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Full text of "Magasin liiéraire : littérature, histoire, beaux-arts, voyages, romans, nouvelles, feuilletons, extraits d'ouvrages inédits et des publications nouvelles"

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LE 


MAGASIN  LITTÉRAmE 


LITTÉRATIRE,   HISTOIRE,  BEUX-ARTS,  VOYAGES, 


IE®MA1&\  ^©lUflELLIlîB,  IFOTLL1T®I^'SIE» 


EXTRAIT  D'Ol  VRAGES  IIVEDITS  ET  DE  PUBLICATIOt^S  NOUVELLES, 


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'  /  a  6.  ^  (yuiue/ a  .^ece^^nme  ^é4^ 


:*-^^^^B- 


T03IE  PREMIER. 


PARIS, 

BOULK  tT  CO.MP.M^ME.  IMPRIMEliRS-KDITEl'RS.  RIE  COO-HEROX.  3. 

184S. 


SOMMAIRES 


DES  Ot^-RAGES  COlNTEiNliS    DA^'S  LE  TOME  l'REMIEU. 


Jnlllrl  Ig'il. 

ronrrtAiT  i>E  >i.  T!Im:rs. 

y'otice  biographique  Sur  ji.  TiiîF.ns. 

Le  Lion  .-iinoureiix,  par  .M.  FRKiiF.nic  SoriiÉ. 

P  é-ie.  ■  Lf  2"  Acjiil,  iwr  AL  VitTon  Hico. 

Pierre  (jrassoii,  pnr  JL  i>E  Balzac. 

Piiliefrni,  par  AL  (iiiAKLr»  Nouirn. 

Lu  Dieu  île  iries  am\<.  p.ir  AL  AIérv. 

Les  Aléeimteris.  scèiie-i  pupulaire-.  pnr  IL  Mo>"MEB. 

Pcirlrail  de  AL  Tiniins. 

Porlrail  de  M    Aldi.T:. 

'Lriiis  jijiirs  de  rt^rie  du  Paj-e  Léi  n  X,   pai  AL  Léon 

lio/LAN. 

Le  Capifaine  Bleu,  par  A!    FiiAM  !s  AVfy. 

Nouvelles  à  la  ALiiii  juin.. 

Eludes  de  voyage»  :  un  Uève.  par  A!   Pail  AVEitxtn. 

Drames  liisloriques  niariliuies.  par  Al    La<;jhvi!'.iu;. 

Les  tiuèpes  îjuillet  ,  par  .AL  Ai.piiosk  Karii 

Lue  Goulle  d'eau,  par  AL  Eigknk  Oiinot. 

Poésies.  —  Rimes  héroïques.  —  Egmont.  —  Le  (;id. 
Lucius  Fackland.  —  .leaniie'd'.Vrc.  —  Al"'c  Roi.- 
i.AM).  —  (;iirislophe  Colomb  ,  par  M.  Aigistk 
Barbikr. 

Il)  Carême  d'artiste,  par  AI.  des  Gimkes. 

l'elile  coméiiie  avant  le  drame. — Le  plus  beau  Drame 
de  l'époiiuo.  -  Oripiiie  de  quel(|ucs  objets  de  toilette. 

II. 


AOÛl  I8U. 
l'ORTRAlT  DE  M.  GUIlOr. 

ISolice  biographique  s.r  AL  Giizot. 
La  Cinijuantaine,  par  AL  (Charles  de  liEiiNAiin. 
Le  rogne  d'Elisabeth  d'Angleterre,  par  AL  (îiizoT. 
Souvenirs  des  Etats-Unis,  par  Al.  (Iaïmardet. 
Jacques  IV  et  Jacques  \ ,  par  AL  ai.ex.  Diiias. 
Deux  ALnriages  sous  Louis  XIII,  par  F.  Tuojias. 
Cne  destinée  d'Artiste,  par   AL  STÉriiEN  de  ea  ALv- 

DELE1>E. 

La  Pension  des  capitaines  à  Commcrcy,  par  AI.  E.MILE 

AIaRCO  de  SAI>T-HlLAinE. 

Portrait  de  Al.  de  Brogi.ie. 
Portrait  de  AL  Pasquer. 

Cne  Sorcière  au  Sénégal,  par  AI.  Be>oit. 
Poésie  :  Le  Chemin  de  (er.  par  AL  AIérv. 
Nouvelles  à  la  Alain  juillet  . 
Les  tîiièpes  (aoilt  .  par  AL  .Vi.piiosE  Karr. 
Le  Salon  de  .M"i<?  'rliicr,-,  | 

BOIS 

Le  bel  Homme  et  l'Homme   beau,  par  M™»  Emile  de 

(fIRARDIN. 


pir  la  Alarqui^e  DE    A'ieux- 


III. 


Keplviiibre  I8tt. 

rORTRAIT  DE  M.   DE  lAMAnTlNP. 

Xolice  biographique  sur  w    i»  i  '.martot. 

Le  Al.iitre  d'Ecnli',  par  AI    I  RÉfiin:(   Soii.if. 

Sou\enirs  de  Alar>eille.  par  Al.  \i  i  \  \mire  Dcmas. 

De  i\  \i(es  niiuveauv,  p.ir  AL   Ai  i  \amiri    Himas. 

Phy.^iologie  du  AlaLule,  p.ir  .M    1'  ItHiNARIi. 

Portrait  d<>  AL  BEiMni.ii. 

l'iirlr.iit  (!.■  AI    Di  iMh. 

Ali'iniiires  de  .M""'  L.ifi'arj^e,  écrits  |  «r  elle-même. 

l  n  huit  punr    un    iieui,    ra><a-siiiat    ilu    Courrier  de 

Lyon,  par  le  idinmandenr  l.i  o  I.esim's. 
H.irbe-Bleue  en  Cliiue,  mu  la  -eplieim-  Femme. 
In  Duel  snus  Al.i/ariii.  par  .M.  Désessvri.s. 
Les  PiMisioniLd^  ii  vuiiures.  par  Al,  Pvii  he  tvoi  i». 
.VouM-llcs  à  la  Alain    .ini'n  . 

l.'O'iservateiir  du  lto>pliore.  par  Al.  Kii.i'ne  (il  isor 
Lis  G'i.'-pe?   «-ptemb'-e  .par  Al.  Aii>iio\<>  K  vrh. 


IV. 
Octobre  ISltt. 

PORTRAIT  DE  M     CHARLES  NODIER. 

IS'utice  biographique  sur  M.  Charles  Nodier. 

Le  capitaine  Lambert   Ue  partie),  par  Al   Cu.  RaBOI". 

Tahary  lliiinnète  homme.  S  Henry  Beiiiiioid. 

Cn  Rêve  de  l'Impératrice  Joséphine,  par  H.  RaiS50>. 

Double  Erreur,  par  AI.  JlLES  Janin. 

Le  bonheur  d'un  Amant  malheureux,  par  AI.     erine 

Portrait  de  .AL  de  Ra.mki  teai". 

Alilady  Alont.iigne,  par  Al'"e  la  duchesse  u'.Vbrantés. 

Poésie:  Notre-Dame  de    l'olède,  par  .AI.  TllÉopuiLE 

Gauthier. — Fuite  dellodrigue,  pur.Al.DESCUAHP:». 
Le  Pactole  ,  par  AL  Eeoéne  Geinot. 
Nouvelles  à  la  Alain  Septembre,. 
Physiologie  de  l'Homme  marié,  par  Al.  P.  de  Kock 
Physiologie   du    (.unsei'.-d'Elat    sous    le    Consul. it  et 

l'Empiri ,  par  un  ancien  auditeur. 
Les  Cnntreb.uidiers  de  Penmarck,  par  Al.  Derièoe. 
Sœur  ILitilde,  piir  .Al"  «^  Eujénie  Foa. 
Le  Priijel  d'un  Oime,  par  .AI    AIarie  Avcarii. 
lu  P.iin  et  une  F'enétri'.  par  AL  S.  Henrv  Bertiioid. 
In  Prisonnier  d'Etal   par  .M.  Horace  Raisson. 
Le  (iorati,  par  .AI.  Adolpue  Pezant. 
Aloët,  par  M.  JfLES  Jamn. 

V. 
Novembre  l^U. 

PORTRAIT  DE   M.    JlLES  .lAMN. 

Notice  biographique  tur  .m.  jcees  j«mn. 

La  Sémiramide,  par  AI.  .AIéuy. 

Le  capitaine  L.imbcrt   i'  partie  .  par  .M.  (^ii.  It  inni 

Poésie  :  Hymne,  par  .AI.  Aictoh  IUgo. 

Ri'latinn  de  la  missinn  du  général  comte  Betker  HUprés 

de  Na])oléou  en  181.'). 
Cliristuplie  Culomli.  par  AIartinez  dk  la  Rosa. 
La  Alaisiiu  du  Diable,  par  Al.  Itiioi  k  den  Broa.n. 
Souvenirs,  par  AL  le  (I.  de  Vai blanc,  anc.  ministre. 
Le  Balafré,  rom.in  historique,  par  .AI.  DnissF.T. 
Tragc-die.  par  .AL  J    Janin. 
Perir.iit  de  .AI.  I!over-<!oi  lard. 
Cn  A'iilleur  de  l'alVaire  F'iialdés,  par  AL  V.  Xuo.mas. 
.Niiuielli'S  à  la  Alain.  —  -Apologie  du  Chat. 
Les  Guêpes   n  \emliic  .  \niT  AI.  .\LriioNSE  Karr. 
La  .Maile  du  Tragédien,  par  .AI.  Li.o  Lrspts. 
(iors  et  Piano-.  —  Promenades  en  omnibus.  —  Le,: 

principanv  liourinands  sons  le  régime  inipériûl. 
Vue  lettre  d'.Vnnf  de  Boleyu. 

M. 

Iléoriiibre  IS'il. 

PORIRAII    Dl     M     ALPHONSE    KVIIH 

.\olice  biitf/raphique  sur  m.  alphonsl  karr. 
(ne  Consullalioii   p.ir  Al.  Charles  de  Bernard. 
La  Sceur  cad'tte,  par  .M.  (iEurge  Sand. 
l.'.Ablié  d'Or-Saint,  par  AL  T.  D.  de  Santinv. 
.Alémoire  d'un  Jacobin,  par  Al.  .Alphonse  Plvrvt. 
L'Héritier  du  Doge,  par  .M.  AIicuel  Ra\.mond. 
Le,-  Incoinéniens  de  la  (;cléhrilé  p.ir  AI.  H.  Bertikii  i> 
Le  Parterre  d'un  Théâtre,  par  Al    P»i  i  de  Koi  k. 
L'.issurance  mutuelle,  par  Al.  Frédéric  liio^i  is. 
Aladame  Palmyre.  par  AL  AA'iiiielu  Tenini. 
L'adminiMralion  jugée  par  un  miiiislre.  par  .AI  (ii  izoT. 
Petite  Chronique  du  XIX^  siè<li>    par  un  chrviii:(|iieiir 

inconnu. 
Esprit  du  Prince  de  Talleyiand. 
Ruines  historiques,  par  .AI.  .A.LEV.  Dela>ebgm:. 
Deuï  lettres  de  (ÀigUostro. 

Episode  de  la  Révolution,  par  Al.  George  Deval. 
-Vnecd  ite  de  I7SS,  par  AL  de  Saint-Ei  mont. 
Portrait  de  Al    d'Aigoiil 
lîii  <;orsaire.  car  Al.  F'egéne  Si  i  . 
Poésie:  Le;  Jeuv  Homes,  par  \l    Kviiiiimimt. 
Nouvelles  à  la  Alain    iio>emlire  . 
AI""  Devienne,  jwr  un  chroniquoiir  liiconnii. 
Les  (iiièjies  déivmbre    par  .AI.  .Vi.riioNsE  Kai^k 
Ce  que  c'e-l  qu'une  aciriiv. 
AL'e  Damore.iT  i  S:ii:;t  PêTr-lMiuij. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/magasinliirair01pari 


Juillet  1Sj:i1. 


nOWIXE  WHA]%fCS  J»^«  A]%f, 


-K'  1. 


ITTÉM 


037  S'ABONNE 

A  Paris, 

RUE  COQ -HÉRON,  N»  3, 

Au  bureau  du  Journal. 
Et  m  province, 

er.  les  Libiaiies  ,  les  Direcleurs 
lies  Postes  cl  des  Messageries. 

(AFFRANCnm.) 


Ctttcrûtur*,  j^istoiu,  Sfxences,  i3ta\xx-J<vi3^  iHemoirts,  HTœurs,  ï)o^aQss, 


W)WmË,B  l®l¥l]L2.3li»  FlWIEjJLjlfOlîgt 


EXTRAITS   D'OUVMGES  INÉDITS,   PIJBLICATIONS  NOUVELLES,  REVOES. 


ABOIUNEMENS  ' 

Un  an 12  t.  n 

Six  mois 6     50  e. 

Trois  mois.  ...     3     50 

Un  mois 1     25 

Étranger:  2  fr.  en  sus  par  an. 

Oo  tire  à  vue  sur  les  personnes  qai  I 
demandent,  et  il  est  ajoalc  un  fr-  ai 
mandat  pour  frais  de  reeourrcœeni 

(AFFBA>CUIB.} 


Le  Magasin  LiTiÉRAïKE  se  compose  d'un  choix  d'articles  fait 
parmi  les  meilleurs  Feuilletons,  Romans  et  Nouvelles  qui  parais- 
sent chaque  mois,  soit  dans  les  Journaux,  les  Revues,  ou  les 
Livres.  Ou  y  trouve  des  Récits  de  voyajjcs,  des  Tableaux  de 
mœurs,  des  Etudes  d'art  et  des  Esquisses  biographiques  em- 
pruntés aux  meilleurs  écrivains  de  France  et  de  l'étranger. 

En  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  le  M,\(;a.sin  LmÉRAiRE,  outre  ses  articles  entièrement 
inédits ,  reproduit  notamment  les  publications  de  MM.  Victor 
IlLGO,  Charles  Nodier,  de  Balzac,  Alexaadre  Dlmas,  Frédéric 
SouLiÉ,  Charles  de  Bernard,  Méry,  Eugène  Sue,  Léon  Gozlan, 
Roger  de  Beauvoir,  Elie  Berthet,  et  généralement  les  ouvrages 
de  MM.  les  écrivains  les  plus  distingués. 

Il  parait  chaque  mois  (le  quinze)  un  numéro  composé  de  huit 
feuilles,  imprimé  sur  beau  papier  satiné ,  grand  in-quarto  à  deux 
colonnes,  avec  couverture  imprimée.  Le  prix  de  chaciuc  numéro, 
qui  contient  10,800  lignes  (ou  760  mille  lettres),  c'est-à-dire  la 
matière  de  plus  de  cinq  volumes  in-octavo ,  est  de  UN  FRANC 
VINGÏ-CINQ  CENTLMES. 

Le  prix  de  labonnement  annuel  est  de  DOUZE  FRANCS.  Les 
douze  numéros  mensuels  qui  le  composent  contiennent  de  fait  et 
véritablement  la  matière  de  plus  de  soixante  volumes  in-octavo 
ordinaires,  dont  le  prix  (au  prix  ordinaire  de  7  fr.  50  cent.  le 
volume)  serait  de  650  francs! 

Le  Magasin  Littéraire  réunit  donc  trois  conditions  essentielles 
qui  doivent  assurer  sou  succès  : 

1°  Grande  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans  le  clioix 
des  articles ,  qui  sont  tous  signés  par  les  écrivains  le  plus  en 
renom  (voir  ci-après  le  sommaire  de  ce  numéro)  ; 

2°  Iinineusc  quantité  de  matières  (  plus  de  60  volumes  par  an)  ; 

3°  Réduction  considérable  et  sans  exemple  dans  le  prix  de 
l'abonnement  (DOUZE  FRANCS  PAR  AN). 

Pour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de  ce  pros- 
pectus, de  la  réalité  des  avantages  que  présente  le  Magasin  Lit- 
téraire, de  son  iinportaiice  matérielle  et  de  sa  valeur  littéraire, 
ilsullit  de  jeter  les  yeux  sur  ce  numéro  et  de  lire,  dans  le  sommaire 
qui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y  ont  concouru. 


Le.  Lion  amoureux,  par  M.  rs\ÉDKl\IC  SOULIÉ. 

PoéMO,  —  le  27  ai.ùt  1820,  —  pnr  M.  VlCTOll  HUGO. 

PioiTO  Crassnu,  par  M.  DE  BALZAC. 

Soiivoiiiisdo  la  révohitioii.  —  t'iche:jru,  par  M.  OU.  IXODIEU. 

Un  IJiiMi  de  inosAmi.s,  piir  M.  BïÉH^. 

Les  JUToiilons.  —  Scènes  populuircs,  par  M.  UE!VRY  MOWIER. 

Poriiaiide  M.  TUllCtts. 

Trois  jours  du  rri^iie  de  LéoiiX.  par  LÉON  GOZLAX. 

Le  Capilaini;  Bleu,  par  i»I.  FI\A^C1S  AVLV. 

Noiivullcs  à  la  main  (juin). 

Eluilcs  de  voyases.  —  l!ii  rêve,  par  M.  PAUL  WmîVER. 

Dranu's  et  liistoircs  inaiiiiiiics,  par  llî.  LAGUA\  lEUE. 

Portrait  de  M.  MOLE. 


Une  Goutte  d'enu,  par  M.  EUGEXE  GUIXOT. 
Les  Guêpes  (juillet) ,  par  M.  ALPHONSE  KARR. 

Poésies.  — Rimes  liéroïi|ues.  — Sonnets.  — Egtnont.  —  Le  Cid.  —  Lucius 
Fackland.— Jeanne  d'Arc. —M°"  Roland.  —  Cbrislophe  Colomb,  par 
M.  AUGUSXr-  BAUUIER. 

Un  Carême  d'Artiste,  par  M.  DES  GIIUÉES. 

Petite  Comédie  avant  le  Drame. 

Le  plus  beau  Drame  de  l'époque. 

Origine  de  quelques  objets  de  toilette. 


»-iPOft'^'»»< 


LE  LlOiV  A310LREUX. 

L 

Le  nom  de  lion,  appliqué  à  une  partie  de  la  jeunesse  française ,  s'est 
tellement  vulgarisé,  que  je  crois  inutile  d'entrer  dans  de  longues  expli- 
cations pour  le  faire  adopter  à  mes  lecicurs  comme  signiliaiit  autre 
cliose  que  l'hôte  terrible  des  forêts,  ou  l'esclave  obéissant  de  M.  Van 
Ambiirg. 

Mais  quelle  est  cette  autre  chose  !  On  a  bien  en  général  une  idée  vague 
et  qui  sullit  à  la  conversation  ;  on  sait  que  la  race  à  laquelle  le  lion  appar- 
tient a  toujours  vécu  en  Fiance  sous  divere  noms  ;  ainsi  le  lion  s'est  ap- 
pelé auUelois  ralliné ,  muguet,  homme  à  bonnes  fortunes,  roué;  plus 
tard,  muscadin,  incroyable,  mervcillcu\,  et  derniéiemeni  enfin,  dandy  et 
fashionable  ;  aujourd'hui,  cesthon  qu'on  le  nomme. 

Pourquoi  ? 

Est-ce  parce  qu'il  est  le  roi  de  cette  paicclle  de  la  société  qu'on  appelle 
le  monde  ?  Esi-ce  parce  qu'il  prend  les  quaUe  quaits  de  la  proie  que 
d'autres  l'ont  aidé  ii  saisir  ? 

Je  ne  puis  vous  le  dire  :  mais  je  vais  tâcher  de  vous  esquisser  sa  physio- 
nomie, et  puis  vous  devinerez,  si  vous  pouvez. 

Le  lion  est  en  géui  rai  un  beau  garçon  qui  a  passé  de  l'étal  d'enfant  à 
l'état  d'homme  ,  la  prétention  d'être  un  jeune  homme  étant  abandonnée 
depuis  long-temps  aux  honnnes  de  quarante  à  cinquante  ans;  car,  de 
nos  jours,  l'état  de  jeune  homme  est  presque  aussi  méprisé  que  celui  de 
vieillard. 

Or,  le  lion  n'ayant  jamais  été  jeune  homme,  n'a  presque  jamais  fait 
aucinic  des  sottises  jeunes  qui  partent  du  cœur,  quoiqu'il  aime  le  jeu, 
les  fenimcs  et  le  \in,  comme  le  disent  les  refrains  du  temps  de  l'empire, 
une  de  ces  choses  que  le  lion  méprise  le  plus.  Mais  cet  amour  n'est  pas 
de  l'amour ,  car  ce  n'est  i)as  pour  eux  que  ces  messieurs  ont  ces  trois 
passions ,  auxquelles  ils  joignent ,  quand  ils  le  peuvent,  celle  des  che- 
vaux. 

La  véritable  passion  est,  de  sa  natm-e  personnelle,  cachée,  discrète;  la 
leur,  au  contraire,  est  toute  d'apparat  et  de  hi\e.  Ils  possèdent  leur  mai- 
tresse  au  même  titre  que  leur  voiture,  pour  en  éclabousser  les  pass-ius ,  et 
ils  dînent  auv  fenêtres  du  café  de  Paris  parce  que  c'est  l'endroit  le  plus 
apparent  de  la  capitale  ;  en  eQ'et,  ils  n'ont  pas  la  prétention  de  boire, 
mais  de  vider  un  grand  nomlire  de  bouteilles,  ce  qui  e,-t  bien  diiTêrent. 

Les  lions  sont  donc  en  général  fort  iguorans  (le  l'ainour,  de  ses  foUes . 
les  plus  passionnées,  de  ses  bonheurs  les  pins  délicats,  de  so*  cspécuicos^ 
insensées ,  de  .ses  craintes  frivoles,  ot  surtout  de  toutes  ses  charmantesi 
niaiseries.  En  revanche,  ils  ont  le  droit  acquis  (acquis  est  bien  dit)  de! 
tutoyer  la  majorité  des  chti-ui-s  dansans  ou  chantans  de  l'Opt-ra.  [^ 

Du  reste,  ils  ont  cela  de  comiiuin  avec  la  jeune  noblesse  d'il  y  a' 
soixante  ans  ,  (|u'ils  ont  un  pied  dans  la  meilleure  compagnie  de  Paris  cl 
un  pied  dans  la  plus  mauvaise  :  mais  ils  en  dilïérent  en  ce  que  les  grande» 
dames  d'aujourd'hui  no  les  disputent  plus,  connue  autrefois,  aux  filles  en- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


treteuues,  et  les  ^ibandoniieiit  aux  iiilrigues  des  coulisses.  Aussi,  lorequ'il 
s'est  rencontré  par  hasard,  dans  le  lliéâtre  niènic,  quelque  femme  qui  a  eu 
besoin  doue  aimée  pour  se  perdre,  s'est-elle  donnée  à  un  pauvre  gai'çon 
auidurcui  qu'ils  avaient  (lilii  d'avance  de  l'épithMe  de  bourgeois. 
Ceci  dit,  nous  pouvons  commeiirer  noli'e  bistoiie. 
C'était  il  y  a  quelques  jours,  à  l'heure  de  midi  ;  un  lion  de  la  plus  belle 
encolure  desrendit  de  «a  voiture  et  entra  au  calé  de  Paris.  Son  entrée 

'  excita  un  très  vif  étonnement  pour  deux  raisons  majeures;  la  première, 

1  c'est    qu'il   était  habillé  ;  la  seconde ,  c'est  qu'il  deniaiida  son  déjeuner 
comme  un  homme  qui  est  pressé  et  qui  a  quelque  chose  à  faire. 

'      Un  de  ses  amis  le  regarda  aiteiuiveraent  de  l'œil  sur  lequel  il  ne  mit  pas 

I  son  lorgnon,  et  lui  dit  : 

—  Où  diable  allez  vous  comme  ça,  Sterny? 

—  Je  vais  à  un  mariage. 

—  Qui  donc  se  marie  ?  dit  l'interlocuteur. 

Et  tout  aussitôt  une  demidouzaine  de  tèles  se  levèrent  ;  on  échangea 
des  regards,  on  chercha  au  plafond,  et  chacun  répéta  en  soi-même  la 
question  : 

—  Qui  donc  se  marie  ? 

—  Sterny  vit  celte  pantomime,  et  se  hâta  d'y  répondre  d'un  ton  indiffé- 
rent en  disant  : 

—  Personne,  messieurs,  personne.  C'est  une  affaire  particulière. 

—  Et  à  quelle  heure  en  sercz-vous  débarrassé? 

—  Je  n'en  sais  rien;  luais  je  m'esquiverai  immédiatement  après  l'église , 
quand  je  ne  serai  plus  nécessaire. 

— Vous  êtes  donc  nécessaire  ? 

—  Je  suis  témoin  du  futur. 

—  Témoin  du  futur  ?  répétat-on  de  tous  côtés. 

—  Oui,  reprit  Sterny,  qui  voyait  l'étonnement  se  peindre  sur  tous  les 
visages;  oui,  témoin  du  tilleul  de  mon  père.  Il  m'a  écrit  ii  ce  sujet  une 
lettre  qui  ne  me  permettait  pas  de  reluser  a  ce  brave  garçon  un  plaisir 
qu'il  considère  comme  un  grand  honneur.  Voilà  t.  ut  ce  dont  il  s'agit  ;  et 
maintenant,  ajouta  Sterny  en  se  levant,  achevez  de  déjeuner  en  psix.  A  ce 
soir. 

Comme  il  sortait,  l'un  de  ses  amis  lui  cria  : 

—  Où  se  fait-il  ton  niariase? 

—  Ma  foi,  je  n'en  sais  rien.  Le  rendez-vous  est  chez  la  future...  rue 
Saint-Martin,  à  midi;  il  est  midi  un  quart...  Adieu! 

11  partit,  et  quoique  cet  évî'nement  fût  d'une  très  mince  importance ,  il 
n'en  fut  pas  moins  le  texte  d'une  assez  longue  conversation. 

—  Le  vieux  marquis  de  Sterny,  dit  un  tils  de  potier  enrichi  qui  profes- 
sait un  grand  respect  pom-  les  traditions  héréditaires,  le  vieux  marquis  de 
Sterny  a  gardé  un  peu  des  habitudes  de  patronage  de  l'ancienne  noblesse  ; 
donc  ce  qui  arrive  à  Sterny  serait  une  chose  d'assez  bon  goût  à  faire  ;niais 
malgré  son  grand  nom  il  n'y  entend  rien  ,  et  au  lieu  d'être  bon  et  affec- 
tueux pour  ces  pauvres  gens,  il  va  leur  porter  un  air  ennuyé  ou  moqueur, 
et  pourtant... 

—  Pourtant,  dit  un  ex-beau  de  quarante  ans,  à  qui  Ton  contestait  le 
titre  de  bon,  élégant  fort  gros  et  très  laid,  espèce  de  pédicure  opulent, 
qui  appelait  toutes  tes  femmes /«  petite...  pourtant  cela  pourrait  être 
amusant  ;  il  y  a  de  très  jolies  femmes  parmi  tout  ça. 

— Jolies,  oui,  s'écria  lui  vrai  lion,  existence  inconnue,  dont  la  spécia- 
lité avait  un  certain  côté  artistique  qui  consistait  à  protéger  la  fantaisie  et 
l'art  ;  jolies,  oui  ;  mais  ce  sont  des  bourgeoises. 

—  Ah  !  messieurs ,  reprit  le  Dis  du  potier,  l'ancienne  noblesse  faisait 
cas  des  bourgeoises. 

—  Pardieu  !  reprit  le  lion  artiste,  les  bourgeoises  d'autrefois,  ça  se  con- 
çoit. Des  jeunes  lilles  qid  ne  savaient  rien  de  rien  ;  des  femmes  qui  n'en 
savaient  guère  plus,  enfermées  dans  la  pratique  des  pieux  devoirs  de  la 
famille  ;  pour  qui  les  plaisirs  du  monde,  les  arts,  la  littérature  étaient  d'un 
domaine  où  elles  ne  pouvaient  aspirer;  qui  regardaient  un  homme  de  cour 
comme  le  serpent  tentateur  de  la  Genèse.  Pénétrer  dans  celte  vie,  y  jeter 
l'amour,  le  désordre,  jouer  avec  cette  ignorance  de  toutes  choses,  l'éton- 
ner comme  on  fait  à  un  enfant  avec  des  contes  de  fées,  cela  pouvait  être 
fort  amusant,  et  je  comprends  parfaitement  la  passion  du  maréchal  de  Ri- 
chelieu pour  Mme  Michelin.  Mais  les  bourgeoises  d'aujourd'hui,  douées 
pour  la  plupart  d'une  moitié  (l'éducation  fausse,  dont  elles  se  servent 
avec  une  impertuiba!)le  impoitinciue  pour  ne  s'étoinicr  de  rien;  des  vir- 
tuoses qui  jouent  les  sonates  de  Steibelt  et  qui  décident  entre  Piossini  et 

Meyerbeer  en  faveur  du  l'oslitlon  de  LontiJKmvuu  ;  des  bas  bieiLs  qui  { 
lisent  Mme  Sand  comme  élude,  et  qui  dévorent  M.  Paul  de  Kock  avec  [ 
bonheur;  des  artistes  qui  se  font  peindre  par  M.  Dubulfe  et  qui  enlumi- 
nent des  lithographies;  des  fenuues  enlin  qui  ont  des  opinions  sur  l'assieitc 
(le  l'impôt  et  sur  limmortalité  de  l'amc!  c'est  ignoble,  et  je  comprends 
tout  l'ennui  de  Sterny.  ICIles  vont  le  regarder  comme  une  bcte  curieiiso  , 
et  Dieu  sait  si  elles  ne  le  mesureront  pas  à  l'aune  de  quelque  beau  cou- 
tnud  de  boutique  qui  aura  fait  douze  couplets  pour  le  mariage,  qui  décou- 
pera à  table,  qui  cluiatera  au  dessert,  qui  dattsera  toute  la  nuit,  et  qui 
sera  proclamé  riioiunie  le  plus  aimable  rie  la  société  ! 

t^ii-dessus  le  lion  ailiiinason  cigare,  alla  s'asseoir  sur  une  clinise,  en  mit 
un  c  sous  chacune  de  ses  jambes  et  regarda  passer  le  boulevarl.  Tous  les 
autres  lions  s'empressèrent  de  se  liMer  à  des  occupations  de  cette  impor- 
tance, et  il  ne  fut  plus  question  de  Léonce  Sterny. 
■    Cependant  celui-ci  était  arrivé  à  la  rue  St-Martin.  Ce  jour-là  notre  lion 


n'avait  aucun  rendez-vous  ;  il  n'y  avait  ni  courses,  ni  bois,  et  il  ne  volait 
à  aucun  plaisir  les  deuv  heures  qu'il  allait  consacrer  à  l'rosper  Gobillou, 
le  lilleul  de  son  père.  Il  se  serait  ennuyé  ailleurs,  il  venait  s'ennuyer  là  ; 
il  ne  mettait  donc  aucune  importance  il  ce  qu'il  faisait,  et  entra  chez  ^L 
Laloiiie,  plumassicr,  sans  avoir  pris  d'avaure  d'être  d'une  façon  ou  de 
l'autre:  c'est  une  commission  qu'il  faisait.  11  arriva  ;i  point:  on  n'atten- 
dait plus  que  lui.  Il  s'en  apei  çul  sans  qu'on  le  lui  montrât  le  moins  du 
monde,  et  se  crut  dispensé  de  s'excuser.  On  lui  présenta  la  mariée  qui 
n'osa  pas  le  regarder,  puis  les  païens,  et  il  vit  que  les  jeunes  gens  se 
poussaient  le  coude  poiu-  se  le  montrer  lorsqu'il  saluait  oti  parlait.  11  cher- 
cha (les  yeux  quelqu'un  à  qui  s'accrocher,  et  ne  vit  aucun  homme  dans  la 
conversation  duquel  il  pût  se  mettre  .i  l'abri  de  cette  curiosité.  Sterny 
se  retira  dans  un  coin,  tandis  que  la  famille  se  donnait  mille  soins  pour 
organiser  le  départ ,  lorsque  entra  tout  à  coup  une  grande  jeune  lille  qui 
s'écria  : 

—  Quand  je  vous  disais  que  j'aurais  changé  de  robe  avant  que  votre 
marquis  ne  soit  arrivé  ! 

— Lise  !  dit  sévèrement  M.  Laloine,  tandis  que  tout  le  monde  demeu- 
rait dans  la  stupéfaction  de  cette  incartade. 

Le  regard  de  M.  Laloine  dirigé  vers  Léonce  montra  à  sa  fdle  quelle 
grosse  inconvenance  elle  venait  de  commettre,  et  celle-ci  rougit  comme  le 
beau  lion  n'avait  jamais  vu  rougir. 

—  Pardon,  papa,  je  ne  savais  pas...  dit-elle  en  baissant  la  tète  ,  tandis 
•que  M.  Laloine  s'approchant  de  Sterny,  lui  dit  avec  un  air  paternel. 

—  C'est  une  enfant  qui  n'a  pas  seize  ans  et  qui  ne  sait  pas  encore  se 
tenir. 

Sterny  regarda  celte  enfant  qui  était  belle  comme  un  ange. 

—  C'est  votre  lille  aussi  ?  dit  Léonce. 

—  Oui,  monsieur  le  marquis,  une  enfant  gâtée,  qu'une  afi'reuse  maladie 
du  cœur  a  failli  nous  enlever,  et  qu'il  faut  ménager  encore.  C'est  pour 
cela  que  je  ne  l'ai  pas  grondi'e. 

—  Eh  bien  !  veuillez  me  présenter  à  elle  et  m'excuser  de  mon  inexac- 
titude. 

—  Ça  n'en  vaut  pas  la  peine,  répartit  M.  Laloine,  ne  faites  pas  atten- 
tion à  cette  morveuse. 

Mais  Sterny  n'était  point  de  cet  avis;  jamais  il  n'avait  rien  vu  de  plus 
charmant  que  cette  ûlle  si  belle.  Pendant  que  sa  mère  la  grondait  douce- 
ment, et  semblait  lui  recommander  d'être  bien  raisonnable,  elle  avait  jeté 
un  regard  furiif  sur  le  lion,  regard  inquisiteur  et  peu  bienveillant,  et  elle 
avait  conclu  le  sermon  de  sa  mère  par  un  petit  geste  d'impatience  voulant 
dire  très  claii  ement  : 

<i  J'étais  sùrt-  que  ce  serait  un  trouble-fèle  !  » 

Cependant  on  partit  pour  la  mairie  et  l'on  mil  Léonce  dans  la  voilure  de 
la  mariée  avec  Mme  Laloine  et  un  des  témoins  de  cette  famille.  Heureuse- 
ment que  le  trajet  n'était  pas  long;  car  ces  quatre  personnes  étaient  fort 
embarrassées,  et  le  collègue  de  Léonce  ne  trouva  rien  de  mieux  que  de 
lui  dire  : 

—  Que  pensez-vous,  monsieur,  de  la  question  des  sucres? 
Sterny  n'en  avait  aucune  idée  ;  mais  il  répondit  froidement  : 

—  Monsieur,  je  suis  pour  les  colonies. 

—  Je  comprends,  dit  amèrement  le  témoin,  le  progrès  de  l'industrie 
nationale  vous  fait  peur.  Mais  enlin  le  gouvernement  veut  tout  ruiner  en 
France,  c'est  un  parti  pris. 

Et  là-dessus  le  monsieur  entama  la  question  qui  dura  Jusqu'à  la  mairie, 
sans  qu'il  fût  besoin  que  personne  prît  la  parole. 

Léonce  ne  pensait  déjà  plus  à  la  belle  Lise,  et  commençait  h  trouver  la 
tâche làtigaiiie.  On  arriva,  et  comme  Léonce  venait  de  descendre  de  voi- 
lure, il  aperçut  Lise  qui,  le  visage  rayonnant,  venait  de  sauter  de  la  sien- 
ne. Il  se  passa  en  ce  moment  nue  espèce  de  petit  embarras  qui  fut  peut- 
être  la  cause  première  de  toute  cette  histoire.  Lise  donnait  le  bras  à  un 
grand  jeune  homme  décoré  du  nom  de  garçon  d'honneur  et  qui  louchait  à 
Sterny.  Lise,  ii|)pel(e  par  une  autre  jeune  lille  venant  derrière  elle,  se  retour- 
na pour  rétablir  une  Heur  dérangée  dans  sa  coiffure ,  tandis  que  le  garçon  j 
d'honneur  restait  immobie,  tenant  son  bras  ouvert  en  cerceau  pour  re-j 
cevoir  le  beau  bras  de  la  jeune  Lise.  Mais  au  moment  où  elle  ai  hevait  son 
oilice,  une  voix  appela  le  jeune  homme  en  tête  du  collège.  Il  s'éloigna, 
tandis  que  Lise  passa  son  bras  dans  celui  qu'elle  rencontra  à  sa  portée, 
et  qui  se  trouva  être  celui  du  beau  lion  :  alors  elle  se  retourna  vivemen', 
en  disant  : 

—  Allons,  (lépêi'lions-iious  ! 

A  l'aspect  (lu  visage  de  Sterny,  elle  poussa  un  petit  cri  et  voulut  sj  re- 
tirer ;  mais  Léonce  serra  le  bras,  retint  la  main  el  dit  en  soiiiiaut  : 

—  l'ui'-que  le  hasard  me  le  donue,  je  veux  en  profiler. 

—  Pardon,  monsieur,  répon  lit  Lise  ;  mais  Je  suis  demoiselle  d'honneur  ; 
je  ne  veu\  pas,  M.  Tiilot  se  fâcherait. 

—  Qui  ça,  M.  Tirlol? 

—  V.h  bien  !lc  garçon  d'honneur,  c'est  un  droit... 

—  C'est  un  droit  que  Je  lui  disputerai  en  champ-clos,  dit  le  jeune  lion, 
qui  s'imnsiiiaitdire  la  chose  du  monde  la  plus  iiisij;,ii[ianlc. 

Lise  le  regarda  de  tous  ses  \  eu'i,  et  npondit  d'une  voix  émue  : 

—  Si  c'est  comme  ça,  monsieur,  venez ,  je  lui  dirai  que  c'est  moi  qui 
l'ai  voulu. 

Cette  phrase  et  l'émotion  avec  laquelle  elle  fut  prononcée  prouvèrent  à 
Léonce  que  Lise  avait  pris  le  champ-clos  au  sérieux,  et  qu'elle  était  per- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


suadc'c  que  le  ...«niuis  eflt  tné  le  garçon  d'honneur  s'il  sYtait  permis  de 
faire  une  ol)scrvatioii.  Cependant  tout  le  monde  était  entré  dans  la  salle 
municipale;  Léonce  et  Lise  entrèrent  les  derniers,  et  la  jeune  fille  se  hâta 
de  dire  : 

—  C'est  SI.  Tirlot  qui  m'a  laissée  là  sur  le  rottoir,  et  sans  M.  le  mar- 
quis, à  qui  j'ai  été  forcée  de  demander  son  bras,  je  n'aurais  pas  eu  de  ca- 
valier. 

Le  mot  cavalier  désencLanfa  mi  peu  Léonce  ;  mais  le  maire  n'était  pas 
arrivé,  et,  faute  de  mieux,  il  s'assit  à  côté  de  Mlle  Lise.  11  ne  sut  d'abord 
que  lui  dire,  et  évidomnieiU  il  la  gênait  beaucoup  par  sa  présence. 

Léonce  voulut  faire  le  bonhomme,  et  dit  en  souriant  doucement  : 

—  Voilà  un  jour  qui  fait  battre  le  cœur  aux  jeunes  filles... 
Lise  ne  répondit  pas. 

—  C'est  un  grand  jour... 
Même  silence. 

—  lit  qui  arri\cra  sans  doute  bientôt  pour  vous? 

—  Ah  !  que  ce  maire  est  ennuyeux  !  dit  Lise ,  il  se  fait  toujours  at- 
teindre. 

Léonce  comprit  qu'il  réussissait  peu  :  mais  assis  qu'il  était  près  de  cette 
belle  enfant,  il  admirait  avec  tant  de  plaisir  la  pureté  merveilleuse  de  son 
profil,  la  grâce  de  son  cou  flexible  si  doucement  courbé;  et  puis  il  sentait 
pour  la  première  fois  arriver  jusqu'à  lui  cette  fraîcheur  de  vie  bien  plus 
suave  que  l'atmosphère  parfumée  d'une  belle  dame.  Il  ne  se  découragea 
pas,  et  saisissant  au  vol  les  mots  de  Lise,  il  reprit  de  sa  voix  la  plus  cares- 
sante : 

—  Vous  parlez  bien  légèrement  d'un  si  grave  magistrat? 

—  Qui  ra?  dit  Lise,  monsieur  le  maire,  est-ce  que  c'est  un  magistrat? 
On  a  beau  faire  des  institutions  très  admirables,  quand  le  temps  ne 

les  a  pas  sanctionnées,  elles  n'entrent  pas  dans  les  sentimens  de  la  masse. 
Que  le  maire  soit  le  consécrateur  légal  et  unique  du  mariage ,  la  loi  le 
vont  ainsi;  mais  l'acte  auquel  il  préside,  quelque  grave,  quelque  indisso- 
luble qu'il  soit,  n'est  aux  yeux  du  peuple  qu'un  contrat  qui  sent  le  papier 
timbré;  la  vraie  cérémonie  du  mariage,  celle  où  il  y  a  préoccupation, 
respect,  prière ,  ne  s'accomplit  qu'à  l'église.  Slerny  était  un  peu  de  cet 
avis;  il  comprit  parfaitement  l'exclamation  de  Lise,  et  lui  répondit  pour  la 
faire  parler  : 

—  Certainement  c'est  un  magistrat,  car  c'est  lui  qui  véritablement  va 
marier  votre  sœur  ;  le  mariage  à  l'église  n'est  qu'une  formalité. 

A  ce  mot.  Lise  lova  un  regard  elfrayé  sur  Léonce  et  se  recula  douce- 
ment de  lui,  puis  elle  baissa  les  yeux  et  répondit  : 

—  Je  sais,  monsieur,  qu'il  y  a  des  hommes  qui  pensent  ainsi;  mais  je 
ne  serai  jamais  la  fcnuue  d'iui  homme  qui  ne  s'engagera  pas  à  moi  devant 
Dieu. 

u  Ah  !  se  dit  Léonce,  la  petite  est  dévote.  Mais  eile  est  si  belle!...  en- 
core un  essai.  » 

—  Et  ce  serment,  dit-il,  ne  vous  engage  pas  à  grand'chose,  car  celui  qui 
vous  obtiendra  jamais,  fera  tout  ce  que  vous  vomh'ez. 

—  Je  l'espère  bien,  dit  Lise  d'un  ton  nuitin. 

—  Ah  !  reprit  Léonce ,  vous  êtes  despote. 

—  Oh  oui  !  litc'le,  en  reprenant  toute  sa  jeune  insouciance. 

—  Mais  savez-vous  que  c'est  mal?  lui  dit  Léonce. 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait  ?  répliqua-t-elle  en  lui  riant  au  nez,  ce 
n'est  pas  vous  qui  aurez  à  en  souffrir. 

—  Cela  ne  m'empêche  pas  de  plaindre  celui  que  vous  tyranniserez  un 
jour,  répartit  Léonce  en  riant  aussi. 

—  Mais  je  crois  qu'il  ne  s'en  plaindra  pas,  ça  me  suffit. 

—  Vous  l'a-t-il  déjà  dit? 

—  Non,  mais  j'en  suis  sffre. 
— 11  vous  aime  donc  bien  ? 

—  Qui  ça  ?  dit  Lise  d'un  ton  étonné. 

—  Mais  ce  futur  époux ,  ce  futur  esclave,  qui  sera  si  heureux  de  sa 
chaîne. 

—  Est-ce  que  je  le  connais  ? 

—  Mais  vous  disiez  que  vous  étiez  sûre... 

—  Ah  !  dit  Lise,  je  suis  sùie  <|ue  je  l'aimerai  bien ,  monsieur,  je  suis 
sûre  qu'il  sera  un  honnête  homme,  et  comme  je  serai  une  lionnête  femme, 
j'espère  qu'il  sera  lirureux. 

Ceci  fut  dit  d'un  ton  si  sincère  et  si  vrai ,  que  Léonce  crut  à  la  foi  de 
cette  jeune  fille,  el  lui  dit  avec  conviction  : 
<— Vous  avez  raison,  il  le  sera. 
-Ah!  fit  Lise  en  se  levant,  voilà  votre  magistrat. 
Le  maire  enti'a,  et.la  cérémonie  commença. 


H. 

Le  maire  bit  aux  futurs  coujoiuis  1rs  ariiclcs  du  code  (|ui  pourviiienl  à 
leur  bonne  inielllgiMue;  ils  jurèrent  de  s'v  soumcllre,  déclarèrent  s'ac- 
cepter l'un  l'autre,  et  on  pa.ssa  dans  le  bureau  iiaili.ulier  où  ^e  donnent 
les  signatures. 

Signer  un  rcgi^lie  semble  me  action  bien  aisée,  el  cr|ioiulaiit  il  arriva 
que  ce  lut  un  peiil  ciinc'mi'nl  où  l-éunie  se  fil  leiuaniue.  par  Li.so ,  et 
toujours  d  une  façcin  peu  avanlageuse.  Quand  les  deux  époux  et  eurs'as- 
cendans  eurent  signé,  ce  fut  le  tour  des  témoins;  Léonce  fit  comme  les 
autres ,  et  sa  surprise  fut  grande ,  en  passant  la  plume  à  celui  qui  lui  suc- 


cédait ,  de  voir  Lise  qtu  secouait  la  tête  avec  une  petite  moue  de  tB^on- 
lentement. 

Est-ce  parce  qu'il  avait  signé  le  marquis  de  Sterny  ?  mais  l'omisMOB  de 
son  titre  lui  eût  paru  peu  obligeante  pour  Prosper  Goltillou,  qui  se  tar- 
guait d'avoir  un  marquis  pour  témom.  Est-ce  qu'il  avait  signé  avant  son 
tour,  ou  pris  plus  de  place  qu'il  ne  fallait? 

Sterny  restait  fort  intrigué,  lui  qui  se  croyait  tout  le  savoir-vivre  d'un 
homme  du  monde,  d'exciter  le  mécontentement  d'une  petite  fille  de  bou- 
tique, et  il  voulait  savoir  en  quoi  il  avait  failfi  à  ses  yeax.  Cela  lui  semblait 
amusant.  Pour  cela  il  demeura  debout  près  du  bureau ,  en  regardant  tan- 
tôt Lise,  tantôt  ceux  qiù  signaient  après  lui,  et  qiii  lui  semblaient  faire 
absolument  comme  il  avait  fait,  sans  que  la  jeune  fille  le  trouvât  mauvais; 
mais  lorsque  ce  fut  le  tour  de  lise  de  signer,  elle  lui  fit  comprendre 
combien  il  avait  été  inconvenant.  Iji  effet,  lorsque  le  commis  lui  pré- 
senta la  plume ,  elle  s'arrêta ,  en  disant  d'mie  voLx  tant  soit  peu  mo- 
queuse : 

—  Pardon ,  que  j'ôte  mon  gant. 

Et  le  gant  ôté ,  elle  signa  avec  la  main  la  plus  fine  et  la  plus  blanche... 

Léonce  comprit  ;  il  avait  signé  la  main  gantée.  Signer  un  acte  de  ma- 
riage avec  un  gant  !  Est-ce  qu'on  prête  serment  devant  la  justice  avec  un 
gant  !  Léonce  y  pensa  et  se  dit  : 

<i  Ces  gens-là  ont  de  certaines  délicatesses  de  bon  goût.  Que  fait  un  gant 
de  plus  ou  de  moins  à  la  sainteté  d'un  serment  ou  à  la  signature  d'un 
acte  ?  Fiien  sans  doute.  Et  cependant  il  semble  qu'il  y  ait  plus  de  sincérité 
dans  cette  main  nue  qui  se  lève  devant  Dieu,  ou  qui  appose  le  seing  d'un 
homme  en  témoignage  de  la  vérité.  C'est  un  de  ces  imperceptibles  senti- 
mens dont  on  ne  peut  se  rendre  un  compte  exact ,  et  qui  existent  cepen- 
dant. 1) 

Léonce  y  réfléchissait  encore,  lorsqu'on  se  mit  en  ordre  pour  sortir. 
M.  Tirlot ,  garçon  d'honneur,  et  par  conséquent  granti  maître  des  céré- 
monies ,  était  descendu  pour  faire  avancer  les  voilures  ;  Léonce  crut  donc 
pouvoir  offrir  de  nouveau  son  bras  à  Lise.  Elle  le  prit  d'un  air  peu  char- 
mé, mais  sans  faire  altention  qu'elle  avait  oublii- de  remettre  son  gant;  et 
voilà  Léonce  qui  niaiche  à  côlé  d'elle,  la  tête  baissée  ,  les  yeux  attachés 
sur  cette  main  charmante  doucement  appuyée  sur  son  bras.  ' 

Au  premier  aspect ,  Lise  lui  avait  semblé  une  belle  jeune  (ille  ;  mais  tout 
en  lui  accordant  de  prime-abord  une  beauté  éblouissante  de  jeunesse  et 
de  fraîcheur,  il  n'avait  pas  pensé  qu'elle  possédiit  tous  ces  détails  do  grâce 
privilégiée  par  lesquels  les  femmes  du  monde  se  vengent  d'être  pâles , 
maigres  et  fanées  ;  il  considérait  cette  main  si  sov  ouse  et  si  effilée,  comme 
une  rareté  précieuse ,  égarée  parmi  dos  A  uvergnats,  et  peu  à  peu  ses  > eux 
s'arrêtèrent  sur  un  anneau  passé  à  l'index ,  cl  portant  une  petite  plaque 
en  c:-.  Sur  cette  plaque  était  gravée  en  caractères  imi)erceptililes  une  de- 
vise que  Léonce  s'obslinait  à  vouloir  déchiffrer.  Il  y  mettait  une  telle  at- 
tention, qu'il  no  s'aperçut  pas  qu'ils  étaient  arrivés,  et  que  l'on  montait 
en  voiture.  Il  sembla  que  Lise  ne  fût  pas  absorbée  dans  une  si  profonde 
con  emplation  ;  car  ces  jolis  petits  doigts  que  Léonce  admirait  si  assidû- 
ment ,  s'ajilèront  d'impatience ,  el  Cnirenl  par  battre  sur  le  bras  de  Léonce 
un  trille  infiniment  prolongé. 

A  ce  moment  Léonce  regarda  Lise  ;  au  mouvement  qu'il  Ct  pour  rele- 
ver sa  tête ,  elle  le  regarda,  mais  d'un  air  si  moqueur,  que  Slerny  ne  vou- 
lut pas  étie  en  reste  et  lui  dit  : 

—  H  parait  que  mademoiselle  est  grande  musicienne? 

—  Et  pourquoi  ça?  lit  Lise  avec  une  petite  mine  de  dédain. 

—  C'est  que  vous  venez  de  jouer  sur  mon  bras  un  air  ravissant. 

Lise  rougit;  mais  cotte  foisavec  un  embarras  pénible  ;  elle  relira  bms- 
quement  son  bras  nu  du  bras  de  Léonce,  et ,  ne  sachant  plus  ce  qu'elle 
faisait,  ni  ce  qu'elle  disait,  elle  balbutia  et  dit  à  demi-voLx  : 

—  Oh!  pardon,  monsieur,  j'ai  oubUé  de  mcilre  mon  gaïu. 

—  Connue  moi ,  j'ai  oublié  de  l'ôtcr,  répartit  Sterny.  Vous  voyez  que 
tout  le  monde  peut  se  tromper. 

Lise  ne  trouva  tien  à  répondre  ;  le  marche-pied  d'une  voiture  était 
baissé  devant  elle ,  elle  y  monta  rapidement ,  si  rapi;lemenl .  que  Léonce 
put  voir  le  pied  le  plus  étroit,  le  plus  cambré,  sattarhant  gracieusement  à 
la  cheville  la  plus  mignonne.  Steriiv  eut  envie  de  se  placer  près  d'elle  ; 
mais  il  eut  le  bon  esprit  de  ne  pas  le  faire.  Sai'.s  .s'en  apercevoir.  Lise 
était  montée  dans  la  voiture  de  Léonce;  il  se  relira  en  di^^aut  vi>emeni  au 
valet  de  pied  : 

—  Fermez  et  «uivez  les  autres  voitures  ;  et  il  s'élança  tout  aujsilét  dans 
un  remise  où  se  trouvait  Mme  Laloinc. 

—  Eh  bien!  s'écria  la  mère,  et  Lise,  qu'en  avTMOtis  fait? 

—  Je  l'ai  nn'sc  on  voiture. 

—  Avec  qui?  demanda  la  prudente  mère. 

—  Avec  (pii?  demanda  la  prudente  mère. 

—  11.  las  !  toute  seule,  madame. 

—  Conunenl ,  tonte  si'ule... 

—  Oui,  madame,  elle  a  monté  sans  s'en  apercevoir,  je  crois,  dans  me 
voiture. 

—  Ah!  fit  Aime  Laloiue;  je  ne  sais  pas  ce  qu'elle  a;  efic  est  tout  ahu- 
rie depuis  ce  malin. 

—  (.'oM  mon  coupé,  ajouta  modesiement  Léonce;  il  n'y  a  que  deux 
places  el  je  n'ai  pas  ose... 

Miue  Laloine  remercia  Léonce  de  sa  retenue  par  un  salul  sileucieux  et 
solennel,  et  ajouta  : 

—  Elle  va  bien  s'cnunycr  toute  seule. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIi^ij;. 


Léonce  eut  une  Idée  secrète  qu'elle  ne  s'eunuierait  pas. 

En  ciïet,  Lise  fut  li'abnrd  itonuée  île  se  trouver  seule  ;  mais  elle  en  pro- 
fita pour  se  reiuettre  de  rembarras  où  l'avaleiitjctée  les  paroles  de  Léonce; 
et,  répondant  aux  réflexions  qu'elle  faisiiii  comme  aux  observations  qu'on 
lui  adressait ,  elle  secoua  sa  jolie  tète  en  disant  : 

—  lih  bab  !  qu'csl-ce  que  ça  me  fait? 

Cela  dit,  elle  se  mit  à  examiner  ce  splendide  carrosse  tout  doublé  de 
tiatin,  tout  orné  de  glands  de  soie  et  dont  le  balancement  était  si  sourd  et 
si  doux.  Llle  s'assit  d'un  côté  et  de  l'autre  pour  sentir  la  molle  flexibilité 
des  coussins,  leva  à  moitié  une  glace  pour  en  admirer  l'épaisseur,  et  se 
mit  à  soui  ire  d'aise  de  se  trouver  là. 

Alors  elle  se  rappela  qu'ainsi  devaient  être  faites  les  belles  voitures  de 
les  grandes  dames  qu'elle  voyait  courir  dans  les  Champs-Elysées  ;  et  sans 
penser  qu'elle  pouvait  en  occuper  une  aussi  bien  qiio  la  plus  noble  d'en- 
tre elles,  elle  se  laissa  aller  à  imiter  le  nonchalant  abandon  avec  lequel 
elles  s'accotent  dans  un  coin  de  leiu'  équipage. 

La  folle  enfant  s'y  ploya  connue  elles,  à  demi-couchée,  pressant  de  sa 
fraîche  joue  et  de  ses  blanches  épaules  cette  soie  dont  la  souplesse  la 
caressait  si  doucement,  se  prêtant  a\ec  un  mol  allaissement  aux  mouve- 
mens  de  la  voiture,  clignant  des  yeux  pour  regarder  d'en  haut  ces  pau- 
vres gens  à  pied  qui  tournaient  la  télc  pour  la  voir.  Puis,  comaie  aper- 
cevant au  loin  quelqu'un  de  sa  connaissance,  se  mordant  doucement  la 
lèvre  inlérieure  à  travers  un  lin  sourire,  et  balançant  imperceptildenient 
la  tele  pour  adresser  un  salut  intime  au  beau  cavalier  qui  passe  ;  et,  dans 
cette  petite  lantasmagorie  improvisée,  il  se  trouva  que  le  beau  cavalier 
fut  I  éonce  Sterny. 

En  eû'et,  quel  auire  que  le  beau  lion  Lise  pouvait-elle  faire  passer  sur 
un  beau  cheval  anglais,  courant  avec  grâce  à  côté  d'elle?  Ce  n'était  cer- 
tainement pas  M.  Tirlot ,  qu'elle  avait  vu  tomber  d'âne  dans  une  partie 
de  Montmorency.  Ce  fut  donc  à  Sterny  qu'elle  adressa  son  plus  doux 
sourire ,  son  plus  doiLX  regard ,  comme  il  passait  devant  elle. 

Mais  comprenez  quelle  dut  être  sa  stupélaction  quand  elle  aperçut  vé- 
ritablement le  visage  de  Léonce ,  mais  immobile ,  mais  à  pied ,  et  lui  of- 
frant la  main  pour  dcsiendre  de  voiture.  Elle  tressaillit  d'aboid  de  se  voir 
ainsi  surprise  dans  ce  nonchalant  abandon,  comme  un  enfant  qui  a  pris 
une  place  qui  ne  lui  appartenait  pas;  et  puis,  quand  Léonce  lui  dit  en  l'ai- 
dant à  descendre  : 

—  Qui  donc  saluiez-vous  ainsi  d'un  si  doux  regard  et  d'un  si  doux  sou- 
rire ? 

Elle  eût  voulu  se  cacher  bien  loin  ,  honteuse  et  toute  troublée.  Aussi 
ce  fut  tristement  et  lentement  qu'elle  entra  dans  l'église ,  et  Léonce  put 
remarquer  qu'elle  prit  peu  de  part  à  la  cérémonie  qui  eut  lieu.  Lise  ne 
regarda  pas  du  coin  de  l'œil  la  ligiu'c  de  la  mariée  ,  ni  la  tenue  embarras- 
sée de  l'époiLX  ;  elle  ne  suivit  pas  ciuieuscment  l'anneau  pour  savoir  s'U 
passerait  la  seconde  phalange  qui  prédit  la  soumission  ;  Lise  pria ,  et  pria 
sincèrement  pom'  elle.  (Jn  eût  dit  qu'il  y  avait  un  remords  dans  ce  jeune 
cœur,  et  qu'elle  demandait  à  Dieu  un  vrai  pardon  de  sa  faute. 

Dieu  le  lui  accorda;  car  à  la  fin  elle  se  releva  calme,  heureuse,  forte; 
et  au  moment  où  on  passa  dans  la  sacristie,  elle  se  tourna  vers  Sterny, 
qui  l'observait  avec  une  attention  marquée  ,  et  sans  paraître  s'en  aperce- 
voir, elle  marcha  à  lui ,  prit  son  bras,  et  lui  dit  d'un  tout  autre  ton  que 
celui  dont  elle  avait  parlé  jusque-là  : 

—  'J'out  ceci  vous  ennuie  sans  doute  beaucoup,  monsieur? 

—  M'ennuycr  !  et  pom-quoi  ? 

—  C'est  parce  que  cela  vous  dérange  de  vos  habitudes  et  de  vos  plai- 
sirs ;  mais  vous  allez  bientôt  être  délivré. 

m. 

Jusque-là  Sterny,  malgré  les  sollicitations  de  Prosper  Gobillou  et  de 
M.  Laloine ,  avait  gardé  (?i  petlo  la  résolution  de  ne  pas  rester  une  mi- 
nute après  la  sigualure  à  l'éghse.  Toute  la  grâce,  toute  la  beauté  de  Lise 
même,  en  l'occupant  beaucoup,  ne  l'avaient  pas  décidé  à  braver  l'ennui 
d'une  noce  bouigeoise  ;  car  il  avait  parfaitement  compris  que  cela  ne  le 
mènerait  à  rien,  qu'à  avoir  admiré  quelques  heures  de  plus  cette  belle 
enfant. 

Mais  il  lui  sembla  que  la  phrase  de  Lise  était  une  espèce  de  congé  qu'on 
lui  donnait;  il  pensa  doiic,  et  justement,  que  ce  n'était  pas  lui  qui  sirait 
délivré  d'un  ennui,  et  il  ne  voulut  pas  accepter  celte  manière  d'être  évin- 
cé; aussi  répondit-il  à  Lise  : 

—  Je  n'éprou\e  aucun  ennui,  mademoiselle,  à  faire  une  chose  conve- 
nable et  qui  parait  avoir  été  désirée  par  Prosper  et  lui  être  agréable  ;  si 
elle  ne  l'est  pas  pour  tout  le  monde,  ce  n'est  pas  moi  qui  me  suis  trompé, 
c'est  voffc  beau-frère ,  et  c'est  lui  que  vous  devez  gronder  de  ma  pré- 
sence. 

Celte  fois  encore.  Lise  fut  vivement  contrariée  de  s'être  attiré  celte 
admonestation,  faiie  avec  une  |;oiiU'?se  srrieuse  et  à  laquelle  elle  ne  put 
rien  répondre,  or  Léonce  la  salua  atssitôl  rt  se  relira  dans  un  coin  de 
la  sacristie.  Lise  se  cacha  parmi  ses  jei.nes  compagnes,  n'ecouianl  point 
leurs  ca(|uetag(S  à  mi-voix;  elle  était  lotit  a!)sorbée  dans  ses  pensées, 
quand  une  autre  jeune  lille  lui  poussa  vivement  le  coude  en  lui  disant  : 

—  Regarde  donc  ! 

Elle  regarda,  et  vit  Léonce  qui  signait. 

—  11  a  ôté  son  gant,  ajouta  la  jeune  lillc  avec  lui  petit  accent  de  triom- 


phe, comme  pour  féliciter  Lise  du  succès  de  la  leçon  qu'elle  avait  donnée 
au  beau  marquis. 

Léonce,  qui  avait  entendu  l'exclamation .  leva  les  yeux  sur  Lise  et  ren- 
contra son  regai'd  qui  avait  quelque  chose  d'inquiet. 

Lise  sentit  comme  par  un  inibcible  instiuct  qu'il  se  passait  entre  elle  et 
ce  jeune  homme  quelque  chose  qui  n'eût  pas  dû  être  ainsi,  et  lorsque  ce 
fut  son  tour  de  signer,  ses  yeux  étaient  pleins  de  larmes ,  sa  main  tiem- 
blait ,  et  quand  sa  mère ,  qui  était  près  d'elle ,  lui  demanda  ce  qu'elle 
avait  : 

—  Rien,  rien,  dit  elle;  une  idée. 

Et  prolitaiit  de  l'alarme  qu'elle  avait  causée  à  sa  mère,  elle  s'attacha  à 
son  bras. 

—  Prends-moi  dans  ta  voilure,  maman  !  lui  dit  elle  avec  l'accent  d'un 
enfant  qui  a  peur  et  qui  demande  protection. 

—  Viens  !  viens!  ma  pauvre  Lise,  lui  dit  sa  mère  en  l'embrassant  et  en 
l'entraînant  dans  un  petit  coin,  tandis  que  les  hummes  graves  de  l'assem- 
blée souriaient  entre  eux  d'un  air  capable,  que  les  jeunes  gens  regardaient 
sans  rien  comprctulre,  et  que  Léonce  se  disait  dans  son  coin  : 

«  Certes,  je  reviendrai  pour  le  dîner  et  le  bal.» 

Tout  le  monde  descendit,  et  Lise  regarda  Sterny  remonter  dans  sa  voi- 
ture. Le  cocher,  huinilié  d'avoir  élé  si  long-temps  en  mauvaise  compagnie 
de  remises,  se  mil  à  faiie  piall'er  les  chevaux  de  façon  à  faire  craindre  qu'il 
n'allât  tout  briser,  puis  disparut  avec  rapidité.  Lise  poussa  un  gros  sou- 
pir, et  reinonlanl  en  voilm'e,  elle  se  trouva  à  son  aise  pour  la  première  fois 
depuis  la  matinée,  et  se  mita  parler  de  la  belle  tolette  qu'elle  allait  faire 
pour  la  soirée.  jMais  au  milieu  de  cette  importante  discussion,  elle  por 
tout  à  coup  la  main  à  son  cou. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  j'ai  perdu  mon  médaillon  ;  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  j: 
l'avais,  j'en  suis  sûre. 

—  H  e  t  peut-être  tombé  à  la  mairie,  peut-éti-e  tombé  dans  l'église,  peu 
être  dans  une  voilure. 

—  Ah!  dit  Lise,  pourvu  que  ce  ne  soit  pas  dans  celle  de  M.  de  Sterny, 

—  Et  pourquoi  ?  lui  dit  sa  mère  ;  il  le  U-ouvera  et  nous  le  rapportera. 
— 11  revient  donc? 

—  11  nous  l'a  promis. 

Lise  ne  répondit  pas  ;  mm's  elle  redevint  triste,  ne  parla  plus  et  pensa 
que  sa  toilette,  dont  elle  avait  d'abord  été  si  ravie,  n'était  peut-être  pas  si 
charmante  qu'elle  l'avait  pensé.  Mais  Lise  n'était  pas  d'un  âge  et  d'un  ca- 
ractère à  ce  qu'une  pareille  préoccupation  durât  bien  longtemps,  et  à 
peine  était-elle  dans  la  maison  qu'elle  avait  jeté  de  côté  toutes  ces  craintes 
vagues,  et  qu'elle  s'était  écriée  : 

—  Ah  !  mais  non  !  je  veux  être  gaie  aujourd'hui. 

Et  sans  qu'il  fût  besoin  de  plus  longs  raisonnemens,  elle  se  délivra  de 
la  pensée  du  beau  marquis,  et  se  promit  bien  de  s'amuser  à  son  nez,  et 
comme  s'il  était  un  jeune  homme  tout  comme  un  aulre. 

Quant  à  Léonce,  dès  qu'il  fut  seul,  il  hésita  de  nouveau  à  reparaître  à 
la  noce. 

Quelque  bonne  opinion  qu'il  eût  de  lin-inème ,  il  cooiprenait  bien  qu'il 
n'y  avait  rien  à  faire  en  ce  jour  pour  lui  près  de  cette  petite  lille,  et  ce 
jour  ne  pouvait  pas  avoir  de  lendemain.  Qu'iraitil  faire  dans  celte  famille 
de  pliunassiers?  et  si  on  n'osait  le  mettre  à  la  porte,  de  quel  air  l'y  lece- 
vrait-on  ? 

Décidément,  tout  cela  n'avait  pas  le  sens  commun;  et  re  qu'il  avait  de 
mieux  à  faiie,  c'était  d'écrire,  en  rentrant  chez  lai,  un  billet  d'excuse,  et 
de  dîner  à  six  heures  au  calé  de  Paiis,  au  lieu  d'aller  au  Cadian-Bleu ,  où 
se  faisait  la  noce. 

Mais  ce  juste  raisonnement  n'arriva  à  l'esprit  de  Sterny  qu'à  travers 
l'image  de  Lise,  et  cette  image  était  si  charmante  ! 

Il  serait  dlIFicile  de  dire  tous  les  rêves  qui  passèrent  par  la  tète  du  lion 
à  mesure  qu'il  se  rappelait  cette  précieuse  beauté;  se  faire  aimer  de  celle 
belle  lille,  l'enlever  à  sa  famille,  se  battre  contre  quelque  frère  inconnu, 
subir  même  un  procès  scanda'eux  contre  sa  famille,  faire  parler  de  lui  dans 
les  journaux,  être  condamné  pour  séduction  par  les  tribunaux  et  être  ab- 
sous par  le  monde,  à  qui  une  si  merveilleuse  beauté  rendrait  un  pareil 
crime  excusable,  trouver  dans  cette  passion  une  renommée  à  désoler  tous 
ses  a^nis,  tout  cela  le  tentait  grandement;  mais  presfjue  aussitôt  il  mesurait 
les  obstacles,  comptait  les  dillicultés  insiinnontable-i,  et  rejetait  bien  loin 
pareille  idée,  non  comme  coupable,  mais  comme  impossible. 

Enfin,  il  en  était  venu  à  s'arrêter  au  parti  pris  de  ne  pas  y  retourner, 
quand  il  aperçut,  sur  le  coussin  de  sa  voiture,  une  petite  plaijue  d'or  su  ,- 
pennée  à  un  mince  cordonnet  de  cheveux.  Cette  plaque  était  en  tout  pa- 
reille à  celle  que  Lise  avait  à  sa  bague;  elle  portait  comme  elle  une  de- 
vise, et  cette  devise  était  : 

Ce  qu'on  veut  on  le  peut. 

A  ce  moineiit.  le  lion  se  posa  en  face  de  lui  même,  et  se  trouva  tout  à 
fait  méprisab'e  et  sans  portée. 

Quoi  !  une  petite  fille  de  la  rue  Saint-Martin  osait  se  donner  pour  devise  : 
Ce  qu'on  veut  on  le  peut,  et  lui,  lion,  ne  se  sentait  la  force  ni  de  vouloir 
ni  de  pouvoir. 

—  Pardieu  !  se  dit-il,  je  voudrai  et  je  pourrai. 

Et  pour  s'encourager  dans  cette  noble  résolution,  il  se  rappela  toutes 
les  femmes  qu'il  avait  prises  d'assaut  ou  enlevées  à  ses  amis. 
Cepcnti'  ^  toute  récapitulation  faite,  il  trouva  qu'aucun  des 


LE  iMAGASIN  LITTÉRAIRE. 


avec  lesquels  il  avait  réussi  jiistjue-là  ne  pouvait  6tre  de  mise  dans  sa  nou- 
velle enlicpiise,  et  qu'il  lui  fiillait  trouver  tout  aulre  chose. 

Sur  ces  entreraiies,  il  arriva  chez  lui,  où  il  trouva  installés  quatre  ou 
cinq  (le  ses  aaiis,  discutant  très  chaudement  sur  rinroiisiituiioiuialité  de 
l'admission  des  chevaux  du  gouvernement  dans  les  courses  duChamp-de- 
Mais. 

L'arrivée  de  St^rny  mit  fin  à  la  discussion. 

A  son  aspect,  le  beau  gros  Lingart,  e  pédicure  dont  nous' avons  parlé,  s'é- 
cria en  se  rengorgeant  dans  sa  cravate  : 

—  Eh  bien?.. 

—  Eh  bien  !  j'ai  perdu,  répartit  Aymar  de  Rahut^  le  lion  artiste. 

—  Coniui' lit  (liable!  ajouta  Marinet,  le  fils  du  potier,  comment  diable  ! 
aussi  vas-tu  [laiier  quilquc  chose  contre  ce  gros  agioteur  ?  tu  sais  bien 
qu'il  a  l'instinct  dos  bonnes  affiiires,  et  qu'il  sudit  qu'il  touche  à  la  plus 
mauvaise  pour  qu'elle  tourne  à  bien  dès  qu'il  y  a  quelque  chose  à  gagner 
pour  lui. 

—  Mais  oui,  je  suis  assez  heureux,  dit  Lingart  d'un  air  qui  voulait  dire 
je  suis  a'iscz  habile,  et  en  ramassant  du  bout  de  sa  langue  les  quelques 
poils  de  barbe  qui  avoisinaieiit  le  coin  de  sa  bouche. 

—  De  quoi  s'agit-il  donc?  dit  Sterny. 

—  Il  s'agit,  dit  Lingart,  que  nous  dînons  au  Rocher-de-Cancale,  et  que 
c'est  Aymar  de  Rabot  qui  nous  traite. 

—  Il  y  a  donc  ou  pari  ?  dit  Léonce,  qui  pointa  les  oreilles  comme  un 
cheval  de  bataille  qui  entend  la  trompette. 

—  Oui,  dit  Aymar  de  Rabut,  je  ne  sais  pas  comment  cela  s'est  fait,  j'ai 
soutenu  pendant  une  heure  que  tu  t'ennuierais  à  crever  à  ton  mariage, 
qu'hommes  et  leinmes  t'assommeraient,  et  au  bout  du  compte  il  s'est  trou- 
vé que  c'est  moi  qui  ai  parié  que  tu  le  laisserais  empêtrer  par  les  familles 
des  luturs,  et  que  lu  resterais  au  dîner  et  au  bal,  et  c'est  Lingart  qui  a 
parié  que  tu  reviendrais. 

—  Mais  qu.iiul  je  le  dis,  s'écria  Marinet,  que  si  tu  allais  lui  réclamer 
cent  louis,  et  qu'il  ne  vouliil  pa^  les  payer,  il  te  prouverait,  clair  comme 
deux  et  deux  Tout  quatre,  que  tu  lui  dois  dix  mille  francs! 

—  Ah,  ah  !  dit  Lingart,  vous  trouvez  donc  qu'il  est  très  clair  que  deux 
et  deux  font  quatre? 

On  le  regarda  comme  s'il  disait  une  bêtise.  Mais  il  ajouta  avec  une  ar- 
rogance de  sottise  si  prodigieuse,  qu'il  siupélia  l'assemblée  : 

—  Eh  bien  !  faites-moi  le  plaisir  de  me  prouver  que  deux  et  deux  font 
quatre  ? 

—  Ceci,  mon  cher,  est  de  l'Odry  tout  pur. 

—  C'est  si  peu  de  l'Odry,  que  j'ollie  de  parier  vingt-cinq  louis  qu'au- 
cun de  vous  no  me  prouve  que  deux  et  deux  font  quatre. 

—  Pardieu!  dit  Aymar  de  Rabut,  cela  n'a  pas  besoin  d'être  prouvé; 
cela  est,  parce  que... 

Il  s'arrêta,  et  Lingart  reprit  d'un  air  triomphateur  : 

—  Eh  bien!  pourquoi  cela  est-il? 

Il  attendit  une  réponse  qui  ne  vint  pas,  et  reprit  doctoralement  • 

—  Va  commander  notre  dîiier,  et... 

—  Et  que  ce  soit  splendide,  dit  Sterny  en  riant;  car  c'est  Lingart  qui 
paie. 

—  Comment  ça?  fit  le  spéculateur. 

—  Parce  qu  Aymar  a  gagné.  Je  retounic  au  dîner,  et  je  reste  au  bal. 

—  C'est  pour  me  faire  perdre  !  dit  Lingart. 

A  ce  mot,  la  conscience  de  parieur  de  Sterny  se  troubla,  et  il  réfléchit. 
Et  puis  il  dit  : 

—  J'annule  le  pnri. 

—  Pourquoi  donc? 

—  C'est  que  lorsque  je  suis  entré  ici,  je  n'étais  pas  bien  sîlr  de  ce  que 
je  ferais,  et  je  ne  sais  pas  encore  ce  que  j'aurais  fait,  si  ne  vous  ne  m'aviez 
pas  parlé  du  pari. 

—  El  quelle  est  la  raison  qui  l'a  décidé  tout  à  coup? 

—  Rien.  Seulement  je  ne  puis  pas  faire  autrement. 

—  Pourquoi  <;a  ?  dit  Lingart. 

—  Ah  !  ceci,  répliqua  Sterny,  ne  peut  pas  plus  se  prouver  que  deux  et 
deux  font  quatre. 

—  Cependant  vous  vous  l'êtes  prouvé  à  vous-même,  puisque  vous  en 
doutiez. 

—  Ah  ça!  dit  Sterny,  vous  devenez  horriblement  ennuyeux,  Lingart, 
avec  votre  manie  de  dissertation. 

—  Il  s'exerce  pour  la  chambre  des  députés,  dit  Marinet. 

Lingart,  qui  venait  de  dépenser  50,000  francs  pour  avoir  trois  voix,  se 
mordit  les  lèvres  et  lit  semblant  de  hausser  les  épaules,  cl  l'on  se  mit  à 
plaindre  Sterny,  qui  se  laissa  faire  de  la  meiUeun;  grâce  du  monde  et 
sans  trop  écouter  tant  qu'il  ne  s'agit  que  de  lui.  Mais  il  arriva  que  la  con- 
versation se  promenant  au  hasard  sur  les  occupations  journalières  de  ces 
messieurs,  ou  parla  d'une  petite  {\\W\  qui  s'était  montne  la  veille  dans  les 
coulisses  de  l'Oiiéra.  et  que  l'on  avait  proclamée  délicieuse. 

De  là  on  entra  dans  tous  les  détails  de  celte  jeune  beauté,  que  Sterny 
avait  lui  même  fort  applaudie;  et,  par  un  retour  assez  ordinaire  sur  ses 
souvenirs,  il  se  trouva  (pie  cet  doge  tourna  au  profit  de  Lise  :  qu'ad- 
mirait-on, en  eiïet,  il  cfité  de  c("lte  parlaile  beaui  ?  un  visage  ii  peu  près 
joli,  des  mains  à  peu  près  élégantes,  une  icuirnnre  l.iite,  un  pied  cruelle- 
ment emiuaillo%(s  paraître  P"-'''''  '•'"'''''  "l"^'  chez  Lise  tout  était  vrai- 
ment parfuit,  sincèrement  h^-;,     ^  plumassière  devenait  i«  chaque  instant 


plus  charmante  dans  l'esprit  de  Léonce,  et  par  ime  antre  coïncidence  il  se 
prit  à  se  repentir  des  idées  vagues  de  séduction  qn'il  avait  eues  contre 
elle  ;  car  le  lion  artiste  Aymar  s  écria  au  milieu  de  !a  conversation  : 

—  Ah  ça  !  Lingart,  j'es|)ère  que  vous  laisserez  cette  petite  fille  tranquille  . 

—  Oui!  dit  le  gros  beau,  jusqu'après  ses  débuts. 

Ceci  prit  sans  doute  dans  la  physionomie  de  Lingart  un  sens  très  par 
ticulier,  car  Sterny  en  éprouva  un  mouvement  de  dégoût.  Il  nous  serait 
diiïicile  d'expliquer  le  mystère  de  cette  phrase  ;  mais  Léonce  réllécliit  que 
s'il  trouvait  odieax  qu'on  remit  la  perle  d'un  fille  de  tliéàtre  ii  un  temps 
marqué  d'avance  pour  qu'elle  valût  mieiLX  la  peine  d'être  perdue,  il  était 
bien  autrement  coupable,  lui,  de  méditer  celle  d'un  entant  qui  au  moins 
ne  bravait  pas  le  danger.  Mais  il  arriva  à  Léonce  ce  qui  arrive  aux  gens 
qui  ont  la  conscience  facile  :  il  se  persuada  si  bien  qu'il  ne  réussirait  pas, 
qu'il  se  crut  permis  de  tenter  de  réussir  sans  trop  de  scrupules. 

Bientôt  après,  on  le  laissa  ;  et  comme  six  heures  sonnaient,  Sterny  en- 
trait au  Cadran-Bleu. 

IV. 

L'amour  est  une  belle  passion  pour  des  conteurs  comme  nous  ;  il  a  cet 
avantage  excellent,  qu'on  peut  le  liiire  aller  de  l'allure  qu'on  veut,  sans 
que  personne  ait  à  vous  demander  compte  de  la  \Taisemblancc  de  ses  ac- 
tions. 

C'est  en  amour  surtout  que  le  plus  invraisemblable  est  le  plus  vrai  ; 
passions  soudaines  et  irrésistibles  qui  éclatent  dans  le  cœur  h  l'aspect 
d'un  cire  inconnu,  comme  la  lumière  à  qui  Dieu  ordonna  d'être,  cl  qui 
fut  ;  passions  lentes  et  fortes  qui  pénètrent  dans  famé  par  une  progres- 
sion imperceptible,  comme  la  chaleur  dans  le  métal,  sans  qu'il  y  ait  une 
différence  sensible  entre  la  minute  qui  précède  et  la  minute  qui  suit,  jus- 
qu'à ce  que  tous  deux  soient  devenus  brùlans,  de  glacés  qu'ils  étaient  ;  et 
celles  qui  vont  par  sauts  et  par  bonds,  s'élançant  follement  en  avant,  pm's 
reculant  avec  timidité;  et  celles  qui  louvoient  obscurément,  et  celles  qui 
marchent  à  genoux,  et  celles  qui  s'imposent  :  toutes  vraies  dans  leurs  plus 
grands  écarts,  dans  leurs  contradictions  les  plus  manifestes. 

Tout  cela,  entendez  vous  bien,  sans  tenir  compte  des  caractères,  pliant 
les  plus  rudes,  redressant  les  plus  faibles,  tyrannisant  les  plus  impérieux... 

Or,  voili  pourquoi  Léonce  était  retourné  au  Cadran-Iîleu. 

Lorsqu'il  entra,  personne  n'était  arrivé  que  le  nouveau  marié  et  M.  La- 
loine  qui  venaient  activer  les  apprêts  du  festin.  Prosper  voulut  d'abord 
laisser  Sterny  dans  la  compagnie  de  M.  Laloine;  mais  Léonce  les  pria  si 
instamment  l'un  et  l'autre  de  ne  pas  s'occuper  de  lui,  qu'ils  allèrent  à  leurs 
affaires. 

11  demeura  donc  seul  dans  le  salon  attenant  h  la  grande  salle  du  festm, 
tandis  que  le  beau  père  et  le  gendre  allaient  donner  un  coup  d'œil  à  la 
salle  de  bal.  Alais  en  vérité,  nous  dira-ton,  est  ce  bien  Léonce  de  Sterny 
dont  vous  nous  parlez,  un  lion  qui  sait  tout  l'avantage  d'une  entrée  attar- 
dée, qui  arrive  avant  l'heure  de  se  melire  à  table,  comme  un  courtaud  de 
boutique,  ou  un  homme  de  lettres  invité  chez  un  grand  seigneur  ?  Vrai- 
ment oui,  c'est  Léonce  Sterny,  un  des  plus  furieux  de  sa  bande  ;  et  sa- 
vez vous  ce  qu'il  fait  pendant  que  les  hôtes  sont  abseus  ?  il  tourne  autour 
de  la-  lubie  en  lisant  chaque  carie  pour  savoir  où  il  sera  placé  ;  et  lors- 
qu'il voit  qu'on  l'a  mis  entre  Mme  Laloine  et  une  dame  inconnue,  il 
change  la  place  de  son  nom  pour  voler  celle  de  M.  Tirlot  et  se  trouver  à 
côté  de  Lise. 

Regardez-le  bien,  tremblant  de  peur  d'être  surpris  au  milieu  de  sa  subs- 
titution, comme  un  enfuit  qui  met  le  doigt  dans  un  plat  de  crème  pour 
savoir  si  elle  sera  bonne  ;  voyez-le,  se  retournant  tout  à  coup  vers  le  mi:r 
lorsque  entre  un  garçon ,  et  "paraissant  très  occupé  à  admirer  une  vieil',.' 
gravure  d'Knée  emportant  son  père  Anchise;  puis,  lorsque  le  garçon  est 
sorti,  achevant  son  habile  manœuvre  qu'il  eût  trouvée  de  la  dernière  sot- 
tise s'il  l'avait  lue  le  malin  dans  un  feuilleton. 

Cependant  il  a  réussi,  et  le  voil  i  tout  inquiet  du  succès  de  sa  ruse. 

M.  Laloine  entre  et  veut  inspecter  une  dernière  fois  la  distribution  des 
cartes,  et  aussitôt  Léonce  s'approche  et  lui  parle  plumes  d'autruche  et 
marabouts  :  Prosper  parait  et  veut  s'assurer  que  tout  e>t  en  règle,  et  Léonce 
rinierpelle  et  s'échappe  jusqu'à  lui  faire  de  mauvaises  plaisanteries  sur  le 
trop  de  fatigue  qu'il  se  donne  eu  un  pareil  jour. 

Il  cause.il  parle,  il  rit  !  Il  demande  du  labac  à  M.  Laloine,  qui  le  trouv 
charmant  :  il  se  moque  avec  lui  de  l'air  affairé  de  Prosper;  il  l'envoie  don 
lier  la  main  aux  daines  (jui  desrendent  de  la  voiture  qui  vient  de  s'arrêter 
à  la  iiorie;  Prosper  v  court  :  c'est  un  monsieur  et  une  dame  qui  domaii- 
dent  un  cabinet  particulier.  Prosper  revient,  et  Sterny  lui  fait  une  tirade 
morale  sur  les  cabinets  particuliers. 

A  qui  en  a  t  il?  que  veut-il?  Je  vous  le  disais  bien,  qu'en  amour  non 
n'est  vraisemblable  :  car  voilà  notre  lion  qui  s<^  donne  beaucoup  de  peine 
pour  quelque  chose  ;  ch  !  pourquoi,  mon  Dieu  !  pour  s'asseoir  à  coté  d'une 
petite  tille. 

Comme  le  succès  absout  les  plus  mauvaises  actions ,  et  presque  le  ridi- 
cule, Léonce  a  donc  eu  raison,  car  il  a  réussi. 

Tout  le  monde  arrive  :  on  se  salue,  on  se  parle,  il  faut  faire  senir  ;  c  est 
l'affaire  de  Coltillou.  tandis  que  M.  L.iloinc  est  obligé  de  rester  au  salon 
pour  accueillir  les  imités.  Mais  Lise  doit  éU-c  curieuse:  elle  voudra  sans 
doute  savoir  où  elle  sera  assise,  et  elle  s'en  étonnera.  Voilà  donc  le  lion 
qui  se  place  cuire  la  porte  qui  ouvre  du  salon  dans  la  sr.Uc  ii  manger,  bien 
assuré  que  Lise  n'osera  pas  passer  devant  Inj  ;  çsr._au  i:;n?ie.nl  où  elle  est 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


arrivte  avec  sa  mère  et  sa  sœui-,  Mme  Laloine  a  dit  très  gravement  à 
Stcruy  : 

—  l'.li  quoi  !  (lôjà  arriva,  monsieur  le  marquis  ? 
Kt  celui-ri  lui  a  npoutki,  en  regardant  Lise  : 

—  C'est  assez  d'une  laulc  en  un  jour. 

Lise,  arrivée  toute  rayonnanio  et  (ière,  sentit  le  reprocbc  et  se  retira 
avec  humeur  dans  un  coin  du  salon.  Jamais  personne  ne  lui  avait  gâté  un 
plaisir  avec  tant  de  iiersovcraiicc  que  M.  Sierny,  et  pour  si  peu  de  chose. 

I  conce  lui  parut  Insuppoi  lahle.  Aussi  se  passa  t  il  une  petite  comédie 
fort  amusaiili;  loi squil  fallut  s'asseoir  autour  de  la  table.  Léonce,  qui  con- 
naissait sa  place,  eu  |); it  le  chemin  cl  siiislalla  derrière  sa  chaise,  tandis 
que  Lise  cherchait  de  l'autre  côté. 

—  Lii  bas  !  lui  cria  I  rosper  en  lui  désignant  le  côté  où  était  Léonce, 
qu'il  fut  très  surpris  de  trouver  au  bout  de  sou  doigt. 

rrosper  échangea  un  regard  avec  M.  Laloine,  qui  pinça  les  lèvres  d'une 
façon  qui  voulait  dire  : 

—  Mon  gendre  est  un  sot. 

I)"uu  autre  côté,  Mme  Laloiiie,  qui  comi)lait  sur  le  voisinage  du  marquis, 
regardait  M.  'l'irlot  d'un  air  ébahi ,  taudis  que  celui-ci ,  lier  de  la  place 
d  honneur  qu'on  lui  avait  donnée  ,  s'y  installait  d'un  air  superbe. 

Lise  s'avançait  timidement,  ne  sachant  quel  parti  piendre ,  car  elle  avait 
vu  tout  cet  iuiperccpllhlc  dialogue  de  regards  ;  quant  à  Léonce,  les  yeux 
fixés  au  plafond,  il  ne  voyait  rien,  ne  regardait  rien ,  il  était  tout  à-fait 
étratiger  à  ce  qui  se  passaiL 

Cet  embarras  linit  cependant,  car  il  entendit  M.  Laloine  dire  à  sa 
fdlc  : 

—  Voyons,  Lise,  va  donc  t'asseoir. 

L'inl!c\ion  dont  ces  paroles  furent  prononcées  annonçait  une  résigna- 
tion forcée  il  la  maladresse  de  Gobillou ,  et  Léonce  (  rut  que  tout  le  monde 
s'en  prenait  ii  l'rosper.  Mais  lorsqu'il  dérangea  sa  chaise  pour  faire  place 
à  Lise,  elle  le  salua  d'un  air  si  sec  ,  qu'il  vil  bien  qu'elle  avait  compris  que 
son  beau-frère  était  innocent  de  cette  faute. 

A  la  première  phrase  qu'il  essaya,  Léonce  reconnut  que  Lise  était  dé- 
cidée il  ne  lui  répondre  que  par  niouosUlables  ;  m;iis  il  avait  deux  heures 
devant  lui,  et  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  venir  à  bout  de  cette  réso- 
lution. 

D'abord,  il  laissa  la  pauvre  enfant  se  remeitrc  et  prendre  confiance,  et 
pour  cela,  il  ne  s'occupa  point  d'elle.  Mais  il  devint  d'une  attention  extrê- 
me pour  le  gros  monsieur  qui  étail  placé  de  l'autre  côté  de  la  jeune  (ille  , 
et  (pii  n'était  rien  moins  que  l'honorable  mercier  qui  l'avait  interpellé  le 
matin  sur  la  question  des  sucres. 

Pterny  reprit  intrépiîlemont  la  discussion,  qui  était  forcée  de  passer  de- 
vant ou  derrière  la  jeune  lilie,  mais  de  façon  à  ce  quelle  n'en  perdit  pas 
un  mot.  11  y  avait  de  quoi  ennuyer  un  député  lui  mi'me.  A  la  lin  Lise  ne 
put  s'e:npccli?r  de  laisser  voir  toute  son  impatience  par  de  petits  tres- 
saiilemeii^tiès  signilicalifs.  Mais  Slarny  fut  impitoyable  ;  il  contiuua  en 
s'échaull'ant  si  bien ,  et  en  échaulTant  si  fort  son  interlocuteur  sur  le  ren- 
dement et  l'e.vercice ,  que  M.  Laloine ,  qui  les  vil  parler  avec  cette  chaleur, 
s'écria  : 

—  De  quoi  parlez-vous  donc ,  messieurs? 

—  ne  canne  et  de  betterave ,  répartit  Lise  d'un  air  piqué. 

—  Ah!  lit  M.  Laloine;  et  satisfait  d'une  conversation  si  vertueuse,  il 
pensa  à  autre  chose. 

^lais  le  moment  était  mal  pris;  car  tout  aussitôt  Steiny,  espérant  que 
c'était  le  moment  d'engager  l'attaque,  s'adressa  à  son  interlocuteur,  et  lui 
dit  : 

—  En  vérité,  monsieur,  je  crains  que  nous  n  ayons  beaucoup  ennuyé 
madeuioiselle  ;  nous  reprendrons  notre  discussion  plus  tard. 

—  Très  volontiers,  fit  le  mercier  qui  s'aperçut  qu'il  avait  laissé  passer 
presque  tout  le  premier  service  sans  y  toucher,  et  qui  voulut  réparer  le 
temps  perdu. 

Cependant  Lise  ne  fit  aucune  observation ,  et  le  gros  mercier  reprit  entre 
deux  bouchées  : 

—  N'est-ce  pas,  mademoiselle  Lise ,  que  votre  mère  a  raison,  que  les 
hommes  ne  sont  plus  gatans  :'  Ainsi  nous  voilà  deux  cavaliers  à  côté  d'une 
johe  femi.ie,  et  nous  ne  trouvons  rien  de  mieux  que  de  parler  de  mélasse, 
au  lien  de  lui  dire  de  jolies  choses.  Mais  moije  suis  excusable...  un  papa... 
j'ai  flubliiî  ;  tandis  que  monsieur,  qui  est  un  jeune  homme ,  doit  en  avoir 
l)caucoup  à  débiter. 

<■  Trouve  donc  de  jolies  choses  » ,  animal,  pensa  Léonce,  qui,  ne  sachant 
que  dire,  etvo\anl  la  petite  moue  de  dédain  de  la  jeune  lille,  linit  par  lui 
olfrir  il  boire. 

tlle  accepta  et  le  remercia ,  cl  la  conversation  n'alla  pas  plus  loin, 

—  Allons,  se  dit  le  lion,  je  deviens  bèie comme  un  pavé,  .le  parierais 
que  AI.  Tii  lot  s'en  tirerait  mieux  que  moi. 

Alors  il  tenta  un  ellori  d-sespéré ,  mais  des  plus  vulgaires.  Iliui  fallut 
parler  di!  lui  pour  qu'elle  s'en  ocaipâl,  et  il  lui  dit  : 

—  Vraiment,  mademoisnldî,  je  suis  bien  malheureux! 

—  Lu  quoi  donc,  monsieur'.' 

—  Vo  là  deux  fois  seulcmeiu  que  j'ai  l'honneur  de  vous  voir,  et  j'ai  déjà 
trotivé  le  nio\en  de  vous  déplaire  liois  ou  quatre  fois. 

—  A  moi,  monsieur?  dit  Lise  d'un  air  étonné. 

—  A  vous,  d'abord  ce  matin  en  arrivant  trop  tard;  à  la  mairie  en  n'ô- 


tant  pas  mon  gant  ;  ici  peut-être ,  ajouta-t-i!  tout  bas ,  en  arrivant  trop 
tôt...  et... 

Allons  donc,  loble  lion,  pour  ne  pas  avoir  voulu  cette  fois  jouer  au 
fin,  vous  avez  réussi.  Lise  avait  compris  en  ellèt  ce  qu'il  voulait  dire. 

—  El...  lui  diielle  en  le  regardant. 

—  Et,  ajouta  Léonce  avec  une  vraie  expression  de  jeune  homme,  et  en 
volant  la  place  de  M.  Tirlot. 

Lise  rougit ,  mais  en  souriant. 

D'abord  elle  avait  deviné  juste,  ce  qui  la  flattait,  et  puis  le  marquis  avait 
fait  pour  être  près  d'elle  un  tour  d'écolier,  et  cela  la  llaltait  encore  ;  mais 
celte  lois  il  y  avait  de  quoi  avoir  peur,  car  dans  quel  but  ce  beau  marquis 
s'était  il  approché  d'tflle?  Le  sourire  commencé  disparut  aussitôt  pour 
faire  place  à  un  vif  embarras. 

Lise  était  trop  innocente  pour  songer  à  des  projets  de  séduction  ;  mais 
en  sa  qualité  de  petite  bourgeoise ,  en  face  il  un  gant  jaiuie ,  elle  se  dit  : 
((  Il  veut  se  moquer  de  moi  »,  et  elle  prit  un  petit  air  prude  et  pincé. 

—  Vous  voyez  bien,  dit  Léonce,  que  je  vous  ai  déplu. 

—  Ah!  mon  Dieu,  monsiem',  dit-elle,  vous  ou  M.  1  irlot,  c'était  la  même 
chose. 

Léonce  fit  la  grimace  ,  l'équation  était  cruelle,  alors  il  ajouta  assez  im- 
pertiuemment  : 

—  Je  ne  crois  pas. 

—  Ah  !  lit  Lise ,  qui  crut  à  ua  excès  de  fatuité. 

—  Oui ,  dit  Léonce  en  tournant  assez  bien  l'écueil ,  je  crois  que  vous 
auriez  préféré  M.  Tirlot. 

Lise  ne  répoiulit  pas. 

—  C'est  un  de  vos  parens  ?  dit  Léonce. 

—  Non ,  monsieur. 

—  C'est  un  de  vos  amis  ? 

—  Non ,  monsieur. 

—  C'est  donc  celui  de  Prosper  ? 

—  Oui ,  monsieur. 

—  Tant  mieux,  dit  Léonce,  il  y  aura  compensation ,  et  on  pardonnera 
à  Prosper  son  ami  Sterny  en  faveur  de  son  ami  Tirlot. 

—  Oh  !  fit  Lise,  vous  n'élcs  pas  l'ami  de  Prosper. 

—  Moi,  et  pounpioi  donc?  Je  l'aime  beaucoup. 

—  Oh  !  ça  ne  fait  rien. 

—  Je  suis  tout  prêt  à  lui  rendre  service. 

—  Je  n'en  doute  pas  ;  mais  ce  n'est  pas  cela  que  je  veux  dire. 

—  Et  je  crois  qu'il  a  aussi  pour  moi  beaucoup  d'alfection. 

—  J'en  suis  si'ire,  dit  Lise  ;  mais  cependant  vous  savez  bien  que  vous 
n'êtes  pas  amis. 

—  Mais  enfin  pourquoi  ? 

—  C'est  que,  dit  Lise,  vous  êtes  M.  le  marquis  de  Stea-ny,  et  lui  Pros- 
per Gobillou ,  plumassier. 

—  C'est  bien  mal ,  mademoiselle  Lise ,  ce  que  vous  dites-là ,  fit  Léonce 
d'un  air  libéral. 

—  En  quoi  donc? 

—  N'est  ce  pas  dire  que  ce  Utre  que  je  porte  me  rend  fier,  orgueilleux , 
impertinent,  peut-être? 

—  Ah  !  monsieur. 

—  C'est  croire  que  je  ne  sais  pas  rendre  justice  à  l'honneur,  à  la  pro- 
bité de  ceux  qui  n'ont  pas  un  titre  pareil  ;  c'est  presque  me  faire  regret- 
ter d'être  né  dans  ce  qu'on  appelle  un  rang  élevé,  connue  si  nous  «c  vi- 
vions pas  à  une  époque  oi'i  chacun  ne  vaut  que  par  son  mérite  et  ses  œu- 
vres. 

Ah  !  lion,  maître  lion ,  qu'avez-vous  fait  de  votre  noble  crinière  de  gen- 
tilhomme? Comment,  vous  voilà  débitant  sentimouialement  des  phrases  du 
ConslUuliuuHcl,  ou  de  mélodrame,  et  cela  d'uu  ton  sérieux!  Où  sont 
donc  vos  amis ,  pour  rire  de  vous  comme  vous  en  ririez  vous-même  si  vous 
pouviez  vous  voir  ! 

i\Iais  voilà  que  vous  prenez  la  chose  au  sérieux,  car  Lise  vous  répond 
d'un  ton  afrcctucax  : 

Je  vous  remercie  pour  Prosper  de  ce  que  vous  venez  de  me  dire ,  cela 

lui  ferait  grand  plaisir. 

—  Oh!  Prosper  me  connaît  depuis  long-temps  ;  nous  avons  été  enfans 
ensemble,  et  il  n'est  pas  comme  vous,  il  ne  me  croit  pas  un  dandy,  un 

lion. 

—  Qu'esl-cc  que  c'est  que  ça  un  hou  ?  dit  I  ise  en  riant. 

01,1  leprit  Sterny,  ce  sont  des  jeunes  gens  du  monde  qui  se  croient 

de  l'espril  parce  qu'ilsse  moquent  de  tout,  qui  fout  semblant  de  mépriser 
tout  ce  qui  n'est  pas  de  leur  coterie,  et  qui  n'ont  pas  d'autre  occupation  que 
de  ne  rien  faire. 

Le  lion  reniait  sa  religion  et  ses  frères. 

—  Ah  !  ilit  Lise ,  je  sais  ce  que  vous  voulez  dire  ;  mais  je  vous  prie  de 
croire  que  je  ji'avais  pas  si  mauvaise  opinion  de  vous  ,  monsieur  le  niai- 

quis. 

—  Pas  tout-à-fait  si  mauvaise  ;  mais  peu  favorable  cependant. 

—  Je  ne  puis  pas  dire...  je  ne  sais  pas...  dit  Lise  en  hésitant. 

—  Ah!  vous  me  devez  une  réponse.  Quelle  opinion  avez-vous  do  moi? 
Lise  hésita  encore  et  linit  par  dire,  en  ic^ardanl  le  lion  en  face,  avec 

une  cxpipssjon  de  malice enfanliiic  : 

—  Eh  bien  !  je  vous  le  dirai ,  si  vous  me  dites  jjourquoi  vous  avez  pris 
la  place  de  M.  Tirlot. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Léonce  fut  enibarrassô  ;  la  réponse  pouvait  être  décisive  :  il  eut  le  bon- 
Leur  (le  tiouvcr  une  bêtise,  et  répondit  : 

—  Je  n'en  sais  rien. 

Lise  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  qui  fit  tourner  la  tête  à  toute  l'assem- 
blée. 

—  Qu'as-tu  donc,  Lise?—  Qu'avcz-vous  donc,  mademoiselle? 
Cette  question  arriva  de  tous  les  points  de  l'assembli'c. 

—  Cest,  dit  Lise  toujours  en  riant,  parce  que  U.  le  marquis... 

—  Oh  !...  dit  l.éonre  tout  bas  en  tremblant  que  Lise  ne  racontât  son  es- 
glerie,  ne  me  trahissez  jias! 

—  Qu'est-ce  donc?  reprit-on  encore. 

—  Oh!  ce  n'est  rien,  répliqua-t-elle  en  se  calmant...  une  idée. 

—  Voyons,  Lise  !  lui  dit  sa  mère  avec  un  froncement  de  sourcils  por- 
tant avec  lui  tout  un  sciinon. 

—  Eh!  laisse  la  rire,  dit  M.  Laloine,  c'est  de  son  âge.  Le  sérieux  lui 
viendra  assez  tôt. 

Il  était  déjà  venu.  Lise  sentit  qu'elle  avait  été  trop  loin,  lorsque  Léonce 
lui  dit  tout  bas  : 

—  Je  vous  remercie  d'avoir  gardé  notre  secret. 

—  Onel  secret,  monsieiu'? 

—  Celui  de  la  ruse  qui  m'a  rapproché  de  vous. 

—  Cela  n'en  valait  pas  la  peine,  dit  elle  froidement. 

—  Et  cela  m'en  a  beaucoup  donné,  ajouta  Léonce. 

Et  tout  aussitôt  le  voilà  qui  fait  un  tableau  gai,  grotesque,  amusant,  de 
sa  campagne,  de  ses  alertes ,  quand  il  entendait  du  bruit  à  la  porte.  Lise 
l'écoutait  moitié  riant,  moitié  fâchée,  et  finit  par  répondre  : 

—  Et  tout  ça  sans  savoir  poiu'quoi  ? 

—  Oh  !  je  le  sais  pourtant,  dit  Léonce  presque  ému 

—  Ah!...  fit  Lise. 

—  Mais  je  n'ose  pas  vous  le  dire. 

—  Vous,  à  moi  ! 

—  Oui,  à  vous. 

—  Vous  vous  moquez  de  moi,  monsieur  le  marquis. 

—  Si  je  vous  le  dis,  m'en  voudrez-vous  ? 

—  Mais,  reprit  Lise...,  je  ne  sais  pas.  C'est  selon  ce  que  vous  me  direz. 
Ah  !  non,  ajouta-fclle  vivement,  je  ne  veux  pas  le  savoir. 

Donc  elle  le  savait. 

Mais  ceci  ne  faisait  pas  le  compte  du  lion;  il  voulait  parler,  ne  fût-ce 
que  pour  être  écoulé  ;  il  commença  et  dit  tout  bas  : 

—  C'est  que  ce  matin... 

—  Tenez!  tenez!  dit  Lise  en  l'interrompant  vivement,  voilà  M.  Tirlot 
qui  va  chanter. 

—  Il  est  fort  ridicule,  ce  monsieur,  dit  Léonce,  très  contrarié  de  se 
voir  arrêter,  quand  il  se  croyait  sur  le  point  d'arriver  à  un  commence- 
ment de  dérlaraiiou. 

—  Ridicule  !  lui  dit  Lise  d'un  air  digne,  et  poiu'quoi,  monsieur  le  mar- 
quis? 

Léonce  vit  sa  faute;  il  était  redevenu  lion  à  son  insu;  et,  encore  une 
fois  embarrassé,  il  répondit  assez  brusquement  : 

—  Je  n  aime  pas  M.  Tùiot. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Je  lui  en  veux. 

—  Mais  la  raison  ? 

Léonce  se  mit  à  rire  de  lui-même,  et  se  sauvant  de  son  mieux  du  mau- 
vais pas  où  il  s'était  fourré ,  il  répliqua  : 

—  D'abord,  parce  (pi'il  est  garçon  d'honneur,  et  qu'il  avait  le  droit  de 
vous  donner  le  bras  ce  matin. 

—  Ce  droit  ne  lui  a  pas  beaucoup  profité ,  ce  me  semble,  dit  Lise  en 
souriant. 

—  Et  jmis,  parce  qu'on  l'a  placé  à  côté  de  vous.  • 

—  Et  il  a  bien  gardé  sa  place  !  reprit  Lise  de  même. 

—  Enfin,  ajouta  Léonce,  parce  qu'il  dansera  la  première  contredanse 
a  ecvous. 

—  Héias  !  il  a  oublié  de  me  la  demander. 

—  En  ce  cas,  j(^  la  piciids. 

—  Goiniiieiit  !  vous  ia  pienoz ? 

—  Oui,  dit  Léonce  avec  iiiK'  fi anche  gaîté,  je  veux  loul  lui  prendre; 
et  si  j'étais  à  côté  de  lui ,  je  lui  souillerais  .<on  .issietto,  et  je  lui  boirais 
son  \in. 

—  Ah!  ce  pauvre  ^^  Ti  lot,  dit  Lise  en  riant  avec  une  vraie  confiance. 

—  Nous  dansons  la  première  ensemble,  u'esl-ce  pas? 

—  Puisc|ue  ('est  convciui. 

—  Ce  monsieur  Tirloi,  conlinua  Sternv.  emporté  par  le  succès  de  sa 
gi  lié,  je  vondr.iis  lui  volei-  jusiiu'à  sa  chanson. 

—  C'est  (lilVuilo,  dit  Lise,  le  voilà  qui  commence. 

—  C'(  st  é;;al,  lui  dit  Sieiiie  tout  bas,  je  veux  lui  disputer  la  palme. 

—  Vrai  ? 

—  Vous  allez  voir. 

M.  Tiilol  connncnça;  il  y  avait  quatre  coupleLs.  auxquels  ne  man- 
quaient ni  la  nu'sni e,  ni  la  linie,  ei  qui  célébraient  : 
1°  Madame  Laloine; 
2°  Monsieur  laloine; 

3"  Mademoiselle  Laloine,  devenue  madame  Gobillou; 
4°  Gobillou; 


Il  y  en  avait  pour  tout  le  monde. 

Ce  furent  des  acclamations  et  des  transports  touchans.  M.  Tirlot  triom- 
phait ;  Lise  était  émue,  elle  applaudissait ,  elle  se  repentait  de  la  contre- 
danse qu'elle  lui  volait. 

Mais  Sterny  était  en  veine  de  bonheur,  et  il  poussa  doucement  le  coude 
à  Lise,  en  lui  disant  : 

—  Dites  f|ue  je  veux  chanter  aussi. 

Lise  se  leva,  étendit  sa  jolie  main,  et  chacun  se  tut,  s'attendant  à  quelque 
chanson  nouvelle  dite  par  la  jeune  fille.  Mais  quand  elle  réclama  le  silence 
pour  M.  le  marquis,  il  y  eut  des  cris  d'étonnement  et  de  fêlicitation  pour 
son  amabilité. 

Sterny  jouait  gros  jeu;  il  pouvait  être  ridicule,  même  pour  ces  bour- 
geois ;  il  l'était  pour  lui-même  ,  et  le  sentit.  11  se  jeta  tête  baissée  dans  le 
danger  et  voulut  précipiter  la  catastrophe  : 

—  Pardon,  messieurs,  dit-il,  ce  n'est  pas  une  chanson  ,  mais  un  couplet 
qui  me  parait  manquer  à  la  chanson  si  spirituelle  de  M.  Tirlot. 

M.  Tirlot  s'inclina. 

—  Voyons  !  voyons  !  dit-on  de  tous  côtés. 

Et  tout  aussitôt  Sterny  se  mit  à  chanter  presque  aussi  fièrement  qtie 
M.  Tirlot  lui-même,  en  s'adrcssant  d'abord  à  M.  et  Mme  Laloine  : 

Le  droit  sacré  de  faire  des  heureux 
Est  si  beau  que  Dieu  nous  i'euvie  ! 

En  montrant  Prosper  Gobillou  et  sa  femme  : 

Et  comme  vous ,  quand  on  en  a  fjit  dcus  , 
C'est  bien  assez  ,  notre  tâche  est  remplie. 

A  M.  et  Mme  Laloine  ,  seuls  : 

Et  cependant ,  ce  droit  que  l'on  bénit 
N'est  pas,  pour  vous ,  épuisé  sur  la  terre  ; 

En  se  tournant  vers  Lise  : 

Car  en  voyant  Lise  ,  chacun  se  dit  : 
Il  leur  reste  un  heureux  à  faire  ! 

Oh  !  lion  ,  quelle  honte  !  Un  couplet  improvisé  à  table  ,  à  une  noce  de 
patentés  !  Lion  ,  que  vous  êtes  petit  garçon  !  Pau\Te  lion  ! 

I  .éonre  n'eut  pas  le  temps  d'y  penser  ;  car  à  peine  le  couplet  fut-îl 
achevé  que  toute  la  table  craqua  d'applandissemens ,  de  trépignemcns  ,  de 
bravos.  Lise,  qui  ne sattenduit  pas  à  la  conclusion,  cachait  sa  rougeiu-  en 
baissant  la  tête  ;  Mme  Laloine,  tout  en  larmes,  se  leva  pour  venir  em- 
brasser Lise  ,  en  disant  à  M.  Tirlot  : 

—  C'est  vrai ,  M.  Tirlot ,  vous  aviez  onblié  ma  Lise  ! 

M.  Laloine  ,  ému  ,  vint  se  mêler  à  ces  embrassemens ,  et  tendit  la  main 
h  Léonce  en  lui  disant  du  fond  du  cœur  : 

—  Merci ,  monsieur  le  marquis,  merci!  merci  ! 

Puis  la  mère  le  remercia  ,  et  on  le  félicita  de  tous  côtés.  Cela  fit  un  mo- 
ment de  brouhaha  où  tout  le  monde  quitta  sa  place ,  tandis  que  Gobilloa 
criait  : 

—  Au  salon  !  au  salon  !  Il  y  a  déjà  du  monde  ! 

Léonce  olli  it  son  bras  à  Lise.  Elle  le  prit  ;  mais  il  sentit  que  sa  main 
tremblait. 

llle  était  confuse  ,  embarrassée  ;  mais  elle  n'était  ni  triste  ni  contra- 
riée. 

—  M'en  voulez  vous  aussi  de  mon  couplet  ?  lui  dit  Léonce. 

—  Oh  !  non,  dit-elle  doucement,  cela  a  fait  plaisir  à  mon  père  et  à  ma- 
man. 

—  Et  à  vous? 

—  Moi...  je  le  trouve  très  joli ,  dit-elle  en  baissant  les  yeux. 

V.t  elle  se  dégagea  doucement  pour  aller  h  la  rencontre  de  quelques- 
unes  de  ses  jeiuics  amies  qui  étaient  déjà  dans  le  salon ,  que  M.  et  .Mme 
Laloine  av.iiee.t  dé, à  accueillies,  ei  (jui  Ils  avaient  rendu  co  iip.e  de  la  raL 
son  des  applandissiMuens  fin ienx  qui  vo  .'aient  d'ebranlir  le  Cadrau-B!eu- 

—  Est-ce  vrai?  dirent  les  jeunes  filles  à  Lise  e»  l'enuaiiiai.t,  est-ce  \rai 
(|ue  le  lieaa  marquis  a  fiit  un  C'uplel  pour  loi? 

Si  ceci  eût  été  ilit  d'un  ton  d'allociion  ,  Lise  eût  peut-cire  uié;  mais  on 
fit  sonner  le  beau  murquis  d'un  ton  si  envieux,  qu'elle  répondit  avec 
alfeclion  : 

—  Oui,  c'e  l  V  ai. 

—  Il  parait  que  tu  as  fait  sa  conquête,  dit  uue  fort  laide. 

—  Sans  ilonie  il  a  fait  la  tienne  ? 

—  (jui  sait '.'dit  Lise,  qui  irouvaitses  bonnes  amies  très  imperiiiienies. 

—  Et  d'abord,  dit  une  autre  je  vais  m.-;  (aire  iuvtter  piuir  toute  la  soi- 
rée, 110 nr  piuivuir  refuser. 

—  Ah  !  ce  n'est  pas  la  peine,  fil  la  laide  :  ces  gants  jainw.  ça  uedaoM 
pas. 

—  ('.a  danse,  mes  leinoisclles,  dit  Sterny,  qin  s'était  doucefflent  .ippro- 
ché  en  loiigiMut  nu  groupe  d'hommes,  ei  il  olfrit  la  ra.iin  ii  Lise,  eu  kii 
(lisant  ave-  un  respect  profond  : 

—  Madeu)  isi'lle  n'a  pas  oublié  q\i'elle  m'a  bit  l'btifmottr  «le  ne  pn>> 
mettre  la  première  contredanse? 

—  Non ,  mansiour.  non ,  dit  Lise  en  lui  tendant  la  n:>ia. 
Cette  main  u  cmblait  encore. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Heureusement  pour  Slcrny  qu'il  avait  6lé  tollnment  entraîné  par  le 
charme  qui  émanait  de  celle  belle  enfant ,  et  peut-être  aussi  par  son  sur- 
S-às,  qu'il  n'avait  pas  eu  letenips  deréllOchirà  tout  ce  qu'il  venait  île  faiic. 
A'ïis  il  en  eût  i)eut-èlrp  (•lé  épouvanté,  s'il  eût  eu  un  moment  de  solitude 
lilire  ,  pour  consiiiérer  ce  qu'il  avait  osé  lYcxcoUriquc  à  ses  habitudes. 
Le  hasard  décida  autrement. 

L'orchestre  a\ait  donné  le  signal  de  la  danse,  etSterny  y  prit  place  avec 
jse. 

Lise  était  belle  ,  belle  comme  on  rêve  les  anges  avec  la  sainte  sérénité 
lie  l'innocence  et  le  repos  candide  du  bonheur,  i  ette  beauté  avait  ébloui 
Sterny  ,  et  il  1';,  lil  longtemps  complétée  avec  le  seul  plaisir  des  veux, 
comme  une  O'uvn'  admirable  qui  glorilie,  pour  ainsi  dire,  la  lornîe  hu- 
maine ,  en  montrant  combien  elle  peut  être  magniiiqiie  et  gracieuse. 

Mais  à  ce  moment  ,  Lise,  tremblante  à  ses  ciitcs,  lui  parut  liien  plus 
charmanie  qu'il  ne  l'avait  encore  vue.  Il  y  avait  sur  ce  visage  si  pur  une 
expression  indicible  de  bonheur,  de  crainte  et  d'etonnemcnt.  Use  passait 
dans  le  cœur  de  cette  enfant  quelque  chose  d'inaccoutumé  qui  la  ravissait 
et  ([iii  lui  faisait  peur.  Son  cœur  venait  de  tressaillir  dans  sa  poitrine,  et 
il  lui  semblait  qu'il  y  avait  en  elle  une  partie  de  son  être  qui  n'avait  pas 
encore  vécu  et  qui  s'agitait  pour  vivre. 

Dieu  a  donné  deux  fois  celte  inelfable  émotion  à  la  femme  !  La  première 
fois  qu'elle  se  sent  aimer,  et  la  première  fois  qu'elle  se  sent  mère.  i\!ais 
aucun  pinceau,  aucune  plume  ne  peut  exprimer  cette  extase  agitée  qui 
iiesplendissait  sur  le  visage  de  Lise;  et  Sterny,  qui  la  regardait,  s'en  lais- 
sait pénétrer  sans  se  rendre  compte  lui-même  de  l'enivrement  inconnu 
qu'il  éprouvait.  11  voulut  lui  parler  et  sa  voix  hésita;  elle  voidut  répon- 
dre, et  sa  voix  hésita  comme  celle  de  Léonce. 

Toute  cette  contredanse  se  passa  ainsi  entre  eux,  et  ce  ne  fut  qu'en  re- 
comluisant  Lise  à  sa  place  que  Sterny  pensa  qu'il  allait  être  séparé  d'elle; 
aussi  lui  dit-il  tout  bas  : 

—  Mademoiselle  I  ise  valse-t-elle  ? 

—  Oh  !  non,  monsieur,  non,  répondit-elle  avec  un  balancement  de  tète 
qui  témoignait  que  la  valse  était  un  plaisir  au-delà  de  ses  espérances  de 
jeune  lille. 

—  Alors,  reprit  Léonce,  je  vous  demanderai  une  autre  contredanse. 

—  C'est  que  j'en  ai  promis  beaucoup,  reprit  Lise  ;  mais...  mais  maman 
m'a  permis  de  galoper. 

—  Ce  sera  donc  un  galop  ? 

—  Oui,  dit  Lise,  le  premier;  mais  d'ici  l'a  vous  danserez  avec  d'aulres 
densoiselles? 

—  Avec  vous  seule!... 

—  Avec  ma  sœur,  au  moins  ;  je  vous  en  prie,  dit  Lise  d'un  ton  inquiet 
et  suppliant. 

—  Avec  la  mariée?  vous  avez  raison,  répartit  Léonce,  je  vous  remer- 
cie de  me  l'avoir  rappelé. 

—  Et  je  vous  remercie  d'y  consentir,  lui  dit  Lise  avec  un  doux  sourire 
d'intelligence. 

Léonce  la  laissa  près  de  sa  mère  et  s'en  alla  dans  un  autre  salon.  Mal- 
gré lui,  il  était  heureux  !  heureux  de  quoi  ?  d'avoir  troublé  cette  petite 
fille  !  Pau\re  triomphe  pour  un  homme  dont  l'œil  de  lion  avait  fait  trem- 
bler les  femmes  les  plus  intrépides  et  les  plus  accoutumées  à  rire  de  tout 
et  à  tout  braver,  même  le  scandale  ! 


Ne  demandez  pas  à  Léonce  pourquoi  il  était  heureux  ;  il  n'aurait  point 
su  vous  le  dire;  car  cette  émotion  était  aussi  nouvelle  pour  lui  que  pour 
L'se,  et  il  ne  pensait  ni  à  l'examiner  ni  à  la  combattre;  il  se  trouvait  bien 
où  il  était,  il  voyait  tout  d'un  œil  bienveillant,  et  si  parfois  il  ne  recon- 
naissait pas  une  grâce  complète  dans  la  manière  dont  toutes  les  choses  se 
passaient,  il  y  trouvait  une  bonne  foi  qui  le  charmait  :  ces  gens-là  s'amu- 
saient sincèrement. 

Il  essaya  de  rester  loin  du  salon  où  était  Lise;  mais,  malgré  lui,  il  y 
revint  elglissa  son  regard  entre  doux  hommes  qui  barraient  la  p(U'tc- 

Liso  dansait,  mais  elle  n'élail  pas  à  la  danse;  ou  clic  tenait  les  you\ 
baisses,  ou  elle  faisait  glisser  autour  du  salon  un  coup  d'œil  rap'd-'  cl 
furlif. 

—  Qui  cherchait-elle  ? 

Léonce  eut  peur  que  ce  ne  fût  pas  lui  ;  mais  lorsqu'il  vit  que  depuis 
qu'il  était  là  elli;  ne  cberchait  plus,  il  éprouva  un  nouveau  bonheur,  un 
bonheur  si  vif  qu'a  son  tour  il  eut  peur. 

Cette  peur  ne  pouvait  rester  une  incertitude  dans  le  cœur  de  Léonce, 
comme  dans  le  cœur  de  Lise;  il  se  demanda  ce  qu'il  éprouvait  et  rougii 
en  lui-même. 

—Ah  !  ça,  se  dit-il,  mais  je  fais  l'enfant;  je  deviens  fort  ridicule.  Leur 
vin  frelaté  m'a  monté  à  la  tête.  Je  suis  gris,  ou  lo  diable  m'emporte  !  Ce 
n'est  pas  possible  ! 

Et  pour  s'assurer  qu'il  n'était  pas  homme  à  se  laisser  dominer  par  une 
émotion  d'enfant,  il  se  mit  à  regarder  Lise. 

Lise  dansait  avec  un  beau  jeune  homme,  aussi  beau  que  le  lion,  d'une 
élégance  simple,  et  qui  parlait  à  sa  danseuse  avec  une  aisance  parfaite,  lui 
disant  sans  doute  des  choses  assez  intéressantes  pour  qu'elle  l'ecouiàt  avec 
soin,  assez  bien  dites  pour  qu'elle  y  répondît  par  de  petits  signes  d'asscn- 
lini.^nl. 


A  cet  aspect,  il  se  passa  toute  une  révolution  dans  le  cœur  du  lion  ;  il 
se  compara  à  (juclqu'un  ;  il  se  compara  à  un  homme  qui  pouvait  être  un 
marchand  de  colonnade,  et  il  trouva  que  rien  ne  lui  assurait  un  avantage 
sur  cet  homme. 

Léonce  éprouva  un  désappointement  bien  plus  cruel,  quand  il  vit  le  vi-  ; 
sage  de  Lise  tranquille,  heureux.  La  pauvre  enlii  it  n'avait  d'autre  bon-  \ 
heur  que  d'avoir  aperçu  le  regard  de  Léonce  attaché  sur  elle,  que  d'en  ' 
éprouver  une  joie,  une  fierté,  un  ravissement  qu'elle  ne  redoutait  plus, 
car  il  n'élail  pas  à  ses  côtés,  et  le  contact  de  sa  main,  le  soin  de  sa  voix 
ne  la  faisaient  plus  trembler. 

Un  singulier  doute  pénétra  dans  le  cœur  de  Sterny  : 

(c  Kstce  que  cette  candide  enfant  serait  une  coquette  d'arrière-bouti- 
que ?  11  se  dit-il. 

«  Ah!  vraiment,  c'est  trop  d'ambition,  ma  belle;  vous  êtes  jolie,  mais 
vos  prétentions  sont  trop  impertinentes.  » 

Comme  il  pensait  cela  eu  regardant  Lise,  le  visage  de  Léonce  prit  une 
expression  de  hauteur  et  de  dédain,  et  la  douce  enfant,  l'ayant  regardé  à 
ce  moment,  fut  si  surprise  de  se  voir  regardée  ainsi,  qu'elle  en  devint 
pâle,  et  que  ses  yeux  lixés  sur  Léonce  semblèrent  lui  dire  : 

—  Eh  bien!  qu'avez -vous?  qu'est-ce  que  je  vous  ai  fait,  mon  Dieu? 

Et  tout  aussitôt  elle  n'écouta  plus  son  danseur  et  se  trompa  trois  fois  en 
dansant. 

Léonce  vit  tout  cela  et  voidut  voir  si  ce  n'était  pas  un  jeu.  Il  ne  voidiit 
pas  qu'un  homme  de  sa  soite  fût  dupe  d'un  manège  do  fausse  Agnès. 

En  conséquence,  lorsque  la  contredanse  fut  finie,  il  prit  son  air  le  plus 
sûr  de  lui,  le  plus  indillérent,  le  plus  bon,  et  s'approchant  de  Lise  et  de 
sa  mère,  il  dit  à  Mme  Laloine  sans  regarder  Lise  : 

—  J'ai  bien  des  pardons  à  vous  demander  de  mon  étourderie,  madame. 
En  rentrant  chez  moi,  j'ai  trouve  dans  ma  voiture  ce  cordon  de  cheveux 
et  celle  petite  plaque  d'or;  ils  doivent  appaitenir  à  quelqu'un  de  vos  in- 
vités, et  j'avais  oubhé  de  vous  les  remettre. 

A  ce  mot  : 

n  Quelqu'un  de  vos  invités,  »  Lise  regarda  Léonce  comme  pour  lui  dire  : 
N'aviez-vous  pas  compris  que  c'était  à  moi  ? 
Mme  Laloine  remercia  Léonce  et  dit  à  Lise  : 

—  Tu  vois  bien  que  j'avais  raison  de  te  dire  que  M.  le  marquis  te  les 
rapporlerait. 

—  Ah  !  i!s  appartiennent  à  mademoiselle?  dit  Léonce  d'un  ton  froid, 
en  lui  présentant  ce  petit  bijou  d'un  air  dédaigneux. 

—  Oui,  monsieur,  dit  Use  eu  avançant  la  main  pour  le  prendre,  et  en 
regardant  Léonce  comme  si  elle  disait  : 

(1  Est  ce  que  je  suis  folle?  » 

Léonce  le  lui  remit  du  bout  des  doigts. 

—  Donne,  dit  sa  mère,  que  je  le  rattache  à  ton  cou. 

—  Tout  h  riieure,  maman,  dit  Lise  avec  une  impatience  qu'elle  eut 
peine  à  contenir. 

Et  elle  l'enveloppa  de  son  mouchoir,  qu'elle  serra  vivement  dans  sa 
main  crispée. 
Lise  éiait  pâle,  et  ses  mains  tremblaient. 
Léonce  fut  satisfait  de  l'épreuve  et  reprit  avec  une  politesse  affectée  : 

—  Madcnioisolle  n'a  pas  oublié  qu'elle  doit  danser  un  galop  avec  moi? 

—  Je  ne  sais,  répondit  Lise  d'un  ton  douloureux,  si  maman  veut... 

—  Avec  M.  le  marquis?  sans  doute,  dit  Mme  Laloine.  , 
L'orchestre  joua  les  premières  mesures  d'un  galop.  i 
Lise  donna  sa  main  à  Léonce  ;  ils  se  levèrent  et  tirent  le  tour  du  salon, 

pendant  que  la  foide  faisait  place  aux  danseurs. 

—  Pourquoi,  lui  dit  Sterny,  n'avez-vous  pas  voulu  remettre  votre  char- 
mant collier  ? 

—  Oh  !  charmant,  dit  Lise  avec  effort ,  vous  ne  pensez  pas  ce  que 
vous  dites  ;  mais  j'y  tiens  beaucoup. 

—  C'est  un  souvenir,  peut  être? 

—  Ah  !  oiù,  répondit-elle  en  levant  les  yeux  au  ciel,  c'est  un  bon  sou- 
venir. 

£(  la  devise  écrite  sur  ce  bijou  vous  le  rappelle  sans  doute. 

Oui  monsieur  le  marquis,  réparlit  Lise  avec  une  douce  dignité. 

—  Co  qu'on  veut  on  le  peut,  dit  celle  devise. 

—  Uni,  monsieur  le  marquis,  ce  qu'on  veut  on  le  peut,  répéta  Lise  avec 
un  soupir  mal  étouffé. 

C'est  avoir  une  grande  confiance  en  sa  propre  force,  que  d'adopter 

une  pareille  devise,  ajuuia  Léonce. 

—  Jusqu'à  présent  elle  ne  m'a  pas  manqué,  et  j'espère  qu'elle  ne  me 
manquera  pas,  répondit  Lise  avec  une  émotion  extrême. 

—  En  avez-vous  besoin? 

—  Nous  ne  dansons  pas,  monsieur,  dit  Lise. 

Léonce  enlaça  la  belle  enfant  dans  un  de  ses  bras,  et  prit  dans  sa  main 
la  mnin  où  elle  tenait  ce  talisman.  _ 

Ils  lansèrent  ainsi,  lui,  la  dévorant  du  regard;  elle,  les  yeux  baisses,  le 
visage  sérieux. 

Tout  à  coup  une  larme  quitta  les  paupières  de  Lise  ,  et  descendit  sur  sa 
joue.  Léonce  éprouva  un  saisissement  douloureux,  et,  en  iraînant  Lise  dans 
une  petite  pièce  où  se  trouvait  une  table  de  bouillole,  il  lui  dit  : 

—  Je  vous  ai  offensée,  mademoiselle  ? 

—  Non,  monsieur,  non. 

—  Mais  pouquoi  pleurez-vous  î 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


—  Mais  je  ne  pleure  pas,  monsieur. 

—  Ecoutez,  niadcmoiselle,  lui  dit  Léonce  avec  un  accent  plein  de  fran- 
chise, je  ne  sais  ce  que  j'ai  pu  laire  ou  dire  (|ui  vous  ait  IjlessOe  ;  mais  si 
cela  m'est  arrivé  nialpré  moi,  je  vous  en  demande  pardon,  et  je  vous  jure 
qu'un  tel  dessein  était  loin  de  mon  cu-ur. 

Lise  le  regarda  attciilivemeiil  et  répondit  avec  un  triste  sourire  : 

—  Oli  !  mon  Dieu,  tenez,  nionsiciir,  ne  faites  pas  attention  à  ce  que  je 
dis  ni  à  ce  que  fais.  Voyez-vous,  c'est  qu'étant  enfant  j'étais  toujours  si 
faible,  si  soullraiite,  qu'on  m'a  laissé  toiLS  mes  défauts,  et  parmi  ceux-là  il 
faut  coiupter  inie  susceptibilité  lidicule...  sotte... 

—  Mais  en  quoi  ai  je  pu  la  blesser,  celte  susceptibilité? 

—  Ne  me  le  demandez  pas,  monsieur;  dansons,  je  vous  en  prie;  je  ne 
vous  en  veu\  pas...  je  vous  jm-e  que  je  ne  vous  en  vou\  pas,  ajonta-t-ellc 
avec  un  mouvement  nerveux  et  inie  expression  de  soullianie. 

Ils  achevèrent  leur  galop ,  et  Léonce  vint  encore  remettre  Lise  auprès 
de  sa  mère. 

Presque  aussitôt  M.  Tirlot  s''avança  poiuTéclamer  ses  droits  ;  mais  Lise 
lui  dit  avec  une  douce  prière  : 

—  l^as  encore,  monsieur  Tirlot  :  je  suis  toute  malade  ;  j'ai  le  cœur  op- 
pressé...je  soullre  beaucoup.  J'ai  froid. 

Sterny  la  regarda  ;  elle  était  plus  piilc,  et  ses  lèvres  tremblaient  d'une 
vibration  convulsive. 
Sa  mère ,  à  cet  aspect ,  parut  très  alarmée  ,  et  lui  dit  tout  bas  : 

—  Viens ,  viens  ,  mon  enfant. 

—  Oiû,  maman,  lui  dit-elle  d'une  voix  entrecoupée. 

Et  elle  se  traîna  hors  du  salon  en  sappuyant  sur  le  bras  de  sa  mère. 

—  Maisqu'a-t-elle  donc  ?  s'écria  Léonce  en  s'adressant  il  Al.  Tirlot. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  fit  celui-ci  d'un  air  de  sincère  pitié  ,  toujours  la 
même  chose  ,  des  palpitations  de  cœur  terribles  ;  la  moindre  latigue  lid 
fait  mal ,  et  une  émotion  violente  serait  capable  de  la  tuer. 

—  De  la  tuer  !  se  dit  Léonce  ;  et  moi...  qui  sait?  quand  je  la  regardais 
avec  cet  air  de  dédain  ,  quand  je  lui  rapportais  si  soltenicnt  ce  bijou  que 
je  savais  ne  pouvoir  appartenir  qu'à  elle  seule,  et  qu'elle  ne  m'avait  pas 
redemandé,  sachant  que  je  l'avais,  peut-être  ai-jc  été  blesser  grossière- 
ment cette  ame  délicate  ,  qui  s  abandonnait  gaiement  à  la  joie  d'un  succès 
d'enfant.  Ah  !  pauvre  eniant  !  pauvre  eiilant  !...  Ah  !  si  je  le  pensais  !  C'est 
d'une  sottise  ,  d'une  brutalité  indignes  ! 

Léonce  s'en  voulait.  Jouer  avec  la  niaiserie,  la  vanité  d'une  petite  prude 
de  comptoir,  ce  pouvait  être  anuisant  ;  mais  heurter  sans  raison  la  sensi- 
bilité maladive  d'un  enfant  si  belle  ,  et  que  l'amour  dont  on  l'entourait  at- 
testait si  bonne,  si  vraie ,  si  naïve,  c'était  odiou.\.  Léonce  se  trouvait  cou- 
pable ,  bête ,  brutal  ;  il  était  furieux  contre  lui-même.  Aussi  fut-ce  avec  un 
véritable  intérêt  qu'il  resta  avec  quelques  personnes  à  la  porte  de  la 
chambre  où  Lise  s'était  réiugiée  avec  sa  mère. 

La  jeune  fdie  en  sortit  bientôt  pfde  encore ,  mais  calme  ,  sereine. 

Elle  rencontra  le  regard  alarmé  de  Léonce  ;  et  son  doigt ,  se  posant 
doucement  sur  son  sein ,  montra  à  Sterny  la  plaque  d'or  qu'elle  venait  de 
suspendre  à  son  cou  ,  et  ce  geste  voidait  dire  : 

Ce  qu'on  veut  on  le  peut. 

Le  sourire  qui  accompagna  ce  mouvement  était  si  doux ,  si  résigné  , 
qti'il  toucha  Léonce. 

Cotte  enfant  avait  souffert ,  beaucoup  souffert ,  et  pour  lui  sans  doute,  h 
cause  de  lui. 

.Sterny  eiit  voulu  lui  demander  pardon  ,  mais  le  cœur  à  genoux,  pour  lui 
bien  faire  comprendre  qu'il  était  honteux  et  triste  de  l'avoir  blessée. 

Lise  s'était  replacée  près  de  sa  mère ,  et  ne  devait  plus  danser ,  et 
Léonce  n'avait  plus  le  moyen  de  s'approcher  d'elle  pour  elle  seule.  Il  était 
mal  à  son  aise  ;  cette  foule  lui  pesait  non  pas  comme  un  assemblage  de 
caricatures  ridicules,  ainsi  qu'il  eût  pu  la  considérer  la  veille,  mais  comme 
comprimant  son  c<eur.  A  ce  moment,  il  eût  voulu  crier,  jurer,  il  eût  pres- 
que voulu  pleurer. 

Ce  seniiiiient  le  gagna  si  puissamment  qu'il  fut  sur  le  point  de  partir. 

niais  partir  sans  apporter  ses  excuses  et  son  repentir  à  cette  faible  et 
douce  créature  qu'il  avait  fait  souffrir  ,  il  ne  le  voulut  pas  ;  et  s'étant  ap- 
proché de  Mme  Laloine  ,  il  lui  dit  d'ini  air  grave  : 

—  Si  j'avaisétéini  simpleinvité  à  cette  fête,  madame,  j'aurais  cru  pouvoir 
me  retirer  sans  vous  présenter  mes  devoirs  ;  mais  j'ai  été  le  témoin  de 
Prosper ,  et  je  \ ous  prie  d'agréer  mes  remercimens  d'avoir  admis  dans 
votie  i'amille  un  honnête  homme  qui  est  presque  de  la  mienne. 

—  Je  vous  remercie  ,  monsieur,  lui  dit  Mme  Laloine  d'un  ton  ému  , 
tandis  que  Lise  regardait  Léonce  avec  un  doux  saisissement ,  je  vous  re- 
mercie ;  car  ce  n'est  que  voire  alléclion  pour  Prosper  qui  peut  vous  ins- 
pirer des  paroles  si  llatleuses  pour  des  petites  gens  comme  nous. 

—  C'est  ce  que  j'ai  vu,  madame,  dit  Léonce,  et  je  vous  conjure  de  croire 
au  respect  sincère  cl  vériiablc  que  j'emporte  pour  vous  et  pour  toutes  les 
personnes  de  votre  famille. 

En  disant  ces  paroles,  il  se  tourna  vers  Lise  et  la  salua  profondément 
sans  lever  les  yeux  sur  elle.  Il  ne  put  donc  voir  le  regard  radieux  dont 
s'était  illuminé  le  visage  de  l>ise  ;  mais  il  vit  sa  main  faire  un  mouvement 
involoniaire  comme  pour  prendre  la  sienne  et  le  remercier. 

Puis  il  s'éloigna  sans  vouloir  regarder  Lise  ;  ce  ne  fut  qu'à  l'autre  ex- 
trémité du  salon  qu'il  se  retourna  ;  elle  avait  la  main  appuyée  sur  son  sein 
et  le  regardait  ;  il  ailacha  ses  yeux  sur  elle  ;  Lise  ne  détourna  pas  les 
siens  ;  ils  se  regardèrent  longtemps  ainsi ,   tous  deux  oubliant  où  ils 


étaient ,  tous  deux  se  .sentant  lire  dans  le  cœur  l'un  de  l'autre.  Mme  La- 
loine parla  à  sa  fille  :  elle  sembla  s'éveiller  d'un  rêve  ;  mais  avant  de  se 
retourner  vers  sa  mère  ,  un  doux  mouvement  de  tête  avait  dit  à  Léonce  : 

Adieu  et  merci  ! 

Le  lion  partit  ;  il  était  fou ,  bouleversé ,  stupide,  il  voulait  se  railler  et 
ne  pouvait  pas. 

Celte  image  de  Lise  lui  apparaissait  sans  cesse  si  candide,  si  pure ,  lui 
disant  : 

—  Alalheureux  !  pourquoi  me  traiter  comme  tu  m'as  traitée  ?  Pourquoi 
insulter  à  ce  que  tu  as  senti  de  bon  ,  de  saint ,  de  délicieu.x ,  comme  tu  as 
insulté  à  ma  joie? 

Et  voilà  Léonce  qui  s'agite  dans  cette  voiture  où  s'était  appuyé  le  corps 
souple  de  Lise,  et  cherchant  une  trace  qu'elle  eût  pu  y  laisser. 

Le  misérable,  il  en  avait  trouvé  nue,  et  il  pouvait  la  garder;  et,  pour 
faire  de  l'impcrlincnce,  il  l'avait  rendue  à  qui  ne  l'eût  pjs  redemandée;  il 
en  était  sûr  maintenant. 

Comme  il  était  dans  cet  état  de  fiu-eur  contre  lui-même,  sa  voiture 
s'arrêta  et  la  portière  s'ouvrit.  11  descendit  et  regarda  ;  il  était  devant  le 
club  des  lions.  Il  hésita  à  entier,  puis  il  monta  r.ipidement  en  se  disant  : 

—  Si  ce  butor  de  Lingart  me  dit  une  seide  mauvaise  plaisanterie,  je  le 
souffleté.  Et  dans  sa  colère  il  se  mit  à  imc  table  de  jeu,  perdit  cinq  cents 
louis  après  avoir  stupéfié  tout  le  monde  par  la  mauvaise  humeur  qu'il 
montrait,  lui  d'ordinaire  si  beau  joueur,  et  rentra  chez  lui  à  la  pointe  du 
jour,  ne  pensant  pas  plus  à  ses  cinq  cents  louis  qu'à  sa  dernière  maîtresse, 
et  se  disant  : 

—  Je  la  verrai,  je  veux  la  voir;  mais  commeni  ? 

VI. 

Jamais  homme  ne  fut  plus  cmban-assé  que  Sterny  pour  trouver  un 
moyen  convenable  de  revoir  Lise.  Dans  les  paroles  qu'il  avait  dites  à 
Mme  Laloine,  il  avait  pris,  pniu-  ainsi  dire,  un  congé  définitif  de  cette 
famille  qui  n'était  pas  de  son  m  )iide,  et  avec  laquelle  il  ne  pouvait  conti- 
nuer d'avoir  des  relations  sans  ;u'elle  s'en  étoniint.  A  la  rigueur  il  devait 
faire  une  visite  de  politesse;  m:,  s  c'est  tout  ce  qu'il  avait  a  prétendre.  Il 
pensa  bien  à  lencontrer  Lise  à  l'église  ;  mais  dans  notre  siècle  si  peu  dé- 
vot il  n'est  pas  rare  de  voir  un  homme  comme  Léonce  répugner  à  une  telle 
profanation. 

Par  cela  seul  qu'il  n'entrait  jamais  dans  une  église  pour  y  prier,  il  n'eût 
pas  voulu  y  entrer  pour  y  poursuivre  une  femme.  Ce  qu'eût  fait  un  gen- 
tilhomme de  Louis  XIV  une  heure  après  être  sorti  du  confessionnal ,  ce 
que  ferait  encore  un  Espagnol  catholique  au  moment  où  il  vient  d'appro- 
cher de  la  sainte  table,  l'incrédule  Léonce  ne  voulut  pas  le  faire.  C'était 
dans  toute  sa  pureté  le  scrupule  que  l'athée  Canillac  exprimait  d'une  fa- 
çon si  plaisante  à  l'abbé  Dubr.'s  en  pareille  occasion;  il  s'agissait  d'un 
rendez-vous  avec  une  certaine  abbesse ,  la  nuit ,  dans  la  chapelle  de  Ver- 
sailles. 

—  Allez-y,  si  vous  voulez,  dit  Canillac  au  »ardiiwl,  vous  êtes  lui  minis- 
tre de  Dieu ,  c'est  affaire  entre  vous  ;  quant  a  mi>i,}t  ne  suis  pas  assez  lié 
avec  lui  pour  prendre  de  pareilles  libertés  dans  sa  maison. 

Nous  ne  saurions  dire  d'où  vient  cette  dilli'rence;  mais  c*  qu'il  y  a  de 
sûr,  elle  existe  pour  les  peuples  et  pour  les  hommes;  c'est  daL<  j^  p.avs 
les  plus  fanatiques  que  les  inirigncs  amoureuses  se  suivent  oc-ftijaire 
dans  les  églises ,  et  si  dans  notre  France  si  peu  religieuse  le  tempw  de 
Dieu  sert  encore  d'abri  à  quelque  aventure  de  ce  genre ,  on  peut  être  as 
sure  qu'elle  a  lieu  entre  gens  qui  considèrent  ce  qu'ils  font  comme  un  pé- 
ché. Si  bien  qu'on  serait  tenîé  de  croire,  comme  Canillac,  qu'ils  entrent 
en  compte  avec  Dieu,  et  qu'ils  pensent  que  l'assiduité  de  leurs  bommases 
leur  mérite  bien  quoique  indulgence  de  sa  part. 

Quoi  qu  il  en  piiisse  être .  Sterny  repoussa  I  idée  de  suivTC  Lise  à  l'é- 
glise, non  seulement  pour  lui,  mais  encore  pour  elle:  il  y  avait  dans  tout 
ce  que  lui  insp'.-ait  celle  jeune  l;l!e  une  ('elicalesse  pudique  et  élégante 
comme  elle.  Si  d'une  part  il  no  voulait  point  donner  à  Lise  une  mauvaise 
opinion  de  lui  en  paraissant  la  poui-suivrc  effionlément  au  milieu  de  ses 
prières,  d'autre  part  il  eût  craint  de  toucher  par  sa  présence  à  cette  vir- 
ginale piété  qu'elle  devait  apporter  au  pied  de  l'autel  ;  il  eût  rougi  de  dé- 
llorer  une  seule  des  candides  croyances  de  cette  ame  d'enfant;  et  peut- 
être  eût-il  moins  désiré  son  amour,  si  elle  n'eût  pas  gardé  touie  la  pureté 
de  son  innocence. 

Quant  à  enq>lnyor  les  ressources  subalternes,  qui  sont  aux  ordres  de 
tout  homme  <|ui  a  de  l'or  et  de  l'audace,  et  dont  il  n'avait  pas  craint  de  se 
servir  envers  les  plus  gran.'es  dames,  elles  lui  eussent  fait  horreur. 

11  pouvait  bien  rencontrer  Lise  chez  Prosper:  mais  aller  chez  Prosper 
était  aussi  peu  convenable  que  d'aller  chez  M.  Liiloine;  il  n'avait  rien  à  y 
faire,  et  celles  l'on  cliercliorait  les  mnlifsde  ses  visites:  et  si  ou  venait  à 
les  di-convrir,  il  comprenait  qu'il  en  serait  honteux  comme  d'une  mau- 
vaise aclioii. 

Cependant,  durant  quelques  jours,  et  sans  trop  se  rendre  compte  de 
ses  espi'rances,  Léonce  rompit  toutes  ses  habitudes.  Il  alla  se  promener 
aux  Tuileries. 

C'est .  se  disait-il .  la  promenade  du  bourgeois  p''i'isien  ,  peut-être  y 
ponrraiiil  trouver  Lise. 

Il  alla  dans  la  même  soirée  à  trois  ou  a^atre  nq.iis  théàii-e>  qui.  selon 
lui,  dovaicnt  être  lo  speciaele  U\on  du  i.  jvtusr,^  oe  .''-r»  St-I)enis 


10 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


en  fut  pour  l'eniiui  qu'il  y  l'pi-ouva  :  c'(Hait  l'époque  (le  l'exposition  des 
la!)U\iu\,  il  V  trouva  tout  le  moude.  oxcopir-  Lise. 

—  Vraimeut,  se  dit-il  alors,  c'est  uae  folie;  quelle  est  mon  espérance? 
je  n'en  ai  i)oiiit ,  je  n'en  veux  pas  avoir. 

11  se  réi  était  cela  tous  les  jours,  cl  tous  les  jours  il  éprouvait  un  plus 
ardent  désir  de  revoir  Lise;  tout  ce  qui  l'avait  amusé  et  charmé  autrefois, 
ne  faisait  plus  que  l'agiter  sans  le  satisfaire.  11  était  coiuuie  un  homme 
qui,  habitué  au\  cris  de  la  ville,  à  son  atmosphère  lourde,  à  sa  lumière 
factice,  a  son  tumulte,  ;i  ses  mille  accideus,  a  tout  à  coup  été  transporté 
(tans  un  divin  paysage  illuminé  d'une  douce  darté,  où  Hotte  une  vague  et 
céleste  liarmonié,  dont  l'air  pur  rafraîchit  la  poitrine  comme  un  léger 
Iweuvage,  où  tout  ai  i  ive  au  cteur  comme  une  caresse  invisible.  Cet  homme 
ne  voudrait  pas  assuiémcnt  vivre  sans  cesse  dans  ces  idées  où  rien  ne 
pourrait  satisfaire  la  passion  dont  il  vit  ;  mais  dans  une  heure  de  lassitude, 
il  voudrait  à  tout  prix  aller  respirer  cet  air,  écouter  ces  murmures  et  ré- 
ver  sous  ces  ombrages  frais  et  embaumés  où  l'homme  retrouve  la  jeu- 
nesse de  ses  sens,  comnie  Léonce  avait  retrouvé  près  de  lui  la  jeunesse  de 
son  arae. 

Mais  cet  espoir  parut  sur  le  point  d'échapper  à  Léonce,  lorsqu'un  ma- 
tin (il  était  à  peine  dix  heures,  et  il  était  déjà  levé,  habillé  ;  car,  ce  jour- 
là,  il  devait  assister  à  Marly  à  un  déjeuner  formidable,  suivi  de  l'exéculinn 
d'un  pari  des  plus  excentik[ues ,  et  terminé  par  un  souper  foudroyant  et 
un  jeu  furieux),  son  valet  de  chambre  lui  remit  une  carte  :  c'était  celle  de 
Prosper. 

—  I^rosper!  s'écria  Sterny,  qu'il  eiUre,  faites  entrer... 

—  Mais,  monsieur  le  comte...  je  lui  ai  dit  que  vous  étiez  sorti. 

—  Sorti  !  s'écria  Sterny  furieux  ;  d'où  vous  vient  cette  impertinence  en- 
vers mes  amis?  qui  vous  a  dit  de  dire  que  j'étais  sorti?... 

—  Mais,  monsieur  le  comte...  j'ai  cru.. 
Sterny  était  furieux. 

—  Sot  !  animal  !  s'écriait-il. 

—  Mais  ce  monsieur  doit  être  à  peine  au  bas  de  l'escalier. 

—  Allez  donc  le  chercher,  priez  le  de  remonter...  allez  donc...  allez 
donc... 

A  peine  le  domesti(iue  fut  il  parti,  que  Sterny  s'aperçut  de  son  empor- 
tement. I^n  ciïet,  ses  mains  tremblaient  et  il  se  sentait  comme  suffoqué.  Il 
eiU  le  temps  de  se  remettre  pendant  que  le  valet  de  cliani])re  courait  après 
Prosper  et  le  forçait,  pour  ainsi  dire,  à  remonter,  de  façon  que  Léonce 
put  l'aborder  avec  un  calme  parfait. 

—  Pardon,  mon  cher  Prosper,  lui  dit  Sterny,  si  je  vous  ai  fait  remon- 
ter ;  mais  j'ai  voulu  que  vous  sachiez  que,  si  on  vous  a  refusé  ma  porte, 
ce  n'est  pas  d'après  mes  ordres. 

—  Ah!  monsieur  le  marquis,  c'est  moi  qui  suis  facile  de  vous  avoir  dé- 
rangé. 

—  Vous  m'eussiez  dérangé,  Prosper,  que  je  vous  l'aurais  dit  sans  façon  ; 
mais  peul-étre  en  vous  voyant  refuser  ma  norte  vous  auriez  pu  croiie  que 
je  ne  voulais  pas  vous  recevoir,  et  c'est  ce  qui  n'est  pas. 

Puis  il  ajouta  en  riant  : 

—  Nous  ne  sommes  pas  si  impertincns  qu'on  veut  bien  le  dire,  que  nous 
le  paraissons,  grâces  à  messiciu-s  nos  domestiques...  Mais  asse}ez-vous 

,   donc,  Prosper. 

y  —  Merci,  monsieur  le  marquis  ;  c'est  un  peu  tua  faute,  je  n'ai  pas  beau- 
\  coup  insisté  ;  je  suis  avec  ma  femme  en  visite  de  noce,  elle  m'attend  en 
'voilure  avec  ma  belle-mère  et  Lise,  et  il  faut  cpic  j'aie  lini  à  temps.  Nous 

avons  rendez- vous  à  une  heure,  au  chemin  de  fer  de  St. -Germain,  où  nous 

faisons  une  partie. 

—  \Ii  !  (lit  Sterny,  ces  dames  sont  en  bas...  elles  auraient  été  bien  ai- 
raablos  de  me  faire  l'honneur  de  monter  chez  moi. 

—  Ah  !  monsieur  le  marfpiis,  fit  l'rosper. 

Cette  exclamation  voulait  diie  à  la  fois  :  elles  n'eussent  pas  osé,  parce 
que  vous  êtes  un  grand  seigneur,  et  ce  n'eût  pas  été  convenable,  parce 
que  vous  êtes  un  garçon  d'inie  réputation  hasardée. 

—  Allons  donc,  lui  dit  Sterny,  et  veuillez  leur  présenter  mes  respects. 
Mais,  au  fait,  dit-il,  j'allais  sortir...  j'irai  jusqu'à  leur  voiture.  Venez! 

Et  sans  attendre  la  n  ponse  de  Prosper,  il  prit  son  chapeau  et  descen- 
dit. Sa  voiture  était  sous  la  voûte,  et  à  son  aspect  le  cocher  cria  au  re- 
mise de  Prosper,  qui  barrait  la  porte  cochère,  de  se  ranger  et  lit  caraco- 
ler ses  chevaux.  Lue  tète  d'ange,  penchée  à  la  portière  de  la  remise,  re- 
gardait cette  belle  voiture,  lin  voyant  Sterny  qui  venait  de  son  côté  suivi 
de  I  rosper,  elle  se  retira  vivement.  C'étaH  Lise.  Léonce  s'avança ,  se  (it 
ouvrir  la  portière,  et,  monté  sur  le  marchepied,  il  salua  madame  Laloine, 
la  femme  de  Prosper  et  Lise  qui  occupaient  le  fond  de  la  voiture,  tanihs 
que  M.  Laloine  et  M.  Tirlot,  le  garçon  d'honneur,  occupaient  le  devant. 
La  présence  de  ce  jeune  homme  au  milieu  de  la  famille  de  Prosper  irrita 
Sterny  :  c'était  un  prétendu,  sans  doute.  Cependant  il  se  fit  aussi  calme 
que  possible  et  dit  à  madame  Laloine  : 

—  Je  n'ai  pas  voulu ,  madame,  perdre  l'occasion  de  vous  renouveler 
mes  rcmerrimeTis  pour  Prorper,  et,  si  je  n'avais  pas  craint  de  vous  paraî- 
tre importun,  j'aurais  été  moi  n  "me  vous  porter  ceux  de  mon  père. 

—  De  votre  père  ?  dit  M.  Laloine. 

—  Oui,  monsieur,  dit  Sterny,  c'est  lui  que  je  repré.sentais  au  mariage 
Prosper,  et  j'ai  dû  lui  rendre  compte  de  la  mission  dont  il  m'avait  char- 
Je  lui  (  idit,  monsieur,  à  quelle  alliance  honorable  son  filleul  l'rosper 


avait  été  admis,  et  il  m'a  répondu  en  me  priant  de  vous  olfrir  ses  rcmer- 
cimens. 

Il  n'y  avait  pas  un  mot  de  vrai  dans  tout  ce  |)etit  récit;  mais  il  fut  dé- 
bité avec  une  telle  bonne  grâce,  que  M.  et  Mme  Laloine  en  fuieiu  confus 
de  vanité.  Cependant  Léonce  avait  à  peine  osé  regarder  Lise,  et  il  n'eut 
pas  la  force  de  lui  parler  ;  il  n'avait  plus  rien  à  dire,  et  il  se  retira  en  di- 
sant : 

—  Je  sais  que  vous  avez  beaucoup  de  visites  à  liure,  je  vous  laisse. 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  nous,  dit  M.  Laloine,  c'est  Prosper  et  sa  femme,  et 
nous  l'avons  accompagné,  paii e  qu'il  eût  perdu  trop  de  temps s'd  lid  eût 
fallu  venir  nous  reprendre  rue  Saint-Denis. 

—  [A  vous  allez  ainsi  rester  pendant  deux  heures  en  voiture,  gênés 
comme  vous  l'êtes,  dit  Sterny,  frappé  d'une  idée  lumiiieuse.  Ah  !  Prosper 
n'est  pas  galant  pour  ces  dames.  En  vérité,  si  j'osais,  je  proposerais  à  M. 
et  Mme  Laloine  de  moiuer  chez  moi  :  il  viendrait  vous  y  reprendre,  c'est 
à  cinq  UKuntes  du  chemin  de  fer. 

M.  Laloine  et  sa  femme  refusèrent  d'abord,  mais  avec  un  embarras  qui 
semblait  montrer  qu'ils  eussent  voloiuiers  accepté  la  proposition  d'un  au- 
tre que  d'un  marquis  comme  Sterny.  Heureusement  que  Mme  Laloine 
avait  encore,  malgré  ses  quarante-quatre  ans,  sa  part  de  curiosité  fémi- 
nine, et  ce  fut  elle  qui  accepta  la  première.  M.  Laloine  descendit,  Mme 
Laloine  descendit;  mais  Lise  ni  M.  Tirlot  ne  bougèrent.  Ce  n'était  pas  là 
le  compte  de  Sterny. 

—  Et  mademoiselle  Lise? 

—  Oh  !  reprit  celle-ci  avec  un  petit  sourire  malicieax,  maintenant  nous 
sommes  à  notre  aise. 

—  Et  vous,  monsieur,  dit  Mme  Laloine  en  s'adressant  au  garçon  d'hon- 
neur. 

—  Moi?  répondit  celui-ci  d'un  airrefrogné,  on  ne  m'a  pas  invité, 

La  mauvaise  humeur  de  celui-ci  servit  Sterny  mieitx  que  toute  son 
adresse  n'eût  pu  le  faire.  Mme  Laloine  pensa  que.  lorsque  Prosper  et  sa 
femme  monteraient  faire  une  visite.  Lise  et  M.  Tirlot  se  trouveraient  seuls 
dans  la  voilure.  Certes,  elle  coiuiaissait  assez  sa  lille  et  le  garçon  d'hon- 
neur pour  être  sûre  qu'il  n'y  avait  pas  le  moindre  inconvénient;  mais  elle 
s'imagina  qu'il  avait  pu  penser  à  celte  circonstance,  et,  en  mère  prudente, 
elle  ne  voulut  pas  qu'il  eût  l'air  d'avoir  pris  cet  avantage  sans  sa  permis- 
sion, cl  elle  dit  à  Lise,  d'un  ton  dont  la  sécheresse  s'adressait  plutiit  à  M. 
Tirlot  qu'à  sa  lille  : 

—  Descendez,  Lise. 

Lise  obéit  avec  une  petite  moue  triste  en  apparence  et  un  ravissement 
dans  le  cœur  ;  car,  bien  plus  que  sa  mère,  elle  désu-ait  entrer  dans  la  mai- 
son de  ce  beau  marquis,  dans  la  redoutable  tanièie  du  lier  lion. 

Comme  ils  montaient,  M.  Laloine  se  rappela  tout  à  coup  la  voiture  de 
Sterny. 

—  Mais  vous  alliez  sortir,  monsiem'? 

—  Oh!  reprit  Léonce,  j'ai  le  temps...  J'allais  visiter  ime  maison  de 
campagne  aux  environs  de  Saint-Germain,  et  que  j'y  arrive  h  midi  ou  à 
deux  heures,  cela  m'est  foit  iiulillérent. 

^  Ah!  dit  M.  Laloine,  Prosper  nous  a  dit  que  vous  en  possédiez  une 
fort  belle  à  Seine-Port. 

—  Aussi  n'est-ce  pas  pour  moi.  C'est  pour  mon  oncle,  le  général  R..., 
qui  aime  beaucoup  la  campagne,  mais  qui,  ayant  affaire  tous  les  jours  au 
ministère  de  la  guerre,  désire  acheter  quelque  chose  à  Saint-Germain,  de 
manière  à  pouvoir  arriver  le  matin  et  partir  le  soir. 

M.  Laloine  n'en  demanda  pas  davantage  ;  mais  Lise  jeta  un  regard  à  la 
dérobée  sur  Léonce,  qui  mentait  assez  adroitement  pom'  tromper  un  père, 
trop  gauchement  pom-  ne  pas  être  deviné  par  une  jemie  fdle.  Une  petite 
circonstance  vint  presque  aussitôt  confirmer  Lise  dans  le  soupçon  qu'elle 
avait  éprouvé.  Léonce  avait  fait  entier  M.  et  Mme  Laloine,  ainsi  que  Lise, 
dans  son  salon,  et,  oubliant  qu'une  simple  portière  le  séparait  d'elle,  il 
avait  dit  tout  bas  à  son  valet  de  chambre,  avant  de  les  suivre  : 

—  Va  dans  un  cabinet  de  lecture,  et  tâche  de  me  procurer  toutes  les  Pe- 
tites-Ailiches  que  tu  trouveras. 

Lise  l'entendit,  et  lorsque  Sterny  rentra,  elle  le  regarda  d'un  air  si  mo- 
queur, qu'il  vit  qu'U  avait  été  deviné.  Mais  il  n'y  avait  pas  de  colère  dans 
ce  regard,  et  c'était  presque  une  approbation  de  sa  ruse. 

Lise  était  entrée  avec  une  curiosité  d'enlant  dans  l'appartement  de 
Sterny  ;  mais,  dès  qu'elle  y  fui,  ce  sentiment  devint  plus  sérieux  et  pres- 
que timide  ;  il  lui  sembla  éue  dans  un  endroit  dangereux.  Sous  ces  tentu- 
res magnifiques,  parmi  ces  trophées  d'armes  damasquinées,  près  de  ces 
étagèrc^s  couvertes- d'objets  d'or  et  d'un  goût  exquis  ;  dans  cette  demeure 
où  il  n'y  avait  rien  qui  fût  à  l'usage  d'une  femme,  elle  se  sentit  mal  à  l'aise 
comme  si  elle  eût  été  seule  dans  un  cercle  d'hommes  ;  il  lui  sembla  qu'on 
y  respirait  un  air  moins  cliastc  que  celui  de  sa  blanche  chambre,  que  celui 
qui  venait  à  travers  les  Meurs  de  sa  lenétre. 

Quant  à  M.  et  Mme  Laloine,  ils  étaient  tout  curiosité  pour  les  belles 
choses  étalées  autour  d'eitx.  Mme  Laloine  surtout  examinait  les  étagères 
avec  une  foule  d'étonnemens,  mais  elle  n'osaii  toucher  à  aucun  des  cliar- 
mans  objets  qui  les  ornaient,  et  à  chaque  instant  elle  appelait  Lise  peur 
les  admirer  avec  elle.  Lise  obéissait,  mais  elle  regardait  a  peine  ;  un  sin- 
gulier sentiment  d'ellroi  s'était  emparé  d'elle,  et  elle  répondait  seulement 
d'une  voix  altérée  : 

—  Oui,  oui,  cela  est  U-ès  beau. 

Au  moment  où  Mme  Laloine  montrait  à  Lise,  non  comme  un  objet  pré- 


LE  MAGASIN  tUTERAIRi;. 


11 


deux,  mais  au  moins  comme  singuJaiité,  une  petite  pantoufle  pîacûe  parmi 
tous  ces  objets  d'art  et  tle  bronze,  Lise  fronça  le  sourcil  et  répondit  d'une 
voix  plus  altérée  encore  ; 

—  Oui,  c'est  très  joli... 

Mme  Laloine  s'en  aperçut  et  lui  dit  d'un  ton  alarmé  : 

—  Est-ce  que  tu  soutires  ? 

—  Un  peu,  dit  Lise  en  appuyant  la  main  sur  son  cœur. 

—  Ah  !  s'écria  Sterny...  on  étouH'e  ici... 

—  Un  verre  d'eau  sucrée  et  un  peu  de  fleur  d'oranger,  s'il  vous  plaît, 
dit  Mme  Laloine  avec  inquiétude...  l'ardon,  monsieur  le  marquis. 

Léonce  ne  soinia  point,  il  ouvrit  une  porte,  entra  lui-même  dans  sa 
cliambie,  prit  sur  sa  commode  un  petit  plateau  où  se  trouvait  ce  qu'on 
appelle  un  verre  d'eau  sucrée,  et  l'apporta  lui-même  dans  le  salon. 

—  Oli  !  pardon...  pardon,  lui  dit  Mme  Laloine,  cette  enfant  est  un  vé- 
ritable embarras. 

Mme  Laloine  arrangea  le  verre  d'eau  et  Lise  le  prit;  sa  main  tremblait. 
Elle  le  but;  mais  avant  de  le  poser  sur  la  table,  elle  regarda  deux  lettres 
inci'ustées  dans  ce  verre  à  la  façon  des  verres  de  Bohême  ;  ces  lettres  se 
retrouvaient  sur  toutes  les  pièces  de  cristal  de  ce  plateau.  C'étaient  ini  A 
et  un  C.  Il  n'appartenait  donc  pas  à  Léonce.  Il  vit  cette  attention,  et  pre- 
nant le  veri'e  des  mains  de  I  ise,  il  lui  dit  d'un  air  triste  et  avec  un  accent 
dont  l'émotion  la  fit  tressaillir  : 

—  C'est  le  chiffre  de  ma  mère,  mademoiselle. 

Elle  leva  les  yeux  sur  lui  ;  il  était  attendri  sans  doute  par  ce  souvenir , 
car  il  posa  le  verre  sur  le  plateau  et  se  dit  tout  bas. 

—  C'est  étrange. 

—  Quoi  donc?  lui  dit  Mme  Laloine. 

—  Tenez,  lui  dit-il,  pardonnez-moi  celte  émotion.  Il  y  a  quatre  ans, 
ant  à  Nuremberg ,  je  lis  faire  ce  verre  pour  ma  mère  ;  j'arrivai  en  France 

cœur  joyeux ,  car  je  savais  que  cette  bien  pauvre  attention  lui  ferait 
!  aisir.  Elle  était  morte  la  veille  de  mon  arrivée ,  frappée  comme  par  la 
i  udre.  Je  gardai  ce  verre  comme  un  souvenir  d'elle...  Personne  ne  s 
élait  servi  jusqu'à  ce  jour.  Je  ne  puis  vous  dire,  mais  cela  m'a  rappelé 'en 
si  tris  te  moment  !  un 

Mme  Laloine  se  taisait;  mais  Lise  regardait  Sterny  avec  un  doux  saisis- 
sement de  joie. 

—  Madame  votre  mère  est  morte  bien  jeune,  lui  dit  Mme  Laloine. 

—  Trop  jeune  pour  moi,  madame;  elle  était  si  noble,  si  bonne,  si  belle. 
Je  veux  \  ous  montrer  son  portrait  ;  il  est  là  dans  ma  chambre.  Venez , 
madame,  venez  ;  vous  aussi ,  mademoiselle,  je  vous  en  prie.  Je  veirx  que 
vous  connaissiez  ma  mère. 

Ils  entrèrent  dans  cette  chambre  et  regardèrent  ce  portrait.  C'était  un 
chef-d'œuvro  de  peinture,  représentant  un  chef-d'œuvre  de  beauté. 

—  N'est-ce  pas,  dit  Sterny,  qu'elle  était  belle  ? 

—  Ah  1  oui,  dit  Lise  avec  un  doux  accent  et  les  mains  jointes  devant  ce 
portrait,  comme  si  elle  eût  été  en  face  de  la  Vierge. 

—  Voici  le  portrait  de  mon  père,  dit  Sterny  à  M.  Laloine. 

Le  mari  et  la  femme  s'en  approchèrent  pour  le  regarder  ;  mais  Lise  resta 
devant  celui  de  Mme  Sterny;  ce  portrait  était  animé  d'un  sourii-o  doux  et 
bienveillant,  et  un  profond  soupir  s'échappa  de  la  poitrine  do  Lise.  Il  lui 
sembla  qu'une  femme  d'un  si  céleste  visage  avait  dû  donnera  son  lils  quel- 
que chose  de  l'anie  charmante  et  chaste  qui  respirait  dans  ses  traits.  Ils 
quittèrent  cotte  chambre,  et  Lise  revint  au  salon  le  cœur  soulagé  et  pres- 
que heureuse. 

L'inspection  recommença,  et  Lise  retrouva  la  pantoufle  :  la  iianloufle 
l'intriguaii;  mais  il  était  difficile  de  s'enquérir  de  son  origine,  r.epoudant 
l'occasion  vint  d'elle-même.  Arrivé  à  une  certaine  table,  Sterny  eut  à  ex- 
pliquer la  valaur  des  objets  qui  s'y  trouvaient  :  cette  clé  avait  été  faite  par 
Louis  XVI,  cette  cassolette  avait  appartu  à  la  reine  Anne  d'Autriche,  ce 
livre  de  mcsso  à  Mme  de  Maintcnou. 

—  Et  cette  panloulle? 

—  Cette  panloulle  est  à  moi ,  dit  Sterny  en  riant. 

—  Comment  à  vous?  dit  Mme  Laloine. 

—  Ah  !  reprit  Sterny,  c'est  une  des  folies  de  ma  jeunesse. 

—  Ah  !  dit  Mme  Laloine  d'un  ton  grave ,  comme  si  elle  eût  craint  que 
cette  folie  ne  fiit  d'une  nature  équivoque. 

Mais  Lise  n'éprouva  pas  cette  crainte  :  quoique  chose  l'assm'ait  que  si 
c'eût  été  un  souvenir  pou  séant,  Léonce  ne  lui  eût  pas  répoiulu  avec  cet 
air  de  franchise  joyeuse. 

—  C'est  peut  être  la  pantoufle  de  Cendrillon  ?  dit  Lise  en  riant. 

—  Ah  !  c'est  bien  extraordinaire .  dit  Sterny,  cllé'a  fait  tourner  la  tète 
il  un  vrai  prince,  et  c'était  moi  qui  la  portais. 

—  Conunont  cela?  dit  M.  Laloine. 
-  Ah!  c'est  assez  diffirile  à  dire;  mais  il  y  a  une  dixaina  d'années. 


jav 
M 


ivais  une  petite  ligure  de  femme  et  je  ressemblais  beaucoup  à  ma  sœur; 

.  d'AutenesIa  rochorchait  alors  en  mariage,  et  se  montrait  très  jaloux 
de  sa  gailé.  Mon  boau-IVère,  car  il  l'est  devenu,  est  bien  certaliieinonl  un 
lionnno  d'honneur,  mais  un  rien  olfensait  sa  sévérité  et  sa  manie  de  l'éti- 
quoiie,  ol  une  fois  il  avait  gravement  fait  observer  à  ma  nu'-re  (|no  ma 
sœur  était  en  pantoufles  un  jour  oii  se  Iriuivaient,  dans  le  salon,  deux  ou 
trois  jonnes  gens.  Les  pantoutles  avaient  frappé  M.  d'.\uterres  comme  luie 
inconvenance. 

Lu  soir  do  carnaval  qu'il  nous  avait  qniltés  en  nous  disant  (pi'il  allait  au 
bal  do  l'Opéra .  je  ne  sais  quelle  folle  idée  me  prit  de  le  tourmenter  ;  je 


m'habillai  en  femme,  et,  en  souvenir  de  son  amour  de  l'étiquette ,  je  mis , 
au  lieu  de  souliers ,  les  pantoufles  de  ma  sœur. 

—  Vous  avez  mis  ces  pantoutles?  lui  dit  Lise  d'un  air  incrédule  et  ou- 
bliant à  qui  elle  parlait. 

—  Mais  je  pouvais  les  mettre  dans  ce  temps-là ,  mademoiselle ,  dit  Ster- 
ny en  souriant. 

Malgré  elle ,  Lise  avait  jeté  des  regards  sur  les  pieds  de  Léonce  ,  et  ces 
pieds  étaient  charmans. 

—  Que  vous  dirai-je?  reprit  celui-ci  presque  aussi  embarrassé  qu'elle, 
j'arrive  à  l'Opéra,  et  m'étant  fait  poursuivre  par  quelques  amis,  je  me 
précipite  tout  à  coup  au  bras  de  M.  d'Auterrcs  en  lui  disant  : 

-—  l'rotégez  mon  honneur  !... 

D'Auterrcs  se  retourne ,  et  alors  je  lui  avoue  d'une  voix  tremblante  que 
je  suis  une  jonne  fille  qui,  poussue  pai-  un  curiosité  invincil)le ,  s'était 
échappée  de  Ihôtel  de  sa  mère  pour  voir  le  bal  de  l'Opéra  ,  que  j'étais 
tremblante,  égarée,  perdue.  En  disant  cela,  j'avais  entraîné  M.  d'Auterrcs 
dans  un  coin  isolé;  je  m'étais  laissé  tomber  sm-  un  siège,  et  tandis  qu'il 
me  moralisait  en  me  demandant  qui  j'étais  et  en  me  jurant  de  me  proté- 
ger, j'avance  le  pied  ;  il  ne  voit  rien  ;  je  me  démène  si  bien  que  quelqu.'un 
me  heurte  et  que  je  m'écrie  : 

—  Ah  !  on  vient  de  m'écraserle  pied. 

Je  l'avance  de  nouveau;  il  n'y  avait  pas  moyen  de  ne  pas  regarder. 
M.  d'Auterres  voit  la  pantoufle;  il  devient  pâle  comme  un  mort  et  se  tourne 
vers  moi  en  s'écriant  : 

—  C'est  impossible  ! 

Alors  je  feins  d'éclater  en  sanglots,  et  je  lui  dis  : 

—  Hélas  !  oui,  c'est  moi  !  reconduisez-moi  chez  ma  mère  ! 

11  était  si  stupéfait,  que  ce  fut  moi  qui  le  fis  sortir  de  la  salle  plutôt  qu'il 
ne  me  conduisit  ;  nous  montâmes  dans  sa  voiture,  et  alors  il  sembla  re- 
prendre ses  sens ,  pour  s'écrier  de  nouveau  :  C'est  impossible  !  A  ce  mo- 
ment, certain  que  la  lumière  des  lanternes  éclairait  assez  mon  visage  pour 
qu  il  pût  apercevoir  mes  traits ,  sans  pouvoir  cependant  les  reconnaître , 
j'ariacfie  mon  masque,  et  il  s'écrie  : 

—  C'est  vous...  oui,  c'est  vous,  mademoiselle. 

Un  second  regard  pouvait  cependant  me  trahir  :  je  cachai  ma  confusion 
et  mes  larmes  dans  uion  mouchùh-,  et  nous  arrivâmes  ainsi  à  l'hùtcl.  Ma 
mère  iece\ ait,  et  il  y  avait  encore  du  monde.  M.  d'Auterres  la  fait  appeler 
mystérieusement  dans  sa  chambre,  où  je  m'étais  jeté  sans  rien  dire  sur  un 
divan,  la  tête  sur  un  coussin  pour  me  cacher.  Ce  fut  alors  que  M.  d'Auter- 
res, d'un  air  profondément  lugubre  et  solennel,  chercha  à  expliquer  à  ma 
mère  les  terribles  nouvelles  (|uil  avait  à  lui  apprendre. 

—  Ce  secret,  s'écria-t-il  d'abord,  mourra  dans  mou  sein;  mais  vous 
comprenez  que  mes  projets,  mes  espérances,  sont  à  jamais  auéauiis. 

—  Mais  que  voulez-vous  dire  ? 

—  Hélas  !  reprit-il  en  me  montrant,  la  voilà...  c'est  une  imprudence, 
une  grande  imprudence  ;  mais  vos  conseils,  l'exemple  de  votre  vertu... 

—  En  ellet,  dit  ma  mère,  (fic\  est  ce  domino? 

—  Ah  !  madame,  ilit  M.  d'Auterres,  ne  l'accablez  pas  de  votre  colère. 
Je  n'ose  vous  dire. 

—  Mais  qui  otes-vous  donc  ?  me  dit  la  marquise. 

—  C'est  moi,  ma  mère,  lui  dis  je  en  grossissant  ma  voix. 

—  Toi,  Léonce,  dit  ma  mère  en  riant.  Ah  !  reprit-elle,  je  ne  suis  pas  si 
sévèie  que  d'eu  vouloii-  à  mou  fils  d'avoir  été  au  bal  de  l'Opéra. 

—  Léonce  !  s'écria  M.  d'Auterres,  votre  fils  !...  liais  mademoiselle  votre 
fille? 

—  Elle  est  au  salon. 

M.  d'Auterres  éprouva  un  moment  d'hésitation  qui  lui  fit  garder  le  si- 
lence. 11  eut  envie  de  se  fâcher,  et  te  premier  regard  qu'il  jota  sur  moi  fut 
terrible;  mais  j'avais  un  air  si  modeste  et  ma  inere  un  air  si  ébahi,  qu'il 
prit  le  parti  de  rire  ol  de  raconter  la  m_\  stification  à  uia  mère. 

Elle  fut  sur  le  point  de  se  fâcher  de  ce  que  M.  d'Auterres  avait  pu  croire 
ma  sœur  capihx'  do  cette  inconséquence;  mais  le  iwuvre  préieadu  répé- 
tait toujour:^  : 

—  Ce  sont  les  pantoufles...  cette  pantoufle,  disait -il,  si  petite... 

—  Mais,  ma  lille,  monsieur... 

—  Qui  diable  eût  pu  penser,  reprenait-il,  qu'un  homme  eût  pu  rhauss,-r 
CCS  maudites  paniouiles? 

Je  pris  un  air  tragique  et  je  lui  dis  gravement  : 

—  Eh  bien!  monsieur,  la  voici,  celte  pantoufle,  pn'uez-la.  et  si  j.ini.»i> 
il  vous  venait  un  soupçon  sur  ma  sœur,  qu'elle  vous  rappelle  vos  iujU--tos 
déliaucos. 

Je  l'accepte,  dit  M.  d'Auterrcs. 

—  Et  moi  je  prends  l'aulie,  lui  ilis-je.  Je  vous  la  rendrai  le  jour  où  ma 
sœur  me  la  demamlora.  '. 

Voil.'i  dix  ans  qu'ik  sont  mariés,  et  M.  d'Auterres  n'a  pas  encore  osé 
raconter  à  sa  femine  ce  dont  il  a  osé  la  soupçouuer;  aussi  l'ai  je  gardir. 
Voilà  l'hisioire  de  cette  panloulle. 

Cependant  le  temps  se  p;vss;ii( ,  cl  Lise,  tout  h  fait  remise,  furetait  par- 
tout comme  un  enfant  curieux.  A  ce  moment,  un  domestique  entra  et  dé- 
posa un  énorme  paquet  de  l'etites  Afhches  sur  la  table. 

—  \oilà  ce  (|u'a  ilomande  monsieur  le  uurquis. 

—  Bien,  fil  celui-ci  en  les  jeianl  dans  l'oucoignurc  d'un  meuble  et  en  re- 
venant à  M.  et  Mme  Laloine  pour  les  o'nnccher  de  voir  ce  que  ce  pouvait 
«Miv,  et  il  leur  dit  on  même  temps  : 


12 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


—  Est-cp  que  vous  clos  curieux  de  ces  petites  choses?  j'en  ai  une  col- 
lection dans  ce  cabinet;  veuillez  y  passer. 

Il  entra  avec  AI.  et  Mme  Laloiue  ;  mais  Lise  ne  les  suivit  pas. 

Léonce  était  sur  les  épines;  heureusement,  M.  Laloinc  avant  aperçu 
(Iiielques  objets  soigneusement  placés  sous  un  verre ,  demanda  ce  (juc 
c'était. 

—  Oh  !  ceci  est  très  précieiLX,  dit  Léonce ,  ceci  a  appartenu  h  l'empe- 
reur. 

A  ce  nom,  AI.  Laloine  se  redressa. 

—  A  l'empereur  !  répéta  t-il.  Ah  !  vous  êtes  bien  heureux  ! 

—  Cette  talj;i!ière  lui  a  apparienii  et  il  s'en  est  servi. 

—  Permettez  que  Je  la  voie,  dit  M.  Laloine  d'un  ton  presque  ému. 
Léonce  la  tira  de  dessous  le  globe,  et  une  idée  heureuse  lui  vint  tout  à 

coup. 

—  Vous  avez  été  militaire  ?  monsieur  Laloine. 

—  Oui,  monsieur,  reprit  Laloine  avec  un  gros  soupir,  de  1808  h  18Ui. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  un  pareil  objet,  (jiii  n'est  pas  une  curiosité  pour 
moi,  vous  serait  peut-être  bien  précieux;  i)ermettezquejc  vous  ollre  celte 
tabatière. 

—  Ah  !  monsieur,  jamais...  je  ne  voudrais  pas. 

—  Je  vous  en  supplie. 

Cela  dura  cinq  minutes,  mais  M.  Laloine  accepta. 

—  lise  !  Lise  !  s'écria-til  en  allant  vers  le  saloiu  viens  donc  voir  ce  que 
m'a  donné  AI.  de  Sterny! 

Lise  entra  ;  elle  était  agitée  et  tremblante  comme  si  elle  eût  fait  une 
mauvaise  action.  Sterny  profita  de  ce  moment  pour  sortir.  Le  paquet  de 
PetitesAIBches  était  dispersé,  et  l'un  des  cahiers  était  resté  ouvert  sur  un 
fauteuil...  H  le  prit  et  le  regarda.  A  la  dixième  ligue  de  la  page,  il  y  avait  : 
"  .Maison  de  campagne  à  vendre  à  Saint-Ceruiai:!...  »  11  resta  comme 
frappé  de  bonlieur,  et,  comme  il  entendait  revenir  M.  et  Mme  Laloine,  il 
prit  le  cahier  et  le  cacha  sous  son  liabit. 

Quand  lise  reparut,  elle  était  triomphante;  elle  jeta  sur  Sterny  un  re- 
gard si  gai,  qu'il  ne  sut  que  penser. 

Etait  ce  un  hasard,  une  curiosité  d'enfant  qui  avait  poussé  Lise  à  lire 
ces  Petites  A  niches?  Eiait-ce  pour  se  mettre  d'intelligence  avec  lui  qu'elle 
avait  fait  cela?  ou  plutôt  n'était-ce  pas  une  leçon  qu'elle  avait  voulu  lui 
donner?...  11  retomba  dans  une  cruelle  incertitude. 

Cependant  il  voulut  profiter  de  son  avantage,  et  s'avançant  vers  Mme  La- 
loine, il  lui  dit  d'un  air  gracieux: 

—  Mais  vous ,  madame ,  ne  pourrais-je  pas  vous  prier  d'emporter  un 
peth  souvenir  de  votre  bonne  visite  ? 

Mme  I  aloine  hésita;  mais  ce  que  Sterny  lui  oITrait  était  si  peu  de  chose, 
qu'elle  aurait  eu  mauvaise  grâce  à  le  lui  refuser. 

—  Et ,  répéta-t-il  d'un  air  dégagé ,  mademoiselle  Lise  voudra  bien 
aussi... 

Lise  l'interrompit  vivement. 

—  Oh!  merci,  monsieur;  je  ne  veux  rien...  moi. 

Ce  moi  avait  quelque  chose  de  significatit  qui  semblait  dire  qu'elle  ne 
voulait  rien  accepter  au  titre  auquel  on  voulait  le  lui  olirir. 

—  Oh  !  dit  M.  Laloine,  c'est  trop  de  bonté  ;  nous  avons  l'air  de  vouloir 
vous  dépouiller. 

—  Alerci  pour  ma  fdie,  dit  Aime  Laloine  ;  ce  serait  abuser. 

—  D'ailleurs,  dit  I  ise  d'un  ton  dégagé,  toutes  ces  choses  sont  si  bien  à 
leur  place  qu'il  faut  les  y  laisser. 

—  Il  y  en  a,  dit  Sterny  en  la  regardant  avec  intention  et  en  lui  mon- 
trant les  Petites-Affiches  ,  qui  prennent  un  prix  inestimable  à  être  dépla- 
cées. 

—  Oui,  dit  Lise  avec  un  effort  de  gaîté  ;  mais  c'est  comme  la  pantoulle, 
on  croit  y  voir  ce  qui  n'y  est  pas. 

La  (igure  de  Sterny  laissa  échapper  un  mouvement  de  dépit  ;  il  se  tut, 
et  tirant  de  son  sein  les  Pelites-AHidies,  il  les  froissa  dans  ses  mains  et  les 
jeta  loin  de  lui.  M.  et  Aime  I  aloine,  occupés  à  regarder  la  tabatière  im- 
périale, ne  virent  poiiU  ce  mouvement  ;  mais  Lise  l'aperçut  et  en  fut  heu- 
reuse; mais  sa  gaîté  s'envola  et  elle  suivit  attentivement  les  mouvemens  de 
Sterny.  I  éonre,  redevenu  maître  de  lui ,  se  montra  aussi  empressé  ,  aussi 
bienveillant  qu'avant  cet  incident  avec  AI.  et  Aime  I  aloine,  mais  avec  une 
nuance  imperceptible  de  grand  seigneur  qui  s'étudie  à  une  evquise  po- 
litesse. I  ise  le  regardait,  l'écoutait,  il  lui  plaisait  ainsi;  il  était  si  élégant, 
si  gracieux  ;  de  cette  façon ,  il  ne  lui  faisait  plus  peur  ;  elle  le  trouvait 
naturel. 

Enfin ,  AL  Laloine  parut  attendre  l'heure  avec  impatience  et  dit  à 
Sterny  : 

—  iNous  vous  avons  dérangé  :  l'heure  se  passe  et  vous  arriverez  trop 
tard  à  Saint-licrmain. 

—  .le  n'irai  pas  sans  doute  aujourd'hui,  dit  Sterny. 

—  C'est  nous  qui  en  sommes  cause. 

—  Non,  madame,  non,  dit  I  éonce  ;  d'ailleurs,  j'ai  oublié  que  je  devais 
aller  t  ouver  quelqu'un  à  Saint-Germain  pour  me  donner  l'adresse  de  cette 
maison,  et  on  se  sera  ennuyé  de  m'aitendrc  :  j'iiais  iiuitiicmcnt. 

—  Oh  !  dit  I  ise  en  lu  siiant ,  je  cro)  ais  qu  on  trouvait  toutes  les  adresses 
des  maisons  à  louer  dans  les  Petlics-Alliches. 

Sterny  la  regarda  ;  celle-ci  baissa  les  yeux.  Il  y  avait  dans  son  ame 
011,"'""°  chose  aui  l'emportait  malgré  sa  volontC-,  et  quelque  chose,  qui 


la  faisait  rougir  presque  aussitôt.  Mais  Sterny  l'avait  comprise ,  et  il  s'é- 
cria : 

—  Mais  c'est  vrai;  j'ai  là  précisément  le  numéro  où  se  trouve  cette 
adresse. 

11  le  reprit  et  on  parla  maison  de  campagne. 

Cependant  l'rosper  n'arrivait  pas.  AL  et  ^Ime  Laloine.  impatientés,  ou- 
vrirent une  fenéire,  comme  si  eu  le  regardant  arriver  de  loin  cela  dût  le 
faire  venir  plus  tôt.  Ce  fut  en  ce  moment  que  Sterny  s'approcha  de  Lise 
et  lui  dit  tout  bas. 

—  Vous  avez  été  bien  cruelle  de  refuser  un  petit  souvenir. 
Elle  se  tut  et  parut  très  émue. 

—  Alaintenant  que  vous  m'avez  pardonné ,  reprit-il,  acceptez  quelque 
chose. 

Elle  n'eut  pas  le  temps  de  refuser,  car  son  père  se  mit  à  crier  : 

—  Voici  I  rosper  ! 

Il  n'y  avait  plus  à  espérer...  mais  au  moment  où  M.  Laloine  prenait  son 
chapeau.  Lise  cria  : 

—  Bon,  j'ai  perdu  l'épingle  qui  attachait  mon  châle. 

Sterny  courut  à  sa  chambre,  arracha  une  pelotte  pendue  à  la  cheminée, 
et  revint  ;  mais  déjà  le  ch'ile  était  épingle. 

—  Pardon,  dit  Mme  Laloine,  je  viens  d'en  donner  une  à  cette  petite 
étom'die. 

Sterny  jeta  la  pelotte  sur  la  table  avec  chagrin.  Alais  Lise  s'en  appro- 
cha doucement  et  sans  regarder,  elle  chercha  la  pelotte  de  la  main,  y  prit 
une  épingle  et  Pattacha  à  son  ch'ile.  Sterny  la  vit,  il  se  serait  rais  à  ge- 
noux de\ant  elle  s'il  avait  osé.  Il  était  si  heureux  qu'il  n'eut  plus  peur  et 
dit  alors  : 

—  Alais  au  fait,  j'y  pense,  si  au  lieu  d'aller  à  Saint-Germain  dans  ma 
voiture,  j'y  allais  en  chemin  de  fer,  je  rattraperais  le  temps  perdu. 

—  C'est  vrai ,  dit  Al.  Laloine. 

—  Eh  bien!  je  vous  demande  la  permission  de  vous  conduire  jusqu'au 
chemin  de  fer.  l'rosper  nous  suivra  et  nous  partirons  tous  ensemble. 

La  proposition  fut  acceptée,  et  AI.  et  Aime  Laloine  montèrent  avec  Lise 
et  Sterny  dans  la  calèche  qui  attendait,  tandis  que  le  remise  de  Prospcr 
suivait  à  grand'peine  le  fringant  équipage  du  lion.  Jamais  Sterny  n'avait 
été  si  heureux  de  sa  vie. 

VIL 

L'arrivée  au  chemin  de  fer  fut  moins  gracieuse  que  Sterny  ne  se  l'ima- 
ginail.  Quand  les  amis  et  surtout  les  amies  de  la  famille  Laloine  virent 
entrer  dans  la  grande  salle  d'attente  le  beau  Léonce  avec  les  marchands  , 
on  chuchotta  et  l'on  se  dit  tout  bas  : 

—  Ah  ça!  est-ce  qu'on  nous  amène  ce  grand  monsieur?  —  Les  Laloine 
sont  fous.  —  11  n'est  pas  invité  ,  nous  ne  le  connaissons  pas. 

Sterny  devina  au  premier  coup  d'oeil  la  réprobation  qui  le  frappait ,  et 
Lise  s'en  aperçut  aussi.  Elle  en  devint  triste ,  car  ce  fut  pour  elle  un  aver- 
tissement de  la  dislance  qui  la  séparait  du  beau  Léonce.  A  ce  moment 
elle  lui  eût  presque  demandé  pardon  de  lui  avoir  attiré  cet  accueil  déso- 
bligeant. Alais  Sterny  n'était  pas  homme  ni  à  s'en  laisser  intimider  ni  à 
.s'en  fâcher.  11  salua  le  monsieur  à  la  question  des  sucres  d'un  air  charmé 
de  le  rencontrer,  et  sans  humeur,  sans  alfectation,  il  lui  raconta  quH  allait 
à  St-Gcrmain,  voir  une  maison  de  campagne.  Du  moment  qu'on  sut  qu'il 
n'était  pas  de  la  partie,  on  ne  fit  plus  attention  à  lui  ;  mais  ce  n'était  pas  le 
compte  de  sterny  ,  il  voulait  être  de  la  partie  et  se  dit  que  le  sucrier  l'in- 
viierait  d'nne  façon  ou  d'une  autre. 

Lii  dessus  il  revint  par  un  détour  assez  bien  ménagé  et  entama  ,  avec 
une  attention  extrême  ,  une  discussion  d'économie  politique  du  premier 
ordre.  L'heure  du  départ  arriva.  Sierny  descendit  la  rampe  du  débarcadè- 
re, toujours  discutant  et  argumentant  contre  M.  Guraullot  (c'élait  le  nom 
du  sucrier),  et  la  discussion  tenant ,  il  mttnta  ;»  côté  de  lui  dans  un  wagon 
sans  qtie  celui-ci  s'imaginât  q  e  le  marquis  avait  d'autre  intention  que  d'é- 
couter ses  savantes  dissertations. 

Cependant  Al.  Guraullot  ne  tarissait  pas,  et  comme  le  voyage  est  rapide , 
Sierny  ,  qui  avait  besoin  de  changer  le  sujet  de  l'entretien,  commençait  à 
s'impatienter,  lorsque  tout  à  coup  il  tira  sa  montre  en  s'écriant  : 

—  Bon ,  je  manquerai  mon  rendez-vous. 

—  Hein  !  fit  le  sucrier  si  brusquement  interrompii. 

—  Pardon,  dit  ."^teruy,  j'avais  donné  rendez-vous  à  un  architecte  pour 
visiter  cette  maison  avec  moi ,  et  il  ne  m'aura  pas  attendu. 

Sierny  proliiait,  en  habile  faiseur  de  contes,  des  personnages  imaginaires 
qu'il  avait  déjà  inventés  pour  AI.  Laloine. 

—  C'est  donc  une  acquisition  bien  importante  que  vous  a'iez  faire  ? 

—  Je  ne  sais  ce  que  c'est ,  dit  Sterny ,  les  renseignemens  qu'on  prend 
dans  les  Pciiics-/lfjii  lirs  sont  si  vagues  ;  maison  de  campagne  à  vendre, 
dit-il ,  cela  varie  de  10,000  francs  à  100,000,  de  façon  que  je  vais  un  peu 
,à  l'aventure. 

—  Pardon,  lui  dit  AI.  Guraudot,  je  connais  un  peu  Saint-Germain  :  où 
est  la  maison  que  vous  allez  voir  ? 

—  Voyez,  lui  dit  Sterny  eu  lui  montrant  les  Prtltcs-/1 /fiches. 

—  Mais  c'est  une  charmante  maison ,  je  la  connais ,  e!le  ouvre  sur  la 
foret  ;  c'est  très  considérable ,  et  l'on  (ht  que  l'intérieur  est  fort  beau. 

—  Ah  !  tant  mieux! 

—  Vous  ne  la  connaissez  donc  pas  ? 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


13 


—  Je  n'y  siiis  jamais  entré.  Ce  que  je  vomirais  surtout  savoir  ,  c'est  si 
la  maison  est  d'une  construction  solide  ,  et  j'avoue  que  je  n'y  entends 
rien. 

I      —  Ce  n'est  pas  une  chose  si  diilicile  que  vous  pouvez  le  croire. 

;       —  Pour  une  personne  comme  vous,  monsieur,  qui  me  paraissez  avoir 

i   les  connaissances  pratiques  en  touics  clioscs  ;  mais  moi  ! 

—  11  est  vrai  qu'au  Ijcsoin  je  ne  me  laisserais  pas  tromper,  reprit  M.  Gu- 
raullot  dun  airsuperlie. 

—  Vous  éies  bien  heureux  ;  mais  quand  on  est  ignorant  et  qu'on  a  la 
maladresse  de  ne  pas  se  faire  accompagner  par  un  homme  de  l'art ,  on  a 
tort ,  quoique  à  vrai  dire ,  monsieur  ,  je  ne  me  fie  guère  à  la  bonne  foi  des 
architectes. 

—  Je  le  crois  bien ,  monsieur. 

—  Et  que  je  préféiasse  prendre  les  avis  d'im  connaisseur  désintéressé  , 
comme  vous,  par  exemple. 

—  Ah  !  monsieur... 

11  estinuiile  de  pousser  plus  loin  ce  dialogue  :  on  n'était  pas  arrivé  h 
Saint-Germain  qu'on  était  convenu  que  M.  Guraullot  accompagnerait 
Sterny  dans  îa  maison.  Le  sucrier  annonça  celle  importante  nouvelle  à  sa 
femme  et  à  ses  lilles,  et  il  fut  convenu  qu'il  rejoindrait  la  société  dans  la 
foret.  Sterny  avait  espéré  qu'on  lui  demanderait  ce  qu  il  coaiplait  faire  en 
sortant  de  la  maison  ,  et  qu'il  aurait  occasion  de  répoudre  qu  il  avait  toute 
sa  journée  libre:  mais  Mme  Laloine  lui  lit  des  adieux  très  formels  et  des 
remercimens  empressés ,  et  il  n'y  eut  pas  l'ombre  d'invitation. 

A  ce  moment ,  Sterny  fut  si  désappointé  ,  qu'il  se  prit  de  colère  contre 
lui-même,  et  fut  sur  le  point  d'abandonner  le  sot  rôle  qu'il  jouait;  mais  il 
regarda  Lise.  Lise  regardait  sa  mère  connue  si  elle  eiit  pu  lui  inspirer , 
par  la  puissance  des  yeux  ,  la  pensée  qui  la  dominait.  Sterny  crut  la  de- 
viner, il  se  résolut  à  tenter  la  fortune  jusqu'au  bout.  Mais  rien  ne  lui 
réussit  de  ce  qu'il  avait  tenté,  et  il  se  sépara  de  la  compagnie,  monta  à  pied 
les  rudes  escaliers  ,  gagna  ladite  maison  qui  était  vendue  de  la  veille  ,  et 
se  sépara  de  M.  Guraullot,  qui  crut  pouvoir  atteindre  la  société  et  prit 
une  allée  de  la  forêt  qui  menait  aux  Loges.  Quant  à  Sterny  ,  triste,  désolé 
et  dépité  surtout,  il  revint  du  côté  de  la  terrasse,  et  au  moment  où  il  sor- 
tait de  la  forêt  par  la  porte  qiù  ouvre  de  ce  côté,  il  se  trouva  au  milieu  de 
la  compagnie  riant ,  se  disputant  et  se  faisant  harnacher  ânes  et  chevaux 
pom'  courir  h  travers  bois. 

—  Déjà  de  retour,  monsieur  !  lui  dit  M.  Laloine. 

—  Et  mon  mari ,  monsieur ,  qu'avez-vous  fait  de  mon  mari  ?  s'écria 
Mme  Guraullot. 

—  Mon  Dieu,  madame ,  lui  dit  il .  nous  avons  trouvé  la  maison  vendue, 
et  alors  il  a  pris  le  plus  court  chemin  pour  aller  aux  Loges ,  croyant  que 
vous  deviez  y  être  déjà. 

—  Ah  !  bien  oui ,  dit  M.  Laloine  ,  voilà  une  heure  que  ces  petites  filles 
nous  font  eniager  :  elles  veulent  toutes  des  chevaux ,  on  est  allé  en  cher- 
cher, et  nous  attendons  là  depuis  une  heure. 

—  J'en  suis  fâché  pour  monsieur  votre  mari ,  dit  Sterny  à  Mme  Gurau- 
llot, c'est  ma  faute  ,  j'ai  été  plus  qu'indiscret  en  acceptant  son  oUie  ami- 
cale. Veuillez ,  madame  ,  lui  en  faire  mes  excuses. 

Comme  il  allait  se  retirer  en  voyant  que  personne  ne  l'engageait  à  res- 
ter, il  entendit  vime  Laloine  s'écrier  avec  peur  : 

—  Lise  ,  Lise  ,  ne  va  pas  si  vite  !  Lise...  Lise  !... 

Mais  Lise  venait  de  sortir  de  la  cour  du  manège  sur  un  petit  chevalet 
le  faisait  galoper  tant  qu'il  pouvait;  elle  lit  ainsi  une  centaine  de  pas  et 
revint  du  même  train  jusque  auprès  du  groupe  où  elle  aperçut  Sterny  qui 
la  salua  avec  un  sourire  courtois.  Elle  devint  rouge  comme  une  cerise, 
puis  elle  sembla  le  remercier  de  ce  qu'il  était  revenu.  A  ce  moment  Sterny 
se  prit  à  crier  toul  à  coup  : 

—  Eh  !  groom  ! 

Un  rustre  de  paysan  eut  l'effronterie  de  se  présenter  à  cet  appel ,  et 
Sterny  lui  dit  : 

—  Comment ,  butor  ,  vous  laissez  monter  une  femme  sm'  une  selle  qui 
n'est  pas  mieuv  sanglée  que  ça  !  il  y  a  de  quoi  la  tuer...  Vous  ne  savez 
donc  pas  votre  métier  ,  imhécile  !  It  sans  attendre  la  réponse,  il  passa  à 
la  droite  du  cheval  et  serra  les  sangles  lui  même  avec  une  aih'essc  et  une 
vigueur  qui  s  iipélièrent  le  loueur  de  chevaux. 

— Merci ,  lui  dit  Lise  si  bas  que  ce  merci  n'était  que  pour  lui  et  pom' 
autre  chose  sans  doute  que  ce  qu'il  venait  de  faire. 

11  allait  pcui  cl  e  lui  parler;  mais  Mme  Guraullot  vint  poiu- ainsi  (Ure  le 
prendre  aucoUoiet  lui  dit  : 

—  Ah  !  monsieur ,  sovez  donc  assez  bon  pour  voir  si  les  selles  de  mes 
filles  sont  bien  arrangées. 

—  Avec  îjraild  plaisir,  lui  dit  Léonce. 

Et  le  voilà  faisant  le  palefrenier  pour  touies  ces  dames  e!  demoiselles 
avec  une  lionne  grâce  ,  un  empressement  si  franc,  que  Aime  Guraullot  se 
mita  dire  à  M.  Laloine  : 

—  Je  suis  sure  (pie  s'il  venait  avec  nous,  il  nous  monirerait  les  beaux 
endroits  de  la  lord  ;  vous  qui  le  connaissez  ,  vous  devriez  I  inviter  ? 

—  Ah!  lit  M.  Laloine,  voulez-vous  que  je  me  fasse  moquer  de  moi ,  ce 
serait  une  drôle  de  partie  de  plaisir  à  proposer  ,i  un  honune  comme  lui. 

—  lîali!  laissez  donc,  dit  Mme  Guraullot,  je  vais  lui  demander  s'il  veut 
être  du  pi(pieni(iue. 

M.  Laloine  arrêta  Mme  Giuaullolavecdesycux  courroucés;  mais  celle-ci 


ne  se  tint  pas  pour  battue,  et  alla  au  moins  lui  demander  le  chemin  le  plus 
court  pom-  arriver  aux  Loges. 

—  C'est  assez  diilicile  à  vous  expUquer ,  madame,  lai  répondit-il;  mais 
une  fois  dans  la  forêt  je  jjourrai  vous  le  montrer. 

—  Ah!  je  vous  en  prie,  monsieur  le  marquis,  ne  vous  dérangez  pas  , 
s'écria  M.  Laloine...  \raiment,  madame  Guraullot,  vous  abusez... 

—  Pas  le  moins  du  monde,  répondit  Sterny ,  c'est  l'affaire  de  vingt  mi- 
nutes, et  je  n'ai  rien  qui  me  presse. 

M.  Laloine  prit  un  air  de  désolaUon ,  très  contrarié  de  l'indiscrétion  de 
Mme  Guraullot. 

—  Je  lui  paie  la  dette  que  j'ai  contractée  avec  son  mari ,  lui  dit  Sternv , 
c'est  justice. 

Ou  partit  :  les  jeunes  filles  et  les  jeunes  gens  à  cheval,  les  grands  parens 
et  Sterny  à  pied. 

On  alla  d'abord  doucement,  les  mamans  criaient  sans  cesse  qu'on  allait 
se  blesser.  Mais  peu  à  peu  et  lorsque  les  indications  de  Sterny  curent  as- 
suré le  chemin,  on  s'éloigna,  on  s'emporta,  allant,  revenant  ,'et  riatit  des 
fichus  qui  s'envolaient,  des  chapeaux  qui  se  détachaient.  Sternv  causait 
gravement,  suivant  Lise  des  yeux,  Lise  qui  paraissait  l'avoir  oublié  et  qui 
n'était  pas  la  moins  folle  de  cette  volée  déjeunes  filles. 

Pauvre  Sterny,  que  de  soins  pour  obtenir  une  invitation  à  un  mauvais 
dîner,  que  de  sottises  accomplies  en  un  jour  !  A  quel  métier  élait-il  descendu 
peu  à  peu  :  il  avait  sanglé  l'ane  de  Mme  Guraullot,  et  encore  n'était-il  pas 
arrivé  à  son  but.  L'ne  fois  encore  il  trouva  qu'ildevcnait  dupe.  Lise  courait 
joyeuse  et  indillérentc  sans  s'occuper  de  lui ,  il  prit  donc  le  parti  définitif 
de  se  reliier  ;  il  était  furieux  contre  elle. 

A  ce  moment  un  cri  |)erçant  partit  d'une  allée  détournée. 

—  C'est  Lise,  cria  Mme  Laloine. 

Elle  n'avait  pas  achevé  de  parler  que  Sterny  s'était  élancé  vers  l'allée  à 
travers  le  bois. 

Il  arriva  près  de  Lise  qui  était  très  paisiblement  sur  son  cheval,  tandis 
que  M.  Tirlot  s'éponssetait  et  redressait  les  bosses  de  son  chapeau;  Lise 
avait  eu  peur  :  voila  tout.  Sterny,  rassuré  sur  son  compie  ,  ne  la  regarda 
même  pas,  et  retournant  vers  Mme  laloine,  U  cria  de  loin  : 

Ce  n'est  rien,  madame,  c'est  M.  Tirlot  qui  est  tombé. 

Mme  Laloine  arri\a  presque  au  même  instant,  et  tout  eflrayée  de  cet  ac- 
cident ,  elle  dit  à  Lise  : 

—  Vovons  ,  ma  lille  ,  descends  de  cheval ,  ce  qui  est  arrivé  à  M.  Tirlot 
peut  t'arriver. 

—  Alais,  maman..,  dit  Lise  d'un  air  boudeur. 

—  Allons,  sois  raisonnable,  lui  dit  son  père,  puisque  ta  mère  a  peur. 
Lise  dit  avec  humeur  : 

—  Ah!  monsieur  Tirlot,  vous  êtes  d'une  gaucherie...  c'est  moi  qu'on 
punit  de  votre  maladresse. 

—  De  ma  maladresse,  mademoiselle  !  je  voudrais  bien  vous  voir  sur  cette 
bête  enragée.  Voi:à  deux  fois  qu'il  me  jette  par  terre,  cai'  je  suis  déjà  tombé 
là-bas  sans  rien  dire. 

—  Alors  pourquoi  avez-vous  crié  ici? 

—  (c  n'est  pas  moi,  dit  Tirlot,  c'est  vous. 

—  Mais  la  dernière  fois  aussi  \ous  êtes  tombé  trois  fois,  et  maman  n'a 
pas  eu  peur  pour  ça. 

—  C'est  que  tu  étais  avec  le  capitaine  Simon ,  lui  dit  M.  Laloine ,  qu'il 
était  à  côté  de  toi,  et  que  je  me  fiais  à  lui. 

—  En  vérité,  dit  Sterny,  si  j'osais...  et  pour  ne  p  is  priver  Mlle  Lise  de 
ce  plaisir,  je  ra'ollie  à  l'accompagner  et  je  réponds  d'elle. 

—  Mais  vous  n'avez  pas  de  cheval ,  monsieur  Lionce  ,  ditcllc  d'un  air 
chagrin. 

—  Peut-être  que  M.  Tirlot  ne  voudra  pas  remonter  le  sien. 

—  Je  vous  demande  pardon  ,  répondit  Tirlot  d'un  ton  sec  ,  j'en  aurai 
raison. 

—  Soit,  monsieur,  dit  Sterny. 

M.  Tirlot  enfourcha  de  nouveau  son  cheval,  et  voulant  faire  le  brave,  i! 
s'avisa  de  lui  donner  trois  ou  quatre  coups  de  cravache  il'imimal  se  cabra, 
rua,  sauta,  et  ron\oya  M.  I  irlot  sur  le  chemin. 

—  (.'est  bien  làii,  dit  Lise. 

—  Vrai,  dit  Tirlot...  Eh  bien!  je  conseille  à  monsieur  d'en  goùlcr  ,  il 
verra. 

—  Volonliei-s,  dit  Sterny. 

—  Je  donnerais  cent  sous ,  dit  Tirlot  à  Mme  Lalomc ,  pour  que  voir  e 
marquis  descendit  la  gartie. 

Le  cheval  était  ri'lif;  mais  il  ne  fallait  pas  un  cavalier  si  evercé  que 
Léonce  pour  le  réduire,  et  M.  Tirlot  eut  touie  la  honte  de  sa  chute  et  toute 
la  rage  du  sucrés  de  l.conre. 

On  n'avait  pas  félicité  encore  Sterny  que  Lise,  s'élauraui  dans  l'allée  où 
ils  se  trouvaient,  se  mit  à  ga  oper. 

—  Ah!  mon  Dieu,  suivez-la ,  monsieur  de  Sierny,  s'écria  Mme  L^:- 
loine. 

Léonce  ne  se  le  fit  pas  répéter,  quoiqu'il  eût  contre  Lise  une  colère 
qu'il  se  promoitait  bien  de  lui  témoigner  par  sa  froideur.  Mais  il  semblait 
<pie  colle  jeune  Idle  eàl  sur  lui  un^  em;>ire  dont  il  ne  pouv.iit  se  rendre 
compie,  ne  lawinl  jam;iis  éprouvé  de  la  pari  d  une  auire  :  d'ailleurs,  c\\- 
avait  de  ces  regards,  de  ces  mois,  de  ces  silences  qui  l)o(de\er$.ilent 
Sierny.  A  l'instant  où  l'on  pou\ail  la  croiiv  à  mille  lieut^  de  s;i:,  crij'r-.-- 


1& 


La  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


1 


t6c  par  la  jeunesse  et  la  folle  gaîté ,  un  mot  venait  qni  vous  disait  qu'elle 
était  demeurée  à  vos  cùiés.  Ce  fut  ce  qui  arriva  à  Sterny. 

—  Ah  !  mon  Dieu ,  lui  dit-elle  dès  qu'il  fut  près  d'elle ,  nous  avons  eu 
de  la  peine. 

Que  répondre  à  cela  ?  rien,  il  fallait  en  être  heureux;  mais  pour  en 
être  heureux,  il  fallait  y  croire ,  et  cette  enfant  était  si  étrange  :  elle  disait 
des  mots  qri  eussent  paru  tin  engagement  coin|)romcitant  à  une  femme 
qui  eu  eût  apprécié  la  valeur  ;  puis  elle  parlait,  elle  agissait  comme  si  elle 
n'eût  rien  dit.  I.éonrc  ne  comprenait  rien  à  celte  façon  d'être,  ne  s'aper- 
covant  pas  que  lui-mcma  n'était  déjà  plus  ce  qu'il  avait  été  autrefois. 

Cependant  ils  cheminaient  1  un  près  de  l'autre ,  et  Léonce  voulut  enfin 
donner  un  sens  positif  à  tout  ce  qu'il  avait  fait ,  c  cst-àdire  faire  compren- 
dre à  Use  que  c'était  par  amour  pour  elle  qu'il  avait  fait  tout  ce  qu'elle 
avait  vu.  Mais  il  ne  savait  comment  aborder  ce  sujet  avec  cette  ame  ru- 
rieuse  et  timide  comme  une  biche  qui  montre  sa  jolie  tête  au  bord  d'un 
sentier,  et  qui  s'enfuit  en  bondissant  dans  les  bois  au  premier  bruit  des 
pas  d'un  chasseur. 

Ainsi  ces  deut  jeunes  gens,  qui  s'étaient  réunis  sans  doute  pom*  se  dire 
mille  choses,  gardaient  tous  deux  le  silence,  et  tous  deux  devenaient  pen- 
sifs et  restaient  silencieux.  Ce  fut  Léonce  qui  remarqua  le  premier  la  tris- 

^■tesse  de  Lise ,  et  comme  il  voulait  toujours  s'informer  du  secret  de  cette 

iame  envers  lui,  il  lui  fit  une  question  où  l'on  se  met  en  jeu. 

1     —  Vous  êtes  triste,  lui  dit-il ,  est-ce  moi  qui  vous  ai  déplu? 

I     —  Ah  !  non ,  lui  répondit-elle  avec  un  gros  soupir,  j'ai  du  chagrin. 

—  Quel  chagrin? 

—  Voulez-vous  que  je  vous  le  dise  franchement? 

—  Oui,  certes. 

—  Eh  bien!  monsiem-  Léonce  {c'était  la  seconde  fois  qu'elle  l'appelait 
Léonce) ,  ce  n'est  pas  convenablece  que  vous  faites. 

La  fierté  de  Sterny  s'irrita  de  ce  mot  qui ,  pour  un  homme  comme  lui , 
était  la  plus  cruelle  injme  qu'une  femme  put  lui  faire  ;  il  répondit  d'une 
voix  altérée  : 

—  Je  ne  croyais  avoir  manqué  à  aucune  convenance ,  du  moins  vis-à-vis 
de  vous ,  mademoiselle. 

Lise  tourna  vers  lui  son  doax  visage ,  et  de  la  voix  la  plus  triste  et  la  plus 
soumise ,  elle  reprit  : 

—  Ah!  comme  vous  entendez  mal  les  choses;  je  ne  dis  pas  que  vous 
ayez  manqué  de  convenance  vis-à  vis  de  personne. 

-^  Mais  alors  que  voulez-vous  dire? 

—  Oh  !  ne  vous  fâchez  pas  ;  mais  c'est  pom-  vous  que  ce  n'est  pas  con- 
venable ce  que  vous  faites  et  ce  que  je  vous  ai  laissé  faire. 

—  Pour  moi  ?  dit  Sterny  dont  cette  voix  d'enfant  remuait  le  cœur  avec 
une  violence  inonie. 

—  Oui,  pour  vous  :  vous  ne  connaissez  pas  les  gens  avec  qui  vous  êtes  ; 
ils  sentent  aussi  bien  que  vous  que  vous  n'êtes  pas  ici  à  votre  place  ;  ils 
ont  pem'  tant  que  vous  êtes  là ,  et  ils  ne  diront  rien.  Jlais  demain ,  après- 
demain,  voyez-vous,  on  en  rira,  on  en  parlera. 

—  Eh!  que  nVimporte?... 

—  Oh  !  ne  dites  pas  cela... 

—  Mais  que  fais-je  donc  autrement  que  les  autres  ? 

—  Les  autres  font  ce  qu'ils  font  tous  les  jours,  reprit  Lise  avec  un  lé- 
ger mouvement  d'impatience,  au  lieu  que  vous...  ils  voient  bien  que  ça  ne 
vous  va  pas...  Vous  êtes  bon ,  ah  !  oui,  je  le  crois  ;  depuis  ce  matin  vous 
êtes  bon ,  vous  faites  tout  ce  que  vous  pouvez...  mais  tenez...  moi...  moi... 
je  n'aime  à  vous  voir  comme  ça... 

—  C'est  pourtant... 

—  Pour  moi  que  vous  l'avez  fait ,  dit  rapidement  Lise  qui  s'arrêta  aus- 
sitôt confuse  d'avoir,  pour  ainsi  dire ,  fait  elle  même  l'aveu  de  l'amour  de 
Léonce. 

—  Oh!  oui.  Lise,  lui  dit  il,  c'est  pour  vous,  je  vous  le  jure. 

Elle  ne  répondit  pas  encore,  elle  était  troublée,  agitée  et  devenait  pîde, 
car  toutes  les  vives  émotions  se  peignaient  ainsi  sur  le  visage  de  celte 
jeune  fille.  I^nlin  elle  reprit  courage  et  se  mit  à  dire  : 

—  Monsieur  Léonce ,  il  faut  vous  eu  aller. 

—  Ah  !  je  ne  puis ,  lui  dit  il. 

Elle  sourit  de  son  angélique  sourire ,  et  lui  montra  sa  devise  :  Ce  qu'on 
veut,  on  le  peut. 

—  C'est  bien,  lui  dit  il  avec  passion,  et  si  j'avais  ce  talisman  qui  porte 
ce  précepte  du  courage ,  je  voudrais  tout  ce  qui  est  possible. 

Ce  n'est  pas  bien  ce  que  vous  me  demandez  là  ,  lui  dit  Lise  en  sou- 
riant, car  si  je  vous  le  donnais,  il  faudrait  dire  à  maman  que  je  l'ai  perdu, 
il  faudrait  mentir. 
I      C'était  à  la  fois  le  donner  et  le  refuser  :  Léonce  ne  sut  que  répondre  ; 
'  elle  était  si  simple  que  toute  la  science  du  cœur  des  femmes  lui  manquait 
près  de  cette  enfant. 

Cependant  leur  pas  s'était  tellement  ralenti  qu'ils  furent  rejoints  par 
M.  et  .'\Ime  Laloiiie ,  qui  dit  h  sa  fille  : 

—  A  la  boiuie  heme  ,  Lise,  tu  vas  bien  sagement  avec  M.  de  Sterny. 

A  ce  moment,  et  comme  ou  parlait  de  se  reposer  un  instant,  voilà  un 
grand  fracas  qui  se  lait  enlendre  dans  la  forêt,  et  picsqu'au  même 
instant  une  masse  de  cavaliers  et  d  amazones  débouchent  d'une  allée  laté- 
rale ;  c'était  le  fameux  i)ari  des  trotteurs  i)arlis  de  Marly  et  arrivés 
jusque-là.  Presque  tous  passèrent  comme  la  foudre  ;  mais  Lingart  et  sa 
lionne,  qui  ne  suivaient  que  de  loin ,  eurent  le  temps  de  reconnaître 


SternV.  Tous  deux  furent  si  stupéfaits,  qu'ils  arrêtèrent  leurs  chevaux 
et  s'enlre-regardèrent  comme  s'ils  ne  pouvaient  le  croire  :  Sterny  sur 
un  ccri.ùcr  (1),  Sterny  en  compagnie  d'une  grosse  dame  à  duc,  car 
Mme  Guraullot  était  près  d'eux.  Ils  étaient  si  confondus  qu'ils  n'en  reve- 
naient pas  encore.  Sterny  vit  leur  surprise  et  pCdit  à  la  fois  de  colère  et 
de  honle.  Mais  comme  dans  leur  stupêlaction  Lingart  ni  sa  lionne  ne  con- 
tinuaient leur  chemin,  il  s'avança  vers  eux,  bien  décidé  à  couper  le  visage 
à  Lingart,  quand  celui-ci  lui  dit: 

—  C'est  bien  vous  ;  pardon,  je  ne  vous  reconnaissais  pas...  Vous  avez 
gagné  vos  cent  louis,  Algibech  a  gagné  contre  Montereau...  Nous  vous 
avons  attendu...  Vous  ne  viendrez  pas  au  diner,  sans  doute...  Mille  bon- 
jours. 

Et  il  piqua  son  cheval  et  s'éloigna,  tandis  que  sa  lionne  ,  un  lorgnon 
appliqué  sur  l'œil,  evaminait  Lise  de  loin,  comme  un  marchand  fait  d'un 
tableau.  Elle  mit  tant  d'action  à  celle  impertinence  qu'elle  ne  vit  pas  Lin- 
gart partir,  et  resta  quelques  secondes  après  lui. 

Sterny  était  si  furieux  qu'il  frappa  le  cheval  de  l'amazone,  qui,  surprise 
à  l'improvisle,  fût  presque  renversée.  Elle  devina  l'action  de  Sterny,  et, 
tout  en  maîtrisant  son  cheval,  elle  lui  dit  : 

—Vous  êtes  un  buior,  Sterny,  vous  m'en  rendi-ez  raison. 

Et  elle  s'éloigna  au  galop. 

Les  Laloine  n'avaient  rien  vu  de  cette  scène,  tout  cela  leur  avait  paru 
très  simple  ;  mais  lorsque  Sterny  retourna  près  de  Lise  qui  était  partie  en 
avant,  il  la  trouva  en  larmes. 

— Jf.  vous  le  disais  bien,  monsieur,  dit-elle  aussitôt.  Comme  cette  femme 
m'a  regardée...  Laissez-moi,  monsieur,  laissez-moL..  retom-nez  vers  vos 
amis...  je  vous  en  prie...  je  le  veux. 

Et  comme  Sterny  voulait  répondre,  elle  mit  son  cheval  au  galop  pour 
s'éloigner  de  lui.  Slerny  la  suivit  d'abord;  mais  comme  h  mesme  qu'il 
s'approchait  d'elle,  elle  lelançait  plus  vivement,  il  eut  peur  qu'elle  ne  finît 
par  se  blesser  et  s'arrêla. 

Lise  disparut  à  ses  yeux,  et  il  resta  au  milieu  de  la  route.  Il  était  hore 
de  vue  de  tout  le  monde:  mais  il  entendait  la  voix  de  M.  et  Mme  Laloine 
qui  appelaient  Lise  en  criant  : 

— 11  va  pleuvoir  ,  retournons. 

Il  imagina  l'alarme  de  Mme  Laloine  si  elle  le  trouvait  ainsi  tout  seul,  et 
voidut  àlout  prix  rejoindre  Lise;  il  courut  à  loule  bride  pendant  cinq 
minutes;  enfin,  au  coin  d'une  allée,  il  vit  le  cheval  de  Lise  Hbre  ;  il  s'é- 
lanca  en  criant  à  son  tour: 

—  Mademoiselle  Lise  !  mademoiselle  Lise  ! 
Elle  sortit  du  bois  en  lui  disant  : 

—  Eli  bien!  monsieur,  me  voilà. 

—  Oh  !  reprit  il,  que  vous  m'avez  fait  peur  î 

Il  y  avait  tant  de  vériié  dans  son  émotion  que  Lise  en  fut  presque  tou- 
chée ;  mais  son  parti  était  pris  et  elle  répondit  : 
«  De  quel  côté  est  ma  mère  ? 

—  Par  ici,  mais  bien  loin. 
— J'y  vais. 

—  Ne  montez-vous  pas  à  cheval  ? 

Non,  dit  elle,  non...  d'une  voix  entrecoupée...  cette  course  m'a  brisé 

le  cœur.  ,  ..... 

Et  Sterny  remarqua  seulement  alors  que  sa  poitrine  haletait,  et  quune 
pâleur  enrayante  couvrait  s  n  visage. 

11  sauta  à  bas  de  son  cheval,  et  courut  à  elle. 

—  Oh!  mon  Dieu!...  cestmoi  qui  ai  fait  ce  mal,  s'écria-t-il ;  oh!  par- 
donne/.-moi,  pardonnez-moi,  Lise  !... 

—  Non,  ce  n'est  pas  vous...  j'ai  eu  tort...  j'ai... 

Et  en  prononçant  ces  paroles  elle  défaillit,  et  fût  tombée  par  terre  ,  si 
Léonce  ne  l'eût  prise  dans  ses  bras. 

A  ce  moment  l'orage  éclata  avec  violence  et  Lise  tiessailht  comme  frap- 
pée parla  foudre  ;  mais  son  évanouissement  n'était  qu'une  faiblesse  passa- 
gère, elle  se  remit  et  entendit  la  voix  de  sa  mère  qui  l'appelait. 

—  Allons  la  rejoindre. 

—  Mais  vous  pouvez  à  peine  marcher. 

—  Oh!  allons,  allons  !  lui  dit-elle  tandis  que  ses  dents  claquaient...  je 
peux  marcher,  je  le  peirx,  je  le  veux. 

Et  elle  prit  un  sentier  eu  répondant  avec  une  voix  éclatante  : 

—  Me  voici,  maman,  me  voici. 

Mais  avant  qu'ils  ne  fussent  arrivés  elle  dit  a  Sterny  : 

—  Vous  non  s  quitterez,  n'est-ce  pas?...  je  le  veux.-.. 

—  Je  vous  obéirai,  dit  Sterny.  ,.,        .  . 

Cela  dit  il  n'y  eut  plus  un  mot  de  prononcé,  et  lorsqu  ils  arrivèrent  près 
des  tJiands  parens,  elle  était  calme  et  remise  en  apparence.  Mais  durant 
leur'absence  1 1  grande  résolution  d'inviter  Sterny  avait  été  prise,  et  elle 
lui  fut  solennellement  adressée  par  M.  Laloine.  Il  s'y  refusa  d'abord,  mais 
avec  un  embarras  triste  comme  celui  d'un  cnlant  (|ui  a  peur.  Il  chercha 
vainement  un  encouragement  dans  un  regard  de  Lise  ;  mais  elle  détournait 

Ici  tùte 

—  Àh!  je  comprends,  dit  M.  Laloine,  ces  messiems  et  ces  dames  qui 

viennent  de  passer  vous  attendent. 


(i;  Nom  qu'on  donne  à  ces  petits  chevaux  de  louage,  parce  qu'ils  porlenl  or- 
in.-,ii-«.iiipni  Ips  rprises  die  Montmofencv  aux  marchés  de  Pans. 


dinaiieuient  les  cerises  dé  Montmorency  aux 


I 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


15 


—  Non...  non,  monsieur,  dit  vivement  Sterny ,  je  n'ai  rien  à  faire  avec 
ces  gens-là. 

Ces  gens  là  !  sa  société  habitnelle.  Oh  !  paiiwe  Sterny  ! 

—  Mais  alors  poiirqiioi  ne  pas  accepter?  dit  Mme  Gmaudot  qui  s'était 
éprise  du  beau  Léonce, 

—  lia  présence  ne  plairait  peut-être  pas  à  tout  le  monde,  madame,  re- 
prit Sterny  en  s'incliniuil  ;  permettez  que  je  me  retire. 

—  Mais,  voilà  la  piuie  qui  va  toiaher,  dit  Mme  Gm'auflot ,  vous  accep- 
terez au  moins  un  parapluie  ? 

—  Merci,  madame,  merci,  dit  Sterny  d'une  voix  douloureuse.  Adieu  , 
monsieur  Laloine,  adieu  madame  ;  j'ai  l'honneur  de  vous  saluer,  mademoi- 
selle, dit  il  enfin  en  se  tournant  vers  Lise. 

1,11e  le  laissa  partir;  mais  il  n'était  pas  h  vingt  pas,  qwe  feig'nant  de  se 
retirer  à  l'écart,  elle  pleurait  à  chaudes  larmes.  Qtiant  à  Sterny,  il  s'éloigna 
avec  rapidité,  gagna  le  chemin  de  fer  et  revint  à  Paris.  Il  courut  s'enfer- 
mer chez  lui.  Il  était  désespéré,  il  était  en  colère,  il  s'en  voulait,  et  en  vou- 
lait à  I  ise  ;  et  cependant  il  ne  pouvait  penser  à  elle  sans  se  sentir  pris  d'iui 
hisson  d'amour  qui  l'eniviwt. 

VII. 

Cependant,  quand  quelques  lieures  de  repos  eurent  calmé  cette  agita- 
tion inaccoutumée,  Léonce  réfléchit  plus  sérieusement  qu'il  ne  l'avait  peut- 
être  lait  de  sa  vie. 

11  était  amoureu]^ ,  il  le  sentait ,  il  n'en  avait  pas  faonte  ;  mais  il  avait 
peur. 

Séduire  Lise  !  ce  serait  un  crime  honteux  et  lâche. 

—  Car,  se  disait-il,  elle  m'aimerait  si  je  voulais  ;  elle  m'aimerait,  j'en  suis 
sùi',  et  elle  donnerait  à  cet  amour  qui  l'emporte  en  aveugle  tout  ce  cœur 
si  facile  à  briser  ;  et  que  pourrais-je  faire  autre  cliose  que  de  le  briser  ?  car 
l'épouser,  folie  impossible!  Eh  bien!  ajouta  t-il,  je  me  souviens  que, 
quand  j'étais  enfant,  un  jour  que  j'étais  malade,  ma  mère  m'emporta  dans 
î'église,  et  me  mettant  à  genoux  sur  ses  genoux,  elle  me  tourna  vers  une 
Vierge,  et  me  lit  répéter  après  elle  : 

"  Sainte-Vierge  Marie,  qui  avez  vu  mourir  votre  fils,  sauvez-moi  pour 
ma  mère  !  » 

Cette  image  que  j'imjjlorai  m'est  restée  dans  le  souvenir  comme  quelque 
chose  de  sacré  et  d'ineflable,  et  dont  jamais  je  n'ai  dit  le  secret  à  personne 
de  peur  qu'une  plaisanterie  ne  vint  l'insulter.  r,h  bien  !  I  ise  sera  pour  moi 
un  souvenir  pareil ,  une  image  céleste  un  moment  entrevue,  et  que  je  gar- 
derai dans  le  sanctuaire  de  mon  ame  pour  l'abriter  contre  ma  vie  ;  car  je 
ne  méie  pas  mon  cœur  à  ma  vie. 

Kh  !  non  !  je  donne  à  la  dissipation  ,  à  la  débauche ,  au  ridicule  ,  cette 
jeunesse,  cette  force  pour  laquelle  notre  siècle  n'a  plus  rie  but  qui  puisse 
la  tenter  ;  mais  si  j'avais  vécu  en  d'autres  temps,  je  ne  serais  pas  ainsi  ;  car 
c'est  honteux  d'être  ce  que  je  suis.  Ah!  si  Lise  n'était  pas  ce  qu'elle  est, 
si  elle  était  une  reine,  je  tenterais  tout  pour  la  mériter  ;  je  l'oserais  en 
pensant  à  ces  mots  qu'elle  porte  sur  le  cœur  : 

Ce  (lit  on  veut  on  le  peut. 

Mais  elle  n'est  rien  ,  je  ne  pourrais  que  descendre  jusqu'à  clic.  N'y 
pensons  plus,  n'y  pensons  plus! 

l'our  arriver  à  ce  but,  Sterny  chercha  h  occuper  à  la  fais  ce  qu'il  croyait 
encore  son  esprit  et  son  cœur. 

Le  lendemain,  quand  il  reparut  au  club,  il  s'attendait  à  quelque  allusion 
de  la  part  de  ses  amis  :  mais  une  conspiiation  s'était  organisée  (Mintrc  lui , 
on  ne  lui  adressa  pas  une  parole  à  ce  sujet,  seulement  Eugène  lui  dit  d'im 
air  grave  : 

—  Je  pnrie  vingt  sous  contre  vous,  Sterny. 

les  dames  de  ces  messieurs  le  snhièrent,  en  le  recevant  dans  les  cou- 
lisses de  l'Opéra,  avec  des  révérences  de  rosières  et  des  yeux  baissés. 
Sterny  comprit  la  plaisanterie  et  voulut  y  répondre  victorieusement;  il 
joua  comme  un  furieux  et  lit  presque  peiu-  à  Linf^art  dont  son  audace  dé- 
rauLica  tous  les  calculs. 

Il  poursuivit  celte  belle  fille  de  l'Opéra ,  qu'on  disait  si  parfaite  et  qui 
venait  de  débuter  a\ec  un  succès  énorme.  M  I,iiigart,ni  r.U!;tne,  ni  les 
autres  n'en  purent  approcher,  tant  II  y  mil  d'ardeur  discspérée. 

Au  bout  d'une  seuKïiiie  elle  appartenait  à  Sterny,  qui  l'avait  traitée  avec 
l'insolence  la  plus  cavalière. 

Mais,  —  quinze  jours  après  la  partie  de  Saint-Germnin,  —  un  soir  qu'il 
était  avec  sa  lionne  dans  une  loge  des  Français,  il  reconimt  en  tticc  de  lui 
deux  femmes  (|ui  le  rejardaient  avec  atlriition. 

1,'iine  (lait  la  femme  de  Prosper,  l'autre  était  Lise. 

—  Comme  on  vous  regarde  de  celle  Lige,  lui  dit  la  dan.scusc  ,  est-ce 
qu'on  voiis  y  connaît? 

—  Non,  (lit  Mcriiy,  qui  rougit  malgi'é  lui  de  son  mensonge. 

—  Pourquoi  donc  vous  retirer  aulond  de  la  loge?  On  dirait  que  vous 
avez  peur  ! 

—  Ah  !  trêve  de  jalousies  auxquelles  je  ne  croîs  pas,  dit  Siernv. 

—  Mais  si  on  ne  vous  coiuuiil  pas,  il  n'y  a  pas  de  jalousie  à  avoir. 
Sterny  se  penclin  hors  de  sa  loge,  et  vit  Lise  écoutant  deux  jeunes  gens 

qui  paraissaient  parler  de  lui. 

'jdi  I  à  coup  I  i^e  rel('\  a  viveiuent  la  tête  et  regarda  Sterny  avec  un  elïroi 
indicible,  comiiu"  si  on  \('iiait  de  lui  dire: 

«  Cet  homme  est  le  bourreau.  » 


Léonce  se  retira  sans  oser  la  saluer ,  pour  ne  pas  l'exposer  aux  regards 
insultans  de  sa  maîtresse  ;  mais  il  voulut  sortir. 

—  Si  vous  quittez  ma  loge,  lui  dit  celle-cC  je  fais  un  esclandre...  Vous 
connaissez  cette  femme  ? 

Par  un  instinct  particulier,  Sterny  avait  deviné  ce  qui  venait  de  se  passer 
à  quelques  pas  de  lui. 

—  Avec  qui  est  donc  mademoiselle  N ?  avait  dit  l'un  des  jeunes 

gens. 

—  Eh  bien  !  avec  son  amant,  le  marquis  de  Sterny. 

—  y  a-t  il  long-temps  qu'il  l'est? 

—  Il  y  a  huit  jours' tout  au  plus. 

Sterny  n'avait  pas  entendu  im  seul  mol  de  tout  cela  ;  mais  il  l'avait  lu 
dans  le  regard  que  Lise  avait  jeté  sur  lui. 

Il  eût  voulu  pouvoir  aller  près  d'elle;  mais  on  le  tenait  par  une  chaîne 
infâme.  11  voulut  encore  sortir. 

—  Si  vous  entrez  dans  la  loge  de  celle  femme,  lui  dit  sa  maîtresse  ,je 
vais  la  soullleler  devant  vous.  Puis  elle  reprit  d'un  air  de  dédain  :  —  Ce 
doit  être  la  grisetle  de  Saint-Germain. 

Sterny  eût  poignardé  la  danseuse  en  ce  moment  ;  mais  il  fallait  céder  ;  il 
ne  put  qu'emmener  sa  lionne,  et  dans  un  accès  de  rage  insensé,  il  brisa 
tout  chez  elle ,  glaces ,  porcelaines ,  meubles  ;  comme  il  ne  pouvait  battre 
la  femme,  il  lui  faisait  tout  le  mal  possible  en  lui  arrachant  tout  ce  qu'elle 
tenait  de  lui. 

Léonce  rentra  chez  lui  furieux. 

Le  lendemain,  il  alla  chez  M.  Laloine  ;  on  lui  dit  qu'il  était  à  la  campagne 
avec  toute  sa  famille. 

<'  Allons,  se  dit  Sterny,  je  suis  un  sot  ;  il  y  aura  encore  eu  une  scène  de 
palpitations,  el  la  belle  aura  été  se  promener  le  lendemain,  tandis  que  moi. . . 
En  vérité  je  deviens  brute...  u 

Ceci  dit,  il  pensa  qu'il  n'en  avait  pas  a=sez  fait  pour  oublier  cette  petite 
fille,  avec  laquelle  il  s'était  bêtement  compromis. 

Quinze  jours  après,  à  force  de  folies  plus  ardentes  que  jamais,  grâce  à 
une  course  au  clocher  où  il  se  blessa,  et  dont  parlèrent  les  journaux,  à  un 
pari  de  mille  louis  qu'il  perdit ,  à  une  suite  d'orgies  avec  les  courtisannes 
les  plus  impudiques,  il  était  parvenu  à  ne  plus  penser  à  Lise,  et  cependant 
plusieurs  fois  celle  douce  et  blanche  figure  semblait  lui  apparaître ,  mais 
pâle  ,  mourante  ,  désolée,  le  regardant  avec  désespoir,  comme  si  elle  lui 
reprochait  de  se  perdre  et  de  l'avoir  perdue. 

Cette  im;^;e  lui  revint  même  dans  son  sommeil,  et  comme  il  y  rêvait  en- 
core le  malin,  toui  éveillé ,  on  lui  annonça  Prosper  GobiUou,  qui  entra 
d'un  air  l liste  et  chagrin. 

—  Mais ,  lui  lin  (iit  Léonce,  vous  avez  l'air  bien  triste ,  Prosper,  pour 
un  nouveau  marié  ? 

—  Oli  !  c  est  qu'il  y  a  du  chagrin  à  la  maison,  lui  dit  Gobiljou;  vous  sa- 
vez bien  celle  piuivre  Lise  ? 

—  Eh  bien  !  Lise?...  s  écria  Léonce  épouvanté. 
Prosper  lui  montra  le  crêpe  de  son  chapeau. 

—  Morte!  dit  Léonce  avec  un  cri  terrible. 

—  liorie!  dit  Prosper;  morte  comme  unesninte! 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu!  fit  Léonce  avec  un  désespoir  qui  épou- 
vanta Prosper;  ce  n'est  pas  possible...  Morte!  sans  que  je  l'aie  revue! 
morte... 

—  Hélas!  oui,  dit  Prosper.  Je  viens  de  son  cnteiTement,  et  je  viens  vous 
apporter  sa  (ternière  volonté. 

—  Sa  dernière  volonté!  dil  Léonce. 

—  Ecoutez-moi,  iiionsieur  le  marquis,  il  ne  faut  pas  en  vouloir  h  cette 
pauvre  enfant,  c'était  une  tète  de  feu  et  lui  cœm-  trop  exailé.  Mais  voici 
ce  qui  s'est  p;issé. 

