait pour sa rivale. Ayant aussitôt
fait une toilette recherchée, alin de donner le plus haut degré de splen-
deur h des charmes qu'elle allait mettre, à ce qu'elle croyait, en présence
de charmes ennemis, elle prit le chemin de la rue de Varennes, résolue,
quel que résistance qu'on pût lui faire, de pénétrer jusqu'à la baronne,
et se proposant, comme elle le disait éléganiineai, de lui monter une
garde et de la sabouler un peu proprement,
CHAPITRE XXXIII.
S'étant fait annoncer chez celle qu'él'e croyait sa rivale, Mme Bouvard
n'éprouva, à être introduite, aucuue des diilicultés qu'elle avait suppo»
sées, et voici pourquoi.
Plus d'une lois Mme de Chabourot s'était arrêtée h une idée si natu-
relle, que ce serait à la prendre en p tié pour peu qu'elle ne l'eiit point
eue. E,-t-il donc impossible, s'était-idie dit, de savoir où notre persécu-
teur a fait le dépôt de ses papieis? i/; receleur ne serait peut-être pas in-
corruptible, et une fois rentrés dans la possession de es pièces do con-
viction qui pèsent sur notre vie, nous aurions bientôt fait d'avoir raison
de celui qui les met en œuvre. Mais comment s'y p' endrc pour découvrir
la cachette ? par quel bout dénouer ce nœud gordien ?
De faire parler Cousinot, il n'y avait pas d'apparence, il était trop rusé,
et, du plus loin qu'on l'eût pressenti à ce sujet, on lui eût donné l'éveil,
et l'on n'eût fait que le décider à redoubler de vigiliutce et h multiplier
ses précautions. L'excellente baronne, à l'époque du départ de son futur
gendre, s'était bien avisée d'une habileté : elle avait tout simplement
payé un homme habitué à ces sortes d'exploiis, et l'avait chargé de s'at-
tacher aux p;i3 de l'aide-raajor toutes les fois qu'il sortirsit. Il était en
effet plus que probable qu'avant de quitter la France pour un temps iii-
détermidé, il voudrait donner ordre à la conservation de son arsenal, et
l'on a pu voir que Cousinot avait été sur le point de tomber dans ce piège,
car s'il se fût rendu à Mantes, comme il en avait l'inteniion, il aurait été
suivi par son argus, on aurait su ce que c'était que le capitaine Lambert,
sa liaison intime avec l'officier de santé, et d'encore en encore la mine
était éventée.
Mais notre homme avait été sauvé de ce danger par son étoile, et ain.'i
que nous l'avons vu, il s'était contenté d'écrire. Quant aux sorties d'ail-
leurs très peu fréquentes qu'il avait faiies dans Paris, elles avaient été si
parfaitement insignifiantes, que sur les rapports qui lui avaient été trans-
mis à leur sujet, Mme de Chabourot n'avait vu aucune ouverture à imagi-
ner même l'ombre d'un plan.
Une visite de Mme Bouvard que l'on savait dans d'intimes relations avec
l'officier de santé, était-elle un fuit sans valeur et dont il n'y eût aucun
parti h tirer? Mme de Chabourot, dont le coup d œil et la conception était nt
rapides, entrevit 'inmédiatement la possibilité de la faire causer et d'être
renseignée par elle, dans une proportion quelconque, touchant le secret
dont la découverte aurait été pariiculiè'-ement précieuse durant l'absence
du traître Cousinot; aussitôt donc que le nom de la maîtresse de pension
fut annoncé à la baronne, celle-ci donna l'ordre de l'introduire et la reçut,
coainic on dit au bas d'une lettre, avec la considération la plus distinguée.
La gracieuseié de cet accueil modifia sensiblement la forme que Mme
Bouvard était résolue de donner à son cxorde. Maintenue dans toute la
chaleur de son irritation pîr quelque blessure f^.ile à son amour-propre,
elle eût procédé ex abrupto à la manière du k\n\n\\qnousque tandem,
Catilina, abulere paticniia nostra\(\\.\\m honnèierégentde collège tra-
duisait par ; Àh ça, Catilina, aurez vous bientôt fini ! Désarmée par l'af-
fabilité de la baronne, elle ne se trouva plus que le ccmragc de la petite
insinuation ironique, enveloppée de politesse aigre-douce, et elle cooi»
mença ainsi ;
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
23
— Je sais qu'il n'est pas d'usage, quand on n'est pas de la société d'une
personne, de se présenter chez elle à l'inrirévu; mais le souvenir de quel-
ques relations que j'ai eu l'honneur d'avoir avec vous m'a fait espérer que
voiis ne vous formaliseriez pas de ma démarche.
Ce début, sans que la maîtresse de pension eût pensé à le rendre tel,
était assez imp-MiiÊient, car les termes dans lesquels elle s'était trouvée
avec Mme de Chabourot ne pouvaient pas s'appeler des relations. Néan-
moins, la baronne ne se fonnali.ui p -s plus de la façon de parler que de
la démarche, et elle engajfa obligeamment Mme Bouvard à lui exposer
l'objet de sa venue.
— Je désirerais connaître, reprit la visiteuse, si le Cousinot, qui est
mentionné sur le journal comme accompagnant M. le baron de Chabou-
rot dans son ambassaîe, est un oBicier de santé qui servait dans un régi-
ment d'infanterie caserne à l'Oursine.
— M. Cousinot a été en effet mélecin militaire, répondit Mme de Cha-
bourot; mais pourquoi cette question?
— Ah! dit finement Mme Bouvard, c'est que ce monsieur a la mémoire
un peu courte, ce qui peut bien lui être arrivé par l'clfct de la grande
faveur qu'd paraît avoir trouvée ici, cl je d sirerais lui rafraîchir les idées
à l'occasion d'un petit oubli qu'il a commis à mon égsnl.
— Est ce une lettre qu'il s'agirait de lui faire parvenir ? demanda la
baronne.
— Oh I mon Dieu ! je ne voudrais pas l'étourdir pour un rien pareil ;
mais si dans le petit coin d'une de vos lettres vous aviez occasion de lui
glisser quelque chose sur Mme Bouvard , à laquelle il se trouve redevoir
quelque petite chose, je vous en serais spécialement obligée.
— Je n'ai pas, que je sache, occasion d'écrire ;i M. Cousinot, repartit
la baronne ; mais donnez-moi une note des réclamations que vous pouvez
avoir à exercer ; je la joindrai à ma lettre la trcmière fois que j'écrirai à
11. de Chabourot.
— Tiens ! lit Mme Bouvard, d'un air de bonhomie enjouée , je vous
croyais en correspondance ensemble ; alors, puisque vous ne lui écrivez
jamais, je m'adresserai à lui directement, car je ne voudrais pas avoir
l'air de le dénoncer à son ambassadeur,
— Mais je ne crois pas que la constatation d'une dette laissée ea souf-
france puisse avoir ce caractère. La présomption est qu'au oubli involon-
taire ....
— Ce n'est pas mon opinion, interrompit Mme Bouvard, laissant mal-
gré elle et contre une intention qu'elle avait cru plus solidement arrêtée,
percer l'amère douleur de son délaissement ; ce n'est guère quand on a
été accueilli dans une maison comme M. Cousinot l'a été dans la mienne,
qu'on peut oublier les obligations qu'on y a contractées ; l'argent sans
doute est quelque chose, mais pour un homme bien élevé, les égards et
la po'itesse sont le premier des devoirs auxquels on ne devrait se laisser
persuader par personne de manquer. — - Attrape ! se dit à elle-même la
bonne hôtesse en Unissant cette période qui lui parut un modèle d'insi-
nuation à la fois sanglante et modérée.
Mme de Chabourot comprit bien ((ue la pauvre hOtesse était ulcérée
de son abandon ; mais étant à mille lieues de supposer qu'on pût lui re-
procher d'y être pour quelque chose, elle n'aitacba aucune importance à
toute celte tri;;audcrie de paroles dans laquelle Mme Bouvard se délec-
tait . aussi répondit-elle avec bonté :
— Je ne connais pas assez M. Cousinot pour me rendre caution de sa
conduite; maisà cause de vous, madame, je regrette qu'elle n'ait pas été
aussi convenable que vous auriez pu le désirer.
— Ah ! vous ne le co. naissez pas, reprit Mme Bouvard, commençant
de s'animer sous ces bienveillantes paroles qui lui parurent un perfide et
odieux persifllage : je ne m'étonne pas alors de la chaude protection que
vous lui accordez.
Cette phrase, pour qui sait la pensée de la triste amante, était une iro-
nie; mais Mme de Chabourot n'eut, en aucune manière, la perception de
cette intention malveillante, elle crut, au contraire, qu'elle voyait venir,
touchant le passé de l'aide-major, quelque méchante révélation dont il
pourrait y avoir à faire son profit ; voulant donc pousser au développe-
ment de cette confidence :
— En vérité, madame, vous m'effrayez, dit-elle, et vous me laisseriez
craindre que la bienveillance de mon mari, malheureusement surprise, ne
se fût égarée sur un sujet qui en aurait été peu digne.
— Oh ! madame, répartit plus aigrement encore Mme Bouvard, ce
n'est pas sur une recommandation aussi éclairée comme la vOtre, qu'une
bienveillance quelconque peut s'égarer.
— Une recommandation comme la mienne, répéta la baronne qui, dans
celte pai oie surprit enfin, en continuant toutefois d'en ignorer le motif,
une nuance de désobligi'ance; mais je vous prie de croire que je ne me
mfile en aucune fiçon d'iutluenccr 1rs choix de mon mari. Ce serait vous
plutôt, à bien dire, qui auriez été auprès de lui l'introductrice de M. Cou-
sinot, car il s'est préjonié ici comme ayant été appelé par vous pour don-
ner des soins à un homme auquel nous portions quelque intérêt : sous ces
auspices, il a été acmeilli par M. de Chabuurrt qui, n'étant pas fiiché
d'avoir auprès de lui un médecin français, l'a fait attacher à sa légation.
Ainsi, ajouta-l-cllc en souriJiit, vous êtes vraiment l'auleur de sou petit
bien être, auquel vousparaisscz maininiant avoir quelque regret.
/ — un sait que vous avez de l'espr.l, cl vous arriiigci parfaiiemcut les
choses ; mais Cgurez«Tous bien, madame, que je ne suis nullement votre
dupe, dit alors Mme Bouvard, arrivant à mettre, comme on dit familiè-
rement, les pieds dans le plat.
— Qu'appelez-vous être ma dupe , demanda la baronne, commençant
à craindre que son interlocutrice n'en sût, touchant la tentative de Cou-
sinot, plus qu'il ne lui aurait convenu?
— Oui, madame, reprit l'exDugazou , qui avalisons doute souvenir
que pareille chose lui fût jadis arrivée, ou n'est pas l'objet de l'espion-
nage d'un homme sans qu'il ait ses raisons pour prendre tant de soucis.
Ce développement nébuleux venant augmenter la sollicitude de la ba-
ronne : Je vous jure, dit-elle, ma chère dame, que je ne vous comprends
pas, et si vous ne vous expliquez plus clairement...
— Suffit, madame, reprit Mme Bouvard, que je m'entende ; mais tout
ce que je puis vous dire, c'est que, si vous comptez sur la cjnstauce de
M. Cousinot, vous aurez 5 rabattre de cette belle opinion ; M. Cousinot
est un homme sans délicatesse, ne payant pas mieui ses dettes de cœur
que ses dettes d'autre chose ; il vous fera aller comme il en a fjit al'er
bien d'autres, et vous me direz de ses nouvelles d'ici à quelque temps.
L'espionnage, la constance de Cousinot étaient pour Mme de Chabou-
rot deux mots parfaitement vides de sens, qui ne pouvaient suffire à la
mettre sur la voie des étranges idées de iMme Bouvard, elle ne s'y arrêta
donc pas, les prenant pour des termes vagues et impropres ; mais quant
au reste des deux phrases qui venaient de lui être dites, il lui parut indi-
quer dans la maîtresse de pension une connaissance assez avancée de
l'intrigue matrimoniale de l'aide-major. Voulant donc aller au fond de ce
danger :
— Vous paraissez, dit-eile, être assez au courant de toutes les affaires
de M. Cousinot?
— Comme peut l'être une femme, répondit Mme Bouvard, pour la-
quelle h une époque, quand il faisait son bon chien auprès d'elle, il n'avait
point de secret.
— J'ai ouï dire en effet, repartit la baronne faisant allusion à ses ren-
seignemens de police, que vous aviez été pour luid'un grand dévouement.
Ma s il y a des confidences d'une nature tellement grave qu'on ne se les
faiiy;uère qu'à soi-même.
— • Aussi, n'est-ce pas par lui que j'ai rien su.
— Ah ! fit en elle-même Mme de Chabourot, en se précipitant sur l'i- '
dée que son interlocutiice piit co;inaiire le dépositaire des papiers. Elle
saura donc me cire!... Puis , elle reprit tout haut : Ainsi tout le secret
est connu de vous ?
— De moi et de beaucoup d'aulCiS, madame , répondit Mme Bouvard,
toujours poussant la pensée de Cousinot adoré de la baronne.
— De vous et de beaucoup d'autres, s'écria avec étonoement Mme de
Chabourot, c'est impossible! Mais voyons, nous entendons-cous, de quoi
voulez vous parler au juste?
— Parbleu! de vos amours avec ce bel oiseau, repartit Mme Bouvard
en finissant avec touîes réticences et toutes circonlocutions.
— Mes amours avec M. Cousinot, répéta Mme de Chabourot; vous êtes
folle et je vois bien que nous ne nous comprenions pas.
Ces paroles furent dites avec tant de naturel et accompagnées d'ur»
sourire de dédain si inexprimable, que la robuste conviction de Mme
Bouvard eu fut ébranlée. Une autre de ses passions bien aussi forte que
celle de la jalousie venait d'ailleurs d'être éveillée. — Mais quelle serait
donc cette autre confidence ? dema:ida-t-elle alors à la baronne.
Celle-ci, voyant qu'elle avait été amenée à entamer son secret, trouva
qu'une discrétion absolue aurait plus d'inconvéniens qu'une confidence
relative ; aussi bien elle n'avait pas encore renoncé à l'idée que Mme
Bouvard pourrait lui donner, touchant le lieu où étaient déposés les pa-
piers de Leduc, quelques indications indirectes. Elle répoutlit donc avec
beaucoup d'adre se :
— Je savais bien que ce n'était point à vous dont ses folles idées bles-
saient tous les intérêts, à vous pour qui il avait montré tant d'ingra'itude,
que ce mé^'hant homme aurait fait une confidence d'une aussi extrême
gravité. D'ailleurs, vous étiez comme de nous; vous n'étiez qu"uuc femme,
cela ne lui présentait aucune garantie. C'est à une personne avec laquelle
on a une ancienne liaison basée sur d'autres fondemcns qu'une fugitive
fantaisie de cœur que l'on s'ouvre en parei le circonstance ; ;i luoii's donc
qu'il n'ait quelque ancien auii d'un dévoùment enlii'r et absolu , il c^t in-
utile que nous cherchions, et votre sagacité, aussi bien que la mieuue.
sera en dé'au'.
Il aurait fallu ime femme autrement profonde que Mme Bouvard pour
se tenir en garde contre les Cïcitalious à parler que rin:el!iience de nos
lecteurs peuvent remarquer à chaque mot de cette phrase. U:i secret qui
blessait ses intérêts, secret que Cousinot avait dédaigné de luieonfier; le...
11 est inutile que nous cherchions, forme flatteuse pour l'aïuourpiopre
de la curieuse hôtesse, à laquelle, eu l'admettant provisoirement eu par-
ticipation dans la recherche, on semblait promeilrc plus l.ird la coali-
dence de tout le mystère ; sa sagacité à la fois proclamée et révoquée en
doute, c'étaient lîi autant d'habiles et traîtresses provocations dont de
plus fortes têtes que celle de l'ioterloculrice de la baronne auraient eu
peine à >c défendre. Aussi, après avoir un moment réfléchi :
— Il n'y a, fitMmcBouvmd, que le capitaine Lambert auquel il peu(
avoir parlé de cela.
^ —Nous poniCzPrcpinil Mme de Chabourot avec une négligence, vrai
2&
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
prodige de puissance à se posséder, lorsqu'une autre se serait joti5e sur de
tels renscigiiemciis avec le cri d'une hj Ène engloutissant sa proie.
— Oui, je ne vois que lui, reprit Mme Bouvard d'un air capable. Mais
de quoi s'agit-il îu juste?
— C'est un jeune homme, ce capitaine Lambert? demanda Mme de Cba-
bourot, sans répondre à la question qui lui était adressée.
— Cn jeune liomme! dit Mme liouvard. il est en retraite.
— Ali ! ce n'est donc pas un autre Lambert qu'il a plusieurs fois men-
tionné devant moi et qui s rvail dans l'artillerie ? C'était sans doute pour
me faire prendre le cbairi-.
— Non, c'est un Laml-. t, capitaine de son régiment, et qui vint le voir
durant qu'il était aux aru -.
— Comment ! il avait pi venir aussi vite? dit Mme de Chabourot qui, à
la tournure de la pbrasc de Mme Douvatd, devina que ce précieux homme
n'babitjit pas Paris.
— Mais pour venir de Mantes, fit Mme Bouvard , qui croyait causer
quand on la faisait causer, il ne faut pas beaucoup de temps.
— Mjnles ! une certaine dislance de Paris, un militaire en retraite, sans
doute, homaie grave et de résolution? Oui, les apparences sont pour ce
choix, se dit à elle-même Mme de Chabourot; puis , n'ayant plus rien à
tirer de Mme Bouvard, elle termina avec elle par une vraie sccue de co-
médie :
— Ah ça , ma chère dame, lui dit-elle avec une parfaite bonhomie ,
j'espère que vous êtes revenue de vos folles pensées d'une rivalité entre
nous ; car, il ne faut pas vouloir me le cacher, vous avez de l'attachement
pour ce garçon, qui, du reste, il faut en convenir, est un homme iiistruit
et aimable.Loin de vouloir l'éloigner de vous, tous mes soins, comme vous
le verrez quand j'aurai achevé de tout vous diie.vont tendre aie ramener
à vos pieds. D'ailleu'-s, coniinua-t-elle, avec une apparence de niaise
crédulité, je sais qu'il n'y a eu entre vous que du pur platonisme , excel-
lente condition pour avoir raison d'un volage , car c'est l'abanJon de
iioui-mèmcs qui , auprès de ces affreux hommes , nous fait perdre nos
meilleures chances. Dans deux jours au plus tard, quoique ayant ma fille
malade et que je ne quitte guère, je trouverai un moment pour vous
voir, cous causerons à fond et véritablement , ma chère Mme Bouvard,
vous apprendrez des choses à vo is faire tomber de votre haut.
Congédiée de celte façon tout amicale, Mme Bouvard se leva affiian-
déc comme on pense par la promesse du beau secretqui lui était promis.
Mais enire nous, il nous semble, pour reproluire encore une fjis son ex-
pression plus ([ue hasardée, que la plas saboidée des deux n'avait pas été
la baronne, et que véritablement celle-ci avait montré sur la maîtresse
de pension bourgeoise une grande supériorité.
CnAPITIVE XXXIV.
Le renseignement que venait d'obtenir Mme de Chabourot était sans
contredit du pins haut prix pour elle ; toutefois avant de pouvoir en faire
uucliiue usage, un plus ample infermé était nécessaire ; pour établir un
iilan de soustraciion soit violente, soit frauduleuse, il était indispensable
de savoir si l'on s'adressait jusic ; en effet, inutile de perdre du temps et
un temps précieux, celui de l'.ibsence de Cousinot, de se consumer en ef-
forts, de s'embarquer peut-être dans des démarches dangereuses ou com-
promettantes, pour venir se heurter à quelque méprise ou à quelque
néant. Constater le dépôt fait aux mains de Lambert était donc un préli-
minaire impérieusement commandé, mais qui n'en était pas plus facile à
iiccomplir pour cela.
Savoir ce que c'était au juste que le capitaine Lambert, était égale-
ment un point de départ impoi tant; mais ii n'y a pas à obtenir ce rensei-
gnement ua grand embarras pour la baronne. Au moyen de l'interven-
tion de cette madame de Chervieux, qui voyait beaucoup M. Francket,
un dossier consulté par ordre supérieur au ministère de la guerre, et en
quelques heures, on put lui faire passer la note suivante :
.Lambert (Michel-Joseph), capitaine d'infanterie en retraite ; âgé de 5G
ans ; homme résolu et brave, caractère intraitable et ii ménager ; opinions
politiques tièdes, mais peu favorables au gouvernement ; hors de la tlito-
rie et de Vccote de peloton, capacité des plus ordiuaires; probité recon-
nue pour ê're exacte et sévère; joignant à sa pension de retraite une pe-
nte aisance, vit à Mantes assez retiré; s'y occupe de jardinage , mais sans
qu'on ait lieu de croire quecegoût soit destiné à dérober quelqueoccupa-
lion plus sérieuse ou quoique affiliation aux sociétés secrètes.»
De cet aperçu du capitaine Lambert se déduisait assez nettement : 1°
qu'il n'y avait pas lieu de songer à le corrompre, 2° qu'il était à peu près
'mutile de penser à l'intimider; mais 3° qu'on pouvait assez facilement en
faire une dupe. Ce fut donc de ce côté que la baronne , résolue d'entre-
prendre le siège du vieux militaire, commença à ouvrir la tranchée.
Le lendemain du jour iii avait eu lieu la conversation avec Mme Bou-
vard, il une heure avancée Je la soirée , que l'on veuille bien remarquer
minutieusement toutes les circonstances, à ce moment où, à moins d'être
assailli par une affaire imprévue et pressante , un homme rentré chez lui
ne pense plus à en sortir , parce qu'il n'est ni le temps d'aller faire une
visite, ni celui d'aller faire une emplette, ni celui de se promener ; à ce
miart-d'heure enfin, où en lui créant l'intérêt de quitter son domicile, on
peut presqu'à coup sûr affirmei qu'il cède, en mettant le pied dehors, a la
ru'"'e«lioD de cet inli'retet non d'un autre, on sonna à la porte du logis
de Lamtert; un homme enveloppé d'uu manteau demanda s'il y était et
s'il était seul; sur la réponse affirmative de la servante , l'inconnu laissa
pour lui une lettre et s'éloigna aussitôt.
Le capitaine, sur le point de se mettre au lit , fut assez étonné de re-
cevoir cette épîtrc qui ne portait aucun timbre de la poste, et qui était
tracée d'une écriture évidemment contrefaite. L'ayant ouverte, il y lut ce
qui suit :
(I Capitaine ,
oVous êtes un vieux brave; moi aussi j'ai servi sous l'autre , nous
sommes donc frères d'armes et je vous sauverai. Condamné par mes mal-
heurs il vivre dans les antres de la police, j'y apprends bien des secrets, et
par i'usaje que j'en fais parfois, je rae relève ;i mes propres yeux. Ce
soir , entre dix et onze heures , des agens que ma lettre aura à peine le
temps de précéder , arriveront à Mantes pour faire chez vous une visite
domiciliaire. La politique en sera le prétexte ; mais je sais que des papiers
intéressant une famille puissante seront recherchés. A aucun prix ne les
gardez chez vous si vous les avez, car le chef chargé de l'expédition est un
homme des plus dangereux, qui a la main aussi heureuse qu'habile, et qui
lesirouverait en quelque lieu qu'ils soient cachés. D'ailleurs, d'après ce
qu'on en a laissé échapper devant moi, on se doute de l'endroit.
u Vous avez été trahi ! ! !
11 Je ne sais pas autrement de quoi il s'agit; mais laissez ce dépôt qiu
vous serait enlevé et qui vous compromettrait beaucoup, à ce qu'il paraît,
vingt-quatre heures hors de votre domicile, chez un ami sQr, mais en ayant
soin, autant que possible, de vous bien cacher pour le déplacement. Au
hout de ce temps, il n'y aura plus aucun danger ; on soupçonne deux au-
tres personnes autant et plus que vous encore, de receler ces papiers qui
doivent contenir un secret terrible, vu l'importance qu'y attache l'autori-
té, et ne trouvant rien chez vous, on se tournera de leur côté. Si le dépôt
n'est pas entre vos mains, alors ne bougez pas et laissez les gens opérer
à l'aise, car le mandat de perquisition n'a que le but que ie vous dis là,
et leur démarche n'aura pas d'autres suites.
1) Brû'ez cette letire et n'en ouvrez la bouche à personne.
«Un homme qui aurait honte de se nommer, et qui pourtant, en
acceptant l'iufamic pour donner du pain à sa famille, n'a ja-
mais transigé avec l'honneur et n'y transigera jamais. "
Prenons un peu la place du capitaine Lam'oert au moment où il reçoit
cette lelîre. U se sait chargé d'un dépôt dont on ne lui a jamais laissé
ignorer l'importance, raais dont h portée et le caractère lui sont incon-
nus. Par un avis qui peut être une ruse de la famille intéressée à ce dé-
pôt, mais qui aussi peut être une loyale et bienveillante déma-che, il est
prévenu que les titres dont il a la charge sont menacés entre ses mains
et qu'ils peuvent devenir pour lui un danger. Ce danger, s'il n'était que
pour lui seul, il serait bien homme à le braver; m lis si en négligeant
l'ofllcicuse révélation qui lui est faite, il allait mettre enpéril l'intérêt confié
à ses soins et à son honneur : quels regrets et quels reproches !
Cependant il faut prendre un parti, l'heure marquée pour la descente
sortir à pareille heure, ayant sur lui le trésor, n'est-ce pas s'exposer à
être assassiné par des gens qui, peut-être , ont imaginé ce prétexte pour
l'attirer de'aors'? Cependant, ce guct-apens étant prévenu, et armé, il no
le trouve pis bien redoutable; et, au contraire, la perquisition est une
chance qu'il sera forcé de subir l'arme au bras, et sans pouvoir se dé-
fendre ; triste et fâcheuse prévision. D'ailleurs, eu relisant la lettre , n'y
trouve-t-oii pas un grand caractère de vraisemblance, et et-il raisonna-
ble de n'en pas tenir compte? Après tout, de quoi s'agit il ? de transpor-
ter chez une personne ûra le paquet d'où parait dépendre sa sùreié et
l'avenir de son cher Cousinot, et de l'y laisier pendant vingt-qaatre heu-
res, et encore peut on mettre à ce déplacement tant de secret, quecelui-
lii même qui sera le sous-dépositaire ignorera la nature et valeur du ilé-
pôt.
Le pour et le contre ainsi pesés, l'honnête Lambert se décide pour l'ac-
tion : faisant un paquet de quelque vieille défroque militaire, souve-
nir de l'empire qu'il avait conservé, il joint aux papiers de Cousinot un
aigle, une cocarde tricolore, une des proclamations jetées par Napoléon
sur son passage lors du retour de l'île d'Elbe, et prenant garde de n'être
pas suivi, il se rend chez un ancien vélite retiré comme lui dans le pays
et auquel il était dans l'usage de faire part d'une petite portion de sou
supertlu. Après avoir expliqué à cet homme qu'il craint de voir ces objets
saisis dans une visite domiciliaire dont il est menacé, il les lui confie et
n'a pas besoin de lui recommander la plus inviolable discrétion, après
quoi il revient ches lui en toute bâte pour être là au moment de la venue
des agens.
Mais ceux-ci ne vinrent pas, et le lendemain l'homme que Mme de Cha-
bourot avait employé à surveiller Cousinot lui rendait compte qu'une de-
mi-heure après qu'il eut remis la letire chez Lambert, cacbé dans le ren-
foncement d'une porte charrciiôre, il l'avait vu furtivement sortir de chez
lui ; la baronne n'avait pas besoin d'en savoir davanlage. L'épreuve avait,
réussi, et les papiers étaient au lieu qu'elle avait supposé.
Mme (!c Chabourot, pour le cas où Lambert se trouverait en effet l'hom»
me qu'elle supposait , avait arrangé un plan. Son doute éclairci , elle sç,
LE MAGASIN LITTERAIRE.
25
mit en route pour se rendre chez Mme Bouvard qu'elle voulait associer à
eséculion de ses projets.
CHAPITRE XXXV.
Tout on entrant chez l'ex- artiste dramatique , la baronne , qui savait
comme on dispose bien pour soi les gens en leur parlant de leur habileté
et de leur finesse, commença de lui dire :
— Savez vous, ma chère dame, que vous âtes un peu sorcière, et que
ce Lambert dont vous m'avez parlé est bien le corcpère (!e Ciusinot,
— Oh ! j'étais bien sûre de ne pas me tromper, dit Mme Uouvard d'un
air capable.
— Mais vous le connaissez donc? dcinanda Mme de Chabourot , pour
avoir si bien flairé son emmanchement avec notre rai^'deriii miliiaire.
— C'esi-à dire, répondit l'hOtesse, que j'en ai fort souvent entendu par-
ler à M. Cousinot, dont il était le Pylade tant qu'il rcs'.a au régiment,
filais je ne le connais pas de sa personne : il avait pris sa retraiie avant
que M. Cousinot ne vînt chez moi , et dernièrement quand il vint passer
quelques jours à Paris, M. Cousinot affecta je ae sais pourquoi de ne pas
me faire renconirer avec lui.
" — Vous ne savez pourquoi ! répéta la baronne. Cela est bien clair : ne
voulant rien vous dire de son secret , il vous cachait cet homme qui en
éiait la moitié.
— Ou bien, dit Mi::e Bouvard, sans trop penser qu'elle avouait par celte
remarque bien des choses , peut-être M. Cousinot, qui est d'une nature
très jalouse, craignait-îl que son a;r.i s'occupât de moi.
— Est-ce que ce serait un séducteur? demanda la baronne.
— Pas le moins du m .nde; ce serait plutôt, d'après ce que m'a dit M.
Cousinot, un personnage assez embarrassé de faire sa cour à une femme,
un homme à s'attacher fortement, mais de ceux, vous comprenez, qui
ne savent par quel bout commencer.
— Vous me ravissez par tout ce détail, dit Mme de Chabourot, car il
rentre a miracle dans mes projeis. Mais avant d'en parler, une question
à liquelle je vous deii;a;;Ja de me répondre avec franchise ; nous so:îi-
mes entre femmes, et nous pouvons bien tout nous dire : Aiaiez-
vcus encore ce Cousinot qui s'est si mal conduit avec vous?
A cette question, Mme Bouvard baissa chastement les yeux, et marqua
un peu du charmant embarras que montre à pareille question une ingé-
nue, puis ne répondit pas.
— D'abord, reprit la baronne, vous avez renoncé à vos folles supposi-
tions de l'autre jour ; d'ailleurs, ce que j'aurai à vous conter, si vous en-
trez dans mes itlées, vons prouvera jusqu'il l'évidence que la nature de
mes relations avec la personne qui nous occupe est bien autre que vous
n'avez cru. Je vous demande donc de nouveau : l'aimez-vous encore ,
et l'aiin; z-vous assez pour vouloir vous venger ?
— Ah! certes, je lui en veux, repartit Mme Bouvard, sa conduite est de
la der:iiére indélicatesse, et je lui ferai tout le mal que je pourrai.
— Donc vous l'aimez, répondit la baronne, et vous aurez ei^core bien
plus d'ardeur ii lui faire payer cher ses mauvais procédés, quaml vous
saurez jusqu'à quel point il est coupable vis-à-vis de vous. Cela étant, je
viens vous prvspossr une alliance oll'ensive et défensive ; je crois avoir le
moyen, si vuas conseniez à m'aider, de le réduire à une telle extrémité
qu'il soit trop heureux de venir à genoux implorer votre pardon ; ctcs-
V0U3 un peu tentée de ce résul:nt?
— Mais, et Mme Bouvard, encore faudrait-il savoir ?
— Ecoutez , ma chère belle, dit familièrement Mme de Chabourot , se
descendant de dessei!; pris au niveau de son interlocutrice , je vais tout
simplement vous d're le secret le plus grave que j'aie jamais pu conOer à
amc vivanle ; il s'agit de l'honneur de ma famille , de ma sollicitude rîc
mère, de toute la considération à laquelle je puis prétendre dans le mon-
de, et certes en vous faisant une conliîence qui touche à tant d'intérêts
si précieux pour moi , je crois vous donner la preuve d'une estime sans
pareille : j'en conviens cependant , je suis tranquille au moment d'un
aveu si solennel , quelque chose me dit que je ne cours aucun risque et
que je m'adresse bien,
— Croyez, en ciïet, madame, dit Vex-Dugazon avec émotion, que vo-
tre confiance est bien placée.
— J'en jurerais , reprit la baroano , et je commence par un aveu dont
votre amour-propre ne sera pas lâché.— Vous vous rappelez cette nuit si
solennelle que je passai avec vous, auprès des restes mortels d'un de vos
pensionnaires ; vous m'entourâtes de précautions , de défiances : eh bien,
vous aviez deviné admirablement, et votre méfiance était justifiée.
— En vérité ! Ct Mme Bouvard étonnée et rapprochant son siège de
celui de la baronne , mouvenieiit que l'on fait instinctivement quand l'at-
tention est vivement excitée, on se préparc à bien écouter.
— Oui , roprit Mme de Chabourot , j'avais à m'emparer de papiers im-
porians qui n'étaient dans aucun des meubles que je fermai oUicieuse-
ment ; ils étaient sur le mort lui-même , qui ne s'en séparait jamais , et
c'est là que , pendant l'absence que vous files , pour aller hâter l'arrivée
du prêtre, M. Cousinot, que vous aviez laissé auprès de Leduc, les décou-
vrit, commettant ensuite l'infamie de se les approprier.
Nous avons déjà fait connaître rhabiiiidc de la baronne d'arranger la
vérité en variations et de ne jamais mentir que de profil : nouvelle appli-
cation de son sysictne dans la circonstance, comme on peut le remar-
quer.
— Je ne vous ferais pas comprendre l'étendue de la méchanceté de cet
homme et de celle de notre malheur, reprit Mme Chabourot, si je i.e
vous édifiais sur la nature des papiers dérobés par lui. Vous savez com-
bien les jeunes filles sont parfois k'gères ; la mienne vint à preadre de
l'amour pour un jeune fiomme que M. de Chabourot avait chez lui en
qualité de secrétaire...
— C'est bien cela, fit i'.îme Bouvard, chez laquelle celte circonstance
de la narration de la baronne réveillait des souvenirs d'opéra-comique cî
de vaudevill".
— C'était un enfantillage , continua Mme de Chabourot , persistant,
dans l'imérét de ses proiets, à calomnier odieusement l'ange qu'on ne
sait comment elle avait mis au monde. Mais de fâcheuses traces en étaient
demenrécs ; une correspondance avait eu lieu , qui , tout insignifiante
qu'elle fût en réalité, pouvait, à mon avis, compromettre sérieusement
l'avenir de la jeune imprudente...
— Vous avez bien raison, dit la chaste hôtesse, rien n'est plus compro-
mettant que d'écrire, et si j'avais une ûlle, ma première leçon de morale
serait: Ma fi'le, n'écrivez jamais.
— Malheureusement, reprit la baronne, la mienne avait écrit, et jugez
un peu de notre douleur et de notre effroi ; cette intrigue découverte, le
jeune homme chassé de la maison, nous apprenons que les lettres de li
malheureuse enfant sont entre les mains de Leduc, confident de toute
l'aOàire, et auquel son digne protégé les avait confiées de peur que quel-
que hasard ne les fit découvrir en sa posse-sion ; mais ce n'est pas tout ,
ma chère madame, Leduc, sommé de les rendre, s'y refuse, et déclare
que si on ne marie pss les jeunes gens, il publie leur correspondance.
— Ah ! le vieux gueux ! s'écrie Mme Bouvard, ne mesurant pas plus ses
paroles que son indignation.
— Vous comprenez que nous ne tînmes aucun compte de cette menace;
mais néanmoins nous voilà engagés à des ménagemens sans fin avec cet
nu'Jacieux valet : pour mieux nous épouvanter, il quitte la maison et se
met à bouder chez vous, où vous vous rendez compte maintenant que je
vinsse le voir souvent; il s'agissait de négocier avec lui.
— C'est singulier, dit alors Mme Bouvard, mentant à son tour pour faire
honneur à sa perspicacité, j'avais deviné qu'il devait y avoir quelque chose
de pareil dansées singulières relations.
— Enfin, dit la baronne, nous touchions au port. A force d'habileté, de
prières, de résignation, j'avais à peu près décidé Leduc à restituer, quand
la mort le surprenant, les lettres sont dérobées par le détestable Cousi-
not.
— Le reste va de suite, fit alors Mme Bouvard, au moyen de ces lettres
il vous tane, il vous domine : Ah ! ça, ajoata-t-eile par réflexion et comme
une femme qui prenait toujours un peu parti pour les amoureux : et le
jeune homme?
— Quel jeune homme? demanda la baronue ne compremnt pas cet:e
préoccupation, bien qu'elle fût tout à fait dans la logique d'une vie passée
au service des intrigues dramatiques où l'on sait qu'il n'est pas d'usage
que jamais aucun personnage vienne à se perdre.
— Eh bien! le secrétaire, le séducteur, enfin, repartit Mme Bouvard.
— Ah ! Ct Mme de Chabourot, ce petit malheureux cause de tout le ma!.
il s'embarqua, je crois, ct est mort, nous a t on dit, aux colonies; mais
ce qui me reste à vous conter, et ici vos intérêts se mêlent aux uôtres, est
peut être ce qu'il y a de plusmonsirueux dans toute cette aU'aire. Imagi-
nez-vous que votre infidèle, pendant qu'il essayait de vous iàire croire à
son atlachement, pendant qu'il en recevait les plus généreuses marques,
car on sait tous les services d'argent que vous lui avez rendus, songeant
à biiser tous les tiens qui l'unissaientàvous, osait bien prétendre à épou-
ser ma fille et mettait à M. de Chabourot ct à moi le pistolet sous la gorge
pour nous forcer a la lui donner !
—Tout s'explique, s'écria alors la délaissée, le froid toujours croissant
du traître, ses procédés peu délicats, et enfin sa disparition.
— Vous dire les soucis qu'il nous a donnés, reprit Mme de Chabou-
rot, serait impossible; un parti excellent s'était présenté pour ma fille, il
nous a forcés de rompre ce mariage. A la suite d'un duel, résultat de sou
imprudence, venant s'installer chez cous, il a quasiment ob'igé luoa ma-
ri à l'emmener avec lui et à lui faire ilonner la position qu'iloccupe au-
jourd'hui ; enfin nous en avons été réduits à bénir comme un bonheur une
grave indisposiiion de ma pauvre entant, qui nous a fourni un répit et
nous a dispensés de donner une immédiate solution aux plus inexprima-
bles prélenlious.
— Mais, de.ianda Mme Bouvard, est-ce que vous lui au iez jamais ac-
cordé la main de votre fille? J'aurais mieux aimé, moi, à la fin de tout
cola, le laisser publier cette correspondance.
— C'est ce qu'il aurait oien fallu faire, en effet, si, persistant dans sa
folie, et continuant de refuser les rançons de toute espèce que nous lui
avons offertes, il nous avait poussés à bout ; mais la ProviJoiîc-'. eu nous
révélant le lieu ou il a cache ces fatales lettres, parait enfin nous venir ci»
aide à tous. Et pour peu que nous sachions nous aider, de complicité
avec le ciel, votre perfide peut en être encore pour sa courte honte.
— Vous avez, dites-vous, un projet où je puis vous servir. Si Je ivia
it
LE MAGASIN LITTERAIRE.
en f ffi't capable de vous aiJor à confondre ce tartufe Ilinoré Bejcars (1),
vous |ii)iivi'i disposer de moi, dit Mme Bouvard avec exiliaiion.
— Plus je pense à mou plan, repartit Mme de Chahouro', ctplusjevou5
vois, plus j'en regarde le succès comme infaillilile. Vous ê es juste-
ment de l'âge, du genre de beauté, de la fraiclieur appL't:ssanlc, de l'es-
prit lin, adroit, de la diarman c humeur, du ton cxielleiit, le résumé
iMilln de ce qu'il faut pour tourner, quand vous le voudrez, la tête à un
boni me.
— On parlerait de vous, repartit Mme Bouvard avec autant d'à-propos
que de modestie, que l'on saurait à peiuc dire autant de clioscs Uat-
tcuses.
r — Non, Ct Mme de Chaboiirot cti insistant, je ne vous flatte pas, je suis
on général qui passe la revue de ses troupes et qui n'a pas intérêt à se
tromper luhnicme sur ses ressources; ce que je viens de dire est à la
lettre, et s'il vous prend parfois l'envie d'être coqueite, vous devez être
sûre de voire fait.
— Ab!je ne dis pas, dans ma plus belle jeunesse, que Je n'aie été
quelquefois trouvée p.issable; mais je n'ai plus quinze ans.
— Kniin, dit la baronne, je ne \eu\ pas avoir le mauvais goût de votis
ajsassiiu'r de compliuitns; mais j'atliruie simplement que dans les salons
où je vais beaucoup, je n'ai pas rencontré trois femmes pouvant être
plus dangereuses que vous, si h cœur vous disait de te jeu.
— Cela vous plait à dire, lit Mme Bouvard, ne voulant pas avoir l'air de
ratiOcr ce jugement, mais néanmoins ravie jusqu'au scpliéiue ci. 1 dans le
paradis de la louange.
— Ceci posé, continua h baronne, voici ce qui peut se faire. Ce mon-
sieur l.amherl ne vaut pas mieux que son ami, M. Cousinot, et Tassislance
qu'dlui prête mérite puniiion.
— D'autant mieux, repartit la maîtresse de pension, qu'il m'est revenu
certaiiis propos qu'il a tenus sur mon compte.
— Uaison de plus pour le faire repentir ; or, vous en aveï tous les
moyens : supposez vous à Mantes faisant sa connaissance et le rendant
par quelques agaceries amoi'reuï fou de vous.
— Oui, mais je ne suis pas à Mantes et mes affaires me fixent à Paris.
— C'est selon, repartit Mme de Chabourot, car si demain, pour le suc-
cès de notre campagne, je vous faisais vendre avantagcnsemont votre éta-
blissement où c'e^t vraiment un meurtre de vous laisser enfouie , vous
deviendriez libre de vous porter sur le point où nous devrions concentrer
nos forces.
— D'accord, dit Mme Douvard, à laquelle cette ouverltire ne déplaisait
pas.
— Ce n'est pas tout, conti/ma la baronne, comme il ne fandroit rien
négliger pour tourner la tète à ce coiiplii-e tia- fourberies de M. Cousi-
not, je vous désirerais installée dans la ville où il fait sa résidence sur
un pied de veuve , sinon opulent.', an moins fort à son aise , ayant u.'.e
maison montée , une mise toujonrs éléganto ct du deri:ier goût, enfin
tous les avantages extérieurs qui peuvent mettre en nlicf vos sédiRtions
personnelles, car, encore un coup, nous voidons f.iire voir bien du pays
à monsieur le capitaine en leiraiie cl le forcer de se rendre à discrétion.
— Charmant rêve que tout ccli, dit Mme Bouvard, mais que ma for-
tune tie me permet pas de réaliser.
— J'ai parlé, repartit la baronne, d'une coalition; moi je me chargerais
d"y représenter t'or de CAni^lcUrm; en d'autres term s, je suis en me-
sure ot au-delà de fournir à toutes les dépenses di! l'entreprise; vous,
TOUS y emploieriez vos charmes, votre habileté féminine, vous livreriez
la bataille, en un mot.
— Mais la bataille gagnée, demanda Mme Bouvard, que nous en re-
viendrait-il ?
— Comment! vous ne voyez pis, répondit Mme de Chabourot, où cela
pous mène ? Une fois intro lu te (Uns la chm rne où notre dirgnn ganie le
trésor de M. Cousinot, vous avez la clé de touï ses secrets, vuiic même
celle de toutes ses armoires, un beau jour vous l'endormez et à son ré-
veil ce terrible Cerbère se trouve un dépos taire sans dépôt.
— Mais ne trouvez-vous pas la plasanicrie un peu forte? demanda
l'hcnnète hôtesse.
— Ceile que je trouve forte, rcpanit l,i baronne, c'est la conduite riont
M. Cousinot depuis plus de deux mois nous fait victimes; c'est Iiî vol qci'il
a 05é commettre de papiers ii nous appartenant, c'est l'odieux abandon
dont il a payé les bontés d'une femme aimable autant que d Hoiiée, et
quanil je reprends mon bien où je le trouve, quand je foneun inilliiireux
égaré sur la pente d'une mauvaise; ocrasion à se reconnaître et il revenir
à relie dont il aura bientôt fait de ;c souvenir quand fes fumées d'ambi-
tion se seront dissipées, je vous jure, ma chère daiiie, que je n'ai garde
d'éprouver un remords ct je procè le h celte iusiice d'une mai.i aussi fer-
me que si j'étdis un gend.ir.no arrèt'.nl un larron en llagiant délit.
— Mais pourquoi vous-même, auteur du plan, ne vous chargeriez-vous
pas d- r<xecution ?
— Il y a mille raisons, repartit la baronne, ponr que je partage les
rO'es ain i que je le fais. Daburd je ne î-uis pas libre de mes actions, ct
en puissance de mari je ne pourrais guère, sans de graves inconvéniens,
prendre un rôla actif dans celte "spiéglerie, qui a pour principal objet
(1) Pcrsoon
upabk de Oeaumarchais.
(Nota de l'éditeur.)
d'en.îorceler un vieux célibataire ; ensuite pour ae moment je suis seule
à Paris avec ma fille que je ne puis quiiier et que je ne puis décemment
associer à une entreprise de ce genre ; et puis, étant par ma position so-
ciale fort en évidence, connaissant iiuiuensémsnl de monde, j'aurais d'é-
normes chances d'être bientôt éventée dans mon incognito qui d'ailleurs
donnerait occasion à mille commentaires scandaleux s'il était dévoilé p:r
quel(|ue hasard malheureux. Vous au contraire, chère madame, vous êtes
libre, ne devez de compte à personne et n'avez pas charge d'ame. De-
main vous vous défaites de votre élablsscment ct vous vous r-etirez tn
province; il n'y a bi rien que d'expliqué et de naturel. D'ailleurs votre po-
sition, se!on les idi es reçues, est dix fois favorable. Admettons que la
chose se découvre, vous êtes une femme qui se venge ; il n'y a qu'indul-
gence et intérêt pimr c lie courageuse résolution. Moi je suis une pauvre
mère en quête de l'honneur de sa lille ; elle n'avait qui la mieux garder
d'abord, dira-t-on de toutes pans, car voilà lo monde et ses jugomens.
— Je ne nie pas que vo5 raisons ne soient très bonnes ; mais je trouve
cependant qiic l'ciiti éprise mérite réllcxion.
— Oh! bien donc, rétlécbisscz, belle scrnpnleus', dit Mme de Chabou*
rot en se levant pour prendre congé et n'avoir point l'air d'être trop em-
pressée à la conclusion ; je dois cependant vous dire, ajoutat-e lie, trou-
vant moyeu de donner un air é\i\'6 et délicat au plus poiiiil des argu-
mens, que, dans le cas où vous vous décideriez à me seconder, pour rien
au monde je n'accepterais votre dévouaient si vous ne me permeiiiez, suc-
cès on non, de le l'econnaîire d'une façon qui augmentât votre aisance,
sans d'ailleurs distraire un atome de la mienne. On nous reconnaît géné-
ralement de 50 a GO, 000 livres de rentes, et je ne crois pas ([u'on se
trompe de braucoa;) ; vous comprenez que sur un revenu pareil on peut
prendre sans se gêner les frais de sa reconnaissance. Ainsi, partez de
cette idée qu'il n'y a rien de conclu si vous ne voulez pas être traitable
sur cet article.
Cette con-idération étant de celles sur lesquelles il y a rarement pour
un négociateur du danger à résister, Mme de Chabourot ayant ainsi parlé,
acheva de lever la séance, et sans plus rien ajouter, elle sortit.
CHAPITRE XXXVI.
Il faut croire que les flatteries, les argumens ct les promesses de Mme
de Chabourot, combinés du désir de vengeance qui était au cœur de Mme
Bouvard, parvinrent il triompher des scrupules de celle-ci. Car, huit jours
après la conversation qui vient d'être rapportée, au coin du l'eu du capi-
taine Lambert, entre ledit capitaine ct cet adjoint de la mairie qu'il avait
accoutu:ué il venir faire son piriuet, avait lieu le devis suivant :
— Non, il y a des gi?ns heureux, disait l'adjoint; ma maison, qui est si-
tuée au centre de la \il!e, ne te loue pas, tandis qu'une bicoque plantée
dans un quartier perdu, comme est la votre, sans vous oflênser, se trouve
coKoquée à un très bon prix.
— Perdu ! perdu, répartit le capitaine ; ce quartier-ci a bien des avan-
tages, quand ce ne serait que de n'y presque pas entendre le carillonnage
des cloi hcs.
— Ah ! voilà une belle commodité que d'être loin de l'église , pour une
femme surtout qui en use, car on dit que votre voisine a fait hier une
sensation de tous lesd:ables à h grand'messe par une tenue des plus
Danib;iiiies; il est vrai aussi q''e le teaips d'organiser cette lo lelte , joint
à l'avantoge d'avoir un long trajet à faire...; elle est arrivée à VJgnus
Dei.
— Eh bien, si une demi-messe lui suffit, à cette femme, dit très peu dé-
votement le capitaine.
— C'est jusicmciit ce qui vous trompe, car elle a entendu la Gn de la
grand'raesse, < t la messe militaire fout entière.
— Je ne blâmera^ jamais une femme, repartit le capitaine, d'aller à la
messe militaire; qu'on nous y fasse allir, nous, c'est pitoyable; mais
quand nous y sonuncs, que les femmes y viennent pour nous contempler
et ponr entendre notre musique, je trouve qu'elles ont parfaitement rai-
son; d'ailleurs, comme a dit noire Déranger :
Qu'on puisse aller mC>me ci la messe.
Ainsi le veut la liberté.
— Tout ça. reprit l'adjoint, ce sont des questions religieuses qui ne
font pas que b's maisons sa louent ; et puisque cette belle étrangère vient,
dit on, .s'etalil r dans le pays, elle aurait beaucoup mieux fait de s'arran-
ger de la mieniic que de venir s'exiler ici.
— Mais vous comptez donc pour rien l'agrément de mon voisinage ? Dt ;?
gaiment le capitaine. ij'
— Avec ça <iue vo s êtes un ga'antin, repartit l'adjoint, et que les fcm- *
mes vous occupent beaucoup 1 '
— Plus que vous ne pensez, mon cher, repariit Lambert. Tant que j'ai
été torturé de cette maudite blessure, je ne dis pas, et la Vénus de rdé-,
dicis elle-même aurait perdu son temjis ii ma faire les yeux doux; niaiS'
depuis que l'ami Cousinot m'a dél.vré, depiiis fu;':out que j'habite ce
pays-ci, je ne sais pas si c'est l'air vif qu'on y resiire, si c'est l'exercice
que je prends à bêcher ct à arroser, mais le fait est que je me sens des
idées de jeunesse, et qu'il y a cliez moi comme un regain.
— Voy. z-vous ça, lit l'adjoint ; eh bien! voilii une occasion, lancez-»
vous auprès de cette Mme Delaunay.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
27
— Elle s'appelle Mme Delaunay, demanda le capitaine ?
— Mme Delaunay, u-a-y, repailii ladjoiiit épelant la dernière syllabe ;
elle est veuve, on la dit à son aise, ainsi c'est un parti.
— Ah ça ! nuis, dit Lambert, j'ai connu un Delaunay, chef de bataillon
dans la jeune garde, et qui a péri au passage de la Bérézina, si elle allait
être la veuve d'un frère d'armes.
— C'est possible à toute force, répondit l'adjoint; mcis les Delaunay,
c'est comme les Lefebvre et les Régnier, les rues en sont pavées.
— Ce Delaunay, continua Lambert , — n'abandonnant pas sitôt ron
idiîe, était un des hommes les plus braves qu'on ait jamais vus : grand ,
bjau garçon, joueur comme les cartes, et sachant se faire bien venir dos
femmes; c'était là un séducteur ! Un beau maiin, pendant un congé de
convalescence qu'il avait obtenu h la suite d'une blessure, il s'éprend
d'une demoiselle qui pouvait bien avoir cinq à six mille livres de rente, ce
qui était joli pour un officier de fortune comme lui ; en un tour de riiain,
il vous l'épouse, passe trois mois avec elle, la laisse à nioiti j mèie, puis,
coaime tant d'au res, s'en va mourir au milieu des glaces rie la Russie.
Je ne sera s doue pas du tout étonné quand ce serait sa veuve que nous
aurions ici.
La conclusion du capitaine, comme on peut le voir, n'était nullement
rigoureuse, et son ami l'adjoint ne maiiqua pas de le lui faire remarquer ;
mais notre Lambert appartenait h cette classe assez nombreuse de moao-
Uianes, lléaa de la conversation, devant lesquels vous ne sauriez pronon-
cer un nom propre sans qu'aussitôt ils essaient de l'enrégimenter dans le
cercle de leurs connaissances présentes ou passées. 11 insista donc ; et
après as oir commencé par dire que sa voisine pouvait être la veuve de
son chef de bataillon de la jeune garde, la contradiction le poussant, il en
vint à soutenir qu'elle devait être cette veuve, et enOa qu'il était impos-
sible qu'elle ne le fût pas.
Celte discussion, qui se prolongea plus qu'il n'était probable, eut pour
Laabci t un assez grand inconvénient, c'est qu'elle comaieoça rie lid met-
tre en tcc cette f.'mme qui, ju>temcut, cherchait à avoir accès dans son
atieniiin, et qu'elle lui créa une sorte de prédisposition lointaine à être
viciime rie lenlacement qu'elle méditait contre lui.
Dii reste, Mme lîouvard n'avait pas en l'heureuse inspiration de tom-
ber dans la donnée qui l'aurait le plus naturellement recommandée aux
syi'.ipa'.hics du capitaine. Non-seulement elle ne s'était pas laiie la veuve
du Delaunay, mon ii la lîérésina, mais elle n'avait rien admis de mili-
taire dans le roman qui consiiiuait sa position nouvelle. Moitié souvenir
du théâtre, où l'on sait le grand rôlo que jouent les provenances d'Amé-
rique, moitié CDminoJité plus grande à mentir en arrivant de loin, elle
s'éiait faite veuve d'un colon; ce qui lui avait permis, détail assez agréable
à son amour-propre, d'avoir une femme de chambre mulâlressi\ qui ne
pouvait manquer de faire une grand sensation dans la petite ville où elle
prenait résidence. Un doniesiiqiio et une cuisinière complétaient la maison
que lui avait montée Mme de Chabourot.
Au moyen de Marguerite, sa servante, qui se mit rapidement en rapport
avec les nouveaux venus, la capitaine ne tarda pas à savoir les antécé-
dens que se prêtait M.iie Delaunay ; mais comme en ce moment il avait
cnirevu cette aimable voisine et qu'elle s'était trouvée fort a son uré, le
démenti qu'elle lui donna touchant l'aperçu préventif cl mal justilié qu'il
avait eu d'elle ne la lui déprécia pas sensiblement, et il coniinua de rester
un terrain assez bien préparé pour que la complice de la baronne y semât
avec succès la Heur vénéneuse de ses avances.
Cependant rien ne s'était dessiné encore et aucune sérieuse attaque
n'avait été dirigée contre le cœur du capitaine, madame Bouvard, avec la
grande e.ipérience qu'elle avait des règlesde la stratégie amoureuse n'ayant
pu penser à brusquer les approches et à se jeter à la tète de l'homme sur
lequel elle avait besoin de poser solidement la main. Quelques apparitions
mesurées et habiles faites à une fenèire, di;ux ou trois rencontres da is la
rue arrangées de manière à ce qu'on no pût y deviner d'autre entremise
que celle du hasard et traitées d'ailleurs avec une réserve et une modes-
tie parfaites, telles avaient été jusque là les seuls moyens de séduciion es-
sayés contre Lambert, et d'après ce qui a été dit précédemment du man-
que absolu d'habitude et des façons empruntées qu'il apportait au com-
merce des femmes, on peut supposer que ces insignifiantes escarmouches
se continuant, bien du temps se fût écoulé avant qu'on piit avoir avec lui
quelque sérieux engagement.
Heureusement l'arrivée dans la ville de Manies d'une troupe de comé-
diens ruraux qui vinrent y donner quelques représentations, facilita à Mme
Delaunay une expression mieux saisissable de ses inti niions bienveillantes.
Aprè^ avrir eu le soin de s'assurer qu'il ne se trouvait parmi les acteurs
qu'elle allait honorer de sa présence aucun ancien camarade à elle, pou-
vant la rcconnaîire, éventerson incognito, la belle créole, dans (ont l'éclat
Ai la plus spleniide toilelte, se rendit au théâtre, espérant que de son cCté
le capitaine y viendrait ctqi'ello aurait là une occasion coinmo le et na-
turelle de se dévoder à lui. Le calcul était juste; Lambert, dans une pens:^e
beaucoup plus vague, mais niianmoins assez sympathique dose rencontrer
avec sa voisine, donna dins le piège de ce rendez-vous tacite, et voil'i
bientôt les deux champions de cet amoureux duel, face à face dans une
'.pge, n'étant séparés que par la largeur du parterre et se mesurant des
yeux.
Picndu courageux par la distance, Lambert usa assez franchement de
sa boniic fortune, et sou i égard se mit à solliciter celui de Mme Bouvard
avec plus d'insistance audacieuse qu'on n'aurait pu l'attendre d'un timide
amoureux comme lui; mais celle-ci ne Ot pas la faute de répondre direc-
tement à celte provocation. Qu'il y avait une habileté bien autrement
enivrante dans son manège de prendre le temps où le capitaine s'absen-
tait de sa contemplation, pour le faire à son tour l'objet d'une attentioi
furtive; puis, au moment où il revenait à la charge, au confluent, pour
ainsi parler, rie leurs deux regards, dans une certsine manière de baisser
précipitamment les yeux , en simulant le pudique désordre d'une femme
qui s'est laissée surprendre et qui s'en veut de s'être mal gardée.
Continuée pendant toute la durée du spectacle avec assez d'adresse et
de naturel pour qu'on ne pût soupçonner de préméditation , cette tacti-
que donna à plein dans le cœur du pauvre Lambert, et y excita le trouble
des plus séduisantes espérances et des plus douces émotions; il vit même
le moment où il était décidé , quand finirait la représentation , à s'appro-
cher de son enchanteresse et à lui offrir son bras pour la reconduire chez
elle , manière un peu osée et cavalière d'entrer en connaissance , mais
que la circonstance de leur voisinage suffirait pour justifier. C'était là
u-i très beau projet sans doute , et très facile à exécuter; il n'y fallait
qu'un peu de cœur. Le mal fut que justement notre séducteur ne sut com-
ment s'y prendre, le moment venu; s'étant placé sur le passage de sa
déesse et le courage commençant de lui manquer, il capitula avec lui-
même et se dit qu'il ne lui parlerait qu'autant qu'elle l'y encouragerait par
un regard ; or, étant d'observation que les femmes, qui risquent assez vo-
lontiers le langage des yeux à distance, n'osent pas le continuer et le ren-
gainent chastement à bout portant, il devait arriver que Mme Bouvard
jouant le rôle d'une beauté pudibonde , n'aurait pas même l'air de faire
atteution à lui ; ce que voyant, notre innccent moitié désappointé, moitié
heureux d'être dispensé d'aller à l'abardage , laissa au domestique qui
était venu chercher sa belle , le soin de la ramener, se contentant pour
son compte de marcher derrièie elle et de la convoyer de loin jusqu'à
son logis.
Le len;!emain, pas de spectacle; on ne jouait que de deux jours l'un ;
et durant toute la journée, une pluie. battante qui interdisait toute espé-
rance de voir Mme Delaunay à sa fenêtre ou de la rencontrer hors de chez
elle. Il fallut donc que l'amoureux prît patience, et il va sans dire qu'à ce
contie-temps sa faut lisie déjà ardente ne se refroidit pas.
Une journée enrore passée dans le néant de toute bonne occurrence,
vint enfin l'heure du spectacle où Lambert ne fut pas l'un des derniers à
se rendre. Mais la misère ! Mme Delaunay n'y est pas venue.
Un acte, deux actes s'écoulent, plus d'espérance de la voir ce jour-là.
A la fin, cependant, la porte de sa loge restée vide s'ouvre avec bruit. Le
capifaine qui tâchait, pour se. distraire, à s'occuper de ce qui se passait
sur la scène, tourne vivement la tête, et nous croyons même, s'il était
franc , qu'il avouerait un léger battement de cœur, ayant à ce moment
agité sa poitrine. Bone Deus ! c'était bien la peine de s'émouvoir; c'est
l'ouvreuse qui se trompe de porte et referme aussitôt la précieuse loge
qui reste veuve, comme pri'cédemment.
A ce coup, Lambert achève de perdre courage ; il se dit que cette
femme est une coquette qui a passé une soirée à s'amuser de lui ; en
même temps, il trouve que les acteurs chantent faux, — ce qui était vrai,
eût-il éîé en amour l'honiine le plus heureux du monde : — que les quiur
quels fument, que la p èce est détestable, que la salle est à moitié déserte,
et, honteux de lui-même, il se décide à quitter cette funeste enceinte, et
à n'y pas continuer plus long-temps sa douloureuse attente. Mais qu'on
voie un peu le caprice de sa destinée ! Comme il était déjà dans la rue,
il croit reconnaître au bras d'un homme celle qui lui avait fait si crue'lc-
raent faux bond ; elle se diiigc vers le théâtre, et y entre accompagnée
de son cavalirr. Grand combat dans le cœur du ma heureux Lamlicrt
qui, un instant avant, jurait d'oublier sa cruelle et rie ne plus faire un pas
pour clic ; volera-l-il sur sa trace, ou tiendrait-il le serment qu'il vient de
se faire à lui-même? La considération de cette compagnie masculine dans
laqutlle il l'a surprise lui servant d'aiguillon, il retourne en arrière, et i e
fût-ce que pour voir quelle est cette rivalité qui semble se révéler à lui,
il va rentrer d>;ns la salle ; mais autre désagrément, il n'a pas pris de
contremarque, et le voilà engagé avec le contrôleur dans une ridicule dis-
cussion. A la fin, il prend le parti de payer une seconde fois sa place, et
se réintègre dans la loge qu'il venait de quitter.
C'était bien là le cas, à ce qu'il lui s emb'ait, pour l'aimable veuve, do
s'apercevoir de SI rentrée, qui, ayant lieu la toile levée, avait fat sensa-
tion, et de montrer à quelque signe impercptible qu'-'lle avait remarqué
sa présence. Mais, avant décidé ce soir-là qu'elle traiterait l'ensorcelle-
ment de Lambert pa ■ la jalousie , affectant d'être engagée dans une vivo
conversation avec le ?)!oii.î('c((c qu'elle veut lui faire tenir pour un rival,
bien qu'il sot simpl^niint un négociant de la ville chez lequel elle a un
crédit ouvert , et qii lui a fait la poli esse de l'inviter à diner, seule de
tous le.a spectateurs, elle n'a pas tourné la tête vers le capitaine au bruit
qu'il a fait en reprenant sa place. Pendant tout le reste de la soirée, c'est
en vain que, les yeux cloués sur son in.'ensible idole, il cherch» à sur-
prendre un regard ; le spectacle ri son cavalier absorbent toute l'atioii-
tion de la dame qui ne semble pas le reconnaître, et n'en fait pas le moin-
dre état; grande leçon du reste pour ces lemporiseurs [Fabii cttncttilo»
res) de la guerre amoureuse, lesquels allant leur pas et ne trouvant ja-
mais les occasions mûres, s'imaginent qu'une beauté n'a qu'à attendre leur
loisir et leur courage de se décbriT. Ce 'ut' arrive aujourdhu à uoirc ci'
28
LE MAGASIN LITTERAIRE,
piiaine arrivera de même à tout lenterneur qui ne finira pas de marchan-
der avec ses bniines fortunes ; pendant qu'il tient conseil et délibère, le
monde, il faut bien qu'il le sache, continue de marcher, et lorsqu'enlin il
a pris sur lui d'odcr et de vouloir, il est tout étonné de trouver la place
prise par un plus alcrie et plus décidé. Seulement, ce qui n'est qu'un jeu
joué avec Lambert pour le décider à aboutir, ce sera aiihnns une réalité
fort douloureuse et dont il n'y aura plus à appeler. Les femmrs, en cU'et,
n'aiment pas qu'on fasse faire anlidiambre à leur bonne volonté; c'est
leur heure qu'il faut prendre et non la nOire, auiiemcnt, bonsoir à
la conquête, et comme dit Werther : « 'Jn aulre enlève la belle, et voilà
le nigaud resté avec de grands yenx et un air stupide. »
Fnrieux de jalousie, Lambert s'était bien promis, le spectacle Guissant,
de laisser Mme Delaunay aux soins de si nouvelle conquête cl de ne pas
prendre à la sortie plus de souci d'elle que si elle eîlt été le soulUeur ou
la dui'giie de la troupe ; mais la providence qui lient dans ses m;ilns nos
rtso.utioas grandes et petites , arrangea on m sait comment qu'au dé-
tour d'un corridor, il se trouva face à face avec son inhumaine , et soit
caprice, soit que se sentant gardée et au bras d'un homme elle ne crai-
gnît pas les suites de cette boulé provocatrice, la voilà qui dépose en pas-
sant sur le désolé capitaine un long regard qui lui pénètre jusqu'au cœur,
et le soumettant à une fascination irrésistible, l'entraîne sur les pas de son
in'jumaiiie. Marchant discrètement à dislance , à la lueur du fallot que
porte devant elle le domestique de l'aimable veuve, il a l'inexprimable joie
de la voir deux fois durant le trajet du théâtre à sa maison se retourner
vers lui. oh ! alors il n'envie plus le bonheur de l'accompagner oflicielle-
nient, la divine créature, car son rôle à lui est bi^n le meilleur , et par
cette tacite complai<ance à établir avec lui une intelligence mystérieuse,
elle détrône eu réalité son ganle-du-corps avoué pour transporter à son
chevalier de contrebande la couronne de son attention. Arrivée à la por-
te de sa maison, elle achève, en prenant presque aussitôt rongé de celui
qui l'a ramenée, de prouver qu'il ne lui est qu'une simple connaissance, et
laisse riicurcui Lambert autorisé à croire que décidément il a été remar-
qué et qu'il n'est paj le trop mal venu.
CIIA1'1TI\E XXXVII.
Qu'on est enfant! s'écrie en un aulre endroit Werther, en racontant la
joie <lont l'a transporté une innocente faveur qu'il a reçue de Charlotte;
cl nous, à plus foi te raison, nous disons : qu'on est enfant ! en voyant une
barbe grise, un homme que son âge et une ordonnance insérée au Bulle-
tin des Lois sembleraient devoir niclire à l'abri des jeunesses de i'araour,
ayant perdu le dormir, parce qu'une femme s'est retournée deux fois du-
rant le temps qu'il marchait derrière elle, et depuis ce moment, sur ce
canevas s'occupant à broder l'avenir en merveilleuses aratiCiques, com-
plotant des lettres galantes, de tendres rencontres, des déclarations pas-
.sionnées, en un mot, les moyens de se mottrc en pleine possession du
bonheur dont il entrevoit l'aurore et dont il caresse le rêve doré.
Du res;e, ce fut là autant de style, d'éloquence et d'habiles projets
dont il aurait pu s'épargner les frais, car son heure était venue sans qu'il
eût la main à y meure ; Mme lîouvard, une fois assurée de l'impression
qu'elle avait produi'.e, était décidée à ne pas le tenir plus long- temps aux
enivrantes bagatelles de la porte et à l'introduire plus décidément dans le
sanf tiiaire de ses bonnes grâces.
Le jour fuivaat, qui l'ut une belle matinée du mois de mars, Lambert
était dans son Jartiin, mêlant la fumée de sa pipe aux tièdes bouffées de
cette douce senteur végétale qui se répand dans l'air aux approches du
printemps ; à l'unisson de l'harmonie générale qui faisait tout germer et
tout sourdre autour de lui, il sentait la sève s'agiter dans tout son être,
dispoîé, si jamais on le fut, à bien recevoir un message d'amour, quand
sa servante vint lui apporter une lettre que la femme d'3 chambre de Mme
Delauuay lui remettait, au moment même, demandant la réponse qu'il
aurait h y faire.
On comprend l'erapressomcnt du capitaine à décacheter celte épître
écrite sur un papier rose parfumé : elle contenait ce qui suit, orthogra-
phié comme dessous :
Monsieur,
J"a;!or les fleures dont un ancien auteur a dit dans ses poisies qu'aile
sont le regeard de Dieu. Voire geardin est raiputé à tous les eccod'alen-
tour comme le plus soigné de tout Mante. C'est çurtout les gcacinles et
les tulipe qu'on dit que vous avait exirordinères aux autres et supéiieures
à M. Tripez (1). Je sais (pie vo is n'aite pas gardinier lleuriste ei que vo-
tre aiia n'ait pas d'en vandre. Gommant tère se pandant, pour avoir de
vos ognons! moi qui voudrês tant en bavoir pour niellre dans des vases
de porsc-lène de .Saxe que geai sur ma ch. minai ? Vandez en rien qu'une
foi mor.sicur, par chai ité, c'est une vovzync qui vous en pris dont ce titre
l'aulhorise à la liberté de vous aicrirc cl recevez mes saluiations bien çin-
çères. Femme Delauaiay.
Immédiatement, le capitaine se mit à son secrétaire et il s'en voulut
bien à lui-même de uc se trouver pas mieux monté en papi'er-poitfei qu'il
ne l'était dans ce moment. Après avoir brouillé deux ou trois feuilles,
sans arriver à se satisfaire , sen:anl que la messagère attendait et qu'on
(1) Jardinier du temps, célèbre pour les plantes bulbeuiCSt
trouverait ridicule de le voir passer une demi-heure à écrire quatre li-
gnes, il s'arrêta à la rédaction suivante, quoiqu'il n'en fûtpas absolument
content,
« Non, madame, non, je n'en vends pas ; j'en donne ; mais pas à tout le
monde, et je fais mon choix. Pour une femme aimable, jamais elle ne
sollicitera en vain, de moi, une fleur qui est, comme le dit si bien voire
auteur, le regard de Dieu. J'irai moi-même, si vous le permettez, vous
porter on choix de mes tulipes, en vous priant de l'agréer.
aj'cirhonneurd'ctreavec respect, madame, votre très humble serviteur,
iJOSIÎI)!! LAllBEUT,
» Capitaine en retraite, chevalier de la Légion-d'Honneur. »
Quoique bien et dûment autorisé à cette démarche, ce ne fut pas sans
un certain embarras qu'après avoir donné à sa toiletie un soin inaccou-
tumé, Lam'uert, portant dans un cornet quelques précieux échantillons de
son inihistrie horticole, se présenta chez Mme Bouvard qui, de son côté,
l'attendait.
Après avoir commencé par se confondre en remercîmens et en excu-
ses, la Circé, qui sentait le besoin de traverser rapidement le régime des
vagues soupirs pour arriver à la cour en règle, et à celle intimité dans
laïucUe elle devait trouver les moyens d'exécuter son traître projet, com-
mença d'aborder franchement la question, et menant presque aussitôt la
conversation sur le ion de la galanterie, elle ménagea à Lambert trente
occasions simples et faciles de se déclarer,
Tantcl elle parlait d'un certain goût naturel qu'elle avait toujours eu
pour la société des militaires, de leur franchise, de leur caractère gai et
ouvert, de leur empressement aimable auprès des femmes , de la solide
protection qu'ils savent leur accorder. Tantôt elle déplorait la virginité
d'un cœur que, disait-elle, son mari n'avait jamais possédé, et qu'elle eût
été si heureuse de donner à un homme qui l'aurait comprise; puis elle
•ivait des phrases anciennement faites sur les tristesses de l'isolement, sur
l'attraction instinctive , sur les sympathies subites que l'on se sent pour
certains êtres; mais au lieu de s'approprier cet épanchement, notre bon
Lambert, emprunté comme un pn'j; d'honneur a sa première bonne for-
tune, laissait flotter dans la généraUté tout ce tendre lieu commun à son
adresse, manquait chaque transition et chaque ouverture qui lui était faite,
A tous ces beaux discours était comme une pierre,
Ou comme la statue est au festin de Pierre.
Lors donc qu'à la première rencontre il aurait pu se mettre sur le pied
de sotq)irant, révélé et accueilli, il resta dans les termes d'une connais-
sance à l'éict d'ébauche, et ce ne fut qu'après un détour beaucoup plus
long qu'il commença à sortir de cette sotte timidité ou il s'était tout d'à-
bard engravé.
Nous ne le suivrons pas dans ses longs méandres, la peinture des
n:-ivcs gaucheries à l'aide desquelles il trouvait incessamment le moyen
d'ajourner son bonheur menaçant de devenir monotone, et la noire pen-
sée de trahison qui plane sur ses amours de lycéen ; ayant d'ailleurs dé-
robé d'avance à la peinture qui aurait pu en être faite la plus grande
partie de son charme. Suflil de dire, qu'après avoir montré une assez opi-
uiàire habileté à se faire pendant long temps le bourreau des meilleures
occasions, le pauvre homme, grâce à une sorte de violence qu'exerça sur
lui Mme Bouvard, en vint pourtant, tant bien que mal, à s'expliquer sur
l'état de son cœur. Prenons donc son aveu pour fait, et voyons-le enlin
dans la position de soupirant déclaré de la belle veuve autour de laquelle
il tournait depuis lotig temps.
Dans cctîe situation nettement définie, il parut mieux à son avantage,
et tout ce qu'il y avait en lui de probité et de chaleur d'ame, sa bonne
humeur, ses sentimcns d'honneur, son dévoùment à ses amis, sa disnosi-
tion à compatir au malheur et à lui venir en aide, en un mot une foule
de qualités solides et estimables , eurent occasion de se révéler à Mme
Bouvard au moyen du commerce réglé qui s'établit entre eux , et vérita-
blement la complice de Mme de Chabourot eut plus d'une fois besoin de
se remettre en mémoire le point de départ et le but principal des rapports
qu'elle était parvenue à établir avec ce bon et honnête homme pour ne
pas laisser prendre dans son cœur la place qu'y perdait insensiblement
le traître Cousinot.
Il suivit de là que la comédie qu'elle jouait auprès du pauvre Lambert
ne fui presque plus une comédie, et que remplissant avec une vraisem-
blance qui ressemblait de très près à la vérité le rôle d'une femme qui
chaque jour s'éprenait davantage, elle en vint h l'ensorceler d'une si é-
Irange soi te que l'amour du malheureux ne connut plus de bornes et le
poussa aux dernières exlrémités.
Ne se sentant ni l'audace ni l'habileté nécessaires pour dépasser le point
où il avait amené sa bonne fortune , cependant que le contact journalier
des charmes dont il enviait la possession l'embrasait des feux les plus ar-
dens , l'imprudent et infortuné capitaine ne vil qu'un moyen d'en finir ,
ce fut de demander à la légitimité le dénoûment qu'il n'osait pas atten-
dre de l'amour ; considérant donc qu'il jouissait d'une honnête aisance ,
que sa position sociale et son nom, sans être fort relevés, étaient cepen-
dant honorables ; considérant que malgré ses cinquante-six ans il était
pouivu d'une santé vigoureuse et florissante qui ne lui défendait nulle-
ment l'espérance d'avoir, comme lesbéros de contes de fée, de nombreux
enfans; considérant que de eon côté Mme Dclaunajf vivait sur un pied
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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qni supposait une jolie fortime, qu'elle paraissait lui montrer quelque al-
tacbement; qu'il existait entre eux des rapports d'âge et d'humeur,
gages assurés de la plus heureuse union; considérant enfin que c'était là
un moyen de fixer et d'éterniser dans sa vie le bonheur incomplet et pro-
visoire dont il jouissait dans le moment ; par ces motifs, il proposa à
l'aimable veuve de convoler avec lui ea secondes noces et de l'accepter
pour époux.
Cette proposition donna beaucoup à penser à Mme Bouvard, car le ca-
pitaine était pour elle positivement ce que l'on appelle un bon parti, et
quand même, au titre de soupirant, il n'aurait pas commencé de trouver
grâce devant elle, au litre de mari sa recherche méritait la plus sérieuse
attention; aussi, son premier mouvement fat-il de l'accepter. Mais en y
réû échissant bien, il se présentait à cette heureuse occasion de faire une
fin plus d'une difficulté.
Pouvait-elle penser raisonnablement à mener de front un mariage avec
Lambert et la trahison qu'elle méditait contre lui ? Evidemment il n'y
avait à ce malhonnête arrangement aucune prudence, car il engageait l'a-
venir de la façon la plus dungereuse, son mari ne devant jamais lui par -
donner un si monstrueux procédé quand il viendrait à en être instruit.
D'un autre côté engagée vis-à-vis de Mme de Chibourot, tenant d'elle la
plus grande partie de son aisance qui éiait peut-être une des raisons dé-
terminantes de la résolution du capitaine, Mme Bouvard devait-elle son-
ger à rompre avec les bienfaits intéressés de la baronne et se réduire à
son avoir personnel? Dans cette situation était-elle sûre que son futar
peii-isterait à la vouloir pour femme et que la dot venant h décroître, son
amour, ne subirait pas une égale dépression ?
Après avoir bien réfléchi aix embarras de celle s'tuation complexe,
Mme Bouvard vit bien qu'il fallait faire un'3 option, et de nécessité sacri-
fier Mme de Chabourot à Lambert ou Lambert à Mme de Chabourot. A la
fin, se décidant à tout jouer sur la carte du mariage, elle dit au capitaine
qu'elle était singulièrement honorée de sa recherche, mais que sans doute
il cesserait d'y persister quand il saurait que son bien-être, notablement
diminué par des pertes récentes, était loin d'être aussi considérable qu'il
avait pu le supposer.
Cette objection fut repoussée de la manière la plus noble par le capi-
taine , qui répondit qu'un mariage n'était pas pour lui une affaire de
bourse, et qu'ayant déjà rigoureusement à lui seul de quoi soutenir hono-
rablement un ménage , le peu que de son côté sa femme pourrait avoir
était tout bénéfice et qu'il n'y regardait pas.
Quand Mme Bouvard vit la généreuse manière dont en usait le capi-
taine , touchée d'un désintéressement si rare et flattée plus qu'on ne sau-
rait dire de se voir ainsi voulue pour elle-même, elle n'hésita plus à pren-
dre parti contre Mme de Chabourot, et , après l'avoir minutieusement et
presque, jour par jour , tenue au courant des progrès qu'elle faisait au-
près de Lambert et lui avoir sans cesse fait espérer le succès de leur en-
treprise, changeant tout à coup de ton, elle lui marqua dans une dernière
lettre que décidément elle trouvait à l'exécution de leur projet des diffi-
cultés insurmontables, que Lambert était un homme incessamment sur
ses gardes et qui n'était attaquable par aucun côté ; en conséquence, elle
priait la baronne de ne plus compter sur elle comme, de son côté, elle
cesserait de prétendre à la réalisation des avantages qGi lui avaient été
promis.
En recevant cette lettre, Mme de Chabourot conçut quelque soupçon,
car il n'était pas naturel que, sans s'être entendue avec elle, sa complice
déclarât renoncer aussi lestement a leur commune entreprise. Klle fit donc
prendre, sous main, à Mantes, quelques information', et le fait du maria-
ge, qui avait commencé de s'ébruiter, lui fut facilement révélé.
Comprenant alors lairahison dont elle était menacée, blessée dans son
amour-propre et dans le plus cher de ses intérêts, elle entra dans une
grande colère et se demanda si elle serait jouée par une femme de l'espèce
de Mme Bouvard , et si tout le fruit de la découverte qu'elle avait faite
en la personne de Lambert se trouverait perdu ponr elle. A aucun prix
elle ne pouvait admettre un dénouement si misérable. Appliquant donc
toutes les forces de son esprit a réparer la défection dont elle était vic-
time, elle s'occupa plusieurs jours durant à trouver quelque habileté qui
Ja remît en possession d'un succès qu'elle avait cru facile , et qui était
près de lui échapper. La fertilité de son imagination et l'audace ordi-
naire de SCS conceptions ne pouvant lui faillir en une occasion aussi im-
portante, elle finit par arrêter un plan dans 'equcl elle prit quelque con-
fiance ; pour ce qui est de l'exécu'ion, on verra comment elle s'y prit, si
l'on veut bien lire ie chapitre suivant.
CHAPITRE XXXVIII.
Un soir que les futurs époux avaient dîné en tête à tête, ils étaient oc-
cupés dans le salon de Mme Bouvard à parler de leur prochaine union,
quand leur entretien fut tout à coup interrompu par le bruii d'une voi-
lure qui s'arrêtait devant la maison, et par celui de la sonnette qui re-
tentissait presque au aênic moment. La femme de chambre ouvritla porte
du salon, et, au grand étonnemeni de Mme Delaunay, elle annonça Mme
Bouvard, c'est-à-dire Mme de Chabourot.
La position de la vraie Mme Bouvard était celle de Sosie dans Amphy.
trion; elle se voyait en sa présence même, et parlant à sa personne, dé-
rober son nom et son moi; aussi, révoltée de cet e\cès d'audace, pensa-
tellc éclater tout d'abord et démasquer l'imposture; mais, comprenant
presque aussitôt qui d'une parole la baronne pouvait romrre son ma-
riage, elle dut se contenir et attendre en silence la suite de h scène aî'
sez bizarre qui commençait.
— Mon Dieu ! fit Mme de Chabourot, s'adressaut à la maîtresse de la
maison, vous me pardonnerez de venir jusque chez vous relancer le ca-
pitaine Lambert; mais j'ai des choses si graves et si urgentes à lui due,
que j'ai dû passer pardessus toutes les coiivcnnnces pour le joindre sans
retard. Monsieur, ajouta-t-clle, ea montrant Lambert, est sans douti
celui que je cherche?
— Moi-même, répartit Lambert, paraissant assez peu flatté de la vi-
site; qu'y a-t-il pour voire service ?
— Il est vraiment étrange, reprit Mme de Chabourot, que j'en sois ré-
duite à demander si c'est à vous que j'ai l'honneur de parler, car notre
ami commun, Cousinot, nous a si souvent parlé l'un de l'autre, et nous
avoDseude siiréquontcsoccasionsd? nous rencontrer dans sa chambre où
j'allais lui faire quelques petites visites de contrebande, que c'est une sor-
te de miracle que nous ce nous connaissions pas.
Mme Bouvard sentit redoubler sa colère en entendant la façon plas que
leste dont son autre file-même parlait de ses rappojtsavec Cousinot, et
faisait les honneurs de sa venu. INcanmoins il fallut boire ce calice. Elle
continua donc de garder le silence, étant d'ailleurs très inquiète de savoir
la manière dont cette mascarade tournerait. Quant ai capitaine, médio-
crement empressé d'étaler, en présence de sa future qu'il trouvait, lui,
une femme de bonne compagnie, une accointance, à son avis, assez com-
promettante, il ne répondit à cette espèce de politesse qu'en priant celle
qu'il croyait Mme Bouvard de voti'oir bien le suivre jusqu'à son logis, qui
était tout proche, afin de lui expliquer l'objet de sa '.isite.
— Du tout, fit Mme Bouvard, vous pouvez rester ici, et c'est moi qui
vais quitter la place, si les choses que madame a à dire sont de telle na-
ture que je ne doive pas les enten ire.
— Sans doute, dit Mme de Chabourot, ce que j'ai à dire est d'une na-
ture 1res secrète ; mais je ne pense pas qu'au point oit vous en êtes avec
le capitaine il ait rien de caché pour vous. J'ajoiiierai d'ailleurs qu'il s'a-
git de prendre un parti où les conseils , peut être même l'assistance d'un
ami ne seront pas inutiles ; je préférerais donc que notre conférence vous
eût pour témoin.
La question ainsi posée, Lambert, qui d'ailleurs avait reiDarqué dans
l'accent et les paroles de sa future un certain mécontentement de la mys-
térieuse allure de celle visite, ne crut pas devoir insister sur un téteàicte
avec la fausse Mme Bouvard, et il l'engagea à s'expliquer sans plus de
délai.
Ainsi autorisée, la baronne reprit : c'est toujours à l'occasion de cette
terrible aflaire de Cousinot que j'ai voulu vous parler.
— Quelle affaire? demanda le capitaine, croyant bien être sûr que le
dépôt fait entre ses mains était resté inconnu de Mme Bouvard.
— Eh bien ! répondit Mme de Chabourot, cette méchante hisloL e de
papiers de famille dans laquelle notre ami a voulu s'embarquer et où
vous êtes aujourd'hui mêlé.
— Vous ra'étonnez, madame, répartit le capitaine ; j'aurais cru que
vous ne saviez rien de pareil.
— Ah ! que voilà bien Cousinot, dit alors la baronne ; il n'a pas voulu
vous avouer qu'il m'eût montré cette confiance et a prétendu vous en faire
à vous seul la bonne bouche, comme s'il y avait des secrets pour la fem-
me que l'on aime ; je vois bien maintenant pourquoi lors de votre voyage
à Paris, pendant ses arrêts, il aflecta de ne me point faire rencontrer avec
vous.
Le capitaine avait commencé par avoir une vague et lointaine pensée
que la femme qui était là devant lui pouvait être une intrigante, emprun-
tant le nom de Mme Bouvartl et venue pour lui soutirer les papiers ;
mais quand il l'entendit parler de menus détails à elle tellement person-
nels , il prit plus de confiance, et revenant au fond de la question, de-
manda encore un coup quelles étaient les révélations que l'on avait à lui
faire.
—Vous avez dernièrement reçu une lettre anonyme vous annonçant une
visite domiciliaire, fit Mme de Chabourot?
— Oui ! répartit Lambert, reprenant aussitôt son doute touchant la sin-
cérité du personnage de son inieilocutrice, qui n'aurait pas dû, ce semble,
connaître ce détail qu'il n'avait confié à qui que ce soit. — Et à supposer
que cela fût? demanda-til.
— 11 n'y a pas de supposition, cela est, repartit la baronne, car c'est
moi qui vous ai écrit.
— Vous? fit le capitaine de plus en plus intrigué.
— Oui, monsieur, moi-même. Un ancien militaire que j'ai en pension
chez moi , homme assez aimable , qui ne paie pas très exactement ses tri-
mestres, et qui me fait bleu l'offet d'être employé à la police , m'en ten-
dant toujours parler de l'aide-major Cousicoi et du cipiiaine Lambert,
deux noms qui naturellement reviennent quelquefois dans ma conversa-
tion, arrive un jour tout cfl".iré et me dit que, par le fait de certains pa-
piers dont mes amis sont déicntcurs. ils se trouvent exposés au plusgrana
danger. Ne sachant comment vous tourner un avis auquel vous eussiez
confiance, j'écrivis sons sa dictée la lettre que vous avez reçue.
— MaLs cet avis était faux, reprit le capitaine, ot l'on s'était joué de
I TOUS et de moi.
5J V
Llî MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Vous le croyez, reprit Mme de Chabourot, parce que la visite domi-
ciliaire dont 00 TOUS menaçait n'a pas eu lieu; mais c'est qu'on s'imagiiia
sur le moment avoir ailleurs la trace de ces fameux papiers. Il n'en est
pas moins vrai cependant que depuis le moment où vous fûtes averti, vous
n'avez pas cesse d'être à l'iiulex de la police ; ainsi, on a su que dans la soi-
rée OÙ devait avoir .ieu la descente des agens, vous étiez sorti furtivement
à une heure indue; on a su ensuite toute votre liaison avec madame; un
jour, que vous l'aviez suivie à la sortie du spectacle, un autre jour, qu'elle
vous avait écrit pour vous demander des ognoiis de jacinilie, et que vous
lui en aviez apporté dans un cornrt; tout cela et mille aunes choses sont
consignées dans des rapports que mon vieux pensionnaire a vus ; jugez un
peu si vos démarches sont observées, et si tout est Cni.
Mme Bouvard vit bien que la révélation de cette prétendue surveil-
lance occulte qu'on disait installée danssavie faisait un grand efi'et sur
le capitaine, et elle aurait bien voulu pouvoir lui dire qu'avaut de s'être
ralliée à lui, elle avait transmis tous ces détails à la baronne, (jui en fai-
sait aujourd'hui un perfide et terrifiant usage. Mais b moyen d'avouer
cela, sans perdre l'estime et la confiance de son futur, qui apprendrait
que tout l'amour qu'on lui avait montré n'avait été d'abord qu'une infâme
comédie? La pauvre femme continua donc de laisser le champ libre aux
merveilleuses audaces de Mme de Ctiabourot ; et, de son côté, Lambert,
qui commençait d'être assez fortement ému, gardant le silence, leur dan-
gereuse ennemie poursuivit ainsi :
— Maintenant, mon cher capitaine, dit la baronne, si vous croyez que
mes reosei^ncmens ne soient pas trop à mépriser, vous prêterez quelque
attention à l'avis que je suis venue vous donner moi-même; car je craignais
que vous ne fissiez pas attention à une lettre, la première ayant paru
mentir à l'événement.
— Parlez, fit Lambert, je vous écoute.
— Il paraît, reprit Mme de Chabourot, qu'il y a décidément de la po-
litique daas celte affaire, et que Cousinot , qui ne s'est jamais ouvert à
personne du contenu de ces pièces qu'il vous a confiées, s'est jeté dans
un labyrinthe où sa vie , oui , monsieur , sa vie elle-même pourrait être
compromise. Quant à vous, capitaine, si le dépôt est trouvé en votre pos-
session, le moindre danger que vous puissiez courir, c'est d'être immédia-
tement arrêté; il faut donc aussitôt vous défaire de celte infernale cor-
respondance, car cette nuit, ou demain matin au plus tard , une perquisi-
tion doit immédiatement avoir lieu chez vous.
— Eb bien ! fit Lambert, affectant plus de tranquillité qu'il n'en gardait
réellement, il s'agit de faire ce que j'ai déjà fait, de transporter hors de
chez moi ce que nous craignons qu'on n'y saisisse : ce n'est pas le diable
que cette précaution à prendre.
— Mais rappelez-vous, capitaine, que vous avez été suivi , lors de la
sortie nocturne que vous fites au reçu de notre première lettre. Le lieu
du recelé dont vous vous êtes précédemment servi n'est donc plus sûr,
et je dois dire qu'il en serait peut-être autant de tous ceux que vous pour-
riez vous procurer dans celte ville, car votre maison est peut-être déjà
observée par les invisibles surveillaus dont dispose la police ; c'est môme
pour cela que je suis descendue d'abord chez madame au lieu de descendre
chez vous.
— Infernale canaille! s'écria le malheureux Lambert, dont les appré-
hensions, vu la grande vraisemblance qui régnait dans tout le narré de la
baronne, s'accroissaient de moment en moment.
— Mais si le capitaine prenait le parti de s'absenter pour quelques
jours en emportant avec lui 1rs papiers? dit alors Mme Bouvard, à la-
quelle était venue l'idée de déjouer par cette ouverture tout le plan de la
baronne.
Mme de Chabourot sentit aussitôt toute la portée de celte inspiration ;
mais justement elle rentrait daiis la donnée de ses arrangemens, aussi
eut-elle bientôt fait de la tourner dans un sens favorab'e à ses desseins.
— Quoique initiée depuis un moment à cette affaire, dit la baronne à la
donneuse de conseils, vous y voyez très juste, et vous venez d'indiquer
la seule chose que, selon moi, il y ait à faire; seulement je serais d'avis
qu'au lieu du capitaine qui, obligé de pu tir ce soir même sans passeport,
serait Infailliblement suivi et arrêté, une autre personne se chargeât de
dépayser le dépôt lui le compromet.
— Et celte personne, fit iroiiiqueuenl Mme Bouvard, ce serait vous,
sans doute ?
— J'accepterais volontiers ?ette mission, répartit Mme de Chabourot,
parce qu'il n'y a rien que je ne sois prête à faire pour une personne que
j'ai la f.iiblesse d'aimer encore, malgré de bien mauvais procédés ; mais
comme je suis à peine connue du capitaine qui, dans une affaire de celte
impnrtaiice, ne doit s'en rapp'jriei qu'à des gens tiès sius, je conseillerais
plutôt, madame, que ce fût vous, en laquelle sans doute il a une pleine
confinuce, qu'il fit partir avec les papiers.
— Que j'aille compromettre cette pauvre femme dans cette damnée
affaire? Jamais! répondi Lambert.
— Vous en ferez ce que vous voudrez, répondit la baronne ; mais si j'é-
tais à la place de madame, j'userais auprès de vous de toute mon inilucnce
pour vous décider à prendre ce parti. Autrement , ajouta-t-elle , il ne se
passera pas beaucoup de temps sans qu'elle ait lieu de se repentir. Je
cois pouvoir positivement le lui allirmer.
Lambert ne pouvait naturellement pas comprendre la menace qui pas-
sait pardessus sa tête à l'adresse de Mme Jiouvard ; mais pour celle-ci
elle ne put s'y méprendre , on lui deiiian lait impérieusement, non pas
une simple neutralité , mais une active Cdopéraiiun daus la mystifica-
tion fort sérieuse qui se poursuivait. Or, à voir 1 habile manière dont la
baronne évitait les pièges et marchait à son but , une lutte était-elle sûre
avec elle quand déjà elle était si forte de sa posiiian? App;iromniei.t , la
chaste fiancée de Lambert jugea que le p;irii de la résignation lui était
décidément commandé far les circonstances, car moJiliant l'altiludc ag-
grcssive qu'elle venait de prendre:
•— Je crois en effet , dit.elle , que vous ou moi pouvons seules sans
danger essayer le déplacement de ce qu'il faut sauver.
— Si ici est votre ovi?, dit alors la baronne, faites le donc partager au
capitaine, car les moiuens sont précieux.
— Eh bien! mon ami, fit Mme Bouvard, qu'en dites-vous?
— Je dis , je dis , i épartit le capitaine , que je ne s,iis ii quoi me réscu-
dre, car c'est peut-être iinguct apcnsqee nous dresse madame. On vous
attend peut-être à la sortie de Mantes pour vous enlever de force les pa-
piers que j'aurai cru mettre en sûreté en vous les dormant.
— Le soupçon est gracieux , dit la baronne , et du moins vous ne le
marchandez pas.
— Que diable aussi , répartit Lambert, venez-vous nous dire que vous
connaissez des gens de la police.
— Je n'en connais pas, r;ais j'en loge , répartit Mme de Chabourot ; et
où en seriez-vous si la Providence n'avait amené dans ma maison cet hom-
me qui nous a avisés du daiiger !
— Mon e?prit se perd au milieu de toutes ces turpitudes, s'écria Lam-
bert avec angoisse. Arrive qui plante : Cousinot m'a donné des pnpiers à
garder, quand je les aurai gardés jusqu'au bout, j'aurais fait ce que je de-
vais,
—Et quand Cousinot, par suite de votre indécision et de votre ridicule
défiance, aura porté sa tête sur l'échafiud— comme les scrgensde La lio-
chelle— vous direz encore : Arrive qui plante, j'ai fait ce que je devais.
Cet argument, pris dans un souvenir très propre i> émouvoir le capi-
taine qui appartenait par ses opinions au parti libéral delà restauration,
fit sur lui une impression très vive ; il se radoucit donc et demanda à ctlle
qu'il croyait Mme Bouvard, de trouver quelque moyen de tout concil.er ;
car enfin, ajouta-t-il, c'est surtout pour Cousinot que je m'inquiète dj ce
qui peut airiver, et en sa faveur vous devez me pardonner si je prends
mes précautions.
—Voyons, puisque vous devenez plus raisonnable, reprit Mme de Cha-
bourot, cherchons un peu le moyen de tout concilier : vous ne voulezpas
les brûler ces papiers ? fit-elle négligemment.
— Les brûler ! dit Lambert, lorsque Cousinot m'adonne la commission
de les garder 'coinme la prunelle de mes yeux ! vous n'y pensez pas !
— Mais cependant, reprit la baronne, quand ou est trop pressé par
l'ennemi, on se fuit sauter ; ce serait bien là notre cas.
— Ou', dit Mme Eouvardj que ce dénoûment arrangeait fort, parre
qu'elle n'y eût trempé d'aucune manière; il me semble qu'en jetant le
tout au feu..
— Je ne prendrai jamais cela sur moi, répartit Lambert; avisons à
quelque autre manière de nous arranger.
— Ecoutez, fil alors Mme de Chabourot; je crois tenir un expédient :
il passe ici à dix heures une diligence, n' est-il pas vrai ?
— Oui, répartit Lambert. '
— En supposant, idée absurde, nais qui n'en est pas moins la vôtre,
que j'aie pu avenir la police du passage de 1* voilure où uous serions
madame ou moi, la police ne guette pas la diligence, puisque c'est ma
voiture qu'elle at end.
— Eb bien ! fit le capitaine. '
— Eh bien! pour ne négliger aucune précaution, madame, ayant eu
soin de coudre dans quelque partie de son vêlement les papiers que vous
lui aurez confiés, n'a qu'à prendre ce soir au passage la voiture publique;
il n'y aura là rien de suspect, puisque tous les habitacs de Manies en usent
ainsi. Ne pensez-vous pas que de celte manière elle arrivera sans encom-
bre à Paris ?
— Et une fois à Paris? demanda Lambert,
— Une fois à Paris, ce serait bien du malheur, reprit la baronne, si
madame n'y avait pas quelques coiina'ssames chez lesquelles elle pût en
sûreté demeurer un jour ou deux, le temps que la bourasque soit pas-
sée.
— Sans doute, répartit Mme Bouvard, ne pouvant retenir cette iroiiie,
je sais des persoinies sûres auxquelles je pourrais me confier, et chez les-
quelles au besoin je aisserais le dépôt.
Mme de Chabourot lui jeta un regard de colère ; mais voyant que le
capitaine ne faisait point attention à la double enienle de ces paroles, elle
reprit tranquillement :
— Voyons, capitaine, que décidez-vous ?
— Je décide que si madarBc veut en eOct se charger de cette corvée
abominable, la chose peut s'arranger comme vous le dites ; mais vous,
petite mère, vous me resterez en otage, et ne partirez que quand Mm
Delaunay aura assez d'avance pour que vous ne puis^iez pas mettre quel I
qu'un à ses trousses.
— Toujours aimable et confiant, répartit la baronne; mais je n'y
prends pas garde, et ne vois aucune diiliculic à celle condition. Restg
iDainienaut, madame, voire dcicrminatiou, ajouia-t-cUc en s'adressaot
LE MAGASIN LITTERAIRE.
31
I
Mme Bouvartl ; et je vous l'ai (Mya dit, si vous ne Jnous venez en aide en
voyant peut-êire demain le capitaine arrêté, votre mariage ajourné, in-
d<)tinim('nt (elle appuya d'une manière maniuée sur cette phrase), vous
ne serez p3s long-temps sans regretter votre tiédeur à nous aider.
— Ce que M. Lambert voudra, je le ferai, répondit Mme Bouvard.
— Et ce que vous voudrez, M. Lambert le fera; nous n'avancerons
rien avec ces politesses. Allez-vous chercher les papiers, capitaine? ou
je déclare que je me remets en roule.
Le capitaine se leva et flt mine de sortir, puis tout à coup une idée lui
vint : Mais s'il y avait quelqu'un dans la rue ? demandat-il naïvement.
Mme de Chabourot, quelque passionnée que fiit la siiuaiion, eut quel-
qix envie de rire en voyant la manière dont elle avait rempli la tète du
pauvre Lambert de suppôts et de surveillance de police. Toutefois s'étant
contenue : — Il fait clair de lune, dit-elle, et l'on peut bien voir par la
fenêtre s'il y a quelqu'un dans la rue.
Comme elle allait ouvrir la croisée : — Voyez vous-même, Mme Delau-
nay, dit Lambert en retenant la baronne.
— Pas une ame, fit Mme Bouvard après avoir regardé ua instant avec
attention.
— Allez donc vite, dit Mme de Chabourot ; et Lambert sortit, faisant
un pas bien grave dans le chemin où on l'engageait.
CHAPITRE XXXIX.
Aussitôt que Lambert eut fermé la porte sur lui : — Vous vous êtes
conduite avec moi d'une manière indigne, dit la baronue à Mme Bouvard ;
mais j'ai tout réparé. Vous allez partir pour Paris, ou bien tout votre
passé, vos autécédeus de théâtre, vos accointances avec Cotisinot et vo-
tre intention en venant ici , seront connus de ce brave homme comme je
vous l'ai déjà fait entendre ; nous verrons alors s'il aura encore envie de
vous épouser!
— Mais, madame, après avoir trempé dans une tromperie si cruelle,
pourraije jamais espérer de bien vivre avec lui? Un jour ou l'autre il
sai'ia..,
— Et que vous importe ! qumd vous serez sa femme, vous aurez belle
à lui persuader que je vous ai forcée d'agir et que d'ailleurs , ce qui est
vrai, vous n'avez rien fait qui ne fiit dans son intérêt.
— Si du moins... essaya de dire la malheureuse fiancée.
— Nous n'avons pas de temps à perdre en explications , dit Mme de
Chabourot l'interrompant; arrivée à Paris, vous me remettrez ces papiers,
et ni'ji en échange je vou3 remettrai dix mille francs , que je vous avais
toujours destinés : ainsi , voyez d'un côté celte somme, de l'autre toutes
vos idées d'établissement renversées. Vous acceptez, n'est-il pas vrai ?
— Ainsi, à demain matin. — Chez vous.
Moïc Bouvard ayant consenti par son silence :
— Ah ça ! maintenant, continua la baronne, nous voilà de nouveau al-
liées ; ainsi dans le cas où le capitaine , au moment de vous laisser partir,
aurait quelque scrupule, vous m'aideriez à en triompher.
— Mais comment ferai-je pour me représi;uter tievant lui ?
— 11 vous aime, n'est-ce pas ? répartit Mme de Chabourot, et vous
voyez que je ne suis pas trop malhabile : soyez donc sûre que nous sau-
rons bien organiser quelque bourde à lui faire croire pour votre retour.
A propos, ajouta-t-elle, vous devez avoir des lettres de Cousinot.
— Peut-être bien ; mais que vous importe ?
— Cherchez-en une ou deux bien vite et me les donnez , car si cet
homme, qui Cit plus méfiaut que je ne l'avais cru, allait avoir tardivement
l'idée que je ne suis pas Mme Bouvard, je le convaincrais en lui montrant
l'écriture de son ami.
Mme Bouvard avait à ce qu'il paraît pris son parti et compris l'inutilité
de tonte résistance; d'ailleurs, dix mille francs pour elle étaient une som-
me. Elle se résigna donc au surcroît de prudence dont la baronne voulait
encore qu'elle fût complice, et ayant ouvert une petite cassette, archives
de l'amour, dans laquelle étaient étiquetées et conservées bien d'autres
correspondances, elle remit à la baronne deux ou trois manuscrits du
fond Cousinot, en lui faisant bien promettre de ne pas les lire ; tout était
donc prêt pour bien recevoir le capitaine, quand il rentra.
A ce moment même, ses perplexités n'avaient pas cessé et bien certai-
nement si sou adorée Mme Bouvard, s'élaiit décidément raitarhée à la
baronne, n'avait pas pesé de toute son inilucnce dans la question , il est
fort douteux qu'il fût tombé dans le piège qui lui était tendu; mais l'a-
mour qui perdit Troie, perdit aussi le capitaine Lambert ; toutes les ob-
jections qu'il put soulever ayant victorieusement été réfutées par sa futu-
re qui, dans son dessein désormais arrêté de le persuader, aliajusqu'à lui
dire qu'il paraissait se délier d'elle, il ne résista plus, et livra les pip'ers
qui furent aussitôt cousus entre la ouate et le taffetas d'une douillette que
devait revêtir la voyageuse. Bientôt après, le moment de se mettre en
route, étant encore assez loin, Mme Bouvard pensa en elle-même
qu'il lui serait bien plus commode de faire la route dans la voiture et
dans la compagnie de Mme de Chabourot, ii laïuclle d'ailleurs clic avait
beaucoup de choses à dire ; voulant donc faire changer les dispositions
prises, elle tira à part le capitaine cl profilant de l'idée qu'avait eue un
jnsiatf' «me de Chabourot; — Si l'oa pouvait être sûre, dii-clle, que celle
femme est Mme Bouvard , je crois que l'on se dispenserait sans ioconvé-
niens de toutes les précautions que nous voulons prendre, et qui ont
aussi leurs dangers, car qui sait s'il ne se rencontrera pas quelque agent
de police au bureau de la diligence, car je trouve cela plus probable
qu'une embuscade sur la route.
— Ouais, fit Lambert, vous avez raison, et il me paraît certain que cette
femme n'est qu'une intrigante ayant volé le nom de l'amie de Cousinot;
je l'avais d'abord pensé.
[^ — Je ne vais pas si loin que vous, dit Mme Bouvard ; je dis seulement
que si c'est bien là Mme Bouvard, le mieux est de partir avec elle; si aa
contraire c'est une femme ayant dérobé son nom, il ne faut rien faire sur
son indication.
Frappé de la force de ce raisonnement qui, en passant par la bouche de
l'objet aimé, perdait ce qu'il pouvait avoir d'incomplet et de défectueux,
Lambert se rapprocha de madame de Chabourot, et commençant de l'in-
terroger :
— Madame la maîtresse de pension qui logez des gens de police, où
est siiuée votre maison, s'il vous plaît?
— Où est située ma maison?
— Oui, répondez par grâce à celte question.
— Rue Neuve-Saint-Etienne, dit Mme de Chabourot à laquelle Mme
Bouvard fit signe de donner sans s'inquiéter les éciaircissemens qu'on lui
demandait.
— Et où logeait Cousinot ?
— Cousiiot ! dans la maison voisine de la mienne, à l'hôtel du Canul.
Mais pourquoi cet interrogatoire ? Douteriez-vous que je sois Mme Bou-
vard ?
— Peut-être, fit Lambert avec finesse.
— Si ce n'est que cela, et qu'à ce doute ait tenu tonte votre défiance,
il fallait donc parler ; car je l'avais prévu, et sachant n'être pas connue de
vous, j'ai pris sur moi quelques lettres de notre ami commun pour me
servir d'introduction.
— Montrez-les voir, dit le capitaine.
Mme de Chabourot ayant tiré de son sac les lettres que venait de lui
remettre Mme Bouvard, les donna à Lambert qui commença à lire tout
haut : Chère ange de mon cœur, ta us été bien gentille hier...
— Ah! monseur, faites nous la grâce, dit eu même temps avec pruderie
et pudeur Mme Bouvard.
Le capitaine prit une autre lettre, et sans tenir compte de l'intimation
qui venait de lui être faite, il lut encore à haute voix ce début d'uo tout
autre genre : » A la fin vos exigences deviennent fastidieuses, et si vous
«n'étiez pas une femme du monde, je vous dirais que vous m'embêtez...»
— Monsieur ! fit plusvivement Mme Bouvard, rougissant jusqu'au blanc
des yeux.
— Madame a raison , dit de son côté la baronne ; je ne vous ai pas
donné ces lettres pour les lire d'un bout à l'autre. Voyez les adresses et
l'écriture et rendez-les moi.
— Oui, lit Lambert en jetant à Mme Bouvard un regard d'intelligence,
c'est bien là l'écrture et le style de Cousinot.
— Alors, dit Mme Bouvard, nous n'avons plus de raisons de nous dé-
fier de madame, et je lui demande une place dans sa voiture.
— Comme il vous plaira, répondit la baronne, sans marquer aucua
empressement; puis ello ajouta fine»ient: Je vois bien que vous ce vou-
lez pas que je reste en tête à tête avec le capitaine.
Cerné, traqué de toutes parts, ayant contre lui quatre ou cinq passions
conjurées : l'intérêt, l'amour, la vengeance, l'amour-propre, la peur, le
tout raanié par deux femmes conspirant pour le tromper et apportant,
l'une sa supériorité d'espiit et sa profondeur d'intrigue, l'autre la souve-
raineté de ses charmes, que vouliez-vous que fit le pauvre Lambert? Qu'il
cédât?
Ainsi fit-il : on regarda encore une fois si aucune mouche ne station-
nait dans la rua ; puis les d âmes descendirent jusqu'à la voiture , où elles
se placèrent. Mme Bouvard fut instamment priée par le capitaine d'avoir
bien soin de Mme Delaunay, qui promit d'être de retour le surlendemain
au soir pour tout délai.
De son côté, Lambert reçut la recommandation d'attendre de pied
ferme la perquisition annoncée et qui n'aurait rien de redoutable pour
lui, les papiers ne se trouvant pas dans sa maison ; toutes ces paroles di-
tes, l'ordre fut onlin donné au cocher de marcher, et comme JIme de
Chabour'H, dans la pensée de rop:iriir aussitôt qu'elle aurait gouré le pau-
vre Lambert, avait fait reposer les chevaux une parlie de la journée dans
un village des environs de Mantes ; quoique ceux-ci, comme la voiture,
fussent de louage, ils partirent assez bon train ; or. comme il arrive à tous
les gens qui ont pris avec déchirement une grande résolution, les voya-
geu ( s ne furent pas plus tôt à deux cents pas que le capitaine commença
à douter que le parti auquel il s'était arrêté fût le meilleur; mille dan-
gers ou mille inconvéuieus auxquels il n'avait pas pensé s'offrirent à son
imagination, et certes, s'il eût pu reprendre le fait accompli échappé de
ses mains, il n'y eût pas manqué ; mais tout était consommé et irrépara-
ble. Tiiste du départ de sa fiancée, inquiet pour sa sûreté, mécontent de
lui-même , il rentra chez lui en proie aux plus sombres idées , et ayant
pour se consoler la riante perspeciivc d'une descente de justice. Il faut
convenir que Cousinot lui avait ménagé là une aimable récréatioui
S2
LE MAGASIN LITTERAIRE.
CHAPITRE XL.
La position de Lambert était étrange. A tout moment il s'attendait à
\'oii' sa maison ceniéc, ciiv;iliie, foinilôe en tous les sens, et cependant à
mesura que riieiire se passait, et que tous ces désagrémeiis ne lui arri-
vaient pas, il s'inquiéiait; car ses doutes sur la sagesse du paiii qu'il
avait pris s'accroissaient par ce premier accroc fait à la vérité des rensei-
gnemens qui lui avaient été donnés. Si quelqu'un dans le ir.onient l'eût
interrogé pour savoir la cause de sa souc eu>e disposition, il eût répondu
sérieusement qu'un grand nialliciir lui arrivait; (piil avait espéré un man-
dat de perquisition, peut-être mOme un mandat d'arrêt dirigés contre sa
personne, et qu'il ne voyait rien unir et que tout lai manquait à la fois.
Il passi ainsi la journée du lendemain dans une anxiété que cbaque
beure de tranquillité redoublait, ci sur le soir il étiiit tellement désespéré
de n'avoir vu se produire autour do sa maison aucune appnrition suspecte
que ne pouvant plus tenir à cet aO'reux repos, il se résolut de partir pour
Paris et d'aller faire une descente chez Mme liouvard alin rie vérifier la
sincérité des révélations qu'elle éiuit venue lui fa're.
Mais la consoiaiion qui n'est jani:.is plus proclie que quand les souf-
frances de l'anie ont été portées is leur deriii'T paroxisme, vint enfin le
visiter. Comme il avait déjà ordonné à sa servante de lui apporter son sac
de nuit pour qu'il le disposât, il fut agréablement surpris par la nouvelle
du retour de Mme Delauuay : on laisse ;i penser s'il fut empressé 5 se
rendre chez elle.
— Dieu merci, lui dit sa fiancée, en le voyant entrer, nous en sommes
quites pour la peur; vous n'avez vu personne, n'est-il pas vrai ?
— Mon Dieu non, répondit Lan^bert.
— Tout C!-t éclairci; la police a enfin rais la main sm- ce quelle clier-
cbait et vous laissera désormais en repos.
— Comment, vous avez livré les papiers?
— Du tout, répartit Mme Bouvard , et je vous les rapporte ; il paraît
qu'ils sont étrangers à la politique et qu'ils concernent seulement une fa-
mille sur laquelle votre ami Cousinot, au moyen de leur possession, a jeté
une espèce de sort.
— Sans doute, reprit Lambert, c'est toujours ainsi qu'il m'en avait
parlé.
— Mais savez vous, dit alors gravement Mme Bouvard, que cette con-
duite n'est pas très morale et que vous vous êtes fait complice d'un assez
triste procédé ?
— Vous trouvez ? dit Lambert, un peu inquiété dans sa conscience.
— Certainement, et je m'étonne comment un homme aussi solide que
vous sur les piincipes ayc pu s'associer à unj pareille petitesse; aussi à
votre place je sais bien re qiic je ferais.
— Dites un peu, répartit lecapiiaino?
— Je prendrais ces papiers, qui d'ailleurs nous ont donné plus de sou-
cis qu'ils ne valent, et je les renverrais ii la famille à lafjuelle ils appar-
tiennent.
— Eh bien ! et Cousinot?
— Eh bien ! M. Cousinot se trouverait ainsi forcé de marcher un peu
malgré lui dans le sentier de la vertu; mais je ne vois pas le grand mal
qu'il y aurait à cela.
— Oh ! dit Lambert, je ne fais pas de pareils traits aux gens que j'aime.
D'abord viius jugez notre ami un peu tambour battant; qui n'entend
qu'une cloche n'entend qu'un son. Mme Bouvard vous a dit tout ce qu'elle
a voulu et vous voyez qu'il s'en est coaté de belles, puisqu'on a même fait
un grand coniplot politique de tout cela ; mais Cousinot, lui, prétend
qu'il est dans son droit, et j'ai en lui, voyez-vous, autantdc confiance qu'en
votre saltimbanque de Mme Bouvard.
L'inspiration de parler en termes aussi peu parlementaires de Mme
Bouvard à Mme Bouvard était des plus malheureuses ; aussi, celle-ci ré-
pond.t :
— Je ne sais pas si Mme Bouvard est une saltimbanque ; mais ce qu'il y a
de certain, c'est que votre Cousinot, qui l'a abandonnée pour aller por-
ter le trouble d.-.ns une honnête famille, était très heureux de vivre de
ses générosités.
— Ce sont des calomnies, s'écria Lambert avec exaltation, et tenez,
Euphémic (c'était le nom de bnptêmc de Mme Bouvard que nos lecteurs
ne seront pas fâchés d'apprendre, quoiqu'un peu tardivement), il faut
une fois pour toutes vous dire ce que c'est pour moi que Cousinot. Cou-
sinot est en homme qui m'a sauvé plus que la vie, car il m'a rendu la
santé, sans laquelle mon existence était pire que l'enfer, aussi je lui suis
dévoué corps et ame, et non seulement je n'entends pas lui faire le tour
que vous me conseillez, mais je ne peux pas supporter qu'on parle mal
de lui en ma présence.
— Je ne puis pas vous empêcher de l'adorer ; mais vous ne me forcerez
pas à avoir de lui une autre opinion que la mienne.
— Voyons, fit Lambert, allons-nous nous quereller quand nous devrions
être tout à nous revoir?
— Je ne querelle pas, reprit Mme Bouvard, mais seulement je m'étonne
qu'on puisse s'aveugler pour quelqu'un au point de faire une bassesse !
— Une bassesse, reprit Lambert d'un accent de foiii presque mena-
çant, une bassesse !
— Oui monsieur, car s'associer à une malhonnêteté par faiblesse, c'est
comme si on la faisait soi-même.
En s'entendant accuser ainsi d'improbité, Lambert changea de couleur.
— Voilà, dit-il, la première fois que quelqu'un m'en dit une pareille!
Puis affectant un grand sang-froid sous lequel il cachait un aUreux déchi-
rement :
— Voulez-vous, dit-il, me rendre le dépôt que je vous ai confié?
— Le voilà, dit Mme Bouvard en lui remettant le paquet cacheté.
Lambert le prit sans mol dire et sans le regarder, puis pinçant la bou-
che pour donner à sa figure un aspect impassible, il le plaça dans la po-
che ^dc son habit qu'il boutonna par dessus, pu's il rouvrit son habit,
changea le paquet de poche et remit encore un à un tous les boutons
qu'il venait de déuicher; enfin il fit tout le manège d'un homme que sa
dignité blessée pousse à sortir et que la crainte de consommer une dé-
marche dont il se repente retient néanmoins. Après avoir fait deux ou
trois tours aû'airésdans la chambre pour chercher son chapeau, ce qui lui
fit encore gagner du temp.s, voyant que Mme Bouvard n'avait pas une
seule parole de regret, il se décida à accomplir sa retraite et dit d'une
voi.ï étouffée.
— J'ai bien l'honneur de vous saluer, madame.
— Bonsoir, monsieur, répondit Mme Bouvard d'un ton sec. Et ils se Sé-
parèrent ainsi.
CHAPITRE XLI.
Nos lecteurs ont compris la portée de cette scène. Mme Bouvard, en
jetant sur la conduite de Cousinot un blâme aussi énergique, s'occupait de
se ménager une amnistie et préparait Lambert à la révélation tôt ou tard
indispensable du tour odieux qu'on lui avait joué. Elle comptait l'amener
à regretter l'assistance qu'il avait accordéeà son ami cl par suite à se faire
passer en compte comme service rendu l'espèce de violence qu'elle a-
vouerait avoir pratiquée pour lui faire restituer les papiers dont l'aide-
major abusait.
Plus lard, voyant la querelle s'envenimer, elle n'avait pas été fâchée de
mettre le capitaine un peu hors de lui-même ; car dans cette situation
d'esprit, il y avait raoin » de danger qu'il .s'aperçût que le paquet avait é:é
ouvert et ensuite refermé. En effet, au miUeu de la douloureuse animation
à laquelle Lambert se trouvait livré à la suite de celte querelle, il n'eut
garde de penser à vérifier minutieusement l'état des cachets qui avaient
d'ailleurs été fort proprement adultérés par Mme de Chabourot, et il ne
s'avisa de rien. Mais l'autre résultat qu'avait poursuivi Mme Bouvard ne
fut pas de même obtenu.
Elle dut bien voir qu'elle avait mal mesuré la portée de son influence
quand elle avait compté prévaloir contre rattachement inviolable qui unis-
sait Lambert et Cousinot; et, à raison de cet échec, elle fut un peu dé-
couragée de son ardeur à terminer l'affaire de son mariage qui restait
ainsi compliquée d'une inquiétante question d'avenir.
Celte hésitation, jointe à un certain ressentiment qu'elle avait de l'é-
pithète brutale accolée à son nom, fut cause qu'elle apporta une çrande
raideur à traiter la diplomatie d'une réconciliation avec le désolé Lam-
bert qui, partagé entre les excitations ardentes de son amour et la
morgue réfrigérante de son amo;!r-propre, se mourait du désir d'une ex-
plication et ne voul.it cependant pas revenir le premier. Mais dans ces
sortes de luttes, celui qui aime le plus a toujours le dessous. Aussi, après
avoir marcliandé pendant plusieurs jours, Lambert finit par se dire qu'il
était trop malheureux et ne pouvait vivre ainsi ; il traversa donc le Ru-
bicon, c'est à-dire la rue, et se rendit chez Mme Bouvard qui, en le
voyant, ne s'4to;ina que d'une chose, à savoir qu'il eût tant tardé.
En le voyant entrer elle remarqua qu'il était si triste et si défait qu'elle
en eut pitié ; si donc Lambert eût d'abord avoué avec franchise qu'il ve-
nait pour se remettre en bonne intelligence avec elle, tout aurait été dit
au premier mot. Maison sait en pareil cas les subtiles habiletés de l'a-
mour-propre ; on revient, mais du moins que l'on peut, en cherchant à
donner à son retour un prétexte un peu fier et qui dépayse bien loin ce-
ui auquel on se rend de l'idée qu'il vous a amené à composition.
—Vous m'excuserez, madame, fit donc Lambert d'un ton très compo-
sé, si je viens tous interrompre; mais vous voulez vousfixerdans ce pays,
et étant, moi, sur le point d'en partir...
—Vous quittez Mantes? demanda Mme Bouvard, en le regardant avec
intention pour voir s'il parlait sérieusement.
— Oui, madame, je le quitte, répondit le capitaine de l'air le plus in-
différent qu'il lui lut possible, et j'étais vr nu...
— C'est une résolution que vous avez prise bien subitement, dit sa
prétendue en l'interrompan*.
— Non, repartit Lambert, et j'y ai assez réfléchi; mais quand on se
trouve mal quelque part... Je vous disais donc que j'étais venu pour vous
parler d'une affaire...
—Une affaire, demanda Mme Bouvard ?
—Oui; vous ayant entendu dire que vous vous trouviez mal logée, je
voulais vous demander s'il vous serait agréable de louer ma maison ?
—Votre maisa i, répondit sèchement la dame, ce serait beaucoup trop
considérable pour moi.
—Je vous la laisserai à bon marché ; c'est plutôt pour qu'elle soit oc-
cupée que pour en tirer argent.
—Je vous SUIS très obligée ; mais c'est bien dans la ville la dernière que
je voudrais habiter.
LE MAGASIN LITTERAIRE.
33
— Pourquoi ? dit Lambert : elle C't coaimode, le jardin en est très agréa-
ble, et pusjuc vous aimez les Ucurs,..
— Monsieur, lit il'iin air de mélancolie Mme Bouvard, il y a des souve-
nirs qu'il vuiilrait u)ieu\nepas rappel' r.
— C'est juste, rej)rii le capiiainc abordant i'cxplicaiion, vous vous êtes
reprocliée sans doule d'avoir érrii à un bomme ca'jabic d'une bassesse.
— C'est bien g.irder le souvenir d'une parole qui a pu échapper dans
un moment de v.vaiiti^, repirtit l\ Vhu fiancéo,
— OU ! quand on dit ces choses-là, on les pense.
— Si je les avais pensées, je ne regieiierais pas de les avoir dites.
— Avec ça que vous avez bien montré vos regrets, dit Lambert amè-
rement.
— Et comment voulioz-vous que je les montre (elle aurait aussi bien
pud.re que je les mmiirasse) ? 11 faut voir les gens pour leur parler.
— On peut leur écrire.
— Oui. pour qu'après cela ils vous reprochent vos leitres.
— Moi, vous leproeluTune chose qui me rendit si heureux quand elle
m'arriva. Il est vrai quo je ne m'attendais pas que plus tard...
Et il, n'acheva pus.
— Eli bien ! quoi plus tard ? fit Mme Bouvard d'un ton de tendre re-
proche.
— Que vous me retireriez votre estime, dit le pauvre Lambert sentant
venir des larmes dans ses yeux el son cœur se gonllcr.
— Ponvt'z vous croire de pareilles ciioscs ?...
— Vous me l'avez dit, répondit le capitaine.
— Mais si je ne le dis plus, et si je suis fâchée de l'avoir dit, partirez-
vous encore?
— Je crois que c'est toujours le plus sage, répondit Lambert, tâchant
de mettre ii se reniire (|ueli|ue Irsustion.
— Parlez alors, monsieur, dit Mœe Bouvard, qui ne voulait pas aussi
par trop supplier ; vous n'étiez peut-être pas làiLe d'avoir uu prétexte de
rompre.
— Moi, j'ai voulu rompre ! s'écria le capitaine.
— Comment ne le croirais-je pas quand pour une simp'e parole...
— Vous ajjpelcz cela une siiaple parole : dire il quelqu'un qu'il est un
malhonnête homme !
— Ceriainenicnt, j'ai dit et je le répète, que vous éies fasciné par un
étourdi qui vous a embarqué dans une alTaire oîi il n'y a eu pour vous
que des dcsagrémens.
— Oh ! si vous aviez toui né la chose comme cela, ce serait bien diffé-
rent !
— Mais puisqu'on vous l'explique , faut-il donc se mettre à deux ge-
noux pour vous demander pardon ?
— M'avoir tant fait souffrir, dit alors Lambert d'un ton qui voulait dire
qu'il ne résistait plus à se ré oncil er.
— Et moi , vilain rancuneux , ût Mme Bouvard en lui tendant la main,
croyez-vous que j'étais à la noce ?
— Vous y serez bicniOt si vous voulez, reprit L.imbert , souiiant entre
(leu;; larmes qui descendaient !e long de sa mâle ligure.
— Co n'est peut être pas ce que je ferai de mieux, répartit la fiancée,
car vous n'ôtes pas aimable, savez-vous?
— C'est vouî qui êtes une méchante, car si je n'étais revenu, vous n'au-
riez pas bougé.
— Ah ! pour cela non, dit d'un air capable Mme Bouvard : une femme
ne doit jamais revenir; mais dites donc, votre maison, votis ne me dit"S
pas ce que vous voulez me la louer.
— Voyez-vous, la vilaine qui se moque de moi, dit Lamhert, déposant
sur la main uttrà potelée de Mme Bouvard un baiser tendre et respec-
tueux.
Et ainsi , après l'orage le beau teraps étant reveini, on peut facilement
supposer qu'un long délai ne féparera pas leur mari;ige et cette léconci-
bation.
CHAPITRE XLII.
Nous connaissons trop maintenant Mme de Chabourol pour croire
qu'une fois rentrée dans la jiossession des papiers qu'elle pouisuivait avec
une pcrsé'éia'Ke si désespérée, elle ait laissé passer beaucoup de leuips
s;:ns fa.re que'que usage de sa \ic!oire.
Henoii(;aui i)resquc aussitôt h la solitude dons laquelle elle avait vécu
depuis le dipart de son n ari , cil.; se rendit chez Mme de Janv/y. à la-
qui' le elle ia;oMia, loujcurs i-elon son sys cinede mensonge nii-f,artiede
vérité, qu'elle avait euiiii(lécou\cri la cause de la liiirue prédilection
que M. (le Chabuurot avait montrée pour le sieur Cousinot. Des titres
tombés aux maius de celui-ci et par l'al'us qu'il avait semblé vouloir en
fdiie. pouvant rompiorucltre une partie noialde de kiu' fortum;, avaient
été 1,1 raison détenninaïue des menngemeiis el di> la faveur dont cet
Lomine avait été l'obji't de la part du baron ; mais. Dieu nier< i, ce danger
avait été cenjuré, ei si \I. de ¥i cneuse n'était pas trop décour.g' par les
fâcheux proeédés auxquels il ava t été expr.sé, il pouvait ceiie'fois avec
sé( uriié prétiiidrc à la main de Thérèse, dont il n'y avait plus moyen
(ju'aurunc inllueuce pfii le déposséder.
Etaai resté fort amoureux, M. de Fret ense, quand sa lanlc ni transmit
eeite ouverture, l'accueillit avec empressement, cl ïuérè^e, dont la dcs-
KovEJuaaE mu.— xojié 1,
tinée était de ressembler sur place à une sorte de fiancée du roi de Garbeî,
reçut l'intimation de retourner du côté de son prmier prétendant; d'a-
pies sa résignation aux volontés maternelles, Cousinot étant déclaré dé-
chu de ses es()érances, ne devait plus être considéré par elle, nos lecteurs
nous pardormeront ce jeu de mots, que comme un futur passé.
Par le lait, le malheur arrivé à M. de Preneuse tourna très heureuse-
ment pour lui, car la peur qu'elle avait eue d'être livrée à l'étrange i)ro-
légé de son père, fit que Mlle de Chabourol accepta avec bonheur et em-
pr 'sscment le parti si honorable qu'elle avait précéilemment subi avec
une résignation douloureuse ; ce fut un peu la fable de La Fontaine : ■■ Le
mari, la femme et le voleur, » qui se réalisa en cette occasion.
Tout étant si bien arrangé à Paris, Mme de Chabourol écrivit à Frsnc-
fort pour engager son mari à envoyer, dans le plus bref délai, son consen-
tement au maria-.;e de M. de Freneuse : « Nous n'avons plus rien â crain-
dre, disait la lettre de la baronne, du personnage qui doit faire auprès
de voui, une si singulière figure : la brebis égarée est rentrée au bercail,
et on ne nous la dérobera plus, car un bon brasier l'a réduite en cendres
et la mise désormais hors de toute atteinte. Von-; pouvez donc ajir à vo-
tre aise avec M. votre attaché, le remercier si bon vous semble, ou le
garder auprès de vous s'il vous rend quelques services ; mais seulement
aàtez-vous de nous faire parvenir l'acte de voire consentement, de ma-
nière que s'il prenait envie à ce terrible amoureux de désericr son poste
pour venir revendiquer ce qu'il appelle ses droits il vienne se heurter
contre un invincible obstacle. Nous av serons d'ailleurs, pour le moment
où il apprendra le mariage de Thérèse, à trouver quelque moven de l'em-
pêcher d avoir une colère trop bruyante, car c'est là, j'en conviens, un
danger. Thérèse va à ravir depuis qu'elle est assurée de n'épouser pas
Cousinot; cet homme était positivement sa maladie, etc., etc.. »
Depuis qu'à la suite dune négociation, à laquelle il avait eu une part
personnelle très active, il s'était vu décoré de l'ordre du Faucon-Blanc (1),
Cousinot avait pris quelque goût à la diplomatie, en sorte qu'il prétendait
mener toutes lesaflaircs de la légation; ce qui ne tarda pas à le meure au
plus mal avec M. de Chabourol. Au moment donc où celui-ci apprit de sa
femme qu'elle avait enfin soustrait leur existence à la rruelle dominaiioa
de cet homme, il l'availdans une aversion si forte, qu'il ne Dt aucune des
objections que, dans une autre donnée, sa prudence ordinaire lui aurait
sugi^érées. Envoya.it aussitôt le consentement qui lui é'ait deman 'é. il se
mit en même temps à traiter l'envahi-sani a«ac/i(? avec uneraibur et ira
absolutisme de volonté qui amenèrent entre eux d'assez vio'enséaielés. En
lin de cause, Cousinot, qui s'impaiienlait de ne pas voii- a: river ^a fian-
cée , soupçonnant d'ailleurs quelque raison tout-; nouvelle aux minières
de moins en moins déférentes qu'avait pour lui le baron . résolut de se
tirer de sollicitude, et de venir se rendre compte sur place de ce qui
avait pu se passer; un beau mati.i donc, laissant sa démission à .'a Ircsse
de M. de Chaliourot , il partit sans prendre congé de lui ; et le voiià cou-
rant la poste sur la route de Francfort à Paris.
Cousinot avait beau se hâter, sa diligence fut en pure perte, et à Mantes
aussi bien qu'à Paris tout était consommé avant qu'il n'arrivât.
Son malheur lui fut annoncé d'une façon aussi brutale et aussi déso-
bligeante que possible, car ce fut le hasard qui se chargea du soin de le
lui signifier.
Comme sa chaise de poste allait entrer dans la cour de l'hôtel Chabou-
rol, ell î fat obligée de s'arrêter pour laisser passer un riche équipage
dans lequel il eut le temps de reconnaître Mlle de Chabourol, ayaut à ses
côiés M. de Freneuse. Cela parlait, ce semble, de soi même, et n'avait pa
besoin d'un long commentaire pour être c mipris.
Dire la furieue colère dont à celte vue fut animé notre diplomate, se-
rait chose inutile, elle se comprend et d'ailleurs il ne va pas larder lui-
môm3 à nous rendre témoins de son explosion.
Montant rapidement l'escalier qui conduisait à l'appanemcnt de Mme
de Chabourol et faisant chez elle nue sorte d'invasion :
— Pourriez-vous me dire, madame, s'écria t-il, sans autre préambu/e,
ce que sign.fie la singularité dont je viens d'être témoin ?
Mme de Chabourol le regar.la en riant, car une pelisse de voyage,
d'un goût assez hasardé, une casquette poudreuse qae par parenthèsf il
n'avait pas ôtéc en entrant, tant il était hors de lui, et précisément cette
prodigieuse indignation à laquelle il prraissait en proie, constituaient
l'ensemble d'in; personnage assez burlesque.
— A qui ai je l'iionncnr de parler? demanda en même temps la baron-
ne, qiioi(|irelle le reecnuùt fort bien.
— Moi bien! madame, je suis Cousinot, répondit l'aitacbé; ce nom, que
je sache, n'est pas h..bi;uéà exeiti'r voire hilarité.
— Eh bien ! mon rher mons'eur, répartit la baronne, je ne tous fais
pas complifiieni de la manière dont vous vous èies formé dans la dip'o-
matie du Nord, et celle façon de puaiire (lev:'ni une feamie. la c.i-qucltc
en tète, supposerait que vous n'avez vécu là-bas qu'avec des Lapjus ou
des Groenlandai^
— Il ne s'ajit pas entre nous de politesse, répondit Cousinot en profi-
tant pnurlanl de la leçon : je vicusde VJirTûércsc soriani ca voilure avec
M. de Preneuse.
(11 le ruban de rcl onlro a le bonheur de ressembler, à s'y méprendre, à ce-
lui de la Légion-d'llonueur.
tu
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Cela ne m'étonne pas, ils me quittent à l'instant, dit d'un grand sang
froid la baronne.
— Elle est donc sa femme ! s'écria l'atlaché.
, ^ — Mais sans doute, monsieur, et il faut revenir bien de Francfort pour
ignorer cela.
— Ain>i vous avez cru vous jouer de moi impuu(^'mpnt, et vous ne
vous clés pas rappeler tous les moyens que j'avais de vous faire repentir
de ce manque de loi.
— Que voulez-vous? repanitia baronneavec une ironie à faire damner
le pliis saint et le plus p ilii'iu des hommes (ce (lue certes Cousinot n'était
pat), il y a long-icmps qu'on l'a dit, les al)sens ont tort.
— Oh ! c'est vous, madame , dit Cousinot avec un accent étouffé, qui
avez ou tnrt et qui paierez du r cette au;Iaee.
— Allons donc ! lit en haussant les épaules Mme de Chabourot , vous
aicz îoujonrs l'air déjouer le mtîloclramedes Deux Forpats; nous savons
à quoi nous en tenir sur ces fameux papiers que vous avez feint d'avoir,
et que vous n'avez pas.
— Celui qui vous a donné cette fausse sécurité vous a rendu un bien
niau'ais service, répartit l'ex-chiruryii n ; une fois déjà j'ai fait voir à vo-
tre disne mari le testament que vous avez dérubé et le commentaire ex-
plicatif de Leduc; vous les verrtz à votre tour ; mais ce sera en ua lieu
cil l'envie de faire de l'esprit vous sera bien passé.
— Soit! repartit Mme de Chabourot; mais pour parler sérieufement,
je vous engage dorénavant, si le nasard fait que nous nous rencontrions,
à prendre avec moi un ton p'us convenable, mon humeur pouvant ne pas
être toujours de m'amuser de vos façons de Cosaque irrégulier.
— Bien! bien! s'écria Cousinot, en se mettant eu devoir de sortir,
joiicz de votre reste à faire l'iusoleiite, rira bien tpii rira le dernier. Cela
dit , il descendit l'escalier plus furieux encore (ju'il n'était quand il l'avait
Eionlé, se jeta dans sa ihai-e, ordonna nu postillon qui attenviait lians la
cour son pmir-boire, de réaiteler et de pren'lic la route de Mantes. Cet
bomme lit d'abord quelques difficultés de fournir ainsi double relai; mais
deux écus de cent sous triomphèrent de sa résistance, et Cousinot partit,
emporté au grand galop des chevaux.
CHAPITRE XLIII.
Siledénoûment (wentus) ne nous talonnait et que nous ne fussions
passons l'ardente traciioudcs incidens qui se précipitent, nous au: ions
pris quelque plaisir à peindre l'intérieur fortuné du malheureux Lambert
dans le plein de sa lune de miel , et tandis qu'il ignore quelle est 1 indi-
gne compagne qu'il s'est donnée.
Mais serait-ce nien la peine d'essayer de donner un corps à ce fugitif
bonheur, ii celte fuiuée de félirité conjugale qu'une all'reuse révélation va
peut-être faire évanouir dans un instant ?
11 pouvait être cinq heures de l'après-midi , par une journée du mois
d'avril, quand la voiture de Cousinot s'arrêta à la porte du logis de Lam-
bert.Ce ne fut point Marguerite, la servante qu'd connaissait, qui vint lui
ouvrir : cette Ulle s'éiait trop violemment opposée à ce que son niaîire
épousât Mme Delaunay, paur avoir pu conserver sa poMtion dans lamni-
son ; elle avait remii sa démission entre les mains du capitaine quel-
ques jours avant la célébration de l'union qu'elle s'était permis de blâ-
mer ; et nous devons dire que, secondi^e dans son opposition p;u' l'adjoint
de la maille, nui s'était également prononcé contre ce mariage, elle l'a-
vait cnliaîné dans sa retraite, eu sorte que Lambert, servi par les domes-
liques de sa femme, n'ayant rigoureusement qu'elle pour société, Ini
ayant tout donné par son contrat de mariage, à l'exception d'une petite
réi:t!î qu'il avait conservée pour eu disposer par testament en faveur de
Cousinot, était aussi cjmplctement eniljoavardisé qu'il était possible de
imaginer.
— Bien, lit Cousinot, car souvent, même au sein des plus vives préoc-
cupations, certains faits ont le privilège de fixer noire aiieniiou. Quelle
idée est donc venue à Lambert d'avoir une fcmnie de couleur pour le
servir.'' Comme il avait demaiulé en même temps si le capitaine y était, la
femme de chambre de Mme Lambert répondit qu'elle allait s'en assurer,
e". en atlcndnnt, elle introduisit le nouveau venu dans cette même salle où
quelques mois avant avait pris naisiauce l'intrigue qu'il s'agit de dénouer
aujourd'hui.
Lambert, occupé à travailler dans son jardin, où la saison du priH-
lemps lui donnait bien de la besogne, avant été averti qu'un étranger le
(le.Tiandait, vint pour le rerevoir, et, en reconnaissant Cousinot, il jeta un
Ci i de joie et se prérip.t^ dans ses bras.
La situation d'esprit de Cousinot était trop passionnée pour qu'il pût
songer aux convenances, lesquelles, peut-être, lui eussent conseillé de
C'.unirer d'abord quelque curiosité de ce qui concernait Lambert avant de
s'occr per de ses propres affaires.
— Vous avez les papiers que je vous ai conûés?demanda-t il donc, après
avoir à peine échangé quelques paroles.
— Parbleu oui, repartit Lambert, ce n'est pas sans peine que nous les
nvcns sauvés des mains de h police, car elle a fait le diable pour nous les
déiober ; mais grâce à Dieu, ils sont en lieu sûr...
— Voulez-vous me les donner? (ài alors Cousinol, ayant toujours iila
pensée le ton railleur avec lequel l'avait accueilli Mme de Chabourot, et
soupçonnant quelque avarie arrivée à ce luécicux dépôt.
— Ah ça ! mais, Ot Lambert, en remarquant l'air préoccupé de Cousi-
nol, est-ce qu'il y aurait du nouveau dans votre affaire ?
— Oui, un peu, repartit le diplomate, et je crois que le moment du bal
n'est pas loin.
— Diable ! dit Lambert, il faut cependant que nous causions un peu de
laclKise, car ma femme, sur ce que vous devez faire ou ne pas faire, a
peut-être des idées assez justes.
— En effet, vous êtes marié, dit Cousinot. Je suis si étourdi, que je ne
vous en parlais pas.
— Vous vous en seriez toujours bien rappelé, repartit le capitaine,
quand je vous aurais présenté ma femme ; mais dans ce moment elle est
sorl'.e.
— Eh bien, dit alors Cousinot, ne perdant pas de vue son idée, profi-
tons de cela pour couler à fond l'afl'aire de ces papiers dont je suis ua
peu inquiet, je l'avoue.
— Allons , je vais vous les chercher, repartit Lambrrt. Et il ntonta dans
une chambre haute où étail vraiiquée sa cachette, qu'il fut un peu de
leuips à déranger parce qu'elle était faite fort artistement.
Dans l'intervalle, Cou-inol, resié seul, ayant par hasard jeté les yeux
du côié du jar.iin sur Icpiel donnaient les f-nètres de l'appaiteaient ou
il était alors, aperçut une femme fort coquettement vèiue ei qui se di-
rigeait verts la maison. En regardant avec p'us d'attention, et à mesure
que l'apraiiiiou se rapprochait, il sem'olait bien à notre diploraae recon-
naî;re une lournuie, puis un ensemble de physisnomie, puis enfin des
train qui ne lui é'aicnl pas inconnus; du reste, son doute ne devait pas
tarder à être éclairci, car montant lentement les marches du perrûn, l'é-
légante inconnue fut bientôt auprès de lut.
— Cousinot! Mme Bouvard ! .s'écrièrent en même temps les deux ac-
teurs de cette scène, mis inopinément en présence.
— Par quel hasard ici ? demaada l'ancien soupirant de la maîtresse de
pension.
— Au nom du ciel, ne nie perdez pas, dit celle-ci; je vous expliquerai
plus tard les circonstances qui m'eut amenée à accepter la main de votre
ami.
— Vous, la femme de Lambert, continua Cousinot ; mais il m'avait écrit
qu'il épousait la veuve d'un colon, Mme Delaunay ?
— C'est aon nom de famille, répondit la digue hôtesse. Au théâtre,
j'avais pris celui de Bouvar l,sous lequel je vous fus connue.
— Tout cela est bien étrange, madam •, dit Cousinot avec solennité.
— Encore un coup, monsieur, dans riniérêl de votre ami encore plus
que dans le mien, gardez tnoi le secret jusqu'à ce que j'aie pu vous ren-
dre compte de mes motifs. Cela m'est impossible maintenant, car j'en-
tends mon mari.
Et en effet, dans le moment, Lambert vint à rentrer.
— Tiens ! lit il, par où donc êtes vous passée, je ne vous ai pas enten-
due sonner?
— J'ai passé par la porte du jardin dont j'avais pris la clé, répondit
Mme Lambert.
— Sion cher Cousinot, dit alors l'heureux époux, je vous présente
Mme Delaunay, qui a bien voulu devenir la iemme du capitaine Lamoert.
—Enchanté de faire sa coiinî'ss.ince, repartit le diploe.iate, croyant de-
voir défcrir provisoirement à la piière q d lui avait été faite. Puis, voyant
que Lambert tenait un paquet cacheté : Est-ce la ce quo je vous ai de-
mandé? Cjnliiiua til.
— Oui, repartit Lam'aert, voyez si rien n'y manqii!.
Quind i'Jmc Lambert s'apcrçuujuo la soustraction opérée par la ba-
ronne allait cire découverte, elle t-^nta de gagner du temps en allant au
devant de la vérité pi éic à apparaître.
— Vous ne tro;ivercz pas h ce que vous cherchez, dit-elle à Cousinot,
qui s'occupait à enlever les cachets.
— Couimeit cela, repartit vivement Lambert, est-ce que vous avez
permis à Mme Bouvard d'y mettre le nez ?
— iMme Bouvard? diuianda de son côté Cousinot, en achevant èe met-
tre à nu un vieux numéi o du Drapeau, blanc qui tenait la place de tous
les papiers disparus ; vous avez conlié ces papiers à Mme Bouvard ?
— Sans doute, repartit Lambert, c'est elle qui vint nous avertir des
dcîseins de la po!ice,mémc que ma femme lit avec elle le voyage de Paris
pour les déjouer.
— Une madame Bouvard qui n'était pas vous, dit Cousinot s'adressant
à Mme Lambert ; trais quelle éla't donr cette femme?
Lambert était si loin de deviner la vérité, que ces paroles restèrent
pour lui incompiiïcs. Quant à sa femme. é|)ijuvantée de la révélation qui
lui parut iiévitab'e, elle changea de couleur et fut obligée de s'asseoir,
cor elle semait ses jambes pret>s à manquer sons elL^.
— Eh bien ! parlertz-vous? coniieua G u>inot, en .s "approchant d'i'lle;
et coratiie il la voyait prête à défai lir, il la secoua rudement par le bi as.
— Cousinot, (it Lambert, un peu d'cgarJs pour les dames ! celle-ci est
la mienne.
— Oui, une belle acquisition que vous avez faiic là, répor.d t le diplo-
niate, en se mettant i> arpenter l'appaitement, comme un homme qui se
consulte siu' un parti à | lendrc.
— Mais, saprebieu ! elle est tout à-fait pâméo, s'é:ria le capitaine, et
vous feriez bien mieu.\ de la secourir rjue de m'insulter en sa personne.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
35
En même temps, s'asenouilhnt auprès de la coupable, il lui frappait dans
les mains afin de la faire revenir.
— Eli! mailieureusc dupe, laisser là cette femme, fit Coasinot ne se
conlenaiit plus ; vous parliez de «Iiiie Bouvard, vous l'avez devant vous.
— Qui ? Ma ftfirjiie ! s'écria Lambert avec l'eÛVoi d'un lioiume qu'on
avertirait qu'il a dins sa porh^ u!i scorpion.
— Héhis ! oui, et, selon toute apparence, elie ne l'est devenue que
pour vous (Idrobfrlcs papiers.
— Mais vous êtes bien sûr que c'est là Mme Bouvard? demanda une
seconde fois Lambert que b profondeur de ce;te intrigue laissait encore
incrédule.
— Vous me dt^mandez ça à moi, repartit Cousinot d'un ton sisniGcalif,
si j'en suis bien sûr i> iwn ?
Le pnuvre Lambert baissa la tcle sous cet argument, le plus cruel que
l'on pût emp'over pour le convaincra; ; puis, ému par un ro le de pitiO,
qui, nonobstant l'axioine célèbre formulé en cli&iison, était p"ut être
aussi un re^ie d'amour : — On nj peut cepcnlant la lai.-.scr san^ secours,
se piit il à dire, il il sonna la femme de chaaibre, à laquelle il donna or-
dre de prendre soin de sa maîtresse, après quoi il pas.^a au jardin, suivi
de Couiinot, pour tàc'uer de démêler avec lui tout le délail de l'iuir.gue
dont ils avaient été victimes, sauf à coaipleier l'iusiruction de l'aûaire
par les aveux que l'on demanderait à la coupable lorsque son état per-
mettrait qu'on l'inîerrogeàt.
Il ne fallut à Cousinot qu'entenlrc le récit de tous les incidens dont la
vie de Lambert avait éic rem|)!ie , depuis le moment où lui était parvenu
l'insidieux avis de h baronne, pour comprendre qu'une vaste iiiiugue
dont le mari -ge de son mallieuréux auii n'était qu'un épisode avait étj
ourdie par Mme de Cliabourot, en vue de s'approprier les litres précieux
dont il déplorait la ptrte.
Restait maintenant à savoir, pour la direction ultérieure qu'il devait
donnera ses démarches, jusqu'à quel point le complot avait réussi, les
paro'es de Mme Bouvard quand elle lui avait dit : ce que vous cher-
chez ne se trouvera pas là, impliquant l'idée que les papiers déplacés
de 1 :ur gîte n'avaient pas été détruits et qu'on pourrait les retrouver.
Dans cette pensée , il demanda à entretenir Mme Lambert qui devait
avoir repris ses sens ; mais le capitaine lui lit remarquer que, selon toute
apparence, elle serait plus disposée à dire la vérité si lui, son mari, 1 in-
terrogeait en tète à tète : donnant les mains à ce mode de procéder , le
dipl.iiuate engagea son mallieurenx ami à user plutôt d'adresse que de
violence, pour faire parler la dépositaire de tout le secret qu'il s'agissait
de pénétrer ; c'est daus ce sens que Lambert promit de diriger la conver-
sation.
Placée en présence d'un homme dont elle avait tant de raison de redou-
ter la colère, l'ex-madame Bouvard se donna à tout le moins le mérite de
la franchise, et, en essayant de faire reconnaître à son profit des circons-
tances atténuantes, et elle avoua toute la part qu'elle avait eue au rapt
des papiers qu'elle déclara avoir laissés entre les mains de Mme de Cha-
Lourot.
Dans l'iniérct de Cousinot et dans celui de sa responsabilité si forte-
ment engagée, le capitaine pensait surtout pour ce moment à obtenir ce
renseignement. Au.-.siiôt donc que cette lumière lui eût été donnée, il
retourna vers son ami, et lui racontant tout ce qu'il venait d'apprendre,
se mit à fa disposiiion pour toutes les mesures qu'il croirait devoir
prendre. Toutefois, comme Mme Lambert, en ne cachant rien de la vé-
rité, n'avait pu lui dire les choses autrement qu'elle ne les savait, Lam-
bert, mal édifié sur le contenu des papiers qui avaient été soustraits, crut
devoir faire une petite morale à son ami touchant sa dureté à vou oir se
servir conti e um mère d'une correspondance dérobée à l'inexpérience de
ea fdie, et jeta ainsi un blâme indirect sur sa conduite.
Déjà fort mal disposé, en recevant, comme il l'avait craint, l'assuran-
ce que Mme de Chaiïourot s'était emparée des titres qu'il avait mis tant
de sollicitude à lui dérober, Cousinot s'olfensa de l'espèce de leçon que
lui donnait Lambert, et il lui réj)onilit qu'un homme assez simple pour
épouser le reste de tout le monde, devait l'être assez aussi pour croire
tout ce que sa vertueuse compagne voudrait lui conter. On com; rend la
douloureuse irritation de Lambert en entendant ces dures paroles ;
etlouten essayant de conserver son sang froid , il ne put s'empêcher
(h répondre avec un peu d'aigreur. De son côié, Cousinoi mit de l'em-
prirtcinent à soutenir que le cajiitaina, auquel il expliqua le caracière vé-
ritable du lépùt (.onlié à ses soins, n'avait pas apMorlé à sa conservation
le dévoùment qu'on devaiuiltendre di! lui. linuu de vivacités en viva-
cités, les choses alièrei;t au poiiit (pie Lambert se crut aans la néces-iîé
d'ollVir à son ami de Im r.cnUro lai.son du dommage (|u'il lui av;.it causé.
A quoi Cousinot repo .dit qu'il av.iii pour le m 'ineiit autre cho>e à faire
que de se balire ; mais <iue les iiilérois par lesqu Is il riait sans relard
rappelé à Paris, une fus réglés, on pourrait reparler de cette proposi-
tion; et pres(p;c au-stôi, ma'gréles liuuibles elfuris qu'au dernier mo-
nient lit Lambert pour le cal icr elle retenir, il remonta dans sa chaise
et prit de nouveau la roule de Paris.
ClIAriTKE XLIV.
Ce ne fut qu'après le départ de Cousinot que le capilaiuc comprit bien
J'horreur de ta position. DansTaûrcusc révélation qui venait dës'abaitre
sur sa vie, se rencontrait comme un résumé fatal de toutes les tortures
auxquelles une ame humaine peut tomber en proie. Blessé dans toutes
ses allêctionset dans tous ses scntimcns, méconnu par l'amitié, ind puo-
ment joué par l'amour, s'exagêrant, pour se le reprocher, le dommage
qu'il avait iuvolontairement porté aux intérêts de Cousinot, froissé dans
son amour-propre et parle sentiment de la naïve crédulité qu'il avait ap-
portée à se laisser duper d'une manière infâme et par celui de l'indigne
accointance à laquelle son nom et son existence, jusque là honorés et sans
tache, se trouvaient désormais accolés; désolé dans le présent, n'ayant
pour l'avenir que la perspective d'une union inquiète cl troublée, l'estime
cl h conli;iice, ces deux indispensables élémens du bonheur de toute as-
sociation, étant désormais bannis de son ménage : pour comble de mal-
heur, il se surprenait co'ume une lâihe disposition à aimer encore dans
le mépris, dominé peut-être qu'il était par la plus ignobïe des incitations,
à savoir ceite fascination ma 'liétiip.ie et incomprise qu'cxeiceût parfois les
mériics charnels de certaines femmes, et qu'on pourrait appeler la rer on-
naissi nce des sens : ainsi donc, après avoir, pen lant vin^t-cinri ans de sa
vie, été comme un parangon de la douleur physique, il devenait aujour-
d hui un modèle pai lait ei accompli de la souifrance morale; fut-il donc
bien inexcusable, sous le coup de cette destinée, de s'être laissé entraîner
au désespoir et d'avoir maudit lej(uir oiiil était né?
Eneniendani la voiture de Cousinot s'éloigner, Mme Lambert avait re-
pris quelque courage, car il lui semblait que, hors la présence de ce^
homme, riiilluence assez profonde qu'elle sentait bien avoir prise sur soa
mari pourrait agir plus à l'aise ; et si elie parvenait à lui dérober son
pardon, au fond la journée aurait élé bonne pour elie, puisqu'au prix
d'une courte agitation elle aurait dé'ivré sa vie d'une sollicitude qu'elle
y pouvait croire installée pour un temps beaucoup plus considérable. Dans
celte espérance, elie quitta son appartement et chercha le capitaine avec
le dessein bien formé de l'enlacer de toutes les plus enivrantes séductions
de son reiicntir et de ses charmes ; mais on lui dit que peu après le d^^part
de son hôte, Lambert était sorti; ce qui lui parut édange, la nuit déjà
tombant et l'iieure de leur dîner étant passée depuis longtemps.
Un temps assez considérable s'étaat écoulé sans qu'on le vît revenir, la
chère dame commença à s'inquiéter, se demanda s'il ne serait pas parti
avec Cousinot, et s'il n'aurait pas formé quelque dessein violent, comme
celui de la quitter. Daus son anxiété, elle ouvrit plusieurs fois les fenêtres
de la maison qui donnaient sur la rue, etdescendiijuême sur le pas de la
porte pour voir s'il ne revenait pas ; mais personne à la nuit noire ne pas-
sant dans ce quartier isolé, e'ie n'entendait que le sourde du veut à tra-
vers une pluie assez forte qui s'était mise à tomber après le coucher du
soleil, et dont le bruit monotone se mêlait au murmure de la Seine clapo-
tant dans le lointain.
Comme elle prêtait l'oreille à ce bruissement de l'eau, qui an sein des
ténèbres prend un caractère si marqué de mélancolie, une crainte funeste
lui traversa l'esprit, et l'idée que Lambert eût pu attenter à ses jours se
présenta à son imagination ; mais un peu après elle fut détournée de cette
sombre visée, car les pas d'une personne qui semblait se diriger de son
côté commencèrent à retentir daus le silence, et bientôt après elle recon-
nut, à ne pas s'y méprendre, l'allure accoutumée du capitaine. Quand il
fut près de la porte et qu'il eut vu sa femme qui guettait sa venue :
— Que faites-vous là? lui dit-il d'un ton brusque.
— 'Vous le voyez, répondit-elle en prenant sa voix la plus caressante, je
vous attends.
— Je ne suis pas perdu, repi it-il alors, et vous prenez trop de souci.
Puis, sans autre parole, il péné;ra dans la maison et cmra dans la salle
que nous connaissons déjà et oii le dîner l'atieadait. Sa feaime l'y sui-
vit.
Elle remarqua que son visage était fort pâle et que ses habits étaient
trempés ; ce qui laissait croire qu'il avait fait une longue course.
— Ne voulez-vous pas vous changer, lui dit-cllc alors, avant de vous
mettre à table ?
— Je n'ai pas faim, répondii-il, et vous pouvez manger si boa vous
semble. En même temps il ordonna à son domestique de lui apporter une
redingote, et, quoique la pluie eût pénétré jusqu'à son linge, il ne voulut
rien faire que substituer ce vêtement à celui qu'il quiitait et qui dégouttait
l'eau, après quoi s'asseyant d: va.it l'ùlre, il ne parut plus faire atteniiua
à ce qui se passait danslappaitemeut.
Mme Lambert orde.ina alors à voix basse de desservir ; puis quand les
doine.>tiqiies furent so. lis, elle s'approcha de sou mari, cl se mcitaut à ge-
noux auprès de lui :
— Vous m'en voulez toujours bien, monsieur? lui d.'t-e'Ic.
Le capitaine tourna la tcie vers elle , la rcgaida d'un air sombre , et
haussant Us épaules : — Nejouez donc pas la comédie, lui dil-il.
A ce uMi qui , dans leur siiuilion respertivc, avait p'.us de sens et de
portée qu'il n'en a d'ordinaire, Mina Lambert se releva et alla s'asseoir
en u;: coin de la pièce, où elle alla sangloter fort douloureiiscmeni.
Un peu après , Lambert sonui un doaiestiquc auquel il demanda une
bouieil-e de rhum et sa p pe. S'o>'cupaat alors de fumer et de boire, il ne
parla à sa femme que pour lui dire : Vous feriez aussi bien d'aller daus vo-
tre appartemenl passer votre gr^nle douleur à laquelle je uc comprends
pas grand'chose, car cnllu je ne vous dis rien.
— Ah I monsieur, répandit ia pauvre (emuic, tous avez un air si dur
avec moi cl vous paraisscziu'on vouloir I
36
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Du iniit, roprit L^mbrrt, ;e no vons en veux pas ; vous avez f.iit vo-
tre mOiiff (lo feiiinip, Pt c'est moi (ini ai él6 un sol ; mais , je vous l'a-
voue, j'aimerais au'ant Oire seul, et si voustcuez à rdler dans cette pièce,
je vai< me retirer dans ma cliambre...
— Restez, monsieur, je vous rèile la plaro, dit Mme Lambert en se le-
vant ; Cl elle snriit en mettant son nioiirlioir sur son visage, coinme on
fiill volotiiiers dans les grandes douleurs île tliéâtre.
Aussitôt que Lambert l'eut ainsi (lloii^ni^e , il se mit à se promener à
grands pas, parai-:s\nt de plus en plus livré h la domination de ses tristes
iilt'e', et il pas^a hien ainsi une l)'>nne heure, se pailaiit (pielipielois tout
Laut à lui-même, s'assevanf. recommenç mu à marchei-, changeant h tout
moment de place, en proie, en un mot, à une agitation extérieure qui mar-
quait liiiMi celle de son ame.
V Sur les dix heures, il sonna pour demander du papier et des plumes ;
en même temps, il ordonna au domesiir|uc de renutire du bois sur le t^-'u,
puis lui dit qu'il pouvait se cnui her. lui et les autres domestiques, cl qu'il
n'avait p'ns hisnin de personne, qu'il avait plusieurs lettres à Ocrire et
dd^irait n'c'ire point di'raugô.
C"piiidant l\lmft Lambi'rl, retirée dans sa chambre, (^'lait de son côlé
en proie à une amii'té assez, vive, et t ar intervalles elle s'informait de ce
qui; faisait son mari ; elle s'était attendue à des explicaiions à de, repro-
<hes animés , à des violences même , et se sentait assez bien pn^parée à
une lutte de celte espèce; mais ce ressentiment froid et tranquille , cette
douleur silencieuse et solitaire la prenaient complètement au dépourvu
et la remplissaient d'une vague terreur. Elle s'iuquiéia surtout quand ou
lui liit que son mari avait parlé d'écrire une partie de la nuit, et avait or-
donné aux gens de se retirer. Un bouillon qu'elle s'était fait a,iportei- un
moment avant .se refroidit sans qu'elle eut plus envie d'y loucher, il n'y
nvait pris jusqu'au \isage cuivré de sa femme de chambre qui lui donnait
de terribles souvenirs de l'opéra iVOllwlto , et elle entendait avec cUroi
les notes plaintives de la romance du Saute retentir à sou oreille.
Ouan;l les derniers bruiis de la maison eurent arhevé de s'éteindre,
qu'elle eut entendu les domestiques fermant les volets . donnant le tour
de clé aux pories. puis gaïuani les combles où étaient situées leurs chani-
Lresdaus lesque'les bientôt rien ne remua plus, elle fut épouvanti'c de
ce silence qui régnait autour d'elle , et pensa sérieusement au moyen de
s'échapper deceito demeure sur laquelle il lui semblait que planait une
atmosphère de nnrt; mais, calculant bientôt qu'elle ne pourrait essayer
de fuir sans éveiller ratteniion de son mari, de manière peut èire à pré-
cipiter la catastrophe, elle se contenta de verrouiller sa porie, et, se Je-
tant sur son lit toute habillée , attendit avec angoisse la suite des événe-
mens de cette triste nuit.
Il pouvait cire deux heures et demie , elle avait cédé un instant à ce
lourd assoupissement dans lequel l'ame garde encore l'empreinte de la
pensée douloureuse au mil eu de laquelle les sens ont surcombô au som-
meil . quand tlle fut tout à coup réveillée par le bruit sourd que faisait
Lambert ea moniani discrètement l'escalier.
Pour le coup elle pensa qu'elle touchait h sa dernière heure ; son cœur
commença de battre avec violence , sa respiiaiion devint haletanie, et ce
fut à grand'peine qu'elle trouva la force de descendre de son lit alin d'ê-
tre eu mesure d'appeler du secours et de faire quelque résistauce, si le
meurtrier parvenait à pénéirer jusqu'à elle.
Cependant Lambert était arrivé jusque sur le palier , et au lieu de s'at-
taquer à la porte de la chambre où sa présence éiait si fort redoutée , il
passa or.tre et entra dans une pièce voisine où sa femme l'entendit , com-
me ou dit en termes de ménage, farfouiller pendant quelque lemps.
Au bout de quelques minutes il revint sur ses pas ; celte fois il parut
que le danger devena t plus imminent, car il s'arrêta durant un moment
devatit rapp:-rienicnt dont elle le soupçonnait de \ouloir forcer lenirée ;
mais bientôt après il cent nua sa rouie, redescendit les degrés et referma
6ur lui la porte d.- la salle où il avait veillé jusqu'à ce moment.
Un bon quart d'heure s'écoula enrore sans que .Mme Lambert, qui s'é-
tait un peu rassurée, recueillit aucun biuit; mais après cet intervalle, elle
entendit son ma^i qui soitiit ('e n'iu^eau; .seulement, au lieu de se diri-
ger du rôle de l'e-scalier, il cuira dans la cuisine, où il demeura un mo-
ni'nt, traversa ensuite un corridor qui donnait sur le jardin et ouviit la
poile avec p-écauiion.
Curieuse <le connaître quel pouvait être fon dessein, Mme Lambert
s'approcha de sa fenêtre, et alors elle aperçut le capiiaine, une lanterne
à la main, faisant le tour de la pièce de gazon qui s'éieiidait devant la
m.'i^on, pu's s'enfonçant dans um; allée du bijis où elle le perdit un mo-
ment de vue: mais cmime les arbres éiaient encore mal garnis de feuil-
les, elle con'inuait d'apercevoir la lumière do la lanterne jeiai't de loin
en loin ses rayons dain l'épii seur du branchage, et quoitiu'elle n'eût
p'ns, ce semble, à s'épouvanicr pour cre-même . ces lueurs qui lui arri-
vaient à travers I espace lui parurent avoir quelque chose de sinistre tt
6011 esprit fut lou'intnté par de lugubres presseuiinieiis.