La  nuit  où  elle  est  morte,  je  veillais  près  d'elle  avec  ma  femme  ;  elle  l'a 
appelée  et  lui  a  dit  de  dénouer  le  petit  conlon  de  cheveux  qu'elle  portait  au 
cou,  puis  elle  m'a  fait  signe  d'approcher  : 

Il  Prosper  m'a-telle  dil,  vous  remettrez  cela  à  M.  de  Sterny  ;  dites  lui  de 
no  pas  être  léger  et  cruel  pour  d'autres,  comme  il  l'a  été  pour  moi  ;  je  lui 
envoie  celle  devise,  qu'elle  devienne  la  sienne,  et  ce  sera  un  jour  un  homme 
distingué  cl  bon,  jeu  suis  sûre...  " 

Alors  elle  m'a  remis  ce  médai  Ion,  ces  cheveux  et  celte  épingle ,  et  une 
heure  après,  elle  a  expiré,  eu  muriiiurant  tout  bas  : 

<•  —  Cecproii  veut,  on  le  peut...  excepté  cire  aimée...  Aimée!  aimée  !  » 
a-t-clle  dil  encore,  puis  tout  a  été  fini. 

Léonce  tomba  à  genoux,  et  i-eçut  ù  genoux  ce  page  d'amour  si  pur,  si 
inoui.  Pendant  deux  heures,  ses  larmes  coulèrent  avec  abondance;  quand 
il  lut  iihis  calme,  Prosper  le  quitt  i. 

A  partir  de  ce  jour ,  Léonce  s'enferma  chez  lui  et  ne  parut  plus  nulle 
part. 

'l'ont  le  monde  fut  très  étonna  de  celle  retraite ,  bien  plus  étonné  de 
savoir  (|n'il  se  disp  sait  à  quitter  pour  luig-temps  la  Prauce ,  et  peut-être 
ses  amis  leussent  déclaré  fou  el  idiot,  s'il  l'avaienl  vu.  In  veille  de  son  dé- 
part, priant  à  genoux  près  d'une  (ombe  ! 

FnÉDÉIllC  SOlLIlL 


16 


LE  MAGRSIN  LITTÉRAIRE. 


Çofôif. 


2,3  g  ^<s^iî  asaa. 

C'était  le  sept  août.  O  sombre  destint'e! 
C'était  le  premier  jour  de  leur  dernière  année. 

Seuls  dans  un  lieu  rojal.  cùle  à  côte  inarchanl, 
Deux  boniiues,  par  endroits  du  coude  se  toucliant, 
<.  Causaient.  Grand  souvenir  qui  dans  mon  cœur  se  grave  I 

/  Le  premier  avait  l'air  fatigué,  triste  et  grave. 

Comme  un  trop  foible  front  qui  porte  un  lourd  projet, 
Une  double  cpuuleile  h  couronne  cbaigeoit 
Son  uniforme  vert  à  gance  purpurine, 
Et  Tordre  et  la  Toison  laisaicnt  sur  sa  poitrine, 
Prés  du  large  cordon  moiré  de  bleu  cliangeaiil, 
Deux  fujers  lumineux,  l'un  d'or,  l'autre  d'argent. 
C'était  un  roi  vieillard  ù  la  tête  blantbie, 
Penché  du  poids  des  ans  et  de  la  monarchie. 
L'autre  était  un  jeune  homme  étranger  chez  les  rois, 
Un  poète,  un  passant,  une  inutile  voix. 

Us  se  parlaient  tous  deux,  sans  témoin,  sans  mystère. 
Dans  un  grand  cabinet,  simple,  nu,  solitaire, 
majestueux  pourtant,  (je  que  les  bonnues  font 
Laisse  une  empreinte  aux  murs.  Smis  ce  même  plafond 
Avaient  passé  jadis,  ô  splendeurs  eflacées! 
ï)e  grands  événemcns  et  de  grandes  pensées. 
Là,  derrière  son  dos  croisaiit  ses  (ories  mains, 
t  branlant  le  plancher  sous  ses  pas  surhumains. 
Bien  souvent  l'empereur,  quand  il  élail  le  maître, 
De  la  porte  en  rêvant  allait  à  la  fenêtre. 

Dans  un  coin,  une  table,  un  lauteuil  de  velours 
Miraient  dans  le  parquet  leurs  pieds  dorés  et  lourds. 
Pacune  porte  en  viire,  au  dehors,  l'otil  en  foule 
Apercevait  au  iuin  des  arnioiics  de  Boule, 
Des  vases  du  lapon,  des  laques,  des  émaux, 
Lt  des  chandeliers  d'or  aux  immenses  rameaux. 
Un  salon  rouge  orné  de  glaces  de  Venise, 
Plein  de  ces  bronzes  grecs  que  l'esprit  divinise. 
Multipliant  sans  Uu  ses  lustres  de  cristal; 
El  comme  une  statue  a  lames  de  métal. 
On  voyait,  casque  au  front,  luire  dans  rcncoignure 
Un  garde,  aigeul  et  bleu,  d'un  Gère  tournure. 

Or  entre  le  poète  et  le  vieux  roi  courbé, 
De  quoi  s'agissait-il? 

D'un  pauvre  ange  tombé, 
Dont  l'amour  refaisait  lame  avee  son  haleine  ; 
De  Marion,  lavée  ainsi  que  Madeleine, 
Qui  boitait  cl  traînait  son  pas  estropie, 
La  censure,  serpent,  l'ayant  mordue  au  pied. 

Le  poète  voulait  faire  un  soir  apparaître 
Louis  treize,  ce  roi  sur  qui  régnait  un  prêtre; 

Tout  un  siècle,  marquis,  bourreaux,  fous,  bateleurs; 

El  que  la  foule  vint,  et  qu'à  travers  des  pleurs. 
Par  moniens,  dans  un  drame  étincclant  cl  sombre. 
Du  pâle  cardinal  on  crût  voir  passer  l'ombre. 

Le  vieillard  hésitait.  —  Que  sert  de  mettre  à  nu 
Louis  treize,  ce  roi  chéiif  et  mal  venu? 
A  quoi  bon  remuer  un  mort  dans  une  tombe'? 
Que  veut-on?  Où  court-on?  Sait-on  bien  où  l'on  tombe? 
Tout  n'csl-il  pas  déjà  croulant  de  tout  cùté? 
Tourne  s'en  va-l-il  pas  dans  trop  de  liberté? 
IS'cbt-il  pas  temps  plutôt,  après  quinze  ans  d'épreuve, 
De  relever  la  digue  cl  d'arrêter  le  llcuve? 
Cer;c  un  roi  peut  reprendre  alors  qu'il  a  donné. 
■'  Quant  au  théàire,  il  faut,  le  trône  étant  miné, 
Et'ulfir  des  deux  mains  sa  flamme  trop  hardie; 
Caria  f  iule  est  le  peuple,  et  d'une  comédie 
l'eut  jaillir  1  élincelle  aux  livides  rayons 
Qui  met  le  feu  dans  l'ombre  aux  révolulions. 
Puis  il  niait  l'hisioire.  cl,  quoi  qu  il  en  puisse  être, 
A  ce  jeune  rêveur  disputait  son  aiicctre; 
L'accueillant  bien  d'ailleurs,  bon.  royal,  gracieux, 
El  le  questionnant  sur  ses  propics  aïeux. 

Tout  en  laissant  aux  rois  les  noms  dont  on  les  nomme. 
Le  poelc  lultaii  fermement,  comme  un  homme 
Eiirls  de  liberté,  passionné  pour  l'art, 
Respeclueux  pourtant  juiur  ce  noble  vieillard. 
Il  disait  :  — Toulest  grave  en  ce  siècle  où  tout  penche. 
L'art,  tranquille  et  puissant,  veut  une  allure  franche; 
Les  rois  morts  sont  sa  proie;  il  faut  la  lui  laisser; 
Il  n'est  pas  eiimmi,  pourquoi  le  ccniiniuccr, 
Et  le  livrer  dans  l'ombre  à  des  turiionnaires. 
Lui  dont  la  main  fermée  est  pleine  de  tonuerres? 
Cette  main,  s'il  l'ouvrait,  redoutable  envoyé, 
Sur  la  France  éblouie  et  le  Louvre  effrayé. 


On  s'épouvanterait,  —  trop  tard  ,  s'il  faut  le  dire,  — 

D'y  voir  subitement  tant  de  foudres  reluire. 

Oli!  les  tyrans  d'en-bas  nuisent  aux  rois  d'cn-haul! 

Le  peuple  est  loojours  la  qui  prend  la  mu-e  au  mot, 

Quand  l'iiidignalion.  Jusqu'au  rui  qu'on  révère, 

Monte  do  front  pensif  de  l'arliste  sévère  I 

—  Sire!  à  ce  qui  chancelle  est-on  bien  appuyé? 

La  censure  est  un  loit  mauvais,  mal  élayé. 

Toujours  prêt  à  tomber  sur  les  noms  qu'il  abrite. 

Sire,  un  soulUe  imprudent,  Iuin  de  léteindr-,  irrite 

Le  foyer,  toui  à  coup  terrible  et  tnuriioyanl. 

Et  d'un  art  lumineux  fait  un  art  (lambojanl!  — 

D'ailleurs,  ne  cherchàt-on  que  la  splendeur  rojalc. 

Pour  celte  naiion  muqueuse,  ir.ais  loyale, 

Au  lieu  des  grands  tableaux  qu'olïrait  le  grand  Louis, 

Roi-soleil,  fécondant  les  lis  épanouis. 

Qui,  tenant  sous  son  sceptre  un  monde  en  équilibre, 

Faisait  Kacine  heureux,  laissait  .Molière  libre. 

Quel  spectacle,  grand  Uieu  !  qu'un  groupe  de  censeurs. 

Armés  et  pailanl  bas,  vils  esclaves  chasseurs, 

A  plat  ventre  couchés,  épiant  l'heure  où  reulre 

Le  drame,  lier  lion,  dans  l'histoire,  son  autre!  — 

Ici,  voyant  vers  lui,  d'un  front  plus  incliné. 

Se  tourner  doucement  le  vieillaiU  étonné. 

Il  hasardait  plus  loin  sa  pensée  inquiète. 

Et  laissait  de  côté  le  drame  elle  poète; 

Attentif,  il  sondait  le  dessein  vaste  cl  noir 

Qu'au  fond  de  ce  roi  triste  il  venait  d'entrevoir. 

Se  pourrait-il?  Quelqu'un  aurait  celle  espérance? 

Briser  le  droit  de  lousl  Retrancher  à  la  France, 

Comme  on  ôte  un  jouet  à  l'enfant  dépité. 

De  l'air,  de  la  lumière  et  de  la  libertél 

Le  roi  ne  voudrait  pas  !  lui,  roi  sage  cl  roi  juste  ! 

Puis,  choisissant  les  mots  pour  cette  oreille  auguste. 

Il  disait  que  les  temps  ont  des  flots  souverains; 

Que  rien,  ni  pools  hardis,  ni  canaux  soulcrraiiis. 

Jamais,  execpié  Dieu,  rien  n'arrête  et  ne  dompte 

Le  peuple  qui  grandit  ou  l'océan  qui  monte. 

Que  le  plus  Ion  vaisseauisoiiibrc  cl  se  perd  souvent 

Qui  veut  rompre  de  l'funt  cl, la  vague  et  le  vent; 

El  que,  pour  s'y  briser,  dans  lalulte  insensée, 

On  a  derrière  soi,  loche  partout  dressée, 

Tout  son  siècle,  les  mœurs,  l'esprit  qu'on  veut  braver, 

Le  port  même  ou  la  nef  aurait  pu  se  sauver! 

Il  osails'eU'raycr,  fils  d'une  Vendéenne, 

Cœur  n'ayant  plus  d'amour,  mais  n'ayant  pas  de  haine; 

Il  suppliait  qu'au  moins  on  l'en  crût  un  moment. 

Lui  qui  sur  le  passé  s'incline  gravement. 

Et  dont  la  piété,  lierre  qui  s'enracine, 

llêlas  !  s'attache  aux  rois  cuninie  a  toute  ruine  ! 

Le  destin  a  parfois  de  formidables  jeux: 

Les  rois  doi»enl  songer  dansées  jours  orageux 

Ou,  mer  qui  vient,  esprit  des  temps,  nuée  obscure 

Derrière  l'horizon  quelque  chose  murmure  ! 

A  quoi  biiii  provoquer  d  avanVe,  cl  soulever 

Les  généraiions  qu'un  entend  arriver? 

Pour  des  regards  distraits  la  France  était  sereine; 

Mais  dans  ce  ciel  troublé  d'nii  peu  de  brume  à  j  cine. 

Où  tout  semblait  azur,  où  rien  n'agilait  l'air. 

Lui  rêveur,  il  voyait  par  instant  un  éclair!  — 

Cbarles-dix  souriant  répondit  : 

O  poète  I 

Le  soir  tout  rayonnait  de  lumière  et  de  fête  ; 
Regorgeant  de  soldats,  de  princes,  de  valets, 
Saint-Cloud  joyeux  et  vert,  autour  dii  Ccr  palais 
Dont  la  Seine  en  fuyant  renètc  les  beaux  marbres, 
Semblait  avec  amour  presser  sa  touffe  d'arbres. 
L'arc  de  triomphe  orné  de  victoires  d'airain. 
Le  Louvre  élineclant.  fleurdelisé,  serein, 
Lui  répondaient  de  loin  du  milieu  de  la  ville. 
Tout  ce  royal  ensemble  avait  un  air  irauquillc , 
Et  dans  le  calme  aspect  d'un  repos  solennel. 
Je  ne  sais  quoi  de  grand  qui  semblait  éternel 

Holyrood!  Ilolyrood  !  0  fatale  abbaye. 
Où  la  loi  du  destin,  dure,  amère,  phéie. 

S'inscrit  de  tous  côtés  ,  ' 
Cloître  !  palais  !  tombeau  !  qui  sous  tes  murs  austèrfs 
Gardes  les  rois,  la  mort  et  Dieu;  trois  grands  mystères. 

Trois  sombres  majestés  ! 
Château  découroniiél  \allée  expiatoire! 
Où  le  penseur  entend  dans  l'air  et  dans  l'histoire 
Comme  un  double  ppnseil  pour  nos  ambiiions. 
Comme  une  double  vois  qui  se  mêle  et  qui  gronde, 

La  rumeur  de  la  mer  prolonde, 
Et  le  bruit  éloigné  des  révolutions! 

Solitude ,  où  parfois  des  collines  prochaines 

On  voit  venir  les  faons  qui  foulent  sous  les  chines 

Le  gazon  endormi , 
Et  qui,  pour  aspirer  le  veut  dans  la  clairière , 
Elfarés,  frisonnans,  sur  leurs  pieds  de  derriérts 

Se  dressent  à  demi! 

Fière  église  où  priait  le  roi  des  temps  antiques , 
Grave    ayant  pour  pavé ,  sous  les  arches  gotliiqies. 


LE  MAGASIN  LITTÉllAIUE. 


17 


Les  tombeaux  paternels  qu'il  usait  du  genou  ! 
Porte  où  superbement  tant  d'archers  et  de  gardes 
Veillaient,  multipliant  l'éclair  des  hallebardes, 
Et  qu'un  paire  aujourd'hui  lerme  avec  un  vieus  clou  I 

Prairie,  où,  quand  la  guerre  agitait  leurs  rivages, 

tes  grands  lords  montagnards  comptaient  leurs  dans  sauvages 

El  leurs  noirs  bataillons  ; 
lu  maintenant ,  jur  l'herbe ,  au  soleil ,  sous  des  lierres , 
Les  vieilles  aux  pieds  nus  qui  marchent  dans  les  pierres, 

Font  sécher  des  baillons  ! 

Ilolyrood!  Holjrood!  la  ronce  est  sur  tes  dalles; 
Le  chevreau  broule  au  bas  de  tes  tours  féodales. 
O  fureurs  des  rivaux  ardcns  à  se  chcrdier  ! 
Amours:— Darnlcy  !  Rizzio!  quel  néant  est  le  vôtrcl 

Tons  deux  sont  là,  — l'un  prés  de  l'aulre; 
L'un  est  une  ombre ,  et  l'autre  une  tache  au  plancher! 

Hélas  !  que  de  leçons  sous  tes  voijles  funèbres  ! 
Oh  !  que  d'enseignemens  on  lit  dans  les  ténèbres 

Sur  ton  st'uil  renversé, 
Sur  les  murs,  tout  empreinis  d'une  étrange  fortune, 
Vaguement  éclairés  de  ce  reflet  de  lune 

Que  jeiie  le  passé! 

O  palais,  sois  béni!  sois  bénie,  ù  ruine! 

Qu'une  auguste  auréole  à  jamais  t'illumine! 

Ùevant  tes  noirs  créneaui ,  pieux ,  nous  nous  courbons. 

Car  le  vieux  mi  de  France  a  trouvé  sous  ton  ombre 

Celte  hospilalilé  mélancolique  et  sombre 

Qu'on  reçoit  et  qu'on  rend  de  Sluarls  à  Bourbons! 

VICTOR  HUGO. 


PIËP.RE  GRASSOU. 

Toutes  1rs  fois  que  vous  avez  sérieusentcnt  été  voir  rexposition  des  ou- 
vrages de  sriilpiiiie  et  de  peinture,  comme  elle  a  lieu  depuis  la  révolution 
de  1830,  n'avez-vous  pas  été  pris  d'un  senlimen.t  d'inquiétude,  d'ennui,  de 
irislesse  à  l'aspect  des  longues  galeries  encombrées  ?  Depuis  1830,  le  sa- 
lon n'existe  plus.  Une  seconde  fois ,  le  Louvre  a  été  pris  d'assaut  par  le 
peuple  des  artistes  qui  s'y  est  maintenu.  En  offrant  autrefois  l'élite  des 
œuvres  d'art ,  le  salon  cniporiait  les  plus  grands  honneurs  pour  les  créa- 
tions qui  y  étaient  exposées.  Parmi  les  deux  cents  tableaux  ciioisis ,  le 
peuple  choisissait  encore  :  une  couronne  était  décernée  au  chef-d'œuvre 
par  des  mains  inconnues.  Il  s'élevait  des  discussions  passionnées  à  propos 
d'une  toile.  1  es  injures  prodiguées  à  Delacroix,  à  Ingres,  n'ont  pas  moins 
servi  leur  renommée  que  les  éloges  et  le  fanatisme  de  leurs  adhérons. 
Aujourd'hui ,  ni  la  foule  ni  la  crifitiue  ne  se  passionneront  plus  pour  les 
produits  de  ce  bazar:  obligées  de  faire  le  choix  dont  se  chargeait  autrefois 
le  jury  d'examen,  leur  attention  se  lasse  à  ce  travail  ;  et  quand  il  est  achevé 
l'exposition  se  ferme. 

En  1817,  les  tableaux  admis  ne  dépassaient  jamais  les  deux  premières 
colonnes  de  la  longue  galerie  où  sont  les  œuvres  des  vieux  maîtres,  et 
celte  année  ils  remplirent  tout  cet  espace  au  grand  étonneinenl  du  public. 
Le  genre  historique,  le  genre  proprement  dit,  les  tableaux  de  chevalet, 
le  paysage,  les  lleurs,  les  animaux,  le  portrait  et  l'aquarelle,  ces  huit  spé- 
cialités ne  sauraient  olïrir  plus  de  vingt  tableaux  dignes  des  regards  du 
public,  qui  ne  peut  accorder  son  attention  à  une  "plus  grande  quaniité 
d'œtivres.  Plus  le  nombre  des  artistes  allait  croissant ,  plus  le  jury  d'ad- 
mission devait  se  montrer  dilllrile.  Tout  fut  perdit  dès  que  le  salon  se 
continua  dans  la  galerie.  Le  salon  devait  resler  un  lieu  déterminé ,  res- 
treint ,  de  proportions  inflexibles ,'  où  chaque  genre  exposait  ses  chefs- 
d'œuvre.  Une  expérience  de  dix  ans  a  prouvé  la  bonté  de  celte  grande 
institution.  Au  lieu  d'un  tournoi ,  vous  avez  une  émeute;  au  lieu  dune 
exposition  glorieuse,  vous  avez  un  tumultueux  bazar;  au  lieu  du  choix, 
vous  avez  la  totalité.  Qu'arrive-t-il?  le  grand  arlisie  y  penl.  Le  Cafr  ru7-c, 
les  E)ifans  à  la  fontaine,  le  StiftpUcc  des  n-oclwls,  et  le  Joscpli  de  Dc- 
canips  eussent  plus  prohté  à  sa  gloire,  tous  quatre  dans  le  grand  salon, 
exposés  avec  les  cent  bons  tableaux  de  cette  année  ,  que  ses  vingt  toiles 
perdues  parmi  trois  mille  œuvres  confondues  dans  six  galeries. 

Par  une  étrange  bizarrerie,  depuis  ipie  la  porte  s'ouvre  à  tout  le  monde, 
Jl  y  a  eu  des  génies  méconnus,  (juand,  douze  années  atiparavant.  la  Coiii-r 
tisane  d'Ingres  et  celle  de  .Sigalon,  la  Mcdiisc  de  Géricault ,  le  Massacre 
de  Srio  de  Delacroix ,  le  Bapti'in-?  d'Henri  IV  par  Eugène  Deveria ,  ad- 
mis par  des  célébrités  laxécs  de  jalousie ,  apprenaient  au  monde ,  malgré 
les  dénégations  de  la  critique,  l'exislcnce  de  palelles  jeunes  et  ardentes,  il 
ne  s'élevait  aucune  plainte  ;  maintenant  que  le  moindre  gâcheur  de  toile 
peut  envoyer  son  œuvre ,  il  n'est  question  que  de  gens  inconquis  ?  Là  où 
il  n'y  a  plus  jugemcnl.  il  n'y  a  plus  de  chose  jugée.  Quoi  que  fassent  les 
artistes,  ils  reviendront  à  l'exanu'u  qui  rocop.nnande  leurs  œuvres  aux  ad- 
mirations de  la  foule  poiu-  laquelle  ils  travaillent  :  sans  le  choix  de  l'Aca- 
démie ,  il  n'y  aura  plus  de  salon  ;  et  sans  salon ,  l'art  peut  périr. 

Depuis  que  le  li\rel  est  devenu  un  gros  livre,  il  s'y  produit  bien  des 
noms  qui  restent  dans  leur  obscurité.  r»algré  la  liste  de  <ii\  on  douze  ta- 
bleaux qui  les  accompagne,  rarmi  cc^  noms.  le  plus  inconnu  i\nil-ctrc  esi 

JUILLET  1*11.  —  TOME  1. 


celui  d'un  artiste  nommé  Pierre  Grassou  de  Fougères ,  appelé  plus  si'  ■ 
plenient  Fougères  dans  îe  monde  artiste,  qui  tient  aujoiu-d'hui  beaucoaj» 
dé  place  au  soleil ,  et  qm  suggère  les  amères  réllexioiis  par  lesfjuellcii 
commence  l'esquisse  de  sa  vie ,  applicable  à  quelques  auli'es  individus  > 
In  tribu  des  artistes. 

En  1832,  Fougères  demeurait  rue  de  Navarin,  au  quatriè.'ne  étage  d'une 
de  ces  maisons  étroites  et  hautes  qui  ressemblent  à  l'obélisque  de  Luxor, 
qui  ont  une  allée,  un  petit  escalier  obscur  à  tournans  dangereux,  qui  ne 
comportent  pas  plus  de  trois  fenèlresà  chaque  étage,  et  à  l'Intérieur  des- 
quelles se  trouve  une  cour,  ou,  poiu' parler  plus  exactement,  un  puits 
carré. 

Au  dessus  des  trois  ou  quatre  pièces  de  l'appartement ,  occupé  par 
Grassou  de  Fougères,  s'étendait  son  atelier,  qui  avait  vue  sur  i!ont»iiar- 
tre.  L'atelier  peint  en  fond  de  briques ,  le  carreau  soigneusement  mis  en 
couleur  brune  etfrotlé,  chaque  chaise  manie  d'un  petit  tapis  bordé,  le 
canapé,  simple  d'ailleurs,  mais  propre  coi\ime  celui  de  la  chambre  à  cou- 
cher d'une  épicièrc,  tout  y  dénotait  la  vie  méticitlease  des  petit?  esprits . 
et  le  soin  d'un  honmic  pauvre.  Il  y  avait  une  commo;!e  pom'  serrer  les  cQeîs 
d'atelier,  une  table  à  déjeuner,  un  buPi'et,  un  secrétaire,  enfin  les  ustensiles 
nécessaires  aux  pciîitres ,  tous  rangés  et  propres.  Le  poêle  pariiripait  à 
ce  système  de  soin  hollandais,  d'autant  plus  visible  que  la  lumière  pure 
et  peu  changeante  du  nord  inondait  de  son  jour  net  et  froid  celle  immense 
pièce. 

Fougères,  siinple  peinn-c  de  genre ,  n'a  pas  besoin  des  machines  énor- 
mes qui  l'uinent  les  peintres  d'histoire ,  il  ne  s'est  jamais  reconnu  rie  facul- 
tés assez  complètes  pour  aborder  la  haute  pciutm'e,  il  s'en  tenait  encore 
au  chevalet. 

Au  commencement  du  mois  de  décembre  de  cette  ann<;c ,  époque  à  la- 
quelle les  bourgeois  de  Paris  conçoivent  périodiquement  l'idée  burlesque 
dt  (lerpélucr  leur  figure,  déjà  bien  encombrante  par  eilo-mèmc  ,  Pierre 
Grassou,  levé  de  bonne  heure,  préparait  sa  palette,  allumait  son  poêle, 
mangeait  une  flûte  trempée  dans  du  lait,  et  attendait,  pour  travailler,  qt:e 
le  dégel  de  ses  carreaux  laissât  passer  le  jour.  11  faisait  sec  et  bea-a. 

En  ce  moment,  rarliste,qui  mangeait  avec  cet  air  patient  et  résigné  qui 
dit  tant  de  choses,  reconnut  le  pas  d'un  homme  qui  avait  eu  sur  sa  via 
rinfiuence  ([ue  ces  sortes  de  gens  ont  sar  celle  de  pre^q;ie  tous  les  ar- 
tistes, d'Elias  Magits,  un  marchand  de  tableaux ,  l'usurier  des  toiles.  En 
ellet ,  Elias  àlagus  surprit  le  peintre  au  moment  où ,  dans  cet  atelier  si 
propre,  il  allait  se  meltre  à  l'ouvraie. 

—  Comment  vous  va,  vieux  coquin?  lui  dit  le  peintre. 

Fougères  avait  eu  la  croix,  Elias  lui  achetait  ses  tableaux  deux  ou  trois 
cents  lï'ancs ,  il  se  donnait  d'es  airs  très  artistes. 

—  Le  commerce  va  mal,  répondit  !;iias.  Voas  avez  tous  des  préten- 
tions, vous  parlez  maintenant  do  deux  cents  ùancs  dès  que  vous  avez  mis 
six  sous  de  couleur  sur  une  toile...  Jlais  vous  êtes  un  brave  garçon ,  vo'js, 
vous  êtes  un  homme  d'ordre ,  et  je  viens  vous  apporter  uac  bonne  af- 
faire. 

—  Timeo  Danaos  et  dona  fer  entes,  dit  Fougères.  Savcz-vous  le  latin? 

—  Non. 

—  Hé  bien,  cela  veut  dire  que  les  Grecs  ne  proposent  pas  de  bonnes 
affaires  aux  Troyens  sans  y  gagner  quelque  chose.  Autrefois  ils  disaient  : 
Prenez  mon  cheval;  aujourd'hui  nous  disons  :  Prenez  mon  ours...  Que 
voulez-vous,  IJlysse-LagingeoleElias Magus ? 

Ces  paroles  donnent  la  mesure  de  la  douceur  et  de  l'esprit  avec  les- 
quels Fougères  employait  ce  que  les  pein'o-es  appellent  les  charges  d"a- 
lelier. 

—  Je  ne  dis  pas  que  vous  ne  me  ferez  pas  deux  tableaux  gratis. 

—  Oh! oh! 

—  Je  vous  liùsse  le  maîuc,  je  ne  les  demande  pas.  Vous  êtes  ua  hon- 
nête artiste. 

—  Au  fait? 

—  Eh  bien  !  j'amène  un  père,  uac  mère  et  une  fille  unique. 

—  Tous  uniques  ! 

—  Ma  foi,  oui  !...  et  dont  les  pcrlraits  sont  à  fiiirc.  Ils  sont  fous  dC5  ar:s. 
mais  ils  n'ont  jamais  osé  s'aventurer  dans  nn  atelier.  La  tille  a  une  dot  de 
cent  mille  francs.  \  ous  pouvez  bien  les  peindre  :  ce  sera  peut-être  pour 
vous  des  portraits  de  famille. 

Ce  vieux  bois  d'Allemagne,  qui  passe  pour  honraie  et  qui  se  nomme- 
Elias  îiagus.  s'interrompit  pour  rire  d'un  rire  sec  dont  les  éclats  épouvan- 
tèrent le  "peintre.  H  crut  entendre  Méphisiophélès  parlant  maria :e. 

—  Les  portraits  sons  payés  cinq  cents  fiaucs  pièce  ;  vous  po'avcz  m 
faire  trois  lableauv. 

—  Mais  z-oui,  dit  gaîment  Fougères. 

—  Et  si  voiLs  épousez  la  fille,  vous  ne  m'oublierez  pas  ? 

—  Me  marier,  moi?  s'écria  Pierre  Grassou,  moi  qui  ai  riiabitu.ic  de 
me  coucher  tout  seul,  de  me  lever  de  bon  malin ,  qui  al  ma  vie  arran- 
gée... 

—  Cent  mille  francs,  dit  Slagus,  et  une  fille  douce,  pleine  de  tous  do- 
rés, comaie  un  vrai  Tilieu. 

—  Quelle  est  la  position  de  ces  gens-là? 

—  Anciens  négocians.  Pour  le  inoment  aimant  les  .irLs ,  ay-int  raaisoi 
de  campagne  à  \  illo-d'Avray  cl  dix  ou  douze  mille  livres  de  renie. 

—  Quel  commerce  ont-'is  fait? 

—  Les  bouteilles. 


18 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


^-  Ne  dites  pas  ce  mot ,  il  me  semble  entendre  couper  des  bouchons , 

mes  (lents  s'agacent. 

'—  Fantil  les  amener  ? 

-—  Tiois  portraits,  je  les  mettrais  au  Salon  :  je  pourrai  me  lancer  dans 

portrait;  eh  bien!  oui... 

Le  vieil  Elias  descendit  pour  aller  chercher  la  famille  Vervello. 

TPour  savoir  à  quel  point  la  proposition  allait  a^jir  sur  le  peintre,  et  quel 
effet  devaient  prothiirc  sur  lui  les  sieur  et  dame  Vcr\elle  ornés  de  leur  lille 
unique ,  il  est  nécessaire  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  vie  antérieure  de 
Pierre  (irassou  de  Fougères. 

Elève ,  il  avait  étudié  le  dessin  chez  Grangcr,  qui  passe  dans  le  monde 
(icadéinique  pour  un  grand  dessinateur. 

AproSj  Fougères  était'.allé  chez  Gros,  pour  y  surprendre  les  secrets  de  celte 
puissante  et  magnilique  couleur  qui  distingue  ce  maître;  mais  le  maître, 
les  élèves,  tout  y  avait  été  discret ,  et  Pierre  n'y  avait  rien  surpris. 

'Je  là.  Fougères  avait  passé  dans  l'atelier  de  Leihière  pour  se  familiari- 
ser a\cc  cette  partie  de  l'art  nommée  la  composition;  mais  la  composition 
avait  été  sauvage  et  farouche  pour  lui. 

Fuis  il  avait  essayé  d'arracher  à  Granet,  au  vieux  Drolling,  le  mys- 
tère de  leurs  effets  d'extérieurs.  Ces  deux  maîtres  ne  s'étaient  rien  laissé 
déro!)er. 

i;ii!iu ,  Fougères  avait  termine  ses  études  chez  Duval  Lecamus. 

Durant  ces  études  et  ces  dilïérerites  transformations.  Fougères  eut  des 
m  (Turs  iraiiquilles  et  rangées  qui  fom-nissaient  matière  aux  railleries  des 
diilérens  ateliers  où  il  séjournait;  mais  partout  il  désarmait  ses  camarades 
Par  sa  modestie ,  par  une  patience  et  une  douceiu-  d'agneau.  Les  maîtres 
h'avaieut  aucune  sympathie  pour  lui  ;  les  maîtres  aiment  les  sujets  brillaus, 
les  esprits  excentriques,  drolatiques,  fougueitx,  ou  sombres  et  profondé- 
ment r,;ilichis,  qui  dénotent  un  talent  futur.  Tout  en  Fougères  annonçait 
ia  niédiocrité.  Son  faux  nom  de  Fougères,  celui  du  peintre  dans  la  pièce 
de  (i'ilgiantiiie,  avait  été  la  source  de  mille  avanies;  mais,  par  la  force  des 
chcs; .;,  il  avait  accepte  ce  nom  de  la  ville  où  il  était  né. 

Grassou  de  Fougères  ressemblait  h  son  nom.  Grassouillet  et  d'une 
taille  médiocre,  il  avait  le  teint  fade,  les  yeux  brims,  les  cheveux  noirs,  le 
nex  en  trompette,  une  bouche  assez  laige  et  les  oreilles  longues.  Son  ait 
doux,  passif  et  résigné  relevait  peu  ces  traits  principaux  de  sa  physiono- 
mie pleiîic  de  santé,  mais  sans  action.  Il  ne  devait  être  tourmenté  ni  pat 
celte  abondance  de  sang,  ni  par  cette  \io!ence  de  pensée,  ni  par  cette 
verve  comique  à  laquelle  se  reconnaissent  les  grands  artistes.  Ce  jeune 
liomme,  né  pour  cti'e  un  vertueux  bourgeois,  venu  de  son  pays  pour  être 
coinmis  chez  un  marchand  de  couleurs,  originaire  de  Mayenne  et  parent 
éloigné  des  Grassou,  s'institua  peintre  par  le  fait  de  rentèîemcni  qui  con- 
stitue le  caracière  breton.  Ce  qu'd  souffrit,  la  manière  dont  il  vécut  pen- 
dant le  temps  de  ses  études,  Dieu  seul  le  sait.  Il  souil'rit  autant  que  soull'reut 
les  grands  hommes  quand  ils  sont  traqués  par  la  misère  et  chassés,  comme 
des  bêtes  fauves ,  par  la  meute  des  gens  médiocres  et  par  la  tj-oupe  des 
vanités  altérées  de  vengeance.  Dès  qu'il  se  crut  de  force  à  voler  de  ses 
propres  ailes,  Fougères  avait  pris  un  aioller  en  haut  de  la  rue  des  i\iar- 
tyres,  où  il  avait  commencé  à  piocher,  il'  lit  son  début  en  lS2t).  Le  pre- 
mier tableau  qu'il  présenta  au  jury  pqur  l'exposition/lu  Louvre,  repré- 
sentait une  noce  de  village,  assez  péniblement  copiée  d^Sprcs' le  tableau 
de  Creuse.  ■       ''      '      '■  ;■     '  ' 

On  refusa  sa  toile.  Quand  Fougères  apprit  la  fatale  décision,  il  ne  tomba 
peint  dans  ces  fureuis  ou  dans  ces  accès  d'amour-propie  épileptique  aux- 
quels s'abandonnent  les  esprits  superbes,  et  qui  se  terminent  quelquefois 
par  des  cartels  envoyés  au  directeur  ou  au  secrétaire  du  Musée ,  par  des 
menaces  d'assassinat.  Fougères  reprit  tranquillement  sa  toile,  l'enveloppa 
de  son  mouchoir,  la  rapporta  dans  son  atelier  en  se  jurant  à  lui-même 
de  devenir  un  grand  peintre.  1!  plaça  sa  toile  sur  son  chevalet,  et  alla  chez 
un  de  ses  camarades,  un  homme  d'un  vrai  talent,  chez  Schinncr,  un  ar- 
tiste doux  et  patient  comme  il  était,  et  dont  le  succès  avait  été  Complet  tiii'"' 
dernier  salon  :  il  le  pria  devenir  critiquer  l'œuvre  rejetée, 

Le  grand  peintre  quitta  tout  et  vint.  Quand  le  pauvre  Fougères  l'eut 
mis  face  à  face  avec  l'œuvre ,  Schinnei-,  au  premier  coup  d'œil,  serra  la 
main  de  Fougères.  j.        ,        /•    .         .     , 

—  Tu  es  un  brave  garçon,  tuas  un  cœur d  or.  d  ne  faut  pas  le  trom- 
per, lu  tiens  toutes  les  promesses  que  tu  nous  faisais  h  l'aiellier.Quand  oii 
trouve  ces  choies-là  a"  1^""'  ^e  sa  brosse,  mon  bon  l-ougens,  d  vaut 
mieux  lai'^scr  s^s  couleurs  chez  Belot,  ne  pas  voler  la  toile  aux  autres. 
Rentre  de  bonne  heure,  mets  un  bonncl  de  cjion,  couche-toi  sur  les  ncul 
heures;  va  le  matin,  à  dix  heures,  à  quelques  bureau  où  tu  demanderas 

une  place,  et  quitte  les  arts.  , ,.     ,  ,         .        -  '  ■  ,  '"-  l    , 

'  ^(o„  amj_  (jit  Fougères,  ma  toile  a  deja  ele  condaninee, v  et  ce'  n  est 

pas  l'arrrl  nue  je  demande,  mais  les  motifs.  ,     i.  ,,._,^,  ,;      ^  , 

•^  i;h  bien  !  tu  fais  gris  et  sombre,  lu  vois  la  natuj-e.à  travA*'"",*^!"?;,; 

pe-  ion  dessin  est  lourd,  empâté;  ta  composition  osl  un  pastiche  çle  G re li- 
se.' qui  ne  rachetait  ses  défauts  que  par  It^s  ipialilô  qui  m  niamiiwiit. 

F.n  détaillant  les  fautes  du  tableau.  Scbiniipr  vit  sur  lallguredc  Fougères 
une  si  profonde  expression  de  irisics-c,  qu'il  l'emmena  dîner  et  tacha  de 

^  Le  le*ndcmain,  dès  sept  heures.  Fougères  était  à  son  chevalet,  retravail- 
lant le  tableau  condamné;  il  en  réchauffait  la  couleur,  il  y  faisait  les  cor- 
rections indiquées  par  Schinnei,  il  replâtrait  ses  figures.Puis,  dégoûte  de 
son  tableau,  il  pona  chez  Elias  Magus.  Elias  Maguj^  ^j?,ece  ,de_Hollan-^ 


do-Belge-Flamand,  avait  trois  raisons  d'être  ce  qu'il  devint  :  avare  et  ri- 
che. Il  débutait  alors,  brocantait  diS  tableaux  et  demeurait  sur  le  boule- 
vart  Bonne-Nouvelle.  Fougères  comptait  sur  sa  pah'tte  pour  aller  chez  le 
boulanger.  Il  mangeait  inirépide  iient  du  piin  cl  des  noi'i,  ou  du  pain  et 
du  lait,  ou  du  pain  et  des  cerises,  ou  du  pain  et  du  fromage,  selon  les 
saisons,  lîlias  Magus,  à  (pii  Pierre  oU'riisa  première  toile,  la  guigna  long- 
temps; il  en  donna  quinze  francs. 

—  Avec  quinze  francs  de  recette  par  an,  et  mille  francs  de  dépense,  dit 
Fougères  en  souriant,  on  ne  va  pas  loin. 

Elias  Magus  lit  \m  gesie,  il  se  mordit  les  pouces  en  pensant  qu'il  aurait 
pu  avoir  le  tableau  pour  cent  sous. 

Pendant  trois  jours,  tous  les  matins.  Fougères  descendait  de  la  rue  des 
Martyrs,  se  cachait  dans  la  foule,  sur  le  boulevart  opposé  à  celui  où  était 
la  boutique  de  Magus,  et  son  œil  plongeait  sur  son  tableau  qui  n'aitirait 
point  les  regards  des  passans.  Vers  la  lin  de  la  semaine  le  tableau  dispa- 
rut. Fougères  reinonia  le  boulevart,  se  dii  igea  vers  la  boutique  du.  bro- 
canteur, et  eut  l'air  (le  llâner.  Le  juif  était  sur  sa  porte. 

—  Eh  bien  !  vous  avez  vendu  mon  lable.Ui? 

-^  Le  voici,  dit  Magus;  j'y  mets  une  bordure  pour  pouvoir,  l'cjffrir  à 
quelqu'un  qui  croira  se  connaître  en  peinture. 

Fougères  n'osa  plus  revenir  sui'  le  boulevart.  Il  entreprit  mi  nouveau 
tableau,  il  resta  deux  mois,  faisant  des  repas  de  souris,  et  se  donnau,t!i4n 
mal  de  galérien.  ,  i  ' 

lin  soir  il  alla  sur  le  boulevart ,  ses  pieds  le  portèrent  fatalement  jus- 
qu'à la  boutique  de  Magus,  il  ne  vil  son  tableau  nulle  part. 

—  J'ai  vendu  votre  tableau,  dit  le  marchand  à  l'artiste. 

—  El  combien  ?  ;,     ,i,.,,v 

—  Je  suis  rentré  dans  mes  fonds  avec  un  petit  intérêt.  Faites-moi  deiix 
iniéricuis  llamands,  une  leçon  d'aaatomie,  un  paysage,  je  vous  les  paie- 
rai, dit  Elias. 

Fougères  aurait  serré  Magus  dans  ses  bras,  il  le  regardait  comme  un 
pèie.  Il  revint,  la  joie  au  cœur  ;  le  grand  peinU-e  Scbinner  s'était  trompé. 
Dans  cette  immense  ville  de  Paris,  il  y  avaitides  cœurs  qui  baitaieut  à  l'u- 
nisson du  sien,  son  talent  était  compris  et  apprécié.  Le  pauvre  garçon,  à 
vingt-sept  ans,  avait  l'iiinocence  d'mi  jeune  homme  de  seize  ans.  Via  autre, 
un  de  ces  artistes  défians  et  faroudR'£,> aurait  remarqué  l'air  diabolique 
d'Elias  Magus,  il  eût  observé  le  fréiillomentdes  poils  (le  sa  barbe,  l'ironie 
de  sa  moustache,  le  mouvement  de  ses  épaules  qui  annonçait  le  conloiiie- 
ment  du  juif  de  Waller  Scott  fourbant  un  clirétien.  Fougères  se  promena 
sur  les  boulevarts  dans  une  joie  qui  donnait  à  sa  ligure  une  expression 
Hère,  il  ressemblait  à  un  lycéen  qui  protège  une  femme.  Il  rencontra  Jo- 
seph Bridau,  l'un  de  ses  camarades,  un  de  ces  laleiis  excenSi  iques  destinés 
à  la  gloire  et  au  malheur.  Joseph  Bridau,  qui  avait  quelques  sous  dans  sa 
poche,  selon  son  expression,  emmena  Fongèies  à  l'Opéra.  Fougères  ne 
vit  pas  le  ballet,  il  n'entendit  pas  la  musique,  il  concevait  des  tableaux,  il 
peignait.  Il  quitta  Joseph  au  milieu  de  la  soirée,  il  courut  chez  lui  faire 
des  esquisses  à  la  lampe,  il  inventa  irimte  tableaux  pleins  de  réminiscences, 
il  se  crut  un  homme  de  génie.  Dès  leiiondemaia  il  acheta  des  couleurs, 
des  toiles  de  plusieurs  dimensions;  il  installa  du  pain,  du  fromage  sur  sa 
table,  il  mit  de  l'eau  dans  une  cruche,  il  iit  une  provision  de  bois  pour  son 
poêle  ;  puis,  selon  l'expression  des  ateliers,  il  piocha  ses  labh'aii.x.  Il  eut 
quelques  modèles.  Magus  lui  prêta  des  étoffes.  Après  deux  mois  de  réclu- 
sion, le  Breton  avait  lini  quatre  tableaux.  11  redemanda  les  conseils  de 
Schinner  auquel  il  adjoignit  Joseph  Bridau.  Les  deux  peintres  viient  dans 
tiois  de  ces  toiles  une  servile  imitation  des  paysajies  hollandais,  des  inté- 
rieurs de  Meizu,  et  dans  la  quatrième  une  copie  de  la  Leçon  d'uiuilom  e 
de  Rembrandt. 

Toujours  des  pastiches,  dit  Schinner,  Ah!  Fougères  aura  de  la  peine  à 
être  original. 

—  Tu  devrais  faire  autre  chose  que  de  la  peinture,  dit  Bridau. 
"'  'I—  Quoi?  dit  Fougères. 

'■  ^''~  Jette-toi  dans  la  littérature. 

Fougères  baissa  la  tête  à  la  façon  des  brebis  quand  il  pleut,  et  demanda 
obtint  encore  des  conseils  utiles,  et  retoucha  ses  tableaux  avant  de  les 
porter  à  Elias,  lilias  paya  chaque  iode  vingt-cinq  francs.  A  ce  prix.  Fou- 
gères iï'y  gaglidit  rien;  mais  il  ne  perdait  pas,  eu  égard  il  sa  sobriété.  Il  fit 
qiiel(|ues  promenades  pour  voir  ce  que  devenaient  ses  tableaux;  il  eut  nue 
singulière  hallucination.  Ses  toiles  si  peignées,  si  nciles,  qui  avaient  la  du- 
reté de  la  (Ole  et  le  luisant  des  peintures  sur  porcelaine ,  étaient  comme 
couvertes  <l'un  biiniill.ird,  elles  ressemblaient  à  de  vieux  tableaux.  Elias 
venait  de  sortir,  Fotigl'res  ue  put  obtenir  aucun  renseignement  sur  ce 
phénotnène;  Il  ci;at  avoir  mal  va.  Le  peintre  renua  dans  son  aleher  y  fau-e 
de  nonvelles  vieilles  loUes.  '   ■ 

'■    Après  sept  ans  de  travaux,  continus.  Fougères  parvint  h  composer,  à 

■exéciïtcr  des  tableaux  passahles,- il  faisait  aussi  bien  que  tous  les  altistes 
du  second  ordre.  Elias  achetait,  vendait  tous  ses  tableaux;  le  pauvre  Bre- 

'ton  gagnait  péniblement  une  centaine  de  louis  par  an,  et  ue  dépensait  pas 
plus  (le  douze  cents  francs. 

A  l'exposiiion  de  1S29,  Schinner  et  Bridaui,  qui  tous  deax  occupaient 
une  grande  place  et  se  trouvaient  à  la  tétc  du  mounemeut  dans  les  arts , 
furent  pris  de  pitié  pour  la  pereisianre,  pour  la  pauvreté  de  leur  vieux 
camarade,  ils  firent  admettre  à" l'exposition,  et  dans  le  grand  salou,  un  ta- 

'bleau  de  Fougères.  'i  ■ 

''  Cê'tàb!e=iB,-tpu"tenaiidO'Vicneroaponr  le  sentiment,  était  puissan^ 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


19 


crinlt^rôt;  il  tenait,  pour  rexéciition,  du  premier  faire  de  Dubufe.  Il  re- 
présentait un  jeune  liomme  à  qui,  dans  l'intérieur  d'une  prison,  l'on  rasait 
les  rlie\eux  de  la  nuque.  D'un  côté  un  prêtre,  de  l'autre  une  vieille  i  une 
jeune  femme  en  pleurs.  L'n  huissier  lisait  un  papier  timbré.  Sur  une  uié- 
eluuite  tal)lc,  était  un  reoas  auquel  personne  n'avait  louclié.  I.ejom' ve- 
nait à  travers  les  barreaux  d'une  fenêtre  éle\ée.  11  y  avait  de  quoi  faire 
fn'mir  les  bomgcois  et  les  bourgeois  frémissaient.  Fougères  s'était  ins- 
|)iré  tout  bonnement  du  cliefd'œuvrc  de  Gérard  Dow  :  il  avait  retourné 
le  LMonpe  de  la  femme  hydropique  vers  lu  fenêtre  au  lieu  de  le  présenter 
de'fate.  11  avait  remplacé  la  mourante  par  le  condamné  :  même  pâleur, 
niénio  appel  à  Dieu.  Au  lieu  du  médecin  llamand,  il  avait  peint  la  froide 
\'t  ollicielle  figure  du  gretlier  vêtu  de  noir;  mais  il  avait  ajouté  uue  vieille 
■  femme  auprès  de  la  jeune  fille  de  Gcraid  Dow.  Enfin  la  figure  cruelle- 
ment: bonasse  du  bourreau  dominait  ce  groupe,  et  ce  plagiat  Uès  habile- 
ment déguisé  ne  fut  point  reconnu. 
'Le h\ret  contenait  ceci  : 

510.  (irassou  de  Fougères  (Pierre),  rue  Je  Navarin,  2. 

La  To'dcllc  d'an  condamné  à  mort. 

Ouoiipie  médiocre,  le  tableau  eut  un  succès  prodigieux.  La  foule  se 

rma  tous  les  joni's  devant  la  toile  à  la  mode.  Charles  X.  s'y  arrêta,  Ma- 
.ame,  instruite  de  la  vie  patiente  de  ce  pauvre  Breton,  s'enthousiasma 
pour  le  Breton.  Le  duc  d'Orléans  marchanda  la  toile.  Les  ecclésiastiques 
dirent  à  Mme  la  dauphine  que  le  sujet  était  plein  de  bonnes  pensées.  11  y 
régnait  en  ed'et  un  air  religieux  très  satisfaisant.  Monseigneur  le  dauphin 
admira  la  poussière  des  carreaux,  une  grosse  lourde  faute,  car  Fougères 
avait  répandu  des  teintes  verdâtres  qui  annonçaient  de  l'humidité  au  bas 
des  nuirs.  Madame  acheta  le  tableau  mille  francs.  Le  dauphin  en  com- 
manda un.  Charles  X  donna  la  croix  d'honneur  au  lils  du  paysan  qui  s'é- 
tait jadis  battu  pom-  la  cause  royale  en  1799.  Joseph  Bridau ,  le  grand 
peintre,  ne  fut  pas  décoré.  Le  ministre  de  l'intérieur  commanda  deux  ta- 
bleaux d'église  à  Fougères. 

Ce  salon  fut  pour  l'ierrc  Grassou  toute  sa  fortune,  sa  gloire,  son  ave- 
nir, sa  vie.  Inventer  en  toute  chose,  c'est  vouloir  périr  ;  copier,  c'est  vivTe. 
Crassou  de  Fougères  avait  enfin  découvert  un  filon  plein  d'or;  il  pratiqua 
la  partie  de  cette  cruelle  maKimc  i  à  kicpielle  la  société  doit  ces  inf  jnies 
'médiocrités  chargées  d'élire  au  ourd'hui  e-  supérioiilés  dans  lou,tes  les 
'  '  classes  sociales,  qui  nauirellemen     élisen  clles-mOmes,  et  font  une  guerre 
acharnée  aux  vrais  taiens.  Lcprincipe  dcl'éiccUon  est  faux,  la  France  en 
'    reviendra.  '  'h-  ■ 

Néanmoins  la  modestie,  la  simplicité,  la  surprise  du  uon  et  doux  Fou- 
gères firent  taire  les  récriminations  de  l'envie.  D'aillems,  il  eut  pour  lui 
les  Grassous  parvenus,  solidaires  des  Grassoiis  à  venir.  Quelques  gens, 
'  émus  par  l'énergie  d'un  homme  que  rien  n'avait  découragé,  parlaient  du 
Dominiquin,  et  disaient  :  «Il  faut  récompenser  la  voiojté  dans  les  mts  ! 
Grassou  n'a  pas  volé  son  succès!  voilà  dix ajis  qu'il i pioche,  pauvre  bon- 
homme!» 

Celte  exclamation  de  pauvre  bonhomme  !  étai'  pour  la  moitié  dans  les 
adhésions  et  les  féUcitaiion*  que'  recevait  le  peintre.  La  p.lié  élève  au- 
tant de  médiocrités  que  ''envie  rabaisse  de  grana  artistes.  Lesjoiunaux 
n'avaient  pas  épargné  les  critiaucs  mais  le  chevalier  de  Fougères  les  di- 
géra comme  il  digérait  les  conseils  de  scj  amis,  avec  une  patience  angé- 
fique.  Riche  alors  d'ime  quinzaine  de  mille  francs,  bien  péniblemcn'  gagnés, 
il  meubla  son  appartement  et  son  atelier,  rue  de  Navarin  ;  il  y  fit  le  tableau 
demandé  par  monseigneur  le  dauphin,  et  les  deux  tableaux  d'tghsc  com- 
mandés par  le  ministère,  à  jour  fixe  ,  avec  une  régula-ite  désespérante 
pour  la  caisse  des  ministères,  habituée  à  d'autres  façons.  Mai.  admirez  le 
bonheur  des  gens  qui  ont  de  l'ordre  !  S'il  aval  tardé,  Grassou,  surprix,  par 
la  révolution  de  juillet,  n'eût  point  été  payé. 

Fougères,  pour  trente  sept  ans,  avait  fait  pour  F.lia  Jlagus  environ 
deux  cents  tableaux  complètement  inconnus ,  mais  à  l'aide  desquels  i  était, 
parvenu  ;i  colle  manière  satisfaisante,  à  ce  point  d'exécution  qui  ne  rejioussc 
pas  trop  l'artiste,  et  que  chérit  la  bourgeoisie.  Fougères  était  cher  il  ses  amis 
par  une  rectitude  d'idées,  par  une  sincérité  de  sentiniens,  une  obligeance 
parfaite,  nue  grande  loyauté.  S'ils  n'avaient  aucune  estime  pour  la  palette, 
ils  aimaient  l'homme  qui  la  tenait. 

—  Quel  malheur  que  Fougères  ait  le  vice  de  la  pointure  l  se  disaient  ses 
camarades. 

Néanmoins  il  donnait  des  conseils  excellons  ;  semblable  à  ces  cuillcion- 
nisles  incapables  d'écrire  un  livre,  et  qui  saveait  très  bien  par  où  pèchent 
les  livres;  mais  il  y  a  cnirc  les  critiques  liltéraiios  et  Fougères  une  lill'é- 
rence  :  il  était  éminemment  sensible  aux  biMUlés,  il  les  reconnaissait.  Ses 
conseils  étaient  empreints  d'un  sentiment  de  jusiice  qui  laisail  .iccepler  la 
justesse  de  ses  remarques.  Depuis  la  révolution  dcjnillet.  Fougères  pré- 
scnlail  une  dixaine  de  tableaux,  parmi  k>squels  le  iury  en  admettait  qu  itre 
■'  ou  cinq.  11  vivait  avec  la  plus  rigide  économie.  Sou  doaiestiqiie  consistait 
'  '    dans  une  femme  de  ménage. 

Pour  tonie  distraction,  il  visitait  ses  amis,  il  allait  voir  les  objets  d'art, 
il  se  permcllail  (pielqiies  petits  voy.iges  en  France  ,  il  projetait  d'aller 
chercher  des  inspirations  en  Suisse."  Ce  détestable  uriislo  était  un  e\celle,it 
citoyen;  il  montait  sa  garde  ,  allait  aux  revues,  payait  son  lovei  et  ses 
consommations  avec  l'exactitude  la  plus  bourgeoise.  Ayant  vécu  dans  le 
travail  et  la  misère  ,  il  n'avait  jam;iis  eu  le  temps  d'aimer.  Jusqu'alors 
garçon  et  pauvre,  il  ne  se  souciait  point  de  compliquer  son  existence  si 
simnle.  Incapable  d'inventer  une  manière  d'augmenicf  sa  fortune,  il  por- 


tait tous  les  trois  mois  chez  son  notaire,  Alexandre  Crottat,  ses  économies 
et  ses  gains  du  trimestre.  Quand  le  notaire  avait  à  lui  mille  écus,  il  les 
plaçait  par  première  hypothèque,  avec  subrogation  dans  les  droits  de  la 
femme  si  l'emprunteur  ilaii  marié,  ou  subrogation  dans  les  droits  du  ven- 
deiu-  si  rempruiileur  avait  un  droit  à  payer.  Le  notaire  touchait  lui-même 
les  intérêts  et  les  joignait  aux  remises  partielles  faites  pai"  Grassou  de 
Fougères. 

Le  peintre  attendait  le  fortuné  moment  oii  ses  contrats  arriveraient  au 
cbillie  imposant  de  deux  mille  francs  de  rente,  pour  se  donner  Volium 
cuui  digniiaie  de  Fartiste  et  faire  des  tableaux,  oh!  mais  des  tableaux! 
enfin  de  vrais  tableaux  !  des  tableaux  finis,  chouettes  !  kox-nofls! 

Son  avenir,  ses  rêves  de  bonhem',  le  superlalif  de  ses  espérances,  vou- 
lez-vous le  savoir  ?  c'était  d'entrer  à  l'Institut  et  d'avoir  la  rosette  dos  of 
ficicrs  de  la  Légion-d'llouneur  !  s'asseoir  à  côté  de  Schinner,  arriver  à 
l'Académie  avant  Bridau  !  Av  oir  une  rosette  à  sa  :  itonnière  !  Quel  rêve  ! 
Il  n'y  a  que  les  gens  médiocres  pour  penser  à  tout. 

En  entendant  le  bruit  de  plusiems  pas  dans  Fescalier,  Fougères  se  re- 
haussa le  toupet,  boutonna  sa  veste  de  velours  vert-bouteille,  et  ne  fut  pas 
médiocrement  surpris  de  voir  entrer  une  figure  vulgairement  appelée  un 
melun,  dans  les  ateliers.  Ce  fruit  surmontait  une  citrouille  velue  de  drap 
bleu,  ornée  d'un  paquet  de  breloques  linlinnabulant.  Le  melon  souillait 
comme  un  marsouin,  la  citrouille  marchait  sur  des  navets,  imi)ropreineiit 
appelés  des  jambes.  Un  vrai  peintre  aurait  fait  ainsi  la  charge  du  petit 
marchand  de  bouteilles,  et  l'eût  mis  immédiatement  à  la  porte  en  lui  di- 
sant qu'il  ne  peignait  pas  les  légumes.  Fougères  le  regarda  sans  rire. 
M.  Vervelle  présentait  un  diamant  de  mDle  écus  à  sa  chemise. 

Fougères  regarda  Magus  et  dit  :  Ily  a  gras. 

En  entendant  ce  mot,  M.  Vervelle  ûonça  les  sourcDs. — Ce  bourgeois  at- 
tirail il  lui  une  autre  complication  de  légumes  dans  la  personne  (tc'sa 
femme  et  de  sa  fille.  ''  _ 

La  femme  avait  sur  la  figure  un  acajou  répandu;  elle  ressemblait  à 
une  noix  de  coco  surmontée  d'une  tête  et  serrée  par  uue  ceinlure.  1:11c 
pivotait  sur  ses  pieds.  Sa  robe  était  jaime,  à  raies  noires.  Elle  produisait 
orgueilleusement  des  mitaines  extiavaganles  sur  des  maiiis  enllées  comme 
les  gants  d'une  enseigne.  Les  plumes  du  convoi  de  première  classe  flot- 
taient sur  un  chaiieau  cxtravasé.  Des  dentelles  paraient  des  épaule.?  aussi 
bombées  par  derrière  que  par  devant  ;  a:nsi  la  forme  sphérique  du  cou 
était  parfaite.  Les  pieds,  du  genre  de  ceux  que  les  peintres  appellent  d's 
abaiis,  étaient  ornés  d'un  bourrelet  de  six  lignes  au  dessus  du  cuir  ve:iii 
des  souliers.  Comment  les  pieds  y  étaient-ils  entrés  •  On  ne  sait. 

Suivait  une  jeune  asperge,  verte  et  jaune  par  sa  robe ,  et  qui  avait  n;ie 
petite  tête  couronnée  d'une  cheveuire  en  bandeau,  d'un  jaunc-caroilc 
qu'un  Romain  eût  adoré,  des  bras  lilamenlciix,  des  taches  de  rousse.'ii' sur 
un  teint  assez  blanc,  des  grands  )eux  innocens,  ii  cils  blancs,  peu  de  sour- 
cils, un  chapeau  de  paille  d'Italie  avec  deux  honnêtes  coques  de  saliu , 
bordé  d'un  liseré  de  salin  blanc ,  les  mains  vertueusement  rouges ,  et  I  ?s 
pieds  de  sa  mère.  ,, , 

Ces  trois  êtres  avaietit ,  ep  Vègardant  l'atelier,  un  air  de  bonheiu"  ciii 
annonçait  en  eux  un  respec(able  enthousiasme  pour  les  arts. 

—  Et  c'est  vous,  monsicm' ,  qui  aiioz  faire  nos  ressemblances?  dit  le 
père  en  prenant  un  petit  air  (irâne. 

—  Oui,  monsieur,  répondit  Crassou. 

—  Vervelle,  il  a  la  croix,  dit  tout  bas  la  femme  à  son  mari  pendant  que 
le  peintre  avait  le  dos  tourné. 

—  Est-ce  que  j'aurais  fait  faire  nos  portraits  par  un  artiste  qui  riesi-i.ùl 
pas  décoré  ? 

Ebas  !\Iagus  salua  la  famille  Vervelle  et  sortit;  Grassou  l'accompajaa 
Jusque  sur  le  palier. 

|.    r^Il  n'y  a  oue  vous  pour  pêcher  de  pareilles  boules. 
,  —  Cent  tiiille  francs  de  dot  ! 

—  Onclle  famille  ! 

—  Trois  cou  mille  francs  d'espérances,  maison  rue  Boucherai  cl  mai- 
son de  c;mipagnc  à  \ille-d'Avray. 

—  Boucherat ,  bouteilles ,  bouchons ,  bouchés ,  débouchés ,  dit  le 
peintre. 

—  Vous  soie/,  il  l'abri  du  besoin  pour  le  reste  de  vos  jours,  dit  Elias. 
Celte  idée  entra  diuis  la  tête  de  Pierre  Gra<sou.  comme  la  lumière  du 

matin  a\ait  irlalé  dans  sa  mansarde.  En  disposant  le  père  de  la  j 'inic 
personne,  il  lui  trouva  boinio  mine:  sa  face  était  pleine  i^e  r  >-  '  ^^. 
La  mère  et  la  lille  voltigèrent  autour  du  peintre,  en  s"êmer\-  iis 

ses    pprêis.  Il  leur  parut  être  un  Dieu.  Cette  visible  adTaiii;.. uu- 

gères.  Le  veau  d'or  jela  .sur  celte  Lmiille  son  re.lot  f.uil.isiiquo. 

—  \  ous  de\  ei  gagner  un  ai-gext  fou  ;  lUiùs  vous  le  dépenser  comme  vous 
le  gagnez?  dit  la  mère. 

—  Non,  madame,  répondit  le  peintre,  je  ne  le  dépense  pas  je  n*ai  |)as 
le  moyen  de  m'aniuscr.  'Mon  notaire  place  mon  .vgcul,  il  sait  mou  compte  ; 
une  fois  l'argent  chez  lui,  je  n'y  pense  plus. 

—  On  me  disait  à  moi,  s'écria  le  père  Venelle,  que  les  artistes  étaient 
tous  des  paniers  iiercés. 

—  Quel  est  votre  notaire,  s'il  n'y  a  pas  d'indisaêtion  ?  deiunnJa  ma- 
dame Vervelle. 

—  In  bravo  garçon,  tout  rond,  frottât... 

—  Tiens!  tiens  !  est  ce  faire  !  dit  Vervelle,  Crultal  est  le  nôtre. 

—  Ke  vous  dérangez  pas!  dit  le  peintre. 


20 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


—  Mais  tiens-loi  donc  tranquille,  Anténor,  dit  la  femme,  tu  ferais  man- 
quer Mionsicur.  Si  tu  le  voyais  travailler...  .-:---    _--  ■   - 

—  Mon  Dieu!  pourquoi  ne  iii'avL'z  vous  pas  appi^Si . I^  ^t^ ?  ,dit  Mlle 
Vervelle  à  ses  parens. 

—  Virginie,  s'écria  !a  mère,  une  jeune  personne  ne  doit  pas  apprendre 
rcriaincs  dioses;  et  quand  tu  seras  mariée...  bien!  Mais  jusque-là  tiens- 
toi  uanqaille.  ' 

Pendant  cette  première  séance,  la  famille  Vervellé  se  familiarisa  pres- 
que avec  riioinutc  artiste.  Elle  dut  revenir  deux  jours  après. 

IJi  sortant,  le  père  et  la  mère  dirent  à  Virginie  d'aller  devant  eux;  mais, 
n;al;,'ré  la  distance,  clic  entendit  ces  mots  dont  le  sens  devait  éveiller  sa 
curiosité. 

—  Un  homme  décoré....  tre;;te  sept  ans....  un  artiste  qui  a  des  com- 
mandes, qui  place  son  argent  chex  notre  nolaire.  Consultons  Crollat. 
Ilcin!  s'appeler  madame  de  Fougère  !...  Ça  n'a  pas  l'air  d'èU'c  un  mé- 
chant homme!...  Tu  nu,  diras  un  commerçant?  mais  un  commerçant, 
tant  qu'il  n'est  pas  retiré,  vous  no.  savez  pas  ce  que  peut  devenir  voUe 
1:11e,  tandis  qu'un  artiste  économe...  Puis,  nous  aimons  les  arts...  enlin! 

Pierre  Grassou,  pondant  que  la  famille  Vervclle  le  discutait,  discutait 
1  a  îamille  Vervellé.  Il  lui  fut  impossible  de  demeurer  en  paix  dans  sou 
atelier,  il  se  promena  sm*  le  boulevart,  il  y  regardait  les  femmes  rousses 
q  ui  passaient  !  Il  se  faisait  les  plus  étranges  raisonnemeiis  :  l'or  était  le 
pi  us  beau  des  métaux,  la  couleur  jaune  représentait  l'or.  les  Romains  ai- 
m  aient  les  femmes  rousses.  11  devint  Romain,  etc. 
j  Après  deux  ans  de  mariage,  quel  homme  s'occupe  de  la  coulcm-  de  sa 
/fc  mrae  ?  i         ■  • 

(  abeaulé  passe...  mais  la  laideur  reste!  L'argent  est  la  moitié  du  bon- 
lieur.  Le  soir,  on  se  courbant,  il  trouvait  déjà  Virginie  Vervellé  char- 
inanîc.  — ^  Quand  les  trois  Verve'ic  critrèrëiit  le  jour  de  la  seconde 
séaneb,  le  peintre  les  accueillit  avec  un  aimable  sourire.  Le  scélérat  av;iit 
fait  sa  barbe,  il  avait  mis  du  linge  I)hii!C,  il  s'était  agréablement  disposé 
les  clieveux,  il  avait  choisi  un  pantalon  fort  avantageux  et  des  pantoiilles 
ronges  à  la  poulaine.  '  ,,..', 

la  famille  lui  répondit  par  uti  sourire  ^SsSflatteiir  qiie  ïé'sîciî'?, Vir- 
ginie devint  de  la  couleur  de  ses  cliércux,  baissa  les  yeux  et  détourna  la 
tête  en  regardant  les  études.  PiciTc  Grassou  trouva  ces  pclilcs  minaude- 
ries ra\issantcs.  \'irginic  avait  de  la  grarc,  elle  ne  tenait  hdareiisemcut  li^, 
du  pore,  ni  de  la  mère  ;  mais  de  qui  tonûit-cUc?  '  ';'|',' ';','';  ^''\J.!^   .  '"'  '-.'■ 

—  Ah  !  j'y  suis,  se  dit-il  toujours,  la  mèri;  aûfa-iéti'  im  i^g:'ai-<ltic'son  " 
commerce.     '■'"        ^■'■à^'-     \'    /_|\';''V.,''|'    '  ^',^./', '''''.'.' -V, '',."■,!''    '. 

Pemiant  la  séance,' ilj'' eut  des  cêcai-nTonrlits't'Tîre  le'  ticinirc  et  la  fa- 
riii'lc.  11  eut  l'audace  de  trouver  le  père  VcrveHc  spirituel,  f'ciic  llaîicric 
lit  entrer  la  famille  au  pas  de  charge  dans  le  étisr  de  l'iiiliste;  il  donna 
l'un  de  ses  croquis  à  Virginie  et  une  csqHrss'c'îl  Iti'hftW.'!'     '-"^  j,'.-.!!  ■■  '■ 

—  Pour  rien?  dirent-elles.  '  '!\'-'   '!;,':'"'^  *^.;,':;;'' 
Pierre  Grassou  ne  put  s'cmpèchcr  de  sôurirfc.  '''»°^'''^'  ''■}'  '-''','■  ' 

—  11  ne  faut  pas  donner  ainsi  vos  tableaux:  c'est  deiyj^iW/tjMl'dltJVfci'- 

A  la  troisième  séance,  le  père  VciTeile'f!Hfri''c?*efe  îiclte  géTeiTti-cfèlr?-' 
blcaux  qu'il  avait  ;i  sa  campagne  de  Vil!e-d'/<\'ray  :  des  lUiljcns,  des  Gé- 
rard-Dow,  des  Jîieris,  des  Tcrbiu-g,  dqs  Rc'.itiH'anàt,  un  Titien,  dos  Paul 
Potier,  etc.  '     -  'lO^J. ';'    -,'  '  '       -"^        :  '  ;. 

—  M.  Vervellé  a  fait  des  folies,  dirf|dt6êfe^inéilt"T.tmeYénëlle',  rl'i 
pour  rénl  mille  francs  de  tableaux.  '"'.',''■' 

-^  3'aime  les  arts  !  reprit  le  marchand  •èt'rjontè'dl(*s. 

Quand  le  portrait  de  Mme  Vervclle  fat  roiiimciicé,  relui  du  mari  était 
presque  achevé  ;  l'enthousiasme  de  la  famille  ne  cc!;na!5sait  alors  pins  de 
bornes.  Le  notaire  avait  fait  le  pliis  grand  éloge  du  peintre.  Pierre  Gras- 
.snu  était  à  ses  yeux  le  plus  honnête  garçon  do  la  terre,  un  des  afiistos  les 
plus  rangés.  Il  avait  amassé  trente  six  mille  franc?.  Ses  jout's  i^è  miscr-j 
étaient  passés,  il  allait  par  dix  mille  francs  chaque  année,  il  coï)?(sïîsait  les 
îatéréls.  Enlin  il  était  incapable  de  rendre  une  femme  n!alhériFel[is''o.  Cette 
dernière  phrase  était  d'un  poids  énorme  daiis  !;1  balance.  Les  ap.ls  de  Ver- 
vellé n'entendaient  plus  parler  que  du  célèbre  l'oligores.  '  '.',;,  '^^  '  "^ 

I.e  jour  où  Fougères  entama  le  portrait  de  Virginiê,'îl''^a5t''i'rt  pctiâ' 
déjii  le  gendre  de  la  famille  Vervclle.  Les  trois  Ver^elle  ï'i'uWâfeaient  datiS' 
cet  atelier,  qu'ils  s'habituaient  à  considérer  comme  une  de  loms  rééidonces  : 
il  y  avait  pour  eux  un  incxplicalMo  att.  ait  dans  ce  local  propre,  soigné,  gen- 
t'ù,  artiste.  Àl'yssKS  ahyasiim  ;  le  bourgeois  attire  le  bourgeois. 

Vers  la  lin  de  la  séance,  l'escalier  fut  agité,  la  porte  fut  brutalement 
ouverte,  et  entra  Joseph  Eridau  :  il  était  à  la  tompi'te,  il  avait  les  clieveux 
au  vent,  il  montra  sa  grande  ligure,  ravagée-,  jeta  les  éclairs  de  s6n  ré- ' 
gard,  tourna  tout  autour  de  l'atelier  et  revintà  Grassou  brusejucmetit,  eiv 
ramassant  sa  redingote  sur  la  région  gastrique,  et  tâchant,  mais  en  vain; 
do  la  boutonner,  le  bouton  s'était  évndô  de  sÀ'c&pStilc'aefdraiJi      •"■'-•'J 

—  Le  bois  est  cher,  dit-il  à  Grassott.  '"■'    "      '  "   '    '  "  '  -h  -ja'rrioii  -■ 

^[jj  ■:i.)  UC    '■■):'-.;ih|  ■)]li:,ii  m  ■)b  'ItiiiU 'lil!. 

—  Les  Ang'ais  sont  après  moL  Tie««?  fa  t)Hiis-ceS'(*liosès.ir\?  '''Tf.n  r( 

—  Tais-toi  donc. 

—  Ah!  oui! 

La  famille  Vervclle,  snperlativemont  choquée  par  celte  étrange  appari- 
tion, passa  de  son  ronge  ordinaire  ati  rouge  cerise  des  feux  violens. 

—  Ca  rapporte,  reprit  Joseph.  V  nt  il  aHbérVfnfomUouiW'^'»  '>'•'-'''['■' 

—  Te  faui  il  beaucoup?  "  '      ■.■.-'  *-l"0^  '..;ip.^ 


'osir 
l 
2,  ri 


_—  un  billet  de  cinq  cents...  J'ai  après  moi  un  de  ces_néggçians_de_ia 
-nature  des  dogues  qui ,  une  fois  qu'ils  ont  morduf,  ne' lâchent  pras~qu1ls 
u'aieul  le  morceau.  Quelle  race  !  ,    .,,  ;;,  .  (■      ■ 

—  Je  vais  l'écrire  un  nmt  pour  mon  notaire... 

—  Tu  as  donc  un  notaire  !... 

—  Oui. 

,  -7-  Ça  m'axplique  alors  pourquoi  tu  fais  encore  les  joues  avec  des  tons 

'  roses,  exccUcns  pour  des  enseignes  de  parfumeur...  ;  ^i.ui)  biuru 

Grassou  ne  put  s'empêcher  de  rougir.  Virginie  posait.     i.!;ii,j;>  /lod-'.r.r 

—  Aborde  donc  la  nature  comme  elle  est  !  Mademoiselle  est  rousse.  Éh 
bien  !  est-ce  un  péché  mortel?  Ton'  est  magniliquc  en  pointure!  mets  moi 
du  cinabre  sur  ta  palette,  réchauffe-moi  ces  joues -là,  Pi()ues-y  les  petites 
taches  brunes,  beurre-moi  cela,  \'cux-tu  avoir  plus  d'esprit  que  la  natiue  ! 

—  Tiens,  dit  Fougères,  prends  nia  place  pendant  quq  je  yais  écrire. 
Vervellé  roula  jusqu'à  la  table  et  s'approclw  de  l'oreille  de  Gvjjssou,  i,i 

—  Maisce /;(if«;iJ:/ci  va,  tout  gàtçr...  , ,,,   ,         .,    ^..^■.  ... 

—  S'il  voulait  faire  le  portrait  de  votre  Virginie,  il  vaudrait  mille  foisilfti 
mien  !  répondit  Fougères  indigné. 

En  entendant  ces  mots,  le  bourgeois  opéra  doucement  sa  retraite  vers  sa 
femme  stupéfaite  de  l'iinasion  de  cetU".  bête  féroce,  cl  assez  peu  rassurée 
de  le  voir  coopérant  au  portrait  de  sa  fille.  i  i ,  i-j  -^ 

—  Tiens,  suis  ces  infica'.ions,  dit  Bridau  ci  prenant  le  billet,  .'c  ne  te 
remercie  pas!  Je  puis  retourner  au  chàiçau,dc,,d'ArtJiez  à  qui  je  peins i 
une,  salle,  ù  inanger.  Viens  nous  voir  ! 

Il  s'en  alla  sans  saluer,  tant  il  en  avait  assez  d'avoir  regardé  Virginie. ,  i:  • 

—  Qui  est  cet  homme?  demanda  Mme  Vervclle.  i     , 

—  Un  grand  artiste,  répondit  Grassou. 
Un  moment  de  silence. 

—  Eies-vous  bien  sûr,  dit  Virginie,  qu'il, n'^ pss  porté  ^^al)Jpll}■,  à , mon 
portrait?  il  m'a  effrayée.  -..,,■,:■         .,  -;'--i.,'  .;;,.■;.. 

—  11  n'y  a  fait  que  du  bien,  répondit  Grassou.  i  ,.     i  ^  ;  - 

—  Si  c'est  un  grand  artiste,  j'aime  mieux  un^r^tud  ar.tis^e  (fui  voijs  r,cs- 

—  ,AJi!,,%in]an,  iiî9iipi^m:|ps);  jin  bfei).,I^W5,fir^pi|,PCWl'ifi?  Am  fÇï<>. 
tout  cntiève.  >-,..■..,,,  imo  iiu,  >fc.  !■•     ;.,  ,.i;^m!.    ,!:im 

Le  gç^ifî  avait  ébouriffé  les  VcryoUqj,  Qij,eti|i^  dâns,|Çette  .pba,sei  tP^Unn 
tomnc  si  agréablcnicnt  nomniéc  liUd  ife  !a,i$<i'nC-l\Iàrliu.  Ce  fut  avec  ia/ 
timidité  du  néophyte,  en  préscnro  d'un  homme  de  génie ,  que  Vervclle  rit-;,i 
qua  une  invitation  de  venir  à  sa  maison  de  campagne  dimanche  prochain  :,h 
il  savait  coml)icn  peu  d'attrait  une  [amiUe  Ijourgcoisc  olfrait  à  im  artiste,  i^ 

—  Vous  autres!  cUt  il,  il  yoiis,fant  des  émotions,  de  grands  spectacles,, 
ot  dos  gciis  d'esprit  ;  mais  il  y  aura  de  bons  vins ,  cl  je  compte  sur  ma  ga-  .,= 
loric  pour  vous  compeijscr  l'emiui  qu'un  altiste  comme  voufj  pourra  éprou- 
ver parmi  des  négociar.si'  ,  ,,, 

Celte  idolâtrie,  qui  caressait  exclusivement  son  amour-propre,  cliarmait, 
le  pauvre  Pierre  Grassou  qui  rcce\ ait  raremenl  des  comphmei^s.  L'hoa-.: 
nétc  artiste,  cette  infâme  médiocrité,  ce  cœur  d'or,  cette  loyale  vie,  ce 
stupide  dessinateur,  ce  brave  garçon, .(^i;,Cf)rê, 'le  l'ordre  royal  de  la  Lé- 
gion-d'flonncur,  se  mit  sous  les  armes 'pc];(r^f'!l''^''JP"'''  ''•^s  derniers  beaux 
jours  de  l'année  à  Vilie-d'Avray.  Eo  peintre'  vint  modestement  par  la  voi- 
ture publique,  et  ne  put  s'empêcher  d'admirer  le  beau  pavillon  du  mar- 
ciiand  de  bouteilles,  jeté  au  milieu  d'un  parc  de  cinq  arpens,  au  soiiimct 
de  Ville-d'Avray,  au  plus  beau  point  de  vue.  Epouser  \iigini-3,  c'était 
avoir  celle  belle  villa  quelque  jour  !  11  fut  reçu  par  les  Vervclle  avec  un 
enlhcnsiasnie,  une  joie,  une  ijonhomie,  une  hanche  bêtise  bourgeoise  qui 
le  coiifondirenl.  Ce  fut  nu  jour  de  triomphe.  On  le  promena  clans  les  al- 
lées couleur  nankin  qui  avaient  été  raiissécs  comme  pour  un  grand  horiune, 
les  arbres  avaient  eux-mêmes  un  air  peigné,  les  gazons  étaient  fauchés, 
et  l'air  pur  de  la  campagne  an;cnait  des  odeurs  de  cuisine  ntfimincnt  ré- 
jouissantes. Tous,  daits  la  maison,  disoieuî  :  Kcus  avons  un  grand  ariii^io. 
Le  petit  père  Vervclle  roulait  comme  uiic  po|nnie  dans  sou  parc,  la  iiiic 
serpentait  comme  une  aiguille ,  et  la  mère  suivait  d'jUJi  pas  noble  et  digi;e. 
Ils  ne  lâchèrent  pas  Grassou  pcndaiii  sept  Iiéines. 

Après  le  dîner,  dont  la  durée  égala  la  somptuosité-,  M.  et  Mme  Vervellé, 
arrivèrent  à  leijr  grand  coup  de  ihéûlre,  à  ronvcrture  de  la  galerie  illu- 
minée par  dos  lampes  à  effets  calculés.  Trois  voisins,  anciens  commerçans, 
un  oncle  à  succession  ,  mandé  pour  l'ovationdu  grand  artiste,  une  vieille 
demoiselle  Vervclle  et  les  convi\es  le  suivirçut  dans  la  galerie,  assez  cu- 
rieux d'avcii"  sofi  opinion  sur  la  fair.eusc  galerie  du  petit  [lère  \  crvellc  qui 
les  assommait  de  la  valeur  fabuleuse  de  ses  tableaux.  Le  marchand  de 
l)outeillcs  semblait  avoir  voulu  lutter  avec  le  roi  Louis-Philippe  et  sa  gale- 
rie de  Versailles,  Los  tableaux.magniliquemcnt  encadrés,  avaient  des  éti- 
quettes où  se  lisaient  en  letlres,  r.oircs  sur  fond  d'or  : 

■RWIîEiïSl'''-- 

Danses  de  fauiips  el  (^t;  Wmp^bcs. 

UEMGRAXDTiPil'-^^/SO 

lutérieur  d'une  s:ille  de  disscclioni-Iie' dbfcleui-  Trdiïip  faisant -sà'flé^on  à  ses 
-i,    ,OUves.  ..      '-  '■'■  ■'■-'  "'T'    ■'  •'■■■''  ■'■ 

Il  y  avait  deux  cent  cinquante  tableaux,  tous  vernis,  éçpussetés:  quel- 
ques-ims  étaient  couverts  de  rideaux  verts  qui  ne  se  tii-aicnt  pas  en  pré- 
sence des  jeunes  personnes,  j/arli.stc  lesla  les  bras  cassés,  la  bouche 
bé;ûuc,  aucune  parole  mu-  les  lèvres,  en  leconnaissanl  la  moitié  de  ses 


,i>','j'.)q.  ,^->  ■>!>  <■>:.  U'H' 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


i'i-j)   ;l 


21 


tabiraux  dans  relie  galerie  :  lli'tait  Rubcns,  Paul  Potier,  lliéHs.RjIetzu, 
Gérard  Dow  !  Il  était  à  lui  senl  viiig^t  grands  maîtrëè.  '  "'-'■'  '  '""  '■'■  ' 

—  Qu'avez-vous?  vous  pâlissez!  '"''J"  "-''  ^^°^  ^'"^  'n  'L 

—  Bla  fille,  un  verre  d'eau!  s'écria  la  mère  Vervcllc.  '"  -j 
•-itje  pci]iîrc  prit  le  père  Vervclle  par  le  bouton  dC  son  tiabjt',  èt'l'em- 
mena  dans  un  coin  sous  le  prétexte  de  voir  un  MulilMJ  *.  tes'tàblèaax  çs- 
paguols  élaicnt  à  la  mode.       •      "'■'"                   •' '      ""i    i.  ■l'-'^i..' 

—  Vous  avez  aclielé  vos  tableaux  chez  Elias  Magus,?   '"•  -'"^  ■' 
'.-Oui,  tous  originaux!  '  '         ,.-',.,(,  ni.  n-ia-j  lin/ 

-^  Entre  "nous,  combien  vous  at-il  vendticeat  que!  je'v^î's  vtitfe'dlSiî- 

Tous  dent  firent  le  tour  dé  la  gàlerîe.  Les  convives  furent  émerveillés 
du  sérieux  avec  k'([uel  l'artiste  procédait  on  compagnie  de  son  hôte. 

—  Quarante  mille  francs  !  dit  à  voix  basse  Vervclle  en  arrivant  au  der- 
nibi^.'"'  •'■  ■■'    •  '  '■  "■'''■'  '  '    "■■  <  ■;■!  -''■'■ 

—  Quarante  mille  fi-ancs  un  Titien!  reprit  ù  hàlttë  Vbix  l'aitisté;  mais 
ce  serait  pour  rien. 

-'^^  Ouand  je  vous  le  disais,  j'ai  pour  cent  mille  écus  de  tableaiix!  s'écria 
Vervclle.  i  !  o- •^  i 

-'^—  ,i"ai  fait  tous  ces  tableaux-là,  lui  dit  h  l'oreille  Pierre  Grassbii',  je  ne 
les  ai  pas  vendus  tous  ensemble  plus  de  si>c  mille  francs... 

—  Trouvez-le  moi,  dit  le  marchand  de  bouteilles,  et  je  vous  donne  wà 
fille,  car  alors  vous  êtes  Paibens,  Rembrandt,  ïerburg,  Titien! 

—  Et  Magnus  est  un  fameiLX  marchand  de  tableaux!  dit  le  peintre  qui 
s'expliqua  l'air  vieux  de  ses  tableaux  et  l'utilité  des  sujets  que  lui  deman- 
dait le  brocanteur. 

I-Oiii  de  péi'dre  dans  l'estime  de  son  admirateur,  M.  de  Fougères,  car 
la  famille  persistait  à  nommer  ainsi  rierre  Grassou,  grandit  si  bien  qu'il 
lit  gratis  les  portraits  de  toute  la  famille,  et  les  olirit  naturellement  à  son 
beau-père ,  a  sa  belle  mèré' et  à  sa  femme. 

Aujourd'hui,  IMcrre  Grassou,  qui  ne  manque  pas  une  seule  exposition, 
passe  pour  un  des  bons  peintres  de  portraiis.  llgagnc  une  douzaine  de 
mille  francs  par  an ,  et  gâte  pour  cinq  cciUs  francs  de  toile.  Sa  femme  a  six 
mille  fianes  (le  rente  ;  il  vit  iavbc' son  beau-père  et  sa  belle-mère.  Les 
Vervclle  et'lés  Grassou  ont  Voiture  et  sont  les  plus  heureuses  gens  du 
monde.  Pierre  Grassou  ne  sort  pas  d'Un  cercle  bourgeois  où  il  est  consi- 
déré comme  lin  des  plus  grands  artistes  dé  l'Europe  :  il  ne  se  dessine  pas 
un  portrait  de  famille ,  entre  la  barrière  du  Trône  et  la  rue  du  Temple , 
qui  ne  se  fasse  chez  lui  et  ne  se  paie  au  moins  cinq  cents  francs.  Comme 
il  s'est  très  bien  montré  dans  les  émeutes  du  12  mai,  il  a  été  nommé 
officier  de  la  Légion-d'Honncur;  il  est  chef  de  bataillon  dans  la  garde  na- 
tionale. Le  Musée  de  Versailles  n'a  pu  se  dispenser  de  lui  commander 
une  bataille.  Mme  de  Fougères  l'adore ,  il  a  deux  cnfans ,  il  est  bon  père 
et  bon  époux.  Il  ne  peut  cependant  ôter  de  son  cœiu-  une  fatale  pensée  : 
les  artistes  se  moquent  de  lui,  son  nom  est  un  terme  de  mépris  dans  les 
ateliers,  les  feuilletons  ne  s'occupent  pas  de  lui.  Mais  il  travaille  toujours, 
et  il  se  porte  à  l'Académie  OÙ  iréntrera.  Puis,  vengeance  qui  lui  dilate  le 
cœur!  il  achète  des  tableaux  aux  peintres  célèbres  quand  ils  sont  gênés, 
et  il  remplace  les  croûtes  de  la  galerie  de  ViJle-d'Avray  par  de  vrais  chefs- 
d'œuvre  ,  qui  ne  sont  pas  de  lui. 

DE  BALZAC. 


§©UTE^'IKS  ©E  SiA  itKT®lil.TTî®:¥. 


Plclcegrii. 

J'ai  promis  de  parler  de  Pichcgru.  C'est  un  devoir  que  j'accomplis  en- 
vers sa  mémoire,  une  des  obligations  les  plus  chères  et  les  plus  sacrées 
de  mnn  cœui-. 

Malhcureiisrnient  pour  moi,  je  n'ai  pas  les  loisirs  d'un  livre,  et  c'est 
un  livre  au  miiins  qu'il  faut  à  la  mémoire  de  Pichcgru.  DViutros  le  feront; 
mais  je  n'aurai  rien  épargné  pour  leur  fournir  quelques  maiériaux.  Ce 
n'est  ni  un  plaidoyer,  ni  une  sùasoire,  ni  une  apologie,  c'c^tun  sommaire. 

Commençons  par  tracer  rapidement  la  vie  de  Pichcgru  ;  elle  sera  peut- 
Cire  jugée  tout  à  l'heure. 

Pichcgru  est  né  en  17G1,  aux  Plancl'cs,  et  non  à  Arbois,  qui  ne  récla- 
me plus  cette  gloire.  L;iissoiis-la  au  modcpte  villag'i  OÙ'il  a  conservé  quel- 
ques vieux  amis;  t'est  dans  leur  cœur  qu'il  aiiucrnità  vivre  ,  et  non  dans 
les  monunieiis  mahubolts  qui  l'ont  fait  sicihéllement  méconnaître. 

La  famille  de  Pichcgru  était  piuvre,  mais  honoiée;  rustique,  mais  li- 
bre. Elle  ne  cultivait  pas  ses  propr(,'s  terres  ,  parce  que  l'ambllion  des 
propiii'tés  était  chose  incoimue  dans  tout  homme  qui  a  porté  son  nom. 
Le  blason  do  ces  nobles  paysans,  c'éiail  lunnwicmoit  travuitUr,  vivra 
de  peu;  «depuis  quatre  cems  ans  lui  les  appcl.iit  PichcL;ru,  parce  qu'ils 
liraient  le  gru  ou  la  graine  au  bout  du  pic  ou  <lu  huyau.  Caie  noblo.^tc  en 
vaut  une  autre. 

Pichcgru  vint  àu  monde  estimé  dans  les  siens.  C'était  alors  un  héri- 
tage. 

La  propriété  protégeait  naturelleuienl  l'enfani  du  prolétaire  qu'elle  re- 
dou'e  aujourd'hui. 

Charles  Pichcgru  reçut  une  éducation  soigmîe  chez  les  miuluics  d'Arbois, 
qui  dirigeaient  le  collège  de  cett«  ville. 


Ces  minimes  le  devinèrent.  Ils  envoyèrent  à  leurs  frais  au  collège  da 
Brienne  l'écolier  qui  promettait  an  grand  homme,  et  il  y  fut,  peu  de 
temps  après,  le  répétiteur  de  Napoléon. 

Ce  point  de  contact  est  le  premier  qui  se  soit  établi  entre  les  deux  plus 
fumeux  capitaines  d'uu  siècle  qui  ne  l'a  cédé  à  aucun  eu  illusiraiions  mili- 
taires. Le  dernier,  rous  le  verrons. 

Napoléon  sortit  du  Brienne  cuinme  lieutenant  par  un  acte  spontané  de 
la  justice  de  Louis  XVI  ;  Pichcgru  en  sortit  comme  sergent  au  premier  ré- 
giment d'aiiillerie,  parle  seul  tait  de  son  application  et  de  son  travail. 

Il  fit  avec  éclat  la  dernière  guerre  d'Amérique,  et  passa  au  grade  d'ad- 
judant. 

Il  touchait  à  vingt  huit  ans  aui  honneurs  de  l'épaulelte,  quand  la  révo- 
lution arriva. 

Pichcgru  en  avait  embrassé  tous  les  principes  généreux.  Elle  ouvrait 
une  si  belle  voie  aux  grandes  pensées!  elle  déployait  devant  elle  tant 
d'espérance  et  d'avenir! 

Il  présidait  la  société  populaire  do  Besançon  au  passage  d'un  bataillon 
des  volontaires  du  Gard,  et  il  échangea  sans  peine  sa  sonnette  contre  ii!:c 
épée.  Ce  bat.uUon  l'avait  choisi  pour  son  commandant. 

Deux  années  tpiès,  Chaiks  Pichegra  était  général  en  chef  da  l'armée 
du  Rhin. 

Celte  armée  n'était  plus  qu'une  cohue  en  déroute.  Les  lignes  étaient 
prises,  Strasbourg  était  menacé. 

Avec  ces  troupes,  réduites  à  un  petit  nombre  et  vaincues  par  l'habi- 
tude des  défjites,  Pichcgru  parvint  à  semer  la  défiance  parmi  les  coîdi^és. 
Il  invente  et  il  organise  une  guerre  d'escarmouche  et  de  tira  Heurs,  la 
seule  possible  à  ses  arme;,  et  il  reprend  nos  frontières  naturelles.  11  05t 
proclamé  le  sauv<^uç  de  la  pairie,  et  chargé  de  la  sauver  encore  une  fois 
à  l'armée  du  NorJ. 

Pichcgru  va  rcjuindre  les  débris  de  celle-ci  à  quarante  lieues  de  Pari<; 
il  les  rassemble,  les  furtili o  de  sa  présence  et  de  la  coiifiance  attachée  à 
ses  exploits,  les  mène  vaiu:jueuisà  Cassel ,  à  Courtray,  h  .Meniu  ,  à  Hous- 
sflaer,  à  Hooglo  !e,  pren  !  Bruges,  Gand,  Anvers,  Bois  le-Duc,  Vanloo, 
Nimègue,  passe  la  Wahal  sur  la  glace ,  entre  dans  Thieli ,  rompt  les  Hol- 
landais, farce  ics  Anglais  à  se  rembarquer,  s'empare  d'Amsterdam  ,  ce , 
dix  jours  après,  de  toutes  les  Provinces- Unies.  Ses  enuemis  avouent  qu'il 
ni;  s'arrêta  qu'à  l'cndi  oit  où  il  ne  trouva  plus  d'armées  à  combattre. 

Le  sergent  d'artillerie  fut  taat  à  coup  investi  alors  de  la  plus  haute  p;:i5- 
sance  militaire  qu'une  déaiocraiic  eût  jamais  mise  à  la  merci  d'une  épéo.  Il 
joignit  la  direction  des  armées  du  Kord  et  de  Sambre-et-.\Ieuse  au  com- 
mandement de  l'armée  du  Rhin-et-'.îosoiic.  Jourdan  et  Uureau  fureut 
placés  sous  ses  ordrfs,  et  Moi  eau  l'en  a  l'dit  souvenir.  Son  système  était 
de  ne  pas  elfiayer  l'Europe  des  succès  dune  propagande  qui  u«!  cher- 
chait qu'à  se  ranimer. 

C'était  le  temps  de  se  repoic'r  des  conquêtes,  et  de  rassurer  la  monoe 
sur  1rs  projets  de  la  répuhLque.  Il  ne  perdit  pas  une  goutte  de  sang 
inutile,  pas  un  pouce  de  terrain ,  et  on  l'accusa  de  nonchalance.  On  alla 
plus  loin  peutèire.  Le  couperet  qui  avait  tué  Luckiier,  Custiues,  Hoa- 
chai  d  et  Biron  s'était  usé  sur  trop  de  têtes  héroïques  :  la  calomnie  venait 
d'être  inventée  contre  les  gloiros  im,)nriuui'S  :  on  calomnia. 

Dans  cet  intervalle,  Pichcgru  avait  refusé  les  présens  de  la  Ilullaudeet 
les  hautes  récompenses  de  la  France  recouuaissante.  Pichegru  avait  be- 
soin de  si  peu  de  chose  !  Deux  fois  sauveur  de  son  pays ,  à  l'est  el  au 
noril,  et  tenu  pour  tel  par  les  décrets,  il  sauve  Paris,  en  passant,  des 
baridits  de  germinal,  il  sauve  la  convention  qu'il  pouvait  renverser  d'un 
souille,  laisse  rugir  les  furies  de  lingratiiude,  et  se  retire  dans uu pauvre 
village,  où  il  pend  l'épée  de  Scipiou  à  la  charrue  de  C  ucinnaïus. 

Ici  commence  son  iuUucnce  u'homme  d'état.  Le  vœu  de  pU.'ieurs  dé 
partemens  le  porte  à  la  Icgislaiture  ;  le  vœu  uiiani.ue  des  kgiïitteui-s  le 
porte  à  la  présidence.  Le  voi  à  maître  de  la  France  encore  une  fois,  par 
l'ascendant  de  sa  popuhiritê,  comme  il  l'avait  été  lar  celui  de  ses  victoi- 
res. Que  lait  PicLegru  ?  Il  h.iUsse  le»  épaules  aux  propositions  de^  partis , 
il  sourit  de  pitié  à  leurs  doltaticos.  Il  méprise  le  direcio're  sans  douij 
(cl  qui  ne  le  m.'prisait  point?);  mais  il  l'attaque  tout  au  plus  do  quelques 
paroles  dédaigneuses.  Pichegru  était  tiop  grand  pour  se  prendre  à  uclels 
ennemis  ;  s'il  avait  daigné  se  lever,  se  montrer  à  hauteur  d'homoie,  le 
directoire  tombait. 

Fatigué,  comme  la  France,  de  l'instabilité  d'uu  gouveiatiu  ni  sjes 
force  morale,  il  a  pu,  il  a  dû  alors,  en  loyal  député,  jeter  les  yeux  sur  un 
autre  ordre  de  choses.  Ce  qu'on  ne  pourrait  lui  reprocher,  rien  ne 
prouve  qu'il  l'a  fait. 

L'hisloire  dira  que  Pichegru,  insouciant  par  philosophie,  dédaigneux 
des  hommes  par  expéiier.ce,  n'avait  pas  la  force  de  r^suluiiGii  uccess-iire 
iwur  user  de  ta  haute  position  au  profit  d'un  peuple  qui  n'a'.'cndail  que 
son  ap^iel  ;  ci  cepenJant  conspirer  ainsi  était  un  acte  d;!  vertu. 

A  le  supposer  aussi  énergique  dans  les  ap;  licaiions  de  >a  pensée  poli- 
lirjue  qu'il  1  était  peu  réellement,  à  lui  accorder  cette  puissance  t.c  volonté 
que  je  lui  i  cluse  coiumc  la  uature,  il  aurait  cosispiré  de  san  droit  de  m- 
préiiiaiie  populaire,  co'nine  Vergidaud  contre  la  Montagne,  comme  Ro- 
bi'spière  contre  ce  qu'il  appelait  le  parti  dts  iu;ri,;a!is.  roniino  la  con- 
vention contic  Ro!ies|i!orre.  comme  Napoléon  conspii a  depuis  couire  la 
coi:s  iiuiion  de  lan  111.  le  dirertoire  et  les  conseils. 

Oc  qui  est  gloire  en  eux,  suivant  l'opinion,  n'aurait  pas  été  irahiîon  en 
rifl:cgru. 


as 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Il  iiiiporleraitdonc  peu  à  la  pureté  de  sa  réputation  que  cela  fût  vrai , 

cela  est  faux. 

Piilicgru  était  avant  tout  un  sage  cousomtùé,  stoïcien  dans  ses  mœurs, 
sceptique  dans  tout  ce  qui  touchait  à  la  qucilion  sociiK; ,  trop  imlilTéreiit 
aux  résultais  pour  accepter  un  rôle  actif  dans  les  causes.  Il  n'y  a  rien  là 
qui  se  concilie  avec  le  tai  artère  d'un  conspirateur. 

Toutefois  si  Pichi  gru  n'était  pas  un  moyeu  ,  Pichegiu  pouvait  être  un 
prétexte.  11  y  avait  eu  lui  sinon  uu  chef,  du  moins  un  drapeau;  on  mesura 
sou  ombre  et  l'on  eut  peur. 

Quand  les  tyrans  ont  peur,  il  font  des  coups  d'état,  et  les  coups  d'état 
ne  prennent  au  dépourvu  que  les  honnêtes  gens  qui  ne  conspirent  pas. 
Pichegru  fut  arrêté  à  son  poste. 

Le  lendemain  du  18  fructidor,  les  coups  de  pied  honteux  ne  manquè- 
rent pas  au  lion  garotté.  il  lut  royaliste  alors,  parce  que  c'était  le  repro- 
che banal,  royaliste  comme  l'avait  été  Veigniaud  au  31  mai ,  Danton  le 
Il  gernii.'ial ,  Robespierre  'e  9  thermidor  ;  comaie  l'aurait  été  Napoléon 
c  IS  brumaire,  si  Napoléon  n'avait  pas  réus.'i. 

N'a  t-on  pas  dit ,   n'a-t-on  pas  imprimé  à  Paris  ,  que  Robespierre  pen- 
sait à  épouser  Madame  dç  France,  que  le  mamelouck  Roustan  étiiit 
Louis  XVII  di  guisé  ! 
,„,La  vertu  est  plus  difficile  à  détrôner  que  la  glo're.  On  sentit  qu'il  fal- 

t entasser,  accumuler  les  preuves;  et(|uellespreu\esl  Onvirra,  quand 

les  discuterai ,  sur  quoi  peuvent  se  fonder  dans  une  république  la  dé- 

adation  morale  et  la  proscription  d'un  grand  homme. 

Les  complices  de  ricîiegiu,  dans  cette  prétendue  conspiration  en  fa- 
veurdes  Bourbon?,  c'étaient  Bourdon  de  l'Oise,  qui  avait  été  régicide  ;  An- 
dré Dumont,  qui  avait  été  régicide  ;  Cochon ,  qui  avait  été  régicide;  Tbi- 
baudeau,  qui  asait  été  régicide,  et  qui  fut  rayé  par  faveur;  (iarnot,  qui 
avait  été  réfiicidc,  tt  que  la  France  nouvelle  aime  à  citer  comriu  son 
Calon,  comme  son  patriote  sans  tache. 

Ces  messieurs  sont  aujourd'hui  de  fort  honnêtes  gens ,  et  Pichegru  est 
un  conspirateur  ! 

Pich  gru  avait  en  effet  conspiré  au  conseil,  précisément  comme  il  avait 
trahi  l'armée  eu  bittaiit  l'ennemi. 

Il  fut  traîné  au  Temple  sur  une  charrette,  emporté  en  Amérique  à  fond 
de  ca'e  d'un  vaisseau,  jeté  dans  un  cabanon  aux  all'reux  déseiis  Je  Sin- 
namari. 

De  lii  il  parvint  à  s'évader  avec  quelques-uns  de  ses  amis  sur  une  frêle 
piroc'ue  ,  et  à  gagner,  au  travers  de  mille  périls,  les  bords  hospitaliers  de 
Surinam. 

11  se  TéïwXm  en  Angleterre,  j'y  consens  ;  il  faut  pourtant  bien  se  réfu- 
gier quelque  part.  11  y  a  vu  les  Bourbons,  cela  est  vrai  ;  on  voit  ses  com- 
patriotes en  pays  d'exil;  n'avait  il  pas  vu  Billaud-Varennes  il  la  Guiane, 
Billaud-Vareniiés.ce  tigre  des  Jacobins,  qui  ne  s'était  apprivoisé  aux  idées 
humaines  qu  ;  parmi  les  bêtes  sauvages.  Le  général  ou  le  maréchal  Mai- 
son, je  ne  suis  pas  sûr  des  litres,  a  vu  1  infortuné  duc  de  Reischtadt  à 
Vierme,  et  il  ne  conspirait  pas  le  rétablissement  de  l'empire.  Scipion  a 
conversé  avec  Annibal,  et  il  ne  lui  a  pas  vendu  Rome. 

Mais  Pichegru  a-t  il  du  moins  pris  du  service  chez  l'étranger,  comme 

Thémistocie  ou  Coriolan  ?  Non,  il  en  a  refusé  partout. 

iijj  Mais  a-t-il  jeté  le  poids  de  son  nom  sur  un  des  plateaux  de  la  balance 

!  politique  ?  A-til  fdit  lever  le  nôtre  '?.  Non  :  il  entra  une  fois  par  curiosité 

au  parlement  d'Angleterre  :  le  parlement  se  leva  par  respect  ;  Pichegru 

salua  et  sertit. 

Mais  a-til  essayé  de  se  faire  de  I»  popularité  dans  lanation,  et  de  l'ap- 
pui auprès  des  grands?  Non  :  il  s'est  livié  à  sou  penchant  naturel  pour  la 
solitude;  d  s'est  relire  au  village. 

Mais  at-il  reçu  de  l'Angleterre  une  pension  et  des  secours?  Hélas  ! 
oui  ;  et  il  faut  convenir  que  tous  ceux  de  nos  généraux  de  ce  temps-là  qui 
ont  pris  part  aux  affùres  s'étaient  mis  depuis  long  temps  à  l'abri  d'une  pa- 
reille humiliation.  Us  avaient  sar  les  banques  de  l'Europe  assez  de  fonds 
en  plein  rapport  pour  se  passer  d  la  compassion  des  peuples.  Pichegru, 
arrivé  en  Angleterre  avec  400  francs  d'emprunt,  a  obtenu  sans  le  deuiaii- 
der  c»  tribut  d'une  respectueuse  pitié  que  les  nations  civilisées  paient  au 
malheur  d'un  illustre  ennemi  (!•  ni  la  fortune  a  iraiii  le  courage,  l'aumùne 
de  l'admit  ation  ii  la  gloire,  l'obole  du  soldat  à  Bélisaire.  Pichegru  n'a- 
vait pas  été  mis  par  sa  proscription  bois  du  ban  de  l'humanité. 

Enlin  il  est  revenu  h  Paris,  et  cette  fois  il  y  aviit  conspiration.  Il  fe- 
rait dinicilc  de  nier  celle  là  :  les  neui  dixièmes  de  la  France  en  étaient. 
Mais  n'est-il  pas  surprenant  qu'après  ti  ente  ans  écoulés  cette  entreprise 
fatale  n'ait  jamais  été  réduite  à  sa  yétjlable  eprcs^lpn  ?  Sa  véritablf;  ex- 
pression, la  voici  :  .  .,,|  ^ .[  , ,  ..(i,,,  ;,.    „,.,, ,  ,,.,„ ,,  7'"'.. 
L  ambition  de  Napoléon  marchait  à  découvert  fleptris  ftfcte'■fcxth^^^fms- 
titulionnel  qui  lui  conférait  lo  eoTisidtat  h  vIp.  n'était  triifinx  que  ('.esar, 
pour  qui  cette  dignité  n'avait  été  prorogé  qu'à  deux  ans.  On  savait  a  n  en 
pasdouler  que  la  monarchie  des  Gaules  lui  était  dAicrnée  d'avance  dans 
son  ('.apitoie,  et  qu'il  ne  restait  pas  un  Rrntiis  pour  l'empêcher  de  ceindre 
trois  mois  après  le  bandeau  impérial.  Le  peuple,  effrontément  trompe, 
cherchait  un  vengeur  h  ses  dwils  usurjiés  par  la  fraude,  et  no  le  Ironvait 

Morrtiu  représentait  à  la  vérité  les  idées  les  plus  populaires  et  te  pins 
énersiqucs,  et  je  suis  convaincu  que  la  multitude  n'aurait  pas  hésite  a 
suivre  son  cheval  dans  les  rues  de  Paris,  si  i\Ioreuu.  qui  était  sur  sou  che- 
val fort  grand  bomnie  de  guerre,  n'avait  pas  été  à  côté  de  son  cheval  quel- 


que chose  de  moins  qu'un  homme,  une  bonne  femme  étourdie  et  hâbleuse. 
11  n'osa  pas  le  monter. 

11  serait  trop  rigoureux  de  dire  pourtant  qu'il  n'eût  pas  quelques  pré- 
textes, dans  l'occasion  doat  il  s'agit ,  pour  couvrir  celle  alternative  de 
velléités  et  de  réticences  qui  formait  son  caractère  poliii'ine. 

La  France  était  alors  divisée  ,  autour  du  nouveau  trône  et  de  ses  ap- 
puis, en  deux  camps  parfiitement  distincts  qui  demaiiilaieiit  chacun  un 
syiiibolo.  Un  engouement  jnstilié  par  sa  belle  vie  militiirc  avait  fait  de 
Moreaulp  symbole  de  la  république;  les  fniciidoricns  s'étaient  chirgés 
à  leurs  risques  et  périls  de  faire  Ai\  Pichegru  le  symbole  de  la  iiioiiaicliie  ; 
et  tout  en  le  défendant  d'une  cnllusi-in  dont  sa  sincérité  le  rendait  inca- 
pable, je  crois  que  c'était  là  son  perichmt.  car  il  était  impossible  de  pré- 
voir dans  aucune  autre  combinaison  sociale  le  retour  de  l'ordre  et  de  l'a 
liberté.  '!, 

Moreau,  qui  ne  voyait  probablement  dans  une  concession  appaVfeiltfe 
qu'un  moyen  de  temporiser,  et  qui,  comme  Fabius  dont  nous  lui  avions 
donné  le  nom,  aimait  à  temporiser,  parce  f\\\c.  b\s  formes  dilatoires  de  la 
prudence  étaient  agréables  à  sa  paresse,  réclama  le  concours  de  Pirhe- 

Avaitil  pensé  qu'il  ne  fallait  j-icf)  moins  que  deux  graii  îs  hommes  ei  la 
patrie  pour  prévaloir  contre  le  t.rand  homme  et  sa  fortune?  C'était  perfi' 

Lajolais  fut  chargé  de  la  périlleuse  mission  qui  devait  les  rapi  rociiér, 
et  mille  bruits  en  courait  à  sa  honte.  On  a  supposé,  foi  t  gratuitement 
à  m  in  avis,  que  cet  olTicier  eutreieaait  à  part  lui  d'autres  connivences 
av(  c  la  police,  et  mon  cœur  a  loujouis  répugné  à  ces  accusations  qu'il 
faut  rappeler  seulement  pour  les  effacer  de  l'histoire.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ri  liegru  triompha  de  son  antipathie  contre  Moreira,  'et'' Se  Tendit  à  son 
appel.  "'■     ■■'•■■"■■■'    •' 

Oa  quoi  s'agissait-i!  ?  De  montrer  aux  Français  deux  grands  capitaines 
qni  avaient  été  I  .iirs  idoles,  de  leur  rendi-oja  liber;é,  etdé  les  convoquer, 
suivant  les  foriucs  populaires  de  l*éçbqii'e;ll  s'e  choisir  ehûiiun  gouverne- 
ment. M    .i-  '       ■■>■     •■:     '•'•l'^Ol'"    ■■  :'  ■'■!! 

C'était  une  conspiration  sans  doute,  et  ce  n'est  pas  celle-là  dont  j'ai 
contesté  l'existence  :  la  cor:spiration  de  'Pé'opidas  con'.re  Lcoiiiidès,  de 
Thrasybule  conire  Criiias.  Je  ci^ois'aujôuid'hui  que  sou  silécês  aurait  été 
une  calamité,  car  la  m  ssion  de  Napoléon  est  devenue  pour  moi  évidem- 
ment provideniielle;  mais  cette  entreprisé  d'ert  était  pas  hi'oiuS  fjite'pour 
le  peuple,  et  fondée  sur  la  vérlfl.  '  '   ■      '  ■  ; 

Pichegru  renira  eii  France  avec  des  royalistes  et  des  Vendéens  ;  qii'au- 
rait-on  dit  s'il  était  rentré  avec  des  Anglais  ?  ■'-' 

Pour  être  royaliste,  on  n'a  pas  perdu  peut  être  le  titre  de  Français  !  La 
■Vendée  est  en  France  encore,  quoiqu'on  puisse  en  douter  aux  lois  <  xcep- 
tiunnelles  qui  la  régissent.  Jamais  le  crayon  insolent  d'un  cosmographe 
éhoiité  n'a  osé  la  i  ctranchcr  de  la  carte  de  nos  provinces. 

Le  proscrit  de  fructidor  ramenait  sur  la  terre  commune  les  proscrits  de 
toutes  les  époques  :  des  députés,  des  soldats,  des  ouvriers,  des  paysans. 
Rassurez-vous  !  ils  n'étaient  que  cénï\  et  ces  cent  hommes,  faut-il  dire  que 
ce  n'était  pas  une  armée  ?  C'était  un  cortège  pour  le  triomphe,  ou  des 
compagnons  pour  l'échafau .'. 

Qu'aurait  pu  rarnener  Pichegru  d'ailleurs,  si  ce  n'était  ces  hommes 
qui  avaient  droit  à  coops'rer  pour  lear  pari  à  la  réhabilitation  du  pacte 
universel  ?  Le  parti  de  Moreau  était  autour  de.Moieau,  et  s'y  tenait  sus- 
pendu sur  l'abîme  creusé  par  ses  irrésoliiiions  hoaiicides  ;  les  républicains 
énergiques  étaient  à  Sainie- Pélagie,  à  la  Torce,  à  Bicêtre;  ou  les  entassait 
aux  îles  de  Rhé  et  d'Oléron  ;  ils  achevaient  de  mourir  à  Cayenne  et  à 
Mahé. 

Pichegru  a  péremp'.oirement  répondu  pour  moi  aux  inductions  qu'on 
pourrait  tirer  de  ce  rapprochement  fonuit  par  une  phrase  que  l'instruc- 
tion a  naïvement  conservée,  parce  qu'elle  ne  s'est  pas  avisée  de  tout.  «  Je 
suis  ici  avec  vous,  dit-il  au  brave  Cad')U'<îâ(15'ttiiïis  Je  n'y  suis  pas  pour 

vous.      »  :    '  l.ll 

Il  ne  fallait  pis  livrer  ce  mot  ixiraoriel  aux  presses  impériales,  car  tou- 
tes les  prétendues  trahisons  de  Pichegru  y  sont  jugi^es. 

Je  laisse  de  côté  ici  1  imputation  de  brigandage  et  de  tentative  d'assas- 
sinat, si  loyalem  ut  proclamée  par  la  police  dans  ses  incroyables  pla- 
cards. Elle'  prouve  seulement  que  le  roi  de  Boiitan  n'avait  pas  épuisé  les 
fécondes  ressources  de  l'art  de  se  jouer  du  peuple.  Pichegru  et  Moreau 
Lriyuiids,  c'i'tail  une  impertinence  ,a^sez  plaisante.  Moreau  convoquant 
Pichegru  â'PaHs  pour  voir  assassiner  Napoléon  des  mains  d'un  homme  de 
peine,  c'e^la  balonidisc  la  plus  grossière  qu'on  ait  jetée  à  la  canaille. 

Pichegru  était  iniei  venu  dans  la  Conjurjiiou  de  Moreau  sans  autre  vue 
que  colle  du  bien  public,  éï'il  ne  fiouvait  pas  en  avoir  d'autres  ;  il  vit  l'é- 
ternK}caiic(«(c"*',  el  il  le  retrouva  _^j|oiigé  dans  ses  incertitudes  ordinai- 
res. Lo  sens 'exquis  et  profoi'.d  iliiî'distinguait  ce  héros  (c'est  de  Piehe- 
gril  que  je  yarle  maintenante  péin'lra  facilement  un  mystère  que  Moreau 
méconaissaîl  peut-être  lui-nième!  Celui-ci  voulail  le  pouvoir,  et  atten- 
dait qu'on  le  lui  apportât  tout  fait,  parce  qu'il  ne  savait  ni  le  créer  ni  lo 
prendre. 

«  Cet  homiiie aussi  est  ambitieux!  »  dit  Pichegru  avec  dédain  en  ren- 
trant dans'son  asile;  et  il  s'enveloppa  dès  ce  moment. de  son  raanl«au.de 
mort.     ■"  "n.y-.i^a;,:   1  ..     o  ■■  _ 

Celte  aùli'e'paTdle,  qui  excliH  dans  Pichegru  jusqu  à  1  idce  d  une  am- 
bition personnelle,  n'est  pas  plus  apocryiihe  que  la  première.  C'est  en- 
core l'instrnction  qui  nie  la  donne. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


5S 


Picliegru,  tout  entier  à  sa  confiance  dans  l'homniR  qui  l'avait  mandé, 
tout  rt^solu  aux  pians  de  Moreau,  et  la  modestie  n'est  jamais  allée  plus 
loin,  ne  s'était  pas  même  ménagé  un  refuge  sous  le  toit  de  quelque  ami 
derœur  ou  d'opinion.  Si  Pirhrgru  avait  totispiré  avec  un  parti,  si  Piche- 
pru  avait  laissé,  le  18  fruc(idor,  des  alDdés  ou  des  complices,  il  aurait 
trouvé  une  porte  oii  frapper  à  Paris.  Ceci  a  toute  résidence  de  la  chose 
démontrée.  .  .,-, 

Que  fait  Pichcgru  ?  que  fait  le  chef  de  cette  conspij-alîon  monarchique 
préie  pour  une  victoire  ?  Il  se  rappelle  l'adresse  d'un  avocat  franc-com- 
tois, fort  étranger  aiiv  uiouvcmens  de  la  politique,  et  tout  au  plus  épicu- 
rien, s'il  était  quelî|U<;  chose,  qui  le  cache  chez  une  lille  entretenue.  Le 
dernier  asile  d'Alcibiade  ne  convenait  pas  à  l'austérité  de  ses  mœurs; 
il  y  reste  à  peine  quelques  heures.  Pendant  ce  teiups-lâ  le  nom  de  son 
ancien  valet-de-chambre  est  revenu  à  sa  mémoire.  Cet  homme  doit 
demeurer  rue  Cbabanais,  et  Pichej'ru  le  trouve  sans  dilTiculté,  car  il  n'y  a 
rien  de  plus  facile  à  trouver  qu'un  traître  qui  nous  cherche  déjà, 

O'i  peut  imaginer  que  le  malheureux  général  y  fut  accueilli  avec  era- 
pressi  ment;  il  avait  été  veuJu  la  veille  100,000  francs,  et  il  fut  livré  le 
lendemain. 

Pichegiu  n'était  pas  aussi  facile  à.saisir  qu'à  surprendre.  Il  avait  ouvert 
la  porte  lui-aiènie,  et  il  était  en  chemise.  Accablé  par  le  nombre,  le  vain- 
queur de  l'Europe  tomba  sur  dix  hommes  qui  étaient  tombé-.  On  se  con- 
tenta de  lui  tailler  les  jambes  à  coups  de  sabre,  pour  se  ménager  l'hon- 
neur de  l'omiiorter  vivant.  Un  gendariiie  lui  ayant  posé  le  pied  sur  la 
tète,— le  pied  d'un  gendarme  sur  la  tète  dePichegru!  — Pichegru  Pii  en- 
leva d'un  coup  de  dents  le  talon  de  sa  botte  et  une  partie  du  catcaneum 
avec.  Fendant  ce  temps  lii  on  l'emmailloiait  dans  de  fortes  cordes  serrées 
dans  un  tourniquet,  que  le  commissaire  de  police  eut  l'humanité  de  faire 
relâcher  un  peu  au  corps- degarde  de  la  Barrière  des  Sergens,  pour  laisser 
respirer  le  prisonnier;  il  allait  mourir. 

C'est  ainsi  que  Pichegr.u  fut  emporté  dans  le  cabinet  de  son  premier 
interrogateur,  qui  ne  lui  demanda  d'autre  garantie  contre  lui-même  que 
,pâparolc,  ctqui  ne  lelais-a  luau'iuer  d'aucitn  soin.  Ceségaids,  do;itla 
sensibilité  fait  un  devoir  à  quiconque  est  doué  d'une  âme  ,  et  que  l'esprit 
ponseillerajt  tout  seul,  nétonneraut  personne  de  la  part  de  M.  Real,  dont 
.les  admirables  plaidoyers  annoncent  tant  d'auie  et  tant  d'esprit. 

Il  parait ,  ii  l'inierrogatoire  iinprlmé ,  que  les  réponses  de  Pichegru  fu- 
rent âpres  et  presque  bru  aies.  Il  refusa  de  dire  sou  nom  paternel  ;  il 
refusa  d'avouer  d'autres  rapports  avec  Moreau  que  ceux  dont  l'iUirope 
était  informé  ;  il  refusa  de  signer.  Je  parle  d'après  la  procédure  publique, 
ainsi  que  pai  le  le  vidgaire. 

Je  sais  d'autres  détails.  On  n'avait  saisi  aucun  papier  mystérieux  dans 
la  chemise  de  Pichegru  ;  mais  les  ageiis  de  police  faisaient  quelque  fond 
sur  un  volume  perOilemcnt  imprimé  en  chiffres  iuconnus,  qui  s'était  trou- 
vé sous  son  oreiller,  cl  qui  de\;ait  receler  des  mystères  bien  inconnus; 
c'était  un  Thucydide  grec.    ,,  ,,,,,3  ^.,;j 

M.  Piéal  sourit,  et  demanda  ^  prisonnier  s'il  lui  serait  agréable  de  se 
munir  au  Temple  de  quelques  autres  conspirateurs  de  la  même  espèce. 
Pichegru,  adouci  par  des  procédés  si  délicats,  et  dont  nul  homme  n'était 
plus  digne  d'apprécier  toute  la  yaleur,„,tén(ioigna  Tenvie  de  relire  Sénè- 

que.  :" 

«  Sénèque!  vous  n'y  pensez  pas,  lui  dit  le  ministre  adjoint,  le  joueur 
«de  Regnard  ne  s'avisa  de  cette  lecture  qu'après  avoir  perdu  sa  dernière 
«partie!  » 

Elle  n'était  donc  pas  perdue  aux  yeux  de  Napoléon  et  de.  ses  amis,  la 
dernière  partie  de  Pichegru! 

Et  si  Piihegru  n'avait  été  qu'un  misérable  traître,  capable  de  vendre 
à  l'étranger  la  terre  et  le  sang  du  pays,  valait-il  qu'on  s'occupât  de  lui 
donner  une  chance  et  un  bénélice  dans  le  jeu  de  Napoléon  ? 

Oepeiidant,  peu  de  temps  aprè^  on  lui  oU'raii  le  gouvernement  de  cette 
Guiane  française  où  il  aviii  été  déporté. 

Pichegru  promit  sa  réponse  pour  le  lendemain,  et  le  lendemain  on  le 
trouva  mort. 

Ce  que  je  viens  de  rapporter,  n'a  jamais  été  écrit,  et  il  y  avait  deux 
excellentes  raisons  pour  donner  à  cette  anecdote  la  plus  grande  pu- 
blicité possible  ;  c'est  qu'elle  avait  pour  conséquence  néccsaire  la  réhabi- 
litation des  deux  grands  personnages  de  la  révolution,  de  Pichfgru  comme 
trattre  et  de  Napoléon  comme  as^a-isin. 

Non,  sans  doute,  Napoléon  n'a  ordonné  ni  permis  l'assassinat  de  Pi- 
chegru, puisqu'il  n'attendait  que  sa  réponse  pour  lui  confétcr  une  partie 
de  la  pui.'-sance  souveiaine  sur  un  autre  p(iiî(( de  la  terre.  Il  semait  seu- 
leuieni  que  l'ancien  uionJe  était  lr,op,,^lt|oit  pour  les  contenir  tous  les 
dcu\  il  la  fois.  '  > 

Non,  sans  doute,  Pichegru  n'avait  pas  trahi  le  pays,  puisque  le  plus 
sévère  et  le  plus  partial  de  ses  juges  lui  délégu:iit  spontanément  l'honneur 
de  représenter  la  France  dans  des  contrées  où  elle  ne  peut  être  repré- 
sentée que  par  un  pouvoirsaus  limites,  et  d'y  régner  en  sou  nom  avec  des 
millions  et  des  soldats. 

Mais  pour  faire  sortir  ce  fait  du  rang  des  fuiions  historiques  auxquelles 
on  m'accuse  do  me  complaire ,  le  bon  sens  du  public  exisierait  autre 
chose  que  le  témoignage  d'un  honinio  ipi'on  n'a  jamais  soiipçoinié,  grâce 
au  ciel,  d'avoir  eu  part,  sous  aucun  r.giine,  au\  coutiili  iii<'s  do  la  po- 
lice. On  exigerait  peut-être  do  moi,  couimc  des  anciens  chrétiens,  celui 
de  David  et  de  la  Sibylle. 


Ou  bien  ,  on  ferait  mieux  ,  on  s'informerait  de  la  vérité  de  ces  derniè- 
res circonstances  auprès  de  M.  le  comte  Real  ,  dont  la  vieillesse  virile  a 
conservé  toute  la  verdeur  des  souvenirs  de  la  jeunesse  ;  de  M.  Real ,  seul 
intermédiaire  et  par  conséquent  seul  garant  digne  de  foi  de  celte  négo- 
ciation. La  seule  dénégation  de  M.  Real  détruirait  toute  la  crédibilité  de 
mon  récit.  Je  me  soumets  volontiers  à  cette  épreuve. 

Nous  partirons  donc  de  cette  hypothèse,  qu^  je  tiens  pour  adT.'so  , 
dans  l'examen  des  pensées  qui  durent  occuper  Pichegru  jusquà  sa  der- 
nière résolution. 

Pichegru  et?  it  coupable  de  fait  envers  le  gouvernement  consulaire, 
comme  l'eût  été  Tarasybule  tombé  à  la  discré'ion  des  trente  tyrans  , 
comme  l'était  Pélopidas  ,  si  un  mouchard  tbébain  l'avait  livré  à  l'oligar- 
chie. 

^  Il  n'y  avait  pas  un  juge  à  Paris  qui  ne  pût  le  condamner  en  conscience, 
d'après  le  texte  de  la  loi.  Il  n'y  avait  qu'un  homme  à  Paris  qui  pût  lui  faire 
grâce,  et  cet  homme  était  Napoléon. 

Napoléin  était  dispo.é  à  lui  faiiegâce;  il  le  savait.  Napoléon  voulait 
le  traiter  plus  largement,  et  il  le  savait  aussi.  Pichegru  n'était  pas  smi'c- 
m(nt  menacé  de  vivre  ;  il  éta  t  menacé  d'une  faveur,  d'un  gouvcrnemi'nt, 
d'une  vicero\aMié  ;  à  lui,  captif  promis  au  bourreau,  on  lui  promettait 
une  portion  de  l'autorité  impériale. 

Si  Pichegru  avait  été  le  traître  qui  vendit  indignement  son  épée  pour 
donner  son  nom  à  un  village,  il  n'aurait  pas  balancé  à  sauver  sa  tête  quand 
on  lui  jetait  presqu'un  ruonde. 

Mais  pour  sa  grande  aine  une  fliHrissnre  honorifique  n'en  était  pas 
moins  une  Détrissure.  Il  ne  trancha  pas  le  nœud  gordien  comme  Alexan- 
die  ;  il  le  scira.  Je  ne  sais  aucune  autre  manière  d'expliquer  son  suicide. 

Quant  à  l'assassinat ,  il  serait  heureusement  plus  ditlicile  encore  à 
expliquer.  L'intérêt  du  crime  n'y  est  pas  et  les  cri  nés  de  no're  civili- 
sation ne  vont  plus  sans  intérêt.  Laissons  sur  Bonaparte,  et  j'y  consens  à 
regret,  le  sang  innocent  du  ùtic  d'Enghien,  tant  que  l'histoire  ne  l'en  aura 
pas  lavé:  connivence  ou  faiblesse,  dcférenre  on  cruauté,  c'en  est  tiop 
pour  sa  mémoire;  ce  sang  criera  plus  haut  que  celui  de  Clytus  et  de  Cal- 
listhène. 

Un  très  petit  nombre  de  ces  attentats  sont  l'ouvrage  de  l'homme  qui  en 
recueille  le  profit  — et  la  honte  !  Mais  les  meurtriers  ollicieux  foisonnent 
partout  où  il  y  a  des  tyrans. 

Avant  d'ariiver  ;\  une  controverse  bien  moins  embarrassante  qu'on  ne 
croit,  et  qui  n'occupera  que  la  moindre  partie  de  cet  écrit,  quoi^^u'elle  en 
soit  le  principal  objet,  je  dois  donner  quelque  idée  de  Pichegru  sous  le 
rapport  physique  et  moral.  Je  ne  corn;  rends  pas  la  biographie  sans  por- 
trait. 

Pichegru  n'avait  que  trente-deux  ans  quand  il  fut  élevé  au  commande- 
ment en  chef  de  l'année  du  Rhin  ;  mais,  comme  dans  tous  les  hommes  qui 
deviennent  des  types,  l'expression  de  sa  physionomie  avait  devancé  la 
maturité  de  l'âge.  Ainsi  que  le  jeune  Caton,  dont  la  vie  et  la  mort  res- 
semblent à  la  sienne,  jeune  encore,  il  imposait  déjà  le  respect.  Deux  ans 
auparavant,  M.  de  Narbonne,  alors  ministre  de  la  guerrj,  avait  dit  de  lui 
ce  mot  spiii  iiel  qui  équivaut  à  un  signalement  :  «  Qu'est  donc  devenu  ce 
jeune  sous-olhcier  devant  lequel  les  colonels  étaient  tentés  de  parler  cha- 
peau bas  ?  '> 

Piciieg'-u  me  paraissait  vieux,  et  sa  conformation  prêtait  à  cette  erreur 
commune  aux  enfans.  Sa  taille,  au-dessus  de  la  moyenne,  04ait  plutôt  bi<-n 
plant.'equc  bien  prise;  elle  n'avait  d'élégance  que  ce  qui  sied  à  la  force. 
Quoique  peu  charnu,  il  était  la-ge.  Sou  busteouvert.son  dosunpeuvoiiié, 
ses  vastes  épaules  qui  soutenaient  un  cou  ample,  court  et  nerveux,  lui  don- 
naientquelque  chose  d'un  athièie  comme  Milon,  ou  d'un  g  adiatcurcomme 
Spariacus.  Son  visage  participait  de  celte  forme  trianiruiaire  qui  est  as- 
sez propre  aux  France-Comtois  de  la  bo:. ne  race.  Ses  os  niandihulaires 
étaient  énormes,  son  front  immense  et  très  épanoui  vers  ses  tempes  dé- 
garnies de  cheveux,  son  ne?,  bien  proportionné,  coupé  de  la  base  a  l'ex- 
trémité par  un  plan  uni  (ini  formait  un  large  arête.  Rien  n'égalait  la  dou- 
ceur de  sou  regard  quand  il  n'avait  point  de  raison  pour  le  rendre  impé- 
rieux ou  redoutable.  Si  un  grand  artiste  voulait  ex|>rimer  sur  une  lace 
humaine  l'impassibilité  d'un  demi-dieu,  il  faudrait  qu'il  inventât  la  tète  de 
Pichegru. 

Son  mépris  profond  pour  les  hommes  et  pour  les  érénetrens  sur  les- 
quels il  n'exprimaitjamais  son  opinion  qu'avec  une  iroide  dédaigneuse  , 
ajoutait  encore  à  cecaracière.  Pichegru  servait  loyalement  l'ordre  social 
qu'il  a\ait  trouvé,  parce  quec'éaitsa  mission  ;  n<a  s  il  ne  l'estimait  pas, 
et  il  ne  pouvait  l'esiimer.  Son  coeur  ne  s'émouvait  qti'au  souvenir  d'un 
village  où  il  espérait  passer  sa  vieillesse.  •  Remplir  sa  tâche  else  reposer, 
disait-il  souvent,  c'est  toute  la  de.'iinée  de  'homme.  • 

Pour  lui  supposer  d'autre  ambition  que  ceKe  qui  aspire  à  l'oisiveté  rê- 
veuse, à  la  nonchalance  occupée  du  sage,  il  ne  fauijmiaLs  .^voir  approché 
Pichegru.  Je  m'en  rapporte  à  ceux  qui  l'ont  connu,  sans  excepter  ses  en- 
nemis. 

Qu'on  fasse  un  vice,  je  m'y  soumets,  de  sa  vertu  dora  nante  ;  mais  qu'on 
ne  la  défigu'  e  pas.  Ui  empire  aurait  eié  trop  pet  t  pour  son  génie  ;  un< 
métairie  aurait  été  trop  grande  pour  son  indolence. 

Son  voyage  même  à  Paris,  sans  érlaircisseraens  ,  sans  conseils  ,  Mns 
promesse  éci  Ile,  à  la  merci  d'un  rival  ilont  il  avait  éprouvé  la  faiblesse  et 
la  mobiiié,  n'est  que  l'acte  d'un  paresseux  plein  dame  et  de  diveùmtiit| 


34 


LE  MA,qASI/S;[.I.TTÉRATRiî, 


(îiii  change  laborieusement  de  place  au  soleil  pour  Êire^  encore  une,  fois 
utile. 

Qu'aurait-il  fait  d'un  trésor?  Il  n'avait  pu  apprendre  à  compter  l'ar- 
goiu.  Co<,'raiKl  mailn'maiicieii  de  l'ccole  de  liricnnc  Otait  iiicapabl;  de 
rétî'cr  eu  uioimaio  couraiilo  !e  coiapte  d'unô  blancliisscuse.  Ouaiid  on  lui 
aoportaii,  au  fiuariier-général,  ses  appoinîcni^ns  du  mois  (  c'éiaieiit  alors 
des  asM'^niais),  il  en  coupait  au  jour  le  jour  ce  qui  lui  était  nécessaire 
pour  payer  la  (.'épcnse  en  nombre  rond,  le  surplus  traînait  sur  un  matelas, 
Eur  fa  ta!:l.',  sur  sa  chaise,  on  à  cOté. 

Picbejru  n'a  jamais  C-lé  !:;arié,  quoiqu'on  Tait  fait  maladroiienient  sti- 
puler, dans  I2  faweu\  marché  des  fourgons  de  Klinglin  ,  pour  des  enfans 
<iuil  n'avait  pas;  quoique  la  restauration  se  soit  bà'é'e  rie  pensionner  une 
l'ieiite  aventurière  qui  se  donnait  pour  sa  (ille,  L'éiourdcric  bienveil- 
lante de  la  récompense  était  la  conséquence  nécessaire  d'une  étourdene 
laa'veitlanie  dans  i'acrasariou.  AU  fond  de  l'une  et  de  l'autre,  il  n|y.|iyait 
Leereusemcui  !,u'un  monsonçje.  ! 

li.hegru,  sous-ofiicier,  s'était  fait  ce  que  les  sous-odiciers  appellent 
vus  hocne  amie;  ce  qui,  pour  un  homme  tel  que  lui,  ne  pouvait  être 
qu'ur;e  amie  décente,  sJ^ricuse  et  respeciable.  Celle  pauvre  Olle,  que  je  vois 
d'ici,  ei  qui  s'appelait  l\ose,  avait,  à  peu  d'années  près,  l'âge  de  t'ichegru  ; 
elle  élnit  fort  Liédiocrement  jolie  et  boitait.  Son  état  d'ouvrière  en  robes, 
danskquel  elle  excellait,  lui  permettait  de  vivre  honnêtement  sans  recourir 
à  persoa!;fi.  J'ai  ouvert  dix  teitres  d'elle,  sur  l'autorisation  que  m'avait  donnée 
le  i;éuéral  d'ouvrir  toutes  celles  qui  ne  provenaient  pas  du  gouvernement, 
et  je  n'ai  jamais  vu  de  lettres  plus  nobles,  plus  raisonnables  et  plus  tou- 
chantes. Elle  ne  le  tutoyait  point;  flic  l'engageait,  avecime  confiance  fondée 
sur  son  caractère,  à  ne  pas  se  laisser  éblouir  par  les  prestiges  de  la  for- 
tune, il  rester  1.^  bon  Charles  qui  s'était  fait  aimer  dans  une  condition 
obsciu-e,  et  à  faire,  quand  il  le  pourrait,  quelques  économies  pour  ses  pa- 
reils pauvres  ;  pour  elle,  ce  n'était  que  peintures  exagéré^^e  son  bien 
être  cl  de  ses  succès.  Elle  avait  fait  six  robes  pour  la  if'ijSB  du  repré- 
sentant, elle  en  coupait  six  autres  pour  la  femme  du  gi'MpI  ;  elle  avait 
niênicde  l'or,  ce  qui  était  fort  rare  dans  ce  tcmpsi.i.  DiPe  et  honnête 
créature!...  l'ichegru  relisait  ces  letiros  avec  une  émotion  si  douce,  et  il 
disait  si  IJèrement  en  les  serrant  dans  son  portefeuille  :  C'est  pourtant  moi 
qui  lui  ai  appris  l'orthographe  ! 

Oasaiique  Pichegru  n'avait  jamais  d'argent  en  réserve.  J'ai  dit  com- 
ment il  payait:  comment  il  donnait,  on  le  devine.  Quand  je  le  quittai  à 
AVissembonrg,  les  feuilles  d'assignats  étaient  de  fortune  arrivées  la  veille, 
et  les  ciseaux  y  avaient  déjà  fait  ua  large  travail.  «  Il  faut  cependant,  me 
dit-il,  que  j'envoie  unepoiite  marqiede  souvenir  à  Rose.  »  Ceite  marque 
tle  souvenir  du  premier  homme  de  la  République  pour  une  tailleuse  qui 
était  sa  me.Ueure  amie,  c'est  moi  qui  la  rapportai:  un  parapluie,  un  beau 
parapluie  vraiment,  qui  avait  coilié  38  francs  en  assignats  au  pair! 

Je  sais  que  tout  cela  est  bien  puéril  ;  mais  quoi  !  je  ne  l'écris  cependant 
pas  sans  attendrissement.  J'aime  à  trouver  de  semblables  détails  dans  Plu- 
tarque,  et  Pichegru  était  un  homme  de  Plutarque,  ou  il  n'y  en  eut  jamais. 

Des  détails,  en  voici  encore  :  Trois  ans  après,  j'étais  encore  enfant, 
mais  un  enfant  de  cette  époque,  nourri  d'études  fortes  et  de  seniimens 
exaltés,  capable  de  se  passionner  pour  tout  et  surtout  pour  les  causes 
périlleuses,  ambitieux  de  dévcûmens  et  de  dangers.  Pichegru,  rendu  à  l'é- 
tat de  citoyen,  mais  dictateur  universel  de  l'opinion,  iraveisait  alors  en 
iriomphateur  ces  villes  de  Franche-Comté  oii  une  populace  imbécile  de- 
vait un  jour  traîner  ses  statues  dans  la  boue.  Une  do  ses  premières  pen- 
sées fut  de  m'appeler.  Je  l'accompagnai  ii  Arbois.  J'ai  fait  seul  avec  lui , 
dans  sa  voiture  ,  celte  partie  de  son  voyage.  De  Besançon  il  y  a  onze 
lieues  de  poste. 

Je  venais  d'embrasser  avec  toute  la  ferveur  d'un  néophyte  le  parti  tout 
aussi  absurde,  mais  non  plus  absurde  qu'un  autre,  auquel  on  ose  préten- 
dre que  Pichegru  s'était  vendu  plus  d'une  année  auparavant ,  comme  si 
Pichegru  avait  pu  se  vendre.  J'exerçais  sur  la  classe  jeune  un  certain  as- 
cendant d'expansion  ,  et  si  l'on  veut  de  turbulence.  J'espère  au  moins 
qu'on  ne  me  contestera  pas  celui-là  ,  même  dans  mon  pays.  J'étais  un 
séide  tout  fait ,  et  j'en  valais  bien  un  autre.  Si  Pichegru  avait  conspiré, 
il  l'aurait  pris.  Mais  Pichegru  ne  conspirait  pas. 

11  m'aimait  cependant,  et  j-;  ne  lui  ménageais  pas  les  aveux.  Eh  bien  !.. 
ses  conseils  sont  devenus  la  règle  de  ma  raison  quand  j'ai  été  affranchi  de 
toutes  les  erreurs  dont  il  m'avait  détourné.  La  politique  de  Pichegru  , 
c'étf it  l'ordre ,  le  devoir,  la  morale,  la  politique  des  gens  de  bien  d'au- 
joui  d'hui,  au  désespoir  près. 

Arbois  ne  l'accuedlit  pas  comme  on  de  ses  enfans ,  mais  comme  le  roi 
de  cts  jours  de  nécessité.  Rien  n'était  plus  fait  pour  lui  déplaire  que  ce 
pompeux  cérémonial  sous  lequel  se  déguisaient  gauchement  les  secrètes 
vues  des  partis.  Il  savait  trop  que  tout  cela  ne  s'adressait  pas  à  lui  ;  il  avait 
résolu  d'y  couper  court  une  fois.  Après  ces  manifestations  générales  de  re- 
connais'.ance  et  d'aO'eciion  qui  ne  coûtaient  rien  à  une  ame  si  naturelle  et  si 
tendre,  après  ces  effusions  d'un  abandon  plus  intime  que  sollicitaient  d'an- 
ciens souvenirs  : 

«  Mon  cher  compatriote,  dit-il  au  président  de  la  dépntation  qui  était 
«venue  !e  recevoir,  je  n'ai  qu'un  très  petit  nombre  d'heures  à  passer  dans 
»raon  pays  natal,  et  je  les  dois  pre  que  toutes  à  mes  parens  dos  villages 
«voisins.  Si  l'amitié  qui  m'unit  à  vous  m'entraînait  à  négliger  mes  devoirs 
»de  famille,  vous  m'en  blâmeriez  le  premier,  et  vous  auriez  raison.  Vous 
Bïcucz.cepcndant  me  proposer  un  diuer  et  un  bal.  Quoique  j'aie  perdu 


«depuis  long-temps  l'habitude  de  ces  plaisirs,  j'y  participerais  volontiers. 
«Je  serais  heureux  de  vider  en  si  bonne  campagnie  quelques  verres  de 
«notre  exctllent  vin  mousseux,  et  de  voir  danser  les  j'-unes  iillcs  d'Arbois 
«qiii  doivent  être  bien  jolies  si  elles  ressemblant  à  leurs  mèies  ;  mais  un 
«soldat  n'a  que  sa  parole,  et  je  vous  jure  sur  riioriiieur  que  je  suis  retenu. 
«J'ai  promis  il  y  a  long-iemps  à  Barliier  le  vigneron  de  faire  avec  lui 
«mon  prcuii.-r  repas  quand  je  reviendrais  au  pa.\s;et,  en  conscienLe, 
«dici  MU  coucher  du  soleil,  je  n'en  peux  pas  (aire  deux.  « 

U  était  trois  heures  après  midi.  L'émotion  fut  grande.  Il  n'était  plus 
qiiestion  que  de  trouver  ce  vigneron  si  mépiisé  la  veiile,  (pii  avait  eu 
l'haiineur  d'être  l'ami  du  général.  C'était  un  pauvre  diable  qui  possédait 
un  petit  coin  de  vigne  pour  toute  fortune,  et  qui  arrosait  aimnellemcnt 
de  son  produit  un  mauvais  croûton  de  pain  noir.  Les  enfans  rai)pelaient 
Barbier-le-Désespéré,  à  cause  d'un  certain  abandon  raélaucoliipie  et  fa- 
rouche qui  se  remarquait  dans  sa  singulière  personne,  et  ce  aoiBlihiiicst 
probablement  resté  s'il  vit  encore.  :':,.'m,i 

En  attendant ,  on  escortait  processionnellement  le  général.  Au  bout 
d'une  promenade  qu'on  appelle,  je  crois,  la  Foute,  il  s'arrêta  un  mo- 
ment devant  le  vieux  tilleul  où  fut  pondu  le  capitaine  Claude  Mnrel.  dit  le 
Prince,  par  les  ordres  de  Biron.  «Conservez bien  cetarbrclii  !  dit-il  avec 
étaotion...  Ce  brave  homme  a  joui  d'un  bonheur  qui  est  l'objet  de  mes 
désirs  !  Il  est  mort  pour  la  patrie  !...  » 

On  était  parvenu  à  trouver  le  désespéré  dans  sa  vigne,  et  on  lui  avait 
porté  ,  chapeau  bas,  l'invitation  respectueuse  des  autoi  ités  de  la  ville.  Il 
s'était  rendu  au  banquet  sans  autre  cérémonie ,  et  après  avoir  déposé 
dans  un  coin  ses  outils  cl  sa  hoiie,  il  s'éiait  jeté  ea  pleurant  de  joie  dans 
les  bras  de  Pichegru. 

—  C'est  donc  toi ,  Chariot ,  moa  pauvre  Chariot  !  s'écriait  Barbier-ie- 
Désespéré. 

—  C'est  donc  toi,  mon  cher  camarade i, lui  répondait  Pichegru  en 
pleurant  aussi. 

Je  puis  me  tromper  sur  un  homme  que  j'admire  par  dessus  tons  les 
hommes  qu'on  admire  ;  mais  jamais  la  sinijd  cité  ,  la  naïveté  des  mœurs 
ne  m'a  paru  toucher  de  plus  près  a,ij  siiblirne. 

Pichegru  Gt  asseoir  le  Désespéré  ht  ôtérde  Itii,  ne  parla  en  pariiculicr 
qu'à  lui,  et  ne  le  quitta  pas  jusqu'après  son  départ.  S'il  y  avait  là  des  émis- 
saires de  Pitt  et  de  Cobourg,  ils  en  lurent  pour  leurs  Irais. 

Voilà  le  traître  qui  conspjF^ijjpour  l'arisiocraiia ,  pour  le  pouvoir  ab- 
solu!... ■  ,.'.,■' 

Et  s'il  avait  conspiré  pour  lui-même,  s'il  avait  daigné  leurrer  le  peuple 
d'une  fausse  espérance  ,  s'il  avait  trahi  la  liberté  en  la  proclainant ,  s'il 
s'était  laissé  infliger  le  pouvoir  impérial  en  feignant  de  le  repousser,  ceux 
qui  le  calomniaient  alors,  le  front  aujourd'hui  baissé  dans  la  poussière, 
adoreraient  son  effigie  au  sommet  d'une  colonne  ! 

Mais  cette  conspiration  pour  les  Bourbons,  où  en  sont  les  preuves  ?  Je 
n'en  oublierai  pas  une.  ;,,,  jhol  nj'.  jii' 

Est-ce  dans  les  papiers  si  adroite^^9flJç,,gi^^çttreusement  saisis  le  lende- 
main du  18  fructidor  dans  les  fourgons  de  Klinglin  ,  de  d'AMraigues,  des 
intrigans  de  Bareuth,  car  on  n'a  jauiais  vu  tant  de  fourgons  égarés  ?  «  H 
eût  été  facile  de  les  exatniner  Icgalcment,  dit  l'habile  ;  :',cur  ('e  l'article 
PiciiEGivu  dans  la  utoyruphic  des  contnnporains,  qui  est  une  des  pièces 
les  plus  solides  de  l'acrusatirtn;  mais  il  est  tant  de  parveiius  à  l'autorité, 
ajoute-t-il,  qui  aiment  mieux  proscrire  !» 

Cespapiersn'ontdonc  paséié  examinés  /tffa(ewcnî;i's  n'ont  jamais  été 
vus  en  nature;  on  n'a  fait  dans  leur  publication  ni  la  pari  du  vil  e-pion 
qui  invente  de  faux  rapports  jiour  fournir  aux  besoins  i;e  sa  méprisable 
vie,  ni  la  part  du  sycoph mie  qui  suppose  ou  qui  falsilio  des  doruineiis 
pour  juslilier  ses  gros  salaires  diplomatiques  ou  pour  les  faire  augmente  r, 
ni  la  part  du  lâche,  quel  qu'il  soit,  qui  s'empresse  d'a,;5^raver  de  son  té- 
moignage honteux  uue  peine  capitale,  pour  l'empêcher  de  s'étendre  jus- 
qu'à lui  ! 

Et  quand  des  papiers  saisis  dans  des  fourgons  ou  ailleurs  ont-ils  man- 
qué à  l'oppression  d'un  grand  homme  ?  Si  IJonaparte  avait  échoué  à  Sl- 
Cloud,  le  Directoire  n'avait-il  pas  en  main  son  premier  traité  si  cict  avec 
le  duc  d'York,  son  second  traité  avec  le  roi  de  t'russe  par  rintermédiaire 
de  Sieyès?  N'éiait-cc  pas  pour  euvquc  le  18  brumaire  avait  été  cuire- 
pris  ?  J'en  peux  parler  savamment  de  cos  iraités-ri  ;  je  les  ai  vu  faire. 

On  sait  aujourd'hui,  à  n'en  pas  douter,  comment  Bonaparte  s'enten- 
dait avec  le  duc  d'York  cl  le  roi  de  Prusse. 

Et  puis  j'admets  qu'il  y  a^t  des  pièces  authentiques  dans  ce  fatras  d'in- 
famies, et  je  n'y  suis  cei  taineun^nt  pas  obligé  ;  j'admets  que  de  misérables 
ardélions  de  la  police  royale  sesoient  faits  forts  dequilques  beaux  nnms 
pour  se  recommander  à  leurs  luaitres,  et  que  les  maîtres  aient  éié  assez 
dupes  pour  les  écouter  ;  j'admets  jusqu'à  rauthoniiciié  de  ce  projet  de 
marché  ou  Pichegru  célibataire  se  fait  lidiculeuient  octroyer  drs  avan- 
tages actuels  pour  des  cnfaas  qui  n'existent  pas;  qu'est-ce  que  cela 
prouve,  sinon  que  les  courtiers  de  conspiration  sont  bien  iosolens,  et  que 
ceux  qui  les  paient  sont  bien  crédules  ?  U  n'y  a  pas  de  jour  où  des  escro- 
queries toutes  semblables,  en  petit,  n'égaient  l'auditoire  de  la  police 
correctionnelle. 

Veut-on  savoir  ce  qn'in  pensait  lui  même  ie  corps  législatif  de  fructi- 
dor? Barras,  Thihaude.ui,  Cambacéiès  et  vingt  autres  étaient  compro- 
mis dans  CCS  corrcspondaures,  ni  plus, ni  moins  que  Pichegru  :  il  passa  à 
l'ordre  du  jour  à  l'iinanimité. 


LE  MTlJ^^IN'^tfiTÉriAIRE. 


Ce  B'csi  donc  pas  cela  qui  peut  fonder  la  pt'cscription  mbraîjî'^de  Pi- 

cliegru.  Voyons  le  reste.  '  .^.i',  " 

Est-ce  pai-  Lasard  la  lettre  tardive  de  Horeau,  ëetté  dénonciatioh  ^jlrès 
coup  qui  révélait  au  directoire  une  aiincn;:e  conversation  conndl'iiiieilc 
cnire  lui  Moreau,  gûni^ral  en  clief,  et  riclu-siu,  alors  déporté,  alors  gar- 
rotté dHiiJi;>ne.s  liens  dans  une  cliarreite  'grillée?  Cela  nes'ûtait  pas  beai:; 
mais  qu'en  ré'ulieraii-il  on  dernière  cnilyse  ?  deux  clioses  :  que  Pichegru 
croyait  à  Worcaii,  et  que  pnrmi  los  éviiiiualités  de  la  France  révolution- 
«aire,  il  avait  le  bon  sens  de  compter  sur  la  nonarchie.  La  belle  mer- 
veille! Ce  scrrel  que  Pichegru  aurait  souillé  à  l'oreille  de  Moreau,  c'était 
le  secret  de  la  comédie,  la  dernière  pensée  de  tout  le  monde.  Pour  que 
■Piciiegru  n'eu  pariât  pas  à  i^Ioreau,  il  aurait  fallu  qu'il  prît  Moreau  pour 
un  mouchard,  pour  l'homme  de  la  leitre  au  directoire. 

Uespcct  aussi  à  la  cendre  de  Koreau,  de  Moreau,  hélas  !  qui  est  mort 
.au  milieu  des  Busses,  dans  des  circonsttnccs  bien  plus  défavorables  à  sa 
mémoire  qu'aucune  de  celles  dont  on  charge  la  mémoire  de  Pichegru,  et 
qui,  selon  toute  apparence,  est  cependant  mort  innocent  de  trahison.  Je 
ne  suis  pas  suspect  quand  je  défends  celui  là. 

Mais  celte  lettre  de  Moreau,  il  l'a  déniée  sans  in;érct  à  le  faire,  quand 
il  ara't  intérêt,  peut  être,  ii  l'avouer  ;  et  c'est  l'acte  le  plus  viril  de  sa  vie 
mcra'e  et  politique.  Elle  est  donc  comme  non  avenue  dans  la  qucntiou. 

Allons  toujours  aux  preuves  de  la  couspiraiion  de  Pichegru.  Jaiproiuis 
de  ne  pas  les  éviter. 

Est-ce  le  fait  siugulier  sur  lequel  s'appuie  l'arlicle  de  la  Biographie  des 
conlfimporains.  qui  n'est  certainement  pas  à  récusL'r  pour  les  cn.iemis 
de  Piche;:ru  ?  Les  expressions  du  rédacteur,  homme  de  cœur,  d'esprit  et 
de  mesure,  qui  lutte  visihleiiient  raa'gré  lui  conire  son  intime  coi;viction, 
sont  trop  précieuses  pour  que  je  ne  prenne  pas  plaisir  5  les  copier  : 

0  Un  émigré,  dit-il,  l'aiisfuge  du  parti  royaliste,  livra  le  picmier,  à  ce 
«qu'on  assure,  aux  directeurs.  Tes  secrets  du  prince  deCondé  et  de  Pichc- 
»gru,  secrets  :mxquels  il  avait  été  initié,  et  obtint  pour  prix  desadélaliun 
«des  récompenses  pécuniaires  et  des  missions  d'observateur  à  létraa- 
«ger.  0  ■  '•  ,         ■  •  ,.:.vi^'i-  ■■  _/';;;'/■  ,,,     .,'en''- 

Quand  transfuge,  ûé\mioTi;'f-éféic^àpeftii;'s  pëcuntair'cs'ei  mis'sîg'fxd^jdh- 
servateiir  à  l'étranger  seroittdé  la  langue  del'honneur  etde  l'histoire,  je 
dirai  ce  que  vaut  ce  témoin;  cl  je  le  diiafs  dès  aujourd'hui  s'il  n'était  pas 
mort.  : 

Est-ce  le  radotage  de  Fauchc-Borel,  détenu  par  je  ne  sais  quel  hasard 
chroniqueur  authentique  de  la  restauration  ?  Ceci  mérite  un  peu  plus  de 
développement.  Nous  entrons  sur  un  autre  teltain. 

Fauciie-Borel  était  un  brave  hoitime,  sincèrement  attaché  aux  Bourbons, 
vulga fe  et  naïf  de  nature,  actif  et  remuant  d'instinct,  scrviable  par  senti- 
ment comme  un  bon  suisse,  plus  scrviable  encore  lorsqu'il  y  ayait  quelque 
chose  à  gagner  à  l'être,  comme  le  Suisse  du  proverbe  ;  un  préteur  qui  avait 
trop  de  débiteurs  à  Coblentzpour  ne  pas  retrouver  quelques  protecteurs 
à  la  cour;  un  messager  oflicieiix  dont  les  fiais  de  poste  se  payaient  en 
compiimens  ;  un  intrépide  entrenï'éttcur  dont  les  dangers  se  reconnais- 
saient en  promesses.  L'appétit  vient  en  mangeant,  et  l'esprit  en  intri- 
guant. 11  s'avisa  un  jour  de  se  dédoraniagcr  des  pertes  du  c  mrtage  dacs 
les  gros  salaires  de  la  diplomatie  ;  et  ses  prétentions  furent  bien  accueil- 
lies, car  les  diplomates  du  prétendant  n'étaient  pas  forts.  Dès  ce  moment 
il  sillonna  l'Europe  de  ses  roues  dans  toutes  les  directions,  comme  le 
Bawer  de  Potcmkin,  colportant  de  ville  en  ville,  de  camps  en  camps  et  de 
palais  en  palais,  des  lettres  de  créance  grilfonnées  sur  satin,  signées 
houis,  et  plus  bas  <i''^varay  ;  pus  veiulaiit  en  échange  et  contre  de  bons 
mandats  toutes  les  billevesées  qui  lui  passaient  par  la  tète.  Qi  n'était  pas 
que  le  pauvreFauche  n'eût  eudesenirevues  solennelles;  il  serait  allé  pro- 
poser au  cardinal  Mpury  de  déc.ilïïr  le  chapeau  rouge,  et  à  N'apolé>/n 
couronné  d'accepter  l'épée  de  connétable,  car  il  agissait  en  conscience  ; 
mais  le  résultat  de  ses  négociations  s'arrangeait  si  étrangement  dans  sou 
esprit,  que  les  refus  les  plus  déclarés  s'y  tournaient  en  promesses,  cl  il 
ne  rentrait  jamais  auprès  de  son  prince  nomade  (|uc  les  mains  chargées 
de  lis  qui  distdiaient  une  myrrhe  soyale,  comme  ceux  A\\Ca)iLuiue  des 
Cantiques.  Il  ne  faut  pas  croire  pour  cela  que  Fauche  fiit  uu  menteur 
sysiémiitique.  Il  croyait  profondément  tout  ce  qu'il  s'était  racoii;é,  et  je 
ne  l'ai  jamais  vu  varier  d'une  \irgHlo  dans  le  thème  grossier  de  ces  hap- 
pelourdes  qu'on  a  fait  semblant  de  prendre  pour  argent  coiapiaiit  de 
Mittau  II  Varsovie,  de  Varsovie  à  Harlwell,  et  de  Ilartweil  at^^  ^"uileries. 

Fauche  m'a  souvent  en  cilét  débité  toutes  ces  soiiiettt^s  i:ivec  l'aplomb 
d'un  théologien  qui  prêche  le  dogme;  je  les  ai  graveaieiu  écoutées ,  en 
me  contentant  d'opposer  quehpie  doute  à  dék  fcits  mitériellement  faux 
dont  l'impossibilité  tombait  sous  les  sens  de  tout  le  mon  le,  pour  me  pro- 
curer le  plaisir  de  les  entendre  répéter  dans  les  mêmes  termes,  ni  plus 
ni  moins,  car  J'ai  déjii  dit  que  Fauche  était  invariable  dans  ses  formules. 
A  la  seconde  ou  troisième  adirmatinu  je  tombais  d'accord  avec  lui,  sauf  à 
rire,  et  je  n'en  étais  pas  plus  convaincu.  Nos  conte.-taiious  ne  pouvaient 
aller  fort  loin,  parce  que  Fauche,  devenu  vi'Mix  et  iniirmo,  avait  été  d'ail- 
leurs dans  sa  cause  un  agent  utile  et  un  fulMe  serviicur;  qu'il  avait  beau- 
coup souffert  dans  sa  personne  et  dans  celle  des  siens,  et  que,  pour  der- 
nier résultat,  la  restaui  aiion  l'avait  laissé  pauvre  comme  les  pierres  sur 
lesquelles  il  a  fini  par  se  briser  le  crâne  à  défaut  de  quelipies  misérables 
billets  de  mille  francs  dont  0!i  faisait  li;iérc  à  de  uiéchins  paperassiers. 
Je  l'ai  connu,  je  l'ai  plaint;  Je  n'accuse  pas  sa  pauvre  cendre  oubliée, 
{tbaudonuée,  mais  je  déclare  sur  l'hunucur,  et  à  la  face  de  tout  ce  qu'il  y 


à  dé  gens  sensés  dans  le  parti  qu'il  a  servi,  que  nous  n'avons  jamais  cru 
un  mot  de  ce  qu'il  disait. 

Je  me  rappelle  ici  une  anecdote  remarquable.  Fauche  conservait  une 
foi  si  aveugle  à  cette  grande  conspiration  monarchique  dont  son  génie,  à 
lui  Fauche,  avait  été  la  cheiillc  ouvrière  ,  que  si  la  toute-puissance  et  la 
toute  bonté  de  Dieu  lui  promettent  de  retrouver  un  jour  Pichegru  au 
paradis  des  sages  ,  il  lui  en  louchera  ceriaineiuent  quelques  mots.  iNe  se 
souvient-il  pas  après  la  restauration  d'y  avoir  impliqué  Cambacérès  et 
Barras?  Fauche  victorieux  se  crut  obligé  d'aller  visiter  ses  innocens 
complices,  dont  la  position  paraissait  moins  favorable,  et  rien  i-eft  plus 
propre  à  confirmer  ce  que  l'on  savait  déjii  de  la  bienveillance  de  sou  ca- 
ractère. Cambacérès  le  lit  mettre  à  la  porte  j  Barras,  qui  était  la  Ueur  des 
hommes  polis,  l'invita  à  diuer. 

11  y  avait  lii  vingt  hommes  aujourd'hui  vivans  dont  quelques-uns  jouent 
un  certain  rôle  dan;  les  all'aires,  et  qui  rient  encore  de  l'opiniâtreté  de 
Fauche  à  soutenir  devant  Barras  que  Carras  avait  conspiré  pour  les  bour- 
boiis  ,du  dépit  nerveux  et  cunvulsif  de  Barras,  qui  no  pouvait  opposir  que 
des  cris  et  d^sscrmens  à  sou  corrupteur  impassible.  Cela  devait  être  fort 
buufl'on, 

11  est  probable  que  le  dîner  de  Barras  flnit  coaime  la  visite  h  Cambacé- 
rès avait  commeacé;  mais  Fatiche  ne  se  déconcertait  pas  pour  si  peu. 
Huit  jours  après,  tout  entier  à  son  idée  fixe,  il  vous  aurait  dit  litrement 
qu'il  venait  de  visiter  Cauibacérès  ou  de  dîner  chez  Cacras,  tcj  anciens 
collabora eurs  au  graud  ceuire  delà  rettauraiiou  si  heurcuieiuent  ac- 
compli.   . 

Telle  est  cependant  l'aufon'i^  historique  sur  laquelle  eout  fondés  tant 
de  mensonges  historiques,  ou  prétendus  tels,  que  je  viens  le  premier  con- 
vaincre d'impertinence  et  d'etlronterie.  Correspondances  vraies,  corres- 
ponda:;ces  supposées,  marchés  verbaux,  marchés  écrits,  iiahisou.s gruiui- 
tcs  ou  payées,  le  secret  des  fourgons,  la  révélation  de  Mou!gaillard.  le 
sot  ailicle  de  Baulieu  dans  la  Biographie  uniocrselLi,  l'arlicle  cent  f.>is 
plus  décent  de  la  Biographie  des  Contemporains,  où  l'on  n'a  copié  liiu- 
lieu  qu'en  rougissant,  aveux  implicites  de  la  UistauraJon,  qui  n'ttait  pas 
fiichée  de  compter  un  illustre  itarlyr  de  plus,  honneurs  i^irdif.,  ovaiiôas 
posthumes,  et  monuaiens  mal  ei;tendis!  Il  n'y  a  derrière  tout  cela  que 
la  gi  oase  figure  du  mulheureui  Fauche  se  poi  tant  garant  de  la  home  de 
Pichegru  devant  les  iîourbons,  devant  le  pays  et  devant  la  posiériié. 

Fauche  n'avait  vu  Piihegru  que  deux  fois  avant  la  proscription  de  frur- 
tiJo,,  dont  les  suites  conduiiirent  Pichegru  à  Londres,  et  je  l'en  ai  fait 
convenir.  La  seconde  fois  Pichegru  reconduisit  Fauche  jusqu'en  bis  de 
l'escalier,  et  se  retoarnant  du  c5té  de  son  aide-de  camp  :  «  Lors;!U(! 
monsieur  reviendra,  dit-il,  vous  ine  rendrez  le  service  de  le  faire  fusiller.  » 
Puis  donnauL  le  bi  as  ii  G  a  urne  pour  remonter  :  «  11  ne  faudrait  pas  le  fa- 
silki-,  couiinua-lil  en  riant;  mais  j'espère  qu'il  n'y  re\iendra  plus.  » 

La  restauration  s'abandonuait,  selon  son  usage,  à  l'impulsioa  di>uaée, 
La  commission  du  monument  de  Pichegru  ,  dont  j'si  fait  partie  ,  et  dont 
les  intentions  étaient  admirables,  obéissait  uiachinale.u(ut  à  la  niéjieio!- 
pression.  «  Mais,  au  nom  de  Dieu  ,  disais-je  à  Delaruc  ,  vous  sùvcz  (ju'il 
n'y  a  pas  uu  mot  de  vrai  dans  tout  ceia!  —  Pas  un  mot!  me  répondit  Delà- 
rue,  iiiais  Pichegru  est  mort  royaliste.  »  —  Je  le  crois.  i 

Royaliste  ,  soit  ,  mais  non  trailre  !  —  Mou  minis;ère  à  la  commisioa 
finissait  là,  comme  il  finit  ici. 

El  cette  longue  apologie,  en  effet ,  je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  les  répu- 
blicains. Pichegru  était  trop  pur  pour  prêter  son  appui  aux  répaWiqucs 
de  nos  jours  de  corru|)tion  I 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  les  légitimistes.  Pichegru,  légitimiste  de  cœur 
et  de  raison,  n'aurait  jamais  engagé  secrètement  sa  lojale  épéc  à  une 
cause  qui  n'avait  pas  reçu  son  seraient  public. 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  les  enfans  de  Pichegru,  il  n'en  a  point  la:ssé. 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  ses  pareus.  Ses  parens  sont  à  leurs  vignes  et 
ne  se  doutent  guère  que  la  vertu  de  Chariot  Pichegru  ail  pu  eue  soup- 
çonnée. 

Je  ne  l'ai  pas  écrite  pour  sa  noble  et  iuofTcnsible  mémoire ,  clic  se  pas- 
sera bien  de  moi. 

Je  ne  l'ai  p.i5  écrite  pour  l'histoire.  Qu'est-ce  que  c'est  que  l'iiisioire? 

Je  l'ai  écrite  peur  la  vérité. 

S'il  reste  des  suecesseuis  et  des  avocats  à  Fauche,  à  Beau'ieu.  h  Vrin!- 
gaillard,  au  directoire  ,  —  si  l'on  parvient  à  me  piotiverque  je  me  trom- 
pe, —  oh  !  je  n'aurai  pas  la  force  de  jeter  ma  boule  no  re  dans  !.>  scrutin 
de  l'opinion  !  Je  ne  comlamucrai  pas  Pichegru,  le  plus  infortuné  dis 
grands  hommes,  comme  il  eu  est  le  plus  gran.l  !  Mais  je  n'eu  parlerai 
plus. 

Cli.  KODICR,  de  l'Académie  française. 
{Revue  de  Paris.) 


UN   DIEU   DE   MES  AMIS. 

Les  écrivains  qui  n'ont  pas  reçu  du  riel  le  don  de  i'iuvouiion  devraient 
habiter  les  villes  mariiiines.  Lorsipie  le  temps  est  favorable,  une  trentaine 
de  navires  arrivent  à  l'écrivain ,  les  un>  de  i'Iude,  les  autre*  d'Aïuériquc , 
et  ils  lui  apporlent  des  cargaisons  de  routans  et  de  feuilletons,  franchi  de 
port  à  la  douane ,  et  qui  vont .   hélas  !  s'ensevelir  dans  les  archives  des 


26 


ff  ^lèXi^ïN  LITTÉRAIRE. 


chambres  de  commerce,  si  pcrsomie  ne  les  accueille  pniir  les  livrer  à  la 
publicité.  l;ii  capitaine  fait  sa  déclaration ,  en  style  de  capitaine ,  et  celte 
déclaration  est  une  Iliade  ou  une  Odyssée ,  beau,  oup  plus  amusante  (pi'un 
poème  épi  ;uc.  Le  secrétaire  de  la  cliambrc  de  commerce  prend  cette 
épopée,  hii  appose  le  sceau  légal,  et  la  livre  au  ver  du  carton.  Pendant 
que  cent  écrivains,  comme  moi,  se  brisent  le  front  avec  le  poing  pour  en 
extraire  un  sujet  absent ,  il  y  a  des  (lottes  marchandes  qui  débarquent  à 
Marseille  des  tonneaux  de  sujets  passés  au  vina.gre,  et  qui  expii  eut  sur  le 
luôle  à  côté  d'une  once  triomphante  d'indigo  et  de  café.  Car  la  nature  est 
obligée,  par  sa  profession,  de  s'inventer  des  aventures  à  travers  es  océans 
et  les  arcliipels  lointains ,  et  la  nature  invente  bien ,  croyez-moi  :  elle 
prend  plaisir  a  opéier  des  prodiges  d'invraisemblance ,  pour  amuser  les 
Teilles  de  ces  pauvres  marins  qui  lui  font  une  cour  assidue  à  la  sueur  de 
leur  front;  elle  jette  il  la  pointe  de  chaque  vague  une  anecdote  ,  comme 
une  feuille  de  journal,  aliu  (|u'cl!c  soit  ramassée  au  vol  par  quelque  mate- 
lot conteur.  L'Océan  est  une  belle  bibliotliéque  dans  des  rayons  de  soleil. 

L'autre  joui-,  je  cherchais  un  sujet  sur  le  bord  de  la  nier,  comme  Boi- 
leau  cherchait  une  rime  dans  son  jardin,  au  temps  heureux  où  les  poètes 
clierchiiient  les  rimes,  et  je  ne  trouvais  que  du  sable  ironique  pour  sabler, 
un  manuscrit  impossible  ;i  créer.  La  Providence  m'envoya  mon  ami  Louis; 
Bergaz  qui  s'est  promené  toute  sa  vie  de  Marseille  à  partout  :  la  niappe- 
uionde  est  dans  sa  tète  ;  si  une  comète  anéantissait  notre  globe,  Bergaz  le 
(recomposerait  de  souvenir;  il  a  trois  cent  soixante-cinq  anecdotes  de 
^  rente  à  donner  ;\  chacun  de  ses  amis.  Je  lin  exposai  ma  crise  d'auteur 
stérile  ;  il  eut  pitié  de  moi,  et  il  mit  les  deux  Iiuîes  ;i  ma  disposition  ,  et 
rOcéanie  par  dessus  le  marché;  alors  je  choisis  dans  son  répertoire  uni- 
versel la  première  histoire  qui  me  tomba  sous  la  main  ;  un  volume  in-8°  ! 
hélas!  j'en  fais  un  feuilleton  ! 

Le  tiois-niâts  VErabie  voguait  vers  Sumatra,  venant  de  rile-de-France 
(année  1S18).  Il  allait  vendre  des  meubles  de  la  rue  Vivienne  et  du  fau- 
bourg Saini-Aiitoine  aux  nababs  des  îles  de  la  Sonde  ,  et  demander  en 
échange  du  café  pour  les  digestions  de  Tortoni.  La  mer  était  d'un  calme 
ell'rayant.  La  mer  est  une  singulière  chose  !  Son  repos  est  aussi  terrible 
que  sa  colère  :  elle  était  donc  unie  comme  un  miroir  sous  la  quille  de 
YS^rable.  Les  marins  disaient  :  Quel  beau  temps  épouvantable!  et  ils  lon- 
geaient leurs  poings. 

Le  capitaine  mit  YErable  en  état  de  ration  ;  c'est  l'état  de  siège  des 
vaisseaux. 

On  avait  épuisé  les  biscuits,  les  salaisons,  les  poutargues,  les  poides, 
les  croûtes  de  MouUel ,  les  tablettes  de  chocolat ,  cl  les  Conserves  de 
.dolin,  cette  providence  visible  du  marin  affamé. 

,Yo'  Le  jour  de  l'Ascension  arriva.  Comment  célébrer  cette  fête?  On  fouilla 
tous  les  recoins  de  VErablc  :  disette  et  famine  partout.  Cependant  le  cui- 
sinier, nègre  de  Madagascar,  nommé  Neptune,  trouva  u  coq  perché  sur 
une  vergue  et  pleurant  son  harein  dévasté  ,  comme  Mourad-Bey  après  la 
bataille  des  Pyramides.  On  pluma  le  coq,  cl  l'équipage  mit  le  couvert. 

On  se  réjouissait  ii  l'odeur  de  la  broche;  les  passagers  humaient  la  fu- 
mée au  vol,  et  le  capitaine  faisait  la  sicsLc  en  attendant  le  diner,  trompant 
la  faim  par  le  sommeil.  Le  lieutenant  veillait  autour  de  la  cuisine  ,  pour 
repousser  toute  tentative  violente  dcla^'aim,    mauvaise  conseillère  tou- 
jours ;  Malcsuada  famés, 

■  :u,  Un  cri  déchiiant  de  désespoir,  un  cri  de  nègre  mordu  par  un  serpent, 
Cl  trembler  la  cuisine  métallique  où  le  coq  rôtissaiL  Neptune  ,  pâlissant 
(l'eQ'roi  sous  l'ébène  de  son  viscge,  sortit  de  l'olhcine,  les  mains  crispées 
dans  les  toulVes  de  ses  cheveux  crépus.  L'équipage  crut  que  le  cuisinier 
avait  mangé  le  coq  par  distraction  et  en  détail ,  et  qu'il  dcuiamlait  grâce 
pour  l'inexorable  exigence  de  son  estomac.  Hélas  !  le  pauvre  cuisinier  n'a- 
vait pas  commis  ce  crime  !  L'excès  d'attention  amène  souvent  le  même  ré- 
sultat que  la  négligence  dans  le  domaine  des  cuisiniers.  Le  coq  était  brûlé 
de  la  tète  aux  pieds,  brûlé  à  l'état  de  charbon  !         jr,i,,n  ..i 

Oh  !  qu'il  est  terrible  un  accès  de  colère  chaufft^e  au  soleil  de  l'éqna- 
teur  !  Le  lieutenant  poussa  le  cri  du  tigre  frustré  de  sa  proie,  et ,  saisis- 
sant un  large  couteau  ,  il  se  précipita  sur  Neptune...  Au  même  moment, 
le  passager  Louis  Bergaz  se  jeta  devant  le  nègre  pour  parer  le  coup  mor- 
tel. Le  nègre  fut  sauvé  ;  mais  Bergaz  reçut  dans  son  avant-bras  la  pointe 
du  fer,  et  le  sang  rougit  bientôt  le  pont  de  VErablc.  Si  les  autres  passa- 
gers n'pussent  pas,  à  leur  tour,  retenu  Bergaz,  tout  blessé  qu'il  était,  il 
aurait  lancé  le  lieutenant  à  la  mer.  Quant  au  pauvre  Neptune,  il  tomba  aux 
pieds  de  son  sauveur,  et  les  mouilla  des  larmes  de  la  reconnaissance. 

Après  cette  scène,  les  habitans  de  \'\Lra'ilc  se  résignèrent ,,  et  ,caini- 
nuèrent  de  souffrir  les  horreurs  de  la  faim  jusqu'il  Sumatra.         ", 

Quatre  ans  écoulés,  Louis  Bergaz  dinait  h  la  table  d'hôte  de  la  pension 
anglaise  à  Batavia.  11  y  avait,  parmi  les  convives,  deux  savans  et  uu  phi- 
laiurope,  commissionnés  par  divers  gouvernemens.  Au  dessert,  le  nom 
de  Bergaz  avant  été  prononcé  à  haute  et  intelligible  voix,  le  plus  âgé  des 
savans,  jusqu'à  ce  moment  courbé  sursoit  assiette,  releva  vivement  la 
tête  et  dit  :  Qui  se  nomme  Bergaz,  ici  ?  —  Moi,  répondit  mon  ami.—  Ah  ! 
c'est  drôle  ,  dit  le  savant ,  vous  avez  le  même  nom  qu'un  Dieu  de  Mada- 
gascar. —  Il  y  a  un  Dieu  qui  se  nomme  Bergaz?  dit  Bergaz  en  souriant.— 
Bergaz,  dit  le  savant,  B.  E.  U.  G.  A.  Z.  —  Ln  faux  dieu ,  sans  doute ,  de- 
manda l'autre  savant.  —  Cela  va  sans  dire,  remarqua  le  philantrope. 

Tous  les  convives,  plus  ou  moin---  athées,  comme  tous  les  voyageurs  in  - 
diens ,  lancèrent  ii  mon  ami  Bergaz  un  oblique  regard  de  dédain.  Cet  in- 
cident n'eut  pas  de  suite.  On  acheva  de  dincr. 


Le  lendemain ,  à  la  même  heure ,  le  savant  remit  à  Bergaz  un  numéro 
de  Wlsiaiiclicvicw,  et  lui  dit  :  Voici  ce  que  j'ai  écrit  à  iiladagascar  sur 
le  dieu  Bergaz,  dans  une  lettre  envoyée  aux  sociétés  savantes  de  Londres 
et  de  Paris  ;  vous  pouvez  garder  cet  exemplaire  comme  souvenir. 

Bergaz  remercia  le  savant  et  lut  cet  article. 

«  La  population  de  Madagascar  olbe  un  mélange  d'Africains,  d'Arabes 
et  de  Madécasses  ;  ces  derniers  peuplent  en  grande  parl;e  le  royaume  des 
Ovas,  qui  est  gouverné  par  une  reine.  Les  Âladécasses  diU'èrent  de  la  race 
éthiopienne  par  des  caractères  physiques  et  moraux  très  particuliers.  Ils 
sont  doux,  humains  et  hospitaliers,  mais  extrêmement  belliqueux,  parce 
que  la  guerre  leur  donne  des  esclaves.  C'est  ii  tort  qu'un  a  pi  élenilii  que 
les  Madécasses  adorent  le  diable  et  qu'ils  ont  ii  Teiniingne  un  arbre  con- 
sacré à  cette  divinité.  Les  Madécasses  n'ont  qu'un  temple  ;  il  est  déiliii^au 
dieu  Bergaz  (ber,  source  on  puils  du  chaldéen,  et  gaz,  liunUne  du  VU- 
décasse)  ;  ils  sont  forts  dévots  à  cette  divinité  et  ils  lui  sacrilienl  un,  coq, 
comme  les  anciens  Grecs  à  Esculape.  Tant  il  est  vrai  que  les  superstitions 
et  les  langues  sont  liées  entre  elles  par  un  chainon  mystérieux  que  les 
mers,  les  montagnes  et  les  siècles  n'ont  jamais  pu  briser  !  « 

Celle  dernière  réllcxion  philosophique  frappa  mon  ami  Bergaz. 
Oïl  Jj  Vous  ne  sauriez  croire,  dit  le  sa\ant,  combien  ces  rappiochemens, 
'découverts  par  nous  au  prix  de  tant  de  fatigues,  font  faire  de  pas  iija 
sciénte!  Oui  se  serait  douté  que  le  mot  ber  ,  le  mot  fondamental  do,(la 
langue  hébraïque,  fût  arrivé  d'Adam  à  Madagascar!  Inclinous-nous  cWvaut 
ces  mystères,  et  taisons-nous  ! 

Bergaz  s'inclina  et  se  tut. 

Les  soins  du  commerce  firent  bientôt  oublier  à  Bergaz  cl  l'article  et  le 
savant.  ,  ■    .  ,i,  ■ 

Neuf  mois  après  cet  incident  vulgaire  dans  une  ^ie  indicnnOji.Boïgaz 
allait  acheter  du  bois  d'(;bène  au  cap  Sanito-Marie  de  Madagascar,  lois- 
qu'une  tempête  força  le  vaisseau  qu'il  montait  à  relâcher  à  Siinpaï ,  sur  la 
côte  du  royaume  des  Ovas.  .1 

PcnJant  que  l'équipage  réparait  les  avaiies.du  vaisseau,  Bergaz,  suivi 
do  son  domestique,  entra  dans  la  campagne  pour  l'explorer.  H  n'y  a  point 
de  bêtes  féroces  à  Madagascai^î' c'est  an  pays  où  l'Européen  trouve  la  sé- 
citrité  dans  ses  proiiienades;  il  n'y  n  que  des  fièvres  qui  tuent  le  malade 
du  jour  au  lendemain.  Les  forêts  sont  pleines  de  ces  lièvres;  maison  n'y 
rencontre  pas  l'ombre  d'un  lion. 

En  sa  qualité  de  Marseillais,  Bergaz  se  livrait  aux  délices  de  la  cliasfc 
dans  celte  ile  bienheureuse,  où  la  grive,  la  perdrix,  la  caille,  le  faisai), 
pullulent  comme  les  cigales  à  Montredon  au  mois  d'août.  Sur  la  lisière 
d'une  forêt  de  bambous ,  notre  chasseur  vit  quelques  naturels  du  pays 
prosternés  devant  une  grande  cabane. 

Ces  naturels  psalmodiaient  une  hymne  d'une  voix  traînante,  et  à  chaque 
refrain  le  nom  de  Bergaz  revenait  si  distinctement ,  que  mon  ami  n'en 
perdait  jamais  une  syllabe.  -  Ah  !  dit-il,  vojlii  le  temple  de  ce  dieu  Bcigaz, 
dont  me  parlait  un  savant  à  Batavjrf.  '  '  ''';''''''    '''' 

Bergaz  fut  poussé  par  une  curiosJlê;biçrt  nattirellé  ;  il  voulut  voir  l'inié- 
rieur  de  ce  temple,  espérant  même  d'y  découvrir  l'idole  Bergaz. 

Son  espoir  ne  fut  pas  déçu.  Le  temple,  dans  ses  quatre  murs  de  bam- 
bous cimentés  ;i  l'argile,  n'avait  aucun  ornement;  mais  dans  le  fond  séle- 
vait,  sur  un  piédestal,  la  statue  du  dieu  Bergaz,  et  sa  physionomie  cl  sou 
attitude  frappèrent  vivement  mon  ami. 

Le  dieu  Bergaz  n'était  pas  un  chef-d'œuvre  d'art,  mais  il  était  encore 
bien  supérieur  de  ciselure  aux  idoles  d'Ua-eïno-moveVt  de  ïavaïpoceu- 
nomoo,  dans  la  Nouvelle-Zélande,  lesquelles,  comme  chacun  sait,  repré- 
sentent grossièrement  le  triple  symbole  de  la  force  qui  engendre,  parle 
et  frappe  ;  encore  une  trinité  mystérieuse,  née  au  bout  du  inonde  !  Le  dieu 
Bergaz  se  rapprochait  davantage  du  seiitiineiit  de  l'art  européen  :  d'abord, 
il  était  vêtu  ii  l'européenne,  chose  rare  chez  un  dieu  indo-abicain  ;  il  poin- 
tait un  chapeau  de  paille  de  liz  à  larges  ailes,  une  légère  cravate  rouge 
de  madras,  nouée  à  la  Colin  ,  nna  chemise  bleue,  uu  large  pantalon  de 
bazin  anglais  et  une  veste  de  coutil.  Il  était  posé  dans  l'attitude  d'un  homme 
qui  arrête  un  coup  meurtrier,  et  soi  bras  droit  avait  de  larges  taches  de 
sang.  Mon  ami  Bergaz,  en  détaillant  les  traits  du  visage  de  ce  dieu  homo- 
nyme, leur  découvrit  une  certaine  ressemblance  avec  les  siens  :  comme 
lui ,  ce  dieu  avait  de  larges  favoris  noirs  réunis  massivement  sous  le  men- 
ton'; et  en  1818,  dans  la  mer  des  Indes,  mon  ami  Bergaz  était  seul  portant 
une  barbe  de  cette  façon.  Quant  au  costume  du  dieu,  il  était  absolument 
le  même  que  celui  de  "mop  ami ,  ii  bord  de  VErablc.  Plus  de  doute  ,  ce 
temple  s'élevait  à  la  méuioire  de  mon  ami  Bergaz.  Toute  incertitude  sur 
ce  point  fut  levée,  lorsque  Bergaz  reconnut  sur  le  cou  du  dieu  sa  propre 
cravate  rouge,  marquée  L.  B.,,qpil  avait  donnée  à  Neptune,  le  cuisinier. 

En  ce  moment  une  procession  clé  naturels  entra  dans  le  temple.  On  al- 
luma du  bois  dans  un  réchaud,  on  déposa  un  coq  sur  la  flamme,  et  on  le 
brilla  devant  le  dieu,  aux  acclamations  des  adoraieurs. 

Mon  ami  Bergaz  n'eut  pas  la  force  de  gaiiler  son  air  sérieux  devant 
cette  cérémonie;  il  poussa  un  imprudent  éclat  de  rire  marseillais  qui 
ébranla  les  murailles  de  bambous.  A  cette  explosion  d'irrévérence,  les 
seclateurs  du  dien  Bergaz  sortirent  de  leur  mansuétude  ordinaire  ;  ils  se 
précipitèrent  avec  des  cris  de  fureur  sur  mon  ami ,  et  ils  s'apprêtaient  à 
le  sacrifier  comme  un  coq  pour  apaiser  la  divinité  outragée,  lorsqu'un 
bruit  de  cymbales  annonça  l'arrivée  du  chef  de  la  tribu.  Louis  Bergaz  ne 
riait  plus,  et,  dans  cet  é.\Uème  danger,  il  eut  retours  à  une  hypocrisie 


LE  MASASIN  LITTERAIRE. 


bien  excusable  :  il  se  prosterna  (levant  le  dieu  et  nianifesla  le  plus  vif  re- 
pentir. 

Le  grantl-prètic  de  Ber!ïaz  reçut  le  chef  de  la  trilm  à  la  porte  du  temple, 
et  lui  lit  son  rapport  sur  le  sacrilège  de  rEuropéi-n.  Le  chef  Jjoiulit  di; 
rage,  et  saisissant  un  cric  malais,  il  courut  sur  rinfàine  profanateur. 

Mou  ami  se  retourna  vivement  au  bruit  des  pas  du  clief  ;  deux  cris  de 
siu'prise  éclaiérent  :  l'arme  tom!)a  dea  mains  noires  ipii  la  brandissaienL 
Le  chef  était  aux  pieds  de  mou  ami  Beryaz.  Le  graud-prêire  faisait  une 
paiitominio  (jui  signiliait  :  Quel  est  donc  ce  mystère?  Et  les  chfleuj'*, Répé- 
taient la  pantomime,  comme  dans  un  ballet.  ,  n  ,  -     ,,, 

Louis  15ergaz  releva  le  chef  roulé  dans  la  pous-ière,  et  désignant  la  sta- 
tue, il  l'iiiierrogea  pur  son  gesle.  Tirant  de  sa  poiiiine  un  soupir  éner- 
gique, \ev\\oÂi\>m9.:Mi)tilierg(tzmounI)U.'  V.k!  lici-'^az  n  est-il 
fias  mon  Dieu  ?  —  Ce  bon  Neptune  !  dit  mon  ami ,  et  il  serra  les  mains 
de  !'ex-rnisiiiier.  ■.    ■  '    '  ,,.-;  -H'     ,,ii  •  -■■        ,-. 

Cependant,  ainsi  que  l'exign-aient  les  convenaiwe?) religieuses, fin , pays, 
ot  sur  la  prière  de  Neptune,  mou  ami  Bergaz,  avant  de  quitter  le  temple, 
se  prosterna  dévotement  devant  sa  statue  ;  il  s'ailoi  a  quelques  instans  et 
soiiii  avec  Neptune  qui  l'avait  invité  à  diuer  à  sou  palais. 

CJieniin  faisant,  Neptune  conta  son  histoire  en  dcn.\  mots  à  Bergaz.  Le 
puissant  Radam,  souverain  de  Madagascar ,  avait  (;nfin  conclu  uji  ,ti'3ilé 
<le  paix  avec  son  iinplacal)le  ennemi ,  liéné ,  ce  corsaire  qui  désolait  l'île. 
Béné  avait  une  fenuue  de  génie  qui  l'ut  nommée  reine  des  Ovas,  par  un 
édit  (le  Ra  lam  ,  et  cette  reine  était  sœur  de  i\eptune  ,  l'ex-cuisiuier  de 
VV.rahle.  Assise  sm-  le  tr(5ne  des  Ovas,  elle  avait  retiré  son  frère  de  la 
domesticité  et  lui  avait  donné  le  connnanilemeiu  absulii  de  la  petite  pro- 
vince de  Simpa'f.  Investi  de  celle  dignité,  Neplune  éle\a  un  temple  à  mon 
ami  Bergaz;  ce  fut  sou  pieuiier  acte  de  souveraineté.  La  reconnaissance 
est  une  vertu  noire ,   comme  l'iugratiiude  est  un  vice  blanc. 

Je  remerciai  vivement  mou  ami  de  sou  histoire,  et  il  nu;  dit  : 

—  Croyez  que  j'ai  ri  long-temps  de  celte  aventure  ,  et  que  dans  mes 
nombreux  voyages  sur  la  mer  indienne  j'ai  souvent  eNcilé  luu!  gailé  folle 
fjirand  je  la  racontais  dans  les  veaiécs  du  bord.  Aujourd'hui ,  je  ne  sais 
poniqufii  ce  souvenir  ne  me  parait  pasi aussi  plaisant.  Ouand  je  me  pro- 
mène sur  le  rivage  de  la  mer,  je  me  laisse  involoiiiaireineiil  attendrir  à 
l'Idée  que  je  suis  adoré  comme  un  dieu  de  l'autie  côté  de  ces  eaux,  à 
l'antre  bout  du  monde,  dans  une  île  qui  tue  les  Lnropéens.  11  me  semble, 
parfois,  que  les  vagues  m'apportent  le  refrain  du  cantique  euionné  en  mon 
honneur  : 

O  r.ergaz,  drarie  le  ser-penl  et  Le  tigre 
Et  donne-nous  une  bonne  moissçn  de.vi^- 

Alors  j'écoute,  et  je  fais  des  vœux,  pour  que  les  vpeiixd'e' ces  p'anvTesgens 
soient  exaucés.  Qua'it  au  serpent  et  au  tigre ,  je  su?s  fort  iranqidlle ,  on 
n'en  a  jamais  vu  ii  Madagascar,  cl  probablement  il  n'y  en  aura  jamais.  Je 
ne  tn'inquiéte  que  de  la  récolte  du  riz.  Ce  qui  me  l'ait  rire  quelquefois, 
c'est  de  me  voir  pien'lre  ainsi ,  par  (listiartion  ,  ma  divinité  au  sérieux. 
Lorsqu'il  m'arrive  un  de  ces  intôT(*ràbles  malheurs  qui  troubloiu  l'existence 
du  riche  ,  lorsque  ma  pendule  s'arrête  dans  la  nuit,  lorsque  mon  habit 
neuf  reçoit  une  tache,  lorsque  le  vernis  de  ma  botte  s'écaille,  lorsque  je 
perds  la'  clé  de  mon  secrétiire  ,  lorsque  les  voisins  parlent  à  mon  oreille 
au  quatrième  acte  des  Ilugnenots,  lorstpie  Eugène  Sue  me  dit  :  La  suite 
il  diuiiiin  ,  pour  in'apprendre  ce  que  devient  Maihilde;  enlin,  lorsque 
je  me  considère  connue  le  plus  infortuné  des  hommes  heureux,  je  me 
console  en  loinnant  mes  yeux  vers  l'hémisphère  où  brille  la  CroixduSud  ; 
je  Vois  ma  siatue  adorée  par  les  lidêlcs  seciaieurs  du  culte  bel  gazien  ;  j'é- 
coule la  piière  qu'ils  m'adressent;  et  même  ,  seul  dans  ma  cliandjre  ,  je 
me  surprends  dans  l'attitude  de  l'idole,  telle  que  je  l'ai  vue  sur  son  piédes- 
tal de  bambous.  0  vanité!  , 

Je  serrai  la  main  de  mon  ami,  et  je  lui  chantai  le  refrain  :  O  Bergq^, 
écarte  le  sei'pent,  sur  un  air  inconiui.  AiÉUY.  —  [Lm  Presse.) 


SCÈNES  POPVI.AIRE3. 


PERSONNAGES. 


M.  Burov. 

Le  Pkiii:  Bontemps 

Le  M.vnfeciiAL. 


JlABP.voisni.T.n  GeiMinn. 

IlttlMfiltE  AVDnv. 


iionj  01.  '_>] 
La  scène  se  passe  clans,  un  ylilagé'acs  environs  de  Paris. 


SCÈNE  I". 
LE  PÈRE  BOSTEMl'S,  M.  DUFOY. 

Le  père  Bnntomps.  —  C'est  lichu,  vous  dirais  tout  c'que  vou;  vourais, 
monsieur  Dufoy.  mais  j'sommcs  tout  d'mèmc  point  n'hureux  cl  d'pis  qu' 
j'onsféc'te  dcrui.ire  révolniion  ilà. 

M.  Uufoy.  —  l)'abor<l.  permettez  ,  ptrc  Bontemps ,  vous  vous  donner 
U  des  gants  pour  une  chu:>c  ù  laquelle  vous  u'avcz  uuUcmcnt  participé, 
Pieu 


Le  père  Bontemps.  —  Si  c'éqniont  pour  ça  qu'vous  le  r'marciais  el' 
bon  Dieu,  mé  point  :  Ppauvr''  cher  homme  y  n'équions  rien  là  d'dans,  c' 
qui  n'empêchons  qu'il  aviont  dit,  les  ceux  qui  y  équiont,  qui  n'y  aviont 
rien  d'pus  beau  et  d'pus  genii  que  c'te  révolution  ilà. 

M.  Dufoy.  —  Et  Vous  êtes ,  dites-vous ,  malheureux  depuis  cette  <!po- 
que? 

Le  père  Bontemps.  —  Tods  point  dit  qu'  j'équions  malhenrcnx.  j'ons 
dit  point  n'heureux  ;  n'allais  point  m'faire  dire  des  choses  que  j'ons  point 
proférées;  je  l'disons  core  c'que  j'ons  dit  que  c'équiont  neune  belle  chose 
qui  z'ont  abîmais.  J'avons  p'tètre  tort  ed'  dire  qui  z'ont  abîmais  nout'  ré- 
volution ? 

M.  Dufoy.  —  Ne  nous  fâchons  pas,  je  vous  en  conjure. 

Le  père  Bontemps.  —  Dam',  j'ons  t'y  jamais  paj  ais  dans  u'a-jcun  temps 
n'aulant  comme  cj' payons. 

M.  Dufoy.  —  Je  ne  vous  dis  pas  le  contraire. 

Le  père  Bontemps.  —  J'ons  t'y  évu  d'pis  des  années  qu'équiont  rudes? 
C'équiont  t'y  point  d'z'horreurs  cd'  payais  c'que  j'payous  cd'cnniribulions 
ed'  tout,  et  vous  voulais  t'y  point  que  j'nous  trouvions  n'hureux  ? 

M.  Duloy.  —  Je  ne  veux  rien... 

Le  père  Bontempr.  —  C'équiont  bé  mal  à  vous  d'vouloir  que  j'seyoDS  bé 
ti'aises  quand  j'sommes  malheureux  tout  plein. 

M.  Dufoy.  —  Je  ne  veux  rien,  vous  dis-je  ;  combien  de  fois  faut-il  vous 
e  répéter  ? 

Le  père  Bontemps.  —  C'est  qu'y  n'y  a  point  n'a  dire,  c'est  qu'pus  equ 
j'allons,  pusque  j'souffron?. 

M.  DuToy.  —  Je  ne  puis  rien  y  faire. 

Le  père  Bontemps.  —  Ça  n'empêche  pas  qu'je  n'serions  point  n'embar- 
rassais si  tout  ein  chacun  vouliont  n'être  raisonnable. 

M.  Dufoy.  —Vous  aurez  du  mal  à  obtenir  tout  cela,  je  vous  en  aver- 
tis. 

Le  père  Bontemps.  —  C'équiont  tout  d'même  bé  triste  ed'voir  el'  preu- 
œier  peuple  ed' la  tarre  avoir  autant  d'mal  qu'il  en  aviont  à  gagner  sa  pau\' 
vie  ;  car  comme  y  disiontl'aut'  fois,  j'soinmes  t'y  point  el'  preomier  peu- 
ple ed'  la  tarre  ? 

M.  Dufoy.  —  Et  qui  disait  Cela  ? 

Le  père  Bontemps.  —  Qui  qui  disiont  ca? 

M.  Dufoy.  —  Oui. 

Le  père  Bontemps.  —  Un  queuqu'un  qui  n'vous  craignent  point. 

M.  Dufoy.  —  Ça,  je  le  crois. 

Le  père  Bontemps.  —  Qui  n'craignons  mémo  parsonnc,  voyais-vous  ; 
c'équiont  m'sicu  Faucheux,  la  preumiate  letue  cd'  son  nom,  pisque  vous 
voul.iis  cl'  savoir,  m'sieu  Faucheux  ed'  Gadancourt.  Quand  j'Ions  prépo- 
sais l'aui'  fois  pour  qui  seyons  députais,  vous  y  éiiais,  m'sieu  Dufoy, 
qu'vous  avais  dînais  à  quand  nous? 

M.  Dufoy.  —Eli  bien r 

Le  pè;e  Bontemps.  —  N'avont  l'y  point  dit,  c'te  fois  là,  m'siea  Fau- 
cheux, ([u'j'é.iuio;.!  cl'  preuiiiier  peuple  ed'  la  tarre  ? 

M.  Dufoy.  —  Je  ne  me  souvTens  pas  de  cela. 

Le  père  Bontemps.  —  Il  l'avtont  tout  de  même  bé  dit. 

M.  DuToy.  —  C'est  possible;  mais  je  ne  l'ai  point  entendu. 

Le  père  Br,niemp-.  —  Que' (France il  éiiont  el'  preumier  peuple  cd'  la 
tarre,  cl'  pienmii  r  en  avant  cd'  tomes  cl'  zauies,  il'  pus  brau-,  ri'  pus 
biau,  cl'  pus  France  et  l'uioins  faignaM,  et  qu'c'cqnioni  neune  vraie  picjuiti 
que  d'Ie  voir  aussi  peu  hcurcu?  comme  c'est  qu'il  (quionl. 

M.  Dufoy.  —  .Mais  lui,  monsieur  Faucheux,  de  quoi  se  plaini-il,  «Vit  il 
pas  un  des  plus  aisés  du  dépai  temen'  ? 

Le  pèie  Bontemps.  —  C'éqniont  point  li  non  pus  qui  leui  plaignout. 
yià  pas  biau,  pardine,  li,  y  n'Ieuxplaigiiont  point. 
,",.,  M.  Dufoy.  —  Il  aurait  grand  tort. 

Le  père  Bontemps.  —  11  équioat  simplement  malheureux  cd"  voir  cl' 
pauv'  peuple  point  heureux. 

M.  Dufoy.  — C'est  fort  beau  de  sa  part. 

Le  père  Bontemps.  —  C'équion;  pour  qu'y  seyons  pus  hurcux,  cl' preu- 
mier peuple  cd'  la  tarre,  qui  voulions  n'eire  dcpiaa .«.. 

M.  Dufoy,  prenant  te  fausset  pour  donner  plus  de  mordant  à  ce 
qu'il  va  dire.  —  Et  allons  donc. 

Le  père  Bontemps. —  Et  dire  qu'un  homme  comme  li,  y  n'avions  pont 
n'étais  nomma  s  aveucq  d'z'idais pareilles  ;  son  défaut,  .i  m  .«ion  Fauclinix, 
c'équiont  d'être  trop  fi  anr,  de  n'  point  n'assais  dissimul.iis  c'  qu'il  a»it  iii 
an  dibors  ed'sa  conscience;  nia's  psipte  j'  sommes  venus  à  n'en  parlais, 
j'  sommes  toujours  beu  aise  cd'vous  d  re  cqu"  les  ceux  qui  n'en  nul  point 
voulu  cd  m'sieu  Faucheux  pour  nout  députais ,  il  éqcion;  tous  des  »i  ùiis 
bêtes. 

M.  Dufoy.  —  Bien  obligé. 

Le  père  Bontemps.  —  liam,  an  fait .  r'éiuiont  t'y  point  el"  me  l!cnr 
rpuschïiitablc  d'z' humains,  m'sieu  Faucheux,  cl'pus  Lravc  des  lu 
mes,  l'pus  sincère  ? 

M.  Dufoy.  —Vous  n'avez  pas  toujours  ditrola.  il  fut  un  temps... 

Le  père  iiontemps.  —  C'équiont  d  i  temps  à  défunt  sa  fàinc.  qu'éiiont 
nout  cosiue,  eune  gale,  eh\  démon  fini  :  c'équiont  ben  ail!*  qu'iquioni l'au- 
teur qu' nous  nous  avons  fâché  ,  car  i'oiis  loujou  rosp<'ciais  lu  sien  F.m- 
cheux,  ça  toujours  ;  mais  vous,  m'sieu  Dufoy,  vous  l'dctcsiais  du  lia  l'V; J 
ed'  vont'  cunir. 

M.  Dufoy.  —  Je  n'ai  pas  de  raisons  pour  cela,  vous  vous  trompct. 


'dhihmri-^f.i'.i^.  i.i't  ^ 


28 


jffli'i.i. 


»o,nf-(irT3  ^n;:;ic   i- 


Lf  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


Le  père  Bontemps.— Accouiais,  j'saïons«t  c'qucj'savons;jVn  savons 
p'i'i'lre  pusqu'vouslà-d'siis,  et  si  j'voulious...  Accouiaiâ-iué."  ''  -r''^'     '' 

M.  Diiloy.  —  Jl»  vous  écoule.  '  '■?  .ubir'iii  .jc 

Le  ix're  Bontemps.  —  S'il  aviont  tant  seulement  vmilu  dans  Ics^tCffipS', 
du  mariage  ecl'  son  garçon  aveucq  voui'  demoiselle,  m'sicii  Faucheux , 
vous  teriais  à  l'heure  qu'il  équioul  les  deux  doigts  cd'  la  main  .(C'équioat^ 
t'y  vrai,  heim?  'o'^^J  -i' 

M.  Uiifoy.  —  Pas  tout-'a-fait. 

Le  père  liontemps.  —  Pourquoi  n'alors  qu'vous  n'I'aviont  point  nom- 
mais si  c'ni^iiuiorit  la  chose  qu'vous  n'cquiais  point  n'ami  n'aveucq?  c' 
pauv'  ui'sieu  Faucheux  qu'éiiont  la  bontais  n'en  parsonue,  la  bcte  au  bon 
Dieu. 

M.  Diifoy.  —  C'est  peut-êire  bien  un  peu  pour  cela  qu'on  ne  l'a  point 
noiniii.'. 

Le  père  Bontemps.  —  Vous  n'vous  z'a  point  beaucoup  gênais  pour  en 
diic  d'ï'horreurs. 

AI.  Uufoy.  —  Cela  n'est  pas;  j'ai  seulement  dit ,  et  je  ne  crains  nulle- 
ment do  le  répéter,  que  nous  pouvions  faire  un  meilleur  choix  ,  et  nous 
l'avons  fait. 

Le  |>ère  Bouiemps.  —  Vous  a  fé  d' la  belle  ouvrag:e  ;  qui  qu'vous  a  nom- 
mais n'a  sa  place,  vous  a  nommais  ra'bieu  cd'  Grandbois,  cin  vieux  point 
giati:l'(h')se,  eiu  vieux  mangeux  ed'messej,  cin  homme  qui  leur  engrais- 
toiu  ed'ia  sueur  au  paur  monde  ,  ein  paroissien  qui  n'sorlont  point  des 
prcires,  el'malheur  ed'uout  pays,  les  calolins. 

AL  Dufoy.  —  Moins  que  tout  autre,  père  Bontemps  ,  tous  avez  à  vous 
plaindre  de  M.  Grandbois. 

Le  père  Bontemps.  —  Quéqu'il  avions  drjà  fi  tant  fé  pour  mé  qne  je 
l'aiuiiont  tant,  j'sommes  t'y  pus  riche  qu'  j'equiont  quand  il  aviont  r'venu 
cheux  nous  aveucq  cl'i'autes? 

M.  Dufoy.  —  El  pour  vosenfans,  que  n'at-il  pas  fait,  que' de  bontés 
n'a-t  il  paseues? 

Le  père  Bontemps.  —  J'anrerions  tout  autant  n'aimais  qui  ne  s'en 
scj ions  point  tant  n'occupais,  marchais,  il  n'aurcrions  point  tant  j'azais 
qui  zoiit  jazais,  qu'si  j'avions  point  évu  si  bon  dos  ,  j'aurcrions  point  tant 
seuWment  pu  portais  padant  huit  jours  cque  j'ons  portais  padant  plus  de 
quatorze  ans  qu'avons  du.'-é  noui'  pauv'  fàmc;  l'ont  y  montrais  assais  long- 
temps û'au  doigt ,  la  pauv'  chère  amie,  qu'si  aile  aviont  évu  tant  seule- 
ment pour  deux  yards  ed'  cœur  au  ventre,  y  a  long-temps  qu'aile  en  se- 
rions morte  à  la  peine;  aussi  voas  l'a  vue ,  ra'sico  Dufoy,  aile  aviont  Uni 
ben  avant  qu'  j'osions  l'espérais  ,  et  quVil  avons  fé  queut'  chose  pour 
nous  l'vieux  chi:  n  ed'  Grand!)ois,j'l'avons  bé  payais,  marchais. 

M.  Dufoy.  — Je  vous  engage,  néanmoins  ,  eicela  dans  votre  intérêt,  à 
garder  un  peu  plus  de  mesure. 

Le  père  Bontemps.  —  Que  qui  pouvions  m'  faire  ,  je  n'  le  craignons 
point...  s'il  équinnt  laiit  seulement  ein  France,  voyais-vous^w'    • 

M.  Dufoy.  —  Eh  bien!  'i-'-      !    '  ■  .l>ui-.:i"L'  ii 

Le  père  Bontemps. —J'noiisaladonst!..  mais  rien  ,  voyais-Vi^us ,  Bi'sieu 
Di;fi>y  ,  moins  que  rien.  Tandis  que  m'sieu  Faucheux  ,  i'  roi  des  hommes 
s'.ili.  r  France  des  Francés ,  l'homme  etl'.  la  chose  ,  c'équiont  comme  ça 
qui  dis'onL 

M.  Dufoy.  —  Je  me  rappelle  cependant  tous  avoir  vu  parfaitement  dis- 
posé en  faveur  de  M.  Grandbois.        -  •  ''■';i;i'  ":  ■! 't 

Le  père  Bontemps.  —  Y  a  bô  du  temps.  ■'    '  '     '     ''■     ''i 

M.  Dufoy.  —  Qui  donc  a  pu  vous  faire  changer  à  ce  point? 

Le  père  Bontemps.  —  Pourqïoiqu'jons  sauge  ? 

M.  Uufoy.  —Oui,  pourquoi  motif? 

Le  père  Bontemps.  —  J'avons  point  sangé,  y  m'ont  emmené  les  z'amës 
aveucq'ciix  ,  y  m'avons  n'ouvert  l'z'j  eux  au  moment  qu'j'allions  m'iour- 
nais  conir'  la  France,  nout  pays  à  tous,  la  mère  ed'  la  patrie,  quidisiont, 
aveucq  nos  institutions,  des  institutions  et  des  constitutions  des  constitu- 
tionnels à  mort,  et  des  renfoncemcns  des  privilégiés.  Pour  lors,  j'ons 
n'ouvart  t-r  z'ycux,  j'(jns  vu  el'  précipice  où  qu'j'allions  n'entrais,  et  j'som- 
mes dcv'nu  c'que  j'sommes  à  c'i'heure  ici,  France  jusqu'à  la  darniare 
{!outie  d'nout  sang,  ça  je  Tons  jurais  ;  y  m'I'out  demandais,  je  l'ons  fé  ;  à 
preuve,  c'est  que  i'sons  v'nu  dans  les  voitures  qu'il  aviont  payais  m'sieu 
ed'  Grandbois;  eh  ben  !  pou  nous  en  r'veni,  je  n'en  ons  point  voulu,  j'ons 
préférais  r'veni,  à  quand  l'z'atiies,  et  voilà,  sus  nos  pieds. 

M.  Dufoy.  —  Et  vous  èics  revenu  dans  un  joli  état,  je  m'en  sonviens. 

Le  père  Bontemps.  —  Dam  !  accoutez  donc,  quand  on  est  aveucq  des 
Francés,  faut  bien  être  France. 

M.  Dufoy.  —  Des  Français,  des  ivrognes,  tous  voulez  dire':» 

Le  père  Bontemps.  —  Des  vrais  Franrés. 

5L  Dufoy.  —  Vous  feriez  mieux  de  vous  occtiper  des  choses  qui  tous 
touchent  de  plus  près. 

Le  père  Bontemps.  —  J'm'en  occupons. 

M.  Dufoy.  —  Ne  ferez-vous  rien,  par  exemple,  pour  votre  fils,  le  der- 
nier marié,  dont  toute  la  récolte  est  ptr.iue  sans  ressource? 

Le  père  Bontemps.  —  J'vous  voyons  v'ni...  J'en  sommes  bé  triste,  mais 
j'ons  point  les  moyens  d'ça;  pourquoi  s'aviout   l'y   n'établi  q  te  je  ne 
'voulions  point,  tant  pis. 
'I.  Dufov.  —  Aviez-vous  à  vous  plaindre  de  la  famille  de  sa  femme  ? 
père  Bontemps.  —  Des  gueux  ((ui  n'aviont  point  et'  prcumier  son. 
^ufoy.  —  Mais  vous-même,  quand  vous  vous  Ctes  marié,  vous  n'é- 
•e  avancé  non  plus. 


Le  père  Bontemps.  —  Y  n'avont  qu'à  faire  comme  j'ons  fé. 
sM.  Dufoy.  —  Vos  parens  n'avaient  rien  ;  mais  vous  qui  avez  du  bien , 
qui  êtes  à  votre  aise... 
Le  père  Bontemps.  —  Si  j'ons  queui'  chose  je  Tons  bé  sagnais,  mar- 

M.  Dufoy. — Vous  avez  eu  du  bonheur.  '  ''     '    '   ' 

Le  père  Bontemps. —  Queu  chance  qu'j'ons  n'évue  ?  J'ons  n'évu  el'mal- 
heur ed'pardre  nos  deux  premiares  fîmes;  c'éiiont  là  tout  cl' bonheur 
equ'j'ons  évu,  mais  sans  ça...  An  surplus  j'vous  l'disons,  m'sieu  Dufoy,  je 
n'fcrons  r  en  pour  li,  c'équiont  sans  préférence,  pas  pus  pour  li  qu'4)0ur 
l'z'autres,  après  nous  s'il  en  resse  ;  j'allons  liieles  papiers.  ''^1,"*' 

M.  Dufoy.  —  Votre  serviteur  très  humble.  '     ' 

Le  père  Bontemps.  —  Avantage,  m'sieu  Dufoy.  ''•'"  : 

.  ,       .,■     .,     f.  ■  ■'■■  ■     -■  ■'  ')''1|D>B 

...pii.'ii; ii-ieq  -u-sl  êiOu,..i  i  SCÈNE  IL  '>;r,dit 

-ïib  iyf)    ;-înp-!Ofi  eo'  -  j,_    DUpoY.  "  ^"':; 

Et  je  suis  sur  le  point  de  quitter  Paris ,  pour  venir  au  milieu  de  ces 
gens-là  !  heureusement  qu'ils  ne  sont  point  tous  taillés  sur  le  même  pa- 
tron. Celui-ci  est  un  sot,  un  égoïste ,  qui  se  croit  un  personnage,  et  ça , 
parce  qu'il  a  quelque  chose,  une  girouette  à  tout  vent. 


r-  I'^;  '^^mi 


SCÈNE  IIL 
,  1LA  MÈRE  AUBRY,  MADEMOISELLE  GUIMARD. 


La  mère  Aubry.  —  Mais  j'nous  trompons  t'y  point,  c'équiont,  m'sembi!, 
m'sieu  Dufoy?  ^ 

M.  Dufoy. —  Eh!  bonjour,  madame  Aubry;  bonjour,  mademoiselle' 
Guiœard. 

La  mère  Aubry.  — Vous  rev'là  donc  dansnoutr'  pays,  m'sieu  Dufoy, 
c'équiont  n'ein  n'basard  que  d'vous  y  retitôntrais. 

M.  Dlifoy.  —  Il  n'y  a  guère  qu'un  mois  que  je  suis  parti  pour  PanV.  '  ''"^ 

Mademoiselle  Guimard. — Avec  Mme  Desbrières.  ;    .  ■ 

W.  Dufoy.  —  Avec  Mme  et  M.'Déibrières,  oui,  mademoiselle. 

La  mère  Aubry.  —Au  fait,  on  a  t  irit  n'a  faire,  qu'en  bonne  conscience,  ; 
j'sommes  ben  n'embarrassais  ed'dire  comment  j'vivons.  C'est  ce  que' 
jdisions  core  à  c'maiin  aveucq  la  fàme  à  Thomas  Branchu,  b's  journées 
et  p'S  les  s'maines  tout  ça  Cloni  qu'on  n'a  tant  seulement  point  l'iemps 
d'ies  voir  coulais.  T'nais,  Toyais-vous,  m'sieu  Dufoy,  comme  j'disions  à 
c'matin  aveucq  la  fàm-;  à  Thomas  Branchu,  quand  eune  fois  vous  a  n'at- 
teint vont  soixantaine,  comme  on  dit,  vous  n'a  pu  l'temps  ed'vous  r'tour- 
nais. 

M.  Dufoy.  —  Mais  vous  n'en  êtes  pas  encore  là,  tous,  mère  Aubry. 

La  mère  Aubry.  —Et  dix  aveucq  à  la  Saint-Martin,  ne  plus  ne  moins. 

M.  Dufoy.  —  On  ne  vous  les  donnerait  pas. 

'Mademoiselle  Guimard.  —  Ma'dato^  tfest  cependant  plus  la  même  de- 
puis deux  ou  trois  ans.  ■'  "  '    '    '■ 

La  mère  Aubry.  — L'csseî)tiel ,  mamzelle,  c'est  quej'me  portions  ben, 
n'vous  en  déplaise.  A  propos,  dites  donc,  m'sieu  Dufoy,  savais-vous  qu'il 
étionl  r'arrivais  m'sieu  de  Grandbois  ? 

M.  Dufoy.  —  Non,  du  tout ,  j'ignorais  même  qu'il  fût  question  de  son 
retour. 

La  mère  Aubry.— Il  étiont  r'arrivais,  attendais  donc...  il  équiont  !a 
demie  ed  douze  heures.  Comme  il  aviont  maigri  1'  pauvr"  cher  homme  ! 
c'équiont  toujou  point  là  la  même  meine  qu'il  aviont  quant  il  aviont  parti. 

Mailemoiselle  Guimard.  —  Il  n'est  pas  extraordinaire,  madame,  conime 
j'avais  l'honneur  de  vous  le  dire,  que  M.  de  Grandbois  soit  un  peu  changé, 
il  a  eu  tant  de  préoccupations  depuis  qu'il  nous  a  quittés. 

La  mère  Aubry.  —  Laissais-nous  donc  tranquilles ,  mamzelle  Guimard, 
qui  n'équiont  point  n'homme  à  faire  c'  qui  n'  lui  conveniont  point,  mar- 
chais ;  s'il  étiont  députais,  c'est  qu'il  l'avions  ben  voulu,  ça  n'  s'erait  qu' 
pour  faire  enrager  les  ceux  qui  n'  voulions  point  d' li  qu'  ça  serait  toujou 
bé  genti,  pas  vrai  ?  y  en  a  d'aucuns  qu'aurerions  préférais  qu'  ce  seriont 
n'étais  nein  aute,  ailleurs  ed'li. 

Mademoisc-Ue  Guimard.  —  Qui  ?  des' iMrigans  et  des  sans-culottes. 

La  mère  Aubry.  —  Vous  pouvais  même  mette  des  imbéciles  avenrq, 
marchais.  L' père  Bontemps,  par  exemple,  qui  f'sont  n'a  c't'  heure  el'  biau 
parleux,  qu'éqaiont  la  plus  grand  bêle  cd'  tout  1'  pays,  comme j'  disions 
à  c'  malin  à  la  fàme  à  Thomas  Brauch  j  ;  pasce  qu'il  avont  du  bien  qui  n'  li 
profil'roni  paB,  vU  qu'  bieiihial  acquis  n' prolitont  jamais,  n'  voulont  t'y 
point  tâter  d'être  dépuiais  niiou  c'  vieux  Boniemps-là.  Si  n'  n'est  point 
n'a  vous  confonde  ed'  rire,  '</i(èsl^dHc,  père  Dufoy  ? 

M.  Dufoy.  —  Est-il  Dieu  possihlf!'!!' 

La  mère  Aubry.  —  Y  n'aviont  gardé  de  1'  dire  e  d'vant  mé,  marchais. 
Combé  qu'  ça  s'rait  t'y  genti  d'avoir  pour  députais  cin  grand  bélûjiiii 
comme  li,  qui  n'  savent  seulement  poiut  faire  eune  diffarance  e  d'  sa  main 
droite  d'aveucq  sa  gauche. 

M.  Dufoy.  —  Je  le  quitte  à  l'instant,  il  ne  m'a  nullement  fdit  part  de 
ses  projets.  '  '   ; 

La  mère  Aubry.  —  Ni  à  mé  non  pus,  qu'on  vous  dit,  U  étiont  ilà  qui 
disiont  pis  qu'  pendre  de  M.  d'  Grandbois,  ça  n'empêche  qu' quand  il 
aviont  passais  au  droit  d' li,  à  c'te  r'montée,  il  aviont  baissé  son  bonnet 
pus  bas  qu'  tarrc. 

M.  Dufov.  —  C'est  incroyable  ! 


LE  MA  GASINLITÏERAÎRE. 


Mademoiselle  Guiiuard.  —  Je  suis  encore  à  me  dcman  1er  cornraent. 
ane  personne  comme  vous,  madame,  pouvez  regarder  cet  hônfaio"^  cif 
iace,  il  me  fait  horreur.  , 

La  mère  Aubry.  —  Pouniuoi  que  je  n'  le  r'garderions  pointj.yijaÉrions 
Ccliu  d'  croire  qii'j'ons  peur  cd'  li.  - 1,  ,,'):y  in, 

JMademoisclle  Guimard.  —  C'est  un  homme  bien  dangereux. 

La  mère  Aubry.  —  Li,  point  pus  dangereux  qu'  rien,  il  équiont  tout 
faucheux  cujor  d'aujord'hui. 

A?.  Dufoy.  — Ils  onil'air  fort  bien  ensemble,  cfleciivemcnl.     i- .  'iJ 

Lanière  Aubry.  — Tout  ça  prov'iiont  de  c'  qu'  l' l'aucheux  ,■  il  en 
aviout  ed'  besoin  pour  liraii  les  marrons  du  feu.  Quand  j'  venons  n'a  pen- 
sais qu'y  n'y  a  po  iit  dont  mois  qu'il  éiimojit  tous  deux  à  couteaux  lirais, 
comine  j'  disions  à  c'  malin  aveuc(|  la  fiinie  à  Thomas  liranchu. . 

M.  Duf  y.  —  Il  s'en  défend  comuie  un  beau  diable. 

Madf  molsi-Ue  Guimard.  —  Vous  ayez  bien  tort,  madame,  de  vous  com- 
metire  avec  des  ttres  pareils,  des  gens  sans  morale,  sans  principes,  sans 
religion  ;  si  jamais  Uieu  nous  en  préserve  !  si  jamais  leur  parii  triomphait, 
nous  ne  tarderions  point  à  revoir  93  et  touies  ses  horreurs.  Que  dis-jc, 
93,  le  mot  est  liop  doux,  v.c^  cannibales  et  des  aLithroi)0])liages. 

La  cièrc  Aubry.  —  G'  c^quioiu  t'y  point  des  gens  qui  mageout  des  par- 
sornes? 

Mademoiselle  Guimard.  —  Tous  les  sexes  en  général,  toul  ce  qui  ne 
partage  |sis  leur  opinion.  ■■    *i.- >j  j ,' ;j  y .  )      'Ci 

l.a  mère  Aubry.  —  Et  V  gouvernement  y  souQront  ça?  y  n'y  aviont 
donc  point  Cil' justice? 

Mademoiselle  Guimard.  —  Les  plus  forts  n'ont  ils  pas  toujours  fait  la 
loi?  ■    '    ' 

La  mère  Aubry, ,—  Ça  c'  équiont  bé  vrai. 

M.  Dufoy.  —ri  est  espérer,  B>atlemoiselle,  que  les  choses  n'en  vien- 
dront pas  là. 

Mart!  rnoiselle  Guimard.  —  Plus  loin,  monsieur,  avec  ces  gens-li,  beau- 
coup plus  loin.  ,1    , 

Lanière  Aubry.  — Eh!  bet)  !,  ci  faut  qu' j'  vousl'  disions,  je  n' sommes 
point  tranquilles  ç|n  brn;  je  n'  savons  point  d'où  qu'  ça  nous  v'uous, 
mais  je  n'  sommes  point  t'heure'iu  cd'  pianein  bon  bout  de  temps. 

f^îademoiselle  (iuiiuard.  —  Parte  que  nous  nous  p  aisons  il  louler  aux 
pieds  ce  (jue  nous  avons  de  plus  sacré,  piuce  que  nous  ne  respectons  plus 
rien,  parce  que  tout  est  renversé ,  mécoiiug.    . 

La  mère  Aubry.  —  Faut  c'iapadant  n'  poi^t/àire  tout-à-fait  c'  qui  n'é- 
quioni  point,  inamzelle  Guimard.  ,,i,/;r  ., 

MàdcLioiselle  Guimord.  —  Gemment  rcntendcz-rous ,  madame? 

La  mère  Aubry.  —  Dimanche,  damier,  et  l' jour  cl  cl'  la  Pentecôte  ,  y 
aviont  core  pus  cd'  monde  à  la  porte .  cd' i'égliie  quq  non  point  ed'- 
dans. 

Mademoiselle  Guimard.  —  Parce  que  l'on  est  bien  aise  de  se  faire  voir; 
de  l'orgueil  et  de  la  vanité  ,  pas  autie  chose  ,  et  l'on  passera  auprès  de 
M.  le  curé,  le  chapeau  cloué  sur  la  tèie. 

La  mère  Aubry.  —  Accoutc^,  niamze.Jj.i.Çuimard.y  aben  n'aussi  qu'eut' 
petit 'S  rlioses  à  s'prochais  ,  e  1'  pauvr  tlier  homme  ,  marchais...  Seyons 
jusse  et  d' bnn  compte ,  e  1'  meilleur  d'  tous  les  prêtres  y  n'  valont  rien. 

Madeuio  selle  Guimard.  —Vous  avez  oublié ieu M.  l'abbé  Segrais,  ma- 
dame? 

La  mère  Aubry.  —  Que  je  n'  l'ons  point  oublié,  m'sieu  Segrais,  que  j' 
ne  l'oublirrons  jamais  ,  marchais;  c'eiiuiout  s'tilà  qu'équiont  nein  brave 
curé,  qui  laissiunt  faire  ii  toul  l'  monde  coniuie  ils  l'entcndiont. 

Mailemoiselle  Guimard.  —  Ce  fut  là  le  seu<|j,ort  que  l'on  eût  à  lui  re- 
procber.  ,..',  , 

la  mère  Aubry.  —  Corabé  qu'il  équiont  rcs;>cclal)Ic  ,  c  i'  pauvr'  cher 
homme  !  Tandis  qu'  tous  ces  jeunes  curés-lii,  voyais-vous...  Diun  !  accou- 
tais  donc,  il  en  éijuiont  d'î'hommes  quasiment  comme  des  lûmes,  sans 
comparaiscn,  faut-y  point  e  pi'  jeunesse  y  passions  ? 

Mudi'moiselle  Guimard.  —  J'aime  à  croire  que  feu  BL  l'abbé  Segrais  a 
éiéjeuiic  comuie  un  auirc,  madauic,  elcepeudiint  jduiais,  au  giand  ja- 
mais... ,  ,   ,,,,        ;, 

La  mère  Aubry.  —  Dans  l' temps  qui  s'amusions  j'équiohs  point  n'au 
monde.  , 

M.  Uufoy.  — Je  crois  que  ce  qi*c  nous  avons  de  mieux  h  faite,  c'e6.l  de 
ne  pas  nous  monter  contre  celui-ci,       :^,  ,,,    i,,,  , 

La  mère  Auliry.  —  Vous  aurais  biaù  dire  ,  m'àeu  Pu/oyi,„yoijs^  me 
frais  janié  n'aimer  s'iilii  cd'  cuié.  ,,;i,l  e,  jnoinpViO,'   ,' 

M.  Diitoy.  —  lit  piiurquoi,  je  vous  le  dçman4%8.HT  i  9.in:1  i;t  r:  n 

Malemiiiselle  Guimard.  —  Madame  serait  pcmxiSffieJiifcpj  embarrassée 
lie  noiis  le  dire.  ..„,:(,  ..\,.  ,,,  '< 

La  mère  Aubry.  — Point  déjà  si  tant,  inatiuclle. 

Mademoiselle  Guimard.  —  J'avoue  que  je  ne  comprends  rien  à  cette 
aaimosiié,  et  à  moins  que  vousn'ayiz  de  grands  moiifs... 

La  mère  Aubry.  —  J'n'en  manquons  point,  marchais.  Quand  j'vcnons 
à  pensais  à  toutes  Ks  sottises  (|ui  nous  avions  fé,  j'vous  les  dirais,  m'sieu 
Duioy,  qu'vous  vouriais  point  les  craire.  Qu' l'aut' jour  nouf  home,  il 
éiiont  nein  brin  n'éiourrii,  y  n'aviont  pris  quia  validité  d'un  varie  e.l'vin, 
il  équiont  dans  l'ehœnr,  qui  chanliom  aussi  Renlimeut  qui>  j'uous  mène- 
rions à  chanter  ilà;  v'ià  m'sieu  l'curé  qui  s'en  v'nont  li  iJire  dans  son 
tuyau  d'orei:le  d'otais  sa  chape,  et  plus  vite  cqu'ça,  C'équiontl'y  eune  raison 
dou  qu'il  équiont  n'étourdi,  c'pauvr'  cher  ami,  c'équioai  l'y  cune  raison 


])pu  vçni  l'airronier  en  pleine  grand-messe,  comme  si  fallait  point  qu'eux 
aulf'^y  z'amusioiis  entre  eux  les  chantres,  ben  obligeais.  El  ces  quaiic 
cents  ed'f>»golsqui  m'aviont  demandais,  et  n'ont  point  pris,  vuquil  aviont 
dit,  dit-y,  qui  z'équiout  trop  chars ,  c'i  quiont  l'y  eune  honestetais  à  faire 
au  monde,  ça?  Et  nout'ptlit  qu'il  aviont  ri^nvoyals  du  caléchime,  pasce 
qu'y  y  avions  lirais  sa  langue  en  arriarre  edli  :'  c'équionl  t'y  bé  gcnii  ? 
Eaut-y  point  qu'ein  afact  y  leux  amu.Moiis;  et  c'qu'il  avont  fé  là  c'tquiout 
t'y  nc'une  politesse  à  faire  à  des  parens  ? 

M.  Dufoy.  —  On  ne  peut  pas  non  plus  se  laisser  manger  la  laine  sur  le 
dos. 

Mademoiselle  Guimard.— Il  est  de  certaines  choses  qu'il  est  impossible 
de  tolérer. 

La  mère  Aubry. — Laissais-donc,  mamzelle,  tout  c'qui  v'nont  d'cos  tcBS*- 
là  vous  l'irouvais  supnrbe  ;  si  c'équiont  d'ï'aut's  qui  fai-ious  le  demi  quai'ï- 
de  c'que  faisions  ceux  il'.,  vous  j'ieriais  les  quair'  cris  ? 

M.  Dufoy.  —  Il  faut  faire  un  peu  la  part  de  l'humaiiiié.  ji- 

La  mère  Abry.  —  Jia  l'sons  sa  part,  à  preuve,  c'est  que  j'donnons  pus 
que  l'curé  aux  pauves;— j'en  avons  pus  qu'eux  ed'humaniiais,  mar- 
cbais. 

Mademoiselle  Guimard.  —  Je  vais  vous  demander  la  permission  de  me 
retirer  ;  madame  profes-e  des  opinions  qui  ne  sont  nullement  en  rappoR', 
av,ec  ma  manière  de  voir  et  de  penser. 

;Lamère  Aubry. — Accoutais,  luauizelle  Guimard,  je  n'disons  point  çï 
pour  vous,  maii  j'sommes  ben  aise  tout  d'inenic  ed'v.iu^  cuniais  c'qi'ie 
j'oos  n'a  vous  contais,  et  quand  les  choses  y  n'nous  conv'nont  point,  j  sa- 
vons ben  l'dire  iiou  ;  et  si  rgouvernemcnt  y  n'y  pcroons  garde  ,  j'ai  jUS 
r'iuraber  tout  drét  dans  la  prétraille  ,  marchais.' 

M.  Dufoy.  —  Madame  Aubry,  vous  allf  z  trop  loin. 

Mademoiselle  Guia-ard.  —  C'est  intolérable  ! 

La  mère  Aubry.  —  K'vous  en  aUais  point ,  mamzelle  ,  j'ons  uni  dans 
l'instant.  Croyais-vous,  bellement ,  que  j'sommes  point  payais  pou  dira 
c'que  j'disons?  Vousn'savais  donc  point,  noui'  pauv'  tille,  qu'  dé'oni  sea 
bôme  il  équiont  mort ,  qu'il  équiont  mognier  au  mouMn  d'Gal-jcourt,  q»i 
n'aviont  laissais  qu'un  afaut  à  si  fâme  et  que  c'méchai.l  curé  ed'ilondry 
il  aviont  si  !)en  embêtais  la  mère  ei  l'afant,  qu'il  alliont  n'en  faire  un  prê- 
tre. Si  c'équiont  point  neune  piquié  ?  Ein  garçon  ed'seize  ans ,  \.\  lèie 
cd'pus  que  m'sieu  Dufoy,  n'point  faire  œuvre  d  ses  dix  doi','!s,  qu'la  pan;*- 
mère  allé  aviont  tant  besoin  d'Ii,  qu'aile  équiont  obligais  ed'louais  Wax 
biens.  C'équiont  l'y  point  des  airociiais,  des  conduite  j  pareilles?  T'i  ais, 
voyais-vous,  je  n'savons  c'qui  me  r'tcnons  de  r'grettais  l'empereur,  et 
toutes  les  jours  j'sciis  que  je  rr'gvettins,  c'pauv'  brave  honune-là. 

Mlle  Guimard.  —  Je  ne  vous  en  fais  pas  mon  compliment,  avec  son  aoi- 
I.ition  démesurée,  un  buveur  tle  sang.  -     . 

La  mère  Aubry.  —  L'pauv'  monde  au  moins  y  viviont  n'aveucq  lii>  -H 

Mile  Guimard.  —  Quand  il  n'allait  pas  à  la  boucherie.  '  "V 

La  mère  Aubry.  —  i'ons  \'y  point  nom'  neveu,  qu'en  équiont  t'y  point 
r'venu  d'i'.u-mée? 

Mlle  Guimard.  — Avec  deux  jambes  Je  bois. 

La  mère  Aubry.  — 11  aviont  l'y  point  tout  d'mème  la  croix  d'honneur, 
n'équiont  t'y  point  n'olliciais,  n'a  l'y  point  dioais  à  la  même  table  aveiicq 
el'suus  préfet,  cl  comme  y  dit,  dit-y,  n'avions  l'y  point  du  pain  sus  la 
planche  ? 

Mlle  Uuioiard.  — Et  la  mâchoire -brisée. 

La  mère  Aubry.  —  Aveurq  tout  ça,  j'aimcrioos  core  mieux  voir  rpciit'I 
d'noutlille  soldat,  qu'iion  point  dans  c'te  par  ie  qu'il  équiont,  qui  leurs 
z'ai)prenons,  tous  leurs  chefs,  à  s'iiche  cd'Ieux  père  cl  mère  comme  de 
rien  du  tout  ;  et  eune  fois  qui  /ont  luis  l'nez  là  dedai;s,  les  pauv'  aUus, 
c't'cst  fichu,  y  n'aimont  pus  qu'eux. 

Mlle  (luiuii'rd.  — Madame  Aubry,  je  suis  bien  votre  servante. 

La  mère  Aubry.  —  T'uais,  j'nous  eu  allons,  car  j'sentons  bcii  que  j';'ni- 
rioDs  par  dir'  des  soltises  ;  pas  putôt  la  main  tournais,  j'y  penserions  pus  ; 
p  r  malheur  tout  l'monde  n'est  point  d'mème.  Bien  le  bonjour,  luamzclie 
Guimard;  avantage,  monsieur  Dufoy. 

Mlle  Guimard.  —  De  t'Ut  mon  cœur,  madame. 

M.  Dufoy.  —  Donjour,  madame. 

SCÈNE  IV. 

M.  DUFOY,   M.\Di;510ISEt.LE  GLIMAnO. 

M.  Dufoy.  —  Cette  mère  Auliry  est  bien  la  meilleure  femme  du  monde; 
mais  une  fois  partie,  p  us  moyeu  de  i  arrèier,  un  cheval  é.bappé. 

Mlle  Guimard.  —  Ce  que  je  ne  puis  m'expliquer,  c'est  de  icus  voir 
écouter  ces  siupid  tés  avec  un  calme,  une  patancc  uniques,  vous  eiis 
d'un  saniî-froid  imperturbable. 

M.  Dufoy.  —  Le  moyen  de  faire  outre  ment  ? 

Mlle  Guimard.  —  Vois  avez  beau  dire,  vous  idolâirez  tout  ce  m'^nJe-!,"i. 

M.  Dufoy.  —  Oui,  je  l'avoue,  après  loat,  c'est  mon  pa>s,  c'est  plus  fort 
que  moi. 

M  le  Guimard,  —  Vous  n'clfs  pas  fâché  non  plus  d'entendre  dire  à  tout 
bout  de  champ  ;  «  V«.yezvous  là-bas  ce  gros  papa  q'ù  mairh?  un  rou  de 
cOié  et  qui  s'en  va  fiisani  les  murailles,  c'est  \1.  Dufoy,  le  plus  co>sii,  le 
plus  étoile  de  l'endroit.  C'e.-t  bii  qui  f>i:t  ici  'a  pluie  cl  le  Iwau  lom^s  :  <i  s 
eufans,  il  les  a  tous  supérieureme  il  établis  ii  Paris,  tous  y  font  .idoiirib  c- 
ment  bien  leurs  all'aircs.  »  Cela  sonne  si  agréabiemciit  aux  oreilles  dcs'cn- 


.liwmiin  H'j  J  —  .'Il 


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.    _.Jf,E  MAGASIN  LITTERAIRE. 


tendre  troinpeiler  ainsi  !  Ah  !  que  je  ne  suis  pas  la  dupe  de  cet  amour  du 
lieu  qui  vous  vit  naître.  Mais  j'ai  le  malheur  d'y  voir  clair,  trop  peut-être, 
ce  qui  ne  ra'empCclie  pas,  dans  mon  petit  for  intérieur,  de  penser  ce  que 
bon  mo  semble. 

M.  Dufov.  —J'ai  toujours  eu  le  bon  esprit  de  me  contenter  de  tout. 
Mlle  Giii'mard.  —  Le  beau  mérite  quand  on  n'a  besoin  de  rien,  quand 
on  a  tout  à  bouche  que  veux-tu  ! 

M.  Dufoy.  —  Ma  recette  est  des  plus  simples,  j'ai  toujours  rencontré 
plu-!  ma'houreux  que  moi. 

Mlle  Guimard.  —  Vous  êtes  ce  que  nous  appelons  un  grand  homme,  un 
,)liiloso;  hc? 
RI.  IUi''ov.  —  Mais  oui,  je  crois, 

Mlle  (iui'mard.  —Je  ne  suis  plus  ('■tonnée,  d'après  cela,  du  plaisir  que 
vous  S'  i!il)litz  goûter  aux  détlaiiiaiions  impies  de  celle  femme. 

M.  Dufoy.  —  J'ai  cru  remarquer,  au  milieu  de  tout  son  bavardage,  des 
choses  as-ez  sensées. 

Mlliî  (Juimard,  —  Je  vous  conseille  d'en  parler  !  des  absurdiiés  du  com- 
niciicenient  à  la  fin,  un  athéisme  révoltant,  un  cynisme  efl'ioyable;  mais 
où  nous  mènera  cet  oubli  de  toute  espèce  de  retenue  et  de  conveuauce, 
où  alloiiS-noi:s,  je  vous  le  demande? 
M.  Dufoy.  —  Je  n'en  sais  rien  non  plus, 

Mlle  Guimard.  —Ah  !  que  l'abîme  des  révolutions  est  loin  d'être  com- 
blé ! 

M.  Dufoy. —Mon  Dieu!  mademoiselle,  lai-scz  donc  aller  les  choses 
d'elles-mêmes,  vous  vous  faites  uu  mal...  Tout  ce  que  vous  direz  et  rien 
ne  rhun^era  pas  la  face  des  affaires. 

Mlle  Guimard.  —  Et  tout  cela,  parce  que  chacun  aujourd'hui  se  croit 
un  génie.  Croyez-vous,  par  exemple,  que  si  M.  de  Grandbois  avait  fait 
avec  M.  son  lils,  comme  jadis  M.  le  marquis  de  Grandbois,  son  père,  eût 
fait  avec  lui,  que  ce  petit  monsieur  se  serait  fait  sauter  la  cervelle  à  qua- 
torze ai!s,  parce  qu'il  n'avait  pas  encore  été  compris?  Un  morveux  qu'il 
eût  fait  enfermer  h  la  Bastille,  M.  le  marquis  son  père  ;  et  M.  de  Grand- 
bois ne  serait  pas  à  le  pleurer  maintenant  plus  qu'il  ne  le  mérite.  Quant 
à  moi,  je  ne  l'ai  pas  plaint  nu  seul  instant  ;  au  contraire,  je  me  suis  con- 
tentée de  penser  à  sa  famille,  et  j'ai  trouvé  qu'il  s'était  conduit  en  celte 
circonstance  comme  un  petit  sol, 

M.  Dufoy.  —  Il  est  certain  que  ce  jeune  lioiaine  a  commis  là  une 
grande  faute. 

Mademoiselle  Guimard.  —  Un  polisson,  qui  delà  vie  ne  mettait  les 
pieds  à  l'église;  encore  un  philosophe. 
M.  Dufoy.  —  Bien  obligé. 

Mademoiselle  Guimard.  —Je  plains  sa  pauvre  mère,  qui  certes  ne  mé- 
ritait pas  cela.  Quant  au  père,  il  en  a  pris  bien  vite  son  parti ,  il  n'a  pas 
été  longtemps  à  s'en  consoler.  Le  voilà  donc  député!  La  belle  chute  ! 
Je  ne  sais  s'il  est  honteux  de  se  montrer  ;  mais  ce  qn'il  y  a  de  certain  , 
c'est  que  je  viens  de  le  rencontrer,  et  c'est  tout  au  plus  s'il  avait  l'air  de 
me  connaître, 

M.  Dufoy.  — Il  est  pourtant,  M.  de  Grrmdbols,  fort  honnête  avec  tout 
le  monde. 

Mademoiselle  Guimard.  — Avec  ceux  surtout  qui  peuvent  lui  être  uti- 
les. A'Jiait-on jamais  vu,  autrefois,  dans  la  famil'e  des  messieurs  de 
Granduuis,  se  conduire  comme  on  le  fait  aujourd'hui?  Mme  de  Grand- 
bois, sa  mère,  se  serait-elle  j;miais  compromise  au  point  trallcr  à  travers 
,., champs  chez  les  vignerons  ,  quêter  des  vnix  pour  son  noble  époux?  11 
î,<  leur  sied  bien ,  après  des  vilenirs  sea'blables ,  d'aller  se  carrer  dans  leur 
é'iuipsge  !  Je  sais  bien  qu'à  leur  place  je  n'oserais  me  mo.  tier  nulle  part. 
Fi,  l'horreur!  c'est  dégoûtant  ! 
M.  Dufoy. -Es'-ce  bien  vrai? 

Mademoiselle  Guimard.  — Il  n'y  a  pas  à  dire,  je  l'ai  vue,  vous  dis-je , 
de  mes  propres  yeux,  et  je  l'ai  suivie  dans  toutes  ses  promenales;  aussi 
puis-je  en  parler  savamment. 

M.  Dufoy.  —  Je  n'aurais  jamais  cru  cela. 

Mademoiselle  Guimard.— Mais  c'est  elle  qui  a  poussé  M.  de  Grandbois 
à  faire  loutce  qu'il  a  fjii.  Vous-même, que  ces  genslà  semblent  combler 
d'égards  aujourd'hui,  demain  ils  ne  vous  connaiiront  plus  ;  vous,  monsieur 
D  iifoy,  qui  avez  été  le  grand  meneur  dans  tous  ces  beaux  triputages. 

M.  Dufoy.  —Je  n'ai  pas  de  regrets ,  je  l'ai  fait  dans  une  bonne  inien- 
t'on,  ma  conscience  ne  me  reproche  rien. 

Mademoiselle  Guimard.  —Vous  avez  voulu  en  faire  une  fois  encore  a 
votre  tète,  comme  toujours.  Votre  épouse,  je  le  sais,  n'a  jamais  approuvé 
vot  c  façon  d'agir  à  cet  égard. 

M.  Dufoy.  —C'es'.-à-dire  que  je  suis  toujours  à  me  demander  pourquoi 
Mme  Uufoy,  qui  est  excellente,  a  toujours  eu  de  l'éloigneinent  pour  ces 
personnes-lè. 

Mademoiselle  Guimard.— Par  la  raison  toute  simple  que  nous  autres 
femmes ,  soit  dit  en  passant ,  avons  parfois  de  bonnes  idées ,  mes  chers 
messifurs. 

M.  Dufoy.  —  Mais  ne  disiez-vous  pas,  il  n'y  a  qu'un  instant  encore,  que 
c'était  Mme  de  Grandbois  qui  avait  poussé  son  mari  à  faire  ce  qu'il  a 
fait? 

Mademoiselle  Guimard.  — Je  vous  répondrai  a  cela  qud  n  y  a  point  de 
rès-'lc  sans  exceptions;  totiti  s  ne  lui  ressemblent  pas.  Dieu  merci  ! 
M.  Dufov.  —Mais  quel  bruit?  Dieu  me  pardonne  on  dirait  tfa'e  émeute. 
Ma/<emoiselle  Guimard.  —  Cela  ne  m'étonnerait  pas ,  tout  est  en  con- 


vulsion ;  et  vous  ne  voulez  pas  me  croire  encore  quand  je  vous  dis  que 
nous  sommes  à  deux  doigts  de  notre  perte, 

M,  Dufoy.  —  C'est  tout  bonnement  le  père  Boulemps  et  le  maréch 
qui  sortent  du  cabaret, 

SCÈNE  V. 


LES  MEMES,  LE  PERE  BOSITEMPS,   LE   tUARËGUAL. 


Le  père  Bootemps.  —  Ah  !  fichtre  oui,  qu'si  j'avions  n'a  r'commençais 
c'que  j'avons  fé,  j'y  r'garderions  n'a  deux  fois,  pas  si  bête. 

Le  maréchal.  —  Mé  itou  qu' j'aimerious  bé  mieux  n'jamé  m'app'Iais 
Tubœuf  ed'mou  nom, 
M.  Dufoy.  —  Mais  qu'avez-vous  donc,  père  Bontemps?  , 

Le  père  Bontemps.  —  T'nais ,  m'sicu  Dufoy,  jen'vous  voyons  tant  seu- 
lement point  tant  qu'  j'équiont  cd'  mauvaise  himeur,  J'désiruos  trouver  . 
queuqu'un  pour  leur  battre.  ' 

Mademoiselle  Guimard.  —  Monsieur  Du  oy,  je  suis  votre  servante.         \ 
Le  père  Bontemps. —  De  tout  mon  cœur,  mademoiselle. 

SCÈNE  VI.  '; 

LE  PÈRE  BONTEJIPS,  M.   DUFOY,  LE  MARÉCHAL,         '. 

M.  Dufoy. —  Voyons,  père  Bontemps,  de  quoi  s'agit-il;  il  se  passe  quel- 
que chose  qui  n'est  pas  naturel  ? 

Le  père  Bontemps.  —  J'avons  que  j'ons  n'étais  n'enfonçais  par  veut' 
Faucheux,  que  j'sommcs  ben  r'vcnu  d'sus  son  compte,  marchais. 

Le  maréchal.  —  C'équiont  ncio  n'homme  ,  qui  vous  prouieitions  tout 
pour  avoir  des  voix,  et  cune  !ois  qui  les  ont  évues,  y  s'fichont  n'autaut  d' 
vous  comme  de  rien  du  tout.  ■     ' 

Le  jièrc  Bontemps.  —  La  maîme  chose.  '^I    ' 

M.  Dufoy. —  Cela  m'étonne,  père  Bontemps,  ce  que  vous  meUftes  là, 
surtout  d'après  notre  conversation  de  tantôt. 

Le  père  Bontemps.  —  Y  n'm'avions  point  fé  n'a  c'raatin  c'qui  m'avons 
a  n'a  c'te  remontée.  ,  '  , 

M.  Dufoy.  —  C'est  donc  bieïi  fort,  t?e'qu'il  vous  a  fait  ? 

Le  père  Bontemps.  —  Mé  qui  croyions  si  ben  à  tous  ses  biaux  compli- 
mens  ;  faire  des  choses  parriKcs  ! 

Le  maréchal.  —  Y  m'en  aviont  fé  d'bclles  promesses,  marchais  ;  dais 
mille  et  dais  cents,  qu'il  alliont  m'faire  avoir  la  croix  d  honneur  comme 
quoi  qu'j'a\ions  servi  au  9°dragous,  qu'j'allions  ferrer,  sauf  vout'respait, 
toutes  les  bêles  du  pays,  enfin  sij'vous  disions  tout  c'f^ui  n'm'aviont  point 
dit,  vous  vouriais  point  l'rroire. 

M.  Dufoy.  —  Pardon,  il  commence  à  se  faire  tard,  vous  ne  paraissez 
point  disposé  à  me  meure  au  courant  de  sitôt,  je  vous  souhaite  bien  le 
bonjour. 

Le  père  Bontemps  (le  retenant).  —Vous  n'a  point  d'besoin  d'vous  z'en 
allais  d'si  d'heure,  j'allons  fai'  e  venir  quetii'chose  ilà. 

M.  Dufoy.  —  Bien  obligé,  je  ne  prends  jamais  rien  entre  mes  repas. 

Le  père  Bontemps.  —  Comme  vous  vourais.  Dites  donc,  m'sieu  Dufoy? 

M.  Dufoy.  —  Eh  bien  ? 

Le  père  Bontemps.  —  Etes-voUs  t'y  nein  brave  homme  ? 

M.  Dufoy.  —  Mais  je  crois  que  oui. 

Le  père  Bontemps.  —  J'sommes  brave  itou.  Jsommes  France, 

Le  maréchal.  —Je  l'sommes  tous  Francés,  j'sommes  trois  Francés,  pas 
vrai,  M.  Dafoy  ? 

M.  Dufoy.  —  Où  en  voidez-vous  venir  ? 

Le  maréchal.  —  Dit'z'y  vite  vout'  conte  à  c't'  homme. 

Le  père  Bo'itemps.  —  D'abord  c'équiont  d'z'horreurs,  j'vous  en  per- 
venons,  qui  rn'avont  fait. 

Le  maréchal.  —  Sans  comptais  qui  z'en  avont  n'accrochais  à  la  pre- 
miare  révolution  qui  l'avons  point  tant  méritais,  marchais. 

M.  Dufoy.  —  Quand  vous  voudrez,  père  Bontemps,  je  suis  à  vos 
ordres. 

Le  mai  échal,  —  Faut-il  qui  seyoni  brigands,  d's'adressais  à  un  homme 
d'âge. 

M.  Dufoy.  —  Si  vous  parlez  toujours,  maréchal,  il  me  sera  impos- 
sible,-., ... 

Le  maréchal.  —Vous  n'avais  qu'a  vni  cheux  nous,  père  Bontemps, 
qui  l'y  ilisipni  core,  cl  siiurno  s  qu'il  équiont,  quand  vous  aurais  à  avoir 
ed'  besoi  1  d'qucui'chose,  r'gardais  noul'maison  ne  pus  ne  moins  qu'si  cè- 
quiont  n'a  vous.  J't'eu  Cchyns  ! 

Le  pèie  Bontemps.  —  Qui  l'aviont  dit  tout  d'môme  ;  j'ons  qu'à  y  alLiis 
dans  Icux  maisons,  j's'rons  ben  traitais,  à  preuve  c'est  que  j'y  ons  n'étais, 
marchais. 

M.  Dufoy.  —  Et  que  lui  demandicz-vous? 

Le  père  Bontemps.  —  J'ii  d'mandions  lien. 

M.  Dufov.  —  Comment  alors  a  t-il  pu  vous  refuser  ? 

Le  maréchal.  —  Moins  que  rien,  point  vrai,  père  Bontemps? 

Le  père  Bontemps.  —  Eune  bêtise. 

Le  maréchal.  -Est-ce  qui  n'avionl  point  dressais  cont' nous ein  procès- 
verbal,  si.n  garde,  el'lenr'demain  qu'il  aviontn'étais  nommais  députais  ? 

Le  père  Boutcnip.s.  —  Ca,  je  l'on  vu. 

Le  maréchal.  —  Tout  (;a  pasce  que  noui'  peut  il  aviont  n'étais  tirais 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


S! 


queuqucs coup?  d'fusil  sus  ses  volailles...  un  afant  ed'  dix  huit  ans'  J'en 
ODS  évu  pour  dix-sept  francs,  aveucq  c'vicux  cliaiiiriuxlà. 

Le  père  Boulemps.  —  C'qui  ln'a^ions  ié  il  ('■quioiit  pus  fort  qu'tnut  ça. 

Le  maréchal.  —  C'équiont  pas  pus  fort  que  de  s'fàclier  quand  j'mons 
mis  tous  ed'clicux  nous,  el'jour  ed'Pâqucs  dans  leux  banc,  qui  z'out  évu 
la  chose  d'nousz'en  faire  sortir. 

M.  Dufoy.  —  En  conscience,  maréchal,  vous  avez  bien  le  moyen  de 
louer  un  hanc.  '  ' 

Le  marccbal.  —  Mais  pisqui  n'y  v'n'ont  jamais  dans  le'-ix  vieux  banc, 
qui  y  avions  dix  huit  mois  que  j'y  allions. 

M.  Dufoy.  —  Et  ne  me  disiez-vous  pas,  père  Bontemps,  que  ce  qui 
vous  a  Hè  fait  était  plus  affreux  encore  ? 

Le  père  Uonteiups.  —  Ci  rf'(]niont  tant  n'affreux,  que  si  j'avions  évu 
dix  aiii  éos  cd'moiiis,  j'y  brésilliuns  toute  sa  satanée  maison,  quoi  ! 
"''M.  Diiîoy.  —  Vous  auriez  eu  lort. 
'     Le  pi-re  lîontPmps.  —  Vous  r.'pourrais  jamô  savoir  c'que  j'ons  souffart. 

M.  Dufoy.  —  Il  est  même  probalile  (jue  je  ne  le  saurai  jamais. 

Le  marédul.  —  Dist'-zy  donc  pourquoi,  vous  pouvais  ben  li  dire  à 
c't'honuii".  'j 

j\l.  Dufoy.  —  Tout  comme  vous  voudrez. 

Le  péri'  iionlemps.  —  Pisqu'vous  voulais,  j'allons  vous  l'direi 

M.  Diifuy.  —  Je  suis  tout  oreilles. 

Le  pf-re  ISoniemps.  —  Vous  saurais,  m'sieu  Dufoy,  qu'chcux  nous  j'ons 
janié rien  l'fusais  n'a  parsoune. 

M.  Dufo '. —Ce&t  une  justice  à  vous  rendre;  aussi  vous  la  rend-on 
coniplOteiiieiit. 

Le  maréchal.  —  J'ons  t'y  point  ed'besoin  les  uns  d'eunc  chose,  l'z'aut' 
d'euue  aui',  dans  la  vie  de  c'monde? 
■^■.    M.  Dufoy.  —  Continuez,  père  lîontemps. 

Le  pire  Buntemp.  —  J'ons janié  rien  r'fusais  n'a  parsonne. 

M.  Dufoy.  —  Niius  savons  cela. 

Le  père  lloiuenips.  —  Eh  ben  !  j'ons  étais  li  d'niandais  tantôt  cune 
échelle  à  c'brigantl  d'Fauchflux-là,  leux  s»le  cocher  y  ni'l'avons  r'fusais. 

Le  maréchal^  —  C'équiont  t'J!  euuaUrgiut,  eune  abomination  à  faire  à 

eun  hiimnie  ? 

M.  Dufoy.  ^  Peut-être  ft},^  Faucheux  n'en  a,-t-il  rien  su? 

Le  père  Bontetiips.  -r.,fifle,  j'Ie  connaissais  ben  n'a  c"i'hem-e,  mar- 
chais. 
^i,    Le  maréchal.  —  Ein  homme  si  riche,  m'faire  donnais  dix-sept  francs 
3. pour  dais  bigres  ed'pigeons  de  litn,  eiu  uiuuvuis  gars  qujoii's  fé  nommais 

flépuliiis. 
',.    Le  père  Bontemps.  —  Quivcgniont  des  dix  fgis  cheux  nous  dans  neuiie 
journée. 

Le  maréchal.  —  Qui  nous  empèchont  de  nou;$  me!,te  dans  leux  banc, 
marchais.  ,   .  ,  ,     ,,, 

Le  père  Bontemps'.  —  Eune  méchante  échelle  qui  m'avont  r'fusais. 

Le  maiéchal.  —  Et  mes  dix-sept  franco,  quej'yous  donnais. 

M.  Duloy.  —  C'est  une  indignité.,, 

Le  maréchal.  —  Si  y  a  jamais  queui'chose  ed'sangeais...  marchais. 

Le  père  Bontemps.  —  J'voterons  pour  m'sieu  ed'Grandbois,  marchais. 

Le  nuiréchal.  —  Aie  itou,  c'éiiont  n'assurais. 

Le  |)ère  Bontemps.  —  C'équiont  point  l'embarras,  c'équiont  un  Car 
itou,  in'sicu  ed'Grandbois. 

Le  nuuéclial.  —  Après  tout,  faut-y  point  qui  seyont  Car,  ein  seigneur, 
c'équMjni'y  point  son  éiat  de  l'être  ?  Il  équiont  ben  fiar,  c'Faucheux-là, 
pourquoi  ([u'iaui'  il  ne  l'seriont  point,  pis  qu'c'equiont  nein  noble. 

Le  pore  Bontemps.  —  Tnais,  tant  pis,  m'sieu  Dufoy,  faut  qu'vous  nous 
r'mt'tiinis  n'aveucqli. 

Le  maréchal,  —  Vouss'rais  nein  brave  homme. 

M.  Dufoy.  —  Ce  serait  avec  un  grand  plaisir,  messieurs;  mais  Je  re- 
.  tourne  ce  soir  à  ÇaJ;is.i,l^lvlc^:bOll^jour. 

LE  PÈRE  liOXTEMl'S,  LE  MARÉCn.lL. 


t'hais,   voulaïs-voùs "(Ju'é^'i'vbus  dist','  'liêrifr'jpoA. 


Le  maréchal, 
l.'tnps  ■;' 

Le  lère  Bnn'emps.  —  Quoi  qu'tii  vcnx  ?  ""    '• 

Le  maiéchal.  —  C'vieux  Dufoy -là,  c'équiont  point  core  grand'chose 
c!rbo;i.  ,.  '1 1! 

Le  pèib  Bontemps.  —  Ein  câlin,  j'Ie  connaissons  ben',' î'ons  étais  n'a 
l'école  as  omble.  ' 

Le  iiwiéçhal.  —  Vousà-t'-y  jamé  mage  fcKéiik  ctix  ? 

LcpCi e  Bontcmp!!.  —  Jamé.     /  ''^  '"  '  ^''' ' 

Le  niari'clnil.  —  Lin  liar  itou.  'f'-BlfoC 

Le  pèi  e  Iionlemps.  —  T'en  viens-tu  à  quand  nié  ? 

Le  marérliiil.  —  Où  qu'vous  allais? 

Le  prre  Iionlemps,  —  Au  taharet. 

Le  mui  écl'ul.  —  Allais,  marchais. 

IIOKY   !>10\NIRR. 

". 't''Oi  '.■ 


Portrait  de  M.  Thiers.  (1) 


Depuis  que  los  restes  de  Napoléon  nous  soat  rendus,  la  France  éprouve  le  be- 
soin (le  sa\oir  i  quoi  s'en  tenir  sur  quelqu'un  qui  n'est  pas  de  la  famille,  mais 
qu'on  prétend  l'héritier  du  héros,  non  pas  l'héritier  du  saug  dont  une  portion  est 
à  Ham  et  l'autre  en  exil ,  mais  le  véritable  héritier  par  le  génie ,  tt  le  sacre  d'un 
nouvel  êiilliuusiasnie. 

Essayons  de  combler  cette  lacune  des  chroniques  parisiennes,  de  satisfaire  la 
curiosité  pul)licjuc ,  sur  llionime  d'esprit  que  la  sottise  des  amilics  ou  des  haines 
pose  en  troisième  prétendant  ;  parlons  à  fond  de  il.  Thiers,  cette  espèce  de  duc 
de  Norniundie  de  la  race  impériale.  Aussi  bien  nous  comptons  painii  wux  qui  eu- 
rent la  prescience  de  M.  Thiers  avant  sa  fortune,  le  courage  de  le  défendre  contre 
la  calomnie,  le  désintéressement  de  le  fuir  quand  le  pouvoir  lui  est  tombé  dans 
les  mains. 

Il  nous  va  donc  de  dii-e  le  vrai  sur  ce  personnage  singulier  devenu  inexplicable 
à  force  d'être  explitiué  par  l'adulalion  ou  par  l'envie. 

Deux  travaux  historiques  ont  été  faits  sur  M.  Tbiers  :  biographies  nées  de  ses 
contemporaius ,  de  ses  confrères  en  journalisme  :  l'une,  attribuée  à  .M.  Loë»c- 
Wciniars ,  parut  dans  la  lieiue  des  Deux  Mondes  ;  l'autre,  éerite  par  M.  1  orluué 
Boilay  du  Conslilalionnel,  dans  le  Victioiinuire  de  la  conversation;  la  pre- 
mière hostile,  qui  fut  récompensée  comme  un  doge;  la  seconde  bienveillante  , 
qui  a  été  négligée  comme  une  satire  j  chacune  enfin  tiaiuie  comme  l'autre  méri- 
tait de  l'être. 

11  ne  faut  pas  compter,  pour  les  spirituels  biographes,  la  croix  d'honneur, 
qu'ils  méritairnl  à  bien  d'autres  titres,  et  que  M.  Thiers  ne  refuse  à  personne 
quand  il  est  ministre. 

Ceu\  qui  ont  étudié  l'histoire  avec  un  peu  plus  de  patience  que  M.  Thiers  n'en 
met  à  l'écrire ,  le  comiaiïsaieut  bien  avant  que  d'avoir  fait  sa  connaissance  ;  il  >  a 
long-tcuips  qu'ils  ont  lu  sou  portrait  dans  les  lignes  suivantes  de  baiulStuion , 
sur  un  petit  nionsi<ur  fort  mêlé  aux  affaires  de  lu  régence,  i  la  polili(|ue  anglaise 
du  cardinal  Dubois,  et  qui,  sans  avoir  travaillé  en  maitre,  nous  est  représente 
par  le  grar.d  écrivain  comme  ayant  fourre  dans  tout,  à  cette  éi>oque,  sa  main  agile 
et  audacieuse  : 

Il  Uémoud,  dont  il  a  été  parlé  ailleurs,  fut  introducteur  des  ambassadeurs  ;com- 
1)  nie  il  (le\i;it  uue  espèce  de  petit  personnage,  et  quoique  subalterne  fori  daugc- 
II  reux,  il  est  à  propos  de  le  faire  encore  mieux  connaître.  Hélait  fils  delténiond, 
i>  fermier  général,  cuniiu  sous  le  nom  de  Uéinond  le  Diable.  Ce  lils  était  uu  petit 
n  homme  qui  n'était  pas  achevé  de  faire,  et  comme  un  biscuit  manqué,  avec  de 
t>  vilains  traits  et  une  voix  enrouée  comme  un  homme  réveillé  eu  pleine  nuit  cm 
»  sursaut.  11  avait  beaucoup  d'esprit;  il  avait  aussi  de  la  leciurc  et  des  lettres,  et 
I)  encore  plus  d'elTroiiterie,  d'opinion  de  soi  et  de  mépris  des  autres.  Il  se  piquait 
»  de  tout  savoir,  prose,  poésie,  philosophie,  histoire,  même  galuulerie,  ce  qui  lui 
»  procura  force  ridicules  aventures  et  brocards.  Il  fut  le  savant  des  uns,  le  coiifi- 
»  dent  et  le  commode  des  aulics,  et  de  plus  d'une  façon,  et  ne  se  cachant  pas  de 
»  la  délesloble  fonction  de  rapporteur  quand  on  voulut  et  que  cela  lui  parut 
»  utile.  11  s'attacha  à  plusieurs,  et  surtout  à  l'abbé  Dubois,  dont  il  allait  disant 
1)  pis  que  pendre  pour  f.iire  parler  les  gens  et  le  lui  aller  redire  ;  ciiDn  ii  Slairs , 
0  dont  il  de\int  le  panégjrisle  et  l'homme  à  tout  faire.  Sa  souplesse,  l'ornement 
»  de  son  esprit,  son  aisance  ù  parler  el  à  frapper,  sa  facilité  â  adopter  legodt  de 
»  chacun  ,  ime  sorte  d'agrément  qu'on  trouvait  dans  sa  singularilé  le  mirent  quel- 
»  que  temps  fort  i  la  mode.  11  a  Ifni  par  épouser  une  fille  du  joaillier  Kondé,  en 
»  quoi  il  n'y  eut  ni  disparité  ni  mésalliance,  et  par  donner  souvent  des  soupers 
a  il  bonne  el  honorable  compagnie .  »  f 

Ce  portrait  n'esl-il  pas  presque  ressembl.nnt  ?  Mais  il  a  besoin  d'être  rajeuni  par 
quelques  touches,  bien  que  ce  fut  une  manière  piquante  d'expli<iuer  M.  Tliias 
par  le  llénioiid ,  en  le  commeulant  à  la  manière  de  Leduchal  ;  ce  ne  sérail  i\s-  ' 
limer  ni  lui  ni  nous  ce  que  nous  valons  :  mieux  vaut  s'en  tenir  à  la  sobriété  de 
,cts  aperi.us  iuUmes,  qui  seuls  apprciiiienl  quelque  chose  de  vif  sur  les  gens! 
l^état.de  récliiiùe  permanente  dans  les  gazelles. 

Le  provincial ,  l'enfant  du  peuple,  lancés  vers  la  vie  pariîiemie,  si  peu  qviils 
soient,  de  si  bas  qu'ils  parlent,  sont  soutenus  par  une  palcrnile  quelconque  : 
M.  Thiers,  au  contraire,  tuteur  de  ^a  famille,  nous  est  arrivé  comme  uu  |H.lit 
biiuvagc  qui  attend  tout  de  la  société ,  à  laquelle  il  ne  doit  ri-n ,  et  rien  des  .~i<.ii 
qu'il  ne  connail  pas. 

Après  avoir  reçu  i  Aix  une  éducaliou  presque  gratuite  ,  y  avoir  fait  son  drxiil 
avec  les  livres  cl  dans  le  domicile  que  lui  prêtait  M.  Arnaud,  père  de  Muic  de 
UeUiaud ,  M.  Tliirr-,  éipiipé  d'un  petit  prix  remporté  à  la  pctilc  académie  do  son 
endroit ,  vint  ballrc  le  pavé  de  l'aris. 

Car  le  pavé  do  l^sris .  si  dur  fi  ses  habilaiis,  est  moelleux  comme  un  tapis  pour 
Unis  Us  proviiuiaux  ,  les  étrangers,  les  Genevois,  les  juifs  polonais  qiii\rul<il 
faire  fflrluiici.  Iri ,  le  lils  d'un  Itontiqnier  lionnèle  n'a  guère  d'aulrc  chance  qui  il< 
devenir  consci-it  ou  nclciir  de  hi  haiiliuuc. 

Les  aumônes  vont  irouierdes  savovards  valides,  cl  un  vieillard  (urisicu  peu 
mourir  de  faim  sur  \c  Irolloii-s  de  la  grande  cité. 

Iiilrnduit  au  ('oiM(i'rHfi'o/in^(  pend.uU  que  son  ami  Migiict  entrait  au  ToMr- 
rier  Français,  M.  Tliieis.  avocat  el  cliiul  de  Al.mnel,  débuta  p.ir  di-s  ariiclrs  -er 
le  salon  ,  traitant  d'nrl  el  de  pointure,  n'vél.ml  déjù  relie  nior.oniauk'  de  >..\,  ir 
tout ,  de  juscr  tout  el  par  prèdilerlion  les  choses  qu'il  ignore,  surtout  celle»  qu'il 
veut  apprendre. 


(1)  Extrait  des  A'ouMlféJ  o  la  main  iliiru-oD  de  juin 
fbicD,  10. 


En  \iuie  ,  ivc  ALa- 


LE  MAGASIN  LlTTERAmE. 


Dès  qu'il  écrivit  sur  la  poliliquc,  ce  fui  pour  combattre  la  réélection  de  Manuel 
expulsé  de  la  chambre;  pour  préluder  à  cette  ingratitude  qu'il  a  fini  par  ériger 
en  système  ,  afin  dVn  corriger  l'odieus. 

Il  est  vrai  qu'il  venait  de  charger  de  protecteur,  cl  que  ce  nouveau  protec- 
teur était  JI.  LalTittc,  patron  généreux,  spirituel  et  élégant  des  vieux  braves  de 
l'empire  cl  des  jeunes  conscrits  du  libéraUsnic. 

Après  avoir  à  peine  espéré  d'être  reçu  à  un  bout  de  table  dans  cette  maison 
d'asile,  M.  Thiers  y  entra  le  chapeau  sur  la  léto,  et  ce  fut  plaisir  que  de  le  voir 
s'essayer  tout  de  suite  à  la  familiarité,  dormir  déjà  et  apprendre  ce  sommeil  de 
salon  par  lequel  il  est  devenu  célèbre.  Exploitant  la  veine  d'utilité  de  chacun,  il 
demandait  à  tous  des  renseigneniens  pour  son  ITistoire  de  la  Révolution;  car 
c'est  là  sa  manière  de  procéder,  par  des  conversations  forcées  et  la  mémoire 
des  autres,  à  tous  ses  travaux  :  frère  quêteur  bien  plus  que  bénédictin  de 
l'histoire. 

Parce  qu'il  fréquentait  un  financier,  il  crut  l'être  de\enu.  Pendant  sa  notice 
sur  Law,  il  ne  voulut  voir  que  des  financiers  ,  depuis  M.  le  baron  Louis  jusqu'à 
M.  Ouvrard  alors  à  Saiule-Pélagie. 

L'Histoire  de  la  révolution  française  avait  clé  d'abord  conçue  par  Félix  Eodiii 
qui  avait  pris  M.  Tbiers  comme  adjoint,  et,  ce  qui  était  possible  dans  ce  temps-là, 
comme  secrétaire  :  au  bout  de  trois  mois  de  collaboration  et  d'un   \olume, 
M.  Thiers  était  propriétaire  de  cette  histoire,  et  comme  M.  Tartufe,  il  mettait, 
mais  plus  décemment,  Orgon  Bodiu,  à  la  porte  de  son  livre. 
!  \     Vif,  sans  façon ,  hardi  comme  un  myope,  M.  Thiers  espéra  tout  de  sa  nouvelle 
\i  position,  espéra  raéuie  des  succès  d'élégance  et  de  galanterie.  C'est  à  cette  épo- 
»    que  qu'où  lui  connut  un  cheval  pie  et  quelques  liaisons  idem  :  qu'on  le  vit  le 
malin  l'habit  boutonné,  la  badine  à  la  main ,  parader  sur  le  perron  de  Torioni , 
comme  un  brave  de  la  Loire  cherchant  des  gardes-du-corps,  el  le  soir  au  Gym- 
nase, faire,  auprès  de  la  X'euve  à  viny  ans  d'un  colonel ,  le  mauvais  sujet  à  la 
"'Jonière  de  Gontier. 

Après  avoir  ainsi  tourmenté  la  renommée  par  des  prétentions,  il  voulut  la 
^5er  par  des  titres ,  el  aussitôt  parut  Vllistoire  de  la  Révolution  française. 

Arrive  1S30  :  des  caprices  du  financier,  des  fredaines  de  l'homme  du  monde  , 
des  passions  du  journaliste ,  des  études  de  l'iiistoricn,  BI.  Thiers  passe  5  l'ac- 
tion. Attende?..  Nous  allions  oublier  le  fait  caractéristique  de  la  fondation  du 
Kalional,  qui  était  une  ingratitude  contre  son  père  adoplif  le  Constitutionnel. 
Tel  est  M.  Thiers  :  cntrebàilleur  de  toutes  les  portes,  cl  il  les  ferme  vile  à  tout 
le  monde  ;  et  une  fois  installé  au  National,  il  ne  voulut  rien  laisser  faire  cl  tout 
faire,  pour  noyer  dans  son  abondance  laxative  le  talant  de  Carrel  dont  il  jalou- 
sait déjà  la  supériorité.  Carrel  avait  des  convictions,  du  caractère  el  du  cœur. 
Au  lieu  de  se  laisser  exporter  dans  une  préfecture,  il  garda  le  National  que 
M.  Thiers  quittait  au  plus  vile,  pour  courir,  après  la  victoire,  au  partage  d'un 
pouvoir  naissant,  en  curieux  plus  encore  qu'en  affamé,  il  faut  le  dire.  M,  Thiers 
était  avide  de  tout  prendre  pour  tout  apprendre  ,  impatient  de  fureter  les  se- 
crets de  toutes  les  archives,  de  jouer  avec  tous  les  ressorts  de  la  machine  aduii- 
nisl.iative,  au  risque  de  les  casser,  comme  font  les  enfaii's  ;  entrant  partout ,  s'of- 
frant  à  tous,  à  Lafayette,  au  duc  d'Orléans,  à  !\!.  Gnizot,  se  réclamanl  de  M.  Laf- 
fittc,  du  baron  Louis ,  obtenant  enfin  son  entrée  au  conseil  d'étal  et  au  ministère 
des  finances. 

C'est  alors  qu'on  fit  à  51.  Thiers  un  chagrin  qu'il  ne  méritait  pas.  On  suspecta 
la  pureté  (ii  ses  actes,  et  rien  n'est  plus  injuste,  ni  plus  odieux  ;  M.  Thiers  est  un 
honnête  homme;  il  est  trop  artiste,  trop  peu  soucieux  de  l'avenir,  trop  étourdi 
même  pour  descendre  dans  les  ténèbres  dune  (joncussion. 

?.I.  LalTitte  livra  tout  le  ministère  des  finances  à  cette  vivacité  d'écureuil  ;  cl 
une  fois  à  l'œuvre ,  le  prétendu  représentant  de  la  révolution  ,  qui ,  dans  ses  dix 
volumes ,  n'avait  pas  trouvé  un  mol  de  sympathie  pour  le  peuple,  faillit,  par  son 
coup  d'essai  de  l'impôt  de  quotité  ,  ruiner  le  gouvernement  dans  les  affections 
populaires. 

Eu  même  temps,  la  propagande  avait  ^h  Thiers  pour  admii-alcur  provisoire, 
pendant  le  sac  de  l'Archevêché,  quand  heureusement  pour  lui  Casimir  Périer  vint 
inaugurer  le  système  contraire  de  la  paix  et  de  la  résistance. 

^1.  Thiers  cessa  alors  de  voir  M.  Laflilte,  et  bientôt  de  le  saluer. 

Député  nouveau  ,  il  se  dévoua  à  la  besogne  de  faire  la  guerre  ii  la  gauche  et 
d'empêcher  la  France  de  la  faire  à  l'éliangcr  ;  rapporteur  du  budget ,  il  se  donna 
toutes  les  fantaisies  monarchiques  ,  défendit  l'hérédité  de  Ui  pairie  ,  les  pensions 
des  Vendéens,  la  nécessité  des  gros  chiffres  pour  les  traitemens  ou  la  liste  civile; 
toutes  choses  dont  il  a  trouvé  plus  retard  la  satire  très  ingénieuse  dans  les  lettres 
de  M.  Cormcnin.  Soldat  de  pamphlet  en  même  temps  que  de  tribune,  il  continua 
la  session  dans  son  écrit  de  I'Jl  Monarchie  de  1830  ,  contre  la  double  opposition 
naissante  des  radicaux  et  des  légitimistes:  persiUlant  avec  le  dernier  mépris  M.  13ar- 
rol    JL  Berrver  et  les  monstrueuses  coalitions,  dont  ces  messieurs  lui  ont  cédé 

us  tard  le  drapeau. 

H  est  rainisue  enfin  :  quelle  joie  pour  l'ambitieux  et  le  curieux,  car  l'un  ne  se 
sépare  pas  de  l'autre  :  l'ambitieux  tient  un  portefeuille,  le  curieux  trouv  e  dans  ses 
atU-ibutions  la  police  et  le  télégraphe  :  enthousiaste  alors  de  Fouché  ,  il  se  mettait 
au  fait  de  toutes  ses  traditions  et  voulait  absolument  faire  un  grand  coup.  La  du- 
cli  esse  de  Berri  fut  arrêtée. 

Inspiré  par  JI.  de  Tailleyrand,  cautionné  par  les  doctrinaires,  il  Cl  pourtant  de 
piètres  débuts  à  la  chambre  :  on  riait  à  l'entendre,  et  M.  Lallille  recevait  des  re- 
proches pour  avoir  inventé  cet  homme  d'état  nazillord,  décousu,  doué  seulement 
de  la  faculté  de  gasconner  longuement,  de  relâcher  une  discussion  par  des  répéli- 
ti  ons  languissaiit"s  el  des  cancans  de  portière. 

Ses  eoùls  de  police  une  fois  contentés  ,  M,  Thiers  voulut  exercer  sur  auUe 


chose  sa  curiosité ,  cl  le  ministère  du  commerce  avec  les  monumens  publics  ,  la 
loi  des  cent  millions,  les  études  de  chemins  de  fer  el  de  canaux  ,  lui  fournil  de 
nouveaux  alimens.  Petit  à  petit  l'importance  lui  vint ,  son  audace  le  poussa  par- 
tout :  sa  courtisanesque  passion  pour  la  bêtisse  fil  préférer  eu  haut  lieu  la  ba- 
billarde  légèreté  de  ce  petit  barbier,  à  la  sévérité  incommode  do  M.  de  Broglio  et 
de  M.  Guizot. 

r>evenu  à  l'intérieur,  M.  Thiers,  un  peu  fatigué,  se  prit  de  vapeurs  et  de  nos- 
talgies ;  il  lui  fallut  des  gazelles. 

Et  des  gazelles  furent  lâchées  dans  son  jardin. 

Il  les  adorait  et  courait  après  poui'  les  embrasser.  Et  autour  de  lui  tous  ses  favo- 
ris s'appelaient  les  gazelles  du  ministre. 

On  se  disait  :  o  Un  tel  est  passé  gazelle  depuis  hier  soir.  —  Etos-vous  encore 
gazelle  ?  Moi ,  je  n'ai  été  gazelle  que  vingt-quatre  heures,  a 

M.  Gavé,  M.  Guizard,  SI.  Rivet,  ÎVI.  Dittmer,  M.  Lavocal  des  Gobelins,  dix  au- 
tres encore  furent  gazelles. 

Un  beau  jour,  M.  Tbiers  s'amusa  à  détruire  le  11  octobre,  cl  comme  il  vit 
une  fuis 'quelques  députés  des  centres,  les  Jacqueminot ,  les  Fulchiron  ,  réunis 
dans  une  incroyable  dépulalion,  le  venir  supplier  de  reprendre  le  pouvoir,  il  se 
donna  la  suprême  fantaisie  d'être  président  du  conseil  et  ministre  des  affaires 
étrangères. 

Piéoapululons  :  les  idées  de  révolution  et  de  propagande,  puis  l'adoration  du 
pouvoir,  la  béatification  du  juste-milieu,  le  système  de  paix  universelle  et  à  tout 
prix,  l'oubli  de  la  Pologne,  le  déchaînement  contre  les  tendances  démociatiqucs , 
toutes  les  idées,  tous  les  systèmes  ont  été  autant  de  passades  pour  M.  Thiers; 
et,  couronne  étrange  de  celle  rosière  populaire ,  le  code  de  septembre  a  été  dans 
cette  première  période  sou  seul  amour,  sa  grande  passion. 

La  rédaclion  de  ces  loisne  revenait  pas  ù  M.  Thiers,  mais  à  M.  Persil. 

Eh  bien  !  c'est  au  ministère  de  l'intérieur  qu'un  enfant  de  la  presse  disait  à 
ses  collègues  :  «Donnez-moi  tout  cela.  J'ai  appris  dans  l'opposition  ce  qu'on 
peut  faire|avec  des  journaux  ;  je  vais  vous  les  tuer  d'un  coup.  »  C'est  par  M  Thiers 
que  furent  forgées  ces  armes  qui  tueraient  en  effet  la  liberté  de  la  presse  si  l'on 
osait  les  appliquer  avec  le  même  génie  infernal  qui  les  inspira  à  un  journaliste 
parvenu. 

Au  22  février,  triomphe  de  sa  personnalité,  M.  Thiers  ne  fut  à  personne  ;  c'est 
ce  qu'on  peut  appeler  un  temps  d'arrêt,  une  jachère  dans  ses  galanteries  ;  mais 
il  faisait  déjà  les  yeux  doux  à  l'opposition  en  adoptant  deux  de  ses  favoris,  MM.  Fé- 
lix Kéal  et  Dufaure,  introduits  au  conseil  d'état. 

Ces  agaceries  furent  suiv  les  de  sa  chute  sur  la  question  d'Espagne,  et  alors  il  se 
trouva  naturellement  donné  par  la  disgrâce  à  ses  anciens  adversaires. 

Phryné  de  tous  les  partis,  blasphémant  contre  d'anciens  amours,  M.  Thiers  ne 
mit  plus  de  pudeur  dans  ses  infidélités,  se  prit  à  appeler  les  lois  de  septcmbie  une 
infamie,  la  paix  une  honte,  l'ancienne  majorité  une  quantité  sans  qualité,  le  centre 
Lamartine  une  académie  de  rêveurs,  le  centre  Passy  une  coterie  de  vieillards  ,  de 
transfuges,  et  l'épée  du  maréchal  Soult  un  glaive  de  bois. 

Nous  avons  vu  M.  Thiers  prendre  dans  des  conversations  de  journal  ou  de  salon 
les  élémens  deses  premiers  livres  ;  mais  au  i"  mars,  il  voulut  organiser  lui-même 
des  flottes  et  des  armées  dans  l'intérêt  de  son  Histoire  de  Napoléon.  A  bout  de  trois 
nîois,  M.  Thiers  avait  tout  brouillé  au  dedans  et  au  dehors,  pour  s'instruire.  Son 
éducation  était  complète,  sauf  celle  des  batailles  ,  qui  eût  été  trop  chère  ;  il  l'a 
reconnu  par  la  note  du  8  octobre  et  s'en  est  allé  gaîment  après  s'être  répété,  sans 
doute,  ce  que  M.  Cousin  dit  naïvement  dans  un  des  derniers  conseils  du  V'  mars: 
Il  11  est  temps  que  l'on  nous  renvoie  à  nos  livres,  car  nous  pourrions  bien  fermer 
celui  de  la  monarchie,  i) 

On  a  beaucoup  parlé  de  la  camarilla  de  M.  Thiers;  mentiounons-la  sans  al- 
lusion aux  prétendues  influences  d'un  autre  sexe ,  que  le  sérieux  de  cet  article 
se  plail  à  éloigner,  et  que  la  main  d'une  femme  de  grand  talent  a  pu  senle  tou- 
cher, en  une  charmante  comédie  dont  le  succès  a  été  étouffé  dans  un  salon ,  par 
les  gardes  municipaux  littéraires  que  SI.  Thiers  avait  apostés  à  toutes  les  issues 
de  la  pensée. 

Quelle  est  donc  cette  camarilla? 

Elle  se  composa  de  M.  Mignet,  deM.  M(;l!.et;M.  Madier-Montjaun'en  cslplus. 

M.  Mignct  représente  les  idées  du  gouveniement,  la  confidence  des  nouvelles, 
la  fourniture  des  documens  oIBeiels,  les  intrigues  auprès  des  académies  ,  les  re- 
lations avec  les  anciens  amis  oubliés;  il  accompagne  monsieur  dans  les  salons  ; 
c'est  un  mcnin  littéraire. 

M.  Madier-Montjau  avait,  dans  ses  attributions,  les  relations  intimes  avec  1rs 
deux  familles,  surtout  avec  la  première.  Il  aimait  M.  Thiers  comme  un  fils, 
comme  un  compatriote  ;  faisait  des  courses  utiles,  recevait  des  paroles  d'honneur, 
en  plaçait  le  plus  possible,  et  entreprenait  généralement  tout  ce  qui  pouvait  l'é- 
loigner de  la  cour  de  cassation. 

C'est  M.  Madier  qui  s'en  allait  disant  aux  conservateurs  acharnés  contre 
M.  Thiers:  «  Le  petit,  si  vous  le  contrariez,  perdra  ce  pays-ci  pour  vous 
punir.  »  iniv  1 

M.  Mollet,  représente  l'élection  d'Aix,  les  relations  provençales.  [C'est  le  dé- 
partement des  Bouchcs-du-rdiône  à  Paris  et  à  la  chambre. 

Depuis  le  1"  mars,  W.  Thiers  a  laissé  multiplier  chez  lui  l'espèce  des  rats 
politiques. 

Le  défaut  dominant  de  M.  Thiers,  c'est  le  mépris  des  autres;  sa  plus  grand 
qualité,  la  confiance  en  lui-même. 

Impatient  cl  distrait,  bon  diable  et  mauvaise  langue,  sans  amitié  mais  sans 
haine,  sans  souci  des  opinions,  y  compris  la  sienne,  dipicniale  relots  et  musard, 


'■fP; 


LE  MAGASIN  LITTl!:ilAram 


causeur  exccllonl  dans  le  monologue,  il  semble  toujours  chercher  une  trappe  ou 
attendre  im  ballon  pour  s'échapper.  11  trépigne,  il  s'assied,  ferme  ses  yeux  der- 
rière ses  lunettes,  va  dans  tous  les  sens,  se  donnant  l'inconvenante  façon  de  mar- 
cher en  avant  le  premier  ;  parlant,  sans  tourner  la  ItHe,  aux  gens  dont  il  se  fait 
suivre  ;  n'écoulant  jamais,  sans  niaiser  à  une  besogne  quelconque,  comme  cou- 
per les  pages  d'uii  livre,  déranger  des  papiers  ou  sonner  des  gens  dont  il  n'a  pas 
■f  besoin. 

Cet  homme,  qu'on  croit  toujours  occupé  de  grandes  choses  ou  de  graves  rn- 
treticns,  se  coniplalt  a  deviser  de  riens  sur  les  uns  et  sur  les  autres;  combien 
gagne  celui-ci  i'  que  mange  celui-là  ?  Friand  de  tous  les  caquets  du  monde  ou  des 
lettres  ;  là  une  oreille  pour  toutes  les  alcôves  de  la  galanterie,  et  un  doigt  dans 
toutes  les  cuisines  de  la  politique;  mais  bavard  comme  tous  les  curieux,  il  croit 
tout  et  ne  garde  rien. 

Quand  il  se  livre  à  l'éloquence,  il  faut  que  tout  concoure  à  son  succès  de  tri- 
bune. 11  n'y  a  pas  moyen  de  lui  parler  d'autre  chose,  cl  le  premier  venu,  un  sol- 
liciteur, un  chef  de  service,  sont  forcés  de  parler  avec  lui  du  sujet  dont  il  est 
plein,  de  lui  trouver  des  objections,  et  de  le  combattre. 

«Je  fais,  dit-il,  comme  les  chirurgiens,  qui  s'essaient  d'abord  pour  rien,  dans  les 
hôpitaux,  à  des  opérations  que  leurs  cliens  admirent  et  paient  très  cher  plus 
tard.  Je  fais  paj  1er  tout  le  monde,  je  recueille  souvent  des  réponses  ingénieuses, 
je  rencontre  des  diUicultés  inattendues;  je  parle,  on  me  réplique,  cela  dans  une 
matinée,  et  à  une  heure  mon  discours  est  fait.  Je  plastroinie  comme  un  homme 
qui  fait  des  armes  avec  un  ami  avant  d'aller  se  battre  avec  un  adversaire.  » 

C'est  que  M.  Tliiers  manque  d'instruction,  ce  qui  peut  sembler  extraordinaire, 
et  qu'il  n'apprend  et  ne  préparc  rien  qu'au  moment  même  :  procédé  suflisant 
pour  discourir  dans  nos  assemblées. 

On  n'est  pas  gêné  par  le  bagage  des  souvenirs  ou  de  l'érudition.  Le  vaisseau 
va  d'autant  plus  vite  qu'il  a  une  plus  petite  charge. 

Quand  le  hasard  ou  la  distraction  l'amènent  sur  une  matière  neuve  pour  lui , 
il  s'en  éprend  comme  de  la  conquête  d'un  nouveau  monde;  son  admiration  le 
déborde.  Ses  intimes  se  souviennent  de  celle  qu'il  fit  éclater  pour  Denis  d'Uali- 
carnasse  et  Diogène  Laërce  qui  venaient  de  lui  tomber  sous  la  main. 

Christophe  Colomb  pcrpéluel,  il  est  toujours  dans  la  lièvre  des  découvertes. 

Écrivulu  ou  orateur  politique,  il  est  encore  et  toujours  le  journaliste;  allant  au 
plus  pressé,  à  l'elTLl  du  moment,  faisant  de  la  colon/ie  à  la  tribune,  c'esl-à-dire 
prolixe,  commun,  bonne  femme,  abusant  de  ce  préjugé  général  et  parlementaire, 
qui  prend  le  trivial  pour  le  bon  sens,  et  la  négligence  pour  la  clarté. 

Ua  de  nos  amis  a  défini  ainsi  M.  Thiers  : 

«  C'est  Jl.  de  la  Palisse  très  spirituel,  avec  le  courage  de  ses  opinions.  » 

Enfant  gàlé  de  l'école  de  Voltaire  et  du  dix-huitième  siècle,  qui  avaient  dessé- 
ché le  langage  pour  le  rendre  plus  clair,  mais  qui  avaient  gardé  le  feu  de  la  phi- 
losophie et  l'élévation  des  idées,  M.  Thiers  ne  tend  qu'à  se  placer  dans  le  milieu 
de  tous  les  lecteurs  et  de  tous  les  auditeurs. 

Il  applique  à  l'éloquence  et  à  l'histoire  le  procédé  de  Scribe,  d'Horace  Vernet 
et  d'Auber,  qu'on  appelle  la  facilité  et  qui  <;9nsisle  à  ne  donner  au  public  que  la 
dose  d'esprit  qu'il  supporte.  .  .;  i, 

Il  faut  en  prendre  son  parti,  il  y  a  de  tout  dans  M.  Thiers,  excepté  du  Napo- 
léon. On  se  demande  s'il  lui  reste  l'étoffe  d'un  Richelieu,  d'un  Mazarin,  d'un 
Dubois,  d'un  Talleyrand,  et  de  tous  les  partis  tour  à  tour  suivis  et  quittés,  lequel 
reprendra  le  premier  cette  ancienne  maîtresse  sur  le  retour. 

Après  toutes  ces  promiscuités,  que  le  temps  ne  couvre  pas  décemment  ;  après 
ces  dérégleniens  politiques,  nous  sommes  heureux,  pour  M.  Thiers,  pour  sa 
gloire,  qu'il  se  soit  réfugié  dans  l'étude,  comme  une  fille  repentie  se  retirait  aux 
Carmélites.  11  a  bien  lait  de  revenir  à  ces  lettres  qu'il  a  tant  méprisées,  aux  jour- 
nalistes dont  il  aura  tant  besoin  pour  annoncer  son  livre,  après  les  avoir  tant  hon- 
nis. Il  se  retrempera  et  fera  peut-être  une  bonne  fin. 

11  est  au  couvent  de  l'histoire,  il  en  peut  sortir  meilleur  et  plus  fort. 

Nous  craignons  pourtant  que  son  livre,  qui  ne  devrait  êtie  qu'une  noble  con- 
solation, ne  se  rapetisse  jusqu'aux  proportions  d'une  vengeance  ;  nous  craignons 
que  l'auteur  ne  s'imagine  plutôt  qu'il  est  dans  l'exil  que  dans  la  retraite,  et  qu'il 
n'entreprenne  une  apologie  outrée  de  l'empire  arrangée  en  longue  et  satirique 
antithèse  du  gouvernement  de  juillet. 

Quant  à  le  donner  comme  un  prospectus  de  dictature  pcrsonuelle,  on  nous 
trouvera  toujours  incrédules  à  de  si  tristes  illusions. 

11  est  impossible  que  l'histoire  ne  rende  pas  calmes  et  sérieux  ceux  qui  y  tou- 
chent, et  Bl.  Tliieis  sait  comme  un  autre  qu'on  ne  devient  pas  César  parce  qu'on 
écrit  un  supplément  à  ses  Commentuirus. 

La  napoléomaiiie  est  un  tic  de  ce  temps-ci,  une  distraction  domcslique  que 
IM.  ThU'is  partage  avec  un  grand  nombre  d'autres  gardes  nationaux  dans  la  vie 
iutéricuic,  et  que  la  malignité  a  rorlainomcnt  exagérée  depuis  les  forlificalions, 
par  le  souvenir  de  ses  promenades  à  grands  petits  pas,  la  main  derrière  le  dos  ou 
dans  le  gilet. 

Allons,  quand  M.  Thiers  aura  fini  son  ouvrage,  il  s'apercevra,  en  ([uelque  état 
(|ue  soit  notre  pairie,  qu'il  a  l'âge  de  Carras  et  passé  celui  do  Donaparle  ;  qu'il 
peut  bien  se  fourrer  dans  l'histoire  de  Napoléon,  mais  que  jamais  Napoléon  ne 
"citt  mis  dans  la  tienne 


milBt  18îli  -  »OJlt  i; 


^rois  jours  du  règne  de  Iiéon  1^. 

Le  soleil  descendait  rapidement.  Après  aToir  illuminé  Rome  sous  mille 
aspects  divers  et  entouré  d'une  auréole  de  feu  comme  une  tête  de  sa  nt 
la  boule  d'or  du  Panthéon,  ses  rayons  couraient  sur  la  campagne  et  per- 
çaient les  massifs  des  villas  qui  bordent  le  Tibre. 

Tout  est  jaune  à  cette  heure  du  soir  dans  Rome,  le  ciel,  le  fleuve, 
les  grandes  places,  les  rues  désertes,  les  fontaines,  les  obélisques,  les 
slauies,  la  face  vive  et  ridée  des  babitans.  Tout  est  or  et  ta'raa.  C'est 
un (Cfet  delà  nature  sulfureuse  du  sol  dans  le,«  climat»  méridio  aux.  Ce 
glacis  dissipé,  le  violet  tranchant  du  ciel  se  moulre,  le  brouillard  tombe 
f-ur  les  marais;  il  s'évanouit  en  fumée.  A  cet  adieu  du  jour  succède  une 
fraîcheur  viviliante. 

La  imil  aniwiit,  nuit  de  Rome,  molle  et  paresseuse  :  pas  d'étoiles  en- 
core. Des  signes  plus  décisifs  que  ceu\  du  ciel  l'annonçaient.  Des  bou- 
viers à  la  culotte  toullue  de  rubans,  des  paysannes  cuivrées,  portatif  sous 
un  bras  leur  enfant  enformi,  sous  l'autre  des  gerbes  de  foin,  passaient 
sous  les  portes  de  la  ville.  Les  derniers  de  la  troupe  priaient  ou  chan- 
taient ;  les  plus  avancés  renvoyaient  aux  plus  éloignés,  comme  un  aver- 
tissement de  la  nuit  qui  allait  les  surprendre,  les  accensmélancobqucmcDt 
harmonieux  du  zampogna. 

La  ville  de  marbre  temble  alors  ss  recueillir  et  penser  au  milieu  de  sa 
pooulaiion  de  siatues.  L'Egypte,  la  Grèce,  l'Iialie  racontent  dans  le  silen- 
ce leur  triste  destinée,  et  des  civilisations  différentes  se  Groupant  autour 
de  ces  granits,  respirent  au  boid  de  ces  bronzes.  A  la  variété  de  ce» 
figurations,  à  l'indifférence  de  ceux  qui  les  coudeient  sans  les  regarder, 
l'étranger  ne  sait  trop  si  les  statues  sont  les  babitans,  si  les  babitaiis  sont 
les  siatues. 

Rome  .s'éiait  complètement  éteinte  ;  de  ce  soleil  qui  la  tesait  en  fusion 
quelques  minutes  auparavant,  il  ne  restait  plus  qu'un  damier  chatoyant 
de  viiraux  à  de  hautes  croisées  :  c'étaient  celles  du  Vatican. 

Vieux  monument,  divin  et  taciturne  comme  un  pape,  le  Vatican  proje- 
tait, dans  ses  proportions  gigauicsques,  sur  le  pavé  de  la  grande  place  , 
son  ombre  toute  tressée  de  colonnes  et  de  statues  immobiles.  Parfois  Te- 
naient à  passer,  à  travers  cette  forêt  de  lignes  violeiies.  une  litière  aux 
armes  d'un  cardinal,  ou  quelque  jeune  fille  effrayée  de  cette  so^iijde  mys- 
térieuse, peuplée  et  déserte  à  la  fois. 

Ces  hautes  croisées  du  Vaii-  an  éclairaient  un  appartement  très  Taste, 
délabré  autant  que  vaste.  C'étaient,  pour  tout  décor,  des  fresques  inache- 
vées commençant  par  un  lever  de  soleil,  liiiis^ant  par  le  mur;  des  saints 
(iont  la  niineexlaiique  aspirait  au  ciel,  mais  dont  les  pieds  avaient  éié 
oubliés  par  l'ariisie,  qui  faisait  attendre,  dans  le  purgatoire  de  sa  pensée, 
la  délivrance  du  personnage  ;  c'était  une  corniche  richement  sculpiée, 
mais  encadrant  le  vide.  La  rosace  du  ciutre  éiait  semée  d'anges  et  d'ar- 
changes précipités  sur  eux-mêmes  pour  recevoir  un  lusire,  et  ils  ne  sai- 
sissaient au  pjssfge  que  l'air,  que  l'écho  des  pas  et  des  paroles. 

Il  s'en  disait  de  fort  savanies  en  ce  moment. 

Trois  hommes  d'âges  diilérens,  mais  tons  trois  encore  jeunes,  assis  sur 
des  couisins,  parlaient,  discutaient,  tantôt  avec  calme  et  précision,  taniôt 
avec[empuilemcnt.  L'inspirauon  et  la  science  se  croisaient;  l'une  colorait 
l'autre,  toutes  deux  se  mo.litiaienf. 

Il  étaient  assis  autour  d'un  cercle  dessiné  au  charbon  :  le  centre  de  ce 
cercle  était  rempli  de  sable  lin,  et  ils  y  traçaient  des  lignes,  en  se  pis.ont 
une  règle  de  main  en  main;  souvent  ces  trois  télés  aaient  si  absuibccs, 
qu'un  aurait  pu  les  prendre  pour  le  groupe  de  pierre  d'un  bassin  ;  elles 
semblaient  cndoroiies  ;  on  enlend.it  courir  l'haleine. 

Enfin  l'un  de  ces  trois  hommes  alongea  une  main  blanche  et  potelée, 
aux  doigts  de  laquelle  élincelaii  un  camée  jaune  égyptien  ;  avec  la  délica- 
tesse d'une  femme,  il  décrivit  légèrement  des  lignes,  des  angles,  des  cer- 
cles, et  dit  : 

—  Voilà  ma  pensée. 

«  Je^eux  que  la  façade  ait  cent  cinquante  neuf  pieds  de  haut  et  trois 
cent  soivai  te-.six  de  large;  les  colonnes  auront  quaire-vingi-sii  pieds  d'é- 
lévation sur  huit  de  diamètre. 

»  Cinq  portes. 

«Cinq  cent  soixante-et-quinic  pieds  de  longueur  sur  cinq  cent  dii-sept 
de  largeur,  pour  le  corps  de  l'éclilice. 

i>La  nef  du  milieu  doit  avoir  quatre-vingt-deux  pieds  de  largeur,  et  cent 
quaraute-ileux  pieds  de  hauteur. 

olju'cn  penseivous? 

Les  autres  gardèrent  le  silence. 

—  Etes-voiis  de  mon  avis?  répéta  le  même  personnage  en  secouant 
une  espèce  rie  maçon  mal  vêtu  qui  se  tenait  accroupi. 

—  Oh!  oui,  répondit  il  précipiiainmeni,  comme  s'il  s'était  réveillé  en 
sursaut;  oui,  certes,  nous  sommes  de  votre  avis'. 

—  C'est  grand,  remarqua  le  premier  interlocuteur. 

—  Mais  parce  que  c'est  grand ,  sera-ce  beau?  demanda  le  plus  jct'n« 
des  trois. 

—  Le  sublime  vaut  bien  lebeau  ;  puislabiauté  se  trouve  toujours  dam 
les  proportions,  riposta  celui  à  qui  celte  observation  semblait  s'adresser. 

Et  le  jeune  homme  continua  : 

—  Soii  t  Mais  ouaud  >ou8  aurci  conitrul'  un  moDumcnt  aussi  éleré  qut 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


le  ce),  et  porianl  une  étoile  pour  hVc .  si  le  regard  ne  le  saisit  pas  dans  i 
Bon  cii.sonible.  Dieu  ne  voiulra  pas  v  entrer. 

Sai.s  s'étaiirr  de  la  ligne  de  ruûditiMion  qu'il  poursuivait,  celui  que 
Bons  i.voiis  désisiK';  coaune  un  niaron  balbutia  niacliiualciaent  : 

—  Ln  mur  du  fond  aura  duuc  vinjjl  ei-un  pieds  bcpl  pouces  d'épaisseur, 

—  C'ebl  cela. 

—  Oui,  c'est  ce^a  ,  et  si  bien  cela  ,  q'te  lorsque  vous  aurez  entassé 
l'irrre  sur  pierre  dans  ces  colossales  proportions  ,  vous  aurc  z  la  plus 
;;rùsse  pierre  du  mon  Je  ;  mais  rien  qu'une  pierre.  Autant  vaudrait  pous- 
ter  une  uionatiiie  i)  Home. 

C'ittit  loi.jouis  le  pluj  jeune  qui  avait  dérangé  ,  par  celte  bouffée  de 
I  ai  1  rie,  la  construciiou  idéale  sur  laquelleles  deux  autres  comaiençaiL'nt 
i»  s'accorder. 

—  Cepe-niant,  Vi:ruve,  reprit  le  personnage  qui  présidait  la  séance. 

—  Ko'ui  vous  dfinauilons  votre  avis.  Kodi  conuaisons  l'opinion  de  Vi- 
inive,  s";^.'nellr;  voyinis  la  vô.re. 

1,1  s  1  èijlcs  de  l'i-r,  liueciure,  pourtant... 

—  Li'siègies  de  larthiteciure !  interrompit  alors  avec  chaleur  celui 
des  trois  qui  ne  seniiil.iit  que  nié  li;er.  Sommes-nous  ici  sur  les  fauteuils 
pélaiis  delà  Crusca?  Les  ic,dos  de  l'areliitecuire!  C'est  à  nous  d'en  im- 
poser en  produis.int  des  mo  lèU-s.  Si  vous  vou?  coiiIlmiIcj  de  suivre  les 
autres,  rodiez,  copiez.  Vous  îivrz  la  railiédrale  de  Slrasbourj;.  le  temple 
de  Sainie-Sopbic  ii  Constauiitiople  ,  la  grande  niosiiuéede  Cordouc  ,  l'é- 
gli-e  de  Westminster  à  Londres,  Noire-Dame  de  Paris,  la  grande  pyra- 
luidi  d  Epypic.  Pourquoi  demandez-vous  une  inspiration  à  ce  sable?  Co- 
piez, co.oie/. 

—  oli  !  n(  n,  s'il  vous  p'aît,  maître,  reprit  vivement  le  personnage  pris 
i)  parie.  On  l'e  dinuuuie  pas  voire  aws  pour  copier.  Cli.i(|uee|)Oi]ue 
a  Sun  anhiieeie  et  son  poète  ;  après  viennent  ceux  qui  cnlaidssent  et  qui 
cflaccnl.  Je  prétends  élever  un  lenqjle  (jui  surpasse  tous  les  édi  xes  de  la 
teire,  comme  le  Dieu  pour  lequel  nous  l'érigcons  surpasse  tous  les  faux 
d.eu.v  du  monde. 

La  lèvre  supérieure  de  l'homme  qui  avait  provoqué  cette  réponse 
tremblait  déjà  counne  émue  par  une  ^eur  inystérieusi^  ;  il  s'é"ria  : 

—  Mais  nous  ne  croyons  pas  à  ce  Dieu  :  nous  n'avons  que  la  foi  de 
païens.  Elx  du  moins  creyaif  lit  :  vojez  quelle  pi  cuve  de  leur  croyance 
da;s  leur  prodigieuse  vâiicté  d'areliilt  cuire.  Leir  Jupiter  Olympien 
to'ine;  te  n'est  p:us  du  marbre.  Leur  Apollon  marche;  cent  fois  vous 
vous  èieséiarlé  pour  le  laisser  passer.  Ces  guirlandes  qui  lésionnenlles 
cli;ipiteaux  de  leurs  co'onnts,  ce  n'est  pas  uo  prestige  du  ciseau  ,  b  ur 
Fiure  iesy  a  entrelacées.  Sentez!  Le  marbre  des  piiïens  embaume.  C'est 
qj'ih  croyaient  à  Jupiter,  à  Apollon  ,  à  Flore.  Le  P.uubéon  !...  qu'il  est 
liiLijesiueiix  avec  sa  superbe  coi;piile  !  qu'il  est  graud  sur  la  terre...  com- 
11,0  le  (  u!ie  qui  l'a  élevé  I  Oh  !  si  j'étais  né  païen  ! 

lA-nihousiasme  communiqué  au  plus  jeune  du  groupe  par  celte  impro- 
visation, et  la  stupeur  produite  en  lui  par  le  trait  peu  orthodoxe  qui  la 
lerniinait,  formèrent  un  contraste  singulier.  Par  respect  pour  le  caractère 
de  celui  qui  ne  laissa  paraître  aucun  étonnement ,  il  détourna  ses  re- 
gards du  blasphémateur,  sans  cser  lui  répondre.  On  aurait  reconnu  faci- 
lement cependant  que  ses  paroles  avaient  trouvé  de  l'écho  dans  son  ame. 
Lnlin  ,  il  rompit  le  silence. 

—  Ils  ne  croyaient  pas  plus  que  nous,  dit-il,  ces  païens  dont  vous  van- 
tez si  fort  le  zèle.  Pour  eux  il  n'y  avait  ([u'une  dées.e  —  la  beauté. 

—  iNon,  ajouta  le  personnage  qui  présidait,  ils  ne  croyaient  pas.  Quand 
ils  pari- lit  du  ciel  avec  tant  de  f.rveur,  il  ne  pensent  qu'à  la  poésie; 
quand  i  s  bâtissent  un  temple  à  la  Divinité,  c'est  l'art  qui  les  inspire.  S'ils 
avaient  vu  autre  chose  que  de  l'air  dans  le  ciel,  ils  se  seraient  élevés  plus 

baut. 

Alors,  reprit  avec  force  celui  qui  avait  repoussé  l'imitation,  épurons 

leur  eu  te  h  l'unité  chrétienne. 

Ce  t  notre  loi  saiute  ;  elle  sera  aussi  la  foi  de  l'univers,  quand  l'univers 
coiinaît-a  la  grandeur  de  notre  culte  psr  la  grandeur  de  ses  œuvres. 

Le  ilôme  de  notre  mouuiaeut  servira  de  limbe  à  la  Vierge  Marie. 

Oui,  et  les  malteureux  courront  aux  pieds  de  leur  pt-oiecirice,  in- 

icrronipit  le  jeune  homme,  tans  trop  avoir  compris  ta  pensée  de  l'ora- 
lour,  q.i  continua  :  ,  .  , 

—  Ce  S!  ra  Platon  s'identiDant  à  Jésus-Christ...  Le  dôme  du  Panthéon 
dans  U  ciel...  Je  ne  sais  rien;  savez-vous  rien  d'aussi  beau?... 

OU  !  si  l'on  pouvait  prendre  le  Panthéon,  renfermer  dans  le  creux  de 
h  uiân  connue  un  œuf,  le  porter,  merveille  C]e  pierre,  jusqu'aux  pieds 
de  Dieu,  et  l'y  laisser  ;  si  l'on  pouvait... 

Pourqu  .i  ne  pourrions-nous  pas  ?  lit  l'cntiiousiaste  en  se  frappant  le 
front -vec  violence. 

Les  yeux  tendres,  bleus  et  célestes  du  plus  jeune  étaient  noyés  de  lar- 
me;;. Il  baisa  le  manteau  sale  et  déchiré  de  celui  qui  parlait,  qui  s'animait, 
nui  tremblait  comme  un  proplicto. 

On  attendait  dans  l'extase  le  mot  miraculeux  qui  terminerait  cette  an- 
goisse. 

—  Eh  bien  !  continua  t-il,  se  levant  pale  et  en  sueur... 

—  Eii  bien  !  répé'èrenî  1  s  deux  autres. 

—  Jetons  1  ;  Panthéon  dans  les  airs. 

Et  avec  effort,  avec  toute  1  énergie  de  la  réalité,  il  éleva  ses  bras  au- 
dessus  de  sa  lèie,  ses  genoux  ployaient  sou>  lui,  comme  s'il  avajl  eu  vé- 
litallement  le  Panthéon  dans  les  mains;  ilproaoa£a^'gyig,i,<tix£ri}je  : 


—  Nous  sommes  alors  à  quatre  cent  vingt-trois  pieds  d'élévation  au. 
dessus  du  pavé  de  la  basilique. 

—  C  est  ellrayant  !  s'écria  le  plus  îigé  ;  la  tête  me  tourne. 
Est-ce  pus  ibie?  ajuntat-il. 

—  Po:S:ble  !  répondit  le  prophétique  ai'tiste;  je  mcllral  le  Panthéon 
dans  le  ciel. 

—  Pour  qu'il  écrase  dans  sa  chute  la  chrétienté,  dit  un  quatrième  per- 
sonnage revêtu  de  la  pourpre  de  cardinal,  qui  venait  d'entrer  dans  l'ap- 
1-arttinent. 

—  Vous  ctf  s  toujours  prophète  du  malheur,  mon  cher  Adrien  Cornetlo, 
riposta  le  pape. 

Car  c'était  le  souveratn  pom.ifo  Léon  X  qui,  entouré  de  iilichel-Angc 
Buoiiaroiti  et  du  jtune  Uaphaël,  avait  tracé  sur  le  sable  avec  uae  règle 
grossière  et  deux  doigts  jour  compas  l'église  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

—  Approchez,  caidinal,  continua  Léon  X  avec  une  coble  faii.iliarité, 
et  douuiz  nous  jjlutôt  votre  opinion.  Vous  voyez  que  le  monument  sera 
d  gue  de  notre  rè.ne  ;  avez-vous  entendu  ?  quatre  cent  vingt-trois  pieds 
d'élévation  au  dessus  du  pavé  delà  basilique  !...  Vous  ne  m'écornez  pas, 
on  vous  n'êtes  plus  ce  Cornetto  que  l'cxaliaticn  enlevait  en  présence  d  un 
projet  va  te.  No'-;  cbers  lih  en  Jésus-Christ  les  Ai  gais,  à  qui  nous  avons 
envoyé  un  légat  poète,  nous  ont  rendu  trésorier  calcul  iieur.  Ehbii'ii! 
quel  est  donc  le  résultat  de  votre  addiiion,  cardinal  de  saint  Cliryso- 
gone  ? 

Le  pape  sppuya  sur  le  titre  d'Adrien  pour  faire  un  calembour,  entraîné 
parla  manie  du  jeu  de  mots  qui  cara'^térisait  le  seizième  siècle  ;  mais 
Cunietio,  fixant  ses  yeux  noirs  sur  le  sable,  réponlit  : 

—  Le  résultat,  c'est  qu'un  tel  monument  doit  coûter  à  l'église  cent 
soixante-trois  millions... 

—  Quand  ce  serait  deux  millions  par  pied?  lépliqna  sa  sainteté,  nos 
chers  iils  en  Jésus-Christ  sont  des  péchjurs  si  cndu  cis,  qu'il  nous  sullira 
d'uu  jubilé  pour  payer  tous  les  Irais  de  notre  basiliquf. 

—  tiélas  i  ce  n'est  pas  de  cent  soixantc^trois  taillons  de  Ooiins  que 
je  vous  parle,  mais  de  cent  soixante-trois  mUlions  dames,  ajouta  le  car- 
dinal. 

—  Et  si  nous  en  rachetons  le  double  du  purgatoire  ?  objecta  Léon  X 
en  plaisantant. 

—  Très  saint-père,  la  nombreuse  compagnie  invitée  aux  jardins  de 
Chigi  n'attend  que  l'tjonneur  de  votre  présence  pour  commencer  la  fête, 
répondit  Id  cardinal  en  s'iucliuaut. 

Le  pape  se  leva  et  lit  un  geste  gracieux  à  ceux  qui  étaient  avec  lui  pour 
les  inviter  à  le  suivre.  En  pa;saut  entra  Michel-Ange  et  liaphacl,  il  posa 
sa  main  gauche  sur  la  tète  de  celui-ci,  et,  tendant  sa  droite  au  premier,  il 
leur  dit  : 

—  Maintenant,  aux  jardins  de  Chigi...  Demain,  nous  bâtirons  le  temple. 
Cornetto  murmura  : 

—  Maintenant,  aux  jardins  de  Chigi.  Demain 

Léon  X  passa  devant  lui,  et  sa  phrase  demeura  inachevée. 


II. 

Cbigi  commençait  à  s'impatienter  du  retard  de  sa  sainteté.  Entouré  de 
sa  laniilie,  suivi  de  ses  nombr  ux  doaiestiques,  il  attendait  à  la  porte  de 
son  palais  depuis  neuf  heures.  Il  ne  s'absentait  que  pour  rassurer  la  com- 
pagnie, qui  doutait  dcjà  de  la  visite  du  saint-père.  Tout  ii  coup  une  lueur 
de  torches  se  répand,  et  rougit  un  nija:e  de  poussière  volant  sur  1j  che- 
min ;  c'est  le  cortège;  i\c.^  déionn.uions  t'aunonrent  au  loin  ;  le  pape  ne 
tarde  pas  il  paraître  au  milieu  de  la  réunion  li  plus  brillante  qu'on  efit  ja- 
mais vue  il  Uome. 

Cependant,  depuis  que  Léon  X  régnait  à  Rome  et  sur  l'Italie,  on  célé- 
brait souvent  de  pareilles  fcies.  Son  goilit  pour  les  lettres,  sa  miiniliceiice 
de  prince  et  de  fils  de  prince  élevé  au  milieu  des  statues,  s'étaient  déve- 
loppés par  Is  rare  concours  des  esprits  supérieurs  qu'il  avait  trouvés  au 
pied  du  trône  de  Jules  H.  Son  caractère  ét:iit  doux.  Adolescent,  il  avait 
eu  les  oreilles  dorées  par  la  conversation  des  femmes  iiaiieunes  et  par  le 
chant  des  jeunes  Grecs,  femmes  par  la  vo'x  et  par  le  visage,  qui  s'étaient 
réfugiés"*  lacour  hospitalière  des  Méciicis.  Son  éducation  inllua  surtoute  sa 
vie.  A  l'exemple  de  son  père,  Laurent-le-Magnilique,  il  attira  autour  de 
lui  et  jusqu'aux  bords  de  son  coussin  paptd,  l'élite  des  artistes  de  Home, 
delTttbe,  de  l'Espagne,  de  la  France,  de  l'Allemagne  même. 

Ce  n'était  pas  à  sa  cour  ce  luxe  inso'ent  des  empereurs  de  Rome,  qui  a 
exciié  tant  de  malédictions  sonores  dans  la  poitrinî  des  historiens;  ce 
n'étaient  pas  ces  parfums  qui  sentaient  le  sang ,  ces  escaliers  sur  les 
dalles  desquels  on  laoçait  la  nuit  par  les  hautes  croisées,  comme  des 
outres,  des  femmes  dont  on  avait  pris  toutes  les  voluptés  ,  et  qu'on 
avait  ensuite  gorgée,  devins;  mais  c'était  avec  plus  de  délicatesse  et 
autant  d'éclat,  le  luxe  un  peu  latin,  un  peu  grec,  un  peu  asiatique  du  Bas- 
Empire.  L'Orient  était  retourné  à  Rome,  non  pas  avec  les  eunuques  noirs 
d'Héliogabale,  mais  avec  les  pages  des  Comnèiie.  Les  d-bris  de  celte  cour 
b\zantinc  et  presque  fabuleuse  s'étaient  divisés  d'une  si  éfange  uianièie, 
que  ce  qui  en  était  res  é  ii  Con  taniinople  avait  sulli  au  sérail  des  vain- 
queurs, que  ce  qui  s'en  élait  détaché  avait  servi  ii  l'embellissement  du  pa- 
lais des  papes.  Aussi  voyait-on  sans  haine  et  tans  colère  la  cour  de  Léon  x, 
cour  aimable  et  savante,  dont  ("éclat  après  tout  n'était  à  la  charge  du  peu- 
ple qu'autant  que  sa  piété  le  voiilait  bien.  Le  peuple  de  Rome  aitcait  à 


LE  MAGASIN  LltTÉRAIRE, 


55 


voir  sfi  foi,  et,  par  orgueil  de  coiiTufitP,  la  foi  de  toute  l.i  loirc  se  rcdé- 
tcr  dans  l.s  iliainans  de  la  tiare.  Ce  tasic  était  uon  seule  unit  pard  .inné  , 
mais  il  (iiait  corn pvis,  aimé  cor.ioïc  on  aime  la  prodigalité  dans  une  femme 
belle.  Qui  csi  Wessi',  nîcmc  ie  pauvre  (lu'eHc  n'apei  cuit  pas  à  ses  pieds, 
du  liixe  d'une  feuiniL'  ?  on  éiarte  en  souriaat  la  poiis>it're  de  son  char  ;  on 
est  Siiis  loicc  con.rc  sa  vaniié  sans  outrage.  Telle  était  alors  Rouie  sous 
Léon  X  :  une  ficiaicî 

Les  ciiurs  étrangères  rivaliwiriît  d'emprpssoracni  à  (a  parer  de  leurs  plus 
rieliespréseiis;  ill;*  lutliiieiit  degi^nCrosiié  avec  l'ardeur  ^ue  des  profanes 
ajipoii.erait'in  à  se  disputer  l'at  en'.ii  n  d'une  rnurlisajie.  Henri  VllI  balan- 
ç.ut  le  crédit  de  François  1"  auprès  du  Sain  -Siige,  cm  envoyant  à  l.con  X 
les  douze  plus  beaux  étalons  dé  ses  royales  éiurits  ;  les  vases  d'agate 
du  petit  lilsde  Slaximilicn  soutenaient  à  peine  le  parallèle  avec  le  ma/ni- 
lii|ue  bloc  di  corail,  piéfcnt  du  schah  de  l'erse.  Mais  ce  qui  était  sans 
priv  auprès  de  Léon  X,  c'était  l'envoi  d'un  grand  poète,  d'un  subiil  dia- 
leciicien.  d'un  p'ofond  anii(|uaire.  Mais  qurlle  (|ue  lût  la  na!ure  de  ces 
léaioig  i;'ges  de  respect  cl  d'admration,  J/ on  X  ne  les  acceptait  jamais 
sans  les  payer  par  une  démoastratitn  publifiue  d'estime. 

Il  se  di  posait  à  recevoir,  à  cette  glorieuse  époque  de  son  pon'.iïïcat, 
J'ajubassa  icnr  d'Emaianuel  Ic-Gran  I,  roi  de  Puriugal,  <|ui  fc  rendait  à 
Rome,  pour  obtenir,  à  la  prière  de  son  maître,  la  s.inciion  des  terres dé- 
.couve  tes  ou  conquise  daas  rjntle  par  les  [Portugais.  L'ambassadeur  a.)- 
poi  t'iit  pour  présens  d'u-age  une  «olli'ctioa  d'onieuicns  .«acerdoluux,  des 
vases  potn- la  célébration  des  saints  aiysières,  des  candélabres,  un  vuilc 
d'autel  ii'un  rtre  travail,  et  celte  fois,  à  délaut  d'un  dialecticien,  un  élé- 
phant d'une  taille  prodigieuse  r.'pporté  d'Afrique  par  le  célèbre  navigateur 
Tristan  d'Acuna. 

Alin  de  leconnaîire  avocla  pompe  accoutumée  la  politcsçe  de  sa  raa- 
jestf  trè;  li;!èle  cidedonner  à  so:i  a  nhissadiurd-s marques  paiiiciilières 
d'csliuie,  le  pape  avait  désiré  le  faire  assister  à  une  de  ces  soirées  savan- 
tes itont  rafuHait  alois  la  cour  de  Rome,  à  l'exemple  de  s 'u  maître.  Il 
avait  clioisi  pojr  Ibéiitre  les  jardins  de  Cliigi,  non  seulement  à  caisse  de 
la  saison,  mais  ausi  à  (ans?  de  la  uiagnificcncc  de  l'endroit.  Clugi  était 
un  néai)ci;).'il  enrichi  va  servi<e  des  Médi;:is;  ses  vaisselles  du  Japon  ne 
servaient  jaunis  deux  fois,  cl  les  voùies  de  ses  6i;ouls  étaient  soutenues 
par  iWi  statues  de  vingt  mille  sequins.  Nul  lioaiii:e  ne  lit  un  plus  bel  em- 
ploi d'une  fortune  sans  cxf-mjde  dans  l'histoire.  Sa  maison  était  toujours 
ouiCiie  aux  arlisics  qui  s'absliaient  par  nuées  sur  ses  palais,  vivaient 
sous  .-on  toit,  maigeaieni  à  sa  table.  Là  régnait  l'éjalité  idéale  de  la  repu- 
Jhliciua  de  Platon;  là.  venait  le  chef  oie  la  chrétienté,  sans  suite  et  s  m 
pninpe;  là,  les  cardinauï,  dépotii  lés  du  cr.ractèrc  coîumandé  parleur 
fajig,  devisaient  avec  les  boulions  de  la  poésie  ;  l'archipoète  Camille 
Querno  y  rivalissail  de  verve  avec  Barabello  et  Gaëte;  Sadolet,  l'illustre 
Sailolei,  luttait  d''iiiiprovisatioii  latine  avec  le  cynique  Arétin  :  et  on  cui- 
vrait le  vainqueur,  ut  on  versait  de  l'eau  par  punition  à  celui  qui  hasar- 
dait un  vers  taux. 

Ce  fut  diiis  les  jardins  de  Cbigi  que  Léon  X  avait  invité  tous  les  Iiora- 
mes  cetèbrcs  d;  so;)  règne  qui  pouvaient  ju^tilier  une  haute  réputation 
de  piété  et  de  science  aux  yeux  de  l'ambassaileur  de  Portugal.  .Son  ex- 
cellence était  dé, à  d  uis  le  ja;  din,  accompagné  des  offi 'iers  de  sa  maison, 
lorsipi'on  anuoiK.a  l'arrivée  du  pa;)e.  Quoiqiio  a  scz  éloigné  de  la  porte 
principale,  il  s'arrêta  au  milieu  de  sa  suiie  ei  attendit,  inmobilc  et  !e 
chapeau  Mir  la  léte,  q:e  le  saint  père  approi  liât  du  rond-point  oti  il  se 
trouvait.  A  la  vue  du  pontife,  il  lit  trois  pas,  éiio  son  chapeau,  s'avança 
d'un  pas  en  ore,  cl,  pi  lyaat  respcctiieuseuienl  le  gei^ou  ganciie,  il  baisa 
la  uK;iii  que  sa  suiiilelé  lui  lendit  pour  le  rele\er.  Pendant  l'exécution  de 
quelques  luoreeanx  de  luits  que,  ou  se  promena  atiX  rayons  des  lampes  et 
dis  verres  t'e  couleur  qui  illuminaient  l'enceinte. 

L'heure  du  soupej-  soiina;  apiè;  devait  avoir  lieu  le  spectacle  préparé 
pour  l'ainbasaileiir  du  roi  J:aiiinauuel-le  Grand. 

Dans  un  rat  refour  de  ver:lure.  llaniboyant  de  lumières  jusqu'aux  plus 
l'ailles  lirsiK'hes,  ou  avait  cireuloireuient  élevé  des  uradins  charg''s  de 
fauteuils.  Au  centre  était  une  place  vide  :  c'était  celle  qu'allait  occuper 
l'uctetM'  destiné  à  remplir  la  soii  ée. 

L'tiinbassadeî-T  de  Portugal,  sons  un  extérieur  encore  plein  de  rénii- 
nisceni'cs  maures  dans  la  eouiie,  la  poitrine  ruissdanle  de  croix  lusitiiines 
et  casiillaniies.  était  penché  sur  le  fauteiul  de  Léon  X,  afin  de  recuediir 
les  renseiguemtns  que  ce  piincc  de  l'ICglisc  daignait  lut  communiquer  sur 
sa  cour. 

Denière  Léon  X  étaient  placés  ses  cinq  cardinaux  d'honneur,  ses  con- 
fidensles  plus  intimes,  ses  favoris  1rs  plus  comblés  de  gi  aces  :  Al|.hui;se 
Pctiiirei,  liardincllo  de  Sauli,  Itaphaél  lliario,  l'rançois  Sodcrini,  Adrien 
Coriietto.  Noblesse  dé  sang,  dignité  d'caiploi,  majesté,  grâce  tlu  corp-, 
.souipiuositc^  lie  costume,  res;ileiidipa:ent  avec  ces  hiiiiriies,  objets  de  la 
jalouse  aiiiniiuilo»  de  tous  le<  homme'.  Chacun  désirait  être  à  leur  place; 
eux  n'avaient  pins  rien  à  désirer,  si  ce  n'est  la  coutiiiuaiion  de  cet  inclla- 
ble  ilenii-souiireqnc  leurciuoyait  de  temps  en  temps  Léon  X.  q  i,  ne 
pouvant  les  faire  papes  comme  lui,  s'abaissait  il  être  caidi'ial  avec  eux.  — 
Viiitii  mes  philosophes  platonieiens,  dit  I  éou  X  a  l'ambassadeur;  c'est 
Jirsile  Ficin.  qui  sait  beaucoup  mieux.  Dieu  lui  panlon-ic  comme  je 
l'absous,  |j  Phéilou  que  le  droit  canon.  Ceux  ipii  causeot  avec  lui,  on 
les  noi'jiue  Jean  Artyropile,  Démélrius  Chaleontlyle  et  Pierre  i:gynètes, 
lous  trois  Grecs  :  ils  se  l'croiout  mer  pour  Arisioie.  Je  vous  ussuri  qu'iLj 
i'oul  lu. 


Au-dessous  d'eux,  vous  remarquerez  une  tf  te  bien  prii-c  poy  le  sa- 
voir qu'elle  renlcrnic.  Cet  hoiim.c  m'a  fil  un  ci 'eau  (pie  j'r>iime  tjn 
royaume  :  de  laboayede  C  rw-y  en  \Vcsipli;iiie,  il  a  ap  oiié  à  Rome 
les  cinq  premiers  livres  de  Taci'e.  Notre  lrésori^r  lui  a  cuuiplé  cinq  ctuts 
sequins.  Le  tié-.orier  s'est  acqutté,  le  pai)e,  non. 

Les  hommes  que  U-on  X  dé.-ignait  à  l'envoyé  da  roi  Emmanuel  étaient 
non-seiilemcnl  des  Oambcaux  <<c  scieiice  et  des  étoiles  de  poésie,  mais  la 
1  lupait  remplissaient  d'importairt-'s  missieus  politiques  auprès  de^  cours 
éti aiigères.  Ucaibo  était  cardinal,  et,  ainsi  que  Navagiro,  poète  cl  am- 
bassadeur. De  C':ltc  tsia:)'èie,  Rome  envoyait  sotts  toutes  les  fermes  la 
foi,  les  ans  et  la  religion  au  bout  de  1 1  ter  re. 

Ces  noms  latins  et  grtcs  f|uc  les  écrivains  adoptaient  alors,  attestaient 
leur  enthousiasme  cl  leur  vénétaiion  pour  l'antiquité.  L'ti  i.oin  grec 
était  pour  eux  l'engagement  glorieux  d'être  Or;  es  dans  b'urs  œivrs. 
Leurs  noms  de  famille  se  sont  ainsi  perdus;  mais  leurs  famill-'s.  r'ria'rut 
kslettics.  Par  cette  métamorphose,  la  science  élabisaii  une  fraternité 
universelle  en  Europe.  Le  pauvre  et  lude  luineiiralleuiciiid  ap  i.-le  Teire- 
!\oirc,  Schvvarzertlc,  prenait  l'euphonl  tue  no.n  yrec  de  Mi-laneliio  •,  et, 
du  même  coup,  il  devenait  le  conte  nporain  ilc  Platon  ,  et  co'respdii  a  t, 
non  a\ec  Di  lier  lout  court,  <discur  lourjjci'is  de  De\(  ntrr  sur  li  lîone, 
mais  av.  c  Didier  devenu  De-i  lerius,  citiy-n  de  Rome  ;  avec  Didier 
changé  plus  pom[)eusenii  nt  en  Éiasnic.  pliilosiqihe  d  Atliènes. 

—  El  quels  font,  s'infurma  l'ambasiadeur,  ces  deux  peisotinagesp'acés 
à  côté  d'Arcoinboldo? 

—  A  ta  droite,  le  Napolitain  Sannazar  ;  à  sa  gauche ,  DcinLo  de  Ve- 
nise. 

—  Ce  srnt  les  deux  moitiés  de  Virgile. 

—  Merci,  Adrien,  dii  Léon  X  e  i  se  retoarnan'  vpra  le  rariliia'  Cor- 
netto  ;  bien  dit.  Continuer  à  nous  désiguer  c-'ux  qui  mériteront  i''atliniiua 
de  l'ambassadeur  de  iioiri"  lis  bien-aimé  Enimanuil. 

— Puisque  votre  saiuelé  le  perm''i,  au  gra  I  n  ihferieurei  dans  la  d'rcc- 
lion  de  ce  pilier,  cet  homme  triste,  véiu  de  noir,  tenez,  qui  reL-ardc  vers 
nous,  c'est  Folcngi  de  Manioue,  le  joyi.ui,  le  fou,  l'ex  ravpgaiit  Foleugi, 
plus  coni;U  som  le  nom  de  Meiliiio  Coic.ijo  ;  c'.  si  un  géni"-.  Si  i'liiro(ie 
savante  ai>précie  st  haut  ses  poèmes  inaro  ou  ques,  m  lange  b  r'e.-que  (.'c 
latin  et  d'une  foule  de  dialectes  p'pulare-i  d^  l'Il  be.  c'.  st  (fu'il  a  de- 
viné une  de  ces  cordes  retenti  s.inles  qii  vibrent  loiig-leui,  s.  11  iniireeii 
trouva  une.  Virgile  aussi.  Les  purivtes  ii'à.u.ul  noire  Fulengi:  ii  c^l  vrai 
que  le  peup'e  ne  connaît  guère  les  p  ;ri'.ies. 

—  Doucement,  Corn;ito,  on  nous  entend.  Je  ne  veux  pas  me  f.'xhcr 
avec  mes  grammairiens.  Modérez-vous;  j'aspire au;si  à  l'iulailtibilitô  te  la 
langue. 

Adrien  s'inclina  ;  on  lui  sourit,  il  continua  : 

—  A  côté  de  Folejiii  >  st  uiiaulre  poêle  de  son  e.^pèrc,  Fra'-çijsCeini, 
qui  passe  sa  vie  cou;  hé.  L  a  dé^i'ii  lu.'i  srs  dom  sliqi  s.  .-ou-  ijU'-lcjie  pré- 
texte que  ce  soit,  de  'Ui  apjorii'r  ni  b  unie  ni  m.iuvase  imu  ilie.  Ii  ne 
s'éveille  que  pour  ,'e  moquer  île  l'huaianii,-  et  il  ne  s  ri  le  bras  de  des.-uus 
ses  dra])sque  iiour  lii-seriouiber  à  terre  des  suil.ses  plus  aigres  que  la 
vapeur  des  marais  pontiiis. 

—  Vous  aile/,  trop  loiii.  Adrien  ;  vou"  oubliez  nu"  sa  dernière  épj- 
grainaie  est  conire  iioMe  sainteté.  Je  pard'iiac  vo:oiiiieis  ai  |ioé.o  ;  ui.qis 
je  n'absous  pas  lexiiiicateur.  Ma  taiuicté  L1c:iSlC  vous  couJumae  aa  si- 
lence pour  liiv  minutes. 

La  punition  fut  iniligée  avec  tant  de  grâce,  que  Corncllo  saisit  îc  bas 
du  maiiieau  de  Léon  X  et  le  baisa. 

Ce  fut  Léou  X  qui  dit  il  l'ambassadeur  : 

—  Celte  rangée  de  fauieui's  contient  inr.s  poètes  laiins  :  c<"ux  qni  ne 
contient  leurs  pensées  qu'à  la  langue  ae  n<s  ancéires;  qui  ire.Nii.'ueiii  pas 
encore  assez  la  langue  italienne  pour  y  a  coupler  kv  r  fie  e  inaginaiien. 
C'est  mon  Latiuin.  Apol  ou  cl  les  muse.s  veuiih  lU  qu'ils  rùiieni  p.  s  à  se 
repentir  d'avoir  éirit  leurs  ouvrases  dans  une  langue  d  uii  les  uioilèles 
écrasèrent  toujours  les  iniit  leurs!  Rerab"  a  d  J  i  eu  le  bon  s  u;  de  retour- 
nerà  sa  belle  muse  vénilieuue;  d  n'en  et  pas  ntoiiis  la  j  n  micro  lleci  de 
la  guirlande  de  nos  prèles  laiius.  Après,  vient  Sailo'et,  C'  lui  qui  e.-t 
chauve  :  nous  rouiiirons  bieniùt  telle  place  uue  du  bonnet  de  caidiLoL 
Mais  où  c.-i  donc  Angurclb  ? 

—  Au-dessous,  répondit  le  carditia!  R'ano. 

—  Pardonnez  à  la  failile.ssi-  {"e  tua  vue,  ambaf.'sderr.  jo  la  perds,  et 
chaque  joui- davantage.  Quand  j.' n'y  vermi  plus.  Rémi  écrira  u:ie  cbar- 
maire  épigramuie  ;  il  ili  a  q  le  le  pa-ieurdcs  peu|4e«  «si  avi  iigle. 

—  Votre  Sainicié  lui  au-  a  vd\i  le  niéiLe  de  l'iuveiuiun,  diî  l'ambassc- 
deui',  q'ji  s'eiail  tu  ju>que  à. 

—  Oh!  oui,  aj  >iila  le  pipe,  c'est  toujours  une  rofSoLst'on  q  lo  de 
l'avoir  l'aile  avant  lui.  Aiigundli,  coiilluu.i  til.  von.*  lire»  si  t:tiyi<  flfuie, 
{ait  (te  l'aire  de  l'or.  (JuonI  il  me  -'édl.i  re  p^.èiie,  ic  'u  iVmis  nue 
bourse  vtvie.  Après.  Marc  Jérfi.ne  Vidj  l'c  Crémone,  l'auleiir  du  puèmc 
iiiliiulé  le  Jeu  d'échecs,  sacrUiV  la  iiis.  Je  .lésiror.iis  pa-seï  FrasmUT.  à 
cause  inéiiie  de  l'ouvra^'o  qui  a  eu  un  rete.'itis.<!eineni  -i  clto  '  :  ni.ds.  .-ap- 
proi he2,  à  voix  basse  ei  ei>  latin  loin  «e  dii  :  Pe  luor  ,i  ;  c'cit 
une  veiigeanicconiic  les  armé''s  de  Louis  XII.  C  I  i  ■  Fiasca- 
lor  presque  en  entier  de  s;)u  enibeuiioint.  c'est  Kit  lié  e, 
adroit  publique  ;  suivez,  Flamiuio  :  les  trois  îrères  «:«,  '  ; 
Lxlio,  Caïuiiki  Trifonoe,  Dendo  d'Assise;  A(±iUe Boccbi,  sui nomme  Pui- 


ttfl 


LE  MAGASm  LITTÉRAIRE. 


lerote;  Gabriel  Faërne,  auteur  d'admirables  Tables,  Adamus  Fumauus , 
auteur  d'un  poème  eu  ciuq  cUaui;  sur  les  règles  delà  logique. 

Ua  peu  fatigué  et  déguisant  mal  un  accès  de  soulTruuce  qui  colora 
tout  à  coup  ses  joues,  Lion  X  étoulTa  uu  petit  cri  daus  son  oiou- 
choir  ;  ce  ne  fut  qu'un  instant.  11  sourit  et  se  pe.icha  encore  vers  Adrien 
Cornetto  :  Parlez,  notre  cardinal  ;  nous  levons  l'interdit. 

—  Seuls  et  à  distance,  placés  sous  ces  lampes,  continua,  tout  ému, 
Adrien,  à  qui  Is  douleur  du  pape  n'avait  pas  échappé,  s'élèvent  deux  hooi- 
nies  rares  et  également  à  craindre  pour  leurs  ennemis.  L'uu,  celui  qui  a 
la  raideur  d'un  sénateur  des  temus  latins,  c'est  ua  soldat,  c'est  uu  histo- 
rien, Guichardin.  Il  a  écrit  l'histoire  de  son  pays  après  l'avoir  défendu; 
mais  il  a  juré  qu'elle  ne  paraîtrait  qu'après  sa  mort.  Voilà  pourquoi  sa 
main  est  si  fermement  scellée  à  sa  tiaocbe  :  elle  retient  une  vérité.  L'in- 
flexibilité de  ses  JMgemens  sur  le  siècle  est  tempérée  par  le  caractère  de 
son  voisin,  Paul  Jove.lqui  a  deux  plumes  à  sou  service;  l'une  de  fer,  l'au- 
tre d'or.  Malheur  à  qui  ne  paie  l'as  la  dépense  de  sa  maisuu  des  champs; 
il  lit  e  ta  plume  (le  fer  et  il  blesse.  «Comment  voulez-vous  que  je  vous 
épargne,  répondit-il  à  un  homme  qui  se  plaignait  de  sa  véaahté,  j'ai  une 
mattress  '  qui  me  ruine  en  bains  de  senteur  ?  '> 

Un  rire  involontaire  partit  des  lèvres  tie  l'ambassadeur. 

—  Ne  liez  pas  ainsi,  seigneur,  le  rire  de  l'euvoyé  porterait  malheur 
au  règne  du  souverain.  Jove  avilirait  le  Portugal  dans  ses  pages. 

Cornetto  se  tut  de  peur  de  blesser  ses  nobles  auaiieuis;  mais,  il  ache- 
vait à  peine  d'esqeissi  r  ces  deux  portraits,  qu'une  rumeur  du  dehors  an- 
nonça l'arrivée  des  datues. 

Véronèse  a  lidèlemcnt  reproduit,  dans  son  admirable  tableau  des  Noces 
de  Cana,  la  fierté  dédaigneuse  des  femmes  italiennes  de  cette  époque ,  la 
magnificence  orientale  de  leurs  robes  traîuaiites.  Celles  qui  pénetièrent 
dans  le  cercle  étaient  suivies  de  beaux  îcvriers  qu'elles  menaient  eu  laisse 
avec  des  cordons  de  soie  et  d'or.  Ces  élégans  animaux  montraient  à  leurs 
colliers  les  armes  de  famille  de  leurs  nub  es  mjliresscs.  Au  port  de  tcie 
de  ces  femmes,  à  leurs  épaules  blaaches  et  arquées  ,  à  leurs  piolils  lo- 
inalns  ou  vénitiens  b'en  sculptés,  on  eût  dii  des  Maïa,  des  Cybèli's  anti- 
ques; à  leurs  yeux  sombres  et  voiléi,  des  saintes ,  mais  des  saintes  dont 
les  mères  avaient  vécu  à  la  cour  d'Alexandre  VI.  Luxe  un  peu  perdu  de- 
puis ce  ponùfe  à  cause  des  diUéremls  de  ses  successeurs  avec  les  sou- 
dans  d'Egypte,  leurs  robes  étaient  soulevées  par  de  jeunes  liihiopiens 
noirs  comme  la  nuit.  Du  milieu  d'elles  se  détachait,  par  son  cxiréïije  jeu- 
nesse, la  bi'lle  Licla,  depuis  quelques  mois  apparue  dans  le  tourbilon  de 
Tiome.  Sa  timidité  contrastait  avec  l'assurauce  de  ses  compagnes.  Les 
fleurs  allaient  mieux  à  ses  cheveux  que  les  diaraans.  C'était  l'églogue 
latine  des  temps  de  Virgile  ;  elle  était  digne  d'un  consul.  Brune  mai»  blan- 
che, Gallus  lui  eiit  dit  :  Jeune  file,  cache  tes  cUeveut  ;  jeune  (ille,  ca:he 
ton  sein.  Mais  Lida  n'ava  t  pis  lu  Gailus  ce  jour  là.  Il  n'y  avait  rien  de 
chrétii'u  en  elle;  aussi  la  mélimcolie,  cette  coujeur  de  l'àme,  manquait  à 
!  sa  perfection.  Horace  l'eût  invitée  à  ses  soupers  de  XibiU'î  mais  Jésus- 
Cdrist  n'en  eût  pas  voulu  à  sa  descente  de  croix  pour  essuyer  son  visage 
ensanglanté.  Ce  n'était  ni  Marthe,  ni  Madeleine;  c'était  LiJa,  c'éiait  Les- 
bie.  Il  n'y  avait  aucune  rilace  pour  elle  dans  cette  succession  de  femmes 
belles  mais  pures,  qui  part  de  Ra,  hel  qui  tondait  les  brebis  et  va  à  sainte 
Geneviève  les  menant  à  l'atireuxoir.  Elle  n'aimait  du  catholicisme  où  elle 
était  peut  cire  née  que  ses  pompes  et  ses  mystères;  Christ  lui  plaisiil 
tomme  homme,  avec  sa  cheveluie  blmde  etsun  blond  sourire,  et  sa  dou- 
ceur, lorsqu  il  parlait  pensif  et  accoudé,  aux  laveuses -de  la  piscine  ;  mais 
elle  déiournait  son  imagiiuiionde  thiis'pâle  dans  un  linceui.  Liila  divi- 
nisée, eût  été  dans  le  ciel  Bérénice,  mais  non  l'étoile  du  matin  de  la  suave 
litanie.  Les  yeux  baissés,  le  front  pirtugé  par  un  voile,  la  déiuarche  mo- 
deste, elle  s  assit  au  murmure  d'exlas  ;  des  assistans. 

Au  moment  où  les  femmes  étaient  entrées  dans  le  cercle  ,  on  avait 
brûlé  des  parfums  sur  leurs  pas.  En  se  répandant ,  la  vapeur  des  casso- 
lettes et  des  encensoirs  avait  gazé  la  scène  ,  et  enveloppé  les  groupes 
d'un  brouillard  mystérieux  et  embaumé.  Vus  à  travers  ce  riileau,  ces  prê- 
tres, enchâssés  dans  le  brocard ,  ces  princes,  si  somptueusement  vctus , 
ces  cardinaux,  avec  leurs  habits  de  feu ,  ces  couriisannes  à  demi-nues,  ce 
pape,  Jupiter  «le  celte  pompe,  semblaient  un  autre  Olympe.  Rome  avait 
retrouvé  ses  dieux,  perdus  depuis  quinze  siècles;  et,  de  l'arène,  les  mar- 
tyrs de  Néron  étaient  montés  aux  premières  g  deries. 

Au  milieu  des  daaies  marchait  un  jeune  homme  de  la  figure  la  plus 
touchante,  Uiissant  Uoiier  sur  ses  épaules  de  longues  ondes  de  cheveux. 
Ou  eût  dit  un  page,  it  son  airpctatiou  à  caujer  avec  toutes  ces  femmes 
dont  lapins  beHc  si'mb'ait  si  mère  et  la  plus  jeune  sa  sœur  jumelle.  Ap- 
pnrcmineni  il  uc  c  faisait  faute  avec  elles,  en  moiilant  de  graiiins  en  gra- 
dins, ni  de  plaisanlei  ics,  ni  de  propos  galans  ;  car  e  les  avaient  l'uir  de  le 
çromlrr  rie  n'être  pas  pi  :;s  réservé  en  pi  ési  nrc  de  l'assembée.  Lui ,  pour 
t  )  u:*  réponse,  surcharge  d;  l'une  du  bouquet  qu'il  avait  en'evé  à  l'autre. 
E  tpo'inant  charuof  le  pardonnait  de  bien  bon  cœur  et  en  riant,  comme 
on  ferait  pour  un  enfuit  royal  gà  é  pir  s  .n  gouvrnieur. 

L'éiuurdcrie  du  chevalier  si  peu  discret  futiemnniuéc  de  Léon  X  , 
qui  ne  fut  cepen'Icnt  p.is  le  dernier  ii  l'accueillir  de  loin  par  le  plus  bien- 
vedlantvi'age.  Cet  incident  n'eût  pas  attiré  autrement  l'atiention  de  l'am- 
bassadeur, si,  renchérissant  sur  la  Lgènié  de  son  introilnctioii ,  le  nou- 
veau venu,  qui  n'était  apièstmit,  pour  qu'on  le  reminiuâl,  ni  prince,  ni 
ptflat,  ne  fût  allé  s'asseoir  dcns  la  galerie,  en  face  de  celle  du  saint-père, 
h  cô««  duc  humms,  *»ol«  l'an» s»  grave  imlluds»  Ig  coud« stu' IDJ[,B,S.çoii* 

-  I^Ko'H  — 


son  menton  pensif  dans  la  main.  Ce  rapprochomnct  choqua  le  grave  Por- 
tugais ;  il  voulut  avoir  raison  de  sa  surprise. 

0  Vaut  il  bien  la  peine,  mon  p?re,  que  je  vous  demande  quel  est  ce 
jeune  homme?  —  Son  visage  semblait  ajouter  :  si  peu  respectueux  pour 
vous  et  pour  moi,  —  assis,  en  ce  moment,  auprès  de  ce  spectateur  qui 
n'est  pas  sorii  un  instant  de  sa  rêverie  ?  »  •>* 

Sur  un  geste  de  Léon  X,  Bembo  quitia  sa  place  du  gradin  inférieur,  et 
courut  se  placer  enre  l'ambassadeur  et  le  saint-père. 

"Apprenez,  Bembo,  àmouseiga;ur,  quels  sont  ces  deux  ^hommes, 
vous  qui  êtes  leur  ami. 

—  Et  je  m'en  lais  gloire. 

L'un  est  Michel  Ange  Buonarolti  ;  l'autre,  Raphaël  d'Urbino,  »  mh 

Involontairement  l'ambassadeur  se  leva,  et  cela  avec  une  si  vive  curià? 
site  que  les  deux  artistes  s'aperçurent  de  l'intention.  Surpris  à  son  tour, 
l'amb.issadeur  inclina  jusqu'au  velours  de  la  galerie  un  salut  que  son  rang 
ne  lui  imposiit  qu'envers  les  souverains. 

Un  éclair  d'orgueil  courut  sur  les  lèvres  du  pontife  à  cette  déférence  ao 
cordée  au  méiiie  (le  deux  de  ses  sujt^is,  l'un,  la  gloire  de  son  prédéces- 
seur Jules  II,  son  plus  beau  legs;  l'autre,  sa  gloire  exclusive.  Laspouta- 
néiic  de  l'hommage  ne  douna  pas  le  temps  de  remarquer  la  violation  de 
l'éiquette. 

Le  héros  de  la  fête  parut  enGn;  te  phénomène  attendu  s'avança.  J4il» 
qu'au  milieu  du  cercle.  11  salua,   .ne,  jnu  o  -;»if-  >io«  ,/u'jï 

.,r    ^    ■  •     ■■•'  ■■•  "''■■  '"''■*^- 

m.  ^9& 

Cet  homme  savait  tout.  Beaucoup  pouvaient  lui  être  'comparés  pour  la 
prétention  ii  l'univcrsaliti,  car  l'univer.^aUié  était  la  manie  du  siècle  ;  au- 
cun n'avait  comme  lui  le  droit  de  s'en  croire  en  possession.  Il  avait  des- 
séché son  corps  et  son  ame  à  l'étude.  Sa  maigreur  seule  égalait  son  uni- 
versalité. Plus  repliement  que  l'e.iîpruuieur  de  Sliakcspcare,  il  avait  payé 
par  des  équitaU'  ns  de  chair  les  prits  que  lui  avait  faits  la  srience.  Sa  tête 
seule  a»ait  aiquis  uu  élira)  ant  iléveloppeniont  aux  dépens  de  toutes  les 
parties  inféiieuies  de  son  être  physii|iie.  Sa  tète  avait  pour  ainsi  dire  man- 
gé son  co  ps.  Il  la  poitJit  comme  une  lanterne,  et  ses  jambes  n'en  avaient 
pas  plus  la  conscience  qne  le  po'eau  du  chemin  n'a  le  seniiiueni  de  la  lan- 
terne clouée  à  S'jn  exiriiuié.  Il  était  comme  l'arche,  la  suiihèse  mou- 
vante de  l'uniNes.  L'éléphant  çL  le  ciro.'i  se  trouvaient  en  lui.  Les  hommes 
savent,  lui  coiiicnaii.  Physiquement  il  causait  de  l'horreur,  inui-aicmentde 
l'effriii  mêlé  à  beaucoup  de  i  ailierie.  Il  y  avait  du  (ou ,  du  malade  et  du 
damné  dans  cette  caverne  osseuse  où  se  cachait  la  béte  de  l'orgueil. 

Ceci  n'est  point  un  portrait  de  fantaisie  pnur  qui  connaît  son  seizième 
siècle  ;  c'est  l'empreinte  sinon  complète ,  du  moins  consciencieuse  de  la 
folie  de  runivcrsalilé,  fléau  passé  cornue  tant  d'autres  fléaux ,  peste  noire 
de  l'esprit.  -.,x._  •._ 

Cet  homme  savait  tout  et  autres  choses.  i*r^ 

Toutes  les  langues  vivautes  et  moites ,  il  les  érrirail  et  il  les  parlait  ; 
ceci  s'entend  du  ch.ildéen  comme  du  basibrcton  ;  il  connaissait  la  théolo- 
gie et  l'éqnitaiion  ;  les  ar:s  et  les  métiers  ;  il  était  capable  de  construire  un 
temple  eiune  paire  de  sou'iers  ;  fort  dans  l'astrologie  et  dans  la  cuisine,  il 
l'était  également  sur  la  métaijhysique  et  sjr  Ii  danse;  bon  général  et  bon 
prêtre;  cardinal  et  spalassin  ;  il  conmii'sait  toutes  les  propriétés  de  l'â- 
me, et  cnrnblen  il  entrait  de  fils  dans  une  toile  d'araignée;  il  savait  le  poids 
d'un  atome  et  celui  des  étoiles.  N'était-ce  pas  un  fou  ou  un  damné':* 

—  Qu'on  1  interroge,  commanda  avec  dignité  LéonX,  et  dutonavec  le- 
quel Diocléiien  aurait  dit,  quelques  siècles  auparavant  :  Qu'on  le  livre  aux 
lions  ! 

Une  vois,— c'était  celle  de  Marc-Antoine  Raiinondi  le  graveur,  deman- 
da :  Combien  y  a  t  il,  seigneur,  d'Evangiles  apocryphes? 
Il  lui  fut  répondu  sans  hés  latlnn  : 

—  Trente-neuf  jusqu'aujourd'hui.  .._'-' 
En  quelle  largue  fut  écrit  le  premier  ?  _„ , 

—  En  syriaque.  iIotcc  lutl  Ii   , 

Un  sourire  d'êtonnement  circula  dans  rassemblée,  d'oii  partit  cette  au- 
tre quesiion  : 

—  Quel  est  le  plus  violent  purgatif?  j|  ..minu  • 

—  L'fupborbe.  <)i  sne  ■■ 
L'intin  loi  uietir  se  tut;  UH  autre  reprit: 

—  Qui'l  rst  le  sijiè.ue  mois  de  l'aunéc  des  Ethiopiens? 

—  Jjchuhlili. 

L'attentioii  rçdoablait.— Dites ,  s'écria  une  vcix,  quelques-uns  des  ani- 
maux anli;)aihii|nes? 

--  Le  crapaud  et  la  belettç,  ,|;^lôphant  et  le  coq  ,  le  scorpion  et  le  cro- 
codile. I ,   ,     1 

—  Bien  !  Sauriez-vous  dire  maiptej)(J,ntle  nombre  d'utilités  que  les  Baby- 
loniens attribuaient  au  palmier?    ,  ,,|^j.  ,ii,;Li' 

—  Trois  cent  boixanle.  ,uu\u.R\o-)g  T)ii':»n, 

—  Quel  est  le  plus  souverain  remc  le  contre  la  pierre. 

—  Les  cigales  et  1rs  mouches  luis  intes. 

Ci'S  réponses,  qui  ne  se  faisaient  ,ainais  attendre ,  émerveillaient  de 
plus  en  pins  randitiiire  alteutif.  On  avançait  la  icie  pour  voir  la  figure 
pâle  du  pliéUDinèiie,  cl  on  la  relirait  pleine  d'ellioi  après  l'avoir  contem- 
plée. On  s'écliaullait.  C'était,  parmi  lc3  théologiens ,  les  philosophes ,  let 
po^içs^  ^Cf  8l'ain[ûairiçn3,>,]çâ,,erii^tq?,»,|i  qui  la  quesljonneroit  le  première 
I  îb«rc9Ji'03  8oii3iii  Jicî'jus  sdaotjà'»  sV- 


LE  MASASm  LÏTTÊRAIIU?.- 


87 


Léon  X  éiait  rayonnant  de  joie.  Qucliuefois  il  daignait  lui-même  inviter 
d'un  signe  les  personnes  de  l'assemblée  à  controverser  avec  l'oinnisa- 

vant.  .    ,    „    ^  • 

Il  fit  un  siftne  à  André  Navacero,  qui,  comprenant  le  désir  de  Sa  Sain- 
teté, le  sjiislii  sur  l-ecliaaii).  Il  avait  sa  question  toute  prèle. 

—Docte  ur,  dites-uotis  si  le  navire  des  Argonautes  construit  par  Tbésée, 
et  qui  subsistait  encore  du  te  nps  de  Démétrius  de  l'halère,  était  toujours 
le  mi^uie  navire  ,  quoique  1rs  maicriaux  dont  il  avait  été  primi  ivcmcnl 
formé  eussent  été  remplacés  piè  e  à  pièce  par  d'autres? 

—  Oui,  c'était  le  même  navire  ;  car  le  peuple  de  Rome  est  touiours  le 
même  peuple,  quoiqu'il  se  soit  renouvelé  bien  des  fois  depuis  HUéa  Sil- 
via. 

—  Pétition  de  principe!  cela  n'est  pas  répondre. 

Kavagcro,  surnommé  le  Scott  espagnol ,  soiinici  riposla  au  docteur: 

—  A  votre  avis  donc  un  troupeau  légué  à  quelqu'un  par  testament,  est  à  ce 
quclqu  un,  bien  que  depuis  l'acte  de  donation  le  troupeau  se  soit  renou- 
velé di\  fois  ? 

—  Vous  I  avez  dit.  Distinguez,  pourtant.  Pour  la  physique,  ce  n'est  pas 
le  même  tioupeau  ,  pour  la  justice  ,  oui.  —  Un  testament  est  un  acte  de 
justice  :  le  trnupcau  n'a  pas  changé.  Sans  cela  le  légataire  aurait  aussi 
changé  avec  le  troupeau,  et  ny  aurait  aucun  droit;  ses  ongles,  ses  clie- 
veux,  son  sang,  tout  son  être  s'éant  renouvelé. 

Navaiicro  s'<issit  ;  il  partagea  les  bruyantes  félicitations  que  la  sagacité 
de  son  inier:ocuicur  avait  méritées. 

Sans  préparniion  un  i.ros  cbaiioine  s'écria  : 
,    — Docteur,  quel  est  I  homme  le  plus  heureux  de  la  terre? 

—  L'hoiune  le  plus  heureux  de  h  terre  est  celui  qui  éprotive  tous  les 
malheurs,  car  il  ne  lai  en  reste  plus  à  craindie. 

Ce  sopliistne,  renoiivi^ié  très  adroitement  de  la  philosophie  d'Epictète  , 
goidcva  d'unanimes  applaiidis-emens. 

On  co?iiinua  à  m.iriyriser  le  savant  de  questions  ardues. 

Un  archiprctrc  se  levé;  sans  rire,  mais  non  sans  faire  rire,  il  demande 
avec  louie  la  praviié  d'un  t héologien  : 

—  Quel  est  la  taife  du  dialile,  lumineux  docteur?    "I  '"'  "    '"  |"  "' 

—  Luc  fera  sin  coudées;  Beli^hégor  eu  a  cinq  et  un  pied;'  Asfat^lh  et 
Déliai  ont  trente  coudées. 

—  Il  a  dit  Mai,  afTiima  l'interrogateur, —  pas  un  pouce  de  moins. 

S'ir  le  geste  d'invi  ation  du  pont  fe,  le  théologien  le  plus  famé  du  temps 
W  leva  :  on  I  écouta  :  —  Il  dit  : 

—  Combien  d'anges,  docteur,  peuvent  danser  sur  la  pointe  d'une  ai- 
guille ? 

On  ne  respirait  pas  de  curiosité.  ,"' 

—  Treize  millions  sept  cent  mille  quaTe-vingtSiMiéùf. 

—  Il  ue  s'est  pas  trompé  d'un  orteil ,  jura  en  s'asseyant  le  grand  théolo- 
gien. 

— Mais  vous,  interrompit  une  espèce  de  sanglier  scnlasliqnc  qu'on  ne  lii- 
chaitque  dans  les  grandes  occasions  ,  une  espèce  de  béte  féroce  nourrie 
desylli'gisinfs  à  travers  les  barreaux  d'une  cage,  un  sop'oste  armé  d'ar- 
gumentations tmpoisonnécs,  ayant  la  langue  aiguisée  en  léme  et  la  queue 
terminée  en  euiliymèuie;  mais  vous ,  qui  savez  tout ,  dites-nous  ce  que 
vous  ignorez? 

Oui!  —  0  tu  qui  omnin  sels,  die  mihiquid  nescis? 

La  question  eut  un  immense  accueil  :  tous  les  lo|{icicn3  pâlirent, 
--^»-  La  science  n'i^n  oie  rien,  lépondit  le  phénomène. 
:^-  Donc  m  ignores,  riposta  en  rugissant  le  sophiste;  ergo  nescis,  El  il 
se  tournait  à  dioiie  et  ii  gaiiche  comme  un  tigre  vainqueur  d'un  lion.  Un 
morceau  de  l'argumcnldiion  pendait  à  ses  lèvres  ,  qui  scmblaieul  saigner 
de  l  ciicri'. 

—  Ergo  nescis  !  Donc  lu  isnores ,  répéta  t  il  ;  car  tu  ne  rais  pas  ce  que 
tu  ignores.  Nescis  quod  nescis.  Argumentum  ad  Iwminem,  atque  ila 
probabo.  Je  le  prouve. 

—  Pour  tout  savoir,  il  faut  savoir  ce  qu'on  ignore  ;  or,  tu  ne  sais  pas  ce 
que  tu  ignores, 

Ergo.  Tu  ne  sais  pas  tfiut.  TAescis  aiiqwd.  Tu  ignores  quelque  chose. 

Lcylogstue  inspii-o  comme  le  ca;ion  une  fois  sur  le  champ  de  ba- 
taille :  l'encre  a  un  goût  comme  le  Kang  Le  docteur  était  haletant  ;  il  se 
léchait,  il  passait,  en  a  tendant  la  réponse  de  son  aniagonisie,  se-i  doigts 
dans  sa  barhe,  fauve  cii'iiérc  toute  mou'lléc  de  la  bave  qu'il  avait  répan- 
due. F.t  l'assemblée  partageait  en  quelque  sorte  l'éiniition  de  ces  deux 
étranges  savans.  I.a  foule  est  toujours  la  même.  Cet  bouiiuc  tenait  lieu 
d'une  béte  à  dévorer. 

Dans  ce  mmnent  d'anxiété  générale  ,  Léon  X  avait  posé  avec  abaniion 
sa  main  sur  l'épuile  dp  l'ainbassa  leur.  11  était  heu'cux.  Quint  à  l'omni- 
savant,  il  était  impussilile.  Les  sympalhibs  et  les  olijcrtidns  tonnaiont  iiiu- 
tilctneiit  il  ses  oreiles.  Il  écoutait  sans  faire  semldmt  de  méditer  sa  ré- 
ponse, tt  lorsque  le  singulier  scolasti(|ue,  l'œil  en  feu  ,  Is  dents  acérées, 
la  lui  icdemaMd.i;  il  répondit  sùcht-ment  :  Jcjiic  la  conséquence. 

—  Tu  nies  ton  père  ,  donc  ,  hurla  le  sanglier  ;  nier  la  conséquence  I  II 
nie  la  conséquence  ,  (itil ,  en  se  tournaut  vers  l'assemblée.  Qui  ajamais 
nié  une  conséquence  ? 

—  Moi!  riposta  le  phénomène  avec  un  nançrfroid  ad.iiirable. 

Il  n'en  fallut  pas  davanla|.:e  pour  soulever  une  tempête  dans  le  cercle. 
Ailleurs  qu'à  Home,  ailleurs  qu'on  présence  du  ponii:e  le  plus  doux  de  la 
terre,  au  fgufji  d'ua  çloilre ,  cette  réponse  eût  fait  tii  cr  les  couteaux  de 


leurs  gaines.  Qunnd  Léon  X  vit  la  querelle  sur  le  point  de  passer  de  la 
rhétori  iuc  aux  coups  de  poings  ,  il  fit  un  geste  et  on  musela  le  sophiste  , 
qui  s'assit  en  rugissant.  Léon  X  se  i;encha  ensuite  vers  un  cardinal  de  ser- 
vice assis  à  sa  giuche,  et  lui  dit  quelques  mots  à  voix  basse. 
Le  raidi  I  se  leva. 

—  Que  la  plus  jeune  dame  de  l'assemblre,  dit-il,  adresse  une  question  à 
'homme  universel;  c'est  le  vœu  de  notre  saint  père. 

Cette  désig;  ation  de  la  plus  jeune  ne  devait  causer  aucune  jalousie  par- 
mi les  dames,  tant  la  dillércnce  d'âge  était  notable  entre  Lidi  la  courti- 
sane et  ses  coTpagnes. 

Lida  rougit  et  demanda  d'une  voix  qui  fut  entendue ,  car  jamais  le  si- 
lence n'avait  été  plus  grand  : 

—  Illustre  docteur,  (luelle heure  est-il? 

L'omni-savant  fut  atterre.  Et  celui  qui  n'avait  fléchi  devant  aucune 
question ,  et  on  a  pu  ju.'er  si  el.es  étaient  embarrassantes,  ne  trouva  rien 
à  répondre  à  la  belle  Lida.  11  avait  dit  sans  sourciller  la  taille  des  démous 
et  des  anges ,  et ,  à  sa  honte  ,  il  ignorait  l'heure  qu'il  était.  Muet  pendant 
plusieurs  minutes ,  il  avoua  enlin  en  frémissant  qu'il  n'avait  rien  à  répon- 
dre. 

Fort  innocente  de  la  confusion  qu'elle  avait  causée  au  savant,  Lida  s'as- 
sit au  milieu  des  plus  vifs  témoignages  de  l'admiration  universelle.  Elle 
avait  terrassé  l'omni-savant. 

Au  seizième  siècle  comme  aujourd'hui,  la  question  de  Lida  étant  un  dé- 
tour poli  pour  indiquer  que  le  moment  est  venu  de  se  retirer ,  le  pontifa 
prolita  de  l'avis  pour  se  lever  et  monter  sur  sa  mule.  La  fcte  était  Unie. 


i,\  ny  Jir 


IV. 


Sur  yës  tiiiarchcs  de  marbre  adoucies  par  des  tapis  moelleux,  les  plus 
belles  fleurs  de  la  campagne  roma^ne  s'élèvent  dans  des  vases  étrusques, 
placés  de  distance  en  distance  le  long  d'une  rampe  de  bronze,  et  montent 
du  fond  du  con  idor  aux  appartcmens  ;  des  oiseaux  chintint  en  voltigeant 
à  II  avers  cette  ascension  de  fleurs  et  de  feuilles.  On  dirait  une  volière  de 
marbre,  un  palais  d'oiseaux.  A  cette  surprise  se  mêle  celle  d'un  jet  d'eau 
qui  souille  bruyamment  sa  gerbe  à  travers  la  spirale  de  l'escalier ,  bûloa 
liquide  de  celle  cage  transparente.  On  frissonne  en  plein  été.  C'est  au 
bruit  monotone  de  ces  harmonies  confuses  que  s'éveille  à  peine  la  courti- 
sane en  vogue,  la  jeune  Lida,  Lida  que  nous  avons  déjà  eulrevuc  à  la  fcte 
donnée  par  Chigi  à  Léon  X. 

—  Maiiba,  niurmura-t-elleen  sortant  un  bras  encore  paresseux  de  som- 
meil de  dessous  la  draperie  rose  de  son  lit,  Martha,  j'ai  rêvé  cardinal  celte. 
nuit.  , , 

—  Userait  diflicile  derôver  autre  chose,  mademoiselle  ;  vous  en  ave* 
eu  toute  la  soirée. 

—  Toi  qui  ei|)liques  les  rêves  comme  une  bohémienne,  Martha  ?... 

—  11  faut  toujours  prendre  le  conirepied  des  rêves,  mademoiselle  :, 
cardinaux  signilient  barons;  nous  en  sommes  menacées. 

—  Barons  et  cardinaux,  Jupiter  !  comme  c'est  édifiant  !  mais  aussi 
comme  c'est  ennuyeux  I 

—  Mademoiselle  serait-elle  jalouse  de  la  conquête  de  notre  sain'-père  ? 
Je  ne  vois  guère  que  lui  au-dessus  des  diguités  humaines  et  presque  di- 
vines qui  s'humilient  à  vos  pieds. 

—  Léon  X  a  une  bien  belle  main ,  Martha  !  Mais  tais-toi,  folle. 

—  J'entends,  mademoiselle,  les  porteurs  du  cardinal  Adrien  Cornetto.l, 

—  Eh  bien  !  qu'il  entre  dans  mon  oratoire,  qu'il  ouvre  le  tabernacle;  r 
et  qu'en  attendant  il  s'amuse  à  lire  les  let;rcs  qu'il  y  trouvera. 

Sur  la  table  de  nuit  de  Lida  était  déposée.  pré;e:it  de  la  veille,  une  ai- 
guière d'or  de  la  plus  parfaite  exécution  de  dessin  et  de  ciselure.  Aux  yeus 
du  connaisseur  elle  eût  été  sfns  prix  ;  aux  yeux  du  vulgjire  on  l'eiit'ccnt 
fois  payée  avec  les  pieires  précieuses  dont  clleéiait  pleine.  Elle  con'cnait 
jusqu'aux  bords  des  perles,  des  topazes,  des  rubis,  et  une  foule  d'autres 
pierres  précieuses  disposées  d'avance  pour  êtres  réunies  en  col  iers,  en 
ceiniuies,  en  jarretières.  Au  moven  d'un  cordon  de  suie  et  d'une  aiguille 
lescourtisannes  romaines  s'amusaient  à  cette  ruineuse  occupation  qui 
avait  deux  buts  :  celui  de  fournir  dos  distractions  en  écou;ant  des  pi  opo- 
sitions  qu'on  n'accueille  jamais  en  face,  et  celui  de  faite  comprendre  à 
quel  prix  elles  pourraient  être  accueillies. 

Lida  glissait  sa  main  blanche  dans  ce  sable  aux  mille  reflfts.  «  Martba. 
dit-elle  en  soupirant  à  sa  servante,  les  fêtes  m'ennuient;  les  bomn:ai;es 
me  pèsent  ;  je  suis  lasse  de  niarrher  de  plaisir  en  \  lai-ir.  Il  n'y  a  donc 
plus  d'événemens  dans  ce  raondc?Toujours  dos  désirs  qui  s'accompi  s-ont 
avec  régularité.  Hier  des  fiitcs,  aujourd'hui  des  fêtes,  dem  lin  dos  fêtrs. 
L'aïKant  du  mois  passé  comme  crlui  du  nv^'w  prochain.  Ilicn  de  piquant. 
Des  esclaves  à  genoux  devant  chacun  de  mes  caprices.  Adorée  de  ions, 
quittée  de  tous,  indiifércnte  pour  ions.  Je  vou.lrais  ê  te  haie  ou  haïr,  au 
moins  je  pi érêrerais  quelqu'un...  Tiens,  je  désirerais  pleurer...  Il  ne 
tombe  donc  jamais  de  pluie  à  Rome  ? 

—  L'heure,  Martha  ? 

—  Celle  qui  Tons  plaira. 

—  Pas  de  Uaticrie. 

—  Midi. 

—  Si  tard. 

—  De  quoi  vousétonnci-vou»;  n'avri-von»  pas  rêvé  rirdiB»!? 

—  Toile!  —  Approche  celte  toilette;  car  je  n'ai  yra'i'-e.rt  vas  le  covi»' 


3$ 


LE  MAGASIN  LITTÉB-VIUÏ. 


ngc  d'cssnyc r  de  me  Icvpr.  N'cst-cp  pi?  qii'a'nsi  coiffée  je  no  suis  pas  mal? 
Le  r  ont  nu  d  ini  œ.liet  roiijto  s^r  ronillc.  C'est  ^'U'c  :  non  :  c'cs',  je 
m  is.  orliiit.il.  (.iic  Oi  oiiciiial,  c'«)-t  a  si  z  poiir  |il,\:ri;  à  des  priiis  de 
l'rjjli  c.  M.iMit  laiii,  mes  tisscncos.  Non,  pas  (rcs»,t'ni es  aiijOiii<l  liiii  :  de 
l'tMii  fiaicli  -.  lù^iii  du  Tfijrc  il  fciuinc  romaine.  Sai^-iu  le  latin,  Maiilia? 

—  i\un.  ma;icini)i>cl!f. 

—  Murs  l  •  ne  se;  a>  jamais  la  niaîtres>^  du  cardinal  de  Gonzague. 

—  C'csl  potiaiii,  ma-. eiiio  selle,  unjoîi  canlinal. 

—  Siiisdout'  ;  inai>  il  ne  vaU'  p,is  celai  de  M;uiU)iie,Marllia. 

—  Mais  Cl  lui  de  Manioue  ne  vaut  [ws  celui  de  Sienne,  mademoiselle. 

—  Qui  ne  vaut  pas  celai  de  t-oieiizu.  Martlia. 

—  Qui  ne  vaut  jias  le  cardinal  de  Và.cuce,  mademoiselle. 

—  Il  le  1  l.iii,  ie  te  le  (lunne. 

—  Mci  1 1,  iiiadcnKiiscili.'. 

—  l'iaiiis-ioi,  lin  (ardinal  de  di^-srpt  ans! 

Au  nn!iru  de  ciS  (iiaisaiitcrics,  Lid.i  avait  p'onji;  sa  têic  dans  une  cu- 
TCtie  d'e.  n,  Si  hni  riiy;,ieiie  du  ieni[)s,  et  IVn  aval  letiiéc  fiaîclie,  blauche 
et  légCic  1.1  n.  cai  ni  iife. 

Maiiiienuiit,  Mar.lia,  re'èv(>  cet  oreiller,  ra'igc  ces  f.tuieuils,  eflouille 
tles  fiiuis  sur  le  tipis,  sar  ma  c  ^i. voilure;  ([ue  (e  r.ivijn  rougi  éclaire 
moi)  I  0.1  ;  que  .  o  layoa  bleu  tombe  sur  nus  bras,  bien  comme  cela.  — 
Quel  te.npsfi.i  il  '^ 

—  Un  II  ni;)s  (iiuigiirc  :  à  lire  jusqu'au  troisième  ciel. 

—  J.' r<p!)icrai  to.ie  kt  jnurnée.  Ou'ys-t'l  de  nouveau,  MarAa? 
A-t-(Hi  iiK  in  iiôlioiiic  celle  iiii-t  ? 

—  iNoii,  m^ile  ois.  Ile.  Les  caLleauï  de  leurs  émincnces  sont  déposés 
dans  VDi'  e  aijii<li.iuibie. 

—  Val  uisis  :a  peine  dVlre  vuj? 

—  Lue  i  haine  d  or  de  Mi  an. 

—  ,lo  la  pu  lerai  i  p  ..t  f.is  :  après  ? 
T-  Une  lo:  c  di-  so<e  de  Bruges. 

—  E^t-elle  belle,  M,irilia? 

—  Kl  0  .ie  li<  nt  iiel)i)iii,  tant  elle  est  is-assîvede  parles  et  de  dorures. 
Kotrc-U.imc-de  l/ireiie  nVii  a  pas  de  pareilles  drns  srs  triîsors. 

—  Niiire-D.'nie-de-Lortlie,  sccounz  nous  mi.iiiieiiaut  et  il  llipurc  de 
notre  mort,  inurui  .la  Lida  t  ii  >e  ^ia|l  mi,  pil^  eîli:  ajout  i  :  Je  ne  veux  pas 
de  robo  de  s  l: ,  c.  la  m'éraill    1 1  pian.  R.'iivoie  es  cliilloiis.  Ensuiie  ? 

—  Un  0  ,<eaii  veit,  vimiii  d  i  Koiivo.iu-\lon  I.',  iloniié  au  toi  d'Espaj.ie, 
qei  l'a  dune  au  cardinal  de  Va|eii  -e  qui  vous  ledoniic. 

—  lia  ois  au  \erl,  lol.e  !  c.  iiu'at-il  de  si  rare  ? 

—  Il  pailc. 

—  f.lqued  t-il? 

—  /ivc  Maria;  il  sait  ses  prières. 

A  —  U  Va  reii  Ire  jaloux  bien  des  archevêques  :  est-ce  tout? 

—  Un  |.e  i  e  boite  en  carton. 

—  L)e  (|icle  piil? 

—  La  persoinie  ipii  l'a  déposée  no  s'e;t  pas  nommiîe. 

—  (  ardaii  i  si  <  xai  t!  mui  (uur>  tout  bas  et  avec  joie  Lida. 

—  Mais,  madeiiioielle,  depuis  une  heure  les  princes  ei  les  cardinaux  al- 
tendciit, 

—  Tu  as  raison  :  Dis-leur  que  ie  veux  bien  les  recevoir. 

Cin!|  d  yiiiiaires  de  la  cour  de  fioine  cnirèi  eut  '!a;is  rappartcinent  de  la 
co'irtisane  ipn,  luoilem  nt  aaimyie  sur  so;i  br.is,  seinld.iil  une  reine  rece- 
vaiii  ses  sujtis.  A  chacun  nu  gracieux  salut ,  à  mesure  qu'ils  prenaient 
phvce  niipr.s  de  ,'on  I  I.  Un  nul  ils  fiirent  a  sis,  elle  cungÉUia  Martlia  et  lira 
à  demi  lus  dr.ipir.es  pour  miinx  te  recueilii,''. 

Unis  ceae  atiiiuie  o'ubaudoii  et  de  laii!,'U(>ur,  Li  la  est  bien  r<nfant 
dont  les  aitisti-s  se  disputent  l'image  pour  cri^cr  leur  type  de  vierge.  Car 
c'i  si  la  <  oiir  de  Léon  X  qui  lournii  ces  raviss  inies  coui  lisanr s  qui  passe- 
ront il  In  p.isitrii.',  sous  le;  bmideau  et  le  v*le  de  qui  Ique  sainte  Céi  ile 
ou  Agnès;  \ierg.v  qai  n'iproiivi-ut  d'auire  mariyre  (pie  celui  de  poser  à 
deoii-:uie  dev,  ni  Pi  ipliaël,  li'  plus  volu,,lucux  des  liouiiiies, 

O  loiqu'iii  pi'iii  c  stuiiie  d.i  iiiaii  ',  on  recoiiiiaissait  dans  les  cim  pcr- 
soniiaeesqiii  vent  eut  dère  iiiîroluin  les  cinq  cardinaux  favoris  de 
Lf'oii  X.  c.u\  qii,  hier  encore,  iui  formaioal  une  suite  d'élite,  à  la  fè'.e 
don.iie  il  laiiiliatoa  l^u^  de  Portugal. 

Apiè-  av  1  r  la.i  leur  coït  ii  Lida  ei  Iii  avoir  exprimé  combien  sa  beau- 
té et  -a  loili'lie  avaient  produit  d'ailniraiinii  sur  les  speiiaienrs  de  celle 
foie,  les  raidi  aux  atie.'iilir.-iii  qu'il  lui  pifit  d'ouvrir  la  conversation  sur  le 
Sujet  (iiiiles  iivaii  réunis  «h.  z  elle. 

Le  pus  lap.iroch';  de  son  II;  éiait  Adrien  Cnrncito,  élégant  cardinal, 
jeune  !;omni«  aux  yeux  bleus  ei  i.cnsif-,  aux  ch-veux  noirs  ;  cmUrasle 
raie  en  11  ■  ie.  De  sa  priinr  1'  éliiiceliu  e  (nutiit  ce  ji'l  de  liimèie  quel,  s 
pciiiires  aioiliiil  ii  l'expiessi.  n  do  ngi'd  ipiai  d  ils  ont  liui  de  primlrc 
un  1).  au  \isage.  l'ounain  en  examiiiint  de  pus  la  liguie  d'Adrien,  on  était 
f  urpr  s  de  la  tristtvse  qui  1 1  voila  l  et  (|ui  c  nliasla  I  av  c  le  luouve.iieni 
ambiiiei.x  de  se  narine-.  Les  pa  siom  i  en  •eut  d3  bondir  ii  la  surlice  de 
ce  l.vc  en  ;.pp:ireure  pur  e;  peu  prof  iid  ;  sous  la  liaipidiié  dj  fajeu- 
n<  fsi-  en  ap  iceva  t  les  nioi..sir(S  de  1  avidiic,  de  la  puiss  me  ci  île  I  .m- 
liiiion,  d"  nie  ne  qu  on  l'p  içDit  h-s  uions;ri'S  de  a  nu  r  par  un  jour  de  cal- 
me; piolii  italu-e,  propr,-  •.  Insjiinr  le  pinceau  de  M  cli.  I-  Vngi-,  le  pciiurc 
des  anges  lo  ul  é-,  et  la  p!,r.ne  de  Mm  hiavel,  l'hiMorien  de  I  iVne  de.  pi  iii- 
ccs  de  ia  lei  ic.  San  ici  ai  "livâiie  u,ninin.;e  l'ardeur  du  .sang,  la  «éliéiiieiicc 
(ia  curaciùi'c,  rciaportemcnulespaisloiis;  uuUc  ces  houiuicsqui  outtous 


les  désirs  à  la  fois,  ceux  delà  terre  et  ceux  du  ciel  ;  ceux  des  hommes, 
ceux  des  iireirescldes  lois;  croyant  pjr  terreur,  jaloux  par  naiure,  aimant 
avec  faiiaiismc. 

Liila  avait  ies  yeux  sur  Adrien  et  le  consultait  à  chaque  parole  qu'elle  di- 
sait; lui,auconir,i:re,  affecailde  n'avoir  aucune  iiiilucnce  sur  elle. 

—  Seigni'ur,  d  t  elle,  il  e^l  unedilhcalte  à  no  re  projet. 

—  Lrquille?  lé]  1  quèicnt  vivement  les  cardinaux,  pJsqu2  nous  sommes 
tous  ici  ei  que  nous  n'avons  qu'une  seule  et  même  volonté. 

—  Je  ne  suis  pas  en  étal  de  grâce. 

—  C'est  peu  de  chose,  reprit  A^lricn  Cornclto,  je  vous  absous.  —  Vos 
péché  1  vous  sont  remis, 

—  Ce  n'est  pas  tout,  inrs  pères;  après  l'exécution  ma  conscience  veut 
être  fans  tache  comme  avant.  Signez  moi  une  iuduigeuce  tléuicre  pour 
ma  part  dans  l'action. 

—  Voilà.  Etesvous  rassurée  ? 

—  Pleinement  pour  mon  âme.  Passez-moi  cette  cassolette:  et  parlez 
princes,  —  tnaintenanf. 

Lida  appuya  sa  julie  tête  sur  roreiller,  disposée  à  no  se  mêler  en  rien 
^  ta  discussii.Mi  ;  en  digne  maîtresse  de  logis,  elle  voulut  laisser  toute  li- 
berté il  ses  hôtes. 

~  L'empoisonner  au  moment  du  saint  sacrifice  de  la  messe.  C'est  moi 
qui  prépare  le  ciboire,  proposa  le  premier  Adrien  Cofûeito. 

—  Délesiable  !  —  lui  réj)  ndil-on.  —  Car.,. 

—  Si  ce  jiuir-là  il  n'olTi  iait  pas,  un  de  nous  serait  forcément  à  sa  place 
viclinie  du  piège,  cl  il  ne  faut  pas  qu'un  iinio  eut  paie  pour  un  pape. 

Lida  appela  ijai  tha  pour  lui  dire  qu'elle  étaii.  viaibie  pour  tout  le  mon- 
de; elle  lui  conmanda  de  laisser  ouvertes  toutes  les  portes. 
,   Les  cardinaux  se  regardèrent  et  se  turent.  Cet  ordre  ne  semblait  pas 
les  rassurer. 

—  F'oursuivez,  leur  dit-elle,  je  veux  qu'on  sache  que  dans  la  matinée 
Lida  a  reçu,  comme  d'usage,  tous  cent  qui  se  .sont  présentes  chez  elle. 

La  précaution  de  Lida  fut  comprise  ;  elle  écartait  le  mystère,  par  con- 
séquent les  iuierprétaiions. 

—  Expéi  i  iice  d'amour  louruée  à  la  piïlili^ue,  princes,  ajouta-t-clle. 
Les  cardi-  aux  SDurircnf.  i^  Wj 

—  Je  crois  qu'il  faut  l'éiouffer.  Je  me  charge,  moi,  cardinal  Baiidinellf, 
son  lertour  crdinaiie,  de  lui  app'iiju'i'  si  fori  le  biévi.iire  sur  li  bouche, 
qu'il  mourra  dans  cinq  minutes  tl  en  é  at  de  grâce,  telon  bs  cano.is. 

—  C'est  le  S!i;ipliei!  le  pius  diflicile,  objecia-t-uii,  qu'on  puisse  ima,- 
gincr,  Lssayeî  sur  un  chat.  Dans  le  inomeni  de  U  siraiigiilaii  ni  lès  se- 
condes vous  sembleront  des  sièeles.  El  vous,  caritiual  Su  leriui  ? 

Lida  avait  mis  un  paudu  rideau  sur  sa  bouche  pour  ne  pas  rtre  ii  celle 
compara  son. 
Soderini  reprit  : 

—  Il  a  la  vue  basse  ;  si  l'on  retirait  deux  marches  de  l'escalier  de  sa 
chapelle  ? 

—  Bah  !  i!  en  serait  quitte  pour  la  contusion. 

—  Je  crois,  opina  le  cardinal  Itiario,  qui  n'était  pas  pour  les  chutes, 
qu'il  est  plus  simple  di'  le  po  gnar.ier. 

—  Oui,  comme  dans  les  iragéJies  grecques,  interrompit  un  de  ceux 
dont  l'avis  avait  été  repoussé.  Nus  miiiis  blanches  à  tous  ne  me  rassu- 
rent guère  sur  le  gesie  éne.giqiie  (ju  demande  un  coup  de  poi^^nard. 
Savez-vous  que  dans  ce  moment  l'Cmotion  fait  une  cuirasse  au  sein  qu'on 
va  frapper,  et  de  chaque  bouton  un  œil  qui  regarde. 

—  Ce  jour  me  ble.-se,  dit  Lida  ;  Uiarii),  fanes  tomber  cette  draperie, 

—  D'ailleurs  nue  mort  semblable  i-erait  trop  proaipie;  ;i  quoi  n')us 
servir.i't  elle?  Qu'il  meure,  so.t  ;  mais  en  détail,  pour  nous  laisser  au- 
taiitd'heures  qu'en  exige  le  temps  de  1er  'mplaccr.  Nous  ne  nous  veiigei  ns 
pas,  nous  changeons  de  pape  et  nous  ne  saurions  l'être  tous  les  cinq.  Sa 
longue  agonie  nous  permettra  de  débattre  les  litres  de  son  sucees-eur. 
Le  p'iignard  est  iloiic  rejeté.  I^éeapitulons  :  nous  avons  dit  le  cali  e  ciu- 
poiî&nné.  l'etouH-nienl,  la  chute,  le  poignard  ;  de  tout  cela  rien  no  vaut. 

—  Et  l'enlèvement  !  s'éeria  le  cardinal  Alphouse  Petrucci  qui  n'avait 
pas  encore  parié. 

—  El  qiiaii  I  nous  i'aur.nns  enlevé?  belle  avance  !  On  attendra  qu'il  soit 
relroiné  ;  la  place  re.Mer.i  vile.  Est-ce  là  ce  que  nous  voulens? 

A  bout  de  Lues  moyens,  les  cinq  cardinaux  tournèrent  leurs  regards 
vers  L'da,  comme  pour  l'iiniier  à  décider  entre  cu.x  ou  il  donner  uu  rae.l- 
Icur  avis. 

—  J'ai  sa  mort  dans  cette  main,  dit-elle  en  élevant  son  poignet  rose. 
VouUz  vous  que  je  l'ouvre  i" 

Apprenez,  continua  telle ,  que  celte  boîte  contient  du  poison  ; 
un  loii-on  .si  vif  cl  si  leni  ;i  la  fois,  qu'il  lu'  ;i  cjup  sûr  et  .à  la  miniile  in- 
d  qiiée.  Veicelli,  médecin  de  LéoiiiX-,  s'e-t  c'JU'gé  d'en  faire  usage  pour 
guérir  la  plaie  tbi  iioiitil'i'.  Nous  pouvons  eo'i.p'ee  sur  Vereelli  comme  sur 
ce  poison,  qui,  an  Ijcsuin,  nous  délivrerait  île  tout  un  conclave. 

—  Ainsi,  reprit  Adrien  CorncKo,  le  pape  mourra  s  mplemcnt  de  la 
maladie  ipi'il  a. 

—  Venez  me  baiser  la  main;  puis,  ir.c  laissez  dormir,  princes  ce  l'é 
glise,  pjuiiia  Liila. 

La  noble  cor.ipagnie  s'écoula  peu  à  peu  ci  fans  bruit  pour  regagner  (n 
litières  sCj  palais  (  t  se,-:  sonijitiieuses  viihe;.       .  ,:■..< ,. 

Lida  se  rendonniicn  serrant  dans  l'une  djs  .rqâ.rtélicatcs  maioSHle  poison^  ;■ 
composé  par  Ct'i\Uuet  dans  l'^uue  ilii  ck£3.yifc'i'.eide  [Krîuiis,'  i 


LE  MAGA^N  LITTÉRAIRE. 


69 


V. 

Quflqnes  somainrs  apit.«,  h  ville  était  oncoro  rn  fête  ;  m^is ,  crito 
fcis,  le  peuj)le  aviiit  son  tour  ;  la  céiÉmoniL'  était  pour  l:ii  ;  il  éiait 
pAilout  :  jiubc  sur  les  loiis,  porcliû  aux  croisées,  accroc'ié  aux  ar- 
Lrcs,  >emè  dans  les  rues,  (5pars  'laas  les  rarrcfours  ,  pressé  sur  le<  pla- 
ces publiques,  pricinaltinent  sur  h  place  dj  Saint-Piv  rre.  Là,  il  éLiit  a;;- 
g'oiuéré  comme  au  jour  où  l'on  él' va  lV)bei..sfpie  égyptii'ii;  un  spoclatic 
lui  était  réservé,  autrement  curieuv  qu'une  pierre  a  poser  sur  sa  base  : 
on  allait  pendre;  et  auparavaiiu:  \,^cler  et  rouer,  ciuq  cardinaux,  bi- 
rons,  princes  de  l'église. 

—  Comment  pend-on  un  cardinal?  disait  l'un. 

Et  l'autre  répondait:  —  Comiae  on  en  pendrait  cent;  apparemment 
par  le  cou,  entre  la  teie  et  les  épaules. 

—  Mais  comme  tout  le  monde,  alors.  C'est  bieir  la  peine  d'être  cardi- 
naL 

—  Oh!  mon  Dieu,  oui  !  comme  loi  et  moi  quand  ceh  nous  arrivera. 
Tu  croyais  sans  doute  qu'on  usait  avec  eux  des  luàaies  précautions  ([u'on 
prendrait  pour  soulever  de  terre  un  obélisque  de  peur  de  le  briser;  qu'on 
graissait  les  poulies  d  qu'on  mouillait  les  cordes.  Tu  le  irompcs, 

l'ius  loin  d'autres  propos. 

—  Mais  quel  est  donc  leur  crime? 

—  On  ne  le  dit  pas. 

—  Pardon,  on  le  dit. 

—  Puisque  vous  le  savez,  dites-le. 
-*'  Ils  ont  mangé  gras  uu  vendredi. 

—  C'ei-t  aflieux! 

—  Ce  n'est  pas  cela  —  ils  n'ont  mangé  ni  gras  ni  maîgre  ;  niais  ils 
ont  tenté  de  poignarder  le  saini-|)ère. 

—  Laissez  donc  :  —  vous  voulez  les  excuser. 

—  Oui  !  le  poignarder  comme  poignardait  Borgia,  —  dans  la  so'jpe  et 
avec  un  couteau  en  pondre.  > 

—  Ali  !  il  s'agii  ait  donc,  selon  vous,  de  poison  Versé  dans  la  soupe  ? 

—  Faux! — car  le  pape,  c'est  coana,  abhorre  la  soupe.  Or,  le  fait 
est  impo;sil)le. 

—  Soit  :  il  n'aime  pas  la  soupe .  Le  poison  aura  été  versé  dans  du 
vin. 

—  Eh  !  ce  n'est  pas  cela,  criait  un  mendiant  romain  balancé  à  une 
branche,  au  haut  d  un  arbre  :  oa  lui  a  jeté  un  sort. 

—  A  la  bonne  heure,  voilà  qui  est  naturel  ;  et  où  le  lui  a-t-on  jeté  ce 
sort? 

—  Moi,  je  le  Siis,  reprit  discrètement  une  vieille  femme mcigrc  comme 
son  a'ii'ule  Locus'e,  ridée,  édentée,  safranée  comme  elle. 

Sans  lui  donner  le  teiiips  de  s'expliiiucr  : 

—  A  la  bouche,  n'e,t-ce  pas,  on  lui  a  envoyé  ce  sort,  sibylle?  Il  ne 
pourra  plus  dire  au  peuple  de  payer  l'impôt. 

—  .Non  !  c'est  ii  la  main.  Il  n'aura  plus  la  faculté  de  prendre, 

—  Vous  n'y  êtes  pas,  c'est  aux  pieds  :  il  na  marchera  plus  sur  nos 
tètes. 

—  Ni  à  la  bouche,  ni  aux  mains,  ni  aux  pieds,  reprenait  la  vieille,  qui 
tenait  ii  fa  supposiiion  autant  qu'à  son  dernier  thicoi. 

—  Où  done  le  lui  a-t-on  appliqué  ce  sort,  noire  sorcière  ? 

—  Je  ne  le  dirai  pas. 

—  Alors  tu  l'as  dii,  répartit  un  batelier  du  Tibre. 

—  Je  n'ai  rien  dit. 

—  Oui  ! 

—  Non  ! 

Et  la  foule  courait  sur  ce  point,  aiïjra^e  de  curiosiié,  demandant  un 
mensonge,  un  cri  à  proférer,  quelqu'un  à  porter  en  triomphe  ou  à  as- 
sommer. 

—  Oui!  elle  dit  avoir  jeté  un  sort  sur  noire  saint  père. 

—  Elle  l'a  osé,  l'intâmc! 

—  KUe  l'a  soutenu,  juré. 

—  Tuons  la,  luons-la  ! 

—  Je  n'ai  pas  jeté  de  sort. 

—  A  l'eau  ! 

—  Grâce  ! 

—  Pas  (le  grâce,  à  l'eau  1 

Saisie  par  ses  jupons,  traînée  sur  les  pierres,  soulevée  à  bras,  la  vieille 
fut  plongée  dans  l'un  des  bassins  de  la  l'iacc  ;  et  si  elle  ue  s'y  noya  pas, 
ce  ne  fut  pas  la  faute  de  roux  qui  l'y  cnlouctrent. 

—  Voyez  vous  ce  peuple  ?  disait  un  liomaie  grave  ù  un  autre  homme 
grave.  , 

—  Je  le  vois.— Ce  qui  va  se  passer  sérana  exemple  pour  lui. 

—  Je  ne  le  crois  pas. 

—  Vous  ne  croyez  rien. 

—  Pardon  1  Je  crois  aux  fautes  des  forts  et  ù  la  clairvoyance  des  fai- 
bles. 

—  Croyez  donc  alors  que  les  faibles,  ne  porteront  jamais  plus  la  main 
sur  le  ,saiiit-p('>re. 

—  PouKpioi  cela?  Estrc  que  c'est  le  peuple  qui  empoisonne  les 
papes?  L't  véiiement  prouve  au  roiitrairc  que  résout  les  rardiriaux. 
Que  l'exemple  leiu'  en  i  roliie  !  Le  peui>le  saura  seulement  q«'it<  ne  sont 
pas  si  tacrés ,  puisqu'on  a  la  ia.ultC  de  les  pendre  suus  tau-ilége.  De  là 


il  conclura  que  des  cardinaux  qu'on  pend  font  des  papes  «jn'on  pent  em- 
[)oi  oimer.  Cardinaux  et  papes  sont  de  la  même  l'amillc.  Vou'iricz-vous 
a\oir  un  pendu  dans  la  vôtre? 

Autres  groupes  ,  autres  raisonnemen?.  Si  les  pendus  avaient  la  faculté 
de  voir  ou  pluifit  d'entendre  ,  à  la  hauteur  où  on  les  place  ,  les  cini  pa- 
tiens  qu'on  allait  accrocher  i-uraient  appris  de  sirgulières  choses  en  fer- 
mant les  yeux. 

Nous  ne  saurions  guère  csieux  que  la  foule  ce  qui  avait  attiré  sur  la  fêle 
des  cardinaux  la  terriijle  punition  qu'ils  allaient  subir  ,  sans  deux  ou  trois 
pcges  d'histoire  lloitanies  sur  un  océan  de  trois  siècles  écoulî's. 

C  jmmc  beaucoup  de  nominations  papales  ,  celle  de  Léon  X  avait  été 
en  grande  partie  atiii')U''c  à  la  brigue  et  à  li  corruption.  Au  nombre  de 
ceux  que  des  séductions  e\a;î.'TéC3  ,  ûi  brillantes  p-oaie^ses  avaient  en- 
raînés  .i  porter  b  uis  voix  sir  le  fils  de  Lairent  de  Mérlics  ,  à  11  mort  de 
Jules  II,  éta  tAhhoiise  Peirucci,  cardinal  de  Sienne.  Oni'ieusement  rrqu's 
à  léiectioM  de  Léon  X,  à  cause  de  son  iniluence,  il  avait  été  ensuite  !e  p'ns 
lâLhement  trahi  dans  les  espérances  q'i'il  avait  conçui^s.  Pandotii,  son  pè- 
re, avait  vu  siS  biens  conli^qui''S  ;  Boighès*  Perutci ,  son  frère  ,  avait  été 
dépouillé  de  sm  t  tre  de  gouverneur  de  Sienne  ;  et  l'un  et  l'autre,  par 
Léon  X  fdit  pape  par  eux,  par  la  grâce  du  Saiol-lîsprit  et  par  le  poids  de 
leur  or.  Celle  tra'nison  n'était  pas  la  seule. 

Léon  X  avait  été  poussé  à  la  chaire  de  saint  Pierre  par  la  faction  des 
jeunes  contre  la  faction  des  vieux,  par  le  parti  des  Italiens  contre  le  pr.rii 
des  Allemands  et  des  Français  ;  et  ces  Italiens  et  ces  jeunes  avaient  été 
SI  s  amis  d'enfance  ,  sr s  compa^'nons  d'armes  M  champ  c!c  Maiignari .  ses 
frères  dans  les  arts  ;  ils  étaient  la  plupart  ses  égaux  en  âge ,  ses  pareils  en 
niiissance.  Ceux-d  lurent  également  délai; ses. 

Celle  conduite  irrita  des  ambitions  acérées,  frois-a  f!cs  amitiés,  foula 
des  souvenirs  et  des  reconnaissinces.  L'homme  parvenu  n:  devrait  av  ir 
aucun  lien  ;;vec  le  passé  ,  peur  n'avoir  pas  à  compur  avec  lui.  Ci'ux  qui 
l'ont  aidé  savent  par  où  i  s  l'ont  s  juteuu  ;  etcomme  le  côté  qu'ils  caetôii-it 
quand  ils  portaient  leur  id.)le  est  son  faible  côté,  c'est  celui  qu'ils  déccu- 
vre.'it  lorsqu'ils  veulent  aba'trc  ledit  u. 

Malheureus' ment  Léon  X  ,  avant  sa  papauté,  avait  été  trop  rrclé  i 
la  vïe  d.s  hommes  pour  que  bs  lioniTies,  oubliant  ce  qu'il  avait  de  vriL 
niériie,  ne  doutassent  pas  q'jelqu''fo:s  de  fa  sainteté;  trop  l'avaient  oh'.i^i 
pour  pouvoir  meure  le  dédain  qu'il  professait  pour  eux  sur  le  compte 
d'une  abuécation  divine.  Api  es  son  élection  ,  les  haines  de  tous  se  léfa- 
giéieni  et  s'anitssèrenl  en  silence  dans  !a  colère  d'nn  seul.  Ce  vengeur 
fut  Alphonse  Petrucei.  Après  avoir  renoncé  au  projet  d'assassiner  lui- 
même  le  jiape  ,  il  ourdit  une  rcinspiraiion  pour  s'en  débarrasser  à  tout 
prix.  Depuis  Alexandre  VI,  rE,i;lise  n'avait  pas  autrement.  Les  stloni.îts 
sur  la  papaut;''  coriigeiiient  la  vénalité  des  élections  ;  le  poi-on  dissolvait 
ce  que  l'ir  avait  soudé  ;  nn  Iléau  chassait  l'autre.  Le  mal  tiail  incurable 
parce  qu'il  éia.t  d  ns  les  mœurs  ,  et  parce  que  c  ux  qui  n'en  tEOLTaicnt 
pas  en  vivaient  très  bien.  (Juand  d  x  papes  peiiveni  pi'rir  dans  m  an  ,  on 
a  dans  un  an  dix  fois  la  chance  de  d'avenir  pape.  Jamais  aussi  les  femmes 
n'avaient  eu  plus  d'iiiHuence  qu'alors.  Pie  III  avait  bien  pu  leur  iii-erdire 
l'usage  d'offrir  des  fl-  urs  ,  roquellerie  meurtrière  dont  elles  abusèrent 
dans  le  m>sière  de  b^irs  oratoires  ,  mais  il  ne  put  leur  défendre  rie  s'of- 
frir elles-mêmes.  Comment  aniail-il  arrcté  p?r  une  loi  préventive  celle 
qui  cacha  du  poison  dans  sa  bouche  et  tua  dans  un  loi'g  Ivaisi  r.  Sans  être 
parvenue  à  ce  degré  où  s'élevèrent  les  femmes  du  temps  (b  s  norgi  i,  Liila, 
on  t'a  vu,  avait  prêté  sans  horreur  son  boudoir  à  la  coijuiaiion  des  cinq 
cardinaux. 

Liie  r.uit,  souffrant  déjà,  triste  .  languissant,  sans  sommeil ,  mal  à  l'aiso 
sur  son  trône  du  monde  ,  Leou  X  eut  le  désir  de  verser  pouite  à  goufa 
dans  lesein  d'un  de  ses  cardinaux  ces  simp'estortsdo  connieitcequ'boin- 
me  on  néglig*îdcse  rappeler,  mais  que  pape,  ,•>;  pape  malade, on  s'impute 
à  crime  de  biissiT  sans  contrôle.  L'am;  d'un  paj'v  c'es'.  le  ciel,  l'ombre' 
d'un  nu.age  y  répand  une  tache  de  ceiit.Ucuii.'i, 

L'inspira  ion  lui  jeta  le  nom  ù'A  Irien  Corneiio.  '4.  '■•  fit  appeler  ;  il  vint. 
Se  dépouillant  de  sa  dignité  suprême,  il  l'engagea  à  s\.  "■^eoir  près  de  lui  ; 
il  l'aceaiiia  de  protestaiioni  et  de  caresses,  et,  sans  témv.'-  s,  il  l'onirc tint 
de  leur  jeunesse,  sitôt  pissée,  pour  l.ii  surloii»,  que  la.Vc'dcur  pâ'is-^a't 
d'heure  en  heue.  comme  un  a-tre  qui  descend.  D'une  voix  ^'-luc»-  <>i  pé- 
néirmio,  familière,  comme  s'il  eût  été  encore  à  virgi  ans  ,  Toi-  "t..»  n'en 
ayant  que  quinze,  il  lui  rappela  la  guerre  où  ils  s'ilaienl  Irouve.v  cusera- 
bie,  tous  deux  c:>pi:aiiies;  il  re\int  sur  leurs  souvenirs  dépée,  nvùns  pour 
s'en  gloritler  que  pourbl.iiner  leur  commune  inhumanité  à  ver.ser  le  sang 
de  leurs  frères.  Adrien  parut  tauché. 

Comme  son  sublime  pénitent,  il  partagea  ces  remords  irréparables  ;  et 
tous  deux  baissèrent  leurs  têtes  plus  lourdes  que  si  elles  eussent  enrore 
été  chargées  du  casque.  Ensuite,  et  toujours  d'une  %oix  plus  humi  iee, 
Léon  rajipila  à  Adrimi  dos  jours  d'égaremens  pendant  la  paix,  des  fait>les- 
ses  do  conquérant  après  M>  exploits  de  capiiaine.  L'indulsieace  cou  ait  à 
pleines  lèvres  de  la  bou'he  de  Léon  \  en  i.iveur  d'Adiien  ;  mais  il  n'osait 
y  prendre  pari.  Il  aitendail  le  pardon  de  celi.i  qui  tenait  sa  couscienre  ou- 
verte. Adr.en  parla,  qu.ind  ce  lut  sou  tour,  d'cxpialious  consommées,  de 
péiii  (iKcs  acci'iiip'ie.*. 

—  Soit,  ilil  Léon  X.  et  puisque  vous  pardonnez,  qu'»  mon  3me  rlus  li- 
bre, p'us  légère,  vole  à  Di;  u.  Mi  ntenaut  votre  ahs  lution,  Adrien,  si  je 
la  mérite,  "iJûicz  vous,  Ad'ice,  je  sjullre.  Si  Pi;u  m'enlçTïii  à  celle 
heure, 


hê 


LB  MAGASm  LITTÉRAIRÎS. 


La  figure  blafarde  de  Liîon  X,  de  ce  dieu  traînant  le  poison  dans  ses 
enlrailli'»,  serra  le  cœur  d'Adrirn. 

Damné  pour  daniui*,  il  pruuunça  l'absolution  sur  le  front  de  son  arai, 
qui,  en  sl>  re  tvaiit,  lui  dit  : 

—A  mon  tour  !  iMainieuPiitquc  jesuis  pur.  veux-lu,  Aûricn.me  confier 
les  fauies  et  reci'vor  uu.ssi  mon  pa'don  ;  autre  proposition  qui  t;laça  le 
pi'U  de  sang  qu'Aili  ieu  sentait  rauiassû  autour  de  son  cœur.  Après  avoir 
été  sarriK'ge  en  se  chargeant  du  pardon  de  ta  victime,  serait-il  de  nou- 
veau sac:ilége  en  obtenant  le  sien  de  cetieméme  victime  i*  Pourtant  il  n'a- 
vait aiii'un  prtHexe  à  alléguer  pour  se  refuser  à  cet  acte  de  pénitence.  11 
se  confessa  donc  à  celui  (|u'il  venait  de  confesser.  Il  approcha  ses  lèvres 
violettes  de  l'onille  du  Saint-Père.  Spectacle  sévère  que  ces  deus  puissan- 
ces du  monde,  l'une  à  «enoiu,  l'auire  écoutant,  au  milieu  d'une  salle  dé- 
mesurément profonde  du  Vatican,  chargée  de  peinturei  belles  f  t  terrililes, 
pont  les  chairs  jaunis  seules  saillaient  hors  de  leurs  cadres  d'or  ;  toutes 
lèies  mmr.intes  ou  languissantes  de  martyrs;  bouches  qui  clent  de  dou- 
leur; épaules  effrayées  sous  le  fouet  du  bourreau;  nidle  (ipurations  epar- 
ses  anniinçant  un  Dieu  terrible  même  pour  ceux  qu'il  aime.  Et  ce  péni- 
tent qui  venait  de  jouer  le  rôle  de  prêtre  éiait  un  empoisonneur;  et  cet 
autre  prêtre  un  i  ape  empoisonné. 

—  Fautes  b  gères,  murmurait  avec  indulgence,  le  saint-père,  fautes 
légères  que  cela  ! 

yu.ind  Adrien  mit  devoir  arrêter  ses  conGdcnccs  manquant  de  respi- 
ration pour  achever,  Léon  X  lui  dit  : 

—  Vous  oublie!  de  me  révéler  encore  quelque  chose.  'i|  niini  ,3  nt.. 
S'il  eût  dit  :  "Toigis  m'b  ?" 
Tu  m'as  empoi^ouné,  Adrien  I  i,;  coup  n'eût  pas  été  plus  terrible. 

—  (Jiioi  !  qu'oiiblié-je  ? 

Léon  X  sortit  de  sa  poche  une  petite  boite. 

Adrien  crut  rccounaitre  celle  que  Cardan  avait  donnée  à  Lida,  Lida  à 
Vercelli,  MhyuhK 

Ele  I enfermait  un  portrait  de  femme.  d >.ilq  >i> ^' 

Il  ne  s'agissait  que  d'une  femme  abandonnée,  oubliée  ou  tuée  ;  Adrien 
se  reuiit. 

—  Continuez  votre  confession  tnainlenant,  reprit  Léon  X. 

Alors  Adrien  Corneito,  sur  la  vue  de  ce  rorirait,  ajouta  à  ses  révéla- 
tions quelques  pages  ardemes,  au  fond  plus  noires  d'erreur  que  de 
c:  iuie. 

—  Rien  ne  reste,  reprit  Adrien,  de  cctle  passion,  si  ce  n'est  la  honte  de 
l'avouer  à  seize  ans  de  distance.  !'.    ■  '  ' 

Posant  un  doigt  glacé  sur  la  bouche  d'Adrien,  le  pape  lui  dit  : 

—  Si,  il  leste  encore  qiiel(|ue  chose.  Et  à  peine  Léon  X  eut-il  révélé 
ou  Cardin  d  quelles  éiaient  ces  lunesies  reliques  d'une  passion  morte,  qu'A- 
drien piil  la  fuile,  roulant  les  marches  du  Vatican,  traversa  Rome,  et  cou- 
rut ch^  z  Lida. 

Avec  une  piilrur  que  les  moris  n'ont  pas,  avec  un  repentir  dont  l'ex- 
pression faisait  frissonner,  avec  de- larmes  que  les  martyrs  seuls  répan- 
dent, il  pria,  il  conjura  Lida  de  renoue»  r  à  poursuivre  l(ur  abominable 
action,  il  lui  dit  de  courir  le  dénoncer  lui  seul  à  la  victime.  Il  la  persuada  , 
il  l'aileiulrit,  il  la  comman;ia,  il  la  fit  pleurer,  il  lui  lit  peur  ;  son  souille 
la  glaça  ;  il  lui  parla  de  l'éternelle  mHlédieiion  de  Dieu  élendic  sur 
leur  tète  ;  il  lui  munira  l'enfer  ;  et,  la  saisissant  ensuite  par  le  bras  ,  elle 
efliayée,  lui  plein  d'épouvante  et  hagard,  il  la  conduisit  à  travers  les  rues 
de  Rome,  alors  éteintes  et  désertes. 

On  n'entendait  aucun  bruit,  si  ce  n'est  celui  de  leurs  pas  qui  traînaient 
sur  les  dalles,  snus  leurs  longues  robes  qui  s'engouffraient  derrière  eux, 
et  ils  ressemblaient  à  ces  damnés  qui  ne  marchent  ni  ne  Vfilent,  (|ui  vont. 

Ils  s'arrêtèrent  en  face  du  Vatican,  rouge  des  lampes  de  nuit  qui  bril- 
laient deirière  les  rideaux. 

—  Dieu  est  là,  dit-il  à  Lida  ;  il  vit  encore,  il  rayonne.  Lampe  du  Christ 
allumée  sur  le  monde,  malheur  à  qui  l'éteindra. 

Le  grand  escalier  du  Vatican  et  ses  colossales  marches  se  dépliaient  de-' 
Tant  eux.  Adrien  dit  à  Lida  : 

—  Monte  ! 

Et  il  11  poussa.  Elle  ne  leva  le  regard  que  devant  le  saint-père.  Pâle  et 
brisé,  il  por  ail,  sur  un  immense  christ  d'ivoire,  un  œil  où  le  sommeil  et 
la  mort  se  confomlaient.  Lida  posa  sa  tète  sur  les  genoux  du  pape  ;  et , 
lui  rêvant  et  elie  à  voiv  basse,  comme  parlent  les  mauvais  anges,  ils  se  di- 
lent  d'étranges  choses. 

Léon  X  sut  tout  ;  et,  trois  jours  après,  Petrurci,  Riario,  Bandincllo,  So- 
ticrini  et  Adiien  Cornetto  marchaient  au  supplice. 

En  sa  qualité  de  médecin,  Vercelli  fut  écartelé. 

C'est  pour  cela  que  les  cloches  sonnent  sourdement,  que  le  Christ  est 
voilé  dans  les  temples,  que  la  prière  des  moris  gémit  fOus  les  nefs. 

Tons  cinq  filèrent  à  pied  jusfpi'au  milieu  de  la  place  do  Saint-Pierre. 
Là  le  bourreiiu  leur  arracha,  lambeau  à  lambeau,  leiii^toljèSi, rouges, 
leurs  chapeaux  rouges  et  les  soullleta.  '         ',    ,    ^ 

Puis  le  bourreau  les  montra  au  peuple  ainsi  dépouillés,  en  criant,:  Ce 
sont  des  empoisonneurs  ! 

Puii  on  roua  Al.ihonse  Petrurci. 

On  le  souleva  par  le  cou,  comme  un  chat ,  au  bout  d'une  oercbe  de 
soixante  pied»-.  yrim^  « 

£t  comme  on  allait  rouer  Adrien  et  les  autres  cardiQaia,^,;,; ,  ,,^ 


Le  bourreau,  qui  avait  loujours  les  yeux  fixés  sur  le  Vatican,  regarda 
mieux,  abiii,-sa  sa  barre  de  fer. 

Aux  croi-ées  biintaincs  du  Vatican  un  mouchoir  blanc  flotlait. 

Le  bourreau  délia  les  cardinaux,  et  il  leur  dit  :  Vous  avez  votre  grâce  ! 

Une  petite  li>iire  cadavéreuse,  réduite  à  rien,  £e  montrait  à  cctle  croi- 
sée. C'était  celle  de  Léon  X. 

Deux  mains,  ouvertes  comme  deux  ailes,  s'étendirent  pour  lancer  une 
malédic'ion. 

Le  bourreau  fit  inclinrr  les  quatre  têtes  de  graciés,  et  leur  dit  :  Le* 
pape  vous  maudit.  —  Sortez  de  Home. —  Fuyez!  maudits! 

«  Maudits!  »  répéta  RoEiC.        irol    ■»i>iimIiH  ,.■ 

•■■■"'"    '■''"•    "'tÉON  GOitAfi.      ,  . 

(Ptme  du  &iùclè.)  '^^^  "''"'" 


SiC  Caisitalsïc-Hat^Qi. 


::U 


Il  y  avait,  au  commencement  de  l'empire,  à  Besançon,  vieille  cité  dé'ei» 
vote  et  militaire,  un  ancien  officier  dont  la  vie  était  mystérieuse,  rie  qui    - 
le>  habitudes  étaient  assez  bigarres  ,  et  dont  la  physionomie  élail  la  plus 
originale  qui  se  puisse  voir;  on  le  désignait  sous  le  nom  de  Capitaine 
Dteit,  1!  est  difficile  de  savoir  au  juste  le  motif  poer  lequel  ou  l'avait  J-; 
ainsi  qurdifié  :  les  uns  préten  laicnt  qu'il  avait  conquis  ce  surnom  à  la 
pointe  de  l'épée  lors  delà  pacification  de  la  Vendée.  «  C'était  alors,  ajou-    . 
taient-ils,  un  drs  plus  ternb'.essabreurs  de  l'armée  du  général  Hoche.  ».  :. 
D'autres  attribuaient  à  la  couleur  de  sa  barbe,  si  foncée,  qu'elle  lui  mar.-( 
brait  les  joues  d'une  plaque  d'indigo,  l'origine  d'un  snbriijuet  que  le  ca- 
pitaine méritait  encore  davantage  peut-être  par  la  nuance  de  ses  yeux  et 
par  celle  de  ses  vètemens. 

Bien  que  ce  militaire  fiit  très  brun,  il  avait  les  prunelles  d'un  azur  ver- 
doyant et  blême  comtne  ces  anciennes  vitres  de  campagne  sur  lesquelles 
les  rayons  de  la  lune  ont ,  durant  de  longues  années ,  déposé  de  fausses 
lueurs.  Cet  homme  néanmoins  était  jeune  encore;  son  corps,  d'une  ro- 
buste maigreur,  était  celui  d'un  athlète,  et  sa  tête,  douée  d'une  expression 
à  la  fois  loyale  et  dure  ,  avait  je  ne  sais  quoi  de  craintif  et  d'altier.  Ses 
traits  avaient  coutraelé  l'immobilité  du  bronze,  et  son  œil  languissait  in-< 
cessaminçnt  comme  celui  d'un  tigre  enivré  de  sang.  Ce  mortel ,  en  un 
mot,  était  la  vivante  image  d^  l'ubrutissement.  Un  vieil  habit  trop  large, 
sur  lequel  une  longue  queue  de  hussard  avait  tracé  un  demi-cercle  gris, 
f  e  balançait  sur  les  épaules  du  capitaine,  et  la  couleur  de  cet  habit  n'était 
pas  moins  étrange  que  ceile  du  reste  du  costume.  Il  perlait,  en  toute  sai- 
son, un  grand  bonnet  de  police  bleu-clair,  un  habit  bleu-clair,  un  gilet 
bleu  clair  et  une  culotte  de  la  même  couleur.  La  nuance  de  ce  blsii ,  vul- 
gaire et  Inirlesiiue  ,  était  précisément  celle  que  les  perruquiers  d'autre- 
lois  mariaient  si  heureusement,  sur  les  panneaux  de  leurs  boutiques,  avec 
des  éioilles  d'un  jaune  de  gaude,  terne  et  allristant. 

Un  tel  accoutrement,  porté  avec  persévérance,  suffisait  au  besoin  pour 
valoir  à  son  maitre  ce  surnom  de  Capilaine  bleu.  Ces  couleurs,  de  toute 
évidence  ,  correspondaient  dans  la  tète  <le  notre  héros  à  une  pensée ,  ou 
il  un  sentiment;  car  la  pa'sion  qu'il  leur  portait  était  passée  à  l'état  de 
manie.  Vingt  fois  on  avait  cherché  à  pénétrer  les  motifs  de  ce  caprice 
sans  y  réussir.  On  jour  cependant,  à  celte  question  : 

—  Pourquoi  donc  aimez-vous  si  exclusivement  le  bleu? 

—  Il  répondit  il'une  façon  machinale  : 

—  C'est  à  cause  de  l'horreur  du  rouge... 
Et  il  n'acheva  pas  autrement  sa  phrase. 

Voici  donc  tout  ce  qu'on  savait  de  cet  officier  :  né  dans  la  province  (il 
était  facile  de  le  constater  en  écoutant  l'accent  franc-comiois  se  prélasser 
dans  sa  bouche),  il  y  était  revenu  après  la  campagne  d'Egypte,  et,  au 
moment  où  la  gloire  militaire  enivrait  toutes  les  âmes,  il  avait  pris  sa  retraite, 
encore  dans  la  force  de  l'àKe,  pour  se  retirer  à  Besançon  où  il  ne  connaissait 
plus  personne.  Il  habitait  une  petite  chambre  mal  éclairée,  non  loin  du  palais 
Granvtlle,  dans  une  énorme  maison  dont  le  pignon  regarde  le  profil  de 
l'église  Saint-Maurice.  La  fenêtre  unique  de  ce  logement  s'ouvrait  sur 
u.ie  arcade  qui  communiquait  alors,  en  er  jambant  la  rue,  de  l'église 
h  la  maison  du  capilaine,  laquelle,  avant  89,  avait  fa  t  partie  du  chapitre 
de  celle  paroisse.  Cette  arcade,  épaisse  et  noire,  projetait  sur  l'angle  de 
la  rue  de  la  Bibliothèque,  rue  très  étriquée  à  celle  place,  uneoiubre 
profonde.  Personne  n'avait  jamais  mis  le  pied  dans  la  chambre  du 
Capitaine  Bleu  ,  que  l'on  trouvait  chaque  soir,  jusqu'à  dix  heui  es.  dans 
un  certain  café  borgne  ,  où  11  employait  sa  vie  presque  entière  à  tirer 
d'une  longue  pipe  en  porcelaine  bleue  des  bouffées  de  fumée  (ju'il  chas- 
sait dansl'air, mêlées  à  quclqif.'s  monosyllablcs  dont  se  composait  sa  con- 
versation ordinaire.  Pour  fiaUe^S»  passion  favorite,  le  maître  du  café  lui 
fit  donner  un  jour  un  verre  bleu  à|Vec  sa  cruche  de  bière  ,  mais  le  capi- 
taine le  brisa  avec  fureur  sur  l'oçcipuit  du  gtrçon  qui  le  lui  présentait,  A 
part  ce  léger  incident,  il  s'était  toujours  montré  le  plus  pacifii;|ue  des 
hommes.  11  aimait  à  entendre  discuter  les  habitués  de  l'étabiissemeiit,  et 
chacun  lui  offrait  volontiers  place  à  sa  table.  Puis  il  se  retirait  de  bonne 
heure,  sauf  les  .'oirs  où  la  lune  dans  son  plein  brillait  dans  le  ciel.  Alor.s 
il  errait  dans  les  rues  de  la  ville,  toute  la  nuit  durant,  comme  une  ame 
en  peine. 

Le  Café  des  Droits  de  l'homme  (tel  était  le  nom  de  cette  résidence  du 
capilaine)  était  depuis  longues  années  le  rendez-vous  des  officiers  de  tou- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


/«!■ 


trs  armes  qui  possaicnt  p.ir  Besançon.  Il  avait  jadis  porld  le  liire  de  Café 
des  Gurries  fi  ançuiscs  ;  mais  depuis  «lUC  le  jacobinisme  C'iait  passé  de 
mo  :e,  il  avili;  suUsiiiué  à  coiie  d.  :<ii,'iialioii  lerioi i.sie  un  talilcau  reprcsen- 
laiil  deux  hussirds  ;iliablés  devant  une  ciiich«  d'où  i>'(l.in(;aieiii  en  dou- 
ble hyperbole  deux  jeis  mbusstu\  qui  retoiiibaii'iii  dans  lus  veTCS  de*  bu- 
veurs. Pi  es  de  l.i  bouteille,  sur  une  si  pucoiipc.j  aient  (i^urt^s  les  luif^port' ails 
de  cini|  macarons,  et^miourde  deuxg'u  rrJer  uriiésdi;  queues  encadrées  do 
belles  insses  et  barbouillés  dune  eir.oyible  iiioiis'.aclie  ,  on  lisait:  Aux 
vrès  Itussarls  de  tu  maur  fi  ancès  !  Ce  café  était  à  Besançon, pnur  les  mili- 
taires, ce  qu'est  à  Paris,  pour  les  provinciaux,  le  Palaii-liDyal.  Ueuxaniis, 
dont  l'un  [.ariait  pour  la  Hollande,  l'autre  pour  l'Italie,  s  y  donnaient 
rendez  vous  au  retour,  et  ceux  qui  revenaient  par  hasard  laissaient  de 
leurs  nouvelles  aux  retardataires. 

II. 

Un  soir  que  deux  régimens  s'étaient  rencontr(?s  à  Besançon  (l'un  al'ait 
traverser  la  frontière  et  l'autre  venait  de  la  repasser),  le  Cnfc  des  Droits 
de  l  Homme  (  l'on  avait  conservé  l'habitude  de  le  désigner  ainsi)  se  trou- 
va renqdi  de  milita  res  de  diverses  armes.  Là,  d'anciens  amis  se  reiroùvi^- 
rent,  et  se  reconnurent  au  milieu  d'un  nuage  de  fumée  de  tabac  ;  et  ce  ne 
fut.  pendant  plus  de  trois  quarts  d'heure,  (|u'cxplosions  d'amitié,  de  joie 
et  de  surprime  :  que  questions  empressées,  que  réciis  d'aventures  toutes 
plus  pijuanies  les  unes  que  les  autres; les  cU'usioas  de  tendresse  ne  pou- 
vaient plus  s'évaluer  que  pnr  hccioliires  d'alcoul. 

Les  cervel  es  commençaient  à  s'échauffer.  A  peine,  au  œiiieu  d'i  (r'âcsiS 
général,  entendait  on  le  bruit  sec  des  queues  de  billard,  qui,  dans  ces 
temps  barbares  où  la  science  du  carambola;;»»  était  encore  à  naître,  n'é- 
tai<  nt  pas  garnies  de  cuir  à  leur  extrémité.  Seul ,  assis  sur  une 
bai.quetlc,  l'œil  vitreu\,  la  tète  inclinée,  l'air  abattu  par  la  mélancolie,  le 
Capitaine  Bleu,  paraissant  étranger  à  ce  tumulte,  ne  remarquait  point, 
tint  il  était  distrait,  quatre  on  cinq  personne-i  accoudées  auprès  de  lui  sur 
une  petite  table  ronde,  lesquelles  parlaient  à  voix  basse  en  le  regardant 
avec  curiosité.  .  ■    .    '.i  ■•    "i   r.-,''  ''<' 

—  Ce  que  V0U3  ditcs-là  mé  surprend  ,  disait  iih  chi^f 'd'esc'StlrHrf'à'ni 
mousiaches  grisonnantes  ;  de  telles  habitudes  sont  loiti  du  caractère  de 
l'homme  que  je  crois  reconnaître:  Pourtant,  ce  sont  bich  là  ses  tratts  ; 
n)ai^  il  a  une  (ihysionomie  de  séminaire  que  je  ne  lui  avais  jamais  vue  : 
où  demi'ure-t-il  ? 

—  Il  perche  sur  le  toit  d'une  arcade  attenante  à  une  église  ,  dans  nn 
bouge  d'où  il  est  parvenu,  à  force  d'argent,'  h  déposséder  le  sacristain  de 
Saini-Mauiice  ;  on  lui  donnerait  le  bàioii  de  maréciiaf  pour  abandonner 
ce  taudis,  qu'il  n'y  consem irait  pas. 

—  At-il  eu  bien  des  duels,  depuis  son  séjour  à  Besançon  ?      '  '  '     '  ' 
— 11  les  évite  avec  soin.  L'autre  jour,  un  jeune  hOinnie  se  divcHis^Sit 

à  ses  déiicns,  le  plaisantant  sur  ses  habits  bleus  et  sur  sa  ligure  t\'.  sa- 
cristie ;  le  capitaine  ne  répondit  rien  ;  raa's  l'agresseur  étant  devenu  plus 
goguenard,  le  capitaine  pâ'ii  soudain  et  s'en  fut. 

Le  coQiinandant  parut  stupéfait  ;'i?t  'après  un  instant  de  silence ,  il  re- 
prit : 

—  Eh  bien!  savcz-vous  pourquoi  Morisset  (Cïr  tel  est  le  notn  du  Capi- 
taine Bleu),  savez-vous  pourquoi  il  avait  renoncé  autrefois  à  tuer  des  maî- 
tres d'armes  ? 

—  Lui  ?.. 

—  Oui  !...  D'abord,  il  faut  vous  dire  que  dès  que  nous  arrivions 
dans  uie  ville,  il  faisait  demander  le'i  maîtres  d'armes  de  la  localité,  les 
insultait  et  les  détruisait  successivement.  C'était,  disait-il,  par  philamro- 
pie  qu'il  agissait  de  la  sorte,  siienJu  que  ces  professeurs  d'esciime  cau- 
saifiit  la  mon  d'une  fou!c  de  bnur,jeois  à  qui  ils  dunnaieiit,  avec  des  prin- 
cipes incomplets,  l'insolence  sullisante  pour  se  faire  estropier.  Mais  Mo- 
liasct,  Fraiic-Coiutois  de  la  vieille  souche  espagnole,  aimait  le  duel  com- 
me nn  Castillan  ;  d'une  fiiçon  romanesque,  poétique.  A  la  vue  d'une  belle 
campagi:e,  il  demandait  des  épées.  Morisset  avait  la  folie  du  courage  : 
jouer  sa  vie  était  un  ravissement  pour  lui  ;  le  sang  était  sa  rosée,  le  car- 
nage son  é'énieni,  et,  i>our  qu'il  soit  encore  debout,  il  faut  que  la  furtune 
l'ait  f.ivorisé  d'une  manière  inouïe. 

—  Morbleu  !  commandini,  si  nous  vous  étonnions  tout  à  l'heure,' Vous 
nous  le  rende»  avec  usure! 

—  Doic,  Moris  t  remarqua  que  tuer  des  maîtres  d'armes  était  une'  du- 
perie, a  Cela  vous  fait  resprc  e r  par  les  populations,  nous  disait-il  :  mais 
pour  peu  (pi'on  ait  be-oin  de  faire  de  l'exercice  le  matin,  on  h  peine  à 
trouver  une  lame  qui  se  frotte  à  la  vOtre.  »  Du  rote  le  capibinc,  excel- 
lent camara  le,  n'avait  d'autre  divertissement  que'Celui-là.  Les  femmes  ne 
l'orcniia  eut  guère  ;  l'amitié  avait  sur  lui  pert'dè  prise,  le  vin  le  lais-ait 
froid  ;  les  armes  seules  l'émoustiqijent  cilcore.  Il  se  plaisait  si  fort  nux 
jeux  où  le  sang  coule,  que  semblable  aWlàlilTau  il  aimait  la  couleur  du 
s.iiig  et  rerh'  reliait  les  vétemeiis  rouges  qu-,  disait-il  encore,  lui  réjo:  is- 

isnicMt  l'a'il  et  lui  montaient  In  cervçlle  d'un  joyeux  désir  de  fi'rrailler. 
Aussi .  les  jours  de  bataille,  portait-il  un  Bianil  manteau  vert  sombre,  dou- 
blé d'écarlate. 

—  Pcste  !  quel  démon  I  "" 

—  J  oubliais  de  vous  dire  qu'il  existait  an  monde  un  Ctre  pour  lequel 
il  eût  risqué  tout,  jusiju'à  son  honneur.  C'était  un  de  ses  cousins  noiiiiiié 
comme  lui  Morisset.  (  On  avait  surnommé  l'uu  d'eux  Morissot,  au  régi- 


ment, aGn  de  les  distinguer  plus  fiicilemeni.)  Ces  deux  hommes,  nés  le 
même  jour,  allaités  parla  même  nourrice,  ne  s'étaient  jamais  quiitésavant 
Il  campigne  d'Italie  qui  Its  sépara  pendant  quelques  ani^é^s.  lU  se  res- 
seniLlaient  pour  le  caïaitèie,  leur  passion  chevaleresque  pour  les  armes 
était  éga'cmeiit  exallée,  ttleur  tendresse  réciproque  et  ut  aiterdrissante 
à  voir.  Je  ne  sais  ce  qu'est  devenu  Morissot  qui,  dans  sa  Jeunesse  ,  avait 
ru,  à  ce  que  j'ai  oui  lacoiittr,  un  (ils  qu'il  envoya  tout  j' une  il  I  école  de 
Bricnne  ;  l'eufant,  me  dit-on,  portait  le  nom  de  sa  mère. 

Ici  le  rommaiidant  fut  interrompu  par  un  lieutenant ,  beau  et  grand 
jeune  homme,  qui  jouait  au  billjrd  assez  gros  jeu  ,  bien  que  son  œil  légè- 
rement aviné  lui  donnât  peu  de  chances  de  succès. 

—  Beii.amiu,  lui  dit  le  chef  d'esradroii ,  ménage  tes  finances;  nous 
avons  encore  deux  mois  ù  vivoter  avant  d'entrer  en  campagne. 

—  Bast  !  répliqua  celui  ci ,  quand  je  serai  à  sec ,  je  tirerai  à  vue  sur 
Dalcy. 

—  Et  Dalcy  ne  se  fera  pas  tirer  l'oreille,  s'écria  le  partner  de 
Benjamin  :  comme  nous  n'avons  qu'une  bour-e  et  qu'un  cœur,  il  est  aussi 
iiidillérent  que  nous  perdions  l'un  contre  l'autre  des  millions  en  or,  que 
s'il  s'agissait  de  millions  d'assignats. 

El  les  deux  amis  coninuèreiit  leur  partie. 

—  Ces  deux  oiriciers,  reprit  alors  le  commandant  avec  un  sourire,  . 
sont  les  deux  plus  jo^isenfans.  llss'aimcnt  comme  s'aimaient  lesdcuxMo- 
risset,  comme  s'aimaient  Oreste  et  Pylado,  Castor  et  Pollux.  Uures'e.  ii 
est  très  heureux  qu'ils  jouent  ensemble,  car  ils  se  sont  si  b'en  gri.'és  l'un  ' 

'  et  l'autre,  qu'ils  per  draicut  jusqu'à  leur  ceinturon,  s'ils  tombaient  dans  lei 

'griffes  d'un  aigrefin. 

Pendant  cet  entretien,  le  Capitaine  Bleu  n'avait  pas  desserré  les  aents. 
Seulement,  et  d'une  manière  presque  machinale,  ses  veux  avaient  suivi 
le  lieutenant  Benjamin,  puis  étaient  tombés  appesantis  sur  le  front  du 
commandant.  ot)  i-t'£  ' 

—  Sacredieu,  s'écria  ce  dernier  en  s'adressant  à  ses  commensaux,  je 
ne  veux  plus  boire  aujourd'hui  !  (11  repoussa  son  verre  loin  de  lui.)  €s 
pauvre  Morisset  m'attriste  complètement.  Il  m'a  regaidé,  il  me  fe:;ard« 
encore,  et  il  ne  me  recoiinaîi  plus,  moi  un  de  ses  plus  vieux  camarades  ! 
(Ici  le  commandaiit  tordit  avec  ses  doigts  sa  moiisiaclie,  pour  arriver  im- 
perceptiblement à  s'essuyer  les  yeux.)  Ah  !  p,;uvres  diables  que  i/ous 
somm-'s!  Voyez  donc  ce  qu'on  peut  devenir,  et  dites  s'il  n'est  pas  dou- 
loureux d'assister  ii  rabrutissemcni  des  âmes  les  mieux  trempées':* 

—  Hélas  !  le  mal  est  sans  remède. 

—  Qui  sait  !  je  veux  lui  parler,  le  rappeler  à  lui  même,  le  tirer  de  cette 
léiliargie.  On  ne  peuilaisacr  un  homme  lentement  mourir  et,  qui  pis  est, 
mourir  ainsi. 

Et  s'avançant  vers  le  Capitaine  Bien,  le  vieux  chef  d'escadron  lui  prit  la 
main  en  s'étriant  :         .      . 

—  Morisset  !  ne  me  reconnais  tu  pas? 

Le  capitaine  iressaiilii  d'entendre  prononcer  son  nom  et,  sans  lever  les 
yeux,  murmura  : 

—  J'ai  reconnu  ta  voix,  car  depuis  une  heure  je  pensais  à  toi. 

—  Tu  le  souviens  donc  de  nos  beaux  jours,  i:e  nos  prejiières  campa» 
gnes,  de  notre  ancienne  amiiié  de  Irèrcs  ?... 

—  Ce  sont  des  choses  d'uu  autre  temps... 

—  Biih  !  ta  lame  ne  vieilit  poiat;  et  (|uant  au  fourreau  ,  les  soldats  de 
la  république  n'ont-ils  pas  été  charpentés  avec  du  fer? 

—  Tout  s'use  en  ce  monde,  timi  liiiit  :  j'ensuis  la  preuve. 

—  Tu  es  plus  vigoureux  que  tu  ne  penses  ,  et  dès  que  ta  stras  las  de 
dormir... 

—  De  ma  vie  je  ne  toucherai  le  pommeau  d'une  épée  ;  l'avenir  est  fer- 
mé ponr  moi. 

—  Tu  vois  les  choses  en  noir. 

—  Tu  le  uompes  :  je  vois  tout  en  bien.  Le  bleu  c'est  ma  vie. 

—  Que  diable  dis-tu  là  !  et  quelle  iUreuse  aventure  a  pu  te  iroubler  de 
la  sorte. 

Au  lien  de  répondre,  le  capitaine  se  détourna,  et,  f.iisautun  signe  «l'a- 
dieu à  SOI)  camarade,  se  dirigea  vers  la  perte. 

—  Ne  crois  pas,  dit  ce  dernier  ou  le  retenant  par  le  bras,  oe  cn.is  pas 
que  je  te  laisse  partir.  Ce  n'est  pas  tous  les  jours  qu'un  retrouve  uu  vieil 
ami  ;  le  temps  cl  la  guerre  rendent  la  chose  de  plus  eu  plus  rare... 

—  Si  lu  m'aimais  ,  tu  me  permettrdis  'le  te  quit'.er  ;  la  vue.  comme 
celle  de  tous  nos  anciens  compigiuus,  me  rend  malade,  «.i  rien  ne  me 
peut  soulager. 

—  Non,  parbleu  !  lu  ne  me  quitteras  pas  !  je  ne  supporterai  pas  un  lel 
affront,  ci  dusse  je  me  battre  avec  toi,  lu^eras  mon  piisonaicr. 

Le  Capiiaine  Bleu  sourit  tristement. 

—  J'aimerais  uieux,  du  le  commaiulant.  risquer  ma  poitrine  romre  ta 
lame  endiablée,  si  cela  te  pouvait  lomeire  e.i  appétii  de  courage  cl  de 
bataiil.  s  ,  que  de  te  voir  ainsi  dans  la  plus  triste  uoudialaDcc.  Tu  ue 
donnes  envie  de  iccheicher  (|uerelle. 

— C'est  un  droit  que  ch;cun  possède  ici  ;  res  mess'curs  tedironlque  je 
sers  de  but  aux  railleries  des  uns  cl  des  .Tutn  s.  Si  je  n'ai  pas  encore  pu- 
pé  ce  cabaret  de  toutes  ces  espèces,  n'en  dois-tu  pas  conclure  que  j'ai 
fait  vœu  de  ne  plus  timcher  à  une  épée? 

—  Serment  d  ivroune  ! 

— Je  ne  m'enivre  jauiais.  Pailons  d'autres  a(ï  ires  :  s'il  eût  été  pi.<;s;!>Ji 
de  chai'iicr  mes  idées,  ccrt.iinrs  pcrsobues  uui'uieut  irioaipbé  do  tau  rc- 


i^ 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Bistancp;:.  Pa'ol,  Morand,  Lecr.urbe  m'ont  obscdé  IVfprit,  et  Omlct,  pUis 
fort  (in'cux  toi.s,  n'a  rcmponû.  dans  Ci  lie  lutte,  (iauiix avaiitiigc que  ce- 
lui (lo  se  liroviilliT  (!Our  iu;:jours  avec  moi. 

L"  coiiimaiidaiit  liumilié  se  caressa  le  menton  avec  résignation,  et  re- 
venant à  son  propos  p.ir  une  voie  (l<^toiirM(5e,  il  murnuira  : 

—  yii'csuli.neiiti  loncotisin  Moris.'ot,  as  tu  de  ses  nouvelles? 

—  Morissoi  !..  Pouripioi  me  parles  ta  de  Wcrissot?..  QneUe  est  ton 
inteniion  ?..  inte; rompit  le  Capiiaine  Bien  d'iin^  voix  al(Or<^p. 

—  CVst  fiue  je  trouve  f^uiprtaant  qu'd  tait  însss:'"  d;uis  l'éint  où  je  te 
trouve  ici.  Il  e>t  des  anectioiis  qui  ne  ilevi  aient  jamais  s'éteindre. 

Le  Cap  iaiccl5'eu,  vi!.leinn;enl  asité,  r^pli'iiia  : 

—  Tu  peux  m'outragcr  saas  péril,  je  n'ai  plus  d'arnifs  pour  me  défen- 
dre. Auiref'iis  on  n'aurait  pas  iuipiim  nient,  en  ma  présenre,  étendu  sur 
mon  cousin  Morissoi,  i-ur  mon  lière,  un  soupçon  uia^veillant.  Si  Moiistot 
itait  là...  je  ne  serais  l'a;,  licla<  î  ce  que  je  suis  à  ceiie  heure... 

Api  es  ces  paroles,  le  Ca|ii;aine  Bie;r  laissa  tomber  sa  K'ic  s!!r  sa  poi- 
trine ;  et,  sans  écouler  la  réponse  qi:c  balbiiti.it  le  vieux  dief  d'escadron, 
il  demeura  absorbé  dans  i:ne  méniiaiion  profonde.  Quand  il  releva  le 
Iront,  II'  Ciuniuaud.int leprit  : 

—  Si  je  l'iii  alliisté,  j'c:i  ai  du  rcgrrt.  Le  bruit  court  que  Morissot  a 
disparu  ,  et  rail  ne  sait  ce  t|u'i!  est  devenu.  Tou.es  les  reclierelics  dont 
il  lit  l'objet  ont  éié  v  iius,  ii  ce  qu'on  prétend  :  je  souhaitais  savoir  si  tu 
Ctjis  mieux iuforuii  à  sonsajet. 

—  Tu  me  tendais  donc  uu  piège?...  Esplique-toi;  quella  est  ta  pen- 
sée?... 

Et,  i:i .  le  Capitaine  Bleu  frappa  sur  la  table  avec  violence,  puis  éten- 
dit Il  main  sur  ses  yeux,  en  s'écnant  : 

—  Oli  !  si  tu  sais,  il  propos  de  mon  cousin  ,  quelque  mystère  affreux 
qu'on  m'ail  tenu  ca:lié  ,  réveli-moi  tout!  11  isttrup  Wùi;  JloiisïOl  a  (lis- 
paru.  Morissoi  !  lui  suiil  au  monde  était  pour  moi  queiquè  chpsei.çtje  t^p  i 
le  verrai  i  las!... 

Les  (!einiers  mots  du  capitaine  se  perdirent  dans  les  sanglots  ;  il  ca'Iia 
sa  lêle  djus  ses  mains ,  les  coules  ap;)avés  sur  ia  table,  ei  piciu'd  avec 
amcriuir.e. 

—  r^aissons-le ,  murmura  l'oEcier.  Un  bomtne  n'aime  pas  qu'on  le  voie 
pliîurer. 

Ils  se  levèrent  donc,  se  pLicèrent  devant  lui  pour  lé  cacher  ti  la  foule , 
et  tirent  sémillant  de  .s'iuléres^er  ;i  la  p.inie  des  joueurs  de  bi'brd. 

Apr  s  quelques  insiaiis.  le  Capitaine  Beu  saisit  le  cjnimandanl  par  la 
basijue  de  so  i  Irac,  et  l'atiirant  sur  un  lalionret  : 

— Gai  (le  loi,  lui  dit  il,  deparlerdenioiiiquiquc  ce  puisse  être,  ou  de  ra- 
con:cr  i.o'.re  euiroiicii  de  ce  soir.  Les  propos  sjit  odieux,  et  raltcniiun 
d'auirui,  quaiMi  j'en  suis  l'objet,  m'e>l  Uv^  pénible.  11  me  faut  du  bleu  , 
du  blei!  eidusiicnce.  , 

Lit  di'siis,  coaime  s'il  eût  senti  le  besoin  (le  rèprenjre  des  forces,  le 
cnpiiaine  Jlnrisset  hut  coi'p  sur  coup  plusieurs  verres  de  kirscbenwaser 
de  la  vallée  de  Vuillafons,  et  peu  à  peu  son  œ  1  se  ralluma  comme  le  feu 
(i'une  lampe  mourant  d'inaniiion  et  dans  laq-iel  e  on  verse  de  l'iiuile. 

A  ce  s;ne  je  vois,  rciii  il  ensuiie  le  capiiain?,  K-s  recrues  du  régiment 

sont  bi  U'S.  Tu  as  lii  i!c  jolis  olUciei  s.  Ces  d;  ux  lienienans  qui  tiennent 
le  billard,  et  qui  ont  l'air  si  bans  amis,  f  ont-ils  de  ton  escadron  ? 

rr^  Oui  ;  mais  ils  n'en  feront  pas  long-temps  partie. 

-irr,  Touiquoi  ?  , 

—  Parce  qu'ils  se  feront  casser  la  tète  à  la  première  occasion.  Ces 

enfjns  1 1,  MorisseS,  sont  braves  coinan  nous  l'éiiuns,  et  ils  s'aiment 

comme  vous  vous  aimiez....  là,  tu  sais  bitn,  lui...  et  toi. 

—  Qu'ils  sont  hf  ur«  ux  !  articula  le  capiiaine. 

—  Le  plus  grand  des  deux,  Heiij  miiii,  a  un  défaut. 

—  T.-.nt  pis,  c'est,  celui  que  je  préférerais,  et  je  me  scfls,  priCsque,  ten-, 
drc  à  son  égard.  La  brave  ligure  d'olliri.'r  !  ,;         r  i   i 

Sans  douie  ;  n.aiscc  coquin-là  est  po.-s('dé  de  la  manie|dfi3,,q}tejg, 

abslumeiit comme  nous  léiioiis  m  92  et  même  plus  taid. 

—  Lt  tu  apnelles  cela  un  défaut  !  s'éc-ia  le  capiiaine  avec  exaltation. 
IMais  soudain  son  visage  se  remliruBit,  cl  d'ui|e  voix  conccniréc  il 

ajouta  :  ,.;i:e)  ol.  y-'- 

—  Tu  .15  raiîon,  c'est  pis  qu'un  défaut,,,  t'est  ;un  malheur  ;  malheur 
plus  grand  qu'il  i!e  pense,  et  ma  sympathie  ppur,  lui  se  tourne  maicte- 
naiit  en  compassion. 

Ce  lut  1.Î  tjur  du  coaimandant  de  déi>ndrc  celui  qu'il  accusait  ;  mais 
Jltiiisst.l  restait  pensif  il  regarder  Benjamin,  et  répéliiit  : 

—  C'est  dommage  ! 

—  Allons  donc,  .s'écria  l'ofScier  en  riant,  tu  as  tué  plus  de  bourgeois 
qu'un  évéque  ne  poiirraii  en  béâir,  cl... 

—  Et  ja\ais  toit  !...  Ce  sont  des  plaisanteries  que  je  n'approuve  plus. 
rrrSai-  ma  foi,  Morisset,  tu  as  l'air  d'un  capucin. 

— ^  S'il  y  avaii  encore  des  capucins,  je  suis  un  homme  qui  en  porterait 
l'habit  depuis  cinq  ans. 

—  En  vérité  !...  s'écria  le  commandant. 

Et  dé.siu'nant  du  doigt  les  vcicmcns  du  capitaine,  il  poursuivit  : 

—  Et  l'amour  du  bleu,  cooiment  l'aurais-tii  assouvi? 

/      —  Iknri,  quand  on  est  bon  moine,  on  cherche  le  bleti  dans  le  ciel. 
Lc:ir  enirelien  fut  iuicrroinpu  en  cet  cnd;oit.  A  quelques  pas  d'i  iix, 
une  dispute  s'ét.iit  cng.i;;ée,  et,  au  n;ilieu  du  brui?:  'i-.;.s  causeurs  nedisijn- 
guvrcul piiJ; C^.bcrd  les  au'çais de  la  qm-ielie.  Le  tUi.'ia';vS<;tiilrQii,s"a/»i^- 


çi  sur-le-champ  ponr  s'interposer  avec  l'anlorité  que  lui  donnait  son  gra- 
de, et  rcconni.t  avec  c'iiiii;riii  (|u;  la  plus  vive  altercaiion  aval',  ou  ns  sait 
comment,  commencé  eutie  Beiija.iiin  et  UaLy  ,  tous  deux  échaufl'és  par' 
le  punch. 

Quand  la  colère  s'omparc  d'hommes  étran^rers  l'un  à  l'autre  ,  il  est 
bien  aisé  de  la  refroidir  :  deux  personnes,  qii:;  des  relalio.is  de  simple 
convcmnce  mit  sotivent  rapprochées,  sont  également  facilrs  à  calmer; 
mais  <[uand  nue  première  p;iro'c  aigre  est  échaii.iée  ctic  deux  aiîii;  qui 
di'puis  longues  années  se  chéiissent  plus  que  des  frères,  le  cœur,  atlcint 
tout  à  coup  jusfjiu^  dans  ses  |a'of')!ideui's,  s'élir.iiili',  se  soulève,  et  sa  dou- 
leur s'exhale  en  repioches a.nei'.s.  Une  vie  entière  d'amiiié,  de  dévoûincnf, 
d'esùiup,  de  coniiuiice  uiutteile,  disparaît  comme  ie  sillon  d'un  éclair,  et 
tous  les  petits  nu:!ges  qui,  de  loin  en  loin,  se  sont  glisses  dans  lascréiiiiô 
du  commerce  iniime,  s'accumulunl  loul  à  coup,  se  ruent  sur  cet  attaclie- 
•neiit  li  lè!e  où,  comme  dans  un  temple,  s'i'laent  réfugiées  deux  aines  : 
un  instant  d'orage  bouleverse  à  jamais  ce  frôle  abri  qu'on  croyait  indes- 
truciilde. 

Durant  cette  discussion  de  Dalcy  et  de  son  ami,  l'emportement  niutual 
fut  Ijieniôt  il  son  comhie;  et  c'est  ce  qui  a  toujours  lieu  entre  deux  in- 
times, aîtendu  que  la  connaissance  approfimdie  qu'ils  ont  fiiic  de  leurs 
caractères  réciproques  les  met  à  même  de  saisir,  parmi  iou:cs  les  paroles 
fiqaanti's,  celles  qui  atteindrotU  le  fond  de  l'amaur-propre. 

Quant  il  l'origine  de  la  querelle,  il  n'éLiit  vas  passible  de  la  trouver  : 
Benjamin  reprochai!  à  Dal,  y  les  graini's  d'épinaids  qui  germa  ent  dans 
son  orguril,  et  ce  dernier  qualifiait  l'uniro  de  Télémaqud  de  garnison, 
paroles  qui  semblaient  à  chacun  dénuées  de  sens,  mais  non  paj  a  Bnija- 
miii,  lequel  allimait  avec  inuignatioaquc  Dalcy.  en  prononçant  ces  mois, 
cominettaitune  ajiion  infàaie  et  digne  de  châtiment;  bur  quoi  ce  derni^jr 
s'écriait  : 

—  Les  menaces  de  ce  guerrier  ne  sont  pas  redoutables;  sa  prudence 
le  tien' il  l'ahri  sous  ua  serment  pieux;  tant  qu'il  n'en  sera  pas  relevé  , 
il  l'e  peut  mettre  lin  à  aucune  aventure,  et  il  a  l'espoir  d'être  à  jamais  cn- 
cbalné  !  ,  ,,,, 

—  Il  est  ignoble ,  s'érr'àit  I^enjamin  ,  d'abuser  ainsi  de  la  sainteté  du 
secret,  .le  vois  trop  tard  le  peu  que  vous  vuiez  :  le  mépris  me  venge  de 
vos  perlidies.  ^.  ,, 

—  Le  mépris  est  l'arme  (Tu  beau  sexe,  file  convient  à  votre  courage. 

—  Dalcy  !  cria  l'autre  tWniî  voix  de  tonnerre  et  en  courant  sur  lui 
arec  un  geste  terrible,  j'en  aurai  raison  ! 

Cette  scène  se  passait  au  miliiii  du  lumalîe  causé  par  les  curieux,  par 
les  arnis  qui  cherchaient  à  pacifier  les  livaux  et  à  savoir  lequel  des  deu.x 
avait  raison. 

J'jGqiic  là,  le  Capitaine-Bleu  ,  à  qui  les  ditels  étaient  en  suprême  aver- 
sion, (tjit  demeuré  triste  à  les  contempleren  murmurant  avec  atceriume: 

—  Deux  frères,  deux  amis...  les  malheureux!  quel  chagrin  ils  se  pré- 
parent! 

—  11  les  faut  séparer  à  h  mimtle  et  nvant  que,  par  une  grave  insu'le , 
ils  n'aient  rendu  tout  accommodement  impossible  :  empaic-toi  de  Dalcy  , 
je  me  charge  de  l'autre. 

Le  mouvement  du  chef  d'escadron  fut  si  rapide  que  Dalcy,  qui  cher- 
chait son  ri\al,  se  trouva  face  à  face  avec  le  visage  froid  et  sévère  de  son 
commandant,  qui  lui  intima  l'ordre  de  se  rendre  au  (juariieret  d'y  garder 
les  arrêts  pendant  vingt-quatre  heures.  La  résistance  fut  d'autant  plus 
légère  que  l'ollider  supérieur  n'entra  pas  en  discussion  avec  le  lieutenant 
et  que  la  discipline  militaire  ,  dont  l'habi'.ude  avait  assoupli  ce  caiaeière 
impétueux,  le  maîtrisa  souiain.  Il  rerula  peu  à  peu,  et  près  de  quitter  le 
seuil,  exaspéré,  il  cria  à  son  ancien  ami  : 

—  Dans  deux  jours,  monsieur! 

Benjamin  ne  put  riposter  au  cartel,  car  le  capitaine  Morisset  l'occupait 
sufasamment.  Comme  il  avait  eenti  qu'un  seul  mot  ajouté  à  ceux  qui 
avaient  été  prononcés  rendrait  unealTaue  indispeitsable,  il  av,;it  saisi  par 
le  bras  ce  furieux,  et  le  faisant  tourr.er  deux  fois  sur  lui  même,  il  l'avait 
lancé  au  fond  de  la  salle.  L'ayant  isolé  de  la  sorte,  il  s'était  emparé  de 
ses  deux  poignets,  et,  malgré  la  résistance  du  jeune  homme,  le  Capitaine- 
Bleu,  tant  qu.:  Dulcy  fut  dans  la  salle,  tint  son  prisonnier  immobile  tomme 
il  eût  fait  d'un  enfant.  Les  as^istans ,  accoutumés  il  s'amuser  s;ins  crainte 
aux  dépens  de  Morisset,  étaient  restés  éhaliis,  et  le  Capitaine-Bleu,  fort 
paisible,  disait  5  Benjamin,  écumant  de  rage  :  «  Du  calme,  là,  là!  oh  !  tu 
ne  m'échapperas  pas,  mon  (ils.  Tu  vas  rester  fixe  cl  immobile  ,  à  la  pre- 
mière position,  comme  un  saint  de  bois  dans  sa  niche  de  pierre.  » 

Et,  accablé  de  honte,  le  jeune  lieutenant  murmura  : 

—  Lachezmoi,  monsieur,  je  n'essaierai  pas  de  fuir. 

Ecoutez-moi,  lieutenant,  je  poui  rais  être  votre  père,  cl,  comme  tel, 

je  blâmerais  tout  haut  votre  coudui'c.  Vous  n'avez  qu'un  ami,  et  vous  vou- 
lez le  jeter  par  la  fenêtre?  ■ 

—  Eh  !  monsieur,  je  ne  m'occupe  pas  de  vos  affaires. 

—  Et  moi  je  me  mêle  des  vôtres ,  monsieur,  parce  qu'il  me  convient 

de  le  faire,  parce  que  vous  êtes  fou  et parce  que  vous  me  plaise/. 

Votre  ami  était  ivre,  et  quan  I  on  a,  comme  vous,  toute  sa  tête,  on  doit 
êirep'us  généreux  Jt  moins  irrascible.  Une  jolie  querelle,  ma  foi  !  qui  a 
coinmeiicé,  dit-on,  par  une  discussion  politique. 

Ce  ton  commeitcait  à  maîtriser  un  peu  notre  jeune  homme.  Wms  les 
badiuds  du  C'd/t  (ks  Droi's  de  l'IIommv,  accoutumés  à  rire  aa.\  dépens 


LE  BÎAGASIN  LIT'ÏÉRAmE. 


Û5 


(lu  Capi'aineBlcu ,  se  rCjoaissaîeiit  insoicanmcnt  de  le  voir  dans  aa  nou- 
veau M)k'. 

—  Au  surplus,  reprit  le  t.'euienant.  redevenu  très  calme,  ce  qai  est  fait 
est  fait,  le  viii  e:  iiiré,  on  le  loira  a  iès-(l('iiiaiii. 

—  tt  moi  j  aflirme  qu'on  ne  le  boira  pas. 

—  La  duel  est  iiiili-irensible ,  moiisi.'ur  :  pTemièrcment,  f af  f.l& pto- 
voqiii':;  ensuiie,  U;ly,  qui  n'claitpas  plus  ivre  que  inni,  m'a  dVt  des  clio- 
ses  (loin  seul  je  puis  comprendre  la  gravité  ,  des  choses  (jiii  ciigcut  iiii 
sang.  Eniin,  j'ai  promis  de  me  batiic,  et,  de  ma  vie,  je  ne  suis  rcvcRiiSm- 
md  parole.  j    ■  ■ 

—  Eli  bien  alors  vous  commencerez  aOjoHrd'hui. 

—  Je  jure  ici.  m  irsieur,  que  je  mi  battrai. 

—  Je  jure  ici,  monsieur,  ([uc  vous  ne  votïs  battrez  point. 

—  Et  la  raison,  s'il  vous  plait  ? 

—  C'est  que  je  ne  vcwx  pas. 

A  ce*  mots  du  Capitaine  B  eu,  accoTnpatjnés  (Vvtn  $P.s(è  feilH'èssFf',  'fë^  ' 
quel  lit  faire  nue  yri.nacc  tièi  driMa  a  sou  larije  fta'iit  biir!)Caii ,   les  h'â'iii- 
lui-s  du  calé  iir.»nt  d^  tous  leurs  poumons,  et  recomiaonrèr^Mit  i(  s'niimstT' 
du capitaii.e,  coiiirae  decoiitjjii!-.  C'étut  à  qui  lu;  j.'ttrniit  l'iiclabonsstirè  ' 
de  son  cpnt.  Le  voyant  ainsi  hi;iné,  Benjai.nn  tle.iicui'dii  imlécis.  S'orii-'' 
set  ilevinace  qui  se  pissait  cluus  i'airi"  du  jeuue  lK):ii;ue  ,   et  cor'upvoiinrtt" 
qu'il  f.iliait,  pr)ur  conserver  sur  lui  une  ccrt.ime  atilorit-,  re.corupr'iir  à"' 
l'instant  même  le  respect  de  la  foule,  il  y  parvint  au  moyen  d'une  de  ces' 
inspiralioiis  atissi  siiu,)lc3  que  siiigulicres. 

—  Riez  autant  qui!  voas  p!aira ,  leur  cria-t-i! ;  si  je  ne  vous  déd.iigmis 
comme  des  enfans,  depuis  Ioiik  temps  je  vous  aurais  tous  fiil  SiaWèr' piri' 
les  fenêtres.  Et  niain tenant,  je  vous  engage  à  voUs  taire. 

Les  rires  redoublèrent  à  cclc  injonction. 

—  Diantre  !  s'écriait-on,  le  Capitaine  r>!eu  se  r^'veilîe;  quel  Maclia'jéc! 

—  Tenez,  leur  dii-i!,  voil'i  tottt  lie  qu'il  raé  falii  pour  vdns  reridVc  pltis 
poltrons  que  des  avocats.  '  , 

A  ces  mots,  il  s'empare  viveiieiit  t?a  trois  fannes  de  jonc  q'w  sa  irnii- 
vaieiii  là,  il  eu  baibouilic  le  bout  avec  de  la  craie  blanche  ,  il  boutonne 
son  habit,  1 1  dit  en  riant  à  Benj  ir.ùn. 

—  Tu  V3.S  èirf  témoin  d'un  beau  dUel. 

Puis,  s'ailfc.'sant  aux  deux  fleurets  les  plus  habiles  parmi  ces  înSoléil'â ,  ' 
et  leur  rcmeiiant  à  cbaca;i  une  caime  :    ■'  '■     '        ■       ;- ■ ';  ly^ç,  •     - 

-^  Je  vous  attaque  tous  detfx  à  la  fols,  s'êcria-îit  en  se  mettant  en  f'drde, 
et  si  je  ne  vous  marque  pas  l'un  et  l'autre  dé  deu<  poir'its  lilancs  avi-nf  ' 
qu'an  de  vous  ip'ait  touché,  je  consens  à  û\ré  aussi  bH'c  qnc  vous  rèl'?. 

Les  deux  personnages,  mis  au  déii  dé  l'a  so'rtC,'at(di)ti'('tYi  Morissf'l  avec 
un  mt  lange  de  surprise  et  d'ironie.  Ce  dernier,  pour  montrer  SI  snpérioiitf'', 
se  borne  àlapirade.  Los  trois  cannes  vo  ligent  rapidl'ir.ent  et  se  croi- 
sent; mais  aucun  des  combaitans  n'est  marqtié'.  Tôut'îtiioiUjp  l\i'0»l)itài>ié- 
Bleus'érrie  :  -^■'•'-  ''^""'    '-""■'    ^''" 

—  A  mon  tour!  (Ses  adversaires  étaient  devenus  sérieuv.) 
Morisset  se  tenait  fort  droit;  sa  caiine  d  •jou:iit,  sans  trop  s'agiter,  les 

mouvemens  de  ses  fivaui?.  Une  pns.'^o'  trf-s  vivo  eut  lieu,  a.iVes'rJfioi  un 
point  de  craie  blanciie  apparut  sur  leurs  poitrines.  Le*  'sf.<'ci3(i'urs 
pomsèrcnt  un  cri  d'étoiinement  :  Worisscf  ne  s'éia  t  pas  mê-se  fenda.  A 
peine  les  deux  cbampions  avi'ient-ils  paré  une  feinte  (lu  C;ip:iairie,  qu'ils 
reçurent  la  seconde  botte  eu  plein  csioîiiac.  f^c  Capi.aine-I]leu  s'i'tail 
feiiilu  sur  le  sicoiui  et  la  lui  avait  ponsséj  si  raide,  que  îc  vainciï  alla 
toubcr  à  la  renverse  sur  uue  labic,  aux  huées  de  la  muLimiie. 

m.  ,■ 

Dédaignant  de  jouir  de  son  triomphe  et  de  recueillir  les  éloges  do  la  ' 
foule,  Morisjct  prit  le  bras  de  lieiijamin  qu'il  attira  dans  un  coin,  eu  lui 
disant  d'un  air  Iles  doux  :  '  ., 

—  Il  fallait  bien  se  délivrer  do  toutes  ces  brutes,  sans  leur  faire  aucun  i' 
mal,  car  ces  gens-là  ne  sont  tii  médians  ni  daugereux.  Ça,  mou  leîidre 
ami,  vous  ferez  coinii.e  moi,  \oak  aurez  la  modération  qui  convient,  et 
cette  all'aire  se  terminera  bien.         ■  i,  •  :  ;  ■!  ,  1 1       i  ,  ;  . , 

—  Capitaine,  répartit  iJenjamiR,  fatlc  cœur  profondément Wo.'fiéjifii'je 
ne  me  battais  pas  avec  Dalcy,  je  conserverais  pour  ^Iti-  nne  baiae  pro- 
fonde. •     —  ;     i;.  il 

—  Delà  haipc  conire  votre  meilleur  ami  ?  Quel  sort  vous  vous  prépare?.  ! 
Cro\cz-mui,  inonsicnr,  le  plus  malheureux  sera  le  vaiiwfiieur;  stm  repos,  son 
honneur,  ,>.(;ii  c('iiragi' même,  oui,  son  courage,  mnHir.;iii  dan'î  cette  vic- 
loiie.  Alil  (|uand  vous  l'aurez  tué,  vous  venez  f(4m';ieiv  il  vo■!8é^a^l  dm: 
Vous  venez  comme  il  viendra  pleurer  dans  v,o^  riv.  s,  c»:i)ine  Kuites  Us 
jOiCS  seront  loin  de  vous,  romnie  vous  seina  trifto  fcu  bi.vouuu  le  soir  des 
jours  ne  bai.iille....  vous  verrez....  i  i:o.>.|  oj  ,)in>  ■■  oj       .  ,.    -   ;,.  ,■  - 

—  L"ini(  ici  que  voin  p,  eiicz  à  iDes/aOfcmlons>me  touche  ;  mais  cecftmt 
bat  est  nercssiire,  inévitable,  et  je  cerliiieipi'il  aura  licu;       :    ,      i  .,  •  i  , 

—  t)li  !  j'aHiraïc  le  contraire  Irépliiui  iVlo-is^et.  cl  pourl'ewpOçUer, 
dusse  je  \oiisdhe....  \ous  di^otouL...  lion  cher  ami,  nio  r(:duiicz-v,oi.s 
à  celle  épieiive,  et  refu.erez-vous  (io,iiigi(;t\>^'e,'i>  Encuie  une  l'";s  et  du 

fomi  (le  l'urne  (le  cai)it.ùu(i.iessujSi«ual9i;mOj  i»{  voms  eu  ccrj  o- 

ire  père.  ,.,,i  ,,,  ■  ,,      ,    ,.,  . ,  _  ^^. 

—  Par  mon  père  !  bilas  !  je  n'en  ^iiiRl|JS,i,^wUç«Jt(l,«,  ïiRUtcuai.l (,1  i;(ie 
Voi.\  ,'<oi!ibie.  1  ,ir     . 

—  Par  \  o;rc  mcr.e  dyne,  par  volcc  s^wm',  paj;  tout  çç  qt\e ioû^  re^t'Cdci 
9U  monde,,,  '  -       '    •  i 


—  J'ni  une  mfre. ..  et  je  n'ai  jamais  pu  l'aimer. 

—  Sarreblcu  ,  vous  n'avez  doue  qu'un  ami  ?  et  vous  voulez  lui  conper 
la  gorge. 

-^ï)c!cl!es  rcnexions,  an  moment  où  j'ai  besoin  <Je  ma  fermeté,  ne  sont 
pas  à  propos,  et  Vuus  me  perineilrcz  cnfiu.  m  nsicur,  de... 

—  Je  ne  VOUS  conn-ds  pas,  je  ne  vims  ai  janm-s  vu  avant  ce  soir  :  mais 
si  je  parvenais  à  élouliVr  celle  déplorable  ailaire  où  vous  courez  en  étour- 
di, si  je  vous  évitais  les  remords,  le.-*  douleurs  qui  vou?  attendent.  j'Èurais 
la  s<Ulc  saii-faciioii  que  je  puisse  encore  éprouver,  et  il  me  semble  que  je 
recouvrerais  le  repos  que  j'ai  perdu  ! 

—  Il  paraît,  se  dit  Benjamin  a  lui-même,  que  ce  pauvre  homme,  dont 
l'innoccblî  folie  est  li  tfus  calme  du  moacie,  a  quelquefois  ses  heures 
d'eitaltation. 

—  Airtisr,  poursuivit  le'Gâpi'âineBleu  en  dirigeant  sur  lui  un  regard 
perçant,  vous  tne  proti/eilez  que  cette  querelle  n'aura  pas  d'autres  sui  es? 

—  Dit  heures  ont  sôuné  depuis  long-temps,  répliqua  Be.  jainin  avec 
un  soUrii-e  froid;  iiest  temps  de  se  mctTC  au  lit  :  bonsoir,  capitaine. 

—  V  )(!S  ne  répondez  pas  ? 

—  Calmi /-vous,  je  dcu'eure  d'accord  de  tout  ce  qui  pourra  vous  plaire. 
Noiis  reprend:  ons  cet  eitireiién  tùi  autre  jour. 

-i^  C'est  là  tout?  réplifftjà'îdo'rssit.  Donc,  puisqu'il  vous  faut  plus  qW 
de^raisoiis,'pL'iNqu''il  laftt^ëmpltiryer,  à  vous  réduire,  celte  arme  dernière' 
Quejcr.e  ptds manier  sans  me  blesser  moimèiae,  venez;  sortons  de 
ceit/r  m-.dwft  el  ^tiiv'ézrmoi.    ''■■'''  ■    ~ 

A  ces  mots,  h;  cnpilaiue  cnlraîna  le  jeune  licnter.ant;  et  les  habitués' 
du  Cnf/!  d''s  l}rbiis  de  CITommê  [is  regardèrent  s'éldi<juer  et  disparaiti'é 
sans  fere  deréilcxii;iis. 

Au  innrirciit  où  ils  tournaient  à  l'angle  de  la  rue  de  la  Bibliothèque  et 
du   cloiirè  Sauit-.Viauricé,  on  recueillit  les  derniers  mots  eu  Capitaine 
Bleu,  ([ui  disait  à  son  compa:;iion  :  —  Enfant,  lu  l'as  voulu;  eh  bieh,  ^  ' 
sauraî  tout,  quoi  (mil  m'en  coule;  mais,  par  le  diable!  lu  n'auras  plil^ 
envoie  de  te  battre! 

Laquelle  do  la  Bibliothèque  à  Besancon  élaît,  r.Ioi's  fomm'eaujOMr'rhm, 
une  des  plus  soliuires  de  la  ville;  mais  les  m2i£ons  yéiai'niplus  rares  et 
plus  sombres  encoVeM>es  s.'tTrtfS*iilf'''''P"''s.  'les  pc&|yirei-i,  dés  aCacias, 
inclinaient  leur  verdirre  pâle  sur  les  nicraiiles  de  clôiure  du  chapitre  de 
.Saiirî-^;)unc(','(!V^ééouaiéh;'l'M'rs'f^''i(!'''i  morte 


K()tr.(   '/eùpe^  lién^cr:r:'rd 
l'a.Wtii&lî't  iH'>r'rfI  d:i  C;ijVll: 


;cs  sur  le  pavé, 
r  sans  mot  dire,  cé-lant  à 
.le  curipritéexrité  en  lui  par 
Mori.sset.  Benja^nin,  d'aillr  l'isprit  aveatiireu.x,  et  n''éiait  pa« 

fùclVd  (fè  s'iiiiué>'àttî^,(ftr'rt  i:  :  vcl  ami.  Lorsqu'ils'  furent  parvei.us 
à  l'extrémité  de  h '^tVo,  soiis  l'.iiLade  Saini-ilaiirice,  li  Capi  aine-Bien 
tourna  ton!--à-C(7iip '!.'uiMi-i'<(fbîi'e','d'uvrii  une  petite  porte  i:oire,  sale 
rouillée.  Cl,  ayant  f.iii  un  si^'ne  à  son  compagnon,  il  ectra.  Ap'èsavo'r 
traversé  un  ce/fridor  Wc'.'ic:(ladé  qué'q'.ies  marches  d'un  esraiîer  en  li- 
maç/în.'BéVij.tmi'ii  ï*fc  tMirv-a  CâtYs  Une  chambre  où  Môrlssct  battit  le  bit- 
quft  pdiii"  isij'pi ocurerdè  fa  lumicff. 

L'i-ppri' tilment  du  ca{)it.înc  ((dit  pire  que  le  plus  triste  tau'îis  de  la 
plus  méchante  caserne;  son  gralsHt  émit  on:bragé  de  de:!X  rideaux  de 
serge  bleue  parc  Is  à  cct;x  qui  vcïla'ent  les  vitrrs,  r;piérés  pour  la  plu- 
part aveedu  çap'er  gris.  Les  cur.';','  inss,  étaient  percés  de  quelques  clous 
osi  peu  lalcnidcs  pip's,  mi  vieirt  i-liâ'p'è^au,  une  veste  bleue  et  di'uvépét^ 
s-  igiv  11  errent  recouvertes  d'un  vieux  lambeau  d'i  loffe  tout  gris  de  i.ous= 
sièré.  E«fe,  letiroir  d'une  gi'osyé't/ihle  eu  c'nène  coniennina  gard?ibbe 
du  capiiaiii^'.  Çà(  et  là  était  a'crochis'des  morceaux  de  pipicr  noircis  par 
l'hîimidité;  c'étaient  quelques  porirails  rf'oliicicrs  célèbres  durant  la  ré- 
publique. S^r  la  clieniiu;'e  qui  servait  d'armo  re,  se  trouvait  la  légende 
colorii'e  d'fleiirieite  et  Damon,  imprimée  a  Àlontbéliard  sur  une  bcfe 
fcalllê' (Tel  p;ipièi' iifalmrtnaf It. 

li  éiait  Kui'e  <'■>  !  ■  lire  qtie  \b  fipitaiuc  ba'ayait  sa  ch'^mbrc  rf 

faisfilt  Sf'irllî'lï*!  :  uîu  r^wé  la  chambre  était  fort  mal  balayée  et 

le  lit  eu  dé.stu'drr. 

IS'éanUinius,  M  t  d'en  air  courtois  un  tabouret  à  son  hflte.  et 

hii  ayant  présinu;  ;  i  ,  : .  ila"uma  la  s:e:ine.  Il  faisait  froid.  Benjarcin. 
de  q'.ii  la  té  c  icpicnaii  du  calme,  fommeuiait  à  se  demander  ce  qu'il 
faisait  là  et  potirqi:oF'il  f' et  lit  venu,!"     '' 

Pour so^i  co-noagiion';  paîsIlilerti^'Ct'  à5?i'  snr  !e  pied  du  lit,  ?i  cause  <!c 
l'absence  des  si.''i(\  .  i' r.  r  i\--:'.'i  (!:.r<h-r  l'cvorde  de  son  ri'S''outs.  Il 
pro:nei:asrsrep  'h unbrc  ,  et  les  ramenant  sur  lai- 

miini'  d'un  ;ii'  i;  :   tés  arrêta  ensuite  sur  H  i'"i-rin, 

qui  demeurait  ce;  usé ,  quo'que  ]■  e  ; 

Cl  de  ♦!>??  r^::^  n  .  m  m;l-cu  de  1'.  '-y 

le  plu-  :  ncrl  de  > 

On  iVe  :i  rh'si'-n  • 

ta'iic; ,  'l'Oni  s  imil  li-bcs 

d'urfc  i'  '.  '  causait  ,ï  Bon.ai 

min  un  iiiai.uso  i.iVi^di.i.iiie.  Lo  Ci  u  ajant  oliscné  Pin- 

pression  pro.liii'.e  par  cet  exi'iie;»  f.tr  !  t,  rfi'irmur.i  d''.V;-.>  t  ix 

Sourde  : 

—  Il  v  n  n 

r'  ^     ■■■ 

li  ■  ...  je 


ri(;t;v  ; 

.1!:. 


preaièi*  consul  qui  se 


64 


-XE  MAGASIN  UTTÉRAIRE.. 


rf'ponda  i  par  l'envoi  du  brevet  de  colonel,  que  je  lui  rendis.  Je  ne  fis 
paii  (1-  CCS  deux  ciiconslaiices  à  personne,  (le  peur  d'exalier  encore  le 
zèle  d'amis obsiint's  à  me  lircr  de  l'Oiaioù  je  suis  ;  je  serais  {lénéral  à  celte 
heure,  moi,  qui  vous  parle,  moi  qui  fais  lionte  au  dernier  soldat,  moi  qui 
ne  suis  plus  capable  d'être  le  laquais  d'un  linancicr. 

0  Q.a'l  clianueincnt,  n'est  ce  pas  ?..,  Eh  bien!  ceci  est  l'œuve  non  pas 
même  d'un  reinorils,  mais  d'un  regret,  et  d'un  regret  ellrayant  !  Ah  !  vou? 
avez  un  ami  et  vous  voulez  le  tuer,  malheureux!  licoutez-uioidonc  et  sa- 
chez ce  qu'il  en  coûte  !  Il  n'est  pour  un  soldat ,  vous  le  savez,  ni  femme 
ni  cnfaDs.  ni  père,  ni  frères,  ni  cousins.  Dans  les  années  de  guerre  où 
nous  sommes,  on  se  détache  de  tout  ce  qu'on  a  laissé  dcrj  ière  soi,  et  le 
monde  n'est  plus  qu'un  petit  village  qui  a  pour  clocher  le  drapeau  du  ré- 
gimeai.  Cepemlani,  comme  le  cœur  a  soif  d'allection,  quand  un  brave 
compagnon  se  trouve  à  sa  porlée,  il  s'en  empare,  cl  voila  une  amitié  sur 
la(pielle  on  assume  tout  re  qu'on  eût  éparpillé  sur  dix  tètes  différentes, 
Lfc  frère  d'armes  tient  lieu  ne  père,  de  mère,  de  frère,  de  tous  les  amis 
pussilile»  L'amitié  réelle  n'existe  pas  hors  des  camps.  Quand  donc  vous 
aurez  tué  votre  rher  Dalcy,  vous  serez  aussi  désespéré  que  si  vous  aviez 
assassiné  votre  f.imille  entière.  » 

—  Si  je  raimai<  encore,  vous  auriez  raison,  reprit  Benjamin  ;  mais 
comme  depuis  son  iniligne  action  je  le  méprise... 