A la (in cependant, ces scintilleniens de plus en plus lo'nlains .s'étant
tout à coup évanouis au sein de la nuit, ePe trouva ces ténèbres plus ef-
frajantes encore, et elle se mit en de\o r d'ouvr r li femte pour écou-
ter si elle ne percevrait pas fiue'quc bi uit ; au moment même où l'espa-
Cnolette touinait sous sa main, une cxploirnsc lit ciiien;lre et rrteniit
foriemcnt au milieu du silène Ne doutant pas qu'un maheurne fût ar-
rivé» elle s'empressa de tirer le cordoa des sounelies qui répondaient aux
chambres des domesiiques, et en un moment toute la maison fut sur pied.
Accompagnée alors de toute la domesticité à lai|ue le elle avaic dit ses
crainies. elle se dirigea <iu côlé où il lui semb'a qu on avait tiré, et étant
arrivée jusqu'auprès de h serre, elle vil la lumière du fallot qui brillait
à iravers du vitrage ; ni is n'osant pas aller plus loin, elle dit au domesti-
que d'entrer el de voir ce que son maître fais ut.
Cet homme ne fut qu'un moment; il lessortit en poussant un grand cri
et disant que le capitaine s'était tiré un coup de pis oh t.
Tous ensemble iiénélrèreiii alors jusqu'à la place où venait d'être com-
mis le suiii le, et ils trouvèreut Lambert étendu sur le dos et ne donnant
plus aucun signe de vie.
Le iloiiRsii(|ue lut aussiiôt dépêché pour chercher un médecin, et avec
plus de courage qu'on ne lui eu aurait ci u, la veuve, aidée des deux feiii-
nifs qui étaient restées avec elle, es;avad'étancher le sang et de donner
qtielipies soins au malheureux.
Le méilerin n ayrnt pas lardé à arriver, il déclara que tout était fini et
qu'il n'y avait aucun espoir de le rappeler à la vie. Mme Lambert >oula t
q l'un le Iranspnri.âtdans la maison ; mais le docteur, y ajaiit eu mort vio-
leiiti , dit qu il filait attendre l'arrivée du magi^rat, et. sur ses instances,
la veuve se re;ira d.ins son appartement où, à peine arrivée, elle fut sai-
sie d'une violente alaque de nerfs.
Le reste de la nuit se passa à dresser le prncès-verbal de la ninrl qui, de
l'avis du médecin, lui reconnue \olonl;iire. D'ailleurs, les lettres qu'avait
laissées Lambert, et qui se trouv.iient sur la table de la pièce où il avait
veillé jusipi'au moment de son suicide, ne laissèrent aucun doute .sur le
caractère qui devait être attribué à cette caïaslrophe. L'une de ces letires
était adressi^e à cet adjoint de la mairie avec lequel, antérieureiiienl à son
mariage, Lambert aval habiiu le de faire société; l'auire était pour Cou*
siuot. On trouvera ci-dessous la teneur de l'une cl de l'autre.
Il ne s'en trouvait aucune à l'adresse de celle qui avait été la cause de ce
malheur.
CHAPITRE XLV ET DERNIER.
« Mon cher et digne ami, disait Lambert au magis'rat muniripal, vos
conseils étaient les meilleuis; pourquoi ne les aije pas suivis-' Je ne se-
rais pas où j'en SUIS. Puisque la chose pour laquelle je me trouve obligé
aujourd'liui d'honneur à qu tttr ce monde a été cause qu'il y a eu enire
nous du reb oidissement, c'est bien le moins que je vous avoue le tort que
j'ai eu de ne pas écouti r vos avis qui m'auraient sauvé, et que ja vous
lasse mes excuses pour avoir si mal reconnu votre amitié en me brouillant
avec vous relativement aux vérités que vous m'avez dites. Pardonnez-moi,
mou cher et digue ami, coaimc on doit toujours le faire avec un mourant,
et croyez, à ce deri;ier moment, au rcnouvclcment de l'alleciion que je
n'ai jamais cessé, au fond, d'avoir pour vous, et dont je désire ici vous
donner une preuve.
» Votre sincère et dévoué,
» Joseph L.'VMBERT. »
La leltre écrite pour Cousinot était beaucoup plus ample ; elle éiait
ainsi conçue :
» Mon cher Cousinot, dans l'extrême embarras où je me trouvais de
réparer le tort bien involontaire que je vous ai causé , je vous avais
proposé de me battre avec vous; mais je réiléchis que c'est là une assez
mauvaise façon d'arranger entre nous les affaires, el j'ai pensé que je se-
rais plus sûr d'être traité comme ma bêtise le mérite, en me chargeant
moi-même du soin do m'expédier.
» D'ailleurs un médecin ne se bat pas avec ses malades, et après la belle
cure que vous aviez faite sur ma personne, vous auriez eu trop de désa-
grément à détruire votre ouvrage. Avec ça que ce n'est pas seule-
ment à cause de mes torts envers vous que je prends ce parti, car je vous
avouerai que la honte d'avoir été allreusemenl dupe me pousse à sortir de
ce monde, où il me semble que les cnfans de sept ans se moqueraient
maintenant de moi. Ainsi donc, je faisaussi la chose un peu pour moi.
» Maintenant, si vous voulez que je vous parle avec une certaine fran-
chise qui ne me paraît pas très déplarée dans la bouche d'un homme qui
va mourir, je trouve que vous n'avez pas eu une bonne inspiralion de vous
eaibartpier dans l'affaire où je me trouve payer pour tout le monde et que
vous avez eu de meilleures idées dans votre vie.
11 Sans doute ces C, sont de la canaille, et il serait h désirer qu'on en
fit un bon exemple; mais c'était à la justice à s'en mêler cl non à un par-
liculier qui, ayant plutôt son intéiél en vue que celui de la punition des
coupables, n'et pas assez pur dans ses démarches. Si vous ui'awrz lout
ronlié dans le commencement, je vous aurais dit cela, el nous n'en serions
pas oii nous en sommes. L'amitié même que j'avais pour vous n'exiuse pas
la faciliié que j'ai mise à ni'immisccr dans une chose qui n'était pas abso-
lument droite, aussi j'en paie la prime. Tant pis pour moi.
u Quanta vous, qui m'avez toujours paru un honnête homme, vous avez
encoie le moyen de relourncr en arr ère, et vous l' ferez si »ons m'en
croyez; vous abandonnerez ces gens à leurs remords et à li justice de
Uicu (|ui est un peu plus désintéressée que la vôtre, en ce qu'il ne veut
pas époi ser leur lille, et vous ne vous jetterez pas, en vous mêlant de la-
couler tout ce qui s'est pasé, dans de nouveaux embarras.
n r.appelez-vous qu'à la p'cmière bataille vous avez perdu votre meil-
leur ami; à la seconde, voyez-vous, vous pourriez perdre voire repu-
LE MAGASIN LrrTKnAmË,
37
tation, car enfin, quand vous auriez encore en main les preuves que
vous n'avez plus, et qi;e vous prouveriez que les C... sont des vo-
leurs. Vous qui auriez voulu devetiir leur guidie et avoir part au gâ-
teau , croyez-vous que vous seriez bien vu du pu'jlic ? On dirait : ce sont
dt's paysans qui se liaueni ci;ni> e des gens de la campa!,'ne, et on ne
ferait pas granili' différence eulre vos ad\ersaiies et vous; aiiiii assez cau-
sé et rettz en là.
«Vous avez des lalens avec lesquels vous pouvez vous passer de la pro-
tcciion des grands; d"a:lleurs la Idle est mariée, vous ne pouvez faiie cas-
ser le mariage, et puis croyez-vous que ces gens ne se défendraient pas?
ils sont adroits, ils vous Tout prouvé; on n'est jamais sali que par la boue,
et ils trouveraient bien moyen de vous en jeter. Pensez qu'ils sout puis-
sans et que vous n'êtes rien.
nVous me direz : nais le plaisir de la vengeance. Eli bien! moi aussi
j'aurais pu me ïcnger de telle créature qui est venue abuserde lousuies
gentimens. Eli bien! je ne m en venge pas, je préfère m'en aller, pjrce
que l'homaie est si faible qu'on ne peut jurer que je ne lui aurais pas par-
donné un jour. Elle a été forcée, me serais-je dit; on a abusé de sa fai-
blesse, on l'a séduiie par des présens, enfin tous les raijonuemeus que se
fait un homme pour retourner à son vomissement; ei, parce qu'elle dit
quelque chose a mes sens, j'aurais eu la bassesse de contiuuei- à vivre
avec ce rcsie de tout le monde, comme vous l'avez si b:en dit : il fallait se
garer de cela ; j'ai donc dit comme la vieille garde : Je meurs, mais ne
me rends pas !
» Voilà mes idées sur toute celle affaire; pour vous aider à vous passer
de tout le moude, j'aurais voulu vous laisser tout mon bien ; j'en ai bê-
tement disposé par le contrat de mon beau mariage; mais vous trouverez
ci-joint mes dispositions pour que vous profiliez d'une pe lie rente que j'a-
vais mise de côté pour vous. Vous ne me refuserez pas, u'est-cc pas, Cou-
»8iD0l?
«Maintenant tout est en ordre, j'élève mon ame vers Dieu et comme
j'ai fait assez mon purgatoire dans ce monde, j'espère qu'il me pardon-
nera d'aller à lui un peu avant qu'il ne m'appelle, l'eut-ètre que si j avais
eu un peu plus de religion je ne ferais pas ce que je vais faire ; mais je
suis un enfant de la révolulion auquel < n n'a pas morne appris le caléchis-
ine ; je me suis batiu p )ur mon pays, j'ai tâcaé de marchur tmijours dans
la voie de l'honneur et n'ai pas eu beaucoup de bon temps, ainsi j'ai con-
fiance en h miséricorde du Très-Haut et je persiste dans mou idée que
j'ai arrêtée, en me promenant touie la soirée sur le bord de la Seine du
côté de nie des Cordeliers, en.lroit que j'ai toujours aUeciionné.
I) Voilà beaucoup de bavardages; mais il faut finir: je me suis donné
jusqu'à trois heures, il en est deux et demie; je vais aller cherelier mes
pistolets, les charger en douceur, de peur que le coup ne dévie, puis je
me rendrai dans ma serre auprès de mes 11 urs, les seuls aius que j'aie
toujours trouvés les mêmes; et je serai là tieuiain malin au milieu délies
comme celle qu'un grand coup de veut aurait brisée : ainsi ailieu, mon
cher Cousinot, et pensez quelquefois à celui qui espère bien vous revoir
là haut. Adiej... adieu.
nVotre ami, Joseph Lambei\t.
I) Capitaine, on pourra le dire tout à l'heure,
doublement reiraiié. »
Quand Cou«inot reçut cette lelire, deux jours après la catastrophe, elb
lui donna beaucoup à rétlécbir ; car, malgré l'iiisulUance dust^le, elle
appréciait avec un grand iv/n sens sa position, et il se demanda si, n'ayant
plus aucune preuve dans la main et ayant alfaire à si forte partie que s'é-
tait toujours montrée Mme de Chabourot, il pouvait prudemment eutamer
avec file une lutte judiciaire. Il faut considérer en outre qu'a)aiit été
profondément touché de la mort de Lambert, sentant qu'il ava t pour une
bonne parla se la reprocher, il se fit une sorte de devoir d'accomplir ce
qui pouvait être regardé comme la volonté deinière de son ami, en sorte
qu'après èire arrivé de Mantes avec le dessein de laire un des plus grands
, scandales qui se pût imaginer et avoir entamé quelques démarches, il
■ enraya beaucoup sur cetie idée et finit par y renoncer ou peu s'en faut.
" Mais, vont s'écrier mes lecteurs, voire histoire est affreusement immo-
rale : le crime y triomphe ei la vertu y est sacrifiée. Nous croyons, nous,
au contraire, que notre histoire est des plus morales, et \oila comment
nous le prouvons.
D'abord, bien que la baronne de Chabourot finisse par l'emporter sur
son adversaire, nous croyons que peu de gens seront tentés de luarcher
sur ses traces, elles cruelles bumiliatioiis par lesquelles il lui a f.llu pas-
ser, les peines infinies que nous l'avons vue se donner pour sauver son
honneur et la considération de sa famille, les icrreuis et les décepiious
sans cesse renaissantes au milieu desquelles elle a marché, nous parais-
sent une leçon assez concluante, et dont il y a biea un peu à profiter.
De dire ensuite qu'il y ait du danger à constater que l'iialiildé, le cré-
dit, la fortune, peuvent faire prospécr limprobiié et l'injustice, c'e^t là
vraiment se moquer. Est-ce que cette vérité, toute «lésolanie qu'elle soii,
ne frappe pas les yeux chaque jour : est ce que le fréiiucntsiici es du mé-
( chant n'est pas un fait vieux comme le monde et acquis irrévocaOlcment
■ au procès que les moralistes ont de tout temps fait à 1 humanité, et y au-
rait il un si grand pt'iil à accepter pour une nécessité de cette vie, sauf
à en appeler à l'autre, ce scandale passé en force de chose juaée?
Mais dans tous les cas, l'enscignemeut à déduire de notre histoire n'est
pas la commoilité qui se trouve pour ccriaiues positions privilégiées, à
accomplir le mal; car si Mme de Chabourot l'emporte, Lambert y périt,
et c'i;st là qu'est noire moralité.
Wous ne disons pas que nous avons voulu prouver, ceci serait coniraire
à notre ihéorie du roman qui, selon nous, a pluiôt la mission d'amuser 1
que d'insiruire; mais uous disons que fortuitomcut, si l'on veut, notic
narration prouve que, (piaiid seulement par iuipruderce, par Ir'gèrdé,
même par dévoûment à nos amis, ce qui est pourtant un h jnurable mo-
bile, nous nous laissons eniraiiier à meure seulement le bout du doi^t
dans l'engrenage de la graude roue du mal, nous sommes exposés à y être
broyés tout entiers. C'est ce qui précisément arrive au capitaine Laniliert,
qu'a celle considération nous avons élevé à la dignité de héros publique-
ment déclaré de celte histoire.
Comme il le remarque '.ui même avec un parfait bon sens , pour s'èire
trop peu sérieusement occupé du singulier service que lui deiiiandjit Cou-
sinot, pour avoir, sous rentrainemeiit de sou amitié et de sa reucnna.s-
San e, trop ksiemcnt cous iiii à se faire le complice d'une exaction, il a
vu sou repos troublé, a été amené, selon l'énergique expression de l'.iidc-
major, à épouser le reste de tout le monde, et s'est jeté en lin ce cause
dans un labyrinthe si inextricable qu'il n'a plus vu pour en sortir que la
grande porte de reternilé. Voilà, te nous semble, une vérité boiine à
établir; une vérité utile à mettre en relief parce qu'ele ne frappe pis
d'abord tous les yeux, parce qu'tdle est fine, ténue, déliée, et que les cons-
ciences un peu grossièrement coostituées ne la percevraient peut-être pas
d'eifs-memes si on ne prenait pas la peine de la leur déaioutrer. Ainsi
doue : pour qui veut vivre en paix et faire une bonne lin, la nécessité de
la probiié exaclL-, absolue, poussée jusqu'à la plus fine fleur de la délira-
tessc : voilà notre moi alité, la seule que nous reconnais-ions coaime dé-
pendance et a])parttiiauce de notre coule, la scu'e à laquelle nous appo-
sions noire chilfre, que nous icvêlions de notre signaluie et dont nous
dt clariuns vouloir poursuivre les contrefacteurs selon toute la rigueur
des lois.
Pour en revenir à nos personnages, dont on ne nous pardonnerait pas
de ne point faire connaiire la desimée individuelle, nous dirons que dans
le temps où Cousinot hésitait encore sur la marche à suivre avec les
Chabouiot, il reçut u^ e proposition de prendre du service dans l'armée
du paclia d Egypte, qui dès celte époque ailiraii à lui les Européens. La
position dout il s'agissait était ausi bouorabie que lucrative ; seulement il
lallait l'accepter sans hésiiatiou et partir sur-lechamp. Voyant là un moyen
de se distraire de ses chagrins et de ses mécompies, Cousicot rompit avic
touie pensée de vengeauce, et se décida à passer dans le pays îles Pvr a-
mides, du haut doiquelles il fut bientôt loisible à quarante siècles de b
contempler.
Aussi heureuse dans son mariage qu'on peut l'être avec une ancienne
blessure au cœur, Mme de Preneuse vécut peu de temp^ ; après d x-huit
mois de ménage, elle mourut en m. liant au mfinde une liile qui fil la coa-
solatiun de sou père et ks délices de Mme de Jauvry.
Quaut à Mme Bouvard, pivsque aussitôt après' la catastrophe, file
quiita Mantes, où elle ne pouvait plus se souU. ir, et revii.i à Paris jouir
de sa position de rentière. Par malheur, elle retrouva un ancien ycHn.?-
prcmier de la troupe où elle avait jadis lenu les rôles de Uugazon, lequel
était devenu un très aimable père-noble, et elle eut la faiblesse, en luireii-
dam le cœur qu'il avait possédé naguère, d'y ajouter le don de sa fortune
et de sa mai i. Eu moins de deux ans. Lanbei t fut ve igé ; car aux iiijius
de ce nouvel époux, qui était l'un des pontes les plus di.^tillgués de soa
époque, l'aisance de sa femme eut bieiiiot fui comme une ombre , ol sui-
vant la logique de sa vie, la malheureuse fut réduite, en Un de cause,
à accepcr une place d'ouvreuse de loges au théâtre djs Folies-Uraaia-
tiques.
Fi rt peu de choses h dire de M. de Chabourot, que sa femme ne se hâta
pas de rejoindre, et qui, après la révolution de 1830, douua sa démission
et rentra dans la vie privée.
En in, cette Mme de Chabourot, dont on s'était trop empressé de nous
reprocher ta scandaleuse prospeiité,e;,t bien à coinp;er(lè> < c m )iide avec
la jusùce divine, car uie allreusi' maladie s'empara d elle, et elle mourut
royaleweni, après d'atroces souffrauccs, comme Anne d'.Aut.iche, mè.e
de Louis XIV, d'un cancer au sein.
De fort houorahles obsè(|Ucs furent faites à Lambert, et le clergé de
Manies s'éiaut trouvé tidérant, quoi (Ue le fait du suicide fût à peu' pi es
publi -, le corps fut ailinis dans l'église sans difficulté, et l'on ne trouva pas
dans ses funrrailles ruccasion de si aidale que les paitis y av. ieii' d alioid
enirevue. Deuv jours après, le Mantols, journal des inlirdls de àctne-
el-Oise, contenait 1'; riicle suivair, (pii lait le plus graud houueur à la ïÛ"
reté des renseinneaiens de son rcda; leur.
(I Eniore un ries vétérans de n 'tre vieille armée qui vient de di^parat-
«tre. Avant-hier, le capitaine Lamiiert, qui avait clé décoré de la m.nu de
nTempereur à Moiiliu ra.l. et (|ui s'était reiiié dans noire arrou li>s ment
iioù il s'était fait conuiîire par l'étendue de ses coimaissaiices h.iriiciiltu-
» raies, s'e>t tiré un coup de pisiolct d'arçon auquel il n'a pas survécii. 11
«parait que d'aff|■eu^cs souffrances auxquelles il était constamment en
«proie par suite d'une blessure reçue au siège de Sarragosse, le uic tii«'nt
«souvent hors de lui, et c'c.-t dans une de ci s crises qu'd s'est poi té à un
»acie de désespoir qui, auireuicnt, n'aurait pas été explicable, car le ca-
»pitaine Lambert venait d'épouser une jeune femme pleiue d esprit , d«
• vertus et de grâces, qu'il adorait et qui lui avait apporté en dot uue très
LE MAGASIN LITTÉUAIRE.
■jolie fortune. Il faut (lire aussi cependant ([iie depuis quelques mois il
avait (5té fort en butte aux persécutions de la police, et que ces Iracas-
«serics n'avaient pas peu contribué à ai?;iir sou caracti;re, ayant été obligé
«pendant toute une matinée de défendre l'arme au poing l'entrée de son
» cabinet contre une escouade d'agens qui voulaient y pi:n;îtrer sans nian-
»dat légal. On craint pour les jours de sa jeune épouse, qui, dcpu's le
» moment de sa mort , n'a pas cessé de donner les signes du plus violent
«désespoir. »
Nous ne nous étonnerions pas que, cet article à la main, quelqu'un vînt
essayer de nous prouver que cette histoire e^t toute d'invention , et que
nous avons été gdmrakinent mat informés.
{Messager.) Charles rabou.
Ihhk.
Comme Dieu lui-mémo
Qui U'coltc et sème
Dnns l'immcnsilô !
Notre auguste France
A la palii nce
De l'ctciuité.
- YicTon IIuGo. (France Uitéraire.)
3SÎSS.:
::EC^..^^rEr's:Œ2sr«2ir
ta g.irdc nationale de Boulogne a demandé une poésie à M. Victor
Hujo lors de l'inauguration de la colonne élevée à Napoléon. Le célèbre
pOèic s'emprcjsa de satisfaire à ce vœu ; mais le dernier vers, (!ont le pa-
iriotisrac aurnil pu déplaire à l'Angleterre, empêcha cet hymne d'être
chanté, et on lui préféra une autre poil^sie. Ne nous préoccupant pns de la
qii'Siion poiiique, nous sommes heureux de donner ces beaus vers de
M. Virtor Hugo :
nYMNE.
Au bord des flots, an sein des sombres Cabylones,
Reste ù jamais debout sur les hautes colonnes !
Veille sur nos vaisseaux et protège nos louis !
Sois toujours fier de nous ! libre, calme, sereine,
La France a l'avenir ! la France e-l encor reine !
Ton empire est tombi', ton peuple vil toujours.
Une aube meilleure
Sur nous brillera;
Nous attendons l'heure,
?.I.)is l'heure viendra.
Comme Dieu lui-mC'me
Qui récolte et sème
Dans l'immensité !
Notre auguste Franco
A la patience
De l'étcrnit?.
En vain Londre et Moscou, dans leur rage infcconde,
L'une hors de l'Europe et l'autre hors du monde.
Ont mutilé la Franco alors que tu tombas ;
Et sur nos maux profonds qui saignent cl s'irritent
Ont basé, comme un vase où des scrpcns s'agitent.
Une fragile paix pleine de sourds combats !
Une aube meilleure, etc.
Dieu veut la grande France et la grande Allemagne,
El fil Napoléon comme il fit Cliarlcmagne,
Pour donner à l'Europe un centre souverain.
Bienlùl dos vieux sultans mourra la race éteinte.
Alors Dieu qui bénit Tcutonia la sainte,
Lui rendra le Danube et nous rendra le Rhin '
Une aube mcilleme, etc.
En attendant ce jour que chaque instant amène,
Jour où la paix luira sur la famille humaine.
Jour où s'cll'aceront les crimes cxpit^s.
Vois au-dessous de toi, figure solennelle,
L'élcrnelle lerapiite et la haine cternell?,
L'Océan sous tes yeux, l'Angleterre à les pieds!
Une aube mcilleuro
Sur nous brillera ;
Nous allendor.s rheirrc,
Mîi: l'heure \ie!ic!ra,
DE LA MISSION DU LIEUTENANT-GKNEUAL COMTE BECKER
AUPRÈS DE L'EMPEREUR NAPOLÉON EN 1815.
On connaît peu les détails de la vie politique de l'empereur Napoléon depuis
le 19 juin 1815 jusqu'à son embarquoment, le 13 juillet, sur un vaisseau anglais
en rade de l'ile d'Aix. Ce que l'on sait soiilpiiicrit, c'est que, quittant son armée
après la déroule de Waterloo, comme il l'avait quiltée après le désastre de
Moscou, Napoléon était accouru à Paris diins l'espoir d'obtenir des chambres lé-
gislatives les hommes et l'argent nécessaires pour nlever la fortune de la France
et la sienne ; c'est que, forcé d'abdiquer une seconde fois le pouvoir et conduit
à Rocheforl, ilfit un appel à l'hospilalilé anglaise, et que le régent répondit à
son imprudente confiance en le condamnant à mourir du supplice de Promé-
Ihée sur le rocher de Sainte-Hélène.
Une main qui ne se fait conniilre que par les initiales M. B. a, dans les der-
niers temps du comte Kccker, écrit sous ses yeux cl récemment publié à Cler-
mout-Fcrr;ind les particularités les plus importantes de celle courte mais mé-
morable période de la vie de l'empereur.
\ peine arrivé à Paris, Napoléon reconnut qu'il lu'i fallait pour la seconde fois
déposer le sceptre et la couronne ; mais il nourrissait en core l'espoir de les trans-
mettre à son fils. A la tète dus phalanges nombreuses et dévouées qui lui res-
taient, cet espoir n'eut peut-être pas été déçu ; mais loin de ses soldais, il ne lui
restait d'autre appui que l'influeuce aa'aiblic de sa gloire et de son nom, cl celle
influence allait bientôt se trouver neutralisée par les intrigues des partis politi-
ques.
Le baron di' Vitrolles ne tarda pas à se glisser clandestinement au quartier-gé-
néral de La Yillette d'abord, et bicnlOl après jusque dans le cabinet du ministre
de la guerre.
Fouché, donl le nom se trouve toujours le premier partout où il y a défection
et trahison, Fouché, qui au 20 mars, avait dit aux courtisans de Louis XVill :
Sauvez le monarque, je réponds de la monarchie ; Fouché, par des moyens
occultes, exerçait un pouvoir mystérieux sur les chambres; il fit proposer et adop-
ter la création d'une commission de gouvernement dont, par les mornes moyens,
il obtint la présidence.
Le premier acte du gouvernement provisoire fut de mettre la personne de
Napoléon sous la garde d'un membre de la chambre des députés, et le général
Becker fut appelé a ce poste de gardien responsable. '
Le prétexte était de pourvoir à la sûreté do l'empereur, et la mission de l'as-
sassiner que s'étaient donnée, après sa première abdication, des lionimcs d'une
triste célcbrilé, sembbul justifier cette précaution; mais Napoléon ne se méprit
pas sur la véritable intention de ceux qui venaient de l'ordonner. 11 dit au gé-
néral lîecker, quand celui-ci lui présenta ses lettres de service : « On aurait dû
» m'informer olficieUcment d'un acte que je regarde comme une alTaire de forme
1) et non comme une mesure de surveillance, a laquelle il était inutile de m'as-
I) sujélir, puisque je n'ai pas l'inlenliou d'enfreindre mes engagemens. »
Alors Napoléon avait quitte l'Elysée, où il était d'abord descendu, et s'était
rctiréà la IMalmaison. Dans les premiers momcns, beaucoup d'anciens servi-
teurs s'y présenlèrent; les uns pour rendre un dernier hommage au héros vain-
cu, d'autres pour le conjurer de ne point abandonner l'armée qui le rappelait
ctratlciKliiit; quelques-uns même y vinrent pom- solliciter encore des grâces et
des récompenses. Mais bicnlét les rangs s'tK;laircirent, et la Malmaison, que
l'empereur habitait depuis le 25 juin, ne reçut plus ni grands dignitaires, ui ma-
réchaux, ni généraux. La solitude de cette résidence impériale ne fut troublée
que par l'arrivée cl le départ de quelques oITicicrs supérie urs qui accouraient du
champ de bataille pour assurer Napoléon du dévoùmenl de l'artuéc à sa per-
sonne, et lui proposer d'en prendre le commandement pour la conduire à l'en-
nemi.
Dès le 27, la cour du prince, qui avait été reconnu empereur des Français
roi d'Italie, protecteur de la contédération du Rhin et pacificaicur de la cvuU—
dération suisse, ne se composait plus que de la reine llortcnse, qui était venue
avec SCS enl'ans lui apporter ses diamins cl lui prodiguer les soins de la piété
filiale la plus touchante, cl du fidèle général Berlrand. Alors les do'naines du
conquérant qui avail régné depuis Terracinejusqu'à Oldenbourg, ne dépassaient
pas l'étroit enclos de la Alalinaison. Plus tard, on y vil arriver le cardinal Fcsch
et sa sœur, la mère de Napoléon ; puis aussi .'il. Maret et le général Savary, qui
venait y reprendre sous cape ses anciennes fonctions.
Dans sa chute profonde, l'empereur se montra sobre de réflexions; s'il parlait
de sa situation cl de l'avenirdc la France, c'était toujours avec une grande me-
sure et beaucoup de calme. Mais, à travers l'apparente sérénité de ses traits, il
était inlérieurcment en proie sm- le sort que les étrangers lui réservaient. Le gé-
néral lîecker lui ayant dit: «Votre Majesté aurait singulièrement embarrassé
» son beau-père, si, faisant abnégation d'elle -même pour sauver nos institution s,
» elle se fût mise à sa discrétion, » Napoléon, cITleurant légèrement de la main
lai eue du général, lui répondit : « Vous no connaissez pas ces gcns-lal »
11 avait demandé deux frégates et des passiports pour se rendre aux Etals-
Unis. Après quelque hésitation, les frégates furent accordées , mais non pas les
sauf-condnils. La commission , ou plutùl Fouché pressait sou départ pour Ro-
cheforl. Un passeport fut expédié au général UecUer pour se rendre sans délai
dans cette ville, accompagné du son secrétaire et d'un domestique. L'em-
pereur, en lisant cette pièce, dit au général avecim sourire amer : J5/.; voilà
dcnc votre sccrélaire ! Il n'ajouta pas un mot à celte exclamation ; mais l,i ré-
pugnance (lu'il avail toujours eue de quitter la Malmaison devint plus forte. Le
lendemain malin, 28, il lil écrire par le général lîecker au ministre de la guerro
que n'ayant obtenu ni sauf-conduit ni garantie» suOisaot^s dans des circunstaa
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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ces où les cnmnninicalions n'étaient pas libres, il se considérait comme prison-
rier el se décidait i> rester, en attendant qu'il fat statué sur son sort par le duc
de Wellington. Le 29, à quatre heures du matin, JI. Decrcs vint l'avertir qu'un
plus Ions séjour à la Malniaison ninUinlait et rapprochait de sa personne les
dangers auxquels il s'agissait de le soustraire. Napoléon parut d'abord ébranlé et
disposé à partir ; mais, cédant de nouveau à ses propres répugnances , ou à des
conseils qui furent attribués au duc de lia.-sano, il envoya le général Heclierdire
à la conunisjion du gouvernement : « Les vœux des patriotes, les cris des sol-
» dats réclament la présence de lempercur pour sauver la patrie. Il ne demande
> le commandenient que coiniiie un général dont le nom et la réputation pcn-
« vent encore exercer une grande influence sur le sol de l'empire. Après avoir
» repoussé Iclrangcr, il \)\om&lde se remire aux Etals-Unis.» Lacomniis-
bion resta d'abord silencieuse; mais bientôt Fouché, prenant la parole . dit au
général : « .annoncez à l'empereur que ses ofl'res ne peuvent être acceptées. •
Et sur le désir exprimé par le gi'néral d'étie porteur d'une réponse qui ne fût
pas verbale, Fouché écrivit précipitamment , à l'adresse du duc i\î Bassano , le
billet que voici :
» Le gouvernement provisoire ne pouvant accepter les propositions que le gé-
néral BecUer vient de lui faire, de la part de S. AL , par des considérations que
vous saurez apprécier vous-même, je vous prie, JL le duc, d'user de l'inOuence
que vous avez toujours exercée sur son esprit pour lui conseiller de partir
sans délai, attendu que les Prussiens marchent sur Versailles. »
Pendant que le président parlait, agissait, écrivait au nom de la commission,
sans consulter ses collègues, le général Carnot se promenait dans les angles de la
ville ; le duc de Vicence, le général Grenier et le baron Quinette, assis autour
de la table, gardaient un profond silence. Le duc d'Otranle seul traitait pérorap-
toli-eraent toutes les piestions politiques et, co.nimc un dictateur, paraissait ré-
gler le sort delà France. En sortant, le général traversa les salons d'attente, et
il lui fallut fendre la foule empressée des g'-ii/raux, des hauts fonctionnaires
qu'importunait le voisinage de l'emperem', et qui tous criaient : Jiâlez-vous :
tâchez donc de le décider à partir.
Pendant l'absence du général BecUer, l'empereur s'était préparé à se rendre à
l'armée ; il était au moment de monter à cheval, lorsque le général reparut.
Napoléon vit bien parla lettre de Fouché au dnc de Bassano, que toute tenta-
tive de sa part pour ressaisir le pouvoir ou sculeme it le commandement des
troupes, serait désormais inutile, et ce même jour, i:9 juin, cinq heures du soir,
il monta dans une calèche à quatre places, dont il occupa le fond avec le général
Bertrand ; les généraux BecUer et Savary prirent place sur le devant, et au mi-
lieu du plus profond silence la voiture par.it au galop se dirigeant vers Roche-
fort.
Le 2 juillet, l'eraperour fut rejoint à Niort par son frère Joseph, par le géné-
ral Gourgaud, parla comtesse Bertrand et ses enfans.
Les nouvelles apportées de Rocbefort, par des olficiers de la marine, sur la
station anglaise qui croisait devant ce port et interdisait à tout bâtiment de guerre
la sortie de la rade, par le pertuis d'Antioche et par le pcrtuis Breton, raAicné-
neut Napoléon à ses premières pensées : il lit écrire par le général Becker, au
gouvernement provisoire : « Si dans cette situation la croisière anglaise empêche
» les frégates de sortir, vous pouvez disposer de l'empereur, comme général uni-
» quement occupé d'être utile à sa patrie, • Et il reprit son attitude cxpec-
tante.
Cependant le 3 juillet à quatre heures du matin Napoléon sortit de l'hôtel de
la Préfecture et continua son voyage. Il arriva a Uochcl'ortle même jour a huit
heures du matin. Les passeports attendus n'arrivaient pas, et les frégates la
Saiil et la Méduse, mouillées sous la protection des batteries de l'ilcd'Aix, ne
pouvaient mettre à la voile sans courir le risque presque certain de tomber au
pouvoir de la croisière anglaise. Il fallut chercher d'autres moyens d'évasion,
Uu 3 au 8 juillet chaque jour des conseils d'amirauté, auxquels l'empereur as-
sistait, s'occupèrent de ce soin. Le vieil amiral Slarlin , homme d'une grande
expérience, désigna le capitaine Baudin (aujourdliui vice-amiral ) , comman-
dant une corvette dans la rivière de Bordeaux , comme le seul homme capable
de conduire sain et sauf Napoléon dans l'Amérique du Nord. {Jn monsieur Bes-
tan, commandant un bâtiment danois, mais français d'origine, oflrit de trans-
porter l'empereur, avec une suite peu nombreuse, en Amérique, s'il voulait se
confier à son honneur. Un projet héroique fut présenté par M. Poné, comman-
dant la jU(!'/wm ■• il proposa de se dé\oucrlui et son équipage: la Médusa,
devait, pendant la nuit et à la faveur des ténèbres, attaquer le Bellérophon, le
jelcr à l'ancre, s'attacher à ses lianes , et pendant ce combat, quelque inégal
qui fût, 1 autre frégate aurait le Icmps de mettre à la vode et d échapper à la
poudrière ennemie.Napoléon n'accepta pas un si généreux sacrifice ; mais il con-
tinua de se montrer indécis sur le choix des autres propositions.
Cependant des ordres nouveaux arrivaient incessannnent de Paris, les pre-
miers n'avaient été que pressans, il y avait des menaces dans les derniers. La
commission du gouvernement écrivait au général lîeckcr : « Vous devez em-
ployer les moyens de force, s'ils sont nécessaires, pour faire embarquer Napo-
léon. »
Un lieutenant de vaisseau, M. Gcnty, offrit, avec quelques oniciersdul't'' ré-
giment de marine, de monter et d'équiper deux petits batimens de cabotage
pour y recevoir l'empereur et sa suite. Ces deux haiimens furent même achetés;
mais pendant ce temps des scènes de désordre agitaient l'entourage de Napoléon,
Les femmes ne voulaient point être séparées de lenis maris, et les périls de l'en-
treprise jclaicnl l'elTioi dans beaucoup d'esprits : il fallut y renoncer.
Dans de telles conjonctures, rcmpcreur jugea qu'il ne lui restait plus d'autre
refuge que la Hotte aiiflaise. Leli au soir, il annonça au général BecUer la ré"-
solution quil avait prise de quitter l'ile d'Aix le lendemain, et le l.î a quatre
heures du malin, ii étaitreçu par le capitaine JMaillandsur le Uelléroplion.
Dans le Irajet de la Malmàison à Rocbefort, Napoléon fut plusieurs fois re-
connu, et aussitôt les acclamations du peuple et des soldats le saluèrent. Restez
avec nous ! disaient les uns ; // l'armi'e de lu Loire ! criaient les autres ; mais
il fallait plus que des cris pour le soustraire à la surveillance dont il était entou-
ré, et nul ne tenta d'allorau delà des prières et des virux.
Telle est en substance la relation tracée par une main amie du général Becker.
A près en avoir lait connaitre les principales particularités, il est presque snpor-
ll.nd ajouter que, pour relever limportimce de la mission dont l'auteur rend
compte, il a dû multiplier ii dessein les hésitations de l'empereur, parce qu'elles
m cttaient surtout en relief les conseils cl les démarches du compagnon qu'on lui
a vait imposé,
CHRISTOPHE COLOMB (1)
Messieurs,
Je commence d'abord par vous faire des cvcuscs : c'est trop de bar»
diesse, de ma part, que de prendre la parole en ces lieux, et devant un
public non moins (iclaiié que respectable... Me trouvant hors de ma pa-
llie, je n'ai pas de liv,-es, de docuiiiens, damis à consulier. Il y a aussi
de bien longues années que j'ai été forcé de renoncer à ce genre de ira-
vaux, aussi iinporlans que paisibles... Mais ce qui m'efl'raie le plus, c'est
la nécessité de m'expriiner dans une langue étrangère... Pour vous, c'est
un instrument fort docile, il se plie à merveille dans vos mains : l'idée et
la parole naissent en même temps ; ce sont deuxsœurs jumelles, qui vont
très bien ensemble... Quant à moi, je su;s obligé d'aborJ de saisir la
pensée, et de la dépouiller ensuite de son costume national, pour la revê-
tir, bon gré malgré, d'une robe empruntée...
Je compte sur voire indulgence.
Je ne crois pas que Christophe Colomb ait beaucoup profile des décoa»
vertes des anciens. — A mon avis, les peuples de laniiquiié, même les
navigateurs les plus hardis, ne .s'éloignaient j uuais des cotes : ils nu pou-
vaient pas le faire, sans encourir les plus grands dangers, i/avatit pas la
boussole, ni les autres ins:rumeiis que les modernes ont à leur disposi-
tion... Les terres si riches, si abondantes, qu'exploitaient les Phéniciens,
n'é talent probablement autres que l'Espagne : c'est là le pa} s qui a donné
lieu à des récils, plus ou moins merveilleux, fie leurs vo\ âges : oa peut
même expliquer, par ce moyen (et l'on en a fait l'observation) , comment
ils pouvaient retourner chez eux avec leurs bâlimeuî chargés tle métaux
précieux. — Tout récemment encore, on a découvert en Espagne des
mines d'argent, qu'on avait négligées jusqu'à nos jours, ou pour mieux
dire, dont on ne se doutait guère : on croyait que ce n'étaient que des
fable,''... eh bien, on a découvert des travaux étonnans, qui paraisseat, à
ce qu'on dit, antérieurs à la domination des Romains; et ces mines sont
situées près de la mer, précisément sur les côtes les plus fréquentées par
les Cirthaginoii, près de la ville de Carthagène, qui en porte encore le
souvenir et le nom !
Les découvertes des anciens n'avaient presque pas laissé de traces i
quelques phrases jetées comme au hasard dans les livres, des souvenirs
confus, des traditions vagues, ne pouvaient pas être d'un grand secours
à Colomb, pour faire sa (ïécouverie,.. 11 ne songeait ni à \' Atlantide, ni
à aucune autre terre située h l'occident de l'Europe : il ne s'en souciait
pas, on vous l'a déjà dit : Il ne cherchât querOiicnt. Il n? cherchait pas
aoii plus les îles qui pouvaient s'éirc lormées par le bouleversement du
globe qui engloutit r.Mianlide : il était si loin de chercher des îles, que,
quand il mit le pied sur les premières qu'il trouva sur sa roule, il crut
qu« c'était un continent tout entier.... C'eyt-à dire, q'.i'il se trompait doa-
blemeat : en croyant que c'était un coatiucut, et que c'était celui de
l'Asie.
Colomb, h mon avis, ne profita des travaux des anciens qu'en ce sens :
i! profila de l'état où se trouvaient, de son tea}ps, la g<^r.!phic et l'as-
tronomie. Il ne pouvait pas ignorer l'état de ces scieirces ptnri les an-
cleus, lui qui avait fait des éludes sérieuses, lui qui était italien et qui
vivait au quinzième siècle, dans ce siècle éminemment cla!si;r?ic, et dans
une terre étninerament classique auisi. lia fait, lui-même, comme mie
espèci" d'inventaire des connai.ssaiicés qu'il avait acquises : il avait étudié,
disait-il, la cosmographie, ihiatoire , des chroniques, la plvlosophis et
d'attirés sciences; (art d(i pilote, t'asirolo;fie, la gémnétrie , l'arith-
mjtique... Il dessinait et il savait tracer des cartes et des sphi'rcs... II
avait fréquenté des s.a\ms de différentes sectes et de plusituirs na-
tions... Ou voit bien , messieurs, que ce n'était pas un h«,'uiae ordi-
naire; Colomb snvaii tout ce que l'on s.ivait de son temps !
Ou fait Biiiinicnaot des elloiLs, tiès louables sans doute, pour nllribner
aux peuples du Nord une grande part dans 1 1 décourerle de l'.Vmérlque.
La société royale des Antiquaires du Nord, éiablic à Copenîiami", a pu-
blié sur ce sujet un ouvrage fort r.'inaniuable. dont je suis h même de
vous donner quelques ronscignemeiKs. Ayant l'honneur d'Olre [neml>;e de
celte société, son serrciaire m'a envoyé rieriiièretneit un précis de ses
travat;x, et parmi cm on trouve quc'quês détail ; sur et ouvia?e, dont ce
même secrétaire, .M. nain, e.sl l';,uteui-. Il porte pour litre : .'tiuiqttit^iles
Âmericanœ seu srriplorcs septentrionales rertim ante Colamlnana-
riLin in America. L'ouvr.^ge compte trois cent vin;t s x pa?r s i'i-i*. im-
périal, atec(!i\-huit planches, savoir: hnit faciimile des colex les plus
importaus qui ont servi à l'édition, .six gravures des monumens <'e l'anti-
quité et quatie cartes. — Il coniient des anciens docuiiens et des récits
1res curieux sur les voyages et les riérouveries des SravHl'f)nv> s sur les
cû;cs de l'Amérique... il priruit qu'ils y ont connu le pavs silaé à l'oueit
(I) SI. Jlartincj de la Rosa, le ChàloaubrianJ de l'Espagne, a bien voala
nous comniuniqucr le beau travail qu'on va lire. C'est pi>ar nous une bonne
fortune que rinserlion du grand nom de 11. Marlinez de la Uo,>a dans iwira
recueil. Le sujet avait été donné il l'anleiir par Vlmiiuii l:isioh(p.e, dans celle
question : « Quels sont les secours que Christophe Coloiiib a Iromcs dans les
u coD naissances gi<ographii(ucs tiniérieurcs a sou epoijue iiour réalise.'' la dccou»
tt vcite '!• l'An'-S!;;ue;^ "
^ 40
LE MAGASIN LITTERAIRE.
du déiroit (le Davis et le Labrador, la TorieNeiivo, h Nouvelle-Ecosse,
le Massaibussets... On prétend même qu'ils (lesceiuliri'iit jusqu'aux Flo-
ridcs... On compare les lieux et les mœurs, on y puise des iniluct.ons, on
foit dt'S coiijcclurcs... J'ai mcine remarqué dans quelques revues et dans
d'autres rcriieils. publiés aux Kiats-Unis de l'Amérique, que l'on y fais.iit
les plus grands éloges de cet ouvrage, et que l'on se pl.ùsait à rccoiinaîlre,
d'après la connnissance spéciale du pays, que lis données conicaues dans
ce livre paraissent être de la plus grande exacti uile.
Je n'en doute guère ; je l'accorde même très volontiers ; mais à en ju-
ger par le souvenir que m'a laissé cet ouvrage, dont j'ai lu un précis, il y
a quelque temps , voici ce qui en résulte , en l'examiuant d'un œil impar-
tial...
L'n fait me paraît avéré : c'est que les peuples srandinavcs firent quel-
ques excursions sur le littoral de l'Amérique du Nord; mais je n'ai pas
trouvé r«Hn<n(t qui pourrait rattacher ces découvertes, isolées, passa-
gères, sans étendue comme sans suite, à la grande découverte de Chris-
tophe Colomb.
Il f.mt remarquer, d'abord , que ces découvertes des Danois et des au-
tres peuples du Nord eurent lieu depuis le dixième siècle jusqu'au trei-
zième ; iir, il y aura't toujours un vide immense, l'espace de deux ou de
trois siècles, cnre les découvertes des Scandinaves et celle de Colomb.
Il n'existe pont de traces, au moins que je sache, qui puissent faire
soupçonner que Colonili eût quelque connaissance de ces di couvertes ; je
ne crois pas (|u'il ail visité jamais les contrées du Nord; j'ajoute encore
qu", quand même il les aurait visitées, quand même (et c'est une suppo-
sition tout ù-faii gratuite ) il aurait su que quelques navigateurs de ces
contrées aV'ient été jetés sur des rivages inconnus, cette idée n'aurait eu
que très peu d'intluence, aucune peut-être, sur sa résolution. Colomb n'a-
vait qu'une idée fixe; ce qui donna lieu à ce que le vulgaire le prît par-
fois pour un aliéné.— Cetc idée, c'était de trouver l'emi ire du grand Kan,
dont on racontait tant de racrvcilks; or, il était fort dilTirile dî rattacher
les découvertes des peuples Scandinaves avec celte idée capitale, qui ab-
sorbait, pour ainsi dire, toute la pensée de ColomI).
Un des orateurs qui ont parlé sur celte question a voulu cttribuer aux
Basques quelque inllut nce sur la découverte de Colomb... Je crois, pour
ma part, qu'ils ne peuvent en revendiquer aucune. Mon avis, sur ce point,
est d'autant plus impartial, que Colomb est né en Italie, et que les Bis
qucs. dont il s'agit, sont des Espagnols.— Ils ont, d'ailleurs, assez de gloire
certaine, pour qu'ils puissent se dispenser d'aspirer à une gloire dou-
teuse, _ 11 est vrai qu'ils furent, dans le moyen âge, des navigateurs très
cntreprenans. très hardis ; le monument qu'ils ont élevé (îans les ordon-
nances maritimes de Bilbao, prouve à lui seul combien ce peuple était
avancé dans la carrière du commerce et de la civdisaiion ; mais rien ne
prouve, d'ailleurs, que les Basques eussent fait des découveries telles
qu'elles puissent avoir aidé de beaucoup le succès de Christophe Colomb.
—Cet auteur qu'on a cité l'autre jour, Zamarola, passe, môme chez nous,
pour être trop passionné pour son pays... C'est un défaut qu'on doit lui
pardonner volontiers; il provient d'un sentiment si noble, qu'il porte en
lui-même son excuse !
Quanta ce pilote basque, qui aurait accompagné Colomb, c'est très
possible : les noms mêmes des cent et quelques compagnons qui le .'ui-
virent dans son voyage ont été conservés, fort heureusemfnt pour leur
mémoire; maisce'fiit ne prouve nullement que les Basques puissent ré-
clamer une grande part dans le mérite de l'enireprisc. Puisiiu'elle se pré-
para en Espagne; puisqu'elle sortit des ports de l'Espagne, il est tout sim-
ple que parmi ces navigateurs basques, si courageux, si cntreprenans, il
s'en trouvât quelques uns qui accompagnassent Christophe Colomb.
Celui-ci avait conçu son projet depuis long-temps, depuis vingt ans peut-
être, avant de venir en Espagne: il est donc démontré qu'il n'emprunta
sa pensée ni au.x Basques, ni aux autres navigateurs qui l'aidèrent dans
l'exécuiion.
Le fait est, à mon avis, que Colomb ne dut rien , ou presque rien, aux
découvertes des anciens, ni aux découveries des Scandinaves , ni à celles
des peuples basques ; la chose dut avoir lieu d'une manière toute simple ,
toute naturelle, et qui me paraît extrêmement vraisemblable: Colomb
avait remarqué que presque toutes les répnb i(iues de lllalie s'étaient en-
richies, qu'elles étaient devenues puissantes par le commerce a\ec l'O-
rient. — Pise Gènes, Venise surtout avaient puisé dans ces régions loin-
taines les trésors et la puissance dont elles étonnaient le monde. Le récit
de Marco Polo avait échaulfé l'imagination de Colomb... On. sait qu'il avait
toujours ce livre à la main. — Les Vénitiens avaient fréquenté une route
pour faire le commerce avec l'Orient ; les Portugais en cherchai°nt alors
une autre, en cOioyant l'Afrique, en doublant le cap des Tempêtes. —
Or, Colomb voulu trouver une troisième route , pour arriver au même
but : voilà son idée tout entière. — C'était l'esprit de découverte, c'était
l'esprit religieux qui caractérisaient l'un et l'autre le quinzième siècle, qui
poussaient Colomb, lui aussi, vers l'Orient : il ne cherchait pas un nouveau
monde, au contraire, il recherchait l'ancien!— 11 était si loin de chercher
un nouveau monde, qu'il le trouva par hasard, qu'il le vit, qu'il y toucha ,
sans le reconnaître. — 11 lui donna même le nom des Indes , parce que
c'était VInde qu'il cherchait ; rt les babitans de ces contrées ont conservé
le nom d'inciù-ni, qu'il leur donna aussi. — Ils ont conservé ce nom dans
les ordonnancos des rois d'Espagne, eidans le recueil général des lois fai-
tes exprès pour ces populations... lois ( soit dit en passant) qui sont un
monument impérissable de sagesse et d'humanité !
On a dit, avec raison, que l'erreur étiit entrée pour beaucoup dans la
découverte de Colomb, c'est vrai; mais il faut dire aussi qu'au fond de sa
pensée il y avait une idée juste. Colomb n'a pas trouvé la nouvelle route
qu'il (herchaii, pour aller jus!|ue dans l'Orient; mais ellede\ait exister,
elle existait dans le fait ; il l'a devinée, on l'a parcourue après lui.
Quant à la patrie de Colomb, ou peut affirmer presque avec certitude
qu'il était Génois. D'abord, c'était l'opinion la plus reçue de son temps:
ce fut l'opinion de quelques écrivains qui l'ont connu personnellement...
11 y en a deux suriout dont le témoignage est du plus grand poids dans
cette question : celui de Martir de Angleria, savant très distingué de l'Ita-
lie, qu'avait fait venir la reine Isabelle, avec d'autres gens de lettres non
moins célèbres : il accompagna la reine pendant le sit'ge de Grenade , il y
vit Colomb; or, cet auteur affirme que Colomb était Génois.
Il y a un autre écrivain, peu connu, mais dont l'ouvrage manuscrit (qui
existe dans la bibliothèque de l'Académie de l'histoire , à Madrid , et que
j'ai eu quelquefois dans mes mains ) est d'un prix immense. — C'était un
bon curé de village, d'un village appelé Los Palacios, à peu de distance
de Sévdle:ce curé écrivait, jour par jour, tous les événemensde quelque
importance dont il était témoin. Il ne se contentait pas de raconter ; il
laisait des portiaits d'une resseaiblance frappante, comme celui qu'il nous
a laissé de la reine Isabelle. — Ce curé connut Christophe Colomb ; il le
logea chez lui , à son retour du premier voyage ; il a laissé des détails pré-
cieux sur la découverte de l'Amérique , dont il s'occupe dans son ouvrage ;
et il y dit expressément que Colomb était Génois , et que , pendant quel-
que temps, il vendit, dans l'Andalousie, des cartes et des livres im-
primés.
Presque tous les auteurs espagnols ont été d'accord sur la patrie de
Colomb : il y a eu même un écrivain, plus connu par son esprit caustique
et sa verve mordante que par sa profonde érudition et l'étendue de ses
connaissances, Quevedo, qui a trouvé un sujet de plaisanterie dans la
nationalité de Colomb. — Il est à remarquer qu'en Espagne on avait une
certaine prévention contre les Génois ; c'est tout simple : ils faisaient le
négoce. — Or, Quevedo dit, en plaisantant : Ces diables de Génois nous
emportent nos richesses ; Colomb seulement nous a donné pour eux tous,
car il nous a donné un monde I
« Solo cl Genoves Colon
Dio par todos , dundo un mundo. »
Mais l'argument le plus positif, c'est celui-ci : Christophe Colomb, lui"
même, a dit, dans son testament, et p!us d'une fois, qu'il était de Gènes.
Cela, a mon avis, tranche la question.
Il est, cependant, assez sin:;uiier que le fils de Christophe Colomb, don
Ferdinand, qui a écrit la vie de sou père, parle de diverses opinions sur
son origine, sans exprimer pourtant quelle était la véritable.
Cela m'a fait revenir à une idée qui m'avait saisi pendantquelque temps;
la voici : — En Espagne , dans les archiies des InJes , qui sont mi vrai
trésor, il y a deux anciens m inuscriis : l'un d'eux porte que Colimb était
de Cagurco, petit vitlai;e situé près de ta ville de Gènes; l'autre porte
qu'il était né à Cugutéo on à nervi, appartenant à Gènes. — De nos
jouis, il existe encore un petit village appelé Cog-o((?««o; aïoi-inême je l'ai
visité , il se trouve à quelques lieues de Gènes , dans la riviera di Po-
nenle ; on m'a montré la ciiétive maison où l'on dit que Chrisiophe Co-
lomb est né ; c'est la trarliiion du pays ; moi-même , quand j'y étais , je
l'ai cru tout bonnement. Quand on voyage, il faut avoir un peu de la
bonne foi des anciens pèlerins !
Peut-être que /e fils de Christophe Colomb ne voulut pas attribuer à
son père celte modeste ori;;ine. Si ce fut la cause de son silence , il eut
tort : en pi énonçant le nom de Cliristophe Colomb, on ne pouviit pas se
rappeler Cogole'lto , mais le Nouvcau-Monde\
Pendant ses premières années, Chris;opbe Colomb navigi:a beaucoup ;
tout ce qui l'entourait llaltait sa passion dominante ; et les récits des voya-
"Purs, et les aventures , et les fables même , tout contribua à eiillammer
de plus en plus son imagination. Il conçut fortement une idée ; il la garda
pendant toute sa vie : celle idée . c'est >on histoire !
En Italie, il songeait déjà à 4'Orient : il rêvaii. jour et nuit, h ces beaux
pays que Marco Polo avait visités , qu'il avait décrits , du fond d'une pri-
son, précisément à Gènes.
Colomb se rendit ensuite en Portugal ; c'est tout simple ; c'était le peu-
ple qui se vouait alors aux découveries avec le plus d'ardeur, avec le plus
de foi. A la cour, à la ville, parmi le bas peuple, on ne parlait que de
frayer une nouvelle voie pour pénétrer jusqu'en Orient... Colomb le ren-
contrait partout!
Qu'il me soit permis de faire ici une observation qui tient à mon sujet :
c'est une coïncidence singulière , unique peut-être dans les fastes du mon-
de, que devoir deux hommes éminens (Colomb et Vasco de Gama), deux
génies supérieurs, placés sur la même ligne, et qui, presque en même
temps, se proposent d'atteindre un but, grand , immense , et qui se diri-
gent vers ce but par des voies différentes, ou pour mieux dire, diamétra-
lement oppoées !
Colomb se maria en Portugal , oîi il resta pendant quelques années ; li
il acquit de nouvelles connaissances ; là de nouvelles excitations rallumè-
rent continuellement sa passjon dominante ; il p!iraît même qu'il reçut,
LE MAGASIN LITTERAIRE.
H
dans l'héritage de son beau-père , des documens prc-cieux sur les décou-
vertes que les Portugais venaient de faire, priiicipalenicnt sur les côtes de
lAlriquc. Je crois (lu'il alla, lui aussi, dans une des Açoies.
Api ùs un sc^jour de quaioize ans, Colomb quiiia le Porlu'^'al, oii ses pro-
ie ti n'avaient pas tiouvé l'accueil qu'il désirait : c'était précisément quand
on était à la veille de doubler le caf) de Bonnc-^ii/iérunce ; tous les es-
prits , tous les yeux étaient tournés de ce cOiélà. Le projet de Colomb
dut paraître une distraction dangereuse, ou plutôt une lolie.
Coiomb;'rrivaeulispaj;rie dans le moment le nioius opportun. La guerre
de (ircnade venait d'éclaier, cette guerre terrible, opiniâtre, qui dura
pendant dix ans, comine celle de Troie, et dont les exploits vrais, authen-
tiques, surpasser; nt bs exploits fabuleux chaulés par lionière. —Les
forces de l'Espagne sulbsaient à peine a une telle entreprise : c'était une
lutte à outrance, une guerre à mort entre deux nations ennemies, qui
étaient restées mêlées ensemble pendant huit siècles, sans se confondre
et sans se réconcilier ! — Ferdinand et Isabelle étaient trop occupés de
Grenade pour s'arrêter aux sollicitations d'un inconnu , qui venait, si mal
à propos, leur présenter un projet bizarre.— 11 est, cependant, remarqua-
ble qu'ils accordèrent quelques secours à Colomb ; qu ils lui ordonnèrent
de les suivre, qu'ils envoyèrent son projet à Salamam|ue, pour qu'il fût
examiné par un comité de savans... Colomb ne se découragea pas ; ses
cartes et ses papiers sous le bras , il quiita les rivages de la mer, et s'en
alla tout droit à Saiaraanque... Là aussi, il cher(hait l'Orient!
Les av.s lurent partagés ; mais, enfin, il y en eut quelques uns de favora-
bles. Colomb revint auiuès de la reine; il la suivait partout, à la cour, dans
le camp, au siège de Ma'aga, à celui de Grenade... Mais il ne pouvait pas
vaincre l'obstacle princij al. L'entreprise de Grenade était si grande qu'elle
ne permettait pas d'en eniamcr une autre. — Pendant l'espace de huit ans
d'inceriitudc et d'attente, Colomb fut, plus d'une lois, sur le point de
quitter l'Espagne; il y fut retenu, à ce qu'il paraît, par les liens de l'a-
mour ; il aimait une dame de Cordoue, aussi noble que belle, dont il avait
eu un his naturel, don Ferdinand. — Si cette liaison le retint en effet,
comme tout porte à le croire, c'est une nouvelle confirmalioa de ce que
l'on a si souvent répété, que les plus grands événemens ne tiennent par-
fois qu'à de petites causas : l'Espagne doit peut être la découverte et la
possession d'un nouveau monde aux beaux yeux d'une dame de l'Anda-
lousie!...
Sur la fin de la guerre rie Grenade, la reine voulut que l'expédition de
Colomb eût lieu. Ce fut cette princesse, d'un caractère si noble et d'un
esprits! éclairé, qui accueillit le projet de Colomb... La grande reine de-
vait comprendre le grand homme !
Mais oîi trouver les moyens pour suppléer aux frais de l'expédition ?
Il fallait armer deux ou trois petites barques; il fallait faire d'autres dé-
penses; et la trésor était épuisé. — C'est ici que se révèle tout entier le
caractère de cette femme héroïque : elle se dépouille de ses bijoux, elle
les rassemble, elle les oll're en gage, pour que l'on trouve de l'aigi nt, et
c'est avec cet argent, emprunté sur ce gage, que la couionue de Castille
acquiert un nouveau minde !
Colomb a vu réteB(dard de la croix flotter sur les murs de l'AIhambra ;
il a vu ( c'est lui-même qui le dit) le roi chauve, détrôné, venir au devant
des vainqueurs ; quelques jours après, dans le mois même où 'a capitu-
lation de Grenade a eu lieu, l'expédition de Colomb est toutà fait réso-
lue. — Il va partir, enfin, pour son Orient chéri : la reine catholique le
nomme d'avance grand-amiral, vice-roi et gouverneur de toutes les
contrées, de toutes tes ites qu'il parviendra à découvrir. Vs lui accor-
dèrent encore une autre grâce, qui doit nous paraître singulière, mais qui
atteste l'esprit du temps : ils permirent à Coyomb de faire usage du Don
(levant son nom... Voilà encore <'/(onne«r devenu un trésor précieux
dans une monarchie !
Colomb partit vers le milieu de cette même année : trois petits bàti-
mens ( caravclas) eomposaient toute sa flotte. Outre le tourment de l'in-
certitude et les périls de la mer, il en éprouva bien d'autres et de plus
d'un genre. — On raconte de lui une anecdote que je crois authentique,
et qui prouve la présence d'esprit f t le courage de Christophe Colomb. —
Ses matelots se révoltèrent plus d'une fois; ils coinmenvaiejit ii croire
qu'il était sorcier, ou quelque chose de semblable ; et ils résolurent de le
jeter il la mer. — Se voyant dans ce péril extrême, il cons( rva son sang-
fioid, comme l'abbé Maury, dans la première é.ioque de la révolution
française ; mais il ne dit pas : c Quand vous m'aurez mis à cette Imterne,
)iy verrez-vous plus clair?... » Co'omb lit à ses matelots cette autre ré-
lli'xion, bien plus grave ; « Qui-nd vous m'aurez jeté i» la mer, comment
«fcrez-voiis [lour retourner en Espiigne?... « 11 leur promit de les y con-
duire ; il lit semblant de changer de di eciioii; mais il n'en continua pas
moins tout droit vers sou but : il y tenait plus qu'à la vie !
Dans toutes ses lettres, adressées au roi et à la reine (il y en a dans
les archives de rEsp;'gne; il y eu a aussi dans celles de la maison du duc
de Veragua, descendant de Colomb) , il leur disait : « Vos altesses m'ont
«ordonné do ne pas aller dans l'Orient par terre, comme on alliabitude
nde le faire, mais bien par la voie de l'Occident, par où nous ne savons
y>[ias de source certaine (je vous prie de remarquer l'expression) que
•quelqu'un y soit jamais allé. »
On a conservé le journal qu'il rédigea lui-même pendant sa longue et
lasardcusc na\igatiun : c'est un document du plus giand prix qtd se
irouvc, avec plusieurs autres, dans un ouvrage fort remarquable dont
j'ai à vous entretenir pendant quelques insians. Cet ouvrage a pour titre :
liecueil des voyages et des découvertes faites par les Espagnols depuis
la fin du quinzième siècle. L'auteur, M. Fernandez Kavarrete, un f es
hommes les plus érndits de l'Espagne, a rendu un vrai service à sa patrie
en tirant de l'oubli des documens précieux qu'il était à même de se pro-
curer, étant à la tête du dépôt liydrograpliiquc de Madrid, et ayant à sa
dis/)Osilion d'autres archives. Ci st là qu'il a puisé les matériaux da soa
ouvrage, qui jette une lumière nouvelle sur l'histoire delà navigation. —
11 y en a un exemplaire à la Bibliothèque nationale de Paris : il y en a
du moins les deux premiers volumes; maiî ce sont précisément ceux qui
contiennent le récit des découvertes faites par Christophe Colomb : moi-
même, hier, j'en ai parcouru à la bâte quelques feuillets ; et je crois que
tous ceux qui voudront se faire une idée juste du sujet qut nous occupe,
feront bien de consulter un ouvrage aussi important.
M. Navarretc a contribué aussi au succès qu'a eu, à juste tire, r///5-
toire de Cliristoplie Colomb, publiée aux Etats-Unis de l'Amérique, par
M. Washington Irving : cet écrivain , aussi élégant que facile , a habaé
pendant quelque temps l'Espagne, et il en a tiré des matériaux d'un grand
prix.
11 y a encore, aux Etats-Unis, un autre écrivain, laborieux, profond,
consciencieux, dans le genre allemand, qui a publié réce.nment une his-
toire du règne des rois catholiques, qu'il a eu la boalé de m'envoyer.
Comme un épisode de cette histoire, ou pour mieux dire, comme la dé-
couverte du Nouveau-Monde par Christophe Colomb, est une partie des
plus intéressantes de cette histoire, M. Prescotta profité, à son tour, des
travaux de M. Navarrete.
C'est un spectacle agréable que de voir au-delà des mers, sur l'autre
hémisphère, des écrivains aussi distingués, se vouant, avec le plus grand
zèle, à éclairer l'histoire de leur pays , et faisant avec l'Europe un échange
de lumières qui doit tournera l'avantage du Nouveau-Monde, ainsi que de
l'Ancien!... Je reviens à mon sujet.
L'expédition partit du port de Palos : o Je pris (dit Colomb) la route des
îles Canaries, qui appartiennent à vos altesses et qui se trouvent dans l'O-
céan, pour prendre de là mon point de départ, et continuer ma navigation
jusqu'à ce que je trouvasse les Indes; afin que je pusse renip'ir l'ambas-
sade dont vos altesses m'ont chargé pour les rois de ces contrées ; en fai-
sant tout ce que vos altesses m'ont ordonné de faire... et je serai obligé
(ajoute-til, avec une naïveté charmante, qui peint à elle seule le grand
homme) je serai obligé d'écrire, pendant la nuit, ce que j'aurai fait pen-
dant le jour : il faut surtout que j'oublie de dormir, et que je m'occupe
luut-à-fait de la navigation ; c'est nécessaire, mais c'est bien pénible!...»
Vers la mi-octobre, il découvrit la terre, pour la première fois ; c'était
une Ile que les habitans du pays appelaient Guanahany, et à laquelle Co-
lomb donna le nom de San-Salvador.
Colomb quitta cette île, il ne voulait pas perdre de temps; son but était
(d'après sou propre témoignage) de trouver l'ile Cipango... Toujours
Miirco Polo devant ses yeux !
Il se trouva comtne égaré au milieu du labyrinthe que formaient ces
îles : 11 II y en a (dit-ii) un si grand nombre,que ces Indiens m'en ont cité
une centaine par leurs noms. »
Il débarqua à une seconde île, qu'il appela Sanla-Maria ; il visita la
troisième, à laquelle il donna le nom de Fernandina, en honneur du roi
Ferdinand; il en visita encore une quatrième, à laquelle il attacha le nom
à'isabela... On voit, même dans cespetits détail-, l'esprit du siècle, l'es-
prit à la fois religieux et monarchique, qui présidait à ces entreprises.
On ne peut s'empêcher de sourire, parfois, en voyant ce grand homme,
qui venait de découvrir un nouveau monde, aller frapper à tmtesles por-
tes, et demander à tout venant des nouvelles du grand Kan !.. « Cette
tel re (dit-il. en parlant d'une de ces île>) doit être fort riche en épiceries.»
Il croit toujours qu'en av.inçaiit un peu plus, il trouvera de Cor eu abon-
dance... .S'il voit de petites coquilles sur le bord de la mer, il s'en ré-
jouit : 11 c'est un signe (dit-il) qui annonce l'evisience des perles .'... » Il
a devant lui un speciacle grand, magnifique, sublime; il en est ravi; ilea
parle avec cnthouMasme; mais il ne rêve que \'Orient\
11 ai riva cnlin à l'île de Cuba. Là, Colomb crut qu'il avait atteint le but
de son voyage : il voyait les petites caiioas des Indiens; mats il s'a' tendait,
d'un moment à l'autre, à voir arriver de plus gro . bâtimens : les vaisse^iux
du grand Kan ! — Sous cette impression Colomb envoya le pilote delà Pinta
( nom d'une de ses carai:eUis) pour prendre des renseigneni' ns sur le
pa)s, et pour poiter une ambassade et des présens à ce puissant monar-
que. Le pilote revint ; il croyait que ce n'était pas une île, mais bien un
continent, et très étenJu ; le roi de ce pays n'étut pas le grand Kan, mais
il était bien en guerre a\oc lui!.,. Les h ibitaus rappelaient dans leur lan-
gue, cami...
Les Espagnols ne comprenaient pas les Indiens, et les Indiens ne com<
prenaient pas davantage les Espagnols; mais comme ceuj-ci ne deman-
daient autre chose que l'endroit où ils pourraient trouver le grand Kan,
ils prenaient en ce sens tous les mots barbares qui venaient frapper leur
orc'lle, et qui avaient une désinence tant soit peu semblable.
Colomb lie se départit pas de son ijée ; il dirait (d'après ses documens
mêmes) qu'il ferait encore des rllorts pour arriver jusqu'au grand Kan...
« Il doit résider vers ces contrées (ajoutait-il) ; ou bien, j'irai à lavdlede
Caitay, qui lui appartient aussi ; elle doit être fort grande , d'après cç
qu'on m'eu a raconté avant qs\c je_ne quittasse l'Espagne, »
h1
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Je m'arrcle ici avec Colomb. Vous le voyez, messieurs, la même pensée
l'occupe toujours ; elle lui empèclie de rii'ii voir, de rien ciiteniire: il
vient de trouver un moiiile ; et il n'espirc qu'à suivre do loin les traces de
Môrco Polo !
Ma triche diniiile est finie : ce qui la'avail décidé à l'entreprendre c'é-
tait d'ahord le désii' de payer ce faible Iri'ul au corps savant qui m'a faif
Tbonneur deiu'adnietircd\ns son sein; c'était encore l'cnvio de me mon-
trer docile aux obligeantes excitations de notre illustre président... Il y a
un autre motif qui m'est, pour ainsi dire, personnel: il s'agissait do Cliris^
toplic Colomb, de ce Colomb dont les Italiens et les Espagnols s'cnor-
guciliissent : les Italiens, fiers de son origine, et nous Espagnols, plus
fiers eucorc de sa p'olre.
j. A!.\u'n.\EZ DE LA ROSA. — (France Littéraire.)
(THE DEVIL'S HOUSE.)
Le Devonshire est un des comtés les plus rians de l'Angleterre. Le
voyageur qui traverse à h bâte ces ricbcs caaipjgncs y jette en passant
un regard d'envie. A voir ces praiùcs vprtcs, ces bo's toullus, ces jardins
immenses, ces châteaux à di:mi cachés dans les arbres, on pourrait croire
que leurs beureui possesseurs y oublient aijéinent la ville, depuis les
premiers jours du printemps jusqu'à la fin de l'automne. Cependant les
îenèires des manoiis restent cl ises durant la balle saison ; les avenues
sont silencieuses, les barrii:re3 firmées, les 6, hos mu'^ls. On cli.-rche en
vain sur la terrasse, à travers les prilles, an borJ de la rivière, quelque
robe b'ancbc fugitive, quelque chapeau de paille d'Italie, cachant à demi
la blonde tète d'une élégan'.e promeneuse. Tuus les seniiers.snnt d.^serls.
Les nobles résiilences sont abandonnées. Les fleurs s'épa':ouis?ent; mais
personne ne doit respirer leurs parfums, si ce n'est le jardinier qui passe,
son arrosoir à la main. Le loriot ch une sou". les saules, le rossignol se
plaint dans les bois ; mais le pâtre seul les écoute, en gardant ses trou-
peaux dans les pâturages voisins.
Ce n'est qu'à la fin de septembre, au moment où les feuilles vont tom»
ber, ce n'est qu'aux approches de l'hiver, que 1 1 bonne compagnie de
Londres vient peupler ces solitudes. Alors tout prend dans la province une
vie nouvelle. Les vole;s, long-ten'ps fermés, s'ouvrent enfin auv rayons
d'un pâle soleil: le moment est venu des longues promenrides, dos chas-
ses bruyantes, desc.;ui!ca'!cs aventureuses. Les gejitilïhomiî-.e;; poursui-
vent le renard, malgré la pluie et le vent, et las dames, que le mauvais
temps a retenues aupiès du foyer, s'extasient sur les chaimes de la vie
champêtre en lisant ks bc'les descriptions qu'iii fowt les poètes à la mode.
Un des plus nobles châteaux du comté de Devon est celui de Bàdevval.
1! en est peu qui puissent lui être comparés pour l'éiendue de ses dépen-
dances et l'a^'rément de sa situation. CLi)tn lant, an mois d'octobre
1801, on voyait sur la grille principale une vaste pancarte où étaient ces
mots : Maison à louer, et il était facile de voir, à la couleur iernc de
cet écriieau, que le manoir attendait depuis long-temps des hôtes. Un our
enfin, par une belle matinée d'au'.omne, quatre personnes, suivies de plu-
eieurs domestiques, se présentèrent à l'entrée du château. Le concierge
se hâta d'ouvrir, et un des éiraugers lui demanda si l'on [iouvait visiter la
domaine.
Le voyageur qui venait de parler était un homme d'environ cinquante
ans, de taille moyenne, le teint bruni par le soleil. Il était vêtu avec vnQ
sorte de sou)ptuositô ; .^a redii:gote de cachemire blanc, bordée de four-
rures, les-nombrcuxbriilsns qui étince'aientà ses duigi?, tout l'ensemble
(le son costume et de sa personne faisait aisément rcconn-iître un de ces
marchands de l'Inde qui apportent sous le ciel du nord le hxe ci les lia-
bitufles asiatifjues.
il était acrompagné par un jeune homme da haute stature, ponant l'u-
niforme d'ofiicier de marine, 1 1 jaquette verte et la tnque ronde au galon
d'or. Deux dames s'appuyaient an bras du marin. L'une âgée de seize ans
à peine, brune et pâle, d'une taille souple et bien prise, se (iislinguail en
outre par la délicatesse de ses traits et l'expression pensive do son regard.
L'antre devait être sa mère.
Lps étrangers parcoururent le château, le jardin et le parc. Le nabab
no cacha point la surprie que lui causaient les merveilles qui, à chaque
pas, s'offraient aux visiteurs.
— C'est un palais de fée ! di- a'til ; nous n'irons pas plus loin. Ne dirait-
on pas, mesdames, que cette demeure a été embellie exprès pour vous
recevoir?
Enfin il se tourna vers le concierge, et lui demanda à qui l'on devait
tomes les magnificences de cette habitation,
— Figurcï-vou?, monsieur, répomlit l'honnèto gardien, que quatre
jennes gans ds bonne mine vinrent, il y a quelques années, louer ce do-
maine, qui éiait alors à peu près abandonné, car le propriétaire est un
planteur de la Jamaïque, et depuis long-temps n'a pas revu rAnglelerro,
Le château était en mauvais éiat; les -onces, les grandes herbes, crois-
caiei.t dans les allée:-; il ne poussait que des pavots dans les jardins, les
Blatucsétiii.nlrenvcr ée?, Nos jeunes maîtres font venir des ouvriers de
toutes sortes, jardiniers, maçons, décorateurs; on bouleverse la maison
et les alentours; au bout de trois mois, le château était comme vous le
voyez. Mais, chose étrange, lesjeunes gentilshoinuie?, après avoir mené
joyeuse vie, tenant table ouverte, passant les nuiis à boire et à jouer, soiit
reparliii, des le printemps, comme ils étaient venus. Je les ai bien re-
grettés pour ma part; sir James Villers, surtout, le plus jeune des quatre et
le cavalier le plus accommodant qu'on puisse rencontrer.
— Ils ont eu là une charmante fantaisie, dit le nabab, et je suis fâché
de n'avoir pu connaître ces braves gentilshommes. Mais, dites-moi, la
maison est-elle restée vide depuis leur départ?
—Il s'en faut bien, monsieur; nous avons eu lord Pagct, d'abord, puis
lord Yarmouth, et enfiii, l'année suivante, le comte de ïalbot.
— Diable ! reprit le nabab, il paraît qu'on ne se plaît pas long-temp3
ici.
Le soir môme, la famille avait pris possession du cbâteau. Le nouveau
seigneur s'était retiré dans son appartement après le repas du soir, lors-
qu'un domestique entra d'ua air troublé et lui dit en roulant son chapeau
dans ses mains :
— Je suis fâché de vous quitter, monsieur Mauverney, mais je ne puis
rester dans cette mason. J'ai vu les gens du village, et...
— Que veux-tu dire ? s'écria le nabab.
— Ah ! monsieur, vous ne savei pas où vous ctest
— Je suis à Bridewall, et j'y resterai long-temps, s'il plaît à Dieu.
— Di'es plutôt s'il plaît au diable, car vous èies dans sa maison.
— Quelles sornettes me contes-tu là ? des histoires de vieilles fcmm.es.'
— Ce qui est certain , monsieur, c'est qu'il s'est passé ici des choses
terribles, et que, depuis deux ans, personne ne veut plus y habiter.
— Trois ou quatre Jords et autant de geniilshomiaes y ont deiiieuré ,
mon garçon, nous pouvons bien faire con.mceux.
— Oui! mais ils sont payés pour n'y pas revenir. Croiriez-vous qu'en
un an; lord Paget a perdu dans cette maison trente mille livres sterling.
— Au jeu?
— Plût au ciel! Mais on les lui a prises dans son portefeuille. Qui?
nul ne le sait.
— Il n'y a rien là d'extraordinaire ; cela peut arriver dans le Stock-
Exciîange comme ici. As-tu entendu faire les mêmes contes sur lord Yar-
mouth ?
— On ne lui a rien volé, monsieur ; mais comme 11 recevait la meil-
leure société de Londres, on a dépouillé so hôtes ; si bien que personne
ne vouliit rester pius de deux jours chez lenoble seigneur. On lui avait à
peine présent'; son coinplinient d'arrivée qu'on accourait lui faire ses a-
dieuf. Lor.l Talb.ot, qui lui a surcL^dé , étant jaloux et avare , ne recKV;iit
pas. Mais on a pris, la nuit , ats doigt de sa femme , l'aïKieau nuptial , ua
brillant superbe, et, sur sa toilette, tons les bijoux de sa parure.
— Perte ! dit le nnbab , cela mérite réSexioa ; miiis toi , mon pauvre
John, m'astn déjà assez volé pour craindre de l'être à ton tour? Allons,
reste avec m A, et dors tranriinlle,
— C'est aisé à dire, monsieur ; mais on raconte bien d'autres choses
dans le priys. C'est à (a re dresrer les cheveux sur la tète. On parle d'un
homme trouvé mort dans fa chambre.
— E-i 'as-tu pas des armes , poltron? Va coucher avec le nègre ; il fera
peur nu diable. Domain r.ous verrons ce qu'il y a à faire. Surtout ne parle
à personne de ces folies.
John soriiipeu rassuré, et M. de Mauverney se dit à lui-même, penda-ît
que son vaict-dcchambrc l'aidai! à se déshribiller.
— Pardieu ! j'aime les avciitu es, (tje serais charmé d'être dévalisé. Je
restersi ici, dussé-je y perdre vingt niille guinées !
Ceperulaiiî un mois se pa'^sa , et aucun vol n'avait été commis dans la
maison. i\!. ]\lauvcrney av.nt caché jusque-là à sa lamille la mauvaise re-
nommée du crrâteau, maisil avait fait prendre secrètement toutes 1rs pré-
cautions pour déjouer les tentatives des mallaiteurs. Un jour cuCu, ne
croyant plus aviir de réserve à iz.irdt'r, il résolut d'égayer le déjeunir
par les confldeuces que J )lin lui avait faites. Il descendit dans la salle à
manger, et aborda en riant l'offirier de marine qui s'y trouvait, assis au
coin du feu dans une attitude rêveuse.
— Coiijonr, moucher William, dit-il en lui fiappant sur l'épiulc.
Comment avez-vous passé la nuit!
William se retourna à cette question et hocha la tête sans répondre.
— Jiiste ciel ! s'écria le naiiab, a.ez-vows fait un mauvais rêve? L'amour
vous anrait-il ô!é le soiumeil ! Ou bien auriez vous déjà avant le jour des
noces, desiiuerellcs de uiéiia.^c? Anna vous aurait-elle fait encore que'-
que malice ? Patience, j'arraiig'^rai tout cela.
Le marin se lev.i, et d'un ton presque solennel, dit à Mauverney ;
— Etes-vous sûr de la fidélité de vos gens?
— Je les ai tous ramenés de l'Inde, répondit le nabab.
— C'est étrange, reprit William, il y a pourtant un volenr dans cciîc;
maison. Je n'ai pas voulu me plainlre d'abord, quoique pendant un mois
j'ai vu disparaître d'abord mou portefeuilie, mes armes, et le portrait chéri
de votre fille. Aujourd'hui, monsieur, je crois devoir vous avertir.
— Est-ce une plaisanterie, monsieur Dorsat? dit le nabab avec sur-
prise.
— Le portefeuille émit dans mon secrétaire, continua le marin, les ar-
mes étaient suspendues à ma portée, et j'avais placé le portrait au-dessus
LE MAGASIN LITTERAIRE,
ItZ
(le h cbeminée , où vous avez pu le voir hier au raaliu. H*j bien ! tout cela
a été enlevé !
— Votre porte était-elle ouverte ? s'écria Mauverney.
— Elle Otail fermée à double tour et la clé en dedaus. La fenêtre est
restée parfaiteoicni close.
— Donc, reprit le nabab, vous vous êtes trompé, mon ami, ou vous
vous êtes volé vous-mi}mc. Quoi qu'il en soit, consolez voas, ce snnt là
fies bagatelles. Ce qui vous alllige le plus , c'est, je pense, la disparition
du portrait.
— Sans doute ! répliqua William en soupirant, les diamans étaient ma-
gniliques.
Le nabab se mordit la lèvre et ajouta : — Ces daines vont descendre.
Gardez-vous bien de les ellVayer. Pas un mot sur cette allaire, il est inu-
tile d'éveiller pour si peu liniagination inquiète de ma Dllc. Vous savez
combien Anna est iiùpressiouuable! un rii-n l'agite. La vie do celte en-
fant délicate a besoin des plus grands niénagcmcns. Pour moi, je lui ai
laissé prendre , dès ton enfance, uu empire absolu sur ma volonté. Je
suis le premier de ses esclaves. Je crains de la froisser par la moindre
résistance. Elle ressemble, voyez-vous, à ce3 Qeius qui so fanet.t aussitôt
que la main les a touchées; et je dois dire, en passait, que ^ousêtes
un peu brujque avec elle. Vous n'oubliez pas assez vos lial)ituiies de ma-
rin. Je l'ai vue souvent tressaillir au seul bruit de votre voix.
En ce moment, Mme Kauvcmey entra avec sa lille. On se mit à table;
miis le repas fut silencieux. Au dessert seulement, sir William demanda
au nègre qui le servait si le courrier était arrivé. Sur la réponse du do-
mestique, M, Mauverney se retourna vers sjn futur gendre : — Vo.re
père veutsans doute nous surprendre, lui dit-il; ilarrivera àl'irapro'iijte,
le digne amiral, comme il aborde l'ennemi.
— M. Dorsett a une meute et de bons cbcvaux, dit Anaa; il attendra
patienuneut l'arrivée du couile.
— Vous ne se.iiblez pas, mademoiselle, beaucoup plus pressée que moi,
répliqua l'oSlcier de marine.
— Alliins! dit Mme Mauverney avec inqni'iude, voilà des en ''aniiila.qcs !
Gomme elle parlait ainsi, le corse lit entendre; Wdliam quitta la table
et dit auna'xib :
— Ce sontles piqucurs de notre voisin Elliot qui sonnent le rappel. Ne
viendrez vous pas dire bonjour à la bc c ?
tli^s Mauveiney leva les épaulas d'un a'r dédaigneux, et sir ■William
sortit en toute liâtc. Le n;ibab avait refusé de le suivre.
Lorsque le jeune horai.c fut parti, !a famille garda le silence. Anna
voulait sans doute éparj;ner à M. Mauverney l'einmi de ses récrimina -
lioi:is, et le naba ), (îc ron côté, jugeait le moment peu fa'orab'i; pour
vanter, suivant son liabiiu(îi\ les aimables qu.ilités du baronnet. Celui-ci
rcsia toute la joutuûe dans les plain-s et ne revint qu'à la nuit ilose. Son
Lôio avait employé le temps à visiter la maiion depuis les combles jisqu'aux
celliers.
I.e lendemain, TT. Mànverney ne s'éveilla qu'à dix lienrcs du iï:alin.
Etonné du grand jour et de la hauteur du soleil, il voulut voir usa montre
combien de temps il avait dormi. La montre avait disparu. Fropjié de ciute
drcor.stance, le nabab se leva promptemeni et courut vers la table où la
veille il avait déposé un ciut dii nombre dcbank-uoles. Les mandats n'é-
taient plus à h plare qu'ils devaient occuper.
M. Mauverney se promena à grands pas dans sa chambre, délibérant
enliii-mème s'il ne quitte, ait pas le châieau. Il sembla long-ieuips liési-
tcr. Enliu il Di un geste de rrsoluiion qui lui était familier.
— Par saint George ! dit-il, je suis curieux de voir comment cela fini-
ra. Je ne quitterai pas la partie avant de savoir avec qui j'ai joué , fut-ce
le diable en persoinie.
Cependant, quelques jours après, les vols recommencèrent, et plusieurs
chambres furent visitéîs à la fois par les voleurs clandestins. SirWiiiiam
y perdit non seulement de nouveaux poitefeuilles , mais encore l'ecrin
qu'il destinait à sa liancée. Madame Mauverney ne retrouva plus aucun de
ses magniliquea cachemires , et son mari lut bientôt obligé de tiier de
nombreuses traites sur son banquier de Londres. La justice du co-uté fut
avertie; tous les ag-ns du slierif se mirent en campagne. On entoura la
maison, on la garda luiitetjonr, les domestiques furent changés, mais
toutes les mesures ilemeurèrent sans résultai.
Une circonstance singulière engagea M. Mauverney à persister dans sa
résolution de rester dans le château au milieu des déprédations mysté-
rieuse.:. La thambrc de sa lille avait été eiuièremeiit oubliée par les vo-
leurs. Ou lais'-ait i[;norer à Anna ce qui se passait dans les auti es appar-
temcns du château.
Un soir, selon sa coutume, miss Mauverney, assise sur son lit, causait
avec ladcune de compagnie rpii veillait auprès d'elle. Elle était mécon-
tente de sajourme. Le tem|is avait été brumeux , une neige épaisse cou-
vrait la terre. La jeune lille revint à son sujet de prédilection.
— (Juel viliiin lionmie , dit elle , que ce M. Wdliam? n'est-ce pas ma
chère Margaref? On ne p^nit pas dire qu'il soii laid, et pourtant je ne
puis me résoudre il laimer. lime semble qu'un amoureux do t être ga-
lant, empressé ; eh bien I le croirez-\ous, aujourd'hui encore j'ai dit deux
ou trois lois tout haui , pour qu'il rentoiidit : — Mou Oicu ! que je vou-
drais avoir un l)ouf|uit de violettes ! Le baromiet a fait la sourde oreille,
et j'attends encoru la surprise que je lui demandais. 11 est vrai qu'il au-
rail.fAllu aller jusqu'à la serre l Vous riez, Margarct! ces bagatelles sont
importantes, et j'y tiens tellement, que je donnerais mon collier de perles
pour une violette.
— Ce serait payer cher un caprice.
— Caprice ou non, cela coù era à M. Dorsett plas qu'il ne pense.
En disant ces mots, la jolie miss posa la tétc sur l'oreiller et ne larda
pas à s'endormir, tandis que Mile Margarct apprêtait le moka qui devait
lui servir à éloigner le sommeil. La vigilante gardienne en prit phi:sieurs
tasses; mais bientôt, api es avoir lutté contre une somnolence invincible,
elle baii-sala tète sur sa poitrine et resta sans mouvement.
Lorsque miss Mauve: ney se réveilla, la première ' hose qu'elle aperçut
à côté de son lit, sur le guéridon de laque, fut un bouquet de violettes
toutes fraîches dans un vase de cristal.
— Mou Dieu ! dit-elle, ma chère Margiret, venez ici que je vous em-
brasse. Où donc avez-vous été cueillir ces jolies fleurs?
Margarct étonnée se défendit vainement de l'attention délicate que lui
prêtait Anna.
— Prenez mon collier, lui dit la jeune fille, il est à vous, ma chère ; je
l'ai proais à qui me ferait ce cadeau.
Miss Mauverney chercha des yeux le collier de perles. Il n'était plus sur
le guéridon. (^)u'éiait-il devenu ? La po-te était restée parfaitement close.
On ne pouvait suspecter la litléiitô de Margaret, qui en avait donné des
preuves incontestables. Ce mystère éiait de nature à préoccuper vivement
une jeune fille oisive et naturellement rêveuse. Miss Mauverney était bien
sûre d'avoir posé le collier sur le guéridon. Elle se rappelait la place où
elle l'avait mis, et la promesse qu'cl'e avait faite de le donner à qui lui
apporte! ait li's violette?. Les fleurs étaient là, le collier n'y était plus
Anna lit accepter à Margarct un autre de ses riches joyaux, et s'habilla
toute pensive.
Ce jour-là , elle accueillit Dorsett avec plus de froideur que jamais.
L'oliicier de marine ne sembla pas s'en apercwoir. A l'heure habituelle
du coucher, Anna, moins expaiisive que la veille, lit lentement sa toilette
de nui!. Le feu qui brûlait dans la cheminée avait répandu dans l'appar-
tenieut une chaleur uu peu vive, i a jeune fille ôta le lichu de blonde qui
couvrait ses blanches épaules, et le jeta sur un fauteuil auprès de son ■!'.
Le malin , au réveil , une main invisible avait dérobé le fichu. Miss Mau-
verney seule s'en aperçut et n'en dit rien à Margan;!. Tout le reste de si
parure, ses bagues, ses iTacelets, étaient encore à la même place.
Pendant plusieurs jours, ces mystérieux larcins se renouvelèrent. Anna
perdit tour à tour le nœu I de ru.'ans qui attachait ses ciieveu^, ses gjnts
parfumés qu'elle avait portés, un mouchoir de baiisie, un petit miroir où
e le s'ét il regardée avant de f e coucher, et d'autres objets , qui pourtant
ne devaient sembler précieux à personne. Elle se gar-la liien do conter,
niLune à sa mère, ce qui lui.arrivait chaque malin. Soa imag nation lui fai-
sait tro ivor un secret plaisir dans ce myst re, qui n'dvait rien d'ailleurs
qui pût l'alarmer. Anna i ,norait toujours ce qui fC passait dans les aatrcs
app.u tcmens , et , comme une vérit ible lille de l'Inde , s'abandonnait sans
réserve à celte curiosité romanesque où le cœur entrait déji pour quel-
que chose.
Le toir, elle rentrait chez elle avant son heure accoutumée, ne prêtait
plus qu'une attention distraite aux propns de sa viei le comp. gne , et son
sommeil, quoique léger, était rempli de rê\ es.
11 y avait huit jouis que duraieni ces vols singuliers, lorsqu'au milieu de
la nuit, la pendule snnn nt deux heures, miss Anna s'éveilla en sursiut,
et Cl ut avoir entendu du bruil dans la chambre. Elle n gaida autour d'elle;
une l.uiipe voilée bi ùlait sur la table de m;ubre , et la bonne Jlargarct
domnàt à cûté de sa lasse remplie. Anna crut avoir fait un songe, et se
laissa rciomber sur son oreiller.
La nuit suivante, à la même heure, le même bruit tira du sommeil l'in-
quiète jeune file. Elle ouvrit les yeux et retint un cri d'effroi... Elle ve-
nait d'apercevoir, à la clarté de la lampe, uu jeune homme mis avec élé-
gance, (l'une taille noble et fière, debotil devant la cheminée.
Les rayons de la lumière éclairaient ses cheveux noirs ot brillans com-
me le jais, son front large et serein, son vidage doux et fier, auquel de lé-
gères moustaches donnaient une exprcs'^ion marii.-.le. Il était lout entier
au so'n qui l'orcupait. Penché sur le vase de crisial où miss Anna avait
pieusement conservé le bouquet mystérieux, il arrangi ait de nouvelles
violettes dans l'eau limpid.'. 11 prit ensui e les Heurs à demi fanées, les
cacha dans son s>'i:!, et tourna la tète vers l'alcôve. A ce liipnvi'ineiit, la
jeune fille ferma les yeux. Lorsque après un moment d'angoisses c le osa
les rouvrir, l'étranger avait disparu. Margarct dormait toujiuirs.
Miss Mauverney, accoudée sur son oreiller, la tête sur ta uiain, lemnt
les regards attachés sur la place que vc:>ail de quitter le jeune inconnu,
resta jusqu'au matin dans cette attitude rêveuse. I.'appariiion et la dispa-
rition de l'étranger étaient des circonstances pour le mo'ns aussi merveil-
leuses que le don mystérieux des violeurs et que les discrets larcins drs
nuits pri^cédentes. Miss Anna se demanda un moment si tout cela n'était
une fantaisie de son imagination, comme pouvaient en inspirer les fables
orientales dont son enfance avait été bercée. L'étranger éiai! il un de c<s
pénies qui descendent parfois chez les mortels? Le monde des Péris
s'étiiit-il ouvert, et était-elle devenue elle-même une habitante des
réuious heureuses? Miss Mauverney avait trop de raison pour s'a-
bandonner long-temps à de semblables conjectures. D'ailleurs, toit
auteur d'elle la rappeUit au s miment do la réalité. Il fallait en
croire ses yeux. Les Heurs embaumaient rapi;artemeui, Chaque m»'
tiU
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
lin, elle était obligée de remplacer quelques-uns des objets les plus
intimes de sa loilet;e M.iis comment cxpliiiuer alors la présence de l'é-
traiigor dans sa chambre ? Qui était-il? d'où venait il? quelles étaient ses
ntcniioDS.ctsurtout parquelle voie poiivail-il pénétrer dans lesineluaire
où était gardée miss Anna ? Evidemment ce n'était pas un mallaiteur : il
n'en avait ni la tour;iure, ni les manières, ni les habitudes. N'avait-il pas
sous sa main des parures, des diamans qu'il laissait iniacis, dos caclie-
mires qu'il foulait dans sa distraction, une bourse toujours ouverte et
remplie d'or par la main prodigue du nabab ? Non, il laissait tout cela et
emportait quelques brins d'herbe fanée, un mouchoir d'ctoile légère et
d'autres bagatelles sans valeur. Toutefois, si cet homme n'était pas con-
duit par de mauvais desseins, que venait-il donc faire dans ce lieu ? Miss
Anna fré.uit avant de répondre il cette quesUon ; mais elle se rassura en-
suite en pensant aux cha-tcs précautions que prenait l'étranger, à ses at-
tentions minutieuses qui révélaient un homme du monde, un cœur déli-
cat et passionné. Quoiqu'il en soit, ii l'heure du déjeuner, Mme Mauver-
ney trouva sa fille plus pâle qu'il l'ordinaire. Anna eut envie de tout
avouer; mais la force lui manqua, et d'ailleurs il était déjà un peu tard.
Elle se contenta de rassurer sa mère et passa le reste du jour partagée
entre l'espoir et la crainte de revoir le nocturne visiteur.
A l'heure accoutumée, la jeune fille, en proie à une agitation Dévreuse,
L'avait pu trouver le sommeil. Enliii, un bruit furtif se fit entendre, et
une ombre passa derrière les rideaux. Anna, les yeux fermés, retenant la
souille sur ses lèvres, sentit battre son cœur avec violence. Le bruit avait
cessé. Il y eut un moment de profond silence. Bientôt il sembla ii miss
Mauvcrney que la soie des rideaux avait frissonné et qu'une lumière plus
vive inondait l'alcôve. El!e ne pouvait voir ce qui se passait; mais elle ne
larda pas à comprendre que l'étranger, après s'être penché un insiaiit sur
son chevet, senieiiaitàgenouxaupièsdu lit. Soudain une tiède haleine ca-
ressa son visage, un murmure insaisissable vint mourir à son oreille. C'é-
tait comme un soupir échappé au milieu d'une profonde émotion. L'in-
connu était là, ti-einblani à côté d'elle ; il la comteniplait sans doute, car
tl!e crut sentir le feu pénétrant de ses regards.
Anna resta immobile. Rien ne put faire croire au jeune homme qu'elle
fût tvcillée. Le satin de la courte-pointe garda le secret de l'iigitation que
miss Mauvernry avait tant de peine ii réprimer. Enfin l'étranger se leva
sans bruit, et au bout d'un instant Anna respirant avec liber.'é, devina
qu'il n'était plus dans la chambre ; elle jeta un regard vers sa gardienne :
Margaret dormait profoudémoiit.
La nuit d'après, avant que le timbre eût sonné douze heures, l'étranger
entra îi pas muets dans la chambre; il s'avança vers la sentinelle endor-
mif , et Anna le vil prendre la lasse de porcelaine où il laissa tomber quel-
qucsgouites d'une lijueur dorée contenue dans un Uacon de laps. Au mê-
me instant Margaret s'éveilla; mais l'inconnu s'était glissé derrière les ri-
deaux. La bonne dame épuisa d'un trait la coupe remplie, reprit le livre
tombé sur ses genoux ; mais quelques minutes après sa respiration bruyan-
te vint rassurer la jeune filie.
Déjà l'inconnu était auprès de la couche d'Anna. Miss Mauvcrney. qui,
dans I H moment de terreur, avait étendu sa main hors du lit, n'avait pas
e I le temps de la retirer, et la lampe écla fait doucement les contours ar-
roniis de son bras nu et llexible. Le jeune homme resta long-temps plongé
dans une contomidaiion silcnciei se. Anna, troublée jusqu'au fond de l'âme,
attendait avec anxiété la fin de ceite étrange scène. Tout a coup une main
timide cllleuia tes ooittts; miss Mauvcrney tressaillit involontairement;
mais l'étranger ému n'eût pu dire si c'était la main de la jeune iiiie ou la
sienne qui avait tremblé, liientùt il fit un pa, en arrièie, et s'élo'gnad'un
pas cbaticelant, de même qu'un homme saisi de veitge. Des qu'il ne fut
plus là, miss Mauvcrney s" leva sur son séant et mit la main sur son cœui\;
on eût dit qu'elle craignait qu'il ne rompît sa frêle prison.
Cependant le jour vint. Vers liuit lietnes, une cliaiss de poste ébranla
le pavé de la grande cour. L'amiral Durseti, le père de \Villia ii, venait
d'arriver. Il y avait près d'un mois qu'un n'attendait plus (|uc le noole
loid puur célébrer le mariage de sir William avec la riche héritière da
nabab. Tout était préparé pour la cérémonie, et le lendemain on devait se
rendre dans la chapelle.
Ce jour-là, le jeune ofiicierde marine avertit son domestirjuc de l'éveil-
ler de grand matin ; puis, selon sa couinine, il se renferma à double tour
dans sa chambre. A l'aube naissante, le valet frappa à la porte du marin;
celui-ci ne répondit pas. Le domestique l'appela à plusieurs reprises ;
n;a:s sa voix ne fut pas entendue. Il donna aussitôt l'alarme. On força
i'ciiirée de la chambre. Le lit était en désordre. Sir Wil lam n'était plus
dans son appartement; où avait-il passe'? Toutes les conjectures furent
déjouée? les unes après les autres, et la journée s'écoula sans qu'on le vît
reparaître.
Pendant qu'on le cherchait encore au milieu des ténèbres et à la lueur
des llambeaux, Anna, retirée dans sa chambre, as-ise auprès du foyer,
chanta t involomairenient un des airs les plus mélancoliques de Mozart.
Ce n'était pas la disparition du baronnet qui occupa t sa pensée. La jeune
fille n'avait pas revu la nuit précédente le silencieux étranger. Accab'ée
de fatii;ue, abattue parles veilles, elle se coucha de bonne heure, et, pour
la première fois depuis longtemps, goûta la nuit un repos qu'elle ne trou-
vait plus que lejour.
A onze heures cependant l'inconnu entra sans bruit dans la chambre. 11
s'ayança la tête baissée, s'approcha de la lampe, aflaiblit l'éclat de sa lu-
mière, puis vint auprès du lit où reposait Anna. Il avait rejeté en arrièr
sa chevelure noire ; ses bras étaient croisés sur sa poitrine, et sa beauté-
sa mélancolie, tout en lui eût rappelé à la pensée l'ange déchu qu'a chan-
té l'aveugle Mdion.
A pi es une longue extase, l'étranger poussa un gémissement, serra son
front dans ses mains, parut lutter conire lui-même ; mais enlin il se cour-
ba sur le visage immobile d'Anna, et déposa un baiser brûlant sur sa bou-
che. Tout à coup les lèvres de la dormeuse s'animèrent ; elles .s'ouv.irent
faiblement et rendirent le baiser qu'elles venaient de recevoir. Le jeune
homme sentit uu frisson courir dans ses veines ; ivre, éperdu, il tomba
sur ses genoux. Anna était-elle éveillée, ou n'avait-elle donné ce baiser
qu'à un des fantômes qui visitent les jeunes filles endormies ? Ce douie fut
de courte durée, car une rougeur pudique vint colorer au même instant
les joues de miss Mauvcrney. Miss Mauvcrney ne dormait pas.
L'étranger fit un geste de surprise et soupira d'une voix émue :
— Anna 1
A cet accent doux et tendre qu'elle entendit pour la première fois, miss
Mauvcrney frémit de lois ses membres.
— Anna! répéta l'inconnu avec plus de tendresse.
La jeune tille ouvrit les eux et les referma aussitôt.
— Ah ! parlez ! que le son de votre voix frappe mes oreil'es ! Elle doit
être pure comme votre haleine, comme votre regard ! Tournez vers moi
ces yeux que j'ai vus trop longtemps fermés ; laissez-moi presser encore
cette main que je n'ai touchée qu'une fois.
— Non ! s'écria la jeune fille d'une voix éteinte, les yeux noyés dans
une voluptueuse langueur : Partez! partez! Celte femme va vous enten-
dre.
— Ne craignez rien, ma bien-aimée, elle ne se réveillera pas. J'ai versé
de l'opium dans son breuvage ; e le dormira jusqu'au jour. A cette heure,
la maison est abandonnée. Entendez -vous au loin les fanfares du cor? On
appelle sir William ; mais avant qu'il revienne, j'ai le temps de vous ou-
vrir mon aiie.
— Non! non! Partez! murmura la jeune fille.
— Partir! reprit l'inconnu, partir! quand vous pouvez m'entendrel
Ah! vous ne savez pas quels périls j'ai bravés pour vous revoir toutes les
nuiis ! Vous ne savez pas les pièges qui m'environnent ! Je n'ai jamais mis
le pied dans cette chambre, où le parquet semble brûlant sous mes pieds,
sans trembler que ce ne fût pour la dernière fois.
A ces mots, la jeune fille se leva à demi et s'appuya sur les coussins ;
elle regarda l'inconnu. Il était plus beau et plus triste que jamais. Miss
Mauverney lui tendit une main qu'il couvrit de baisers pendant qu'Anna
lui disait : — Pourquoi tout ce mystère? Ne pouvez-vous pas vous pré-
senter à Bridewall ? Venez demain ; adressez-vous à mon père...
L'étranger Lissa retomber la main d'Anna, et s'écria en pâlissant : —
C'est impossible!
— Et pourquoi ? dit la jeune fille avec inquiétude.
— C'est impossible ! vous dis-je.
L'inconnu paraissait en proie à une vive agitation. Il se promenait à
grands pas dans la chambri:.
— Vous êtes pauvie, peut-être? dit Anna d'une voix timide.
— • Mon Dieu ! mon Dieu ! je souffre cruellement, dit l'étranger se par-
lant à lui-même.
— Approchez-vous de moi, reprit miss Mauvcrney ; venez, que Je vous
parle. Vous n'êtes pas riche?.. Qu'importe ! je le serai pour vous. De-
mandez ma main à mon père, il ne vous la refusera pas, car je lui dirai
que je vous anue.
— C'est impossible! Anna... s'écria le jeune homme en se tordant les
mains de dé espoir; tuais ne me demandez pas ce qui m'arrête. Ce n'est
point l'indigence, car je suis riche... trop riche peut-être ; ce n'est pas la
naissance, car je suis gentilhomme. Et pourtant je ne verrai jamais votre
père.
Anna garda le silence, inclina la tête sur son sein; bientôt des larmes
brillèrent dans ses yeux et s'échappèrent avec abondance. — Grand Dieu!
dit elle, que! homme êtesvous ? Par où êtes- vous venu ici? Que me voulez-
vous ?Etes-vousun ange ou un déinnn ? Je vous ai follement abandonné mon
cœur. Pourquoi le refusez-vous aujourd'hui ? A ces mots , l'inconnu se
rapprocha vivement, et se précipitant au chevet de la jeune fille : — Vous
pleurez, dit-il, et c'est moi qui suis la cause de celte douleur ! Ah I si j'o-
sais... si vous m'aimiez autant que je vous aime..., si vous vouliez m'cn-
tendre... la nuii est sombie ; je sais des chemins écartés ; avant que le
jour paraisse, nous serons loin d'ici. Oh ! ne détournez pas la ttte, ne me
repoussez pas : vous me feriez mourir I Je n'ai aimé que vous dans .e
monde , et il n'y a que vous qui m'ayez aimé ! Je ne puis plus vivre sans
vous. Je voudrais vous voir tous les jours, à toute heure, respirer l'air que
vous respirez ! Je n'aurais d'autre bonheur que votre joie , d'autre ame
que la vôtre. Je vous servirais en tremblant, comme vos esclaves de
l'Inde. Un sourire de vos lèvres dispersera les ennuis qui me poursuivent,
et un baiser de votre bouche me rer.dra plus heureux que les anges.
Anna tenait malgré elle ses yeux attachés sur le jeune homme. Elle vit
une larme rouler dans ses yeux.
— Ah ! dit-elle , la tête me tourne.
— Venez, Anna, reprit l'inconnu ; sans vous je serai si malheureux !
— Mon Dieu ! ma pauvre mère 1 balbutia la jeune Dlle.
— Elle saura que vous êtes heureuse. Dans trois jours , nous seron» à
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Grema-Green, et lorsque nous quilierons l'Ecosse, vous serez ma femme,
ma ft mme adorée.
A ce momt'iit, un immense éclat de rire retentit au milieu de la cham-
bre. Anna jeta un cri. Mais le jeune homme ttJt déjà debout, un poi-
gnard à la main.
Trois hommes venaient de pénétrer dans l'apparlement sans que miss
Rlauverney eût vu par où ils s'étaient introduits, car la porte et la feuè-
ire ét;iient restées fermées. Leur mise un peu en désordre ne nianciuait
pourtant ni de echerche ni d'élégance. L'un d'eux , tenant un gobelet à
moitié rempli , s'avança vers l'alcôve :
— A voue prochain mariage , mon bel ami ! dit-il en vidant son verre.
Pes^e! vous employez bien votre temps : la pcliic est jolie.
Anna, épouvaniéc, s'était cachée derrière son amant. Celui-ci, en aper-
cevant les nouveaux venus , aViiit changé de visige; et tandis (|u'uue de
ses mains crispées déchirait son front, de l'autre il ssrrsit coiiviilsiveineiit
son poignard, sans s'apercevoir que la pointe cnimitau vifd.ins la chair.
— Ab ! c'est vous, messieurs, dit-il d'un air é^iiré et en s'eilorçant de
so urire ; vous venez m'averiir, sans doute ? Merci ! je vais vous rejoindre
tout il l'heure.
— Bravo ! sir Jamc?, s'écria gaîment l'un des visiteurs. Je comprends
maintenant pourquoi nous avons enlevé hier, contre nos hahituiles, cet
hercule de l'amirauté, qui, en se débattant j a failU déchirer mon jabot.
K'élait-ce pas un rival ?
— Sans doute, sans doute, balbutia sir James avec angoisse. Mais à
présent \ous pouvez partir, messieurs.
— Oui, nous allons pat tir, dit un troisième ; mais n'oubliez pas, en em-
menant la helle, que vous n'êtes pas ici seulement pour soupirer comme
une colombe mais bien...
— S leiice s'écria sir James d'une voix terrible, en posant sa main sur
la bouche de celui qui venait de parler. Pas un mot de plus sur noire
vie!
Anna contemplait cette scène avec terreur. Tandis que sir James Vil-
1ers éluuQuit la voix de son compagnon, c buveur aperçut sur la table des
biioux et des deiuelles, et , jetant aussitôt son verre, s'écria : — Je vois,
mon bel ami, qnc Us poètes ont raison. L'amour est aveugle; mais grâce
à Dieu, moi, qui ne suis pas amoureux, j'y vois clair.
En disant ces mots, l'élégant discoureur rassembla les objets qui se
trouvaient tous sa main, et se disposa à les emporter. Villers courut à lui.
— Malédiction! s'éciia-t-il eu lui arrachant ces dépouilles, 6;es-vouslas
de vivre?
Cependant le jeune homme, que ce mouvement avait dégagé de la rude
étreinte de sir James, reprit la parole : — Si nous n'étions pas de vieux
amis, dit-il, ei si nous ne vivions pas ensemble depuis dix ans, je crois
que je me lâcherais ; d'autant plus, ajouta t-il, que la nuit a été mauvaise.
Je n'ai trouvé chez mislress Mauvemey qu'un bi let de cinq livres que j'ai
lais-é, n'aimant pas la monnaie. La vieille dame l'a échappé belle. Dieu
me pardonne ! elle a fait mine de se revei 1er.
Sir James, qui aurait donné toutson sang pour que son amame n'en-
tendit pas ces cruelles paroles, demeura anéanti et laissa tomber son poi-
gnard. Ses amis, rinni aux éclats de ce qu'ils appelaient sa pruderie, pro-
liièrent de son abattement pour faire main basse sur les bijoux, lisse
disposé! eut ensuite à quitter la chambre. Ils craignaient sans doute que la
colère de leur compagnon ne fût qu'assoupie. L'un d'eux s'avança donc
vers la cheminée, souleva la tenture, pressa un ressort caché dans la
muraille, et tout à coup miss Mauverney vit un panneau de la boiserie
s'ouvrir lentement et offrir un passage aux éti angers, qui sortirent en
îredonriant. Tout était expliqué désormais.
Anna, à genoux sur son lit, cacha son visage dans ses mains. Quelques
minutes s'écoulèrent avant que sir James osât relever la tête. Enlin, sans
quitter la place où le retenaient à la fois le re.'ipect et la honte, il mur-
mura lent' men et d'une voixalTaiblie : — Je vous demande paidon, Anna,
je ne ne devais p:is vous aimer, hélas ! je n'en ai pas été le maître. Dites
que vous me pardonnez ! Bientôt je ne vous reverrai plus... oubliez-
moi comme on oublie un songe. Vous devez bien me haïr, n'est-ce pas ?
me... mépriser peut-être; car je suis un misérable que le jeu a perdu et
qne la justice réclame ; qui, pour suffire aux prodi^;alités d'une vie dévo-
rante, a osé descendre jusqu'au crime... Et pourtant, ajouta til, depuis
que je vous ; i vue, je suis devenu meilleur. J'ai essayé de sortir du gonl-
fre où j'étais tombé... Je me suis prom s do racheter mes fautes ; il m'a
scmbé, tout à l'heuie, que je venais d'être pnrilié par votre amour.
Iii les sanglots étouffèrent sa voix : Anna p eurait aussi.
— J'ai rougi devant vous, mademoiselle, reprit le jeune homme d'un
ton déchirant, mais je pars... jr quitterai seul l'Angleterre. J'uai mourir
pauvre et honnête dans quelque retraiie ignorée... J'ai été bien coupable,
ma:s croyez le... je porte avec moi mon rhàtinient!
Anna, les yeux Uxés à terre, ne faisait pas un mouvement. Villers dé-
posa .Mir la table tout ce qu'il avait autrefois dérobé à la jeune lille, le
fichu, lespanis, le miroir, etcnOn le portrait qu'avait perdu sir William.
Après ce saci ilice, il continua :
— Je ne dois rien emporter de ce qui fut à vous, rien de ce qui pour-
rait tromper ma diuileur... Adieu, mademoiselle... Je ne vous demande
pas môme on patant un mot, un gcsu\ un regard... Je ne suis pas digne
seulement de baiser ces lapis que vos pieds ont foulés... Et cependant...
pour attendre la mort, j'aurais besoin de savoir que vous me pardonnez.
Anna était restée immobile. Le jeune homme, après une douloureuse
attente, s'éloigna lentement, et bientôt le panneau se referma sur lui. Ce
fut alors que miss Mauverney revint à elle-même. E I3 passa la main sur
son fiont, regarda amoin' d'e! e, et se voyant seule :
— Sir James ! dit-elle d'une voix suppliante... Sir James ! répéta-t-elle
avec angoisse.
Tout resta muet autour d'elle. La jeune 011e descendit alors de son lit
comme l'eût fait une somnambule ; eib- ramassa le poignard échappé à la
main de son amant ; puis après avoir collé se; lèvres sur la lame glacée,
elle écarta les voiles qui couvraient son sein, et s'sppiiya contre sa couche.
Au point du jour, ,^L Mauverney, que la disparition mystérieuse de
William ahrmaii pour sa lille, vint frapper à la porte d'Anna. Etonné du
silence de la jenna lille, il appela à grand bruit, ht renverser la po'te et
apei çut à la faible lueur de la lampe Maigaret endormie et Anna qui sem-
blait sommeiller comme elle, mais qui avait fermé les yeux pour jamais.
Le lit et les rideauv étuent lach^'S de sang, et un poignard buiuidc était
à quelques pas du corps de la victime.
Le nabab eût donné sa loriune pour découvrir le meurtrier d'Anna ;
mais toutes les recherches furent infructueuses. La famille quitta le len-
demain ce si^jour funeste, et l'on montre aujourd'Iiui au vo\ageur qui
pajse dans U'. Devonshire un châteiu inhabité qui n'a d'autie nom dans le
pays que celui de Maison du Diable.
ParBROCK. DEX BROWS.
[Traduction faite sur la dernière édition de Londres.)
Par M. le coniie de '^'AIIBIj.%IVC, ancien ministre
«le l'intérieur.
1.ES MODES A M0\ ARRIVÉE E\ FRASCE.
Au moment où j'arrivai en France, je fus bien frappé des modes nou-
velles, îsous en recevions quelques-unes dans la colonie ; mais e les ne
pouvaient être imitées entièrement, le climat s'y opposait. Il exigeait des
vé'emcns et une coillùre différente , et qui, plus simple, plus naturelle ,
était plus élL(,'anle. Ti es peu de femmes portaient de ces corsets qui dé-
truisent tant leur santé et qui les déparent sans qu'elles sén doutent. Au
moment où j'arrivai , on portait encore beaucoup de rouge et des mou-
ches, l'e.icellent goût de la reine n'avait pas encore pu les faire disparaî-
tre. Au dessus du front, s'élevaient des cheveux bien crêpés, bien railles,
bien eraissés et bien poudrés. Cette coiff'jre était à angles droits, saillaus
et rentrans, et avait un air menaçant, comme une forliflca'.ion.
Peur accompagner ces bastions, on mettait des deux côté.«, et sur le
cou, de grosses boucles bien raides , bien graissées et poudrées, bien te-
nues par des broches de fer, et qui avaient le charme de salir sans cesse
le cou. Au-dessus des fortilications dont j'ai parlé , on plaçait un coussin
de taffeias noir, rempli de crin. Ce coussin , qui perdait prompicment sa
propreté primitive, était attaché à la fortilication pir des épingles de fer.
Il était destiné à recevoir toutes les broches de fer qui devaient atacher le
nombre immense des ornemens qui relevaient toute cette coiû'ure; des
rubans, des Heurs, des nattes en cheveux. Les cheveux de derrière, bien
graissés aussi, et encore plus poudrés que le rené, étaient relevés, tantôt
en plusieurs nattes ou tresses, tantôt en un chignon volumineux qui fai-
sait peur à tous les meubles et h tous les habits qui en approchaient.
Comme tous ces cheveux du derrière de la tète avaient une irrégulari-
té choquante dans la partie d'en haut , on fourrait dans l'espace qui se
rouvait entre le coussin et les cheveux, de grandes cocardes de crêpe ou
de taffetas, pour cacher ce vilain commencement de nattes, de tresses et
de chignon volumineux. La poupée ainsi coiffée avait du rouge sur les
joues et quelques mouches. Le bon ton voulait que le rouce fût trè3
épais , qu'ii touchât les paupières inférieures des yeux. Cela , disait-on ,
donnait du feu aux yeux. On tenait tant à ce rouge, que toutes les fem-
mes avaient dans leur poche une boite plus ou moins riche, dans laquelle
étaient les mouches, lerougp, le pinceau, et surtout le miroir. Plusieurs
dames renouvelaient, sans liçiiii , à leur aise , leurs belles joues rouges
partout oii elles se ironvaient.
J'oubiiiis de dire qu'une mode imp;'rie'.isc força bientôt tontes les fem-
Kes à substituer une pondre rousse a la pjudre blanche. Elle produisait
une saleté ahomi' abif sur le dont, le cou et les ép iules. Tout cet écha-
faudage iitait surmonté d'une toullc de plumes blanches plus ou moins
élevé, s.
l,a mode vint alors d'avoir des voitures à l'anila's^ ; rinip''rial intérieur
était très bas, en sorte que les dames (l'une taille élevée étaient fo'céos de
se mettre à genoux dans la voilure pour ne p liiit bris t leurs plumer. J'ai
vu une daaie qui non seulement étjit à genoux djus la voi uie. mais en-
core p.issait ,si tête par la portière. J'étais ass^s auprès d'elle. Ouand une
femme ainsi panachée dansait dans un bal elle était contrainte à une .11-
lention cominuelle de se baisser, lors |u'e|le pass.iii sou- les lustres, ce
qui lui donnait l\ plus inauvai-iC urâco qu'on pui>se imaciiiiT. 0:i assurait
d;'ns ce temps que lor-que Mari'-Thérèse vit un p.irtra t qui reiiaçaii la
reine de Fr.incc, sa Ulle, ainsi coiffée, elle pou.-sa un géiolsseaicni'et se
mit à pleurer,
16
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Après celle tôle ainsi empanachée, venait un corps bien scrrt", bien
gêné, et qui formait le pain de sucre aalant qu'il était possible ; car celle
forme de pain de fucie éiait la vériiable mci veille. Il descen'.lait le plus
qu'on pouvait, de façon qu'il usurpait trois ou quaiie pouce.î sur les cuis-
ses. Or, vous suivez , mais ces dames ne savaient pas iiue la bc.iuié de la
taille générale des femmes est dans la longueur proportionnée des cuisses
et des jambes. Voyez toutes les belles statues, tous les tableaux de i\a-
rhaël et des autres grands peintres. Celle beauté de proportiojis ne fut
pas ignorée sous le consulat et sous l'empire. Les femmes avaient adopté
alors un costeme, qui fut conslamment approuvé et suivi par nos plus
grands peintres. J'ai vu dans la galerie de Sui.ii-Cloui un porirait de la
leine avec la tète à la mode, le corps démesurément long , et des cuisses
si courtes, que cet ensemble fa'sait peine à voir à louie personne douée
d'un peu de goût naturel.
C'est une chose singulière que d'entendre presque toutes les femmes
parler de ce qu'elles appellent (a taille; elles en font une parlie à pari,
dans laquelle elles comprennent la gorge, l'estomac, la poitrine, le ventre,
et elles vous disent, il faut bien marquer la taille, il faut serrer la taille,
et ce mol, qu'iillesne comprennent pas, revient à chaque instant. Elles ne
savent pas que par ce mot les artistes et tons les hommes iiislruils ont
toujours entendu l'ensemble de la personne. Ainsi, quand Voltaire a dit
de Louis XIV qu'il avait une riche taiik', il entendait toute la personne,
clans de belles proportions bien agencées ensembie, et nnn pas ce que
les artistes appellent le buste et que le; femmes appellent taille; cl ce qu'el-
les co^isidèrent comme une parlie du corps, n'est point à proprement par-
ler dans la nature.
La nature a dessiné le corps humain d'un senl trait, qui, parlant du
cou, trace les épaules et descend , par un contour onduleux, jusqu'à
la cheville du pied, en rentrant et en ressortant suivant que l'eïige la
beauté des formes. Changer ce beau contour en grossisant des parties,
en rétrécissant d'autres, est le dernier excès du mauvais goût. On ne peut
impunément contrarier ainsi la nature, on eslraidc, gctié, on choque les
yeux délicats, il en résulte de grands iaconvéniens. Supposez une jeune
personne bien portante, qui croit et grandit; comme il faut que toutes les
parties qui constituent ce que vous appelez la taille soient égaleaient
pressées dans ce corset, rembon,ioiut, qui s'accroît tous les jours inser.si-
blement, étant plus contraint dans les parties supérietjres que dans
le ventre qui , malgré qu'on en ail , s'clend autant qu'il lui est
néces.-aire, il eu résulte qu'il grossit dans une proportion beau-
coup plus forte que les tuires parties. De là celle grosseur du ventre
des jeunes fdles, qui fail le désespoir de leur mère, et ensuite le désespoir
de ces mêmes jeunes filles, devenues grandes. Celles qui sont d'une taille
courte ressemblent à des magots de la Chine , malgré leurs c.T.irts pour
cacher cette imperfectio:). D'auient plus que l'action du corset, s'opposant
à l'ampleur naturelle du ventre , le force h taiaber sur les cuisses ; et s'il
était permis de pénétrer dans les mystères de l'hymen cl de l'aino'ir , on
dirait combien de mariages d'inclinations formés d'après les traits d'un
beau visage et qui semblaient devoir cire pro;égés par d'aut es beautés
extérieures, oui produit tout à coup l'effet le moins attei:du , ca inspirant
un dégoût dont u'or.t pas été maîtres des hommes ainsi trompés involon-
la remen'. Qu.lquefois des femmes , qui ne s'abusent point sur cette si-
tuation toujours croissante , cherchent à la diminuer on à l'arrêter, et
malheureusement ne font que l'augmenter. Car la ccnlrainte est le seul
moyen qu'elles puissent employer. Ajoutez l'impossibilité de se nourrir
autant qu'il e.-t nécessaire , cl de bien digcrer les alimens, quand l'esto-
mac et le diaphragme sont ainsi comprimés.
L'eifet produit par ces corsets sur le ventre l'est aussi sur la gorge. Ils
celui laissent pas son libre accroissement, la déplacent et mettent en avant
ce que la be fi nature pla e de côté. On peut remarquer cet effet dans
tous les nombreux cl beaux por rai s de Van-Dick; c'était tlors la ra;;!»
des corsets. 11 avait trop de goù; pour peindre dos poitrines telles qu'el-
les sont dans ci.'s portraits, si ces vilaine? formes n'avaient pas frappé ses
yeux. M. de liuîloa a parlé du mal proJuit par ces corsets, mais inutile-
ment. Eu 1835, un journal essaya de prouver les maux réels produits par
ces corsets , et joignit à son article une guivure qui les représentait. Ce
fut inutilemcni. Les femmes répondent toujours par ce mot imbécile :
c'est la mode. On ne peut se promener, ou ne peut marcher dans les
rues, sans reuianiuer u;.e bjleinc aulacieuse et souvent une lani '. de fer
placée au bas du ventre , et qui avançant de Jeux pouces , dans l'endioit
même où la ventre s'incline, piésenle les p'us étranges oliservations.
L'n ht^bilc méicein fi émissait en me parlant des effets cruels de ces
corsets sur de jeunes personnes. Au reste, il faut se léj'iuir de ce que les
femmes, en se donnant par leurs corsets une tdlle raide, se p ivent ainsi
du [.les datigerciix des atiraiis, de celle so:ii;!csse élégante qui, dans d'au-
tres pays, est le plus séduisant de leurs chaniies ; pu squ'elles ont tant
cl'auucs moyens de plaire, il faut les féliciter de perdre la grâce que don-
ne la sonplt'ssc. On ne petJt les con^arer, coaime autrefois à un roseau
Cexible. Tant mieux pour b ur tranquillité.
Après tout cet attirail, venait la chaussure. Le soulier, bien piintu,
avait un talon épais d'un pouce et demi de haut. On a déjà dit que les
femmes ainsi diaus ées ressemblaient, en marchant, à des pigeoiîs pattus.
Toute la partie, depuis le coude-pied jusqu'à la pointe, était nécessai-
rement p'oyée; c'était sur elle scu'ement que les femmes marchaient.
Celte chaussure les forçait à jeter le corps en arrière, afin de le teûir en
équilibre en luttant contre la pente naturelle qui le portait en avant ; sans
cet effort pour le reporter en arrière, la letite poupée serait tombée sur
le nez. Je puis vous assurer que tout cela, avec de grands ou petits pa-
niers sur les côtés formait un personnage bien ridicule; si vous en
doutez, considérez un peu une gravure ou un tableau de ces temps. Tout
cela n'empêchait pas que les femmes ne fussent alors très aimables ; elles
ne l'élaieiit point p-r leurs ajustetaens cl leurs coiffures, mais par une po-
litesse délicate. Elles avaient bérilé du ton de la cour de Louis XIV. Elles
cultivaient l'art de plaire et le savoir-vivre que Boileau conseillait môme
ajx hommes de soti tetvips. L'amabilité des fcinmes ameoail l'urbanité des
hommes ; c'était un échange continuel d'éftards et de politesses, et la société
française était recliereliéc parles étrangers. iDes villes même de provitire,
telles q'ie I^yon, Dijon et Grenoble, avaient cette réputation. Je sais bien
qu'à côté de cette société, on trouvait à P.'iis des hommes qui prétendaient
donner l'exemple du bon ton, qui affectaient l'e prit dans loua leurs dis-
cours, qui le faisaient servir à la malice, à la méchanceté même, et qui
cherchaient à immoler à leurs plaisantcr.cs des hommes honnêtes.
Mais ils trouvaient souvent des personnages d'une espèce différrii'e,
dont le maintien et les pai oies leur f.iis lient sentir leur petitesse, et les en
faisaient rougir. Ce mauvais ton faisait ressortir davantage les charmes cie
la bonne société , où les b'ensêances accompagnaient toujours le ton sim-
ple et noble qui la distinguait.
Si je veux parler cie h toilette des hommes dans ces temps, je présen-
terai des tableaux aussi bizarres. Ils avaient des coiffures à l'oiseau , en
cabriolet, à la grecque, en marrons. La grecque était surtout remarqua'
ble ; les cheveux poudrés, fi isés et surtout crêpés, s'élevaient sur la tèle.
Les procureurs et les avocats aimaient cette coiffure. Il résultait de la
qiiantilc de poudre que recevait la tête, que les chambres, les cabinets
en éiaicnt salis. Lorsque la coiff re était finie , on la poudrait à grande
houppe et de loin; i! fallait se mettre alors sur le pallier de l'appât te-
ineot, et c'était l'escalier qui re rêvait io-.is ces nuages de poudre.
11 arrivait souvent que lorsqu'on poudrait ainsi un élégant, en l'envi-
ronnant d'un nnage de poudre, uu autie éle'gant tout hab lié montait ce
même escalier, s'arrêtait tout à coup devant le nuage poudreux, et de-
mandaiigraeeau poiio'rtur.Il fallait non seulement suspendre l'opération,
mais encore attendre un moment, afi;i que toute la poud;e ffit tombée et
dissipée. Mais loaU-ré ictle suspension, l'homme h.ibillê en recevait en-
core beaucoup trop ; il la remarquait avec douleur sur ses habits.
D'antres élégsns, et c'étaient les plus merveilleux, avaient un cabinet
particulier destiné à cet usafte. Quand l'êchafaudage de la coiffure était
achevé, le coiffeur, t;ruié de sa longue et grosse houppe de soie, rempli
d'un noble enihou'i.istne, Ir.nçait de toute sa foiee la poudre la plus Une
en l'air contre le plafjnd ; l'élégant se plaçait de manière à recevoir sur
sa tête cette poudre Une, lorsqu'elle retombait du plafond. L'artiste, anitnô
par le succès, recoiimictiçait avec vigueur le jet de la poudre jusqu'à ce
qu'il fût content de l'eifet (k cette neige blanche ou demi-blonde. Le pou-
dré sortait triomphant de son cabinet, sin- du succès que lui préparait
d;;ns les salons et dans les coulisses une tèle si bien poudrée. Cela s'appe-
lait poudié en frim.ts. D'autres di:a'ent poudré aux œufs et je ne sai
pourquoi.
On ne manquait pjs de mettre une grande quantité de poudre dans les
cheveux de dornêre, (pjoiqu'on f's enlêrmàt dans une bourse de taffetas
noir , qiti d'abord fut très grande , diminua ensuite peu à peu, et devint
très petite. Elle prit alors le nom élégant de crapaud. L'élégant ainsi pa-
ré portail à sa montre de longues chaînes d'or où pendaient des brelo-
ques parmi lesquelles une petite clochette annonçait son arrivée.
Cette néccssiié de la frisure et de la poudre nous donnait dans les
rues un spectacle amusant. C'était d'y voir à chaque pas des perruquiers
bien blanchis pir la poudre, coaranule toutes leurs forces, la housse et
le peigne à la main, pour aller chez leurs pratiques qui les attendaient.
Malhcîir à rhum.Hc habillé qui les rencontrait; il élait couvert de poudre
du coîé qui recevait le choc, et de là des reproches, des injures et des
menaces. On avait un autre spectacle da'is les maisons. C'était celui des
hommes qui atttndaient impatiemment leur coiffeur. Ils étaient souvent
pénétiés (l'une cruelle douleur, eu ne voyant pas arriver l'artiste sans le-
quel ils lie pouvaient sortir.
Les hommes portaient dénormes boucles d'argent si grandes, qu'elles
rasaient le parquet des deux cùiés ; elles blessaient souvent les chevilles ;
et si le coup élait violent, c'était une vraie blessure. Elle se renouvelait
souvent par des coups succe.-sifs, et produisait une plaie doulomeuse. Je
l'ai éprouvé, et après avorsouficrtcourageusenient ces effets de notre di-
vinité,—la motle,— je fus forcé d'y renoncer, et de souû'rir avec un cou-
rage plus difficile les sarcasmes des hop.im'S d'esprit sur mes petites bou-
cles. Mais co urne :'ai eu toujours ia manie, blâmable sans doute, de ne
jamaissuiïreentièremcnt la mode au point d'en étie souvent remarqué,
j'avoue que je mis quelque vatiité d.ms mes petites boucles. Un présent de
ces larges boucles futenvoyé par un de :;os pricces au prince Henri de
Prusse, cl le grand rrédér'ic s'en moqua beaucoup. 11 dit que nous met-
tions à nos souliers les boucles de nos harnais de carrosses. Il rii beaucoup
aussi de nos habits de velours et de satin, et il avait bien raison: tout
cela annonçait «no nation dégénérée.
COMTE PE VAUBLANC.
lE MAGASIN LITTÉRAIRE.
&?
L'un des jours avances du mois d'août de l'année 1572, à Paris, dans
le quariicr de la CitiS aus alentours de Noire-Dame, il y avaii foule de
peuble reiiuiant, clabaudaut, grondant et se pressant fort dans celte in-
quiètent agitation que donne la curiosité cl l'attente.
Cependant il ne s'agissait que de voir passer quelques carrosses sortis
du Louvre et conduisant partie de la cour à la visite dos travaux entre-
pris sur le parvis Notre-Dame par ordre de la reine-mère, Mme Catheri-
ne de r.ièdicis, dans l'attente du mariage qui tenait en suspens tous les
esprits. . „ . . , ,
Or, cette agitaùon extrême du populaire au sujet a an aussi mince évé-
nement ne pouvait être expliquée que par l'état de tro;i)iie et (i'exaliaiion
où le tenaient cons\immcr.t et le souvenir de dix t-nné s de guerre civile
et ses colères contre la cour en la voyant entrer en déliniiif arrangement
avec ces liHi;ueno:s qu'on lui avait souvent désignés, ;i lui bon caiLolique,
comme les irréconciliables ennemis de Dieu et (ia roi.
11 n'était bruit, en ciret,que du mariage de Henri de Navarre, le Béar-
nais, avec Margt'erite de Valois, que Charles IX, dans son langage sans
façon, appelait notre sœur iUargot.
Dans ces temos où la curiosité publique était privée des renseignemena
quotidiens que lui donnent à piésent les journaux, quand les grands évé-
Keniens politiques n'éiaient officiellement connus que sur la publicaîion
qui en était faite sur les places principales et aux plus fréquentés carre-
fours, ce devait être chose curieuse de suivre la préoccupation du peu-
ple dans ses coiijectureSj dons ses commentaires, dans l'exagération des
craintes ridicules ou des folles joies inspirées par les nouvelles descen-
dues des bauieurs du monde diplomatique dai;s son obscure sphère. Ces
nouvelles, bientôt défigurées, changées, tronquées, comme tout ce qui se
passe de bouche en bouche sans avoir la préeisiou et le sens arrêté que
donne la phrase écrite, ces nouvelles que chacun modifiait selon son in-
térêt et sa passiiin, étaient répandues, colportées avec autant de chaleur
que de nos jours. De nos jours, on ne soutient, après tout, que l'oauvre
de son journal ; et dans l'empressement qu'on menait alors à publier une
nouvelle, il cuirait quelque [.eu d'amour-propre d'aaleur.
Les circonstances favorisaient on ne peut pas plus le débit, l'échange
et la circulation de celle monnaie courante de; popubuons enfiévrées par
l'eipiit de parti, et réduite?, faute de renseignemeus positifs, à la stciile
abondance de ses rcnseignemcns.
Aussi n'y avait-il pas une encoignure de maison, surtout de celles que
parait une statue de la bonne Vierge, qui n'abriiiit contre le soleil d'août
un auditoire nombreux, attentif, se pressant autour de quelque nouvel-
liste mieux informé ou plus inventeur, et recueilLint avidement les paro-
les du Louvre, les pensées présumées de l'hôtel de Lorraine, et les bruits
qui couraient de la prochaine venue de M. l'amiral à Paris.
A ce nom de Coligny, à ce nom, la gloire et l'espérance du parti héré-
tique, il fa. lait entendre le sourd murmure d'indignation qui courait dans
ces groupes. Alors quelque cri de mort mal contenu s'élançait aussi stri-
dent que le grincement de l'acier s'élançant du fourreau, ou bien un rire
de moquerie et d incrédulité éclatait au IoId, comme si quelqu'un eût
compns l'ironie sanglante de ces jeux et de ces fêtes dont se faisaient les
préparatifs, — L'effet le plus géiiéralemciit produit par le passa^je de ces
nouvelles, au milieu de ces sombres atroupemens, était an surcroit de
courroux, de dépit et de resscniimei.t.Chaque mut était, pour ces hommes
rassemblés, ce qu'est, pour le nu?ge chargé de tonnerre, chaque déve-
loppement nouicau de l'électriciiô ; et, au grondement de leurs colères,
on devinait quelles antipathies la cour tVoissait dans sa nouvelle alliance
avec les huguenots ; on devinait quel terrible jeu Marguerite de Médicis
allait jouer en approchant de la gueide du lion populaire la proie quelle
lui a si long-temps promise. Mais ce n'est plus ;i la curée qu'elle le con-
vie : il lui faut léch 'r, ou du moins respecter à l'égal de ses maîtres ceux
qu'il se sent si bonne envie de dévorer.
Quelquefois une étrange clameur interrompait les nouvellistes en plein
air. A ce cri, dont il eût été impossible de deviner le point de départ,
toutes les tèies se dressaient, tous les yeux s'ouvraient a.ec un même
mouvement de curiosité, cherchant qui avait provoqué ce signal de haine
et de colère. Cet appel, dont les notes criardes se rapprocliaient de la
plainte de la choueile, était b en connu du peuj)!c. Il s'elcvaii d'ordinaire
dans les environs des prêches et des maisons habilites par ks partisans du
nouvel Evangile; il signil'uiit : <■ 11 y a lii des huguencls ! » ou bien :
« Alerte! voici des huguenots qui passent! »
Alors si, au milieu de la •'ouïe, du mouvcincHt des chariols, des chai-
ses à poncur, se montraient ]uelques cavaliers inar( haut de compagnie
et tous armés de peur de surprise, les gens de Taris, d'écouteuis qu'ils
étaient, passaient vite au rôle i'observaieurs : les solJals d'un posl'j ;ivaa-
(I) On annonro la prodiainc pidilicalions du Balafré , roman IiislcM-iquc par
iVi. iiiissct. Vuilà le picniii'i- iliapUic de cotlr iioiivcilc coniposilion do l'auteur
des Tetiipiers. C'est une scène qui fait liés diamaticiuenienl passer sous les yeux
lii's leclcurs les primipaux personnages de son drame, en même ti-iiips qu'elle
fait eonnaitrc les principaux événemens qui ont précédé it amené la ijaint-Bar-
thélcmi.
Ce ne sont pas plus attentifs, plus silencieux à l'approche de l'ennemi qui
va les attaquer. Cts hommes qui passent sont à coup sûr des huguenots,
11 n'y a que des huguenots, depuis long temps exposés aux hasards des
batailles et au soleil des camps, qui puissent avoir djs montures aussi ha-
rassées, des visages aussi noirs, des aceoutremens aussi dépourvus d'élé-
gance et de fraîcheur. Ce sont des huguenots ; ils parlent entre eux à voix
basse, en jetant des regards inquiets sur la foule. Ce sontdes huguenots :
leur sourire de dédain a accueilli le cri de Téle nuel qu'on leur a jeté
quand ils ont passé au bas de ces siatues de la Vierge dont nous parlions
tout à l'heure.
L'inexplicable apparition de ces horames au milieu d'une population
aussi hostile, cette coniJance de leur part, et surtout l'extraordinaire ef-
fort qu'il avait fallu à la politique pour endormir aussi bien leurs sonp.
çoiis, produisaient ea délinitive, sur ce peuple si impressionnable, une
stupeur de surprise qui dominait momei.tanément sa haine. Un instinct
secret lui disait qu'on en était arrivé au moment où la ruse devait rem-
placer la force ; et, comme si Médicis lui eût fait part de ses plans se-
crets, il leur prêtait l'appui de sa dissimulation. Le lion s'était fait tigre
sous cette iuûuence italienne : il renliait sa griffe jusqu'à nouvel ordre ;
et lui voyant faire patte de velours, n'enten;lant que de loin, ou ne cher-
chant pas il comprendre le sens de ce sourd grondement populaire qui les
suivait sur leur passage, les nouveaux venus admiraient les changemens
opérés dans les seiiiimens, dans les opinions des Parisiens, et liuissaient
par croire à leur tolérance.
Dans l'une des sombres maisons qui encadraient ces agitations de la
rue, deux hommes revenaient, par le souvenir, sur les^événemens qui
avaient précédé et amené les nouvelles alliances dont on s'occupait ,
qu'elles fussent ou non basées sur la bonne loi et l'expression sincère
du besoin d'en finir avec la guerre civile.
De ces deux hommes, le plus âgé é'ait assis devant une petite table
supportant un grand registre relié en parchemin et à la tranche rouge. 11
feudletait ce mémorandum bourgeois où l'on avait consigné, parmi les
mémoires elles notes de dépenses d'un ménage de la Cité, le détail de ce
qui s'était dit et fait à Paris, au sujet des graves événemens dont la suc-
cession ava'tjeté tant de mouvem ni et rie bruit dans cet iuiervallc de
temps compris entre les années 15G3 et 1572.
Le lecteur de ces chroniques domestiques les avait lui-même rédigées à
fies momens per lus : c'était le maître du logis, un gros petit homme aa
poil grisonnant, à l'œil tant soit peu louene, non de celle loucherie qui
enuonce la timidité, ou la vacillation fies idées, mais bien de celle qui ac-
compagne le plus souvent le défaut de franchise : dans ceux qui regar-
dent ainsi, l'un de leurs yeux est à ce qu'ils disent, et l'autre à ce qu'ils
pensent; et c'est pour cela, apparemment, que tous deux sont si peu
«'accord.
Son faciès ainsi que son accoutrement é'aient, pour le reste, aussi
bourgeois que possible. Maître Bardiju passait pour un marchand retiré
ayant pignon sur la rue de la Calandre, et, à l'espèce de fortune qu'il
avait amassée en aunant de la toile, vingt ans durant, disait il, il joignait,
pour ne parler que de ses ressources connues, le produit d'une maison
qui, trop grande pour son ménage, lui permettait d'exercer l'Lospitalité à
tant par mois.
Or, c'était dans une chambre haute de ce logis et chez un de ses loca-
taire; que mailre liardiau exhumait les souvenirs consignés dans son re-
gistre. Au profit de qui fais;iit-il celle revue réirospeciive? pour l'ensei-
goeuient d'un jeune homme, depuis une quinzaine installé chez lui à ti-
tre de local lire, Christophe Hondrecourt, venu de la Lorraine, à son dire,
pour étudier en l'université de Paris.
L'étudiant était debout h la fenêtre, tandis que le bonrgeois feuilletait
son mémorandum, cl les regards pereans du jeune homme, au lieu de
suivre la fuule qui piétinait au dessous de lui, se dirigeaient, le plus sou-
vent, vers les maisons de la rue. Leurs ouvertures étaient garnies de cu-
rieux, et il est il croire que pnrmi toutes ces figures ne se trouvait pas celle
qu'il cherchait, car inJiffércnt lorsqu'il parcourait leur bizarre entasse-
ment, sou œil &'allu3)ait d'irapaiivnre et de dépit en s'arrèiant sur la f:'né-
tre la plu? dircctcrùcnt en face de la sienne, et en remarquant que ci tte
fenéire était difeiidua du bruit et du jours extérieur par dcschàssi»
aux lozanges de plomb, et par un épais rideau de serge dont on aperce-
vait les plis im: lobiles à travers le jaune t'ansparcnt des vitraux.
Celle absence cotrp'ète de mouvement et de vie, au milieu de l'cm-
pressementet de l'agitation qui pcuplaiciU les autres fenêtres de tèiess'a-
vançani plus oa moins en dehors, al'irées jiar la rurios té, annoiirnient
dans les habiians de ce logis une grande indifféren'"? pour les événemens
qui préoccupaient tant d'esprits, soit que là fussent liigéc l'étude cl la ph>
losophie que rien ne peut distraire de l'nrs médiiations, la religion qui
regarde toujours en haut sans s'orreper de ce qui se dit et se fait en bas,
l'amour qui aime à s'entourer de solitude et de si!en:e au milieu des bruits
Cl des fêtes du monde, ou la doulenr, ce grand vautour de l'ame, fini ne
s'acharne jamais mieux à sa proie que lorsqu'il y a, pour les autres, plus
do causes de di>trariioi>.
Lhôte de maître lîardiau paraissait 'nfinimcnt contrarié de l'immobilinS
où restait cette croisée. Quand de grands cris venaient a s'élever (Imis la
rue qui serpentait au dessons de lui, soit q:e ces cris fussent de hjin? aa
passage rie quelque seigneur soupçonné de prêter la œain aux nonve.ute's
de Genève, soit qu'ils fusscut d'cuihousissme h l'approche de quelque d4-
fts
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
J
terminé soutien de la bonne cause, l'écolier repardait vite le point, objet
de son ationiion, cspéiauuiue la cuiiosilé éveillée enlln par ces clameurs,
alliiit écarler, du moins un peu, les rid aux siobsiiiiémeut tirés, et livrer
à SCS regards un pas;aje veis la personne qu'il ilierdi^iit.
11 éiaii ta à la découerie, la chose était éviilenie, et il fallait qu'il atia-
cbàl bien du pi ix à la recbertlie qui le tenait ainsi en observation, pour
ctrc daus--.i mauvaise buiiicur en voy.uit que rien de ce qui se passait dans
la rue n'avait atiioii sur Ks reclus ou les recluses d'en fdce.
A son ail' contraint, au soin avec lequel il tena t sa toque enfoncée sur
.«es yeux, et les plis sujérieurs de son manteau montos jusqu'au nez, à la
prérauiion avec laquelle il se relirait quand venaient à passer ceux qu'à
l'éclat de leurs bab.s, à la beauté île leuis chevaux, on pouvait supposer
venir du Louvre, on di;>inait quil bravait, à ce po.te, autre chose que
l'ennui et limpatien'.c d'une attente inu.ile. C'était un jeune hnmme en
qui rien ne démentait cftie origine lorraine qu'il s'était donnée on se
présentant chez maiire lîardiau : ain:-i sa taille était élancée, ses cheveux
L'on Is, ses yeux bkus. Sa mine, uia'f;ré ces signes d'un tempérament
doux et tranquille, présentait un grand caractère de résolution, non de
colle qi:i est subite, instantanée, qu'apporte le sang abondant plus vif ou
plus chaleureux au cœur ou au cerveau et qui tombe quand d s'apaise,
mais de celle qui, fruit de la médiiaiion, imposée par un grand devoir,
par un grand suuvoni'-, se met au service d'un graad projft, façonne une
\ie dans un but unique, croît avec le corps et domine si bien l'individu
dans son existence physique et morale, qu'il n'y a pas un mouvement chez
lui, pas une idée dans sa tétc dont elle ne soit le principe et l'occasion.
Avec la ténacité inscrite sur ce front peu développé, mais serré dans
des contours saillans et bru>quemeni arrêtés, il y a dans le regard et sur
les lèvres une sorte de paresse dédaigneuse qui sembla indiquer que celte
pensée dominante sera diûicilement poussée au dehors par le beso'n delà
faire triompher. C'est un de ceî esprits qui s'entourent de solitude, n'ini-
tient qu'eux-mêmes à leurs secrète en' ie, et dont les conceptions ont be-
soin, pour venir au jour, d'éire abandonnées au forceps des gens d'exé-
cution. On dirait que ces esprils se complaisent tant dans le silencieux et
intérieur arrangement de leurs projets, qu'il faut les violenter pour qu'ils
leur donnent un corps et une forme. Avec eux qui passent des années en-
tières sur une combinaison, une heure ne vient jamais, et c'est celle où
il faut l'appliquer ; en attendant toujours une meilleure occasion, ils en
laissent perdre cent qui é;aicnt bonnes. Ils sont trop modestes : ils comp-
tent plus sur le temps que sur eux-mêmes; ou, trop superbes, ils pensent
que le ciel lui-même prendra bien le soin de les avenir quand il faudra se
montrer... Au ciel, et non aux hommes, appartient la réalisation de si
beaux plans !
Le soi-disant écolier était pâle et maigre. Ce corps aigu, svelte et flexible
avait quclqiic chose de mcnîçant comme une lame d'êpée, le jour d'un
duel : l'indice d'une pensée de sang, d'une préoccupation fatale réside
dans ces deux lignes qui encadrent i es lèvres, les lirentenlesamincissanr,
et leur donnent une expression tragique qui se mêle avec un charme é-
trange à la grâce inexprimable de leur sourire. Sous sa lotjue en velours
noir, sous son accompagnement de dentelles et do boucles d'oreilles, ce
visage a bien le caractère de l'époque : c'est un incroyable mélange de
courage et de paresse, de cruauté et de coquetterie, d'audace et de plai-
sir; il y a là des traits qui iraient admirablement au soldat et au courtisan,
à l'homme de parti et au coureur de ruelles... Ecolier tant que vous vou-
drez, mais un écolier comme celui-là est fait pour réussir aussi bien au-
près des porteurs de hallebardes que des teneuses d'éveniails, et pour
tourner la tête à toute une nation, si jamais il venait à représenter l'un
de ses intérêts, s'il était un jour la personniflcation d'un grand principe.
— Je vousécou;c, mon hôte, dit tout à couple soi-disant maître Chiisto-
phc, en quittant la fenêtre avec un mouvement d'impatience, continuez
votre lecture : je suis tout oreille ; car ce m'est, je vous assu' e, un
grand plaisir d'apprendre, ainsi que je le fais, grâces à votre obligeance,
l'histoire de ces dernières années avec les grands retentissemens que des
faits si étranges ont eus dans cette grande ville de Paris. C'est pour Paris
seulement que l'histoire se fait ; car c'est là seulement qu'on la juge...
absolument, comme dans le jeu de paume, où il n'y a de bons coups de
raquette que devant l 's curieux qui les remarquent et les applaudissent.
Moi qui ai vécu éloigné de Paris, je sais ci qui s'est fait en France... Belle
misère ! c'est ce qui s'est dit à Paris, qu'il fan* apprendre.
— Et c'tst dans le courant de l'année 1563 que vous èfs allé en Lor-
raine, mon jiune niaîire? d:t le bourgeois.
— Oui, oui, en Lorr.iine ou ailleurs, répondit le jeune homme avec un
sourire siignlier; c'est en 15C3, en ciï't, que j'aiquiiié ce grand ihéàire,
loin duquel la g'oire, la home, la victoire, la défa le, les désastres ou les
prospérités publiques ue sont que de vains bruts dont on ne comprend
pas toujours le sens.
— La se trouve consigné, reprit maître Bsrdiau, on in liquant du doi:;t
le haut d'une page de son livre, le détail des cérimonics et du deuil gé-
néral qui accompa?nèrcnt la venue à Pai is du corps de noire grand Tran-
çdis de Gui-^e , après qu'un renégat l'eut frappé sous les murs d'Orléan*,
oup (léiesial)lo qui changea en enterrement le trioni|)lie que ce héros
éiait à la veille de remporier encore sur les ennemis de Dieu et du roi.
Le jeune bumine s'était retourné vivement vers la croisée en entendant
ces'paroles , comme s'il se fût empressé te cacher les seatimeus qu'elles
faisaient naître chez lui.
— Passez, monsieur, passez, dit-il d'une voix émue, je n'ai rien à ap-
prendre de tout cela... j'y étais.
Et il se promena de long en large dans la chambre, comme si son corps
eût éprouvé le besain de se mettre en rapport avec l'agitation de son
ame, à ce ti agique souvenir.
— Le même jour, venant de voir passer le char funèbre qui ramenait k
Paris le corps du héros tant regrette, continua le bourgeois , je me trou-
vai sur le passage de son assassin...
— Polirot de Méré , reprit le jeune homme, d'une voix sourde , et en
jetant un sombre regard du côté de cette fenêtre qu'd avait si long-temps
guettée.
— Je le vis mener en grève pour y être écartelé, aux termrs de son ar-
rêt, après qu'on aurait tenaillé le susdit, et brûlé la main qui avait tranché
unesi illusire vie.
— La main, oui, la main , en effet, a été brûlée, s'écria te Lorrain...
mais la lêie qui conçut un si horrible projet, la langue qui trouva des pa-
roles et prononça des promesses capables de décider un homme à une
f.u=si dauinable action, les a-t-on brûlées, monsieur? Bien au contraire...
cette têie est entourée, à l'heure qu'il est , d'une auréole iilns brillante
que ne furent jamais les couronnes de tous ces vieux saints de France
que M. de Coligny lit abattre dans nos églises. Cette langue, si l'on n'y met
ordre, fera bientôt taire la messe ; déjà el e dicte des lois au pays, djnne
des ordres au roi, et ose lui dire : Faites la guerre à la Flandre, sire, à
moins que vous n'aimiez mieux que nous vous la fassions à vous-même.
— Le fait est, reprit le Bardiau. en regardant le jeune homme de côté,
qu'on disait dans la foule, autour de moi, que, le matin même de son exé-
cution, Poltrot avait répété, dans un dernier interrogatoire , qu'il avait
été excité au forfait dont il allait subir la punition , par l'amiral Gaspard
de Coligny et par le ministre Théodore de Bézc.
De grands cris s'élevèrent, en ce moment, dans la rue. Le jeune hom-
me se rapprocha delà fenêtre , et chercha des yeux la cause de ces ac-
clamations.
— Pardieu, dit-il, rouge de colère et de dépit, se troinpe-t-on quand on
dit : qui parle du soleil, en voit luire les rayons... Le soleiln'a pas encore
paru ; mais voici venir ceux qui , d'ordinaire , l'accompagnent partout ,
ceux que l'on appelle la petite cour du roi Gaspard... Cornaton, de Piles-
Monneinis, Guerchy, Sorbières.. et je ne serais pas étonné quecethum-
me noir, h la ligure en dessous, qui se trouve dans leur compagnie, fût ce
Théodore de Bèze que vous venez de nommer, monsieur notie ami, en
rappelant les derniers aveux de Poltrot... — Ils sont fous, ces hommes,
assurément ils sont fous, ajouta le Lorrain en reprenant sa pi omenade
dans la chambre, et plus insensés qu'eux tous leur chef, de s'imaginer
qu'il en des choses qu'on puisse oublier! Par la double croix de Lor-
raine ! ces gens tentent Dieu à leurs risques et périls ! et ceux de la mai-
son de Guise laisseraient tranquillement passer à leur côté les Châiillon,
sans leur demander coinp:e du sang d'un héros, que leurs épées se ré-
veilleraient d'elles-mêmes dans le fourreau et en sortiraient pour venger
ce sang si traîtreusement versé!
— Mais il ine semblait, reprit le bourgeois d'un air bonasse, que la
réconciliation entre ces deux grandes familles s'était faite à Moulins, en
l'assemblée de 15GG. J'ai consigné là, ajouta-t-il en cherchant dans son
livre, la formule du serment de bonne amitié qui vint terminer, à la
grande joie de la cour, ces longues et vieilles inimitiés.
— Oh ! pardieu, reprit le Lorrain, au pays des courtisans masqués et
des vieilles coquettes qui se font de jeunes vfsages, soixante ans durant,
l'art du rcplàirage est toujours en grand honneur!.. Mais sous la triple
couche de céruse et de vermillon, la ride se creuse, et le temps enve-
nime la blessure qu'on ne voit plus et qui n'en devient que plus terrible, ..
D'ailleurs, mon maître bien informé, au bas de ce traité, qui ne fut
qu'une suspension d'armes entre les Guise et les Châlillon, il a manqué
un nom, dont l'absence suffirait pour rendre nul cet acte de bonne ami-
tié, comme il vous plaît de le nommer, et ce nom est celui du chef présent
de la maison de Lorraine.
— En eiïet, reprit maître Bardiau, en jetant un obliiue regard sur
l'écolier, le jeune duc H^nri de Guise, que DieugarJe, était parti et avait
quitté la France, l'année précédente, pour faire ses premières armes
dans la guerre de Hongrie. Son retour à la coiir de France ne date que
de quelques mois à peine, et déj i il a relevé les affaires de sa nnison à
la hauteur où elles étaient à laraiirt da François de Guise, son père. La
va'eur et l'habileté dint il a donné des preuves en défendant Po l ers
contre l'armée v.clorieuse des hiiguciio's. Le peuple de Paris, qui ne sé-
pare pas le nom de Guise des gra ids intérêts de sa religion, et (|ui croit
avoir crié. Vive la messe! qnanil il a salué l'héritier de ce nom glorieux,
le peuple de Paris est aussi Loirain d'esprit et de cœur que vous pouvez
l'être vous-même, min Jeune m îire ([ui m'écouiez. 11 paraît même que
les dames de la cour, ajouta ie bou'gmiis en clignant de l'ail , r'ont pas
été les dernières à pailagercct eulh ju--iasnie des Parisiens et cet amour
des sol Jats pour sa vai lante et gracieuse personne. — Oj dit même quu,
près du trône, entendez-vous? ni cœu'de feui ne s'est laissé lou lier par
ce jeune m 'rite! Oui... et ce n'est qu'a son lorps défond int quii la piin-
ccsse Marguerite deviendra Béarnaise de nom, de Lorraine qu'elle était
par affection.
— Tudieu! monsieur, s'écria l'écolier, d'où venez-vous pour cire si
bien au courant des secrets du Louvre ?
LE MAGASIN LITTIÎRAIRE.
b9
Puis il se reprit, et ajouta de l'air de la pins complète iii:lilKrence :
— 11 paraît que la persoime que vous y connaissez vous tient au cou-
rant des bruits, faux ou vrais, qui circulent dans ce grand marché de
nouvelles.
— Mais, oui , dit d'un air tout-à-fait naïf le bourgeois , notre tante Jac-
queline Ledru, attacliée à la liiigt^ric de la princesse, cl que je vais quel-
quefois visiter, est assez au fait de ce qui se passe au château, pour que
moi, son neveu, qui ai le talent de la faire causer, sache mieux que qui
que ce soit, dans la rue de la Galamlre, les dires et gestes du grand
monde.
— A merveille, notre ami, reprit l'écolier; mais il y a trop loin du
Louvre h votre rue de la Calanàre, pour croire qu'une pareille nouvelle
y soit arrivée bien exacte et bien complète, et il pourrait se faire que ce
Henri de Lorraine, qu'on suppose si occupé de projets d'amoitr et d'i-
dées di! galanterie, songeât en ce moaient à tout autre chose.
— Il est vrai qu'il a bien assez de l'ambiiiou et de la vengeance pour
I2 tenir en ha'eine ; mais je le crois hoiame à mener de front ce double
attelage avec l'amour en arbalète. D'ailleurs, songez-vous, monsieur, que
cet amour viendrait mi^ux qu'autre chose en aide à ses projets d'ambiuon
s'il en avait? Une fille de France, une princesse du sang royal qui décla-
rerait hauiement qu'elle ne veut pas consentir à épouser un huguenot,
qu'elle a donné librement son cœur ii Henri de Guise, le héros des ca-
tholiques, l'hoaime le mieux fait pour armer le peuple et s'en faire sui-
vre... Mais il y a là de quoi mettre le feu aux quatre coins de Paris et
bouleverser le Louvre de la cave au grenier. Aussi dit-on que c'est un
grand enibarras pour la reine-mère... La princes'^e Mar;iueriie n'a pas
dit posiiivement non ; mais elle retarde le plus qu'elle peut le dénnûmeut.
Le roi de Navarre, qui n'est pas pressé non plus d'en venir au conjungo,
reienu qu'il est par ses volages amours, la laisse à ses incertitudes. Rien
ne se fait, rien ne se lei niiue... La paix, dont ce mariage devait cire le
signal, est mise en doute tous les jours... Aussi les chefs du parti pro-
testant, au lieu de venir à la cour, prennent des positions dans les pro-
vinces ; M. de Coligny lui-même...
— A cœur de femuieiette feu de paille, mon compère. Marguerite de
Valois épousera le Béari'ais, et M. de Coligny viendra à 1 1 cour triom-
pher hautement rie la maison de Guise. Or, celui dont le devoir est de
sout iiir la gloire de cette maison et de venger ses allVouts, fera donc
bien d'en chercher ailleurs les moyens !
— Qu'il soit tranquille, reprit le bourgeois, il trouvera toujours le
pcuiile de Paris pour lui donner, dans l'occasion, un bon coup d'é-
paule !
— Le peuple... oh ! oui, le peuple; il vous fait aller plus loin qu'on
ne pense, et avant de l'appeler à son aide et de le mêler à ses projets ,
qu'ils soient inspirés par l'ambition ou conseillés par la vengeance, on ne
peut trop s'entourer de clarté pour s'assurer , une dernière fois, qu'ils
sout légitimes... Il ne faut plus de doutes, monsieur, à celui qui appro-
che la mèche du baril de poudre destiné à faire s luter ses enueiuis ; et
avant de faire feu, il doit, dans une nouvelle enquête, puiser une nou-
velle conviction qui lui laisse la conscience libre et la main sûre.
Et en parlant ainsi, il regardait encore la fenêtre de la maison d'en fa-
ce, la fenêtre qui restait toujours fermée.
— Ma foi ! reprit le bourgeois , je ne crois pas, moi , notre jeune duc
de Guise occupe pour le moment d'aussi sinistres pensées : il est bien plus
lot en bonne fortune auprès de quelque fringante bourgeoise désireuse
d'apprendre si ces dames de cour ont legoilt bon... Et quand je dis bour-
geoise, j'ai mes raisons... C'est que notre quartier est plus de bourgeoisie
que de noblesse.
— Ah ! fit le jeune homme en prêtant une nouvelle attention au dire de
maître Bardiau , vous croyez donc que Henri de Lorraine est quelque
part, ici, dans votre rue de la Calandre, muguctaut dans quelque gracieux
tête à tète ?
— Que le tête à tête soit gracieux ? c'est ce que je ne pourrais assurer,
répondit le bourgeois.
Le Lorrain se détourna pour ne pas lui rire au nez.
— Mais, reprit maître Barriiau, ce que je sais, c'est qu'à trois pas d'ici,
à côté du tripot des Rois-Maures, il y a un passage obscur qui donne sur
le quai, et que, sur le quai . juste à la porte dudit p^i.''S;\Re , se trouve , à
l'hriiie (|u'il est, un page, tenant en niiiin un alezan superbe, un alezan
digne desrr>ir de monture à un prince.
— Eh bien ! lit l'écolier.
— Eh bien ! le page et le coursier portent les couleurs et les armes
de la mai>.on de Loiraine, mon maître.
— Belle preuve, vrnimem ! cnmine s'il n'y avait dans cette maison que
Henri de Guise qui sût monter un cheval.
— C'est possible, reprit le bourtieois en hochant la têic et en prenant
un petit air malin ; maisj'.d mon idi'e, et l'on ne m'en fera pas changer.
— Ijbrc à vous, cher note, de penser à ce sujet ce que vous voudrez.
Mais je vous tiens là, à cette table, le nez cloué sur ce gros livre, cl vnus
seriez a'se peut être de voir le cortège ([ui va passer, car voici une foule
de gentilshouinios et (i"éiu\ ei s a cheval ; changeonsile place, croyez-moi...
Aussi bien, je u'ui pus rien à voir à cette fenêtre, 01 vous y serez mieux
placé que moi. Je feuilleturai vos notes pendant ce temps, si vous voulez
bien le perinettre,
— Qu'il soii fait ainsi que vous le désirez, mon jeune maître, répondit
' WOVEMBBB 1841. — ïosie 1
le bourgeois en allant s'installer à la fcnêire, le dos tourné à la table, près
de laquelle vint s'asseoir le Lorrain.
On eût dit que la croisée, depuis que les gens de la cour paraissaien'i*
au-dessous, n'était plus pour lui un poste tenable.