—  Ah  !  monsieur,  vous  l'aimez  encore,  parce  que  vous  en  parlez  avec 
passion  et  que  l'on  ne  passe  pas  ainsi  de  l'alTection  à  l'indifférence.  Au 
jour  de  la  colère  .  on  ne  prévoit  pas  l'amerrumc  du  lendemain...  Grand 
Dieu  !  si  j'eusse  éié  aussi  coupable  (|ue  vous  aspirez  à  le  devenir,  je  n'au- 
rais pu  snp;niter  le  remords  et  je  me  serais  fait  mourir.  Peut-être  aurais- 
je  bien  fait  d'éviter  ainsi  de  longs  chagrins  el  d'aller  là-bas  rejoindre  mon 
pauvre  Morissot. 

—  Morissot  !  réprta  le  jeune  lieulenaat  en  projetant  sur  le.Capitaine- 
Cleu  un  lejjard  d'étonnement.  ,  ;, 

—  C'éiaii  le  nom  de  mon  meilleur  ami ,  continua  le  vieil  officier.  De 
plus,  il  èi'it  mon  parent  et  noire  afft'ction  datait  de,  noire  naissance.  Mo- 
rissot  avait  eu  le  bonheur  de  me  sauver  deux  fois  la  vie ,  et  il  en  était  si 
juvcnv  qu'il  lui  f;ilhiit,  en  ma  présence,  dissimuler  ces  Iransjiorts  dont  j  é- 
lais  jaloux.  Le  sort  nous  sépara,  pour  la  premiers  fois,  en  1790,  et  nous 
nous  (|Uittàmcs  sans  pleurer,  mais  la  mort  dans  le  cœur.  Oh!  que  ces 
quatre  années  furent  longues  et  pénibles  1  Un  soir,  h  mon  retour  d'Egyp- 
te, comme  j'entrais  au  Café  des  Droits  de  l'Homme  ,  j'entends  le  son 
d'une  voix  que  je  reconnais  pour  la  sienne.  Je  pousse  un  cri,  je  l'appelle 
(car  je  ne  le  distinguais  pas  djns  la  foule)  ;  un  colonel  de  dragons  qui  me 
tnurnait  le  dos  se  lève  tout  à  cuu|),  m'envisage  et  se  précipite  dans  mes 
bras.  Nos  quaire  années  d'absence  furent  oubliées  en  un  instant...  « 

A  cet  endroit  de  son  récit,  le  Capit  linc-lileu  qnitia  sa  pipe,  et,  suffoqué 
par  l'attendrissement  que  causait  en  lui  ce  souvenir,  il  se  promena  à 
gra  ids  pas  dans  sa  chambre  en  se  raidissant  couire  l'émotion.  Tout  il 
coup  ,  il  se  rapprocha  de  Benjamin  qui  l'écoutail  avec  avidité,  et,  lui  sai- 
sissant le  bras,  il  murmuia  : 

—  Deux  heures  plus  lard...  Morissot  n'existait  plus  ! 

Le  lieutenant  iresaillit,  tandis  que  le  capitaine,  la  lêie  cachée  dans  ses 
mains,  luttait  contre  un  violent  accès  de  désespoir. 

—  Vous  assistez  à  mon  supplice,  monsieur  ;  ccpcnrlant  je  ne  suis  point 
coupable  ;  la  conscience  dort  en  paix,  le  cœur  veille  seul,  et  il  saigne 
d'une  incurable  blessure.  Morissot  devait  partir  le  lendemain  :  nous 
avions  beaucoup  bu,  comme  ce  soir;  beaucoup  parlé  du  passé  et  de  no- 
tre jeunesse,  comme  ce  soir  encore.  11  m'avait  compté  ses  derniers  duels, 
je  lui  avais  fait  part  des  miens;  nous  étions  plus  heureux,  plus  gais  que 
des  pinsons  dans  les  feuilles. 

»  Ces  duels,  nous  les  aimions  à  la  fureur.  D'où  venait  csitc  passion  ?  je 
l'ignore.  Cette  vieille  cité  de  Besançon,  noire  «t  solitaire,  entourée  de 
roches  vives,  couronnée  de  clochers  et  de  bastions,  celle  place  foice,  à 
la  pliyjionoraie  taciturne,  où  retentissent  à  tonie  heure,  au  milieu  du  si- 
b  nce',  les  tronipcties  miliiaires  et  les  sonneries  d'église,  cx';rce  une  in- 
fluence étrange  sur  le  naturel  de  ses  lils,  tout  imprégnés  encore  de  la  sau- 
vagerie rude  ei  austère  di'S  vieux  Kspagnols  du  duc  d'Albe.  Morissot  cl 
moi  nous  avions,  comme  bien  d'autres,  quelques  gouttes  de  ce  vieux  sang 
pUi[i  d  àcieté,  et  rien  n'en  avait  tempéré  la  force.  Les  enfans  de  Bescn 
çon  ne  s'entrebaitent  po'nt  comme  les  autres  cnfms;  ils  ont  des  duels  en 
r<gle,  des  témoins  qui  prennent  parti  comme  au  bon  temps  de  nos  pères, 
et  i'all'dire  se  pas.'C  sur  les  roches,  eu  dans  quelque  dehié  d'un  aspect 
luuubre  dont  la  vue  seule  donne  soif  de  sang.  Vous  ne  pouvez  co:npren- 
drê  la  quaniiti*  d'admirables  coupe-gorges,  de  siies  funèbres  et  de  sinis- 
tres ree(]ins  dont  la  nnture  a  gratifié  les  environs  de  ortie  ancienne  vil'? 
de  Ihilippe  11.  L'aspect  seul  du  pont  du  Secours,  au  fond  d'un  chaos  de 
rochers  v  fs,  sur  les(piels  se  dressent,  telles  que  des  tètis  d'hydres,  deux 
(oricresses  à  la  blanche  deuiure  de  créneaux,  aurait  suffi  pour  inspirer  à 
C>:ïu  la  pen-ée  du  premier  meurtre.  Dans  ma  jeunesse,  on  ne  parlait  à 
Besançon  que  de  combats,  quîde  poitrines  iranspercécs,  que  de  morts 
violentes.  Les  fouis  même  du  voisinege  étaient  tout  assombi  les  de  poéti- 
ques histoires  de  brigands.  C'est  dans  ce  lieu,  notre  patrie,  que  mon  cou- 
sin et  miii,  tiiut  en  lia'aillant  sans  cesse,  nous  dév.-  rions  les  histoires  che- 
valercsrpn  s  des  Castillans  et  des  Maures,  les  poèmes  du  Tasse  et  de  l'A- 
rio  te,  scu  s  livres  que  nous  ayons  jamais  lus. 

»  Monsieur ,  nous  avons  bien  tué  du  monde  sans  scrupule,  sans 
pegret  et  avec  bcancoup  d'cniraiu.  Cette  passion  pour  les  combats  singu- 


liers éteignit  en  nous  toutes  les  autres.  Qu'était  le  jeu  où  l'on  risque 
des  p;èccs  de  monnaie,  en  comparaison  de  celui  où  nous  mettions  cha- 
que jour  noire  vie  so((5  <e  c/ianrfe/(e/-.  Les  femmes,  malgré  notre  jeu- 
nesse et  leur  beauté,  ne  nous  occupaient  que  d'une  façon  passagère  :  nous 
ne  tenions  à  la  vie  que  par  le  plais;r  de  courir  sans  cesse  après  la   mort. 

»  Il  fivliait  vous  expliquer  ce  trait  de  nos  caractères,  vous  dire  ces  bizar- 
reries ininielbgibles  pour  tout  autre  qu'un  Bizontin  de  la  vieille  souche  , 
sans  quoi  vous  n'auriez  pas  compris  ce  qui  me  reste  à  vous  raconter. 

»  Nous  venions,  Morissot  et  moi,  après  nous  cire  retrouvés  au  bout  de 
quatre  ans  d'absence,  de  quitter  ensemble  lecafé  des  Droits  de  l'Homme: 
ma  main  était  appuyée  sur  SDn  bras,  et  il  s'écriait  de  temps  en  temps  :  „, 

—  B  Quel  bonheur,  frère ,  quelle  joie  de  se  revoir  !  ,,;  j^ 

•  Le  plaisir  nous  portait  à  rire  et  à  pleurer  tout  à  la  fois,  c'était  line 
folie  véritable.  Je  conduisis  mon  cousin  à  l'hôtel  où  j'étais  logé. 

»  Comme  iious  traversions  l'arc  Saint-Maurice,  sur  lequel  je  demeure 
à  présont,  Morissot  quitie  mon  bras,  se  retourne,  et  contemp  ant  l'acgle 
de  rue  où  nous  nous  trouvions,  il  m'en  fait  admirer  le  caracière 
grand  et  solennel.  La  lune  dans  son  plein  s'était  levée  derrière  le 
palais  Granvollc ,  dont  les  grands  murs ,  qui  étaient  noirs  comme 
de  l'encre,  dentelaient  leur  ombre  sur  le  pavé.  L'énorme  pignon 
que  j'habite  élevhii  jusqu'au  ciel  son  cône  grisâtre  et  se  dessinait  en 
clair  sur  les  grandes  volutes  brunes  de  Saint-Maurice.  L'arcade  élevée 
sur  la  rue  semblait  relléter  dans  l'ombre  qu'elle  projetait  ses  lourdes  ara- 
besques du  temps  d'A'bert  et  d'habelle,  et  au  travers  de  ce  fond  noir'  on 
apercevait,  comme  au  travers  d'un  télescope,  les  pâles  arbustes  roéléj 
aux  bàtimens  du  cloître,  légers  comme  des  ombres,  et  dont  les  lignes  ef- 
facées par  la  lumière  bleue  s'enfuyaient  en  perspective  dans  les  biouil- 
lards  du  fond. 

»Tout  dormait  dans  la  cité,  les  temples  fermés  depuis  la  révolution 
avaient  pris  le  silence  et  l'aspect  des  ruines;  les  plans  d'ombre  et  de  lu- 
mière se  découpaient  grandement  ;  on  pouvait  se  croire  égaré  dans  la 
nuit  au  carrefour  d'une  viUc  andalouse.  La  beauté  de  ce  tableau  avait 
frappé  Morissot.         uious-j 

—  iiPour  trouver  son  psys  beau,  rieil  n'est  tel  que  de  le  quitter!  s'd- 
cria-t-il.  J'ai  traversé  vingt  fois,  dans  nia  jeunesse,  ce  coin  de  rue  sans  le" 
remarquer;  je  n'y  suis  pas  venu  depuis  sept  ans,  et  voici  que  je  le  trouve 
magniliquc. 

—  »En  vérité,  lui  répondisje,  ce  carrefour  ténébreux,  entouré  de 
vieille  architecture,  serait  un  beau  théâtre  pour  quelque  lugubre  aQ'aire. 

»Ces  réflexions  avaient  ressuscité  les  visons  romanesques  de  notre 
jeune  âge,  noire  imagination  se  monta  par  degrés.  Morissot ,  drapé  dans 
un  grand  manteau  gris  pâle,  se  tenait  fort  bien  campé  sur  le  bord  de 
la  ligne  d'ombre  ;  son  sabre  traînait  sur  le  pavé  avec  un  cliquetis  char- 
mant, et  la  lune  semblait  lirer  des  étincelles  de  son  casque  de  dragon, 
dont  la  longue  crinière  ondoyait  au  souille  du  vent. 

—  »  Frère,  m'écriai-je  transporté  d'allégresse,  le  bel  endroit  pour  se 
couper  la  gorge  ! 

»  J'avais  posé  ma  main  tremblante  d'inquiétude  sur  la  garde  de  mon  ban- 
cal qui  vibrait  dans  le  fourreau  comme  s'il  m'eût  compris. 

—  »  Par  ma  foi,  répliqua  Morissot,  tu  as  raison,  cousin,  ce  serait  une 
volupté  d'empereur  que  de  dégainer  ici. 

—  »  C'est  à  n'y  pas  ri^sisler,  ajoutai-jc.  Ami,  si  l'on  s'amusait  un  peu, 
avant  de  s'alier  coucher,  que  l'en  semble? 

•  Déjà  mon  sabre  llamboyait  tout  ruisselant  de  lumière.  Morissot  se  mit 
en  garde  en  face  de  moi,  après  avoir  retroussé  son  manteau,  dont  il  re- 
jeta la  moitié  sur  l'épaule  gauche  ;  ce  manteau  était  doublé  d'écarlate. 

»Noire  assaut  commença  au  milieu  de  la  gaité  la  plus  vive  ;  nous  étions 
si  heureux  de  faire  des  armes  ensemble  après  une  si  longue  absence,  et 
de  savourer,  de  compagnie,  des  émotions  poéiiques  également  seniiesde 
part  et  d'autre  !  on  babillait  tout  en  faisant  des  passes,  et  l'on  admirait 
l'effet  galant  des  deux  lames  qui  scintillaient  dans  la  nuit  comme  des  éclairs 
dans  un  nuage. 

»Le  cliquetis  du  fer  nous  réj*uissalt  d'une  manière  infinie,  et  le  con- 
traste de  notre  menaçante  attitude  iivec  notre  affection  réciproque  nous 
f.iisait  ressentir  avec  une  vivacité  plus  exquise  les  forces  de  celle  aeiiié. 
Bicntôl,  le  jeu  nous  intéressa  davantage;  on  chercha  à  montrer  de  l'a- 
dressi',  la  jouissance  se  concentra,  ou  se  mit  en  harmonie  avec  la  gravité 
des  obicts  d'alentour,  les  paroles  devinrent  plus  rares,  la  respiration  plus 
haletante. 

»  0  passion  frénétique  et  insatiable  des  joueurs!  la  pente  fatale  nous 
entraînait,  et  tout  en  le  comprenant  d'une  manière  vague,  nous  poursui- 
vions celle  partie  périlleuse.  Chacun  de  nous  serrait  la  parade  avec  vigi- 
lance, devinant  la  leuialioii  d'autrui  et  craiguaut  de  céder  à  son  propre 
éblouissement. 

1)  Au  bout  d'un  instant,  on  n'entendait  plu?  que  le  bruit  de  deux  sabres 
s'entrechoquant  aveciapidilé.  Tout  5  coup,  le  rouge  du  manteau  de  Mo- 
rissot m'irrite  l'œil  (cette  couleur  m'a  toujours  chstouillé  la  prunclled'une 
façon  b'zarrc)  ;  voulant  combattre  celle  iniluence,  je  me  roidis;  mais  je 
sens  que  l'écarlate  commence  à  attirer  la  pointe  de  mon  arme,  et  que 
l'aimanlaiion  s'accroît  très  vite,  trois  fois  je  murmure  : 

—  «  Frère,  abaisse  ton  manteau,  cache  donc  ce  rouge,  la  prunelle  me 
démange. 

»  Trop  absorbé  par  le  plaisir  pour  m'enieiadi'e,  il  ne  s'arrête  pas,  et  s% 


LE  MAGASm  LITTERAIHB. 


w 


lame  glissant  sous  ma  veste,  me  trace,  de  la  pointe,  une  aiguillette  sur  la 
poiirinr. 
»  Au  léger  cri  de  surprise  que  je  jette,  il  demande  : 

—  1)  T'ai-je  blessé? 

'  ^  »  Nou  pas  !  va,  va  toujours.  J'avais  retiré  ma  main  pleine  de  sang  et 
ma  vue  retombait  toujours  sur  cette  doublure  écariaie. 

—  »  Ce  n'est  rien,  murmura  Morristot  ;  ah  !  le  joli  petit  combat! 

—  »  Cache  donc  cette  doublure  I  lui  criai-je  impatienté,  tu  sais  com- 
bien cela  me  déplaît, 

.  —  »  Est-ce  que  j'en  ai  le  temps  ?  dit-il  avec  un  éclat  de  rire. 
'  »  Un  nuage  venait  de  voiler  la  lune  ;  les  ténèbres  m'inspirèrent  je  ne 
sAis  quelle  secrète  envie  d  ;  voir  du  sang.  Déjà  ma  main  treiublottaii;  je 
fus  blessé  une  seconde  fois.  Puis  il  me  passa  dans  la  cervelle  un  violent 
dépit  de  voir  que  Morissot,  parson  obstination  à  laiiser  son  écariaie  à 
découvert,  m'exposait  à  faire  un  malheur.  Il  me  sembla  que  ce  rouge  me 
bravait.  Dès  lors,  mon  cousin  fut  oublié  comme  s'il  eût  été  absent,  et  je 
coœbatiis  contre...  contre  le  rouge,  et  l'enivrement  du  duel  commença 
pour  moi. 

•>  Cela  dura  pou.  Morissot  tomba  à  mes  pieds  le  fi  ont  contre  terre,  sans 
même  exhaler  un  soupir.  Il  était  mort  ;  je  l'avais  tué,  monsieur,  je  l'avais 
tué  !  » 

Et  terrassé  par  cet  effroyable  souvenir,  le  Capitaine-Bleu,  s'affaissant 
sur  ses  genoux,  se  laissa  choir  sur  le  plancher.  L'infortuné  s'arrachait  les 
cheveux,  et  les  convulsions  du  désespoir  se  joignaient  à  ses  pleurs  ;  l'œil 
fi.ïe,  les  bras  croisés.  Benjamin,  plus  immobile  qu'une  statue  ,  contem- 
plait ce  malbeu  eux.  Morissot  se  releva  pille,  respirant[à  peine,  et  articula 
d'une  voix  saccadée  : 

—  Maintenant,  regardeï  les  effets  de  ce  crime  épouvantable,  mai»  in- 
volontaire, et  courez  demain,  si  vous  en  avez  le  courage,  baigner  votre 
épée  dans  le  sang  de  votre  meilleur  ami.  Vous  savez  déjà  ce  que  font 
souffrir  les  regrets,  apprenez  à  coi  naître  les  tortures  du  remords.  C'est 
une  épreuve  à  faire,  monsieur,  et  si  votre  rai-^ou  n'y  succombe  pas,  alors 
vous  serez  assuré  d'avoir  un  cœur  de  granit.  , 

Depuis  ce  jour  fatal,  toute  ma  force  s'est  évanouie.  Ces  douleurs  que 
je  m'éiais  si  bien  faites  m'ont  appris  à  réilécbir  sur  celles  que  j'avais  dû 
causer  à  la  suite  de  mes  nombreux  duels. Tout  le  sang  que  j'avais  répandu 
s'éleva  contre  ma  conscience,  comme  unevfioue  énorme  sous  laquelle  je 
demeurai  englouti.  Plus  de  sommeil,  plus  d'ambition,  plus  de  courage, 
plus  d'amour  pour  la  gloire,  cette  dernière  passion  de  ceux  à  qui  les  au- 
tres ont  failli.  Une  terreur  profonde  s'est  empivée  de  mon  être  ;  la  vue 
d'mc  épée  me  fait  frissonner  d'épouvante,  et  si  je  recevais  une  insulte, 
moi  le  fpadassin,  j'Irais  me  noyer  pour  ne  pas  me  battre.  La  couleur 
rouge  est  abominable  à  mes  yeux  ;  et  ceci,  monsieur,  n'est  pas  une  folie, 
reprit  le  Capitaine  Bleu,  c'est  un  supplice  inconnu  des  hommes. 

Cette  nuance  me  cause  un  malaise  inouï,  une  défaillance  si  douloureu- 
se que,  dès  qu'un  objet  écariaie  passe  devant  ma  prunelle,  je  me  crois 
près  de  mourir.  Oh  !  n'eussé-je,  pour  expier  le  passé,  que  ce  touraient  à 
supporter,  mon  enfer  serait  asseïcuisant  (  Je  finirai  par  me  détruire  pour 
ôter  de  mes  yeux  cette  lugubre  vision  qui  uie  poursuit  encore  quand  ils 
sont  ft'rmés,  car  alors  j'aperçois  mes  paupières  comme  un  voile  empour- 
pré qui  me  sépare  du  jour.  Me  voici,  jeune  encore  et  courhé,  comme  le 
plus  vieux,  sons  le  fardeau  d'un  chagrin  qui  m'épuise  et  m'abrutit.  C'.^n- 
tempk'z  ce  galetas  délabré,  honteux,  mon  ame  est  tout  aussi  dévastée,  et 
je  ressens  à  l'égard  de  moi-même  le  dégoût  qu'inspire  aux  autres  ma  com- 
plète abjerilon. 

Le  sort  n'a  eu  pitié  de  moi  qu'un  instant,  ce  soir.  Il  m'a  donné  'a  force 
de  vous  conlier  ce  mystère ,  il  a  rattaché  ma  vie  à  l'espérance  de  vous 
préserver  de  lourmcns  lelï  que  les  miens.  Celle  action  sera  une  goutte 
d'eau  jetée  sur  le  feu  qui  me  ronge.  S'il  me  faut  tout  avouer,  mon>icur, 
vous  avez  trouvé,  je  ne  sais  où,  la  clé  de  mon  cœur  que  je  croyais  per- 
due. C'est  que  vos  traits  font  revivre  à  ma  vue  ceux  de  mou  pauvre  Mo- 
rissot :  quand  je  vous  contemple,  je  crois  le  voir. 

—  En  vérité  !  répondit  Benjamin  d'un  ton  étrange,  et,  sans  trop  de  pi- 
tié pour  cette  douleur  incurable,  il  ajouta  : 

—  Vous  ne  m'avez  pas  dit  ce  que  devint  le  corps  de  votre  infortuné  ca- 
marade ? 

—  L'affaire  n'avait  pas  en  de  témoins  ;  les  lois  pouvaient  m'aticindre , 
me  lU'tiir.  1,'idée  de  mon  honneur  compromis,  de  mon  nom  accouplé  sur 
les  bancs  d'un  tribunal  à  celui  des  assassins;  cette  i;)ée,  dis-je.  apparut 
vite  à  mou  esprit  et  lui  rendit  sur  l'heure  le  sang  froid  nécessaire  pour 
cacher  cette  aventure.  Comme  mon  cousin  devall  partir  à  l'aube  du  jour, 
je  savais  qu'on  ne  remarquerait  pas  son  absence.  Ces  crnintes  avaient 
suspiiidu  ma  douleur,  ma  vi(  time  était  pour  molle  corps  d'un  délit  qu'un 
meui  trier  vulgaire  s'efforce  de  faire  disparaître. 

Dans  un  des  plus  sombres  recoins  de  conc  ruelle  déserte ,  se  trou- 
vait une  peiiit;  porte  h  demipniirr  e,  qui  donnait  accès  dans  les  jar- 
dins de  l'ancen  chapitre  de  Saint-Uauricc.  Celte  culture,  abandonnée 
depuis  la  révolution  ,  se  terminait  par  un  ancien  cimetière  dont  se  Irou- 
vaii  enironnée  I  abside  de  l'église  ,  it  dans  Iciiuel  la  fureur  populaire 
avait  violé  plusieurs  sépultures.  I.a  porte  de  ce  cloaque  céda  tacileuient 
aux  effiiris  que  je  lis  pour  l'ouvrir;  je  la  refermai  sur  moi  après  l'avoir 
franchie  ,  et  ayant  déposé  le  corps  de  Morissot  dans  une  tombe  ouverte 
que  je  scellai  hans  trop  de  peine  avec  des  pierres ,  ]e  me  retirai  avec  un 
talme  surpr^nauti 

j  m  Tjjcq  uatsiq  si  teq  àtJiOddc  qo^X  • 


Les  jours  suivans  furent  horribles;  mais  je  demeura'  impénétrable.  De 
tels  liVurts  pour  lutter  contre  le  c'ésespoir  qui  s'emparait  de  moi,  sont  ce 
qui  m'a  bi  isé.  Ces  combats  contre  le  chagrin  et  la  peur  m'ont  annihilé  ; 
ils  ont  amené  celte  prostration  dont  je  ne  leviendrai  jamais.  Je  crois  tou- 
jours entendre  tomber  ,  ave;  un  bruit  sourd  ,  les  restes  de  mon  pauvre 
ami  dans  le  fond  de  ce  tom!)eau ,  ces  restes  chéris  en  présence  desquels 
je  me  répétais  d'une  voix  Impitoyable  : 

—  ïu  ne  penseras  pas  à  lui,  et  lu  ne  pleureras  pas. 

Et  je  m'en  fus  sans  leur  dire  adieu.  ^ 

A  ces  mots.  Benjamin  frissonna  de  la  tête  aux  pieds;  puis  il  se  Icràf 
par  un  mouvement  brusque,  m:!rcha  quel(UPS  pas  dans  la  chambre  ,  et 
s'appuya  contre  la  fenèire  où  il  resta  pensif,  les  yeux  levés  au  ciel.  Il 
garda  long  temps  cette  posiiire.  Son  aiiiiude  silencieuse  indiqua  si  bien 
les  distrai  lions  d'un  homme  sérieusement  préoccupé,  que  sa  coutenance 
frappa  Morissot  toujours  déDant.  -, 

—  A  qnoi  pensez-vous  donc?  lui  demanda-t-il  rudement. 

—  Je  pense  à  Dalcy,  qui  m'accusait  de  me  tenir  honteusement  retran- 
ché derrière  un  vœu  solennel  et  de  n'oser  me  battre  avant  de  l'avoir  ac- 
compli. 

—  Quoi  !  vous  songez  encore  à  celte  affaire  ? 

—  Dalcy  ajoutait  que  j'espérais  n'être  jamais  relevé  d'un  serment  aussi 
commoJe.  Si  l'occasion  que  j'ai  cherchée  toute  ma  vie,  de  remplir  le  de- 
voir que  je  me  suis  imposé,  s'offrait,  et  que  m'abstenant  de  la  saisir... 

—  Alors  Dalcy  aurait  ra  son.  Un  serment  est  une  chose  sainte  à  laquelle 
on  ne  manque  pas  sans  infamie  si  l'objet  en  est  honorable  ;  j'ignore  au 
surplus  ce  dont  il  est  question. 

—  De  venger  mon  père,  monsieur!...  ' 

—  En  une  pareille  affaire,  toute  délibération  est  honteuse,  cl  il  n'est 
rien,  ni  dans  votre  cœnr,  ni  dans  les  inDueiices  du  dehors,  qui  vous  doive 
arrêter  ;  rien  excepté  la  lâiboté.  Mais  vous  êtes  bien  inconséquent,  bien 
étrange,  vous,  qui  n'ayant  au  monde  qu'un  ami  ne  trouvez  point  de  ran- 
son  pour  ne  pas  le  tuer,  et,  qui,  ayant  à  venger  un  père,  trouvez  des  mo- 
tifs pour  vous  en  dispenser. 

Durant  ces  observation-!.  Benjamin  paraissait  livré  à  un  combat  inté- 
rieur des  plus  violens.  A  la  Un,  il  prit  une  résolution,  une  gravité  et  un 
culuie  tout  à  fait  espagnols. 

—  Vous  dites  vrai,  capitaine,  et  votre  avis  me  ramène  au  droit  chemin. 
Oui,  si,  cédant  à  de  vains  scrupulfs,  j'abondonnais  aujourd'hui  un  des- 
sein dès  long-temps  conçu  et  enraciné  dans  mon  ame,  je  m'en  repen- 
tirais toute  ma  vie.  Cepeiidani,  monsieur,  je  vous  dois  de  la  reconnais- 
sance, et  il  est  bon  que  je  m'acquitte  envers  vous.  Donc,  et  en  votre 
considération,  je  ne  me  batirrti  pas  avec  Dalcy. 

—Vous  êies  un  galant  homme  ,  je  le  vols ,  et  j'aurais  tort  de  voust^- 
commander  le  secret  ii  propos  du  déplorable  événement  dont  vous  avez 
reçu  la  confidence.  J'ai  tout  à  redouter  ;  car  malgré  les  périls  de  ma  si- 
tuation, j'ai  conservé  des  objets  qui  dans  un  prorès  serviraient  de  pièces 
il  l'accusation.  Ces  deux  sabres,  roulés  dans  une  étoffe  que  je  n'ai  pas  osé 
déplier,  sont  ceux  qui  ont  servi  dans  celle  affreuse  luiie,  et  le  manteau 
rouge  de  mon  cher  Morissot ,  ce  manteau  t.iché  de  sarg  (oh  !  je  ne  l'ai 
pas  regardé  depuis  cinq  ans  !),  ce  manteau  est  là,  sous  mon  chevet.  Je  ne 
m'en  séparerai  jamais.  Si  l'on  atiaqua  t  ma  vie,  je  ne  la  défendrais  pas  ; 
mais  si  l'on  me  dérobait  ces  tféSors  ,  je  me  ferais  tner  pour  les  dé- 
fendre. 

Le  Capitaine-Bleu  avait  à  peine  achevé  ces  mots  ,  que  Benjamin  ,  ('é- 
crocliant  les  deux  armes  et  prenant  celle  du  colonel ,  arracha  ensuite  !e 
manteau  du  grabat  de  son  hôte  épouvanté  ,  et  lui  dit  en  lui  jetant  l'autre 
sabre  :  Je  m'empare  de  cet  héritage  ,  moi!...  et  si ,  vous  couiinuez  d'y 
prétcnilre,  essavezde  le  reconquérir. 

A  la  vue  de  ces  armes  et  du  manteau  dont  les  plis  écarlat es  marbrés 
de  sang  vciiaient  d'être  déroulés  ,  Morissot,  frappé  de  stupeur ,  était 
resté  Inierdit,  sans  même  s'aviser  de  r.nenir  Benjamin,  qui  avait  pajiné 
la  porte.  Quand  le  Capitaine-B'eu  fut  un  peu  reaiis  de  cetie  secousse,  il 
s'aperçut  qu'il  tenait  ii  la  main  son  bancal,  ce  fer  coupable  de  tant  de  mé- 
faits.Son  prenier  mouvement  fut  de  le  jeter  avec  horreur  :  mais  il  se 
souvint  du  lieutenant  et  courut  sur  ses  traces. 

Ce  dernier  l'afendait  sous  l'arc  de  Saint- Maurice.  Il  s'était  revêtu  du 
manteau,  et  la  doublure  rouge  mise  en  évidence  entourait  le  corps  de 
l'ollicicr. 

En  le  voyant  ainsi  costumé  et  dans  ce  lieu,  le  capitaine  s'écria  en  re- 
culant: 

—  Grand  Dieu  !  c'est  Morissot  lui-même! 

Puis  la  couleur  pnupre  ayant  fatigué  son  regard,  il  se  mit  à  cherrher 
du  liWu,  et  sa  léle  machinalement  se  lourn.-»  vers  le  ciel.  .Xurun  niisge 
n'en  ternissait  l'azur;  la  line  dans  son  pein  adonrissali  l.i  nuance 
du  Urmameni  sons  lequel  le  pa'ais  Cranvrl'e  dé  oupa  t  ses  noires  den- 
telles itc  granit.  Ces  ci  constances  rappelèrent  au  rapMaine  le  plusterr.lile 
souvenir  de  sa  vie  avec  tant  de  force  qu'une  pareille  émotiini  aujnt  n- 
téc  de  celle  qu'il  veiwii  de  rcssrniir  lui  fit  peniic  la  tête.  Cinq  aniérs 
disparurent  tic  sa  mémoire,  il  se  crut  un  instant  en  face  de  son  ancien 
ami.  Benjamin  ati  ndlt  qu'il  fût  revenu  de  cette  errenr.  et  comme  le  rapi- 
laine  lui  demandait  son  nom  et  l'explicaiion  de  sa  conduite,  il  lui  répon- 
dit : 

—  Je  suis  Celui  qui  le  hait,  celui  qui  vengera  l'homme  que  tu  as  ajsas* 
aluét  Ja  raii\  cberrhes'lu,  dan»  Je  uc  *iis  quelle  fpll?  ptntzkre,  one  cv 


u 


LE  MAGASIN  tlTTÉRAMŒ. 


case  à  ton  horrible  action.  Le  r olonel  ne  cherchait  pas  à  ta  tuer,  j'en  suis 
sur,  cl  lui,  c'est  ion  or*;uoil  infcniiil  qui,  lilessO  par  une  (■■gra!,'iiure  (|:i'll 
l'ava  i  failf,  l'a  poussé  à  l'c^oiger  licliciueiii.  Uiircacls-tuiUyuc,  uiisc- 
rable  ! 

—  ncndcz-moi  ce  que  vous  m'avez  pris,  monsieur,  et  couvrez-ram  en- 
suite il'iniulcs  et  c'e  honle,  je  ne  m'y  opposerai  pa.s  car  voui  iic  voudriez 
pas  livrer  à  la  justice  le  secret  d'où  mon  honneur  dépurl. 

—  Je  ne  sais  ce  qu'il  me  plaira  île  fairo,  m.is  je  yai'Je  ces  dt'poujllos. 
Brise,  meurtri,  attiial  ju.'iju  au  fond  du  cœur,  cl  frappii  de  tous  Its  cô  es, 
je  veux  du  sang,  iji  ce  n'est  vous  à  cette  heure,  que  te  soit  Dolcy  (lemaio, 
car  une  vengeance  m'est  due. 

—  En  ce  cas,  dit  le  malheureux  Morisset,  il  vaut  bien  mieux  que  ce 
soit  moi  qui  mente. 

Mais  au  lieu  de  se  mettre  en  garde,  le  Capiiaine-Bîeu,  dont  le  sabre 
Toiiigeait  dans  i'air,  piciinhitçà  et  là,  combaliu  entre  sou  ancien  naiurcl 
et  sou  idée  du  momi'i.t.  Il  voyait  tournoyer  devant  lui  la  ducoraiio.n  iu- 
gubre  devant  laquelle  s'était  dénoué  le  drame  déplorable  qui  l'avait 
perdit. 

—  C'est  horrible  !  s'écriait-il  ;  se  retrouver  ici  la  nnit,  avec  des  armes, 
et  en  face  de  cet  cufant  qui  lui  resjcmljlc  cl  que  j  aimais  déjà.  (Juelle  ex- 
piation !  . ,    , 

Cfpenflant  Benjamin  ne  savait  coinra?nt  s'y  prendre  pour  animei^  le  Cyi- 
piiaine.  11  ne  voulait  passe  nommer,  c'ciU  peut-ê're  été  rendre  le 
duel  impjSNil.le ,  et  pourlai4  son  e.xaluition  croisante  lui  faisait  croi- 
re à  la  néc(ss.té  de  ce  combat  qu'il  aviiil  rischi.  Or  ,  il  n'ttait  pas 
d'humeur  vcr-alile.  11  s'approcha  de  Morisset  pour  l'oi  tragfr  ;  mais  un 
seniimi'iii  de  coitipassion  re'S,i(  ciutuse  l'en  cmpéclia.  11  es.'aja  .'ans  lé- 
sultal  les  propos  Ls  pus  !rovoq»a;;s;  enlirj,  il  piipia  légcremenl  de  sa 
puiiiie  le  liane  du  vieil  officier  qiii  boniiit.  et  la  bée  fauve  cntr'ouvrit 
l'œil  ;  m;;is  e:lc  ne  tardj  pas  à  le  refermer.  Crue  teniaiivc  cul  néanmoins 
un  cllet,  en  ce  que,  par  son  iiisiii.ct  de  nature,  MorissiU  commença  ;i  le- 
puusser,  sans  so  meilre  eu  garde  ,  la  lame  de  son  aavcisaiic,  aljii  de  ne 
pas  élrc  atteint. 

—  11  fait  ton  fér.Ml'.er  sous  ces  vieilles  murailles  !  dit  Benjaiain  de  l'air 
d'un  honnne  qui  savoure  unevoh'pté  exquise. 

—  Si'ri)i'ni  !  groinniea  le  capitaine. 

Du  plaide  siMi  bai. cal,  le  I  cuienaiit  choquait  le  Tr  do  son  ennemi, 
de  taçon  à  [iruduire  en  c  iqueti-*  bien  cxciti.ni.  l'eu  à  peu,  les  pcr.  iissmus 
des  deu\  armes  lir.  nt  vibrtr  les  neifs  du  vii  u\  jcldai  ;  son  liras  frémis- 
sait d  ime  sensation  iin]uièle  iiui  t!;ontait  jusqu'au  cœur  ,  dont  li  s  liaue- 
mei  s  i-e  préciiiiaici.'t.  Au  bout  de  quelques  minutes  de  cet  exercice,  le 
Capitaine- Bleu  s'écria  : 

—Non  !  non  !  c'est  à  moi  de  mourir.  Silence,  ma  lèle  !  Frappe  donc, 
treuibleur  !  qu'cliends-iu  ? 

— (Jue  lu  te  tiennes  mieux  ;  tu  n'es  pas  de  force  à  faire  ma  partie. 

— BaLi  !  répondit  le  capitaine,  en  lui  portant  deux  ou  trois  bottes  assez 
Le'.les. 

Le  lieutenant  se  hûia  de  riposter  afin  d'engager  l'auîre  davantage;  car 
il  voulait  comballre  loyalmn  nt  et  ii  ks  risques  et  pénis.  Il  y  eut  un  peu 
de  silence  ;  le  capitaim-  se  plaisait  à  la  parade,  cl  la  jouait  avec  w  art  ti  es 
vaiié.  Hiinîôt,  dans  riutervalle  qui  s-''parait  les  dég/geinens  ,  Ijin;amin, 
en  ta  ant  le  fer,  s';.pei  çnl  que  1rs  do;gis  de  l\Iuri.--sut  avaient  pris  de  la  vie 
et  (le  lidéf.  Puis,  anx  r'avons,  de  1 1  lune,  il  vit  i\n.'.  le  vieux  spaiias-sin,  tout 
en  féraillant,  riait  sans  biuit.  Soudain  ure  révoluiion  h'dpcia  :  le  poignet 
du  lioi.liumme  devnt  un  ressort  d'acier,  sa  poitrine  s'eUaça,  sa  lame  de- 
vint légère,  impalpable,  et  ii  cria  de  tontes  ses  forcps  : 

—  linfant  !  cache  donc  ce  roug'^  ;  je  lu  ûle  !  je  brûle!  va-l'en  ! 

Des  e(!  moment,  B  njamin  prit  la  chose  au  sérieux.  A  S.on  tour,  il  s'ef- 
faça, lint  son  pied  IVrnie  et  l'iril  ouvrit.  ''  ',,.;'' 

—  Ce  rouge  !  ce  rouge  !  i  épétail  Morissot  d'une  voix  étouffée. 

Trois  minuies  après,  son  adversaire  gisiiit,  percé  d'outre  en  outre, 
aux  pie  is  du  capitaine  qui  contenvla  son  stiJjrc  victorieux  avec  une  joie 
cnfiniine.  . 

Bieniôt  Benjamin  ce  souleva  de  terre  et  fit  signe  qu  il  voulait  parler. 
Son  adversaire  s'étant  penché  sur  lui,  le  lieutenant  articula  d'une  voix 

faible:  .  .    ,. 

—  Je  puis  maintenant  vous  plaindre,  vous  aimer  et  votis  le  dire  ;  car 
j'ai  re!!'|li  mon  devoir.  Vous  direz  à  Dalcy.... 

—  Que  dois  je  dire  à  Dalcy  ? 

—  Vous  lui  porurez  les  aUieux  de  son  ami  Benjamin,  cntendez-vou?, 
du  lilsdd  colonel  Morissot. 

Rappelé  i\  lui  par  celle  révé'a:ion,  Morisset  poiissï  un  grand  cri  cl 
tomlia  a  la  renverse.  Ce  fat  le  d.'inier  éclair  de  sa  raison. 

A  Id  pointe  du  jour,  oa  troma,  sous  l'arc  Saint-Maurice,  le  corps  du 
lieutenant.  Les  perquisitions  faites  cbezie  Capiiaine-Blcn,  qni  l'evait  em- 
mené, n'enrei.t  aucuns  résuitat,'--.  Le  vieil  officier  avait  disparu  ei  on  le 
chercha  vaii.cmenl  pendant  deux  j^urs. 

D.>lcv,  qui  ap  rail  ardemment  à  se  couper  la  gorge  avec  son  bon  ami, 
tomba  dans  le  désespoir  eu  apprenanlsa  fin  iragique. 

IV, 

Deux  mois  après  ce  duel  dont  tout  Besançon  s'était  entretenu  ,  «ne 
ronde  Uecavalefie  fut  attaquée  à  l'improviste  par  uu  hoaitae  déguenillé 


et  armé  d'un  banra'.  On  s'elTor;a  vainement  de  s'emparer  de  lui,  il  glissa 
cnlre  les  j  iinbes  des  chevaux  et  s'enfuit  en  criiint  : 

—  C'est  moi  qui  l'ai  tué!...  c'est  moi  qui  l'ai  tué! 

Dali  y,  qui  CMinmantlait  cette  ronile,  reconnut  la  voix  da  Capitainc- 
Cleu.  Brûlant  de  venger  son  ami,  il  s'éla;iça  avec  ses  ho:nraes  sur  les 
traces  du  lueiuliier,  et  l'ayant  atielnt  à  i'angle  d'une  rue,  il  descendit  de 
cheval  pour  s'emparer  de  lui.  Morissot,  adossé  contre  la  muraille,  fit 
bonne  conienanee;  on  croisa  le  1er,  eti'oUicier  tomba  entre  les  bras  de 
deux  sobiais  acconrns  à  sa  défen-^e. 

('eci  avait  lieu  sous  l'arc  Saini-Jlaurice,  où  le  Capitaine-Bleu  errait  pous- 
sé par  I  luibitude. 

Tandis  que  l'on  se-ourait  Dalcy,  deux  autres  cavaliers  se  disposèrent  à 
se  saisir  du  coupable  qui  ne  cherchait  pas  à  s'enfuir;  mais  ils  le  virent 
tournoyer  s  r  lui-même,  chanceler  comme  uu  homme  ivre  et  tomber  en- 
fin sur  le  pavé. 

Sa  boni  he  ôiait  souillée  d'écume  et  son  visage  violet.  Il  était  mort  Vain- 
cu par  une  attaque  d  épilepsie  ,  et  n'avait  pas  reçu  la  plus  légère  bles- 
sure. 

Ces  aventurer  avaient  donné  une  sombre  réputation  au  carrefour  St- 
Ma'.iricc.  Disedlieiers,  des  musca'Jins,  des  incecyaliles.  ayant  examiné  la 
localité,  la  irouvéreiil  pnéiiqne.  Ce  coin  cul  liien  vjie  une  sorte  de  vugue, 
on  commença  à  s'y  battre  la  imil,  et  celte  mode  fit  fureur  parmi  les  geus 
comme  ii  lalil,  si  Ineii  (pi'on  fut  obligé  de  i.lacer  dt^u.x  sentinelles  sons 
l'arcade  fatal-'.  Mais  d'puis  que  deux  faciionnaires  postés  lii  eurent  I  ingé- 
niée e  idée  de  s'y  enireiucr  sous  peéiextede  tuer  le  temps  dmam  leur 
f.idiou,  (111  n  ■  lu;s  a  dansée  lieu  qu'une  guérite  qui  en  fu  retirée  à  l'épo- 
que (lù  r.:n  cumuiença  de  denio  ir  l'arcade  pour  assai.  ir  la  luc  de  la  Bi- 
bliothèque. .^.  FraSCIS  VVEK. 

W®uveltes  h  Ses.  nsmaz. 

[Livraison  de  juin.) 

La  France  est  îi  la  iCte  tie  la  civilisation  européenne  :  c'est  une  question  ré- 
solue, 

Puisipi'il  n'y  a  pns  im  seul  FrDn<;ais  ([iii  ne  l'airirme. 

Et  comaïc  tous  les  ;uilrcs  peuples  ont  l'Ualsiîude  de  redire  et  de  refaire  ce  que 
nous  r.voiis  dit  et  fait,  ils  crient  en  chœur  : 

«  La  France  est  ;^  la  tête  dé  la  civilisation  européenne.  » 

C'est  l)icn  flatteur  pour  cous,  et  c'est  là  ce  qui  nous  fait  souvent  regarder  la 
colonne. 

Mais  les  autres  nations,  comment  arrangent-elles  les  affaires  de  leur  amour- 
propro  ? 

Quelle  singnli(>re  maïuc  d'imitation  les  pousse  à  vouloir  être  heureuses  absolu- 
ment à  noire  maiiitTe? 

A  reproduire  nos  phases  politiques,  à  copier  nos  uniformes,  nos  anciens  bulle- 
tins, notre  nouvelle  éJoquence,  à  se  donner,  comme  nous,  trois  couleurs  natio- 
nales. 

Car  c'est  le  premier  acte  de  régénération  d'un  peuple  que  de  se  donner  Uois 
couleurs. 

L'iispagne  a  été  le  plus  loin  possildc  dans  ce  plagiat  de  la  France. 

Elle  a  dc5  députés  qui  cnlendenl  la  séance  orageuse  loul  aussi  bien  que  les 
nôtres  (pour  le  bavardage  il  n'y  a  plus  de  Pyrénées),  des  généraux  qui  disent  crji- 
nement  à  douze  soldats  mal  pajés  cl  mal  velus  que  quelque  chose  les  contemple 
du  haut  de  n'importe  quoi  ;  qui  n'entjcnt  jamais  dans  uns  bourj;ade  habitée  par 
un  barbier,  ca  servante  et  un  mulet,  sans  se  faire-  précéder  d'une  proclamation  qui 
commence  ainsi  : 

«  Eroicos  abitanCcs  !  » 

La  iialion  espagnole  est  brave,  patiente  et  ingénue  comme  une  nation  vierge. 
Le  premier  sabrcur  qui  a  mis  la  main  sur  sa  destinée  n'a  pas  trouvé  un  contradic- 
tcui'  pour  lui  (lire  :  <i  Mais  une  si  grande  usurpation  n'est  excusée  que  par  la 
gloire,  et  lu  n'as  que  de  l'adresse  ;  et  si  lu  veux  imiter  le  grand  Nspoléon,  prends 
dans  sa  vie,  dans  ses  discours,  des  modèles  et  non  pas  des  formulaires.  » 
Uu  jour,  Kapoléon,  nommé  empereur,  pro-    Une  auoc  fois,  Espartero,  nommé  régent, 

noina  devant  le  sénat  le  discours  sui-        iirononça,  devant  tous  les  pouvoirs  réu- 

vant  :  liis,  les  paroles  suivantes  : 

Discoens  de  napoikon.  niscoens  d'espartero. 

0  Sénateurs,  la  vie  d'un  citoyen  est  à  «  La  vie  de  tcul  cilojen  est  ù  sa  po- 
sa patrie.  Le  peuple  lran(;ais  veut  que  la  Irie.  Le  peuple  espagnol  veut  que  je  lui 
mienne  lui  soit  consacrée.  J'obéis  i  sa  consacre  la  mienne.  Je  me  soumets  à  sa 
volonté.  volonté. 

»  En  me  donnant  ce  nouveau  gage  de  »  En  me  donnant  celle  grande  preuve 
saconllance,  il  m'impose  le  devenir  d'é-  de  conlianee,  il  m'impose  de  nouveau 
laver  le  système  de  ses  lois  par  des  in-  le  devoir  de  conserver  ses  lois,  la  con- 
sl'itutiousprévojautes.  sUiulion   de  l'étal   et  le  troue   d'une 

Il  l'ar  mes  cliovls,  par  -.  otre  concours,    jeune  orpheline, 
par  la  conlianee  et  la  vijI  nié  de  cet  im-        »  Par  la  confiance  et  la  volonté  du 
mcnse  peuple,  la  liberté,  l'égalité,  la    peuple,  par  le  concours  du  corps  légis- 
prospérilé  de  la  France  sunlù  l'al)rides    iaiif,  jiar  les  efforts  d'un  iiiinislére  res- 
caprices  du  son.  ponsable  unis  aux  miens,  l'indépendau- 

»  Le  meilleur  des  peuples  sera  le  plus  ce,  l'ordre  public  cl  la  prospérilé  natio- 
lieuveux,  connue  il  esl  le  plus  digne  de  nale  seront  à  ral)ri  des  caprices  du  sort 
l'être,  et  conlcnt  alors  davoirété  ap-  el  de  t'incevlilude  de  l'avenir, 
pelé  par  l'ordre  do  celui  do  qni  tout  »  Le  peuple  espagnol  sera  aussi  heu- 
émane,  à  ramener  sur  la  terre  la  jus-  reux  qu'il  rnériie  de  l'être,  el,  content 
lice,  l'oidre  et  l'égalité,  j'entendrai  son-  alors,  je  verrai  arri\er  la  dernière  heure 
ner  ma  dernière  heure  sans  regret  et  çle  ma  vie  sans  inquiétude  sur  l'opiuioij 
sans  inquiéiude  sur  l'opinion  des  gé-    dés  génC-rations  fulm'es.  »  ^-^  , 

néraiious  futures,  n  -"  ^  _  - —   i 


LE  MAGA§IN  XITTÉRAIHi:. 


U1 


Il  n'csl  pas  posiibic  do  Imiter  plus  cavaliOienieiit  une  noWe  nation. 

Si  ce  nVst  pas  là  une  allusion  i  des  piojets  qui  ss  dissimulent  encore,  c'est 
une  cruelle  injure  faite  à  l'érudition  de  sts  conij)ulriolcs,  dont  quelques-uns  pou- 
vaient connailre  l'oiigiiial  franrais. 

Daill.uis,  quand  un  peuple  vous  investit  de  la  dictature,  on  peut  bien  faire 
pour  lui  les  iVais  d'un  discours  neuf. 

La  rogtnca  du  jojaume  d'iîspagne  vala^it  mieux  qu'une  tiaductiun. 

H.  Dclossert  s'acliarnoà  l'cxéculion  d'une  csjièce  de  réççlcnicut  qui  interdit  i 
quelques  cafés  du  boulevarl,  et  iiolannnent  au  cafii  de  Paris,  la  faculté  de  placer 
des  cl>ai3"s  et  des  labiés  devant  leurs  étaliliiscmcns. 

C'est-à-dire  que  sur  tous  les  points,  l'obtuie  autorité  (!,>  la  ville  ne  s'occupe 
que  d  utcr  aux  mœurs  leur  ori;;inalilé,  aux  promenades  leur  cliarnie  pittoresque. 

Ix  plan  de  M.  Delessert  Ji'est  pas  diJKcile  à  pénéirer. 

Ancien  élégant,  jadis  palineur,  cavalier,  joueur  de  paume  et  de  billard  renom- 
mé, il  no.us  fait  payer  les  frais  de  ses  rcujords,  et,  4)o,ur  expier  les  Inillans  déran- 
genicns  de  sa  jeunesse,  se  propose  de  rendre  la  vilis  de  Paris  sage  et  ciMiuyeuse 
comme  Genève. 

Au  second  acte  du  Ffrï/sc/iw/;;,  pendant  la  scène  de  rin\ocallon  infernale,  un 
uSUuelelte  s'agite  sui' la  sctine,  et  cette  appariliou  produit  sur  le  puLKc  une  ccr- 
.liiine  sensation. 

Ce  squelelle  est  vérila!;le,  et  l'iiistoire  en  est  fort  cnritnr.e. 

lia  178C,  un  jeune  bomme  de  dix-buitans,  faisant  partie  des  élèves  surnumé- 
raires de  l'école  de  danse  à  l'Opéra,  et  nommé  làoismaison,  devint  amoureux  de 
Mlle  Nauine  Doriial,  élève  comme  lui,  et  lille  de  l'ouvreuse  do  la  loge  du  comte 
d'Artois, 

Mlle  Nauine  euflaimna  par  ses  coquetteries  la  naïve  passion  de  son  camarade, 
et  lui  donna  des  espérances  jusqu'au  jour  où  elle  trouva  de  belles  moustaches  à 
I\I.  Mazuiier,  sergent-major  cuniniandant  le  poste  des  soixante  gardes-françaises 
qui  faisaient  le  ser\ice  de  l'Opéra. 
.  Eojsmaison  vit  son  nialbcur,  le  jugea  in'épara4)le ,  et  ne  pensa  plus  qu'à  la 
vengeance. 

Un  soir,  au  coin  de  la  rue  Saint-Nicaise,  où  étaU  situé,  comme  on  disait  alors, 
l'iigtii  de  l'Académie,  il  attendit,  après  le  spectacle,  le  passage  des  gardes-fran- 
çaises et  alla  lésolumenl  prendre  à  'a  gorge  son  bourenx  rival.  Ma/uricr  eut  d'a- 
bord ri{l('e  de  tuer  sur  la  r.lace  son  agresseur  ;  mais  sa  jeunesse  et  sa  pcDite  taille 
(ireul  sourire  le  galant  soldat.  Sur  scni  ordre,  trois  bomnies  détachèrent  les  bre- 
telles de  leurs  fusils,  attachèrent  le  jeune  bomme  furieux  et  le  déposèrent  sous 
le  péiyslile  de  l'Opéra,  où  H  passa  la  nuit  ainsi  garroté. 

Le  lenden:ain,  de  grand  malin,  'e  sieur  Deraeru,  gardien  de  la  salle,  trouva 
Boismaison,  qui  avait  fait  de  vains  efforts  pour  se  délier,  apprit  de  lui  l'aventure 
de  la  veille,  en  ril  beaucoup  pour  sa  part,  et  ne  manqna  pas  d'en  égaj-sr  tout  le 
théâtre. 

Boisraaison,  bafoué  par  ses  camarades,  eut  la  fièvre,  se  mit  au  lit  et  mourut  en 
faisant  un  singulier  testament. 

11  léguait  son  corps  à  51.  Lamairan,  médecin  attaché  à  l'Opéra,  et  qui  avait  nu 
cabinet  dans  l'hôtel  même. 

Le  pauvre  jeune  homme  priait  M.  Lamairan  de  garder  son  squelette  dans  ce 
cabinet,  pour  ùlre,  après  sa  mort,  encore  près  de  celle  qu'il  avait  aimée. 

Malgré  les  vieissiludos  de  rAcndénïic  royale  de  Musique,  les  incendies  et  les 
antres  causes  qui  l'ont  transportée  jusqu'à  la  rue  Lepcllelier,  peut-éti-e  aussi  par 
un  respect  tradilionnel  pour  la  doniière  volonté  du  jeune  figurant,  son  squelette 
n'a  p.is  cessé  de  faire  parlie  du  matériel  de  l'établissement. 

Ll  la  vie  du  théâtre  a  recommencé  pour  lui. 

M.  Duvcrgierdc  Ilauranne  n'a  pas  toujours  été  épilcptiquc  et  malfaisant.  Dans 
sa  jeunesse,  il  se  i\rait  à  des  plaisirs  mépilsables,  mais  iinioccns. 

M.  Luurgicr  était  vaudevilliste,  et  uiauMÙs  vaudevilliste,  connue  il  est  au- 
jouvd'liu,  uiauvai.  publiciste. 

Les  i  vrages  de  cet  homme  grave  et  sérieux  ont  disparu  de  la  mémoiie  de 
tous  excepté  deux  : 

Vue  visite  à  Orcina-Creen. 

Le  Jaloux   oinine  il  y  en  a  peu, 

Nous  fait  des  rceheiches  inouïe-  pour  en  retrouver  des  excnudaires. 

Kous  désirerions  donner  l'analyse  de  ces  préludes  politiques  :  ils  sent  perdus. 

M.  Duvergier  est  devenu  un  honime  trop  nnpoi  tant  pour  que  ces  butoixls  de 
sa  jeuuL'sse  osent  encore  se  montrer. 

Î\I    Barba     en  a  pas  de  nouvelles. 

L'incendie  du  Vaudeville  en  a  carbonisé  plusieurs, 

Ceux  que  la  liiMiolhèquc  roya'e  devrii  avoir  abrilés  ne  se  trouvent  pas. 

11  nous  reste  à  suppi  u  lés  I  ihliepfiles,  les  auiateuis  de  eolleclions,  de  vouloir 
bien  nous  mettre  sur  la  trace  de  ces  petits  \ai,niensqni  élaicul,  absolument  par- 
lant, fort  ridicules,  cl  qui  duiveut  l'élre  devenus  bien  duvautage,  eu  raison  de  la 
fausse  gra\ilé  de  km'  père. 

Le  despolisme  décimal  règne  en  France.  Il  faut  se  souuiellre.  Ne  nous  eu 
plaignons  pas  :  c'est  poiu'  notre  bien. 

Malheur  au  petit  niareliand  <ini  s'aviserait  d'instrumenter  dans  sa  boutique  avec 
de  vieilles  mesures  et  do  vieux  poids.  La  police  ;mrait  bientôt  fail  une  desccnlc 
dans  la  maison  jiour  coiilisquer  les  Ufirçs  et  çctsscr  lcsi)i((oI*Uu  deijiiquaut,  qui, 
C«  outre,  paierait  l'ameudc. 


7'uut  cela  est  à  merveille  ;  on  a  des  lois  décimales  ou  on  n'en  a  pas.  Quand  on 
en  a,  elles  doivent  flre  rrspcclées  ;  seulement  je  voudrais  que  le  gouvernement 
chargé  de  les  faire  observer  les  observai,  et  qu'il  ne  donnât  pas  lui-même  l'exem- 
ple d'une  contravention  impunie. 

Eh  bien  1  notre  monnaie  de  billon,  telle  que  le  gouvernement  la  conserve,  no- 
tre monnaie  de  billon  est  une  violation  manifeslc  de  la  loi  décimale,  un  fait  per- 
njanent  de  lèse  unité  métiiquo.  Je  prends  pour  exemple  le  liard.  Cela  vous  sem- 
ble bien  peu  de  chose  qu'un  liard,  et  je  vous  dis,  moi,  qu'un  liard  est  une  énor- 
milé  monétaire  dans  noire  numération  systémaliquc;  un  liard  est  une  anomalie 
morale,  une  provocation  constante  à  la  désobéissance  aux  lois,  car  le  liard  est 
une  contiavenlion  privilégiée  par  le  pouvoir,  un  flagrant  délit  autorisé.  Et  qu'où 
vienne,  après  cela,  nous  parler  du  grand  principe  de  notre  charte,  de  l'égalité 
devant  la  loi  !  Où  est  celle  égalité?  Comment  !  voici  cet  ancien  poids,  qui  s'ap- 
pelait la  livre,  frappé  d'une  proscription  impiloyable,  à  ce  point  que,  s'il  s'avi- 
sait de  se  montrer  daus  le  commerce,  il  serait  condamné  à  mort,  avec  frais  et 
dépens,  sur  la  simple  constatation  de  son  identité.  Et,  à  coté,  le  liard,  cet  ef- 
fronté survivant  d:^'S  duodécimes  déchus,  vient  impunément  violer  la  belle  unité 
do  notre  système  monétaire,  et  passe  sans  difficultés  de  la  caisse  du  trésor  à  celle 
dos  particuliers  ! 

Celle  impunité,  je  le  répète,  est  un  scandale.  S'il  y  avait  delà  justice  et  de 
la  logique  dans  nos  lois,  le  liai  d  serait  prohibé,  et  il  n'y  a  pas  de  liaid  en  con- 
Iravcnlion  qui  ne  dut  vini/l  sous  d'amende. 

Je  n'en  ai  pas  fini  contre  le  liard.  11  est  la  sfurcc  de  désordres  trop  fùchcux. 
On  peut  l'accuser  d'être  complice  des  petites  exactions  dont  le  pauvre  est  souvent 
vicUme  dans  ses  pclils  achats.  Ainsi,  ou  doit  compter  par  centimes.  C'est  la  loi. 
Hais  le  centime,  monétairement  parlant,  est  une  fiction  :  on  n'en  a  fabriqué, 
pour  ainsi  dire,  que  pour  échantillon.  11  n'y  a  que  des  liaids.  Supposez  qu'une 
l)auvro  femme,  en  faisant  le  matin  sou  pauvre  marché,  ait  à  payer  une  fraction 
do  ((ualre  centimes.  Elle  est  forcée  do  donner  quatre  liaids.  Le  fort  denier  est 
toujours  contre  elle.  Toutes  les  fois  qu'elle  doit  payer  une  fraction  de  sou,  elle 
est  a  peu  près  sure  de  payer  en  plus  toute  la  différence  entre  le  liaid  qui  existe 
cl  le  centime  qui  n'existe  pas.  Cet  impôt  est  plus  lourd  qu'on  ne  pense,  car  il  se 
renouvelle  à  chaque  instant. 

Comment  donc  le  gouvernement  n'a-t-il  pas  fait  disparaître  le  liard  anormal  et 
déprédateur  ?  —  C'est  que  celle  mesure  se  lie  à  la  refonte  du  billon.  —  liais 
alors  qu'il  refonde  le  billon.  —  Oii  !  mais  c'est  une  grosse  affaire.  —  Faut-il  en- 
tendre par  là  qu'elle  soit  bien  onéreuse?  —  Eh!  au  contraire,  il  y  a  de  l'argent 

à  gagner  pour  le  trésor.  —  Pourquoi  donc  ne  fait- il  pas  celte  opération.'  

Ma  foi  !  demandei-le-lui.  C'est  qu'apparemment  il  n'a  jamais  le  temps  de  rien 
faire. 

L'opération  de  la  refonte  est  si  bonne,  que  le  prince  de  Monaco,  si  l'on  s'en 
souv  ieni,  s'était  chargé  de  pounoir  la  France  de  nouveaux  sous.  Toutes  nos  villes 
commerçantes  lui  adressaient  des  commandes.  Le  gouveniemcnt  a  démonétisé 
les  sous  de  Monaco,  en  disant  :  o  Je  veux  faire  cette  atfaire-lj,  »  et  alors  il  ne 
l'a  pas  faite. 

Lue  chose  nous  étonne,  c'est  que  !\I.  Humann,  qui,  en  ce  moment,  se  trouve 
obligé  de  presser  avec  tant  do  force  l'organe  de  limpot,  ne  se  bâte  pas  plus  de 
réaliser  le  profit  do  la  refoule.  En  refondant  le  billon,  il  refondrait  nos  pièces  da 
5  francs  (pii  sont  aurifères.  11  y  a  encore  là  un  beau  bénéfice  à  prendre. 

Un  certain  nombre  de  nos  pièces  de  5  francs  sont  de  petites  mines  d'or.  Le 
commerce  les  exploite  par  l'allJnage  perfectionné,  l'ourquoi  M.  liuuiann  ue  s'cni- 
presse-l-il  pas  d'ajouter  le  bénéfice  de  celte  exploitation  au  bcuélice  de  la  i^ 
fonte  du  billon? 

Le  commerce  pétitionne  pour  que  cette  réforme  ail  lieu.  SI.  Humann  a  promis 
do  présenter  une  loi  l'année  prochaine.  Mais,  du  vole  de  la  loi  a  la  fin  de  l'op^ 
ration,  il  y  aura  loin.  Il  faudra  faire  à  la  Jlonuaie  un  vaste  outillage  dont  la  con- 
fection demande  plus  d'un  an  do  travail.  ïi  JI.  Humann  ne  prend  pas  ses  mesufïs, 
il  se  passera  bien  du  temps  avant  que  notre  billon  ne  soil  en  liarmouie  avec  nos 
lois,  cl  que  uous  soyons  débarrassés  du  liard. 


Le  Cls  d'un  père  riche  demande  à  son  père  deux  mille  francs  pour  aciieler  uu 
cheval. 

Le  père  étend  le  bras  et  maudit  1res  bien  son  Cls. 

Si  le  même  lils  avait  demandé  cinquante  mille  francs  pour  se  faire  doudCme 
d'agent  de  change,  avec  la  porspoctive  do  pord;e  non-seulement  la  moitié  de  celte 
somme  par  suite  d'une  dépréciation  des  charges,  mais  encore  l'aulre  iQ,<Blié  el 
plus  encore  dans  des  spéculations  dont  il  aurait  pris  le  gaOl, 

Le  père  auiail  senti  une  larme  iuonder  sou  visage,  et,  levant  vers  les  ctcax  sa 
prunelle  attendrie,  se  serait  écrié  : 

0  Quel  heureux  père  je  suis  I  mon  &Is  seul  te  besoin  de  s'occu|icr  1  • 

Toutes  les  familles  en  sont  là. 

Quelques  jeunes  gens  de  boime  cl  riche  maison  ayant  |)erdu  Sô  frsiics  au  nb  Ih 
dans  une  seule  nuit,  leui-s  parons  oui  reconnu  la  nécessité  de  les  faire  interdire. 

Un  jeune  duc  qui  n'avait  jamais  pris  d'actions  bilumincuscs,  qui  ue  s'était  asso- 
cié à  aucune  usine,  à  aucune  cnlrepriso  d'extraction  de  diorbon,  cl  an  lieu  de 
faire  aller  les  antres  çn  dteniin  de  fer  dont  il  aurait  pour  sa  pari  et  avec  sou  àr- 
gonl  alinieulé  l'exploitation,  avait  préféré  aller  lui-mOmc  dans  do  très  IkUcs  voi- 
tures :  te  jeune  duc  vient  d'être  interdit. 

Enfin,  uu  pauvre  diable  a  qui  la  ualuro  avait  reHij*^  ses  dons  avT<"  uw  malice 
toute  purliculière,  puisqu'il  clail  venu  au  mondes  l'état  do  pliénomène  iiiqni^ 
tout,  m«às  que  lu  l'vrtuue  avait  giatitic  de  quelques  componsalions,  faisait  d«  spa 


&s 


LE  MAGASIN  LITTÉRAmE. 


rjïcnt  un  emploi  légilime.  Pour  plaire  et  se  faire  oublier,  il  fallait  qu'il  se  fil  or 
comme  Jupiter. 

Une  de  sos  Danaés  ne  l'appelait  que  son  lingot. 

On  \ient  aussi  de  l'interdire. 

11  en  est  tout  interdit, 

Et  veut  se  faire  archevêque. 

ÎI.  le  Iiaron  James  de  Rothschild  avait  un  jour  engagé  quelques  personnes  qu'il 
nppclli",  mais  qui  ne  se  disent  pas  ses  amis,  à  chasser  à  sa  terre  de  Ferrières. 

0  Vous  pouvez,  messieurs,  dit-il,  tirer  tous  les  lièvres  que  vous  voudrez  :  mais 
je  vous  prie  de  ménager  les  hases.  Et  pour  que  vous  ne  vous  trompici  pas,  j'ai 
fait  couper  les  oreilles  à  tous  les  lièvres.  Vous  reconnaitrez  donc  les  femcUîs  à 
leur  coiffure,  qu'on  a  laissée  intacte.  » 

Entrés  en  chasse,  les  hôtes  de  M.  Rothschild  ne  tardèrent  pas  à  s'étonner  de  la 
quanlilé  surnaturelle  des  hases  qui  passaient  devant  eux,  l'oreille  haute  et  comme 
pour  les  narguer.  On  attendait  vainement  l'apparition  d'un  quadrupède  incomplet 
sur  lequel  le  fusil  put  s'abattre  sans  violer  les  prescriptions  du  maitre. 

luipalienté  de  celte  mystification,  dont  le  gibier  paraissait  complice,  un  des 
chasseurs  se  décide  à  lùcher  son  plomb  dans  le  rible  d'un  animal  qui  avait  toutes 
ses  oreilles. 

Il  est  reconnu  que  c'était  un  véritable  et  beau  lièvre. 

Le  chasseur  prend  son  couteau,  lui  coupe  les  oreilles,  ne  se  gène  plus  h  partir 
de  ce  moment,  et  fait  a  ses  autres  victimes  la  même  opération. 

Le  soir  même  il  retournait  à  Paris  avec  uu  chapelet  dans  lequel  étaient  enfilés 
les  trophées  de  la  chasse. 

Et  le  lend.^main  M.  de  Rothschild  recevait  avec  une  bourriche  le  billet  suivant  : 

0  Voici  ma  chasse  :  je  ne  veux  rien  avoir  de  vous  ;  et  en  échange  du  plaisir 
«  que  j'ai  pris,  je  vous  apprendrai,  si  vous  voulez,  comment  on  coupe  les  orcil- 
»  les,  ce  qu'on  ne  sait  pas  faire  chez  vous.  » 

Il  ne  manque  plus  rien  au  daguerréotype. 

Il  avait  réussi  à  reproduire  des  points  de  vue,  des  paysages,  des  monumens, 
qui  se  reflètent  dans  cette  plaque  métallique  aussi  distinctement  que  dans  l'eau 
d'une  rivière. 

Ce  qui  était,  pour  les  arts,  une  découverte  immense,  attendu  qu'on  no  peut 
pas  faire  passer  une  rivière  précisément  au  pied  de  tous  les  monumens  qu'on 
veut  dessiner. 

Mais  en  voilà  bien  d'une  autre. 

Le  daguerréotype  fait  des  portraits  :  moyennant  une  faible  rétribution,  qui 
Tarie  de  5  à  20  fr.,  il  n'est  pas  un  garçon  de  café  qui  ne  puisse  s'offrir  ses  traits 
chéris,  et  avoir  de  lui-même  un  portrait  aussi  noir,  aussi  vaporeux  que  s'il  se 
mirait  dans  l'eau  du  ruisseau. 

LES   riCEO.\S. 

La  galanterie  française,  cette  ancienne  galanterie,  qui  vivait  de  scandale,  d'es" 
prit  et  d'infidélités,  est  complètement  dénaturée. 

Les  mœurs  italiennes,  avec  ses  cavaliers  scrvans,  ces  amans  qu'on  fait  durer 
vingt-cinq  ans,  et  qui  sont  plus  esclaves  du  ménage  que  le  mari  lui-même,  ont 
déteint  sur  les  mœurs  de  notre  société. 

Un  jeune  homme  qui  craint  d'alarmer  sa  famille  par  des  amours  échevelés, 
cherche  un  amour  du  monde  ,  et  se  voue  à  l'existence  passionnée  et  laborieuse- 
ment jalouse  du  pigeon. 

Il  va  faire  la  roue  auprès  d'une  colombe  à  la  mode ,  épanouir  les  plumes  chan- 
geantes de  ses  ailes,  renfler  son  jabot,  s'efliler  le  bec  ,  et  pousser  des  cris  gé- 
missans  ,  jusqu'à  ce  qu'on  lui  réponde  par  les  douces  agaceries  d'un  roucoule- 
ment étouflé. 

Alors  les  deux  amans  s'aiment  d'amour- tendre  ;  on  en  fait  part  à  ses  amis  et 
connaissances,  et  le  genre  humain  tout  entier,  le  mari  excepté ,  qui  ne  sait  pas 
ou  ne  veut  pas  savoir,  est  prévenu  que  deux  pigeons  nouveaux  vont  embellir  du 
spectacle  de  leur  passion  les  réunions  de  la  société  parisienne. 

Quand  vous  voyez  une  colombe  s'abattre  sur  la  crête  d'un  toit,  n'étes-vous  pas 
sur  de  voir  bientôt  son  mâle  amoureux  et  inquiet? 

Ainsi,  dans  le  monde  ,  on  annonce  madame  une  telle  toute  seule  et  sans  son 
mari  ;  a  cinq  minutes  d'intervalle  apparaît  monsieur  «n  tel. 

En  général  ,  on  suppose  qu'ils  sont  arrivés  ensemble,  et  dans  la  même  voi- 
ture, jusqu'à  la  porte  cochère  de  la  maison,  et  que,  par  décence,  et  pour  ne  pas 
afliclier  les  mystères  du  colombier,  ils  se  sont  séparés  pour  un  instant. 

La  colombe  ,  entrée  la  première,  s'assied  avec  un  air  d'aisance  affectée,  et  di- 
rige son  œil  d'émail  vers  la  porte. 

Le  tendre  pigeon  se  présente,  fait  ses  petites  salutations  obligées  ,  et  tout  haut 
demande  froidement  de  ses  nouvelles  à  la  colombe ,  comme  quelqu'un  qui  n'au- 
rait pas  voyagé  tout  à  l'heure  dans  le  même  coupé ,  patte  contre  patte ,  aile 
contre  aile. 

Au  grand  dédain  du  cocher  habitué  à  conduire  sans  malice  et  sans  regarder 
derrière  lui  son  pigeonnier  ambulant. 

Pendant  la  soirée,  le  pigeon  a  mille  petits  soins  pour  la  colombe.  Plus  sou- 
mis qu'un  mari ,  forcé  souvent  d'aller  où  il  ne  voudrait  pas ,  empêché  d'aller  où 
il  voudrait ,  et  où  va  le  mari  qui  s'y  amuse  ,  il  faut  que  ,  pour  l'amour-propre 
du  volatile  auquel  il  s'est  voué  ,  il  affecte  de  lui  tenir  son  éventail ,  de  rire  ,  de 
eauser  ;  comme  s'il  y  avait  encore  quelque  chose  à  dire  ;  d'apporter  des  glaces , 
Iles  landwicli»,  de  romasser  le  bouquet  qui  tombe,  de  poser  des  lasses  de  thé  sur 


les  meubles,  d'accomplir  tous  ces  petits  actes  de  domesticité  amoureuse  qui  font 
dire  ,i  chacun  :  Ah  !  voilà  des  pigeons  qui  s'aiment  d'amour  tendre. 

Quand  la  soirée  est  finie,  le  pigeon  dit  d'un  air  nonchalant,  et  comme  s'il  était 
galant  par  occasion  :  Voulez-vous,  madame,  que  je  fasse  appeler  vos  gens — Je 
veux  bien. 

Et  le  couple  se  dirige  vers  l'antichambre,  s'enveloppe  à  la  hùte  de  tous  se» 
manteaux,  et  grimpe  dans  son  pigeonnier  à  quatre  roues ,  qui  devient  presque 
toujours  une  arène  dans  laquelle  on  se  reproche  mille  choses  très  graves  : 

D'une  part. 

Avoir  feint  de  pleurer  d'attendrissement  pendant  que  madame  **'  chantait. 

Avoir  fait  valser  madame  *'*  deux  fois  et  avec  des  étreintes  passionnées. 

D'autre  part , 

Avoir  agacé  le  pigeon  de  madame  ""',  lui  avoir  dit  avec  intention  qu'on  allait 
tous  les  jours  aux  Champs-Elysées  à  quatre  heures. 

Avoir  trouvé  de  bon  goût  une  épingle  qu'il  porte  et  qui  n'est  que  bizarre. 

Comme  les  maris  permettent  fort  bien  à  leurs  femmes  de  se  donner  au  monde, 
sans  être  forcés  de  les  accompagner,  l'espèce  des  pigeons  pullule  beaucoup,  et  il 
arrive  qu'on  puisse  souvent  dans  une  seule  maison  compter  jusqu'à  dix  couples, 
diversement  intéressans  par  leur  beauté,  leur  plumage  et  leur  constance. 

Ce  qui  plonge  dans  un  ridicule  amer  les  femmes  qui  se  font  suivre  d'un  mari, 
ou  dans  une  embarrassante  solitude  celles  qui  vont  toutes  seules,  et  n'ont  pas  fait 
de  choix  : 

I!  se  parle  entre  les  pigeons  un  langage,  il  s'organise  des  choses,  des  plaisirs, 
des  parties  auxquelles  la  femme  encore  conjugale,  ou  la  colombe  isolée ,  ne  peu- 
vent prendre  aucune  part. 

L'espèce  du  pigeon  dont  nous  parlons  est  connue  dans  l'histoire  naturelle  sous 
le  nom  de  pigeon  ordinaire,  ou  pigeon  mondain.  C'est  le  captif  volontaire  , 
comme  l'appelle  BufTon. 

11  suit  partout  sa  colombe. 

Aux  courses  de  chevaux,  celle-ci  se  perche  dans  une  tribune  en  évidence. 

Lui,  sur  l'hippodrome,  se  rengorge  dans  un  costume  panaché,  et  fait  raille  gia» 
cieuscs  gentillesses  à  la  manière  des  pigeons  culbutons. 

Au  spectacle,  il  vient  s'abattre  dans  la  même  loge,  toujours  comme  par  hasard, 
et  savoir  si  l'on  est  content  du  bouquet  qu'il  a  envoyé. 

A  chantilly  ,  quelle  nuée  de  pigeons  I  les  échos  de  la  forêt  en  sont  encore  à 
répéter  les  roucoulemcns  qu'ils  ont  entendus. 

Tout  pii/eonse  préseule  généralement  sous  le  plumage  de  pigeon  mondain; 
et  cependant  l'hiver  il  est  tendre,  discret,  servile. 

Mais  quand  vient  le  printemps,  le  plumage  tombe,  et  alors  la  malheureuse 
colombe  recomiaJt  qu'elle  a  donne  son  cœur ,  son  amour,  sa  ^ie ,  à  un  pigeon 
fuyard. 

Le  volage  prend  les  plus  mauvais  prétextes  pour  échapper  aux  devoirs  et  aux 
sermcns  du  nid  : 

Une  cari  iêre  à  suivre  sérieusement  ; 

Un  mariage  à  préparer  ; 

Des  chevaux  à  acheter  en  AngletciTC. 

La  colombe  désolée,  mais  consolable,  cherche  des  distractions  ,  et  demande  i 
l'air  pur  des  champs  des  émotions  honnêtes  et  calmes. 

Mais  les  séducteurs  d'été  ,  ces  trouble-mégages  qui  courent  les  châteaux , 
comptant  sur  les  chances  d'une  galanterie  d'autant  mieux  reçue,  qu'a  la  cam- 
pagne il  y  a  moins  de  concurrence,  viennent  rouler  des  yeux  de  feu  autour  de  la 
timide  femelle. 

Elle  ne  résiste  pas  long-temps.  Le  pigeon  ramier,  qui  prend  son  nom  de  son 
"Oiit  pour  les  bois  elles  arbres,  est  très  fascinateur.  11  organise  des  parties  de  pê- 
che ,  de  cheval,  des  promenades  au  clair  de  la  lune;  et  dans  les  châteaux  qu'il 
visite,  on  entend  toute  la  nuit  des  bruits  de  porte,  des  piétiuemeus  dans  les 
conidors  : 

Le  ramier  fait  son  nid. 

Les  femmes  qui  vont  aux  bains  de  mer  y  rencontrent  le  pijfcon  des  roches 
qui  aime  à  se  suspendre  aux  falaises,  à  voir  le  choc  des  lames  ,  et  à  coqueter  sur 
le  galet. 

Les  bisets  ou  pigeons  voyageurs  parcourent  en  troupes  les  villes  d'eaux  :  Aix- 
la-Chapelle,  Badcn,  Ems  et  les  Pyrénées. 

Les  ménages  à  la  mode  du  monde  parisien  sont  tous  dans  cette  condition  qui 
présente  à  étudier  un  des  cotés  les  plus  variés  de  l'histoire  naturelle. 

Les  maris  sont  négligeus,  grognons  ou  occupés  d'affaires  industrielles,  politiques 
on  autres. 

On  les  enrichit  souvent  de  pigeonneaux  d'un  plumage  accusateur,  et  dont 
la  ressemblance  avec  le  père  est  constatée  et  souvent  même  adruirée  dans  le 
monde. 

11  faut  qu'une  femme  soit  bien  vertueuse  pour  qu'elle  se  résigne  à  mener  sans 
pigeon  une  vie  décolorée  et  languissante. 

Et  l'isolement  fane  ses  belles  années  si  elle  ne  choisit  pas 

On  un  pigeon  cavalier  qui  lui  prête  des  chevaux  de  selle  et  la  mène  à  quatre 
dans  les  promenades  publiques  ; 

Ou  un  pigeon  pattu  un  peu  épais,  mais  riche,  et  qui  peut  suppléer  aux  misères 
de  ces  pauvres  pensions  que  les  maris  accordent  en  rechignant  pour  la  toilette  de 
leurs  femmes; 

Ou  un  pigeon  tambour  ,  c'est-à-dire  un  officier  d'état-major,  bien  posé  sur  la 
hanche  et  qui  fait  respecter  sa  colombe  ; 

Ou  im  pigeon  paon ,  remarquable  par  sa  beauté,  que  toutes  les  femmes  envient, 
qu'elles  se  disputent  et  dont  l'élégance  reflète  à  jamais  sur  la  vie  d'une  femnie< 


LE  MAGASIN  LITTEUAIRE. 


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csiiùce  du  pigeon  musicien  n'est  pas  dterUe  par  Valmonl  de  Comare  ,  le  na- 
alistc. 
\,     Celui-là  roclierchc  les  vieilles  colombes  battues  par  l'âge ,  et  déplumées  par  les 
agitations  d'une  cxisLence  orageuse. 

Le  pigeon  parlementaire  n'est  pas  décrit  non  plus;  mais  on  a  de  sa  race  de- 
puis l'invculion  du  gouvernement  représentatif,   et  il  est  assez  recherclié,  parce 
qu'il  enrichit  le  nid  de  bureaux  de  tabac,  de  croix  dlionncur,  de  billets  pour  les 
tjux  d'artifices  et  les  messes  des  Invalides,  et  nourrit  les  pigeonneaux  de  petites 
sous-prcfjctures  et  de  recettes  particulièjes. 
hc  pigeon  parlementaire  est  celui  que  les  maris  gênent  le  moins. 
Ainsi  donc  va  le  monde. 
^;^.Et  pour  expliquer  l'utilité,  l'agrément,  le  charme  djs  pigeons,  il  n'y  a  qu'à 
'Tàisser  parler  M.  de  BuETou,  qui  avait  mis  certainement  ses  manchettes  les  plus 
fines  pour  écrire  le  passage  suivant  : 

«Tous  les  pigeons  ont  de  certaines  qualités  qui  leur  sont  communes:  l'amour 
>  de  la  société ,  la  douceur  des  mœurs,  la  fidélité  réciproque  et  l'amour  sans  par- 
»  lage ,  la  propreté ,  le  soin  de  soi-même ,  qui  suppose  l'envie  de  plaire  ;  l'ait  de 
s  se  donner  des  grâces,  qui  le  suppose  encore  plus  ;  les  caresses  tendres,  les  mouve- 
»  mens  doux,  les  baisers  timides;  on  feu  toujours  durable,  un  goût  toujours 
»  constant,  et  pour  plus  grand  bien  encore,  la  puissance  d'y  satisfaire  sans  cesse; 
»  nulle  humeur,  nul  dégoiit ,  nulle  querelle.  Tout  le  temps  de  la  vie  eiaployéau 
»  ser^ice  de  l'amour  et  au  soin  de  ses  fruits.  « 
Quels  modèles  pour  les  maris  s'ils  poui  aient  ou  savaient  les  imiter  1  (1) 


ETUDES  DE  VOYAGES. 


BJ 11    M  è  V  c. 

REPAS  D'ADIEU. 

.  0  Messieur.',  ]e  propose  un  toast  fantastique  à  notre  illustre  ampbylrion 
le  piiiii'o  Pokiloir. 

—  .\!cssi>  urs,  je  vous  dénonce  le  préopinant,  Raphaël  Désiré,  poète 
yriijue  ut  drainalique,  coninie  lininensémcni  ivre  ! 

—  Je  repropose  mon  toast  au  prince,  remplissez  vos  verres. 

—  Vive  le  piiuce  ! 

—  Vive  notre  ami! 

—  VivePokiloUl 

—  Vive  tout! 

Tduic  celle  belle  logique  se  débitai!,  par  une  folie  soirée  de  l'hiver 
18.")...,  entre  onie  heures  et  in'nult,  autour  d'une  tal/li:  servie  avc::  un 
goûiet  un  luxe  asiatiques,  dans  un  bel  liôtt'l  de  la  rue  de  llivoli.  Les  ac- 
teurs de  celle  joyeuse  ^cèiie  étaient  cinq  beaux  jeunes  gens,  dont  quatre 
Français  de  naissance  ei  du  reste,  et  un  llussc  (|ui  n'était  Russe  que 
de  naissance.  Celait ,  je  vous  assure,  un  homme  d'un  graul  rœur,  d'un 
esjirit  délicat,  d'un  caractère  cbarniant,  que  ce  Russe.  (Juoif|u'il  fiit  bien 
jen'io  encore,  il  avait  déjà  beaucoup  voyagé  e!  panant  beaucoup  appris. 
Cl  il  possédait  parmi  ses  talens  le  talent  rare  de  bien  dépenser  de  magni- 
Cijucs  revenu''. 

Or,  le  prince  Paul  Pokiloff,  au  moment  où  je  vous  fais  faire  sa  connais- 
sance, était  venu  passer  le  carnaval  à.  Paris,  et  le  lendemain  il  devait  se 
reineiire  en  roule  pour  la  Russie,  qu'il  brûlait  de  revoir,  malgré  les  eu- 
chanicinens  sans  fin  lie  mure  mélropole;  tant  il  est  vrai  de  dire  qie  le 
ciel  \u\u\  a  un  pouvoir  d'aitraclioii  souvent  iriésisiible  !  Dans  ses  voya- 
[.'cs  h  Pari.f,  l'okilolfs'éiait  fait  beaucoup  d'amis,  ou  du  moins  beaucoup 
rie  coiii|iagnnns  de  plaisir  se  disant  leN.  Mais  vraiment  ce  prince  1.  avait 
tou<  les  bonhetir-;,  (ar  dis  amis  vrais  il  eu  avait  lioiivé  qual'e,  et  voyez 
si  ce  n'e.'-t  [las  nicrvellleuv  !  il  se  les  était  conservés  même  a|)rés  leur  avoir 
prè  é  de  l'argent.  Je  vous  le  dis  en  vérité,  il  avait  tous  les  boiilieurs.  Ces 
(piaire  amis,  ce  smit  les  joyeux  fous  (|ue  vous  venez  d'entendre  tout  à 
l'henrc  déraisonner  si  niirillquemenl.  Voici  leurs  portraits. 

R.iph.ië',  le  pnèie.  est  un  dnux  et  frais  jeune  hom  ne  de  vingt  ans  ;  oui, 
il  a  il  peu  pi'és  cet  âge  d'indécision  où  nm  ame  poéii  [ue  voudra  t  par- 
toui'.r  lou  es  les  voies  de  l'.irl.  Ainsi  Rapliaé  a  l'ait  jusiiu'ici  avec  la  même 
srdeur  des  vers,  des  romaiis,  du  diame,  de  la  roiueui  ■,  do  petits  articles 
et  lie  petits  vamlt\il  es.  Dans  tout  cela  rien  n'esl  coiiqilel,  mais  on  rerou- 
iiail  nue  plume  iieiupée  de  poésie,  ci  l'o  i  prévoit  que  du  jour  où  elle 
aura  clmisi  sa  roui-,  rlie  y  traceia  glorirusemenl  le  nom  de  R  'ph.  ël. 

Que  M   vous  m'en  demanile^  plus,  j'ajnuieiai  (|u'jl  est  d'une   taille 

oyeiiiie,  (|ue  .'■es  rheveux  sont  blonds  (  l  siiyem,  ses  yi  ux  doux  et  uié- 

ip<(ilii|i!es,  d'un  bleu  pâle,  sa  bouilie  d'un  ios.'.  icrue,  mais  pure,  enlin 
ne  ses  mains  oui  uiu'  grande  .Mi.ivilé  de  lonne. 

Gi  berl,  le  peinire  d'histoire,  a  bien  vingt  huit  ans  :  c'cl  un  talent 
dans  toute  sa  vi..'neitr  ;  il  ii'et  l'éK-vc  d'au  un  maîlie,  son  pinceau  est 
hardi,  orig'iial,  brûlant!  tiilbeii  e.si  doué  d'uu  eoura.s'e  éprouvé,  d'une 
persévérance  à  fatiguer  le  sort.  Sous  une  cnvelop,ie  ile  fer  il  cache  un 

(1)  Ces  petits  livras  obtiennent  toujours  un  grand  succès  ilc  cm-i»siii;.  (Civct  l'Witcur 
eue  (l'Enghcin,  10,)  ' 

lOiLLEt  18U,  •—  îone  1 


cœur  généreux  et  sensible.  11  est  robuste  et  de  haute  taille  ;  sa  voiî  est 
viliranie;  ses  cheveux  et  sis  yeux  noirs,  sa  ûgure  brune;  voilà  Gilbert  au 
physique  et  au  moral. 

Ovide,  dont  vous  vous  rappelez  sans  doute  avoir  entendu  prononcer  le 
nom  tout  à  l'heure,  a  été  pnèie,  et  aussi  p^iuire,  et  aussi  scul.iteur,  et 
tout  ce  qui  n'esl  pas  du  métier.  Il  a  eu  des  succès  et  des  cliules,  des 
cliules  moins  rarement.  Du  reste,  il  jouit  d'un  revenu  assez  agréable  cl  ne 
médit  pas  irop  de  l'existence.  Il  est  loin  d'être  beau,  et  pourtant  on  dit 
de  lui  :  <<  C'est  un  homme  charmant.  •>  Ses  amis  l'aiment  bcaucou|)- 

Eiii'in  Prosper,  le  dernier  des  quatre,  ne  ressemble  en  rii  n  aux  autres  : 
il  n'a  jamais  brillé  nulle  part  et  probablement  ne  biillcra  jamais  ailleurs. 
C'est  un  très  beau  garçon,  aux  manières  élégantes,  onié  d'une  très  belle 
fortune,  mais  qui  malheureusement  n'a  rien  appris  et  dont  la  vie  e.-t  tes- 
tée oisive  ;  cela  le  rend  malheureux,  et  cependant  il  ne  peut  pas  se  donner 
assez  de  force  pour  se  livrera  quel(|ue  élude sérieu-e,  le  medieur  reihèdu 
contre  l'eninii  !  Prosper  est  un  de  ces  hommes  qui  le  malin,  (|uan  1  ils  se 
lè>ent,  voudraient  êire  au  soir;  qui  n'ont  pas  de  souvenirs,  pas  d'tspé- 
rances;  qui  courent  les  plaisirs  sans  jamais  rencontrer  le  plaisir,  que  le 
vulgaire  envie  et  qec  plaint  l'homme  intelligent.  Ce  qui  empêche  P/osficr 
d'elre  tout  à  fait  tiul.  c'est  son  bon  cœur,  qui  ne  s'estjamais  démenti,  ei 
sa  compla  sance  extrême  pour  ses  amis. 

Au  bout  (le  qnelipies  insians  d'un  silence  causé  par  l'arrivée  d"u.i  su- 
pcrba  plat  de  meringues,  Pokiiolf  reprend  : 

—  IMes  amis,  mes  bons  amis,  c'est  demain  que  je  vous  quille,  vous  In 
savez.  Ce  souper  est  pcut-èlre  le  dernier  que  nous  faisons  ensemble,  la 
vie  a  tant  de  hasards  I  Si  vous  m'en  croyez,  nous  garderons  chacun  notre 
raison  pour  le  moment  des  adieux.  Vous  me  comprenez,  n'est-ce  pas  ■:" 
Plus  lard,  ([uand  nous  nous  souviendrions  vous  de  moi,  moi  de  vous,  nous 
n'aurions  qu'une  idée  confuse  des  derniers  momens  que  nous  aurou» 
passés  ensemble.  Cela  noiis  serait  triste,  amis, 

—  Mes  hdèles,  dit  Raphaël,  toujours  un  peu  étourdi,  mais  qui  néan- 
mnins  avait  vivement  senti  ce  que  Paul  venait  de  dire,  mes  fidèles,  mon- 
seigneur vient  dédire  là  une  grande  vérité.  Ce  cher  Paul  !  penser  que  de- 
main à  cotte  hcur'tci,  il  sera  déjà  bien  loin  de  nous,  lui,  l'ame  de 
nos  réunions  ;  en  véri:é  cela  m'afllige  d'y  penser! 

Et  tous  tendirent  la  main  au  bon  Polikoff.  Ils  n'avaient  point  de  larmes 
aux  yeux,  ils  en  avaient  tons,  en  cet  instant,  au  cœur... 

—  Que  ceci  ne  vous  alUige  pas,  mes  excellens  camarades,  dans  un  an 
je  serai  de  retour  à  Paris.  Nous  sommes  aujourd'hui  k  27  février,  eh  bien  ! 
au  prochain  carnaval  vous  me  reverrez. 

—  Un  an,  objecta  Prosper,  c'est  une  éternité! 

—  Le  fait  est  que  pour  moi  celle  aunée-Ià  va  être  atrocement  longue  ! 
dit  Ovide. 

—  Un  an,  ajouta  Gilbert  :  je  mourrai  d'impatience  avant. 

—  A  mes  yeux,  soupira  Raphaël,  cette  année-là  c'est  l'infini  ! 

—  Mais,  pour  Dieu  I  messieurs,  qu'est-ce  donc  qui  va  vous  faire  paraî- 
tre celle  année  si  longue?  Voyons,  sont-ce  des  embarras  d'argent  pour 
quelqu'un  de  vous?  parlez;  est-ce  autre  chose  que  je  puisse  arranger  ? 
Mais  parlez  donc!  ' 

—  Hé  as!  lu  ne  peux  rien  pbur  moi,  dit  Raphaël  :  tu  ssis  que  malgré 
mes  longs  travaux,  je  n'ai  pas  emore  eu  le  plaisir  de  voir  reprcseuicr 
une  de  mes  comédies,  cependant  on  a  accepté  hier  ma  Femme  phUoso- 
plie  au  Théâire-Français  ;  nuis  en  même  temp-,  on  m'a  dit  qu'elle  ne 
pourrait  être  jouée  avant  ini  an.  Quelle  triste  vie  je  vais  vivre  jusque-là! 

—  Juge  de  Bou  impaiience,  Paul,  en  apprenant  que  d  ns  un  an  nviu 
frère,  mon  bon  irère  lldmoiid  sera  ici,  de  retour  de  New-York.  .Von  Ed- 
mond que  je  n'ai  pas  vu  depuis  onze  ans  ! 

—  Et  abus  (]UPlle  joie  !  n'est-ce  pas,  Gilbert?  dit  le  prince. 

—  luiaginrz-vous  un  peu,  dit  Ovide,  ce  que  c'est  qu'a  mer,  cire  aimé 
et  aileudie  toute  une  année  peur  épouser  celle  qu'on  aime.  J'en  suis  là, 
moi,  messieurs  :  les  parcns  de  ma  bi  le  Blandine  m'ont  accepté  pour  leur 
gendre  ;  mais  des  aflàircs  de  famille  font  relarder  aussi  long-temps  le  ma- 
riage. 

—  Et  toi,  Prosper,  qui  te  fait  tant  désirer  l'hiver  prochain  ? 

—  Moi  ?  moi,  ce  sera  un  an  de  passé,  et  1rs  jouis  sont  si  longs  ! 

—  Messieurs,  s'écria  le  prince  en  riaut  intérieurement  d'une  pensée  qui 
venait  de  frapp'  r  son  esprit,  buvons  ! 

—  Mais  la  reeommandaiioii  de  loulà  l'heure  ? 

—  Oubliez-la  cl  buvez.  Teiuv,  voici  de  >i>  ux  \ins  d'Espicne  remplis  de 
mille  verlus.  Al'ons,  vos  verres,  et  l'oyei  les  p.  nsi  es  souibrcs.  Mes  ami». 
1 1  vie  réelle  est  tiiste  ;  heureux  donc  celui  qui  >ali  .se  U.ire  une  vie  d'il- 
lusions et  rêver  éveille,  ce  ui  là  est  un  sage,  eroyez  moi.  Jouir  c'est  *i»re, 
et  le  prieripe  de  relie  vie  là  c'est  le  plaisir.  Jouis>ons  donc  du  plaisir  jus- 
(jU'à  la  folie,  ce  sont  les  plus  fous  qui  sont  les  pluso^cs! 

—  Rien  illi  !  A  lioiie  ! 

Au  mnineni  où  deux  heures  sonnaient,  le  prince  seul  ^tiiit  éveillé  et 
debout.  D'un  œil  joveux  il  regaidait  ses  quatre  couvircj,  qui  dormaient 
bruyamineiil  d'iis  des  pos  uics  originales. 

—  Rieu!  dit-il. 

A  SIX  CEMTS  LIEl'ES  DB  PARIS. 

Vingt-trois  jours  après  ces  scènes  de  folle,  une  chaise  de  po'lo,  remaf^ 
quable  par  la  solidité  de  sa  construction  et  soigueusrmeot  fermée  en  de* 
hors  nu  moyen  d'un  cadenas,  s'arrêta  devant  un  hOtcl  de  la  Mlle  de  Su* 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


frate,  dans  le  gouvernement  de  Saratof,  entre  le  Don  et  le  Volga.  Quel- 
ques heures  auparavant,  une  autre  chaise  de  poste  était  arrivée  au  même 
hOtel.  Un  homme  de  bauie  tai'le  et  de  manières  éléRantes  en  était  des- 
cfndu.  et  après  iivnirdonm'!  quel(|ues  ordres,  il  s'était  mis  à  une  fenêtre. 
Quand  il  eut  vu  s'arrêter  sous  ses  yeux  la  seconde  voiture,  il  quitta  son 
poste  d'observation  et  alla  lui  même  ouvrir  la  portière  fermée  au  cadenas. 
Quatre  jeunes  gens  s'élancèrent  alors  à  terre,  et  en  reconnaissant  l'hom- 
me qui  les  tirait  de  celte  espèce  de  prison  ambulante,  ils  furent  saisis 
d'une  \iolenie  colère,  et  on  eniendit  sortir  presque  simultanément  de  leur 
bouche  ces  exclamations  peu  paciliqucs  : 

—  Lâf he ! 

—  Oh!  lu  le  battras! 

—  VU  Cosaque  ! 

—  Tiens  !  défeiKls-loi  ! 

—  Allons,  messieurs,  un  peu  de  patience,  que  diable  !  Ne  vous  donnez 
pas  en  spedacleau  bon  peuple  et  suivez-moi. 

Vous  avez  reconnu,  n'est-ce  pas,  les  cinq  amis  de  l'autre  soir  ? 

Les  (lents  serrées,  les  pcings  crispés,  les  quatre  voyageurs  suivirent 
Pokiloir  dans  une  chambre  meublée  avec  un  confortable  plus  parisien  que 
loiiiloiinieii  et  au  nill'cu  de  laquelle  une  table  (ort  bien  servie  était  dres- 
sée, connue  pour  braver  leur  colère. 

—  M cssieius,  dit  le  pi ince,  veuillez  prendre  place,  vous  ne  voudriez 
pas  me  lutr  à  jeun. 

—  .Vais,  en  vérité,  je  crois  qu'il  nous  raille  1 

—  Allons  donc,  messieurs,  quittez  un  peu  votre  air  farouche  !  si  vous 
saviez  comiue  vous  êies  laids  avec  vos  barbes  de  vingt-trois  jours,  vous 
airioz  beaucoup  de  peine  à  ne  pas  rire. 

Les  quatre  amis  se  regardèrent  et  ne  se  trouvèrent  mutuellement  pas 
1res  beaux. 

—  Mais  où  diable  sommes-nous  ici?  demanda  Ovide  ,  dont  la  colère 
s'était  déjii  apaisée  à  la  vue  de  la  table. 

—  Où  vous  êtes,  messieurs?  à  six  cents  lieues  de  Pcris,  à  trois  cents 
lieurs  au-ilelàiie  Saint-Pétersbonrîr,  à  Sarefia,  colonie  de  Moraves,  et  à 
cent  quatre-vingts  werstes  des  hordes  des  Kalmouks. 

—  \  l  peut-on  vous  dcniaiider,  mouseigneur,  ce  que  signifie  cette  plai- 
santerie heaucmip  trop  prolongée  ? 

—  Commençons  pur  nous  asseoir,  et  dinons;  nous  causerons  ensuite 
de  tout  ce  a. 

—  Messieurs  ft  ma'heureux  confrères,  cria  Gilbert,  je  proclams  le 
prince  Paul  Pokiloff  rnomme le  pins  elfronté  de  l'Univers;  mais  man- 
geons dalord,  car  il  ne  nous  expliquera  pas  son  infâme  conduite  avant 
d'avo  r  dîné. 

On  dîna,  moitié  riant  moitié  grondant  ;  puis  le  prince,  ayant  demandé 
et  obtenu  un  grand  silence,  commença  ainsi  : 

—  Ves  amis... 

—  Oh  pour  ça  !...  enfin,  va  toujours. 

—  Mes  amis,  vous  devriezme  remercier  et  baiser  la  trace  de  mes  pas! 
Lors  de  no.  re  dernière  enirevueaP.iris,  le  soir  de  ce  dernier  souper  qui 

TOUS  a  amenés  ici,  vous  m'avez  tous  exprimé  avec  chaleur  voire  désir  d'ê- 
tre p  us  vieux  d  une  année  :  celle  année  qui  vous  séparait,  toi  d'un  frère. 
Ici  d'une  épouse,  toi  d'un  succès,  loi  d'une  autre  année,  vous  eussiez  voulu 
l'avo'r  passée  à  lout  prix,  elle  vous  semblait  ne  devoir  jamais  hoir.  Re- 
merciez-moi, messieurs,  je  vais  vous  donner  les  moyens  de  la  vivre  sans 
ennui.  Je  vous  ai  dit  que  depuis  quelques  années  que  j'avais  quitté  ma 
Ru<;sie,  je  brûl  isde  la  revoir;  je  ne  vnus  ai  pas  dit  une  cause  moins  im- 
péiieuse,  mais  puissante  aussi,  qui  me  rappelle  dans  ce  pays.  Je  suis  char- 
gé par  mon  gouvernement  de  faire  un  relevé  exa';t  de  l'état  actuel  des 
peuples  ka'mouks,  et  je  vais  passer  une  dizaine  de  mois  parmi  eux  ;  com- 
me je  ne  compte  pas  m'amuser  pendant  ce  temps  plus  qu'il  n'est  conve- 
nable, j'ai  pensé  que  ce  serait  ingénieux  et  suriout  agréable  psurvous  et 
pour  moi  de  ne  pas  nous  quitter.  Il  me  restait  à  vaincre  vos  hésitations  : 
l'un  n'aurait  pas  voulu  quitter  sa  fiancée,  l'autre  ses  tableaux,  l'autre  son 
Paris,  que  sais-je  moi  ?  En  supposant  que  vous  ayez  consenti,  vous  auriez 
voulu  faire  des  préparatifs  (t  aller  diie  adieu  à  tout  ce  que  vous  laissez  ià- 
bas;  moi,  je  ne  pouvais  retarder  mon  départ  d'un  seul  jour;  donc  pen- 
dant que  vous  sabliez  les  vieux  vins  d'Espagne,  je  vous  ai  laissés  un  ins- 
tant et  j'ai  donné  mes  ordres.  Quand  je  suis  rentré,  je  vous  ai  fait  boire 
des  vins  chimiquement  préparés  ;  cela  vous  a  procuré  d'abord  un  som- 
meil profond,  puis  pendant  vingt  jours  un  allaiblisseinent  maladif  qui,  en 
Tous  enlev.int  toute  force,  toute  volonté,  vous  livrait  sans  défense  à  mes 
proj.'ls  ;  j  '  vous  ai  enfcnni's  dans  ma  chaise  de,  po'te;  vous  y  avez  été 
,<jien  iiou  ris,  j'espère!  Depui-  de  x  Jo..r.s  seulement  vous  êtes  guéris  et 
JUS  a  e',  la  conscience  de  vd'resiu'i  un  ;  aussi  depuis  deux  jours  a-t-on 
"u  une  piiiie  irliii.'à  vous  co;, tenir  dois  voiiecage.  Bref,  vous  voilà, 
jie.ssieni'r;.  N' me  qipii'7.  pss.  et  d;  lis  dix  n:ois  je  vous  ramène  à  Pari^. 
C.eicndant,  que  celui  d  eii:re  vous  «lui  rcuieiie  trop  sa  capitale  pour 
piiuvcir  .s'en  p  iver  si  loiif-u-nins  piifie,  toit  ce  que  je  possède  est  à  son 
service,  il  e.'t  Itli  e  de  p.iriir  ;  lui  ox  (p^e  r.  1 1,  je  lui  lais  don  de  ma  chaise 
de  post'",  ce  scia  un  sowvcn  r  di-  nis  vowa  es. 

—  ^  a  foi,  dii  lî.M  li'ël,  je  sera's  nniinicnaiit  bien  fou  de  retourner  dans 
ce  pro'ai:(u(-  Paris,  il  i  oi  ivgn  r  dans  ces  contrées  une  poésie  sauvage 
dont  je  veux  me  |)énOtier. 

—  L'n  peintre  (.st  bien  partout,  c'est  l'amant  en  titre  de  la  nature,  il 
D'est  rien  que  son  pinceau  ne  puisse  saisir  ;|e  reste. 


—  Ah  !  mes  amis!  j'aime  bien  ma  Blandine;  mais,  ma  foi  !  elle  sera 
ma  femme  bientôt,  et  de  long-temps  d'ici  je  ne  pourrai  voiries  Kalmouks. 
Je  reste.  i:t  toi,  Piosper? 

—  Moi,  je  ne  vous  quitte  plus. 

—  Kh!  allons  doue!  bravo,  messieurs;  mes  amis,  je  vous  ai  retrouvés. 
Vous  voyez  bien  qu'il  ne  faut  que  s'emendre  ;  hein  !  si  vous  m'aviez  tué? 
Allons,  allons,  vivat!  nous  ne  nous  séparerons  pas.  Demain  nous  com- 
menç'ns  nos  courses;  ce  soie,  vive  le  plaisir! 

Le  lendemain,  les  cinq  jeunes  gens  se  diriiièrent  vers  les  huttes  kal- 
moukes;  mais  à  sept  vversies  de  Sarefta  ils  s'arrêtèrent  pour  visiter  la 
foniainequi  porte  le  nom  de  cette  ville. 

La  fontaine  de  Sarefia  est  placée  dans  un  site  assez  pittore.>;que  ;  une 
plaine  iimnensc  s'étend  sur  la  chaîne  des  collines  qui  l'avoisinent ,  et  l'on 
aperçoit  une  partie  du  Volga  qui  coule  dans  le  lointain.  A  la  uistancede 
douïewer.^tes,  on  voit  la  forteresse  de  Jaritza  sur  le  Volga.  Les  ruisseaux 
qui  serpentent  sur  le  penchant  de  lamoniagnesontombragés  par  despom- 
miers sauvages,  des  ormes,  des  chênes  et  d'autres  arbres. 

La  source  qui  fournit  l'eau  h  la  fontaine  est  très  abondante  ;  elle  est  en- 
vironnée de  seize  autres  petites  sources  qui  jaillissent  à  l'entour.  Plu- 
s  eurs  essais  ont  prouvé  que  pour  les  qualités  minérales  ces  eaux  ne  le  cè- 
dent en  rien  à  celles  de  Carl»b.id;  cependant  depuis  plusieurs  années  les 
pèlerinages  à  la  fontaine  de  Saref.a  sont  devenus  tiès  rares.  Plusieurs 
causes  contribuent  à  cet  oubli  des  étr  ngers  :  d'abord  l'incommoiliié  de 
faire  pour  s'y  rendre  sept  werstes  depuis  Sarefia,  puis  la''écouverte  qu'on 
vient  de  faire  de  la  source  du  Caucase.  Les  Russes  d'ailleurs,  assez  géné- 
ralement, ont  du  mépris  pour  ce  que  produit  leur  pays.  Du  reste,  le 
meilleur  témoignage  qu'on  puisse  donner  de  la  bonté  des  eaux  de  cette 
fontaine,  c'est  le  grand  usage  qu'en  font  les  habiians. 

En  quittant  les  arbres  qui  entourent  Sarefta,  la  petite  caravane  se  trouva 
en  peu  d'instans  au  milieu  d'une  plaine  i.nmense,  dans  laquelle  elle  n'a- 
percevait que  le  ciel  et  la  verte  campagne. 

On  peut  comparer  le  pays  des  Kalmouks  à  une  vaste  mer  où  l'œil  des 
habitaiis  .^ert  seul  de  boussole.  Imaginez-vous  une  étendue  de  quatre  cents 
werstes,  où  l'on  découvre  à  peine  un  petit  nombre  d  habitations  sur  les 
bords  (ie  quelques  rivières.  Ceite  immerse  contrée  est  entièrement  privée 
d'arbres  ;  on  n'y  voit  que  quelques  arbrisseaux,  des  collines  et  des  marais, 
et  il  n'y  a  guère  que  le  Kalaiouk  auf]eel  ces  accidens  puissent  servir  de 
guides,  car  leur  régularité  empêche  un  étranger  de  .se  reconutître.  Le 
Kalinouk  nomade,  lui,  sans  apeiccvoir  la  moindre  trace  de  chemin  et  même 
sans  employer  une  grande  atiention,  conduit  ses  chevaux  et  ses  chameaux 
pendant  plusieurs  centaines  de  werstes  comme  un  pdote  dirigerait  son 
navii  c. 

Gomme  ils  traversaient  la  plaine,  devisant  gaiement  sur  les  choses  in- 
connues qui  frappaient  leurs  yeux,  le  prince  dit  à  ses  compagnons  : 

—  Vous  ignorez  sans  doute,  messieurs,  l'origine  du  mot  kalmouk? 
écoutez-moi,  vous  allez  l'apprendre.  Les  kalmouks  s'appelaient  Euleuies; 
mais  ce  nom  est  devenu  si  inusité  parmi  eux  qu'il  n'y  a  que  les  gens  ins- 
iruiis  qui  le  connaissent.  Ils  s'appellent  eux-mêmes  Cbalmouks,  parce 
qu'ils  na  peuvent  pas  prononcer  difl'éremment,  et  StrahUnberg  fait  dériver 
ce  mot  du  tariare-russe  kalbak  (un  bonnei).  Pourquoi  ?  Est-ce  parce  que 
les  Kalmouks  portent  des  bonnets?  Mais  les  Tartares  et  plusieurs  autres 
peuples  en  po  tent  également.  Il  est  beaucoup  plus  probable  que  ce  mot 
vient  de  khalimak.  Abulhasi  même  paraît  confirmer  notre  opinion  en  appe- 
lant ce  peuple  Kalniak  ;  suivant  celte  expression  lariare,  le  mot  kalmouk 
signifie  ou  iniidè  e  ou  dérivé.  Laquelle  des  deux  signilications  faut-il  donc 
adopter?  tous  se  déclarent  pour  la  dernière  et  trouvent  par  là  occas-ion 
d'expliquer  que,  lors  de  la  séparaiion  de  ce  peuple  d'avec  les  peuplades 
voisines ,  celui  ci  conserva  la  lige  de  son  origine  et  reçut  le  nom  de  Kha- 
limak, ou  son  dérivé  Kalmuk,  Cette  opinion  paraît  appuyée  par  les  an- 
ciens livres  mongols,  où  il  est  fait  mention  d'une  grande  iiibu  du  peuple 
kalmouk,  dont  une  partie  s'était  établie  dans  l'origine  aux  environs  du 
Tbibet,  tandis  que  l'autre  l'abandonna  et  se  retira  vers  l'est,  où  elle  finit 
par  se  confondre  avec  d'autres  peuples  voisins  du  Caucase. 

Comme  le  prince  Dnissait  son  discours,  il  Dt  apercevoir  à  ses  auditeurs 
un  Kalmouk  qui,  monté  sur  un  très  beau  cheval,  s'avançait  de  leur  côié 
avec  une  grande  rapidité  ;  quand  il  fut  bien  en  vue  : 

—  Tenez,  mes  amis,  dit  le  prince,  voici  un  beau  type  de  la  race  que 
nous  allons  voir;  voici  un  vrai  Kalmouk. 

—  Oui,  dit  Ovide,  oui,  cetbommelà,  dont  le  soleil  éclaire  si  bien  la 
tête  en  ce  moment,  est  de  h  race  que  j'appelle  la  variéié  mongole,  r.icc 
d'hommes  occupant  presque  tout  l'est  et  une  piriiedu  nord  de  lA-ic.  Oui, 
c'est  bien  cela  ;  le  teint  d'un  jaune  brun  suie  légèreiiicni  foncé,  les  che- 
veux noirs  et  rares,  le  vi.age  aplaii,  large  aux  poinmctics,  énoit  au  men- 
ton, les  yeux  écartés,  le  nez  peu  proéminent,  les  (iiciUcs  f  ra'  des  ci  très 
détachées,  les  iniiehoires  saillantes,  la  fêle  qnadrangulaire.  Dans  cette 
figure,  ce  menton  étroit,  ces  milchoires  saillanii  s,  si  raient  des  sii;iies  ];hy- 
siognomoniques assez apparens  de  méchanceté  sice.sveux  écariéseï  ces 
p.immettcs  larges  ne  signilia-ent  pas  le  contrtiire,  d'où  l'on  pourrait  peut- 
être  conclure,  si  l'on  éiaitirés  épris  de  Lavater,  qu'il  y  a  aulant  d^'  bonié 
que  de  méchanceté  là-dedans.  Cette  espèce  d'hoinmes  a  eiisniic,  !e  plus 
habit'iellempiit,  la  partie  supérieure  de  la  tête  assez  f.iitcment  dé\elopi)ée, 
ce  qui,  indice  assiz  commun  delà  vénération,  pourrait  espiijucr,  ce  me 
semble,  le  penchant  de  ces  peuples  asiatiques  a  fabriquer  des  quantités 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


«t:-^ 


..^    «1 


de  (licu\,  dans  leurs  religions  idolâtres,  pour  satisfaire  leur  besoin 
d'adorer. 

Le  Kalmnulk  était  arrivé  iusqu'à  eux.  Pokiloff  lui  fit  un  signe  et  arrêta 
snn  fliiv.l;  le  Tartare  arrêta  le  sien,  et  les  quatre  Franc 'is  liront  halle  à 
!■  ur  tour  à  quelques  pasdn  prince,  qui  parlaitau  Kalmou  kdans  une  langue 
lude  et  gutturale.  Bientôt  ils  virent  ['okllofi  se  remettre  en  niarciie,  le 
T  artare  à  ses  côtés,  et  ils  rentcmliient  leur  crier  : 

—  Mes  aiïfis  !  nous  avons  un  guide  ;  vnici  OuliaL-lii  qui  nous  en  servira. 
J'ai  arrangé  cela  avec  lui,  et  vraiment  il  nous  sera  bien  utiic,  car  déjà  il 
vient  de  n(iu>  dii  e  que  nous  éiions  dans  le  chemin  le  pUis  long  pour  arriver 
aux  b,-bit;iiions  de  ses  frères;  Kdssons-le  nous  conduire. 

Le  Kalmouk  prit  la  tète  rie  la  caravanne  et  la  men  i  si  bien  que  vers  le 
sor  elle  se  trouva  en  vue  des  huttes  dune  horde  qui  campait  sur  le  borJ 
d'un  large  ruisseau. 

—  Ah  '  messieurs!  dit  Raphaël,  messieurs,  je  vous  en  prie,  arrêions-nous 
un  instant;  laissez-moi  un  peu  contempler  la  ville  d'aujourd'hui  de  ce 
peuple  nomade,  toutcj  ces  huttes,  qui  me  rappellciit  les  demeures  des 
cast.  rs;  que  toi  tcelameplaituu  peu  plus  que  la  rue  Uichelieu  !  C'est 
éirangc  et  beau  ! 

(i  luert  s'oia  t  arrêté  aus'i,  et  sur  un  album  encore  vierge  duquel  il 
s'^t,:it  mmi  il  esquissait  il  gr.nds  coups  de  crayon  la  copie  du  saivage 
tab!cau  qui  sh  déroulait  sous  ses  yeux, 

—  Oh  !  oh  !  dit  Ovide,  vo  là,  sur  ma  foi,  des  chevaux  d'un  grand  mé- 
rite; nous  ferons  connaissance  avec  ces  gaillards-là. 

Prosper,  éionné  de  ce  qu'il  voyait,  promenait  continuellement  ses 
regards  de  ses  amis  aux  huttes,  des  hutles  à  ses  amis,  et  il  répétait  avec 
quelque  peu  d'envi;  : 

—  Ma  s  c'est  qu'on  dirrit  vraiment  qu'ils  sont  contcns,  qu'ils  s'amusent  ! 
Quand  dune  m'amuserai  je  un  pu  moi? 

La  hutte  d'un  Kalmouk  rcss'nible  à  une  grande  quille  arrondie  qui  pa- 
raît ;ppuyée  sur  descUindn  sen  bois  de  trois  à  quatre  pieds  de  hauteur; 
la  circoiiféienceest  de  six  à  huit  toises.  La  chaipvnie  consi;e,  vers  le 
Las,  d;iiisiino  espèce  de  ircilligc  en  bois;  vers  le  haut,  dans  uu  assem- 
blage de  plusieurs  perches  placé  s  obliquemcui  et  réunies  au  sommet  par 
une  espèce  de  couron  ^e  à  laquelle  elles  sont  attachées.  En  dehors,  ces 
huttes  sont  recouveriesd'unc  sorte  de  feutre  fixé  avec  de  forts  liens  Li- 
biiqués  avec  du  poil  de  f  hameau.  Lorsqi'on  fait  du  feu,  on  se  contente 
de  leverlaconvertuiedc  feutre  qui  est  siu'  la  couronne  supérieure,  alin 
de  laisser  à  la  fumée  un  libre  passade. 

Il  faut  avoir  vu  de  pareilles  hutles  pour  se  faire  une  idée  bien  précise 
de  leur  construction.  Eli  s  résistent  à  la  pK.ie  et  aux  orages  les  plus 
viole:is.  En  hiver  elles  tiennent  plus  chaud,  et  en  été  elles  mettent  mieux 
h  l'abri  du  soleil  que  les  tentes  de  toile  à  voile  de  nos  soldats.  Le  séjour 
des  Kulmouks  nomailes  ne  se  prolongeant  jamais  guère  plus  d'une  se- 
maine dans  le  même  lieu,  i  s  ne  pouvaient  rien  inventer  de  plus  com- 
mode f|U(!  ces  huttes,  qu'on  peut  faJIeaient  démonter  et  transporter  sur 
des  chameaux. 

C'est  en  imitant  la  nature  que  les  Kalmouks  durent  imaginer  des  habi- 
tations couvertes  de  feutre.  Leur  vie  errante  dans  des  lieux  où  le  bois  est 
rare  em,  écha  ces  noma<les  de  creuser,  suivant  l'exemple  d'autres  peuples, 
des  cavités  commodes,  ou  de  cinstruire  des  cabanes  avec  des  brousail- 
les  et  des  piquets.  Fatigué  de  coucher  en  plein  air,  il  est  possible  que 
l'un  d'euï  ait  eu  l'idée  de  construire,  avec  la  laine  de  ses  moulons, une 
espèce  de  hutte  sur  le  midèle  du  nid  si  connu  dans  le  pays  de  l'oiseau 
appelé  ?vHi6',vy()g-e(  (1).  Cet  oiseau  remarquable  prépare  avec  une  sorte 
de  laine  nue  espèce  île  sac  alun^é  qu'il  attache  avec  tant  d  industrie  aux 
petites  branches  que  ni  le  vetit  ni  Ls  orages  ne  peuvent  endommager  sa 
demeur'^  llolianle.  Il  sea.ble  que  vuilî»  la  méihoLle  qu'ont  suivie  les  aïeux 
des  K.dmouks  pour  se  forme''  des  huttes,  qui,  dans  la  suite,  ont  été  per- 
fecliennées  et  rendues  solides  au  moyen  de  pièces  de  bois.  Les  Kal- 
mouks, ne  pouvant  établir  leurs  huttes  qu'à  terre ,  furent  obligés  de  s'é- 
loigner du  modèle  qu'ils  avaient  choisi  et  placèrent  leurs  consirurtions  en 
sens  contraire,  en  mettant  l'entrée  de  la  cabane  dans  la  partie  basse.  La 
ressemblance  entre  ces  nids  et  les  huUes  est  si  frappante,  soit  par  la  forme, 
soit  par  1  éidlTe,  que  la  petite  dilfércncc  de  leur  position  ne  peut  être  une 
objreiion  contre  (  eitc  hypothèse. 

L«'s  tentes  kalmoukes  (lui  appartiennent  à  une  horde,  ou  grande  divi- 
sion de  ïe  p -uple  no  naie,  sont  assez  éloignées  les  unes  des  autres  ,  alin 
de  i;r'icurei- l'es  l'iaees  plus  eoiniu  )d  s  à  leers  nomlireiix  troupeaux.  Les 
pnii  ip;iu\  quailiers  ilans-ime  li^r  le  sont  le  quart, er  du  |)iiiice,  le  quar- 
tier (Il  s  irê  res  et  le  ni'relié  qui,  dans  1 1  langue  k.iluionke,  ainsi  que  dans 
Il  lanyiie  lusse  et  dans  lu  l,iui'::c  lartare,  est  dés  gué  snns  le  nnm  de  La- 
zav.  Au  oiir  de  ces  trois  quiiriiers  soin  pl.icéesles  huttes  communes,  qui 
ne  dil'.èn  lit  de  celles  dis  peisonnages  plus  ilisliiijiués  que  parce  quelles 
sont  un  peu  plus  petites  et  plus  ou  moins  sales  et  aérées. 

COSIVEUSATION  PITTORESQUE.  — LE  STATUAIIIE. 

Les  voyageurs  se  rendirent,  quel.iups  jours  après  leur  arrivée,  dans 


une  hiilte  de  jiislice,  eu  se  Iroinail  le  prince;  relie  d 


eiiKirrlie  aiipi  Os  de  lui 


était  indispensable  pour  obtenir  sa  prot<;ction  pendant   tout   le    temps 


(1)  Espèce  de  mésange  nommée  ptniulin. 


qu'ils  devaient  passer  dans  ses  états,  puis  c'était  une  orcssion  d'étudier 
les  mœurs  kalmoukes  dans  toutes  leurs  variétés,  et  les  Parisiens  s'étaient 
b  en  promis  de  n'en  perdre  aucune.  Ils  trouvèrent  donc  le  vice-kh;in  as- 
sis, comme  de  coutume,  les  jand)es  croiséps,  en  face  de  la  porte,  et  éle- 
vé sur  des  couvertures  de  feu;re  et  des  tapis  :  ses  deux  Gis  aillés  é  aif  nt 
assis  à  sa  droite;  ils  avaient  devant  eux  des  coupes  en  bois  remplies  de 
viandes. 

On  indiqua  aux  voyageurs,  dans  un  coin  de  la  hutte,  des  coussins  faits 
avec  des  couvertures  île  feutre,  en  leur  faisant  signe  de  s'asseoir.  Ils  obéi- 
rent sans  se  faite  prier.  Alors  commençi  une  longue  conversation  entre 
le  vice-khan  et  PokilolT,  qui  parai  sait  connaître  paifatcment  la  langue 
kalmouke.  Pi'udani  l'entreiien,  dans  lequel  nos  quaire  amis  virent  bieo 
plusieurs  fois  qu'il  s'agissait  d'eux,  ils  purent  observer  à  leur  aise  l'habi- 
tation (  t  ceux  qui  s'y  trouvaient. 

Le  prince  k.ilmouk  leur  parut  âgé  de  quarante  ans  environ;  sa  phy- 
sionomie était  belle,  il  pm  tait  uu  vêtement  de  soie  et  tenait  à  la  main  son 
chapelet.  Tout  en  parlant  à  PokiUlT,  il  semblait  rontinuer  menl,demeut  sa 
prière,  en  faisant  rouler  dans  ses  doigts,  avec  beaucoup  de  vitesse,  les 
grains  dont  le  rosaire  était  composé.  Oans  !a  hiitie  il  y  a  aii  deux  caisses, 
une  mach  ne  kalmouke  pour  l'argent  et  un  l^ng  piquet  fiché  en  terre,  gar- 
ni de  petites  branches  courtes,  aliu  d'y  pendre  les  boDiiCL-.  Sur  une  es- 
pèce de  table  en  forme  d'autel  on  vnyaii  plesiouis  coupes  d'olTrnnde  ;  au- 
dessus  étaient  suspendues  plusieurs  images  des  dieux.  En  faceceite  table, 
la  princesse  était  assise  sur  un  siège  élevé  recouvert  de  soie  ;  des  prêtres 
l'entouraient.  L'entretien  du  vice-khan  et  du  priuce  étaut  terminé,  ou  prit 
le  thé. 

Pendant  la  conversation,  on  l'avait  apporté  dans  un  grand  vase  de  fer 
qu'on  avait  pi  icé  sur  un  pied  en  bois.  Quand  le  signal  fut  donné,  les 
ghelloungs,  oupréties,  qui  étaient  préseiis,  sortirenileur  coupe  du  linge 
qui  l'enveloppait,  et  celui  qui  avait  fait  le  ihé,  après  en  avoir  ode  t  la 
première  coupe  aux  deux,  remplit  les  coupes  des  prêtres  ei  ensuite  celle 
de  la  princesse  ;  puis  avant  de  le  goiiier,  chacun  lit  une  courte  prière  :  nos 
Français  s'inclinèrent  pour  ne  pas  inéconteiiter  le  pouvoir. 

Lorsque  l'on  eut  pris  le  thé,  chacun  se  re:ira  silène  eusem°nt.  Ainsi  se 
termina  la  présentation  solennelle  des  voyageurs  au  prince  kalmouk. 

Le  thé  est  pour  beaucoup  dans  la  vie  de  ces  Tartares  :  i  s  s'en  prire- 
raient  diffic  Icinent.  Une  autre  b'iss  n,  dont  ils  fout  grand  usage,  c'est  le 
Icliigan,  lait  de  cavale,  qui  eu  lui-même  a  quelque  chose  d'enivrant  ;  les 
prêtres  surtout  en  boivent  en  grande  quantité.  Mais  la  boisson  ordi- 
naire est  de  l  eau  puisée  dans  des  étangs  ou  des  citernes  et  que  nos  \ova- 
geurs  parisiens  trouvèrent  h  :rriûle  à  boire.  La  nourriture  la  plus  habi- 
tuelle se  compose  de  vacl.es,  de  moulons  et  de  chevaux,  qu'on  fdit  rôiir 
entiers  sur  un  tas  énorme  de  charbon  de  fumier,  ou  bouillir  dans  d'im- 
menses chaudières. 

Si  l'on  devait  juger  du  mérite  d'une  religion  par  les  actes  de  ses  minis- 
tres, ou  prendrait  uneopinionbien  mauvaise  de  celle  des  Kalmouks.  Leurs 
prêtres  étaient  bien  les  hommes  se  rapprochant  le  plus  de  la  bête  par 
leur  voracité  que  les  cinq  amis  eussent  jamais  rencontrés.  Ils  buvaient  en 
proportion. 

La  religion  de  ces  peuplades  est  une  des  branches  nombreuses  de  l'isla- 
misme. Le  nombre  de  leurs  dieux  est  considérable,  et  le  culte  qu'on  leur 
ren  1  n'a  point  de  règles  précises. 

Les  prêtres  kalmouks  sont  divisés  en  trois  disses.  La  classe  inférieure 
se  compose  déjeunes  ecclésiastiques  qu'on  appelle  viandchis,  la  movenne 
compri  nd  la  réuni  on  des  prelres  d'un  ordre  inférieur  ap,  elés  glu  t  mit  ; 
la  classe  supérieure  est  composée  de  giitUoung.  Cuire  cela,  chaijuc  or- 
dre possède  encoieun  préiic  d'un  deeré  plus  éminent  r,u'on  nomme  /j- 
wrt.  Les  fêtes  de  cette  religion  soni  1res  nombreuses,  l'ne  des  plus  iia- 
portantes  est  la  fête  d'Uriis,  qui  célèbre  le  renouvellement  de  l'année  et 
pondant  laquelle  le  lama  nomme  les  nouveaux  prêtres.  Ils  ne  doiveut  pi.int 
contracter  de  mariage  ;  mais,  s'ils  ne  lienneoi  pas  à  l'estime  *\cs  autres 
prêtres,  ils  peuvent  prendre  une  concubine,  et  alors  il  se  retirent  avec 
quelques  parens  et  quelques  amis  dans  un  lieu  écarlé,  où  ils  exercent  la 
médecine  et  li  science  des  augures. 

La  place  sur  laquelle  les  huttes  des  prêtres  sont  construites  et  qui  s'apa 
pelle  la  kliourottll  est  toujours  située  près  de  Vocrsura,  ou  pilais  ou 
prince,  et  consiste  dans  plusieurs  huttes  qui  ne  se  distinguent  des  antres 
que  par  une  meilleure  cuuveriure  de  feutre.  Klles  sont  plarOi  s  isolément, 
à  ouelquc  dislance  l'une  de  l'autre,  ni  décriveni,  vers  la  s.iison  où  noes 
sommes,  une  ligue  ov.de  qui,  da'is  la  k''Oiiro((iV,  p.r.ùl  re.ii|ii.r  l'esiace. 
de  deux  vversies.  C'est  (l.in>  la  place  vide  in;crieurc  que  Ion  remarque  les 
huitesdcsiinécs  à  la  prière. 

Qi  and  les  voyageurs  iiiient  admis  à  visiter  la  hutte  du  lama,  ils  y  trou 
vèreni  un  assez gr.md  nombre  de  prcires  qui,  placés  dovani  l'autel  de 
l!ourkh;.n,  exécutai,  nt  une  mnsijue  assez  moni.iun'.  Ln  îles  priircslcs 
plus  d  slingués,  placé  à  la  gauche  de  l'autel,  p.ic.issaitron  i;ire  cciic  mu- 
siipic  a>ec  une  pciiie  i  loche  qu'il  trnaii  à  la  main.  Les  au;r<  s  pjèlics  a- 
vaieiil  dillérens  inslrnmens,  qu'ils  appellent  le  buri',  le  biiclikur,  le 
\i.iiii;lirrf:ui'  le  giin!;iloun^,  et  le  Ifilaiiji. 

I.c  Oui  Ci  la  lormo  d'un  tube  Ion.;  de  trois  aunes  environ  ;  il  est  en 
métal  ei  rompnsé  de  trois  nu  iceanv  qui  s'adip'ent  e\ac  ement  l'un  av<x 
l'autre.  Pour  le  son,  on  peut  le  comparer  à  cciui  de  la  ^uqucliute  uu  dii 
buccin. 

Le  tisclikurr  est  une  espèce  de  flirte  :  la  pièce  du  milieu  cft  faite  de 


52 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


bois  dur  ou  d'os;  l'cmhouchurp  ,  «linsi  que  In  resle  ,  est  p.inie  en 
cuivre,  paiiic  ea  firbianc;  IdluDyucurdccetiaslnimciucsld'eiiviiou  une 
aune. 

Le  {(an^dound  es!  une  trompette  de  tôle  ou  de  laiton  que  les  kén- 
ghcrgUtis  euipli)'ent  tour  à  tour  avic  le  kcnghcri;iu\ 

Li'  knighf.rgdéi;^^.  une  espèce  pariicnlière  de  laiiihour,  qui  est  couvert 
d'un  bout  à  l'autre  m  parthi-miii.  Li's  (k'uvcôli's,  (|ui  sont  p'als,  se  lou- 
vent  à  une  pclile  distance  l'uii  de  l'autre.  Sa  circoii^rcnce  approche  de 
celle  dcstMid)ours.  Il  est  porté  à  une  ci'itaine  hauteur  sur  ua  bâtou,  et 
on  le  frippe  avec  un  mailli't  en  foinie  de  dia^jon. 

Le  <5r7i</ii'- est  une  sorte  de  cymbales  qui,  .l.uis  le  milieu,  a  la  forme 
d'une  ciupe  de  chapeau.  Deux  de  C'^s  platines  sont  employées,  en  les 
frappant  l'une  contre  l'autre,  tmiùi  sur  loule  la  surface,  tantôt  sur  la 
moitié  s>  u'euiciU  ci  ((ui'lquefuis  sur  les  bords. 

îuiajïiiu'?,  rjuoi  brut  se  l.ilt  eiili'ndre  quand  tous  ces  instrumens  jouent 
dans  p'u>ii  urs  huiiei  à  la  fi'i«.  Durant  les  Icies,  cette  mus  que  dure  coii- 
tiiiue^li'UK'iii  peiiiliiii  (;uelijues  lu  uies  du  matin  et  du  .'■oir.  Peu  lant  les 
pauses  (!e  la  iriiVe  ou  seiut  du  lait  a{,'ri  (tchigan)  ;  les  piètres  nicmt'S 
sortin  ni  pour  tllor  prcn  Ire  cette  bc)is>on  et  se  reposer  quelques  instai  s 
de  cetii' longue  séance.  Le  piince  Polkulf  cl  ses  amis,  pour  se  rendre 
agréables  :uv  piètres,  furent  forcés  d'.ivalcr  plusieurs  coupes  de  l'inill- 
gne  liois-on  ;  en  ri  coinpeise,  un  >ieu\  ghelloiig  ies  conduisit  (bvaiit 
l'autel,  au-dessus  du(|uel  étaient  suspemlues  les  imigcs  de  i-es  dieux,  et 
là,  apiès  leur  avoir  reroaiinandé  de  tenir  leurs  drapeaux  devint  leur 
bouche,  alin  (|uc  leur  haleine  ne  profaaât  pas  les  diviiiiiés,  il  \ou'ut  biin 
kui' en  décMner  les  noms,  tous  [dus  ou  moins  facihsà  [ironoiucr.  Les 
piiiiciî'nux  ét.iieiit  Dchakdcliamoiini,  le  plus  granl  des  dieux  ;  puis  Ta- 
mail  Dugos.  OkinTenglwri,  Tsagaan,  Dara-V.kc,  NojonDura  V.kc, 
ISidonOtr.  Ustiklclii,  Maidari,  Munsoacliari,  Erltk-Kliun  et  bien  d'au- 
tres encore. 

Les  images  de  ces  dieuxsont  ordinairement  peintes  sur  des  toiles  jaunes. 
Gilb'  rten  pegnil  p'usieurs  à  la  grande  satisfaction  des  lidèles.  On  lait  plus 
d'hoiini'ur  à  d';  uiri\  dieux.  Leurs  ^lalueseii  bronze  avaient  été  furuluespour 
la  pUipnrt  dansqiielqiies  villes  lie  la  Ru  (•ied'Euri.p!-,ei  elles  étaient  a-sez  bien 
cséculées  pour  qu'Ovide  en  lit  couipliinenl  auxghe.loun^'.  D'iuliesdieuxi  n- 
fin  et  ieiiti(iutsiin|,l  meirt  en  tei  re,  et  c'éiaieni  les  pretics  eux  mêmcsqui 
les  peu  iss.  ieni  avr-c  une  h  ibi  été  vi  aiment  remarquable. 

Plusieurs  mis  Piosper  fut  témoin  de  cette  fabrication  de  diviniti's  :  le 
pauv  e  jeuie  liomme,  qui  avait  tspéré  qne  ce  voyage  dissiperait  son  é!er- 
r.cl  ennui,  s'ennuyait  toujours,  et  eu  voyant  Gilbeit,  Rq)liaël,  Oviile  et 
Panl  mener  la  \ie  avec  leur  insou -iance  accoutumée,  il  m  aidissait  le  sort 
qui,  tout  en  paraissant  lui  avoir  donné  les  démens  du  bonheur,  le  rendait 
si  II  alheureux. 

Il  arriva  qu'un  jour  en  examinant  un  mandchi  quireprodui;ait  une  imaie 
du  dieu /l/«((/(»/,  Prosper  l'ennuyé  eut  a  faniaisie  diuiiter  le  travail  du 
jeune  pi élic  ;  ii  t'ouva  sous  ses  d  li^it*  l'aigi'e  moins  rebelle  qn'il  l'avait 
cru,  Cl  eu  asez  peu  de  temps  il  parvint  à  lui  donner  un^^  forme  humaine 
plus  corrccic  que  celle  donnée  par  le  mandchi  à  son  Maidari. 

Quanil  les  comiiagnons  de  Prospcr  virent  son  ouvrage,  ils  le  raillèrent 
sur  ce  qu'il  avait  de  grotesipie,  mais  spirituellement  et  avec  iniention. 
L'a  p  eiiii  statuaire,  un  peu  piqué,  résolut  iic  preiiilie  plus  de  temps  tt 
de  produire  (|iieli|ue  chose  qui  prélat  moins  à  la  critique.  Quelipies  jours 
après  il  alla  trouver  'Jans  sa  Imtte  un  vieux  uhellouii^'  auquel  on  avait 
conlié  1  insigi.e  lionueur  de  riéer  une  nouvelle  staiu-'  du  giand  Dcltakd- 
chuouid.  En  lui  sounieiiantson  ébauche  de  Maidari,  il  lui  demanda  des 
L'çons  et  lies  conseils,  lui  «lisant  (tlatieric  tuute-p, lissante  sur  les  prêtre* 
kalmouks)  que  la  religion  lamite  Ini  sembliit  si  admirable  qu'il  re- 
giiderait  comme  un  seprème  bonheur  de  pouvoir  reproduire  digne- 
ment les  images  de  ses  dieux.  Le  vieux  ghelloung  fut  tmché  jusqu'au 
cœar  de  celte  déclaration  ;  il  consentit  avec  joie  à  apprendre  en  statuait  e 
à  l'rosper  t'îUt  ce  (pi'il  savait  lui-même.  Bientôt  l'apiiniiti,  meitani  à  iro- 
fit  les  leçons  qu'il  recevait  et  les  principes  que  le  goiit  lui  donnait,  fut  en 
étal  d'ollVir  à  l'appréciation  de  ses  amis  un  dieu  assez  bien  conditionné. 
Cette  fois  il  n'en  reçut  que  ces  encouragemeus,  et  à  dater  de  ce  jour-là 
Pfosper  ne  s'enuuya  p.us. 

PETITE  JUSTICE.  —  GRANDES  FETES. 

Quelque  te.Tips  après,  la  horde  quitta  les  bords  du  Don  pour  aller  cam- 
der  sur  les  boni  du  Koiima.  Kii  peu  de  temps,  toutes  les  teiiies  firent 
démoulées  cl  chargée-i  sur  les  cliaiieiux.  Le  trois  ème  jouraprèi  le  dé- 
part des  bords  du  Don,  on  les  établit  dans  une  verie  et  fraLhe  camp.i- 
gne. 

Chez  les  Kalmouk',  la  just  ce  est  reniue  par  le  prince  lui  même,  assisté 
ùcstii  ■iari;atci'i.  Pcn  ant  l-'ur  se'jour  i  armi  les  peuplades,  le  prince 
Paul  et  ses  compagnons  eurent  occa  ion  d'assister  ii  une  audience  solen- 
nelle présidée  par  le  vice  khan  dans  la  hute  de  justice. 

Lor.-q  e  le  prince  y  fut  assis,  les  sargalcld  q  i  entraient  s'approch'»- 
reiit  de  lui  l'un  après  laulre.  plièrent  le  genou  droit  en  inelinant  leurs 
corps  et  t  luclièrent  av  c  la  main  droi  e  le  bras  gauche  du  pi  iuce,  ce  qui 
est  chez  eux  une  marque  de  respect  et  de  saliii.  Le  pi  iiice  louchait  de 
même  la  maiu  du  sargalchi,  qui,  après  cela,  s'cluignait  à  reculons  et 
B'asse^ait. 

Les  prince»  kalmouks  çt  mongols  ont  depuis  un  temps  immémorial  ce 


conseil  pa-iiculier  [sarga]  (1).  qui  cependant  ne  peut  jamais  faire  oppo- 
siiion  il  11  ur  poiaoir,  puisque  le  «  hef  du  conseil  a  la  biculié  de  di'()oser 
les  membres  .a  voloiiie.  Les  devoiis  dos  sari^atcld,  ou  meuibres  du  con- 
seil, ont  toujoi.rs  été,  comme  aujourd'tini,  de  s'occuper  des  atlaiies  du 
peuple  avec  le  chef.  La  sart,'a  est  composée  de  liuii  memhies.  Vers  lati 
17()1,  Oubaclia  ajant  été  nommé  succi  sseiir  du  klian  Doiiduk  Daihi,  le 
gouverneur  iu.>se  trouva  bonde  mettie  des  eniraves  au  pouvoir  de  ce 
prince  eu  déciilaiil  que  les  surgatcld  seiaiinl  allai  liés  au  coir^eil  des  iif- 
laii  es  étrangères  ;  •  l  aliii  de  les  lier  davantage  aux  ntéréis  des  Uusses,  on 
leur  arcoiea  \\n  trailenient  annuel  de  cent  roubles. 

Lors'iue  les  Kalmouks  sont  obligés  de  prêter  scrmen',  on  suspend  dans 
la  hiiiie  (le  îu>lice  une  image  qui  représeiiie  oïdinaiiement  le  dieu  du 
temps  [Olchiibani). 

L'usage  vciit  qne  le  pi. lignant  n'd  a  été  blessé  dms  son  droit  par  celui 
contre  (pii  est  poiii'e  la  plainte  charge  un  autre  de  la  urcsiaiion  du  ser- 
ment, (equi  est  ordinairement  coiUié  il  un  prèlie.  C"t  airangemeni,  si 
nous  réiléi  hissons  iiien  aux  b.<>es  de  la  religion  kalmonke,  n'est  pas  mal 
iniendu.  Un  ciaiinel  ne  craint  pas  du  ciMnineiiie  un  nouveau  ciinic,  et 
lin  homme  qui  ne  craint  pa>  d'ai laquer  la  propiiété  des  autre»  n'au'a  pas 
beaucoup  de  resi)ect  pour  la  sainti  té  u  s  rnient;  un  vo'euret  un  meur- 
t  ier  ne  se  feront  au  un  scrupule  de  conscience  d'en  f.di  e  uu  laux. 

PoiiC  éviter  les  faux  leriuens,  la  loi  des  Moi  gols  exige  que  celui  qui 
se  plaint  fasse  jiisiilier  f-a  plainieparun  serment  suis  qu'il  soit  permis  à 
celui  contre  ijui  elle  a  éié  poriée  de  pouvoir  se  justifier.  Cepeudaiil  cet 
usage  n'est  p.is  exempt  de  certains  abus.  Chez  les  Kalmouks,  le  serment 
n'est  prêté  le  plus  souvent  que  pour  des  discus-ions  d'argent ,  et  la 
formule  dépend  de  la  giau'leur  de  la  dette.  De  légères  plaiules  <  x  geiit 
peu  de  cérémonies;  (juand  elles  sont  graves,  il  en  e;t  plusieurs  ([u'on  doit 
ODserver.  Le  serment  que  les  voiageuis  virent  prêter  était  pour  une 
plainte  de  six  roubles.  Un  certain  nombre  d  ■  prêtres  et  de  l.ric-  éiaient 
assi-i  sur  deux  lignes,  qui  coaimeiiçaienl  à  la  pet  te  huPe  :  à  ijUelque  du- 
lance  brûlait  un  l'eu  de  fumier  sec,  alin  de  pouvoir  allumer  unelaniirnc 
lorsque  la  cérémonie  commencerait.  Les  accusateurs  et  les  accusés  éiaient 
encore  dans  la  sarga  du  prince,  oit  l'on  cherchait  à  terminer  l'allaire 
sans  en  venir  au  .^erment. 

Lnlin  les  accusateurs  et  les  accusés  |  aiurcnt  accompagnés  d'une  suite 
nombi  euse.  L'  ur  di'  (  ussion  continua  jus(|u'a  ce  (|u  i's  lussent  en  présence 
de  riiuag',  ei  même  encore  quelque  temps  aiip'ès  d'el'e.  Enfin,  celui  qui 
prêta. t  eseï ment sejeta trois foi~  à  terre  en  proaonçaiit  devant  Olcldihanl 
iC' expressions  que  nos  l'"raii«;ais  ne  purent  comprendre  ;  il  s'avança  en- 
.'uite  contre  l'.iuage  ei  la  toucua  de  sou  Iront.  Les  as  istan>  kal  Mouks  en 
lireni  autant  par  esprit  ue  religion;  l'image  fut  roulée,  et  l'assemblée  se 
sépara. 

Les  trois  grandes  fêtes  principales  des  Kalmouks  sont:  l'uriis,  qui  se 
célèbre  au  commeucenu  ni  de  l'.nné  •  et  que  nos  Europ  eus  n'avjient  pu 
voir;  le  zagaan.  qui  signifie  fie  b'anclie  (tqui  se  célèbre  dans  Je  pre- 
mier mois  (lu  printemps,  et  la  soulla,  ou  fête  des  lampes,  qui  a  lieu  vers 
la  fin  de  l'automne.  CtS  deux  dernières  fêtes  surtout  sont  extraordi- 
ua'res. 

Quelques  jours  avant  que  le  tagaan  commençât,  les  instrumens  de  la 
kououll,  i.éjii  familieis  aux  ortilles  des  cinq  amis,  se  firent  tntendie, 
bien  tpie  le  f/oid  excessif  qu'il  frisait  alors  oi.ligeât  les  prêires  d'allumer 
du  feu  dans  leurs  huttes  de  pnè'C,  d'au  ant  pus  qu'ils  y  étaient  assis  sans 
bonnets  ni  gants.  Ces  huiles  fment  nrnées  inténeiiiement  de  i  idéaux  de 
soie  et  les  autels  cliargés  de  lOupes  d'ollraihle,  garnies,  pour  la  pi  pan, 
de  figures  er  piiie  :  à  côié  de  ces  coupes  ou  pi  .ça  des  morceaux  de  pâ  c 
plus  grands,  qui  étaient  renplis  de  bi  un  e  cl  formaient  une  espèce  de  py- 
ramide ;  l'auiei  lut  en  outre  orné  de  superbes  lap'ssi  ries. 

La  léiedu  2ai,'(Mn  fu  instituée  en  rhonneur  d'une  victoire  remportée 
par  Dcliakdcliainuuni  i^uv  six  f.ux  docteu  s  qu'il  cul  à  combattre  pen- 
dant uiM'  semaine  entière  ;  en  mémo  re  de  q':oi  la  léie  ■  ure  toute  une  se- 
maine. Penilant  ce  temps  de  prières,  \m  s  lence  parfait  ré^na  dans  les 
huiles  des  kalmouks,  et  les  dévots  se  renilin  nt  h  la  kourouH  pour  y  faire 
leuis  prières.  Le  vicekhan  et  son  épouse  en  lireni  autant. 

Les  prèires  eé'ébrèri  nt  par  des  ..•liants  et  es  jeux  la  nuit  du  dernier 
jour  consacré  à  la  prière,  qui  esi  la  niême  que  l.i  dernière  du  iroisiènie 
moi.  d'Iiiver  ;  et  le  matin  tle  la  léte,  la  nege  lut  enlevée  au  «levant  de  rha- 
que  kliouroalL  Une  iiii  ige  de  Dchukdctiaminmi  y  liil  élevée  el  abri  éc 
par  un  parasol,  d«-  m;  nié  e  cepeinlanl  que  le  LSonrklian  pût  recevoir  I  s 
premiers  rayons  du  soleil.  De  clia(|ue  côie  de  riUMLe  daieni  des  coup  s 
d'i  iïrande  et  des  6«/('/ijy,  placés  sur  des  laltl-s,  de\ani  lestpMlls  on  vm.ii. 
dans  une  écmlle,  un  i;ios  lialing  eu  b:'nire,  dont  f  s  Ignés  (|ui  éiaiint 
tracées  dessu;  se  dii  igcaieiil  di  côté  de  l'image.  Au  b  ver  du  soleil,  les 
trois  prêtres  b  s  pins  d  stiigués  de  la  kliniiroiill.  poilaiil  des  esi  ères  de 
cymbales,  s',  ssireiit  sur  des  tapi,  de  fi  u're,  tandis  (|ue  d'autres,  debout 
ei  a-s  s,  foriaaienl  un  demi  cercle.  Di  s  letiill  s  écrites  en  lanj-nie  lan^ontc 
éia  eiileleiiiliips  sur  les  genoux  des  prêtres.  Pétulant  qu'on  ch.inlaii,  des 
troupes  de  Kdmouks  s'apiirochaieit  de  l'ima/e,  se  pro.sti  roiiieiu  (le\aiit 
elle,  puis  fais  lieiit  proc  ssioniielleiiienl  le  loui'  des  huiles  où  l'on  se  i  éuiiis- 
sail,  et  e  iliii  ils  ven. tient  se  placer  peleniele  au  rende  p  lU  ■  assister  i.ux 
cérémonies  religieuses.  Le  boid,  qui  était  assez  (if,  à  cuse  de  I  h.  ure 
, , , -■ — 1  ^» 

(1)  Cette  expression  vient  du  mot  ear  qui  signifie  $ommanrlçm€Pi. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


55, 


tiès  tratinale  à  laquelle  se  faisnit  coite  cérémonio,  Oiait  fort  sensible;  et 
rt'ix'ii  iam  les  pieires  qui  fai-ai-nl  p.  itie  de  la  céi  t'iminie  éiaient  nus,  «  t 
Kl  plupart  ava cMi  les  cli'ivcux  c  lupés  ras,  sans  qu'o.i  put  remarquer  que 
ic  II  01(1  les  incoinr.ioilât. 

I  a  prière  «"lant  tHrniim'ir,  les  prêtres  et  nnc  grantle  pariie  de  I.iïqucs  se 
rendront  dans  la  grande  lui  te  di;  réunion,  dnns  l'inlérieur  de  l.i((uelle 
I  imagede  Dtluû,(lcluiniinmi,  les  ligur.  s  le  Oaling  el  les  ciup  sd'oUVandes 
(urei.t  pniitiC''.  Les  pieires  clia:ii{ieiit  une  courte  |;rière  iiprès  laquelle 
ils  se  letÈreni  subiit-niei.t,  et  cliacuii  fli.  rlia  ù  s'approc'ier  des  nna,'es 
suspendues  dans  l.i  buit',  pour  li's  loucher  a'ic  le  rr.ni.  I,a  foule  (jui  était 
«îuiréc  dan- Li  lii/tt'i  en  litaiiaiit;  rtle*  prêtres  antique  le  p'uple, 
iprès  avilir  iQUi'lié  les  ini  ges,  revenai  nt  sur  leurs  oas  pour  s'aecos;er 
l  i'ci,  roquement  en  er  ant  :  «  Mèndou.  »  Le  tuQiulte  était  si  grand  que  l'on 
recevait  des  cou  s  de  ions  côtés. 

Les  cris  de  mèiidim  cl  les  scrrcmons  de  mains  ayant  duré  quelques 
insians,  les  prcties  s'assirent  sur  des  lapis,  et  on  apporta  du  llié  et  d  i 
reaudi'->ie.  En  uièuie  temps  on  di>iril)iia  dans  l'assemblée  des  morceaux 
de  Viande  gilee,  et  après  re  déjeuner,  la  réunion  se  sépara. 

F,n  sortant  de  c<  tie  cérémonie,  on  se  rriid.t  riiez  le  vice-khan,  qui, 
assis  avec  son  épouse  auprès  di  fi>yer,  recevait  le  salut  du  zai^aaii  de 
ceux  qui  cnir..ieni;  et  celte  aidi'iice,  desiinée  à  recevoir  et  à  rendre  ce 
salut,  dura  p!usd  une  lieiire.  Lors  de  cette  létc,  il  est  d'usage  de  pot  ter  à 
sa  ceinture  du  fâieau,  du  sucre,  des  laisiiis  de  C'iriiiihe,  des  ligues  et 
d'auti  es  fruits  secs,  et  l'on  se  fait  léciproqueraent  des  prés>us,  pendant 
qu'on  <lit  et  qu'on  répond  mcndoii.  Les  Kalmouks,  oiéme  les  plus 
d  stingiiés,  font  porter  après  eux  un  petit  sac,  contenant  les  fruits  qu  ils 
donnent  et  reçoivent. 

Après  cette  réception,  le  vice-khan  se  rendit  avec  son  épouse  à  la  hutte 
de>a  nèie,  pour  y  faire  lesalut  du  zw^aan,  et  il  alla  ensuite  chez  le  la- 
ma. Le  prince  étant  revenu,  le  lama  viut  1»;  voira  son  tour,  et  le  vice  kh m 
lui  céda  la  place  d'Iionncu".  L'eau-de-vic  et  le  vin  tariarc  furent  alors  ser- 
vis ii  pleines  coupes  aux  assis  ans;  les  prèircs  ne  (levaient  qu'y  ireaiper 
leui  s  iiuig  s  ;  liien  peu  repend.mi  obser>  èreiit  cete  restriction,  lanlis  que 
les  auliosi't  ineiiie  les  priiiripaux  6atkîc/a' cherchaient  à  se  dédommager 
des  temps  d'abstiiiencc. 

Le  prislavv  etil'au  res  Kaltnouks  de  qualité  se  réuniront  rhez  le  vice- 
khan  pour  dîner.  La  viande  et  le  riz  furent  servis  gelé-,  parce  que  le 
nombre  des  ci>nviveset  W.  grand  fr<.id  (in'il  fa  sait  avaient  ernpéebé  df;  les 
faire  eliaull'er  ;  mais  les  boissons  dini'nuèrenl  un  peu  le  froid,  tt  cba  :ua 
retourna  chez  >oi  avec  l'esprit  fort  gai. 

Pendant  qu'on  se  n'jouis-a  t  ainsi  dans  les  buttes  du  prinre,  on  s'ac- 
quittait à  la  kIwurouU  d'une  cérémonie  religieuse  qui  se  fait  avec  des  li- 
gures en  pâte  cimpnsée  <le  farine  et  de  in:e'.  Les  Kalmouks  ont  tant  de 
"»!  néraiion  pour  ces  figures  qu'on  ne  les  a|ipror  he  qu'avec  respect  elqu'on 
n'ose  pinnt  !■  s  toucher  avec  les  mains  nues;  ils  regardent  même  comme 
un  crime  d'en  approc'ier  la  b',u<he  à  cause  île  l'hileine.  On  ne  les  fiit 
que  pour  les  srandis  fetcs  ;  et  quand  elles  ont  une  fois  ligure  sur  l'autel, 
on  les  jette  dans  les  Ilots.  Aussi  on  se  rend  t  le  soir  procesionnelleinent 
sur  l'S  bords  du  Koum  i,  pour  y  jeter  celles  qui  avaient  servi  à  la  fête  du 
zugaan,  que  les  prêtres  et  les  laïques,  les  femmes  et  même  les  lilles,  ne 
terminèrent  qu'à  moitié  ivres;  .'■i  bien  que  les  gardes  du  prince  furent 
obligés  de  veiller  tous  les  cinquante  autour  de  sa  hutte. 

La  fête  du  zugaan  dure  depuis  le  premier  jusqu'au  huitième  jour  du 
premier  mois  du  priinemps  ;  et  comme  le  preuiifr  jour  est  célébré  avec 
plus  de  pompe,  on  I  appelle  le  grand  jour  de  la  fcie  zagaan.  Le  secoiid 
jour  fut  célébré  chez  le  lils  aîné  du  prince,  cl  1  s  autres  a  la  khonroutl. 
La  gaîié  produilr»  par  l'usjge  des  boissons  ne  se  faisait  pas  seulement  re- 
nia quer  clii  z  les  prcires  par  les  discours,  mais  encore  par  les  dunies  et 
les  cr.ants. 

La  daii.'C  et  1rs  chansons  qui  ne  sont  pas  religieuses  sont  défendues  aux 
prcires;  nia^s  pendant  la  fétr;  <lu  zoguan,  les  buklrlii  le,>  plus  .sages  mê- 
mes ne  se  coi' foriircnt  pas  rigraireuseuient  à  celte  défense.  On  dansa 
lieaucoiip  da'is  la  hutte  du  prince,  on  cha  la  duiis  les  airlrcs  ;  mais  chez 
les  prelres,  l'iviess;  les  excitant  à  un  sciitlm''nt  religiiuix,  ils  se  faisaient 
apporter  les  images  de  Dourklian  pour  les  lo.chir  avec  leur  fioil.  Le 
prince  1 1  >a  famile  étaient  pré;>cns  au  repas,  mais  ils  buvaient  avec  plus 
de  niiJih  iMtiori. 

Le  dernier  jour  du  zapian  devait  être  célébré  chez  le  lama  ;  mais  soit 
dévo'ion.  soit  éroiioni  c,  il  s'excusa.  0"i"il  •'  '•'  iinautilé  di'  lii|iieurs  bues 
a  cet  c  fête,  qu'il  sullise  di;  dire  que  chaque  khourouU  acheta  un  tonneau 
tic  vin  Cl  un  tonneau  d'eau  d(^vie. 

La  féie  des  lampes  îiri  iva  :  c'est  la  troisième  et  la  dcrn'ère  des  fêles  so- 
lennelles de  l'année,  riusicnrs  jours  avant  celui  où  elle  coiiîmence,  les 
prières  journalières  de  la  \<hoiiroull,  le  main,  ii  niuli  cl  le  soir,  sont  f.ii- 
tes  avec  plus  de  cerénionii-  pour  se  préparer  il  1 1  fête,  et  l'on  n'y  ép  irgne 
pas  les  inslrumens  de  mnt'iipie,  tandis  que  dans  les  hi.lles  particuicres  on 
célèl  re  ce  temps  de  pi  ère  avec  du  vin  iiriarc  et  en  jouiiri  aux  caites. 

Celte  léie  tire  son  nom  de  la  manière  dont  el'e  c  t  Cilébrée,  c'est-à-dire 
en  allumant  des  lampc^  {soiilUi  on  kalninnk  sii^iiilie  lum/w)  ;  elle  est  con- 
sacrée par  les  K  Imiroks  à  l'eler  leur  naissance  co.iiiniiue,  et  sa  di-pos  tioii 
est  vrainieiit  singniièrr'.  Le  Kalnio  'k  ipii  est  né  la  vei  le  est  cous  derë,  ce 
jour  lii,  comme  ayant  un  an.  Le  jour  do  la  fête  arrivé,  chacun  s'occupe 
des  dispositions  de  la  cérémonie  qui  a  lieu  sur  le  soir  lorsque  les  éioiles 
couiiueiiceul  à  brii'cr,  I.esla>'ic^  faites  avec  uuo  csjièe  de  paie,  sont 


remplies  de  graisse,  au  milieu  de  laquelle  on  fixe  un  brin  de  la  plante 
nommée  parles  botanistes  slipacaitUlatu.  qu'ils  entourent  d."  coton  pour 
servir  de  mèche.  Chaipie  lauil.le  kalmnnke  a  une  lampe  commune,  qui  a 
autant  de  mèches  qu  les  memb  es  de  inute  la  famille  réunie  ont  U'an- 
néis;  ces  lampes  sont  placées  ensemble  eu  sipari-ment. 

Les  personnes  de  di^linr  tion  f.nii  élever  au  devant  de  leur  hutte  une 
espère  d'autel  nommé  dcnd'r,  qui  est  suuveirt  aus-i  placé  auprès  de  la 
kkourouU.  Leur  hauteur  est  ordinairement  celle  d'un  homme,  i's  ont 
trois  à  quaire  pas  de  long  sur  la  nioit  é  de  large  :  ils  soni  composés  de 
bi  anches  tressées  et  posées  sur  des  morceaux  de  bois,  el  on  les  recou- 
vre de  çazon. 

Lorsjue  la  nuit  approcha,  les  prêtresse  rassemblèrent  auprès  du  déri- 
der de  leur  khoaruull.  A  côié  de  chacun  des  autels  brillait  un  petit 
foyer  que  les  prêtres  en'ouraieni  en  attendant  pour  allumer  les  lampes 
que  la  famille  du  vice  khan  sor  îtdesa  brille  pour  ouvrir  ie  cortt'ge.  EnOn 
le  prince  et  la  princesse  parurent,  se  mirent  à  la  tête  de  la  prec>ssion 
et  marché  en i  suivis  d'une  c  ur  nombreuse,  pendant  que  l'image  de 
So(«/.oa//a  était  portée  en  procession  au  son  d'une  niui(|ue  brujanie , 
trois  fois  autour  de  l'autel  ;  à  chaque  fois,  le  prince,  sa  fami  le  et  lous  les 
assisiaiis  se  priis;ernaieiit.  Le  mouvement  de  la  miiche  clian;'eait  suivant 
la  mesure  de  la  musique,  et  l'obscur  ité  la  plus  profonde  régnait  dans  la 
forêt  (lu  Kouma,  au  milieu  de  laquelle  la  fête  se  ce  ébrait.  La  place  où 
l'autel  éiaii  élevé  et  autour  de  la(|iielle  te  faisail  la  procr  ssion,  éait  pleine 
de  fossés,  de  irons  et  d'inr^galités  qui  auraient  rendu  cette  marche  donge- 
reusepour  lous  autres  que  pour  les  Kalmouks;  ceux-ci,  qui,  pendant  le 
jo  ir,  ont  la  vue  perçante  comme  le  fauron,  (t  pendant  la  nuit  comme  la 
chouette,  exécutèrent  leur  uiarr  he  sans  s  inquiéter.  La  procession  0  ainsi 
le  tour  de  l.i  khouroull,  ensuite  chacun  revint  dans  les  huttes  célébrer  la 
fête  en  buvaut  et  en  jouant. 

PE.\SÉC  A  PARIS. 

Neuf  mois  et  plus  s'étaient  écoulés  depuis  que  nos  amis  de  Paris  avaient 
commencé  à  visiter  le  pays  des  Kaluiouks,  et  ils  ne  cunuais;aient  pas  en- 
core à  moitié  les  mœurs  si  variées  et  si  bizarres  de  ces  piMipl  is  riouia  ic.-. 
En  étudiant  leurs  coiituines  lout  originales  1 1  nouvelles  pour  eux,  ei  par- 
tageant leurs  voyages  malgré  les  mauais  temps  el  se  fo,  l  fiai  t  ainsi  piiur 
I  aven, r  contre  les  intenipé.  ies  des  sa  sons,  picirant  des  notes  sur  ce  qui 
intéres-a  t  le  plus  chacun  d'eux  dans  Min  art  ou  dans  ses  goiits,  le  temps 
avait  passé  bien  plus  rapirlement  qui  s  l'avaierrt  cru. 
p,.Celi.î  des  cinq  (|ui  semblait  le  plus  heureux  de  ce  voyage  c'était  Pros- 

r.  Chaque  joi  r  maintei  ant  il  cotisarr.it  qur-lqui's  heures  à  pi  trir,  à 
s^'ulplr/r  avec  des  instruiiiens  grossiers  mais  précieux  pour  'ui.  r^c  peiiies 
hgurines  dans  lesquelles  un  artiste  aura  t  reconnu  une  touche  vigo  rreuse 
•^t  presipie  inspirée  du  talent  il  coup  siir,  du  génie  peut  ê  re.  Il  par.int 
un  jour  à  copier  un  Kaim^uk  dans  son  cotuine  original  et  reçut  sur  son 
œuvre  les  félicitations  naïves  de  toute  la  horde  et  celles  plus  inteLigcnics 
et  non  moins  siiuères  de  ses  amis. 

<■  (Jui  m  aurait  dit  j  imais.  rr  p  t.iit  il  souvei't,  qu?  ce  seraient  les  Kal- 
mouks, lin  peup'e  p,  esque  sauvage,  (Innt  j'ar  long-'.eini  s  ig^  oiv  l'evisicrcc, 
qui  me  donneraient  les  priMiiières  notioi  s  de  la  sculpture  :•>  Bravis  Kal- 
mouks, va!  M  je  pouviis  m'y  dôr-idr  r,  je  vous  embras>eia's  !  • 

Errhu,  voyant  appincher  l'é.ioiine  de  leur  retour  en  Frarrcc  ,  les  cinq 
compagnons  d'aveiuuies,  qno'qn'il  leur  res;ât  beaucoup  de  choses  à  éiu- 
d  ce  dais  le  pavs.  ilurriu  su  ger  au  d.'eari.  .Malgré  les  épreuves  un  peu 
périiblis  qu'ils  y  avaient  ea  i  subir,  ils  ne  rerroncèrenl  pas  ii  l'irlée  de  ic- 
veii  r  u'i  jour-  le  vi-iier  encore.  Prosp.  r  sijrinut  eonsidér.iit  ce  voyage  à 
f  ire,  dans  l'avenir,  comme  une  deiie  de  reconn;  issance.  Le  jour  où  'par 
l'entr émise  de  Paul,  les  Français  lirenl  leurs  arlii  ux  au  vice-kliau,  lut  un 
jour  presque  irise  puur  toute  la  hurde;  ils  avaient  été  borrs  cl  auréibles 
pour  cir.curr  :  on  les  regretta.  Le  vieux  ghellrving  i|ui  av.iii  uroniré  son 
tiri  il  Prosper,  surtout,  éprouva  un  vériiàblj  chagrin  de  se  séparer  dcson 
élève. 

Le  prince  Pokilofféliit  atiendu  pir  de  nombreux  amis  dans  sa  ville  ii,i- 
lale,  la  molerne  rapiiale  île  la  liii  sie  ;  les  o  dresde  son  gouvcr.  luiint 
l'y  rappela  eut  d'aideuis  pour  y  rendre  compte  de  sa  uii>siun  ;  -es  amis, 
qui  ne  vnuaierrt  p^s  le  quitter,  l'.iccomfajiièrenl  donc  à  St-Pcier.-bouig. 

Dans  la  cité  impériale,  'oui  sembla  ad.iiirable  aux  q- aire  Français;  lo 
frais  souvenir  de  ee  qu'ils  venaiêi  t  d'êpr-onver  chez  les  Kalmm  ks  tl'uu 
et)  é,  de  l'autre  l'espoir  île  ri'vnir  Paris  dans  que'(|ues  j"ur'',  ronciuralciii 
il  rendre  tout  charmarri  ii  leurs  Viux.  Ils  descend. i eut  h  l'hOlel  d-'  le..r  il- 
|.ns:ie  ami  ,  que  la  s  iciété  de  là  cap:l.le  tt  uniit  de  fê  es  pen.lani  Irois 
jours.  En  artistes  toirj<rurs  passionnés  pour  leur  art ,  llaphaël  ei  Gilbert 
vlsiièn  ni  lesaMiiumens  épais  dans  les  quaia'iie-deux  quart  ers  de  Sainl- 
Pêtersbourg  ,  l'aeadéc  i<;  i  npérialc,  la  cii.;deile,  les  trente-cinq  grandes 
églises,  la  statue  équestre  de  Pierc  1"  fun.liieen  broiiii>.  sur  un  rocher 
de  granit  et  du  poils  de  trois  niillions,  grand  smvcnir  de  CjtlnTitie  II. 
Ovide  les  aceompag:  ail;  en  hominr  d'éruili  ion  cldog'ilt  sur  toutes  rho- 
se,  il  donnait  son  avis,  souvent  impiiriani.  teiijours  umL'.  Pr<itp<r.  peur 
qui  la  vie  eiail  plus  douce  c'  les  joirr-s  moins  Imigs  dei  u  s  que  r.  ri  i.'c  la 
l'Cii'plirie  s'était  révélé  en  lui,  pioliiail  maintenant  de  re  qu'il  cnicn  lait 
au  ant  que  de  ce  ju'il  vovai.  Le  ciecroac  était  l'aimable  cl  sava.,t  prin- 
ce Paul,  qui  faisait  les  hoimei;is  de  son  Pcierîbourg  .^vcc  une  grâce  cLar« 

maille,  :.  .  ' 


54 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


On  partit.  Je  ne  vous  dirai  pas  les  mijle  folies  que  la  joie  du  retour  et 
les  c.spi  riiiiccs  (lui  les  ailcinlai  nt  à  Paris  Creiit  (léliu-r  à  la  Iroiipe 
joïei  se.  et  e  vous  fciai  yriirc.  de  ia  rouie;  il'aillcurs  ils  ne  regardaient 
p  lis  ri^i),  Paris  était  au  bnut.  Berlin,  Hanovre,  le  liLiii,  Bruxelles  n'eu- 
rent d'ei.x  que  des  regar  is  rapides  et  d<s  ad.iiirali'ins  sius  entliouàd.Mue. 
Air.'s  lini  eli'S,  ils  passC'r'iit  par  Lille,  par  Arras,  pjr  Auiitus;  ce  lu 
uu  soir  (|u"ils  se  trouvèrent  dar/s  celte  dernière  vi  le. 

I.e  prince  Paul  Polikufl'eui  alors  un  de  ces  capiices  que  vous  savez  :  il 
se  Mit  en  tète  dajiiuiir  un  épilogue  à  la  eoinèdie  qu'il  venait  déjouer 
avec  ses  (juaire  aints,  et  de  l-queile  leur  enleveiiieiil  de  Paris  avait  èlé  le 
pri.liiiiue.  Ils  étaient  descendus  à  Pliôlel  de  France,  Paul  y  comiiiaiula  un 
souper  sp  eiidi  ;e,  et  ses  a.iiis,  qui  n'el.'it  nt  plus  séparés  (pie  par  une  nuit 
du  lU!  lie  ieurs  voeux,  le  féièient  (ligneineni  ;  pour  cela,  ils  hureiit  avec 
une  p  is  'vér.mce  a.liniiahle,  et  firent  si  bien  que  le  prince  put  aisément 
leur  d.inner  des  vins  priparés  de  la  niéine  façon  que  lavaient  été  ceux  de 
la  soirée  du  27  feviirr.  La  même  cause  produ  sit  les  mêmes  ell'ets,  c'rst-à- 
dire  qu'on  transporta  les  quatre  voya^jeurs  endormis  dans  la  cliaise  de 
pote  (lu  prince,  (|ui  cette  fis  ne  les  quitta  pas,  sans  qu'ils  lissent  seule- 
ment miuc  de  vouloir  s'éveiller. 

RÉVEIL. 

Il  8iilîit  d'une  nuit  pour  venir  d'Amiens  à  Paris ,  et  d'une  nuit  bien 
couiie,  qeaud  on  peut,  comme  le  prince  russe  ,  éionner  les  poslil  ons  à 
f()|ce  (le  géHi  ro.siié.  Uoiif  le  lendemain  du  souper,  la  chaise  de  posie 
s'iirréail  dev.-!nl  l'iKMel  d'oii  elle  é:aii  partie  uu  an  auiiaravaui,  rue  de  Ui- 
voii.  L(?s  qiîatre  anrs  ne  s'é'i.ient  pas  réveillés.  Le  prince  deniamla  la 
fliambre  ()ui  avait  v  j  le  souper,  et  l'ay.int  o!;tenue,  il  y  Ut  remeitre  louies 
choses  absolument  dans  le  même  éai  qu'a  la  lin  de  celle  exii  a.aganie  soi- 
rée, pu's  il  y  lit  iransporlcr  ses  c  iiiipagnous.  Tout  (  c'a  deuiamla  assez  de 
temiis.  Eniin,  vers  la  lin  de  la  nail  qui  suivit  l'arrivée  delà  caiavun'',  les 
voyaseur.-.  s'éveillèrent  à  peu  pi  es  eu  même  temiis.  Le  prince  l'okiloiT,  de 
fjiiijo  liens  ce  récit,  m'aassuréqie  cemoaicii  avait  élé  l'un  des  plus  ddi- 
cicnx  de  sa  vie.  «  Vous  pensez  bien  ,  m'a  l-il  dit ,  qu'ils  se  l'rouèrent  les 
yeux  au  moins  trois  fois,  puis  qu'ils  les  ouvrireui  aussi  grands  que  la 
caisse  d-  votre  bu''get.  » 

—  Allon-,  mes  auiis,  dit  Paul,  le  jour  s'avance,  je  vais  bientôt  partir, 
rijveillez-vous  tout  ii-fail  :  nous  n'avons  plus  que  peu  de  momeus  à  resicr 
ensemble. 

Ilaj.liaél  se  leva,  et  d'un  pas  vacillant  encore  il  alla  écarter  les  ridcaiîx 
d'une  Iciielre  ei  revins  s'asseoir  tout  bébété  :  il  avait  vu  tout  siinpleiiicnt 
les  pav(  s  lie  la  rue  de  liivoli  écla  res  par  le  gaz,  un  innocent  fac  kinnaiic 
qui  soiillliit  drfos  ses  doigts,  pu  s  les  arbres,  ei  à  sa  gauclie  nu  dessus  du 
gia.ill'in  de  Marsan,  une  lueur  naissaMe,  pree.iicr  rayon  du  jour. 

—  Par  saint  Nicolas,  reprit  Pokil  If,  vous -dormez  adinirabL'uient,  mes 
convives  lii  n-aimés;  si  viuis  vous  étiez  ciiieiidus  lout  à  i'ùeure.  vous  (ai- 
gi'Z  à  quatre  un  cœur  de  r  nllemeiis  plus  éiiergi'pn^  que  la  valse  inler- 
nale  de  Robert  :  c'est  une  idée  que  je  donnerai  à  Bei  lio/. 

Il  é:ait  iicuf  heures  du  matin  que  le  priiiee  n'ava  l  pas  encore  réussi  à 
con^ainrrcscs  ai  is  qu'ils  asa.eni  rêvé  et  qu'eux  n'avaient  pas  encoie  pu 
se  peisua  Ur  qu'ils  n  avaient  pas  rêvé. 

La  dispute  était  Irèî  chaude. 

Lu  dumesl  que;  tous  quafe  coururent  à  lui. 

—  Mim  ami,  s'eciièient-ils  eus  mble,  quel  jour  sommes-nous? 

—  Aujinud'luii,  dit  le  garçon,  c'istle  28  février.  Mais,  tenez,  messieurs, 
voici  Irnis  lettres  qu'on  m'a  dit  cire  extrêmement  pressées,  car  b  s  per- 
sonnes qui  les  ont  remises  cliei  vous  avaient  l'ordre  de  vous  les  porter 
paiioui  oij  Ton  croiraft  pouvoir  vous  trouver. 

—  Donnez. 
-     —  Voyons. 

—  Doiiiiej  donc. 

Pi-'pli.  él,  Ovide  et  Gilbert  ouvrirent  précipitamment  leurs  lelircs  et  di- 
rent en  m  'ine  temps  : 

—  l'arbleu,  je  savais  bien,  rarls,  le  28  février  ISZ...  Nous  avons 
vieilli  d'une  année,  ce  D'est  point  un  rêve. 

Raphaël  lut  : 

0  Monsieur, 
«M.  1"  directeur  du  Théâtre-Français  a  l'honneur  de  vous  prévenir  que 
«la  c(Mnédie  en  (  inq  actes  et  en  veis,  la  Femme  philosophe,  dont  vous 
«êtes  l'auteur,  va  être  mise  en  répé  ition  aujou'-o'hui.  Il  vous  aliend  en 
))ce  moment  au  ibéiitre  pour  régler  avec  vous  quelques  disposiiiuus  pré- 
«paraioirts, 

)>M.  le  directeur  vous  prie  d'agréer,  etc.  » 

Au  revoir,  Paul,  tu  es  un  bon  autocrate  ;  donnc-iaoi  ta  main,  au  rc- 

oir.  Oh!  quelle  joie! 

JU  naphaêl  soriil  en  courant. 

Oviielut: 

«  M(/n  clier  gendre,  j'ai  appris  par  votre  dernière  lettre,  datée  de 
«Saint  Pélersboui  g,  que  vous  deviez  arriver  à  Paris  le  2,î  de  ce  mois; 
«nou.s  sommes  au  :i8,  et  je  ne  vous  ai  pas  vu.  Je  vous  apprends  avec  plai- 
»sir  que  nos  emb  irras  sont  terminés.  Accourez  donc  embrasser  voire  fu- 
Dluic  et  nous  (liie  le  jour  où  vous  voudrez  l'apptler  voire  femme. 
»  Je  vous  embrasse,  elc,  •< 


—  Paul,  à  bientôt! 

Et  Ovide  s'élança  sur  l'escalier. 

Gilbert  lut  : 

«  Monficreimon  Gilbert!  je  t'attends  chez  toi  depuis  une  heure,  où  es» 
0  tu  ?  Viens  donc,  je  meurs  du  désir  de  l'embrasser. 

»  Ton  Edmond.  » 

Le  peintre  ne  put  pas  dire  un  mot,  lui;  il  Ferra  ia  m  in  de  Pokiloffà  la 
lui  br^iyer  dans  la  sienne  et  renversa  deux  fauteuils  pour  gagner  la  porte. 

—  Allez,  joyeu'i  fous,  dit  le  piince,  ne  calomnioz  jamais  la  vie.  Et  toi, 
Prosper,  n'as-lu  rien  (|ui  l'alten  I  à  Paris? 

—  Oh  !  si,  mon  bon  Paul,  répnndit  le  nouvel  artiste;  ce  qui  m'altenc 
ci,  c'est  le  travail,  c'est  l'aride  Phidias,  c'est  peui-èire  la  gloire! 

I>AIL    VVER\ER. 

{Traduit  de  l' allemand.)  —  (Mutiée  des  Familles.) 


DRAMES  ET  HISTOIRES  MABITIBÎES. 

I.  li»  ITosix. 

Depuis  douze  jours  la  frégate  la  Circé  était  à  l'ancre  en  rade  d'Oran. 
Sa  I  oijue  sveUe  et  mignonne,  que  léchait  une  lame  douce  et  bien  égale, 
se  balançait  nonchalamment  au  milieu  des  sombres  bouées,  ailendant 
sans  impatience  l'ordie  d'appareiller  pour  la  côie  de  Fiance.  Mais  qui- 
conque avait  pu  admirer,  à  son  enirée  dans  la  i  ade,  lu  belle  frégate  a  ors 
si  vive,  si  liére,  cl  comme  un  cguc  éclatant,  toute  rehiisanie  aux  rayons 
du  soleil  africain,  n'aurait  pu  la  reconnaître  à  celle  heure.  La  plus  jolie 
femme,  dii-on,  ue  doit  pas  elie  vue  sluis  t  iletle,  et  depuis  douie  grands 
jours,  Circé  la  pimpante,  comme  l'appelait  son  vieux  conimandanl  liai  ol, 
avait  oublié  de  faire  la  sienne.  Les  cordages  pendaient  aux  mâts  coaime 
des  boucles  de  cheveux  en  désordre,  sa  voilure,  à  demi-carguéc,  rappelait 
parfaitement  uneiobe  mal  po  lée,  et  son  bus  terne  et  poudreux  pouvait 
être  comparé  à  un  gant  sa'e  et  tléiri  à  la  main  d'une  femme  à  la  mode. 
Quille  était  donc  la  cause  d'un  pareil  changeme.it?  Circé,  qui  avait 
coinpié  jusqu'à  ce  jour  de  si  nombreux  adorât 'urs,  allait-elle  enlin  ron- 
naîlie  la  honte  de  i'abanJon?  Devait-elle  être  rangée  parmi  ces  Ciirônes 
obseures  et  délaissées,  destinées  à  périr  à  l'amarre,  comme  une  malheu- 
reuse condamnée  au  poteau  du  piloii?  Grare  au  ciel  !  t.lles  n'étaient  point 
les  destinées  de  Circe,  etccsqueliju  s  jours  d'oubli  devaient  passer  ina- 
perçus dans  sa  cariière  qui  allait  devei.ir  plus  brill  mie  que  jamais.  De- 
puis douze  jours  la  providence  d  .■  la  Circé,  son  a  Imii  aleur  passioiiné,  son 
roi,  son  ainani,  son  père,  le  commandant  Harol  eiiiiu,  était  à  terre  avec 
l'éi-t  major;  l'équiiage  était  en  congé,  et  il  n'était  resté  à  bord  qu'un 
lieuienant  et  queiijues  maielols.  Mais  l'ordre  d'appareiller  arriva  entin. 
Au  I  reaiier  signe  de  comin.indement,  tous  les  matelots  furent  à  leur  post(3 
comme  un  seul  liomme,  ses  voiles  éiendireni  leurs  grands  bras  de  fauiô- 
mes  pour  subir  la  visite  qui  annonce  le  départ.  Le  mouvement,  la  vie,  les 
cha-  ts  joyeux  recoaimencèi  eni  à  bord,  et  la  Circé  reprit  son  allure  heu- 
reuse et  ses  brillantes  couleurs. 

—  A  quelle  heure  le  départ,  lieutenant?  dit  un  jeune  aspirant  qui  re- 
tournait avec  bonheur  vers  la  côle  où  il  avait  nue  mère  à  embrasser,  de 
douces  atleclions  à  retrouver. 

—  Demain,  à  quatre  heures,  les  dépèrhes  du  maréchal  gouverneur  se- 
ront apportées;  à  tinq  heures  on  lèvera  l'ancre,  lui  répondit  sèchement 
l'ulijcier. 

—  On  lèvera  l'ancre,  et  le  commandant  est  encore  à  terre! 

—  Il  attend  sans  douie  vos  ordres  pour  revenir  à  bord,  monsieur. 

Celte  dure  réponse  à  une  question  bien  innocente  dans  son  indis- 
crétion coora  vivement  les  joues  du  jeune  homme.  Il  vnu  ul  s'excuseï  ; 
mais  quand  il  releva  la  léte,  le  I  cuienani  était  déjà  loin  ;  l'aspirant  se  rap- 
pela qu'il  était  marin,  c'est-ii-dire  que  toute  rétlexion  lui  eiail  interdite, 
il  éioulfa  ce  dernier  cri  d'une  liberté  qu'il  s'(  n'orçait  chaque  jour  de  mè- 
tre à  néant,  cl  alla  demander  .i  son  hamac  l'oulili  de  ses  lèves  dorés  qu'il 
avait  un  par  un  semés  dans  le  sillage  du  vaisseau.  C'était  eu  clfei  chose 
inaccoutumée  qu'un  si  long  séjour  à  la  tôle,  pour  un  vieux  loup  de  mer 
comme  Harol,  (lui  ne  sentaii  ses  jambes  solides  que  sur  le  plancher  de 
son  vaisseau.  C'est  qu'Harol  soleniiisat  à  table,  au  milieu  de  jojeux  amis, 
son  dernier  voyage.  11  allait  dire  adieu  à  la  gloire  mariiiine,  se  faire  pékin 
comme  un  bourgeois  de  Paris,  et  comme  il  le  disait  dans  son  langage 
eue  g  que  :  le  vieux  requin  devenaii  barbillon  de  S  'ine.  Apre ^  vingt-cinq 
ans  d'honorables  services  rendus  à  son  pays,  le  commandant  Harol  n'était 
point  mis  à  la  retraite,  on  le  rappelait  à  Paris,  pour  (irofiter  de  sa  vieille 
expérience  dans  la  grande  question  des  armemens  qui  se  traitait  alors. 
Harol,  qui  avait  bien  acq  ils  le  droit  de  demander  ei  de  recevoir,  avait 
obienu  la  n:iiiiinaiion  de  son  neveu  au  commandement  qu'il  allait  quilter, 
et  le  soir  dont  nous  parlons  il  était  encore  à  terre  avec  son  état-m^qor  à 
qui  il  venait  de  déclarer  qu'il  n'était  pus  son  commandant  qie  jusqu'à  la 
côte  de  France,  et  que  là  il  remettra  t  ses  pouvoirs  à  son  neveu  F.-é- 
déiic. 

Il  était  onze  heures,  depuis  long-toups  le  sr.uper  était  fini,  les  verres 
de  punch  à  demi-vides,  le  ra  onnemeni  des  visages,  l'éclat  des  yeux  an- 
noiiçaicut  que  les  choses  avaient  élé  bien  fji.es;  on  en  était  au  second 
dessert,  c'est-à-dire  à  la  pipe,  et  chacun  des  eo!ivi>e  se  livrait  avec  laut 


de  cœur  à  cette  doû'Ct  .  .  -.- -c.^..  <- i^cint;  an  ou  pouvait  uis- 
tinguer  les  Lommes  -^  ui  cQjfcés  dans  le  nuage  épais  de  fumée  qui  rem- 
plissait rapparit'inciil,  et  qu'une  personne  du  dehors  n'aurait  pu  y  péné- 
trer sans  courir  le  risque  (l'être  asphyxiée.  Les  conversations  éiaient 
chaudes  et  animées,  on  parlait  pnl:tii|ue,  et  l'on  soutenait  avec  feu  la 
iliese  si  clière  aux  marins,  de  la  supéiioriié  de  l'armée  de  mer  sur  celle 
de  terre. 

—  Tout  ça  c'est  de  l'écume  à  la  proue  de  ma  frégate,  fit  le  comman- 
j  (lant  Haiol  en  bourrant  de  nouveau  sa  pipe,  et  vous  vous  lancez  vous 
autres  dans  la  politique,  comme  une  goélette  à  peine  sortie  du  chaniier, 
q  li  voudrait  lutter  de  vitesse  avec  notre  Circé,  la  plus  line  voilière  de  la 
l\léditerranée.  Mais,  mes  jeunes  marsouins,  vous  avez  beau  ouvrir  les 
ouies  et  battre  di^s  nagerons,  vous  ne  serez  jamais  d;>s  cachalois.  Je  vous 
ciitenils,  depuis  une  heure,  débiter  un  tas  de  niaiseries  à  f.iire  couler  bjs 
un  vaisseau  de  94.  Eh!  mille  sabords,  il  y  a  un  terme  à  tout.  Pour 
pai  ler  des  marins,  il  faut  les  connaître,  et  vous  autres,  troupeau  de 
goélands  d'eau  douce,  vous  n'avez  fait  connaissance  avec  eux  que  dans 
les  livres  ou  en  Imaginative.  Celui  qui  soutiendrait  qu'un  marin  n'est  pas 
supérieur  ii  un  .soldat  de  terre  déraisonnerait  autantque  s'il  voulait  p  acer 
le  canard  au  dessus  du  cygne.  Eiifans,  c'est  le  comniantlani  ilarol 
qui  peut  décider  la  question  et  prouier  qu'il  y  a  autant  de  distance  entre 
un  marin  et  le  plus  crâne  des  pi-kius  qu'entre  un  vaisseau  de  120  canons 
et  une  chaloupe.  —  Allons  !  qu'on  remplisse  les  bols  ;  c'est  du  rhum  qu'il 
nous  faut  celte  fois  ;  qu'on  appoite  du  tabac  frais,  nous  avons  encore  une 
Leure  avant  l'eaibarquement ,  dit-il  en  consultant  sa  montre  ;  je  com- 
mence, et,  à  minu  t,  mon  histoire  sera  finie  : 

0  La  journée  avait  été  chaude;  de  douze  vaisseaux  nous  étions  restés 
à  sept,  et  nous  en  avions  coulé  bas  huit  aux  Anglais. 

»La  nuit  éteignit  le  feu  des  sabords  et  permit  de  se  compter  un  peu; 
ma  foi,  ce  n'était  pas  une  longue  bcso^tne. 

«J'étais  lieutenant  sur  le  vaisseau  VEote,  et  je  fus  chargé  de  faire  l'appe 
de  ce  qui  restait  d'hommes  vivans  sur  le  navire.  Trente-deux  répon.lin  nt 
sur  deu\  cent  quarante  que  nous  étions  le  miiin,  et  encore  ces  trente- 
deux  n'étaient-ils  pas  tous  complets.  Par  exemple,  tout  le  monde  avait  un 
ap)>étit  de  requin,  et  ça  se  comprend  :  on  avait  oublié  de  déjeuner  et  il 
était  huit  heures  du  soir.  On  lit  une  distribution  de  vivres  avec  double 
ration  de  vin  et  d'eau-de-vie,  et  après  une  bonne  heure  employée  à  jouer 
aciivemeiit  des  mâchoires,  tout  le  monde  ronllait  à  bord  de  l'Eole,  excep- 
té les  hommes  de  quart  et  ceux  qui  avaient  quelque  chose  de  moins  dans 
la  membrure. 

»11  y  avait  enrore  un  homme  qui  ne  dormait  pas  et  qui  n'en  avait 
guère  envie  :  c'éiait  le  lieutenant  en  premier,  Mar<el,  qui  éiait  passé  ca- 
pitaine pendant  l'action,  et  qui,  pour  la  minute,  commandait  VEolc;  un 
brave  homme  comme  la  mer  n'en  porte  pas  beaucoup!...  Un  verre  de 
rhum  brûlé  à  sa  mémoire  !  » 

Et  le  vieux  Harol,  après  voir  vidé  un  énorme  verre  de  punch,  essuyé 
sa  moustache  giise  et  rallumé  sa  pipe,  continua  : 

(I  Vers  les  onze  heures,  le  commandant  Marcel  me  fit  appeler  et  je  me 
rendis  aussitôt  à  ses  ordres.  Je  le  trouvai  assis  devant  une  table  où  étaient 
épars  quebiues  papiers  avec  une  bouteille  de  sauviHage  toute  pi  éparée. 
11  avait  la  tète  foricment  comprimée  entre  ses  mains,  et  une  pensée  qui 
n'était  rien  moins  que  gaie  lui  sillonnait  le  front  comme  fait  une  proue 
de  vaisseau  qui  entame  la  vague.  A  mon  arrivée,  il  releva  la  tète  et  me 
dit: 

u  —  Eh  bien  !  lieutenant  Uarol,  que  pensez-vous  de  VEolc  ? 

»  —  Commandant,  lui  répondis-je,  je  pense  qu'il  s'est  bravement  con- 
duit et  que  les  Anglais  sav(  nt  à  présent  si  les  bordées  tout  bonnes. 

»— Ouidà,  mon  brave  artilleur;  et  avcz-vous  visité  votre  navire  du 
pont  jusqu'à  la  cale? 

»—  Non,  commandant. 

»  —  Combien  croyez-vous  que  nous  ayons  à  attendre  pour  être  coulés  ? 

»  —  Que  dites-vous,  commandant  ? 

» —  Je  dis  que  j'ai  tout  vu  ;  à  cette  heure,  nous  avons  quatre  pieds  d'eau 
dans  la  ca'e,  elle  moule  d'un  pouce  par  quart  d'heure  :  calculez  mainte- 
nant. 

» —  Mais  les  pompes! 

» —  Oui,  les  pompes,  elles  pourraient  nous  sauver  si  vous  aviez  deux 
cents  bras  vigoureux  pour  les  faire  manœuvrer;  mais  que  tirer  de  trente- 
deux  hommes  dont  douze  sont  blessés?  D'ailleurs,  demain  au  matiu  nous 
serions  prisonniers  des  Anglais.  La  llotle  n'a  pu  nous  rallier,  nous  som- 
ines  au  milieu  des  ennemis,  et  la  nuit  seule  nous  protège.  Au  lever  du 
jour  nous  serons  perdus  ;  la  niitrai;le  a  déchiré  nos  voiles,  mis  eu  pièces 
noire  mâture;  nous  faisons  eau  par  vingt  endroits  à  la  fois.  Tenez,  depuis 
i|uc  je  vous  parle,  nous  nous  sommes  rapprochés  d'un  quart-d'heure  de 
la  mort. 

»  —  Eh  bien  !  commandant ,  qu'avez-vous  décidé?  qu'ordonnez-vous? 

»—  D'abord,  tuonsieur,  que  nous  mourrous  plutôt  que  d'aller  peupler 
les  pontons  de  l'Angleterre  1 

»  —  Bravo  ! 

»  —  Puis  que  nous  allons  tout  tenter  pour  que  l'ennemi  ne  puisse  pas 
dire  qu'il  nous  a  roidés  bas;  moulez  sur  le  pont ,  cl  appelez  l'équipage 
sjns  roulement  de  tambour, 

(1  —  J'obéiiî, 

»-Ahl 


» — Commandant? 

»—  Faites  mettre  le  grand  canot  'a  la  mer  ;  je  serai  sur  le  pont  aussit 
que  vous. 

"En  cinq  minutes  tous  les  hommes  de  l'équipage  étaient  éveillés  et 
réunis  autour  de  moi  ;  il  n'y  en  eut  qu'un  qui  Si!  fit  un  peu  attendre  à 
l'appel,  et  il  n'y  avait  pas  de  sa  faute  :  un  bra.e  jeune  homme  d'aspiraiÉ 
dont  le  père  était  le  plus  ancien  matelot  de  VEole,  et  qui  s'»  tiil  fat  en^ 
doumiager  l's  deux  jambes  par  un  ricochet  d;  boulet.  Cependant,  en  se 
traînant  sur  les  mains,  il  arriva  avec  les  autres.  En  ce  moment  le  com- 
mandant Marcel  parut.  Il  n'avait  plus  la  figure  que  je  lui  a^ais  vue  en 
bas.  Son  œil  reluisait  comme  une  étoile;  son  fi ont  était  droit  cl  lisse 
comme  un  beau  mât  tout  neuf.  11  semblait  qu'il  venait  nous  apponer 
une  bonne  nouvelle.  — Eiifms,  nous  dit-il,  la  journée  a  été  lielie,  et 
l'on  parlera  de  vous  quelque  part  ;  mais  il  y  a  une  caaniére  de  njieux  finir 
encore,  et  je  vais  vous  la  dire.  \JEo(k,  tel  que  vou;  le  voyez,  n'a  plus  que 
vingt  minutes  à  vivre  ;  si  la  nuit  était  moins  noire  vous  jùiieriez  vous-mê- 
mes que  si  nous  ne  voulons  pas  couler,  il  faut  nous  h.îlcr  de  partir.  Le 
canot  est  à  la  mer,  nous  allons  y  desceiidie  ;  ainsi,  de  ce  côé  I',  il  n'y 
a  pas  à  s'inquiéter.  Mais  il  ne  fmt  pas,  enlanï,  que  les  Anglais  pui-5ent 
se  flatter  d  avoir  fait  cou'er  1 /iy(c;  il  !aut,  au  Cinlrnire,  que  lo;i  riise 
que,  plutôt  que  de  se  rendie,  le  brave  vaisseau  a  préféié  sauter.  Vovcz- 
vous d'ici  le  tour  que  nous  jouons  à  l'ennemi,  qui  comptait  nous  happer 
demain  comme  les  requins  nos  pauvres  camarades,  qu'ils  n'auront  pas 
non  plus  ! 

»  Un  mouvement  se  Cl  dans  l'assemblée ,  le  commandant  Marcel  re- 
prit : 

n  —  J'ai  tout  prévu;  dans  cinq  minutes  le  canot  est  au  large,  dans  dis 
minutes  le  feu  sera  à  la  sainte-barbe.  Mais  qui  mettra  le  feu?  c'est  ce  qu'il 
faut  décider  à  l'instant  et  vivement. 

»  Un  grand  trouble  succéda  a  cette  étranse  proposition  ;  on  parlait  de 
tirer  au  sort,  de  prendre  le  plus  vieux,  ou  bien  encore  de  faire  une  traî- 
née d'artilice. 

«  —  Allons,  cria  le  commandant  Marcel,  hâions-iîons,  ou  si  vous  n'o- 
sez pas,  pat  lez,  vous  auties.  Je  resterai,  moi.  pour  sauver  l'honneur  du 
navire,  car  tout  ne  sera  pas  fini  après  cela,  il  faudra  un  autre  vaisseau  et 
ce  sont  les  Anglais  qui  le  fourniront. 

»  Pendant  que  le  comtiiandtînt  haranguait  ainsi  le  reste  de  son  équipage, 
une  scène  déchirante  avait  lieu  entre  le  >ieux  matelot  Pierre  et  la^piraut 
blessé,  son  fils. 

»—  Pète,  lui  disait  l'enfant,  permets-moi  de  rester;  de  toute  façon,  ta 
le  sais,  il  f.ul  que  je  meure  ;  eh  bien  !  laisse-moi  rendre  ma  mort  utile  et 
glorieuse.  Tu  as  été  fier  tantôt  d'ciitcndre  mon  élosre,  lu  le  seras  encore 
quand  plus  tard  on  te  serrera  la  mAu  en  le  disant  :  Vous  êtes  Pierre  Gros- 
nois,  le  père  de  l'aspirant,  oh  !  c'était  un  brave  ! 

»— Et  ta  mère?  répliquait  le  pauvre  Pierre,  suffoqué  par  les  san- 
glots. 

»—  Ma  mère.  Pour  la  consoler,  tu  lui  diras  que  je  sais  mort  en  prn- 
saiilii  elle,  et  tu  lui  porteras  la  croix  qu'on  m'a  promise.  —  Puis  fc  !c- 
tournant  vers  le  commandant  Ma  rel  :  —  Conniandant,  s'éciia-t-.l,  fai;es 
descendre  l'équipage,  je  me  charge  de  la  sainte  b.irbe. 

»  A  cet  ordre  solennel  comme  celui  d'un  su|)érieur,  tous  s'emprcssè- 
rent  d'obéir,  et  chacun  détila  devant  Joseph  silencieux  et  lui  sern  nt  avec 
respect  la  main  en  signe  de  reroiinai-since,  d'jdmiralion  et  d'éicrncl 
adieu.  Trente  hommes  etidcnt  déjà  dans  le  ranot,  et  il  ne  restait  plus  sur 
le  pont  de  VEole  que  Pierre,  qui  len  lit  son  fi's  étroiicaieu;  embrassé. 

/) —  Pars  donc,  père,  disait  ce  dernier  en  le  repoussant. 

» —  Non,  laisse  moi,  je  veux  rester  avec  toi, 

0—  Y  penscs-tu?  Et  ma  pauvre  vieille  mère  qui  t'attend,  qui  a  besoin 
de  loi,  et  que  tu  ferais  mourir,  entenrisiu? 

» —  Elle  mourra  tout  de  raènic  quand  elle  ne  reverra  te  p!us... 

»En  ce  momt'ul  on  appela  Pierre  de  la  barque. 

»— Allons,  pi'Tc,  du  courage,  ne  cotnpromctspas  les  amis,  ma  mon 
deviendrait  inutile. 

»—  Eh  bion  !  mourons  ensemble  ;  ils  se  sauveront  sans  moi. 

»  —  Tu  oiililies  l'ordre  du  commandant...  , 

»  —  J'oublierais  Imui  pour  rester  avec  loi. 

a —  C'est  impossible. 

»  —  îi  le  veux,  te  dis  je. 

»—  Et  dans  crt'c  Iniie  at dente,  désespérée,  Pierre  et  son  fils  étaient 
presque  en  dehors  du  navire,  susp'^ndus  au  dessus  de  la  barque,  lors^i;c 
dans  un  dernier  tll'orl  qui  les  réaimail  tous,  l'aspiraui  pncipi'.a  son  père 
dans  le  canot  : 

»  —  Adieu,  lui  cria  t-il,  vis  pour  ma  mère. 

«Un  in.stant  aprè.s  ils  étaient  déjà  loin  àe  VEolc,  et  tout  était  rentré 
dans  l'obscurité  et  d.uis  lu  si'ence  ell'rayanJ. 

»Sur  le  canot,  toutes  les  respirations  éiaient  suspendues.  l'S  regard.^ 
étaient  plongés  dans  Ks  profon.teuts  de  la  nuit,  les  oreilles  aileniivcs,  on 
n'entendait  que  le  liattem.iit  des  caniis. 

«Tout  à  coup  u;c  étincelle  jailli  au  noir  bnriion,  une  impercortibic 
lueur  s'allunn,  et  fut  aussitôt  suivie  d'éclats  foudroyans;  c'était  ronimc 
le  premier  jet  d'un  volcan  en  fureur,  puis  tûul  rentra  dans  les  ténèbres, 
et  le  sileucc  de  la  mort  régna  de  nouveau  sur  la  mer.  —  L'Eole  n'était 
plus! 

»A  la  terrible  c.xplo;>i.)n,  un  boiuiuc  avait  tressailli,  mais  aucun  cri  dq 


66 


LE  MAGASIN  LITTÉlUmE. 


s'tMait  fait  ontendre  ;  il  sYHait  défié  de  lui,  le  nialhonrenx  père,  il  s'était 
bâHliiiiné;  et  ce  coiira^'e  sans  exemple,  c'était  le  salut  eiii  canut,  cai-  in 
ce  niomvut  il  se  trouvait  à  dix  brasses  de  la  fiégate  anglaise  la  Cily- 
Lomlon. 

„_  Amis,  dit  à  voix  bafse  le  comman  lant  Marcel,  je  vous  ai  dit  qu'il 
nous  fallait  remplacer  Vtole;  voilà  une  fr  gale  (lui  nous  ira;  il  ne  s'agit 
plus  que  delà  pieiulre.  Ktouiez  hieu  :  Dix  lioinuies,  armés  de  crochets 
lue  j'ai  fait  préparer,  vont  luoDtir  à  l'abordage  et  pénétreront  pir  les 
labords;  div  ai. très  se  feront  hisser  à  l'aide  des  câbles;  I-;  reste  g.irdera 
,«  canot,  et  ira  au  liane  gauche  paur  détournei-  l'aiieniio!!  de  l'ennemi,  » 

On  obéit  à  liiisiant,  et  b  s  préparatifs  se  lire  t  avec  ordre,  quoique 
«vcc  aicleiir,  mais  dans  le  plu>  protond  silence,  car  le  niuiail.e  bruit,  le 
plus  léger  thoc  pou-ait  les  perdre.  Un  seul  homme  restait  étranger  à  celle 
(ulilime  manœuvre,  c'était  le  malheureux  Pierre  :  étendu  dans  le  fond  du 
canot,  il  semblait  en  proie  à  des  ^pasnles  violens,  et  personne  ne  s'ap- 
prochait de  lui,  lant  on  respectait  sa  doulear.  11  était  il  ce  moment  terrible 
toriuré  p.'r  un  mal  étrange,  indomptable.  Au  moment  où  le  sacrilicc  de 
son  hls  s'accomplissait,  un  cri  terrible,  arraché  a  ses  entrailles  de  père, 
ava:t  été  refoiib-  dans  sa  poitrine,  mais  y  avait  provoqué  une  irritation  qui 
devait  se  aianifister  par  une  toux  éelalanie.  Le  courageux  matelot  lullait 
avec  rage  contre  son  ennemie,  f-a  gorge  se  gonllaii  comme  si  elle  allait  se 
dé(  hirer,  sa  peitrine  se  soulevait  et  se  nieur Hissait  contre  le  bois  de  la 
barque,  sa  re^piralion  silllante  perçait  le  tiiple  bâillon  que  sa  main  crispée 
clouait  sur  ses  !èvres  ensanglantées.  Un  moment,  le  courage  l'abandonna, 
il  cédait,  il  laissait  s'échapper  les  rauques  accens  de  celte  toux  qui  allait 
perdi  e  tant  de  gi  us  de  cœur,  lorsque  la  pensée  de  son  lils,  et  de  son  mar- 
tyre devenu  inutile,  lui  rendit  les  forces  du  désespoir...  la  lutte  dura  quel- 
ques inuans  encore... 

—  Ah  ça  mais  enfans,  s'écria  Harol  en  consullant  sa  montre,  minuit 
est  sonné  t  i»  la  nier! 

—  Ohîdegr.ice,  commandant,  fit  d'une  seule  voix  tout  l'équipage  dés- 
appointé, un  moi,  un  seul.  Pierre,  Pierie!.. 

—  Eh  bien!  Pierie  ;  il  était  irauquillemcnt  couché  sur  le  dos,  son  cou- 
teau enfoncé  dans  la  poArinc! 

—  Et  les  autres? 

—  A  demain,  à  bord  de  la  Clrcé. 

£5.  ISi'ut^3@. 

Denuis  la  veille  ,  la  Circé  voguât  toutes  voiles  dehors  vers  la  cûtc  de 
France;  contrariée  d'abord  par  un  vent  de  S.-O. ,  elle  avait  repris  enfin 
sa  marche  acioutuiui'c,  et  pour  le  moment  (ilait  dix  nœi)ds  à  l'heure. 

Le  temps  était  brumeux  ,  l'épais  brouiilird  qui  enveloppait  la  frégate 
avait  amené  de  bonne  heure  la  nuit  et  forcé  le  ca,  itaine  d'orginiscr  le 
serv  cède  quart.  Retiré  dans  1.'  s.ilun  avec  f  s  oITiciers,  il  prenait  le  café, 
lorsqu'un  lieuienani  lui  rappela  la  promesse  qu'il  avait  faite  en  s'embar- 
quant  de  coniinuer  à  bord  de  la  Circc  l'histoire  du  matelot  Pierre  et  du 
capitaine  Marcel  après  rcxpUisiou  ilu  vaisseau  VEoie. 

„  _Pi,i(lii.ii,  repartit  le  commandant  Harol  en  faisant  son  gloria,  l'his- 
toire du  inati  lut  Pierre  esi  toute  finie  ,  puisque  je  vous  ai  dit  qu'on  l'avait 
trouvé  couché  sur  le  dos  dans  le  fond  de  la  chaloupe,  enfilé  comme  une 
sardine  à  la  lame  de  son  couteau.  Seulement  quelques  jours  après,  on  re- 
marqua des  la!  hes  au  liane  de  la  chaloupe.  C'éiaii  ce  pauvre  diable  qui 
avait  écrit  avec  son  sang  sa  recomman  ation  dernière  dans  ces  deux  mots  : 
Ma  (ami'l..  Tout  l'équipage,  le  capitaine  Marcel  en  téie  .  juia  de  répon- 
dre a  la  dernière  prière  de  leur  camarade  mourant,  et  il  lut  convenu 
qu'une  retenue  proportionnelle  serait  faite  par  voyage  au  profit  de  la 
•>euve  du  matelot  Pierre...  et  voilà!..  » 

Là-dessus,  Il  vida  tout  d'un  trait  sa  tasse  de  café  mélangée  d'une  hon- 
nêie  duse  d'un  kirch  o  iorani. 

u  _  Mais  ,  reprit  un  autre  oITicier,  vous  ne  nous  dites  pas,  comman- 
dant, ce  que  devinrent  le  commandant  Marcel  et  ses  hommes. 

»  —  Ah  !  vous  voulez  me  faire  jaser ,  enfdns  ;  je  devais  vous  donner 
une  leçon,  et  vous  me  demandez  une  histoire....  Eh!  bien  ,  suit  ;  vous 
aurez  l'une  et  l'au're...  Tom,  fais-nous  brûler  une  boutei  le  de  rhum  , 
du  vieux.  —  Je  vous  ai  dit  qu'il  n'y  avait  qu'un  vieux  loup  de  mer  comme 
moi  qui  piit  di^cider  la  supériorité  des  homim-sde  mer  sur  ceuv  de  teiie, 
et,  en  etlet ,  je  me  suis  engagé  a  vous  le  p'  ouvvp  en  vous  racontant  tous 
les  traits  de  courage  ,  d'obeissan"e,  d'admirable  dévoûment  qui  font  de 
chaque  marin,  dans  l'occasion,  un  héros.  Vous  avez  déjà  vu  Pierre  et  son 
fils  se  saciiUant  l'un  à  l'honneur  de  son  vaisseau,  l'autre  ait  salut  de  ses 
camarades;  maintenant,  soyez  tranquilles,  je  vais  vous  faire  lairc  con- 
naissance avec  bien  d'antres. 

dNous  avons  quitté  le  brave  Marcel  et  ses  hommes  au  moment  ou  il 
commandait  l'escalade  de  la  City-London.  Mdle  sabord  !  son  ordre  fut 
exécuté  à  la  lettre  ,  et  surpris  au  milieu  des  ténèbres  de  la  nuit  dans  uu 
désordre  que  justifiaient  les  fatigues  du  long  combat  qui  avait  eu  lieu, 
■■équipage  du  brick  anglais,  partie  endormi ,  paitie  hors  d'état  de  se  dé- 
fendre, fut  massacré  sans  pitié,  sans  qu'on  fit  grâce  au  m  lindre  mousse. 
Puis  sans  perdre  un  instant,  et  malgré  le  mauvais  étal  de  sa  mâture  et  des 
agrès,  on  mil  à  l'insiant  à  la  voile  et  l'on  passa  ainsi  au  milieu  de  la  Ûotie 

-1  anglaise.  -  „    .,    rv 

"Lelentlemainlebrick  avait  vent  arrière,  et  gouvernait  N-J.-O.  pour 
rallier  l'escadre  française.  Le  capitaine  Marcel  était  un  homme  lellcmcul 


(sclave  de  ia  discipline ,  qu'il  se  fût  puni  lui  même  le  premier  et  doub'e- 
nienl  s'il  eût  été  capable  de  com  iicttie  ia  m  àndre  infrac  ion  aux  ngle- 
niens  établis  sur  soiuiavire  ;il  poii.'-sait  ctitiscvéïilé  envcrslni  elles  siens 
jusqu'à  LU  I  igorisiiie  injusie;  au  si  il  avait  laissé  vé^éler  penilaal  Sc-pl  ans 
clans  les  dirnicrs  grades  son  lils  Theol)al  I ,  un  bra  e  jC' ne  homme  qui  , 
après  eue  sorti  le  premier  de  l'école  de  Uiest,  avait  eu  1 1  faveur  d'être 
r(çu  mousse  sur  le  vaissi-au  de  son  père.  —  Ei  je  miintins  qu'il  y  a  i-  çu 
plus  de  coups  de  garcelte  «pie de  livres  de  biscu  t!  —  Je  ne  dirai  pourtant 
pas  que  le  coininandaiit  iViarccl  n'aim  lit  poinl  son  fils  ,  au  ciuitridic  ,  je 
Cl  os  qu'il  avait  pour  lui  une  profonde  nlTeciion  ;  mais  il  se  faisiii,  lui  c-t 
les  siens  ,  escljve  de  la  règle  qu'il  rendjit  quelquefois  d'une  scvér  lé  in- 
tuléiable.  Malgré  lui  pouriuni ,  ei  en  dépit  de  la  cia  nie  d'être  accusé  de 
fivoiiscr  son  hls  ,  acaisa.ion  q  .i  a  avait  jusque-là  gi:èn2  de  vraiseinb'an- 
ce,  Tiiéobald  devait  Lnir  par  grimper,  dauianl  qu'il  était  brave  coniinc 
un  uamb  iril  et  savant  connue  un  profe-Sfur  d'hydr<^i;ra|ihie.  '1  liôob.ild 
doue  fdsiiit  tout  doucement  son  chemin,  et  lors  cie  l'abandon  do  ILiule  il 
commandait  sur  ce  navire  en  qualité  île  lieutenant  en  second. 

»A  bord  de  h  Ciiy-London,  ïhéobald  conserva  bien  entenduson  litre, 
et,  dans  ses  rapports  avec  ses  inférieurs,  il  ava  tsuse  faire  aimer  de  l'é- 
qdpagc,  dont  chaque  homme  se  serait  fait  tuer  avec  bonheur  pour  lai. 

1) Le  commandant  RJarcel,  au  contraire,  qui,  pareil  au  ca  ha'ot ,  de- 
venait plus  dur  en  viciliissact ,  av.àt  eu  le  talent  de  se  laire  détester  de 
tous  SCS  hommes,  et  bien  suuvent,  sans  le  lieulenani  Thi'obald,  sa  sévérité 
inexorable  aurait  provoqué  des  rébellions  ;  mais  comme  il  y  a  terme  ù 
tout,  nu'me  à  l'obéissance  d'un  marin,  il  arriva  q  :  :i  beau  jour  tout  l'é- 
quipage de  la  Ciiy-Londun  se  trouva  en  révolte  Oiiuiie. 

«Voici  coamuni  l'aifuire  s'éiaii  bâclée;  c'était  à  l'occasion  d'une  niai- 
serie. 11  étaii  d'usage  ,  sur  ie  brick ,  du  temps  qu'il  appartenait  aux  An- 
glais ,  de  donner ,  lous  les  dimanches ,  aux  hoaimes  de  l'équipage  une 
double  rat  on  de  vin  et  une  d'eau-de-vie  ,  et  le  commandant  Marcel ,  en 
réco. 11  pense  du  courage  que  ses  gens  avaiem.  montré  lors  de  l'e-calade  du 
brick  ,  avait  déciilé  que  cet  U-^ageseiait  mainlenu;  cl  pendant  quel.jue 
temps,  en  ell'et,  la  double  diîtniiuiion  eut  lieu.  L'usage  était  mauv..is,  j'en 
conviens  ;  mais  on  avait  tu  tort  d'en  promettre  le  maintien  ;  aussi  ce  fut 
une  grande  i  umeur  le  jour  où  le  capitaine  Marcel  supprima  la  ra  ion 
d'eau-de-vie,  et  réduisit  Ci.lle  de  vin  à  la  mesure  ordinaire.  Jetez  u  i  ci- 
gare allumé  dans  la  soute  aut  poudres  ,  et  vous  aurez  une  cx.if  s  on  ; 
donnez  le  moindre  sujet  de  plainte  à  un  équipage  disposé  à  s'insùi  ger,  et 
vous  aurez  un  vaisseau  en  révolte. 
«C'est  ce  qui  aniva  au  comman;lant  Marcel. 

»Le  dimanche  ,  pendant  qu'il  faisait  sa  sieste  ,  c'était  l'heure  où  son 
sommeil  était  le  plus  pro'ond  ,  et  où  il  était  défendu  de  le  déranger  suus 
quidque  pré.exie  ([uecelùt,  on  forma  un  coaiploi,  e;  l'on  s'occupa,  séance 
tenante,  des  moyens  de  le  nieilrc  à  exécutioii.  D'une  commune  voix  on 
nomma  Théobald  commandant  de  la  City-London  ;  on  signa  l'acte  par 
lequel  on  lui  recunnais-a  tie  droit  de  vie  et  de  mort  sui  tous  ceux  qui  s'y 
trouvaient ,  et  on  lui  jura  obéissance  aveugle  et  jusqu'à  la  mon  !  q'héo- 
ba'd  était  bon  et  il  aimait  son  père,  malgré  la  froideur,  la  dureté  même 
qu'il  lut  téaioignait;  nuis  il  s'indignait  d'être  retenu  en  cage  ,  coiunie  il 
disait,  par  le  caprice,  qui  sait  ?  par  la  jalousie,  peut-éii  e,  du  commandant 
Marcel,  et  il  ti  ioaiphaii  de  ses  scrupules  par  le  raisonnement  siiivani,  qui 
n'était  qu'un  mécliaiil  sophisme  :  Mon  père  était  couimand.uit  du  vaisseau 
ÏEolc  :  la  dernière  heure  de  son  comujiidement  a  sonné  en  méuie  temps 
que  la  dein  èie  heure d a  navire,  elle  nouvel  équipage  de  la  CUy-London 
a  le  droit  de  choisir  qui  lui  plaîi  pour  lui  coin  nand^'r.  On  me  préfère  à 
mon  père;  c'est  lout  simple  :  je  suis  plus  jeun  i  qielui!  —  Th.^obald 
taisait  ces  réilcxions  avec  lui  même  en  se  promenant  sur  le  pont  du  na- 
vire, car  il  avait  demandé  quelque»  minutes  avanlde  donni-r  sa  parole. 

i>  Pendant  celte  absence,  quelque  courie  qu'elle  lût ,  le  conseil  avait 
toujours  marché  comme  on  mai-ehe  en  révolution  ,  c'esi-à-dire  au  pas  de 
course  :  on  avait  voté  la  mort  du  coaiai  inilant  Marcel ,  de  sou  premier 
lieutenant  et  du  mailre  timonier,  qui  prena  t  trop  sa  défense. 

«Toute  ce. le  besogne  était  déjà  faite  qu  md  Théobald  rentra  pour  don- 
ner son  adhésion,  etqnan  I  il  signa  l'acte  de  la  conjuration  il  ne  pril  |)oint 
garde  qu'il  si^nail  l'arrêt  de  mort  d;  son  pè -e.  Ouand  il  s'en  aperçut ,  il 
était  trop  lard,  sa  sigiiaïui  e  lignraii  e;i  tète  des  autres  sur  le  l'otai  papier. 
«Ce  lut  alors  une  scène  terrible  quand  ce  fils,  assassin,  sans  le  savoir, 
de  son  pèie  ,  voulut  prendre  sa  défense  conrc  ceux  qui  demanJaient  sa 
mort.  Mais  vouloir  manier  des  tètes  de  inarins,  ce  serait  vouloir  virer  de 
bord  sur  u.\\  banc  de  sable.  T'héobald  perdait  son  temps  co  ame  s'il  se  fût 
amusé  à  chaîner  une  romance  dans  les  haubans ,  un  jour  d'orage  ,  pour 
appeler  l'équipage  à  la  manœuvre.  Quand  il  vit  que  tous  ses  elTirts  étaient 
inutdes,  qu  il  s'efforçait  en  vain  de  prouver  à  ces  hum  nés  grossiers  que 
l'acte  qu'ils  vo^laiem  comine.tie  était  odieux  ei  impie;  quand  il  leur  eut 
inuiilemeut  rappelé  que  son  père,  malgré  la  dureié  de  son  commande- 
ment, était  leur  benfaiteur  à  tous,  l'ami  de  chacun  d'eux  :  Vous  ne  voulez 
pas  m'écouier!  s'écria-lil,  vou>  voulez  courir  en  aveugles  au  rrime  com- 
me un  navire  à  uu  écueil,  eh  bien!  vous  vous  briserez  au  crime  comme 
le  vaisseau  contre  le  rocher.  J'ai  fait  serment  de  ga  der  voire  secret ,  je 
ne  me  paijurciai  point  ;  mais,  avant  tout,  je  me  d  is  à  mon  père  et  je  le 
défendrai  contre  vous  :  venez  (|uan(l  vous  voudrez  maintcnaot.  S'il  dort, 
je  veillerai  a  la  porte  de  sa  cabine;  s'il  est  éveillé,  je  S3iai  à  ses  côiés,  et 
avant  de  l'atteindre,  il  faudra  que  voire  poignard  m'ait  percé  le  ctçiir  J 
voilà  mon  dernier  serment,  et  par  im  m  >:  t,  celui  l'i  j' le  licaJrai, 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


57 


Yn  (Issiil  cps  mots  il  s'élança  hors  de  l'arrière  pont  pour  voler  près  de 
roii  pèic  qui  s'a;  prèiail  en  ce  uiouiciil  à  nii.iiT  sur  la  diineiie  p"ur  fu- 
uni'  :iu  fiais  S'ju  (ulumei.  A  peine  y  av.iitil  pris  place,  Tliéoljakl  à  ses 
cfiiri  ,  que  sou  I  Quiciiaiii ,  la  ligure  léi;;ci euioiit  alicièc  ,  se  présenta  ,  lui 
(ÎL'Uiaiidaut  1.1  P'  rui'SSiuM  de  l'eutreli'iiir  un  monicnl. 

»  —  l\i.-.ez,  lie  iieiiaiii,  dii  le  lonmand.tni  Marcel,  je  suis  tout  à  vous. 

1)  —  Couimandaui,  je  surs  de  1  arriere-poni, 

»— Ah! 

1) —  J'y  étais  caché. 

» —  Conmitiu? 

B — Et  dans  uia  cac/iotie  j'ai  entendu  de'belles  choscSi    ) 

« —  Qu'uvczvous  dune  euiendu  't* 

»  — Le  brick  est  en  pleine  lévolte. 

» —  Quoi  ! 

11 —  On  a  signé,  il  n'y  a  qu'un  instant,  l'acte  qui  les  lie  par  un  serment. 

11  —  Je  veu\que  legr.md  mât  me  serve  de  plancher,  si  à  l'iosiant  je... 

11  —  Aliei:dfz,  vous  n'avez  pas  le  droit  de  commander  ,  vous  êtes  con- 
damné à  mon,  vous,  le  timonier  et  moi. 

11—  Par  la  gar^iousse  du  diable  !  je  vais  leur  jouer  un  tour  dont  ils  se 
souviendront.  —  Lieutenant,  faites  monter  ri'quipaîe  sur  le  pint  ;  quant 
à  vous,  tlk'zvous  placer  mèche  allumCe  h  la  soûle  aux  pouflrcs,el 
si  vous  cnicnilez  la  détuii.iiiou  de  <:c  pistol.'t  ,  f^u  !  Alors,  pui.^qu'i's 
ont  voulu  danser,  nous  leur  donnerons  de  la  danse,  mais  ils  paieront  les 
violons. 

"  Le  lieutenant  ne  Gt  aucune  objection ,  il  salua  le  capitaine  comme  s'il 
n'eût  dû  s'absenter  que  pour  un  momeni,  et  disparut  bientôt  dans  le  pan- 
ueau. 

"  l'endant  toute  celte  révélation  ,  Théobald  s'était  tenu  pâle  et  muet , 
fixé  à  son  banc  comme  une  ligure  sculptée  dans  le  bois  du  navire.  Ab- 
sorbé dans  SI  pensée  et  t  lut  entier  à  son  projet,  lUarcel  ne  pensait  poiut 
à  son  lils  et  ne  s'aperçut  pis  de  son  embairas. 

"Ci'peiidaiil  ariivaieiit  en  bi  1  or. Ire  sur  le  pont,  et  d'un  air  résolu,  tous 
les  iioiuiuis  de  l'équ  page  à  qui  le  lieuti'nant  avait  enjoint  de  compa- 
r.dire  devant  le  cipiiaine.  Us  se  doiraient  que  leur  plan  était  éventé, 
bien  qu'ils  bbsent  plus  di'cid''s  qu'Jam.iis  à  l'exécuter,  et  ils  avaient  juré 
de  tirer  une  vengeance  terrible  deTuéobald  qu'ils  accusaient  de  les  avoir 
trahis. 

iiQuand  ils  virent  le  commandart  debout,  l'œil  irrité ,  carcssint  la  poi- 
gnée de  ses  pistolets,  et  lis  pesant  d'un  regard  de  mépris  comme  de  la 
pâtée  il  requins,  avec  son  (ils  à  ses  côiés,  leurs  soupçons  se  chai  gèrent 
en  cei  titude.  Je  dir.ii  même  qu'à  ceiiK  vue  leur  ha  ne  contre  le  père  di- 
minua de  tout  l'accroissement  qu'éprouvait  celle  qu'ils  vouaient  au  Iils, 
et  que  ce  fut  vers  ce  dernier  que  se  louraèreut  toutes  leurs  idées  de  ven- 
geance. 

»  —Ah  !  vous  voilà,  las  de  chenapans  !  cria  Marcel  de  sa  voix  si  forte 
qu'elle  allait  plus  I  in  souvent  quand  il  s'aidait  de  f  es  mains  que  le  porte- 
voix  luiuièiue.  Je  viens  d  en  ap,  remire  de  be  les  sur  votre  compte  ,  ban- 
dits que  voiise.es!  l.iciie  !  Ah  !  mes  petits,  vous  avez  voulu  jouer  avecle 
feu,  eh  bien!  nous  nous  chaulferons.  iMoutei,  cnce  moment  lelieuienant 
est  à  la  soute  aux  poudres,  il  a  inmi  ordre  et  l'exécutera  à  la  lettre  ;  si 
l'un  de  vous  fait  un  pus,  je  tire  ce  pistolet,  et  à  ce  signal  que  le  lieutenant 
attend  en  bas,  nous  irons  du  ciMé  de  la  lune  voir  s'il  lait  meilicu'  qu  ici- 
bas  ;  ce  sera  la  seconde  f  »is  que  j'aurai  fait  sauter  mon  navire  ;  mais  celte 
foi-,  lUi  moins,  nous  danserons  de  cninpignie. 

»  lit  en  faisant  cette  6> range  allocution,  il  avait  lire  de  sa  ceinture  un 
de  SCS  pistole  s  et  l'avait  armé.  A  cette  a  iosiro;)he,  à  laquelle  ils  n'étaient 
guère  préparés,  1  s  matelois,  stupéfaits  d'etoiintuieut,  glacés d'ell'roi,  gar- 
dèrent le  .M  ence. 

»  —  Ah!  ça  mais,  troupeau  de  veaux  marins ,  reprit  le  commandant, 
vous  me  faites  l'ellei  de  tieml)ier  à  présent.  Ecoutez,  sales  maisniins. 
j'avais  eu  envie  de  vous  envoyi  r  tous,  I  un  après  lantie,  à  la  mer  pour 
vous  j  déi)irbouiller;  mais  comme  j'ai  rélléchi  (|u'il  me  faut  quelqu'un 
pour  conduire  mon  vaisseau  jusqu'à  Saint-Pierre,  j'ai  d'ciile  (|ue  je 
sursi'oirais  jusque  là  pour  \otre  compte  ;  mais  il  me  faut  les  trois  nniuî 
qui  li^'.uieiit  en  lèlc  de  l'acic  de  révolte.  Le  premier  sera  fusil  é,  le  seci'iul 
livre  aux  tribunaux  de  Saint  Pierie,  et  le  troisième  recevra  trois  cents 
coups  de  garcetie  et  fera  six  semaines  de  cachot  au  pain  et  à  l'eau.  Pai  Ici 
mainteiiaiii. 

11 — On  fai-ait  encore  silence. 

11—  Pailcrez-vous,  nom  d'un  tonnerre!  où  je  fais  sauter  vos  carcasses 
,iu  diable  I 

11  A  cette  énergique  invitation  ,  un  homme  s'avança  après  avoir  paru 
recueillir  les  avis  de  tous  lesauires. 

.1— Commamlant,  lii  il  en  otant  sa  casquette,  l'équipage  delà  Cily- 
lotnlon  a  été  un  momeni  égaré  ;  mais  il  se  repent  de  sa  faute,  et  vous  de- 
mande son  parileii. 

11  —  Les  irois  noms  !  hurla  le  capitaine  en  reprenant  son  pistolet,  qu'il 
i5t  mine  de  vouloir  tirer. 

» — Les  tro's  noms,  les  voici  ! 

11  —  Le  chef  d'abord,  le  chef  de  la  révolte? 

» — Le  chef  l'.v  la  révolte,  c'est  le  liimtenant  en  second. 

11 —  Piépèie,  lit  Marcel  en  l)éinis.>aiit. 

Il—  C'e^t  le  l.emcua"»  Théobald,  voire  fils, 

B—  Mon  lils  I  ï 


11 — Père!  s'écria  celui-ci  en  se  plaçant  un  genou  en  terre  «,j  face  da 
cominniulani,  qui  se  tenait  là,  la  tétc  cachée  entre  ses  mains  ;  père  ' 

11  —  Appeli  z-moi  commandant ,  monsieur  ,  reprit  Marcel;  votre  epée  I 
El  après  l'avoir  reçue  des  mains  de  sou  Dis,  il  la  brisa  et  en  jeta  les  mor- 
ceaux à  la  mer. 

11  —  Lieutenant  Théobald ,  vous  êtes  condamné  à  la  peine  de  mort!  Je 
vous  accorde  deux  heures  pour  écrire  vos  adieux  a  votre  vieille  mère. 
Qu'on  l'emmène  à  fond  de  cale,  et  quedans  deux  heures  il  soit  fusillé  ! 

11  —  Eh  bien!  enfans,  dit  .c  capitaine  Harol ,  qui  interrompit  à  ce  mo. 
ment  son  récit  pour  vider  sou  dernier  bol  de  punch,  trouverez  vous  do 
pan  ils  exemples  de  dévoùment  à  l'honneur  et  à  la  discipline  dans  l'armée 
de  terre?  Je  vous  le  défends  bien,  mille  tonnerres!  Et  ça  coûte  pourtant, 
car  en  une  minute  les  cheveux  du  commandant  Marcel  ,  qui  étaient  aussi 
noirs  que  le  cuir  de  mon  ceinturon,  devinrent  blancs  comme  cette  nappe. 
AU  !  dame  c'est  que  c'est  un  rôle  dur  à  jouer  que  celui  de  Bruius  !  » 

L.\GRA\IÈKE. 

{La  Presie.) 


VORTnAIT     I>E     M.    MOLE  ('). 

L'origine  de  M.  îlolé  est  illustre,  .?on  enfance  fut  malheureuse  et  attristée. 

Il  reçut  sa  première  éducation  des  spectacles  de  la  terreur,  cl  plus  tard  étudia 
les  mathématiques  sans  avoir  pu  trouver  beaucoup  de  temps  pour  la  grammaire. 
C'est  lui,  académicien,  qui  a  bien  voulu  nous  l'apprendre;  mais,  ben  qu'il  ne 
se  donne  pas  pour  un  mandarin  fort  lellré,  comme  II  est  bien  né,  il  a  eu  tout  de 
suite,  et  comme  par  droit  de  naissance,  la  mine  d'uu  penseur  et  les  airs  atliques 
d'un  b  m  écrivain. 

Au  moment  de  la  renaissance  sociale,  le  chef  de  l'état  ouvrit  les  abords  de  la 
vie  |iolilir|uc  au  jeune  JJolé,  qui  dut  eherehcr,  dans  les  débris  ramassés  à  la  liàte 
di;  la  société  française  ,  des  idées,  une  instruclion  que  les  maîtres  ne  lui  avaient 
pas  données. 

Les  influi'nces  monarchiques  du  régime  impérial  naissant  le  firent  succcssivc- 
meul  maître  des  requêtes  au  conseil  d'étal,  préfet  de  Dijon,  directeur-général  des 
ponis-et- chaussées. 

De  celte  époiiue  date  le  livre  tant  blûmé  depuis  :  VEssii  de  morale  et  d-  po- 
liliqiie,  imitation  des  livres  que  ceux  de  sa  robe  faisaient  dans  l'ancien  régime, 
entre  autres  le  lieutenant  de  police  d  Argenson. 

Un  grand  éloge  de  ce  ll>re  fui  fait  dans  le  Msrcure  d'.ilors,  rédigé  par  Cha- 
teaubriand, Fonlanesct  de  Donald,  qui  cnireprenaient  déjà  la  rédaction  de  l'es- 
prit religieux.  Parfailemenl  creux  et  innocent,  ce  livre,  dépourvu  do  elarlé  dans 
les  idées,  n'en  esl  pas  dépourvu  dans  lexpressiun  ;  sorlc  de  cahier  de  philoso- 
phie dans  un  temps  où  les  portes  de  la  Sorbnnnc  élaient  murées  ;  sorte  de  mé- 
moire spéeulaiifet  inutile  .  ce  livre  donna  au  premier  consul  l'occasion  de  faire 
son  seul  mol  libéral  :  il  faut  au  moins  laisser  au  peuple  français  la  république 
des  lellri'S. 

Puis  il  lit,  non  pas  une  histoire  (le  mol  serait  pompeux),  mais  une  biographie 
de  son  glorieux  f  ïenl,  conçue  dans  un  profond  respect  do  l'ancien  régime,  écrite 
en  style  ferme  et  attachant. 

IM.  Slolé  ne  perdii  pas  son  temps  à  creuser  les  profondeurs  de  l'école  icos~ 
fise .  a  papillonner  dans  \e  lUimUfur.  pour  écrire  sur  la  polilique  comme 
M.  Guizol,  sur  Ihistoirc  comme  M.  Tliicrs  ;  il  se  d'pécha  d'être  homme  d'état, 
d'aller  droit  aux  emplois,  a  l'action,  aux  résultats  prompts  cl  éclalans,  tout  en 
gardant  dans  ses  moyens  une  déecnec  ténébreuse. 

Comme  directeur  des  ponis-el-cliaussées,  il  avait  recueilli  les  pensées  de  Na- 
poléon sur  les  canaux,  les  routes,  les  places  forles;  et  dans  l'éloge  du  général 
Birnaril,  !M.  .'Mole  nous  a  fait  connaître  comment  la  faveur  impériale  était  pouf 
lui  devenue  de  la  ramiliarilé. 

On  sail  (lu'au  retour  de  ses  campagnes,  f.itieuc  du  dialogue  du  canon,  cl  voo- 
laiu  clianser  deiiiretien.  avide  d'impressions  plu»  douces,  el  curieux  de  délas- 
scmcns  eivils,  l'empereur  donnaii  a  Duroe  la  liste  des  personnes  qu'il  ilé-jrait 
voir,  pour  cini-er,  >oit  a  SaintClloiid,  soil  â  Fontainebleau,  a  Com;iiégne  ou  à 
Paris  :  M.  Mole  homme  délai  dans  la  eonversat'on,  rceevail  réguliereiiienl  I  in- 
vitaiioii  de  se  rendre  auprès  du  maître;  très  jeune,  il  avait  le  privilège  d  cire 
toiiioiirs  un  des  causeurs  désignés. 

M  .\Iolé  c  ait  alors  fort  à  In  mode  à  la  cour  et  chez  les  femmes.  .\u  chàleaa 
du  .Marai*.  il  exi«te  un  charmanl  portrait  de  lui  peinl  à  la  mioiaiure.  Grêle  et 
paie,  inilingre  el  galant,  on  devail  le  rechercher  comme  un  yalmoui  de  l'an- 
cien régime;  avec  celle  craee  de  boudoir,  il  devait  ressortir  comme  un  pastel 
vaporeux  .?  cOté  de  rcs  colosses  barbus  el  riblés  de  l'armée  impériale  :  son  suc- 
cès de  pâleur  el  de  maigreur  intéressante  fut  tel ,  qu'il  passa  pour  le  modelé 
physique  de  lianK 

Dans  les  splendeurs  de  l'empire,  il  brillait  comme  directeur-général  des  ponls- 
et-i  haussées,  conseiller  d'étal  h  vie. 

L'empereur  trouvait  plai-aiii  de  f.iire  régulièrement  nommer  présiienl  da 
corps  législatif  son  gran.l-ehanibellan.  .M.  le  comte  de  .Monicsquiou.  Au  retour 
de  .Moscou,  sur  le  bruit  <l  une  oppo-iiion  qui  sannonçail,  il  voulut  adoucir  la 
plaisanleric,  et  pinça  à  la  tétc  de  celte  pauvre  asseniblée  le  grand-juge,  ministre 
de  la  justice,  le  due  de  .Massa  di  Carrara.  qu'il  remplaça  par  le  comte  .Mole,  âgé 
de  trente  el  quelques  années. 

Ici,  les  éiénemens  se  précipitenl;  en  qualité  de  premier  personnage  du  con- 
seil dos  ministres,  le  jeune  grand-juge  dul  reconduire  à  Ulois  le  gouvernement 
impéri.-.!,  composé  de  rinijieratrice  et  du  roi  de  Rome. 

Ce  petit  sjouvernement  de  Itl  is  gouverna  la  France,  séparé  d'elle,  de  la  capi- 
tale et  de  l'empereur.  Il  tii  Irois  numéros  d'un  l/om/riir,  rc  qui  est  la  manie 
de  tous  les  gouvornenwns  en  déroute.  -\  Hlois  on  avait  tous  les  imi>olens  de  la 
garde,  cavalerie  el  iiiranlerie,  pouvant  bien  monter  a  Sou  MO  hommes.  M.iis  ce 
qu'on  avait  en  quantité,  c'èlail  l'or.  Le  trésor  impérial  faisait  partie  du  gouvcr- 
neinenl. 