— Voilà, dit-il, après un moment de silence pendant lequel il avait
feuilleté le gros livre, voilà cet engagement de paix et de concorde juré à
Moulins par M. de Coligny. Sermens vite oubliés, monsieur; car là... pas
plus loin qu'au revers de la page, est consigné le détiil des grandes an-
goisses des Parisiens, le jour de la saint Michel, en apprenant que les
gentilshommes de la religion réformée, partis de Rosoy en Brie sous la
conduite de ce mêaie Coligny et de M. le prince de Coudé, s'étaient
mis de nouveau en campagne pour s'emparer du roi pour lors à Mon-
ceaux... Bien en prit à celui-ci d'avoir fait venir à temps ses Suisses, et
d'avoir gardé à ses côtés le vieux connétable de Montmorency; sans eux
c'en était fait, sa majesté tombait au pouvoir des huguenots, et l'on eût
vu alors si, au fond de la pensée de ces hommes qui crient : Point d'évê-
ques ! il n'y a pas aussi le cri ; Point de roi ! —Vous avez inscrit là, mon
maître, continua le jeune hominc, une pensée du peuple d'un grand sens
au sujet de cette grande olfeiise à la majesté roya e. VoiU ce que je bs à
la fin de votre récit : « Le soir, l'on eut à Paris la certitude que le roi ,
avec deux cents chevaux, était rentré heiueusement au Louvre par un
chemin détourné, d'après l'avis ouvert par le connétable, tandis que la
cavalerie du prince de Condé s'aheurtait contre les Suisses. En rentrant
dans notre quartier de la Cité, je lis rencontre de l'avocat Crucé, qui me
dit en se frottant les mains, après nous être entretenus de l'événement du
jour : Bon, bon! plus ils en feront et mieux cela vaudra... Ces gens ne
se sont encore attaqués qu'à la majesté divine, et Dieu a du temps devant
lui pour sa vengeance; mais s'attaquer à lainaiesté royale, mon compère,
c'est hâter le moment de la punition. C'est fini, voyez-vous, il ne pourra
plus y avoir d'accommodement avec eux. Le roi gardera, de leur ollénse.
un ressentiment éternel, et les ollenseurs, à moins qu' Is ne tombent dans
cet aveuglement qu'envoie le ciel quand il veut frapper, se sentiront in-
cessamment poussés par le besoin de se tenir armés contre sa vengeance.
Quelque chose qui arrive, r.ippelei-le vous : aujourd'hui, entre Meaux et
Paris, s'est perdu, à jamais perdu, le moyen de terminer à l'amiable les
querelles de la réforme. Aujourd'hui, sur la route de Meaux, mon com-
père, les fourreaux des deui épées ont été jetés pour ne plus être retrou-
vés. »
La tète appuyée sur sa main, le Lorrain réOéchit quelque temps sur ce
passage. Puis il répéta lentement ces paroles :
— « A moins qu'ils ne tombent dans cet aveuglement qu'envoie le ciel
qyand il veut frapper... » Oui , assurément, ajouta-t-il , ces gens sont
ous , ou l'heure de cet aveuglement fatal , dont parlait le brave Crucé,
st enfin arrivée pour eux! Kt ce n'est pas seulement le ressentiment
royal qu'ils tentent en se présentant à Paris. Paris, lui au'si , a ses of-
fenses à venger; et ils oublient que la colère d'une grande cité est plus
à redouter peut-être que celle d'un roi ! Vous avez consigné en cet en-
droit, reprit le jeune homme les yeux fixés sur le livre, les faits de ajour-
née de Saint-Denis, avec le nombre des moulins que M. de Coligny vint
brûier jusque sous les remparts pour affamer les Parisiens! Oui, voilà
ben le compte de tout ce qu'il leur fit souffrir, quaud, maître des chemins
de la Normandie, du Perche, du Maine et de l'Anjou, il arrêtait au pas-
sage les vivres qui viennent abondamment à la grande ville de ces côtés-
là...
Le jeune homme interrompit sa lecture , et s'adressant à son compère
toujours à la fenêtre :
— Regardez bien, lui dit il, regardez parmi les troupes de huguenots si
vous eu voyez qui passent : parmi eux doit se trouver l'Ecossais Robert
Stuîrt , qui porta le dernier coup à cet héroïque vieillard , à cet illustre
Montmorency. Tombé dans ces fatales plaines de St-Denis, il fut plus heu-
reux du moins que ne le fut François de Guise, son frère d'armes; car il
périt un jour de victoire, et par uiic autre main que celle d'un Français !
^Ah ! dit tout à coup le Bardiau eu observation et sans répondre à ce
que venait de dire l'écolier, voici M. de Biron qui passe. Sur son cour-
sier gris pommelé , il a bien la miue d'un bon et grand homme de guerre,
comme il l'est; mais il n'excite pas de granils transports dans le peuple...
— Ah ! c'est que le peuple, mon camar.ide, b anc et sincère (Lus ses
amours comme dans ses haines, n'aime guère que ceux qui mar. hent
droit. Et la conduite de Biron boite autant que sa personne... Elle va
clopin dopant, vous le savez, entre le prêche et la messe, penchant vers
l'un, retombant sur l'autre, si bien qu'il y a toujours dans ce qu'il fait
quelque chose qui cloche... Témoin cet autre arrangement de lâtiS. que
je vois inscrit lii sur cette page de voire livre... U y mit la mnin avec M.
de Mesmc, seigneur de Malàssise. — « Paix boiicusc et mal assise, a dit
e peuple de Paris, qui irouve presque toujours un bon mot p')ur égayer
son bon sens. Et en ellVt , eu tournant le Tu llet de votre regi«ire. nous
sommes en plein dans les intrigues îles politiques au profit des huguenots
Cl dans les menées de ceux-ci au protit dune guerre civile. Ils remuent
terre et ciel pour faire aller les nll'.iircs d'Lurope dans le sens de leurs in-
térêts, et le populaire catholique s'émouvant fort de leurs intrigues au-
près de la reine ICIisabeth d'.Sugletorie, du prince d'Omngeet des princes
d'Allemagne , en dépit de l.i cour et de ses ediLs. on orcit un grand nom-
bre en plusieurs endroits. Ce fut alors que ces hommes , les mêmes ^ui
aujourd'hui osent ^'engager , en amis, dans cette ville de Paris si long-
60
Lie fllAOASlJ^ LiTTi.UAlUIÎ.
Icups cxciléc contre eux, reconnurent cette vérité que la paix était plus
tlai)gereui,e pour eux que la guerre : ils se reiuirunt donc encore une
fois cil canipiRue.»
« A la On d'ociobre , on apprit ici, continua le Lorrain en lisant le mé-
» uioraudum de niaîire Bardidu, que touics les placis du pays d'Aunis, de
» Saijitongo , d'Angouiuois et de Poitou , étaient tombées au pouvoir de
» M. le prince et de iM. l'amiral. Ces lâcheuses nouvelles exaspérèrent
» telioment le peuple de Paris, qu'emporié par ceite colère, le parlement
» condamna Ga.spord de Culigny, et promit, à qui le représenterait en
» justice mort ou vif, cinquante mille écus d'or, lesquels seraient pris sur
» l'iiùtel de ville... » — Li'S t>rmcs de l'arrêt sont consignés In, ajouta
l'ccûlier en frappant sur le registre ; il y a peut-èlre bien , dans la Cité,
quelque coin de rue qui en a conservé le placard.... Et il va venir
ce Culigny, et demain il se promènera iraïKiuillemeiit dans ces rues sans
penser que pour de certains Lomiiies la justice dliier est encore la jus-
tice d'aujourd'hui, et qu'd y en a pour qui cet arrêt de proscription n'a
pu être cassé par un revirement de la cour et une nouvelle combinaison
de sa politique î — C'est de la folio, vraiment, ajouia-t- 1 à voix basse,
lie la folie comme il n'y en a jamais eu... El je le plaindrais cet homme,
si je n'avais pas tant de raisons de le buïr.
— Qui vient là, dit tout ii coup le bourgeois, et qui marche ainsi dans
*u isolement ?.. On s'écarte devant lui comme si en loucliani son cheval
ou ses nabits on dût être atteint de quelque mal pestil iuiiel... Je n'ai ja-
mais vu de soldat d'un aspect plus terrible... Ses vêtemens noirs, son che-
val noir dont le pas lourl retentit sur le pavé, comme s'il fût descendu
du piédestal de quelque stitue de bronze, son panache noir, et cet arse-
nal d'armes étranges dont il est entouré, font de cet iiomme une appari-
tion triste comme le dernier rêve d'un condamné à mort... La fouie qui
recule n'ose le regarder que de loin; et une clameur d'ellroi qui s'élève
semble l'écho de sou nom que des enfaus crient en se sauvant... Avez-
Tous entendu ? le nom de .Maurevel est arrivé jusqu'ici.
— Celui qui se fait nommer le tueur du roi. Mauvais signe, mon com-
père, reprit le Lorrain ; quand oa voit passer le bourreau, on peut sup-
poser aiec raison qu'il va y avoir fête en Grève. Si les huguenots qui
sont du cortège oublient que celui-li avait fait projet de gagner les cin-
quante mille écus d'or promis iiqui tuerait Coligny, et que, ne le pouvant
joindre, il passa son envie sur le comte de Mouy, imitant, comme il le dit
lui-même, les pêcheurs qui, las d'attendre les saumons, se rabattent sur
les grenouilles ; s'ils oublient cela, dis-je, que croire de ces gens ? qu'ils
ont tout perdu, par l'expresse volonté de Dieu : la mémoire aussi bien
que le sens.
Il reprit la lecture des notes du bourgeois. «'Mars 1569. Nousavonsété
«réveillés cette nuit par le bruit des cloches; car la nouvelle est arrivée
)iau roi d'une grande victoire remportée por son frère, à Jarnac, sur les
«ennemis de l'église, et sa majesté se leva à minuit pour en faire chanter
>ilc Te Deum! On dit que les enseignes prises aux huguenots vont être
«envoyées au pape pour... «
De grands cris s'élevèrent en ce moment dans la rue, et vinrent inter-
rompre la lecture de l'écolier; ces cris se mêlaient à de bruyans applau-
dissemcns.
— Ah ! pour le coup , Dt le Lorrain , ce ne peut-être que le duc d'An-
jou qui s'approche, le grand vainqueur de Jarnac et de Moncontour, le
mignon du peuple pour l'heure présente, et qui doit peut-êire lui en faire
voir bien d'autres, ajouia-t-il, avec un rire de haine et de moquerie.
— C'est lui, en ell'et, reprit le bourgeois, c'est le frère du roi, monsei-
gneur le duc d'Anjou, en liiière toute d'or et de brocard. Depuis ses
grandes v.ctoircs contre les huguenots , on dirait que ce pauvre jeune
prince s'est si lassé de la guerre qu'il n'a plus d'autre besoin que de se
reposer... Le voici, ;i moiiiô étendu dans sa liiière, les yeux mi-fermés;
il est entouré de visages si blancs et si roses , il y a autour de lui tant de
dentelles, de boucles d'oreilles et de bijoux , et il jette , en passant , une
telle odeur de musc qu'on d rait du carrosse d'une riche accouchée qui
va faire ses relevaillesà Notre-Dame.
— Soleil qui brille trop a son lever , risque d'êlre éclipsé à son midi ,
murmura entre ses dents le jeune homme. Allons , allon', ajouia-t-il en
se levant api es avoir fermé le gros livre, dans peu l'on apprendra s'il n'en
est pas de cet enthousiasme comme de ces feux follets qui volent sur des
abîmes et durent le leiDps de tourner la tête! Et vii'c Lorraine! Nous
verrons si ce peuple criera toujours : Vive Anjou !
Le bourgeois ne bougea pas, et continua ainsi, à haute voix, le cours
de ECS observations que ne vint interrompre aucune observation nouvelle
<1: l'écolier.
— Pour celui-ci qui s'avance à cheval, entre deux gentilshommes à bar-
I;e grise, c'est tout dînèrent. — Quel air ix la fois jovial et résolu ! Il porie
la tête haute, comme si son panache était un signe de ralliement, et la poi-
trine en avant, comme s'il eût été habitué de bonne heure à braver les ar-
quebuses de l'ennemi et les couteaux de la guerre civile.... Dieu vienne
en aide au jeune soldat I La foule s'étonne et se tait quand il passe ; mais
ily a d'.ms ce silence plus d'étonnement et de respect que de haine... Et
noue vert-galant envoie des baisers aux dames les plus jolies... Voilà qui
l'romet. Un vieux soldat blessé, qui pleurait en le voyant pasiier, montre
an peuple son bras en écharpe... Ce qu'il lui raconte est bien touchant
sa'ns doute; car Içs voilà tous qui se mettent à crier comme si ce n'était
pas un huguenot ; « Vive le roi de Navarre ! vive le Béarnais ! » Mais il est
déjii bien loin !
C'est le tour des dames à présent. La princesse Marguerite, la sœur du
roi, est dans cette brillante litière traînée par six beaux chevaux blancs qui
uiaichent lentement, entourés de beaux pages et de galaiis écuyers. Elle
regarde tristementautoiir d'elle, et serait plus gaie, jarnibltu I si le Lor-
rain qui lui tient tant au cœur, cheminait, la botte à la portière ! Le Lor-
rain n'y est pas; mais elle a, pour s'en dédommager, la Lorraine à ses
côtés.
La sœur du duc de Guise est là, jetant à droite, à gauche son regard
éraérillonué. 11 y a dans cette jolie tête frisée bien des projets d'ambition
à ce qu'on assure. Amie intime de la princesse Marguerite de Valois, elle
relient le plus qu'elle peut la sœur du roi dans ce tendre attachement qui
fait pencher celle-ci pour Henri de Lorraine, et dans le cas oii ce moyen
d'avoir un pied dans la famille royale viendrait à lui manquer, elle s'y est
réservée une place en laissant mugueter autour d'elle le duc d'Aniou...,
L'all'aire a été loin. C'est ce qu'on appelle avoir deux cordes pour son
arc... Parlez-moi d'une tendresse de sœur comme celle-là ! C'est une bien
bonne amie aussi; elle ne presse tant Marguerite de refuser le ri.i de
Navarre , au prolit de son frère , que pour laisser le Béarnais dans les
lacs de celte jolie blonde en noir qui se trouve placée en face d'elle, dans
le carrosse... Oui, Charlotte de Semblançay, veuve à l'heure présente du
baron de Sauves , a jeté son dévolu sur le cœur du Béarnais. Si celui-ci
épouse la sœur du roi , les projets de la veuve sont h vau-l'eau , et vous
ne sauriez croire , seigneur écolier, quels lils d'intrigue se croisent et
s'embrouillent à ce sujet dans la main de Mlle de Lorraine ! Mais la maî-
tresse à toutes celles qui se piquent de Dnesse. Mme Catherine de Médi-
cis , a l'œil h l'écheveau , et elle saura très bien le démêler à temps et
dans un sens tout à fait opposé à celui que l'on prépare. De façon que ce
carrosse pourrait dès à présent se nommer comme le chiîteau d'Amadis :
la réunion des amours contrariées. En effet , il rassemble aujourd'hui
la Marguerite de Valois, qui risque bien de n'être jamais la Marguerite de
Lorraine ; Marie de Lorraine qui , selon toute apparence , ne sera Marie
d'Anjou que dans ses rêves ; et Mme de Sauves qui sera Béarnaise, juste
au même titre que toutes ces gracieuses dames et damoiselles de la cour
et de la bourgeoisie qui partagent l'inépuisable galanterie du jeune Henri
de Navarre. Au surplus, si ces beaux projets d'ambition et d'amour ne sg
réalisent pour Mlle de Lorraine et Mme la t)aronne de Sauves, elles sau-
ront où se reprendre. Il y a là, aux deux côtés du carrosse, le pis-aller de
ces daines : le duc de Montpensier qui brigue fort l'alKance des Guise,
et M. de la Trémouide, marquis de Noirmouiiers , qiù ne demande pas
mieux qu3 de courir les risques attachés à ce titre d'époux de la galante
dame qui lit déjà si bien parler d'elle , n'étant que Mlle Charlotte de
Semblançay.
Mais qi'i s'approche? reprit le bourgeois après un moment de silence,
qui peut exciter ainsi ces clameurs de joie et d'enthousiasme?... Voici les
femmes aux fenêtres cigitant toutes leur mouchoir; voici la foule se préci-
pitant d'un même mouvement au devant d'un cavalier qui s'avani;e suivi
d'un seul page... C'est à qui le verra de plus près, touchera ses habitr,
baisera ses bottes et pomra, dans l'absence de cette faveur signalée de la
foriu'ie, cfiresser du moins son alezan, au risque d'en être écrasé... Cor-
dieu ! si M. le duc d'Anjou, qui fut si bien salué à son passage, entend
ces cris dans son sommeil, il en fera un mauvais rêve... Etres épagneuls
ne risquent rien au réveil ! C'est que jamais rien n'a ressemblé aux trans-
ports de ce peuple... C'est de la rage, de la fureur... Vive Guise ! Ils ne
crieraient pas autrement : Vive le roi!... C'est singulier... plus ce jeune
cavalier s'approche, et plus il me semble... Eh! mon Dieu, oui... c'est
bien...
Le bourgeois retourna la tête en ce moment. Il n'y avait plus personne
dans la chambre. Un manteau, celui dont s'enveloppait avec tant de soin
le Lorrain, était jeté sur une chaise, près de la table, et la porte restait
enir'ouveite.
— C'est bien cela ! dit froidement maître Bardiau, et Henri de Guise,
quoiqu'il soit l'idole du peuple, n'étant pas encore Dieu , ne peut se trou-
ver ici et dans la rue... Plus de doute : c'est lui ! — Et ta croisée est en-
core fermée, ajouta-t-il en regardant cette fenêtre qui avait si long-temps
fixé l'atlentioii du faux écolier. Sfit-il enfin qui demeure là? L'impor'iant
c'est que je ne l'ignore pas... Allons, allons ! voilà des découvertes qui,
je l'espère, me seront bien payées quand j'irai visiter ma tante Jacqueline
Ledru, employée à la lingerie de la princesse, (it-il en reprenant son air
niais de tout à 1 heure. brisset.
mipm:ie3«
(1)
Tragédie, c'est-à-dire le clianl du bouc puisque aussi bien nous som-
mes obligés en toutes choses de revenir aux éiymologies et aux origines.
La tragédie est en effet l'invention spontanée d'un peuple de poètes qui a
con.'ervé dans son esprit et dans son cœur l'émotion encore récente de
l'Iliade d'Homère, C'était au mi ieu de la vendange, la joie était partout,
la licence tant soit peu effrontée s'abattait sur ces fertiles campagnes; on
s'attaquait de toutes sortes de propos de galanterie et d'amour, de tou-
tes sortes de moqueries surtout; car la uaiiou grecque, tout comme la
i
LE MAGASIN LITTERAIRE.
51
naiion française, a Hé de tout temps moqueuse et sceptique. Cela se
passait le plus .souvent sur les tiûieuux tbaii^L's de vcuilangis, à l'ombre
des cuves l'uLiiauics, ou ciieux encore du liaul d'un tombereau ambulant,
qui perlait en tous lioux la poésie et la joie peu dccenie, le sarcasme et
l'if onie. On s'attaquait, on se répondait, oa se jetait l'un l'autre toutes
sortes d'iiigénifuses malices ; quelqucfo s, du haut de celle foule avinfie
s'élevait qu;'!qiie te!le voix sonore et ferme, qui récitait les plus beaux
passades de l'Iliade. Vous aviez ainsi en même temps le dialogue et le ré-
cit, et une fois ceci trouvé, le drame arrive hicniôi. Ce fut le vieux Thes-
pis, qui le premier se mit ii melire un peu d'ordre dans ces inspiraiions
spontanées de la poLVMo. 11 trouva, au fond de son ame, toute sorte de
p.tié et de terreur ; il en répandait çà et là sur le peuple qui l'ccoulait ; il
frappait d'une commotion éioctriqus ces esprits tout neufs, qui ne deman-
daient i as mieux que de croire à un récit fait à haute voix par plusieurs
pcr, onnages réunis, avec tous les mouvcuiens et tiute la couvicliou de l'é-
laqueuce.
Lisez les irag^'dics de 'L'hespis, et vous verrez que déjà que la tragédie est
trouvée: déjà le dialogue obéit à toutes les ('molionslcs plus diverses. (;eci
estcncorc l'art iufjrme, il estvrai; Biais c'est déiiiuiisrandart. Cette inven-
tion de Thi'spis fut continuée avec le plus merveilleux génie par deux
excelleiis poiaes, deux gramls tnaiires dans l'art décrire, liuripide et So-
phocle; cchii-i'i, le plus tendre, le plus sympathique, le plus amoureux,
le pus charmant des poules tragiques; ceiui-là inspiré, fougueux, solen-
nel, ûusifcre, se trouvant toujours au niveau des plus terriiiles mouve-
mcns de I ame humaine. Grâce à ces deux illusires maîtres dans l'art de
remuer les pas^iu s, la trag'Hiic n'eut plus de progrès à faire. Le tombe-
reau du vieux et rustique Tiaespis fat rempiacé par un vaste théâtre où
vcr.at s'i'sscoir, ii certains jours marqués par des féics, la Grèce enlilre
dans son plus somptueux ai.'pareil; et que c était là, je vous prie, un spec-
tacle admirable ! Tout ce grand peuple qui bat i-la mains à l'histoire itr-
présentée de ses victoires et de ses défaites, de ses haines, de ses ven-
geances, de ses conquêtes, fie ses amours ! Là se montrait dans des appa-
reils si divers louie la race hell nique, là releniis>aient d'une façon for-
midable tous les grands noms de l'Iliade. — Les dieux eux-mêmes étaient
convoqués dans celle arène de sung et de mort, d i pitié et de terreur.
L'Olympe descendait pour venir rendre compte de sa conduite aux hom-
mes assemblés ; ainsi ciiacun jo'iaii sou rôle dai-s ces trauds dr'^mes; le
peuple lui-même, représenté par le ciiœur, réprimmdait, encourageait
leur à tour les dieux et les hommes. La parole du chœur était correcte et
simple, il jugeait eu dernier ressort loiile chose, il éiait la justice suprê-
me, ilrepiéseutait le peuple aihéuieii. INoiis autres, les Athéniens moder-
nes, jamais nous n'aurons l'i Jée de ce que devaient èire ce? solennités
de la poésie auiique. Le théâtre élaii immense, les acteurs avaient douze
coudées comme les héros d'Homère ; u:i masque tout rempli d'expres-
sion couvrait leur visage; ils traînaient de grands maiiieaux sur cette
large scène; des vases d'airain augiiientai^nt au centuple la force et la
soaerité de ces voix |;oéiiques; et (.'aiil urs c'était 'tue ér.ioiion qui ne
revenait qu'une fois chaque année, c'ct il un pnx décerné tout exprès par
les magistrats de la vile, c'était de la gloire comme en ramassait sur la
place pull iijue Démosiliènes eu persoinie ; malbeuicuseinent ce peuple
grec, cCile nation athenii nue n'a duré qu'un jour : son esprit seul est
resté, mais ^a force est partie. D'autres forces sont revenues pour rom-
1)ljcer celle là, et de la ville de Périclès on a tout emporté excepté le gé
iiic. C'est ain.i que les llomaii'S, eux aussi, ((uand le mon le eut été con-
quis par leurs aimes, ont voulu créer une tr;)g -diC nationale dans un jour
d'oisiveté et d'ennui ; cette irauéuie nationale a élé tout sinqileineiit la
tragédie grccqie d'autrelois, moins le mouvement, moins l'inspiraiion et
la croyance. Siuèquo, il est vrai, est un poète bel esprit; il écrit avec
Leaucou]) de verve et de grâce ; ce qu'il raconte , il le raconte à merveille;
ii a beaucoup de goût, de sagacité, il ne maïupie pas d'invention; mais,
juste ciel ! où est la pitié? ou est 1\ terreur? Le chœur a beau crier, à
chaque instant : « Que, le ciel pleure, que la terre se fonde en larmrs (i),
que l'océan soit rempli de trisiessc, et loi aussi, soleil ; » ni la terre, ni le
s led ne répondeni aux invocations du poète : lotit comme le speclateur,
ils reslent froids, immobiles, glacés.
Non, ce n'esi pas en invoq; ant la terre, le ciel et les étoiles, que vous
pourrez agilcr ti ut ini peuple. L'iie larme, une seule larme qui (st pîriic
ilufond du cœur vaudrait mieux que toutes vos invocaiions trafiques. —
Itonie, d'ailleurs, n'était pas faite pour les nobles délassemens de la muse
tragique, llome ne comprenait que les passions violentes, les acharnc-
mcns insensés, 1rs fureurs de l'ambition, les folies delà conquête. Ro-
me, c'csi tout un pniple de soldats qui veulent du sang dans la guerre,
et (jui en veulent encore' dans la paix. Qu'allez-vous leur parler de Rlédéc
clde Phèdre, cl d'ili'icuie sur le mont OEta ? Que leur importent ces
douleurs et ces pleurnieheaicns? Pour que le Rom;iin s'amuse, il lui faut
une arèiic, et dans celle arène du sang, des hommes qui s'enlr'cgorgeat,
{i) Lti?cal œthcr, inngnusquc parens
yjilhrris :ilii, kHii>(|iic t'eraN,
Et Viiga punti inobilis uncla
'l'iuiuo unie ouuios, qui |ier loiras,
Tiiiclusque maris l'undis ladios
NoctciiK|no fu:.'as ore decoro,
l'eriide 'iilau...
des bêtes féroces îi combattre , des éléphans à dompter! Voilà cequ
plait au Romain : l'odeur du sang, le r.île des mourans et des morts, les
cadavres qu'on emporte, les catavre. qu'on achève, les chrétiens immo-
lés dans le cirque, à ce grand cri : Le., dieux s'en vont ' Voilà 1rs plai-
sirs de ces maîtres du monde, voilà comme ils s'amusent à leur dernière
heure de puissance et o'agonie. Donc Quiniilius Varus, dont les tragé
dies se sont perdues ; donc Sénèpie, le poète tragique; Plaute, le poète
comique ; Térence, le co'laborateur de Scipion l'Africain , étaient Ici»
bien mal venus sans douîe à vouloir charmer ce peuple féroce par
toutes les grâces cl toute l'harmonie du langage. Il fallait abandonner les
romains aux gladiateurs, aux meurtriers de tout genre ; à de pareils hom-
mes un seul comédien convenait... le plus féroce, le plus furicut des ba-
tfleurs, l'e.iip'reur Néron en personne. Maintenant, pour rcirouver
quelque peu l'émotion tragique, il est nécessaire d'attendre bien long-
temps que la barbarie ait ravagé le monde, bien long-temps que les beaux
arts aient cnlin osé relever la tête dans celte Europe tristement abandon-
née à toutes les passions politi'pies et religieuses.
Laissez venir seulemeni lloirou, qui a précédé de vingt-qualre beures
le grand Corneille, laissez apparaître le grand Corneille armé du Cid,
ce chef-d'œuvre de l'inspiraiion tragique. Celte fois l'art est trouvé,
ou, pour mieux dire, il est retrouvé plus éclaianl, plus pur et p' us lim-
pide que jamais. Oh ! quelle joie à notre tour, les Alhéniens du dix-sepiiè-
me siècle, quand euliii nous vîmes se remuer devant nous, dais teur at-
mosphère poétique, le Cid et sa Chimène, les Horaces et Camille leur
sœur, Rodogune etPolyeucie, et Pauline, la chaste amante de Sévère, et
vous, toutes les créations éierncllement jeunes, éternellement admirables
du crand Cornedle ! En même temps arrivait à la suite de ces illustres ef-
forts tout bouiilans de l'ardeur de l'amour et de l'impétuosité de la jeu-
nesse, celui-là qu'on a appelé à bon d'oit le divin Racine. Divin, en elfet,
par la suave harmonie, par la correcte beauté du langage, divin pour
avoir élé l'Euripide de son siècle, comme le vieux Corneille en a 6;é le
Sophocle, divin par la grâce, par l'esprit, par ia passion, par les plus chas-
tes et les pli.s sympiihiques iiiouvemens du cœur humain. Les deux Cor-
neille et Racine, eux, i s ont fondé la tragédie française, ils la représen-
tent dasis le passé et dans le présent, ils la représenteront tout entière
dans l'avenir. On pourrait sup; rimer toutes les autres tragédies qui ont
été faites depuis VJCIiaUe : sans contredit on enlèverait de beaux liéia.ls
à celcnseaible; mais cependant l'édilicc conserverait toute sa majest>iet
toute sa grandeur. Voltaire lui-mèuie, qu'a t-il fait de la tragédie? un
mnrche-pied à ses passions, à sa vanité, à ses colères ; il eu a LU une
déclamation amère, comme dit Juvénal.
Puis enlia quand tout l'att s'est épuisé parmi nous, quand le génie,
quand l'invcnlion, quand le style, quand tout nous manque, arrivent en-
core une lois les barbares, non pas comme Attila !e Uéau des villes anti-
ques, mais les barbares plus dangereux encore qui ravagent la langie. qui
insultent aux chefs d'œuvre, qui sont le Iléau de l'art, du goût et du bon
sens ; alors on n'invente plus, on copie; à ce moment funeste. le métier a
remplacé l'art, le plagiat lient lieu de l'inspii ation. On s'en va tout au l.jia
chercher des modèles; mais quoi ! on ne leur cmprunie que leur barb lie
et leurs barbarismes. Regar.icz plutôt ce qu'ils ont fdil de Shakespeare et
comme i s l'ont traité, ce leirible et adm.rable Thespis de la tragédie an-
glaisi; ! C'en est lait : à cette heure de décadence, tors les genres se con-
fondent, lou'cs les médiocrités se révidicnt, on ne fait plus que des bâ-
tards ; l'incesle et l'adultère douiinint dans ic drame, tt de ces accouple-
nieiis nionsli'ueux résulieiii des chost s qu'il est inipo.-sible de délJnir, des
choses comme Lucnce Borniu, lUiy lilus ou Mariv Tiidor. — Cela
peut très bien s'appeler une iragi-conudic , en ce sens que ces chefs-
d'œuvre malencontreux cl nauséaboads ne suul ui des tragédies ui des
comédies.
[Revue duSiède.) J. J.vxisr.
FORTSAIT I>£ m. HO'S'Ea.COLSiABS.
M. Uoycr-Collarcl, c'est plus qu'un homme d'état ordinaire, pins qu'un minis-
tre. Il a été clicfd'une opinion sociale-, il a professé, praiignc fon pouvcrncmcnl
et sa philosophie peisoniiels. C'est presque un fondateur de djnoslie.
Klais comme la djnaslie Je se? idées politiques son est allée avec la dynastie
de ECS affections, Jl! Uoycr-Collard a cessé, depuis 1S30, de compter rnre.-.i les
inlUientes actives. lia demandé eu quelque sorlc à ses contemporains d'èiro
niueis désormais avec un philosophe qui abdiquait, el qid, se faisant sonr.l à la
Icnipète, avait par son propre silence le droit de léélre plus allcinl par elle.
î\l. Royer-Collard, en i'i'Ji, u'etint pas allé à Cobleulz. Apres 1S30, il n'alla
pas davanuige à lloly-Rood el à Kirehbeig.
C'est au sein des assemblées qu'il a l'habitude d'émigrer et de se tenir en soli-
taire : au conseil des cinq-cents sous la république, a la chambre des députas
sous la branclie cadcilc.
Nous ne voudrions pas troubler dans sa retraite ce Cliarîes-Quinl de la liîl ;i-
110 cl de la doctrine, et nous respecterions son désir d'échapper au miu(T!o di' la
presse périodique, qui le trouve d'-^inléresié de tout, el iju'il me, r:se d, puis
quinze ans, si une circonstance parlieulicre ne devait rendre, li.uis quelques mois,
à l'aïuien président de la chamlire des députés, iioinnié le mcnie jour dans sept
collèges électoraux j mais celle fois, par Tinévilalde el triste privilégj ries an-
nées, ce siège de speaker où l'avait élevé, en IsiS, auv acclamalions de la Fran-
ce, raccerd de ses anlécédens inonarcliiques el de ses opinioe.s libérales.
Douze ans, f/iaii le c/i'tr .«p..tiiiH>, coninicdil Tacite, .à celle épo.iuc surtout si
criiique d'un lionimc cl d'an ^iécle, dou:c ans ont suffi pour donner t M. Uoyof.
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Collard celle singulière destinée parlementaire, de mettre le même intervalle de
temps pour conquL'rirde 1815 à 18>", par la sympathie, les sulTragcs de ses col-
lègues qui le portèrent à la présidence, et pour recevoirdc 1830 àl8'r2, de son
élirait de baptême, tel autre droit de présider, comme doyen d'âge, une assem-
blée qui lui est devenue étrangère et qui ne pense plus a lui.
Il ne reste pas cinquante députés qui aient siégé avec M. Royer-Collard dans
fcs beaux jours, l'our l'éducation de ceux qui vont le nommer sins le vouloir,
nous allons donc rappeler aux souvenirs ingrats des uns et a la simplicité du plus
grand nombre les principaux traits de cette physionomie que ceux-ci ignorent
cl que ceux-là ont oubliée.
Ce sera, dans la personne de M. Royer, la restauration qui présidera un nio-
nienl à l'établissement de juillet, cl la langue liançaise qui .servira par hasard de
reproche cl de leçon à l'avocasserie et aux solécismcs de la révolution.
El d'abord disons pourquoi celle abré»ialion : M. Hoijer :
C'est le premii'rmol de son ancienne importance.
C'est un coin de cette mystérieuse renonimée : car cela fut un premier mythe
de l'école ordinaire, d'abréger les noms de ses maiires ou de désigner entre dis-
ciples par les prénoms à déiaut d'abréviations possitjles.
Pour dominer, toutes les scclcs ont un double instinct :
' Celui de la propagande pour leurs idées, et celui de la restriction dans leur
conduite. „ ,, , . ^ j
Fll-s cherchent la foule et allume l enthousiasme pour se répandre.
Bl lis il leur faut de la concenlratlon, de l'autorité, du niysiicisme pour se
Les doctrinaires entre eux ont toujours dit : M. Royer, comme ils ont tou-
jours dit • y'ictor pour M. de Uroglie, François pour M. Guizot, 'J héobald
liour Jl i'iscatory, Prosper pour M. Uuvcrgier de Hauranue, Charles pour
M Uéniurat. Choix malheureux qui ont allligés plus tard les maiires, petits noms
indignes de l'idée paterneHe qui s'y rattachait. ... , ,
On s'est quelquefois demandé la raison de cette mutilation de noms dont la
queue était coupée comme celle du chien d'.Mcibiade.
Voici notre réponse, tlle remonte au temps même de l'origine du canapé, et
provient d'un comte Ueugnol apocryphe, qui prétendait: que les ductriiiaues
coupaienl ainsi leurs noms pour se serrer de plus prés, tant ils avaient horreur
du nombre. , ...,,.„ j . u
M Uoycr-Collard appartient à une de ces vieilles familles de la bourgeoisie
qui .i souvent mieux valu que la noblesse par 1 éducation et quelquefois uulant
par l'ancienneté. Race de clercs, de tonsures, de lettrés, de rubins, de médecins,
au sein de laquelle nos rois, depuis François I" et Henri IV, prirent toiijo.irs
leurs fous, leurs aumùiiiers, leurs négociateurs et leurs ministres; race d'où sont
sortis Ani'yot, L'Hùpital, Marot, Uesperriers, le président Jaiinin , Louvois,
Colberl ; race'qui a toujours gardé à la monarchie le culte que les gc;itils-hum-
jces réservent avec pins de passion à la féodalité.
.■(1. Royer-Collard est Champenois, pour aider à faire mentir le proverbe que
Raiiiie ei La Fontaine avaient dcji surabondamment écorné.
11 n'est pas poète comme eux ; mais il est prosateur comme ils aimaient qu'on
L'apparente tendresse de l'un, l'apparente naïveté de Vautre, eacliaicnt singu-
lièrement d'ironie mordante chez celui-là, de profondeur poiiliquecticz celui-ci.
De même, le nuage métaphysique qui entoure M. Royer-Collard cache un
crand fond de plaisanterie, de sarcasme et de vaudeville.
M Royer-Collard avait achevé sou droit à Pans quand éclata la révolution.
Très partisan de ses tendances dans ce qu'elles avaient de modéré, il devint bien-
tôt rcnnemi de ses excès. , . , , , . . • , .
A la dilTérence des encyclopédistes et des idéologues qui troquèrent volonliers
leurs principes contre les premiers gages de prolil individuel que leur donna le
despotisme, nous le verrons plus lard subir bien plus qu'accepter la paix garan-
tie aux personnes par l'empire, n'en prolitant que pour armer son e.-prit contre
celle deslruclion de l'intelligence, que pour s'isoler dans la philosophie cl dans
les lettres. „ , , . .,. ... ,
Après avoir regardé la révolution d assez près, après avoir été conduit en quel-
que sorte par la main a ses plus grands spectacles, et préservé de ses dangers par
Uanlon qui dans sa sensibilité de compalriole, voulut être le sauveur, sinon le
guide de M. Royer-Collard, celui-ci avait gardé de ces épreuves des souvenirs
de curieux cl des rancunes de penseur.
Avant de se donner a un maître puissant et glorieux qui lui apportât le re-
pos du sabre, la bourgeoisie française avait essayé p.ir les assemblées de revenir
MU gouvernement de"sûn rêve, a la forme conslitutionnelle. Le point de départ
de celle tentative devait êlie d'amener les princes ciilés à une tiansaclion sur
leurs droits, et les amis de la révoluliou au repentir de quelques-unes de leurs
fautes. . j ,.r. r . 1
Cetteœuvrefaitcplustard, en )81i,par le concours delEurope, fut sur le
point d'être accomplie par le parti Clichyan, par le conseil des Cinq-Cents et
des Anciens, par Pnhegru, Barbé-Marbois, Siméon, Porlalis, par la réaction de
l'esprit de S'J contrôles brutalités de 9;i.
A celle époque, M. Royer-Collard, membre des Cinq-Cents, et de plus cor-
respondant de Louis XVI 11, devint l'ame, la plume, la pensée du p.irti monar-
chiciue intérieur qui voulait que la contre-ièvolution se fit en France et sans l'é-
trau2er, que les Itourbons rentrassent chez nous et non chez eux, et que la ré-
>oliaioii fut close sans que la poric lui rouverte à l'ancien r, girne.
M. r.oyer-CoUard slipub.it toutes ces conditions avec autuiiié et déjà même
avec'cel cniétemeiil qui lut pculétie toute sa doctrine. Au nom de la giande
autorité de Monle.-quieu et de la grande cxpénenec anglaise, il donnait des
semonces de maître, des coups de férule de démocrate, des pensums a 1 1 ma-
nière des pi diigogues sévères, à ses illustres corrc.spondans . sa parole était
crainte et écoulée, et ce fut lui qui rédigea celle lettre de Louis XVlll à SI. Uo-
naparte, qui lil alors tant de bruit.
Oiiand les triomphes de la dictature consulaire exaspérèrent les royalistes,
quand la raison de Louis XVIII fut dominée par le dé espoir de la proscription,
quand le pani iniêrieur lui su vi par le parti extérieur a la manière de Georges
C.idoiidal, .M. Royer -t;nllaid ne lit (ilus de corresponilaiiee. If rompit non pas
avec les principes monarchqiies, mais avec ceux (|ui lent.iient do les restaurer
de la sorte, et passa son temps a relire l!o-fUCI, à méililer avec lui-même, à re-
prendre le lil inierrompu de ses éludes de la philosophie de P.irt-Royal, parmi
les sectateurs de laquelle il avait compté en tout temps quelque inembic de sa
famille. . ■ ,
M. de Fonlanes, grand-mallre de l'Université, I assitdans une chaire de pro-
fesseur de philosophie cl de doyen de la faculté des lettres, lors de cette grande
institution, où l'habile serviteur d'un autre Auguste trouva moyen d'introduire
les Ciniia les plus compromis. Les Delille, les de Ronald, les Royer-Collard,
voulurent bien se résigner à faire ainsi de la monarchie dans l'enseigucracnt)
sans prêter serment au détenteur momentané du principe monarchique.
M. Royer-Collard professa ensuite la philosophie écossaise a l'école normale,
où il devint le maître des Cousin, des JouCfroy, des Damiron, premières recrues
des doctrinaires.
181 i l'avait trouvé prêt aux événcmens nouveaux sans être compromis parles
précédens. Louis XVlll, son coriespondant, et l'abbé Montesquieu, son cellabo-
raleur, le consultèrent sur la rédaction de la Charte, lui donnèrent le titre de
conseiller d'étal et la direction générale de l'imprimerie et de la librairie.
A la seconde restauration , renommé député par sa fiiféle (Champagne , dan»
l'arrondissement de Vilry-le-Français , il devint grand-maitre de l'Univer-
sité.
A rUniveisilé, à la Chambre, dans les conseils du roi, il dépensa les trésors
de ses méditations métaphysiques et de ses rancunes coiislitutionnelles. Tous les
ministères le caressèrent couimc une jalouse et souveraine Egérie, car il était
l'ame, l'inspiration, l'oracle de toute la portion du torysiue français qui essayait
de libéraliser la royauté et de royaliser la nation, pour employer un style qui
n'est pas le sien, pour parler comme il ne parle pas.
Sous le gouvernenieiii de la droite, pure et aveugle, h l'arrivée de M. de Vil-
lèle, il donna sa démission, ne prit plus que sa pan de dopuié dans les alTaircs
publiques, et se rangea palicminent dans l'opposition, jusqu'à celte victoire de
1827 qui contraignit la royauté a l'accepter pour président. Véritable et digne
chef de l'opposition dans cette lutte entre les deux principes, il espérait que la
démociaiie ne déborderait pas, et que la royauté se laisserait ramener dans son
lit conslilutionuel.
Il avait pris au mot l'opinion apparente du pays et s'en croyait maître parce
qu il était l'élu de sept cofféges : il n avait compté que sur une victoire de par-
lement, jamais sur une révolution.
Les esprits qui ne peuvent comprendic cette religion des principes et ces hal-
tes obstinées dans une limite, fuient étonnés, à là réiolution de juillet, rie le
voir répudiant les honneurs du triomphe, prendre ledenil et la Irisie d un vaincu.
Quant aux praticiens de son école, voyant que tout était fini pour les princi-
pes, ils ne voulaient pas que tout fût fini pour leur anibiiioii.
Dans tout ce qui précèife, nous n'avons montré que 1 homme extérieur et pu-
blic, il nous resie I homme intérieur.
Il y a bien long-temps que M. Royer-Collard a voulu se donner des chevcui
blancs a la manière de M. de Lafayelle sou conlcmporain, c est-a-dire au moyen
d'une perruque roussâlre qui couvre une grosse et puissante tête ronde. D'un
tempérament sanguin, sobre, quoique n ayant jamais négligé non plus do mouil-
ler fa phifosophie, mais dans les limites de la sagesse, simple dans ses habitudes,
sans faste, M. Royer-Collard paraît imposant plus par son âge que par la sévérité
de son accueil.
Un peu sourd, il a malicieusement parfois exagéré cette légère infirmité pour
ne répondre que quand il lui fait plaisir, comme fait le musicien Meyer-Recr
quand on lui parle de Rossini,
Né en 1763 et touchant de très près à la noblesse par les alliances féminines,
î\l. Royer-Collard a, comme Cuvier, le goût des vieilles histoires, des vieux
blasons et des anciennes Cliaiions.
Dans les inomcns où l'esprit repose, il aime à se faire conter les mariages, le^
extinctions et les embrancliemens de famille, cl porte très loin cette ciuiosit^
biographique qui est le caracicre de quelques grands esprits, à la dilléience d
M. Thicrs el autres espèces d enfans trouvés de ce temps-ci, toujours éioiincE
d entendre un nom ; qui demandent toujouas : Qui est-ce'? qu'est-ce que c'est'?
Antouys parvenus cl ignorans qui ne savent pas que les gens bien élevés con-
naissent dans leur observation de la société jusqu aux transmissions des éludes
de notaires.
Ayant mis, de très bonne heure, de l'alTection a être de son temps. HI.
Royer-Collard est resté un homme d'autrefois par les mœurs, les opinions so-
ciales, le tour d'esprit et le souvenir. Comme nous lavons dit, il y a quinze ou
vingl'ans qu il nu lu de journaux, bien plus par répugnance pour leur gram-
maire dont il souflie, que pour leur politique dont il rit.
Classique en littérature, s'il est quelquefois novateur et même obscur par les
idées, il se retrouve élégant, ferme, [irécis, clair par 1 expression.
Sa prétention est de passer par dessus le dix-builièinc siècle pour donner la
main auxécrivoins du dix-septième, el cela explique bien son mot de Ghocnaud
politique el lilléraire à Victor Hugo, qui venait lui demander sa voix pour l'A-
cadémie : ,,.,.,.
« Monsieur, je ne connais pas vos ouvrages. Je ne lis plus : je relis. »
If reçoit assez peu les candidats et leur en dit toujours d'excellentes raisons :
les nominations de M. Scribe, de M. Dupaly et de la coterie Flon-Flon fui fu-
rent et lui sont restées bien douloureuses.
L'éloquence moderne le crispe, el c'est souvent sur ceux qui passent pour ses
adeptes que sa mauvaise humeur déborde.
Un jour que M. Résusat descendait le la tribune après une de ses harangues
les plus farineuses, le vieux chef, qui avait sansdouie sur le cœur celle délinilion
per.onnclle attribuée à I\l. Rémiisal : Le doclniiaiie en un ilre insohnt.... et
a6.i<ra;/, se piit à dire à son \uisiii :
« Je ne compicn is pas qu'on nil des oreilles pour entendre ce jeune homme,
» quand on a des jambes pour le fuir. »
Homme d un esprit soudain el incisif il donne à ses traits autant de saillie
que de piofoiideiir, comme lorsqu'il dit à iM. Odifiin Hanoi :
« Monsieur, depuis longtemps je \ous cuunaia ; il y a quarante ans, vousvous
apiicliez IVlion. »
Et en parlant de quelqu'un •
« Ce n'est pas nu sot; c'est le sol. »
Grave, mais porté au mépris et à la négalion de Ions les laVn', il formule son
opinion avec uni' brutalilé bouffcinne, à fai|uelle n échappent ni se- amis, ni ses
pareils, ni ses cuiiteniporains. ni snriout ses .idinir.iteurs; journaliste, ce qu il
ne veut pas éire, par le propos, pour dire toute notre pensée, c est un solilaire île
Porl-Royal, un Arnauld tournant au Diogèiie, par les excès de lu libellé, du
trait el de la saillie.
Il n'y a pas d'homme qui ait fait autant de ce qu'on appelle des mots , tous
rapides, tous mordans, quelquefois cruels, presque jamais inutiles.
Cela ne se sait pas, el on attribue à SI, de Talleyrand un répertoire de sail-
lies dont il est Innocent.
i
LE MAGASIN LITTEUAIRE:
bi
M. de Talleyrand n'a jamais douné aux affaires que son bon sens et sa
clarl6. , , „, .
M. UoycrCollard les a souvent embarrassées par I épisramrae.
Il s'csl coiulamiié au silence, et, i)oui- toute la |)olili(|ue de ce temps-ci , il n a
plus inèiiie un uiépiis qui s'épanche , mais seulement des oli ! et des ah ! D'au-
lunl plus écoulé et allendu qu'il ne parle plus, il se met à la hauteur des plus
grandes circonslances par une toux, un bruit de pieds , uu soupir, un mouve-
nieiil d'épaules.
Ou la toujours vu désintéressé pour lui-même et dédaigneux des brimborions,
des honneurs , des croix et des litres , mais plein de feu et de zèle pour le ser-
vice des autres.
Sa grande intimité politique s'est composée de SIM. de Tallejraud , Mole,
Decazeset Guizot; ces relations étaient ainsi classées :
ai. Royer-Collard consentait à prendre Jl. de Talleyrand pour maître, M.
Guizot pour collaborateur, M. Mole comme élève, et ai. Decazes pour dupe.
Quant aii\ écrivains et aux politiques de la force de MM. de Croslie, Dubois,
Thiers, Réinusut. Mignet, Duvergier, il les traile de petits Girondins de la po-
litique et de grands Jacobins de la grammaire,
ai. Royer-Collard s'était arrangé une petite retraite agreste près deValençay,
et deux des personnes que nous venons de nommer étaient les seules, à Pans,
auxquelles il écrivit. Il se trouvait voisin tout à la fois de Mme Dino , qui babi-
tail Kochccolle, et des Chalais-Périgord qui étaient a St-Aignan.
L'on dit qu'une correspondance très curieuse, une sorte d'intrigue politique,
s'est établie quelque temps entre BIme de Dino et ai. Royer Collard , qui n'ont
pas perdu la tradition épistolaire dans un siècle où l'on ne sait plus que mal
parler. ,
M. Roycr-Collard a marié une de ses filles à un des chefs de notre école mé-
dicale, à M. Andral, et il a la douceur de voir revivre quelques grandes qualités
de son esprit dans ses neveux, qui portent son nom.
attendrie, abattue par un coup récent, le plus cruel qui put la frapper, la perle
d'un enfant à qui SI. RoyerCoUard avait donné et qui s'était donné la puissance
d'être la conversation, la communication journalière de son ame et de son in-
telligence.
Pour résumer d'un mot tout ce que nous pensons de sévère et de juste sur
l'homme éminent que nous venons de peindre, nous dirons que si le premier
homme ne nous avait perdus par l'orgueil, le père de la doctrine aurait inventé
ce pécbé falal ; mais que M. Roycr-Collard est pour la politique comme pour les
lettres, un moderne qui mérite d'être respecté comme un ancien.
(JSouvelks à la main.)
MJn Vielleur tSe Vf^ffaire S^ttaMès.
Ces joueurs de vielles reparaîtront un jour.
{Plaidoyer de M. Romiijuiéres.)
< Les grandes réputations comme celles dont vous jouissez, monsieur, se
font par l'boauue et par la société. L'iiomme, c'est le son , c'est le souf-
fle. La société, c'est l'instrument qui les propage et les fait au loin reten-
tit'. Il y a donc de bonnes et de mauvaises heures. Criez au milieu du tu-
multe et votre voix se perd. Parlez au contraire quand tout le monde a les
yeux s'jr vous, quand tout le monde votis écoute, et voire voix résonnera
aussi haut que la trompette du jugement.
' Le génie trouve quelquefois de ces heureuses occasions : mais le génie
seul ne peut que les atteindre et en profiter, car aspirer à les créer lui-
même, ce serait vouloir que la Providence lût sa propre Providence et
non pas la Providence de Dieu.
Une de ces bonnes fortunes d'événemens vous échut, monsieur, dans la
mémorable alfaire de l'assassinat Fualdès. L'univers entier s'en préoccupa
ei vous étiez digne de cet audiloire et de celle cause.
Vous avez été longtemps procnreur-général, vous êtes conseiller à la
Cour de cassation, monsieur, vous étés pair de France, vous serez ministre
sans douie. Eh bien ! nous doutons qu'un événement quelconque devotre
carrière plante plus avant votre nom dans le sul ingrat de la popularité.
Loin de nous de prétendre que voire nom soit attaché à celle unique gloire.
IJn bon livre n'a pas qu'une page belle... Pour ne parler que de celle-là :
L'ti/I'aire des transfuges, qui vous a valu la dédicace d'une histoire d'Es-
pagne en tèie de laquelle Carel, votre client^ vous nomme son sauveur
et son père , celle glorieuse allaire vous lient plus au cœur que celle que
nous évoquons ici. Tous vos liires, et ils sont nombreux. Dieu merci ! ne
sont pas devant les Cours d'assises. Les alïaires civiles et les Cours royales
ont (lémoniré en vous un puissant orateur, un dialecticien irrésistible et
un jurisconsulle consommé. Dans les hommes complets il y a autant de
tolitlité que de représcnlailon, une profond ur égale à la surface, ce sont
(les arbres ddut les branches ne sont pas plus longues que les racines.
Le public s'arrélc ii la superlicie; c'est pourquoi, monsieur, votre litre
universel, c'est voire rôle dans l'allaire Fualilés. Mais aussi quelle alïaire!
Où trouver plus d'audace, plus de barbarie, une plus grande magnilieence
d'horreurs! On ne sauiait inventer un nulodrame aussi épouvantable.
r>ien n'y maïKine: l'appareil, l'obscnrilé, le mystère. Les bourreaux, la vic-
time, le crime, l'iiuiocence, se trouvent (onluiidus péle-méle. D'un côlé
l'élément romanesque etsenlinienial anipleinenl fourni par la célèbre dame
Clarisse Maiison, et jusqu'à un rôle de niaisjoué au naturel par Meissonnier,
qui semble avoiréléjeiélàpour icuipOrcriparsacrolesqtig lijjurc.loulc ritor-
reur de ce drame. Et quel théâtre! Rhodez, une petite ville au fond du
Rouergue, juchée sur une colline entourée de hautes montagnes et au bas
de laquelle serpente une eau jaune et sinistre où l'on arrive à travers pré-
cipices et ravins, l'Aveyron.
Jamais plus d'habileté ne fut mise en œuvre et plus d'éloquence ne fût
prodiguée que par le défenseur de Bastide, le principal accusé. C'était vous,
monsieur. Dès ce moment voire nom devint impérissable et on cilera tou-
jours ces quatre pages admirables que vous mîtes dans les mains et dans
la bouche de votre client. Le jour que l'estafette porta ce discours à Pa-
ris, M. de Talleyrand se le fit lire à trois reprises consécutives. C'est un
modèle de logique serrée et d'éloquence entraînante. Car vous êtes un de
ces hommes, monsieur, qui font un chemin là où ils passent et dont les
actions deviennent des exemples.
Il faut êire né dans le midi de la France pour apprécier combien celle
funèbre histoire émut ces contrées. C'est encore une sorie d'iliade popu-
laire qu'on apprend au berceau. On dirait qu'elle fait partie du sol, que
c'est un fruit de celle terre. L'impression lut lel'e que nous qui n'étions
que des enfans h cette époque, il ne nous est jamais arrivé d'entendre la
nuil dans ces rues obscures, sales et tortueuses du Midi, les sons mono-
tones d'une vielle sans frémir et sans voir se dresser devant nous le cada-
vre blême de Fualdès et sans croire ouïr comme des cris étoullés sous celle
musique nazillarde.
Vous seul, monsieur, savez le dernier mot de cette aflaire, et ce dernier
mot n'est pas celui du public. Il ne nous appartient pas de scruter ces se-
crets ou de les prévenir. Seulement un épisode très obscur de cet assassi-
nat nous a toujours frappés, et nous avons essayé de le mettre en lumière.
' n'' § I. — Une eliauniière dans les Alfieg.
Les Alpes font souvent de ces surprises au voyageur émerveillé. A côté
d'un site nu, rocailleux et sauvage, où surgissent à peine au dessus des
bruyères les formes rachiliques de l'aulne vert et du peuplier nain, voilà
que tout à coup, par un contraste frappant, on est transporté dans un frais
paysage qui, pour bordure naturelle, se pare de massifs de sapins, de bou-
leaux et de mélèzes. Ces rideaux d'arbres ombragent, suspendus au ver-
sant d'une colline comme les chèvres de Virgile, les maisonnelies d'un vil-
lage confiné [dans un pli des Alpes que sillonne un petit ruisseau. Le solei
entre deux pics dénudés sourit à ces habitations agrestes, à la croix de
pierre qui les protège, à l'église qui les domine ; heureux séjour que le
soleil réchauUè et que la moniagne abrite.
Tel était le village où vint s'établir au commencement du mois d'avril
1817 le nommé Jean-Baptiste Berlier. Il est bon de noter ici que toutes
les maisonnettes de ce village tapi auversanldelacolline,élaient groupées
ensembles à peuples comme les grains de raisins d'une grappe; deu\ seu-
lement s'étaient un peu écartées (le la troupe et étaient séparées enir'elles
de toute la longueur d'un champ et d'un jardin. Ces deux maisonnelies, ou
pour être plus vrai, ces deux toits de chaume se trouvaient les plusélevés;
on eût dit deux sentinelles avancées placées en avant d'une coaipagnie.
C'est précisément cette chaumière et ce chalet dont Berlier fit l'acquisi-
tion. Cet homme, quoique jeune alors, était sombre, inquiet, taciturne, et
ce qu'on savait sur lui, on était bien oblige de le deviner, car de vous le
dire, il ne fallait pas espérer qu'il y perdît le temps et les paroles, ména-
ger qu'il était de l'un et des autres, aussi laborieux que peu communica-
lif. Comme on l'avait vu arriver du côlé de la France avec une vielle, on
en induisit que c'était dans ce pays et avec cet instrument qu'il avait fait
fortune, car il paya comptant le peu de terre, le jardin et les deux mai-
sonnettes dont nous venons de parler. Vous pensez bien d'ailleurs qu'arri-
vant inconnu, personne n'eût été assez mal avisé de lui vendre à crédit.
Outre qu'il était servi à souhait par la disposition de son champêtre lo-
gis, Jean-Baptiste Berlier aimait risolcmcnt. Il fuyait les lionune» aui.;nt
que les questions que par bienveillance ou curiosité ils lui adressaient. Cel-
te sauvagerie ne servit pas à faire aimer Berlier, et plus t.;rd il n'eut plus
à éviter personne, car personne ne le recherchait. Celte suliiuile parut lui
complaire ; on jugea même qu'il s'en accommodait, puisqu'il n'essayait rica
pour la faire cesser. On ne l'appelait plus que le loup-^arou de la moiiLi-
gne, et il continuait à justifier ce nom. L'homme a horreur du mystère com-
me la nature a horreur du vide; il ne le supporte pas, il prélère encore
bâtir mille chimèies à la place. On ne tait, disait le bon sens pupu'aire,
que les mauvaises actions, on ne cache que les vilaines choses. Cei li.iuime
ne doit pas avoir la conscience tranquille. L'opinion publique était sur le
point d'attribuer au loup garou queUpies accointances avec l'ospiii des té-
nèbres; mais ce qui déroulait cette supposition, c'est que le dimanche Ber-
lier descendait à l'église, et assistait dévoiement à la messe sans sonir les
yeux d'un livre où il lisait avec ferveur. Quchpiefois on le voyait flouUér
des soupirs et se frapper la poitrine avec des larmes de componction.
Finalement, comme tout a un ternie, même la curio.--iié, les vi.la.cois
s'habituèrent à cette élrange personnalité en laissant le vielleur trampii le.
Berlier conlinuail toujours à vivre sous le même régime ; on cemî rend
bien qu'une seule de ces deux maisonnettes élait plus que Sitlli^ante às'.iii
usage; il essaya donc de vouloir en louer une; mais soit que le châle fût
trop éloigné du village, soit qu'on ne voulût pas éire exposé au voisina.::o
du propi'îéiaire, soit enlin (et c'éiail l'opinion des superstitieux) qu'il y eût
un son jeté sur ce logis, personne ne se présenta, cl aptes celte \alne leii-
talivc Berlier renonça à son projet.
su
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Notre homme rompit la loi de h voionlairc SL'qupsIratioli au vis à-vis du
ciir(5 du village à quiqufliiiiefois il rendait visite, ettiiveis une jeune liile,
nommée Rose iMiiel, qu'il rcrconlra un jour à la fontninc. Rose n'était
pas heureuse dans sa famille ; rébuiée de sa mère et aialiiaitce par ses frè-
res, la pauvre lille était uceoutuiuie à des visajjes peu altirans ; c'est pour-
quoi celui de I5erlicr ne la rehuia pas trop, il est vrai (pie le loup-garou
s'humanisa pour elle, à tel point qu'il fut a^réé et que licrjicr demanda la
main de Rose, lc père de la pau\re (ille, le vieux Mire), qui était le seul
qui lui portait juelque all'ectiou, lit des dillicuUés; mais les autres pare ns
. crièrent si Del et si hicu que c'était l'occasion de se débarrasser de Rose,
.; qu'on la donna à Berlier à peu près comme on envoyait autrefois les fcm
■^ ma de mau\ai?e vie en Amérique, à la çi âce de Dieu.
a Tout le monde trouva Rose bien audacieuse de se risquer dans cette
;■'' union : « Il faut ([u'clle soit bien abandonnée; il l'empoisonnera, il la tue-
ra, il la fera mourir .à petit feu! » Tels étaient les pronostics dont on sa-
lua ce mariage d'inclination.
Rose ne se laissait épouvanter cependant par aucune de ces prophéties,
et elle fut la seule pei-sonne qui ne fût pas étonnée, trois ans après cette
union, de se trouver hcurcusCj bien portante, et uièrc d'un garçon qu'elle
no:nma Michel,
Berlier, devenu maii et père, ne cbangci rien à ses habitudes: il vécut
au?si sédentaire, aussi isolé qu'avant, il ne sorlait jamais du cercle de sa
famille, et ce cercle ne s'était agra ;di que pour faire accueil au vieux Mi-
rcl, le père de Rose, et à M. le curé.
§ II.— Mystérieux asBUîiives'saîre.
Berlier était bon, complaisant envers sa femme et son Gis; mais son hu-
meur sombre ne s'éiait guère éclaircie; quelquefois il se promenait seul
clans le jardin; il prononçait dos mois entrecoupés, poussait des soupirs
et regardait avec terreur du côté de la France. A divers temps son irrita-
bilité était si susceptible qu'au moinrlre bruit il se troublait , il tremblait
et frissonnait si on s'approcii lit de lui. Par une bizarrerie que sa femme
avait peine à s'espliquur, Berlier n'aim.;it pas à aller à ce cliîilet ; non seu-
lement il ne voulut jamais l'habiter, mais encore il répugnait à y pénétrer
lorsque la nécessité l'exigeait. Il y avait sarloit une petite pièce supé-
rieur qu'il laissa constamment fermée, et où personne n'avait accès. Une
fois pendant qu'il était ii vêpres, si femms eut la curiosité d'y pénétrer ,
et e le v trouva une table de chêne , une chaise de piiUe, et dans u.j coin
nn3 vielle entièrement enveloppée daas u.i voile noir. Elle ne sut que pen-
ser de cela, c'état la première fi)i3 qu'elle voyait cet iastruinent auquel
son mari devait sa fortune, car Berlier avait constamment refusé de la lui
faire voir, et d'en jouer.
Rose n'osait pas interpréter cette répulsiou et ce? iressaiilemens dont
jamais son mari ne lui avait révélé la cause. La pauvi-e femme souilrait
intérieareatent, mais se gardait bien d'en rien témoigner au dehors : au"
conlraxcet à toutes les questions itidiscrètes qui lui venaient, elle répon-
dait d'une manière si simple qu'elle ôtaii l'envie de les renouveler. Souvent
à la fontaine quelques conrcères, sas voisines, l'interpcikiicut ainsi :
<i Poiirquoi vote mari est-il si sombre?
— Parce qu'il garde toute sa belle humeur pour sa famille.
— Pourquoi ne l'a-t-on jamais vu prendre part aux divertissemens du
village ?
— Parce qu'il préfère le coin du feu, et que pour lui l'âge de ces folies
est p:.ssé.
—Vous faites la sournoise par fierté; «nais naus sommes certaines que
ce' ours vous martyrise.
— Lui un ours? répliquait Rose en s'elTorçant desourire; pour tout le
mal que je vous veux, je vous souhaite un ours comme cclui-la pour mari,
et vous vi-rrezsi la reine est plus heureuse que vous, ma lille.
— Bah! poursuivait une comaièrc sur un ton d incrédulité, on sait à
quoi s'en tenir, et le vieux Jérôiue, un soir du mois de mars qu'il ramenait
ses chèvres, cntentlit un fameux tintamarre dans votre chalet isolé. C'é-
tait, dit-il, une vielle qui pleiuait, et des cris, des gémissemens et un
bruit de chaînes. Or, ajoutait la commère se signant, ii moins que ce ue
soit le diable, toujours est-il que le vieux Jéroaie eut une lière peur et
se sauva. » ,
A ce coup Rose ne réponlùtrien, elle parlait d'autre chose, ou s en
allait sou^ quelque prétexte, car elle nignor?it pas que cette panique, dont
le ciievrier avait exaiéré les cûèts et la cause, ne manquait pas en délini-
t V.; d'un certain fondement.
Elle-même avait remarqué, non sans ciïrni, que tous les ans, à la mémo
époque, Berlier allait le soir dans le cliàlet, qu'à sept heures il entrait
tlans celte chambrette dont lui seul avait la clé, et qu'il s'y enfermait
deux heures entières ; qu'alors, à la lueur d'iuie lampe mourante, il dés-
liabillait la vielle de son crêpe, et se incitait à jouer comme un fréné-
tique de cet instrument. Par intervalle celle rage se ralentissait, puis s'ar-
rêtait tout à coup, recommençait ensuite, et par momeiis on entendait des
cris d'cnVoi, des gémissemens' élranclés, une confusion de pas et de sou-
pirs qui servaient comme de sinistre accompagnement à celte voix criarde
de la vielle qui les étouffait et les broyait sous une cataracte de notes
vives, précipitées, impitoyables. , , .
F.nfin quand cet étrange manège avait bien duré, quand la main se rcfu-
sait à lourncr, la voix à crier, le Savoyard cicOiiaiO, énui;é, anéanti, rC'
tombait de lassitude et la lampe en même temps que la vielle rcndaien
leur dernier soupir.
Après un silence de mort et une obscurité absolue Berlier se relevait pé-
niblement, enfouissait sa vieille dans sou fourreau de crêpe et abauduu-
nait pour une année cet instrument et ce lugubre réduit.
Quand il sortait de lii, il était en nage, il respirait à peine, sa voix était
rauque, ses yeux fixes et hagards, ses dénis se heurtaient entre ses lèvres
frémissantes et ses cheveux encore hérissi's attestaient l'elTroi de cet
homme qui semblait avoir été acteur ou témoin de quelque fantasmagorie
teirifiante.
Celte espèce de sabbat avait irrévocablement lieu le 19 mars de chaque
année, et avant comme n])rès ce jour la'.al, l'humeur de Berlier s'irritaii.
son visage comme son esprit en étaient assomljris, ses sens surexcités, cisi
la fièvre précédait la célébration de cet anniversaire, les convuisious lasui-
valent ordinairement.
§. III. — Slaccidaacsa. ((e Champ du Sang.)
L'époque précise où commence cette histoire, c'est le 19 mars 1837.
Berlier avait alors cinquanledeuxans. Il y en avait vingt qu'il était venu
habiter le village, seize q'i'il s'y était maiié, et son lils Michel, âgé de
douze ans, pensait à aller faire son tour de France. On n'a pas ouhbé que
le 19 mars était précisément le jour néfaste que Berlier soleunisait d'une
si ténébreuse façon.
Les approches de ce triste anniversaire l'avaient cetic fois plus éprouvé
que de coutume. Soit qu'en gagnant de l'ijge il eût perdn de ses forces et
de son énergie, Berlier en avait été saisi d'une appréhension qui s'était
changée eu lièvre et qoi déjà depuis une semaine l'avait contraint de s'ali-
ter. Nous sommes au 19 mars au soir, nous touchons h la crise, et Rose,-
sa pauvre femme, attend cette épieuve dans la plus vive anxiélé. Fn face
d'unfeu brillant qui péiilie dans l'àtre S'us une noire marmite, elle n'ose
détourner les yeux sur le lit à tombeau où gémit, nous allions dire ou re-
pose Berlier; à côté d'elle le petit Michel s'amuse avec un tison qu'il se-
coue. Cet exercice inquiète un chien de berger qui, ses jambes de derrière
repliées avec sa queue, avait alongé celles de devant et comblé leur vide
en y couchant son museau. Le pauvre aiiimal ainsi dérangé lire l.i langue
et envie le sort des grillons qui, à côté de lui, se chauliént en chantant
derrière la plaque de la cheminée. Jamais chaumière ne sembla plus dis-
posée pour lapaix des champs ci la siaiplicilé rustique. Si uu fusil, dans
une toile de serge verte, orne le court mauicau de la cheminée, cet ins-
trument de guerre perd tout caractère offensif; car non loin de lui est l'i-
mage du Dieu de h chanté, de la douleur et de l'amour ; un cliri-t de
bronze, cloué à une croix de bois noir, surmonte uu bénitier de fayence
auquel une branche de buis est attache depuis le dimanche des Rameaux.
Ceite placidité néanmoins qui se respire dans celle chaumière, n'est
qu'extérieure, et la figure bouleversée du Savoyard ne permet pas de
douter que cet homme ne soii travaillé de secrètes iuriuiétudes. Sept heu-
re; sonueut. Rose tressaille, son mariselève eu sursaut, et, tout miné par
la fièvre, il trouve encore assez d'éuc,-gie pour sauter à bas du lit et se
tenir debout comme soutenu par uu ressort surnaturel; il chancelle et
veut faire un pas.
Fiose se jette aussitôt devant lui.
« Où voulez-vous aller ? grand Dieu! s'écrie t-elle ?
— Au chalet, balbutie Berlier, il lo faut ! et. sa bouche ne fait plus en-
tendre que des mots entrecoupés sans suite, sans liaison... uu crime... il
y a vingi ans... maudite vieille... voici l'heure... ou l'égorgé !... »
Rose, sans rien écouler, embra'se en pleurant les geiioux du malade.
« Baptiste, lui dit-elle les larmes aux yeux, et prenant ses genoux entre ses
mains pour le retenir, dans voire élat c'est impossibie.... sortir, c'est la
mort ! une mort certaine... vous ne sortirez pas, je ue veux pas que vous
mourriez, regardez donc votre enfant... 1)
Le petit Michel voyant sa mère pleurer, se mit à pleurer aessi, et unit
sa résistance à celle que sa mère opposait déjà a Beriicr. Ce'ui-ci, qu'il fût
attendri parce spectacle, ou que la force lui manquât pour accomplir son
dessein, retomba lourdement sur son lit.
Bieniôt une grande lueur illumina la chaumière, et la cloche de l'église
se fit entendre. Rose sortit en toute hàie, et s'aperçut avec épouvante que
les llammes dévoraient le chrdet. Impuissante contre un tel désastre, clic
restait là, immobile, mucltc, désolée. Berlier se releva, se traîna vers la
fenêtre, e£ considéra cet iuceuJie: on eût dit que son fron t rayonnait.
« Vengeance du ciel ! s'écria-t il , j'aurais dû moi-inême te prévenir ! »
Cependant cet appel d' la cloche, pour avoir mis tout le village en émoi,
ne décilla parsonucà venir coaibattrc le sinistre. « C'elaitsaus doute la vo-
lonté de Dieu, c'est le chalet du loupgarou, disent tons les montagnards,
l'enfer qui l'a donné le remporte ; ne nous en mêlons pas ! »
Et de fait les vdiageois ne s'en mêlaient qu'eu qualité de spectateurs
éloignés. Deux personnes seulement accoururent vers le lieu du sinistre, la
vieux Mirel, le père de Rose, et le curé ; mais leur assistance ue put re
uiédicr a rien. Le feu dévora le chalet avec uiic rapidité miraculeuse.
§ IV. — Sjo, c3iafesâîo3s.
Le vieillard et le curé entrèrent dans la chaumière pour porter leurs
consolations à la victime d'un tel désastre; mais quel ne fut pas leur étou-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
5S
ment (le voir l'ancien vielleur recevoir leurs condoléances en homme qui
n'en a pas besoin et qui se réjouit plutôt du uiallieur dont on croit devoir
le plaindre. " Oh ! mes amis, j'cnbéuis le ciel, j'aurais dû le brûler plus tôt
nio';-niè me, cet abominable cliâlet. » Puis il murmura entre ses dents :
« Maudite vielle, tu n'allligerai plus mes regards. » Il n'avait pas fini ces
derniers moisquo du côté du cliâlet les sons d'une vielle se Creut enlcn-
drc.
A ce bruit il se leva iîur son séant, l'émotion était si forte que ses dents
clarniaient, et sans pouvoir dire une parole, d'un doigt il indiquait la direc-
tion d'où k's sons élaienl partis.
Les assisians ne comprenaient rien à celte terreur et à ce geste épon-
vanié.
r.ose, qui venait de s'apercevoir que le petit Michel n'était pas dans la
chaumière, était sortie tout alarmée en l'appelant de toutes ses forces.
L'entant accourut à ccito volv, et sa précipiiant joyeux dans la chau-
mière : « Me voici, s'écria t-il, mon pôic, j'ai sauvé votre vielle, je veux
lîi'cn servir. Comme à vous elle me portera bonheur.
— Ma vielle ! s'écria Bcrlier, qui d'un bond se trouva sur ses pieds et
marrh.1 droit vers Michel. «Imprudent ! garde toi delà toucher! «Et le père
saisit cet instrument, et, d'un bra; résolu, le jeta au feu. « Qu'elle brûle,
s'en iat-il„ comaïc a brûlé le chîdct, et qu'il périsse ii jamais, cet instru-
\aent homicide. »
Les quatre spectateurs de cette scène étaient tont surpris de ce mouve-
mcut frénétique, de ces étranges paroles et de l'action que mettait le viel-
leur à accomplir ce singulier holocauste.
(1 Mes amis, dit alors Berlier, pour réponilie à cetétonnement, c'est un
secret qui depuis vingt ans me pèse, je puis maintenant m'en décharger.»
ft voyant (pie le petit Michel n'était pas celui des quatre auditeurs
qui prêtait le moins d'attention à ce préambule, Berlier se tourna vers sa
fe.nme :
<i Rose, lui dit-il, va coucher cet enfant, il a sommeil.»
Alors, malgré ses dénégations, Michel fut amené à son lit, au grand dé-
sappuinlenient d(! fa curiosité enfantine, qu'il lui fallait endormir après
<]u"elle venait d'être si bien éveillée.
« Toi-même, ajouta Berlier, eu parlant à sa femme, tu attendras, pour
revenir ici, que je t'appelle. »
Quand ces trois hommes furent seuls, Berlier, après avoir exigé la pro-
messe d'une discrétion absolue, co-nmença ainsi :
§ V. — IJa Isaîle «le fiaïune.
Il y a vingt ans, à pareil jour, j'étais en France, dans le Rouergue. Cette
journée du 19 mars, qui était un mercredi, fête de saint Joseph, a laissé
des traces si profondes dans ma mémoire, que je me la rappelle encore
comme si c'élai t aujourd'hui.
Je me trouvais dans une ville de montagne appelée Rhodez. La foire de
la mi-carême, qui dure trois jours, dont c'était le dernier, m'y avait attiré
avec un camarade que je nommerai Pierre, et qui jouait de l'orgue. Moi,
je n'avais qu'une vielle pour tout gagne-pain.
J'avais déjà passé un hiver dans cette vil!e, et malheureusement j'y avais
fait de mauvaises connaissances, entre autres celle d'un certain Bach, voi-
urier quand il ne faisait pas la contrebande, etd'un ancien soklat du train,
alors journalier, nommé Colard, qui venait quelquefois boire au cabaret
de Girar, où je logeais. Ce Co'ard était un assez mauvais garnemont, et un
jour qu'il parlait à Bancal, un vieux maçon dans la maison du(|uel il habi-
tait avec sa bonne amie, Anne Benoît, je lui entendis dire, à ce Bancal,
que s'il savait un omme qui portât vingt-cinq louis, il ne craindrait pas
plus de lui tirer un coup de fusil que de boire un coup. Je connus aussi
de la même manière, mais plus particulièrement, un portefaix assez brave
homme qu'on appelait Bousquier.
Le jour que je viens d'indiiiuor, sur les trois heures, en faisant ma tour-
née, je rencontrai Bach qui parlait à un monsieur de très haute taille, sur
la place de la Cité.
Sitôt qu'il m'aperçut, Bach prit congé du monsieur, vint à moi et me
dit :
0 II y aurait une bonne affaire pour vous. J'en ai déjà parlé à votre ca-
marade, Pierre, le joueur d'orgue, et il a accepta.
— Voyons !... de quoi s'agif-il ?
— Le voici.
Alors Bach me conduisit à l'écart et me parla à l'oreille.
« Ce grand monsieur qui me quitte- et que "dus venez de voir, me dit-
il, en dé.^ignaiU seulement des yeuv ce f^rand homme qui s'en allait, m'a
ve ndu inio balle de tabac de conir oando ; il doit me la livrer ce soir à huit
heures, dans la petite rue ;.es Ilebdomadiers.
— Je sais où c'est, i> deux pas d'ici.
— Précisément; Bouscpùer, (jue vous connaissez, viendra m'aidera la
charger, il y aurait une superbe récompense pour vous si, ii Luit heures,
vous vous trouviez dans celte rue avec votre vielle.
— Pourquoi donc faire?
— Vous no comprenez pas? Pour distraire par votre instrument les
personnes qui pourraient avoir la curiosité de nous troubler dans ce ma-
nège, et la fantaisie d'aller nous dénoncer aux rats de-rave (1),
. — Si ce n'est que cela, j'y consens de tout mon cœur, répoudis-je,
-- Je p".'3 ('one co!"ptor sur vous ?
— Certainement, j'y serai.
C'est dit : A ce soir.
Là dessus nous nous séparâmes.
De toute l'après-midi je ne vis pas Pierre, mon camarade.Lc soir veno,
me trouvant assez désœuvré et ne voulant pas perdre par ma faute l'occa-
sion de gagner la belle élrenncque Bach m'avait faitenirevoir, je me ren-
dis dans la rue des Hebdnmadiers. Il pouvait être sept heures, j'étais par
conséquent en avance d'une heure; mais je préférais attendi C moi-même
que de me faire attendre par la pratique.
§VL
lia me des Slebdossiaillepa.
La ville était pleine d'un tumulte confus qui bourdonnait sourdement.
Les gens de la campagne, attirés par la foire, chantaient dans les cabarets;
mais presque personne dans les rues. A peine si de temps à autre on voyait
passer quelque lanterne qui traversait rapidement ces ténèbics sans les
dissiper. Il avait plu dans la journée, le temps était brumeux et le pavé
glissant. Outre que cette rue des Hebdomadiers est sale en mute saison,
étroite comme une venillc, inégalement b.âiie et tortueuse, à son entrée
elle fait un coude brusque et le terrain incline. Je me promenai lentement
en attendant huit heures. Je crus m'apercevoir que quelques personnes
rodaient par là.
La rue ét;<it obscure d'un bnut à l'autre, sauf vers la maison Bancal,
qui était un mauvais lieu. La cuisine en éiait éclairée, et j'y entendisquel-
que bruit: je m'en approchai.
La porte de celte maison, qui toujours, même la nuit, restait ouverte ,
se trouva fermée par extraordinaire , et la fenêtre aussi. Mais tout était
dans un si mauvais état dans cette maison délabrée, que les planches des
volets, mal jointes, laissaient de nombreuses fentes par ou s'échappait la
lumière et pouvait s'insinuer l'œil.
J'examinai donc l'intérieur. Autour d'une longue table , supportée par
deux jambages qui se croisaient à la modedes Ltsde sangle. J'aperçus une
nombreuse assemblée.
Bach et le marchand de tabac me sautèrent aux veux. Alors je pus
bien examiner ce dernier. Il avait la tête ronde, les cheveux noirs et épais
comme les favoris, le teint fortement coloré et un regard téméraiie qui
intimidait (2).
Allons ! pcnsai-je , il parait que c'est d'ici que la balle de tabac doit
partir!...
A droite du grand Monsieur , était un second Monsieur, d'une taille
moins haute ; il parais'-aît avoir une cinquantaine d'années, se tenait ua
peu voûté, et portait une rcdmgotie bleue sur un pantalon giis (3). En fa-
ce de lui, je remarquai Coliard, à côté de la Benoît, sa n-iaîtrcsse.
Le vieux Banral était le plus près de la fenêtre, au bout de la table, il
me tourna't le dos : à l'autre bout , la Bancal entre deux enfans qu'elle
faisait manger. Une lampe de laiton, à trois becs, suspt'nJueà un roseau,
qui tenait au plancher, éclairait ce repas , composé d'une poule bouillie
et do quelques poulets rôtis.
Le repas touchait à sa lin ; je vis le marchand de tabac, le plus grand
de la troupe, qui semblait conduire les autres, regarder sa montre et dire
în se levant : « Mes enfans, huit heures approchent, chacun à son poste,
!!olre homme va venir ! » En même temps, notre homme remplit son ver-
re, trinqua avec toute la bande et recommanda le plus absolu silence sur
tout ce qi.i allait se passer.
Cette scène ne (levait pas ra'effraycr; j'étais fondé à pen?er que l'hom-
me qu'on attendait, c'était Bousquier, et que le silence demandé par le
grand Monsieur était relatif à la balle de tabac; et pourtant lamniière
sombre et déterminée dont il réclama le secret me fit croire qu'il eu avait
besoin pour cacher quelque chose de plus grave qu'une simple contraven-
tion. Le ton dont il prononça ces dernières paroles me fit presscniirquel- 1
que chose de terrible.
Peu rassuré par tout ceci, je me hàiaidonc dem'éloigncr de la fenêtre
pour ne pas être surpris commettant une indiscrétion. Je n'avais pas fait
deux pas que le marchand de tabac et les siens soriaieijt de la maison. Je
jouais de ma vieille pour me donner un contenance. Le grand mo:.sieur
m'entendit, vint à moi, et me serrant le bras avec rudesse : « Tu as bien
fait de venir, me dit-il, tu seras content de moi ; mais si dès ce moment tu
fais un pas hors do cette rue, ou si lu restes une minute sans que je t'en-
tende, tu es mort. » '
Ces menaçantes paroles me firent frémir, ma main trcmbla't, je balbu-
tiai une promesse d'obéissance : il s'éloi.:;na, en un cliii d'œil tous eurent
disparu, et je restai seul au milieu de cette rue où je voyais dos ombres
silencieuses qui se croisaient, se parl.dcnt bas, et le pliis souvent se te-
naient tapies dans l'ciicognure d(\s porîos. Je me sentais inve-ii de toutes
parts d'une foule i!e survelllans invisibles ; je n'osais bouger, les personnes
qui marchaient ne faisaient pas de bruit, tant elles y niellaient de précau-
tions; on toussait à l'entour; de tous côtés parlaient des huai!... et dc^
(1) On appelle rats de-caie les emplovés des droits réunis.
(2) Ce signalement du vielleur convicut en tous points îi Basiide-Grani*
mont.
(ici
(5j Ce «(jconii ^fonsieiir parait èiro Josion, asont d(î clianço, clbcau-Hèr^
■■ BaiiKle. Il n'est pas Olouna:;! t'O ic vielleur ne connût ni Vun ni l'autre,
se
lu; magasin littéraire.
coups (le siiïleis ; des cris d'appel et de ralliement étaient écliangés, j'en-
lemlais tout, mais je ne voy;iis personne.
J'ivais peur.
En ce moment, l'orgue qui répondait à ma vielle se fit entendre au bout
de la rue. Je ne pourriiis diie !'< llet que ces sons lirent sur moi. Jamais
la V()i\ (l'un ami au milieu du danger ne fut écoulée avec plus de joie,
plus de reconnaissance que les sons de cet instrument qui m'iillcslalcnt la
présenc de Pierre mon camarade : je pris coura^^c et me mis à parcourir
cette rue qui sembuiii déseilc tonte remplie qu'elle était... d'assa>sins.
A ces mots, liaptisie Berlier q li s'était assis sur son lit se sentit défail-
lir et comme oppressé par un souvenir funeste, il s'arrêia pour reprendre
Laleine et se rcmeiire de cette émotion avant de continuer.
§ VII. — Si» cuigisîe ISaiiirall.
Après une pause de que'ques minutes, le vielleur reprit :
J'étais sur le point de rejoindre mon camarade lorsqu'au bout de la rue
je vois s'avancer un vieillard de belle taille. Immédiatement cinq ou six
per.-^onnes se précipitent sur lui ; il résiste, on l'entouie, on le presse, ou
l'opprime , un moudioir lui est applirpié sur la bouche pour étoulf' r ses
cris, un autre jeté autour du cou pour l'entraîner, il se débat, on l'étreint
dans les replis d'un otijct ample et blanciiâire que je reconnus plus lanl
pour être la limousine de Bacb. Dans la bagarre quelque chose heurta le
pavé en tombant : j'imaginai que c'était la caïuie de la victime.
Du corps de l'homme qu'ils enveloppaient ainsi, les assassins se firent
comme un bélier pour cnfoi.cer le poi lail d'une écurie qui appartenait à
un imbécile de leurs complices appelé Missonnier. Cette poi te résista à
leurs elVorts réitérés, ce qui parut les contrarier singulièrement. La vic-
time jeta un gémissemen' sourJ. Celait un tumulte, un désordre, un bruit,
un piétinement, que l'o; gue de mon camarade et les sons de ma vielle ne
réussissaient pas a couvrir. Cette tourbe d'assassins hésitait, demeurait en
suspens. Il et it clair qu'il n'y avait plus le même ensemble. On put se
flatter une seconde que ceguetapcns n'aurait pas d'autres suites. Tout à
coup la voix du ^rand monsieur fait entendre ces mots : « Chez la
Caiical! »
Ce but n'est pas plutôt indiqué, que la troupe suivant une impulsion
unanime, en'raine la victime au lieu désigné ; et la porte de celte maison
ijifâme se referme bientôt avec fracas derrière ces misérables.
reut-étre faut-il, pour vous aider à comprendre l'horrible sfène qu'il
me reste à raconter, que je vous fixe sur la disposition de ce funeste
théâtre.
La porte bâtarde que celle maison ouvrait sur la rue correspondait à
une autre porte sur une cour intérieure, et les deux étaient séparées par
un long vestibule qui traversait toute la profondeur de ce premier corjis de
Icgis. A l'entrée du vestibule et à droite, on arrivait par un couloir obscur
à ia cuisine Bancal. C'était une salle, vaste, noire et humide, pavée de
dalles, de forme irréguliére, mais à peu près carrée, cette cuisine avait
<1 ;ux portes et deux fenêtres ; la porte d'entrée par le couloir, et une au-
tre dans un coin au fond communi(iuant à m cabinet coniigu ; outre la fe-
nêtre par où je regardais, il en existait une autre en face donnant sur la
cour, hntn: les deux fenêtres, une haute cheminée ; à droite et en regard,
dans une alcôve pratiquée sous un escalier tournani, un vieux lit mal ca-
ché par des rideaux de serge éraillés, troués, tombant en lambeaux ; c'a et
là, par terre ou suspendus à la muraille, des ustensiles tels qu'un chau-
dron, un sceau, une cruche, des plats de terre, une poêle, des vases, des
rapières et des pots fendus. Vous n'avez pas oublié la longue graisseuse qui
occupait le milieu, ci, au-dessus d'elle, cette lumière blafarde pétillant
dans celte humidité et dont la lueur indécise parvenait à peine aux solives
aussi enfumées que mal équarries d'un plancher très haut.
Il me semble encore que j'ai devant les yeux tous ces tristes objets et
ma méffluirc s'épouvante de se les rappeler.
% VIII. — I<e baquet.
Berlier se recueillit un instant, et poursuivit en ces termes :
« J'ai dit que la viciime avait été entraînée en tumulte dans ce coupe-
gorge. Arrivé devant la maison Bancal, le malheureux lit deux ou trois cris
dont le dernier était étouffé comme le gémissement d'une personne qu'on
suffoquerait.
La porte de ce mauvais lieu se referma, et le marchand de tabac se pos-
ta devant en sentinelle. Je ne l'ava s pas aperçu, et je m'étais, tout en con-
tinuant mon chemin e'. mon manège, rapproché de mon camarade Pierre.
Celui-ci me dit à la dérobée : u Je sais tout, ou va tuer un homme ; j'ai de
l'argent pour toi ! ■>
J'allais répondre, mais Pierre ne m'en donna pas le temps; il jeta ce cri:
Lanterne ynagiquc].., pièce curieuse.
Le grand monsieur quitta aussitôt la porte où il était aux aguets, et
fondant sur mon camarade, à qui il donna un coup de canne, il l'apostro-
pha ainsi : « Veux-tu bien te taire, gredin, et si on l'appelait? »
Puis s'adressant à tous les deux : « Vous n'avez rien à vous dire, ajou-
ta-t-il, j'entends qu'on joue et je défends qu'on parle, sinon votre compte
serait bientôt fait ; séparez-vous! » Il nous laissa fort elïiayés de cette sor-
tie. Et celte fois, au lieu de rester sur la porte, je le vis s'introduire dans
la maisoQ.
Mon camarade s'éloigna, je restai, ef, de rechef, une invincible curio-
sité me poussai» observer ce qui se machinait Ij-dedans. Sans discontinuer
de jouer, j'avançai donc près de la fenêtre et j'épiai tout, atcroupi sur
mon instrument.
Assis sur une chaise de paille et devant la table, je vis un vieillard que
tous ces gens-là cnviionnaicnl. Je le reconnus aussitôt pour un homme
très charitable de Bhodez qui m'avait souvent fait l'aumône. Je crois qu'il
avait été procm'cur du roi; il s'appelait Fualdès. Son œil était égare, il
tremblait de tous ses membres ; je le vois encore, ce mallieu^eux vieillard ;
il portait une 1 '.vite bleue, un gilet noir, un pantalon gr!s et une douillette ;
il était as.^is entre le vuirchand de tabac et le second monsieur, tous
deux debout. Des femiufs étaient de l'autre côlé de la table avec la Banral
nui tenait la lumière. Je disiinguai parmi elles Anne Benoît, la maître.<se
de Colard ; celui-ci, avec Banral et Bach, était posté derrière la chaise
de Fnakiès. Ce ma hf urcux promena un œil d'cllroi sur cet en'ourpge qui
le dominait et l'obsédait. Le second monsieur asail ihns les mains un
porteleuille en maroquin ronge sur le revers duquel je remarquai une pe-
tite plaxiue jaune qui servait de fermoir.
Le vieillard dit quelques mots que je n'entendis pas. Alors, pour regar-
der plus conjmodéiiient et être moins déra gé par les sons de ma vielle,
je la passai derrière mon dos et continuai à tourner la manivelle de la
main gauche.
W. Fualdès, sous les yeux du marchand de tabac qui du dcigl lui m
marquait la place, signait d une main glacée de tt rrenr sur des feuilles de
papier que j î pris pour des lettres de c haige. Elles étaient posées enlong
devant lui; il pouvatyen avoir de douze à quinze.
Quand d eut lini, le second monsieur les rassembla toutes, les rangea,
les enferma dans le portefeuille dont je viens de parler, et mit ce porte-
feuille dans sa poche. Cela fait, le marchand de tabac dit à M. Fualdès :
« Ce n'est pas le tout de signer, il faut encore mourir, »
A ces mots le vieillard fait un mouvement d'horreur, se lève, se recule,
renverse sa chaise dans l'action, et s'ailressant à celui qui lai avait ainsi si-
gnifié sa dernière heure, il lui dit avec force ; « Eh ! quoi ! pourra-t on ja-
mais cro re que mes amis soient au nombre de mes assassins ! ■>
Sans lui répondre le marchand de tabac saisit M. Fualdès dans ses
bras robustes, cl essaie de le coucher sur la même t ble où il venait de
signer les billets. Les individus qui l'entouraient le secondent. Fualdès op-
pose de la résistance, et grâce à ses ellôrts désespérés il parvient à écarter
le bâillon qu'on met sur sa bouche, à tomber à genoux, el tournani un œil
suppliant vers celui qui allait l'égorger, u Que vonsai-je fait? lui demanda-
lii ? du moins accirdez-moi un instant pour faire un acte de contrition,
et me réconcilier avec Dii.u i »
Le marchand de tabac lai répondit : « Va ! tu te réconcilieras avec le
diable ! »
En même temps il se saisit de nouveau du vieillard , et avec l'aide de
ses complices il parvient à le dompter et à l'étendre sur la table. Alors il
le lixe par les épaules; Collard el Bancal s'altachent cliaiun à une jambe,
un autre tamponne la victime, lui été sa cravate, et défait sachein;se. Le
second monsieur qui tenait dans la main un couteau à mimche noir lui
porta le premier coup ; mais il éprouva un mouvement d'horreur qui le fit
reculer.
Fualdès blessé par ce coup mal assuré rassemble toute sa vigueur ; il
fait un effort, la table est renversée et plie sous le fardeau. Il y eut ici un
moment de confusion, de désordre et d'anxiété terrible. Pendant que les
assassins sont occupés à dresser la table, Fualdès étourdi et une écorchure
à son cou, s'échappe de leurs mains et se dirige vers la porte. Bach s'y
trouvait placé et ne mit pas assez de diligence à arrêter le vieillard : pour
l'en punir le marchand de tabac lui donne un grand soufflet, et de con-
cert avec les autres individus il ressaisit Fualdès, et de nouveau ils l'a-
longeni sur celte table qui avait été redressée.
Le marchand de tabac prend le couteau des mains du second mon-
sieur en lui disant avec mépris, <i Vat en! tu ne sais pas faire cela ! » Et
il le plonge lui-même à plusieurs reprises danslagorgede Fualdès. C'éiai
un mauvais couteau, il coupait comme une scie, le sang coula!...
Fualdès poussait des gémissemens sourds, des cris étranglés, il s'agitait
dans de mortelles convulsions. Misoniiier, cet espèce de niais, effrayé de
cette scène, tournait coiuine un fou autour de la table fatale. Le mai--
chand de tabac s'apercevant de sa non coopération, lui mit le couteau à
la main et le comraignit à porter lui-même plusieurs coups à la victime.
Fualdès se débattait vainement dans les agitations de cette terrible agonie.
Le second monsieur et Bach lui tena>ent les bras, Collard et Bancal te-
naient tes pieds; le marchand de tabac tenait le couteau !... Anne
Benoît avait pris la lumière, et la Bancal, à genoux, recev.dt dans un ba-
quet le sang de la victime et le remuait avec la main à mesure qu'il tom-
bait!...
Les gémissemens de Fuaîdès devenaient de plus en plus rares et plus
faibles, enfin il poussa le râle de la mort et bientôt exhala le dernier
soupir,,.
Je ne trouverai jamais de paroles pour vous faire comprendre toutes
les douleurs dont je fus déchiré durant le supplice de l'inforluné vieillard
quand je le visse débattre et panteler sous le couteau, quand j'entendis
son sang couler d'abord à Ilots, et pais goutte à goutte... Attrré par cette
masse d'horreurs, paralysé par la crainte, ne pouvant secourir l'homme
qu'on égorgeait, je fus près de m'évauouir. lleureusemcut l'excès même de
LE MAGASIN LITTERAIRE.
57
coite t'pouvaiite me souiintcleI)out, ma main à mon insu tournait, tour-
nait toujours comme poussée par un ressort et coinluite par une impulsion
Oirai gère.
En se rappelant ces atroces circonstances Dcriier laissait voir dans ses
traits boulc\ersés des traces de la frayeur que lui avait causée ce barbare
spécial le.
Celle violente secousse le força de suspnulrc son récit.
Peu à peu cette émoiioa s'apaisa et le vielleur termina ainsi cette lu-
gubre histoire.
Fuakiès venait à peine d'expirer que deux individus heurtèrent violem-
ment à la porto de :cue maison.
Je crus une minu e que les assassins avaient été dénoncés et qu'on ve-
nait les surprendre.
Ce bruit causa un certain trouble dans l'intérieur; on cbuchottait: on
paila de ne pis bouger et d'étoiiulre la lumière.
Le marchand de tabac scuX ne fut pas déconcerté; encore tout fumant
du sang de sa victime, il eut l'audace d'ouvrir la porte et de se placer sur
le seuil.
u Que demandez-vous? dit-il d'une voix impérieuse.
— Parbleu, reprit le plus hardi des compigiioiis, vous le devinez bien;
nous éiions venus pour un rendez-vous. Pourquoi cette porte cst-clle
fermée ?
— Parceqii'il me plaît, répliqua l'assassin : retirez-vous, sinon, gare !...
prenez-vous donc ceci pour la maison du Bon Dieu !
— Non, mais pour la maison du Diable, rcpariit l'inconnu elTrayé de
voir lever sur lui la canne du marchand de (ubac dont avec terreur il
considérait l'incolure ci la grande taille. »
Les (Icuxindividîis piiiont la fuite et le monsieur se tourna vers moi :
« Maintenant, me dii-il , c'est assez, : je n'ai plus besoin de ton instru-
ment, mais de loi seul, ne joue plus Pies c-fi et fais scniinelle. »
Je cessai déjouer, et un moment après mon camarade cessa aussi de se
faire entendre ; j'en conclus que Pierre devait avoir reçu le même ordre
que moi ?
Le grand monsieur rentra, ferma la porte derrière lui ; je retournai h
mon observaioire.
Sur le commandement du marchand de tabac on prit le corps de
Fualdcs et on le transporta sur deux bancs qu'on avait disposés près de
la fenêtre.
La proximité du cadavre, l'aspect de sa blessure saignante me soule-
vèrent le cœur, et je nie reculai, pas assez vite cependant pour (|ue je ne
pusse voir la Bancal profiler de ce moment pour essuyer cette table et la
laver du sang dont elle était souillée.
Quand Je voulus regarder de nouveau, le corps de Fualdès avait été re-
placé sur la table ; là le marchand de tabac, fouilla les poches de ces
vètemeiisensanglaniés, de celles du gilet il en retira trois éeus de cinq fr.,
trois pièces de dix sous et onze sous de monnaie qu'il donna à la femme
Bancal eu lui disant: « Prenez! nous ne tuons pas cet homme pour son
argent. »
11 letiia aussi d'une autre poche une clé qu'il remit au second monsieur
avec ces paroles: « Tiens ! va chercher le tout, et en même temps exa-
mine s'il y a moyen de porter cet homme dans sa maison, tu sais. On
mettrait un de ses rasoirs à son cou, et il se sera suicidé !.. va. »
Sur cette injonction le second monsieur sortit : il passa devant moi :
bien entendu que je m'éloignai de la fenêtre afin qu'd ne me surprît pas à
les épier.
§ IX.— Msttls&nie Maiison.
En l'absence de ce complice le marchand de tabac continua de fouil-
ler le cadavre mais sans ésultat, celte fois. La vieille Bancal en touchant
la chemise s'extasia sur sa finesse et sa blancheur. " Jésus , s'écria-t-elle,
laissez-moi la lui ôter, il vaut mieux que ce soit moi qui l'aie que lui, le
pauvre homme ! elle est d'une .oile ressemblante à une aube.
— Non pas, la mère, lui répondit le chef des assassins; cette chemise
pourrait nous compromettre. »
La Bancal objecta quelques mots qui n'arrivèrent pas à mon oreille :
maisje la vis, pour s'indemniser sans donle, arracher d'un doigt du cadavre
une bague qu'il portait à la main gauche.
Pciidant cette opération on entendit du bruit du côté du cabinet couti-
gu. Le monsieur demanda avec vivacité à la Bancal d'où il provenait.
Celle ci se troubla, balbutia, et '•épondit que dans la presse et le désor-
dre amenés par l'invasion de la iroupc, elle avait été obligée de faire ca-
cher quelqu'un là-dedans.
« linprudenie, s'écriai-il, que ne le disiez-vous? il faut le tuer.»
En même temps il ouvre la porte et se saisit de la personne cachée qu'il
enlraine à moitié évanouie au milieu de la cuisine sous la lumière. Je crus
que c'était un jeune homme; il portait un spencer et drs pantalons
bleus (1). Déjà le bras de l'assassin est levé pour égorger ceite nouvelle
(1) Les déliais devant les Coms d'assises de l'Avoyioii et du Tarn démoii-
trcruiit (|iic madame Clarisse Mansoii, (jui ï'élait lioiivce dans ce mauvais lien
par suite d'un reiid'.'Z-vous i|u'elle avait loinié il un jeune liommo de la cam-
ii,ii;iie, s'éic.it ce soir là travestie en homme pour courir avec plus do sécurité
telle nocuune uvcuiury
victime. Celle-ci s'écrie épouvantée : « Je ne suis qu'une femme; je vous
demande a vie ! >>
Le bourreau, sans èlre désarmé par cette prière, lui porte la main sur
la poitrine. Bancal se jeue en Iravcrs, disant qu il ne voulait pas que cette
femme fût tuée tliez lui, (pi'il saurait bien l'empêcher.
Mais ces opposition^ n'arrêtent pas le meurtrier. Son bras est toujours
levé.
En ce moment le second monsieur entra de retour de son expédition.
D'an coup d'œil il comprit le motif de cette aliercaiion terrible et recon-
nut même la dame. Use jeia entre elle et son assassin, en disant à celui-ci,
d'un ton de reproche : « Quoi ! tu es déjà embarrassé d'un cadavre, que
ferais-tu d'un autre ? »
—Embarrassé ! Est-ce que nous ne pouvons pas porter ça,répliqua-t-il
en désignant le corps de Fualdès, dans son lit ou dans sa maison?
— Impossible, reprit l'autre; il y a Son valet sur la porte qui l'attend, et
sa femme qui veille à la fenêtre. »
Cette considération et cette nouvelle opérèrent seules quelque effet sur
le marchand de tabac; il consentit à regret à laisser la vie à cette femme;
mais il exigea d'elle u,i serment solennel. Il la contraignit à se meure à
genoux, à étendre la main sur le ventre du cadavre, ainsi que sur le cou-
teau encore dégoûtant et à jurer de ne rien révéler, sous peine de perdre
la vie par le fer ou par le poison.
Elle prononça ce serment d'une voix faible, se releva, et je m'aperçus
qu'elle avait du sang à un de ses doigts.
Le second monsieur h prit sous sa sauve-garde et la conduisit hors de
la maison Bancal. Il était neuf heures et demie environ. Le marchand de
tabac se tourna vers Cacb et lui dit: «Toi, je l'ordonne d'aller chercher
Boiisquier; tu sais le signal. »
Bach obéit sur-le-champ et sortit en même temps que le monsieur et là
dame; il est vrai qu'il ne se dirigea pas du même côté qu'eux.
Le marchand de tabac, mis en éveil par cet incident, voulut examiner
s'il n'y avait personne dans le lit; il souleva les rideaux et trouva une pe-
tiie fille endormie. Pour s'assurer de son sommeil, il lui passa deux fois la
main sur la figure et dit à la mère Bancal:
u 11 faudra se défaircde cette enfant.
— Combien me donnerezvous ? demanda impudemment la vieille.
— Centécus.
— Mettez quatre cents francs, reprit-elle, et je m'en charge. Pas plus
tard que deux ou rois jours, et elle me passera par les mains. »
Cette perquisition venait de finir lorsque le second monsieur rentra
pour la iroisième fois dans celte fatale cuisine. Il fallut songer au cadavre
qui était encore là, gisant tel que le crime l'avait fait. Le marchand de
tabac lui ôta le tampon de la bouche, lui mit la cravate au cou, et, après
l'avoir nouée, il dii d'un ton railleur : « Là, bien, il n'y paraît pas du
tout! »
Ensuite il demanda à la Bancal un drap et une couverture de laine poiu*
l'envelopper; mais de peur que le sang ne teignit la couverture, la Bancal
prêta son tablier sale, dont on entoura la tète. Tous ensemble lièrent ce
paquet en forme de balle de cuir avec une corde de la grosseur du doigt;
on insinua dessous deux petites barres afin de faciliter le irjiispoit.
Ces préparatifs terminés, Collard, à qui le marchand avait dit quelques
mots, sortit, puis rentra un instant après (il logeait dans la maison), por-
tant deux fusils, dont un simple que prit le petit monsieur, et un double
dont s'empara le grand.
Sur ces enirel'aitcs on frappa trois coups bien distincts à la porte de la
maison. Le marchand de tabac alla lui-même ouvrir. C'était Bach qui ra-
menait Bousquier. Celui-ci, en entrant dans la cuisine, demanda où était
cette balle à charger. « Ce n'est pas une balle de tabac, c'est un cadavre
qu'il faut aller porter, répondit Bach. » Bousquier fit alors un mouvement
pour se retirer; mais le grand monsieur lui posa les canons de son fusil
sur la poitrine en lui disant : «'Si tu bouges, tu es mort ! » Bousquier fut
très docile par cette menace. Il ne remua pas.
§ X. Lia jVoynde.
3*ai dit que le cadavre était porté sur deux barres. Le signal du di^part
fut donné ; on se mit en marche, il était plus de dix heures. Bancal et
Collard prirent le devant, Bach et Bousquier poriaient p.ir derrière ; le
funèbre cortège sortit ainsi. Le marchand de tabac marchait en Icie,
l'auire monsieur suivait à quelques pas derrière.. Missonuier marchait à
cùté, une canne sous le bras.
Je dois mentionner ici qi>'cn passant devant moi, le grand monsieur ap-
puya fortement son fusil sur mon épaule, et me dit : » Tu me cima's, tu
n'as rien vu. rien entendu , va-l'en, et si je te rencontre sur mou chemin,
ton compte ne sera pas long, n
Je pris immédiatement la fuite, enchanté d'avoir pu échapper sain et
sauf à une si horrible boucherie. Los dornières paroles de cet homme re-
tentissaient à mes (iroillos ; toutes les horreurs de la soirée se représen-
taient à mes yeux. Troiililé, a'^ité, éperdu, je courais comme un insensé,
où ? je l'ignorais : mais tout ce que je savais bien, c'est que je fuyais. Dans
ces rues désortps et obscures je me perdis cl bientôt je m'aperçus que j'é-
tais hors ville, dans un pré non loin de l'Aveyroii.
Je cherchais oncoro à me roconnaitro, à m'orienter lorsque je vis s'a-
vaucu' vers moi une masse U'umbrcs marchant leuiemeui et pesamment, Je
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LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
crus que c'était une erreur de mes oreilles et de mes yeux Épouvantés;
m.iis cette troupe ellVayaiiio av.inça.ct je reconnus le funèhre cortège.
Tremblant de m'attircr le sort dont m'avait mcnicé le «K/re/nnu/ ri? tabac,
je ni'> cacliai derrière un buisson : je me trouvais sur un tertre; de là je
vis délilcr le fjtal convoi. Il était toujours dans le même ordre : le prand
monsieur le précédait, les canons de son fusil tournés vers la tcne, et l'au-
tre monsieur suivait à quelf|uedistance ;je remarquai seulement (|ue C2 der-
nier avait sous son cli'peau une espèce de mouchoir blandiâire qui des-
cendait sur sa figure; Messonnier rôdait à l'entour et semblait remplir les
fonctions d'éelaireur. I.e cortège descendit ainsi en travers par un chemin
de charrette. A l'endroit où le terrain s'incline vers le lit de l'Avoyron, le
chemin cesse et la pente l'evint très rapide. Bancal et Collard prirent
alor.> \i corps à eux deux, sans doute parce qu'il devenait impossible de le
portera quatre. Je crois qu'il leur fallut franchir une muraille, et le se-
cond monsieur lit un faux pa<. «Tu tombes, as-tu peur? »|lui cria le grand;
mais je n'entendis point ce qui lu' fu répon lu.
Al rivés tous sur le bord (le l'A veyron, il me sembla voir qu'on déroulait le
corps. Les cordes fnren" peut-être enlevées , le drap et la couverture aus«i ;
toujours est-il que j'emendis quelques minutes plus lard un grand bruit
comme relui d'un corps qui tombe dans l'eau.
Je me hâtai de rentrer, pénétré de crainte et d'horreur de tout ce que je
venais de voir.
J'aurais fui sur l'heure cette ville infâme si les ténèbres de la nuit ne
iu"eu>sênt eflVayé de ces sanglante? visions. Je rentiai donc à mon au-
berge, il était près de minuit; mon camarade était éveillé et m'attendait,
et sans me dire autre chose que ceci : « voilà ta part o, il me remit cent
écus ; je ne ''ai plus revu depuis.
Je ne dormis pas une minute de la nu't, et le lendemain à la pointe du
jour j'étais déjà par les chemins; je fuyais à jamais cette ville abominable.
J'arrivai dans ce village il y a vingtans; j'avais quelques économies hon-
nêtement amassées dont j'achetai cette chaumière, ce champ et ce jardin.
L'argent du crime, les cent écus, je les all'ectai a l'acquisition du chalet
que les flammes viennent de dévorer. Punition du ciel, vengeance de Dieu !
je vous bénis.
Et maintenant, mes amis, que vous en savez la cause, vous comprenez
mon désespoir et mes remords !... »
Ici la voix de Berlier alla s'ailaiblissant et il tomba sans connaissance.
Aux cris du vieillard et du curé. Rose accourut pour assister sou mari.
« Ce n'est rien, ma fille, lui dit le vieux Méril, une simple crise !
— Et je crois que ce sera la dernière , ajouia le bon curé. "
En effet, depuis cette confession et cet incendie, Jean-Baptiste Berlier a
perdu son humeur atra!)ilairc et ses convulsions; il est aiijourdhni très
doux, fort enjoué, et tout le village l'aime et le respecte.
Quelques jours après ce solennel aveu le petit Michel vou'ut partir pour
faire son tour ; il pleurait la vielle que son père avait brûlée.
" Ne la regrette pas, mon fils, lui dit vivement ce ui-ci, àsa place je t'ai
acheté un orgue qui doit te porter bonheur. »
On dit que cet orgue du petit Michel est le même qui servit de signal à
madame de Lavalette, lors de l'évation de son mari.
L'orgue de Lavalette a été plus heureux que lavie'le de Fuakiès, carie
petit Michel qui est en ce moment ix Paris, envoie tous les ans des épar-
gnes considérables à sa famille dans le sein de laquelle il reviendra bientôt
jouir de sa modeste fortune,
rnÉDÉnic THOMAS.
(Audience.)
BJOnVE£I.E3 & £A VS&IX.
(Livraison d'octobre.)
Un homme politique doit compte de toutes ses œuvres, et il n'est vrai-
ment pas juste que les anciens vaudevilles de RI. Dnvergierde HauraMie
échappent plus long-temps à l'analyse que nous en désirons fa rc : aucun
libiaire de l'ais ne possède un seul exemplaire de la Fisiie à Crclna-
Crccn et du Jaloux comme il y en a pnu,
La Bibliothèque royale, qui est instituée pour tenir dépôt do tous les
ouvrages qui s'impriment, ne veut pas aosolument livrer à notre curiosité
ces dciix morceaux littéraires.
Nous n'avons plus d'espoir que dans les voies judiciaires pour y con-
traindre M. le diiTcieur de cet établissement; nous nous sommes vus à
ri g' et forcés de lui décrocher l'exploit suivant :
L'an mil huit cent quaranle-nn, le quinze ortobre, à la requête de
l'éditeur d'un livre mensuel intitulé : les [\!ouvcilcs à la main, pour le-
quel domicile est élu en ses bureaux, sis à Paris, rue d'Kiighien, n. 10,
J'ai, Jean-Claude Bigo'et, huissi' r près le tribunal de premère instance
du département de la Seine, séant à Paris, y demeurant, rue de l'Arbre-
Scr, n. 9, soussigné, sommé, interpelé, au nom du requérant,
M. Naudet, ollicier de la Légion d'Honneur, directeur de la Bibliothè-
que royale, demeurant à Paris, rue llichelicu, eu son domicile, parlant au
suisse de l'hôiL-l,
De, dacs vingt-quatre heures pour tout délai, donner en lecture au re-
(1) Chez l'éditeur, rue d'KnghieD, Ift
quérant un exemplaire de deux vaudevilles composés par M. Duvergier
de Hauranne, imprimés, et dont le dépôi a dû être fait au bureaii de la-
dite Bibliothèque royale.
Et pour,
Atiendu qu'il importe au requérant de faire de cette lecture, d'où il
peut rc^sulter pour lui et ses lecteurs des renseigncmens curieux et des
rapprochemens précieux entre la première manière de M. Duvergier, et sa
seconde manière , dont la Revue des Deux Mondes donne des échantil-
lons;
Attendu que, dans un intérêt général et politique , il importe que la
France connaisse à fond les hommes qui se prétendent appelés à la gou-
verner sérieusement, après avoir préludé au maniement des atl'aires du
pays par des couplets et des refrains;
Attendu que, dans l'espèce, les deux vaudevilles dont est question sont
des chefs-d'œuvre du genre; que l'équivoque ella gravelure y abon-
dent ;
Que, s'il en faut croire une vieille contre-basse de l'orche.-^lre da Vau-
deville, la yisiie à Gretna-Green était une peinture des mœius écossai-
ses qui avait bien son charme, qu'un mariage s'y trouva t célébré dans la
forge du forgeron entre un Anglais et une femme qu'il ne croyait pas la
sienne, de telle sorte qu'il se mariait deux fois avec la même personne,
tout en se croyant bigame;
El, quant au Jaloux comme il y en a peu, que la même vieille con-
trebasse alTirmo avoir bien ri dans son temps d'un long quiproquo p'ein
de malice et de finesse : le jaioux étant un mari ombrageux qui surprend
sa femme à dire toute seule et à haute voix : Oh ! qu'il est gentil ! que je
l'aime aujourd'hui! comme il m'a embrassée t"ut à l'heure! qu'il est
doux à entendre! Le mari faisant une effroyable scène de jalousie et finis-
sant par dire ce qu'il a entendu, sa femme Unissant par avouer qu'elle
aime à embrasser, à entendre, à voir,., un petit serin !
Attendu que pour se livrer à l'étude des caractère? contemporains
et des grandes figures politiques de l'époque , il est indispensable a v.n
écrivain de connaître des antécédens même aussi futiles en apparence
que la création de ces deux vaudevilles ; que, dans la composition de ces
ouvrages de sa première jeunesse, M. Duvergier de Hauranne a peut-
è:re déposé le germe des qualités dialectiques qu'il a déployées plus tard
dans la question d'Orient et de l'isolement armé.
Attendu que ces questions sont actuellement pendantes à M. Duver-
gier de Hauranne qui pend ù la lievue des Deux Mondes , laquelle pend
à .M. Bidoz, q i pen.l aa Thérure-Français , mais au nez de qui pend la
colère (lu cabinet, qui voudrait bien le destituer; mais qui n'en a pas le
teinp^, parce que, dans l'été, les cabinets vont à la campagne, et bcticnt
ladite canipa|.;iic pendant l'hiver, qaand MM. les députés sont réuaisdans
le but annuel de lesmetire à la porte vers le 1" janvier.
Attendu qu'aucune raison plausible ne peut être opposée à la compul-
sation de la Visite à Greina Grccn et du Jaloux ; que vainement moii-
dit sieur Kaudct, es nom et qualités ci-dessus, objecierait qu'il est coa-
ti aire au bo.) ordre de livrer a 1 inveuigaiion d'un folliculaire les llonllous
d'un hjmma à lunettes devenu député : parce qu'on pourrait citer à
M. Nau:let utie foule d'exemples de re préscntans du pays qui se livrent pa-
tiemment il l'exercice insalubre de la tragédie et même de la fable ; que
ve.inemeiit encore on pourrait objec cr l'état l'épilepsie chronique de
M. Duvergier de Hauranne : parce qu'au contraire on pourrait espérer
quelque a louciisemcnt pour le susdit, de cetta évocaiioa de souvenirs
jeuneset frjis;
Aitcniuenlin que l'histoire, la politique, la morale ^t mêmel'humanitiS
s'accordent pour réclamer la communication des premiers essais littéraires
de .M. Duvergier de Hauranne ; par tous ces motifs et autres qu'il est su-
rabondant de déduire ;
J'iii déclaré à mondit sieur Naudet, directeur de la Bibliothèque royale,
que faute par lui de satisfaire dans le délai de vingt-quatre heures au.x
fins de la p.-ésente, le requérant entend se pourvoir par toutes voies de
droit. Et à ce que ledit sieur Kaudet n'en ignore, je lui ai, à domicile et
parlant comme dit est, laissé copie du présent, dont le coût est de cinq
francs.
Signé : RiGOLET.
Plusieurs marchands très forts sur les roueries de l'annonce pratiqu'-nt
une nouvelle variété de la réclame.
Cela consiste à faire insérer dans un journal une historiette de vol ,
dans laquelle il est raconté qu'un jeune filou s'étant introduit dans les vas-
tes et br.llans magasins de M. n'importe qui, chemisier, ou parfumeur, ou
marchand de soieries, il a dérobé des f.iux cols, de la crème de Macassar,
ou des foulards; l'anecdote est embellie de détails sur l'âge et la mise du
Clou, sur le mode de son anestaiion et l'habileté du sergent de ville qui
l'a pris sur le fait.
Le côté vraiment brillant de cette espèce d'annonce, c'est que les jour-
naux ayant l'habitude de se copier, de s'emprunter, de se voler les uns
les autres, de telle sorte qu'il ne se fait en réahlé, à Paris, qu'un seul et
môme journal toute une semaine.
Il on résulte que l'annonce, ainsi répétée et galopant d'une feuille it
une autre, ne paie pourtant qu'une fois.
Il a élu beaucoup question le mois dernier de la faillite faite à la Bourse
I
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
S9
par le jeune baron d"E..., et ce raois-ci de la chasse infructueuse que lui
ont donnée doux de s?s créanciers.
M. d'E..., ainsi que sou père mort avant celle dccnnfiîure, ont i'é. on
nc^sait à propos de qudi , qiialiliés de banqu ers lé^iiimistis ; comme si
Jes'Luinr|uicrs étaient li-git'niistcs ou républicains , ou conslilulionne's.Ils
sont banquiers, cl voilii tout.
Si dans ces sortes d'occasiors les journaux sont trop souvent ii!a\ i .i-
lorniés, i s sont encore plus mal inspirés qu^u'l i!s prêchent la Eioirde,
crient au scandale et réclament des répressions légales pour ce quMà ap-
pellent ra,!;ioia;;i'.
Eux qui sa tatigucnt à d.'inandor pour tous les délits socisux des abro-
gations de cod' s, des ailénuaiiuns de peines, des déciaraiions de tirccn-
siances, des asiles ehamls cl commodes pour les voleurs ;
Eux qui , par la publicilé, aggravent déjà la siiuatiou des faillis et des
gens d"allaires embarrassés;
Eux qui, par l'inllurn e do lanrs annoncrs , trompent le public sur sa
santé, en lui faisant inûchcr, avaler un tas de drogues raalfaianies, déco-
rées de noms indiens ; et sur ses inlérèts , en lui conseillant les coniman-
tlites les pb:s aventurées; qui souvent, pour exister, sont eux-mêmes obli-
gés de S3 nictire en aclions, et qui ensuite piéteiulent vengi'i- la morale
sur les agens de change ma heureux en ajoutant à leur misère et à leur
désboniieur.
L'escapade du jeune d'E... est îe pendant de celle de M. snn père.
Voiti ce qui arriva sou5 la république, à une époque oit les niais vou-
draient nous faire croire qu'il n'y avait pas de banqueroutes.
Le père d'E... fut le premier qui ait institué le coniraste des fêles et des
hais la vcil!e des faillites, ce qui se pratiqua beaucoup depuis. Celle de
M. d'E... eut lieu rue fiérutli, plus la d d'Artois, aujourd'hui Lafliiie.
Picard, l'auieur comique , lit dans le premier moment d'éuitlion que
causa l'aventure sa coaiédie da M- du llauicours , qui cul un énorme
succès, et (lue M. d'E..., qui n'avait pas quille P.^ris , voulut empêcher
par des provocations de duel, trouvant qu'il y éiait oliensé dans son boii-
neur.
il ne put s'en venger nue quand , sous la restauration, il devint par la
protection de l'acieur Paul caissier d'un théâtre et directeur du maiéiiel
d'une admiuisiraiionoùil put lersécutcr Picard , quiéait resté direclcur
(l'un théàire royal.
Un notaire qui a épousé la Clle d'une danseuse soupçonna que sa moi-
tié rercvaitavec bonté les soins moins médicaux qu'amoureux d'un doc-
teur de ses amis.
Armé de résignation et de témoins , le notaire s'embusqua pour sur-
prc);dre un tèlcà téie dénué d'équivoque.
L'occpsionfut bi lie.
Le mrdccin avait Ole ses lunetlcî.
« Monsieur , dit le mari , jo pourrais vous tuer avec ce pistolet , puis
TOUS p eiiner, vous jeier à travers les escaliers ctm'amuser avec vos res-
tes mortels, fa loi n)'exci:s.\ Je pourrais encore requérir un comini>saire
de police qui constaterait voire délit en ternies de la dernière indéccncce
coniine cela se pratique. Je iiourrais , si j'étais un escroc, spéculer sur
votre pos! ion et vous demamlcr pour moi-même une indemnité d'argent],
niais il se trouve hcureuspuieiit pour vous que je suis très chi.riiable. Dont
vous filez me signer une obligation de GO, 000 francs que vous paierez
aux hospices.
i:Le prix de ma honte et de vos plaisirs doit s'appliquer à une bonne
action. Le chien est armé, j'ai le doigt sur la déicnte, et voici l'acte. »
Le médecin mit seslunctlcs, s'gnaet paya.
M. Poultier, le tonnelier de Rouen, a débuté à l'Opéra par le rôl
à^ Arnold de LUdilaume-Tell.
Ce jeune honnnc a une jolie voix, et l'instinct de la grâce et de l'ex-
pression : les années et l'étude le formero'.it ; ce n'est encore qu'un éco-
lier,
Gidilaume-Tcllrcslc encore le cherd'œuvrc de l'art musical: MM. de
Jouy et Uippolyte Dis croient que c'est le sublime de la poésie lyrique, et
ces deux braves gens assistent avec conscience i» cliaque représentation de
Hur ouvrage.
Le 3 aoùi 1S29, après la première représcntalion de Guillaume, qui,
par parenthèse, n'était alnrs pas compris, l'orchestre de l'Académie royale
vint, en nianiiue de sérénade iriompiiale, exécuter l'ouvertuie fous les fe-
néires de Uo^ini, qui demeurait alors sur le boulevart Montmartre en
fat e des Panoramas.
Le public, iran?porlé par l'exécution admirable de celte composition,
ciia : Dis ! ùisl dans toute la lar!;enr du boulevart.
Alors apparut le vétiér;d)U; M. de Jouy, qui, s'adrcssant à la foule du
haut de la terrasse de la maison, pninonea le .yicccli. suivant :
« Messieurs, mon collaborateur, M. lîis, est absent et no peut se ren-
dre au désir que vous exprimez de le voir. Mais je reçois pour lui la nia-
iiifesiaiion dont viius 1 honorez, cl vous promets do lui faire connaître ce
qu'e'.le a de Uattcur. »
Nous sommes bien loin du temps oîi l'on croyait être raisonnaWcraient
et conscieneiçu>erae..t obligé de refuser aux animaux toute ficulié intel-
lectuelle. Bien que nous n'ayons encore renoncé ni à la manie de subi-
liser i^ans jus esse, ni ii celle d'adopier sans examen, nous ne nous livrons
p'us aillant aux illusions ou à la paresse de notre esprit ; nous nous dé-
lions davai-Uagc de nos rè^cs el de ceux des autr. s ; et l'on n'oserait pas
aujourd'hui avancer que les bcles ne pensent point, ou du moins, suppo-
sé qu'il se renconiiiit un homme assez dénué de feus pour cihumcr une
telle erreur, la risée pub'ique accueiilerail ce sysiè.ne, jadis révéré com-
me un dogme. Mais si nous avons à cet égard des idées plus simp'es a
plus saines, nous en conservons de bien fausses sur les qua liés morales
de certains animaux.
Il n'est presque personne, par exemple, qui n'ait conçu des préven-
tions contre le naturel du chat (1), Elles me semblent injustes, et je les
attribue à deux causes : eu genre même d'ulililé de cet animal et à sa
conformalion.
L'emploi du chat dans nos maisons se borne à la chasse des rats et des
souris. Habile ii cette chasse par instinct, il n'a nul besoin d'y ct:c dressé,
et, en outre, elle le tient la plupart du temps hors de nos yeux : ses rap-
ports a'cc nous sont donc infiniment reslreinis, et, par conséquent, ses
mœurs p uvent ne pas avoir été observées avec une cxac'itude très ri-
goureuse ; d'aulant mieux que nous ne sommes pas immédiatement inté-
ressés à ks bien connaître, d'après le peu d'imporiancc des servit es que
nous lirons de ce quadrupède. On pourra me réponir, : les hommes n'a-
vaient pas non plus de raison pour porter sur lui, s'il n'y eût donné ma-
tière, des jiigeuiens désavantageux plu ôt que favorables : j'espère re-
pousser cette objection par le dévelippement de la seronde cau^e que
j'assigne ;i la mauvaise réputation qu'où lui a faite, cause qui me paraît
è;fe sa con formai ioiT,
Cn lui repiochtfdc lafaussc'é, del'égci'sme, beaucoup de penchant à la
petite rapine, beaucoup di^goût pour faiie le mal.
Le genre nerveux, chez lui, é:a:it extrêmement irri'ab'e, il en résulte
une grande susceptibilité dans les icnsations, qui doit nécessairement
produire une grande versatilité dans l'humeur. De b, la fausseté appa-
reaie de son caractère. Vous tenez ua chat survos genoux, vous lui fai.es
des caresses auxquelles il se montre sensible et qu'd vous rend avec usu-
re : qu'en se froltant contre vous il rencontre un boulon et un pli ; que
votre main passée sur son dos prenne une seule fois une direction oppo-
sée ii celle du poil, il se sent affecté si désagréablement qu'il ne soige
plus qu'à vous échapper, ou même se met en défense comme s'il était at-
taqué. Vous en concluez que ses caresses étaient hypocrites : — Kon, ses
nerfs se crispent faci eineni.
Le chat, ainsi que le dépeint Euffon, est propre et voluptueux; il ai-
me ses aises, il cherche les meubles les plus mollets pour s'y reposer
et s'ébattre : voilà ce qui l'a f.iit accuser iTégoîsme, bien que ce uesoit
qu'un cliet de ce même tempérament nerveux à l'excès.
Son penchant à la petite rapine, qui est encore une suite de sa cous-
liluiioii, n'est p^s l'indice d'un caractère haïssable. Il a été créé faib'e,
mais léger, adroit et rusé; c'est une compensation que lui devait la natu-
re. Dien nourri et bien élevé, il aimera son maître e; ne le volera point.
Bien élevé, dit BuU'on, il devient seulement souple et flatteur. Le cbien
aussi est naturellemeut i'o/ch?-,- l'éducation lareud souple et flatteur z\ii'
si. Elle Produit, à la vérité, sur ce généreux a'.imal d'autres résultats plus
honoiablcs; m:i3 je me Uaitc de prouver bieniôt qu'il eu est de môme du
chat.
Je passe à son prétendu goût pour faire te mal. BuDTon remarque qu'if
tue sans nécessite, lors même qu'il n'a aucun besoin de sa proie pour
satisfaire son appétit. C'est encore le chien que, malgré leur niu'uclle
antipadiic, je vais charger ici de sa défense. Le chien, cerics, n'est point
réputé pour avoir des inclinations cruelles ; et pourtant conduisez dans la
plaine un épagneul sullisamment repu, quand mé ne il n'aurait point été
dressé, il se mettra bientôt à la qué;e, à la poursuite du gibier, et vous
le verrez étrangler s.ms miséiicordc toute pi ee qu'il aura pu alleindre.
Quelle autre cause donner à celle barbarie iiiuii e que les dispositiors
natives de l'épagncul pour cette sorte de chasse? C'est iinsi que le chat
tue sans nécessité, nijU aussi sans méchanceté, les rais, les toui is. Us
oiseaux eu les Kzards qu'il a su atteindre, ou qu'il a su attaquer par sur-
prise.
Buffon, cn général, est trop rigoureux à son égard. Il présente le malc
comme sujet à se défaire de ses petits, et s'oioiiiie que la femelle, après
avoir pris de sages précautions pour les préserver du sort qui les mena-
ce, le leur fasse quelquefois subir elle-même. — Ce n'es', guère qu'à l'ins-
tant où elle met bas, et dans une sorte d'a'xès de rage causé par lesdou-
leurs qu'elle éprouve alors, qu'il peut lui arriver de commettre cet acte
de cruauté ; cl quant au chai, moins excusable sans doute, il ne s'y porte
cependant que lorsqu'il se laisse maîtriser par un preaiier mouvemcut de
(1) Cet animal a même inspiré quelquefois les aversions lo> plus violtnlos, et
l'on sait que Henri lll.roidc rraiico, qui aimail tant les pcliUcbi«D.S chsnçcait
d< couleur cl lonihaii Ovauoui dés qu'il apciceveit un cbai.
60
lE MAGASIN LITTERAIRE.
colère jalouse en voy; nt sa fi'inclle livrée tout cniièrc aux soins de la ma-
tiriilic. Parmi les lioiiiiiiPS, hsaclii'iis blâmables et ciiiniiii^lli's même,
inspirées par un uniuiir \iul(Mii ou par une forie donleiir pl}ysi(pu', ob-
lieuiieat plutôt la [uiié qu'ellis n'exciiejit rinilii,'i)aiion. Or, je le di ui..ni!c,
en ce qui loucirne l'elleisubii de tel ou tel scuiimeut exulté, de telle ou
tei:e seusaiiou impéi'ieuse, nous moulrerons-uuus plus sévères pour les
animaux tpie pour nos SL'nibl.iLles ?
« Les chats le mieux apprivosés, ajoute Cuiïbn, n'en sont pas plus as-
«servis, ou peut même dire qu'i!s sont entièrement libres; ils ne font que ce
«qu'ils xeuKiit, ei rien au monde ue serait capalilc de les retenir un instant
«de plus d^uis un lieu dont ils voudraieul s'éloigner. » On ne saua-l con-
tester celle assertion, et personne u'isnore iiuc les monlagniirJs de rilelvélic
ont ajopié pour symbole de leur in h penilauce la ligure de cet animal ;
mais son amour pour la liberté, qui ne prouve rien coiiire la sincérité de
rattachement qu'il peut nnus tciuoiguer, te fait que donner plus de prii
à cluiduui il est susceptible.
Valinont de Boniare, après avoir, ainsi que Buffon, avancé avec raison
que le chat abhorre 1 c.-clavaje, cite un trait qui lui paraît propre it pein-
Urc la forte que ce sentiment a chez lui. Je ne crois pos absurde d'en ti-
rer une autre conséqueuce. Laissons d'abord parler ce naturaliste : u M.
slcniery tnl'erma un jour dans une cage un chat avec plusieurs souris.
«Ces [leiilsaniuiam, tl'abord treinblans à la vue de leur ennemi, s'etdiar-
• drent bien ùt au point d'agacer le chat, qui se contenta de les répiiuer
»à coups de patte, sans les empêcher de retournera leur premier badiua-
»ge, qui n'eut point de suites tragiqurs. Son géuie était flétri par la capti-
jjviié : enliberlé ilseseraitcoinpoité bien dilléremnii'nt. .ijaduiels qu'une
réclusicm prolongée Cuirait par jlét'ir le génie du chat ; mais n'esi-M pas
naiurtlde pense;- (|ue le premierelVeide la ( apiivité chez nn éired'une coni-
plexion si inflammable, doit plutôt être riui|iatieiice que l'abattement. Or,
d'après le narré de Valmuu de Bo.nare, les souris ont été mises dans
la cage en même temps que celui-ci : elles l'ont agacé, et malgré toute
I hu:neur qu'un e^t fondé à lui sup.ioscr dans un pared raomeni, il les a
•épjigiit'cs. Ce faii , à mon avis, oïlre une présomptiun très f ivorable au
naturel du chat, et pourrait étie opposé encore au reproche de médian-
cett (|ue lui adresse Bullon.
Du reste, le récit suivant constate que, en dépit de l'opinion générale,
il ne lui est pas impossible de s'habituer à de fréijuens changemens de
demeure, et qu'il n'est point vrai qu'il alTeclionne toujours plus les lieus
que les personnes.
Le père de M. Dumaniant, auteur dramatique distingué, passait l'hiver
à Clermont-sur-Oise et la belle saison dans une petite propriété Mtuée à
trois lieues de là. Aussitôt que deux chats qu'il avait, remanjuaient qu'on
faisait les préparatifs ordinaires, soit pour se rendre il la campagne, soit
pour retourner à la ville , ils partaient et al'aient s'installer, un ou deux
jours avant leur maître, dans la maison que ce di rnier devait occuper.
Sonuini a rendu justice au chat. « C'est à tort, dii-il, que l'on pense gé-
• néralement que le chat n'est point susceptible d'attachement. Quelle do-
»cili é, quelle alTeciion a-t-oii droit d'attendre d animaux qui sont, comme
»Ia plupart de n;is chais , continuellement harcelés , chassés et battus ,
nauxipicls on ne donne point ou très peu de nourriiure, et dont l'éiat de
«maigreur aitesie la m'scre , comme la barbarie de ceux avec lesquels ils
«partajjent l'ualitaiion ? Et comment ne conserveraient-ils pas, dansceite
«vie si dure, des habitudi'S farouches et l'empreinte de la férocité? Mais,
«quelque perverses que l'on suppose les inclinations du chai, elles se cor-
«rigent, elles acquièrent un caractère aimable de douceur lorsqu'il est
«traité avec ménagement et qu'on l'a habiiué aux soins, aux caresses et à
«la familiarité. Ceux qui ont observé les chats connaissent ce que peut
«sur leur naturel la dillérence d'éducation qu'ils reçoivent. Il n'est pas
«très rare d'en voir qui ont ahandonné des mœurs trop voisines encore
«de l'état sauvage pour se revêtir des qualités que l'on recherche dans les
«animaux parfaitement epprivoisés.
» La superbe chatte d'Angora quia vécu long-temps près de moi, et
«dont je me plais à parler parce qu'elle était vraiment intéressante et que
«je ne cesse de la regretter, était d'une douceur extrême. Sensible aux ca-
«resses, elle les rend.dt avec amabilité. Dans ma so'itude, elle se tenait à
«mes côtés; lorsque je m'abseniais, elle me cherchait et m'appelait avec
• inqu'fiude, et <lie semblait me retrouver chaque fuis avec une nouvelle
• satisfaction... Sa physionomie était celle de la douceur et deraflèciion ;
ic'éiaii, en un mot, le naturel du chien le plus aimable sous la fourrure
«d'un ( hat. (1)
«Qnrlque peu flexible que paraisse le caractère deschats, quel que soit
• leur ( !ii!guement pourtoute espèce de conirainte, l'on est cependant par-
«venu à les inslr.iire, non seulement à la chasse, mais encore à desexer-
icices auxquels i s ne paraissent pas destinés. On peut leur apprendre à
idairser en cadence et exécuter plusieu'S tours.
«Ou se rappelle qu'à la foire Saint-Germain il y avait une troupe de
chats dressés à ciier de manière à foimer une symphonie burlesque, à
ilaque;Ie présidjii un singe qui battait la mesure.
(1) M. Thi('hauldeBcrne.Tud, dans son Elo()e liistorique de Sonnini, ù'itVa-
\oir entendu jclcr des regrets sur la mon de celle challe six années encore aprùs
l'avoir perdue. — reirarquc et Jcan-Jacqucs avaient comme cet illuslrc voya-
geur, du faible pour les chats, r
«Les femelles se prêtent à nourrir de jeunes animaux d'un tout autre
«genre, et mémo d'espèces ennemies. J'ai vu une cballc fort douce se
«laisser teier par deux peiits chiens qui avaient perdu leur mère, et leur
«monirer bcauionp dalléclion. On lit dans la b'ililiotlièque britannique,
Dpour l'année 1787, un trait à peu près semblable. Lu enfant avait pris
«trois jeunes écureuils dans leur nid : il les confia aux soins d'une challe
«qui venait de perdre ses petits. Elle les nourrit avec la mêiue assiduiié et
«la même tendresse que si elle en etlt été la mère. Lacuiiosité ayant at-
«lire beaucoup de personnes autour de celte chatte, elle en conçut de
nl'iijquiaude, et elle transporta ses nourrissons chéris sur le ciel d'un lit
«ou elle les lint cachés (2).
« On a doucexagéré, poursuit Sonninî, les mauvaisesqualités d'une es-
«pèce que la plujiart des hommes malirailent au lieu de cliercher à se l'at-
» tacher par des méiiagemens dont elle n'est pas indigne. Des médecins,
«des naturalistes ont cherché à augmenter l'aversion contre le chat en
«assurant que son haleine est pernicieuse et qu'elle peut ocrasiouer la
«pulmonieà ceux qui la respirent. Suivant les mômes auteurs, sa cervelle
«serait un poison, et son rcg ird même serait malfaisant. Mais ces qualiiés
«meurtrières n'ont pas plus de réalité que les préienlues propriétés que
«tes écrivains en matière médicale ont atiribuées à dilTérentes parties, au
«sang, h la Dente, à l'arrière-faix des rhals, et en particulier à la tète
«d'un chat noir, pour la guérison des maladts. «
J'ai lieu de penser qu'on ne se plaindra pas, ou plutôt qu'on ne se
sera point aperçu de la longueur de celle citation, qui, au reste, ne pour-
rait être nulle part mieux placée qu'ici. J'ai trouvé plus commode et
plus loyal d'emprunter sans façon que de traduire sans pudeur. Je ne suis
la mode que quaud je l'a.jprouve.
Je me bornerai mainienant à rapporter plusieurs autres faits qui vien-
nent eui ore à l'appui de l'apologie que j'ai eulreprise, et qui me semblent
d'ailleurs présenter uii intérêt assej vif,
« Bernardin de Saint-Pierre trouva un jour (dans son enfance) un toal-
» heureux chat près d'expirer dans l'égout d'un ruisseau. Il était percé
«d'un coup de broche et poussait des cris eUrayans, Emu de piiié , il le
«cache sou; sou haliit, le porte lurtivement au grenier , lui fait un lit de
«foin, et vient lui donner à boire et à manger à touies les heures du jour,
«partageant avec lui son déjeuuer et son goûter et lui tenant fidèle corn-
«pagnie.
«Au bout de quelques semaines, le pauvre animal avait recouvré la
«santé. 11 devint alors un excellent chasseur de souris, mais si sauvage,
« qu'il ne se montrait plus qu'à la vo'x de son ami, sans jamais cependant
«se laisser approcher. Il se promenait autour de lui, enflant sa queue, se
1) caressant au mur et fuyant au moindre mouvement, au bruit le plus
«léger ; à la fois méliant et reconnaissant, il vit toujours un homme dans
«son libérateur. Bernardin de Saint-Pierre ne pouvait se rappeler cette
npeiite aventure sans aiiendrissement. Dans une de nos promenades, di-
»saii-il, je la racontai à J. J. Rousseau : il en fut louché jusqu'aux lar-
»mes, et je crus un instant qu'il allait m'embrasser (3). »
M. D..., quoique demeurant à une lieue environ de Montpellier, allait
tous les soirs au spectacle, et tous les soirs sa chatte venaii l'attendre,
vers les onze heures, à un bon quart de lieue du logis. Elle savait, sur
une grande route très fréquentée, le distinguer au milieu des chevaux,
des voi urcs et des piétons , accourait eu miaulant de joie et sautait sur
son épaule.
Si, en l'absence de la domestique, il se trouvait dans la cuisine quelque
mets à sa portée, loin de s'en saisir, elle le prenait sous sa garde. Assise
sur ses pattes de derrière, elle faisait sentinelle près du plat, et, dans l'oc-
casion, le défendait contre les attaques des chiens ou des autres chats.
M. D... l'aimant au point de la faire manger sur la même table que lui,
quand elle avait soif, elle l'indiquait en léchant In carafe.
Va vieillard retiré à la campagne faisait ses délices d'une chatte réu-
nissant, il esi vrai, toutes les qualités morales les plus estimées dans un
animal domestique. Particulièrement, elle avait contracté d'elle-même
une habitude qui la rendait l'objet de la curiosité du voisinage, et attestait
en ouire son attachement pour son maître. Ennemie acharnée des moi-
neaux, elle ne manquait jamais de lui apporter ceux qu'elle avait pris; de
sorte que, grâce à sa petite pourvoyeuse, il se régalait souvent de grives,
d'alouettes, de becDgues ou autres oiseaux délicats. Désirait-il qu'elle se
mît en chasse ; comme elle portait un collier de marotjuin auquel pen-
dait un grelot, il n'y avait qu'à lui ôier ce collier en lui disant : /liions.
Finette, va promené?: Elle s'éloignait à l'instant, et revenait bientôt dé-
poser son gibier à ses pieds. ^
Le Journal Ue Paris (février 1777) contient l'anecdote qui suit : « Un
ochat et un serin très privé, élevés, presque en naissant, dans la môme
«maison, y vivaient dans l'union la plus intime, jouant et buvant ensem-
»blc. Dernièrement ce chat, ayant aperçu un chat étranger entré furiive-
» ment et caché sous un meuble, se jette sur le serin, le saisit entre ses
»d;'Uts et reinporie en couraut. Il revient peu après, attaque le chat éiran-
«gcr, qu'on l'aide à chasser et qu'il poursuit. On s'allligeait sur le sort du
(2) M. Maujcan, pharmacien à Paris, a fait aussi nourrir un écureuil par une
challe.
(3) Essais sur la vii et las ouvrages dv Sernardin rf? Saint-Piçrre, par M.
Aimé Manio.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
61
Kserio, lorsqu'on vit rentrer son ami le tenant gaîmcnt dans sa gueule
«sans lui avoir fait aucun mal. »
Le chat de M. M..., niarcliand de Paris, pendant la maladie à laquelle
son mailre succomba, se lini constamment sous son lit, refusant toute es-
pèce de nourriture ; et dès qu'il vit enlever le corps, il disijarut, sans
qu'on ait jamais pu savoir ce qu'il élait devenu.
M. F..., de Versailles, avait un cliat qui paraissait l'aimer beaucoup,
et pour lequel il se semait uu fjible dont il rougissait parfois devant ses
amis, la mauvaise réputation de cette sorte d'animaux lui inspirant
une certaine déflance de la sincérité dos caresses que le sien lui prodi-
guait chaque jour. Mais le hasard vint enfin lui en offrir une preuve si
convaincante qu'il ne lui fut possible de conserver aucun doute à cet
égard. Rentrant un soir assez lard , à peine cut-il ouvert la porte de
sa cliambre que le chat, qui ne quittait guère celle pièce , se préipitc
au-devant de lui en miaulant d'un ton lamentable, et, au risque
de se faire écraser , il se roule à plusieurs reprises sur les piids de
son maître , comme pour l'empêcher de passer outre. Celui-ci ne voit
qu'une démonstration de joie de eon retour, prend l'animal dans ses bras,
le flatte de la voi\ et de la main; mais le chat, contre son ordinaire, sem-
ble insensible à ces témoignages de bienveillance , et , les yeux Oxés
sur l'alcôve, il pousse un Je ces sinistres cris douloureusement prolon-
gés qui, chez son espèce, précèdent ou accompagnent les exploits amou-
reux ou guerriers. M. F... commence à s'étonner ; il s'avance vers l'alcô-
ve... Tout à coup le chat saute à terre et fait un bond jusqu'au lit. Il
lance dessous des regards euQammés; son dos s'élève en se courbant, ses
oreilles se couchent, son poil se hérisse, sa queue se gonlle et s'agite, il
ure avec véhémence, revient près de son maître, se frotte à srs jambes, le
regarde d'un air inquiet, regarde le lit 4"un air menaçant, retourne à ce
meuble, et donne de nouveau toutes les marques de la fureur la plus exaltée.
M. F... se baisse... il aperçoit une main... 11 se relève aussitôt, et, con-
servant tout son sang-froid : « Pauvre acimal ! d;t-il d'ime voix calme, je
ne savais à quoi attribuer l'état singulier oii je te vois; mais si, depuis
mon départ, lu es resté enfermé dans cette chambre, tu dois mourir de
faim. Allons, allons, viens manger, n A ces mois, il sort brusquement en
emportant le chat, qu'il presse avec reconnaissance contre son sein, fer-
me la porte à double tour, et sur-le-champ envoie chercher la force ar-
mée.
Après nn trait si touchant, il serait superflu d'en citer d'autres.
Je crois donc que, pour avoir trop légèrement observé les mœurs du
chat, on a pris le change sur les divers elîcts de son tempéraïucnt , et
que de celte erreur sont résultées des imputations fausses contre son na-
turel.
Quelque fondée que me paraisse cette opinion, je ne doute point qu'elle
ne trouve bien des contradicteurs : une idée nouvelle est comme une
chaussure neuve qui souvent nous blesse, seulement parce qu'elle est
neuve. Mais, sur les matières même les moins importantes, la vérité est
toujours bonne à dire. {Commerce.)
JLes Gisépes* (*)
Livraison de novembre.
MADEMOISELLE RACHEL.
Je vous l'ai dit : il n'y a dans les journaux de réellement amusant que ce
qui n'y est pas écrit.— Pendant un an ce n'a été qu'un conce;t de lou.ingts,
à l'endroit de Mlle Uachel.— C'était la grande tragédienne, — notre tra-
gédienne, etc., etc. — Un journaliste qui eùtdonné à un roi la vingtième
partie des éloges que tous les feuilletons donnaient à Mlle Rachcl, — eût
été immédiatement déclaré mouchard.
Je vous ai dit, en ce temps-là , ce que je pensais de Mlle Rachel : — le
hasard fait que c'est précisément ce que j'en pense aujourd'hui. — Je dis
le hasard, car je ne me pique pas de penser toujours de même sur des
gens et sur des choses qui changent. — Mais jusqu'ici j'ai eu du bonheur,
— les gens et les choses changent si peu.
En ce temps-là — les journaux racontaient !e plus sérieusement du
monde, que la reine d'Angleterre donnait à 7iotrc grande tragédienne
uu bracelet sur Icnuel on avait gravé Victoria à liaclicl : — ils di.s;iii'nt,
(t cela leirparaissat tout simple, — que Mlle Rnchcl élait l'amie intime
d'un mini.-lre qui donne (lilliiilcmcnt des audiences, et n'en relusait jamais
à notre grande tragédienne.
Qu'lcpies mois se sont écoulés et Mlle Rachcl est délrGm'e, — dans les
journauv. — « Elle na pas été docile aux conseils de la critique. — Elle
a paru visiblen.ent fatiguée. — Ltiin de faire des progrès, elle a perdu. —
D écidéuient elle n'a que deux on trois rôles. »
Savoz-vnus ce que tnul cela vruldire ?
Cela veut dire que Mlle Rachel, depuis quelque mois, s'est, dii-on. lais-
sé voirpidjliiiut'uicntdans une ceilaine voilnroavec un ceriaiii monsieiir.
Parce que entre les hommes qui rnlourtui une femme, il n'y en a pas
un quelquefois qui soit amouieux d'elle, — attendu que les liomuies sont
(1) A Paris, chez l'éditeur, rue du Faubourg-Montmarlre, 7.
plus limides qu'ils ne l'avouent,— parce que leur amour-propre n'est pas
enjeu, pourvu qu'ils se puissent dire à eux-mêmes, — je ne l'ai pas, — et
persoiineautre non plus, — on ne l'a pas.
Mais à la moindre marque de préférence pour l'un d'eux, — tous les
autres sont furieux ; —puisqu'on aime M***, i)Ourquoi pas moi ! — On le
trouve donc plus beau, plus spirituel, plus aimable ? Et l'on hait la femme
de son peu dediscernemont.
Mlle Rachel ne méritait
Ni cet excès d'honneur, ni celte indignité.
C'est aujourd'hui comme devant un talent médiocre, — on instrument
avec quelques cordes harœoiiie.ises, — elle ne valait pas mieux il y a sis
mois, — elle ne vaut pa; moins aujourd'hui,
DE L'ÉGALITÉ.
On demande l'égalité,— comme on promet aux femmes de se coateatcr
d'une tendresse platonique.
Si nous voulons arriver sur l'échelon où sont ceux avec lesquels nous
réclamons l'égalité,— ce n'est pas pour y être h côté d'eux, mais pour les
pousser, et pour les rejeter à l'échelon inférieur que nous occupiun?.
L'égalité ne peut pas plus exister dans les positions et dans les loriuiics,
qu'elle n'existe dans les forces du corps et dans los forces de lespr.t.
J'avertis donc mes contemporains qu'il est parfaitement bête de se faire
tuer pour l'égalité, et parfiitement féroce de tuer les autres sous le même
prétexte, — attcnduque l'égalité n'exi te pasct nepeutexisier, — et que,
si elleesisiat, vous n'en voudriez à aucun prix.
Je leur dirai encore qu'il est dangereux de donner des noms honnêtes
aux passions honteuses, — ou de les leur laisser donner par des gci.squi
comptent los exploiter : — l'aiiJité cl l'envie ne pourraient paraître sous
leur nom véritable, le nom d'égalité les met parfaitement à l'aise.
C'est aiosi que ce qu'on appelait autrefois : faire danser l'anse du pa-
nier, s'appolle aujoui d'Uni : mettra à la ca'sse d'épargne. Le volseca
chait, la prévoyance se montre avec orgueil.
SUR LES !UEXDIA\S.
Voici les réflexions qui m'occupèrent de Pobsy à Paris. — Je ne veux
pas vous parler des meudians politi(iues et littéraires: grâce à la lâcheté
des hommes en place, — il n'y a plus de mendians que sur le patron de
celui de Gil Blas, — c'est-à-dire en appuyant leur humble requête d'une
cscopelle chargée et amorcée. La plupart ûe» positions secondaires et
beaucoup dos autres ont été accordées à des menaces et à des attaques
conditionnelles dans les journaux. J'ai eu occasion d'en citer bien des
exemples, depuis deux ans que parait mcn volume mensuel.
Je veux parler des mendiJns des rues.
On a eu raison, — il n'y a que deux sortes de raendian? :
1° Ceux qui ne peuvent pas ou ne peuvent plus travailler, la société
doit y pourvoir ; ce n'est pas seulement une jus ice, c'est une économie
un vieillard ou un infirme qui vit en communauté, coût-? quinze sous pip
jour. — L'aieugle isolé donne vingt sous par jour à la femme qui le con-
duit. — Il faut donc que sa journée lui raporie au moins quarante sous ;
—qui les donne? vous et moi. ^ .<j
2» Ce'ui qui ne veut pas travailler, — qui existe d'une perpétuelle sous-
cription nationale, scmblab'e à celles que l'on fait de temps à autre pour
élever des tombeaux de marbre aus grands hommes, —ou réputés tel?, —
que l'on a laissés mourir de faim.
Au milieu de celte agitation continuelle, de ce mouvement de fourmil-
lière que chacun se donne pour gagner sa vie, — vie de luttes, d'incer-
titudes et d'anxiétés, —lui seul ne fait rien,— reste tranquille au coin de
sa borne au soleil ; — tous ces gens qui remuent. — qui se hâtent, — sont
ses esclaves et ses tributaires; — ils travaillent pour lui et lui paient une
dîme.
Ceux-là sont une lèpre, — et la prison où on les contraint au travail est
une léproserie où on met la lèpre sans le lépreux.
Mais... — diable de mal qui vient pres,)ue toujours après l'éloge, —
comme l'insultenr apiès le triomphe des généraux romaiis; — mai*, —
pourquoi des priviltges? — pourquoi, lanUs que la poliie corrociioiin.'l'e
envoie, tous les jours vingt mendians pris .sur le fait à la maison de refuge
de Saint-Henis, — pourquoi cei tams mendiant exploitent-ils sru s, — aicc
priiilo(;e cl sans coiu-uireiice, — la ch ritj et ledés^oùt publics?
Pourquoi un tronc d'Iionime. — ir.iiné sur une cbarr. lie par un cheval,
— jouant de l'orgue et prominant s;ir la fou'c rie gros yeux t (frontés —
se iiiomènet-il publiquement dans Paris, et mon. liant dopu s p'us de dix
ans ;'— pourquoi élaii-il encore, il y a quelques jours, dans la lue Vi-
vicnne?
Pourqmi nn petit homme, déguisé on paysan breton, avec un chapeau
semblable à ce ui des charbonniers etuuî; large ceinture rouge, — ab'ir-
do-t-il, depuis qu nze ans, los pa'^sans dans la rue— sous priicxie de leur
demaiiiler la lectfc j dune adresse ou d'uo papier — et en réalité pour
leur demanilcr r,i\,jione ?
Pourquoi, depuis sept ou huit ans, — une femme couvert-' d'en vieux
châle brun accosic-t-elle Icsgensie soir, cuire onze heures et minuit, s f
le boulevart , non loin des Variétés, — eu disant : Monsieur, quelque
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
chose pour mon pauvre petit enfant auquel je ne peux plus donner le
sein faille de nourriture.
Uue preiuièrc fois,— cette requête metourLa,— je lui donnai quelques
secours. — Trois ans après, me trouvant au uième cndroii, à la nii'iiie
heure, je la rencontrai encore,— elle avait son mémo cirilo brun,— et «ic
dit : Monsieur, quelque chose pour mon pauvre petit enfant auquel je
ne puis plus donner te sein faute de nourriture,
— Comment, dis-je, dacs uu accès de uaïfélouiiement, — il telle en-
core? — Elle uie quitta en murmurant.
ARDOn SAXCTÂ.
Comme le mois dernier, —je vous parlais de vos croyances —à cette
époque lïinertdulitCf—'ie vous rappelais le cliou colossal, — Savcz-voui^
ce qu'a produit ca souvenir?— Une grande diliance des annonces de jour-
naux; nullement, l'idc^e à un monsieur de renouveler la plaisanterie.
11 va deux ou trois ans, —on vit àlaqua'.iiènie page de tous les journaux
de toutes les couleurs, un éloge pompeux d'un nouveau chou ; — je vous
ai souvent fait remarquer la touchante unanimité des oiganes de l'opinion
publique, quand il s'agit de clioses se payant un franc la I giie.
Ce cliou était le vrai chou ; — les choux qu'on avait vus jusque-là n'é-
taient que des ébauches, des embryons de choux ; — le chou colossal de
ta Nouvelle-Zélande servait à la fois à la nourriiure des hoïiinies et des
bestiaux, et donnait un ombrage agréable pendant l'été ; — c'était un peu
moins grand qu'un chêne, — mais un peu plus grand qu'un prunier : —
on vendait chaque graine un iranc.
Od en achetait de lous les coins de la France. — Je me perms quel-
ques plaisanteries ù C2 sujet. — Ah ! le voilà encore, — dil-on, — il ne
veut croire à rien.
Je croyais, au contraire, beaucoup trop à la crédulité d'une partie de
mes coniem;iorains et à reU'rcnterie de l'autre pailie.
Au bout de quelques mois, les graines du chou colossal de la Nouvelle-
Zélande avaient produit deux ou trois variétés de choux connues et dé-
daignées depuis long temps; — la justice s'en mè'a, —je ne sais trop
pourquoi , — car c'est ainsi à peu près que travaille le commerce. — Le
vendeur voulut soutenir qne ses graines étaient réellement les uri.ines du
chou colossal delà NomelleZélaniie, — mais que le terrain de ce p;ys
ne leur couvenail pas, — ou qu'oe les avait changées eu n-junice.
Toujours est il qu'à peine avtisje rappelé cette mystilicaiiuii, on viipi
raîire dans les journaux, — quatrième pag", — uue gravure représenta
on chéac et une note ainsi conçue :
0 Les pépiniéristes, les horticiUtcurs cl tous les amateurs des jardins
trouveront à l'aris rue Lalïiue, ùO. — une collection de graines ce Yor-
P'ieilde la Chine, arbre impoité par un planteur de la Louisiane en
France, où il va devenir avant peu rornemeiii de tous les jaritiriS.
(•Cet arbre ie '•f/;rot/«ii rfe graùici, et on le sème d'ottoiire à no
vembre. »
C'était moins bien fait que le chou coîossal, — on n'aima pas semer
des arbres qui ont besoin d'une dizaine d'annéi.s pour croîiic; una seule
chose me parut intell génie, — c'est le soin d'annoncer que ce chou sa
semait d'octobre à novembre, — pour brusquer le débit.
Je ne sais si on a acbeié b°aucou!D de ses graines, mais il paraît qu'il
en reste encore : — car voici le mois d'octobre fini, et conséquemment
l'époque des semis passés, selon la note, — elje vois encore 1 annonce à
la quatrième page des journaux; scule.'iient on suppr.mo cette particula-
rité que l'arbre se sème d octobre à novembre, — cl ou donne deux noms
à l'ariiic : — Orgueil de lu CIdne, — Arbor sanctu.
On nesail pas encoie ce qui lèvera de celle graine, — peut-être des
choux ; — toujours c^t il .juc j'eilime que, comme l'auire, c'est encore de
la graine de niais, — ce qui u'a peut-être pas empêché d'eu acheter beau-
coup.
Sous la resiaiiralion, les gens qui, aujourd'hui au pouvoir, jouent le rôle
que jouait la rcsiauraiion, — jouaient alors prêcisétucnl le rôle que joue
iwjourd'liiii l'opposition.
Aux éjjoqucs d'élections, — on envoyait des commis-voyageurs politi-
ques courir les campagnes , et c n:loctriner les fermiers. — Trois jeunes
gi ns, entre lesquels était D***, fondateur de la Gazette des Tribunaux.
— Aujourd'hui mort, — allaient en Noiinandie appuyer l'éleciion de je
ne sais plus qui ; — on le reçut à ravir chez un gros fermier ; — on le
lit chasser le malin : — ces mess'eurs n'y éiainnt pas habitués, ils rentrè-
rent à deux heures pour le dîner, complètement barrasses. — On com-
mença alors un de ces dîners normands, — qui laissent loin derrière eux
les fësiins décrits par Homère. — Cilui-ei dura six heures, — c'est un
repas moyen ; — j'en sais de huit heures. — On but. Dieu sait combien ;
DOS trois amis éiaent morts de fatigue et d'eaude-vie. — D***, qui était
chargé de porter la parole, avait prononcé un discours suffisamment sub-
versif et s'était endormi.
Le second qui devait chanter une chanson palriotique s'était assoupi
pen;lant le discours de son collègue ; D**" seul veillait, — mais il se sen-
tait la tfte lourde et du sable dans les yeux ; cependant il s'aperçut que
les Normands avaient gardé toutes leurs forces, — cl n'étaient gris qu'au
po'nt juste ofi on traite dans les banquets des affaires de l'étal ; — il
poussa du coude le chanteur, — mais l'auire ne dormit que de plus belle.
— D*** ne savait pas une seule chansnn du genre exigé, — cependant
quand vint son toar, — il vit qu'il fallait s'exécuter, et après s'être re-
cueilli, il chanta :
Le général Klélior,
A la (lorle d enfer,
Apcrçiil un l'ruissien
Qui passait son chemin.
Ceci, messieurs, est une allusion à l'invasion et au gouvernement qui
nous a été imposé par les baioanelles étrangères.
Refrain.
La rina nafla, la rilla.
Dcuxiùme couplet.
Le gùni'ral Marceau
Qui n'était pas manchot,
l)il : c'est pas étonnant
Jeu ferais bien autant.
Oui, messieurs, s'écria D*'*, — Marceau ne disait pas assez, — la Fran.
ce est la première des naiijiis, elle doit avoir le sceptre du monde.
UefroJn.
La rifla Dalla, la rilla.
11 y a une ving'aine de couplets, — à chaque couplet le refrain se ré-
pétait en chœur, — et on buvait un verre d eau-de-vie de cidre;— l'en-
thousiasme allait croissaiii, comme vouspouvczle supposer. On arri\ea(
dernier.
Le général Yendamme
D*** s'arrêta c! dit au maître ûi: la maison : faites retirer les domestiques ,
Sur un ^igne du fermier, les domestiques snriirent; D*" se leva et re.
garda derrière les portes s'il n'en était pas resté quelqu'un ; rassuré sur
ce point, il revint à sa place et dit son couplet — en baissant la voix:
Le général 'Vendammc
Ayant perdu sa femme.
Dit : c'est bien maliieurcux
)Je les pleurer lous dcus.
Ceci, messieurs, est un regrcl de la mort de l'empereur; —oui, —
caessieurs, la gloiic de l'empire n'est pas encore éteinte, elle n'est qu'é-
clipsée par une dynasiie qui pèse sur le pays.
L'empereur n'est pas mort,- dit uu d: s fermiers ; — vive l'empereur
— crièreiit les isutrcs.
lirfrain.
La riûa flaHa, la riOa,
ALl'ÎIOKSE KARU.
Eia malle ûu tragédies!.
Par un beau jour d'été de 1812, un gro3 monsieur, fort importanl, si
l'on en jugeait p^u- son apparence, se promenait avej agiiaion devant lu
porte (l'une auberge de Naples; de ienips eu te!,;ps il uoriait lu main à
son front avec désespoir j on eût d.t qu'il cherchait à en arracher quelque
idée salutaire.
— Malheur ! malheur ! s'écriail-il ; rester en chemin, ne pas faire hon-
neur à ses engageinens, c'est terrible, c'estaffreuxi- (ju'avez-vousdonc,
pèreBenevolo? dil l'hôtesse; pourquoi vous tourmenter ainsi? — Pour-
quoi? Vous me demandez pouiqnoi?... Mais vous ne le favcz donc pas,
il faut que je sois après-demain à Salcrne pour y jouer la tragédie. —
Eh bien ! père Cenevolo ?— Eh bien ! j'ai une troupe superbe, une prin-
cesse magnilique avec des yeux comme deux diamans noirs, et une voix
ravissante pour laisser tomber de deux lèvres de rose les vers harmo-
nieux des poètes.— En ce cas, pouiquoi vous plaindre ? — J'ai aus-i, re-
prit Benevolo, un comique admirable, uue figure all'reuse, grimacièie
à ravir : c'est Heraclite et Démocrile élans un même corps... — Alors, dit
encore l'hôtesse, pourquoi cette tj-istesse? — Ah ! c'est qu il me manque
un sujet essentiel, que je ne puis trouver, la pierre d'achoppement eu
répertoire; il me manque un premier sujet, un irajéilien. — Diable, s'é-
cria ''liôtesse, voilà qui est fâcheux. — D'autant jilas fâcheux q<ie ma
combinaison se trouve détruite ; adieu mes représenlaiions de Salcrne,
adiea mes ducats l'or que j'avais vus en rêve !...
El le pauvre lirectcur prenait si îète brûlante entre ses mains. — Ecou-
tez, dit l'hôtesse, dont 'es yeux brillèrent tout à coup du feu de la joie,
père Bcnevolo, je vous estime, je désire vous voir réussir, je vais vous
donner votre afl'aire! —Mon tragédien? — Votie tragédien; un jeune
homme de celte ville, qui a fui sa faaii le pour Jevenir acteur, et qui ne
demande que le poignard tragitpie pour faire sa répu'.atiin et la foriune
de ses dirtcteurs,— Oh ! quel bonhcui ! bonne sa-nte Vierge, vous me pro-
tégez donc? Amenez votre jeune homme au plus vile, on pourrai me 1 en-
lever pept-ê re...
L'avis de Bencvolo était inulile; sa protectrice avait disparu, elle re-
vint bientôt tenant un gros garçon par la main.— Tenez, voilà votre lioin-
me.— Un enfant, dit piteusiment le directeur, en regardant l'enfant jouf-^
fin, qui aspirait à représenter les empereurs de Rome et les tiibuns des
républiques iia'ieunes.— Ua enfant qui fera sou chemia, répliqua la bonne
LE MAGASIN LITTERAIRE.
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feninic d'un ton lin peu piqué... Tenez, regardez-le un peu, voyez celte
pose, voyez ces gesies, ce regurd...
En effet, le peiit bonbomme s'était mis à réciter quelques vers tragi-
ques du Dante en se drapant fort convenablement avec les pans un peu
râpés de sa redingote.
— Bravo, bravo, bravissimo, s'écrie Benevolo, vous serez admirable
ûinsOtello, vous ferez un Maure superbe quand on vous aura ciré à l'œuf;
louchcz-là, mon gaillard, je vous caunène comuie chef d'emploi, je paie
vos frais de voyage, et de plus, avant votre début, voici vingt ducats a'or
pour voire monnaie de pocbe ; ça vous va-t-il ? — Con^iilcrablement, dit
renfant.— Comment vous appelez- vous ? — Luidgi. — LuiJgi ! quoi? —
Luidgi tout court, répondit l'hôtesse ; cet enfint a des raisons pour ne pas
dire son nom de famille, car on pourrait le faire rentrer au bercail... —
Et la brebis égarée ne s'en soucie pas, ajouta Benevolo en souriant. En
ce cas, f.iisons nos paquets et parlons; je vais placer mon premier tragi-
que sur un mulet,, il troitera à nos côtés.
Une heure après, Benevolo, le jeune Luidgi et toute la troupe de drame
avaient quitté la ville.
Le directeur, à son arrivée à Salerne, fit annoncer partout que le jeune
tragédien Luidgi allait paraître dans un rôle important du répertoire; il
le présenta tout d'abord au public comme un phinomène curieux par son
talent et son iige des plus temlrcs. Le résuliat de celle habile manœuvre
préparatoire ne fut pas décevant... Une foule immense se pressa dans la
salle de spectacle le soir de l'ouverture. Déjà Benevolo se frottait les
mains; déjà Luidgi, affublé dans un costume moyen-âge, s'essayait, der-
rière le rideau, à se poser àlamanièie impéraive et lièie des empereurs
de Rome. Déjà le caissier de la troupe empilait les écus de la recette...
Tout était joie présente et joie à venir... Mais, hélas ! que de déceptions
en ce monde ! le destin souilla sur ce château de caries et fit crouler tout
l'édifice. Six sbires entrèrent en scène avec le débutant et l'appréhendè-
rent au corps en vei tu d'un ordre de S. M. Joacbim Murât, roi de Na-
ples... Ils agissaient au nom de la famille de Luidgi, et avaient mission de
ramener le vagabond au Conservatoire de musique, où il étudiait, avant
sa fuite, sous la savante direction du maestro Maicello Pervino.
— Seigneur ! Seigneur ! un si beau tragédien conti aiié dans sa voca-
tion, s'écria Benevolo. — Ne pleurez pas, mon brave ami, lui dit Luidgi
en lui serrant la main, je prendrai ma revanche, je serai tragédien malgré
eux. — Et ma recette peidue ! — Je vous tiendrai compte de tout ceci,
continua l'enfant, qui se débattait sous les mains des alguazils. — Et mes
déboursés pour votre monnaie de poche ? — Je vous les rendrai en ce
monde, ce qui n'empêchera pas que Dieu ne vous en tienne compte dans
l'autre.
Les gens de l'autorité enlraînèrcnt le pauvre élève tragique.
— Au moins, se dit en souriant dans sa barbe Benevolo, je n'ai pas
tout perdu... ; ils n'ont pas tout pris...; le petit m'a laissé sa malle... En
effet, Luidgi avait oublié un coffre assez grand et fort lourd... Le direc-
teur en hrisa .a serrure, espérant que le contenu l'indemniserait de ses
frais. 0 malheur! la malle n'était remplie que de sable...
Luidgi, qui avait compris de suite les misères de l'artiste débutant, l'a-
vait prise pour se donner un maintien respectable dans les auberges...
Le directeur lui écrivit de Salerne : « Vous êtes un coquin. .. Vous
«avez laissé en mes mains un objet sans valeur... Il vous restera un re-
«murds sur la consc ence..., et, ce qui me fait le plus de peine..., vous
»ne serez pas iragédien... hem^volo. »
Luiilgi lui répondit avec le même laconisme : « Vous êiL's un sot... Car-
«dcz l'objet tel qu'il est... je voi.s le rachôierai avant dix ans vingt fois
«l'argent que j'ai reçu de vous.,, et cela en jouant la tragédie.
«LUIDIG.»
»••*•*••••■ ■ • ••••,.«...
Dix ans, vingt ans se passèrent, et Benevolo ne reçut aucune nouvelle
de son élève, et un jour... il Onit par n'y plu-, so.iger.
— L'enfant m'aura ouolié. se dit-il, d'autant miiux qu'il a manqué à la
p'cmière partie de sa promesse d'une façon fort oslcusiijle... Il chante
i'oDéra an lieu de jouer la tratléibe... Quelle folie !
Un jour, pourtant, il y a cinq ans de cela, Benevolo, qui vivait mo-
destement relire dans un grenier de Naples, reçut les ligues suivantes :
« Venez me voir tout de suite, mon vieux ; apportez la malle pleine de
«sable, je vous la paierai : voici cinq cents francs pour vos frais de route.
» LuiuGt, rue Bichtlicu, 102, à Paris. »
Benevolo faiilitcn devenir fou... H ne fit aucun paquet, n'emporla que
la malle réclamée, et quelques jcurs après il arrivait à Paris, où son an-
cien comédien le serrait dans ses bras.
— Tenez, mon vieil ami, lui dit Luidgi, qui était devenu d'une énorme
rotondité, prenez ce contrat de rente de 1, "200 fr.; c'est la rançon de ma
malle de Salerne. — Tant d'argent, mon clier, dit l'ex-direrteur; mais je
n'ose. — Prenez toujours; malortuncs'est accrue avecmoncmboiipuint...
— Eh bien ! reprit Benevolo, je suis très heureux, Luidgi ; mais nue seule
chose me peine, c'est que vous soyez cliaiiteur au lieu d'être tragédien,
comme vou< me l'aviez promis. Que Vnulez-vous... c'est une faible.vse que
vous pardonnerez au vieux comédien. — Vous cro\ez donc que je n'ai
pas tenu parole? — Sans duuie. — Eh bien ! voilà lin billet du Théàtrc-
llalion. Allez-y ce soir, vous m'y verre/., et... nous souperons ensuite.
Le soir môme, Benevolo était aux Boudes , dans une stallo, fou , éper-
du , écumant de plaisir,,. Luidgi jouait le rôle du doge dans Odllo, A
l'endroit où le doge maudit sa Clic , Benevolo jeta un grand cri... Toute
son admiration avait passé dans sa voix...
Après le spectacle, Benevolo, tremblant et a?itâ par la fièvre, attendit
Luidgi à la sortie du théâtre. — Eb bien ! dit le chan'eur. L'ex-directeur
se jeta en sanglotant dans ses bras , et , le serrant sur sa poitrine , ne put
que lui dire ce mot : « Tragico... ohl tragico...
Ce même soir, Benevolo, en tenant la main de Luidgi, lui dit : — Ami,
jusqu'à ce jour je me suis peu cnquis de ton nom de famille ; mais mai n •
tenant que tu es un artiste célèbre , je veux le répéter à mes amis d'J'.a-
lie : dis-le-moi, pour que je le retienne , pour que j'y pense à mon der-
nier soupir... Ce nom, quel eslil? — Lablache ! reprit le chaaieur avec
émotion. , léo lespès.
(France musicale.)
Cors eî pianos.
Une étrange ordonnance de police, sous prétexte de repos public, dé-
fond le cor de chasse chez deux ou trois marchands de vin , et tolère
vingt-cinq pianos qui piaillent, qui hurlent, qui grincent, qui vocifèrent
du matin au soir ans les murs mitoyens de chaque maison de Paris.
L'opinion publique s'est accordée là dessus ; mais le piano depuis est
devenu insoutenable. Le piano s'est enrichi de tous les cors et les fait
encore regretter. Tous ceux qui jouaient du cor jouent à cette heure du
piano ; il faut tuer le temps.
Les malheureux tuent le temps , leurs parens , leurs domestiques et
leurs voisins.
J'aimerais mieux douze cors de chasse qu'un piano. Que dis-Je? j'ai-
merais mieux douze cors aux pieds. Extirpez le piano et laissez-nous les
cors.
Le cor , du moins , était poli ; le cor se mettait h la fenêtre ; ill s'en est
vu qui avaient l'attendon de n'aller ravir que les é^hosde l'arthe du pont
Louis XV ou des carrières de Montmartre.
Le cor, d'ailleurs, ne durait pas; il fati.g;ue, il essouflle, exténue; le
cor a la bonté d'être excessivement dur; le cor exige des poumons dont
l'espèce se raréfie de jour en jour. On pouvait compter sur sadiscréiiou
au bout d'une heure. L'exécutant partagait vos fatigues et votre besoin
de repos; c'était consolant; c'était un moment à passer.
Mais la piano ! oh ! le piano vous suit pai tout, le piano envahit les do-
miciles, le piano glisse et rampe dans les cloisons , sous les i idéaux, der-
rière les tapisseries, dans les alcôves , comme des conduits de gaz ; il est
à votre chevet dès l'aube, et accompagne votre fourchette à l'heure de
vos repas.
Ses gammes sapent nos maisons ; nous marchons sur un volcan d'ar-
pèges ; nous cuisiius à petit feu sur un feu roulant de cadences et de trio-
lets; nous ne sauterons pas avec éclat et explosion comme sur une mine
ou sur un bateau à vapeur, mais nous sautons tous les jours, nous sautons
en détail.
Tous nos mouvemens sont réglés comme un papii r de musique. On se
lève en mesure, on s'iiabi'lc sur une niaiche, on se rase en cadence, on
déjeune en chasst z-croiscz, on travailc en trui-; leujps, on walse en met-
tant ses bottes, on galope en buvant sou thé, on allume son feu en balan-
çant, on bat des eiitrtchais en se chauU'anl les pieds.
Puis le piano est facile ; un doigt, un domestique, un enfant suffit. Vous
n'avez qu'à pousser, vous n'avez qu'à gratter; un chat en marchant des-
sus, un domestique eu époussetaut, un di:trait en s'y rsseyaut, jouent du
Viano à niervcille.
Un coup de plumeau, quelques chquenaudo?, une inqiétu'îedans les
doigts, et gare là-Jessus ! — Balancczl: la queue du citai, cliaine
anglaise, citasses, croisez huit, ladcri dera ra , re dira dera, les locatai-
res, voulez-vous danser?
Le locataire est à sa toilette .— Ba!ancez ! — Ta ra dcri dera, ira la la
la. — Le locataire balance ; — il pi end sa cuvette p'eii;c. — Citasse.
Tara deri, tralala. — Le locaiaire oscille, piaffe, piétine, la cuveite
tremble et tombe.
yis-à-vis ! — Le locataiic tient sa brosse à drnts et s'cmpor:c. Tra
deri la la, tra la la ira. Il saulille, il re.imbe, il se cabre, fa main voltige,
sa brosse bondit, ses dents grincent, ses eciuives s'écorrhent, citia
deri dera la la la. — Assemblez! croisez'- ta ra dcii ira Ira ira.
Moi qui parle , j'ai une voisine qui ne sa\a t eue quatre noies si r le
piano, mais qui en revanche les jouait toujours, do mi sol la, do mi sol
la — do mi sol la.
Je m'éveillais, — dorai sol la. — Je sautais du lit, — do mi sol la. —Je
prenais un livre, — do mi sol la. — La voisine s'exerçait la main.
Je passais dans une sccomie pièce, une vciie plus exercée jouait
do mi la la, — do mi la la, —do mi la la. —C'était affreux comme le ba-
lan ier d'une lundule. J'avais l'air des jouets d'cnfans qui se meuvent
par un mécairsiiie muciical.
A l'heure où jécris ces lignes, mes voisines passent aux airs de coai-
luençans. C'est la plus hoiriblc et la plus sanglaiilc satire qu'un rclraio à
chacune de vos ariions et à chacun de vos atout eiucns.
Je prends la plume : — Au clair rie la lune, mon anii Pierrot. —
J'ajuste luon papier, — Portrait charmani, portrait de mon a(;ii<-,— »
Je me dérange, — Oui, c'<n est fuit, je me marie ! ' "
Gh
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Furieux, j'appelle mon porlier, — ^li\ vous dirai-je, maman. — Je
me plains à hauie voix, — Il pleut, il pleut, Oeri^nr. — Je menace
d'une [léiition au piéfet de police, — Di tanti palpili.
Je reprends la plume, — Cltasicur diligent, quctti: ardeur te divore,
— Jrt vais chez le niiiiinissaire de police, — Allons, nus belles, suivez-
nous. — Je prends mon chapeau, — Un clutpeau de bergère. — Je
sors exa? p(îri^, do mi sol la, — do mi la la. — Don voyage, cher Dumo-
tct. — Uo mi sol la, — do mi la la, — do mi sol la, — chassez, — croi-
sez, — balancez, — galoppez , — ira tra tra deri dera, lia tra irala la.
Promenades en Omnibus.
On connaît la iriste position d'un président d'omnibus. Il y a de quoi
préft^rer la pr<''sidence d'une cbanibre, dût-on vous imposer les bons mots
de M. ûupin, dût-ou vous condamner à quarante ii ois caleuibourys par
séance.
Il y a pourtant pire dans ces mêmes omnibus, et ce pire est un bien-
fait de l'administration. Rlea de plus redoutable que les bienfaits d'une
atlmini>(rai:on.
Cciic yalan crie consiste à n'exiger aucune rc^'triljiiiion des enfans au-
dessous (le q aire ons, c'est-à-dire des enf,ins qui pleurent , qui chaulent,
qui se couchent ; des plus oïlitux et des plus insucialjlcj de tous les en-
fans des enlans qu'on devrait faire payer au poids de l'or.
Ceci est un hienl'ait p^ur la mtre et pour l'enfont, si vous voulez, mais
c'est un bienfait trop parliculii-r. C'est une calaïuiié publique. Lanière
et l'enfaiitse portent bien, à la bo me heure; mais le voisin se porte mal,
et plus ils se porieiit bien, plus le voisin les porte l'un et l'autre. Donner
six sous pour porter un enfant de la Madelaiue à la Baitille, c'est m peu
cher. Je ne dis pas que la mère dût payer davantage ; mais le voisin de-
Trait payer moins.
Ce dont il s'ajit s'appliiue à toute autre espèce d'uslensiles volumi-
mineuxdont l'administration n'exige d'autre paiement que quelques lou-
lures, fractures ou luxations du reste des voyageur---. Cela nous paraît une
largesse mal cnten lue et une faveur trop restreinte.
Assurément nous applaudissons à toute l'extension qu'on peut donner
au mot omnibus, (|ui signilie que la commodité du véhicule est offerte à
tous. Mais nous n'aurions jamais cru qu'on allât jusqu'à comprendre dans
ces douceurs de la circulation les commodes, les armoires, les canapés
et tous les gros bagages que nécessitent d ordinaire le roulage ou les
bç^nrards.
tela n'est pourtant que trop vrai, et nous avons acquis la preuve qu'un
CCI tain nombre de personnes, sous prétexte de courses d'onniibus, cll'ec-
tuent de véritables déménagemcns. Il résulte de ce procédé des inconvé-
ni-.ns assez graves pour que nous croyions devoir les signaler.
Un garçon marchand de vincntournée monte, par exemple, avec^deux
brocs du volume de deux personnes; la voiture n'a que seize places et
elles sont occup'cs. Chaque voisin du marchand de vin porte l'un des
brocs ; cela est simple.— Ces deux brocs devraient payer leur place ou
tout au moins celle d"s voisins, ou bien encore suivre pour eux le tarif
des commissionnaires.
Nous ne comptons pas, si ces brocs sont pleins, l'arrosage continu que
levosin doit aux bienfaits de l'administrai ion.
Plus loin un menuisier monte avec une planche de sapin qu'il pose en
travers devant la face d'un voyageur. C'en est fait, toute perspective dis-
paraît, tont agrément s'éteint, tout horizon est masiué. Hue tient qu'à ce
voyageur de se croiie une heure durant fans sa bière ; ce n'est plus un
voyage, c'ist un cnteriement. Cela mériterait aussi quelque indemniié.
Une dame âgée a eflacé tout ceci ces jours derniers. La chose s'est pas-
sée devant nous, et nous en avons été victime. Un omnibus s'arrête au
Palais de Jusiice. La dame se présente et avec elle trois arbres qu'elle
venait d'acheter au quai aux rieurs, trois jeunes peupliers déjà beaux,
déj 1 grands, d'une jiagnifique venue, branches et racines.
La voiture était complète. Il restait une place ; la dame l'a prise, et
l'on a insinué sa haute futaie en travers dans toute la longueur de l'om-
nibus ; seulement, comme les hautes cimes étaient gênées dans leur dé-
vcloppcmeni, ( liaque vojagcur en a gardé un rameau Uexible dans l'œil
ou le ii>z (ju l'orcidp.
La voilure avait l'air d une magnifique promenade publique. Les voya-
geurs se sont endormis sous ces délicieux ombrcges. Nous avons euiendu
un voisin inurinurer d'une voix éteinte: Tityre , lu palulœ recubans sub
tegmine fugi.
Quelques autres ont tiré un galoubet de leur poche et ont chanté les
agr.'iiieiis de la campagne, la paix di's champs, les courses vagabondes à
travers les prairies. Queliues oiseaux i.ichés dans les peupliers les ac-
compajjnaient de leur doux ramage.
Nous avDiis eu le regr^-t de quitter trop tôt cet élysée, et cette fois
nous ironvons que ce n'est pas trop de six sous pour une telle réunion de
plaisirs champêtres. — Ce n'est pas la peine de s'en passer.
Les principaux gourmands sous le régime impérial.
L'archi -chancelier recevait des départemens des cadeaux sans nombre
60 comestibles et les plus belles volailles ; tout cela allait s'enfouir dans
un vaste garde-manger dont le prince avait la clé. Il prenait note des pro-
visions, de la date des arrivages, et donnait seul l'ordre d'employer les
pièces; fréquemnifnt, quand il le donnait, les provisions étaient gâtées;
les aliineus ne paraissaient jamais sur sa table qu'après avoir perdu leur
fraîcheur.
Cambacérès n'a jamais été gourmand dans l'acception délicate du mot;
il n'éiait initié à aucuu degré ; mais il était né fort grand mangeur et môme
vorace.
Ponrrait-on croire qu'il préférait à tous les mets le pâté chaud aux bou«
leties; plat lourd, fade et béte. Un jour que le bon Grand-Manche vou-
lut remplacer ks boulettes par des quenelles de volaille, des crêtes et
des rognons, le croiriez vous? le prince se fâcha tont rouge, et exigea ses
boulettes de godiveau à l'ancienne, qui étaient ciures à casser les dents :
lui, les trouvait délicieuses. Pour hors d'oeuvre, on lui donnait fréquem-
ment un morceau de croûte de pâté réchauffé sur le gril, et on portait
sur la t.ible le combien d'un jambon qui ava't souvent servi toute une
semaine. Et son dig.ie cuisinier qui n'avait jamais ses grandes sauces ! ui
lessouichefs ou aides la bouteille de Bordeaux! — Quelle parcimonie I
quelle pitié ! quelle maison !
Qujclle était diiférente la digne et grande demeure du prince de
Bénévcût! Confiance entière et complètement justiliée dans le chef de
cui-ine, l'un des plus illustres praticiens de nos jours, rhoiinêtc M. Bou-
cher. On n'y employait que les productions les plus saines et les p'us
fines : là tout était habileté, ordre, splendeur; là le talent était heureux
et haut placé.
Le cuisinier gouvernait l'estomac; qui sait? Il influait peut-être suf la
charmante, ou active, ou grande pensée du minisire. Des dîners de qua-
rante-huit entrées étaient donnés dans les galeries de la rue de Varennes.
Je les ai servis et j-î les ai dessiiiés. Quel homme était ce M. Bouclair !
quels tableaux olfraient ces réunions ! Tout y décelait li plus grande des
nations. L'empereur n'était ni mangeur, ni connaisseur , mais il savait
gré à M. de Talleyrand de son train de vie.
Ni M. Cambacérès, ni Brillât de Savarin n'ont jamais su manger. Ils
aimaient tous deux les choses fortes et vulgaires , et remplissaient tout
simplement leur csiomac! cela est à la h tue. M. de Savarin éiait gros
mangeur et causait fort peu et sans facilité, ce me semble ; il avait l'air
lourd et ressemblait à un curé. A la lin du repas sa digestion l'absorbait;
je l'ai vu dormir.
Les mangeurs de mon temps ont éié le prince de Talleyrand , Murât ,
Junot, Fontanfs, l'empereur Alexandre, Grimodde la Ueynière, Casicl-
reagh, Georges IV, le marquis de Gussy, homme d'un esprit délié et si
délicat , faisant le récit à merveille. — Les personnes qui savent manger
sont aussi rares que les grands cuisiniers.
VmS ZiETTî&S X»'AraSJS: SB BOZiS'2'IlT.
Il existe dans le cabinet d'un Anglais amateur de documens anciens,
une lettre inediie d'Anne de Boleyn qui fut un moment reice d'Angleterre
pendant le règne d Henri VIII, et qui périt sur l'échafaud. Cette lettre,
écrite avant son mariage , donne une idée des mœurs anglaises à cette
époque; en voici la traduciion :
« Ma chère Marie , voilà déjà un mois que je suis à Londres; je ne
«trouve pas cette ville fort amusante, on n'y est pas du tout matinal, et
»il est raie qu'on s'y lève avant dix heures; il est vrai que l'on se couche
«tard, car il est toujours dix heures du soir avant qu'on puisse se mettre
»au lit. Je suis déjà fatiguée de cette vie, et je languirais de retourm r à
»la campagne, si je ne restais ici à cause des cadeaux que je reçois jour-
«nellenienl. Mon cxeeilenle mère m'a conduite hier chez un marchand de
«Chepsiile (grande rue de Londres), elle m'a acheté trois chemises
«neuves, à raisan de six pences (douze sous de France) l'aune; et je dois
«recevoir au bal de lord Norfolk une paire de souhers neufs qui ont coûté
» trois shelings. (2 francs 75 c.)
» La vie peu réglée que je mène m'a ôtô l'appétit. Vous savez qu'à la cain-
»pagne je di^jemnis d'une livre de lard et d'un pot de bonne bière ; à Lon-
«drts, à peine puis-je en pienJre la moiiié; il est vrai de dire que j'a:-
«tcnds avec impatience l'heure du dîner qui, dans les première* maisons,
«est retardé jusqu'après midi. Hiei- au soir j'ai joué à la main ihaude
«ch'.z lord Leiccsier; lord Surrey y était aui-si et a chanté un air de sa
«conipo-iiiion sur la fille de loid Kildarc; on la trouve belle, et mon frère
«m'a dit à l'orcile que la belle Géraldine (c'est le nom de lamaiiie de lord
nSurrev) est h plusjolie femme de son siècle ; j'ai été bien aise de la voir,
«car (iii assure qu'i Ile e-t ausM bonne que belL'. Je vous pr.e de bien
«soigner mon poulailler pendant mon absence; ces chères petites, je les
«ai toujours nourries de mes mains.
«Si Marguerite a achevé de tricocr mesmitainrscn laine ronge, qu'elle
«me les envoie par la première occasion. Adieu, chère Maiie, je vais à
nia messe, où vous aurez une part aussi grande dans mes prières que vous
«la possédez déjà dans mon cœur.
«Toute à vous,
«Anne de rOLEVN. »
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r/Assuranrc Mutuelle, par M, FRÉDÉRIC THO.'.IAS.
Madame l'alrayre, par M. AVILHE:H TE.MXT.
L'Adminislraliojijiigt'c par un iMinistrc, parM. GUIZOT.
l'et (ei rlirouiqiies l'u XIX" .siècle, par un clironiqucur inconnu.
Esprit du prince Talleyrand.
Ruines historiqufs, par SI. ALEXANDRE DELAYERGNE.
Deux leiti es du Caglioslro.
Episodes de la Révolution, par r.î. GEORGES DEA'AL.
Anecdolc de 1788, par M. DE SAIXT-EL^ÏOXT.
Porliait de M. D'ARGOUT.
Un Corsaire, par M. ELGÈXE SEE.
Poésie : Les deux Rome, par !iî. BAUTKÉLEIfV.
Nouvelles à la main (novembre).
M"° Devienne, par un chroniqueur inconnu.
Les Guêpes (dOccnibrc), par rJ. ALPDOXsE KARR.
Ce que c'est qu'une actrice.
M"" Damorcau h Snini-rcMersbourg.
US^E COÊMSULTATtON.
Au commencement de l'automne dernier, parmi les personnes réurics
dans le salon d'altcnte du docteur M.ignian, se trouvait un honmc d'unn
quarantaine d'années, blond, grêle, b'af.u-d, un peu voûté, d'aspect si
malingre, en un mot, qn'il tût suffi de le reganier i:oiir deilner qu'on
était chez un médecin. En entrant, ce chéiif personnage s'< tait a.ssis dan.-8
un coin d'un air soucieux; il y resta paiiemniriit jusnii'à ce (ycc tous les
autres malades eussent éié reçus par le maître du logis qui, après avoir
donné sa dernière consultation, \int à lui avec un .sourire cordial.
— Bonjour, Duquesiioy, dit le docteur, mille pardons de vous avoir
fait attendre ; vous savez que mon temps sppartient d'abord aux malades,
et j'espère qu'à ce titre vous n'avez aucun diulL ?
— Les soufl'rances de l'ùme sont pires que celles du corps, répondit
l'homme blafard en étoulTanl un soupir.
— Qu'avez-vous donc ? reprit le médecin ; vous êtes tout défait ! ma-
dame Duquesnoy serait-elle malade ?
— Ma femme a une santé de fer, répliqua Duquesnoy, qui accompagna
es paroles d'un sourire plein d'amertume.
— Alors, expliquez-moi la cause de l'a^talion oit je vous vois. Il s'agit
de l'âme, dites-vous ? Si vous ne parlez pa?, comment voulez-\oiis que je
devine ce qui se passe dans la vOire? Voyons: en quoi puis-jo >om
servir ?
— Mon cher docteur, répondit l'autre on s'asscyrnt d'un air d'abatte-
ment , voilà plus de vingt ans que nous nous connaissons. Je vous re-
garde comme un de mes meilleurs amis, ci j'ai eu vous une coiiliaace
sans bnincs.
— Passons les complimcns.
— Ce ne sont pas des complimens, je vous dis le fond de ma pensée.
D'ailleurs, l'éirange confessiuii que j'ai résolu de vous faire vous attes-
tera (lu reste l'is'.imc que j'ai pour voire caractère.
— Au fait, dit le docteur avec un peu d'.inpjiienee.
— Le fiiit est triste pour moi, et même '1 peut p-'u'ai'rc ridicule ; voil.i
pourquoi j'hésite h reiil.'mer; mais d'abord promettez-moi de no révclcf
â personne ce que je vais vous dire.
— Le secret de la confession est aus;i sacré peur un médecin quepour
un p'ètrc, dit le docteur Mngaian d'un ton grave.
Duque-noy soupirMlcrccluf, puis il se morJii les lèvres et leva le»
veux aupla'ond.
_ Vous connaissez rd'clicrî dit-i! enfin ce rcgarJaui d'un bir n.frae
scniiuerlocutcur.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
uin, cou court, plus d'épaules que de cervelle', oii'auisiilioii de tau-
! Il y a iong^icmpsque j'ai prétiil qu'il^ptifi-ajl çl'^pjppici^Ê.^
— Le capitaine d'étatmajor? Je ne connais que ça. températhent
Bnngui ■ . . -
reau
— Dieu vous Ccouie.
I — Vous m'éionncz : je vous croyais amis. in. '
— Amis ! n'pita Duqucsnoy avec une ironie'mêliSc d'indigoaiion.
— Que dianire! parlez clairemMit ou taisez-vous» Je ine.suis pas ^n
CEdipe pour deviner vos énigmes, / ' ,,' '
L'impatience dont pétillaient les petits yeux noîrsdû doétcui- ne per-
mit pas à sou dolent ami d'éluder plus longtemps le point capital de la
confession.
— Eli bien ! mon cher Magnian, void le fait èn.çlçû'i, W0^> ''i^il d'un^
voix émue; Pelletier fait la cour à ma femme. , ,
Le docteur avança la lèvre inférieure pour dissimuler unsôùriré, ,^,t
hocha la tète à piusioius reprises avec une gravité allectée. ■•■■'■
j— Voyez-vous ça ? dit-il ensuite ; je n'aurais pas cru que ce gros Pel-
le;ier eût si bon goût ; mais étes-vous bien sûr de ce que vous dites?
D'ordinaire les maris sont les derniers a savoir ces choses-là.
— Je n'en suis que trop sûr; vous allez voir comment : ma femme est
alléa passer quelques jours chez sa mère à Foiiiaiicbleau. Avaut-bier, en
furetant par hasard dans sa chambre à coucher, j'ai remarqué que la clé
«ie mon bureau allait ég'leuient à son armoire à glace. Machinalement
j'ai ouvert ce meuble, et dans un arrièic-tiroir, assez mystérieux, j'ai
trouvé plusieurs lettres de Pelletier. '^ '■''';''" ' i
— Diable ! mais aussi à qjcl propé^'S^i^ffir un iù'cùblë a^partë'flanr à
votre femme?
— J'étais dans mon droit : d'ailleurs suspendez votre jugement. D'a()rÎ!S
la teneur même de ces lettres, j'ai acquis la preuve de la complète iniio-
ccnce de Virginie, qui n'a guère à se reprocher d'autres torts que celui
rie m'avoir fait mystère de cette correspondance. Elle ne l'a jamais en-
couragée, j'en suis à peu près sûr. Je lui en veux donc beaucoup moins
qu'à Pelletier ; mais quant à lui, je sens que je ne lui pardonnerai jamais.
In homme à qui j'ai ouvert ma maison ! un ancien camarade de Sainte-
Barbe! un ami, enfin; du moins je le croyais!
— Oubliez-vous qu'on n'est trahi que par ses amis ?
„ï-,Hier, je suis allé chez lui.
r^'Ah!
— Je lui ai reproché son indigne conduite ; savez-vous ce qu'il m''a ré-
pondu ?
y— 11 a nié.
' '■*-— D'abord. Mais à la vue de ses lettres , il a compris que toute déné-
gation serait vaine.— Mon cher Duquesnoy, m'a-t-il dit alors de l'air im-
pertinent que vous savez, puisque vous êtes si bien au courant, je ne
prendrai pas la peine de mentir. Il est vrai que je suis amoureux de vo-
tre femme; je le lui ai déjà dit , et Je ne vous promets pas de ne plus
le lui redire , car, scion toute probabilité , je ne tiendrais pas mon ser-
ment. Je comprends à merveille que ce procédé vous déplaise et vous
Liesse ; mais vous n'ignorez pas que je suis un galant homme et que j'ai
l'habitude d'accepter la responsabilité de mes faits et gestes. Si donc, vous
vous trouvez offensé, je suis à vos ordres, prêta vous rendre raison, où,
quand et comme vous voudrez.
— Voilà de l'aplomb, dit le médecin eil s'efforçaût de garder son sé-
rieux ; comment ! il a osé vous dire cela 1 .mw/iio-iq w -v,-
— Textuellement. ■'^' ''''^" '^''^'':'] ''"''';
— Et que lui avez vous répondu? . J', J/^ '^ ' ' '
— Qu'il aurait bientôt de mes nouvelles. Là tfessSisjé'^fflè'lbrtr, car il
ne me convenait pas de pousser plus loin une pareille discussion. Les
choses en sont là.
La Ogore du médecin prit une expression de gravité. Il fit un tour dans
le salon, la tête baissée et les maius derrière le dos; se rapprochant en-
suite de son h6te :
— Maintenant que comptez-vous faire ? lui dit-il en le regardaiit fixe-
mgp, ' " ~ , :'J>y\Oi ;'jjy 2uo7 , iBubu"^ •
-Que me conseillez-vous ? -fii'^ai^^m 9I r./,:
. ^— Je conçois que le procédé vous semble dur à supporter ; d'un autre
coté, je serais fâché de vous voir engagé dans un duel avec ce brctteur de
Ttlletier.
— l'n brctteur ! s'écria Duquesnoy dont les yeux semblèrent slSfatgir,
c'est un duelliste, c'est un spadassin qu'il faut dire; un homme qui passe
toutes les matinées au tir de Lepage ou dans les salles d'armes, et qui se
bat régulièrement tous les trois mois !
— Et vous-même, dit le docteur avec un regard perçant, vous êtes-vous
battu quelquefois?
— Jamais, répondit l'homme marié, en ce moment plus blafard encore
que de coutume ; ce n'est pas que je n'en aie trouvé plusieurs fois Pocca-
Eion; mais le duel répugne à mes principes. L'idée de répaiidre le sang
nie révolte; c'est là une coutume barbare qui m'a toujours paru consti-
tuer une monstrueuse anomalie au milieu de nos mœurs policées.
— Bref, vous n'avez pas une envie ardente d'aller fur le terrain ?
— Si jéiais posiiivemenl olTensé , si j'avais h venger une mortelle in-
jure, la voix de la passion me parlerait sans doute plus haut qi'e celle de
l'humanité ; car , dans certaines conjonctures , l'homme le plus sage ne
'peut répondre de lui-même. Mais ici les choses n'ayant pas été poussées
à l'extrcme, si Pellciirr, au lieu d'affecter un langage arrogant, m'a*ait
adressé quelques excusrs auxquelles je crois avoir droit, et qu'il eût pris
l'en^'ugenient de se niicux comporter à l'avenir, il me semble qu'alors
dans l'intérêt de tout le monde... pour éviter une esclai.dre... ne pensez-
vous pas comme moi qu'il eût été possible et honorable,, .
— De ne pas vous battre ? Certainement, interrompit Magnian ; si vous
allez sur le terrain , il y a dix à parier contre un que Pelletier vous sai-
gnera comme un poulvt, et cela vous serait désagréable. "-"'"
— Docteur, vous liie comprenez mal. 'in nia
— A merveille, au contraire, et la preuve, c'est que vous ne vous bat-
trez pas , et que le capiiuiiie vous adressera des excuses satisfaisantes.
N'est-ce pas la ce que vous désirez?
— La pcrspipacité du médecin fit éclore une faible rougeur sur les
joues de l'ami de la paix.
— Pelletier est un brutal , reprit le docteur comme s'il se fût parlé à
lui-même. Ordinairement les officiers d'état-major ont pliis d'usage que
cela; qu'il cherche à plaire aux femmes, rien de mieux; mais qu'il pro-
voque les maris, c'est manquer à toutes les règles du savoir-vivre.
— Vous me conseillez donc de laisser l'aU'aire s'arranger ? demanda
Duquesnoy d'une voix insinuante.
— Oui, certes, répondit le méilecin en riant, et de plus je^e(;l)àrgc
des négociations. Je vous le répète : dès demain. Pelletier t^étviçf6i*!i 'sa
provocation ; il vous adressera des excuses formelles , et jurei-a de né
plus troubler votre repos cpmugali ceci est mon affaire ; le reste vous
regarde. ' ■■'-^■■-"^ - •• t > (nr -■.'jTqt, n-m-r
— Le reste? vi n-> t.: ./ , ,, ... ■ -i h pimin.cT mj
— Promettre et tenir sont deiix, vous le savez. Il y aurait, je crois ,
de votre part tjne haute prudence à faciliter au capitaine l'exécution de
6on serment, àii liûoyen d'un petit voyage qui l'élo-giiât de Mme Dikiups-
uoy pendant quelqp,çs mois. Sa place le relient à Paris; vous ètes^ libre,
vous; qui vous ci<>pêcl|e d'aller passer l'hiver dans le Alidi ; par exemple,
à Nice? ' . . ' . I' -
— J'avais déjà songé à l'opportunité de ce voyrge, et je sii's bien aise
de me trouver d'accord avec vous sur ce point. Kais pourquoi Nice plu-
tôt qu'une autre ville? , (,.) ly ,, ... ; , , ('.
— C'est que le climat en est|.(rès isatutàîré^ Biirtoî<f '^m|i-"fl|'l''g*éns~qui
ont la puiirine un peu délicate. , ' . ; , .. , ,- .-','." ' ' '
— Mais j'ai la poitrine excellente... du Bjpin'S je le feoiiriosèn
pit Duquesnoy qui iuterfogea les ,xeux auMMecIn^yë^^
quiitude. '" ' .-n-icai ..
— Sans doute ; je ne dis pas le contraire, reprit le docteur d'un tôti
séiieux; de ce côté, rien ne motive positivement le conseil qWç je vous
donne; mais les précautions ne sont jamais ijyisi^lçs.feiluiautjiiijeii»
prévenir le mal que do l'altendre. '. ,' ' 'j l |!^:'^ ,
— Vous me croyez donc menacé d'une maladie dé poitrine ? 9Ï( en pâ-
lissant l'homme marié qui, comme on a pu le voir, avait voué à sa per-
sonne le plus vif attachement. .
— Je n'ai pas dit un mot de cela, répondît/k» îla^niao , qui éutj'air
de se reprocher intérieurement d'avoir ti'op pa'rliî. Voulez-vouS savoir
pourquoi j'ai prononcé le mot de Nice ? c'est par égoïs:ue. 11 est possible
que j'y aille passer moi-même une partie de l'hiver, et si vous y étiez,
ainsi que madame, le séjour m'en paraîtrait assurément beaucoup plus
agréable.
— Eh bien! nous verrons ça ; la chose pourra s'arranger, répondit
Duquesnoy, qui soriil de chez le docteur plus soucieux encore qu'il n'y
étiiit entré; car, àriuquiétude que lui causait la perspecUve d'un duel,
venait de se joindre la crainte non moins vivo d'une maladie soiivent
mortelle, à laquelle il n'avait pas songé jusqu'alors. , ,^
A six heures du soir , le médecin Hlaguian entra au café Anglais , où il
était à peu près sûr de rencontrer Péllèier. Le capitaine d'elàt-major s'y
ti ouvait déjà en effet installé soliiaii emeilt à une petite taMe et dînant de
fort bon appétit sans mettre d'eau dans son vin. C'était un grand, gros et
vigoureux compai;non, carré des épaules, pincé des hanches, l'ail ferme,
la moustache luisante, le teint chaudement coloré, le poj^et musru'enx,
un de ces ho.umes h prestance martiale, qui, s'ils n'étaienF pas militaires ,
sembleraient avoir manqué à leur vocation et dont l'as{]efit seul impose
aux gens les plus avantageux une sorte de retenue et dé .ujodestie. D'au-
tres que le blafard Duquesnoy eussent, regardé coinaié «ne véritable ca-
tastrophe le fait d'avoir quelque maille à partir avec un semblable
lion. . , ,
Le médecin et l'oOicier se saluèrent d'un air cordial , et. après, avoir
échangé quelques coiiiplimens, ils dînèrent chacun de son côré. Ils sorii-
rent du café en même tetups, se rejoignirent à la porte, et s'étant doniié
le bras par un mouvement simultané, ils suivjf«i{^t,,.}^,,l),p,ulev^rtj^^uc,6té
de la IVIadelcine. ■ , ,', ,'.','.,,1 ,,
— Eh bien! docteur, dit Pelletier avec enioûinet^t, m'avez-voiis trouvé
ce que je vous ai demandé au moins dix fois , une aimuble femme ( d.;-
moisello ou veuve, brune ou blonde, petite ou grande, ça m'est égal) ,
une f inine enlin qni consente à faire mon bonlicur en iini'îîani son son
au m. en ?, Je ne d'iuaiide que cent mille écuj de dot : que toiitre ! il me
semble que je Ei.iis modeste, , ,, '
— Trop modeste ! vous valez mieux que cch.
— Vous vous mojuczde moi. . ' ,^',
— En aucune manière ; d'aiUeur.', le moigèiit sçràît mal choisi pour
plaisanter, car j'ai à vous eutre;c[:ir d'une aiT'ire gra^e en attendant la
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
I
future aux cent mille écuf;. Duqucsnoy m'a c'jargâ de vous parler.
— Et vous appelez cela uuc chose grave? dit le capitaine en riant dû-
daigncusement.
— Toute alïïiii-c me semble terc, lorsqu'elle peut se terminer par du
sang, dit le docteur avec un sérieux affecte^.
— AU ! M. Dtifnicsiioy a soif de mon sang, reprit Pelletier en riant plus
l.aut ; jusqu'à présent, je l'avais cru plutôt herbivore que Carnivore ;
et à quelle sauce piélend-t il me manger ;' à l'cpilc ou au pislolsi ?
— Il vous laisse le choix ries armes, dit M. Magnau avec une gravi;é
impertiirbable.
— Tout m'est égal, je lelui ai d(]a dit. Voydns : demain je déjeune avec
quelques-uns de mes cauiaraJes; c'est une espèce de relias de corps, et
je serais f3ehé d'y manquer; mais je Suis votre homme pour aprfcj-de-
mïiin matin. Cela vous convient-il? ,,
— rarfait.-mcnt. Après-deoiaia à sept heures du matin, a l'enlréc du
bois de Viiiccnncs. .
— Cohvcan, dit le capitaine, qui frappa familièrciiicm dcsalarpéma^n
le bras de son coiniiignon. Ah ça, docteur, vouiî vous inclcî donc de
duels? C'est pourtaiit là une concurrence qui devrait vous inspirer de
Ùantipsthie. , , . , , , u .
^,',te,iif^(ïèeiii répondit à; mie plaisanterie S^rannCb par un Walicjeux
|oui;irè4u'i!répiima aussitôt. . ..t^vnL »- , i. !^ '^..^.vi,,
— En liant, vous venez de inettre le dtjgt'Siii- ime dc ttiespMips^
^ii-il après un instant de silence. Vous avoucraije une pensée Hiziit^èi
je pourrais dire monstrueuse, qui me vient en ce moment?
— Parlez, j'aime as«ez les pensées monstrueuses.
■ *"-lrc me disais que, dnis l'intérêt de ma rcpaiaiion, j'aurais lieu de dési
rencontre d'après-demain eÛi po'ùr Diiquestad;? ' uft résulta
at
r'è\- que la rencontre
fatal. . . .„„
— Pourquoi cela? demanda l'olïicier d'un air surpris.;^ ;-
— C'est que, si vous ne le tuez pas, avant nn an, ccst nloi qui passe-
rai pour l'avoir tué. i ,
-' _ Je ne voua comprends pas. Est-ce que Tons vfnilez aussi vous battre
avec lui?
— Nullement; mais jç suis son inédecin, et comme tel, responsable de
è^ti exisieiice aiix yciix rie lieaiicoup de gens qui exigent de l'art médical
qu'il conserve aux malades 1 1 santé que leur refuse la nature. Or, comme
Uuqucsuoy, selpri toute apparence, n'a pas un an à vivre...
— Quelle mala lie a-t-ii donc? s'écria Pelletier en ouvrant de gros
ÎCIJX.. ,
I
PolirîMr'é ! répohdit le docteur avec un accent dc compassion, une
Mal jdiç ,cHrpMqiië, sans remède? J'allais l'envoyer à Nice. Vous save2;
nous autres médecins, quand nous ne savons plus qn'ordoiiner MX mala-
de!;, nous les civoyons aux eaux ou dans le Midi. S'il ne lui arriïè rien
sprèsdeinain, il partira. Reviendra-t-il ? Dieu le sait! ' "
— Poitrinaire ! lui qui est toujours blafard comme Dcbureail.
^ ^ — ^.La couleur n'y fait rien.
'!'_ Étvèus le croyez endangerî
'',"t^ 3c rie lui donne pas un ail à vivre, pas six mois peut-être.
^ 'tw âetis ipteriocuieur^ iharchèrent quelque temps en silence, d'un air
sèr'icUxi ''"'''
'•''— O^^Hiapltaïnc^-âTiriè âëcfetii- en reprenant la parole, on peut re-
garder ce pauvre Duqucsnoy comme un homme perdu, même en uiètiaut
de cCtéle danger que va Iiil faire courir votre flambcrgf^. Bien certaiae-
ment, avant un an sa femme pourra songera s,^ r:uiarier. Ce sera une
petite veuve fort séduisante, ma foi, et les adorateurj ne lui manqueront
pas. .
Pelletier jeta un regard oblique à son compagnofi. L'air de bonhomie
du médecin détruisit l'espèce de défiance qu'avaient excitée ses pnroles.
— Si Duqucsnoy mourait, sa femme serait riche ? dit le capitaine à
demi-voix, mais avec un accent interrogateur.
— Peste ! répondit le docteur, cette fois ce ne serait pas par cent mille,
mais par deux cent mille qu'il faudrait compter les écus de la dot.
— Vous expèjérez, s'écria le capitaine dont les yeux brillèrent d'un
éclat soudain.:., ^ . .y , , ■■' '•
— Le calciit,e^t facile a faire, répondit M. Magiiiand'un.'aï^ assurij';
Mme Duquesno^ a hérité dc son père de cent mille francs; elle en aitend
cent cinquante mille de sa mère, et son mari lui en laissera au moins
(rois cent cinquante mille : additionnez.
— Il lui a donc tout donné par contrat de mariage ? demanda Pelle-
tier dont l'émotion s'était accrijc à cliaquc chiUVé articulé par son coiii-
ItagnoQ.
— Tout, répondit le miideclri d'uiic voix solennelle, . .
Ce puissant mouo.^yllàbe valait un long d seours : avec un intcrlpcd-
leur dont il eût csiiiné l'intelligence, JI. illagnian n'aurait pas ajouté ùii
seul mot ; mais trouvant le capiiaiiic plus i ielu; en épaules qu'en cervelle,
aiiibi qu'il l'avait dit quelques heures auparava.t, il ne craio'uit pas d'in-
sister un peu lourdement sur uue idée dont il attendait un résultat ma-
gique.
— Vous qui avez la protubérance matrimoniale bien développée, ré-
pri;-il d'un air de plaisanterie, voilai un p.iiti qui vous conviendrait; iiiie
femme jeune, Julie, aiinable et six cent mille francs de forinnc! 11 est
vrai (juc pour mener à ban port une pareille affaire, il no faudrait pas
commencer par tuer le mari.
Pelletier affecta dc rire quoique sa physionomie eût pris depm's un ins-
tant Uiic expression ré vous'', pfiis il changea de conversation. Certain
d'avoir :!tteint soli but, lé docteur prétexta une visite et quitta son coin-
p-gnon qu'il l.iis^a sur le boulevart, frappé aa cœur par les six cent
mille francs de la future veuve.
'ro:it d'un trait et avec la vélocité furieuse d'un sanglier blessé, le capi-
t;i;.e alla dS fa Madeleine à là Bastille sanj omnibus; à la Porte-Saint-Mar ^
tin, son i^àVti fat pris; ' '
— Sans s'en douter, persa-t-il, le docteur m'a donné un excellent con-
seil ; me battre av^ c Ôuquesnoy ' pas si niais, je le tuerais ; j'<:i la main si
ma'heiiiOiise! coimîCiit r.lors o-crais-je reparaître devant Virginie? La
petite fe:ii;j;e,nc m,e voit pas d'un œil indiffèrent; par bonheur, en Ini fai-
sant la côttr depuis iroi^ niB'^, j'ai pi-is l'avance ; en sorte que , quand le
gran-1 jour sera venu, elle ne pourra pas supposer que je l'aime pour sa
fortriiiel'ÎTut^r Drfl^iiiâsffôy, ci:i serait st'jpidë. Qu'il meure de sa belle
mort, le cher horiimc ! je ne m'y oppose pas. Selon tonte apparence , je
retrouverai' as^èz l'occasion di? ifie battre avec mes concurrens dès que
Virginie sri-a veàve. Six cent ihillc fhai.cs! il y aura presse ; mais que les
antres se tiennciit bien ; je suis le premier inscrit, et ce n'est pas moi qui
permets qu'on me passe sur le corps., , ,
Le londeinain mutin, le capitaine énfi^'^cSëfté médecin Msgnian, bien
avant l'iieui'c réservée atiiconsul'atTons. ,.
— Docteur, lui dit il d'un air de franchise militaire, ce que vous m'avez
dit de la mala lie dc Du(|uesnoy m'a fait faire de sérieuses réflexions. 11
me seaib'e que loyalement je né puis guère me battre avec un homme qui
n'a plus qee six mois à vivre. Sàppôsons que je le blesse. Un coup d'épéc,
doiit un autre guérirait, lui serait peut-être mortel, vu son état, et alors
c inc reprocherais toute ma iie d'avoir tué un ancien ami potu" une bê-
tise. Vous a i-il dit la cause do notre querelle?
— N(in, dit le médecin qui, en sa qualité de itégociateur, crut avoir le
droit'.i" -'-"'îr.
— yueiiiii. i ptrolos nn peu vives échangées de part et d'antres, reprit
l'officier abusé par l'air candide du docteur; à vr:i dire, je crois bien que
c'est moi qui ai eu tort. Vous ?avez qu^ j'ai une mauvaise t jte; à propos
de je ne sais quelle bagatelle, j'ai rmloyé ce pauvre Uuquesnoy.'ét je m'en
repens maintenant; bref, j'ai en assez d'affaires pour pouvoir rti 'arran-
ger une paciDq'jcmentsans qu'on croie que je baigne du nez. AiDsTiIôac,
si vous voulez conseiller à Duquesnoy d'en rester là, je vous donftû carte
blanche. Entré nous, je crois que la proposition ne lui déplaira par. ,"
— Vous pourriez vous tromper, capitaine, répondit le docteur,''quî
garda son sérieux admirablement; hier, Duquesnoy m'a paru exaspéré;
quoique de mœurs paisibles, il devient tigre quand son sang fermente, Il
paraît que, dans votre altercation , vous l'avez graveoieat blessé, ,el, à
moins que vous ne lui adressiez des excuses formul'cs...
— Qu'à cela ne tienne, interrompit Pelletier, des excuses ne sont guère
dans mes habitudes; ce sera la première fois que pareille chose me sera
arrivée ; mais, avec un ancien ami, l'on n'y regarde pas de si près: d'ail-
leurs, j'aime mieux faire des concessions que d'avoir par la suite des
reproches à in'adresser. Voulez-vous que nous allions enseaible chez Du-
quesuoy ?
— Allons, dit le docteur, qui put à peine s'empêcher de sourire en rc-
inarqurnt à quel point l'iuiérét rendait humaio , sensible et délicat uu
duelliste de profession.
En vovant entrer dans son salon le médecin suivi de l'oriicicr d'etit-
majnr, Duqucsnoy, qui n'avait pu fermer l'œil de la nuit, éprouva une
émotion comj)arajj)e à celle du condamné à qui le grcflicr donuc lecture
d'un arrêt c.aporlanl la peine capitale. ,, '
Les preaiiei s mois de l'entretien rendirent la fluidité au sang prW de
s'engourdir dans tes veines. Le capitaine articula les excuses les plus for-
melles et les plus explicites, et se retira immédiatement après avoir serré
la main à soti ancien ami, qui, dans sa joie d'en étie qu.tie, ue songea
pas à se montrer intraitable. ,
— Docteur, voiis êtes sorcier, s'écria Dnqucsiioy dès qu^l fut s^id
avec le médecin.
— C'est un peu mon état, dit celui-ci en riant; voilii donc cette tcrrîlile
affaire arrangée. ftJa part est faite, forcz-vou.-. la vôtre? Quand partez-vgus
pour le Midi? ,, , ,
La saiif faction empreinte sur les traits dc Duqucsnoy dispaïul à lldslaùt
et fit place à une exiiression soucieu-c et sombre.
— Docteur, dit il d'une voix altérée, il faut me dire la Térité. JTai du
caractère, je saurai entendre mon arrêt: j'ai la poitrine attaquée, nest-ce
pas?
— Vous voulez dire le cerveau.
— Le. rcrveaii aussi ! s'écria Duquesnoy qui devint prdo.
— Vous êtci fo a, r p;it le médecin ca haussant les épaules ; je charge-
rais bi»'U lua puiiiine contre la vùlre.
, — Vous nie trompez. V(ts paroles d'hier ne me sortent pa^ ' ' •
J'ai loiis-é Joule ia nuit, et j'éprouve oure les épaules une do
je ne ui'uaîs jamais rpurçu jasuuà présent.
— liiiagiii liou !
— Jif swisccque je se-s, ro.tluua Duquesiiiiy d'une *
ne crains pas li lUiUt; mais, je 'avoue, ce n'ett pas s,\n- ;
la fovcedc rà;;e, je "ne iCirals foie: de dire U'i ■• '
çt à ma tan i:fe. Il Cit de mon devoir (le duc m
LE MAGASIN LITTERAIRE.
fais pas pour moi. Au lieu (l'écrire à Virginie de revenir ici, je la pren-
drai en passant à Foiilaincbleau, et nons parlirons aussitôt pour Nice,'
— Paiiïz, (lit le (locicup, ce voyage ne (loul> pas vous faire de mal. j
■,m- Mais pci)s;'z-vous qu'il me fasse du bienJa ,iùi'jiijù juq 3u liiii) mi
■jrrr Sans doute. ' '-'[ eopioup 9Jdoii?i n'i ,li-tiii
}fc-T Et qu'il sciii encore letnps de lutter conire cette affreuse matadie? '
'f — Oui, nous vons tirerons de là, dit Magnian avec «ne Rravii(5 irto
qiieuso. Avant six semaines je serai nioi-raiîmc à Nice. Ainsi, vous éies fur
d'(}l( c soigDi5 par un niiidecm en qui vous avez cunllttnce, si, contre toute
apjiiin: aie, votre éial empire, i/DniT/n
Les deux amis se séparèrent, le raédcoinurianil fies frayeurs de son
client, tandis que celui-ci croyait sentir déjà la morldans ra poitrine, et se
dcinaiiilait si, péril pour pérJ, il n'aurait pas mieux valu atlronter la ter-.
rlb!e épéc du ca.jilaine l'elleiicr, que d'aller pent-Ûtre expirer, à la fleur
Ud'àse, sur la terre étraDgèrt^ En deux jours, Duquesnoy, poBrSatviipar
cette funèbre viiion , eut pris son passeport, mis ordre ù ses alïaires et
achevé s?s préparatifs de dépait. Il monta aussitôt en chaise de postent
toaiba comme une bombe à Eonuriacblean où il n'était pasaiierida. Usant
rie ss puissance laariiale plus qu'il n'avait osé faire jusqu'à ce joW, il en-
leva sa femme, siupéfaiie d'un procédé si nouvi'au, et contrariée de s'é-
loigaer de Paris, dout Icsépitics l,iiig(jureus(?s de rolHcicrd'ôiat-niajor lui
avaient rendu depuis quelque temps le ;ôjo:tr plus agréable encore que
de coutume. A la lin de la semaine, lesdiiix époux, l'un tremblant poUf'
sa\i;, l'autre rogreitant ses amours, arrivèrent à Nice, où, vers la (in
de l'aulonine, ils furent rejoints par lo docteur Magnian, qui mit une
scrupuleuse exactitude à remplir sa proniOEse. ' ''■'■
Au mois d'avril suivant, on jouait Iloraè'é au TliéStre-Français. GrSce
au jeinie talent de iMlie Racliel, plus encore qu'au vieux génie de Corneille,
la sa!le était pleine. Au milieu du balcon de droile, le capitaine Pelletier,
accompagné de quelques triomphateurs de son espèce , parlait haut, riait
de même, critiquai les acteurs, passait en revue les femmes et incomiïio-
dait tout soa voisinage, sans qae personne ss permit de le rappeler à Tor-
dre, lantestpuijsaiit en certains cas le presiige d'un regard insolent, d'Une
moustatlie féroce et d'une carrure d'éléphant !
A force Vfè promener son lorgnon sur tous les recoins de la salle, dé-
puta les biti^rtoires jusqu'au (Cintre, le capitaine aperçut dans une loge
des secondes nn groupe qui, h l'instant même, absoiba son attention.
C'éiaient d'abord . au premier t sng , M. et Mme Duquesnoy, et , dans le
fond; le dorietir Magnian, rssis derrière la jeune femme. L'attitude de ces
trois pi'rSonnngi»S éinit caractérisliquc. La lace blâme et la physionomie
médicamenie>M-(:nitiic de coutume, les yeux ornés de lunettes à verres
bleus, grâce nouvelle dont il était redevable à une ophtalmie imaginaire,
le niarï pnciliq-ie tëiiait à la m 'in le programme des théâtres (ju'il lisait
pendant les enir'acles, et il écoulait consciencieusement la tragi'dic', mais
•quand Corneille nY,;it pour intcrpi êtes M. Arsène et M. Fonta. Mme Du-
quesnoy jouait àV' c uii joli boujuet qu'elle respirait souvent, et dont les
ficurs p'onrprécs raiîaicnt si bien rc.'sorlir la blancheur de son teint ,11 lui
était peiT.iis de cr6irc que cct'o manœuvre , exécutée d'un air de négli-
gence , nV'taît pas tout à fai*. exempte de co juetterie. iNégligemment ap-
puyée sur le dossier de son siège, la j'^ine femme tournait quelquefois à
tête à dcmij pour mieux entendre les paroles que le médecin lui .adressa,
à d?mi-ïoix et en souriant, sans que le mari prît part à cet entretien , ou
parûien remar;;ner le raranère ii.time et confidentiel.
— Qui donc regardes-tu depuis un quart-d'lieure ? demanda au capi-
taine un de SCS voitins; serait-ce ton antienne passion Mme Duquesnoy ?
Je croyais que depuis long- temps tu n'y pensais plus ?
-r- J'ignorais q^i^çyç fil r(JYjeim^ de Kice, répondit PelletieJ^d'ijn ^ir
réservé. " ' ,' ', ■,' nv ^' . - -. ■
— Il y a quinze jours qu'elle est a Paris.
— Ne trouvcs-iu pas que Duquesnoy a bien mauvaie mine? 11 ne pa-
ri'ît pas que te climat du midi lui ail fait granirrbose. Il est deux fois plus
. bléaie qu'avant son départ. Pauvre Duquesnoy 1
— Ah! ah! dit l'autre interlocuteur, est-ce que tu donnes aussi dans
■ajçaladie de poitrine, toi ? Ce serait trop drOlc.
j^ Qu'c.=t ce qui serait trop drôle? demanda brusqueaienl le capitaine.
^ Le tour que ce sournois de Magnian a joué à Duquesnoy iCt ii toi j
cîFiSi j'en crois ton air ébahi, tu es pour moitié dans la mystilicàlion.
— r.berlon, tu abuses de ma patienc;, dit Pelletier d'un ton bourru.
-r— Les loups ne se manqcnt pas , reprit Berlon en riant , ainsi parlons
snas nous ficher. Voici l'histoire : tout Paris, excepté toi, s'en amuse
depuis huit jours. Il paraît que d'une part et sans qu'on sans doutiit, le
susdit Jlagniau était amou:c:i.xde nndame Duquesnoy, et que de l'auire,
siiifiVaut (le la poi rine dcpu s (jiiclque temps, il avait jugé h propos d'al-
ler passer l'hiver dans un climat plus doux que celui-ci. Qu'a lait mon
gaillard? il a persuadé à l'innocent Duquesnoy, que c'était lui Duquesnoy
(;ui avn t.mal à la poiiri'ie; il vous l'a fait partir pour Nice, ainsi que son
r.imaJjie épouse; puis ii loisir, sans se presser, il est allé les rejoindre. La
figure qu'ils foiii tous trois , en ce moment , ne laisse aucun douie sur le
(' -.tioûnicnt-de Tliistoire; rien qu'a les voir on devine que sans calomnie
on pourriiiifu^pfndre au rebord de leur loge le tiirc d'un des deriiiers
romans dePanlilc Kock : he mari, la femme et l'amant. Ce Magnian
en un garçon tfefiiiit et il a des idées ingénieuses. Craignant sans doute
que le uîîd n'y vit trop clair , il lui a persuadé de poricr des lunettes
bleues, en le menaçant d'une ophthalmie. N'est-ce pas que c'est bien joué,
et que l'aventure est amusante?
— Charmante, délicieuse, répondit le capitaine en souriant de manière
à f lire croire qu'il grinçait les dents. 'Jj
La tragédie venait de finir. Le docteur Magnian sortit de la loge'.'lf'cf-
lelier suivit aussitôt cet exemple. Un instant afirès, les deux hommes Sé*
trouver eut face à face dans le foyer. ■iciiir.i,:
— Doc'cur, un mot, dit l'olBcieir d'un air furieux.
— Deux si vous voulez , caWtaine , répondit Magnian d'un t(iii'1(ft
,1 ' , 'iZ'jr.fiiii
viaL
— Il paraît nue malgré vos pronostics, Duquesnoy se porté' li^lfl^
veille, "''.uimo->
— Voudriez-vous qu'il mourfit? demanda le docteur, en parodiaiit^SVélf
une emphase comique l'accent de Joonny, qui venait de remplir le HW
du père des Horaces,
— Je sais que vous plaisantez à ravir, reprit Pcllelier avec un dépit qui
commençait à tourner en colère ; mais vous devriez savoir que je n'aipas
l'habitude de servir de plastron. Veuillez me répondre sérieusement , est.
livrai que Duquesnoy n'ait jamais été en danger? ' '"^
— Fort en danger au contraire. Ne devait-il pas Se battre avec vous ?'*^
— AiuM, quand vous l'avez envoyé à Nice.... ' ■ "^
— C'était pour empêcher ce dncl. Comme méde 'in , je suis liabîtuÈ'îî
veiller sur la santé de mes cliens, et mon devoir éiait de préserver Dt^
quesnoy de voire épée qui a le renom d'être une terrible maladie,
— Une maladie dont vous aurez peut-êire à vous iraiicr vous-même
avant peu , dit le capitaine que le sangfroid du docteur acheva d'exaspé-
rer. Que cet imbécile de Duquesnoy meure de peur ou d'autre cho?e,
je ne lui ferai certes pas l'honneur de m'en mêler ; mais vous , mon chçr,
qui plaisantesrïi'bien, je serais bien aise de voir si vous avez autajitj'âe'
cœur que d'esprit. ' ' ' '5 '-^^
Le rôle de rifbl" Malheureux etmystiflé est si humiliant que , par vari é,
Pcllelier durant celte discussion avait soignensemcnt évité d'atiiculer son
véritable grief et de prontyncer le nom de madame Ditfiiicsnoy. Le méde-
cin imita une réserve dont 8* position d'amant favorisé lui faisait d'ailleurs
une loi. Il accueillit la provocation de l'ofiicier d'état-major avec l'im-
passible sourire qui, jusqu'ulors, avait constamment erré sur tes lè-
vres.
— Mon cher capitaine, lui dit-il, je vois qu'en cr moment, il vous
serait particulièrement agréable de me peirer le flanc de votre bonne
lame ou de me placer une balle dans la cuisse (je suppdïe'-qii'en raison
de votre ancienne amitié vous épargnerez ma têie ), c'est jïi'uhc fantaisie
que vous pourrez vous passer si vous y tenez absolument. IKI^ fej vous me
tuez, qui vous mariera avec mademoiselle Manieuil ? "'"'J *
Pelletier regarda son adversaire d'un air ébahi qui rcdoiiblar'la bonni^
humeur de celui-ci.
— Qu'est ce que c'est que mademoiselle Manteuil ? dit il ensuite d'un
ton involontairement radouci,
— Une aimable héritière dont je suis le médecin, quoiqu'elle se porte
h merveille, qui a deux cent mille francs comptant, amant en persj ective,
et qui, si un ami intelligent se mêlait des négoci.itlons , coiiScntiiait je
crois à faire le bonheur d'un beau garçon de votre espèce.
— Ce diable de Magnian, dit le capitaine en preiiài:t le bras du doc-/
teur, avec lui il n'ya pas moyen de se fâcher. , ,^rw,aLTl cl Mnos
•iei 9J -iii.u.,i,. ,.. î , .«qmalomôra Dû ,t9 .sbfilsai
;'fc 5iB- « ' "1"' •:• > ni^noloiq oa asislgns sllioi
M SŒUR CADETTE. ^'ï^iÏÏillS
Le curé d'une petite ville de Lombardie, t»* j'ai passé quelque tempsi";
avait trois nièces, toutes trois agréables et parfaitement élevées. Orphe^
Unes et sans fortune, elles furent recueilhes par leur oclei'^t grâce à leur
économie, à leur bon caractère et à leur zèle, elles apportèi*nt, en môme
temps que le bonheur et la gaîié, un surcroit d'aisance daflS'le presbytère.
Le bon vieillard, en retour, sut leur inspirer tant de sagcsée'pdr ses leçons,
qu'elles renoncèrent à l'idée, peut-être un peu caressée' jOSque là, de se
marier. Il ,'eur lit entendre qu'étant pauvres, elles ne trouveraient que des
maris au-dessous d'elles par l'éducation, on tellement pauvres eux-mêmes
que la plus profonde misère serait le partage de leur nouvelle famille. La
misère n'est point un opprobre, leur disait-il souvent en ma présence ; honte
à quiiîonque ne redoublerait pas de respect pour ceux qui la supportent
dignement, et de compassion pour ceux qui en sont accablés. Mais c'est une''
si rude épreuve que le besoin 1 N'y a-til pas une témérité bien grande à"^
risquer la paix et la soumission de son ame dansons! terrible pèlerinage?'*
Il flt si bien qu'il éleva leur esprit à un état de calme et de dignité vraii^
ment admirable. Lorsqu'il voyait un nuage sur la ligure de l'une d'elles :'j
<i Eh bien ! qu'as-tu ? disait-il avec celte liberté de la plaisanterie italienne. /^
Nipotina, ô:ez-vous de la fenêtre ; car si les jeunes gens qui passent dans '
la rue vous voient ain. i, ils vont croire que vous soupirez après un mari. •
Etaussilôt le sourirede l'innocence et d'un juste orgueil reparais?ait sur le
visage mélancolique de Nipotina. Vous pensez bien que cette famille vivait
dans la plus austère retraite. Ces jeunes lilles savaient trop bien qu'elles dC''-
ïaient éviter jusqu'au regard des hommes, vouées comme elles étaient au ';
.3fliA/i:iniJ /1>A.JAW ai
LE MAGASIN LITTÉRAIRE
A
-6
célibat. S'il y eut des inclinations secrèiemeut éciosee» secrètement aussi
elles fuient comprimées et vaiueues; s'il y eut quL'l(|ucs regrets, il n'y eut
entre elles aucune conGdence, quuiqu'ellL's s'aiiuasseiit tendrement ; mais
la fermeté et le respect dCi soi-même étaient si forts en elles, qu'il y avait
une sorte d'émulation taciie à étouffer toute semence de faiblesse sans la
mettre au jour. L'amour-propre, mais un amour-pioprc touchant et respccr
table, tenait en baleine la vertu de ces jeunes recluses, lit il faut croire que
la vertu n'est pas un état violent dans lesiielles âmes, qu'elle y pousse ua-
turellement et s'y épanouit dans un air pur, car je n'ai jamais vu de visage»
mpius baves, de regards moins sombres, d'aspect moins farouche. Fraîches
comme trois rosesdos Alpes, elles allaient et venaient sans cesse, occupées
an fliéfl^age et à laumônc. Lorsqu'elles se rencontraient dans les escaliers
de la maison ou dans les allées du jardin, elles s'adressaient toujours quel-
que joyeuse et naïve aitaijue ; elles se serraient la main avec cordialité. Je
demeurais dans le voisinage, et j'entendais leurs voix fraîches gazouiller
par tous les coins du presbytère. Aux jour* de fèie, elles se réunissaient
dans une salle basse pour faire quelque pieuse lecture à haute voix à tour
de rûle, après quoi elles chantaient en partie quelque cantique. Par les fe-
nêtres enlr'ouvertes, je voyais et j'entendais, ce joli groupe à travers les
guirlandes de roses blanches et de liserons écarlales qui encadraient la
croisée, Avec leurs magnifiques chevelures blondes et les bouquets de
fleurs naturelles dont se coillént les {jeunes Lombardes , c'était vraiment
le ino des grSces cliréticnnes.
La cadeste était la plus jolie. Il y avait plus d'élégance naturelle dans
ses manières, plus de finesse dans son caractère , je dirais aussi plus de
magnanimité dans son caractère , si je ne craignais de détruire dans mes
souvenirs l'admirable unité de ces trois personnes, en n'admettant pas que
le^ trait d'bdro'isme que je vais vous raconter n'eût pas été possible à toutes
trois également. ,1,
Arpalice était le nom de celte cadette. Elle aimait la botanique et culti-
vait une plate-bande de fleurs exotiques le long dlunmur du jardin qui re-
ceyait les pleins rayons du soleil et en conservait la chaleur jusqu'à la nuit.
De l'autre côté du mur s'élevaient , à peu de distance, les fenêtres d'une
jolie maison voisine, qu'une riche famille anglaise loua pour l'été. Lady C***
avait avec elle dcuxjQls, i'un pbthisique, et qu'elle essayait de rétablir à
l'air pur des campagnes alpestres ; l'autre, iigé de vingt-cinq ans, plein d'es-
péfances , beau jjp visage et doué d'un esprit fort droit, d'un caractère
étj(uitable et géi|érei|x. Cejeune bomuie voyait de sa fenêtre la belle Arpa-
licé arrosccffiSrflqHfs, et, dans la crainte de la mettre en fuite, il l'obser-
vait chaque j^tff;,, et tout le temps qu'elle demeurait, par la fente des ri-
de^fux de U'^e^hia. Il en devint amoureux, et tout ce qu'il apprit d'elle et
dé son entourage le captiva si fort qu'il la demanda en mariage , avec l'a-
gt;^entjle.,|^dy C***, laquelle, voyant dépérir son lilj aîué, et craignant
d'éloigner par sa rigueur le second, lit le sacrilice de ses préjugés aristo-
C[atiques,-ct donaa son consentement. Grande fut la surprise dans la mai-
son anglaise quand le curé, après avoir consii'.'é sa nièce, remercia poli-
ment et refusa net pour elle l'offre d'un nom illustre, d'une immense for-
tUfie, et, ce qui était plus digne de considération, d'uu amour honorable.
l£ jeune lord crut que la fierté dit, presbytère avait été blessée par la pré-
cipitation de sa déui.ii'cUe; il montra tant de douleur, que lady C***se dé-
cic^aà a(fjer en peisonue trouver Arpalice et lui den)anda avec instance de
dévenir sa bru. La beauté, lu, grand sens et la grâce de cette jeune per-
sonne la f|-pppèrei)t lelleuieut, qu'elle partagea presque le chagrin de son
(ils en lî Wouvant inébranlelitè dans sa résolution. Le jeune C"* tomba
malade, et, au même temps, son frère aîné mourut. Le séjour de la fa-
mille anglaise se prolongea dans la petite ville. Le curé alla trouver lady
C***, lui offrit (le délicates consolations, s'cnquit avec intérêt de la santé
du jeune homme, ets'efforça, par les soins les plus empressés, d'adoucir
leur triste situation. A peine rétabli, lord C"*, qui avait l'ail mettre son lit
auprès de la fenêtre, afin d'apercevoir de temps en temps Arpalice, se glis-
sa le long du jardin du presbytère, cacha des billets doux dans les
fleurs qu'Arpalicç venait cueillir, lui en fit parvenir d'autres, la suivit à
l'église, et eufi|ii^i fit une cour assidue, mystérieuse et romanesque, dont
elle n'avait gu(^gg Je droit de s'offenser, puisqu'il avait si bien prouvé à
l'avance l'honn^t^^ de ses vues.
Ln mois s'éc^l^la ainsi, et un matin Arpalice avait disparu; giand eflVol
et grande rumeuri:dans le presbytère ; déjà les deux sœurs désolées cou-
raient en se tordant les mains vers la rue p:iur avoir des nouvelles de la
fugitive : le curé , sortant de sa chambre avec un air ému, mais non allli-
gé, leur dit se tenir tranquilles , de ne montrer, aux gens du dehors , au-
cune surprise, et de ne point avoir d'inquiétude. C'était lui-même, disait-
il, qui avait envoyé Arpalice à Bcrgarae pour une ulTaii c ik lui personnelle,
et dont il pliait ses chères nièces de ne lui demander compte qu'après le
retour de leui- sœur. Trois jours après cette matinée , la famille anglaise
partait pour Yen se ei de là pour Vienne, Le jeune lord paraissait cons-
terné ; mais il ne voidut pas souffrir que sa mère runouveKU ses instances.
En même temps qu'ils prenaient, à l'est, laruuiede Urescia, le curé prit à
l'ouest celle de liergamc , et le lendeiuaiu Arpalice était de retour au
presbytère. Elle était fort pâle et se disait suuOraïuc; mais elle étaitaussi
affectueuse et aussi sereine qu'à l'ordinaire. Elle pria ses sœurs de ne
pas la questionner, et ce ne fut qu'au bout de six mois, après que les bù\-
lantes couleurs de la santé eurent reparu sur ses joues , qu'il fut permis
au curé de trahir son chaste secret. Arpalice avait aimé lord C,.,, mais ,
par tendresse potir ses sœurs, elle n'avait pas voulu se marier»
>n9io f! or ri iin37oi 5h oinirni'/ <* O'ini'' :> ''"' " : " ' ' ï
Voici la lettre qtie l'oncle avait trouvée dans sa serrure le jour où Arpa-
lice avait pris la fuite. LohoohoiniDe, en essayant de me la lire, était si
ému qu'il ne put achever, et, me la jetant smies genoux : « Tenez, me
dit-il, j'y renonce, quoique je la sache par cœur. « J'ai pris copie de cette
lettrei&KGOiea'Pernussion, et la voici : u Mon oncle, ne me biâmez pas de
la faiblesse .qui m'aceabiu ; j'ai tout fait pour lutter contre mon cœur. Il
faut que eelle passiomiae l'on a/ipcilc incUnation (J3 traduis textuelle-
ment) soitrbiea-pJusdilbcile à gouverner que je ne croyais. Sans doute
qu'il plaît à Dieudem'éprouverpoumie ramener ao sentiment de la crain-
te et de l'itumilité.- Bêlas 1 mon bon oncle, igardez-moi le sccrer. Rien au
monde n'eût (lU me déterminer à avouer à mes pauvres sœuis pourquoi
j'étais malade ; mais \oiis êtes luon confesseur cl mou père en Dieu; je
viens vous avouer avec honte que c'est le chagrin qui m'a vaincue. J'ai eu
l'improdence de reeevoirplusienr» lettres de cejeune homme ; je vous les
renvoie;: mon oncle, biûlez-ies, quejenc les Tevoie jamais; elles m'ont
fait trop de mal! Kilejoiii trouliléleietedo mes jor.rset le repos de me>
nuits. J'ïuJaissé le venin do la Uatterie^s'iDsinuer dans mon âme, et, en nu
instant,. ciio^eéirango et déplorable i l'estime de cet étranger m'est deve-
nue ptusMprécieuse que les bénédictions de ma famille. Tandis que les
plus-tendr*» caresses de mes sœurs, tandis que vos bienveillantes paroles
me tiraient à peine d'une secrèie mélancolie, les phrases insensées que
railordim'écrivait, et que j'idôvoitai» a\ec myaère, me faisaient monter le
feu au visage, et mou cœur bonidissait comme s'il allait se briser. O mon
cher oncle, quelle chose puissante que la louange, quelle chcse faible et
lâche que noire cœur quand nous en avens ouvert l'accès! Le désordre
de Jnon âme arrivé si subiieunut lorsque je me croyais si affermie, est on
mystère pour moi. Je ne comprendrai jamais comment un jeune homme
que.je ne connais pas a pu lu'inspirer plus d'attachement, pendant quel-
que^ insians, que vous et mes sœurs. Un sentiment si injuste, si aveugle,
ne peut être qu'une embûche de Satan. m ' 1
» Lorsque je l'ai repoussé la première fois, vous m'avez dit de bicnrê».
fléchir, vous m'avez engagée à suivre mon penchant ; vous m'avez répété
ces paroles sacrées l 11 est écrit ; ia femme quittera son père et saimre. r
Je sais que c'est la loi des anciens temps. Uais aujourd'hui qu'il y a
tant de fiUes à,marier qui ne dcuiandeiit pas mieux, je tic crois parque les
hommes soient en peine de trouver à s'étabUr, et dès ce premier jour,
comme j'avais l'esprit calme ctque je ne sentais rien pourmilord, il m'a i
semblé que je devais refuser pai- amour pour mes deux pauvressœurs ucc ■
fortune si différente de la leur. Madame sa mère m'a IJieu dit qu'clie les
doterait, qu'elle les cmmèueraii avec moi ; vous ne pouviez quiuer voue
état, vous, mon oncle, et je n'ai pu souffiir l'idée de me séparer de vous
et de cette chère petite maison où nous vivons si heureux, pour aller por-
ter de grandes robes elrouler carrosse dans des paysqu^ je ne connais pas;
et pois , je me suis dit que comme ce u'était pas la,fortune qui pouvait ,
me tenter et me faire épouser mylord , ce n'était pas jion plus eu faisaut
part de cette fortune âmes sœurs que je pourrais les consoler si elles ne
trouvaient pas le bonheur dans ma nouvelle famdle. Et puis, que sait-on ?
j'aurais peut-être été heureuse dans le mariage , et mes sœurs voyant
cela, auraient peut-cire souhaité de se marier aussi ; etpeut-étie qu'elles
ne l'auraient pas pu. Et si elles s'étaient mariées , peut-être n'eussent- '•
elles pis fait d'heureux ménages ; et voilà toutes nos existences si tran-
quilles bouleversées ; voilà notre bonhem- changé en soucis, eure^rcts, eu
déplaisirs sons remède et sans terme. Enfin, mon cerveau n'était pas malide :
cejour-là, je vis tout d'un coap et aussi clairement que si j'eusse la dans un
hvre tous les tnconvéoiens deccmaringe;je vous démontrai à vous-même, ,'
et je vous persuadai de m'affcrmir dans mon refiis, s ijc venais à chaiijer
malheureusement d'avis. Jlais, après ce refus, les plaintes de milord de-
vinrent si grandes, qu'elles endormirent ma raison; et, quoique je ne lui
aie pas donné, par mes actions, mes paroles on mes regjrds, la moiot-,
espérance, voilà qtl'aujourd'bai, après loi avoir écrit assez durement de
me laisser en repos et do nej.uiiais compter me faire changer d'avis, je me
suis évanouie dans ma chambre, et après être revenue àmoimêtne, je me
suis sentie fondre en larmes, comme si l'on fût venu m'aniîoncer votre
mort ou celle d'une de mes sœurs. Epouvantée de me sentir si faible, et
ne comprenant rien à ia force subite de cette inclination, j'ai vu qu'ilvDit
temps de prendre quelque parti irrévocable, car je n'étais pas sùreiîe
moi. J'ai donc ajouté au bas de ma réponse à milord, en peu de inoi»,que
je m'en allaiset ne reviendrais que lorsque loi-même aurait quitté le pn^"?.
J'ajoutais que je croyais trop a son butineur pour cr.iindic qu'il lji.-->àt
ainsi errer long-temps une pauvre fille sans asile, éloiçtnée de sa maison
et de ses parcns. J'espère qu'il ne me fera pas attendre son départ, cl
que vous viendrez me dienrhcr, mon cher oncle, aussitôt qu'il se sera mis
eu route.
• Mais, mou oncle, ne pensez pas que le sacrifice soit an-dessus île
mes forces, et que votre tendresse trop induliiente ne vous porte p.« en-
core cette fois ci à me l'aire revenirdc ma détirmination ! Au nom da ciel ! ■
si vous m'aimei. si vous m'estimez, si vous croyez que mon espoir o'^-t
pas de ce monde, et que je suis diçue d'aspirer à la ploii e de Dieu, ic
cuufiez pas un mot de tout ceci à mes sœnrs ; elles v iendraicni se jeter à
mes pietls, et, sans me lléchir, elles rendraient mon effort phi> <imirile.
Ecoutez, mon cher oncle, mon cber conlesscur. je sais ce que je lais. Je
soutire, mais je peux souffrir, à pi^scnt que j'ai passé une nui; en priOros. •
Ici le caractère du l'écriiur« iudiqiail une intcrrupiiun et une mais otjs
ferme.
-LE MAGASIN LIÏTÉRAIRE.
« Ecoutez, mon oncio, ne me grondiï pis. Voas m'aviez fnti proractire
de ne jamais prononcer u'i vœu quoIcoïKlaeài' noire Seijinoiii-, ou à la
Vierge ou au\ saints, suis vous coiisiilter h l'avance. Eli Irien ! paidon-
iiezmoi, j'ai vu que vous i5tiez plus faible pour moi que moi-mômâ, ei je
viens de m'engager, au lever du soleil, par un vœu irrévocalite, àvester
dans le cciibai. Je n'ai pas aRi à la lé^'ère, je vous on réponds. J'ai pi ié
\ Esprit-Saint de m'éclairer; j'ai pris mou temps. L'^'ioiletlu inàtiii brillait,
o t la nuit Était encore noire. Je me suis dit: Jo iniiditcrai jusqu'à ce que
la clarté du jour ait ellacé cette étoile ; et je nie suis mise à ; -"noux devant
m\ fenêtre eu face de l'Orienf, qui est la figure ùc la venue du lils de
riiouiQiesur la terre; j'ai setiti que la prâce descendait en moi. Oui, je
l'ai senti ; car à mesure quelalVaîcliPurdu matin soulaireait mes membres
ToBipus, je tentais comme une brise du ciel qui soulageait mon cœur ; et
à mesure que l'Orient s'embrasait, mon espérance et ma foi se ranimaient^
lînli -, quand le premier liord du soleil a dépassé la baie du jardin, j'ai
Hé saisie comme d'une txtasc, j'ai cru voir la face du Sauveur rayonner
danj ce giobe de feu; mon cœur s'est bi-isé en sanglots de lionfcaur, etje
me suis levée par un muuveniebl' iUVOldatttirc, ca tendant le^ltFâs vers
luiet in'écriai!t:ye/'«ce. "Hi^-jI v!:-. .p ^'iV' ..i..-"!| 'jniiii.ii:!!) (;[;i 0
"Tout est dit, mon oncle, il ne faut plus me parler de maridgiB } dtiptt'is
un quc.rt-d'lieiire, je me sons si Joyetise tpia je vois bien que j'ai pris le
b^n partiel que j'ai accompli la voUmié'xIft Bien. Que ni vous, »i mes
sœurs ue m'en fassiez u» mérite. Vous n'Cii U'riOK pas, que je prendrais
«ncore te parti de conserver à DicO cotte arwe libre qui, jusqu'ici, n'a
ador*^ que lui, et qui n'a jamais trouvé iA Boulliance, ni décompic, ni ef-
froi dans cetaïuour. ' '
1) ilaintcnant, je pars pour Brescia. Je descendrai cbe? noire cousine
ravay(,'le : je lui dirai que c'est vous qui m'envoyez acbcter une devanture
d'au.'el, et je vous attends, mon clier oncle. A bieniôr, j'espère. » '•'
LorsqueGiulia et Lyi^'ina, les deux autressœurs,counurentceltc ioUrc,
elles voalm-ent aller se jeter dans les bras d'Arpalice ; mais le curé, qui
avrit cliuisi pour la leur communiquer Ibture h laiiuello Arpalice ruUiviiit
sea fleurs, !»"(« pria, au contraire, de»e piiint lui en parler. " Uedoublez de
tendresse etirte soins pour elle, leur dit>ilirerdez-la plus heureuse encore
■*}<id vlîb^ttïf faites, s'il est p85siale.Aii»i(?J!-la,cslimez-la davantnfjesi vous
pouvez ; lo.issez-!ui de temps en temps entendre, dans les occasions délica-
Téf , qde vous savez de quelles bautes venus elle est cap.ble ; mais promet-
i>?4)-it«)î de ne jamais enlrer en explication sur ce sujet. « Elles le promirent
cl furent liiîèles à leur eiioagcment. Et quand je demandai au curé, qui nie
î'afontait ces déiatts, pourquoi il avait exi^é si expressément ce silence :
■oVflVfii dit-il eh snîlriant, tout acte sublime a une explication naturelle, et
l'explication naturelle «'empê^ lie pas l'acte d'être sublime : il y a dans Ar-
palice un imniensei' iW vénérable orgueil, si je puis m'cxprimer aiiisi.
£n même temps, il y a tant de foi et de droiture qu'elle re^jardc son sa-
crilici comme la defiiière cliosc<;« monde, taudis que sas hésitations, son
entiMÎncment vers ce jeune homme, et les regrets qu'elle a étouffés de-
puis, lui appriraissent comme des faiblesses dont elle rougit; cl je sais,
uioi qui connais tous les reiilis de sort cceur, qu'en vantant la grandeur de
son courage, ses sreurs l'eussent beaucoup plus humiliée que flattée... Et
puis, qui sait si , en lâchant' britreii ces conversations dangereuses , la
tète des deux autres ne se fût prfS enllaimaéerie quelque vaine curio ité ?
QUi sait si l'amour d'Arpaiice ne fût pas sorti de ses cendres? Tout lemon-
àd se trouve bien de cet arraiig.Miicnt. J'ai voulu dire à Giulia et Lui!,'iria
ce qu'elles devaient de rerennais-ance et d'admiration à leur siciir. Ne pas
Jli rfiré. C'eût été frusti'èrArpi'''te de ce redoubloiti<^nt d'a.iîOiir qui lui
*'fâ^it lltl, (iomme la r(éfOnrpei/se de sa grande uctifln.'ftSais cO^ ?ort"r. de
Iragédiesdoiventse jomr dans le plus profond mystère delà coiisctence
«'ili'iiVof^poi;rs;)cciatenr([ue Dieii; ■■''<■' ' ■' ' • '■"'■-
' '> ^u reste, ajoutat-il, liics tiiècé^.'îdnt rcMées tmiespar une invincible
tcntîrcssc. Lepresbytère n'a nenpordti de sa propreté, ni le jardindosoii
éclat. Arpalice est plus 'ri^iehe que jamais, comme vous voyez; onchaiite
toujours, on rit toujours comme devant ; on lit toujours l'iuiiiatioii ; on
prie avec ferveur, et Dieu bcnitlos cœurs simples, ai une personne chez
'-^tibtis cslplus sereine et pf us contente desonsort que les antres, t'est cer-
lainemeot Arpalice george sakb'. "
{Gazette des PèrhUiesi)
Hl' Tl/il 'il) 'ili'ict iM.( 1
L'ABBE DE SAiNT-OE.
i-jl'' ,lj;.
§1".
LPISODE.
CompelU^niiràrê'. '{t^k^cw-z.)
- Un teE&taietir.
C'est par on brillant dimanche d'été. Une longue file de carrosses qui
stationnent aux abords de l'église Saint-Roch s'ébranle ponr recevoir les
bel'es grandes dames qui 'orient du sermon. Chaque livrée proclame tour
à tour le noble nom de sa châtelaine. Parmi ces noms, — le cioii iezvous ?
— celui de Br.iî.liella vient de etentir I En etfet, la llcpina s'avance sur le
perron... Vrai I>ieul la Regina qui snrtd'un temple saint, d'un isile dédié
au Christ! Qu'y a-t-il donc maintenant dans ce cœur? Ah ! rien de pur ni
tic bon : seulement beaucoup de trouble et de rumeur, une ex», rbitaiite
fatigue de la chair et du siicle; toujours force ténèbres, mais du moins
quelque velléité d'horreur pour ces ténèbres.
Voyez ! ce front, cet ccil, bien qu'ils se révèlent toujours mondains et
superbes, un vaste souci les ombre : on dirait qu'enfin le remords est
parvenu à coudre là un lambeau de son crêpe... Elle est seule. Point de
cavaHer servant. Poiut d'amie intime, ni même de camériste. Le noir
domine dims sa toilette. Elle descend rapidcMient les degrés, sans regarder
autour d'elle, sans s'in juii^ler des beaux et des Oellcs de sa familiarité qui
se peuvent trouver dans cette noble foule. Elle s'installe grave et pensive
dans son carrosse, et elle ordonne qu'on la ramène à son hOtel.
A peine arrivée, i\ peine arrêtée syus le péristyle de la cour d'honneur,
elle voit son vieux concierge accourir vers die, un t.ros papier cacheté à
la mail). — Voici, dit-il, lesdepèehes du uiiuistèrc déjà police que madame
la comtesse a demandées trois fois ce maiiii. Une estafette de monseigueur
lu lieuienantgénéral les apporte à l'insiaiit même.
— lia ! hi !.. donnez ! donnez donc ! dit-elle en s'en emparant avec pé-
tu'aice. Elle se jette sur les coussins de la voiture, elle a brisé le cachet,
elle lit d'un air satisfait un permis ili visiter M. le comte de Cagliostro à la
Uaslille. — Cocher ! ii la Dastille ! s'écrie-t-c!lG d'uue voix pleine de souve-
raineté. On referme la portière, en tourne bride, et sous iesicbftïwx Ifln
ces, le pavé fuit comme un torrent. ■ ■ roj-ip-j -^f! no?
Or, six mois se sont écoulés depuis la i upture de la comtesse etde l'as-
trologue. Tout récemment la déplorable all'aire du cotlier a éclaté; et, à
cette cause, maître Cagliostro esi déienu ii la Bastille sous la double fi;6-
veiition de vol et d'insulte envers la majesté royale. ■ mi/
Cagliosiro occupe dans la forieresse la chambre où le comte de Braz-
hella a été enfermé, et où il est mort de maladie, à ce que croit le, bon
gouv<rneur. Immuable en sou impiété, il n'a rien vu de providentiel dans
cet éloquent hasard de se tromer avoir pour prison le lieu- même où ii a
lâcliemei t assassiné un homme qu'il avait eu l'affreuse iaiquité de faire
emprisonner, au moyen d'une accusation mensongère, alin de lui larrun-
nerplusà loisir sa femme et sou bien. H ne s'est pas leuioindremeutéum
d'une si extraordinaire coincidence. Loin de là : il s'est plu à faire tenilre
et meubler fastueusementsa notivelle demeure qui, ti la vérité, pourio^jer
un sybarite, avait besoin de quelque transformation; Brazhella, pendaut
qu'il l'avait occupée, s'étant contenté en vrai soudard de ses quatre murs
nus, de son lit de caserne et de ses mcnvais bahuis de sapin. L'astrologue
s'était appliqué à composer l'aspect généi'al du luxe qu'il yiav^it introduit
de deux élémcns peu faciles à marier : savoir, — d'une partvlo poaipe, la
grandeur, le mystère qui conviennent au séjour d'un magicien, 'rr- et, d'au-
tre part, la sensualité, la coquetterie, la joycusctô !|ui doiveolréguer dans
l'asile d'un épicurieii. Le gouverneur de Eaunay s'était d'aille«rs prêté 1-2
plus tnlérammcnt du monde à l'exécution de toutes ses faniaisii's de con-
fortable. 11 est de fait que, dans le dernier siècle, il y avait parfois dcsac-
roinniodemcns avec les rii;i!enrs de cette pauvre Bastille sur le compte de
laquelle on s'est amusé à broder tant do médisances et tant de calomnies ;
on y vivait parfois de façon très humaine, surtout lorsqu'on était gentil-
homme, et qu'on pouvait donner à ses armoiries pour supports et tenans
des pyramides de lingots d'or et des superpositions de fcudatuircs.
Quand on annonça à Gusl osiro la visite ds; la comtesse, ukc véhfimpnie
coiiimotion de surprise le scroua tout cutioi-sur les cous.'ius d'une large
ottomane où il se vautrait comme un léopard dans uue lierl»o plaiiUirouse :
il en laissa choir un magnilique Pétrone iiluslré que' fesloyssii v»louiio|[s
sou obscène manie ; et;" s'abandonnanl à une bouffée de fatuité, comme
s'iln'eùt étéqu'uiisot :
— Je suis siîr, ponsa-l il, que le cœur de la pauvre enfant n'en peut
plus. Elle a essayé eu vain de briser le charme qui me l'assujéiisspit : et la
vôil>. qui s'en vient me rendre son amaur et me redemander le mien.
Pendant qu'il commettait cet impertinent raisonnnement, ladame entra.
A la VU" de sa sombre lode'.te et (te sa ligure soucieuse, il persévéra
dans son idée, et il se permit, d.insl'accaeil q-i'i! fit à Uegiiia, des mauièies
outr.igeuseuiont paternes: comme de la baiser au front,';(;|e l'enlever de
terre sur les bras ainsi qu'un ciifanlclct, de la plonger an.'gein moelleux
d'unsopha,deluimoitre une pile de carreaux sois lespi«Mfl, de lui porter
aux narines un llaeon de sels an;;lois, et de lai soupirer avleic m.-^nsiiéiude
qu'il était au désespoir de la voir si pou raifounable. Kegina de^i:ia de
reste sa vaniteuse prétention, et se prit à en rire de bon cœur,
— C'est vous qui êtes fou, cher astrologue, de \\\c. prendre pour nue
Sapho à la poursuite di; son Phaon. Entre moi et ce ridicule, il y a l'inlini.
Depuis que nous avons roiupu, je n'en ai pa? conçu le plus mince regret,
je n'ai pas éprouvé la plus légère tentation de renouer.
— Mais alors, dit Cnjjlios'.ro évidemuniit piqué, quel genre de sentiment
vous amène donc ici?— Mais peut-être l'amitié, dit Regina.
— Ha ! ha ! fit-il ; vous n'êtes pas si a!)solue que vous le prétendez dms
la rigueur de notre ruptme ; car, le jour où elle se déclara, vous rejeiâtr s
bien loin la sage proposition que je vous insinuai de ne pas demeurer tout
h fait étrangers l'un à l'auire, et de gardei- l'amitié en répudiant l'amour.
Vous voulûtes une séparation littérale : vous en souvient-il?
— Oui, jo me souviens pari'ailement de ma \irile ré.^olution, et je ne
crois pas y être infidèle. Je me trompe en donnant le nom d'amitié au
sentiment qui m'a fait venir : ce n'est pas cela.— Q'ost ce donc?
— C'est un intérêt bizarre, merveilleux, qui n'est nullement iDconcdia-
bleavec la dure et froide haine que ie vous ai vouée. C'est cette curiosité
hardie, cette admiration téméraire que toute imagination vive a pour les
LE MAGASIN LITTÉr.AIRE.
monstres. C'est aussi, — je suis as:cz fiancbe pour en faire l'aveu, — un
singulier souvenir de re que vous m'avez 6i6... un souvenir iiiexpiicable,
mi-parlic d'impulsion et de répulsion... Pardieu, Cngiiostro, si je puis vous
être utile en luelque chose, je liens à le savoir ! iisci-cii avec luoicumine
TOUS en useriez avec un franc cavalier voue camarade; ma bourse cl mon
crédit sont à vous.
— Merci, chère enfant! vous êtes un angéiique démon, liais, parce we
je snis prisonnier, vous avez tort de me croire en pénurie d'à: ger.t et d'in-
lluence. Ma déieniion ne saurait amoindrir le zélé simulinné de mes g:iô
mes qui me puisent des trésors dans .es cntrailli>s de la terre, et de mes
sy'phi?s qui maintiennent dans l'air la sidé/ale foiioriié do mon nom. J'ai
toujours auiant d'or et de partisans que j'en veux. N'allez pas usii p'ns
voii > lourmoiitcr pour moi de l'auguste inibrogUo du procès royal où je
^s-'tiis impliqué. Soyez tranquille : je ooriirai de là en loDe et en amcole
d'innocence, — Maib c'est assez discourii sur mes affaires. Parlons un peu
des vôircs. — Que dois-je augurer de votre sévère toni tle, et sui tout do la
mine sGmbremei.l voilôt que vous aviez en entrant '} Me faut-il von- 1 j 1 œu-
vre de votre ainialile délicatesse qui, s'imagnianlque vous visitiez un cap-
tif Bien abattu, bien élégia(]ue, vous aura l'ait un devou" de mettre votre
apparence on harmonie avec sa désolation pré.-nmée'i' Ou bie;i ces ma-
nières sont-elles l'expression de mécontenlemcus elde souffrances qui vous
soient personnels? v/i
lu — 11 y a de l'exactitude dans cette dernière hypothftse, Cagliostro;
— Quoi ! tout n'obéit pas à vos vouloirs ':• Quui i la succès voii.s défaiif
draiî, à vous si complaisamraent, si libéralement doués par nature cl lor-
lune ? Kst-ce que c'est cor.cevable'? Voyons : qui vous fliagrine :' qui vous
gène? Voire nouvel amant viultraitil les coincnaiiies au point (i'oue ia-
Iklilc avant vous ? on bien n'auriezvous pkisd'iuuans?.. non parce que
voiis n'en voudriez plus, mais parce que vous ne pouiïici tonse lir à en
prendre un qui me fût inléiicur, et que vouà n'eu trouWciia.nuiie part qui
satislît à une spinliljble exigence? , ,., i.u ^n>. ^
— Piii" n de tout cela, devin malhabile. Les amansno m'empC-ciion t point
de dormir. Uipais vous, je n'y rêve plus. Mon arai! a trop d'i-rcnpation
chez file pour se soucier beaucoup d'y recevoir des visiies. Vous vous
rappelez sans doute la situation morale dius laquelle vous m'avez laissée.
J'y tnis toujours. Toujours j'OîCilio sur la pleine mer du Dowte, entre la
lumière et les ténèbres taniolboulsvcrs.'e par la tompéte, lunlùt pétriliée
par le calme ptot.- Vaiwitmerit j'cniassu lectures sur m-iiiiaiioiis, méilita-
tionssur lecJuws, à l'edet de me fonda- du moins un so!ide roclier d'>il-
JonieofijB'sdteà l'abri du naufraRC : vainement j'interroge comme science
de piloli'ge la rumeur intcllcciudle que j'eniends loulcr au échors et au
dcdinsdnMoi : je vague et tourna, dans la inOniî espace, dans li; même
tci'clei '99nS' pouvoir ni progresser, ni rétrogradir, ui siaiioiiDcr; bans
lml'i'eui»'atToctivc, sasis di^gciu prononcé pour le pôle du Mal, et iUiis
amour vériiablo, sans goût déterminé pour celui du bien. — lit pourtant
j'apporte, à l'étude et ii la contemplaiion de ce d'Tnicr, (|iicje necoiivais
pas comme l'autre, un soin vraiment méiilo Mdconsciencicux. Vous ne
saaricz vous iniajiner combien parfois je dépense di! Z'ile à e.\iilnrer ses
li>eis pfiis belles divulgaiioiis parmi les hommes, la SL'go-sii artiijue, Ja
Sapieiice biUlii^ne, et ■la Charité chrétienne ! Oui, je valsjii-qu'ù evjuiiucr
la t'ellgion du Naraj'Cen ! Souvent ma fongueuse fma/inaiion se plonge
atix- bisioirasdécevatnesdes Martyrs et des l'ères du désert. Souvciu ma
citt'ieu'^e raison né ci'aint-pasd'all'ionier les plus subtils commeaiaii;cs, lys
plus dilfuses p.iraplnascs des docteurs et des théologiens. . . ,
;;,Mi.:_llaI San Diavolo! fit l'asu-ologue, riant beaucoup ; que ce serait
donc divertissant si vous alli'Z devenir dévote! ,
ir")ii_-Eh! mon Difii, dit Regina, riant ausi, ne jurons de rien. Savez-
'^Vousque je vais quelquefois i\\ sermon, et que j'y étais cncoie taniùl?
— Vraiment I par Hermès, vous me ravissez. Lia! ça, j'ispère que vous
ôtes dirticile en préilicateurs, et que ceux que vous bonorcz de votre au-
dition sont des clercs suffisamment appris, tout au moins des Bouidaloue
et des Dridaine au petit pied?
' — Sur ma parole, celui que j'ai entendu cette api ès-miiii me seinblf r,|it
presque digne^ d'éire comparé à ces liommes ccièbrcs. (l'est un jeune
liouimn qui dét)^;tc il peine, et qr.i déjà dépasse les sommités cui>lq^u-
raines de la Cihïirr. ,, ',..i'i, , • ,
— Comment 'nomraez-vous celte nouvelle g!')ira saccrJolïle j. ,|
— L'abbé Octobrin de SaintOr. Il n'a pas trente ans,
— ,îe ne le connais pas. Et sur quel thème évangélisait il anjpurd'Imi
son auditoire?
— Sur le p.issé de la religion chrétienne, sur ses périodes apcomplies,
en rcmoniant jusqu'à son miraculeux établissement, juiiiu'ii sa nas.>ani.c
iinmaculée et sa croissance «a'ive au milieu d'un monde tadvc, soûl é de
voliipié et gingrcné de s:ienre... Hj ! Cagliustro, pour.sui\it-eile (.'un lc-
cenl sérieux et pénfiré, il fallait entendre quelle puissance de raison nut-
tait ce jeune lévite à prêihercc qu'il appelle avec saint Paul la sulilime
folie de la croix!.. Je ne comprends pas qu'il soit possible d'alliiT tant
de foi à tant de lumière ! C'est Va un n être ! c'est là «n ipôire 1 (pu lie in-
telligence et quelle ame ! qu'd est henroux. ce jeune .omme, d'être si haut
d'esprit et si humble de cœur !.. l'ci-ez, Cagliesiru, -ic/., raillez tant qu'il
vous plaira, mais vous ne m'empêcherez .)as de l'avouer, 'éljiiuenoodcce
jeune confesseur a su m'atteindre ux >>niraillcs. Si elle m'a ais:ée incré-
dule, elle ne m'a pas éprouvée inreiisible. Je vous assure (|nc rien n'est
beau, rien n'est spécieux comme les nciiilui'os du premier point de ce ser-
mon qui représentent le primordial christianisme, toujours grandissant,
toujours llorissant, malgré les persécutions de tout genre dont il marchait
si cruellement harcelé, malgré tyrans et bourreaux, malgré sophistes et
calomniateurs !
— Dites à cause, et non pas malgré, Ct Caglioslro, qui avait considéré
d'un air de compassion sournoise l'élan quasi théologal de Regina. Uardez-
voqs donc, mon enfant, d'oublier jamais que la persécution est le meilleur
auiiiiuiiiede toute nouveauté religieuse, politique ou socirde. C'est pour-
quoi réiablis.semcnt danmlioiiéiisme, qui a eu lieu par la violence et les
urines, nse paraît beaucoup plus extraordinaire que celui du christianisme,
(pli a pj'éfi.Té le rûle de persécuté au rôle de persécuteur. Que Jésus-
Ciii ist lo'jciie les cœur» et persuade lei esprits en allant à eux chargé de
sa croix ct trempé d'une sueur de sang, c'eoi naturel, je conçois cela:
mais que ravcnluner de la Mecque arrive au même bat par la conquête
n:iliiairc, en s'oU'raut aux nations le sabre Uaiis une maiu et lekoraa dans
l'aulire, c'est prodigieux, cela me surpasse 1
— Kfi nerdçz donc pas de vue qu'il avait 'a feiame pour labarum, dit
eu rinali'iCgbi^. Tout le secret de son triomphe est là.
— Colltacco ! c'est vrai ! dit l'astrolcgue avec une gaîié enthousiaste.
0 macharaïaiite théologienne 1 que de logique vous avez ! que vpus ar-
gumentez bleu !
,1 11 ciulirasie follement la corotesse... ct, à propos de ce dogme capital
du culic musulman, la déification de la volupté, sa Lbidineuse faconde
s'éveiKe, fiéiuit, s'cxolte... elle prend son vol, elle va saluer L's grandes
turpitudes orientales, les priapées antiques; elle va encenser dans le tem-
ple d'; Babyloae, çlle va nager dans les canaux souierroins du pahi» de
Capii'e : elle se sied parmi les convives de Néron, elle fait cotti'ge aux
éiioi mités d'iléliogabale...
M notre Uegina, qui tout à l'heure paraissait impressionnée d'objets fi
luuiiueux, si purs, ne craint pas maintenant d'applaud r à celle verve té-
nébreuse, immonde, de l'aiguillonner du rire et du regard, et même d'y
('jouter de son propre fonds, de l'carjthii- d'affreux corollaij-es, d'aboaii-
nabies scbc/lies.
Je pourrais bien donner ici un fragment de leur conv. rsaiion qui, mal-
gré son .'nfaniie, n'était pas dêppurvue d'un certain a^-réoient ; mois je ne
veux pas ! Cela ferait trop do peine aux lecteurs moraui et trop de j>Ui-
sir aux i/ompraux,
— Je pari.>, s'écria Ca^liostro, que. si voire abbé Oc:o!)rin était ici dans
ce mumeiit, iiots le venions partager sans scrupule, loutséraphifl qu'il
est, les ébutemens de notre jovialité satanique,
— TaiseZ'Vuus, mau'Jit sorcier ! s'il était ici, s'il nous catcndait, l'éclat
de sa sainte colère saurait biea vite abattre l'éclat de noire j«iie impie !
son auaihèaie frapperait de confusion nos langues pubiicaincs.
— Vous avez donc vériuiileuient foi djiis la candvur et la yérta de cet
homme ?
—Oui 1 je le crois aussi franc di<D@ 1$ bien que jp vous crois franc dans
kmat. . '.ui; .
— lié uoa, fongueuse enfant ;,ivp|is tous mentez à voys-mèiijc. Vqijs
ct?s au fond beaucoup moins certaine de so^ éimii<^ que de »uuu iiii-
quité.
— Et pourtant, dit Regina, qui tout bas m effet doutait un peu, les plus
sciisibles marques de véracité, de conviction, de zèle, se fini voir dans
toun les discours que, du haut de sa chaire, il tient au bcju nunde ém i-
veillé. Savez-vous qu'il a conveai le jeune lord l'Cii^éi, la ui.ircliesitja
Jcctovi, le ïiepinie Camille de Tyannes '?.. Augletirrc, Italie et Frauçe ?..
ct s'il a les belles njaximes, il ne les a pas sats les bonnes œuvres.^ Cçsl
incroyable tout ce que l'on r^cqnlp de s* bienfaisante, s<jl,icinjde,*;(iïccs
les petits ct les pauvres ! . ' ^' ,
— Eh 1 iiion Dieu, chère amie, qij'cst ce que la miséricoi^de pro'u»e?
Y a-l-il p.u- l'Europe un ecclésiasti.iue plus Lienfjisanl que le carjinal?
Y en a-i-i) m qui. §9i»i*lt|S! u»4UliSi* pPiè^rc ? \u,ua archange a la fibre
molle, voilà tout. ;
— Dites pi fiiiieâ selon votre fauiaisip, vous ne l'cnipêchei cz pas d'elle
unjusieeuui prophète.
— C'est vous, s'il vous plaît, qui ne rempêch»;rez pas d'être un (uj'^Jflje
ct un bisjri»)». ^ ', ,
— C'est, ce que je vous délie de me démontrer!
— Opiniâtre fille d'I.ve ! il vous serait peul-èlre facile d'arriver par
vous-même à cette di'monstration.
— Et comment cda ?
— L est jeune, BiVivci- vous dit?
— Oui, très jeune.
— Est-il beau, bien fait ?
— U est passablement fait. Quanta de la beauté, des iralis quel tue
peu abiuples cl sauvages comme les siens n'en comp: rttni guèie. Ce-
pendant, lorsque l'éloquence l'aulinc, lorsque son auo surijit dehors, il
se triuisligure, ct i) est beau.
— Au surplus, beau ou laivl, n'importe. Il est jeune, cela sulpl.
— Or ça. maître Reliai, où me voHiezvous conduire ?
Ciigliostro ne lépumlit p..s. Se collant l'.ndex au f.ont, il scmlda se ro-
ciieilbr. H se leva et se put à lùiler pw 1.» chambre, avic la pliy^iononile
intense et froncée d'un iiomuic qui rt garde eu ded.Mis. Un sourire £lr.ingc
aunuuça bientiUque sou idée se débrouillait à soii gié... L'a geste ainuu-
icus liii échappa comme pour la caresser... Puis, ù'^i^ ln^\i ùiciupru&i.
LE RJ4G4^LN JïITTEUAIRE.
ous conyiçriir^B^Ht «i^fi|t.llHi,lfca,^e yQU?„«:q?R^er,
l, vous vous rt>i)ç>çQrc,z.,cliez le ()ieu au bien. 11 est
il se dressa tout droit, detaïuia comtesse, J,ui $9|s|(, Ip bfa?, ,lui/rf\i^%
dans la laaia : , ,, , hiwMi.iIjV) ;■< i.nr" iinu i.iii • ;>) '^uia.i;
— 1- couicî-moi ! U faut >pm*(B^rpr..j|i^(rt0H!ffifiB', «iQiWRPiWiHÇrîJQ-
mOaic, et vousrciulre ainsi au.CJiiCcssituiuftl, jl^il'uUic uo S-^iiiO^. La,
^assemlJlc^ tout ce que vous avez tl'impuiU'ur cl d'irimii', et [uiuilicz. sa- .
taiii<|:;eiueiU la saiiiUliî de \a confession, AriicuKz d'un luu le le ci,flH:,
dacieiix 11 uom:nc'.aiuredc vos pluj grospJcliOs;,vaiiU'i vous, gjifriijtjfli ■
TOUS de le.i avoir commis. Je gagerais ma iôuî,(]u,e (e phaiisicd, «ji-i «l'ii^ ,
bord !;c feiudia l'piuvaiiUdjk'iUL'iil scaiulalisi; dj v,tUi; la!i;.,'.i,^e,., linij-a.;
â)ienlùt [ai- eu Ochanger uu semlilablo ay^îc, vous,, ,i^îf,, par v.nis avpuçr,;,
f1a!bl.;s tenues de U imimlauitj la plu^ipjéiiup^.qft'iiiie ciuii cl ftft^ 4^5,1
aire d'auye ciel Que celui de vuire alcôve.. .,,,_ . .,,, h , ,1, ■
— Vous êtes ia.ui'ii^ible d.iiis \olre {ioiît pour la saciilégc, Caglios-
tro îiiU Jlt'Rina qui Sw- s :iiujil ii la fols reppussôe par l'iimieur d'uue; iejji,e,
inspiration ciauirce par spfi CAJgiBi^liték.,,,-, ^j^p .,„ .,j vmI-. 'i-nubiio^ onju.
— Sacrilège ou non, q!i"impûiU!..>J ceyc diîu),Mx)icT)fiUtvXSpref,mji«,
l'orgiieilleuv repos d'espiil que v«(is,;\vez; perdu! En actiiii'jaui lai preuve
quel'aposlolat de volrc abbe n'ca ricn qu'un biau niauieau deiijL'àU'C,
vosveléités chrédeuues, vos Ooulcs, vos remords, s'aiiôaïuirqnt,,", vous
roilcvieniii'ez la Reflua d'aulrcrois, la femmu forte qui scr\aii le sombre
dieu du wiii avec lant ('e co!^:^^ailto(n d' H.'i riii r. , , , , ;, c ;
— Mais ei, au contraire, comme].; le iCiUi', l'abl)»^ de £ainl-0;rc^t.un
vrai saint ?
Eh bien 1 alors il vous
chcîli Dieu du mal,
urgent de vous décider eulin pour Tune 4e(]Ç|i}S deux régions. Le jas;e Uii
lisn entre elles est misérable. ■■hd'- ■■■■•ii -
En court silence inirrvint. L'astrolflgise.se.îeva de nouveau, se rewil,'^.,,
marcher il grands pas, tout exubérant de fatale agitation : renlhousiasffle
d8 l'i^bime contractait, dilatait son orageux visage, qui, vigourcusemcut
verbéré de tons fauves et rouges par l'oblique émission des flammes flu
soleil cniicl)aj'|U faisait l'effet d'une horrible tète de brome eopleine iucan-
dcscchcé au mUicu d'une fournaise.
-^ Çiàifflesse de Eraziiella, fit-il de sa voix iouWiumai'ne, est-ce que
lid^^d'afler tî-aver le' terrible dieu des chrétiens jusque dans son sanc-
tuaire jiesQUj-it pas à la grandeur far.ai,tcjae d,e vol,re orgueil ? Est ce qu'il
n'yap'as r^ (Te quoi séduire votre curiosité, ciarmer votre ironie, Irans-
porw^otrc courage 'K.. Quant à moi,— contiuua-t-il d'un geste solennel
en ^le'anl et en paraissant grandir, — si par hasard, ù l'heure oùj'a-
bordCj^ii t)uUe-to:nbe. il m'é'.ait soudain révélé que Jéhova et Christ ne
sonl'p''S des mcn'oiijit's, si mon ame, condamnée par eux, tombait d'es-
pace en esiiace vrrs Ici^i; enfer, —j'en jure par Hermès et Arimaiie, —
je siibira'Ls inacbutu sau?: peur, fans découragement, et j'arriverais dans
l'alùaïc élrei^;nant i)o'tir consolation la généreuse espérance de parvenir
un J'jur à réj;ni:r siu- Icid^ nioas, à régénérer leur bravoure, a les enga-
ger dans ulic nouvc !c révolte contre le ciel, et à précipiter dans les flam-
mes à iio'rc place les trois piiisoiine^ delà Triniiésainte !... Oui, j'ose-
rais ïmbraiser U'i tel espoir, et je connais assez ma surnaturelle persévé-
rance pour être certain que \>i ne le quitterais pas de toute l'éteruilé.
Le jour baissait. On vint avertir Mme de Erazhella qu'elle ne pouvait
deiqeurcrp'us long-temps avec le prisonni r.
Itéiîi|i,i'prit congé de Caglio,->iro, traînant aprfcs soi une foule detumul-
tnaii^eYpénséPS , tou'.es au diapazon des dernier es paroles de cet impie.
V,-\ nuit qui porte conseil, comme dit la saplence bourgeoise des nations,
lui ij^isç.liivdc .leijjer lesaailége que lui avait proposé rastryjoguç.
•ed L" oivuô'l' 9lifi !9 , Jw'a ai'l' , "" ^''i' "^ ^"^ < ûo^'i-'=
- ihmo ni''h doiEfT rfi'lfcffp' SACRILEGE. ■ 9:. -leulE? s a^bi:)àb J
Eff lendemain, Regina monta ea carrosse a nniU etsQ^^C^lcpnpiure a
réglbp.NotrcUame., ,
(•/ciiiii Kl que l'abbé de Sailli-Or disait quolidieuncmcnt la messe et
qu'il.avait son confissionnal, . .; ;V
EJIiiJ}^. demander quels étaient ses jours de confession : on lui, fit ré-
pca^-pauc c'éiaieut les Inntlis et samedis. Elle rencontrait bien, ce jonr-
là^'dJftt,pré(;i*ément un lundi. ., ,l,
Enc se dirigea donc vers la chapelle latérale affectée a lal^béipour son
miiUi^toi^lepénitencc. :_,,,., , . ^i-'v.' n
0^„e)'c ataii à peu prés reconquis fon ancien sommet d impiété,, elle
était presque di;venue la ï\i:'^ina d'autrefois, comme disait Cagliosiro.
Elle rorrcbait au sacrilège ivre de rébellion. Ses arlères batlaient d'un
sang matamore. Les fanfares de rcrgueil la pou,;saient joyeuse aux vo-
luptés du combat. Son pas s'agrandissait et .s'appuyait comme le pas d'un
Tuan. Elle se trouvait spblimc d'aller ainsi faire la uuene ir Dieu !..
Quand elle entra dans la chapelle, deux personnes s'en reliraient d'une
tnndesle et pieuse Jémarche. C'était une belle marquise italienne et un
jeune vicMiilc français, deux des trois plus célèbres conversions do M.
de Sailji'-,px,' IJ.'i étaient tellement possédés des auges, qu'ils no remar-
quéri3Cf,;vïar,),'flHare païenne de Rcgina, non plus que sa par.mp à la fois
insoWe,C,i,iu,spk«te. , > - , .i;iv;ib 'n iiii'!,'j'u'i.
Il ne refait plus qu'un digne vieillard, chevalier de .Malle an, sweWJ»
qiii,^ a genosix.^lani l'une des ailes du confessionnal, ne craisnaii pas d'hu-
milier st s soi.\f.iae-ilix ans aux pieds des trente ans du confesseur, Re-
pina allii s'i uil lii' (laiu jà sccQQilc î»ile,i, iii?jpii)Hei)te,i^iflÇ, Mi)i ,jiî»l?Ri^P
Elle entendit bieniôt le vieux gentilhomme s'éloigner, — elle guichcf
de lagiille que frOlaii son haleine s'ouvrit.
Le prêtre, qui tout d'abord s'aperçut que sa pénitente rivalisait de
luxe et de parfums avec la biblii]ne reine de Saba, sentit la chasteté de
ses yeux et de Si's narines déplaisamment surprise.
Néanmoins il attendit, sans çff rleq marquer, que la pécheresse coin-
mcnçrit ses aveux. ,,, „i ..rjM-,»: ,.1, .„ , .. , . . :,;,'3
Au lieu de baiss3r vers la torrft un visage plein de repentir, Regini^jg,
dressait vers le ciel un front plein de menaces : son sourire, son iegardi,(.^,j
sa voix, — raillait, — bravait, — ricanait ! ^^,(,.,
' Elle osa parler ainsi : ' ; ,,( ,,,, .,
1 — Ne me bénissez pas, mon père^ parce que j'ai péché, et que je W,c|^,|,i'^
glorifie. _ ,,'. , r| ;, ,,V
Mon père, je ne crois pas en Dieu, ni en Jésus-Christ, ni en l'édise ; ,,
Je suis un monstre d'iucrcduliié et d'impiété... mais je m'en moque !
Mon pore, j'ai commis force adultères... mtis je m'en moque 1
Mon père, j'ai fait emprisonner mon mari pour un crimp,,t|onVfl él^j^ .,
innocent.., mais je m'en moque. , .,-,;,,,. ,_,,,''
Mon père, j'ai été la inaiiresso du plus grand scélérat de la terre,, j'ai
applauJi à beaucoup de ses forfaits, j'ai laissé mon rang et mon or par-
ticiper à leur exécution... j'ai fait tout cela, et encore bien ,^'3}}^fj^|^ftyify_,^j
variables clioses, mon pcie !,,. mais je m'en nioqne ! !),,rn r,i ù aoi'ioqi
Qui ! ce fut ainsi (|u'elle osa parler ! ' ' ■ 'y-c^^u
Rien ne traduirait la ttriice méchamment exquise, la grâce de sirène ftli,,,»
de lalhi avec laquelle elle accentuait et mimait ce refrain monstrueux '.je, -.
m'en mociuc! celte abominable parodie du sacramentel :jc vi'accusa / ^^
Pendant cet infâme discours, Oclobrin demeura parfaitement calmé ,,,jj
entièrement iiapassiLile, comme un gothique abbé de pierre assis sur la ,^
pierre d'une séphlture. Celle contenance imprévue causa aux nerfs d'açipj; ,,(j
de l'héroïne un .iro.u^ile qu'elle eut la force de dissimuler. ,„ '\"
Quand elle cul iFiii, le prêtre continua à la regarder en silence, toujoufsi;, .
avec son air immobile et iiiarmorécn. V
Un si formidable sang froid l'impatienta, l'effraya ; elle craignit d'pn ",
être à la fin irrésisiibloment dominée ; et pour combattre sa puissance , '
elle se résolut à recourir encore, alla flèche du sarcasme. .^^
— Eh bien ! mon père, dit-çUe , ne m'ordonnez-vpus rien pour ma ft^f^,,^
citence ?
— Attendez un peu , ma fille : j'y songe... dit le prêtre avec un timbre
de voix aussi profondément tranquille et grave que sa physionomie. , . ,
El il rentra dans sa rigoureuse taciturnité; et long-lemps encore il l^'jr'"
complut. , • ^,.,,;:
C'était, vous le savez, une femme douée d'une bien immcngi^' énergie ^
que la Ilegina 1 pourtant, elle éprouvait une immense fatigue dài^à l'cûort '
qu'elle faisait pour ne pas faiblir devant ce rude fascinatcur, pour braver ,
d'un visage inllexible cet inlleiible visage , ppur oppçscr marbi;e à mar- '
Enfin le juge rompit le,silen(!<^ ,[,j,.-, . u! ".n,.-.,!- pu.^ïjVa ^.u.v,' j'iàd/fi
— Ma fille , dii-il , la patience avec laquelle j ai écoule Vos insuiieJ et .^
vos blasphèmes — est rare, — n'est-ce pas ? Vous é^iez loin de la prévoir;
et vous vous ellorcez en vain de me cacher l'étonnement iuoui qu'elle j,
vous impose. Il ne m'aj^parlient pas, à moi prêtre indigne , d'en lirer va- ^^
nité : cependant, je ne. puis m'empèclier dé déclarer que c'est chose vrai-
ment méritoire. Oui, Cesi très beau de ma part, je le déclare, — et deja^^jj,.
vôtre cela mérite récompense. , , nuÀk —'
— Commandez, mipisjfe du Seigneur! La servante du SeigncvH'.,i^Sil,yq-
tre servante. , .' '
Elle accompagna des paroles d'un regard qu'elle voulut armer de luxu- ,
re. Mais le pouvoir faillit à son vouloir. Le regard fut chaste, malgré
elle,
— Voiiii, dit le prêtre, une docilité fort louable. Elle m'édifie beaucoup,
et j'ai hâte de l'éprouver. Donc , pour me récompenser , promettez-moi
que vous accomplirez fidèlement, ponctuellement, la pénitence que je vais
vousdicier. ,„(., ■ ,,,
— Je vous le jure sit^ mon honneur ! dit Regma avec ^^cent franc
A ce mot de mon liûfineur, invoqué par une telle fem^^'p^, l'abbé de
Saint-Oreut de la peine à réprimer un sourire. LiDr.,^ ,.
La comtesse en fut blessée au vif; elle devint pourpre dtf Colère , et dit
âprement: „ ,, , ,,, .
_ Vous riez, monsieur ! il est peu digne et peu noble a vous d équivn-
quer ainsi sur les mots, même ucitcment. Ce n'est pas d'honneur Icmmiii
que je parle, puisque je n'en ai point, et que je mets ma gloire ii n'en point ^.
avoir : c'est d'honneur masculin. Oui , pardieu, j'ai de l'honneur comme
un homme! Je suis de bonne maison, monsieur ! La foi du serment s'est
toujouis maintenue inaltérable dans ma famille. C'est un vrai genlilliomiBe
qui vous interpelle ! un chevalier sur la parole duquel vous pourriez as-
seoir le monde ! ,
La fibre patricienne d'Octobrin s'ébranla tout bas au résonnement de
celte jaciaucc féodale. Malgré lui , dans les profondeurs de son ame, le
vieil homme ressuscita pour y applaudir avec transport. Mais ce grand
émoi ne trouîda ((uc son intérieur; il fut assez maîire chez lui pour 1 obli-
ger ii respecter le calme de son extérieur, et pour en débarrasser rapide-
ment ses esprits. -
Une autre émotion plus confofnie au génie du sacerdoce le remua en
LE MAGASIN IITlÉRAIRË.
même temps que cette réminiscence mondaine. C'était la joie de rencon-
lier, parmi la foule des coirupiions de Regina , un bon sentiment , une
giandeur, presqu'une vertu ; joie pure et judicieuse reposant sur la vérité
de ce principe qu'une ville assiégée est a moitié prise dès qu'on y a des
inteili;,'encfs.
— Bien parlé, mon gentilhomme ! fit-il d'un ton à la fois austère et cor-
dial.— Je i-erois donc votre serment du meileur de ma confiance. Oui, j'y
veux croire comme à une chose sainte.— Or, voici raainieiiant ce que j'at-
tends de vous. Ce soir, un long et large roirre sera porté de ma part à
votre hôiel. Quand soimera l'heure de minuit, enfermez vous avec lui
djus le plus retiré de vos appartemens. Là , ouvrez-le, vous irouvciez de-
dans quatre cierges, deux draps noirs , une tète de mort et u:i psautier.
Vous prendrez sur vos meubles autant des coussins que vous voudrez, et
vous en formerez au milieu de la chambre un lit que vous couvrirez avec
les draps noirs. Au pied de ce lit , vous placerez la tCtc de mort sur ua
fauteuil en guise d'estrade, à son chevet vous poserez le psautier, et ii ses
quatre coins vous mettrez les quatre cierges que vous a lumercz. Cela fait,
vous entrerez dans celte couche , vous vous y établirez coramodément ,
pu'SVous ouvrirez le psautier dans lequel vous devrez lire le De prof un-
dis et le Miserere. — Sans nul doute vous aimez la poésie, et vous avez
peut-être l'habitude de feuilleter avant de vous endormir quelqu'un de nos
poètes à la mode. C'est pour ne point vous faire déroger à cet élégant
usage que je vous impose la lecture de deux élégies, un peu vieilles à la
Vérité , mais qui , je l'espère , ne vous paraîtront pas de moindre valeur
que celles de l'époque.— Cette lecture achevée, vous vous recueillerez un
moment, puis vous répéterez phrase à phrase, mot à mot, votre confes-
sion... Vous entendez bien? Mot à tnotl sans en rien eiiçepier, pas
même le malséant ye m'en moque ! Après quoi, libre dCj^ti^t soin , vous
pourrez dormir, si vous avez sommeil... , ,' ' , '
. Regina fut quelques secondes sans respirer , sans potiv^ir parler ; le
saisissement l'étranglait, lui liait la langue. Mais bientôt , de toute sa rai-
deur nerveuse elle s'appuya sur l'orgueil, son grand soutien, comme on
s'appuie sur tine forte épée de bataille , et se remparant d'un sourire dé-
risoire, d'un ton faronché : .,0)
— Mon père, dit-elle, vous avez ma parôlCM.,; Je me prêterai donc vo-
lontiers à votre exigence fantasmagorique. Mais ne vous hâtez pas de
sonner victoire, mon révérend père ! Oh ! vous ne me tenez pas encore.
Je TOUS l'ai dit, voiië' avez alTaire à on homme. Je ne su's pas encore
vamcoe, , . ,
—Vous lé' yeréz demain, ma fille. Demain vous m'appellerez auprès de
vous, touçhte (le repentance. Le bras de Dieu vous aura terrassée, com-
me saint paiir'couraat h la persécution des chrétiens.
— Lebrà?deDieu!... A quoi bon celte emphase? Comment votre sa-
gacité vous permet elle d'essayer l'image du Ïout-Puissaut comme épou-
vantail sut' iiii cœur impie, incrédide, atbée ?
— Oh ! vous êtes impie , ceU est bien avéré ; mais vous n'êtes pas
athée; vous n'êtes pas même incrédule. Veuillez reuojicer à cette pré-
tenlioD. '
-^,Ou'éSt-çe h dire? Ai je manqué d'énergie et ddjieiteté dans ma pro-
fession lie m^fcréarice ? Je vous ai crié et je vous çàe encore que je n'ai
ni foi, ni loi ! Non , non, je ne crois pas ! ',''■'
— S), vous croyez.. N'avez vpus pis blasphémé f ^Est-ce qu'on injurie
un être que l'on suppose imaginaire ! Le blasphémé est un acie de foi.
— Alors, c'est l'acte de foi des démons.
— D'accord. Vous ci-oyez à la manière des démons , mais vous croyez !
—;A propos, madame, où demeurez-vous ? Où dois-jc envoyer le coffre
en question ?
— A l'hôtel de Brazhella, monsieur. Je suis la veuve du seigneur de ce
nom.
A ces mots, l'abbé de Saint-Or bondit sur son siège , et cacha sa tète
dans ses mains.
Cette involontaire manifestation que Regina ne put comprendre, le lec-
teur, lui, la comprend parfaitement.
Au reste, elle Aura peu. Ociobrin se leva triste et pfde , mais entière-
ment résigné. .. ^i ce fut avec une solennité paisible qu'il dit à la comtesse
en sortant du coiifessionr.al : uinii-n c
—Adieu, ma lilfe. A demain. ,, ^^l^^^.,
..vinpi'b êuov é sidon l^^' Josai.îtat.
Le prèffe n'était plus Ta, et cependant Regina restait encore à genoux
morne et immobile , tant la chape de plomb de la stupeur pesait sur
elle....
Enfin cllese releva , mue conimc par un ressort , et elle traversa l'é-
glise d'une vitesse machinale, sans voir ni entendre, ayant pour les choses
extérieures l'inseiisibiliié d'un fantôme. — Elle allait, elle allait, comme
on va dans un rOve, l'ame éblouie de vertiges, ks pieds invinciblement
poussés. — Elle sortit ainsi de Notre-Dame, et elle continuait à tiler droit
devant soi, oublieuse, dans son état de somnambulisme, de sa voilure et
de ses gens qui l'attendaient, lorsque ceux-ci, venant h sa rencontre, la
rappelèrent ;i elle-même.
Elle monta donc dans son carrosse, et ne répondit pas d'abord h son
rhasseur qui s'enquérait humblement de l'endroit où il la fallait mener.
Elle employa te temps d'hésitation à écouter sa railleuse et superbe rai-
son qui se réveillait et lui disait : — « Pauvre Regina ! lionne devenue '
«brebis! te voilà tout émue et palpilanle comme une petite nonne que
«sa mère supérieure a bien grondée ! Femme de fer, n'as lu pas vergogne
«d'être ainsi ployée par l'iiscendant de ce prêtre orgueilleux? Est ce que^^
uson ridicule attirail d'objets funèbres, est-ce que sa fantasmagorie/'' l
«comme tu disais si justement tout à l'heure, aurait de quoi t'ell'rayer ?''_''.'■
•Allons donc ! tu as les nerfs assez vigoureux, la judiciaire assez intègre -
«pour exécuter sans faiblir l'extravagance à laquelle t'engage ton serment
«inconsidéré. RemelS'lol! ralTermis-loi ! Envisage résolument lacérémo-
«nie de ce soir, et travaille d'avance à te munir pour l'aflionter d'une'?
«inébranlable présenté" d'esprit. Va dans le monde : retrempe ta force ait', .
«courant de ses éroliquf s sagesses; tes veines se délivreront, dans ce''"'
«bain, de h supersiitieu'c vapeur qui les charge, o — Elle goûta le roo^
seil de cette voix intérieure, et, afin de le pratiquer, elle se fit sur-le-
champ conduire chez je ne sais quelle baronne fort à ia mode aljrs, dont
la maison, rendez-vous journalier des gens du bel air, des galan» cl des .
ga'antis, des lettrés et des riches, ne présentait que festins et bals, qu'a-' ' '
monrs et jf'uv.
Elle passa là iine de ces folles journées dn vieux régime que nos grand'-
mères aiment tant à se remémorer, et dont elles nous plaignent si amère-
ment d'avoir perdu le secret,
Elle s'amusa, elle s'ébaitit; mais, d'une seule aile, d'une gaîtéjaune,^..
Un sinistre bourdonnement obsédait sans répit les limbes de son cerveau,'"
et la poursuivait, quoiqu'elle en eût, jusque dans ses meilleures folies.
Le soir, elle se rendit à l'Opéra, comptant charmer son op'niûire névro-
se par la vue et l'audition des voluptés de la danse et du chant.— On jouait
une pièce n.yiholigique d'un genre tiès sévère et très sombre, dans la-
quelle revenait sans cesse un grandiose anathème sur les contempteurs
des dieox.
Regina en fut désagréablement affectée, et quitta la salle avant la fin du
spectacle.
Elle rentra chez elle.. .Le coffre de l'abbé l'sttcndait ainsi qu'une petite
boîte scellée qui en contenait la clé... Elle le fait porter dans celui de ses
boudoirs qu'elle préférait sous le règne de Cagliostro, et elle s"; enfermç.
avec lui. j"'^'
Sur le terrain , en présence de l'ennemi , son courage , passablement^!''
douteux jusqu'alors, se prononce et se déclare : ce qui est arrivé à pliis'- "
d'un héros. C'est d'une main ferme , sans palpiter, sans sourciller, qu'elle' '
inroduit la clé dans la serrure et qu'elle levé le couvercle. Elle inven-
torie les objets et voit que l'abbé n'a rien omis : cierges , draps noirs ,
psautier, tête de mort, tout s'y trouve.
Avant de procéder à la cérémonie, elle va , les bras croisés , faire une
station devant un grand portrait de Cagliostro. — L'asti-ologue est repré-
senté debout sur la plaie foinic d'une tour, se livrant à l'observation de*
planètes. — Elle le regarde d'une façon résolue, comme pour le prendre'':'
à^téaioia de sa vai'Lince. Par un jeu de lumière provenant des lampes du' '
boudoir, et aussi par un accident de sa fantaisie, la figure du portrait
lui semble animée de l'expression démoniaque qui animait la veille la fi-
gure de Voriginal pendant qu'il proclamait son épouvantable et ridicule
dessein de détrôncment et d'usurpation envers Dieu. Elle s'élcctrise à
considérer l'étrangclé de celle apparence; elle y adhère , elle s'y noue
d'un nœud sympathique, elle la fête comme un renfort que lui envoie la.
monde exira-humajn des sortilèges, •''"'
Au bas du portrait, sur une crédence, plusieurs livres sont pèle mêle r
les uns très religieux , les autres très irreligieux. Par un caprice de su* "
perstiiion , elle en lire un, sans voir ce que c'est , et elle l'ouvre au ha-
sard, décidée à saluer ce qu'elle va lire comme la parole d'un oracle. —
Ce volume, c'est la Bible.— Elle tombe au beau milieu du poème de Job,
et elle se heurte à ces mots proférés par Jehovah :
0 Si tu crois avoir un bras comme Dieu, et tonner d'une voix semblable,
«achève et fais le Dieu tout-puissant. » ;
Etourdie, elle recule... tant ce défi d'en haut a éclaté sar son amc, tan- "''
son fracas lui réalise la trompette dujugement. Elle regarde si le portrait'
n'a point pâli. — Non , il est toujours le même. Sa supirbe est aussi ra^'^*^
dieuse; son front d'airain accuse au même degré le fantastique projet! ^^
d'escalader le ciel. ^
Devant ci'tie bravoure elle a honte de sa peur. Elle rallie ses mnvrns
belliqueux. Gomme le cheval de Job, elle se redresse, elle frappe du pioi1,
elle aspire la guerre à pleins naseaux ! comme lui elle s'écrie : .liions !
D'un mouvement rapide, elle enlève tous les coussins de deux canapi'-«,
les étale au milieu de la chambre, sort du coffre les draps noirs, et de tout
cela forme un lit assez commoie. Au chevet elle place le psautier ; nuj
quaire coins elle pose les cierges qu'elle allume intrépidement, cl au pied,
sur un fauteuil, elle met la tête de mort.
Puis elle défait sa toilette, et elle se couche.
La lulle alors commence à l'éprouver vulnérable. Les physi Tues et méta-
physiques appréhen,>.ions de la mort gravaenl vers elle. Elle songe au
corps, surlequei se ferme le sépulcre; elle pense à l'ame, devant laquelle
s'omr.' lau re monde. Sa chair frissonne à l'idée d'être ensevelie dans nn
linceul éioullant, d'être clouée, scellée dans une bière étroite, et de sentir f
serpenter sur soi les caravanes des vers du monuiueut. Son esprit s'efTire,
se cabre au bord du néant ei de rétcrnité, ces doux inévitables çonQres
auxrjuels toute philosophie et tome religion sont forcées d'aboutir; il s'e-
tonne à bon droit que certains sages du siècle estiment le rirn du premier
^0
LÇ HIAPASIN LITTÉRAIRE,
(\e ces gouffres moins furtnidible çmc le (ont du sc.coud : nV/ce pas,
aprts avoir été, — \^ seinb'.o uue çuudiiiou aussi udi tuse qu'ôire tou-
jours et être mal. " , ,,[. jj
' De telles ci'sitatifiDsl'ôo'ariCni 3. sofl(lisccrnejiiénts'^ll{;rc; l'iliusion ia-
terwcrt. — Elle s'iussi'iii luui'C invisib'.e main serre et ajuste le drap
fuiièlfre i\\\ i.)iig de tjou Jit, et çUe se demande si ce n'est pas l'avide jMui t
qiii irond suiii d'assiuer autour dest's meiubieS ce pan de sou Ciaiiicau.
Elle se p T;ii;iJe,(jue le iiidcuv crâne bl^uc quidinuiue ce ^rapdderou-
leuienido serge npijé lui jc'.le de saidonii|ues ic;;a^ds quila foùillciubo»;-
riblçanciit : pour se faire uu icmpiri couuc eux, fî,lle^, saisit le psauiier,
1 p'iivro Cl le ticutélejé coulre squ visage.
Ausji lii.U eirë doit c Olive/; Cl- avec ce divin toiiio, Cela est compris
dans teprcj^rauimc de sa pCiiil^nce. 11 Juifaut ré.i:erle De Profufiflin.^l
lé 4/jieJ-c/r. — Elle co,:;U)vif ce par le Jl/ùcrt) 6'... iiiufri,
NVsiicpas, Uoyii.a, u'esl-cc pas qu'il avait raison, le prêtre, ldr^(}.u'il
le (jisait que tu lirais li quel(i|iic cli>>e de vraiment sepéiieur en fait de
poésie':' Oti! u'est ce p.;s, qui'lu giando, (juJ^e luirin^nsc, quel!.; victo-
rieiise, quelle oniaipot nie poésie ! Couinjc elle enveloppe ! coiume elle
enchaîne ! Comme ellv- glace ! comaïc elle 'urùle ! comme elle pénètre au
fiiid des os! commç elle scn,l bien son roi des épouvautemens !...
Excédée de terreur, el'è ne peut cont'naer : eiie'éearte de ta vue le re-
doutal)le bvre... Mais abvs lUe se retrouve sous les re,;arJs de la t'"'te de
mort ' Elle ne les peut tolérer long teu\ps, et pour y échapper, elle est :
obli^'ée de reprendre sa lecture... ,,'•■,,, , ,, i,(i
Vingt fois sa demeure fait ainsi altprfts^ ces deux fascioationSf fp-^^!i-
vaiit (ie l'une pour se livrera l'autre... A. la (in, lasse de ce dQjJtile^'^fjp- ,
pMce, elle repousse le livre et ferme les jeux. ,, < ^
Ou plutôt elle es. aie de les fenu.T, niais en vain. Sa rebelle paupière
dcmeu/c beauté, malgré reffurl inoui de sa vclonié pour h clore. Lu i.Cie
de mort Uiomple ci de sis re;^ardsia peifore tout ii ioii aise. , . ^
iloireur ! le crâne se met à lui chauler le reste du De.' 'ProfuncU^^ij\Çf.
une belli! ïtix de cuivre comme eu ont les ebaiiircs de eathédialc ! c les
g latre lu urs des quaire cierges devieui;ciit toutes routes, s'éteadeut,
.s'élaigis-|ei)\, (inisjcnt par se joindrç, cl p^r ne i)Ius former qu'urne
.seule llanimc, un cfTi ayant cercle de feu q,Qi tournoie, et siijlc eu Ipur-
Etqdan/iîc crâne a tcrnuiiè sae (:l\à^ii(',#
j,. i-^RjeAi'lia! la confession! ré/pète la ,çûpr^!Ssiç»".Jt,iA'«,st.,tJj»)S,tff péni-
(IfUrce. Ueginal Rcijind! lacoufessiou! .f,,r',,,.M' .i'ï-v i
./■'pi! coLu^c ellç voudrait erier, li mal^curensc! comme elle voudrait
.fuiriMaisle diap noir pèse sur elle comme la tluHe d'uu tombeau...
*^i La i(,'lp po!,rsuit : , .' ' , / , ..
; 'Z- :ru{,c veux pas ?,^lors,; ce; ;erq tapi qui la repaierai. Tune ^UJtpas
ic,Jirp'?ÇhI)iei»'U.5» j,éco}|ffi};a5.î ,' ,„ ,,,,,;.,; • ■. „ ,
„ iSr; me U^^(fZ,pffi,jn(^a.j^^Kq^,pa^i^^^^^^^ 'pf(ili^ ef^qtiçjç'^n en
,. ilp>i'ptrc,j,enf'c2'ois pas Cil Dieu, ni en Jtsus-Christ, nicnl'E-
;g/ùe,- je swfUii\^^aiu}nl4^1hpi^làa^^ vtals je nfcn
îi: gj :a u'cn entend pas davai^lagc.,... La mesure est comblée. ... elle
lueuit.
Ou, du moins, el'c crojt mourir.
San aine se dé;aehe, — s'élève,' — et plane un mpmem d'un air navré
au (kjsus de sqn corps qu'elle laisjç li ioaujiné sur ce dritp noir, entre
'ces qiaire cierees... Puis,'eïre vayérs la fenel'reiqW/iî'oi},\jf.^ Çpur Im "•
.'/IKoI) 1 >iiidelà, dans l'espace, c'Je Irouve au nanp des nuées le roi des
ép9U[;ui^. qiens qui l*aiicii(l.')|t6u:^sou c/fey^/_^a/cvIA|^preud en croupe,
et s'élai'ice avec elle dans l'iuimensîtér
■ jitjî. '
1 II II )
. , . ,' . . . éJ il ■itlflînnÏTi aT»vci'il:i
Lo cheval monte, monic, et son essor avide
S'ciniiarc avcp fureur «les Saharas du vlile.
S'aventure à travers des groupes de lîabcis.
Iles mers de l'inconnu tnonslrucux arcliipcls,
l'rancliit cent lourUillons, êÎMit Irombo-, cent orages,
Ccnl gorges de chaos où vaRucnt des mirages ;
Et partout l'ample, deuil d'une proloude nuit,
— Itcael du cavalier. — le dcwuu-c et le suit.
I.'Amc, en passr.nt auprès des pudicpies Eloilei . , „ , ,
ï.es voit, i son aspnci, sous de funèbres voiles;" i'j"i-J"»« " "
Se dérober le front; puis, elle les enlend,
A leurs chants de bonheur faisant tiévc un instant,. -,
•'rendre une voix lugubre, aruére, consternée, ■—«g-,,,.
l'oiir sï dire : — l'icurons! car celle Ame est damnée I
l.e cliùval rnontc cncor, laissant bien loin, bien bas,
T.e p' ■iiplc sidéral scus le vol de ses pas,
Il bondit de hauteur en hauteur, — d'mbe en orbe :
Haus chacun des élans de sa course, il absorbe
Un espace qui vaut, tant il s'ouvre géant,
JliUe fois notre Terre avccnoUc Océan.
iiur MU sol,eil éteint dont fume encore la cietc,
A la fin levoilà ijul se pose — et s'arrête...
— hl-n. dit le cavalier, bicti ! c'csl iel le lii'U. ^
— Oit siimines-nnus? dit l'Arne. — Au inbnnal de Dldu.
l,a pauvre amc qu'élrciull'élernilé sans borne,
Ailouf de soi piol'jiige un regard leul et morae.
Ipulpn hanl, dans, l'éclat d'un brùianl Sii^ai,
Soa^ iju dais que le nom du grand AUoiiaï,
!II()
— Paiiitc^é fulgurante,— .1 son faîle décore,
l:a Triangle plus saint, plus fulgurant i iiei re,
I.'.imour du bienheureux, la haine '!n niaudif,
S'élève, se déploie, et régna et respK>n;tit.
Sept esprits vêtus d'or, deliout conlre 1rs rampes
Du luarclicpied ciivin, — leilleut eouimc sept lampes:
lit riniinurtahté desyryees ùç leurs corps,
K\!ialc iiiecssaïuiueiil pai fums, rayyns, ^ucori'iS.
liien bas dans 1 iuliui, plus bas (pip nolie monde,
1,'oriliee d'Kiifer, darclaUt sa ilainni:' luiniuiide,
(iouiuie un vulr.eu i-oniçcS «Tirnpuisïanlc fureur,
Itit d'un rire dislovs plein du rage et d'Iiorrcur.
Le prince de 1 orgueil, le père de la Traud.;,
Volumineux Serpent, sur ses burdi glLssç cl vOdc :
Du reg.nd ([u'aulrefoîs s(i chiile lui djuna
Il regarde, il eôn\oite, il couve Itcgina, "'■''_ ^''
Et, la corisidérant comme sa juste pi'oiéi' ''i'"''û<;
tvuible en jouir d'avai^c, — cl siill;;, — ardent dèjoie.
tulre la légion du pourpris écialaiil j ■!!:■,:".
El le point téuébreux où l'Ame en peinq.allenjl,, j , j
Un archange surgit, pâle - et (lress| en siLçftep 1^3 l;nc-,g „c u<Mb
De lequilé de l>ieu la terrible h ilanre. *- „„„..,
l)ans le pl.cleaii .'■éuesire il luel le poids fatal .9c&M
De tout ce qn'ici-bas Hegina lil de mal ; ^^^^ 2l Jn! 9J
.,,. Il pose ilaus le dcxlre, avec uu soujjir sombre, , il'Mir.'ï —
1(1 OnaO? ^'^ qu'elle fit de bien... poids léger çopiutc Une ombre ! ■ wlia-i
Aussi voil-ou céder, sans le plus faible ell;rl, , ,|i.^ii
Le plaleau de la vie ou jdaleau do la inorl. , r| .'
'' — l'uisque moii éipiité, liit lé Tiiaiii;le auslère, ,.'.,•,
"'■ Eprouve en la pesant celle .\me trop légère, iCKtiy
(Jui; du Livre de Vie ou relianehe son nom, .:ii'.Hi.
Et qu'elle soit jetée au gouffre du Dragon.
Et déjà sombrement l'arcliangc ouuail le livre, '
Et Je nom sous la plume allait cesser de vi\ re,
Qiianrl', du fomi de l'Elhcr, une voix de djuleur
Tout il coup s'éleva: — Seigneur 1 Seign;ur!ScigneurI
Laisse/, lai's.'z monter jusqu'en voire lumière i
D'Oelobriu votre enî'ani, la plaintive prière. : ' . m; upcii'l'J
(iraeo! J'olïreiBon SOflg. Vielimc evpialoirfi, '.;]i: ^.icJfH') «93
Je ferai, .s'il le faut, mille ans de Purg.iloiref , 'd-ioia
Alors, du l'ara:! s sourirent les clartés, ^ > ;o|
Et le Triangle dit â l'Ar^'hange : — Arrélcz! ''' .,
El l'on vit liouceirrcift la-1'rière dn j .sic \ '^'" "
S'élever jusqu'auprès de la balance ae<;il^(e, ' '
l'uis, de rArcli;tiige ému baisant le bien inantoawï i.iu '. irnqnii)?
Fouler à deux g-iiimx le luuosle pialenii... ' ^ii.iid (10^ Oi' 13l
Tout .soudain la balance a reiuis l'eqiiilibro, .1, .ildfiOQ'J'^ rii'i sb
Ta Dieu dil : — IS'ous cbangi oiis noire arièl. L'Aaïfj.fi^yjjlijf.j.,,.,^
Elle va retourner au milieu des nioitels. ; ■ ' ' ,, . • ,',' ,• '■'
Il lui sera facile, à l'ombre des auielsi ' ' " --'['■' ''-•; "" '' "^T
D'épurer son essence en contemplant le Père, .'uo'iad o UPq III» t)
Le l'ils et l'Esprit saint. Notre âlaric ospcrc'iO.jiii'.ë 'il, àddsM
Que le Bien d'un seul coup enlèvera le i'ini,j:jiso.o f)iriq 123 II
,1, . y« Quand nous la reverrons deiaiiL ce iribunal. ,. ..,.j-)|,;'j |i
'iV„ Dans le Ciel, à ces mois, Icj élus apidaudis-enl, „i-,i oh -li-
'^•''' Tandis que dans l'Enfer les réprouvés maudissent ! .. .': „
'' '■' El l'heureuse Prière, ange aux blaiHS vêieiiicns, '■ ■''.■'." «/i'" *
Va prendre .DIX mains ou roi du.s 1 poUvaiaLèiildiS?.9tn,l<>l. Klllfim VM
L'Ame qu'ello dérobe à la mort cli ruciiejj.o' '. .naî. \ iiiv'i —
Se plaît a I cihnmbrcr de lam^iuiidûisopi(a^lft,ioi./|iog m uua.-.dD
Luirèpèleàl,P5eille, ciiîons nidp^wi^j, ,m-Mù-\i-i J-i. iiq> sil
Le charme de 1 arrêt miseru'onneux, , ■ , i,|,|-j,.,.,„i„r'|,
L emporte aux régions de rêve el dé mj^téi-b' ^^^ (1 lUll Ol.minc I)
Par où de l'Enqiiîee on deseomi à la'ttfrrcinntClTlO *i,k| uO ?,illq
Et lui cache l'aspeet des monstres F.ùrU«m;ii»fSlin'ye C lu'llj) D2<l('a
Des Chiifl!S,.deii Kabels qui .sçiuint tes «iiei;îiil)fi éli(,v fil ' i'JHD 1'
Celle fiii s plus de di iiiU piu.s de frissons funèbre^ I,q() g |j j,,f,| .,
KoUc b;,.;: :: J "i'àèie, en it3\\\a\ plein d ar^leur,,.,,. jjjp ^.ry-, , , -
Partout mène avec elle 1111 cerCic de splendeur.
—Aimables cette fois, les pudiijucs Etoiles
; riJ.'.Oi''" N ensevelissent plus leur besutî' sous des Voiles ;
Sur im diapazou de grâce et dé douceur^ ,
Elles chanlenl ces myts : — Hegina., eUére iqt\\rr
Gloire nu Xuac éternel ! Bèiiissun.s la sputciice ..■.^ ,
De sa mi.-érieorde... Adieu. Fais péuilenec. ,, ., .,
'.jlOli
JV. §a5actîa jSffasîcaîçaao. ,, ,
Regina s'évei'le... — KHe se rc:iroi.vc, oii cîiair et on' o.s, vivant d'une
Tie complètement lerrcstie, sur soi) Il péiiit. iiliairc qui présente quelque
boitlcversemrnt. Les qna r.i cîcrgcs Iirûler.t cnroic; mais, comme il est
grand jour, la joyeuse maguJUcvncc diisuleil eiiéau'it leur ltigub|'e ellet.
Elle se lève, pleine d'ilye foi le /""(, legai'.l-.: avec uue p'euse cspt'runce
Icbeanlirmamcnlbleu qui lui touiil, et s'ccne, émue d'une cliarmaule
cliarité: ri . • ... ,
— Oui, mon nipù! CiU.jC,fC!'ai p<?iVlo.. el
Puis soudain, me.l'.iit âli sei-'i"' dé ce dévot projet la peliilance d : c-
lion qu'elle a coutr.me a'iipîwi'ter à raL'eo;;:p!i^sem:nt de ses dcsse n.s
profanes, la vo'Jà qi;i s'élaii'ii à li'.tis les fordoiis de stiniiettcs (le la èt.aïa-
bre, et qui les lail jouer \i,o;vmv ^'it co p sur coup.
Trois de ses femiues àcroiueiilcss'Hji'lécs. ,
— Vile' leur crie-t-elle, allfz viii^ cUn M. l'abhû d<î Saint- Or ! nues-
lui qu'il vienne à riuilai^l! (lii.es-lj|i (ji'ie je V/tix qu'il yieniic s^;-!^-
^ Elle âppUque i» cef ordre *i^PW^>'f;r'c ,4'#F ^^U^PH^'»^*" l"\.c,ç,,,%Ciir
LE MAGASIN LITTÉRAIRE,
'tt
la même fousue, le môme cmporteraenl que pourrait montrer une jalouse
(loiiiiaiit l'ordre moiulalu (l'aller lui quérir un aiiKint qu'elle reconnaît
avoir isoupçonni; et injurié mal à propos; lort douloureux qu'elle a hâte
de se faire pardonner.
Ses femmes restent là, sans mouvement, sans réponse, héb^écs, stupé-
fié's... Cl vraiment, il y avait de quoi : Uegina, presque nue, les stius au
vent, la tljevelure épanchée, debout au milieu des dé 'ris de la di'coration
funéruirc, dans l'auHuded une Mcdée furieuse, n'nirrait pasuu spectacle
quVU.s ( usscut coutume d'envisager daus la chambre de leur nnùtressc,
qui, d'aiik'urs, ne s'était jamais départie d'une décence orgucdleusc, d'un
io\cî (inaiit à soi vis il- vis dsses gens.
— Eh bien ! soties créatures ! vocifèrc-tcllc dans l'accÈs d'une colère
très peu sainte... m'enieiidex-'ous? m'obéissez-vous?
Ce ton féodal secoue la torpeur des pauvres filles ; une d'elles recou-
> re la parole et dit :
— Que madame la comtf sse nous pardonne. Nous n'aurons pas a aller
h.en 1o;q pour trouver M. l'abbé de Saini-Or. Il est ici, lui-même, atten-
dant au grand salon depuis ua quart-d'heure le réveil de madame la com-
tesse.
Ce fut lo tour de Rogiiia d'èire immobile et muette de surprise...
— Faiies-!e entrer, dit elle enOn après une longue pause, d'une vois
redevenue calme eî doucement triste ; — et ayez soin que personne ne
iieUs dérange.
Klle se regarde, et s'aperçoit du désordre de sa loileltc... Toute rou-
pssanie, elle saisit l'un des draps de serge noire, et chaslcment le roule
autour de soi à plis redoubU s.
Ainsi parée, il!e va se mettre à genoux à côté du fautcuiloù est posée
la téie de mort. ' ' '/ '
tles longs cheveux blonds descenolcnt lopaincnx'Stjr.l^tt^/yêtpraent de té-
nèbres, comnjesur un talus de, basalte les jcunej (lots d'Uiie cascalellc iin-
pi-égnée de l'or du couchant. — La noirceur de la draperie s'opposant
Lrusqu ment à la blancheur maladive de sa carnation décolorée, rappelle
ces cmb es opaques iraneh.;nt net dasisun nociurnc ^avs.ge auprès des
morbides claitésde la Une. — Une mél;incolie iiss-ionnéeist assise dans
tousses traiis, gouveine tous ses membres. — Ele est belle ainsi, belle
d'une beauié que nous ne lui avoi s pas encore vue, d'une beauté neuve 1
— Sun admirab'e désplalioi» ii)j>iique !a rend cumme h sœur junelle du
séraLJJiin Abbadotia, ce.luuchant dtmen de la Mcsiiadc, qui étonne l'en-
fer de son h nsihlé, do son repcniir, qui aime et bénit Dieu jusqu'au sein
de rirréïpçable (Janinalioli. Je nie trompe ; çeue ressemblance n'est pas
aussi 'fiatt'rhcfi'e' : Abbadoiia est un dégulé biei) plus parf.nt; son déses-
poir :i lui est sans mélange, ^aijdi^q)ii^,te(îéiSCsp>oifi;dgi\*aiP'» est mélangé
d'un peu d'espoir. ■ 'uuwtro:^ n> ^r !'■■■,.■• ■.■:. '.^^m
L'abhé de Saiut-Or entre.
Il est pâle comme un homme qui a veillé et prié toute la nuit.
11 s'airétc un moment prés du seuil, contemplant la pécheresse d'un
air de trimnphe modeste ijui n'exclut pas la consp^ssion et la bonté.
Puis, il s'avniice (f;(4euienl, avec un paisible sourire d'apôtre, tenint
ses mains juintes el.rautmnraut d'un ton é^angélique :
— SauU Saul! pourquoi mo in.rséculezvoui'i
Chacun se souvient,' chacun' fréu.it encore de Hiapudeur, de l'effronte-
rje qui ont caractérisé la liOse et le regard delà negma d'hier : celle
d'aujourd'hui n'ose ni levpr les yeux, ni remuei;; sa pîdeur devient de
plus en plus ciïrayante ; elle en visiblenieui tri(V.aiJMLC dune orageuse an-
g'iisse (jii'el'e s'épuise à vouloir coaipriuier. i ■( •
'J eue/, ' la voilà qui n'en peut plus, la voilà qui éclate en sanglots, qui
se lord de douleur, qui pleure à ttn'ens, coinuie un nuage de tempête !
La voilà qui bondit, sursaute, aii gré des sursauts ci des bonds de son
cœui'. ,, , ,
— Merci, mon Dieu! sîécrie le saint abbé dans un élan de joie céleste:
— vous è!cs toujours le dieu de Moïse et d'Aaron, le dieu qui sait chan-
ger en douce fontaine le rocher le plus dur !
H fait une rapide génuflexion pour quelques ininiites d'oraison mentale,
qu'il emploie sans doute à rcme-cier le Seigneur et 5 solliciter encore les
prodigalités de la grâce d'en haut.
Lnsulle il va au l'auicr/U contre lequel est tigéaoi(illée la pénitente, et il
çji ôte, pour s'y asseoir, la îéle de raort qu'il prend sur ses genoux.
I' "jl se complait à voir couler les chastes pleurs de Ueglua ; celte vue le
péiièirc d'une volupté séraphique: n'était la majesté 'dç^pn ministère,
lui-même au'-si pleurerait volontiers d'allégresse.
'— Bien, bien, ma lillc! pleurez avec passion, avec excès! Les larmes
àii repentir sont des rosées merveilleuses qui fécondent subitement le
champ de la divine miséricorde !
Cette l'ois Regina se confesse, dans tonte la sérieuse valeur du mot.
Klle ne t-e glorilie plus, elle s'humilie. Elle ne se moque plu^, elle s'ac-
cuse. Ce n'est plus comme une vraie Sodome, loni-à-lait digne de fiilaii-
nijnles punitions, qu'elle signale, à l'horizon du passé, le noir amon elle-
nieni de ses grands crimes. Ainsi, elle apporte au tribunal lie la péniti nce
une somme de foi et d'humilité égale à la somme de mécréaucç et d'or-
gueil qu'elle n'a pas craint d'y apporter la vei'le.
Que (lis je't» elle se montre cent fois plus chiélieune ([u'clle ne s'est
montrée impie. — La vérité de sa coulriiion se révèle d'une ardeur et
d'une i)rofondeur à édilier les saints, — Là, euc(ne, elle « si cetie femme
rare qui ne sait rien faire à demi. — Le caractère de ses rcii.ord; préscnie
un singulier asscm|)lagc de prostration et d'exaltation : tantôt, elle s'abî-
me, terrassée, écraSée du poi is alTrcux de ses iniquités ; taniôt , elle se re-
lève, armée d'une fureur divine eoiiUe elle-même, elle se maudit, elle se
lacère, elle se lapide !... C'est le type de Madeleine incorporé à celui de
Judith, , .
ElIcSé frappe si fort qu'Octobrin Cuit pir être obligé de lui arrêtcr'fc ,
bras./.'-' ' ' '" . ,
— Nort. màfillc, non, vous n'êtes pas, cninnie vous vous l'.raa^iscz, la
dernière (les criiiiiiiplïes. Gardez-vous bieu de porter d.;ns la vertu l'exa-
gération que vous avleidaus le rrime. Il ne faut pas être pîus sévère eu-
vers vous que Dieu ne l'est lui-même. Croyez-moi, il noussrrait facile de
trouver des coupables auprès dcsquelj vous apparaîtriez — J3 ne puis pas
dire innocente — mais au moins très d gne de rémission. Oei, 'iuel'|up
profond que soit l'abîme où vous êiîî loînbée, c'est ircsquuu sommet,
coniparativcment aux abîmes que certai.:s pécheurs ont cl'ispoiir séjour. Le
dcrnirrdei;ré du péché, celui d'où l'en ne remonte pas, c'est la iâchelé,
c'est la perfidie. Or, vous n'en êtes p:;S !=!, Tons qui avez marché dan", le
désordre avec une si é..o ivantihLïfuiïc'.r.se, vous qui avez intiolnii (iai«
les voies d'iniquité je ne sa'squslle lrz:inc équité. Sachez-ie Lien : ce
n'est que pour les Judas qu'd n'y a point de pardon; ce n'est qn'à eux
seuls que le désespoir est permis. Or, qu'y a-t il de commun entre cciie
l'ace et vous? Sans doute vous avez fait beaucoup de mal, vous avez rendu
avec usure le mal pour le mat, mais vo::s a', : j taa's rendu le mal pour
le bien. — Je dois vous consuler, ma liile! je dois vous nlcvcrà vos
propres yeux ; car vous vous pt^sulncz trop ba?. — Menons-nous à con-
sidérer le monde ensemble ; ndus allons y voir des ignominies dont l'op-
position atténuera singulière:'--ent les vitres. Par exemple, ditos-moi : ne
v'oiis jngcz-vous pas moins impure que ces femmes qui semblent apparte-
nir à une venimeuse et rampante filiation prove.-.nntd'un coniaierce adul-
tère de notre mère Eve avec le serpent, tant elles ont d'astuce et d hy-
pocrisie ; qui, sans le palliatif d'un tempérament ijipérieui, font Uue b(j-
tellerie de leur alcôve; qui, sans la déplorable excuse de ia misère, de
la faim, se prostituent pour de l'or et des présens; monsth^s dimpiélé
qui savent s'attacher le masque de la piété si hîbileipent, qu'otf le pren-
drait volontiers ponr leur visage ; (jai renoaveilent à la salnls-t;}b'e'TC
forfait des juifs déicides; monstres d'envie qui ne pardonnent jatii^'li
leur procham d'ûtre bulle, d'avoir du génie et tle la vertu; qtii, -^/s^tl se
rencontre parfois une noble créature, enfant dés prenx, généreiiisement
égarée dans le décevant paradis d'un amonr chevaleresque (trè; condam-
nable, hélas! malgré sa spiritualité), — s'ell'orcent de troaer le n^ûi' du
jardin de cet amour pour y faire regarder les passant, et n'ont jias hoiite
de crier que ce beau sentiment n'a ([u'une grandeur fausse, qu il tsi de
la même taille, de la môme essence que leurs \iles passioris, qu'if est
aussi terre à terre, aussi fangeux ; — comme s'il éiaU possible de per-
suader à d'autres qu'à des aveugles que les aigles de la modiagnc sont au
niveau des vipères du marais?... Certainement, quant à vou«, pauvre
arae, vous avez plutôt ressemblé au vautour qu'à i'aiglê ; mais tout oiseau
de proie, quelle que soit sa méchaucelé, quelle que soit l'infcrioriio de sôw
espèce, n'en est pas moins inliniment supérieur à tout reptile ; il y aura
toujours entre eux rinconicstabie distance de celui qui plane à celni qui
rampe... — Allons, ma ûlle, allons ! vous êtes presque un ange à côté <te
ces femmes ! Vos ténèbres sont presque des lum-ères à côté de leinrs té-
nèbres.— il\edressczvous; prenez confiance. Songez que la pi épiera
ameque Jésus-Chris', a rachetée de son sang est celle del'uu desiuiÉgiJei
larrons crucifiés avec lui. ' -* : ; p j j
A ce dscouis, et à d'autres encore oii l'onction de l'apôtre se tÉaiçîè'à
l'enthousiasme du poète, le supplice moral de Rcginà se moièrc, ï'ap6ise ;
le rayonnement de sa conscience épurée huit par irioijpher de l'oia^e
de ses pleurs.
Octobria parachève ce triomphe en prononçant le sacramentel absolvo
te» »»•••••••••■••••••••••
T. DO.\'DEY DE SASTEW.
Méiuoires d-it» «JacdMiî.
Maratet Robespicrrc.-r-Lcs couspiralcurs.— Extravagances dcLouvcl cl mal.i-
drcsse des Girondins — Les amis du rui cLlts amis du peuple. — Le club mo-
narclii(|ue. — L'ulibé aiauiy.— U'Eprémcfuil. — Les patriotes ont-ils ruini Ij
Fiance ? — L'alibé Siejès. — Barnave.