.Marie-Louise  ne  put  communiquer  ni  avec  son  mari  ni  avec  son  père.  Noos 
crevons  que  .■»!.  Volé  pui  coninuiiilqiier  avec  le  gouvernement  provisoire:  mais 
il  le  lit  avec  d'excellentes  façuns.  Il  ne  revint  pourtant  à  Paris  qu'avec  tous  se» 


(1}  Extrait  des  ygm-'ilUs  à  la  iiuUh, 


58 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


collègues  ;  et,  gladiateur  tombé  avec  grâce,  Ct  sa  convalescence  au  conseil  d'état 
de  Louis  XVUI. 

Ses  parens,  ses  amis  lui  avaient  ménagé  ce  refuge;  et  au  moment  où  il  était 
prés  de  donner  a  ses  princes  legiiinies  tous  les  gages  de  son  dévoùment  liéré- 
diiaiie,  l'épisode  des  Cent-Jours  vint  lui  consedler  une  inleriuittcncc  d'illégi- 
liniilé. 

L'empereur,  à  peine  installé  aux  Tuileries,  lui  proposa  le  minislore  de  l'inlé- 

ur  iiiix  lieu  et  place  do  (Jarnoi.  M.  Mole  iléclina  ce  poste,  et  voulant  garder 

ules  les  apparences,  nlla  se  coffrer  dans  le  conseil  (J'iHat. 

Mais  voila  que  le  conseil  d'étal  délibère  sur  l'acte  additionnel,  et  publie  des 
cousiilérans  qui  conliennent  des  éiiorniilcs  contre  les  droits  de  la  maison  de 
Bourbon  ;  par  position,  par  décence  encore,  SI.  Mole  n'avait  pu  se  dispenser  de 
prendre  part  à  ces  travaux.  Sa  coopération  avait  été  enveloppée  de  manières 
cbarmautes  ;  mais  il  vit  que  le  moment  venait  d'en  avoir  un  vif  regret  et  d'en 
cire  malade,  et,  aux  approches  de  Waterloo,  de  graves  douleurs  d'eiilraiHes 
coinniençaient  à  l'inconmioder.  M.  ISielt,  son  médecin,  n'avait  pas  encore  trou\é 
pour  lui  ces  formules  calmantes  qui ,  depuis,  lui  ont  assuré  d'heureuses  réinit- 
leriees. 

l'ioinbièrcs  semblait  se  désigner  à  lui  par  sa  situation  voisine  des  frontières, 
par  le  choix  des  médecins  spéciaux  qu'il  pouvait  consulter  sur  son  étal,  et  la  réu- 
nion des  diplomates  avec  lesquels  il  pouvait  décemment  causer  sur  la  situation 
de  la  France,  A  Plombières,  SI.  Slolo  se  fit  traiter  de  ses  douleurs  et  de  l'acte 
additionnel;  aussi,  loin  d'être  atteint  par  l'ostracisme  bourbonnicn,  il  fut  promu 
à  la  pairie  le  17  août  1815.  Les  eaux  produisirent  leur  elïel. 

l'air  a  grand'peinc  et  grâce  à  ses  excellentes  manières.  M.  Slolé,  et  c'est  la 
page  triste  de  sa  vie,  fit  comme  les  convertis,  se  crut  obligea  des  preuves;  le 
jugement  du  maréchal  Nej  en  fait  partie.  Et  quinze  ans  après,  des  courages  pos- 
thumes sont  venus  reprocher  à  51.  Slolé,  homme  purement  civil  et  politique,  de 
n'avoir  pas  été,  par  son  vote .  plus  généreux  que  les  maréchaux  et  ducs  de  la 
Convention,  compagnons  d'armes  de  celui  qu'ils  jugèrent. 

Avec  la  sécurité,  la  cléniMice  revînt  aux  Uuurboiis.  Un  petit  libéralisme  ano- 
din se  manifestant,  SI.  Slolé  s'y  rattacha  ,  el,  minisire  de  la  marine,  l'ut  assez 
libéral  pour  écarter  des  cadres  les  votlif/mrs  qui  envahissaient  la  flotte  aussi  bien 
que  l'armée,  et  qui  comptaient  parmi  eus  le  iNelson  de  la  inéd'ise. 

SI.  .Mole,  sous  le  régime  actuel,  a  refait  ce  qu'il  avait  pratiqué  sous  l'ancien  ; 
il  a  fait  jouer  cette  pente  bascule  de  poche,  dont  les  ressorts  adoucis  ne  font  pas 
de  bruit.  (Juand  le  gouvernement  penche  vers  la  gauche,  il  se  dandine  moil- 
leusement  sur  les  idées  de  pouvoir  etdeconceiitraiion  ;  si  le  gouvernement  a|i- 
piiie  sur  la  droite,  AI.  Molé  caresse  les  idées  d'amnistie,  de  clémence  et  de  con- 
cession. 

Témoin  le  procès  d'avril,  pour  lequel  son  médecin,  SI,  Biett,  fut  appelé,  et 
les  deux  dissolutions  de  la  chambre  dans  deux  sens  dilVércns. 

Slais  SI.  Slolé  est  si  soulTrani,  si  poli,  si  intéressant  dans  ses  rapports  et  ses 
manières,  qu'on  ne  peut  jamais  lui  reprocher  ce  que  chez  les  autres  on  appelle- 
rait des  contradictions,  et  qu'on  ne  peut  appeler  chez  lui  que  des  vapeurs. 

Son  caractère  est  en  quelque  sorte  dclini  parle  quartier  qu'il  hat)ite.  le  fau- 
bourg Sainl-llonoré  qui  procède  du  légilimisme  et  de  la  philosophie  moderne  : 
M.  Slolé  n  habiterait  pas  le  faubourg  Saint-Germain  qui  est  le  passé ,  ni  la 
Chausséc-d'Antin  qui  est  l'actuel. 

En  matière  de  gouverncmeni,  c'est  toujours  un  causeur  instructif;  un  orateur 
puissant  sur  le  vu  gaire,  jamais. 

l{é«umaut  très  bien  une  po^llion  par  un  mot  qui  remplace  un  mémoire,  il 
excelle  dans  les  petites  lettres  du  matin  à  ses  anns,  à  ses  collègues  ou  à  la 
royauté  :  fait  pour  être  un  très  grand  ministre  de  Louis  XIV,  d'un  roi  fort,  il 
aurait  adouci  la  forme  absolutiste  par  des  tempéramens  convenables  ;  ou  le 
conseiller  influent  (ce  que  personne  ne  pouvait  êtie  )  d  un  grand  capitaine  com- 
me Napoléon,  il  aurait  admirablement  composé  les  apparences  civiles  et  guu- 
■vernementales  d'une  monarchie  guerrière. 

Bans  ses  souvenirs  de  famille,  dans  ses  traditions  de  magistrats  intrépides  en 
face  des  arquebuses,  SI,  Molé  ne  prend  que  ce  qu'il  en  faut  pour  orner  sa  nié- 
miiire  et  décorer  son  nom  ;  Il  s'est  fait  perfide  comme  une  jeune  femme,  suscep- 
tible comme  une  vieille  coquette  ,  déliant  comme  un  chat,  pour  être  parfaite- 
ment propre  aux  manèges  et  aux   circonvolutions  de  l'intrigue  représentative, 

SI,  Slolé  est  la  reliure  élégante  d'un  homme  d'état  avec  des  pages  absentes  dans 
le  livre. 

Voyant  de  loin  les  petites  comme  les  grandes  choses,  doué  d'un  grand  tact 
médical,  il  juge  ce  qui  u'esl  que  l'indisposition  d'un  gouvernement,  ce  qui  peut 
eo  être  la  mort. 

Il  pousse  à  la  recherche  le  sentiment  du  goût  et  de  là-propos,  et  dans  les 
grandes  séances  de  1S30,  il  aborda  la  tribune  avec  un  pantalon  oiive,  comme  mi- 
nistre d'un  état  de  choses  qui  s'en  allait  devenir  d'un  bourgeois  négligé  et  sans 
façon. 

Slilli^lre  des  affaires  étrangères,  il  est  mieux  à  sa  place  qu'ailleurs,  parce 
qu'on  l'avait  vu  mêlé  aux  grandes  choses,  et  peu  compromis  dans  les  petites; 
laborieux,  avide  de  détails,  cuiieux  de  police;  alTarné  de  commérages,  n'en  fai- 
sant jamais;  ne  croyant  pas  ce  que  l'on  dit,  aimant  qu'on  le  lui  dise  ;  ayant  le 
goi'it  des  petits  billets  et  des  visites  secrètes,  vous  persuadant  qu'il  vous  ap- 
partient et  que  vous  lui  appartenez  ;  doué  enfin  d'une  nature  qui  n'est  jamais 
supérieure,  mais  toujours  distinguée  :  à  la  différence  de  tous  les  hommes  d'é- 
tal de  ce  temps-ci,  il  a  en  grande  horreur  les  imbéciles,  les  gens  plats,  bas, 
bons  a  rien,  et  se  passerait  d'avoir  une  cour,  plutôt  que  d'en  avoir  une  composée 
comme  celle  de  SI.  Thiers. 

Pour  un  homme  qui  a  tant  prodigué  les  petits  billets  incorrects  du  matin,  et 
prononcé  des  demi-harangues  le  soir,  SI.  Molé  peut  tirer  quelque  gloire  de  son 
tloL'e  du  général  Bernard  et  de  son  discours  à  l'Académie. 

Mais  n'est-ce  pas  parce  qu'il  est  trop  discret  et  qu'il  a  de  trop  bonnes  maniè- 
res, tiop  de  respect  de  lui  et  des  autres,  que  jamais  il  n'a  fait  la  faute  de  parler 
trois  heures  de  la  même  chose  aux  mêmes  gens? 

Comme  il  écrit  en  bon  français  pms  souvent  qu'il  ne  parle,  on  a  supposé  que, 
pour  la  litiérature  et  la  politique,  il  avait  eu  des  teinturiers.  On  lui  a  prêté  tour 
a  lour,  et  suivant  les  temps,  son  ami  et  parent  SI.  de  Bari'nte,le  vieux  comte  de 
IMontlosier,  SI.  Armand  Slalilourne,  SI.  de  Saint-.Marc-Girardin,  SI.  Loéve 
AVciniars,  SI.  l'Ilerminier,  SI.  Slichil  Chevalier,  et  jusqu'à  ce  Scudéri  impuis- 
sant de  l'histoire  et  de  la  politique,  SI.  Capefigue. 

On  ne  sait  au  juste  s'il  arien  emprunté  a  toutes  ces  célébrités,  qui  font  profes- 
fioii  d'un  grand  goût  pour  SI.  Slolé;  dont  plusieurs  se  sont  servies  de  lui  pour 
leur  avancement,  les  autres  seuleinvut  (lour  leur  agrément  oersonnel, 
•     ^'i  rote,  t'est  avoir  d';  l'espiii,  qae  de  savoir  où  il  c-t. 


M.  Slolé  aime  la  flatterie,  et  la  veut  excessive;  et,  comme  un  homme  qui 
cherche  pour  sa  toilette  les  parfums  les  plus  forts,  il  préfère  la  flallerie  qui  as- 
phyxie ;  il  mange  de  la  louange  à  re.\cés.  comme  Vert- Vert  des  bonbons. 

En  résumé,  SI.  Molé  représente  toujours  un  ministre.  Les  autres  ne  repré- 
sentent des  ministres  que  quand  ils  le  sont. 

Au  lieu  de  dire  comme  le  ci-devant  jeune  homme  :  IVous  autres  jeunes  gens  ; 
Boissec  polilique,  SI   Slolé  dit:  /Vous  autres  oralputs. 

Re\iendra-t-il  aux  aU'aires?  On  ne  sait.  Le  ci-devant  jeune  homme  est  tou- 
jours jeune. 


Une  goutte  d'eau. 

Savoir  borner  sou  ambition,  est  un  talent  qnc.  peti  de  fjens  po.'ïs^dent  ; 
—un  précepte  banal,  que  tout  le  nion:le  couniiit  et  que  poisoiine  ne  suit. 

Il  y  avait  une  foi.s  dans  une  peiite  v  Ile  du  Midi  de  la  Fiance,  un  jeuac 
liointue  iioinmé  Albeil  Desioches,  qui  était  né  sous  une  heureuse  étoile. 
De  bonnes  fées  avaient  présidé  à  sa  naissance,  et  tracé  pmtr  lui,  du  bout 
de  leur  baguette  d'or,  une  route  biillauie  et  lleurie.  Tout  lui  roussissait  à 
souhait  et  comme  par  enchan  emeiit,  A  peine  arrivé  à  l'âge  oit  Ion  s'iit 
le  prix  d'une  belle  position  et  les  avama^es  de  la  foitune,  il  n'avait  déjà 
pic>f|ue  plus  rien  à  désirer.  L'n  peu  plus  tard,  il  s'était  élevé  aussi  haut 
que  le  ciel  de  la  province  pouvait  le  lui  permeitr.';  il  avait  réuoi  en  sa 
peisoiine  toules  les  grandeurs  et  toutes  les  Iclitités  qui  font  qu'un  liomino 
est  honoré  et  envié  dans  une  petite  ville. 

Au  pby.'iqup,  c'éla  t  un  gros  garçon,  taillé  en  force,  haut  en  couleurs  et 
oiiié  de  gros  fav.iris  noirs;— dons  précieux,  représeutaiit  la  Ijeanté,  t'Ile 
que  la  coinpienaieni  les  naturels  de  son  endroit.  Au  moral,  il  avait  u:ie 
dose  d'esprit  et  de  bon  sens  qui  eût  élé  plus  que  suHisanie  si  l'on  av  it 
pu  la  dégager  d'une  égale  dose  de  co.-iCance  aveugle  et  de  vanité  à  toute 
épreuve  ;  —  mais  coinineiit  un  homme  si  ricliciicnt  doté  par  la  naiure  et 
par  la  fortune  n'aurait-il  pas  été  pi  t  i  d'ainour-propre? 

Outre  ses  qualités  corpoiclies  et  intellectuelles,  Albert  Desrocbes  pos- 
sédait une  foule  d'agrémeiis  que  l'éduca  ion  lui  avait  donnés.  Il  jouait  pas- 
sablement du  violon,  il  tbantait  avec  goût,  dansait  avec  apomi),  i-e  leiidt 
solidement  à  cheval  et  faisait  des  armes  avec  une  ccrtaini!  Iial)iiclé.  Ce 
dernier  talent  l'avait  servi  dans  deux  renronires  où  il  avait  payé  de  sa 
personne  et  distribué  deux  jolis  coups  d'cpée  à  un  mari  récalciiiant  et  à 
ui!  ollicicr  tiop  léger  dans  ses  propos.  Double  victoire  qui  lui  avait  fait 
beaucoup  d'honneur  dans  le  monde. 

Sesllaiieurs  ,  —  car  nous  avons  oublié  de  dire  qu'il  avait  quinze  raille 
livres  de  tente, — ses  llaltcurs  le  comparaient  au  chevalier  de  Saint- 
(ieorges  pour  l'escrime  ,  à  Dupiez  pour  le  chant  et  à  Paganiui  pour  le 
violon.  Eu  iirovince  on  ne  fait  pas  de  demi  complimens. 

Tout  ce  (|u'un  chef-lieu  de  sous-préfecture  peut  accoider  d'emplois  et 
de  dignités  honoraires  avait  été  mis  à  sa  disposaiou. 

Il  éiait  mcmbrcdu  conseil  municipal,  capitaine  de  la  garde  naliouale  et 
vice-président  de  la  société  pliilharinonique. 

Ces  divers  liti  es,  joints  à  1  iiilUiein  e  que  lui  donnaient  sa  fortune  et  ses 
taleiis,  coiisiiiuaient  pour  Albei  t  Desrothcs  une  véritable  royauté,  que 
chacun  s'em,iressait  de  reconnaître  et  qu'il  exerçait  de  son  mieux.  Il  n'a- 
vait que  les  lleuis  du  pouvoir.  Il  gouver.iait  sans  embarras,  sans  respon- 
sabilité. Les  fonctionnaires  pulilics  le  consultaient  dans  les  allaiies  i^^raves, 
et  son  avis  faisait  ordinairement  pencher  la  balance.  Tout  ce  qui  avait 
rapport  aux  intéiêis  et  aux  euibeilisscmiDs  de  la  ville,  était  de  sa  roiu- 
pctencc  exclusive,  et  il  s'acqumait  à  merveille  de  ces  soins  pieux.  Grâce 
à  lui,  un  musée  fut  fondé,  et  il  lit  voter  par  le  conseil  municipal  les 
fonds  nécessaires  pour  l'acquisiiiou  de  deux  tabeaux  qu'il  possédait 
et  auxquels  il  prétendait  tenir  beaucoup.  Pou  de  temps  après,  il  dota  la 
vide  d'une  promenade,  que  des  plans  dirigés  par  lui  tirent  passer  sur  des 
terrains  dont  il  était  propriétaire  et  que  jusqu'alors  il  n'avat  pu  emjdover 
avantageusement.  Los  jf-nnes  arbres  plantés  sur  cette  promena  le  furent 
tirés  de  sa  pépinière.  C'est  ainsi  que  Desroches  s'occupait  activement  à 
orner  et  cnridiir  la  cité  qui  l'avait  vu  naître.  Plus  lard,  il  lit  construire 
une  fiiniaiue  sur  l'emplacement  d'une  de  ses  maiions  qui  menaçait  ruine. 
La  maison  lui  fut  très  bien  payée,  mais  il  se  chajgoa  d'élever  le  monu- 
ment à  ses  frais.  Pour  lui  témoigner  la  reconnaissance  que  leur  inspirait 
sa  générosité,  ses  collègues  du  conseil  décidèrent  que  sou  buste  serait 
placé  sur  la  fontaine  avec  cette  inscription  rédigée  par  le  proviseur  du 
coll  ge  :  Albertus  Ruparum,  urbis  consiliuin  et  decus,  ercxU  sud  pe- 
cuniâ. 

Hors  des  affaires  publiques,  la  prépondérance  d'Albert  Desrot  hes  avait 
eiicoie  bien  d'aures  charmes  et  il'atitres  prolils.  Dans  le  nlus  beau  monde 
de  la  vdle,  il  n'y  avait  pas  de  fêle  sans  lui,  il  élait  le  roi  de  la  mode,  1'.  r- 
bitre  des  jeux  et  dos  ris.  Les  mères  de  famille  el  les  demoiselles  à  marier 
ne  lui  trouvaient  qu'un  dél'iut,  c'est  qu'il  s'oubliait  irop  long  temps  dans 
les  douceurs  du  célibat.  Mais  c'éiait  par  calcul  et  non  par  indiilércnce 
que  Desrochos  prolongeait  sa  vie  de  garçon.  H  avait  un  mariage  eu  vue  , 
un  riche  parti,  la  lille  du  sous  préfet.  .Sa  dmianile  avait  été  agiéée  par  1 1 
famille;  il  ne  s'agissait  niainteuaut  que  d'ationdre  la  jeune  personne  qui 
n'avait  plus  que  quelques  uio  s  ii  passer  an  couvent. 

Lu  malin,  Albert  déjeuna  t  en  ictc  à  léte  avec  son  ami  Jiilos  Rigaud  , 
jeune  bummc  In  a  icoup  moins  favorisé  que  lui  par  le  sort.  Il  y  avait  e;i  la 
vti  le  un  concert  spirituel  dais  lequel  Desrochos  avait  exécuté  un  solo  de 
viol  Xi  (jue  Icj  uu.liicui'5  avaienl  fort  applaudi.  Le  journal  du  chtl-lioufii- 


aSIN  LITTERAIRE. 


59 


ait  un  Éloge  pyramiilal  du  virtuose  qui  égalait  les  plus  illiisires  maîtres. 
Le.'ii'iins  lie  Paganini  et  de  Bi'^riol  a'rivaiuiit  là  tout  iialureMemt'nt.  JulfS 
lut  lariiclc  à  liante  viiix,  et  Desroclics,  (louceiii'Mit  ietiv(i\«6  sui- ton  l'au- 
ii'uil,  savoura  l'etiCviis  qui  lui  était  olicrt  par  le  journal  auquel  il  6taU 
abonni". 

—  Ainsi,  r  prit  Jules  après  avoir  achevé  11  lecture,  U  as  toutes  les 
gloires  comme  tous  les  bonheurs.  Vraiment,  en  le  considcTaul  dans  toute 
ti  spltMideur,  je  me  sens  saisi  de  je  ne  tais  quelle  inquiétude  !  ïa  pros- 
périté m'épouvante  pour  toi. 

—  Vuila  bien  les  gens  qui  n'ont  jamais  réiis^i  à  rien,  s'éc:ia  Do.-;rocbes, 
ils  iherelieui  tonjonis  à  découvrir  soui  le  bonlieur  des  autres  un  péril  me- 
iiiiç.ii.t  ou  une  fatalité  cachée  ! 

L'iniultant  oij^ueil  et  la  secrète  accusation  que  renfermait  cette  r('pli- 
que  tirent  monier  la  roug  'ur  au  front  de  Jules.  C'est  que,  .'aus  le  vou- 
loir, sans  comprendre  la  i-ioriée  de  ses  paroles,  Albert  avait  fiaiijjé  juste. 
11  y  avait  plus  de  dépit  que  de  compassioa,  plus  n'envie  que  de  cr.iinie 
véiitable  dans  l'obsirvaiion  que  Rigaud  avait  faite  sur  la  prospérité  de 
relui  qu'il  appelait  son  ami.  L  li  auSsi  avait  sa  vanité  ,  mais  blessée  par 
les  méfompics  au  lieu  d'être  exallée  par  les  succès.  En  se  compaiant  à 
ûcsrdthes,  il  conteaiplait  amèreaient  toute  liujustiec  du  destin.  Il  sen- 
liiit  sa  valeur,  sa  supériorité,  et  il  se  révoltait  contre  un  partage  inéi^al. 

—  Je  te  parle  le  langage  de  la  sagesse,  coaiinua-l-il  Iroidement,  et 
maluré  ta  superbe  impatience,  je  remplirai  le  devoir  de  rainltié.  Ce.  tes, 
jamais  conseils  ne  fuient  plus  désintére.isés  que  les  miens.  Ksi  ce  que  je 
te  lieniande  quehiue  chose  de  ton  bonheur?  Non;  je  veu\  que  tu  gardes 
tous  tej  biens,  mais  en  homme  prudent  cl  sa  i^faii,  et  que  lu  ne  coui- 
promettisplus  ce  trésorde  félicités  en  clrrchant  à  l'actioitrc.  Vois  ce 
que  lu  es,  compte  ce  que  lu  a?,  et  Kdisa  fùre  le  temps,  sans  riiMi  pres- 
ser et  sans  cherchtr  à  t'ouvrir  de  nouvelles  routes.  Rien  ne  te  manque, 
pas  même  des  ennemis.  Le  présent  l'ossare  un  brillant  avenir.  L'année 
prochaine  tu  auras"  trente  ans  et  on  te  nommera  député;  ton  buste  déco- 
re ui.e  I lace publiqiie;'plu3  tard  on  t'élevcia  une  siaiue  pour  t'iimnoi ta  i- 
ser  de  la  léie  auï  p.eJs.  Ce  seront  la  des  conséqui-nces  furcée.î  de  ti  pisi- 
lion  actuelle;  ai):ndinnetoi  donc  au  courant .  miiissGis  discret  et  ahsiieiis- 
loi  de  lo'.ile  nouvelle  tentative.  La  fortune  se  lasse  ii  la  (in,  quan.t  on  la 
sollicite  avec  trrip  d'acharnement.  Tu  es. arrivé  ii  ce  j;oiiit  où  il  f.inl  se  rc- 
lii-erdu  jeu  avec  son  bénéfice,  et  s'en  contenter  en  le  p!a(;aiu  le  mieux 
possiLl'.  Voilii  pourquoi  je  te  dis  de  t'ariéter  et  de  prendre  garJe.  La 
coupe  de  tes  prospérités  est  pleine  :  une  goutte  d'eau  maintenant  la  forait 
débnnlcr. 

Albert  s'était  endornd  pendant  ce  discours,  et  il  avait  en  grand  tort, 
car  son  ami  le  connaissait  bien,  et,  aalgré  sa  jiiluusie,  réLlaiiidi  sur  un 
danger  véritable.  Les  dé.-ir;  de  Desrnchcs  étaient  enore  plus  gaiids'itiC 
s:ii!  bonheur,  et  au  lieu  d3  se  demander,  corn  ne  le  lui  co  si  il'a  t  Jules  : 
—  1.  Voyons  ceque  je  suis!  comptons  ce  que  j';'!  !  »  il  se  disait  de  temps 
en  temps  :  —  "  Cherchons  ce  que  je  n'ai  pas  I  Voyons  où  je  p-iuirais  cu- 
core  aller  !  » 

En  jetant  machinalement  les  yeux  sur  le  journal  qui  vantait  son  talent 
de  musicien  ,  Albert  s'écria  tout  à  coup  :  —  c  Ai  !  voilà  ce  q  i  me  man- 
(|ue  !  »  Et  en  dlsiuit  ces  mots,  il  était  aussi  railicu.x  qu'un  autre  l'eût  été  en 
(léiouMant  un  trésor. 

Jules  \en  lit  de  sntir;  personne  n'était  plus  là  pour  connaître  les  nou- 
veaux projcis  d'atub.tion  que  Desroches  avait  scn  i  naine ,  on  lisant  dans 
li's  colonnes  du  journal  les  premiers  mois  d'un  ariicle  iiiiiiulé  :  Séance 
ucadànique. 

—  Il  y  a  ici  une  académie,  se  dit-il,  et  je  n'en  suis  pas  !  Je  n'y  av:!is  ja- 
mais pensé!  Cepeiulant  le  li  re  n'aiiadéaiicif  n  vaut  bien  la  peine  d'être 
amb  lionne. Cela  donne  du  relief,  cela  procure  l'occasion  de  parler  en 
liublie,  de  semer  des  llcuis  de  rhétoriijne  devant  une  assemblée  de  jolies 
le maies.  Nous  avons  là  des  hommes  iiistruiis,  de  vér. tables  littérateurs; 
je  deviendrai  leur  confrère.  Prétisément  il  y  a  une  place  vacante  :  je  la 
deniandeiai. 

Oui,  continua  Desroches,  uiaii  il  faut  d.'S  titres  littéraires  pour  entrer 
à  l'acLidémie  ?  (H  s'agissait  d'une  académie  de  province.  ) 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie  Albeit  rencoutrait  nnobsiade.  S'il  eût 
étéiiiii'de  ou  supersiiticux  ,  il  sesirait  abstenu;  —  il  était  Lrave,  con- 
liant,  prompt  à  s'irriter  ,  et  il  te  plaça  lièrement  en  la  ;e  de  ce  but ,  en 
disant  :  J'y  arriverai!  Dès  ce  nioinent ,  cette  pensée  rocciqia  bi  Lien  qu'il 
lii  l'ut  à  peine  distrait  par  un  voyage  à  Paris,  iiécessitj  par  les  prépara- 
tifs d'-  Son  mai  iage. 

A  Pa'  is,  on  trouve  tout  ce  qu'on  veut,  même  des  litres  pour  entrer  dans 
une  acailémiede  province.  Aibert  avait  entendu  parler  de  queliines  olli- 
(incsscciéies  où  de  pauvres  diables  fabri  luaient  et  débilaifiit  à  bon 
compie  de  la  marchaniiise  littéraire  que  d'antres  ,  inieuv  placés  dans  le 
monde,  mieux  servis  par  le  chailaïaiiisiue  ,  achetaient,  signaient  de  leur 
nom  et  revendaient  fan  cher. 

U  y  a  de  prétendus  écrivains  qui  sont  entrés  à  l'Académie  par  le  moyen 
de  ce  tralic.  D'autres,  fournisseurs  brevetés  de  certains  ihcàircs,  exploi- 
tent le  même  procédé,  et  ne  s'occupent  qu'à  m  lintenir  leur  cré.litità 
SOit;n"r  lenr-J  suciè.,  |)enilant(|ue  d'obscurs  mivii  r;  écrivert  Icnispièces. 

Albert  Desroches  acheta  d'nn  poète  aux  aboi,  ((uaire  donz.iines  d'oiles, 
épitres,  satires,  élégies,  dithyrambes,  etc.,  le  tout  pouvant  former  un  vo- 
jume  très  comforiable.  De  retour  dans  son  déiiartemeiit.  il  coiilia  à  quel- 
ques pci\-oniU'S  de  sa  société  intime  qu'  1  a»ait  eu  la  l'aibles.-c  d'obéir  aux 


■  inspirations  de  sa  muse.  Il  lut  quelques  pièces  de  son  recueil  h  des  audi- 
teurs choisis  ;  on  le  qualifia  d  homme  de  génie  ;  on  lui  prédit  qu'il  ferait 
révoution  dans  la  littératuic.  Encouragé  parles  plus  flatteuses  instances, 
Albert  fit  imprimer  ses  vers. 

Ils  lui  appartenaient  bien  légitimement,  comme  les  sermons  de  l'abbé 
Rotpiette  app.ntenaieut  à  cet  excellent  prédicateur. 

Et  l'Académie  le  reçut  à  l'unaniuiité  des  sulfrages. 

Ce  litre  de  poète  Desroches  le  poi  ta  très  haut  avec  ses  douceurs  et 
ses  périls.  Ses  ennemis  tecrels,  qui  avaient  respecté  toutes  ses  autres 
f  ro>périiés,  se  révoltèrent  contre  celle-là.  Les  succès  littéraires  sont  ceux 
(iue  l'on  se  fait  le  plus  diETicilement  pardonner  ;  ils  ont  une  action 
directe  sur  le  public,  et  l'envie  qu'ils  evciient  peut  sauver  es  apparences 
en  se  décorant  du  nom  de  critique.  Le  vo  ume  de  poésies  fut  l'objet  de 
quelques  attaques  dont  Albert  ressentit  vivement  i'atlein:e  ;  c'étaient  les 
premières  :  il  n'y  était  pas  fait,  et  d'ailleurs  il  y  a  de  vieux  et  illustres 
Écrivains  qui  n'ont  jamais  pu  les  support  t.  La  criiiijuc  est  comme  le 
mal  de  mer  :  quelques-uns  ne  le  ressentent  qu'à  la  première  campagne  : 
mais  on  rencontre  aussi  dis  marins  qui  ont  fait  le  tour  du  momie,  et  qui 
ont  des  nausées  chaque  fois  qu'ils  s'enibarqueni  de  nouveau  sur  le  per- 
fide élément. 

Ce  n'était  pas  tout  ;  il  y  a  plus  d'une  épine  à  la  couronne  des  poètes  : 
la  gloire  et  feriilc  co  inconvéniens,  et  ceux  qui  l'obiicnaent  sans  la  mé- 
riter sont  exposés  comme  les  autres  à  cet'e  fatalité  :  le  faux  poète  est 
même  pins  expo  é  que  les  autres  aux  malheurs  de  la  paésie.  Desroches 
tn  fit  la  rude  expérience. 

Les  alljuius  sont  encore  à  la  mode  en  province.  Chaque  fo's  qu'Albert 
cnfa  t  dans  un  salon.  r..lbnin  venait  à  lui;  oa  lui  présentait  tes  blancs 
feuillets,  on  l'armait  d'une  plu  ne,  et  on  lui  disait  : 

—  Vous  qui  faites  de  si  jolis  vers,  écrives-en  quelques-uns  sur  cette 
page. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  en  verve,  je  n'ai  pas  l'habitude  de  l'improvisa- 
tion.   '    ■ 

—  Rien  qu'un  quatrain  ? 

—  Je  ne  siurais  f  ire  un  disiique,  si  je  n'y  songe. 

—  Qu'à  C' la  ne  tienne!  prenez  doue  votre  temps;  emportez  l'albuiD  , 
nous  vous  donnons  jnqn'à  demain. 

Albcit  rési.staii,  refusait;  on  l'accusait  de  mauvaise  volonté,  d'impoli- 
tesse, et  il  perdait  ainsi  peu  à  peu  sa  réputation  d'bommc  c'aarmani. 

Un  oncle  dont  il  devait  hériter  lui  demanda  de  célébrer  par  qudques 
coiipli  ts  le  cinqnaniièiiie  ;  nniversa'rc  de  son  mariage.  Comment  dire  à 
cet  oncle  :  —  «  Votre  trop  long  bonheur  ue  m'in-pire  pa;.  u  Desroches 
objecta  de  maladroites  raisons,  et  l'oncle  répondit  qu  il  s'en  souviendrait 
dans  son  testament. 

La  fife  du  soas-préfct,  sortie  du  couvent,  voulut  aussi  avoir  des  vers 
écrits  en  f  on  honneur.  Les  jeunes  filles  sont  très  curieuses  d'un  hommage 
poétique.  Albert ,  cruellement  embarrassé  ,  manifesta  sa  contrainte  et  sa 
mauv.ii-e  humeur. 

—  Si  vous  lie  me  donnez  pas  ces  vers,  lui  répondit  sa  future,  je  pen- 
serai que  vous  n'avez  ni  amour  ni  complaisance  ,  et  Je  ne  vous  épouserai 
pas. 

Sur  ces  cnircfaitcs,  parut  une  violente  satire  anonyme,  qui  déchirait  à 
bel  es  dents  toutes  les  notabilités  de  la  ville.  La  stupeur  fut  générale.  Oa 
voulut  à  tout  pr^x  découvrir  l'dUteur  de  ces  terribles  vers. 

— i'ourqnoi  cherch  m.'  lit  observer  une  des  victimes.  Nous  n'avons  qu'ua 
seul  poète  :  M.  Albert  Desroches. 

—  Quoi  !  ce  serait  lui! 

—  Et  qui  donc,  s'il  vous  plaît? 

Si  Desroches  n'était  pas  le  seul  poète  de  l'endroit,  c'était  du  ravins  le 
seul  qui  eût  pub  ié  un  volume  de  poés  e.  Son  talent  était  odicitlleincul 
reconnu,  et  comme  cela  est  arrivé  à  bien  des  écrivains,  il  subit  la  respon- 
sabilité d'une  œuvre  qu'il  n'avait  pas  faite. 

Alors  chacun  lui  tourna  le  dus  ;  les  ;  las  \ives  iniiu'tiés  succédèrent  à 
la  bienveillance  et  ii  l'.uliniraiion  dont  il  éia  t  l'objet.  Ses  avantages  dis- 
parurent, son  crélits'i'clipsa,  sa  royauté  lui  fut  enlevée. 

Le  conseil  municipal  rejeta  toutes  ses  propositions, 

La  garde  nation  de  lui  retira  ses  épauleiics. 

Le  sous  préfet  rompit  ses  projets  d'alliance. 

Lu  accident  prémédité  brisa  son  buste  iur  la  fontaine  ;  on  ne  le  réia  bli 
pas,  mais  on  ciTaça  l'insniption. 

Tout  espoir  iX*'  devenir  député  s'évanouit. 

Il  ne  restait  donc  à  Desroches  de  toutes  ses  grandeurs,  de  tous  ses 
honneurs,  que  son  titre  de  poète  qu'il  avait  bien  payé,  et  son  fauteuil 
d'académicien  dans  lequel  il  avait  le  droit  de  sommeiller  ju>qu'à  la  fin 
de  ses  jours. 

L'académie  était  la  goullc  d'eau  dont  Ju'es  Rigaud  lai  avait  pirlé.  Ce 
que  le  clairvoiantami  avait  pré.liieiait  arrivé.  Les  prospérités  avaient  di"- 
bordé ,  et  il  ne  re>tait  pus  entre  les  mains  d'Albeii  Desrodics  qu'une 
coupe  ville. 

Hommes  heureux,  n'achetez  pas  de  vers  .  et  gard:i-vous  d'cnfoorchcr 
un  Pégase  d'emprunt  pour  aller  à  l'académie. 

S'JtitM'  fi»  «SOT.  —  {Courtier.) 


eo 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


JLES  GUEPES  (1). 
NOUVELLES  DE  LA  PRÉTE.VDDE  GAITÉ  FR.WÇAISE. 

Beaucoup  (le  sens  ont  ilrj:»  remarqué  qu'on  ne  s'amusait  plus  en  France. 

—  Cette  quesiion,  beaucoup  plus  pravo  qu'on  no  semble  le  croire,  a  dû 
occuper  quelques  unes  de  mes  mC'ditaluins.  —  Voici  les  causes  que  j'en  ai 
trouvées  :  A  celle  époque  où  le  gouvernement  de  la  France  était  une  mo- 
narchie aOsoldc  triiii)irie  /)«?■  drs  rliaiisans,  il  n'y  avait  dans  les  affai- 
res qu'un  très  petit  nombre  de  rôles  ii  jouer,  et  ces  rôles,  réservés  à  cer- 
taines castes,  une  fois  remplis,  le  reste  de  la  nation  était  réduit  nalurelle- 
jienl  à  l'étal  de  spectateurs.  Les  spectateurs  d'une  pièce  quelconque  sont 
décidés  à  s'amuser  ;  —  s'ils  ne  trouvent  pas  dans  la  pièce  qu'on  joue  de- 
vant eux  un  prétexte  suflisant,  ds  s'amuseront  h  se  moquer  de  la  pièce,  de 
I  auteur  et  des  acteurs,  —  ou  à  les  silller  ou  à  leur  jeter  des  pommes. 

Mais  aujourd'hui  on  a  fort  agrandi  le  tliéâtio  et  on  a  supprimé  les  ban- 
quettes et  les  loges;  —  il  n'y  a  plus  de  spectateurs ,  et  tout  le  monde  est 
acteur, — même  ceux  qu'on  en  soupçonne  le  moins. 

Prenez  au  hasard  le  premier  homme  que  vous  rencontrez  dans  la  rue, 

—  il  n'est  peui-étrc  ni  ministre,  —  ni  sous-secrétaire  d'état,  —  ni  pair,  — 
ni  député  ;  mais  il  est  peut-être  électeur,  —  car,  en  moyenne,  —  chacun 
des  quatre  cent  cinquante  députés  a  été  envoyé  à  la  chambre  par  quatre 
cent  cinquante  électeurs  ;  —  s'il  n'est  pas  électeur,  il  est  membre  du  con- 
seil d'arrondissement,  —  ou  du  conseil  municipal,  —  ou  du  conseil  com- 
munal, —  ou  du  conseil  de  salubrité,  —  ou  de  la  commission  de,  —  ou  de, 

—  ou  de,  —  ou  officier  supérieur  ou  inférieur  de  la  garde  nationale,  — 
«u  sergent,  —  ou  caporal,  —  ou  membre  du  conseil  de  discipline,  — 
membre  de  la  Légion-d'Honneur,  ou  aspirant  à  l'être,  —  de  la  Société  des 
^an^rages  ou  de  celle  d'Agriculture;  —  et  si,  par  hasard,  il  a  trouvé 
moyen  d'éc  happer  à  quehiu'un  de  ces  rôles  si  nombreux,  —  grâce  aux 
journaux,  il  est  de  tel  ou  tel  club,  —  de  telle  ou  telle  société  ;  —  ou  bien 
il  est  commis  bureaucrate,  — toujours  grâce  aux  journaux,  —  fonctionnaire 
indépendant,  —  ou  comme  soldat,  baionneile  intelligente.  —  Si  par  hasard 
cependant,  après  avoir  ép'ûsé  toutes  les  questions,  vous  arrivez  à  décou- 
vrir que  riiummc  que  vous  avez  arrêté  n'est  revêtu  d'aucun  de  ces  rôles, 
ne  jouit  d'au'une  de  ces  parcelles  de  pouvoir,  débris  de  la  puissance  royale 
brisée:  s'il  n'est  rien  de  rien,  — je  vous  le  dis  en  vérité,  ne  cherchez  pas 
plus  long-temps,  cet  homme  est  le  roi  Louis-Philippe  ,  cet  homme  est  vo- 
ire roi. 

A  moins  cependant  que  ce  ne  soit  votre  obéissant  serviteur,  Alphonse 
Karr. 

C'est  ce  qui  a  fait  le  succès  de  cette  énorme  sottise  appelée  gouverne- 
mont  représentai  if,  —  où  tout  le  monde  gouverne.  —  Certes,  on  siffle  de 
temps  en  temps  certains  auteurs;  mais  on  ne  siffle  pas  leurs  rôles  ,  parce 
qu"(jn  ne  silUe  les  acteurs  que  pour  lesreuiplacer,  —  et  surtout  on  ne  siffle 
pas  la  pièce  parce  qu'on  y  joue  un  rôle  et  parce  qu'on  aspire  à  eu  jouer 
successiveiueni  plusieurs  autres. 

En  un  mot,  le  gouvernement  représentatif  n'a  eu  qu'une  adresse  et  un 
esprit,  c'<'st  de  ,aire  de  lui-même  une  poêle  dont  la  queue  est  assez  longue 
pour  que  chacun  la  tleinie  un  peu. 

l]\   TRAIT  D'ESI'RIT  DL'  TRÉFET   DE  POLICE. 

Je  ne  suis  pas  fort  craintif;  mais  il  y  a  une  terreur  dont  je  n'ai  jamais  pjj 
triompher,  c'est  celle  que  m'inspire  la  pensée  d'èire  raonlu  par  un  chien 
enragé.  —  Certes,  j'ai  eu  un  chien  appelé  Freyschuiz  que  j'aimais  beau- 
cojip,  —  quoiqu'il  ne  m  aimât  guère  (|ue  comme  ou  aime  le  bifteck,  ainsi 
qu'il  me  l'a  prouvé  en  me  dévorant  deux  fois,  —  ce  qui  fait  que  l'auteu.- 
des  Gufpm  n'est  que  le  restant  de  deux  soupers  de  cette  énorme  bete  fé- 
roce. —  Eh  bien  !  mes  amis  ont  pu  m'entendre  dire  souvent  que,  —  mal- 
gré les  craintes  (|ue  je  ressentais  pour  la  conservation  de  Freyschutz,  (pii 
ne  souffrait  pas(iu'on  le  muselât,  —je  n'élèverais  pas  la  moindre  plainte 
s'il  était  quelque  jour  victime  de  quelque  mesure  de  pohcc  contre  les 
chiens. 

rendant  bien  des  années  on  s'est  contenté  de  jeter  dans  les  tas  d'ordu- 
res des  boulellc-i  de  viande  empoisonnée. 

Ce  système  était  insuffisant  pour  deux  raisons  : 

Première  raison.  —  Des  tombereaux  parcouraient  la  ville  dès  l'aube  du 
ioiir  et  enlevaient  les  boulettes  avec  les  ordures. 

Deuxième  raison.  —  Un  des  ca'acières  de  la  rage  est  que  le  chien  hy- 
drnphobo  ne  mange  pa- ,  de  sorte  que  les  chiens  enragés  se  trouvaient 
précisément  les  seuls  qui  fussent  à  l'abri. 

Il  y  a  quelques  années,  nu  préfet  de  police, — je  crois  que  c'est  JI.  De- 
belleyme  ,  —  avisa  celle  insuffisance  et  lit  faire  un  grand  massacre  do 
chiens.  —  On  jeta  les  hauts  cris,  —  parce  que,  dans  ce  bienheureux  pays 
de  France,  on  est  décidé  d'avance  à  se  prononcer  contre  l'autorité,  (luelle 
qu'elle  soit  et  quoi  (|u'ellc  fasse,  et  principalement  conlie  la  police. 

D'où  il  arrive  ce  <pii  suit  :  —  que  l'horreur  géné'aie  contre  la  police 
éloigne  de  ses  fondions  tous  les  gens  un  peu  honnêtes  it  pouvant  faire 
autre  chose,  —  et  qu'elles  ne  sont  exei  cées  que  par  des  gens  qui  ne  va- 
lent guère  mieux  qiio  ceux  c(Uitre  lesquels  on  les  emploie,  —  ce  qui  justi- 
fie en  partie  la  haine  d'abord  injuste  (|u'ellc  inspire. 


(1)  Extrait  de  la  livrai-on  de  juillet.  (C'cJ  feliU  volume»  te  vendent  ches 
l'éditeur,  rue  JVeuve-f^ivienne,  4C.J 


Une  partie  des  journaux,  —  les  hauts  politiques  d'estaminet  —  et  l-* 
moitié  du  public,  prirent  alors  le  parti  des  chiens  enragés  contre  le  préfet 
de  police. 

M.  Gabriel  Delessert,  averti  par  cet  exemple,  a  pris  un  parti  plus  adroit, 

—  invention  pour  laquelle  je  lui  pardonne  presque  son  grotesque  numé- 
rotage des  voitures. 

Il  a  donné  à  deux  ou  trois  journaux  une  anecdote  épouvantable,  et  de 
son  invention,  d'un  chien  enragé  qui  avait  mordu  huit  ou  dix  personnes 
dans  les  Champs-Elysées,  et  plusieurs  chevaux  sur  la  place  île  la  Con- 
corde, où  il  avait  été  tué  d'un  coup  di;  couteau  par  un  brave  ciioyen.  — 
L'histoire  était  parfaitement  contée.  On  n'avait  oublié  aucune  (les  (  ircons- 
tances  qui  pouvaient  la  rendre  vraiseiiiblaldc,  y  compris  l'oubli  dans  le- 
quel on  laissait  le  dévouaient  adiiiirablo  de  l'homme  qui ,  avec  une  arme 
aussi  courte  (|u'un  couteau  ,  s'était  exposé  à  d'horribles  blessures  et  sur- 
tout à  de  si  horribles  suites.  — Eu  effet,  disaient  les  plus  incrédules,  si 
l'histoire  était  apocryphe,  l'inventeur  eût  ajouté  que  l'auîeur  de  cette  ac- 
tion avait  eu  la  croix  d'honneur. 

Mais  une  telle  ingraiiiude  ne  s'invente  pas,  il  faut  qu'elle  soit  vraie. 

Il  y  a  un  genre  d'amorces  auquel  les  journaux  mordent  toujours  :  — 
c'e-t  l'anecduie.  —  Chaque  journal  s'empare  du  petit  nombre  de  celés  que 
trouvent  ses  confrères,  avec  une  avidité  (|u'on  ne  saurait  coniparei- qu'à 
Ce  Ho  du  requin  qui  avale  un  matelot  avec  son  chapeau  ,  ses  bottes ,  sou 
couteau  et  sou  portefeuille.  —  Ils  coupent  le  fait  avec  des  ciseaux,  sans 
même  en  changer  la  date,  —  de  telle  sorte  que  le  journal  qui  tient  l'anec- 
dote de  la  cinquième  main  la  commence  comme  le  premier  par  ces  mots  : 
"  U  est  arrivé  hier,  etc.  i> 

L'anecdote  du  chien  ,  prise  par  tous  les  journaux ,  frappa  beaucoup  les 
esprits,  et  quelques  joins  après  .  M.  G.  Delessert  fit  afficher  contre  ics 
chiens  d'horribles  menaces,  —qu'il  aura,  je  pense,  mises  à  exécution  avec 
l'approbation  générale. 

J'avais  de  buiines  raisons  de  croire  l'anecdole  controuvée,  attendu  qu'un 
de  mes  amis  croisait,  pour  des  raisons  particulières,  —  sur  le  théâtre  qu'on 
lui  prêle,  au  jour  et  à  l'heure  iiidiiiués,  —  et  qu'il  y  attendit  penilant  qua- 
tre heures  une  personne  qui  l'attend  lit  ailleurs;  —  mais  je  n'ai  pas  voulu 
le  mois  derii  er  atténuer  l'effet  de  l'invention  louable  de  M.  le  préfet  do 
police  ;  —  piè  inendu.v. 

Puisque  je  parle  de  la  police,  —  je  dois  dire  combien  j'approuve  l'uni- 
forme donné  aux  officiers  de  paix,  —  ainsi  que  celui  que  poriciit  depuis 
longtemps  les  sergens-de-ville  ;  les  fonctions  de  police  deviendraient  bmioi  a- 
bles  et  honorées  -  si  celle  mesure  était  universelle,  et  si  la  police  cessait 
d'agir  par  guet-apons. 

A   MO.\SEIG\EUR  L'ARCHEVEQUE  DE  PARIS. 

Paris. 
Noie  à  l'appui  de  son  discours,  dans  lequel  il  lâche  d'ins  nuer  adrnilement  au 
roi  l.ouis-Pliilippc  que,  maigre  la  gianileur  ci  la  véiiéralion  qui  i'entouiciit,  il 
ferait  bien  de  .se  rappeler  quelquefois  qu'il  n'est  qu'un  homme. 

l\Ionseignour,  me  promenant  hier  du  côté  de  la  barrière  de  l'Eloile,  j'ai 
vu  les  douaniers,  —  dits  gabelous,  —  chargés  d'empêcher  l'iniruduction 
frauduleuse  des  objets  soumis  aux  droits,  visiter  les  voilures  de  la  maison 
du  roi  venant  de  Neuilly,  —  les  voitures  attelées  de  mules  de  sa  propre 
maison. 

Agréez,  monseigneur,  etc. 

Suite  des  mois  nouveaux  introduits  dans  la  langue  française  —  par  MM.  Ic$ 
ineinbies  du  tlub-jockey  : 

Dcad  beat,  —  stags  hund,  —  foalstalkes,  comfort,  — siudbook. 

Une  des  bonnes  plaisanteries  de  cette  époque  est,  sans  contredit,  l'in- 
vention de  Mlle  Rachel.  —  Mlle  Piachel  e>t  une  lilieqiii  récite  les  vers  as- 
sez juste.  —  cl  qui  a  C'ussi  par  la  froideur  et  la  sécheresse,  —  comme  il 
y  a  quelques  années  d'autres  ont  réussi  par  les  cris,  le  dé^ordre  et  l'oxa- 
géraiioii ,  cl  uniquement  par  la  même  raison,  —  c'est-à-dire  parce  que 
c'était  autre  chose. 

Il  ne  faut  croire  qu'une  petite  partie  des  ridicules  extravagances  quf 
certains  journaux  prêtent  à  nos  voisins  au  sujet  de  ladite  Rarhel,  et,  de  cet 
extravagances,  ce  qui  est  vrai  a  pour  cause  la  morgue  des  Anglais,  qui, 
ayant  lu  dans  nos  journaux  les  ridicules  déclamations  dont  elle  a  été  le 
préicxte,  veulent  nous  surpasser  dans  l'admiraiion  même  de  ce  qu'ils  ne 
comprennent  pas.  —  Du  reste,  ces  récits  se  font  à  Paris. 

Un  journal  a  dit  que  la  reine  avait  donné  à  la  comédienne  un  bracelet 
avec  ces  mois  :  Vicioria  à  llailvl. 

Douce  et  touchante  iniiinité  (|ui  dépasse  de  bien  loin  celle  que  lleiir 
Monnicr,  dans  ses  rêves  démocratiques,  voulait  voir  s'établir  entre  les  lilt 
de  pairs  de  France  et  les  mai  chauds  do  peaux  de  lapin. 

Encore  un  pou  ,  et  les  reines  de  ihéâti  e  n'accepleront  plus  les  airs  d 
familiarité  que  se  donnent  les  reines  du  monde. 

A  MM.  de  ta  Quotidienne, 

MM.  du  journal  la  Quotidienne  ont  eu  la  bonté  de  vouloir  bien  pren- 
dre quelques  pages  dans  les  Cui'pps  pour  les  insérer  dans  leurs  colonnes; 

—  ils  ont  bien  voulu  faire  précétler  ce  badinent  do quehiues  mots  plus  ou 
moins  obligoaiis,  —  voici  le  moins  obligeant  :  —  M,  Karr  assure  n'appar- 
tenir  à  aucun  parti,        ,^  .^^,..  „-..;{,>  ....--^ 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE.  " 


61 


Assure  est,  messieurs,  un  mot  un  peu  jésuitique,  surtout  au  moment 
([lie  vous  donniez  vous-mêmes  une  preuve  assez  évidente  de  la  vérité  de 
mon  assertion. 

Une  Ijonne  preuve,  messieurs,  je  crois,  que  je  n'appartiens  pas  aux 
lanis  opposés  au  vôtre.  —  c'est  que  vous  ne  manquez  guère  de  m'em- 
pjunter  chaque  mois  des  fragmens  assez  longs.  Une  preuve,  non  moins 
bonne,  que  je  n'appartiens  pas  non  plus  à  voue  parti,  c'est  que  vous  avez 
soin  de  tronquer  ces  fragmens  et  d'en  élaguer  parfois  des  phrases  qui 
vous  embarrassent. 

A  propos,  messieurs,— comment  vous  qui  niez  si  fort  la  famille  régnante, 
—  et,  à  votre  point  de  vue,  cela  se  comprend,  —vous  (|ui  appelez  le  prince 
royal  duc  de  Chartres,  pour  monirer  avec  quelle  sollicitude  vous  gardez  à 
son  père  le  titre  de  duc  d'Orléans,  voici  une  phrase  qu'on  vous  fait  mettre 
pour  trois  francs  au\  annonces,— phrase  qui  a  pour  but  incontestable  de 
donner  comme  attrait  à  une  ville  de  bains  la  présence  probable  d'une  prin- 
cesse de  cette  maison  : 

•  On  parle  du  voyage  de  madame  la  duchesse  de  Nemours  — au\  eaux 
minérales  de  Forger,  —  où  sont  allés  depuis  Louis  XIII ,  en  le  comptant , 
la  plupart  des  membres  de  la  famille  royale  de  France.  » 

Je  vous  assure,  messieurs,  que  je  ne  fais  pas  de  ces  choses-là. 

J'ai  eu  long-temps  pour  domestiqua»  un  Indien  fort  noir  auquel  je  m'avi- 
sai un  jour  de  demander— de  quelle  religion  il  était. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Qu'est-ce  que  tu  adores? 

—  Oh  !  chez  nous,  nous  adorons  le  Soleil. 

—  Et  ici? 

—  Ici  nous  n'adorons  rien. 

Ceci  me  paraît  un  catéchisme  qui  obtiendrait  facilement  l'approbation 
de  M.  Chambolle  —  et  une  religion  peu  chargée  de  dogmes,  —  fort  conve- 
nable,— selon  les  carrés  de  papier  précités, —  pour  devenir  la  religion  de 
la  majorité  des  Français. 

Malheureusement  pour  ces  doctrines,  —  il  y  a  chez  l'homme  un  instinct 
qui  le  pousse  invinciblement  à  la  vénération,  —  et  il  faut  qu'il  adore  quel- 
que chose ,  —  quand  il  devrait ,  comme  de  certains  bonzes ,  adorer  son 
propre  nombril. 

Il  est  à  remarquer  que  les  plus  grands  génies  —  sont  ceux  qui  acceptent 
le  plus  sincèrement  le  culte  de  la  Divinité,  — par  cela  qu'un  peu  plus  rap- 
prochés d'elle  que  le  vulgaire,  s'ils  ne  voient  pas  Dieu,  —  face  à  face,  ils 
aperçoivent  quelques-uns  des  rayons  de  la  lumière  qui  émane  de  lui. 

Les  carrés  de  papier  philosophiques  —  ont  une  doctrine  li\e  à  l'égard 
des  choses  de  la  religion.  —  Quand  le  fds  aiué  du  roi  a  épousé  une  prin- 
cesse protestante,  —  ils  ont  parlé  de  nutre  saiiiie  religion.  —  Peu  s'en 
est  fallu  que  M.  Jay,  du  Constitutionnel ,  ne  se  mît  à  prêcher  une  croi- 
sade comme  un  nouveau  Pierre  l'Ermite,  et  que  la  rédaction  en  masse  de 
celle  feuille  ne  prît  la  croix  rouge. 

Mais  quand  il  s'agit  de  quelque  cérémonie  catholique  approuvée  par 
l'autorité,  —  ils  crient  alors  au  cagotismc  et  aux  jésuites  avec  une  nou- 
velle fureur,  —  et  maltraitent  fort  le  bon  Dieu,  —  parce  qu'ils  le  croient 
une  créature  du  préfet  de  police. 

Mais  comme  je  le  disais  tout-à-l'heure,  il  y  a  dans  l'homme  un  besoin  de 
vénération  qui  l'entraîne  malgré  lui,  —  et  si  vous  ôtez  Dieu,  —  qui,  après 
tout,  est  au  moins  un  prétexte  honnête  d'exercer  ce  sentiment,  vous  pou- 
vez voir  avec  un  peu  d'attention  qu'il  se  reportera  sur  d'autres  objets,  — 
sur  dis  comédiennes  jaunes,  — sur  des  danseuses  vertes,  etc. 

Du  reste  ,  on  peut  voir  par  les  clameurs  des  journaux,  —  en  quoi  je 
leur  reprocherai  de  manquer  d'adresse,  —  ce  que  ces  braves  papiers  en- 
tendent par  la  liberté. — Ils  ont  commencé  par  demander  qu'on  ne  fût  pas 
forcé  d'aller  à  la  messe,  et  ils  avaient  raison;  —  maintenant  ils  ne  veulent 
plus  permettre  qu'on  y  aille  ;  —  en  quoi  j'ai  raison,  à  mon  tour,  quand  je 
dis  (|ue  tons  ces  fervens  apOlrcs  de  la  liberté  n'attaquent  les  tyrannies  et 
les  abus — que  comme  on  attaque  certaines  villes,  non  pour  les  détruire , 
mais  pour  s'en  emparer  et  s'y  installer  à  leur  tour. 

Au  commencement  de  la  saison  ,  du  reste  ,  —  on  aurait  dit  que  Dieu 
allait  célébrer  sa  fête  lui-même,  —  en  se  donnant  un  petit  régal  de  ven- 
geance. —  Les  neuves  sont  sortis  de  leurs  liis  et  ont  en  un  moment  com- 
primé des  provinces  entières  ;  —  puis  un  peu  plus  laid  ,  avoc  une  force 
plus  poignante,  il  a  fait  retirer  les  (leuves  et  a  livré  les  hommes  à  des  ad- 
versaires protesf|ues  :  il  a  paru  un  instant  que  les  hannetons  et  les  chenil- 
les allaient  manger  en  herbe  les  fruits  el  les  moissons  ;  et  je  ne  sais  alors 
ce  (|u'cusseut  fait  les  iLommes,  —  quchpie  protégés  qu'ils  eussent  été  par 
les  carrés  de  papier  auxquels  ils  sont  abonnés,  — nu  pas  oublier  de  re- 
nouveler avant  le  M  courant. 

On  a  joué  à  l'Opéra-Comique  une  pièce  dont  la  mnsi'pie  est  de  M.  Collet 
cl  les  paroles  de  M.  Dupin,  procuieiir-général  à  la  cour  de  cassation  et 
ancien  président  de  la  chambre  des  députés. 

Il  est  question  de  rouvrir  l'Odéon  ,  ce  qui  veut  dire  qu'il  est  question 
de  refermer  l'Odéon. 

A  propos  de  circonstances  atténuantes,  —  le  jury  de  la  coin-  d'assises 
du  Cantal  vient  de  les  appliquer  avec  un  discernement  égal  à  relui  du  jury 
de  la  Seine. 

Un  homme  de  cinquante-cinq  ans,  ayant  déjà  subi  dix  condamnations, 
se  prend  de  querelle  avec  ses  deux  beanxfrères,  et  en  plein  jour,  les  tue 
tous  les  deux  à  coups  de  fusil,  —  menace  les  témoins,  dont  un  est  son 
b«au-père,  de  leur  faite  subir  lo  ra<?rao  son  ,  puis  rctourn<î  à  son  village, 


racontant,  à  qui  veut  l'entendre,  le  crime  qu'il  vient  de  commettre.  —  Le 
soir,  il  l(irce  nu  des  haliitans  de  lui  donner  une  lanterne  avec  laquelle  il 
va  froidement  considérer  ses  vinimes  pendant  plus  d'une  heure.  Le  jury 
du  Cantal  a  \\i  U  d<s  circonstances  atténuantes. 

Décidément  ceci  est  par  trop...  Comment,  l'assassin  condamne,  de  son 
chef,  deux  hommes  à  moit,  —  et  lui  en  est  quitte  pour  les  travaux  forcés  ! 
—  Toutes  ces  décisions  forment  autant  d'encouragemeus  dont  ou  n'iiésite 
pas  à  proliter. 

M.  tIarnier-Pagès  est  mort,  —  c'était  un  homme  d'esprit  et  de  talent, — 
qui  a  montré,  en  outre,  de  l'énergie,  de  la  bonne  foi  et  de  la  loyauté,  en 
se  sépaiant  des  hommes  et  des  journaux  de  son  parti  au  sujet  des  fortifi- 
cations, (Outre  lesquelles  il  s'est  courageusement  élevé,  au  risque  de  pcr 
die  Une  partie  de  sa  popularité;  seule  et  tiiste  récompense  des  luttes  qui 
ont  usé  le  peu  d'existence  que  la  nature  lui  avait  donnée.  —  L'autorité  a 
sagement  évité  toute  manilestation  de  force  militaire  au  convoi  du  député 
du  Mans,  ou  tout  s'est  passé  avec  ordre  et  décence. 

Voici  ce  qu'on  m'a  raconté  : 

M.  de  *■*,  qui,  en  sa  qualité  d'homme  étranger  aux  affaires,  —  a  quel- 
que droit  de  se  croire  à  l'abri  des  attaques  des  journaux,  —  fut,  il  y  a 
quelque  temps,  blessé  de  certaines  expressions  d'une  petite  feuille.  —  Il 
se  dirige  avec  un  de  ses  amis  vers  la  rue  où  était  indiquée  la  demeure  du 
gérant.  —  Il  monte  et  frappe. 

—  linlrez. 

11  pousse  une  porte  et  se  trouve  dans  une  petite  pièce  sombre ,  meu- 
blée d'une  table  en  sapin  et  de  deux  chaises,  sur  l'une  des  deux  chaises 
étaii  un  homme  de  trente-cinq  ans  qui  se  cliauffait  les  mains  sur  une  de 
ces  chaullerettes  dont  se  servent  les  marchandes  de  pommes,  et  que  l'on 
appelle  gueux. 

—  Monsieur*"? 

—  C'est  moi,  monsieur. 

—  C'est  vous  qui  signez  le  journid? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Je  viens  au  sujet  d'un  article  de  journal  dont  j'ai  à  me  plaindre.. î 
Mais  je  ne  vous  cache  pas  que  ce  n'est  pas  vous  que  j'aurais  voulu  rcn« 
contrer.  —  Qui  est-ce  qui  fait  le  journal? 

—  Ce  sont  ces  messieurs. 

—  Quels  messieurs? 

—  Ces  messieurs. 

—  Vous  ne  voulez  pas  m'en  nommer  un? 

—  Non,  monsieur. 

—  Alors  c'est  donc  vous  qui  prenez  la  responsabilité  des  articles  qui  pa« 
raissent  dans  le  journal  ? 

—  Moi,  —  monsieur,  —  nullement,  — je  signe  le  journal...  comme  ça.., 
parce  qu'il  faut  qu'un  journal  soit  signé,  —  mais  je  ne  reponds  de  rien. 

—  Mais  alors,  —  il  faut  que  vous  me  désigniez  l'auteur  de  l'aitide. 

—  Oh  !  c'est  sans  doute  un  de  ces  messieurs. 

—  Mais  comment  les  rencontrer? 

—  Pour  ça,  je  ne  pourrais  pas  trop  vous  dire. 

—  A  quelle  heure  viennent-ils? 

—  A  quelle  heure  ils  vieunent  ?  —  Tantôt  à  une  heure,  tantôt  à  ane 
autre. 

Il  fut  impossible  d'en  (irer  autre  chose. 

POUR  LES  P.\LVRES. 

MM.  de  Noailles,  Dupin  aîné,  marquis  d'Osmond,  comte  Rot,  Vassal , 
Rousselin,  Michaui,  —  viennent  de  diinaniler,  par  une  pétition  ,  que  les 
droits  qui  pèsent  sur  le  charbon  de  terre  et  la  houille  soient  élevés  de  30 
ceiiliiuis  à  hO  centimes. 

C'est  toujours  le  système  absurde  dont  j'ai  parlé  le  mois  dernier  à  pj-o- 
pos  de  la  viande. 

Pan  e  que  le  bon  marché  du  charbon  de  terre  en  propage  l'us.ige  ,  il 
faut,  dans  l'intérêt  des  propriétaires  de  fuiéls  et  des  marciiands  de'bois  , 
que  l'on  augmente  les  droits  du  charbon  de  terre  ,  c'est-a-dirc  qu'où  le 
fasse  payer  beaucoup  plus  cher  au  consommateur. 

Je  demanUerar  d'abord  pourquoi  l'on  protège  et  l'on  encourage  pluii'^t 
une  industrie  qui  nous  fait  paver  le  chaullage  cher,  qu'une  iiuluslr.e  qui 
nous  le  donne  à  bon  marché. 

Si  les  intérêts  de  MM.  les  propriétaires  de  forêts  et  de  MM.  les  niar- 
chaiuls  de  bois  sont  lésés  ,  et  s'ils  ne  peuvent  cesser  de  l'être  qu'en  éle- 
vant le  prix  (lu  chaull'age  ecoiuiiulque,  tant  p;s  pour  MM.  les  propriétaires 
de  forets  et  pour  MM.  les  marchaiiiis  de  bois. 

Ils  sont  à  coup  sur  moins  nombreux  q;ie  les  pauvres  consommateurs  , 
et  les  inlêiéis  des  consommateurs doivint  passer  avant  les  leurs. 

Que  diraient-ils  si  un  muii>ienr  ayant  cli'  z  lui  du  bois  d'aca  ou  ,  dési- 
rant le  vendre  pour  le  chauffage,  voulait  qu'on  elev.ii  les  droits  sur  le 
bois  ordinaire  jusqu'à  ce  que  ce  bois  coûtât  aussi  cher  que  le  bois  d'a- 
cajou i" 

Cela  leur  paraîtrait  absurde. 

C'est  précisément  ce  qu'ils  demandent.       -       aliuoxse  kAni\. 


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lE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


OfSîC. 


Souiifts. 

EGMONT. 

0  Gère  liberté  !  déesse  auï  grandes  aile?, 
Lorsque  planant  dans  l'air  au-dessns  des  cités, 
Tes  regards  tout  à  lOup  vers  la  terre  emportés 
S"arrc;enl  sur  les  murs  de  la  vieille  Bruxelles  , 
Que!  est,  dans  cet  amas  de  toits  noirs  et  lieurlés. 
L'aspect  qui  sait  le  mieux  enflammer  tes  pruniUcs, 
El  qui  fait  palpiter  d'ivresses  immortelles 
Ton  cœur  toujours  ouvert  aux  nobles  voluptés'? 

Est-ec  rHolel-de-'VilIc  aux  tourelles  antiques, 

Oc  vieux  palais  que  l'art,  de  ses  dtux  mains  gotbiques, 

Lle\a  saintement  en  l'iionncur  de  ton  nom'? 

Est-ce  la  cathédrale  cl  sa  superbe  inasse? 

Non,  l'objet  est  moins  haut,  c'est,  dans  la  grande  place. 

Le  pavé  sur  lequel  coula  le  sang  d'Egmonl  ! 


LE  CID. 

O  Cid  !  roi  de  l'honneur,  loi  qui  dors  h  Burgos 
A  côté  de  Chimcne,  au  caveau  de  les  pères. 
Sors  de  ton  blanc  sépulcre  et  viens,  noble  héros. 
Remettre  au  droit  chemin  des  peuples  sanguinaires. 

Dis-leur,  tout  indigné,  les  yeux  en  courroux  :  Frères  ! 
Vous  êtes  des  bouchers,  des  tueurs  de  taureaux  ! 
Ah  :  ce  n'est  pas  ainsi  que  dans  des  temps  plus  beaux. 
Chevaliers  des  vieux  jours,  nous  combattions  nos  guerres. 

Invincibles  porteurs  de  glaives  longs  et  lourds, 
Dans  le  sang  africain  on  nous  voyait  toujours 
Prompts  il  laver  du  Christ  les  mortelles  injures  : 

Mais  le  More  ahalta  qui  nous  tendait  la  main, 
Jamais,  au  grand  jamais  ne  la  levait  en  \ain. 
Car  la  pitié  logeait  sous  nos  sombres  armures. 

LUCIUS  FALKLAXD. 

Le  meurtre  avait  Gni  ses  travaux  inhumains  ; 
Le  sang  noir  à  longs  Ilots  trempait  la  terre  humide, 
Et  près  de  leurs  coursiers,  éiendus  sur  les  reins. 
Les  mo.  Is  montraient  au  ciel  leur  visage  li\  ide. 

Les  uns  étaient  tombés  sous  la  balle  rapide 
En  célébrant  Cromwell  et  ses  fiers  puritains; 
Les  autres,  en  suivant  la  bannière  intrépide 
Que  Charles  dispulait  à  des  sujets  hautains. 

Tous  étaient  morts  croyant  à  leur  cause  chérie; 
Un  seul,  plus  malheuieux,  avait  donné  sa  vie 
Pour  un  principe  auquel  son  cœur  n'avait  i)lus  foi. 

C'était  Falkland  :  vertu,  porle  au  ciel  sa  grand  amc  ! 
En  vain  la  liberté  l'inondait  de  sa  flamme, 
Silencieusement  il  mourait  pour  son  roi. 

=«* 

JEANNE  D'ARC. 

S'il  est  un  noble  nom  qui  soit  cher  à  la  France, 
Et  qui  fasse  au  pays  un  éternel  honneur. 
C'est  celui  de  l'enlant  dont  le  glaive  vainqueur 
lîrisa  de  l'éiranger  l'orgueilleuse  puissante. 

Lorraine  aux  brunes  mains,  aux  traits  pleins  d'innocence, 

-  Ou  lis  si  grande  tlio>e  avec  lant  de  candeur, 
'loi  que  I  amour  eréa  notre  libéi  ateiir, 
l'uisscnt  nos  plus  beaux  vers  être  ta  récompense. 

-  Que  tous  les  coeurs  chantans  deviennent  des  autels 
Oii  le  sentiment  brille  en  hymms  immortels. 

Et  \eiige  l.crgement  tes-Hii'iiiOj  laiiioirttrtrlcs  ! 

Qi'ils  te  vengent  surtout  des  traits  de  l'écrivain 
-VQui  ne  sut  pas  comprendre,  en  son  rire  malsain, 
(Juc  les  beautés  du  cœur  sont  toujours  i-c?p?5WWcsl 

MADAME  ROLAND. 

Qu'il  est  beau  d'être  ferme  en  sa  foi  dans  le  bien, 
El  (Je  ne  point  au  doute  abandonner  son  ame. 


Et,  malgré  le  ciel  noir,  et  le  vent  et  la  flamme, 
De  croire  à  la  splendeur  du  monde  amtrrl 


Ainsi,  lorsque  n.iguèrc  une  séquelle  infâme. 
Tuant  la  liberté  dans  chaque  ciloyen. 
Envoyait  au  bourreau  son  tcrrd)le  soulien, 
L'ame  de  la  Gironde,  une  éloquente  femme 

Elle,  pleine  de  calme  et  de  sérénité. 

Du  haut  du  sombre  char  vers  la  mort  emporté. 

Voyait  un  peuple  vil  applaudir  à  ces  crunes  : 

Et  son  grand  cœur,  devant  tant  de  brutalité. 
Ne  désespérait  point;  et  ses  lèvres  sublimes 
Te  bénissait  toujours,  ô  sainte  liberté  ! 


CUniSTOPIIE  COLOMB. 

'  Rien  n'est  grand  qu'avec  Dieu  ;  sa  pensée  est  l'esscnco 
Des  nobles  actions,  des  sublimes  exploits; 
Il  élargit  la  tète  et  donne  la  puissance 
Aux  pliis-freles  humains  qui  marchent  à  sa  voix  : 
Heureux  l'hOMinic  qui  fonde  en  lui  son  espérance. 
Et  qui  pour  lui  s'embarque  en  une  tache  immense  ! 
C'est  Dieu  qui  t'inspira,  magnanime  Génois, 
Quand  ton  esprit  rêvait  une  nouvelle  terre; 
C'est  liii  qui  ranima  Ion  courage  aux  abois 
Dans  l'ouragan  sans  fin  de  la  ruile  misère; 
C'est  lui  qui  chez  les  rois,  d'un  orgueil  saint  et  beau, 
S'arma  contre  l'envie  et  son  lâche  troupeau. 

Envain  autour  de  loi  l'Océan  en  colère 
Roula  sa  verte  écume  et  ses  montagnes  d'eao. 
Dieu  te  Ht  sans  terreur  traverser  l'onde  amèrc, 
El  rencontrer  le  monde  enfant  de  ton  cerveau. 

AUGUSTE  BARBIER  . 


Un  Carême  d'artiste. 

Pour  la  feninifi  habituée  aux  ovations,  aux  enivrcmcns  du  (héâire,  rcn- 
tfer  tout  à  coup  dans  la  vie  privée  doit  cti e  une  Icirible  chose,  .si  su:  tout, 
eiicuie  a  la  Heur  de  l'âge,  elle  est  douée  de  cetie  dose  de  vanité ,  de  ce 
be  oiu  incessant  d'hommages  qit'ou  dit  inhérent ,  du  plus  au  moins  ,  à  la 
nature  de  toute  fille  tl'Eve.  Iju'ou  demande  à  ces  graudes  acir.ccs  ,  ces 
cantatrices  célèbres,  ces  danseuses  renommées  qui  ont  abandonné  la  scè- 
ne ,  soit  pour  ceindre  lacouroune  de  pairesse,  donner  la  inaiii  à  quelque 
diplomate  représentant  d'uiie  haute  puissance,  voire  même  cii  e  la  maîtresse 
d'une  teie  couronnée  ;  qu'on  leur  demande ,  cls-je ,  compte  de  leur-  jours 
lilés  d'or  et  de  soie,  et  l'on  verra  si,  au  nvlieude  celle  vie  de  Si-bariiisme, 
clies  n'ont  pas  renconlré  l'ennui,  le  froid,  l'inexorable  ennui  ;  regi  elle,  au 
sein  de  toutes  ces  jouissances  tant  vantées,  la  vie  des  cufaiis  de  la  grande 
Bohême,  c  t'e  vie  palpitante  d'émotions,  tissue  de  soucis  et  de  roses,  mê- 
lée d'orages  et  de  triomphes. 

Bien  qu'au  dixseptièine  siècle  on  ne  fût  pas  censé  prodiguer  plus  de 
couronnes  et  de  pluies  de  Heurs  qu'au  nôtre,  Françoise  Piiel  de  Long- 
champ,  sans  être  une  actrice  de  premier  ordre,  sans  avoir  eu  de  ces  triom- 
phes qui  l'ont  d'une  Faiiny  Essier  une  sorte  de  div.nilé  ,  avait  eu  pourtant 
fct  s  petites  ovations.  Conduite  à  l'âge  de  quinze  ans  rn  Angleterre  ,  elle 
brilla  beaucoup  à  la  cour  de  Charles  11 ,  et  s'attira  même  1  attention 
di-  ce  monarqui!  ami  des  belles.  Revenue  en  France  et  mariée  à  riaisiii 
Cadet,  elle  continua  sa  carrière  avec  succès,  et  eut  l'honueur  d'établir 
plusieurs  rôles  qu'elle  joua  d'original.  Campistron,  qui  ne  fut  pas  des  der- 
niers à  lui  faire  sa  cour,  composa  pour  elle  une  partie  des  grands  rôles 
de  ses  pièces;  et  l'actrice,  répondant  à  sa  confiance,  contribua  à  la  n  us- 
site  de  ceriaiues  d'entre  elles  ,  pirticulièrement  A'Andronic  et  de  Tiri- 
date,  où  elle  remplissait  les  rôles  d'/réne  et  A'^rinlce,  et  où  elle  était 
singulièrement  applaudie. 

Cela  t,  comme  on  voit,  une  petite  puissance  de  coulisses  que  Mme  Rai- 
sin ;  grande,  belle,  bien  faite,  gracieuse,  ses  yeux  surtout  avaient  une 
expression  admirable;  sa  bouche  ,  un  peu  grande,  metiait  à  découvert 
deux  rangs  de  perh  s  si  blan  hes  ,  si  bien  alignées  ,  qu'en  coiiscieiu  e  ou 
ne  pouvait  lui  reprocher  uii  excès  démesuré d'ouveiuii e.  l':galemeiit douée 
du  laleiii  le  plus  iiiar(|ué  pour  le  haut  comique  et  pour  la  irngéilie ,  ce- 
giiaiit  tour  à  ioiir  le  diailémc  des  jeunes  princesses  ou  le  chapeau  llciiii 
(Us  premières  a  noureuses,  iMme  Haisin  se  distingua  dans  l'un  et  l'aiiiie 
genre.  Devenue  veuve  de  ce  pauvre  .l(nin-Bap:iste  liasin  (|i,i  l'aimai  laiil, 
bien  que  la  mc(lis;ince  prétendit  qu'il  y  avait  des  momens  où  11  aiiiatt 
doim  ■  sa  femme  pour  une  bonieille  (le  vin  de  Clianqvigne,  lequel  vni  il 
prisait  fort  en  sa  double  qualité  de  gourmet  et  de  Champenois  ,  Mme  liai- 
siii  conlinua  à  l'aire  les  délices  du  tiiéàlre  de  la  rue  (bazaiiiu;  ,  ipii  av  it 
réuni  la  troupe  de  BouigO';iie  à  celle  de  Guénégaud.Sa  célébrité  s'accrut 
encoie  p  ir  une  loyale  couquéie  que  son  jeu  et  ses  charmes  lui  liretil  à 
quel.iue  temps  de  la. 

Ce  lut  dans  le  rôle  d'Isabelle  ,  du  Distrait,  que  Mme  Raisin  s'aliira  les 
regards  du  dauphiu ,  fils  du  granJ  roi ,  prince  fort  peu  grand  de  .«a  pei-- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


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sonne,  bien  qu'on  l'ait  surnommé  le  grand  dauphin.  Elle  était  si  piquante, 
si  yentille  dans  ce  rOle  d  Isabelle,  ses  yeux  brillaient  d'un  si  vif  Cclat,  que 
riicritier  présoniplif,  tant  maussade  depuis  la  perle  de  Mme  de  llonse  que 
le  roi  son  père,  dominé  par  l'inlluence  de  Aime  de  Mainienon,  avait  exilée 
à  Monipellicr,  se  dérida  ce  soir-là  et  fut  des  plus  communicalifs  a/cc  la 
petite  camarilla  de  Meudon.  Le  lendemain,  deux  grands  laquais  déposaient 
chez  Mme  Raisin  une  corbeille  remplie  des  plus  charmanies  bagatelles; 
au  centre,  se  trouvai),  comme  par  hasard,  un  écrin  renfermant  entre  au- 
tres bijoux  des  girandoles  en  forme  de  lirappcs  ,  du  rubis  oriental  de  la 
plus  belle  eau.  C'était  débuier  en  pnnc.  bien  appris,  et  Mme  Raisin,  sans 
tioHle,  fut  sersible,  autant  qu'elle  le  devait,  à  ce  procédé  délicat.  L'his- 
toire ne  dit  pas  en  quels  termes  était  conçu  le  billet  qui  accompagnait  ce 
royal  préstnt,  et  la  réponse  de  l'aimable  actrice.  Mais  le  fait  est  que,  le 
soir  même,  dans  le  rôle  de  Mme  Blandineau  des  Bourgeoises  de  qualité, 
Mme  Raisin  portait  les  ni;igniliques  girandoles  à  l'élonnement  de  toutesles 
boinics  âmes  des  coulisses,  et  qu'une  berline  à  quatre  chevaux,  et  à  livrée 
grise,  l'altendait  à  la  sortie  du  théâtre.  —  (Jui  1  bonheur  !  quel  iriomiihc  ! 
disaient  les  envieuses.  Hélas!  h.  las!  ne  jugeons  pas  toujours  sur  les  ap- 
parences !...  Meudon  était  un  séjour  enchanteur.  Rien  de  beau  comme  ce 
château,  œuvre  de  Philibert  Delorme  ;  de  sujierlie  comme  cette  terrasse 
d'où  l'on  découvrait  tout  Paris  ;  de  délicieux  comme  lc<  bosquets  plantés 
par  Le  Ndre.  Eh  bien  !  au  milieu  de  tontes  ces  merveilles,  cette  pauvre 
Rai-in  rencontra  l'enr.ui...  Louis  XIV  qui,  après  l'éclat  de  l'exil  de  Mme  de 
Ronsc,  ne  voulait  pas  priver  son  fils  des  distraciions  qui  pouvaient  la  lui 
faire  oublier,  ne  désapprouva  pas  son  aiiacljemenl  pour  Mme  Raisin,  mais 
demanda,  ou  plutôt  exigea,  qu'elle  quittât  le  théâtre  ,  ne  supportant  pas 
q'ïune  personne  que  le  dauphin  avait  distinguée  continuât  de  servir  à 
l'amusement  du  pui)lic.  Une  pension  de  dix  mille  livres  ou  une  somme  de 
cent  cinquante  mille  livres  comptant  lui  fut  olfcrte  à  titre  de  dédommage- 
ment. Elie  accepta  la  pension  et  quitta  le  ihéâtie.  IKIas!  les  lambiis,  les 
bnsquets  de  Meudon  pourraient  redire  les  regrets  et  les  soupirs  de  l'ac- 
trice si  magniliquement  malheureuse  au  sein  du  faste  qui  l'entourait. 

Le  grand  dauptin,  dont  l'esprit,  à  ce  qu'il  paraît,  était  assez  étroit,  et 
qui  alliait  à  son  goût  pour  les  plaisirs  une  dévotion  outrée,  tyrannisait 
cette  pauvr:;  Raisin ,  et  poussait  l'observance  minutieuse  des  pratitjuesde 
religion  jusqu'à  lui  faire  observer  en  carême  un  jeûne  rigoureux,  que  du 
reste  lui-même  il  gardait  sirictement.  On  raconte  à  ce  sujet  une  anecdote 
assez  plai.'-anlc.  Nicole  Piiel  de  Lonchamp,  soulllcuse  de  la  Comédie- 
Française,  auteur  de  la  comédie  du  Voleur  Tita-l'apouf,  siiur  de  Mme 
Raisin,  ayant  eu  qu 'Iques  dilficul^és  avec  le  théâtre,  alla  trouver  sa  sœur 
à  Miudon  où  elle  était  alors,  pour  sollic  ter  son  intlueiiteinlcrveniion.  Son 
tilro  de  parente  lui  donnait  nn  facile  accès.  Après  avoir  traversé  une  suite 
d'appartf  mens  somptueux,  elle  arriva  jusqu'à  Mme  Raisin.  Celle-ci  était  à 
table,  c'était  en  carême.  Du  pain,  de  l'eau,  des  noix,  du  fromage,  le  tout 
étalé  sur  un  superbe  service  de  vermeil,  formait  le  repas  de  la  maîtresse 
de  l'héritier  du  trône.  A  cette  vue,  grand  étonnneinent  de  Nicole.  Elle  in- 
terroge sa  sœur  et  apprend  que  dans  les  temps  d'abstinence  c'est  là  son 
régime  habituel;  et  se  la  ssaut  aller  à  la  conliance,  Mme  Ra'sin,  décou- 
vrant les  faiblesses  de  son  royal  amant,  ajoute  que  souvent  enfer  nés  en- 
semble, de  Ion  'S  jours  se  snnt  passés,  partagés  entre  des  pratiques  reli- 
gieuses et  en  fjce  d'une  collation  digne  du  plus  frugal  Spartiate.  —  Et 
c'est  ainsi?  dit  Nicole,  ne  revenant  pas  de  sa  surprise.  —  C'est  ainsi!  ré- 
péta en  soupirant  Mme  Raisin,  regi  eitani  peut-être  la  liberté  et  cette  vie 
d't  nio'ioiis  er  de  triomphes  qu'elle  avait  abiiidonnéc  pour  les  chaînes  do- 
rées, mais  pesantes,  dont  l'amour  du  dauphin  l'avait  chargée.  —  Et  c'est 
fila  éire  la  maîtresse  d'un  prince!  rcpiit  Nicole  avec  une  colère  toute 
fraternelle.  —  Ma  foi,  j'aimerais  encore  mieux  souiller  ma  troupe  ou  en- 
tendre silUer  Tita-Papouf  que  de  faire  ce  carcmelà! 

DES  Gt.uÉES.  [MOiiitcur  des  Théâtres.] 


PETaï'E  COMEDIE  AVASîT  liE  E)BAI71E. 

Le  drame  de  M.  Félix  Pyat,  les  Deux  Serruriers,  vient  d'être  livré  à 
l'impression.  L'auteur,  dans  une  préface  dialoguéc,  fait  lessortir  toutes 
les  démonstrations  logiques  derrière  lesquelles  s'abrite  le  l'rotée  de  la 
censure.  Nous  reproduisons  la  lin  de  ce  travail  remarquable. 

(La  seine  so  passe  au  niinisiùrc  de  t'iméiicur,  dnns  le  liiireaii  ilej  tliC-ilrcs.  —  Sièges, 
tal)lc  couviTlixrun  tapis  vert,  crayiins,  |iliinK"i  ei  encre  rouge  ,  inaiiusorils,  liummcs 
déeoiX'S,  —  lu  gairon  de  bureau  introduit  tui  tioinnie  non  décore.) 

L'Aiiienr  —  Le  poète  n'a  pas  mis.sion  de  guérir  les  maux.  11  les  écoute, 
les  recueille  et  les  chaule  ;  il  les  sen  et  les  exprime  pour  les  faire  sentir 
il  tous.  C'est  la  harpe  éolieimc  qui  es'  pendue  dans  l'air  et  qui  viare  à 
tous  les  veiils!  Aux  hommes  qui  gouvernent  d'enteinire  ces  soupirs,  de 
co:i!pren;lre  ces  plaintes  et  d'arrêter  la  cause  de  ces  gêmissenieiis  !  Coin- 
meiii  le  médecin  guerirat  il  le  inalatlc  si  le  malatle  ne  peut  pas  dire  qu'il 
si>niire,  s'il  lui  est  défendu  de  crier  :  c  J'ai  du  mal  !  je  meurs  !  secotirez- 
nioi  !  ') 

l.a  Censm-e.  —  Certes,  voire  intention  est  bonne;  votre  oeuvre  est 
celle  d'un  lunniêle  homme  ,  j'en  ci>n\ien.s..,  aussi ,  je  ne  la  dêfetnls  p.as. 
Mais  je  lu'  puis  l'auloiiser  qu'avec  de  grandes  resiriclioiK<i.  (  l.u  Ci  ii.'.iirc 
ouvre  le  viuiuiscril.)  Ainsi,  à  la  première  page,  je  ne  puis  vous  permelti-e 


de  dire  cette  phrase  ;  «  Le  monde  est  un  enfer  dont  tes  pauvres  sont  tes 
maudits.  » 

L'Auteur.  —  Pourquoi  ? 

La  Censure.  —  Parce  que. 

L'Auteur.  —  Faut  il  dire  que  les  pauvres  sont  en  paradis  ? 

La  Censure.  —  Je  ne  l'exige  pas.  (Elle  passe  à  d  autres  corrections.) 
Je  ne  puis  encore  laisser  dire  à  votre  huissier,  qui  vient  saisir  un  pauvre 
homme  expirant  de  misère:  «C'est  une  mort  Iraudule  tue  ;  il  y  avait 
contrainte  par  corps.  »        ,  ..=^_ , 

L'Auteur.  —  Pourquoi? 

La  Censure.  —  C'est  attaquer  les  gens  de  la  loi. 

L'Auteur.  —  Jlais  la  loi  est  pluttjt  faite  contre  ceux  qui  ne  veulent  pas 
payer  que  contre  ceux  qui  ne  peuvent  pas  payer. 

La  Censure.  —  Plus  loin  encore  votre  assassin  ne  peut  dire,  en  assassi- 
nant l'homme  qui  ne  veut  pas  le  payer:  «Tiens,  voila  mon  protêt... 
parlant  à  la  personne,  » 

L'Auteur.  —  Pourquoi? 

La  Censme.  —  Parce  que  c'est  tourner  en  ridicule  les  formes  de  la 
procédure. 

L'Auteur.  —  Décidément ,  les  huissiers  sont  inviolables. 

La  Censure.  Plus  loin  encore,  votre  voleur  ne  doit  pas  dire  d'un  homme 
qui  sommeille  :  «  Il  dort  comme  un  président.  » 

L'Auteur,  —  Qui  cela  atiaque-t-il  donc  ? 

La  Censure.  —  La  magistrature. 

L'Auteur.  —  O  Bridoison  ! 

La  Censure.  —  Ce  que  je  ne  laisserai  jamais,  jamais  passer,  c'est  la  pro- 
videncc  du  voleiu-  ;  un  voleur  n'a  point  de  providence  ;  un  voleur  ne  peut 
invoquer  la  providence.  Il  n'y  a  point  de  providence  pour  les  voleurs. 

L'Auleur.  —  Alais  qui  est-ce  que  cela  blesse  ? 

La  Censure.  —  La  religion. 

L'auteur.  —  Et  Tartufe  !...  n'a-t-il  pas  sans  cesse  le  nom  de  Dieu  à  la 
bouche  ? 

La  Censure.  —  Est-ce  que  j'aurais  permis  Tartufe  ? 

L'Auteur.  —  A  la  boinie  heure  ! 

La  Censure.  —  Je  défends  absolument  que  ce  même  coquin  dise  :  •  Il 
est  vrai  que  la  lune  n'est  pas  encore  complaisante,  » 

L'Auteur.  — lin  vérité,  je  ne  comprends  pas... 

La  Censure.  Eh  bien!  mais  l'astronomie  !  1" Observatoire  est  un  corps 
constitué. 

L'Auteur.  —  Je  réponds  du  pardon  de  notre  illustre  Arago. 

La  Censure.  —  Convenons  encore  que  votre  bandit  ne  dira  pas  :  «Il 
sait  ma  vie  par  cœur,  il  pourrait  écrire  mes  mémoires.  » 

L'Auleur.  —  Oh  !  pom-  le  coup  ! 

La  Censure.  —  Et  la  police  donc!  vous  faites  allusions  attx  mémoires  de 
M.  Gisquet. 

L'Auleur.  —  Ainsi,  comme  dit  Figaro,  on  peut  parler  de  tout,  pourra 
qu'on  ne  parle  ni  de  la  religion ,  ni  de  la  police ,  ni  de  l'Opéra ,  ni  de  rien 
du  tout,..  C'est  toujours  comme  avant  la  révolnlion  ! 

(La  censure  rit  cl  n'est  pas  désariuée;  elle  rcuillètc  sans  rt'pondre  plusieurs  pages,  et  dc- 
manile  d'autres  cliaiigeniens.  Ici  la  censure  laisse  tomber  son  fatal  craron.  L'auteur 
s'empresse  de  le  ramasser  :  cet  acte  de  con(Iesc?udance  ne  lui  sert  à  rien  ;  l'auteur  n'en 
obtient  pas  un  mot  de  plus.) 

La  Censure-  —  Maintenant  nous  voici  au  dénoûment.  Je  ne  puis  vous  y 
laisser  conilaimier  l'innocent  et  acquiiler  le  coupable.  C'est  un  attentat  a 
l'infaillibililé  de  la  justice. 

L'Auteur.  —  .\.uis  vous  avez  permis  Calas  ,  la  Pie  Voleuse ,  le  Cour- 
rier de  i\aplcs,  etc. 

La  Censure,  —  Oui;  mais  il  s'agissait  de  la  vieille  justice,  cl  vous  nom- 
mez le  jury  en  toutes  leilrcs...  Vous  attaquez  liuraillibihié  du  jury. 

L'Auleur.  —  Vous  dites  que  le  jury  est  infaillible!...  Alors  le  prince  a 
donc  écrit  les  l\imen.-.es  letues?... 

La  Censure.  —  Emportez  votre  manuscrit!...  Mais  si  les  journaux 
crient  contre  le  drame  après  la  représentation,  je  pourrai  bien  le  défendre. 
—  Sans  adieu  ! 

L'Auleur.  —  Au  plaisir  de  vous  revoir! 
{il  salue  et  sort.) 


S'il  y  a  quelque  chose  à  la  mode  aujourd'hui,  c'est  bien  coriaincmrn' 
le  d  aine  ou  le  v;ud'  ville  acccinmodé  ca  brocliure. 

Mais  il  y  a  drames  et  tirâmes,  plus  encore  qu'il  n'y  a  fagots  H  fjgofs. 
11  y  a  ceux  qu'on  f.iii  et  ceux  qu'on  ne  fait  pas.  ^aiis  compter  ceux  que  l'on 
rouliel'.iit.  Je  liens  ceux-ci  pour  1res  supérieurs  aux  aiilres. 

Hier  au  soir,  comme  je  veniis  d'a-'Sisler  à  la  reprise  rie  IliiY-Blas,  re 
drame  de  M.  Vicior Hugo,  qui,  s'il  n'est  pas  le  plus  beau  ro laj  de  l'épo- 
que, en  esi  au  moins  le  plus  cui  ieuv,  ou  me  remit  une  brochure  neuve  ; 
au  froiili.'pice  se  trouv.tii  écrit  ce  qui  suit  :  Ceci  est  le  plus  beau  drame 
de  l'époqilc. 

J'ouvris  l'opusrule.  Il  conienail  le  Don  Jtiiin  de  M.  GliMave  Droni- 
ncau.  Ce  Don  Juan,  bien  plus  âgé  que  celui  de  M.  Casimir  Dclaïipne, 


iu 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


n'a  jamnis  été  mis  en  representalion,  bien  qu'il  ait  été  reçu  pT  la  Conif- 
die- Française.  Comment  donc  une  pièce  qui  n'a  pas  été  jouée  pourrait- 
elle  être  le  plus  beau  drame  de  l'époque. 

Mais  d'ailleurs,  liiez  nous,  autant  il  se  trouve  d'opinans,  autant  il  y  a 
de  prédilections. 

Le  plus  beau  dromc  de  l'époque,  vous  diront  les  fi-mmes  pâles  et  les 
petits  poètes  liypocondres,  c'est  Ckalttilun,  Clialli'i  ton  (jui  s'empoisonne 
après  un  coup  d'œil  de  Kc  i.v-Rc!l. 

—  ^on,  ob  ecleront  le';  jeunes  gens  fataiissent  et  bâiards,  le  plus  beau 
drame  di'  l'épocpie,  c'est  Anlony,  Autoiiy  (|iii  i)orte  un  poi^naiil  comme 
on  porte  un  diamant  à  son  jabot,  et  (jui  s'arme  d'un  mouchoir  comme 
d'un  poi^'n.u'd. 

—  L)u  tout,  répliqueront  les  deux  rives  du  boni  varl  Saint- Martin,  le 
plus  beau  driinie  de  l'épofiue,  c'est  li  Daches-v  de  l.ai'aiilnilih-f.iVmi 
les  quenes  éternel. es  se  repliaient  sur  les  trottoirs  comme  celles  d'un  ser- 
pent constrictor. 

Liijom- (pie  je  me  promenais  sous  les  tilleuls  des  Champs-Elysées,  je 
rencontrai  nu  bonhomme;  ce  bonhomme  était  '-^.  CharlesNodi  'r.  Ciiui- 
lii  est  érudil  en  loutes  choses,  per>onne  ne  l'igunre.  Nous  causâmes  né- 
crom  nci'',  lilurgi'',  philologie,  nir'tallirgieeldramaliiigie. 

La  jeunesse  est  cm  ieiise.  —  P  tri  uche  de  la  lit  ératiirc,  dis-je  au  bon- 
homme, quel  est  donc  le  plus  beau  drame  de  répo(|ue  ? 

Au  lieu  de  répondre  à  ma  question,  le  vieillard  sourit,  je  le  vis  prendre 
r' (■  M    .       ,.  Mi'i:)  'l;vis  Si  i>'i  o  (l'>r'('ii(:    :v>r  s  irnoi   il  m'en'ra  l'a 

vers  une  sorte  de  spectacle,  moitié  boutiqje ,  moitié  théâtre.  Je  complais 
sur  quelque  chose  beau  comme  Corneille,  j'aperçus  Polichinelle  armé  de 
son  bâton. 

Auprès  de  ce  bâton  ,  un  chat ,  le  commissaire ,  la  femme  du  commis- 
saire et  le  Diable;  Polichinelle  assommait  tout  ce  monde-là  avec  une  ha- 
bileté profonde.  —  Voilà,  me  dit  M.  Charles  Nodier,  le  plus  beau  drame 
de  l'époque. 

Interrogez  M.  Jules  Janin  sur  le  même  objet,  il  vous  mènera  voir  De- 
bureau  et  sa  pantomime  ,  double  chef-d'œuvre ,  dont  il  a  fait  un  bel  in- 
octavo. 

Il  en  est  du  plus  beau  drame  de  l'époque  comme  du  boulet  qui  devait 
tuer  Napoléon,  il  n'est  pas  encore  fondu. 


ORIGIl  DE  OUEIPS  OBJETS  DE  TOILETTE. 

LES  MIROIRS. 

Il  était  assez  naturel  que  les  fi-mmes  eussent  la  curiosité  de  contempler 
elles  mêmes  les  charmes  dont  les  hommes  paraissaient  enchantés  :  ce  ne 
fut  point  l'inveniion,  mais  le  hasard,  qui  leur  procura  c(  t  avantage.  Quel- 
qu'une d'elles,  en  réiléchissant  sans  doute  à  ses  amours,  fixa  ses  regards 
sur  la  surlace  tranquille  d'un  éttng  qui  lui  présenta  son  image.  Cette  dé- 
couverie  indiqua  sans  doute  que  tou  c  surface  unie  produirait  le  même 
cUél;  et  l'on  lal)riqui  très  anciennement  des  miroirs  en  Egypte.  Cette  in- 
vention p:issa  probablement  des  Egypt  eus  chez  les  Isiaélites,  car  ils  fai- 
saient généralement  usage  de  miioirs  durant  leur  séjour  dans  le  dé- 
sert. Moi-e  fjbriipia  son  l)iissin  do  cuivre  avec  des  miroirs  que  des  femmes 
avaient  olléi  ts  à  la  porte  du  tabernacle.  L'art  de  fabriquer  des  mroirs  de 
verie  fut  inventé  beaucoup  plus  lard.  On  se  servit,  d.ton,  pour  f  ire  les 
premiers  ei  les  meilleurs,  du  sable  qui  se  trouvait  .sur  les  côtes  maritimes 
dans  les  environs  de  Tyr.  Les  miroirs  en  iisageét.ient  alors  de  métal  par- 
f.iitemeni  poli.  En  Egypte  et  dans  la  Palesiine  on  se  servait  oui  nairement 
de  cuivre.  Les  Péruviens  les  fabri(iuaient  avec  ce  mé  al,  loisqu'ils  curent 
le  malheur  d'éire  découverts  parles  Espagnols.  Les  peuples  de  l'OMC-nt 
fabriquent  encore  aujourd'hui  leurs  miroirs  avec  du  cuivre  ou  quelque 
ajiie  métal  suscept  ble  d'être  b;en  poli. 

I  L'usage  des  miroirs  semble  indiquer  que  les  Egyptiens  et  les  Israélites 
I  n'étaient  pas  si  simples  et  si  grossiers  tpie  les  écrivains  le  ppéie.ident. 
Nous  voyons  de  nos  jours  plusieurs  peuples  qui  ne  connaissent  point  cette 
invention.  Les  habitans  de  la  Nouvelle  Zé'ande  parurent  très  émerveil  es 
d'apercevnir  leur  image  dans  un  miroir,  et  lireiit  à  cette  occasion  beau- 
coiq)  de  grimaces  et  d'éclats  de  rire.  Presque  tous  les  voyajeuis  qui  ont 
parcouru  des  pays  dcsauvages  nous  apprennent  que  la  vue  d  un  miroir  leur 
lai-ait  la  même  impression.  Dans  cercains  pays  le  génie  humain  prend  on 
essor  rapide,  tandis  que  dans  d'autres  il  marche  à  pas  de  torlue.  Ou;  lie 
jxiit  éire  la  cause  de  cette  dillérence  }  est-ce  le  climat,  la  nécessité,  ou 
une  inégalité  d'Intel. igcnce  et  des  facultés  de  l'ame'?  esi-il  pissible  que 
les  ^.auvilges  n'aicril  jamais  aperçu  leur  iuiage  sur  la  face  des  eaux?  et  s'ils 
l'ont  vue," d'où  peut  veuir  leur  turprise  à  la  vue  d'un  miroir? 

LA  SOIE. 

CoTime  la  soie  est  la  plus  élégante  des  enveloppes  dont  le  beau  sexe 
fiit  usage  pour  orner  .'•es  charmes,  le  lecteur  me  pardonnera  peut-être 
une  yetite  digression  sur  cette  maiière  précieuse,  (in  préienJ  que  la  soie 
a  été  apportée  de  Perse  en  Grèce,  333  ans  avant  la  naissance  de  Jésus- 
Christ,  et  de  l'Inde  h  Rome,  dans  la  deux  cent  soixante-quatorzième  année 
de  l'ère  chrétienne.  Durant  le  règne  de  Tibère,  le  sénat  fit  une  loi  qui 
a«fendait  au»  Roiçwns  de  se  véUr  d'une  étoffe  efféminée,  <|ui  ne  convê* 


na't  qu'à  des  femmes;  et  les  Européens  ignoraient  si  complètement  l'art 
de  cidtiver  la  soie,  qu'ils  ont  cju  long  lenis  qu'elle  croissaii,  comme  liî 
coton,  sur  des  arbi'  s.  Dans  l'année  cinq  cent  cin  inanie-;!en\,  ûi!u\  moi- 
nes ap|)orlèrentdes  Ci-andes-lniles  à  Cons  rnlino|)Ie  les  (unis  de  (luelqnei 
vei'sàhoie.  On  les  (it écloie  su-  du  fumier;  et  ces  insectes,  nnniris  ave  ■. 
(les  Icnilles  de  nnlrier,  multiplièrent  si  rapidement  qu'un  éleva  des  ma- 
nn'adui-es  à  Atlunes,  à  Th-hes  ei  à  r.orinlhe. 

Oans  l'année  lloO,  l!o  er,  roi  de  Sirilc,  emmena  de  la  Grèce  des  ma- 
nufacturiers (le  soie,  et  le-  éia'ilit  à  Palerme,  où  ils  enseigni'f  eut  aux  Sici- 
liens la  miHlioile  de  multiplier  les  vers  et  l'art  de  liler  et  de  tisser  la  soie. 
De  Sicile  cet  art  se  lépamiii  dans  loute  l'.talie,  et  de  là  en  Ispagne.  Peu 
de  tem|)s  avant  le  règne  de  Fr  nçois  I",  les  proviu'cs  niériiiioiiales  de  la 
France  enirepri  eut  ci  tie  cul  ure.  Ileni  IV  in  réduisit,  avec  beaucoup  de 
dillicullé,  les  maniil'aciuies  de  soie  ('ans  son  rivauiue,  contre  l'avis  du 
duc  de  Sullv,  son  minis're  et  son  favori.  A  lorce  de  persévérance  il  les 
porta  enlin  à  un  ccr  ain  degré  de  pei-reciioiniemeni.  Dans  l'anme  12SG, 
qrielqiies  Anglitis  de  (lisiinclii)n  parurent  avec  des  man'eaux  de  snie  à  un 
la!  qui  se  donna  an  château  de  Keni  wnrili,  <îans  le  com  é  de  AVa' wick. 
Dans  l'année  1()20,  l'art  de  lisser  la  soie  s'iniroduisi;  en  Agleierre;  et 
dans  l'année  1710,  on  établit  à  Derbv  la  machine  (|ue  I.omhe  a  inventée 
pour  tordi'c  la  soie;  celte  piè^e  dernéi  aniiue,  (lign(\  d'aiientinn  <'U  plutôt 
d'admir.ition,  cnniient  trente  six  mille  (inq  cent  (piaire-vingt-si\  roues, 
qu'une  seule  roue,  mue  par  le  courant  de  l'ean,  met  toutes  en  monve- 
l!ie'ii 

Tels  furent  les  coramencemens  des  manuiaciures  de  soieries  ;  mais  ces 
étoiles  furent  très  long-temps  rares  et  trop  chères  pour  devenir  d'un  usa- 
ge général.  Le  roi  de  France  Henri  II  porta  les  pre  miers  bas  de  soie 
qui  parurent  en  Europe.  Sous  le  règne  de  Henri  Vil,  on  n'en  avait  pas 
encore  vu  en  Angleterre  ;  Edouard  VI,  sou  fds  et  son  successeur,  reçut 
en  présent,  du  chevalier  Thomas  Gresham,  les  premi  rs  bas  de  cette  es- 
pèce qui  furent  vus  en  Angleterre,  et  ce  présent,  considéié  alors  comme 
très  précieux,  fut  long-temps  le  texte  de  la  conversation  pub'iquc.  La  rei- 
ne Elsalicih  reçut  aussi  une  paire  de  bas  de  soie  noire  de  sa  marchande 
de  S'jierii^s  ;  et  Hohvell  nous  apprend  que  celte  princesse  en  fut  si  éprise, 
qu'elle  n'en  porta  plusqu^'  de  celte  espèce.  Depuis  celte  époque,  les  soie- 
ries sont  devenues  insensib'ement  si  communes,  qu'elles  ne  peuvent  plus 
servir  à  distinguer  le  rang  et  l'opulence. 

LES  PREMIERS  SOULIERS. 

Tant  que  la  république  romaine  subsista  ,  le  bleu  fut  généralciuent  la 
couleur  des  habits  e.  mè.na  de  lachiismre  Jdes  femmes.  L'empereur 
Aurélien  leur  permit  de  porter  des  souliers  rouges,  et  refusa  aux  hommes 
ce  priviléjje,  qu'il  conserva  exclusivement  pour  lui  et  ses  successeurs  à 
l'empire. 

Ce  fut  à  Piome  qu'on  inventa  les  souliers  à  talon.  Auguste  en  porta  pour 
baisser  un  peu  sa  petite  taille.  Lesprtlrcs  en  portèrent  aux  jours  des  sa- 
crilices,  et  les  femmes  de  distinction  aux  bals  et  aux  assemblées.  Les 
prands  ornaient  leurs  souliers  de  plaques  d'or,  et ,  malgré  le  silence  des 
historiens,  nous  avons  lieu  de  croire  que  les  femmes  imitèrent  leur 
exemple.  Hé  iogabalc  décora  ses  soûl  ers  de  pierres  précieuses ,  gravées 
par  les  plus  habiles  artistes.  Les  empereurs  qui  lui  succédé  eut  suivirent 
cet  usage,  et  cbargèri-nt  leurs  souliers  d'une  inlinité  d'ornemens ,  et  entre 
auires  de  l'aigle  romaine,  en  broderie,  eniourée  de  perles  cl  de  diamans. 
Cette  cxiravagaure  des  empereurs  ne  nous  causera  point  de  surprise, 
quand  nous  saurons  que  les  simples  citoyens  de  Rome,  peu  satisfaits  de 
décorer  le  dessus  de  leurs  souliers,  fusaient  meure  que!queIois  une  ec- 
mtlle  d'or. 

LES  DIAM.%IVS. 

Quoique  les  anciens  fi-sent  usage  de  pierres  précieuses,  il  paraît  qn'iU 
ne  connaissaient  pas  le  diamant  que  les  modernes  cslimeiu  à  un  si  haut 
prix.  Quelques  auteurs  prétendent  qu'Homère  et  Hésiode  font  mention  de 
citte  pierre  sous  le  nom  A'  adamas  on  A'adamanluios;  mais  d'autres  as- 
surent a'  ce  plus  de  probabilité  que  ces  noms  grecs  ont  une  signiliraiiou 
tout  à  fait  étrangère  à  ce  que  nous  appelons  diamant.  Pline,  qui  a  fail  de 
grandes  recherches  sur  la  découverte  des  pierres  précieuses,  n'a  rieu 
irouvé  de  relaiifaux  diamins  jusqu'au  commencement  de  l'ère  chrétienn". 
Mais  on  n'a  joui  de  tout  leur  éclat  que  I mg-teinps  après  qu'on  les  eut  dé- 
couv(  rts.  L'art  de  les  polir  avec  leur  pioine  poussière  est  une  invention 
moderne  nili  il)uée  à  Louis  de  Bcrquen,  natif  de  Bruges,  qui  vivait  environ 
trois  ou  quaire  siècles  avant  le  noue. 

Ce  fut  (l'aboid  le  désir  de  captiver  l'aitention  qui  engagea  la  race  hu- 
maine à  se  parer  des  plus  billantes  piodnel  oiis  de  li  nature;  et  le  ilia- 
niani  tint  paiini  elles  le  premier  lang,  aussitôt  api  es  sa  découverte.  11  éiait 
par  conséquent  ti es  na  urel  que  les  mines  qui  les  renfL'rm..nt  fussent  re- 
cherchées ei  cunservées  soigneusemeni.  Je  ne  ponriais  point,  s.ms  iiop 
Ui'écaner  de  mon  sujet,  donner  au  lecie  ir  un  détail  ('es  didérens  p  'vs  (pd 
produisent  des  diamans;  il  sullira  de  dire  que  la  plupart  appaiiiennei.t 
aux  rois  d'Espagne  ou  de  Portugal.  Les  Portugais  ont  au  r.rrsil  une  co n- 
pagnic  à  laquelle  ils  ont  accordé  le  privilège  exclusif  d'extraire  les  diamans 
des  mines.  [Gazette  des  Femmes.) 

Paris.  —  BOULli  et  C«.  imprimeurs  des  corps  mililaircs,  de  la  scndûrmcricdépsrlcmcd 
taie,  du  cadastre  et  des  coalributions  directes,  rue  Coq-UéroD,  3; 


Aoiit.  18^!. 


TnmiVVE    CEJVTIMES   KjA  IjIVnAISOJV.        t«  aBtnée.-3«»  ». 


ITTÉRM 


ON  S'ABONNi:  .         ^   .  _ 

^  Paris,  Ctltcrnfurf ,  qistouf ,  SnciKfS,  Cfaut-:}li1s,  iîTcinoirrs,  fïlccurs,  lîcua^fs, 


RUE  COQ-IllinON,  N»  3, 

Au  bureau  iju  Journal, 

I     El  m  province. 

Chez  If  s  Libraires ,  les  Directeurs 
(Jcs  Foilcs  el  des  Messageries. 

(AfrRAxciim.) 


Exie.Mîs  D'ormiGEs  «édits,  pibloo^s  î^oniLiEs,  revues. 

■SS  etvraêsona  pur  eut,  —  Une  ïïivi-tt'.soat  itar  acfetdiaic. 


ON  souscniT 
i'nt'  JLivfniêons, 

Au  Dépôt  ccnlraf^ 

UlEZ  PlLOn  ET  CflllI'AG\!£. 

&ue  de  la  Monnaie,  22. 


PMOSPECÎUS. 

Le  Magasin  Littéraire  se  compose  des  aieilleurs 
Feuilletons,  Romans  et  Nouvelles  qui  paraissent  chaque 
jour,  dans  les  Journaux,  les  Revues,  ou  les  Livres. 
On  y  trouve  des  Récits  de  voyages,  des  Tableaux  de 
mœurs,  des  Eludes  dart  et  des  esquisses  biographiques 
empruntés  aux  meilleurs  écrivains  de  la  Fiance  et  de 
rélranger. 

Eu  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  Li  Société  des 
Gens  de  lettres,  le  Magasin  littéraire,  outre  ses  arti- 
cles entièrement  inédits,  reproduit  notamment  les  pu- 
blications de  MM.  Victor  Hugo,  Charles  Nodier,  de 
Balzac,  Alexandre  Dumas,  Frédéric  Soiilié,  Charles 
DE  Bernard,  Méry,  Eugène  Sue,  Léon  Gozlan,  Roger 
DE  Beauvoir,  Elie  Bert.iet,  et  généralement  les  ou- 
Yi'ages  de  tous  les  écrivains  les  plus  distingués. 

11  paraît  chaque  semaine  une  livraison  composée  de 
deux  i'euilles,  iiiiprimée  sur  beau  papier  satiné ,  grand 
in-quarto  à  deux  colonnes,  avec  couverture  imprimée. 
Le  prix  de  chaque  livraison,  qui  contient  2,700  lignes 
(ou  190  mille  lettres),  c'est-à-dire  !a  matière  de  plus 
d'un  volume  in-octavo,  est  de  TRENTE  CENTIMES. 

Le  Magasin  Littéraire  réunit  donc  trois  conditions 
essentielles  qui  doivent  assurer  son  succès  : 

rCrandc  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans 
le  choix  des  articles,  qui  sont  tous  signés  par  les  écri- 
vains les  plus  en  renom  (voir  le  sor.nnaire  ci-après); 

2"  Immense  quantité  de  matières  (GO  vol.  par  an); 

3"  Réduction  considérable  dans  le  prix  de  souscription. 

Pour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de 
ce  prospectus,  de  la  léalilé  des  avantages  que  présente 
le  Magasin  Littéraire,  de  son  importance  matérielle  et 
de  sa  valeur  littéraire,  il  suffit  de  lire,  dans  le  som- 
maire qui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y 
ont  concouru. 


La  Cinquantaine,  par  M.  CHARLES  Di:  «r.UXVRT). 

Eludes  hislorkiuos.— Le  rèjjnoil'IOlisaliclli  (rAii^lcIoiie,  par  M.  GL'IZOT. 
Sdiivenirs  des  Éuus-Liiis,  par  HI.  «i All.l.AUDirr. 
.l,in|ii('slV  et  JatiiiiL's  V,  rolsd'licosse.  par  M.  Al.I'.XWnul'  I>i;jïAS. 
Ucii\  mariages  sons  LoiiisXIU,  iukM.  l'r.i  î)i;hi(;  THOMAS. 
Une  destinée  d'aniste,  par  JL  SXi:rili:.\  VV.  I,A  SîADiXEl.Nt:- 


La  Pension  des  capitaines  à  Commercv,  par  31.  EMILE  IIAUCO  DE 
SAI-VT-iîîLAllU:. 

Portrait  de  M.  DE  lîROGLÎE. 
Portrait  de  !ȕ.  PASQL'IEIl. 

Etudes  (le  mœurs  éirangércs  :  —  Une  sorcière  au  Sénégal ,  par  M. 

BEAOIT. 
NouNclles  à  11  nia'n  (juil'et). 
Poésie  :  Les  clieniiiis  de  ftr,  par  Bï.  aiÉRY. 
Les  Guêpes  (  anùi),  par  M.  AM'HONSE  KARR. 
Le  Salon  de  M""  'iliiers,  par  M°"  la  marquise  de  \  ICrXRGIS. 
Le  bclliouime  ctriiomaicbean,  par  ïi""  E.tlLL  DE  GIUAUDIA. 


L 

A  Paris,  certains  endroits  d'S  quartiers  élégans  rappclcntà  l'esprit  la 
plate-forme  on  sœur  Aime  s'éia't  mise  aux  aguets  dans  le  cbâliau  de 
Uarlje-Iîlciie.  Pcni!a;it  les  l)càn\  jours,  à  l'Iieure  où  les  femmes  du  moiiile 
sortent  pour  se  inoniciier,  ro;i(lie  des  visites  ou  courir  les  m^pasiiis.ua 
ol)sor\al[(ir  ne  eaniait  travers'-r  les  lieux  dont  nous  parlons  fais  y  rcmar- 
qi.'er  un  grand  iiiim'jre  d'individus  nude*,  jeunes  d'ordinaire,  bien  tiurnés 
quelquefois  et  toujours  au?si  corrects  dans  leur  costume  qu'un  aoiourcu.^ 
de  vaudeville.  Selun  l'htimeur  inquiète  ou  tempérée  dont  les  n  doués  la 
nature,  ces  inîéressans  personiages  se  tiennent  inimol)i!cs  comnîc  des 
statues,  ou  pareouiei.t  à  pas  irrét!u!iers  un  espace  re  treint,  aii/si  que  le 
fait  un  s  )'dai  devant  sa  !.'uéri:e.  Pjrmi  ces  sentinelles  vnlcnlaires,  il  «n  est 
qui  ar.icvciit  leur  fariinn  sans  avoir  apei  eu  antre  chose  que  rtierbc  qui 
verdoie  et  le  soleil  qui  poudroie,  et  ceux-là  en  général  re:;ag!;ent  leur  losis 
d'un  a'r  mélancoliiiue;  mais  d'auli<s  plus  fortunés  Ciiisîeiii  par  recueillir 
le  fruit  de  leur  patience,  et  voient  succéder  aux  an.viéiis  de  ralientc  les 
cliaruics de  cet  instant  que  nos  pères  nuiuinaicDt,  cusivle  pré  icux,  Ibcuie 
du  berger. 

Dans  cette  dernéfo  classe,  il  convici.t  de  rarjrr  un  jeune  borame  de 
fort  bonne  mine  qui,  V(  rs  emlcii  de  mars,  il  y  a  de  cela  quelques  années, 
avait  pris  posi:ien,  pour  ne  pas  dire  racine  ,  à  l'cnlréo  du  jardin  des  l'ni- 
leries,  en  face  de  la  rue  Cas'iglione.  De  deux  à  quatre  Leures.  à  l'.|>oquc 
où  le  sol  il  printaniiier  caiese  de  ses  tièiles  rayons  les  bourgeons  verdis- 
sans  (les  mari  ouniers  et  des  tilleul*,  celte  place  olTi  c  aux  êtres  sensibles  un 
allùt  1  resqne  aussi  favorables  que  le  balcon  de  rt)péra  pendant  la  soirée. 
L'allée  des  l'euilLuis,  en  (  IVet,  dispute  au  liois  de  Boulogne  le  privilège 
d'atiirer  un  essaim  de  ji'unes  femmes  qui  viennent  cxpo.cr  aux  vivifiâmes 
inlliiences  d'un  air  frais  et  pur  leurs  j)ues  f  âlies  et  'cnrs  veux  fatigues  p:r 
les  veilles  de  leur  campagne  d'IiAer.  Au-si  sera.t-il  dillicile  de  doiionibr<if 
lespaletolsetles  reilingotisdetoules  nuances,  depuis  le  noir  de  fiiuu'ejus- 
qu'au  blanc  farine,  qui  à  celle  heure  privilégiée  cnvalisscnt  le  j  rJiii  des 
Tuileries.  Les  f.mtasiusde  la  f.isliioii  suriout  y  allueut  ilcs  quaire  peints 
cardinaux.  Ce  solsemb'e  leur  propriéié,  laMi's  s'y  pie  absent  ui.nje>lueusc- 
mciii.  Lii  i's  ne  reconnaissent  aucune  supérioriié,  pas  même  celle  de^éda- 
boussans.sportmen  du  jockey  club,  à  qui,  sur  un  autre  terrain,  ils  ne  songe- 
raient point  il  d  spu  er  le  pas;  car  l'estime  que  l'on  fait  desoiiuéaie  varie 
selon  les  lieux,  et  tel  se  courbe  au  premier  étage,  q:  i  se  redresse  au  se- 
cond. Aux  Champs  i:i.\ sées,  le  cavalier  qui  trotte  à  l'anglaise  le  long  de  l.t 
chaussée  éclipse  du  haut  de  sa  nionime,  fût  île  de  loiMgc,  le  ni' dcslc 
piéton  de  la  coutre-arée;  mais  aux  Tui'eries  ces  distinctions  scHaccdl. 
Les  grilles  (pii  s'ouviei  t  aux  cliiciis  tenus  en  laisse  restent  inipit.iy.<blc- 
meiit  fermées  aux  chevaux,  et  chaque  primieneur  ne  pèse  que  de  s-mpo  A'i 
pei'.-oiMiel.  S'ir  le  s.ible  de  l'allée  lies  l'eal  ans,  éperonnécs  ou  no.i,  toutes 
bolli's  .sont  ég'lis. 

Le  jeune  hôii'i-.ie  dont  nous qtciîs  ^Ocrill'i  '  mobirtc  signi.c Uivo  parais 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


sait  conipléiciacnt  isole  au  milieu  de  la  foule  qu'attiraient  à  la  promenade 
les  séductions  d'une  journée  macniliquc.  En  vain  les  plus  hrillans  équi- 
pages s'arrêtaient  à  rentrée  du' jardin,  en  vain  les  plus  jolies  femmes 
i'eilleuraicnt  au  passage,  rien  ne  parvenait  à  distraire  sou  atienlion  du 
point  où  elle  s'était  fixée.  Appuyé  contre  la  grille ,  à  quelques  pas  de  la 
suérite  qui  porte  le  numéro  33 ,  il  regardait  invariablement  dans  la  direc- 
tion de  la  rue  de  la  Paix.  Ses  yeux  quittaient-ils  un  instant  leur  ligne  d'ob- 
servation ,  c'était  pour  interroger  sa  montre  dont  les  aiguilles ,  ainsi  qu'il 
arrive  à  ceux  qui  attendent,  lui  semblaient  inexplicablement  paresseu- 
ses. Au  bout  d'une  demi-heure  environ ,  son  visage,  assombri  depuis  quel- 
ques inslans,  s'éclaira  soudain.  En  ce  momeiit  un  landau  peint  en  brun  et 
attelé  de  deux  chevaux  gris  se  montrait  au  tournant  de  la  Colonne  Ven- 
dôme. Malgré  la  distance,  le  jeune  homme  reconnut  cette  voiture  du 
premier  coup  d'œil,  et  ce  fut  avec  un  sourire  expressif  qu'il  la  vit  s'appro- 
cher. 11  la  laissa  venir  jusqu'à  la  rue  de  Rivoli  sans  changer  lui-même  d'at- 
titude ;  mais  dès  qu'elle  y  fut  arrivée ,  il  se  mit  à  marcher  lentement  le 
long  de  la  terrasse ,  obéissant,  selon  toute  probabilité ,  à  un  sentiment  de 
priulence  que  les  amoureux  n'écoutent  pas  toujours. 

Le  landau  ariélé  devant  la  grille ,  trois  personnes  en  descendirent.  La 
prea)ière  était  un  homme  d'environ  trente  ans,  d'un  maintien  raide  et 
d'une  physionomie  gourmée,  qui  aO'cctait  la  maturité  avec  autant  d'étude 
que  d'autres,  plus  âgés,  mettent  d'art  à  simuler  la  jeunesse.  Vctu  de  noir 
de  la  tête  aux  pieds,  le  col  entouré  d'une  cravate  blanche,  la  figuie  scru- 
puleusement rasée,  les  yeux  protégés  par  des  besicles  dont  les  verres 
bleuissaient  le  haut  de  ses  joues  blafardes,  il  offrait  un  échantillon  bien 
caractérisé  de  cette  classe  aujourd'hui  si  importante  qui,  par  goût,  métier 
ou  ambition,  se  voue  aux  pénibles  travaux  du  cabinet.  Avocat  ou  journa- 
liste, magistrat  ou  savant,  ce  particulier,  quelle  que  fût  en  réalité  sa  con- 
dition ,  portait  la  tète  si  haut,  parlait  d'un  ton  si  tranchant,  jetait  de  temps 
en  temps  par  dessus  ses  lunettes  un  regard  si  péreinptoire,  semblait,  en 
un  mot,  si  sûr  de  sa  supériorité,  que,  pour  ne  pas  partager  aussitôt  cette 
conviction ,  ceiw  qui  le  voyaient  pour  la  première  lois  avaient  besoin 
d'une  certaine  dose  de  scepticisme. 

Le  second  personnage  qui  sortit  du  landau  était  beaucoup  plus  âgé  que 
le  premier.  Il  avait  dû  être  fort  bien  vingt  ans  auparavant ,  et  si  ces  che- 
veux gris  annonçaient  le  déclin,  il  conservait  du  moins  les  avantages  que 
l'âge  respecte  parfois  après  avoirdéiruit  tous  les  autres.  Sa  tournure  était 
noble  et  ses  traits  ollraient  une  remarquable  distinction.  On  cûtvaineniont 
cherché  sur  sa  personne  ou  dans  son  costume  quelques-uns  de  ces  ai  tiiices 
infructueux  qu'emploient  les  vieillards  récalcitrans  pour  communiquer  au 
pubUc  l'illusion  qu'ils  se  font  Ix  eux-mêmes.  Tout  en  lui  était  simple  avec 
élégance,  sérieux  sans  affectation.  L'expression  habituellement  mélancoli- 
que de  sa  physionomie  pouvait,  il  est  vrai,  faire  supposer  qu'il  n'avait 
pas  dit  adieu  sans  regret  aux  frais  plaisirs  de  la  jeunesse;  mais  cette  gra- 
vité même  ne  manquait  pas  de  charme,  et  il  était  difficile  de  l'observer 
pendant  quelque  temps  sans  éprouver  la  sensation  triste  et  douce  à  la  fois 
■  juc  cause  la  pâle  sérénité  d'une  belle  soirée  d'automne. 

Au  lieu  d'imiter  son  compagnon  qui  déjà  s'était  dirigé  vers  le  jardin,  le 
plus  vieux  des  deux  hommes ,  après  avoir  mis  pied  à  terre ,  se  retourna 
pour  offrir  la  main  à  une  troisième  personne  dont  l'aspect  seul  jusiiliait 
la  longue  faction  que  venait  de  monter  le  premier  des  acteurs  de  ce  ré- 
cit. C'était  une  de  ces  jeunes  femmes,  Parisiennes  par  excellence,  qui  à 
des  charmes  réels  joignent  toutes  les  grâces  de  convention  que  l'éduca- 
tion moderne  développe  aux  dépens  d'avantages  moins  brillaus,  mais 
plus  solides  ;  diamans  faux  quelquefois,  mais  si  bien  taillés,  si  parfaite- 
ment polis,  si  admirablement  montés,  que  pour  en  chercher  les  défauts 
il  est  besoin  d'un  courage  brutal  dont  peu  d'hommes  sont  capables.  Celte 
sédiùsaïue  créature,  blonde  aux  yeux  bruns  et  au  teint  rosé,  portait  une 
robe  de  soie  de  couleur  mauve,  et,  par  dessus,  un  court  manteau  de  ve- 
loms  noir,  bordé  de  fourrure  blanche.  Un  chapeau  de  même  étoffe  que 
le  manteau  et  un  tuanchon  d'hermine  complétaient  une  toilette  en  harmo- 
nie avec  la  température  de  la  joiuiiée  qui,  participant  du  printemps  par 
le  soleil,  par  le  froid  appartenait  encore  à  l'hiver. 

En  descendant  de  voiture,  la  jeune  femme  prit  le  bras  que  lui  offrait 
l'homme  d'un  âge  mûr,  et  franchit  d'un  pas  léger  les  degrés  qui  condui- 
sent à  la  terrasse  des  Feuillans.  A  peine  en  dedans  de  la  grille,  elle  lança 
à  droite,  sans  toiu-ner  la  tête,  un  coup  d'œil  rapide  qui  s'alla  fixer  avec 
une  précision  miraculeuse  sur  l'élégant  promenem-  arrêté  à  quelque  dis- 
tance. Celui-ci  attendait  sans  doute  ce  regard,  car  il  y  répondit  par  un 
autre  fort  expressif.  La  jolie  blonde  alors  rougit  légèrement  et  porta  la 
main  à  sa  coiffure,  comme  pour  faire  rentrer  sous  la  passe  de  son  chapeau 
les  bout  les  soyeuses  qui  pourtant  ne  cherchaient  pas  à  en  sortir.  Au  même 
instant  l'homme  qui  l'accompagnait  lui  serra  le  bras  par  une  crispation 
peut  être  involontaire,  et  frappa  rudement  de  sa  canne  à  pomme  d'or  le 
sol  de  la  terrasse. 

—  Qu'avez-vous  donc,  monsieur  deMorsy?  lui  de  manda  la  jeune  femme 
d'un  air  étonné. 

—  Je  vous  le  dirai  quand  votre  mari  nous  aura  quittés,  répnndit-il  en 
froîuant  le  sourcil. 

—  l'ourciuoi  pas  devant  lui  ?  je  n'ai  pas  de  secret  pour  M.  Gastoid. 

—  Je  le  souliailc,  madame,  dit  :\I.  de  i\iorsy  avec  un  accent  de  tristesse 
qui  adoucissait  la  sêvéïité  de  ses  paroles. 

L'ho;::mc  aux  besicles  coniinnaii  de  marcher  en  avant,  la  t(  te  baissée 
et  les  m 'liis  derrière  le  des,  iila  maiiicrc  de  ^ailoléon.  Avec  la  distraction 


réelle  ou  affectée  de  l'honinic  qui  roule  dans  son  cerveau  le  destin  des 
peuples  et  n'accorde  aucune  attention  aux  objets  vulgaires,  il  coupait  à 
angle  droit  la  grande  allée,  en  se  contentant  d'adresser  un  salut  vague 
aux  individus  des  deux  sexes  qu'il  accrochait  au  passage.  Cette  laborieuse 
traversée  accomplie,  il  s'arrêta  sur  la  lisière  des  marronniers  et  y  attendit 
ses  compagnoiis  qui,  d'un  comnmn  accord,  interrompirent  leur  conveisa- 
tion  avant  de  le  rejoindre. 

—  C'est  ici  que  je  vous  quitte,  leur  dit-il  lorsqu'ils  furent  arrivés  près 
de  lui  ;  marquis,  je  confie  madame  à  votre  galanterie  chevaleresque,  et  je 
vous  délègue  mes  pleins  pouvoirs. 

—  Vous  êtes  donc  toujours  décidé  h  aller  à  la  chambre?  demanda  la 
jeune  femme,  dont  le  regard,  passant  par  dessus  l'épaule  de  son  mari,  in- 
terrogeait la  terrasse  qui  borde  la  rue  Rivoli. 

—  Je  ne  puis  pas  m'en  dispenser,  ma  chère  amie,  répondit  M.  Gastoul 
avec  une  familiarité  bourgeoisement  conjugale  ;  la  séance  d'aujourd'hui 
est  d'un  intérêt  majeur;  on  discute  la  réduction  des  rentes;  et  comme 
c'est  une  question  que  j'ai  étudiée  avec  quelque  soin,  je  suis  bien  aise  de 
voir  comment  s'en  tireront  nos  honorables.  D'ailleurs  M.  Barrot  doit  par- 
ler, et  il  est  urgent  que  je  sois  là  pour  lui  faire  mon  compliment. 

—  Vous  êtes  donc  certain  qu'il  y  aura  matière  à  coinpUuient  ?  dit  le  mar- 
quis d'un  air  caustique. 

—  Pour  qui  me  prenez-vous  ?  s'écria  en  ricanant  le  porteur  de  lunet- 
tes. Ne  connais-je  pas  les  devoirs  que  m'impose  ma  qualité  de  candidat  à 
la  députation  ?  Je  n'ai  pas  envie  d'échouer  à  Limoges,  faute  d'un  passe- 
port signé  par  l'illustre  chef  de  la  gauche. 

—  Je  croyais  l'affaire  terminée. 

—  Est-ce  qu'on  termine  rien  avec  ces  genslà  !  Voilà  huit  jours  qu'on 
me  renvoie  de  Ca'iphe  à  Pilate.  Ma  circulaire  aux  électeurs  est  prête  ;  il 
n'y  manque  plus  que  l'apostille  indispensable,  et,  au  moment  où  je  crois 
enfin  la  tenir,  on  me  jette  auvjambes  un  concurrent. 

—  Un  concurrent  ? 

—  Oui.  Après  avoir  réuni  presque  tous  les  sull'rages  du  comité,  je  me 
trouve  aujourd'hui  ballotté  avec  un  pariiculier  dont  le  seid  mérite  con- 
siste à  être  le  ûls  d'un  conventionnel  et  à  posséder  un  million  en  biens 
nationaux. 

—  Mais  il  me  semble  que  ce  sont  là  des  titres,  dit  le  marquis  avec  une 
gravité  affectée. 

—  Des  titres!  interrompit  brusquement  M.  Gastoul.  Voulez-vous  con- 
naître les  véritables  titres  de  mon  adversaire  à  la  protection  des  gens  qui 
me  l'opposent?  c'est  d'être  un  sot,  un  âne  bâté,  une  cire  molle  qu'ils  pé- 
triront à  leur  guise,  tandis  qu'ils  craignent  de  rencontrer  en  moi  moins 
de  souplesse  et  de  docilité.  J'ai  eu  l'imprudence  de  leur  laisser  prendre 
ma  mesure,  et,  vanité  à  part,  il  paraît  que  j'ai  quelques  pouces  de  plus 
que  la  taille  voulue.  On  me  trouve  trop  indépendant  pour  un  libéral.  Ailx 
yeux  de  certaines  personnes,  c'est  un  tort  irrémissible....  peut-être  leur 
prévoyance  n'est-elle  pas  sans  fondement...  Qu'ils  me  laissent  seulement 
arriver... 

Au  lieu  d'achever  sa  phrase,  le  candidat  à  la  députation  lança  dans  l'es- 
pace, par  dessus  ses  lunettes,  un  de  ces  regards  dominateurs  dont  il  croyait 
la  puissance  irrésistible. 

—  Jlais  en  attendant  que  je  sois  arrivé,  reprit-il  avec  dérision,  il  faut  que 
j'aille  faire  mon  métier  de  claqueur  parlementaire.  S'abaisser  pour  mon- 
ter :  voilà  le  premier  article  du  catéchisme  des  hommes  politiques. 

—  Oinnia  sfrviUlcr  pro  dominadone,  dit  M.  de  Morsy  en  souriant. 

—  Du  Tacite  !  peste  !  pour  un  gentilhomme  à  seize  quartiers,  c'est  ma- 
gnifique. Mais  la  séance  doit  être  commencée,  et  j'arriverai  au  milieu  de 
la  discussion.  Sans  adieu  ! 

M.  Gastoul  salua  du  bout  des  doigts  le  couple  dont  il  prenait  congé,  et 
se  dirigea  rapidement  vers  le  Pont-Tournant.  Le  marquis  et  la  jeune  fem- 
me confiée  à  sa  garde  le  regardèrent  un  instant,  tandis  qu'il  s'éloignait  ; 
ils  remontèrent  ensuite  la  grande  allée  et  firent  quelques  pas  sans  parler. 
Mme  Gastoul  se  décida  la  première  à  rompre  un  silence  embarrassant 
pour  tous  deux. 

—  Je  suis  bien  aise  d'être  un  moment  seule  avec  vous,  dit-elle  avec  un 
sourire  forcé  ;  depuis  plusieiu-s  jours  j'ai  envie  de  vous  gronder,  et  l'occa- 
sion est  trop  belle  pour  que  je  la  laisse  échapper. 

—  En  ce  cas,  répondit  M.  de  Morsy,  grondez-moi  tout  de  suite,  car  nous 
ne  serons  pas  long-temps  seuls. 

—  Si  vous  craignez  de  rencontrer  dans  cette  foule  quelque  femme  de 
ma  connaissance,  nous  pouvons  passer  dans  une  autre  allée. 

—  Où  que  nous  allions,  il  est  une  rencontre  que  nous  n'éviterons  pas. 
--  Quelle  rencontre?  demanda  la  jeune  femme  en  jouant  la  surprise. 

—  Celle  de  la  personne  à  qui,  en  entrant  au  Tuileries,  vous  avez  per- 
mis de  venir  vous  saluer. 

Une  rougeur  soudaine  s'étendit  sur  les  joues  de  Mme  Gastoul,  qui  hé- 
sita un  instant  avant  de  répondre. 

—  J'ai  permis  à  quelqu'un  de  venir  me  saluer?  dit-elle  enfin  d'un  air 
contraint. 

—  Je  donnerais  beaucoup  pour  m'êlre  trompé,  répartit  l'homme  de  cin- 
quante ans  en  étouffant  un  soupir. 

—  Moi,  qui  n'ai  parlé  à  personne  ! 

—  Il  est  un  autre  langage  que  celui  de  la  parole. . 

—  Le  langage  des  lleins,  pcut-êu-e?  Serions-nous  en  Perse?  Je  le  rroi« 
rais,  f!)  véi-ité,tant  votre  histoire  me  parait  merveilleuse. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


A  ces  paroles,  prononcées  avec  un  factice  cnjoûment,  le  marquis  ré- 
pondit par  un  regard  pénétrant  qui  lit  baisser  les  yeux  à  sa  compagne. 

—  Je  vous  suis  assez  dévoué  pour  oser  vous  déplaire,  lui  dit-il  ensuite. 
La  vérité ,  que  tout  autre  craindrait  de  vous  taire  entendre,  je  vous  la  di- 
rai ,  moi ,  au  risque d'enrotuir  votie  haine. 

M.  de  Morsy  s'arrêta  un  instant ,  comme  s'il  se  fût  attendu  à  une  inter- 
ruption. Voyant  que  la  jeune  femr.ie  gardait  le  silence  et  semblait  à  peine 
l'écouler,  il  contiiuia  d'une  voix  un  peu  altérée  : 

—  Est-il  possible  qu'avec  votre  esprit  si  (in  et  parfois  si  moqueur,  vous 
n'ayez  pas  encore  soulevé  le  masque  dont  se  couvre  la  présomptueuse  et 
incurable  nullité  de  M.  d'Kpenoy? 

—  M.  d'Epenoy?  voilà  donc  le  grand  mot  lâché!  interrompit  avec  un 
rire  forcé  lime  Gastoul. 

—  De  giace,  madame,  reprit  le  marquis,  par  égard  pour- mon  profond 
dévoûinent,  et  surtout  par  respect  pour  vous  même,  ne  me  démentez  pas; 
car  je  serais  forcé  de  ne  pas  croire  à  vos  paroles,  et  il  en  coûterait  à  vo- 
tre franchise  de  les  prononcer.  11  m'est  démontré  qu'après  avoir  ri,  ou  du 
moins  alfeclé  de  rire  des  pom-suiies  de  M.  d'Epenoy,  vous  les  prenez  fort 
au  sérieux  aujourd'hui. 

—  Ce  qu'il  m'est  impossible  de  prendre  au  sérieux,  c'est  votre  langage. 
Vous  avez  juré  de  me  mettre  en  colère,  mais  vous  n'y  réussirez  pas  :  je 
me  sens  aujourd'hui  d'une  patience  angéliquc. 

—  Cetie  assurance  m'enhardit  à  poursuivre.  Voici  donc,  puisque  vous 
me  permcitez  de  tout  dire ,  quelle  a  été  votre  conduite  à  l'égard  de  la 
personne  dont  nous  parlons  :  railleuse  d'abord,  tolérante  ensuite,  encou- 
rageante depuis  quelques  jours. 

—  Encouragante,  monsieur!  s'écria  la  jeune  femme  avec  un  accent 
qui  doncait  le  démenti  le  plus  formel  à  la  vertu  qu'elle  venait  de  s'attri- 
buer. 

—  Si  je  savais  un  mot  plus  convenable  pour  exprimer  ce  qui  s'est  passé 
tout  à  l'heure,  soyez  sûre,  madame,  que  je  l'auiais  employé. 

—  -  Mais  que  s'est-il  donc  passé,  au  nom  du  ciel?  car  vous  me  faites 
mourir  avec  vos  allusions  mystérieuses.  Voyons  :  expliquez-vous;  que 
s'cst-il  passé  ? 

—  Rien  qui  ne  se  voie  ici  tous  les  jours,  répartit  le  marquis  en  ré- 
pondant par  un  sourire  plein  d'amcrlunc  au  regard  inquiet  et  irrité  que 
levait  sur  lui  son  interlocutrice.  Vous  voulez  venir  aux  Tuileries;  par  une 
si  belle  journée,  quoi  de  plus  naturel  que  ce  désir?  M.  d'Epenoy  se 
trouve  à  l'entrée  du  jardin  au  moment  O'à  vous  y  arrivez;  quoi  de  plus 
ordinaire  que  celte  rencontre  ?  En  l'apercevant,  vous  portez  la  main  à 
vos  cheveux,  quoi  de  plus  simple  que  ce  mouvement?  Et  si  M.  d'Epenoy, 
attachant  à  ce  geste  machinal  un  sens  convenu  d'avance,  y  avait  lu  l'au- 
torisation de  venir  vous  parler;  s'il  s'était  assuré  que  votre  mari  est  allé 
au  Palais-Bourbon  ;  si  rassuré  sur  ce  point,  il  était  en  ce  moment  derrièi'e 
nous,  réglant  sa  marche  sur  la  nôtre  ;  si  cnlin,  lorsque  nous  allons  revenir 
sur  nos  pas,  nous  nous  trouvions  tout  à  coup  en  face  de  lui,  et  qu'il  vous 
abordât  en  se  félicitant  de  l'heureux  hasard  qui  l'a  conduit  sur  votre  pas- 
sage ,  ne  faudrait-il  pas  être  bien  soupçonneux,  bien  ridicule,  bien  injuste 
pour  mal  inlcrpréicr  ce  concours  de  circonstances  fortuites,  et  voir  un 
arrangement  dans  ce  hasard  ? 

Les  jolies  femmes  aiment  les  mentors  un  peu  moins  que  ne  font  les  jeu- 
nes gens  :  c'est  dire  qu'elles  les  détestent.  En  écoutant  le  commentaire 
ironique  dont  la  conclusion  traduisait  en  rendez  vous  positif  une  rencon- 
tre si  innocente  en  apparence,  Mme  Gastoul  ne  put  s'empêcher  de  maudire 
la  sagacité  du  grison  qui  lui  donnait  le  bras.  En  ce  moment,  chose  rare , 
elle  regretta  son  mari  qui,  par  la  faute  de  ses  lunettes  bleues  ou  peut-ètie 
par  celle  du  mariage  même,  ne  brillait  pas  en  clairvoyance,  et  qui,  selon 
son  usage,  ne  s'était  nullement  associé  aux  impitoyables  observations  du 
marquis.  Cependant,  au  lieu  de  manifester  son  dépit,  elle  leva  sur  ce  der- 
nier ses  beaux  yni\  où  la  prudence  contenait  le  courroux,  et  d'une  voix 
rendue  plus  douce  encore  par  un  accent  de  bouderie  : 

—  Que  vous  êtes  mal  pour  moi  !  lui  dit-elle,  vous  que  je  croyais  mon 
ami  !  Me  traiter  avec  cette  dureté  !  A  vous  entendre,  je  suis  une  femme 
odieuse;  et  cependant,  qu'ai-je  fait?  Est-ce  ma  faute  si  M.  d'Epenoy  se 
promène  aujourd'hui  aux  Tuillcries?  Et  d'abord,  est-il  bien  vrai  qu'il  y 
soit? 

—  Oh!  madame!  interrompit  le  marquis. 

—  Eh  bien  !  admettons  que  vous  ayez  raison.  Puis-jc  l'empêcher  d'être 
ici? 

—  Non  ;  mais  lorsqu'il  va  venir  vous  parlci-,  vous  pouvez  l'empêcher  de 
prolonger  cet  entretien;  cl  c'est  ce  que  je  vous  demande  instauimenl  au 
ncmi  du  lespecl  que  vous  devez  avoir  poui'  vous-même. 

Us  éiaient  arrivés  au  bout  de  l'allée.  Mme  Gastoul  se  retourna  par  un 
mouvement  brusepie  où  se  trahissait  l'irritation  que  lui  causaient  les  admo- 
nestations de  son  gardien. 

—  Vos  itucntious  sont  sans  doule  excellentes,  dit-elle;  mais  je  ne  re- 
connais ni  la  nécessité  ni  l'oppoituné  des  conseils  que  vous  voulez  bien 
me  donnci'.  Je  persiste  ;i  croire  que  M.  d'I'.penoy  n'est  pas  ici,  ou  que, 
s'il  y  est  et  qu'il  nous  renconlie,  il  se  contoniera  de  me  saluer. 

—  C'est  ce  que  nous  allons  voir  à  l'instant  même,  car  le  voici. 

Mme  Gasloid  n'avait  pas  eu  besoin  de  col  avertissement  pour  aperce- 
voir à  travers  la  fouie  l'heurcuv  nuiricl  dont  on  lui  reprocliait  de  irop 
bien  accueillir  les  assiduiiés.  Uéalisaut  avec  une.  ponctualiié  rigoureuse 
les  prédictions  du  marquis,  M.  dTpenoy  s'avançait  Icnteuieni  sans  avoir 


l'air  de  songer  à  mal.  La  manière  insouciante  dont  il  promenait  çà  et  là 
ses  regards  annonçait  un  flâneur  plutôt  qu'un  amoureux.  Déjà  il  n'était 
plus  qu'à  quelques  pas  et  semblait  près  de  passer  ouirc  sans  voir  la  jeune 
femme,  loi  sque  tout  à  coup  ses  yeux  s'arrêtèrent  sur  elle ,  sans  qu'il  fût 
possible  (le  découvrir  dans  ce  mouvement  la  moindre  préméditation.  Ses 
traiis,  loin  de  laisser  percer  le  trouble  inséparable ,  dit-on ,  de  la  passion 
véritable,  n'exprimèrent  d'autre  émo'.ion  que  celle  d'une  agréable  sur- 
prise. Il  Oia  son  chapeau  par  un  geste  empressé,  et  s'approcha  de  ?ûme 
Gustoid  avec  une  aisance  qui  excluait  la  cérémonie,  mais  non  le  respect. 

—  Quel  heureux  hasard,  madame!  dit-il  en  souriant  j;raciensement. 
De  toutes  les  manières  d'entrer  en  conversation,  la  mise  en  cause  du 

hasard  était  la  plus  malhabile;  car  celte  banalité  ironiquement  prévue  par 
le  marquis  se  trouvait  d'avance  frappée  d'un  ridicule  complet.  Outrée  <\.'. 
la  gaucherie  de  l'élégar.l  jeune  homme  qui  cherchait  à  lui  plaire.  M  • 
Gastoul,  pour  toute  réponse,  lui  lança  un  regard  mécontent,  tandis  c;  .• 
M.  de  Morsy  riait  tout  haut  avec  alTectation. 

M.  d'Epenoy  les  regarda  l'un  et  l'autre  d'un  air  un  peu  mécontent;  mai; 
au  lieu  de  se  déconcerier  comme  eût  fait  peut  être  un  champion  moii;s 
aguerri,  il  adressa  au  maïquis  un  s.ilut  familier,  et  se  penchant  de  nou- 
veau vers  la  jeune  femme  : 

—  Si  je  rends  grâce  au  hasard,  dit-il  en  appuyant  selon  l'usage  sur  sa 
maladresse,  c'est  qu'à  part  le  plaisir  qu'on  éprouve  toujo-irs  à  vous  voir, 
il  me  tire  d'une  inquiêlude  mortelle.  Hier  au  soir,  à  l'Iiôle!  Castcilane , 
vous  vous  êtes  trouvée  mal.  La  cohue  qui  encombrait  les  appariemens  ne 
m'a  permis  d'arriver  jusqu'à  vous,  et  en  apprenant  que  vous  étiez  partie  , 
j'ai  craint  que  vous  ne  fussiez  sérieusement  malade. 

—  J'ai  failli  l'êire  en  elfet  du  dépit  que  m'a  causé  ce  so:  accident,  ré- 
pondit Mme  Gastoul  avec  un  enjouement  afl'ecté.  J'ai  horreur  des  éva- 
nouissemens ,  car  je  sais  que  beaucoup  d'atncs  chiriialjles  n'y  croient  pas. 
Je  puis  vous  assurer  cependant  qui!  n'est  entré  dan?  le  r.iie.i  auc;i;ie  in- 
tention de  me  rendre  intéressante,  et  que  la  chaleur  excessive  du  salon  où 
j'étais  en  a  été  l'unique  cause. 

Tandis  que  la  jeune  femme  parlait,  M.  d'Epenoy  s'était  rangé  à  côté 
d'elle  comme  poiu  l'engager  à  continuer  une  promenade  qu'il  semblait  i!ô- 
cidé  à  partager.  M.  de  Morsy  re;)iarqua  cotte  nunœuvre;  mais,  au  llea  de 
la  favoriser  en  se  remettant  en  marche,  il  s'appuya  fortement  sur  sa  ciniie 
et  resta  plus  immobile  qu'un  navire  à  l'ancre.  Réserve,  prudence  ou  li- 
midité,  Mme  Gastoul  ne  crut  pas  devoir  prendre  l'initiative  que  sollicitait 
la  pantomime  de  son  adorateur.  Fuiieux  contre  le  marquis,  dont  il  av.rt 
maudit  plus  d'une  fois  l'hostile  clairvoyance  ,  presqu'aussi  courrouce  con- 
tre l'objet  de  sa  flamme  qui,  loin  de  lui  venir  en  ai  le,  semblait  dés'rer 
qu'il  s'éloign'it,  M.  d'Epenoy  prit  la  détermination  de  ne  pas  se  lais.or 
conduire  comme  un  écoiier;  s'afformi>sant  à  son  lo'ir  dans  sa  pose,  et 
fixant  sur  ses  lèvres  un  imperturbable  sourire,  il  renoua  coaragetiscment 
l'entretien. 

—  J'espère,  madame,  dit-il,  que  votre  indisposition  n'aura  aurnne 
suite,  et  qu'elle  ne  vous  empêchera  pas  d'aller  ce  soir  au  bal  de  Mme  Da- 
vcsne? 

—  J'ai  un  peu  trop  dansé  depuis  quelque  temps,  répondit  Mme  Gas- 
toul, et  mon  médecin  m'a  mise  ce  matin  au  régime  ;  mais  conisie  du  I)al 
chaque  soir  au  repos  absolu  le  passage  me  semblerait  un  peu  brusiue,  il 
m'a  accordé  pour  transition  le  théâtre.  J'ai  la  permi-sion  de  veiller  jus- 
qu'à onze  heures,  pas  plus  tard.  Là-dessus  le  docteur  e-t  impitoyable. 

—  C'est  donc  au  spectacle  que  vous  passerez  la  soirée?  reprit  le  jeune 
homme  en  baissant  la  voiv. 

—  Probablement;  je  n'ai  pas  encore  vu  Clialtcrtoii. 

Ces  paroles,  prononcées  avec  l'accent  de  la  plus  parfaite  indifférence, 
urent  accompagnées  d'un  regard  rapide  dans  lequel  l'homme  le  moins  in- 
telligent devait  lire  ce  complément  essentiel  :  Maintenant  que  vous  savci 
où  me  trouver  ce  soir,  parlez  ! 

I\L  d'l-:penoy  n'essaya  pas  d'éluder  un  ordre  si  clair  et  si  peu  désespé- 
rant. .Satisfait  du  renseignement  qu'il  \enail  d'obtenir,  il  prit  congé  de 
Mme  Gasioul ,  et  s'éloigna  en  saluant  l'homme  de  cinquante  ans  de  cet  air 
railleur  par  lequel,  dans  leurs  joints  de  succès,  les  amoureux  narguent 
volontiers  les  importuns,  les  curieux,  les  imperiiuens,  les  envieux,  lesj.i- 
loux  et  tous  les  autres  insectes  malfaisans  qui  pullulent  toujoui^  sur  le  sol 
de  la  galanterie. 

.\près  le  départ  de  M.  d'Epenoy,  Mme  Gasioul  et  le  marquis  reprirent 
leur  promenade  et  marchèrent  quelque  temps  sans  se  rien  dire.  Cvi:r  r  "•) 
la  jeune  femme  semblait  décidée  à  ne  pas  parler  !a  première.  ■ 
attribué  à  la  rêverie  que  laisse  la  présence  d'un  objet  aimé,  re 
meiir  chagrine  de  M.  do  Morsy,  qui  lînit  par  le  rompre  après  avoir  fait  an 
pénible  eil'orl  pour  sourire. 

—  Madame,  dii-il,  j'espère  que  vous  no  me  refuserez  pas  la  faveur  q-c 
vous  venez  d'accorder  à  ^^  d'Epenoy,  et  qu'ainsi  qu'à  lui  vous  me  p,r- 
niettrcz  de  vous  aller  voir  ce  soir  dans  votre  loge,  aux  Fi-aiiçais. 

—  De  mieux  en  mieux  !  s'écria  Maie  Gasioul  avec  un  <lepit  qu'elle  n'es- 
saya plus  de  comprimer;  tout  à-l'heure  j'étais  seulement  accusée  d'avoir 
permis  à  M.  d'Epenoy  de  venir  me  parler;  niair.lenant  me  voici  ronvn  ?t- 
cue  d'aller  au  speciade  pour  l'y  voir.  Dorénavant  je  n'oserai  plus  oiimx 
la  bou(he  ni  faire  nn  soûl  geste'.  Si  mes  cheveux  se  dérangent  et  qi!.>  jy 
porle  la  main ,  c'est  un  signal  (pie  je  diunie  ;  si .  dans  la  conversatinn.  ^c 
prononce  un  mot  insignili.uit.  c'e.-i  un  rendez-vous  que  j'accorde!  Pcrmet- 
tez-moi  de  vous  dire,  monsieur  de  .Morsy,  que  c'est  pousser  un  peu  loin 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


l'esprit  (l'intcrprilaiion.  En  vt^iilé  ,  vous  auriez  dû  naîlrc  en  Espague  du 
temps  dos  auto-;la-l'ii  :  aM;c  votre  talent  miraculeux  de  méiamor|)lioscr  en 
délits  les  actions  les  plus  innocentes,  nul  doute  que  vous  n'eussiez  fait  un 
ad  mirable  inquisiteur. 

—  .Madame,  répondit  le  marquis,  sans  paraître  ému  de  cette  ironie,  en 
me  détenuinaut  à  vous  parler  avec  Irancliise ,  j"ai  dû  me  résiijner  à  vous 
déplaire.  Je  poursuivrai  ma  tàclic  au  risiiue  d'accroître  votre  méconten- 
tement. -Mon  amitié  pour  vous  m'impose  le  devoir  d'éclaircir  l'inexpé- 
rience qui  seule  vous  cache  les  dangers  de  votre  position.  Moins  jeune, 
vous  n'auriez  pas  besoin  de  mes  conseils;  mais  puisque  votre  âge  lesjus- 
tilJe,  de  grâce,  ne  les  repoussez  pas.  Oui,  je  le  répète ,  la  tolérance  que 
vous  accordez  au\  assiduités  de  M.  d'Epenoy  est  plus  qu'imprudente ,  elle 
est  périlleuse. 

—  Le  péril  dont  vous  parlez  ne  peut  exister  que  pour  des  femmes  sans 
vertu,  dit  Mme  Gasloul  d'un  air  de  hauteur. 

—  Eh  !  madame,  ce  n'est  pas  de  la  vertu  qu'il  s'agit,  c'est  de  la  réputa- 
tion. Je  n'ai  pas  besoin  d'être  rappelé  au  respect  que  je  vous  porte;  mais 
je  voudrais  voir  ce  respect  partagé  par  tous  ceux  qui  vous  connaissent ,  et 
je  tremble  en  pensant  que  la  moindre  apparence  équivoque  peut  vous 
porter  atteinte.  Le  monde,  vous  le  savez,  s'occupe  de  la  forme  beaucoup 
plus  que  du  fond  ;  indulgent  au  vice ,  il  est  sans  pitié  pour  l'étourderie. 
rcu  lui  iaiporte  l'innocence  ;  à  ses  yeux  la  considération  est  tout. 

—  Voulez-vous  me  donner  à  entendre  que  la  mienne  se  trouve  compro- 
mise ? 

—  N'est-ce  pas  trop  qu'elle  soit  exposée  à  l'être  ! 

—  Parce  que  voyant  la  même  société  que  M.  d'Epenoy,  je  le  rencontre 
quelquefois  dans  les  salons  oîi  je  vais  ! 

—  Parce  que,  rencontrant  M.  d'Epenoy,  non  pas  quelquefois ,  mais 
tous  les  soirs  ,  depuis  près  de  trois  mois,  vous  lui  avez  laissé  prendre  in- 
sensiblement près  de  vous  une  de  ces  positions  dont  le  monde  n'admet  ja- 
mais la  complète  innocence. 

—  Ne  me  parlez  pas  de  votre  monde,  il  est  odieux! 

—  Souvent;  mais  équitable  ou  injuste,  il  est  juge,  et  ses  arrêts  sont 
.sans  appel  ;  un  homme  peut  les  braver,  une  femme  doit  s'y  soumettre. 

Mme  Gastoul  reconnut  sans  doute  la  justesse  de  celte  sentence,  car  elle 
baissa  la  tête  et  ne  répondit  pas. 

—  l'eut-être  m'est-il  échappé  quelques  paroles  sévères,  reprit  U.  de 
îlorsy  d'une  voix  émue;  peut  être  sûre  de  vousniême,  trouvez-vous  inju- 
rieuses mes  alarmes;  s'il  en  est  ainsi,  rappelez- vous  qu'une  amitié  comme 
la  mieinie  mérite  quelque  indulgence ,  et  pardonnez-moi. 

La  jeune  fcunne  leva  la  tête,  et  rencontrant  les  yeux  du  marquis  fi\és 
sur  elle  avec  une  expression  d  attenilrissemenl  que  n'a  pas  d'ordinaire  la 
simple  amitié,  elle  laissa  échapper  un  sourire  équivoque. 

—  Je  vous  pardonnerai,  dit-elle,  mais  à  deux  conditions  :  la  première, 
c'est  que  vous  ne  me  tourmenterez  |)lus  au  sujet  de  M.  d'Epenoy,  dont 
1  amabilité  ne  me  semble  nullement  dangereuse  et  ne  justilie  en  rien  vos 
inquiétudes;  la  seconde 

—  La  seconde?  répéta  M.  de  Morsy  en  la  regardant  attentivement. 

—  La  seconde,  reprit  Mme  Gasloul  d'un  air  décidé  qui  contrastait  avec 
sa  précédente  hésitation,  c'est  que  vous  voudrez  bien  me  permettre  de 
passer  tout  le  printemps  à  Paris,  ainsi  que  j'en  avais  l'intention  en  y  ve- 
nant. 

—  A  quel  propos  voudrais-je  vous  en  empêcher,  et  comment  le  pour- 
rais-je?  répondit  le  marquis,  dont  le  frotii  soucieux  se  rembrunit  encore. 

—  A  quel  propos  !  Après  vos  remontrances  de  lout-à  l'heure  la  question 
n'est  pas  sérieuse.  Comment!  En  usant  ou  plutôt  en  abusant  de  votre  as- 
cenuaut  sur  M.  Gastoul  pour  lui  persuader  de  transporter  à  Limoges  le 
quartier  général  de  ses  opératioiis  électorales. 

—  Votre  mari  vous  a  parlé  de  cela? 

—  Je  suis  bien  aise  de  vous  apprendre  que  M.  Gastoul  a  quelque  con- 
fiance en  moi. 

—  Eh  bien  !  s'écria  le  marquis  avec  dépit,  fûlil  vrai  que  je  lui  eusse 
dit  qu'il  ferait  bien  de  retourner  pour  deux  ou  trois  mois  dans  le  pays  on 
sont  vos  propriétés,  et  où  il  désire  d'être  nommé,  ne  lui  auraisje  pas 
donné  un  excellent  conseil?  Le  député  qu'il  a  l'espoir  de  remplacer  est 
condamné  par  les  médecins ,  et  si  sa  mort  n'est  pas  certaine ,  du  moins  sa 
démission  I  est-elle.  D'un  jour  à  l'autre  elle  peut  arriver  à  la  chambre. 
Puisfiue  votre  mari  convoite  la  succession ,  ne  faut-il  pas  qu'il  se  tienne  en 
mesure  de  la  reiueillir?  Pour  cela ,  mon  avis  est  qu'il  serait  mieux  placé 
à  Limoges  qu  à  Paris.  Je  puis  me  tromper;  mais  mon  intention  est  bonne, 
et  je  ne  m'attenlais  pas  à  me  voir  obligé  de  la  justdier. 

Par  une  de  ces  manœuvics  subtiles  que  les  femmes  emploient  de  préfé- 
rence et  le  plus  souvent  avec  succès,  la  discussion  avait  été  déplacée. 
Agresseur  d'abord,  M.  de  Morsy  se  trouvait  réduit  à  la  défensive,  et  il 
s'en  tirait  assez  mal,  selon  l'usage  des  hommes,  qui  attaquent  toujours 
mieux  qu'ils  ne  résistent.  Mme  Gastoul  n'eut  garde  de  compromettre  son 
avantage,  en  négligeant  de  le  poursuivre. 

—  A  qui  persuaderez-vous  que  vous  prenez  un  inté  et  sérieux  à  la  no- 
:  mination  de  M.  (iasioul?  dit-elle  avec  un  sourire  moqueur;  votre  indillé- 
j  rencc  en  matière  politique  est  trop  connue.  Que  le  côté  droit  ou  le  côté 
*  gauche  compte  un  dé|)uté  de  plus,  que  vous  importe?  Ce  n'est  donc  pas 

M.  Gastoul  que  vous  envoyez  à  Limoges,  dans  l'intérêt  de  son  élection  ; 
c'est^moi  que  vous  voulez  éloigner  de  Paris;  dans  quel  inlérèl?  permet- 
tez-moi de  vous  le  demander. 


—  Dans  le  vôtre,  madame;  dans  celui  de  votre  réputation,  répondit  le 
marquis  pénétré. 

—  A  quel  titre  VMis  préoccupez-vous  ainsi  de  ma  réputation?  reprit  la 
jeune  femme  de  plus  en  plus  animée.  Qu'un  ii'.ai  i,  qu'un  père,  qu'un  frère 
même  surveillent  ou  dirigent  la  conduite  d'une  femme,  je  leconnais  leurs 
droits;  mais  vous,  vous  n'en  avez  aucun,  et  votre  sctlicitude  n'est  qu'une 
usurpation  à  laquelle  je  sais  peu  décidée  à  me  soumettre. 

• —  Vous  contestez  donc  à  l'amitié  son  plus  précieux  privilège? 

—  L'amitié  !  avec  cela  on  croit  répondre  à  tout.  Mais  d'abord  il  faudrait 
s'entendre  sur  ce  mot.  L'amitié  comme  je  la  conçois,  est  bienveillante, 
serviable,  discrète,  et  non  déliante,  grondeuse,  intolérante,  Iracassière, 
telle  que  la  vôtre  cnlin.  L'amour  peut  se  croire  le  droit  d'être  maussade, 
jaloux,  injuste;  l'amitié,  non. 

Mme  Gasloul  appuya  ces  dernières  pai'olcs  d'un  regard  si  pénétrant, 
que  M.  de  Morsy,  par  une  tiaiidité  habituellement  inconnue  à  son  âge. 
Unit  par  s'y  soustraire  en  détournant  les  yeux. 

—  Vous  avez  raison,  et  nous  ne  nous  entendons  pas,  dit  il  enfin  d'une 
voix  mal  assurée;  à  vos  yeux  l'amitié  n'est  qu'une  habitude,  et  je  sens 
qu'elle  peut  être  une  passion. 

—  Tant  pis  pour  elle!  s'écria  la  jeune  femme  avec  vivacité:  h  devenir 
une  passion,  elle  a  tout  à  perdre  et  rien  à  gagner.  Je  lui  conseille  donc  de 
ne  jamais  sortir  de  la  modération  et  du  calme  qui  lui  conviennent.  Mais , 
continu-t-elle  d'un  ton  beaucoup  plus  doux,  voilà  une  dissertation  qui  nous 
éloigne  de  notre  sujet  ;  revenons-y ,  je  vous  prie.  Voici  le  fait  dépouillé 
de  toutes  les  broderies  romanesques  tiont  voudrait  l'enjoliver  votre  imagi- 
nation. Une  pauvre  jeune  femme,  c'est  moi,  élevée  au  couvent  et  con- 
finée depuis  son  mariage  au  fond  des  montagnes  du  Limousin,  s'est  prise 
d'une  belle  passion  pour  Paris ,  qu'elle  ne  connaissait  pas  ,  quoiqu'elle  y 
lût  née.  Quoi  d'étrange  jusque-là  ?  C'est  l'histoire  do  toutes  les  pension- 
naires. Six  mois  de  liberté  à  Pai'is  ,  quelle  beau  rêve!  N'ai-je  pas  raison 
de  voidoir  rêver  le  plus  long-temps  possible?  Eh  bien  !  oui ,  dussé-je  vous 
scandaliser,  je  suis  décidée  à  ne  pas  faire  grâce  à  mon  mari  d'un  seul  jour. 
Les  six  mois  qu'il  m'a  proads  sont  mes  vacances  à  moi,  et  j'en  veux  jouir 
jusqu'à  ma  dernière  heure.  Quel  mal  fais-je,  après  tout?  Suis-je  donc  cou- 
pable d'aimer,  à  vingt-deux  ans,  le  bal,  la  musique,  le  théâtre,  le  monde,  le 
plaisir  cnlin?  Est-ce  commettre  mi  bien  grand  péché  que  de  butiner , 
comme  l'abeille,  afin  de  rapporter  quelques  agréables  souvenirs  dans  ma 
pauvre  ruche  où  les  distractions  sont  si  rares  ?  M.  Gastoul  comprend  cela, 
lui,  et  il  est  le  premiei"  à  me  dire  de  m'amuscr.  D'où  vient  que  vous  blâmez 
ce  qu'il  approuve? 

—  Cela  vient  de  ce  qu'un  ami  voit  toujours  mieux  qu'un  mari. 

—  Cela  vient  de  ce  que  vous  êtes  aussi  méchant  qu'il  est  bon.  Oui ,  il 
faut  avoir  un  mauvais  caractère  pour  disputer  ainsi  un  peu  d'air  et  de  so- 
leil à  une  captive  ;  car  notre  canqjagnc  est  une  vraie  prison,  vous  le  savez 
bien.  Allons,  mon  bon  monsieur  de  Morsy,  poursuivit-elle  en  donnant  à  sa 
voix  linQexion  la  plus  carressante,  voulez-vous  être  aimaljle ?  voidez-vous 
que  je  croie  à  votre  amitié  et  que  j'y  réponde  par  la  mienne? 

—  Que  faut-il  faire?  demanda  le  marquis  avec  une  anxiété  visible. 

—  Sourire  d'abord  ,  au  lieu  de  prendre  votre  air  de  tuteur,  répondit 
Mme  Gastoul  en  souriant  elle-même  avec  mie  grâce  séduisante  ;  pins  com- 
patir aux  faiblesses  d'une  pauvre  femme  l'olle  de  la  danse,  et  qui  serait  dé- 
sespérée de  s'en  aller  avant  la  fin  du  bal.  Vous  ne  savez  donc  pas  que 
je  viens  d'acheter  trois  belles  robes  avec  lesquelles  je  ne  me  trouve  pas 
trop  alfreuse  ?  Les  garder  poiu'  le  Limousin ,  ce  serait  un  sacrilège ,  con- 
venez-en. Est-ce  que  vous  n'avez  pas  envie  de  les  voir?  Je  suis  sûre 
qu'elles  vous  plairont,  et  vous  savez  combien  je  tiens  à  votre  sullrage? 
Vous  voyez  qu'il  y  aurait  de  la  cruauté  à  me  contrarier.  C'est  donc  con- 
venu :  vous  ne  conseillerez  plus  a  M.  Gastoul  de  retourner  à  Limoges  ; 
et,  s'il  vous  reparle  le  premier  de  cet  odieax  projet,  vous  userez  de  tout 
votre  crédit  pour  l'en  détourner.  Cela  vous  sera  facile,  car  il  est  plein  de 
déférence  pour  vos  avis.  Vous  ferez  ce  gue  je  vous  dis  là ,  n'est-ce  pas  ? 
Vous  me  le  promettez  ? 

Pour  résister  aux  cajoleries  de  regard,  d'accent  et  de  sourire  dont  fut 
accomi)agnêe  cette  demande,  il  fallait  une  insensibilité  étrangère  à  l'ame 
tendre  du  marquis;  et  cependant,  loin  de  se  rendre,  il  hocha  la  tête  en 
signe  de  refus. 

—  Votre  langage  confirme  toutes  mes  craintes,  dit-il  d'un  air  morne  : 
Paris  a  son  attrait;  mais  un  intérêt  plus  fort  vous  y  relient,  ne  le  niez 
pas;  j'en  suis  sûr.  Que  votre  mari  soit  aveugle,  il  ne  m'appartient  pas  de 
l'éclairer  ;  mais  je  ne  veux  pas  non  plus  aiderjà  le  tromper. 

Depids  le  commencement  de  cette  conversation,  Mme  Castoul  avait  in- 
voqué à  plusieurs  reprises  la  patience  et  la  prudence,  ces  deux  vertus  ju- 
melles si  nécessaires  aux  femmes  disposées  à  prendre  le  chemin  de  tra- 
verse. Pour  ployer  à  la  prière  sa  voix  habituée  an  commandement,  pour 
prodiguer  ses  plus  gracieuses  minauderies  à  l'homme  qui  s'arrogeait  sur 
elle  un  droit  de  censure,  toujours  odieux  lors  même  qu'il  est  légitiiue, 
mais  particulièrement  révoltant  quand  il  semble  usurpé ,  elle  avait  dû 
dompter  la  fougue  naturelle  de  son  caractère  et  imposer  silence  à  son  or- 
gueil. L'n  peu  lasse  déjà  de  ce  rôle,  elle  en  fut  entièrement  dégoûtée  après 
avoir  entendu  la  déclaration  sévère  du  marquis.  D'autant  plus  irritée 
qu'elle  venait  de  se  montrer  plus  humble,  elle  éprouva  une  violence  tenta- 
tion de  se  venger,  par  qiudque  bonne  égratignure,  de  son  inutile  patte  de 
velours.  Déjà'^un  éclair  brillait  dans  ses  yeux,  et  la  contraction  sardoni- 
quc  de  son  sourire  présageait  une  de  ces  réponses  foudroyantes  dont  les 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


enimes  ne  sont  jamais  dépourvues  lorsqu'on  les  pousse  à  bout.  Par  un  hé- 
roïque cfl'ort,  !\Iuic  Gastoul  comprima  l'explosion  près  d'éclater,  et  com- 
posant son  visage  au  point  de  lui  donner  rimpassibilité  d'une  figure  de 
marbre  : 

—  J'ai  quelques  visites  à  faire  avant  dîner,  dit-elle  ;  voudriez-vous  me 
reconduire  à  ma  voiture? 

Les  conseils  du  marquis  avaient  été  trop  mal  accueillis  pour  qu'il  lui  pa- 
rût opportun  de  prolonger  un  entretien  qu'il  ne  désespérait  pas  de  renouer 
avec  plus  de  surcè  ('ans  un  meilleur  moment  :  il  inclina  donc  la  tèle  en 
signe  d'obéissance  ,  et  se  dirigea  aussitôt  vers  l'entrée  du  jardin.  Pendant 
ce  trajet,  aurune  parole  ne  fut  prononcée  de  part  ni  d'autre.  En  arrivant 
près  du  landau,  Mme  Casioul  quitta  le  bras  du  marquis  et  s'élança  sur  le 
marche  pied  avec  l'empressement  d'un  écolier  qui,  après  avoir  tàté  de  la 
férule,  parvient  à  échapper  à  son  pédagogue.  Ce  mouvement  lit  éclorcun 
triste  sourire  sur  les  lè\  res  de  M.  de  Morsy  qui ,  avant  de  laisser  fermer  la 
portière,  se  pencha  dans  l'intérieur  de  la  voiture. 

—  Vous  me  détestez?  demanda-t-il  à  voi^  basse. 

—  Pourquoi  ne  faites-vous  pas  ce  que  je  veux?  répondit  Mme  Gastoul 
d'un  ton  boudeur. 

—  Ce  que  vous  voulez!  le  savez-vous  bien  vous-même? 

—  Ce  que  je  sais  du  moins  à  merveille ,  c'est  qu'il  m'est  insnpportablc 
d'être  contrariée  ;  et  puisque  vous  prétendez  être  de  mes  amis ,  il  me  sem- 
ble que  vous  devriez  me  témoigner  plus  de  complaisance  ;  car,  quand  même 
vous  me  trouveriez  un  peu  capricieuse,  un  peu  étourdie...,  ce  n'est  pas 
une  raison... 

Mme  Gastoul  hésitait  à  chaque'mot,  comme  si  quelque  incident  inat- 
tendu fût  venu  rompre  le  iil  de  ses  idées,  et  le  marquis  remarqua  qu'en 
lui  parlant  elle  ne  le  regardait  pas.  Par  un  brusque  mouv^noni  il  tourna 
la  téie,  et  aperçut  aussitôt  M.  d'Epenoy  qui,  depuis  quelques  instans,  avait 
repris  sa  position  derrière  la  grille.  A  cette  vue  odieuse  il  adressa  un  salut 
glacial  à  la  jeune  femme  et  rentra  d'un  pas  rapide  dans  le  jardin.  Loin  d'é- 
viter sa  rencontre,  M.  d'Epenoy  vint  au  devant  de  lui ,  le  sourire  sur  les 
lèvres. 

—  Je  vous  cherchais,  dit  ce  dernier  d'un  ton  dégagé  ;  je  sais  chargé 
d'une  commission  pour  vous,  et  tout  à  l'heure  j'ai  oublié  de  m'en  ac- 
quitter. 

—  Une  commission  ?  dit  le  marquis  en  s'efforçant  de  paraître  cahiie. 

—  C'est  ma  mère  qui  voudrait  vous  voir  le'  plus  tôt  possible.  Sans 
doute  quelque  négociation  matrimoniale  pour  laquelle  votre  concours  lui 
est  nécessaire.  Vous  savez  que,  bon  an  mal  an,  ma  mère  fait  sa  douzaine 
de  mariages.  Je  ne  conçois  pas  que  M.  de  Foy  ne  lui  intente  pas  un  pro- 
cès en  contrefaçon.  Providence  dos  veuves  inconsolables  et  des  tilles  sur 
te  retour,  lorsqu'elle  n'a  pas  arrangé  une  entrevue,  présidé  à  l'achat  d'une 
corbeille  ou  discuté  les  préliminaires  d'un  contrat,  il  lui  semble  comme  à 
Titus  qu'elle  a  perdu  sa  journée.  Elle  voulait  vous  écrire  ;  UKiis  comme  elle 
sait  que  j'ai  l'honneur  de  vous  voir  à  peu  près  tous  les  jours,  elle  m'a  chargé 
de  vous  présenter  sa  requête.  Si  vous  voulez  aller  chez  elle  aujourd'hui , 
vous  êtes  sûr  de  la  trouver. 

—  J'irai,  répondit  M.  de  Aforsy  d'un  air  distrait. 

Pendant  ce  temps,  la  voiture  de  Mme  Gastoul  s'éloignait.  Quand  elle  eut 
disparu,  M.  d'Epenoy,  qui  jusqu'à  ce  moment  l'avait  suivie  du  coin  de  l'œil 
ainsi  que  faisait  de  son  côté  son  inierlocatcur,  reprit  la  parole  avec  un  ac- 
cent de  persillage  : 

—  Monsieur  le  marquis,  dit-il ,  savezvous  que  tout-à-l'heure  vous  avez 
fait  bien  des  jaloux?  J'en  connais  plus  d'un,  moi  le  premier,  qui  enviaient 
voire  place  ;  mais  si  j'en  crois  l'air  rébarbatif  dont  vous  ni'avez  accueilli,  on 
eûl  été  mal  reçu  à  vous  la  disputer.  Oh!  ce  n'est  pas  un  reproche  que  je 
vous  adresse  ;  je  sens  par  moi  même  que  si  j'avais  Ihonneur  insigne  d'être 
le  chevalier  d'une  aussi  charmante  femme  que  Mme  (iastoul,  les  adorateurs 
de  sa  beauté  aura'cnt  peu  à  se  louer  de  m\  politesse  ;  mais  hélas  !  je 
ne  serai  jamais  mis  h  pareille  épreuve  ;  tant  de  gloire  ne  saurait  être  mon 
partage. 

Indiscrétion  d'amant  ou  vanlerie  de  fat,  M.  d'Epenoy  parlait  des  succès 
publics  auxquels  il  devait  renoncer,  en  homme  amplement  dédommagé  par 
de  mystérieuses  victoires.  Sous  la  fause  humilité  de  son  langage  perçait 
une  ironie  Iriomphante  qui  semblait  dire  au  marquis  :  A  vous,  vieillard, 
pour  qui  a  passé  lïigo  de  plaire,  si  la  foiie  d'aimcrvous  dure  encore,  à  vous 
le  droit  de  donner  olliciellcmorit  le  bras  au\  femmes  dont  vous  série/,  le 
père,  et  au  besoin  l'aïeul  ;  à  moi,  jeune  homme  ,  siïr  de  plaire  quimd  je 
daigne  aimer,  à  moi  le  droit  de  baiser  eu  secret  les  belles  mains  dont  vous 
ne  toucherez  jamais  que  les  gants  :  à  vous,  respectable  personnage,  la  con- 
lianrc  des  maris,  car  vos  cheveux  gris  letn-  disent  que  vous  êtes  sans  consé- 
quence :  ;i  moi,  charmant  cavalier^  leur  jalousie,  car  la  llamnie  de  mes  yeux 
lein-  appreuil  qu'ils  ont  en  face  un  ennemi  redoutable  ;  à  vous,  surveillant 
làcheuv  mais  impuissaul,  les  soucis,  le  pédantisme  et  l'hinneur  chagrine  du 
tuteur;  à  moi,  habile  et  intrépide  amoureuv,  l'art  d'eiulorinir  Argus  et  do 
fermer  la  gueule  à  Cerbère.  A  vous,  dragon,  la  garde  de  la  toison  d'or  ;  à 
moi,  Jason,  sa  conqui'te. 

l.a  bravade  de  M.  d'I'penoy  redoubla  l'irritation  du  marquis,  et  peut  être 
allait-il  répondre  avec  un  empoiiement  peu  digne  de  la  maturité  de  son 
âge,  lorsqu'il  en  fui  empêche  par  iiii  troisième  personnage  qui  se  pla- 
ça sans  façon  entre  les  deux  interlocuteurs  ;  c'était  M.  Castonl. 

—  Eh  bien  !  et  ma  femme  ?  dit  ce  dernier  d'un  air  d'étonnement. 

— •  Mine  Gastoul  avait  des  visites  à  faire,  répondit  M.  de  Morsy  ;  je  viens 


de  la  quitter.  Vous  n'êtes  donc  pas  resté  à  la  chambre  jusqu'à  la  fin  de  la 
séance  ? 

—  Ma  foi  !  j'en  ai  assez  comme  ça.  Des  phrases,  et  puis  des  phrases,  et 
toujours  des  phrases  !  Point  d'idées,  point  de  logique,  point  de  synthèse  ! 
—  Bonjour,  monsieur  d'Epenoy  ;  vous  vous  portez  bien  ? 

—  A  merveille,  monsieur;  et  vous-même?  répondit  le  jeune  homme 
qui  n'avait  pas  attendu  cette  interrogation  pour  saluer  avec  toute  la  pré- 
venance imaginable  le  mari  de  la  femme  qu'il  courtisait. 

—  Les  plus  simples  élémens  de  la  matière  méconnus  ou  ignorés!  con- 
tinua le  candidat  à  la  déinitation,  en  médisant  sans  scrupule  de  ses  futurs 
confrères;  et  l'on  appelle  cela  discuter!  Au  surplus,  marquis,  je  n'ai  \vs 
vu  mou  homme,  qui  est  au  Palais,  h  ce  qu'on  m'a  dit.  C'est  donc  encore 
ime  fois  partie  remise. 

—  Messieurs,  vous  avez  peut-être  à  causer  d'aO'aircs,  dit  àL  d'Epenoy, 
je  ne  veux  pas  vous  gêner. 

-—  Ah  !  je  savais  bien  que  j'avais  quelque  chose  à  vous  dire ,  reprit 
M.  Gastoul  en  le  retenant  par  le  bras  au  moment  oii  il  s'éloignait.  Si  vous 
n'avez  rien  de  mieux  à  faire  ce  soir,  venez  donc  aux  Français;  nous  cau- 
serons. Mme  Gastoul  a  fait  louer  une  loge,  et  il  y  aura  une  place  pour 
vous.  Loge  de  première  galerie,  n°  2. 

A  ce  trait  de  mari,  M.  de  Morsy  joignit  les  mains  et  leva  les  yeax  au  ciel. 

—  Accepté  !  dit  avec  empressement  M.  d'Epenoy,  qui  s'éloigna  en  riant 
sous  cape. 

—  Qu'avez  vous  donc?  demanda  Jf.  Gastoid  au  marquis  ;  sontfrez-vous 
quelque  part  ?  voirs  voilà  tout  pâle  ! 

M.  de  Morsy  était  pâle,  en  effet;  mais  c'était  de  colère.  Mécontent  de 
Mme  Gastoid,  outré  contre  le  jeune  d'Epenoy,  la  sottise  caractéristique 
par  où  venait  d'écl.ater  l'aveuglement  conjugal  de  l'homme  aux  besicles 
avait  mis  ie  comble  à  son  courroux.  Peu  s'en  fallut  qu'à  l'exemple  de 
Louis  XIV,  il  ne  jetât  sa  canne,  de  peur  de  succomber  à  la  tentation  de 
s'en  servir,  procédé  qui,  de  célibataire  h  mari,  eût  été' tout  aussi  blà-Tia- 
ble  que  de  roi  à  gentilhomme.  Résistant  à  cette  démangeaison  mcongrue, 
le  marquis  sentit  que  sa  patience  était  épuisée,  et  il  ne  voulut  pas  s  exn  :- 
ser  à  de  nouvelles  épreuves. 

—  Adieu,  dit-il  brusquement,  j'ai  aussi  des  visites  à  faire. 

A  ces  mots,  il  s'élança  hors  du  jardin,  sans  égard  pour  les  réclamations 
de  M.  Gasioul,  qu'il  laissa  un  peu  surpris  de  ce  départ  précipité. 

Mme  d'Epenoy,  chez  qui  se  trouvait  appelé  le  marquis  de  Morsy,  était 
sa  contemporaine  ,  à  quelques  années  près  qu'elle  avait  do  plus  que 
lui.  Contre  l'ordinaire,  elle  avait  pris  son  parti  de  vieillir  avec  plus  de 
résignation  qu'il  n'en  montrait  lui-même;  contre  l'ordinaire  e.Tore,  clli 
ne  se  croyait  pas  obligée  d'expier,  par  les  austères  minuties  de  la  vie  dé- 
vote, les  plaisirs  dune  jeunesse  qui ,  au  dire  de  quelques  personnes  5a::s 
chaj'ité,  avait  brillé  sous  le  consulat  d'un  éclat  un  peu  profane.  Chez  elle, 
l'oratoire  n'avait  pas  hérité  du  boudoir.  Les  pratiques  pieuses,  seul  inté- 
rêt que  conservent  vers  leur  déclin  tant  d'cxisiences  féminines,  n'occu- 
paient dans  la  sienne  qu'une  place  assez  exiguë  ;  elle  paraissait  s'en  ac- 
quitter par  convenance  plutôt  que  par  conviction.  On  ne  la  voyait  à  l'é- 
glise que  les  dimanches;  elle  n'éiail  d'aucune  confrérie,  et  le  nom  du 
son  confesseur  restait  inconnu  ;  aussi,  aux  yeux  de  sa  société  habituelle  . 
passait-elle  pour  un  esprit  fort,  témérité  qui  ne  pro.'itc  guère  aux  fem  nos 
de  cinquaiUe  ans ,  mais  qui ,  dans  ce  cas  particulier,  rencontrait  une  in- 
dulgence presque  utiiverselle  et  si  peu  ordinaire,  qu'il  n'est  pas  inutile 
d'en  expliquer  les  raisons. 

Si  Jîme  d'Epenoy  n'accordait  aux  choses  de  la  vie  future  qu'une  ;  - 
cation  peu  fervente,  en  revanche  elle  apportait  au  maniement  desi:iLi  ;i 
mondains  un  goût  ardent  et  infatigable.  Homme,  elle  eût  abordé  la  poli- 
tique; comme  .AI.  Gastoul,  elle  aurait  brigué  la  dépatation.  et  peut-être 
fùt-elle  devenue  ministre;  femme,  elle  exerçait  l'aciiviié  de  sjii  esprit 
dans  une  sphère  moins  retentissante,  mais  non  moins  animée.  Dv.'pai,s 
que  la  jeunesse  évanouie,  et  avec  elle  la  beauté,  lui  avait  fc.-raé  la  carrière 
de  la  coquetterie,  acceptant  philosophiqueaicut  cette  miss  en  retraite  , 
elle  avait  formé  un  établissement  nouveau  sur  un  terrain  approprié  à  son 
âge.  Sans  parler  du  soin  d'une  fortune  assez  consitlérablc ,  (|u'eile  admi- 
nistrait avec  miu  vigilante  économie  dont  on  connaîira  bientôt  la  cause,  on 
la  voyait  sans  cesse  occupée  d'auiant  d'all'airos  qu'il  s'en  traite  dans  l'é- 
tude d'un  avoué  en  crédit.  .Vppartenant  à  l'ancien  régime  par  son  pè'e 
mort  en  éiui:raiion,  et  au  nouveau  par  son  mari  tué  à  Montmir'll.  <• '■• 
avait  dans  les  deux  camps  des  amis  qu'elle  accueillait  avec  wk 
bienveillance.  Exempte  de  préjugés  et  indépendante  par  carr. 
incUnait  sans  doute  vers  les  opinions  progressives  plus  que  x.r^  l,s 
croyances  ri'irogrades;  mais  la  sûreté  de  son  goût  maintenait  dans  de  jus- 
tes bornes  cette  propension  à  marcher  du  même  pas  que  le  siècle.  ]'.]'•". 
savait  qu'un  peu  de  retard  et  même  de  résistance  ne  messicd  p.is  aux  \ioi'- 
lards,  et  que,  trop  peu  ingambes  pour  le  rôle  d'eclaircurs.  Icnr  p!ai\-  r-: 
l'arrièregnrde.  Après  avoir  trouvé  moyen  dans  sa  jeunesse  d'êire  coq:;Ve 
avec  approliaiioii  et  privilège  du  monde  où  elle  vivait.  Mme  d'En.  ■;  -^ 
n'était  pas  femme  à  se  brouiller  avec  lui  vingt  ans  plus  lard  pour  de  ;■;•  - 
rilcs  dissidences;  elle  habillait  donc  irrêpr-ochablcnient  la  hardies5e  en 
peu  virile  de  ses  idées,  et,  selon  l'usage  des  gens  habiles,  faisait  pa^*er  !o 
fond  à  la  favem-de  la  forme.  Grâce  à  cette  conduite  pleine  de  mesure, 
Mme  d'Epenoy,  qui  habitait  la  rue  de  Greiielle-Sainl-Cermain  ,  .tvait  ccn- 
quis  dans  la  société  assez  peu  loléranie  qu'elle  vov  .lit  d'habitude ,  tuie  po- 
sition exceptionnelle  tloiit  on  eût  dillicilenicnl  Iroiivé  un  second  cxctupl^ 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Inddvote  et  libérale,  ce  (l(ni:)lc  pCa'Iiô  qui  eût  accablé  tout  autre,  lui  était 
pardonné  parles  plus  riyides;  il  semblait  que  ses  erreurs  échappassent 
de  droit  à  toute  censure,  et  fussent  couvertes  d'une  indulgence  plénièie. 

iMais  la  science  du  monde  que  déployait  Mme  d'Epeaoy  eu  toute  cir- 
constance n'avait  pas  établi  seule  la  considération  et  l'on  pourrait  dire 
l'asceuJant  dont  elle  jouissait  dans  nu  assuz  grand  nombre  de  maisons.  Une 
cause  plus  ellicace,  puisqu'elle  était  fondée  sur  l'intérêt  personnel,  lui  as- 
surait pal  tout  un  accueil  empressé  et  aircrmissait  son  crédit;  c'était  le  pro- 
fit presque  certain  qu'on  lirait  de  son  commerce.  Son  ancien  désir  de 
plaire  s'était  transformé  au  lieu  de  s'éteindre  ;  les  affeclions  qu'elle  ne  pou- 
vait plus  coiupiéiir  par  la  beauté,  elle  les  reclierchait  par  la  prévenance. 
Vériiablement  dévouée  à  ses  amis,  elle  aimait  il  rendre  service  aux  indlf- 
férens  mêmes;  mais  en  obligeant,  elle  obéissait  moins  à  l'inclination  natu- 
relle d'un  caractère  odicicuv  qu'il  la  sollicitation  d'un  esprit  actif  qui  lui 
rendait  pénible  le  repos.  Par  cette  double  raison,  sa  bienveillance  était 
itifaiigable,  et  ce  n'éiail  jamais  en  vain  qti'on  y  avait  recours. 

Mme  d'I'^peuoy  se  trouvait  en  excellente  position  pour  satisfaire  son  hu- 
meur scrviable;  fort  iéi)andue  sous  l'Empire  et  la  Restauration,  elli;  con- 
scivait  des  relations  avec  beaucoup  d'hommes  intluens  de  ces  deux  épo- 
ques, et,  comme  nous  l'avons  dit,  par  sa  naissance  et  son  mariage  elle 
avait  un  pied  dans  l'ancien  régime  et  l'autre  dans  le  nouveau.  Son  crédit 
s'exerçait  sur  ces  deuv  terrains  avec  une  assiduité  presque  égale  ;  tel  qui 
ra\ait  lenconlrée  le  matin  dans  le  salon  d'attente  d'un  ministre,  prête  à 
sollicitei'(piel(|ue  faveur  pour  un  protégé  dévoué  au  gouvernement  de  juil- 
let ,  pouvait  la  retrouver  le  soir  dans  un  hôtel  du  fauboin-g  Saint-Germain , 
plaidant  la  cause  d'un  réfugié  espagnol  ou  d'un  prisonnier  vendéen.  Légi- 
timiste, juste-milieu,  républicain  étaient  égaux  devant  son  patronage  qui, 
à  l'instar  du  soleil,  ne  faisait  acception  de  personne  et  luisait  pour  tout  le 
iiioiulc. 

De  ce  qu'on  vieut  de  lire  il  est  facile  de  conclure  que  Mme  d'Epcnoy 
possédait  une  clientèle  nombreuse;  d'ailleurs  le  minis'.ère  bienveillant 
qu'elle  aimait  à  remplir  n'eût  il  eu  qu'une  seule  branche,  la  principale,  il 
est  vrai,  son  activité  y  cilt  surabondamment  trouvé  de  quoi  se  tenir  en 
haleine.  Cette  bra:iche,  couverte  de  haut  en  bas  de  feuilles  vertes  parfois, 
n:ais  plus  souvent  jaunissantes,  était  celle  dont  avait  parlé  assez  irrévé- 
rencieusemeut  M,  d'Epenoy  dans  sa  conversation  avec  le  marquis  de 
Morsy. 

Ainsi  que  la  plupart  des  femmes  qui  ont  accompli  leur  destinée  en  con- 
naissant l'amour  et  la  maternité,  Mme  d'Epenoy  éprouvait  une  comiiassion 
sincère  pour  les  créatures  qu'un  sort  injuste  semble  condamner  ;i  ignorer 
toujours  l'un  et  l'autre.  Le  célibat,  dont  les  hommes  tirent  quelquefois 
un  assez  bon  parti,  lui  paraissait  pour  son  sexe  un  état  anormal,  afiligeant, 
presque  ridicule  ;  et  comme  un  apitoiement  stérile  ne  convenait  pas  à  la 
vivacité  de  son  tempéram 'Ht,  à  la  vue  du  mal,  elle  songeait  d'abord  au 
remède.  Les  veuves  disposées  à  convoler  eu  secondes  noces  trouvaient 
Cil  elle  encouragement  et  assistance  ;  elle  s'intéressait  chaudement  aux  lil- 
les  sans  fortune  ou  sans  attraits,  dont  l'une  ou  l'autre  de  ces  défectuosités 
rendait  l'établissement  dilBcile;  mais  c'est  surtout  ii  faire  refleurir  conju- 
gû'.'nicnt  les  demoiselles  montées  en  graine  qu'elle  employait  la  ferveur 
de  ses  bons  oUices.  la  position  de  cette  dernière  classe  la  touchait  parti- 
culièrement, et  ses  droits  ;i  un  tour  de  faveur  lui  semblaient  d'autant 
pius  incontestables  qu'ils  étaient  fondés  sur  l'ancienneté. 

—  Les  pensionnaires  ont  un  avenir,  et  les  veuves  un  passé,  disait- 
elle  quelquefois  ;  à  la  rigueur,  elles  peuvent  attendre,  car  avec  l'espoir 
ou  le  souvenir,  leur  condition  est  supportable  ;  mais  quelle  patience 
prescrire  aux  vieilles  lilles  qui  n'ont,  pour  se  résigner  au  présent, 'ni 
les  consolations  de  la  mémoire,  ni  les  illusions  de  l'espérance? 

Conformément  à  cette  distinction  équitable,  Mme  d'Epenoy  divisait  ses 
protégées  en  trois  catégories,  et,  (]uoique  également  dévouée  à  chacune  , 
elle  s'occupait  surtout  de  celle  oii  l'einuii  du  célibat ,  combiné  avec  la  ma- 
turité de  l'âge,  constituait  ce  qu'elle  nommait,  en  riant,  un  cas  d'urgence. 
Selon  elle,  cette  urgence  commençait  ;i  poindre  ii  vingt-cinc  ans;  à  trente 
ans  elle  devenait  impérieuse;  à  trente-cinq,  pour  emprunter  aux  légistes 
une  locution  de  leur  argot,  il  y  avait  péril  en  la  demeure;  il  quarante  ans, 
cnlin,  la  demoiselle  à  marier  passait  ii  létat  d'amc  du  Purgatoire.  Lorsqu'il 
force  de  démarches  et  de  négociations,  5ime  d'Epenoy  était  parvenue  à  ti- 
rer de  la  géhenne  où  il  languissait  un  des  membres  de  cette  dernière  sub- 
division, elle  éprouvait  l'orgueil  que  dut  ressentir  Louis  XI\  en  plaçant  son 
petit-fils  sur  le  trône  d'Espagne;  orgueil  plus  juste  encore,  il  faut  le  dire; 
car  d'un  prince  ii  une  couronne  il  y  a  moins  loin  que  d'une  lille  deux  fois 
majeure  ii  un  bouquet  de  llenrs  d'oranger. 

D'après  ce  qu'on  sait  maintenant  du  caractère  de  Mme  d'Epenoy,  il  est 
inutile  d'ajouter  qu'elle  conformait  sa  conduite,  il  l'égard  du  sexe  masculin, 
aux  combniaisons  d'hyménée  dont  elle  était  occupée  sans  relâche.  Elle 
accordait  peu  d'attention  aux  hommes  mariés  ;  car,  la  bigamie  étant  inter- 
dite, il  n'y  avait  rien  ;i  tirer  d'eux.  Ils  ne  reprenaient  à  ses  yeux  un  peu  de 
valeur  que  quand  ,  pèies  de  famille ,  ils  possédaient  sous  leur  autorité  plus 
ou  moins  de  jouvenceaux  habiles  à  contracter  mariage.  Mais  autre  chose 
était  des  célibataires  ;  quel  que  fût  leur  âge ,  adolescens  sortis  la  veille  des 
bancs  de  l'école ,  ou  barbons  en  puissance  de  gouvernante,  pourvu  que 
la  fortune  ne  les  eût  pas  traités  en  marâtre,  elles  les  regardait  comme  lui 
appartenant  par  droit  de  poursuite,  tout  aussi  légitimement  que  le  lièvre 
appartient  au  chasseur,  ou  le  bâtiment  d'une  nation  ennemie  au  corsaire 
inuui  de  SCS  lettres  de  marque. 


La  manière  dont  Mme  d'Epenoy  chassait  aux  maris  participait  du  magné- 
tisme; autour  d'elle  s'épaiulaient  je  ne  sais  quelles  vapeurs  conjugales  qui 
finissaient  par  atteindre  au  cerveau  les  célibataires  les  plus  récalcitrans. 
Nul  ne  traversait  impiniément  cette  atmosphère;  d'abord  le  danger  restait 
inaperçu;  mais  bientôt,  à  mesure  que  l'habile  femme  vous  attirait  dans  son 
intimité,  on  se  trouvait  pris  par  une  sorte  de  courant  électrique  non  moins 
irrésistible  que  celui  de  la  montagne  d'aimant  dans  le  conte  des  Mille  et 
une  ISuits ,  et  l'on  sentait  ses  plus  fermes  résolalions  de  vivre  et  mourir 
garçon  s'envoler  clou  à  clou,  ferrure  après  ferrure.  Que  si  l'on  échappait 
il  ce  péril,  on  n'était  pas  saavé  pour  autant. 

Animée  par  la  résistance,  Mme  d'ilpenoy  redoublait  son  attaque;  jus- 
que-là elle  avait  procédé  par  détour  et  par  insinuation  plutôt  que  par  agres- 
sion directe;  mais  alors,  selon  son  expression  énergique,  elle  ouvrait 
fra'ichemcnt  son  feu;  feu  terrible  sous  d'inolfensives  apparences  !  leu  de 
lilles  et  de  veuves,  feu  de  brunes  et  de  blondes,  feu  de  mineures  et  de 
majeures!  Elle  avait  de  tout  dans  ses  caissons,  même  des  héritières.  Le 
moyen  de  se  tirer  sain  et  sauf  de  celte  mitraille  ! 

Grâce  à  sa  connaissance  ou  cœur  humain,  a  son  esprit  ingénieux,  h  sa 
persévérance  infatigable  ;  grâce,  en  un  mot,  à  des  talens  supérieurs  qui 
eussent  honoré  un  diplomate  de  premier  ordre,  Mme  d'Epenoy  réussissait 
souvent  dans  le  charitable  minislèi  e  qu'elle  avait  adopté.  Elle  y  obtenait 
même  de  temps  en  temps  des  résultats  dont  elle  denieni  ail  étonnée  la 
première,  et  qu'elle  qualifiait  de  fabuleux.  On  voit  combien  étaient  en  réa- 
lité légitimes  ses  droits  au  titre  de  providence  des  demoiselles  h  marier, 
qu'en  riant  lui  avait  décerné  son  fils.  11  ne  s'écoulait  pas  de  jour  sans 
(|u'cllo  ne  cherchât  il  le  mériter  encore  davantage.  Récompensée  par  la 
satisfaction  un  peu  vaniteuse  que  laisse  le  succès,  queli|uelois  même  par 
la  reconnaissance  de  celles  qui  lui  devaient  leur  établissement,  elle  re- 
cueillait en  outre  un  autre  fruit  qui  seul  lui  eût  paru  un  bénéfice  suffi- 
sant :  elle  employait  sa  vie;  proi;lcme  donl  la  dilIicuUé  augmente  à  mesure 
qu'apiu'oche  la  vieillesse,  e!  surtout  difficile  à  résoudre  pour  les  femmes 
aimables  qui,  ayant  chanté  tout  l'été,  se  trouvent,  comiue  la  cigale,  dé- 
pourvues d'autant  quand  la  bise  est  venue. 

Les  amis  de  Mme  d'Epenoy  prétendaient  qu'il  leur  était  aussi  iaipossi- 
ble  de  se  la  représenter  sans  raccompagnement  obligé  d'une  cliente  à 
piiurvoir  qu'il  le  serait  à  uti  artiste  de  peindie  Jupiter  sans  barbe  ou  Cu- 
pidon  sans  ailes.  Cette  assertion  un  peu  satirique  riait  pleinement  justifiée 
au  moment  où  a  commencé  ce  récit,  par  un  colloque  confidentiel  qui 
avait  lieu  rue  de  Grenelle-Saint-Germain,  entre  Mme  d'Epenoy  en  per- 
sonne et  une  autre  feaune  couchée  sur  la  liste  indiibitableaicnt. 

Le  lieu  où  se  passait  cette  conférence  était  un  petit  salon  assez  bas  d'é- 
tage, et  tendu  d'un  papier  gris,  h  bordures  veloutées,  qui  ne  se  recom- 
mandait ni  par  sa  fraîcheur,  ni  [iir  son  élégance.  Les  meubles  dont  il 
était  garni  semblaient  y  être  ii  l'éiroit.  La  pendule  et  les  candélabres 
étaient  trop  grands  pour  la  cheminée;  les  tableaux  tiuchaient  au  plafond; 
un  canapé  masquait  une  porte,  tant  il  était  disproportionné  à  l'exiguilé  du 
local.  Ces  meubles  évidemment  avaient  appartenu  à  un  appartement  plus 
vaste,  et  sans  doute  une  même  raison  d'économie,  en  le  réduisant,  Ws 
avait  conservés.  Mais,  si  mesquin  et  si  suranné  que  parût  ce  salon,  com- 
paré aux  magnificences  des  ameublemens  modernes,  il  avait  ses  habitués 
et  surtout  ses  habituées,  dont  l'assiduité  ne  le  cédait  eu  rien  ii  celle  que 
montraient  au  lever  du  grand  roi  les  courtisans  de  l'OEil  de-l!(Ruf.  Ce  fait 
n'a  pas  besoin  de  commentaires,  puisqu'on  sait  déjà  qu'au  coin  de  cette 
cheminée  étroite,  sur  les  rosaces  de  ce  tapis  fané,  à  l'abri  de  ce  paravent 
mystérieux,  fonctionnait  nue  des  plus  intéressantes  industries  de  la  vie  so- 
ciale :  une  fabrirjue  de  mariages  ! 

Mme  d'Epenoy  était  assise  sur  une  vaste  bergère,  les  pieds  sur  les  gar- 
de-feu et  le  coude  sur  une  petite  table  où  l'on  apercevait  pêle-mêle  un 
journal,  une  tabatière,  des  luoettcs,  une  boite  de  pâte  de  jujube;  le  tont 
sous  la  garde  d'un  chat  (jui  tionnait.  La  vivacité  de  son  regard,  sl-s  traits 
réguliers  et  ragrémeni  que  conservait  son  sourire,  témoignaient  de  sou 
ancienne  beauté,  tandis  que  la  franche  exhibition  de  ses  cheveux  gris  et 
la  simplicité  de  sa  toilette  disaient  avec  qui'lle  résignation,  sans  arrière- 
pensée,  elle  avait  accepté  son  rôle  de  vieille  femme. 

En  face  de  Mme  d'Epenoy  siégeait  au  bord  d'iui  fauteuil,  dans  l'attitude 
la  plus  perpendiculaire ,  un  éli'e  en  qui  l'on  était  obligé  de  reconnaiire 
aussi  une  femme  ,  en  raison  du  châle ,  de  la  robe  et  des  autres  attributs 
peu  vil  ils  dont  se  composait  sa  parure,  mais  qui  aurait  pu  adopter  le  vête- 
ment mascuhn  sans  qu'il  fût  venu  à  l'esjjrit  de  personne  de  soupçonner  la 
fraude.  Celte  créature  ossue  et  mal  équarrie  avait  de  gros  traits  enlaidis 
par  une  ph}sionomie  chagrine  ;  son  teint  rougeaud  à  l'état  ordinaire  s'en- 
llammail  en  cas  d'émotion,  et  sa  large  figure  alors  ne  ressemblait  pas  mal 
à  un  bassin  de  cuivre  rouge.  Le  fût  de  la  colonne  ne  dédommageait  pas  du 
chapiteau;  mais,  indemnité  insuirisanlc,  au  contraire  de  la  statue  du  songe 
de  Nabuchodoiiosor,  qui  avec  sa  tête  d'or  et  sa  poitrine  d'argent  péchait 
parla  base,  cet  ensemble  disgracieux  se  terminait  par  d'assez  jolis  pieds; 
aussi  les  méchans  disaient-ils  que,  de  toute  la  personne  de  Mlle  Alphon- 
sine  du  lîoissier,  c'était  ses  pieds  qu'on  voyait  d'abord,  tant,  assise  ou  de- 
bout, elle  manœuvrait  savamment  pour  attirer  sur  eux  les  yeux  du  public. 
Nous  achèverons  ce  portrait  par  une  observation  qui  nous  semble  indis- 
pensable, en  disant  que  l'original  n'avait  plus  que  quelques  années  à  par- 
courir pour  prendre  place  au  rang  des  aines  du  l'urgatoire. 

C'est  à  prévenir  cette  catastrophe  que  travaillait  principalement  Mme  d'E- 
pciioy  depuis  quelque  temps  j  et  quoique  ses  cUbils  eussent  obtenu  peu 


I 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


de  succès,  elle  y  persévérait  avec  un  entêtement  admirable.  Plus  réta- 
blissement de  sa  protégée  rencontrait  do  diiriciiltés ,  plus  elle  prenait  à 
cœur  de  le  conclure  ;  car  l'amour  propre  avait  fini  par  joindre  son  aiguillon 
à  celui  de  la  bienveillance,  et  la  non  réussite  de  ses  premières  démarches 
ayant  eu  quelque  retentissement,  elle  se  faisait  un  point  d'honneur  de  fer- 
mer la  bouciie  aux  mauvais  plaisans  par  une  victoire.  I:n  un  mot,  le  mariage 
de  Mlle  du  Boissier  était  devenu  l'idée  fixe  de  Mme  d'Epenoy,  à  qui  souvent, 
en  causant  avec  ses  intimes  de  choses  étrangères  à  ce  sujet,  il  échappait 
de  dire  d'un  air  rêveur  : 

—  Tout  cela  est  fort  bien  ;  mais  ça  ne  nous  trouve  pas  un  mari  pour 
cette  pauvre  Alphonsine. 

Avec  les  gens  dont  la  discrétion  lui  était  connue,  elle  terminait  la  con- 
versation par  cette  phrase  non  moins  inévitable  que  le  dcicnfla  Carlhago 
de  Caton,  ou  le  vote  du  général  Bertrand  pour  la  liberté  illimitée  de  la 
presse  : 

—  Aidez-moi  donc  à  marier  cette  pauvre  Alphonsine. 

En  dépit  de  la  criée  désespérée  dont  elle  était  l'objet,  Jîlle  du  Boissier 
n'avait  pas  encore  rencontré  te  généreux  mortel  qui  devait  l'élever  au  rang 
de  femme,  l'eut-élre  fidhiitil  attribuer  aux  ennuis  de  cette  longue  at- 
tente la  mauvaise  humeur  que  tiahissait  ordinaireaient  son  visage,  et  qui 
au  moment  dont  il  s'agit  dirait  un  caractère  d'abattement  ou  plutôt  de 
consternation. 

Le  silence  durait  depuis  quelques  instans  dans  le  salon  de  Mme  d'Epe- 
noy. La  maîtresse  du  logis  jouait  du  piano  sur  sa  tabaiière,  et  regardait  à 
la  dérobée  la  demoiselle  ultra-majeure  qui,  les  yeux  baissés,  se  tenait  sur 
son  fauteuil,  raide  et  immobile,  comme  la  femme  de  Loth  après  sa  méta- 
morphose. 

—  Que  voulez-vous,  mon  enfant?  dit  enfin  la  vieille  dame  avec  un  ac- 
cent de  commisération,  c'est  désagréable ,  je  l'avoue;  et  puisque  II.  Fer- 
rand  vous  aurait  convenu,  il  est  doublement  fâcheux  que  vous  ne  lui  con- 
veniez pas;  mais  aussi  quelle  idée  de  venir  à  cette  entrevue  en  manches 
plates  ? 

—  Mais,  madame,  c'est  la  mode,  répondit  Mlle  du  Boissier  en  relevant 
la  tête. 

—  Il  est  une  chose  plus  importante  encore  que  la  mode,  c'est  le  goiit. 
Je  n'attaque  pas  les  manches  plates  ;  mais  elles  ne  conviennent  qu'aux 
femmes  dont  le  buste  et  les  bras  sont  irréprochables. 

—  11  me  semble... 

— 11  vous  semble,  ma  chère  Alphonsine,  que  vous  êtes  sans  défauts  ;  nous 
nous  faisons  tous  plus  ou  moins  d'illusions  sur  ce  chapitre  là  ;  je  vous  ap- 
prendrai, moi  qui  ai  le  droit  de  tout  vous  dire,  qu'un  peu  d'art  ne  vous  est 
pas  tout  à  fait  inutile  ;  avec  des  manches  raisonnables ,  vous  n'auriez  pas 
fourni  à  M.  Fcrrand  l'occasion  d'exercer  son  esprit  sathique ,  et  peut-être 
k  mariage  serait-il  conclu  maintenant. 

—  Ce  sont  donc  ces  malheureuses  manches  qui  lui  ont  déplu?  demanda 
JUle  du  Boissier  eu  étonllant  un  soupir. 

—  Pas  précisément  les  manches. 

—  Quoi  donc  alors? 

— 11  est  inutile  de  s'arrêter  sur  ce  sujet:  c'est  une  aOTaire  finie  ,  et  le 
mieux  est  de  n'y  pas  penser. 

—  .le  vous  en  prie,  répondez-moi  ;  je  tiens  beaucoup  à  savoir  ce  qu'a  pu 
vous  dire  ce  monsietu'. 

—  Rien  d'ollensant  pour  vous;  je  uel'amais  pas  souffert.  Il  s'agit  d'une 
pimplo  plaisanterie. 

—  Ah  !  une  plaisanterie... 

—  D'assez  mauvais  goûi  ;  mais  ce  n'est  pas  par  la  légèreté  de  l'esprit 
que  brillent  ces  messieurs  de  la  Faculté. 

—  Enfin,  il  vous  a  dit... 

—  Eh  bien!  il  m'a  dit...  Mais  n'allez  pas  vous  fâcher.  Vous  savez  que 
tous  les  médecins  sont  un  peu  matérialistes;  cehiici  paraît  tenir  beaucoup 
à  la  forme,  reut-être  lliabiiude  de  tout  observer  du  point  de  vue  médical 
inilue-t-elle  sur  son  goi'it,  et  il  est  possible  que  son  antpathie  pour  la  mai- 
greur vienne  de  ce  qu'il  la  juge  inconqiatilile  avec  une  snnté  robuste. 

—  Il  vous  adit...  répéta  Mlle  Alphonsine  d'inie  voix  saccadée. 

Maliçré  sa  lionté  naturelle,  Mnu'  d'Epenoy  n'était p;is  exempte  d'un  secret 
penchant  à  la  moquerie,  que  légitinnit  d'aillwu's  en  ce  moment  son  titre  de 
protectrice. 

—  V.'i\  bien!  ma  chère  enfant,  puisque  vous  voulez  mut  savoir,  répon- 
dit-elle en  retenant  unsouriie,  M.  Ferr.  iid  m'a  dit  qu'ayant  achevé  depuis 
fort  lonjUcmps  toutes  ses  éludes  en  médecine,  il  ne  se  souriait  pas  de  corn- 
menc<'run  cours  d'ostéologie. 

L'indignation  produisit  sur  le  visage  de  Mlle  du  Boissier  rclTet  du  souf- 
flet sur  la  braise.  Enllamméc  jusqu'aux  oreilles,  la  fille  à  marier  essaya 
d'un  rire  dédaigneux. 

—  VA  nidi.  d.t  clic,  ji'  ne  me  soucie  pas  davantage  d'éponsrr  un  gros 
homme  mal  clivé,  qui  a  le  nez  rouge  et  sent  le  lahar.  Il  m'avait  dé))lu  au 
pi  emicr  aspei  t  ;  si  je  ne  vous  l'ai  pas  dit  tout  de  suite,  c'est  qu'après  la 
peine  t\w.  vous  aviez  prise,  je  ciaignais  de  vous  désobliger. 

—  Tout  cela  est  ;i  merveille,  reprit  Mme  d'i;i'.cnoy  eu  passant  la  main 
sur  le  dos  du  chat  r]ui  venait  de  s'éveiller;  mais  je  coaiiiu'iue  à  croire  ii 
quelque  malélicedont  vous  êtes  la  victime  sans  vous  en  douter.  Ce  malin 
je  Ciilcnlais  les  partis  avec  qui  je  vous  ai  mis  en  rapport  ile|)uis  cinq  ans, 
et  je  siiis  restée  elliayée  du  chillic.  \ingt-sept  ou  vingt-huit!  Jamais 
chose  pareille  ne  m'est  arrivée. 


—  Mais,  madame,  ce  n'est  pas  ma  faute,  fit  observer  Mlle  Alphonsine 
d'un  air  mélancolique. 

—  Je  sais  du  moins  que  ce  n'est  pas  la  bonne  volonté  qui  vous  manque. 
A  qui  manque-telle?  Mais  cela  ne  sulTit  pas.  Dans  votre  position  il  faut 
un  certain  entregent  dont,  par  malheur,  vous  êtes  tout  à  fait  dépourvue, 
et  que  mes  conseils  n'ont  pas  encore  réussi  ii  vous  donner.  Si  vous  étiez 
très  jeune,  très  riche  et  très  jolie,  cela  irait  tout  seul,  et  vous  n'auriez  pas 
besoin  de  chercher  à  plaire;  mais  à  trente-six  ans... 

—  Trente-cinq,  madame. 

—  Peu  importe;  avec  80,000  fr.  de  dot  tout  au  plus  et  un  physique... 
ni  bien  ni  mal,  vous  devez  être  aimable,  fort  aimable.  Je  ne  prétends 
point  dire  que  vous  ne  l'êtes  pas;  mais  il  s'agit  de  l'être  avec  inlelhgcnce 
et  à  propos. 

Mme  d'Epenoy  avait  été  trop  aimable  elle-même  dans  sa  jeunesse  pour 
qu'on  lui  contestât  le  droit  de  professer  l'art  de  p'aire.  Sûre  d'être  reli- 
gieusement écoutée,  elle  as;)ira  lentement  une  prise  de  tabac  et  s'étendit 
dans  sa  bergère  d'une  façon  un  peu  doctorale. 

—  Ma  chère  enfant,  dit-elle  ensuite  en  montrant  du  doigt  une  console, 
vous  voyez  cette  unie?  Si  vous  vouliez  la  soulever,  par  où  la  prendriez- 
vous? 

—  Pat  Panse,  répondit  Mlle  du  Boissier  du  ton  d'une  pensionnaire  ré- 
citant sa  leçon. 

—  A  merveille  C'est  aussi  par  là  qu'il  faut  prendre  les  hommes.  Tons 
ont  une  anse,  un  faible,  un  goût  dominant,  une  passion,  une  manie,  si 
vous  l'aimez  mieux.  Nous  autres  femmes  nous  donnons  prise  également, 
mais  d'une  manière  presque  uniforme,  par  la  vanité  ou  par  le  cœur  ;  tan- 
dis que  chez  les  hommes  le  côté  faible  varie  i»  linûni,  en  raison  de  la 
multiplicité  des  positions  qu'ils  peuvent  occu(ier  et  qui  nous  sont  inter- 
dites. Je  vous  ai  déjà  expliqué  cela  fort  souvent.  Peine  perdue  !  Dans  nos 
vingt-sept  ou  vingt-huit  entrevues,  vous  est-il  arrivé  une  seule  fois  de 
la  découvrir  cette  anse  providentielle,  et  de  la  saisir  net,  de  façon  à 
enlever  le  mariage  d'un  tour  de  main?  Jamais.  Loin  de  là,  vous  semblez 
prendre  à  tâche  de  faire  tout  le  contraire  de  ce  qui  serait  convenable  ;  et 
cepeiulant  ce  ne  sont  pas  les  avertissemens  qui  vous  ont  manqué.  Pour  ne 
citer  qu'un  fait,  rappelez-vous  la  dernière  de  vos  entrevues;  pas  celle-ci, 
celle  d'il  y  a  trois  mois,  avec  monsieur...  monsieur... 

—  M.  de  Biancourt,  dit  la  fille  à  marier,  d'une  voix  dolente. 

—  C'est  cela,  M.  de  Biancourt.  Je  vous  annonce  un  homme  grave,  fa- 
tigué du  monde,  qui ,  par  suite  de  malheurs  domestiques  éprouvés  du  vi- 
vant de  sa  première  femme,  a  pris  la  coquetterie  en  horreur  et  tient  avant 
tout  aux  qualités  sérieuses  et  solides;  votre  leçon  faite  en  commençant  par 
A  et  en  finissant  par  Z ,  me  voilà  tranquille  et  persuadée  que  cette  fois 
tout  ira  iiien.  Vous  arrivez;  que  vois-je  entrer?  une  danseuse  habillée 
pour  le  bal!  des  fleurs  dans  les  cheveux,  une  garniture  de  puint  d'.Vngle- 
terre,  une  robe  écourtée  outre  mesure,  afin  de  mettre  en  évidente  vos 
pieds,  dont,  par  parenllièse,  vous  abusez;  des  camées,  des  broches,  un 
bracelet!  quesais-je?  tout  un  magasin  de  bijouterie!  Vous  n'aviez  pas 
fait  trois  pas  dans  le  salon,  qu'au  froncement  de  sourcils  de  M.  de  Bian- 
court, j'aviiis  jugé  votre  cause  perdue.  Observez  que  c'était  un  excclient 
parti,  très  débonnaire  malgré  son  air  dur,  et  qu'une  fois  mariés  vous  en 
auriez  fait  au  besoin  tout  ce  qu  en  avait  fait  la  défunte  ;  seulement,  il  fal- 
lait ne  pas  l'elTai-oucher. 

—  \  ous  avez  raison,  madame,  dit  Mlle  du  Boissier  d'un  air  pincé;  mais 
je  n'ai  point  de  regret  de  cette  maladresse  ;  car  si  ma  toilette  n'a  pas  eu  le 
bonheur  de  plaire  à  M.  de  Biancourt ,  en  revanche,  sa  personne  et  sa  con- 
versation m'avaient  cousidérableinenl  déplu,  et  je  ne  puis  que  m'appiaudir 
de  n'être  pas  aujourd'hui  sa  femme. 

—  En  vérité,  ma  chère,  il  est  impossible  de  prendre  plus  fièrement  son 
parti,  reprit  avec  un  sourire  moqueur  Mme  d'Epenoy;  je  suis  persuadée 
(|ue,  si  nous  passions  en  revue  tous  les  hommes  qui  ont  décliné  le  bon- 
heiu'  de  vous  appartenir,  pas  un  seul  ne  trouverait  grâce  à  vos  yeux  ;  ce- 
pendant plus  d'une  fois  je  \  ous  ai  eiUendue  tenir  mi  langage  moins  super- 
be. Je  me  souviens  même  qu'en  général ,  pour  ne  pas  dire  toujours ,  \  eus 
trouviez  ces  messiems  fort  bien  ;  et  je  prendrai  la  liberté  de  croire,  malgré 
vos  dédains  d'aujourd'hui,  (pi'en  cas  de  demande  de  n'importe  lequel  d'en- 
tre eux ,  cas  qui ,  à  mon  grand  regret,  ne  s'est  pas  présemé ,  im  refus  au- 
rait eu  de  la  peine  à  sortir  de  votre  bouche. 

— -  Mon  Dieu  !  madame ,  vous  croyez  donc  que  j'ai  bien  envie  de  me 
luariei'?  demanda  .Mile  Alphonsine,  dont  les  joue^  s'empourprèrent  de  i 
nouveau.  t 

—  liait  il?  dit  la  veille  dame  qui  se  redressa  dans  sa  bergère,  et  C&a 
sur  sa  protégée  un  regard  d'etoiuiement  ironique. 

—  En  tout  cas,  si  je  cherche  ;i  métablir,  c'est  uniquement  parce  que 
dans  le  monde  les  demoiselles  n'ont  pas  une  position  convenable,  ou  plu- 
tôt n'en  ont  pas  du  tout;  mais  quant  au  mariage  eu  lui-mcmc,je  puisbicii 
^ous  jurer  que  si  je  ne  consultais  que  mon  goût.... 

-  Vous  resteriez  hllc  ? 

—  Je  ne  vois  pas  ce  qu'il  y  a  de  si  alti"a)ant  dans  le  rommcrcc  d'un 
homme ,  le  plus  souvent  grossier ,  vulgaire ,  inintelligent ,  et  toujours 
égoïste. 

Mme  d'Epenoy  se  pencha  en  avant,  et  baissant  la  vois  comme  si  elle 
eùtcr;unt  d'être  entendue  de  qiuMque  tiers  invisible  : 

—  Ma  chère  amie,  dit  elle,  nous  sommes  entre  nous,  et  vous  .savez 
que  je  ne  vous  trahirai  p.as;  aiusi  donc  dégonflez  vous .  ep-mchcz  ce  qm| 


8 


LE  MAGASIN  LITTliRAIRE. 


vous  avez  sur  le  cœur,  cela  fait  du  bien;  mais  ne  répétez  jamais  (lovant 
d'autres  ce  que  vous  venez  de  nie  dire. 

—  Pourquoi  donc,  madame? 

—  Parce  qu'en  public,  s'il  est  bon  souvent  de  cacher  ses  désirs,  on  ne 
doit  jamais  les  cidoninicr. 

,      —  Je  ne  dis  que  ce  que  je  pense. 

!  —  Je  veux  vous  croire  ;  mais  d'autres  seraient  plus  incrédules.  En  vous 
entendant  maltraiter  ainsi  ces  pauvres  hommes,  ils  se  rappelleraient  peut- 
être  le  renard  de  la  fable  et  penseraient  que  vous  trouvez  le  mariage  trop 
vert. 

Mme  d'Epenoy  se  renfonça  dans  sa  bergère  et  prit  une  nouvelle  prise 
de  tabac  qu'elle  aspira  d'un  air  passablement  sardoniquc,  tandis  que  Mlle 
Alplionsinc ,  les  joues  plus  llainlioyantes  que  jamais,  se  mordait  les  lèvres 
jusqu'au  sang.  Ce  n'était  pas  la  première  fois  qu'un  orage  semblait  près 
d'éclater  entre  la  patronne  et  la  cliente.  Celle-ci  avait  souvent  besoin 
d'une  patience  que  son  tempérament  rendait  très  méritoire ,  pour  sup- 
porter sans  y  répondre  les  moqueries  par  lesquelles  la  vieille  dame  lui 
faisait  payer  ses  bons  oliiccs.  En  ces  occasions,  malgré  son  secret  cour- 
roux, elle  gardait  un  prudent  silence;  car,  se  brouiller  avec  sa  protec- 
trice ,  autant  eftt  valu  renoncer  an  mariage  ;  mais  pour  nous  servir  d'une 
locution  énergique  dans  sa  vulgarité,  il  est  permis  de  croire  que  le  diable 
n'y  perdait  rien.  Quant  à  Mme  d'Epenoy,  tout  en  remuant  le  ciel  et  la 
terre  pour  trouver  un  mari  à  celte  pauvre  Atpltonsine,  elle  ne  pouvait 
s'empêcher  de  lui  en  vouloir  au  fond.  Elle  éprouvait  à  son  égard  un  sen- 
timent analogue  h  la  mauvaise  humeur  qu'inspire  à  un  négociant  la  vue  de 
marchandises  sans  débit  et  vieillies  dans  sa  boulique. 

— Pendant  le  temps  qu'elle  m'a  fait  perdre ,  j'en  aurais  marié  douze  au- 
tres, se  disait-elle  parfois  avec  dépit. 

En  ces  niomenslà  îHIle  de  Boissier  était  mal  venue  à  protester  de  son 
antipathie  pour  les  hommes  et  de  son  indill'érence  en  matière  de  mariage. 
Un  sarcasme  plus  ou  moins  acéré  ne  tardait  pas  à  lui  fermer  la  bouche  ; 
mais  la  bonté  du  caractère  reprenant  bientôt  le  dessus,  Mme  d'Epenoy  n'é- 
pargnait rien  pour  guérir  la  blessure  que  venait  de  recevoir  l'amour-pro- 
pre  de  sa  protégée ,  et  c'est  en  redoublant  d'elToris  pour  lui  trouver  enfin 
un  mari,  qu'elle  cherchait  à  la  lui  faire  oublier. 

Après  un  court  silence,  Mme  d'Epenoy  reprit  la  parole  avec  un  accent 
d'enjouement  : 

—  Allons,  mon  cnûmt,  ne  boudez  plus.  La  moue  enlaidit  les  plus  jo- 
lies femmes.  Napoléon  et  Louis  XVIII  avaient  leurs  coups  de  boutoirs; 
j'ai  aussi  les  miens  qu'il  faut  me  pardonner  en  faveur  de  mes  bonnes  in- 
tentions. Je  vous  promets  de  redoubler  de  zèle  et  de  ne  pas  prendre  de 
repos  que  vous  ne  soyez  convenablement  établie.  Soyez  sûre  que  nous 
en  viendrons  à  bout  et  que  vous  n'aurez  pas  perdu  pour  attendre  un  peu  ; 
seulement  j'ai  un  avis  à  vous  donner,  ou  plutôt  une  opinion  à  vous  sou- 
mettre. 

—  Je  vous  écoute,  madame,  répondit  Mlle  du  Boissier,  un  peu  calmée 
par  ces  dernières  paroles. 

—  Jusqu'à  présent  vous  n'avez  pas  voulu  entendre  parler  d'un  mari 
qui  eût  plus  de  quarante-cinq  ans,  et  encore  que  de  sermons  pour  ar- 
river là!  11  y  a  deux  ans  il  vous  faillait  un  époux  de  votre  âge;  plus 
tard,  vous  avez  permis  qu'il  eût  quarante  ans;  aujourd'hui  vous  êtes 
plus  raisonnable  ;  mais  il  faudrait  l'être  tout-à-fait.  Si  vous  m'en  croyez, 
nous  reculerons  encore  un  peu  la  limite. 

—  A  moins  d'épouser  un  vieillaid ! 

—  A  cinquante  ans,  un  homme  n'est  pas  encore  un  vieillard. 

—  Cinquante  ans!  s'écria  Mlle  Alplionsine  avec  un  accent  où  éclatait 
l'antipathie  qu'éprouvent  presque  toutes  les  filles  d'un  certain  âge  pour 
les  hommes  sur  le  retour  ;  antipathie  que  ceux-ci ,  chose  pénible  à  di- 
re, leur  rendent  religieusement. 

Mme  d'Epenoy  laissa  échapper  un  signe  d'impatience. 

—  Allez-vous  retomber  dans  vos  chimères?  dit-elle  d'un  ton  un  peu 
vif;  faut-il  vous  répéter  mille  fois  la  même  chose?  Je  vous  l'ai  dit  :  la 
présomption  de  ces  messieurs  est  si  grande  qu'à  l'égalité  d'âge  ils  se 
croient  beaucoup  plus  jeunes  que  nous,  et  t(!l  homme  de  cinquante  ans, 
que  je  pourrais  citer,  aurait  peut-être  l'inipcitincnce  de  vous  trouver 
trop  vieille;  c'est  otlieu^,  c'est  révoltant,  mais  c'est  ainsi.  Prenez  donc 
le  monde  comme  il  est,  et  n'attendez  pas  de  ses  préjugés  une  excep- 
tion en  votre  faveur.  Pour  vous ,  je  dois  le  dire ,  un  jeune  mari  n'est 
qu'un  rêve,  et  je  croyais  que  M.  Gastoul  vous  avait  complètement  éveillée. 

j  Au  nom  de  M.  Gastoul  un  éclair  de  haine  étinccla  dans  les  yeux  ver- 
I  dàtrcs  de  la  demoiselle  à  marier  et  ses  lèvres  frémirent  comme  si  elle 
)i  se  fût  préparée  à  mordre. 

s     —  Je  ne  sais  pas  ce  que  vous  voulez  dire ,  répondit-elle  avec  une 
J  indifférence  affectée, 

—  Ah!  ma  chère,  permettez,  répartit  Mme  d'Epenoy,  qui,  trouvant 
son  élève  peu  docile  h  ses  leçons,  reprenait  peu  à  peu  vis-à-vis  d'elle 
le  ton  de  l'ironie;  si  vous  n'avez  pas  de  mémoire,  j'en  ai,  moi  ;  puisque 
vos  souvenirs  sont  en  défaut,  je  vais  mettre  les  miens  à  votre  service. 

Il  y  a  quatre  ans,  vous  ne  vous  occupiez  que  de  M.  Gastoul  ;  vous 
en  parliez  sans  cesse,  et  il  ne  pouvait  aller  nulle  part  sans  qu'on  vous 
y  vit  arriver  aussitôt.  Pour  les  moins  clairvoyans,  il  était  avéré  que 
vous  aviez  conçu  le  projet  formel  de  lui  plaire  et  de  l'épouser.  C'eût 
été  fort  bii-njoué  assurément,  puisqu'il  a  de  la  fortune,  du  talent  et  cinq 
OU  six  ans  de  moins  que  vous.  Par  mnlheur  vos  bonnes  dispositions  à  son 


égard  n'ont  été  récompensées  que  par  'ingratitude  h  plus  noire.  Cet 
homme  sans  savoir-vivre  n'a-t-il  pas  osé  plaisanter  publifinement  des  in- 
tentions qu'on  vous  supposait,  et,  pour  comlde  d'impertinence,  ne  s'est  il 
pas  permis,  il  y  a  trois  ans,  d'épouser  une  femme  jeuni',  charmante,  bien 
née  et  qui  lui  a  apporté  en  mariage  trois  ou  (piatre  cent  mille  francs?  En 
vérité,  voilà  un  procédé  indigne,  et  à  votre  place  j'eM|garderais  une  éter- 
nelle rancune! 

Cette  dcrnièie  recommandation  était  superflue,  à  en  juger  par  l'expres- 
sion vindicative  qui,  au  seul  nom  de  M.  Gastoul,  s'était  peinte  sur  la  pliy- 
sionnmiede  Mlle  Alplionsine;  mais  le  persillage  de  Maie  d'Epenoy  irii^a 
au  vif  la  blessure  incui'alile  dont  souffrait  depuis  quatre  ans  l'-unotir-pro- 
pre  de  la  fille  à  marier.  Ce  fut  d'une  voix  altérée  par  une  colère  conleime 
avec  peine  que  celle-ci  prit  la  parole  pour  répondre. 

—  11  est  indubitable  que  Mme  Giisioul  est  plus  jeune  que  moi,  plus  ri- 
che que  moi,  plus  belle  que  moi;  qu'elle  possède  autant  d'avanlanes  que 
je  puis  avoir  de  défauts,  et  que  je  gagnerais  beaucoup  à  lui  rcsseniMcr  ; 
pourtant,  tout  considéré,  j'aime  autant  lui  laisser  ses  moyens  de  plaire  et 
rester  comme  je  suis. 

—  Toujours  la  fable  du  renard  !  dit  Mme  d'Epenoy  en  souriant  mali- 
gnement. 

Mlle  du  Boissier  sourit  à  son  tour  d'une  manière  méprisante. 

—  Si  je  ne  suis  pas  riche,  reprit-elle,  si  je  ne  suis  pas  jolie,  si  je  ne  suis 
pas  de  la  première  jeunesse,  du  moins  je  n'ai  point  d'intrigues. 

Dans  son  irritation,  la  demoiselle  à  marier  ne  s'apercevait  pas  que  la 
pierre  dont  elle  voulait  lapider  Mme  Gastoul  frappait  droit  à  la  télé  sa 
protectrice.  Celle-ci  toutefois  n'eut  pas  l'air  de  voir  dans  cette  accusation 
une  personnalité,  et  elle  répondit  tranquillement  : 

—  Voulez  vous  dire  par  laque  Mme  Gastoul  trompe  son  mari? 

Ah  !  le  pauvre  homme,  s'écria  Mlle  Alphonsine  ,  avec  une  insultante 
pitié. 

—  Ecoutez,  ma  chère,  reprit  la  vieille  dame  d'un  ton  sérieux,  que  vous 
baissiez  M.  Gastoul ,  qui  n'a  pas  eu  l'honnêteté  de  tomber  amoureux  de 
vous,  je  comprends  cela  et  je  l'excuse;  mais  sa  femme  ne  vous  a  rien  fait 
et  cependant  vous  la  détestez  plus  encore  que  lui  peut-être;  vous  ne  man- 
quez pas  une  occasion  d'en  dire  du  mal,  ce  qui  est  à  la  fois  une  méchanceté 
et  une  maladresse  :  une  méchanceté,  en  ce  que  la  conduite  de  Mme  Gas- 
toul ne  motive  certainement  pas  vos  attaques  ;  et  une  maladresse ,  car  qui 
dit  critique  dit  prescpie  toujours  envie. 

—  Hloi,  envieuse  de  cette  femme  !  ah!  madame  ! 

—  Cette  femme,  comme  vous  avez  la  politesse  de  la  nommer,  est  jeune, 
charmante,  spirituelle,  dit  on,  fort  recherchée  dans  le  monde,  et  il  y  a  là 
de  quoi  faire  sécher  de  dépit  certaines  personnes.  Au  fait ,  qu'avezvous  à 
lui  reprocher  ? 

—  Moi,  rien  du  tout,  dit  Mlle  du  Boissier  en  traînant  la  voix  avec  affec- 
tation, pas  la  moindre  des  choses  ;  seulement  je  doute  que  son  mari  puisse 
en  dire  autant. 

—  Mais  c'est  un  acte  d'accusation  en  règle  !  Voyons,  mademoiselle  du 
ministère  public,  expliquez-vous.  On  m'a  dit  que  mon  lils  s'occupait  beau- 
coup de  cette  dame  ;  est-ce  à  cela  que  vous  voulez  faire  allusion  ?  En  ce 
cas,  pas  de  conjectures,  pas  de  suppositions,  pas  d'ouï-dire  ;  des  faits  et 
des  preuves.  Maintenant  vous  êtes  trop  avancée  pour  reculer  ;  parlez  donc, 
je  vous  écoute... 

L'accent  vif  et  un  peu  brusque  de  Mme  d'Epenoy  indiquait  l'éveil  de  sa 
curiosité.  Ses  yeux  péiillans  d'impatience  semblaient  vouloir  arracher  de 
la  bouche  de  Mlle  Alphonsine  les  paroles  qui  tardaient  à  en  sortir.  Avant 
de  dépecer,  à  tort  ou  à  raison,  la  réputation  de  la  femme  qu'elle  détestait, 
la  fille  à  maiier  sourit  bénignement ,  comme  les  chats  font  patte  de  velours 
au  moment  de  jouer  des  grilles. 

—  Vous  me  demandez  des  faits  el  des  preuves?  dit-elle  d'un  ton  dou- 
cereux. 

—  Oui,  mais  des  faits  certains  et  des  preuves  évidentes. 

—  Vous  me  promettez  de  ne  l'épéter  à  personne  ce  que  je  vais  vous 
dire?  Pour  que  je  vous  en  parle,  il  faut  que  je  sois  bien  sûre  de  votre  dis- 
crétion ;  car  je  serais  désolée  de  nuire  en  rien  à  cette  dame. 

—  C'est  bon,  dit  assez  sèchement  Mme  d'Epenoy;  n'en  parlez  pas  plus 
à  d'autres  que  je  n'en  parlerai  moi-même,  et  le  secret  sera  bien  gardé. 