Carat , dans ses Mémoires , raconte que (ineKiuiS jours après l'accusa-
tiou portée contre lui par Collot-d'Ucrbois. il iL luauJa i.u counié de s d;;t
public de lui lire un ouvrage sur la révolution, oii. ca expliquant les évé-
nemens, il ju-tiliait sa conduite comme mi.ii lie de la ji.sii c. Le coniito
décida que deux de ses membres entendraient cette Iccinrt, et il n >mma
nobfspicrre et Saint Just. A l'heure indiquée , Saini-Jusi nh s'.l.-uit y.s
trouvé au rendez-vous , Carat lut son ouvrage à r.o.'ie.siveije srid. l.i
séance fui longue. Garai enira dans les plus priits déiai'ssntles div > t rs
de l'Assemblée uationalt?, et s'expliqua avec une moderjiiu» très adioil.î-'
ment calculée sur les événctui tis impori.ins de la révn(u iiui.Al.puis le 10
août jusqu'au 31 mai. Robespierre , accoudai sur une \»hli , et te:»a:ii ;a
Cguie cachée daus ses mains, Pécouta pendant pluj de trois "heures avec
12
LÉ' WktlA'l^ri^ ■ LITTÉRAIRE.
ce calme niytérioux qui (li-cbkictrtâit sfs nârtrteiir't^s, et qui faisa!t dt Ses
amis autant (lViilli(ni^i,i!.les et de fanaiiquos. La lcctun> allait finir ; Garav.
pour se rCsum T, imIiTuait sommairOiuent Ibs' raiisis principales rie lj
naissance t'tdes pi-d^rèsdcs divers panis... A d: nint de parlis, Robes-
pierre se relève Cl l'iiiii'irompant brusquement: « L'n parti, lui dit il ,
• suppose un rorrC-latif ; quand il y en a un, il y en a deux, au moins. Où
oaveMous diinc vu des partis comme nous? il h'i''çii''àljâiitiiii'feU'^;HI V'.jf
.eu h Couwiuion et quelipies cons.m-aleurs; Vf- ''•'' '•'''f '^ ,»;'|^',',''^", "^' '^
Celle ri'prttise pt iiii l'iiomme mieux que tl'ôni'îa'm'iî's f;ut iV-s diaïiiîies
ou les apologies. Kt Holjespieire, trompé par un de res mouverui'iis d'or-
gueil q-i'il luiitii-ait mieux d'Iiahitiule, lait, en trois lignes, i'iiiitoire et la
critique de tous les panis dojit il nie 1 existiiice.
Tous , en rff.'t , sins exception , se sont accusés d'i'trc des eon';pira-
kHirs. et de s'entendre a\*ec\V^>'a/rg'^ potlr la ruine de la revo'.miou,
Les nioiita(;ninls dirent d'aIjorJ qiie les girondir.s éta"ciil les compli-
ces de Lalayette et de Dumouiiez','feï' ^étendirent plus tard, après la
journée de Vernon , qu'i s étaiuit des royali>li"s dé;>uisés à la ' Solde de
»'An:^leterrc. C'était injuste. Les Girondins renvoyèrent, mot poiih mot,
rjCcu^aiion à leurs ennemis, et pou shrent h rlio>e jusqu'à i'c\trava-
ganc; et au délire. Louvct soutenait et imprimait que les AnRlaij a-
*aient é.acué Toulon, parce que Viit avait irouvi'' qu'il était d'une lion-
ne politique de bien é'ablir la pui^Sanc» des jacobins en lem- acror.iaiit
ce triomphe. C'était aussi, à en croire Loxts'ct, dans l'intérêt des jarobios,
«par bonne politique, que les ennemis s'étaient laissé vaincre à Uun-
kerqucetà Maubcuse, etqueCobourg aVaît battu en retraite, ajrès avoir
massacré la sarnison de Cambrai. Hoche lui-même, ce modèle de patrio-
tisme, de désintéressement et d'intrépidité, ne l'ut pis mieux traité que
Bonsin, rEihelIc et toute cette canaille san^ talent, sans courage et sans
mora'iié, que la protection de Vincent et de Boucbotie plaça pendant quel-^
que temps à la tête des armées. Hoche, disait encore Louvet , était, l'a-'
gent de Marat , qni était l'asent des puissances , et c'était toujours p;j}|,
bonne politique que Pittet Cobourg avaient bien voulu lui laisser repr^ui-'
drc les ligiic.-î'He Wissemboarg.
C'Cil aVécV-fi's accusations ridicules , ot"i l'absurdité le dispute à la pas-
ïîtitl.'qt/'é'iy^Srondins se sont perdus et ont perdu le pays ; mais tous ,
gti^ttwWs"CT'ili6hia5riiards,xainqHeàrset Vaiticus , ont répété le mot de
Robespierre: Uyaeu la re'publicfue, et quelques conspirateurs. Les
gJroilHltft iii-élcndaient , après le 31 mai, au nom de plus de soixante dé-
partemens insurgés, qu'ils étaient les seuls représcntans de la France, et
qoeles jacobins n'étaient qa'ane poignée de bii^^ands; eties montagnards,
restés maîtres du gouvernement, mettaient les girondins hors la loi, com-
me rovalistes et trattl-é^ à la pairie.
C'étaient li. du reste, de vieilles haines.despassionsqni dataient de loin.
A la nai.'^sancc même d,e la révolution, on pouvait prévoir que l'orgueil et
l'amour propre amèneiTiient ces oppositions de parti qui ont ensanglanté
h répub'ique. DéjV; eh 1791, les ambitions étaient assez masquées pour
qu'on dût s'effrayer de l'avenir. Ciiaque jour on parlait un peu plus de tel
OU tel homme, éïiih peu moins de la constitution. 11 fallait prendre parti
entre Barnave et Mirabeau, en attendant qu'on prît parti entre Brissot et
Robespierre; et il était évident, à \oir ainsi disparaître les principes à
mesure que s'élevaient de ccri.dnsîioms, qu.; tous ces C(unl)ais d'opinion
finiraient par un combat à mort, et que le bourreau iuterficiuliait biea-
loi dans la discussion, comme dentier argument.
DeiiX espèces d'hommes contribuèrent surtout h perdre en nu'* nç temps
lâmoluiion etla niondrcbie : les uns s appelèrent les amy'.rtK^'oi, les
autres les amis du peuple.
Déjà en 1791, quelques Journalistes soi-disant philosophes parlaient de
détruire le gouvernement monarchique. C'était là une manifestation si im-
prudente, une folie si compromettante, que l'aciion des patriotes les plus
ConsciiMicieu^ on était paralysée, l'ar une absurdité si monstrueuse que
Camille Desmoulins put dire que c'étaitune trahison, Brissot écrivail con-
tre la monarcbie, à une époque oii Carra, Fréion et Marat lui luème né-
Ru'ent point sortis delà constitution, et où Robespierre, s'il en faut croire
jélioa et Louvet, déclarait qu'il ne savait ce que c'était que la république,
CTljii'i son avis, ce gouvi-ruement ne convenait pas à la France. Les amis
aÏL roi sai.>iicnt le prétexte de ces discussions, et fondèrent, dès le mois
die dC'Cembrc, le club monarchique. A la Icte de cette réunion, que les
J^icob'ns attaquèrent biemôt avec violence, se faisaient remarquer des
hommes déconsidérés, et dont la plupart se préoccupaient moins de l'au-
torité rovalc que du despotisme ministériel. Leur nullité, leur impuissan-
ce, liur morgue et leur inrouduite bâtèrent la^çâtas^jfoplie qu'ils ^yfûifflt
Tair de craindre et la prétention de conjurer. " i
lis aOectèrent d'abord de dire et d imprimer qne ce qu'ils appelaient
la cause du roi était eu même temps la cause «le tous les rois de l'Eu-
rope ; ajouiani ii tout propos, avec des façons menaçantes et provocatri-
ces, que ceux ci ne pouvaient manquer de se réunir pour se venger et
cliâiicr les rcliellrs. Les imprudens ne voyaient pas qu'en séparant ainsi
Louis XYI de la révo'uiion, ils mettaient en présence la puissance du
trflne et la puissance nationale; ils ne voyaient pas surlout qu'eu affir-
mant que la cause rie la royauté française était celle de tous les rois, ils
donnaient à leurs ennemis le droit rie leur répondre que la cause de la
révolution était celle de tous les peuples.
Leur tenue était encore plus maladroite que leur système. A mesure
que le peuple acquérait plus d'importance et les bourgeois plus d'influen'
ce, ils affectaient de tout confondre dans leurs quolibets et de tout traiter
de populace. S'ils s'occupaient d'un membre du tiers-état, c'était toujours
avec mépris et comme du bout des lèvres. Ils trouvaient que la conslliu-
lion était quelque chose de burlesque, et pourvu que Brunswick vint
bientôt en ijnir a^ec tous ces petits avocats, ils consentaient à en rire
connue d'une boull'onnerie a^sez agréable. Un jour qu'on parlait, aui
Tuileries, de M. l'c.rcm cuinme d'un hounéte homme qu'il était bon de
ûiéii'agèr, le duc de M' ernois se pencha en clignotant, et demanda d'un
air uialin : Monsieur Pclion ! qu'csi-cc que c'est que ça ?... Un autre
jour que l'abbé Maury praeudait qu'd fallait prendre garde il M, de Hp-
bespierrc, le duc de (/)igny se prit à rire et à se donner des convulsioik,
ca répétant : M. DU Hobespicrrc, et en insistant sur la particule. Voilà
comment Ici amis du roi s'y prirent, pendant un an, pour défendre
Louis XVI et sauver la monarcbie.
Cependant, comme ils avaient deux tribunes, celle de l'Assemblée et
celle du club, il leur fallait quelqu'un qui sût parler et au besoin tenir
léte au double orage de la rue et de l'Assemblée : ils choisirent l'abbé
Maury. Le choix était naturel, mais il était malheureux, L'abl)é îlaiiry
avait une réputation détestoble, et son immoralité faisait oublier celle de
Mirabeau, Celait d'ailleurs un homme de talent et de courage; mais il
avait tellement trafiqué de sa plume et de sa parole, il avait teilemont
compromis dans les plus honteuses inirignes son nom, son caracièié et
sa personne, qu'il en é'alt venu à fine tlésavoué par lout le monde et à
li'îivbir pas même d'ennemis, , "'^., ?
Un autre membre du club moHarchiqne, que les amis du f (^i'Hdhét^-
reiit en uiéuie temps que l'abbé Maury, ce fui d'Eprémesnil. D'Iîprémcs-
nil avait autârti de courage que l'abbé Maury, la parole plus facile peut-
être, et à coup b4ir une plus grande habitude des affaires. Quant ii la ^é»
considération éti'du mépris pul)lics, ils étaient sur le pied de la plus par-
faite ég.dité. Bdl'gasstf s'étonnait un jour que les amis du roi eussent
admis (l'Eprémesnil'tPaiis leur club et qu'ils en eussent fait leur avocat; le
comte d'iintraigues lui i^époiidit : « 11 est bon que les partis aient à leur
«service des hommes qni aient accoutumé le public à des inconséquences,
«On leur l'ait dire des choses qui p;issent au besoin pour des exiravagan-
i)ces, et qu'on désavoue si elles ne prennent pas. «
D'Eprémesnil était merveilleusement trotivé pour jouer ce rôle hono-
rable de ballon d'essai. Il était plein d'audace et se mettait en avant avec
la plus grande intrépidité. H était prêt pour toutes les' (Jyestious. Il en-
trait la tète droite, la parole haute, le regard provocateur, daps les dis-
cussions les plus imprévues. Il parlait de lui même d'uiie fSç'.Ofl Çitrava-
gaiite, affichant à tout propos la prétention à l'universalité. Il 5iyj(lt tout,
parlait sur tout, se moq'.'ait de tout et se plaisait au milieu ^èS^^UiHicul-
tés. Son ontrecuidanie fatuité lui avait fait autant d'ennemis ^0^,500 im-
moralité et ses innombrables apostasies : Ce n'est pas très fort^'h d'un
homme médiocre : Ça n'existe pas. Lès amis du roi étaient enchantés.
Les façons de d'Eprémesnil les jetaient dans le ravissement, et ils trou-
vaient que rien n'était comparable 5 cette manière de traiter la révolution
t'n bout du pied, et d? parler aux révolutionnaires du bout du nez. Us
oubliaient les farces pieuses de la rue Plâtrière, le scandale des chambres,
assemblées, les intrigues des élections, et le ridicule de la longue prome-
nade d'Aix à Lyon et de Lyon à l'?ris. Mais le public avait la mémoire^
plus fidèle, cU'effronteriè do ce tribun manqué qtii, après avoir li^isja-
royauté aux prises avec la magistrature, pour quelques applaudissciiïéns
de carrefour, insultait les honnêtes défenseurs du peuple pour gagner
l'argem de leurs ennemis, retombait sur les amis du roi et devait plus
tard retomber sur Ic^roi lui-même.
Les royalistes, par leur étourderic, par leur maladres^e et aussi par
leur ignorance des affaires, ont perdu la royauté, et rendu néccssa|r,es
quelques mesures qu'on calomnie et que l'histoire approuvera. ':,
On a dit aussi que les démocrates, par leur ignorance, leur brutaCté.
leur ambition, leur égoïsrae, et tous les abus de puissance auxquels ils se
sont livrés quaïid ils ont été les plus forts, avaient perdu )»t déshonoré la
révolution. A pai 1er absolument et ii prendre les évôuei^'S dans leur
ensemble, cela csi fiux et absurde. Quand on parle i\es p^i^U^ifites qui ont
joué un rOle de 1789 a 1799, il faut procéder avec la plfi^, grande cir-
conspection, il faut avancer pas à pas, les prendre un à ui^. Ce rarli-là,
si on peut dire que ce fut un parti, a eu ses traîtres, ses ambitieux, ses
scélérats; mais la généralité était bonne, et s'il y avait peu d hommes de
génie, il y avait beaucoup d'hommes honnêtes ; le dévoûmenl y brillait,
plus que l'éducation, et le courage y était pms ordinaire que l'éloquence.
De tels hommes ont fait des fautes, mais n'ont point commis de crimes ;
ils ont été vaincus par les évOnemens sans en êire déshonorés.
Je suis convaincu , néanmoins , que ce qui a fait le plus de mal h la
cause et aux idées démocratiques , ce sont les soi disant amis du peu-
ple.
Que d'amis il a eus, ce pauvre peuple ! et que d'enthousiasme il leur
a prodigué à tous, depuis Lafayette iusqu'à Marat, son ami en titre ! Bar-
nave a été l'ami du peuple en même temps que Lameth ; puis est venu
Pétion, et puis Brissot. et puis Desmoulins, et puis Danton, et puis Ro-
bespierre ! Qui doue n'a pas été l'n""' du peuple ? Tallien l'a élé. Ban ère
presque. Barras en a eu l'air, et Sieyès a passé pour lui avoir conquis se»
droits. Les ennemis et les imbéciles ont appelé tous ces gens-là des pa-
triotes, et ils ont dit : Les patriotes ont déshonora la liberté et ruiné
la France, A ce compte-là, on a raison; mais il faut s'expliquer.
LE MAGASIN >l,ll rÉRAIR?.
lî
L'bomme qui fit le plus de trait et donl on parla le plm , en 1789 et
Î790, fut l'alibé Siejès. Sieyès passa d'aborU pour un pairioie , plus tard
pour un répuhlicain , e'. il a fini par gouverner l'iiiai. Toui le monde est
convenu que c'était un grand lâche, une nature infime; mais tout le monde
aussi est convaincu nue c'éiait un lioniine de génie.
Ce qui fit sa fortune politique et littéraire , et ce que Devainc appe-
lait sa fortune séditiense, fut sa brochure : Qti'eU-ce que la tiers'.' Eh
bien ! dans cette brochure célèbre rien u'apiiartcnait à Sieste , il avait
pris à Chatnpfort l'idée et le titre. Cbampfort disait habnucllemcnt ;
Qu'est-ce que le tiers-état ? rien et tout. On voitque c'est lii toute l'idée
du pamphlet qui a eu tant de retenii^iioieat. Aussi le comte de Laura-
gUnis disait- il à Cbampfort, en lui parlant de Sic) es et de son livre : yous
lui atiei donné le peuple à vendre au tiers étal... Sieyès n'était qu'un
métaphj'sicien ténébreux qui sut profiter des circonsianccs, et par un ton
tranchant et des assertions hardies, cnuaîjjcr les lecteurs donl il excitait
la curiosité. Quand l'entbousiasmeful un peu calmé, en s'aperçut que la
Tigueur du slj;te n'était que de l'obscnrité, que l'assurance ii'éiait ^as la
raison, qu'on peut être brillant sans être juste, et original sans être vrai.
Mais comme le public revient dilBcilemcnt sur ses premières impressions,
il est convenu pour le public que Sieyès était un homme de génie. Ce u'é-
ta t pis l'opinion de deuv hommes qui le connaistaient bien et dont le ju-
gement est grave. Napoléon a dit que Sieyès n'était qu'un rève-crcux , et
qu'il n'avait pas une idée raisonnable dans tout son brouillard et dans tout
sou pathos. Robespierre avait dit avant lui : Cet homme est la taupe de
li.r^voluiion. Cette idée était une prophétie.. .
":'fi3rriave était-il, comme Sieyès, un hypocrite et un ambitieux ? Un ani-
bfjjèiix, c'est évident; un hypocrite, je crois que non. Je pense, comme
Caille, qu'il était d'abord franchement avec les hoajmes d.e, la révolution,
lirais il y a eu, surtout dans le parti populaire, de ces cspfiis que tout éclat
blfese, et qui l'ont poursuivi des plus sottes accusations.iM^rnave, du reste,
û'c.t pas le seul homme important que les petiieç, rancunes de Brissot
et les peiites passions de son parti aient fait.pçi;dre à la révolution. Ce
n'est pas qu il faille prendre à la lettre les f^utaiMes plus littéraires que
politiques de Desmoulins , sur le petit Bunuive, Non certes. L'enfant,
quof qu'en ait dit Camille et quoi qu'en ait peijsé Danton, toujours ti es in-
dulgent, était, au fond, très ignorant, et, avtc une aptitude d'esprit très
distinguée et des facnillés (rès éminentes, ne savait pas le premier mot en
Cpances, en aduiinistraiiou, en diplomatie. Ses discours les plus vantés
sQflit vides cjc.faits et pauvres d'idée. Une seule foi?, sur le droit de paix et
clé guerre, it^a^outenu la discussion à une hauteur convenable. Mais aussi
quelle diiUc'ïùrles assignais! Quand il pouvait traiter un sujet prétantj
un peii a r^clïon oratoire, il trouvait de beaux mouvemens, uue ccriaiae"^
dignité et utic certaine grandeur. Son adresse sur les désordres de Nancy
est un morceau remarquable et n'indique pas un homcue ordinaire.
Le beau moment de la vie poliii(|ue de Barnave , c'est celui où il a dé-
fendu les intérêts du commerce, de l'agriculture, des ports de mer et de
la marine française, comme rapporteur du comité colonial. lirissot, par
son absurde philanlropie, compromettait la fortune publique, et, dans sa
riiauvaise foi , calomniait les pointeurs des coloidcs françaises. Carnave
s'exposa courageusement aux sifflets des tribunes,, aux murmures des ja-
cobins et auv diati ibes des négi'ophiles du Palrïqt^ français, iiour épar-
gner à ta Fr^ince la honte de la loi de spoliation, qu'on demandait à l'As-
semblée, avec ce cri sluprde : Périssent les colonies plutôt qu'un prin-
cipe f Ses clTorls furent inutiles, Brissot l'emporta. Un an plus tard, les
nègres de Saint-Domingue éventraieni les femme^^, incendiaient les pro-
priétés, plaçait nt un enfant au bout d'une pique et» guise d'étendard , et
Camille Desmoulins disait à Brissot: «Misérable! c'est toi qui dois
»cpaiptè' à la France de toutes ces infamies ! C'est sur toi et sur tous les
»bypocriiesphilantropes que tout ce sang doit retomber. »
Si Barnave eût été un peu moins cajolé, qu'il eût un peu plus écouté,
un peu plus étudié et un peu moins parlé, il serait devenu un ora'eur
éminent. La mture avait tout fait pour lui; il n'a rien fait pour aider à la
nature. D'un autre cOté, si au lieu de l'injurier, on l'eût averti avec con-
venance; si.'a^lieu de mettre en doute sa probité, on eût seulement ré-
cusé sa compjjleiicc et relevé sans trop d'amei turae sa suffisance enfan-
tine; si enfiirloiit le monde eût fait comme Desmoulins, et qu'on eût
laissé faire Bfftkot, lîarnave ne se serait pas déshonoré dans de rcgrctia-
blcs intrigues cl laissé entraîner dans de fâcheux tripotages,
A ce moment-là , da reste , la France n'était ni ii droite ni i gauche , m
avec Barnave ni avec Maury. alpuo.vse i'eïrat,
;ï9J)iT 'jb «'iiiicurj jdioq inoii-iLin , * '' <ii' s'i
L'heure de minuit sonnait à des carillons sans nombre.
■"Un parfum tiède cmbrasaitTair de la nuit ci mouillait de sueur les mar-
bres d'un immense vestibule, dont les splenriides proportions et les sculp-
tures démesurées s'évanouissaient dans l'ombre. Au delà de l'espace où
royonnait une lumièie isolée, s'éteignaient les contours aniol is<l( s sta-
tues, pâles espions qui cessaient graduellement de rester vifibles, celles-
ci le poing sur la garde de leur épée, d'autres les bras élevés vers les pla-
fonds : çà et là, comme un œil de feu, brillait une étoile, quelquefois vi-
brante et libre, plus souvent irisée par des vitraux. i^onj
La draperie spicndide et frangée d'or d'une lourde portière de damas
fut Icuieinciit soulevée.
Velue de deuil et n.nJiie plus pCdc sans doute par le contrasie des ton»
vigoureux q'.u furiuaii.'Dt uji uKiyniiiiiue encadrement autour de son visage,
nue fciume aux environs dr qiiiir.u.te ans, dont les traits maigres et pro»
fuudémcnt sculptés psr le clingiin semblaient trahir une de ces existences
qui se spi]t cuoiuuiéci daii-i lc« solàide et la réllexion, parut sur le ieuil
d'un oraioiie tl jeia les ycuv dans le vestibule.
Sou atiiuitle iii;iiouçait la patricienne et le calme impérieux des maniè-
res du touiinjnJciutjiU . ■
Au plafond lii^iinpoilionué do li salle, la flamme assoupie delà lampe
scspei.d .(•!.,;:■ .SI 11 i,, le eliuiiieue de cuivre dans un globe de cristal se
rcvt;iil.i, g. â'.e au >oi:llle des coiirans, eilança des rayons plus vifs.
Une U: .,ii> (Je ujume âge, aLtuudee contre la|aloii^(e ^'na bakoo,,/^
leva,préiii::l::u:-.;i'Ill. -,Lj^_ ir,vii) >1- . -mJ
Le. lames i.'o la ja'ouiie f'iîOûuèrentj,,j:,jo„L,Q ob'js JJi'iyî/itu sb «93
— V.,.us f.urwiez, Ueali ix ? , .i, ),^;i,,:, -, /l- .y .^^r,7 .^ .^rnror
— Q'j,!,juii>, uiuùa;::c; non! Je s-xigeasa notre PaoTo, donl je crains,
mais .iLeifiji je dé Are auiani que vuui le, reiour ; car vos agiiaiious, je les
sens diins muu ait'e, ei vos prebtniiui^ns sont ma vie. Dormir!... Qui
pourrait donuir, lorsuue viugtansde boufTiances et de tolère sont au
mnuieiif d'éclaii r parmi nous ; lorsque vous tt moi, nous allons jouer à
cet eijjcu terrible des révoloiions, et que le sort, providentiel ou fatal, va
prononcer sur nuii c avenir, pai; la voloné de noire euTunt. Je me sens
aussi uiere que vous, car j'ai bercé Paulo da: s mes bras. Il est le ûls de
vos ciili adles et fie mon sein, 1 1 toutes les puissances de mon amc fré-
mjssent lurs pie j'y iougc. Quand *ous tremblez, je tremble; quand vous
êt.çs heureuse, je le suis. Rassurez vous, madame, et prco z courage! sa
gondole arrive; je viens de la voir doubler la^gle de ce canal... Ecou-
te^ j... le vent des higunes apport>î jusqu'à nous les chants de sa mando-
line^!... Voyez! la torche du gundober se prolonge en brisepitn? de fea
parmi les vagues.
— Ah ! Béairi'i ! mon cœur bat, et je suis moins sûre que jamais de»
paroles que j'ai tant de fois méditées Cepuis vingt ans. Mes i|^î(" ssc trou-
blent, et je pense n'a\oir rail qu'un épouvantab'e rêve. L anniversaire
nous serat-il funeste? Je tremble au nioiuentdc révéler à i^(^^|(^se»
cret.
r,i if
:1JU.
Sa maîn lomLa d^ns la main de Béalrix, qui se mil à genoux potir en
toucher les doigis a\ec ses lèvres.
— Tu lui diras, ma pauvre amie, de me rejoindre dans mon oratoire.
,.— Oui, madame.
— Et tu veilleras pour que rien ne nous interrompe. Ce jour est celai
de ma résuircciiou ou de ma mort. Mon fils et moi nous allons nous con-
naître.
La patricienne disparut, et la drapeiie tomba d'dïe-miJmc.
Restée seule. Béatrix, entre deux signes de crpiXj Gl avec ferveur une
oraison mentale aux pieds du crucifix. '■»/ 'r-t \'îfJi
A l'autre eviromiié du vestibule, par la baie q'qn^ |w-ic çuyerte sur
un firnia;uent où se lai-sait voir la constellation de l'crsce, le vert feuil-
l.ige d'un double rai'g d'orangers en fleurs, qui s'éclieloauait le long de
resca'.ier do i:;arbre, se bariola de uuaiices enSamiiOes. Un aviron batiil
l'eau, qui se déroulait en cylindre ; la proue recourbée d'une guudolo
frO!a le pilier d'attache où luisal nu anneau de fer. ' r n ^
Du vol de l'oiseau qui s'empare de l'espace, un jeune homme tci'nç^ît
rapidemeut les uiaiches. Il entra d'un pas discret daus le iC;t bule ètsc-
délit de sôii manteau.
Bien de placide, rien de fier comme son beau vidage,"' ...-''''Ai.n''
— El ma mère ? dit il à Béalrix. ^'^' •' '' * .t „^ ;",ik
— Ce soir, elle vous attend. ,^ -,..i in^M i ir
— Je veux mettre ordre à tout ceci. Beirti'ïxfsi!('i;ih-t-i1 avec une naSû*
ce de dépit et d'huaeur. A mon .'ige, on n'éi^t plus un en'ant, (jiii donc
sera maître de ses actions si je ne le suis pas ' Chose étrange et qui lasseC
à la lia ma patience! Ma mère et toi, Béatrix. vous avci coairaiij tous
mes penrhaus, ceni'à même que vous me donniez. Je n'aimais pas la
monde, et vous me l'avez onveit; puis, lorsqu'il s'est déroulé sons mes
yeu^,qnc 1rs ai listes, les religieux illustres, !cs vieux marins, ton ; e.' q[\c
Venise grave comme une glo'ic sur un livre d'or de ses géné:i'",':es a
souri devant moi, femmes limidcs et rapricienscs, mes dis raciio: ^ . t ni's
études, mes plaisirs et mes travaux vous ont alfligées. '\'uns voulez et vous
ne voulez pas. Vous désirez une chose dont vous avez peur. A coup sÛr,'
je nefaii? aucun abas de ma litierté ; m:\ts, par cela, même je dois en re •
■ v'rtiflqûer l'usagé. Mc faadra-i il, BéatrLx, être poursuivi pnr un remords
jusque dans le sein ûc^ pUis innoocns plaisirs, cl demeurer sous la préoc-
cupation de cette idée fixe que, dans ces lieux, l'obstination de ma mère
et la tienne veillent inntilement pour moi, Inrsiuc l'cnvîe peut mc pren-
dre de passer une nuit avec les nobles corapngnons que je me suis rfon-
nés? J'oserai provoquer une explicnlion, crr voire tendresse d(5génfi"e 'm
despo'i«nie ; lorjqne l'on c\a?èrc le poids de la rceomiiissaiirç, prt fait
des révolt.'s et des ingrats. Vous ne m'enlacerez pas tvrann\qfetiiçnt nar
ces muettes servitude?. :-i)*qÈr'j5oitr
lir.!ri\ le pressa contre son sein. ''-'. ''.'^"P ''■"'"'
— Ah ! Paolo, vous dites que votre mère vous traite rornifie^in fnfmt ,
et j'ai peur, moi. qu'elle ne penrbe vers un excès contraire. Vous ne la
coraprcncï pas ; elle ne vous considère que trep comiie un homme.
Ift
LE MA(j;ASIN LITTERAIRE.
Les veux vifs et noirs de Paolo parurent questionner une rCvflaiion
dans le< lûiièbres de cette énigme. Cet accent de vérité parlait à son ccbur
et ne rilliiminait pas. '' , j
— Allez, lui dit Béatris en lai désignant roratbire.
• 11 entra. ";'^'" V . ; ', , / ' '
Sa mlTc, aj.'nonilICe devant un prio-Dicd, fep'às Wii Id^irt; à'gffanâoiés
de cristal et cbargé de boogics, lui désigna dti^e'^t!È':tiii;sil|è'èrà'ti^ots''iii)s
d'elle. ..''iji.i,.-.^^nw ...^..,
L'oratoire ftait exactement lendn de deuil db' tHbtrs'pnfi's.'' '' ' '■: '' '
CrPice à leurs nnauccs divortcs. niâtes cii; liriUimti's, ici It^sdi qbDiiiitS'
des glaces, là moirées de frOks f!.s>ins oii s'iiis;;ii!t'?jca d''S ^ellin» bt dos
luiuiiïres, les scrp:es nues, les soieries à rosaces brocl'cs et les pesans ve-
lours des tentures, cnlrc-niOli^es de frange- et (rarnioiries eu ar^jenjLC'ipi-
gnaicntdecc lieu funfcbre tout caractère de moncionic. .,"\ " , '"':
L'n ornement inusiié fr.ifipa les yeux de Paolo. ' ', •''■'''Jf""i'J'
Il s'agiïsaii d'une peinture de g,raud éclat où ligiii'aiiiht dçà'^^ift's'àjiiiages
de grandeur naturelle. ■' "'-"i''' "'ii'- 'J"' ^"'■■
Vêtu du fonip'ueux costume que portent olDcielieinent lès"ao«ifcs de la
sfrénissime n'publique, un de c^s vieillards à ligtuc înipo;-a'W(f'Cf ctirat;-
t(?ristiq'te, dont on aurait droit d'affirmer, rien qu;; sur le primibr aspect,
qu'ils ont, durant le cours dune existence forte et laboi'icuse, unila fou-
gue du mililaiiV à lasa>;aci;(5 de l'honirno A'tVM, ri'essait avec un rit'eU-
drissement profond, mais grave, la m tin débile d'une jeune femme prétiî
à s'rvaûouir. On devinait des adieuxjii,ii6^éçÀ;atfoii'cruelle; teai^dr^iiëi
ordreencore? "'mmh. .iimi.-, , . ,:. ' '"' "
t/cnsembic de cette composition devait répondre :i ce donié. ''',"'
N'était-ce pas, dans cet Lomme, I'Amuition qui t'envcioipaitdc'f'àiil'Jftl-
deur jusqu'au dirnicr soupir, en déliant le monde? K'élaiii'e pas, tfAVis
celte feuunc, si frêle et si jeune, toutes les défaillances de I'Amoi'h idn^lis
que son iicaginstion évoquait l'idée d'un glaive au-dessus d. s faiit.isi^ingti-
ries d'un écliafaud ? La femme était mourante; et le vieillard ne v63ait
qu'elle! etcependant on eût dit qi;e,''or!:iné p;uunc d stractitn intéric^ui^é,
il écoutait, comme un appel au rendez vous de la Loi, le glaa implacable
des horloges de Saint-Marc, et que ct-t évanouissement le lêndàlf'en'fin
libre de marcher avec tout son courage à la mort. "' ' ' '' '
La Loi! , - ,.■■-- """'■- "'■•' ■■:''^ '■ '"'■"■
Lorsqu'il s'agit de la loi de ttéii, t'é^ rëp\'^ii\6 «W cëhpit, au BfJn-
«eurpiir la résignation. V,. i^.Y .,,,1? ../.v'-ït^-- '
Lorsqu'il s'agit de la loi des iiommes, c'est laBëti'iWe'liîfi'tiOiuîuit à
l'opprobre par la co!è^e. 'i . , ,
Et les premiers chrétiens, victimes de la loi des hommes pour nous
donner la loi de Dlefl, marchaient à la mort avee un radieux sourire.
Ici, la mélancolie dit vieillard offrait un caractère d'amerfune.
Plus ému que lui, moins vigilant sur sa pio[.re digaiiô peut être, un
autre vieillard ponait secours Ma femme éperdue ; il lui mr.nifesl.iit je
ne sais quel intéi-ét paternel; il cherchait à h. traîner vers un fauteuil,
tandis que du fond de la galerie accourait précipitcmment une camérisic
dont les traits, par je ne sais quelle rcmiuiectn'.e, se vieiliiient un ins-
tant dans la mémoire illuminée de Paolo.
— C'est Béatrix rajeunie ! pénsat-il.
Cuirassés de fer, appuyés sur de longues hall' bardes, impasibics et les
yeux secs, comme des sbires chargés d'un-j exécniion, di-s sol'l.ns de la
garde csclaionne, en se pf.rlanl à demi-voix, coiit^^rapldicnt celte scène,
qlii, seioD toutes les apparences, dévalise dénouer par un événement
fatal ; car, au delà dés riches colonnades de la galerie, les édlliCcs loin-
tains, qui se découpaient lumineusement sur le bleu du tiél, jiibnècaient
à coup sûr (un Vénitien n'en pouvait douter) sur l'invincible et formida-
ble escalier des Géans. .^,..,mn'M ili'.nn),r,Q.
Enveloppés dans leurs manteaux, la tôte couverte, l'Inquisitenr-général
de Venise, des sénateurs en grand noinbre, les membres dû Conseil des
pw «e Dressaient en ce moment à des balcons.
Oui ! l'borloge de Saint-Marc avait parlé; la république afferfliissait
son pouvoir; on attendait une tèie!... v ' ','
— N'est-ce pas li» le comte de Val Marina, le doge! 'Falièl'i, 'niai 'èèrp. ?
'■ — C'est lui même , répondit la Vénitienne ; bt t'est totré' 'pktéy mon
■f-^ Mon père!... ' '"'•'" '""
7( sembla foudroyé de surprise. Dit instant il se laissa pToingtir datis les
âfttmes d'une réflexion secrète ; le sang, d'abord chassé, rcviiit Wlorer
fies joues et les rendit pourpre?,Le spectre .'i'une importune teneur s'obs-
ilna comme un démon insolent sur les défaillances de sa pensée ; mais il
essaya de se reconquérir, de s'en déga;;er comme d'un outrage on d'une
liiaiasmagorie, et son énergie se ralluma.
— Non, cela n'est pas, ce!a ne saurait être !... Parlez! parlez, âii nom
du ciel, ma mère ! qu'est-ce que vous venez d.? ïnf> dire ?
- •'•±. Ce que vous avez entendu! Oui, Paolo, le 17 du mois d'.avril, dnns
l'arihée 135-5, — il y a vingt-un ans de ce saciilége dont Venise ne porte
pas cn.'ore h châtiment, — le noble comte de V.l Marina, lame et le
bras droit de son pays, le vengeur des outrages de l'ismaélisme, celui
dont les ti-ésors inirépiJement prridignvs d-'n'.erciit des milliers de vais-
seaux et de monuii.ens à la sérénissirae républiine, le drtgn enfin dé cet-
te féii'Jeetpoippm;e cité, qui se donné deîcliefs (t qui lestue, V/tii se
fait une auiéolede lou es les gloires en leur prodiguant tous les •mti'agtis
TOtre père, Paolo, fitt conduit par dc" lî*bes et des ingrats à la taort, "
Le jeune homme ne rompit pas d'abord le silence.
— Mais, repiit-i) enlin, je n'existais pas ali.rs, ma mère !
Un cri de violeiice déciiiia le sein de la comtesse. Elley porta ses mains
avec force, et parut se vaincre. Un élan de colère lit place à l'expression
du scntimeni le plus vrai.
— Malheureux !... Poalo, vous existiez datismon sein !
Tons les doutes agitèrent l'ame insensée de Paolo ; vingt fois 11 fit le
tour de l'oratoire. Il s'arrêta; ses lèvres trembla'ent.
— Pcrdoi nez-moi !... Mais en vérité, le doge n'avait-il pâi Sôî^irattc
a seize ans, ma mère ? . i' . ciin
La triste femme se laissa tomber sur le prie-Diéu. ".r-^m
— La lataliié s'obstine ! s'écria-i-elle ; et j'en suis à ma honte la plflJî
amère ! mon (ils ne me coit pas ! . . i
La tète de IJéatrix apparut en ce moment dans un intervalle de la dra-
perie. La sérénité de son regard et de son getle attestait Dieu par Un
muet serment.
Paolo, frappé de coiifusion, se précipita pour baiser Its pieds de sa
mère. '^i' "'""■
— Loin de moi, bien loin de moi l'idée crucl'e d'avoir* ^r<!tet<flti'vdtffe
insulter, ma mère; mais, mon Dieu, jugez-en vons-mCaié! Jusqu'il ce
jour, n-a vie d'enfant se passe auprès de vous et sous le voile d'un nom
que vous m'arracli' z, qid n'est plus désormais le mien, mais dont je n'ai
r-^ries pas à discuter l'origine et le titie; car ce litre, Venise le saluel et
cette origine, c'est celle de l'I'alie tout entière ! car, ?près InUt, je le
vois .bien, uia mère, c'ett relui de votre propre famille, et ce nolti là,
dans ii'on estime, en vaut des millions d'auires. Les Falieri n'ont rien à
envier aux Soderini. Le nom des Sodorini, constamment loyal et pur, se
trouve écrit hux premières lignes du livre d'or; il est coniemporain de
saint Marc, il éoihpiait parmi les gardes du Calvaire. N'a-t-il pas donn'é
des gonl'aloniers à Florence, des artistes et des poètes à l'Italie, des saints
à l'Eglise qui les à (li'Msement canonisés? Je l'ai lu, ce nom, je l'ai lu dfe
mes yeux meniliés d'e'iuhoilsiasme, gravé par la longue épéede mon bi-
saïeul, sur lesinaboxUihles rochers de Blalte qu'il venait '(Je rcprcnfire eli
dépit des Turcs et de la coali'ation des Etats barbaresqué^i'O.i èn'ëérJiit
fier ;i moins; vous ne le nierez pas. Les Soderini teliàiéirt tônïMêrce.dë'
gloire à la face de l'Europe et de l'Asie ; et des noirs si î^pléh iides sinit
aussi des obligations à vue que nous léguons comme une délie immen e,
comme un engagement d'honneur à nos p -lits fils. Le peuple; eniier, mu
n;ère, doit monter dans les rangs de la noblesse; la noméssie n'est qu'un
échelon vers Dieu, car l'humanité monte au ciel par la gloir'é, et nous ne
sommes que ses porte-drapeaux. Le nom que je portais ;t ia fice de Ve-
nise, devait me grandir malgré moi-même ; dans la sphère eml]i'â>sée par
une i:nagiiia;ion degenlillininme, son ame sent palpiter et VlVrè Ki (rater-
nité des générations. Il résume l'expérience de vingt siècltes,' grâce pu
culie qu'il porte à ses aïeux; il ne saurait se considérer cortinYè l'enfant
perdu d'un monde fan? gloire. Dans les archives des Soderini, les pb s
magniliques événemens de la vie des peuples comptent pour leur contin-
gent de génie et de vertu. Nous devons oublier tout le reste. Et, comise
un éclair. Madame, le piédestal du haut duquel je contemplai;) le nKigni-
fique panorama de l'histoire, cepiôdesial s'écroule ! Cette Vision, vous me
la ravissez ; vous dressez 5 sa place un échafand dans mon blason. V<;tiS
effacez d'un mot les éblouissantes archivesdont mon orsneil s'était em-
paré comme d'un patrimoine impérissable. Vous me faites sortir d'U'i
mystère d'ignominie et de hoiite, après vingt ans de calme et d'hormecr.
Il semble même qu'en vertu de vos larmes je doive lïiè préparer h Con-
quérir un héritage de sang et de vengeance. Oh! vous avez ei>core à me
répondre. Madame! Pourquoi donc avez-vous lait tout Cela'J ■" '
— Je n'ai rien fait, Paolo ! la fatalité m'a frappée. S'il se tl^ttvt!' tia
éehafaud dans le blason de votre descendance, indépendainiheiit, mon
fils, de ce que le glaive des bourreaux n'a pas la puissance de déshono-
rer les nobles races, parce que l'opprobre ne remonte pas le cours des
géi;éra:ions, et que ce cours, large et profond, purilic les souillures indi-
viduelles, sachez que la criminelle déloyauté de Venise Wait laissé l'ame
ardente de votrfe père sous le poids d'un de ces affronts'qtfl demanderont
toujours vengeance !.,. et dites-vous aussi que est aflr'OT'É"tie l'a ras ob-
tenue? Oui, Falieri conspira contre Venise, et j'en sul^ffèi'e; il essaya
de briser cette abominable république. Mais, Paolo, n'a' iVft-on pas brisé
toutes les lois, celles del» usiice, de la raison d'état, et jusiu'à celles de
la pudeur, pour humilier le doge dans votre mère ? — Un lâche, de ceux-
là qui ne craignent pas d'insulter les femmes, parce que les femmes ne
portinl pas d'épée ; ni les vieillards, parce que le bras des vieillards est i
devenu débile ; ni le chef de l'état, parce que le chef rie l'état ne saur.^it ;
descendre à leur niveau dans là fange ; un lâche, vous disje, avait insulté )
son honneur dans le mien, par un mensonge; et votre père, i.on pas
comme do?e, entendcz-vom, non pas comme vengeur et soutien de sa
patrie, mais à titrede citoven, de simple citoyen, evigiait une répdralioii
qui fût au niveau de cet f'ntrage. Son adversaire ne iroitva dans le juge-
ment des sénateurs qu'une insolente occasion de triomphe ; on l'acquitia.
— Je sais celte funeste histoire, ma mère.
— Hélas ! Paolo, lors'iue la téio de votre père, lancée loin de son
corps avec le lapide éclair que lit jaill'r le d.imas d'un Esclavoii, ronla
sur les marbres ensanglaniés de l'esealier des Céans, j'ignorais encore
que je pourrais un jour déposer aux pieds de son Dis l'espoir de ma
tropjuete vengeance. J'ignorais que je portais un héritier du doge,
LE MAGASIN L:
.rl-TMiy.'
15
ua liîgitime vengeur dans mon seiu. Bcu\ mois, deux mois eni'ers,
loin de ces murs iiifrinies, je vécus dans les larmes, toujours avec cet
horrible spectacle devant Its yeux. La vie s'était rcfeimée sur moi
comme un sépulcre. Aux premiers symptômes de votre existence, mon
fils, joyeuse, mais de la plus cU'ioyab'c joi ', mes doulems, que je
ne compris pas, ne me parurent qu'un averti.ssemcnt de Dieu pour me
préparer à la mort. Je crus que la v;e !n'ai).imli>.uiait, tandis qu'elle était
îiéja doublée dans mes entrailles. Bé.ari\ ae .■V tioinija point, et j'eii fré •
mis. D'une crise je passais dan; une auii'c, Veiiiic ! l'inJigne yeui^e a
conservé de . doutes, me disais je ; et, sur un doute, elle a piécipité Fa •
lier] de rin.sultc à la révolte et de la révolte iu bourreau ! I-'insultc e^t
triomphonte, et je vais lui donner des armes peuiêtrel Oui, mon fils,
ma trcp naïve ignorance, qui s'était si déijltirablenicut prolongée, ces
soupçons i:npuis colportés autour de moi, soupçons autorisés par tout
ce qu'oil'r.it d'étrange l'amour passionné d'une femme jeuiic comme je
l'étais pour un homme de l'âge de voire père ; les soixante seize ans du
comte de Val Marina, que toulàrhcun', hélas! vousinvuqîiiez vous-mê-
me; tout, Paolo, tout me retint dans l'incertitude et m'entraîna dans le
; aprC
vous veniez au monde.
Elle se saisit avec Joie d'un cruciGx qu'elle embrassa,
g __ Merci, mon Dieu ; merci ! car vous ni'avo/. pris dans vo're pitié t
^pLa comtesse essuya ses lanucs, et rt prit d'un son de voix fertue :
;— Ecoutez-moi 1 — J'ai fait de vous, mon (ils, un cliev>\iicr des beaux
jours de la chevalerie, et dont les femmes de notre amqinvuse Italie se-
raient fières. Les exercices rie l'esprit et du corp,; oiît ,p/i.'i;ii:ctiQnaé votre
intelligence et voue force. La gucrje! vous d;Vi.z en avoir le génie dans
le sang. L'histoire ! vous la savez. Comme un fils, et i^iieux qu'un fils de
monarque, vous connaissez les principales cours de rEurope, les lois, Içs
mœurs, les langues, tout ce qui prépare les luéùitations de l'homaje d'é-
tat, et l'inquisiteur général, dont voue mère est la pénitente, est tout
prêt, si jo dis un mot, ,à vous présenicr à la coar de Rome, ce tribunal
suprême du monde, où j'ai déjà fait à dessein répanJrc i-ui;vous des bruits
mystérieux. J'ai des f icrrc ries pour pluiicurs tyillions; j'ai des terres, j'ai
des vassaux, j'ai des privilèges! J'ui le nom des So!ierini,run de ces noms
qui renferme/itdes royaume,-:. J'ai mieux ! j'ai l'affe; tiun de tout ce qui
déteste Veivse, et c'est immeusc! Artistes, soldats, coaimerçaus etmarii:s,
pauvres secourus, serfs affraaehi.s monastères dotés de bienfaits, corpo-
rations fondées par mes ancêtres et les vûires, tout ce qui vécut à l'om-
bre rie la gloire des Soderini, tout ce qui parle avec chaleur du comte de
Val Marina, tout cela connaît votre générosité, vous aime, et peut, îi vo-
tre voix, se soulever comme un seul houinie. Votre po:)tilarité grandissait
avec vous, raolo ; moi j'y veillais saris vous le dire. Lasouiiçonncusc Ve-
nise n'a pas la trame du complot dont la pensée ne viillait que dans mon
sein. Je possède aussi les secrets de nos premières fauiilles, ttces secrets,
■r-ifi^us cffrayans, mon fils,— me voilii prête à vous les confier, parce que
les secrets, de familles sont les moyens indubitables par lesquels on se lés
iqsrallje. Nos passions ne soju que des arjies de représailles contre les
sociétés rojeiéus paC|Ja providence ; Dieu marche à son but, mêuic par
nos fureurs, (t je |SCJis qu'il a prononcé la malédiction de Venise, Vous en
serez, l'angn cxicrmiuateur. — Je vous aime, et votrt ascendant me domi-
ne. Jeu suis heureuse ! Vous n'êtes plus uu enfant (iiyoic. Mon insulteur
existe encore, Paolo, c'est lui maiutenant qui se trouve à la tête de la ré-
publi |ue! Il a biiti son élévation sur noire chute, et sa grandeur sur notre
infamie. Il ne faut donc plus que vouloir, car la volonté, fils du comte de
Val Marina , c'estl'irrésistible levier du monde ! et dans six mois mou fds,
avec mon anie, avec vos amis, avec de la prudence, un seul coup de toc-
ciu replongera Venise dans la faiige qui fut son berceau, comme un mons-
tre sorti desv;\gues de la mer Adriatique. — Oh! si, vous ne vengez pas
votre père, PqoU), si vaus trompez mou espoir, si vous n'êtes pas le com-
plice de mes pijÇ^els, c'est que, pour mettre le comble i> mes allVonls, soit
que vous matii;iuici d'anie, soit que vous adoptiez les indignes calomnies
de Venise couvre voire liièrc, vous ne semiriez pas que le sang légitime
des Val I\larina circule avec mon honneur et mou propre sang dans vos
. veines.
Haleiante comme une louve après cet épauchement fougueux, la com-
jesse iulirrogea les rt^gards morues de son fils.
ji 11 eut un moment d'.imertume et ses lèvres f e conîractèrent.
■ . lEitlin il rompit le silence , avec ua geste qui désignait le faste déployé
tout aatour de lui :
Est-ce à rêver vengeance que vous passiez tout votre temps dans cet
oratoire? La Vénitienne fil un boiut de fureur, cl [déserta le prie Dieu
qu'elle embrassait encore. — l'aolo! luue,m'çn délieras pas! lui eria-t-
elle.Jc l'aijuré surcc rrucifix. .,, . |, i;,, ;, ,
— Et i-ur ce crueilix, ma p.iôie, je vous jure, moi..,
La main do sa nièi e lui ferma la bond e. Il se détourna.
— Je voes jure de ne pas en cire l'insirumeiit.
Elle deviijt pâle et frissonna de tons ses r.iembrcs ; une nuauce d'éga-
rement pafsa dans ses yeux. Elle saisit éijfirjjiqucnienl les deux mains de
Paolo. Puis, froideuicnt ; ., . _„ '1,4:01 ■ 11
—Vous réiractcrez ce sernionl, mon fils. Il se dégagea de réimnlc.
— Non.mailaïuè ! Une tombe ouverte sous un écbafaud, un my 1ère
de vin;;! ans et pl;;s, gardé sur une tombe, avaient d'avance prononcé
mon serment i oar moji,.,4ij,ifi tiendrai. Mon sermem n'est que la traduc-
tion des cil coiisliinrês qm me forcent à le proférer. Il riPaii, et vuiis ni^
l'avez pa^ fait, maiu'vue, m'élcver dans la connaissance de mon riciiin et
dans yot'i e (laiMC à, braver les injures de l'opiniou dès ma plus tendre en-
fance, àii ris'fïied attirer stir moi les sbires vendus à des rôles de meur-
lii rs secrets, Q^i le> ppipoisonnenrs anonymes aux gages de la républi-
que. Il le faîl lit. Je icrais un Falieri! Les hostilités de Venise m'auraient
élevé da;is, les jeui de la colère et de la révolte. Mais le mystère dont
vuus avez Tait votre refuge a pesé sur moi coi.uiie uu infanlici^'e. LesFa-
licii font morts. Les So'lerini seuls existent. Je ne suis pas ce qiip, J^i
suis ; îi'ra'c devient impossible de l'être ! Je t'en ai ni le nom ni les rçsr; ,
seatimens. Gcrmeéehappé deje ne sais qticl monde, il ne m'est pas per- '
ffiisd(f,w5eijdriirac|iif5ia-bas. J(' existe entre jjçuyfiéans, comme un men-
songe, votre conscience, ma mère, v'bilà ma pairie, et je n'eii ai plus
d'auire au fpnd de mon cccur. Ijp fi^^ jfisqu'à ce jour inconnu, un doge
que le siipi'dice a rayé du livre fl'or, s'àrm:'nt, yJngt-un ans après le
meurtre de sua (lère, à l'eirct dé revendiquer un htniase c;c veogeance
q'",e le nipiudrc sourire d'un inbiMent serait en droit d;; lui diïe.uter, ce
his (lirango, croyez-moi, ne serait qu*un risible cl débile anac'aionisiiie
doin von c pi udencp, madame, avait eu d'ailleurs bien avant noi le juste
presièntiment. Ce que vous ,àve;^ fait, je le raiiûe ; je referai de vuli-e
sentiment malgré vous-même. J'écouterai les longs et timi'es scrupules
de la jeune feuune qui trembla pour son honneur, et non l'orgueil iudis-
crè'Pmeut exalfé de la mère qui s'abandonne ce soir à des illusions san-
glantes. Vous poursuivez le fantùine d'une rébabilitatioii vengeresse où
je vois clairement l'opprobre et la récidive d'un scandale. La politique,
dont vous me (irometiezl'a.^pui, forait peut être semblant de me croire si
j'avais des chances; après avoir tremblé quelques jours, Venise retrouve-
rait son éijuilibre; et, par le fait, vous et moi, nous ne serions à tous les
yeux que de vils insirucieiis. Je ne tieos pas à des concessious de circons-
tances, à des sympathies tarées. Madélicaiesse exigerait fout ; el ina con-
science ne me demande rien. Vivez dans mon estime, comtesse de Vaï
Marina! Je la sais assez grande, cette estime, pour vous tenir lieu d'uili-
vers ! et uiniércssous pet'souHej, .ni le peuple, ni les cours, ni Ips aiplii-
lion?, ni les haines, dans les ahlécédens ensevelis de no:rc exijlencp;
surtout lorsqu'il nous reste assez de trésors, 6 mon Dieu ! pour fairt io-
meiisément de bien, assez d'obscurité pour nous soustraire à tgus les ora-
ges. — Oui ! vous avez fait de voMc fils un homme ; mais Paolo n'est pas
plus un insensé qu'un tigre. L'insensé caresse l'opinion qui doit le raûrr
di'c ; le tigre lui livre uu combat cl périt. Je suis chrétien ; je ne lancerai
personue dans ces jeux du cirque. Vous avez orné monespiit, m::dame!
soyez-en remerciée ! Comme érudition suprême, j'ai précisément à médi-
ter dès ce jour sur le sortinfortuné de l'homme illustre qui fut mou jièrç ;
et lorsque je plonge mes regards dans son sépulcre, je ûc vois que trop,!
face à face, et ce que c'est que la gloire et ce que c'est que la vengeance.
La gloire ! c'est une expantion de joie passagère que le soolUe impur d'ua
Esclavon peut envenimer pendant notre vie avec des propos de cabaret.
La vengeance! c'est un transport de fureur suivi d'une punition méritée
dont on grave l'ignoaiiiiic a.ec iu saug sur la poussière d'une promenade
publicpie. Je ne jirêterai pas mon ame a cette publicité fétide, mon bras
à c(s représalll-s de faugc. Les horloges de Saint-Marc ne sounerout ja-
mais l'heure de mon rendez-vous avec le bourn-au sur les marcLes de
l'escalier des Géaus. Je ne veui pas de la gloire, et je ne me vengerai
PîlS. ., ,; ,-,. ,,y , ■'■■
La poitrine de là comtesse se soulevait et voulait rompre la soie âi.\
cor.spge. Vingt années de sa vie s'évanoiussaicnl comme un rêve ; 'a}>f'î
avoir savouré sa co'ère, plie n'embri'sjaii qu'une ironie. Son ame lom'oJt
en ruines, dans uu immeusc démenti. Elle dit enfin avec qq ai dO
rage :
— Mais, Paelo, je suis donc une inGime, moi! ,,
— Qui vous a dit cela, ma mère?
— Ton içfus , malheureux ! — Ne m'approchepas I tu \ieus de rompre
avec moi; tu m'as tuée.— Il me fallaiî sur la terre, aiin d'y supporter (^
vie, une manifestation éclatante que l'.m croyait à ma vertu, que l'on pou-
vait s'y dévouer, (pioc'étai une s.iiiite cause!... Tu me refuses'... Je
sais pourquoi. — Paolo , Paolo, vous me démentiriez eu vain I je suis uoe
femme souillée dans la conviciion de mon fils!... .''
— iN'eu croyez rien ! le démon vous inspire un mensonje , ma m^rt l
El qui donc, cucffet, après vingt longuei années de sile:ice, vous forçait,
pauvre femme, à cette révélation terrible? Uu dou'.e, il est vrai, m'est
échappé, mais comme un éclair. Lisez dans mes regai°d> , et pardonnez à
voti e enrant. Oui, j'ai tous les traits, je me se s l'ame J'uii Vjt Mai ina,
l'ame qu'il avait <|iiaiul il iravaiiiaii si iioblemeut .^ rendre Venise i^igiate.
Le cœur ne se trouvait pour rien uaus un hla^phêmc doni ma raUu so
d< gagi. l.t l'c luêiue que j'ai fiit , peur le tenir, le serment de uc janiiîs
ensanglanter les eaux de ce golf»' au profit de ma cause, je Vv,..j jure, ma
mère, que je crois à votre tin eriié. Voire parole n'a pjSjj ■ ^?.
preuves pom" moi que la revilaMui), nièaie U'i Cbrist, ,
Tottie une résolution mytlcricuse se cguccntia oans ta \ûi,V| g^atu de la
comfc&ie ;.,.,■
-^.Tujie ui*eu)j)èctieics pas de ''. Soû»
non 1
ne veax pas qu.- co sjt
uù COOl*
i6
LE MAGASIN LITTERAIRC.
plaisant bandeau sur les yeux, ni le respect humain de la corapnsîionqui
t'arrache un bénévole men.^ongc. Tu risijuerais tous les sacrifices pour
m'ap''isci', mon Cl». Qui; rexiravagaiice même de la prouve détruise à ja-
mais tous tes doute?. 11 me lu laut. Je te donnerai le léaiuignagc des saints
martyrs !
— Je n'ai besoin que de votre témoignage, ma mère.
— Eh bien, je prétends, moi, te donner celui-là.
Une courte lame de poignard éiinccla dans les mains de la comtesse.
Bétrix accourut, poussant des cris.
Paolo s'était en vain précipité.
L'altièrc pairicicnnc tomba mortellement frappée sur le prie-Di^u.
Témoins impuissans de cet acte réiléchi de délire, Béairix et l'aolo la
soutinrent avec des frémissemens entre leurs b-as; le poignard fut chassé
par le sang qui jaillit î\ gios bouillons de la plaie.
Tout secours humain était superllu.
La main épuisée de la comtesse cherchait, mais inutilement, à se saisir
<lu cruciQ.f.
Béairix étoulTa ses propres sanglots, et lui porta le signe de la rédemp-
tion contre ses lèTrcs.
— Ma mère! s'écria Paolo, en prévenant sur voiis-mènic les décrets de
l'Eternel, tandis que votre cœur étiiit gonllé de vengeance contre vos sem-
blables, vous venez de joindre péché mortel à péché mortel. Pérircz-vous
ainsi doublement criminelle devant Dieu? L'intercession de voire (ils vous
sauverat-clle comme l'interveniion de Jésus-Chiist rendit les voies de fa-
lut à ce monde?... Ce monde, 0 ma mère, ni vous ni moi, nous n'y som-
mes plus rien dès ce jour, et je vais essayer de conquérir votre grâce
dans l'autre. Vous aurez frappé deux existences à la fois; j'expierai votre
crime dans ua couvent. uiciiel raymomd.
[Revue du Siècle.)
liES I]yCO^'VE3>IE:;VS DE liA CEIiEBSSSTSi;.
UISTOir.E ANECDOTIQUE DU DIX-\EUVlÈiHE SIÈCLE
Feu Robertson, célèbre physicien aéronaule, comme il s'intitulait, n'a
point raconté dans les deux volumes in-8 de ses Mémoires, touter, les a-
vcntures qui lui sont arrivées. Ainsi, par exemple, il fait bien moniion des
nombreuses séances de physique amusante qu'il a données à Bruxelles,
avec tant de succès , en 1810 , mais il n'ajoute point le récit de certaine
scène dont il fut, sinon le deus, du moins la machina, — pour employer
les termes de l'art théâtral consacrés par les anciens.
Le soir, quand Robcrisoii ne réunissait point, au petit théâtre du Parc,
la foule des spectateurs pour les émerveiller des mliatles de la fai t^isnia-
gorie et rie cent miraruieux tours de passe-passe , il allait habilueile-
mont dîner à l'un des hôtels en vogue. Là, il aimait à raconter, aux habi-
tués de la table dhôie, les événemens c\iraordinai;es de sa vie d'artiste,
les dmgers qu'il avait courus en Suisse, oii des paysans l'avaient p: is pour
un sorcier et l'avaient jeté dans un four ; ce qui lui était arrivé dans les
airs quand il voyageait en ballon; les bonnes fortunes sans nombre qu'il
d.'vait à son talerjt; enOn les hauis personnages et les hommes célèbres
qui s'empressaient , à Paris , de lui ouvrir leurs salons et nième de l'ad-
nietlrc dans leur plus étroite iniiinité. A l'cniendre, Cainbacérès oubliait,
pour deviser avec M. Robertson, son titre d'arebi-chatueiier de l'enipiie;
M. de Tallcyrand ne connaissait pas de plus vif plaisir que de se donner
une heure d'escamotage et de conversation avec l'illustre pliysicien ; Ma-
rie-Louise (demandait, chaque jour, avec insiance, une \isiie du sorcier à
qui la fantasmagorie devait tant de perfectionnemens. O'ianti» 'a majesté,
quanta l'empereur et roi , il tutoyait M. Robertsim cl lui liiait l'oreille,
témoignage d'alTeciion et de familiarité qu'il ne daiguait accorder, on le
sait, qu'à deux ou trois de ses favoris.
Mais M. Rubertson l'avouait sans façon, a tous les princes, à tous les
monarques, il préférait la société des artistes et des écrivains; il dînait
régulièrement, une fois la semaine, avec Lebrun, lepoMedu Fe»geur;
Andricux no dédaignait pas de le consulte,- sur ses leçons au collépeda
Franco; Delillc lui lisait ses vers; Arnauld lui donnait les prémices de
S' i épigraœmcs; V. de Jouy, cet empereur de la criiique, lui devait plus
(I un de ses spirituels feuilletons ; enfin Marie-Joseph Chénier ne pouvait
vivre sans lui. Quand deux jours s'étaient passés sans qu'il eût vu llol ert-
son, il accourait chez son ami, lui sautait au cou et ne savait plus se ré-
soudre à le quitter.
— Alors, vous allez être bien content, interrompit le maître del'hôlel,
car M. Chénier vient d'arriver à Bruxelles. Il est descendu ici, chez moi,
dans ma maison.
— Marie Joseph Chénier? s'écria Robertson avec une joie bruyanie à
travers laquelle, cependant, il eût été facile, avec un peu de méfiance, de
recontiattrc de l'embarras.
— Lui-même ! il a écrit, sur mon registre, son nom en toutes lettres :
ciiiiNtKii. J'avais d'ailleurs lu ce nom sur l'adresse de sa malle ; adresse
précédée de l'initiale M. Vous devez reconnaître sur mon rcyisirc l'écri-
ture de voire ami ?
— Parfaiicrrentl C'est lui, à n'm pas douter, reprit Robertson. J'irai,
demaio matin, lui prcsenicrmcs hommages.
— Demain ?... Attendre à demain pour embrasser un ami ?...
— Ah ! c'est que nous avons eu ensemble, avant mon départ, quelque
petite querelle.
— Liie querelle avec l'auteur de Clun-lcs IX, de Fàtéton, de Caius
Griicchus ! inlerromi)il un jeune homme qui se p'quait de gofiis littéraires.
Ah ! si j'étais son ami comme vous , je le presserais déjà dans mes bras,
et je lui denisndei ais i)ardon des toits qu'il pouriait avoir à mon égard,
au lieu de m'< n fonualisor.
— Voilà de nobles sentimens, des sentimeiis que 'approuve, jeune
homme. Eh bien ! je vais les imiter; je vais me rendre de suite près de
mon ami Chénier.
—Et nous, messieurs, reprit l'enthonsiasie littéraire, posséderons-nous
dans notre ville de Bruxelles un des grands écrivains de l'époque sans lui
léiiio gner combiiii nous l'admirons? Hier encore, au théâtre, nous ap-
plaud ssions une tragé.li-! de Ché;iier!... aujourd'hui, Chénier ne recevrait
pas une preuve de notre sympathie? Il n'en peut être ainsi ! Il faut que
Chénier sache com!;i:'n les Bruxellois apprécient les grands poètes 1 11
faut lui donner une sérénade !
— Oui, il faut lui donner une sérénade !... C'est cela! rcpéla-t-on de
toutes parts avec enihousiasme. Une sérénade! une sérénade 1
Aussitôt, chacun s'occupa d'organiser la fête musicale, non sans emme-
ner Roberson, que l'on allilia forcément à la joyeuse conspiration , et
que l'on chargea de haranguer le poète en lui présentant les admirateur»
qu'il comptait à Bruxelles. Roheiison voulut décliner cet honneur, qui de-
vait appartenir, disait il, à un habitant moine du pays; mais on ne tint pas
compte de ses scrupules, et on l'entraîna.
Pour expliquer ce qu'on vient de lire, il faut ajouter que les Belges
senties plus grands donneurs de férénadcs (ju'il y ait sur terre. Les Es-
pagnols eux inéuies n'usent que sobrement de ces concerts nocturnes, en
comparaison des dignes Flamands! 'J'out, pour ces derniers, est matière à
sérénade! Quelqu'un part-il ? sérénade! Quelqu'un arrive-t-il ? sérénade.
Si l'on se marie, s'il naît un enfant, si l'on célèbre un anniversaire, la sé-
rénade ne manque jamais d'accourir avec sa contrebasse, ses trois violons,
sa llijie, sa clarinette, son iromboinie et son violoncelle. Ou arrive mys-
térieusement, vers neuf heures du soir; on se place en silence sons la fe-
nêtre de la persoiHie à qui l'on veut donner la fête. Un ! dcuî ! trois ! Le
maître du pciit orchestre étend son aichet, donne le signal... Un air
triomphant éclate ! La foule accourt à ce bruit; les fenêtres s'ouvrent et
le garnissent de curieux ; on applaudit, on pousse des hourrah. Le tout
le termine, d'ordinaire, par une allocution que prononce, du haut d'une
croisée, le sérénade, souvent surpris en robe de chambre: son bonnet de
nuit au front, il relient, d'une main, ses vêtemcns, tanuis que de l'autre il
gesticule des rcmerciemcnset essuie ime larme.
Pendant que l'on s'occupait activement de la sérénade destinée à M.
Chénier, celui-ci, après s'être déchaussé et avoir fait allumer du feu dans
sa chambre, car le mois de novembre commençait à souiller sa bise avec
âpreté, (initiait ses habits de voyage pour ievêtir une chaude et large re-
dingote de fuiaine. 11 avait ordonné qu'on lui montât à souper dans sa
chambre : il était facde de reconnaître, dans toutes les allures de ce
petit ho unie, âgé de cinquante ans environ, le bien-être immense d'une
personne qui échappe à un grand péril, ou du mois à un grave inconvé-
nient. Il respirait à l'aise, il se prélassait dans son fauteuil, il se gobergeait
à l'uvaiico de son souper. Le repos et l'appétit dont il avait été privé, par
quelque incident , renaissaient enfin pour lui , la (hose était certaine.
Néanmoins, un peu de son premier malaise lui revint, quand il vit le
maître d'hôtel en personne, et la serviette sous le bras, monter lui-même
le souper, au lieu de laisser ce soin, comme d'habitude, à l'un des gar-
çons.
Et puis il y avait dans les manières de cet homme, dans son sourire
d'intelligence, dans ses façons obséquieuses, je ne sais quel mystère prêt
à se trahir. L'aubergiste mettait en outre une affectaiion profonde à répé-
ter sans cesse le nom de son hôte. Ce nom semblait agir désagréablement
sur les nerTs du voyageur.
— Monsieur Cbénier ne voulait il plus rien ? Monsieur Chénier était il
satisfait? Monsieur Chénier n'avait il point d'ordre à donner? Comment
nioiisieur chénier trouvait il le poulet rôti?
Cel li qui était l'objet de tant d'ohséquinsités suivait de l'œil, avec in-
quiétude, tous les mouvcmcns du maître d'hôtel ; car à travers cette exa-
gération de politesse, il et oyait distinguer de l'ironie. 11 cherchait à péné-
trer le secret de cette énigme, et je vous l'ai dit, une pareille recherche
n'était pas sans tro,ible, quand soudain la sérénade jeta a;: vent, comme
un coup de tonnerre, sa première et gigantesque acclamation !
1,1 fourchette tomba des mains de Chéisier, et son visage se couvrit de
la pâleur d'un irépas.é, surtout quand i'hùle s'écria :
— Monsieur Chénier ne s'attendait point à celte réception, n'est-il
point vrai?
— Comment sait-on mon arrivée h Bruxelles?
— Vous devez cette fête à l'un de vos amis de Paris qui vous a re-
connu.
— L'enragé ! le brigand ! s'écria le \o\ agcur ; je quille Paris pour l'é-
viter, et il me pour.-uU , et il a recours à un pareil éclat! U:) chjrivaril
un cliaiivari ! (.)ii'ai je doue fait à cet homme?
— Que nionsieui Chénier ne se fâche point, (iit humblcmnit le maître
d'hôtel, qui se piquait de bcll s-lettres ; on Eait l'apprécier à Bruxelles
LE MAGASLN LITTliPiAmE.
•17
comme à Paris. Nous ne pouvions rcspccler l'incogniio d'un homme ici
que :il. Cliénier.
Ces paroles, loin d'apaiser lai colère et les mouvemens fébriles du héros
de la fête, semlilaicnt au contraire IVxaspi'Ter davantage. Cependant, la
sérénade continuait avec plus de magnilicenre que jamais! Si les musi-
ciens s'arrc:aient un mnnu'iit, la foule jetait des cris dans lesquels l'éiran-
gcr ne reconnaissait que Iro;) bien son nom !
Chénier ! Chénier I Chénicr !
— Après un tel éclat il n'y a plus à reculer, murmura-t il, il faut se ré-
signer à son sort.
Il se leva, ouvrit sa malle, y prit d'une main tremblante des pistolets
f t les piaça ft;r fa (hrmiiice. L'hôte qui ne comprenait plus, ou plutôt
qui n'avait jamais compris, se glissa furtivement hors c'e la chamijre et
gagna au larpe, stupéfait de voir, pour la première fois, un homme exas-
péré à ce point par une strOnado.
— Maintenant, dit le jeune littérateur qui avait provoqué les hommages
rendus au poètf^, M. Chénier va sans doute se montrer à son balcon,
haranguer et remercier.
— Je n'en doute pas, répliqua le physicien, qui se tenait dans la partie
:1a moins éclairée de h cour. Il faut l'appeler.
— Bravo ! hravo ! Chénicr ! ChénieV ! cria la foule. Qu'il paraisse I
Chénier! Chénier!
— Bravo! Lne couronne! Il faut lui Offrir' une couronne, proposa
<iuelqu'un.
Les Belges ont, pour donner des couronnes, la même ardeur que pour
les sérénades. La proposition fut donc acceptée avec transport : on cou-
rut chercher une couronne.
î ■ — Puisqu'il ne se rend pas à nos vœux, puisqu'il ne paraît pas, vous
allez monter chez votre ami, dit l'auteur de la motion triomphale ; vous
l'engagerez à se met're à la fenêtre ; pendant qu'il y sera» je lui placerai
adroitement la couronne sur la tète.
Il fallut bien que Ucberston obéît.
Tous les deux montèrent donc à la chambre du poète et frappèrent
doucement à la porte. Chénicr vint leur ouvrir lui-même.
— Je connais le motif qui vous amène, etjesais la personne qui vous
envoie, dit le vovRgcur. Je suis à vos ordres; je ne vous demande que le
temps de m'habiiler,
— Vous n'en avez pas besoin ; on vous attend avec une si vive impatien-
ce que l'on ne prendra point garde h la négligence de votre costume ; né-
gligence bien excusable d'ailleurs chez un voyageur comme vous.
— Mais qui donc a pu vous apprendre mon arrivée? s'écria-t-il avec
impatience. A qni suis-je redevable do pareilles persécutions?
— Quelle nitidoitie! appeler persécutions les honneurs si mérités qui
vous sont nemlus I C'est, du reste, monsieur, votre ami Roberison qui a
reconnu Tbire écriture.
— Robertson ? mon ami? Mais je n'ai jamais connu de Robcrtson! je
n'ai jamais- entendu parler de Robertson!
— Ou!, moi, (it l'aéronaute qui, en désespoir de cause, se jeta dans les
bras du voyageur stupéfait. "'• "
— Mais je ne vous connais pas, monsieur. ■' -'■3'''
' — Pard jnne zhù, en ce jour solennel, les tdrtà-qij'il a envers vous. Il
les confesse, il s'enrepent, ajouta le jeune Belge; ne l'en punissez pas en
feignant de ne point le reconnaître.
' 'i— Si je ne suis point déjà tout à fait fou, vous détruirez le peu de rai-
son qui rae reste, rugit le pauvre homme evaspérô.
— Chénier! Chénier ! hurlèrent mille voix sous la fenêtre.
Il retomba pâle et sans force sur son fauteuil.
' — C'est donc un véritable assassinat? Je ne croyais avoir affaire qu'à
tine seule personne, et voici toute une population qui demande ma tête !
lit-il avec un rire amer,
— Oui, c'est votre tête qu'on demande, interrompit le Belge, se mé-
prenant sur le sens de cette phrase. Ne la iui refusez pas plus long-temps.
Daignez la lui accorder.
— Donner ma tête! donner ma tôle ! répéta l'infortuné qui s'agitait com-
me dans un rêve iconfus et ne comprenait plus rien.
Le jeune B^lgieouvrit la fenêtre avec prestesse, s'élança sur le Français
et l'entraîna vers la fenêtre. Celui-ci crut qu'on voulait le précipiter et le
jeter à la foule, tl se cramponna de toutes ses forces au balcon. Dès qu'on
l'aperçut, les spectateurs, touchés de la modestie du poète et de la résis-
tance qu'il opposait à leurs hommages, poussèrent des vivat capables
d'assourdir un artilleur habitué aux hurleinens d'une batterie de canons.
Au même instant, l'objet de tout ce tapage sentit quelque chose de froid
se poser sur sa tète.
11 parvint enfin à s'arracher des bras du Belge tandis que Robertson
s'esquivait , poussa l'entliouMasie hors de la chambre, non sans lui cau-
ser une vive surprise d'un pareil procédé, mit le double tour de la seriu-
re, ferma la fenêtre et tira hermétiquement les rideaux. Alors il se jeta
sur son lit et quelque chose tomba à ses pieds.
— Une couronne!.., une couronne !... C'était, commeil le disait, à en
devenir fou.
Tandis qu'il restait Ta , dans la stupéfaction, et qu'il se croyait le jouet
d'un de ces cauchemars où le vrai se mêle au faux de la manière la plus
fantastique, il entendit tout à coup une rumeur sourde dans l'escalier. Des
AOix parlaient bas , et des pieds s'avançaient avec précaution. Bientôt, ce
PftCEMwnE 1841. —TOME 1.
bruit devint plus sensible et plus rappi oché. On s'arrêta devant la porte
de sa chambre; on parut mystér eusemeiil se concerter ; on frappa dou-
cement. Comme il ne répondait pas, on insista, et une voix cria à lia.'
vers ie trou de la serrure :
— Monsieur ChC'nier, ouvrez-nous ! Ne persistez pas ! Ne regardez pas
pins longtemps un incogniio inutile. Un de vos amis qui se trouve à Bru-
xelles, M. Robertson, le célèbre physicien, vous a parfaitement reconnu.
— Je ne vous connais pas ! je n ai jamais connu de Robertson et de
physicien! Quand finira toute celte mystilicaiion ? que voulez-vous de
moi?
— Vous prier d'honorer de votre présence le banquet improvisé que
nous voulons vous offrir.
— Un banquet ! A moi? Pourquoi ? Je ne vous connais point et vous
ne me connaissez pas !
— Que ces grands poètes sont originaux ! dit a ses compagnons l'un de
ceux qui assiégeaient la porte. Jamais on n'a vu pareil entêtement ! Eh
bien ! il faut obtenir, de vive force, ce qu'il refuse. On m'a conté qu'on
avait, une fois, dii eu venir à pareille extrémité avec J. J. Rousseau et que
le grand homme s'en était montré chaiiné. Vous allez voir!
Il s'adossa contre le chambranle de la porte, arcbouta énergiqucment
scspictls et Ot levier avec ses épaules. Tout à coup, la serrure céda, et la
porte s'ouvrit avec violence. L'ingénieux auteur de ce pro'.édé, lier de
son succès, se précipita le premier dans la chambre, saisit le voyageur
dans SCS bras et l'emporta, à la tête de ses amis qiji poussaient dés cris
de juif ! Cinq minutes apr.s, l'étranger se trouvait a.'sis à la place d'hon-
neur d'une longue table. En vain il prolesta de nouvca.!, eu vain il de-
manda qu'on lui laissât, du moins, le répit d'échanger sa robe de chaai-
bre couti c un habit, on le retint, bon gré malgré, prisonnier de guen^e.
Il lui fallut forcément prenire sa part d'un excellent souper.
L'aéronaute Robertson, placé à la droite du héros de la fête, fut peut-
être le seul des coniives qui ne lit point honneur à la chère : il semblait
mal à l'aise, il échangeait inutilement un regard d'intelligence avec les au-
tres convives, chaque fois que Chénier s'obstinait à recevoir avcÇ surprise
les paroles familières de son voisin : on commençait généralement à croire
que le digne physicien connaissaitbeaucoup moins qu'il ne PWait dit le
célèbre personnage , et qu'il s'était beaucoup vanté dans sa prétendue
amitié de frère avec le poète. Honteux et désappointé comme tout men-
teur pris sur le fait et qui sent s'écrouler l'érbaf.'udage sur lequel il s'était
hissé, il eilt donné, avec joie, mille écus pour se trouver à cent beues de
Bruxelles et de la salle du festin. Hélas ! Il fallut rester là, au pilori où il
s'était attaché lui-même, et faire, du moins, bonne mine à mauvais jeu !
Enfin, le dessert arriva, un des convives se leva. Troublé, ému et la
voix tremblante, il tira un papier de sa poche et prononça le toast sui-
vant: :'
— A Chénier ! Au grand poète ! A l'illustre auteur (Irnmaiique dont la
Belgique, comtne la France, admire le talent sublime ! P«isse-lil garder
le souvenir de l'accueil hospitalier que la ville do Bruxelles s'estime heu-
reuse et tière d'avoir pu lui oflV ir ! A Chénier ! Au grand poète ! , ;
— A Chénier ! Au grand jjoète! répétèrent en chœur les convives. , u
Celui à qui s'adressaient ces hommages se leva. On fit silence de toutes
parts et l'on écouta religieusement.
— Messieurs, dit-il, je suis sensible àvotre bonne réception; maisjeue
pense la devoir qu'à une méprise. Peut-être y a-l-il un poète qui porte
mon nom, mais, grâce à Dieu, je n'ai jamais connu ni lui, ni ses vers. Je
suis Mathieu-Jean Chénier, négociant en vins à Bordeaux. J'arrive de Pa-
ris pour txercer ici mon commerce...
Un vif murmure de mécontentement riuterrompit.
— C'est vraiment trop fort! disait-ou. Son entêtement devient toutà
fait de mauvais goût. Pour qui nous prend-il donc ? On ne mystifie pas
ainsi d'honnêtes gens !
Puis on en vint à apostropher Robertson.
— Voyons, monsieur, mettez un terme ù la persévérrnce qu'apporte
M. Chénier à nier son identité. N'est-il point le grand poète que nous
sommes hors de recevoir? Sa plume éloquente n'a-i-ello peint écrit la tra-
gédie de Charles IX. ^ ,
— M. Chénier est un grand poète ! affirma Roberison. '^
N'êtes- vous point son ami ? ^
— L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.
— Mais vous ns répondez directement à aucune de nos questions, in-
terrompit l'Hercule qui avait naguère brisé la porte. .Mousieur est-il,
oui ou non, M. Chénier le poète ? Eu avei-vous menti, oui ou non ?
— M. Chénier le poète, balbutia l'escamoteur.
— Eh bien ! monsieur Chénier, contimia le rude gaillard, qui s'ani-
mait de plus en plus, je vous déclare en mon nom, et au nom de mes
concitoyens, que refuser plus long temps nos hoaiui ges serait une grave
insulte, et qu'il iiiudrait nous en rendre raison l'épée à la main.
— Un duel I encore un duel !
— Notre amitié ou notre vengeance 1 Choisissez. ^
— Puisque vous le voulez, dit-il avec rage, soit ! je suis un grand
poète ! Allez !
On applaudit vivement , on vint h Ini, on lui serra les mains, on rero<
brassa, on lui fit mille tendres reproches sur son obstination.
L'orateur demanda de nouveau la parole ;
!S
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Maintenant, messieurs, il faut supplier M. CUénier de nous réciter
des vers.
— Mais je n'en ai jamais Fait, mais je n'en ai jamais lu un seul !
— Encore ! niiigii la voi.v de Sienior du préopinant, tandis que l'indi-
gnaiion se répandait de noupeau sur tous les usages animés par le vin.
— Messieurs, dit un voyagi ur modestement assis au bas de la tabl?,
et qni avait demandé la permission de coopérer au banquet, quand il
avait appris, en descendant de voilure, que le héros de la fête était Ché-
liier, messieurs, M. Cliénier a bien voulu me lairc confldeuce des der-
niers vers qu'il a composés. Si vous voulez me le permettre. Je vous les
réciicrai : par ce moyen tout se conciliera.
— Accepté ! accepté !
Tandis que M. Ciiénier le regardait avec stupéfaction, !e voyageur se
le» a, et récita YEpilre sur la Calomnie avec tant de grâce et de cbar-
mi-, que des applaudi scmcns uuaniines le remercièrent. Il fallut ensuite
que le roi de la féie reçu: les accolades de chacun et des i'elicitalions
sur ses beaus, sur ses admirables, sur ses incomparables vers.
Enfin, cinq heures du niiitin, grâce à Dieu, viuiont meUre un terme à
celte fcie bruyante. On I.;isja le poète libre de se reiirer; quelque cm-
l)re=semeni qu'il en cfit, il ne voulut pourtant pas quilter la salle sans ser-
rer la main de celui qui était venu généreusement à son aide.
—Je vous le répète, monsieur, sjouta-t-il en terminant ses remercîmens;
je ne suis point poète ; je ne connais point M. Chénicr qui fait des vers.
Je le déteste même pour pU;s d'un moiif. J'ai le malheur de porter son
nom, voilà tout. DernicreHicnt, il m'a déjà valu je ne sais combien d'a-
vanies. A Paris, tranquillement assis dans le jardin du PaLiisIloyal, je
prenais mon calé avec un de mes amis. Il me quiiia en me disant: — A
revoir, Chénier ! — Ausiiiôt, je vois tous les regards des personnes qui
se trouvaient pri'S de mai me regarder d'un air de surprise. Le bœuf-gras
n'exciic point plus de curiosité. Enliu , tandis que , pour m'e.ip'iquer ce
pliéiiomène, je vériliais si je n'avais rien de ridcule dans mon costume,
un jeune homme sortit d'ungroupe voisin et me cria CD me renversant ma
tasse :
— Assassin ! qu'as-tu fait de ton frère André ?
Je me lève ; je protcsic ; je dis que je n'ai janiDis eu de frère ; je l'ap-
pelle calomniaicur ; je le menace de recourir à la justice. Il me donne sa
carte, m'oblige à lui donuer la mienne, et déclare que, le lendemain, il
vien.lramc prendre pour me couper lagor^e. Je n'ai point l'hiimeur bd-
liqupuse, monsieur! Cette scène m'a fait hâter de huit jours mon départ
pour Bruxelles... Et voilà que ces e;;ragés Belges ra 'assassinent de seré-
nadrs et de banquets! Que le diable emporte tous les poêles en général,
et Cbénicr en particulier !
— Monsieur, reprit en souriant l'inconnu, M. Cbcnier éprouvera cer-
tainement un grand regret des tribulations qu'il vous a valu , quoique
certes il en soit bien innocent.
Pu's il s'avança vers Roberison.
— Vous connaissez beaucoup Chénicr le poète, cher prestidigitateur.
Vous pourrez lui raconter tout ceci. Je suis sûr qu'il en sera désolé. Mais
pourquoi n'avez-vous poiut tiré monsieur d'aiïaire, en déclarant qu'il n'é-
tait pas le poète?
L'escamoteur rougit, fit une grimace significative et murmura le mot
mystification.
' — Monsieur, continua l'étranger, vous êtes une personne trop aniu-
snnie pour que je ne cherche point de nouveau à jouir de votre sociéié.
Quand vous viendrez à Paris, promettez-moi de me rendre visite. Voici
min adresse.
Et il lui remit sa carte. Je ne sais quel nom y lut le physicien, mais il
pâlit, salua jusqu'à terre, et partit le lendemain pour l'Allemagne,
Quant à M. Chénier.^voyageuret commerçant en vins, il repartit le
lendemain pour Paris, et se pourvut immédiatement devant le conseil
d'état alin d'obtenir l'aiitorisaiion d'abord d'ajouter un S à son nom de
Chénier, et de le faire suivre du nom de sa ville natale. Il s ijna donc dé-
sormais Cnesnier de Mâcon. s. iieshï dertholid,
IPresse.)
liC IPartcrre û'îssa tltéàive.
ESQUISSE DE MOEURS DRAMATIQUES.
Choisissez le théâtre qui vous sera le plus agréable, mais cependant ne
prenez pas un parterre dans lequel 1rs femmes sont admises; ceux-là ne
vous coa\iennent pas; François 1" a dit qu'un soir sans femmes était un
priuteû>ps sans rosis; m.ils en vérité ers roses là sont fort mal placées
«lans le parterre duii ihé.'iire, et d'ailleurs si toutes les femmes suit des
Denis, comme Je me plais à le croire, ce ne sont pas ordinairement les
plus fraîches et les plus suaves qui vont au spectacle au parterre.
Nous avons donc un parterre d'hommes; nous le [îrcndrons au com-
nifncemei'.t du spectacle, avant qu'il ne suit eiitirement plrln. Du resie,
EO'JS avons des parterres qui no le sont jamais, même lorsque le specta-
cle es', avancé ; il y en a d'autres qui ne sont b:en c^rnis que les jours de
preiiiière représeiituion. Ces jours là, comme s'ils voulaier.t se dédom-
mugcr de leur solitude habituelle, ils sont bourrés comme des omnibus
par UD temps de pluie ; on met dedans plus de monde qu'il n'eu peut ou
du moins qu'il n'en devrait contenir; bien entendu qee ceu\ qui seront
au milieu de celte foule n'auront besoin ni de se moucher, ni de prendre
leur tabaiièic dans leur poche, c'est un exercice qui leur est défendu, à
moins d'être un Hercule du Nord, un Alcide de... n'imporie où, et de
pouvoir, avec des bras de fer, dompter et contenir les mouvemens de
ses voisins.
Quand vous êtes entré dans un parterre où la foule est comoa! te, où
les portes sont encombrées, où touies les issues font parfaitement bou-
chées, vous devez vous résoudre à n'en plus sortir, ntalgré l'envie pres-
sante que vous pourriez en avoir; si cependant vous ne pouvez résister
au désir de prendre l'air, -de respirer un moment dans une atmosphère
moins épaisse, alors, pour revenir à votre place, pour rentrer dans ce
fortuné parterre, séjour des eus et des romains, il faut vous attendre à
faire une petite partie de boxe avec les personnes entassées à la porte...
Ce n'est pas toujours agréable, surtout si vous n'éies p>s d'une certaine
force à ce jeu-là ; enfin, ce sont quelques coups ce poing que cela vous
coulera. Désaugicrs vous aurait dit ;
Une vestale vaut bien ça.
Mais !a pièce que l'on donnera ne les vaut peut-être pas. N'importe ;
vous avez combattu, vous avez à peu près vaincu, c'est-à-dire que vous
vous êtes fait jouj entre plusieurs personnes qui ne voulaient pas se dé-
ranger ; ensuiie, pour se fiébarrasscr de vons pîuj proiiiplenieut, on vous
aide à entrer ; ce qui s gniae que l'on vous pousse en avimt ; vous tombez
sur plusieurs tctes dont vous vous servez comme de point d'ajipui pour
regagner votre banquette. Après avoir nagé ainsi pendant qiiebpie temps
sur ces flots vivans , qui ne sont pas encbantés de vous soulmir, vous
parvenez à regagner votre place... que l'on a prise pendant votre absen-
ce. Mais vous reconnaissez un voisin et vous dites : — J'étais là !
L'intrus, qui est venu se meltrc à la place que vous occupiez , no vous
répond pas, et a l'air de lorgner quelqu'un à la galerie. Vous vous impa-
tientez, vous poussez ce monsieur, en répétant : J'étais là. Alors, il se re-
tourne et vous dit :
— Qu'cst-cequi me prouve que c'était votre place?... Aviez-vous laissé
un gaii'... votre mouchoir ?
— Je n'avais rien laissé, parce qu'on ne retrouve pas toujours ce qu'on
laisse dins un pat terre ; mais voilà monsieur qui vous dira que j'étais à
cût-^ de lui.
Celui dont invoque le témoignage est un de ces personnages qui crai-
gnent toujours de se compromettre en prenant parti pour quoiqu'un. Il
répond, en se grotiantle nez : — Ah ! vous édez là... ma foi, c'est pos-
sible... Mais quand il y a tant de monde, on ne peut pas remarquer toutes
les personnes qui vous entourent. Tout cela ne vous satisfait pas, vous
vous tenez bon et vous repoussez votre usurpateur, en écriant: — Je veux
ma place!
L'usurpateur ne cède pas; en général, les gens qui se mettent à la
place d'un autre n'ont pas pour habitude de la lui restituer ; avant de se
rendre coupable d'une action aussi bardic, ils en ont mesuré, calculé
toutes les conséquences, tous les dangers, et ils sont décidés à les afiron-
ter. lisse rappellent que le idccdi justifie tout, maxime qui n'est pas
neuve, mais qui est désolante pour ceux qui sont usurpés.
Ces messieurs s'échauffent, des mots piquans sont échangés ; la que-
relle va devenir sérieuse, déjà on a enteiidu murmurer ces phrases : << Je
suis Français... vous êtes Français... ça ne peut pas s'arranger. » Mais
les voisins qui aiment mieux voir la pièce nouvelle que d'avoir à en-
tendre une querelle , se serrent un peu de chaque côté , de façon
à ce que ces deux messieurs puissent s'asseoir; alors chacun ayant une
place, le motif de la dispute n'existe plus; on se calme, on s'apaise, et ce
petit incident est bien vite oublié, d'autant plus qu'il est très commun dans
le parterre d'un théâtre.
11 ya quelques parterres qui sont toujours pleins, même lorsqu'on ne
joue pas une pièce nouvelle, ceux-là sont les heureux du siècle, et en (gé-
néral on remarque qu'ils sont les moins méchans. Pourquoi ? cela me sem-
ble assez facile à expliquer. Les théâtres où il y a toujours beaucoup de
monde doivent être nécessairement ceux où l'on s'amuse le plus; or.
peut-on être méchant quand on est heureux (et l'on est très heureux quand
on s'amuse) ? Encore une maxime qui n'est pas neuve,... mais celle-ci est
consolante.
C'est une singulière chose qu'un parterre de ihéâlre; pour celui qui
pourrait observer, écouler, que n'éludes à faire, comb en de types sont
cachés là, assis modestement dans la loiile, que de gens d'e-prii, d'origi-
naux,de sots, de luiilites! El si l'on pouvait lire dans la pensée de tous ces
hommes jeunes, vii ux, riches, pauvres, triste-*, gais, malheureux, contons,
bonnélps, inirigatis, (pie le hiisard vient de ras.^embler la, combien iiese-
rait-on pas surpris pa: fois de v-dr à côté l'une de l'autre deux peisonues
si peu faites pour se trouver léunics !
Mais le hasard qui vient de vous placer à côté de quelqu'un avec qui,
durant la soirée, vou> avezéchmgé quelques mots, ne se renouvellera
ppu-t-étrej.inia;s. Vous ne renronireii z |das celte personne avec qui vous
av(z causé pendant quelciics heures cl dont les remnques, les réilexions
piijiMires vous Piit fait oublier la longueur desentr'acics. Vous rcgr. ttcz
de ne point savoir qu 1 était ce monsieur, vous seriez charmé de le re-
trouver encore.... Vous espérez que le Lasanl vous replacera près de lui.
Mais, non. Vous allez presque tous les soirs au spectaele, ce monsiem- y
tE MAGASIN LITTERAIRE
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va tout aussi souvent de son côté, et cependant vous ne vous rencontrez
plu?.
Mais en revancbd, vous ne pouvez entrer dans le parterre d'un théâtre,
sansiiu'un individu ennuyeux, remuant, insupportable par son bavardage,
et dont vous avez eu déjà le malheur d'être le voisin, ne vienne se placer
encore près de vous. C'est le hasard qui le veut.ainsi, et il ne nous est pas
toujours favorable.
Vous croyez peut-être que le même motif a conduit dans celte salle tous
les hommes que vous voytz ras?emblds dans le parterre; qu'ils sont venus
parce que le spectacle annoncé leur promettait une soirée agréable? Dé-
trompez-vous ! parmi ces personnes qui sont, en effet, attirées par les
pièces que l'on joue, combien d'autres se trouvent là par ua tout autre
motif!
Ainsi, ce monsieur que vous voyez là bas dans le coin... avait un ren-
dez-vrus avec un ami pour causer d'un placement de fonds ; c'est pour lui
une affaire importante; mais son ami n'est pas venu au rendez-vous. Après
voir attendu long-temps, ce monsieur a dîné dans le quartier parce qa'il
était trop tard p')ur rentrer ciiez lui; puis, se trouvant près de ce théâtre,
il y est entré pour se distraire, et sans s.ivoir même ce que l'on jouait.
Mais au lieu d'écouter la pièce, il pense toujours à ses alfjires, à son pla-
cement de fonds, et après le spectacle, je crois qu'il serait bien embar-
rassé pour vous dire ce qu'on a joué.
Cet autre a dîné chez un traiteur avec un'ami ; ces messieurs se sont mis
en gaité, ils se sont donné une peliie pointe et ils se sont dit ensuite : «Al-
lons au spectacle.» Pendant que l'on joue, ils parlent sans cesse, ils rient,
ils toussent, ils crachent, ils ont trop cliaud, ils ne sont pas une minute
sms se remuer, ils ne sont pas en état de comprendre la pièce, mais ils
s'écrient de temps à aiiire :— Mon Dieu ! que c'est mauvais!
Demandez-leur ensuite ce qu'ils ont vu, ce qu'on a joué, et ils seront
aussi embarrasses que le monsieur au placement.
Voilà un spectateur qui paraît bien attentif, qui semble ne point perdre
un mot de h pièce. C'est un hamme d'une trentaine d'années, fort bien
mis, a?sez joli garçon, mais dont la figure est sérieuse et même sévère.
Vous croyez que celui là serait en état de faire le soir une critique raison-
née de l'ouvrage que l'on joue en ce mome.it... Vous n'y êtes pas.
Ce monsieur est marié ; il a une femme qui est jolie et coquette. Il est
bien rare que l'un aille sans l'autre; cepeudaiit nous voyons des femmes
laides qui tontcoqueites aussi. Ce mon-;ieur est jaloux, c'est un malheur,
c'est plus qu'un malheur, c'est une maladie ; c'est plus qu'une maladie,
c'est une infirmité. Quand on est jaloux, on est donc malheuieus et in-
firme, et (|uelquefois on est encore autre chose. Le mari jaloux est rentré
chez lui plus tôt qu'à son ordinaire. Ceci est une faute ; quand vous êtes
en ménage, il ne faut rien changer à voshabitudes, les dames aiment beau-
coup cela.
Ce monsieur est donc rentré trop tôt; il a trouvé chez lui, avec sa
femme, un de ses amis qui, depuis quelque temps, a pour lui une recru-
descence d'amitié extraordinaire, mais qui pourtant trou e moyen de ne
lui rendre visite que lorsqu'il est absent. A son arrivée l'ami a paru un
peu embarrassé ; la femme s'est troub'ée et il y avait une chaise bien près
d'une causeuse. Ce monsieur n'a rien Lissé paraître; mais il a des soup-
çons; il n'a rien dit à sa femme; mais il lui a fait une moue très pronon-
cée; erdin, il est sorti le soir, poursuivi par ces malheureuses idée?, qui
reviennent toujours à l'esprit d'un jaloux. 11 est entré au spectacle dans
l'espérance d'y oublier ses ennuis ; vous croiriez qu'il écoule attentive-
ment la p èce, et il n'entend pas un mot de ce que disent les acteurs; il
pense continuellement à cette chaise qui était si près de la causeuse. Puis
il se dit : Certainement je me tourmente mal à propos, ma femme a bien
le droit de s'asseoir sur la causeuse... et mon ami sur une chaise... Cela
vaut encore mieux que s'ils avaient été tous deux sur la causeuse ! Et puis
ma femme est incapable... j'ai tort...
Pauvre mari ! et dans ces pièces que l'on joue il n'a entendu que:
« femme, époux, amant ! » Ces mots-là lui tintent continuellement aux
oreilles.
Ce jeune homme, qui a sans cesse le nez en l'air et regarde daos la
salle au lieu de regarder sur la scène, cherche une dame qui lui a fait es-
pt^rer qu'eUe serait au spectacle ; il la cherche de tous côtés ; ses yeux
on! pan iiurii chaque loge, chaque rang de galerie, et il ne la voit pa';; le
pauvre jri ne lioniuie est (tésole, c'est p'ur \oir (Ctie daniecpi'd est venu
à Cl- ihcà re , (;ue lui ioiporte à lui les pièc 's, l'ccprii de l'aiileur et li' ta-
lent des acîeurs ? il e^l• mourcux !... l'encan; que l'on joue, il se demande
qu 1 obstacle a pu cmpêclier cettedame de leiiii sa promesse, et il pousse
de gros si'upirs dai^s les niomins les plus gais de la pièce.
Plus loin un autr(? ji'uiic honiiue est amoureux aussi , mais c'est d'une
actrice de ce théâtre, (pii joue dans la pièce ,|uc l'on donne, (pii e.t en
scène en ce luonicnt ; aussi voyez quel leu brilb; dans les rev:auls de ce
monsieur, comme il s'agite a sa place ; on cioir.di qu'il va s'ékiiioer sur la
Scène; il ri, il i>arle tout setil, puis il re;;arde quel.piCiOis a' tour de lui
cornue pour dierclurdes visages qui | arlat;ent sdu eiilhoii>iJsme ; il
s'ac're.'.siiiilout le lUdOile. ens'êeiianl : «Coinnio c'est bien joiu! !... coiunie
elle a diuela ! Kile est charmante... Elle est ravissante... C'est la meil-
leure adrice de Paris, n
i\!ais comme il reiicouiro fort pen de cens de son avis, alors il tâche
dccoiicenlier son admit ation, et tant qtie l'actrice cat en scène, il ne la
perd plus de vue. Mais à peine est-elle rentrée dans la coulisse, qu'il s'a-
dresse de nouveau à un voisin en lui disant :
— On vient de renouveler son engagement pour trois ans... sans quoi
Bordeaux nous l'enlevait.
Le voisin hausse les épaules et se contente de murmurer entre ses
de!:ts : Qu'est-ce que ça me fait, à moi?... Bordeaux peut bien nous
l'enlever tant qu'il voudra, je n'y liens pas ! Qu'est-ce qu'il a donc, ce
monsieur ?
Un peu plus loin, vous apercevez un personnage entre deux âges, rais
avec une prétention ridicule ; un camée monstre au nœud de sa trav; ttc,
une perruque ébourillànte, une lorgnette qui pourrait serfir de télesco-
pe, des gants serins et une ligure qui s'harmonise parfaitement avec les
gants. Celui-là a soin de se placer toujours contre l'orchestre ; dan» chi-
que entre acte, il s'adosse sur la séparation, tournant le dos à la scène et
lorgnant toutes les dames, leur faisant des mines, des œillades, quelque-
fois même se permettant de leur sourire d'un air d'intelligence, et, pen-
dant tout ce œanége fort divertissant pour les spectateurs, s'amusant à
faiie ses réllCAions tout haut.
— ■ Voilà une brune là bas qui serait bien, si elle avait des dents; mais
elle n'en a pas, c'est dom;uage. Ne riez pas, madame, je vous en prie,
alin qu.e l'on puisse croire que vous avez des dents. Ah ! cette petite blon-
de, à la galerie, fait bien voir ses épaules... Elle croit donc les avoir
belles... On pourrait suivre là-dessus un cours d'ostéologie... J'aime
mieux autre chose. Voyons dans cette baignoire... Un petit bonnet qui
est assez piquant... le bonnet seulement; quanta la tête qui est dedans...
hum !... je crois qu'elle a bien fait de se mettre à l'ombre.
Et ce monsieur, si difficile en apparence, a les poches remplies de pe-
tits billets doux, espèce de circulaire qu'il glissera à la sort e du specticle
à toutes les femmes qu'il vient de critiquer, espérant que, dans le nombre,
il y aura une de ses déclarations qui obtiendra une réponse. C'est dans ce
but seul que ce monsieur va au spectacle; il veut ab.'-olument être ua
homme à bonnes fortunes; il prétenJ que ses moyens le lui permettent.
Mais voici un nouveau personnage qui pénètre dans te parterre : c'est
un homme d'une quarantaine d'années, qui paraît p!usque son âge, grâce
à une ligure moutonne, Uanquée de deux gros yeux bien ronds, qui ont
une expression de bêtise bien prononcée, et à des cheveux presque cré-
pus qui s'avancent fort près des sourcils ; joignez à cela un nez en limace,
une cravate qui a l'air de l'étrangler et un col qui monte jusqu'au milieu
des oreilles, et vous aurez une idée de ce monsieur.
Le voilà qui enjambe une banquette... puis une autre... Il a l'air fort
embarrassé pour trouver une place, et il y en a partout. 11 s'asseoit, enfin;
mais il a devant lui un homme très gros qui le gêne ; il se relève et va se
mettre autre part. Il s'aperçoit alors que la manche de la contrebasse est
vis-à-vis de lui, il change encore de place. Enfin le voilà qui se tiouve
bien. Il sourit, il regarde ses voisins, il ôte son chapeau, il prend son mou-
choir, il remet son chapeau sur sa tèle, il se mouche, il prend sa taba-
tière, il regarde encore autour de lui. Il a grande envie de faire la con-
versation aver quelqu'un. Il se décide pour son voisin de gauche, jeune
homme de vingt ans tout au plus, et lui présente sa tabatière d'un air ti-
mide en lui disant : En usez-vous?
Le jeune homme le regarde d'un air moqueur, se met à rire et répond :
— Par exemple' le plus souvent... Du tabac à fumer, à la bonne heure.
On ne fume pas encore dans les théâtres, mais ça viendra... Il faut que ça
vienne... Le siècle des lumières veut cela... Ah! quel plaisir, quaud ou
écoutera une pièce en fumant!... quand on respirera une boullee odo-
rante, en lorgnant une jolie actrice!... C'est alors qu'on s'amusera au
spectacle.,, et qu'ils seront toujours pleins !
— Ils seront pleins de fumée... c'est juste... Mais les dames... croyez-
vous qu'elles s'accommoderont de cette odeur de tabac?
— Oh ! que oui !... et d'ailleurs elles fumeront aussi.
— Oh! alors, c'est différent... Monsieur, la pièce qu'on va jouer est-
elle commencée?
Le jeune homme regarde son interlocuteur d'un air goguenard, en lui
répondant : Si elle elle n'est pas jouée, j'ai dans l'idée qu'elle u'cst pas
commencée.
— C'est q'ie nous en avons entendu beaucoup parler... mon épouse
et moi, et comme mon épouse a beaucoup d'esprit, elle ne peut pass'i ;f-
fric les p èces mauvaises; alors elle m'envoie d'abord les vo r p.'ur (jue
ji' me [orme une opii i'in... Elle m'a tlit : Va V(iir rciie p ère... tu le f r-
merasune opinion, cl tu me la rjipuri''ras. — La pièc- ?-Non, mou opi-
niiiii. La conniis'CZ-vous? - Voire opiiiiou? — Nom, la pièce.
Le jeuiiC homme se met à rii e eu inurnturaet : AIi ça, iiii-'s dnnc . est-
ce que ça ne va pas linir? Piii-; il se lève ci inuroc le di^s à ce i::oiisieur,
qui se dit : Appareum ont qu'd n'a pas vu la pièce non plus... alors il ne
peut pa< er.coie me dire sou opiu ou.
On frappe les trois coups; l'or chesne joue l'ouvcriure, laioilesi> I^vc.
La i)i'''ce iiiumieuce. Ce mous eur ipii a un roi au-dessus des «ri »,
écoule avec la i>lus grande atieuiien , en rou'ant ses gros ycuxcM.ue
pour lâcher de mieux coui|ueiidre.
Au iiiili u de l'ai le, d s'adusseà un gros monsiair qui est à sa dro le,
en lui disant : Trouvez-vous qm- sa inar--lie '■"... e'e.»t (pie ma femme m'a
envoyé pour que je me ioriue une opiiii> n sur cote pièce... et qtiîird les
aeieiirs ont des costuuies turcs , je trouve que c'est bien plus dillicile à
compreudre... et vous ?...
r^.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Ali ! Dchtre , monsieur, i.TSPz-roiis donc etlais-ez-mo: écouter ! ré-
pond 11' gro.î iHODsiciir en faisant un geste d'impatience. -> Noire homme
n'ose plus rien dire. Il écoute en silence , et se coniente de farfouiller
dans sa tabatière, où il cherche peut-élre une opinion.
Aprïs le prcmipr acle, il veut de nouveau parler au jeune homme de
gauhe ; mais celui-ci lui tourne le dos en riant dis qu'il lui adresse la
parole. Il s'; dresse alors à un petit monsieur maigre, sec, jaune et por-
tant des Lrsicles bleues, qui est devant lui. Il lui préyenie sa tabaiiére ;
cette f Js son olfre est acceptée. L'homme aux bcsiclesy plonge ses doiyis
se bourre le rcz, éternue, crache, touse, fredonne dans s's dents quel-
que chose qui voudrait ressembler à di tanti pulpUl, et pendant ce
temps n(>lrc monsieur a eu le temps de lui dire : liles-vous cont(>iit de
l'acicqu'on vient de jouer?... c'eaque je voudrais bien me former une
opini ^n... pr.rce qu3 ma femme va me la demander quand je rentrerai.
Le monsieur aux besicles prend un air iuipor'nnt el répond :
— Ma foi, je viens bien rarement à ces théâtres-ci... C'est un grand
hasard de m'y voir. Parlez-moi dis Bouffes , monsieur ; ali ! parlcxmoi
des noufl'es... à la bonne heure... Depuis vin^t ans, je n'ai pas manqué
une de leiusrcprésf mations!... Voilà un théàire... delà musique, des
chanteurs... Avez-vous entendu lu Pasta?
— Monsieur, pardon... c'est qu; je vous demandais votre idée... sur ce
qu'on vient déjouer... c'éiail alia de pouvoii....
— Ah! la Pctsta! monsieur, la Pai/a !... quelle voix!... quel timbre!
— Alors vers ne voulez pas me dire ce que vous pensez du premier
acte de la pièce que...
— Et la Malibran f monsieur, la Malibran\,,, C'est à force de l'admi-
rer que je me suis pcidu la vue... O diva ! diva !
Notre monsieur cherche des yeux s'il ne pourrait pas offrir du tabac à
une autre personne. Mais on commence le second act\ 11 rc. te qiselque
temps tranquille et écoute. EnQn, ayant remarqué la Ggure pleine de bon-
homie d'un vieux monsieur assis derrière lui, il se retourne ei lui dit tout
doucement : — Est-ce que vous êtes content?... C'est que ma femme veut
que je me forme une opinion sur celte pièce... et quand il y a des Turcs,
ça m'embrouille.
Le vieux monsieur sourit, et répond en bégayant :
— Il fuit voi... voi... il faut voi voi... voir la su... su... la suite... a...
attend... aiicndons.
Ni.tre pauvre mari pousse un gros soupir en se disant : Ce vieux mon-
sieur lii ne pourra jamais achever de me faire connaître soa opinion...
J'ai du malheur !... c'est le seul qui avait l'air disposé à causer.
Enfin la pièce est terminée. Notre homme écoute alors de toutes ses
oreilles, car chacun dit îout haut son opinion.
— C'est cha... rha... aimant ! s'écrie le vieux monsieur bègue,
— C'est pitoyable ! dit le monsieur aux besicles.
— C'est plein d'esprit ! murmure le gros monsieur de droite.
— C'est ierri!)lcmcnt bête ! s'éci ie le jeune homme de gauche.
Alors notre pauvi e monsieur, qui a écouté ces différons jugemens, s'en
retourne chez lui en se disant :
Qu'est-ce que je vais donc dire en rentrant à ma femme... quand elle
me deirandera mon opinion?... Ma foi, elle n'en voulait qu'uiie et je lui
en rapporterai quatre! elle choisira là dedans. i'Aul de kock.
{Dix-ncuvUme Siècle.)
L'ASSUEMCE lUTUElM,
I.
Celte bisloire pourrait commencer comme une fable de La Fontaine :
Deux pigeons s'aimaient d'amour tendre,
A la place des deux pigeons mettez deux époux, et aussitôt vous sa-
vez à quoi vous en tenir sur la s'iuation do M. et de Mme Dalverny.
Toujours est-il que ce couple était cité pour un modèle par tous ceux
qui désespéraient de l'imiter et fasait l'admiration des autres. M. Dal-
verny, banquier de la rus de Provence, passait pour un époux accompli
surtout en ce qui concerne les égards, prévenances et menues largesses
2uxqiiellcs de tout temps les femmes se sont montrées si sensibles. Pour-
quoi tant de frais? disait le publie. — Parce qu'il aime sa femme. —
IV'on, mais parce qu'il me trompe, répondait du funl du cœur Mme
Dalverny.
Du moins nous la trouvons dans de tels sen'.imens le premier jour que
son cœur et son salon nous sont ouverts. Pourtant rien n'annonce autour
d'elle le délaissement dont elle se plaint. Tout respire, au contraire, la
femme heureuse. 11 est vrai qu'elle s'effraie mémo des choses qui devraient
la réjouir. F-lle poste une peifidie derrière une pré\:ei!ance et voit un piè-
ge jusfîue sous les (leurs dont tous les matins il, Dalverny fait orner la
chambre de sa femme.
— Ou'avez-vous donc, madame? A vingt cinq ans, avec les jolis 5'cux
que vous avez, l'esprit qu'on vous reconnaît et qu'on admire ; pensez-
vous que votre mari ferait assez bon marché de vos charmes pour forcer
Votre chanoanto bouche façonnée cour îe sourire et lé Ijonl>eur à se dé-'
former sous la rude expression du reproche et de la colère ? Ne le croyez
pas.
Elle le croyait pourtant. La jalousie avait fait germer le soupçon dans
son ame. Elle aimait tant sou mari qu'elle ne pouvait lui permettre une
action, une pensée dont elle ue fat la cause, le motif ou le but. L'amour
a ceci de particulier, quiî plus il est vif, plus il est intolérant, et plus dans
ses démonstrations il ressembla à de la haine. Les extrêmes se touchent.
Depuis bientôt quinze jours, Mme Dalverny a remarqué dans son mari
quelque embarras, des réticences inaccoutumées et une incertaine préoc •
cupaiiouqu'elle déplore. A quoi penset-il? Elle l'ign ire. Les prétexte'
d'airdrcs sa mulU))lient : il la quitte à tout propos , sans trop diie poui
quoi, sans même le dire assez. « C'en est fait, conclut Hélène, j'ai uneri
vale. )i
Une rivale après un an de mariage ! que sera-ce plus tord?
Ne demandez pas à cette femme sur quelles raions plausibles ella
fonde ses soucis, Ede serait fort empêchée de vous repondre. Pas une
preuve, quelques indices à peine, des presseniimen3, dts instincts secrets
dontsepaipiit toutes les imaginations ombrageuses. Les soins dont elle
est entourée ne se sont p.is ralentis; mais ledoute désenchante et tout
lid présent^ les objets sous un aspect sinistre, à ce point, que ce jour,
qui est celui de sa fête, ne lui a apporté aucune consolation qui peut é-
claircr sa pensée. Elle sait bien néanmoins que quelque parure de prix,
quelque attention coûteuse et charmiinie, raccueillcront à ta maison des
champs oii elle va le soir même pour inaugurer ce jour qui devrait être
sans nuage dans son cœur aussi bien que d i -.s le < iel. Au lieu de cela,
Eélènc fait ses préparatifs en silence, comme si elie se disposait pour un
exil. Elle s'inquiète de ce que .son mari la laisse partir seule et se fait pré-
céder de quelques heures. Ce retard cache quelque coupable projet.
Pourquoi ne pas partir ensemble ?
Celle réponse que ses doutes demandent à sa jalousie augmente encore
ses alarmes. Bref, pour asseoir ses soupçons, que lui u.anque-t-il ? nu
fait, une preuve, et un malheureux hasari se chargera de les lui fournir.
Un détail de toilette obligea Mme Dalverny de se faire assister par sa
femme de chambr'\ Les personnes inquiètes sont brusques dans leurs
mouvemens, et l'agitation de lenr ame pas=e dans leurs moindres gestes.
Hélène fe saisit de lasnnneilc et lui communiqua quelque chose de son
im|)atience. A cet appel si vivement sijîniliô Nauette accourut, et dans sa
précipitation, laissa de son sein tomber une lettre.
La pauvre fdie rougit aussitôt, la releva en louie hiltc ; mais cette pré-
cipitation elle-n.ême, au lieu d'atténuer sa maladresse, ne servit qu'à la
rendre plus visible, et à démontrer combien Naueltc avait intérêt à la
réparer.
— Qu'est-ce ? demanda Mme Dalverny, à qui rieii n'échappa de ce
trouble et de ce manège.
— Une lettre !... balbutia la suivante.
— Je le vois bien assez !.. reprit sévèrement la dame, mais encore....
Puis s'approcliant de la camériste intimidée : Je reconnais l'écriture de
mon mari. C'est lui qui vous l'a remise.
La femme de chambre n'osant ni résister ni répondre, prit un moyen
terme, et par un geste muet se contenta d'adhérer de la tète.
— J'en étais siire. Donnez ! Ot Mme Dalverny.
En même temps, elle avançait la main pour prendre cette lettre.
— C'est que, murmura gauchement Nanette, monsieur m'avait bien re-
commandé de me cacher de madame.
— Raison de plus ; je vous ordonne, moi, de vous cacher de lui. Vous
ne pouvez obéir à tous les deux.
Puis, pour lever tous les scrupules et passer outre les réiicences, elle
s'empara de ce qu'on ne lui donnait pas assez vite à son gré.
— Au moins, madame, objecta la puivrc lille afin de se décharger de
toute la responiabililé qu'elle pouvait décliner, vous voyez que c'est bien
malgré moi, sans le vouloir et nullement par mon fait que...
— Suffit ! je prends tout sur moi.
— Mais, madame, observa timidement Nanelte, on m'avait donné celte
lettre pour la jcicr à la poste. Si vous la gardiei?
— Je vais vous la rendre, interrompit la femme du banquier, dans un
instant. Laissez-moi seule.
Nanelte exécuta cet ordre et sortit, déplorant fa maladresse pour les
conséquences qui pouvaient s'ensuivre. Une fois qu'elle fut sans témoin.
Mme Dalvcrnv sa livra tout à loisir à ses récriminations et h sa jaousie.
Au milieu des ténèbres du doute, elle venait tout à coiipd'oire viiiée par
la lumière, une triste lumière qui la désespérait. Elle sonda cette lettre,
dont la SHScripiioa l'avait effrayée, l'examina par toutes sfs faces. Sous
ses jolis doigis, elle f rroudissait les angles de ce papier mystérieux. Ell3
ca'cu'a si on pouvait le lire par lambeaux en iulroiiuisant un œil furlil
et sagace à travers ces plis que faisait respecter un cachet de cire. Son
œil circonvenait cette épîire comme le lion des livres saints : qiiœrem
quem dcvorct. On eût dit un voleur timide tournant autour d'un secré-
taire pour voir s'il y aurait quelque moyen de le fouiller sans recourir à
l'effraction.
Peines et recherches inutiles. La lettre était sous la plus discrète et îa
plus avare des enveloppes. Pour jusiilier celte vive curiosité, il est ur-
gent de donner en ce lieu la description et la topographie exactes de cette
enveloppe. Dans les maisons de commerce, où la correspondance est
♦"es active et les écriture» très tharcéef , on a cotsiwne c!e slmolifler 1*
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
besngne du innnuscrit en le dt^barrassant au moyen de l'iraprinii; de lous
'l'.s liiîUï communs, île toutes les expressions oniniljus. Ain.'-i on fait im-
primer des lèics de leiires imiiquant le nom de la maison , le lieu de ses
opL^ations et tiiiit ce quidans la date peut s'adapter à nne foule de cas
pariiculiers sur une grande laliiude. Cela se pratique à peu près de la
sorte en linsuisliiiuc pour la racine des mois et en maçonnerie pour les
pierres d'attente. La lettre qui joue un si grand rôle dana ces combinai-
sons, c'est le M qu'oa place en vedette et qui s'inlerpicte selon la per-
sonne à qui la lettre est destinée par « Monsieur, Madame, Mademoi-
selle. » Cet M majuscule et iini))inié était aussi inscrit sur l'enveloppe
dont il s'agit; mais soit qu'on eût été trop pressé, £oit qu'on eût trouvé
le cumplément oiseux, cet M n'avait pas été rempli et il ouvrait seul une
ligne composée de ces mots à la mai:i : '• Eléoiiore Gonlaid. » Les abré-
ïiaiions imprimées de: «Rue — à — par — département de» dissémi-
nées à distance, avaient été effacées et remplacées par ces mots à la
main : « Rue de Verneuil , 35. » Samme toute , voici à la lettre le tcite
et la disposition de celte adresse :
M. Eléonore Gontard ,
Rued2 Vern:uil, 35. Paris.
,Plus de doute , s'écria la dame , qui enveloppait d'un regard question-
neur celte discrète missive. Je suis trahie. Déjà ! qui jamais s'y serait at-
tendu? moi qui l'aime tant, l'ingrat !
Ensuite, froissant l'épître enire ses délicates mains : et que peut il
doue lui dire à celle maîtresse, coniinua-telle, à son Eléonore? Est-ce
une femaie mariée ou une jeune fille ? Ce maudit M tout seul n'explique
rien. Je veux, je dois le savoir. Après tout, ceci n'est qu'une enveloppe.
Si, après l'avoir déchirée, je lui en substitue une autre, qui pourra s'a-
percevoir de celte rupture de sceau? toutes les enveloppes se ressem-
blent. Je saurai bien imiter pour une simple adresse l'écriture de mon
mari. Et puis n'ai-je pas un cachet à ma disposition? Enhardie par un tel
raisonnement qui ne manquait pas de logique, Mme Dalverny prit alors
cette lettre entre ses deux mains, et sans user d'aucune précaution, tou-
tes par son procédé devenant superflues, elle rompit résolument le cachet
sans plus de façon que si l'épître eût été à son adresse. L'enveloppe jetée
au feu, la femme du banquier prit conna ssance de ce billet dont nous
conservons religieusement le texte pour le reproduire.
<< Aujourd'hui, il une heure, ma femme sera partie, ce qui me laissera
seul et libre. Si vous éiicz bien aimable, vous viendriez chez moi, ainsi
que vous me l'avez fait espérer lors de notre dernière entrevue. J'ai pris
mes précautions et mes mesures pour que personne ne puisse nous dé-
ranger. Mon neveu, que j'ai mis dans le secret, a charge de vous intro-
duire en cachette. C'est un garçon sûr, dont je puis répondre et auquel
on peut se fier; car vous comprenez bien que je me suis mis 5 l'abri des
indiscrétions, sans cela tout serait compromis et perdu. Ainsi, ne crai-
gnez rien et venez dans le plus grand mystère vers celui qui vous attend
avec la plus vive impatience.
» Votre tout dévoué pour la vie, » Hector Dalverny. »
Hélène eut peine à en croire ses yeux, où tremblaient quelques larmes.
Elle relut cette singulière épitre dont le contenu devait l'aûectcr si fort.
— Un rendez-vous, dit-elle amèrement, je m'en doutais bien... Oh!
j'ai été trop confiante, trop crédule, pauvre femme!... Comment faire?...
liclater, l'accabler de honte et de rqirochcs. Allons! Sur quoi Mme Dal-
verny fit quelques pas vers la porte. Mais elle s'arrèia soudain, dominée
par d'autres réflexions : — Quelle faiblesse ! Je n'ai pas la vertu de conte-
nir mon indignation. Il le faut pourtant; sinon ce serait fournir au per-
fide une facile voie de dénégations et de retraite. Il faut plus qu'une lettre
Ïiar devers moi. Attendons ce rendez-vous, laissons aller les choses, ayons
a courage de dis iinuKr jusque-là ! Ah ! c'est à une heure qu'arrive cette
demoiselle... ou plutôt celte dame, car le ton cavalier dont il lui parle
semble ineliqucr sullisamment... A une heure elle vient, parce que je
dois partir ii raidi. Eh ! bien non, monsieur, vous avez mal fait voire
compte. Je ne partirai pas, je resterai, j'attendrai de pied ferme, je joui-
rai de votre embarras, je triompherai de votre trahison , je dévoilerai vos
trames ténébreuses ; et afin que votre complice conserve ainsi que vous
une parfaite sécurité sur vos coupables intelligences , je vais lui faire
parvenir cette lettre comme si je ne l'avais pas interceptée un instant.
Or, pour meure ce stratagème à cxécuiion, la jeune femme rendit scru-
puleusement au billet ses plis piimilifs, l'enfouit dans une enveloppe
neuve, sur laïuelle, après l'avoir scellée du cachctde son mari, elle écii-
vit l'ailrcsse que voici, mot à mot :
Madame Éléonorc Gontard, rue de Verneuil, 35, Paris.
Peste, dit-elle, je me risque de trancher ainsi la question et d'écrire
tout au long Madame, Je ne crois pas me tromper, il ne se permettrait
pas de parler de la sorte à une demoiselle.
Ce parti une fois bien arrêté, niaJamc Dalverny se composa un air
riant et sonna sa suivante.
Celle ci parut iinmédiaicineni, car elle attendait pour avoir sa lettre.
On comprendra que Mme Dalverny de son côté avait hâte de la lui
rendre.
— Nanette, lui-dit elle, je suis folle en vérité ; je ne sais quelles extra-
vagam es m'avaient passé par la lète. D'absurdes buppositions , des idées
qui n'ont pas le sens coaimun. N'en parlez pas i» mon mari, il sa moque-
rait de ffioi; CtJ'avouc qu'il aurait beau 'eu. Tcuei. voilà ceiio .'
je vous la rends intacte. Faites-en ce qui vous a été ordonaé ; je n'ai
rien à y voir.
La suivante, sans trop démêler ce qu'il fallait penser de cette res-
titution, sortit pour aller jeter celte lettre à la poste et lime DaUerny de
son côté s'enferma dans son boudoir.
II.
La scène que cette double désertion vient de laisser vacante, fut bien-
tût occupée par deux personnages qui étant destinés à l'honneur de fiire
votre connaissance, réclament celui de vous être présentés. Un mot d'in-
troduction. Et d'abord, pour procéder comme dans le monde, souffrez
que je vous présente M. Dalverny, que vous connaissez un peu par sa
femme, et en second lieu M. Léonce que vous connaissez par la lettre de
Dalverny. Vous savez que ce dernier est neveu, secrétaire, et de plui
garçon très sûr. C'est déjà quelque chose. L'entretien que vont avoir ces
deux personnages éclaircira le reste.
Que si, avant d'entrer en matière, vo:s tenez à vous renseigner sur le
physique de M. Dalverny, je vous réi:ondrai naïvement qu'il n'y est pas
lui-même plus intéressé que vous, mais qu'en fin de compte, je n'ai rien à
vous refuser. M. Dalverny donc est un de ces hommes comme vous allez
en rencenircr en sortant de chez vous; distingué sans doute, mais de cette
distinction qui court la rue et qui peuple le salon sans s'y faire remar-
quer. Il appartenait à ces meubles de société qu'on n'est pas fâché d'a-
voir ni de perdre. Bref, un de ces hommes qui réalisent assez bien ce
qu'on nomme un cavalier sur les invitaiions d'un bal public. Toilette et
figure fort correctes, mais privées l'une de caractère, l'autre de ce qu'on
peut appeler le goût personnel. Voilà pour les dehors.
L'intérieur est à l'avenant. Dalverny S2 tirait de partout avec ces for-
mules, fort bien désignées par ce mot : l'usage du monde. Rien de pro-
pre, d'individuel , rien de marqué à un cachet particulier. Contant d'un
air avantageux les propos les plus vulgairesj voulant mettre de l'esprit là
où il n'y en avait pas l'ombre ; ne recevant jamais les choses que de se-
conde main ; et si l'on nous laisse comparer les richesses inteilectuc les
aux autres nous dirons qu'en ces matières le banquier ne battait i)as mon-
naie comme les rois du genre , mais qu'il se servait de celle qui avait
Cours, sans même trop se soucier de la date, et attribuait à toute même
valeur, comme nous faisons des écus, qu'ils aient été frappés sous l'Em-
pire ou bien sous la Restauration. Pour le faire plus court : en prenant le
contre-pied du mot de Montaigne sur l'amitié: c. L'auii.ié est une bête de
compagnie et non pas de troupe, » nous obtiendrons une idée a^sez
exacte de l'homme. Noire banquier était une bête de troupe, et non pas
une bête de compagnie. Dans le nombre, il passait fort bien ! mais il gè •
nait dans le tête à tête.
Ceci posé, on comprendra que nos personnages seront ordinaires com-
me les événeraens que nous mettons en jeu. Il faut que les uns soient ap-
propriés aux autres : ce n'est pas pour qu'on nous sache gré de celle har-
monie qui est trop selon le sens général pour qu'il y ait le moiudrc mé-
rite à le respecter. Les natures communes ne feront jamais de grandes
choses qu'en cessant d'être elles-mêmes, en se transfigurant.
— Mon cher Léonce, dit le banquier à son neveu, vous savez que c'est
pour aujourd'hui midi. J'ai peut-être eu tort de vous meure dans la con-
fidence.
— Ah ! mon oncle, reprit le jeune homme, vous aurais-je donné sujet
de vous repentir?
— Je ne dis pas cela; mais l'affaire est tellement délicate. Si ma femme
s'en doutait se'i'emeni! bonsoir! plus personne!
— Et pensez-vous, ajouta Léonce, que j'aie été lui raconter...
— Dieu vous eu garde ! s'écria le banquier. Je compte sur vous autant
que sur moi-même. Aussitôt que ma femme sera partie, je m'enferme dans
mon cabinet et vous introduirez sccrèlement la femme en question. 3^ l'a
prévenue de cela.
— Sullit, vous serez content de moi, répartit le neveu avec une défé-
rence obséquieuse.
En même temps, il prit cet a'r d'embarras plein de calincrie, à l'usage
des solliciteurs timides ; il baissa la voix, et s'élant approché de sou
oncle :
— Et moi? lui dit-il.
Le banquier savait à merveille toute la signification de ce mot de rap-
pel, et même, à la seule pantomime, i! en eût deviné le sujet. Touieùiis il
feignit de n^ pas comprendre, soit pour prouver que son ido<' était à de
bien autres objets que ceux sur lesquels voulait l'appc'er Léonce, soit
encore qu'il voulût laisser à celui-ci tout l'embarras d'une demande qui
resterait sans réponse, pour peu qu'il n'eût pas le courage de la pré-
ciser.
— Et moi ? que voulez-vous donc dire ? demanda l'oncle jouant la naï-
veté.
— Je veux dire : Et moi ? Pardieu ! vous le savez bien . insista Léonce
avec nue pointe d'humeurde ce qu'on refusait de l'entendre h demi mots,
et qu'on le réduisait à une explication catégorique ; je profile de la joie
de ce jour pour vous iniéressor...
— .\ quoi donc ? fil le banquier avec une légère impatience , laquelle
démontrait clairement que son interrogation était f irt oiseuse , puisqu'il
en comwissail la réoonse: sans cela, "^cùi-il pu par prcvifiou icmoi^uw
22
LE MAGASIN LITTÉRABRE.
du dépit contre une cliose qu'il eût ignorée. Il répéta pourtant : A quoi
donc voulez-vous m'intôrcsser ?
— Parbleu, à mon mariage, répéta Léonce.
— A votre mariage, reprit le bamiuicrd'un air détaché ; ma foi, je n'y
pensa s plus.
— Voilà la différence entre nous ; moi j'y pense toujours. J'ai cela
tant à cœur !
— Et c'est là votre tort, mon ami, poursuivit le banquier, cherchant à
racheter par Taméniié de ses paroles la rigueur de sa pensée. 11 ne faut
plus singer à celte veuve. Elle ne peut vous convenir.
— Commeut donc ; est-ce que les rensei£neu)eiis qui nous sont parve-
nus sur son compte ne sont pas favorables de tout point ? ajouta le se-
crétaire fort contrarié de cet échec.
— Ce n'est pas cela, continua le banquier.Sans doute que Mme de Lu-
cienncs est un parti sorlablc pour tout aiUre que pour vous. Il ne m'est
revenu que de btns témoigna. es à son sujet, Bonne réputation, fortune
et ligure passables, m'a-t-ou dit. Mais, outre que nous ne la connaissons
pas...
— Vous ferez connaissance, interrompit chaleureusement le neveu.
Si vous la connaissiez vous n'en parleriez pas ainsi ; vous l'adoreriez.
— Nous vetroiis! se contenta de répliquer froidement Dulicrny. Pro-
pos d'amoureux; mais tout cela ne serait pas un obstacle.
— Eh bien! alors, qui m'empêche?
— AVcZ-vous oublié que vous êtes dans une position exceptionnelle ?
Est-il besoin de vous rappeler que ma femme vous destine à une jeune
pensionnaire charmante?
— Charmante si l'on veut, objecta Léonce.
— Vous le voudrez, poursuivit le banquier. Cette pensionnaire est vo-
tre cousine et la nièce de ma femuic, et celle-ci, à la condition que vous
épouserez celle-là, vous donne par contrat de mariage cent mille francs.
Et de mon côté, mtJ, ea faveur de cette union désirée pir toute la famille,
je vous ossoeie à ma maison de banque ! De tels avantages valent-ils pas
ïa peine qu'on y songe ?
— Je ne songe qu'à Mme de Luciennes , répliqua vivement Léonce.
Vous ne la connaissez pas, dites-vous, et c'est précisément là noire mal-
teur. Si vous la connaissiez î... Mais cela viendra , ou plutôt elle viendra
un de ces jours, peut èii e aujourd'hui; elle m'a promis de se présenter ici
pour s'entretenir avec vous.
— La journée serait mal choisie.
— La journée, c'est possible, mais la femme ; oh ! mille fois non, vous la
verrez, je ne vous eu dis pas davantage. Quelle grâce! quelle tenue !
quelle conversation ! Je suis certain qu'elle vous mettra dans nos inté-
rêts. Mais dès à présent prépaiez lui les voies, je vous en supplie ; plai-
dez ma cause auprès de ma tante.
— Mon ami, vous demandez l'iaipossible, objecta tristement Dalverny;
non pas que je le tente si vous l'exigez; mais ce sera eu pure perte, ma
femiiie est là-dessus d'une inllexible opiniâtreté.
— Essayez toujours, je vous en conjure par tout le bonheur qui vous
ai:cnd aiijourù'hui, occupez-vous un peu du mien.
— Pour vous complaire, je m'y engage, répondit Dalveriiy. D'ailleurs,
ce n'est pas pressé.
— Comment ! ce n'estpas pressé. Je suis très pressé pour ma part, je
vous jure, observa le secréiaire. Je ne puis pas plus long-temps... Il allait
ajoiitcr : tenir le bec dans l'eau à cette veuve. Mais trouvant sans doute
que ce bec était une figure indigne de la personne qui en était l'occasion,
il se reprit en disant : Je ne puis pas plus longtemps ajourner une réponse
que ic dois à cci!e veuve. Quanti j'imagine que voire femme ne seit pas
encore la premier mot de celte affaire. Je veux en finir avec Mme de
Luciennes. 11 y va de mon honneur, du sien surtout, et de notre bonheur
à tous deux, Élio viendra elle-même chercher une solution, faites qu'elle
soit favorable ; sinon je crains bien...
— Pauvre garçon, interrompit d'un air piteux M. Dalverny , je vous
plains. Vous vous préparez là un crel mécompte que vous me faites accé-
lérer en le provoquant. Ma femrarî sera inébranlable.
— Et moi aussi, répliqua résolument le secrétaire.
— Calmez-vous; je vous promets d'intervenir en votre faveur, sehâta
d'ajouter l'oncle, aOii de tempérer cette effervescence sur le point d'écla-
ter. Il faut seulement ce riea brusquer, gagner du temps pour gagner
duier:ain. Kc nous inquiétons aujourd'hui que de l'importante et mys-
térieuse entrevue...
— Soit , j'y consens; mais demain, mon oncle, je compte que...
— Demain nous verrons cela, interrompit Dalverny. Pour le momcn,
rentrez à votre bureau. Dépêchez votre besogne, car je vais bientôt vous
déranger. Midi n'estpas loin, on arrive à une heure, ne l'oubliez pas. Ha
femme muse peut-être, je vais accélérer les préparatifs de son départ.
— C'est entendu, je vous laisse, dit Léonce, mais j'emporte votre pro-
■lesse. Cette assurance me donnera du cœur.
— Oui , oui ! allez-vous-en, interrompit l'oncle, pour couper court à
celle Clamlreuse phraséologie des amoureux et aussi à l'eulreiien déjà
long qu'il venait d'avoir avec son secréiaire.
Celui-ci sortit donc du salon, et M. Dalverny demeura seul.
Pas long-temps ; car bicuiût il sonna, et Ivauetlc accourut à cet appel.
III.
Après s'être enquis du sort de sa leitre et avoir appris que scion son
ordre elle avait été jetée à la poste depuis deux heures, le banquier s'in-
forma si tout était disposé pour le dépaitde sa femme.
— Mon Dieu! il s'en faut, répondit Naiiette. Madame a été dérangée
toute la matinée et j'ai bien peur qu'elle ne puisse être prête de sitôt.
— Mais c'est inouï, s'éciia le banquier que cette nouvelle contrecar-
rait dans ses projets, vit-on jamais pareille lenteur? Voilà bien les femmes.
Pour Dieu, Nanette, je vous en prie. S'il le faut, nous vous aiderons./
Dépêchez, au nom du ciel, dépêchez! (,)u'ailendez-vous donc?
— Dam, monsieur, si cela ne dépendait que de moi.
— Et cela dépend de vous en grande pulie.... Allez! pressez-vous!;
Voici l'heure, La voilure estdéià dans la cour.
— Eh bien si elle y est, elle aura le lemps d'attendre, celle-là, reprit
Nanette, qui, malgré les exhortations de son maître, ne faisait pas plus de
dijgence.
— Comme si déjà toutes choses ne devraient pas être arrangées. Il
vous faudrait à cette heure n'avoir plus à vous occuper de rien que de
partir.
— C'est possible, répondit la suivante ; mais cela ne me regarde pas.
Adressez-vous à madame, qui justemtiU vient par ici.
— F^aissez-nous et silence, se coiiicuta de répondre le mari, fortiOant
son injonction verbale par ce geste du doigt ois en travers sur la bou-
che, et qu'on pose ainsi, comme un verrou , pour interdire le passage à
toute indiscrétion.
Cette pantomime, Mme Dalverny ne put la voir; mais elle n'eut pas de
peine à la soupçonner. On se ligure à tort que toutes les fois qu'on n'est
pas pris en lîagrant délit de culpabilité , cela suffit poai n'être pas décou-
vert. Quelle erreur ! Toute action laisse après elle une suite, un reiîet ,
une traînée lumineuse ou som'nre qui noi:s trahit. En vain essaiet-on d'y
donner le change, un œil clairvoyant refait tout sur cet indice tardif,
comme un algébriste trouve une proposition avec trois termes. Suppri-
mez tout à coup la force motrice qui la pousse , une voiture ne s'arrêtera
pas iiistsntanément pour cela : le bruit de la cloche ne cesse pas aussiiô'
que le ballant cesse do la frapper; de même notre ligure ne se délivre pa
de l'empreinte dont l'a marquée un sentiuient qui nous a^ite aussitôt qu'/
nous convient de refouler ce sentiment.
Mme Dalverny comprit tout à l'embarras des deux personnages et sur
tout à la peine que se donnait le bmquicr pour cacher le sien sous l'ap-
parence d'une grande liberté d'esprit et d'action.
Celle affectation sauta aux yeux déjà prévenus de la dame. Pourlant
son mari faisait bien lotit son possible pour ne rien laisser paraître de ses
inquiétudes ; il l'aborda par ces paroles qu'il prononça d'un air très deli
béré en se frottant les mains :
— Eh bien ! mon amie, je vais te perdre pour quelques heures. Tu vas
partir.
— Oh ! reprit la dame avec une minauderie charmante. Tu es bien
prompt à l'alarmer. Je ne te quille pas de sitôt. Quand il s'agit de se
mettre en campa;^ne, on n'en a jamais fini,
— Je m'en aperçois bien, observa le mari, qui laissa percer dans celte
réflexion une pointe de mécoutentement. Les femmes ! vous n'êtes jamais
prêles à l'heure. •
— Est-ce que par hasard tu aurais le grossier courage de t'en plaindre,
objecta la fi mine ; ur un ton de spiriiuelle sensiblerie.
Le banquier se sentit pris au piège; il tomprit qu'il était allé trop
loin, et il lit ce qu'on fait presque toujours en paieil cas, il recula
trop, c'est-à-dire que c'est par une maladresse plus grande qu'il voulut
racheter celle qu'il venait de commctîrc.
— Moi, m'en plaindre ? y penses-tu, s'écria-t-il ; que tu interprètes
mal mes intentions! Esl-co que pour ce qui me conceriie ie ne serais pas
enchanlé,de ce relard? Va! tune partirais que ce soir avec moi pour no-
tre maison de cair.pagnesije n'écoulais quemoncjeur.
— Et pourciuoi ne pas écouter ton cœur, demanda la dame, non sans
une légère inflexion malicieuse, communiquée à sa voixparun senlimcnt
de raillerie iuiériture. Je l'aimerais bien mieux pour ma part.
— Eh ! le pouvons-nous, objecta le banquier, ne faut-il pas savoir se sa-
crifier aux bienséances. Convient-il que les amis qui assisteront ce soir à
la fête ne trouvent là-bas personne pour les recevoir à leur arrivée? Il est
indispensable que tu partes le plus tôt possible. Le lemps presse,
— Ne t'inquiètes pas tant de mon dépait, répliqua Mme Dalverny. qui
voulait prendre l'olfecsiveà son tour. Que t'importe après tout, pourvu
que j'arrive assez tôt. Cela me rep'^rde.
— Sans doute ; mais tu n'arrivf if jamais à point si ta ne fais pas plus de
diligence.
Jusqu'ici tout s'est passé à l'amiable. Ni l'un ni l'autre n'ont abordé ou-
vertement le point en litige. Mme Dalverny entama la première celle
question essentielle.
— Crois-tu, mon ami, qu'il soit aimable de se Ecltre en route par celle
chaleur? Partir à midi, c'est vouloir étontler en cliemin.
Celte objeciion était assez spécieuse cl très fondée dans la bouche d'une
élégante. Le banquier mesura la portée de ce coup, en frémit et le para
de celle manié: e.
— Est ce que C'est moi qui ai choisi celte heure? Il te fallait prendra
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
23
I
auirement tes dispositions. Maintenant il est trop tard pour revenir là-
dessus.
Ici i.'intercala un temps d'arrêt et de silence durant lequel nosdeux per-
sonnages regardaient l'a guille de la pendule qui avait dépassé le chiffre
le plus élevé du cadran.
<• Il est temps qu'elle parle , réllécliissait le mari. Si elle tardait en-
core elle risquerait de rencoiitrer ici... et alors tout serait perdu; mais
coniaieul la décider ?...
De son côté, la femme n'en pensait pas moins : « Gagnons une heure,
se disait-elle, et ma jalousie aura des preuves vivantes, et pourra se ma-
nifester à l'aise. »
Naucttc, qui entra portant à ses deux mains des paquets et des cartons,
interrompit ce silence.
— Uh ! mon Dieu ! s'écria le mnri , elTrayé do voir toutes ces choses
loin d'être en état , vous eu êtes eucore là ; mais vous ne partirez pas
d'aujourd'hui.
i Alors écoutant les conseils de son intérêt plutôt que ceux de la pru-
dence , voilà qu'il se met en devoir de ployer les rohes , d'accommoder
les chapeaux. Tous ces meuus détails, voiis l'imaginez bien, mettaient en
relief chez le banquier une gaucherie qui eût été fort divertissante pour
tout autre spectateur que Mme Dalverny; mais c'était dans d'autres sen-
timens qu'elle assistait à cette scène comique. Ce manège dont elle était
témoin achevait de lui prouver avec quelle ardeur son mari désirait son
départ , puisque pour l'accélérer il ne reculait pas devant les soins les
plus ridicules.
La femme et l'épouse se révoltèrent, et Mme Dalverny se voyant, si on
peut le dire, froissée à la fois dans ses parures et dafâS ses aQ'eclions,
courut à son mari.
— Grand Dieu ! s'écria-t-el!e , comme vous me rangez tout cela.
Quelle maladresse! Vous m'ajustez ces vêtemens d'une singulière façon.
Respeclez-donc ma garde-robe !
Puis , après avoir satisfait à cette première protestation de la femme ,
l'épouse reprit ses droits. Et Mme Dalverny, croisant ses bras , se posta
en face de son mari et d'un air sérieux l'apostropha de la sorte en ces-
eant de le tutoyer.
— Il faut convenir, monsieur, que ma présence vous pè?e étrange-
ment, que vous ayez tant de souci ettant de hâie de vous en débarrasser.
Celle interpellaiion directe faite avec une solennelle autorité interloqua
le mari. Un instant il demeura confondu.
— Moi, dit-il enfin, je ne sais en vérité où vous allez prendre ces ima-
ginations. Et pourquoi voulez-vous que votre présence me gêne ?
— Que saisje ? repartit la femme, on le dirait à l'empressement que
vous mettez à ra'expédicr.
A CCS mots le banquier s'aperçut qu'il avait fait une fausse manœuvre ;
il voulut en détruire l'effet coûte que coûte, et il se figura être bien habi-
le de répondre:
— Ma foi, ma chère, à ta guise. Reste jusqu'à demain si cela te plaît.
Je ne m'en mêle plus puisqu'on interprète si mal mes pensées, mes paro-
les et mes actions.
Alors jouant une indifférence qu'il était loin d'éprouver, il s'assit
dans un fauteuil , étend.t ses jambes d'un air nonchalant , non sans
jeter de temps à autre un regard furiif et effrayé sur 1 aiguille de la pen-
dule.
Afin de retirer de son système tout ce qu'il pouvait produire, Dalver-
ny le poussa jusqu'à ses dernières limites. Il fit comme si le voyage de ta
femme était à mille lieues de sa pensée. Il se livra à une foule de consi-
dérations générales, n'ayant aucun rappoitavec ces matières. Malgré lui,
cependaiit, par voie indirecte et d'allusion, il retombait de ces hauteurs
à l'objet essentiel : à peu près comme les écuycrs dans cet exercice d'é-
quiiaiion qui consiste, lorsque le cheval est lancé au galop, à s'abatlre
jusqu'à terre pour enlever adroitement des anneaux au bout d'une pique
rasant le sol.
Cette gymnastique ne tarda pas à fatiguer Da'verny, et, fâché du peu
de résultat qu'il en lirait, il se tut pour la seconde fois, mais avec riuteu-
tion d'attendre, la bouche close, la marche des événeiucns.
Il faut croire que ce silence ne fit pas le compte de la daaae, puisqu'elle
se hâta de le rompre.
— Causons, dit-elle, en approchant un fauteuil de celui de son mari,
sans avoir l'air de prendre garde à la contrariété que celui-ci ne se don-
nait plus la peine de dissimuler ; causons !
— De quoi ? reprit le mari d'un ton sec.
— De ce que tu voudras. Conte-moi quelque chose d'aimable.
— Le marteau frappa sur le timbre de la pendule. Ce son fit tres-
saillir le banquier.
— La demie ! dit-il avec cQ'roi dans un a parte, comme le temps
passe !
— Eh bien ! observa la femme, tu ne commences pas ? Je t'écoutc, mon
ami.
— C'est inutile, ajouta le banquier, je n'ai pas du tout l'esprit à lac on-
versation.
Ce qu'il prouva en se levant pour marcher dans la chambre. Comme il
passait à côté du balcon :
— La voiture, remarqua-i il, est dans la cour, les chevaux s'impaticu-
Uiit... comme moi, i'jouta-t-il bien bas.
C'est tout ce qu'il pouvait se permettre que ces réminiscences éloi-
gnées ; car pour ce qui est d'aborder de front la question du départ, il no
l'osait pas.
Mais sa femme, qui comprenait fort bien les sens détournés, redressa
celui-ci pour en faire le texte d une plainte.
— Mon cher, tu m'avourais, dit-elle, que c'est de la part une obstina-
tion très ia'polie.
— Jloi ! fit le banquier, je ne dis plus rien. C'est une ilée qui me pas-
sait par la tète en regardant les chevaux. Ces pauvres béies !... Je cède
avec pla'sir à tous tes caprices.
Cette dernière phrase n'était pas prononcée avec le ton da sincérité
auquel elle peut prétendre à la simple lecture ; mais Mme Dalverny avait
ses raisons pour la prenrlre à la lettre.
— Bon ! dit-elle à la fin, je te trouve raisonnable. Que l'importe que
je parte une heure plus tôt ou plus tard ?
— En ce cas, autant vaut-il ordonner au cocher dedételer et de metaai
la voilure sous la remise.
Diilvcrny fe flattait, en poussant ce stratagème, que sa femme recule-
rait devant cette extrémité, et que, pour éviter d'y recourir, elle se met-
trait en mesure de la rendre iuutil''. Cette tactique ne, lui réussit guère.
Sa femme réponriit très na'ivemcm :
— Fais, mon ami, ce que tu jugeras à propos.
Ce fut le coup de grâce pour ce pauvre banquier ; il n'en demanda pas
davantage. « Diable, pensa-til, ceci se complique. 11 me faut comrcman-
der le rendez-vous et prévenir qu'on n'y vienae pas. »
Cela conclu à part lui, et peur se donner uc préiexle licite d'opérer sa
sortie.
— Madame, dit-il, lu m'excuseras ; mais je n'ai pas comme toi tout le
temps que je veux. Il faut que j'aille à mes affaires.
— C'est trop juste, répondit Mme Dalverny ; est-ce que je prétends te
déranger en quoi que ce soit? Adieu.
Sans se faire autrement congCder, le banquier gagna prestement la
porte.
Sa femme, l'air moitié chagrin, moitié dépité, le regarda partir; puis
au moment oit elle allait le perdre de vue, elle le rappela par ce re-
proche.
— Mon ami, c'est ainsi que tu me quittes? Quand je soutenais que ta
es préoccupé, distrait, av-ais-je tort ?
Docile à cette semonce conjugale, le mari revint sur ses pas, car il sa-
vait que, comme les rois, les femmes aiment qu'on leur pdic tribut de po-
litesse à l'accueil et au congé. Afin de réparer ce;te omission, il baisa
sans mot dire la main de sa femme, mais si froidement qu'il avait plutôt
l'uirde se soumettre aux prescriptions d'un cérémonial qu'à uce galan;erie
partie du cœur.
Après cette formalité, car la manière dont il s'en acquitta nous autorise
à la nommer ainsi, le banquier s'éloigna au plus vite.
IV.
Dès qu'elle fut seule, Mme Dalverny laissa tomber sa jolie tête dans ses
mains cl rélléchit amèrement : « Mon mari, se dit-elle, a réparé cet ou-
bli de façon à me prouver que ce n'en était pas un. M'a-t-il seulement
demandé pardon ? Sou cœur n'est plus à moi, sa tête n'est plus à lui, je
suis la plus malheureuse des femmes! »
On ne prendra certes pas au mol celte exagération malgré les prétextes
sur lesquels elle se fonde. 11 est aussi abusif et aussi facile de se procla-
mer la plus mulhcurcuse des femmes qu'il est vulgaire de se prétendre
la plus heureux des hommes. Les sentimeas outrent en général leurs ex-
pressions. Les amoureux en particulier sont comme ces esprits iileius de
feu dont |)arle Labruyère. « Ils ne peuvent s'assouvir d'hyperboles. » Et
cela se coiiçuil ; l'amour étant une royauté qui arrive après la conquête, les
amans, dans quelque état que les mette leur passion, ont besoin d'être Is
/j/«i quelque chose, n'importe quoi, pourvu qu'ils érigent en leur hon-
neur un superlatif absolu.
Vous savez combien Mme Dalverny, qui se flattait d'être tant malheu-
reuse, l'était en réa lié, puisque vous avez pu apprécier ses motifs. 11 est
vrai qu'elle le croit, ce nui devieul très sérieux; car de même que la foi
sauve, la foi perd aussi, et les maladies imaginaires sont les plus iucura-
b^cs, ne serait ce que pour la raison qu'elles n'existent poiut. Toutefois,
l'infortune conjugale de Mme Dalverny ne gisait pas tout entière dans son
maginalion; celle-ci ne lui sériait seulement qu'à en e.\a;:oror la gravité.
En proie à ces désolantes médiialions, la jeune femme voyait sous ua
our sinistre l'événement de la matinée, cet événement qui avait boule-
versé son intérieur. La tê;e penchée sur le bras d'un fauteuil, elle son-
geait au résultat de la malencontreuse lettre. L'hésiiaiiou et l'obsiiuation
de son mari durant la scène précodeiiic ne faisaient qu'enfoncer plus
avant dans sou cœur la triste ceriiiude d'une trahison indigne, o J'aurais
dû tclaier, pensait-elle, ot couper le mal à sa racine : que dis-je , à sa ra-
cine? Qui m'assure qu'il n'est pas inviHéré? Cette lettre n"aunouce4-elIe
pas une intelligence de longue date? On m'cloigne : le secrétaire doit in-
troduire ma rivale; il faut que je l'attende, que je la voie, que je la dé-
masiiue ; mon sang houilloane, ma tête s'exalte ; poiffrai je jusque-là maî-
triser n:on indignai on ? »
Tout à coup llê.è'jc se leva, regarda la pcudulo. Une heure allait soib
2/.
ner, — Si elle n'allait pas venir, raurmurat-elle. 0 mon Dieu ! je n'au-
rais pas dû laisser sortir mon mari. A présent que j'y so.ige, il sera allé
l'avcriir ; ajourner ce lè'.e-àiètc, et des deux victimes que je proincts à
ma juste vengeanre, il ne me rrs'.era que celle que j'ai le ntoins à cœur
de punir. Car, je ne puis le dissimuler, malgrii sa lâche conduite , je l'ai-
me toiijoms, lui, le perlide!...
Nonol)siant cette \ivc agitation Mme D.ilverny voyait assez clair dans
celle trame dont mallieureuseinent elle ne tenait pas tous les fils. Sa ven-
geance venait de lui Échapper avec siinmari, mais quelques chances lui
restaient encore. Quoi de plus naturel par exemple que Mme Eléonore
Goiitard ( elle avait décidé que ce ne pouvait être qu'une dame ) ne prît
une autre route que celle du banquier; et, en prenant tous les deux la
même, ne pouvaient-ils pas bien encore, au milieu de la fotde de piétons
et de voilures qui encombrent Paris, se croiser sans se voir?
11 fa!l?ii, dans ce cas qu'on devait prévoir, se tenir sur ses gardes et bien
disposer ses batteries. En guerre opère-ton jamais autrement que sur des
probabilités? Conséquemment Mu:c Dalverny se souvint que d'après la
missive, c'était M. Léonce le secrétaire qui était ch irgé d'iniroduire cette
dame, et si elle l'eût oublié, celui ci n'eût pas mani|ué de lui en rafraîchir
b mémoire en se prés ntant au sa'on sur le coup d'une heure.
La présence de Mme Dalverny parut surpiendrc le secrîtaire, ce qu'il
eut le tort d'exprimer par un hànt-le-corps que sa jeune tante ne laissa
pas éihjppcr. L'homme de confiance du banr|uier regretta ce geste au-
quel il n'.-itarin pourtant pns l'importance qu'il prenait auK yeux de celle
femme déjà instruite et sur le qui vive; il ec composa ausiitOt un aird'iu-
diUëience, et se contenta de dire :
— Je vous croyais partie, matante.
— J'ai changé d'idée , répartit celle-ci , j'ajourne mon voyage de quel-
ques heures.
— Lt mon oncle connaît-il cette nouvelle résolution ? se hâta de de-
mander Léonce, qui, par là disait tout en croyant ne rien dire.
— Il la coanait si bien, répartit ingénuement la dame, que c'est .ivec
lui que le tout a été concerté. Mais une personne (lui l'ignore, et à qui je
dois rap|)rendre, parce que nous devions nous mettre en route ensem nie ,
c'est mon amie . Mme de Lacioix. Or, comme pour celte mission déli-
ca e j'ai besoin d'un mandataire habile à m'cxcuser , j'ai jelé les yeux sur
vous.
Cette conclusion qu'il était loin de prévoir et qui lui était si gracieuse-
ment intimée étonna beaucoup le jeune homme.
— Moi ? répondit-il, un peu auasoui di de ce qu'on voulait lui faire quit-
ter son poste juste au moment où il avait charge de le tenir.
11 est clair que c'était bien là le jeu et le but de la dame. Dans l'espoir
que sa rivale, ne recevant pas de contre-ordre, arriverait au rendez-vous,
elle voulait lui préparer les voies, dans le Eême sens que les Grecs i)ré-
parèrent les Thermoiiyles à larmée de Xcrcès. 11 était donc important
j,our e!le de se débarrasser du neveu qd pouvait devenir un auxiliaire
pour la survciiante, et qui, étant nommé par la banquier sonmaître de cé-
rémonies, ris [uerait de les diriger d'une tout autre façon que 1 entendait
la jeune épouse. , . <. ,i •
Le secret :ire comprit toute l'étendue de cette ruse qu il lui fallait con-
trcminer adroilcaent sans avoir l'air de la redouter et de la soupçonner
même. „ „
— Madame ne pourrait-elle se passer de moi pour cet office ? opposa-
l-il, j'ai sur mon bureau des aiïaiies bien pressées à expédier.
— Pas si pressées, observa Mme Dalverny avec un (in sourire, qu'eles
y.e vous aient permis de vous déranger pour venir au salon où vous voilà !
Tenez! avec un peu de bonne volonté, qui peut le moins peut le plus.
Le secrétaire se mordit les lèvres en songeant qu'il avait allaire à forte
pariie, puisqu'on proliiait de tous les avantages avec une rare sagacité.
Mme Dalvernv coniinua :
—C'est un service important que vous seul pouvezmc rendre, une cé-
raarrhe que vous élcs seul capable de bien faire. , .
— 11 me semble , ma tante , objecta le secrétaire , qui ne se désistait
pas de son svsième de résistance, il me semble qu'une lettre suffirait.
— Y pensez vous? interrompit Mme Dalverny, uneMtre! mais Mme
de Lacroix ne me le pardonnerait jamais, je la connais tellement suscep-
tible. Elle prendrait mes raisons pour des prétextes , mes obstacles poui
des défaites. Non, non, vous seul pouvez me faire excuser d elle, lui ex-
pliquer qu'une allaire m'a retenue à l'improvistc, enfin, de quelque manière
lui f^ire accepter cl me faire pardonner ce retard. Une lettre ':'... je m'en
garderai bien, je me souviens irop de cet ancien j roverbc des Normauus ;
f'isage (l'homme fait vertu.
Le neveu s'aperçut avec clfroi qu'on le forçait dans tous se? retranche-
mens, et qu'à s'obstiner plus long-temps il risquait d'éventer un secret
qui n'était pas le sien.
Par acquit de conscience il tenta encore une dernière oppositiotî.
Mme Dalverny cette fois prit un petit air d'autorité qui lui seyait à mer-
veille. , ,^, . .,
\ — Mais, monsieur mon neveu, dit-elle, non sans quelque dédain, il me
semble qiK? vous vous donnez bien du mal pour me déplaire. Le temps
vous manfiue, prétendez-vous; mais depuis que nous bataillons ici, vous
auriez reiapli ma commission. Et à moins que M. Dalverny ne vous ait
enjoint exprcss'hncnl de ne pas vous absenter à cette heure...
— Oh! point du tout, imerrompit le neveu, pour aller au devant de
ce qu'il croyait une supposition gratuite de la part de la dame, et que
celle-ci , pourtant , savait aussi bien que bii clic une vérité. Celle vérité
donc fut signifiée d'une si étrange manière par \'œ'\ pénélront de la dame,
que Léonce eut peur d'en avoir trop dit ou trop fait.
— Se douterait elle de quelque chose?
Cette idée lui vint à l'esprit. Mais pour ne rien découvrir par une plus
longue résistance de l'intérêt qu'il avait à demeurer, il s'éloigna , la con-
science tranquille, d'ail curs , car il considéra que le mari , instruit de ce
relard par sa femme, avait pu prendre ses mesures pour prévenir ou ré-
parer tous les incunvéniens.
Seule pour la seconde fois, Mme Dalverny respira comme nprès l'ac-
complissement d'une œuvre pénible. Et de fait, son neveu lui avait donné
autant de peine à s'en aller qu'elle en avait eue eile-mème pour dememef
une heure auparavant.
Elle pouvait se rendre la justice d'avoir fiit pour l'avènement de sa
vengeance tout ce qui était dans ses moyens; mais son maii opérait à
l'extérieur, et peut-être que ses manœuvres remlraieni vaines celles ([u'cllc
avait si ingénicuscmenl concertées et si la'Liorieuscment conduites.
Dans cette incertitude, la vol à toujours maîtresse du champ de batailie
et atiendant l'ennemi de pied ferme.
Par un instinct qui est naturel à toute personne qui prémédite me
lutte de quelque nature qu'elle soit, la femme du banquier examina le
terrain sur lequel allait se livrer ce combat. Elle se tenait debout, les na-
rines gonllées, l'a'titude beliifiueuse, ses mains crispées sur le dossier
d'uû fauteuil, et sou œil foudroyant dirigé vers la porte.
V.
La porte s'ouvrit et livra passage non pas à une femme, mais bien à uo
homme.
Le survenant paraissait essouHlé. A la main il tenait un mouchoir dont
il s'était servi pour essuyer un Iront encore baigné de sueur et rafraîchir
uie figure vivement colorée par l'action d'une uiarche très rapide. Indé-
pendamment de la faiiguc, un bouleversement moral, une agitation men-
tale se lisaient dans l'ixpression de tous ses traits dont l'ensemble présen-
tai; quelque chose d'un peu hagard.
— Monsieur Dalverny ?
Là se bornèrent les paroles que cet homme put prononcer entre deux
temps (le sa respiration.
— 11 n'y C5t pas, monsieur, répliqua la femme du banquier.
— Madame... me pernietie7-vi)us... de m'usseoir?... continua-t-il en
mandant chmiue mot comme s'il eût mesuré des vers lalin.
— Très volontiers, monsieur, lui fut il répondu.
Le pauvre boninie avait devancé cette permission et venait de tomber
sourdement sur un canapé.
Or, avant que ses moyens lui permettent d'entamer un discours un peu
suivi, nous avons le loisir de l'oljicrver comme taisait la dame, et de le
réduire pour ceux qui ne jouissent pas du même privilège qu'elle.
Cet homme, sur un long ne?, poriait des lunettes , ce qui lui offrait l'a-
grément de cacher de vilams petits yeux. Des .sourcils incomplets ne sur-
montaient pas directement ses yeux qui ressemblaient par cette bizarrerie
à des Eouvcits, dont, à cause de la précipiiatiou de l'écrivaio, les accents
oni été jetés de travers et au hasard.
Un front très luisant se développait jusqu'au sommet de la tète entre
ceux touliès latérales, comme un mamelon dénudé d'une montagne boi-
sée 3ur ses flancs. Ce qui (levait consolercelhomme de cette calvitie, c'est
que ses cheveux étaient roux, cl la couleur de ceux qui lui restaient fai-
sait qu'il no regrettait pas ceux qu'il avait perdus. Sa bouclic qui s'ou-
vral sur une pesante mâchoire, se fermait assez mal à cause de certaines
dents mal alignées ; on eût dit les deux coqiii'ies d'une huitre que de petits
cailloux interposés empêchent de se rejoindre.
B:ef, il rentrait dans la catégorie de ce qu'on appelle un homme d'un
certain âge ; quand au contraire ri?n n'est plus inc. rtain que l'âge de ces
gcns-lJ, qui varie dans une grande latitude depuis plus de quarante jusqu'à
soixante ans.
Les hommes de l'âge et de la condition de celui-ci ont pour coutume
de porter un cLaprau de feutre aux larges bords . des véicmens très am-
ples, et d'être, à l'instar des pages, de noir tout habillés.
Nous pourrions encore prolonger ce portrait si nous voulions utiliser
la pause que fc donna notre personnage avant de reprendre haicine et
de renouer l'eiitreiien.
— Savez-vous, aadame.s'il rentrera bientôt, demanda le survenant.
— Mon mari n'a rien dit en sortant, continua Mme Dalverny.
— Son mari !... Pauvre femme ! clic est aussi à plaindre que moi, sou-
ra notre homme, en à parti:.
— Est-ce que mon mari vous attendait ?
— Pas moi, madame ; mais il devrait se trouver ici.
Celle réponse mil en éveil la curiosité de la dame. Elle s'informa avec
politesse ;
— A qui ai-jc l'honneur de parler?
— A M. Goiilard, avocat et notaire.
— Rue (le Verneuil. n" 35 ':> ajouta-t-cllc.
— Précisément, madame. Comment se fait-il que mon adresse soU COU'
r-H" ii Vous quand ma personne ne l'est pas ?
LE MAGASIN LITTERAIRE.
2S
Mme Dalverny sentit toute la maladresse que son premier mouvement
venait (le lui inspirer. Comment y porter remède? C'éiaildilTicile, et cette
dillicuUé seule la jetait dans un grand trouble. D'un autre cô'é, reildcliis-
saii-elle, je ne puis me résoudre à dtîsolcr ce pauvre homme. 11 a l'air
bien assez niallieureux sans cela.
Dans celte intention et pour le bien du visiteur, elle chcrcba à expli-
quer coramj elle put celte singularité que lui reprochait si pertinemment
le notaire.
— Je pais votre adresse, reprit-elle, parce que mon mari va quelquefois
chez vous et qne je l'ai entendu la donner au cotlier.
— Je sais pourquoi il vient, ton lâche mari , se dit intérieurement le no-
taire. Malame, coiitinua-t-il en élevant la voix ; y a-t-il long temps que
vous êtes ici ?
— Depuis ce matin.
— Bon ! Et vous n'avez pas vu entrer ici Mme Gonlard?
— Est-ce qu'elle devait venir?
A cette interrogation le notaire se leva gravement, s'approcha d'un air
de mystère de l'oreille de Mme Dalverny, précauliou fort inutile, puis-
qu'ils étaient seuls, et lui dit à l'oi eiUe.
—Oui, elle devait venir.
— Comment le savfzvous?
— J'ai surpris une lettre.
— C'est comme moi.
— L'adresse m'ayantparu suspecte...
— Eiaciement comme moi, interrompit la dame.
—Ma femme n'y étant pas...
— Mon mari étant occ^ipé ailleurs...
—J'ai ouvert celte lettre.
— Après moi, repartit la femme de banquier.
—Et j'ai lu !... quoi.... vous le dirai-je ?
— Non, puistjue je le sais,
— Suffit, ajouta le notaire d'un air discret. Alors , au lieu d'éclater, ce
dont j'avais bonne envie. .
—Et moi donc ? interrompit la dame. Mon sang bouillonnait.
— Mes cheveux se dres ;ii.'nt.
Malgré elle et son allliciion, Mme Dalverny ne put se tenir à ce mot
de cheveux de regarder si son interlocuteur ne se llattjit pas, et s'il avait
les moyens de ressentir cet tll'et qu'on attribue à la peur. Suit qu'il eût
commis le regard de la veuve, ou qu'étant à moitié chauve il crût de son
nlérèt de répéter sa formule capillaire comme s'il devait par là multiplier
son peu de cheveux, il reprit :
— Oui, madame, ils se dressa ent sur ma tète, et poiirtsnt je me con-
tins; je résolus de laisser aller les choses.
— Justement je m'arrêtai a la même détermination.
— Pour Cfla, je recacheiai soigneusement la lettre.
— J'en avais lait autant le mat n, répliqua la dame.
— Et cela pour que ma femme ne s'aperçût de rien, continua le no-
aire.
— Et moi, pour que mon mari ne pût soupçonner aucune infidélité.
— Lui qui vous en faisait une si impardonnable, interrompit le notaire.
Absolument comme ma femme.
— Je tenais, insista Mme Dalverny, à ce que le rendez-vous eût lieu.
— C'est pour le fjvoriser que j'ava's agi de la sorte, appuya Gonlard.
— Par lii, je voulais les surprendre tous deux.
— Je suis venu exprès pour cela, poursuivit le notaire.
— Par malheur, mon mari n'y est pas.
— C'est comme ma femme, qui avait déserté la maison quand je suis
parti.
— Oii sont-ils ? s'écria la dame.
— Ensemble ! peut-être, répondit Gonlard, en se jetant presque dans
les bras de sa compagne d'infortune. Pardon, lui dit-il sous forme d'ex-
cuse po'r celte privante seniiœentale. Le malheur est comme l'amour, il
unit ceuxqiii l'éprouvent au même degré ; or, peut-il y avoir plus grande
parité dans notre désastre ?.. Et dire que j'aime si fort ma femme !
— Que je meurs d'amour pour mon niaii.
— Le m'jiistie ! et il paraissait bien vous le rendre, observa le notaire.
C'est il l'aide de ces beaux sembluis qu'il avait pénétré dans mon inti-
mité, rigurez-vous qu'il ne parlait que de vous.
— Le traître, s'écria Hélène.
— Il n'avait l'air de vinir me voir que dans l'intérêt de sa femme, tan-
dis qu'il ne venait que dans l'inlérêt de 1.1 mienne. Imbécile que j'ai été
aussi de me payer de ses raisons. Il prétendait; — mais non, je ne vous
h (lirai pas, c'était si absurde que je ne comprends plus maintenant com-
ment j'ai pu donner dans ce piège grossier.
— Mais que disait-il pour colorer ses visites ?
— Tenez, riposta Gontard, ne m'en parleipas, le rouge me monte au
front rien que d'y penser. Je vous obligerais de vous moiiuer de moi,
vous qui ne voulez que me plaindre. Puis il ajouta, à part lui : Puis-jelui
dire que, sous prétexte de lui faire un cadeau cl une surprise, son tar-
tufe de mari m'avait fait arcroiie qu'il voulait ni'acheter une maison de
campagne. Ce n'était pas ma maison qu'il niaii handa't, le traître, c'était
mon honneur. Où sont les banquiers qui jettent des châteaux à la tête de
leurs femmes?
; — Ecoiueï, dit Mme Dnivp'-nv oui oaraissait vouloir produire le fruit
d'une réllexion à lariuelle elle s'était livrée durant cet a parte ; nou
sommes bien certains d être trompés?
— Que trop, malheureusement , répondit Gontard d'union piteux.
— Eh bien, associons-nous contre l'ennemi commun.
C'est me proposer d'être amis, reprit galamment le notaire chez qa
la jalousie n'étoulf.iit pas entièrement cotte courtoisie annexée aux hom-
mes sur le retour. J'accepte avec reconnaissance.
— Nous défendons la même eau e.
— La bonne cause, iiiierrompit le notaire, et vous voulez que nous
formions une assm-ance mutuelle. Je vous comprends , et j'applaudis à
votre idée.
— Pour la mettre à exécution, poursuivit la dame, il faut veiller chacun
de notre côté. Les infidèles sont dehors. Que nos maisons leur soie;it in^
terdites s'ils y viennent ense.nble. Je réponds de celle-ci.
— Quant à moi , je vais les recevoir de la belle manière , s'ils ont le
front de se présenter chez moi.
Et pour réaliser cette niouace, M. Gontard se mit en devoir de rega-
gner ses foyers.
VL
Cette guerre qui nécessitait tant d'art pour la combiner et, pour la faire,
tant d'ardeur, absorbait Mme Dalverny au point de ne pas la laisser abat-
tre sous l'allliction qui intérieurement la dévorait et dont la voix intime se
ferait entendre aussitôt que le bruit et le mouvement dont elle s'étourdis-
sait se serait apaisé. C'était une lutte en règle et qui présentait des chan-
ces à peu près égales. Deux contre deux. Le morale coutie l'aaiour. La
scène que nous venons sommairement d'indiquer n'avait pas laissé de pren-
dr"* quelque temps, et l'heure du rendez-vous, qui était une heure, avait
déjà sonné depuis vingt-cinq minutes. <•:■.
A l'aide de la contidence qu'elle avait reçue, Mme Dalverny n'eut pas
de peine à s'expliquer ce retard et à le trouver très naturel. M. Gontard,
ayant lu et décacheté la lettre portant pour suscription l'adresse de sa
femme, l'avait remise en l'état premier et était sorti. Mme Gonlard était
absente de chez elle à celte époque , il fallait qu'elle rentrât , prit con-
naissance de sa lettre et accourut enlin au lieu indiqué. Pi-r ainsi, ce re-
lard, loin de prouver contre, prouvait pour ; mais une chose à craindre
et qui devait détruire toutes ces mesures, c'était uue rencontre , un aver-
tissement, entre M. Dalverny cl M. Gontard.
La femme du banquier était agitée par ces diverses appréhensions, et
certes, quelquefois elle se surprenait il désirer que sa rivale ne se pré
semât pas. Maintenant que le moment approche, elle souhaiterait de n'être
pas mise en face de cette femme ; car ne la voyant pas, elle s'accroche-
rait à toutes les espérances, elle chercherait à se délivrer de ses doutes.
Les amans ne demandent pas mieux que des apparences de preuves qui
leur démontrent leur erreur. Ils ne sont pas difficiles à les admettre; tout
raisonnement est bon quand c'est le cœur qui l'écoute. La logiiue et le
bon sens sont prudemment tenus hors de cause; et celui qui aime vérita-
bleuient répétera dans l'occasion ces deux vers que Régnier a imités
d'Ovide :
Bien que je sache au vrai les façons et tes ruses,
Fais-moi, par quelque adresse, excuser les eicuses.
Cette consolation n'était pas réservée à Mme Dalverny, car une trop
évidente réalité devait mettre en luiie les ombres consolantes au milieu
desquelles flottaient ses doutes.
Une femme d'une toilette et d'une tenue élégantes pénétra dans le salon.
Mme Dalverny se sentit, ù sa vue, emportée par toute cei'e exaltation
de la jalousie qui dominait sourdement eu elle , et marcha délibérément
vers la dame.
— Vous demandez M. Dalverny, n'est-il pas vrai, madame? lui dit-elle
en l'interronipain.
— Oui, madame, répondit celle-ci, et, à son défaut, je désirerais par-
ler à son neveu et secrétaire, M. Léonce.
— C'est cela même, pensa tout bas la femme du banquier, elle a lu la
lettre ; n'est il pas dit que c'est Léonce qui doit l'introduire? Voyons jus-
qu'oii ira son impudence.
— Madame, continua-tellc tout haut, je sais qui vous êtes et ce que
vous venez faire ici.
— Je m'en félicte , répondit la survenante , cela me dispense de vous
apprendre l'un cl l'autre.
— Votre réponse, continua Mme Dalverny , dépitée par tant de sang-
froid, votre réponse me prouve (pie vous n'êtes pas aussi bien rcEsei-
guée à mon égard. Vous ne savez pas qui je suis.
— Je m'en doute ; vous êtes Mme Dalverny.
— Vous l'avez dit.
— J'en suis eHchantéc, madame, et jespère que ce hasard qui ma fait
vous rencontrer ici , me vaudra voire concours poui la solenu«.ile dé-
marche que je viens accomplir.
— iju'il vous sulliso, nndainc , riposta la femme du banquier outrée
de cette outrecuidance, qu',1 vous sulUse d'apprendre que ;e sais tout.
— En ce cas, voulez-vous me penuetiro d'atienJre .'kl. Dalverny ?
Ce que disant, la femme s'assii sans plus de façons.
— Mais je vous répète que je tais tout, madame, reprit Hélène que
celle effronterie altérait.
fi6
LE MAGASIN LlTTERzVmE.
— En ce cas, je vous répèle que j'en suis ravie, insisia l'aulre, qui cooi-
me nçail à se trouver blessée de l'accueil trop saus façons qu'on lui faisait.
Mais quelle était donc celle l'eiiime pour avoir le (iroit (!e ne pas se
contenter de cet accueil. A coup tùc il eût été encore trop indulgent pour
Mme lioiilard; donc ce ne pouiait être tl!c, c'était Rime de Lucicnncs,
la »euve qui, pour convoler eu secondes noces, avait déjà l'asseuiimcnt de
Léonce et veuait réc'atuer celui de ses parens.
Malbeureuseuient l'entreiien se trouvaitengagéde telle sorte qu'il parais-
sait vouloir se passer de tous éclaircissemeus, seul moyen pourtant de ne
p;is faire Oquivoqucr nos personnages et de les présenter sous leur jour
vériiabie. Mais Mme Dalverny en était en ceci à l'état des igriorans qui ne
veulent rien apprendre, persuadés qu'ils savent tout; car je vais vous le
dire en passant, celui-là n'tsl pis tout à f<iit ignor.inl qui croit l'être, car
il sait au moins une chose, et comme le dit le prcerbe persan : * Le
sa\ant sait ets"enquieil,riguorant ne sait pas même de quoi s'enquérir. »
Mme Dalverny avait , il est vrai, bien des raisons par devers elle de se
croirebieu inlormée. £n premier lieu, elle n'avaitj^mais entendu parler du
proet de nijriage entre son neveu et Mme de Luciennes qu'elle ne con-
naissait pas. La veuve éiait d'âge et de tenue à' réaliser parfaitement la
ligure que sur le mari Mme Daiverny avait pu se tracer de Mme Goniard.
Blme de Luciennes, outre nu tout ccqi^et dont s'animait sa pliy^iono-
mie et toute sa pcrjoune, posséd; it cette science des poses et du maiuiicn
que l'âge seul enseigne aux femmes quand il leur enlève d'auires char-
lijcs : prévoyante nature, qui ne vert pas ainsi donner à la femme toutes
SCS séductions à la fois, car, réunies ensemble, elles risqueraient de ren-
dre folle la plus vilaine moitié du genre humain ! Donc, ce que nous appe-
leions la science corporelle annonçait chez la faiissj Mme Conta! d une
trentaine d'années qui certes ne se lisaient pas sur son front ni dans ses
yeux noirs qui semblaient s'illuminer de toute l'ardeur vivifiante de la
jeunesse; sa buuclie seule élaitdel'àgeque supposait Mme Dalverny. Des
lèvres un peu blanches , aux coiitoui's relevés par quelques plis, don-
naient à toute cette figure un ton mat et chaud reinlu plus saillant par des
cheveux très touffus et très noirs dont les ondulations naturelles em-
brassaient cet ensemble dont l'expression était attirante et la mine pro-
vocalrice.
Joignez à toutes ces preuves l'entrée de Mme de Luciennesjuste au mo-
ment où Mme Goniard est attendue, ses premiers mots qui se rapportent
si parfaitement au contenu de la lettre, pesez louics les coïncidences, et
vous n'aurez pas de peine à excuser et à comprendre la méprise très ra-
lionnelede Mme Dalverny.
Au point où nous avons laissé la conversation, elle fut interrompue par
une pause, nous pourrions dire par une irève : cet entretien n'éiait-il pas
un combat? La femme du banquier recommença les hostilités, prenant
l'air le plus dédaigneux tt le plus mépiis.^nt qu'elle put.
— Madame, dittUe, cet accueil n'a pas le droit de vous surprendre.
Sachez que vous étiez attendue.
filme de Luciennes se leva alors avec dignité et répondit :
— Ln vérité, madame, je vous remercie de me l'appr^îiidie; certes, je
ne m'en fusse p^s doutée. On m'avait bien [iréveniie, pourtaui, à votre
sujet, et j'avais mes raisons pour demander M. Dalverny.
— Lt moi les miennes pour me présenter à sa place, riposta la femme
du banquier, confondue par tant d'audace. Il est évident qu'à son point
de vue rieo n'était plus monsirueuxque le naturel de Mme de Luciennes;
ce qui était candeur chez celle-ci devenait une outrecuidance inqualifiable,
puisqu'on l'attribuait à Mme Goniard. Enfin, la femme du banquier neput
répr.mcr les mouvemens de la rage qui la dévorait, étouUér le feu inté-
rieur de sa colère qni péiillait pr.r ses yeux enllammés.
— Je ne comprends pas, poursuivit-elle, qu'une femme puisiC ainsi ro-
r.onrer à la modestie rie notre sexe, divorcer avec toute pudeur et pren-
dre l'initiative d'une démarche qu'aux hommes seuls il appariicnt de faire.
Mme de Luciennes crut voir dans ce vigoureux repro:he un blâme san-
glant de la visite intéressée qu'elle venait rendre à l'oncle ili son futur.
Son orgueil de femme se révolta d'éfe humilié de la sorte. Alors elle re-
dressa la tète, et dirigeant un regard hautain sur la femme du banquier:
— Madame, lui dit-elle, quand on a besoin de leçons pour soi, ou de-
vrait bien n'en pas donner aux autres.
— Il dépend de vous de ne pas les entendre, riposta Mme Dalverny en
montrant la porte du doigt.
— Vous ine chassez, madame, s'écria la veuve, dont la voix tremblait
sous celte avanie inexplicable pour elle; vous me chassez... Tenez, je
si!..s heureuse que votre sauvage grossièicié vous ait placée si bas que
mon indignation ne pui«a descendre jusqu'à vous... i'nis, la menaçant
de la main, de l'œil et de la voix : Vous vous en repentirez, madame,
acheva t-elle, il me vengera. Ce dernier mot, sur lequel Mme de Lu-
ciennes sortit triomphante, éiait encore de ceux qui pouvaient donner le
change à Mme Dalverny. Pauvre femme, qui voyait tout conspirer autour
d'elle pour perpétuer sa déplorable erreur.
vn.
Cette orDgcu?c entrevue plongea Mme Dalverny dans une cuisante af-
Oiction. La vicu ire l'avait trahie : elle ne pouvait se le dissimuler. Et les
rôles avaient éié changés h son préjudice, grâce à l'insolence de sa ri-
vale. Celte défaite la trouvait d'autant plus sensible qu'elle l'avail moins
prévue, elle croyait n'avoir qu'à se montrer po;ir oblenir un entier trioiu
phv^', et que par la seule vertu de sa position, par le simple avantage de
terrain, elle l'emporterait sans mot dire et sans cou;) férir. Point du tout ,
celte assuiance qu'elle avait et qu'elle était loin de supposer à son anta-
goniste , c'était là précisément ce qui l'avait désarçonnée et conduite à
une déroule complète, car l'avantage moral elle n'avait pas dû le con-
server, et tout au jjlus si le champ de bataille lui était re-té. Encore
avait-il été bien plutôt abandonné par sa rivale que conquis par elle-
même.
Celte humiliation , exagérée par la jalousie croissante qui la dévorait ,
acheva d'exaspérer ceite pauvre femme , et elle ne commença à avoir de
l'énergie et de la fermeté que lorsqu'ella n'eut plus personne à qui les
faire resscniir. Je me trompe, M. Goniard venait d'entrer.
Le brave homme éiaiuuls^i effaré que lors de sa preaiière introduction;
seulement il ;e mêlait à l'altéraiion de ses trails quelque chose de coléri-
que, lêg limé sans doute par quelque découveric récente. A les voir ainsi
en présence, ces deux amis, on les eût pris pour les adversaires les plus
déclarés. L'irritaiioa paraît être la même chez tous les deux; le choc pro-
met d'être brutal. Ecoutons.
Le notaire , son chapeau sous le bras et sa canne à la main droite ,
marche précipitamment dans le salon, aux yeux de Mme Dalverny immo-
bile, dont il n'ose soutenir le regard.
— Eh bien! monsieur, que savez-vous? demande la femme d'un ton
peu engageant.
— Rien I répliqua le notaire désolé.
— Alors, ce n'était pas la peine de vous déranger, monsieur, coniinna-
t-elle sans changer d'intonation; vous n'avez pas rencontré M. Dalverny
chez vous ?
— Personne; je n'ai trouvé que l'enveloppe de son criminel billet ; la
voilà. Aussitôt j'ai imaginé que ma femme avait pris connaissance du
contenu , en prenant le contenu lui-même ; que sur ces indications elle
avait dû accourir ici, et j'ai volé...
— Voui avez deviné juste.
— Comment ! ma femme serait déjà venue?
— Il n'y a qu'un insiant.
Cette réponse arrêta tout court M. Goniard dans sa marche.
— Vous l'avez donc vue ? dcinanda-t-il vivement ?
— J ai fait plus , j'ai eu le tort de lui parler... Une impertinente, une
effrontée, qui chez moi avait encore l'air de me braver !
— Elle n'en fait jamais d'autres ; c'est elle ! Je la reconnais bien là, ré-
partit le notaire sur uie note dolente, puis se reprenant à sa coière, il
prononça cette phrase, dont les poroles contesiaient singulièremedt avec
la musique sinistre dont il l'acconipagiia : « Je désirerais avoir l'honneur
d'èire présenié à ma feaimc. »
— Que n'arriviez-vous plus tôt? répartit Mme Dalverny. Elle sort d'ici,
je l'ai chassée.
— Eh ! tant pis, madame, s'écria Gontard. Permettez-moi de vous dire
que c'est une maladresse.
Celle observation fut faite d'un ton d'humeur qui jeta au cœur de Mme
Dalverny cette dernière goutte qui devait en faire déborder l'amertume
qui le reniplis.'aii.
— Je crois , monsieur, dit-elle en pinçant ses lèvres sous l'expression
d'une orgueilleuse ironie, je crois que vous me faites des reproches, n'est-
ce pas ?
— Non, madame, se bâta de répondre le notaire ; mais votre si étrange
conduite ne m'en donnerait-elle pas le droit?
Puis, considérant sur la figure de la dame l'effet de ses paroles, il s'ef-
força bien vi e d'en aiténuer la portée, et ajouta :
-^ Il me semble que dans l'intérêt commun il eût mieux valu garder
ma femme.
— Ah ! vraiment, mor.sieur, persista Mme Daiverny. Vous en parlez là
à votre aise. Garder votre femme! une mé^'èro , une malapprise, une
impudente. La garder ! c'était bien plutôt à vous de la girdtr; car enfin,
tout le mal, de qui vient-il ? de vous seul. Un homme doit avoir l'œil sur
sa femme, veiller sur sa conduite, et ne pas la laisser courir à l'aveniare.
Le beau mari , vraiment, que vous faites. Le rôle charmant que vous
jouez, de courir tout ce mutia après Totre femme. Ceci va vous rendre
ridicule...
— Parbleu, madame, pourvu que je ne I-^ sois pas déjà, interrompit 1 a-
voeal, d'une très fâcheuse hiimiur... Mais vous qui parlez, si vous aviez
su retenir votre mari, l'encliainer, lui plaire, euUn , aurait-il cherché ail-
leurs ce qu'il eût trouvé près de vous?
A merveille. L'acrimonie , on le voit . se glisse dans cet entretien.
La femme blesse l'homme dans sa dignité , l'homme blesse la femme
dans sa coïuetterie. Deux endroits très susceptibles chez l'un et chez
l'autre. . i
— C'est-à-d're, riposta la dame piquée au vif, que votre femme mérite
de m'ctre préférée. ''
— C'est du moins l'opinion de votre mari qui la poursuit, objecta le
notaire.
— Dites plutôt que votre femme poursuit mon mari, et que c est le peu
d'affeciion et le peu de respect que vous lui avez inspiré qui la détermi-
nent à celte honte.
Ainsi s'animait celle 'utte et s'échauffaient ces deux lêtes qui néanmoins
tE MAGASIN LITTÉRAIRE.
27
auraient dû s'accorder. Loin de là. Dans tout ceci, en d(!pit du mot de
Rousseau, il n'y a que les absens qui n'aient pas tort. On a dit qu'il faiil
avoir connu le mallunu- iiodi- savo r y coinp liir. Cela est vnii, il faut l'avoir
connu ; mais il ne faut pas le connaître. Celle question de cœur n'est qu'u-
ne que lion de teœps.'Le souveiiir de 1 adversité attendrit noire sensibi-
lité, sa pr(:'sence la resserre. Envers un inaiijcureux, rien n'est plus dur
qu'un autre malheureus. Au lieu de se plaindre ils s'accusent, et quand
ils devraient se consoler ils récriminent.
Considérez la situaiion actuelle ; n'est-il pa^ bizarre de voir ces deux
personnages se niatlraiter comme s'ils étaient coupables des fautes dont ils
ne sont que les innocentes victicies? N'eit-il pas singulier qu'avec tant de
bonnes raisons de s'entendre ils n'en trouvent que d'excellentes pour se
quereller? C'est le train des choses. Lahoniie ou la mauvaise foriune nors
glorilie ou nous atterre, comme si elles dépendaient de nous. La première
absout, la seconde condamne sansaiipel. Le monde n'appartient pas au
plus digne, comaie le voidait Alexandre, il appirlii'ntaaplus heureux.
Mme Dalverny avait pourtant le beau rôle dan; ses récriminations.
D'abord son sexe et le code civil ne faisaient pas porter sur elle, pour l'iu-
fidélilé de son mari, la responsabilité qui pesait sur M. Gontard pour les
faits et gestes de sa femme. Sur ce point donc les reproc'ues qu'i n lui a-
dressait étaient fondés. Mme Dalveray avait de prime abord une supério-
rité évidente, puis elle combattait vaillaaiment. llicn ne foriilie pour une
prochaine bataille comme le sentiment d'une défaite qu'on sait n'avoir en-
courue que par sa faute. Mme Dalverny regagnait donc avec le mari le
terrain qu'elle avaitperdu avec celle qu'elle prenait pour sa femme. Aguer-
rie par une récente épreuve, elle s'clforça de ne pas mériter le reproche
que Naarbal a'iressaitau général carthaginois, de savoir vaincre, ninis de
ne pas savoir proîiicr de la \icoire. Elle maintint tous les avant ges de
son triomphe et dédaigna mêœe de faire prisonnier son ennemi. Ede es-
saya au contraire de le congédier, battu et mécontent. Voici comment elle
ménagea ce dernier coup à M. Gontard.
— Monsieur, lui dit-elle, je reconnais que nous ne pouvons plus mar-
cher de concert; vous désapprouvez mes actions et probablement que je
vous rtnilrais la pareille si vous aviez fait quelque chose.
— Comment ! je n'ai donc rien fait? s'écria le notaire afiligé qu'on lui
déniiit la justice qu'il croyait méri er. Je cours depuis ce malin après ma
femme; vous appelez cela ne rien faire. J'ai lu cette maudte lettre, je
l'ai recachetée, j'en ai piis l'enveloppe, je suis venu deux fois ici; je vais,
je vole, je suis furieux, je suis en nage; et vous m'accusez de n'avoir rien
l\iit !
— Rien, répondit sèchement la dame, pourrassociaiion que vous m'a-
vez offerte. Par conséquent, je voas remercie de voire concours. Jt; me
pascerai d'auxiliaire : chacun pour soi. Par ce moyen, j'agirai comme l;on
jDC semblera sans que personne y puisse troisver à reprendre. En d'autres
termes fort transparens, c'était signifier le congé au notaire, c'était rom-
pre l'assurance uiuluelle qu'il avait proposée et fait accepter à ladatne.
Gontard comprit tout ce que lui enlevait cette alliance qu'il allait per-
dre par sa faute. Alors il s'humilia, et demanda pardon de ses loris, et
promit de s'en référer à Mme Dalverny pour l'ciécution de loulcs les ma-
nœuvres à opérer dans l'intérêt commun.
La paix conclue de celte sorte, Mme Dalverny démontra sommairement
à M. Gontard que son poste était chez lui, que lorsqu'une armée ne se
composait que de deux personnes, il ne fallait pas faire double cmpioi,
que toute seule_ elle suffirait aux événemenî qui pourraient se protluire
sur le point qu'elle défecdait, et que le mari devait occuper l'autre pour
éviter une coalition entre les ennemis qu'il fallait isoler le plus possible.
Enfin, de toute manière on s'apercevra que le malheureux Gontard
était destiné aux évolutions et condamné aux marches forcées.
11 se sépara donc de son alliée pour aller défendre son honneur dans
ses foyers, promenant de ne faire aucun quîi lier à l'ennemi, soit qu'il le
rencontrât eu route, soit qu'il eût établi garnison dans son propre domi-
cile. Et alin que cette incessante locomotion constituât jusqu'au bout le ca-
racli're de ce personnage qui n'en a point d'autre, il fut convenu que si,
dans cette reconnaissance, leiabellioa ne rencontrait personne.il se replie-
rait immédiatement vers son alliée, qui , probablcuicut , dai)s celle occur-
rence, aurait l'ennemi sur ses jolis bras.
VIII.
Une chose naturelle à l'homme et plus naturelle encore chez la femme,
c'est l'esprit d'opposition. Luttez, la femme résiste jusqu'à extinction de
voix; laissez laire, laissez passer, et aussitôt elle se rendra justice et
s'accusera elle-même, plus vigoureusement que vous ne sauriez le faire
armé de toute la logique. Avec quelle obstination Mme Dalverny n'a-t-
elle pas défendu la manœuvre à la suite de laquelle la fausse Mme Gontard
avait été éconduite ? Vous venez de l'entendre.
Eh ! bien maintenant qu'elle est seule cl quelle n'a plus de contradic-
teur, elle reconnaît très bien un tort si grave. Elle s'accuse très énergi-
queinenl et convient que dans cette guerre domestique, limrortant pour
elle t'est de faire un 6tage. Aussi, c'est bien ;i ce dernier parti qu'elle est
décidée, et, p;ir force ou par ruse, se promet-elle, si sa rivale se représen-
te, de la constituer prisoiniière. La femme du banquier étiiit plongée
dans un fauteuil et dans ses méditations stratégiques, lorsqu'elle entendit
la porte du salou s'ouvrir derrière clic. Cette manière d'culrcr sans
l'avertissement d'usage, lui fit tout de suite conclure que c'était un hali-
tué de la maison qui seul pouvait se dispenser de ce préliminaire. Mais
qui encore i^ s^^n mari ou son neveu. En ellèt c'éla.t ce dernier; mais il
n'était pas seul.
Mme de Lucienncs l'accompagnait.
Direqtie cette double entrée combla pleinement les souhaits de Mme
Dalverny, dire qu'elle dîit se montrer ravie, comme le font en pareille
conjonclure les héros de t'iiéâtre qui pourtant voient toujours arriver à
point le personnage qu'ils attendaient, non, on se tromperait en l'assurant.
Nous connai'sons qu'elle eût préféré voir celui sur lequel devait s'appe-
santir pariiculièreuient sa colère, il avait tout son amour.
Mais eiilin deux choses concouraienti la dédommager un peu ; d'abord
ne tenait-elle pas sous la main, en la personne du secrétaire, le complice
de son iniidèle mari ? En second lieu, la présence de Mme de Lucienne?,
qui à ses yeux représentait Mme Gontard, la tranquillisait sur les manœu-
vres du dehors. Elle était bien certuine que la coaliiion ennemie qu'elio
avait tant recommandée au notaire d'empêcher ne saurait avoir lieu ; noa
pas faute de combatcans, comme a écrit Corneille, mais bien faute ds
conlraclans.
Ces considérations diverses lui composèrent un demi-contenleracnt
dont sa physionomie fit paraître quelques marqjcs. Et puis sentant qa'ellii
avait ailaire à forte partie si elle voulait lutlcr ouvertement, elle résolut
de masquer ses batteries pour ne point effrayer ses adversaires, et d'user
de ruse sans en rien donner à connaître à ceux contre qui elle allait l'em-
ployer.
Ci lie première confrontation qui est le langage de l'œil, qui précède
toujours la parole et lui sert comme de préface, parut de bon augure à
la veuve qui s'ébahissait de voir une figure presque avenante là où elle
avait rencontré naguère un visage rien moins qu'attirant.
Léonce au contraire, qui venait d'être chaufj'é contre sa tante par le
ressentiment niolivé de sa future, conS'M'vait seul sur ses traits une iriila-
tion qu'il se proposait de faire passer dans sa voix et dans ses paroles.
Mais la veuve, fortement radoucie par la vue de son ennemie de tout à
l'heuifl, songea bien vite qu'un esilandre tel qu'el'e l'avait prémédité ne
'•emédierait à rien, et qu'il valait mieux llécbir qu'attaquer de front ; c'est
pourquoi elle pressa.couire son cœur le bras de Léonce qu'elle tenait et
i\x\ dit à l'oreille :
— De la douceur ! pour moi , je vous en prie : après tout, c'est votre
tante.
Le secrétaire, qui foncièrement n'était pas guerroyeur, ne fut pas fâché
qu'on lui imposât comme un devoir de suivre son penchant naturel: il
salua donc sa tante d'un airres ectueux, qu'il n'avait pas mis dans son
progrannne, et fil asseoir la veuve en même temps que lui.
Puis alin de se faire une contenance et de prendre le diapazon delà
scène solennelle où il allait avoir un rôle, il s'essaya avant d'aborder le
principal objet, à rendre compîe de la commission que lui avait donné î
sa lame auprès de Mme de Lacroix : à peu près comme ces musiciens qui,
avant d'entamer ctisemble une partition, accordent leurs instrumeos.
Ce jeu ne servit qu'à laî démontrer que sa tante regre'tait son premier
emportement suivi de l'exclusion brutale de Mme de Lu -ieunes et qu'elle
saisirait tout prétexte de satisfaction qui pourrait s'offrir. 11 commença
donc a'iisi.
— Ma chère tnntc, de quel malaitendu a pu résulter votre façon d'agir
envers madame ?
— Un malentendu, vous l'avez dit. répondit Lltne Dalverny, prenant
au hasard la premi.re excuse qu'on lui présentait. J'étais souffrante, cou-
trarié', et je ne ccnnaissais pas madame.
— C'est vrai, appuya le uevcu. Madatne n'était connue que de M, Dal-
verny et de moi.
— Où veulent ils donc en venir? se dcrannda intérieurement la femme
du baniuicf. Voilà qu'ils commencent à se trahir, je vais les cuibarrasser
un peu.
Et pour mettre cette prns.'c en ariion, elle rogirda fixement la veuve,
dans l'espoir de la déconcerter, et l'interpella ainsi :
— Maintenant que mahme connaît la cause de ma brusquerie, cl
qu'elle me la pardonne, je lui demanderai dans quel bat elle était venue.
Cette mise en demeure de répandre caiégoriiucmcnt, posée dans »ics
matières si délicates que vear.it de traiter Mme de Luciennes, et la fjçon
tout imprévue dont on lui présentait celte question, devaient la décou-
tenanccr beaucoup ; c'est ce qui arriva aussi.
Elle rougit et balbutia c; tte réponse :
— Je croyais que madame conurissait le motif de ma visite.
— Nullvuient, repartit Mme Dalverny, qui so tut après cette brève ré-
plique pour tenir toujours sa prétendue rivale en échec.
— En ce cas, madame, poursuivit la veuve à qui celte insistance ne'
rendait pas son sang-froid... alors je ue sais pas trop comment m'y prcn- '
drc... pour vous exposer...
— C'est juste, interrompit Léonce, venant à l'aide de U Vcuvo, il est
naturel que madame soit embarrassée.
— Je le crois bien, ma foi, dit à part elle Mme Dalverny, qui coniinuait
S'iW quiproquo.
— C'est si naturel, persista Léonce, que moi-même j'éprouve une cer-
tuine émotion ; mais culiu puisque mon cuclc oe vous a rieu dit, puisqu'il
28
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
ne vous a pas préparée à recevoir cette conQclence, je tremble de vous
l'idrosscr.
— Je jouis de leur confusion. Voyons comment ils sa tireront de la !
Telle fut la pensée qui iraversa l'cspilt de Mme Dalvoriiy. Tuis, élevant
la voix : Voyons, ajouta t-elle avec un sourireoù se jouaient la malice et le
pcrsiUliige, est-ce que je vous fais peur?
— Peur ! ob ! non, ma tante, lâcha de répliquer le secrétaire sur le
même ton ; mais puisque mon oncle n'a pas jugé à propos de vous en
parler le premier... il faut bien qu'il ait pensé que ce serait vous déplaire.
Toiitcsces rélicenres de part et d'autre ne faisaient qu'enraciner l'er-
reur dont la femme du banquier était le jouet.
— Mais encore, dit-elle, avant de me fâcher, faut-il savoir de quoi il
b'agit.
— Eh bien ! le voici, hasarda enGn Léonce avec une volubilité qui pré-
sageait <iu'il allait d'un seul coup exposer toute son aflaire, ii peu | rès
comme ces natures poltronncsqui, une fois que toute voie de retraite leur
est fermée, uieiient d'autant plus de prompiiiuile à faire qu'ils ont mis de
lenteur à prendre un parti; il s'agit, madame, de mon mariage.
— De voire mariage? Mme Dalvcrny, un peu stupéfaite, dit cela et pen-
sa ceci : — Je ne m'aticndais pas à celte ruse, le moyen est uouveau. De
votre mariage, reprit-elle; avec qui?
— Avec madame, répondit Léonce en désignant la veuve. Nous hési-
tions à vous le dire, parce que mon oncle m'avait assuré que vous vous
y opposeriez de toutes vos forces.
— C'est bien cela, réfléchit Mme Dalverny; ils savent que je m'oppo-
serai à ce prétendu mariage, et ils l'emploient comme une ruse sans dan-
ger.
Pariant de cette idée, la tante s'imagina avoir un tour excellent a leur
jouer, si pour un moment elle feignait de traiter sérieusement celle union
et de prendre au mol ceux qui demandaient à la coniracter. C'est pour-
quoi, dans le but d'eApérimeuter si, comme l'assure le coq de la fable :
C'est un double plaisir de tromper un Irompcur ,
La femme du banquier se décida à abonder dans le sens de son neveu,
mais tourefois avec quelque hésitation simulée, afln de donner plus de
vraisemblance à l'adhésion qu'elle préméditait.
Elle n'eut donc pas l'air de se gendarmer contre cette proposition
qu'ell'i prenait pour un simple stratagème; néanmoins elle se laissa prier,
opposa quelques réticences.
— Vous n'ignorez pas, finit-elle par dire à son neveu, que j'avais ca-
ressé pour vous d'autres projets, que liî mariage avec votre cousine était
selon mon cœur; mais, puisqu'il n'est pas selon le vôtre, je conçois bien
que vous reculiez devant cette union.
— Vraiment, s'écria le neveu abasourdi de cette indulgence insolite...
Vous comprenez que... Par exemple, je ne m'y serais jamais attendu. Cela
me confond I
— Je n'en doute point, fit tout bas la tante.
— Comment, vous m'excuseriez?
— Bien plus, je vais presque jusqu'à vous approuver ; et puisque ce
mariage est votre désir h tous les deux , je n'y meiirai pas de graves em-
pêchemens.M.Daheriiy vous a trompés en prétendant que je serais inflexi-
ble. Je vous déclare ici que toute opposition ne proviendra que de son
fait.
Cette facilité si imprévue, ce revirement soudain jetèrent Léonce et
Mme de Luciennes dans un ébahissement que Mme Dalverny interpréta
comme l'expression d'une déroute. El tout ce que put ajouter le neveu
ne put que la conflrmer davantage dans celle opinion.
— Quo. ! ma lanie, lui dit-il, vous consentiriez à me favoriser des mê-
mes avantages que vous ne m'accordiez que sous la condition d'épouser
ma cousine?
— Ne faui-il pas bien faire quelque chose pour un neveu qu'on aime?
répondit Mme Dalverny, jouant uns bienveillance derrière laquelle per-
çait toute la jiiie malicieuse de son prétendu triomphe.
— Quoi! insista Léonce qui avait peine à donner sa confiance. Ne me
trompez-vous pas? Les cent mille francs que par ce contrat...
— Je vous \iii donne, interrompit la femme du banquier.
— Je ne puis y croire, je rêve... c'est impossible !...
— Si c'est impossible, répartit la tante avec un sourire plein d'une
moquerie rayouuautc, ce ne sera pas du moius par ma faute.
IX.
Léonce et Mme de Luciennes se disposaient à donner un libre cours à
leurs rcmerrlmens et ii faire éclater la reconnaissance la plus vive quand
on entendit dans l'escalier les pas de monsieur Dalverny.
— Voici mon mari, s'écria la femme du banquier. Je tiens à èlre seule
avec lui. Enfermez-vous dans ce cabinet. Je vais moi-même lui adresser
votre demande. Car j'ai peur qu'il soit moins bien disposé que vous le
pensez.
— Au contraire, il m'a bien promis, dit Léonce.
— Vous verrez qu'il refusera ; j'ai mes raisons, j'en suis certaine. Mais
jllezviie, le voici.
Effectivement, la femme du bautiuicr fermait ù Kiae sur les talons des
deux amoureux la porte d'un cabinet, que sur le seuil de celle du salon
parut M. Dalverny.
Pouvait-il nrriver plus à propos ? Hélène tient en charte privée deux
ennemis qu'elle ne délivrera qu'au moment le plus favorable pour assu-
rer si victoire et triompher du dernier et du plus puissant qu'il lui reste
à combattre.
L'iniérêide la dame était de bien laisser s'enferrer son adversaire, de
l'accabler coup sur coup de questions, pour multiplier l'embarras d'y ré-
pondre. De jouir par là de son trouble , de sa honte, de ses mensonges,
et de couronner l'œuve en aiiéraiit l'imposteur et le perliile, en produi-
sant à ses yeux h dame qu'elle tenait en réserve pour ce coup de théâtre.
Ce plan bien arrêté dans sa tête, Hélène attendit les manœuvres de
l'ennemi.
— Ah ! je te retrouve encore I fit le mari, en posant son chapeau sur
un meuble.
— Tu me dis cela d'un ton, répondit la femme, qui ressemble assez à
un reproche.
— Tu me calomnies, répliqua le banquier. Je ne suis même pas étonné
de ta présence. N'ai-je pas appris, il y a deux heures, qu'il me suffis. lit de
te manifester un désir pour que tu en prisses l'occasion de faire exacte-
ment le contraire ?
— Et alors... tu vas me prier de rester pour que je m'éloigne, poursuit
la femme d'un petit air où il entrait une grande malice qui voulait en vain
se déguiser en bouderie.
— Non, madame, je me résignerai en te disant comme à Dieu : « Que
votre volonti^ soit faite ! »
11 y eut ici une minute de silence que Dalverny utilisa dans cet à parte :
« Elle ne sait encore rien... elle n'aurait pu se tenir d'en témoigner quel-
que chose... El dire que je ne puis pas mettre la main surGoniardqucje
pourchasse depuis ce malin !... Informons-nous s'il est venu iri. »
— Mon amie, demanda-t-i.J, personne n'est vciiuen mon absence?
— Pardon! un notaire, un certain monsieur
— Gonlard ?
— Précisément ! comment l'as-tu deviné ? est-ce que tu l'attendais?
— Non, mais je ne suis pas surpris de sa visite. Lue petiie affaire que
nous avons ensemble. N'en a-til pas parlé?
— Pas du tout. Seulement il doit repasser.
— Bon ! rien n'est découvert, dit tout bas le mari. Et puis il ajouta:
A quelle heure as-iu fixé ton départ?
— Ne l'impatientes pas. A bienlôt, répliqua la dame, j'ai maintenant
peu de chose à faire ici. Veux tu savoir la cause de mon retard?
— J'en serais assez curieux.
— Je suis restée pour organiser un mariage.
— Un mariage? lit le banquier de l'air d'un homme qui tomberait des
nues.
— Un mariage, répéta tranquillement la dame., Léonce.,, de notre ne*
veu, avec une femme...
— Parbleu, je le pense bien!..;
— Une femme qui est venue tout exprès pour solliciter sa main, une
femme qui se recommande de toi.
— Le nom de celle femme ?
— Ma foi , tu m'en demandes plus que je n'en sais. Venant de ta part,
je n'ai pas songé à lui demander son nom.
— Je vois qui ce peut être, une veuve. Léonce s'était déjà ouvert à moi
de ce projet, mais je n'imaginais pas qu'il y donnât suite et je m'aperçois
bien que tu n'as pas pris la chose au ^sérieuï , puisque même tu n'a pas
songé à l'enquérir du nom de la dame.
— C'étaii inutile, puisque tu le savais toi-même.
— Sans doute. D'ailleurs comme tu as refusé ton consentement...
— Au contraire, interrompit la dame , je l'ai accordé.
— y penses-tu? et ta cousine, se récria Dalverny.
— Bah ! ma cousine trouvera un aune mari , riposta Hélène , dont la
alousie était étouffée par le triomphe qu'elle croyait se ménager à l'aide
de tous ces détours.
— Mais il me semble, insista le mari, que tu étais bien décidée à t'op-
poser à toute union qui n'aurait pas été celle-là. Tu avais sur ce point une
opinion inébranlable.
— Tu vois qu'on change d'avis, ajouta la femme, d'un accent délibéré.
— Allons! c'est une plaisanterie, 'lu veux me sonder?
— C'est ce qui te trompe. Rien de plus sérieux, mon cher.
— C'est impossible.
— Ahl et pourquoi donc, s'il te plaii? demenda Mme Dalverny, lan-
çant celte interrogation comme une flèche à la figure de son mari.
— Parce que, répondit-il, ce n'est pas vrai parce que cela ne peut
être on ne change pas ainsi en une minute de sentiment et d'opinion
sur une aflaire aussi grave.
— C'est ce que tu avais imaginé, fit la dame d'un air vainqueur; mais
il te faudra bien en revenir. Puis, prenant un ton douceurcusement pate-
lin : Ces jeunes gens m'ont intéressé, continua-t elle; cette femme sur-
tout : elle est si gracieuse, si avenante. Comment la trouves tu ?
— Fort bien ! mais tout cela ne suffit pas pour l'avoir déterminée , et je
ne croirai jamais...
— gue lorsque m verras. Aliénas un peu. Celte '"ome est ici dangce
LE MAGASIN LÏTTÉRAIRE-
20
\
cabinet. Or, comme je me suis engag(?e d"honncur à appuyer auprès de
toi sa démarche...
A ce moment précis, Nanette interrompit cet cntreticD pour annoncer
M. Gontaid.
— Priez-le d'attendre une seconde, dit Mme Dalverny.
— Pourquoi faire? demanda le banquier, je le cherche depuis ce ma-
tin.
— Et lui aussi, répliqua la dame.
— Raison de plus alors.
— Vous ne vous rencontrerez que trop tôt ! dit Mme Dalverny d'un
accent sinistre.
— Je t'assure que j'ai besoin de lui parler en particulier.
— Et moi aussi , riposta la dame. Peux-tu me refuser un tour de fa-
veur ?
— Non, certes ! mais je ne puis comprendre, observa le banquier aba-
sourdi de ce caprice c'c sa femme. Je liens beaucoup à cette entrevue.
— Aprîs la mienne, persista lUme Dalverny.
— Elle est donc urgente ?
— Inriispenscble !
— En ce cas tu as découvert quelque chose ?
— Oui, monsieur, je fais tout, répondit Ilé'ène d'une voix pathétique.
Je veux parler la première à cet homr.ie pnur éviter quelque ninlheur.
— A ton aise, mon amie, répliqua le banquier, qui marchait dans un
pays d'enchaniemcns ; et puis il ne savait trop qu'opposer au désir de sa
femme, dont il était loin de soupçonner la véritable cause.
Ce que disant, il se dirigea vers le cabinet où Léonce et I\fme de Lu-
ciennes étaient enfermés.
— Comment! monsieur, n'avez-vous pas de honte, s'écria sa femme
qui le saisit par le? pans de sa redingote, vous oseriez en ma présence....
Pas par là, monsieur, par ici!
El, d'une rude éireinte, elle s'attacha au bras de son mari et le poussa
dans un cabinet opposé.
Le banquier, stupéfié de ces manières, commença p^r croire que sa
femme perdait la raison. Toutefo's, son air, ses gestes, l'aliération de sa
voix lui imposèrent une obéissance passive, et il se laissa conduire sans
se rendre compte de cet ascendant.
M. Gontard n'attendit pas l'autorisation d'entrer. 11 la prévint et se pré-
cipita furieux dans le salon.
— Oii sont-ils? demanda-t-il avec rage. A la maison je n'ai trouvé
personne ; dariS la ruf , personne. Moi qui les poursuis depuis si long-
temps! moi qui ai soif de jistice et de vengeance !
— Je les liens! répondit Mme Dalverny qui était déjà montée au niveau
de celte ind'gnaiion.
— Tous deux ? demanda Gontard. qui ne put s'empêcher de baisser lé-
gèrement le ton à l'annonce de celle confrontation imminente.
— Tous deux, répéta Mme Dalverny.
— Les misérables 1 s'écria le notaire, qui recommença de faire autour
du salon sa promenade d'énergumène. élevant la canne' et la voix à me-
sure que grandissait sa colère. Les malheureux ! en quel état ils m'ont mis.
Je ne me connais plus... Ces choses-là n'arrivent qu'à moi.
— A vous et à bien d'autres, répondit la femme pour consoler son
compagnon d'infortune.
— Il faut nous venger, continua le notaire. Commençons d'abord par
ma femme. Où est-elle?
— Ici, dans ce cabinet, répliqua Hélène en désignant la porte dont elle
tenait la clé.
— Elle est ici, dans ce cabinet? répéta le notaire.
A ces mots son front se rembrunit, ses mains tremblèrent; il eut be-
soin de s'appu; er sur sa canne. Puis , reprenant une énergie suprême, il
aventura en frémissant cette délicate interrogation :
Mme Gontard y est-elle seule ?
— Non, répondit la femme du banquier sans mesurer la perlée de ses
paroles.
— Comment! s'écria le notaire au combli; du désespoir, vous avez
souffert que les coupables se réunissent! vous les avez enfermés ensem-
ble ! Mais c'est de la démence, de l'infamie ! c'est être leur complice !...
Votre mari...
— Est là, interrompit Mme Dalverny, montrant l'autre cabinet.
— Ah! je respire enOn ! Mais avec qui donc est ma femme?
— Avec mon neveu.
— Tant mieux. Je préfère encore celui-là quoique je ne le connaisse
pas, après tout. Vous m'avez fait une peur... Oh! ma femme, ma femme,
vous le paierez cher.
Et cette menace à la bouche et sa canne à la main , le notaire s'avan-
çait d'un air féroce vers ce cabinet qui était réputé servir de refuge à sa
femme.
Le banquier, témoin auriculaire de celte algarade dont il ignorait les
molifs , s'élança de son cabinet pour prévenir toute collision fâcheuse et
faire prendre aux affaires une tournure plus honnête.
— Quoi! s'écriat-il , en se jetant en travers de la porte du cabinet où
Mme de Luciennes était emprisonnée, Mme Gontard serait ici?
— Comme si vous ne le saviez pas, traître, répondit Mme Dalverny.
— Ne ta défendez pas, cette épouse coupable, votre complice, persista
te notairo oui continuait à 3'avoncer vers la fatale porte,
— Je croyais que c'était une autre, répliqua le banquier avec fermeté;
mais puisque c'est Mme Goniard, qu'elle est chez moi, je dois la proté-
ger; je la défendrai cciiire von.".
— J'enirerai, monsieur, objectait le notaire au comble de l'exaspéra
lion, j'entreiai et je me vengerai.
— Non, vous ilisje, vous n'entrerez pas, ripostait plus fort Dalverny,
ou du moins avant d'approchr r, vous me direz pourquoi.
— Pourquoi ?.. C'est vous, infiiine, qui me demandez pourquoi, s'é-
criait le mai'i en Icant les mains au ciel.
— Il ose demander pourquoi !.. répondait en écho Mme Dalverny,
scandalisée de tant d'audace.
— Oui, pourquoi? répétait le banquier d'un ton et d'un a'r détermi-
nés.
— Vous joignez donc la raillerie à l'insulte, hurla le notaire. Quand je
vous dis qu'il faut qup. je voie ma femme.
— Je m'y opposerai de touies mes forces, poursuivit l'autre, dans une
attitude redoutable.
Déjà les deux adversaires se débattaient corps à corps; la lutte pro-
mettait d'être longue et la victoire douieu'e. Mme Dalverny termina le
dillérend en ouvrant la porie du cabinet. Elle y pénétra aussitôt. Elle prit
Mme de Luciennes par la main et la conduisit violemment au notaire , à
nui elle dit:
' — Voilà votre femme !
A ces mois, M. Gontard recula stupéfait. Puis, la joie revenant sur celte
figure crispée par la fureur, il s'écria :
— Mais ce n'est pas ma femme.
— Comment, ce n'est pas votre femme, demanda Mme Dalverny, do-
minée par le plu; vif éionnement ?
— Non, ce n'est pas ma femme, Dieu merci !
— Dieu merci!.., Quenteu'.lez-vous Dar ces paroles blessantes, mon-
sieur Gontaid? se récria le neveu qui s'interposa brusquement. Celte
femme va devenir la mienne, et je dois...
— Pardon, monsieur, répondit naïvement le notaire. Dieu merci !...
c'est pour ma femme, ce n'est pas pour madame que j'ai prononcé ce
ce Dieu merci ! Dieu m'en garde!
— Vraiment, ce n'est pas là Mme Gontard, ajouta Hélène, qui ce pou-
vait revenir d'une telle surprise.
— Non, certes, madame, répéta Gontard ; non, certes. Dieu merci! je
puis le dire, maintenant que j'ai expliqué le sens de cette exclamation.
— Mais enfin, que signifie cet imbroslio? demanda le banquier, qui était
le moins avancé dausTinteiprêiaiion de celte énigme. Je veuxsavoir...
— C'est à vous de nous l'apprendre, répondit l'avocat-no aire, qui,
pour cette occasion, prit sa voix la plus grave et sou air le plus imposant.
Madame s'est trompOe , mais cela iie prouve rien. Vous aviez donné ua
rendez vous à ma femme pour midi.
— Moi!
— Oui, vous. Ne jouez pas ainsi l'étonnemcnt; vous avez écrit.
— A voire femme?
— Parbleu ! 5 qui donc ?
— A vous.
— A moi? quel conte.
— A vous-même. Ne vous appelez-vous pas Eléonore Gontard?
—D'accord ; mais je ne m'appelle pas madame (en toutes lettres), ma-
dame Eléonore Goniard. Il n'y a que ma femme qui s'appelle ainsi.
Or, l'avocat qui en cette cause ressemblait à celui des Plaideurs de
Racine, avait aussi ses témoins dans sa poche. El comme démonstration
de son dire, il produisit l'enveloppe qui portait bien la dénomination ag-
gravante de madame. Après avoir fait circuler cette pièce probante,
Gontard interpella le banquier.
— Nierez-vous maintenant ?
—Plus que jama's, reprit le mari, ce n'est pas moi qui ai écrit cette
adresse.
— C'est moi, dit Mme Dalverny, intervenant dans ce conflit. La jalou-
sie m'avait égarée. Celte suscription m'inspira des doutes que ma curio-
sité voulait éiablir. Votre nom de femme...
— Je sais que rien n'est plus absur.ie, répondit Gontard, que celle
confusion du sexe des noms de baptême. Par malheur j'étais un peu trop
jeune pour protester alors.
— Tout cela, poursuivit Mme Dalverny, tout cela me Ct supposer ce
que je crois encore, que ce billet était de«iiné à une femme. Je rouvris,
et son contenu continua tous mes soupçons.
A ces nists, se posant en fare de son mari :
— Me pcrsuadercz-vous, lui dit-elle, qu'un pareil billet fût destiné à M.
Goniard?
— Parfaitement, repartit le mari sans se déconcerter.
—Comment! Celte discréiioiî que vous lui demandez, cet avis de moo
départ ?
— Tout cela était indispensable.
— Pourquoi. Me l'explique! cz-vous?
— Pour conelureune allaiie quetu dcvai-î ignorer. Pour te ménatrer...
— Lue surprise que mon onelo voulait vous faire, interrompit le secré-
taire, qui en ctttc qualité avait reçu co secret.
— Me direz-vous enfin quelle était cette affaire œysiériettse 7 dcmindé
la femme du banquier,
30
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Celui-ci s'approch;\ (rol!i\
— Te lappcllcs-iii, lui dit-il, que le mois dernier en passant àAuteuil,
lu remarquas une jolie niai.-'On de campagne ?
— Oui, ajouta la dame, un pavillon ravissant, un site enchanteur.
— C'est cela mèuiclili liion! M. Kléonore Goiitard en est le prcprit'iai-
re, et je voulais la lui acheter à ton in^u pour le 1 oflVir en cadeau aujour-
d'hui même pour la fête.
— C'est juste, remarqua le notaire; j'aurais dO m'en douter, puisque
voilà trois semaines que nous étions en pourparlers. C'ost ce <lial)le de
mot de madame qui m'a fourvoyé. En général, le féminin m'est con-
raire.
— Dieu ! se ponrrait-il ! s'écria la femme du banquier en se jctnnt
avec des larmes de joie dans les bras de son mari. Que je suis coupable
envers loi ! Te soupçonner, l'accuser, le condamner à l'heure même que
tu me préparais un bonheur si délicat.
— Je saisis ce moment, dit le neveu qui prit la veuve par la main, pour
rappeler à ma tante qu'elle m'a donné sa parole.
— Je suis trop heureuse pour me dédire, riposta Mme Dalverny.
En même temps le neveu et Mme de Lucii'nnes s'approchèrent du
groupe scntimenial des deux époux pour en f.;ire le pendant et manifes-
ter leur bonheur et leur reconnaissance.
Ce touchant tableau d'intérieur avait M. Eléonorc Gontard pour spec-
tateur attendri.
Le notaire essuya une larme, regarda autour de lui comme pour cher-
cher quelqu'un à qui communiquer son émotion et son allégresse. Après
lie revue infructueuse il partit en sursaut par celte exclamation :
ce— Mais je m'en aperçois, il n'y a que moi ici qui n'aie pas ma femme.
Ce n'est pas faute de la chercher pourtant ! Je n'ai pas fait autre chose
de la journée... Je vais voir si je puis enlia la renroatrer chez moi !
— Et votre maison de campagne ? lui cria le banquier.
^ — Je vous la vendrai , répondit-il, en s'en allant et déjà au milieu de
l'escalier. Je vous la vendrai, mais pas avant d'avoir retrouvé ma femme,
[Messager.) FRÉDÉRIC THOMAS.
MADAME PALMYllE.
l.'B»e Mojîtpe pïaïc.
Au coeur d'un de ces quartiers qui sont noirs de misère, dans une mai-
son dont la vétusté suintait au travers d'un sale bad'geonnage, au qua-
trième, au dessus d'uue cour étroite et profonde, distribuant à tous les
étages l'humidité que les Parisiens prennent pour de l'air, habitaient
deux familles.
D'un côté, dans une chambre nue.aux vitres ternes, sur un tapis troué,
deux petits enfans, dont les yeux étaient brillans et le teint étiolé, jouaient
aux pieds de leur mère, femme jeune encore , velue d'une de ces robes
sans couleur, usées, fanées, humiliées, triste livrée delà misère.
Marcel Guérin, jeune homme de vingt ans, que la mort de son père a-
vait fait le chef de celte pauvre famille, travaillait près de la fenêtre, pen-
ché sur un établi couvert de cadrans, d'archets et de ressorts de montres.
Marcel étant laîoé des enfans , avait eu un majorât ; on l'avait mis en ap-
preniissagc. Maintenant il travaillait pour son compte ; il était ouvrier
horloger.
De l'autre côté du palier, Mme Palmyrc et sa fille demeuraient dans un
appartement mansardé dont la première chambre vaut bien qu'on s'y ar-
rête.
D'abord, sous la teinte uniforme do la poussière, essayons de distinguer
les objets. Si nous nous réfugions près du lit, seul endroit où l'on puisse
poser le pitd, nous jouirons de la vue à vol d'oiseau, ou, pour mieux dire,
à Tol de mouche, du plus beau désordre qui se puisse imaginer.
Où nous sommes, la véluslé a déchiré a belles dénis les draperies de
l'alcôve. A droite, nous trouvons une commode toute détraquée ; à gau-
che, un canapé de velours d'Uirech fort échevelé<le tout agréablement par-
semé de chaises rembourrées qui rendent leurs entrailles. Sur le carreau,
une robe tend les bras ii un liclm dédiiré, des bas courent en folàiraut
l'un api es l'auirc. Aux fenêircs, les tringles se pcnhentdun air éploré
pour rat rapcr l'Mir riicau qui s'échappe. Dans un angle d'ombre est po-
sée une harpe où des araignées, — sans doute mélom;ines, — ontteidii
leuis lils en |)lace dos cordes qui maiiqucui; enfin, pariout des chiffons,
des papillottrs, dis épingles noires. Désordre comilet.invé.éré, poudreux,
et s^iis rontiedit rcs|iec;ublc par l'andtnn'lô.
Mais il serait peut-êire plus lacilc de dobrouillcr ce chaos que de vous
faire conn^îire Mme Polmyre. C'était une femme qu'on ne comprenait pas
du II. ni d'abord.
On ne pouvait pas parler de son âge; on ne devait plus parler de sa
figure, et on eût été cinljarrassé de parler de sa vertu.
Sa lille, Cœlim, avait si;izc ans, 'tes yeux e^pièglfs; fur sa Ogurc le
rose u'appaiaissait que par place, comme si les pleurs l'avaient fait dé-
ci ndre. En résumé, n'eût été quelque maigreur, ses cheveux, lissés sur
■oues comme un large ruban de eatin, auraient encadré des contours
^caulé ravissante.
Cependant on voyait briller dans sa prunelle cette étincelle fixe de la
réflexion qui attriste le regard des enfans malhcurtnx dont l'ame a vieilli
plus \ile (|ue le corps. Sou front, que la joyeuse' insouciance n'éclairait
[as, ét;.it rêveur, et quand, bien rarement, la gaîté des autres arrivait
jusqu'il ell?, ses lèvres se contractaient daucemeni, semblant avoir do-
sa;.piis le sourire.
Lu soir, Jlarccl, vêtu de son habit des grands jours, vint frapper à la
porte (!c ses voisines. Sa respiraiion était oppressée ; il paraissait ému et
iort disi)Osé à retourner sur ses pas quand Cœlina lui ouvi it.
lienlra et s'approcha en rougissant de Mme Piilmyre, qui, couchée à
demi sur le canipé, ti nail un roman ouvert sur ses genoux. Auprès d'elle
était un guéi idon, et de temps en temps sa main, qu'elle paraissait soule-
ver avec effort, allait y chercher une petite lasse pleine de café, dont elle
humait quelques goigecs en fermant les yeux avec ciliinerie et componc-
tion.
Je dois dire, en historien véridique, que cette demi-tasse était posée sur
un plateau et portait le chiffre du café voisin.
Câlina revint s'asseoir auprès de la fenêtre, et reprit sa broderie inter-
rompue avec celte attention que les jeunes iiUes apparient ou feignent
d'apporter à leur ouvrag.; quand un jeune homme est devant elles.
— Ah! c'est vous, M. Marcel, s'écria Mme Palmyre; mon Dieu! que
vous êtes donc gentil d'être venu si tôt. Vous m'apportez ma montre?
— Une montre !... Vous achetez une montre? dit Cœlina d'une voix
émue.
— Oui, ma chère. Tu me diras que j'en ai déjà de toutes les façons ;
mais elles ne sont pas plates. M, Marcel, asseyez-vous donc.
Mme Palmyre accompagna sa réponse, insigniûanle en apparence, d'un
regard impérieux. Cœlina rougit et ne souilla plus mol.
L'ouvrier s'assit sur le bord d'un fjutcuil , et lança à la dérobfiC une
timide œillade à la jeune lille , qui, bien qu'elle n'eût pas bvé les yeux,
sentit cependant qu'on la regardait, et parut s'impatienter 1res fort contre
son lil, qui ne se tortillait pas.
Mme Palmyre était en extase devrnt la montre ; une montre si mignon-
ne, guiUochée d'arabesques si légères, qu'on devinait tout d'abord qu'elle
devait se glisser entre la ceinture et la taille svclte d'une jeune fille.
Evidemment, l'ouvrier n'avait pas songé à Mme Palmyre en faisant ce
bijou.
— Oh ! mais, c'est charmant, monsieur Marcel ? sera-ce bien cher ?
— Madame, le prix est convenu entre nous.
Hélas ! la montre livrée à moitié prix, et ce n'était pas Cœlina qui de-
vait la porter !
— C'est un fort joli ouvrage, continua Mme Palmyre, et vous n'avez
pas été trop long, monsieur Marcel, c'est justice à vous rendre.
— Madame....
—Oh ! je sais que vous êtes travailleur. Il n'y a, pour vous, ni diman-
ches ni fêtes. Et votre mère, comme elle a l'air brave femme ! Et vos pe»
tiis frères, les aimables enfans ! vous méritez bien tous de réussir.
— Madame...
— Moi, d'abord, j'aime beaucoup les bijoux... Vous aurez ma pratique
et celle de mes amis.
Cœlina brisa son aiguille, frappa du pied etplissa son beau front.
— J'ai beaucoup de connaissances dans le grand monde... Nous vous
ferons travailler. En vérité, cette mon're est une petite merveille !... A
propos, pouvez-vous me rendre sur un billet de cinq cents francs ?
Et Mme Palmyre lit un mouvement pourse diriger vers son secrétaire.
— Non, madame, dit l'ouvrier en rougissant; mais...
— Eh bien ! je vous donnerai cela un autre jour.
Cœlina se leva avec brusquerie, et passa dans une auire chambre.
Après quelques minutes elle reparut. Elle se montra plus calme, mais ses
paupières étaient rouges. Elle avait pleuré.
Cependant Marcel se relira et jeta un dernier regard à la jeune fille, qui
baissa les yeux.
Quand le jeune homme rentra chez lui:
— Eh bien ! lui dit sa mère.
— Eh bien! Mme Palmyre a voulu me payer, et c'est moi qui n'ai pas
voulu lui faire changer un billet.
— L'i^s-tuvu,!e b.llet?
— Oui... c'est-à dire, elle ouvrait son serrétaire.
— M.ircel, cnicnds-lu, ce n'csi pas comme cela qu'on fait le commerce.
Tu as passé Je ne sais coml)ien de i-uiis sur cet ouvrage; tu es pâle et tu
as des êlourdissemens duns la tête. Cependant tu ne demandes pour celle
montre que la moitié de sa valeur...
— Le métier est salé.
— Et, de plus, lu le laisses duper par ces aventurières.
— Ma mère, vos parole.^ sont injustes. Je ne puis souffrir que vous trai-
tiez ainsi Mme Palmuc devant moi. i;iiili>antc-la Marcel soi lit tremblant
de colère et rejeta la (lorie avec violence derrière lui.
Ne vous cst-il p;ts arrivé, dans une grande douleur, d'errer par les rues
torlui uses et .'Oudiros, au hasard, coudoyé des passans étourdi par le
bruit confus (le-; voix, le roiilcment d. s votures, le piétinement de la
lou c, et cependant isolé dans voire aQl ciion, indifférent à ce tumulte
des gens iiidiffercns, et cherchant il fuir voirc tourmci.t, comme si l'oti
n'em|icrtait pas avec soi son cœur et ta blessure?
Toute la soirée, Marcel erra ainsi. Les grands angles de lumière don-
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Sï
tcusc (jue projetaient les roujcs réverbères étaient rayés par une pluia
si liiic (lu'ori ne renteiulait pas tomber.
En peu (ie tL'inps, le jeune ouvrier fut trempé jusqu'aux os. Le froid
qui li' giTl'jltor ses membres gagiia-l il jusqu'au cerveau brûlant de fiè-
vre? Je n; sais; toujours est-il que Marcel mit lin à ses rêveries vagabon-
de?, et parut se dir ger vers sou logis parle cbemln le plus court.
Il n'avuit plus que quelques pas à fa re pour se mettre à l'abri de cette
pluie sournoise qui noyait les gens sans avoir l'air d'y louclier, (juand une
jeune lille, ([ai niarcliait très vite, reillcura légèrement, et entra dans la
ijQutiquc d'un bijoutier. Mais elle ne put passer avec assez de rapidité
pour trompir les yeux d'un amant.
C'était Cœlina.
Le jeune ouvrier s'approcha de la devanture élincelante. Mais les vitres
moites de vapeur ne lui permirent pas de voir ce qui se passait à l'inté-
ri: ur.
Un doute affreux d^cbira le cœur de Marcel. Mme Palmvre ne lui avnit
pas (îiontréle billet de 500 francs. D'aiileuis c!Ie auijii dii savoir qu'un
ouvrier ne pouvait pas le lui cii;inger. C'éiaii bieu siiîip'e; pourquoi n'a-
v.iit-il pas Eongé à cela? Ces femmes avaient sans doute besoin d'argent,
et Cœlina venait vendns à vil prix, celte nionae qui lui avait coûté, à lui,
tant d'heures de travail et dont il attendait le paiement pour faire vivre sa
mère.
Que Mme Palmyre l'eut trompé, c'était une pcr;e d'argent, voilà tov.t.
Qu'y avait il de commun entre son cœur et cène misérable peine ! ft'ais
Cœlina! que Cœlina se fût prêtée à celte fouroerie; qae cette jeune fille
eût caché de son sourire et de sa figure charauin:e c^-tte vilaine action ,
comme on jetterait des feuilles de rose sur de la fange, voilà ce qui bou-
leversait son ame, ce qui le rendait fou.
Marcel se relira du deii i-ccrde lumineux que l'éclairage de la lîouti-
que in aiiait sur le pavé brillant, et attendit patiemment, sans s'aperce-
voir que la pluie collait ses cheveux sur ses joues.
— Oh ! se disait-il, je vais la voir sortir le visage riant, elle qui est
toujours si triste ! Eh bien ! un mois de travail nuit et jour vaut-il uu de
ses sourires !... mais elle ra"a trompé !
Cœlina reparut. En effet son front rayonnait de joie. Elle fit une pe-
tite moue mutine et channap.te en voyatit que la pluie avait redoublé,
s'envi loppa follement la télé dans son châle et traversa la rue en courant.
Marcel la suivit et arriva en même temps qu'elle aux premières niar-
chesde l'escalier qui, pour employer l'expressionde Saint-Amant, je crois,
était certainement plus sombre que lanuit.
La jeune fille, entendant un bruit de pas derrière elle, se mit à monter
avec prestesse et gagna de l'avance sur celui qui la suivait.
— Elle m'évite, pensa l'ouvrier!
["Arrivé au quatrième étage, Marcel vit comme une ombre se dessiner
siîr la rampe de l'ccalier, il s'arréia.
— C'est donc vous, monsieur Marcel, s'écria Cœlina. Vous m'avez fait
une peur!
— J'en suis fiîché, mademoiselle, répondit le jeune homme, qui, comme
tous les vrais amoureux, ne trouvait qu'à être niais auprès de celle qu'i 1
aimait.
— Eh bien! puisque vous voilà, t-^nez... tendez la main et prenez ce
rouleau. Ce sont les deux cents francs que ma mère vous doit. Elle m'a
prié de vous les remettre.
— Mais ce n'était pas pressé.
— Bonsoir, monsieur Marcel; et la jeune fille rentra brusquement chez
elle.
— Que disais-tu donc à M. Marcel, et d'où viens-tu ? demanda Mme
Palmyre à sa fille.
— Je viens de vendre mes bijoux.
— Vos bijoux?
— Oui, j'ai payé M. Marcel.
— Vous êtes une petite sotte.
En disant ces mots, Mme Palmyre haussa les épaules et tourna le dos à
Cœlina.
Aiiioairs et FltPiars.
Ces événemcns petits et mesquins , qne l'amour éternellement jeune,
<!terncl!ement beau, dorait de ses rclleis de poésie, se passaient , comice
je lai déj i dit , au quatrième étage O'inie vieille et sale maison. L'unique
chambre de Marcel, et ce (|uo Mme Palmyre appelait son apparcimcnt,
donnaient, s'il vous en souvient, au dessus d'une ciuir très profonde.
Cette cour formait un parai iilo;;ramme parfait. Comme dans beau-
coup de maisons auiiipn's , un des cô es était à jour ou à peu près.
On u)\ ait, de pâli t en .rdier , mouler l'rsi-alier tortueux , protégé , du
Côté (If la coin- , par d^ lourds bahistres d ■ bois. De simples liarroauv
de frr garnissaient ruuverture d'un étage à l'autre. Ainsi, pour me
n'-sunier, pas de niuriiille de ce côté, ou, pour mieux dire, une mu-
raille l'e barreaux de fr inierro'upus, d'étage en éirge , par les balus-
trts de l'escalier, qui se morlrait à vii et ne ressi'(nld iii pas mal, p;is-ez-
nioi la Cduiparaiscui, à un serpent roulé dans un bocal. Il n'est pas d'ail-
leurs que viius n'ayez vu de maison cunsiriiite ainsi.
j Les deu\ chambreitcs de Marcel et de Cœlina se trouvaient en face
l'une de l'autre, et n'étaient séparées qii» par un des cfués de la cour, ce-
lui justement aux ouverlurcs grillées. En posant les pieds sur les balus-
trcs du quatrième étage , et en se tenant solidement aux barreaux ,
il est probable qu'on aurait pu aller d'une chambre à l'autre. Aussi les
deux exlr.'mités de ce péiilleux passage avaient elles été autrefois gar-
nies de quelques broussailles aux flèches aiguës. Ces formidables ouvra^
ges de fortifications avaient été enlevés.
Des étapes inférieurs montaient, de chaque côté, des pieds de capuci-
nes et de cobikis, pauvres plantes qui cherchaient de l'air, et, comme
toutes joyeuses d'en respirer un peu en approchant du toit, festonnaient
de leurs arabesques rouges et vertes la fenêtre sombre de l'ouvrier, com-
me ai:s-i celle plus riante de la jeune fille, et hasardaient deux tiges tou-
tes tremblantes cl craintives sur un frêle fil qui traversait la cour, unis-
sant une chambre à l'iiutre.
Par un de ces soirs d'automne qui seraient beaux comme des soirs de
piinlcmps, si le souvenir valait l'espérance, Marcel, sa lâche finie, enleva
son établi et se mit à sa fenêtre. Etait-ce pour respirer les quelques bouf-
fées de brisa qui glissaient sur les toils poudreux ? Oh ! quand on a vingt
ans, on a plus besoin pour vivre d'uu peu d'amour que de beaucoup d'air
pur.
Une échappée, un rayon de soleil couchant, entré dans la cour par je
ne sais quel cuin, éclairait la mâle figure du jeune ouvrier et s'enfonçait,
comme un large peigne d'or, dans sa chevelure bouclée.
Cœlina vint aussi se poser à sa fetiétrc; mais la jeune fille ne voulut
pas voir Marcel, car elle pencha son corps souple sur le balcon de fer et
plongea ses regards dans la cour obscure.
Puis elle se retira, aris pour revenir peu après; et tout en fredonnant
une romance, elle se mit à arroser quelques marguerites parées encore
des perles dont une tiède ondée les avait couvertes une heure aupara-
vant.
L'arrosoir était au moins superflu.
Ce petit manège fini, Cœlina attacha quelques touffes vagabondes qui
se tortillaient devant elle, et parfois à la dérobée, sa prunelle effleura,
comme un éclair, la fenêtre d'en face, d'où Marcel souriant la regardait.
Le jeune homme était fou d'amour de la voir ainsi faire la coqueiie et
n'en avoir pas l'air. Il posa ses lèvres sur ure fieur qui s'épanouissait de-
vant lui, et fit trembler la corde qui communiquait au jardinet de la jeune
fille. Cœlina se retourna, cflleura de même, de sa bouche, une capucine
écarlaie,— moins écarlate pourtant que ses lèvres. — et la corde trembla
de nouveau. Une légère rougeur passa sur les joues de la jeune fille; elle
ferma la fenêtre et lie reparut plus de la soirée.
Si c'était un baiser, ce n'était du moins qu'un baiser électrique.
L'automne passa, les feuilles s'éparpillèrent, puis vint l'hiver qui mit au
vitres tes rideaux broJés de pierreries. Eu vain Tilarcel ouvrait sa fcnê
trc; le froid bleuissait ses joues, sans que ces belles couleurs, — moitié
amour, moitié timiiliié , -^ que fait monter au visage la vue d'une jeiiOe
fille, vinssent les réchauffer.
Mais un jour il aperçut, sur une des vitres de la fenêtre de Cœlina, un
rond de glare qui perdit de fa blancheur, puis se foudit , et il crut voir
briller au milieu l'œil mutin de la jeune fille.
Vn bo» £>nrti.
lis en étaient là de leurs amours, quand un beau jour, Mme Palmyre
prit son visage des grandes occasions et parla à sa fille à peu près en ces
termes :
— Cœlina, voici que tu as seize ans (début formidable) ; je n'ai rien
épargné pour ton édui:ation ; tu as eu des maîtres de danse et de piano.
Si je ne consultais que mon cœur, je ne saurais me résoudre à me séparer
de loi ; mais ton bonheur aussi m'est cher, et je veux te marier.
— Me marier!...
— Certaines jeunes filles, continua Mme Palmyre. s'imagincat follement
que pour cire heureuses en ménage, il faut aimer son mari avec passion,
marcher sous son regard, mettre toute volonté sous la sienne. Si tu penses
ainsi, Cœlina, détrompe-toi. Pour étrj heureuse , il faut commander, et
l'on ne commande à son mari que lorjf,u"on ne l'aime pas. Dans les pre-
miers jours de l'union, pendant qu'il n'est occupé qu'à vous baiser les
doigts, on avance un pied, puis l'autre; on met la main sur uu privilège,
puis sur un second, et quand le mari commence à bâiller, on estmiiiresse
au logis, cl on lui dit : Bdille, vion cher. C'est comme cela que j al fjit
avec ton père.
— Vous ne l'aimiez donc pas ? demanda Cœlna avec un éclair de mali-
gnité qui traversa les larmes dont ses yeux .creiiip issaient.
— Je l'istiniais, ma filP', c'est le mot. Aussi, il se pr^ sente aujourd'hui
pour toi un parti magnifique sous le rapport de la loi tune, convenab'c
s')us celui de l'âge, et je me suis empressée de l'accueillir , ne duuiaut
point (jue lu serais assez raisonnable pour ne pas faire l'cnraut.
Cœlina entoura de ses deux bras le cou de Mme Palmyre, la baisa au
front, et lui dit tout bas à l'oreil'e, connue une confidence :
— Oh ! ne nous séparons pas encore.
Ces mois si simjiles en apparence, mais d.ls d'une façin disciète. une
bonne mère eûl compris qu'ils cacli lient un amou:- secret . co.iime sur
l'eau cerlains détours mystérieux du Ilot .-nnonceiit un gouffre.
iUme Palmyre jugea à propos de ue pis compieiulre. et i lie continut (
— M. Farny l'aime avec passion, cl il a vingt mille livres de renies.
La jeune fille répondit à sa mère avec naïveté :
S2
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Il a cinqrante ans.
— . Il te domicra une fi'mme do chambre; lu auras des chapeaux à plu-
mes , des dianians , une loge au théâtre ; il ne songera qu'à te plaire ; il
sera soumis à tes moindres volontés. Va , ma fiUo , il n'y a pas d'amour
dans la misère.
— Il a cinquante ans, reprit Cœlina.
.— Il l'aimera...
— Comme on aime une gardc-malarte.
— Tu repouseras, pourtant; il le faut; je l'ai promis.
'- Oh ! ne me dtes pas cela, ma iiiôre ; je vous aime, mais je le dé-
teste, lui. Pour vous obiHr je dirais oui, je nie laisserais faire, vous m'iia-
billerie?, en mariée, vous me mettriez une couiunne sur la lète, un bou-
quet à la ceinture, mais vous ne pourriez me mettre cet amour dans le
cœur, et quand je serais arrivée à l'autel, je dirais non ! Vous comprenez
que cela fi'rait du scan laie , et qu'il faut avoir pitié de moi ! Je ne lui
pronie'.trai jamais de l'aiiiier, parce que je ne le pourrais pas ! Mon Dieu !
mes paroles vous ollen^'ut. Regurdcz-moi, lais cz moi vous embrasser, ne
me repoussez pas ' Je sens que j'ai tort... que nous sommes pauvres et
qu'il nous ollre la richesse ! Dites-lui de venir ici tous les jours ; je m'ac-
coutumerai peut-être à le voir... Oh ! non, ne lui dites pas ; je ne veux
;'' puint de lui, et je tsc jetterai plutôt à l'eau que de lui appartenir.
Mme Palmyre, à ces mots, partit d'un éclat de rire et répondi l:
— Dans (luel rom in avczvous lu cette tirade aitemlrissanie? Vous épou-
serez M. Faniy, je le veu'i, et dans quinze jours ce sera fiit.
Cœliiia pâlit ; ce rire cruel lu b'essa au cœur. Ce sont là de ces coups
qui brisent les liens les plus étroits de manière à ce qu'ils ne se renouent
jamais. La jeune lille sourit et regarda fixement sa mère, et ce fui au tour
de Mme Pa rayre de pidir, car elle lut dans les yeu\ de Cœlina une réso-
Itiion fi.\e, rayonnante, sereine, immobile comme les étoiles, et comme
tlles hors tle toute portée.
<L'u bal de louage.
Quelques jours après cette scène, Mme Palmyre donna une soirée dan-
sante.
Ce fut chez Mme Palmyre un bouleversement complet. On fit enlever
une cloison qui coupait en deux une pièce assez grande. On loua un pia-
no, un canapé respectable, des banqu^ttes. des glaces, des candélabres;
on étala toutes ces apparences et on les lit briller aux yeux, comme on
lait étiuceler un miroir pour prendre des alouettes.
Tous les vieux meubles entassés dans une chambre du fond confon-
daient trisieracnt leurs regrets et leur poussière.
Et s'il fallait vous dire toutes les ruses que demanda cette richesse
d'emprunt ! des tableaux, — et quels tableaux I — loués tout exprès pour
cacher certaines parties du papier ; ce qui, au bout du compte, était sub-
stituer des taches de peinture à des taches de graisse. Un canapé de con-
nivence avec les galeries souterraines pratiquées par les souris ; des portes
qui, seules, restées fidèles à leur saleté éhontée, semblaient s'étaler avec
cynisme et narguer la tenture qui se cachait comme elle pouvait. Enfin,
que vous dirai je ! figurez-vous une reprise de fil d'or sur un haillon.
Ces préparatifs de fOte attristèrent Marcel. Il ne mangea pas au souper,
et il eût pu dire avec Cyrano de Bergerac : Je soupirt: plus que je ne
respire. Mais trompez donc une mère! Mme Guérin s'avança doucement
près (le son fils, câ ine comme une chatte, releva les cheveux qui cou*
vraient le front du jeune homme^ et lui dit tout bas avec une sorte de co-
quetterie maternelle :
— Marcel, veux-tu que je te dise ton secret ?
— Je n'en ai pas.
Mme Guérin ne se découragea pas, et contiDua d'une voix plus douce
encore :
— Tu aimes Cœlina.
— Et si je l'aimais? dit Marcel en souriant et rougissant à la fois.
— Avoue le.
— C'est vrai.
Qua;id la pauvre mère , qui doutait encore et qui se faisait caressante
pour avoir cet aveu, se vit une rivale dans le cœur de son fils, sa jalousie
s'éveilla et elle dit d'un ton froid :
— C'est une petit-; fille bien gentille, mais si mal élevée.
Alors le plai loyer commença.
— Elle est si nioilesie !
— Oh! un peu co lueite.
— E\lf, coqui lie ! Elle est timide.
— Quand elle baisse les yeux.
— Ah ! vous voila bien ! Elle a les yeux grands, elle est hardie; si elle
les avait pet ts, elle serait sournoise.
— Et paresseuse! et nonchalante!
— Elle n'a pas l'activité mécanique des jeunes filles qui ne pensent à
rien.
— Et puis une mère!
; — J'en étais sûr! Mme Palmyre.. i
1 — C'est criblé de dettes.
.— Calomnie I
— Ce n'csi qu'un cri d«ns le quartier/
— Calomnie t
— Ça vit on ne sait comment.
— (Calomnie ! calomnie !
— C domnie si tu veux, répondit Mme Guérin avec des larmes dans la
voix. J'ai dû te dire la vérité ; je savais bien que je ne serais pas écoutée.
Marcel se leva , s'approcha de la fenèirc , fredonna un air et battit la
mesure sur les vitres; mais une larme roulait dans ses yeux.
Le caractère de Cœlina , c'était l'honnèieié. Sou ame pure laissait voir
au fond celle noble qualité , comme un fiot limpide laisse voir son lit de
sable d'or. Lne fois que cette jeune fiile avait fait uiie promesse, aucune
torture morale ou physique n'eût pu la lui faire létracter. Pour elle, une
parole était un fait. Mme Palmyre la connaissait, et ne désirait d'elle que
son consentement à son mariage. Ce mot prononcé, elle se serait livrée,
éireisnant les batiemens de son cœur et fermant les yeux; mais ce mot,
il fallait le lui arracher.
M. Farny avait eu l'idée de cette soirée dansante, dont il avait pris sur
lui tous les frais. Il essayait de faiie épanouir en elle l'amour des plaisirs,
cette passion qui prend fiicilement racine dans le cœur des femmes froi-
des, comme cerialnes Heurs sur un rocher.
Cependant le salon de Mme Palmyre étiit éclairé. Déjà quelques jeunes
demoiselles se redressaient avec coaiplaisance sous ses regards, et mi-
naudaient de toutes les façons les moins gracieuses du monde, comme si
les manches courtes faisaient les beaux liras; comme si on avait un beau
visage pour les dimanches et pour les fêtes, de même qu'on a une robe
parée et une riche coiffure.
En entrant dans ce bal, un paysan encore tout hâlé du soleil de son vil-
lage, n'eût pas hésité à se croire parmi les gens de la haute volée; mais
quiconque a vécu dans le monde civilisé aurait coïKpris tout d'abord que
celuxc était de mauvais aloi et que cet or sonnait mal. 11 aurait reconnu
tout de suite toutes ces baronnes à la détrempe et tous ces fashinnables au
rabais, tous ces littérateurs de journaux d'annonces, et tous ces peintres
dont le musée perpétuel est en plein vent.
Au milieu de celte foule étrange S3 promenait un homme dont la mise
vraiment élégante et simple, dont les excellentes manières, dont la figure
accentuée de bon goût, si je puis le dire, se faisaient remarquer et res-
sortaient en riche dessin sur la trivialité du fond.
C'était M. Farny. il faisait impression. Le bruit circulait sourdement
que c'était un homme très riche.
— Un banquier.
— Un marchand de vins en gros,
— Un ambassadeur.
— Un Anglais.
— Il était venu en voiture. ,
— 11 avait de vrais diamans.
— 11 était amoureux fou de Cœlina.
— On allait déclarer le prochain mariage, etc.
De toutes ces asseï lions, une seule était vraie. M. Farny était amou-
reux fou. Je n'entreprendrai pas une analyse de sa passion ; ceux qui
peuvent aimer me comprendront. Quant aux autres, je leur ferais un
traité ex professa sur ce sujet , qu'ils n'en seraient pas plus avant
ces.
Ainsi je me résume. M. Farny était amoureux fou, parce qu'il épousait
Cœlina, et il épousait Cœlina purce qu'il était amoureux fou.
C'est par des raisons de cette force-là que procède la logique du cœur.
Et la jeune fille ?
Cœlina, pauvre ignorante, prenait ce monde-là au sérieux. Elle était
étourdie, enivrée d'une galle folle. Elle brillait sous les regards comme un
diamant sous la lumière. Elle souriait à celte représentation du monde et
ne s'apercevait ni du fard ni du strass.
Parfois une pensée glissait dans son ame, rapide comme l'ombre des
ailes d'un oiseau sur l'onde; elle voyait Marcel, accou'lé sur son établi,
dans sa chambre ohscure et froide, écoulant le son étouffé des galops, et ne
pouvant dormir. Mais la valse l'appelait, et puis les objets tournaient et
s'efi'açaient autour d'elle, cl les lumières formaient de tous cô!és un cer-
cle éblouissant que la sombre apparition ne pouvait plus rompre.
Le bal était déjà très animé lorsque arriva M. Dmlossier, estimable em-
ployé, qui, sous son hab t noir au collet recroquevillé, cachait ccpen laiit
un cœur suscepiible d'aimer. Cet homme, dont la fiïure était jaune comme
un vieux document, le corps plié par l'Iiabiiude, lame desséc bée par la
poussière des cartons, aimait aussi Cœlina, non pas d'un amour échevelé,
jaloux; mais le cœur du bureaucrate battait auprès de la jeune fille, pau-
vre cœur dont on ne se serait jamais douté, et qui se révélait tout a coup,
semblables à ces arbres gelés au printemps, qui se couronnent de quel-
ques maigres Oeurs en août. .
Quand M. Dudossier se trouva devant Mme Palmyre, il lui dit :
— Malame, agréez mes hommages...
— Bonjour, monsieur Dudossier, répondit Mme Palmyre avec une lé- '
gère inilexion aristocratique qui faisait assez bon ciïet, f
— Madame, je puis dire... ou du moins je regarde comme le plus beau
de ma vie...
— Vous voulez dire celte soirée, fit observer M. Farny, qui s amusai»
de l'embarras de l'humble employé.
— Cette réflexion est très spirituelle, balbutia M. Dudossier ; et il con*
tlnua ; Puisque je me vois adiais à rbonneur (J« venir,., d'être Invité....
deiM
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
— Comment donc, reprit Paiaiyre, c'est à nous que vous faites l'hon-
nciir.
M. Du(lo«icr cbarmé tourna son chapeau dans ses mains et poursui-
vit :
— Je présente mes complimens à votre charmante demoiselle. On se-
rait embarrassé... c"est-"a dire... oui, je dis bien... elle semble... vous
paraitscz loiitcs deux du niènie âge.
— Oli! mais vous êtes galant, il me vient à l'idée de vous marier.
— Mais, madame, j'arrive... ou plutôt j'approcbe de l'âge oii un hom-
ire... de la force de l'âge... A quarante aus, on est jeune encore... je
veux diie qu'on n'est pas encore v (ux.
— Sans doute, ^ious verrons. Monsieur Farny, vous savez qui je veux
dire?
— Oui , répondit celui ci en se pinçant les lèvres , ce ménage serait
très convenable.
— Ah ! madame , dit à voix basse M. Dudossier , l'émotion me coupe
la parole... Mademoiselle Cœliiia est un ange qui... que... qui doit faire
le bonheur.
— Mais , monsieur Dudossier, b jeune personne que je vous propose
est fort bien aussi...
Le pauvre employé, déçu dans son tendre espoir, ne soudla mot. Il re-
garda piteusement Cœlina, prit ses lunettes et se mit à les essuyer. Mais
les verres n'étaient pas ternes , et eéiait une larme qui lui obscurcissait
la vue. Une lai-nie! la première qu'il eût versée !
Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il fut obligé d'inviter à danser une vieille
fille, qui , lorsqu'elle vit s'avanc r la main d'un danseur, bondit sur sa
banquette comme si elle eût ressenti une secousse électrique.
La jalousie donne ne certaine intelligence ix ceux qui n'en ont pas.
M. Dudossier comprit qu'il était scpplanlé par M. Farny. Et cependant il
avait déjà errangé sa vie avec cet amour. Il l'avait casé dans le dossier de
son aveiii.". Cœlina était une fille si raisonnable, si peu jeune, qu'il croyait
avoir trouvé la perle des vieux garçons, uae ménagère ! Aussi il résolut
di' se venger, et il le lit sournoisement. C'était dans son caractère.
11 trouva un moment pour dire à Cœliua :
— On veut vous marier.
— C'est vrai.
— Vous n'aimez pas celui qu''on vous destine.
— Iléias! j'obéirai, mais je mourrai.
— Cependant, rien ne vous force à ce mariage. Mme Palmyre vous a
adoptée, mais elle n'est pas voii e mère.
La jeune fille tiessailiit. — Comme Mme Pabnyre venait, Cœlina rom-
pit brusquement l'entretien, donna de l'éventail sur 1rs doigts de M. Du-
dossier, courut vers ses compagnes et se mit à rire aux éclats pour le
premier mot qu'elle entendit.
Quand le dernier galop se fut terminé dans la poussière, Cœlina, le
froiit alourdi, les paupières brûlées p^ir la fjtigue, se retira dans sa
chambre.
Tout le monde était parti, tout le monde, excepté M. Farny, qui, ins-
tallé dans un fauteuil, ranimait le feu, que le sommeil gagnait aussi.
Vca'i'OM tiré.
La jeune fille tira un verrou derrière elle, s'approcha de la fenêtre, et
releva les rid 'aux de mousseline.
En face, à la fenêtre de Marcel, brillait une lumière. L'ouvrier avait
passé la nuit à travailler... Et elle?..
Elle détacha lentement de ses cheveux les nœiuls de fatin si frais quel-
ques heures auparavant, maintenant si froissés, si ternis, et elle se de-
manda si le plaisir de ce bal valait un seul des baisers que Marcel confiait
au vent.
La jeune fille déroulait les tresses parfumées de sa chevelure, quand
elle entendit (lu'uno main tournait la clé de la porte.
Elle retint sa respiration, se bloiiit dans son alcôve en serrant contre
ses joues, par un geste charmant de pudeur, les mèches vagabondes de
SCS cheveux.
La main s'impatienta de ne pouvoir ouvrr et secoua rudement la porte.
— Qei est l.i ? murmura faiblement Cœllnn.
— Qui ? moi, sans doute, répondit Mme Palmyre d'une voix tremblante
de colère ; venez donc m'ouvrir !
— Uh 1 je suis couchée ! dit la jeune Ollc en prenant un accent pares-
seux.
— Quelle est cette nouvelle manie de s'enfermer?
La jeune fille ne répondit pas.
— Cœlina, venez m'cuvrir à l'instant.
Même silence.
— M'eniendez-vous?
— Non ; laissez-moi dormir, dit la jeune Clic feignant une obstination
cnfnniine.
Mme Palmyre marcha quelque temps d'un pas agité, puis elle revint,
et d'une voix duucc et persuasive :
— Ma fille, que signifie cet eufantilLigc? venez tirer es verrou, j'ai à
vous parler.
Cœlina reprit son premier système de défense; elle ne répondit plus.
DÉCC9IBRE 18)1, — TOiHË 1.
M. Farny était pâle ; la comédie qu'il avait préparée tourtîait au mono-
logue.
Ollrir sa fortune à Cœlina au moment où, les yeux tout éblouis parles
lustres du premier bal où elle eût jamais assisté, elle jette un rej^ard triste
sur sa vie humble et retirée ; en cette heure de surexcitation fébrile, de
fat gue, de délire, pleine de fantômes de bonheur, de lambeaux de mélo-
dies, qui suit la dernier galop dansé, heurc| où on ne s'appariieut plus, où
la lète est faible et remplie de vertiges. Oh ! c'était admirablement cal-
culé!
Mais ce verrou tiré dérangeait tout l'elTet de la scène qui allaiise jouer.
Le principal personnage restait à la cantonade. Les gestes de désespoir
seraient en pure perte, les soupirs ne pourraient être entendus, et la mi-
se en scène devenait superflue.
M. F^irny se hasarda cependant à aborder son rôle. Il s'approcha delà
porte obstinée et dit avec une voix de jeune premier :
— yademoiselle.si c'est ma présence qui vous effraie à ce point, je vais
me retirer ; mais auparavant, daignez m'enlendre.
— Jloiisieur, je vous écoute d'autant plus volontiers que je ne puis m'en
dispenser, répondit Cœlina, qui pouvait bien tirer le verrou de sa cham-
breite, mais ne pouvait pas fermer la porte à ses espiègleries.
Elle comprit combien était ridicule la position de M. Farny, et elle fut
impitoyable.
— Je vous aime, mademoiselle, et je ne voulais que me jeter à vos
pieds pour vous offrir ma main et ma fortune.
— Avez-vous au moins pris la peine de vous asseoir, monsieur; je suis
fâchée de ne pouvoir moi-même vous offrir un siège.
— Mademoiselle, ces plaisanteries sont tout à fait déplacées. Je von*
aime ! Je ne demande qu'à vivre votre esclave soumis. Si vous ne m'ai-
mez pas encore, eh bien ! cela viendra. Je vous entourerai de tant de
bonheur, de soins, de prévenances, qu'il [faudra bien que vons ayez quel-
que amitié pour moi. Oh ! je vous en prie, dites un mot, un seul qui me
lasse espérer, ou, si c'est trop demander, laissez ce ton railleur qui me
désespère ; ne m'accueillez point si ce mariage vous est odieux, mais ne
me repoussez pas. — Ce n'est pas votre amour que je veux maintenant ; je
désire seulement que vous me regardiez comme un père, que vous me té-
moigniez des volontés et que j aie assez de ma fortune pour les satisfaire.
Certes, la tirade était attendrissante, et cela faisait peine de voir cet
homme respectable par l'âge, les yeux pleins de larmes et les mains trem-
blantes, descendre à de pareiilcs supplications.
Mais le verrou tiré gâtait tout. Cœlina mettait son œil au trou de la ser-
rure pour savoir quelle mine il faisait, et tantôt elle voyait un de ses yeux
levés au ciel, tantôt un coin de sa bouche entrouverte ; jamais l'ensemble
de sa figure vraiment touchante de douleur.
Le moyen d'être attendrie qua:id on a envie de rire!
Et puis, de l'autre côté, elle entendait le marteau matinal de l'ouvrier
qui lui disait :
— Va, Cœlina, ne l'écoute pas; mon maître l'aime bien mieux encore;
il a de beaux cheveux noirs, ainsi que toi, et tu sais comme ses yeux har-
dis sont doux en te regardant. Vous aurez une petite chambre proprette
où vous chanterez tout le jour. Le soleil, qui entrera par la fenêtre sans
rideaux, en fera les lambris plus dorés que ceux des somptueux apparte-
mens qu'on t'offre. Tu seras moins lasse, appuyée sur son bras fort, que
couchée dans les calèches les plus moelleuses. Sou amour te rendra plus
belle que le satin et les plumes, et l'éclair de son regard te parera mieux
que les aigrettes de diamans.
Aussi la jeune fille répondit :
— Je vous avoue, monsieur, que mon seul désir en ce moment est de
dormir.
Alors ce fut au tour de Mme Palmyre :
— Cœlina, votre conduite est indigne ; vous ferez monrir votre mère
de chagrin.
fra- Madame, reprit la jeune fille, si ma mère était là, elle me défendrait
contre cette odieuse persécution.
Ce fut un coup de foudre. Mme Palmyre comprit enfin la résistance de
Cœlina, et crut qu'elle était instruite de tout ce qui concernait sa naissan-
ce et sa fortune. Elle pâlit et ne soufila plus mot.
Au tond, Cœlina ne savait rien.
Mais il eu est ainsi des échafaudages qui ne sont pas élevés sur la base
lari;e et solide de l'honnêteté ; un souille ks ébranle.
Alors, pour arriver à ce mariage, déiioùmcut tant désiré, on eut re-
cours an drame, la comédie échouant.
Et voici re que la jeun", fille entendit :
— Monsieur Faruy, monsieur Farny, je vous en conjure, calmei-vous!
Oh mon Dieu ! que faire ?
— Laissez-moi, madame, laissez-moi !
— Attenter à vos jours, malheureux!
— Oui, je veux mourir!
— Donnez-moi cette arme !
— Liiss(z-mni, vousdis-je.
— i\;>n, je m'atuche à vous!
— Madame !
— Ah ! monsieur Farny ! raonsicBr Farny !..."
Et au son des voix se luèlaieni le bruit d une lutte et celui de la batte-
rie d'un p stolct.
sa
LE MAGASIN LITTliRAIRE.
On s'attendait que Cœliiia e iï. ayée allait sortir de sa chambre, et, pour
détourner le bi as de M. Faniy, proniolire enliii de lYpouscr.
La ji'une fille sedouia d'abord du pii Ke; cependant l'cllVoi la saiîit, son
cœur s'émut ; elle roiirul à la fiuètre, l'ouvrit et appela : Marcel ! Marcel !
Puis elle tira le verrou cl ouvrit sa porte ; mais, au niouieiit où elle pa-
rut, l'ouvrier arrivait, tenant en injiu une petite lampe qui éclairait ses
traits beaux et bouleversés par l'inqiiiitude.
H. Farny et Mme l'almyre demeurèrent stupéfaits.
— Mi ! mon Dieu ! c'est vous, inonsieur Farny ! s'écria Cœlina en se
frottant les yeux avec un sourire plein de nulice. Ma uière, j'étais à moi-
tié en lorniie; je r^Hais de voleurs, d'assassins, de coups de pistolet, que
sais-js! Je n'ai pas reconnu voire voix, et, aia fui! je vous ai appelé,
monsieur Marcel, et je vous remercie d'èire venu.
— Vous savez que je sais toujours là, mademoiselle, répondit l'ouvrier
avec expression ; et si vous èies peureuse, je ne dormirai plus la nuit
pour niivux entendre voire voix.
M. Farny prit son chapeau, lit un li èj profond salul à Mme Paimyre et
se relira.
— Faut-il vous éclairer, monsieur ? demanda Marcel avec un soutire
sardonique.
M iue l'almyre et Cœlina rcsièrent seules et échangèrent un rea;ard rem-
pli de haine et de colère d'un côié, de crainte et de malice de l'autre.
CEBajiître qca'on ne isesit sauter.
Veuve à vingt-quatre ans, Mme Delaunay, le délai voulu expiré, avait
épousé en secondes noces le vicomte de Saverne.
De soj premier mariagi;, Mme Dela.inay n'avait eu qu'une fille, âgée
de trois mois au plus à la mon de son père et par conséquent en nourrice
encore au moment de ce seronJ m iri:ige. C'était Cœlina.
M. de Saverne devait à la nature une (jualii'^ et un défaut fort mal as-
sortis sans aucun doute. 11 étiiii passionné et il n'était pas brave. Or, à
Paris oit l'on ne peut iravcr-cr le bouleiart, en donnant le bras à une
femme, sans voir naître sous s>'S pas autant de querelles que Calypso
voy."!! naître de Heurs sous les siens, celle organisation -là éiait fnrt mal-
heureuse. Ajou'ons, puisque nous soaimes en veine de mythologie, que
M. de Saveiiie aurait ruiné le seigneur Plut is en personne, et qu'en at-
tendant il avait dévoré, — c'est le mot, — sa fortune paternelle et donné
quelques coups de dent aux fortunes collatt^rales.
Or, il arriva, en mèaie temps, que M. de Saverne séduisit la Olle d'un
odirier en retraiie, bretailleur d'état et de caractère, etqu il se trouva, ce
qui n'est pa'sfjit pour donner du cœur, sans un sou vaillant. L'argent est
à l'htimme ce (]ue le lest est au navire.
Pour coni.iiiipier sa s luaii)!!, un sien parent se mit en tête de le ma-
rier. Il y a force L'ens dont c esi k manie de nouer ces liens de fleurs d^ns
lesquels on s étrangle si snuieni. Ce parent ét.iit de l'espèce la plus for-
micablo des parens. D'aliord il propisa une veuve jeune et riche, peu
jolie, c'est vrai. c'<'st-ii-dire une be le foriune et une femme hy[)otlié ji ée
sur cet immeuble qu'on nomme la laideur , car, en vérilé, eileétait IdiJe.
Le parent d'innait, pour sa part, une dot de cent mille francs.
•M. de Saverne se lai>sa marier.
Discrétion d'amoureux ou tout aiure motif, il demanda que le mariage
se fit incognito.
Son ollicier tranclcr-montagne lui faisait peur.Le fait est que !e p'u-
TiCiière, qui avait découveit la faute de sa liile, était commj un tigre
et battait le pavé de Pari» dans tous les sens, cherchant et flairant ie
féduc;eur.
Piigoureusemcnt parlant, M. de Saverne n'était tenu qu'à se marier.
Aussi, qmi'qurs jours après cet acte u'ubnégatioii et de courage, il jugea
à propos n'aller voyager en Italie pour son instruction personnelle, eu
«•omp'gnie, comme on le sut plus tard, d'une jeune daiiseiise de l'Opé-
ra et des cent mille francs qu'il avr.it ga;;iiés.
Il éerivii à sa femme qu'un? alfuire exlrfmcment grave le forçait à
se rendre à Rome; qu'il n'avait pas voulu lui faire partager les soucis
de ce vnyagp, où lancd'intéréis étaient c vipromis, et qu'il avait craint
de perdre, dans un den.ier adieu, le peu de forces qui lai restaient pour
se séparer d'elle.
Jugez de l'ell'et de celte lettre mys'érietise.
La vicomtesse aimait son mari. !■; le eut bientôt , avec celte verve que
donne la douleur , inrginé les malheurs les plus terribles; mais le plus
tcrrib'e de tous, l'abanilon, elle n'y pensa même p:is. Son déioùnient
s'c.xalta. Elle vit dans son mari nno noble victime qui eachait quelqua
grave blessure sors^le uiaiiti au île la délicatesse. E'ie résolut de le suivre.
N'éiait-ellj pas sa fecime? et celte vie, peines et joies , ne devait-elle pas
y avoir pan?
I£i:e avait des diamans , t'es dcniellcs, un mobilier des plus élégans ;
tout fL't vendu. Ne voulant pas eiposer aux hisardi de la route la frêle
santé de sa chère Ca'linn, pauvre peiiie eolarit qui lui souriait sars la ron-
raitre, elle la conlia à un;; de ses cniies de pensijn, Mlle Palmvre P,*",
trrivée depuis deux jouis de Lyon , sa patrie, et qui apprit on même
icmpi le maiiage de Rime Deh\enay avec M. do Saverne et le départ ex-
traorilinaire de ceUii-ri.
La vicomtesse remit à Mlla Paimyre la somme de vingt raille francs.
Le rCite de sa fortune était ccnlié aux soins de son notaire.
Onelqi'cs riches bijoux furent réservés à Cœlina; c'éiaient ceux que la
jeune (ille avait vendus
Du reste, on n'avaii pas eu de nouvelles de Mme de Saverne.
Il est vrai one Mlle Paimyre déménageait à chaque trimesire régulière»
ment, et qu'elle ne laissait jamais sa nouvelle adresse au portier.
Revenons à notre récit.
Après que le tapissier, le lampiste elles autres fournisseurs eurent rem-
porté tout < e luxe d'une soirée, lis vieiix meubles re|)ariireni et le désor-
dre revint ci'ans, avançant un pied, puis l'aune, f-i bien qu'au bout de
quelque temps il se retrouva, comme devant, le maîire du logis.
Cependant une lutte terrible s'était eng^'.gée entre Mme Paimyre et Cœ-
lina. luite intérieure dont rien ne perça au dehors, lutte de deux in.'ectes
dans une fltur close, lutte de tomes les secondes, où la jeune (ille eut be-
soin de toute sa force d'esj rit pour ne pas succomber.
Tuues les l'ois que M. Farny enirait, Cœlina se retirait dans sa cham-
bre, truand Mine Paimyre lui proposait une promenade, la jeune li le se
plaignait de mi^^raines. C'était un mensonge continuel, un voile toujours
jeié sur la persée d 's deux femmes. Sairs cesse elii s s'iniei rogea ent du
regard comme deux faux amis marchant cûie à côie et dont l'un doit tra-
hir rautic.
Un soir elles étaient toutes deux assises devant une cheminée à la prus-
sienne dunt, par parenthèse, la chaîne décrochée étalait devant le feu uu
éventail de plaques de tôle.
— Cœlina, oit Mme Paimyre, nous allons ce soir à l'Opéra.
— Ah! lit la jeune fille.
— M. Farny m'a envoyé un coupon de loge.
— Il arrive mal à propos, car je ne pourrai sortir.
— Et pourquoi cela?
— Je ne sais... des éiourdissemeos.
— Cœl.na, c'est trop abuser de ma patience, vous viendrez ce soir à
l'Opéra.
— En vérité, je ne pourrai pas.
— Vous pouvez bien mieux recevoir M. Marcel.
— M. Marcel vient ici quand vous y êtes.
— Je sais ce que je dis. Cependant hab.llez-vous, vous ne pouvez sortir
comm ■ vous voilà.
— Ecoulez, madame, dit la jeune fille, et ses couleurs s'elfacèrent, je
ne sortirai p lint. Je n'irai pas avec cet homme ; si l'on veut m'eniraîiier de
force, je cr.erai comme l'antre lois. Ma mère seule pouriait m'urdonner,
non pas de l'aimer, car c'est impossible, mais de soullrir son amour. Qui
vous êtes, madame, je l'ignore, Vojs n'avez pas jugé à propos de me le
dire, et M. Du lossier, inûmidé par vous, s'est trouvé tout à coup avoir
perdu la mémoire. Je vois quj je vous suis à charge, et je ne vous
demande que huit jouis pour quitter cette maison. On accorde ce
temps à une domestique. Je chercherai... je trouverai de l'ouvrage, je
vivrai seule, pnis'iu'il le faut.
Mme Paimyre hauss» Is épaules, mit un châle, un chapeau, ouvrit la
porte et dit à la Jeune lille :
Pour sortir d ici, il faudrait que vous le pussiez, et elle ferma la porte
à double tour.
Quand la jeune lille se trouva seule, elle se réfugia dans sa chambre,
et se mit à sa lenétrc. Marcel était à la sienne.
La nuit était sombre, et l'on ne distinguait que les angles noirs des toits
et, dans la cour profonde, quelques trouées lumineuses sortant des cham-
bres éclairées.
— Hum ! lit le jeune homme.
— Je suis enfermée.
Marcel monta sur sa fenêtre, se tint fermement au balcon, mit le pied
£ur les ba'usires de l'ouverture grillée qui unissait, comme je l'ai dit, les
deuxaif'sdu bàiiinent, et se retenant de barreaux en barreaux, arriva
jusqu'à la fenêtre de la jeune (ille.
Cœlina, en le voyant, jeta un cri d'ell'roi.
— D'où j'étais je ne pouvais pas vous voir.
— Oh ! tenez-vous bien ! mon Dieu, si luelqu'un passait dans l'esca-
lier! si lercllei d'une lumière venait sur vous! Marcel, allez-vous en ,
je vous en prie ; vous me ferez mourir de peur.
— Je lie m'en irai que lorsque vous m'aurez dit que vous m'aimez.
— Je vous le dirai, Marcel, et d'autres choses encore quand vous ne
serez plus lii.
L'ouvrier retoitraa à sa mansarde par le même chemin.
Alors Cœlina lui conta tout bas, — si bas qu'elle ne dut pas éveiller les
hirondelles blotties sous la toiture à deux pas de la, — elle lui conta qu'en
secret elle faisait de la tapisserie, qu'elle gagnait ipielque argent ainsi.
Puis vinrent les gran:!s scrmens et lei. pctiis projets.
li'iîaîtnïïCMip et fi'raBEioass».
Le soir, quand Mme Pe.lmyre revint, elle raraissait lo'jte troublée. Elle
ouvrit un secrétaire où se irouvuient quel jues bijoux qu'elle prit et en-
ferma dans s;in soc, puis elle parut se disposer ii snriir de nouveau; mais
elle s'arrêta et jeta uu regard sur la pendule. Les deux aiguilles étaien t
LE MAGASIN LITTERAIRE,
sur minuit. Il y eut pour elle un momeut de dout ' et d"aiixiét'\ car elle
respi'ait à pciii;- : ses yeux éi.iieiu lingarUs tes mains ticiiiblaitiit.
Cœina, io;u énnic, vint auprès {l'ol.u < l lui (lit : Ou'iivt"z-\ous ?
^- Fiirii, nio:i cuîaiit, ripu, rL'(;ou(Iil Mme Palinyie d'uuc voix agitée;
pourqu ;i m'as-tu atti'U .ue? Preudi quelque soQiui^il.
La jruiie lillc sM'.ii.'iin.
— Ati! dis-moi, lûlie da mVv.^illcr de bonne heure; avant le jour,
n'est-ce pas? Peut èii eue dorir.ir. i j<; |:oint.
A ([iiaiielicun's, (œl.iia ciiir'ouuit la po'tc et voulut réveiller Mme
Palinjie. Eu ce m iiicni, la liinqju se uiour il et poussait si'sdcruie.s
si>n|)iis liimi'.iciix. Klle avait brûlé loule la nuii. Assiiupi;' dans um- bcr-
^è e, îl:UB P.ilmyrc ii'avii pis uièiiic ôté la hioriK; gui reii'uait sun
tliâl -, et soncli.ipcau ("lait posé aujuis d'elle ^ur uiiecliase. Qu.uul (Ile
cul 'hJU ùd bruit, elle boadil avec lu geste d'cllroi, et demanda : Qui est
là?
— !\îoi, f'it Cœli':a. Quoi ! vous ne vous ètos pas cou'-hsîo ; ah ! je vois
bien qic vois avez ([Ufique cba^iia que vouj voulez me cacher.
— Non , je n'ai rien.
— Ma lame!... ma mère!...
— Laiss z-m n ! ^i je suis uiallieurcus?, vou-. seule en êtes cause.
El Aime Pal.uyre se l'Vn, passa à a.ni cou une moi.tre (pu éia t accro-
chée au cadre de la glace, et sortit eu disant qu'e.le u'uliait pai laider à
rentier.
A huit heures environ, Cœlina, croyant ouvrir la porte à sa mère adop-
tive, se trouvaeu faiede il. FaMiy ipii entra baus saluer, allaoïtvnr
toutes lis portes et revint en s'écriaut :
— Mme Pa'mjrc n'est pas ici ?
— M:)risieur, répiin Ht la ji'una fdlf, Mme Palinyre est sortie.
— Sortie ! je suis peu! a ! Y a-t-il longtemps? où est elle ?
— iMiiusieur, je l'aiteuils.
—Vous l'aiteiidiz ? je n'en sais rien ; et il ouvrit le secrétaire et se mit à
faire de minuiicnses re< lien hcs.
— Miin^ieiii ! s'i ciia Cœlna, celte in;li<;crétini).,.
— ln:liscréiio;)! le nu;t e^t chai niam, et je vous conseille de jouer
riiuliguati in ! D, nx c quiiics qui mo. t trompé, dcvallsê ! Rien rien ! Je
ne iiouve rien! Oh! eie a pris son temps! elle es; paMie! elle a tout
eiiipo tu'! Et e le vous a laissée là avec Vdiic s 'uri e d iii^é ue p' ur faire
bonne coiitenauce. Parbleu! mademoiselle, vous eu savez long pour voue
âge.
— Monsieur, dit la jeune fill'^ avec dignité, je ne comprends rien à vos
insuit- s. So.ilV. cz que je !i:e relire ; dans un kstaut, mu mère ttra de re-
tour; vous vous eA|)l qiierez aiec elle.
— Crciyez-vous q^i'elle rewcuue? Oh! non, VQUS répétez votre leçon!
vous êtes bonne comidienue.
— De glace, nions eur, dites-u;oi ce que signifient ces paroles?
— Elles signili^nt, si vous ligiio: i z, que Votre mère ma volé v.riiit-cinq
mille francs ! vingt ciuf| beuux bidets que j'avais eu poneleuille ! Et
M. faniy se fia.ipait le front.
— Monsieur, ne parlez pas si haut. Cela est impossible; ma mère re-
viendra sans doijte; elle ne m'aurait pas abanuouuée ainsi !
— E'ie !
— C'est quelque falalc erreur. Veuillez afcn'Jre. Regardez, il n'est que
huit heures. Ttuez, je crois rcntenarc I Nuu , ce n'est pas cite; mais
bien sûr elle va venir.
Ei la piuvro cn''ant alla se pencher sur la rampe de l'escalier; puis
elle retdurna sur le palier et se mit à éi oiiter de nouveau.
Elle tremblait; ses lèvres éiaienl pâles et ses genoux pliaient.
Une heure se pissa ainsi. M. Earuy s'asseyait et m Tchait tour à tour,
frappait du pie i , puis jetait di sevcl.uuaiions, et à rhaqae nouveau s gne
d'impaiience , Cœlma se penchait pour écouler et par son air suppl.aut
temL/Iaii dire : Aiieiidez encore.
— Ué'as! clic n'avait que trop de raisons de craindre! elle souriait à
M. Farny et lui uionti ait une figure serein" pour le rassurer ; mais elle rcs-
spotait (lle-mème les tonures de ce po. oii(|u'ou appelle le doute. Ce-
peadant, quand M. Farny lui prit les deux mains cl lui dv:mauda, comme
en s'ailressatit à l'a couse eiice :
— C- oyez-vous que votre mère revienne?
La jeune lille répundit : Kon. Elle ne tavsii pan mentir.
M. Farny luilsun cha.ieau poiir soi tir et muiinurai|Ui l^ues mois parmi
lesquels ceux de commissaire du police se lireiit cntcnùre distinctement.
Cœlina se plaça devant lui et s écria ;
— Ah ! monsieur, vous ne ferez pas cela ! vous ne perdrez pas deux
niallipurcusps femmes ! vous êtes boj, vous sur. z piiié de nous!
CiMiime elle était belle ainsi, avec ses yeux moiiillrs de larme';, ses
cheveux à deminoués, sou pc gnoir buinc, que sa niaia retenait chaste-
ment sur sa laillr! M. Farny seiiiit se réveiller son aa;Our; se» yeux 1 ril-
lèreiit; mais voici quelujuiue bile baissa les siens et rougit, |allemiaut
alors qu'il partit.
— Moii Dieu! ne pe'it-nn vous regarder sans vo'as troubler, Cœliua ?
— l\lcii'>i! ur, ayez piiié d'^ ma mère !
— Oui, si vous voulez avoir piùé de moi.
— MoiMiur!
— Je vous aime, petite sournoise, vous le oavcz bien. Je raû'olc de vous. 1
Votre mère m'avait assuré que vous ne me détestiez p^s. Soyez ma fem-
me. Vous ue répondez point? Je vous suis donc bien od.eux ?
— Oh ! monsieur, je sais que .vous êtes bon, que vous ne voudrez pas
voir Ueli ir notre i.oai p r les tribunaux !
— . e promettez-vous de m'ainit-r... pas tout de sniic, plus tard?...
— Monsieur, voici que la matinée s'avance. N'allez pas croire que je
veuille vois reicirr. Allez faire; voire déclaraiion. Je pnaiirai devant la
jusiice s il le faut. Je tiens plus îi ma prop e e-time qu'à celle des autres.
M. Fariiy, dépité, bl un uiouvemcut pour sortir; mais il revint sur ses
pas.
— Ah! s"écria-t-il, vous êtes charmante, et je vous aime comme ja-
mais je n'ai aime. Mon Dieu! si vous pouviez m'ainier ! Que laut-il
faire iJtur cela? Ecoutez, je renonce à mes poursuiies. Vofe mère re-
vi. nd a ou ne rewendea pas, je ne vi'ux poi; t taire cou er vos belles lar-
mes! Ah ! si vous vouliez! Je vousoll're mon nom, ma fur une... ou plus
t()t je ne vous deuiamie rien. Quelle somme pourrait i^ayer votrî amour !
Je ne veux de vous qu'une pronie>.se, c'est de tâcher de m'aiiuer.
Eu ce moment on ei lendit la voix jojcuse de l'ouvrier. Il chantait une
romance d'amour qu'il brodait de fjlies cl bondissattes fioritures, grêle
échj (le la voix qui chantait en hi.
— Je ue puis , dit Cœliua à voix basse et en baissant la tête , j'en aime
un autre.
— Vous l'oublierez.
— Kun.
— Adieu donc!
— Oh ! mon Dieu ! vous savez b'en que je ne suis pas coupable ! Vous
vouli z donc que I on me inmiire du doigt, que lui-mime rougisse de moi !
— Je vous ai dit mon dernier mot.
Il a'iait for ir lorsqu'on frappa à la porte. C'était le tapissier, qui
demanda Mme PaImyie et prtsi ma son méuioire. Sur la prière que lui
fit la jeune liUe de rcpas^cr uu airire jour, il é'eva la voix, lit l'inso-
|. lit, et Bssura que les meuliles de Muie Paimyie serniMit faisis, Oiert
qu'Us ne valussent pus deux tous. La jiauvre jeune lille, tremblante et
la rut.geer eu fiuai, se taisait et le laiisail dire. M. Furuy prit le mémoire
et renvova le lap>sicr (i'un gest?.
Crini-ci se cania loiit à coup, lit un profond salut, et se retira avec je
ce s. ils quel sonriie à deaii-lin, à demi-niais, qui ble.-sj au cœur Cœ iiia.
D'un coupd'œil elle compi ii sa pi^sition. Elle vil à la suite de celle-
là accomir a la hâte , le fru.l levé , le verbe haut, toutes les autres
dettes miscj en énini pnr la dspaiii n de Mme Palinyre. L-s secuiirs
de M. Fariiy,le mondj les lui jeileiait à la face; puis (elle (|u'elle
avait ju.^q l'alors ajipe ée sa meie , celle qui s 'US doute l'avait adupiéc ,
nourrie , celle qui(lev:<it irimver dans son cœur au moins un enfant
veriiablemcnt à i Ile , je veux du e la reconnaissance , ou cllail la l aî-
ncr en prison. Ilel.is! elle S3 rappelait ces derniers mots de Mme Pal-
mu'e : Si je suis maUwureu-'e, c'est vous qui en Ctcs cause. El puis, à
distance, iCi Espérii(''S du cai artère, comme celles de notre gobe dans
l'espace, disparaissent. On se souvient du bien, et, au foud, Mme
Palfii)re éiait boiiae. Et puis surioiit la jjs'.ice, ce gr,iu l faiiiûiiiC uoir,
leiiiiile même à l'innocrnt, la poursuivait, et la léie lui tourna.
Câlina mit sa maiu daas celle de M. Farny et murmura d'une vois
élranglêe.
— Vous leur direz que c'est pour votre femme que vous payez ces
dettes.
La jeune lille ne put on dire plus; elle se laissa tomber comme ivre
dans un fauteuil, et M. Fany sourit fou de joie.
Ccpeudiuit, daussa chambre, Marcel chaulait toujours.
ili» dernière entrevue.
M. F?rny prcfsa singulièicmeni les préparatifs desnn mariage.
Il proposi à Coîliin de lui louer un appaitemonl q'i'elk- hab.trait, cu
compagnie d'une vieil e domesiique, juM|u'au jour de leur union.
La jeui.c lillc refusa etiui demanda avec dignité s'il n'avait pas conSan*
ce en e le.
Elle lui offrit d'èire témoin de sa dernière entrevue avec Marcel. M.
Farny ue voulut p.is y consentir.
Mais il soulbaii, car il était jaloux.
Et elle! la triste ijaiirée qu'elle faisait! Quand elle était seule, c'Ie
s'arrachait Ici chevc'jx et usa. i sa beauté dans les larmes. Parfois elle
(.•.relouait et ses (lents claquaient; ou bien sa tète éiait brûlante et elle
allait coller son font sur les marbres. Comment elle vécut pendant ce
temps, je l'ignore. Elle ne maucca t qi:o ce qii'd faut pour ne pas uioerir.
Sin iroube était si grand qu'el e n'avait mèine pas soi gé à ch'-rchcr,
dans les papiers de Mme Palmure, ceux qui la coiiceriiiieut. Que lui im-
poriaitsoii n un, p:i!s pi'elle a'Iaitl ' per.l e ! E l 'se sentit au contraire
ime pi ofaiideréiinlsioii à faire In moindre démarrUe pour le savor, ce
iioai qu'elle ne devait pirt' rqu'ui jour. Il lui semlil.iii qie tai't Qu'elle
ne s'appelait que Cœliua Paimyre, die éldt plus loiu de ce mcri.îge qui
luifi-ail piur.
Plus defenèires ouvertes, plusdc ridi'anx relevas au roin. Ceperdmt
le printemps souillait si s brises pai fumi es d'amour; mais les flci-rs du jar-
dinet de Cielina n'éuiicut plus arrosccs cl peuchaieut, comme die, leur
tête triste cl flétrie. •
36
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Un soir, la jVune fille fit prir-r Mme Giiérin et Marcel de veii'r chez elle.
Quand les deux amans se tinmèrcnt en face l'un de l'ainre, ils échangè-
rent un regard, un seul. Ce f/rent comme deux fers qui se croisèrent, et
tous les dc'uxlinnl Icrr b'esurc.
Cœlina ne releva plus les yeux. Hélas ! c'était inutile, l'image de Marcel
tlemcarait gravée dans son cœur.
Lesjoyes du jeune ouv;icr, si rondes, si joviales autrefois, étaientde-
vcnues creuses et pfdes. Un pi'iite tache riu.^e apparaissait encore au
f(;n I de ( et c cavité comc.se une dern;ère trace de Si!s hell' s couleurs. Ses
y; ux é aient gouUés par les pleurs et sa barbe était en désordre. 11 avait
lantsoullVrt!
Je vous le dis, Cœlina ne releva plus les yeux. Au second regard, elle
serait tondjcc m irte.
— Madame liuérin, dit-elle d'une voix éteinte, je vous ai fait venir...
j'ai h vous parler... et à vous aussi, monsieur Marcel... Je dois vous dire
toute la ver.;*;'. Je crois que \otie li!s m'aimait... Nous nous aimions...
Je... (La pauvre enfant éioallaii.) l\loiisieur Marcel est uu bon iravail-
le^ir ; il lui faut uiie femme qui soit toujours assidue à loavrago, qui ai-
me la vie intérieure, qui raccoainiode le Imge et s'occupe de tous les s iins
d'une maison. J.'. ne lui cuuveuaispas; je l'ai seiui, et peut être ne l'au-
rais-je pas rendu iieurux. Mei, je n'aime pas à iravuller ; je !ie coni-
prei;di rien aux cli ses du ménage, et j'aurais eu sans doute heaucouj) de
peir.c à prc.idre un genre de vie auipiel je ne suis pas faite. Ainsi, je
croi'i qu'il ne l'.mt plus penser i» une union qui ne nous convenait ni ii l'ua
ni à l'autre.
Marcel se leva avec impétuosité et s'écria :
— Ma mère, panez d''ici ! ce n'est pas un lieu convenable pour une
hO!)nète (emme ! Si vous nous avez fait V' nir, niadomnistille, pour rompre
ce mariage, c'était peine inutile ! il y a long-iemps que je n'y pense plus !
Je ne précCiids p;is liiiicher sur les bris es de *J. Fainy et le m itie cie
ma fiuulie. Je ne tuis qu'un ouvrier, mais j'.ii du cœur. Il paraît, mulc-
raoiselle, que c'est plus rare chez les belles dam^s. Ah ! vous me reiusez!
vous êtes trop bonne, en vérité, et je vous renurcie! Vous médîtes qu'il
me faut une ménagère pour femme, tt (pie vous no me conveniez pas. Je
m'en suis apeieu, et ne vous s.iis pas gi and ntérite de voire aver;iseairnt.
Vous veirez bien du nioiide,saas doute, maintenant, ajoutât il av(c iro-
nie: ifi me recommande ii vous pour mon é ai. Allons, ma mère! sor-
tons ;'tu vois bien que nous dérangeons mademoiselle, et qu'il lui tarde de
nuus voir partis pour recevoir M. Fai ny !
Et tous deux se retirèrent. Cœlina n'avait entendu que la moitié de ces
incultes; elle étiiit évanouie.
Woptem et ieiiêirem cScises.
Quand la jeune fille reprit ses sen?, elle courut au secrétaire, l'oavrit,
força un tiroir reste fermé jusqu'alors, et s'éeria :
— Oh ! je veux changer de loin maintenant ! le mien m'est odieux ! je
le sens sur mou feoiu comme njarqué par u:i f -r brûiant. Celui de M. Far-
ny, c'est la murt, peut être, nr.is c'est l'Iionncur!
Et au for.d d'un porleleuilo elle trouva un pipier plié en quatre : c'é-
tait son extrait de naissance, E le apprit qu'elle se nommait Cœlina De-
kunay.
Le lenderain mitin, le ciel était bleu, les murs se dor.icnt au soleil,
et l'on vovait eu 1 in reluire les toits d'ardoi.'^es au iiiiliiu des toit^ de tui-
les biun s, comme des lacs d'azur avei; leuis riva;^es de terre. C'éait un
de ces becux jours où il semble que tout doive vous sourire et oii lespc-i-
n;s qui vo;is reuqjl ssent l'ame sont plus sombres de tout l'éclat d'alentour.
Cejoirlii éta t pour Cœlina le jour fatal; un de ces momens dans la
vie où un mol déciiie de l'avenir ; une de ces frontières entre le bien et le
mal que l'on franchit d'un pas.
M. Farny devait venir prendre les papiers de la jeune Clle pour les
porter, avec les siens, à la mairie et à l'église, et presser la pu'olication
des bans.
Câlina se revèiit d'une robe blanche, car une ro'ie blanche est im vê-
tement de noce cotn-ne ua vêtement de UiOi t, et cl'c attendit.
Mais voici que coume elle écoutait avec anxiété les pas qui, en mon-
tant IV'Scalier, scinhlaieiit, à raesuie qu'ils a;iproihaieiit,, peser davantage
snr son ( œur, et qui, on s'éi'»ignant, la Idjtaieiil resi^irer, clle entendit
s'ouvrir la porte de .".larce!, et elle ditingna ces mois :
— Ce> (.auvres ccfan? , ils étaient Lien tranquilles; pourquoi les as-tu
envoyés à l'école un jeudi?
— ^"lls me brisaient la tète.
Et Mme Guérin continua :
— Est-ce d jnc bien nécessaire de porter cet ouvrage si matin ?
— Ma mère, réionciil Marcel, vous me rendrez service. Vousvoyezquc
je ne puis me tenir dc:;out, et cependant il faut que ces moiwemens
Boient livrés avant midi.
— r.épèe-nioi l'adresse; je ne m'en souviens déjà plas.
— r.uedis Martyrs, n° o.
C'était à l'autre extrémité de Paris. Mme Guérin partit , et la porte se
referma.
Cttiiia se relira dans sa chambrette , et , cachée derric r ; le ri / /au de
mou.'^seline, le cœur terré, les yeux remplis de larmes, cil ; Spia' /j.ricr.
£!lc cn'cniiit le bruit d'i;n soulilet qui, sans rclîiche, ar li lail / /eu.
— Hélas! pensa t-elle, il est malade, il a froid.
Mais voici que les vitres de la fciiéire prirent une teinte bleuâirc , de
momens in momens plus intense. On efit dit quelachamb e seremiilissait
de brouJIard. Cependant Marcel ne passait pas devant la fcnéli e. D'où
pouvait provenir cette vapeur ? Cœlina détourna la tète et se dit : Que
L\i'im;jorie après tout? Jh.is c'était sa bouche teule qui parlait. Je ne sais
quelle vague inquiétude, prenant le masque rieur de la curiosité, la pres-
sait d'en savoir l'avaiitige. Elle sertit sur le palier et s approcha île la
porte de Marcel. Le silence était complet. Seulement, de temps en temps,
elle entendait un pétillement. Puis, tout il coup, elle jeta un cri; elle
avait senti l'odeur du chaibiuil
Alors elle frappa i» la porte, elle heurta les planches avec ses pieds,
avec son fionl; clic était folle. Elle appela: Marcel! Marcel! mais per-
sonne ne réîiunilait que les fatal, s éiim elles. Que faite? Quérir des voi-
sins! al er chercher un serf uriei! Il faut des siècles pnur tout cela, et
c'était des secondes qu'il s'a;•i^s;lit. Elleécorcha se^ belles mains, seslrrl. s
m lus de fcinuie pour abattre celte porte; clle se cassa les ongles aux vis
qui ne bougeaient pas. Elle temps iiiirchait, u)areh;iit lonj lurs, et l'odeur
délétère l'étici.Miait comme un lourd ma lîeau, et le silence éiailelliayaiii !
Alurs il lui vint une pensée terriiile, désespérée, sublime ! el e se sou-
vint du suir où Marcel art iva jusiju'ii elle bravant un abime pour la voir ;
il résolut de ia .'auvcr.
La douleur, l'exaltai on produisent coinmo une sorte de somtiambulisine
mural ; alois oa liiave des danacrs dont la pensée seule , aux heures de
sang froiîl, v.itis ferait mourir de terreur.
Le soldat qui se bat et qui sent l'odeur du sang et la fumée du canon
est ivre ; la r.ii^re qui se jette l'ans les tlamuies pour sauver sun eufaut est
ivre ; Cœ'iua donc eiaii ivie.
Elle ouviit sa fenêtre; elle s'accrocha aux barreaux de l'ouverture
grillée, clle avança lin pied, piis l'au're, une miin, puis l'anlre, et ainva
ainsi il la fenéire de Mariel. O'-Toià la liauteur où elle se trouvait, h la
profondeur de la cour, aux pavés qui reluisaient ai fond, petits couiuie
les carrés d'un damier, elle n'y pensa pas ; cl'e ne vit rien.
Marcel se trouvait il demi renversé .-ur son lit; son ortiile était pleine
de bourdoiîueinens, satcle pleine de vei liges. Mais les \eux n'étaient pas
encore clos. Seulement il disliuguaii mal les objets. Le papier à fleurs sur
la muraille avait des ondulations tt fonnait comme le> p'i.s d'uiu robe de
femme. 11 prenait pour des regards fixés sur lui les points lumineux et
sciniillans qu'un isiiioir, frappé par le soleil, rellé'a t au plafond; les
vieux meubles reninuraient dius une ronde faniasiiriue et rapide. Quand
Cœlina parut à la fenêtre, il lui sembla voir un Bnge avec s'S blanches
ailes qui de.cendait du ciel. Déjli, dans so:i éblouissemenl, il croyait que
son corps quittait la terre et nageait dans l'es ace. Cœ'iiia biisa un car-
reau, leva l'cspagnokiie, po.-a son pied sur l'iHabli et sauta dais la
chambre. A\ec une force inouïe, elle rrit Marcel dans ses bras, le traîna
et le porta à la fois auprès de la fenêtre, releva sa tête qui pcncliaiî «la
présenta à l'air pur. Peu à peu l'animation revint au tciat ds l'oiivrier;
le voile qui vi rail ses yeux svclaircit ; il reconnut Ccclina, et, Inoitié dé-
faillance, moitié amour, il tomba à ses ()icr!s eu mtîi murant ;
— Pouiquoi nu m'avez-vous pas laissé mourir ?
' — Oh ! iVli rcel, il faut vivre ! uvre pour votre mcreî vivre pour ces
pauvres enfans qui sans vous dioui raient de faim!
— Vivre ! réiiétait le jeune homme en balbutiant.
— Oui, il faut vivre ; et comre il secouait liisteirent la tête, Cœlina
ajouta : Il faut vivre pour mo isi vous m'aimez,
— Pour vous I avec vous !
La jeune file ne répo-d.t pas.
— Avec vous ! répiila l'ouvrier en se soulevant à deaii et en se tenant à
une cbflise cotiime un enfant qià fait ses premi rs pas. Vivre pour toi !
Cœlina secoua tristement la lêle.
— Alor.s, mieux vaut mourir.
— Eh bien ! mourons ensemble !
Et Cœlina referma la fenêtre, prit p'cin ses bras de charbon et le jeta
sur le brasier.
Jamas jeune époux ne fat plus enivré, plus fou d'amour en voyant ve-
nir ia nui! nuptiale, que Mircel ne le fut en préseu' e de cette mort à di'ux.
11 se w t il genoux , prit la main de la jeune fille , la couvrit de baisers
et lui demanda paruon de l'heure d'égarement où il avait osé douter d elle.
Cœlina, en retour, loi dU toute h venté, la luiie de Mue Paimyre, la
dispariiioii du port feuille, les menacesdc M. Farny.et ce mariau'<' pré-
féré h la prisiu. la doiilear préférée a la honte. Cet aveu fait, elle lut
joveuse : on eût dit ;u'elle venait de retirer sa co>jro;!i)e dépiues ; mais hé-
las ! quelle couronne nuptiale la remi.laçait ! un bandeau d^i 1er qui lui
bris;;;t le front.
El le feu ,se ra'hnnait avec une etTrayanle activité, cnvoyati!, comire
une boucli;; de l'enlèr, ces légions d'atomes qui portent la mort.
En ce moment, on frqip a â Ij porte.
— C'est ma mère ! .s'é<ria IWarcel.
— N'ouvrez pas, dit h jeunclilic.
Et on frajipa d i nouveau.
— C'est ma mère !
Que nous iiiiporto ! puisque nous nous aimons tous deux, puisque nous
son; m es la ré un s!
— C'ett uta mère! Ah ! j» veux l'ciib;-"'S5cr encore avart de iitoarir.
LE MAGASIN LITTERAIRE
Ce matin elle était fàrhée contre moi, je ne puis la qaitier ainsi. Tu com-
prends bien cela. Si lu savais eorniiic elle ni'.iime ! q.iaiul je soiiOre . olla
ploare; quand je cliante , elle rit. E'!e ctt pariie ce lua'in conliaiitc et
joyi'use. Je l'ai trompiSe ! c'est ma mère ! oli ! laisse moi cmbraiser ma
mère !
El Marcel se précipita vers la porte qu'il ouvrit.
Une femme incounue eatra et demanJa Mme Palniyre.
Sies Jeus «Isa lesaï-Snsc ci *^<i iaRscaicd.
— Elle n'y est pas, répondit Cœliia.
— Mais n'y a-til pas aupièsdcUe un enfant,,, une jeune personne
maintenant? reprit l'incoiinue?
— C'est moi, d;t la jeune liîle.
— Vous vous nommez Cœliaa?
— Oui, madame.
— Ma lille ! ma lille ! s'écria Mme Delaunay, — car c'étaii elle; —oh!
merci, mon Dieu, qui me la rends !
Cœlin», étoiinéc, aiieudrie, se la'ssa embrasser. Et ce furent des lar-
mes et (les sourires, d"s c.tclamaiitns et de charman; babils, des conO-
dences interrompues par des baisers, tt des Laiicrs qui s'arrctaieLt pour
écouter les conlidences.
Je vous dirai en deux mots Thistoire de la vicomtesse.
Elle avait, comme vous le savez, suivi sou mari en Italie, mais sans
pouvoir 1j remontrer. Qunnd elle arrivait dans une ville, M. de Saveine
venait (l'on partir à l'instant. A la (Jernière station, la poussière soûle' ée
par la chaise de poste de M. de Savernc n'éiait pas dissipée, quand à de-
mi morte de fatigue et de douleur, on la transpijrta dans l'Iiôtel qu'il ve-
nait de quiiter. Là elle lit une longue et douloureuse maladie qui épuisa
ses dernières ressources. Elle écrivit h son notaire, et peu do temps après
elle appi it à la fois la disparition frauduleuse de cet homme et la mort du
parent de M. de Saverne, la seule personne au inonde qui s'intéres ât à
elle. Elle était ruinée, seule, malade, dans un pays é.raiiger. Ses lettres
à Mme Paimyre restaient sans réponse. La vente d'une cbaîne d'or lui
permit de poursuivre sa roule jusqu'à Rome. Là elle eut des nouvel es du
vicomte. Il avait passé quelques semaines dans celte ville, puis il était
reparti. Où était-il allé ?
Nul ne put le dire. Sans argent, sans amis, Jîme de Saverne fut trop
heureuse de trouver une place dans une maison do commerce française.
Sesappointemens étaient irès modiques. Aussi de longs jo'jrss'eiicliaînè-
rent ils l'un à l'autre, cl des mois, et des années, avant qu'elle eût re-
cueilli la somme nécessaire pour son retour,
A Paris, elle n'avait pas ce qu'il faut pour subsister huit jours, mais
elle reiruuvait son enfant, cet or du paradis dont Uieu fait l'aumône aux
malheureux.
Cœlina, à son tour, lui conta sa vie avec Mme Paimyre, ses souffran-
ces, sa misère...
— Mais tu avais vingt mille francs ! s'écria Mme de Saverne.
La jeune lille fit un gesie de surprise et répondit avec une indulgence
angélique : — Oh! des malheurs peut-être... un notaire qui prend la
fuite... vous savez.
— Mais je t'avais laissé desbij(;;ix.
— Je les ai vendus moi-même.
Et il fallut que Marcel contât l'histoire de la montre plate, en dépit de
tous Us signes que lui faisait Cœlina pour qu'il épargnât Mme Paimyre.
Quand la jt'une fille en fut à l'amour de iil. Fariiny, aux persécutions
éprouvées, Mme de Saverne comprit le reste. — Une mère c'est une
fée. — Elle prit la main de sa fille et celle de Marcel et les unit sur son
cœur en s'écriant : — Oh ! maintenant, nul ne poura nous séparer tous
les trois.
Cœlina pâlit, ses lèvres devinrent blanches, et elle fit un geste négatif
avec sa main qui tremblai:.
— Ma mère, je serai la femme de M. Farny, il eu a ma parole.
Mnrceltoml)aàgeiiou\ et couvrit la maiude Cœlina de ses baisers et de
ses larmes, en prenant à témoin son amour , sa pCdeur, les causeries du
Soir, promesses bien plus sacrées, car elles sont écrites au ciel.
Mme de Savernî elle-nième ne comprenani ricii à cette volonté de fer
où le cœur de la jeune fille sa brisait, juignit ses prières à celles de
Marcel.
Alors Cœlina leur conta à voix basse, la noble fille, comme si les pa-
roles à peine prononcées se gravaient moins profondément dans le cœur,
elle leur conta la disparition de Mme Paimyre et du portefeuille, et com-
ment, dans la crainit' de la jusiice , du déshoiineur, clic avail consenti à
ce mariage dans l'espoir de mourir avant.
— Mais, ma lille, les juges reconnaîtront ton iar.occnce.
— Il; las! j'ai promis.
— Mais je suis ta mère, on ne peut te marier sans ma volonté.
— J'ai promis, je slois tenir ma promesse.
— Ah! vous ne l'épouserez pas, s'écria Marcel. Je le tuerai, voyez-
vous, cet hnmmelà ! Mais vous ne lu'aimoz donc pas, que vnus n'êtes
point venue me due: Marcel, proiége-moi ! Vous avez promis':' Paroles de
femme! Est-ce que l:s femmes promettent ! D'ailleurs, voilà madame,
qui est votre luèru, et qui ne veut pas rue ce inari.igc-là se fasse, N'est-
ce pas, madame? Cœliaa, r'poudez-moi'? Vous serrez vos lèvres ! Ah !
quond il y a une v(jlont(^ dans ces petites tètes-l^ ! Eb bien ! je veux aussi,
moi ! Vous ciaignez la honte, la justice! je dirai devant le tribunal que
c't st moi qui ai fait le vol, mais vous n'épouserez pas cet homme, vous ne
l'épouserez pjs!
— Ah ! monsieur ! s'écria Cœlina, je l'entends venir ; Marcel, parieiî
— Non jeresie.
— Je vous l'ordonne !
— Je resie, vous dis-je.
— Je vous en prie. Le voici ; retirez-vous dans cette chambre. Ma
mère, allez avec lui, quil ne fasse pas de folies. Je verrai... je tâcherai
de reculer ee mariage... detrouver des prétextes... des obstacles,..
Et Mme de Saverne emmena Slarcel piesijue de force.
— Ah ! pensa Cœlina quand elle fut seule, parjurer sa proicesse, ce
n'est pas d'une ame honnête.
M. Farny entra; il était en habit noir, en cravate blanche , et sa figure
rayonnait de bonheur.
— Eh bien! ma petite femme, s'écria-t-il en entrant, et ces papiers?
— Vraiment je ne sais comment cela se fait , je ne les ai pas encore
trouvés.
Et Cœlina se mita faire de nouvelles recliercbes dans le secrétaire.
— Ils doivent être là, cependant, ma bille enfant... dans un p?'it por-
tefeuille,., au fond d'un tiroir. Mme Paimyre m'a assuré qu'ils y étaient.
Les trouvez vous ? Moi, il faut que je vous fasse part a;:ssi d'une petite
supcicherie. Uns a«scz fâcheuse allaire m'a forcé de cacher jusqu'à ce
jour mon véii:able nom. Depuis un an environ je suis maître d^i le re-
prendre ; niaisj'ai gardé le nom que vous me connaissez , voulant , pour
voire niari.iKe, déposer au fond de voue corlîelle de noces le plas beau
diamant pour une lèmnie : le titre de vicomtesse. Je me i.omme...
— Le vicomte de Saverne ! s'écria w.e vuix derrière lui, et vous D'é-
penserez pas la fille a\a,it d'avo'r lué la mère !
M. de Farny se retourna et reconaui sa femme.
ConcIiegiGu,
M. de Saverne avait appris, à son retour d'Italie, que des poursuites
avaient été fii;es contre lui, pour détournement de mmeure, parle père
de la jeu. le fille qu'il avait séduite. La pauvre cnfint, sur le point d.; de-
venir mère, s'était jetée à l'eau. D'un autre côté, le vieil ofliier, fou de
désespoir, s'était fait, par manière d'horrible distnclio:i, une sa' glante
répntaiion de spadassin. Troisièniemcnt, le vicomte était mal dans ses af-
faires et pouisuivi par ses créanciers. Enlin, il avait toujours grand'reur
de reiKoiiircr sa femme. Toutes ces raisons, ma's surtout la première,
lui avaient laii prendre le nom de Farny.
Depuis un an, Vojjicirr avaii été tué en duel; d'un autre cô!é, il avait
appiis (juc sa femme élait à la dernière extrémité, et depuis longtemps il
la teiiùii pour rauite. Je dois ajouter que le parent qai l'ava t dote de
ce^it mille francs était mort, lui laissant toute sa fortune légèrement enta-
mée par Mme Paimyre.
Si vous avez pris quelque intérêt à Marcel et à Cœlini, je suis heureux
de vous apprendre qu'ils sont mariés et vivent auprès de .''.Ime Guéiin et
de Mme de Saverne. L'ouvrier a prospéré. C'est un de ces ménages tapis
dans im angle, heureux chez eux, huiuliles et petits comme le moineau,
mais que nul coup de fusil , nul grand malheur ne font trciubler ; ména-
ges riches de p"u, cossus, où l'on chante du malin au soir, et dont les
jours défilent remidis par le travail et parsemés de plaisirs; chapelet où
il y a beaucoup de grains d'or.
M. de Saverne court le monde de nouveau. Cet homme n'était pas fait
pour le ménage. Vieux papillon terni , il tourne autour de ce ûambtau
qu'on nomme Sainte-Pélagie; il finira par s'y brûler les ades.
Mme Paimyre est aux Etats-Unis ; elle est chargée d'une éducation par-
ticulière.
M. Dudossier a l'honneur de vous faire part de son marlag-f avre
Mlle *" (la vieille lille dont vous avez lait connaissaace à la soLce dan-
sante de Maie Palmvre),
Et vous prie d'assister à ta bénédiction nuptiale, etc.
WILHEU TÉSl\T.— {Presse.}
L'Administration jugée par un ministre.
Duc des plus hautes intelligences de notre époque a jeté dans une pe-
tite brochure, mystérieiisr'ment publiée pour les salons poliil m s, ii"(*
brillanlc esquisse du mouvement de l'esprit français ,"! la lin du de-, i r
siècle et au commencement de celui ci. ISous eu extrayons le f.agnci.t
suivant :
L'Administration compte en France trois grandes époques. Elle a »'té
créée au dix-septième sièe.c, sous Liuis AlV. Au dix-huit ème, de i7J0
à 17.S0. elle est entrée dans les voies du progrès scientili jue et de la civi-
lisation universelle. C'est de nos jours, et d'abird par rimpnlsion de
l'Assemblée Constituante, qu'elle a re(;u sr. fnrme sy^^en)aIi.^,ue. cl pris
dans la société aussi bi^-Mi que le go.ivernoment une inllucnce desti-
née, si je ne tue trompe, à s'accroiirc encore, ca se combinant avec Ici
instiluiions libres.
38
LE MAGASIN LITTERAIRE.
La fecoiifie de ces époques a rendu à la Fiance des services, à mon
avis, trop peu connus et mal apprécity-:. Au\ gi an.li'S quc>iliiin< de l'ordre
moral appariicnt la iJrOcJniiinMice. J<j ne m'en donne ni ne m'en plains.
Ces (|ue.stions, soulevé s alors avec lani d'écLt et «l'clU t. ont éclipsé tou-
tes les autres. L'Ad.i.inislralioi) s'est ( ffacve devant la p iliiijue. Ses tra-
vaux, s s piojels étaient niode^les au m lieu, telon les uns, du lioule-
veisenien', selon les aiilics, de la ré^'énéialion de la société. Un grand
fait pijuilant date de ce trnips, la créalion des sciences qui planent au-
dcss'fsde l'AdHiinisiraliui et lui révèlent li's lois des laiis qu'elle est ap-
pel e à régi". Personne n'a encore er)trevH et peut-èlre ne saurait encore
en'i ev'iir le rôle (pie ces sciences sont destinées à jouer dans le mou le,
rôle immense, (pioiqu'.l ne doive et ne puisse jamais élie le premier. Au
dix-liuiiiéuie siècle en appartiendra le principal hauneur : c'est là sou
oeuvre la plus oiiginule.
La partie iliéoncpie de cette œuvre n'a point à se plaindre de la renom-
mée, hllc lit gratid biui en naissant. Les divi rfes écoles économi.stes,
leurs débals, n'ont jamais cessé d attirer puissaui neut l'altent on publi-
que. Mais la partie iiraiiipiede l'Adrnin'sraiioa Irançase dans hi-eciinde
moitié du dix-hu.lième sii'cle, l'esprit général qui y présidait, son respect
pour la sri'Miceet pour l'iiu aaiiité ; ^es ell'orts, d'une part, pour a suier
l'eiiipire des principes sur les faits, de l'anire pour diiiger les faits ^t les
priacipes vers te b en d-,i la S'ic été tout entièi o ; les résultais p sit fs de
ces efforts ; les iunombr.ibles et inappréciables améliorations accomplies,
ou commencées, ou prépaiée.s, ou rai5ditées5 celle époque dans tons les
services publies ; les travaux, en uu mot, et les mérites des adniiiiisira-
teurs de tout genre et de tout rang qui ont eu alors (n main les affjiies
du pays, c'est c>' qu'ont troj) effacé les orages et les triomphes de la po-
litique, ce qui n'a pas oijieuu sa juste part de rccounaissanec et de ce-
lébrilé*.. guizot.
(France administ/ alive.)
VETITES CHK®j^'ï©ÎJE& SU X1S.« SSiiCILS.
Xajtaléou et ie roi cVÏTi'eîot.
OU QU.VTRE-VI\GT-Tr.OIS 'm.\USOLÉES ET U.\E PETITE TOMDE.
En 179'i, il se trouvait, dans une mnisin de la rue Can'^bitre, à Mar-
seille, un por ier, tailleur et iias-N'irman 1, qui chaulait toute la journée
en racconmoduit les culottes lie ses pratupies, pc.Kiaiu que son é|iouse
distribuait des pommes de terre frites aui consommateurs du voisinage,
qui cc-nsidéraient alors le piin coaime un objet de luxe.
Psi mi les lo atii.'cs de la maison et les piatiques liabituelles des deux
époux, on remarquait une fa uille corse réfugiée depuis peu en France,
et qui venait dans la gargotic noraia ide clrreiier i\n supiléincnt obligé
aux irop maigres portions octroyées pir la municipalité maiseillaise.
Le portier M.iili;eu et sa dig le moitié fiient iilus d'une fois crédita
colle faaiille intércssan'.e, sur la bonne mine de la mère et la parole du
lib cadet, jeune olfic.er d'artillerie de belle espérance.
Quand ra;>picnii lié -os venait à î\Iarsei le , il n" manquait jamais de
dire au péi éreiix pourvoyeur né nat.f des envi'ons d'Yvelot :
— Père .Mathieu, .^:i jamais je deviens quelque chose en France, je
TOUS ferai nommer roi d Yvetot.
— Et moi. rép 'niait en riant le tailleur, je vous proclame dès ce mo-
ment généra:is.-ime de nifs aimées.
— Ml rci, dis:ut l'ollicier, j'accepte en atientlant mieux.
^- Est ce que vous co nptez, par hasard, commiiidcr celles de France ?
— Qui sait? j'ai le bâton de maréchal dans ma poche.
— Diabli^ ! vous élf-s an bilieux, mou général.
— Un |)PU ; cl votre majc.'^lé?
— OIi! m Ml Dieu, ma i:iajc:-tâ est forî accommodante; elle secon-
tenipra d'une thaum'èrc dans mon village, d'un ca'jaret ei d'un établi de
tailleur.
— L'n palais de chaume?... voilà qui est bien modeste; je vous le pro-
mets, à l'avance, sire.
— Et moi j.' vous en souhaite un en marbre, général.
Ce soir-là, une vieille gilana, qui se trouvait daus la bouliqae, leur dit
en les examinant :
— Vous les aurei l'un et l'autre, mcsscigncurs; vous sercs rois Cous
les deux.
— l'.ois, s'écria en riant le père Mathieu?.,. Et quel sera le plus puis-
sant des deux?
— Vous, répondit la vieille en désignant le lieutenant.
— El le plus lieurcus''
— Vous, ajouta i-cl c en regardant Mathieu.
te portier se prit ii rire aux écUls; mais le lieutenant ne rit pas, lui, et
s'éloigna d'un air rêveur.
Le len Icmain l'officier alla guerroyer; sa famille partit pour la capitale,
et le portiertailleurgargo'ier continua à raccommoder (les culuties et ii
faire bire des poimnes de lerrc.
Il ne songeait plus à son horoscope, lorsqu'un beau malin il reçut par
la diligence uuepwiic somme assez londeletie, avec un billet aiusi conçu :
« Je suis Téuéral, il est juste que vous sovez roi d'Yvelot; voici de quoi
«subvecir aux premicis IVuiij do voire insi;.ll.!:ion.
"Legciiéial Bonaparte. »
Le tailleur accepta i'iirgent et le présage, il ijnitia soii cordon et sa
bjuiique ei pa lii avec sa teinme |)i)ur .son vdUige natal.
A soii an'i\< 0, il ap;irit (|u'on allait meitrc en venle !e (l'bris d'un vieux
cas el, que l'on appela t dans !<• pays |i' pa ais du roi d'Yv lot; on le lui
adju.^^a miiyeeiKHU (pie'qui'S ass gnal.s. Il ne restait (lUis que deux ou trois
pans de muraille, il le.s lii ah iltre, el le.s piei res de l'ex clifiu au royal ser-
virent à élever une jo ie guinguet e, à la pur e de biqu lie, au-d '.ssus de
la branche de houx, on li ail en gros caractères : A Uirépubitquc d ïve-
tôt. Les rois élaii ni prohibes pour le nionic:,t.
A peu près vers le même temps, l'evliciii nant d'artillerie, devenu gé-
néral en chi'f, déiiiolisbaii la (iernièrc pierre de la cnnsiiiiuion rép"blic<ii-
ne, lais.iit tauier ses ré|;ré.ientans par les fenêtres cl s'installait c" me
souverain provisniie au Luxeaibuurg, en aiienJanl qu'il put trôner délini»
livement aux Tuil cries.
— Est-ce (-ui* la giiana aurait dit vrai? s'éc. iî le père Mathieu quelques
jours api es le 18 brumuiio ; mon (lliiier a fait sortir de ta poche le bâton
de maréchal, s'il al ail y trouver une (O :ro ine !
11 lu trou, a comme cliacunle sait; il eu trouva même deux au lieu d'une,
et plus larl il en dis:iil)ua à ses pirens, ûaiis et coiin .iss 'lires.
L" jimr où le ri devant licueuiiiit p aça sur s'i lele 'a dojble couronne
de France et «l'Ilalie, le père I\lhiliieu se coiM'i d'un lioair't de colon or-
né d'un ruban pon-ean ; il s'emeiessa d'ubulir sa petite république el prit
pour enseigne : Au rouCYvf-.lot.
Et les buveuis de sou cibarci lui oclroyèrent gaîmcDt ce tiire, le verre
à la ma;n, en même iciiips que le pontife suprême sacait, bien malgré
Li, le chef du nouvel caijiire.
•—La gilana avait deviné juste, se dit le monarque cabarelier, nous
commençons chacun notre c'ynas ie : nous voilà cous'iis on à peu près.
Or, pendant que le moilfiu'î César accaparait des (r.iviareset des
royaumes pour en faire cadeau à sa fami le, le modeste .souverain d Yve-
tot se ciinieiitait de joindie à sa g:iingue;teun débit de tabac et un petit
restaurant dirigé \.av ^a caisinièru Jtanneton,
— Mon cousin va plu? vile qua moi , disait le roi Mathieu ; il a déji»
fait le tour de l'Europe, et nvii , je n'a; pas perdu de vue le clocher de
mou v llige; (('li sait pouiiant si nous n'arrivennis pas au mcaie but ?
Lorsque l'oigueiiienx empiMeur lépiidii! l'épouse bieii-aimce du géné-
ral Boiiaiiarte pour .s'al ier ù la fille du sii-ci s-t ur des Césars , le père
Malhieu, qui avait perdu son épousa , su conleiua de prendre Jeaiiueton
pour sa leénazère.
— Oh ! se disait il, mon cousin dcvietû fou; il renie son origine , ça
lui pniiera malheur. Moi, je reste Uîathied comme devant, et Joannetcn,
pour moi, vaut bien uie archiduchesse.
A cette époque de triomphe et de gloire pour le grand monarque , «n
modeste bare.uicraie o^a chanter 1 s vertus champêtres el pa iliques du
bon roi «'Yveioi, au lisipie d'effaroucher l'ùuuieur belliqueuse et enva-
hissante (lu terrible eniiiereiir.
La cfansoii eut un succès populaire : elle troubla le sommeil du mo-
narque, il voulut .^avo r le nom de l'auteur ; l 'ii avait été prince, il I ai au-
rait déclaré la guerre, il l'aurait déii ûué, peut-être : c'était un .simple ex-
pédiiioniiaire, il n'osa pas le de liluer.
Ou assmc qu'au monieiit où le m lîire hésitait, un courtisan, homme
d'esprit. Ta! eyiMiiii, je suppose, se h.siidi ù lui dire, en souriant :
—Sire, le droii de rlnuisun est lesi ul que vot'C majesté ait laissé au
peuple snuveiainde laFiMnce; Ma orin le respeeiaii, ainsi que .son au-
guste élève; e', piiuitiiit, le iroepiau des chanicnrs était alcrs co^ véahle
ù meci. Seiezvous moins inuulgeiit pour votre peuple? Il paie bien ;
laissez-le chanter pour son aigent: une chanion de plus, sire, c'est une
conspira ion de moins.
Le conseiller n'osait pas ajouter : c'est quelquefois une leçon profita-
ble ei salutaire. C'en était une L'empereur l'i iiireù', dit-on, un instant ;
il eutlapen-ie de metire un t rine à son aailniion, à ses en pries, un
instant il soegea à laisser l'Europe en ri'|ios. Une cliansoii nlUii duni.cr la
paix au n onde... Mais ledcmou fatal de l'ambitioii reprit bici.lùt .son Oiii-
pire. et le lendemain l'apologue f.t oublii'. ■
Celle chanson ne lit p;:sseiisa;ion se dément à la conr de FrancOi cl e
fut un vériiabeeviiiemeiit poui- le royaume d'Yvetot, car elle tu.ilil y oc-
casionnicr une grave perttnbalion, une révoliiliou poliliipic.
La révdkiti' n dont il s'agit ne li;;uie mil; pa:t dans l'histoire ; il est
vrai qu'elle dura muns da viugt-quairc heures et ne cau.-a la mort de per-
sonne. , . , . ,
Certes, alors que de vastes empires croulaient da toutes parts, alors
que le canon inuissontiait des nriuées entières et changeait des dynas-
ties de dix siècles , une révolution aussi ianucenic devait passer ina-
perçue.
Toutefois, je vais essayer d'en raconter les phases , d'après des docu-
mcns au' berniques que j'ai recueiliis sur les lieux mêmes , d'un témoin
oculaire his'.oriograp'iic el perruquier de l'endroit.
Or d(mc, voici le irrand et l'uniqu - événement qui figure dans les mo-
dernes annales do cet iiupeiceplible royaume.
11 y avait à Paris un fort hounéie homme qun beaucoup de gens ont
pu connaître, lequel avait Clé vainquent' de la li.blille eu 89, motou»
LE MAGASIN LlTTÉUAIRE.
3d
nairc on 90 , rédacteur d'une feuille à deux liards en 93, et plus tard
fcibricanlile constitiuioiis et péliiimiuaire iiilaii^able aux Ciiii-Ceiits . au
iribnii:" '•! à la rbambre ries dOpuirs. La prise delà Bastille lui avait
procuré la lilii^rié de tout dire et de tout écrire, mais la coi'siiuiaule a-
vait passé à l'ordre du jour à propos de sa motion , I\I. de Robrspicrre
avait fait saisir soiij'iuinal à «Jeux liards, Icdiredoire avait rejeté ses
cousiitut ons saiis les lire, et lui avait préféré celles de l'abbé Siejès; eu-
fin le preuiier consul apoitilUit ainsi un de ses projets : Procurer une pla-
ce à l'auteur, à Ciiareulon.
L'info tu né lé{,'islaicur-publiriste, que nous noni'nprons tout simple-
ment lialiha/ar, ne se tint pas pour ba.tu. 11 lui fallait, à quel(]ue prix
que ce fût , un nivamne queiconquo qu'il put adniiublrer , un peuple
plus ou nioini civilisé qui voulu bien essayer de sa constitution : c'é-
ta t S"n idée lixe, invariable. Et que l'on ne dise pas que ce toit là un
personna^'e inveiiié à plaisir; je connais, par le teniiis qui court, plus
(l'un Balibazar politiqne.
Or donc, voyant qu'il n'y avait rien à obtenir du despote impérial, no
Ire lionime se raliaiiit sur les roitelets et les principicule» de l'Alleinngne.
Aucun d'eux ne daiana répondre à sa circulaire. 11 est vrai que l'empe-
reur, son concurrent, coiilisqiiaii, au piolit du gouvernemmit fi aiiçais,
les peiiis étals des confédérés allemands. Le futur législateur jie fut pas
pUr- heureux auprès de la tépublitiue de Saint-Marin et de la principauté
de Monaco.
Il ne lui restait plus qu'à s'adresser à quelque souverain du Nou-
veau-Monde, a queUjue roi de l'Océanie, et il était bomnie à tenter l'a-
venture, lorsque la cliiiiison du roi d'Yvetot vint lui rapptler ce monar-
que normand de la fabrique du loiLoihaire I".
— Au fait, se dit le niarcliaiid de cousiiuiiioDS, si je pouva's reconsti-
tuer ce royaume avec ses privilèges et sis franchises, autant vaut celui-
là qu'un autre. — Et il se mit à la recbfrclie des descendans du roi d Y-
vetot. On ki indiqua leur ancienne demeure. Quelle fut sa surprise, lors-
qu'au lieu d'un châtfau il trouva un cabaret!...
— C'c-)t égal, dit-il après un niunient de réflexion , la Providence a
bien fait un prend empereur d'un petit sous-lieuicnant , elle m'aidera
à faire un roi de village d'un cabareiicr normand. — Et il aborda l'héii-
lier présomptif qui plumait des canards sur le seuil du palais.
C'était jusicutent le jour de h SaintMaibieu, la fête du mona-que
d'Yvc toi ; il y avait liai champêtre et prand gala à la cour, je veux dire au
cabaret. La circonslance était opportune; le monarque se trouvait tan
soit peu en goguetie. Le fabricant de constitutions ne taida pas à lui en
faire ava'er une pour le moins.
Muni des renscigiieinens nécessaires, il attendit le retour du roi Ma-
Ibicu, que l'on promenait en triomphe sur un âup autour de ses états. Les
arclamaiions étaient furibondes et l'allrg-esse tout-à-fait délirante. — C'est
bon ! c'est bon! se dit le ministre en perspeciive, noui aurons de l'en-
Ihousiasiiie à bon marché dans notre gouvernement : c'est le ciJre nor-
mand qui en fera tous les fi ais.
Le coitcge s'arrèia sur la grande place, à la porte du cabaret royal.
Le veriueux monarque remercit son peuple : il déclara qu'il était tris
content, et comme ses sujets devaient avoir gagné soif à force de célé-
brer ses vertus, il les renvoyi boire à sa sanie et danser dans son parc,
auirenient dit son verger, puis la ma;csté chainpèire se jeta sur un banc
pour se remeUre un peu des fatigues de la royauté.
Le niomeui éiait favorable; Ballhazar s'approche doucement de son
mfmarque, et d'una voix catrcssanie il dit, en s'inclinant respectueuse-
ment :
— Votre nnjpsté doit être bien heureuse de se voir fêter ainsi?
— Ali ! par ma foi, reprit Mathii u en regardant son interlocuteur d'un
air étonné, ma majesté est très satisfaite et passablement érintée; heureu-
sement, ajonta-t il en riant, que c< la ne dure qu'un jour.