—  Eh  bien  !  madame,  répondit  Mlle  du  Boissier  en  baissant  la  voix 
comme  pour  donner  plus  de  solennité  à  sa  confidence ,  voici  ce  qui  s'est 
passé.  Hier  il  y  avait  une  soirée  dramatique  à  l'hôtel  Castellane  ;  j'y  étais 
ainsi  que  Mme  Gastoul,  cl  le  hasard  nous  avait  placées  l'une  à  côté  de  l'au- 
tre. La  chaleur  était  excessive,  et  plusieurs  personnes  s'en  plaignaient,  ma 
voisine  surtout.  Bientôt  je  m'aperçois  qu'elle  pâlit  et  vase  trouver  mal.  Je 
la  soutiens  ;  une  ou  deux  femmts  se  joignent  h  moi,  nous  l'aidons  à  sortir, 
et  nous  la  conduisons  dans  un  salon  à  côté.  Là  elle  perd  tout  à-lait  con- 
naissance, et  tandis  qu'on  lui  fait  respirer  des  sels  et  qu'on  parle  même  de 
la  déshabiller,  je  lui  ôte  ses  gants  pour  lui  frapper  dans  les  mains.  Figurez- 
vous  aiors... 

Au  moment  où  semblait  commencer  l'intérêt  de  sa  narration,  Mlle  Al- 
phonsine fut  interrompue  par  le  domestique  de  Mme  d'Epenoy,  qui  venait 
annoncer  à  sa  maîtresse  la  visite  du  marquis  de  Morsy. 

—  Vous  me  conterez  le  reste  plus  tard ,  dit  la  vieille  dame  :  je  ne  puis 
pas  renvoyer  M.  de  Alorsy  que  j'ai  lait  prier  de  venir  me  voir  pour  une 
affaire  qui  m'intéresse. 

--  Je  reviendrai  demain,  répondit  Mlle  d^  Boissier  en  se  levant  discrets- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


uicnt;  adieu,  madame;  si  j'ai  dit  quelque  chose  qui  vous  déplaise,  j'espère 
que  vous  ne  m'en  voudrez  pas. 

—  Kli  bien  !  où  allez-vous  donc?  reprit  Mme  d'Epenoy,  qui  la  vit  se  di- 
riger vers  la  clianilire  à  coucher. 

—  Je  suis  faf;ot('c  indignement,  et  je  ne  veux  pas  rencontrer  ce  mon- 
sieur dans  l'aniicliambre  ;  je  vais  passer  par  le  petit  escalier. 

—  i\!ais  il  a  cinquante  ans  !  dit  en  riant  Mme  d'Epenoy. 

—  Ce  n'est  pus  une  raison  pour  (|nc  je  lui  fasse  peur. 

Kn  prononçant  ces  paroles,  qui  promenaient  une  prochaine  conversion 
aux  sages  maximes  de  sa  protectrice,  mademoiselle  du  lîoissier  ouvrit  la 
porte  de  la  chambre  à  coucher  et  disparut  au  moment  où  le  domestique 
rentrait  dans  le  salon  pour  annoncer  le  marquis  de  Morsy. 

Mme  d'Epenoy  accueillit  le  marquis  de  Morsy  avec  un  empressement  fa- 
milier, annonçant  à  la  fois  les  liens  d'amitié  qui  les  unissaient  depuis  long- 
temps et  le  plaisir  particulier  qu'elle  avait  a  le  voir  en  ce  moment. 

—  Je  vous  aiteudais,  lui  dit-elle  ;  j'étais  bien  sûre  que  vous  viendriez  à 
mon  premier  appel.  Vous  avez  vu  mon  fils  ? 

—  Je  l'ai  rencontré  tout  a  l'heure  aux  Tuilleries ,  répondit  le  marquis. 

—  Pauvre  Louis  !  il  ne  se  doute  guère  qu'en  le  cliargcant  de  vous  prier 
de  passer  ici ,  je  l'envoyais  chercher  la  férule  qui  doit  le  corrigar. 

—  Qu'a-t-il  donc  fait? 

—  C'est  tout  un  procès  à  instruire;  attendez-moi  là,  tandis  que  je  vais 
chercher  les  pièces. 

Mme  d'Epenoy  entra  dans  sa  chambre  à  coucher,  prit  plusieurs  papiers 
dans  un  tiroir  de  son  bureau,  et  revint  ensuite  au  salon  ;  mais  auparavant 
elle  eut  soin  de  s'assurer  du  départ  de  Mlle  du  Doissior,  ()iécauiion  qui 
semblait  indiquer  peu  de  confiance  dans  la  discrétion  de  la  lille  à  marier. 

—  Préparez  votre  p:iticnce,  dit-elle  en  s'asseyant  dans  sa  borsère,  tan- 
dis que  le  marquis  prenait  un  fauteuil;  il  s'agit  d'écouler  une  confidence; 
il  y  a  une  trentaine  d'années  vous  n'auriez  pas  attendu  mes  avances  pour 
solliciter  l'emploi  que  je  vous  impose  ;  aujourd'hui ,  c'est  à  moi  de  risquer 
le  preuiicr  pas,  trop  heureuse  encore  s'il  ne  vous  fait  pas  battre  en  re- 
traite. 

Le  marquis  avait  accueilli  avec  un  sourire  mélancolique  l'allusion  de  la 
vieille  dame  aux  jours  de  leur  jeunesse  ;  mais,  au  lieu  d'y  répondre  en 
appuyant  lui-même  sur  ce  sujet ,  il  s'inclina  et  dit  d'un  ton  sérieux  : 

—  Vous  savez,  madame ,  que  je  suis  le  plus  dévoué  de  vos  serviteurs. 

—  Je  le  crois,  et  sans  plus  de  compliiuciis  je  commence.  Permettez- 
moi  seulement  un  préambule  indispensable.  11  y  a  cinq  ans,  lorsque  M. 
d'I'.penoy  mournt,  Louis  venait  d'atteindre  sa  majorité  ;  il  entra  donc  aus- 
sitôt en  jouissance  de  la  fortune  de  son  iièrc  ,  fortune  composée  du  do- 
maine des  Tillots,  estimé  1^0,000  fr.,  et  de  mille  écus  de  rentes  en  cinq 
pour  cent.  C'était  un  revenu  de  près  de  8,000  fr.  dont  je  ne  lui  deman- 
dais aucun  compte  ;  de  plus ,  il  était  logé  et  nourri  chez  moi ,  lui ,  son  do- 
mestique et  ses  deux  chevaux.  L'appartement  que  j'avais  alors  dans  la 
rue  de  Varcnncs  était  vaste ,  et  ma  fortune  personnelle  me  permettait  de 
faire  les  choses  grandement.  Voilà  donc  HL  Louis  disposant,  ;i  peine  ma- 
jeur, d'une  liste  civile  de  8,000  fr.  sur  laquelle  il  n'avait  à  payer  que  ses 
dépenses  de  toilette,  les  gages  de  son  domestique,  ses  stalles  aux  théâtres 
et  les  dîners  do  garçon  qu'il  lui  plaisait  de  donner  à  ses  amis.  Ne  pensez- 
vous  pas  que  plus  d'iui  fils  de  bonne  maison  se  fût  accommodé  d'un  pareil 
budget? 

—  Moi  le  premier,  h  son  âge ,  répondit  le  marquis  ;  à  vingt-deux  ans 
j'étais  lieutenant  de  dragons,  et  mon  père  m'allouait  pour  tout  supplément 
de  solde  1,200  Ir.  par  an. 

—  Mon  bon  sujet  de  (ils  parut  trouver  d'abord  sa  condition  supporta- 
ble; mais  bientôt  la  société  déjeunes  étourdis  dans  laquelle  il  s'était  lancé 
lui  inspira  des  idées  d'indépendance  et  de  dissipation  incompatibles  avec 
une  conduite  régulière.  Sous  le  prétexte  de  ménager  mon  repos  qu'il 
troublait  quelipiefois  en  rentrant  au  milieu  de  la  nuit ,  il  ne  tarda  pas  à 
m'exprimer  le  désir  de  louer  un  appartement  parli(  ulier  dans  le  (piailicr 
où  il  avait  ses  relations  habituelles.  De  la  sorte  ,  je  ne  penserais  plus  à 
veiller  en  l'attendant,  ou  mon  sommeil  ne  serait  plus  interrompu  à  son 
retour  par  le  bruit  de  son  cabriolet  ;  ses  chevaux  oux-mèmcs  y  gagne- 
raient en  étant  moins  fatigués,  et  une  foule  d'autres  raisons  do  pareille 
force.  Cela  signifiait  ([uc  U.  Louis  trouvait  ma  domination  trop  hun-de , 
si  tolérante  qu'elle  fût  en  réalité ,  et  \oulait  devenir  maître  absolu  de  ses 
actions.  Que  faire?  Uésister  c'eût  été  compromcltre  mon  autorité.  De  quel 
droit  d'ailleurs  enchaîner  l'existeuce  de  mon  fils  à  la  mienne  ?  K'était-il 
pas  majeur? 

Je  cédai  donc  malgré  moi,  et  quoique  je  prévisse  ce  qui  allait  arriver; 
mais  le  jour  où  Louis  alla  s'établir  dans  son  nouvelle  appartement,  je  ne 
pus  résister  au  triste  plaisir  de  prophétiser  à  la  manière  de  Cassaudre.  — 
«  Mon  cher  ami,  lui  dis-je,  à  présent  que  te  voilà  hors  de  ma  tPitelle,  ton 
premier  soin  va  être  de  manger  la  fortune  de  t(Ui  père;  cela  ne  sera  pas 
long,  si  j'en  crois  les  dispositions  (|uo  tu  manifestes  depuis  (pielque  temps. 
Si  tu  es  un  fou ,  et  je  le  crains ,  tu  ne  l'arri'ieias  pas  que  toiil  n'y  ait  passé  ; 
si  lu  deviens  raisonnable,  et  Dieu  le  veuille  !  tu  coinitrendras  bientôt  que 
le  bonheur  n'est  pas  dans  le  déréglenuMil.  Dans  tous  les  cas,  le  veau  gras 
sera  toujours  prit  à  être  mis  à  la  broche ,  et  plus  tôt  reviendra  l'enfant 
prodigue,  plus  il  rendra  sa  mère  heureuse.  Maintenant  retiens  ceci  :  le 
bien  de  ton  père  t'appartient,  et  je  ne  puis  pas  t'empècher  de  le  dissiper  ; 
mais  ma  fortune  est  à  moi,  et  pour  aucune  considération  je  n'eu  distrai- 
rai la  moindre  parcelle  en  ta  faveur  avant  ton  mariage.  C'est  un  dépOt  que 


je  te  garderai  fidèlement  et  que  je  saurai  défendre  contre  toi-mèaie. 
Ainsi,  lorsque  tu  feras  des  dettes,  car  tu  en  feras  ,  ne  compte  par  sur  moi 
pour  les  payer,  et  rappelle-toi  qu'il  sera  inutile  de  donner  mon  adresse  à 
tes  créanciers. 

Louis  essaya  do  tourner  en  plaisanterie  mes  prédictions  et  jura  de  m'é- 
difier  par  sa  conduite.  Fort  peu  tranquillisée  par  ces  protestations,  je  mis 
en  pratique  sans  délai  un  plan  de  vie  propre  à  atténuer  les  désastres  que 
je  prévoyais.  Ce  fut  alors  qu'à  la  grande  surprise  de  mes  amis  ,  qui  ne 
comprenaient  rien  à  ma  soudaine  avarice,  je  quittai  mon  bel  appartement 
de  la  rue  de  Varennes ,  pour  m'établir  dans  cette  modeste  demeure.  Je 
vendis  mes  chevaux,  et  je  ne  conservai  qu'un  do  nestique  et  une  cuisinière  ; 
à  mon  âge,  on  se  passe  fort  bien  de  femme  de  chambre,  et  n'ayant  plus 
de  voiture,  je  n'avais  pas  besoin  de  cocher;  en  un  mot  ,  je  réduisis  ma 
dépense  au  nécessaire  de  ma  condition.  Sur  mes  trente  mille  livres  de 
rente,  je  m'étais  imposé  la  loi  d'en  économiser  ving  mille,  et  il  n'est  pas 
d'année  où  je  n'aie  mis  de  côté  davantage.  Ainsi  tandis  que  mon  vaurien 
bn'daît  ses  chandelles  par  les  deux  bouts,  je  souillais  les  miennes  comme 
Harpagon;  ce  qui  fait  qu'eu  riant  de  ses  extravagances,  on  n'épargnait 
pas  ma  ladrerie  ,  et  que  plus  d'une  fois  dans  le  monde  j'ai  eu  le  plaisir 
d'entendre  circuler  autour  de  moi  le  proverbe  :  «  A  père  avare  ,  enfant 
prodigue  !  i> 

—  Excellente  mère  !  dit  HL  de  Morsy  en  pressant  affectiftusement  la 
main  de  sa  vieille  amie. 

—  Mon  fils  est  un  beau  jeune  homme  qui  deviendra,  je  l'espère,  un 
homme  distingué,  reprit  Mme  d'Epenoy  avec  un  mouvement  d'oigueil; 
ses  défauts  sont  ceux  de  son  âge ,  et  si  sa  tète  est  légère,  il  a  le  cœur  ex- 
cellent. Moi  je  suis  une  vieille  feaime  qui  ne  sers  plus  à  grand'chose  dans 
le  monde;  n'est-il  pas  juste  que  je  vive  pour  lui?  C'e>t  mon  bonheur 
d'être  avare  ,  pinsqu'en  lin  de  compte  ,  sa  fortune  dissipée  ,  il  se  retrou- 
vera aussi  riche  qu'auparavant!  Mais  que  serait  devenu  ce  pauvre  enfant 
si,  au  grand  chagrin  de  ma  cuisinière,  je  n'avais  pas  appris  ce  que  coule 
une  livre  de  beurre  ou  une  salade  ?...  Savez-vous  où  il  est  maintenant , 
le  Sardanapale  ? 

—  Il  a  tout  mangé. 

—  Je  l'ai  craint  un  instant  ;  de  récentes  informations  m'ont  un  peu  ras- 
surée. Non,  il  n'a  pas  encore  tout  mangé;  mais  il  est  au  moins  au  second 
service.  Le  domaine  des  Tillots,  que  je  croyais  vendu,  est  seulement  gre- 
vé d'hypothèques  pour  soixante  mille  francs ,  presque  la  moitié  de  sa  va- 
leur !  Quant  aux  rentes  sur  l'état,  elles  n'existent  plus  ,  comme  vous  le 
pensez  bien. 

—  C'est  toujours  par  là  qu'on  commence.  Mais  ces  papiers  que  vous  te- 
nez à  la  main  ? 

—  Nous  y  arrivons,  'ilalgré  ma  déclaration  à  Louis  au  sujet  de  ses  det- 
tes futures,  vous  devinez  que  plus  d'une  fois  on  s'est  adressé  à  moi  ;  lui , 
jamais,  il  a  trop  d'orgueil  ;  mais  des  tapissiers,  des  marchands  de  chevaux, 
enlin  des  créanciers  moins  patiens  que  les  autres  et  qui  venaient  voir  si  la 
vieille  mère  aurait  la  faiblesse  de  se  laisser  tirer  une  plume  de  l'aile.  J'a- 
vais toujours  écoiuluit  ces  messieurs  fort  poliment,  cb  leur  disant  que 
les  dettes  do  mou  lils  ne  me  regardaient  pas  ;  mais  avant-hier,  pour  la 
première  fois,  ma  fermeté,  que  je  croyais  inébranlable,  s'est  trouvée  en 
défaut.  Avant-hier,  un  homme  bien  mis,  et  porteur  d'une  ligure  très  res- 
pectable, entie  chez  moi. — «  Madame,  me  dit-il  d'une  voix  doucereuse  en 
me  montrant  des  papiers,  voici  trois  billets  de  mille  francs  chacmi,  sous- 
crits par  monsieur  voire  lils.  Hier,  jour  de  l'échéance,  ils  ont  été  présen- 
tés à  plusieurs  reprises  à  son  domicile,  où  personne  ne  s'est  trouvé  pour 
les  acquitter.  Ce  refus  de  paiement  me  met  dans  la  nécessité  de  faire  pro- 
tester ces  billets  et  de  poursuivre  le  remboursement  de  mes  fonds  par 
toutes  les  voies  de  droit,  y  compris  la  conti-aiute  par  coips.  Avant  d'en 
venir  à  cette  pénible  extrémité ,  j'ai  cru  devoir  m'adresser  à  vous  ,  ma- 
dame, dans  votre  intérêt  plus  encore  que  d>ins  le  mien.  Peut-être  aimerez- 
vous  mieux  payer  ces  trois  mille  francs,  qui  sont  pour  vous  peu  de  chose, 
que  de  voir  AI.  votre  lils  unique  eu  prison. 

—  Vous  avez  payé  ? 

—  Ce  bourreau  de  juif,  c'en  était  un  à  coup  sûr,  parlait  d'un  ton  si 
tranquille  et  si  révérencieux ,  que  je  ne  doutai  pas  un  instant  que.  si  je  le 
laissais  sortir  les  mains  vides,  il  n'allât  aussitôt  commencer  la  procédure. 
Je  vis  mon  pauvre  Inouïs  sous  les  verroux,  et  toutes  mes  belles  résolutions 
s'évanouirent.  J'allai  donc  prendre  dans  ma  cassette  trois  bons  billets  de 
mille  francs  que  j'échangeai  eu  soupirant  contre  ces  chiiïons.  Mais  au 
moment  de  consommer  cette  sottise ,  le  ciel  m'inspira  une  idée  dont  j'at- 
teiuls  un  effet  salutaire. 

—  Ouelle  idée? 

—  Si  Louis  sait  que  j'ai  payé  ses  billets,  dis-je  en  moi-même,  il  ne  s'en 
inquiétera  plus,  et  voilà  mon  angent  perdu,  sans  compter  que.  ce  pre- 
mier pas  fait .  il  n'y  a  aucune  raison  pour  que  je  ne  sus  pas  assaillie  de 
créanciers  du  matin  au  soir.  Dans  ma  main,  ces  billots  sont  du  papier 
nuirt,  car  mon  dissipateur  ne  croira  jamais  que  je  veuille  m'en  servir  ; 
mais  dans  la  main  d'un  tiers,  ils  peuvent  le  tenir  on  respect. 

—  Le  tiers ,  c'est  moi  peut-être  ?  dit  M.  de  Morsy  en  reganlani  fixement 
la  vieille  dame. 

—  Oui  donc?  Chercher  un  ami  sur  à  qui  je  pusse  confier  cette  (5pée  de 
Damoclès,  n'est-ce  pas  penser  à  vous?  Voilà  donc  les  billoLs  dilmeni  en- 
dossés et  passés  à  votre  ordre.  Maintenant  j'espère  que  nous  tenons  mon 
Louis,  et  que  la  crainte  d'aller  eu  prison,  s'il  ne  clianse  pas  de  conduite, 


do 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


lui  fera  accepter  mes  propositions.  Depuis  cinq  ans,  sa  jeunesse  a  pu  lui 
servir  d'excuse;  mais  maintenant  il  est  homme,  et  de  plus  longues  folies 
compiometiraient  sériouseinent  son  avenir.  Je  suis  décidée  à  tenter  un 
coup  dViat.  Il  faut  (|ne  Louis  quitte  Paris  pour  quelque  temps. 

—  \'ous  avez  raison,  madame,  répondit  le  niaïquis  avec  une  vivecité 
qui  .attira  un  sourire  malicieux  sur  les  levros  de  son  interlocutrice. 

—  J'étais  sûre  que  vous  seriez  de  mon  avis,  répondit  celle-ci;  vous 
avez  bien  aussi  quelque  intérêt  à  ce  que  Louis  s'éloigne  ;  et  puisque  Tinté- 
rét  est  la  meilleure  base  des  alliances ,  je  suis  certaine  d'avoir  en  vous  un 
allié  lidéle. 

lui  dépit  de  sa  matuiité,  M.  de  Morsy  rougit  légèrement,  et  sa  réponse 
trahit  de  l'embarras. 

—  i\^adame,  dit-il,  j'ignore  à  quoi  vous  faites  allusion....  J'ai  beaucoup 
d'amitié  pour  Louis...  et  je  ne  comprends  pas.... 

—  C'est  bon,  c'est  bon.  Nous  parlerons  de  cela  plus  tard;  n'embrouil- 
lons pas  nos  éclievoau\.  r.n  ce  moment  occupons- nous  uniquement,  s'il 
vous  plait,  de  ce  mauvais  garnement  que  je  veu\,  de  gré  ou  de  force,  ra- 
mener dans  la  bonne  vole;  car  cinq  ans  de  sottises,  c'est  assez. 

—  Mais ,  madame ,  vous  qui  mariez  tout  le  monde ,  que  ne  le  mariez- 
vous? 

Aime  d'Kpenoy  joignit  les  mains  et  leva  les  yeux  au  plafond. 

—  Croyez-vous  donc,  dit  elle,  que  je  n'y  pense  pas  nuit  et  jour?  que 
ce  ne  soit  pas  là  ma  méditation  ,  mon  souci ,  mon  insomnie  ?  Pourquoi  je 
ne  le  marie  pas?  (Jui  voudrait  de  lui?  Je  ne  parle  pas  des  filles  à  établir, 
cclleslà  disent  rarement  non;  mais  quel  homme  sensé,  quelle  femme  rai- 
sonnable accepterait  pour  gendre  un  étourdi,  un  mangeur,  un  fou  comme 
Louis  ?  Je  ne  me  fais  pas  illusion  ;  en  ce  moment  il  n'est  pas  maria!de.  C'est 
pour  cela  que  je  veux  lui  faire  quitter  Paris.  Qu'il  voyage  pendant  deux 
ans ,  ou ,  ce  qui  vaudrait  encore  mieux ,  qu'il  s'attache  pendant  ce  temps 
à  quelque  ambassade,  à  quelque  légation,  à  quoi  que  ce  soit,  pour  avoir 
l'air  do  s'occuper  ;  à  son  retour,  ses  folies  seiont  oubliées ,  sa  raison  sera 
mûrie  ;  et  comme,  après  tout,  ma  fortune  est  toujours  là,  je  me  charge  de 
lui  m'ranger  un  mariage  de  prince. 

—  Mais  s'il  refuse  de  partir? 

—  Alors  les  billots  feront  leur  office. 

—  \  ous  n'aurez  pas  le  courage  de  le  laisser  aller  en  prison  ! 

—  Qui  aime  bien  châtie  bien. 

—  Vos  entrailles  de  mère  se  révolteront  ! 

—  Vous  me  croyez  faible  parce  que  je  suis  bomie  ;  eh  bien  !  vous  vous 
trompez.  Si  Louis  ne  se  montre  pas  raisonnable,  je  lui  prouverai  que  je 
l'aime  assez  pour  le  punir.  Tonez,  poursuivit-elle  avec  un  faible  sourire, 
en  présentant  les  billets  au  marquis:  s'il  le  faut,  vous  verrez  que  je  saurai 
dire  avec  Brutus  : 

Proculus...  à  la  mort  que  l'on  mène  mon  Tds  ! 

—  Je  ne  vous  croyais  pas  l'ame  si  romaine,  répondit  M.  de  Morsy  en 
souriant  à  son  tour;  maisj'cspoie  que  nous  ne  serons  pas  obligés  d'en  ve- 
nir aux  moyens  extrêmes. 

—  Quand  entanierez-vous  la  conversation  ? 

—  Dès  ce  soir.  Je  dois  le  voir  aux  Français. 

11  y  eut  un  instant  de  silence.  Mme  d'Ep'enoy  s'était  remise  à  sourire  en 
regardant  M.  de  Morsy  qui,  de  son  côté,  tenait  les  yeux  fixés  sur  elle  avec 
une  sorte  d'anxiété,  et  semblait  attendre  qu'elle  s'expliquât. 

—  Mme  Gastoul  va  donc  ce  soir  aiLX  Français?  dit  enfin  la  vieille  dame 
avec  un  accent  expressif. 

La  légère  rongeur  qui  a\  ait  déjà  paru  sur  les  joues  du  marquis  s'y  mon- 
tra de  nouveau. 

—  Je  ne  sais  pas,  madame,  répondit-il  en  hésitant;  mais  pourquoi  me 
ditos-vous  cela  ? 

—  Pour  vous  prouver  que,  si  je  vous  confie  mes  secrets ,  ce  n'est  pas  à 
charge  de  réciprocité,  et  cela  pour  une  excellente  raison,  c'est  que  je  con- 
nais déjà  les  vôtres. 

—  Mes  secrets  !...  Je  n'en  ai  aucun,  je  vous  le  Jure  ! 

—  Il  faudrait  ne  pas  rougir.  Recevez  mon  compliment,  mon  cher  mar- 
quis ;  je  ne  vous  croyais  p;is  si  jeune. 

Quoique  la  tournure  de  la  conversation  parût  lui  être  peu  agréable , 
M.  do  Morsy  n'cssiya  pas  de  la  changer,  manœuvre  d'ailleurs  qu'eût  ren- 
due (liUicile  la  disposition  railleuse  oit  se  trouvait  évidemment  son  interlo- 
cutrice. 

—  Je  vois  bien  (pie  vous  voulez  vous  moquer  de  moi ,  dit-il  avec  un  en- 
jouement all'ecté  ;  mais  je  ne  devini;  pas  à  quel  sujet. 

—  D'abord  je  ne  veux  pas  nie  mo(iuer  de  vous,  pour  qui  j'ai  toute  l'a- 
mitié imaginable;  mais  votre  manque  de  confiance  mérite  d'être  puni  et  il 
va  l'être.  Apprenez,  homme  sensible  et  discret,  que  je  sais  tout. 

—  Vous  savez... 

—  Je  sais  qu'il  existe  par  le  monde,  entre  la  rue  du  Mont-nianc  et  la 
rue  Taitbnut,  une  jeune  et  fort  jolie  fiinmo  qui  compte,  au  premier  rang 
de  ses  adorateurs  :  1°  un  mauvais  sujet  de  vingt-six  ans  dont  j'ai  le  souci 
d'être  la  mère  ;  2  "  un  liomuie  un  peu  moins  jeune,  mais  fort  aimable,  à  qui 
j'ai  le  plaisir  de  parler  en  ce  moment.  D'où  je  conclus... 

—  On  vous  a  dit  que  j'aime  Mme  Gastoul  ?  interrompit  M.  de  Morsy  avec 
éiBotion. 

—  Laissez-moi  achever...  D'où  je  conclus  qu'en  chargeant  l'homme  rai- 
sonnable de  faiie  courir  la  poste  au  jeune  étourdi,  j'ai  mis  l'aflaire  en  d'ex- 


cellentes mains.  Rendre  service  à  une  vieille  amie  en  se  débarrassant  dun 
rival  !  mais  c'est  une  bonne  fortune  qu'une  pareille  corvée,  et  vous  me  devez 
des  remcrcîmcns. 

—  On  vous  a  dit  que  j'aime  Mme  Gastoul?  répéta  le  marquis  de  plus  en 
plus  agité. 

—  N'ai-je  pas  ma  police  qui  me  tient  au  courant  de  tout  ?  dit  en  riant 
Mme  d'Epenoy  ;  votre  passion  d'ailleurs  fait  assez  de  bruit  pour  qu'il  m'en 
soit  revenu  quelque  chose,  sans  que  j'aie  eu  besoin  de  mettre  mes  mou- 
ches en  campagne.  Dix  personnes  au  moins  m'en  ont  parlé. 

—  Dites-vous  vrai  ?  s'écria  le  marquis  d'une  voix  si  altérée  que  la  vieille 
dame  le  regarda  d'un  air  surpris. 

—  Ah  ça,  qu'avez-vous?  reprit-elle;  vous  étiez-vous  par  hasard  bercé 
de  l'espoir  de  dissimuler  si  bien  que  personne  ne  vous  devinât?  Qu'à  dix- 
huit  ans  on  se  fasse  une  pareille  illusion  .  je  le  comprends  ;  mais  à  votre 
âge,  on  doit  savoir  que  le  monde  est  un  Argus  mille  fois  plus  clairvoyant 
que  l'Argus  de  la  fable,  et  que  celui-là  ne  ferme  jamais  les  yeux. 

—  Ainsi,  je  me  suis  trahi,  dit  l'homme  de  cinquante  ans  avec  un  accent 
d'amertume,  et  comme  s'il  n'eût  parlé  qu'à  lui-même  ;  ces  senliniens  que  je 
croyais  enfouis  dans  mon  cœur,  l'infernale  malignité  du  monde  les  a  décou- 
verts ;  et  peut-être  qu'en  ce  moment  de  stupides  risées  les  profanent  !  Si 
elle  savait... 

—  Elle  ?  Mm  e  Gastoul  ?  interrompit  vivement  Mme  d'Epenoy  ;  en  vérité, 
mon  cher  marquis,  vous  me  rappelez  certain  général  de  l'empire  en .  me 
faisant  marcher  de  surprise  en  suiprise ;  sérieusement,  vous  croyez  que 
Mme  Gastoul  ne  s'est  pas  aperçue  de  votre  amour  ? 

—  Si  elle  s'en  doutait,  j'irais  me  cacher  au  bout  du  monde. 

—  En  ce  cas,  allez  commander  les  chevaux  de  poste. 

—  Il  est  impossible  qu'elle  soupçonne  rien. 

—  Et  moi,  je  vous  dis  qu'elle  coniiaîi  l'état  de  votre  cœur  aussi  bien  et 
mieux  peut  être  que  vous  ne  le  connaissez  vous-même. 

—  Au  nom  du  ciel,  qu'en  savez-vous? 

—  Je  n'en  sais  rien,  mais  j'en  suis  sûre.  Est-ce  qu'une  femme  ne  devine 
pas  tout  de  siute  ces  chose-là  ? 

M.  de  Morsy  se  leva  par  un  mouvement  si  imprévu  qu'il  fit  tressaillir  la 
raaîti'esse  du  logis. 

—  Vous  ne  vous  doutez  pas  du  mal  que  vous  me  faites  !  s'écria-t-il  avec 
véhémence. 

—  Vous  m'avez  rd'iayée,  dit  Mme  d'Epenoy.  Allons,  rasseyez  vous  et 
comptez-moi  vos  peines.  Vous  devez  avoir  besoin  d'en  parler,  et  peut-être 
y  trouverons-nous  un  remède.  Songez  que  je  suis  votre  plus  ancienne 
amie,  et  qu'à  ce  titre  j'ai  droit  à  votre  confiance.  N'avez-vous  pas  toute  la 
mienne? 

—  Eh  bien  !  puisque  vous  l'exigez ,  je  vous  dirai  tout ,  répondit  M.  de 
Morsy  en  se  rasseyant  d'un  air  d'abattement;  écoutez  donc  la  confession 
la  plus  pénible,  la  plus  triste,  la  plus  humihante,  la  confession  d'un  vieil- 
lard amoureux! 

H  serait  sans  doute  présomptueux  de  chercher  la  moindre  analogie  en- 
tre le  marquis  de  iMorsy  confessant  à  sa  respectable  contemporaine  le  se- 
cret de  ses  amours  quinquagénaires  et  le  pieux  Enée  racontant  ses  aventu- 
res héroïques  à  la  reine  de  Cartilage  ;  cependant  il  existe  un  point  de  res- 
semblance entre  ces  deux  récits  :  c'est  la  religieuse  attention  avec  laquelle 
l'un  et  l'autre  furent  écoutés. 

Après  s'être  un  instant  recueilli ,  le  marquis-  commença  en  ccis  termes  : 

—  Quelque  extravagante  que  vous  paraisse  ma  folie,  vous  ne  la  jugerez 
jamais  aussi  sévèrement  que  je  le  fais  moi-même.  Beaucoup  de  vieillards 
se  persuadent  qu'ils  peuvent  encore  insjjirer  de  l'amour  ;  je  n'ai  pas  même 
pour  excuse  cette  fatuité.  Je  n'ignore  pas  que  pour  moi  l'âge  de  plaire  est 
passé  sans  retour  ;  je  sais  qu'aucune  qualité  de  l'esprit  ou  du  cœur  n  e 
remplace  les  avantages  de  la  jeunesse.  Je  vois  mes  cheveux  gris ,  mes  ri- 
des ,  mon  déclin ,  et  cependant  j'aime  !  avec  tristesse ,  avec  amertume , 
avec  humiliation,  peu  importe  ,  puisqu'on  me  condamnant  je  ne  me  cor- 
rige pas.  \oki  donc  ma  ridicule  et  déplorable  condition  :  à  cinquante- 
deux  ans  je  suis  amoureux  ! 

Comment  m'a  pris  cette  démence?  Je  vais  vous  le  dire.  Je  passe  ordi- 
nairement l'été  dans  le  Limousin,  où  j'ai  des  propriétés  qui  touchent  celles 
de  M.  Gastoul.  C'est  là  qu'il  y  a  deux  ans  j'aperçus  sa  femme  pour  la  pre- 
mière fois.  Vous  savez  si  elle  est  belle  et  séduisante  !  En  la  voyant  je  l'ad- 
mirai, on  la  connaissant  je  l'aimai.  Je  l'aimai  comme  je  n'avais  aimé  qu'mie 
seide  fois  dans  ma  vie  ;  il  y  a  trente  ans  de  cela ,  et  cette  date  seule  don- 
ne la  mesure  de  ma  déraison  actuelle. 

—  Trente  ans  !  répéta  Mme  d'Epenoy  avec  un  sourire  mélancolique  où 
semblait  se  révéler  la  grâce  de  longues  années. 

—  Combien  vous  étiez  belle,  et  quel  violent  amour  vous  m'aviez  ins- 
piré !  reprit  avec  émotion  M.  de  Morsy  ;  je  puis  rappeler  ce  souvenir,  car 
jamais  passion  plus  vraie  ne  fut  plus  mal  récompensée.  Mais  qu'étais-je 
pour  vous,  si  charmante  et  entourée  de  tant  d'hommages?  Une  obscure 
conquête ,  un  rêveur  maussade,  presque  un  enfant  d'ailleurs  !  M'avez-vous 
accordé  une  seule  pensée,  dans  ce  temps  où  mon  ardent  désir  était  de 
mourir  à  vos  pieds?  Je  l'ignore  ,  et  je  n'aurais  pas  eu  le  courage  de  vous 
le  demander.  Eh  bien  !  tel  vous  m'avez  connu  à  mon  entrée  dans  le  mon- 
de, tel  je  me  letrouve  aujourd'hui.  Trente  ans  écoulés  entre  ces  deux 
époques  n'ont  pas  changé  mon  caractère.  Je  suis  toujours  le  même  hom- 
me, songe-creux  et  timide.  A  vingt  ans  ce  sont  là  des  déAuits  qu'on  excu- 
se; mais  quel  nom  leur  donner  à  mon  âge?  Sa  présence,  coaime  autre* 


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li 


fois  la  vôtre,  me  cause  un  embarras  insurmontable;  me  regardc-t-elle,  je 
crains  qu'elle  ne  lise  dans  ma  pensée  ;  le  sou  de  sa  voix  me  trouble,  et 
quand  le  la  reuconlie  je  me  sens  rou^'ir;  j'éprouve  en  un  mot  ces  mille 
émulions  ravissantes  et  cruelles  que  la  première  vous  m'avez  fait  connaî- 
tre; mais  quelle  dillVrence!  il  y  a  trente  ans  j'avais  le  droit  d  aimer  ! 

Le  marquis  pencha  la  tète  en  poussant  un  soupir,  et  demeura  un  ins- 
tant les  yeux  lixis  sur  le  foyer,  tandis  que  sa  coniidentc  le  contemplait  si- 
lencieusement d'un  air  de  sympatliie.  (Juoique  la  décision  de  son  propre 
caractère  lui  lit  trouver  un  peu  siiiguliLie  la  timidité  chronique  de  son 
ancien  adorateur,  Mme  d'I'.penoy  devait  s'intéresser  aux  souffrances  d'un 
cœur  dimt  elle  avait  eu  les  prémices.  Trop  équitable  pour  lui  imputer  à 
trime  un  sl'coiuI  amour  quand  la  solennelle  prescription  de  trente  années 
avait  passé  sur  le  premier,  elle  ne  put  iontcfi)is  s'empèclier  d'élever  un 
doute  sur  la  constance  fabuleuse  dont  semblait  se  piquer  M.  de  Morsy. 

—  La  passion  modeste  et  timide  est  trop  rare  pour  que  je  ne  sois  pas 
édiliéede  la  vôtre,  dit-elle  en  souriant;  mais  vous  me  ferez  croire  dillici- 
lement  que  depuis  mil-huit-eent-qualie  votre  cœur  ne  se  soit  pas  aguerri. 

—  Le  cœur  ne  s'aguerrit  pas ,  répondit  le  marquis  :  l'émotion  est  son 
essence ,  et  en  cessant  de  battre  il  cesse  d'exister.  Je  ne  veux  pas  me  tar- 
guer d'une  vertu  d'emprunt  ;  j'ai  eu  dans  ma  vie  quelques  aventures  galan- 
tes, mais  je  n'ai  aimé  que  deux  fois,  et  c'est  trop. 

—  Trop  d'une  fois  ou  de  deux?  dit  Mme  d'Epenoy  d'un  ton  d'en- 
joûment. 

—  Ce  n'est  pas  le  passé  que  je  me  reproche,  c'est  le  présent. 

—  Ainsi  donc,  mon  pauvre  marquis,  reprit  la  vieille  dame  avec  une 
rémin  scence  de  coquetterie,  votre  seconde  passion  vous  a  rendu  encore 
plus  malheurenx  que  la  première  ! 

—  Les  maux  dont  je  me  plaignais  alors  étaient  les  joies  du  ciel  auprès 
de  mes  tourmcns  d'aujourd'hui.  J'étais  jeune;  j'avais  devant  moi  l'avenir 
et  dans  le  cœur  l'espérance.  Mes  rêves  étaient  présomptueux,  mais  non 
pas  insensés.  Kntré  à  la  fois  au  service  de  l'empereur  et  au  vôtre,  j'y 
marchais  du  même  pas,  ardent  et  enthousiaste.  Ilélas!  mon  sang  a  coulé, 
et  mes  larmes  aussi,  sans  que  la  gloire  ou  l'amour  les  ait  essuyés.  VA 
pourtant  que  ne  doinicrais-je  pas  pour  retrouver  une  seule  des  ces  illu- 
sions déçues  !  Souhait  stérile  !  lu  vie  n'a  qu'un  printemps,  et  les  illusions 
ne  renaissent  pas  comme  les  fleurs.  Comprenez-vous  cette  tortm'e  ?  aimer 
et  vieillir  ! 

—  C'est  à  une  femme  de  cinquante-cinq  ans  que  vous  demandez  ça? 

—  Oh  !  que  je  vous  plains,  si  vous  avez  passé  par  cette  épreuve  !  Sen- 
tir dans  son  ame  un  foyer  de  passion  et  consumer  ses  forces  à  l'étoufier, 
de  peur  que  quelque  étincelle  ne  trahisse  ce  volcan  ridicule  (jui  bout 
sous  la  neige,  tel  est  le  sort  du  vieillard  qui  aime  lorsque  toute  raison  ne 
i'a  pas  abandonné;  et  c'est  lii  ma  \ie.  J'espérais  du  moins  avoir  réussi  à 
carher  ma  faiblesse,  et,  s'il  faut  vous  croire,  tout  le  monde  l'a  devinée , 
elle  la  première  ! 

—  11  n'y  a  pas  là  de  quoi  se  désespérer.  Qu'on  dise  dans  le  monde  que 
vous  êtes  amoureux,  que  vous  imporlc  après  tout?  Quant  ;i  M""  (,as- 
loul,  soyez  sûr  qu'elle  vous  a  dé];»  pardonné.  Mais  arrivons  il  un  point  qui 
m'intéresse  pariiculièremcnt  :  ce  bon  sujet  de  Lonis  se  permet  donc  d'être 
votre  rival  ? 

—  11  était  écrit  que  je  n'échapperais  à  aucun  genre  de  ridicule,  répon- 
dit M.  de  iMoray  en  souriant  tristement;  a|)rès  la  sottise  de  loml)er  amou- 
reux, il  ne  me  manquait  plus  que  de  me  trouver  en  rivalité  avec  un  jeune 
liomme  de  vingt-six  ans,  élégant,  aimable,  entreprenant,  bien  tomné,  en 
un  mot,  aussi  lait  pour  plaire  que  je  le  suis  peu. 

—  C'est  que  Louis  est  tout  cela!  dit  M""  d'Epenoy  avec  un  accent  de 
satisfaction  maternelle. 

—  J'ai  de  l'amitié  pour  votre  fds,  et  je  n'ai  pas  le  droit  de  le  blâmer  ; 
mais  cependant  je  vous  avouerai  qui?  depuis  trois  mois  il  m'a  pris  vingt 
fois,  à  f-a  vue,  les  tentations  les  plus  lriigi()nes. 

—  Voilii  une  conlidence  rassurante  ! 

—  Ne  craignez  rien  ;  quoique  bien  fou,  je  ne  le  suis  pas  assez  pour  pro- 
voquer un  jeune  homme  et  lui  donner  a  nsi  le  droit  de  se  moquer  de  moi 
en  se  retranchant  dcrrièie  le  respect  dû  il  mes  cheveux  gris.  Non,  Arnoî- 
phe  n'allaquera  pas  Valère;  mais  s'il  peut  contribuer  à  l'envoyer  faire 
des  conquêtes  en  Suède  ou  en  Bavière,  sovez  sûre  qu'il  ne  s'v  éiiargnera 
pas. 

—  Oh  !  je  savais  bien  que  je  pouvais  compter  sur  vous,  dit  Mme  d'Epe- 
noy en  riant.  Maintenant  voulez-vous  que  je  vous  parle  raison  ? 

—  Eh!  madame,  je  ne  fais  que  cela  du  malin  au  soir.  Je  m'adresse  de 
magniliques  sermons,  puis  quand  la  raison  a  parlé,  la  folie  agit  comme 
devant. 

—  Mais  enfin  qui  dit  ainonr  dit  espérance,  et  puisque  vous  n'cspiîrez 
rien... 

—  Non  seulement  je  n'espère  rien,  mais  si ,  chose  impossible .  j'entre- 
voyais une  chance  fav(Mal)le.  je  netenteiais  nul  ell'ort  pour  la  saisir. 

—  Rah!  lit  Mme  d'Epenoy  d'un  air  incréilule. 

—  Sur  mon  honneur,  je  dis  vrai;  non,  je  ne  voudrais  pas  d'un  succès 
qu'il  me  fallût  poursuivre  par  d'indignes  chemins.  Ne  sais  je  pas  comment 
se  conduisent  en  pareil  cas  les  lunumcs  de  mon  âge.  par  qm-lles  manœu- 
vres Iiypocriles  ils  captenl  l'esprit  d'une  femme,  deviennent  ses  conlidens, 
ses  llalteurs,  ses  complaisans  môme,  jnsqu' >  ce(|ue,  maîtres  de sessecrets, 
ils  exigent  le  prix  de  leur  discrétion?  Cette  infamie  a  set*  règles  aussi  in- 
variables que  celles  du  jeu  d'Ocliccs.  Savez-vous  ce  que  ferait  à  ma  place 


un  de  ces  hommes  habiles  dont  je  vous  parle  ?  En  ce  moment  il  trouverait 
partie  fort  belle.  Loin  de  barrer  le  passade  à  votre  (ils,  il  lui  applanirait 
tout  obstacle ,  et  lai  brèche  faite  ,  il  se  glisserait  ii  la  suite  du  vainqueur. 
Cela  se  voit  tous  les  jours;  mais  l'idée  seule  d'un  pareil  triomphe  me  ré- 
volte. Moi ,  aider  à  la  corrompre  dans  l'espoir  de  la  posséder ,  jamais  ! 
Lors  même  que  j'oublie  mon  âge,  je  n'échappe  pas  à  son  iniluence.  L'at- 
tachement que  m'inspire  cette  jeune  femme  participe  de  la  tendresse  d'un 
père  autant  que  de  la  passion  d'un  amant.  Quelques  années  encore  et  je 
serai  un  vieillard  ;  peut  cire  alois  délivré  de  ces  folles  ardeurs  dont  je 
rougis,  parviendrai-je  à  l'aimer  comme  si  elle  était  réellement  ma  fille.  Des 
h  présent  je  la  respecte  en  la  chérissant,  et  son  hoimeur  m'est  aussi  pré- 
cieux que  le  mien.  Comprenez  donc  ce  que  je  dois  soullrir  en  la  voyant  si 
pleine  d'inexpérience  et  d'étourderie,  en  Imite  à  tous  les  dangers  qui  peu- 
vent entourer  une  femme  jeune  et  charmante  !  Qno  Dieu  veille  s:ir  elle! 
Et  en  parlant  ainsi,  c'est  pour  moi  que  je  prie;  car,  je  le  sens,  à  la  chute 
de  cet  ange,  je  mourrai  de  chagrin. 

Quoique  Mme  d'Epenoy  eût  le  droit  de  trouver  assez  indiscrète  cette 
allusion  aux  anges  déchus,  elle  n'eut  pas  l'air  de  s'en  formaliser. 

—  11  est  impossible  de  déraisonner  plus  délicatement,  dit-elle  avec  un  ac- 
cent moqueur.  Ainsi  donc,  à  l'âge  où  la  raison  doit  être  enfin  venue,  vous 
aventurez  votre  bonheur  sur  une  seule  carte  ;  et  quelle  carte  !  la  vertu 
d'une  femme  de  vingt-deux  ans,  fort  jolie,  fort  aimable,  partout  fort  courtisée, 
et,  si  je  suis  bien  instruite,  mariée  à  un  sot. 

—  Sot  au  delà  de  tout  ce  que  vous  pouvez  imaginer,  reprit  le  marquis 
en  élevant  au  plafond  un  regard  de  courroux.  0  la  brute  stupide  !  ô  l'ani- 
mal de  mari!...  Mille  pardons;  mais  je  n'y  puis  penser  sans  colère.  Il  n'est 
pas  de  jour  où  je  ne  sois  forcé  de  réparer  ses  sottises.  A  voir  sa  conduite, 
on  dirait  qu'il  désire  par  dessus  toutes  choses  ce  que  ses  pareils  redoutent 
le  plus  d'ordinaire.  Enfin,  pour  vous  en  donner  une  idée,  ^oulez-vous  sa- 
voir quelle  est  en  ce  moment  la  personne  dont  il  est  engoué  ,  qu'il  accable 
d'oIVres  de  service  et  de  demoii'-tiaiions  d'amitié? 

—  Mon  fils,  dit  sans  hésiter  Mme  d'Epenoy. 

—  Qui  vous  l'a  dit? 

—  Cela  vous  étonne?  reprit  en  riant  la  vieille  dame.  Rien  de  plus  or- 
dinaire cependant.  Louis  connaît  son  métier  ,  et  M.  Gastoul  possède  les 
grâces  de  son  état.  Voilà  tout.  Revenons  à  ce  qui  vous  est  personnel.  Je 
ne  vous  dirai  pas  que  vous  êtes  fou,  puisque  voius  en  convenez  ;  mais  je 
vous  dirai  qu'à  tout  prix  il  faut  vous  guérir.  Tout  à  l'heure  j'étais  confes- 
seur, maintenant  Je  suis  médecin.  Uépondez-moi  donc  avec  franchise. 
Quelle  est  votre  manière  de  vivre  ?  quelles  sont  vos  habitudes,  vos  occu- 
pations ? 

—  Je  vous  l'ai  dit  ,  je  suis  un  rêveur ,  un  oisif.  Que  la  république 
triomphe,  mon  sort  n'est  pas  douteux,  je  me  vois  d'avance  retranché  du 
corps  social,  comme  membre  parasite  et  inulile.  En  attendant,  je  jouis  le 
plus  innocemaient  possible  de  la  fortune  que  le  hasard  m'a  donnée,  et 
qu'à  coup  sûr  je  n'aurais  pas  eu  le  temps  d'acquérir.  Les  intérêts  et  les 
passions  ((ni  remuent  les  autres  autour  de  moi  me  laissent  presque  indif- 
fêrenl.  IVu  m'importe  qui  nous  gouverne!  c'est  à  peine  si  je  coiwiais  le 
nom  des  ministres,  et  quand  je  lis  un  journal  je  commence  par  le  feuille- 
ton i)lus  souvent  que  par  le  premier  Paris.  Je  ne  participe  aux  alfaircs  rie 
mon  pays  que  par  le  paiement  de  mes  contributions,  et  je  ne  va's  pas 
même  aux  élections,  tant  je  trouve  peu  d'attrait  à  ces  luttes  mesquines. 
Enfant,  il  m'a  été  impossible  d'apprendre  les  mathématiques  ;  homme, 
la  politi(|ue  m'inspire  la  nu'nne  antipathie.  Il  n'y  a  là  rien  pour  le  cœur, 
rien  pour  l'imagination,  et  chez  moi  l'imagination  et  le  cœur  sont  tout. 
Deimis  que  je  sens  et  que  je  pense,  je  n'ai  trouvé  dans  la  vie  que  trois 
belles  choses  :  la  gueire,  l'amour  et  la  musique. 

—  Ce  sont  trois  belles  choses,  en  elTcl.  interrompit  Mme  d'Epenoy; 
mais  les  deux  premières  ne  conviennent  qu'à  la  jeunesse,  et  la  troisième 
ne  suflil  pas  à  remplir  la  vie.  Maintenant  nous  tenons  le  principe  du  mal, 
c'est  l'oisiveté  ;  le  remède  est  tout  indiqué  ;  c'est  une  occupation  quelcon- 
que. Faites  n'importe  quoi,  mds  faites  !  Entrez  dans  une  spère  a;ti\e(|ui, 
en  exigeant  l'exercice  des  facultés  de  votre  esprit,  vous  arrache  à  tor.tis 
ces  rêveries  chimériques  dont  vous  vous  nourrissez.  Il  ne  s'agit  pas  i.'c 
commencer  un  surnumérariat  ;  mais  à  tout  âge  on  peut  trouver  rem;>!oi 
de  son  temps.  Vo\ons  :  s'il  vous  fallait  choisir  une  carrière,  laquelle  vous 
plairait? 

—  Aucune. 

—  Vous  de\ez  vous  sentir  de  l'aptitude  pour  quelque  chose? 

—  Pour  rien. 

—  (>h  !  \ous  ne  nie  découragerez  pas!  Qu'est-ce  que  c'est  que  vos  pro- 
priétés du  Limousin? 

—  Des  prairies,  des  bois ,  des  forçes  en  assez  mauvais  état. 

—  Mettez-les  en  bon  état.  Au  lieu  de  les  amodier,  evploiloz-ks  vocs- 
même.  lUen  ne  chasse  l'amour  comme  l'industrie. 

—  L'aspect  d'une  forge  est  assez  pittoresque  :  mais  c'est  toujours  la 
même  chose.  Au  boni  d'un  mois  je  serais  mort  d'ennui.  D'ailleurs  je  te 
suis  pas  assez  pauvre  potu'  désirer  de  m'etnichir. 

—  Vous  avez  des  caiiitaux,  fondez  un  journal. 

—  Je  ne  suis  pas  assez  riche  pour  risquer  de  me  ruiner. 

—  Pas  assez  pauvre,  pas  assez  riche!  Vous  y  mettez  de  la  mauvaise  vo- 
lonté. Eli  bien!  voici  .autre  chose.  Voire  famille  est  connue  depuis  fort 
longtemps  dans  votre  .arrondissement,  et  personnellement  vous  deve?  y 
jouir  d'une  considOialiou  universelle.  Occupez  vous  sfricuscmem  de  coa« 


\-2 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


solider  celte  influence.  Lésions  uiodéréssont,  après  tout,  les  plus  nomlireux; 
loin  lie  vons  nuire,  votre  tiédeur  peut  ^ous  servir  en  ceriains  cas.  Votre 
répugnance  pour  la  politique  n'est  sans  doute  pas  invincible  ;  le  premier 
pas  lait,  je  suis  sûre  que  vous  y  prendrez  goût  comme  les  autres  :  aux 
prochaines  élections,  i)ourquoi  ne  vous  mettriez-vous  pas  sur  les  rangs? 

—  I.li  !  madame,  que  vous  ai  je  fait?  demanda  le  marquis  avec  un  ac- 
cent de  reproche. 

—  Quel  mal  y  a-til  à  souhaiter  que  vous  soyez  député?  C'est  un  fort 
bel  état  ;  on  fait  des  lois. 

—  Je  crois  (jue  j'aimerais  encore  niieuv  faire  du  fil  de  fer. 

—  i'!aisaiUer  n'est  pas  répondre. 

Je  ne  plaisante  pas.  Moi,  qui  ne  puis  me  passer  d'un  homme  d'affaires 
poiu'  administrer  ma  fortune,  comment  pourrais-je  songer  à  devenir  le 
factotum  de  nus  commeltans? 

—  Il  s'aiîit  liien  de  vos  commeltans  !  Mais  je  m'aperçois  que  vous  êtes 
un  véritable  enfant  et  qu'il  est  impossible  de  discuter  avec  vous.  D'ailleurs 
tous  ces  expédiens  seraient  des  demis-mesures,  qui  ne  Irancheraient  pasle 
mal  par  la  racine.  Il  faut  quelque  chose  de  plus  elfcace,  il  faut  un  parti 
décisif  qui  apporte  dans  votre  vie  un  changement  complet  et  irrévocable, 
il  faut  en  un  mot... 

Mme  d'F.penoy  s'interrompit  en  voyant  que  le  marquis  saisissait  avec 
précipitation  son  (  hapeau,  qu'à  son  entrée  dans  le  salon  il  avait  posé  fami- 
lièrement sur  un  fauteuil. 

—  Qu'avezvous  donc?  lui  demanda-t-elle. 

—  liien  ;  continuez. 

—  Vous  avez  l'air  de  vouloir  vous  sauver. 
M.  de  Morsy  sourit. 

—  Je  prévois,  dit  il,  que  la  bombe  va  partir  et  je  prends  mes  précau- 
tions. 

—  Eh  bien  !  oui,  mauvais  plaisant  que  vous  êtes,  reprit  Mme  d'Epenoy 
en  riant  à  son  tour,  il  Unit  vous  marier.  Je  vous  l'ai  dit  cent  fois,  et  s'il 
est  nécessaire,  je  vous  le  répéterai  mille.  Pour  ce  que  vons  appelez  vous- 
même  votre  folie,  il  n'est  qu'un  seul  remède,  c'est  le  mariage. 

—  Prenez  mon  ours  !  dit  à  demi-voi\  le  vieux  garçon. 

—  Mon  cher  marquis,  vous  êtes  un  insolent.  Il  ne  s'agit  pas  d'un  ours, 
mais  d'une  femme  aimable,  bien  élevée,  vertueuse,  raisonnable,  digne  de 
vous  plaire  en  un  mot,  et  capable  de  vous  rendre  heureux. 

M.  de  Morsy  se  leva,  et  prenant  la  main  de  la  vieille  dame,  il  la  porta 
galanunent  à  ses  lèvres. 

—  Je  sais,  lui  dit-il,  que  vous  avez  en  portefeuille  une  fort  intéressante 
collection  de  demoiselles  à  marier,  et  je  souhaite  de  toute  mon  ame  que 
vous  trouviez  pour  chacune  d'elles  un  éditeur  responsable,  mais... 

—  Ne  comptez  pas  sur  moi.  C'est  là  ce  que  vous  voulez  dire,  n'estil 
pas  vrai,  célibataire  endurci?  Vous  aurez  beau  faire,  il  faudra  bien  que 
vous  en  passiez  par  là  ;  mais  en  attendant  votre  convertion ,  n'oubliez  pas 
de  venir  me  rendre  compte  demain  de  votre  entrelien  avec  Louis. 

—  A  deux  heures,  je  serai  jci,  répondit  en  sortant  M.  de  Morsy. 
Aussitôt  après  son  diner,  le  marquis  se  fit  conduire  au  Théâtre-Fran- 
çais, où  sa  passion  devait  être  mise  à  de  cruelles  épreuves. 

On  se  rappelle  la  vanité  du  poète  Lemierre  qui,  voyant  la  salle  de  la 
Comédie-Française  à  peu  près  vide  à  une  représentation  de  la  Veiwc  du 
Malabar,  disait  à  ses  amis  :  v  Société  peu  nombreuse,  mais  bien  choisie  !  » 
Cette  naïve  gasconnade  de  l'amour-propre  on  détresse  n'eût  pas  trouvé 
à  se  reproduire  le  soir  dont  nous  parlons.  Les  souffrances  de  Chattei  ton 
éclataient  devant  un  auditoire  plus  nombreux  encore  que  choisi.  Du 
parterre  au  bonnet  irévéque,  la  salle  était  pleine,  et  les  musiciens,  expul- 
sés de  l'orchestre,  avaient  rengainé  leur  symphonie  en  remerciant  menta- 
lement l'auteur  du  drame  du  congé  que  leur  donnait  son  succès. 

Au  premier  rang  d'une  loge  placée  derrière  la  galerie,  Mme  Gastoul  se 
faisait  remarquer  par  l'éclat  de  sa  beauté  et  l'élégance  de  sa  toilette.  A 
cûté  d'elle,  on  apercevait  une  dame  d'un  âge  mur,  d'une  laideur  honnête 
et  d'un  maintien  convenable;  une  de  ces  figures  d'accompagnement  que 
s'associent  volontiers  les  jolies  femmes,  sachant  bien  qu'elles  n'ont  rien 
à  redouter  du  contraste.  Dans  le  fond  de  la  loge  M.  de  Morsy  était  assis 
près  de  ^L  Gastoid.  Tandis  que  le  mari  débonnaire,  au  lieu  d'écouter  la 
comédie  par  oii  commençait  le  spectacle,  contait  pour  la  vingtième  fois 
à  son  voisin  les  soucis  que  lui  causait  la  manie  de  la  députalion,  l'amou- 
reux de  cinquante  ans  couvait  des  yeux  Mme  Gastoul;  et  comme,  pour 
qu'il  vit  sa  figure,  il  eût  fallu  qu'elle  tournât  la  tête,  ce  qu'elle  évitait  de 
faire,  il  étudiait  ses  moindres  gestes,  ses  mouvemens  les  plus  fugitifs,  avec 
l'anxiété  soupçonneuse  qui  abaisse  les  jaloux  au  niveau  des  espions. 

Soit  que,  devinant  instinctivement  cette  surveillance,  elle  s'en  trouvât 
offensée  ;  soit  qu'une  autre  préoccupation  altérât  la  sérénité  de  son  hu- 
3ieur,  la  jeune  femme  semblait  éprouver  un  malaise  qu'elle  ne  parvenait 
qu'incomplètement  à  dissimuler.  Son  visage,  il  est  vrai,  conservait  l'im- 
passibilité qui  dans  le  monde  est  d'étiquette  pour  les  femmes,  lors  même 
qu'elles  sont  secrètement  émues  ;  mais  le  frémissement  de  ses  boucles  d'o- 
reilles et  la  manière  dont  ses  doigts  martelaient  l'appui  de  sa  loge,  comme 
si  c'eût  été  le  clavier  d'un  piano,  trahissaient  une  irritation  nerveuse,  suffi- 
sante pour  jiLstifier  l'inquiétude  du  marquis. 

Au  moment  où  finit  la  première  pièce,  Mme  Gastoul,  irrésolue  jusque 
alors,  prit  brusquement  son  parti. 

—  N'aviez-vous  donc  pas  envie  de  parler  à  M.  Barrot?  dit-elle  en  se 
tournant  vers  sou  mari. 


—  Sans  doute,  répondit  celui-ci  ;  mais  il  n'était  pas  à  la  chambre. 

—  Je  viens  de  l'apercevoir  au  balcon. 

—  Où  ça?  s'écria  le  candidat  électoral,  qui  se  pencha  vivement  par 
dessus  la  tête  de  sa  femme. 

—  Il  est  sorti  quand  le  rideau  est  tombé;  mais  c'est  bien  lui,  j'ai  recon- 
nu son  front  monumental. 

M.  Gastoul  décrocha  son  chapeau  de  la  patère  où  il  l'avait  suspendu  et 
ouvrit  avec  empiessemcnt  la  porte  de  la  loge. 

—  Venez,  marquis,  dit-il  en  s'élançant  dans  le  corridor,  nous  le  trouve- 
rons sans  doute  au  foyer. 

Si  insignifiantes  qu'elles  parussent,  les  paroles  de  la  jeune  femme  avaient 
éveillé  la  défiance  de  M.  de  Morsy. 

—  Madame  s'est  peut-être  trompée,  dit-il  sans  quitter  sa  place;  d'ail- 
leurs vous  n'avez  pas  besoin  de  moi. 

—  Si  fait,  pardieu!  reprit  M.  (iastoid!  vous  êtes  un  des  personnages 
les  plus  considérables  de  notre  arrondissement,  et  votre  appui  peut  m'être 
fort  utile.  Que  diantre  !  je  connais  votre  obligeance.  Vous  n'êtes  pas  homme 
à  me  refuser  un  coup  d'épaule  dont  j'ai  besoin. 

Joignant  l'éloquence  du  geste  à  celle  de  la  parole,  d'une  main  il  prit  le 
marquis  par  le  bras,  de  l'autre  lui  présenta  son  chapeau,  et,  bon  gré  mal- 
gré, le  tira  hors  de  la  loge. 

Débarrassée  des  fâcheux  qui  la  gênaient,  Mme  Gastoul,  sans  perdre  un 
instant,  porta  la  main  à  ses  cheveux  et  lança  un  regard  expressif  vers  le 
coin  de  l'orchestre  où  était  posté  Louis  d'Epenoy.  Quoiqu'il  eût  reçu  -du 
mari  lui-même  ses  entrées  officielles  dans  la  loge,  celui-ci  attendait  ce  si- 
gnal, car  la  stricte  observation  de  la  consigne  est  de  rigueur  pour  les  amou- 
reux comme  pour  les  soldats.  On  instant  après  il  était  assis  à  la  place  que 
venait  de  quittera  contre  cœur  M.  de  Morsy.  Quelques  lieux  communs  fu- 
rent échangés  entre  les  deux  femmes  et  le  jeune  homme.  Tout  en  plaçant 
dans  la  conversation  sa  quote-part  de  phrases  banales,  ce  dernier  se  tenait 
aux  aguets,  pensant  bien  qu'on  ne  l'avait  pas  fait  monter  sans  motif.  Son 
espoir  ne  taida  pas  à  se  réaliser. 

—  Regardez  donc  quelle  charmante  personne  vient  d'entrer  à  l'avant- 
sccne  de  droite  !  dit  toutà-coup  la  jeune  femme. 

La  vieille  dame  braqua  sa  lorgueite  dans  la  direction  indiquée  ;  aussitôt 
Mme  Gastoul  passa  derrière  le  dossier  de  sa  chaise  une  main  furdve  qui, 
après  avoir  effleuré  celle  de  Louis ,  y  glissa  un  billet  avec  une  émotion  fa- 
cile ;i  comprendre  ;  c'était  le  premier. 

Celte  fois  d'Epenoy  n'attendit  pas  le  regard  qui  lui  prescrivait  ordinai- 
rement de  mettre  fin  à  ses  visites.  11  se  leva  sans  songer  à  préparer  sa 
sortie ,  et  prit  congé  des  deux  femmes  avec  une  précipitation  dont  ne  pou- 
vait guère  s'offenser  celle  qui  en  était  la  cause.  Sans  perdre  du  temps  à 
chercher  mi  lieu  plus  propice,  il  s'arrêta  dans  le  corridor  près  du  premier 
quinquct,  et  déploya  en  toute  hâte  la  bienheureuse  lettre  qu'il  avait  solli- 
citée en  vain  si  long  temps.  En  la  lisant,  il  devint  soucieux  ;  ses  sourcils  se 
froncèrent  et  une  exclamation  de  dépit  s'échappa  de  ses  lèvres. 

—  Au  diable  les  vieilles  fillrs  ! 

—  Vous  êtes  tragique,  ce  soir,  dit  une  voix  qu'il  ne  reconnut  pas ,  tant 
elle  était  altérée. 

D'Epenoy  leva  la  tête,  et  aperçut  devant  lui  M.  de  Morsy,  dont  les  joues 
étaient  couvertes  d'une  pâleur  mortelle.  Contrarié  de  cette  lenconire ,  il 
plia  le  billet  sur  lequel  le  marquis  fixait  des  yeux  étincelans ,  et  le  cacha 
dans  la  poche  de  son  gilet. 

—  Je  vous  demande  pardon  de  ne  pas  m'arrèter,  lui  dit-il  ;  je  suis 
obligé  de  sortir. 

11  s'éloigna  aussitôt;  mais,  au  lieu  de  quitter  le  théâtre,  il  entra  dans  le 
foyer,  et  commença  de  s'y  promener  d'un  air  si  pensif  que  son  meilleur 
ami  eût  craint  d'être  indiscret  en  l'abordant.  Toutefois  cette  préoccupation 
eût  paru  de  la  gaîté  auprès  du  sombre  abattement  qu'exprimait  au  même 
instant  la  physionomie  du  marquis. 

—  Elle  lui  écrit  !  s'était  dit  ce  dernier  en  voyant  s'éloigner  son  rival. 

A  cette  pensée  désespérante  il  ne  put  retenir  un  gémissement  étouffé , 
qui  attira  près  de  lui  une  des  ouvreuses. 

—  Monsieur,  est-ce  que  vous  êtes  malade?  demanda  charitablement  la 
bonne  femme  ;  vous  êtes  pâle  que  ça  fait  peur! 

Le  marquis  se  déroba  brus(|uement  à  cette  compassion  importune  ,  et 
après  avoir  erré  un  instant  par  les  corridors,  \\  finit  par  entrer  à  son 
tour  dans  le  foyer,  où  la  foule  allluait  entre  les  deiLx  pièces.  Une  des  pre- 
mières figures  qu'il  aperçut  fut  celle  de  d'Epenoy,  qui  continuait  sa  pro- 
menade sans  faire  attention  à  personne.  A  cette  vue  ,  il  s'arrêta ,  incertain 
de  ce  qu'il  voulait  faire ,  et  près  de  succomber  à  l'une  des  plus  violentes 
tentations  qu'il  eût  éprouvées  de  sa  vie.  Subitement  rajeuni  de  vingt  an- 
nées et  torturé  par  une  atroce  jalousie ,  VI.  de  Morsy  roula  pendant  un 
instant  dans  son  esprit  l'absurdité  suivante  : 

—  Si  j'allais  lui  arracher  cette  lettre  ? 

A  mesure  que  son  cerveau  fermentait ,  des  gouttes  de  sueur  lui  humec- 
taient le  front.  Par  un  mouvement  machinal  il  voulait  prendre  son  foulard 
pour  les  essuyer  :  incident  inattendu  !  il  rencontra  dans  sa  poche  une  main 
étrangère  qui,  se  sentantsaisie  à  l'improviste,  essaya  de  fuir,  mais  en  vain. 
Le  marquis,  soudainement  arraché  à  ses  pensées  orageuses,  fit  un  brusque 
demi  tour  sans  lâcher  prise  et  se  trouva  en  face  d'un  jeune  homme  i)ropre- 
ment  vêtu  et  porteur  d'une  physionomie  ingénue.  Après  avoir  tenté  un  nou- 
vel effort  pour  recouvrer  sa  liberté,  cet  agréable  voleur  reconnut  sans  doute 


LE  MAGASIN  LITTÉRAl.^L 


13 


la  supL'riorit(5  du  poi,a:net  qui  niaitiisait  le  sien  ;  car  cessant  aussitôt  de  se 
débattre,  il  leva  sur  le  marquis  un  regard  suppliant  : 

—  Au  nom  du  del,  mon  cher  monsieur,  ne  me  perdez  pas  ,  lui  dit-il 
tout  bas  d'une  voi\  sangloitante ,  ayez  compassion  d'un  mallieureuv  père 
de  famille  sans  ouvrage  ;  cinq  enfaiis  à  nourrir  !  rien  mangé  depuis  deiu 
jours! 

Quoique  la  jeunesse  du  drôle  et  l'embonpoint  enluminé  de  son  visage 
ôtassent  toute  vraisemblance  à  son  jeûne  ainsi  qu'à  sa  paternité,  M.  de 
Morsy,  au  lieu  de  faire  appeler  un  sergent  de  ville,  attira  son  prisonnier 
dans  l'embrasure  d'une  fenêtre  où  ils  étaient  moins  exposés  à  être  écou- 
tés : 

—  Quand  on  fait  un  pareil  métier,  lui  dit-il  à  demi-voi\ ,  il  faut  être 
adroit,  et  tu  ne  l'es  guère. 

—  Le  plus  malin  peut  être  pris,  répondit  le  voleur  un  peu  rassuré,  mais 
blessé  dans  son  amour-propre  ;  si  vous  êtes  juste,  vous  conviendrez  que 
vous  avez  porté  la  main  à  votre  poche  par  hasard ,  et  non  parce  que  vous  y 
avez  senti  quelque  chose. 

—  Eh  bien  !  puisque  tu  as  si  bonne  opinion  de  ton  adresse,  j'ai  envie  de 
la  mettre  à  l'épreuve. 

Le  voleur  contempla  le  vieillard  d'un  air  ébahi,  et  fut  lente  de  le  prendre 
pour  un  confrère  d'ime  hiérarchie  su|)érieure. 

—  Qu'est-ce  que  je  risque,  pensa-t  il,  puisque  je  suis  pincé  ?  il  ne  peut 
rien  m'arrivcr  de  pis. 

—  Au  lieu  de  filouter  des  foulards,  veiiv-tu  gagner  dix  louis?  continua 
le  manpiis  en  le  regardant  fixement. 

—  Cette  question.!  répondit  le  jeune  industriel  les  yeux  de  plus  en  plus 
écarquillés  ;  où  est  l'ouvrage  ? 

—  Vois-tu  ce  jeune  homme  en  redingote  noire  et  en  gilet  de  cachemire, 
qui  se  promène  seul,  celui  qui  a  une  épingle  d'émeraucle  à  sa  cravate  ? 

—  Le  blond  à  moustaches  ? 

—  Oui.  Il  a  dans  la  poche  droite  de  son  gilet  un  billet. 

—  De  banque?  interrompit  le  voleur,  dont  les  narines  se  ëllatèrent 
comme  celle  d'un  chien  qui  tombe  en  arrêt. 

—  Eh  non!  une  lettre.  D'ailleurs  tu  verras  bien.  C'est  octle  LUrc  qu'il 
me  faut.  Empare-t'en  et  me  l'apporte,  les  dix  louis  sont  à  toi. 

—  Ça  va,  préparez  Icsjaunets. 

Sans  autre  explication  le  filou  se  mit  à  l'œuvre.  Une  minute  après  il  se 
promenait  côte  à  côte  avec  d'Epenoy,  épiant  un  moment  favorable  qui  ne 
tarda  pas  à  se  présenter.  La  sonnette  du  foyer  ayant  annoncé  le  lover  du 
rideau,  la  plupart  des  promeneurs  se  dirigèrent  simultanément  vers  la 
porte,  et  comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas,  cette  sortie  générale  oc- 
casiona  un  instant  de  presse  et  de  confusion  dont  sut  profiter  le  tireur  de 
foulards.  M.  de  Morsy,  qui  était  resté  près  de  la  fenêtre  où  il  attendait 
avec  anxiété  le  résultat  de  ce  coup  de  main,  vit  bientôt  reparaître,  lesie 
et  glorieux,  l'agent  étrange  offert  par  le  hasard  à  sa  jalousie. 

—  Voilà  le  poidet,  dit  celui-ci,  où  sont  les  oiseaux? 

Le  marquis  entr'ouvrit  à  la  hâte  le  billet  dont  il  reconnut  l'écriture  d'un 
seul  coiq)  d'œil  ;  glissant  alors  les  dix  pièces  d'or  dans  la  main  de  son  émis- 
saire ,  il  le  congédia  d'un  geste. 

—  Suffit  et  moins,  dil  le  voleur  en  empochant  l'argent;  si  vous  avez 
besoin  de  moi,  demandez  Pctit-Joly  à  l'estaminet  des  Trois  Billards,  bou- 
levart  du  Temple. 

A  ces  mots  il  s'esquiva  fort  satisfait  de  sa  soirée  ;  car,  outre  les  200  fr. 
du  marquis,  il  venait  de  trouver  dans  la  poche  «le  d'Iipcnoy  une  fort  jolie 
montre  tellement  adhérente  au  billet  qu'il  n'avait  pu  se  résoudre  à  les  sé- 
parer. Au  moment  où  le  voleur  sortait  du  loyer  par  une  (lorte,  le  volé  y 
rentrait  par  une  autre. 

—  Où  courez-vous  ainsi  tout  cll'aré?  lui  demanda  le  marquis  en  l'arrê- 
tant au  passage. 

—  Après  un  brigand  qui  vient  do  me  voler  ma  montre,  répondit  d'l^ 
penoy  d'une  voix  entrecoupée.  Je  le  reconnaîtrai  entre  mille  :  un  rougeot 
en  redingote  brune.  Vous  ne  l'avez  pas  vu? 

Sans  attendre  la  réponse  de  M.  de  Jlorsy,  le  jeium  homme  reprit  sa 
course,  descendit  d'un  trait  jusqu'au  vestibule  et  donna  l'éveil  aux  agcns 
de  la  police.  Peine  perdue!  le  filou  avait  disparu. 

—  Le  vol  de  ma  montre  est  une  bagatelle,  se  dit  alors  Louis,  les  poings 
serrés  de  fureur;  mais  la  lettre  d'Emilie ,  le  gredin  l'uura  prise  pour  un 
billet  de  banque. 

Les  passions  sont  peu  scrupuleuses,  la  jalousie  moins  que  toute  autre. 
Au  tigre  uffamé  tout  chemin  est  bon  pour  atteindre  sa  proie,  nu  jaloux 
soupyonneux  tout  expédient  semble  légiliiue  pour  érlaircir  ses  doutes  : 
témoin  la  cachette  où  Néron  espionne  Ijritannirus;  témoin  le  billet  de 
Kérestan  intercepté  par  Orosmane  ;  enfin,  s'il  nous  est  permis  de  ra|)pro- 
cher  de  nos  personnages  un  des  acteurs  de  celte  fiivole  esquisse,  témoin 
le  marché  ctuiclu  par  M.  de  Morsy  avec  un  voleur  de  proléssiou. 

Grâce  ii  celte  éirango  transaction,  le  marquis  se  trouvait  maître  d'un 
secret  qu'il  n'avait  pu  qu'eir.eurer  jusqu'alors,  malgré  l'activité  de  sa  sur- 
veillance. Le  cœur  d'une  femme  est  trop  profond  pour  que  l'observation 
la  plus  clairvoyante  en  puisse  soniler  tous  les  replis,  et  ce  n'est  (pi'eii  s'ou- 
vrant  de  lui-iiiéine  ([u'il  laisse  échapper  sou  derniei'  mol.  Chose  déjà  certaine, 
au\  yeux  du  vieillard,  Mme  Gasloul  marchaii  depuis  trois  muis  sur  ces 
sables  mou\aiis  qui  ne  reiuli'ul  pas  leur  victime  une  fois  (pi'ils  l'ont  sai- 
sie ;  mais  iusjiu'.'i  (juel  point  é'tait-elle  engagée  dans  celle  arène  impitoyable, 
il  lignoiat  cncoïc,  et  c'e  t  ce  qu'ellcmèmc  allait  lui  apprendre.   En  ce 


ï 


moment  décisif,  M.  de  Morsy  sentit  chanceler  son  courage.  Au  bord  dc 
la  vérité  il  s'arrêta  comme  devant  un  précipice.  Au  lieu  de  lire  sur-le- 
champ  le  billet,  ainsi  qu'il  y  était  résolu  quelques  minutes  auparavant, 
le  garda  convulsivement  serré  dans  sa  main.  Le  cœur  rongé  d'angoisses, 
lui  eût  été  impossible  de  renirer  dans  la  loge  et  de  se  retrouver  assis  près 
do  Mme  Gastoul  ;  il  sortit  donc  du  théâtre,  ne  sachant  où  il  allait,  et  mar-  • 
cha  long-temps  au  hasard  dans  les  rues,  insensible  à  une  pluie  fine  et  gla- 
ciale, som'd  aux  cris  des  cochers  et  se  heurtant  au\  passaus  quil  regar- 
dait sans  k's  voir.  A  près  de  minuit  il  finit  par  se  retrouver  dans  son  ap- 
partement,  ignorant  comment  il  était  arrivé.  Là,  son  vertige  s'étant  dis- 
sipé peu  à  peu,  il  se  dél)arrassa  de  son  valet  de  chambre  qui,  en  le  voyant 
rentrer  par  un  temps  affreux,  à  pied  et  en  désordre ,  avait  décidé  menta- 
lement que  la  raison  de  son  maître  était  en  train  de  déménager. 

Le  marquis,  resté  seul,  demeura  quelque  temps  assis,  l'œil  morne  et  le 
front  penclié  sur  la  poitrine.  Enfin  ,  par  un  de  ces  violcns  sursauts  qui  si- 
gnalent le  réveil  de  l'énergie,  il  se  redressa  sm- son  fauteuil ,  déploya 
d'une  main  ferme  la  lettre  d  jni  le  contact  seul  semblait  avoir  brisé  les  res- 
sorts de  son  ame,  et  lut  sans  s'arrêter  les  lignes  suivantes  : 

«  Depuis  hier  j'éprouve  une  inquiétude  inexprimable  et  vous  en  êtes 
cause.  Jugez  si  j'ai  raison  de  m'alarmer.  Hier,  sachant  que  je  vous  ren- 
contrerais à  cette  odieuse  soirée  de  l'hôtel  G...  et  cédant,  après  tant  de  re- 
fus, à  je  ne  sais  quel  mauvais  génie ,  je  vous  avais  écrit.  C'était  une  pre- 
mière faute,  et  le  châtiment  ne  s'est  pas  fait  attendre.  Comme  je  nui  au- 
cun usage  de  ces  folies,  je  no  savais  où  cacher  mon  billet;  à  la  fin  j'ai 
imaginé  de  le  mettre  dans  un  de  mes  gants.  Imprudence  horrible  !  pourvu 
qu'elle  ne  soit  pas  irréparable...  Vous  vous  rappelez  que  je  me  suis  éva- 
nouie ;  en  reprenant  connaissance,  je  me  suis  trouvée  dans  un  petit  salon 
avec  trois  ou  quatre  femmes  fort  charitables  en  apparence.  Ma  première 
pensée  a  été  pour  vous.  Je  regarde  mes  mains,  elles  étaient  nues. 
Je  cherche  mes  gants,  et  les  anerçois  sur  le  divan  où  l'on  m'avait 
placée  ;  je  m'en  empare;  on  m'avait  prévenue  :  le  billet  n'y  était  plus. 
Près  de  retomber  en  faiblesse,  je  regarde  les  femmes  qui  m'entourent. 
D'eux  d'eutr'clles  me  semblent  de  bonnes  personnes  inoûciisivis;  mais  la 
troisième  !  Vous  allez  comprendre  ma  terreur  quand  vous  saurez  que  dans 
la  troisième  je  reconnais  ma  bête  noire,  mon  cauchemar,  inou  ennemie 
arharnée,  la  favorite  de  votre  mère,  qui,  depuis  dix  années  au  moins,  ii"a 
pas  pu  parvenir  à  la  marier,  ^Ule  du  Boissier,  en  un  mot,  puisqu'il  faul  la 
nommer.  A  l'affreiiv  sourire  qui  errait  sm-  sa  vilaine  bouche  je  couipris 
tout.  C'est  elle  ([in  m'a  dégantée,  sous  prétexte  de  me  secourir;  c'est  elle 
qui  m'a  pris  mou  billet  ;  c'est  elle  qui  tient  maintenant  ma  réputation  à  sa 
merci,  et  de  qui  j'ai  tout  à  redouter;  car  elle  me  déteste.  Pourquoi!  Je 
vais  vous  le  dire  : 

»  Il  y  a  quelques  années  il  a  été  question  d'un  mariage  entre  cette  mâ- 
chante vieille  fille  et  mon  mari.  Elle  ne  me  pardonne  pas  une  rupture 
dont  je  suis  pourtant  for!  innocente.  Voilà  le  principal  motif  de  sa  haine. 
De  plus,  je  n'ai  guère  plus  de  vingt  ans,  elle  en  a  quarante;  oa  me  trouve 
belle,  et  elle  parait  ridicule;  j'ai  une  voiture,  et  elle  va  en  omnibus;  uu 
bal,  je  ne  manque  pas  de  danseurs ,  et  on  lui  voit  faire  tapisserie  invaria- 
blement; eiiiiii,  sans  vous  compter,  plus  d'un  homme  aimable  a  cherché  à 
me  plaire,  et  elle  ne  peui  pas  même  parvciir  à  trouver  un  mari  !  Vous 
comprenez  qu'elle  jieul  m'abhorrer;  ainsi  fait-elle  de  toute  son  ame.  Hier, 
si  au  lieu  d'eau  de  Heur  d'oi;anger,  elle  avait  pu  verser  du  poison  dans  mon 
verre,  elle  1  aurait  fait,  je  n'en  douie  pas.  Faute  de  mieux,  elle  m'a  volée, 
et  cela  me  tiuirmeiite  davantage  ;  car  le  poison  ne  fait  que  tuer,  mais  la 
calomnie  déshonore. 

»  Que  poiiv;ut-il  y  avoir  dans  ce  malheureux  billet?  Je  ne  me  le  rappelle 
pas  exactement.  Sans  doute  des  choses  peu  gracieuses  ,  car  vous  me  per- 
sécutez si  cruelleiueiit...  Mais  vous  n'ignorez  pas  combien  il  est  facile  de 
douiicr  un  sens  coupable  au\  phrases  les  plus  innocentes.  Tout  devient 
crime  entre  les  mains  d'un  ennemi,  et  Mlle  du  Boissier  est  mon  ennemie  , 
je  vous  le  répète,  ennemie  jurée,  implacable  !  C'est  vous  dire  que  le  billet 
qui  vous  était  destiné  ne  peut  pas  rester  en  son  pouvoir.  A  tout  prix  il  faut 
le  lui  reprendre,  et  quel  autre  (pie  vous  puis-je  charger  de  ce  soin  ?  Songez 
qu'il  n'y  a  pas  une  minule  à  perdre.  D'un  instant  à  l'autre  la  vipère  peut 
distiller  son  venin,  et  tant  que  j'aurai  cette  crainte  je  ne  vivrai  pas. 

P.  S.  Je  voulais  vous  remettre  cette  lettre  ce  malin  aux  Tuileries,  et 
d'avance  je  la  tenais  dans  mon  manchon  ;  mais  la  présence  de  l'espion 
m'en  a  empêchée.  » 

En  achevant  la  lecture  de  ce  billet,  le  maitiuis,  quelque  maltraité  qu'il 
ffit  dans  le  pose  srrii>iiim,  respira  plus  facilement.  Lorsqu'on  souffre,  le 
moindre  allégement  dispose  à  la  résignation,  et  l'homme  qui  a  redouté  un 
désasirc  complet,  ti'ouvc  aisément  du  courage  pour  supporter  un  deiui- 
inalheur. 

—  Elle  peut  encore  être  s;uivée  !  s'écria-t-il  avec  ferveur;  et  c'est  moi  qui 
la  sauverai  d'elle-même  et  des  auti'cs. 

11  est  inutile  de  dire  que  par  ces  mots,  les  autres,  le  marquis  sous-cntcn- 
dait  M.  d'F.penoy  et  Mlle  du  Boissier. 

—  N(ni,  rien  n'est  désespéré,  mais  le  danger  est  sérieux,  reprit-il  après 
un  instant  de  réflexion  ;  d'un  côté  les  prélonlions  impertinentes  de  ce  fat. 
de  l'aune  la  haine  envieuse  de  celle  \ieille  fille...  il  y  a  là  de  quoi  mettre 
en  lambeauv  dix  réputations.  Jusiu'à  présent  j'ai  défendu  le  terrain  pied  h 
pied  contre  un  seul  adversaire;  mainlenaul c'est  entre  deux  fciLx qu'il  faut 
romballre.  N'iaiporte;  au  momeui  où  elle  a  bcioiu  d'un  a.mi  véritable , 
mon  dévoùmenl  ne  lui  fera  pas  défaut. 


H 


LE  MAGASIN  IITTÉRAIRE. 


M.  de  Moisy  passa  une  partie  de  la  nuit  à  combiner  un  plan  de  défense 

approprié  à  la  situation  périlleuse  où  se  trouvait  engagée  la  femnie  qu'il 

^  aimait.  Quoique  la  loyauté  de  son  caractère  lui  fit  préférer  en  toutes  choses 

la  ligne  la  plus  droite,  il  comprit  qu'en  cette  circonstance  la  dissimiUation 

itait  utile.  l'adressH  imlispensableet  la  ruse  légitime. 

Le  lendemain,  longtemps  avant  que  deuv  heures  fussent  sonnées ,  le 
marquis  se  présenta  chez  Mmed'Epenoy. 

—  Eiibien!  où  en  sommes-nous?  lui  demanda  d'un  air  empressé  la 
vieille  dame  ;  l'enfant  prodigue  est-il  mis  à  la  raison  ? 

—  Je  ne  l'ai  aperçu  hier  au  soir  qu'un  instant,  répondit  M.  de  Morsy,  et 
il  ne  m'a  pas  été  possible  de  lui  parler  de  notre  affaire.  En  ce  moment  c'est 
de  moi  et  non  de  lui  que  je  viens  vous  entretenir. 

—  Quel  air  de  componction  !  reprit  en  riant  Mme  d'Epenoy,  la  grâce 
matrimoniale  vous  aurait  elle  touché  depuis  hier? 

—  J'en  iii  pour,  répondit  le  marquis  d'un  ton  grave. 

—  Bah  !  vraiment  !  Mais,  non,  cela  n'est  pas  possible  ;  vous  voulez  vous 
amuser  à  mes  dépens. 

—  .le  ])arle  sérieusement. 

—  Quoi!  tout  de  bon,  vous  songeriez  à  abjurer  vos  hérésies  de  céliba- 
taire ? 

—  Je  ne  vous  dis  pas  que  j'y  suis  décidé. 

—  Asseyez-vous  bien  vite  et  contez-moi  tout  ça,  répartit  Mme  d'Epenoy 
avec  une  vivacité  où  éclatait  l'intérêt  que  lui  inspirait  une  ouverture  si  im- 
prévue. 

—  Vous  avez  pu  remarquer,  dit  M.  de  Morsy,  que  la  folie  dont  je  vous  ai 
fait  l'aveu  ne  va  pas  jusqu'à  l'aveuglement.  Je  ne  m'abuse  point  sur  le  ri- 
dicule de  ma  passion,  et  plus  d'une  fois  j'ai  songé  à  m'en  afi'ranchir  par 
quelque  résohiiiou  violente.  Vos  conseils,  hier,  ont  donc  trouvé  le  terrain 
mieux  pré;  are  que  je  n'ai  voulu  en  convenir.  Toute  la  nuit  j'ai  réiiéchih 
ce  que  vous  m'avez  dit  de  la  nécessité  d'introduire  dans  ma  vie  un  change- 
ment absolu  qui  sulislitue  à  de  creuses  chimères  un  intérêt  substantiel  et 
positif.  En  thèse  générale,  vous  avez  raison;  û  n'y  a  que  le  mariage  qui 
puisse  produire  un  piueil  résultat. 

—  Dans  le  cas  p;iriiculicr,  j'ai  cent  fois  plus  raison  encore.  Songez  que 
je  vous  conna  s  comme  si  vous  étiez  mon  frère.  S'il  est  un  homme'destiné 
à  faiie  un  mari  excellent,  parfait,  heureux,  enfin  un  mari  modèle,  c'est 
vous,  à  coup  sûr. 

—  Je  souhaite  que  la  prophétie  se  réalise,  si  un  jour  je  me  marie. 

—  Si  ?  Pas  de  si.  Vous  vous  mariez  ;  c'est  entendu ,  c'est  décidé,  il  n'y  a 
plus  à  en  revenir.  Quand?  Le  plus  tôt  possible.  Avec  qui?  Ci'ci  me  re- 
garde, à  UKuns  que  vous  n'ayez  déjà  un  parti  en  vue.  ce  qui  ne  peut  être  : 
car  je  ne  pense  pas  que  vous  vouliez  faire  à  votre  vieille  amie  l'affront  de 
confiera  une  amrc  une  mission  si  imporlante  et  si  délicate.  Si  je  fais  ainsi 
valoir  mes  droits,  poursuivit  en  souiiant  iMme  d'Epenoy,  c'est  de  peur  que 
vous  ne  tombiez  en  de  mauvaises  mains;  car  aujourd'hui  toiu  le  monde  se 
mêle  de  mariage  :  le  clergé,  surtout,  me  joue  des  tours  abominaldes.  L'au- 
tre jour  encore,  ces  messieurs  du  collège  de  Juilly  ne  m'ont-ils  pns  souf- 
flé un  parti  de  /tOO,00(),  francs  que  je  convoitais  pour  un  de  mt-s  neveux! 
Bientôt  il  n'y  aura  plus  d'héritières  que  pour  leurs  élèves.  ?\lais,  à  votre 
égard,  je  puis  être  tranquille,  n'est-ce  pas?  Vous  me  serez  fidèle  ?  Songez 
qu'une  défection  nous  brouillerait  à  mort. 

—  .ie  vous  promets,  dit  le  marquis  en  souriant  à  son  tour,  que  si  je 
prends  femme,  ce  ne  sera  que  de  votre  main. 

—  C'est  parler  comme  un  dieu ,  reprit  la  vieille  dame ,  dont  le  visage 
brillait  de  satisfaction.  Voyons,  battons  le  fer  pendant  qu'il  est  chaud.  Que 
diriez-vous d'une  veuve  aimable,  johe,  spirituelle... 

—  Non ,  pas  de  veuve ,  fit  le  marquis  ;  ce  serait  m'exposer  h  des  compa- 
raisons qu'un  homme  de  mon  âge  doit  toujours  éviter. 

—  Voilà  une  modestie  aussi  rare  qu'excessive. 

—  Ce  n'est  que  de  la  prudence. 

—  En  tout  cas,  votre  sentiment  est  louable ,  et  je  ne  puis  que  l'approu- 
ver. Vous  trouverez  peui-ûtre  aussi  qu'une  trop  jeune  lille... 

—  Ce  serait  pis. 

—  Vous  êtes  la  raison  même. 

—  Du  moins,  je  sais  me  rendre  justice.  Si  j'étais  décidé  à  me  marier,  je 
voudrais  que  l'âge  de  ma  future  et  le  mien  n  offrissent  pas  tme  dispropor- 
tion cho([uante.  J'ai  cinquante-denx  ans,  et  il  me  semble  qu'une  femmç  de 
trente-cinq  à  quarante... 

—  Mais  c'est  mirai  uleut  !  interrompit  Mme  d'Epenoy  de  plus  en  plus 
rayonnante  ;  on  dirait  que  nous  nous  soyons  donné  le  mot ,  et  vous  expri- 
mez ma  |ii()i):e  pensée.  Oui,  mon  chiT  marquis,  u;ie  femme  de  trente- 
cinq  a  quarante  ans,  voilà  ce  ([u'il  vous  faut.  Dans  cette  catégorie,  j'ai  des 
p.irtis  de  choix.  Nous  disons  de  treiitc-ciiiq  à  quarante.  Il  y  a  d'abord  Mlle 
de  Cléricourt,  charmante  personne,  d'ailleurs,  éducation  accomplie,  piété 
siilide... 

—  l'ermettez-moi  de  vous  interrompre,  dit  le  marquis  ;  je  crois  ferme- 
ment aux  perfections  de  Mlle  de  Cléricourt,  mais  parmi  les  demoiselles  de 
votre  connaissance  il  en  est  une  antre  à  qui  l'avais  pensé. 

—  r.c  choix  est  déjà  fait  !  et  moi  qui  in'év<'rlue  à  chercher.  Expliquez- 
vous  donc,  diplomate  que  vous  êtes.  De  qui  parlez-vous? 

—  D'une  personne  que  j'ai  rencontrée  assez  souvent  dans  le  monde,  ici 
même  une  ou  deux  fois,  et  qui,  si  j'en  crois  les  apparences,  est  fort  avant 
dans  vos  bonnes  grâces. 

—  Enfin  elle  s'appelle 


—  Mlle  du  Boissier. 

De  tous  les  noms  qui  pouvaient  sortir  de  la  bouche  du  marquis  celui-là 
était  le  plus  inattendu.  Mme  d'i;ppnoy  resta  muette  un  instant  comme  si 
elle  eût  refusé  d'en  croire  ses  oreilles  ;  en  toute  autre  occasion  elle  eût 
accueilli  avec  ravissement  l'aubaine  matrimoniale  échue  à  sa  protégée  ; 
mais  son  amitié  véritable  pour  M.  de  Morsy  troubla,  malgré  elle,  sa  satis- 
faciion  ;  soudainement  elle  se  sentit  atteinte  de  ce  scrupule  auquel  obéis- 
sent certains  marchands,  lorsqu'ils  refusent  de  vendre  à  une  de  leurs  pra- 
tiques quelque  objet  d'une  qualité  douteuse  qu'ils  réservent  pour  les  ache- 
teurs de  passage. 

-;-  Mlle  du  Boissier  a  certainement  beaucoup  de  mérite ,  dit-elle  avec 
hésitation  ;  mais  elle  a  peu  de  fortune. 

—  Je  suis  riche,  répondit  le  marquis. 

—  On  ne  peut  pas  dire  qu'elle  est  jolie. 

—  Ce  n'est  pas  un  mariage  d'amour. 

—  Son  caractère  est  excellent  ;  mais  il  n'est  pas  toujours  très  égal. 

—  Tant  mieux;  «  l'ennui  naquit  un  jour  de  l'uniformité.  » 

—  Ehe  tient  beaucoup  à  ses  idées. 

—  Moi,  pas  du  tout  aux  miennes  ;  ainsi  nous  serons  facilement  d'accord. 

—  C'est  un  coup  de  désespoir,  pensa  Mme  d'Epenoy  ;  son  amour  pour 
cette  jeune  femme  lui  a  décidément  dérangé  l'esprit.  En  conscience ,  je 
n'aurais  pas  osé  lui  proposer  un  pareil  mariage  ;  mais  puisqu'il  est  le  pre- 
mier à  m'en  parler,  pourquoi  y  mettrais-je  obstacle  plus  long-temps? 
Marquise  et  soixante  mille  livres  de  rente  !  il  y  a  de  quoi  faire  perdre  la 
tête  à  cette  pauvre  Alphonsine. 

—  Ah  ça!  n'est-ce  point  une  plaisanterie?  dit-elle  tout  haut  avec  une 
sorte  de  défiance  ;  vous  épouseriez  Mlle  du  Boissier  ! 

—  Probablement  non,  si  on  me  laisse  le  temps  de  réfléchir.  Depuis 
hier  j'éprouve  un  étourdisscment  fiévreux  qui ,  à  défaut  de  détermination 
réelle ,  me  rend  capable  de  tout.  Pour  briser  une  chaîne  ridicule  ,  il  n'est 
rien  que  je  ne  fasse  en  ce  moment  ;  mais  demain  peut-être... 

—  Demain  vous  dînez  ici ,  interrompit  précipitamment  la  vieille  dame  ; 
Mlle  du  Boissier  y  sera. 

—  Pourquoi  pas  aujourd'hui?  dit  le  marquis  en  souriant  de  la  vivacité 
de  son  ancienne  amie. 

—  Aujourd'hui  je  passe  la  soirée  dehors. 

—  De  six  heures  à  neuf  vous  êtes  libre  ;  c'est  plus  de  temps  qu'il  n'en 
faut  pour  une  entrevue  de  cette  nature.  Si  je  vous  presse  ainsi,  c'est  que 
je  me  connais.  Demain  je  me  réveillerai  peut-être  céUbataire  entêté 
comme  devan:  ;  liez-moi  donc  les  mains,  si  vous  avez  réellement  envie  de 
me  marier. 

—  Vous  avez  raison,  dit  Mme  d'Epenoy  en  se  levant  avec  une  prestesse 
qui  attira  un  nouveau  sourire  sur  les  lèvres  du  marquis  ;  si  je  vous  laisse 
un  moyen  de  vous  dédire ,  vous  me  glisserez  entre  les  doigts  et  je  ne  m'en 
consolerais  pas. 

En  parlant  elle  lira  le  cordon  d'une  sonnette  dont  le  bruit  fit  aussitôt 
accourir  le  domestique. 

—  Allez  chercher  une  voiture,  lui  dit-elle,  et  prévenez  Justine  que  M.  le 
marquis  dine  ici.  —  Je  cours  chez  Mlle  du  Boissier,  reprit-elle  quand  le  la- 
quais fut  sorti;  quelque  engagement  qu'elle  puisse  avoir,  comptez  que 
nous  l'aurons  à  dîner.  A  six  heures  donc,  et  d'ici  laque  le  ciel  vous  main- 
tienne dans  vos  sages  dispositions  ! 

Une  demi-heure  après  avoir  quit'é  M.  de  Morsy,  Mme  d'Epenoy  fit  une 
entrée  que  l'on  pourrait  à  bon  droit  nommer  triomphale  dans  l'apparte- 
ment qu'occupait  sa  protégée,  à  l'entrée  de  la  rue  Bellechasse. 

Orpheline  depuis  long-temps,  Mlle  du  Boissier  vivait  seule;  car  autant 
elle  était  disposée  à  sacrifier  sa  lii)erté  au  mariage,  autant  elle  éprouvait 
d'.iversion  pour  la  tutelle  de  sa  famille.  Son  âge,  d'ailleurs,  légitimait  cette 
indépendance  ;  et,  quoique  bien  médiocre,  sa  fortune  y  suHisait.  Par  un 
de  ces  prodiges  d'ailminislratiiui  qu'il  n'est  donné  qu'aux  femmes  d'ac- 
complir, avec  moins  de  qu;itre  mille  francs  de  revenu  elle  trouvait  moyen 
d'être  convenablement  logée,  et  d'aller  dans  le  montle  à  peu  près  tous  les 
soirs.  Sa  maison,  il  est  vrai,  se  composait  d'une  servante  unique,  femme 
de  chambre  et  cuisinière  à  la  fois,  groom  au  besoin  ;  mais  le  service  qu'elle 
tirait  de  celte  créature  était  fabuleux  et  rendait  tout  aide  superllu.  Nous 
devons  avouer  encore  que  sa  table  n'eût  pas  réjoui  l'œil  d'un  gourmand; 
mais  ne  sait  on  pas  que  la  Providence,  qui  doinie  aux  petits  des  oiseaux 
leur  pâture,  émiette  la  coquetterie  aux  femmes  et  n'a  besoin  que  d'un 
miroir  pour  les  rassasier?  Jeune,  jolie  et  mise  avec  élégance,  on  a  toujours 
bien  dîné  ;  et  malgré  l'humilité  qu'elle  affectait  parfois,  il  est  probable  que 
Mlle  Alphonsine  se  croyait  tout  cela. 

Au  moment  où  Mme  d'Epenoy  entra  chez  sa  protégée,  celle-ci  était  de- 
bout devant  la  cheminée  d'un  petit  salon  où  elle  se  tenait  d'ordinaire  et 
qui  formai i  la  principale  pièce  de  rappartcmont.  Les  coudes  appuyés  sur 
la  housse  de  velours  vert  qui  recouvrait  la  tiblette  de  marbre,  elle  con- 
templait dans  la  glace  son  peu  gracieux  visage  avec  qui  elle  se  trouvait 
en  dialogue  réglé,  moyennant  le  soin  qu'elle  prenait  de  faire  elle  même 
les  interrogations  et  les  réponses.  Sans  s'en  apercevoir,  Mlle  du  Boissier 
avait  contracté  l'habiiude  des  nmnologues,  sorte  de  tic  parlé  auquel 
de\iennent  aisément  sujets  les  gens  qui  sont  souvent  seuls.  Dans  ces 
conversations  idéales  elle  cherchait  tout  naturellement  un  dédommage- 
ment aux  petites  vexations  qu'il  lui  fallait  subir  dans  la  vie  réelle  ;  ainsi 
elle  s'adressait  des  complimens,  elle  s'in\itait  à  danser,  elle  se  murmurait 
de  tendres  aveux,  elle  se  demandait  en  mariage.  1,'inteilocuieur  imagi- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


15 


naire  cliarsé  de  ce  ijalant  oUice  i5tait  invariablement  un  beau  jeune  homme, 
l  brim  et  pSle,  grand  etsveUc,  mélancolique  et  aiidatieuv,  ritheà  millions, 
•  noble  comme  le  roi,  titré  vicomte  pour  le  moins,  et  à  trente  ans  rolonel 
de  cavalerie  ;  eu  un  mot,  le  chimérique  phéniv  auquel  tant  de  lillcs  ma- 
jeures satrilicnt  en  secret. 

Ce  jour-là,  le  soliloque  de  Mlle  Alphonsine  était  fort  animé.  Les  deux 
personnages  dont  il  était  allernativement  l'interprète  jouaient  leur  rôle  en 
conscience  ;  le  vicomte  était  pressant  et  passionné,  la  demoiselle  h  marier 
réservée,  mais  émue. 

—  Oh  !  je  vous  en  supplie,  disait  le  premier,  un  mol,  un  seul  mot,  qui 
me  dise  que  ma  hardiesse  ne  vous  a  pas  ollensée  !  —  Que  me  demandez- 
vous?  répondait  avec  une  pudique  minauderie  Mlle  Alphonsine,  parlant 
pour  son  propre  compte.  —  Le  droit  d'espérer  ?  —  Vos  vues  sont 
honorables,  je  n'en  doute  pas.  —  Pourrait-on  en  avoir  d'autres  près 
d'une  femme  telle  que  vous  ?  oui,  c'est  votre  main  que  je  sollicite  en 
nn'me  temps  que  votre  cœur  :  seriez  vous  assez  cruelle  pour  me  les  refu- 
ser? —  Monsieur  le  vicomte...  —  Qui  vous  retient?  un  autre  peut- 
être?...  —  Ah!  croyez  que  jamais!...  —  Eh  bien  alors,  pourquoi  refu- 
ser de  combler  mes  voeux?  n'étes-vous  pas  libre  ?  —  Sans  doute,  je  suis 
maîtresse  absolue  de  mes  actions,  et  je  n'en  dois  compte  à  personne; 
mais  le  mariage  est  une  chose  si  grave,  que  je  tremble  à  sa  seule 
pensée:  et  puis,  vous  même,  ctes-vous  sûr  de  ne  pas  vous  abuser? 
vous  m'aimez  maintenant...  du  moins  vous  le  dites...  —  Oh!  oui ,  je 
vous  aime  !  —  Mais  dans  quelque  temps  si  vous  m'épousiez ,  m'aime- 
riez-vous  encore  ? —  Oh!  toujours!  toujours!  je  le  jure  à  vos  pieds! 
—  Que  faites-vous,  vicomte?  levez-vous;  je  le  veux,  je  vous  en  supplie, 
si  quelqu'un  venait?...  Ah!  mon  Dieu,  on  ouvre  la  porte.... 

La  porte  s'ouvrit  en  cllet  avec  fracas.  A  la  vue  de  Mme  d'Epenoy, 
Mlle  Alphonsine  fit  un  soubresaut  comme  si  elle  eût  été  réellement  sur- 
prise en  tcie-à-têle  avec  le  plus  comprnmetlant  des  vicomtes;  et  ses  rêve- 
ries matrimoniales  s'envolèrent  plus  effarouchées  qu'une  compagnie  de 
perdrix  qu'a  troublée  dans  ses  ébats  le  feu  d'un  chasseur. 

—  Conuncnt  !  près  de  quatre  heures  et  pas  encore  habillée  !  s'écria  dès 
l'entrée  la  vieille  dame;  à  quoi  donc  pensez-vous?  Il  est  bien  question  de 
se  regarder  à  la  glace!  Allons,  écoutez-moi  :  vous  admirerez  vos  grâces 
un  autre  jour.  Enfin,  je  crois  que  nous  sommes  désensorcelées.  Un  parti 
niagnilique,  soixante  mille  livres  de  rente,  un  château  dans  un  pays  su- 
perbe, maison  à  Paris,  et  puis  marquise;  marquise!  mon  enfant.  C'est  si 
beau  que  j'ai  peine  à  y  croire.  Mais  remuez-vous  donc  au  lieu  de  rester 
là  comme  une  statue  !  Ilabillez-vous  bien  vile,  et  tâchez  de  vous  faire  belle. 
Vous  savez  que  nous  dînons  à  six  heures. 

Mme  d'Epenoy  eût  pu  continuer  long-temps  de  la  sorte  sans  être  inter- 
rompue par  sa  protégée;  celle-ci  écoutait,  il  est  vrai,  l'œil  fixe  et  la 
i)0Hche  béante  ;  mais  elle  n'avait  pas  l'air  de  comprendre  que  ces  termes 
magiques,  château,  marquise,  soixante  mille  livres  de  rentes,  fussent  à  son 
adresse. 

—  Etes-vous  sourde  ou  muette?  reprit  la  vieille  dame,  impatientée  de 
ce  silence  ;  n'entendcz-vous  pas  ce  que  je  vous  dis  ?  Nous  avons  un  mari. 

A  ce  mot  cabalistique,  Mlle  Alphonsine  changea  de  couleur,  et,  prise 
d'une  sorte  de  défaillance,  elle  s'assit  sans  prononcer  une  syllabe. 

Mme  d'Epenoy,  cette  fois,  pardonna  ce  mutisme  obstiné;  car  elle  devi- 
na qu'il  n'avait  d'autre  cause  (|ue  l'excès  de  la  surprise  et  du  ravissement. 
Pour  donner  à  sa  cliente  le  temps  de  se  remettre,  elle  lui  raconta  en  dé- 
tail l'entretien  qu'elle  venait  d'avoir  avec  le  marquis.  En  apprenant  que 
M.  de  Alursy  semblait  décidé  à  l'épouser,  Mlle  du  Huissier,  au  lieu  tie  réi- 
térer l'analhème  dont  elle  avait,  la  veille  encore,  frappé  les  hommes  de 
cinquante  ans,  leva  au  ciel  un  regard  attendri  ;  puis,  saisie  d'un  transport 
soudain,  elle  se  leva  d'un  bond ,  et  commença  de  la  cheminée  à  la  porte 
cl  c\e  la  porte  à  la  fenêtre  une  suite  d'évoluiions  contradictoires,  comme 
font,  dit -on,  les  gens  picpiés  de  la  tarentule. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  et  je  ne  sais  cela  qu'au  moment!  s'écria-t-cllc  enfin. 
Cette  maudite  couturière  qui  m'avait  pnunis  ma  robe  pour  aujourd'hin  et 
qui  ne  m  '  l'envoie  pas!...  Et  moi  qui  voulais  prendre  un  bain  ce  niaiinl 
Croyez-vous  que  j'aurais  encore  le  temps? 

—  Un  bain  !  devenez-vous  folle  ?  dit  Mme  d'Epenoy  en  partant  d'un  éclat 
de  rire. 

—  Vous  ne  voyez  donc  pas  comme  aujourd'hui  j'ai  le  teint  échauffé? 
Ces  contrariétés-là  ne  sont  faites  que  pour  moi  ! 

—  Je  vous  assure  que  vous  avez  votre  teint  de  tous  les  jours. 

Snns soupçonner  le  saicasnu! renfermé  d.ms  celte  réponse,  MllcduPiois- 
sicr  se  pnsia  devant  la  glace  et  se  mil  à  examiner  awv  anxiété  les  coque- 
licots épanouis  sur  son  visage. 

—  Aii\  lumières,  ça  passera  pour  de  la  fraîcheur,  reprit  la  vieille  dame 
d'un  air  de  bonhomie. 

—  \ous  me  rassurez  un  peu;  et  puis,  n'est-ce  pas  M.  de  Morsy  qui  di- 
sait un  jour  chez  vous  qu'il  ne  comprenait  pas  rengoûmenl  de  certains 
lloiniiies  pour  les  feiunies  pâles? 

—  Ce  doit  cire  lui.  Alhuis,  du  caime.  Plus  vous  vous  tracassez  et  plus 
le  sang  vous  monte  à  la  l(>le.  l'n  pou  plus  pâle  ou  un  peu  plus  rouge,  ce 
ir<'si  pas  la  clinse  essentielle.  Tâchez  d'être  simple,  riiisoiinable .  natu- 
relle. M.  de  !\I(irsy  n'est  pas  un  lu  ros  de  roman,  et  vous  n'êtes  pas  une 
jeiuie  première;  ainsi  donc,  pour  lui  plaire,  c<uupti'z  moins  sur  la  puis- 
sance de  vos  beaux  yeu\  <\ur  mu'  ragréiueut  de  vdire  esi  rit;  surtout  eûor- 
ccz-vous  de  lui  donner  une  idée  avanliigeuso  de  votre  caractère. 


—  Mais,  madame,  dit  Mlle  du  Boissier  frappée  d'une  appréhension  sou- 
daine, dans  le  monde,  chacun  (lit  que  .M.  de  Morsy  est  amoureux  de  celte 
femme  dont  nous  parlions  hier. 

—  Il  l'est  en  effet;  mais  qu'importe?  répartit  froidement  Mme  d'Epenoy. 
Je  ne  suppose  pas  que  vous  ayez  la  prétention  de  posséder  les  prémices 
de  son  cœur.  C'est  précisément  parce  qu'il  aime  une  femme  avec  laquelle 
il  ne  peut  pas  se  marier  qu'il  s'est  décidé,  fort  sagement,  à  en  épouser 
une  autre  qu'il  aimera  plus  tard.  A  propos  de  Mme  Gasloul,  achevez  votre 
histoire  :  vous  lui  étiez  ses  gants... 

—  Savez-vous  ce  qu'il  y  avait  dans  ces  gants?  dit  Mlle  Alphonsine  d'ua 
air  de  vertueuse  indignation  ;  un  billet  doux  !  oui,  un  billet  doux  ! 

—  Toutes  les  jolies  femmes  sont  exposées  à  loger  un  pareil  hôte,  reprit 
la  vieille  dame  avec  un  indulgent  soui  ire  ;  mais  elle  aurait  dû  choisir  une 
meilleure  cachette. 

—  Un  billet  d'elle,  madame,  édil  à  un  homme  ! 

—  A  qui  vouliez-vous  qu'd  fût  écrit?  Et  puis,  qu'est-ce  que  cela  prouve  ? 
de  l'étourderie  et  de  l'inexpérience;  rien  de  plus.  Une  femme  qui  a  de 
l'usage  n'écrit  pas.  Mais  laissons  Mme  Gastoul  et  ses  correspondances,  qui 
ne  nous  regardent  point.  Occupons-nous  de  notre  allaire.  .M.  de  Morsy 
sera  chez  moi  à  si\  heures.  Venez-y  plus  tôt.  L'entrée  en  scène  est  impor- 
tante ;  et  malgré  l'habitude  que  vous  devez  avoir,  vous  laissez  encore  un 
peu  à  désirer  :  il  vaut  mieux  que  vous  arriviez  la  première. 

A  l'heure  fixée,  les  deux  convives  de  Mme  d'Epenoy  rivalisèrent  d'exac- 
titude. A  peine  Mlle  Alphonsine  était-elle  assise  dans  le  sa;on  de  sa  pro- 
tectrice, qu'elle  entendit,  non  sans  un  violent  battement  de  cœur,  annon- 
cer M.  de  Alorsy.  Celempressemenl  était  d'un  heureux  augure,  et  bientôt 
les  manières  gracieuses  du  marquis  confirmèrent  tout  ce  qu'il  semblait 
promettre.  En  se  trouvant,  pour  la  piemière  fois  de  sa  vie,  l'objet  de 
soins  galans  auxquels  la  circonstance  donnait  une  valeur  sérieuse,  lu  liUe 
à  marier  vit  le  ciel  conjugal  ouvert,  et,  dans  son  extase,  perdit  ie  i-eu  de 
sang-froid  qu'elle  avait  conservé  jusqu'alors. 

Le  calme  et  la  dignité  dans  la  coquetterie  r.'apparlienncnt  qu'aiLX  femmes 
habituées  à  plaire  ;  aux  moindres  succès,  les  autres,  troublées  et  enllées  à 
la  fois,  send)lent  près  de  quitter  la  terre  et  de  s'envoler  comme  un  aéros- 
tat. C'est  ce  qui  advint  à  i\lile  du  Boissier  aussitôt  que  M.  de  Morsy  lui  eut 
versé  le  philtre  divin  de  la  Uaiierie  ;  enivrée  dès  le  premier  verre,  elle  se 
rua  en  amabilité  d'une  manière  si  exorbitanie ,  que  .Mme  d'Epenoy,  qui, 
l'allaire  engagée,  avait  fini  par  s'y  intéresser  chaudement,  se  prit  à  tiem- 
bler  pour  le  succès.  Mais  vainement  la  femme  prudente  essaya  de  modérer 
l'elfervescence  de  sa  protégée  :  regards  improbateurs,  averlissemens  indi- 
rects, changemens  de  conversation,  lien  ne  pai-vini  à  dis>iper  une  ivresse 
causée  par  le  désir  et  l'espoir  de  plaire.  Tour  à  tour,  et  en  dépit  de  la 
nature,  sémillante,  ingénue,  sentnnentalo ,  exaltée,  foliire,  enthousiaste, 
Mlle  Alphonsine  épuisait  son  carquois  contre  le  marquis.  A  chaque  llechc 
assassine  qui  lui  arrivait  de  volée ,  M.  de  Morsy  répondait  par  quelque 
gracieux  propos  dont  lellet  immédiat  était  d enllammer  l'humeur  conqué- 
rante de  la  fille  à  marier  ;  et  plus  celle-ci  redoublait  ses  nunaudcries.  plus 
1  homme  de  cinquante  ans  souriait  sgréablement  ;  plus  elle  s'embrouillait 
dans  ses  phrases  prétentieuses,  plus  il  l'écoutait  d'mi  air  approbateur; 
plus  elle  se  montrait  ridicule,  plus  il  semblait  ravi. 

Après  avoir  essayé  d'opposer  une  digue  à  ce  célibat  débordé,  Mme  d'E- 
penoy, reconnaissant  riuipuissance  de  ses  clforts,  avait  cessé  une  résis- 
taïuce  inutile.  Réduite  peu  à  peu  au  silence  par  la  loquacité  de  .Mlle  Al- 
phonsine, elle  assistait  à  cette  entrevue,  dont  elle  avuil  d'abord  attendu 
un  résultat  satisfaisant,  soucieuse,  mécontente  et  courroucée,  comme 
pourrait  l'êire  un  général  qui,  ajjics  avoir  heureusement  engaié  un  com- 
bat, en  verrait  le  succès  compromis  par  la  faute  d'un  de  ses  lieutenans. 

—  Et  de  vingt-neuf!  se  disait-elle  avec  un  dépit  mêlé  d'ironie;  c'c^t 
Uni,  j'y  renonce;  qu'elle  s'en  lire  comme  elle  pourra,  je  ne  m'en  mêle 
plus  !  elle  mourra  lille,  et  ce  sera  bien  fait  ! 

Tout  en  méditant  cette  barbare  déierniiiiation ,  qu'elle  prenait  invaria- 
blement à  chaque  nouvel  échec  de  sa  protégée,  Mme  d'Epenoy  regardait 
le  marquis  à  la  dérobée,  et  cherchait  à  lire  dans  ses  yeux  :  courtoisie 
d'homme  du  monde,  dissimulation  étudiée  ou  fascination  inexplicable,  il 
paraissait  subjugué,  et  toute  sa  physionomie  annonçait  un  parfait  conten- 
tcment.  Surprise,  mais  non  rassurée,  la  viei  le  daine  ,  après  le  dîner,  pro- 
fita d'un  instant  où  Mlle  du  Boissier  feuil'elail  un  album  pour  parier  con- 
fidentiellement à  M.  de  Morsy. 

—  La  timidité  produit  quehpiefois  des  effets  tout  contraires  à  ceux  qu'on 
qu'on  en  attend,  lui  dit-elle  à  voix  basse;  voire  présence  l'a  troublée,  cl 
c'est  pour  cacher  son  embarras  qu'elle  parle  ainsi  ;  mais  ne  croyez  pas  que 
ce  soit  toujours  comme  cela. 

—  On  a  le  droit  de  parler  beaucoup  lorsqu'on  s'en  arquillc  si  bien,  ri!- 
pnndit  le  marquis  du  ton  le  plus  iiaiurel. 

Mme  d'I-penoy  le  regarda  d'un  air  moitié  scrut.'ilcnr,  moitié  ébahi. 

—  Ainsi,  sa  conversaiion  vous  a  pu?  repril-elle. 

—  S'il  en  était  autrement,  j'aurais  ,e  goût  bien  difficile  ;  clic  a  beaucoup 
d'esprit. 

—  Assurément. 

—  Elle  est  aimable. 

—  Sans  aucun  doute. 

—  El  je  lui  crois  un  fort  bon  caractère. 

—  Ixce'Ieiil. 

—  En  un  mol,  je  suis  très  satisfait. 


16 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Et  moi  je  ne  comprends  plus  rien  aux  hommes,  pensa  Mme  d'Epe- 
noy.  Qu'elle  c\travac;ue,  je  m'y  attendais;  mais  qu'il  se  jjisse  pienclie  à 
ce  patiios,  c'est  inconcevable.  H  la  trouve  aimable  et  spiriiueiie  !  pourquoi 
pas  jolie?  La  seule  manière  d'expliquer  cela  ,  c'est  qu'ainsi  qu'il  l'avoue 
lui-même,  sa  passion  lui  a  dérange  la  cervelle.  Ijilin  que  celte  pauvre  Al- 
phonsine  en  piolite,  je  ne  demande  pas  mieuKÎ 

L'cnlrevue  conjugale  tirait  à  sa  lin,  car  neul  heures  approchaient.  M.  de 
Morsy,  qui  avait  demandé  sa  voiture  pour  ce  momeal,  réclama  le  piivilége 
de  conduire  Mme  d'Epenoy  ;i  la  maison  où  elle  devait  passer  la  soirée,  "et 
sollicita  en  même  temps  la  faveur  de  ramener  chez  elle  Mlle  du  lîoissier. 
Les  deux  femmes  agréèrent  cet  arrangement,  dont  la  lillc  à  marier  ne  se 
montra  nullement  effarouchée,  quoiqu'il  dût  en  résulter  pour  elle  un  téte- 
à-lète. 

Le  marquis,  ennemi  du  faste,  avait  en  cette  occasion  donné  im  démenti 
à  ses  habitudes  ;  par  son  ordre ,  ses  domestiques  avaient  endossé  leur 
livrée  dapparal,  et  parmi  ses  voitures  il  avait  désigné  la  plus  belle.  Ainsi 
(|uil  l'avait  prévu  peut-èlre,  ce  brillant  équipage  charma  l'orgueil  de 
Mlle  du  Ijoissicr,  qui,  se  voyant  assise  dans  le  fond,  il  la  gauche  de 
Blme  d'Epenoyj  à  qui  elle  semblait  en  faire  les  honneurs,  ne  pat  s'empê- 
cher de  songer  avec  délices  au  moment  où  elle  en  deviendrait  oUicielle- 
ment  la  maîtresse. 

—  Je  ferai  mettre  une  garniture  bleue ,  se  dit-elle  ;  car  le  jaune  n'est 
pas  favorable  aux  blondes.  A  part  ça,  chc-vau.\,  domestiques,  voiture,  tout 
est  parfait. 

On  arriva  bientôt  dans  la  rue  du  Bac,  devant  la  maison  où  devait  des- 
cendre Mme  d'Epenoy.  Le  marquis  lui  oiïril  la  main ,  et,  après  l'avoir  re- 
merciée, il  remonta  dans  la  voiture  de  l'air  d'un  homme  réellement  épris. 
En  remarciuant  la  vivacité  de  ce  mouvement,  Aille  Alphonsinc  faillit  per- 
dre la  respiration,  tant  le  cœur  lui  bauit  avec  violence.  Quoi  qu'il  ne  soit 
guère  d'usage  d'aborder  dès  la  première  entrevue  la  solennelle  question 
du  maiiage,  elle  se  persuada  que  le  marquis,  retenu  jusqu'alors  par  la 
présence  d'un  tiers,  s'était  ménagé  un  entretien  particulier  daiis  l'inten- 
tion de  lui  avouer  sessentimens.  Elle  atlcndit  donc,  avec  une  émotion  des 
plus  charmantes,  cette  déclaration  enchanteresse,  au  devant  de  laquelle 
s'élançait  son  ame;  d'avance,  et  malgré  le  semblant  d'hésitation  auquel 
par  convenance  elle  se  croyait  obligée,  tout  en  elle  disait  oui. 

En  se  rasseyant  en  face  de  IMIlc  du  Boissier,  circonstance  qui  parut  à 
celle-ci  d'un  goût  exquis  et  d'un  respect  adorable,  M.  de  Morsy,  au  lieu  de 
prendre  la  parole,  touiba  dans  une  rêverie  profonde  dont,  au  grand  dés- 
a|)pointement  de  la  lllle  i>  marier,  il  ne  sortit  qu'au  moment  oiila  voiture 
s'arrêta  pour  la  seconde  fois. 

—  Mademoiselle  ,  dit-il  alors  avec  un  accent  sérieux  ,  j 'ai  une  prière  à 
vous  adresser,  et  j'attache  la  plus  grande  importance  à  ce  que  vous  ne  la 
rejetiez  pas  :  il  est  urgent,  j'ose  dire  plus,  il  est  indispensable  que  j'ob- 
tienne de  vous  un  instant  d'entretien,  et  ma  voiture  n'est  pas  un  lieu  con- 
venable pour  cela.  Quoique  jusqu'ici  je  n'aie  pas  eu  l'honneur  d'être  reçu 
chez  vous ,  permettez  que  je  vous  y  accompagne.  L'heure  n'est  pas  assez 
avancée  pour  rendre  ma  demande  indiscrète,  et  je  n'abuserai  pas  de  votre 
condescendance. 

—  Quelle  délicatesse  !  quel  savoir-vivre  !  pensa  Mlle  Alphonsine ,  dont 
le  dépit  luiissaut  s'était  dissipé  dès  le  premier  moment  de  cette  signilicative 
requête  ;  un  homme  vulgaire  aurait  parlé  dans  la  voiture  ;  mais  lui  !  il  a 
tant  de  distinction  !  un  vrai  genll  honune  !  Tourvu  que  cette  étourdie  de 
Marguerite  ait  fait  du  feu  dans  le  salon. 

La  faveur  qu'il  réclamait  lui  ayant  été  gracieusetneirt  accordée,  M.  de 
Morsy  oHrit  le  bras  à  Mlle  du  Boissier,  dont  les  appréhensions  au  sujet  de 
'état  de  s  o  n  appartement  se  dissipèrent  à  la  vue  d'un  feu  passable  qui  pé- 
tillait dans  la  cheminée  du  salon.  Toutes  choses  d'ailleurs  étaient  en  ordre, 
et  l'ensemble  offrait  cet  aspect  frotté,  propret,  compassé,  qui  caractérise 
le  séjour  des  fdles  d'un  âge  mûr. 

— Je  n'y  suis  pour  peisonne,  dit  la  maîtresse  du  logis  à  l'oreille  de  sa  sou- 
brette que  cet  ordre  extraordinaire  et  la  vue  du  marquis  plongèreiu  dans 
une  stupéfaction  profonde. 

Après  s'être  assis  à  l'angle  de  la  cheminée,  en  face  de  Mlle  Alphonsinc, 
M.  de  Morsy,  sur  l'invitation  qu'elle  lui  adressa  en  baissant  modestement 
les  yeux,  prit  la  parole  d'une  voix  insinuante. 

—  Mademoiselle,  dit-il,  Mme  d'Epenoy  vous  a  parlé  de  mon- désir  de 
vous  être  présenté ,  et  de  l'importance  que  j'attachais  à  celte  démarche; 
mais  peut-être  ne  vous  a-t-elle  pas  suffisamment  expliqué  la  position  étrange 
où  je  me  trouve.  D'ailleurs,  eût-elle  pu  le  faire,  je  n'en  devrais  pas  moins 
compléter  cette  explication;  car  depuis  ce  matin  un  événement  inattendu 
a  apporté  dans  mes  résolutions  un  changement  très  grave,  et ,  aux  termes 
où  nous  en  sommes,  après  l'entrevue  que  vous  avez  bien  voidu  m'accor- 
der,  je  vous  dois  compte  de  ce  changement. 

Ce  préambule  ne  répondait  guère  aux  espérances  de  Mlle  du  Boissier; 
aussi  sa  figure  s'alongea-t-elle  sensiblement,  quoique  ses  lèvres  pincées 
s'eiforçassenl  de  retenir  le  somûre  qui  jusqu'alors  y  avait  voltigé  sans  re- 
lâche. 

—  Mme  d'Epenov  n  dû  vous  dire  ,  reprit  l'homme  de  cinquante  ans . 
qu'après  beaucoup  d'hésitation  j'avais  enlin  formé  le  projet  de  me  marier; 
mais,  par  discrétion,  elle  vous  a  probablement  laissé  ignorer  la  cause  fa- 
tale qui  m'y  avait  surtout  déterminé'.' 

—Du  moins  ellene  m'en  a  parlé  que  d'une  manière  fort  vague,  répon- 
dit M  Uc  Alphonsiucd'un  air  de  réserve. 


—  Elle  vous  en  a  parlé  !  s'écria  le  marquis  ;  ce  mot  m'enhardit  a  pour- 
suivre. Puisque  la  glace  est  rompue,  la  tâche  qu'il  me  reste  ii  remphr  me 
semble  moins  pénible,  et  je  sens  que  j'aurai  le  courage  de  tout  vous  dire. 
Oui,  niademoiselle,  c'est  une  passion  aussi  violente  qu'insensée,  un  amour 
sans  illusion  comme  sans  espoir,  qui,  après  m'avoir  long-temps  éloigné  du 
mariage,  m'y  a  poussé  en  dernier  lieu  comme  au  seul  port  où  je  pusse 
trouver  la  paix  du  cœur  et  l'oubli  de  mes  peines.  Une  femme  que  vous  ne 
connaissez  pas... 

—  Je  la  conna's,  interrompit  la  fille  à  marier  en  souriant  perfidement. 

—  Vous  la  connaissez  !  Eli  bien!  alors,  vous  savez  qu'elle  est  belle, 
charmante ,  et  vous  devez  comprenJre  que  j'aie  pu  l'aimer.  Je  l'aimais 
donc,  quoique  je  ne  m'abusasse  point  sur  ma  folie  ;  car  m'attacher  à  une 
femme  mariée,  à  l'âge  où  tant  de  motifs  devaient  me  décider  l\  me  marier 
moi-même,  était  gâter  ma  vie  à  loisir.  Mais  que  peut  le  bon  sens  contre 
la  passion?  Vous,  dont  les  moindres  paroles  trahissent  une  sensibilité  si 
exquise,  vous,  qui  entendez  si  bien  les  choses  du  cœur,  vous  ne  serez  pus 
étonnée,  mademoiselle,  de  l'aveu  que  je  vais  vous  faire.  Mon  attachement 
pour  cette  femme  était  arrivé  à  ce  point  que,  ne  pouvant  briser  la  barrière 
qui  nous  séparait,  j'avais  résolu  du  moins  de  n'en  pas  élever  entre  nous 
une  seconde  :  j'avais  juré  de  ne  me  marier  jamais. 

—  Mais  cependant...  à  la  fin  vous  avez  changé  d'avis?  dit  Mlle  Alphon- 
sine avec  une  anxiété  mal  dissiiuulée. 

—  Oui,  mademoiselle,  j'ai  changé  d'avis,  et  je  dois  vous  expliquer  la 
cause  de  ce  chatigement.  Cette  femme  que  j'aimais  tant,  à  qui  je  sacrifiais 
ce  qu'il  me  reste  d'avenir,  j'appris  qu'elle  était  indigne  de  ma  tendresse, 
j'api)ris  qu'oubliant  ses  devoirs  elle  en  aimait  un  autre  ! 

Tandis  que  le  marquis  articulait  ce  jiénible  aveu,  l'espoir,  la  joie,  le 
triomphe  se  réveillaient  dans  le  cœur  de  Mlle  du  Boissier;  mais  la  pru- 
dente denioiselle  s'efforça  de  contenir  une  satisfaction  qui  eût  pu  blesser 
le  douloureux  scniijuent  qu'exprimait  la  physionomie  de  son  interlocutuur, 
et  levant  sur  ce  dernier  un  regard  compatissant  : 

—  Il  est  des  femmes  si  perverses  !  dit-elle  benoîtement. 

—  Oui ,  certes,  il  est  des  femmes  perverses  ;  mais  il  est  aussi  des  femmes 
calomniées,  reprit  avec  douleur  iM.  de  Morsy,  dont  la  figure  avait  subite- 
ment changé  d'expression;  la  calomnie,  cette  vipère  hideuse,  s'attache 
aux  êtres  les  plus  purs  et  les  souille  de  son  venin;  mais  si  profonde  que 
soit  la  blessure,  tôt  ou  tard  la  vérité  la  guérit. 

—  Voulez-vous  dire  que  cette  d;iine  ait  été  calomniée?  demanda  Mlle  du 
Boissier,  dont  la  rougeur  tournée  au  violet  trahit,  ainsi  que  le  mouvcmetit 
convidsif  de  ses  lèvres,  une  émotion  subite  et  excessive. 

—  Oui,  madeinbisellc,  calomniée,  indignement  calomniée!  Les  accusa- 
tions portées  contre  elle,  mensonges;  les  fautes  qu'on  lui  attribue,  fausse- 
lés;  les  lettres  qu'on  prétend  qu'elle  a  écrites,  inventions  odieuses! 

—  Ah!  on  vous  avait  parlé  des  lettres?  dit  la  demoiselle  à  marier,  en 
regardant  en  dessous  le  marquis. 

—  De  quoi  ne  in'avait-on  pas  parlé?  Mais  enfin  J'ai  découvert,  il  y  a 
quelques  heures  à  peine,  que  tout  ce  qu'on  m'avait  dit  n'est  qu'un  de  ces 
romans  méprisables  que  dans  le  monde  chacun  accueille  par  un  instinct 
malveillant,  mais  dont  en  définitive  personne  ne  veut  accepter  la  respon- 
sabilité. On  m'avait  promis  des  preuves;  mais  les  preuves  ne  s'inventent 
pas  comme  la  calomnie,  et  l'on  a  été  forcé  de  convenir  qu'on  avait  été  trop 
crédule.  En  un  mot,  cette  femme  que  j'accusais  est  digne  de  tout  mon  res- 
pect ;  cette  femme  que  je  croyais  coupable  est  innocente. 

—  Innocente  !  répéta  I\lllc  du  Boissier  avec  un  sourd  ricanement. 

—  Maintenant  j'ai  besoin  de  toute  votre  indulgence,  reprit  M.  de  Morsy, 
qui  du  coin  de  l'œil  étudiait  attentivement  l'orageuse  physionomie  de  son 
interlocutrice;  avec  une  autre  j'hésiterais  à  continuer;  mais  le  plus  digne 
hommage  que  l'on  puisse  rendre  à  une  femme  de  votre  esprit  et  de  votre 
caractère,  c'est  de  lui  dire  la  vérité,  toute  la  vérité.  Je  vous  avouer.ii  doue 
que  la  justification  éclatante  de  la  personne  dont  je  vous  parle  m'oblige  à 
renoncer  à  tout  projet  de  mariage. 

Percée  au  cœur,  Mlle  Alphonsine  fixa  sur  le  tapis  un  regard  farouche, 
et  sembla  y  considérer  les  ruines  de  son  château  en  Espagne  écroulé  pour 
la  vingt-neuvième  fois. 

—  Je  suis  désolé  de  n'avoir  pas  été  désabusé  de  mon  erreur  quelques 
heures  plus  tôt,  poursuivit  SI.  de  Moisy,  vous  n'auriez  pas  été  dérangée; 
mais  puisque  le  mal  est  fait,  je  vous  supplie  de  me  pardonner.  Si  j'étais  libre. 
souH'rez  cet  aveu,  je  sens  que  j'éprouverais  un  bien  doux  plaisir  ù  mettre  à 
vos  pieds  mon  nom,  mon  titre,  ma  foitune;  oui,  si  j  étais  libre,  je  m'esti- 
merais heureux  d'offrir  à  tant  de  qualités  un  piédestal  digne  d'elles;  mais  je 
l'ai  juré...,  - 

—  Vous  avez  juré?...  dit  Mlle  du  Boissier  en  levant  lentement  les  yeux. 

—  De  ne  pas  me  marier  tant  qu'elle  serait  digne  de  mon  affection. 
Pour  moi ,  ce  serment  est  sacré,  et  seule  elle  pour] ait  m'en  dégager  par 
quelque  faute;  j'entends  une  faute  avérée,  certaine,  matériellemeut 
prouvée  ;  oh  !  alojs  je  ne  balancerais  pas  ;  mais  elle  est  innocente,  mais  les 
calomnies  dont  elle  vient  d'être  l'objet  lui  donnent  des  droits  nouveaux  à 
ma  fidélité,  et  plus  que  jamais  je  dois  lui  appartenir.  Vous  m'approuvez, 
n'est-ce  pas? 

—  Je  fais  plus,  je  vous  admire. 

Sans  paraître  remarquer  l'accent  dérisoire  de  cette  réponse,  le  marquis 
se  leva. 

—  Adieu,  mademoiselle,  dit-il  du  ton  le  plus  caressant;  croyez  que  je 
n'oublierai  jamais  les  heures  que  j'ai  passées  près  (is  vous. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


17 


11  salua  d'un  air  aitendri  la  fil'e  majeure ,  en  qui  semblait  gronder  un 
ouragan,  et  s'éloigna  1res  lentement.  Arrivé  enfin  à  la  porte,  il  se  re- 
tourna. 

—  Non  !  s'écria  en  ce  moment  décisif  Mlle  Alplionsinc  ,  je  ne  dois  pas 
soutTrir  qu'un  si  galant  homme  soit  \iclime  de  sa  conliaiitc  et  de  sa  I03  aulé. 
Revenez,  monsieur  le  marquis;  ma  conscience  m'ordonne  déparier. 

En  «'emparant  du  billet  trouvé  dans  le  gant  de  Mme  Gastoul,  Mlle  du 
Boissier  avait  cédé  à  une  inspiration  malveillante  plutôt  qu'à  un  calcul 
hostile.  Heureuse  de  posséder  le  moyen  de  nuire  à  la  femme  qu'elle  dc- 
tes!ait,  peut-être  se  fùt-clle  abstenue  de  s'en  servir  ;  car  elic  ne  pouvait  se 
dissimuler  que  donner  de  la  publicité  à  sa  découverte  ,  c'ét.iit  s'exposer 
elle-même  au  blâme  de  tous  les  esprits  délicats.  Mais  la  voix  de  la  pru- 
dence, écoutée  en  temps  ordinaire,  fut  en  ce  moment  éloufl'ée  par  le  cri 
tjut-puissantde  l'intérêt  personnel.  Voir  à  sa  portée  l'anneau  de  mariage, 
la  couronne  de  marquise,  les  fruits  dorés  de  la  fortune,  tous  les  biens  dé- 
■•■irés  depuis  si  long-temps  ;  sur  le  point  de  les  saisir,  rencontrer  u.i  obstacle 
unique,  et  n'avoir  qu'un  mot  à  dire  pour  le  briser  ;  pouvoir  eidin  magiiifi- 
qucment  réaliser  son  rêve,  et  du  même  coup  se  venger  d'une  ennemie, 
telle  était  la  posiiion  oii  se  croyait  placée  Mlle  Alplionsine.  Celte  épreuve 
eût  fait  vo:er  en  éclats  des  discréiions  mieux  trempées  que  la  sienne  ;  elle 
y  succomba  donc,  ainsi  que  l'avait  espéré  le  marquis. 

—  Expliquez-vous,  mademoiselle,  lui  dit  ce  dernier  en  s'cmprcssant  de 
ce  rasseoir  ;  la  soleniiilé  de  vos  paroles  m'annonce  que  vous  avez  quelque 
chose  de  grave  à  me  dire.  Parlez,  je  vous  en  prie. 

Mlle  du  Boissier  se  recueillit  un  instant,  et  prit  ensuite  la  parole  d'un 
air  modeste  et  d'une  voix  doucereuse: 

—  J'espère,  monsieur,  dit-elle,  que  vous  ne  prendrez  pas  en  mauvaise 
part  la  révélation  qu'arrache  à  ma  réserve  habitu>  l!c  la  conviction  où  je 
suis  qu'en  vous  éclairant  je  remplis  un  devoir.  Trop  imparfaite  pour  avoir 
le  droit  de  juger  les  autres,  il  m'est  pnrticulièreniant  pénible  de  parler 
(l'une  femme  autrement  que  pour  en  faire  l'éloge;  et  sans  la  rare  estime 
que  vous  m'inspirez,  j'aurais  peine  à  surmonter  mon  aversioji  pour  tout 
ce  qui,  mal  interprété,  peut  ressemblera  de  la  médisance. 

—  J'apprécie  la  noble  délicatesse  de  votre  caractère ,  répondit  M.  de 
Morsy  en  sinclinant. 

—  Si  j'avais  quelque  intérêt  à  vous  faire  connaître  la  vérité,  u'.ie  retenue 
bien  naturelle  m'imposerait  silence  ;  mais  vos  co:nplimc:is  trop  flatteurs 
ne  constituent  pas  un  engagement,  et  me  laissent,  ainsi  qu'à  vous,  toute  li- 
berté. C'estdonc  sans  aucune  arriére-pensée  personnelle  que  je  vous  parle; 
je  serais  désespérée  qu'à  cet  égard  vous  pussiez  vous  m 'preadre. 

—  Ce  serait  une  fatuité  odieuse  et  dont  je  suis  incapable  ,  répliqua  le 
marquis  de  la  manière  la  plus  révérencieuse  ;  mais  vous  voyez  que  j'attends 
avec  anxiété  la  révélation  que  vous  m'avez  promise  ;  de  grâce,  ne  me  faites 
pas  souîVriV  plus  long-temps  :  expliquez-vous. 

—  C'est  en  ni'expliquant  que  je  vous  ferais  soulTrir,  répliqua  Mlle  du 
Foissier  ave  un  accent  de  tendre  compassion.  (;royez-moi,  laissons  cela. 
Quand  l'illision  est  douce,  pourquoi  la  détruire? 

—  Vous  É'i  avez  trop  dit,  et  maintenant  votre  s'ieiicc  serait  de  la 
cruauté. 

—  C'est  vo  is  qui  l'exigez.  Eh  bien  !...  Mais  vous  ne  vcuî  figurez  pas  ce 
qu'il  m'en  coû'e.  Dieu  sait  si  mes  intentions  sont  pures,  ci  l'ependaut  il  me 
semble  que  je  wis  mal... 

En  pronom; .int  ces  dernières  paroles  de  l'air  candide  i\'unc  pension- 
naire de  couvent,  Mlle  Alplionsine  se  leva  et  s'approcha  d\\iic  étagère  où 
se  trouvait  un  collret  qu'elle  ouvrit  à  l'aide  d'une  pelile  clé  suspendue  à 
la  chaîne  de  sa  montre.  Illlc  revint  ensuite  vers  le  marquis  ave  une  sorte 
de  giavi;é  douloureuse,  et,  lui  préseniaut  un  papier  qu'ellb  eut  sain  de 
déployei-  : 

—  j'ifz  les  yeux  sur  ce  billef,  lui  dit-cl'c;  il  vous  apprendra  ce  que 
vous  voulez  s;ivoir.  Votre  dou'eu'-,  que  je  prévois,  m'alVecte  d'avance  ; 
mais  ranpcicz-vous  qu'il  n'a  p  js  dépemlu  do  moi  de  vous  répar;;ner. 

M.  de  Moisy  taisu  avi  leine  it  la  lettc  de  JIme  GasloI  et  l.i  lut  avec 
une  énii.tionqui  n'av.iit  plus  rien  de  fa  lice  ;  pendant  ce  temps ,  !\lllc  Al- 
plionsine le  ^  ega  dait  à  la  dérobée  et  é  iidiail  sur  sa  pliysionomie  les  relleti 
du  chagrin  prévu,  sur  qu'i  elle  avait  matrimonialemeiit  spéculé.  Son  at- 
tente ne  se  réali-a  p  is  ;  au  lieu  de  s'iiidimicr,  comme  elle  l'espérait,  le  mar- 
quis, sa  lecture  achevée,  demeura  silencieux  et  pensif.  Afin  de  le  tiicrde 
cette  icverie,  dont  le  calme  lui  pr..U'e  mauvais  augure,  Mlle  Alphonsine 
reprit  la  parole  (Tun  air  de  (  battemite  : 

—  Un  bas  ;rd  Tort  iiidépanda-tde  ma  volonté  a  fait  tomber  entre  mes 
mains  cette  letin-  ;  je  n'ai  pas  besoin  do  vous  dire  que  mon  intention  était 
de  la  rc  1  cttre  à  la  pers  nue  qui  l'a  écrite  ;  je  n'atliMid  lis  pour  cela  qu'une 
o.:.  ason  fivorable.  lin  con:>e:  tant  à  vous  la  communiquer,  j'ai  cuiuinis 
une  sorte  d'indiscrétion  (iue  je  me  rcprocieiais  é  erneliemenf.  si  je  n'étais 
sûre  que  vous  n'.ibuscivz  pas  de  ma  coniiance  ;  car  la  puDiiciié  de  ce 
billet  fo;a't  le  plus  grand  tort  à  celte  dame,  et  j'en  ferais  désolée.  Elle 
(.'oit  déjà  être  assez  malheureuse!  coniiuiala  fille  à  marier  en  levan!  les 
veux  au  ciel  avec  componction.  La  vertu  a  des  jouissaiic^'s  si  pures  ! 
1  lioiiiiéie'é  des  charmes  si  doux  !  Conçoit-on  qu'on  v  renonce  pour  quel- 
ques |il,ii-irs  aussi  taux  que  passagers?  Abjurer  toii'.e  pu  leur,  iiomper 
son  maii,  outrag.  r  le  nom  de  l'homme  qui  vous  a  honorée  de  son  choix, 
est-ce  possible  ?  (Juand  je  pense  à  et  s  horreurs,  je  crois  rêver.  Mais 
cointiieni  peuvent-elles  vivre,  ces  founucs'?  Oh!  que  je  les  plains!  Ce 
doit  être  atlrcux  que  d'être  coupable  ! 

AODT  18'(l.  —  TOME  1. 


H.  de  Morsy  avait  écouté  avec  une  gravité  impassible  l'homélie  d'!  la 
demoiselle  à  marier;  quand  elle  eut  tout  dit,  il  arrêta  sur  elle  un  rcjard 
glacial  : 

—  Mademoiselle ,  dit-il,  du  toa  le  plus  sévère ,  les  femmes  dont  vous 
parlez  sont  coupables  sans  dou'e,  car  rien  ne  peut  jus  ifier  l'oubli  du  d  ■- 
vf'ir.  Cependant  l'inexpérience  de  la  jeunesse  et  l'entraînement  de  li 
passion  atténuent  parfois  leurs  fautes  et  les  rerommandcutà  l'imlugen  c 
dis  cœurs  généreux.  Mais  comment  caractériser  et  de  quel  méj  ris  11 -iric 
la  conduite  de  certaines  autres  femmes  dont  je  vais  vous  faire  le  porîraii? 
Il  est  dans  le  monde  des  créatures  disgracieuses  et  malfaisantes,  vouées 
par  le  sort  à  une  vie  solitaire  et  stérile.  Jamais  le  regard  d'un  honiaie  n'a 
cherché  leur  regard,  jamais  une  main  tremblante  n"a  pressé  leur  m  in, 
jamais  une  tendre  parole  n'est  arrivée  à  leur  oreille.  Vieilles  dès  bij"u- 
nesse,  la  laideur  de  leur  amc  peinte  sur  le  visage  ,  l'esprit  aigri  par  l'a- 
bandon, dédaignées  par  l'amour,  exclues  de  la  vie  en  un  mot,  clics  con- 
çoivent une  ellVoyable  haine  pour  tout  ce  qui  est  jeunesse,  bcaulé,  p  is- 
sion  !  Se  trouve-t-il  sur  leur  chemin  une  femme  faib  e  et  cb  irmante,  elles 
s'y  attachait,  comme  le  ver  à  la  Ueur,  pour  la  flétrir.  Elles  deviennent 
ses  espions  ;  elles  la  tolèrent  au  besoin  dans  l'espo  r  de  la  perdre.  Ce 
sont  ces  femmes-là  qu'il  faut  plaindre,  mademoiselle  ;  car  elles  sontiéel- 
lemeiit  bien  misérables  ! 

Le  marquis  se  leva,  mit  tranquillement  dans  sa  poche  la  I-ttrc  qu'il  avait 
gardi'e  dans  sa  main  jusqu'alors,  et  s'indiiiant  avec  une  poliiesse  dédai- 
gneuse devant  la  demoiselle  à  marier  qui  semblait  changée  en  staïue,  i:  se 
dirigea  vers  la  porte.  Au  moment  où  il  allait  l'ouvrir.  Mile  du  Roissier 
sortit  de  sa  slupour  et  s'élança  pour  l'arrêter. 

—  Que  signilic  ce  langage  ?  dit-eiled'une  voix  allérée  :  est-ce  ainsi  que 
vous  répondez  à  ma  conliance?  Picndez-moi  cette  lettre,  monsieur;  vo.re 
conduite  est  une  indignité  ! 

M.  de  Morsy  sourit  d'un  air  calme ,  et  saisissant  la  main  que  Mlle  Al- 
phonsine, hors  d'elle  même,  avait  posée  fort  peu  noblement  sur  le  bouton 
de  la  serrure ,  il  la  força  de  lâcher  prise. 

—  Votre  intention,  répondit  il  avec  une  incisive  ironie,  était,  ni'a\e/.- 
vous  dit,  de  remettre  ce  billet  à  la  personne  qui  l'a  écrit;  avec  votre 
permission,  je  me  chargerai  de  ce  soin.  Souilrczdonc  que  je  me  relire, 
il  est  déjà  tard,  et  un  plus  long  tétc-à-téte  a\ec  ini  homme  pour  qui  vous 
vous  êtes  montrée  si  aimable  depuis  quelques  heures  pounait  ollrir  des 
dangers,  et  je  serais  désolé  de  nuire  à  vos  projets  de  mariage. 

Ce  dernier  propos  parut  si  barbare  à  Mlle  du  IJoissicr  qu'elle  rccida 
d'indignation,  (.e  marquis  profita  de  ce  mouvement  pour  s'esquiver,  et 
traversa  rapidement  l'untichambre.  Arrivé  à  la  porte,  il  y  trouva  Mlle  iiar- 
gucritc  un  bougeoir  à  la  main,  cl  disputant  le  passage  a  un  indivi^iu  qii 
insistait  pour  entrer.  A  la  clarté  du  liambeau,  liiomme  de  cinquante  ans 
reconnut  Louis  d'Iipcnoy,  qui,  de  son  côté  ,  en  l'aperceviuit,  prit  la  sou- 
brette par  le  bras  et  la  fit  pirouetter  sans  façon  jusqu'au  milieu  de  la 
chambre. 

—  Parbleu  !  s'écria  le  jeune  homme  qui ,  si  l'on  devait  en  croire  l'écîr.t 
de  ses  yeux  et  l'animation  de  son  teint,  avait  fait  un  excellent  dîner,  j'é- 
tais bien  sûr  que  Mlle  du  Boissier  éiait  chez  elle.  Qu  est  ce  qu'elle  me 
chantait  donc,  cette  Maritorne?  Monsieur  le  marquis,  je  vous  souhaite  le 
bonsoir...  Eh  !  j'y  suis!  c'est  parce  ([ue  vous  étiez  là  qu'on  ne  voulait  pxs 
me  laisser  entrer.  Tiens!  tiens!  tiens!  aimable  cami  liste,  je  vous  rcu.s 
mon  estime;  votre  devoir  était  de  mourir  sur  la  brèche. 

—  Vous  êtes  bien  gai,  ce  soir,  Louis,  dit  M.  de  Alorsy  en  souriant  de 
l'idée  impertinente  qui  semblait  s'être  nichée  dans  la  cervelle  de  d'Epe- 
noy. 

—  Gaîté  factice  !  répondit  celui-ci.  Allons,  mademoiselle,  vous  décidez- 
vous  à  m'annoncer  ? 

La  femme  de  chambre  voyant  sa  consigne  violée,  trouva  inutile  de  ré- 
sister plus  longtemps  et  se  dirigea  vers  le  saloi^  Louis  d'Epeiioy  la  suivit 
après  avoir  pris  congé  de  M.  de  Morsy,  qui,  de  sou  côté,  sortit  de  l'appar- 
tement. 

—  Il  vient  trop  tard,  pensa  ce  dçrnicr,  avec  une  satisfaction  secrète 
qui  adoucit  un  peu  sa  torture  jalouse. 

Le  marquis  ne  se  trompait  pas  sur  le  motif  qui  acicnait  son  jcuue  rival 
chez  Mlle  du  Roissier.  Après  la  scène  du  Théâtre-!' ranraig,  d'Lpenoy. 
forieux  d'abord ,  avait  fini  par  recouvrer  son  sang-froid  cl  iKir  reilecliir 
sérieusement  au  parti  qu'il  convenait  de  prendre.  ^L 

—  Il  est  sûr  que  la  fatalité  s'acharne  sur  moi,  s'était-il  dilravdMopil  ; 
deux  leilres,  les  premières,  les  seules  qu'elles  m'ait  écrites,  réleos  tomes 
deux  !  c'esi  jouer  d'un  guignnn  épouvantable .  Mais  il  ne  s'.-'.gil  p.is  île  so 
désespérer,  il  faut  agir.  Quant  au  second  billet,  il  m'inquiète  peu;  le  li- 
lou  qui  me  l'a  pris,  croyant  faire  une  caplure  inagniiique,  l'aura  déchiriï 
en  reconnaissant  son  erreur;  d'ailleurs  qu'en  poiirrai:-il  faire?  Slais  la 
loltre  dérobée  par  ce;ie  méchante  cré  \turo .  voilà  ce  qui  est  grave.  La  lui 
reprendre!  c'est  bientôt  dit;  il  le  faut pouriani ;  comment  faire? 

D'I'penoy  n'avait  pas,  comme  le  marquis,  la  ressource  de  feindre  une 
conveision  subite  au  mariage  et  d'cxploiier,  à  l'aide  de  ce  s;i-al.nçèine ,  la 
crédule  vaiiiié  de  Jîlle  du  Poissior.  Oc  sa  part,  une  pareille  ru.-e  nVùt 
abusé  personne.  D'ailleurs  l'idée  ne  lui  en  vint  pas.  Après  avoir  rhr;i-l.é 
long-temps,  accueilli  et  rejeté  toi:r  à  tour  plusieurs  inventions  pl;:>  ou 
moins  |)raiicables,  il  s'arrêta  enfin  à  un  plan  qui,  passablement  ali.-ui.lc 
eu  réalité,  lui  parut  néanmoins  un  des  plus  ingéiiioux.  L'evi-cuiion  exi- 
geait quelque  audace  ;  aussi  laateur  corrobora-l-il  uiachinalemcal  son 


is 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Courcsc  d'une  ou  dciif  boulcilles  de  vin  de  Champagne,  précaution  dont 
la  '«a.'^fcc  ae  peut  Oire  coiiiestée  que  nar  des  buveurs  d'eau  :  race  nié- 
cbanit',  (iii  ie  proverbe. 

L'amant  de  Mme  Casîoid  cnîia  dans  le  salon  en  jouant  l'air  aflairé  qu'ont 
en  général  l^s  hommes  chargés  d'tme  mission  importante.  11  trouva  Mlle  Al- 
pho.isinc  à  la  place  où  le  marquis  l'avait  laissée,  lin  entendant  ouvrir  la 
porte,  la  (ille  à  marier  leva  sur  le  joune  homme  un  regard  terne  d'où  la  pen- 
sée send)lait  al^scnic. 

—  Mademoiselle,  lui  dit  d'Epenoy,  dont  le  thème  était  fait,  je  vous  de- 
inar.de  pardon  de  vous  déranger  ainsi;  mais  l'affaire  qui  m'amène  ne  souf- 
fre aucun  retard.  Ma  mère  désirerait  vous  parler  sur-le-champ,  et  elle  m'a 
chr.r;,'é  de  vous  venir  chercher.  Ma  voiture  est  à  la  porte,  et  si  vous  avez 
la  boulé  de  m'accompagncr... 

—  Votre  mère  ?  interrompit  mademoiselle  du  Boissier  d'un  air  distrait  ; 
mais  il  n'y  a  qu'une  heure  il  peins  que  je  l'ai  quittée. 

—  Je  le  sais,  reprit  Louis  avec  quelque  embarras,  car  il  n'avait  pas 
prévu  celte  circonstance;  cela  ne  fait  rien,  au  contraire.  11  s'agit  de  quel- 
que chose  qui  vous  intéresse,  d'une  chose  extrêmement  importante.  Je 
ne  suis  pas  dans  le  secret;  mais  cependant  je  crois  deviner.  C'est  un  Amé- 
ii(ain  fort  riche,  garçon,  à  qui  l'on  a  parlé  de  vous  et  qui  désire...  Mais 
ina  m;'re  vous  expliquera  cela  mieux  que  moi.  Je  croirais  empiéter  sur  ses 
atirihulions  si  je  me  permelta's  de  parier  mariage. 

Mademoiselle  du  Boissier  était  Inrt  abattue  et  presque  défaillanle  ;  mais 
il  eût  fallu  qu'elle  fût  morte  pour  rester  insensible  à  ce  dernier  mot.  Ue 
levant  la  téie  subitement,  comme  un  cheval  de  guerre  dresse  les  oreilles 
au  biu  t  (le  la  iromp  tt'*,  elle  Cxj  sur  d'Epenoy  un  regard  animé. 

—  Un  Américain?  (iit  elle. 

—  Déux  oi  trois  fois  millionnaire,  fort  be!  homine  ,  quarante  ans  à 
peine. 

—  Vous  le  connaissez  donc? 

—  Je  l'ai  vu  quelquefois  à  mon  cercle,  répondit  Louis,  h  qui  un  men- 
songe de  plus  ne  coûtait  gU'^rc. 

-^  Je  suis  à  tnule  heure  aux  ordres  rie  Mme  d'Epenoy,  dit  Ml'e  A'phon- 
Eine,  don',  l'im  ginaiion,  quiliant  le  deuil  de  son  vingt-neuvicm  ;  m  :riagc 
rianq  ic  pourrepreiidie  Us  roses,  vêtement  de  l'espé/ance,  voyageait  déjà 
dans  les  savanes  rie  l'Amérique. 

La  fill-  nMJeiuemit  son  ch  peau,  s'enveloppa  de  son  ch'de,  et  accep'a 
le  bras  d'  d'Epenoy.  Us  trouvèrent  à  la  port  ;  la  voiture  dont  avait  parlé 
celui-(i;  après  avoir  aidé  h  sa  co  ni  agne  à  y  monter,  Louis  dit  quelques 
p?n  les  à  voix  basse  au  domestique,  qui  tenait  la  portière,  et  s'élança  en- 
suite à  I  ô  é  de  Mlle  Alphonsine. 

—  Mainti'nant,  Couette  cocher,  S3  dit-il  lorsque  la  voilure  fut  m  marche. 
Mon  AtiiéricTin  est  un  trait  de  génie;  y  a-t-tlle  mordu,  la  vieJle  lille,  à 
nicn  Américain  ! 

Accaldée  par  les  émcitions  de  toute  espèce  qi'elle  avait  éprouvées  de- 
puis plusieurs  huies,  Jllle  du  Boissier  girda  quelque  te  nps  un  silence 
resp  cté  de  Sfin  voisin.  Peut-éire  ce  si  ence  eût-il  continué  indéfini  fs  nt 
si,  m  regii dant  par  hasard  à  iravei s  la  glace  de  la  portière,  la  demoiselle 
à  marier  m'  se  fi'it  apcrçite  que  la  voiture  roulait  sur  un  pont. 

—  i\Iais  il  n'y  a  pas  de  pont  ;t  passer  pour  aller  de  la  rue  Bellechasse 
chez  Mme  d'Epenoy,  dit-elle  d'un  ton  surpris. 

—  Ce  n'est  pas  chez  ma  mère  que  je  vous  conduis,  répondit  tranquille- 
ment le  jeune  homme. 

Au  même  instant ,  la  voiture  quiliant  le  pont  Louis  XVI  qu'elle  vena  it 
de  tiaverscr,  tourna  à  gauche  et  s'enfonça  rapidement  dans  les  Champs- 
Elysées. 

—  Où  donc  allons-nous,  reprit  Mlle  Alphonsine,  dont  l'étonnement 
s'accrut. 

—  Vous  le  saurez  bientôt:  c'est  une  surprise  que  ma  mère  vous  a  mé- 
nagée, et  j'ai  promis  le  secret. 

—  Une  surprise  !  un  Américain  !  qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  se  de- 
niai'da  la  protégée  de  lîme  d'Epenoy  en  se  creusaut  inutilement  la  cer- 
velle pour  deviner. 

Le  si  ence  régna  de  nouveau  dans  la  voiture.  Louis  semblait  dormir  ; 
mile  Alphonsine  était  retombée  dans  sa  rêverie. 

—  Mais  nous  sortons  de  Paris!  s'ecria-t-elle  tout  h  coup  en  apercevant 
à  peu  de  distance  le  gigantesque  arc  de  triomphe  de  l'Etoile. 

.Nous  snrtons  de  l'aris,  en  effet,  répondit  d'Epenoy  sans  s'émouvoir  ; 
rassurez-vous;  quoique  je  vous  aie  parlé  d'un  Américain,  je  n'aij  pas  le 
projet  de  vous  mener  en  Amérique  :  il  s'agit  de  quelques  lieues  seulement. 

—  Quelques  lieues,  répéta  Mlle  du  Boi -sier,  doit  l'étonnement  se  chan- 
gea en  une  vaaue  inqiiié.ude;  vous  ne  parlez  pas  sérieuse  lient.  Il  n'est 
pas  probalile,  il  n'est  pas  possil)le  que  Mme  d'Epenoy,  que  j'ai  quit'éo  ii 
neuf  heurts,  rue  du  Bac,  m'altende  en  ce  moment  à  plusieurs  lieues  de 
I-arïs. 

—  Tenez-vons  beaucoup  'a  voir  ma  mère?  demanda  Louis  avec  un  ac- 
cent de  peisitlage. 

—  Monsieur...  que  signifie  ?... 

—  Cela  signifie,  madcmoiscl  e,  qu'en  ce  moment  toutes  les  questions  que 
vous  pourriez  m'adresser  resteront  sjn?  réponse.  Dans  une  heure  nous 
serons  arrivés,  slorsje  parlerai. 

—  Monsieur...  te  angago...  je  vous  prie  demelais'er  descendre, 

—  Au  n)ilieu  des  champs?  vous  n'y  pensez  pas. 

Mlle  Alphonsine  baissant  brusquement  la  glaco,  de  la  portière,  jeta  un 


regard  effaré  sur  les  arbres  qui  semblaient  fuir  le  long  du  chemin,  comme 
une  forêt  en  déroute,  et  à  travers  lesquels,  malgré  l'obscurité,  on  pouvait 
apercevoir  la  vaste  plaine  qui  entoure  l'aris. 

—  Mais  c'est  donc  un  rapt  !  s'écria  t- elle  du  ton  le  plus  pathétique  en 
se  retournant  vers  son  voisin. 

—  Un  rapt  !  répondit  celui-ci,  qui  partit  d'un  malhonnête  éclat  de  rire; 
en  tout  cas  je  ne  m'e\pose  pas  a  être  condamné  aux  galères  pour  avoir 
enlevé  une  lille  au  dessous  de  seize  ans. 

Mlle  du  Boissier  se  recula  dans  l'angle  de  la  voilure,  comme  si  le  beau 
jeune  homme  assis  à  côté  d'elle  eût  été  subitement  transformé  en  quelque 
monslre  hideux  et  pestiféré. 

Les  chevaux  semblaient  avoir  des  ailes  ;  depuis  un  instant  ils  avaient 
quitté  la  grande  route  pour  preiidre  à  gauche  un  chemin  plus  étroit. 

—  Enfin,  monsieur,  où  prétendez-vous  me  conduire  ?  demanda  d'une 
voix  rauque  Mlle  Alphonsine,  qui  s'était  aperçue  du  changement  de  direc- 
tion. 

—  J'ai  eu  l'honneur  de  vous  dire  qu'il  ne  me  serait  possible  de  répon- 
dre à  vos  questions  que  lorsque  nous  serons  arrivés  ;  cela  ne  lardera  pas. 
D'ici  lii,  veuillez  prendre  patience,  et  surtout,  continua  d'i'penoy  d'un  ton 
railleur,  soyez  persuadée  que  je  connais  trop  le  respect  queje'vous  dois 
pour  m'en  écarter  jamais  ;  votre  vertu  ne  court  pas  le  plus  petit  risque  : 
je  vous  en  donne  ma  parole  de  chevalier  français. 

Cette  déclaration,  liitéralement  rassuran  e,  devenait  presque  injurieuse 
par  la  manière  dont  elle  fut  articulée.  Les  femmes  sont  en  général  assez 
peu  tlatiées  de  n'être  pas  trouvées  dignes  d'un  outrage,  et  l'exagération 
du  respect  les  choque  parfois  autant  que  le  ferait  l'imperiinence.  De  plus 
en  plus  outrée  contre  son  ravisseur,  Mlle  du  Boissier  ne  cessa  de  lui  adres- 
ser la  parole,  et  attendit  avec  un  singulier  mélange  d'inquiétude,  d'impa- 
tience et  de  curiosité  ledénoùment  de  celte  bizarre  aventure. 

Après  une  course  assez  longue ,  quoique  abrégée  par  la  rapidité  des 
chevaux,  la  voilure  arriva  devant  une  porte  placée  à  l'angle  d'un'enclos  et 
ouverte  d'avance  pour  la  recevoir;  elle  entra  aussitôt  dans  une  cour  en- 
tourée d'arbres,  et  s'arrêta  devant  le  perron  d'un  petit  bâtiment,  dont 
l'obscurité  de  la  nuit  ne  voilait  pas  entièrement  l'élégante  architecture, 
Louis  d'Epenoy  descendit  lestement  de  la  voilure,  et  oflrant  la  main  à  sa 
compagne  de  voyage  : 

—  Nous  voici  arrivés,  lui  dit-il  d'un  ton  si  grave,  que  Mlle  Alphonsine 
ne  put  s'empêcher  d'éprouver  une  sensation  désagréable,  qui  ressemblait 
un  peu  à  de  la  peur. 

Louis  d'Epenoy,  après  avoir  offert  le  bras  à  Mlle  du  Boissier,  la  con- 
duisit vers  le  mystérieux  logis,  sur  le  perron  duquel  venait  de  paraître  un 
domestique  tenant  de  chaque  main  un  llambeau.  Ce  personnage  grave  et 
silencieux  comme  un  muet  de  sérail,  éclaira  le  couple  dont  il  semblait  at- 
tendre l'arrivée,  et,  le  précédant  de  quelque  pas,  rentra  dans  la  maison. 
Après  avoir  traversé  un  vestibule,  monté  un  escalier  et  passé  par  plusieurs 
pièces,  dont  les  flambeaux  des  laquais  dissipèrent  à  peine  l'obscurité,  la 
demoiselle  à  marier  cl  son  ravisseur  arrivèrent  à  un  petit  salon  bien  éclai- 
ré, où  brûlait  un  feu  pétillant. 

Le  lu\e  voluptueux  qui  caractérisait  l'ameublement  de  cette  chambre, 
l'air  parfumé  qu'on  y  respirait,  les  scènes  mythologiques  dont  étaient  or- 
nés les  dessus  des  portes,  la  physionomie  engageante  et  coquette  des  moin- 
dres détails,  tout  rappelait  ces  boudoirs  du  siècle  de  Louis  XV,  qui, 
dans  les  annales  de  la  galanterie,  ont  laissé  un  si  lier  renom.  Il  y  avait  là 
de  quoi  rassurer  ou  effaroucher,  selon  son  caractère,  la  victime  d'un  eti- 
lèvement  :  en  dépit  du  respect  juré,  ce  fut  le  second  de  ces  sentimeiis 
que  pai'ut  éprouver  Aille  Alphonsine,  lorsqu'elle  vit  .que  le  silencieux 
domestique  refermait  la  porte  et  la  laissait  seule  avec  d'Epenoy.  Par  un 
saut  de  poule  effrayée,  elle  se  précipita  vers  la  fenêtre,  l'ouvrit  brusque- 
ment, et  se  retournant  vers  le  jeune  homme  qui  la  regardait  faire  d'un  air 
ébahi  : 

—  Monsieur,  lui  dit- elle  du  ton  le  plus  dramatique,  sachez  qu'enlre  la 
mort  ou  l'infamie  une  femme  comme  moi  n'hésite  pas. 

Dans  certaines  armées  étrangères  il  est  de  discipHne  que  les  soldats  se 
grisent  au  moment  d'une  bataille  ;  cela  leur  donne  du  cœur.  D'Epenoy, 
nous  l'avons  dit,  avant  d'exécuter  son  attentat,  avait  usé  de  cette  recette, 
assez  modérément,  il  est  vrai,  pour  conserver  sa  raison,  mais  pourtant 
assez  edicacement  pour  être  arrivé  à  cet  état  goguenard  et  outrecuidant 
qu'on  pourrait  appeler  les  limbes  de  l'ivresse.  A  la  vue  de  lAllle  du  l'ois- 
sler  prête  à  mourir  pour  sa  vertu,  comme  la  garde  impériale  pour  son  dra- 
peau, l'irrévérencieux  jeune  homme  prit  de  son  côté  une  pose  admirative. 

—  Ivanhoë  tout  pur  !  s'écria-t-il  ;  mais  si  vous  êtes  belle,  jeune  et  ver- 
tueuse comme  Rébecca,  en  revanche  je  ne  vaux  pas  Brian  de  Bois-Gnil- 
bert.  11  n'y  a  plus  de  ces  magnifiques  Templiers  !  La  preuve,  c'est  que 
pour  deux  misérables  verres  de  vin  de  Cham])agne  ,  frappé  rota,  je  suis 
sûr  d'avoir  demain  la  migraine.  Oh  !  les  templiers  !  c'étaient  là  des  lions  ! 
Mais  il  ne  s'agit  pas  de  cela,  poursuivit  Louis  en  se  passant  la  main  sur 
le  front  ;  la  question  préalable  !  comme  disent  nos  honorables  députés  ! 
drôles  de  lions,  ceux-là!  La  question  préalable  !  La  voici  :  pcrmettez-nici 
de  fermer  la  fenêtre. 

—  Monsieur,  ne  m'approchez  pas,  s'écria  Mlle  Alphonsine  avec  un  pu- 
dique émoi. 

—  Mademoiselle,  comme  il  vous  plaii'a,  reprit  d'Epenoy  en  allant  s'ap- 
puyer le  dosa  la  cheminée.  Il  parait  que  vous  aimez  le  grand  air  ;  moi  je  to- 
lère le  feu  au  mois  de  juillet.  Mais  que  la  différence  de  nos  opinions  ne  nous 


lE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


19 


empcclie  pas  de  causer.  Cette  maison-ci  appartient  à  un  de  mes  amis  qui 
la  met  à  ma  disposiiion  quand  je  veux.  Il  serait  diincile  de  dtînombrer 
les  horreurs  qui  s'y  sont  ccuimiscs  depuis  le  damné  viveur  qui  la  lit  bâtir 
sosis  Kl  Régouce.  Uc  la  place  où  vous  Oies,  vous  pouvez  remarquer  que 
nous  sommes  en  pluiiie  torct.  Si  vous  aperevcz  autre  chnsc  que  des  ar- 
bres ja  ccinseiis  à  use  jeter  moi-même  parla  fenêtre  où  vous  posez  en 
ce  moment  d'une  manière  .si  verlucuse.  l'oint  de  voisins,  point  d'espion- 
liage,  point  de  surveillance.  Dans  ce  délicieux  boudoir,  on  tuerait,  on  as- 
sassinerait, on  égorgerait  sans  qite  personne  au  monde  en  eût  connais- 
sance. 

—  Vous  voulez  me  faire  peur,  dit  h  fille  majeure  avec  un  ricanement 
contraint;  mais  je  ne  crois  i)as  que  vous  ayez  l'intention... 

—  De  vous  ét;«rger,  ma  clière  demoiselle  ?  Pas  si  sanguinaire  !  Mais 
venez  donc  vous  cliauiïer  :  il  fjit  réellement  un  froid  peu  galant. 

Soit  qu'elle  fût  rassurée  à  l'eiulroit  des  dangers  que  pouvait  courir  sa 
vertu,  soit  que  l'ilpretri  d'une  rude  soirée  de  mars  triomphât  de  son  rigo- 
risme, Mlle  AIplioiiMne  ferma  la  fencire  et  s'approcha  de  la  cheminée; 
d'Epenoy  lui  avança  courtoisement  un  fauteuil. 

—  Maintenant,  Monsieur,  dit-elle  en  s'assoyant  avec  m.ajesté,  j'espère 
que  vous  vendrez  bien  m'expliqucr  la  cause  de  l'iaconcevablc  guet-apens 
dont  je  suis  la  victime. 

—  Guet  apens!  rapi!  Vous  n'allez  pas  de  main  morte  dans  le  choix  des 
termes  ;  mais  peu  importe  ;  venons  au  fait.  Il  doit  y  avoir  dans  un  coin 
quelconque  de  v.itre  appartement,  un  petit  papier  nuquel  j'atracue  beau- 
coup d'imporiancc.  C'est  ce  papier  qu'il  me  faut.  Vous  allez  avoir  la 
complaisance  d'écrire  à  votre  femme  de-chambre;  vous  lui  direz,  par 
exemple,  que  ne  devant  pas  rentrer  chez  vous  ce  soir,  vous  avez  besoin 
de  telles  et  telles  choses,  entre  au:res  du  billet  en  question.  S'il  est  som 
clé,  ce  qui  est  probable,  vous  aurez  la  bonté  de  me  confier  celte  clé.  L:» 
lettre  écrite,  je  retourne  à  Paris,  et  dans  deux  heures  je  reviens  vous 
rendre  à  la  liberté  ;  car  jusqu'à  mon  retour,  il  est  bien  entendu  que  vous 
restez  en  otage  dans  ce  charmant  séjour.  E;-tce  convenu? 

Cette  déclaration  comprise  à  demi-mot,  redoubla  l'antipathie  de  lillle 
A'phonsinepour  Mme  Gastoul. 

—  lille  les  a  tous  ensorcelés!  pensa  la  demoiselle  à  marier  qui,  n'ayant 
de  sa  vie  ensorcelé  personne,  trouva  ce  procédé  aliominable. 

—  Il  y  a  ici  tout  ce  qu'il  faut  puur  écrire,  reprit  Louis  en  montrant  un 
petit  bureau  placé  dans  un  des  angles  du  salon. 

Soudainement  inspirée  par  sa  haine  et  saisissant  aux  cheveux  l'occasion 
de  la  vengeance,  Mlle  Alphonsiiie  leva  sur  d'Epenoy  un  regard  où  l'é- 
tonncment  était  merveilleusement  joué. 

—  De  quoi  parlez-vous  ?  dit  elle  ;  serait-ce  d'une  lettre  écrite  par  Mme 
Gastoul? 

—  Vous  le  savez  bien,  répondit  d'un  ton  bref  le  jeune  homme. 

—  C'est  fort  étrange,  reprit  Mlle  Alphonsined'un  air  pensif;  le  hasard 
a  fait  eiïeclivment  lotnber  entre  mes  mains  une  lettre  écrite  parcelle  da- 
me, mais  on  est  déjà  venu  la  réclamer. 

—  Qui  donc  ? 

—  La  personne  qui  sortait  de  chez  moi  lorsque  vous  y  êtes  arrivé. 

—  M.  de  Morsy  ? 

—  Lui-mime.  U  m'a  demandé  cette  lettre  en  homme  qui  en  avait  le 
droit,  et  moi,  dans  mon  inexpérience  de  ces  sortes  de  choses,  je  la  lui  ai 
dnnnée. 

—  Ah!  marquis!  ceci  casfc  les  vitres  !  s'écria  d'Epenoy  qui  se  mit  à 
marchiT  à  grands  pas  dans  le  salon  ;  mouchard!  soit;  mais  voleur!  Car 
c'est  unvéritalilc  vol;  niarijuis,  décidément  vous  abusez  de  vos  cheveux 
Riis.  Mademoiselle,  poiMsuivit-il  en  s'ari étant  subitement,  j'ai  pour  vous 
le  ressert  le  plus  profond  ;  mais  je  sais  par  expérience,  qu'avec  les  fem- 
mes il  faut  jiuier  serré.  Vous  allez  avoir  la  complaisance  de  rester  ici.  Vo- 
tre appariemint  est  prêt  :  au  premier  coup  de  sonnetie,  fennncs  de  cham- 
bre et  le  reste  seront  à  vos  ordres.  La  maison  est  fort  bien  montée  ;  vraie 
régence  !  Pour  moi  je  re  ournc  à  Paris. 

—  Coniiiient,  monsieur,  vous  voulez  me  laisser  ici  ! 

—  Parb'eu!...  Si  IVl.  de  Rlorsy  a  réellement  reçu  le  papier  en  ques- 
tion, dduiiin  malin  je  procède  à  voire  délivrance  et  vous  ramène  en  vos 
fojers  ;  dans  le  cas  coniraire,  rappilez-vous  mon  ultimaium,  je  vousgarJe 
en  otage  jusqu'à  ci;  que  vous  m'ayez  remis  la  lettre  que  je  réclame. 

—  Mais  c'est  épouvantable,  on  ne  se  conduit  pas  ainsi  avec  une  fem- 
me. Vous  ne  savez  pas,  monsieur,  à  quoi  vous  vous  exposez. 

—A  quoi,  s'il  vous  plail  ? 

—  Croyez-vous  que  je  ne  me  plaindrai  pas  de  celte  odieuse  séques- 
tration ? 

—Séquestration!  encore  un  terme  de  chicane.  Non,  mademoiselle, 
vous  i;e  vous  plaindrez  pas;  vous  garderez  au  contraire  le  silence  le  plus 
absolu. 

—Je  porterai  plainte,  vous  dis-je. 

—Moi  aussi  alors  ! 

—Vous? 

—  Sans  aucun  doute.  De  quoi  m'accnserez-vous  ?  d'avoir  commis  un 
rapt  Mir  voire  aimable  personne  ?  je  rétorquerai  l'argument,  et  je  sou- 
tiei;(lrai  qni>  c'est  vous  qui  m'avez  enlevé. 

—  Quelle  horreur  ! 

—  lin  quoi  ?  lui  beau  garçon  pont  êlrc  enlevé  tout  comme  une  jolie 
femme;  il  u'a  tenu  qu'à  uioi  de  l'ùtrc  dc\jà,  Il  n'est  pas  un  juge  de  bou 


sens  qui  ne  vous  condamne  à  la  première  confrontation.  Songez  d'ail- 
leurs à  ce  que  dira  ma  mère,  voire  mile  amie,  loi  sau'ede  apprendra  que 
vous  avez  enlevé  son  fils.  Du  diable  si  elle  s'obstine  à  vous  trouver  ua 
mari  ! 

Monsieur,  votre  conduiie  est  indigne  d'un  gentilhomme  !  s'écria  Mlle 
Alphonsine  outrée  de  ce  dernier  propos. 

—  Ma  conduite  est  un  peu  Fiégence,  j'en  conviens;  mais  la  vôlre,  en 
vous  emparant  de  cette  lettre,  n'a  pas  été  non  plus  excessivement  exem- 
plaire :  partant  quittes.  Si  vous  avez  faim  ou  que  vous  vouliez  vous  cou* 
cher,  un  coup  de  simnette  !  Vous  voyez  un  piano;  il  y  a  aussi  une  bliothè- 
que.  EnOn  vous  êtes  dans  une  maison  où  rien  ne  manque  ;  et  jamais  fem- 
me aimable  ne  s'est  plainte  de  l'hospitalité  qu'elle  y  a  trouvée.  Par  exem- 
ple, il  est  inutile  de  chercher  à  séduire  les  domestiques,  les  drôles  savent 
leur  métier,  et  ils  tiendraient  sous  clé  père  et  mère,  sans  violer  leer  con- 
signe. Bonsoir  donc,  mademoiselle  ;  demain  j'aurai  l'honneur  de  vous 
présenter  mes  hommages. 

D'Epenoy  s'inclina  d'un  air  dégagé  st  sortit  du  salon  sans  que  Mlle  Al- 
phonsine, étourdie  d'une  scène  qui  lui  semblait  un  rêve,  eût  le  temps  de 
s'opposer  à  ce  départ. 

Après  avoir  donné  des  ordres  concernant  la  garde  de  sa  prisonnière,  il 
remonta  en  voiture  et  revint  à  toute  bride  à  Paris,  où,  ma'gré  cette  vi- 
tesse,  il  n'arriva  qu'à  une  heure  du  matin.  Il  était  trop  tard  pour  r e  pré- 
scnier  chez  iî.  de  Morsy  ;  d  E.'.enoy  se  coucha  donc,  et,  grâce  aux  fumées 
sssoupis;intes  du  vin  de  ciliarapagne,  il  ne  s'éveilla  qu'a  onze  heures.  Il 
se  leva  aussitôt  en  pestara  contre  lui-même,  s'habilla  rapidemeni,  ci, 
sans  songer  à  déjeuner,  il  courut  chez  le  marquis.  Quoique  la  maiinée  fût 
peu  avancée,  ua  autre  personnage  l'y  avait  devancé  :  c  était  M.  Gas- 
toul. 

A  o-îze  heures,  M.  de  Morsy  avait  vu  paraître  dan?  son  salon  le  can- 
didat électoral  encore  plus  afl'airé  que  de  coutume. 

—  Grande  nouvelle,  dit  ce  dernier  en  entrant;  notre  homme  n'est  paî 
mort,  mais  c'est  la  même  chose.  Sa  démission  est  arrivée  hier  ;  on  en 
donnera  lectuie  aujourd'hui  à  la  chambre,  et  le  collège  sera  convoqué 
dans  quelqt'.es  jours.  Mais  qu'êtes  vous  de-ciiu  hier  ?  Jo  vous  ai  cherché 
partout.  L'aQ'aire  marche  :  j'ai  vu  ces  messieurs  du  comiié,  et  j'en  suis 
fort  content.  Décidément,  je  suis  le  caniiidat  adopté.  Ma  circulaire  a  été 
trouvée  parfaite,  à  part  quelques  modifications  insignilian  es.  Vous  savez, 
le  cumité  change  toujours  qucUpie  chiise,  pour  faire  acte  de  puissance. 
Où  j'avais  mis  le  pjomement,  on  a  mis  le  progrès,  et  au  lieu  des  glorieu- 
ses journées,  l'immortolle  révolution  de  1830.  Des  bêtises!  J'ai  cédé; 
mais  une  fois  nommé,  ce  sera  une  autre  affaire.  Mainiecani  voici  le  dia- 
ble :  tout  le  monde  est  de  voire  avis,  et  me  dil  de  partir  pour  Limoges... 

—  Vous  ne  pouvez  pas  vous  en  dispenser,  dit  le  marquis. 

—  Je  le  sais  bien;  mais  Mme  Gastoul  s'est  mis  dans  la  tête  que  je  lui  ai 
promis  de  rester  à  Paris  jusqu'au  mois  de  juin,  cl  elle  ne  veut  pas  en- 
tendre parler  de  départ. 

—  Mme  Gastoul  est  trop  raisonnable  pour  ne  pas  se  rendre  à  la  né- 
cessité. 

—  Vous  ne  connaissez  pas  ma  femme  ;  clic  est  fort  aimable,  mais  elle 
a  une  tète!  hier  je  l'ai  prêehée  pendant  deux  heures  sans  gagner  un  pouce 
de  terrain. 

Voulez-vous  que  j'essaie  si  mon  éloquence  aura  plus  de  succès  que  la 
vôtre?  dit  le  marquis  avec  un  faible  soupir. 

—  J'allais  vous  en  prier.  Mme  Gastoul  a  beaucoup  do  considération 
pour  vous,  et  j'espère  qu'elle  ne  résistera  pis  à  vos  rcmo.-jtranccs.  LIiecst 
chez  elle;  faites-uuii  le  i)'a'sir  d'aller  lui  pailer. 

—  Il  est  bien  matin,  dit  M.  de  Morsy  en  regardant  la  pendule. 

—  Ma  fominc  n'est  pas  cérémonieuse,  elle  vous  recevra;  plus  tard,  clla 
serait  peut  être  sortie. 

Le  marquis  n'avait  pa.;  besoin  de  celle  solliritatien  peur  ê're  décidé  â 
aller  le  jour  mém'î  chi  z  Mme  Gastoul.  Il  n'aitei.dai'.  qu'une  heure  conve- 
nable. Auto,  isé  à  enfreiiidrj  l'éiiquetto,  il  pronit  au  f  :lur  député  de  le 
scr\ir  de  sou  mi^nx,  et  (lemanîant  sa  voiture,  il  ne  larda  pas  à  se  faire 
conduire  chc7  la  femme  sé.Iuisanie,  mais  coquette,  dont  il  élail  exclus' 
vement  occuiié  depuis  si  li  ng-icmps. 

Malgré  ses  inquiêti.iles  cl  l'espri'  de  haine  qu'elle  avait  vouée  récf  .1-  ' 
ment  à  son  amoureux  g;n'di?n,  Mme  Gnstoul  l'accLei'lit  a\ec  un  gracieux 
empressement.  Coniiant.-!  en  son  empire  sur  le  niar.'uis,  et  compi,-.ni 
pour  un  faible  obsiacle  la  rési  lance  qu'il  lui  avait  opposée  en  dernier 
lieu,  elle  s'éia'l  promis  rie  s'«  n  faire  un  auxiliaire  coiiire  son  m:ri,  sans 
prévoir  que  celui-ei  aurait  la  môme  pensée.  Ce  fii:  donc  elle  qui.  I.i  pt-e- 
mière,  aboida  d'un  air  de  boudeiie  enjouée  la  grande  question  du  reto'jr 
à  Limoges. 

—  Je  suis  toujours  rharmi'e  de  vous  voir,  dit-eWe,  m.''is  ?!ij(iurd'hui  sur- 
tout ;  M.  G'sioul  ne  tardera  pas  sans  doute  à  rentrer,  cl  m  l^ré  »oTc 
méchanceté  de  rautre  jour,  j'es^jère  que  vous  lui  ferez  cntendio  nison. 

—  Madame,  lépnndil  le  marquis,  t'est  à  vous  d'abor.l  que  je  suis  ré- 
solu de  faire  enicndre  raison.  C  itc  hardiesse,  qui  de  la  part  d'un  autre 
que  moi  vous  païaîirait  élrarge,  doit  moins  vous  surprcn  irc  venaui  d'ur 
espion. 

Ce  dernier  mot,  e^nrcssivement  articulé,  Gt  éclorcanc  fublic  rotJgcur 
Sitr  les  joues  de  Mme  Gas'onl. 

—  l'ii  espion  !  halbn:iat-ero  ;  je  n'ai  jamais  dil  cela, 

—  Ne  l'avcz-vous  jamais  écrit  î 


2(, 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Troublée  d'une  inierro£raiion  qui  supposait  la  connaissance  d'une  rail- 
Iciiiîdont  elle  seule  et  d'Epenoy  devaient  avoir  la  clé,  la  jeune  femme 
éprouva  un  moment  d'embarras  insurmontable,  et,  au  lieu  de  répondre  , 
cile  baissa  les  yeux.  A  la  vue  de  celte  confusion  ,  le  marquis  se  trouva 
sufllsammeut  vengé  ,  et,  loin  de  profiter  de  f ou  avantage  comme  eût  fait 
un  cœur  peiu-être  moins  gén^^renx,  il  fut  sur  le  point  de  se  le  reprocher. 

—  l/espion  vous  snpplie  de  relever  sur  lui  vos  beaux  yeux ,  dit-il  avec 
un  luélan.'oliquc  sourire  ;  quoique  vous  le  traitiez  souvent  bien  mal,  il  lui 
csi  impassible  de  vous  garder  runrune.  D'ailleurs  il  espère  ne  pas  trop 
vous  déplaire  aujourd'hui,  car  il  apporte  de  bonnes  nouvelles. 

—  Quelles  nouvelles?  demanda  Mme  Gastoul  en  s'cnliardissant  à  le 
regarder. 

i\l.  de  Morsy  tira  d'une  poche  de  son  gilet  un  petit  papier  cacheté ,  et 
le  présenta  en  siltuce  à  la  jeune  femme.  Celle-ci  brisa  le  cachet  machina- 
lement ;  mais  lorsqu'elle  eut  déplié  l'enveloppe  et  trouvé  ses  deux  lettres 
à  d'i'^peuoy,  l'émoiion  qu'elle  refsenlit  fut  si  vive  que  le  marquis,  la 
voyant  chanceler,  I»  soutint  et  la  fit  asseoir. 

—  Calmez-vous,  mon  enfant,  lui  dit-il  alors  avec  cette  tendresse  indul- 
genie  et  résignée  qui  n'appariieut  qu'aux  vieillards  ;  tout  est  rép:\ré,  et 
vous  n'avez  plus  rien  à  craindre.  Mlle  du  Boissier  n'osera  pas  dire  un 
seul  mot  ;  je  vous  réponds  de  son  silence.  Ce  jeimc  homme  se  taii  a 
aussi,  je  l'tspère.  D'ailleurs  son  indiscrétion  ne  saurait  être  dangereuse, 
puisque  voilà  vos  lettres.  Enfin  vous  êtes  bien  silre  que  je  ne  vous  trahi- 
rai pas. 

—  Quelie  idée  deVez-vous  avoir  de  moi?  dit  Mme  Gastoul  en  cachant 
de  ses  mains  la  ron^eyr  de  son  front  ;  j'en  suis  sûre,  vous  me  méprisez  ! 

—  Moi  !  qui  vous  cime....  comme  le  ferait  un  pèic,  s'écria  M.  de 
Morsy,  vous  mépriser  ! 

—  Ne  l'aije  pas  mérité  !  Ah  !  c'est  maintenant  seulement  que  je  rccon- 
DO'  sua  faute. 

—  Di'cs  votre  imprudence,  car  il  n'y  a  dans  votre  conduite  que  de  l'im- 
prudence. Et  quelle  femme,  à  voire  âj;c  et  dans  votre  position,  n'apssun 
instant  d'irréliexion  et  d'entraînement?  Ne  vous  exiger»  z  donc  pas  des 
torts  si  faciles  à  réparer.niais  rappelez-vous  le  danger  ai. quel  vous  échap- 
pez aujourd'hui,  et  que  ce  souvenir  soit  votre  sauvegarde.  Que  scraiiil 
arrivé,  si  au  lieu  de  tomber  entre  les  m^ins  d'un  homme  dévoué,  ces  let- 
tres lussent  restées  au  pouvoir  d'une  ennemie  peu  scrupuleuse  et  d'un 
hninnic  (hint  la  discrétion  ne  passe  pas  pour  èlre  la  principale  venu  ?  En 
fallaii-il  (ilus  pour  perdre  une  femme?  et  vous,  dont  le  cœur  est  si  fier , 
que  seriez-vous  devenue  s'il  vous  eût  fallu  subir  les  dédains  d'un  monde 
sans  piiié  ? 

—  Vous  avez  raison,  répondit  Mme  Gasîoul  d'un  air  rêveur  ;  i)  n'y  a 
que  vous  qui  me  donniez  de  bons  conseils. 

M.  de  M.irsy  serra  avec  effusion  la  main  q'ie  lui  tendait  la  jeune  femine, 
et,  reprenant  la  parole  d'une  voix  pressante  : 

—  Puisque  vous  reconnaissez  la  bonté  de  mes  conseils,  dit-il,  suivez- 
les,  nu  nom  du  ciel  !  Le  séiour  de  Paris  est  dangereux,  vous  le 
\oyrz.  C'i'st  la  fièvre  qu'on  y  respire  qui  a  tr(iu!)lé  un  instant  la  sé'é- 
nité  de  vot  came.  Ne  vous  souvient-il  plus  de  nos  douces  soirées  de  cam- 
pagne, de  cette  existence  si  iramiuille,  de  ces  plaisirs  si  purs  ?  Vous  étiez 
heureuse  alors  ;  l'élcs-vous  mainienant  ?  N'aviz-vous  donc  nnlie  envie  de 
revoir  voire  famille,  oii  vous  êtes  si  iinpatieiiunent  aiten  lue,  voii  e  mnison 
aiiristéc  de  votre  absence,  et  vos  jardins  en  fleurs,  et  vos  pauvres  qui 
croient  que  vous  'es  oubliez?  Parlez,  je  vous  en  Hupplie,  partez,  mada- 
me Je  vous  ai  remis  ces  lettres  sans  condiiion  ;  1 1  pnunant,  pjur  les  ra- 
voir, que  n'uuriezvous  pas  accordé  !  iVîais  il  m'eût  éié  trop  cruel  de  ne 
devoir  voire  consentement  qu'à  la  contraint;  ;  c'est  auî  nobles  instincts 
de  votre  cœur  que  je  m'adresse.  Oh  !  dites-moi  qu'en  aiiendaut  de  vous 
un  généreux  elTurt,  je  n'ai  pas  trop  pré.sumé  de  voire  caractère,  de  voire 
raison ,  de  voire  voiiu  !  Vous  partirez,  n'est-ce  pas  ? 

—  Vous  snil  êtes  mon  véritable  and,  dit  Mme  Gas'.oul,  entraînée  par 
rémotion  du  moment  ;  je  partirai. 

—  A  l'insiaut  méiue  où  la  jeune  femme  prononçait  celle  parole  déci- 
tivc,  la  po:te  s'ouvrit,  et  Louis  d'Epenoy,  dont  la  physionomie  annon- 
çait un  orage  près  d'éclater,  entra  brusquement  dans  le  salon. 

L'eniretii'n  de  madame  Gas'oul  et  du  marquis  s'éia  t  trouvé  interrompu 
au  moment  où  la  jeune  femme,  un  peu  remise  de  son  émotion  ,  allait 
chercher  à  saiisfairc  sa  curiosité.  Parmi  les  faiis  encore  inexpliqués,  mais 
certain'--,  qu'offrait  la  restitution  de  sesiciîres,  un  surtout  l'avait  fr?ppée 
de  surprise  et  singulièrement  irritée  tout  aussitôt.  L'ho:ame  vers  qui  i.i- 
cliuait  la  faiblesse  de  son  cœur  avait  pcrdj  ou  s'éiaiî  laissé  ra  ir  le  billet 
qu'elle  lui  avait  éf rit.  Négligence,  étourderie  ou  indiscrétion  ,  la  faute 
était  odieuse.  C'était  là  un  de  ces  méfaits  qu'une  feiuate  a  peine  à  par- 
donner. 

Outrée  contre  d'Epenoy,  madame  Gastoul  sentit  red)ubler  son  mécon- 
tentement en  le  voyant  arriver  si  mal  à  propos  et  d'une  manière  si  peu 
cérémonieuse.  Composant  aussitôt  fon  msintien  et  son  visage,  elle  l'ac- 
cueil it  d'un  air  glacial,  et  tandis  qu'il  la  saluait ,  elle  olîei  la  de  regarder 
la  iiendule  dont  les  aiguilles  marquaient  à  peine  midi,  i\ialgré  son  agita- 
tion, le  jeune  homme  remarqua  ce  jeu  muet  desiiné  à  lui  faire  compren- 
dre l'iniportuniié  de  sa  visite.  Un  peu  déconcerté  d'une  réception  que  la 
présence  du  marquis  rendait  plus  moriiiianie,  il  s'elforça  de  dissimuler 
son  dépit. 

—  Madame,  dit-:l  avec -un  sourire  forcé,  j'espère  que  vous  voudrez 


bien  excuser  une  visite  peut-être  un  peu  trop  matinale.  Je  n'aurais  pas 
pris  la  liberté  de  me  présenter  chez  vous  à  pareille  h'ure ,  si  en  passant 
devant  votre  porte  je  n'eusse  aperçu  la  voiture  de  M.  de  Morsy,  qui  m'a 
appris  que  vous  étiez  visible. 

Pour  tonte  réponse  à  cette  apologie  ,  la  jeune  femme  inclina  légèi  e- 
ment  la  tétc  sans  que  sa  physionomie  s'adoucît,  et  se  tournant  aussitôt 
vers  le  marquis  : 

—  Et  vous,  lui  dit  elle,  comme  si  elle  e^t  repris  la  conversation  inter- 
rompue par  d'Epenoy,  irez-vous  bientôt  dans  le  Liniousin? 

—  A  la  lin  de  mai,  répondit  M.  de  Morsy,  à  moins  que  le  procè:  qui 
me  retient  à  Paris  ne  soit  pas  encore  jugé  à  celte  éjioqne. 

—  Par  conséquent  je  vous  précéderai  de  deux  niuis.  Vous  verrez  que 
je  ne  perdrai  pas  mon  temps  ;  je  veux  que  le  kiosque  de  la  petite  île  soit 
biîti  qaand  vous  a;  riverez  ;  je  vous  y  ferai  dîner  la  première  fois  que  vou 
viendrez  nous  voir. 

—  Comment,  madame,  est-ce  que  vous  retournez  à  Limoges?  demanda 
Louis  fort  surpris  de  ce  qu'il  venait  d'entendre. 

—  Oui,  monsieur,  rénondit  d'un  ton  bref  madame  Gastoul. 

—  Eicntût? 

—  Le  i)lus  tût  possible. 

—  Voilà  une  résolution  bien  subite....  Ces  jours  derniers  encore  vous 
parliez  autrement....  Ne  vouliez-vous  pas  rester  à  Paris  une  partie  de 
l'été  ? 

—  J'ai  changé  d'avis. 

Le  laconisiae  des  réponses  de  madame  Gastoul ,  le  ion  Iranchaiit  dont 
elles  furent  articulées ,  et  le  regard  hautain  qui  les  accompagna,  cuchau- 
tèrciil  le  marquis  autant  qu'ils  blessèrent  d'Epenoy. 

—  Quelle  mouche  l'a  piquée  ?  se  dit  celui-ci  ;  je  parierais  que  c'est  en» 
core  un  tour  de  ce  vieux  trouble-fête! 

Louis  regarda  de  travers  I\I,  de  Morsy  et  le  vit  souriaiit  à  !a  jeune 
femme  d'ui  air  d'approbation. 

—  Monsieur,  lui  dit  il,  emporté  par  son  dépit,  je  sors  de  chez  vous  ;  je 
voulais  vous  demander  un  momeni  d'entretien. 

.\vant  que  le  vieillard  efit  répondu,  l\!me  Gastoul  se  leva. 

—  Vous  pouvez  causer  ici,  dit-elle;  pendant  ce  temps,  je  vais  m'habil^- 
1er  ;  la  veille  d'un  dépai  t  on  a  mille  cmplèies  à  faire. 

—  Vous  partez  donc  demain,  madame?  s'écria  d'Epenoy  avec  une  vé- 
hémence à  demi-coiaprimée. 

—  Cela  dépend  de  M.  Gastoul.  Pour  moi,  je  voudrais  déjà  être  partie. 
Paris  estchainiant,  mais  on  n'e>t  bien  que  chez  soi.  M.  de  Mfirsy,  aurez- 
vous  la  complaisiincc  de  m'accompagner  dans  mes  courses?  Je  vous  pré- 
viens que  la  corvée  durera  peut-être  jusqu'au  dîner. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  madame,  s'empressa  de  répondre  le  marquis. 
D'Epenoy  ne  se  méprit  pas  sur  le  motif  d'un  pareil  arrangement. 

—  C'est  une  manière  polie  de  me  faire  comprendre  qu'il  faut  renoncer 
à  la  revoir  ajjourd'hai,  se  dit  il  ;  mais  que  lui  ai-je  fait  à  celte  capri- 
cieuse? 

Malgré  sa  mauvaise  humeur  il  adressa  un  regard  suppliant  à  la  jeune 
femme  qui,  au  lieu  de  se  bisser  fléchir  par  celte  mucite  sollicitation,  lui 
dit  d'un  ton  froid  1 1  cérémonieux  : 

—  Peut-être,  monsieur,  n'aurai-:e  pas  le  plaisir  de  vous  revoir  avant 
mon  départ.  Veuillez  donc  reievoir  mes  complimens  d'adieu. 

D'Epenoy  s'inclina,  le  désappointeineiit  et  la  colère  d.ms  le  cœur  ;  lors- 
qu'il leleva  la  tête,  la  coquette  corrigée  était  déjà  près  de  la  poite  de  sa 
chambre. 

—  Eies-voui  content  de  moi?  demanda  t-elle  tout  bas  à  M.  de  Morsy, 
qui  l'avait  reconduite  jusque  là. 

—  Vous  êtes  un  ange  !  répondit  le  vieillard  dont  le  visage  exprimait  la 
reconnaissance  et  le  ravissement. 

Peut-être  1  homme  de  cinquante  ans  voyait-il  à  travers  un  prisme  trop 
flatteur  le  iraiiemcnt  séière  que  venait  de  faire  à  sou  amant  Mme  Gastoul. 
Le  dépit  avait  à  celte  conduite  au  moins  autant  de  part  que  la  raison  ; 
mais  quand  un  fait  est  louable,  à  quoi  bon  en  analyser  la  cause  ?  La  vertu 
est  un  beau  fruit  qu'il  faut  admirer  des  yeux  sans  y  porter  la  main,  car 
parfois  une  passion  indiscrète  en  fait  jaillir  un  suc  moins  pur  que  son 
ôcorce, 

La  joie  dans  les  yeux, malgré  ses  efforts  pour  jouer  l'indifférence,  M.  de 
Morsy  revint  à  pas  lents  vers  l'amoureux  déconcerté  dont  il  venait  enfin 
d'obt  nir  la  disgrâce. 

—  Vous  avez  quelque  chose  à  médire?  lui  demanda-l-il  d'un  air  d'a- 
mili-^  ;  car  dans  son  coiUentement  la  vieillard  étah  prêt  à  pardonner  à 
son  rival  ;  parlez,  mon  cher  Louis;  serais-je  assez  heureux  pour  pouvoir 
vous  rendre  service? 

Ce  propos  bienveillant  parut  un  intolérable  persiQage  à  d'Epenoy,  qui 
avant  d'y  répondre  sourit  amèrement. 

—  Non,  monsif'ur,  dit-il  avec  un  accent  qui,  sans  manquer  à  la  défé- 
rence dne  à  l'âge  du  marquis,  trahissait  un  courroux  on  ébullition  et  près 
de  se  répandre  ;  je  n'ai  pas  de  service  à  vous  demander,  mais  une  petite 
explication.  Vous  êtes  l'ami  de  ma  mère  ;  je  connais  les  égards  dus  à  ce 
tiire,  et  j'espère  ne  m'en  écarter  jamais.  S'il  m'é  ha.ipe  malgré  moi  quel- 
que parole  un  peu  vive,  je  vous  prie  d'avance  de  me  la  pardonner;  mais 
si  je  parviens  à  m'explquer  convenablement,  cette  modéraiion  sera  très 
méritoire,  car  rien  n'est  lourd  à  digérer  co-ume  une  colère  légiiime. 

—  Vous  êtes  donc  en  colère  ?  reprit  le  marquis  d'un  air  paisible. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


21 


D'Epenoy  parut  employer  menlalement  la  rccclte  rt^frigéiante  qui  con- 
siste, lorsqu'on  se  sent  irritd,  à  penser  sept  fois  ce  qu'on  va  dire,  avant 
(le  parler. 

—  Je  crois  ne  pas  manquer  au  respect  que  je  vous  dois,  dit-il  enfin, 
en  vous  (It'cliirant  que  je  donnerais  voloniiers  la  nioilié  de  ma  fortune 
pour  qu'en  ce  moment  vous  eussiez  mon  âge, 

—  Kt  mol,  mon  ami,  répondit  le  vieil  ard  en  souriant  tristement,  je 
donnera  s  pour  cch  maforuine  entière,  dusséje  en  outre  payer  ce  raj'u- 
nisscment  d'une  petite  promenade  en  votre  compagnie  au  buis  de  Boulo- 
gne ou  a  Vinceniies. 

—  Vous  avouez  donc  que  j'^ii  le  droit  de  me  plaindre  de  vous  ?  ?.!ais 
procédons  par  ordre.  Permeitezmoi  d'abord  de  vous  adresser  uue  ques- 
tion :  Est-il  vrai  qu'hier  soir  Mme  du  Boissier  vous  ait  remis  ute  lettre  ? 

—  C'est  vrai. 

—  Furt  b'en.  Maintcn:intaurezvous  la  bonté  de  m'apprendre  ce  qu'est 
devenue  cette  lettre,  sur  laquelle  je  prétends  avoir  un  droit  légitime  •> 

—  Elle  est  entre  les  mains  d'une  personne  dont  Icj  droits,  i»  cet  égard, 
sont,  je  crois,  au  moins  aussi  légitinn  s  que  les  vfitres. 

—  A  merveille!  Voilà  ce  qui  m'a  valu  l'accueil  que  je  viens  de  recevoir. 
Je  comprends  que  vous  vous  applaudissiez  de  voire  ouvrage  ;  mais  je 
prendrai  la  liberté  de  vous  dire  ce  que  je  pense  d'un  pareil  procédé  ;  car 
il  est  odieux,  poursuivit  d'Iîpenoy  en  s'échauU'aiit  malgré  lui,  il  est  révol- 
tant de  traiter  un  homme  comme  vous  me  trail(  z  depuis  (rois  mois.  Eh 
bien  !  oui.  j'aime  Mme  Gastoul  !  c'est  le  droit  de  chacun  ;  c'est  le  vôtre, 
clmorlilcu  !  vous  en  usez  comme  moi. 

—  Louis,  vous  n'y  pensez  pas,  iiilerrompit  le  vieillard  d'union  sé- 
rieux. 

—  J'y  pense  fort  bien,  monsieur  ;  je  ne  suis  pas  aveugle.  Nous  sommes 
donc  rivaux  ;  jusque-là  rien  de  mieux.  De  mon  côtS ,  je  cbei  chc  à  p'a  re, 
vous  faites  votre  cour  du  vôtre  :  chacun  pour  soi,  le  ciel  pour  tous  !  Voi- 
là comme  on  se  conduit  entre  hommes  du  monde.  Mtis  est-ce  ainsi  que 
vous  en  avez  usé  envers  moi?  Vous  ai-je  jamais  empêché  de  chercher  à 
réussir  ?  Faites-vous  aimer  si  vous  pouvez,  je  ne  m'y  oppose  poin;.  Poiir- 
quoi  ne  m'accordcz-vous  pas  la  mêiae  tolérance  ?  D'où  vient  celte  obsti- 
nalion,  cet  acharnement  à  me  barrer  le  chemin?  Si  vous  étiez  marié,  je 
pourrais  supposer  que  vous  êtes  mon  ennemi  par  esprit  de  corps  ;  mais 
notre  position  n'est-elle  pas  la  même? 

—  A  vingt-cinq  ans  près,  dit  M.  de  Morsy  en  étoaffant  un  soupir. 

—  Qu'est  ce  que  ça  fait? 

—  Cela  fait  que  j'envisage  froidement  et  raisonnablesicnt  une  chose 
que  vous  jugez  selon  vos  passions  de  jeune  homme.  Ecoutez  moi,  Louis  ; 
mais  d'abord  chassez  de  votre  esprit  l'idée  absurde  d'une  rivaiiié  que 
mon  âge  rendrait  si  ridicule.  Je  ne  suis  pas  amoureux  ainsi  que  vous  ve- 
nez de  le  dire,  mais  J'éprouve  pour  cette  jeune  femme  une  amitié  pater- 
nelle... 

—  Oh  !  paterne'le  ! 

—  Paiei  nelle.  Son  mari  ne  veille  pas  sur  elle  avec  autant  de  soin  qu'il 
le  devrait... 

—  N'en  dites  pas  de  mal,  interrompit  Louis  en  souriant  malgré  sa  mau- 
vaise huacur;  c'est  un  fort  galant  homm?.  Il  sait  vivre,  celui-là. 

—  Mariée  à  un  pareil  être,  reprit  le  marquis  avec  une  indignation  mé- 
prisante, elle  est  exposée  à  millcî  dangers.  Puisse  mon  amitié  que  vous 
trouvez  si  gênante,  puisse  mon  dévoûment  q'ie  vous  traitez  d'espionnage 
l'en  préserver  toujours!  Dans  sa  position,  accueillir  l'amour  d'un  homme, 
le  vôtre  surtout,  c'est  se  vouer  à  des  regrets  certains. 

—  Ne  calomniez  pas  mon  amour,  il  est  profond  et  sincère. 

—  Parlez  plus  bas  ;  elle  est  daui  la  chambre  à  coté  et  elle  pourrait  nous 
entendre.  Si  votre  amour  est  tel  que  vous  le  diles,  vous  devez  compren- 
dre les  suites  filales  qu'il  peut  avoir  pour  son  repos.  Supposons  qu'elle 
y  réponde,  poursuivit  le  vieillard  d'un^  voix  un  peu  altérée,  ce  sera  le 
malheur  de  sa  vie  !  Tôt  ou  tard  il  faudra  qu'elle  retourne  à  Limoges.  Que 
deviendra-t-elle  alors,  si  elle  vous  aime?  et  vous,  que  fercz-vous? 

—  Je  la  suivrai. 

—  Pour  la  perdre,  aux  yeux  d'une  ville  de  province,  foyer  de  tracasse- 
rie et  de  médisance  ?  Cette  démarche  serait  plus  qu'une  folie  ;  ce  serait 
une  mauvaise  action ,  et  vous  ne  la  commettrez  pas.  Allons,  mon  cher 
Louis,  soyez  raisonnable.  Vous  êtes  jeune,  et  je  ne  prétends  pas  vous 
imposer  les  vertus  d'uu  anachorète.  Mais  nian(|uet-il  à  Paris  de  femmes 
dignes  de  vous  plaire  ?  N'esl-il  pas  temps  d'ailleurs  de  songer  à  vous  ma- 
rier? 

—  Vous  avez  vu  ma  mère,  dit  ironiquement  d'Epcnoy. 

—  Oui,  j'ai  vu  votre  excellcnic  mère.  Nous  avons  parlé  long-tc  nps  de 
vous,  de  vos  boimes  qualités  ,  mais  aussi  un  peu  de  vo*  élourderies  ,  et 
surtout  des  projets  si  pleins  de  ùévoûriient  et  de  tendresse  qu'elle  forme 
pour  votre  avenir.  Votre  luère  s'est  expliquée  à  cœur  ouvert,  comme  on 
fait  avec  un  vieil  ami.  Je  ne  vous  cacherai  pas  que  iedcrarscmentile  vo- 
tre fortune  lui  caus"^  de  l'inquiétude.  Elle  donnerait  bc>'.urotq)  pour  vous 
voir  rompre  avec  ceili'  \io  oisive,  dcriglée  et  pourtant  s-i  monotone  !  U 
est  impossible  (|u'iin  homme  de  votre  portée  n'en  sente  pas  le  vide,  et  je 
suis  MU-  qu'au  fond  la  société  de  vos  gants  jaunes  vous  paraît  «•  nvent  ce 
qu'elle  est  en  réalité.  Votre  mèiv,  en  lu'expriiuant  le  plaisir  que  lui  feiait 
éprouver  un  changement  dans  votre  con.Uiiie,  m'a  parlé  de  sou  désir  d'ar- 
ranger vos  aflaires.  Vous  avez  des  dettes  ;  elle  ne  m'a  pas  paru  trop  éloi- 
goCc  de  les  payer. 


—  Je  ne  m'y  oppose  pas,  dit  avec  empressement  l'enfant  prodigue. 

—  Vous  eoiiipienez  qu'elle  mettrait  à  cela  une  petite  condition. 

—  Ma  retraite  à  la  Tiappe,  peut-être? 

—  Il  ne  s'agit  pas  de  la  'I  rappe,  nnis  d'une  démarche  qui  prouve  à  vo- 
tre mère  que  vous  avec  l'intention  de  justiOer  ses  bontés  en  réformant 
votre  manière  de  vivre.  L'épreuve  après  tout  n'aurait  tien  de  si  désagréa- 
ble. Que  diriez- vous  d'un  petit  voyage  en  Italie  ou  en  Allemagne,  où  vous 
voudrez  enfin? 

—  A  Limoges-,  par  exemple,  dit  d'Epenoy  d'un  air  sardonique. 

—  La  plai:anterie  me  semble  hors  de  saison,  reprit  sévèrement  le 
marquis. 

—  Ce  qui  me  paraît,  à  moi,  encore  plus  hors  de  saison,  c'est  d'être  ser- 
monné, lorsque  j'ji  ledroit  de  me  plaindre.  Notre  conversation,  monsieur, 
a  décrit  une  étrange  parabole;  permettez-moi  de  revenir  au  point  de  dé- 
part. 

Le  jeune  amoureux  allait  sans  doute  récapituler  ses  griefs  contre  le 
marquis,  mais  il  en  fut  empêché  par  M.  Gastoul,  qui  eu  cet  instant  entra 
dans  lesaloi!. 

—  Voire  serviteur,  messieurs,  dit  le  maître  du  logis  avec  la  brusquerie 
d'un  homme  surchariié  de  soins  et  d'affaires.  Eh  bien  !  marquis,  avez-vous 
parlé  à  ma  femme?  où  en  sommes-nous? 

Mais  Ga^toul  est  préc  à  vous  accompagner  à  Limoges,  répondit  M. 
de  Jluisy  d'un  ton  sérieux. 

—  Bravissbno  !  vous  êtes  un  homme  charraant!  reprit  le  mari  en  se 
frottant  Icsiiïiius.  tmîlisque  d'Epenoy  ricanait  soardexent;  quel  dom- 
mage que  ce  maudit  procès  vous  retienne  à  Paris  !  Je  suis  sûr  (jue  vous 
aurez  fOUSS(''robligeance  jusqu'à  être  du  voyage.  Vous  auriez  été  mon 
cornac  dans  la  ville  da  Puurceaugnac  :  ça  rime  et  joliment. 

— Je  suis  fàclié  de  ne  pouvoir  vous  rendre  ce  service,  répondit  le  mar- 
([uis,  tenté  de  hausser  les  épaules;  vous  savez  qu'en  ce  oioment  il  m'est 
impossible  de  quitter  P?ris. 

;,!.  Gï'Stoul  se  tourna  vers  l'amant  de  sa  femme. 

—  Parbleu  !  dit-il  tout  à  coup,  frappé  d'une  i;  spiraiinn  soudaine  ;  vous 
n'avez  pas  des  procès,  vous.  Voilà  le  carnaval  fini  :  uii  lion  de  votre  es- 
pèce ne  peut  pas  décemment  passer  l'été  à  Paiis;  qui  vous  empêcherait 
de  venir  faire  un  petit  iour  dans  le  Limousin  ? 

—  Rien  ab.  oluiiienl,  répon  lit  d'Epenoy  ,  dont  l'cii  brillant  de  salis- 
faction  se  reposa  ausàiôt  avec  la  plus  iriomphaule  moqaej'ie  sur  la  phy- 
sionomie coi  steriiée  du  vieillard  son  rival. 

Etes-vous  vraiiucnt  capable  d'accorder  un  instant  de  trêve  à  vos  vic- 
times ,  poiu'  vcn  r  passer  pastoralemcut  un  mois  ou  dtui  dans  colrc  dé- 
sert ? 

—  Non  senicment  capable,  mais  ch;rmé  ;  on  m'a  préciséae^it  ordonné 
l'air  de  la  ca:i!pagiic. 

—  Alors,   îouch' z-Ià. 

—  De  tout  mon  cœur. 

—  Mais  n'espérez  pis  que  je  vous  laisse  jouir  des  délices  chanjpCtrrs 
avant  mon  élcciicn.  Les  aflaires  d'abord ,  mon  cher  hôte.  Je  ce  vous  ca- 
cherai p;s,  d'ailleurs,  qu"  1  entre  un  peud'égoïsme  dans  mon  inviuT.ioc. 
Je  cotnpie  sur  vos  iricns  diploaialiques  pour  me  faire  li-ba,  des  pro.-t- 
lyîcs.  D'abord,  je  dimiierai  des  dîners,  et  vous  aurez  ia  bonté  de  secon- 
der Mme  Gastoul,  c-.r,  avec  mes  distractions  continue  les,je  suis  un  nioî'ie 
de  maison  dé;e.-iable;  isn^lis  que  vous  ,  je  vrus  ai  vu  à  i'œiivre.  Ainphi- 
ihryoïi  du  premier  nu'riic.  linsuile  vous  m'aiderez,  moi ,  5  manipuler  la 
matière  éleclora'e.  Il  fjut  bien  que  vous  fassiez  voire  apprc:iti--r.ço.  Eu 
ce  moment  vous  uc  songez  qu'à  plaire  aux  jolies  femmes  et  à  berner  ce* 
pauvres  diables  de  maris;  ki:Js  dus  quelques  années,  lorsqu-',  m.'.rié 
vous  mênie,  vous  ne  serez  plus  bon  qu'à  faire  un  député,  l'innbiiion  vous 
viendra.  Il  est  do:!C  utile  que  vi  us  étudiirz  d'avance  la  manière  d'engliu'r 
censtiiutionnellement  ces  braves  électeurs.  Carc'est  une  vrai  pipOe  qù'utie 
élection  !  Vous  verrez;  ça  vuus  anuisera. 

—  Je  m'en  fais  d'avance  une  fête,  dit  Louis  en  riant  malignement. 

—  C'est  doiic  une  atïjire  convenue.  On  vient  de  nu  dire  que  ma  fenaie 
est  à  sa  toilette  ;  je  vai!  la  remercier  du  sacriticc  qu'elle  me  f.iit  et  lui 
coiniuuniquer  nitre  petit  arrangement  :  r.tlondcz-moi  là. 

En  prononçant  ces  mots,  le  mnri  p;u  cLiirroyant  se  dirigea  vers  la 
chambre  de  sa  femme.  Dès  qu'il  fut  siuti  du  salon,  M.  de  Morsy,  qu;  pen- 
dant la  lin  de  ce  dialogue  avait  pardé  un  sombre  silence,  s'approcha  du 
jeune  amoureux  (luit  le  sourire  moqueur  semblait  le  braver. 

—  Vous  n'irez  pas  à  Limoges!  lui  dit-il  impérativement. 

—  Si  fait,  pari  Kn!  répondit  d'Epenoy  du  ton  le  plus  décidé. 

—  Vous  n'irez  pas!  v  us  dis-jc. 

—  Qui  m'en  envérhcra  ! 

—  I  a  coMtrante,  si  la  raison  et  la  délicatesse  sont  irapuiîsanics. 

—  Ciite  coutraime.  qui  se  chargera  de  l'employer?  dcm3nJi  le  jeune 
homme  d'un  a:r  de  hauteur. 

—  Moi,  répondit  avec  feririCté  le  marquis  ;  jusqu'ici  jo  vous  ai  tenu  le 
lingape  de  l'amitié;  si  vous  m'y  forcez,  j'emploierai  de.*  moyens  plus  ef- 
ficaces. Il  n'y  a  plus  de  lîasiillc  pi-.ur  y  enfermer  par  lettre  do  cachet  le.s 
jeunes  gens  sans  conduite,  mais  il  y  a  encore  des  prisons  destinées  à  ceux 
qui  ne  paient  pasleuis  dettes.  Vous  me  dev.z  trois  mille  francs. 

—  Je  vous  dois  treis  mille  franrs  !  répéta  d'Epeaoy  ;  voici  qui  est  un 
peu  fo  t. 

~  Trois  mille  franrs  souscrits  par  vous  au  profil  de  M.  Jolibcrt  cl  en- 


22 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


dossés  par  lui  à  mon  ordre.  Cette  dette  est  exigible  depuis  plusieurs  jours, 
et  son  noH  paiement  emraîne  la  contrainte  par  corps.  Vous  n'avez  pas 
d'aryoïil,  je  le  sais  ;  or,  je  vous  déclare  que  si  vous  ne  me  donm  z  pas  vo- 
tre parole  d'honneur  de  ne  point  aller  à  Limoges,  aujourd'hui  même  les 
Lui.'-siers  seront  ou  campagne. 

—  Qu'ils  viennent  chez  moi  vos  huissiers,  je  les  fais  sauter  par  la  fe- 
nêtre !  s'écria  le  jeune  homme  exaspéré  (ie  ce  contre  temps  ;  d'ailleurs, 
continua-tiid'un  ton  plus  calme,  je  trouverai  de  l'argent  d'ici  à  demain, 
et  j'ir.ii  à  Limoges,  et  tous  les  démons  de  l'enfer  ne  m'emiiècheront  pas 
d'assister  ii  la  ppée  élecloiale  de  cet  estimable  citoyen,  etsije  peux  l'en- 
gluer lui  même... 

—  Taiicz-vous,  le  voici,  dit  le  vieillard,  prudent  jusque  dans  sa  co- 
lère. 

M.  Gasloul  rentrait  en  cIThI  dans  le  salon  ;  il  s'approcha  des  deux  ri- 
vaux en  se  dandinant  d'un  air  gêné,  et  hésita  un  instant  avant  de  pailer. 

—  Ma  foi,  mon  cher  d'Epcnoy,  dit-il  à  la  lin  avec  uu  sourire  contraint, 
je  crois  que  tout  à  l'heure  je  me  suis  un  peu  trop  avancé.  Vous  ne  savez 

pas  ce  qui^  c'est  que  d'eue  marié  ;  on  n'est  pas  toujours  le  maître 

M"'  Gasloul,  à  qui  je  viens  de  faire  part  de  noire  projet,  serait  certainc- 
nieiit  ravie  de  vous  recevoir,  mais  elle  m'a  fait  ohser ser  qu'à  Limoges  on 
trouverait  pi!Ul  être  singulier...  Vous  savez  comment  on  est  en  province... 
une  pruderie  outrée,  des  cancans  sans  lin...  Limoges  surtout  est  horri- 
bli  ment  pciiti;  ville...  Bref,  ma  femme  craint  que  la  présence  dans  notre 
iiiaisoii  d'un  lion  de  voire  espèce  ne  donne  lieu  à  d  s  propos  désagréa- 
bles qu'elle  dé:-ire  éviter.. ..  Que  vouli'z-vous,  mon  cher?  c'est  l'intérêt 
de  votre  bonne  raine  qu'on  vous  fuit  payer  là...  Mais  j'espère  bien  que 
cola  ne  vous  cmp.'cher.i  pas  de  venir  nous  voir  pus  tard  ii  la  campagne. 

A  mesure  que  M.  GastonI  annonçait  celle  déclaration  embarrassante, 
le  front  ie  d'Epenoy  se  rembrunissait,  tandis  que  la  physionomie  clu  mar- 
quis recouvrait  sa  sérénité. 

—  Iiiferuale  coqucite  !  se  dit  le  jeune  homme. 

—  Auge  adorable  !  pensa  le  vieillard. 

Tvialgiê  la  formelle  détermination  d'une  rupture  qu'annonçait  la  con- 
dniie  de  Mme  Gastoul,  Louis  d'Rpcnoy  ne  s'avoua  pas  vaiucu.  Trois  jours 
de  su'te  il  se  présenta  chez  la  belle  provinciale ,  qui  se  montra  aussi  obs- 
tinée durs  sa  veriucuse  résolution  qu'il  paraissait  lui-même  persévérant 
d.îiis  sr)ii  aaiourcuse  poursuite.  Eiïort  do  raison  ou  reste  rie  dépit ,  Mme 
Gastoul  fut  inexorable  et  refusa  de  le  recevoir.  Le  troisième  jour ,  l'a- 
in;nu  fe.ricuN,  mais  non  désespéré,  apprit  de  M.  Gastoul,  qui  l'accueillait 
lo  jours  de  la  manièie  la  plus  amicale,  que  le  départ  des  deux  époux  étiit 
li.xô  au  ieudemain  malin. 

A  l'heure  iediiuée  par  le  bénévole  mari,  les  habitans  de  la  rue  de  Pro- 
vence purent  reiiianiuer  sur  le  trottoir,  non  loin  de  la  rue  Taitbout,  un 
jeune  homme  qu'enveloppait  uu  manteau  drapé  à  la  manière  espagnole. 
Après  une  fanion  plus  longue  encore  que  celle  qu'il  avait  montée  aut 
Tuileries  (iuelquesjours  auparavant,  d'Ejx'noy,  car  on  l'a  reconnu,  aper- 
çut une  chaise  de  poste  qui  sortait  d'une  des  maisons  en  face  des(|uellcs 
i'i  s'était  placé.  Aussitôt  il  releva  son  manteau  jusqu'il  ses  yeux  et  demeura 
immobile. 

Dans  un  des  angles  de  la  voiture,  M.  Gastoul,  la  tête  ornée  d'une  cas- 
queiie  (  t  ses  lunelles  bleues  sur  le  nez,  se  livrait  en  apparence  à  une  de 
ces  médiiations  de  politique  transcendante  dont  il  avait  l'habitude.  A  sa 
droite,  sa  femme,  enveloppée  d'un  élégant  manieau  de  voyage,  semblait 
plongée  dans  une  rêverie  non  moins  profonde.  Visiblement  préoccupée, 
uia'g'i  é  la  nonchalance  de  son  altitude,  en  sortant  de  sa  maison,  elle  pro- 
nu'iia  dans  la  rue  un  lesaid  interrogateur  iiui  dépista  auss  tôt  l'aiiiant  en 
embuscade.  Vovant  que  l'an  bilieux  Limousin,  selon  son  usage,  s'occupait 
de  toute  auire  chose  que  des  aciions  de  sa  femme,  d'Kpenoy  rabattit  son 
nianieau,  et  oll'rit  il  la  cruelle  reine  de  sou  cœur  un  regard  si  éloqueni  de 
désespoir,  un  visage  si  pâle,  une  contenance  si  éprise  et  si  supplianie, 
que,  par  une  rechute  soudaine,  Mme  Gasloul  perla  la  main  à  ses  che- 
veux. 

Cette  scène  fut  un  éclair  ;  bientôt  la  chaise  de  poslc  disparut  au  tour- 
nant (le  la  rue.  D'Epenoy  alors  lit  un  pas  en  arrière,  et  rejeta  le  pan  cic 
son  manteau  sur  son  épaule,  par  un  mouvement  orgueilleux  que  n'eût 
pas  désavoué  le  plus  Der  Castillan;  puis  silllant  entre  ses  dénis  un  motif 
tii^'mphal,  il  se  diiigea  vers  le  Café  Anglais,  où  il  déjeuna  de  fort  bon  ap- 
pt'ilt. 

Le  départ  de  Mme  Gastoul  brisa  le  Gl  qui  avait  lié  pendant  quelque 
temps  les  divers  personnages  de  cette  histoire.  C'aacun  d'eux  tira  de  son 
cô;é  et  parut  retourner  ii  sa  vie  habituelle,  comme  au  théritre,  lesaclerrs 
qui  eni  jiné  ensemble  se  séparent  il  la  chute  du  rideau.  La  pièce  cepen- 
dant u'êiait  pas  linie.  Avant  de  passer  au  dernier  acie,  il  convient  de  com- 
pléter qiielqaes  détails  accessoires,  mais  non  superllus. 

Rendue  ii  la  liberté  le  lendemain  de  son  enlèvement,  Mlle  du  Boissicr 
était  rentrée  chez  elle  dans  nu  tel  état  d'exaspération,  que  celle  crise 
jointe  au  dépit  rongeur  produit  par  tant  de  déceptions  matrimoniales  cl 
aux  iicres  Uuuieîjrs  pariieulières  à  cei  tains  célibais,  détermina  une  D.a- 
ladie  inllammaloire  qui  mit  ses  jours  m  danger,  et  la  retint  au  lit  pen- 
dant plusieurs  semaines.  Toutejois,  malgré  sa  fureur  contre  d'Lpeuoy. 
Mlle  Alplionsiue,  ainsi  que  l'avait  prédit  l'a'ulacieux  ravisseur,  s.:  garda 
de  publier  son  aveiiUire;  car  un  eu'èvemciil,  si  peu  sérieux  qu'd  puis.-^ 
êlre,  est  une  médiocre  recommaiulaiiou  aux  yeux  d'un  futur  époux,  cl  lu 


fille  majeure,  plus  granje  que  ses  revers,  n'avait  nullement  renoncé  au 
mariage. 

La  maladie  de  Mlle  du  Baissier  donna  à  sa  prolectrice  un  assez  long 
relâche  dont  celle-ci  profita  pour  parachever  deux  ou  Irois  peiiles  négocia- 
tions conjugales  que  lui  avaient  fait  un  peuiiégliT;er,  en  dernier  lieu,  ses  ef- 
forts désespérés  pour  l'éiablissement  de  la  pauvre  Alphonsine.  Mais  de  pa- 
reilles broutilles  d'hyménée  ne  pouvaient  êire  qu'un  intermède  pour  l'es- 
prit actif  de  Mme  d  Epenoy,  qu'occupa  bieniôi,  à  l'exclusion  de  tout  au- 
tre soin,  une  allaire  plus  sérieuse  et  qui  la  touchait  de  plus  près. 

M.  de  Morsy  et  Louis  d'Epenoy  s'éiaiei.t  rencontrés  plusie-jrs  fois  sans 
se  chercher,  iti  s'éviter.  En  ces  occasions,  ils  s'abtenaient,  d'un  commun 
accord,  de  parler  de  Mme  Gastoul,  et  semblaient  oublier  qu'ils  avaient 
été  rivaux.  Ils  vivaient  donc  ensemble  comme  par  le  passé  :  le  jeune 
homme,  plein  de  déférence  pour  l'ami  de  sa  mère;  le  vieillard,  bienveil- 
lant pour  le  fils  de  son  ancien  ami. 

D'Epenoy  paraissait  supporter  avec  résignation  le  coup  qui  avait  brus- 
quement frappé  son  amour. Bientôt,  d'ailleurs,  dis  soucis  d'une  nature  peu 
sentimentale  vinrent  f  ire  diversion  aux  peines  que  pouvait  endurer  son 
cœur.  Harcelé  par  ses  créanciers,  le  jeune  dissipateur  reconnut  la  néces- 
sité de  mcttie  ordre  à  ses  affaires,  et  se  résignant  à  une  (iéniarche  qu'a- 
vait longtemps  repaussée  son  orgueil,  il  se  décida,  pour  éviter  une  ruine 
toiale,  à  recourir  à  cette  providence  terrestre  qui  se  nomme  l'amour 
maternel. 

Un  matin  donc,  l'enfant  prodigue  comparut  devant  sa  mère,  non  point 
hâve,  décharné,  souillé  de  boue  et  couvert  de  haillons,  comme  son  aîné 
de  la  Bible,  mais  élégant,  leste,  gracieux,  l'œil  catin  et  le  sourire  sur  les 
lèvres.  Après  avoir  déclaré  d'un  air  fort  peu  contrit  qu'il  venait  faire  une 
confession  générale  de  ses  énormités,  il  s'assit  gentiment  sur  un  tabouret 
aux  pieds  de  Mme  d'Epenoy,  et  commença  un  si  joyeux  récit  de  ses  er- 
reurs, contrclit  si  plaisamment  les  pbysionoraies  féroces  de  ses  créan- 
ciers, dépeignit  avec  un  pathétique  si  buulfon  les  tortures  qui  l'atienlaient 
dans  les  cellules  de  la  rue  de  Clichy,  que  la  vieille  dame,  charmée  de  ce 
mauvais  sujet  de  fils,  qui  à  chaque  gros  péché  lui  baisait  tendrement  les 
mains,  ne  put  se  défendre  de  l'eiiibrasier  à  sjn  tour,  par  forme  d'abso- 
lution. 

—  Levez-vous,  vaurien,  lui  (!it-elle  lorsqu'il  eut  achevé  l'aveu  de  ses 
égaremens  ;  on  paiera  vosdrlies  ;  mais  n'en  faites  plus.  Vous  me  donnerez 
votre  procuration  pour  que  je  dégage  voij-c  domaine  des  Tillots,  et  vous 
aurez  la  complaisance  de  pariir  sans  délai  p;)ur  l'Italie,  où  vous  resterez 
jusqu'à  ce  que  je  vous  rappelle.  La  pénitence  ne-t  pas  très  sévère,  et  ce 
sera  une  occasion  naturelle  de  rouipre  avec  la  société  fort  peu  recom- 
mandable  que  vous  fréquentez  depuis  quelqui  s  années, 

A  travers  l'indulgence  de  ce  langage  perçait  nnc  résolution  ferme  que 
Louis  n'essaya  pas  d'ébranler.  Soit  que  cédant  à  la  nécessité  il  eût  pris 
son  parti  d'obéir  sans  discussion,  soit  que  quel  lue  anière-pcusée  eiit  af- 
faibli sa  répugnance  pour  les  voyages,  il  promit  à  sa  mère  une  soumision 
absolue,  et  réalisa  cet  engagement  en  partant  quelques  jours  après. 

Au  bout  d'un  mois,  Mme  d'Epenoy,  à  qui  sou  lils  avait  déjà  écrit  une 
lettre  de  Gêues,  en  reçut  une  seconde  tiaibrée  de  Rome,  dans  laquelle  il 
lui  anuonçait  l'intention  de  passer  dans  cette  ville  une  partie  de  l'été. 
Fort  satisfaite  d'un  résultat  qui  seaibhuî  un  acheminement  certain  vers  le 
mariage  qu'elle  rêvait  depuis  si  lorg  temps,  la  mCrc  de  Louis  ne  chercha 
plus  qu'à  lui  dénicher  le  phénix  des  hériiièrés. 

Pendant  ce  temps,  l'élection  doat  on  a  déjii  parlé  avait  eu  lieu  à  Limo- 
ges. Malgré  le  patronage  du  comité  de  rojiposilion  et  l'éloquence  de  sa 
propre  circulaire,  M.  Gastoul  avait  échoué.  Le  candidat  vaincu  apprit  lui- 
même  son  échec  au  marquis  dans  une  letire  où,  sous  une  indllféreiice  af- 
fectée et  visant  à  l'ironie,  perçaient  le  dépit  et  la  déconvenue. 

—  Je  ne  suis  pas  dépiiié,  et  peut-être  ne  le  serai-je  jamais,  écrivait-il  ; 
mais  la  presse  vaut  au  moins  la  tribune.  Je  pars  pour  ma  campagne,  où 
je  compte  élucubrer  dans  le  cours  de  l'été  un  ou  d?ux  volumes  à  la  façon 
des  Lciircs  de  Junius  et  dans  le  style  do  Couiier,  qui  feront  rire  jaune 
plus  d'un  de  nos  matadors  politiques. 

Quant  à  l'homme  de  cinquante  ans,  principil  personnage  de  celte  his- 
toire, outie  son  procès,  une  sage  résolutimi  le  retenait  à  Paris.  Délivré 
de  ses  angoisses  jalouses,  il  avait  reconnu  que  le  seul  moyen  de  prévenir 
le  retourdecetic  loriure  était  de  lui  ôter  tout  aliment  en  seguéris.'ant  enfin 
d'une  passion  insensée.  11  prit  donc  l'héroïque  détermination  de  ne  pas 
aller  en  Limousin,  et  confia  le  traiieaient  de  sa  folie  à  l'absence,  ce  grand 
médecin  de  l'amour. 

Pendant  près  de  trois  mois,  le  marquis  cvécuta  courageusement  sa  ré- 
soluiion;  mais  de  quelle  énergique  vertu  n'eut  il  pcs  besoin  pour  y  persévé- 
rer !  Quel  vide  profond  soudainement  creusé  dans  sa  vie  !  quelle  solitude 
au  milieu  de  cette  foule  indilTérenie!  quelle  vapeur  répandue  sur  tous  ces 
objets  si  brillans  quand  elle  était  là!  quel  désœuvrement!  quel  ennui!  quel 
sombre  printemps  ! 

Les  maisons  où  le  vieillard  avait  l'habiiude  de  rencontrer  Mme  Gastoul. 
lui  étaient  devenues  odieuses  H  fuyait  les  lieux  pleins  de  ce  cher  et  cruel 
souvenir  ;  mais  ce  souvenir  lui  même,  où  le  fuir  cl  comment  s'y  soustraire? 
Les  plus  futiles  circonstances,  les  hasards  les  plus  imprévus  lui  rappelaiert 
à  chaque  iiisiani,  à  chariuc  pas,  la  dangereuse  image  qu'il  voulait  oubi-r. 
Les  sons  d'un  piano  frappalcnt-ils  son  oreille,  e'étfit  la  valse  où  il  avait  i-d- 
miré  sa  grâce  séduisante,  c'était  la  romance  qu'elle  aimait  à  chauirr.  Une 
jeauc  femme  à  la  laiilc  svcHe,  à  la  tournure  gracieuso  passail-cHe  près  de 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


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lui,  fille  marcha'tairsj.  Etqnand  celle  continiiolie  préoccupation  semblait 
un  moment  s'assoupir,  de  blonds  chevcu\  rapidement  entrevus,  un  vague 
parluni,  une  Uenr,  lai  rien  indescriptible  la  réveillait  aussitôt  plus  dou- 
iourense  et  plus  cuisante. 

Au  commencement  de  l'été,  M.  de  Morsy  gagna  son  procès  Ce  souci 
avait  eu  le  uiérite  d'être  (jUPlquefois  une  distraclion  ;  dès  qu'il  eut  dispa- 
ru, le  m:tl  amoureux,  désormais  dominateur  uriique,  redoubla  de  violence 
et  d'iuicnsiié.  Le  marquis  tomba  [eu  à  peu  dans  un  morne  ab iticment. 
Aux  gens  qui  venaient  le  complimenter  sur  le  gain  de  son  procès,  il  ré- 
poiiilaii  par  un  sourire  aussi  triste  que  si  ce  triomphe  eût  éié  sa  ruine, 
l'iieii  ne  parvenait  à  l'arracher  aux  mélancoliques  rêveries  dans  lesquelles 
il  apercevait  sans  cesse,  au  fond  d'un  frai?  vallon  et  sous  l'ombiyge  des 
marronniers  lleuris,  l'être  charmant,  unique  pensée  de  son  cœur  jeune, 
tourment  de  sa  vieillesse.  Bientôt  ces  regr.'ts  cette  iristesse,  ces  désirs 
devinrent  une  véritible  nostalgie.  Dans  l'atmosphère  de  Paris,  M.  de 
Iilcrsy  étouffait;  pour  lui,  l'air  et  la  vie  étaient  prôi  d'elle.  Il  lutta  quel- 
ques jours  encore;  mais  il  succomba  eniin  sous  rélrcinte  de  la  passion. 
Un  malin,  sans  préparaliTs,  sans  préméditation,  sans  volonté  pour  ainsi 
dire,  et  poussé  par  une  force  irrésistible,  le  vieillard  pariit  pour  Limoges. 

Par  une  belle  soirée  du  mois  de  juin,  M.  de  Morsy,  arrivé  à  sa  campa- 
gne depuis  une  heure  à  peine,  se  dirigiait,  en  suivant  un  chemin  tor- 
lueus,  vers  la  maison  qu'habitait  Mme  (Jastoul,  à  un  quart  de  lieu^  de  dis- 
tance. Il  marchait  si  rapidement  qu'un  jeune  homme  se  fût  fatigué  à  le 
suivre  ;  mais,  malgré  celle  impatience,  ses  yeux  parcouraient  avec 
avidité  les  moinrircs  détails  de  la  campagne  qu'il  traversait. 

Ln,  au  flanc  du  coteau,  s'étendait  la  châtaigneraie  où,  sur  la  pelouse 
semée  de  roches  grisâtres,  il  s'était  souvent  assis  près  d'elle  ;  à  gauche, 
(iauî  1:  creux  du  valloa,  serpentait  la  rivière  où,  derrière  les  saules,  balan- 
çait au  gré  du  courant  le  batelet  qu'elle  manœuvrait  avec  une  si  gracieuse 
audace.  Enfin,  au  bout  du  chemin,  d'^jà  il  distinguait  à  travers  les  arbres  la 
maison  à  blanche  façade  et  à  contrevents  vert-,  qu'à  Paris  il  avait  vue  en 
rêve  tant  de  fo's.  Doucement  troublé  par  les  souvenirs  qui  se  réveilla'cut 
en  foule  sur  son  passage,  le  vieillard  sentait  éclore  en  lui  mille  émotions 
fraîc'iies  et  délicieuses,  fleurs  vivaces  d'une  ame  toujours  jeune  :  déliance 
de  soi-même,  jalousie,  humeur,  chagrins,  découragement,  dégoût  t'e  la  vie, 
en  ce  moment  tout  éiait  oublié.  N'allaitil  pas  revoir  l'anoe  bien  aiiiié  dont  il 
avait  protégé  les  bhnches  ailes  contre  les  souillures  d'un  monde  corrup- 
teur? D'avance  il  se  figurait  son  accueil  :  elle  le  recevrait  comme  un  ami, 
comme  un  sauveur  !  Quelle  récompense  !  quel  triomphe  !  La  passion  heu- 
reuse at-elle  de  plus  beaux  jours?  Il  ne  le  croyait  pas  ;  et  en  songeant  à 
tout  ce  que  renferme  de  charmant  la  reconnaissance  d'une  femme  chérie, 
11  trouva  t  plus  légère  sa  vieillesse  et  moins  insensé  son  amour. 

Au  lieu  de  traverser  la  cour  principale,  M.  de  Morsy  entra  par  une 
petite  porie  pratiquée  dans  le  mur  de  clôture,  et  que  masquaient  iniéritu- 
rcmcnt  des  massifs  prolongés  jusqu'à  la  maison.  De  là  il  pénétra  da.is 
le  vestibule  sans  êire  aperçu  d'aucun  domeyiique,  monta  l'escalier  à  pas 
discrets,  et  arriva  enfin  au  salon  où  se  tenait  haljitueîlemcnt  Mme  Gas- 
toul.  La  porte  était  entr'ouverte.  Aussi  ému  qu'un  adolescent  amoureux 
pour  la  première  fois,  le  vieillard  la  poussa  sans  faire  de  bruit,  et  s'a- 
vança sur  le  seuii;uiai3  il  s'arrêta  aussitôt  en  pâlissant  affreusement,  com- 
me s'il  eût  senti  un  poignard  entrer  dans  le  cœur. 

Au  fond  du  salon,  couché  sur  un  canapé  qu'encombrait  un  amas  de 
journaux  et  de  brochures,  M.  Gastoul  dormait  du  sommeil  du  jusie.  Près 
d'une  fenêtre,  sa  jeune  femme  mollement  étendue  dauj  un  fauteuil,  avait 
f-ur  les  genoux  un  ouvrage  de  brodcri',  maisn'y  travaillait  pas;  devant 
elle,  Louis  d'Epenoy,  assis  sur  un  tabouret,  et  tenant  un  livre  (lu'il  ne  li- 
sait p'S  davantage,  semblait  en  aJoration,  tout  en  épiant  le  sommeil  du 
mari  bénévole.  Les  mains  des  deux  amans  s'étaient  rencontrées,  leurs 
regards  se  confondaient,  tout  en  eux  trahissait  l'iuielligence  secrète,  la 
passion  inuluflle,  l'amour  heureux! 

iPrès  de  défaillir,  M.  de  Morsy  s'appuya  contre  le  chambranle  de  la 
porte.  Si  sourd  qu'il  fut,  ce  mouvcmeni  lira  le  couple  fortuné  de  son  ex- 
tase. Mme  Gastoulseleva  p"run  bon  I  de  gazelle  surprise,  rougitjusqu'aux 
yeux  à  la  vue  de  son  mentor,  et,  cédant  à  un  accès  de  confusion  dont  elle 
eût  sans  doute  irionqihé  quelques  années  plus  tard,  elle  s'élança  hors  du 
selon.  Au  bruit  de  la  porte,  qu'elle  referma  brusquement  comme  si  elle  eût 
craint  d'être  poursuivie,  Gastcul  s'éveilla.  Il  se  mit  sur  son  séant,  se  frotta 
les  yeux  et  aperçut  f  nlin,  à  l'extrémité  de  la  chambre,  M.  de  Morsy  qui 
contemplait  d'Epcnoy  d'un  a:r  hagard. 

—  C'est  vous,  marquis?  s'écria  M.  Gasloul  en  se  levant  avec  empresse- 
ment; ravi  de  vous  voir!  Nous  croyions  que  les  délices  de  Paris  vous  a- 
vaient  brouillé  avec  le  Limousin.  Votre  retour  fera  le  plus  grand  plaisir  à 
Mme  Gasloul.  Mais  qu'aver.-vous  à  regarder  notre  ami  d'Epenoy  comme 
s'il  éiaii  une  bêle  curieuse  !  Ali  !...  je  comprends.  Vous  avez  aussi  donné 
dans  le  voyage  d'Italie,  vous!  P.irfait!  délicieux! 

M.  Gastotd  pariii  d'un  éclat  de  rire  qui  n'éveilla  aucun  écho.  Malgié 
son  ap'omb,  d'Epcnoy  était  dérontenanré  ;  le  marquis  regardaitsans  ri>  n 
voicdistnclcniont,  et  n'enterdaitqu'uu  Lourdonnemenl  confus:  l'action 
de  ses  sens  semijl.ùt  pai'alysée. 

—Mais  entre/,  donc,  au  lien  de  rester  ainsi  à  la  porte,  reprit  li'  niaitrc 
h;gU  en  avançant  un  fauicuil  au  vieilli\rd  ijUi  se  viat  asseou'  machiualc- 

rni  sans  dire  un  niot. 

—Avant  tout,  coiiiinua  M.  Gastoul,  dont  l'hilarité  paraissait  éprouver 

bcî"iii  de  s'épancher,  il  faut  que  je  vous  racoine  les  prouesses  Oc  noti  c 


ami  d'E;;enoy  ici  présent;  si  vous  ne  rii=z  pas,  c'est  que  vou'  avez  un 
spleen  conditionné.  Il  y  a  six  semaines  environ,  le  jeun- et  beaudE  en  ly 
partant  pour  l'Italie,  par  ordre  de  sa  maman,  tombe  ici  un  beau  tnaiin. 
Pour  venir  nous  voir,  il  s'était  déiourné  de  sa  route,  procédé  amical 
dont  je  lui  sais  beaucoup  de  gré.  Il  nous  conte  tout  d'abord  comme  quoi 
daller  baiser  la  mule  du  Saint-Père  lui  parait  une  corvée  peu  réjouis- 
sante; non  que  le  voyage  d'Italie  ait  rien  de  si  pénible  en  lui-même,  mais 
parce  que  tout  ce  qui  est  commandé  devient  odieuï,  par  cela  seul  : 
le  cœur  humain  est  fait  ainsi  ;  pour  moi,  je  n'ai  ja  nais  su  obéir.  J.;  m'a- 
pitoyais sur  la  destinée  du  pèlerin,  quand  tout  à  coup  une  idée  sublime 
me  traverse  l'esprit.  —  Qui  vous  empêche,  lui  dis-je,  de  voyager  en  Ita- 
lie sans  sortir  de  France  ?  Voilà  mon  homme  qui  me  regarde  d'un  air  éba- 
hi. Je  lui  ris  au  nez  et  je  reprends  :  —  J'ai  des  amis  à  Gênes,  à  Rome,  à 
Naples  ;je  leur  envoie  sous  enveloppe  dcsleiires  écrites  par  vo'is,  datées 
successivement  de  ces  différentes  villes,  et  adressées  à  votre  mèrr-,  à  Pa- 
ris ;  mes  corrcspondans  n'ont  d'autre  peine  que  de  jeter  la  letire  a  la  pos- 
te, ijuant  à  vous,  ma  bibliothèque  est  bien  fournie,  vous  y  irouvcrei  tren- 
te ouvrages  sur  l'Italie,  en  sorte  que  vous  pourrez  vous  étendre  tant  qu'il 
vous  plaira  sur  le  Colysée  ou  sur  Il/rculaimm.  Cette  érudifion  enchantera 
Votre  mère.  Mais  il  faut  que  vous  restiez  quelque  temps  avec  nous,  sans 
cela  je  ne  me  mêle  de  rien,  D'Epenoy  trouva  le  projet  admirable  et  y 
adhéra  de  la  meilleure  grâce  du  monde.  La  correspondance  italienne  va 
son  train  tout  aussitôt  et  le  tour  est  fiit  :  qu'en  dites-vous? 

M.  Gasloul  se  reiiversî  sar  le  dossier  du  canapé,  et  recimmcnç'»  de 
rire  en  homme  enchanté  de  lui-même.  Ce  nouvel  accès  passé,  il  se  tourca 
vers  le  jeune  homme. 

—  Pendant  que  je  liens  compagnie  au  marquis,  allez  donc  voir  où  est 
ma  femme,  lui  dit-il  familièrement;  si  elle  savaitqae  notre  aimable  voisia 
est  de  retour,  elle  serait  déjà  ici. 

D'Epenoy,  qui  se  trouvait  mal  à  l'aise  en  face  du  vieillard,  s'^^mpi-es^a  de 
sortir,  dans  l'intention  apparente  d'exécuter  la  mission  qu'il  venait  Ce  re- 
cevoir. 

—  Charmant  garçon  !  dit  alors  M.  Gasloul  ;  serviable,  pal,  toujours 
content;  peu  d'acquit,  point  d'int'uclinn,  rien  de  solide  en  on  mot;  tuai» 
du  trait  dans  l'esprit,  ce  que  les  Au^luis  nomment  de  l'humour.  Il  m'est 
utile.  Vous  saurez  que  mt-s  lettres  daos  le  genre  des  pamphlets  de  Cou- 
rier sont  en  pleine  evécuiion.  Je  lui  ai  conlié  quelques  parties  comijues 
à  aiguiser;  il  a  trouvé  des  saillies  incriyables.  Je  vous  lir.:i  ça  quand 
l'ouvrage  sera  terminé;  j;  crois  que  mcs-ieurs  les  électeurs  de  Li- 
mogas  pourront  bien  se  mordre  les  doigts  de  ne  ni'avoir  pas  donré 
leurs  suffrages.  C"e?t  Uni  entre  ces  gens-fi»  et  moi  ;  j'ai  seciué  la  poussière 
de  mes  sandales  aux  portes  de  leur  ville....  Mais  vous  avez  la.r  souffrant , 
vous  ne  dites  rien.  Etes-vous  malade? 

—  Non,  répondit  M.  de  Morsy  qui  eut  besoin  d'un  effort  pour  pronon- 
cer ce  seul  mot. 

—  D'Epcnoy  n'aura  pas  trouvé  ma  femme  ;  je  vais  la  chercher;  car  si 
voiis  retouruiezehezvo.s  sans  l'avoir  vue,  elle  ne  me  le  parJcnnerait  pas. 
Du  reste,  il  est  bien  entendu  que  vous  soupez  avec  nous. 

Le  successeur  de  Courier  sortit  du  salon  et  se  mit  y  la  recherche  de  sa 
femme,  qu'il  ne  parvint  à  trouver  nulle  part.  Madame  Ga^toul  s'était  réfu- 
giée dans  un  petit  bois  aiii'nant  au  jardin;  et  la,  confuse,  humiliée, 
peut  être  repenianle  ,  elle  attendait  le  départ  du  marquis.  De  son  côté, 
d'Epcnoy  était  devenu  invi-ible.  Las  de  smi  iiiulilj  perqui-itiim  ,  M.  Gas- 
loul revint  au  salon  ;  mais,  à  sa  grande  surprise,  il  n'y  trouva  pcrsonue, 
M.  de  Morsy  était  parti. 

Le  lendemain,  M.  Gasloul ,  après  dîner,  déclara  qu'il  allait  reodrc  aa 
marquis  sa  visite  ,  et  d'Epcnoy  ne  put  refuser  de  raccôn;pagner.  lisse 
présentèrent  donc  ensemble  chez  M.  de  l\Iiirsy,  et  trouvèrent  les  domes- 
tiques plongés  dans  une  stupéfaction  qui  leur  laissait  i''Uiefois  le  libre 
e:^ercice  de  la  parole.  Leur  m.dire  ,  dirent-ils,  on  reiitra!;l  la  veille  au 
soir,  avaii  anssiiôt  envoyé  chercher  des  chevaux  de  po<;e  à  Limoges,  »t 
il  était  reparti  au  milieu  de  la  nuit ,  sans  qu'aucun  d'eux  pùi  dire  où  il 
était  allé. 

—  Voilà  qui  est  étrange!  dit  M.  Gasion)  à  son  hôte.  N'avcz-Tous  pas 
remarqué  hier  qu'il  y  avait  quehpie  chose  n'égaré  d'ns  sa  physionomie  ? 

—  En  effet,  répondit  d'Epcnoy,  q  i  avait  intérêt  à  dissimuler  Li  véri- 
table cause  de  la  conduiie  liU  vieillard  ;  que  cil.i  ne  vous  éionne  pas.  Ma 
tnère,  qui  connaît  M.  de  Morsy  depuis  fort  long-tc.nps,  m'a  r.rconiéqu'à 
différentes  reprises  on  avait  remarqué  en  lui  des  bizarreries  surpre- 
nantes. 

—  Je  ne  m'en  étais  jamais  aperçu;  mais  il  y  a  réellement  dans  ce  der- 
nier fait  un  grain  de  folie. 

Le  départ' du  marquis  passa  donc  pour  un  de  ces  caprices  qu'enfante  le 
trouble  momeniané  des  facultés  intellectuelles.  .'îans  se  préoccuper  de  cet 
inci.lent  autrement  que  pour  plaiii  Ire  son  voisin  de  campagne,  M.  Gas- 
loul continua  avec  une  ardeur  nouvel'e  l'im  ponant  ouvr.ige  destiné  à  faire 
pâlir  les  Lettres  de  Junins.  Trop  vaniteux  pour  é're  access.ble  à  la  jalou- 
sie, il  se  montrait  de  plus  en  plus  chr.rmé  de  d'Epcnoy.  qui  de  S'iu  côté 
rcdoi;bUiit  d'liu:\ieursrrvi,ible,  ei  p'é  ait  à  l'écriv.iin  poliii  (Uel.)  causticité 
de  son  esprit,  à  gros  intérél,  iUvtv,.M.  Deux  «i;>:ss.;  p.'s-èrent  ainsi  : 
ma's  onfni  un  jour  arriva  où  fut  découverte  à  Paris  la  mysiilicatioa  des 
letires  riaiées  d'Ila'ie. 

Mlle  du  Boissiecqui  iva't  de nombrctiscs  corrospondan-fs.  selon  l'u  5;:o 
des deajoisc'lcs  d'un  âj •  mir,  fa: i  is»ruit •,  pir  u.'.c de s;s  ^;aies demeu 


24 


LE  MAGASIN  LITTÉUAIRE. 


rant  à  Limoges,  de  la  prcsence  du  soi-disant  voyageur  à  la  campagne  de 
J!.  C.asioul.La  fille  à  marier  gardait  rancune  à  son  impertinent  ravisseur  : 
aifsi  n'eut-elle  garde  de  lai.-si'r  échapper  l'occasion  de  se  venger.  Elle 
courut  aussitôt  avertir  Mme  d'I^pcnoy.  que  contraria  vivement  cette  nou- 
velle ;  non  que  la  femme  indtdgente  trouvât  fort  criminelle  l'ohsiination 
amoureuse  de  son  fils;  mais  elle  craignit  de  rencontrer  dans  cette  liaison, 
qu'elle  croyait  rompue,  un  obstacle  fOrieux  à  un  magnifique  mariage  dont 
elle  avait  licjà  posé  la  première  pierre. 

Sans  perdre  de  temps,  Mme  d'Epenoy  écrivit  une  lettre  où  le  bon  sens 
et  la  tendresse  maternelle  parlaient  un  langage  si  pressant  que  Louis  en 
fut  touché.  Ne  trouvant  rien  de  plausible  à  répondre  à  sa  mère,  il  finit 
par  se  résigner  à  lui  obéir.  Deux  ou  trois  mois  auparavant  le  collabora- 
teur de  M.  Gasioul  se  fût  montré  peut-être  plus  réiif  ;  mais  déjà  le  temps 
«îtaitvenu  en  aide  à  la  raison.  D'Epenoy  avait  eu  cent  jours  d'amour  heu- 
reux ;  un  grand  empire  n'a  pas  duré  davantage,  et  combien  de  grandes 
passions  durent  moins!  Le  plus  vulgaire,  mais  aussi  le  plus  inévitable  des 
dtnoucmcns  termina  cette  liaison  qui  devait  être  éternelle.  Il  y  eut  sans 
doute  bien  des  larmes  versées;  il  s'échangea  bien  des  sermens  de  s'aimer 
toujours!  Sermens  sincères  qui  résisient  mal  à  l'absence!  Larmes  dou- 
loureuses auxquelles  ne  se  Cent  que  ceux  qui  n'ont  jamais  pleuré  ! 

La  séparation  des  deux  amans  fut  triste,  passionnée,  cruelle  ;  mais  en 
résultat,  un  an  après,  d'Epenoy  était  marié,  selon  le  vœu  de  sa  mère. 
Arrivé  à  l'âge  où  l'intérêt  et  l'ambition  commencent  à  parler  plus  haut 
que  la  frivolité  et  la  galanterie,  le  jeune  homme  avait  fait  ce  que  le  monde 
appelle  un  superbe  mariage,  c'esl-à-dire  avait  épousé  beaucoup  d'argent. 
A  la  même  époque  Mme  Gastoul,  il  est  vrai,  portait  encore  le  deuil  de  son 
premier  amour;  mais  son  désespoir  se  tournait  peu  à  peu  en  mélanco- 
lie; et,  comme  on  sait,  la  mélancolie,  au  fond,  s'accommode  assez  de 
l'existence  en  ayant  l'air  de  s'y  déplaire,  et  se  nourrit  du  passé  sans  être 
pour  cela  dégoûtée  de  l'avenir. 

Tandis  que  se  passaient  ces  choses  si  ordinaires  ,  un  jeune  mari  ou- 
Lliant  la  laideur  de  sa  femme  et  admirant  la  beauté  de  ses  chevaux ,  et 
une  victime  de  l'amour  versant  des  larmes  sans  trop  d'amertume  ,  qu'é- 
tait devenu  M.  de  Morsy  ?  Cette  question  ,  les  amis  du  vieillard  l'échangè- 
rent entre  eux  inutilement  pendant  près  de  deux  ans.  Il  voyageait  sans 
doute,  emportant  au  cœur  le  trait  empoisonné  qu'il  n'avait  pu  en  arra- 
cher ;  mais  dans  quelle  contrée  promenait-il  sa  torture?  Ce  point  demeura 
long-temps  un  mystère.  Enfin  M.  de  Morsy  reparut  un  jour,  à  l'improvis- 
te,  dans  un  salon  du  faubourg  Saint-Germain,  et  sa  présence,  inaperçue 
du  plus  grand  nombre,  devint  aussitôt  un  objet  de  curiosité  pour  les  per- 
sonnes au  courant  de  son  histoire. 

Parmi  les  femmes  invitées  à  cette  soirée  se  trouvaient  Mme  d'Epenoy  et 
MlleduCoissier:  la  première,  occupée  sans  ccsse,comme  autrefois,  a  ma- 
rifr  autrui  ;  la  seconde  ,  plus  que  jamais  travaillée  du  désir  de  se  marier 
cle-mème.  La  protectrice  et  la  protégée  étaient  assises  l'une  à  côté  de 
l'autre.  Ame  du  purgatoire  depuis  quelques  jours,  Mlle  Alphonsine  sem- 
blait en  proie  à  une  noire  mélancolie,  quand  tout  à  coup  ses  petits  yeux 
vcrdâtres  aperçurent  l'homme  qu'elle  détestait  pardessus  tous  les  autres; 
elle  avait  pris  le  parti  de  les  détecter  tous  ,  mais  le  marquis  était  l'objet 
d'une  haiiie  à  part.  A  cette  vue,  la  veille  fille  sourit  méchamment,  et  se 
tournant  vers  sa  voisine  : 

—  Voilà  M.  de  Morsy,  lui  dit-elle  avec  un  accent  de  compassion  mépri- 
sante; oh!  qu'il  est  vieilli,  qu'il  est  cassé!  on  luidonnerait  soixante-dix  ans. 
Mais  voyez-donc;  SCS  cheveux  sont  tout  blancs  ;  et  comme  il  est  maigre  ! 
C'est  pourtant  cette  coquette  de  province  qui  l'a  mis  dans  ce  bel  état.  Pau- 
vre homme  ! 

En  remarquant  les  ravages  causés  par  le  chagrin  bien  plusqueparle 
temps  sur  la  personne  de  son  ancien  ami,  Mme  d'Epenoy  éprouva  pour  lui 
une  compassion  douloureuse,  et  fut  révoltée  par  contrecoup  de  l'ironie 
ipsullante  qui  perçait  à  travers  la  feinte  pitié  de  la  vieille  fille. 

—  Mademoise'le,  répond  telle  en  la  regardant  sévèrement,  on  par- 
donne des  prétentions  ridicules,  mais  non  des  sentimens  méchans. 
Vous  avez  un  mauvais  cœur,  et  désormais  je  croirais  me  charger  d'une 
ic'ponsabilité  trop  grandes!  j'engageais  un  homme  à  vous  épouser. 

A  ces  mots,  la  vieille  dame  tourna  le  dos  à  Mlle  du  Boissier,  qui,  en  en- 
tendant prononcer  contre  elle-même  cette  condamnation  au  célibat  forcé 
ù  perpétuité,  faillit  perdre  connaissance. 

A  dater  de  ce  jour  M.  de  Morsy  sembla  reprendre  sa  vie  accoutumée  ; 
il  fréquenta  de  nouveau  ses  amis  et  reparut  successivement  dans  la  plu- 
ijûit  des  maisons  où  il  avait  l'habitude  d'aller  auparavant.  A  part  une  vieil- 
lesse précoce  qu'on  pouvait  attribuer  ii  dllféremes  causes,  les  gens  qui  le 

I  encontraient  dans  le  monde  trouvaient  en  lui  peu  de  changement.  Ses 
iiianièrcs  étaient,  comme  jadis,  dignes,  bienveillantes  et  même  affectueu- 
se---  il  parlait  peu,  souriait  plus  rarement ,  restait  étranger  à  la  gaité  des 
autres.  Mais  ceite  gravité,  tempérée  par  une  exquise  politesse,  n'avait 
rien  quina  convînt  à  son  âge  et  à  sa  condition.  A  voir  cet  homme  d'un 
iî'ainiieii  si  calme,  d'un  accueil  si  honnête,  d'une  physionomie  si  douce, 
uersonr.c  n'eût  deviné  qu'il  portait  au  cœur  une  plaie  saignante  et  incu- 
r.iblc. 

A  cinquante  ans  on 
r.iais,  celle  blessure  reçu 

II  force  de  se  suspendre -  .  j< 

du  ciel  l'Espérance  jeite  à  la  jeunesse.   Désirs  impuissans  ,    décou 
logement  absolu,  dédaio  de  soi-même,  tristesse  mortelle,  tel  est  le  sort 


de  l'imprudent  qui  n'a  pas  cherché  dans  les  liens  et  dans  les  affections t'o 
la  famille  un  aliment  à  (a  llainme  que  les  glaces  du  déclin  n'ont  pas 
élcintes  dans  son  cœur.  Des  cheveux  hianrs,  une  ams  ardente  et  pas 
d'cnfans  !  quelle  destinée  !  Au  lieu  de  railler,  comrae  on  fait  souvent,  ceux 
qui  la  subissent ,  il  faut  les  plaindre  ;  car  ils  sont  assez  punis  d'avoir  mé- 
connu la  loi  divine  qui,  en  divisant  la  vie  de  l'homme,  a  donné  un  trésor 
à  chacune  d'elles  :  l'amour  à  la  jeunesse  ;  à  la  vieillesse,  la  patarniié. 

CllARLIîS  DK  BERS.\BD. 


B^'-JDES  Hlgl 


LE  REGSE  D'ELISABETH  D  ANGLETERRE. 

Le  règne  d'Elisabeth  fut,  en  Angleterre,  une  de  ces  ('poqucs  décisives 
si  péniblement  obtenues  dans  les  temps  modernes,  et  qui,  séparant  d.uK 
étals  de  société  bion  distincts,  terminent  l'empire  de  la  force  et  ouvrent 
celui  des  idées  :  époques  originales  et  f  condcs  où  les  nations  s'emj  res- 
sent aux  fêtes  de  l'esprit  comme  à  une  jouissance  nouvelle,  et  où  la  pen- 
sée se  forme,  dans  les  plaisirs  de  la  jeunesse,  aux  fondions  qu'elle  doit 
exercer  d 'US  uq  âge  plus  avancé. 

A  peine  rep  sic  d.  s  orages  qu'avaient  promenés  sur  son  territoire  les 
fortunes  alternatives  de  la  rose  rouge  et  de  la  rose  blanche,  agitée,  épui- 
sée de  nouveau  par  la  capricieuse  tyrannie  de  He  ni  Vlll  et  la  tyrannie 
haineuse  de  Marie,  l'Angleterre  ne  demandait  à  Elisabeth,  aux  jours  rie 
son  avènement,  que  l'ordre  cl  la  paix  :  c'était  aussi  ce  qu'Elisabeth  était 
le  plus  disposée  il  lui  donner.  Naturellement  prudente  et  réservée,  biea 
que  hautaine,  elle  avait  appris,  dans  les  dures  nécessités  de  sa  jeune.'se , 
à  ne  pas  se  compromettre.  Sur  le  trône,  elle  maintint  son  indépendcnce 
en  demandant  peu  à  ses  peuples,  et  mit  sa  politique  à  ne  rien  hasarder. 
La  gloire  militaire  ne  pouvait  séduire  une  femme  mefianc.  La  souveraine- 
té des  Pays-Bas,  malgré  les  efforts  des  Hollandais  pour  la  lui  faire  accep- 
ter, ne  tenta  point  sa  prévoyante  ambition.  Elle  te  résigna  à  ne  pas  re- 
couvrer Calais,  à  ne  pas  conserver  le  Havre  ;  et  tous  ses  di^sirs  de  gran- 
deur, comme  tous  les  soins  de  son  gouvernement,  se  concentrèrent  dans 
les  ii'tércts  directs  du  pays  dont  elle  avait  à  rétablir  le  repos  et  la  pros- 
périté. 

Surpris  d'un  état  si  nouveau,  les  peuples  en  jouissaient  avec  l'ivresse 
de  la  santé  renaissante.  La  civilisation,  détruite  ou  suspendue  par  leurs 
discordes,  reprenait  vie  de  toutes  paris  ;  l'industrie  ramenait  l'aisance,  et, 
malgic  les  entraves  qu'y  apportaient  les  habitudes  oppressives  du  temps, 
tous" les  écrivains,  tous  les  documcns  attestent  les  rapides  progrès  du  luxe 
populaire.  Le  cbrouiqueur  Harrison  entendait  raconter  aux  vieillards  que 
dans  leur  jeunesse  ils  avaient  vu  toutes  les  maisons  sans  chemini^es, 
excepté  celle  du  seigneur,  et  doux  ou  trois  peut-être  dans  les  villes 
Us  plus  riches;  les  lits  étaient  a'ors  faits  de  natte  ou  de  paille  à  peine  re- 
couverte de  toile  grossière,  avec  une  (jonne  grosse  bûche  (1)  pour  tra- 
versin; et  le  fermier  qui,  dans  les  sept  premières  anni5es  de  son  mariage, 
était  parvenu  à  se  donner  un  matelas  de  laine  et  ou  f  ac  de  son  pour  re- 
poser sa  tête,  «  se  croyait  aussi  bien  logé  que  le  seigneur  de  la  ville.  » 
Elisabeth  régna,  et  Shakspeare  nous  apprend  que  le  plus  actif  emploi  des 
fo'.lets  et  des  fées  était  d'aller  pincer  jusqu'au  bleu  (2)  les  servanies  qui 
négligeaient  de  nétoyer  l'âtre  de  la  cheminée;  et  ce  même  Harrison  dé- 
cria les  maisons  des  fermiers  de  ton  temps,  leurs  trois  ou  quatre  lits  de 
plume  garnis  de  couveriures  de  lapis,  ou  même  de  quelque  tenture  de 
soie,  leur  table  bien  pourvue  de  linge,  leur  ballet  pleiu  de  vaisselle  de 
terre,  où  brillaient  et  la  salière  d'argent,  et  le  gobelet  pour  le  vin,  et  une 
douzaine  de  cuillères  de  môme  métal. 

Plus  d'une  génération  s'écroulera  avant  qu'un  peuple  ait  épuisé  les 
jouissances  nouvelles  de  ce  bien-être  in  isité.  Le  règne  d'Elisabeth  et  celui 
de  son  successeur  suilirent  à  peine  à  dépenser  ce  goût  d'aisance  et  de  re- 
pos qu'avaient  amassé  de  longues  agitations;  et  l'ardeur  religieuse,  dont 
l'explosion  vint  en-uite  révéier  les  forces  nouvelles  qu'avait  recouvrées  la 
société  pendant  le  loisir  de  ces  deux  règnes,  couvait  alors  au  sein  des 
masses  dans  un  état  de  vague  et  d'incerdiude  qui  ne  pouvait  donner  nais- 
sance il  aucun  mouvement  généra!  et  décisif. 

La  réforme,  traitée  en  ennemie  par  les  grands  souverains  dn  continent, 
avait  reçu  de  Henri  VIII  un  commencement  d'espérance  et  d'appui  qui 
ralentit  d'abord  son  ambition  et  ses  progrès.  Le  joug  de  Home  était  se- 
coué, la  vie  monastique  abolie.  En  donnant  ainsi  satisfaction  aux  premiers 
désirs  du  temps,  en  faisant  tourner  ces  premiers  coups  de  la  réicniie  ou 
profit  des  intérê's  matériels,  Henri  Vlll  avait  ôté  à  beaucoup  d'ospriis  le 
besoin  de  s'enquérir  plus  avant  des  dogmes  purement  tliéologiques  du  ca- 
tholicisme, qui  ne  les  choquait  plus  par  le  spectacle  de  ses  abus  les  plus 
grossiers  et  les  plus  manif' sies.  La  croyance,  il  est  vrai,  éait  entamée, 
et  la  foi,  qui  n'est  (pie  si  elle  est  entière,  ne  pouvait  plus  s'attacher  à  des 
doctrines  incomplètes  et  ébranlées  :  aussi  ces  doctrinei  devaient-elles 
succomber  un  jour;  mais  ce  jour  était  relardé.  Dans  un  temps  où  le  dé- 
fenseur catholique  de  la  présence  réelle  marchait  au  supplice  pour  avoir 


(1)  A goodroxmd  loi]. 
[1)  Bl'ali  an'i  tlue. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


25 


soiilciiu  la  suprématie  du  pape,  tandis  qu'ea  rejetant  la  suprémaiie  du 
pape  le >(? formé  muiiiait  au  bûdier  s'il  fe  refusait  a  reconnaître  la  pré- 
sence réelle,  beaucoup  d'esprits  demeuraient  iiéressairemcnt  en  suspens. 
Ni  l'une  ni  l'autre  des  opinions  en  présence  n'olliait  à  la  liicbelé,  qui  se 
ré\èle  si  abondamment  dans  les  jours  dillieilcs,  le  refuge  d'un  parti  vain- 
queur. Le  dogme  de  l'obéissance  politique  é'ait  le  seul  auquel  se  pussent 
rallier  avec  quelque  zèle  les  conscifuces  dociles;  et,  parmi  les  adbé- 
rens  sincères  de  l'une  ou  de  l'auiro  foi,  les  espérances  de  triomphe  que 
laissait  à  cb.ique  parti  une  siiuailon  si  bizirre  retenaient  encore  dans 
l'inaction  ces  couiagcs  timides  que  la  tyrannie,  pour  les  forcer  ii  la  ré- 
sistance, est  contrainte  d'aller  chercliei-  jusque  dans  leurs  derniers  retran- 
clicmens. 

Les  vicissitudes  qu'éprouva,  sous  les  règnes  d'Edouard  VI  et  de  Marie , 
l'éiablisscment  religieux  de  l'Angleterre,  entretinrent  celle  disposition. 
L'ardeur  du  martyr  n'eut ,  dans  aucun  des  deux  partis ,  le  temps  de  se 
nourrir  ni  de  s'étendre;  et  si  celui  de  la  réforme  ,  déjà  plus  puissant  sur 
les  esprits,  plus  persévérant,  plus  éclatant  par  le  nomlire  et  le  courage  de 
ses  mariyrs,  marcbait  évidemment  vers  une  victoire  définitive  ,  le  succès 
qu'il  avait  obtenu  h  l'avènement  d'Elisabetb  lui  donnait  plutôt  le  loisir  de 
se  prépirer  à  de  nouveaux  combats  que  le  pouvoir  de  les  engager  aussitôt 
et  de  les  rendre  décisifs. 

Atiarbée  par  situation  aux  doctrines  des  réformés,  Elisabeth  avait ,  en 
commun  avec  le  clergé  catholi  lue,  le  goût  de  la  pompe  et  de  l'autorité. 
Aussi  tels  furent  ses  premiers  régloniensen  matière  de  re!igi)n,que  la  plu- 
part des  catholiques  ne  répugnaient  point  à  assister  au  culte  divin  dont  se 
conlciitaieiit  les  réformés,  et  que  l'éiaLilisscmcnt  de  l'église  anglicane  , 
coiilié  aux  ni;ins  du  clergé  existant,  ne  rencontra  parmi  les  ecclésiasti- 
ques que  peu  de  résistance  et  piobablement  aussi  [leu de  zèle.  La  religion 
coniinua  d'être,  pour  un  grand  nombre  d'iiommes,  une  allaire  politique. 
Les  démêlés  avec  la  cour  de  Uoine  et  l'Espagne  ,  quelques  conspirations 
intérieures  et  les  sévérités  cu'olk's  entraînèrent ,  enfin  le  cours  naturel 
des  choses  élevaient  successivement  entre  les  deux  partis  de  nouveaux 
motifs  d'animosité;  cppeodant  1  intérêt  religieux  dominait  si  peu  tous  les 
scniiinfns,  qu'en  1569  Elivalictli,  l'enfant  de  la  réforme,  mais  précieuse  à 
SCS  peuples  comme  le  gage  du  repos  et  du  bonlieur  public  ,  trouva  la  plu- 
part de  ses  sujets  catholiques  pleins  d'ardeur  pour  l'aider  à  réprimer  la 
révolte  catholique  d'une  portion  du  nord  de  l'Angleterre. 

A  plus  forte  raison  rentraient-ils  facilement  dans  ce  joyeux  oubli  do 
tout  grand  débat  où  elle  aimait  à  les  enlretenir.  A  la  vérité,  au  fond  des 
niasses  populaires,  la  réforme,  llattée  mais  non  satisfaite,  grondait  sour- 
dement; on  l'entendait  raéine  élever  par  degrés  cette  voix  qui  devait 
bieniôl  ébranler  toute  l'Angleicrre.  Mais  au  milieu  de  ce  mouvement  de 
jeunesse  qui  emportait,  pour  ainsi  dire,  toute  la  nation,  la  sévérité  des 
réformateurs  n'était  encore  qu'un  spectacle  importun  dont  se  détour- 
nuient  bientôt  ceux  qui  l'avaient  remarqué  en  passant  ;  et  les  accens  du 
puritiinisine,  unis  à  ceux  de  la  liberté,  étaient  réprimés  sans  eû'ort  par 
un  pouvoir  dont  le  peuple  goûtait  trop  récemment  la  protection  pour  en 
craindre  beaucoup  les  cnvahissemens. 

Nulle  époque  peul-êire  n'est  plus  favorable  à  la  fécondité,  à  l'origina- 
lité des  production'î  de  l'esprit,  que  ces  temps  où  la  liberté,  s'ignorant 
elle-même,  jouit  naïvement  de  ce  qu'elle  possède  sans  s'apercevoir  de  ce 
qui  lui  mhnque,  temps  pleins  d'ardeur,  mais  peu  exigeans,  où  les  droits 
n'ont  pas  été  définis,  les  pouvoirs  discutés,  les  restrictions  convenues. 
Le  gouvernement  et  le  public,  marchant  alors  sans  crainte  et  sans  scru- 
pule, chacundans  sa  carrière,  vivent  ensemble  sans  s'observer  avec  raé- 
liance,  ne  se  rencontrant  même  que  rarement.  Si,  d'un  côté,  le  pouvoir 
est  sans  limites,  de  l'autre  b  liberté  sera  faraude  ;  l'un  et  l'autre  ignore- 
ront CCS  formes  générales,  ces  innombrables  et  minutieux  devoirs  aux- 
quels un  despotisme  savant  et  même  une  liberté  bien  réglée  asservissent 
p'U)  ou  moins  les  actions  et  les  esprits.  C'est  ainsi  que  le  siècle  de  ni- 
chulcu  et  de  Louis  XIV  connut  et  posséda  cette  portion  de  liberté  qui 
nous  a  valu  une  litléra'.ure  et  un  théâtre. 

A  cotle  éjioque  où,  parmi  nous,  le  nom  des  libertés  publiques  semblait 
oublié,  où  le  scniiinent  de  la  dignité  de  l'homme  ne  servait  de  base  ni  aux 
institutions  ni  aux  actes  du  gouvernement,  la  dignité  des  situaiions  indi- 
•jdiiellcs  se  maintenait  encore  là  où  la  puissance  n'avait  pas  encore  eu 
besoin  de  s'abaisser.  A  côté  des  formes  de  la  servilité  se  retrouvaient  les 
lormes  et  quelquefois  même  les  saillies  do  l'indépendance.  Le  grand  sei- 
gneur, soumis  et  adorateur  dans  son  rôle  de  courtisan,  pouvait,  en  cer- 
taines occasions,  se  rappeler  avec  hauteur  qu'il  était  gentilhomme  ;  Cor- 
neille, bourgeois,  n'avait  point  de  termes  assez  humbles  pour  exprimer 
sa  reconnaissance  et  sa  dépendance  envers  le  cardinal  de  Richelieu  ;  Cor- 
neille, poète,  repoussait  l'autorité  qui  voulait  prescrire  des  règles  ;i  son 
génie,  et  défendait  contre  les  prétentions  littéraires  d'un  ministre  absolu 
les  secrets  de  j)lairc  qu'il  iiouvait  avoir  trouves  dans  son  art  ;  eclin, 
les  esprits  encore  vigoureux  échappaient  de  raille  manières  au  joug  d'un 
,  despotisme  encore  incomplet  ou  novice,  et  l'imagiuaiion  s'élançait  de,  toute 
i  parts  dans  les  routes  ouveries  l\  son  essor. 

I  En  Angleterre,  sous  Elisabeth,  le  pouvoir,  bien  plus  irrégulier  et  tissus 
avec  bien  moins  d'art  qu'il  ne  le  fut  en  France  sons  Louis  XIV,  avait  à 
traiter  avec  des  principes  de  liberté  bien  plus  profonds.  On  se  trompe- 
rait si  l'on  mesurait  le  despotisme  (rElis:ibeih  aux  paroles  de  ses  flatteurs, 
ou  niênie  aux  actes  de  son  gouvernrineut.  D.ins  cette  cour  jeune  encore 
çt  peu  expérimentée,  le  langage  de  r;ulul.uioii  dépass.ùi  de  beaucoup  la 


servilité  des  caractères  ;  et  dans  ce  pays,  où  n'avaient  point  péri  les  an- 
ciennes institutions,  le  gouvernement  était  loin  de  pénétrer  partout.  Dans 
les  comtés,  dans  les  villes,  une  administration  indépendante  maintenait 
des  habitudes  et  des  insiinets  de  liberté  religieuse;  mais  les  communes 
s'étaient  assemblées,  avaient  parlé;  et  la  reine,  malgré  la  hauteur  de 
ses  refus,  prenait  grand  soin  de  ne  pas  donner  sujet  à  des  plaintes  qui 
eussent  pu  augmenter  l'autorité  de  leurs  paroles.  Le  despotisme  et  la 
liberté,  évitant  ainsi  de  se  rencontrer  au  lieu  de  se  chercher  pour  se  com- 
battre, s'exerçaient  sans  se  haïr,  aveccette|siinplicilé  d'action  qui  prévient 
les  fruttemens  et  bannit  les  amer;umcs  que  font  naître  de  part  et  d'autre 
de  continuelles  résistances.  Un  puritain  venait  d'avo  r  la  main  droite  cou- 
pée en  punition  d'un  écrit  contre  le  projet  de  mariage  d'Eli-abeth  avec  le 
duc  d'Anjou.  Aussitôt  après  l'exécution,  il  élève  son  chapeau  de  la  main 
gauche  eu  s'écriant:  «  Dieu  garde  la  reine!  »  Quand  h  loyauté  de- 
meure si  profondément  cnra(  inée  dans  le  cœur  de  l'homme'  qui  s'est 
exposé  à  de  tels  maux  pour  la  liberté,  il  faut  qu'en  général  la  liberté  ne 
croie  pas  avoir  beaucoup  à  se  plaindre. 

Rien  ne  manqua  donc  à  celle  époque  des  biens  qu'elle  était  capable  de 
désirer;  rien  ne  troubla  les  esprits  dans  celte  première  ivresse  de  la  pen- 
sée parvenue  à  l'âge  du  développement,  âge  des  folies  et  des  miracles , 
où  l'imagination,  déployant  de  tous  côtés  sa  force  irrégulièie,  se  mani- 
feste dans  ses  plus  puérils  comme  dans  ses  plus  nobles  emporlcmcns.  Un 
luxe  extravagant  de  fêtes,  de  parure,  de  galanierie,  la  passion  de  la  mode, 
les  sacriûces  à  la  faveur  emp'oyaient  les  richesses  et  les  loisirs  des  cour- 
tisans d'Elisabeth.  Les  âmes  plus  ardentes  alaient  au  loin  chercher  les 
aventures  qui,  avec  l'espoir  de  la  fortune,  leur  olfraient  le  plaisir  plus  vif 
des  hasards.  Sir  Francis  Drakc  partait  en  corsaire,  et  les  volontaires  se 
pressaient  sur  son  navire  ;  sir  Walicr  l'.aleigh  annonçait  une  cxpéditioa 
lointaine,  et  les  jeunes  geniilshommcs  vendaient  leurs"  biens  pour  s'y  as- 
socier. Les  tentatives  spontjneci,  les  entreprises  patriotiques  se  succé- 
daient de  jour  en  jour  ;  et  loin  de  s'épuiser  dans  ce  mouvement,  les  es- 
prits ea  recevaient  des  fiicul  es  nouvelles  et  de  nouveaux  besoins  d'action  : 
la  pensée  réclamait  sa  paît  dans  les  plaisirs,  et  devenait  en  même  tcmos 
l'aliment  des  passions  les  pins  sérieuses. 

Tandis  que  la  foule  se  précipitait  dans  les  ihéàires  élevés  de  toutes  parts, 
le  puritain ,  dans  ses  méditaiions  solitaires  ,  s'enQammait  d'indignation 
contre  ces  pompes  de  Btlial  et  cet  emploi  sacrilège  de  l'homme ,  image 
de  Dieu  sur  la  terre. 

L'ardeur  poétique,  l'àpreié  religieuse,  les  querelles  li.téraires,  les  con- 
tro\er.-es  théologiques ,  le  goût  des  fêtes  ,  le  fanatisme  des  austérités  ,  li 
philosophie,  la  critique,  les  sermons,  les  pamph'ets,  les  épigramnus.  tout 
se  produisait,  se  rencontrait,  se  croisait;  et  dans  ce  conllii  n;;iurel  et  bi- 
zarre se  formaient  la  puissance  de  l'opinion,  le  sen'.imcnt  et  l'habitude  de 
la  liberté  ;  forces  brillantes  à  leur  pn  mière  apparition  et  iniposintcsdans 
leurs  progrès ,  dont  les  prémices  appartiennent  au  gouvernement  habile 
qui  les  sait  employer,  mais  dont  h  maturité  menace  le  gouvernement  im- 
prudent (|ui  voudra  les  asservir.  L'élan  qui  a  fait  la  gloire  d'un  règne  peut 
devenir  bientôt  celui  qui  précipite  les  peuples  dins  les  révolutions.  Aux 
jours  d'Elisabeth,  le  mouvemeiit  de  l'esprit  public  n'appelait  encore  l'An- 
gleterre qu'aux  fêtes ,  et  la  poésie  dramatique  na  juit  toute  gi  anJe  avec 
Shakspcare. 

F.  GUIZOT,  de  l'Académie  française. 
(.1/((jc'e  des  Familles!) 


En  1821,  vivait  dans  le  Kentucky  une  jeune  fille  d'honorable  ci- 

traction  .  et  qui,  par  sa  haute  intelligence,  son  amour  pour  les  lettres,  son 
intrépidité  mâle  et  sa  beauté  augélique ,  s'était  fait  la  réputation  d'une 
Corinne.  On  citait  les  vers  d'Anna  Cook  avec  autant  d'enthousiasme  que  les 
traits  de  son  courage.  C'était,  à  la  fois,  une  femme  d'esprit  et  un  homme  de 
cœur. 

l'n  Kenturkieii,  dont  la  réputation  n'était  pas  moindre  que  colle  d'Anna 
Cook,  le  colonel  Sliarp,  atioruey  général,  l'orateur  le  plus  brillant  de  la 
législature  de  Francfort,  demanda  sa  main,  et.  cette  demande  .igrééc,  ou 
profita  pour  faire  tomber  la  confiante  jeune  fille  dans  le  piège  le  plus  hon- 
eux  que  la  séduction  ait  jamais  ourdi.  Anna  devint  mère.  Sharp  se  retira, 
ei  abandonna  sa  victime  ;i  tous  les  anathèmes  d'une  opinion  d'autant  plus 
inexorable  en  ses  censures  qu'elle  avait  eu  jadis  plus  de  louanges  à  prodi- 
guer. Le  public  est  un  ennemi  qui  se  démasque  au  premier  revers  et  se 
xeiige  impitoyablement  de  ceux  (prit  a  llatlés.  Anna  Cook  l'éprouva.  Rejetéc 
du  monde,  elle  jura  haine  au  monde,  et  se  relira  dans  une  cam|wgne  iso- 
lée, avec  sa  vieille  mère  et  quelques  vieux  sor\iteui-s.  L'enfant  de  sou  amour 
et  de  son  malheur  était  mort  peu  de  temps  après  s;i  naiss.'ince. 

Cette  affaire  avait  fait  beaucoup  de  bruit. 

In  homme,  descendant  d'une  ancienne  famille  fr.inçaisc ,  Beanchamp , 
en  fut  vivement  frappé.  I!eauchamp  se  destinait  au  barreau,  cl  dcv.iii  être 
dirigé  dans  cette  carrière  par  le  colonel  Sharp.  Des  conventions  avaient 
été  faites  entre  eux  ii  ce  su  et.  lioaurliamp  les  rompit  soudain  cl  se  rendit 
chez  son  père  qui  se  trouvait  habiter  dans  le  voisinage  des  lieux  ou  miss' 
Anna  s'était  retirée.  l.;i,  Heauchamp  n'eut  plus  qu'une  ponsio.  ce  lut  de 
voir  et  de  connaître  la  victime  do  Sharp.  Ce  «in'il  mit  de  p-itienoo  et  d'rf- 
forls  pour  parvenir  à  ce  but  est  chose  impossible  n  d'érriix.  Il  \d  fallu. 


26 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


tics  mois  cnlicrs  pour  forcer  cette  pofte  défendue  par  la  haine ,  gardée 
^  par  la  douleur.  Mais  Beaucliamp  était  aussi  tenace  en  sa  résolution  qu'An- 
|iia  Cook  était  persévérante  dans  la  sienne.  Enlin,  etpraceà  riaicrvcntion 
d'une  de  ses  sirurs ,  il  fut  reçu  comme  ami  et  voisin  dans  celte  maison  qui 
n'avait  plus  à  l'entour  d'elle,  ni  amitié  ni  voisinage,  lieauchamp  aima  miss 
Anna  Tool;. 

Quand  il  osa  lui  en  faire  l'aveu  ,  elle  se  relonrna  lentement  vers  lui ,  le 
regarda  et  lui  dit  :  "  i;eauclianip,  je  ne  serai  jamais  la  femme  d'un  homme... 
à  moins  (|ue  cet  homme  ne  vienne  me  ('emander  ma  mai  i  eu  tenant  dans  la 
sienne  la  tète  du  colonel  Sharp.  Voilà  tout...  »  Ceanchamp  ne  répondit 
rien;  ma  squelîjues  instaiis après,  il  l'arrêta  par  le  bras,  et  lui  dit:  u  Anna, 
je  suis  votre  honiine  !  » 

l'eu  de  jours  apiès,  Beauchamp  partit.  Il  alla  à  Francfort,  capitale  du 
Kentucky,  où  résidait  le  colonel  Sharp.  «  J'arrivai  sur  le  .soir,  dit  il,  et  je 
rencontrai  bientôt  le  colonel.  Il  vint  à  moi  de  la  façon  la  plus  coidiale.  .le 
lui  pris  le  bras,  en  lui  disant  que  j'étais  venu  tout  exprès  pour  lui  pailer 
d'alVaircs,  et  je  le  priai  de  Une  un  tour  de  promenade  avec  moi.  Nous  des- 
cendîmes le  cours  de  la  rivière  justpt'nu  deiiors  de  la  ville.  Il  faisait  nuit, 
nous  étions  drns  un  endroit  désert;  nous  cntendimes  les  difl'érenles  clo- 
ches de  la  ville  qui  sonnaient  le  souper.  i\!'arrélant  alors,  je  demandai  sans 
préambule,  au  colonel,  s'Use  rappelait  les  dernières  paroles  q-ae  miss  Anna 
Cook  lui  avait  d.tes?  Il  devint  p;de  comme  un  cadavre  et  immobile  counae 
mie  statue.  «  Colonel  Sharp,  lui  riisje,  quand  vous  avez  abandonné  iiii.ss 
Anna,  elle  vons  a  prédit  que  le  ciel  enverrait  i;i»  homme  à  sa  vengeance. 
Je  suis  cet  homme.  Je  viens,  envoyé  par  miss  Anna,  pour  vous  tuer.  Vou- 
lez-vous vons  défendre?  voilà  deux  poignards.  Elle  m'a  dit  que  vous  étiez 
un  lâche  et  que  vous  ne  vous  défendriez  pas  en  homme.  Le  ferez-voiis  ou 
non?...  Répondez  donc,  ou  je  vous  tue.  — Mo.'i  cher  ami,  me  répondit-il, 
je  ne  puis  me  battre  à  cause  de  miss  Anna.  Je  suis  si  coupa!)lo,  que  si  elle 
avait  eu  un  frère  qui  fût  venu  me  provoquer,  je  me  serais  laissé  tuer  plutôt 
que  de  commettre  un  nouveau  crime  envers  elle  ou  les  siens.  »  A  ces 
raisons,  il  ajouta  mille  lâches  prières,  mêlées  de  pleurs  plus  làclics  encore; 
enlin,  il  s'oil'rit  si  piteusement  aux  coups  de  licauchaui!),  que  jamais 
le  bras  de  celui-ci  ne  put  descendre  sur  un  tel  adversaire,  il  li  avait  pas 
prévu  ce  genre  de  défense,  et  se  trouva  au  dépouivu  devant  celte  fai- 
blesse, comme  un  autre  l'eût  été  devant  l'intré^jidité.  11  congédia  Sharp 
ignominieusement ,  en  lui  déclarant ,  toutefois ,  que  sa  couardise  ne 
lui  serait  pas  toujours  un  bouclier  aussi  sûr,  et  que ,  tôt  ou  tard  ,  i!  le 
tuerait. 

De  toutes  les  choses  que  la  peur  avait  suggérées  à  Sharp  pour  le  salut 
de  ses  jours,  une  seul  frappa  lîeauchamp.  «  Vous  n'avez  aucun  droit  de 
prendre  la  défense  de  mi.is  Anna,  lui  avait  dit  le  colonel,  puisque  vous  n'ê- 
tes ni  sou  parent,  ni  son  mari.  Voulez-vous  donner  à  penser  que  vous  êtes 
.son  amant?»  Beauchamp  tiouva  qu'il  avait  de  la  logique,  à  défaut  de 
cœur.  Il  en  fit  part  à  Anna  Cook,  et  elle  consentit  à  l'épouser,  alin  qu'eu 
lui  donnant  le  litre  de  mari ,  elle  lui  conférât  celui  de  son  veugeur  légiiime. 
Pourtant  cette  femme  inllexihle  ne  renonça  qu'avec  répugiiance  à  ses  pre- 
mières résolution,  et,  avant  que  son  mariage  pût  s'accomplir,  elle  conçut 
le  dessein  de  tuer  de  sa  propre  main  l'homme  qui,  selon  sa  pensée,  ne 
devait  plus  être  sur  la  terre  quand  elle  allait  remettre  son  passé  et  son 
avenir  à  un  autre.  I.e  colonel  Sharp  était  alors  à  lîowling-Grecn,  non  loin 
d'elle  ;  elle  lui  écrivit  pour  lui  demander  un  rendez-vous,  expliqué  et  jus- 
tifié avec  une  adresse,  une  perfidie  desprit,  (|ui  ne  forment  pas  un  des 
conlrasles  les  moins  remarquables  de  ce  leirible  caractère.  Sharp  fixa  un 
rendez-vous.  Joyeuse,  Anna  Cook  ne  cessa  de  s'exercer  à  manier  des  pis- 
tolets, et  elle  était  devenue,  dit  lieauchamp,  d'une  adresse  effrayante  dans 
cet  exercice,  quand  le  colonel  Sharp,  servi  par  son  instinct,  quitta  le  pays 
et  manqua  au  rendez  vous. 

Anna  et  Beauchamp  se  marièrent  dans  l'été  de  lS2-'i.  La  cérémonie  nup- 
tiale ne  fut,  pour  ces  deux  conjurés ,  qu'une  consécration  de  leur  projet  de 
meurtre.  Il  ne  leur  en  devint  que  plus  saint.  Mais  tous  les  efforts  de  Beau- 
chanqi  pour  retrouver  Sharp  furent  long-temps  inutiles.  Ses  lettres,  si- 
gnées de  faux  noms  et  con;enant  de  faux  prétextes,  ses  démarches  ,  ses 
ruses  incroyahles,  tout  échoua  jusqu'à  l'époque  où  les  élections  commen- 
cèrent. Le  colonel  Sharp  était ,  dans  le  Kentucky,  le  chef  du  parli  démo- 
crate, alors  appelé  d-i  la  iiourdle  cota-;  il  était  le  plus  ferme  soutien  du 
candidat  de  ce  parti  au  siège  gubernatorial,  et  lui-même  se  présentait  aux 
élections  des  chambres  représentatives.  C'était  pour  l'eauchamp  une  occa- 
sion sûre  de  le  rencontrer.  Il  résolut  de  ne  pas  la  manquer.  En  même 
temps,  il  prit  les  précaulions  les  mieux  conçues  pour  éviter  d  être  arrêté 
après  le  mcurlre,  ou  d'être  convaincu  après  son  arrestation. 

Les  deux  époux  commencèrent  i)ar  annoncer  à  l'avance  leur  intention 
d'émigrer  dans  l'état  du  Missouri.  Beauchamp  y  fit  un  voyage  afin  de  se 
procurer  des  vétemens  inconnus.  Il  vemUt  ses  propriétés,  acheta  des  che- 
vaux et  un  wagon,  engagea  des  compagnons  de  voyage,  fixa  le  jour  de  son 
départ,  et  s'airaiigea  de  façon  qu'un  procès  commencé  coiUre  lui  fût  re- 
pris, pondant  ce  temps,  devant  les  tribunaux  de  Francfort.  U  s'arrangea 
de  même  pour  que  la  nouvelle  lin  en  fût  transmise  par  son  avocat,  com- 
plice innocent,  au  moment  où  amis  et  païens  étaient  rassemblés  chez  lai 
pour  les  adieux  du  dépait.  Son  voyage  à  Francfort  se  trouva  ainsi  expli- 
qué pour  tous,  en  priseiice  de  tous;  cl  ce  dessein,  si  profondément  mûri, 
parut  à  tous  un  accident  accueil  i  comme  un  f'icheux  conire-tenips.  Quel- 
qccs  jours  aup  ravaut,  Lcauchaïap  avait  appris  que  le  colonel  Sharp,  vio- 
lemment attaqué  dans  un  liKciii'is  pour  sa  co::duito  euvcts  Kiiss  Aisna 


Cook,  avait  eu  l'infamie  de  chercher  h  se  justifier  en  déclarant  à  quelques 
personnes  que  miss  Anna  Cook  l'avait  trompé  avec  un  mul  tre.  Le  misé- 
rable ajoutait  que  l'enfant  de  miss  Anna  Cook  portail  les  marques  évidentes 
de  son  origine,  et  qu'il  possédait ,  à  cet  égard ,  une  attestation  de  la  sage- 
fennne.  Cette  dernière  lâcheté,  inunédiatemcnt  démentie  par  la  sage  femme, 
aurait  suffi  pour  graver  en  traits  de  feu  le  désir  de  la  vengeance  dans  le 
cœur  de  Beauchanip,  si  sur  le  granit  de  son  amc  cette  vengeance  n'avait 
pas  été  irrévocablement  écrite. 

Beauchamp  ariiva  à  l  rancfort  au  commencement  de  la  nuit.  Il  se  fit 
servir  à  souper  dans  l'hùlel  où  i!  était  desceiulu  ;  puis,  s'enfermant  dans  sa 
chambre,  il  s'y  travestit  de  la  tête  auï  pieds.  «  En  traversant  le  j'ennessee, 
dit-il ,  j'avais  aperçu  au  pied  d'un  arbre  le  vieux  chapeau  d'un  nègre  qui 
travaillait  près  de  la.  J'avais  pris  ce  chapeau  en  laissant  un  dollar  à  la  place. 
En  ouire,  j'avais  un  mastpie  de  soie  noire  qui,  le  soir,  me  donnait  exacte- 
ment l'apparence  d'un  nègre,  tant  ma  femnij  L'avait  bien  laillc  el  adapté 
à  via  lii^nwe.  Je  mis  pour  toute  chaussure  deux  paires  de  chaussons  de 
laine,  a;ui  de  préserver  mes  pieds  dans  ma  fuite,  et  d'empechcr  qu'on  ne 
découvrit  ma  direction  au  bruit  de  ntes  pas,  si  j'étais  poursuivi.  Eu  même 
temps,  je  fis  un  pet:t  paquet  de  mes  habits  ordinaires,  de  mon  chapeau  et 
de  mes  souliers,  je  les  portai  dans  un  endroit  relire  sur  les  bords  de  la 
rivière,  alin  d'aller  ks  revêtir  après  l'œuvre  consommée.  J'elais  sorti  tic 
l'hôtel  sans  (pie  personne  m'eût  ni  vu  ni  entendu,  j'avais  pris  sur  moi 
un  grand  couteau  de  boucher,  que  ma  femme  «u^tr  aiguise  cllc-numa 
depuis  plusieurs  mois,  alin  que  personne  ne  pût  le  recoima'lre  comme 
ayant  été  en  ma  possession. 

.1  Eu  passant  devant  la  Maiision-IIouse,  j'aperçus  le  colonel  Sharp  dans 
le  salon.  Je  savais  qu'il  était  un  haijitué  de  cette  maison  ,  et  je  résulas 
d'attendre  qu'il  rentrât  chez  lui  pour  l'attaquer.  J'errai  donc  devant  sa 
porte  et  aux  alentours.  11  rentra  enlin,  mais  accompagné  de  sou  frère. 

J'atteiulis  que  cehù-ci  fût  reparti U  n'y  avait  pas  de  clair  de  lune, 

mais  les  étoiles  jeiaiei;t  assez  d'éclat  pour  qu'on  reconnût  le  visage  d'un 
ami.  Je  lirai  mon  couteau  et  m'avau  ai  vers  la  pnrte.  Je  frappai  trois 
coups.  —  «  Qui  est  l.'i?  demanda  de  loin  le  colonel  Sharp.  —  Covinglun, 
répondis-ie  en  iiuita.ut  la  voix  de  ce  personnage,  ami  du  colonel.  ■.  J'en- 
tendis bieutùl  les  pas  de  celui-ci  sur  le  parquet.  Je  vis ,  en  regardant  sous 
la  porte,  qu'il  a;;procha;t  sans  lumière.  J'ôlai  le  masque  qui  me  couvrait 
la  ligure,  et  quar.d  le  colonel  ouvrit  la  porte,  je  le  saisis  de  ma  main  gau- 
che comme  avec  une  main  de  fer.  I  a  violence  de  l'étreinte  le  lit  reculer,  il 
chercha  à  dégager  son  bras,  et  me  dit  :  o  Lequel  des  Co^■inglon  êtes  vous 
donc?  —  John  Covingiou. — Je  ne  vous  connais  pas.  — Voj'.ez  à  la  iumierc 
el  vous  me  reconuaitrez.  »  .Te  l'entraînai  vers  la  porte,  et  là,  découvrant 
enliêrement  mou  visage,  je  le  regardai  en  face.  «  Grand  Uieu  !  c'est  lui  !  ■> 
s'écria  t-il  avec  effroi ,  cl,  faisant  un  effort  pour  retirer  son  bras  d'ejitre 
mes  mains,  il  retomba  sur  les  genoux.  Je  lâchai  son  poignet ,  el  le  saisis- 
saai  à  la  gorge  :  «  Meurs,  misérable  !  »  lui  dis-je,  et  je  lui  plongeai  mon 
couteau  dans  le  cœur.  Au  mouient  où  je  retirai  mon  arme,  il  se  dressai  sur 
les  genoux,  et  chercha  à  m'cnlacer  de  ses  bras  eu  disant  :  c,  Grâce  !  mou- 
sieur  Beauchamp.  »  Je  le  frappai  à  la  face  de  la  main  gauche,  et  il  retomba 
de  toute  sa  longueur  sur  le  plancher.  Voyant  approcher  de  la  lumière,  je 
m'éloignai  de  quelques  pas,  et  je  remis  mon  nuisquc.  Puis  je  revins  près 
de  la  porte,  pour  entendre  s'il  pouvait  parler.  Sa  femme,  éplorée,  l'inter- 
rogeait ;  mais  il  ne  répondait  pus.  Bientôt  le  docteur  Sharp,  son  frère,  ar- 
riva, et  il  s'écria  immédiatement:  «  Grand  Dieu!  c'est  Beauchamp  qui  a 
fait  cela;  je  m'y  étais  toujours  attendu.  » 

1)  La  ville  ne  larda  pas  à  être  en  rumeur,  et  la  maison  à  se  remplir  de 
monde.  Je  restai  dans  les  environs  pour  entendre  ce  qui  se  dirait.  J'allai 
même  regarder  à  l'une  des  fenêtres  pour  voir  dans  les  appariemens;  mis- 
tress  Sharp  m'aperçut  et  cria  à  la  coîupagnie  qu'elle  venait  de  voir  le 
meurtrier.  On  se  mit  à  ma  poursuite  ;  rr.ais  je  dépistai  promptemeuî  tous  les 
poursuivaus;  je  descendis  le  long  de  la  rivière,  repris  là  mes  habits  ordi- 
naires, et  faisant  un  paquet  de  mon  couteau  sanglant  et  de  mes  vetemeus 
de  nègre,  j'y  attachai  une  pierre  et  lançai  tout  au  fond  de  l'eau.  En  ren- 
trant en  ville,  je  passai  encore  devant  la  maison  du  colonel  Sharp,  pour 
entendre  ce  qui  s  y  disait.  i\lais  alors  tout  était  dans  le  silence.  Je  regagnai 
mon  bùiel,  et  étant  mes  soidiers,  je  moulai  à  ma  chambre  sur  les  mains 
et  les  genoux,  comme  un  chat,  et  si  doucement  que  personne  n'eùi  pu  en- 
tendre mon  pied  sm-  le  plancher.  Je  lavai  aies  mains  et  uio  coucliai,  en 
ra'attendant  bien  à  être  arieté  le  lendemain.  Mais  tels  étaient  les  sentimcns 
de  satisfaction  qui  prévalaient  en  moi,  et  ma  résignation  parfaite  aux  vo- 
lontésdu  ciel,  après  l'accomplisscmeni  d'une  œuvre  méditée  si  long-temps, 
qu'au  bout  de  cinq  minutes  je  m'endormis  cl  je  ne  me  réveillai,  le  len  e- 
main  malin,  qu'au  bruit  de  la  maison. 

»  Il  se  trouva  que  le  maître  de  l'hôtel  était  un  parent  du  colonel  Sharp. 
Frappé  de  mon  nom  et  des  soupçons  que  le  frère  du  colonel  avait,  du 
premier  coup,  élevés  contre  moi,  il  moula  brusquement  à  raa  chambie. 
Je  le  saluai  très  poliment.  «  Savez-vous,  me  dit-il,  ((uel  est  l'homme  qui  a 
tué  le  colonel  Sharp,  celle  niiil?  />  Je  feignis  un  grand  élonneaiciit,  et 
m'écriai  :  «  Est-il  passible?  quoi  !  le  colonel  Sharp...  —  Est  mort,  ache- 
va l  il.  —  Et  coauneut  a  t  il  été  tué?...  dans  un  duel?  —  On  l'a  assassi- 
né! »  Et  il  s'apprêta  à  me  quitter.  «  De  gi'àce,  lui  dis-je,  restez  un  peu,  et 
donnez-moi  quelques  détails  sur  celle  horrible  ail'aire.  —  Je  ne  puis  vous 
en  dire  davaiuage,  »  rénliqua-t-il,  et  il  s'éloigna.  —  Je  n'avais  pas  fort  ai- 
mé la  uiuiiièrc  dont  il  était  entré  ;  mais  je  vis  qu'en  sortant  ses  soupçons 
ét.iicat  presque  écarlés  par  la  couioii.suco  i.i:pajsiblc  que  j'avais  gardée, 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


27 


Je  (lesccndis  au  salon,  je  tléjcuiiiiiJ,  et  causant  aimablement  avec  la  dame 
(le  la  maison,  je  lui  demandai  si  l'on  avait  des  soupçons  sur  le  meurtrier. 
Après  quoi,  ;e  m'occupai  des  allaires  qui  réclainaieiit  mon  atiention. 

»  (jua:i(l  je  rentrai  à  l'iiôlcl,  j'eus  un  nouvel  interrogatoire  à  subir  de  la 
pan  de  mon  bôle.  »  M.  Beauchamp,  me  dit-il,  quelle  est  votre  profession?  — 
Avocat, monsieur.  —Ne  m'avez-\otis  pas  dit  que  vous  habitez  le  conilîidc 
Simpson?—  Oui,  monsieur.  Eles-vous  marié?  Oui,  monsieur.  —  Qui 
avez-vous  épousé,  M.  Beaudiamp  ?  —  iMiss  Anna  Cook,  monsieur.  »  Je  vis, 
il  CCS  mots,  sa  face  déjà  rembrunie  devenir  plus  sombre  e:icore.  J'a\ais 
bien  deviné  que  c'était  là  le  point  dont  il  voidail  s'assurer;  niaisj'avais  ré- 
pondu à  SCS  impcrliiientcs  inquisitions  avec  la  bonlioinie  la  plus  grande , 
couime  si  cela  avait  été  une  conversation  toute  naturelle.  J'annonçai  de 
même  mo.n  inleiilion  de  me  remettre  en  route,  et  je  sortis  de  Francfort 
sans  nouvel  incident. 

»  A  deux  ou  trois  milles  de  la  ville,  je  m'aperçus  que  j'avais  oublié  dans 
ma  chambre  mon  mouchoir  de  poche,  et  me  rappelant  que,  quelques  jours 
auparavant,  j'avais  saigné  au  nez  dans  ce  mouchoir,  j'entrevis  de  quelles 
inductions  celle  découverte  pouvait  être  l'objet  pour  des  esprits  prévenus. 
Je  fus  tenté  de  retourner  sur  mes  pas  pour  chercher  ce  mouchoir  ;  mais 
je  réiléchis  que  c'était  appeler  sur  lid  l'aUcution  qui  peut-être  ne  s'y  fixe- 
rait pas.  Je  continuai  mon  chemin. 

.1  Dans  la  soirée  du  quatrième  jour,  j'arrivai  à  la  maison.  Mon  retour 
n'avait  pas  dépassé  de  quinze  minutes  l'époque  que  j'avais  fixée  à  ma 
femuîc.  Klle  se  promenait  sur  le  chemin  par  lequel  je  devais  venir,  et  était 
da:is  une  gran;lc  anxiété.  D'aussi  loin  que  je  la  vis  seule,  j'agitai  en  l'air 
un  petit  drapeau  en  signe  de  victoire.  Elle  courut  à  ma  rencontre  et  se 
prosterna  de\ant  moi.  Elle  versa  un  torrent  de  larmes,  et  remercia  le 
fiel  qui  l'avait  cnlin  vengée  de  toutes  les  misères  qu'un  félon  avait 
répandues  sur  elle  et  sur  sa  famille.  Entourant  mes  genoux  de  ses 
mains,  elle  appela  sur  moi  la  bénédiction  de  son  père ,  de  ses  frère 
et  sœur  morts,  les  priant  d'être  mes  intercesseurs  dans  le  ciel  auprès 
de  la  divinité  juste,  et  de  me  préserver  de  toute  peine  pour  la  légitime 
action  que  je  venais  d'accomplir.  Alors,  se  levant  tout  en  pleurs  :  «  Eles- 
vous  sain  et  sauf,  mon  époux?  »  me  dit-elle.  Je  l'assurai  que,  désormais, 
j'étaiî  au  dessus  de  tout  ce  que  les  hommes  pourraient  me  faire,  puisque 
celui  qui  l'avait  outragée  était  cnlin  puni  par  moi.  J'étais  convaincu,  ce- 
pendant, qu'on  devait  être  à  ma  poursuite,  et  je  m'attendais  à  voir  arriver 
les  wa'.cluncn  dans  la  nuit  même.  D'abord,  ma  femme  et  moi,  nous  lûmes 
d'avis  de  nous  défendre,  au  besoin,  et  de  cherchera  sortir  des  Etals  Unis. 
Mais  le  lendemain,  je  pris  la  résoluiion  de  plutôt  mourir  eue  de  quitter 
mon  pays.  11  n'y  avait  pas  la  plus  petite  preuve  contre  moi,  et  je  me  déci- 
dai à  supporter  tranquillement  toutes  les  investigations  possibles.  » 

Eeauchanip,  en  ellet,  ne  tarda  pas  à  être  arrêté.  Il  se  livra  aux  agens 
judiciaires  sans  diiliculté,  à  la  condition  toutefois  qu'ils  lui  laisseraient 
sni  couteau -poignard ,  et  que ,  prisonnier  sur  parole ,  il  voyagerait 
avec  eux  en  pleine  liberté.  Ces  conditions  accordées,  il  reçut  ses  liô:es 
très  cordialement.  Après  s'être  rafraîchis,  les  alguazils  lui  dirent  qu'on 
avait  pris  la  mesure  des  souliers  de  l'assassin,  qui  s'était  enfui  à  travers  le 
jardin  et  y  a\ait  laissé  l'empreinte  de  ses  pas.  Après  celte  annonce  prépa- 
ratoire, ils  lui  demandèrent  très  poliment  à  prendre  la  mesure  de  ses  sou- 
liers. «  Cela  me  plut  inliniment,  dit  Beauchamp,  parce  que  j'étais  sûr  que 
les  empreintes  du  jardin  n'étaient  pas  les  mieinies.  liais  quel  fut  mon  ef- 
froi, quand  je  vis  que  mon  soulier  répondait  exactement  à  la  mesure  que 
ces  messieurs  lui  comparaiciu.  "  C'est  bien  cela  !  c'cstbien  cela  !  »  s'écriè- 
rent ils  avec  une  joie  qui  n  était  pas  d'une  très  parfaite  révérence.  i\!ais 
comme  ils  in'assurirent  que  les  cmprcinles  originales  avaient  été  conser- 
vées bien  intactes  sur  le  sol  du  jardin,  j'en  appelai  avec  conliancc  à  un 
plus  fidèle  examen.  « 

11  se  mil  en  chemin  avec  ses  compagnons  judiciaires.  Ceux-ci  avaient 
sur  eux  le  mouchoir  laissé  par  Beauchamp  dans  l'auberge  de  Francfort  ; 
mais  ils  ne  le  lui  montrèrent  qu'après  qu'ils  furent  en  route,  en  lui  disant 
que  ce  mouchoir  avait  été  trouvé  devant  la  porte  du  colonel  Sharp.  Cette 
inexactitude  éloniia  Beauchamp;  mais  il  fui  encore  plus  étonné,  quand  il 
apprit  (jue  la  famille  Sharp  cl  la  législalure  du  Kentucky  fourniraient  des 
iniiices  contre  le  meurtrier,  et  qite  le  porteur  de  son  mouchoir  avait  juré 
l'avoir  trouvé  devant  l'escalier  du  colonel  Sharp.  Il  coaiprit,  dès  lors, 
qu'il  avait  à  craindre  plus  que  la  vérité  même  dans  la  lutte  qu'il  aurait  ù 
sotileuir  ! 

<i  l.e  nu)udioir  étant  le  mien,  dil-il,  je  vis  quel  danger  il  y  avait  pour 
moi  à  ce  (pu<  (|uelquesuns  de  mes  voisins  le  reconnussent,  après  le  faux 
serment  de  celui  qui  l'avait  livré  à  la  justice.  Je  rêvai  donc  au  moyen  de 
m'en  emparer.  Mes  gardiens  aimaient  beaucoup  à  boire.  Le  second  jour 
de  noire  voyage,  nous  nous  arrêtâmes  dans  une  auberge  pour  y  passer  la 
mrl.  Nous  soiipàmes,  puis  on  parla  de  se  coucher.  11  y  avait  dans  la  cham- 
bre deux  lits  seulement,  l'un  pom- nu)!,  l'antre  p  )in-  ('eux  de  mes  gariliens 
qui  devaient  se  reposer,  tandis  (puileursciimpagnons  veilleraient  sur  moi. 
Ce  soir-l.i,  j'amusai  mes  partners  par  une  foule  de  facéties,  a!in  de  les 
faire  doimir  plus  lard,  mais  vite  et  prol'oiulénîcm.  Après  le  souper,  je 
leur  avais  deiiiaiulé  à  voir  le  mouchoir.  Ils  me  le  d  iniièren',  et  en  l'exami- 
liant,  je  renu'rciai  hautement  le  ciel  de  ce  qu'il  avait  permis  que  celle 
pièce  iaiporlante  lui  trouvi  e. 

»  .le  dis  (pie  ce  mouclioir  ferait  mon  saUil,  parce  qu'il  mettrait  à  même 
de  découvrir  le  vrai  coiipalile,  et  je  le  leur  remis,  en  les  priant  de  le  gar- 
tler  bien  soiiiueiiseuicnl.  Je  reuunjuai  quel  l'ut  celui  qui  lo  prii  et  le  niit 


dans  sa  poche.  Je  fus  pour  celui-là  plein  de  prévenances  :  et,  comme  il 
devait  coucher,  lui  troisième,  sur  un  lit  de  camp,  je  l'invitai  à  partager 
le  mien.  11  accepta  de  grand  cœur,  et  je  le  vis  mettre  sur  une  chaise,  au 
pied  du  lit,  son  habit,  dans  la  poche  duquel  était  le  mouchoir.  Avant 
de  me  coucher,  je  me  promenai  de  long  en  large  dans  la  chambre,  et, 
en  passant  pri'S  de  la  chaise ,  j'en  ôlai ,  sans  aiïeclation ,  l'habit  que  je 
jetai  sur  le  lit.  Puis  je  me  préparai  à  me  coucher.  Mais  je  me  plaignis 
du  froid ,  et ,  disant  que  j'étais  fort  frileux ,  je  demandai  mon  manteau  et 
pi  lai  qu'on  fit  un  meilleur  feu.  J'étendis  mon  manteau  sur  le  lit .  par  des- 
sus riiabil  que  j'y  avais  jeté,  et,  dans  cette  opération,  j'enlevai  le  mou- 
choir de  la  poche  de  ce  dernier.  Je  me  plaignis  de  nouveau  du  froid, 
pour  avoir  un  prétexte  d'aller  tisonner  le  feu.  Il  y  avait  un  de  mes  gar- 
diens qui  se  tenait  appuyé  latéralement  contre  un  des  chambranles  de  la 
cheminée,  le  dos  tourné  au  feu.  Je  m'assis  sur  un  escabeau  de  bois  entre 
lui  et  le  foyer.  Deux  autres  gardiens  veillaient  aussi  ;  mais  l'un  d'eux  avait 
lellementbu  qu'il  sommeillait  malgré  lui  sur  sa  chaise.  Je  profitai  du  moa'.ent 
où  le  troisième  avait  les  yeux  délournés,  pom'  prendre  le  mouchoir,  que 
j'avais  glirsé  dans  mon  pantalon,  et  pour  le  jeter  au  feu,  en  le  couvrant 
d'un  énorme  morceau  de  bois.  Il  fut  consumé  en  un  iiislant.  ■> 

Plus  tard,  quand  le  mouchoir  ne  se  retrouva  plus,  Beauchamp  fil  faire 
à  ses  gardiens  mille  recherches  à  lasser  la  patience  la  plus  robuste,  et  finit 
par  accuser  ses  ennemis  d'avoir  détruit  cette  pièce ,  parce  qu'elle  devait 
être  une  preuve  éclatante  de  son  innocence,  liais  tant  d'adresse  et  de  pré- 
sence d'esprit  ne  devaient  pas  le  sauver. 

lùi  premier  lieu,  cependant,  les  choses  toui'nèrent  comme  il  l'avait  pré- 
vu. Les  démocrates  crièrent  que  le  meurtre  de  Sharp  était  une  vengeance 
politique ,  que  le  colonel  élail  tombé  martyr  de  son  dévoûment  aux  inté- 
réls  populaires.  La  famille  du  colonel,  et  surfout  son  frère,  ne  parta- 
geaient pas  cette  pensée  ;  mais  l'amour-propre  l'emporta  en  eux  sur  l'a- 
mour même  de  la  vengeance,  et  ils  préférèrent  laisser  croire  que  le  chef 
de  leur  famille  était  mort  victime  d'une  cause  sainte,  plutôt  que  d'avouer 
qu'il  avait  porté  la  peine  d'un  crime  honteux.  Mais,  de  leur  côté,  les  vshigs 
repoussèrent  l'accusaiion  que  leurs  adversaires  voulaient  faire  peser  sur 
eux;  leur  intérêt  était  de  démonlrer  que  le  crime  était  une  vengeance 
peisonnelle,  et  ils  exluuiièrcnt  de  la  vie  passée  du  colonel  l'histoire  de  h 
séduction,  qui  avait  pu  et  dû  allii'er  un  tel  cliàlimeut  sur  la  tète  du  cou- 
pable. 

Leurs  efl'orls  de  défense  étaient  autant  d'accusations  qui  retombaient, 
de  toute  leur  logique,  sur  Beauchamp,  et  celui-ci,  qui  était  whig  de  cœur, 
et  (pii  avait  co.iiplé  sur  l'appui  deswhigs,  se  trouva  dénoncé  et  pom'suivi 
indirectement  par  eux  !  Daiis  celte  lutte  ardente  des  passions  opposées,  la 
famille  Sharp  fut  conlrainle  d'en  revenir  à  Beauchamp  ;  mais  elle  chercha, 
étant  forcée  d'accepter  l'homme,  à  recouvrir  et  ù  mastpier  d'une  haino 
politique  la  haine  privée  de  l'époux  d'Anna  Cook.  On  stipendia  de  fau^ 
lé.r.oiiis,  et  Beauchamp  fut  convaincu,  par  leurs  dépositions,  d'avoir  coils- 
piré ,  par  inimitié  politique,  la  mort  du  colonel  Sharp.  Cette  affaire  fui 
un  amas  monstrueux  de  pm-jures  et  d'impudeurs  judiciaires.  Beauchamp, 
pourtant,  eût  probablement  échappé  à  celle  redouiid)le  conjuration  du 
mensonge,  si  un  tra'tre,  dévoué  en  apparence ,  n'avait  su  arracher  à  sa 
femme  éplorée  un  billet  secret  qui,  livré  à  la  justice,  devint  la  peiie  de 
l'accusé. 

Quand  il  fut  condamné,  Beauchamp  se  leva  et  dit  à  ses  juges  :  <•  Vous 
avez  accompli  la  plus  grande  iniquité  légale  cpiise  puisse  ouïr  "sous  le  ciel; 
votre  arrêt  n'est  qu'un  tissu  d'erreurs,  comme  les  dépositions  de  mes  ac- 
cusateurs n'ont  été  qu'un  tissu  de  mensonges;  vous  êtes  des  assa&sins 
devant  la  loi ,  et  ponrtaiii,  lendez-en  grâce" au  ciel ,  vous  èies  des  juges 
devant  sa  justice  ;  car  il  est  vrai  que  je  suis  coupable.  Mais  je  demando 
qu'il  soii  sursis  à  mon  exécution  jusqu'à  ce  que  j'aie  pu  laisser  à  la  terre 
ma  confession  écrite,  et  démontrer  comment  un  criminel  a  pu  êire  inique- 
ment condamné,  et  tomber  martyr  des  lois  des  hommes,  quand  il  était 
coupable  seulement  devant  celles  de  Dieu.  » 

Immédiatement  aines  la  condamnation  de  Beauchamp,  sa  femme  avait 
demandé  à  être  enfermée  auprès  de  lui.  Décidée  à  mourir  avec  celui  qui 
mourait  pour  elle,  elle  lui  montra,  en  enti  ant  dans  son  cachot,  du  poL-^on 
et  un  poignard.  Après  que  cette  étonnante  femme  eut  Iracé  ses  adieux  au 
momie  dans  une  pièce  de  vers,  admirable  de  force  cl  de  sombre  poésie 
elle  et  Beauchami)  se  partagèrent  le  poison,  demandèrent  par  écrit  à  étr 
ensevelis  dans  le  même  cercueil,  se  mirent  en  prières,  et  attendirent 
mort,  en  se  tenant  dans  les  bras  l'un  de  l'autre.  Deux  fois  la  mort  irom 
leur  attente,  deux  fois  le  poison  vit  éinousser  sa  force  par  ces  natures  p 
fortes  (pie  lui.  Aloi-s  Anna  Cook,  l'intrépide  Anna  Cook,  se  leva  de  >an 
de  doideur,  prit  son  poignard,  et  le  donna  à  Beauchamp  qui  se  frap|Ki 
premier.  A  peine  l'arme  avait-elle  pénéU'é  dans  le  sein  de  reluici,  qu'Ann 
l'arracha  avec  enthousiasme  et  à  son  tour  se  frapixi  mortellement. 

L'heure  du  supplice  approchait.  Beanchainp  fut  trouvé  par  ses  geôliers 
baigné  dans  son  sang,  mais  vivant  encore.  On  se  hâta  de  le  iransinirier à 
r(H"hafaml.  Avant  d'y  monter,  il  exigea  qu'on  lui  fit  voir  une  dernière  fois 
.sa  femme  agonisante.  Conduit  près  d'elle,  il  lui  prit  la  main,  rherclw  K^s 
dernières  pulsations  de  son  cauir.  et,  entouré  des  femmes  (|ui  fon.loient 
en  larmes,  il  dit  :  «  Adieu,  enfant  du  malheur!  Tu  es  i.-.ainlenaiil  à  l'abri 
de  la  langue  des  médians.  Pour  loi  j'ai  vécu,  iwar  loi  je  meurs-  Au  re- 
voir! ■>  lireaibiassa,  cl  fut  porté  sur  l'érhafauil,  oii  il  mourut  avec  uu 
Sioîcismc  qui  glaça  d'adaiiratioii  loiis  les  assisians.  F.  G.Vt li.  \ n het. 
.   "    *  [Ço-inicr  des  E!ols-lii!i.\ 


28 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


ROIS  D'ECOSSE. 

IFpessasent  de  rSaisîoEpc  cîes  Stsiart», 

Si  l'on  étudie  l'histoire  des  règnes  de  Jacques  IV  et  do  Jacques  V,  les 
plus  heureux  des  Stuarts  qui  ont  gouverné  l'Érosse,  on  reconnailra  qu  elle 
renferme  le  nœud  de  toute  l'histoire  de  ce  pays.  A  cette  époque,  en  ellct, 
les  querelles  religieuses  viennent  se  joindre  aux  causes  perpétuelles  de 
trouble  et  de  guerre  civUe  qui  existaient  déjà  dans  les  rivalités  des  gran- 
des familles  de  l'F.cosse.  Les  rapports  entre  ce  royaume  et  l'Angleterre 
deviennent  plus  fréquens  ;  l'intervenlion  de  la  France  et  les  guerres  de 
Ironlières  rendent  chaque  jour  plus  profonde  la  haine  mutuelle  des  deux 
nations  britanniques,  dont  la  réunion  prochaine  est  préparée  toutefois  paj 
des  alliances  ou  des  mariages.  L'infortunée  iMarie  Stuait,  (ille  deJacqucsV 
fut  riiéritièie  de  tous  les  malheurs  que  les  règnes  de  son  père  et  de  son 
grand-père  avaient  légués  à  l'avenir. 

Le  règne  de  l'avare  et  timide  Jacques  III  finit,  comme  on  sait,  par 
une  bataille.  Les  bords  du  midi  de  l'Ecosse  s'étaient  soulevés  con- 
tre lui  :  l'insurrection  avait  fait  de  rapides  progrès,  et  lorsque  le  roi  en 
apprit  la  nouvelle,  tous  les  confédérés  étaient  dtjà  en  armes.  Comme  il  n'y 
avait  après  lui  que  deux  choses  que  le  roi  aimât  au  monde,  son  (ils  et  son 
trésor,  qu'on  appelait  la  caisse  noire,  il  songea  d'abord  à  la  sûreté  de 
tous  deux.  Le  jeune  prince  fut  enfermé  dans  le  chriteau  de  Stirling  qui , 
à  moins  de  trahison,  était  imprenable,  et  la  caisse  noire  enterrée  dans  les 
caves  du  château  d'Edimbourg.  Ces  deux  objets  hors  de  toute  atteinte,  le 
roi  se  retiia  promptement  vers  le  nord ,  où  il  fit  un  appel  à  sa  noblesse. 
Comme  il  y  avait  toujours  eu  rivalité  et  mcuie  haine  entre  les  comtes  du 
nord  et  ceux  du  midi ,  les  partisans  ne  lui  manquèrent  point,  et  bientôt  il 
eut  autour  de  lui  les  lords  Lindsay  de  Bircs,  de  Graham  et  Mentheilh,  et 
les  comtes  de  Crawford  et  de  Huntly,  d'Atuol  et  d'Erskine,  avec  près  de 
trente  mille  hommes. 

La  vue  de  cette  belle  armée  rassura  un  peu  Jacques,  qui,  cédant  alors 
aux  oncouragemens  de  lord  Lindsay  de  Dires,  se  décida  à  maicher  à  l'en- 
nemi. Sur  la  route  et  en  passant  par  Fife,  le  roi  s'arrêta  pour  aller  rendre 
visite  au  vieux  comte  de  Douglas,  qui  s'était  faii  moine  dans  l'abbaye  de 
Lindores.  11  lui  offrit  de  lui  rendre  non-seulement  son  rang  et  ses  tiu-es, 
mais  encore  son  amitié ,  s'il  voulait  se  mettre  à  la  tête  de  son  armée ,  et 
faire ,  en  employant  le  prestige  de  son  nom ,  un  appel  à  ses  vassaux  qui 
se  trouvaient  presque  tous  dans  les  rangs  des  rebelles.  Mais  les  pensées 
du  vieux  comte  avaient  déjà  doucement  passé  des  choses  de  la  terre  aux 
choses  du  ciel  ;  alors,  secouant  la  tète  comme  c'était  son  habitude  :  —  Ah  ! 
sire,  dit-il,  votre  grâce  nous  a  tenus  si  long-temps  sous  clé,  sa  caisse  noire 
et  moi,  que  nous  ne  pouvons  plus  liù  être  ni  l'un  ni  l'autre  bons  à  rien. 
—  Le  roi  redoubla  ses  instances  ;  mais  tout  fut  inutile,  et  force  lui  fut  de 
continuer  sa  route  sans  ce  renfort  sur  lequel  il  avait  compté.  Enfin,  à 
deux  lieues  du  champ  de  bataille  de  Banuockburn,  où  son  ancêtre  ma- 
ternel Robert  Uruce  avait  si  glorieusement  vaincu  les  Anglais,  le  roi  joi- 
gnit l'ennemi.  A  la  première  vue,  il  fut  facile  à  Jacques  de  s'assurer  que 
son  armée  était  d'un  tiers  supérieure  à  celle  des  rebelles,  ce  qui  aug- 
menta encore  sa  confiance,  si  bien  qu'il  doima  pour  le  lendemain  l'ordre 
d'engager  la  bataille. 

Le  lendemain  au  point  du  jour  toutes  les  dispositions  furent  prises  et 
l'armée  divisée  en  trois  grands  corps  :  dix  mille  montagnards  sous  le 
commandement  de  lluntly  et  d'Athol  s'avancèrent  à  l'avant-garde  ;  dix 
mille  soldats  des  comtés  de  l'ouest  formèrent  le  centre  sous  les  ordres 
d'Erskine,  de  Graham  et  de  Mentheilh;  enfin  le  roi  se  rangea  au  milieu 
de  l'arrièregarde,  tandis  que  Lord  David  Lindsay  soutenait  la  droite  et 
Graham  la  gauche. 

Au  moment  où  ces  dispositions  venaient  d'être  prises,  lord  Lindsay 
s'avança  vers  le  roi,  conduisant  par  la  bride  un  superbe  cheval  giis,  et, 
s'agenouillant  devant  son  souverain  :  «  Sire,  lui  dit-il,  prenez  ce  noble 
anilnal  comme  un  don  de  l'un  de  vos  plus  fidèles  serviteurs;  car,  pourvu 
que  vous  puissiez  vous  tenir  en  selle,  soit  que  vous  le  poussiez  à  l'euuemi, 
soit  que  vous  soyez  forcé  de  battre  en  retraite,  il  devancera  tout  autre 
coursier  d'Ecosse  ou  d'Angleterre. 

Le  roi,  tout  en  regrettant  d'être  si  mauvais  écuyer,  remercia  Lindsay  du 
précieux  don  qu'il  lui  faisait,  et  descendant  de  son  poney,  monta  siu-  le 
))eau  cheval  dont  on  lui  avait  vanté  la  vitesse  :  il  en  profita  aussitôt  pour 
aller  observer,  du  haut  d'une  éminence,  les  dispositions  de  l'ennemi;  il  y 
arriva  comme  les  Anglais  se  mettaient  en  mouvement. 

Alors  son  étonnement  fut  extrême ,  car  il  vit  que  les  ennemis  s'avan- 
çaient sous  sa  ])ropre  bannière  ;  il  se  retourna,  regardant  autour  de  lui,  et 
croyant  qu'il  faisait  un  rêve;  mais  tout  à  coup  une  idée  terrible  lui  traversa 
l'esprit,  son  fils  marchait  avec  les  rebelles. 

En  cllèt.  Homes  Angus  et  Bottwell  s'étaient  présentés  devant  Stirling,  et 
avaient  sommé  le  gouverneur  de  leur  remettre  le  prince  héréditaire,  ce 
que  celui  ci,  qui  leur  était  dévoué  secrètement,  avait  fait  sans  résistance  : 
ils  s'avanc  aient  donc  lionceau  contre  lion,  fils  contre  père. 

A  celte  vue,  le  pauvre  père  sentit  le  peu  de  courage  qu'il  avait  repris 
l'abandonner  tout-à-fait  ;  il  se  rappela  la  prédiction  des  sorciers  au  comte 
de  Mai-,  qui  portait  que  le  roi  mourrait  de  la  main  de  son  plus  proche,  et 
Ja  prophétie  de  l'astrologue  ù  lui-même,  qui  disait  qu'un  lion  U'écossc  se- 


rait étranglé  par  son  lionceau  ;  alors,  comme  ceux  qui  l'accompagnaient  le 
virent  pâlir  atlieusement  à  celte  pensée,  sentant  bien  que  le  roi  serait  pour 
eux  une  gêne  bien  plutôt  qu'mie  aide,  ils  l'invitèrent  à  se  retirer  ;  et  le  roi 
retourna  à  l'arrière-gaide  :  en  ce  moment  la  bataille  s'engagea. 

Ce  furent  les  Homes  et  les  Hepburns  qui  portèrent  les  premiers  coups. 
Ils  chargèrent  l'avant-garde  de  l'armée  royale  qui,  composée  eiUièroment  j 
de  montagnards ,  les  reçut  à  coups  de  (lèches.  Les  assaillans  reculèrent  à  | 
cette  nuée  de  traits  qui  tombait  sur  eux  plus  pressée  qu'une  grelc  d'o- 1 
rage;  mais  en  même  temps  les  clans  de  Liddesdale  et  d'Aniiatidale,  qui  |; 
avaient  des  lances  plus  longues  qu'aucun  des  autres  soldats  écossais,  char-  ; 
gèrent  avec  des  cris  furieux  et  culbutèrent  les  troupes  qui  leur  étaient  op-  ' 
posées. 

En  entendant  ces  cris  et  en  voyant  ce  désordre,  le  roi  perdit  la  tête,  et 
sans  savoir  ce  qu'il  faisait,  instinctivement,  par  un  mouvement  machinal 
bien  plutôt  que  raisonné,  il  tourna  le  dos  à  l'ennemi,  et  cnlonra  ses  épe- 
rons dans  le  ventre  de  son  cheval.  Le  noble  coursier  bondit  comme  un 
cerf,  et  s'élançant  prompt  comme  l'éclair,  il  emporta  son  maître  du  côté  de 
Stirling,  et  prenant  le  mors  aux  dents,  quelques  ellorts  que  fit  Jacques  pour 
modérer  sa  fuite ,  il  descendit  ventre  à  terre  dans  un  petit  hameau  où  se 
trouvait  un  moulin  nommé  Beaton'sMill.  Une  femme  en  sortait  une  cruche 
à  la  main  pour  puiser  de  l'eau  ;  mais  voyant  un  homme  couvert  d'une  ar- 
mure complète  s'avancer  avec  une  telle  rapithté  qu'il  semblait  que  son 
cheval  eut  des  ailes ,  elle  posa  sa  cruche  à  terre  et  se  sauva  au  moulin. 
Celle  cruche  ellraya  le  cheval  qui,  au  moment  de  sauter  le  ruissaau  ,  l'a- 
perçut et  fit  un  écart  terrible.  A  celte  secousse  ina'tendue,  le  roi  vida  les 
arçous  cl  le  cheval  débarrassé  de  son  cavalier  continua  sa  rouie  et  traversa 
le  village,  rapide  comme  une  vision. 

On  coiu-ut  au  cavalier  qiù,  meurtri  de  la  violence  du  coup ,  s'était  éva- 
noui dans  son  arfi^ure,  et  on  le  transporta  dans  le  moulin;  on  le  coucha 
dans  un  lit  après  lui  avoir  ôté  son  casque  et  sa  cuirasse.  Au  bout  de  quel- 
ques inslans,  Jacques  revint  à  lui  et  demanda  un  prêtre.  Voluant  savoir  h 
qui  elle  avait  allàire,  la  femme  du  meunier  demanda  au  blessé  qui  il  était. 
—  Hélas  !  répondit  celui-ci,  ce  ma  in  j'étais  encore  votre  roi  ;  mais  à  cette 
heure,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  suis.  A  ces  mots,  la  femme  perdit  la  tète 
à  son  tour,  et  s'élançant  hors  de  la  maison  :  —  Un  prêtre  pour  le  roi  !  s'é- 
crial-clle,  un  prêtre  pour  le  roi  ! 

—  Je  suis  prêtre,  répondit  uu  inconnu  qui  passait,  conduisez-moi  au- 
près de  lui. 

La  femme,  enchantée  d'avoir  trouvé  si  vite  celui  quelle  cherchait ,  ra- 
mena avec  empresseaient  l'inconnu  dans  la  chambre,  et  lui  montrant  le  roi 
gisant  sur  le  lit,  elle  se  relira  dans  un  coin  pour  ne  pas  entendre  la  con- 
fession. L'inconnu  alors  s'approcha  lentement  de  Jacques ,  s'agenouilla 
avec  humilité  à  son  chevet,  puis,  dans  cette  posture,  il  lui  demanda  s'il 
croyait  êlre  blessé  dangereusement. 

—  Hélas!  dit  le  roi,  je  ne  crois  pas  mes  blessures  mortelles,  et  je  crois 
qu'avec  des  soins  j'en  pourrai  encore  revenir.  Mais  ce  dont  j'ai  besoin, 
c'est  d'un  ecclésiastique  qui  me  donne  l'absolution  de  mes  péchés. 

—  Eh  bien!  reçois-la  donc  ,  —  répondit  l'inconnu  en  se  relevant  et  en 
enfonçant  un  poignard  dans  le  cœur  du  roi ,  qui  n'eut  que  le  temps  de 
dire  :' —  Jésus,  mon  Dieu,  —  et  qui  expira  aussitôt. 

Alors  l'assassin  prit  le  cadavre  sur  ses  épaules,  et  sortant  de  la  maison, 
puis  du  village,  avant  que  personne  s'y  opposât,  il  disparut,  sans  que  nul 
sût  jamais  qui  il  était,  ni  ce  qu'il  fit  du  corps. 

Cet  événement  eut  lieu  le  18  juin  l^iSS,  au  moment  même  où  l'année 
royale  perdait  la  bataille ,  et  comme  Jaques  III  venait  d'entrer  dans  sa 
trente-sixième  année. 

Son  fils  lui  succéda  sous  le  nom  de  Jacques  IV. 

Si  jeune  que  fût  le  roi  à  l'époque  de  la  mort  de  son  père,  il  n'en  comprit 
pas  moins  que  l'action  qu'on  lui  avait  fait  commettre  en  marchant  contre 
lui,  était  une  action  coupable  ;  aussi  dès  qu'il  eut  atteint  sa  majorité ,  fit-il 
non  seulement  cesser  à  l'instant  les  poursuites  que  les  nobles  coniédérés 
avaient  intentées  aux  cliels  de  l'armée  royale,  et  sous  lesquelles  le  brave 
Lyndsay  de  Bires,  le  même  qui  avait  doinié  à  Jacques  ill,  dans  une  meil- 
leure iuienlion,  le  cheval  qui  lui  avait  été  si  fatal,  avait  pensé  succomber, 
mais  encore  les  rappelât  il  a  la  cour  et  partagca-t-il  son  affection  en  por- 
tions égales  entre  ceux  qui  l'avaient  servi  et  ceux  qui  avaient  servi  son 
père.  Puis  voulant  faire  lui  même  pénitence  de  la  faute  qu'on  l'avait  forcé 
de  commettre,  il  se  fit  faire  une  ceinture  de  fer  qu'il  porta  toujours  sur 
sa  peau,  ajoutant  chaque  année  un  chaînon  à  ce  gage  expiatoire,  pour 
prouver  que  loin  de  perdre  le  souvenir  du  malheur  qui  lui  était  arrivé, 
ce  souvenir  s'affermissait  chaque  jour  dans  sa  mémoii-e  et  dans  son  es- 
prit. 

Le  nouveau  roi  était,  non-seulement  brave,  adroit,  fort,  mais  encore 
aussi  généreux  que  son  père  élait  avare.  H  résulta  de  cette  dernière  qua- 
lité un  grand  bien  pour  son  règne  ;  car  ayant  trouvé  dans  les  caves  du 
château  d'Edimbourg  la  fameuse  cuisse  noire ,  et  avec  elle  une  grande 
quantité  de  vaisselle  d'or  et  d'argent,  il  distribua  toutes  ces  richesses  aux 
nobles  qui  l'entouraienl  et  qui  s'étaient  ruinés  laut  pour  lui  que  conlie 
lui,  et  cela  sans  faire  d'autre  différence  que  celle  du  mérite  ;  ce  qui  lui 
valut  une  giande  affection  parmi  les  seigr.eurs  et  une  grande  popularité 
dans  la  nation. 

Il  Le  seul  goût  que  Jacques  IV  eût  hérité  do  son  père,  était  le  goût  de  la 
marine  ;  aussi  avait  il  une  prédilection  toute  particulière  pour  un  brave 
gentilhomme  nommé  André  Wood ,  qui,  ayant  fait  son  état  de  combattre 


LE  MAGASIN'  LITTERAIRE. 


29 


sur  mer,  y  avait  acquïs  une  aussi  grande  réputation  qu'avait  pu  en  mé- 
riter sur  terre  pas  un  des  gentilshommes  les  plus  fiers  de  leurs  noms. 
Une  des  causes  qui  avaient  encore  altaclié  Jacques  à  sir  André  Wood , 
c'est  que  ce  di,s;ne  capiiaiiie  était  constamment  resté  lidèle  à  son  roi ,  et 
que  le  jour  de  la  bataille  Saucliie,  il  était  venu  se  mettre  en  rade  dans  le 
Tortli,  entre  Bannock  ot  iNinian,  et  là  avait  recueilli  beaucoup  de  blessés 
de  Tarmée  royale  qu'il  avait  fait  panser  avec  le  plus  grand  soin  et  le  plus 
noble  désintéressement.  On  avait  mémo  cru  pendant  ([uelque  temps,  et 
jusqu'au  moment  où  la  femme  du  moulin  de  lieaton's-.Mill  avait  raconté  ce 
qui  lui  était  an  ivé,  que  le  roi  avait  gagné  les  bâtimens  d'Audré  Wood  et 
était  parvenu  à  se  sauver. 

Deux  ans  après,  une  escadre  de  cinq  biîtimens  anglais  étant  entrée  dans 
Forth  et  ayant  pillé  quelques  bâtimens  écossais,  sir  André  leur  courut 
sus  avec  ses  deux  navires,  car  jamais  il  n'en  eut  davantage,  les  prit  tous 
les  cinq,  et  un  beau  jour,  tandis  que  le  roi  était  ii  Leitli,  lui  amena  à  son 
lever  les  cinq  capitaines  prisonniers.  Le  roi  Jacques  les  envoya  aussitôt 
à  Henri  VII  en  les  chargeant  de  lui  dire  que  les  Ecossais  savaient  se  bat- 
tre aussi  bien  sur  mer  que  sur  terre.  Henri ,  furieux  de  ce  message  déri- 
soire, fit  venir  de  Portsmouth,  où  il  était  alors,  son  plus  vaillant  capitaine 
de  marine  qui  se  nommait  Heptiien  lîull,  alin  qu'il  eût  à  se  mettre  immé- 
diatement en  mer,  et  à  punir  André  Wood  de  son  insolence.  Heplhen  Bull 
obéit,  et  joignit  son  rival  dans  le  Forth.  Aussitôt  le  combat  commença 
avec  un  tel  acharnement  des  deux  côtés  que  les  commandans,  ne  faisant 
pas  attention  à  leurs  vaisseaux,  les  laissèrent  entraîner  par  la  marée  du 
Frith  du  Forth  jusque  dans  le  golfe  de  Tay.  Après  douze  heures  d'abor- 
dage, les  trois  vaisseaux  anglais  furent  pris,  et  sir  André  Wood,  selon  son 
habitude,  amena  trois  prisonniers  au  roi.  Alors,  il  renvoya  à  Londres  l'a- 
miral et  ses  deux  compagnons,  le  chargeant  de  dire  au  roi  d'Angleterre 
que  comme  il  n'avait  reçu  aucune  réponse  de  lui,  il  désirait  savoir  si  ses 
premiers  messagers  s  étaient  acquittés  de  leur  commission.  A  compter  de 
ce  jour,  Henri  renonça  ii  se  venger  du  terrible  André  Wood,  et  le  roi 
ayant  ordonné  la  construction  de  plusieurs  vaisseaux,  l'Ecosse  commença 
à  prendre  quelque  importance  maritime. 

Vers  ce  temps  il  se  passa  une  chose  étrange,  et  qui  de  nos  jours  encore 
est  demeurée  un  mystère.  En  IU96,  un  beau  jeune  liomme  à  l'air  noble, 
âgé  de  vingt  il  vingt-deux  ans,  se  préseiua  a  la  tète  d'une  petite  armée  de 
quinze  cents  hommes  h  peu  près  a  la  cour  du  roi  Jacques  IV,  s'annonçant 
comme  le  second  lils  d'EUouard,  qui  aurait  échappé  aux  assassinsqui 
avaient*  étoulfé  son  frère.  Il  donna  de  tels  déiails  sur  sa  fuite  et  sur  la 
manière  dont  il  avait  été  accueilli  de  la  duchesse  de  lîourgogne ,  dont  les 
lettres,  au  reste,  coalirmaieut  son  récit,  que  le  roi  d'Ecosse  demeura 
convaincu  qu'il  disait  la  vérité,  et  comme  il  lui  laisait  des  oll'res  magniliques 
s'il  parvenait  à  remonter  sur  le  trône,  Jacques  n'hésita  pas  à  embrasser  sa 
cause.  En  conséquence,  il  le  reçut  avec  tous  les  honneurs  dus  i\  son  rang, 
et,  comme  il  était  devenu  amoureux  de  la  fille  du  comte  de  Huutly  qui  pas- 
sait pour  la  plus  belle  femme  d'Ecosse ,  et  que  celle-ci  paraissait  répondre 
h  son  amour,  il  la  demanda  au  comte  pour  le  lutur  roi ,  ne  voulant  point 
qu'aucun  autre  que  lui  se  chargeât  de  la  dot. 

Ce  mariage  conclu,  le  prétendu  duc  d'Vorck  rappela  à  Jacques  la  pro- 
messe qu'il  Fui  avait  faite  de  l'aidera  reconquérir  son  royaume,  prétendant 
qu'il  peine  entrerait-il  en  Angleterre,  que  tous  les  partisans  de  son  père 
se  lèveraient  pour  lui.  Jacques  pénétra  donc  avec  lui  dans  le  Nordium- 
berlaud;  mais  au  grand  désappointement  du  roi  d'Ecosse  et  de  son  pro- 
tégé, les  proclauialions  qu'ils  répandii'ent  avec  profusion  ne  produisirent 
pas  le  plus  petit  ellet.  Ce  fut  une  leçon  pour  Jacques,  qui,  jugeant  une 
plus  lointaine  agression  inutile  et  même  dangereuse,  invita  le  prétendant  à 
se  retirer  avec  lui,  et  à  venir  vivre  lianquillemcut  en  Ecosse,  où  il  lui 
olïrit  il  sa  cour  une  position  convenable.  Conliant  comme  on  l'est  à  son 
âge,  le  jeune  homme  refusa,  et  s'étant  rendu  en  Cornouailles,  tenta  une 
nouvelle  excursion  dans  laquelle  ii  fut  pris,  conduit  à  Londres  et  jugé.  H 
partit  ressortir  du  procès  que  le  prétendu  lils  d'Edouard  n'étjil  (pi'un 
aventurier  llamaiid,  nommé  l'erkins  VVarbcck,  qui  avait  été  dressé  par  la 
duchesse  de  Bourgogne  à  jouer  le  rôle  de  prétendant.  Condamné  à  mort, 
il  fut  exécuté  il  Tyburn.  Mais  malgré  cette  explication  et  le  supplice  qui 
l'avait  suivie,  beaucoup  continuèrent  de  penser  que  ce  malhcurcuv  jeune 
homme  était  bien  réellement  le  duc  d'York. 

Quant  il  Catherine  Gordon,  sa  femme,  à  qui  sa  beauté  avait  fait  donner, 
en  Angleterre,  le  nom  de  la  lïose-Blanche  d'Ecosse,  Henri  VII  lui  accorda 
une  pension  et  la  plaça  sons  la  protection  spéciale  de  la  reine. 

Cepeiulaut  Henri  VII  moulant  sur  un  trône  ensanglanté,  régnant  sur  un 
peuple  tout  ému  encore  (/es  guerres  civiles,  avait  besoin  de  tranquillité: 
il  sollicita  de  Jacques  IV  luic  Irève  de  sept  ans  qui  fut  accordée  :  ces  pre- 
mières négociations  en  amenèrent  d'autres  plus  iiujiorlaules  encore.  I.c 
roi  d'ICcosse  était  ii  marier:  Henri  VII  avait  une  fille  charmante (pi'on  ap- 
pelait la  princesse  Margueiite  :  il  lit  comprendre  ;i  Jar(pies  (pi'il  désirait 
non  pas  une  Irève  monieutanée,  mais  une  paix  durable;  non  pas  un  pacte 
de  voisin,  mais  une  alliance  de  famille  :  lollre était  trop  avantageuse  pour 
(|ue  Jacques  la  refusât  ;  cette  union  fut  arrêtée,  et  le  comte  de  .'^urrey  fut 
chargé  de  coniluire  la  princesse  Marguerite  ii  sou  futur  é|)oux. 

Ce  fut  grâce  il  ce  mariage  que,  cent  ans  après,  Jacques  VI  d'Ecosse  de- 
vint Jacques  1"  d'Angleterre,  et  réunit  sur  son  front  la  couronne  de  Marie 
Stuart  et  celle  d'i;iisabetli. 

I  e  roi  alla  au  ilevaiii  de  sa  liaiicée  jusqu'à  l'abbaye  de  Newc.islle,  située 
à  deux  lieues  à  peu  près  d'Edimbourg;  il  était  à  cheval,  magiiifiqueincnt 


vêtu  d'un  pourpoint  de  velours  cramoisi  brodé  d'or,  et  comme  il  était 
excellent  écuyer,  ne  se  servant  jamais  de  l'éliier  pour  se  mettre  en  selle, 
et  plein  de  grâce  lorsqu'il  y  était ,  dès  le  premier  coup  d'œil ,  il  plut  beau- 
coup à  la  jeune  princesse ,  qui  de  son  côté  fit  sur  lui  une  profonde  im- 
pression. Arrivé  à  la  porte  d'Edimbourg,  Jacques,  pour  donnera  son  peuple 
une  idée  de  l'union  qui  devait  régner  cuire  lui  et  sa  femme,  résolut  de 
fjiie  son  entrée  avec  elle,  tous  deux  montés  sur  le  même  cheval  :  mais 
comme  son  coursier  à  lui  était  pou  habitué  à  porter  double  charge,  il  fit 
monter  tin  gentilhomme  de  sa  suite  derrière  lui,  afin  d'essayer  comment 
cela  se  [lasserait  :  cela  se  passa  fort  mal  pour  ce  geniilliomme,  qui  au 
bout  d'un  instant,  n'osant  se  retenir  au  roi  et  n'ayant  point  d'étrier,  fut 
renversé  et  se  démit  l'épaule  en  tombant.  Quant  à  Jacques,  il  se  félicita 
fort  d'avoir  employé  ce  moyen  de  s'assurer  de  la  docilité  de  son  cheval, 
et  voyant  qu'il  n'y  avait  pas  moyen  de  risquer  avec  une  femme  ce  qu'il 
n'avait  pu  exécuter  avec  un  homme,  il  monta  sur  la  haquenée  de  Margue- 
rite, et  lit  son  entrée  à  Edimbourg  comme  il  le  desirait,  et  sans  aucun 
accident,  ce  qui  fut  regardé  comme  d'un  excellent  augure. 

En  ellet,  tout  se  passa  à  merveille  tant  que  vécut  le  roi  Henri  VII,  et 
Jacques  profila  de  cet  intervalle  pour  essayer  de  faire  disparaître  toute 
les  traces  des  vieilles  guerres  intestines  qui,  durant  longues  années,  avaient 
désolé  l'Ecosse;  mais  son  beau  père  étant  mort,  Henvi  VIII  monta  sur  le 
trône,  et  son  premier  acte,  qui  fut  le  refus  de  payer  à  Jacques  IV  un  legs 
que  le  père  de  Marguerite  avait  fait  en  mourant  à  sa  fille,  prouva  que  les 
relations  ne  demeureraient  pas  longtemps  bonnes  cutre  les  deax  bcauv- 
frères. 

Louis  XII ,  dont  la  politique  était  intéressée  à  luie  rupture  entre  l'Ecosse 
et  l'Angleterre,  n'eut  pas  plus  tôt  appris  les  causes  naissantes  de  discorde 
entre  les  deux  royaumes,  qu'il  s'empressa  de  répandre  l'or  parmi  les  con- 
seillers et  les  favoris  de  Jacques,  lui  fdisaiit  comprendre  qu'au  moment  où 
Henri  VHl  menaçait  la  France  d'une  nouvelle  invasion,  il  achèterait  sans 
marchander,  et  au  prix  qui  serait  fixé  par  Jacques  lui  même,  l'alliance  de 
l'Ecosse.  Jacques  ne  s'engagea  à  rien  ;  mais  il  ne  put  s'empecher  de  com- 
parer la  dillérence  des  procédés,  et  la  comparaison  ne  fut  pas  en  faveur 
de  son  beau  frère. 

Sur  ces  entrefaites,  une  nouvelle  source  de  démêlés  surgit  entre  les 
deux  voisins.  Jacques,  comme  nous  l'avons  dit,  avait  donné  "une  grande 
extension  à  sa  marine  qui  se  composait  de  seize  bâtimens  de  guerre,  ou- 
tre le  grand  Mich"t,  qui  était,  disait-on,  le  plus  beau  vaisseau  qui  eût  ja- 
mais été  construit.  Or,  il  arriva  que,  malgré  cct;e  force  imposante,  le  roi 
de  iortugal  refusa  de  faire  satisfaction  à  un  brave  marin  écossais  dont  le 
bâtiment  avait  été  en  I-'iTG  pillé  par  des  Portugais;  mais  comme  ce  marin 
avait  trois  fils,  tous  trois  gens  de  cœur  et  de  résolution,  ils  vinrent  deman- 
der au  roi,  pour  toute  indemnité,  des  lettres  de  représailles  qui  les  auto- 
risassent à  courir  sus  à  tous  les  bâtimens  portugais  qu'ils  pourraient  ren- 
contrer. Jacques  leur  accorda  cette  permission,  et  équijiant  deux  vaisseaux 
dont  l'un  s'appelait  le  Lion,  et  l'autre  laJenny  Pirccn,  ils  commencè- 
rent à  croiser  dans  la  Manche  sous  le  commandement  de  leur  frère  aine 
que  l'on  nommait  André  Barton,  et  qui  était  un  des  corsaires  les  plus  dé- 
terminés de  l'époque. 

Les  vaisseaux  portugais  étaient  rares  dans  la  Manche  où  leurs  alTaires 
les  appelaient  peu  souvent,  de  sorte  qu'André  Barton  n'aurait  pas  fait  ses 
frais  si  de  temps  en  temps  il  ne  s'était  pas  retiré  sur  les  va'sseaux  de  sa 
grâce  le  roi  de  la  Grande  Bretagne,  infraction  sur  laquelle  Jacques  fermait 
paternellement  les  yeux  ;  mais  il  n'en  était  pas  de  même  de  Henri  VHI,  et 
comme  il  pensa  que  toute  plainte  à  son  beau  frère  serait  probablement 
inutile,  il  résolut  de  se  faire  justice  lui-même  ;  en  conséquence,  il  fit  é(|ui- 
per  SCS  deux  plus  forts  vaisseaux  de  guerre,  leur  donna  pour  capitaines 
les  deux  lils  du  comte  de  Surrey ,  que  l'on  appelait  l'un  lord  Thomas,  et 
l'autre  sir  Edouard  Howard,  et  les  lâcha  à  la  poursuite  de  Barton,  en  leur 
ordonnant  de  le  lui  amener  mort  ou  vif.  Les  deux  jeunes  gens ,  enchan- 
tés de  celte  occasion  de  faire  leurs  preuves ,  prirent  pour  guide  le  capi- 
taine d'un  bâtiment  marchand  que  Barton  avait  pillé  la  veille  et  qui  les 
contluisii  vers  les  dunes  où  ils  l'aperçHrent  de  loin  croisam  avec  ses  deux 
vaisseaux;  alors,  afin  de  tromper  Barton  par  une  apparence  pacifique, 
ils  hissèrent  une  branche  de  saule  à  leurs  màLs.  ainsi  qu'avaient  l'habiiailc 
de  le  faire  les  vaisseaux  marchands.  C'étaient  là  de  ces  pasillons  comme 
les  aimait  lîarton ,  quoiqu'il  eût  prouvé  vingt  fois  qu'il  ne  rifloutaii  aucu- 
nement de  rencontrer  les  autres.  Aussi,  dès  qu'il  les  aperçut,  lil-il  force 
de  voiles  sur  eux,  leur  criant  d'amener  dès  qu'il  fut  à  portée  d'ciie  en- 
tendu. Mais  alors  les  deux  vaisseaux  dépouillèrent  loulàcoup  leui-sapp.i 
rences  pacifiques  ;  au  lieu  de  la  branche  de  saule  app.irut  le  pavillon  roj.ii 
de  II  draude-lîretague,  avec  ses  léopards  et  ses  lloiirs  de  h  s.  et  une  de- 
charge  de  toute  l'artillerie  des  deux  vaisseaux  répondit  par  dos  messages 
de  mort  à  l'insolente  invitation  qui  lui  avait  été  l'aile. 

Barton  reconnut  aloi-s  qu'il  avait  alïairf  à  tout  autre  gibier  qu'il  n'a- 
vait cru  d'abord,  et  qu'en  comptant  faire  lever  un  ilaim.  il  avait  réveillé 
un  lion  ;  mais  il  était  trop  bon  chasseur  pour  s'inquiéter  d'une  p.ireille  mé- 
prise, et  s'élançani  sur  le  gaillard  d'arrière,  il  commeuça  h  dunner  ses  or- 
dres et  à  encourager  ses  gens  comme  il  avait  liabil  '.de  de  le  faiiv,  non 
seulement  par  des  paroles,  mais  encore  pardc^  ariioiis.  s'oxposan!  do  près 
comme  de  loin  à  tous  les  coups  dos  ennemis  à  qui  il  était  facile  do  le  ro- 
coiinaiiro,  grâce  à  sa  belle  cuirasse  ilc  .Milan  ot  nu  silllel  d'or  qui  pemKùt 
à  son  cou. 

Le  combat  fui  terrible  ;  Anglais  cl  Ecossais  saraicut  qu'ils  combattaient 


•BO 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


pour  la  vie,  et  qu'ils  n'avaient  pas  de  quartier  à  alteiidre  les  uns  des  au- 
tres ;  aussi  des  deux  paits  se  niainlenaient-ils  avec  un  courage  égal,  quoi- 
ique  grâce  à  une  macliiue  de  son  invention,  qui  se  composait  d'une  poutre 
qui  reloinbait  de  la  liauteur  de  ses  vergues  sur  le  pont  ennemi ,  chaque 
fois  que  les  Anglais  tentaient  l'ahordage,  et  qui  se  mettait  en  œuvre  par 
un  seul  iiomineuionté  sur  le  grand  luàt,  lîarion  a\ait  un  avantage  réel  sur 
ses  adversaires.  Bicntùt  celle  macliine  fatale  causa  un  si  grand  tort  au 
vaisseau  que  montait  lord  Thomas  Howard,  qu'appelant  près  de  lui  un 
nommé  Ilustler,  du  comté  d'York,  qui  passait  pour  un  des  meilleurs  ar- 
chers de  son  temps,  il  lui  ordonna  d'abattre  à  coups  de  (lèches  noii  scu- 
lenieiit  l'homme  qui  faisait  pour  le  moment  mouvoir  la  machine,  mais  en- 
core tous  ceux  qui  essaieraient  d"y  monter  après  lui. 

Hustler  soutint  sa  réputation  ;  au  premier  coup,  l'homaie  place  au  som- 
met du  mât,  atteint  au  milieu  de  la  poitrine,  étendit  les  bras,  et  se  ren- 
V  crsant  en  arrière,  tomba  la  tcte  la  première  sur  le  pont  ;  deirs  autres  liù 
succédèrent  qui  eurent  le  même  sort;  puis,  comme  personne  n'osait  phis 
se  hasarder  ;>  ce  poste  périlleux ,  André  Barton  s'élança  lui-même  pour 
mettre  la  mathine  en  mouvement. 

—  riustler,  cria  lord  Thomas  à  l'archer,  voilà  le  moment  de  viser  juste 
ou  jamais;  —  plein  ta  toque  de  pièces  d'or  ou  la  corde,  c'est  à  choisir. 
—  Milord,  répondit  larchcr,  l'homme  ne  peut  faire  que  de  son  mieux,  et 
malheureusement  je  n'ai  plus  que  deux  (lèches.  —  Je  n'en  essaierai  pas 
moins  de  faire  ce  que  vous  me  demandez,  par  obéissance  pour  votre  sei- 
gneurie. 

A  peine  avait-il  achevé  ces  paroles,  que  la  première  (lècîie,  rapide  com- 
me 1  éclair,  partait  en  silllant  et  allait  s'émousser  sur  la  cuirasse  d'An- 
dré liarton ,  qui  ne  fit  pas  plus  attention  à  ce  coup  que  si  une  guêpe 
avait  essayé  de  le  piquer,  et  continua  de  monter  vers  la  fatale  machine , 
qui,  mise  de  nouveau  en  mouvement  par  une  main  forte  et  habile,  rcn- 
vei^ia  du  premier  coup  cinq  ou  sLx  hommes  à  bord  du  bâtiment  de  lord 
Thomas. 

—  Misérable!. s'écria  lord  Thomas,  vois  ce  que  ta  malatlressc  nous 
vaut. 

—  Ce  n'est  point  ma  maladresse ,  uùlord ,  répondit  Ilustler  ;  votre  sei- 
gneurie a  pu  voir  la  llèche  rebondir  sur  sa  cuirasse  ;  si  c'eût  été  une  cotte 
(le  mailles,  ou  une  Jacques,  il  eût  été  traversé  de  part  en  part,  liais, 
comme  dit  le  proverbe,  un  bon  archer  ne  doit  désespérer  de  rien  tant 
qu'il  lui  reste  une  (lèche,  et  nous  allons  voir  à  tirer  le  meilleur  parti  pos- 
sible de  celle-ci. 

Alors  Ilustler,  sachant  quel  jeu  il  jouait,  prit  toutes  ses 'précautions 
pour  gagner,  posa  sa  llèche  sur  son  arc  en  s'assurant  qu'elle  et  ait  bien 
au  milieu  de  la  corde,  puis  s'all'erinissant  sur  ses  deux  pieds ,  il  demeura 
immobile  comme  une  statue  de  bronze,  tirant  à  lui  la  corde  d'un  mouve- 
ment lent  et  égal,  jusqu'il  ce  qu'elle  fût  ramenée  presque  derrière  sa  tète  ; 
alors,  prolitant  du  moment  où  Barton  levait  le  bras,  il  lâcha  la  corde  ;  la 
flèche  partit  si  rapide  qu'à  peine  put-on  la  suivre,  et  alla  s'enfoncer  jus- 
qu'à l'empennure  sous  l'aisselle  du  corsaire. 

—  Continuez  de  vous  battre,  enfans,  cria  Barton,  je  siUs  blessé  ;  mais  je 
ne  suis  pas  mort;  je  vais  boire  un  verre  de  vin,  et  je  remonte;  si  je  tar- 
dais, faites-vous  tuer  plutôt  que  de  vous  rendre. 

Le  combat  continua  des  deux  côtés  avec  une  rage  égale  :  de  temps  en 
temps  on  entendait  de  l'intérieur  du  navire  le  silllct  d'or  d'André  Barton , 
et  à  chaque  fois  qu'il  entendait  ce  bruit  qui  lui  indiquait  que  son  capitaine 
vivait  encore,  l'équipage  poussait  de  grands  cris  et  reprenait  courage.  En- 
fin le  silllet  ne  se  (it  plus  cntenche  qu'en  s'affaiblissant  et  à  de  longs  inter- 
valles, puis  il  cessa  tout-à-fait  et  les  Ecossais  comprirent  qu'ils  n'avaient 
plus  de  chef. 

Enellet,  les  Anglais  ayant,  après  un  combat  de  dix  heures,  fini  par 
prendre  le  Lion  à  l'abordage,  trouvèrent  André  Barton  étendu  dans  sa 
cab.ne,  mort  et  le  sifflet  entre  ses  lèvres,  afin  que  son  dernier  soupir  mê- 
me ne  fût  pas  perdu. 

Jacques,  qui  aimait  tout  ce  qui  était  brave,  conçut  un  si  vif  ressentiment 
de  cette  mort,  qu'il  en  envoya  demander  satisfaction  a  Henri  VIII.  Mais 
Ileini  VIII  répondit  qu'André  Barton  étant  tout  simplement  un  pirate  ,  il 
s'étonnait  que  son  cousin  Jacques  s'enquit  de  lui  comme  il  pourrait  faire 
d'un  capitaine  de  sa  marine  loyale  :  il  n'y  avait  rien  à  dire  à  cela,  car 
c'était  la  vérité.  Jacques  lit  donc  semblant  de  se  contenter  de  cette  ré- 
ponse ,  attendant  mie  meilleure  occasion  pour  éclater.  Celle  occasion  ne 
se  fit  pas  attendre. 

Sous  le  règne  de  Henri  VH,  un  officier  de  la  maison  de  Jacques,  qui  se 
nommait  sir  Uobert  Ker  de  Fairnyherst,  avait  été  envoyé  par  le  roi,  dont 
il  était  le  favori,  comme  lord  gardien,  dans  les  Marches  du  centre.  La  sé- 
vérité qu'il  déploya  aussitôt  après  sa  nomination  parut  odieuse  aux  hom- 
mes demi-sauvages  sur  lesquels  elle  s'exerçait ,  et  trois  hommes  des  com- 
tés limin-oplics  de  l'Angleterre  résolurent  de  l'assassiner.  Ce  projet  fut 
exécuté  pendant  une  trêve ,  de  sorte  qu'aucune  excuse  ne  pouvar.t  être 
admise ,  Jacques  exigea  de  Henri  VII  que  les  trois  mcurtiiers  qui  se  nom- 
maient, l'un  Heron-le-Bâtard,  parce  qu'il  était  frère  naturel  de  sir  Héron 
de  Ford,  l'autre  Harhed,  et  le  troisième  Lilburn,  lui  fusseui  livrés  pour 
qu'il  fit  d'eux  à  sa  volonté.  Henri  donna  aussitôt  l'ordre  aux  commandans 
des  marches  anglaises  de  s'emparer  des  trois  assassins  et  de  les  con- 
duire à  Edimbourg.  Mais  Lilburn  seul  put  être  pris;  Harhed  se  réfugia  en 
Anyleierro,  où  le  fils  de  Robert,  qui  avait  été  assassiné,  et  deux  de  ses 
pai-lisans  le  suiviient.  et,  layant  joint,  le  poiâuaidèreut,  lui  coupèrent  la 


tête,  que  le  mieux  monté  des  trois  attacha  à  l'arçon  de  sa  selle,  et  qu'ils 
rapportèrent  ainsi  à  Edimbourg,  où  elle  fut  exposée  pendant  près  d'ini  an 
au  bout  d'une  pique. 

Quant  à  Heron'e  Bâtard,  poursuivi  de  près  par  les  soldats,  il  entra 
dans  une  église,  où  un  mort  était  exposé  :  comiiie  il  n'y  avait  personne 
pour  garder  le  cadavre,  U  le  porta  dans  la  sacristie,  le  cacha  dans  une 
armoire  derrière  des  ornemeiis  sacerdotaux,  et  se  recroiivrant  du  drap 
mortuaire ,  il  prit  sa  place  dans  le  cercueil  ;  les  soldats  entrèrent  à  l'é- 
glise; mais  ils  ne  liouvèrcnt  ni  le  mort  ni  le  vivant.  L'heure  de  l'enterre- 
ment arrivée ,  les  parens  du  mort  se  rassemblèrent ,  le  curé  vint  dire  sa 
messe,  que  Héron  leBàtard  écoala  sans  souiller,  et  les  porteurs,  le  char- 
geant sur  leurs  épaules,  traversèrent  avec  lui,  précédés  des  prêtres  et  des 
enfans  de  cœur,  et  suivis  de  tous  les  amis  du  défunt,  le  village  d'un  bout 
jusqu'à  l'antre;  enfin  arrivé  près  de  la  fusse  et  au  moment  où  on  levait  le 
drap  mortuaire  pour  clouer  le  couvercle  du  cercueil ,  Héron  se  dressa 
toutà-coup  sur  ses  pieds,  sauta  par  dessus  la  fosse,  culbuta  ceux  qui  l'en- 
touraient, enjamba  le  mur  qui  fermait  le  cimetière,  traversa  une  petite  ri- 
vière à  la  nage,  et  sautant  sur  un  cheval  qui  paissait  dans  une  prairie,  il 
gagna  les  montagnes  où  il  disparut. 

Henri  Vil,  qui  tenait  à  conserver  ses  bonnes  relations  avec  Jacques, 
prit  Héron  de  Ford  à  la  place  de  Heron-loBâtard,  et  l'envoya  à  Jacques  IV , 
qui  le  lit  enfermer  dans  une  prison  où  il  resta  pendant  près  de  six  ans , 
expiant  des  torts  qui  n'étaient  pas  les  siens. 

A  l'avènement  nu  trône  de  Hemi  Vlll ,  la  femme  de  Héron  de  Ford , 
qui  était  une  des  plus  belles  femmes  de  l'Angleterre,  alla  se  jeter  aux  pieds 
du  roi  et  lui  demanda  d'intercéder  auprès  de  son  beau-frère  pour  en  ob- 
tenir la  hborté  de  son  mari.  Henri  VHl  écrivit;  mais  Jacques  ne  lit  d'au- 
tre réponse  que  celle-ci  :  Troc  pour  troc,  voulant  dire  par  là  qu'on  n'a- 
vait qu'à  lui  envoyer  Hcron-le-Bâlard,  et  qu'alors  il  renverrait,  lui,  Héron 
de  Ford;  mais  il  n'était  pas  au  pouvoir  de  Henri  lui  nii^me  d'accomplir  ce 
que  demandait  Jacques  :  Heron-le-Bâtard,  quoique  faisant  de  temps  en 
temps  des  excursions  en  Ecosse,  se  retirait  dans  les  montagnes,  où  nul  ne 
se  souciait  de  l'aller  chercher. 

Les  choses  en  étaient  arrivées  à  ce  point  entre  les  deux  rois  voisins,  lors- 
que Jaccpies  VI  reçut  un  message  de  France.  Louis  XII  avait  appris  que 
Henri  Vlll  préparait  une  descente  à  Calais,  et  li  reppelait  à  Jacques  la 
sainte  et  antique  alliance  qui  avait  toujours  uni  les  deirx  ro^  aimies.  De  son 
côté,  Anne  de  Bretagne,  qui  était  une  des  plus  belles  princesses  que  l'on 
put  voir,  écrivait  de  sa  propre  main  à  Jacques  IV ,  lui  envoyant  une  bague 
magnifique,  l'autorisant  à  prendre  le  titre  de  son  chevalier,  et  le  conju- 
rant de  faire,  pour  l'amour  d'elle,  trois  milles  sur  le  territoire  anglais. 

Jacques  était  aventureux  comme  un  pair  du  roi  Arthur.  Ce  message  le 
détermina  à  une  guerre  à  laquelle  il  songeait  dr-jà  sans  doute  depuis  long- 
temps, et  profitant  du  moment  où  le  roi  Henri  était  en  France,  où  il  fai- 
sait le  siège  de  Théroucnne,  il  lui  fit  dénoncer  les  hostilités  par  son  pre- 
mier héraut ,  et,  malgré  les  avis  de  ses  plus  sages  conseillers ,  il  résolut 
d'envahir  lui-même  l'Angleterre. 

Cette  guerre  parut  à  tout  le  monde  non  seulement  une  faute,  mais 
encore  une  folie.  Le  parlement  lui  même  s'y  opposa  d'abord  ;  mais  comme 
Jacques  insista,  et  qu'il  était  fort  aimé,  le  parlement  céda,  cl  le  roi 
ordonna  à  tous  les  barons  de  son  royaume  de  se  trouver  le  5  août  suivant 
dans  la  plaine  de  Borough-lloor,  rendez-vous  ordinaire  des  armemeus 
écossais. 

Jamais  guerre  n'avait  été  entreprise  sous  de  plus  funestes  auspices  ; 
mais  Jacques  méprisa  les  présages  comme  il  a\ait  méprisé  les  conseils  : 
ils  étaient  cependant  clairs  et  terribles.  Pendant  plusieurs  nuits  on  enten- 
dit une  voix  qui  partait  de  la  croLx  d'Edimbourg,  quoiqu'on  ne  \  il  personne, 
et  qui  sommait  le  l'oi  cl  les  principaux  seigneurs,  par  leurs  noms  et  leurs 
titres,  dans  quarante  jours  de  coniparailre  au  iriliunal  de  Dieu.  I\e  vou- 
lant pas  croire  ce  qu'on  lui  rapportait  à  ce  sujet,  le  roi  lui-même  dit  qu'il 
voulait  s'approcher  pendant  la  nuit  de  celle  croix,  afin  d'entendre 
l'étrange  citation  de  ses  propres  oreilles.  Mais  on  lui  dit  qup  c'était  inutile, 
et  qu'il  n'avait,  à  l'heure  de  minuit,  quand  tout  était  calme  dans  la  ville' 
qu'à  ouvrir  les  fenêtres  de  son  palais,  et  qu'il  entendrait  ce  qu'il  désirait 
entendre.  En  effet,  le  même  soir,  à  l'heure  dite.  Jacques  ouvrit  sa  fenêtre, 
et  quoiqu'il  y  eût  un  demi-quart  de  lieue  du  château  à  la  croix  d'Edim- 
bourg, le  roi  ne  perdit  pas,  tant  la  voix  était  forte  et  suinaturellc,  une  pa- 
role de  la  menace  qui  lui  était  faite. 

Mais  ce  ne  fut  pas  tout  encore  :  un  jour  qu'il  écoutait  la  messe  dans  l'é- 
glise de  Lichlingow,  un  vieillard  à  la  taille  majestueuse,  vêtu  d'une  lon- 
gue robe  bleue  nouée  par  une  ceinture,  ayant  des  sandales  aux  pieds  et  de 
longs  cheveux  dorés  qui  lui  retombaient  sur  les  épaules,  parut  lout-àcoiip 
derrière  l'autel,  et  s'avançant  d'un  pas  lent  et  solennel  vers  le  roi  : 
<.  Jacques,  lui  dit-d,  je  suis  l'évangêlisie  Jean,  et  je  viens  au  nom  de  la 
vierge  Marie,  qui  a  pour  toi  une  affection  toute  particulière,  te  défendre 
d'entreprendre  la  guerre  que  tu  médites,  atlendu  que  loi  ni  aucun  des 
seigneurs  de  ta  suite  n'en  reviendront.  F.lle  m'a  chargé  de  te  dire  encore 
que  lu  avais  un  trop  giand  amour  pour  la  société  des  femmes,  et  que  de 
là  viendraient  ta  honte  et  ta  confusion.  « 

Puis,  à  peine  eut-il  prononcé  ces  mots,  qu'il  s'échappa  si  subitement 
que  beaucoup  soutinrent  qu'il  s'était  évanuoui  comme  une  fumée  et  que 
c'était  véritablemcnl  une  vision  céleste. 

De  son  côté,  la  reine  Marguerite  lit  auprès  de  son  mari  tout  ce  qu'il 
élait  humainemenl  possible  défaire  pour  quil  renonçât  à  son  fatal  projet; 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE 


31 


mais  un  des  principaux  traits  du  caractère  des  Stuarts  est  rentéteraent, 
et  .Uhïjucs  possédait  ce  défaut  dans  sa  plus  grande  étendue.  11  en  résulta 
que,  sun  armée  rassemblée  au  jour  dit,  il  se  mit  en  marche,  à  la  tcle  de 
trente  mille  hommes  à  peu  près,  et  le  22  août  1513,  franchit  la  frontière 
d'Angleterre,  auprès  du  cliàteau  de  ïvviscll. 

Ses  premiers  pas  semblèrent  démentir  les  présages  :  il  prit  sans  coup 
férir  les  places  de  Korham  et  de  Ward  ainsi  que  le  cliàteau  de  Ford.  Mais 
là  l'atlenJaii,  à  défaut  d'ennemis,  une  ennemie  sur  laquelle  il  n'avait  pas 
compté  :  c'était  la  fenune  de  Meron  de  Ford. 

Kile  vint  au-devant  de  Jacques,  lui  présenta  les  clés  de  son  château, 
et  sans  lui  parler  autrement  de  son  mari,  c|ui  était  toujours  prisonnier  en 
Ecosse,  elle  l'invita  à  s'arrêter  chez  elle,  alln  qu'elle  cfit  l'honneur,  disait- 
elle,  (Favoir  reçu  sous  son  toit  le  roi  le  plus  chevaleresque  de  l'époque. 
La  comtesse  était  belle,  sa  voix  douce  et  séduisante,  son  invitation  pleine 
de  douces  promesses.  Jacques  oublia  la  recommandation  de  saint  Jean, 
et  au  lieu  de  continuer  sa  course  et  de  s'enlbncer  au  cœur  de  l'Angle- 
terre, il  s'arrêta  près  de  la  nouvelle  Armide.  Pendant  ce  temps  le  comte 
de  Surre)',  dont  l'enchanteresse  suivait  les  instructions  d'accord  avec  son 
propre  désir  de  vengeance,  levait  une  année  et  s'apjirochait  en  grande 
îiâie  accompagné  de  son  fils,  lord  Thomas  Howard,  le  grand-amiral,  le 
même  qui  avait  pris  le  vaisseau  de  Barton.  Jacques,  ayant  appris  sa  venue, 
marcha  au-devant  de  lui  et  s'arrêta  sur  la  colline  de  Flodden,  qui  lui  parut 
une  bonne  posiiton  de  guerre. 

Le  comte  de  Surrey,  qui,  de  son  côté,  était  un  brave  chevalier,  ne  crai- 
gnait qu'une  chose  :  c'est  que  les  Ecossais  ne  lui  échappassent.  Quoique, 
s'étaut  avancé  jusqu'à  Wobler,  il  n'y  eût  plus  que  cinq  ou  si\  milles  de 
dislance  enire  les  deux  années,  il  lit  alors  chercher  de  tous  les  côtés  un 
guide  qui,  moyennant  nue  bonne  récompense,  pût  conduire  l'armée  an- 
glaise dans  les  montagnes,  de  manière  à  ce  qu'en  tournant  l'armée  de  Jac- 
ques, elle  pût  prendre  position  entre  les  Ecossais  et  leur  pays.  Une  hem'e 
après  cette  demande  faite,  un  guide  se  présenta. 

C'était  un  guerrier  monté  sur  un  beau  clieval,  couvert  d'une  armure 
complète,  et  dont  la  visière  était  bai'^sée.  Il  se  présenta  devant  le  comte 
de  Surrey,  et  mettant  pied  à  terre,  il  liéchit  un  genou  et  s'offrit  de  lui 
servir  de  guide  dans  ces  montagnes,  qui  lui  étaient  familières,  si,  de  son 
côté,  le  comte  voulait  bien  s'engager  à  lui  accorder  le  pardon  d'tuj  crime 
dont  il  s'était  rendu  coupable.  Le  comte  de  Surrey  répondit  que,  poiu-vu 
qu'il  ne  s'agit  ni  de  haute  trahison  envers  le  roi  d'Angleterre,  ni  d'ollense 
envers  une  dame,  crimes  qu'en  sa  qualité  de  serviteur  fidèle  et  de  cheva- 
lier courtois,  il  ne  pardonnerait  point,  le  chevalier  inconnu  pouvait  comp- 
ter sur  sa  parole. 

—  A  Dieu  ne  plaise  !  répondit  rinconnu.  J'ai  seulement  aidé  à  tuer  un 
Ecossais. 

—  Si  ce  n'est  que  cela ,  répondit  Surrey ,  lève  ton  casque,  car,  avec 
l'aide  de  Dieu,  avant  qu'ilsoit  trois  jours,  j'espère  bien  que  chacun  de 
nous  aura  plus  d'un  crime  du  même  genre  à  se  reprocher. 

Alors  le  chevalier  leva  sa  visière, et  l'on  reconnut  (leronle-Britard. 

C'était  une  bonne  fortime  en  «n  pareil  moment.  Héron  ,  qui  depuis  dix 
ans  habitait  en  proscrit  celte  chaîne  de  montagnes,  en  connaissait  jusqu'aux 
moindres  sentiers  ;  aussi  le  même  soir  guida-t-il  l'armée  anglaise  par  des 
chemins  sûrs  et  inconnus,  de  sorte  que  le  lendemain,  qtn  était  le  29  sep- 
tembre 1513,  Jacques  IV  vit  rangée  en  bataille  derrière  lui  l'armée  qu'il 
attendait  en  face. 

Le  roi  comprit  à  l'instant ,  d'après  la  marche  savante  opérée  pendant  la 
nuit ,  qu'il  avait  affaire  à  un  adversaire  qui  savait  mieux  que  lui  le  chemin 
du  pays  dans  lequel  il  était  engajé,  et  qui,  grâce  à  cette  science,  pouvait 
gagner  doux  ou  trois  jours  de  marche  sur  son  armée,  le  précéder  en  Ecosse 
et  y  mettre  tout  à  feu  et  à  sang.  Il  domia  donc  l'ordre  de  marcher  aux 
Anglais,  quoique  ce  mouvement ,  en  lui  faisant  quitter  une  position  sûre , 
lui  (loiuiût  du  désavantage. 

A  peine  l'ordie  de  livrer  la  bataille  fut-il  entendu,  que  les  Ecossais,  ainsi 
qu'ils  en  avaient  l'habitude,  mirent  le  feu  à  leurs  logis,  de  sorte  qu'il  s'é- 
leva tout  à  coup  une  grande  llamme  ,  et  que  comme  ils  avaient  le  vent 
dans  ie  dos,  il  chassa  en  avant  la  fumée  ,  qui  couvrit  aussitôt  tout  l'espace 
(pii  séparait  les  deux  armées.  Alois  l'idée  vint  au  roi  Jactpies  de  profiter 
de  cette  fumée  pour  surprendre  les  Anglais  au  moment  où  ils  s'en  doute- 
raient le  moins,  et  il  ordonna  à  lord  Home  ,  qui  commandait  l'aile  gau- 
che, de  se  mettre  aussitôt  en  marche  et  d'attaquer.  Or,  par  un  hasard 
étrange,  la  même  idée  était  venue  à  loni  Suney,  qui  avait  donné  l'ordre  à 
son  (ils  Edmond  Howard,  qui  commandait  l'aile  droite,  de  marcher  aux 
Ecossais,  si  bien  que  ne  se  voyant  pas  venir,  les  deux  armées  se  heurtè- 
rent tout-à  coup  comme  des  murailles  de  fer.  Le  choc  fut  terrible  :  lord 
Home  et  ses  montagnards  enfoncèrent  les  premiers  rangs  des  troujies 
anglaises,  et  lorsque  la  fumée  se  dissipa  l'étendard  de  sir  lùlmond  était  déjà 
pi  is,  et  hiimcme,  abattu  de  son  cheval  et  couvert  de  sa  lourde  armure, 
dans  laquelle  il  jiouvait  à  peine  se  mouvoir,  courait  le  plus  grand  danger, 
si  Heron-le  Bâtard  n'était  venu  à  son  aide  avec  une  troupe  de  proscrits.  A 
cetic  vue,  Darre  ,  qui  counuandait  la  cavalerie,  lit  sar  les  \ainqueurs  une 
charge  si  hemeuse,  qu'ayant  pénétré  jusqu'au  milieu  de  leurs  rang,  ce  fu- 
rent eir\,  à  leur  tour,  qui,  atlnqués  d'un  côté  par  les  proscrits,  de  l'autre 
liar  nacre,  et  en  face  repoussés  par  i:rimond,  cpii  avait  un  premier  échec 
à  venger,  furent  obligés  de  battre  en  retraite. 

I.n  même  temps  lord  Thomas  Siu'rey  ,  qui  formait  le  second  corps  de 
l'aile  droite  des  Anglais,  s'élança  sur  la  seconde  colonne  écossaise  com- 


mandée par  Crawford  et  Montrose,  et  par  un  bonheur  inouï,  tua  du  pre- 
mier choc  ces  deux  capiiaines  ;  les  soldats  se  trouvant  ainsi  sans  chefs,  se 
mirent  en  désordre  et  comaiencèient  une  retraite  qui ,  au  bout  de  quelques 
pas,  se  changea  en  déroute. 

Pendant  que  ces  choses  se  passaient  à  l'extrôme  gauche  et  au  centre , 
un  corps  de  montagnards,  commandé  par  les  comtes  de  Lennox  et  d'Ar- 
gile, se  trouva  teliement  assailli  par  les  ûèches  que  lançaient  de  loin  les 
archers  anglais ,  qu'ils  résolurent  de  les  débusquer  de  leur  position,  et 
aimant  mieux  aller  au  devant  du  danger  que  de  l'attendre ,  se  précipitè- 
rent du  haut  en  bas  de  la  colline ,  malgré  les  cris  de  l'ambassadeur  fran- 
çais Lamoitc,  qui  était  à  pied  dans  leurs  rangs  l'épée  à  la  main  ,  et  qui 
voyant  enlinqu'd  ne  pouvait  les  retenir,  suivit  le  mouvement;  mais  à  peine 
furent-ils  an  bas  delà  colline,  qu'attaqués  en  liane  par  les  soldats  du  comte 
de  Cher,  et  en  queue  par  les  troupes  du  comte  de  Lancastre,  ils  furent  tail- 
lés en  pièces  et  disparurent  presque  entièrement 

Restait  la  colonne  du  centre  gauche  oii  était  le  roi ,  qui ,  descendu  de 
cheval  et  entouré  de  ses  meilleurs  chevaliers,  à  pied  .  comme  lui ,  et  tous 
couvert  d'armures  si  parfaites  que  les  flèches  semblaient  ne  pas  faire  plus 
d'impression  que  la  grêle  sur  un  toit,  marchait  en  avant,  renversant  tout 
ce  qui  se  trouvait  devant  lui,  si  bien  qu'arrivé  au  piedde  la  colline,  il  heurta 
le  corps  du  comte  de  Surrey  et  y  pénétra  comme  un  coin  de  fer  jusqu'à 
la  distance  de  deux  longueurs  de  lances  de  sa  bannière.  Comme  alors 
Bottwcll  amenait  la  réserve,  le  roi  croyait  déjà  la  bataille  gagnée,  lorsque 
Staulney,  qui  venait  d'anéantir  les  montagnards,  s'aperçut  qu'il  n'avait  fait 
que  la  moitié  de  la  besogne  ,  et  s'élança  aussitôt  sur  la  colonne  qu'il  atta- 
qua par  un  flanc,  tandis  que  lord  Thomas,  qui  venait  de  mettre  en  fuite  la 
colonne  de  Crawford  et  de  Montrose,  l'attaquait  par  l'autre  ;  en  ce  moment 
on  courut  dire  à  lord  Home  ,  qui  était  attaqué  aussi  de  trois  côtés  ,  le 
danger  du  roi  et  le  besoin  de  secours,  ce  à  quoi  il  répondit  que  chacun 
avait  bien  assez  de  se  battre  pour  son  propre  compte  ce  jour-là  sans  s'oc- 
cuper des  autres. 

Ce  fut  alors  que  Bottwell  donna  avec  la  réserve  ;  mais  elle  était  trop 
peu  considérable  pour  dégager  le  roi ,  et  tout  ce  qu'il  put  faire  fat,  en  se 
rangeant  autour  de  lui,  d'augmenter  le  nombre  de  ses  défenseurs  :  une 
lutte  terrible  se  concentra  sur  le  point  où  étaient  Jacques  et  sa  noblesse  . 
qui  formant  un  cercle,  présentaient  de  tous  côtés  leurs  lances  ,  ne  faisant 
point  un  pas  ni  en  avant  ni  en  arrière,  mais  combattant  sur  place  avec  un 
courage  et  un  acharnement  merveilleux  ;  enlin  le  comte  de  Surrey  voyant 
qu'il  ne  pouvait  entamer  ce  bataillon  sacré  ,  lit  approcher  un  corps  d'An- 
glais armés  de  hallebardes  dont  les  manches  étaient  plus  longs  que  ceux 
des  lances,  de  sorte  que,  comme  les  Ecossais  ne  pouvaient  plus  se  servir 
de  leurs  arcs  et  de  leurs  flèches  ,  leurs  ennemis  les  atteignaient  sans  être 
atteints  :  ce  fut  ainsi  qu'ils  décimèrent  lentement,  peu  à  peu  et  par  d'hor- 
ribles blessures,  ce  corps  de  gentilshommes  qui  périt  presque  entièrement 
plutôt  que  de  se  rendre  ou  d'abandonner  son  roi  :  Jacques  lui-même  at- 
teint de  deux  flèches  fut  enfin  renversé  d'un  coup  de  hallebarde  qui  l'é- 
tendit  raide  mort ,  et  comme  cela  arriva  au  moment  où  la  nuit  s'appro- 
chait, personne  ne  le  vit  tomber ,  et  l'on  continua  de  combattre  jusqu'à 
ce  que  se  voyant  réduits  à  quelques  centaines  d'hommes  seulement ,  les 
Ecossais  profilèrent  de  l'obscurité  pour  se  retirer,  laissant  sur  le  champ  de 
bataille  le  roi ,  deux  évêques  ,  deux  abbés  miti-és ,  douze  comtes ,  ti'cizc 
lords  et  cinq  lils  aînés  de  pairs.  Quant  au  nombre  des  simples  gentûsliom- 
mes  qui  périrent,  il  est  incalculable. 

La  manière  dont  le  roi  Jacques  était  mort  fit  que  les  Ecossais  nièrent 
longtemps  qu'il  eût  péri  en  combattant  ;  les  uns  dirent  qu'il  avait  quitté  son 
royaume  et  entrepris  un  long  pèlerinage  ,  qu'il  avait  volé'  depuis  sa  jeu- 
nesse ;  d'autres  assurèrent  qu'au  montent  où  la  nuit  tombait ,  quatre  cava- 
liers de  haute  taille,  montés  sur  des  chevaux  noirs,  révêtus  d'armures  noi- 
res et  ayant  au  bout  de  leurs  lances  des  bouchons  de  paille,  afin  qu'en  les 
élevant  ils  pussent  se  reconnaître  dans  la  mêlée,  avaient  tout  à  coup  paru 
sur  le  champ  de  bataille,  et  ayant  fait  monter  le  roi  sur  le  cinquième  che- 
val noir  que  l'un  d'eux  conduisait  en  bride,  l'avaient  emmené  avec  eux,  et 
qu'on  les  avait  perdus  de  vue  au-delà  de  la  Tweed,  qu'ils  avaient  traversé 
à  gué,  si  bien  que  pendant  plus  de  vingt  ans  on  attendit  en  Ecosse  le  re- 
tour du  roi  Jaccjues  qui  ne  revint  pas. 

Il  Le  fait  est,  dit  A\  alter-Scott,  que  le  corps  fut  trouvé  sur  le  champ  de 
bataille  par  lord  Dacre,  qui  le  transporta  à  Berwick,  où  il  le  présenta  au 
comte  de  Surrey,  et  que  tous  deux  le  connaissaient  trop  bien  pour  pouvoir 
s'y  méprendre.  D'ailleurs  il  fut  pareillement  reconnu  par  sir  William  Scolt 
et  Sir  John  Fordman  qui  fondirent  en  larmes  en  le  voyant. 

.)  Ces  tristes  restes,  ajoute  t-il ,  eurent  un  sort  aussi  bizarre  que  révol- 
tar.t;  non  seulement  ils  ne  furent  pas  déposés  en  terre  s.iinte.  m.iis  ne  fu- 
rent pas  même  inhumés,  parce  que  le  pape  qui,  à  celte  époque,  avait  fait 
alliance  avec  l'Angleterre  contre  le  roi  de  France,  avait  l.mcé  contre  Jac- 
tpies  une  sentence  d'excommunication,  de  sorte  que  nii>rêiiT.  ni  abbé  n'osa 
lui  rendre  les  derniers  devoirs;  le  cadavre  de  celui  qui  avai;  été  un  des 
plus  puissans  rois  de  la  chrétienté  fut  donc  embaumé  et  cmové  au  mo- 
nastère de  Slienn  .  dans  le  comté  de  Surrey  .  et  il  y  resta  jusqu'à  la  ré- 
formât ion  ,  époque  à  laquelle  ce  comté  pas>a  dans  les  mains  du  duc  de 
Sullolk.  A  partir  de  ce  moment  le  cercueil  «le  plomb  qui  le  rcnfennait 
fut  relégué  de  chambre  en  chambre  cumme  on  fait  d'un  vieux  meuble 
inulile  et  embarrassant,  si  bien  que  l'htslorien  Stowe  le  vite  i  l.îSO  ]>ctx\u 
dans  un  givnier  au  iniliiu  (!e  ciiarjvntcs  pourries  o!  d'un  Ins  d'immon-  j 
diccs.  Alors,  rapporle-til,  quelques  otivricrs «UstcuvrtHî s'amusèrent  à  lui 


S2 


LE  MAGASIN  LIÏTÉRAÎRE 


scier  la  tête,  et  un  nommé  Lancclot  Yong ,  maître  vitrier  de  la  reine  Eli- 
sabeth, trouvant  sans  doute,  grâce  aux  parfums  qui  avaient  servi  à  Tem- 
baumer,  qu'elle  exhalait  une'  odeur  agréable,  l'emporta  chez  lid,  où  il  la 
garda  six  mois;  au  bout  de  ce  temps,  il  la  donna  au  sacristain  de  Saint- 
Michel  dans  Wood-Strecl,  qui,  s'en  dégoûtant  à  son  tour,  finit  par  la  jeter 
dans  le  charnier  commun.  « 

Ainsi  finit  Jacques  IV,  au  milieu  du  deuil  et  du  désespoir  de  toute  l'E- 
cosse ,  car  depuis  le  bon  roi  llobert  Bruce  ,  aucun  souverain  n'avait  joiu 
d'une  pareille  popularité. 

Il  laissait  un  lils  âgé  de  deii\  ans. 

Quand  la  nouvelle  de  ladélaile  de  Flodden  parvint  à  Edimboiug,  et  que 
les  présidcns  nommés  en  remplacement  du  prevùt,  des  baillis  et  des  auires 
magistrats  qui,  avant  suivi  le  roi  à  l'armée,  avaient  ]  resquc  tous  péri,  en 
eurent  appris  les  désastreux  détails  ,  ils  résolurent  ii  l'instant  même  de 
mettre  la  capitale  en  état  de  défense,  certains  qu'ils  étaient  par  l'expérience 
que  les  provinces  sauraient  bien  se  défendre  elles-mêmes.  En  conséquence , 
ils  publièrent  cette  proclamation  unique  de  simplicité  et  de  résolution.  La 
voici  : 

<■  Attendu  que  nous  venons  de  recevoir  la  nouvelle  encore  incertaine,  il 
est  vrai,  des  malheurs  arrivés  au  roi  et  à  son  armée,  nous  reronnuandons 
et  au  besoin  ordonnons  strictement  à  fous  les  habitans  de  préparer  leurs 
armes  ,  et  de  se  tenir  prêts  à  se  rassembler  au  premier  coup  de  cloche  , 
pour  repousser  tout  emiemi  qui  tenterait  d'entrer  dans  la  ville.  Nous  dé- 
fendons en  même  temps  et  par  ces  présentes  aux  femmes  du  peuple  et  aux 
vagabonds  de  toutes  espèces,  de  se  répandre  dans  les  rues  en  faisant  des 
latiicntalions  et  en  poussant  des  cris.  En  même  temps  que  par  ces  mêmes 
présentes,  nous  invitons  les  femmes  honnêies  à  se  rendre  dans  les  églises, 
afin  d'y  prier  Dieu  pour  le  roi  et  pour  tous  nos  parcns,  amis  et  compa- 
triotes qui  sont  dans  l'armée  du  roi.  ■> 

La  nouvelle  des  préparatifs  que  l'on  faisait  pour  le  recevoir  parvint  au 
comte  de  Surrey ,  et  comme  c'était  un  général  i)rudent ,  instruit  à  l'expé- 
rience du  passé ,  et  qui  avait  toujours  vu  entrer  en  Ecosse  de  grandes  ar- 
mées et  en  ressortir  de  petites  troupes ,  il  s'arrêta  au  lieu  de  poursuivre 
ses  avantages,  et  contre  toute  attente  se  montra  disposé  ii  traiter  avec  les 
vaincus.  Il  est  au  reste  probable  que  .Marguerite,  veuve  de  Jacques  et  sœur 
de  Henri  III,  fut  pour  beaucoup  dans  cette  mansuétude.  Quoi  qu'il  en  soit, 
et  de  quelque  part  qu'il  fût  appelé ,  l'ange  de  la  paix  n'en  descendit  pas 
moins  du  ciel,  et  les  deux  nations  voisines  redevinrent  alliées  comme  avant 
la  bataille. 

Marguerite  devint  régente  et  tutrice  du  jeune  roi ,  qui,  ainsi  que  nous 
Pavons" dit,  n'avait  que  deux  ans.  Jiais  à  peine  maîtresse  de  ses  actions  , 
elle  compromit  par  ses  fautes  cette  tranquilhté  si  précieuse  qu'elle  avait 
obtenue  par  ses  prières.  Jeune  et  belle,  elle  se  prit  d'amour  pour  un  jeune 
et  beau  chevalier,  et  l'épousa  avec  une  préciiiiialion  (jui  fut  aussi  fatale  à 
sa  renommée  qu'elle  devait  l'être  ensidte  à  l'Ecosse.  Ce  jeune  privilégié 
était  le  comte  d'AngiLS,  petitfils  du  vieux  Douglas  Attache-Grelot,  dont 
les  deux  fils  avaient  été  tués  à  Flodden,  et  qui  étant  mort  lui-même  peu 
de  temps  après  cette  désastreuse  bataille ,  avait  laissé  à  son  descen- 
dant son  nom,  le  plus  grand,  et  sa  fortune ,  la  plus  considérable  de  toute 
l'Ecosse. 

Ce  choix  excita  la  jalousie  de  tous  les  autres  seigneurs  et  principale- 
ment du  comte  d'Arran,  chef  de  la  grande  famille  des  Harailton.  Comme 
il  arrivait  toujours  en  ces  circonstances ,  tout  ce  qui  restait  de  nobles  en 
Ecosse  adopta  l'un  ou  l'aiure  parti ,  les  uns  se  rangèrent  sous  la  bannière 
des  Hamilton,  les  autres  sous  celle  des  Douglas.  Trois  ou  quatre  années 
qui  s'écoulèrent  avec  des  vicissitudes  différentes  dans  les  deux  maisons,  et 
pendant  lesquelles  la  reine  Marguerite  céda  et  reprit  la  régence,  se  retira 
en  Angleterre  et  revint  en  Ecosse,  ne  firent  qu'augmenter  cette  haine  qiù 
devint  tellement  mortelle,  que  le  30  avril  1520,  les  deux  familles  s'étant 
trouvées  réunies  ii  Edimbourg  pour  l'ouverture  du  parlement,  chacun  de- 
meura convaincu  que  cette  réunion  amènerait  une  collision  sanglante.  En 
ell'et,  le  même  jour,  les  deux  factions  se  rencontrèrent  les  armes  h  la  main 
et  les  Hamilton  furent  tellement  écrasés  par  leurs  ennemis,  qu'ils  disparu- 
rent presque  entièrement  de  la  ville  et  qu'on  appela  cette  all'aire  le  ba- 
lavaîe  des  rues. 

'cependant  le  mariage  de  la  reine  avec  Angus  n'était  point  heureia  ,  et 
comme  à  force  de  sollicitations  elle  avait  obtenu  du  pape  une  bulle  qui 
autorisait  son  divorce,  elle  la  fit  signifier  à  son  mari  qui  perdit  ainsi  tous 
ses  droits  ii  la  régence ,  devenant  étranger  en  quelque  sorte  a  la  reine, 
l'.lle  reprit  donc  le  pouvoir,  et  son  premier  acte  lut  de  se  rapprocher  des 
lîamilton  que  l'on  crut  alors  sur  le  point  de  reconquérir  toute  leur  faveur, 

!  lorsqu'une  seconde  faute  rejeta  Marguerite  dans  les  mêmes  embarras  dont 
elle  venait  de  sortir,  en  la  couvrant  d'une  nouvelle  déconsidération. 
Marguerite  époasa  en  troisième  noces  Henri  de  Stevvart,  second  fils  de  lord 
Evandale  ,  jeune  homme  sans  iniluence  et  sans  position.  Augus  profita  de 
cet  avantage,  et  s'empara  de  nouveau  de  la  régence  que  personne  ne  lui 
contesta  ;  il  enleva  le  jeune  roi  à  la  reine  sa  mère,  et  se  chargea  de  sa  tu- 
telle et  de  son  éducation. 

Jacques  V,  séparé  de  sa  mère  il  dix  ans ,  c"esl-à  dire  dans  un  âge  où  il 
avait  déjii  assez  de  connaissance  pour  conserver  ses  premières  ailections 
et  ses  premiers  souvenirs,  délestait  Angus  ,  et  se  trouva  fort  malheureux 
de  son  changement  de  position.  A  mesure  qu'il  grandit ,  ces  sentimens 
prirent  une  force  nouvelle,  de  sorte  qu'à  l'àgc  de  quatorze  ans  celte  sur- 
veillance qui  était  presque  une  captivité ,  lui  était  devcn«e  insupportable. 


Au  reste,  Angus  avait  fait  du  roi  un  cavalier  aussi  accompli  qu'aucun  jeune 
homme  qui  fût  en  Ecosse  ;  il  ne  manquait  pas  d'instruction  ,  et  excellait 
dans  tous  les  exercices  du  corps,  pom-  lesquels  il  était  passionné  ;  était 
adroit  au  tir  et  à  l'escrime,  ardent  à  la  chasse,  et  aussi  habile  écuycr  que 
le  roi  son  père,  qui  jamais  ne  se  servait  d'étrier  pour  se  mettre  en  selle,  et 
ne  connaissait  pas  d'autre  allure  que  le  galop. 

Comme  on  savait  les  dispositions  du  jeune  roi  à  l'égard  des  Douglas, 
deux  tentatives  fment  faites  par  leurs  ennemis  pour  arracher  Jacques  de 
leurs  mains,  l'iuie  par  lord  Buceleuch,  qui  fut  déclaré  coupable  de  haute 
trahison,  et  l'autre  par  Lenouxqui  perdit  la  vie,  de  sorte  qu'après  ces  deux 
victoires  le  pouvoir  du  comte  d'Angus  parut  si  l)ien  consolidé  ,  que  per- 
sonne n'osa  lutter  contre  lui.  Le  jeune  roi  resta  donc  seul  et  abandonné  à 
lui-même  ;  mais  comme  il  était  d'un  caractère  aventureux  et  plein  de  ré- 
solution, il  ne  désespéra  point,  trouvantqu'il  était  d'âge  i>  s'aider  lui-même. 
En  ellèt ,  il  venait  d'entrer  dans  sa  quinzième  année.  Il  an-êta  donc  son 
plan  dans  son  esprit  et  commença  ii  l'instani  même  les  préparatifs  de  son 
exécution. 

En  conséquence,  à  la  première  visite  que  lui  fit  sa  mère  ,  visites  qui  se 
renouvelaient  deux  fois  par  an,  il  la  pria,  sans  lui  rien  dire  autre  chose, 
de  lui  abandonner  le  château  de  Slirling  qin  liù  appartenait  à  titre  de 
douaire,  en  y  mettant  un  capitaine  de  confiance ,  de  fidélité  et  de  cou- 
rage duquel  elle  fiit  sûre  ,  afin  qu'à  quelque  heure  du  jour  ou  de  la  nuit 
qu'il  s'y  présentât,  la  porte  lui  fût  ouverte.  Marguerite ,  qiU  était  plus  in- 
téressée que  personne  à  ce  que  Jacques  reprit  sa  liberté  ,  lui  promit  tout 
ce  qu'il  voulut,  et,  de  retour  à  Edimbouig,  fit  aussitôt  ce  qu'elle  lui  avait 
promis. 

Cependant  Jacques,  qui  connaissait,  pour  l'avoir  éprouvée  depuis  cinq 
ans,  la  surveillance  et  la  sévérité  des  Douglas,  commença  peu  à  peu  à 
se  rapprocher  du  comte  d'Angus,  leur  chef,  comme  si,  ayant  enfin 
pris  son  parti ,  il  eût  mieux  aimé  vivre  en  bonne  intelligence  qu'en  dés- 
accord complet  avec  tous  ses  gardiens.  Cependant  ceux-ci,  tout  aises 
qu'ils  étaient  de  voir  ce  retour,  ne  se  relâchèrent  en  rien  de  leur  circoiis- 
pection,  cl  au  contraire  ,  craignant  que  cette  amitié  ne  cachât  quekpic 
ruse,  ils  établirent  un  de  leurs  fidèles  dont  ils  devaient  être  d'autant  plus 
sûrs  qu'il  était  de  lem-  famille,  et  qui  se  nommait  Perkead  Douglas,  avec 
une  garde  de  cent  hommes  qui ,  sous  prétexte  de  lui  faire  honneur,  mais 
elléclivcment  pour  le  surveiller,  ne  devaient  jatnais  quitter  le  roi ,  ni  en 
voyage,  ni  au  château.  Outre  celle  garde,  Angus,  son  frère  et  son  oncle, 
ne  s'éloignaient  jamais  ensemble  de  Fackland,  résidence  royale  située  au 
milieu  de  bois  et  de  marais  g.boycux,  et  où  Jacques  pouvait  prendre  à 
loisir  la  récréation  de  la  chasse  au  tir  et  au  faucon,  toujours  bien  entendu 
sous  la  garde  de  l'un  des  deux  frères  ou  de  l'oncle  d'abord  ,  puis  ensuite 
de  Parlvcad  et  de  ses  cent  hommes. 

Or  il  arriva,  par  un  concours  de  circonstances  qui  ne  s'était  jamais  pré- 
senté, que  le  comte  d'Angus  ayant  quitté  la  cour  pour  se  rendre  dans  le 
Lothcan,  alin  d'y  terminer  des  atlaiies  qui  ne  souffraient  pas  de  remise, 
qu'Archibald  Douglas  étant  allé  à  Dundee  voir  inie  dame  pour  laquelle  il 
avait  un  grand  amour,  et  que  George  Douglas  étant  parti  pour  Saint-An- 
dré, dans  le  but  d'y  lever  une  contribution,  le  jeune  roi  se  trouva  seul  au 
château  de  Fackland  avec  son  gardien  Parkead. 

Jacques  jugea  l'occasion  favorable,  et  ayant  fait  venir  son  gardien  ,  il 
l'invita  à  se  tenir  prêt  le  lendemain  pour  faire  avec  lui  une  grande  chasse 
à  courre.  Parkead,  qui  ne  se  doutait  de  rien,  donna  les  ordres  en  consé- 
quence, et  étant  venu  prendre  vers  les  neuf  heures  du  soir  les  ordres  du 
jeune  roi  qu'il  trouva  couché,  celui-ci  le  pria  de  le  faire  réveiller  au  point 
du  jour,  ce  que  promit  Parkead,  après  quoi  il  se  relira. 

A  peine  la  porte  était  fermée,  que  Jacques,  tout  en  écoutant  le  bruit  des 
pas  qui  s'éloignaient,  appela  à  voix  basse  John,  son  page  de  confiance,  qui, 
couchant  dans  la  chambre  voisine  et  croyant  que  le  roi  s'était  couché  pour 
dormir,  entra  à  moitié  déshabillé. 

—  John,  lui  dit  le  prince,  m'aimes-tu? 

—  Plus  que  rien  que  je  connaisse  au  monde,  pas  même  mes  frères,  pas 
même  ma  mère. 

—  Bien  ;  veux-tu  m  e  servir  ? 

—  "Au  risque  de  ma  vie 

—  Ecoute.  —  John  s'approcha.  —  Descends  aux  écuries,  dis  au  pale- 
frenier Dick  de  te  remettre  le  paquet  qu'il  a  pour  moi  et  ordonne-lui  d'al- 
ler nous  attendre  à  l'Epine-Noire,  avec  trois  chevaux  sellés  et  brides ,  et 
surtout  recommande-hii  en  sortant  de  laisser  la  porte  de  l'écurie  ouverte. 

John  comprit  aussitôt  ce  dont  il  était  question,  et  se  jetant  aux  genoux 
du  prince  dont  il  baisa  la  main,  il  descendit  aussitôt  par  l'escalier  de  ser- 
vice et  se  rendit  aux  écuries.  Dick,  qui  était  gagné  depuis  près  d'un  mois, 
et  à  qui  Jacques  avait  donné  le  mot  dans  la  journée  ,  remit  à  John  dcirx 
costumes  de  hvrée  complets,  et  sellant  aussitôt  trois  chevaux,  il  monta  siu' 
l'un  d'eux,  causa  un  instant  avec  la  sentinelle,  lui  dit  qu'il  allait  placer  un 
relaià  trois  fieues  de  là,  afin  que  les  chevaux  ne  fussent  point  fatigués  le 
lendemain ,  et  le  iiria  d'indiquer  à  deux  de  ses  camarades  qui  allaient  le 
suivre  le  chemin  qu'il  avait  pris. 

Pendant  ce  temps  le  priiice  et  John  revêtaient  leurs  costumes ,  à  l'aide 
duquel  ils  descendirent  par  l'escaher  de  service  sans  que  personne  fit 
attention  à  eux  :  arrivés  à  la  porte,  la  sentinelle,  au  lieu  de  leur  fermer  le 
passage,  leur  indiqua  elle-même,  ainsi  qu'elle  l'avait  promis  à  Dick,  la 
roiUe  qu'ils  devaient  suivre  pour  le  rejoindre  et  les  deux  jeunes  gens  pas- 
sèrent sans  accident. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


y  33 


A  un  quart  de  lieue  du  château,  ils  trouvèient  Dick  qui  icsatlciulait.  Us 
sautùRiit  aussitôt  en  selle,  et  comme  ils  avaient  les  trois  meilleurs  chevaux 
de  lï'curie,  ils  lircnt  piès  de  trente  mille  en  tiois  heures,  rie  sorte  qu'au 
point  du  jour  ils  arrivèrent  au  pont  de  Slirling.  Aussitôt  qu'il  l'eut  dépas- 
sé, Jacques  se  fit  reconnaître,  et  ordonna  de  fermer  les  i)ortes  déniera 
lui  ;  il  arriva  enfin  au  château  où  le  gouverneur  le  reçut  avec  une  grande 
joie.  Jacques,  écrasé  de  fatigue,  se  coucha  aussitôt  ;  mais  cependant ,  si 
fatigué  qu'il  fût,  il  ne  s'endormit  que  lorsqu'il  eut  sous  son  chevet  toutes 
les  clés  de  la  forteresse,  tant  l'épouvamait  l'idée  de  retomber  entre  les 
mains  des  Douglas. 

lue  heure  après  le  départ  du  roi,  Georges  Douglas  était  revenu  de 
Saint  André,  et  avait  demandé  s'il  ne  s'était  rien  passé  de  nouveau  en  son 
absence. 

Comme  tout  le  monde  ignorait  la  fuite  de  Jacques,  on  lui  répondit  que 
le  roi  était  couché  et  dormait  sans  doute,  attendu  qu'il  devait  partir  de 
grand  malin  pour  la  chass".  Douglas,  tranquille,  se  relira  dans  sa  chambre 
et  se  mit  au  lit,  où,  fatigué  de  sa  course  de  la  journée,  il  ne  tarda  point  à 
s'endormir. 

11  n'était  pas  encore  réveillé,  lorsque  le  lendemain  il  entendit  frapper  à 
sa  porte. 

—  Qui  ctos-vous,  demanda  Douglas? 

—  Peler  Cliramicael,  bailli  d'Albernely,  répondit  celui  qui  frappait. 

—  Ç)w,  voulez-vous  ? 

—  Savez  vous  où  est  le  roi  à  cette  heure  ? 

—  Dans  sa  chambre  où  il  dort,  sans  doute. 

—  Vous  vous  trompez,  car  je  l'ai  rencontré  cette  nuit  sur  la  route  de 
Siirling,  où  je  l'ai  reconnu  à  la  clarté  de  la  lune. 

Georges  Douglas  bondit  hors  de  son  lit,  et  courut,  nu  comme  il  était , 
h  la  chambre  du  roi  ;  mais  il  eut  beau  appeler  et  frapper,  personne  ne 
répondit  ;  enfin  perdant  patience,  il  enfonça  la  porte  d'un  coup  de  pied  :  le 
lit  était  vide  et  la  chambre  déserte. 

Douglas  descendit  on  criant:  Trahison!  trahison!  le  roi  est  parti, 
et  aussitôt  envoyant  un  courrier  au  comte  d'Angus,  il  monta  h  cheval  avec 
tout  ce  qu'il  put  lassembler  d'hommes  d'armes  et  se  mit  à  la  poursuite 
du  roi  ;  mais  Douglas  et  ses  partisans  trouvèrent  sur  la  route  de  Stirling 
un  héraut  qui  les  attendait,  et  qui,  en  les  apercevant ,  leur  cria  à  son  de 
trompe  que  quiconque,  du  nom  de  Douglas,  approcherait  de  douze  milles 
du  château  de  Stirling,  serait  considéré  comme  traître  de  haute  trahison 
et  traité  en  conséquence.  Georges  Douglas  était  sur  le  point  de  forcer  le 
passage  malgré  cette  proclamation  ;  mais  en  ce  moment  le  comte  d'Angus 
arrivait,  qui  prenant,  en  sa  quafité  de  chef  de  la  famille,  le  commande- 
ment de  la  troupe,  se  relira  à  Inlilgow. 

Pour  justifier  le  parti  qu'il  avait  pris ,  le  roi,  après  avoir  rappelé  autour 
de  "ui  tous  les  ennemis  des  Douglas,  et  avoir  donné  à  chacun  d'eiu  la  po- 
sition dont  ils  étaient  privés  depuis  si  long-temps ,  ouvrit  le  parlement  et 
accusa  ses  gardiens  de  hauie  trahison  ,  disant  que  tout  le  temps  qu'il  avait 
été  en  leur  pouvoir  il  n'avait  jamais  cru  sa  vie  en  sûreté  ;  en  conséquence 
le  comte  d'Angus  fut  déclaré  coupable  de  haute  trahison,  lui  et  sa  famille, 
et  exilé  avec  ses  parens  et  ses  amis.  Le  roi  n'excepta  pas  même  de  cette 
proscription,  tant  le  nom  de  Douglas  lui  était  odieux,  Archibald Douglas 
de  Kilspendie,  pour  lequel  cependant,  durant  tout  le  temps  de  sa  capti- 
vité ,  il  paraissait  avoir  une  grande  affection ,  et  qu'à  cause  de  sa  force,  de 
son  courage  et  de  son  adresse,  il  appelait  toujours  son  Graysteil,  du  nom 
du  héros  d'une  vieille  ballade  qui  possédait  toutes  ces  quahtés. 

Archibald  fut  donc  exilé  ainsi  que  les  autres;  mais  connue  au  bout  de 
quelques  années  passées  en  Angleterre,  le  mal  du  pays  lui  prit,  il  résolut, 
quel(|ue  chose  qui  pût  lui  arriver,  de  retourner  en  Kcossc  et  de  se  pré- 
senter au  roi ,  espérant  que  Jacques  se  rappellerait  son  ancienne  amitié. 
En  conséquence,  il  traversa  les  frontières,  déguisé;  mais  étant  arrivé  auprès 
d'Ediiubourg  il  reprit  le  costume  qu'il  était  accoutumé  de  porler  et  sous 
lequel  le  roi  avait  l'habitude  de  le  voir,  y  ajoutant  seulement  une  cotte  de 
de  maille  à  épreuve  du  poignard ,  car  il  craignait  avant  de  voir  Jacques 
d'être  rencontré  par  quelque  ennemi  qui,  le  reconnaissant  et  sachant  qu'il 
était  hors  la  loi,  ne  se  serait  fait  aucun  scrupule  de  l'assassiner.  En  con- 
séquence ,  un  jour  que  le  roi  était  allé  chasser  dans  le  parc  de  Stirling ,  il 
s'assit  sur  la  ouïe  par  laquelle  il  devait  passer,  et  ratlcndit.  \'ei's  le  soir 
Jacques  revint,  et  du  plus  loin  qu'il  aperçut  le  vieillard. — Ah  !  ah  !  dit-il , 
voilà  mon  Graysteil  Archibald  de  Kilspendie;  —  mais  ce  fut  tout  le  souve- 
nir qu'en  obtint  le  pauvre  proscrit.  En  le  voyant  venir,  Douglas  s'était  levé. 
Jacques  à  ce  mouvement  mit  son  cheval  au  galop. 

Archibald  qui  malgré  son  grand  âge ,  était  encore  plus  vigoureux  que 
beaucoup  déjeunes  gens,  suivit  le  roi  à  la  course,  de  soite  qu'il  arriva 
en  nunie  temps  que  lui  à  la  porte  du  cliâteau ,  où  il  tomba  épuisé  sur  le 
seuil.  Jacques  fit  sauter  son  cheval  par  dessus  le  corps  du  vieillard ,  et  con- 
tinua son  chemin  jusqu'au  perron ,  sans  paraîire  aucunement  l'aire  atten- 
tion à  lui.  Alors  Douglas,  qui  était  arrivé  au  bout  de  ses  forces,  demanda 
quelques  gouttes  de  vin  que  personne  n'osa  lui  doiuier,  tant  on  connaissait 
la  haine  du  roi  pour  tous  ceux  qui  portaient  ce  nom. 

L'n  an  api'és ,  le  \ieux  guerrier  mourut  de  douleur  d'avoir  retrouvé  son 
pays  sans  avoii-  lelrouvé  son  roi. 

Jacques  porlail  celle  sévérité  de  caractère  jusqu'à  la  cruauté:  ce  fut 
surtout  à  l'égard  des  maraudeurs  des  frontières  qu'il  se  montra  sans  mi- 
séricorde :  les  lords  et  les  comtes  furent  emprisonnés,  les  principaux 
chefs  pendus,  et  la  frontière  pour  la  première  fois  ramenée  d'un  étal  (le 

AOUT  18il,  —  TOJttE  1, 


brigandage  continuel  à  une  sécurité  si  grande  que  l'on  disait  que,  depuis 
la  tournée  du  roi  Jacques  dans  les  .Marches  du  royaume,  les  buissons  suf- 
fisaient pour  garder  les  vaches. 

Ces  exécutions  accomplies ,  Jacques  put  alors  se  livTer  h  une  de  ses 
fantaisies  les  plus  habiuiellcs  qui  étaient  de  courir  le  pays  déguisé, 
comme  le  fit  depuis  Henri  IV,  celui  de  nos  rois  avec  lequel  il  eut  le 
plus  de  ressemblance;  aussi  les  chroniques  écossaises  fourmillent-elles 
d'anecdotes  plus  ou  moins  apocryphes ,  ressortant  presque  toutes  de  cet 
amour  de  l'incognito ,  et  parmi  lesquelles ,  chose  bizarre ,  celle  du  paysan 
arrivant  au  rendez-vous  de  chasse  en  croupe  derrière  le  Béarnais,  se 
trouve  reproduite ,  avec  des  détails  si  analogues ,  que  l'on  y  trouve  jus- 
qu'à la  réponse  du  bonhomme.  i<  Ma  foi  il  faut  que  ce  soit  moi  ou  vous 
qui  soyons  le  roi,  car  il  n'y  a  que  nous  deux  qui  avons  notre  toque  sur  la 
tète.  i> 

Jacques  V  avait  l'habitude ,  dans  ses  excursions ,  de  prendre  un  nom 
de  guerre  qui  n'était  connu  que  de  ses  plus  familiers,  et  se  faisait  alors 
appeler  le  fermier  de  Eallengiech  (1).  Un  jour  qu'il  avait  été  à  la  chasse 
au  tir,  et  que  lui  et  sa  suite  avaient  tué  une  assez  grande  quantité  de  san- 
gliers, de  cerfs  et  de  daims,  sur  laquelle  en  véritables  chasseurs  ils  comp- 
taient pour  leur  propre  souper,  ils  revinrent  vers  les  trois  heures  à  Stirling, 
donnantordrc  aux  valets  de  vénerie  d'amener  le  plus  tôt  possible  le  produit 
de  la  chasse  dans  les  cuisines  du  château  :  malheureusement ,  les  chariots 
qui  ramenaient  les  mor:s  étaient  obligés  de  revenir  par  les  terres  d'un  chef 
des  Buchanan  qui ,  ayant  reçu  la  visite  de  plusieiu-s  de  ses  amis,  était  en- 
core plus  embarrassé  que  le  roi  Jacques  pour  savoir  ce  qu'il  donnerait 
à  manger  à  ses  convives.  En  voyant  celte  belle  venaison  passer  sous  ses 
fenêtres,  Buchanan  jugea  que  c'était  le  ciel  qui  lui  envoyait  cette  bonne 
aubaine  pour  le  tirer  d'embarras,  et,  descendant  avec  ses  hôtes,  il  barra  le 
chemin  aux  piqueurs;  les  pauvres  gens  eurent  beau  lui  dire  que  ce  gibier 
appartenait  aux  roi  Jacques,  Buchanan  répondit  que  si  Jacques  était  roi  en 
Ecosse,  lui,  Buchanan,  était  roi  dans  Kippen;  comme  Kippen  était  le  dis- 
trict où  s'élevait  son  château,  il  n'y  avait  pas  à  répondre  à  cela.  Aussi  les 
convoycms.  jugeant  que  toute  résistance  serait  inutile ,  se  résignèrent-ils  à 
abandonner  le  gibier  et  revinrent  au  grand  galop  à  Sdrling  annoncer  au 
roi  l'événement  inattendu  qui  le  privait  de  son  souper. 

Jacques  qui,  par  malheur,  avait  ce  jour-là  un  grand  appétit,  et  qui  vit 
que,  grâce  à  la  suppression  de  la  portion  la  plus  succulente  de  son  repas, 
il  souperait  fort  mal  chez  lui  s'il  restait  à  Stirling,  se  fit  amener  son  cheval, 
et,  montant  dessus,  il  invita  les  convives  à  manger  le  souper  tel  qu'il  était , 
et  les  laissant  à  Slirling,  ii  piqua  droit  au  château  de  Buchanan,  où  il  ar- 
riva comme  on  venait  de  se  niettre  à  table.  Mais  comme  Buchanan  n'ai« 
niait  pas  à  être  dérangé  aux  heures  de  ses  repas,  Jacques  trouva  à  la  porte 
un  moniagnard  à  l'air  rébarbatif  et  la  hache  sur  l'épaule  qui  refusa  de  le 
laisser  entrer.  Jacques  le  pria ,  non  point  de  se  relâcher  de  sa  consigne  en 
l'introduisant,  mais  seulement  d'aller  dire  au  lord  que  c'était  le  fermier  de 
Eallengiech  qui  venait  demander  à  souper  au  roi  de  Kippen  ;  Buchanan  . 
qui  ne  connaissait  aucun  fermier  de  ce  nom,  se  leva  aussitôt,  en  promettant 
à  ses  convives  d'étriller  si  bien  le  drôle  qui  se  présentait  dans  un  mo- 
ment si  inopportun ,  que  les  chiens  du  château  en  hurleraient.  En  consé- 
quence ,  il  prit  son  fouet  de  chasse  et  descendit  pour  accomplir  cette  pro- 
messe, à  laquelle  on  le  savait,  en  pareille  circonstance,  on  ne  peut  plus 
religieux.  Mais  à  la  moitié  de  l'escaUer,  il  s'arrêta  stupéfait ,  il  avait  re- 
connu le  roi ,  debout  et  attendant  sur  le  seuil  de  la  porte.  Alors,  laissant 
tomber  son  fouet,  il  se  précipita  aux  pieds  de  Jacques,  lui  demandant  par- 
don de  son  insolence,  et  se  mettant  à  sa  merci  pour  tel  châtiment  qu'il  lui 
plairait  de  lui  imposer. 

Jacques  le  releva  en  riant  et  en  disant  qu'entre  rois  une  pareille  humi- 
lité n'était  pas  convenable;  que  se  trouvant  privé  de  souper  par  la  peite 
de  sa  venaison,  il  venait  lui  demander  sans  façon  une  part  du  sien.  Bu- 
chanan, qui  connaissait  la  sévérité  dont  Jacques  s'était  fait  un  devoir  on 
mille  circonstances ,  n'était  qu'à  demi  rassuré  par  l'air  bienveillant  de  son 
confrère  en  royauté.  Cependant  il  le  conduisit  dans  la  salle  du  festin,  cha- 
peau bas,  et  une  torche  à  la  main:  puis,  arrivé  là ,  il  lui  donna  la  place 
d'honneur,  et  voulut  rester  debout  derrière  lui  pour  le  servir;  mais  le  roi 
exigea  qu'il  se  mit  à  table ,  et  donnant  lui-même  l'exemple  de  la  gaîté  et  de 
l'appétit,  il  rit  et  mangea,  dit-il  lui  même  au  dessert,  comme  cela  ne  lui 
était  pas  arrivé  depuis  long-temps. 

Buchanan  en  fut  quitte  pour  la  peur,  et  depuis  ce  jour,  on  ne  l'appela 
plus  que  le  roi  de  Kippen. 

Jacques  avait  onlcndu  dire  que  daas  certaines  parties  de  l'Ecosse,  cl  par- 
ticulièrement dans  le  Clydesdale,  on  avait  remai-qué  que  plusieurs  rivières 
charrient  des  parcelles  d'or;  il  cw  conclut  qu'il  y  avait  des  mines  dans  les 
environs:  et  faisant  venir  des  ingénieurs  d'Allemagne,  il  leur  lit  explorer 
le  terrain ,  où  ils  trouvèrent  en  effet  un  fdon  a'^sez  considérable  d'or  par- 
failemenl  pur,  dont  Jacques  lit  faire  nue  monnaie  à  son  effigie,  qno  l'on 
appela  ;)('àfs  ('j  toque,  p;trce  que  le  roi  vêtait  représenté  avec  une  toque 
sur  la  tête.  Or,  connne  ces  mines  étaient  on  iiloiue  exploitation ,  Jacques 
invita  un  jour  les  minisires  do  France.  d'Espagne  et  de  Poringal  à  une 
gr.inde  partie  de  chasse  dans  la  partie  du  Cl>ilesdale  où  étaient  situées  ces 
mines,  mais  les  prévenant  d'avance  qu'il  faudr.tit  qu'ils  se  contentassent 
pour  leur  dîner  du  gibier  de  ses  forêts  et  du  fruit  de  ses  terres.  Los  am- 

'  (t)  nnlIonKiccli  ost  un  chemin  fort  étroit  et  fort  raido,  qui  descend  du  chitfraik 
de  Stirling  dans  la  plaiuc.  •    --       .    - 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


bassadeurs,  qui  connaissaient  les  diflicullés  de  se  procurer  d'autres  vivres 
cjaiis  une  coiilréc  si  l'ioignéo  de  la  capitale  ,  excusèrent  d'avance  le  roi  de 
oetlc  sauvase  hospitalité,  et,  comme  la  chasse  était  giboyeuse,  acceptèrent 
avec  grand'plaisir  la  rovale  invitation.  Toute  la  journée  les  illustres  con- 
vives cliassfrcut,  gnidés'par  le  roi,  et  virent  avec  plaisir  que  la  par.ie  im- 
portante du  diner,  c'est  à-dire  le  gibier,  ne  leur  manquerait  pas  ;  mais  en 
pensant  ii  la  disposition  du  terrain  qui  i:e  se  composait  que  de  forets,  de 
iruvéres  et  de  marais,  ils  se  dcmandi'rent  quels  fruits  pouvaient  pousser 
Sur'un  pareil  sol.  Cette  incertitude  dura  tout  le  temps  du  diner,  qui  fut 
aervi  tout  en  gibier,  ainsi  que  !e  roi  l'avait  promis;  puis  le  moment  du  des- 
,î*ri  venu  ,  on  apporta  devant  clia(|ue  convive  un  plat  couvert.  Tous  se 
t;>garda'ent  avec  étonneuieiit,  lorsque  le  roi  les  in\ita  à  découvrir  h  s 
'^làis  :  ils  obéirent  à  cette  invitation ,  et  les  trouvèrent  pleins  de  pièns  à 
toque.  Alors  le  roi  s'excusa  sur  la  slériiiié  de  la  terre,  qui  ne  lui  per- 
mettait p;(s  d'offrir  antre  chose  que  h  s  fruits  de  sis  mines  à  ses  illustres 
invités.  Ce  dessert,  si  peu  varié  qu'il  fût,  n'en  parut  pas  moins  très  ap- 
précié de  ceiLV  ;i  qui  il  était  olfert. 

Celte  fastueuse  hospitalité  était  un  des  caractères  de  l'époque  :  quelque 
temps  après  avoir  donné  ce  repas,  Jacques  fut  in\ité  ii  son  tour  parle 
com'te  d'Ailiol  à  venir  passer  avec  le  légat  du  pape  trois  loiu-s  sm-  ses  ter- 
^s  ;  le  roi  accepta  et  se  rendit  à  l'invitation  qui  lui  était  faite,  accompagné 
tlel'envovédu  saint  siège.  Il  s'acheminaient  ensemble  vers  le  château  du 
comte,  lorsque  des  valet?  placés  sur  la  route  s'avancèrent  vers  le  roi  et 
l'invitèrent  respectueusement  à  les  suivre ,  le  comte  d'Athol  ayant  inomen- 
;anément  changé  le  lieu  de  sa  résidence. 

Le  roi,  qui  se  doutait  de  quelque  surprise,  ne  fit  aucune  difficulté,  et 
bientôt ,  au  milieu  d'une  vaste  prairie  derrière  laquelle  s'étendait  uu  bois 
assez  considérable,  il  vit  sélever  un  château  dont  il  n'avait  aucune  con- 
naissance. Ce  palais  improvisé  était  nauqué  de  tours,  et  composé  de 
lent  chambres,  toutes  ornées  des  llciu-s  les  plus  belles  et  les  plus  in- 
îonnucs;  il  était  en  outre  entouré  d'iuie  eau  vive  dans  laquelle  nageaient 
ies  plus  beaux  poissons  des  lacs,  tandis  que  le  bois  qui  y  aliénait,  fermé 
par  uu  treillis,  contenait  un  nombre  incalculable  de  daims,  de  chevreuils 
et  de  cerfs.  Trois  jours  la  fête  dura  avec  une  somptuosité  digne  d'un 
prince  des  Mille  et  une  Nuits;  puis,  le  soir  du  troisième  jour,  comme 
Jacques,  enchanté  de  la  réception  qu'on  lui  avait  faite ,  remontait  à  cheval 
avec  le  légat  pour  retourner  à  Stirhng,  le  comte  d'Athol  prit  une  torche, 
et  poiu-  éclairer  la  route  du  roi,  mit  le  feu  au  château,  qui  fut  brûlé  avec 
tous  les  meubles  qu'il  contenait. 

La  vie  de  Jacques  s'écoulait  donc  ainsi  au  milieu  d'aventures  étranges 
et  de  fêles  somptueuses ,  et  son  règne,  commencé  sous  de  tristes  auspices, 
promettait  une  heureuse  fin,  lorsque  la  parole  d'un  homme  né  dans  une 
autre  partie  du  monde  changea  tout  à  coup  la  face  de  l'Europe.  —  Luther 
parut,  —  et  la  réformation,  née  en  Allemagne,  franchit  la  mer  et  passa 
d'Angleterre  en  Ecosse. 

Un  des  premiers  princes  qui  l'adopta  fut  le  roi  Henri  VIII  Ne  pou^-ant 
obtenir  du  pape,  qui  craignait  de  se  faire  uu  ennemi  de  Charles  Quint,  la 
rupture  de  son  mariage  avec  Catherine  d'Aragon,  il  avait  saisi  avec  em- 
pressement cette  occasion  d'échapper  h  la  censure  pontificale.  Mais  ce 
a'était  pas  encore  assez ,  comme  tous  les  convertis  à  une  foi  nouvelle ,  il 
avait  la  manie  de  faire  des  prosélytes.  En  conséquence,  il  fit  offrir  à  son 
neveu  Jacques  V  la  main  de  sa  lillc  Marie  et  le  titre  de  duc  d'York  s'il 
voidait  adopter  la  religion  réformée ,  et  eu  faire  en  Ecosse  le  culte  de 
l'état. 

Jacques  balança  un  instant,  à  ce  qu'on  assiue,  entre  son  ancienne  reli- 
gion et  la  foi  noiivelle  ;  mais  bientôt ,  réfiéchissant  que  toute  la  haute  ins- 
truction était  renfermée  dans  le  clergé,  et  que  le  clergé  lui  était  pour  l'ad- 
ministration des  affaires  bien  autrement  secourable  que  cette  noblesse 
pleine  d'arrogance ,  qu'il  avait  eu  tant  de  peine  à  dompter,  il  remercia 
Henri  de  ses  olVres ,  accorda  une  inilucnce  plus  grande  encore  que  celle 
dont  ils  jouissaient  auparavant  à  l'archevêque  Beaton,  et  à  son  neveu  Da- 
vid Beaton,  ses  conseillers  les  p'.us  intimes  ;  puis,  tom'nant  pour  un  ma- 
riage ses  veux  vers  la  France,  il  obtint  d'abord  la  main  de  Madeleine,  fille 
de l'rancois  I".  qui  mourut  après  quarante  jours  de  mariage,  puis  enfin 
■!;elle  de  Marie  de  Guise,  fille  du  duc  de  Guise,  dont  la  famille  était  connue 
de  toute  l'Einope ,  non  seulement  pour  sa  foi ,  mais  pom-  son  fanatisme 
pour  la  religion  catholique. 

Cependant  l'exemple  du  souverain  n'avait  point  été  une  loi  pour  ses 
sujets.  Quelques  savans  Ecossais,  qui  avaient  étudié  sur  le  continent , 
avaient  adopté  la  réforme  de  Calvin,  et  revinrent  chez  eux  pleins  de  l'ar- 
deur (Ji*  nouveaux  néophMes,  et  rapportant  des  exemplaires  de  l'Ecriture 
sainieTédigée  d'après  le  nouveau  rite,  se  firent  pubiiqueineni  prédicateurs, 
2t  comnuncèrenlà  expliquer  dans  leurs  prêches  les  points  de  c(mtroverse 
'jui  s'étaient  élevés  ciUic  leshugueuoLs  et  lis  catholiques  romains. 

Alors  commeni  èreiit  les  querelles  "-eligieuses,  et  le  caractère  violent  et 
implacab'c  du  roi  qui  semblait  s'être  endormi  dans  une  longue  paix  se  ré- 
veilla avec  la  guerre.  Jeanne  Douglas,  su'ur  du  comte  d'Aiigus,  accusée 
de  magie,  fut  inùlée  vive,  et  James  Ilaniilton  de  L'raphan,  surnommé 
le  bâtard  d'Arran  ,  soupçonné  de  haute  irahis(jn  ,  fut  exécuté  sans  que 
le  crime  eût  même  été  prouvé.  Ces  deuv  exécutions  remirent  toute  la  no- 
blesse en  émoi ,  jalouse  qu'elle  était  déjà  de  la  préférence  que  Jacques 
-«iccordait  airx  prêtres  pour  l'administration  des  aO'au-cs  de  son  royaume  ,  et 
h  compter  de  ce  moment ,  il  n'y  eut  plus  pour  le  roi  ni  fétcs,  ni  chasses. 
là  \ovagcs  incognito. 


Pendant  ce  temps,  Henri  pressait  toujours  sou  neveu  d'adopier  la  reli- 
gion reformée  avec  tant  d'iusiance,  que  Jacques,  sans  courir  le  risque  de 
rompre  toui-à  fait  avec  lui,  ne  put  refuser  un  rendez-vous  que  son  oncle 
lui  donnait  dans  la  ville  d'Yorck  où  cette  ques  ion  caiiilale  devait  être  dé- 
Lallue  entre  les  deux  souverains.  Mais  ses  con^eillel•s,  craignant  pour  eux 
les  résulials  d'une  pareille  entrevue,  employèrent  si  habilenicnt  l'iiilluence 
que  la  jeune  reine,  qui  venait  de  lui  donner  deux  fils,  avait  sur  le  roi,  que 
Jacques  laissa  passer  le  jour  fixé  pour  le  rendez  vous,  et  demeura  iran- 
quillcuient  à  Edimbourg,  tandis  que  son  oncle  rattendait  peiulant  une  se- 
maine tout  entière  à  York. 

Henri  n'était  point  de  caractère  à  supporter  tranquillement  une  pareille 
insulte.  Au^si  eiivoyat-il  à  1  instant  même  sur  les  frontières  une  armée  qui 
enlia  en  Ecosse  et  qui  y  mit  tout  à  feu  et  à  sang.  Jacques,  attaqué  ainsi  à 
l'improviste ,  fit  un  appel  à  sa  noblesse  qui,  malgré  les  cau-es  de  mécon- 
tentement qu'elle  avait  ou  qu'elle  croyait  avoir,  oubliait  tout  du  moment 
ou  il  s'agissait  de  la  défense  du  sol,  de  sorte  que  le  1"  novembre  15/i2, 
Jacques  se  trouva  dans  les  Marches  de  son  royaume  avec  trente  mille  hom- 
mes à  peu  près. 

Là,  il  apprit  que  le  général  anglais  avait  déjà  repassé  la  frontière,  et,  r;e 
trouvant  à  la  tête  d'une  si  belle  armée,  il  résolut  de  le  poursuivre  à  son 
tour,  et  de  reporter  à  Henri  la  guerre  qu'il  lui  avait  apportée.  Il  rassem- 
bla donc  sa  noblesse  pour  lui  faire  part  de  son  intention.  Mais  alors 
chaque  chef  lui  déclara  (|u'il  était  venu  à  son  appel,  parce  qu'il  étai  t  du 
devoir  de  tout  E.cossais  de  chasser  l'ennemi  d'Ecosse;  mais  que,  puisfiue 
les  Anglais  avaient  évacué  le  territoire,  ils  ne  le  poursuivraient  pas  plus 
loin,  ayant  appris,  par  l'expérience  ([u'ils  avaient  fait  à  Flodden,  le  dianger 
de  pareilles  excursions.  Jacques,  furieux,  insista  avec  de  grandes  menaces; 
mais  dans  la  nuit  qui  suivit  cette  altercation,  les  nobles  se  retirèrent  cha- 
cun de  son  côté  avec  leurs  troupes ,  et  le  lendemain  le  roi  se  trouva 
seid  avec  sir  John  Scott  de  Thirlslanes  qm  lui  offrit  de  l'accompagner  par- 
tout oii  il  voudrait  aller. 

Jacques  le  récompensa  en  lui  promettant  de  coudre  au  chef  dci  ses  ar- 
mes un  faisceau  de  lances  avec  cette  devise  :  2'oujours  firct. 

Mais  ce  dévoùment  était  inutile;  aussi  Jacques,  humilié  de  l'abruidon  oîi 
l'avait  laissé  sa  noblesse,  revint-il  à  Edimbourg,  où  il  se  renferma  dans  son 
palais,  en  proie  au  plus  sombre  découragement. 

Une  nouvelle  défection  qui  se  manifesta  dans  une  autre  armée  de  dix 
mille  hommes  qu'il  avait  envoyée  dans  les  Marches  de  l'Onest  sous  la  con- 
duite de  son  favori  sir  Olivier  Sainclair ,  vint  porter  un  dernier  coup  à  la 
constance  du  roi  :  ce  découragement  qu'on  avait  espéré  voir  disparaître  se 
changea  peu  à  peu  en  une  profonde  mélancolie.  Sur  ces  entrefaites  ,  ses 
deux  fils  moururent. 

Alors  la  vie  du  roi  ne  fut  plus  qu'un  désespoir  continuel  auquel  le  som- 
meil ne  pouvait  pas  même  apporter  une  trêve  ;  car  à  peine  avait  il  les  yeitx 
fermés  qu'une  sanglante  apparition  se  dressait  devant  lui  :  c'était  le  spectre 
de  James  Hamiltoii,  ce  farouche  chef  de  montagnards  dont  sur  un  simple 
soupçon  il  avait  ordonné  le  suppUce  ;  alors  il  lui  semblait  qu'il  s'approchait 
de  lui,  lui  coupait  l'un  après  l'autre  les  deux  bras,  puis  s'éloignait  en  lui  di- 
sant qu'il  reviendrait  bientôt  lui  couper  la  tète.  i;n  proie  le  jour  à  cette 
tristesse,  la  nuit  à  ce  délire,  Jacques  se  scinit  enfin  pris  d'une  fièvre  brû- 
lante qui  en  quelques  jom's  l'étendit  sur  un  lit  d'agonie. 

Il  y  était  couche,  lorsque  l'on  vint  lui  annoncer  que  la  reine  venait  d'ac- 
coucher d'une  fille,  et  qu'ainsi  avec  la  grâce  de  Dieu  la  couronne  restait 
dans  sa  brandie  descendante.  Alors  il  secoua  tristement  la  tète  en  disant  : 
Par  fille  elle  est  née,  par  fille  elle  s'en  ira.  —  Puis  tournaiit  la  léte  du  côté 
du  mur,  il  poussa  le  dernier  soupir. 

Celle  fille,  née  sous  de  si  tristes  auspices,  était  Marie  Stuart. 

ALEXAXDRE  DU.UAS. 


DEUX    MARIAGES  SOUS  LOUIS  Xlil. 

I. 

Le  cardinal  de  Richelieu  gouvernait  la  France  et  son  roi  Louis  XIII, 

qui  se  plaignait  d'être  réduit  au  pouvoir  de  auérir  les  ccroucUes.  Les  ''- 
affaires  de  notre  pays  n'en  allaient  pas  plus  mal,  et  si  l'on  se  reporte  au 
point  de  départ  de  "cette  hisloiio,  à  l'année  l(i3(),  on  retrouve  une  année 
des  pus  gloiieuses,  surtout  5,«'  'il  reprise  de  la  ville  de  Corbie  siu'  l'ur- 
uiée  espagnole.  ,    .  .,  ,       ,      . 

Ce  haut  fait  d'armes  était  décisif  en  ce  que  les  di^rnicrs  revers  avinent 
consierné  la  France.  Paris,  en  celte  commune  détresse,  fournit  à  la  hâte 
une  levée  de  vingt  mille  liomnies  pour  lenforeer  notre  armée  qui  a\aii  à 
combattre  les  forces  coalisées  des  Impériaux  et  des  Espiignols.  Les  pUis 
braves  généraux  et  la  meilleure  cavalerie  de  l'Empereur  s'étaient  réunis 
aux  troupes  aguerries  de  l'armée  de  I  landres. 

l'ieprendre  Corlne,  défendue  par  vingi-cinq  mille  chevaux,  quinze  mille 
hommes  de  pied  et  qunrante  canons,  c'éiiiii  fort  téméraire  il  la  Fi  ance 
épuisée,  et  nos  ennemis  le  savaient  si  bien  qu'ils  ne  se  fais;iient  aucun 
scrupule  de  nous  railler  de  nos  valeureuses  piétentions.  Ils  afl'eclaientdes 
airs  de  conquérans  :  à  les  en  croire,  ils  allaient  tout  d'un  liait  à  Paris 
pour  le  pillei-  et  reprendre,  jusque  dans  Noire-Dame,  les  drapeaux  de  la 
bataille  d'Avcin.  Leur  généralissime  Picolomini ,  outre  ces  bravades ,  s'a- 


lE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Jzi 


\isait  do  jactances  assez  ridicules  dans  le  but  de  nous  mortifier.  Tantôt  il 
nous  envoyait  dire  par  des  trompettes  qu'il  souliaitait  que  nous  eussions 
de  la  poudre,  tantôt  qu'il  s'allligoaitavec  nous  de  ce  qu'il  ne  nous  arrivait 
point  (le  cavalerie.  Certes,  il  ne  son^jcait  pas  que  celte  cavalerie  et  que 
lelie  puudre  devaient  le  forcer  bienlôt  il  rendre  Corbie  et  ii  le  remettre 
eiilre  nos  mains,  avec  unecoiitrescurpe,  trois  bastions  et  trois  deiui-l'iiies 
qu'elle  n'avait  point;  ce  qui  lit  dire  au\  beaux  esprits  de  France  que 
l'ennemi,  dans  notre  intérêt,  aurait  dû  s'emparer  de  toutes  nos  villes  fron- 
tières, s'il  devait  ainsi  les  fortifier  pour  nous  les  rendre  ensuite. 

Le  marquis  de  ClKuivelin,  qui  joue  le  premier  rôle  dans  noire  récit,  ne 
joua  pas  le  dernier  au  siège  de  cette  ville,  et  sans  trop  le  flatter,  on  peut 
dire  qu  il  lut  |)our  beaucoup  dans  la  reldiiion  de  Corbie. 

L'armée  Iranraise  jouissait  depuis  (piclques  jours  de  sa  nouvelle  con- 
quête. j\lais  si  la  fortune  de  la  Fiance  (Hait  llorissante,  celle  du  marquis, 
en  revaiu he,  se  trouvait  dans  un  bien  autie  (5tat  ;  lequel  é  at,  en  regard 
de  mille  incoiivéniens  ,  n'oUrait  que  cet  avantage  ,  à  savoir  qu'il  lui  lilait 
impossible  d'empirer. 

Comment  exprimer  |)Iu3  clair  la  pileuse  détresse  où  M.  de  Cliauvelin 
était  tombé  ?  11  avait  vu  partir  jusqu'il  son  dernier  Ocu,  et,  qui  plus  est, 
son  é(|uipage,  que  les  basaids  de  la  guerre  avaient  épargné,  n'avait  pas 
rencontré  la  même  indulgence  dans  les  chanccn  du  jeu  :  un  jeu  cllrêné 
qui  à  cette  époque  dévorait  la  noblesse,  cœur  et  biens,  et  qui  l'accom- 
pagnait partout,  même  au  milieu  des  redans  ,  des  ra\elins  et  des  courii- 
iies  dont  s  encombrait  l'attirail  d'un  siège.  Or,  noire  marquis  apportait 
au  jeu  cette  ardeur  qu'il  mettait  en  amour;  il  est  vrai  qu'il  trouvait  en 
celte  dernière  passion  les  dédommagcmens  que  promet  le  proverbe  aux 
joueurs  niallieureux.  C'était  sur  Mme  Guébiiant,  la  veuve  d'un  ex-resident 
près  le  roi  de  Suède ,  que  M.  de  Cliauvelin  portait  ses  visées,  et  le  mar- 
quis avait  par  devers  lui  quelques  raisons  de  penser  que  ses  homuiages, 
comme  la  vertu  dont  ils  ne  s'étaient  jamais  départis,  irouveLaient  tôt  ou 
lard  leur  récompense.  Mme  de  Guébriant,  qui  suivait  la  cour,  entra  avec 
notre  armée  il  Corbie,  el  parvint,  au  milieu  de  ce  pele-niêle,  à  se  mé- 
nager, pour  elle  et  sa  sidtc,  un  logement  à  peu  près  convenable,  qu'elle 
dut  plus  il  l'iiilluenre  de  ses  cliarmes  qu'à  celle  de  son  cousin  M.  le  co- 
lonel de  Lastic.  Cela  n'eaipècha  pas  ce  dernier  de  proliter  de  la  bonne 
aubaine  et  (tu  logis  provisoire  de  sa  cousine,  au  dcuxièaie  étage  duquel  il 
s'installa. 

(Certes,  le  marquis  de  Cliauvelin  ne  fut  pas,  de  son  côté,  aussi  favorisé 
(le  la  fiirluue.  Nous  avons  dit  (pi'il  était  au  dépourvu,  aussi  ce  fut  à  grand'- 
peine  s'il  lui  éclnit,  dans  une  peiite  rue  sale  et  loriueuse,  lesquaire  murs 
d'une  seule  cliambie.  A  vrai  dire,  que  lui  fallail-il  de  plus-"  Le  jeu  l'avait 
débarrassé  bien  il  propos  de  ses  niulels  et  de  lout  son  bagage  ;  mais  enlin 
le  vieux  La  Terrise,  son  domestique  ou  plutôt  son  Mentor,  son  major- 
dome, l'un  de  ces  aniiques  valeis  ([u'on  se  irausmetiait  de  père  en  fils 
dans  les  anciennes  familles,  La  Teriisse  enlin  lai  resiait  encore;  moins 
ingrat  que  la  fortune,  il  ne  s'était  pis  éloigné  de  sou  maître  avec  celle- 
ci,  et  il  fallait  bien  lui  découvrir  un  gîle.  Or,  le  jeune  mar(|uis  s'était 
presque  plus  inquiété  de  l'étalilissemeni  de  son  valet  que  du  sien  propre  , 
et  ne  pouvant  le  loger  auprès  de  lui,  il  s'étaii  procuré  iison  intention  une 
petite  cliaiibredans  la  rue  des  Trois-Jardincis,  au  premier  et  unique  étage 
d'une  maison  haliilée  par  Mlle  Gabrielle  de  Fargis,  fille  d'honneur  de  la 
duchesse  de  Savoie. 

Pour  (pi'un  valet  de  chambre,  fût-il  même  La  Terrissc,  logeât  au  même 
étage  qu'une  lille  d'honneur,  il  fallait  bien  toutes  les  licences  de  la  guer- 
re, et  c'était  la  première  fois  de  sa  vie,  déjà  longue,  que  noire  domesli- 
qne  voyait  su  i  hambrelie  côte  à  côte  de  l'apparleinent  d'une  dame  de  la 
plus  haute  volée.  Un  simple  corridor,  ouvrant  sa  double  fenêtre  à  balcon 
sur  la  rue  ,  séparait,  ou  plutôt  liait  cuire  elles,  par  celle  communicaiion 
intérieure,  les  parties  de  ce  logeuienl,  dont  la  plus  luinime  avait  été  con- 
cédée à  La  Teriisse. 

Liifin,  vaille  que  vaille,  M.  de  Cliauvelin  avait,  pour  lui  et  son  valet, 
trouvé  de  quoi  se  loger  dans  la  ville  qu'il  avait  coiiiiuise.  Et,  du  reste, 
piuir  être  vrai,  nous  devons  (Ire  que  ce  souci  avait  été  bien  mesquin  au- 
près de  celui  ipie  M.  le  inar(|uis  a  maintenant  dans  la  uUe.  Jamais  peul- 
ctie  la  mauvaise  fortune  ne  foiiilit  plus  mal  à  prvjpossur  un  amoureux  et 
ne  lui  enleva  du  même  coup  argent  et  crédit,  l'argent  réd  et  l'argent 
poisilile.  Considérezque  c'est  demain  la  l'élcdcMmede  (;iiébiianl,qui^  tout 
les  beaux  seigneurs  de  la  cour  iiieliroiit  uses  [lieds  hommages  et  cadeaux 
aliii  de  les  reiidie  plus  agréables  en  les  iiuilli|iliaiit  les  uns  par  les  autres, 
et  que  M.  (k'  Cliauvelin,  le  plus  épris  el  aecileiitelleineat  'e  plus  pauvre, 
n'a«  la  (pie  sj  liouuc  vnlotiié  à  son  service  el  à  celui  de  sa  da.iie.  Celle 
iniserablt!  p.  usée  le  di^ole.  Naguère,  ipiaud  le  jeu  le  làvmisail,  il  avait 
soiig,',  pour  la  circoiisiance  soeiiiie  le  et  prévue  du  lendemain,  à  faire 
l'acipiisilr'ii  d'un  luagniliipic  cveiilail  dnnt  l'oi  lèvre  de  la  cour  était  dé- 
teiileur.  Malhenreiis  luenl  le  marquis  n'elail  pas  passé  du  projet  à  l'acte: 
tort  iniiiieiise  (pi'il  lui  e.sl  iaipossible  de  réparer  auJDurdliiii.c.ir  il  n'a  pas 
la  premièi  I'  pislole  des  ceiil  (pie  nécessuerail  un  tel  achat  ;el  ce  prix  n'est 
pas  irop  élevé  si  l'iui  cmisiilère  le  travail,  la  iiaUire  et  la  iiia;iere  de  l'ob- 
jet. C'était  i\\\  de  ces  évenlais  à  jiiur  ipi'on  appela  depusdes  lorç;iii  tirs, 
par  la  laiiie  des  dames ,  (pii ,  au  lieu  d'en  faire  un  abri  pour  la  pudjiur, 
les  conveilirenl  eu  observaloire  dissimulé.  ■  ' 

Les  deux  branches  mailri  ss  s  (|ue  les  éventailji-tes  appellent  panaches, 

étaient  en  ivoire  sculpté  et  rehaussé  d'un  lilet  d'or,  courant  en  festons. 

'  Ce  milices  ijaguclles  de  nacre  d'un  ti  avail  exquis  formaient  chacun  des 


b7-ins  qui  allaient  supporter  la  feuille  sur  laquelle  on  avait  peint  un  sujet 
mythologique  :  S.ilunie  y  était  représenté  le  Iront  ridé,  l'œil  chassieux,  le 
nez  aquilin,  s'appuyant  sur  sa  faux  de  la  main  gaucîie,  et  de  la  main 
droite  saisissant  un  île  ses  enfaiis  pour  le  dévorer.  Bref,  on  pouvait  dire  de 
l'ensemble  comme;  du  cliaf  du  auluil  :  la  maind'œuvie  en  surpassait  la 
matière. 

Voilà  bien  un  cadeau  digne  d'être  offert  à  Slme  la  duchesse  de  Gué- 
briant; mais  la  question  n'est  pas  là  :  elle  réside  tout  entière  dans  les 
cent  pistoles  qui  manquent  au  mar(|nis,  alors  qu'en  perspective  il  voit  le 
bel  usage  (|u'on  en  pourrait  faire  pour  le  lendemain.  Or,  vous  dunpre- 
nez  qu'il  n'a  pas  de  temps  à  perdre ,  cl  de  l'argent  encore  moins,  ce  qui 
le  désespère. 

Hcgardez-le  seul  dans  sa  chambre  qu'il  arpente  à  pas  saccadés,  allint 
d'un  dressoir  délabré  qui  meuble  un  des  côtés  des  parois  jusqu'à  l'aiftre , 
où  ses  armes  et  son  uniforme  de  capitaine  au  chevau-légers  sont  sniien- 
diis  en  trophée,  moins  p(mr  servr  d'ornemens  que  pour  couvrir  la  nu- 
dité de  la  muraille.  Une  lampe  pacée  sur  nue  lourde  table  éclaire  le  pro- 
meneur, qui  compromet  l'existence  de  cet  unique  luminaire  par  le  vent  de 
son  action,  qui  s'accroît  de  l'émotion  de  sa  colère  el  de  la  rapidité  de  sa 
marche. 

—  l'ar  ma  foi,  murmure-l-il  entre  ses  dents,  je  ne  m'attendais  pas  à 
celle-là...  Vit-on  jamais  étoile  plus  funeste  que  la  mienne!...  Au  diable 
les  valets  lioniiêics!  Il  n'en  existait  peut-être  qu'un  sur  la  terre,  et  la  des- 
tinée veut  (|u'il  me  soit  échu...  Morbleu!  j'aimerais  mille  fois  mieux  que 
La  Teriisse  fût  elTriUté,  libcrliii,  fripon,  comme  tous  les  autres...  A  l3 
bonne  heure,  ceux-là;  et  s'ils  vous  volent,  au  moins  il  ne  vous  donnent 
pas  de  conseils,  ne  vous  fout  pas  de  remoiilrances.  Enlin ,  Ils  sont  valets 
en  tout,  et  ils  se  gardent  bien  de  prendre  des  airs  de  Mentor,  des  aiiiiu- 
des  de  gouverneur...  Qu'esKe  que  je  demande  au  ciel?  certes,  ce  n"est 
pas  une  faveur,  bien  au  coi.;raire  :  la  chose  la  plus  vulgaire ,  la  plus 
commune,  ce  que  tout  le  monde  a,  un  fripon  de  vaht...  que  je  puisse 
jeter  à  ta  porte,  lout  à  mon  aise.  Certes,  ce  n'est  pas  l'envie  qui  m'a 
manqué  aujourd'hui,  c'est  le  pouvoir.  Chasser  La  Teirisse!  crime  im- 
pardonnable an  tribunal  de  ma  famille...  Mieux  va'jdraii  pour  moi  passer 
à  reiinemi  ou  battre  fausse  nioniiale,  ce  qui  me  serait  fjrt  utile,  n'ea 
possédant  iilns  de  la  véritable...  Mes  amis  mêmes  jettera  eut  les  hauts 
cris.  Mon  iière  me  désliéi  itérait  ;  car  c'est  de  sa  main  (|ue  je  liens  La  Tcr- 
risse;  (|ue  Dieu  le  lui  rende  !  Un  groideur,  qui  ne  comprend  rien  à  la  vie 
de  jeune  liomine,  qui  ne  .'^ait  (pic  gêiiiir  quand  je  perds,  gémir  quand 
je  gagne,  gémir  et  sermonner  encore  quand  je  suis  amoureux,  -'jue  le 
diable  rem|)oric!  car,  m'cilezàsa  place  un  valet  comme  tous  les  valets  ("e 
l'univers,  et  demain  je  piuirais  faire  bonne  mine  dans  les  siloiis  de 
Mmcde  Guébriant  !  demain  j'aurais  eu  mon  éventail,  taudis  que  j"arri\eriii 
les  mains  nettes  ! 

Jamais  peut-être,  de  mémoire  de  maître,  pareille  sortie  n'avait  été  faite 
sur  le  trop  de  vertu  d'un  valet;  aussi,  le  monologue  animé  de  M.  de 
Cliauvelin  pouvait  il  passer  pour  une  pièce  curieuse.  Il  fut  interrompu 
brusquement  par  trois  coup  bappésà  la  porte  de  sa  cham'ire. 

Un  q'ii  va  là'?  vint  nalurellement  de  la  bouche  du  marquis  ,  habitué  à 
ces  formules  militaires,  et  emprunta  quelque  chose  de  la  colère  uui  le 
dominait. 

—  Moi  !  répondit-on  du  dehors. 

Ce  pronom  très  vagu;*,  et  qu'on  manque  raniment  d'émettre  en  pareil 
cas,  tient  la  place  d'un  nom  qu'on  ne  devine  pas  toujours ,  et  que  p  mr 
notre  part  nous  ignorons  t;mi  à  fait;  mais  il  faut  bicii  que  le  marquis  ait 
reconnu  le  personnage  d'où  sort  celte  voix,  puisqu'il  lui  ouvre  si  porte. 

—  Eh!  bon  soir,  compère  Bazil,  se  hâta  de  dire  M.  de  Cbauvelin  au 
visiteur  attardé,  qui  se  planta  debout,  son  chapeau  à  la  main,  ù  l'entrée 
de  la  chambre. 

Le  compère  Razil  était  un  orfèvre  de  la  cour;  mais  qui ,  à  l'occasion  , 
vendait  l'or  et  l'argent  sans  autre  façon  que  celle  qu'ils  avaient  rcci-.c  à 
l'Hôtel  des  Monnaies,  et  il  gagnait  même  plus,  dans  ce  tralic  claede'siiii , 
que  dans  le  commerce  apparent  dont  il  couvrait  >on  industrie  d'usin  ier. 
Petit  vieillard,  le  luge  chapeau  qu'il  tenait  à  la  main  aurait,  surs.i  t  te, 
absorbé  sa  mince  ligure,  delà  inéme  couleur  roiissâtie  que  son  j.i.  i . 
lequel  n'avait  pas  plus  de  p'is  que  celle-là  n'avait  de  rides.  Ui  ;•  ■  ■  t 
(ledia])biun  lui  serrait  la  taille  et,  selon  la  mode  dii  temps,  l.i 

voir  la  loile  de  la  chemise  avant  d'arriver  à  des  chausses  Or ji 

qui  servaient  de  magasin  pnrlaiif  à  Lazil. 

Sa  posture  hamble.  (piaiid  le  ton  de  familiarité  du  m.irquis  si*mble  l'on 
dispenser.  In  lique  sulhsainineiit  que  cet  hom  ne  saii  gariler  les  dis'anec; , 
cl  (|ue  s'il  les  idiserve  (piami  elles  lui  sont  d(i.sa\a;iiageuses,  c'esi  pour 
avoir  le  i!roit  de  les  faire  rcspceier  à  son  tour  si,  sur  uu  autre  tciTuin, 
c'est  à  lui  qu'elles  prolitent. 

—  Eh  bien,  monsieur  le  martuis,  dit  le  peiit  vjeillai-d,  après  avoir  souf- 
llé  la  chandelle  de  sa  laiteriie.  c'est  demain  le  grand  jour.  Est  ccque  nous 
ne  ferons  pas  allaire  pour  cet  êvenlail  ? 

—  Vous  l'avez  donc  encore?  reprit  M.  de  Chauvelin.  co:n?ae  pour  faire 
v,iloir  à  sou  marchand  la  rareté  des  ar(piérciu-s  d'un  tel  bijou. 

L'orl'évi  e  comprit  riiileiilloii  de  celte  remanpie,  et  i  ipo>la  : 

—  Je  l'ai,  parce  que  je  vous  l'ai  gai  dé,  inoiislour  le  niar.ju.s  ;  sans  cela, 
il  y  a  di-jà  long-temps.,.,  .Nous  sommes  presque  d'accord  avec  un  yci- 
guciu'. 


56 


LE  MAGASm  LITTÉRAÏRE. 


i-!iài=i=: 


—  Ne  vous  gênez  pas  pour  moi,  je  vous  en  prie,  objecta  l'autre;  je  ne 
puis  vous  l'aclietcr. 

—  Tant  pis  !  répliqua  rorfovic  ;  puis  se  reprenant  :  Tant  pis  pour  vous, 
iijoulat-ii  ;  car  pour  moi,  certes,  je  n'en  suis  pas  embarrassé.  Il  vaut  cent 
pibtoles  comme  un  écu. 

—  Je  ne  dis  pas  le  contraire,  mais... 

—  Diable  !  murmura  le  marchand  en  se  p;rattant  l'oreille,  on  m'a  trom- 
pé. N'auraitil  rien  reçu  ?...  Puis  toiilliaut:  Je  vois  ce  que  c'est,  continua- 
t-il,  monsieur  le  marquis  a  jeté  les  yeuï  sur  quelque  autre  objet? 

—  Nullement,  riposta  celui-ci. 

—  Alors  je  n'y  comprends  plus  rien,  dit  iiitéiieuroment  le  vieillard. 
Ensuite,  pour  expérimenter  tout  ce  qu'il  fallait  croire  de  ces  contradic- 
tions, l'orfèvre  lit  mine  de  s'en  aller,  en  disant  : 

—  Dieu  vous  garde,  monsieur  le  marquis!...  votre  serviteur;  pardon  de 
vous  avoir  dérangé. 

Et  il  alluma  sa  lanterne. 
,     M.  de  Cliauvelin  le  reconduisit  vers  la  porte  poin-  la  lui  ouvrir. 
:     —  Avouez,  cotnpiire,  dit-il  clininiii  faisant ,  que  si  vous  avez  le  nez  de  tra- 
vers, il  est  toujours  tourné  du  bon  cftté  de  l'argent. 

Ce  mot  produisit  un  cil'et  instantané  sur  1  orfèvre,  qui  s'arrêta  tout 
court,  et  éteignit  sa  lanterne  jiour  no  pas  en  perdre  la  chandelle  (luiaMt 
la  conversation  qu'il  prévoyait.  Cela  fait ,  il  se  retourna  ,  et  par  consé- 
quent se  trouva  en  face  du  gentilhomme,  qui  lui  mit  la  main  sur  l'épaule 
en  ajoutant  : 

—  Il  faut  que  vous  ayez  le  fiair  bien  subtil,  à  moins  que  quelqu'un  ne 
vous  ait  mis  sur  la  piste  des  deux  cents  pisloles  que  j'ai  reçues  aujour- 
d'hui. 

—  Deuv cents  pisloles!  s'écria  Uazil  avec  un  elonnement  "liyporriie.  Je 
certifie  que  c'est  la  première  nouvelle. 

Ce  que  disant,  il  s'inclina  d'un  air  bonhomme,  et  posa  sa  main  droite 
i  sur  sa  poitrine  en  éparpillant  les  doigts,  comme  pour  avoir  phis  de  cban- 
•\ccs  de  rencontrer  le  siège  vacant  de  sa  conscience. 
,     Celle  attestation  mimique  ne  rempcclia  pas  de  faire  celte  réflexion  inté- 
rieure :  — (i  J'étais  donc  ibien  renseigné  !  ■> 

—  Deux  cents  pisloles,  répéta  t-il  tout  haut,  et  vous  refusez  d'acquérir 
un  bijou  sans  pareil,  riche  à  merveille  et  dressé  à  ravir!  Une  occasion  su- 
perbe. Cet  éventail,  je  le  donne  pour  rien,  et  uniquement  parce  que  l'ar- 
gent est  rare  et  que  les  temps  sont  dufs. 

—  Et  les  marchands  aussi,  ajouta  le  marquis  pendant  que  l'orfèvre  tirait 
de  ses  chausses  un  étui  de  cuir  du  Levant ,  et  de  cet  étui  l'éventail  à  jour 
qu'il  déployait  sous  toutes  ses  faces  pour  irriter  les  désirs  et  exciter  la  coti- 
voitise  du  gentilhoiunie, 

—  Admirez  comme  cette  parure  est  galante,  disait  Bazil ,  en  faisant  la 
roue  avec  l'éventail,  pouran'iianderle  marquis.  Considérez  comme  Hotte 
avec  grâce  le  nœud  que  les  grandes  dames  appellent  le  badin. 

Puis  ne  s'avisait-il  pas,  le  lourdaud,  de  se  donner  de  l'air  et  de  con- 
trefaire les  mines  des  femmes  de  la  cour.  <i  Ma  chère,  s'écriaitil ,  en  pre- 
nant une  voixilùiée,  que  pensez-vous  de  la  dernière  fête  du  cardinal? 

—  Oh  !  délicieuse!  Je  dansai  une  courante  avec  M.  d'Avaux,  surinten- 
dant des  finances.  —  Et  moi  une  pavane  avec  le  maréchal  de  S(  hombcrg. 

—  Il  y  avait  peut-être  trop  de  violons?  — Dites  trop  d'aigrefins,  mar- 
quis !  » 

Celp?  lingerie  grossière,  toute  grotesque  qu'on  la  siqipose,  ne  laissait 
pas  cL^  Bduire  sur  le  spectateur  l'efl'et  désiré;  car  le  marqiiis ,  aveuglé 
par  son  iiuagination,  mettait  la  blanche  et  délicate  main  de  !\Inie  de  Giié- 
iriant  à  la  place  de  la  patte  velue  de  l'orfèvre.  Quand  celui-ci  s'aperçut 
que  son  hôte  était  sud'isaminent  allumé,  il  ferma  l'éventail. 

—  Apres  tout,  dit-il  négligemment,  je  ne  sais  pas  pourquoi  je  m'aaiuse 
à  ce  badinage  qui  vous  ennuie  ;  car  des  goûts  et  des  couleurs...  Tenez, 
je  vois  que  mon  éventail  n'a  pas  votre  agrément! 

—  Mais  vous  vous  trompez,  je  vous  jure, 

—  Le  trouveriez-vous  trop  cher? 

—  Je  ne  dis  pas  cela. 

—  Il  faut  donc  qu'il  vous  déplaise? 

—  Au  contraire. 

—  C'est  alors  marché  conclu? 

—  Je  ne  demanderais  pas  mieux. 

—  El  qui  vous  empêche  ?  Suis-jc  un  homme  à  me  dédire  ?  Cent  pistoles, 
et  l'éventail  est  à  vous. 

—  Cent  pisloles  !  si  je  les  avais  !  répondit  le  marquis. 

—  Tout  à  l'heure ,  ohjecla  Dazil ,  surpris  de  ces  contradictions ,  vous 
affirmiez  en  avoir  reçu  deux  cents  aujourd'hui  même. 

—  C'est  In  vériié.  M.  de  Voiture  me  les  a  adressées  avec  une  spiriiuelle 
lettre... 

■     —  J'y  suis,  interrompit  Torfèvre  ;  cette  somme  ne  vous  était  pas  des- 
tinée! 

—  C'est  là  ce  qui  vous  trompe  :  l'argent  et  la  lettre  étaient  bien  pour 
I  moi. 

.) .    — Vous  l'avez  donc  joué  di'jà  et  perdu  peut-être? 
■    — îîafoiijc  l'aimerais  autant,  répliqua  le  marquis ,  dont  la  colère 
semblait  renaître  à  ces  interrogations  de  l'orfèvre.  Je  n'ai  ni  joué,  ni 
perdu, 

—  Vous  aurait-on  volé? 

—  Encore  moins. 


—  Par  miracle!  balbutia  Bazil,  hésitant,  auriez-vous  payé  quelque 
créancier?  Pardon,  je  ne  vous  le  demande  pas. 

—  Aussi  je  ne  réponds  pas.  C'est  trop  absurde  aussi...  Avez-vous  ou- 
blié ces  deux  vers  de  d'Estcrnod,  gentilhomme  et  poète  : 

I    ]1  n'est  pas  si  bon  [•■entillioninie 
^    Qui  ne  doive  rien  aujourd'hui. 

—  Alors' je  m'y  perds! 

Et  le  vieillard  croisa  les  bras  en  regardant  le  seigneur,  qui  imita  ce 
geste  et  à  son  tour  considéra  l'orfèvre.  La  posture  des  deux  interlocu- 
teurs était  lii  même,  et  cependant  l'œil  écarquillé  du  bourgeois  avait  l'air 
de  demaudcr  :  «  Comment  diable  cela  peut-il  se  faiic?i)  tandis  que  la 
physionomie  franchement  coniiariéc  du  marquis  semblait  repondre  : 
«Ceci  vous  parait  incroyable,  et  rien  n'est  plus  vrai  pourtant.» 

Cette  scène  muetie,  l'orfèvre  la  rompit  en  disant^  avec  une  déférence 
où  se  glissait  une  pointe  d'humeur. 

—  Monsieur  le  marquis  pratique  le  bel  esprit;  mais  il  est  trop  géné- 
rciix  d'oublier  que  nous  antres,  gens  du  peuple,  nous  manquons  de  ces 
finesses  subtiles.  Je  n'ai,  pour  ma  part,  jamais  su  deviner  les  énigmes. 
Ainsi... 

Là-dessus,  le  vieillard  se  disposait  à  montrer  les  talons  de  ses  souliers  h 
boucles.  M.  de  Chauvclin  l'arrêta  par  le  bras. 

—  l^.Ion  compère,  lui  dit-il,  vous  ne  voyez  pas  plus  clair  là-dedans  que 
si  on  vous  fourrait  la  fêle  dans  un  four,  dans  un  sac  ou  dans  un  puiis.  Je 
le  comprends.  A  votre  place,  je  serais  tout  aussi  désorienté  que  vous; 
mais  je  tiens  à  ne  pas  vous  laisser  prendre  ceci  pour  une  trop  longue  fa- 
cétie. Quoi  qu'il  m'en  coûte ,  je  veux  vous  éclairer.  Vous  appelez  ce  jeu 
une  énigme  ?  Je  n'en  disconviens  pas.  En  voici  le  mot  :  prenez  et  lisez. 

Le  petit  vieillard  frotta  ses  yeux  du  revers  de  sa  main ,  comme  pour 
les  aviver  ;  puis  il  parcourut  d'un  seul  regard  la  leiiie  que  lui  présentait 
le  marquis,  cl  arriva  droit  à  la  signature. 