— Et si cela dm a't plus long-temps, lit Ballhazar d'un air mystérieux?.,.
— IJcai ! i:lait-il ? s'écria le père Mathieu.
— Je dis: si cela durait plus long ti-mps?.,
— Au diable !.. Ma mijcslé serait bientôt ruinée, s'il fallait régaler mes
sujets tous les jours.
— Et si les sujets régalaient à leur tour la royauté?
— Obi alors cela serait diU'ércnt; mai;, par malheur, cela uc se peut
guère.
— Un mot de vous, majesté, cc!a est possib'.c.
— Ou'cst ce que vous me chante?, donc là?
— Oui, sire, dites un mat, et je vous fais gratis un trône, une couron-
ne et un budget.
— Laissez donc, vous voulez rire!.. Mon trône, c'est mon établi de tail-
leur; ma couronne, mon bonnet de coton; quant au budget, ça regarde
Jeannoion, mon iniendanie.
— Jeanneion, dit à pan le diplomate, il paraît quecVstune puissance
dans l'état .• nous verrons à la gagner.
Puis 11 reprit avec force cl d'un air solennel:
— Siie, vousèlos roi !
— Du tout, s'éciia Mathieu, je suis tailleur.
— Vous èies roi, vous disje !
— Et moi je vous soniicis que je su's tailleur, cabaretier, débitant de
tabac et roi peiulaiit vingt quatre heures, tuus les au?, à la Saint- .\hihicu
c'est-à-dire roi pour rii e.
— Roi défait, reprit Batihasar, et je le prouve : n''occupez-vous pas le
domaine des anciens rois d'Yvetot ?
— Il est vrai ; seulement le château est devenu un cabaret.
— Quiuiporle ! nous en ferons un palais ; et le nom que vous donne
en riant votre peuple peut devenir un titre sérieux et réel. — Et il se mit
à lui détailler tous les avantages de la royauté.
Le père Mathieu était resté stupéfait, abasourdi.
— Tout cela est fort agréable, sans doute, dit-il un moment après ; miis
il n'y a qu'un petit inconvénient, c'est que je û'tutends rien au métier
de roi.
— Oii'«-'st-ce que cela fait? avec un bon ministre, vous n'aurez qu'a ''ous
promener et à damier voire signature : à propos, savons-nous signer?
— Certainement.
— C'est à meneillc : on ne vous en demande pas davantage, voira mi-
nistre se charge du reste.
— Ah ! ça, mais où diab'c voulez-vous que j'aille ea prendre an ?
— Eh bien, est-ce que je ne suis pas là ?
— Vous?
— Moi, Athanase-Jean-Biptisle Ballhazar, professeur de science goa«
vernetiientale, auteur de siixame-trois constitutions, candidat à tous les
ministères de l'Europe, m ùntenant en disponibilité, vu la concurrence.
Comme vous le verrez par ma circulaire à tous les souvera ns quelcon-
ques, j'o lire mes services à un rabais considt'^rable; j'entreprends les
gouveinemens au meilleur marché possible, et je garantis le bonheur des
peupli s au bout de trois mois, nonobstant les opposiiions, les insurrec-
tions, les émeutes et les journaux.
— Diable ! il paraît que vous êtes un habile homme ?
— Ça n'est pas p ur me vanter, reprit Ba ihazaru'un air de fatuité,
mais c'est joliment heureux pour vous que je me trouve d sponible ; j'al-
lais entrer en fonctions, je vous donne la préférence sur le bey de Tittcry
et le pacha d'Egypte.
— J'ensuis très reconnaissant. Ah! ça, est-ce que vous croyez que
H. le procureur du roi de la ville d'Yvetot me laisiera régner paisible-
ment?
— Certes, je me charge de maintenir vos droits sacrés, imprescripti-
bles; nous ferons des protocoles, ça ne Cuira pas... Pendant ce temps,
nous assurerons le bonheur de vossujels... car c'tst leur bonheur que
nous voulons, et c'est ce que nous obtiendrons.
— Dam! puisque vous avez la recette! <
— r.cceitc infiillible , immanquable... Voyons quel système de goa-
vernement adoptons nous? Monarchique, despotique, oligarchique, théo-
cratlque, démocratique, fédéral, diciatoiial ou consulaire ?
— Ah! raon Dieu! moi Je deaiaudj ce qu'il y aura de plus avantageux
et à meilleur marché.
— J'ai vo!re all'aire : ma constitution n" 3'. Une monarchie champêtre
et paternelle à l'usage d'un peuple primitif et bon entant; i;ne fort jolie
constitution qui m'a fait beaucoup d'honneur. Ça ne ressemble à rien ;
c'est très original et en mèiue temps productif.
— Oui, au moyen des impôts... mais je vous préviens...
— Vous n'y êtes pas, majesté ; nuus n'avons point d'impôts , point de
budget... c'est trop commun...
— Ah ça ! mais comment faites-vous pour payer les frais du gouverEe-
meat?
— Fiien de plus facile. Nous créons des places pour fout le monde «
et rons les mettons à 1 enchère, au plus oiTrant et dernier ciRhéiis-eur,
avec a< coTpagirment de croix, rubans, cordons de toutes les grandeurs,
de Kmics II s cotilerrs. Non; aurons cointiic cela une nation rompos e de
fo-aciion; aires publics non réiribnés , et qui paieront toujours, sans s'en
ape:ce\oir, atiii de monter plu; haut; p:ircc que , voyez-vous, d.ins tous
les ( t ts du monde on ne demande q'.i'à monter, et tel (|iii ne donnerait
p.is cinquante centiiiies dans rintérêt du pays iro iucrait sa fortune et sa
i'emiiic ( onire un habit hi o:!é ou uu tilro de chamiicllan.
— Tiens ! mais ce n'est p.is trop ntal.
— Avci- ça que notre bureau i:c ta').ic devient un entrepôt général, et
que no.is soniiiies restaurateurs et tailleurs de la nation. Ce qui fait qu'au
moyen du monopole, on ne pourra plus priser, boire , manger et s'habil-
ler aillenis que chez nous.
— C'est au Diicux... Ah ça ! cornaient allez-vous !cur cnnouccr ce grand
événement?
— A la suite d'un bm dtner; quand ils auront bien trinqué préalable-
ment, je cur ferai un discours superbe ; puis vient l'adjudi^-.ition des p a-
ccs; l'ambition fermente, l'eirhousiasmc gagne de proche ea proche:
notre consituion est acieptée d'emb'ée, et nous faisons uu dii-bjit
bi um ^ire en iuii:iatuie. sans tirer uu pétard.
— Va donc pour le dix-huit brumaire en miniature, dit MaMiien.
Tout se pa sa ainsi que l'avait r.nnonré Balîhazar. Après le l).inq'.)ct,
pendant lequel le cidre normand Di rollicc d'agent provocateur, Biilibazir
traça un tableau séduisant de l'aricirn royaume d'Yvetot, et développa soa
projet de rcsiauratiiin, en priunetiant d's places à tous les convives.
Tel fui l'effet de la harangue iniuisii rielle, que les ass sians votèrent en
massif et par acclamation la rcsiauration proposée; puis cul lieu l'adju-
dicaiion des places : ( n se les dispu;a, on se les arrarla à qui mieux; les
pins mode.-ies se concntèieiit d'eu prcuorc une elcnii don aine; tout fut
tulcvé Cil un moiU'Mil, cl il uN' eu cul pas «;stz pour nm le mou:e.
fiO
LE MAGASIN LITTERAIRE.
Le Bouverncmcnt lîtait instollé et reconnu, la constiUition allait fonc-
tionner librement. Par raalhcar, le père Bertrand, le garde-cbampètre,
'w^ premier fonctionnaire de l'endroit, qui était arrivé trop lard pour pren-
|;1 tire part ù la curée, forma opposition contre le nouvel ordre de choses; il
i'- entraîna dans son parti Jeannetou, la cuisinière que Ualiliazar avait des-
■ tituéc par mesure de sûreté générale, et de plus l'iiérilier présomptif, qui
sacrilia un trône et une couronne pour les beaux yeux de Mlle Bertrand ;
ils recrutèrent tous les mécontens qui n'avaient que des places à quatre
sous, ou qui en étaient totalement privés. Dès lors, une conspiration for-
midable se forma contre le nouveau ministère ; celui-ci ne fut pas un ins-
(ajit eiïrayé, il se contenta de donner l'ordre d'arrêter tous l's conspira-
tei;rs eu masse; il voulait frapper un grand coup, disait-il à son monar-
que.
— Ce diable d'homtae, criait Mathieu épouvanté, a donc juré de tout
bouleverser ici ! Vous allez voir que nous aurons une guerre civile dans
le village... c'eît-à-dire dans le royaume.
— Uu tout, du tout, majesté, répondait le ministre, c'est un petit orage
politique ; l'horizon va bientôt s'éclaircir et devenir plus radieux. Vos
sujets apprécieront mieux leur bonheur après cela. Allons, une cotite-
iiaiice héroïque ; faites preuve d'une stoicité romaine, montrez les vertus
d'un Brutus.
— Mais je ne suis pas Brutus, je suis Maibieu.
— Je vais écrire ma proclamation, s'écria Ballhazar en quittant la salle.
Tenez ferme, sire, je suis à vous.
A peine le ministre venait-il de disparaître, que les conspirateurs qui
assiégeaient la porte d'entrée pénétrèrent dans le palais. Bci Iran. i, revêtu
de ses insignes de garde- champêtre, parut le premier et somma le roi de
se rendre.
— Ah ! mon Dieu! je suis tout rendu, mes enfans, répondit Mathieu,
j'abdique indéfinimeut.Au diable le métier de roi! il ne m'a fait faire que
des bêtises.
— lit vous consentez, not' maître, dit aussitôt Jeaniieton, à redevenir
le père Mathieu comme devant.
— Ceriainemeut, ma chère Jeanneton, et tu resteras toujours mon pre-
mier ministre.
— Ah! je le savais bien : allons! embrasse-raoi, et ce sera Gni.
— Comme ..a, dit Bertrand, je ne serai pas obl.gé d'empoigner Icgcu-
vernement et ile dresser procès-verljal.
— Il n'y a plus de gouvernement, répoJidit le père Mathieu en saisis-
sant sa cornemuse et en iiiontant siir une barrique à la porte de son ca-
baret, il n'y a [lus qu'un roi pour rire. En avant deax !
Aussilôt'lcs conspiiaieurs entrèrent en danse; les l'onc:ionnaircs pu-
blics pour rire (ireul de même : ils avaient lélléchi que les plus belles
places qu'il faut payer coûtent toujours trop cli.T, Uu moment qu'elles
ne rapportent rien.
BaU'oazar, furieux, voulut protester.
— Protestez , et gouvernez tout seul , si ça vons fait plaisir, mon cher,
lui dit Mathieu en riant ; quant à moi, j'abdique inaéQuimeni : j'en ai as-
sez comme cela.
— Allons, s'écria tristement le ministre, encore un gouvernement qui
m'échappe ! , .
Ne pouvant être ministre du roi d'Yvetot, l'infortuné gouvernant devint
maître ù'érôle du village, et lit l'essai de ses constitutions avec ses bam-
Liiis... Après tout, disait il, le roi Den'S fut bien maître d'école aussi, lui,
après avo:r été roi absolu !
Telle est Ihistoira de la grandeur et de la décadence du royaume d'Yve-
tot, Telle fat à peu rrés celle de l'empire français, à l'excepiion toutefois
que les fouciionnaircs publics demandèrent à conserver leurs places : il
est vrai qu'ils les avaient obtenues pour rien, cl qu'elles leur rappoiiaitnt
que'que chose. ..... , ,
Un garde-champêtre avait arrêté a lui seul le gouvernement du cûbare-
tier-roi. , .
li fallut deux invasions et six cent CiiUe étrangers pour renverser celui
du sous-lieu:enant-empereur. . . ^. . , .
Après le désastre de Waterloo, le père Mathieu écrivit , dit-on ,a relui
qu'il appelait encore son cousin, pour mettre ses états a sa disposition.
La lettre ne parvint pas à son adresse ; le raonaniue déchu alla deman-
der un asile à l'Anglitcrre, qui le jeta captif sur un rocher.— Ah! s'écriait
de temps en temps le père Mathieu à la porte de son cabaret , la giiana
avait raison : Je suis plus heureux que mon cousin; il ea prisonnier dans
une ile, je règne en libcïté dans mon village.
— Ah ! s'écriait à son tour Balthazar , s'il avait voulu essayer mas
soixante trois constitutions, pcui-Étrc aurait-il fini par en trouver une
— Elle n'aurait pas valu celle du roi d'Yvetot, répondaient les convi-
ves, en frappant sur le ventre du père Mathieu.
On assure que parfois le prisonnier de Sainte-Hélène se rappela en sou-
pirant la char,son du roi d'Yvetot et le refrain de Bêranger.
Hélas! de tous les monarques qu'avait faits le grand empereur, le père
Wa'hieu était à peu près le seul qui fût resté debout ; c'est qu'aussi pcr-
soiinene songeait à lui disputer son litre, lleurcui; les rois dont lias-
toirc ne parie pus.
Ilesivrai (ju'après sa mort, le grand empereur a qualrc-vingt-tiois maa
solées à choisir, et que le roi d'Yvetot n'a qu'une petite croix de boissur
sa tombe... us ciii\osiqij£Ur imcowu.
{Le Globe.)
ESPRIT DU PRIi\CE DE TALLEYRAND.
Au premier rang des puissances de ce monde il faut compter l'esprit;
avantage tout personnel qui nous suit dans toutes les positions, et le seul
à peu près dont l'âge ne nous puisse dépouiller. Quelques jugemens
qu'on ait portés à d'autres éjards sur M. de Talleyrand, umis cl ennemis
se sont unanimement accordés ii lui reconnaître inliriiment d'esprit.
Il a subi les conséquences naturelles de cette tépuiaiion ; il n'est sorte
de contes graveleux, de fades plaisanteries, de calembourgs même, qu'on
ne lui ait prêtés, toujours en partant de ce principe-proverbe qu'on ne
prèle qu'aux riches. Lui qui était extrêmement riche, sous ce rapport
aussi, trouvait qu'on lui prêtait inIJnimeat trop et des choses dont il sa
fût volontiers passé.
En aUen:!aiu que le temps fût venu de publier son testament politique,
le prince voulut établir au juste le budget de son esprit. J^os lecteurs en
pourront juger par les extraits suivans.
— En réfutant M. de Talleyrand dans la Constituante, Mirabeau s'a-
visa de lui dire : Je vais vous enfermer tlans un cercle vicieux.
— Coaimeni! dit vivemei.t celui ci, est-ce que vous auriez envie de
m'embraiscr ?
— Ministre des affaires étrangères sous le Directoire, M. de Talley-
rand n'était pas encore riche, ou ne se souciait pas encore de le paraître.
Il avflit fiiit faire une voiture dont tout Paris admirait l'élégance, n ais il
ne l'avait point payée. Lassé de ne pis recevoir d'argent, le sellier prit
le parti a'attendrele ministre dans sa cour, et au moment ou il montait
dans ccue même voiture, il lui en présenta le mémoire.
— Bien de plus juste, dit M. de Talleyrand, on vous doit, il faut que
vous soyez payé.
— Ah! citoyen ministre , que d'obligations! les temps sont si durs !
vous me rendez un véritable service.— Il n'y a pas de service lii-dcflaiis ;
quant on doit, il faut s'acquitter. — Vous me paierez, citoyen niii-istre ,
mais quand ? — Qeaiid 1 vous et s bien curieux ! » Et le pauvre rellier,
élialii de celle n'ponse, put s'assurer deux secondes après que sa voilure
roulait parraiieiiicnt.
— Napoléon , qui n'aimait pas les concussionnaires, demanda un jour ;i
lî. de Tall.'vraiid s'il était vrai qu'il fût riche. — « Oui, citoyen pieini.T
consul.— Comment cela se peut-il ? — J'ai acheté beaucoup de renies la
veille du 18 brumaire, et je les ai vendues le lendemain. »
— Le comte Louis de Narbonne récitait un jour, sur la terrasse du
bord de l'eau, des vers de sa façon, ii M. de Talleyrand. Celui-ci l'intei-
ronipit pour lui faire remanjucr un homme qiii bàilhit : « JS'arbonne, M
dil-ii, regarde donc, tu parles onjours trop haut. »
— Un jour, quelqu'un demandait à M. de Talleyrand l'adresse de. 'a
princesse de Vaudeinont : <■ Rue Sa'nt-Lazare, » répondit-il ; puis le nu-
méro de l'hôtel lui échappant : « Au surplus, ajnula-t-il, vous n'aurez qu'à
deman :cr au premier pauvre que vous rencontrerez; ils cunnaisscni tous
sa demeure. »
— Le Relierai Uonlbrun, qui s'était fait un jour attendre à dîner chez
M. de Talleyrand, se confondait en excuses. «Eh bien! eh Ineu ! vo.is
venez le (ier'nicr, répondii le prince, qu'est-ce que cela prouve 'i» C'est que
vous n'éiiez pas in^iié il venir sur un champ de bataille, car alors vous se-
riez anivé le premier. »
— M. de Talleyrand arrivait en poste à Paris avec un étranger de dis-
tinction. Cciuid'lai demanda à quel édilics appartenait le dôr.ie qu'il
voyait s'arrondir dans les airs. — Au Panthéon, dii le prince. — Oh ! re-
prit l'étranger, c'est lii que la patrie reconnaissante placera la déiiomlle
moi telle des grands hommes qui l'auront illustrée ■' — Justement... 0;i y
uietdes sénateurs en attendant.
— M. de TuUevrand disait : Si Mme M... avait des dents, elle serait
aussi 1 ùfle que Mlle Duehcsiiois, qui en a d'alTrcuses. _
— Le petit comte de Cobentzel , ambassadeur d'Autriche , étant a sou-
per chej M. de Talleyrand au milieu d'une foule de leia.nes aussi diam-
guées par loar esprit que par leur position dans le monde diplomatique,
raconta ranecdotc suivante : .,..•• j •. •
« J'avais obtenu un congé d'une semaine, et j en jouissais depuis trois
jours, dans une terre située à quelques lieues de Vienne. Un courrier ar-
rive en toute hâte, et me remet l'ordre de ma rendre sur-le-cbamp au
palais impérial. Il commençait il se faire lard, et j'arrive a plus de dix
heures du soir dans un faubourg de Vienne, quand l'essieu de ma voilure
grosse servante m'inlroîlnisit dans un bouE;e. Ce n'était rien encore :
voiUi assis sur deux ais ma: joints, mal alleriiiis; ils tombent, ei.ie tombe
avec eux. — Jusqu'où en aviez vous? demanda Mme de Lewingston. —
Mais... très haut. — "Eniio, iusqu'où':' insista la matoise de Oallo. — S'd
•faut VQUS le dire, mesdames, j'en avaii jusqu'à la lèvre liiftruu.e, — Nq
LE MAGASIN LITïERAmE.
voustrompcz-vûus pas, monsieur le comte, dit ni. >^e Tallc}raiul : ne se-
ra t-ce pas jusqu'à la lèvre supérieure que vous voulez dire?
— Napoléon disgracia coiniilèiemeiU l'ancien cvOqued'Autun après son
séjour à Bayonue. On attribua celte disgrâce àropiiiitui que celui ci avait
émise daus le conseil contre la guerre d'iispsigne. Voici comment il l'avait
formulée.
(1 L'Espa;ne est pour la France nne grande ferme, on en paie bien le
revenu elles redevances, mais le terrain n'Cii est piscounu, et l'on s'ex-
posera à tout perdre on chercliant à le faire valoir par soi-nièiie. «
— On parlait avec iiidignatioii de la conduite du maréchal duc de Ra-
giise. On commentait avec amertume les effeis de ce (pi'on avait l'imper-
tinei.ce d'appeler l'iiii iaiive de la défection : « Oh! mon Dieu , dit le
prince , tout (ch ne prouve chose... c'est que sa montie avançait , car
tout le nion:le trah S'ait.
— J'admire, lui disait Louis XVin, votre influ nce sur tout ce qui s'est
passé en France. Comment avez vous fait pour abattre d'abord le Direc-
toire, et plus lard la paissaiics colossale de Napuléoii ?
— Mon Dieu! sire , répliqua le minisire , je n'ai rien fait pour cela;
c'est quelque chose d'inexplicable que j'ai eu mofT qui porte malheur aux
guuveiniuuns qui me négligent.
— Pourquoi, disait-il un jour, pourquoi ces gens ne sauveraient-ils pas
laFrance? Les oies ont bien sauvé le Cnpitole.
— Piqué de l'opposiiion que M. de Talleyraiid avait faite à la chambre
des pairs, lors du projet de loi sur la guerre d'fspagne, Louis XVllI vou-
lait l'envoyer tout doucorneat en exil. « Est-ce que vous ne compiei pas,
lui liit-il, retourner à la canipagriC? —Non, sire ; à moins que vuire ma-
jesté n'aille à Fontainebleau ; alors j'aurai l'honneur de l'accompagner
pour rcmp'ir les devo rs de hi:\ i barge. — Non, non, ce n'est paï ceh que
je veux dii e ; je (îeaiaiide si vous n'allez pas ropariir pour vos terres ? -^
Non, sire. — Ah!., mais ditei-imi ui peu, c^imbien y al il de Paris à
Valenrey? — Sire, il y n... HlieuCi de pliisqaede Paris à Gand! «
— Vers la Dn de Isiô, un solli i cur lui disait: « Je suis allé à
Gand... -^ A Gand.. en ctes-vous bien Eûr? — Goinmeiit i — Oui,
dites-moi franchement si vous y clos allé , ou si vous n'avez fait qu'. n re-
venir... Car, voyez-vojs, j / étais à Gaad , luni... Nous y étioiis sept à
huit cents; et, ii ma coniia:s5ance, il en est revenu plus de cinquante
mille.
— Un jour, M. de Talleyrand voyant dans la salle du Trône les trois
ccais de M. de V.llèle aa grand complet , s'approcha d:j premier minis-
tre, et désignant tout ce monde d'un gc;te dédaigneux, il mi dit : « Die
mihi, Dcimeia, ciium pecus? »
—11 y a bien loiig-icmps, disait-il que je n'ai vu S..., comment se porte-
t-il? — Très Lien , monseigneur; il engraisse même un pen. — S... en-
graisse... Je ne comprends pas,.,— 0«oi donc, monseigneur î— Non, je
ne com;.rcnd3 pas quel intérêt S... peut avoir à enjra sser...
— Lors du premier bal de l'Opéra, sous !'< dmiiiistration de M. Dcla-
veau, tt au mument où la fou'.i des dominos allait être admise , un gen-
darme apporta une dépêche très pressée, par suite il: laquelle la pemlulc
du fjyer cessa lout à cou,) de marquer les heures. N'osant interdire les
liais masques, le dévot préfet de police avait irouvé cet ingénieux moyen
de prévenir bien des rendez-vous illiciies. M. de Talleyran;!, auquel on
racontait la chose le len;lemain , répo.idit : « C'est pousser un peu trop
loin le zèle des arrestaiions, que de faire arrêter une pendule par la gen-
darmerie. »
— On demandait d M. de Tul'cyrand ce qui s'était passé dans une séance
oi'i la discussion s'était établie eiiire £î. d'ilermoj.olis et M. Pasquicr: « Le
minifi'ic ;'es affaires cccléàiastiques, dit-il, a été comme le 3 0, 0 : toujours
au dessous du pair. »
munîÊ^ HiSTOHiQU^D.
Non loin de Cbcvreuse , petite ville siiuée à sept lieues au sud -ouest de
Paris, et dont le nom réveille le souvenir d'une gracieuse héroïne du
temps de la Fronde, au milieu d'une plaine solitaire, qu'une ceinture de
forcis environne de tous côiés d'ombre et de silence, il existe une por-
tion de sol ;'^'.ez considérable recouverte d'une pauvre ci iiia-gre vég. la-
tion ; çà et là on rencontre socs l'herbe quelques pierres moussues, quel-
ques vestiges informes de matériaux de construction. C'est qu'il y a cent
trente ans, ii cette place, aujourd'hui nue et qui semble frappée de stéri-
lité, s'élevait une abbaye.
Ce n'élait point une de ces riches et grasses alibayes, séjoiw de Inxe et
de bonne clièie, dont Habclais nous a Ugaf' la méniuire dans ses joyeux
écrits ; ce n'élait point Jutriéiies avec ses pi o;liscs d'architecture f;othique,
ni St-Trophyme avec les ogives de son cloîirc, ni Fontcviault où tant de
télrs royales sont venues se cacher sous le voile; c'était un a-ser.iblage de
Lâtiiiiens bas et humides, la pluparidans un état complet de dégredation, où
tous les stylos d'architecture se trouvaient confondus. De loin on aurait élé
assez tcn:é de prendre ces bâtimcns rour nne ferme que le prot'riélaire
laissaitlombcrca ruines, si lo!î ii'aviiit remarqué sur le sommet delà
grille d'entrée une gra;iî!e croix de fer rouillé, d'un travail a^sez curicuT,
et où apparaissaient encore au sob-il (|ue'ques vesiiges de doruie. Aux
bâiiinens aliénait un jardn dont la culiure et le dessin, [jcu en rapp at
avec la symétrique mcgailicence que le célèbre Le Nùirc avait introduite
à celle époque, attristaient l'œil; u'i pen plus loin, au nord de ''église, un
humble et étroit cimetière ; mais ce jardin avait été planté par les hommes
les plus savans du dix-septième siècle, Arnaud, Lancelot, Lemaisire do
Sacy ; Biaise Pascal était venu méditer sous ses ombrages naissans le livre
sublime des Pensées; mais dans cet humble et étroit cimetière reposaient
les restes d'un grand poète, de Jean Racine. Cette solitude se nommait
Port-Royal desChaniiiS.
Poit-liOjal ! que de souvenirs attachés à celte abbaye qui semble pro-
je'er son ombre stir toute l'îiistoire du dis-septième siècle ! Religion, po-
litiqui', sciences et ans, amour même, durant une période de cent années,
de 1C08 à 1709, Portl'.ojal a tout envahi. Son nom se trouve mêlé à
chaque pa;;c de nos annales, ce n' m qui a empêché Louis XIV dedormir,
et qui plus d'une fois est venu le troubler au milieu de ses fêles, conmic
le spectre de lianquo s'asseyant au festin de Macbeth; Port-Royal , prr-
sonnilication vivante de l'opposition telle qu'elle pouvait exister soas le
gouverneiBcnt absolu du gr,ind roi, c'est-à-dire à l'état de commentaire
mystique et d'ascétique aigumeata.ion sur le dogm?, car, politiquement
parlant, elle était inqiossible ; hysirc aux cent lêtcs encapuchoriiiées «l'.ie
Louis XIV essaya, mais en vain, de museler, et qu'il se résolut un beau
jour à étouffer.
Si jamais histoire a présenté les conUiiocs du drame, ce fut à coup sûr
celle de Port Royal-des-Ciiamps durant les cent années dont il s'agit ;
drame touchant et sévère où l'unité antique est Odèlemcnt observée, où la
chœur lui même apparaît par inicrvalles et vient saluer tour à tour nar
des ch ;nis de triorophe ou des gémissemens les phases diverses de l'al;-
bayc, où, à la sinte d'en des plus me; ve.lltux prologues qu'il soit possible
d'im giner, l'action se non ■ d'u-e manière tragique et imprévue, et se con-
tinue au milieu de toutes les iliernatives d'une lutte pleine d'anjoisscs
pnur;c terminer par un dénoûment plus paihétique peut-être que tous
ceux qu'a pu enfanter l'iiaaginaiion fiéweuse des plus grands poètes ara-
maii ues.
Fondé en 1204 par Eudes de Sully, évêque de Paris, en un lieu qei,
dit-on, dans une partie de chasse, avait servi, au roi Philippe-Auguste, de
retraite et d'abri contre l'orale, l'abbaye de Port-Uoyal des Champs était
l'une ces plus ancieinies cornmunauiés île feintues de l'ordre de Citeaux.
Ellecot: ptail au ncr.ibre de ses principaux bienraiieiirs lis seigneurs de
^!l■nlinorency, l.s comtes de illontfurt et le saint roi Louis IX. iJe [)lus,
clic te.'iait de la inunilieence des paires de grands privilèges, comme, entre
au res, celui de pouvoir célébrer l'oUice divin, quand même tout le p ys
seiait en interdit. Il était aussi permis aux religieuses de donner retraite à
des séculières qui, dégoûtées du momie, voiidrdieni se réfugier dans leur
cou. eut puni' y faire péuiicnce, sans se lier par des vœux. Né.;n noms,
veis latin d! sciziètne siècle, le monastère de Port-lloyal-des-Cha ips,
comme tant d'autres, avait suivi la pente générale q le le relâchement des
mœurs, les dé-ordres enfantés par les giieires rivites, et la corrup'ion de
la cour soiis les derniers Valois, avaient pi opagée jusque dans les commu-
nautés religieusis. La, comme ailleurs, la rè^le de saiut Benoit avait ctâ
mise en oubli, la clôture même n'était plus observée et, il faut bien le
dire, de tous les vœux prescrits par le célèbre fondateur de l'oi dre de Ci-
teanx. celui de chasteté était peut-être le mo iis prati((ué.
En 1602, Marie-Angélique Al naud d'Andi ly, jeuiic fille issue d'une
illustre fatni le de robe, fut faite abbesse de Port-Royal des-Charaps. Ede
n'„vait p;;s encore onze atis accomplis et il y avait peu d'apparence
que le couvent lût destiné à se régénérer sous le sceptre abbatial de
cette enfant. Au^si, le dés rdr^ continua toujours à régner dans l'enceinte
consacrée au Seigneur. Aux austérités de la règle avaient succédé toutes
Icssompluosiiés du luxe le [lus raondrin. Ce n'était tous les jours aumo-
nasicrc que fêles et joyeux banquets. Le veleurs et la soie avaient rem-
placé dans la toilette des nonnes la s^rge et la bere. Dans chaque c- 1 de
s'épaiioiissait sous les plus riches tcniurcs, se rcllét^itdjnsles plus be ux
miroirsde Vinise, tout l'aiiirail de la coquetterie la plus rallinée. P.iei»
plus, le moment n'était pas éloigné peut être où, cédant à la con'.a^ion de
l'exenip'e et a la voix impérieuse des sens que 1 ù^e allait évciili r en elle,
la jeune abbesse s'associerait clle-mimc aux coi'pibles éga-e;n ns de
celles qui l'eiitrainaient en riant, sur leurs pas, par des chemins semés
de lieuis, vers le précipice de la damnation lit 'rne'le. Qui sait nieiae si ce
momeiit n'était pas encore venu en IGtlS? Car, h cette épo p c. '"abbesse
de Poit Royal-dcs-Chanips V(na t «"entrer dans sa dix-scpiiènie année ;
(lie était belle, elle avait l'aine sensible et aimante; I -joyeux H i ri IV
régnait encore, cl les parties de cha<se s'élcn laient des bois de Vcr-\aircs
dans les bois de Chevrcuse, voisins de r.dbaye, et les ifignons de
Henri lll n'étaiini pas tous morts sans postérité ccmine Quélusc! .'^ni.t.
Mes, rin. Plusieurs avaient laissé des lils non moins cnircprci ans qu'eux
anpiùs des belcs dames cldes ii^lies lilics, soit (pi'il fallût assiéger, pour
parvenir jus(|ii'à elles, des châteaux-forts ou dos monastères . des rbain-
blettes ou des ccll iKs. Or, on .ait déjà qu'à PortRoyal-des-Champs, ea
IGOS, les cellules n'étaient pas ini| renabI, s.
Par niio soirée orasense d > l'automne de cette mèpte année IGOS, k
l'heure où la commu'i uilé était rassemblée au rélee'o rc pour le soupr,
eu sonna à la gri k' (ie l'abbaye. La touricre, iixubke dans l'occupaiioi
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
à laquelle elle se livrait d'oriliruire avec !e phu de ferveur, prit sa lan-
terne ei se mit en devoir, avec une mauvai^e huiiicur évi lenie, d'aller re-
toniiiiiuc quel visiteur pouvait se préscnier au niunasîère à une pareille
beure. Clicm n fai>aijt, elle pensait en elle-nionie que ce pouvait ètic
qiiel(|ue jeune seigneur de la cour qui s'en ven,:it (leiiiaiiiier asile ; car
loi âge menaçait; le roi étii! alors à lianihouillet , (lo:it la lorèt , coniaie
on sait , conline aux bois de Clievrcuse , et toute la journée on avait en-
teuilu releniir dans le loiiilain les sons du cor. U'apit's celte induction, la
tonrière , qui avait depuis long'emps passé ràg(; où les feniinessunt le
plus accpssililes aux reipnles de tou;c c^pèce, se promit bii n que, en pu-
nition (lavoir trouille f(in repas , le biau diasseiir en serait pour le pro-
duit (le sa chasse de la jom née , et c't si diins cette disposiiis n qu'elle ar-
riva à la gril c du couvent. A la double lueur , projeiée d'un coi(5 par sa
laniei ne, et de l'auire par les éclairs qui sillonnaieni la nue , elle a]:eri;iit,
à travt r» les barreaux, un persoinia^e à harhe noire, enve'oppé dans une
vaste robe de kiine gri>e dont les plis grossiers ne (lissimuia eut qu'avec
peine une taille pleine de ritbessc et d'élé!,'aiicc. Sous le capuchon rabatlu
sur la lète de ce iiersoiiiiage élincelaient deux grands yeux qui voulaient
paraître humbles et coniiiis, mais dont l'éclat mal voiié'trahitsait bien d( s
conoiiiscs. et peutèire de mauvi^ises passions. Cclhc-nmc s"(îcria d'une
voix lauientable :
— La paix du Seigneur soit avec vous , ma très chère sœur , et avec
toute voire sainte coiiiuiunauié !
— Que voulez-vous, mon fièrc? dit la tourii^'rc en lançant à riiiconnu
un regard narquois.
— Ne le vojezvous pas, ma sœur? r('ponditctlui-ci, je suis un pauvre
mni e de l'orùredc Saint-I'raiiçois, (]ui vient vous demander un gîte pour
la nuit et un peu de nourritaie ; car il se priîpare un violent orage, et je
n'ai encore rien m.mgé de la journée.
— Oui-di) , mon très cher frère capucin , reprit !a tonrière , si vous
avez faim et soif, m'est avis que ce n'est pas le pain et le vin de la coui-
riiunauté de Port Royaldes-Chainps qui vous altii cnt ici, et si vous venez
y demander un gîte , m'est avis égalemeat que ce n'est pas pour y dor-
mir.
— Que je sois excoinninnié dans cette vie et damné dans l'autre, si j'ai
menti ! Voyez, ma très chère sœcr, je me soutiens à peine. Laissez moi
tôt entrer dans voire sainte maison , si vous lie voiUcz pas que Je icmlie
en défaillance devant vous.
— Ouais! beau frère mendiant, failes-le si bon v.-,u5 semble; mais
cela ne me peisuadera nullement. Tenez, t,e chi rchcz pas davjiitsge à
me tromper; car je vous avertis que ce ter.iit peine perdue. Faites
mieux : dites moi qui vous êies , là , m bonne vériié , et peuiclre me
laisserai je attendrir , si vous me donnez voire foi de genlillionime que
TOUS n'avez que d'honuèlcs inteulioiis; mais autrement je ne vous ouvri-
rai pas.
lin s'eniendant parler ainsi, le capucin, ou du moins le ci-devant tel,
équarquilla t les yeux , et demeurait la bouche béante absoI:jment
ronuuu si ou lui eût parié hébreu ; à la Cu , il s'écria avec une grande vi-
vaché :
— Ma très chère sœur, je ne suis point un laïque, alusi que vous le
supposez, je suis un capucin, un vériiab'e capiain.
E; en méms temps il rt jeta en. arrière le capuchon sous lequel sa tèle
était comme ens' velie, et montra aux yeuxdela tourièrc un visage eixore
jeune et d'une beauté reniiinpiable, mais où l'on cûl pu croire que la dé-
bauche avait impiimô de hâtives fl'trissures, s'il n'vûl é'é plus tuiiurel de
les attribuer aux macérations du cloître ; sa tète presque entièrement ra-
sée, sauf le cilice de cheveux qui l'entourait en forme de couronne , scni'
bliiit in liquer au surplus, d'une manière positive, qu'il appai lenait en cIlVl
à l'ordre de Saint-François, à moins de supposer, ce qui n'étaii guère art-
mi-bible, que celte cciliure même était un déguisemrnt. La lourioie parut
ébranl.'c; toutefois, comini! elle exerçait depuis longues années, et qu'elle
avait été i» même (le se C'invaincie couibien l'e-piit des jeunes seigueurs
était Inventif, elle lit un retour sur ellc-mOnic, et frappée d'une pensée su-
Liie:
— Si vous êtes réellement un capucn , dit-elle, il y a tout proche d'ici
un couvent de cet ordre, une deaii-lieue au plus; prenez le chemin tout
droit dev.nt vous, et pressez-vous un peu , vo;;s aniverez avant l'oraje.
Dieu vous gordc, mon frire !
En par ant ainii , r le lit volte-face et se disposa à rentrer dans !o cou-
*(?n'., car la pluie commençait à tomber, et les sourds prondemcns de la
foudre redoublaient d'intensité. Quelques minutes encore , (jiiel pies se-
condi'S peut cire, et l'orage allait fe déclarer : tout aun-jnçait qu'd ::ciait
terril) e. L'infortuné capucin, nifiiacé d'en subir Imde lu violence pnisqu'à
une demi-lieue à la ronde il ne se trouvait pas un abri, pas un »rbre même
pour le garantir, s'attacha aux barreaux de la giille par un clf ^rt déses-
péié. elles secouant dans une étreinie convulsive, s'éciia d'une voix
ÉloulTée :
— Ma sœur! ma sœu"! oyez pitié de moi , ne me laissez pas ainsi ex-
posé au feu du cif I ! Je jure Dieu q'ic j'ai dit vrai.
A prine il avaii prononcé ces derniers mots, qu'une lueur blafarde inonda
l'atmosphère, et la foudre éclatant avec un grand fracas, vint tomber h
quelijues pas de distance : la touiièie et le capucin fuient renversés du
coup. Cependant ni l'un ni l'autre ne furent aU''inls, et la nonne voyant
çeui-Élre dans cet événemcul un avertissement du cithiui &'in(ligna'tdeson
inhumanité, s'empies-a, en se relevant, d'aller ouvrir la grille au jeune
moine, qui eiilra plus mort que vif dans le réfectoire du monastère.
Moins d'un quart d'heure afirès, noire homme, entouré d'une bonne par-
tie des nonnes, (litre lesquelles les plus jeunes, et l'abbessc surtout, se
faisaient remarquer par leur curiosité, était attablé devant un copieux sou-
pi r au jue! il faisait honneur de toutes ks lorccs de sis mâchoires. Il sem-
blait qu'il eût à cœur de prouver à la tonrière de Port-P.oyal-des-Champs
que, sous le rapport de la faim et de la soif, il n'avait point menti, et dans
sa préoccupation gastronoiiiiiiue, il ne donnait pas le moindre signe d'at-
teniioii aux ch jrmatiles hébés embi'guiiiées qui se disputaient la faveur de
remplir son verre et son assiette. Tout à coup ou sonna de nouveau à la
g:rille de l'abbaye : le convive tressaillit comme par un insinciif pressenii-
uienl, et baissant les yeux sur la table avec une terreur mal dissimulée, il
laissa sa fourchette et ses mâchoires oisives. Il se lit un grand .'■ilence dans
la salle du réfectoire; on eût dit que loute la communauté était dans l'at-
tente de quelque événement extraordinaire. La touiière , qui était sortie,
revint peu après, amenant avec elle un frère lai porteur d'un message.
— C'est, dit-elle à haute voix, une lettre du prieur du couvent des ca-
pucins pour madame l'abbesse.
Celle fois , le jeune moine devint pâle comme un mort et tomba à ge-
noux.
Marie-Angéliqne décacheta la lettre et la lut avec avidité. Lorsqu'elle eut
terminé sa lecture , elle aunouça l'intention do demeurer .'eule avec son
hôie. C't tait la première fois peut-être que cette jeune fille de dix-sept ans
avait occasion d'exprimer une volonté; et bi-'U qu'à Port-Hoyal des-Champs,
au milieu du naufrage de toutes les croyances et de tous les devoirs, la su-
bordination eût disparu comme le reste, toute la communauté se relira
lans murmurer, car il y aval dans l'atiiiude de l'abbesse quel pie chose
qui annonçait qu'elle était faite pour commaii:lcr et qu'elle en était digne.
Restée scu'e avec le moine, elle eut avec lui ie dialogue suivant ;
— C'est vous qui êtes le frère André ?
— Oui.
— Vous avez été chassé de votre couvent?
Le moine baissa la tète.
— S'il faut en croire la lettre que j'ai sous les yeux, votre conduite est
indigne d'un chréiien. On vous reproche de vous livrer au libertinage et à
la débauche; on vous accuse d'avoir voulu mettre à mort une jeune fille
qui avait résisté à vos séductions; et c'est pour ne point désiionorer leur
ordre, en vous livrant au bras séculier, que vos supérieurs vous ont banni
de leur maison, en vous signiUant de sortir sans délai du royaume : tout
cela est livrai?
Le moine se frappa la poitrine en soupirant.
— Ainsi vos si;i)éricurs ont raison en me demandant , au cas où vous
vous présenteriez à Poi t-Royal-des-Cbaraps, de vous refuser l'hospitalité ?
Le moine se leva et croisa les bras avec résignation. L'orage, qui s'était
ap lise un instant, ri:comini'nçait à gronder au dehors; la pluie fouettait
avec force les vitres de la salle, et l'on entendait par intervalles le grince-
ment funèbre desg roiicties que le vent chassait incessamment dans raille
directions contraires. L'abbesse demeura quekiues iusians pensive et re-
cueillii , puis elle reprit:
— Que ferez- vous en sortant d'ici?
— Je compte gagner la frontière en dcmandaat l'hospitalité de couvent
en couvent, selon la règle de mon ordre.
— Et quand vous serez en pays étranger ?
Le moine roula ses grands yeux noirs a droite et à gauche, d'un airspiU;
Ire, et il parut hésiier; h là lin, s'armantde résolution, il répondit :
— Je me ferai apnslat.
— Faites entier le messager! s'écria vivement l'abbesse.
Puis s'avançant au devant de cet homme :
— Mon frère, ajoula-t-elle, vous dires à celui qui vous a envoyé vers
moi avee ce mrssage, queje suis son huiiible servante, mais que je ne
saurais pour cela renvoyer de mon abbaye l'homme (pii y est venu cher-
cher a^ile. Le frère Andrô' est mon bôlc, et tant qu'il lui plaira de de-
meurer ici, il sera le bien venu.
Le frère lai s'inclina et sortit précipitimment, non sans S2 signer plu-
sieurs fuis, comme si. semblable aux vil es maudites dont parlent les Sain-
tes Ecritures, l'abbaye de Portaoyal-des-Champs allait s'écrouler de fond
en comble dès qu'il aurait le dos tourné.
Il n'en fiit rien pourtant, et le lendemain, lorsque la jolie petite ab-
bessc ouvrit les yeux après une nuit des plus agitées et sur laquelle le
souvenir du jeune moine si beau et si criminel ne fut peut-être pas sans
quelque inlluince, le temps était magi iliquc, et le soleil, brillant dans un
ciel sans nuages, illuminait i'abbaye des plus joyeux rclb ts. ,
Pendant ce temps là, retentissai dans toute l'étendue du monastère un
bourdonnement assez semblalile à celui d'une ruche d'abeilles. Car, con-i
tic l'oid naire. les nonnes s'était nt levées de fart bonne heure, non pa-,
comme on pourrait le penser, pour se rendre à m.itines, mais bien pour^
deviser sur Ihôte mystérieux de la veille, et Dieu sait toutes les conjee-|
turcs auxqueles on se livrait à cet égard. Le célèbre Vert-Vert n'exc ta
pas plus d'émoi cent cinquante ans plus tard chez les Visiiandincs. Les
plus charitables, entre le> religieuses, ne voulaient voir dans le jeune ca-
pucin qu'un amant déguisé venu tout exprès pour leur gentille abbesse;
mais ce fut bien pis lorsque l'une d'elles qui, pou-s.e par ^a curiosité,
s'était tendue l'invisible témoin de l'entrevue particulière cime la frère
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
An;lit5ct Marie-Anséliqi'e, s'en vint raronior eo confidence et i îoiir de
ïùU-, à S' s q"auev.ii,L;ts sœurs en JiSiis-Clirisl, ce que c iHiiit r(^rlk'iii!-i;t
qui; ce fii-.ie AiiiJrt^ Aluis, < lM(|iie ii liiiie de liic (il lapinoi.s sur l'iiiiro-
tluiliiiii de ce l'i!:i>d-ns la liergoric, et sur l'étroii'.'e [)iY;letiiioii de la lirr-
gèrL". qui vdu'iiil laire un mi stère nu troupcam d'une pareille avetiUiie. On
tl il au p'us fui I de la pani<", lor.^quc 1 1 luui ière psriil. (Me kl iinniédia-
leuifUl eMviio:;n(''e par louic la toinu: niuiié, et ass:ii lie de mil e ipics-
tioiis.i l'eiidro idu Ircre capuiin, diacpie no "lie dé iiaut savoir founneut
ce litau m iui; aviiit la-^sc-la iiull, et t.'i( av;iit lu. n do lui, <t ([uels rêves
j! avaii eu:... O'^c sais-jc? La ti.u: :èic demeura furi éhaliie d.; ce déluge
d.> I aniles. car ele i.;nordil toaij,léi. meut les détd'.'î de rtiilievue se-
crt te, ei lor.-qu". m- di s s i urs, la pieiia'it à pirt, lui d' luaud.i tout bjs,
avec milice, cdm'i/u'u de tenqjs 'e tVère Aiidre cuinpiaii donui r s la cuai-
ni;;naui.' de Piut Huy l-ies-Cli nips, elleréi'O-.dit à liame voix, et tans te
(li)i;t: r de rcil'ei pio iiiieuv qu'ai aient pr^ diiii e ses pai o!cs.
— I.e frère Audré, couiaie vous Tappiilcz, va quitter le couvent aujour-
d'hui même.
— Aujourd'hui ! r('pr'i('rcnt les nnnnes toutes d'une voix , c'est ioipossi-
ble. Vou^ aurez lUfil < iiieiidu. nn sœur.
— J'ai si liien cn^eiidu. que je \ieiis de voir, rie sa part, mrdame l'ab-
befse, pour la re;, orcierde l'Iio-piiaUlé q l'e lo a bien vuu.u luiatcoidcr,
et lui due qu'il den. aude- ;■. payer snn C'coi.
Ce> der iier= u'.ol.s fiucut accueillis par un 0< lal de rire ur.ivers-l.
— Son ()(.ot ! s'Ocrièrcnt les nuiiuCi en chœur. Ah ça! est-ce qu'il se
croit à l'aul) rge ?
— Il l'a^it qu'il .'lit perdu la rnison, interrompit une vicil'e re'igieuse,
pour ouIpI er (|u'il ap ;iiriieul ii un ordre raeudiai.t, et qu'en sa qual.tj de
capucin, il ne s.iur.ut lii n posséder.
— Si vous me la-ssiez le lenips de pailcr. reprit la lourière, vous sau-
riez que ce qu'il propose n'a rien de contraire aux st-lalj . e Si»a ordre.
— Que p opo-L-til donc?
— De pr cher.
.îusqu'aiors l'hil.iriitî i\e'< nonnes, bien q l'asscz vive, sViait reiircrniL^e
dans des horiics rou\eii,d)les; niais à rcite suiirème révélation de la tuu-
riere, cl e ne coiinui plu> de frein et désénér.i eu vérilaliles convulsion-'.
On ( û! dit que, couini ■ diins les vi il e> légendes, Saian ( n personne irô
luii invibdi e au niiheu de la coinuiuiiauié, et animait cho(|ue nuni;e du
gcs e c! de la voix
— Ah ça, s'écria Éinur.liinent une j^une novice, ost-ce que le frère
Ardre voudra t vous exhorter à apo-ia ier comme lui et à le suivre en
pays éiraii^îtr ? jc ticrais curieuse d'en, end: e son sera:on.
ICtiKoi aus>i, répoudiient CDiuino auiaut n'échos loaies les veix. depuis
les pUii jejiies et les plas fiaîchcs jusqu'aux plus vieilles et aux plus
ta;ilCS.
— Oh ! s'il en est ainsi, reprit la tourière, vuî allez être sniistiilos,
car je vic:;s de l'aire préparer la (hap.lle par oidre de madame l'ulibe.-se,
et Ij pré.licaieur est déjit en chaire.
L' s nunnes ne voulareut pas en entendre davantase, et sans atleiidrc
môiuiMjue la clneiie eût sonné, elles se précipiièrent avec un ciniire se-
1111 ut Ci une confusion fort peu luoiia t ques d.ius la ch .pelle du cmneiil.
Peu d ■ te.ups a|ircs le sermui comiaença. L "rsiiue le pi é licateur éleva
la voix pour a; noncer, selon l'u^^iige, le lexte q iM av.iit eh usi, T. roai-
ninnaute d •vint fjut yeux et tout oreilles ; mais quelle ne fut pis la sur-
prise yé.péiale, loisiiu'.n.' l'eniendit ar icu er disl n lenieu! ces mois :
— Mes sœurs, jc vais traiter du bunaeur qu'on goûte dans la vie reli-
gien.îe.
C r;es, il s;' serait mis à parler chinois ou héhrcu que les nonnes n'eus-
scn: pas été plusstupi'f.tiies. Aujsi ce fat ou mi ieu d'un co ceit de chii-
choteriuns ass^z peu auréjlile qu'il dut coinaieiicer son ser.uon; mais
liiei.iôt le charme de sou organe, qui ii'éiait p:'S mo ndrc qne c, lui de
toute fa pei sonne, rouiuirnca à capiiver son iuidiioire, et puis il y avait
tant d'éloiiueure dans le jeu" de sa p'iysionoinie et ju-que dans ses r.ioin-
ûrci g ■stes, qu'il était dliieile de ne pas éire suhj gué. fie capuein, dans
lequel Lewis air:.'>t pu trouer plus d'un trait po ir son livre véléluv, du
iloinr, possédait au t,nprènie dogié tomes h s retsourres de l'art oraioire;
il av.iit de ces acccns qui vont clierclur au fond de notre cœur les lihros
les p'usfe<rèics, et y font passer tour à lotir toutes les impressions les
pliH diverses, comme si celui qui pai le é.ait doué du don de ningic. Ses
inains ireinl.laiv.es, ses yeux animés p'.r une flamme siinntni-ellc, seni-
Lliient répandre à son gré sur tout son au litore je no suis quel lluid.,;
nuignéiiiiue q d le retenait pa'pitant à ses pieds. 11 y eut un niemcnt sur-
t! ui où les LiruK s coulèrent de tous le» veut, lorsque se wcuant lui-
même en si eue, lui qui s'élail dé hérité de ce lionheur p d^ible ([Ui s'. Iti-
ciie à la vie du cloîii-e, il se représenta pioiuenant de ccniréc en contrée,
ainsi qiielejuifcir.ini, raiia'iièaie iescritsur ton front, cl c.unaie lui i ar-
tout rcpouîsé. Il s'agenouilla en | leuraiil 'laus la chaire et demaeda r.i'.ici!
à l>ieu pour avoir violé les saintea prescrii.tiens de la régi '. et il n'y t ut
pas une de Celles qui l'écou'.aieiit daiis la poiiriue de Lejuclle si prière
lie irouvâi un puissant é< ho; niais (juf lie ne lui pis leur terreur lors-
qu'elles le virent se relever tout à coup le Iront ,'ouillé de poussière, la
bouche écumaiiie, l'œil lia'oid, et (iu'elles reniemlirenl, évoquint lui-
même l'ai rét de la just ce divine, s'écrier par trois fois d'une voix mena-
çante qui lit vibrer la chap'j.Ic jusque dans ses foiidemens :
/ « toiuldegracti!., »
A celte cruelle parole, toute la communauté écbta en sanglot?, et la
jpuiie alibi fse tomba évanouie. On s'empressa tuprès d'elle pour la seceu-
rii'.cl il s'ensuivit un moment de confusion inéviable en pareille owur-
rciice. Dès que l'abbesse commença ii reprendre ses sens, elle poiia
avec un inexprinialde si ntimeul de piété et de terreur ses regards tur la
chaire; ma s la chaire était ville, et le prédicateur a- ait disparu ..
Nul des serviteurs de labbjye n'avait vu pas'r le frère Amiré; nul ne
pat diic e'C (pi'il était devenu, et comme, au temps de Henri IV, les idées
syperstiiieubcs Irûiuienl aussi bien au couvent qu'à la cour, on ne manqua
pas d'ailribuer toute rcl'e aveilure à 1 iniei Vf ntion de quelque esprit .'ur-
natuid ([ui avait pris la forme d'un révérend opu in poer s'introduire
dois l'abbaye de l'on Roval-des-Chanips. C tle opinion s'arcrédiia d'au-
tant ndeux, que le prieur d. s capucins, interrogé sur l'exisience d'un
frè e André qui aurait été eximl-é de son couvent par une so-rée orageuse
de riutonine de 1G08, s'attacha consiamuieit à éluder ton es les ques-
tions qui lui fureni adressées il ce ;ujet, ci finit même par déclarer n a-
vor pont sonviiiance que ce religieux eût jamais fait panie de sa com-
uiunauié; m:ds il y a ti ut sujet de penser qu il n'avait d'autre bal dans
celte cil ciisiance que de inamienir sans fliMnssure l'honneur de l'oidre
,nui|!el il a, panena t; car on apprit bientôt qu'un capuciudu namde frère
An lié étaii passû en Turquie, cts'éiait fa t m isulman.
Quoi qu'i en soit l'n sort de ce misérable dont l'aventure n'est point
un roman l'on-é à pl.isir, ctse trouve rappel, e avec plus ou moins de do-
tai s d.ui-; loutesles Insloires de l'url-Fioval (1), il n'en est pas moins vrai
que de son iniroduciion mysiérieusedai s cet eabii.iyed te pour eliei.ne
nouvelle ( re, ([ui fui ce e du rélablissement de la discipline écriés asliijue
et de la rè.le de .'ainl IJeiioit dans toute ra rigueu". Dès lors, tout ce
qu'il y avait de mondain et de sensuel dans le régime intérieur de la rom-
muu.iuté, dis arul pour faire place au jeûie, à la veille de nuit, au silen-
ce, et enlin àteu'es les ausi('"iiiis de l'ordre de CItcaux. Les poésies eroti-
ques de Ronsard el de li.êif, (pii avaient tant charmé les nonnes, furent
bri'ilées en ho!o; anste au ndiieu du cloître avec louîcs ces parures, tous
ces ornemeiis epd avaient rein, d ce la serge, la bure et les ci ices. La, cii
avaient reie'Hi si longtemps les sons du luth et les chai sons i rofanes, on
n'eiiiendit plus que les sol' nuelles harmonies du chant grégorien, et l'ange
ties téiièla-es, qui avait établi sa deimure ci Ire les muis suuil.és ilu mo-
na tère, s'envola à tire il'ailes, chasé par l'élo lueme ri'uu capucin apos-
tat. En véiiié. n'y a-t il p:!S là un ele ces grands ens^ignemens dont purle
Bossnct, et qui o'ongent l'a ne dans une niéditation profonde?
L\ rel'urme de l'orl Royal-dcs-f.h.ioips fil gr^nd iiruit; elle eut la des-
tinée que les plus S dûtes choses ont toujours eue, c'est- ii-iire qu'elle fut
pour les uns une orcas'on de sca'idale, et d'éduicaîon pour les autres,
lille fut extrê^mcinent désapprouvée par un grand nmib e do moi es et
d'ab'.iés ni nie, epii regardaient la lionne chère, l'oisiveiê et le libcitinaie
comiue eraiiciennes coul mes de l'ordre auxquelles il uV'.ait pas pe mis
de loueher. Tous déclamèrent avec beaucoup d'emportement contre les
rel g euses de Por -Royal, les traitant de folles, d'e ahé;;uiu'''es, de n^iva-
triées, de scliis;ria'iq lès même, et ils ne parla ent de rien moins que de
Us faiie exco nmnuier. Mais Louis XllI venait de succéder à H 'mi IV, la
dévoiiun à la g lanlerie, et corani.-, dans l'or Ire naturel des chosf s, une
réaciiui est d'iiutaut plus viol ele qec le régime qui l'a précédée a été
poussé plus avant, bieniôt tout; la Fra' ce catholique eut les yeux fixés
sui l'oit- Royal. Ce fut le cou eut modèle cho s' j ar Dieu lui-mcne pour
servir d'exemple atout ce qui portai le fr^ c ou la guimpe. Toutes les
abb lyes du royaume imploraie.it à grands cns l'assis ance de Porl-Roval
pour se r; générer. Maiie-Angélique et ses religieuses n'étaient occnj:é-'S
qu il se iransporter de couvent c > cmvfut poir y ï::quer à ce grand œa-
vre de régenêiaiion, et il ea était p'uMeurs où e;!cs avaieni fjii à faire,
téiu lin ce (;ui leur arriva au monasière de Maubuis<on, d'où l'abbesse,
escoriée d'une troupe de jeunes goniilshoiames le pistolet au pai-g. bs
lor.a de soi tir. 11 csi vrai i(ac celte abliesseciait sœur de Mme Gain iclle
d'Eslrées, ci que, comme b:;n sang ne peut mcniir, elle s'était échappée
du couvent des lilles pénitentes, où elle avait éti* curcrmée en rxpi.iion
de sa vie pa s':e, tout exprès pour venir accomplir re nouveau nicfaii.
C'était par une nuil pluvieuse du mois de scpie ubre 1619 : dcsiiiuées de
tout secours, ne sachant où se retirer, les rel gieusis. les mains joiniO'i et
leur Voile codé sur le visage, s'a; hem nè'cnt en silence vers la vide da
Ponioiso, où elles trouvèrent enGn asile. N'y avaiiil ras là comme un
avertisseuient du ciel qui venait mêler un malheur prophétique à la gloire
naissanie de Pori-Royal-des Champs?
Rien ne devait manquer à celte j^loirc. Lors-qn'en 16'26, raccro's'craenl
du nouibi e des religii uses f- rça la communauté à se séparer en deux
parties, dont l'une vint habiter h Paris la succursale de la rue Salai-Jac-
ques, tandis que l'auire deuic.irail dans la maison des Champs, une nou-
velle consi léraiioii s'il acha à la vieille a'baye. et lasrien-e. cnnvc per-
sonniliée dans cette illustre fa iiile des Aruau-l, co nui.' l'Olail déjà la re-
li','ion, vint éclnrer de son llambeau la re'généraiion de Pori-Roja'.-lcs-
Cuamps. C'est alors que d'illus'res s iliiaires, renoneaM, à la fleur de I ur
âge, à un monde dont ils n'ont encore coniuiqueles plai«ii-s. «ieunent
cens.icier leur vie, dans ce d.'S'rt. au silence el à la retraite. D'aberrt
c'esl Arnaud trAnJilly, puis Antoine Arnaud, l'iuuiio. tel doiteur de Sur-
(1) Voir VAbrègi de lllisicire d« Port-Royal, far J«i Rac-uf.
LE MAGASIN LITTERAIRE.
bonne, l'un fièrc.raulrc neveu de l'abbcsse. Les loilres, les sciences, les
arl<, le l)airi\Tii, les ariars nièaïc, Uiules les coiiiiuissaiices (jui olèvent
riuini.iiiiié, toutes les pi ofessioDS qui riioiioimt, ont u:: repicscntoii! à
Poa-Uoyal, Cl quels rcproentjus que Lena suède Sacy, le celébic jiiris-
cou u' le ; Lanrclot, le l\iniou\ philologue ; Mcole, le grand tliooliigicn ;
Pliilippe de Cliauipagne, riuiuioitel (iciiilre, et K- donii r \enu de tous, le
pi. s profond de nus pliiloi.oplies, le plus li.udi de nos penseurs, lilaisc
Pascal ! Là, pendant que les uns prennent connalssai ce du personnel de
l'abbaye et iravailieui a en rétablir les alïaires, les aun s culiivint la
lei re comme de simiHcs gens de journcc ; puis, quand le corps est fati-
gué di? ces occupations matérielles, ils composent des livres pour Tins-
Iruciionde la jeunesse, des livres qui, deux cents ans plus tard, serviront
encore de ba^e à l'enseignement. Port-R .yal-des-fhauips devieit école,
elles plus grai ds seigneurs du royaume tiennent à honneur d'y faire ins-
truire leurs eiifans. — Attention ! l'un de ces enfans n'a point de blason,
lui ; c'est tout simplement le fils d'nu bon bourgeois de la FertéMilon,
nia's il se nomme Jean Uacine. U ne manquait plus .i Poi t-PiOyal-Jes-Cbamps
qu'un poète; ce poète esl trouvé. Que vous dirai-je de plus? La reine
Maiie de Médicis a pris celte abbaye sous sa proteciion spéiiale, elMlle
de Siudéry lui a cousiicré [dusieui s pages dan-i son roman de Clélie.
Quel beeu temps (|ue celui là, où, dans (elle liuiable retraite séparée
par nu fi faible inlervaUe de tout ce bruit ipii te fli autoerde Louis XIV
depuis son enfance jusqu'.i son âge nuu', on \oii se promener, pensives et
reçu, ili.es, dans celle prairie, au bord de cet étang, qui ont in-piré au
cliantre û'Esther et d'/lthutie ses preir.icrs vers, toutes ces nobles et
grandes lji;ures, obji'ts de respect et d'admiialion, tant i\\xe la ver u et la
fcienre seroiiten honneur! Aujonru'liui même, tous ics idusirrs luoiis ne
semblent-ils pas revivre encore dans ce tableau de la Sainte-Cène où Phi-
lippe de Oiiamp gne, ayant à reirac» r les traits des apôtres, ne crut pou-
voir mieux fa:re que de pn ndre pour modèles les pieux solit.iireo de
Port Royal-des-Champs? Plus lard, dans une cifcunstance funèbre et
mémorable qui iinpiia au grand peintre, au déclin de sa vie, le tab'cau
qui esl peut être son chef-d'œuvre, c'est encore un souvenir de l'abbaye
qui devait prêter ii ses pinceaux u:.c nouvelle immortalité. Sa liHe, rcli-
gieuse à Port-lloyal de.s-Gliamps, était nn'ade et à touie exlrémiiô. Un
jour, dans une hallucination sublime, Philippe de Champagne, alurj âgé
d". soi.\ai.te ans, saisit sa palelie, et il esquisse à grandi tri ils cet arim râ-
ble ex-voto où la jeune religieuse est repiéseniée agonisante sur une
chaise len.;ue, eiit;c les bras de la mère Catherine Agnès, et prête à pa-
raîre devant Dieu. Les deux nonnes SiUii en trières: encore quelques
niinuies, quelques secoiides peulèire, et la vie aura cessé d'animer ce
coriJS défaillant; ces lèvres pâles et glacées, qui semblent murmurer tout
bas quelque suprême oraison, seront s.ms moiivemenl... O prodige !
voilà que sous les piuceaux que le vieillard promène sur sa toile d'une
niain tremblante, ce visage, déjà couvert des ombres de la mo t, semble
rayonner O'uii éclat surnaturel ; U: malheureux père e suie ses yeux bai-
gnés de larmes ; car ce sont ces larmes sans clouie qui l'empêchent d'a-
percevoir iiisiiiulenient la teinte qu'il emploie, et il reperie sou regard
sur sa liilc, sur sa (ille qui est là mourante devant lui comme dans son ta-
bleau ; mais soudain le Iront de l'agonisante s'illumine de je ne sais quelle
douce et mystérieuse auréole, toute semblable h celle qui vient de jaillir
tous les pinceaux du grand maître ; et une vuix, une voix céleste san
doute, murmure à sua oreille : » Vieillard, va donc embrasser ta lille, dis
a re: ouvré la santé! »
Voilà, choisi entre mille, l'un des souvenirs nai s'attachent à ral)l)aye
de Poit-Royal-des-Cliamps; il est vrai que celui-là n'est pas le moins lou-
chant de louj ceux qu'on pourrait évoquer. A quoi bon dès lors parler
des auires? 11 famir.ot des volumes pour cela : aussi bien l'horizon si pur
et si serein tous lequel le moniistère vient de vous apparaître commence
b s'obscurcir, et voici que plaue déjà sur Port-Royal le nuage noir qui re-
cèle dans ses flancs la foudre et la lempèie. Voyez-vous passer sous les
murs du couvent le confident, l'es'jion , l'ame dainnéa du cardinal de Ri-
chelieu, l'homme qu'on a nommé l'éminence Riise, le fameux père Jo-
seph? Les prespéiités de Port-Royal-des-Champs ne sauraient durer bien
loi.giemps.
Enire tous les confesseurs de l'abbaye, un surtout était renommé pour
son savoir, sa piété, son éloquenre : c'était le célèbre théologien Duver-
giiT de Uauraune, abbé de Saini-Cyran. A la voix du père loseph , jaloux
de sa gloire , il est jeté d.ins les cachots de Vincennes ; et un fameux ca-
piiaine, Ji'an de Werth, peut s'écrier en retournant dans son pays, que
ce ipii lui a paru le plus curieux en France, c'est de voir tes saints en
prison et les évéqties à la comédie.
Mai> ce n'est nen d'avoir porté ombrage au père Joseph et au cardinal
de Richelieu, voici venir pour la communauté de Port lioyal-desChamps
des cnneniis bien aulremenl terribles. I,p3 pieux solitaires ont oub lô
qu'en f.dsant des édu' aiioiis et des livres, ils osaient marcher sur les bri-
sées de la compagnie de Jésus : Malheur ! malheur! trois fois malheur à
Poil-Roval-des Champs.
Mem'cés de voir s'anéaniir pour eux tous les bénéfices d'une exploita-
tion sur laquelle repose lu mj-urc partie de leur iiilluence et la rlus iii-
conieslablede leurs gloires, les jésutis commencent à' miner so •rdement
'iSdilice qu' U ne p •uvenl encore songer à abailre. Dans celte vue, les li-
vres émanés de la plume savante des solitaires sont soumis à une aiiahrC
piomicusc ; car les bons pères se souvienijeat d'avoir enleudu dire au
cardinal de Richelieu, qu'il ne voulait que deux lignes de l'écriture d'un
homme pour le faire pendre. Commenfs'étonner après cela que dans les
onvrag(s diciés par la loi la plus éclairée, pjr la vertu la plus pure, ils
soieiii parvenus à découvrir les gerim s de la plus ell'roy ble hérésie?
Bienlôt le livre fameux de ta fréquente communion devient le signa
d'une persécution qui ne s'éleiodia désormas que sous les ruines de
l'abbave. Son auteur, Antoine Arnaud, décrété d'accusalion . est forcé
de s'eniuir ; ses parens, ses amis sont signalés à l'opinion publique comme
des ennemis de Dieu et du roi. Bien plus, on va jusqu'à refuser h s sacre-
me.sùundncct pair du royaume, parce qu'il a recueilli chez lui un
pauvre ecclésiastique de Port-Royal.
Alors ri'teniisent pour la première fois les noms fameux de jansénistes
et de inuli. i~les(l),subiile et fatale distinction qui, en ressusciianl les que-
relbs scbolasiiques du moycn-."ige, allait diviser en deux camfis opp.sés
les si'Ciateurs d'un même culte. Une foissliginaiisé de la première de ces
épiihètes, le monastère de Port R<jyai-des-Chjmps demeura fiai)pâ au
cœ.ir et ne se releva plus. C'était le drapeau noir qu'une main ennemie
avait arboré sur ses murailles, et qui le signalait à tous comme un lieu
infesté par la peste et do[it on aUend seulement, par un lesle de piiié,
que tous les hôtes aient succombé p^nir livrer les bà'imens aux flammes.
El cette comparaison n'est point ici une vaine Heur de rhétorique ; le
fait esl réel. Un jour Louis XIV, dont tous les confeiseurs furent, comme
on sait, des jésuites, céda aux soilicilaiions de ce parti puissaut qui pres-
que au même instant lui faisait signer la lévoeation de l'Eilii de Naines, et
il I aya d'un trait de plume l'une des iilusli allons de son règne, en défen-
dant aux religieuses de Pori-Royal-des Champs de re evoir à l'avenir
aucune profession. U voulut qu'avec les débris de celle glorieuse conmù-
nauié tout ce qui restait d'elle descendît dans la tombe, aûn de n'entendre
plu.; rete'iitir à ses oreilles un nom qui l'importunait ; et comme si ce
n'était pss assez d'une Sr-nteiice de mort dont l'exécution était nôcessaire-
nii m indélinie, il y ajouta la torture ; non point celle loriure physique!
qui brise le corps et dimt la durée ne peut excéder certaines limitis,
mais celte torture morale qui brise l'ame incessamment et sims relâche
dans ses plus chères idl'ections, dans ses senlimeus les plus intimes.
Les religieu es de Porl-Royal-des-Champs se consacraient à l'éducation
de quelques jeunes Dlles de noble maison qu'elles aimaient d'un amour de
mère ; un jour on força l'entrée de I ur couvent et on a raeha ces jeunes
filles de leurs b as ; elles avaient quelques biens légués par la piété d'illus-
tres proiei leurs, il pari.t un édit qui en atiribua la possession à la coin-
niunauié (le Paris; elles avaient des confesseurs en qui repo.-ait toute
leur conliance, vénérables vieillards qui avaii nt assisté à la splendeur de
l'abbaye, et qui les conso'aient aujourd'hui de sa décadence, ces ecdé-
siasii ques furent deci étés d'accusalion, jetés dans les cachots ou forcés de
fuir hors du royaum.'. A leur place, ..:.' envoya des pré licaleurs dévoués
ii leurs cnneiiiis et qui leur prodiguèrent i'.:;siilte et l'outrage; et elles
soiiUrireut tout cela sans proférer une seule plainte.. . "i^stil donc néces-
saire que le sang coule pour ob:enir la palme du martyre ?
Mais ce n'était pas enco: e asse^ pour les ennemis de Port-Royal des-
Champs. Tant que ce monastère subi ler.it, la société de Jésus ne pou-
vailcormir en paix. Aussi, le père Tellicr, confe^seurdu roi, lui répé-
tait-il tou^ les jours que le seul moyen de faire son salut dans ce monde
et dans l'autre, était d'éiouir.'r la rébellion et l'hérésie dans leur foyer,
en brisant sur-le-champ, par un acie de sa volonté, une communauté or-
gueilleuse dont le cardinal de Reiz avait osé jadis se déclarer le proiec-
t ur. C'était un argmuent sans réplique auprès de Louis XIV, qui avait en
horreur louslessouvpniisdelaFronde.etqui n'avait pas besoin de celui-là
pour haïr coi diaicmeni les jansénistes, lui qui avait dit un jour qu'il leur
préférait les atbées. Cependant, soit qu'il voulût laisser au temps le soin
d'accomplir l'œuvre de deslruciion qu'il avait lui même si bien coaimenréc,
soit iiu'il reculât devant unemesuie que sa conscience lui représentait
peut-être comme un sacr.lége , l'abbaye de Port-Royal des-Champs éiait
encore deliout dans les premiers joui s d'automne de 1709 ; mais ce n'é-
tait di'j 1 plus qu'une ruine où l'on pouvait lire, dans chaque dégradation,
les lenibli'.; cUels de la vengeance u'une secte qui n'a jauiais pardonné à
ses ennemis.
Des quatre-vingts religieuses qu'on y comptait jadis, il n'en restait plus
alors que vingt-trois ; car, par une sorte d'accord sympatliquc, le mo-
na-tère et ses hôtes scmblaieni s'incliner en même temps vers une tombe
comiiiune. Le jour où la dernière abbesse était morte, une des chapelles
latérales de régi:se s'était affaissée sous le sol : quelque temps après, un
ouragan avait renversé ut) pan de mur du doi loir que monseigneur le
duc de Luynes avait lait construire en IC/iO. Privée de ses revenus tem-
porels , la communauté n'avait aucun moyen de réparer ces d"asiie3.
Déjà l'herbe commençait à désunir les pavés des cours, (t lorsque le
vent faisait craquer les toits ver.noulus , on voyait les oiseaux de nuit
eux mêmes s'enfuir épouvantés d'un séjour où ds ne se croyaient plus en
sûre'é.
"' (1) Un cortoin Janscnius , évoque d'Vprcs, avait entrepris, dans un livrj qui
ne parut qu'apiès sa mort, de jusiilicr saint Angiislin îles reproches etnescri i-
ques ilnrii te pèrii île l'église avait été l'ol.jel de la part (lu jéMiile Jloliiia. (. C:t
delà que les solitaires de Port-Royal , q;ii embrassèrent in ce iinlcur s(js doc-
trines, reçurent le nom do Jaménislfs, pir opposiiion à celui de Molinistes
iC prireiil leurs adversaires,
<ju
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Un nouvel été venait de s'écouler : a combien de reliKii'usrs serait-il
donné d'en co!:ten:p'ei- un autre ? Combien même punrraient saluer le
retour des fvuillcs? Encore si , dans leur déiresse , des secours et des
consolations leur fussent venus de l'extérieur; mais non , c'ct.iil courir le
p;u-f grand danger que de se moiitier leur ami , et leurs plus prociies pa-
rens devaient -enrincer à les voir : ainsi l'avait voulu louis XIV qui , par
une de ces capitidaiioiis de conscience si coniiiiurips ;iux dévôis , espérdit
qu'en assujéiissnnl Its reli;^ieuses à une toriure mor.ili; de tous les_ ins-
laiis, siius laiiucHe leur ame saignerait sans lelùclic, il les forcerait à ini-
plurcr sa clémence cl à fléchir le genou devant la secte qui les écra-
sait.
A rbacnnc de ces épreuves, un dignitaire (Je l'éslise apparaissa't sur le
seuil de l'abbiye : c'était l'archevêque de Paris ou le viciiire g- nér:-.! du
diocèse. Ils éiiiien'. là comme le proconsul rcma^n qui veiuvt assister au
fup.ilice (les preiiiiei s chrétiens, ou coiniiia le lieutenant ci i:;iinel près du
piiiimt dont on déchire les menilires. Comme eiu, i's avaieit aiissi'in
d'arracht'r une abjuration ou un aven aux convuls ons do l'uijouie ; co'iime
eux, ils eniploj aient t lur h tour les promcssi s on 1 1 mina c.
— Le ni est toui-pui^sant, di~a eut ils. s(iu';i; llcz-voiis à fa justice , cl
l'on vous rendra les jeunes (illes que vous éle-ii;;, et l'on rappellera vos
confesseurs qui g inis^ent dans l'exil on dans les cachuls . et vous ne se-
r;Z plus conlaiii; (sn niouiirdc fiiim < t de froil au milieu de ces ruines.
— Que faut il faire pour Cfla? répondaieu:-ellis tristement.
— Pour cela, il fuit renier les doilrines des réiirouvis ipii ont terni
l'érli'.t de celte saiuic maison, les Arnaud, les Lau'-clot, les Pascal ; il
faut quitter ces muis que souille eucoro le contact de leurs osicmens. Le
vou cz-vous ?
Pour toute réponse les religieuses levaient les yeux au ciel , puis elb^s
rentraictit ilaiislem-s cellules, aliti de puiser dans la prière la résiL;naiion
à de r.oiiveay\ tuiumens. Un jour, le cardiuid de Nuaiib's s'indigna de
ceili> résiynaiion même, et il pri)non(;a contre Port Uoyal-des Champs l\
rcddu able lormnle de l't x'oniiuiinic.iiiO'i.
Alors, toui le coura^'e qui aiiiin il eiiciu'e ces pac.vrs filles les aban-
donna. 11 fiu Irait pouv !'• res>u-ciler à l'aide -In (iainhe.u de la foi tout
un m :)tule qui n'exi'^ie plus, tout un ordre d'idées qui est ilcjii loiii de
nous, pour coininudre tout ce que durent é|irouvcr ces femmes déshé-
ritées tout à csup de h pratique des devoirs pieux qui cimslilinient toute
leur cxi.-leme. Plus de préln s pour les consof r dans leins misères, pour
leur apporter le pardon du ciel ; le confcNsionnal éiaiiv;de ! Plus de saints
sacrilites f'e la messe , de cérémonies solinnclles ; nuit et jour l'autel
étnit désert, nuit cl jour l'église et lit oititne. lîll.'s s'y rendaient machijia-
lement, comme si elles eussent espéré que D eu, dans sa miséricorde in-
linie, ferait un prodige en leur faveur et ((U'elles venaieni soudain su'gir
il l'autel , revêtu de l'étole cotisaciée, l'un de ces vénéraldes eccKsiasù-
qnes riulo; mis a (pielques pas de lii de l'élornel soinvieil ; mais liélas !
c'est eu vi'in qu'elles allumaient tous les cieigeseï (pi'elles pirtreiit le ta-
bernacle di's dernières Heurs de la saison, toujours l'autel était désert,
toujours l'é'glise était mueilc.
l'i is;ej, abattues , on les voy it errer du ma'n au soir, les pauvres re-
ligieuses, duis le jrrdia et le long des doit c, souienant d'un ■ ma a dé-
laie leurs rosaires, dont les grains échap aient souvent de leurs d ngts.
Cepcndaii!, par un de cesconna^ics si fiéq: ens eniic le monde phy.ique
et le uionii! iiioi al , l'au oiune, qui s'était aanoncé sou-; de funestes aus-
pices, était devenu beau ; les gazons avaient reverdi, les arbres n'avai nt
pas encore perdu (ouïes lenrs IVuilies, le :oleil illuminait douement de
sei joyeux icfeis les mille loulles de lierre grimpant aux lianes de la
vieille' abbaye, les oiseaux chantaient, et la naiure entière sembla tse ra-
nimer pour être tém lin d'une rgonlc.
Pourtant , il faut bien le dire , quelle que fût rétetiilue de leurs maux,
aucune des religieuses de Portlioyal-des Champs n'aurait voulu racheter
la jouissance de tous les biens qu'elle avait perdus au prix de l'abandon
de sou pauvre mona^tèrc. C'est une si grande consolation que de suull'rir
ensemble! On dit qu'un bonheur ignoré devient un sU|)|.liie ; mais un
maloeur partagé c'est presque du bonheur. Kl puis, par combien de liens
ces saintes lilles n'étaieiil-elles pas attachées à un séjour témoin de toutes
les phases de leur existence, où s'étaient concentrées toutes leurs joies
c milles toutes leurs peines, tous leurs .«souvenirs comme aus^i toutes
leurs espérances ! Il n'y ava.'' pas une loise de terrain dans cette solitude,
pas un arbre dans le jardin, pas un i'iier dans le doî re, pas un laid, au
dans 11 cliapelle , qui n'eussent droit à leur mémoire, peiu-élre même à
leurs larmes. Celait lii qu'elles avaient lUié, dormi . aimé penilai.t un
(iemi-sieele. Toule leur vie n'éiait-el!e pas dans ces trois mois ? fiilin c'é-
laii 11 (pie re, osai>nt, en les attendant, celles de leurs sœurs (|iii les
avaient devanc. e- dans la tomba. Parfois, d'ailleurs, l'es élance qil vient
s'asseoir au di'vet du nuriboiul juîqu'au moment où il ren 1 le dernier
.sou; ir, planait encore sur l'abbaye. Louis XIV, (lus que septuagénaire,
no po ivail régner bien longtemps. Que ne devait-on pas attendre de son
Fuecesseur, du jeune Daiipliin, élève de l'énélou? Sous re nouveau roi,
Poi I lîoyal-d' s-Cliamps ne pouvait manquer de renaître de ses i uincs , et
des jours de prospérité et (le gloire lui étaient encore promis.
Une nuit de la lin d'octobre 17US>, ru tnouientoù les religieuses se rcD-
daieiil iuuaiines, il leur sembla (|ue des biuils étranges reteiiiissaicnt non
loin de l'abbaye. C'était comme le piétinemeut sourd et mesuré d'une
troupe de cavaliers, ui'ilé au mouvemeutdes roues de nombreux cari es-
ses. Toutes, par un vague pressentiment, se rapprochèrent les unes des
autres, et elles se disposaient déjà à rentrer dans la chapelle, lorsqu'un
vieux serviteur de l'abbaye, haletant, le visage décomposé par la plus
vive terreur, se présenta devant elles. Il s'approcha de l'abbis-e àlaqinlle
il parla quel(|ue temps et a voix liasse. Quel rouveau malheur pouvoit
menacer la canmuiiauié ? La mesure de ses maux n'étutelle pi.s com-
blée ? En écou'ant le récit de cet ancien serv.ieur, le front de l'iibbesse
resta empreint de sa sérénité habituelle. Seu'ement, lorsque te retour-
nant vers les leligieuses, elle éleva la voix pour leur parler, peut-eire
put-on remarriner que ses paroles pleines d'onciion et de riou cur traLij-
saieut par l'aliéralion de l'organe une profonde émotion intérieure.
— Mes lilles, dit-elle, suivez-moi dans la grande falle de l'abbaye où
monseigneur le lieuteaanl-général de police nous attend pour nous com-
lunniuucr les ordres du roi. Monseigneur le lieuieuai.t général désire à
c t ell'et que la communauté s'assemble siir-;e champ en chapitre : mes
lilles, rendons h César ce qui appartient à César.
Un trouille alfreui s'empara des re igii usi s en recueillant ces paroles,
et l'on se mit eu marche. Le jour commençait à poindre, et l'on put aper-
cevoir distiuctemen', en s'appiodiani des bâ imcn<, toutes les cours Inté-
i-iei rcs l'i'iiplies de détaelienieiis de gardes françaises et suiss s, L'ab-
aye semblait méiamorplieisée en u ,e pi :ee de gierro. Treuibla ues
éperdues, les religieuses eeti èrent les yeux b -issés dans la graïK'e .'aile du
"liapitie. C'éta t jadis la plus s|)|. n lide comme la | lus vaste du couvent,
et elle était décorée des pirlraits des abbesses de I ori-R yal de-.-Chanipî
et des lalile 'ux de l'In ippe de (;hampagne; n.iùs depui- que le tem;)s
avait imprim'; ses ravages su.' les fenéires disjointes et sur les clnisoi s de
chêne VI rmoii nés, ceue salle élai' abandonnée et elle et di re.siée f rmic
jusqu'au jour où une grossière so dat'sqne vintenfoner lesjioMe.s et i h;is-
ter bs oiseaux de nuit qui y avaient éta'jli leur séjour. A 1 une des extré-
mités, sur une estrade, à la lueur des torches dont lei lu.ubrcs fellels
rendaient à la Imiière tout ses pâles ligures d'abbi'Sses, enlormics de-
puis lant d'aunéi s sur la loile dans leurs ca 1res no rcis, au milieu d'en
grand appareil mi iiairc, se tenait debout un homme d'nne physionomie
ellray iiiie. C"i''iaii nion^eigue r de Voyer d'Artjensun, lieutenant général
de la police du royaume. Il (it signe aux re^ gieuses de s'asseoir, et dé-
plojant un parchem n scellé aux armes de France :
— Je viens, di-il, accomplir une m s^ion de rigueur. Vo 's avez déso-
béi au roi, et re n'e.-it jamais impunément qu'on l'oOense. Touii fois S. .\J.
a enrore eu pitié de vous. Ecoutez l'arrêt que le roi a rendu dans sou
conseil.
En même temps, il lut d'une voix solennelle et à laquelle bs voâtes hu-
mides de la (Tande salle ca|iiiul.iire prêtaient un lug .l,re retcni s eaier t.
cet arrêt de colère, dirté iiar les jésuites, qui coiidamnaii les religieuses
à quitter leur monasère, afin q^i'après leur départ les bàtimei).-< pussent
être rasés de fond en comb e et l't mplacement livré à la culture, tant on
avait hât" d'effacer jusqu'au moindre vestige du nom de Port-liny,d des-
Cbamps! Aux termes d.: cet arrêt, la tombe même perdait son droit d'a-
sile, et tous les ossemens enfouis dans le cimetière devaient en cire ex-
humés alj'!, sans djulc, qu'il fût bien prouvé désormais qu'il ne resta t
rien de janséniste dans cette eiircinte. A [lartir du 29 octobre 1709, la
communauté de Port-lloyal-des-Champs n'existait plus.
A ces dernières paroles un long gémissement se lit entendre, puis un
silence de morts'élablii dans la salle : c'était coninie le dernier soup:r de
la vieille abbave; d'A'gen^on !ui-méma en fut g.'acé de terreur. 1! sem-
blait que touti-s les religieuses fussent passées soudain, et chacune dans le
même in tant, de xie :, trépis, tant leur visiige était pâle et inanimé, lant
leur aiiiiude éiaii immobile. Entre cet auditoire en chair et en os accroupi
dans les stalles vermoulues du ciiapitre, et cet autre auditoire en t-lTiuie
appendu aux murailles lézardées de la salle, il n'y avait de diiTereure
que celle qui existe entre la peinture et la statuaire. Au bout de quel-
ques minutes, une voix s'éleva comme du fond d'un cercueil, c'était celle
de l'abbesse.
— - Monseigneur, dit-elle, mes filles et moi nous sommes prêtes. Quand
cela arrivcra-i-il ?
— Tout à l'h ure, répondit la voix toujours impassible du lieutenant
depolice. Vous êtes ici vingt trois reiiijieuses, il y a à la grille du couvent
vingt-trois carrosses qui vous conduiront dans vingt-trois mona<<tè<es dif-
férens où vous devez linir vos jours. Vous avez uue heure pour faire vos
préparatifs et vos adieux.
En disant ces mo s, d'Argenson sortit brusquement de h siUe. A'o^s
cps murs furent témoins d'une scène de des d.ulon riifùcde à décrire.
Elles pleuraient, ces pauvres tilles, sur leurs ^iii.'.chemeu» brisés, sur cur
couvt nt déiru t. sur leur lit de mort solitaire et désolé où nulle m iii
amie ne xieudrait Icurfeimer les jeux. Dans leur désespoir, «l'es s'é-
criaient : 0 Seigneur, nous étions si heureuses ! a L'abbesse seule pa-
raissait résignée, et allait de l'une à l'autre en disant : • Ne pleurez pas,
mes lilles, nous nous retrouverons dans un monde meilleur. • Mas les
religieuses, en l'éeoutani, hochaient tristement la léte et pleuraieni tou-
jours. Hélas ! le (lésispoir î^,ei-;l donc la io\'f Tout à coup le fr.>nt de
l'abbesse parut s'illuminer d'uuj céleste auréole ; quelque» chose d'ins-
piré étincela dans son regard.
— nies lilles, s'écria telle d'une voix qui domina tous les gémisse-
mcns, suivez-moi.
Los religieuses obéissant à cette impulsion machinale, résultat de la
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
disripliiie monastique, reprirent silencieusement lems ranis et snrtireiit
delà ijiMiiilo salle, lill's HMvcr.sfiri'nt prociss.sjinnelicun'ni les c>mi's, au
railiini d'uie fo île d.; s )UI us (|;ii se li'.nge ne it sur le i ' p issago avec uie
respeciueuse coiii niséiaiioii, cl arrivéreiiihien'ôt h l'i^^ilise. Là elles s'a-
genouillèieul, et les portes ayant 6lé feiinJ.'S, l'abhe^se eiilonm, d'une
voi\ encore pleioî de force ei de uiaie->t's le premier vcset du p'.auiue
109, ei toute la coin uunauié reprit eu ciiœ ir le vcrsjt suivaii'. D'a'iu'd
l'S chants ret-Miiireat faibles et indécis ; il y avait encore des larmes
«lanscliaque voi'i; mais bientôt, s'auiiu.int aix soi!s de l'orgue dont les
basses sonores (îbr.inlaieat la n:'f j H([:ie da'is s^^s fonJ m mis et eni-
vraient l'a iie d'une v^'gie m'Ioilie, les reli^'i 'mes rerouvèri-nt au fond
de leurs pui'rines dessécliées par l'Age et les inlirmi es ces acccns iui-
pires qai n'apparticuneut ph s à la terre, et que lai>saieat fîcliapper les
premiers chrétiens, lorsqu'au milieu des 11 imni;'s prêtes à consuiuer leurs
corps, on les e.ilenrlalt ch nter leurs picui cantiiiuc'!.
L'heure éiait pa^s.^e depuis long leaips que l.'s chants retentissaient
cnrore. Cependant d'Arge.ison, in pd t de ne pas voir se i cidres exécu-
tés, arrive csrorté d'une honlc de solJats du guet et d'agens de p>lice.
Les port' s étaient fernées ; il ordonne de les enfomer. et, sans respect
pour la niajesié du sa nt lieu, il péuère le prcaiier dans l'église, l'épée
nue et la menace à la lioufhe.
— Au nom du roi, s'érie til d'une voix tcnibl:', sortez d'ici sur-le-
cbanip, ou mallipur il vous, jansénistes !
Il fdut renoncer à peindre la scène terrible dont ces derniiTS mots fu-
rent le prélude. Les satellites de d'Argenson s'élancèient dans le chœur
et arrachèrent les religieuses de leurs fta les pour b s traîner dans les
carrosses qui les attenda eut. Ce fut cendantquilque temps un efiVnyabie
concert de trs, de sangloi^^ de prièies, de blaspli> mes. \ l'extérieur, la
popu'ation ries hameaux voi~ius qui étiit accourue à la nouvelle de l'œu-
vre de destruction qui se préparait, franrlii-.s;iit les niiuailles du < ou vent,
brisait les clôiure.^ et venait, les >eux baignés de lurmes, s ;ig 'iiOMil er en
^ilen<■e sur le passage des pauvres nligitusi s qu'on enlruînait vi'antes,
mourantes et inanimée. On s'ai radiait les lauibeaux de leurs voili s dé-
chirés dans cette luile impie; on les couvrait de baisfrs comme la dé-
poui le des saints martyis. Même apiès qu'elles avaimt disparu, les rieux
échos du cloiire répétaient ciiroie leurs sanglots et leurs déchirans
adieux ; mais bieniôt un lourd carnsse ébranlait le pavé; pui-; alors c'é-
tait le tour d'une auire viiiuie. A la li», il vint un moment oiî le silence
régna dans l'uLbaye. Il n'y avait plus une seule janséniste à fort Royal-
ties-Champs.
I.e lendemain, l'antique monnsièrc fut livré nn démolisseurs.
Ne serait-ce pas pjr une juste ptuiiiion du ciel vengeur <li spiiuvres reli-
gieuses, que les anu' es siivanies tant de mallieurs sont \enus fondre sur
la tète de «e loiqui les avait prosrries, et (jue nus aïeux ont v.i le même
jour, en 1712, trois cnfans de Fiance inhunr sdans lescav(aux de Saint-
Denis ALEXANDUK DliLAVEUGNE.
DEUX :.£TTai:S SE CASIXIOSTHO.
On sait que le comte de Caglioslro ayant él(î impliqué dans 1 .iffairc du collier
par lesdc''posUlijns mcnsongèits de Mme de La Aiuite. |i!ssa dix mois a la Uus-
tille. ainsi que sa femme, la belle romaine Sera|ihiiia Feliciaiii, laquelle par pa-
r. iilliése ne savait ni lire, ni signer. Le 31 mai HSIi , un arrêt solenuil du par-
lement le décliargca de toute accnsalion avec le cardinal , son proieclcur et son
élève. Le l" joiii il fnt mis en liberté. Dix inille hommes l'allendaiint à la porte
el le conduisirent trionqihalemcul jusque dans son peiit liotel de la rue Saint-
Claude , au Marais ; les dames de la biiUc lui apporiérent des bouquets , les
musiciens lui domiérent une sérénade, les poêles lui réeiièrent force \ers eu son
iiouiieur. 11 admit a souper dans sa inuisou tous ceux qui purent y entrer , et
jeta de l'or elde l'argent aux autres par la fenêtre. Tout allait pour le mieux ;
inais le lendemain parut un conunissaire rie police, M. Che-non bis, qui lui ap-
portait un ordre du roi de quitier l'aris dans les viiigl -quatre heures et la l'raii-
ce sous huit jours. Le f;raiid homme fut donc loné dj se réfugier à Loudros ,
que déjà il avait quitté eu 1777 a la suite de malcutendus fâcheux entre lui et
la justice.
Pour son malheur, il y trouva un certain niorande , qui y faisait un journal
inlilulé : (« Courrier de l'/iurope. Chassé de France , après un empii>oiine-
mcnt de quinze mois , ce Jlorande n'avait fond? son journal (|iii! pour nieilre^à
conlribulion les ijuissaiicc» du jour. iMinc Dubarry avait acheté smi silence au
pris de ilJO guinécs (12.500 fr , une fois |iovées, cl de '<,C0() livies de reiite.- dont
moitié revcr.^ible sur sa remiiic. Vollaire , qu'il avait voulu t.ixer aussi , s'était
contenté défaire insérer dans tous bs journaux de l'Europe la Icllre dms la-
quelle il lui faisait ses conditions. I\l. de Lauraguay. depuis duc de lirancas,
avait fait mieux , il avait traversé la .Manche uuii|iiemeot (loiir administrer ù
Moraude une volée de coups de canne dont il avaii exigé un rcfii motivé.
Tel était rnornuie que M. de Itrcieuil avait chargé d'écrire à Londres contre
La .Molle et Caglioslro, eu même temps qu'il les cpioiinail ci lui rendait
compte jour par jour de leurs pas cl déinarches. Caglioslro le savait, el sans al-
lemlre que les allaques de .Mo.'anje devinssent plus aceibcs, il vo dut b; dé-
masquer el metlre a l'avance les rieurs de son coté. Il prolila donc de qucbiues
plai-anteries que Morande s'éiail permises sur une piêlendnc expérience qui
consi.-lail à accoulunier insensiblement un animal a une nourriture einpiiisim-
néc, et a rciuIre ainsi su propre chair un pouou des plus subtils, cl lui écrivit
la lettre suivaulc :
Lattre du comte de Caglioslro au sicw Moranlc, du 3 septembre 1780.
« Je ne connais pas assez, monsieur, les finesses de la langue française pour
vous faire tous les complimens que méritent les cxcilleriles plaisanteries coiilc-
nuc» dans les n* 10, 17 et 18 du Courner de l'Europe ; mais comme tous
ceux qui m'en ont parlé m'ont assuré qu'elles réunissaient la grûre à la finesso
et la di'Cince du Ion à l'élég.ince du style, j'ai jogé que vous élcs un hnniine de
bonne coiii|iagnie, el, a ce litre, j'ai conçu le plus vit désir de faire comiais-aiice
avec vous. C pendant, connue Icdinéelians s'êiaient |ierniis de d b ter sur voire
compie de 1res vilaines liiiloiras, j'ai cru devoir les crlaiicir avant de me livrer
Idiil a fait à l'inclin^aion (jne je ressens pour vous J'ai vu avec bien de la sa-
isfielion ipie tout ce qu'on avait dit à voire sujet était pore médisance, qii c
vous iiNliez point du iiomljre rie ces cdomiiiaieurs périmliques qui vendent
leur pliiiiie au plus olVr.jnt, et fuit payer jusqu'à leur silence ; et qn cnlin les
proposilions sccriles que vous ni',ivi;2 luit laiie par votre di;;ne ami, M. Svviu-
lon, ni avaieiil elViroutbé mal à prop s, étant aussi ualurel de demander de l'or
à ui\ adc|Ue que de puiser do l'eau dans la Taïuise.
» De toutes les lionnes .'/nfoirfs que vous failes sur mon compte, la meil-
leure, sans contredil, esl celle du coi bon engraissé d'ar-enic, qui cnipoisoiina les
lions, les tigres e les léopards des joiéts de .Mciline. Je vais, moiijieur I • rail-
leur, vous iiiellre a piiriée de plaisanter en connaissance d- cause. Lu fait de
physique el de chimie, les raisonnemeiis prouvent peu rie chose, le pcrslfllage nu
prouve rien , rexpencnce est lout. l'crinellez-moi riiinc de vous propnsir une
pelile expérience qui diverlira le publie, soit à vos dépens, soil aux miens. Je
vous iiuile a déjeuner piiur le neuf novembre prochain , a nci f hi'iires de
malin. Vous fiiuriiircz le vin cl Ions les accessoires; moi, je fournirai seule-
ment un plal de ma façon ; ce sera un petit corlioii de lait, engraissé selon ma
méihode. Deux heures avant le déjenncr je vous le présentera' eu vie, bien gras
el bien [lorlanl. Vous vous chargerez de le faire tuer et de le faire apprêter, et
je n'en approcherai plus qu'au inoinenl où ou le srrviia sur la taliit. Vous le
couperez vous-même en quatre parues égales, vous (hiii>ire2 celle qui dallera le
plus volic appétit el vous me servirez celle que vousjugerez à projios.
"1 Le leniicmain de ce déjeuner, il sera arrivé de qiiaiie choses l'une ; ou nnu
serons morts lous 1 s deux, ou nous ne serons mm ts m 1 un ni l'autre , ou je se-
rai mon et vous ne le serez pas, ou vous serez mort cl je ne léserai p.is. Siirces
quatre chances , je vous en donne trois, cl je parie 5,009 giiinées (i;î!>,OUO fr.)
que le lendemain du déjeuner vous serez mon et que je me porterai bien Vous
conviendrez qu'on ne peut pas être plus beau joueur ei qu'il laut iiéces.-aircnient
ou que vous acceptiez le paii, ou que vous conveniez que vous el s un ignorant,
et que vous avez sottement plaisaulé sur un fait qui u'était pas de votre tom-
pélence.
M Si vous acceplcz le pari , je dépose incontinent les 5,000 gninécs chez le
banquier qu'il vous plaira de choiir. Vous voudrez bien en l'aire aut.int dans la
quinzaine, pendant lequel lemps il vous sera loisible de mcitre vos croupiers el
vos souteneurs à conlribulion.
» quelque parti que vous preniez, je me balte que vous voudrez bien insérer
ma letire dans votre prochain numéro, cl lajoulcr par post sciptum à la cri-
tique charmante, quoiqu'un peu tardive, dont vous voulez bien honorer mon mé-
moire.
» Je suis, monsieur, avec lesseniimensqu'éprouvent tous ceux qui ont le bon-
heur d avoir des relations avec vous,
» 'Voire, etc. »
Qui fut Lien empêché a la réception de collcle'.lreî ce fui le pauvre .Moran-
de. L'allaire élail ijieii embarrassante : chiinisle ou presiiiiiglaleur, ('.agliu>lro
n'étail pas un homme ordinaire ; ce n'était pas l'argent qui embarrassa l Aloran-
de ; d'abord il eu gaginiil beaucoup au vilain métier qu'il faisait ; el puis on lui
en oCr. Il de lous les cotés : les Anglais parieraient sur la durée de 1 agonie de
leur mère. On n'avait pas encore vu de duel au petit cochon de lail ; avant la lin
de la semaine il y avait dos milions de pariés pour ou contre. Que Ut eiibii Mo-
rande'? il accepta .. par procureur !!!
Pour ne p.js gâter cette histoire, j'aime mieux vous la donner dans la seconde
lettre de Caglioslro.
Secon'le leltrt du comte de Caglioslro au rédacteur du Courrier de l'Europe.
« Recevez, monsieur, mes rcmercimens d'avoir bien voulu insérer ma lettre
dans le Courrier ri'aujourd'lini. Voire réponse est finie, honnête et modérée;
elle métiie une réplique. Je me hâte de vous 1 euvoyer, pour qu'elle puisse pa-
raître dans votre prochain numéro.
» La Connaissance de l'art de conserver est essentiellement liée avec celle de
l'art de délruire. Les remèdes et les poi-ons dans les mains d'un ami des hom-
mes peuvent également servir au bonheur du genre humain, les premiers en
conservani les êtres utiles, les derniers en détruisant les êires malfai-ans. Tel est
l'usage que j'ai toujours lait des uns et des autres ; et il ne tenait qu'û vous,
monsieur, que mon j/ourruion de Londres ne fut autant et plus utile à l'Eu-
rope que celui de Médiiie ne l'aéléjadis a l'Arabie. J'en avais, je vous l'avoue,
le plus vif ilésir; vous avi: z eu la bon é de me faire connaître quel élail le genre
d appât le plus propre à vous attirer. Le pari de 5,000 guinées était justement
ranioicc à l'aide de laquelle j'espérais vous prendre dans mes filets.
» La prudence extrême dont vous avez donné des preuves dans plus d'une
renconlic, ne vous a pas permis de mordre a l'haineçoii. Mais comme les 5,t)00
guinées vous tiennent foriement au cœur, vous acceplcz le pari , à une coudi-
lioii qui en déiruil lout l'inléret et à laquelle je ne dois pas souscrire. Il m'im-
porie peu de gagner 5,0110 guinées, mais il importe beaucoup à la société d être
délivrée d'un lléaii périoilnpic.
» Vous refusez le déjeuner auquel je vous invite el vous me proposez de faire
remplir votre place par un oiiiiunl cirnivorel Ce n'est pas la mon compte. Va
semblable convive ne vous représenlerail que très imparlailemenl. Où trouve-
riez-vous un otiirniil ciirn v< re qui l'Ut paiini lis animaux .le sou espèce ce que
vous êtes parmi les hommes ! D ailleurs les volonlés sont libres. Ce n'est pas
voire représenlaiil , c'est vous que je veux traiter. L'usage de comballre par
chanipi.ns esl passé de mode depuis long-temps; mais quand bien même on
vous rendrait leservicc de le remet. re en vigueur , l'honneur me dé'eiidrail de
luiler contre le champion que vous m'o.l'rez. Un champion ne doit pus éiro
Iraiiié ilaiis l'arène ; il d(nl >')■ montrer do bonne grâce , et vous conviendrez ,
pour peu que vous supposiez de raison aux animaux, qu'il no s'en liouvera pas
un, soil Carnivore, soit lieibivore, qui consente à devenir le vôlre. (jessez donc
de me l'aire des propoMlions auxquelles je ne puis pas entendie. Votre accepta-
tion eoiidiliounelle est un véritable refus, et mon dilemme subsiste.
» Je suis, etc. »
Caglioslro, condimné à Rome, en 1791, It uncmpri-onnement perpétuel com-
me suspect de franc-maçoninrie, niouiul , dit-un, en 1795 au chàleaii rie Saint-
Lcu. 11 y élail ébroua sous le nom de Joseph Bassamo. Quant à son malencon-
treux convive aiorande, il rcmra en France à l'époque de la révoluliou, écrivit
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
pour cl contre lous les partis et fui massacré à l'Abbaye dans la nuit du 2 au 3
sepleiiibie. {Gazetle des l'ribunaux.)
É^l>lsfnles de la, WLéwsîuiîozi.
Marenconlre avec Saint-Just. — DtHails sur sa personne. — Intérieur des bu-
reaux du comiié de sjlul public. — Les sabins du cornili'. — Crupns joyeux. —
Arrêts de mort. — Suupeis lins. — llobcspicrre et Guinjzuene. — lirujuus du
louge. — Les paniers de gibier. — Le iiépublicain sensiOle de l'iis.
Je connaissais un huissier c!c la convention appelé Royer (1) qui nie
piocurait souvent des enirt-esde faveur dans l'une des tribunes lOservées;
car Ci's légijlateurs démocrates (jiii a\aipin fait niaiii Lasse sur tous les
/ riviicj^'iés , avaient niaiiitrnu chez eux pour ietirs a;iiis des privilèges
de tiiluiiic. De mon côié, je rendais à l'buis?icr complaisant lous les pe-
tilsseï vices 'U'i dOpeiidaieiit de moi, dans ma posiiiOii de clerc de notaire.
Ainsi, ce jour-là, c'étaii dans la première décade de vcnlosa an II, je lui ap-
portais une piocuration qu'il était venu signer la veille à mou étude.
(Juaud je uiepiéseiitai, on me dit qu'il venait d'être maidé au bureau des
inspeceurs de la salle (2). Je l'y tiouvai en effet, u)a s non pas seul : un
jeune homme de vingt quatre 5 vingt-ciitq an>, d'une ligure distinguée,
d'une phy^i<'Ilotllle douce, d'une tournure élégante, d'une mise recher-
chée, assis près d une table couverte de cartons, feuil ciait quelques pa-
piers qu'il tenait à la main. Tout entier à son travail, il ne prit pas garde
à moi. Cependant l'ioyer mit deux doigts sur sa bouche, à la manière de
il sii'tue d'ilariocrale, me recominandaut ainsi le silence et la discrétion.
Je n'avais pas besoin de telle recommandation : le temps et le heu m'in-
vitaient assez puissamment ii ne laisser échapper aucun; parole indiscrè-
te.—Ciiojen Royer, lui dis-je à haute voix, voici la procuration que vous
m'avez demandée. Comme je la lui présentais, le beau jeune homme, tars
lever les yeux de dessus les papiers qui alliraient son aiiention :
— Une procuration, Royer ! vous avez donc des aUaires, mon cher ?
— Oui, citoyen, il vient de m'échoir une petite succession à Versailles;
et encore je ne puis m'absenicr pour l'aller recueillir...
— Vcus chargez un autre de la recueillir pour vous; c'est fort bien.
Puis un moment de silence. Je me dispesais à sortir, lorsque le même
pertonnage, après m'avoir toisé de la tête aux pieds :
— Vous travaillez chez le notaire?
— Oui, citoyen.
— Taiit pis pour vous. Les notaires de Paris sont un tas de gueux qui
luéritcnt la guillotine, et ils y passeront tous.
Celte mainère d'entrer enciinversaion me Dt trembler, depuis le bout
des pieds jusqu'à la pomie des cheveux, et je demeurai cloué tur place.
Et il se remet à feuilleter ses papiers. Au bont d'une minute :
— Cependant, puisqu'on leur permet encore degiiffonner, et que j'ai
moi a'jssi besoin d'envoyer mes pouvoirs à Noyon, pour le recouvrement
d'une créance, préparci moi, quand vous serez de retour à votre élude,
Uiie procuration à cet cil'ot,
— Ti es volontiers, citoyen, mais il faudrait me donner une note.
— C'est juste : écrivez.
Je prends une plume, il me dicte la note, et c'est alors que j'apprends
que je me trouvais devant Saint-Just. La télé de !\léduse ne m'eût pas pé-
irilié davantage. Puis, après avoir ferré ma noie :
— Vous pouvez être sûr, citoyen, que dès ce soir....
— Pourquoi pas plus tôt ?
— Dans une heure, si vous le déSTOZ.
—Dans une heure, soit. C'est une all'aire que je ne veux pas laisser
languir. Mon débiteur est un ci-devant qui ne gardera pis long-temps sa
tête sur ses épaules, et je veux qu'il me paie avant qu'elle ne tooibe. Al-
lez donc et revenez vite.
Avant l'heure écoulée, j'étais de retour avec ma procuration. Je la fais
signer à Saint-Just qui me remercie démon CiL'presscment, en ni'a'surant
qu'il aimait par dessus tout les gcnsexpéditifs, et me recommande de la
lui rapporter signée eicnregisuée le lendemain malin, chez lui, rue des
Moulins.
Le lendemain donc, à neuf heures du matin, je me dirigeai, rapide
comme l'éclair, à la demeure du terrible repré-eniaut.
llocrupaii un fort bel appartemeni au premier. Son officieux (3) me
reçut dans la salle àmanger, au milieu de latiuelle était un joli guérMlon
d'ac.'jou sujipnrtant des assiettes chargées de viandes froides, de fi uits de la
saison, de pots de co'iliiures, eiiliu de tout ce qui C(in>liliie vn CMcllent
dé;cuiier, car je dois dire que Siint-Ju-t, co républicain austère,
qui disait à la tribune de la Convention que les Français ne devaient plus
(1) Celait un ancien gar(;on de Rnbele de I,i maison de lledames , d'un pa-
Iriolisiiio éprouvé , et (pii clail dans bs bonnes grâces de StJusl. Il csl mort
tioycii des llui^si(■rs de la cour dos comptes.
(2) Les inspecteurs de la snlle , au icnips de l,i convention , remplissaient les
Uiènii-s f..nclions qu'aujourd'hui les (|uesleius de la ;banibre des .Kpulés.
(;j) Une loi, je lu' sais plus laipiclle, ayant aboli l'étal île domeslicilé, comme
ini'oni|iatible avec la (li,miiié de l'Iioiniue , on aduiii celte lielion légale , qu'un
indivi.lu aux yayi's d'un aiilre n'était pas censé le servir, mais siniplemenl lui
rendre de ions offices; do lit celle dénomiualion dofficicux.
soii:;er aux dé'ices de Persépolis, ma^s se résigner à la sobriété des Spar-
lia es, ne faisait peis Huieilemcnt aucun cas du brouet noir, et consacrait
réyiilièremenl aux pl,d.si.'s de la table le temps qu'il ne passait pas à la
Convention ou bien au comité ; ce en quoi il ressemblait à Caaumelie,au
linancier Cuinhon et autres républicains de trempe aussi liue, desquels on
pouvait raisonnablement dire :
Qui Curios simulant et bacchanalia vivunt (1).
Ayant appris pourquoi je venais, l'olTicieux alla prévenir de mon arri-
vée li^ repiéseiiiant, qui achevait sa toilette du malin, et qui m'apparut
bieniôt. velu d'une robede cliambre debasin d'une blancheur éclatante.
Ses pieds élaient emprisonnés dans des babou. hes élégantes de maro-
quin jaune, de même que s'il eût descendu de Mahomet en ligne directe.
1' pa^.saii et repassait ses mains dans les boucles ondoyantes de sa cheve-
lure parfuinée. qu'il di -po-ail àl'entour de son col, avec un soin aussi minu-
lieux que l'orateur Huricnsius les plis de sa to;.'e. A peine l'eus-je aperçu,
que, m'appioih.mt de lui re-pcclueuseincni, je lui rais en main sa pro-
curation parfaienieut en règle. Il me lit de nouveau complimei.t de ma
promptitude, et me proposa tout de suiie de déj' uner avec lui. Je bôl-
butiai quelques mois de remi rciement, et... j'acceptai l'offre.
Déjeuner faisant, Saint-Just me dit :
J'ai causé de vous, hier, avec Royer, et j'ai élé Lien aise d'apprendre
que vous étiez un bon patriote.
(Royer m'avait siegul.èrement flatté!)
— Comme tout Français doit l'être.
— Sans doute, mais comme tout français ne t'est pas... Â propos, que
pensez vous des GironJins ?
— Moi?
— Oui, vous.
— Hé! mais...
— Voyons, que pensez-vous des Girondins?
Un éclair lumineux s llunna mon cerveau.
— Je pense... qu'ls ressemblent à Néron disant : «J'embrasse mon
rival, ma s c'est pour l'éiouffer. » Et qu'eux aussi n'ont cmbrais la répu-
blique que pour l'éioulVer.
— Nous ne leur en donnerons pas le temps, et ce sera la république
qui les étreindra de manière à ce qu'ils perisseci dans ses embrasse-
mens.
El en prononçant ces paroles ses yeux brillaient d'une joie infernale,
et il ressemblait à la hvène qui s'élance sur sa proie.
Ici une nouvelle pause, aprôi laquelle :
— Je suis coulent de votre réponse; revenez me voir. Qnanl je serai
seul, et que j'aurai le temps, nous causerons, el nous verrous ce que l'on
poni ra faire de vous.
Api es laque le allocution, il me congédie et va faire .«a toilette de vi'le
pour se rendre à la Convention; car. Saint Just, à l'exempie de Robes-
pierre, son idole, avait un piofond dégoût pour le sale costume des
sans-culottes, et ne paraissait en public que vêtu avec une recherche qui
ajoutait à sa tournure élégan e et à ses gi âces naturelles.
On se doute bien que je n'eus garde de négliger une aussi précieuse
connaissance, et que je me mis en mesure de pi oiiter de l'abri que m'of-
raii un pai alonnerre dont la pointe était si bien aimantée. Au bout do cinq
à six jours, je me ( féseniai de nouveau chez lui : il éiait enfernii avec
Robespierre; le décadi suivant, il iiavaillail avec Coubon; un jour, il
donnait des insiruc:io!>s à iitaignel, partant pour incendier Bédouin cl en
exterminer tous les habiians; un autre jour, il préparait avec Foujuier-
Tinviile la li^te des conspirateurs à envoyer le lendemain au tribunal ré-
volutionnaire ; euGn je le trouvais perpétuellement veillant au salut public.
Rebuté de toutes ces tentatives inuiilcs, je n'osais en faire de nouvelle»,
lorsque, à la sortie de l'une des séances du soi'-, je l'aperçus dans un des
couloirs de la coiiveniion. J'bésiiais à l'aborder, lorsque lui même s'avan-
ça vers moi et me dii d'un air obligeant : — Vous voilà, tant mieux. On
m'écrit de Noyon que mou fondé de pauoir est malade. Si vous n'avez
rien de mieux à faire, allez-y recouvrer ma créance.— Avec le plus grand
plaisir. (Juand faul-il que je parte? — Demain. Venez avec moi , je vîis
vous donner un passeport du comité de sa'ut publie.
Le lendemain , en ell'ei , je partis pour Noyon. Je tcrmitiai l'alTiirc en
deu\ jours et je rapportai à Saini-Jjst les fcpt ou huit mille francs eu as-
signats, niontiiiit de si créance (2). A comj.ier de ce jour, je devins pres-
que son homtr.o d'aûnircs , et je reçus de lui lui accueil de plus en plus
encourageant.
Je travaillais alors, si on peut appeler cela travailler, chez U. Etienne,
noiaiie, lue Saiiii-Jaciiius. Le comité de la SiC ion du l\in:i)ooi) lui .nvant
piociné un logement dans le ci-devant collège du Plessis , devenu l'un
des trois cents gurd' -munger de la guillo iue , je me iroiiv.ii sur le
pavé (3). J'allai tout ualvcuicnt faire pan de mon embarras à Samt-jLSt.
(1) Qui «(Teclcnt la'scbriélé de Curitit cl font des vies de Sanfanapc/cx.
(i) Snndétnieur, qui ne l'était plus, Tut guillotiné à quinze jours de la, comme
Saiiit-Jusl Tavail i>révii.
(3) M. rilenne, qui avait donné d'abord on plein collier dans la rcvpinlion,
fut nommé, en i'^'J. coiunianJaut du baLsillon de la pjrdf nniionnic tU- S.niii-
Elieniie-du-.Munl. In jour que son bataillon s • irouvàii lie carde aai Tui er;p«,
il faisait caracoler son cheval âu dessous du balcon de l'ilûrloge , où se trouvait
LE MAGASIN LITTERAIRE,
qui m'offrit tout ci ûiiv ni un rmploi de f omniis auxiraiic dans les bureaux
lUi 1 omiié (lu snliii public. J'acceptai avec cmprcssemcui cette nouvelle
sauvi'^'inte, et, df-s It; lendemain, Sa'iit-Ju>t m'ins;ala dans mon nouvel
cm loi; par un liasa'd favorable, je me trouvai placé sous les ordres de
'1 il o tore LabussiLve, que je connaissais bi'au:oup. Dans le même bu-
n au, travaillait aus.'-i M, Dog^sors, le |;ère de l'architecte actuel du palais
du L-ixembour;:, et depuis chef de bureau au minisière de l'ait, rieur, La-
biiss (TC eut le hoiilioiir et l'a.lresse de sauver la vie à pluscurs victimes
c!tî-ignées, niiiaiiimcnt aux coinCd eus français alors riclcuus aux Ma<lelou-
;ie;tes, e; (pd, en y?, lui eotémoiguèrent l.'ur reconnaissance en donnant
iine rcpré.seniaiiiin à son bénciicq. Sous l'empire, il fut envoyé comme
fou à bicétre oîi il est mort.
C'est ici le lieu de placer quelques détails qu'on ne lira pas sans intérêt,
et qui feront connaître l'intérieur des comités de salut public et de sûreté
générale.
Le comité de salut public s'était installé dans les petits appartcmcnsdu
roi, dans le cbàic.iu des Tuileries, Louis XI, dans son cbàieiiu du Plessis-
iesTouis , s'était entouré de moins de précau.ious et inspirait moins de
terreur. De nombreux cnrps-degnrde, tant du (ûié du jardin que du côlé
de hi cour des princes, défend lent les apiirochcs de cet an re du despo-
ti<ine le plus horrible, et en même temps le plus ond)rageux ; et ce n'était
qu'i fi tre.iibiant qu'on y jetait un coup d'œil rapide et f jriif. Une foule de
bureaux occupaient la seconde enceinte : ils étaient peuplis de commis
qui faisaient leur besogne en trendjlant , et dont les uns portaient sur
leur physionomie l'empreinte de l'cû'roi , d'autre celle de la scéléra-
tesse , d'auires celle de la plus basse adulation. On y était entouré
d'espions et de dénonciateurs; et qiiiconq'je eût laissé échapper u le pa-
role suspecte, était !)ûr d'être reco.aniaiidê dans lajournée mése à Fou-
quitr-l'iuville, qui ne les faisait pas languir, Ce'a airivi. , un mois après
mon arrivée, à deux de nos camarades appelés Garnaud et Mélivier, qi;i,
d ux ou trois mois plus tsrd, allèrent à l'échafjuJ avec LaJniirid, Cécile
Re::aul, madame Saiiiie-Amaraiillie, Devcux, etc.
La nuit et le jour, des canons, mèches alli:niées, étaient placé."; aux por-
tes extérieures, c', semblables aux muels du sérad , les compagnons de
ta Ctuciire veillaient aux entrées immédiates , et exécutaient à la rigueur
les insiiuciions secrètes qui leur étaient données. Pour parvenir aux an-
lithinibres du coniité, vous Étiez obligé d'errer à tâtoiis dans un long
corridor, éc'airé seulement par un pâle reverbèie fixé au mur à chacune
des deux extrémités. Toutes les avenues en général de celle caverne de
brigands étaient sombres, triâtes, et poriaient la terreur dans l'arae ; l'en-
trée du Tarlarc n'avait rien de plus eûVayant. Mais quelle surprise n'é-
prouvait pas celui qui pouvait parvenir d.uis les salons où se réunissaient
les doccmvirs ! et comme il se trouvait ébloui de ce changcnent subit de
décoration! De raagnifii|ues tapis des Gol;elins en recouvraient les par-
quets. Le mai bre, les bronzes dorés, les glaces brillaient de tories parts.
De magnifiques pendules, de fas ueuses girandoles garuissaicnt les che-
rainées. De riches fauieuils, de voluptueux canapés reposaient les mem-
bres fatigués de ces ausièros républicains, qui affectaient en public les
ciœurs et le langage des Sparûates de Lycurgue, Dans des cabinets atte-
nans on voyait des buffets toujours amplement garnis de viandes froides
ci de vir.s rechercliés , dont les membres du comité ne se faisaient pas
fautes
Un jour, étant allé là, avec Labussière , porter à Saint-Just quelques
dossiers qu'il avait demandés, nous aperçûmes, cuvant son vin elronllant
sur l'un des canapés, le financier Cauibon, en bonnet rouge, en carma-
gnole sale et dégoûtante, et ayant aux pieds, selon sa coutume, une p'.ire
de sabots telbment couverisde boue, qu'on ne distinguait pas l'étoile.
Au milieu du salo i principal était une grande table ovale, recouverte
d'un tapis vert, autour de laquelle se rangeaient les décemvirspourdictcr
leurs arrêts de proscription et de mort. Le comité était permanent, c'est-
à-dire qu'à toute heure du jour et de la nuit il s'y trouvait toujours de
garde un ou deux membres , en sorte que li le g nie du mal ne dormait
jamais. Les bureaux aussi étaient permaneos, mais avec celle différence
au grand dé-avant;igc des commis , qu'il fallait qu'un tiers su moins fût
toujours présent. Les membres du comité se rossemblaienl ordinairement
vers dix heures du soir. Robespierre n'arrivait jamais que long temps
aprô< les autres. Tendant qu'il ny était pas, ces dignes citoyens se don-
naient du bon temps et si;^naient la plus gaîment du monde les listes
qu'on expéli.iit chaque jour à FouTuier-linville, p'^ur lajournée du len-
demain. On y f.iisail des gorges chaudes, on y buvait à la santé des aris-
tocrates qui avaient lâté ou allaient tâier du rasoir national. On y rece-
vai' ordinairement la visite de quelques membres r'u comité de sûreté gé-
néra'e , qui tenait ses séances dans l'hôtel de Brionne, tout à côté. C'é-
taient laniôt Aniar, tantôt Vadier, qui venaient donner des f nrouriigemens
à leurs collègues, c'était surtout David , le peintre national, qui ne man-
ia reine en ce moment ; et, comme il était meilleur notaire qu'écuyer, un niou-
vomenl de son cheval le jeta à Urrc et il fut blissé priivemcnl. La reine lui en-
voya au'silôt son médecin , et rceommanda qu'on pi il de lui tous les soins pos-
siiilts. Elle envoya demander de ses nouvelles jusqu'à ce <\u]\ fiit parl'aiicment
rétabli. Sensible a ces marques de bonté , M. Etienne voua depuis lors un alla
clicinenl sincère à la Papiille royale; ce qui lui valut, eu U3, I incarcération dont
• rochafaud , M. Etienne,, peu de jours après, se coupa la
je parle. Pour éviter 1
gorge avec un rasoir.
quait jamais de leur recommander de broyer du rouge, et qui se fâchait
quand on n'en broyait pas assez. C'est qu'il lui en fallait beaucoup , à Da-
vid.
Quanl Robespierre arrivait, toutes les espiègleries cessaient, on ca-
chait les virres et les bouttillos, elles dôlibéralions prenaient une teinte
plus rembrunie; on ne riait plu5 , ou composait son visage sur celui du
uiaiiie, on discuait plus gi-avement , et l'on commeuaii le crime avec
Dioins (!e Légèreté.
L'appaiiiion de Robespierre produisait le plus grand silence. Il entrait
oriiinjirement sans mot dire lui-même, faisait le tour de la table, en re-
garda'jt les ar 'êtes préparés. Ceux qu'il approuvait recevaien t leur exécu-
tion ; on remettait à un autre jour ceux qu il n'approuvait pas. Un jour il
advint ([uesix membres du cumilô présens , Carnol , Couihon, BaiTàre,
Lacroix, St-Jusi et Guyton-Morveau, avaient pris un arrêté ordonnant la
mise en liLieriéde Giiijîuené,
Lorsqie Robespierre se présenta, on lui montre cet arrêté; il le prend,
le lit et le déehii e , en disant avec humeur : o U n'y a que des conlrc-
révolutionnaircs qui puissent s intéresser à un aristocrate, » On se mordit
les lèvres, personne n'osa répliquer, et Guinguené resta en prison.
Dès que les membres du comité se trouvaient au grand complet, ils
donnaient leurs instructions aux brigands subalternes. C'est li que le géné-
ral Rossignol alla prendre les ordresponr l'embrasement de laVendée ; c'est
là que Cairier crgaiiisa les noyades de Nantes; c'est là que Lecarpentier,
envoyé en mission dans ledéparlcment de la Manche, se chargea d'envoyer
chaquejoi;rde6o)!spa>i(cric/(;^'-i7j/eràlaguilloiin2(l);c'estlàqueCoulboi),
le cul-de jatte, à la veille de partir pour Lyon, d sait en plaisantant {il
était fort gai, Couihon) : « Je n'ai plus que la tète et le tronc. Eh bien !
«c'est pourtant moi qui vais donner le premier coup de marteau à liulàoie
«commune affranclUe (ci-devant Lyon) pour la démolir. »
C'était aussi dans ce hiileux repaire qu'on organisait les conspirations
des prisons, et qu'on rédi4eait le plan de dépopulation de la France, dont
une large carte était sans cesse déployée sous les yeux des déceinvirs ;
c'est là que tous les comités révolutionnaires de France envoyaient ou
apportaient les listes contenant le nombre de têtes que chacun d'eux four-
nissait pour sa pari; c'est là enfin que les autres députés venaient mendier
des missions dans les départemeus. Ces ignobles scélérats faisaient anti-
chambre des heures entières, et alleadaient dans un silence respectueux
que Robespierre vint à passer pour solliciter humblement de lui un coup-
ri'œil de protection , ou la faveur d'aller porter l'épouvante et la mort
d^ns quelque département au nom du couiiié , et recevoir de lui leui s
brevets de proconsuls-bourreaux. Jamais on ne vit autant de scélératesse
unie à autant de lâcheté. Guerre et finances , toutes les lois , toutes les
mesures de carnage et de dépopulation partaient de l'antre décemviral,
La convention n'était autre chose que la place publique où on les procla-
mait; et ses membres n'é'aicnt que de misérables colporteurs auxquels
on distribuait les décrets fabriqués sans leur participation , en leur inti-
mant l'ordre de les mettre à exécution , ce à quoi ils ne se refusaient ja-
mais.
Outre les canons dont il s'entourait , le comité de salut public avait ,
dans les souterrains des Tuileries , une artillerie d'une autre nature, je
veux dire une iypo;5raphie complète ou l'on imprimait, la nuit, les rap-
ports, les arrêtés, les décrets révolutionnaires qui allaient journellement
dépeupler et eusanglautcr la France.
Du (este, les abords du comité de salut public étaient encombrés da
paquets et d'objets de tout genre saisis sur les aristorrates incarcérés et
mis à la discrétion de leurs bourreaux. A chaque pas, dans les corridors
elles couloirs aboutissant au repaire, on se heurtait aux dépouilles des
victimes , et je n'ai sans doute pas été seul à faire la réUexion que l'on
semblait an iver à la caverne de Gil Blas bien pluiôl qu'à une salle de
réunion de représentans du peuple français.
Plus d'une fois j'ai vu venir au comité, en qualité de solliciteurs , des
auteurs, des acteurs, d3s actricei de l'Opéra, du théâtre de la Répu-
blique et de diiférens autres théâtres , car il est bon de savoir que
le comité de Ealui pablic se mêlait de tout, et qu'aucune pièce nouvelle
n'aurait osé paraîire sur l'affiche , à plus forte raison sur le théâtre , sans
le visa de Uarrère. Un jour qu'il le refusait à Piis, qui éiait pourtant un
fier patriote, pour la représentation d'une pièce in i ulée : La RépabU-
cuin sensible, et que l'iis\\.i\ fais.it observer que sa pièce était faite dans
les principes les plus purs du républicanisme: Je sais tout cela, lui dit Dar-
rère ; mais que voulez-vous? Robespierre ne veut pas qu'onjoue votre pièce;
le ti'.re lui paraît faux; un vrai républicain ne doit pas être sens ble.Piis rem-
porta son minus'iii, et la pièce ne fut pas représentée. Je tiens cet:e anec-
dote de l'iis lui même, qui nous l'a racontée un jourchezBrion, commis-
saire de police du quartier Saint-Médard. U était alors ua des adminiitia-
teurs du buretu ceuiral.
Vers le commencement de prairial, St-Just étant parti pour l'armée d
Nord pour y représenter la convention et y surveiller généraux et soldats.
et sa haute protêt tien venant ainsi à me manquer , un grand désir me
viLt de quii;cr les bureaux du comité , et je me préparais à donner ma dâ
(1) A chaque nouvel envoi de victimes que le Lecarpentier adressait au co-
mité de salut public, ce digue représentant ne manquait jamais de dire : En-
core un bon panier do gibier que je vous envoie , en attendant un autre.
/lO
LE MAGASIN LITTERAIRE.
inis.^iaii, I M^que deux île uicî camarades ay;iiu ' u la même idée que moi
ei liiyani nIi^e à cx''CiUioit, furent e vojôsàla Bourbe pour 1 s cuipiklier
de raroiiter ce qu'ds savaitiit. Got exeiaiile me rendit prudent, il je me
(iécidiii il rcsicrdans l'anire et à m'observer plus siriciemcnt que jamais.
J'y dcmei. "ai jusiju'au 9 tbermidor, et lorsque j'en fii; sorti, je respirai
l'ar pur du deiiors avec non moins de volupté que le moineau frauc que
lie suûoque plus le piston de la macbine pneumatique.
GEOivGEs DUVAL. [lievue du. Siècle.)
Anecdote de I7S8 (i)
Au mois de juin de l'année 18IG, je fus invité partie chevalier de Bon-
ncfoi t, à venir passer quelques joui s avec lui à sa terre de V*", près de
Kéra". Je me rendis avec u'aiilaiit plus d'empressement à celte invitation,
que j'éprouvais un vif désir de pioliter de cetf; circo. siance pour visiter
ausbi i bai)ii<iiion des seigneurs d'Albret, et de iiariouiir celle garenne
sous les ombiages de laque le le Béarnais avait faii olïiaade de soa pre-
mier auour il la ^racieu^e et iniér^^ssaiite florette.
Le cbeval.er de Boiinelort était un aiicii'n ollioier du régiment de Sois-
soniiaij. Fidèle ii la foi de ses pères, il avait émigré dans les commence-
nieiis de la révolution de 89, et état ail:! promener ii l'étranger ses senti-
uieiis riiya!isies, sa misère et 1 insouciance la plus complète delaplii-
sophic. Au reste, quan'-l j'emploie ce dernier mol, ce n'est pas que je croie
qu'il sou préciséiu. ni facile de bien déliiiir ce qu'est celte cbo^e dont tant
de l'ens parlent à tort et ii iravei s ; car si, pour les uns, c'est une sorte de
praiiiiue de quelque* d jcirines lavoribles au bien-éire de l'espèce humai-
ne, peur l?s autres aussi c'est un niaiiieau sous lequel on se livre le plus
souvent an cynisme le plus honteux, ii la dépravaiioii la plus révoltante. Je
dois même conlesser que la inaiilère do:it le cbevelier de Boniielort con-
sidérait la pbilosopbie, donnait à ses mœurs les coudées les plus franches,
et que le proond mépris qu'il professait pour le jugeaient des hommes
fais.iit qu'il s'inquiéiait très peu, en général, que sesactes méritassent leur
censure ou leur approbaiioii. Il en résulta t alors que sa conduite était
fréquemment en opposition avec les préjugés les plus respectables de la
fiocitlé, et qu'avec la volonté siucére de ne point manquer aux devoirs
d'un loyal geniiîhoniuie, notre olDcier se laissiiit aller néanmoins , avec
beaucMup liopd'asauce, àde certains travers. A part cela, il avait servi
avec ilistiiiciion en Alle.iiagnc, eu Prusse et en Russie; et s'il était rentré
C!» France aussi uueux qu'il en était parti , du moins sa poitrine était cou-
ve" le de décorations qu il avait gagnées de bon aloi en payaat de sa per-
sonne.
filais s'il avait été ramené dans sa province les poches vides , il y trouva
une sœur qui avait tu lui conserver une partie de son patrimoine , ce qu
lui donna une aisance sullisante pour le coniuire jusqu'à ses derniers
jours. L'émigré avait besoin de repos après sa longue vie errante et la-
borieuse , aussi il ne songea nullement il reprendre liu service, il sollici-
ter des faveurs ; il eut le bon esprit de demeurer ii planter ses choux ; et
l'emploi de son lemps fut dé.-orniais partagé entre les plaisirs de la chasse
et de la table , la lecture d'un journal , et des parties de piquet avec le
curé et le notaire du vilinge. C'est ainsi que je le trouvai occupé , lorsque
j'arrivai à son modeste mauoir.
Ma présence fut célébrée par un splendlde festin. Nous avions pour
convives, d'abord le curé et le notaire, comiiiensau\ habiiuels de la mai-
son, puis un receveur des contributions, puis un adjoint, et quelques au-
tres capacités campagnardes. Tous ces gens lit étaient gens probes , sans
contredit , et leur compagnie n'avait rien que de fort honorable ; mais ,
malheureusement, au lieu de s'en tenir aux attaques qu'ils portaient aux
plais et aux bouteilles, assaut dont l'auifiee était digue des plus il-
lustres guerriers d'Homère, ils se jetèrciit, quoique ayant toujours
la boucbc p'eine, sur le chapitre de la politique , et Dieu sait alors
quelle boucherie de ministres, de députés et de fonctionnai.es eut lieu ,
en même temps que les perdrix et les poulets étaient en lambeaux !
Le vacarme de la mêlée éiait si grand, que j'en demeurai réellement as-
sourdi.
Je lus beaucoup plus h l'aise lorsque M. de Bnnneforteut congédié ses
voisins Cl que nous restâmes plusieurs jours eu léie il tète, soit il la chasse,
soit il lab'e. Cetie dernière alfiire étiiit au surplus la seule imnoiliiitc
pour mon liôie, et, soit que nous fussions seul» ou en cumpagiiie, il était
r; re qu'.. s'i n al Tu se coucher sans se trouver arrondi d'une manière iu-
Cn uiiiit COI loi table.
lin soir donc ipio le chevalier était ainsi repu, il me dit d'un ion mys-
térieux, qu'il lai ail que le lendeiiKii.i je l'uidjvsc dans une cxpédiiion
qu'il inéiliiait depuis son retour di! l'émigraioii, niisq'.'ll n'avai; pu réa-
liser seul ei pour la.i.ielle il mail craiiii de se ton'ier aux gens du pays,
li nes'exi liqui pas dans le mouieiit, et nous n.nis sépariimes.
Le jour suiwuil. après le dé euner, mon hôic me pii» do le suivre. U
prii une lanterne ft me coiiilu.sii d'abord dans une salle ba^sc, oi'i nous
nous ch;ir.'e;"\mes de piiiihes et (1- pelés, l'uis nuas desceiidiui,»s, a>a it
toujours ralleiiiion de n'eire vus de j er.'-nniie , d ins un civeui reculé ,
dont on ne se servait plus et d.ml la clé eut beaucoup de peine ii jouer
(P Coitp anecdote est véritable : le fait a eu lieu dans le déparlcmcnt du Lot-
et-Garonne.
DLCtMBllE iS-'ll.— TOMli 1
dans la serrure rouillée. Une fois entrés, nous nous enfermâmes à doublî
tour. -Mon hôte se débarrassa alors ue son babil , m'engagea à en faire
autant , et s'armaut d'uue pioche , après m'en avoir place une dans les
maii.s, il se mit à creuser au milieu d'un carré qu'il avait d'abord tracé
avec la puiate de son outil. Notre travail dura plus d'une heure. Parvenus
à peu près à soixante ceuiimèlres de profondeur, le chevalier me dit de
le 'aisser continuer seul , et écartant ses jambes, il procéda avec la plus
scrupuleuse attention. Au bout de quelques minutes, sa pioche rencontra
un corps sphérique ; il le désencomi^ra avec soin de la terre qui l'envi-
ronnaii, et dans les pelletées qu'il envoyait sur les bords de la fosse, jere-
niiirquai un certaiu nombre d'ossemens. M. de Bonnefori parvint eniin à
dégager un panier, il le souleva, et au cri de joie qu'il poussa après l'avoir
enlevé, je crus qu'il venait de se mettre en possession d'un trésor. Cepen-
dant, je n'aperçus que deux bouteilles, qu'il me remit ensuite avec les plus
Hiiiiutieuses précautions, me suppliaut d'à .porter moi-même le plus grand
soin pour qu'elles ne fussent point brisées. Puis le chevalier sortit de la
fosse, nous y repoussîiaies la terre que nous en avions sortie, nous l'ar-
rangeiimes le mieux possible pour cacher notre exhutuat on, et, munis
des précieuses bouteilles, nous aliàmes retrouver les rayons du soleil.
Tout le restant de la journée, je remarquai de la préoccupation chez le
chevalier. Moi même j'étais intrigué de la besogne que nous avions faite
et du silence que mon hôte gardait ii ce sujet. Ma curiosité fut satisfaite
le soir même. Vers la lin du souper, M. de Bonnefort congédia le vale
qui nous servait, il plaça sur la table les deux mystérieuses bouteilles et
les déboucha. Pendant cette opération, ses yeux brillaient d'une manière
indéliiiissuble : cen'etiiiipasunsentimenlordinairequifjisaiiencemomeBt
scintiller SCS prunelles ; c'était comme une émotion saianique, comme
u:i rire du démon, il com:uença par boire deux verres pleins de la li-
queur que contenaient les bouteilles, puis il m'en versa.
Quant ii^moi, je ne parl.igeais.nu)iem?iit l'enthousiasme de mon hôte
pour son vin ; je trouvais celui-ci aussi faible que décoloré, et j'étais bien
plus impatient de connaître son origine que de le boire. Lorsque le che-
valier eut vidé les bouteilles, ce qui ue fut pas très long, heureusement,
il prit la parole en ces termes :
"—En 17S8, vers la fin du mois de novembre, je réunis dans celte mai-
son, et dans cette salle même, quatre de mes meilleurs amis. C'était d'a-
bord mon cousin, le baron d'Ascous, l'un des plus aimables et des plus
betiux garçons de la contrée, lequel avait séduit plus de vingt lilles de
condiiion,'dont la plupart étaient allées expier au couvent leur sympathie
ei,leurs sacrijces pour l'Adonis. Puis c'était le vicomte de Nnrval, le plus
intrépde chasseur qui se puisse rencontrer et qui n'uésitait jamais à s'em-
paier delà femme d'un manant, lorsqu'elle était jolie et qu'd la trouvait
en fraude sur ses terres. Venait ensuite le bailli de Ferment, qui se bat-
tait comme Saint-Georges et lapidait tous ceux de ses amis qui refusaient
de lui ouvrir leur bourse. Puis euUn c'était le brave capitaine Sarmine,
ollicier de fortune , qui avait mérité notre estime à tous , par la man ère
noble avec laquelle il perdait son argent avec nous, ou nous aidait à g.!goer
celui de= autres. C'était, comme vous le voyez, une réunion de chou, ua
petit comité ttc faveur.
» Il n'est pas besoin de vous dire combien rous filmes joyeux, com-
bien nos libations furent copieuses , combien nous fîmes de folies ! c'était
à qui enchérirait sur l'autre. Cependant, tout se passa décemment , et no-
tre gaîié ne franchit point cotte enceinte. Après quelques espiègleries ,
nous engageâmes une lutte de buveurs, et dans notre délire bachi'^ue nous
convînmes que le premier d'entre nous qui succomberait dans la lice et se
laisserait aller sous la lable, serait enterré vivant.
"La fâcheuse destinée démon cou~in d'Ascous lui attira ce désagrément.
11 cul la bciisc de choir et nous reulerrâmes comme il avait été dit. Ce
matin, vous avez vu sa fosse , et je crois même quelques uns de ses os.
Par une insp.rati lupoéiique^ nous plaçâmes en croix sur sa poitrine deux
bouteilles de vin de Bordeaux, que nous couvrîmes d'un panier pour les
protéger, attention dictée par notre respect pour le crû. Mon cou»in ron-
llaii comme un bienheureux lorsque nous l'iusiallàmes dans sa dernière
demeure; nous lui souhaitâmes un bon voyage et nous le mimes à l'abri
sous la terre que nous avions enlevée pour lui faire place.
» Je ne sais pas s'il y aurait ua chapitre a ajouter à l'aventure de ce
pauvre d'Ascous, car il ne m'a poirt depuis lors donné de ses nouvelles ;
mais vous et moi savons miintcniiit à quoi nous en tenir sur le sort les
dem hou eilles de vin de Bor.leaux. Combien de fois, dans mes pé'Cgri-
naiions il l'étranger, j'ai son^é il ce.s bo t'illes-là ! Co nbieii tie f is je me
suis (lit que lenr ciniieim devait être délicieux, si aucin ac i.leoi n'.'Ydit
troublé leur repos!... Lnlin, j'en ai eu le cœ.ir ncl e: je vi-us remercie de
»oiie ob igeant concoui;-. Tou eluis, gaidci moi le secret, car il y a des
gens si ridicules dans le mon. le I a
Je n'eus pas la force de faire la moindre réflexion ai chevalier de Bon-
nefort ; je in'enijiressai d ; me lever di- table cl de l'y lais.»cr cuver toa
c.xéei allie vin! Je ne piiiivais roiieeuiir cet être sautase q'i avjîl voca
penlaiii près de ircnle années sans ép onver le reiiioril- de si'n rnuic,
et qui, duiMiii le nicine l.ipsde temps, éiait absorbé par ledé-ir d ■ con-
naître qui Ile étâîi la boute du vin enseveli ! Le lend mam , je qui tai le
manoir d-- l'olUei r de Soissonnais; et «iepuis ce te op.iq.ie. loutcs ic- foi»
que je songe ii cet e inleina.e histoire, il me >em >!e ipie le veirc de via
que j ai avalé me preua il la ijwge. DE .s\i\T ki.uoxt.
lUsiue de f' ersuiiitt.)
U i
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
HISTOIRE DE lA REVOLllTIOIV DE S 830.
RETRAIT DES ORDONNANCES DE JUII.I,ET.
Fragment.
Les n'armes, au chîteau de Saint Chiid, avaient cessé drpuis qiielq-'es
heures. Le grand salon donnant du cùt4 de l'arii présenia i un donnant
specucl?. Le roi élaii as-is avec Al. de Duras, gcniilbonune de li cliam-
1)1 e. M. de Luxenibcurg. npiu.ine dos ganlos, tt la duclie.sse de I5erry,
à une iab:e de jej. Le (lau|)liii), (|ul se la s>ait tonjuurî alisorber par lis
pi-ii «s choses et no lensaii j luiaii aux grandes, conirniplail ii'un air nié-
(iiiat f imc tarie géograjihKiuc. M. de Mort, mirl, agiiéau uiiiicu de tous
«Ts pcrsoMP.iges iianiiuil es, allait à tbaque iusiant sur le lakon, prêtant
l'ureille à Av biiiit» lonitains.
La partie de whist que Charles X joua dans celle so'rde, ne larda pas
è c re laiontL'c: dans la capiiale. Elle y ex(ila une grande colère, très
raixinfabl-; fiiez ciux qui ne voii'aienl plus de royaijté, puôrilo chez
ceux qui boceiip.iiint à fa re un au;re roi.
Le duc de Luxenibnurg avait don é ordre à un liculenanl des gardos
do se iiieilre à la tète ne f;nel |uis cavaliers et d'éclairer |j route de
Niu lly. Lullicicr de relo irapprit à M. do Lu\ind)Turg qu'il avait reii ar-
flué tni m (uvcineni inïccouinmé dans le parc de NeidUy et aux enurons
du ciiâteau. 1; ajouta ipie, s'il y avait été autoiisé, il lui efil été fade
d'cidever le duc d Orléans. Charles X. cnlenJanl cesdeniiers mois, dit à
l'ollicier d'un ion sévèi e : « Si vous aviez fait cela, luousieur, je voils au-
» rais bautenieni de.-avoaé. »
La nul aait ven le, et on allait se séparer, quand le duc de Morte-
mari s'appiocba du dauplii'i cl le pria do révoquer, au moins pour lui
que le roi unoy.iit a Taris avec u:ie mission, h consigne qui coupiit
toute coinmun'c.it on entrr P.iris el Saint Cloul. " C>niHicut ?.. la con-
tigne?.. c'est bi 'n... nous \erran«. » Le duc de Mortemart ne put pas
Oi'ieiur une réjionse plus prôci-e. Il se rel ra diins son appartement, p'.us
allligé que surpris, car il si lit dt peser sur son cœur ces paroles de Cliar-
1l>.- X : <■ heureux qui s ne m'iniposent que vou», » paioles bii n amères,
adp s-ées à un homirc qui croyait jouer sa icte pour le salulde son roi !
Wa's Cli-iilcs X ne se liml qu'à ceui qui avaient un assez grau I fonds de
Lasisesse pour asservir sans réseive leur pensée à la sienne. C'était peu
coiinaîlie l'art de léguer, qui consiste, iioupisà annuler liniiijtive du
génie d'aulrui, mais à se l'aiipropiier, comme firent Louis XIV et Napo-
léon.
Du reste, cl par une de ces contradiciions faciles à comprendre dans
des journées ans i p'eincs d'imprévu, Chaiies X moHira auiaiit d'hésii.-
lion (|U uid .'e duc de Morieinai l voul il i emp'ir sa mission, qu'il avait mis
d'eii'jjressenient à la lui l'.ni e aci epter. « S.re, lui dis.;it son nouveau mi-
lîis re, le i.^nips presse; il faut que je parle, a Et le roi répondait : « Pas
encore, pas encore ; j'aiicnds des nouvclies de Paris. »
Pendant ia nuit arrivi'rcnt MM. d'Arjorn cl de Viirolles. Ils coururent
chez M. (le Mdrtem irt pour le snlliiiter à unedé'iiarche prompte. « Mais
» comment me taire rcconnaî re dans la cjpitale? disait le duc de Jloiie-
Dui;;!!. Voulez-vous que je m'y présente comme un aventurier p»liiif[uo ?
ullme faudrait au moins la signature du roi. » Les nouveaux venus insis-
lèient. l's avaient vu Paris dans une de ces situations violentes où il sulB-
rail d'une minute pour douner comme pour enlever un empire.
11 fut donc décidé qu'on rédigerait à la hâte des ordonnances révo-
quant celles du 25 ; réiiblissant la garde nationale, dont le commande-
ment élait conlié ■■ u mari'chal Alaison , nommant M. Casimir Périer aux
Cninres cl le géni'r.il Gérard à la guerre. Mois tout manquait; encre,
piume, pap er; on n'avait pa< même un protocole qui put servir de mo-
dèle ; on eni beaucoup do (leine à sortir de ces petits emb nras , lits im-
peirepi ble-. auxquels Dieu se pkiîl h snspeiK're le destin des fandllcs
royales ! La di:iiculté s'accrut quand il fallut obtenir la signature de Char-
les X. Potir parvenir à son appar:cme;il , il y avait plusieurs lignes de
gaides-ducoips à tiaverscr. Le ducd Mortcmrrt mil tout i n œuvre pour
faire Uécbir l'eiiqueite dans ce oinineiit solennel. Ce fut en vain. Les
gades-dii-coipsse croyaii »' crchaî é daul:int plus éiroilemcnt à leur
consigne, q le la royauic élait en péril. Inipuiieulé. irrité, le duc de Mor-
ttmari se iil (onluiie chez le valet de chambre de sernie, ci, d'un ton
cxiiéiinnient animé : "Monsieur, je vous rends responsable de ce qi i
«peut arriver. ■> linlin il fut inirodnit dans l'appartement de Charles X. Le
xiC'ix roi élait au lit: il se sou eva 'anguissauiinei.t : « Ah ! c'est vous, mon-
Dsii ui' le duc? (bt il d'un air abaliu. ■> M. de iVlericmart lui l.t observer
qn' 1 faliaitse bâter; que les ordonnances voulaient èiro sifiiiécs à l'instant
niéiiie, cl que, pour .ui, il était prêt à parir. « Aliénions encore, répon-
))dit Charles X. — ".ais. Sire, le comle d'Argoul est là ; il vous dira quelle
»e^t à Paris la s tu it'on des rliose-. — Je 'le veux point voir M. d'Argout,
«dilCjailesX, quine l'aimait pas. — £h bien! Sire, le baron de VitroUes
»esl avec lui. Voulez vous qu'on l'introduise? —Le baron de Vitrolles?
"Oui, qu'il entre. »
On aope'a M. de Vilro'Ie.c II sortait de l'appartem-nt de M. de Poli-
gnac; il avait trouvé le prince à moitié erdnruii, et comme il lui deman-
dait par quelle inconcevable témérné il avi.ii jeié un aussi oigurii'cux dCÛ
il 1 esprit iévolMton:iaiic, n'ayant à sa disposition que 7,0U0 h'immes,
0 les étals en porUient 13,000, » avait lépoiidu le prince de Polignac.
M. de Vilrolles s'étant approché du lit du roi. Chines X lit signe au
duc de Moriemarl de se retirer. Le ministre, blessé, dit à voix basse :
" Ah ! s'il ne s'aglisait pis de sauver la tele du roi ! » et il soriii.
En apercevant, dans de seaiblables circons'anccs, celui qui avait tou-
jours exercé sur son esprit un si puissant e npiic, Cliail s X pi il un vi.-a-
ge sévè'-e : nCimmenil c'est vous, monsieur de Vilrolles, qui venez
ni'engager à céder devant des sujets rebe les! » M. rie Vino les lépoeidit
avec une viv,?cité qu'au poini où en éiaiml les choses, il n'avait pas cru
pouvoir donner à son roi une plus giande preuve de déveûinen', et que
ce serait le tromper, que de cbriclier à lui adoucir l'unieriunie de relie
situation. « Je v,is plus loin, njouia-t il, et je doide que voiie majesté
puisse désiirinais rentrer dans Paris lé nlté;je sens que ladigidiéde vo-
tre coiironne en recevrait une rude aiieiii e ; mais que f.iie? C^miuent
vaincre une popu aiion de t.)ules p ris soulevée? Mieux vaudrait cent
fois iransp'irier udlrurs le centre de celle de gui-ne ci ile. Croy z-vous
poiMorcoii p ersurla Vendée? Je suspret à me dévouer jjsqn'au bout. »
Ch ries X [1. rut un iiionieni réiléi hir. « La Venlée ! dit-il, comme lépon-
djulà ses propres pensées... c'est biend llicile!... bien dillicilel... »
Le duc de Mor ein rt fut rappelé. Lis dispositions du loi lui parurent
tout à f.iil changées. Son iiccableincnt ai ait laii pl.ce à une sorte U'ardear
.singulière; il mit pies|ue de reuipnsieineiil à si|iiier les ordoi nances,
s'airélaiit toute ois, dans ses concessions, à ci.rtaines limites. Voilà corn-
aient la monarchie rend. i son épée.
Qnand le duc de Mnrieinart snritde la chambre du rni, il faisait près»
que jour. Il lenronlra M. de Polignac sur 1 1 icriMsye. Celait la premiers
luis qu'il le voyait revêtu de l'uniuir ne d'oUi iergém'ral. M. de Polignac
était vivcnient éuiu. Devant eux, Paris se cadiaii dans un nuage composé
de brouillard et de fumée ; on enten l.dt par inter\alles les coups de f<u
des avant-postes. Tout à coup M. de Polignac, étendant les bras vers la
caiiiiale, s'cciia d'un air ins né : « Quel ma heur que mon épée se soit
brisée entre mes mains ; j'éiablisais la chiirie sur des bases indestructi-
bles! i> Puis, se reioiiruani vers M. de Mortemart: « Ne cmignez point
qucjefas-e ici obstacle à vuti'e mission. Vous partez pour Paiis; moi,
pour Versailles. «
Une ca'èihe conduisit M. de Mortemart jusqu'au bois de Bou'ognc. MM.
d'Argout et Ma/.as l'ijcconipagnaii ni. Là on refusa de les laisser passer.
Le dauphin, qui la veil'e avaii pris le conmandemenldis troupes ri qui
voilait à tout pi'ix cmpèihi-r les (onceï^ ions, le dauphin avait écrit aux
chefs des avant-|)osies poir leur dél' n ire, sous peine de la vie, d'ouvrir
pas-age à quiconque vi'n'r.iit de SaintCloud. Après une discussion fort
vive, M.d^' Morieinaii obtiui de continuer sa route, mais ildultouincr à
piid le bo s de lioulo^ne. Civdfjn ut d'être arréié à la bariière de Passy,
il fil un bmg déour pour gagner la capitale. Du Point-du-Jour au pont de
Grenelle, il reuianpia que tout éiait sidiiude cl silen e. Il entia dans Pa-
lis en escalidant un mur dans lequel avait été pratiquée une brèche par
où on faisait pas>er des vins de conlrebaiide.
Sans cravate et sa redingote sur le bras. I! marchait mêlé à quelques
bonnnes du peuple dont il déjouait la surveillance par des propos mili-
taires, et c'est ainsi qu'il ariiva sur la place Louis XV. Il était environ huit
heures du matin ; la ville était muette et toutes les fenêtres fermées ; on
n'apercevait dans les rues que de tranquilles passans. o C'est le Colme de
ta force, » dit le duc de Mortemart à ceux qui l'accompagnaient.
Les Parisiens avaient employé la nuit à construire des barricades pour
se mettre à "abri de toute aliaque. Des lampions placés aux fenêtres et
sur les pierres amoncelées dans les rues, éclairaient les iravailleuis grou-
pés de di lance en riisiance. Dequ'e le condition étaient ces travailleurs?
pour qui veilaicnt-ils auprès de ces monceaux de pierre? et quel était
leur espoir? On ei.fmlii s'élever, du sein des quartiers reculés, descla-
m^uis éiranges aussiifll suivies d un long silin>e. Et les patrouilles de
bourgeois s'.irrèiaicnt pour écouter celte voix du peuple dans la nuit. On
veillaii aussi à l'hôtel Lallitie.
LOUIS BLANC.
-S?!-. >■■>'--■'. *?3'>
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LE MAGASIN LITTERAIRE.
FOSTRAIT BS ta. Z> ABGOUT.
Quoique le gnuvprneiir de !a B:inqiio ne fiRuro point dnns les conseils de la
po'ili(|Me, il e>l, coiiiincle pi-rM île lii Siir'e, p.ir rétciiiliie el la (çravilii du srsal-
tribuiions, plus iiiiporlanl (pi'un ministre II l'iiidniil, d'après d'ciniiiens rosiiis-
les , qn'iiinovililc cimmc les syslèiues , le gouverneur de la Banque suiul la
deslint'e (le- cabincls.
N'i n cslil pas airi'^i du Comme-ce, avec son buil^zot de deux î> trois millions,
sa pelile c-ciiii:ide il'oriipliiyés el sou aduiinistraiioii vide?
Le représentaul, de la Biiiqne d.; t'r.iiice. celui qui louctlie du doigt le? puls.i-
tioiH du erédil iiiib'ie, qui vil eu conticl et eu concert piTpi'Muel avec le Trésnr,
pour lequel il |iai ■ rréqi.einmi-nt, n'esl-il p,is plus cousidéi-dble que le \ieux sa-
cristain enmninreial ou le jeune enfaul de elKeiir p'diiicpic i;i''>i\ va recruter
dans qnidqiie coin des dinjobres pour fjiro les appoints des cabuiets ?
A ceci il y a une mauvaise objeclinn.
C'est que le gouierueur de la Unique est le mandataire des actionnaires.
I>. u ini|)orle que les slatuls de celle société bâtarde résistent à celle Iransfor-
niaiinri ; qu'on Is chinée s'il y a ulililé.
Ce q .i pi-Diive d'à Heurs l'aU'inité qui lie retlc pri^lendiie société parlieuliére 5
l'adiniui triitinu de l'élal, c'est le choix même des bon mes (|ui l'ont gouvernée :
il «'Si loujours dicte par ibs c usidératious poliiitiues, et il n'esl pas tombé sur
BJ. d'Arnoul à lilre couimere al.
C'est un cadeau doctrinaire, c'est une récompense , une retraile qu'il doit à
rinfluciîce des meudues éininens du 11 cilulire.
Au surplus, la spécialité de M. d'Aif;rul entre comme un tiroir dans cette place
pral i(|ui'e |iour la recevoir. En effcl, boinuie délai d i dcuiiéme ordre, m.ii'. ad-
ininl-iraicur du premier , J). d'Argoiil se rapproche du type de capacité que
nous avons dcliui dans fli de Ville e : c'esl un loalicii'U.
Avec la iiiiile don çein'aiiue d'élite, la criiniuie d'un housard , les penrhans
d'un iiKiinais sujet de bonne l'auiille et le pnùl de l'escriine, IM. d Argout n a ce-
pendant minié (pie des do-siers el des p'ocès-veilianx ; ses folii s de jeunesse ne
Consis eni que il.ins des bonnes rerliines rie procédure.
^él■u D.iuphiué, de la p-llie mais irés bonne noblesse de celle province, dont
les iKibilins sont si recoiniaiss ibles à ce Ciiracléie lin et brusciuc. cbi' anier et
impéiiieux (|ui u'-xi lut pas les Riaudes idées en admellaui les pdits ninyens. et
qui ciplique (Casimir l'eiier , banquier très ûpre et grand huuime d'ilat, SI.
(l'Af^oul, à l'àj^e 'e viiigtaus, n'aviit encore (pie désespéré .sa rainille par .-on
goût du laiiage, quand il fut appelé djns les droUs-réuuis par M. Français, son
cou.pair o'e.
l'ro ccicur de tous les g-ns bien nés qu'avait persécutés la révolution , M.
Fraeç^ls distingua M. d'Argnui et l'envoya à Anvers et à l'Icsingue en qualité
d ii'spi'ctur des ser\iees, giihelou di''ja supérieur el presque militaire , p;él, au
besoin . à faire le coup de sabre avec les Anglais. Les droits-réunis évi i léieut
chez lui la passion delà sta i-lique. |>as~jon quelquefois umI heureuse pir la sui-
te, mais qui le p iiis-a au conseil il'élal. ml il fut. coanue auditeur , aiiaelié A la
diriMiiou tén'^rale . et on il brilla pir des allures [dus libres et plus décidées
que celles des oulres pflcus de l'cn'lrnit el de l'époipie.
Jeune et ami du plaisir, mais >ans aller jiis.pi'au lioiuloir , il s'amusait vile el
à ei^rlaines h iires, comme un sous-lieuienant , el sans laisser suullrirson tra-
V.iil. qui valait celui des plus as-ldiis et des plus liypocriles.
I' n IS'i, il fui luainienii au conseil d'eini sans eue forcé ni accusé de trahir
son liienlaiKmr : car ce fut le mouveiiienl na»urel et général des choses qui le
Muiia des droiis- réunis, cet le ( S|ièce de len itoire ne u Ire, ce (]obleniz intéi ieur
où se Ironviienl internés tant d'ainni^tiés qui avaient coniiuué leur émi;;ialion,
diii.s eel a ile, jusqu'au iouroù ils roin|iirenl leurs bans pour redevenir ce qu'ils
avi>ient été ou avaient dû être, colonels, capiuiiies de vaisseau , ambassadeurs,
piéfcls.
HL d' Argent entra dans l'administration gén('ralc el fut sous-préfet.
l!n 1H1.T, .lu second relour (les liouiiiuns, lié avec SI. Decazes, di'ji ministre
de la police, il lui dut les préf etnie- de l'un el de Niiues. C'est a l'au qu on lui
reprocha d'avoir fait brûler le drapeau tricolore.
m d .Vcgoiii esl, avant tout, un humilie de devoir et de disripline , qni obéit
à sps iii-lriicl'ons p'iis qii'ji ses senliuieus II a f.iil brider le diapcau liieolorc
avec une griinde sérénité de conscience, comme il iiiimii fait un iJii plus lui luù-
liT le draiii au blanc; c'est un houiine qui fdil brûler tout ce qui u'a pas le droit
légal d'elle arboré.
Néaiunoins , préfet libéral de cette resiauration pour le service de laquelle il
faisait <Jes antodal'és de drapeaux, il nKmlra à Nimes la ferineié de son carac-
tère, en défendant l'auloriié royale débordée par le myali-uie de querelles et de
couteaux des vcrdets du .Midi. A propos d'une coniradicliuii mal .s(uinai!le que
lui suscita une des hantes autorités du déparleirent, un beau soir il lit descen-
dre dans la rue le monsieur ullrà-fanatique, dégiina il Icinl roclia sous un ré-
verhi're.
Celte prouesse de fonctionnaire énergique et d'Jmmme de oœur qui fait res-
pepier ses fondions et sa personne, le mit en grande faveur, en grande renom-
mi-eadmicislialive auprès de ses patrons des uiinistér(ssen\i-libéiaui de l'époque.
Noiiiuié succe'Sivement pair de Tranec et conseilhr d'é'.lat, l\ c'iule de .M.
Dec.izcs le refoula dans le service cxlraoïiliiiaire. Aus-i figu."a-l-il d isscz bonne
lieice dans l'oppusi imi nvulérée de la chambre haiile.
C.'e^l dans le salon de IM. Deca/es (jue Inilialeiit les "traces cclos* aies de .M.
d'Arg.iul On l'y adinii.iii coniinc un nianicli ni k et cnvcco' 'aitc 'uinie un Ad-
dissiui. Courdii de >peci;ic!es et de jnuinauj, il anahsiiil les priui ces re| ri'-
srnsalions, et ra|iporl,iil ses enirclieiis aiec iM. Choassusdu ( o»i,v/.<i/'iV'Hu /,
(pi'il avail connu aux droits-réunis : au coiiraiil do tout en polile [loiilique, eu
pc lile liticra'iire, il p i-s il piuir un hiuiiUie ainiisanl. pour i:n lion cuMcnr,
hous i'e\(Uis le duc, il se hissa un peu de son iij'.e d opposant, et a la faveur
de quelques questions iiialériclles (pii lui fouriiircnl smi\eiit l'oceasioii de piirler,
il essaya friiclueus( ment de di'iiKuUrer que les biniiiies pr^luiue» el poiiifs
eomine lui poin.iieiit Olre ciupkiyi's scnh iiiei l A iilre spéiial. Avec l'ds.-cinl-
nient de ses ani's de l'opposilimi, il eut l'ail de se faire offrir sa reiilri'e nu con-
seil d'élat en service ordinaire; il y ae(|uil bicnu'it auprès des maiins des rc-
qiièies liihoneiix et du pciii nnnibre dam icns coi.scilleistiui nvaicnl survécu aux
épuialions, nue ri piiiaiion I ovine de lr;i\aiileur ; l'un d'eux, le coniie llcren-
ger, le sornoniina I e/lcnilriiir i<e(li'isie<s.
Comme jamai<.ce q 'il fail ne poric le carsrlér» de In duplieilé, il n'y ■ rien
de désobligeaui il rappeler que sous le niiinslcrc roli(!iuic, M. d'Aigoul, tout eu
\olttut avec reiipositiou à la chambre des paiis, ue se démit pas des l'uutliuus do
cousei'Icr d'élat, comme les Cambon, les Berlin de Vaux les Delahorde crurent
de\oM" le fiire en face du pro^riiinnie du 8aoùt. Lui sixième, il conduisait l.i dé-
pulalion du con-eil d'élal qui \enoii feliciier ;M. de l'oli.;iiac : toujours par es-
prit de souini'Sioii disci|dinalrc a la règle qui prescrit ù un liiinime qui n'a as
brisé SCS liens atec un corps consliluc , de satisfaire aux coiivcnaiic< s ulliciclics
qu'il impose. Celait sans doule de la part de M. d'Aigout, au lieu d'un Lum-
iiiage à la po'iiKpie, une simple déférence à la hiérarchie.
A la ié\olulioii de juillet , il fut un des paTs que la chambre chargea de sa
célèbre négocalion. Avec .M. de Sénionvile, il se mêla aux tentarnes essayées
pour obtenir le reliuil des ordonnances et rendre moins révolulionuaires les ab-
dicvitions successives des priinipes nionachiqucs.
Sous le miiii^ière Lalliite. M. d Argoiii, comme ministre de la marine, (Il parlie
de ce cahiii t qui avait a passer le dénié du procès des luinisiies, de celle alni ni>—
tratiou d'cxlréine gauche où I s Dupont de l'Curc, les LaQitte se IruuvaitDl lein-
pérés par ,'M.\I de .Momalivtt cl hébasliaiii.
La grosse libnriuiilé de M. d'.Vrgoiit fil merveille. Les arseraui de la
marine n'en lurent pas mieux approviiimiiés; ma s les cirions furent pi ins.
Comme dans ce pays-ci un liumnie qui travai le esl réputé phenoniène. 31. Ca-
simir l'èrier reiifonça cmunK- un coin dans la Cinfecliou de sou iMbiuil . mais,
ri'preniinl la Iradiliun des ani riiux uiinislrcs de la marine , le chef du 1^' fn<<rs
rappniclia de lui son cmnpatriute lidctu Cl brave aux affaires el a l'émeule, ea
lui ciiiili.iiii les travaux publics.
Ce-i vers celle phase de la vie de M. d'Argont que commencèrent contre une
parlicul irué pliy-i(|ue de sa personne les plus étranges persécutions. C'cal alors
que la fureur des pai lis lit entrer sou nez dans la pnl lui |uc.
Tins les petits juuriiaux moulaient i haque jour i I asSdUl de ce nez el en fai-
saient les descripiions les p'.us dé-risoires.
La véiilé sur ce nez, la voilà : il esl immense.
Lec.ibincl pariiculier de .M. Perler était coinpo-é de je-ncs gens d'esprit et
d'epéianco, que le leuqis a mûris, à l'exceplioii de M. Reniusal, qui ne devait
jamais dcvinir que 1 Auriol des enl reprises À'fancofiK/iK;* de M 1 hi. rs.
Unis ce cahinel, d'où le soin UlS atf lires u'cxclua.t pas la g^ite, on riait
beaucoup du pndil de Jl. d'Aigoul, et l'Ius d une lois, quand celui-' 1 travc■^a.t
le jardin de .^1. l'èrier pour venir le visiter, il avait foulé du pied son vidage,
m ■( hanimeul dessiné sur le sab.e des allées. M. d'Argoul s'inipalienlaii de cef
acharueuiciit .miiichique. Un soir, a|iiès un dîner donne par le pie.Mdenl du roD.
seil, il se piouieiidit solilaiienieul (i.ns lu jardiy du niiinslère, quand an détour
d'une allée il fut étourdi par (Jes rues fous qui pariaienl d un groupe forme des
jeunes pages de SI. l'èrier. Ces rires avaient la iiiéiue it cleruel e cause : tju—
jours le liez de SI. d'.\rgout sur lequel on se livrait à un désoidre de c«-
lemhourgs, de rébus el de lazzis.
SI d Aigoiit s'en alla se plaindre à M. Périer, qui rit tout seul puis furl que
tout soncaliiuel, mais en cxigcaiu le lendemain (jUe le cabinet pariiculier a lat
en corps i hez SI d'Argont lui protester de sou regret el assurer qu'a l'avenir
on le liendiail pour camard.
Niius ne parlerons pas du va-et-vient d'un ministère h l'antre , et dujiu de
barres qui s éiablit eiiire lui et M. 'Ihicrs, et de la complaisance que miuilia dès
celle époque SI d Areout pour les capiices de cet ecuieuil qui le peliiiii.t a son
g é Seulemenl on aviiil soin que SI. il Argout fùl ministre ut riniericur qudiid
se di^eu!|llenl les fonds secri Is, pane que son inlegiilé fail foi, parce que seP
aHiinuitluns valent des pi'èccs complablcs el fon eut le vole.
Coiio li-scor en esprit et n'ayant pas cmimc -M. l'biers le goill des médiocres,
comme SI. Uéinasiit le goùi plis siujjulicr des inliinie-, des sourds, des pui-
Iri iix, M. d'.Vigout aune les geiisdu niuuviiucnl, les cu'urs chauds , les lé Cs vi-
ves, el personne n'est plus indulgent aux désordres, aux puerililc.< disiingué .
Tiois hommes d'un grand esprit, doiil il savait cinj loyer U plume el coiiipr n-
dre la cunver-a iun, s'elaienl l'ail autour de lui une vie d écoliers. Quand leiiiul-
Ire, après avoir traité ses affaires du inaliu avec ces secrétaires u élin, parlait
pour le conseil ou la i bauibre, ces c-i iéjles ji unes hnnimes délai s'elabiissulciit
dans le jardin du niiiii-ire. y organisaient dos exercices gyiunasiiques , des par-
lies (le î il/e ■ tiipois nni'e, de saut de mou'on, cl plus d une fois SI. d Argout
est venu eu souriant les surprendi% au milieu des émulions d'une lapelle lur—
ccnée.
Le penchant de 31. d'Argout pour l'esprit est prononcé: il le respire et .le
hume à plein s narines de ce nez qui, coiuuie l'inlel igeiile liouipc i^o 1 la na-
ture a doué léléphant, semble être un lustruinent lutesligateur el curieux de
tout ce qui flatte le g' ùt.
Au 22 février, SI. d'Argout, en acceptant les finances, commit une faite dans
laquelle il ne retomba pis au 1"' mars, malgré son inexplicalile undre-e pour
SI lliiers, qui se sert de lui connue d'un ubj-i d aniuseiiicnt pour c •> dame-,
d un dernier irucheuicut avec la cour cl les conservaleurs, d'uu poile-tespict
auprès des gens d'aiVairos, jouant comme un traître chul avec celle bonne na-
ture de dogue énergique el dévouée.
Mous avons dit que M. d'.Argoul n'était qu'un homme politique du deuxième
ou troisième ordre. Il possède pourtanl trois omiuentcs qualités: la probité,
l'amour du travail el le courage.
Ce courage peut le conduire et le soutenir au-devant dune émeute, d'un conp
d'épée, d'une explosion île poudrière, de tous les duiig< rs qui ne salTioiicnt
qu avc' le mépris de la vie; maî> ce courage, qui ne ser.,it qu.- brut .1, se rclexe
par lin rAté plus noble quand il devient le couiage de la responsal.ililé, qu. I.;£
SI cniii re chez M. d'Areo .t, si rare ihei les poltrons rcpre>vntaiif.<, dan» ces
lenips(e d MOides Civdes.
tainiiuen. se fiit-il qie celte énergie, loujnuri picle au d.inger présent rotiime
A lu resiumab.lite luiuiaine, son seulcmeiit dans le lOCi r, cl qu'c.lc cidueclui
31. il'.Vrgoi l ces alliir ; d'iinl peuLnicc cl de fierté persuiiiicllc auxquelltsto
recoiiii. isseiil les rarac.ères pulUipust
SI. d .\riout a loj i irs b soin il être soumis à qiieliju'un de ses col'Ognes , et
de prcléreuce iiu piés dent du con-eil. il poiis-e si Ion le rcspcci de torde cl.
dcsgn ,1$, qu'il seiiibe servie inéiiie quand il loniiuaiide.
SL d'Ari"<ui est un bon adniiiiisiraicur , s il isl entendu qu'on ne Se consti-
tuera pn> eu Ir.iis d'irveniiiui el de siibiiiité, cl qu'un le re lendfii d<u> >oo
cercle d'aclimi ciiiniue un cheval înta îgable q'<i tourne un innulin ; bon ixécu—
leur, nms discoureur ■-onvent mal habile, il ' ><ulul trop saeiillei s son amour
de la laiétie adminiMr.ilive et carioimièie, '.ejonr où il •.;Toi;s.i la chauibr, des
pairs par celle slaii-liqne dont le résult,il fit ceci : Pmev r i. la ch.nib c d s
pans eu masse, quand inèuie elle serait rc.ppciablo 1 1 i ' ar srsluu.îé—
rcs, devraii, il cause de sou grand àp', éir.- cnibaunKc --temps.
U laul rendre a .\1. d'.\rguul celte just xe : iMur sou kuuI que 1 ccouwuiic po>
«2
LE MAGASIN LITTERAIRE.
litiqticct les <;tu<lcs de la science libérale ne l'ont jamais égaré clans aucune
niaiserie pliilanlrrpiquc.
Sa passion pour le travail peut s'appeler une manie. Il aime d'amour les pa-
perasses. It's dossier.'!, il est si heureux d'écrire lui-mèmo et de .«igiier, qu'il tom-
ba sérieusement malade de fatigue, on ne sait à l'occasion de quelle cérémonie,
pour avoir passé plusieurs nuits à sisni'r lui-même quelques milliers de billets
d'invilalion qui pouvaient se lilhographier.
Rien n'est plus curieux à surprendre qu'une matinée de travail de M. d'Ar-
gout dans son cabinet de ministre.
Sa tète, enveloppée d'un bonnet de soie noire, offre une surface unie et ronde
comme celle du vautour, dont le bec est nprésenlé p;ir le prolongement de ce
nez tant de fois décrit : courbé en deux et plongeant dans une mare de documcns,
il a bien l'air d'un oiseau aquatique qui pêehe des petits poissons aans un étang.
Autour de lui s'amoncélcnt des piles de dossiers, les uns ouverts et en désor-
dre, les autres attachés par des sangles. Des livres, des collections du nianite.ur
et du Bulletin des Lois, pavent le plancher; des liasses de rapporis errent d'u-
ne ch.iiseà l'antre; des cartons béans déversent sans cesse, sur le bureau, des
olimens nouveaux à ce travail carnassier: les yeux armés deinnetles, les mains
tachées d'encre, Jl . d'Argout savoure avec volupté le parfum de poussière et de
moisissure qu'exhile ce charnier admiiii^ratif au milieu duquel il se comblait.
Pendant de longues heures il dissèque ainsi toutes les divisions de son dépar-
tenicnt, ne prenant, comme repos, que le temps nécessaire pour priser à pleins
doigts, releier ses chausselles, reboucler des bretelles qui fixent un pantalon
inonlnni sous les aisselles, et boire quelques tisonnes ordonnées par son méde-
cin litholrilcur; car c'est encore là un des courages de SI. d'Argout, de suppor-
ter bravement la cruelle maladie dont il est atteint. Quand il est minîslre, il se
soigne à peine, parce qu'il aime mieux paperasserque de s'aliter; mais, dans ses
interrègnes, dans ses vacances d'homme politique, il se livre aux cruels iustru-
mens de la chirurgie. Ce sont li ses loisirs.
M. d'Argout est un homme bien élevé, aimable, bienveillant et même galant,
non pas à la manière de M. de Ramhuteau, papillon dont les ailes ne frémissent
qu'au milieu des vapeurs tièdes et parfumées d'un boudoir, mais à la mnniérc
lies anciens gardes d'honneur en campagne, c'est-à-dire au moment même et
pour le moment, sans engagement et sans suite, peu propre aux patientes opé-
rations du siège, mais très dèierminé à l'assaut.
Poli elalTeetucux, quoique brusque et fantasque, il accueille les gens qui lui
inspirent quelque penchant par cette exclamation favorite : Bonjour, cher I
Aimant la controverse, appelant même la contradiction, il argumente avec dé-
lices, mais n'en fait guère qu'à sa tête, à moins que la volonté de son chef hié-
rarchique ne se place au-dessus de la sienne : il se dévoue alors, marche en
avant, s'oublie pour se donner à d'autres, et brave tout en résumant soq carac-
tère lui-même par ce mot : Je suis bon cheval de trompette-
{Nouvelles à la main.)
IJSr CORSAIKE.
FRAGUENT DU JOURNAL D'UN I.\CO.\XU.
V,7„.> Ayant obienti tle mon amiral ud congé de quelques mois, je visi-
lais alors en ciiricu.x presque tous les ports de !a Manclie, qui, da.ns notre
dernière guerre avecles Anglais, ont fourni une si grande quanlité d'intré-
pides corsaire-.
3'étais fort jeune alors, et comme je n'avais jamais vu de corsaire,
j'aurais t)ul donné au monde pour en voir un, mais un vrai, un lype, le
blasplièine et la pipe à la bouche, fumant de la poudre à défaut de tabac,
l'œil sanglant, et le corps couvert d'un réseau de cicatrices profondes à y
fourrer le poing.
Comme, dans une de mes stations sur !a"c6te, j'exprimais ce naïf désir
à un ami de ma fami! e, homme fort aimable et fort spii ilucl, auquel j'é-
tais reroir mandé, ",1 médit:
— Kli bien ! demain je vous ferai dîner avec un corsaire.
— Un corsaire ! lui Ds-je.
— Un vrai cor.'aire, reprit-il, un corsaire comme il y en a peu, un
corsaire qui à lui seul a fait plus de prises que tous ses confières depuis
Durikerque jusqu'à Saint-Malo.
Je ne dormis pas rie la nuit, et le jour me parut démesurément long,
quoique j'eusse essayé de lire le Conrad de Byron pour me préparer à
celte s inle entrevue.
A cinq heures j'arrivai chez mon ami. C'est stupide à dire, mais j'avais
près jue mis de la recherche dans ma toilette. En entrant, je trouvai à
mon hôte un aspect soucieux qui m'effraya, et je frémis involontaire-
ment.
— Notre corsaire ne viendra qu'à la fin du dîner, me dit-il ; il est en
conféreticc avec le cipitaine du po; t.
— Hélas ! j'attendrai donc, répondisje en sentant mon cœur se rassé-
réner.
Oii ."ie mit à table. J'étais placé à côté de la femme de mon hôte ; et,
à ma droite, j'avais un monsieur de soixante ans, q;ii paraissait fort iii-
linie dans li m.iison, et qu'on appelait familièrement Tom.
Ce mcin-icur, fort carrément velu d'un habit noir, qui iranchiit tner-
Vfilleu.seinent tur du linge d'une éblonissaiiie blancheur, ce monsieur,
dis-je, avait une fianrhi' et joviale ligure, r<eil vif, la joue pleine et lui-
sante, et un air de tionhomie épaiiilu dans tou'e sa pcrsonij qui fjisait
plais r à voir. 11 me lit mille rétiisfur sa >ille, dont il p raissait lier, me
parla des euibelUsseniens projetés, de la rivalité de l'école des fièies et
de l'cnsi igieinent niutuil, et Unit par m'appreudre, avec une sorte d'or-
gueilleuse modesiie, qu'il étiii membre du conseil municip I, capitaine
de la gar.le nationale, et qu'il Jouissait même d'un certain crédit ii la fa-
orique. Je le crus sur parole. Ces détails m'eussent prodigieuseraeut in-
téressé dans toute autre circonstance ; mais je dois l'avouer, ils me pa-
raissaient alor.i a^sez monotones, dévoré que j'éinis du désir de voir mon
corsaire. Et mon corsaire n'arrivait pas. En v lin niire hôe, par «ne
charitable attention, et dans le but de me distraire, s'était mis à taquiner
M. Tom sur je ne sais quelle fontaine qui tombait en ruines, quoique lui,
Tom, fût spécialement chargé de la survcilkince de ce quartier. Je ne re-
tirai de ce charitable procédé de mon hôte que celte con-.iciion : que M.
Tom, au nombre de ses autres qualités sociales et municipales, joignait
le caractère le plus doux, le plus gai et le plusconciliantdu monde.
On servit le dessert. Les gens te reiirèreiit ; j'oiais désespéré ; n'y te-
nant pas, je m'adressai d'un air lamentable à l'amphytrion.
— Hélas ! votre corsa're vous oublie, lui dis-je.
— Quel corsaire ':• dit M. Tom , qui cassait ingénument des noi-
settes.
— Mais le commissaire de marine que j'avais invité, dit mon hôle en
riant aux éclats de celle bêtise.
J'étais rouge comme le feu, et pardieu si colère, qu'il fallut la présence
des deux femmes pour me contenir.
Je ne sais oii ma vivacité allait m'emporler, lorsque, pour toute ré-
ponse. Je vis mon hôle sourire en regardant les au'res convives, qui sou-
riient aussi. J'en excepte pourtant M. Tom, qui devint rouge jusqu'aux
oreilles, et baissa la tête d'un air honteux.
Il n'y a que cei honnèie bourgeois qui soit indigné de cette scène ri-
dicule, peusai-je eu vouant un remerciment intime au digne conseiller
municipal.
— C'est assez plaisanter, monsieur, me dit alors l'hôte d'un air s^rieu-.
sèment all'ectueux; excusez-moi si j'ai ainsi usé ou abusé de ma position
de vieilUird pour vousmetire à l'abri des inspres.^ionscalculéis à l'avance;
car, grâce à ces préventions, monsieur, on Juge mal. Je crois, les hom-
mes iiiléressans. Oui, quand on les reiicoiil.-e tels qu'ils sont, au lieu de
les trouver tels qu'on se les éiait figurés, voire poésie s'en prend quel-
quefois à leur réalité, et, par dépit d'avoir mal préjugé, vous les appré-
cici mal, ou vous persistez dans l'iilusioa que vous vous étiez faite à leur
égard.
Je regardais mon hôte d'un air étonné. J'avais seize ans ; il en avait
soixante, et puis je trouvais tant de raison, et de bienveillanie raison, dans
ce peu de mots, que je ne savais trop comment me fâcher.
— Une preuve de cela, ajouia-t-il; si tout à l'heure je vous avais mon-
tré notre corsaire, en vous disant : Le voici ; vous eussiez, j'en suis sûr,
éprouvé une tout auire impression que celle que vous avez éprouvée;
et pourtant cet intrépide dont je vous ai parlé est ici au milieu de nous;
il a dîné avec nous.
Je lis un mouvement.
— Je vous en donne ma parole, dit mon hôte d'un a'r si sérieux, que
je le crus.
Alors Je promenai mes yeux sur tous ces visages, qui s'épanouirent
complaisamnient à ma vue, mais rien du tout de corsaire ne se révélait.
— Regardez-nous donc bien, me dit M. Tom avec un rire singulier.
Alors mon hôle me dit, en me désignant M. Tom de la main :
— J'ai l'honneur de vous présenter le capitaine l'Iioutas S....
— Le capitaine S...! vous êtes le brave capitaine S... ? m'écriai-je,
car le nom, l'intrépidité et les miraculeux combats de l'homme m'étaient
bien coinius, et je restai immobile d'admiration et de surprise; mon cœur
battait viie et fort.
— Eh ! mon Dieu oui, je suis tout cela... à moi tout seul, me dit le
corsaire, en continuant d'éplucher et de grignoter ses noiseiies.
— Vous êtes le capitaine S.... ? dis-je encore à M. Tom en le couvant
des yeux, et m'aliendant presque à voir, depuis celle révolution, le front
du conseiller municipal se couvrir tout à coup de plis mcnaçaus, son œil
flamboyer, sa voix loimer
Mais rien ne flamboya, ne tonna ; seulement le corsaire lEe dit avec la
plus grande politesse : Et je me mets à vos ordres, monsieur, pour vous
faire visiier la rade cl le poi t.
Apres quoi il se remit à ses noisettes. Il me parut trop aimer les noi-
settes pour un corsaire.
En vérité, j'étais confondu, car, sans trop poétiser, je m'étais fait une
tout autre figure de l'homme qui ava't vécu de cttie vie saii>;l.uiie et ha-
saideuse. Je ne pouv,ii;icoiirev.)ir quêtant d'éuiuiions pni-saiiies et ter-
ribles n'eussent pas laissé une ride à ce front lisse et rayonnant, un pli à
ces joues rieuses et vermeilli'S.
Moi) hôle voyant mon étonnement, dit au corsaire : « Oh ! maintenant
il ne vous croira pas, Tom ; pour le couvaincr-, parlez-lui niéiier, ou
mieux, raronuz lui votre évasion de SotUUampton, »
Ici le capitaine Tom fit la moue.
Sîir mon observation, mon hôie n'insistapas, et je me misa causer avec
le capitaine serein et placide, de r;uelqueiuns de sesniagiiitiques cjmbats
avec lesquels nous avions été bercés, iiois auti es aspii ans.
Cette aiiention de ma part llaita le capitaine T. un ; 1 1 conversai'on s'en-
gagea ertrc lijus deux : il me donna même queliues déiails sur sa façon
de coiidi al' rr, ma's tout cei> o"uo air, d'un tin d mx et calme q li fa sait
un siiigu i .'r cou raite avec la couleur trafique et sombre du sujet de no-
tie couvrsilie.i.
Entre ar.tr'.s hojes, je n'oub'ierai jamais que, lui demandant de quel'e
manier.' j',',oordait l'ennemi, il me répondit tranquillement ca jouant
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
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avec sa fourrlietlc : « Mon Dieu je l'ahordais presque toujours de long en
lonsî, mais j'ava's une halillude que je ciois bunue et que je vous recum-
niaudeilansl'oi vision, car c'ea l);eii simple, » ajouta-l-il à peu près du
ton d'une ni;'na„ère qui lusarde l'Olo^'C d'une excellente recette pour faire
les coiilitures. J Cette habitude, reprit-il, la voici : Au moment où j'é:ais
bord à bord de l'ennemi, je lui envoyais loul bonnement ma vol<5e coai-
p'ète de niousqueterie et d'artillerie bourrée à triple charge. Eh bien,
vous n'avci pas l'idée de l'ellet que ça produisait», ajouta le capitaine en
se tournant à demi de mon côté el secouaut la tèie d'un air de cou-
viciion.
— Je pris la liberti^ d'assurer au capitaine que je me faisais parfaite-
ment une idée de l'effet que devait produire celle excellente habitude qui,
Uûus le fait, éia t bien simple.
— Cah!... Tora fait le crâne comme ça, dit mon hôte d'un air malin,
et il ne vous c'it pas qu'il a peur des revenans!
— Oh ! des revenans ! dit joyeusement Tom en remplissant son verre
d'excellent curaçao.
— Ues revenans, reprit mon hôte, enOn l'homme aui yeux mangés
ne vous v si e-t-il jamais, Tom ?
La (igure du capitaine prit alors une bizarre expression : il rougit, son
œil s'anima pour la premièi e fois, et, posant son verre vide sur la table,
il me dit en passant la main dans ses cheveux gris et découvrant son large
front : « Aussi bien il voulait me faire raconter mon évasion de Sou-
thaiiipton; cette diable d'aventure s'y rallache. Ecoutez-moi donc, jeune
homme. »
— Ah ça, Tom, songez à ces dames, dit mon hôte, en montrant sa
femme et une de ses amies.
— Ma foi, dit le capiiaine, si la chaleur du r^^cit m'emporte, Cgurez-
Tous bien, mesdames, qu'au lieu du mot il y a des points.
Je ne sais si ce fut une illusion, ou l'tffet du curaçao réagissant sur le
cspiiaine, ou le charme sombre et magique que jette sur tout homme ce
fier nom de corsaire qu'on lui a écrit au front... ; toujours est-il que lors-
que le capiiaine commença son récit, il s'empara de l'aitention par un
gesie muet de commanlenient. Il me sembla un homme extrêmement dis-
tinct du conseiller muiiicipal.
Le capitaine commença donc en ces termes :
« Celait dans le mois de septembre 1812, autant que je puis m'en sou-
venir. Il ventait un joli frais de nord-ouest, j'avais fait une pas trop mau-
vaise croisière, et je m'en revenais bien tranquillement à Calais grand
large avec une prise, un brirk de 280 tonneaux chargé de sucre et de bois
des lies, lorsque mon second qui le commandait signale une voile au vent
à nous. Je regarde: allons bien... Je vois des huniers grands comme une
maison : c'était une frégate de premier rang. Le damné brick marchait
comme une bouée; je donne ordre à mon second de forcer de voiles, et
je commence à couvrir mon pauvre petit lougre d'autant de loile qu'il en
pouvait poi ter ; il était ardent coaame un démon, et ne demandait qu'à al-
ler de l'avant; aussi voilà que nous commençons à prendre de l'air.... et
à Cler ferme..., ce qui n'empêcha malheureusement pas la frégate d'être
djms nos eaux au bout de trois quarts d'heure de chasse.
11 Pour me prier d'amener, elle m'envoya deux coups de canon qui me
tuèrent un novice et me blessèrent trois hommes.
11 Pour la forme, seulement pour la forme, je lui répondis par ma volée
à mitraille, qui pinça une demi douzaine d'Anglais; c'était toujours ça, et
tout fut dit. Je fus genoppé, mais par exemple traité avec les plus grands
égards par le commandant anglais qui avait entendu parler de moi, car
C'était la troisième fois qu'on me faisait prisonnier; mais j'avais toujours
eu le bonheur de m'évader des pontons.
» Nous ralliâmes Porlsmouth et nous y arrivâmes à peu près à l'heure
à laquelle je complais rentrer à Calais. Oui, au lieu d'embrasser ma mère
et mon fière, de conduire ma prise au bassin ci de coucher à terre, j'al-
lais droit vers un ponion, et peut-être pour y rester long-temps. C'était
dur; mais alors j'étais entreprenant, j'éiais jeune et vigoureux, j'avais une
honne ceinture rem.ilie de guinées , et par dessus tout une rage de
France qui me rendait bien fort, allez Aussi quand le commandant,
devant tout son animal d'état-major, me lit un grand discours, pour me
dire que désormais j'allais être serré de près..., mis dans une chambre à
part, surveillé à chaque minute..., que c'était ma vie que je jouais en ten-
tant de m'évader..., cnlin une bordée de paroles superbes, je ne lui ré-
pondis, moi, par autre chose que je m'en.... •
— Tom..., Tom..., s'écria fort heureusement mon hôie...; car le ca-
pitaine, dans la chaleur du récit, avait déjà fait entendre certaine con-
sonne silllantc qui annonçait un mot des plus goudronnés.
— Mais c'est que c'était vrai, c'est comme je vous le dis, reprit le ca-
pitaine. Je m'en...
— Tom , s'écria encore mon hôte, ce n'est nullement votre véracité
que j'interromps; mais songez à ces dames, Tom !
— Ah! tiens, c'est vrai, reprit le capitaine. — Eh! bien, non. — Je
dis au romniiindant : Je m'en moque. Je m'évaderai tout de même. —
Nous verrons, répondit l'An^^las. — Je l'espère bien, lui dis je. — Et ou
m'envoya à SoitlIiampton-l.aliC, à bird du ponton la Couronne.
« Soutliamiiton-Lalxc est un assez grand lac, situé à environ quinze
lieues de Portsinonth ; ce lac n'a d'autre issue qu'un étroit chenal, ce che-
nal débouche dans un bras de mer qui court du N.-O. au S.-K., et ce
liras de mer, ^n•is avoir formé les rades de Ponsmuuih, de Spithcad et
de Sainte-Hélène, se jette enOn dans la Manche, après avoir contourné
les îles Portsea, Haliiig et Torney.
» Je ne vous donne tous ces détails qu'afin de vous faire voir que ce
diable de lac était une position inexpugnable, et, 5 cause de cela même,
parfaitement choisi pour servir de mouillage à une douzaine de pont'ms
qui renfermaieut alors quelques milliers de prisonniers de guerre français,
au nombre desquels j'allais me trouver, et au nombre desquels je me
trouvai bientôt , comme je vous l'ai dit, à bord de la Couronne, vais-
seau de 80 rasé.
i>Ce ponion était commandé par nn certain manchot, nommé Rosa, ua
malin, un lin matois s'il en fut, beau, jeune et brave garçon d'ailleurs,
qui avait perdu un bras à Trafalgar, et exécrait autant les Français que
moi les Anglais: c'était de toute justice; je ne pouvais lui en vouloir pour
cela ; il était de son pays el moi du mien.
"Le premierjourque je vins à son bord, il me fit voir son ponton dans
tous ses détails, ses grilles, ses serrures, ses pièges, ses trappes, ses ver-
rous, ses barres , les rondes qu'on faisait tous les quarts d'heure , les vi-
sites , les sondages qui ne laissaient pas une minute de repos aux murail-
les de ce pauvre vieux navire. Puis il finit par m'annoncer qu'en outre de
ces précautions , j'aurais encore à mes trousses el à mes ordres un capo-
ral qui ne me quitterait pas plus que mon ombre, alin , disait-il d'un air
gouailleur, que mes moindres désirs fussent sa'isfaits.
«Cependant, ajouta t-il. si vous vouliez me donner votre parole d'hon-
neur de ne pas cherchera vous évader, capitaine, je vous laisserais libre
d'aller à terre tous les jours, et, à bord, votre chambre ne serait jamais
visitée.
«Vous êtes trop aimable , lui dis-je ; mais je ne peux pas vous donner
celle parole là , parce que, vovez-vous, le soir et le matin , la nuit et le
jour, je n'ai qu'une pensée , qu'une idée , qu'une volonté , celle de m'é-
vader.
— «Vous avez bien raison , et j'en ferais autant à votre place , me ré-
pondit le manchot; seulement je vous préviens d'une chose , c'est que
vous me piquez au jeu , et que, pour vous retenir, tout moyen me sera
bon.
— «Mais c'est trop juste , lui dis-je , puisque tout moyen me sera bon
pour me sauver.
»Le fait est que pour se sauver c'était tien le diabb. Figurez-vous que
tous les sabords ou ouvertures qui donnaient du jour dans les batteries
étaient grillées , regrillées et surgrillées de telle sorte , qu'on ne pouvait
songera y passer, d'autant plus que ces barreaux étaient visités cinq à sis
fois par jour el autant de fois par nuit; en admettant même que vous eus-
siez pu passer par un de ces sabords, il régnait au de sous une espèce de
petit parapet qui faisait tout le tour du navire, et sur cette galerie se pro -
menaient continuellement des sentinelles. Or, dans le cas où vous auriei
échappé à ces sentinelles, vous n'eussiez pas échappé aux rondes de ca-
nots armés qui , la nuit , se croisaient dans tous les sens autour de> pon-
tons. EnOn eussiez-vous même eu ce bonheur , il vous fillait encore ga-
gner à la nage les rives de ce lac qui étaient environ éloignées d'une lieue
et demie de tous les côtés du ponton.
« Ce n'est pas tout, si l'eau de ce lac eût été partout profonde on guéa-
ble, quoique extrêmement hasardeux, nn tel trajet eût été possible ; mais
ce qui le rendait presque impraticable, c'est que pour aller à lerre il fal-
lait absolument traverser iroi» bancs d'une vase épaisse, molle et gluante,
dans laquelle on ne pouvait ni nager, ni marcher...
11 Aussi, à vrai dire, ces bancs de vase faisaient-ils, en partie, la sûreté
des pontons.
«L'espionnage aussi servait assez les Anglais , vu qu'il y a des gredins
partout et plutôt sur les pontons qu'ailleurs, car la misère déprave ; et ,
sur dix évasions manquées, il y en avait toujours neuf qui avortaieut par
ta trahison de faux frères.
«Les prisonniers avaient bien essayé de remédier à ces désagrémcns
en tuant, avec des circonstances assez bizarres, que je tairai d'ailleurs à
cause de ces dames (ajouta fort galamment le capit.dne), eu tuant, dis-je,
les traîtres qui les vendaient , quand les commandans anglais ne les reti-
raient pas assez vi'c du bord; mais rien n'y faisait , et la délation allait
son train, parce que les Anglais la payaient bien.
«J'étais donc depuis huit jours à bord de ta Couronne, lorsqu'un ma-
tin ou apprend qu'un nommé Dubreuil , un matelot de mon pa>s , assez
mauvais gueux du reste , s'était évadé pendant la nuit , avant, à ce qu'il
parait, trouvé moyen de se cacher, le soir, dans une grande chaloupe de
ronde. Une fois l'embarcation poussée au large , comme le temps ttait
noir, on le prit pour un matelot de service; puis, quand il vit le moment
favorable, il se jeta à l'eau, plongea et disparut sans qu'on ail pujamais
parvenir à le rejoindre.
u Vous concevez si cette nouvelle irrita mon désir de m'échappcr à
mon tour ; mais je ne trouvais personne de sûr à qui me confier, et je ne
voulais rien hasarder par les motifs que je vous ai dit, lorsque ma bonne
étoile amena, comme prisonnier à bord de la Couronne, un capitaine
corsaire de mes amis, paillard solide, entreprenant.... an homm^ eniin.
«Dès que nous nous fdmis reconnus . nous comprimes tout do suite ,
sans nous le dire, qu'il fallait surtout laisser iguoicr cette rencontre au
commandant ; aussi j'eus toujours l'air d'être plutôt mal que bien avec
Tilmont (c'est comme ça qu'il s'appelait).
«Tilmout avait avec lui un vieux matelot , nommé Jolivet , dont il «.'tait
5&
LE MAGASIN LITTERAIRE.
£Ûr, car ils naviptiaiont rnscnihle dopiiis vingt ans; nous convînmes de
nos fais, et liiiii |..iii s iipi 6s la fuite de Dubituil, jour pour jour, ks cho-
ses einieiit cil lion train.
»l.e iiKiim de ce juiirlà, le manchot mp fit appeler dins sa chambre:
il était v.\ iicux, pinij aiit < t se carrait en si; fioilaiit le mciiloa plutôt d'un
air il se f.iire rasser les ixins... que soiiliaiier le lionjour :
— »Cnpii:iini''. irc dit il , vims avez voulu jouer ^mo. jru contre itni ,
vous avez perdu; c'est malheureux , une auiie fois cliuiiisscz mieux vos
cunùdciis.
— » Comment cela? liii dis-je sans me dt'concortor.
— "Oui, reprit-il en Oi'Ousseiant son collet d'un aird('ga;;6. oui, vous
deviez vous sauver dcinai.i ou ap;è> par en trou fait à la iniii aille de la
Co(|iie du lunire , a basbuid p.ès ilu bUick Iwla; c'est un noiiiiiié Jolivi t
qui fiisaii le imu , voi.s lui av.ez donm'; dix louis pour le faire , il m'a de-
mandé (piiii/.c yuiiii'es pour me le vendre, et je les lui ai doniiCcs bien vite;
car, en veiiié, céiaii pour rii n.
«Comme bien vous p^'n^e/., j'étais exaspéré, et j'aurais étranglé Jo'i-
vet , si je l'avais tenu. Vue fiiiie si bien ménagée , disaiije au manchot
en ircpi,'oaiit. une fuite à son heure, sur le point de réussir... eic, etc.
— «Je conçois que c'est désolant , nie répondit le scélérat d'Anglais;
mais, ponr\oiis consoler, capitaine, buvons un veric deina ère à voire
prochiiiie éva-ion.
— «Que voul' z vous , lui riis-je , c'est .i refaire... Heureusement qu'il
reste île la muniilie à pen-cr ; et comme, après lotit, il n'y a pas de (juoi
se tuer pour cela, nous bûmes à la prochuine, et nous aliâiUes nous pro-
mener d ins la b.ilii rie basse.
»J étais on |iluiôt j'ava!s le cœur navré, désespéré, tandis que le man-
cloi n'avait jamais été plusg.n; il ricanait , il silll.ii, il rOuCtiulait en
cl aniaiit faux comme un Anglais qu'il éiait, eniin il ne pouvait cacher
sa joie d'avoir fait rater ma fuite, et il était bien certainement dans son
(îrtiit.
«Comme nous nous promeaicns depuis unedemi-henre dans la batterie
basse, lui imij.uisgnilierrt, moi toujours Irisie , un tapa(;e iiilVriiiil par-
tit au dissus lie noire têic , dans la batterie du 18 , et interrompit notre
conversai i<'n qui n'était pa> vive.
— «Qu'est-ce que cela? demanda le commandant à un aspirant qui
descciidaii.
— «Commanflant, ce sont les prisonniers qui dansent; il y a bal là-
baut coiniiie tous les ioiirs.
»Kst ic que ne voila pis ce gupux de nwnchot qui s'avise de dire :
Faites cesser, moiisiiur ; -elle joie est iiiciinveipanie de la part des pii-
Foniiii rs, le jour on l'un d'eux a vu ^ou proj i de fuite avorter... Faites
cejsi'r aijoiird'luii, moiisienr.
»Ki i!\aiii que j'aie i u l'en empêcher, le cbinn d'aspirant remonte, et
ce hiuit, qui lunnaii à nous élouniir, cesîeii l'instant.
» Aliiis , je r.ivoiie , malgré moi je pâlis comme un mort , car au mo-
ment (lii ladan^e cessa, un éger bruii, heiirensemeiit iisipercepiible pour
tout autre que pour moi . se lit emeiiilic derrière la cloison qui foi man la
chiinbre de Tdinunt , chambre sur le plaloni de laque, le les danseurs
pnraiss::ient sauter le plus volonters. Ce lég; r bnit, qui resseniblaii au
cri d'une scie , dura à peine une seconde après que la danse n'ébranla
plii' le |ilanehcr de la batterie; mais, comme j»; vous l'ai dit, celte scconie
siiirupuur me faire un damné mal; onm'eûlscié le cœur que ça n'eût pas
été pire.
•) Heureusement le manchot prit celte prileur pour celle de la colère,
car lussiiO' je ni'éciiai furieux : Et moi , nious.eur. je nroi)pos«^ à cela ;
pun r ces pauvres gens p^rce que j'ai été assez sot pour me laisser sur-
prendre, cen'ist |)iis juste; vous voulez mn faire haïr rie nus conipario-
tes, c'est une làilicté, monsieur, eiiienlez-vous, une liîchelô; et si vous
êtes homme d'honneur, vous leur permettiez de recommencer leur
danse.
«Calmez-vous, capitaine, me dit obligeamment le manchot; je vais moi-
môii'o leur en cii'iiner l'aiiturisaiion.
«Et la briiie, le sot, le triple sot de manchot, d'Anglais, y alla lui-
même... C'incevezvous, lui-même... s'eiriat le capiiaiiie en bondissant
si.r sa cliai-e et lapant dans ses mains avec une joie frénétique et des
Éthis de rire (|ui i.oiis stiipélia eut.
n Je vais Vous e\p'iqucr pourquoi je ris tant à ce souvenir, — ajouta-t-il
en se ralmiiit, — c'est que vous ne savez pas une choso... Ces hommes
qui dansuii nt, c'était moi ipii, de/iuis huit jours, le^ payais vingt S'iiis par
teie r.iuir dan er et faire un tiain d'enfer mi dessus de la cliainlire de ce
p uvre Tiimoiit, snus le préit xie de l'emliéter ; mais, dans le fait, alin (ju'oii
n'i nten ît p^s le breit (|u'il faisait, en me rreibaiit, peiulant ce lemps-lii,
un iruu dans la muraille du navire, qui formait un des côtés de sa ca-
bane.
«C'est que la trahison de Jolivet éliit convenue entre lui, moi et Ti!-
ninnt. et ipi'il n'avait vei du le trou qu'il ni'jvaii fait (|ue puur détourner
l'ait-iition et i enferrer nos loiuls île quinze guimes que le manchot lui
avait do nées poar sa trahison. C'est qu'enlin. pendant relie nuit même,
je devais m'ésider, car le trou de Tilmont l't.iii il peu prés lii.i, et les veuts
parai'va eut de. oir souiller vigo-ircusemcnt du iN.-O., ce qui nous annon-
çait aiv: niiii si.nilire et nrageusc.
«C'îiimc je vous l'ai di, cela se parfait huit jours après l'évasion de
DubiCUil; muu fuux irou avaii (l6 veuiu, la daiue av?ii re omiucncé, et
j'avais le désespoir sur le front et la France dans le cœur... car Til-
ment venait de m'avtriir par un signe convenu que le trou était tou.à fait
Uni.
«J'allais monler sur le pont pour voir encore d'où se fai-ait la l)ri=e,
lorsque j'entendis le bruit du siUlet du maître qui appelait tout le monde
en haut.
«Au même instant uniimonier vient me prévenir que le commandant
me demande sur la diineiic.
»Je n'y ciim|ireiiais rien, je monte tout de n^ême; mais qu'est-ce que je
vois? l'elai-inajor anglais en grai.d unilorme, les t impes s ms bs armes;
les prisonniers rangés sur les gaillards, et, comme d'hab.tude, sous le feu
de quatre caroiiales chargées a mitraille.
» Le commaiid.iin Rusa avait un air grave et solennel que je ne lui con-
naissais pas. H se tenait debout. A ses pieds était un hamac posé sur le
pont et recouvert d'un pavillon noir.
«Le manchot ordonna debaiire un ban; et quand les tambours eurent
cessé de rouler, il dii en Ir.niçais :
n 11 y a huit jours qu'un des prisonniers de ce ponton s^est (oadé.
AunivÉ AUX UANCs DK VAsii, Hy est reste engagé. Or, voici ce qui lui
est arrivé. Puis se imirnant vers nuii : Capitaine, me dii-il, voyi z donc
si par hasard vous ne reconnaîtriez pas ce camarade ! Et en disant ces
most il écarte d'un coup de |)ied le pavillon qui couvrait le hamac. Alors
je vois un cadavre tout nn, très gonllé et d'une couleur verdûire; mais ce
qu'il y avait d horrible, c'était sa ligure toute déchiquetée, et surtout les
orbites sangLins de ses yeux, qui étaient vides : ils avaient été mangés par
les corbeaux.
«A voir ce visage en lambeaux, desséché par le soleil, il était clair que
ce nialiieureiix, enfoui dans une vase épaisse ei visqueuse, n'avait pu s'en
lin r ; que plein de force et de vie II y avait attendu la mort pendant des
jours! et que peut-être, à la (in de son agonie, en voyant les oiseaux de
proie tourner sur sa téie, il avait pu (révoir ce qui l'attendait !..
«Ce qu'il y a de sûr, c'est qu'il m'est impossible de vous rendre l'im-
pression que fit la vue de ce cadavre sur [équipage et sur nioi-mèinc.
Mon sang ne fit qu'un tour, je l'avoue ; car la première pe isée qui me
vint, fut que, pendant la nuit, j'allais avoir la même vase à traverser, et
que le même sort m'aliendaii peut-être ; mais roinme j'ai toujours eu assez
d'empire sur moi, je me contins ; et q' and le nnuilit maiicliot, après avoir
regardé tout le monde pour ju^er de l'ffrtque ça proiluisdt, se tourna
de mon côté et me dit de nouveau : EU bien 1 capitaine, recunnaisicz-
voui ce camarade'}
«Je croisai niCs mains derrière mon dos, et je lui dis d'un air dégagé
(qui me coûta t dur à prendre, je vous le jure) :
» — Je reconnais paifaitemeiit le C(n«a»«rfe, monsieur... C'est Dubreuil,
un matelot de mon pays; mais il n'y a pas mal, c'était un mauvais gueux
qui ba l.iisa mèie.
.)Mon sing-l'roid déconcerta le manchot, qui, presque furieux, s'écria
en poussant du pied une des jambes de ce cadavre à moitié rongées par
les reptiles :
«— Vous voyez pourtant qu'un banc de vase est une promenade fati-
gante, car on y u^e jusqu'à ta peau.
» — Oui, quand on est assez soi nonp ne nas emporter de patins, la
disje en ricanant malgré moi ; car l'imbécile, en me montrant celte jambe
motilée, venait de me donner une idée qui était excellente.
»ll la prit pour une plaisaniciie, resta court, et me dit sérieusement :
» — Vipus eits gai, capitaine?
» — Très gai, monsieur, répondis-je; ainsi, croyez-moi, jetez cette cha-
rogne à la mer. Ne jouez plus à croquemiiaine avec moi, et persuadez-
vous lii' n ceci : c'est que te ciel du bon Dieu tomberait sur moi, que je
gratterais encore pour y faire un trou. Sur ce... bonsoir, monsieur.
«Et je m'en fus, car je n'y tenais plus. Ce cadavre en pourriture me
révoltait ; et puis devant m'éviuler la nuit même, j'avais bien d'autres chiens
à tondre que de faire le vis-à-vis de M. Dubrtuil. »
— Et vous avez osé vous évader cette uuii-l.i, capitaine? dit une de ces
dames dont la terreur était au comble.
«— Oui, madame, reprit le capitaine d'un air grave; et, par l'enfer, ce
fut une bien mauvaise nuit que celle là. «
Et, probablemeiil au souvenir ee tout ce qu'il avait dépljyé de courage
et d'énergie dans cette terrible nuit, la figure ducapitiine Tom révéla une
magnil:qiie expicsssion de force indompiablectde résulution désespérée.
Son regard éla t fixe et pi ofund, son attitude puissante. 11 était sublime
ains'. Un momeni j'avais entrevu l'homme que je voulais voir, sous sou
enveio|)pc raive et simp'e.
El le capitiine cortinua son récit.
« Ainsi que je vous l'ai dit, coniinua le capitaine, le trou de Tilmont
étant terminé, si la nuit devenait bonne, je devais tmicr l'alTaire.
«Or, elle devint bonn?, la nuit, et si bonne, que. vers les sept heures
du soir, il vcn ad dans notre lac une brise il décorner les bœufs. Le ciel
se chargea t de grains dans le nord-ouest ; il tombait une pluie fine et
glacée, et le temps tournait à l'orag ; que c'était une bénédiction.
«A huit heures du soir on baitail la relni'e. Les matelots giijjnèrcnt
leurs liauiirs, les ollicieis leurs chambres; dix minutes api es, tous les
feux, liiiiniis les leex dcgnrde, élaiei.t éleiiiis. et l'on n'entendit plus que
la (Marche mcEuréodes factioniiaiics dos bat'eries et des paapels. Je me
I glissai alors à pus de loup dans la chambre de Tilmont, Jolivet s'y trou.
LE MAGASIN LITTÉRATRE.
vaii. II Taut vous dire que le commandant ayanl la conriction que Tilmoni
m* s.ivait pas iia^er, el par coiisi^uncni ne pouvait songer à s'évader, cet
officier et.iil moins gènù yiiC nojs auirc.
» Je me rappelle oh comiiie fi j y Éiais. Jolivct sortit pour faire le guet
endtliirs; jV-iiirai. Tilmont i^tail assis sur son lit,dev;int lui était un
pliant, sur te pl.ant un put d'éiain, et ded.ins quelque chose qui fumait.
— » Ali ça, ça va til loujimis pour cetie luiiii' me dit Tituont.
— » Toujours, mon matelot, loujiur.s, la nuit est supeibo.
«Là-des-ius Tilmont bii.'-.sa un peu la phodie qui c.ichait le lion, el il
vint dans la cliiimlire uue loue ralfale d air qui niamiua Oïleiiidre une pe-
tite lan'pe que nous avions caillée sous le lu; nous \îines alors un ciel
siiml)ie, ni e nuit iioiie comiiie de Irnrre, cl quel(|uts goûtes de pluie
ou d'écume, loui'iiérs par la violence du vent, to.ui éreni niinic dan< la
clianibie. Alois Tilmont replaça la planche, me rcyarda entre les dcu.\
yeux, e: nie dii :
— 11 Mais là, sans rire, sais-tu qu"il refait f..... pas beau, Tom?
— » Je le vois, mais je m>/i moque (pardon, mesdames).
— » Tu y hisseras la peau.
— » Encore une fois, je m'en... moque. Crever là ou ailleurs, c'est
tout un.
— » Mais entends donc ce vent, Tom ; vois donc comme il nous bour-
lingue, Tom.
'•En ellei, le damné pnnton roulait comiie une ga'ioie; c'était une jo-
lie icinpéie. Pour cssa)er encore de me degoùier, Tilmont baitsa de nou-
veau Il phnihe du trou, et mali;ré l'obscurité, nous viim s alors toute l'é-
tendiiC nu l.ic lilancbic p r l'ccmne nos lames; des lames d'un lac!....
Vous jugez s'il vcMiaii. Partout le (iel iii ir el un ve^ t d'enfer. J'avoue que
celait une folie de s'e.\j)oscr à l'aiie deux llruis et d>inie à la iia^e par un
temps paieil ; mais je m'éinis dit : Je par' irai ; je deia s partir. Aussi je
lins bon ; et comme l'ilinoiit rcgaidait encore à S(mi tiou :
— » (Junnd tu le me iras vingt fiis'e wi. à la fenétie, lui dis-je,çan'y
cbaiigi'ia nen ; encoie un coup, je pars ; foi de Tom, j<' pirs.
» liluiuiil sa'ait bien que dei (lue J'avais dii foi de Tom , c'était fini ;
aussi me réjioudii il d'un air très sérieux , en fermant sou trou : ù Dieu
val.
— 1) Qu'est-ce que cela , lui dis-je en regardant dnns le fond de ce pot
d'étcin fumant, qui ne seiitiit pas ahsoluitieiit mauvais?
— uCe.si du Ml. re , du rliiiin et du café fondus et bmiillis cnscinb'c ; il
cil a une piiili> ; et lu vas d'abnr I cominoncer par me boiie ça , Tom.
— » Non, lui dis-je ; que le dialili? m'éirangle si je fais comme ces cbiens
d'Anglais, qui ne se tiouvcni hommes que ipjauU ils suul soûb...
— «Je le dis que tu vus me boire ça, ïuui...
— »Non.
— «Ah!...
»\A malgré tout , je bus , parce que quand cet erragé de Tilmont av^it
queUpie chose fiaiis sa icie, il fallait que ça fût comme il le voulait ; mais
quiiKpie j'eusse avalé ïcne par verre sa diable de fDécani(|ue, j'avais le
leu d.ins le venire. Ah ça, main't liant, i-j* uiï-je, et le su f f
— »Je l'ai, me dit-il ; car il en avait eu six ou sept livres, comme nous
en étions ciinvcnus.
»,le me mis alnrs nu comme la main (pardon, mesdames) ; et no s deux
TiliniMit , nous me fruiirimes d'une couche de graisse d'au mo us six li-
gnes d'épaisseur ; ça u est pas 1res P'opro, mais c'est un procédé bien
s mpL" qui' je vous lecoiiiinande dans l'ociasiou.car aicc ça vous nageriez
dan- l'eau glacée comme dans l'eau tiède, saiisseilemenl vous apercevoir
du fio d.
«(.lu md je fus snifé comme une ba'einière , T Imont m'atincha au cou
i:n collier de guinées. cousues dans une peau d'anguille; je nus dans mon
( hapi au ciré une petite carte de la Manche, que j avais prise dans la géo-
graphie de l'enlaiii d'un si'rgent d'armes. J y mis encore ui.e boussole ,
de l'am idou et un bri(|uet ; je passai mon puignard dans le cordon de ce
chapeau, qii'' j'aiiacii'i bien ferme sur tua léte; et je bouclai sur mes
épaules le petit sac de cuir qui contenait un vêlement compictpourm'ha-
bl er en soriant de l'eau.
» Comme je liiiissa s d'atiarher la dernière courroie de re fac , je .sens
mon T'Iinoni y glisser quelque chose; c'étaient vingt guinées , tout ce
qu'il 1 osséilait alnrs.
— «Tilmont, lui dis-je, c'est mal ; 'u abuses de ta position.
— «Allot'S, allons, me dit-il d'un air extrêmement impaiienté , voyons ,
pas de iKilalircs.,. et tes patins pour les bancs de vase, où sont-ils ?
— »Là , di riière mon suc ; en faisant la plauche , je pourrai les pren-
dre et me les metlre aux pieds.
— » Ah ça, est-ce bien tout?
— "C'est bien tout.
— " Alors , adieu , Tom ; bon voyage,
— "Adieu , T. Imont.
— iii;t il ouvrit le irou en grand. Le vent était si fort qu'il éteignit la
lampe. J embia>.s,(i Tilmoni sans y voir ; je lui di? :
— »ni'meicie bien Jolivct pour moi. El je me glissai par le trou.
— "lîicn des rlidses chez, toi , me dit encore Tiunont...
nlU je n'entend s plus rien , car je m'alfilais en doiihle le long d'une
corde (lue le vent faisait ba'aiicer. Lii, gràee au mil, je ne m'aperçus que
j'éia's dans l'eau que ioisipi'clle nie foiielui la ligure.
Il Lu me laiii^ani ullcruu ic^sacje me tiouvai près îles cbsfues du gou-
vernail, et là, craignant, malgré le bruit infernal du vent et l'agiiaiion des
vaguis, d'être entendu ou vu par les fjclioniiaiies.je p oiijeai unedizaiie
de biasses. Quand je revins à Ilot . j'aviijs le pouton a gaui; e ; je Ih ic-
cnnna'ssais à ses trois feus , qui briUaieut comme trois éioiies au mihea
de l.i nuit.
»Ce qu'il y avait de bon , c'est que le temps était si miuvais , qu'on
n'avait pas osé inctire d'emb rcat ous dehors pour faii e les romles il: nuit.
Du côté des hommes j'étais déjà iraiiqiille; il u"y avait plus que l'eiu , le
vent et la vase qui me<hiironiia;rnt...
"Api es çi, vanité à part, je nageais comme un pnis.^on. Ce que m'avait
fail bore Tilmont me réchaulfaii au dedans, ft le suif meinpéi hait de
seiiiir le f oid au dehors. La potiliou était teiiable, mais il faisait un biea
vilain temps tm t de même.
«(Jnaud je fus à deux cents brasses du pont-n . je ne vis plus rien du
tout. Le seul horiz m que je p luvais aperci vo r tout auiour de moi, était
un horizon du gros-es vagues noiiâlies qui devenaient blanches à mesure
qu elle se bri.'-aieui sur ma poiliine. Le ciel éalt c uvert d'épais- r nages
roux qji couraient sous le vent, et la (duie qui tombai! à v» rse me fnuc -
tant le visage, m'empcchaii de respirer bbrcment, ce qui me géuait le
plus.
"Je nageai cnrorc courageusement pendant une demi-heure, et puis
j'eus nu loonient de faiblesse... Je réiléchis que j'aurais peut- tre mi' ux
lait d'aitendre au lendemain ; mais aiiiès ça je pensai à ma mère, à ima
frère : alors mes forces revinrent ; je me sentis comme eidevé sur l'eau,
et je ne pus m'empêclipr de crii r hourra. Je lis à ce momeiit-là, certai-
nement, les vingt meilleures brassées que j'aie janais fates. J'étais comme
exaspéré. Il uie semble qu'alors j'aurais n.gé dans le feu.
"Il y avait donc près Ue trois quarts d heure que j'étais à l'eau lorsqu'il
se lit au N.-O. une peiiie éclaiici'.'. Je vis un peu <!e bleu et qijp|i|ues
éioile.s, entouns de nuages gris. A la faveur de celle Ocbircie. je d si:n-
puai à I horizon le faîte d'un luouiiu qui devait me s<'rvir de direction pour
passi r les bancs de vate. Je m'aperçus alors que j'étais plus près de ces
bancs que je ne l'avais cru.
» Et ici , jiî lie sais comment vous avouer une chose qui vous paraîtra
bien beie, mais qui ne me paru' pas tdle à moi , car elle fjillii me tuer ;
c'est qu à peine j'avais eu pensé » ces bancs de vase , que tout à coup le
souvenir de ceUubreuil qui avaiieu les yeux mangés sur es uicmis bancs
vint s'emparer de moi et ne me quitta plus,
"Et ce souvi nr éiait priSipic une réalité, car cette diable de figure
avait laii sur moi une telle impression !... je ne la rappelais si bien, qu'il
me scmblaii la vo r, el si bien ipie je la vovais...
"Oui, oui. je la voyais comme je la vois encore quel'iu^fiis dans mes
rêves ; ce visage bruni et déi hiré. ces lèvres noir.'iires et letroussées, ces
dents blanches et surtout ces deux trous saioOians où il n'y ava:l plus
d'yeux. Eniore une fois , je voya s tout cela ; et dans ce moment , au mi-
lieu de c lie iiuii d'orage, voir cela, c'était ennuveuv, crovcz moi.
"J'eus beau me raidir, penser (|ue c'éta l le ihuui quej'a ais l:u, ouvrir
les yeux les plus grands que je le p mvais, les fermer, plo g i, balirc
l'eau, uic toucher les bias et le corps, la ligure me pnursuivaii. Cei.iii uti
caui hemar ; j'avais la lièvre, le dciirc, tout ce que vous vouJicz, mais j'>
la voyais.
«A ce moment là, vraiment, j'ai maniué devenir fou ; et, pour me fui •
moi-même, ou plutôt la damnée fi^'ure qui s'atiachait à moi, je ploige..
avec fuit ur ; mais au bout de di nx liras>es je me trouvai anelé par uc •
substance épais e... Le fond diminua scn5iiileinent...J éia s dans la vase. .
Al<u's, comme si le diable s'en fùi mêlé, le veni icdoulil i de silll mci;-.
la pluie de force ; la nuit deviiii plus épaisse, et il me sembla voir et c -
tendre des nuées de coi beaux au ml eu desquels je vovais totijinrs U s
deux yeux vides de ce .s.... Diibri'uii qui me regar liieni. Ce Li plus fo c
que moi, je sentis comme une défai'.lanee, et pourtant je me raidissais i i
criant ci lâlant du fond delà gnr.ie; /î/i .' mon nicu '. On aurait cû m'< : •
tcndiedii pnnton. quoiqu'il y eût une lieue. A bien dir.', ce fut le plus v -
lain niomeiit de celle nui -1,1 ; car après ra je reviui à inni, et je me r. -
sonnai un peu en tirant la brasse pour me siuverde la vase, que je n'ai, -
leineu ement qii'i lllourée. Eiiiiii, me disais-je .. Tom , tu n'es pas t. ■
feiuiue .. Si tu réussis, pen'C que lu vas voir la mère , ton frère ; tu .
éch ippé à ce giediii de manchot. Duluruil a éié riuigé dans la va.'e, c'c t
vrai ; mais Du'reuil éiail un gueux, et iii es un houiièlc homme : ou, i •'.
qui est plus c'a r, tu as des paiins, et il n'en avait pas... Auisi du cœur .. i
veiilie, niiirdieii, et va de lavai. t.. .
«Je m'écoulai , et j'eus raison. Je fis de mon mieux ; et, toujours r. -
geaiit et sondant avec mes mains les bords du banc, je trouvai un m I. ■ ;
011 la vase était assez cutupacte pour me .soutenir un insinnl. Je proD'a . ■
cela pour attacher mes puiiis à m spieJs. cl je plis.sai arcro'iii .«urce' •
bouc li(|uide comme sur des roulettes. Ces patins éta er.t I .i:s de di \
plaiicli. s de sapin liés larges et très minces qu' , par la grande sur'
qu'elles oiriaieni à l.i vase, me «péchaient d'y eiifoucor. Je traversai ai-i-i
le premier bauc . puis je me ie.nis h l'eau, et à nrgrr pour g.igiicr l.<
autres.
» l ne fois que j'eus goûté de mes pains, je vis que ce n'était qu'un ■ i
d'enf iiit : aussi je Irav. rsai le second et le trois ème ban • s.iiis y peu- .
cl je dus arriver au bord du lac eiiviiondeux heures et demie api es .. i
dOparl du pouioii.
v'Céiaii bicii quelque chose, mais ce n'ii'ail pas inul : il fallait sc'c f
56
LE MAGASIN LITTERAIRE.
à sa toilette. J'étais couvert de limon comme un crabe, tu que ce que
j'avais traversé tn dernier éiait de la vase. A force de cbtrclicr, je
trouvai un rDHsenu tout près du moulin ; je nie débarbouillai , et un quart
d heure après j'oiai-i mis fort décemment en bourgeois. Je bus une guuiie
de rhum à uue gourde dont ce pauvre Tilraout avait précauiiouné mon
sac; et, consultant ma boussole à l'aide de mon briquet, je me dirigeai
vers l'est, voulant marcher toute la nuit afin de me trouver le malin assez
loin de Snuihamp'on pour ne pas éveiller les soupçons.
»Ce qu'il fallait à tout prix pour moi, c'était gagner la cùie, et là, de
gré ou de force, trouver un canot pour traverser la Manche.
«Je ne vous dirai pas to îles les transes que j'éprouvai, obligé de me
cacher le jour et de ne marcher que la nuit, pajant quelquefois le silence
à prix d'or, ou l'exigeant un peu brutalement; enlin vous jugerez des as-
sommantes marthes et conire-niarches que je dus faire, quand vous sau-
rez que j'avais quitié le ponton depuis neuf Jours et je ne me trouvais en-
core qu'aux environs de Wiuchelsea, à \iugtcinq ou trente lieues de
Portsmouib t(ut au plus.
» Je commençais à me démoraliser : tant qu'il n'y avait eu que des obsta-
cles à vaincre, ça allait tout seul, parce que les obstacles... ça monte ;
mais quand il n'y eut plus qu'à se cacher comme un voleur, qu'à prendre
garde , qu'à avoir peur d'uu shérilT ou d'un walchmann , ça ne m'allait
plus.
u Enfla, un maiia, c'était, pardicu, un mercredi matin, j'avais marché
toute la nuii, et je me trouvais auprès de FolksVr.e, petit port pécheur
sur la côte, à une douzaine de lieues de Douvres; j'étais harassé, presque
sans argent, abattu, de mauvaise humeur; il faisait chaud et je m'étais assis
sous deux grands chênes qui ombra;.!eaieBt un banc S'iiué à la porte d'uue
<«sscz jolie mai.^on, bâtie tout proche des falaises de la côte.
» J'étais donc là, mon bâton entre mes jambes, rélléchissant si je n'au-
rais pas plus tôt fi'it d'engager tout bonnement, le poignard sur la gorge,
le premier pêcheur que je rencontrerais sur la côte, à me conOer son ca-
not pour traverser la Manche, au lieu d'être là à me cocher comme un
aairaitcur, lorsque j'eniends chantonner derrière le murdeceite ma, son;
c'était une vo'x de femme. Machinalement ou par curiosité je monte sur
le banc, et j'aperçois dar.s ce jartiin une belle jeune femme avec un grand
chapeau de paille, des cheveux noirs superbes et une rose blanche. Elle
arrangeait des Ucurs et ne se doutât pas que je fusse là ; mais, au moment
ou elle se tourne, qu'est-ce que je vois? un bijou de l'Iode, assez pré-
c'eux, mais suitout !orl remarquable , que je rccounais tout de suite. Ce
btiuu, et l'endroit de la côte où je me trouvais, me rappelèrent une chose
à laquelle je ne pensais ma foi pas : aussi d'un bond je suis sur le mur, du
mur dans le jardin, et assez près de la belle dame pour l'arrêter par le
tras au moment oii elle se sauvait avec une peur horrible, ia pauvio
femme tremldait de tous ses membres , et il y avait de quoi ; mais je la
rassurai bit mot en lui disant, en parfait anglais:
— » Vous êtes la femme du capitaine Dulow. Est-il ici ?
— -) Oui, monsieur.
— » Vous a-til parlé du capitaine Tom S..., qui lui a donné ce b'jou,
lui dis je en lui montrant un petit poisson d'or à écailles arliculée^; en
pierreries qu'elle portait à son cou, suspendu à une chaîne avec sa ooDtie?
— » San> \louie, monsieur, c'est au capitaine S... que mon mari doit
«a liberté, me répondit celte femme en me regardant avec ses beau
grands yeu\ étonnés.
— » Eh bien ! madame, le capitaine Thoiaas S... c'est mol, je suis pri
sonnicr, je me sauve, cachez-moi.
— » Vous, monsieur !... Ah! quel beau jour pour mon William, mon-
sieur... Suivez-moi.
«Dulow était à la promenade, il revint bientôt, et me reçut bravement,
comme j y complais ; il me tint caché dans sa maison dont la position était
assez commode pour cela. Le jour ;e ne sortais pas, et le soir, à la brune,
nous allions promener sur les falaises avec sa femme et sa sœur, excel-
lente personne aufsi.
"Quand Dulow me quitta dans les temps, je l'avais trouvé si bon gar-
çon, que je l'avais prié d'accrper pour sa femme, dont il me parlait tou-
jours, ce bijou quej'avais rapporté de rinile, en lui disant: Dulow, qu'elle
le porte en s luvenir d'un ami de son mari. Vous voyez que ça s'est bien
trouvé, car c'est à ce diable de poisson d'or que j'ai reconnu Mme Dulow.
Quant à ce que j'ai fait pour Dulow, ce n'est pas la peine de vous le dire,
c'est une misère : dans ce temps-là c'avait été beaucoup pour lui et rien
pour moi, mais il s'en souvint; c'était tout simple, à sa place j'aurais fait
tout de mime.
• Par exemple, j'avais beau demander à Dulow les moyens de traverser
la Manche, il avait toujours de mauvaises raisons à me donner : c'était
très diilicile de trouver un canot... Il était impo'^sible d'éviter les gardes-
côtes... Les vents étaient contraires... cl variables (ce qui n'était pas
\rai). Enfin, je l'avoue, je commençais à douter de sa bonne volonté.
C'était dur, à trente lieues de France.
»I1 y avait déjà dix jours que j'étais chez lui. Un soir, il dit à sa femme
et à sa belle-sœur, comme d'habitude :
— » Mesdames, prenez vos chapeaux, et allons nous promener sur les
dunes.
»J'y allai avec eux. Nous nous promenâmes assez longtemps sans rien
dire; j'étais triste; le temps se passait; j'étais inquiet de ma mère; la
guerre continuait , et je n'y étais pas ; et puis cnlio il me cbagrinait de
douter du dévoûment de Dulow qui pourtant n'aurait pas dû ê're ingrat.
Le soleil était couché et la nuit commençait à se faire noire, orstju'en ar-
rivant près d'uue petite anse, Dulow me dit, en levant le nez en l'air :
— 1) Capitaine, que dites-vous de ce ventlà':' (C'était une jolie brise de
plein noril.)
— » Pardicu, lui répondis-je, il n'en faudrait pas plus à un pauvre pri-
sonnier, qui aurait un canot, pour se trouver, demain matin, couché dans
la maison de sa mère.
— »Eb bien! alors, me dit Dulow, capitaine, embrassez ces dames et
partez.
«Je ne coiDpris pas tout de suite : c'était trop loin de ma pensée du
moment.
» Dulow me prit par la main en haussant les épaules , et me mena der-
rière un morne, où je vis un assez grand canot gréé avec une grande
voile, une misaine et une trinquctie amarrée à une rorlie.
— »Excusez-mni, me dit alors Dulow, si je vous ai fiit attendre si long-
temps, mais il fallait que j'attendisse le tour de service du garde-côie qui
croisera cette nuit dans ces parsges; il m'est dévoué; il tait ce que je
vous dais : cette nuit vous pourrez passer sans crainte.
nJe reconnus mon Dulow d'autreluis, et je no m'étonnai de rien : j'em«
brassai ces dames fort bien, 1 ji aussi, et je sautai daus le canot.
«J'y trouvai des vivres, un compas, des armes, delà poudre, une lon-
gue-vue de nuit et une mèche. Je (Is ua dernier sigue à ces dames eii
Dulow, et je démarrai. J'étais libre...
iiJe courus grand large; la mer était superbe; un temps de peiits mat-
tresse. La longue-vue de nuit me fut bonne, car, au bout d'uue heure de
marche, je distinguai une corvette, peut-être anglaise, sur laquelle j'avais
le cap ; je virai de bord et fis (juelqiies bi rdées. Ce petit accident me re-
tarda uu peu; mais le lendemain matin, aupointdu jour, j'eus le bojjheuc
de voir la terre de France soi tir de la brume, et de distinguer la jeiée
de Calais. 11 faisait un soleil magnilique, la mer était coinm ; un miroir,
la brise fr:use et toujours du nord. Daus deux heures je devais embrasser
ma mèie et mon frère.
»Mais ce qu'il y eut de bon, c'est que les pilotes, les marins et les flâ-
neurs du port étaient, comme d'habitude, rassemblés sur la jetée, et qu'en
regardant de çà et là avec leurs longues vues, voilà qu'ils m'aperçoivent
dans mon bateau.
— «Tiens ! un prisonnier qui s'échapp», dit l'un.
— «Bon... Si c'était le capitaine S..., dit l'autre.
— «Ça se pourrait, dit un troisièiue.
oEt lie voilj-t il pas qu'un mousse, au lieu d'entendre : si c'était, en-
tend: c'est le capitaine S...; il part comme un trait, et tombe chez ma
mère et mon frère en criant comme un sourd :
— «Voi à le capitaine qui arrive d'Angleterre, tout seul, dans un canot
«Heureusement que c'était vrai, car sans cela concevez quel horrible
coup c'ejjt éié pour ma pauvre mère. Enlin elle accourt avec mou frère
sur la jetée d'où l'on m'avait déjà reconnu ; je n'élais pas à une portée de
canon du port.
i)Je n'ose pas vous dire comme je fus accueilli. Tous les bateanx pé-
cheurs et pilotes de Calais étaient venus à ma rencontre et me convoyaient
c'étaient des feoaimes, des femmes, des enl'aiis; c'étaient des houras, uue
joie, des cris de vive le capitaine S... ! qui me faisaient pleurer comme
une bêle; et puis, au bout de tout ça, sur la jetée, je voyais mon frère
soutenant ma pauvre vieille mère qui avait tout auplus la force d'agiter
son mouc'uoir, tant elle était émue.
«Mais, comme je mettais le pied sur l'échelle pour sortir de mon canot,
en criant bonjour ma mère.... ! je me sens arrêté au bas de la je:ée par
un pékin en noir et en écharpc, flanqué de deux gendarmes, qui me de-
mande mon passeport !
«C'était pourtant le commissaire, qui était assez bête pour me deman-
der mon pa^sejiorl! Mon passeport ! l'animal ! comme si j'arrivais dans sa
vill' par la grande route et en vinaigrette. Demander son passeport au
ca( ilaine Tom ! qui s'échappait pour la troisième fois des pontons d'An-
gleteire. C'était à en devenir commissaire soinicme ! Un chien qui venait
me parler de passeport quand je voyais ma mère à vingt pieds »u dessus
de moi ! Aussi comme il faisait mine de se mettre en travers de l'échelle,
movcniiant deux coups de pied dans le ventre, je l'envoyai, lui et ses
gendarmes, se rafraîciiir dans le port; d'un saut je fus sur la jetée, et
vous juîEZ si je fus embrassé par ma mère et mon frère. Mais ce qu'il y
eut de fumeux, c'est que ces diables de marins étaient lurieu)t et qu'ils ne
vouiaient plus laisser sortir de l'eau le commissaire et ses deux gendar-
mes, qui barbotaient d'un canot à l'autre en criant comme trois caniches
en détresse, «ajouta le capitaine qui riait encore de souvenir. «Voilà, mes-
sieurs, nous dit enfin Tom, de quelle façon je suis revenu celte fois là
d'Angleterre ; mais il ne se passe vraiment pas de semaine que je ne
pense à ce uiisérable Dubreuil, et que je ne voie en rêve sa damnée ligure
avec ses deux trous sans yeux, qui ont manqué me jouer un si bête de
tour. « ..
il me serait impossible de dire l'impression que me flt éprouver celte
narration, de dépeindre l'âpre énergie des gestes du capitaine, I inflexion
de sa voix brève ou sonoie epii se modifiait, qui se pbait si bien à toutes
les exigences de ce récit animé.
Je n'ai rien omis, rien changé; mais quelle différence, que cela mainte^
LE MAGASIN LITTERAIRE.
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nant me paraît froid, pâle, décoloré, à moi qui l'ai enlendu, à mai qui
l'ai vu!
Et pui", ce qu'il y avait encore de mcrvpllleux, c'était rc mélange b:-
zanc (le deu\ hniuine s : l'un grandiose, énrrs,' que, liouillant et in'rc'iiidc,
dur comme l'aclir, puisant sa furce dans la résislance, ayant vingt fois
bravé la mon, les huneurs du carnage et de la tcni,)cie; et puis l'iKimme
doux, simple et bon, ayant l'air, pour aiubi dire, d'avoir assisté seulement
comme spcciaieur à cette iniposanie et terrible paitie de sa vie, et de
s'en souvenir comme d'un sotnbre et niagnilique drame qu'il aurait vu
jouer j:'dis et qu'il sait par cœur. Ce qui m'avait encore frappé dans ce
récit, c'éiiiitce di vi ûment admi.able des marins les uns pour les autres;
ces services où il s'agit à disque pas de vie et de libei té, et qu'ils se ren-
dent avec une insouciance si sublime. Et cela sans se dire: Merci, frtre 1
car ils ne se disent pas merci entre etix. Mai? si un jour le plomb vous
atteint au milieu d'une grclc de mit aille, ii les vagues écumanies sont sur
le point de vous engloutir, vous sentirez une muin amie ou recounaissantc
vous arra(her à snn tour à une mort cert line. Et puis, quand vous revien-
dra, à la vie, peut-être ce:te main reconnaissante srra-i-e!h glacée; mais
c'enl comme cela qu'elle vous aura dit tnerci, c'est comme cela qu'une
autre fois vous direz merci à d'autres.
EUGÈNE SUE.
0C6îf.
SLl^ SUIFS 1®M31.
El aniiqiium documcnlura
liovo ccdal l'Uui.
(Saint J'Itomas d'^quin.)
souvent, l'ame abattue et de regrets saisie,
Je me suis demandé pourquoi la Poésie,
Seule, entre tous les arts qu'elle ell'.ice en attraits,
N'oblienl plus du Pouvoir que des regards ili-Uaits;
Une lyre, à ses yeux, vaut moins qu'une palette;
Sa main ouverte au peintre est lerméc au poêle ;
L'un est le dieu de l'urt, l'autre en est le martyr :
Au seul bruit que Verncl daigne enfin couscutir
A brosser pour l'état ses fastueuses luilcs.
L'escadre de Toulon enfle toutes ses voiles.
Le Spliinx obéissant allume ses eharbons,
De la Flandre en Afrique il s'élance en deux bonds ;
Partout où son pinceau veut copier l'histoire
La France lui bâtit un riche observatoire.
Et nous, compositeurs de plus larges tableaux
Que ne détruisent pas la llauune ni les Ilots,
Mous poêles, rivaux des peintres de batailles,
Qui faisons les héros aussi grands que leurs tailles,
Nous qui, fermant les yeux aux périls du rheinin,
Serions tout prêts . tout Ccrs d'entreprendre demain
Le voyage du monde avec Dumonl-Durville.
On nous laisse éioull'er dans l'ombre d une ville;
Comme un ancre de fer qui se crarnpoiuic au sol,
Le calcul prosaïque an été notre vol.
Eh bien! consolons-nous; voyageurs sédentaires,
Des yeux de la pensée invoquons les mystères :
Libre a moi de passer des plaines d'Yémea
Sur 1 Océan de Uorn et de Van-l)iéiiicn :
Parfois j'aime à quitter les débris de Palmyre
pour la douce vallée où s'endort Ciiclieiuire;
Hier, je méditais aux déserts de Luxor;
Peut-être que demain j'abattrai mon es-or
SurNaples, sur Venise où glisse la gondole;
Il me plail aujourd'hui d'cnlror au Capilolc,
D'y monter en litière ou sur l'antique char,
Catholique ou paicn, couitnc pape ou césar.
Bl'y voilà ! sous mes pieds Rome est li tout entière I
De tout ce qui fut grand radieux ciineiiére,
Rome cmnie Janus, au doutde front brisé.
L'un baigné d'eau lustrale et l'autre baptisé;
Page im iiense, où les murs, les pierres entassées,
Jettent a qui les touche un lorieiu de pensées,
Où lout serait détruit, si l'œil (lu voyii^cur
Pouvait user les blocs, comme le temps rongeur I
Ville selon mon cœur, ville de forte race.
Du mont Capitolin souffre que je t'embrasse;
Que le vers amoureux de mon indigne chant
'le parcoure d'un bond de l'aurore au couihant.
Qu'il s'arrête parfois, et se plaise à descendre
Dans tes caveaux remplis d'une si noble cendre.
Ou se colle de joie à ce dôme loinlaln
Diadème promis au grand peuple latin;
Dôme qui, détaché de ce globe de fange,
Semble monter aux cienx conduit par Michel-Ange,
Et planiiiit, dans son vol, sur tous ces hauts soniinels.
Du levain des faux dieux les absout a jamais.
Oh ! que l'heure est propice ! cl qu'un soleil d'automne.
Qui Yci'sc au\ champs romans sa teinte monotone,
Sert bien ce payprge, et de rlignes couleurs
Peint celle Nioijé, la mère des douleurs!
Evoquons le passé ! sur la sainte culiine
Ite.-siistite pour moi, cane caiiitulme! (1)
Que tes débris sacrés viennent se réunir,
Comme aux jours oii ton marbre avail tant d'iivcnir !
Oui, Je veux voir \ivante, avant de la voir morte.
L'imposante cité d'existence ^i forte;
Je veux les »oir debout, dans 'eur vol triomphant,
Ces chapiteaux tombés, et qu'un brin d h' rbe fend.
Ces arches de iriouipiie, en ce jour abaliin s.
Ces lignes d'aqueducs ce monde de statues.
Ces cliques où flaltaient les tentures deTjr;
Dans mon songe puis-anl je ^ eux lout rebàlir.
Ici, régnent eiicor les faisceaux et bs haches;
Le Forum di là-bàs n'est point le champ des vaches.
Une lande pierrcue, uu chemin blanc cl nu.
C'est le centre de Uome, et du monde connu,
La place souveraine où le grand peuple en robe
Envoyait ses rayons aux limites du globe ;
Hippodrome bordé de temples et d'autels.
Olympe de la lerre où les dieux immortels.
Pour donner aux Romains de fraîches promenades.
Ouvrent sur deux cotés quarante colonnades.
Des portes sont debout sur ce lerge chemin.
Portes comme en perçait l'archilccte romain.
Avec leurs quatre fronts aux fraises découpées.
L'imposant relief des victoires groupées.
Les consuls tnoinphans, les rois humiliés.
Les bai baies vaincus, marcliantles poings liés.
Tout ''amoncellemeiil que la sculpture antique
Jetait avec tant d'art aux voûtes d'un portique.
En deçà du Forum quel esl ce monument
Qui se lève et qui doit vivre éternellement?
Colosse de Titus, c'est loi, je le salue!
Ta pièce est neuve encore et n'est point vernir.uluc ;
Lais.-e-moi bien fouiller dans ton corps ténébreux,
Jeune, acheié d'hier p^r douze mille Hébreux,
0 iverl au peuple-roi par l'ordre des édiles.
Déjà retentissant du cri des crocodiles.
Des lions de Barca qu'au rivage latin
La trirème dOslie a portés ce matin.
Que d'arènes encor aux ellipses parfaites.
Où la foule se rue à d'éternelles fêtes !
Que de cirques debout, où \ers l'heure du soir,
Sur de larges gradins le peuple va s'asseoir !
Toiisolïranl une coupe cl des formes si belles,
Tous remplis de Romains balançant leurs ombelles,
El >aloant d'un rire éleié jusqu'aux cieui
Les chars qui sur bi borne ont brisé leurs essieux.
J'aime a suivre de l'œil, dans ces lies derues.
Les nalions du monde a mes pieds accourues.
Diverses de costume et d'allure et de mœurs.
Elevant de partout leurs confuses clameurs,
Comme un hymne sans ûii, que l'un et l'autre p61e
Par des ambassadeurs chante a la métropole.
Oli ! combien sont venus par sa gloire excités
Visiter en haillons la reine des c>lés !
Le Germain belliqueux, le Gaulois indocile;
Le pauvre lanoureur chassé de la Sicile ;
Ceux que les Scipions allèrent asservir
Sous les jasmins du Tage et du Guadalquivir ;
Ceux que l'Atlas nourrit de sa mamelle aride ;
Ceux de la Macédoine et ceux de laTauridc ;
Ceux qui boivent l'Araie impatient d'un pont.
Ou qui de sucs d airain labourent l'Hellespout;
Les Africains, vêtus de légères clauiydes;
Les Pictes, les Urelons, les gracieux .Ni.midcs,
Tous, au centre commun venus par cent chemins,
Slélaiit leurs pas aux pas des cho^aliers romsios.
Caravane du iiiundc et colonie errante
Tombée aux ports d'Aoxur, de Brindes, de Tareote,
Qui, dans Rome en passant, réclame des abris
Aux munumens tombés, aux temples en débris.
Qui, sous les nuits d'été, change en hôtelleries
Les vuUtes d'aqueducs, les arcs, les galeries,
El se ruant le jour dans les salles de bam.
En sort pour demander des cirques et du pain.
Devant ce lourLillon l'œil <l'un homme se lasse;
Chaque peuple <la monde envahit toute place,
Iniinde les chantiers hérissés d'echafauds.
Coule sous les grands arcs d'aqueducs triomphaux.
Déhorde comme un fleuve, et celle \ague immense
Qui s'élève au tombeau du vainqueur de Nuujaai.o,
Qui monte sur les ponts du niùie d A.lrien,
'traverse Rome et meurt au camp proloricn,
C'est assez, resserrons l'encfinle
De la noble Mlle aux sept monis ;
Home iiiùlàlro ou liouie sainte,
Dr même amour nous les aimons.
Que l'archit cturc passée
S'écroule dans ootic pensée;
(I) La carte de marbre gravée au C.ipitolc ; il ca rcslc dos fcgmcus.
58
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
Vii'illc Rome, prends nos adieux,
El qui' riioiUe de l'tljsfe
Ri'couMC l'Ile or Ion Culisie
El les images de tes dieux !
Qu'ils s' ('teignent, ces grands murmures,
C^•^ fouids luiiliineiis des IraViiu»,
Ces luinuins eliquclis d'uriiiuiei,
Ce> bruit> de cliuis el de elieiuux;
Tié\e a CCS lie^iouiues scènes
Uepuis les jiiidins de .Mécènes
Jdsqii dii siiiiiiiiel ilu Palatin;
Que les \ierges capiiolines
Vour les échus des sept c illincs
Ne trouvent plus un cri latin.
I
Que IVpode cède à l'antienne
Sou iaiiibeaux graves accurds;
Qiie t>ytiele à Kimie chiclieiuie
£ 'gue sa pompe et ses décors ;
Q ic dans Irs fêtes populaiics
lie la pourpre des vex. lianes
ïonib^ni la louve cl ses cnfans,
Et (pie l.i tiare de laine
Avec la Cl 01 s de sainte Hélène
Lliargont les doines triciuiilians I
Le Cirque de Néron, colosse Impérissable,
Qui donc l'a balayé coniine un vil grain de sable?
Il étiil la laniùl, au champ tiaiistéienn,
El parlait ù la foule a\ee un bruit d'airain.
Avec un tel fracas de joie et de uctuire.
Qu'il semblait que le inonde était son auditoire.
Abiiiié 1 pour toujoiiis! lui, son banc curial,
Ses bornis de graiiil, son luxe impérial,
Son belluairc noir, ses gantelets I ses disques,
Son épine de murs a\ec Irois obélisques (1),
'l'oul I n poudre ! le eu que et le palais doré !
Le sol s e-t ciiti'ou\erl. il a tout dévoie I
Ah ! les dieux étaienl faux, Néron 1 Sur ce lieu même
Un pécheur de Sion a mis son diadème ;
L'apiilie, sur ce sol étendant ses lilels,
A refoulé bien bas ton cirque et Ion p.ilais.
Avec un saint respect je ferme la paupière.
Le cirque de IScion est mon .. Voila S.unl-Pierre (2) I
O paroisse du globe, cl muséum divin 1
Seul joyau noble et grand du monde où tout est vaiD,
Sur ( e ^ol où Néron tenait un hippodrome,
ïu résumes l'Eglise et la nouvelle Uonic;
Romo, c'est loi I Les yeux n'ont plus de joie à rien
Quand ils ont mesuré Ion dôme aérien ;
Ombre du paradis, gloire à toi ! Que m'importe
Qu'un pape ait quelquefois cunlainiiic ta porte,
Que le vice en éphori, évéque souverain,
Ail souillé Ion autel aux spirales d airain?
Ki l'orgueil d'autrefois pressant rEurnpe esilave,
IS'i l'Europe accourue aux débats du conclave;
Rien, noble basilique où le culie est resté,
Rien n'a pu te ravii ta sainte majesté!
Du Valiran voisin les secrètes annales
Conservent les feuillels de quelques salurnale.?,
Car cet autre soleil, resplendissant ici.
Devait avoir sa tache et son écume aussi.
Des papes créateurs majeslueu>e tille.
Auprès de ta coupole, astre nouveau qui brille,
Auprès de tes grauds murs tout colose esi un nain.
Qu'il vienne de Sylla. d'Auguste ou d'Aiitonin :
Doniiiiant, par ton vol, l'aire capiloliiie,
ïu formes dans ces murs la huitième colline,
Tu pianes sur les sœurs; el la jeune croix d'or
Blouie où tomba l'autel de Jupiter-Stator !
Qu'il t'avait bien comprise, auguste basilique
Celui qui le créa, l'architecte angélique
A qui Dieu dit un jour, le prenant par la maio :
Ab^cnle-toi du ciel pour te faire Romain 1
El lu naquis alors; ftlichel, l'ange l'ait homme
l'csa le Panthéon comme on pèse un atome ;
Comme un joyau d'enfant 11 le mit ^ur sa main,
Avec sa colonnade el son donie d'airain;
En riant de son poids il trouva Ib roloiide
Etroite pour lo^er tous les faux dieux du monde,
Et la jeta dans l'air sur d'agiles ïoul'ens,
l'our couronner Sainl-l'ierre et l'autel des chrétiens.
Ces choses se faisaient quand tonte lltalie.
Donnant Iréve un instant à ses jours de fulie,
Se jeta délirante aux pieds des saint autels,
Sur les piliers, garnis de tableaux iimiiniiels.
Où l'un voyait partoul, au doux éclat dis cierges,
l.uire dans un fond noir de iiialeniel!e> vierges :
Quand Venise fuyait le :pectacie naval,
Ses boudoirs amoureux, son brûlant carnaval,
(1) L'épine, spiiia, s'élevait au centre des cirques ; elle était chargée d'autels
tl d'otiélisi|ues.
{■!) La basilique de Saint-Pierre csl bâtie Sur l'emplacement du Cirque et oe
1« UiiisoD dorée de >érua.
El suivait par les champs aux ombreuses allées,
Des tableaux lout remplis d'images lévélées,
Qu un portait en Irioiuphe, a la bri-edes soirs,
Avec des chants d'église, avec des encensoirs.
Avec des Heurs volant sur les saintes peintures,
El que le beau lévite, aux soyeuses ceinture-,
Conlundaitdans un cœur le tableau triomphant,
El le peiiitr -, el Marie, el son sublime eiifnit.
C'est alors qu'on bâtit, c'est alors qu'on devine
Ce qu'il faut de coupole à la grau'leur divine;
Quel temple lui conviciit; et 1 arihilecleioi
Plein (lu culte des arts, du culte de la foi,
Pioili[;ue les arpens sur la terre enror nue,
Voit déjà dans ce vide une ég ise iiuonnuc,
Mesure les piliers encor dans le néant,
Les SOI. de pour savoir s'ils iront au géant,
Puis il dit. Comme Dieu : C'est bi<'n ! que l'on commence,
El Saint-Pierre grandit avec sa taille iiniiiense,
Et tout Rome s'écrie, en abaissant le front,
« Jchova règne ici, les autres dieux s'en vont 1 1>
Où donc est la pensée 7 et de quel coin de terre
Eaut-il. dans cette ville, exhumer un mystère?
Là, tout est vide et sec, lout r.inipe, tout est mort;
La colonne a porté jusqu'au suprême elVort;
Le fronton sillonné d horizontales rides
Jonche, jonche à morceaux ces canip.ngnes arides ;
11 semble, en jetant l'œil sur ce sol désastreux,
Que tous les monumeiis se sont battus enir'eux.
Or, de tanl de débi is que le temps amoncelé,
Que le sable recouvre, ou que le Tibre cèle.
Ou que l'air marin ronge avec des progrés lents.
Que reste-l-il'( Des noms fabiiieux ou sanglans;
Une histoire douteuse et que l'oubli réclame ;
Rien qui puisse donner quelque douceur à l'atnc,
El nous console un peu ; car si de belles lois.
De hautains monumens, d héroïques exploits,
L'orgueil de se nommer ville des sept collines.
Si lout cela ne sert qu'a créer des ruines.
Qui laisser après soi quelques torses rongés,
jjes muséums d'Europe ornemcns obligés,
C est déchirant au cœur ; el l'on se dit : Pcut-èlre
Mieux vaut ne rien bâtir, et surtout ne pas naître.
Il fjut donc les chercher ailleurs ces doux éliins
Que Rome, nous dit on, donne après deux mille ao) :
Par la croix et les arts Rome civilisée
Vaut mieux que le Forum, m. eux que le Cotisée :
Aux 'l'Iienncs dAnloniii lorsqu'on a médité.
Dans un muet enclos, morne de nudité,
Où le lichen étend son manteau sur la pierre.
Où le bloc se disjoint sous les giilfes du lierre,
Où la grande herbe, unie à l'ondoyant roseau,
Ombrage avec mépris des fontaines sans eau,
On répele toujours ce chant mélancolique,
Qu'inspire au voyageur toute grande relique.
Cet hymne de pitié qui par les mêmes sons
Aux peuples comme aux rois soupire des leçons.
Mais c'est au Vatican, c'est dans sa méiropule
Au baldiquiii de bronze, à l'agile coupole,
C'est la que l'on respire, et que tout vers moqueur
Prend une note grave au ballemcnt du coeur.
Il faut, jetant un voile aux images usées.
Visiter a genoux ces augustes musées,
Ces lambris tout vivans, ces marbres préciens
Que 1 Ange cl Kaphaél ont apportés descieux;
Ces saints aériens, ces martyrs gigantesques.
Peints sur des pans de mur, dignes toiles des fresquesj
Jérôme et le Tbabor, ces chefs-d'œuvre si beaux;
La triste Josaphat entrouvrant ses tombeaux,
El tous les confesseurs de 1 église latine
Qui dorent de rayons la chapelle Sixtine.
Un son ensuite, et l'air du champ transtéverin
Est large a respirer, le ciel est plus serein.
Notre cœur est en fétc ; aux colonnes voisines,
Noires encor du feu des torches éleusines.
Au munumens lonibés, aux profanes jardins.
On n'aciorde en [lassant que de calmes dédains;
El lorsque le jour tombe, et que l'angélus liiite,
El que le crêpe noir couvre l.i ville éteinte.
On se recuei.le bien de peur délie oubl.eux.
On met ses mains au front cl l'on dit : En ces lieux
Vint un pécheur obscur; aux flots de Césaréc
Il laissa les débris de sa barque égarée ;
Il marcha bien long-temps, solitaire piéton,
La croix dms une main et dans l'autre un bâton;
Lùgc et la pénitence aviiient courbé sa taille;
Seul, il déli.i Rome, et lui livra bataille;
Et cette Rome avait un empereur puissant
Qui, dans ses doux loisirs, jouait avec du sang,
El des soldats si loils, que d'un seul coup de lanco
A l'univers mutin ils imposaient silence.
Eh bien ! comme l'épi sous l'acier du faucheur,
Tout Home s'écroula quand parut ce pécheur;
Les dieux prirent la luite ; un évéque sans glaive
S'iiistîilla sur la place où Saiiu-Pierre s'élève,
Et ce fol lin mystère à donner des frissons,
A briser notre corps et uutre aine... Pensons I
BAniQÉLBUti
i
Î.E MAGASIN IITTERAIRE.
59
SfouvcEles à Î'A liiain. <-)
(Livraison de novembre.)
LES COMIQUES.
Pour rr'usnr auprès des fcmnips, dans ce bas monde, charun cherche
une manifre a;ipi <)|iic<^e à sa nalure, à sou carai tèic et à sa [losiiioii.
Le-i «ns s'illusireni par une litiiiiaiiiie lanienlalileel font gémir le^ pe-
tites li Irssnr les mailjeursd'uii feuillolonCciii tout entier en exclamaiiuns
donlourcu^os.
Les iiuires trava'llent dans l'i'loqucnce ri tâchent de devenir d(?piit(5s,
alin d'oll'iir à desicinmcs des billets de thaiiiLire pour les séances où se
disiuti- la pé( he de la morue.
H y en a quis'cii vont dans des ateliers de peinture, apprendre dcnuoi
faire de» pi tits poitiaiis ou des cbarges de profil. — L aiuiil ur déliasse
dilllcilemeiit le proul. — Et à la campagne iis proClenltoul le genre hu-
main, les maîtres cl les chi. iis de la UMisn»,
OneUpies uns cil nieni, non plu;, des barcaroUes comme jadis le bril-
lant colonel liiack, mais des canzonnelies italiennes , ([uaïKl il* se sup-
posent un lénor; ou des polissonnciics napolitaines, quand ils se croient
aussi gros, au si gais et aursi basses (|iie Lubliclie.
Quant à \.\ giiiiaie, on n'en joue | lus que dans les colonies.
Les planistes aniateur.i sont assez reciiercbés quand ils oc prétendent
pas j'> ier (les vaVes de leur co.npusiiion.
Il y a encore, pour réussir, la eonvtM saiion. le luxe, la toilette, les che-
vaux I'! U' e foui.; d'aunes iiioy(M)spar les lurlschaeuii essaii- d'être établi,
Belon l'i'xpression vulgaire, c:iiiinie homme aimable eu soriélé.
Car i! tant bien le dir.', la (dupart di s a: lions des hoaime-, même les
plits sérieuses et les (1 is graves, ont ce but ; tdaire aux femmes. Et leur
amoui-propie ne ViUl des disiiucii ins, dus imiroiines, des cosiuuies, des
flidres et (les p'aqiies ijiie iioiir éi)liiuir le regard des femme..'.
Dans celle éiintnéi aiioii ( es divers moyens d'éirc uim ihlo en société,
il en Psi lin toui-à-Uii fiamais dont la naiuren'a pas été étudiée, et qu'on
a négligé d'appeler p ir un nom géiiéi ique.
liaiis le moii'le (i.'s c nmo s v(iy,ii,'eurs, I s jenties farceurs qui savent
coiiirelaire le miau'oBieni du chat et l'riboieiiient du cliiin, imiter le liri.il
de la scie, lirer les faites, retourner leurs p.uip ère-;, pioler cimiine
Waye;iS et déciaiacr comme Fiédrrik Leuiaitre, l'.dre iL'verpn ani 1 1
Duit lesnolaires elles ace mcheurs sous piéle.Ue de te.slanienl ou de m;d
d'eiiriiiit, (lét''ler les ch. vaux de calinol'i, écrire en rébus, .s' nirodeiic
dans la bouche disboii^i.'s allumées, enilirassersur le lioulewul (le.-';eiis
inioniius, et ai rè;er les cocliirs de fiacre pour entamer ce dialogue qui
se termine par la cil. «lion d'un vers fameux,
— Coiher! èies vous loué ?
— ^Jon, liionsieur.
— « Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous Joue. »
Toute celle engeance fatale aux poriieri;, aux Imurgenis, aux épiciers,
est connue sous le nota de lo'atics. cni|iriini6 aux farccuis de régimeiis.
Mais dans le momie, ioilipi-nd nimcni des tousiirs. il y a les gens qui
se dévouent aux |il litirs de leuis semblables et abordent Irauchèmcnl la
position de comiques.
Le comi-jne trav. ille irès sérieusement ses folies, comme Odry a tra-
vailié ce /(<«.' si larinoyanl, quand il écoute un récit douloureux.
11 ne proie le pus par la conversation, mais par des scènes ou des
chages; on l'oublie (tans uii coia sans lui lieu dire, jusqu'au nioaienl oit
Oii le proiluit pour l'admirer.
Alors le comique &o. développe.
Ou lui d.'maii.lc sa scÈiic de la cour d'assises ou sa chanson du Ga-
min senlinicntat.
Celte chanson, qui ne chante rien et qui s'accompatine avec un lapnt-
Jement monoione d'accords sur le piano, est cntielardée de f.icéiies (|ue
le com(V/((ff a composées lui-même, le tout giavé, avec déiliciice îi Ch.
Plantade ou à Bérat, dont il est iiécessaireiueiit le Uatleur el l'ami.
Le comique est iuilis|)ensable pour toutes b s iiinoceiiles n'aseties du
monde, qui ne denian leni pas 'i'c-prii, mais du mouvement, du dérange-
ment et une cerlainc verve 'Mi déioidre.
Si pour jouer des proverbes ou des chara-'e^ il faut déplacer des meii-
b'cs, i'cpioùser un cos'ume avei; des loques informes, grimer des vis.i-
ges, oiganiser un orelic.slic avec des pimeiK s et des bassinoires, le co-
mique est fécond m ressouices ; il s'agiie dans celle mise eu S(èiie dont
il imcrrompi chaque délai par des lazzis; c'est lui qui trouve les meilleure
mots de charades, qui remplit le m eux son lù e, qui joue le initux les
charlatans, les commissaiies de police et les empereurs romains.
Dans la coiin'die de société, il excelle par sou universelle bonne vo-
lonté : Il aeiepie ions les emplois tt pousse rnnniolaiioii de lui même
jus;|u'à danser des pas de Taylioui avec uu jupon de gaze et des rokcs
dans les cheveux.
Et chose iiij s!c!
Ouand le comique a fini ses exercices qui ont tant fait r;rc, il est ré-
compensé par un délaisseuieiit ab.>.olu.
(2) Chsï l'éditeur, rue d'Enghini, 10,
Il n'y a pas de vie ("e château possib'e sans un comique.
C'est une grosse all.iire et d.iiu la dillirulié double le plaisir, que de
jou"r la cotneilie loin de Paris, dans les tei ri s,
El à côté des amateurs imiurels, sans prétention et par cette raison eï-
cellens qi;e le hasard révèle comme de glands comédiens, la nécessilé
d'un comiiyHe est absolue pour organiser l'admini-iration de la troupe,
peindre bs décors, tendre un salon, découper des arbres, distribuer les
rôles et (pielqui fois, souiller.
C'est à l'eiii|;loi de soullleur, emploi modes'e en apparence, que le co-
viique demande ses ell'ets les plus boulions. Tantôt il so dlle trop, taniOt
pas assf z. tantôt trop bas, la tôt trop haut, toujours de manière h amener
des (oqs-à l'âiie eides i ires généi aux; souvent pour in'im (ler les ariiires,
il abuse de sa iioilion en lorgnant leuis molcts, et du fond de suu trou
leur adresse /(5 grimaces lis plus propres à les dé-'oncerier.
Pendani les répeiiiions, pi nilant que les uns étudient au coin d'une al-
lée de parc , que les aulr- s , dans leurs clianibi es , liu' lei.t comme di s
cymbales, le comi-jue va de l'un à l'aune, in'juiéte cellcci sur la couleur
de la rôle qu'elle a choisie, celui-là sur l'ellet é (uivoipie de fcs nul eis ,
conduit les lépéiitions partielles, chante les coup eis de tout le momie ,
lédige unealhcie buileMiue. f.dt au pnb'ic des annoi.ces eïci ntiiques ,
et trouve euliu dans cette succession (i'evénemens uiatière à glose, à rire
et à bruit.
Du lete, cpgnût de la comédie hors Paris se propage avec une fureur
crois-anie : depuis qu'il n'y a plus de véi itable socicié, on rei p'are les
causeries , les réiinions, les cenles, les soupers, tous les plni.>is iniimcs
d'aiiuef lis, par des plai>irs de passage, paedesccui^es de Chantilly, des
voyages au» eaux, par de la comédie de château , toulcs choses qui ainu-
seul, qui rappioehent, mais qui ne lient pas.
La p.issiondu trave>tisseineiit est universelle, elle gagne tous les âges,
tous les sexes Ci tonus les pi'ovioccs.
On parle aussi d un jeune diplomate qui, désespérant de voir briller à
sa boutonnière la moire rou^e du rub.in de Ihouieu:', et n'ayant pas
songé pour l'obtenir à se f aie nommer s"rgeiit-nia,or dans la garde iia«
tionali', se coosole par une illusion théâtrale du Tingra i ud • du pouvoir;
il court les châteaux à comédies, et s'uUre toujours pour jouer Us dé-
corés.
Pour en revenir au comique, sa destinée le trompe bien.
Siius remiiire, un homme t.ait soil peu ihansonnier ou rentrllcjoe,
était accue.l i avec tranoporl dans la sociclé, et chauilemtnt pousse dans
les empliiis publics.
Aiiioiird hiii, le comique perd fon temps et ses frai% les députés et
les miiiislres euroiiiagei t peu les chanteurs de romances el les hero^ de
provubes. Quant aux femmes, chose i-ingulère ei pouitani explicablel
elles éprouii lit une joie mal goe et C' qnette à m'pn.^er ceux gui (ont
tant pour les (li^tlalre, et détuornant les yi ox de ce ui qui s'agde, qui gri-
mace nouj- leur amiiseaieiH, elles vont choisir d les uu coin le giogi.on
taciini ne et froid, qui ne Lgure que comme trouble-féic dans les plaisirs
d'auirui.
.Sans doute, les gens comiques ne sont pas nécessairement amusars ;
mais il faut cuuveuir que de nos jours on fait la part trop belle aux en-
nuyeux.
Voici encore un agent de change qui disparaît. C'est un pauvre jeune
homme nommé M. Bonnet,
Sans rien dee de (lés.)lilig''3nt pour la mémoire de W, Ronnrt, qui a
eu le irisle coin âge de se i.o; er, ni pour la compagnie des .ageiis de c. an-
ge, qu'on accuse a tort des désordres pariiculars de quelquesuos de ses
memlires.
Nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que du train dont se
défont tontes les institutions, loiis les arrangemeus sociaux , il est proba-
ble qu'avant [leu il ne restera (dus rien.
Et c'. si fort iinpro)iremeni (juuiie chose qui mine à Londres, à Bruxel-
les et à la Morgue, s'appclie encore
Une carrit'rr.
Les gens qui vivent de leur travail et de leur inlcllizence, qui écrivent,
qui peignent, qui cuiiiposent de la iiiusi |ue, sans -voir be.^o■^l o'une autre
mise de fonds (|uc leur esprit, ci qui gagnent 25 ou 30 raille bancs par
an, sans nieitre delioi> d'autre cap lal ipie ce qu'il faut puuracheur une
p'uiiie (le fer, un pin eau ou du papier réglé.
Sont cmsés n'avoir pas de ranière, ei in boucher ne lei-r donnerait
pas sa lille avec 50 mille iraiics de dot qu'ils pl::cer.Tii'nl " n renie.
Mais si le fuiur est huissier, avoué, notaire, ngeni de ch.mge, s'il a be-
soin pour cniier dans une carrière de lont rar^ient que le b lU her a
gagné il vendre de la vai he à Taux poils, celui-ci le diniuen vo!oiii;ers,
sauf à repreiiihc plus tard sa tdlc devenue veine d'un failli qui a Iréb iché
dans sa carrit-rc. Ce qi i a fan 'lire à M. Bervd:c qui les pi étendues c.vu-
KitiivES ne sont plus q.ie des cliargcs.
M. Saurct raconte que passant à Clerval, département du Doub-S , il
alla, pendant qu'on relayait , cjjtcudrc avec sa lemoïc l'ûllice du diman-
che.
11 est d'usage . dans les é-^lises de quelques commun-'s de la Franche-
Comté, que les deux sexes se divisent ou deux gi oujes bien dis.iaib qui
occupi ni charnu uu des côiés de la nef.
L'aueicn garde des sceaux ijjnoiaui cet us.ige, accouipsgua Mme Sauict
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LE 5IAGASIN LITTERAIRE.
et se troiivî plarô ainsi avec elle dans les rangs dos femmes. S.'ais au
moaiem où le cm é venait de répandi e sa bOaediciiou sur rassemblée ,
il aperçiit au milieu de ses brebis ua bouc.
L'excelieiit pajieiir ne put modi^rer son indignation, et , apostrophant
l'intrus, le sorauia au nom dfs mœurs et de la ieli;^iun oiUragites, de pas-
ser de l'aulie côté de l'ôgilse et d'<il!er retrouver les lidèles de son sexe.
M. S.iuzct s'empressa d'obier à en ordre si véliômeniement signilié, et
aprts l'ollice il remon'a dans sa voilure, prenant toutefois en note le nom
du brave et rigide curé Brioi, et se prometiani, s'il revient aux affaires ,
de Un i(5moigner son esiinie par un avancement bien mOritt'.
Voilà ce que raconte M. Sauzet; mais il ne connaît pas les conséquen-
ces de son passa>;e à «".lerval, et nous le lui apprenons.
M. Monnod, substitut du procureur du roi à Besançon , se trouvait à
réalise au moment de l'esclandre. Grand fut son éioniiement en recon-
naissant son ancien garde des sceaux, et après la messe 11 alla charitable-
men; exposer au curé rmimeasiié de si bévue.
M. Briot coui ut à la poste pour faire ses excuses ; mais il n'était plus
temps, et depuis ce jour il a peidu le sommeil et l'appétit.
Puissent nos profanes Nouvelles lui tomber soi.'S la main , entre son
Brcciaire et la y ce des Saints, et le rassuier en lui apprenant le bon
souvenir que M. Sauzet garde de son passage à Clerval , et eu lui mon-
trani en perspeciive la cure dorée de Besancon!
Une actrice d'un petit théâtre, Mlle Ozy, aussi connue par son esprit
que par son dé^illtéressement et son désordre financier, sacrifia, l'été
dernif r, à cette manie si commune chez les artistes d'habiter une villa.
Elle loua dans les environs de Paris une petite maison dont elle oublia
obstiiiéniiT.t de payer le luyer.
Le propriétiire vendit la maison.
Le propriétaire nouveau s'aperçut, au bout de trois mois, qu'il n'était
devenu acquéreur de bien fonds que pour l'agrément de Mlle Ozy.
Au bout de six mois, et après des sommaiious polies, il alla trouver sa
Iccaiaiie :
— « Ecoutez, mademoiselle, vous ne vouliez pas payer mon prédéces-
seur, vous ne me payez pas mieux ; quittez ma maison, je ne vous de-
mcin Je pas d'ûrriéré, je ne vous demande rien du tout.
— i> Ah ! Monsieur, que dites-vous là ? je suis habiiuée h celle déli-
cieuse reir. ite, j'y ai pris mes aises, mes amis en conn.nsscnt le chemin;
je ne me déciderai pas à la quitter. Tenez, je consens plutôt à une aug-
mentation, a
Aujourd'hui toute opinion, tout dissentiment politique ou non, s'orga-
nise en parti.
£i il y a le parti de Rime LatTarge.
Dans le parti LaOarge, comme dans tous les partis, il y a des braves
gf ns, des maris, des femmes honnêtes, et nue fnule d'autres personnes
qui, pir caractère et par position, protestent contre 1 intervention de l'ar-
senic dans les querelles conjugales.
Ces braves gens nous rappellent ce qui arriva en Angleterre à lord Cas-
leireagh, lorsqu'il se rendait à la chambre à l'époque du procès de la rei-
ne Caroline.
La reine Caroline, malgré ses erreurs, était fort populaire, et l'on sa-
vait que lord CastcliCiigh lui élait hostile.
Une multitude furieuse entoura la voiture du noble lord, et voulut le
forcer à crier : Vive la reine Caroline!
Le lord lit ouvrir la portière, se posa sur le marche-pied, et d'un geste
goguenard f nnoDça à l'émeute qu'il allait lui donner satisfaction, pui^,
agiinnt en l'air son chapeau, il cria :
llwrah for tlie queen ! and may ail your wives be like hcr\
Vive la reine ! et puissent toutes vos femmes lui ressembler !
PETITES CHROIVIQUEâ KSI X13^° SIl^CIiE.
Mademoiselle SctieBuse.
Il y a de cela soixante dix ans au plus , au sein do la cité lyonnaise vi-
vait une fimille de pariarchcs, menuisiers et vertueux de père en fils.
Pfliie dvnasl e bourgeoise , véiiiable souche d'bonnètcs gens , la famil e
Thi'veniii avait , h déraut de bla-on et d'historiogr^iplies brevetés , une
vieille enseigne bien noire et un vieux nom sans tache , qu'elle montrait
avec l'orgueil d'uu Lusignan ou d'un Montmorency.
Le père Thevenin régnant ( Thevenin IV ou V, je ne sais pas au juste)
était bien la perle des souverains en salmis, le roi des menuisiers, le
Dagobert ou le Béarnais de sa race. Bon vivant et travailleur iuirépi-
ile, enioiinant les cliaiisons de maître Adam son confrère, tout en pous-
sant son rabot ou en vidant la line bouieille, pi r.-onne ne po ivait lui
être comparé pour la bonté du cœur et la rectitude de l'esprit : person-
ne, si ce n'est pourtant sa respcitable épouse, la g osse oaniin Theve-
nin, toute ronde, touie joulllue, toute vive, toute pitulaute, toute
bruyante, gronda .t, brusquant, mriudi.-sant et embrassant son monde
tout à la fois; mais pbis que ligide sur le chapitre des niceurs et à l'en-
droit delà rcii^ion,Q'uifflaut rieu tant après le boa Dieu que sou mari et
SCS en fans, de même que le père Thevenin préférait sa grosse moitié et
sa petite progéniiure au plus e\ce lent vin du crû.
Couple viriueux et pastoral que l'on respectait dans tout le quartier,
que l'on citait pour exemple à tous les ménages!... Le père Tbévenin-
était svndic de sa comaïunauté; il portait le cicrgp d'honneur aux procès
sio::s, et siégeait le premier au banc des marguiliiers de la paioissf. La
mère Tnôveuin était l'oracle et la providence de son faubourg, la dispen-
satrice des aumônes de son curé.
Puis, dans la boutique, au milieu des planches et sous les établis,
jouai'^nt, riaiftit, rouhient cinq ou six marmots barbouillés de raisiné et
joyeux comme des chérubins. Parmi ces bonnes grosses ligures, on en
remaniuail une par dessus tout : c'était bien la mine la plus éveillée, la
plus luiinc, l'œil le plus intelligent, le plus appétissant sourire, et de la
grâce comme un bel archange, de l'esprit comme un vrai démon ; il y a-
vait louie une vie d'artiste et de femme du monde inscrite sur cette phy-
siononùe d'enfant.
— Celle-là, disait te père Thevenin, en la montrant à sa pratique,
c'eU le pi.rirait (en beau) de monsieur son père. Elle a ma franche gaité,
mes brusques allures, elle répète mes ( hausons à boire et mes petites
gai lardises; elle a trop d'esprit pour n'être qu'une ouvrière! nous eu
ferons une femme de chaiiibre ou une duchesse.
— Ou bien encore une comédienne, disait le na'i'f Michel, le premier
et l'unique ouvrier de l'éiablissement.
Là dessus, la mère Ihévenin grondait, s'emportait et criait; elle avait
décidé que sa lille serait l'épouse d'un bon artisan, la maîtresse au logis
comme elle-même ; elle ne voulait pas déroger, la lière petite bourgeoise
[u'elle était !
Mais le destin, qui en savait plus long que la mère Thevenin. devait
décider autrement du sort de la jeune hlle; il l'avait désignée d'avance au
nombre de ses élues; il lui avait dit tout bas à l'oreille : n Tu auras un
uoiu, de la gloire, de la richesse par dessus tout. »
En attendant, la petite croissait en esprit, en malice et en beauté ; elle
avait déjà cetie grâce ei.chanteresse qui devait un jour captiver la foule
et qui ciiarmaii déjà ses voisins et sa famille.
Le père Thevenin se serait passé de boire pour entendre son joli babil ;
sa grosse épouse oubliait de gronder quand l'enfant parlait, et le bon Mi-
chel au ait donné sa part du paradis pour sauver un chagrin ou procurer
un plais r à cette aimabl-3 enfant.
La petite Marie devint donc une grande et belle fil!e, vive, agaçante,
intelligente, apprenant toute chose à la première vue, devisa nt si:r tout,
que c'éiait merveille. Or, IMich'-l, quienraffollait, lui dit un jour :
— Mlle Marie, le machiniste du ihéâire pour lequel j'ai rabotté des
planches, m'a donné des billets de spectacle.
— Des billets de spectacle, s'écria l'innocente enfant. Oh ! que je vou-
drais bien savoir une petite fois ce que c'est que la comédie , cette œuvre
du démon, comme dit maman Thevenin!
— Il ne tient quà vous, Mde Marie, de voir cet enfer-là, reprit Michel
en riant, je prends le péché sur mon compte.
— Et ma mère, si elle venait à savoir?
— Elle ne saura rien, j'arrangerai l'allaire : une noce, une petite fête,
un souper d'amis...
Et Michel, en effet, arrangea si bien les choses , que la mère Thevenin
conseniit à lui conlier sa lil e pour toute la soirée.
Voilà donc Marie juchée au paradis, ouvrant de grands yeux à l'as-
pect de cette magndique salle , toute resplendissanie de lumières , de
ces belles dames si bien parées , de cette foule impatiente et animée ,
de tout ce merveilleux ensemble qui charmait ses regards et faisait bat-
tre son cœur. Mais quand le rideau se leva, quand elle vit paraître
l'acteur par excellence , l'inimitable Préville qui était venu en repré-
seniation. Quand elle entendit celle voix si franche, si naturelle, si pé-
nétrante, qui tour à lour provoquait la gaîté , arrachait les larmes ,
captivait, dominait toute cette assemblée attentive ; quand, près de lui,
la servante de Molière, avec son babil , excita les rires frénétiques, les
u-épi;nemens des spectateurs, elle comprit tout ce qu'il y avait de
puissance dans le talent d'un grand ariista, tout ce qu'il y avait d bon-
heur dans les applaudissemens d'une fou'e enthousiasie...
Celle soirée avait décidé de sa destinée; la petite lille devait être une
grande artiste, elle aussi devait avoir son public et ses admirateurs. Dès
ce moment, elle ne rêva plus quj de comédie et de théâtre. Plus d'une
fois, elle trompa la surveillance de la mère Thevenin; et le bon et naïf
Michel ne se doutait guère qu'il agissait dans l'intérêt et pour la gloire de
la Comédie Française.
Elle comprit tout d'abord l'œuvre du grand Molière , cette prose si
simple, si vraie, qui réllète le langage, les habitudes, les passions de la
vie léeKe, et cette poésie si amp'e, si naturelle, qui parle à la fois à l'o-
reille et au cœur. Ede dévorait en cacheite les pièces du maiire, elle
réoélait seule, la nuit, dans sa petite chambre, qui se changeait pour elle
en théâire; elle voyait la salle splendidement éclairée, la foule frémis-
sante, atientive ; elle enieudait les rires, les applaudissemens, et^ enivrée
de joie et de bonheur, elle était tentée de faire la révérence et rie dire
merci à ce public imaginaire, qui devait avant peu cesser i.e devenir une
liciion pour elle.
11 arriva qu'un jour sa mère lui annonça qu'elle allait être 1 épouse d un
jpclil frabiicant; elle , la jeune et belle lille, déjà artiste et poète par le
lE MAGASIN LITTERAIRE,
«1
cœur , elle, l'élève de Molière et de Préviile , devenir PL^pouse d'un mar-
chanil, aller s'ensevelir au fond d'une ol)scure bouique! csi-ce que cela
élail posvlble, csi-ce qu'elle pouvait méconmître sa vocation et cdtevoix
infaillible de sa destinée quilui dirait ce ([u'elledit à tous ses élèves :« Va,
mon enl'ant, va oùl'urt t'appelle, où la gloire t'attend.» — Elle obûit à celte
Toix, la jeune fil'e.
Et un beau matin, pendant que tout le monde dormait dans la maison ,
elle sortit à petit bruit, et en pleurant tout bas ; elle demanduil pardon à
Dieu, à son père, à sa mère; puis elle se lança vers lagraude vile où
viennent s'abattre tous les gloires d'artistes, toutes les destinées u'bommes
de génie.
En arriiantdans la capinle, elle courut se jeter aux pieds de Préville
« Oh, monsieur , lui dit-elle , avec celte voix si suave et si touchante
qui (levait séduire plus tard tout un public , par griice , so>'ez r-ion guide
et mon maître! d^miiez-moi un peu de votre science , un pei de v(,tre
lalejit d'artiste, et Je vous aimerai comme un second père, et je >ous invo-
querai comme mon sauveur!...»
Le vieux ['résilie aitendri releva la jolie suppliante en la rcgaidant avec
tonte :« Eh bien , mon enfant, dilil, voyons, que savez-vous? »
Et laj"une tille se mita lui dire tout ce qn'e.le savait, tout ce que ses
souvenirs et son cœur lui avaient appris ; et dans ces révélations étimnan-
tcs il y avait tant d'entraînement , tant de vérité , que le grand comédien
Ctonné , stupéfait et chaimé à la fois, s'élança vers elle en lui serrant la
main , et s'écria avec force :« Oui , ma lille , je serai ton maîire, ou [ilu-
tùlje serai ton conseiller, ton ami, ton second père; car la nature t'a faite
ariisie et t'a révélé dé,à nos secrets. »
Alors il prit plaisir a lui confier les résultats de ses longues études, de
ses obicrvatioiiS profondes; elle comprit tout, devina tout, proDia de
tout, tant et si bien que Préville, comme un autre l'^gmalion, tout lier de
sa CJalatée dramaiique, la j^réSL'nta un soir à son public bien aimé.
Oli ! ce fut une belle soirée, un grand événeun-nt pour la jeune fllle et
pour le public; pour la jeune lille qui voKiltcnlin se réaliser les doux
rèvrs de son cifance; pour le public qui se laissa prendre tout d'abord
à celle voix séduisante, à ce charmant sourire, à tout cet ensemble mer-
■veilleus, enchanteur.
Elle était si contente, si heureuse de la joie de la foide, si (ière de la
joie de son maîire, qu'elle croyait voir partout des amisi et des frères ;
qu'elle réponilait à tous : Merci mon frère, merci ma sœur; et quand les
amateurs enihousia-ies la félicitaient avec cU'usion et s'étonnaient de la
pt-rferiion de son jeu : « Mon Dieu , disait-elle naïvement, c'est lui (elle
mon'rait Préville) et lui (p|le montrait Molière) qui ont tout fait; j'ai dit
ce qii'ils m'ont enseigné à dire, et voilà tout. »
Dès ce moment la jolie débutante devint la favorite du public ; ses ca-
marades, la trouvant si franche, si joyeuse, si modeste, si bonne tille, ne
songèrent même pas à la jalouser et l'aimèrent comme si elle n'éiait pjs
coniéclienne. Tout le monde l'aimait aussi, parce qu'elle était bonne et
charmante avec tout le monde.
Les poètes qu'elle inspirait, les auteurs qu'elle faisait valoir disaient
en l'écoutant et en l'app'audissant :
— Elle a plus d'esprit que nous tous , sans le vouloir et sans le savoir.
— Quel dommage, s'écriait Dorât, qu'elle n'écrive pas ce que je pense !
— Je la Vois, ajoutait le papa Favart devenu a peu près aveugle, Je la
vois quand elle parle.
C'est qu'en ellet sa voix révélait son ame , et son ame se peignait sur
SCS traits.
Les marquis et les ducs saluaient la servante de Molière comme si elle
eût été une princesse ; et l'infortunée reine Marie Antoinette, cette augus-
te soubrette du théâtre de Trianon, et Mme de Montesson, la grande co-
quette du ihéâlre du Palais Royal . lui demandaient à leur lour un peu de
sa belle humeur, de sa grâce piquante, de ce je ne sais quoi qui lui ga-
gnait tous hs cœurs.
Et quand elle sf vit ainsi fêlée , et aimée à son théâtre comme dans le
monde, entourée chez elle de tout ce qu'il y avait de i,rand, d'illustre dans
les ietircs , dans les arls , dans l'état, elle se prenait à soupirer et ii se
(lire tout bas :
— Ah! si papa et maman Thevenin pouvaient me voir! ils me pardon-
neraient, je gat;e.
C'était une belle et heureu=e existence, un bonheur de tous les instnns,
et ci'la dura laui que duia It; bonheur de la Vi anee ; mais l'orage gr ondait
au loin, et la voL\ terrible du lion populaire rugissait déjà autour du
ihéâlre.
Vuilà qu'un jour, au moment où notre charrante actrice assistait, elle
et trois cent inilli' autres Pôri^icns, ii cette prépar.nion à la fois buil 'S(|iic
et sublime de la grande létede la fédération , al.rs que les pramles dames
travaillaient a\cc lescliaiboniii is, et (juc lesgrisi tt. sir >î-aienila brounte
en compagnie je ha:'ts fonctiof.naires, elle aperçut, la bonne lille, dans
la personne d'un député lyonnais, son père, son bon père tant pleuré,
le icspeclable Thevenin. Elle Jeta un cri et se préoipiia vers lui en l'em-
brassant; elle bonliommi'. étonné, stupéfaii, no pouvait en croire ses
yeux : cette belle dame, si grâcieusi-, si aven mte, si bien parce, c était
sa lille, sa propre fille, sa petite Marie, (|ui l'embrassait en plein Clianip-
de-Mart, à la face du ciel et de la nation. Urve.i i de sa surprise, il lem-
brassa à son tour ; il r.e pouvait parler, tant .1 lait ému.
Alors clic prit par le bras le menuisier itidéralisie, et s'en alla à pied
avec lui ; elle le conduisit à sa demeure, le lit entrer dans son boudoir;
et, se iDcttant à genoux en lui prenant la main, ele dit :
— Père, votre lille n'a pas voulu être une petite bourgeoise , elle est
commédienne: lui piirdonaerez-vous?
Et le père atleii-ri, l'embrassa de nouveas et répondit en pleurant :
— J'ai reir; iivé ma (illc, tout r^tt oublié.
Le père avait pardonné, il consenfiit à vivre' près de sa fille, mais le
pardt ri de la mère Thevenin devait cire plus dillicile à obtenir; puis,
voudrait el'e venir demeurer chez une comédienne !... Le père Thevenin
tenta la négoeiati'in ; gi âce à une épîlre touchante de sa Olle, et avec
l'ai, le de Michel, de ses voisins, de ses autre enfans, qui étaient mariés,
la bonne femme capitula et se rendit, non sans peine. Elle céda la bouii-
(lue à l'un de ses fils, et après avoir embrassé ses am s, ses voisins, le bon
Michel, (|ui clgnait de l'œil et riait en desous, après avoir caressé sa
chèvre chérie et fait ses adirux à tout ce qu'elh aimait, elle monta en di-
ligcnrc avec son mari et partit pour la capitale.
Quand elle entra cliez sa Cile , quand elle la vit à ses genoux implo-
rant son pardon , la bonne mère se Jeta dans les bras de l'actrice en
pleurant, et lorsqu''elle voulut gronder, il n'était plus temps ; sa chère
Marie la p.cssait sur son cœur et l'empêchait de parler en la couvrant de
baisers.
Dès que tout fut pardonné et oublié, la bonne et heureuse fil'e présenta
le papa et la maiiian aux comédiens ses camarades, à ses amis les gr.nis
seigneurs : « C'est mon bon père, c'est ma bonne mère, leur disait-elle ,
aiiuez-lcs comme vous m'aimez. » Et les grands seigneurs prirent la main
des deux époux, et les comédiens les embrassèrent cordialt^ment, on les
plaça à table près de leur fille, on trinqua avec eux, on but à leur santé ;
Dugazun faisait pouiler de rire le bonhomme avec ses Joyeux conti s , le
gros Desess.-'rt ^parlait morale avec la bonne mère, al les deux époux se
disaient après diner : « Par ma foi, je ne croyais pas les grands seigneurs
si bous enfans, et les comédiens ne sont pas si diables qQ"on veut bien
le dire. »
Le lendemain, cefut rouvelle fête, nouveaux plaisirs, l'henreuse Olle
voulut montrer ses païens h toutes ses connaissances. Mais bientôt les
bonnes g- lis demandèrent grâce ; la têie commençait à leur tourner, ils
voulaient avoir, comme à Lyon , un petit logis où ils puissent vivre à leur
aise et loin de tout ce fracas du grand monde.
La bonne fille sourit et leur dit : «Venez... » Puis elle les Ot monter
en fiacre. Un moment après, ils descendaient devant une jolie mai.-on-
neite ; aussitôt ouvrant une porte, elle leur dit : « Entrez , vous êtes chez
vous. (I Quelle douce surprise pour le menuisier et sa ft-maie! Ils ont
reconnu leur boutique du faubourg de Lyon : rien n'y man;iue, pas mô-
me le bon Michel qui rabutte des planch-s et qui les recuit en riant aux
éclats. La bonne femme s'él;incc au fond de la boutique; elle jette un
cri de joie, elle a retrouvé son joli jardinet, sa bonne chèvre qui broute
le gazon et qui fait enlendre un joyeux bêlement en apercevaut sa mal-
tresse.
Les deux époux ne peuvent en croire les yeux ; il leur semble qu'ils
font un rêve. « Non, vous ne rêvez point , s'écriait la bonne fille en sau-
tant de joie; non, tout ceci est à vous, bien à vous; je ne vous demande
qu'une chose, c'est de me permettre de venir vous voir i'ussi souvent que
je pourrai. .. » Et tous les trois s'embrassèrent de nouveau en pleurant i e
joie, et le bon Michel disait à part lui : « Je savais bien qu'elle serait co-
n-édicnne; elle avait trop d'esprit pour être une menuisière. »
Les bonnes gens s'installèrent joyeusement; leur fille, heureuse de leur
bonheur, jouissait de son ou> rage ; toutefois ses'.désirs n'étaient pas encore
snl sfails ; elle vouiaitque sa mère pilt être tdmoin d'uo de ses triomphes
de chaque soir; mais, sur ce chapitre, la bonne femme se moi. trait iutrai*
table : la comédie était toujours pour elle une œuvre du démon.
Il fallut s ipplier lonj-iemps. Enfin, de guerre lasse, elle se laissa en-
traîner, tout en se promenant de ne rien voir, de ne rien entendre , pour
résister plus sûrement à la tentation.
La voilà donc au fond d'une lo:c obscure, baissant la tête, se bouchant
les 01 cilles, et jurant au fond de l'âme de déjouer toutes les cmbùchfs du
démon. Le premier acte de la tragédie commence: c'était Atha'de. Quel-
ques mots du grand-prélre qu'elle entendit malgré elle rêiounereni : on
parla t de rEteri.el et de sa touie-puisa-ire. La mère Tbêvinin pensa oue
c'était une ruse du malin esprit; mais au second acte, quand elle saLsit
les mêmes mots en passant, qum I elle vit paraître le pe it Joas et qu'clc
ciitei d.t les bel. es niavinus de 1 Kvangde sortir de la Louche de cène io-
iiocente créature, ta bonne femme ri-qua un a'il. puis deux, piiîsel;e fut
tout regard et tout aine. Cette grande et mrjcsiueuse poésie qui < .xprj-
mait si bien les vérités de li religion carélieiine la saisissait n'u» saint
respert. Mais que devint-elle q -and cl'e « nteiulii les rbaiiis s.irrês (!• s lé»
viles en rbonn.ur de l'El- rnel !... La pauvre mère êpi rdac loaiba à ge-
noux en se fi aapant a potrinc, et se crut dans le temple du bci^neur ou
dans le ro}aume des élus.
Ce lut tout antre chose à la'serondc pièi-e, d.^ns le Ma'adc imaginai-
rc. Ce qu'elle voyait lui senib'aii si niuircl. qu'< le riaii, (pi'.' I. ap, lau-
dissaii comme tout le mon le; elle ne rceoimaiss.dt plus sa ihère Marie
sous les iraits de la joyeuse Toinelie; elle gcsiiculaii. elle inpi.:naii, elle
pleurait de jeie, elle n'avait J;i rais été si heureuse. Et quâud apiès le
spcifcb' sa lille arcoiirut ei lui dit :
— Eh bien 1 ma mère, avezvuus été contente?
63
LE MAGASIN LITTI'RAIRE.
— Jt" crois bien, s'i^criat-ellc; j'ai assisté à un heati sermon, j'ai en-
tendu tli.uiicr (le hcaiix caniiqne», et j'ai vu noire ancien voisin Guichard
avec sa reiiinie, avec sa lille, avec sa gouvernante ; ciir c éiait lui...
— El s lis 'Idule, s'Orria son mari, (|!ii s.iva t déjà ù (|iioi s'en tenir :
c'est lui, c'est loi, c'e-t moi, c'est nous tous ; car la coind'die, voisiu,
femme, et la coméifie de Molière, c'est l'I'i.sloire de tout le iiioiule.
La lionne mère, dès lors, fut rccoiieilée avec les coinéiliciis.
— Au fait, disiiit-i'lle, des gei;s qui dObileiit des sei nions, qui chantent
des ranii(|ues et discuitautce bonnes vérités ne sauraient cire damnés
dans laiiire monde.
l'uis c Ile embrassait sa clière Marie en s'écriant :
— Aiioiis, allons, mon enfant, reste comédiame; Toinettc, après tout,
est une brave et dii.'ne lille.
Et le vieux [Midiel S2 d:sa't, en se frottant les mains :
— C'est |iO(iriaiitnioiqui ai fjit ce ite grande coinéilienne.
Dans ce moment, la bonne Devienne se trouva bien lieuicuse auprès de
son père, de sa mère, de ses camarades, et de tous ses adiniratc urs.
Mais voilà que l'clfroyable teiîipèe révolinioiinaire dispersa celte so-
ciété si b illaïue, sispiriiiielle; acteurs, speeia'.eursdes tlièàtres du Petit-
Triaiion et du Pjlai- Hoyal, iiabiiuès du loyer de la Conn die Française,
tous s'enfu'reiit au plus vile ; ceux qui rcsièient en arrji'rc to'iibèreiii en-
tre les mains des bourreaux. Adieu les balles soirées, les joyeux pro|)os,
le bon rire. Personne ne riait désorni';is ; chacun tremblait pour soi et
pou'" les siens. Devienne continua de garder, pemiant ces mauvais jours,
sa douce voix et son délicieux sourire, qui fusaient tout onb ier. Les
spectateurs, qui n'étaient pas sûrs de vivre le lenderoain, se hâlident de
venir reniendre pour g fiier quelques heures d'iliusion et de bonheur;
c'était aillant de pris sur le bourreau.
Mais il arriva qu'un jour M. de Robespierre comprit que la Comédie-
Franraisc était une puissance, et il jura de l'abattie. Il arriva aussi que
M. Collot d'Herbois, ce terrible dramaturge, .se souvint que les Lyonnais
avaient siQlii ses p èces, cl que les eoinéd. eus français avaient refuse celles
qu'il avait préseniées. La Coinédie-Française fut aussitôt décrétée de prise
cie corps et transférée aux Madeloneites, avec tous ses interprèles. Là en-
core. Devienne, amie sincère et dévouée, conserva toutes a bonté d'ame;
elle s'oublia pour les autres; elle consolait ses compagnes tremblantes.
Du^'a7on ies faisait i ire, grài-e à ses charges et à ses bons mots ; elle les
charma, elle, avec sa douce voix et son esprit. Tous en peu de jours re-
trouvèrent leurgaité, leur verve d'artistes; la Comédie Française, en dé-
pit du comité de salut public, existait toujours; seulement elle avait chan-
ce de local, et siégeait aux MadclOLneites, au lieu d'être au palais de la
Nation.
Mais, bélas! Monfade et Ara^inte , Fi?;aro et Siizinne, A'ccste et
Chérubin avaient été déclarés suspects; leur mort était nécessaire au
bonheur de la nation , au lepos de la république. L'arrêt est prononcé ;
on ré lige la sentence. Le G fatil marque tous les nom* de ces artistes
chéris du public. Les belles manières de Fleiiry, l'esprit de Contât , la
beauté de haucourt, la gaîié deDugazon, n'avaient pu attendrir les farou-
ches accusateurs. Ils n'ava cnt pouriant pas osi- condamner Devienne :
avec -on reg.ird, son doux sourire, elle eût aticndri la foule et désarmé le
bourreau ; ils se contemèrent de l'exiler.
M.iis des amis veiihient sur elle, ils prodiguaient les démarches et l'or;
ilsTemporièientcnlin, et un jour le geôlier entra dan» sa prison pour lui
appicn;lre q'i'elle élaii libre.
— Eh quiii ! seule? s'éciia-t-elle tristement; et vous, mes bons amis?
— Qu'impirie, disaient les autres, nous sommes heureux de ton bon-
heur ; va, suis libre et heureusu ; ne pense plus à nous.
— Oh ! s'écri.itelle en pleurant, vous ser z libres avant peu, Je vous
le proniels; que ferais-je sans vous à présent ?
Elle ne pouvait s'arracher des bras de ses amis ; il fallut la mettre à la
porte.
Dès qu'elle fut en liberté, elle courut tout d'abord embrasser son père
et sa mère, en leur disant:
— Me voilà, ne pleurez plus.
Et, sans perdre de temps, elle s'en alla frappant à toutes les portes,
priant, suppliant pour tous ses chers camarades condamnés à moit, bra-
vant la fureur de l'accusateur public, implorant la pitié des membres du
comité de s:dut |)Ul) ic.
Vains efforts !... les tijres ne se laissent pas attendrir et ne lâchent p
leur pi oie. Qu'étaicet-ce que dcscotnédiens pour c?nx qi:i luaent eliaque
jour des savans illustres, des poètes sublimes, des hommes de génie? il
fallait abattre tout ce qui s'élevait, tout ce qui aviiit un nom, et les comé-
diens français éiaieiu les premiers acteiiis de la nation... nul ne pouvait
Il s sauver!.. Un seul homme les sauva, pourtant; et cet homme était un
farceur, mais un farci ar snOlinie, qui \ola, en riant, onze cents tftes
an bourreau... Cet homme était Charles de Labussière. C'e-t tout au plus
si tous ceux dont il a conservé les têtes se souviennent encore de son
num.
Quand l'arrêt de proscription fut annulé , Devienne accourut la pre-
miire piiur cm!) asser sC'f cainara'Ies.
— Je savais bien, diait- Ile pleurant et liant tout à la fois, je savais
bien ',ue nors nous revi rrions encore.
Et puis , tous s'en allèrent, bras dessus, bras dessous, vers leur cher
tbéâtic.
Le règne de la terreur était fini; on avait permission de s'amuser, de
rire, sans crainte d'éire suspecté.
— Ailiins! s'érriaenl-ils, qu'on ouvre la porte à deux battans; voici la
gaît' bMiiç.iise qui rentre dans son nonvdne : allumez le Ui^tr.', ouviez le.s
bureaux, brossez les banquetti s, levez la rampe, fiappcz les trois coups
et laisse/, entrer tout le monde !
Et le public d'accourir en fou'e, d'applaudir en s'écriant:
— Quoi ! vous voilà m s bons amis ! vous n'êtes p,is moits?
— Nin, mon cher piiLifc! ni vous nou plus, quel bonheur '...
Hélas! bi n des amis manquèrent, ce soir là, à l'ajpcl !... Les antres
se set raient pour cacher les vides, comme les soldats, le lendem.iin
d'une bataille, quand ils passent la revue de leur général. Cét.iii iine
joie saiis paredle, c'étaient des applaudissemens sans On h lapiiarition
de chaque acteur aimé. Devienne eut sa bonne pari; elle souriait, el.'e
était heureuse de tout ce bcniiCur. Ce bonheur dura pi es de vingt ans;
puis, un de ceux qui l'aimaient, un de ceux qui l'avaient sauvée, réclama
sa récompense ; il voulut lenlevcr à son public pour être seul à l'aimer,
1 ég(iï>ie !
il lui offrit son nom, sa main, sa fortune. Elle accepta ; l'actrice devint
grande dame, sans cesser d'être bonne fille et bonne camarade, sans mé-
connaître une seule de ses vieilles connaissances, sans perdre un feul de
ses bons amis. Elle fit mieux; elle en acquit de nouveaux. Ceux-ci é'a cnt
des députés, des pairs de France, voire même des ministres. Tel'c on
l'avait vue au théâtre , tel'e on la retrouvait dans le monde, toujours
bonne toujours aimable, toujours sédui^aiiti', toujours Di vienne.
Et les marquis d'autrefois lui disaient, en lui baisant la main : « Belle
dame, le ciel vous devait mieux encore; vous mLiii;ez d'être duchesse. »
Et le vieux Préville mourut en l'a])pclant sa fille , comme le papa et la
maman ïiievenin; et le vieux l.arive quitta t sesailmitiislrés pour veiiir se
reposer auprès d'e le des ennuis du pouvoir municipal ; et le vieux FIcu-
ry, devenu grondeur et moro.e, retrouvait sagaité, son entrain, son bon-
heur d'autrefois pi es de sa Benjamine. Elle les aima tous, elle lesronsola
tous, elle les v^t tous dis))araîirc peu à peu. « Mon Dieu ! disait elle tiis-
tement à chaque séparation nouvelle, vous m'enlevez mes amis et mes
maîtres, et vous laissez leur pauvre servante, alJu de leur fermer les
yeux. »
Et quand ils l'eurent tous quittée, elle reporta ses affections sur l^urs
successeurs. Elle aimait à les voir, à les enten Ire; elle s'intéressait à
leurs succès; elle cherchait tous les moyens de leur être utile. Après la
révolution de 1S30, au moment où il était question de supprimer li-s pen-
bl'>ns des artistes, une de ses vieilles amies se lamentait devant elle; sa
pension était tout ce qu'elle possédait. Devienne la console; puis, sans
lui rien 1 ire, elle va ii-ouver le caissier de la Comédie-Française. « Mon-
sieur Vedel, lui dit-elle, si les pensions sont supprimées, con inuez de
piyer celle de Mlle Desbrosscs ; c'est moi qui rem ilacerai le gouverne-
ment sans qu'elle s'en doute. » Un vieux serviteur fa t une cbule et resie
imp'itent; L bonne Devienne subvient à tou« ses besoins et à ceux de sa
famille. 11 y aurait cent autres traits charmans à raconter sur cette aniiible
feniiiu!. <• Devienne ! s'écrie Fleury dans ses Mémoires aujqmds j'emprun-
te une pariie des détails de cette belle vie d'ariiste, quelle femme ! qufl
cœur! quelle actrice!... » Et le vieux comédien était en cela l'iuterprèic
de tous ceux qui l'ont connue.
Elle vécut aillai, la di-^ne et noble femme, jusqu'à 82 an^ répandant
partout ses bienfaits, ses consolations. Jusqu'au dernier moment, elle
conserva sa gaîté, sa haute raison, son doux regard, son gracieux sou-
rire; puis elle s'éteignit un matin, il y a qneltpies jours à peine, en di-
sant : " Je vais aller rejoindre mes vieux amis et mon cher Molière. » Un
de ceux qu'elle avait aimés déposa sur sa tombe une couronne d'iaitnor-
telles avec ces mots : « A la plus aimable de.s actrices et à la meilleure des
femmes : A Devienne, » va ciiRO.\iQUtiiR i\c;o.\.\u.
(Globe.)
JLes Guêpes»
(1)
(Livraison de décembre.)
Mes anciens voisins de la ruede Lat'>ur d'Auvergne, à Paris, voudraietit
savoir pourquoi la Préfecture les a mis hors la loi— La rue est numéro-
tée de telle sorte, et cela depuis pli'ieu'S anni^is, qu un bomnie qui de.
meure me de Lnour-d'Auver^ne est p^ls intiouvable-quo s'il demeurait
dans la forêt .Noire , le 723' chêne - à guiche en cnlrnut p.ir la Sonabe.
Cela me convenait assez, lorsque en buiie à la haine do iiiesi oiiciio}ens
— je r.cliais mi vie et mes retiiords aux gardes niunicipiux Wenher, 1\:-
pni'i et Uegoin i hargés de me conduire dans les prisous de la garde natio-
nale ; — . mais tout le monde n'a pas envie de se cacher, — • et tout citoyen
a le droit d'avoir une adresse.
Il y a dix ma sons eiilre le numéro 13 et le numéro lU :— certains nu-
méros sont triples, d'autres n'existent pas ;— le numéro 15 est à côté du
^9; — les niiiuéros 21 sont multipliés à l'tulini et sont beaucoup plus Ijta
que ledit 29.
(1) Chez l'édilecr, rueduPaubourg-Uontmarirc, 7.
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
63
On lit ceci dans un journal. — iV. B. C'est un sarcasme :
« Nos escadres de la Médiierranée, qui o/J'usquaieni. l'Angleterre, ont
été riis, rrsées et désunit s. Mais le MoNi^Hr s empressait tiicr de nous
offrir anc gif' ie use compensation à «lie huniiliaiiun mariiime; il ré-
sulte d'un rapport du prince de Joii)Villc, daté de Terre-Ni uve, que nous
n'avons pas cfssé d'occuper un rang des plus brillans sous le rapiiort de
la pctlie de la morue et des harenys. •>
De même qu'en fait de modes d babils on voit succi'der les gilets trop
longs au\ gilets trop courts; — de même, en lait de inoile de langage, —
au rliauvinisme qui , sous la restauration , moiiiiaii toujours un soldat
françiiis tiiomphant drs armées coalisées de l'Europe , — a succédé, au-
jourd'hui, un autre ridicule qui cousisic, de la part ries journaux. — à mon-
trer toujours la France buuiiliée ci fjulée aux pieds. — Ui) journal un peu
répandu doit au moins deux fois par semaine— raconter qu'un Français a
reçu des coups de pied à Pt^tcrsbourg,— qu'un autre a été enifa'éàC'jns-
taiiliuople,— et un troisième mitigé (|uel(|ue auire paît ; — tant ces hon-
nêtes journaux se conipLiiscnt dans une buniiliaiion , (|ue le p'us souvent
ils inveiiieiii.— Mais ici, on peut voir d'une maniôrc maifeste ce que c'est
que 1 1 politique de ces pauvres carrés de papier.
ll-iseiaient fort étonnés si ou leur disait : — Mjîs celtB poche du ha-
reng et de la morue est une des lirancht'S de commerce les plus impor-
tantes; — mais c'e lî.i vie de pupulaiioiis entières; — mais il y avait p^us
de vingt an) qu'oi n'avait pas lait une bonne pêche; — il y avait plus de
vingt ans qu'un nombre prodigieux de faaiilles vivaient dans la misère et
dans les privations.
Oui, certes, c'est une belle compensation à une diminution d'appareil
mili aire, et de fanfaronnades inuiiles.
Mais,— on (lit que je fjis des paradoxes, — quand je crie. — comme je
le fais depuis trois ans, — que le premier besoin du peuple, — c'est de
manger.
^ Ab ! si vous voyiez, comme moi, ces pautres pécheurs de la Normandie
et de la 3ret. giie: — !euis durs travaux, — leurs journées et leurs nuits
de fatigues. — avec la mort sous les pif ds ; — si vous voyiez, comme moi
toutes et s blondes faiiiilles de dix eul'ans, — à pc ne velus, à peine nour-
1 is, — quand leur père revient tans rapporier de quoi souper, remerciant
Uieu de ce qu'il n'a pas permis (|u"il liil englouti dans 1 s vagues de l'O-
céan; — vous ne trouveriez pas que c<; sait une nouvelle si peu impor-
tante,— si ridicule mè^iie, - que ce le qui vient vous dire : que celte
année la pèche du hareug a été favorable, — et que tous cesgeiis-là man-
geront.
Je me rapprlle un tPMtps où Henry Monnier n'avait pas de phis grand
plaisir que de chercher les inélieis bi/arres et inconnus auxquels se li-
vrent ci naines g>ns. En voici un qu'il n'a pas trou/é, et que ni lui ni
moi nauiious inventé.
Les babiians île la campagne ne sont guJ^re exaosés, en fiit de mala-
dies, qu'à des pleurésies et des lluxiiins de potiine, —on leur ortburie
des sangsue^. — Le vidage d'Augei vi le liayeul est situé à cinq lieues du
Hâue. — d'où il lire ses sangsues. Au Havre chaque sangsue coûte sept
sous. C'est fort cher. Duo brave femme du pays a imaginé de louer des
.«angsue», — elle en a acheté une vingtaine et elle s'est faite bergère de
i;e n dr troupeau, — elle Icssnigne et les entretient ; quanil un malade a
besoin de sangsues, elle en loue la quamité deiuandée à l'heure ou à la
saignée; — l'opération faite, on lui rapporic ses sangsues. — Si quel-
qu'une de ses sangsues m turi ou fait ui.e ni iladic eiitraiiidiit incapacité
de tiavail, elle se fait payer la valeur de la morte, — ou couveuablemeut
de la pcrie qui résulte du riudispo^Aitiou dâ son animal.
n y a me chose que je voudrais bien savoir , c'est comment ces mes-
sieurs entendent que cette précaution leur fera éviter tout soupçon de
plagiat.
Qu'est-ce qui empéchorait quatre cents écrivains d'écrire une lettre
semblable à la leur, et qu'est-ce que cela prouverait ?
H est un nii'lhorribc. — un mal qui, en quelques instans, faitdel'hom
me le plus spiri uelune biife et a^ idiot ; —je veux parler du rhume de
cerveau. Un rlitmie dccene.iu faii h')'iil)'enipnt soulf ir. ei icnd en mê-
me temps parluiiement ridicule. — Un jeune honiaie est obligé d'aiieiidre
la nuit, dans un jardin, un eii'n'tieu long teiupi di^siré et demandé. —
Tout ce qui renlonre invite à la plus douce et à la pins poéique rêverie,
— la lune moule à travers les arbres, — les clémaiiies exhalent de suaves
odeurs. — 11 entend lies pas léperseï le Irô'emeiit d'urc robe, — c'est
cl!e, — son cœur bat si fort qu'il semb'e qu'il va rompre sa poitrine pour
s'échapper. — Enlin. il pourra donc lui dire tout ce qu'elle lui a inspiré
depuis qu'il la connaît; — il va lui révéler tout ce trésor d'auiDur qu'il a
amassé dans son ame, — cl les premiers mots qu'il prononce sont ceux-ci :
Ahl baUube, colieje vous uibel
Le iiialhi ureux s'est cm hiinié à aiicndrc sous les arbres. Un antre a à
prononcer un discours en public. — un toast à porter dans un gueuleton
patriotique ; il répète sou toast d'avance et s'eni» iid avec e ll'roi tiii e ;
DfS''ii:urs, dons doiissobrs rruitis (Unis tulc inlcnlion purcbtut patrio-
tiqii". — ou je (Icbandf la bord des t.\ rans.
Comaiciit faire? Son discours lui a coûté bien du mal — cl ferait tant
d'ef'ct ; — à coup sûr on le mettrait dans le journal ; — il va trouver an
médecin.
— Bossieur, il faut qne vous be rendiez on grand service.
— V doiitiers, monsieur, si cela dépend de mt^i.
— J'aibe a le croire, bossieur ; —j'ai uil' aUreux rhube de cerbeau,
— Ah ! ah ! un coriza.
— Un rbube de cerbeau.
— Oui, — j'entends bien, — c'est re que nous appelons un coriza. —
Le malade est llatlé de vo r que la sc'eute s'e^l occupée assez spéciale-
ment de son mal pour lui donner un nom inconnu du vu'gaire ; — il se
voit d'avance guéri.
— Bnssieur.— c'est que, pour ud' adiversaire, je suis hembe d'un dider
et il d'ya pas boyr n d'y banquer.
-— Cela n'eni pèche pas de manger,— seulement les alimens vous paraî-
tront moins savou'cux.
— BosMCur, s'il s'a^'issait seulcbent de bauger... ça me ferait rien , — .
je be bo(|'je des alibens ; — mais c'c-t que j'ai un discouis à prodoncer,
— et vous coiupredez qu'avec bon rhube de ceibeau, — ou d'enlcndrs
pas le biiindre bot.
— Alors, c'est fort désagréab'e.
— Qe'est-re qu'il fini faire, bossieur, pour ba rbube de cerbean?
— Pour voire coriza.
— Oui. — bossieur. — on L'avait dit de rediOer de l'eau de cologne.
— Ca n'est pas inauvai:.
— Ca n'est pis iiauvais. bais j'en d'ai redillô trois verres et ça de va
pas bieux. — Ou b'avuit dit également de be bettre du suif de cliandellc
autour du dez.
— On en a vu de bons elTeis.
— Je be suis bis deux chandelles entières sur la Cgurc et ça Ta pas
bieux. — On'csi-ce qu il faut faire, bOiSieur.
— Il faut ess.iyer une fumigation.
— Et ça be puéril a-l-ir:"
— C'est pns^ible.
— Cobeiii ! ça d est pas sûr.
— Non. monsieur.
— Et vous d'ave/, pas d'autre boycn,
— Des bains de p ed,
— Ah ! Cl ça be guérira-t-il ?
— Peut-être,— d'ai leurs ça n'est jamais bien long, attendez qne ça se
passe.
Et le mala-le s'en va persuadé que les médecin», comme certains par-
rains de coiuplaisince, se sont contentés de donner un mira de rbume de
cerveau, — sans se soucier de ce qu'il dew luIrait à l'avenir.
Qu'ils sont très forts sur la lèpie qu on n'a pins, et sur la pes'e qu'on
n'a pas ; — mais qu'ils no savcui rien sur les rhumes de ccrteau et sar
les cors aux pieds.
ALPIIOXSE K4RR.
CE QtE C'EST QU'UNE ACTRICE.
11 y a un rêve qui poursuit f^u'es les filles de la classe ouvrière,— après
qne 1" diinmclie elles leiircut dans leu'S iiiaii ar les. en proie aux émo-
tions d'un drame poinj.eux ou d'un vau levillc .ugiibre. Li-s riches vcie-
mens, les robes lacées d arge it, les per es dans les cheveux, les éraerau-
des au cou; cette blancheur ébloeissaute de la peau «cet éclat des yeux,
— que ne se refuse au' une actrice, de telle sorte qu'il semble qu'il'sudit
d'être actrice pour avoir la peau blanche et les veut vifs; — les appKia
dissemens dont elle.s sont saluées, les désirs q-i'ejles inspirent , la leauté
dont on les loue. Etre si belle, éire si bien habillée, dire de si belles cho
ses, et tout cela devant tant de monde !
Et puis encore , cette indépend.mce ! Une actrice gaîne de Cor ; nne
actrice fait ce quelle veut, tout ce qu'elle veut, et ne fait pas ce qu'elle ne
veut pas ; une acirice est aimée, ou plutôt aJorée de tous ; une actrice a-
vous les soirs une cour assidue.
Et ellcsessai -ni leur voix, les pnuTr'"s petite», to'-il en nusantetenbro
dani ; et el:es n pètent les couplets qu'elcs ont entendu chanicr ; les lini-
des <|ue l'on a app andii s. Puis elles se rap;ielleni les r rits que leur ont
faits quelipies vieilles ouvreuses (le loges. Mademoiselle *** a i^té coutu-
rière. — Madame *** a été raodis.e. — Mademoiselle *" a été pis que
cela.
Puis on pense que ces dames ne sont plus adolescentes, qu'el'es n'ont
plus dans le visage ni dans la vo:x cette fi ■•îi-hcur de la jeunesse qui a t -nt
de cbaimes. El d'ailleurs, Mlle *" ne va qu'au /'ti, taudis que je mi.ntejas-
qu'au sol.
Alors, on apprend des rOles ; on les répète d'abord 5cale, puis à une
amie, puis .i un diiecieiir.
Nous ne parlerons paî des diverses phases par lesquelles passe l'ac-
Irire. — Nous a l.ins vous mon nr co.nmeii'- vii l'ai tricc (j;-»irf'c; l'artnce
engagée à un iheàtre de premier ou d- second ordic, moyennant cinq
cents lianes par mois: l'acirice ii fe|uel!e ot) conrie de- réiles d'une Cf r.
tainc imi'.ort luce : rarirlce jemi'' en iire et belle, c! 3)nn un conimcn
ccmcm de réputation ; l'actrice aimée et applaudie du public qui l'encoo'
64
LE MAGASIN LITTÉRAIRE.
rase et se plaît à constater ses progrès; c'est-à-dire, l'actrice dans la po-
sition la plus iicurouse possible.
Examinons d'aljoid que les six mille francs qu'e'le gagne ne peuvent
compenser les dt-pcuses qu'elle est forcée de faire, — niénie en ne lui sup-
posant ni désordre, ui guùis ruineux, ni amour d-s futilités.
Une actrice un peu en vue ne peut jouer deux rôles dilfi'rensavec le
tnèuie costume; le public et ses caiiiura(le> le trouver.iient foit mauvais ,
ainsi que les directeurs et les auteurs , qui ne voudraient pas lui couucr
de rôles.
H n'est pas de rôle qui ne permette un ou deux cbangemensde toilette,
€t dans ce cas , permettre c'est ordonner impérieusement , par le drame
qui coiiri ou qui tombe, comme vous vou Irez. — Une pièce en six tablciiux
avec prologue et épi!ogiic, amène huit costumes dilféiens. Il est impossi-
ble qu'une femme se fisse fnre huit costumes, et suriont de ceux que
l'on po le aujourd'hui au ihéâtie, à moins de deux mille francs. — SnpiO-
scz qu'elle ne crée que trois rôles dans son année ; rappelez vous qu'une
atirice est fort écuuome cl soigneuse , qui ne salit c!iiU[uc soir qu'uiiu
paire de gants long',— c'est une dépense de cent francs par mois ; à peu
prés autant pour le blanchi.ss !ge. Supposez que le loyir, les costumes de
ville, la nourriture, les bijoux, les fantaisies et les dépendes initiles,— ce
qui est la moitié de la dépense de tout artiste, — ne montent qu'à cinq
cents francs par mois. Voici le budget de l'acliice :
Recette. — Cim\ cents francs par mois.
Di'pense. — Quinïe cents francs.
li faut combler ce déficit— par des detles,— ou pis encore,— s'il y avait
qui'f |ue chose de pis que les dettes. — s'il y avait quelque chose :ie plus
faiigant et de plus insupportable.— Il ne sullit plus u'a\oir par mois pour
cin(( cents francs de talent , il fiut encore avoir piuir mille francs de
beauté : tout cela donne du souci , oblige à des courses, à des démar-
ches, s ■••
Maintenant, en fait de souci ! — je ne vous ai pas parlé des cliâVrins
de vauilL', des préférences accordi'es par un aiiteui-, par un d recteur,
par un journa'iste, parle public ; — d'une cabale à déjouer, d'unecabaie
à monter, d'un amant ou d'un rôle enldé, d'un rôle ou d'uu amant à en-
lève r. Si vous léussissez, tous vos camarades vous hirisscni, — et ce que
celte haine a de particulier, c'est qu'elle anime les hommes contre les
femmes et les femmes contre les hommes; car ils sont là sur le même
i.errain; c'est la même paime qu'ils se disputent, qu'ils s'envient, qu'ils
s'arrachent.
Je ne vous dis rien des émotions mortelles d'une première représenta-
tion, si véhémentes, si poignantes, qu'après vingt ans passés sur les
planches, une actrice tremble encore et pâlit au moment d'entrer en
scène.
Voyons un peu-ce que fait une actrice de ses vingt-quatre heures cha-
que jour.
Prenons-la au moment où vous cessez de la vir, au moment où le ri-
deau se baisse, aa moment où elle soui it avec grâce à vos applaudisse-
inens ; aujourd'hui que l'on donne deux drames par représentation, à ce
moment il est minuit.
Il faut, avec l'aide d'une femme de chambre, d'abord se déshabiller,
puis enlever à grard renfort de cosmétiques le rouge et le blanc de la fi-
gure, des mains, il u cou, des épaules, et puis ensuite remettre le costume
de ville : le moins qu'd faille pour ce'a, c'est une heure ; pour celles aux-
quelles l'auteur a imposé de la poudre, mettez une heure et deiiiie; met-
tei le double, dans le cas heureusement fort rare, où l'on a été négresse ,
mulâtre ou quarteronne; on rentre à une heure et demie.
11 laut se déshabiller, puis souper, car vous verrez tout à l'heure qu'elle
n'a pas eu le temps de diner, et d ailleurs on ne peut, en sortant de ta-
ble, ni se serrer, ni changer , ni parler; le souper et la toilette de nuit,
quelques lettres à lire, les ordres à donner à la femme de chambre pour
le lendemain matin : ou se couche à trois heures. Mais la nuit est le seul
moment où l'on puisse apprendre ses rôles, on y consacre deux heures ,
il est cinq heures et on dort. Mais il faut se réveiller à neuf heures, car la
répétition est à onze heures ; il faut déjeuner, s'habilltr et faire le chemin.
La répétition finit à deux heures, on a une course à faire, un bain à
prendre, une réponse à écrire à une lettre. Il est cinq heures, on joue à
six heeres et demie; il faut être au théâtre à six heures; c'est juste une
heure pour prépai tr ses costumes , vuir s'il n'y manque rien, prendre un
bouil.on, s'halii.ler et se peindre.
Vous »0)ez sur tout cela quijlre heures à dormir, point du tout pour la
pronimade, pour recevoir ou rendre une visite, moins encore pour ne
rien faire et se reposer.
Itrgardcz autour de vous, jeune fille , !e commissionnaire, le porteur
d'eau, le portefaix, ont un étal moins fatigant que celui de l'actrice; vous
êtes plus riche qu'elle avec les treute sous pai' jour de la coututière. Je
ne vous parle pas de sa vieiile.-se.
Cliauii'7, mais chait'Z pour votre mère, chantez pour votre amant,
chantez pour vous, clianiez parce que v lUs ê;es joieuse et insouciarite;
mais ne clianic/. paspuur qu'on vousMiicn !e, enc)ro moins pour gagner
de l'argent. Lî femme renf.'i niée est plus heureuse et a plus de bonlieur
à donner. Les talens de la feuuie, comme sa beauté, sont destinés a or-
ner la maison; ilï appartieiuieut à un seul et ne doivent pas être prodi-
gués à tous.
Kous aiuioQs la femme, non pas seulement parce qu'elle est belle, dou-
ce, spirituelle, mais aussi surtout parce qu'elle est femme et qu'elle est à
nous.
La femme, au théâtre, devient artiste et cesse d'être f'mme; et qui
oserait dire elle est à moi, celle qui cliaque soir proligue à quinze cents
pei'sonnes sa beauté, sa voix, ce qu'elle a de grâce et d'espnt '? On n'ai-
me pas sans être jaloux : qui pourrait èire jaloux d'une danseuse ? On est
jaloux de ce qu'on croit posséder seul; mais après le ballet dansé, qu'est-
ce que les spectateurs ont à envier à l'aaiant? Us ont de plus que lui les
désirs.
niABAgZiS DATaOREAU A SAINT-Sf TSaSBOURG.
Notre délicieuse cantatrice a quitté la France , et elle est arrivée dans
la capitale de l'empire de Russie , seu'e, sans autre proieciion que son
talent. Ce magnifique passeport ne lui a pas été inutile, elle a obienu'uu
iuiiiîense succès.
Mme Daiioreau était descendue à l'hôtel des Armes Royales , et elle
cherchait à se meilre en rapport avec les principaux personnages lyri-
ques de 11 Russie , quand une dame est entrée dans sa chambre : cette
(lame était voilée et habillée de noir. Mme Damoreau lui dit en fran-
çais:
« Que puisje pour vous, madame ?
— INe me recounaissez-vous pas, répliqua l'inconnue dans le même lan-
gage?
— Il me semble , observa la fauvette de l'Opéra-Comique , que vous ne
m'êtes pas inconnue, si j'en juge par le son de votre voix. »
La mystérieuse visiieuse tira son voile et Mme Damoreau reconnut,. ,
Cornélie Falcon , l'inimitable cantatrice de notre gct nd Opéra de Pari-'.
Lorsque deux compatriotes se rencoiirent sur la terre éiranjère, les
liens de l'amiiié sont bien plus forts et plus resserrés que dans les sym-
pathies oriiinjires du monde ; les deux arlistis s'embrassèrent avec effu-
sion, et Mlle Fa'con , arrivée la première à Saint-Péiersbourg et pro-
tégée par la cour , promit à sa compagne de lui eue mile en plus d'une
occasion.
Elle tint parole. Le lendemain, ac lever du czar, on ne parlait que de
Mme Damoreau, de son immense talent, de sa délicieu'.e méthode et du
plaisir général qu'elle donnerait au public iiristocratique du palais impé-
rial, en s'y faisant entendre. Mlle Falcon fut chargée d'ê:re l'inier/rète
de la prière générale, et la cantauice française saisit avec Joie l'occasioii
qui lui était olf rie de se faire applaudir par les nobles -■«uditeurs.
Ce fut une mémorable soirée pour Mme Damoreau que celle où elle se
lentendreau palais. Les ambassadeurs de France, de Prusse, d'Angle-
erre et de toutes les puissances, les dames de la noblesse, la famille im-
périale et toutes les personnes de distinction s'y trouvaient réunies; l'em-
peicnr en personne conduisit au piauo Mme Damoreau, pâle et trem-
b anie.
La pauvre feaime commença à chanter son grand air de V Ambassadrice
et elle jeia, avec cei art que vous lui connaissez, toutes cej broderies dé-
licieuses dont elle orne la musique d'Aubert, et cela d'une fiçon si char-
mante, que des tonnerres d'applaudijsemcns éclatèrent parmi les audi-
teurs.
Mais ce fut bien pire encore lorsque , sans se faire prier, sans avertir
la noble assemblée, elle chaula en russe la Mazourka, mélodie nationale
des Moscovites. Jugez quels durent être la surprise et l'enthousiasme géné-
ral !...
Celte mélodie, Mme Damoreau l'avait apprise avant son départ de Pa-
ris. C'est à M. Konlski, jeune Polonais de talent, qu'elle est redevable de
celte composition musicale qui n'a pas peu contribué au triomphe lyrique
qu'elle a remporté.
Pendant louie la soirée, l'empereur Nicol''s a été pour elle plein de dé-
férence et de politesse, et avant qu'elle o Htâtlc bal, il lui a donné
une bague surmontée d'un diamant d'un prix immense.
(I La société rus-e, écrit Mme Damocau à sou ami M. Levasseur, la
basse chmianie de i'Opéra, est singulièrement mal jugée en France. On
cous représente l'aristocraiie russe coaime une conspiration de bour-
reaux, ne procédant que par la fnrce du knout. On dit que les dauiPS sont
les premiers serfs de l'empif ! Etranie erreu! La presque total té des
geatilslioiiimes de la cour est a lorée par le p.iiple, q"i p o -le amplement
de leurs libif alites et de leurs dé|icrises. Un ga'a^e le i x ui^e i-ègne dans
les hauts cercles qui eiilouieut la coumnne; les lemmes y sont resp. ciees
et adorées co.nme des idoles; on <lii\iit, en un mot, que l'a,, ienne galari-
lerie française, liaiiiiie des salons de Paris, s'est réiugiée dans les salons
élincelaus du p dais des c/ars.
» L'euiperecr Nicol is, (|ui' l'on dépeint eu Franre comme un croque-
mitaii e, est un des plu^ beaux hommes du monde. Rempli lie noble^si- et
de tnaje-lé Icrstpi'il s'adres.^e a «les Iniinmc-, il esi pour les dames donï,
affable, préveriani ; il a les belles manièies du uraii I i.o ris ei les mœurs
bévèresde CUailemagne.» iVi.i\ LEriciA sTo, iskivi.
[Gazelle des l'einmes.)
BooLÉ et Cie, imprimeurs, rue Coq-Iléron, r.° 3, à Pa is.
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