—  Ah  !  Ctil,  M.  Vincent  de  Voiture.  Ce  droit  être  galamment  tourné. 
Voyons  : 

(1  Slonsieur, 

«  A  ce  que  j'ai  appris,  on  aurait  grand  tort  si  on  vous  reprochait  d'a- 
voir gardé  le  mulet  au  siège  de  Corbie.  On  m'a  dit  aussi  que ,  considé- 
rant que  plusieurs  armées  se  sont  autrefois  perdues  par  leur  bagage , 
vous  vous  êtes  défait  de  tout  le  vôtre,  et  qu'ayant  lu  dans  les  histoires  ro- 
maines (voilà  ce  que  c'est  que  de  tant  lire)  que  les  plus  grands  exploits 
que  leur  cavalerie  fit  autrefois,  elle  les  fit  ayant  mis  pied  à  terre  et  s'éiant 
démontée  volontairement  dans  le  fort  des  combats  les  plus  douteux ,  vous 
vous  êtes  résolu  d'éloigner  tous  vos  chevaux,  et  que  vous  avez  si  bien  fait 
qu'il  ne  vous  en  est  pas  resté  un  seul. 

"Peut-être  que  vous  en  recevrez  quelque  incommodité;  mais  aussi  cela 
est,  sans  mentir,  bien  honorable  qu'aussi  bien  que  Bias  vous  puissiez  dire 
que  vous  avez  (vec  vous  tout  ce  qui  esta  vous  :  non  pas,  àdire  le  viai,  une 
quantité  de  bardes  inutiles,  ni  un  grand  accompagnement  de  chevaux,  ni 
une  extrême  abondance  d'or  et  d'argent  monnayés;  mais  probité,  généro- 
sité, nagnanimité,  et  une  tranquillité  inouïe  dans  la  perle  des  biens  faux 
et  périssables  :  qualités,  monsieur,  qui  vous  sont  propres,  et  lesquelles  ni 
le  temps  ni  la  fortune  ne  sauraient  séparer  de  vous...  » 

Ici  le  lecteur  fit  une  grimace  très  significative,  tendant  à  exprimer 
qu'il  était  loin  d'être  converti  à  la  religion  que  prêchait  l'écrivain.  Toute- 
fois il  ne  put  s'abstenir  de  donner  son  assentiment  à  l'habileté  du  prédi- 
cateur. 

—  Quel  agrément,  dit  il,  de  savoir  écrire  comme  cela!  Je  doinierais 
bien  quelqu;  chose  pour  être  capable  d'en  faire  autant...  mais  je  ne  suis 
qu'un  ignare ,  par  la  faute  de  mes  parens  qui  ne  songèrent  jamais...  Enfin 
ces  beaux  esprits  sont  comme  des  tailleurs  :  ils  habillent  de  belles  paroles 
les  pensées  les  plus  biscornues  de  la  même  sorte  que  ceux-ci  dissimulent 
toutes  les  difformités  de  l'homme  sous  la  richesse  des  costumes.  Quel  ar- 
tifice!... iMais  je  ne  vois  pas  trop  encore  oii  votre  illustre  correspondant 
veut  en  venir. 

—  Patience!  vous  le  saurez  bientôt,  répondit  Chauvelin  en  faisant  à 
Bazil  signe  de  continuer. 

Le  vieillard  reprit  : 

«  Or,  Euiipide  ayant  écrit  en  l'une  de  ses  tragédies  que  l'argent  fut  un 
des  maux  qui  sortit  de  la  boite  de  Pandore,  et  peut-être  le  plus  pernicieux, 
j'admire  comme  une  qualité  (liijue  en  vous  l'incompalibiliiê  que  vous 
avez  avec  lui,  et  il  me  semble  que  c'est  une  excellente  marque  d'une 
ame  grande  et  extraordinaire,  de  ne  pouvoir  durer  avec  le  corrupteur  de 
la  raison ,  l'empoisonneur  des  amcs  et  l'auteur  de  lant  de  désordres ,  d'in- 
justices et  do  violences.  I\Iais  je  voudrais ,  monsieur,  que  votre  virln  ne 
fût  pasloul-h-fait  à  un  si  haut  point;  que  vous  vous  pussiez  accommoder 
en  quelque  sorte  avec  cet  ennemi  du  genre  humain ,  et  que  vous  fissiez 
quelque  iiaix  avec  lui  comme  nous  en  faisons  avec  le  grand  Turc,  pour 
descoiisidéralions  politiques  et  pour  la  raison  de  commerce.  Considérant 
donc  qu'il  est  très  diiïicile  de  se  passer  de  lui,  et  in'imaginant  que,  com- 
me je  jouai  pour  vous  à  Narbonne,  vous  avez  peut-être  joué  pour  moi  à 
Corbie  et  que  c'est  en  mon  nom  que  vous  avei  engagé  votre  argent  :  je 
vous  envoie  deux  cent  jjisloles  à  compte  sur  la  perle  que  vous  pouvez  avoir 
faite  pour  moi.  » 

—  Oh  !  pour  le  coup,  voilà  qui  est  beau,  s'écria  l'orfèvre  en  interrom- 
pant sa  lecture.  Voilà  une  des  plus  magnifiques  choses  que  j'aie  jamais 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


%1 


lue;  :  «  Je  vous  envoie  deux  cents  pistoles.  »  Celte  ligne  vaut  son  pesant 
d'or.  Je  défie  M.  de  l'Etoile,  M.  de  Gombaut  et  le  poète  Saint-Amant  de 
pouvoir  s'exprimer  de  la  sorte.  Ils  n'en  auront  jamais  les  moyens. 

Le  marquis  sourit  de  l'enthousiasme  intéressé  du  marcliand  ;  et  ce  der- 
nier ne  tarissait  pas  en  foi  mules  d'admiration  pour  ce  passage  qu'il  relut 
avant  de  tirmincr  l'épîire  : 

«  Je  vous  envoie  deux  cents  pislolcs  à  compte  sur  la  perte  que  vous 
pouvez  avoir  faite  pour  moi;  mais  afin  qu'il  n'en  arrive  pas  de  celles-ci 
coMune  des  autres,  j'ai  pris  soin,  pour  que  vos  mains  n'en  fussent  pas 
souillées,  qu'elles  fussent  remises  en  celles  de  La  Terrisse,  votre  valet  de 
chambre ,  pour  la  consommation  et  l'usage  duquel  je  les  envoie  principa- 
lement. Vincent  de  Voiture.  » 

—  Oh  !  voilà  qui  se  gâte ,  observa  le  vieillard  en  repliant  la  lettre ,  qu'il 
rendit  à  son  propriétaire.  C'est  vraiment  bien  dommage! 

—  Vous  devinez  maintenant  pourquoi  je  n'ai  pas  les  deux  cents  pistolcs 
en  mon  pouvoir  ? 

—  J'en  ai  peur,  répartit  l'orfèvre  ;  mais  La  Terrisse,  pour  peu  que  vous 
lesouhaiiiez,  ne  rcfuseiapas... 

—  Au  contraire  ;  il  l'a  déjà  fait  malgré  mes  instances  les  plus  vives. 

—  Après  tout,  riposta  le  vieillard,  vous  pourriez  l'y  contraindre  ;  il  vous 
a  désobéi,  et  un  valet  qui  désobéit,  on  le  chasse. 

—  Impossible,  mon  compère.  La  Terrisse  est  inféodé  à  ma  maison  ;  il 
m'a  vu  naîire  :  son  expulsion  me  serait  cotée  pis  qu'un  crime  d'état.  D'ail- 
leurs, pour  tout  ce  qui  n'est  pas  argent,  je  suis  forcé  de  convenir  que  La 
Terrisse  est  le  modèle  des  valets.  Par  conséquent,  mon  ami,  à  moins  que 
vous  ne  consentiez  à  me  livrer  l'éventail  à  crédit... 

Bazil ,  qui  n'entendait  pas  de  cette  oreille ,  feignit  de  ne  pas  entendre 
des  deux. 

—  Je  voudrais  bien  voir,  interrompit-il,  un  maroude  qui  s'avisât...  C'est 
aussi  trop  de  bonté...  Je  vous  l'étrillerais  d'importance  ;  car,  en  fin  de 
compte ,  un  valet  n'est  qu'un  valet. 

—  Parbleu  !  vous  avez  raison,  reprit  M.  de  Chauvelin  qui  s'exaspérait  à 
mesure,  moins  à  cause  des  motifs  assez  plausibles  qu'invoquait  l'orfèvre  , 
moins  de  dépit  d'être  obligé  d'avouer  sa  dépendance ,  que  de  la  contra- 
riété qu'il  ressentait  de  ne  pouvoir,  le  lendemain,  faire  une  galanterie  à 
Mme  de  Guébriant.  J'ai  eu  tort.  On  a  beau  dire ,  un  valet  doit  être  à  nos 
ordres,  et  non  pas  nous  aux  siens. 

—  Sans  doute,  persista  le  marchand.  Est-ce  à  dire  que  vous  soyez  en 
tutelle  ?  En  somme ,  cet  argent  est  bien  à  vous  ;  c'est  bien  à  vous  qu'on 
l'envoie.  De  quel  droit  un  impertinent,  un  valet,  s'avise  t-il  de  le  retenir? 
Certes,  avec  moi  un  pareil  faquin  n'aurait  pas  beau  jeu ,  et  dussé-je  le  lui 
enleverde  vive  force...  C'est  à  vous,  en  dernier  ressort,  qu'il  appartient 
de  décider  le  meilleur  usage  de  votre  argent...  C'est  inouï...  C'est  le 
monde  renversé...  Je  connaissais  bien  des  maîtres  valets,  mais  je  ne  con- 
naissais pas  encore  de    valets  maîtres. 

—  C'est  trop  criant  aussi,  interrompit  l'autre  ,  et  vous  m'ouvrez  les 
yeux.  J'aurais  dû  agir  de  rigueur.  Tenez,  je  me  reproche  ma  faiblesse, 
ma  condescendance  pour  un  vieillard...  et  je  sens  que  si  La  Tcrrise  était 
là... 

—  Et  où  est-il  donc?  demanda  l'orfèvre,  qui  savait  bien  pourtant  que 
le  valet  n'était  pas  à  portée  de  relever  ses  paroles  ;  sans  quoi  il  ne  se  fût 
pas  permis  de  les  laisser  tomber. 

—  Vous  savez  bien,  répondit  le  marquis,  que,  faute  de  pouvoir  le  ca- 
ser céans,  je  lui  ai  trouvé  un  réduit  à  côté  de  l'appartement  de  Mlle  de 
Fargis. 

—  Et  c'est  là  aussi  que  sont  les  deux  cents  pistoles  ?  remarqua  Bazil. 

—  Précisément. 

— Tout  est  perdu  !  En  ce  cas ,  mon  maître  ,  je  vois  qu'il  n'y  a  rien  à 
faire  avec  vous  aujourd'hui.  Je  vous  présente  un  respectueux  bonsoir... 
Ce  sera  pour  une  autre  fois... 

Et  pour  prouver  que  ces  paroles  ne  renfermaient  pas  une  menace  en 
l'air,  voilà  notre  orfèvre  qui  allume  sa  lanterne  à  la  lampe  et  s'apprête 
pour  sortir. 

—  Bon  soir,  compère!  fit  tristement  le  marquis  en  l'accoinpagnant.  A 
propos,  dit-il  enfin,  comme  le  bourgeois  allait  franchir  le  pas  de  la  porte, 
un  mot  encore...  Je  n'ai  pas  perdu  tout  espoir...  Vous  devriez  me  rendre 
un  service. 

—  Deux,  si  je  le  puis,  répondit  le  bourgeois  retenu  par  la  manche  de 
son  pourpoint;  mais  je  crains  bien... 

—  Vous  le  pouvez,  inierrom|iit  M.  de  Chauvelin,  qui  sentit  bien  sur 
quoi  portaient  les  réticences  préventives  du  bourgeois...  Vous  le  pouvez 
sans  bourse  délier. 

—  A  la  bonne  heure,  reprit  l'orfèvre;  sans  cela  j'aurais  eu  le  regret... 
Mais  de  quoi  s'agit-il  ?  Trop  heureux... 

—  Pronu'ltez-mui ,  poursuivit  le  marquis,  de  garder  votre  éventail  jus- 
qu'à domiiin...  Si,  dans  la  matinée,  je  ne  vous  ai  pas  porté  les  cent  pis- 
toles ,  alois  vous  poiurcz  en  disposer  comme  il  vous  plaira. 

—  Toute  la  matinée  du  lendemain,  répéta  Bazil...  C'est  périlleux:  un 
retard  peut  faire  m,\u(juor  une  vente...  Mais  enlin  ,  si  cela  vous  oblige 
bien  fort...  je  le  ferai...  11  faut  bien  que  ce  soit  vous,  au  moins... 

—  Merci  !  répondit  legentillionnne  ,  sans  être  pour  cola  dupe  de  l'exa- 
gération à  l'aide  de  laquelle  Eazil  transformait  en  insigne  dévoûmcnt  la 
concession  la  plus  légère.  Merci!  vous  me  le  promettez  dgiiç? 

'    —  Soit!  je  m'y  engage,  jusqu'à  midi  ;  mais  après... 


—  C'est  dit. 

Et  le  gentilhomme  congédia  l'orfèvre ,  qui  ralluma  sa  lanterne ,  car  il  | 
l'avait  éteinte  de  nouveau  pour  la  troisième  fois.  Ce  raflinement  de  ladre- 
rie n'échappa  point  au  gentilhomme  qui,  dans  toute  autre  occasion,  se 
serait  permis  d'en  rire. 

Une  fois  la  porte  fermée,  M.  le  marquis  de  Chauvelin  prit  à  un  clou 
une  petite  clé,  puis  dans  le  coin  d'une  malle  fouilla  quelque  temps  pour 
y  trouver  quelque  chose  qui  ressemblait  à  une  échelle  de  corde.  Muni 
de  cet  attirail  qu'il  mit  sous  son  bras  gauche,  le  gentilhomme  décrocha  son 
épée  qu'il  passa  dans  une  ceinture  de  cuir  blanc ,  chargée  déjà  de  soute- 
nir un  pistolet,  le  tout  caché  sous  un  manteau  court,  appelé  baladran  : 
précaution  bien  inutile,  car  la  nuit  était  fort  noire;  et  M.  de  Chauvelin 
sortit  en  cet  équipage,  sans  même  prendre  de  lanterne.  Il  marcha  quel- 
que temps  ainsi  sans  malenconlre,  au  milieu  des  ténèbres,  les  mains  ten- 
dues en  avant,  et  n'ayant  pour  se  diriger  que  la  ligne  obscure  et  irrégulière 
que  découpaient,  dans  le  ""iel  peu  étoile,  les  toits  et  les  pignons  de  ces  mai- 
sons mal  alignées  aux  bords  de  ces  rues  tortueuses. 

Un  moment  il  vit  venir  à  lui  un  laquais  portant  une  torche  devant  un 
gentilhomme.  Le  marquis  se  rangea  très  prudemment  dans  l'encognure 
d'une  porte;  on  passa,  et  il  ne  fut  pas  aperçu.  Quelques  pas  plus  loin,  il 
s'arrêta,  tourna  sur  lui-même  comme  pour  s'orienter.  Enfin  il  dit  : 

—  C'est  ici. 

Et.  sans  doute,  pour  s'en  assurer  par  des  témoignages  plus  convaincans 
que  ceux  que  pouvaient  lui  fournir  ses  yeux,  assez  suspects  par  celte  obs- 
curité, il  toucha  de  la  main  la  muraille,  la  suivit  à  tâtons,  en  s'arrêtant  par 
intervalles. 

—  Bien ,  murmurait-il  tout  bas.  Je  crois  que  c'est  la  fenêtre  grillée  du 
rez-de-chaussée. 

Tàlant  ensuite  avec  le  pied  : 

—  Ceci  est  l'ouverture  de  la  cave. 
Il  marcha  plus  loin. 

—  Ah!  dit-il,  me  voilà  sûr;  je  reconnais  la  porte. 

Et  il  glissa  une  main  investigatrice  sur  les  maîtres  clous  qui  faisaient  un 
cadre  de  leurs  têtes  rondes  ;  puis  posa  sa  main  sur  la  chimère  de  fer  ou» 
vré  qui  servait  de  marteau. 

Cette  exploration  faite,  M.  de  Chauvelin  se  recula  vers  le  milieu  de  la 
rue^  et  dépliant  l'échelle  qu'il  tenait  sous  le  bras,  il  saisit  une  boule  de 
plomb  très  lourde  qui  y  était  attachée  par  une  corde,  et  la  lança  vigoureu- 
sement en  l'air,  pour  l'accrocher  à  l'un  des  deux  balcons  saiilans  que  le 
mar;;uis  savait  bien  cire  en  cet  endroit.  La  boule  n'en  fil  rien  et  retomba 
assez  lourdement  sur  le  pavé.  Ce  bruit,  que  le  silence  doublait,  eflVaya  le 
gentilhomme  ;  il  tressaillit,  et  ne  douta  pas  que  ce  tintamarre  ne  servît  à 
donner  l'éveil  à  tout  le  quartier.  Il  attendit,  prè;a  l'oreille  quelque  temps. 
Peu  à  peu  il  se  rassura,  et  le  bruit  se  perdit,  absorbé  dans  co  grand  silen- 
ce comme  une  pierre  dans  un  goull're.  Voyant  que  personne  ne  bougeait, 
M.  de  Chauvelin  s'enhardit  et  recommença  l'épreuve  de  cette  pèche  en 
l'air.  Il  jeta  donc  son  filet,  et  cette  fois  il  comprit  à  la  résistance  et  à  uu 
certain  choc  mél;dli(|uc  que  son  boulet  avait  rencontré  l'obstacle  cherché  : 
pas  avec  assez  de  bonheur  pourtant,  puisqu'il  eut  beau  palper  le  mur  dans 
la  direction  où  il  avaii  lancé  son  projectile,  il  ne  trouva  pas  la  boule  qui 
aurait  dû  redescendre,  après  avoir  engagé  la  queue  qui  traînait  après  elle. 
Il  s'imagina  que  le  poids  n'étant  pas  sullisant,  le  plomb  avait  pu  rester  en 
chemin,  et,  pour  le  vériiier  autant  qu'il  était  dans  ses  moyens,  il  dégaina  son 
épée  et  l'agita  en  l'air  aussi  haut  qu'il  put.  Cette  habileté  porta  sa  récom- 
pense, car  au  bout  de  quelques  minutes  de  cette  perquisition,  le  marquis 
sentit  quelque  chose  qui  se  balançait  et  glissait  autour  de  r.icier.  Muni  de 
cette  attestation,  il  tourna  son  épée,  la  prit  à  contre-sens  par  la  pointe,  et 
essaya  d'engager  la  boule  de  plomb  d.ms  la  poignée.  A  force  de  paiience 
et  d'adresse  il  y  parvint.  Une  fois  qu'il  sentit  le  plomb  retenu  dans  l'ovale 
que  forme  la  poignée,  il  fit  tourner  dans  ses  doigts  la  lame,  afin  d'entortil- 
ler par  là  la  corde  autour  de  la  garde,  et  une  fois  qu'il  comprit  que  le 
plomb  aurait  de  la  peine  à  se  dégager,  il  tira  à  lui,  cl,  sans  de  gramls  ef- 
forts, il  atteignit  l'aventureux  boulet  qu'il  s'empressa  de  nouer  augriliago 
d'une  fenêtre  à  hauteur  d'appui. 

Ensuite,  sur  la  foi  de  ce  nœud  qu'il  dépendait  du  premier  voleur  de  dé- 
faire, notre  homme  se  confia  au  hasard  et  ieu;a  l'escalade.  L'.iscension  fut 
assez  heureuse.  Le  gentilhomme,  parvenu  au  bout,  enjamba  l'appui  de  fer 
du  balcon,  et  se  vit  da::s  un  corridor. 

Toujours  en  tâtonnant.  Il  trouva  une  petite  porte  devant  laquelle  il  s'ar- 
rêta pour  reprendre  haleine;  et,  retenant  sa  respiration,  il  roila  en- 
suite son  oreille  sur  le  trou  de  la  serrure.  Un  ronllemeni  sonore  qu'il 
poiçut  lui  certifia  que  l'on  dormait  profondément  dans  l'inlérieur.  Ot 
indice  parut  de  bon  augure  au  gentilhomme,  qui  jugea  le  moment  opp.ir- 
tun  pour  mettre  à  fin  ce  qu'il  avait  entamé  par  de^i  favorables  prélimi- 
naires. Il  prit  donc  dans  sa  poche  la  de  dont  nous  l'avons  vu  se  munir, 
et  la  saisit  à  poigne-main  par  la  lige  plus  que  par  l'anneau,  pour  amortir 
le  bruit  que  son  intrusion  pourrait  produire:  puis  il  YcwûIa  avec  prOrau- 
lion  dans  le  trou,  et  toutes  les  fois  que  cette  opération  amenait  le  pics 
léger  bruit,  le  marquis  suspendait  sa  manœuvre  pour  écouter  si  le  som- 
meil du  dragon  en  était  dérangé.  Il  passa  dans  ces  alternatives  la  lonpue 
minute  qu'il  employa  à  ouvrir  cette  porte  sans  faire  trop  crier  le  res.-orl. 
Enfin,  il  comprit  qLi'elle  allait  céder.  Mais  ici  les  obstacles  redoubi..;»  ut 
encore  :  il  s'agissait  d'obtenir  des  gonds  le  même  silence  que  de  la  si  r- 
rure,  Et  d'un  autre  cOié,  u'(itait-il  pas  à  craindre  que  l'air  pi^Détram  de 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


la  nuit,  introduit  l)nisqiiement  dans  ce  cabinet,  n'en  réveillât  pansa  fraî- 
cheur le  pai>iblt!  loc;ila  rc. 
JI.  (le  Cil  ineliii  |)ré\it  ce  nouvel  érucil;  mais  rouimcnt  l'éviter? 

—  .Mil  foi,  peiisa-l-il,  (!;iiis  ions  les  jeux,  même  dans  les  jciu  d'adresse 
comme  relui  (|ne  je  jone,  il  est  des  eliances  qu'il  faut  savoir  allionler. 
Piiis([iie  la  forlune  vent  bien  tourner  pour  moi ,  liiisoiis-iions  élever  jus- 
(ju'.i  ce  que  le  nuillirur  vieiiue  meure  des  liâions  dans  la  roue. 

Cet  aecideiil  etail  do;ie  prévu  ;  mais  un  antre  qui  ne  l'élait  pas,  c'est  la 
cliiiie  d'une  esiabclle  coiilre  liiquclle  tré!);ielia  le  marquis. 

Celle  fois  il  se  jugea  di  couvert,  et  il  eût  elierrlié  son  salut  dans  la  fuite, 
si  la  frayeu:-  ne  l'eût  cloui-  il  la  même  plaee;  il  se  colla  donc  conlrc  la 
niuiaille  sansavoir  pu  retenir  un  juron  que  cet  incident  lui  arracha.  Que 
devenir?  Le  ronlleuient  avait  cessé,  et  l.a  Tei-risse  (vous  avez  deviné  que 
c'était  lui),  éveillé  sans  doute  parce  bruit,  s'agUait  sur  son  yrabat  et  par- 
lait même  tout  liant. 

—  Deux  ceiitspistolcs!  disait-il;  elles  arrivent  à  point...  Non, monsieur 
le  niarqu  s...  jamais...  c'est  sacré!...  Tout  ce  qu'il  vous  plaira,  mais  non 
pas  les  pisioles  ! 

—  Il  lève,  pensa  M.  de  Cliauvel'n  qui  respira  alors  comme  si  sa  poi- 
trine s'étail  al  égée  d'un  piiids  énorme.  Fausse  alerte  ! 

BienlOi  après,  le  valet,  qui  s'était  retourné,  reprit  sa  musique  nazalc 
qui  égalait  si  fin-i  l'ore.llc  attentive  du  nolile  voleur.  Celui-ci  glissa  dune 
sa  n;ain  dans  un  bahut,  et  se  saisil  d'un  petit  sac  qui  contenait  la  somme. 
Apres  quiii ,  n.archant  à  quatre  pattes,  pour  ne  pas  s'exposer  à  nouvelle 
malenconlre,  il  atteignit  la  porte  enlr'ouveile,  la  icferuia  avec  la  plus 
grande  sollicitude,  ri  lira  sa  clé  et  coin'ut  an  balcon. 

—  Dieu  soit  loué ,  Je  les  tiens  !  disa.til ,  tout  en  cherchant  de  la  main 
l'échelle  accrochée. 

Plus  d'échelle  ! 

Celle  allrensc  vérité,  que  deux  perquisitions  autour  du  balustre  ne  pu- 
rent détruire,  altéra  le  marquis.  I, 'échelle  avait  disparu.  Peidre  le  fruit 
d'une  cxpédiiion  aussi  bien  combinée;  la  iicrdre  alors  qu'on  la  tient: 
c'était,  couveiicz-en,  d'une  désespérante  fatahié;  c'était,  après  une  péril- 
leuse iraver  sée,  venir  échouer  an  port. 

n  Qui  a  déiaché  l'échelle  ?  «  Question  ferrilile  dont  la  solution  effraya 
le  marquis.  Il  se  ligura  aussitôt  que  quelque  chevalier  de  la  coiirtr-flamOe 
(du  I  oignard)  s'était  servi  de  celle  voie,  avant  de  la  supprimer,  et,  en  ce 
cas,  il  pouvait  bien  éire  en  présence  du  coupe-bourse  cpii  allendait  dans 
quel(pie  coin,  l'occision  sans  doute,  de  pouvoii-  voler  le  voleur. 

Troublé  par  cette  idée,  M.  de  Cliauvelin  mit  llainliergc  au  vent  et  par- 
couint,  en  glissant  sui'  la  poiiile  de  ses  bottes,  toulc  la  longueur  du  corii- 
doi-.  Personne  !  Il  eut  la  curiosité  d'examiner  si  on  ne  se  serait  pas  réfugié 
sur  l'autre  balron. 

O  joie  inattendue!  l'échelle  y  élait  accrochée  :  le  marquis  la  touchait 
de  la  main;  peu  s'en  fallut  même  qu'il  ne  la  baisât  tant  il  éiail  aise.  Mal 
aguerri  aux  émotions  d  une  écpiipée  noctin  ne  ,  son  trouble  lui  av,  it  fait 
prendre  le  (diange  :  il  s'eiait  Irompé  de  balron  ;  mais  l'allégresse  qu'il  res- 
sentait de  retrouver  sa  voie  de  reiiaite  l'iiideaiiiisail  bien  du  chagrin  qu'il 
avait  éprouvé  en  croyant  l'avoir  perdue. 

En  conséquence,  il  mit  son  épée  au  fourreau,  le  sac  dans  sa  poche,  et 
descendit  tout  joyeux.  A  peine  metlait-il  le  pied  à  terre,  que,  de  la  luclle 
voisine,  il  vit  courir  à  lui  quel(|u'un  armé  d'ui.e  lanterne  sourde. 

—  Qui  es-tu'.'  demanda  l'inconnu  en  s'approchant. 
Le  marquis  déguisa  voix,  et  répondit  d'un  ton  brutal  : 

—  Cela  ne  vous  regarde  pas. 

—  Soit;  mais  ceci  vous  regarde ,  'isposla  "aulre  qui  en  même  temps 
dirigea  sur  la  figme  du  nianpiis  la  colonne  de  lumière. 

—  Insolent!  iéplii|uale  genlilliomuie. 

Et  il  frappa  du  fourreau  de  son  épée  sur  la  lanterne,  qui  roula  dans  îe 
ruisseau  et  s'éteignit. 

—  C'est  trop  lard,  remarqua  rautre.  Marquis,  demain  d  fera  plus 

clair.  .  ,  .    ,, 

Sans  plus  long  entretien,  l'inconnu  ramassa  sa  lanterne,  le  marquis  dé- 
noua son  échelle,  après  ils  se  séparèrent  en  tiitonnant,  et  chacun  tira  de 

son  côié. 

IL 

Le  lendemain,  dès  l'aurore,  le  salon  de  Mme  de  Guéhriant  était  dispo- 
sé comme  |;our  une  fi  te.  Les  murailles  et  .ient  tendues  d'une  ta,  isserie  lla- 
mande  leprésentant  les  baaillesde  Scipion,  exécutées  d'après  le  dessin  de 
Jules  Romain.  Le  reste  éiaii  ii  l'avenant.  Comme  rareté  entre  toutes,  nous 
citer  >ns,  sur  la  cheminée,  un  hanap  d'agate  entre  deux  coupes  en  cristal 
de  roche.  Mais  au  milieu  de  tous  ces  oriiemcns  et  de  tous  ces  vases  qui 
cmnaumaient  ce  salon ,  la  plus  précieuse  de  toutes  les  merveilles ,  c'était 
la  inaitrcsse  du  lieu,  Mme  de  Guébriant. 

A  celte  heure ,  elle  est  seule  encore,  et  si  en  attendant  la  compagnie 
avec  elle,  il  vous  plail  que  nous  vous  donnions  un  petit  crayon  de  sa  li- 
gure, vous  n'auiez  pas  lieu  d'en  cire  méconlent.  lîien  qu'assise,  on  de\ine 
fluc  sa  taille  est  imiiosanlc,  sans  manquer  d'élégance  pour  cela.  Rien  de 
plus  charmant  que  la  bienséance  de  sa  mi.se.  Une  robe  à  longues  man- 
ches retroussées  des  deux  côlés  laissait  llotler  de  riches  dentelles  sous  un 
jupon  orné  de  fines  broderies.  Sur  sa  léie,  un  escolion  brodé  à  jour  dont 
les  pointes  dénouées  tombaient  sur  de  blanches  épaules,  avait  peine  a  re- 
tenir d'abondanscheveu.v  rattachés  sur  la  uuquc,  non  sans  laisser  échap- 


per deux  petites  mèches  frisées  sur  les  tempes,  et  qu'on  nommait  les  ca- 
valiers.  Au  sommet  de  la  tète,  et  entre  un  dizain  de  perles,  se  balançait 
un  ncpud  de  ruban  d'Angleterre,  dit  le  galant  ;  deux  aulres  nœud.s'da 
couleurs  dillércntes  étaient  co  ]ueltenient  placés  sur  le  sein  cl  sur  le  cœur 
de  la  dame,  et  en  raison  de  ces  places  privilégiées  ,  avaient  nom  :  celui-ci 
le  mignon,  et  l'aulrc  l'assassin. 

Mainienaiit,  si  nous  passons  de  l'ornement  à  la  figure,  ce  sera  plus  gra- 
cieux encore.  Un  bel  esprit,  dont  la  dame  avait  elé  jadis  adorée,  avait 
ainsi  tiacéson  polirait:  «  Elle  est  blonde  comme  l'aurore,  plus  gaie  et 
plus  beile  que  les  plus  beaux  jours  du  piiniemps  qui  csi  la  jeunesse  de 
l'année.  Elle  a  des  yeux  dans  ies(picls  il  sein'ole  que  ton  e  la  lumière  du 
monde  soit  renfermée;  un  teint  qui  obscnrcit  toute  clarté;  une  bouche 
que  toutes  celles  de  l'univers  ne  sauraient  trop  louer,  qui  ne  s'ouvre  et  ne 
se  ferme  jamais  qu'avec  esprit  et  jugement.  On  ne  lui  reproche  qu'un  dé- 
faut il  celle  dame,  c'est  d'être  une  assez  grande  voleuse,  elle  a  volé  la 
blaiiclipur  à  la  neige  et  à  l'ivoire,  le  brillant  aux  perles,  ctia  lumière  des 
astres.  » 

Sans  doute  que  tout  le  monde  ne  voudra  pas  se  payer  de  ces  fadaises 
tout  à  fait  dans  le  goût  de  l'époque  ii  laquelle  celle  histoire  nous  reporte  ; 
mais,  en  la  dégagi'ant  de  ces  evagérations,  la  réalité  reste  encore  assez 
bellu  au  protit  de  Mme  de  Unéhriaiit.  Un  front  railieiix  dominant  un  vi- 
sage d'un  contour  parfait;  une  bouche  d  ml  la  rougeur  est  ren  tue  plus 
sensible  par  une  mouche  assassine  qui  niche  à  côté,  et  un  œil  langoureux 
qui  s'endort  derrière  la  soie  de  ses  cils,  que  faut  il  de  plus  pour  conip  iser 
un  ensemble  il  rendre  fou  le  plus  sage  des  genlilshomaiiis '?  Al.  de  Cliau- 
velin n'était  ni  l'un  ni  l'autre;  mais  jusqu'il  présent,  il  a  été  le  plus  heu- 
renv. 

La  première  personne  qui  se  présenta  à  Mme  de  Guébriant  dans  son 
salon,  ce  fut  M.  de  Laslic,  son  cousin.  La  visite  prématurée  du  colonel 
semblait  tirer  son  excuse  et  sa  cause  de  quelque  raison  majeure  qui  se 
trahissait  d:nis  une  préoccupation  visible. 

—  Qu'avec-vous  donc,  mon  beau  cousin?  lui  demanda  la  dame  qui  au- 
gura un  nola'ile  dérangement  chez  le  colonel,  puisque  celui-ci  oubliait  la 
cérémonie  préliminaire  et  indispensable  du  baise-main. 

—  Ah  !  pardon,  ma  cousine,  je  sais  inexcusable,  et ,  pour  m'en  punir, 
vous  devriez  retirer  votre  jolie  main  ,  dit-il  en  y  appuyant  ses  lèvres.  Il 
est  vrai  que  vous  êtes  plus  généreuse,  et  vous  préférerez  me  plaindre  que 
me  punir. 

—  Vous  plaindre  !  et  de  quoi  donc?  dit  en  riant  la  bonne  duchesse.., 
J'y  suis...  iMIle  de  Fargis  vous  aura  boudé?... 

—  Si  ce  n'iitaitque  cela,  me  verriezvous  en  celte  adliction  ? 

—  Bon!  elle  vous  aura  dépilé  par  quelque  innocente  coquetterie? 

—  Dites  par  une  trahison  abominable. 

—  Seraii-il  vrai?  riposta  Mme  de  Guébriant,  vivement  iniriguée  par  le 
ton  convaincu  avec  lequel  son  cousin  venait  de  formuler  cette  accusation. 
La  jalousie  vous  exagère  le  mal,  peut-être. 

—  Hélas  !  que  n'ai-je  celle  suprême  consolation  que  vous  me  donnez! 
Par  malheur,  le  doute  n'est  plus  possible  après  ce  que  j'ai  vu. 

—  Ceci  devient  sérieux,  reriiil  la  dame  (l'uii  air  grave  derrière  lequel 
perçait  une  légère  cuiiosité  qui  lut  bientôt  satisfaite  par  le  colonel. 

—  Celle  nuit,  dit-il ,  je  suis  allé,  par  ordre,  faire  la  ronde  de  mon  ré- 
giment, qui  siaiioiinait,  vous  lesavez,  hors  de  la  ville  ;i  la  gahioniiade  de 
la  conircscarpe.  Je  retournais  seul  à  mon  logis,  limant  a  ma  main  une 
lanterne  sourde  qui  m'avait  servi  à  faire  mon  inspection  noclune  ,  et 
qu'il  est  d'usage  d'employer  dans  ses  revues,  alinque  la  visite  soit  impré- 
vue et  que  celle  lumière  discrète  snrprcnine  les  seiuinelles  en  défaut,  au 
lieu  de  les  avertir.  Comme  je  passais  dans  la  petite  rue  des  Trois-Jardi- 
nets.,. 

—  C'est-là  que  loge  Mlle  de  Fargis,  ne  put  s'empêcher  de  remarquer 
Mme  de  Guébriant. 

Le  colonel  prolita  de  cette  interruption  pour  pousser  un  triste  soupir 
et  essuyer  son  visage  humide  de  sueur.  Il  reprit  : 

—  Comme  je  passais  dans  la  rue  des  Trois-Jardinets ,  mon  front  se 
heurta  à  un  obstacle  suspendu  en  l'air,  et  que  bientôt  j'eus  reconnu  pour 
une  échelle  de  cor<le.  Je  ne  sais  au  juste  quel  sentiment  fut  le  plus  fort, 
de  la  douleur  ou  de  la  colère,  lorsque  je  m'aperçus  que  celle  exécrable 
échi  Ile  aboicissait  au  balcon  dont  la  chambre  de  Gabrielle  n'est  séparée 
que  par  un  étroit  corridor.  Je  frémis,  je  tremblai,  ma  vue  s'obscurcit, 
mon  cœur  se  serra;  la  raison  me  fuyait.  Tantôt  j'étais  insensible  ;i  tnut 
ce  qui  m'.irrivait,  comme  si  loiiie  perceplion  m'eût  été  ravie.  Mais  bien- 
tôt la  lumière  de  la  jalousie,  éclairant  le  trop  cruel  abîme  où  j'étais  tombé, 
(les  pensées  de  rage,  des  dés  rs  de  vengeance  s'emparaient  de  moi,  cl 
cent  lois  je  me  vis  sur  le  point  de  gravir  par  cette  alliense  voie  qui  seni- 
blaii  ins  ilter  ;i  mon  malheur,  pour  atteindre  et  tuer  l'inlidèlc  dans  les  bras 
de  son  amant.  Que  vous  dirai-je?  le  courage  me  manqua,  la  force  plus 
que  le  conra-^'C,  peut-être.  Eiiliii,  je  den!eurai  là,  muet,  anéanti,  et  c'est  à 
peine  si  j'eus  la  présence  d'esprit  de  couvrir  ma  lanterne  pour  ne  pas  ef- 
faroucher mon  audacieux  rival  (pie  j'ailendais. 

—  Ciel  !  .s'êdia  Mme  de  Cuéliriant,  émue  par  celle  histoire,  et  surtont 
par  la  manière  (li'sulêe  dont  le  colonel  la  racontait,  j'avoue  (|ue  je  n'au- 
rais jamais  soupçonné  Mlle  de  Fargis...  Pauvre  cousin!...  Et  avcz-voiis 
reconnu  celui... 

—  Oui,  madame,  poursuivit  le  narrateur  avec  elTort.  nienlôt  j'enien-i 
dis  du  bruit  au-dessus  de  ma  tète...  Je  me  reculai  pour  donner  pas.^ag^ 


FT 


LE  magasin;  littéraire. 


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à  ninn  rival.  Une  fois  qu'il  cm  mis  piod  à  terre ,  je  courus  vers  lui ,  je 
«lécouvris  ma  lanterne  qu'il  abiillit  il  mes  pieils  et  qui  s'éteignit  eu  se 
hrisani  ;  mais  cette  précaution  n'eut  aucun  succès  :  j'avais  déjà  re- 
connu... 

—  Qui  donc?  fit  la  dame  dont  la  curiosité  était  au  comble. 

Le  colonel  l)é>iia  un  moment.  Sui-  une  nouvelle  et  plus  vive  interroga- 
tion ,  Il  répondit  : 

—  Une  personne  qui  ne  vous  est  ni  étrangère...  ni  indifférente,  j'en  ai 
peur.  Oui,  je  tremble  ([ue  vous  n'avez  été  tralile  autant  (|ue  moi. 

Jîien  (jue  u'un  mot  ti  es  répété  et  très  cliarilable  d'un  ancien  pliilosophe, 
il  résulte  que  les  infortunes  des  auires  nous  louchent  en  ce  que  nous 
sommes  liomnies  comme  eu\,  on  peut  assurer  que  le  malheur  d'auirui  ne 
nous  frappe  qu'à  la  uianièie  des  pères  : 

Tout  père  frappe  à  côté. 

Devenons  la  victime  immédiate  de  ce  malheur  que  nous  déplorions  assez 
froidement  avant  qu'il  nous  atteignit  de  preniièie  main,  et  aussitôt  la  sin- 
cérité de  la  douleur  nous  gagne,  et  un  trop  franc  désespoir  succède  à  une 
hypocrite  condoléance. 

Mme  de  Guébriant  ne  put  échapper  à  cette  loi  générale  de  l'égoïsme. 
Maintenant  qu'elle  redoute  d'être  iniéressée  directement  dans  le  malheur 
du  colonel,  observez  comme  elle  a  l'.àli,  comme  ses  lèvres  tremblent,  et 
comme  sa  curiosité  premièie  vient  de  s'elTacer  devant  les  ajipréliensions 
de  la  perplexité  qui  la  domine. 

—  0  mon  Uien  !  colonel,  dit-elle,  vous  m'épouvantez.  Serait-ce... 

Et  un  regard  expressif,  où  se  lisaient  toutes  ses  inquiétudes,  acheva  la 
sinisiro  phrase  (pii  demeurait  en  sus|)ens,  ainsi  que  la  dernière  espérance  à 
laquelle  cette  femme  s'accrochait  encore. 

Le  colonel  restait  interdit  en  présence  de  cette  émotion,  et  n'osait  ré- 
pondre. 

—  Que  vous  êtes  cruel,  mon  cousin,  s'écria  Slnie  de  Guébriant,  de  me 
laisser  ainsi  dans  ces  transes  mortelles  !  Parlez  donc,  ajnuiat-cUe  en  joi- 
gnant les  mains,  je  veux  savoir...  .Je  devine...  je  sais...  c'était... 

—  Le  marquis  de  Chiuvelin!  murmura  le  colonel  poussé  à  bout. 

—  Le  perfide  !  balbutia  la  dame  qui,  sans  plus  de  paroles,  tomba  dans 
les  bras  du  colonel. 

.lamais  M.  de  Lastic,  à  la  tête  de  sou  régiment  et  sous  le  feudesmous- 
queiades  de  l'ennemi,  ne  se  vit  plus  empêché  qu'en  cette  occasion. 

Une  femme  évanouie  sur  les  bras,  et  n'oser  ni  la  soutenir,  ni  l'asseoir 
sur  un  fauteuil;  ne  savoir  s'il  faut  se  taire  par  disrréiion  ou  appeler  du 
secours  par  nécessité;  trembler  à  chaque  Instant  (l'elre  surpris  en  cetio 
posture  par  les  survenaus  :  jugez  des  angoisses  du  colonel  !  il  oublia  un 
moment  qu'il  était  le  plus  malheureux  des  hommes,  pour  convenir  qu'il 
était  le  plus  embarrassé  des  mortels. 

Ilenreusemeiii  que  la  syncope  fut  de  courte  durée;  à  défaut  de  tout 
autre  corlial,  Mme  de  Guébriant  avait  en  e!lo  quelque  chose  qui  devait 
promptement  la  guérir,  1  amour-propre,  ce  seutinieiit  qui,  chez  les  fem- 
mes, s'éteint  le  ieinier.  ou  peut  presqii   dire  (pril  lecu-  survit. 

—  Merci  '  diielle  en  rouvaut  les  yeux  Ne  me  trahissez  pas.  Vous  ver- 
rez, personne  ne  s'anei'cev   de  rien  •  Bonne  contenance,  voilà  l'ennemi  ! 

l'ai'  ce  mol,  la  C(uisinedu  colonel  désignaii  quelques  visiteurs  qui  s'em- 
pressaient à  la  porte  dii  son  salon,  qu'un  laquais  ouvrit  bientôt  en  annon- 
çant tout  haut  par  leur  nom  lc=  peisonnages  (pii  étaient  introduits. 

Ce  lurent  d'aixud  M  de  Chaudeboune  et  Mme  la  connessc  de  Barlc- 
mont;  M.  le  marquis  de  Pisany  .Vinreiit  ensuite  Mme  du  Vigean,  M.  le 
marquis  de  Soiu-deac,  plénipotentiaire  •  Mgr  le  duc  de  lîellegal-de,  M.  Go- 
deau,  depuis  évè^pie  de  Grasse,  alors  simple  poète,  et  une  foule  d'autres 
pcrsomiages  des  plus  quahiiés,  dont  la  lisie  serait  trop  longue. 

Chacun  à  cpii  mieux  mii'ux  complimenlait  la  reine  (h;  la  fête,  sans  soup- 
çouiicr  que  le  reste  de  pâlein-  qu'elle  n'avait  pu  cllacer  de  sa  figure  pro- 
venait de  la  scène  dont  seuls ,  avec  le  colonel  de  Lastic,  nous  avons  été 
tiimoiiis. 

C'éiait  de  toutes  parts  des  louanges  railiiiécs,  des  galanteries  subtiles, 
de  l'esprit  qMlnlescc!ici('.  Les  bijoux  les  plus  rares  étaient  oU'erts  à  l'idole, 
cl  les  plus  pauvres  ne  l'abiudaient  (pie  la  honelie pleine  de  coinpliinens  et 
les  mains  remplies  delleiiis,  tiuites  choses  (|im  auraient  pu  mouler  à  la 
tète  de  la  -.lécsse  si,  d'une  pari,  l'habiiude  ne  l'eût  blasée  en  cet  endroit, 
et  si,  d'un  uire  côté,  elle  n'eùl  eu  bien  autre  chose  en  l'esprit  que  ce 
qu'elle  avait  sous  les  jeux. 

Au  milieu  de  toutes  les  offrandes  qu'elle  accueillait,  Mme  de  Guébriant 
remarqua  un  (a'.endrier  sur  vélin  à  fermoirs  d'or,  qui  provenaii  de  M.  de 
Goileau  le  poète.  La  curiosité  <l(!  tous  les  assistaiis  était  vivement  excitée 
par  la  bizarrerie  de  ce  présent ,  et  les  iniilés  se  disaient  à  l'orelU?  fiue  le 
tout  serait  expliqué  par  un  quairain  délicieux  que  le  donateur  aviit  inséré 
à  la  premii're  page. 

Mais  hélas!  Hlmc  de  Guébriant,  malgré  toutes  les  ruses  du  poète  inté- 
ressé cl  lonies  les  petites  iiiirigues  des  visiteurs,  s'obsliiitit  à  ne  pas  lire 
le  quairain  tant  désiré.  LUe  se  coiueuiaii  de  regarder  la  porte  cl  d'at- 
tendre. 

M.  le  marquis  de  Cliauvelin  parut  enfin,  et  alors  seulement  elle  prit  le 
calendrier.  'Joui  le  monde  interpréta  ce  geste  de  la  même  manière.  «  La 
duchesse,  peiisaiton,  atleiulait  un  convive  do  plus  pour  ce  régal  de  poii- 
gie.  »  -  .^ 


Quoi  qu'il  en  soit  de  la  pensée  intime  de  Mme  de  Guébriant,  voici  quel- 
ques indices  qui  nous  aideront  à  la  deviner. 

M.  le  marquis  alla  galamment  à  elle,  lui  baisa  la  main  selon  la  coutume, 
et  lui  présenta  le  bel  éveulail  que  vous  savez  ;  de  plus,  il  accompagna  l'of- 
fre de  son  cadeau  d'un  compli.ncnt  lonrué  de  main  de  niaiire. 

Un  murninrc  d'approbalion  courut  dans  toute  l'assemblée;  mais  la  da- 
me, au  lieu  de  déployci-  ce  ma  niliqu(!  éventail  et  de  laisser  s'épanouir  ce 
murmure  llatteur,  éteignit  le  triomphe  du  marquis  et  son  riche  présent, 
en  passant  brusquement  et  sans  aucune  réponse  à  l'olfrande  de  M.  Go- 
deau. 

—  Messieurs,  dit-elle,  il  faut  avouer  que  pour  primer  en  esprit,  il  n'est 
rien  de  tel  que  les  poètes.  C'est  aujourd'hui  l'anuiversairc  de  ma  nais- 
sance ;  or,  admirez  là-propos  et  la  convenance  :  M.  Godeau  me  donne  rn 
calendrier.  Je  gage,  contliiua-t-clle  avec  un  sourire  charmant  à  l'adresse 
du  poèie,  que  AI.  le  bel-esprit  aura  caché  dans  ces  feuilles  d'or  quelques 
vers  que  lui  seul  était  capable  de  faire,  plus  précieux  encore  que  son  pré- 
sent. 

Cela  dit,  Mme  de  Guébriant  ouvrit  ce  joli  livre,  et  lut  sur  la  Diemière 
page  le  quatrain  suivant  : 

S'il  vous  plaisait  marquer  en  léte  [ 

Un  jour  ordonné  pour  lu'aimer,  I 

Je  l'aurais  pour  très  grande  fêle,  S 

INIais  point  ne  la  voudrait  chômer.  / 

Ce  fut  ici  un  débordement  de  louanges  dont  Mme  de  Guébriant  ou- 
vrit la  source.  On  entoura  le  poète,  on  le  liai  a,  on  se  récria.  C'était  à 
qui  l'applamllrail,  le  salui'iait,  lui  parlerait.  M.  de  Chauvelin,  étourdi 
par  cet  événement,  rongeait  son  humiliation  et  crevait  de  dépit.  11  se 
voyait  en  disgrâce,  tout  le  monde  le  voyait  comme  lui,  car  rien  n'est 
plus  prompt  que  des  yeux  de  courlisans  à  remarquer  de  quel  côié  tourne 
la  girouette  de  la  faveur.  Le  vent  qui  souille  dans  ces  parages  est  incons- 
lant,  et  ceux  qu'il  ne  relève  pas  il  les  courbe.  Les  habitues  de  ce  monde 
s'aperçoivent  bien  vite  de  toutes  les  variations  de  celte  capricieuse  atmos- 
phère. 

Vainement  M.  de  Chauvelin  chercha-t-il  à  douter  de  sa  mauvaise  fortune 
et  à  lutter  contre  elle,  tout  ce  qu'il  put  faire  ne  servit  qu'à  le  désenchanter 
par  des  preuves  irrécusables. 

La  maîtresse  de  céans  alfecia  de  parler  à  tous  les  invités ,  et  s'abstint,  à 
l'égard  du  marquis ,  par  une  exception  d'une  bien  autre  nature  que  celle 
qu'il  avait  coutume  d'obtenir. 

Tous  les  visages,  qui  se  composaient  sur  celui  de  la  dame;  du  lieu,  furent 
froids  pour  M.  de  Chauvelin.'  Les  personnes  do  sa  connaissance  qu'il  abor- 
dait, trouvaient  vile  un  prétcxle  pour  le  planter  là  et  courir  d'un  auue 
côté  où  rien  ne  les  appelait. 

Crcf,  toutes  les  mines  étaient  si  rcfrognées  à  l'approche  du  pauvre 
marquis,  que  celle  que  lui  faisait  le  colonel  de  Lastic  ne  lui  parut  pas  plus 
déplaisante  que  les  antres.  Il  essaya  donc  d'accoster  celui-ci  par  ces  mois  : 

—  Cidonel,  savez  vous  sur  quelle  herbe  a  marché  volrc  cousine? 

—  Demandez  le-Iui,  fit  sèchement  le  colonel 
Et  il  tourna  les  talons. 

M.  de  Chauvelin  fut  penaud,  et  n'osa  s'en  plaindre,  de  peur  de  laisser 
entrevoir  son  dépit.  11  passa  outre. 

Une  comtesse  ipii  se  piquait  d'être  en  guerre  avec  le  marquis  lui  fit  ma- 
licieusement reinanpicr  que  jamais  Mme  de  Guébriant  ne  s'était  mtustrêe 
de  plus  belle  humeur;  que  M.  le  marquis  de  Pisany ,  qu'elle  eiiiroienait 
avec  une  préférence  marquée,  paraissait  avoir  des  chances  pour  régner 
sur  ce  cœur  devenu  vacant,  cl  qu'il  ne  fallait  p  is  se  fâcher  si  un  astre  si 
brillant  ne  conscntall  point  à  concentrer  ses  rayons  sur  le  même  indi-  ■' 
vidu. 

Cette  observation,  malhcureuseaieut  trop  bien  fondée,  allrista  de  plus 
belle  M.  de  Chauvelin. 

J.a  matinée  av.ilt  été  agréable  pour  tous  les  .assistans,  le  marquis  tou- 
jours excepté.  In  dernier  épisode  couronna  la  joie  de  rcux-ci  cl  aug- 
menta le  désasue  de  celui  là.  Un  valet  de  chambre  de  M.  de  Pisany  ap- 
porta dans  le  salon  un  coffre  incrusté  d'ivoire,  lequel  recelait  une  of- 
frande envoyée  par  M.  de  \  oiiuro.  Ce  dernier  ii'avail  pas  trouvé  daiLs  son 
absence  une  dispense  lêglilme  qui  rexempt";t  de  payer  son  tribut  à  Mme 
de  Guébriant,  qu'il  tenait  eu  grande  estime  et  considération. 

Celait  son  ami,  M.  le  marquis  de  l'isany,  qu'il  av.iit  chai-gé  de  lui  ser- 
vir d'iniermêdialre,  et  ce  dernier,  de  son  cïief,  avait  o.gan'isé  ce  petit  coup 
de  tliéàire. 
—  Un  envoi  de  M.  de  Voiture  ! 

Ce  mot  fut  rc'pété  avec  admiration  par  toutes  les  bouches,  et  à  la  ma- 
nière dont  il  était  prononcé,  on  |X»uvait  deviner  qnc  chacun  s'aitcud.ut  au 
bouquet  de  cotte  fête. 

Tons  les  yeux  étalent  fixés  sur  le  coffre.  AJine  de  Guébriant  l'ouvrit  et 
en  tira  un  billet  altarhé  à  douze  nœuds  de  ruban.  C'était  plus  qu'on  ne 
s'était  i>romis.  In  blllei  de  Voiture,  quelle  aubaine!  Nul.  parmi  ceux  qui 
rallaienl  applamiir,  n'ignorait  que  le  grand  Balzac  seul  parl.igeait  ave;  lui 
la  royauté  du  genre  épistolalre. 

La  curiosité  générale,  aiguisée  par  une  courte  allcnlc.  fut  bieutôl  p!ei« 
iiement  dédommagée.  Le  billet  que  lut  la  duchesse  ct.iit  .linsi  couru  : 

n  A  Mme  de  Guébriant,  en  lui  envovani  douze  galandsdc  rubans  d'Aa> 
gleierre,  pour  une  discrélion  qu'il  avait  iwrduc  contre  clic.  » 


UÙ 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  M.  de  Voiture  a  autant  de  mémoire  que  d'esprit,  observa  la  dame  en 
lisant  ce  titre,  qui  indiquait  aussi  le  sujet  de  l'cpître. 

Elle  poursuivit  la  lecture  : 

«  Puisque  lu  discrétion,  madame,  est  une  des  principales  parties  d'un 
paland,  je  crois  qu'eu  vous  en  envoyant  douze,  je  vous  paie  bien  libéra- 
leiuent  ce  que  je  vous  dois.  Ne  craignez  pas  d'en  prendre  un  si  grand 
nombre,  vous  qui  jusqu'ici  n'en  avez  voulu  recevoir  aucun  :  car  je  vous 
assure  que  vous  pouvez  vous  lier  à  ccu\ci,  et  qu'ils  sauront  se  taire  des 
faveurs  que  vous  leur  ferez.  Quelque  gloire  qu'il  y  ait  à  recevoir  des  vô- 
tres, ce  n'est  pas  peu  de  chose  d'en  avoir  tant  trouvé  de  c(Hîe  humeur 
en  un  temps  où  ils  sont  tous  si  pleins  de  vanité.  Aussi  a  t  il  fallu  les  aller 
quérir  bien  loin  et  les  faire  venir  delà  la  mer.  Vous  savez  bien,  madame, 
que  ce  ue  sont  pas  les  premiers  de  ce  pays-là  qui  ont  été  bien  reçus  en 
l'rance;  mais  voici,  sans  doute,  les  plus  heureux  de  tous  ceux  qui  en  sont 
Tenus.  Et  si  vous  les  recevez,  ils  ne  doivent  pas  envier  ceux  qui  ont  servi 
les  princesses  et  les  reines  :  car,  madame,  il  n'y  a  rien  sur  la  terre  au  des- 
sus de  vous;  et  quiconque  aurait  part  en  votie  esprit  pomrait  se  vanter 
d'ètie  en  la  plus  haute  place  du  monde. 

>i  Je  parle  beaucoup  pom-  un  homme  qui  paie  ma  discrétion  ;  mais  con- 
sidérez, s'il  vous  plaît,  que  ce  n'est  pas  trop  d'un  poulet  pour  douze  ga- 
lands,  et  soyez  assurée  que  si  je  n'eusse  eu  à  parler  que  pour  moi,  je  me 
fusse  contenté  de  dire  que  je  suis,  madame,  avec  toute  sorte  de  respects, 

»  Votre  bien  humble  à  vous  faire  service,  V.  VoiTune.  « 

Ce  billet,  d'un  tour  si  précieux  et  si  maniéré,  obtint  le  triomphe  du  son- 
net de  Trissotin  chez  les  Femmes  savantes.  Tout  le  temps  que  dura  la 
lecture ,  on  eut  grand'peine  à  se  contenir.  C'étaient  des  manifestations 
comprimées  et  silencieuses.  Un  frémissement  de  plaisir  courait  tout  ce 
beau  monde  qui  consentait  de  la  tête  et  approuvait  par  toutes  sortes  de 
mines.  Mais  à  la  lin,  un  concert  d'éloges  éclata  de  toutes  parts  :  on  admi- 
rait, on  s'extasiait,  on  se  pâmait  d'aise. 

Seul,  M.  de  Chauvelin  demeurait  en  dehors  de  cet  enthousiasme  ;  il 
maugréait  entre  ses  dents  contre  l'objet  de  ces  exclamations.  Il  réfléchissait 
tristement  que  son  ami  Voiture  aurait  bien  pu  lui  donuer  charge  de  porter 
son  billet,  au  lieu  de  s'en  remettre  au  marquis  de  Pisany.  A  ce  manque  de 
procédé,  dont  il  incriminait  la  mémoire  de  son  ami  absent,  se  joignait  en- 
core un  manque  de  confiance,  ingénieusement  mais  vainement  dissimulé 
dans  l'envoi  des  pistoles.  Ce  grief  était  impardonnable  aux  yeux  de  Chauve- 
lin  mécontent,  qui  se  souvenait  de  l'équipée  nocturne  qui  s'en  était  suivie, 
et  surtout  des  fruits  amers  qu'il  venait  d'en  recueillir,  .le  ne  sais  comment 
cela  se  fit,  ni  lid  non  plus;  mais  enfin  notre  amoureux  évincé  en  arriva  au 
point  de  voir  M.  de  Voiture  en  tète  de  tous  ses  désastres,  et  il  l'accusa 
d'avoir  souillé  sur  son  étoile,  la  plus  lumineuse  jusque-là  des  satellites  qui 
tournaient  autour  de  Mme  de  G uéhriant,  proclamée  un  soleil  par  tous  les 
poètes  de  cour.  Les  reproches  que  le  marquis  adressait  intérieurement  à 
la  personne  de  son  ami  rejaillirent  bientôt  sur  l'écrivain,  et  il  engloba  l'un 
et  l'autre  dans  une  même  réprobation. 

lien  était  là  de  ce  tiavail  intérieur,  lorsque  la  même  comtesse  que  nous 
avons  vue  tout  à  l'heure  l'inteipeller  revint  à  la  charge  pour  lui  demaner 
compte  de  sa  froideur,  que  tout  le  monde  avait  remarquée,  en  ce  qu'elle 
formait  disparate  avec  l'exaltation  générale. 

—  Est-ce  que  vous  ne  goûteriez  pas  l'esprit  de  M.  de  Voiture  ?  de- 
manda-t-elle. 

C'était  bien  mal  prendre  son  temps,  on  en  conviendra,  pour  avoir  l'opi- 
nion de  M.  de  Chauvelin.  Cette  question  inopinée  avait  le  tort  de  rentrer 
dans  les  idées  noires  où  se  débattait  la  tète  perdue  du  marquis.  En  con- 
séquence, il  réfléchit  toiu  haut,  et  ce  qu'il  eût  continué  de  penser  sans 
cette  fâcheuse  provocation,  il  le  parla  : 

—  M.  de  Voiture  est  un  rustaut,  répondit-il;  il  donne  l'estrapade  h  son 
esprit  pour  des  bagatelles,  et  ferait  plus  sagement  d'apprendre  à  vivre. 

■     On  entend  d'ici  la  clameur  du  haro  qui  étouûa  ce  blasphème. 

—  Quelle  indignité  !  disaient  les  uns. 

—  Quelle  injustice!  répliquaient  les  autres. 

—  Impuissance  d'envie  !  chuchotiait  une  dame  à  sa  voisine,  bel  esprit, 
qui  ajoutait  de  façon  à  être  entendue  de  la  cantonade  : 

—  La  Gloire  ressemble  à  Hercule  ;  à  peine  est  elle  née  qu'il  faut  qu'elle 
étoufi'e  des  scrpens. 

—  Vous  V05  ez  comme  il  persévère  dans  ses  perfidies,  murmura  Mme  de 
Guébriant  à  l'oreille  de  son  cousin;  traître  amant,  lâche  ami  :  cela  va  de 
çair. 

Quant  à  notre  marquis,  l'imprudent  auteur  de  cette  levée  de  boucliers, 
vous  entendez  bien  qu'il  ne  s'avisa  pas  de  tenir  tête  à  tant  d'ennemis  qu'il 
venait  de  s'attirer  si  étourdiment  sur  les  bras. 

—  Il  n'eût  pas  plus  tôt  entrevu  sa  nouvelle  position  qu'il  songea  bien  vite 
à  la  quitter,  ce  qu'il  fit  en  s'esquivant  sans  accepter  le  combat. 

I  m. 

Le  vieux  La  Terrisse ,  qui  ne  se  doutait  pas  le  moins  du  monde  de  la 
soustraction  de  la  nuit,  s'occupait  h  l'ordinaire  de  faire  la  toilette  quoti- 
dienne de  la  chambre  de  son  maître.  Celui-ci  arriva  sur  ces  entrefaites, 
la  mine  basse  et  l'air  profondément  allligé.  En  entrant,  il  jeta  un  regard 
de  couiToux  sur  son  valet  de  chambre  qui  crut  y  lire  l'expression  encore 
\ivante  dn  mécontentement  qu'il  avait  excité  {-ê  veiliC  5»-J  sa  réîistance  au.\ 
désirs  du  marquis.  ''"  ''  "  '  ' 


Combien  il  se  fourvoyait,  le  bonhomme!  Dans  ce  regard  outré,  noua 
entrevoyons  plutôt  le  féroce  désir  de  rencontrer  un  adversaire  contre  qui 
s'escrimer.  Pauvre  La  Terrisse!  on  se  flatte,  au  contraire,  qu'ayant  dé- 
couvert l'enlèvement  des  pistoles  et  en  soupçonnant  l'auteur,  tu  vas  oU'rir 
la  bataille  à  ton  maître  qui ,  pour  en  avoir  refusé  une  autre  tout  à  l'iiouie  , 
n'en  éprouve  que  plus  impérieusement  la  nécessité  de  trouver  un  ennemi 
sur  lequel  se  revanrher  de  sa  défaite  récente. 

Par  conséquent ,  les  deux  hommes  que  cette  rencontre  met  en  présence 
attendent  chacun,  et  pour  des  motifs  cillérens,  des  hostilités  que  nul  n'ose 
entamer.  Ce  silence  durait  depuis  quelques  minutes ,  et  le  marquis,  s'aper- 
cevant  que  La  Terrisse  demeurait  coi  et  continuait  iranquilleaienl  son  ou- 
vrage .  se  tourna  vers  lui  et  lui  dit  aigrement  : 

—  Avez  vous  bientôt  fini  ? 

—  Quand  il  plaira  à  monsieur  le  marquis,  répondit  doucement  le 
vieillard. 

—  Il  me  plaît  tout  de  suite ,  riposta  M.  de  Chauvelin.  Laissez-moi 
seul  ! 

—  Je  m'en  doutais ,  pensa  le  valet  ;  il  me  garde  encore  rancune. 

Et  il  s'apprêta  à  marcher  vers  la  porte  :  au  moment  de  l'ouvrir,  il 
s'arrêta  : 

—  Quand  faudra  t-il  servir  le  dîner  de  monsieur  le  marquis? 

—  Jamais  !  répondit  impérieusement  M.  de  Chauvelin.  Allez-vous  en. 
Le  vieux  La  Terrisse  n'était  pas  accoutumé  à  ces  façons ,  et  surtout  à 

voir  tant  de  suite  dans  les  colères,  aussi  promptes  à  mourir  qu'à  naître , 
de  M.  le  marquis.  Il  imagina  que  ce  coup  de  la  veille  avait  porté  trop 
profond,  puisque  la  blessure  n'était  pas  fermée  encore,  et  ne  pouvant  te- 
nir dans  une  opiniâtreté  qui  coûtait  si  cher  à  son  cœur,  il  coiuut  s'incliner 
devant  son  maître. 

—  Je  me  soumets,  dit-il;  j'ai  eu  tort  envers  monsieur  le  marquis,  je  le 
confesse,  je  le  reconnais;  qu'il  me  pardonne,  je  le  demande  en  grâce; 
qu'il  prenne  ce  maudit  argent,  tout  ce  qu'il  voudra,  tout,  pourvu  qu'il 
me  rende  sa  faveur. 

Cette  soumission  inopportune  produisit  l'effet  contraire  à  celui  qu'on 
devait  raisonnablement  en  attendre.  Ce  nouveau  mécompte  acheva  d'exas- 
pérer le  marquis.  Il  s'était  flatté  de  trouver  une  lutte,  on  lui  offre  un  triom- 
phe ;  il  comptait  sur  des  reproches  à  vigoureusement  rétorquei-,  et  il  ren- 
contre une  désespérante  mansuétude.  Pas  d'issue  possible  à  son  indigna- 
lion  ;  c'était  à  en  étoull'er. 

—  Vous  voulez  donc  me  pousser  h  bout!  s'écria -t-il  avec  rage. 
Voyez!...  je  ne  suis  pas  maître  de  moi...  Sortez  de  devant  mes  yeux... 
Obéissez! 

Et  pour  donner  plus  d'autorité  à  ces  terribles  paroles,  il  se  leva,  dési- 
gnant la  porte  d'un  geste  impérieux. 

Cette  fois,  La  Terrisse  sentit  qu'il  n'y  avait  pas  de  réconciliation  à  ob- 
tenir, ni  de  miséricorde  à  attendre.  Il  se  retira  aussi  consterné  que  sur- 
pris de  n'avoir  pu  trouver  quartier  devant  l'implacable  ressentiment  de 
son  maître. 

Aussitôt  qu'il  se  vit  seul ,  M.  de  Chauvelin  plongea  sa  tête  désolée  dans 
ses  deux  mains ,  et  considéra  autour  de  lui  tous  les  malheurs  qui ,  dans  sa 
triste  chute,  venaient  de  s'accumuler  sur  sa  tcte. 

Ce  qu'il  voyait  de  plus  clair  et  de  plus  cruel  dans  ses  infortunes ,  c'était 
la  perte  de  Mme  de  Guébriant  qu'd  taxait  à  part  lui  d'insensibihté ,  d'in- 
consiance,  de  trahison.  Plaintes,  imprécations,  douleur  et  colère,  il  passa 
par  tous  les  degrés  du  regret  et  de  la  fureim.  Il  chanta  toutes  les  gammes 
à  l'usage  des  amans  congédiés,  qui  se  livrent  à  leurs  lamentations.  II  son- 
gea même  un  instant  à  se  passer  l'épée  à  travers  le  corps,  ce  qui  n'eût  pas 
laissé  de  devenir  sérieux. 

Au  milieu  de  ces  frénétiques  transports,  il  entend  gratter  à  sa  porte. 
Sur  son  invitation,  elle  s'ouvre,  et  il  voit  paraître  qui?  M.  le  colonel  de 
Lastic  en  personne. 

Les  deux  champions  se  saluent  avec  cérémonie ,  et  le  survenant  marche 
droit  à  M.  de  Chauvelin. 

Quand  ils  sont  face  à  face,  le  colonel  tire  de  dessous  son  mantelet  une 
petite  boîte  qu'il  pose  sur  la  table  de  M.  le  marquis ,  en  disant ,  sans  autre 
préliminaire  : 

—  Monsieur, je  suis  chargé  par  Mme  de  Guébriant,  ma  cousine,  de 
vous  remettre  cet  objet  que  par  mégarde,  sans  doute,  vous  avez  oublié 
chez  elle  ce  matin. 

Cette  outrecuidante  façon  d'entrer  en  matière  déplut  extrêmement  à 
M.  de  Chauvelin.  Lui  dire  qu'd  avait  par  méfrarde  oublié  l'éventail  alors 
qu'il  avait  mis  la  plus  grande  solennité  à  l'offrir,  n'était-ce  pas  insinuer 
sous  une  transparente  politesse  qu'on  n'avait  fait  à  son  cadeau  que  jnste 
assez  d'attention  pour  le  refuser  ?  C'était  raviver  une  douleur  récente ,  et 
renouveler,  en  la  rappelant,  l'humiliation  qu'il  avait  subie  à  l'accueil  et 
au  congé  chez  Mme  de  Guébriant.  11  s'imagina  bien  que  l'expression  de 
ce  mépris  provenait  de  la  veuve  ;  mais  il  soupçonna  le  colonel  d'assai- 
sonner la  dépêche  de  quelques  épices  de  son  crû.  Et  dans  tous  les  cas, 
il  se  jugea  insulté  par  celui  qui  se  rendait  solidaire  d'une  si  brutale  dé- 
marche. 

Le  marquis  allait  s'emporter  avec  colère;  il  se  contint  cependant,  mais 
il  ne  put  s'empêcher  de  laisser  paraître,  par  une  rougeur  subite  et  un  lé- 
ger frémissement,  combien  il  était  sensible  à  ce  nouvel  auront.  11  saisit 
l'éventail,  le  jeta  au  feu  en  présence  du  colonel  qu'il  remercia  dérisoire- 
ment.  Puis,  le  regardant  brûler  avec  imliDercncc,  -- 


LE  MAGASIiN  LITTÉRAIRE. 


Ul 


,      —  Vous  voyez  qu'il  m'était  fort  utile ,  dit-il ,  et  vous  m'obligerez  de  pré- 
'  sentcr  mes  actions  de  grâces  à  madame  voire  cousine. 

M.  de  Lastic  lit  un  signe  de  tute ,  et  les  deu.v  interlocuteurs  se  regardè- 
rent un  moment  sans  parler. 

—  r.lonsieur  le  colonel ,  dit  cjifiii  1«  marquis  avec  une  courtoisie 
cxagi^Tée,  une  pareille  coiimiission  ne  peut  être  gratuite,  y  avez-vous  songé  ? 

—  Qui  vous  permet  d'en  ilouter? 

—  l'our  ma  part ,  monsieur,  j'estime  qu'elle  r.c  serait  pas  trop  récom- 
pensée par  un  sourire  de  colle  qui  vous  envoie  et  par  un  coup  d'épée  de 
celui  qui  vous  reçoit. 

—  On  n'est  pas  plus  prévenant,  répliqua  le  colonel  d'un  ton  mesuré , 
vous  épargnez  aux  gens  la  peine  de  demaniier  ce  qu'ils  souhaitent. 

—  En  vérité  !  s'écria  le  marquis  eu  se  levant,  l'œil  animé  et  la  joie  au 
front,  car  il  venait  de  rencontrer  à  qui  parler;  votre  procédé  me  touche. 
Je  ne  l'oubherai  jamais...  Impossible  d'arriver  plus  à  propos...  C'est  bien 
aimable  à  vous,  je  le  jure... 

Il  lut  sur  le  point  de  saisir  la  main  de  son  adversaire  pour  témoigner 
de  sou  contentement,  que  l'autre  prit  pour  une  bravade  de  mauvais 
goût. 

—  Monsieur,  dit-i!  froidement,  j'accepte  ce  que  je  venais  vous  pro- 
poser. 

—  Comme  cela  se  rencontre  bien  !  ne  put  s'abstenir  d'observer  le  mar- 
quis. 

—  Votre  surprise  m'offense,  fît  le  colonel  avec  dignité,  vous  deviez  at- 
tendre ma  visiie. 

—  Je  ne  l'osais  pas  même  espérer.  Le  bonheur  vient  sans  dire  gare... 
Est-ce  que  j'avais  d'autres  droits  à  la  partie  que  nous  allons  jouer? 

—  Trêve  de  plaisanteries,  objecta  le  colonel. 

—  Je  vous  certilie  que  rien  n'est  plus  sérieux. 

—  En  ce  cas,  répartit  le  colonel,  je  dois  vous  instruire  que  l'éventail 
n'est  que  le  prétexte,  [.a  raison  la  voici  :  Vous  savez  quel  intérêt  m'avait 
inspiré  Mlle  de  Fargis? 

—  Oui,  monsieur.  Après? 

—  Vous  perdez  votre  temps  et  vos  paroles  à  vous  ébahir.  Je  croyais 
n'avoir  pas  besoin  de  m'expliquer  davantage. 

—  l'our  vous,  c'est  possible;  mais  pour  moi?  objecta  le  marquis,  ayant 
peine  à  comprendre. 

—  Picnoncez  à  une  ruse,  très  louable  sans  doute,  mais  malhem'eusement 
inutile.  L'homme  qui  dans  la  nuit  vous  a  vu  descendre  par  une  échelle  de 
corde,  d'une  maison  de  la  rue  des  Trois- Jardinets;  celui  qui  vous  a  jeté 
à  la  figure  les  rayons  de  sa  lanterne... 

—  Que  j'ai  cassée,  interrompit  le  marquis. 

— Précisément.  Eh  bien!  cet  homme,  c'est  moi. 

—  C'est  différent  alors ,  balbutia  de  M.  Chauvelin  qui  venait  de  tout 
deviner. 

—  Que  ne  compreniez-vous  à  demi-mot? 

—  Pouvais  je  vous  croire  si  ))ien  instruit  ? 

—  Et  moi  penser  que  vous  seriez  si  revéche  à  aborder  le  fait? 

—  Je  vois,  remarqua  M.  de  Chauvelin,  qu'heureusement  la  chose  est  plus 
grave  que  je  n'avais  prévu. 

—  Telle,  riposta  le  colonel  avec  un  air  sinistre  pour  protester  cc-ntre 
l'inconcevable  adverbe  lieurcascmail,  employé  par  son  antagoniste ,  telle 
qu'elle  rend  un  duel  à  mort... 

—  Indispensable ,  se  hàia  d'interrompre  le  jeune  homme,  qui  fournit  à 
son  interlocuteur  le  mot  qu'il  paraissait  chercher. 

On  l'en  remercia  par  un  signe  de  tétc.  11  ajouta  aussitôt: 

—  Le  plus  tôt  serait  le  mieux  ! 

—  Sur-le-champ,  si  vous  voulez,  lit  le  colonel. 

Le  marquis  hésita  ;  ensuite,  comme  cédant  à  une  réflexion  soudaine  : 

—  Sur-le-champ,  c'est  trop  tôt,  répondit-il;  j'ai  besoin  d'un  quart- 
d'heure. 

—  Je  m'en  accommode,  lit  le  colonel;  après  quoi  nous  nous  rendrons 
hors  (le  la  ville,  à  la  tranchée  qui  est  du  côté  de  la  porte  d'Amiens. 

—  Bon  !  je  la  vois  d'ici. 

—  Vos  témoins  ? 

— J'en  trouverai  sur  les  lieux. 

—  Moi  aussi.  Pour  les  armes,  je  n'ai  pas  de  préférence. 

—  Tant  pis,  je  comptais  vous  laisser  choisir. 

—  Dans  un  quart-d  heure. 

—  C'est  entendu. 

Sur  cela,  le  colonel  de  Lastic  prit  congé  du  marquis  de  Cuauvclin. 

IV 

La  jolie  duchesse  de  Guébriant  avait  fait  bonne  contenance  tant  qu'elle 

s'était  vue  en  face  de  ['ennemi,   comme  par  crrem-  elle  appelait  le  plus 

tendre  de  ses  amis;  mais  quand  !\I.  de  Chauvelin  se  fut  retiré,  l'orgueil 

ne  la  soutenant  plus  ,  sa  joie  affectée  et  de  parade  disparut,  et  elle  se 

laissa  envahir  par  le  chagrin  qu'elle  avait  jusque  lii  jcl'oulé  au  fond  de  son 

cœur. 

Heureusement  que  sa  fête  matmale  finit  presque  aussitôt  après  la  re- 

j  traite  du  marquis,  et  la  duchesse  put  encore,  ii  l'aide  d'un  reste  d'énei  gic 

/  qui  lui  échappait,  dissimuler  assoz  son  émoi  pour  qui!  ne  fill  pas  remarqué 

(le  l'assistaucc. 


Mais  sitôt  que  son  salon  fut  désert,  lorsque,  d'après  son  ordre  formel , 
elle  put  jouir  d'une  solitude  complète,  alors  la  duchesse  redevint  femme 
et  amante.  Alors  disparut  celte  indid'érence  orgueilleuse  dont  elle  s'éiait 
cuirassée,  et  le  souire  menteur  fit  place  à  des  larmes  sincères.  Pauvre  fem- 
me !  Elle  se  voyait  dépouillée  d'un  amour  qui  faisait  sa  richesse,  son  bon- 
heur, son  espoir.  On  avait  payé  de  la  trahison  la  plus  noire  ,  pensait  elle, 
un  cœur  qui  s'éiait  si  généicusement  donné  ,  et  qu'on  n'offensait  si  indi- 
gnement que  parce  qu'on  était  bien  sûr  qu'on  ne  pouvait  plus  le  reprendre. 

Quelle  confiance  d'une  part  et  quelle  atroce  perlidie  de  l'autre  !  réllé- 
chissaii  la  duchesse.  Et  cette  seule  pensée  appelait  des  sanglots.  Puis  elle 
évoipiait  des  souvenirs  récens,  des  protestations  d'amour,  des  sermons  de 
la  veille,  pour  les  opposer  avec  indignation  à  la  conduite  du  marquis.  Et , 
considérez  la  faiblesse  de  la  femme,  nonobstant  tous  ces  griefs,  les  aigres 
récriniinaiions  de  la  jalousie  s'éteignaient  quelquefois,  pour  laisser  cnlea- 
dre  les  douces  plaintes  de  l'amour. 

C'est  dans  ces  minutes  d'attendrissement  où  le  coeur  de  la  duchesse 
se  fondait  sous  la  bienfaisante  rosée  de  ses  larmes,  qu'elle  inclinait  au 
pardon  et  demandait  pourquoi  le  coupable  ,  au  lieu  de  douter  de  l'affec- 
tion qu'il  avait  trahie ,  n'éiait  pas  venu  plutôt  demander  grâce  et  se  repen- 
tir, au  lieu  de  braver  sa  victime  par  l'étalage  d'un  radieux  bonheur. 
Car  c'est  ainsi  que  dans  son  ignorance  la  pauvre  femme  interprétait  l'en- 
trée triomphante  du  marquis  dans  son  salon,  et  alors  des  mouvemens  de 
dépit ,  des  inspirations  de  colère  la  réveillaient  de  son  indulgence.  Mais, 
d'un  autre  côié,  elle  ne  songeait  pas  à  la  retraite  humilianîe  de  son  amant 
sans  se  rcpcniir  d'en  avoir  été  la  cause,  et  sans  s'appitoyer  sur  le  sort  de 
celui  dont  elle  s'était  si  ouvertement  vengée.  La  vengeance  est  une  ignoble 
passion  qui  a  besoin  de  tome  l'ardeur  aveugle  qu'elle  exige  de  l'honime 
qui  l'exécute  pour  dissimuler  ce  qu'elle  a  de  féroce  et  de  bas.  Assouvie, 
elle  apparaît  sous  son  véritable  jour  et  n'entraîne  que  le  dégoût.  Avant, 
vous  pouviez  et  on  pouvait  vous  plaindre  ;  c'est  beaucoup  si  l'on  vous 
excuse  après.  Bien  plus,  elle  vous  met  au  niveau  de  celui  que  tout  le  monde 
regardait  auparavant  comme  coupable  envers  vous.  Votre  vengeance  l'ab- 
sout, ou  vous  noircit  comme  lui.  Les  représailles  justifient  en  quelque  sor  te 
l'injure  première. 

Pour  toutes  ces  raisons  qu'elle  sentait  d'instinct  sans  les  déduire,  ilme 
de  Guébriant  regrettait  d'avoir  agi  de  rigueur  envers  le  marquis  et  surtout 
de  lui  avoir  renvoyé  son  présent. 

A  ce  propos,  nous  invofiuons  en  faveur  de  la  duchesse,  non  pas  une 
circonstance  atténuante,  maison  mandataire  atténuant.  Ce  n'est  pas  sou 
cousin,  c'est  un  valet  qu'elle  avait  choisi  pour  cet  office  de  restitution. 
Elle  cfit  trop  craint  d'envenimer  les  choses  en  employant  le  colonel;  mais 
celui-ci  connaissant  le  message  et  le  messnger,  avait  obtenu  du  domestique 
de  faire  celte  démarche  à  sa  place,  se  portant  garant  envers  lui  des  suites 
que  pourrait  avoir  celte  subslitution. 

Ces  désolantes  méditations  de  .Mme  de  Guébiiant  furent  troublées  par 
une  de  ses  lemmcs,  qui,  malgré  la  rigueur  de  la  consigne,  pénétra  jusqu'à 
sa  maîtresse.  La  camériste,  se  confondant  en  excuses  pour  la  liberté  gran- 
de, soutenait  avoir  été  déterminée  à  cette  désobéissance  par  le  dire  d'un 
valet  qui  affu'mait  apporter  à  Mme  la  duchesse  une  communication  d'im- 
portance, qui  ne  souffrait  point  de  retard. 

La  duchesse  essuya  ses  yeux  à  i'improviste,  fronça  le  sourcil,  puis  tour- 
nant à  demi  la  tète  : 

—  Quel  est  cet  homme?  dcmauda-t-cUe. 

—  Le  valet  de  M.  le  martiuis  de  Chauvehn. 

A  ce  nom,  la  duchesse  se  leva,  et  non  sans  quelque  émotion  : 

—  Dites-lui  (pi'il  entre,  répondit-elle. 

Quelques  minutes  plus  tard  se  présenta  La  Terrise. 

Jamais  la  ligure  longue  et  maigre  de  ce  vieillard  grand  et  sec  n'a\-ait 
porté  l'empreinte  d'une  plus  franche  désolation.  Son  visage,  qui  no 
manquait  pas  d'une  soite  de  candeur  sénile,  semblait  plus  fatigué  que  ce 
corps  Icsie  et  dispos  qui  le  suppoiiait  vaillamment.  L'exercice  avait  con- 
servé la  vigueur  et  l'élasticité  à  ces  bras  et  à  ces  jambes  qui  semblaient 
l)lus  jeunes  (|ue  cette  ligure,  surtout  en  ce  moment  qu'outre  les  rides,  les 
larmes  sillonnaient  les  joues  de  ce  bon  vieillard.  La  Terrise,  revêtu  de  m 
casaque  grise,  ouverte  sur  un  pourpoint  noir,  avec  sa  culotte  de  velours 
cl  ses  bas  de  soie,  offrait  un  ensemble  respectable  et  honnête  qui  encou- 
rageait à  suivre  le  précepte  de  I  laion,  qui  nous  recommande  d'eu  agir  avec 
nos  domestiques  connue  avec  des  amis  malheureux. 

r.ien  malheureux,  à  coup  sur.  ét;iit  celui-ci,  encore  sous  l'iiuprossion  du 
dur  traitenuMil  qu'il  avait  reçu  de  son  jeune  maître. 

La  duchesse  encouragea  ï.a  Terrise  à  s'avancer,  ce  qu'il  Gt  à  i)as  lents, 
et  sans  lever  ses  yeux  mouillés  de  la  rosace  du  lapis. 

—  Qu'y  a  t  il,  mon  ami?  lui  demanda  avec  autant  de  bienveillance  que 
de  curiosiiéMme  de  Guébriant. 

—  Oh  !  madame  la  duchesse,  fit  il  avec  un  gros  soupir,  beaucoup  de 
choses  bien  tristes  pour  moi...  Mais  madame  n'a  jxis  à  s'occuper  des  mal- 
heurs d'un  pauvre  diable...  Pardon  de  l'importuner  par  ma  plainte...  mais 
je  n'ai  pu  la  retenir... 

—  Des  malheurs,  dites-vous,  La  Terrises!  Lue  perte,  un  acrideoit... 
Pauvre  homme  ! 

—  S'il  ne  s'agissait  que  de  moi  ou  des  miens  !  fit  le  vieillard  avec  mi 
triste  sourire...  Mon  bon  maître... 

—  Eh  bien  !  demanda  vivement  la  duchesse  qui  ivdoubkiil  U'altculiou. 
--  Jlou  e.\ccllcnt  maître  va  se  faire  tuer, 


62 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Scrait-il  possible  !  sY-cria-t-plIe.  Avec  qui  ?  Où  ?  Gomment? 

11  y  mourra  ,  j'en  suis  sûr,  poursiiivil  l.a  Tenise,  saus  cela  il  m'au- 
rait permis  dcraecompagnci-  :  «  ic  te  défends  de  me  suivre  !  »  m'a  til  dit, 
et  poiirlant  je  pleurais  comme  à  celle  heure. 

—  Il  va  se  baitrc,  reprit  en  éclatant  la  duchesse  :  mais  contre,  qui,  parlez 
donc.  ,   .       , 

l:;n  disant  cela  elle  agitait  le  vieillard,  que  les  sanglots  empêchaient  de 
se  faire  enlendre. 

—  Avec  M.  le  colonel  de  t  astic. 

—  Mon  cousin  !  Ah  !  c'est  alVrcux.  Et  où?  De  quel  côtiî?  Sont-ils  déjà 
partis?  . 

Toutes  ces  questions  se  pressaient  dans  sa  bouche  frémissante.  Le  vieil- 
lai'd  lit  un  sia;ne  de  ifte. 

—  Et  vous  êtes  venu  pour  me  prévenir  de  ce  malheur  ? 

Je  suis  venu,  répondit  le  valet,  pour  remetde  entre  les  mains  de 

madame  ce  portrait  que  mon  miiitre  embrassait  avant  de  ceindre  son 

l^péc.  .       ,    , 

—  Pauvre  jeune  homme  !  s'écria  Mme  de  Guébriant  qm  tomba  a  genoux 
en  fondant  en  larmes.  Et  savez-vous  la  cause  de  ce  duel? 

—  >;on  ,  madame.  J'ai  vu  entrer  le  colonel...,  puis  j'ai  entendu,  quand 
ils  se  sont  séparés,  ces  deux  mots  :  n  Dans  un  quart  d'heure.  »  A  présent, 
l'un  des  deux  doit  expirer ,  ajouta  t  il  d'une  voix  désolée. 

—  Voyons,  mon  ami,  poursuivit  la  duchesse,  avaient  ils  l'air  irrité? 
avez-vous  entendu  des  cris?  le  colonel  ne  reprochait  il  pas  à  votre  maître 
(l'être  monté  ,  cette  nuit,  par  une  échelle  de  corde,  dans  la  chambre  de 
IJlle  de  l'argis? 

—  Comment!  quelqu'un  aurait-il  supposé  ?...  Mais  madame  ignore  que 
je  loge  moi-même  dans  la  maison. 

—Et  qu'importe...  Si  le  marquis  voidait  se  cacher  de  vous,  s'il  craignait 
de  vous  mettre  dans  la  confidence. 

—  Madame  !  c'est  une  calomnie ,  je  vous  jure  ;  mon  maître  est  inca- 
pable... 

—  Hélas!  ce  n'est  que  trop  réel,  ajouta  la  duchesse. 

— J'adirme  que  c'est  de  pure  invention,  protesta  le  domestique. 

—  Mais  on  la  surpris  ;  on  l'a  vu  ! 

—  Pardon,  madame  la  duchesse,  c'est  possible...,  on  se  sera  trompé... 
jamais  on  ne  me  le  fera  croire...  liien  plus  ,  je  suis  certain  du  contraire. 

—  Voyons  !  voyons  !  dit  la  duchesse  avec  anxiété,  sur  quoi  vous  fondez- 
vous?  ,  ,     ,    ,         I 

—  Sur  le  violent  amour  que  mon  maître  portait  a  Mme  la  duchesse  i 
sur  cet  amour  qui ,  hier  encore  ,  m'attira  la  colère  de  M.  le  maniuis... 
Voici  le  fait...  La  nécessité  m'oblige  à  le  divulguer...  Mon  maître  avait 
perdu  tout  son  argent  au  jeu...  Hier,  un  de  ses  amis  de  Paris,  M.  de  Voi- 
ture, instruit  de  sa  détresse,  lui  envoya  deux  cents  pistoles  que  par  pru- 
dence il  me  lit  remettre  pour  les  adiniiiislrer.  Croiriez-vous  que  fJ.  le 
marquis  voulait  immédiatement  employer  la  moitié  de  cette  somme  à  ac- 
quérir un  bijou  qu'il  se  proposait  d'oUrir  à  Mme  la  duchesse,  pour  la  fêle 
aujourd'hui.  Un  éventail,  je  crois. 

—  Ingrate!  El  moi  qui  l'ai  refusé,  interrompit  la  dame. 

—  Vous  l'avez  donc  reçu?  s'écria  le  valet,  eraporié  par  cette  révéla- 
tion hors  des  lois  d'une  sévère  politesse  auxquelles  il  s'était  asservi  jus- 
que-là... 

Ensuite,  s'exaltant  à  mesure,  cl  se  parlant  'a  lui-même  :  «  J  enirevois  la 
vérité...  Cet  éventail...  Il  se  pourrait...  Une  escalade,  la  nuit...  les  pisto- 
les... Cela  s'explique...  Mais  alors  il  n'est  pas  coupable...  c'est  moi  qui 
.suis  cause...  Une  méprise...  Atroce  duel!...  S'égorger  sans  s'entendre  ! 
c'est  alfroux  à  penser...  Qui  sait?  je  me  trompe  peut-êlre...  Il  faut  m'as- 
surer...  J'y  vais!  j'y  cours!  » 

Et  La  Terrisse,  après  ces  exclamations ,  sans  voidoir  rien  écouter  ni 
rien  expliquer,  prit  la  fuite  avec  une  célérité  qu'il  ne  paraissait  pas  en  droit 
d'attendre  de  ses  vieilles  jambes,  laissant  ainsi  la  duchesse  tourmentée 
par  des  malheurs  qu'il  ne  lui  avait  que  trop  appris,  et  par  une  énigme  qu'il 
lui  donnait  à  deviner, 

V. 

A  peine  le  colonel  fut-il  parti,  que  le  marquis  se  mit  en  devoir  d'utiliser 
le  quarl  d'heure  qu'il  avait  obtenu;  il  en  profila  potir  chercher  dans  une 
lioîle  d'ébènele  médailion  renlermant  le  joli  portrait  de  la  duchesse,  que 
nous  l'avons  vu  renvover  à  l'original  par  l'entremise  de  La  Terrisse.  En- 
suite, M.  de  Cliauvelin,  après  voir  sévèrement  congédié  son  valet,  écri- 
vit quelques  lignes  à  la  h'ite.  Après  quoi  il  sortit  en  prenant  la  direction 
du  lieu  lixé  pour  la  mortelle  rencontre  qui  allait  avoir  lieu. 

De  son  coté,  le  colonel,  se  voyant  un  quart  d'heure  devant  soi ,  voulut 
ne  pas  le  perdre,  car  on  connaît  d'autant  plus  le  prix  du  temps  qu'on  en  a 
moins  il  dépenser. 

Conseillé  par  le  démon  de  la  jalousie,  il  se  figura  qu'une  émotion  fort 
en  harmonie  avec  l'rlat  de  son  esprit  résulterait  d'une  entrevue  avec  la 
«lame  dont  linronsiance  l'envoyait  au  trépas.  Ce  douloureux  plaisir,  qu'il 
caressait  avec  ardeur  avant  de  le  goûter,  le  conduisit  vers  la  maison  des 
Trois-.lardincLs. 

Chemin  faisant,  il  réiléchit  avec  amerlune  au  maintien  qu'il  lui  conve- 
nait d'adopter  en  celte  solennelle  visite.  Or,  il  hésitait  entre  deux  partis 
extrêmes,  selon  qu'il  cédait  aux  solUcitaliou.s  de  sou  amour  ou  aux  inléréls 
(le  sa  vcugeance. 


Tantôt  il  s'apprêtait  h  aborder  d'un  air  hautain  et  sévère  celte  femme 
qu'il  voulait  humilier  sous  ses  reproches,  écraser  sous  sa  juste  indi>;iia- 
lion.  —  Nous  verrons,  peusail-il,  si  elle  aura  l'elliMnlerie  de  nier  ou  l'au- 
dace de  pallier  son  crime,  .le  serai  l;i ,  deîjout ,  impitoyable  ,  la  vo\ant  se 
traînera  mes  pieds,  demander  grâce,  et  je  jouirai  de  sa  confusion." 

Puis,  attendri  sans  doute  par  le  déchiranl  spectacle  qu'il  s'oilr.iit  en  idée, 
il  descendait  de  sa  rigueur  à  des  seutimens  plus  tendres.  — A  qiîoi  bon  ré- 
criminer? rélléchissaitil.  Le  ferlait  ne  restera  t-il  pasiemime?  i;t,  d'ailleurs, 
ce  serait  assurer  des  regrets  éternels  à  la  perfide,  et  la  forcerde  m'aimer  au 
moins  après  ma  mort,  si  j'usais  envers  elle  de  magnauimiié  jusqu'au  bout. 
Mieux  vaut  se  reuiermer  dans  une  générosité  silencieuse  et  digne  ;  lui  lais- 
ser ignorer  que  je  suis  instruit  de  sa  faute,  et  la  saluer  le  souriie  aux  lè- 
vres, comme  les  gladiateurs  du  cirque  saluaient  l'empereur  devant  lequel  et 
pour  lequel  ils  expiraient  dans  l'arène.  Par  l;i ,  soil  qu'elle  a'.lribue  mou 
dévoùment  à  une  conliance  aveugle  ou  à  une  clémence  sublime,  de  cruels 
remords  la  poursuivront  après  mui. 

Et,  en  attendant  cette  justice  posthume,  M.  de  Lastic  s'app'toyait  sincè- 
rement lui-même  sur  cette  abnégation  surhumaine  qu'il  préméditait. 

Toutefois,  le  colonel  llottait  encore  indécis  entre  ces  deux  systèmes 
contraires,  lorsque  le  terme  de  sa  couise  vint  le  mettre  en  demeure  de  se 
prononcer.  Le  colonel,  la  tête  basse  et  la  main  droite  sur  le  cœur,  monta 
lentement  l'escalier  qui  alïoulissait  à  1  appartement  de  Mlle  Gabrielle  de 
Fargis ,  s'en  remettant  à  l'impression  des  circonstances  pour  improviser 
une  détermination. 

Arrivé  en  face  de  la  porte  ,  il  eut  besoin  de  s'arrêter  et  de  se  recueillir 
un  peu.  11  lui  parut  qu'avec  elle  allait  s'ouvrir  la  porte  de  sa  destinée 
éternelle.  Son  immobilité  lui  permit  d'entendre  les  pulsations  précipitées 
de  son  cœur ,  et  il  porta  sa  main  à  sa  tête  comme  pour  coutenir  les  pen- 
sées tumultueuses  qui  réchauffaient ,  et  tempérer  un  bourdonnement  qui 
fi'rmentait  sous  ses  tempes  avec  un  bruit  semblable  à  celui  de  l'eau  en  ébul- 
lition. 

Comme  cet  appareil  et  ce  sursis  n'amenaient  aucun  calme,  le  colonel 
prit  le  parti,  aliu  d'écouomisfr  ses  dernières  minutes,  de  ne  plus  diiiérer. 
Il  gratta  donc  à  la  porte  et  même  assez  fort,  car,  dans  son  trouble,  il  étaii 
incapable  de  mesurer  l'expression  de  sa  politesse. 

Il  écoula  ;  personne  ne  vint  lui  ouvrir. 

Il  attendit,  en  prêtant  l'oreille  de  plus  belle.  Rien  ne  bougeait  à  l'inté- 
rieur. 

Il  recommença  son  avertissement  sans  plus  de  succès. 

Il  comprit  que  personne  n'était  là  pour  l'entendre. 

Ce  contre-temps  le  désespéra  ;  car  vous  sentez  bien ,  et  il  le  sentait 
aussi,  que,  dans  les  circonstances  particulières  où  il  se  trouvait,  il  ne  pou- 
vait béné  jcier  de  la  consoiation  du  proverbe  :  «  Ce  qui  est  différé  n'est  pas 
perdu.  i> 

Ce  n'était,  hélas  !  que  trop  perdu  pour  lui  qui  n'avait  pas  le  temps  d'at- 
tendre. Ce  dernier  coup  l'ailecta  d'aulaul  plus  qu'il  l'avait  moins  prévu,  il 
le  considéra  comme  une  cruelle  injustice  du  sort  qui  l'accablait;  et,  pour 
sujiporier  cette  adversité,  il  s'aida  du  sentiment  de  haine  qui  le  poussait 
contre  son  rival,  et  s'efforça  de  ranimer  son  courage  pour  l'heure  de  ven- 
geance qui  allait  sonner. 

En  proie  à  toutes  ces  sinistres  pensées ,  il  descendit  pesamment  l'esca- 
lier, et,  comme  il  franchissait  le  seuil  de  la  maison  pour  s'engager  dans  la 
rue,  il  rencontra  sur  ses  pas  un  anpessade  de  la  comp;ignie  colonelle  de 
son  régiment,  (jui  avait  l'air  fort  empêché  de  trouver  l'adresse  d'une  lettre 
qu'il  tenait  à  la  main. 

Ce  messager  maladroit,  qui  jetait  les  yeux  en  l'air  comme  pour  obtenir 
quelque  renseignement  de  localité,  et  les  reporlail  ensuite  sur  sa  missive, 
alla  iiicousidérémeiit  donner  du  nez  contre  le  colonel. 

—  Qiiê  fais-lulà,  butor?  s'écria  celui-ci  d'une  voix  peu  attirante. 
Puis,  cxamiiiaiit  le  soldat  qui  balbutiait  en  présentant  sa  lettre  comme 

excuse  de  son  inadvertance,  M.  de  Easiic  crut  reconnaître  la  suscription 
de  l'épitre;  il  la  saisit  donc  avec  violence  des  mains  du  porteur. 

—  Qui  t'a  donné  ça?  deuianda-t-il. 

—  i\I.  le  martpiis  de  Cliauvelin  ;  et  j'allais  la  remettre. 

—  Je  ne  me  suis  pas  trompé,  fit  à  part  lui  le  colonel...  Après  quoi,  par- 
lant au  soldat  :  La  maison  que  tu  cherches  est  lii,  lui  dit-il  :  j'en  sors  ;  il 
n'y  a  personne...  d'ailleurs  je  te  relève  de  ion  message...  Tu  diras  de  ma 
part  il  M.  le  marquis  de  Cliauvelin  que  je  me  suis  chargé  de  sa  lettre  ,  et 
qu'elle  sera  scrupuleusement  remise  à  son  adresse.  Va  ! 

L'anpessale  avait  quelque  peine  à  se  conformer  aux  volontés  de  son  co- 
lonel. Il  restait  planté  il  la  même  place,  surpris,  ébahi,  comprenant  qu'il 
violait  sa  consigne  cl  que  son  chef  abusait  de  son  autorité. 

Mais  que  faire?  Pour  l'acquit  de  sa  conscience,  il  hasarda  bien  quelque 
sourri  murmure  sous  forme  de  protestation.  Le  colonel  n'entendit  pas  ou 
feignit  de  n-;  pas  cnieiidrc;  car  il  tourna  les  talons  sans  y  prendre  garde, 
et  poursuivit  son  chemin. 

11  marchait  sans  se  presser  vers  le  lieu  du  rendez  vous,  tenant  sous  srs 
doigts  impatiens  celte  lettre  qu'il  venait  d'intercepter  et  qu'il  brûlait  de 
connaitie.  Mais,  pour  la  lire,  il  lui  fallait  altciulre  de  n'être  plus  en  vue 
du  sold.it  il  (pii  il  venait  de  l'enlever  et  des  passans  qu'il  rencontrait  par 
les  rues  de  la  ville.  11  crut  que  quelque  abri  isolé  dans  la  campagne  serait 
le  s?iil  lieu  propice  pour  commettre  son  indiscrétion,  et  c'est  vers  ce  but 
qu'il  s'achemina,  se  livrant  aux  réllexioiis  que  devait  lui  suggérer  ce  nou- 
vel  incident, 


LE  MAGASIN  LïTTÊlRAïriE, 


Itl 


—  Ma  foi  !  se  dit-il  avec  une  rage  concentrée,  le  sort  est  équiiablc.  Je 
n'ai  pas  pu  la  voir,  et  il  n"a  pas  pu  réussir  à  lui  écrire...  Eli  !  (lue  peut- 
il  lui  écrire?...  (ju<lqiies  adieux  l)ieii  leudres,  bien  dérliiraiis...  lin  véiité, 
il  M'ul  lire  pleuré,  lui ,  par  provision  ei  avaut  sa  mort;...  il  veut  être  ac- 
compagné, souleiui  dans  le  couibat,  des  vœuv  et  des  émulions  de  sa  niaî- 
tri'ss  '.t.  .-a  uiaiiiessc  !  elle  qui  est  restée  pour  moi  une  ilolc  devant  qui 
j'ota:s  respectueusement  prosierné  !...  Uli  !  ils  ont  dû  l)i('n  rire  enseaibie 
(ic  ma  rol)U.^te  sécurité...  Comme  j'ai  été  irouipé  làrlicment  !  Croyez  donc 
à  qui'!(iue  <  liuse  après  cela  !...  Je  ne  crois  plus  qu  au  fer  de  uion  épée,  parce 
que  je  le  tiens  toujours  là,  sous  la  mai»,  prêt  à  nie  (léren;li-e,  prêt  à  me 
venger...  Cette  lettre,  je  ne  l'ouvrirai  pas...  A  quoi  bon?...  ^esais■jepas 
tout  ce  qu'elle  doit  contenir?...  Il  me  sullit.  de  lavoir  détournée  quelques 
iiiniics  de  sa  desiinalion...  Je  vais  la  ren:lrc  à  qui  l'a  écrite...  Mais  pour- 
quoi cette  délicatesse  ii  1  éj^ard  de  qui  ra'ollense  dans  ce  que  j'avais  de  plus 
cher'?...  l'ourquoi  user  de  noblesse  à  l'égard  de  qui  uil- trahit  dans  rues 
sen:imens  les  plussacics?...  Des  niéiiageuiens  envers  celui  qui  va  me  tuer 
si  jC  ne  le  lue  ?...  Certes  ,  le  moment  et  rhoiime  sont  mal  clioisis  ,  pour 
qu' je  me  pique  d'une  grandeur  d'ame  ridicule...  Non  !  non  !...  Je  lirai 
cetie  leiire  de  mon  rival...  Qu'ai-je  à  crainrlre  ?  liien  ,  Dieu  merci  !...  A 
risquer?  l'as  davanlage.  11  nen  seia  pas  plus  animé  contre  moi ,  ni  moi 
plus  opiniàiiecoaîrclui...  Le  hasard  me  lait  tomber  celle  épîtrc  eiiire  les 
mains,  ce  sei-ait  mal  lecounaîire  cette  chance  que  de  la  laisser  échapper... 
Quoi  quil  en  advienni",  je  la  lirai...  c'est  résolu. 

'louies  ces  réllevioiis,  qui  ne  venaient  pas  à  la  bouche  du  colonel  avec 
la  pi-omplitu(lc  qu  elles  se  I  sent  et  se  suecedent  sur  le  papier,  prirent  quel- 
que temiis  et  quelque  espace  :  de  telle  sorte  qu  à  la  lin  de  ce  monolo-îiie , 
M.  de  Lastic  étaildaus  la  cauipagne.  Or,  sa  résolution  ne  fut  pas  plus  dé' 
terminée  par  la  teutaiion  de  ses  désirs  que  par  la  l'aclliié  qu  il  trouvait  à 
les  satisl'aiie  dans  un  lieu  où  personne  n'était  là  pour  être  tuuoin  de  son 
indiscrétion. 

Eu  conséquence,  il  se  glissa  derrière  une  palissade  ,  et  après  avoir  re- 
gaiîlé  tout  autour  de  lui,  par  un  rallinement  de  précaution  excessive  ,  le 
colonel  saisit  cette  lettre  et  en  rompit  résolument  le  cachet. 

VI. 

r.evenons  à  Mme  de  Guébriant;  car  nous  l'avons  laissée  seule,  eu  proie 
à  une  grande  désolation,  que  La  Terrise  est  venu  compliquer  par  de 
teiribles  nouvelles  ,  et  par  l'inquiétude  pénible  oii  son  brusque  départ  a 
jeté  la  duchesse. 

La  pauvre  femme  a  oublié  tous  les  torts  de  son  amant,  pour  ne  se  sou- 
venir (]ue  du  grave  dauger-qu'il  va  courir.  Elle  arrache,  d'une  main  fré- 
né:i'|ui',  les  parures  dont  elle  s'est  servie  pour  ti  iomplier  de  lui  ;  elle  foule 
a;ix  pieds  ces  présens  à  l'aide  desquels  elle  a  humilié  le  cadeau  de  Chau- 
vclin. 

Ti  ois  fois  elle  a  envoyé  ses  gens  dans  l'appartement  supérieur,  occupé 
par  ?.!.  de  Laslic,  afin  de  s'assurer  que  son  cousin  était  sorti  pour  celle 
faiale  renconire  ;  trois  fois  on  lui  a  répondu  que  le  colonel,  après  la  fête, 
était  monté  pour  changer  de  costume,  et  avait  pris  son  épée  de  Ciunbai. 

Impossible  de  conserver  la  moindre  illusion  devant  cette  éci-asante 
réalité. 

—  Ils  s'égorgent,  dit-elle. 

Et  sa  télé  éperdue  lombe  sur  sa  poitrine  agitée  par  do  poignantes  an- 
goisses. Celte  perplexité  la  désole  ;  elle  voudrait  à  tout  prix  anéantir  le 
temps,  supprimer  l'espace,  voir  et  savoir. 

Chaque  moment  qui  s'écoule  lui  apporte  nne  espérance  sans  la  délivrer 
d'une  crainte.  Elle  compte  les  minutes,  calcule  les  probabilités. 

Le  colonel  ne  revient  pas. 

Elle  n'ose  s'avouer  que  c'est  là  ce  qu'elle  désire  :  là  ce  qu'elle  n'ose  dc- 
Dian'ler  au  ciel,  de  peur  de  blasphémer  Dieu. 

Accoudée  sur  le  balustre  do  son  balciui,  et  sa  tète  désolée  dans  ses 
mains,  elle  plonge  un  regard  isolé  dans  la  rue. 

Tout  hoanne  il'épée  qu'elle  voit  venir  de  loin,  elle  le  prend  pour  le  co- 
lonel. Alors  c'est  wm  anxiété  cruelle.  L'homme  approche  :  elle  regarde 
mieux,  et  peu  après  elle  se  réjouit  de  sa  méprise. 

Tout  à  coup  elle  aperçoit  accourir  un  militaire.  Celte  fois,  elle  se 
trouble  en  reconnaissant  la  laille ,  la  démaiche  ,  la  ligure  du  colonel.  Il 
avance...,  plus  de  doute,  c'est  bien  lui.  Il  a  l'air  cssoulllé,  le  teint  pfile , 
les  yeux  animés.  Eunesie  augure  ! 

La  durbesse  éplorée  n'a  (|ue  le  temps  et  la  force  de  rentrer  en  rlian- 
celaiit  dans  son  salon.  Là,  elle  tombe  sans  connaissance  dans  un  fauteuil. 

—  Il  est  mort!  répèie-t-clle. 

A  ses  cris  ,  ses  fennncs  accourent ,  l'environnent ,  et  bientôt  après 
le  colonel  lin-méiue  se  joint  à  elles  pour  porter  secours  à  sa  jolie  cousine. 

Mme  de  (iuébriant  revient  à  peine  de  son  évanouissement,  qu'elle 
jette  un  cri  d'ell'roi  à  la  vue  du  colonel,  et  l'éloignant  par  un  geste  de  ré- 
pulsi(n)  : 

—  Ne  m'approcliez  pas ,  s'érric-t-cllc ,  vous  me  faites  horreur  !  ^'ous 
l'avez  lue...  Tué...  Diiesque  non!... 

Celle  ell'eivescence  s'alliédit  cependant  par  degrés,  et  fait  place  à  la 
curiosité  la  plus  pi  ovocaute. 

—  Il  n'est  pas  mort,  répond  le  colonel  hors  d'haleine. 

—  Nous  meniez ,  s'écrie  la  duchesse  avec  force  cl  eu  se  levant;  jurez- 
je  sur  l'honneur, 


Pour  toute  réplique,  AI.  de  Lastic  donne  à  sa  cousine  la  lettre  adressée 
par  de  Chauvelin  à  Mlle  de  Fargis. 

A  la  vue  de  ce  nom  et  de  cette  écriture,  la  duchesse  retrouve  toute  sa 
jalousie  et  toute  sa  vigueur. 

Sur  un  signe  de  son  cousin,  elle  congédie  tout  le  monde,  et,  demeurée 
seule  avec  lui ,    elli'.  regarde  tour  à  tour  la  ligure  du  colonel  et  la  leiire 
qu'elle  lient  ouverte  sous  ses  yeux.  Sa  main  tremble,   sa  voix  aussi.  Mal- . 
gré  cette  émoiion,  elle  parvient  à  lire  ce  qui  suit  :  i 

(  Mademoiselle,  ' 

»  Pardonnez  moi  d'avoir  laissé  attaquer  votre  répu;ation  par  celui  qui  ' 
avait  le  plus  grand  intérêt  à  la  défL-ndrc;  mais  la  vôtre,  je  le  savais,  est 
de  celles  (jui  peuvent  sans  danger  courir  le  hasard  où  périraient  beaucoup 
d'autres  moins  solides. 

>i  M.  de  Lastic  a  en  la  faiblesse  ou  la  témérité  d'en  croire  ses  yeux, 
comme  si  voire  vertu  n'éiait  pas  plus  forte  que  l'évidence  même.  Sons  pré- 
texte qu'il  m'a  vu  de-:cendie  la  nuit  dernière  par  une  échelle  de  corde  d'un 
balcon  (pii  coannunique  à  voire  appartement,  il  en  a  pris  occasion  de 
vous  acciiS'r  d'un  criuie  dont  il  me  fait  complice.  Vous  savez  que,  par  mal- 
heur pour  moi,  je  n'en  suis  que  tiop  innoccnL  Mais  l'erreur  du  colonel 
m'arrivait  trop  à  point  pour  que  j'eusse  la  générosité  de  la  détiuii c.  Elle 
m'a  valu  la  proposition  d'un  duel  à  mort  juste  au  moment  où  j'éiais  en 
quête  d'un  genre  de  trépas  qui  ne  me  fit  pas  déroger  à  ma  qualité  de  gen- 
tilhomme. 

;>  M.  de  Lastic  est  snlTisamment  outré  pour  me  rendre  ce  bon  ollice 
sans  le  savoir,  et  sans  le  vouloir.  Vous  vous  imaginez  bien  que  je  me  sm's 
donné  de  garde  de  le  détiomper  à  voire  sujet.  C'est  pourquoi  je  ne  lui  ai 
pas  voulu  diie  ce  que  je  vous  écris  ici,  à  cette  fin  de  rendre  hommage  à 
la  vérité  et  à  voire  venu ,  lesquelles  je  n'ai  pas  craint  de  tiunir  un  mo- 
ment, parce  que  j'avais  ce  moyen  de  leur  restituer  ensuite  tout  leur 
lustre  premier. 

1)  En  esialadant  votre  maison,  mademoiselle,  j'allais  (il  faut  bien  le  dire) 
voler  à  La  Terrisse,  qui  loge  chez  vous,  cent  pistoles  qu'il  m'avait  déniées 
la  veille,  bien  qu'il  en  eût  reçu  le  double  pour  moi.  Cette  somme  m'était 
indispensable  pour  acquérir  un  bijou  que  j'avais  fait  dessein  d'oll'rir  pour 
sa  l'ete  à  la  dame  de  mon  cœur.  Ingrate  !  qui  a  dédidgné  mon  alleclion  et 
mon  piésent,  sans  doute  pour  m'encourager  à  mourir. 

»  Ainsi,  mademoiselle,  de  la  même  manière  qu'il  vous  sera  facile  de  vous 
excuser,  j'espère  qu'il  ne  vous  sera  pas  trop  diilicile  de  me  pardonner  d'a- 
voir employé  la  loyale  main  du  colonel  pour  mettre  un  terme  à  une  exis- 
tence qui  m'est  à  charge  depuis  qu'elle  est  saus  amour. 

»  Daigncrez-vous  remercier  à  ma  place  M.  de  Lasiic,  qui  comprendra 
pourquoi  je  ne  me  suis  pas  moi-même  acquitté  de  ce  soin? 

Il  Si  par  hasard ,  mademoiselle,  le  colonel  vous  revient  un  peu  endom- 
magé ,  n'en  accusez  que  ma  maladresse  ou  bien  la  nécessité  où  il  m'aura 
mis  de  l'aiguillonner  par  quelque  piqûre,  a'in  de  l'acharner  à  me  ravir  une 
vie  dont  je  mets  le  peu  qui  me  reste  à  vos  jolis  petits  pieds  ;  car  vous  savez 
bien  que  dans  l'autre  monde  comme  dans  celui-ci ,  je  continuerai  de  me 
dire,  mademoiselle,  avec  toute  sorte  de  respects, 

)>  Votre  bien  dévoué  à  vous  servir, 

»  Marquis  de  cnAVvci.iN.  n 

Cette  lecture  finie ,  la  duchesse  ne  trouvaut  pas  un  mot  pour  exprimer 
son  ravisseriient,  se  jeta  au  cou  du  colonel. 

Après  un  silence  respectif: 

—  (}uel  homme  généreax,  quel  noble  cœur...  et  brave  !  ÎUais  où  est-il  ? 
demnnda-t-e!ie. 

—  Sur  le  pré,  où  il  m'attend  pour  se  couper  la  goi-gc,  répondit  en  riant 
M.  de  Lasiic  ,  et  vous  couqnenez  bien...  Je  gagerais  même  qu'il  s'impa- 
tiente l'Ut. 

—  Et  cctie  lettre,  comment  vous  est-elle  parvenue? 

' —  Je  l'ai  surprise  dans  1rs  mains  du  messager...  Si  j'y  avais  mis  de  la 
délicatesse,  pourtant,  tout  était  perdu. 

—  C'est  ma  foi  vrai ,  o'.)serva  la  jeune  femme  qui  frémissait  encore  de 
voir  à  quel  m  avait  tenu  l'exisience  de  son  amant.  Ensuiie,  se  rapj.elant 
que  c'était  du  (  olonel  qu'était  venue  toute  celle  sérieuse  méprise  : 

—  Cela  vous  apprendra,  lui  dit-elle  sur  un  ton  de  reproche,  à  être  si 
méfiant. 

—  Nous  avons  eu  tort  tous  les  deux,  objecta  le  colonel. 

—  Vous  le  premier,  d'avoir  douté  de  Siîle  i!e  Faniis. 

—  Et  vous  la  seconde,  d'avoir  condamné  M.  de  Chauvelin.  Nous  .som- 
mes au  pair.  An  même  moment ,  les  deux  iuterloculcius  \ircui  arriver  le 
marquis,  l'air  aus>i  ccmlrariéque  fuiieux. 

Le  colonel  dcscendii  sur  le  perron  pour  le  recevoir,  cl  Mme  de  Gué 
briant  entendit  le  iraniuis  dir,-,  en  abordant  sou  advei-saire  : 

—  Eaut-il  donc  venir  vous  lelaucer  au  gîte,  monsieur  le  colonel ,  qnft 
vous  me  laissez  ainsi  faire  le  pied  de  grue? 

—  Ce  n'est  plus  avec  moi  que  vous  avez  aOiiiro,  répartit  courtoisement 
M.  de  Lasiic.  Venez  ! 

Là-dessus  il  prit  son  antagoniste  par  la  main,  cl,  le  conduisant  devant  la 
duchesse  :  Voilà  voire  enneuii,  lui  dit  il. 

—  tin  sait  vos  aveninres,  (il  Mme  de  Cuélaiant  avec  un  angélique  sou- 
rire au  marquis  interloqué.  Et  afin  que  vous  ne  sovez  plus  expose  à  vous 
casser  le  cou  dans  les  t;iièluvs  po:ir  quérir  de  quoi  me  faire  un  ra- 
deau ,  nous  allons  mettre  désormais  iioU'C  fortune  cl  uotre  bonheur  ea 
Wi>mui'..  Cola  vous  plaît-il  ? 


ttU 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Le  marquis ,  au  comble  de  l'allégresse ,  se  jeta  aux  genoux  de  celte 
femme  qui  devenait  la  sienne ,  et  couvrit  sa  jolie  main  de  chaleureux  bai- 
sers. 

Celle-ci,  liourci'.se  de  cette  joie ,  se  tourna  vers  le  colonel  et  lui  tendit 
son  autre  main  eu  lui  disant  : 

—  Je  vous  pardonne,  mon  cousin,  le  mal  que  vous  m'avez  causé,  et, 
pour  g.iiîc  de  clùmence,  j'oliticndrai  de  M  le  de  Fargis  qu'elle  consente  à 
îaiie  avec  nous  une  pai lie  rarrOe  par  un  double  mariage. 

Quinze  jours  plus  tard  la  duchesse  de  tiurbriaiit  tenait  celle  double 
prouio.sse  aux  yeuv  de  toute  la  cour.  Le  roi  signa  aux  deux  conirals  ;  et  le 
marquis  de  Cliauvelin,  pour  rcconnaîtie  la  faveur  royale ,  dit  humblement 
a  Louis  XIII  : 

<i  Nous  sommes  fiers,  sire,  que  votre  majesté  ait  daigné  poser  la  pre- 
mière pierre  de  notre  bonheur.  » 

Le  roi  répondit  avec  grâce  : 

<i  Le  reste  vous  regarde,  messieurs;  mais  l'édifice  sera  beau,  si  j'en 
juge  d'après  les  architectes.  » 

Mme  de  Guébriant  et  Mlle  de  Fargis  s'inclinèrent  pour  montrer  leur 
reconnaissance  d'un  compliment  d'autant  plus  précieux ,  que  le  prince 
était  plus  ménager  de  celte  monnaie  galante. 

Le  lendemain,  les  deux  mariages  furent  confondus  dans  une  même  fèie, 
et  les  seigneurs  invités  à  les  célébrer  se  monlrèrent  ravis  de  cette  double 
union,  dont  furent  plus  enchantés  encore  les  quatre  personnages  qui  la 
coairaclaient, 

FRÉDÉRIC  THOMAS. 

[Gtobe.) 


WJiie  eiesthiée  d'Ai'Slsie, 

Dans  l'automne  de  1811,  la  belle  société  de  Puttelange,  petite  ville  de 
la  Lorraine  allemande,  eut  à  déplorer  la  perte  de  M.  Fasjuel,  percepteur 
des  contributions  di;ectes.  C'était  un  vieux  célibataire  d'un  caracière  mo- 
rose et  atrahilaire,  mais  dont  le  séjour  à  Puiielange,  depuis  une  vingtaine 
d'années,  n'avait  pas  élé  tout  à  fait  dénué  d'intérêt  pour  la  population  ai- 
sée de  la  loc  iliié,  attendu  que  M.  Fasquel  était  resté  dans  la  résolution 
permanente  de  serrer  les  lit-ns  de  l'hyniéuée,  et  que  vingt  fois  fcs  projets 
avaient  reçu  un  commencement  d'exécution,  en  ce  sens  qu'il  avait  adres.'é 
des  hommages  plus  ou  moins  directs  à  toutes  les  jeunes  filles  de  l'endroit. 
Les  unes  avaient  fait  la  sourde  oreille  aux  soupirs  du  galant  émérite  ; 
d'autres  s'étaient  montrées  plus  obéissantes  aux  secrètes  admoniiiuns  de 
leurs  familles  ;  mais  il  y  avait  toujours  eu  quelque  petit  cousin,  quelque 
ami  de  la  maison,  qui  avait  gâté  les  négociations  commencées,  et  rendu  à 
M.  Fasquel  la  liberté  de  son  vieux  cœur. 

Le  percepteur  était  en  outre  le  paiieuaire  obligé  du  boslon,  qu'on  dis- 
tillait (suivant  l'expression  de  l'époque)  cbez  le  maire  ou  chez  le  juge  de 
paix,  les  deux  points  culininans  de  la  fashiou  de  Puttelange. 

Le  successCLT de  M.  Fasquel  se  fit  attendre  pendant  huit  jours;  huit 
siècles  pour  la  curiosité  publique.  On  savait  déji  que  le  nouveau  fonction- 
uairc  était  très  jeune;  oa  disait  nième  qu'il  était  bien  de  sa  personne,  et 
possesseur  d'une  foi  tune  particulière  quou  évaluait  à  huit  cents  livres  de 
revenus;  ce  qui,  joiut  aux  éinolumens  de  la  place,  complétait  une  posi- 
tion pécuniaire  fort  convenable,  toute  proportion  gardée  avec  celle  des 
ipaguats  de  l'endioit.  Quels  étaient  ses  antfcédens?  ou  l'ignorait;  mais 
chez  un  jeune  homme  de  vingt-quatre  ou  vingt-cinq  ans,  la  chose  était 
assez  peu  importante.  Son  père  étai  sous-chef  au  ministère  des  finances, 
et  il  se  nommait  Frédéric  Uenrion;  qua  fallait-il  de  plus? 

Le  jeune  percepteur  arriva  un  beau  matin,  sans  être  aperçu  de  per- 
sonne, dans  la  maison  de  son  devancier,  dont  il  avait  accepté  le  reste  de 
bail.  Il  Et,  selon  l'usage,  des  visites  personnelles  à  toutes  les  familles  qui 
tenaient  un  certain  rang.  Il  éluda  la  plupart  des  questions  dont  il  fut  acca- 
blé, répondit  laconiquement  aux  avances  qui  lui  furent  faites;  puis  il  se 
confina  chez  lui  et  vécut  en  véritable  anachorète. 

r.e  n'était  pas  que  M.  Frédéric  Henrion  eût  le  moins  du  monde  les  dis- 
positions et  les  manières  d'un  misantrope  ;  au  contraire,  personne  n'était 
plus  doux,  plus  fiable,  plus  conciliant  que  la  nouveau  percepteur  dans 
l'exercice  quelquefois  pénible  de  ses  fonctions.  Ses  traits  respiraient  la 
bienveillance,  et  n  annonçaient  aucune  mélancolie,  aucun  chagrin  mysté- 
rieux qui  aurait  expliqué  sa  manière  de  vivre  sédentaire  et  tant  soit  peu 
sauvage. 

Comme  M.  Henrion  avait  réellement  un  extérieur  agréable,  quoiqu'il 
annonçât  une  santé  délicate  et  soulTreteuse,  il  avait  été  l'objet  d'une  foule 
de  prévenances  de  la  part  des  mères  qui  avaient  une  fille  à  marier.  Les 
beautés  les  plus  fières  de  l'endroit  n'avaient  point  dédaigné  d'essayer  le 
pouvoir  de  leurs  charmes  sur  le  jeune  solitaire.  Toutes  ces  séluctiuns 
échouèrent  les  unps  après  les  autres  contre  rindilférence  oti  p'u  ôt  contre 
l'insouciance  de  M.  Henrion.  11  refusait  les  dîners  en  ville,  sous  prétexte 
qu'il  était  contraint  de  suivre  un  régime  sévère  pour  raison  de  s  :nté.  11 
n'a'  ait  point  >lans  les  bals,  parce  qu'il  ne  dansait  pas.  Il  ne  louclia't  jamais 
aux  caries,  et  il  évitait  avec  un  soin  tout  particulier  les  petits  coiiceit^  d'a- 
mateurs, où  le  maître  de  musique  de  la  ville  faisait  entendre  ses  élèves  de 
chant  et  de  pano,  pour  l'émulalion  des  jeunes  virtuoses  et  l'édilicatioii 


des  familles. 


\ 


Tant  que  la  belle  société  de  PtJttelange  conserva  l'espoir  d'apprivoiser 
la  sauvagerie  du  jeune  fonctionnaire,  M.  Henrion  ne  rencontra  sur  .'on 
passage  que  des  sourires  dont  la  bienveillance  officielle  aurait  fiât  é  l'a- 
mour-propre  de  M.  le  juge  de  paix  lui-même,  qui.  Dieu  merci,  se  connais-  h 
sait  Cil  belles  manières.  Mais  quand  il  fut  bien  avéré  que  l'ours  parisien  f 
(comme  on  l'appt  lait)  n'était  susceptible  de  serrer  aucun  des  liens  sociaux 
qui  unissaient  la  bonne  compagnie  du  lieu,  M.  Henrion  devint  l'objet  de 
la  réprobation  générale.  Le  maire,  qui  était  uned(  s  meilleures  fourchet- 
tes de  la  contrée  (style  de  gastronomie),  déclara  qu'un  au-si  pauvre  cou- 
vive  que  le  percepteur  ne  pouvait  être  qu'un  mauvais  citoyen  ;  les  parte- 
naires du  boston  signalèrent  l'ennemi  des  cartes  comme  un  coaiptable 
équivoque,  et  le  maître  de  piano,  qui  expliquait  les  mots  latins  «  musica 
me  juvat  n  par  la  traduction  un  peu  libre  de  l'aphorisme  français,  «  la  mu- 
sique est  le  déhissetnent  des  cœurs  sensibles  »,  fulmina  contre  le  vanda- 
lisme de  M.  Frédéric  Henrion  un  anaihèmc  qui  fit  frémir  le  freiia  de  l'é- 
cole de  musique. 

La  servante  du  percepteur  ne  lui  laissa  pas  ignorer  les  manifestations 
journalières  de  l'ire  publique  ;  mais  le  bon  jeune  homme  n'en  prit  nul 
souci,  et  continua  de  doaner  tous  ses  soins  à  une  jolie  collection  de  tuli- 
pes (jui  s'épanouissaient,  loin  des  regards  des  curieux,  pour  le  seul  plaisir 
de  M.  Henrion.  Il  y  avait  aussi  dans  le  jardin  du  fonctionnaire  un  plant  de 
rosiers  qui  réunissait  un  nombre  considérables  de  sujets,  et  qui  partageait 
avec  les  tulipf  s  l'attention  et  les  hommages  quotidiens  de  leur  tranquille 
propriétaire.  De  ce  côté,  les  plaisirs  de  l'amateur  d'horticulture  n  étaient 
point  tout-'a-fait  sans  mélange.  Les  roses  fleurissaient  ii  l'ombre  d'un  espa- 
lier qui  les  garantissait  des  vents  délétères  de  l'ouest;  mais  deiiièrc  cet 
es  aller  était  le  jardin  d'un  voisin,  et  ce  voisin  n'était  autre  que  le  profes- 
seur de  musique,  dont  la  salle  d'étude  était  située  du  côté  de  la  maison  qui 
regardait  le  parterre  de  M.  Henrion.  Le  professeur  avait  beaucoup  moins 
d'élèves  qu'il  ne  l'eût  désiré  sans  doute,  et  pourtant  il  en  avait  encore  trop 
pour  le  bien-être  du  percepteur,  dont  les  promenades  solitaires  étaient 
troublées,  près  de  l'espalier,  par  le  monotone  clip  clap  de  l'épineite  sur 
laquelle  s'exerçaient  ks  écoliers.  Au  milieu  du  silence  des  belles  soirées 
d'été,  ce  détestable  accompagnement  gâtait  le  chant  des  oiseaux  qui  ga- 
zouillaient sous  les  massifs  de  verdure,  et  Frédéric  se  sentait  disposé  à 
rendre  du  meilleur  de  son  cœur  au  maître  du  piano  l'excommunicaiion 
que  celui-ci  avait  formulée  contre  l'ennemi  de  la  musique.  Mais  l'excellent 
jeune  homme  avait  de  la  philosophie  ;  il  savait  que  toute  existence  a  sa 
portion  de  déboires  à  sub  r,  et  il  trouvait  naturel  que  son  jardin  eût, 
comme  toutes  les  choses  de  la  terre,  son  bon  et  son  mauvais  côté.  H  avait 
fait  avec  résignation  deux  parts  à  ses  affections  dans  ses  promenades  :  il 
vis  tait  ses  roses  le  malin,  lorsque  leurs  feuilles  parfumées  tremblaient  en- 
core sous  les  gouttes  de  la  rosée,  pendant  que  le  mus  cien  courait  le  cachet 
dans  la  ville  ;  le  soir,  il  prodiguait  ses  attentions  à  ses  chères  tulipes,  qui 
ouvraient  leurs  corolles  diaprées  à  la  brise  attiédie.  Comme  le  jardin  était 
grand,  et  qu'un  assez  joli  bocage  séparait  les  deux  parterres,  le  chaut  de 
ses  rossignols  lui  arrivait  pur  de  tout  alliage. 

L'esiJiit  de  Ihoiame  (je  parle  des  hommes  les  plus  sages,  et  notam- 
ment de  M.  Henrion,  pour  lequel  je  professe  encore  une  estime  pariicu- 
liére)  est  un  abîme  de  contradictions  mystérieuses  et  inexplicables.  Qui 
croirait  que  cette  promenade  sous  l'espalier,  qui  avait  d'abord  paru  im- 
praticable le  soir  au  percepteur,  devait,  un  peu  plus  tard,  lui  sembler  par- 
ticulièrement agréable  à  celte  époque  de  la  journée?  Qui  pourrait  suppo- 
ser que  cet  odieux  clapotement  de  l'épineite,  dont  M.  Henrion  avait  si 
adroitement  esquiver  le  supplice,  pouvait  devenir  un  jour  une  mélodie 
plus  douce  aux  oreilles  du  jeune  phdo^ophe  que  les  cadences  de  la  plain- 
tive Pbilomèle?  C'est  pourtant  ce  quil-iait  arrivé;  et  cette  transiiion  si 
notable  avait  élé  l'afiai:  e  d'un  jour  ;  que  dis-je  ?  d'un  seul  instant.  Frédéric 
avait  aperçu,  il  l'une  des  fenêtres  de  la  salle  d'où  partaient  les  grincemens 
réguliers  du  piano,  une  figure  toute  gracieuse,  toute  souriante,  et  qui 
pouvait  rivaliser  de  fraîcheur  avec  la  plus  belle  rosede  toute  la  collection 
de  l'horticulteur.  Ce  joli  visrge,  qui  se  rattachait  par  un  col  de  cygne  à  un 
buste  dont  les  formes  délicates  et  arrondies  annonçaient  les  dernieis  dé- 
veloppemens  de  l'adolescence,  était  celui  de  Mlle  Pauline  Siugerinaa 
(prononcez  Ziguèremane;),  la  propre  fille  du  maître  de  piano,  qui,  après 
avoir  pris  sa  leçon  avec  d'ai:tres  élèves  de  son  père,  s'établissait  près  de 
la  fenè.re  ouverte  pour  travailler  ix  quelque  ouvrage  d'aiguille.  Les  gobéas 
et  la  clématite  qui  grimpaient  autour  de  cette  croisée,  formaient,  pour  le 
buste  charmant  de  la  jeune  fille,  un  encadrement  si  frais  et  si  attrayant, 
que  l'aspect  général  du  tableau  aurait,  en  cfl'et,  séduit  une  imagination 
moins  vive  que  celle  d'un  jeune  sage  de  vingt-cinq  ans,  dont  le  caractère 
contemplatif  et  sérieux  était  parfaitement  disposé  aux  impressions  d'ua 
amour  bonnèie  et  d'une  passion  profonde. 

Du  moment  où  M.  Henrion  eut  entrevu  cette  fleur  qui  s'épanouissait 
aux  rayons  du  soleil  couchant,  sous  une  auréole  de  verdure  embaumée, 
ses  roses  chéries  perdirent  leurs  couleurs  et  leurs  parfums.  L'espalier  qui 
les  protégeait  lui  parut  un  affreux  rempart  dont  l'élévation  l'obligeait  à 
s'éloigner  un  peu  plus  de  la  ravissante  vision  ;  et,  semblable  au  tourne» 
sol  qui  présente  incessamment  son  disque  aux  rayons  du  soleil,  la  figure 
de  Frédéric  demeura  obliquement  fixée  du  côté  de  la  jeune  fille,  dans  les 
pronieiiades  qu'il  faisait  pendant  toute  la  soirée,  le  long  de  l'allée  parai» 
lèle  du  mur  mitoyen. 

M.  Henrion  avait  été  élevé  à  Paris,  et  avait  passé  la  plus  grande  partie 
de  sa  jeunesse  dans  les  écoles,  où  quelquefois  les  dangers  del'eKaiplQ 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


Û5 


conirc-balancent  ravaniage  des  préccples.  Mais  Frédéric  avait  toujours 
eu  (l'es  habitudes  paisibles  ;  la  fata  e  ambition  du  titre  de  bon  garçon  (qui 
fquivout  à  celui  de  meneur)  ne  l'avait  jamais  séduit  ;  il  vivait  dans  un  heu- 
reux isohm'  niaundiicu  du  tuuiulie  des  récréations,  et,  plus  lard,  la  so- 
ciété des  U  ns  de  l'époque  n'altéra  point  celle  honnête  quiétude  et  ces 
heureuses  disposiiions.  M.  Ueurion  était  resté  un  bon  jeune  homme,  qai 
n'était  pas  fort  timide,  parce  qu'il  n'avait  ni  anir,ur-proprc,  ni  préten- 
tions, mais  (|ui  avait  tjute la  candeur  dune  aine  simple,  toute  la  naïV;t6 
d'un  jugement  niiturcllcment  dioit,  quoique  peu  exercé. 

Un  autre  que  le  jeune  percepteur  eût  Ijlen  l'ite  fait  comprendre,  par  la 
persistaiiee  et  la  fcardiessc  de  ses  regards,  ce  qui  se  passait  dans  son 
rocur,  (t  l'innocence  de  Mlle  Pauline  Siiigcrniau  n'aurait  pu  se  refuser  à 
une  pareille  évidence.  Mais  M.  Henrion,  en  se  laissant  aller  aux  intpira- 
tioiis  de  sa  bonne  et  douce  naliirc,  marchait  beaucoup  plus  sûrement  à  un 
but  qu'il  osai!  à  peine  envisager  dans  ses  plus  secrètes  pensées.  Ses  yeux, 
il  est  vrai,  ne  quiitaient  point  la  direction  de  la  croisée  où  travaillait  a 
charmanie  enfant  ;  mais  le  plus  simple  mouvement  tullisait  pour  lui  indi- 
quer que  la  jeune  lille  allait  regarder  dans  le  Jardin,  et  alors,  avec  la  rapi- 
dité de  la  pensée,  Frédéiic  purtait  son  aitcniion  dun  autre  côté;  ou  si, 
parfois,  ses  regards  rcnconti aient  fortuitement  ceux  de  Kllie  Pauline,  ils 
prenaient  une  expression  de  réveiie  insouciante  qui  en  déguisait  complé- 
leaient  le  caracière.  Aussi  Mlle  Siiigerman  coii'imiait  à  travailler  près  de 
sa  croisée  sans  avoir  le  moindre  sujet  de  supposer  qu'elle  lïit  l'objet  d'un 
intérêt  aussi  tendre  et  d'une  attention  aussi  soutenue. 

Frédéiicle  pensait  du  moins;  il  était  convaincu  que  son  admiration  et 
son  amour  naissant  étaient  un  secret  entre  le  ciel  et  lui.  Ses  soupirs  se 
perdaient  en  toute  sécurité  dans  la  brise  du  soir,  et  ses  chastes  pensées 
entouraient  la  jeune  Dlle,  sans  qu'il  se  doutât  qu'une  sympa  hie  mysté- 
rieuse, inexplicable,  les  lui  faisa  t  arriver  jusqu'au  cœur...  Je  dis  inexpli- 
cable, car  Pauline  savait  seule  comment  cette  sympathie  s'était  fait  j  nu- 
dans  son  ame.  La  timide  demoistlle  avait  déjà  toute  la  perlide  adresse  de 
son  sexe;  elle  ne  perdait  que  la  moitié  des  regards  passionnés  qu'on  lui 
adressait  avec  tant  d'abandon,  et  un  simple  raisonnement  analo  ique  lui 
rendait  l'autre  moitié.  Voici  comment  elle  ava.t  surpris  le  secret  de  Fré- 
déric :  elle  travaillait  devant  l'un  des  bait ms  de  la  croisée  ouverte  ;  à  celle 
heure  de  la  journée  le  mirage  des  V'ires  était  presque  aussi  net  que  celui 
d'une  s'ace,  et  lui  représentait  lidèlement  tous  les  objets  qui  se  trouvaient 
en  regard.  L'amoureuse  préoccupation  de  M.  Ilenrion  s'y  rellétait  comme 
Je  re-le,  et  dès  qu'il  avait  dépassé,  dans  sa  promenade,  la  hauie;ir  de  la 
fenêtre,  aucun  de  tes  mouvemens  n'échappait  à  sa  traîtresse  amante. 

Mais  la  modeste  retenue  de  son  amour  avait  obtenu  des  résultats  tout 
aussi  pt  silils  que  les  déclarations  les  mieux  tournées  :  Pauline  s'abandon- 
nait aver  un  bonheur  inespriniible  aux  émotions  de  cet  entretien  mysté- 
rieux. D'abord  ces  joies  naïves  enchantèrent  l'imagination  de  la  jeune 
vierge  et  stillirent  aux  rêves  de  son  petit  cœur.  Puis  ce»  dangereuses  mé- 
ditations lirent  éclore  un  amour  véritable  qui  troubla  son  repos.  Chaque 
jour,  dans  c-es  rêves  de  tendresse,  elle  prenait  la  déicrmiuation  d'ollrir 
ses  regirds  à  ceux  de  son  amant,  et  de  lui  laisser  lire  dans  ses  yeux  toute 
l'aireclion  qu'elle  ressentait  pour  lui;  mais,  le  soir,  quand  le  bien-aimé 
survenait,  les  palpitations  de  son  cœur  lasuDoquaient,  et  je  ne  sais  quelle 
invincible  pudeur  triomphait  de  tous  ses  projets. 

Mais  tout  marche  et  progresse  dans  la  vie  :  les  fleurs  deviennent  des 
fruits  les  fruits  mfnisseni  et  ils  tombent.  Les  pensées  et  les  projets  de 
l'homiae  ont  la  même  destinée.  A  force  de  réiléchir  au  dess -in  qu'elle 
avait  conçu  de  répondre  au  muet  langage  de  Frédéric,  Pauline  Unit  par 
obéir  il  la  tyrannie  de  cette  idée  fixe.  —  Un  jour,  —  jour  mémorable, 
écrit  eu  lettres  d'or  parmi  les  plus  doux  souvenirs  de  M.  Ilenrion,  — 
Mlle  Singeiman  tourna  len'enicnt  son  pâle  et  charmant  visage  dans  la  di- 
rection des  rcg^irds  dont  elle  ressentait,  sans  les  voir,  la  brûlante  inllucn- 
ce,  cl  elle  regarda  son  amant  en  laissant  tomber  ses  deux  johes  mains  sar 
SCS  genoux. 

Frédéric,  immobile  de  surprise,  de  joie  et  d'émotion,  demeura  pendant 
quclipies  secondes  sous  l'empire  de  celte  enivrante  fascination  ;  puis  les 
regards  de  Paul. ne  se  voilèrent  do  l"ruies;  clic  cacha  sa  ligure  dans  ses 
deux  mains,  et  ee  retira  précipitamment  pour  dérober  sou  trouble  à  sou 
heureux  amani. 

M.  Ilenrion  resta  dans  le  jardin  les  yeux  invariablement  tournés  vers 
cel'e  croisée  qui  demeurait  ouverte,  mais  oii  personne  ne  parut  plus.  Le 
bonheur  qui  venait  de  lui  arriver  il  rimproviste  exciait  dans  sou  ame  des 
senlimens  si  tumultueux,  des  sensations  si  neuves,  des  désirs  iei;emcnt 
inexplicables  que  le  Imn  jeune  homme,  abasourdi  de  joie,  enivré  de  de- 
lices  j^iSfju'alors  inconnus,  ne  semait  plus  ii  foire  de  sentir. 

«  File  m'aime,  se  disait-il  tout  haut,  en  portant  la  main  sur  son  cœur, 
comme  pour  en  comprimer  les  transports.  File  est  à  moi  pour  toujours  !  » 

Les  c(uurs  novices  fout  un  éiraiigo  abus  de  ce  mot  toujours,  qui  coin- 
porlc  une  idée<lont  la  p  lissaiice  appanient  il  peine  h  rhumaiiité.  Il  existe 
sur  la  terre  bien  peu  d'orgaîiisatious  asse«  candides,  assez  vraies  pour  cn- 
Ireieiiir  avec  la  fidélité  des  vestales  antiques  le  feu  sacré  d'un  premier, 
d'un  étornol  amour.  Mais  i'ame  de  Frédéric  était  ainsi  trempée  :  la  ten- 
dresse qu'il  ressentait  ne  devait  plus  s'éteindre.  11  élait,  certes,  fort  heu- 
reux pour  lui  que  la  jeune  lillc  qu'un  hasard  tout  particulier  avait  oU'eite 
il  son  adoration  fût  néedaus  un  rang  qui  lui  permît  d'aspirer  ii  sa  main, 
car  son  amour,  trop  naïf  pour  cousulier  les  distances  (pii  reiidont  les 
«nions  impossibles,  se  fût  adressé  à  nue  princesse  tout  aussi  Iv*  u  qu'i»  la 


fille  d'un  musicien  de  campagne,  et  le  malheur  de  deux  existence!,  peut- 
être  une  mort  prématurée,  eussent  été  le  résultat  d'un  tel  coup  de  sym- 
pathie. 

La  picmière  pensée  de  M.  Henrion  fut  donc,  comme  elle  devait  l'être, 
celle  d'épouser  sa  bien  aimée  ;  mais,  pour  arriver  à  ce  but,  plus  d'une 
chose  restait  à  faire.  Mlle  Singcrman  ne  s'était  point  expliquée  ass*z  caté- 
goriqueiiieiit  pour  justilier  une  déuarcho  officielle  auprès  de  son  père;  il 
fallait  attendre  ou  un  aveu  lormcl,  ou  la  traduction  d'une  paniomims  plus 
complète.  Et  pus,  la  jeune  lille  ne  pouvait-elle  pas  èire  déjà  proniise  et 
fiancée,  suivant  la  coutume  encore  en  usage  à  cite  époque  en  Allema- 
gne ?  M.  Henrion  élait  tellement  étranger  à  h  famille  de  son  voisin,  qu'il 
ignorrdt  jusqu'au  piéiiomde  son  amante,  et  telles  sont  les  prédilections 
des  jeunes  amoureux  pour  les  plus  simples  détails  d'une  passion,  que  l'i- 
gnorance de  ce  nom  chéri  préoccupait  Frédéric  encore  plus  que  les  obs- 
tacles qui  menaçaient  son  bonheur. 

Le  lendemain,  Pau'ine  ne  parut  point  à  sa  croisée;  il  faisait  un  temps 
détestable  ,  et  Frédéric  se  promenait  bravement  au  milieu  de  ses  roses 
qui  s'effeuillaient  sous  les  bouffées  d'une  bourrasque  rie  juillet  ;  les  gra- 
cieuses Heurs  jonchaient  tristement  le  sol  de  leurs  débris  parfumés,  et  les 
espérances  de  M,  Ilenrion  avaient  à  peu  près  le  même  sort.  Ses  regards 
désol  scticrchaient  inutilement  celle  qu'il  avait  osé  considérer  déjà  com- 
me à  lui,  et  le  pauvre  amant  se  sentait  tout  prêt  à  regarder  comme  en  rê- 
ve l'événement  de  la  veille.  Cependant,  sur  la  fin  de  la  soirée,  le  ciel  s"é- 
cbircit,  et,  à  la  tombée  de  la  nuit,  Frédéric  distingua  les  fermes  ravissan- 
tes de  la  jeune  fille  qui  s'approchait  de  la  croisée;  le  crépuscule  éteignait 
dans  son  obscurité  le  fea  des  regards  qui  se  cherchaient  sans  pouvoir 
se  rencontrer.  Mais  elle  était  là,  elle  était  là  pour  lui  seul,  et  ce  simple 
aspect  fit  refleurir  toutes  les  espérances  qui  se  fanaient  un  instant  aupa- 
ravant. 

Les  amoureux  furent  bien'ôt  d'accord ,  sans  se  dire  une  seule  parole, 
i's  échangèrent  les  plus  tendres  sermens  et  se  prodiguèrent  les  témoigna- 
ges d'une  affection  au-si  pure  que  vive  et  passionn'c.  Puis  les  billets  jetés 
et  reçus  timidement  par  des -us  le  mur  mi;oyen  vinrent  sceller  ces  pro- 
messes muettes  ;  mais  ils  apprirent  en  même  temps  à  M.  Henrion  que  ses 
vœux  rencontreraient  plus  d'una  diffieulié. 

Il  y  avait  à  Sarregueiuiocs,  pe:itc  ville  à  qmlqaes  lieues  d-;  Putielan- 
ge,  un  musicien  dont  les  talens  va'  iés  avaient  mis  à  coniribuiion  toutes 
les  petites  foitiines  de  la  localité.  Cet  artiste,  vrai  Michel-Morin  musical, 
éUùlVoinnis  honto  d'un  orchestie;  il  jouait  de  tous  les  instrumens  :  pia- 
no, guitare,  violon,  Uùte,  clarinette,  et  jusqu'au  serpent,  tout  lui  était 
bon.  Aussi  ses  profi's  étaient  honnêtes;  ses  économies  lui  avaient  assuré 
une  ceria  ne  aisance,  et  M.  Volf  (c'est  le  nom  du  virtuose)  était  devenu 
un  parti  présentable  pour  la  fille  de  quelque  confrère.  M.  Volf  avait  qua- 
rante-six ans,  des  fheveux  créiius^  une  rotondité  respectable,  et  des 
traits  assez  prévciian 5  ;  il  avait  de  la  santé,  une  humeur  joviale,  buvait 
sec  sans  se  gr'ser,  et  passait,  à  dix  lieues  à  la  ronde,  pour  un  homme 
fort  aimable.  C'était  lair.i  et  le  féal  de  M.  Singerman,  qui  n'en  était  que 
méiiiocrcmcpi  jaloux,  vu  la  distance  qui  le  séparait  de  son  heureux  ému- 
le. Les  deny.  musiciens  passaient  une  journée  ensemble  tous  les  quinze 
jours,  tantôt  à  Sarrcfiuemines,  tantôt  à  Puitelange;  et  comme  Pauline, 
qui  areoiTypagnaii  toujours  son  père,  trouvait  M.  Volf  très-amusant,  elle 
n'avait  rien  trouvé  à  le  lire  aux  projets  qui  se  faisaient  parfois  entre  la 
poire  et  le  fromage.  Une  alliance  était  à  peu  prijs  convenue,  cl  la  jeune 
fille,  qui  n'avait  pas  encore  interrogé  son  cœur,  et  qui  ne  connaissait  du 
mariage  que  les  inconvéniens  ou  les  avantages  superfieie's,  n'avait  ja- 
mais songé  à  s'opposer  à  l'établis;ement  que  tout  le  monde  jugeait  sorta- 
ble  pour  elle. 

Depuis  qu'elle  aimait  Frédéric,  son  estime  pour  M.  Volf  s'était  modi- 
fiée :  elle  le  trouvait  vieux  et  vulgaire;  les  prétentions  qu'elle  avait  ac- 
cueillies, sinon  avec  faveur,  du  moins  saas  répugnance,  lui  semblaient 
alors  ridicules  et  nauséabondes.  Elle  avait  déjà  trouvé  un  prétexte  pour 
ne  pas  accompagner  son  père  dans  sa  dernière  excursion  à  Sarrcguemi- 
nes,  et  elle  en  cherchait  un  autre  pour  éviter  de  se  trouver  avec  M. 
Volf,  quand  il  viendrait  ii  Puttelarge.  Mais  les  faib'.es  efl'oits  de  la  jeune 
fille  pouvaient-ils  détourner  la  marche  de  la  destinée  que  son  père  a-ait 
arrangée  pour  elle  et  qu'elle  avait  en  quehiue  sorte  arcep  ée?  M.  Sin- 
gcrman avait  une  télé  d'Allemand,  qui  n'abamlonnait  pas  facilement  une 
détermination  dûment  arrêtée,  surtout  lorsqu'elle  élait  basée  sur  Sun  iu- 
lérét  personnel;  il  ne  badinait  pas  à  l'endroit  d.»  l'autorité  paternelle  rt 
ne  regardait  nullement  comme  nécessaire  le  consentement  de  Pauline  s 
l'cxécetion  d'un  plan  qu'il  avait  irouvé  convenable  pour  l'avt  nir  de  son 
cnfjni.  L'asscBiiment  tacite  qu'y  avait  donné  la  jeune  fid-  était  donc  un 
hiirs-il'œuvrc  qu'on  ne  lui  avait  pas  demandé,  tuais  qui  a  ouiait  cepen- 
dant une  grave  dillicullé  de  plus  à  c  Iles  qu'il  s'agissait  de  conibatiro. 

Aussi  Pauline  se  parda-t  elle  bien  d'aborder  de  front  une  question  si 
épineuse;  mai^i,  avec  l'adresse  instinctive  do  son  sexe,  clic  prépara  d'a- 
vance toutes  ses  petites  manœuvres,  et  se  mit  à  battre  en  brèche  les  pro- 
jets des  deux  ami-',  sans  avoir  l'air  de  les  attajucr  le  moins  du  monde. 
La  petite  rusée  parvint  à  réveiller,  e.iire  son  père  et  M.  Volf.  une  an- 
cienne jalousie  de  métier  que  des  Idées  d'alliance  avaient  assoupie.  Puis, 
quand  elle  s'aperçut  que  l'impatience  de  M.  Singoenian  aiuossail  des 
nuages  de  mécontentement  centre  son  ancien  confièio,  de  cou 'à  a  le 
reste  nu  temps  et  à  la  susceptibilité  irascible  des  ariisics,  ci  cl!c  Lasarda 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


quelques  mots,  dans  la  conversation,  sur  le  voisinage  du  jeune  percep- 
teur. 

Mais  cette  tent^tiic.  Lien  loin  d'obtonir  le  nioinlrc  ciicourageraciit, 
jeta  la  pauvre  enfant  tiars  une  c  insicrnatiun  qui  fail  it  lenvL'iser  tous  ses 
plans  <k' Ijonlu'nr.  M.  Sin!jenn..n  avait  de  Ifiiips  en  temps  des  .iccts  de 
rhuaiaiisine  ai^o  qui  le  privaient,  jusqu'à  un  certain  point,  de  l'usage  du 
bras  droit;  ce  qui  lui  imposait  une  «èiie  evirènie  d;ins  l'exprcirc  de  sa 
prore.'siiin.  Quand  le  musicien  soudValt  de  ce  mal,  la  naiuie  de  ses  rela- 
tions intimes  en  et  lit  sinRulif'reiiunt  modifiée.  Son  liumcui ,  ordinairement 
peu  «^Kal'S  devenait  quinieiise  et  boiHi  un  ;  il  saisissait  avec  ardeur  tout 
prétexte  ne  querelle  et  de  colère,  et,  couimc  la  diui'cnr  de  sa  li  le  lui  en 
fournissait  peu,  il  trouvait  loujoiMS  à  sa  portée  un  personnage  qiiil  prc- 
'  nait  en  grippe,  n  qui  devenait  i'olijet  de  son  animosilé  pétulant  tout  le 
temps  de  son  jndispoMlion. 

Mallieureusemcnt  le  musicien  entrait  dans  une  de  ces  phases  didiciles, 
lor.-que  l'imprudeiuc  Pauline  vint  livrer  le  nom  de  sou  amant  i»  celle  ef- 
fervesrcncc  maladive  qui  s'en  emp:ra  comme  d'une  pâiuie.  M.  Sin;;erman 
se  lança  dans  d  interminables  doc'amaiions  contre  les  cœurs  froi;l,  et  in- 
sensibles aux  (  harincs  de  la  musi(|ue  ;  il  varia  de  mille  manières  ce  thôuie 
favori,  et  se  donna  de  1  indignation  à  cœui'  jiie. 

n  Un  homme  qui  n'aime  p  /ini  la  nuisiqne,  disait  M.  Singerman,  est  un 
être  maudit  du  ciel,  qui  l'a  fait  naître  inhabile  aux  plis  douces Jouis'-ances 
de  la  vie.  Il  lui  tnanqno  un  sens,  le  pbjs  délicat,  le  p!us  précieux  de  tous; 
il  est  atteint  d'une  iiilirmiié  im  raie,  d  une  dilbiraiité  intellectuelle.  11  doit 
fuir  et  il  fuit  en  effet  la  soriété  des  lio  urnes,  parce  que  son  aine,  frappée 
de  glare,  le  rend  inaccessible  à  toi  s  les  se:  timens  tendres,  à  tous  les  liens 
de  la  vie  ;  c'est  un  paria  condamné  à  l'isolement  ;  c'est  un  aveugle  qui  re- 
garde le  soleil  sans  être  ébloui  de  ses  rayons,  un  paralytique  dont  aucune 
Uainme  ne  saurait  récliauffer  les  membres  engourdis...» 

Et  mille  aunes  gentillesses  qui  exerçaient  'a  faconde  du  musicien  ;  ina- 
préca'ions  sans  porti^e,  du  reste,  et  qui  ressemblaient  be;uicoup  ii  ceue 
fumée  blanche  qui  s'exhale  de  la  soupape  de  siireté  pratiquée  dans  une 
luacblueà  vapeur  pourexpulser  l'excédant  de  sa  dangereuse  pui-sanre. 

Pa'dine.  qui  ét^it  ordinairement  la  preaiière  à  pousser  L-  uialade  dans 
les  ressentiineiis  chimériques  auxiiuels  la  maison  devait  sa  tranquillité, 
voyait,  avec  un  muet  déconr.igemeut.  jusipi'à  sa  grosse  et  idiote  servante 
ameutir  contre  le  pauvre  Frédéric  toutes  les  fureurs  insensées  du  vieux 
professeur. 

On  comprf  nrl  que  si  le  moindre  mot  de  mariage  eût  été  prononcé  dans 
de  semblables  circonstances,  ily  aurait  eu  là  dequoijeierle  mal.idedans 
des  transporis  de  frénésie.  Paul'ue  était  donc  ii  ceui  lieues  de  l'actoiu- 
plissement  de  ses  plus  clicres  espérances;  la  Jeune  lille,  sans  expérience 
des  choses  de  la  vie,  et  qui  prenait  pour  compiaut  toutes  les  déclamations 
de  son  père,  ne  savaitpisque  touslejcxtn>m-s  se  louhem,  et  que,  pour 
amener  une  réaction  dans  les  idées  furiboiidrs  de  M.  Singerman,  il  ne 
falait(|ue  rinflii  nce  d'une  nuit  tranquille  et  d'une  demande  de  leçons 
formulée  par  M.  Henrion.  Mais  les  moyens  les  plus  simples  sont  toujouis 
ceux  auvque's  on  n'arrive  que  quand  tous  les  autres  sont  épuisés,  et 
qu'il  est  trop  tard  pour  y  avoir  recours.  Le  couple  amoureux  n'y  songea 
nullement,  ou,  si  Frédéric  en  eut  la  pensée,  il  est  vraisemblable  que  son 
antipathie  prononcée  contre  le  piano  l'emporta  sur  la  violence  de  son 
aaiour. 

Cependant  la  situation  de  M.  Singerman  allait  en  empirant  :  ses  dou- 
leurs  lui  rendaient  depuis  trois  semaines  touie  espèce  de  tiavail  imprati- 
cable. Il  y  avait  déjà  quatre  dimanches  que  l'orgue  de  lunitiue  église  de 
Puttelange  restait  silencieux  pendant  les  oITues  ;  le  clergé  de  la  paroisse 
marmurait;  la  population,  qui  éprouvait  ce  b''soin  des  Aiemands  pour  la 
musique  et  qui  se  fftt  pa  sée  d'un  conseil  municipal  beaucoup  plus  facile- 
ment que  de  la  plus  minime  de  ses  babiiules  religieuses,  demandait  à 
grands  cris  un  orga  liste  en  état  de  tenir  l'intérim  pendant  la  maladie  du 
titu'aire.  f.a  fètc  du  patron  de  la  localité  s'approchait  et  on  ne  pouvait  son- 
ger h  lais'  er  aux  chantres  et  au  serpent  de  la  parois.-e  tout  le  poids  de  la 
respons^bi  Ité  musicale  pendant  celte  imposante  solennité. 

M.  Singerman  avait  déjà  songé  à  demander  un  peu  d'aide  aux  organis- 
tes voisin  ■;  mais  Ils  avaient  tous  leurs  devoirs  à  remplir  dans  leirs  parois- 
ses rrs|ieciives.Ouelques-uisd'entrceux,etM.  Volf  1  n  particulier,  avaient 
formé  des  élèves  en  état  de  suppléer  le  maitre  ma'ade.  Mais  le  vieux  mu- 
sicien, qui  avait  in  petto  la  conscience  de  sa  médioirité  ,  ne  se  souciait 
pas(réia>'ir  une  comparaison  en're  ses  talens  et  (elui  d'un  iiCophyie 
qu'on  pouvait  lui  préférer.  Il  emplovait  donc  toute  son  ailresse  à  déguiser 
la  gravité  de  son  indispisilion  pour  faire  pafienter  i\l.  le  cuié;  ii'ais  la  cir- 
coi  stance  de  la  fii'te  (taironalc  était  un  incid>  ni  fâcheux  contre  letjuel  vin- 
rent e^  hoiier  touies  les  rxcusesdn  musicien.  Le  curé  d'^clira  quil  lui  fal- 
lait un  ori.'3iiiste,  et  somma  M.  Singerman  de  lui  en  trouver  un  pour  la 
so'ennité  prorhaine. 

11  r.illait  se  résigner  et  plier  devant  cette  desiinée  de  fer.  L'opiniâtreté 
de  M.  Sinuenuan  céda  en  (rémis^am  d'Ind  gnaiion  aux  injonctions  de  l'au- 
torité so|)érieure,  et  le  musicien  s'orcopaii  tout  de  bon  a  faire  choix  du 
plus  mauvais  élève  de  ses  confrères,  bu-xiuil  lui  vint  un  secours  imspéré 
du  côté  oii  II  pouvait  le  moins  en  attendre.  M.  Henrion  lui  envoya  dire 
par  sa  gouvernante  qu'il  allait  recevoir  la  visite  d'un  de  ses  amis  de  Paris, 
aniuieur  distingué  sur  le  piano,  et  qui  sur  sa  demande,  consentirait  volon- 
tiers à  tenir  l'urgue  pendant  tout  le  temps  de  son  séjour  à  Puttelange. 

<■  C'est,  sur  ma  foi,  s'écria  le  musicien,  le  ciel  qui  envoie  cet  ami  à  mon 


cher  voisin  !  Mais  est-il  bien  sûr  que  ce  so't  un  amateur,  el  que  son  séjour 
i(i  ne  soit  que  temporaire  ?  C'est  ce  qu'il  faut  savoir  avant  tout;  il  ne  s'a- 
git que  de  questionner  adroitement  le  bon  jeune  homme.  » 

Pauline,  abiisourdie  du  succès  de  celle  démarche  et  des  explications 
quasi  amica:es  qui  avaient,  à  son  grand  élonneineiit,  succédé  aux  rudes 
quolibets  dont  M.  Henrion  éîait  depuis  long-temps  l'objet,  se  hàla,  par 
ordiedeM.  Singeiman,  de  faire  prier  le  jeune  percepteur  de  vouloir 
bien  venir  confurcr  avec  son  père  au  sujet  de  la  proposition  qu'il  lui  avait 
faite. 

Frédéric  était  tout  tremblant  de  crainte  et  d'émotion  ;  i!  aborda  le  vieux 
miisicie'n  avec  un  resp  et  qui  llatia  sou  amour-propre  et  qui  acheva  de 
détruire  les  préventions  qui  lui  resiaient  contre  son  voisin.  JI.  Ileiirlon 
calma,  sans  le  savoir,  toutes  les  inquiétudes  de  M.  Singerman  au  sujet  des 
desseins  ultérieurs  que  pouvait  avoir  le  Paiisien  qu'on  attendait,  en  décla- 
rant (|u  il  exerçait  des  fonctions  publir|U('S.  Mais  au  lieu  de  rassurer  le 
vieux  praticien,  il  éveilla  ses  soucis  en  garantissant  corps  pour  corps  le  ta- 
lent de  son  ami.  Heureusement  l'orgueil  du  musicien  viiit  à  soi  secours. 

0  M.  Henrion,  se  dilil,  est  un  innoci^iit  qui  ne  connaît  riin  en  musi- 
que, et  qui  C'oit  sans  doute  son  ami  de  la  première  force,  parce  qu'il  joue 
couramment  les  petits  airs  que  son  maître  lui  apprend;  mais  un  taler.t 
d'artiste  a  d'autres  épreuves  à  subir  avant  d'arriver  b  quoique  répuiatiou. 
Nous  verrons  l'amateur,  et  nous  aurons  bientôt  jugé  son  petit  mérite.  » 

Deux  jours  après,  tout  Puttelange  sut  qu'un  amateur  de  musique  était 
arrivé  de  Paris  chez  son  ami,  M.  Henrion,  et  quil  avait  promis- de  tenir 
l'orgue  pendant  la  maladie  de  M.  Singerman.  Les  uns,  renseignés  par  la 
servanie  du  percepteur,  cxalièrent  jusqu'aux  nues  le  talent  du  voyageur  et 
se  portèrent  garans  de  ses  succès;  les  autres,  inilucucés  par  les  préven- 
tions de  M.  Singerman,  alfectèrent  un  doute  presque  dédaigneux  et  des 
craintes  sérieuses  pour  la  majesté  du  sanctuaire  qui  pouvait  être  profané 
par  les  ridicules  efforts  d'un  amateur  ignorant.  M.  le  curé,  qui  restait 
neutre  dans  ce  condit  général  des  opinions  préventives,  mais  qui  était  in- 
téressé plus  qu'aucun  autre  à  conserver  la  dignité  du  lieu  saint  pendant  la 
cérémonie  qui  se  préparait,  manda  les  deux  amis  au  presbytère  ;  puis  il 
passa  avec  eux  dans  l'église  bien  et  dûment  fermée  et  sans  autre  compa- 
gnie que  celle  du  soullleur  chargé  de  faire  mouvoir  les  réservoirs  de  l'or- 
gue. H  devint  évident  que  l'examen  préalable  qui  fut  fait  tourna  complète- 
ment à  l'avantage  de  l'organiste  amateur,  car  le  digne  ecclésiastique  le  re- 
çut le  lendemain  à  sa  table  ainsi  que  M.  Henrion,  et  la  servanie  du  curé 
confia,  le  soir  mémo,  à  deux  ou  trois  commères  de  ses  amies,  que  son 
maître  ne  tarissait  pas  sur  les  Éloges  du  superbe  talent  qu'avait  déployé 
le  jeune  musicien. 

Puttelange  était  en  rumeur,  la  curiosité  publique  était  à  son  comble. 
L'illustre  inconnu  (qui  Hait  tout  bonnement  un  employé  du  min  stère 
des  finances)  reçut  une  invitation  pressante  de  la  part  de  toutes  les  fa- 
milles qui  possédaient  un  piano,  et  M.  Singerman  lui-même  fit  dire  à  M. 
Henrion  qu'il  s'attendait  au  p  a'sir  <le  recevoir  son  jeune  et  obligeant  sup- 
pléant, afin  de  lui  donner  ses  insmctions  et  de  juger  de  son  talent. 

L'étranger  refusa  poliment  toutes  les  invitations,  et  le  percepteur  se 
chargea  de  l'excuser  près  de  M.  Singerman.  qui  dut  se  contenter  de  celte 
simple  démarche,  attendu  que  la  fatigue  du  voyage  ne  permettait  pas  au 
nouvel  arrivé  de  sortir  avant  le  jour  de  la  fête.  Le  vie  ix  musicien  était 
soucieux  et  mécontent  ;  il  supposait  que  ce  prétexte  cachait  un  orgueilleux 
déni  de  déférence  pour  son  ancienneté.  L'accueil  que  (it  M.  Siugerman  à 
son  voisin  se  ressentit  de  ces  pénibles  sou?çon%  Cjpendant  il  eut  assez 
d'empire  sur  sa  vanité  blessée  pour  ne  point  1  dsser  percer  son  dépit,  et 
il  déclara  qu'il  se  ferait  porter  à  l'église  plutôt  que  de  se  priver  du  plaisir 
d'entendre  un  musicien  qui  paraissa.t  si  sûr  de  sentaient. 

La  contrainte  que  manifestait  le  vieillard  avait  encore  un  motif  dont 
il  ne  voulait  rien  laisser  paraiire.  Sa  servante,  toute  stupide  qu'elle  était, 
n'en  avait  pas  moins  suipris  le  manège  dos  deux  amans  ;  elle  avait  guetté 
sa  jeune  maîtresse,  et  elle  avait  intercepté  les  regards  peu  équivoques 
qu'elle  échangeait  avec  M.  Henrion.  L'arl'cle  de  la  correspondance  avait 
heureusement  échappé  à  l'intelligence  bornée  de  la  grosse  paysanne  ;  mais 
elle  en  savait  assez  pour  éclairer  la  sollicitude  de  M.  Singerman,  et  elle 
n'avait  point  manqué  de  le  faire. 

Le  viei:x  musicien,  qui  avait  de  la  finesse  et  de  la  pénétration,  était  faci- 
lement parvenu  à  éventer  le  secret  desdeux  jeunes  gens,  et  il  hésitait  en- 
tre les  deux  partis  qu'il  convenait  de  prendre;  caria  position  avaniagMi-e 
du  percepteur  méiiiait  de  séricu-cs  considéraiion-,  1 1  s  uis  les  fa' aies  dis- 
posiiions  que  le  jeutiO  homme  aval  mimifestées  ciuitre  la  musique.  Il  est 
permis  de  croire  que  les  projets  d'alliance  an  étés  entre  les  tieux  nrati- 
ciens  eussent  d  Hkilenieiit  prév;du  ront'i'  une  demande  en  forme  présen- 
tée par  VI.  ncinion,  avec  l'autorisation  officielle  de  sini  père.  Mais,  d'une 
part,  M.  Sini^truinn  ignorait 'a  nature  des  intemions  du  jeune  amoureux, 
de  l'autre,  il  supposait  ipie,  lois  même  que  ces  intentions  sera  eut  hono- 
rables, M.  Henrion  le  père  pouvait  lort  bien  avoir  d'autres  idées  p^ur  l'é- 
t'blisseme'it  de  son  fil' ,  et  leluser  son  ass  miment  à  ce  mariag.-.  Le  mu- 
sicien enfio  était  méco.i  eut  ou  peu  de  coutiince  quï  sa  (ille  pa'aissai 
avoir  en  sa  tendresse  paieraelle,  «tde  l'imprudence  avec  laquelle  Paudne 
s'était  engagée  dans  une  liaison  qui  pouvait  txercer  une  déplorable  in- 
lluence  sur  le  reste  de  sa  vie.  l' 

<i  Par  bonheur,  se  disait-il,  en  dissimulant  de  son  mieux  son  inquiétude 
et  son  indécision,  les  j'iunes  gens  sont  timides  et  sages;  nous  avons  1q, 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


ÛT 


temps  devoir  venir  les  choses;  un  bomme  averli  en  vaut  deux,  «j'aurai 
les  ypux  nuvcris.  » 

Pemlant  qiie  M.  S'ngprman  s'apprêtait  à  exercer  la  surveillance  la  plus 
afeniive  sur  des  relaiions  qui  (Uaieiil  sans  aiicim  danger,  et  que,  de  Irur 
cùli,  les  deux  ai-ans  cbercliaient,  à  grand  rcnfdrt  d'imaginaiive,  les 
muyt  ns  de  vaincre  des  cljsiacles  à  peu  pi  es  imaginaires,  la  seule  vliiriculié 
qni  auioit  pu  élever  une  barrière  iusurnionlab!e  au  bonheur  du  couple 
amoureux  venait  de  disparaître.  L'avaut-vcille  de  la  fèie  [atronale,  une 
lettre  cachetée  en  noir  parvint  à  M.  Iknrioii  ;  son  père,  qui  ét.iii  dans  sa 
soixante  ciiqiiièaie  année,  venait  de  siiccouïbcrà  une  attaque  d'apoplexie 
foiulroyaii  e.  Le  diiecteur  de  rudmiiiistratioii  où  le  vieidard  éta  i  em- 
ployé en  qualté  de  sous-chef  dans  le  min'sière  des  finances,  avait  pr  s 
Eoin  d'adoucir  cette  faïaie  nouvelle,  en  apprenant  en  même  temps  au 
jcuiie  pcrcepti'ur  que  le  ministre  l'avait  nommé  au  poste  que  la  mort  ino- 
pinée de  M.  Henrion  aissait  vacant. 

La  douicur  du  jeune  homme  fut  sincère  et  profonde,  L'amerlume  de  ses 
regrets  lui  lit  oublier  jusqu'au  sentiment  qui  remplissait  son  cœur,  et  qui 
était  toute  sa  vie.  Frédéric  ne  parut  pas  dans  le  jardin  ce  jour-là.  Le  len- 
demaii),  à  la  tombée  de  la  i  uit,  le  pauvre  jeune  bo  :me  vint  retrouver  ses 
roses;  ses  yeux  noyés  de  larmes  rencontrèrent  des  regards  luimides,  et 
dont  l'expression  cimipatissante  versa  un  baune  délicieux  sur  sa  blessure. 
Frédéric  ne  resta  qu'un  moaieiit;  sou  excellent  cœur  s'indignait  coutre 
lui  même  du  bonheur  qu'il  trouvait  dans  ces  innocentes  consolations. 

«  Mon  père,  disaii-il  en  redoublant  de  sanglots,  voîre  cendre  n'est  point 
encore  relioidie,  et  votre  mémoire  s'ellace  déjà  devant  la  pensée  de  celle 
que  j'aime.  J'étais  indigne  d'ui  père  tel  que  vous,  et  Dieu  me  punit  d'avoir 
donné  accès  dans  mon  ame  ii  un  sentiment  plus  vil  que  l'amour  lilial.  » 

Le  jour  de  la  féie  patronale  préparait  aux  liabitans  de  Puttelange  une 
surprise  dont  le  souvenir  se  conservera  iradiiionuellement  dans  le  pays  , 
et  qui  fait  encore  aujourd'hui  le  sujet  de  plus  d'une  histoire  pendant  les 
veillées  dliiver.  Lorsque  les  cloches  de  l'église  eurent  fait  entendre  pour 
la  troisième  lois  leur  carillon  tant  soit  peu  discord  ,  on  vit  arriver  à  l'é- 
glise M.  Singerman ,  e;iunaillolé  de  llancUe  et  soulciui  par  sa  liLle  dont 
l'ail'  mélaiico!i(pie  toucha  toute  l'assistance.  Le  vieux  praticien  gravit  pé- 
niblement les  marches  qui  conriuisaient  à  Ki  tribune  de  l'orgue,  et  il  s'assit, 
comme  c'était  son  droit  de  le  faire,  à  proximité  de  rinstruineiit  qui  avait 
si  souvent  parlé  sous  ses  doigts ,  et  qui  a'iait  obéir  aux  inspirations  d'un 
autre.  L'organiste  par  intérim  ne  se  lit  pas  attendre;  il  arriva  suivi  de  Fré- 
déric, vêtu  en  grand  deuil,  et  dont  les  yeux  baissés  vers  la  terre  indiquaient 
qu'il  ne  voulait  parler  à  personne.  M.  llenrion  se  mita  deux  genoux  devant 
un  prie-dieu,  le  dos  tournéà  l'orgue;  sa  tète  s'appuya  sur  ses  deux  mains, 
et  il  parut  absorbé  dans  ses  pieuses  méditations.  Dans  ce  moment  la  voix 
de  M.  Singerman  se  lit  entendre. 

"  A  votre  place ,  organiste,  dit-il  du  Ion  de  l'autorité  tempérée  par  le 
sentiment  du  service  qu'on  lui  rendait  ;  vous  avez  huit  minutes  jusqu'à  l'm- 
troït...  On  vous  attend.  » 

L'orgaiiisie  ne  bougea  pas  ;  mais  Frédéric  se  leva  comme  en  sursaut.  Il 
passa  ses  deux  mains  dans  ses  cheveux,  en  levant  ses  veux  vers  le  ciel  ; 
puis  il  s'assit  devant  l'orgue,  et  lit  entendre  une  modulation  dont  la  marche 
hardie  et  le  mouvement  impétueux  causèrent  des  vertiges  d'éioniienientet 
d'admiration  à  M.  Singerman.  Le  médiocre  et  défectueux  instrument,  ma- 
nœuvré par  cette  main  puissante,  semblait  décupler  ses  ressources  pour 
sullire  aux  combinaisons  d'une  savante  hainionie.  L'oigue,  en  lançant  aux 
voûtes  de  l'église  les  mélodies  croisées  d'une  fugue  à  quatre  parties,  avait 
quadruplé  sa  sonorité  ordinaire.  Les  ellèts  inattendus  se  pressaient ,  les 
traits  de  la  plus  inconcevable  diinculté  s'exécutaient  avec  la  rapidité  de  la 
foudre;  le  pauvre  instrument,  remué  jusque  dans  ses  dernières  parois, 
ressemblait  à  ces  vieux  coursiers  dont  lardeur  .se  ranime  sous. un  cavalier 
pui-isant,  et  qui ,  rappelant  pour  un  moment  leurs  forces  épuisées,  font 
jaillir  la  llamme  sous  leurs  pas ,  jettent  au  vent  l'écume  de  leur  bouche  et 
les  Uots  de  leur  crinière  échevelée  pour  tomber  sans  haleine  au  bout  de 
cette  éclatanie  et  sublime  carrière. 

L'assistance  était  dans  la  stupeur.  Pauline ,  immobile  ,  les  yeux  fixes  et 
hagards,  paraissait  sous  l'inlluence  d'un  rêve;  lu  guimpe  modeste  qui  cou- 
vrait sa  poitrine  se  soulevait  à  longs  intervalles,  et  ses  lèvres  tremblantes 
nuirnniraient  des  paroles  inarticulées. 

Frédéric,  malgré  sa  douleur  et  la  sainteté  du  lieu  ,  ne  put  résister  au 
désir  do  chercher  dans  les  yeux  de  !\I.  Sii  gcrmaii  et  de  sa  (ille  les  témoi- 
gnages de  l'étoiinement  et  de  l'appiobatioii  doni  il  et  il  ceriaiii  d'avance, 
l.e  viei  lard  lui  lit  un  signe, et  (pianil  le  jeune  homme  fut  près  de  lui,  sa 
mail),  malade  et  crisuéc,  se  posa  sur  cePe  du  viituose. 

<i  Tu  nous  astroinpi-,  mon  lils,  dit-il  en  bal..ulianl.  Ta  présence  ici  cache 
un  mystère.  'In  n'es  pa>-  ce  ipir  lu  parais  eire.  Pourquoi  un  grand  aitisie 
est  il  venu  s'étioler  dans  ce'  humble  si  joui  ?  I\lais,  rontinui-i-il  en  impo- 
sant qiieUpies  eltoils  à  ses  souvenirs  classiques,  Apollon  n'u-l-il  pas  gardé 
les  tronpr.itix  d'Ailinète:'... 

—  Vous  saine?,  toiii,  répond!'  Frédéric  on  s'inclinant  avec  respect  de- 
vant le  vieux  musicien.  Je  vous  demande  un  moiiieni  d'entreiien  aiirès  la 
mcBse. 

—  [In  mnmcnl  !  reprit  M.  Singerman  avec  un  abandon  que  la  gravité 
du  momrni  n'autorisait  jias,  el  (pi"  appela  sur  les  joues  de  Pauline  la  pins 
vive  rougeur...  Un  nionienl  dis-tu'P  La  jiuunée  tout  entière,  garçon  !  Li, 
si  j'en  crois  mou  cœur,  Dicti  le  rendra  bientôt  un  bon  père  qui  l'aimera 


comme  cc'ui  que  nous  pleurerons  ensemb'e.  —  Maintenant,  prions  et  re« 
mercioui  le  ciel  qui  aime  ceux  qu'il  prouve.  •> 

Fredéiie  retourna  à  son  poste  et  nt  entendre,  pendant  la  m^sse,  une 
suite  d'improvisaiiims  qui  eussent  été  remarqué<"S  piitout  ailleurs  que 
dans  une  bourgade  de  la  Lorraine  allemande.  Puis  afia  d'éviter  le»  ova- 
tions qui  l'attendaient  de  pied  ferme  après  la  cérémonie,  M.  Henrionît 
son  ami  quittèrent  la  tribune  par  une  porte  qui  conduisait  au  nresbytère, 
et  de  là  ils  se  rendirent  chez  M.  Singerman,  qui  les  rejoignit  bi«  ntôt. 

Le  jeune  percepteur  ne  lii  pas  attendre  l'evplicaùon  du  prétendu  mys- 
tère auquel  le  vieux  musicien  attribuait  sa  présence  à  Puttelange. 

Frédéric  avait  été  destiné  dès  son  jeune  âge  au  professorat  du 
piano,  et  il  avait,  dansée  bat,  fait  des  études  sérieuses  et  complètes  au 
Conservatoire  impérial  de  musique,  où  il  avait  ci  t  nu  successivement 
tous  les  premiers  prix  des  cours  qu'il  suivait.  Il  avait  été  guidé  dans  le 
cli'iix  de  C'  Ile  p-ofes-ion  par  sa  mère  qui  elle-même  exerçait  avec  quel- 
que d  slinction  1  enseignement  du  pian j  avant  d'être  mariée.  L'xsqu'elle 
mourut,  M.  Henrion  le  père,  qui,  en  sa  qualité  de  bureaucrate  et  d'hoimie 
positif,  professait  peu  d'estime  pour  b.  vie  ariistiqiie,  employa  tout  son 
ascendant  sur  son  fils  pour  le  déterminer  à  quitter  cetie  carrièie  cliaii- 
ceuse,  et  il  fut  secondé  dans  ses  tentatives  par  deux  circonstacces  éminem- 
ment heureuses. 

Frédéri%  malgré  son  jeune  iïge,  avait  déj'a  concouru  pour  le  grand  prix 
de  composition  musicale  décerné  par  l'Institut.  Sa  cantate  avait  été  fort  ap- 
préciée par  l'illusire  aréopage;  mais  des  raisons  de  convenances  avaient 
nécessairement  reculé  le  triomphe  que  le  ttmps  lui  réservait.  On  voulait 
attendre  que  l'élude  miîrît  ce  génie  juvénile  et  audacieux  avant  de  lui  lais- 
ser prendre  sou  es'or,  Frédéric,  qui  avait  la  conscience  de  son  mérite, 
avait  regardé  c  jugement  comme  une  injustice;  loin  de  se  conformer  aux 
avis  des  juges,  il  était  entré  plus  avant  dans  la  voie  que  son  imagination 
lai  rvait  ouverte.  L'année  suivante  il  renchérit,  dans  sa  nouvelle  cantute, 
sur  les  défauts  qu'on  lui  avait  reprochés  ;  el,  quoique  celte  œuvre  musicale 
djunât  les  plus  brillantes  espérances,  on  crut  néanmoins  l'honorer  assez 
en  lui  accordant  cette  fois  une  mention  accompagnée  d'une  admon  tien 
sévère.  Frédéric,  comme  on  l'a  vu,  avait  l'esprit  contemplat.f;  il  était 
doux,  réservé  et  communicatif;  mais  son  imagination  était  vive,  et  les  im- 
pressii;ns  i|u'elle  recevait  ne  s'cll'jçaiciU  jias  facilement  ;  il  fe.-ma  son 
piano,  brisa  sa  p'uni!  et  jura  de  reiV>i.cer  à  un  avenir  où  il  avait  rêvé 
des  couronnes,  cl  qui  ne  lui  apportait  que  d'aières  déceptions.  A  celte 
époipie  de  transition  dillirile,  M.  H.  nrion  le  père  obtint,  ù  point  nommé, 
une  place  de  percepteur  pour  son  lils.  Frédéric  s'empressa  ae  lever  avec 
un  douloureux  plaisir  la  barrière  ([ui  le  .'épar.it  ries  ai  t.«.  Il  pariit  honoré 
des  regreis  de  ses  luïîircs  ft  de  ses  émules  eux  mêmes,  mais  accompagné 
des  bénédictions  de  son  \iiux  (ère,  (jui  ne  se  seuiait  pas  de  juie  d'avoir 
arraché  son  fils  à  l'avei.ir  précaiie  quis'ouvrait  pour  lui. 

M.  Singer.uan,  daus  les  rêves  de  sou  amour  paternel,  n'avait  jamais 
osé  se  galonner  un  genrlre  d'un  rang  auîsi  élevé  que  celui  d'un  grand 
prix  du  Conservatoire  impérial  de  musique.  Dès  que  Frédéric  eut  for- 
mulé les  prcmi  rs  m-ns  de  sa  demande  en  mariage,  il  a'itira  le  jeune  vir- 
tuose dans  ses  bras,  et  e  nomma  sou  fils. 

0  I^eçoij  de  ma  main  celle  que  u  aimes,  lui  dit  le  vieux  musicien  d'une 
voix  émue,  c'est  la  première  récompense  de  ton  beau  talent;  elle  vaut 
bien  celle  qui  t'a  é;6  si  mil  ii  propos  refusée.  Reçois  la,  continua-t-l  en 
donnant  cai  rière  à  son  exaltaiiou  d'artiste,  comme  un  gage  des  succès 
qui  t'attendent  ;  car  on  ne  peut  tromper  sa  de-tinée  ;  les  rossignols  chan- 
tent par  instinct.  Dieu  ne  veut  pas  qu'on  mésuse  de  ses  dons,  et  le  plus 
beau  de  ceux  qu'il  peut  faire  à  l'homnif,  c'est  le  génie.  Rt  tourne  à  Paris; 
deviens  sous-chef,  puisqu'on  le  veut  ;  laisse  brûler  ta  lampe  sous  le  bois- 
seau ;  l'heure  n'en  viendra  pas  moins  où  elle  sera  appelée  à  briller  de  l'é- 
clat qui  lui  convient.  » 

Les  f  rédidions  du  vieux  musicien  ne  tardèrent  pas  à  s'accomplir. 
Frédéiic,  après  avoir  épousé  sa  chère  Pauline,  revint  à  Paris,  où  il  rem- 
plit son  emploi  en  conscience.  Mai.,  son  talent  avait  erandi  dans  le  silence 
et  la  méd.iation;  son  génie  coulait  à  pleins  bords.  Il  fit  un  petit  opéra  qui 
eut  un  succès  crdossal,  et  qu'il  signa  du  nom  de  sa  mère.  Ce  fut  sous  ce 
même  nom  que  le  jeui.e  musicien  amaeur  enrichit  la  scène  française  de 
plusieurs  chefs  d'œuvre  i^ont  le  succès  populaire  l'arracha  eniin  à  son 
poste  des  finances,  cu'il  échangea,  en  ISlô,  contre  une  pension  sur  la 
cassette  ro\ aie.  M.  Ilonrion  sous  ce  pseudonyme  dont  la  pjblicjié  ne 
nc;us  apiiarii m  pa'S,  est  devenu  l'uni'  d,.s  g'oires  emore  existâmes  de 
notre  écoli ,  et  se  plaît  à  faire  à  sa  l'a  il  ne,  tmijours  a  m.  e,  riunuinage 
desesiriotipli'  s  (l..nsuiie  carrière  .pu'  1>  d.  pil  lui  avait  fat  ..bau^ouber, 
et  uù  l'amour  l'a  &i  beureusemenl  ramené. 

STÉ.'UE,1  DE  LA  M.\DELEl.\E. 

^L'Altiste.) 


68 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


La  Pension  des  Capitaines  à  Gommercy 


.  La  petite  ville  de  Commcrcy,  en  Lonaine ,  possédait  naguère  encore 
une  vi'rilablc  et  f;olliique  aiil)cige  qui ,  depuis  le  SL-jour  du  l)on  Stanislas 
de  PoUigiie,  avait  pour  enseigne  l'Epcc-dc-bois.  La  renommée  do  sa  cui- 
sine, lexquise  propreté  de  ses  c!iaini)rps,  et  smloiilla  politesse  avanante 
de  ses  propriétaires  ,  l'avaient  fail  dioisir  de  tout  temps,  par  les  oHlciers 
de  la  garnison,  cwwmccanlinesupirU-iu-e,  c'est-à-dire  que  ces  messieurs, 
depuis  le  grade  de  sous  lieutenant  jusqu'il  celui  de  capitaine  exclusive- 
ment, allaient  prendre  deu\  repas  quotidiens  à  l'Epée-de-ùois,  moyen- 
nant /|5  francs  pour  les  lieutenans  et  les  sous-lieutenans,  et  GO  francs 
pour  les  capitaines.  Us  y  faisaient,  au  dire  du  plus  ancien  de  tous,  des  fes- 
tins de  Baliliazar.  Le  gibier  des  Ardeiines,  les  aloses  de  la  Meuse,  les 
viandes  des  prés  Saint-Julien,  la  volaille  des  bonnes  fermes  des  Vosges, 
les  sucreries  de  Verdun,  le  tout  arrosé  du  vin  blanc  d'inor,  dont  les  co- 
teaux tapissent  les  bords  de  la  Moselle,  concouraient  au  splendide  ordi- 
naire de  ces  messieurs,  pour  lesquels,  selon  l'expression  du  bon  La  Fon- 
taine, »  les  jours  de  jeune  étaient  encore  des  Jours  de  noces.  « 

Or,  dans  l'année  1832,  il  y  avait  comme  de  coutume,  à  Commcrcy,  un 
bataillon  détaché  du  régiment  de  ligne  en  garnison  à  Lunéville,  et,  comme 
d'habitude  iradilionnelle ,  les  huit  capitaines  étaient  venus  s'abattre  à 
iEpce-de-Bois.  Le  chef  de  bataillon  Gonlard,  vieux  militaire  qui  n'avait 
jamais  voulu  signer  d'engagement  illiiniié  avec  l'hymen,  s'éiait,  sous  toutes 
réserves  de  la  dignité  du  grade,  décidé  à  venir  s'asseoir  à  la  même  table 
que  les  capitaines.  Ceux-ci  n'avaient  pas  d'abord  été  1res  flattés  de  cette 
détermination  de  leur  supérieur  ,  car  l'égalité  dans  le  grain  de  l'épauletie 
est,  entre  olTiciers,  le  gage  le  plus  siu-de  la  gaité,  des  confidences  et  même 
des  récriminations  de  tous;  mais  comme,  tout  bien  considéré,  le  comman- 
dant était  un  fort  brave  homme,  quoique  un  peu  mîichoire,  à  en  croire  les 
sous  lieutenans  sortis  de  Saint-Cyr,  on  se  consola  bien  vite  de  l'embarras- 
sante subordination  qu'il  imposait  à  taljle,  même  malgré  lui. 

C'était  en  hiver,  et  les  soirées  étaient  loiigucs.  Cependant  un  repas 
succulent,  arrosé  d'excellent  vin ,  flanqué  de  jolies  servantes ,  terminé 
par  le  moka  parfumé  et  de  nombieuses  libations  de  cognac  et  de  kirsch- 
vvasser,  l'incoiitcstable  mérite  de  lcs|abréger.  Jlais  les  Français  ne  sont 
pas  des  Allemands,  et  chez  eux  la  nourriiurc  matérielle  n'exclut  pas  la 
manne  intellectuelle  ;  il  faut  que  l'esprit  ait  aussi  sa  pitance  d'alimens  lé- 
gers ctplaisans.  Il  ne  fallait  pas,  à  Commcrcy,  penser  au  spectacle,  au 
bal,  au  concert;  il  n'y  avait  rien  alors  de  tout  cela  dans  cet  arron- 
dissement de  la  Meuse;  ti-ois  ou  quatre  réunions,  par  mois,  chez 
les  principaux  fonctionnaires ,  décorés  orgueilleusement  du  titre  de  soi- 
rées, où  même  tous  les  officiers  n'étaient  point  admis  indistinctement,  dé- 
frayaient les  plaisirs  de  l'hiver.  Que  faire  donc?  car  enfin  il  faut,  à  des  mi- 
litaires surtout,  dépenser  le  temps  qid  suit  le  dîner.  Le  billard,  pour  des 
capitaines,  n'est  plus  un  jeu  assez  décent  (tous  ne  fument  pas)  elle  froid 
et  la  pliùe  rendaient  la  promenade  impossible.  Que  faire  donc? 

— Messieurs,  dit  un  des  plus  jeunes  capitaines,  un  jour  qu'une  ques- 
tion de  discipline,  mise  sur  le  tapis  par  le  vieux  commandant,  avait  été  agi- 
tée, au  desscit ,  plus  longtemps  que  de  coutume;  messieurs,  nous  de- 
vrions raconter  quelques-unes  de  nos  aventures  de  garnison,  quelques 
épisodes  de  nos  campagnes. 

—  Vous  seriez  peut-être  bien  embarrassé  de  raconter  les  vôtres?  inter- 
rompit d'un  ton  goguenard  le  chef  de  bataillon 

—  Peut-être ,  mon  commandant ,  répliqua  ceku-ci  en  souriant  ;  ce  que 
j'aurais  ii  raconter,  moi,  ne  vaudrait  pas  sans  doute  vos  souvenirs  à  vous'; 
mais  enfin  la  soirée  serait  remplie,  et  ceux  d'entre  nous  qui  n'auraient  que 
peu  de  choses  à  dire  prolitcraient  de  l'expérience  des  anciens,  de  la  vôtre 
surtout. 

—  Vous  avez  raison,  St-Gaudens,  répondit  Gontard  en  tendant  la  main 
un  jeune  homme;  excuscz-raoi,  vous  savez  que  je  n'ai  jamais  rintention 
d'oil'cnscr  un  camarade. 

Le  capitaine  s'inclina  en  signe  de  persuasion,  et,  s'adressantà  ses  col- 
lègues : 

—  Eh  bien  !  messieurs,  reprit-il ,  que  pensez-vous  de  mon  projet  ? 

—  Je  le  trouve  praticable ,  répondit  le  plus  ancien  des  capitaines  ;  la 
parole  vous  va ,  à  vous  autres  jeunes  gens  qui  avez  reçu  de  l'éducation 
dans  les  écoles  militaires  ;  mais  à  moi ,  par  exemple ,  qui  ne  suis  qu'un 
Vieil  ours... 

—  Nous  ne  sommes  pas  ici  à  l'audience,  reprit  un  autre;  nous  nous  at- 
taclions  beaucoup  plus  au  fond  qu'à  la  forme  du  sujet;  je  vote  donc  pour 
le  projet  du  capitaine  Saint-Gaudens;  et  vous,  messieurs? 

Tout  le  monde  s'étant  prononcé  d'une  manière  unanime,  après  que  le 
chef  de  bataillon  eut  donné  sa  voix,  ce  fut  à  qui  ne  parlerait  pas  le  pre- 
mier. Le  sort  en  ayant  décidé,  il  tomba  sur  le  capitaine  Nacquart,  enfant 
de  troupe,  devenu  capitaine  à  force  de  bonne  conduite  et  d'aptitude. 
Avant  d'arriver  à  ce  grade ,  il  avait  passé  par  tous  les  emplois  du  métier, 

(1)  Extrait  des  doux  nouveaux  volumes  que  M.  Emile  Marco  do  Sainl-Hilaire 
vient  de  faire  paraître  chez  JMM.  Magen  el  Comon,  quai  des  Augustins,  21, 
sous  le  titre  de  l'Hôtel  des  Invalides 


en  commençant  par  celui  de  fifre;  ansi  avait-il  conservé,  de  cette  longue 
épreuve,  une  légère  teinte  d'orgueil  qiù  semblait  rappeler  à  ses  jeunes  ca 
marades  ce  vers  de  Corneille  : 

Je  ne  dois  qu'i  moi  seul  toute  ma  rciiomniée. 

Du  reste,  bon  officier,  excellent  camarade,  le  capitaine  Nacquart  avait 
la  douceur  d'un  vieux  soldat  et  la  sensibilité  d'une  jeune  fille. 

—  Messieurs,  dit-il,  je  ne  sais  plus  qui  d'entre  vous  parlait  dernière- 
ment de  l'exécution  du  jeune  Slraaps ,  en  1809,  et  de  l'époque  où  les  al- 
liés envahissaient  la  Fiance  sur  tous  les  points. 

—  C'est  moi,  lit  un  des  convives,  et  j'ai  soutenu  que  cette  sévérité  de 
Napoléon  avait  été  justifiée  par  les  circonstances  délicates  dans  lesquelles 
il  se  trouvait  alors. 

—  Vous  avez  raison,  répliqua  Nacquart  ;  mais  moi  j'ai  été  presque  le 
témoin,  dans  un  temps  plus  reculé,  d'une  exécution  qu'aucune  nécessité 
ne  provoquait,  et  dont  le  souvenir  n'est  jamais  sorti  de  ma  mémoire,  tant 
elle  fui  inique  et  exécrable;  je  vais  vous  la  raconter,  si  vous  le  voulez 
bien. 

Chacun  ayant  témoigné  au  vieux  capitaine  le  plaisir  qu'il  aurait  à  l'en- 
tendre, il  prit  aussitôt  la  parole  en  ces  termes  : 

II. 

C'était  en  1792  ;  comme  je  vous  l'ai  dit  souvent,  j'étais  fifre  dans  un  !>a- 
taillon  de  volontaires  qui  faisait  partie  de  la  division  que  le  général  Char- 
bonnier commandait  ii  l'armée  de  Sambre-et-Meuse.  Le  représentant 
Saint- Just  était  arrivé,  depuis  quelques  jours,  de  Paris,  à  notre  quartier- 
général,  pour  activer  les  opérations  de  la  campagne  et  anéantir  lu  horde 
de  brigands  étrangers  qui  n'avaient  pas  craint  de  déclarer  la  guerre  à 
la  république  française  taw  et  indivisible. 

—  Pour  le  coup,  citoyen  représentant,  dit  le  général  Charbonnier  à 
Saint-Just,  un  matin  que  nous  étions  sous  les  armes,  voilà  un  kinzerlick 
qui  nous  arrive  de  la  place  et  qui  m'a  bien  l'air  de  venir  nous  invilcr  à  une 
nopce  quelconque  aux  dépens  de  sa  majesté  impériale  kinzerliquoise. 

—  Dis  donc  du  tyran  autrichien  !  interrompit  d'un  ton  rude  un  jeune 
homme  dont  le  maintien  farouche  contrastait  avec  l'expression  naturelle- 
ment douce  d'un  visage  ell'émiué. 

C'était  Saint-Just,  qui  façonnait  ainsi  aux  manières  répubiicaiiies  un 
vieux  général,  vieux  soldat  plein  de  bonhomie  et  de  rondeur,  que  les  évé- 
nemens  avaient  soudainement  porté  des  derniers  rangs  au  commandement 
de  l'armée  de  la  Moselle. 

—  Citoyen  général,  a;outa  l'arrogant  proconsid,  si  tu  ne  peux  parvenir 
à  connaiU'e  la  valeur  de  tes  paroles,  du  moins  devrais-tu  savoir  faire  ton 
métier.  C'est  à  coups  de  canon  que  la  pairie  t'ordonne  de  recevoir  ses  en- 
nemis... fois  donc  tirer  sur  ce  parlementaire. 

Le  général  répui;licain  parut  un  moment  interdit. 

—  Comme  Vas  le  pouvoir  discrétionnaire,  dit  Charbonnier,  soit;  je 
m'en  lave  les  mains. 

Et,  sans  plus  de  souci,  il  allait  commeitre  l'atientat  qui  lui  était  com- 
mandé, lorsque  de  violens  murmures  éclatèrent  parmi  les  olliciiM's  té- 
moins de  cette  scène.  Sans  s'émouvoir,  Saint-Just  rappelle  aussitôt  le 
laible  Charbonnier,  et,  promenant  de  sinistres  regards  sur  ceux  qui  osent 
improuver  sa  conduite  : 

—  Indignes  défenseiu's  de  la  nation!  s'écrie-l-il,  ce  n'est  pas  d'aujour- 
d'hui que  votre  patriotisme  m'est  suspect.  Puisque  vous  ne  rougiriez  pas 
de  souiller  le  camp  de  la  liberté  par  la  présence  d'un  séide  du  despotisme, 
qu'on  m'amène  l'Autrichien  !  Vous  allez  apprendre  comment  le  représen- 
tant d'un  peuple  libre  doit  traiter  avec  l'envoyé  d'un  tyran. 

Un  ollicier  supérieur  allemand  est  alors  introduit  dans  le  camp,  suivant 
les  formaUtés  d'usage.  11  était  chargé  de  traiter  de  la  reddition  de  Charleroy. 
Cet  événement  était  un  coup  de  fortune  pour  l'année  française ,  que  l'in- 
sensé représentant  avait  forcée  de  passer  téuiérairement  la  Sambre.  Au 
moment  où  le  parlementaire  présente  au  général  en  chef  la  missive  qui 
contenait  les  propositions  du  gouverneur  de  la  place,  Saint-Just  arrache 
brutalement  la  dépêche  de  ses  mains,  la  foule  aux  pieds,  et  indiquant  in- 
solemment du  geste  le  chemin  de  la  ville  : 

—  Esclave  !  dit-il  à  l'ofricier  allemand,  va  dire  à  ton  maître  que  ce  ne 
sont  pas  (les  paperasses  que  je  lui  demande,  mais  la  forteresse  :  il  me  la 
faut  sur  l'heure  et  sans  condition. 

En  vain  on  répète  à  Saint-Just  que  les  ressources  sont  insunisantes 
pour  pousser  les  opérations  de  siège  avec  vigueur  ;  on  lui  expose  que  les 
soldais  sont  sans  vivres  et  sans  munitions  ;  on  s'eflorce  de  lui  démoiiMer 
que  le  salut  de  l'armée  est  entièrement  compromis  si  elle  est  aticinle 
dans  cette  position  critique  par  les  forces  supérieures  de  l'Autriche  et  de 
la  Hollande,  qui  s'avancent  à  la  fois  contre  elle  ;  rien  ne  peut  ramener  à 
la  raison  l'opiniâtre  représentant.  Prodigue  du  sang  des  braves,  ce  lâche, 
qui  n'avait  jamais  osé  s'approcher  des  tranchées,  ordonna,  pour  toute 
réponse,  qu'une  batterie  de  mortiers  fût  construite  au  même  instant  à  la 
tète  des  travaux. 

—  Si  elle  n'est  pas  prête  à  incendier  la  ville  demain  dès  la  pointe  du 
jour,  ajouia-t-il,  je  jure  de  faire  fusiller  les  commandans  de  l'ariiUerie  et 
du  génie. 

Le  caractère  féroce  de  Saint-Just  était  trop  connu  pour  qu'on  ne  s'ef- 
forçât pas  de  soustraire  à  sa  fureur  les  officiers  dont  il  venait  de  pronou- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


49 


CCI-  l'arrêt.  On  s'empresse  de  rdunir  tous  les  moyens  qui  se  trouvent  à  la 
disposition  de  l'armce  pour  satisfaire  à  la  volonté  absurde  mais  toute-puis- 
sante du  représentant;  on  rasseinl)le  dans  les  parcs,  on  requiert  dans  les 
environs  les  pelles,  les  pioclies  et  tout  ce  qui  peut  concourir  à  la  construc- 
tion de  la  batterie  dans  le  délai  lixé. 

Notre  capitaine,  qu'une  longue  expérience  avait  rendu  expert  dans  les 
diverses  branches  du  service  de  l'artillerie,  est  choisi  pour  diriger  les 
travaux.  Cet  oITicier  était  un  ancien  chevalier  de  Saint  Louis ,  qu'un  pa- 
triotisme ardent  avait  rajjpelé  dans  les  camps  malgré  son  grand  âge.  La 
conliance  et  le  dévoûment  sans  bornes  qu'il  avait  su  inspirer  à  ses  soldats 
le  rendaient  plus  que  tout  autie  capable  d'accomplir  la  tâche  dilTicile  qui 
lui  était  imposée. 

Les  voitures  sont  aussitôt  chargées  des  outils  qu'on  était  parvenu  ii  se 
procurer,  et  partent  à  ia  nuit  tombante;  mais,  par  une  fatalité  dé- 
plorable, elles  s'écartent  de  la  route,  et,  s'étant  trop  approchées  des  murs 
de  la  place,  sont  surprises  par  une  reconnaissance  ennemie.  Notre  capi- 
taine attendait  encore  ce  convoi  au  poste  qui  lui  avait  été  assigné,  lors- 
que Saint  Just,  altéré  de  sang,  devançant  le  jour,  arrive  pour  savoir  si 
ses  ordres  sont  exécutés.  On  lui  raconte  les  événemens  de  la  nuit.  Ni  la 
noble  contenance  du  vieil  ofiicier,  ni  la  louchante  anxiété  des  soldats  ne 
peuvent  désarmer  sa  rage.  Repoussant  les  preuves  si  palpables  de  la  plus 
complète  innocente,  il  ordonne  que  notre  capitain.;  soit  fusillé  à  l'instant 
sur  le  terrain  même  où  il  l'accuse  d'avoir  conspiré  contre  la  nation  ,  et, 
dans  son  délire,  condannie  les  canonniers  à  exécuter  eux-mêmes  leur  chef 
qu'ils  chérissent  comme  un  père. 

A  cet  ordre  de  cannibale ,  plus  d'une  carabine  s'était  abaissée  vers 
Saint-Just;  c'en  était  fait  de  ce  tigre,  si  sa  généreuse  victime  ne  se  fût  in- 
terposée entre  ses  soldats  et  le  proconsul,  que  l'aspect  du  danger  avait 
fait  passer  subitement  de  l'audace  à  un  terreur  pusillanime.  Mais  à  peine 
se  voit-il  en  silreté  dans  le  camp,  que  noire  capitaine  reçoit  l'ordre  de 
îiaraître  devant  lui.  On  le  conjuie  de  se  soustraire  par  la  fuite  au  sort  qui 
l'attend  ;  il  répond  que  c'est  pour  mourir  sous  les  drapeaux  qu'il  doit  em- 
ployer le  peu  de  jours  qui  lui  restent  encore  à  compter.  Ses  lidèles  canon- 
niei  s  veident  le  suivre  ;  le  loyal  ofiicier  leur  rappelle  que  les  preuves  de 
dévoûment  qu'il  leur  a  toujours  demandées  étaient  leur  soumission  aux  lois 
de  la  discipline. 

Peu  d'instans  s'étaient  écoidés  depuis  que  notre  capitaine  s'était  séparé 
de  ses  soldats ,  quand  une  fusillade  se  lit  entendre...  Akx  arma  !  crient 
aussitôt  les  canonniers,  qui  se  précipitent  vers  la  tente  du  représentant; 
le  corps  sanglant  de  leur  vieux  capitaine,  palpitant  dans  les  deinicies  an- 
goisses de  la  mort ,  en  barie  l'entrée;  ils  y  pénètrent  :  elle  est  déserte... 
Saint-Just  fut  ape,  eu  au  loin  dans  la  plaine ,  fuyant  de  toute  la  vitesse  de 
son  cheval. 

Cependant  la  vengeance  de  ces  braves  n'aurait  été  que  différée  si  le  ciel, 
tlans  sa  justice ,  n'eût  voidu  réserver  une  mon  inlâme  à  un  être  aussi  cri- 
minel. Comme  il  était  facile  de  le  prévoit,  1  armée  de  la  Moselle,  viclime 
de  l'incapacitL'  militaire  du  représentant,  fut  contrainte  de  lever  le  siège 
devant  les  forces  réunies  des  princes  de  Kaunitz  et  d'Orange  ;  accablée 
par  le  nombre,  elle  perdit  ses  canons,  abandonna  un  grand  nombre  de 
prisonniers,  et  se  replia  en  désordre  derrière  la  Sambre,  où  ses  débris, 
réunis  à  l'armée  que  Jourdan  conduisait  a  son  secours,  formèrent  cette 
armée  de  Sambre-ct-Mcuse,  devenue  depuis  si  célèbre  dans  nos  fastes  mi- 
litaires. C'est  là  que  l'odieux Saini-Just  osa  reparaître.  Il  ne  s'attendait  pas 
à  y  rencontrer  les  anciens  canonniers  du  brave  capitaine  qu'il  avait  fait 
mourir  si  injustement  ;  mais  eux  ne  l'avaient  point  oublié. 

Un  jour  qu'il  traversait  un  bois ,  entouré  suivant  sa  coutume  d'une  nom- 
breuse escorte,  le  cri  de  «  Mort  h  l'assassin  !  »  le  glaça  d'elVroi ,  une  grêle 
de  balles,  suivant  de  près  la  menace ,  joncha  la  terre  d'innocentes  \icti- 
mes  ;  mais  le  sanguinaire  représentant  sauva  encore  cette  fois  sa  tête  que 
réclamait  l'échafaud. 

—  Ce  fait  est  épouvantable  !  s'écria  le  capitaine  Saint-Gaudens,  dès  que 
Narquart  eut  achevé  de  i)arler. 

—  Ah!  messieurs,  répliqua  le  commandant  Gontard,  c'est  ainsi  qu'on 
procédait  du  temps  de  la  république  une  et  indivisible. 

—  Triste  temps  !  lit  Narquart  en  griinaçaut  un  sourire.  i , 

Que  voulez  vous?  reprit  Saint-(iaudens,  il  y  a  des  gens  qui  veulent  des 
émoi  ions  à  tous  prit;  ce  Saint-Just  était  sans  doute  du  nombre.  Les  Anglais, 
par  exemple,  sont  renommés  pour  leur  lumieur  aventureuse,  et  l'on  en  a 
vu  s'exposer,  de  gaiié  de  cœur,  5  des  dangers  innninens  pour  faire  trêve 
à  la  monotonie  (le  leur  vie,  pour  retremper,  dans  des  émotions  saisis- 
santes, lein-  humeur  triste  et  mélanrolique.  Je  ne  sais  si  un  tel  remède  est 
bon  contre  le  spleen;  je  laisse  aux  gens  plus  instruits  (pu>  moi  ii  décider 
'.a  question;  mais  toujours  est-il  que  je  ne  i)arlage  pas  la  manie  de  ces 
coureurs  d'aventures,  qui  journellement  quittent  l'Angleterre  pour  assis- 
ter, comme  acteurs,  dans  les  gorges  de  l'Apennin  ou  sur  les  jjlages  brû- 
lantes de  la  Calabre ,  à  des  scènes  de  brigaiuls.  Il  faut ,  avant  tout , 
quand  on  est  possédé  de  cette  rage,  avoir  assez,  de  fortune  pour  faire  cha- 
que jour  l'abandon  de  sa  bourse  aux  bandits  qui,  au  dire  de  gens  dignes 
de  loi,  ne  soiU  cependant  pas  si  diables  qu'ils  sont  noirs. 

—  Quel  drôle  de  galimatliias  nous  fait-il  là:'  s'écria  un  camarade  qui 
avait  écouté  Saint-Gaudens  plus  attentivement  que  les  aiures  ;  cl  où  veut-il 
en  venir  avec  sa  morale  ? 

Je  veux  dire...  je  veux  dire..,,  répliqua  le  capitaine ,  auquel  celte 

*0CT  18J1,  —  lOME  1. 


brusque  interruption  avait  fait  perdre  le  fil  de  ses  idées  et  de  son  dis- 
cours. 

—11  veut  nous  raconter  quelques  unes  de  ses  aventures,  reprit  un  autre. 
Allons,  avoue-le  ,  ajouta  le  camarade,  nous  t'écouterons ;  mais  au  moins 
fais-nous  grâce  de  les  préambules. 

—  Ma  foi,  messieurs,  reprit  celui-ci  un  peu  remis  de  son  embarras, 
il  m'en  est  advenu  d'assez  piquantes,  quelquefois  même  d'assez  terribles 
pour  ne  pas  vous  en  souhaiter  de  semblables,  et  puisque  vous  voulez  bien 
ni'accorder  la  parole ,  je  vais  vous  raconter  une  aventure  encore  présente 
à  ma  mémoire  ;  d'abord  elle  est  récente,  et  puis  elle  est  si  riche  d'émotions 
que  de  ma  vie  je  ne  l'oublierai.  C'était  avant  que  je  ne  quittasse  mon  arme 
pour  entrer  dans  la  vôtre,  et  lorsque  je  n'étais  encore  que  sous-officier  en 
Afriaue  ;  écoutez-moi  bien.    ' 

m. 

Campé  dans  la  plaine  de  Messcrghien ,  continua  Saint-Gaudens ,  point 
militaire  éloigné  d'Oran  de  quatre  beues  environ,  les  spahis  dont  je  faisais 
partie  n'étaient  pas  encore  bien  installés  dans  cette  position.  Les  esca- 
drons de  guerre  étaient  au  camp  tandis  que  l'étalmajor  habitait  la  ville. 
Chaque  jour  de  prêt,  les  maréchaux-des-logis-chefs  de  quat  re  escadrons 
détachés  étaient  obligés  de  se  rendre  à  Oran,  pour  y  recevoir  la  soldé 
des  mains  du  capitaine-trésorier,  cl  de  revenir  ensuite  pour  payer  la 
troupe. 

Bien  que  nous  fussions  en  pleine  paix ,  et  que  les  commimications  du 
camp  à  la  ville  fussent  aussi  sûres  qu'on  pouvat  le  désirer,  le  colonel 
avait  donné  l'ordre  que  les  quatre  maréchaux-des-logis-chefs  partissent 
ensemble,  pour  éviter  aux  nombreux  Arabes,  que  l'on  rencontr^iit  à  tout 
moment  sur  les  routes,  la  tentation  de  nous  enlever  la  paie  du  régiment. 

Cette  mesure  était  sage,  car,  toujours  escortés  par  nos  ordonii^.ices, 
nous  n'avions  aucun  danger  à  coiuir  ;  huit  hommes  bien  armés  ei  bien 
montés  présentaient  assurément  une  force  suflisanie  pour  tenir  en  respect 
les  maraudeurs  que  le  hasard  pouvait  amener  sur  nos  pas  ;  mais  par  une 
circonstance  indépendante  de  ma  volonté,  il  ai  riva  qu'un  jour  de  prêt,  je 
ne  pus  partir  avec  mes  camarades  :  l'arrivée  à  Oran  d'un  ancien  condisc»/ 
pie,  comme  moi  emôlé  volontairement  sous  les  drapeaux  cl  venu  en  Afii 
que  pour  fuir  la  monotonie  de  la  vie  de  garnison  ,  m"a\ait  retenu  en  vilit 
plus  tard  que  de  coutume. 

H  y  avait  long-temps  que  nous  ne  nous  étions  vus.  C'était  pour  moi  ui> 
devoir  de  traiter  cet  ami ,  car  on  ne  cause  jamais  si  bien  de  son  pays  qi* 
le  verre  à  la  main.  Je  tenais  à  lui  prouver  que  quoique  dans  un  pays  sau» 
vage,  on  pouvait  s'y  procurer  toutes  les  douceurs  de  la  vie.  J'avais  com- 
mandé, en  son  honneur,  un  dincr  chez  le  plus  fameux  traiteur  d'Oran.  Les 
vins  n  avaient  point  été  épargnés ,  le  Champagne  surtout ,  aussi  nos  têtes 
sétaieiit-elles  un  peu  échaullées  à  force  de  nous  porter  de  mutuelles  santés 
en  souvenir  de  la  I  lance.  Quelque  pénible  que  fût  pour  moi  le  moment 
de  la  séparation,  j'avais  cependant  conservé  assez  de  raison  pour  ne  pai 
perdre  de  vue  mon  devoir  ;  nous  nous  séparâmes  en  nous  disant  :  «  A 
bientôt!  ■•  Et  sautant  sur  mon  cheval,  que  mon  spahis  tenait  en  main,  h  là 
porte  de  l'hôtel ,  je  partis  au  galop  pour  le  camp  de  Messerghien ,  non 
sans  faire  crier  après  moi  maints  individus,  que  ma  course  précipitée  dans 
la  principale  rue  d'Oran,  qui  ne  ressemble  guère  aux  rues  de  la  capitale, 
avait  failli  renverser.  Jusqu'à  ce  que  nous  eussions  atteint  le  blokaus  du 
ravin ,  dernière  limite  de  la  place ,  je  ne  cessai  de  toiu'menter  mon  pauue 
cheval,  qui,  docile  à  l'éperon ,  semblait  a\oir  des  ailes.  Il  fallut  nous  arrê- 
ter au  </(«  vive:  de  la  sentinelle  placée  en  vedette;  mais  bientôt  nous 
reprimes  notre  course  en  faisant  des  temps  d'arrêt  pour  laisser  souiller 
nos  montures.  Le  grand  air,  la  rapidité  du  voyage,  m'avaient  un  peu  cal- 
mé. Arrivé  sur  un  mamelon  qui  domine  la  plaine  du  côté  du  Kiguier,  dans 
la  direction  du  lac  Seghba,  je  mis  mon  cheval  au  pas,  et  mon  spahis,  qui 
avait  ma  pipe  appenduc  h  l'arçon  de  sa  selle ,  me  la  prétenta  toute 
chargée. 

Ce  soldat,  qui  me  servait  d'ordonnance  depuis  mon  arrivée  au  corps, 
était  bien  l'être  le  plus  bourru  que  je  connusse  ,  ilm'etaitsincèrement  aiia- 
ché,  mais  plus  intimement  encore  à  mon  cheval  ;  aussi  lui  avais-je  laissé 
prendre  un  ton  de  fiuniliarité  que  ne  comportait  pas  toujours  la  discipline 
militaire,  mais  qu'il  n'aviiit  au  moins  le  bon  esprit  de  n'employer  qu'en  de- 
hors du  ser\ice. 

—  Major,  vous  avez  mis  Maleck  dans  un  bel  état,  dit-il.  en  caressant 
de  la  main  l'encolure  blanche  d'écume  de  mon  cheval,  de  pure  race  ara- 
be. Il  lui  faudra  ce  soir  un  fameux  coup  d'étrillé  !...  mais  vous  vous  en 
moquez  pas  mal,  vous!...  c'est  à  moi  la  peine...  Ne  serai-jc  donc  jamais 
brigadier  pour  cesser  une  bonne  fois  le  maniement  de  la  brosse  et  du 
bouchon  de  paille! 

—-Allons,  grognon,  fais  moi  grâce  de  tes  sermons  cl  de  tes  souhaits  : 
tu  sais  bien  que  cela  ne  me  regarde  pas  ! 

Ht  pour  couper  court  à  rctie  conversation,  dont  le  début  mo  prometi.iit 
une  avalanche  d'exclamations  plus  grondeuses  les  unes  que  les  autres,  je 
lui  otl'i'is  un  morceau  d'amadou  allunu'  pour  placer  sur  la  piiK"  \eu\e  de 
son  tuvati  ipi'il  portait  en  |ierinaneiice  à  sa  bouche.  Ce  geste  fut  compris"' 
mon  spaliis  alluma  sa  pipe,  cl,  tout  entier  au  bonheur  d'aspirer  la  fun){^. 
rare  de  scm  brûle-gueule,  il  me  laissa  tranquille  en  me  disint  : 

—  Merci,  major. 

Nous  marchions  déjà  depuis  quelque  temps  de  compagnie,  f.'maiit  loii» 
,  deux  et  ne  disant  mot,  lorsquà  quelques  pas  dcint  moi-'^rf^Tçus  il;ii 


50 


LE  MAGASIN  LITTEUAIRE. 


Arabes  groupés  en  cercle  près  du  cbeiuin.  Leurs  chevaux,  débridés, 
étaieiu  entravés  non  loin  d'eux,  mangeant  quelques  brins  d'iicrbc  semée 
ça  et  là,  que  le  soleil  n"avait  point  entièrement  brûlée. 

A  leurs  burnous  Lianes,  à  leurs  tbuniacks  (1)  de  maroquin  jaune,  je  ju- 
geai que  ce  devaient  être  des  clicfs.  Je  connaissais  parfaitement  tous  les 
scliciUs  appartenant  aux  tribus  alliées  des  Douairs  et  des  Smclalis.  Ceiuç- 
là  me  parurent  étrangers,  et  je  pensai  avec  raison  que  c'étaient  des  Beni- 
Aniers,  qni,  au  retour  du  marché,  avaient  l'ait  une  halte  de  quelques  heu- 
res pour  attendre  leurs  serviiems  qui  sans  doute  venaient  derrière  nous , 
concinisant  les  bétes  de  somme. 

Kn  passant  près  d'eux,  ic  saisis  quelques-unes  des  paroles  qu'ils  échan- 
gèrent à  no:re  vue.  La  phrase  qui  parvint  distincte  à  mou  oreille  me  donna 
la  uîcsure  de  leurs  dispositions  peu  bienveillantes  à  Tégaid  des  spahis  en 
général,  ll-jumi  ben  meniottl;,  ciiipclii  al  h-aiti.  11  me  serait  dillicile  de 
donner  la  traduction  littérale  de  ces  mots;  vos  oreilles,  messieius,  am-aient 
fop  à  en  souffrir. 

—  Au  trot!  criai-je  à  mon  spahis. 

Ces  gredins  là ,  tiers  de  leur  isombre ,  nous  injuriaient  gratuitement.  Il 
me  tardait  de  ne  plus  tire  à  portée  de  leius  insolentes  épithétes. 

Gros  (c'était  le  no;a  de  mon  spaiiisj  me  répondit  pai'  un  juron  énergi- 
que qi'.e  l'on  pourrait  traduire  ainsi  : 

—  Ah  !  s'ils  n'étaient  pas  cinq ,  comme  je  leur  renfoncerais  les  paroles 
dans  le  ventre  ! 

riiis  nous  '•epartîœes  rapidement. 

Diîjà  r.ous  avions  fait  un  quart  <ie  lieue,  lorsque  le  bruit  précipité  du 
galop  de  plusieurs  chevau'i  arriva  jusqu'à  nous.  Je  me  retournai  aussitôt, 
et  je  vis  les  Beni-Ameis  qui  couraient  sur  nous,  le  fusil  haut  et  le  burnous 
relevé. 

—  AttenlloD,  Gros  !  nous  allons  avoir  du  nouveau,  disje  encore  à  mou 
soldat. 

Arrêtant  en  mèaie  temps  nos  chevaux ,  nous  les  attendîmes  de  pied 
ferme,  laissant  la  route  libre,  dans  le  cas  où  mes  prévisions  se  fussent 
trouvées  fausses. 

Cette  attitude  en  imposa  sans  doute  aux  Arabes,  car,  arrivés  à  notre 
hauteur,  ils  prirent  le  pas,  comme  s'ils  eussent  voulu  faire  route  avec 
nous. 

Je  recommandai  à  mon  spahis  de  rester  en  arrière  pour  smveiller  lem-s 
Biouvemens  ;  et  comme,  de  mon  côté ,  je  pris  la  gauche  du  chemin ,  me 
laissant  dépasser  par  deux  d'entre  eux  dune  demi-encolure,  de  cette  ma- 
nière j'avais  l'œil  sur  nos  nouveaux  compagnons  de  route ,  et  l'avantage 
de  la  droite  me  restait.  Bientôt  la  conversation  s'engagea,  Celm  qui  pa- 
raissait le  chef,  à  en  juger  par  la  propreté  de  son  costume  et  la  richesse 
de  ses  armes,  m'adressa  le  oremier  la  parole,  en  langue  franque,  circons- 
tance fort  heureuse  pour  moi,  car  vous  verrez  tout  a  l'heure  que,  certain 
de  u'élre  pas  compris,  il  se  réservait  le  moyen  de  communiquer  avec  les 
siens  en  arabe ,  et  de  comploter  ainsi  notre  perte  ,  sans  que  nous  pus- 
sions deviner  la  manière  dont  ils  s'y  prendraient  pour  arriver  à  lem-s  lins. 

La  langue  franque,  en  usage  en  Afrique,  est  un  composé  d'espagnol, 
d'italien  et  darabe  que  tout  le  monde .  après  quelque  temps  de  séjour 
dans  le  pays,  comprend  aisément  ;  c'est  ce  qui  étabht  des  relations  faciles 
avec  quiconque  fréquente  les  marchés. 

—  Tu  es  Français  ?  me  demanda  t-il. 

—  Oui. 

—  Et  l'homme  qui  est  avec  toi  ? 

—  Turc  de  Stamboul. 

Je  donnai  à  dessein  à  mon  soldat  la  qualité  de  Turc,  parce  que  je  con- 
naissais la  terreur  que  ces  anciens  maîtres  de  l'Algérie  avaient  su  inspirer 
à  tout  ce  qui  est  Arabe. 

—  Turc  !...  exclama  le  Beni-Amer. 

Et  se  retournant  vers  Gros ,  dont  la  barbe  noire  et  épaisse ,  l'œil  vif  et 
courroucé  lui  donnaient  en  ce  moment  quelque  ressemblance  avec  latcte 
de  Méduse,  il  lui  demanda  en  arabe  s'il  était  bien  de  Stamboul.  Gros  ne 
lépondit  rien;  cela  se  conçoit,  il  ne  savait  pas  un  mot  d'arabe.  Ne  rece- 
vant pas  de  réponse,  mon  interlocuteur  continua  à  m'a(hesser  de  nou- 
velles questions  : 

—  Quel  est  ton  grade  dans  les  spahis  ? 

—  Sous-oHicier. 

—  Tes  armes  sont  belles,  sont-elles  à  toi  ? 

—  Oui. 

—  Montre-moi  ton  sabre  ? 

—  Volontiers. 

Et  en  mi  me  temps  je  lui  présentai  la  pointe  en  tenant  fortement  la 
lame  aUachée  à  mon  poignet  par  la  dragonne.  Evidemment  il  put  voir  que 
je  n'étais  pas  csspï  simple  pour  me  dessaisir  d'une  arme  dont  la  longueur 
plus  que  raisonnable  (c'était  ce  que  nous  appelons  une  demi-latte)  et  le 
tianchant  eflilé  devaient  produire  un  certain  eU'et  sur  sou  esprit. 

De  son  côté,  Gros  avait  dégagé  sa  lame  du  fourreau,  et  sa  carabine 
armée  était  prête  à  tout  événement. 

Mon  intcriocuteur  resta  muet  quelques  instans.  Il  m'examinait  de  la  tèle 
auxpieds.Sesregardsseportaieutsmtoutsur  mou  cheval,  dont  les  formes 


(1)  Espèces  de  doubles  bottes  que  les  Arabes  qui  sont  riches  portent  lorsqu'ils 
•ont  à  clieval. 


saillantes,  les  jambes  grêles  et  nerveuses,  l'encolure  fière  et  redressée 
semblaient  lui  donner  des  idées  de  convoitise.  Je  l'avouerai ,  ce  voisinage 
de  cinq  Arabes,  armés  jusqu'aux  dents,  qui  malgré  moi  me  faisaient  une 
escorte  d'honneur  comme  à  im  géni'ial,  me  souriait  peu.  Complètement 
remis  de  l'exaltation  factice  que  le  Champagne  m'avait  procurée,  je  jugeais 
les  choses  de  sangfroid  et  j'étais  forcé  d'avouer  iii  jjcUo  que  les  chances 
n'étaient  pas  pour  nous.  J'étais  inquiet.  Toutefois ,  je  me  contenais  assez 
pour  ne  laisser  paraître  sur  mon  visage  aucune  trace  d'émotioii  ;  car  si  les 
Arabes  avaient  pu  saisir  sur  mes  traits  le  moindre  indice  de  crainte,  c'en 
était  fait  de  nous,  adieu  la  paie  de  mes  braves  camarades  qui  devaient  at- 
tendre mon  airivée  avec  anxiété.  J'allectais  donc  un  air  tranquille  ;  et  pour- 
tant si  ces  coquins-là  eussent  pu  lire  dans  mon  ame,  ils  aiu'aient  vu  à  n'en 
pas  douter  que  j'étais  loin  d'être  à  mon  aise. 

Eloigné  de  tout  secours,  perdu  au  milieu  d'un  chemin  dont  les  sinuosités 
ne  me  permettaient  pas  de  voira  trente  pas  au-devant  de  moi,  et  n'ayant 
d'espoir  qu'au  hasard,  j'avais  un  sujet  de  réilexion  qui  n'était  rien  moins 
que  gai.  Cependant  celte  incertitude  était  pour  moi  cent  fois  plus  horrible 
que  la  réalité  quelle  qu'elle  put  être  :  elle  cessa  bientôt. 

Mes  compagnons  de  route,  comptant  sur  mon  ignorance  de  la  langue 
arabe,  ne  se  génèrent  pas  pour  comploter  en  ma  présence. 

—  Au  détom-  du  chemin ,  disait  l'un  de  ces  brigands ,  le  même  qui  m'a- 
vait fait  subir  la  torture  de  son  interrogatoire,  je  pousserai  un  cri  ;  alors 
trois  de  vous  ferez  votre  allaire  du  Turc.  Quant  au  Français  imbccUe 
(c'était  moi  qu'il  qualiûait  ainsi)  ,  aidé  de  Méhémet-Bekir,  je  saïu'ai  bien 
en  venir  a  bout. 

—  Alerte,  Gros!  disje  à  mon  spahis  de  l'air  le  plus  tranquille  que  je 
pus:  cesgredins-là  veulent  nous  assassiner  au  détour  du  chendn,  ne  nous 
laissons  pas  prévenir.  Quand  tu  entendras  l'explosion  de  mon  pistolet, 
fais  feu,  et  que  le  ciel  donne  des  ailes  à  nos  chevaux;  c'est  le  seul  espoir 
de  salut  qui  nous  reste. 

Puis,  sans  être  aperçu,  armant  mon  pistolet  posé  dans  ma  fonte 
droite ,  je  lis  faire  avec  la  rapidité  de  l'éclair  un  écart  à  mon  cheval ,  et , 
lui  enfonçant  les  éperons  dans  le  ventre,  je  lâchai  contre  mon  ennemi  la 
délente  de  son  arme. 

Surpris  de  celle  attaque  inattendue ,  les  Beni-Amcrs  durent  hésiter  un 
inslant  avant  de  nous  poiu-suivre,  car  nous  pûmes  gagner  une  centaine  de 
pas  sur  eux,  avant  qu'ils  ne  commençassent  à  fah'e  feu  à  leur  tour;  leurs 
balles  passèrent  à  côté  en  silllant,  tandis  que  nos  chevaux,  animés  par 
l'explosion  des  coups  de  feu ,  semblaient  dévorer  l'espace. 

Penché  de  tout  mon  corps  sur  l'encolure  de  Maleck ,  aOn  de  donner 
moins  de  prise  aux  Arabes,  je  ne  distinguais  rien  devant  moi,  lorsque 
Gros  s'écria  d'une  voix  de  Stentor  : 

—  Des  jambes  !  des  Jambes  !  major  !  Si  vous  n'arrivez  vite ,  nous  som- 
mes llambés. 

Quelle  ne  fut  pas  ma  joie  et  mon  bonheur  lorsque  j'aperçus  sur  la  crête 
de  la  colline  que  nous  gravissions  une  patrouille  de  spahis  dont  les  bm-- 
nons  rouges  se  dessinaient  dans  le  lointain. 

Attirés  par  le  bruit  de  la  fusillade,  ils  arrivaient  vers  nous  au  galop  de 
charge,  cachés  à  nos  assaillans  par  un  coude  de  la  route  où  ceux-ci  n'é- 
taient pas  encore  parvenus. 

Oh  !  alors,  de  pouisuivis  que  nous  étions,  nous  devînmes  poursuivans, 
et  tournant  bride,  nous  commençâmes  la  chasse;  mais  les  Beni-Amers  ne 
tardèrent  pas  à  s'apercevoir  que  la  chance  avait  tourné;  ils  cessèrent 
bientôt  de  prendre  l'ollensive ,  et  cette  fois ,  plus  désireux  de  nous  fuir 
qu'ils  ne  l'avaient  été  de  nous  atteinure,  ils  abandonnèrent  la  route  de 
Messerghien  pour  se  jeter  sur  la  gauche,  dans  la  direction  du  lac  Salé.  En 
vain  cherchâmes-nous  à  les  atteindre ,  ils  avaient  sur  nous  trop  d'avance. 
Kous  nous  bornâmes  à  leur  envoyer  quelques  balles  perdues,  et,  brisés 
par  la  fatigue  de  cette  course  au  clocher,  nous  reprîmes  ensemble  le  che- 
min du  camp. 

Je  me  gardai  bien ,  à  mon  arrivée ,  de  raconter  mon  aventure ,  car  le 
comaiandant ,  tout  en  compatissant  aux  dangers  que  je  venais  de  courir, 
m'aurait  bien  certainement  envoyé  à  la  salle  de  poUcc ,  pour  avoir  en- 
freint les  ordres  du  colonel,  relaiifs  au  départ  des  détachemens  venant 
d'Oran.  Mes  sauveurs  fiuent  largement  gratifiés,  par  moi,  de  petits  ver- 
res d'eau-de-vie  et  de  tasses  de  café;  et,  encore  tout  ému  de  l'événement, 
je  me  livrai  aux  opérations  de  la  solde,  tandis  que  Gros,  toujours  bourru 
et  grondeur,  allait  à  l'écurie  faire  doimer  à  nos  chevaux  une  double  ration 
d'orge  et  s  apprètair  à  les  bouchonner  avec  celte  sollicitude  qu'une  mère 
a  pour  SOS  enfans. 

Ici  Saint-Gaudens  ayant  achevé  de  parler,  tout  le  monde  quitta  la  table 
en  devisant  chacun  à  s'a  manière  sur  le  danger  qu'il  y  avait,  pour  un  sous- 
olTicier,  à  ne  pas  exécuter,  à  la  lettre,  les  ordres  qu'il  recevait  de  ses 
chefs.  Le  lendemain,  dès  que  les  comaiensauv  habituels  de  l'Evce-de-bois 
furent  arrivés  au  dessert,  le  capitaine  Williot  leur  ayant  promis  dès  la  veille 
une  histoire  faulaslique,  ne  se  fit  pas  piier;  et  après  avoir  avalé  deux  pe- 
tits verres  de  kiichwaser  en  forme  d'introduction,  il  prit  aussitôt  la  parole 
et  il  s'exprima  ainsi  : 

IV. 

Messieurs,  dit-i!,  un  soir  de  l'été  de  1831,  époque  h  laquelle,  comme  vous 
savez,  j'avais  obtenu  un  congé  de  semestre  pour  venir  à  Paris  visiter  ma  l'a^ 
mille,  ie  me  promenais  dans  le  bois  de  Vincennes  non  loin  du  fort,  lorsque 
je  remarquai  à  quelques  pas  de  moi,  planté  sur  une  seule  jambe,  un  homme 


LE  MAGASIN  UTTÉRAIRË. 


51 


d'une  taille  élevde,  qui  s'étayait  d'une  seule  b(5(iuille  placée  sous  son  bras 
dniit.  11  contemplait  cette  comonne  fie  petites  tourell'js  à  dcmi-ruinéesqui 
servent  lie  parure  au  donjon.  J'esaiiiiinii  atlenlivenient  cet  homme ,  car 
ses  traits  ne  m'étaient  pas  iiicoiinus  :  c'était  un  de  mes  anciens  camarades 
du  lycée  Inipériid ,  plus  âgé  (juo  moi  da  quatre  ou  ciurj  ans.  Je  l'aburdai  et 
lui  dis  îiion  nom  :  il  se  le  rappela  parl'aiiemenl ,  mais  sans  reconnaître  mes 
traits  ;  il  y  avait  treîUe  ans  que  nous  ne  nous  étions  vus.  La  reconnais- 
sance une  fois  terminée,  nous  nous  rappelâmes  nuituellement  ces  souve- 
nirs de  collège  qui  ne  s'ellacent  jamais  de  la  mémoire. 

—  i:t  Saint-Laurent?  lui  demandai  je,  celui  de  nos  camarades  avec 
lequel  vous  étiez  n  ihtimemcut  lié,  qu'on  ne  vous  appelait  que  les  inscpa- 
6/«,  qu'cstil  devenu? 

—  11  a  été  bien  heureux!  il  est  mort  pendant  la  campagne  de  181i; 
mais  liiort  général ,  taudis  que  moi... 

—  Lui,  général  !  m'écriai-je  avec  surprise  ;  n'avait-il  ^las  quitté  le  lycée 
avec  vous,  en  1807,  pour  entrer  à  Saint-Cyr? 

—  C'est  vrai  !  et  tous  deux  nous  en  sommes  sortis,  en  1809,  lieutenans 
d'artillerie ,  et  de  la  même  promotion  ;  mais  il  a  marché  plus  vite  que  moi , 
qui  ne  maichc  plus  du  tout,  comiise  vous  voyez  ;  messieurs  les  Espagnols 
ne  m'ont  pas  laissé  de  quoi  me  faire  ajuster  une  jaaibe  de  bois  :  j'en  suis 
réduit  à  la  béquille.  Qî'^iit  i>  l^ii>  c'est  à  l'aventure  la  plus  extraordinaire  , 
la  plus  incroyable,  qu'il  dut  un  avancement  rapide.  Je  veux  vous  la  ra- 
conter un  de  ces  jours,  ajouta-t-il  en  me  serrant  la  main  cordialement,  si 
vous  me  faites  l'amilii'^  de  venir  me  demander  à  diner  sans  façon,  dans 
cette  petite  maison  blanche  que  vous  apercevez  encore  là-bas  à  l'extréiuité 
de  la  place  du  Château.  Depuis  huit  ans ,  je  m'y  siiis  retiré  tout  à  fait. 

.le  le  liii  promis,  et  la  semaine  suivante, entre  le  café  et  le  cigarre,  mon 
ancien  camarade  de  collège  satisfit  ma  curios  té  en  ces  termes  : 

—  Puisque  vous  saviez ,  me  dit-il ,  qu'en  I S07  SairitLanrcnt  et  moi  nous 
étions  encore ,  avec  vous,  au  lycée  Impérial,  que  dirigeait  alors  cet  ex- 
cellent M.  CliampLigne,  notre  proviseur,  vous  devez  savoir  également  qu'à 
cette  époque  notre  carrière  était  tracée  d  avance  :  nous  ne  sortions  du 
lycée  que  pour  entrer  à  l'Ecole  Polytechnique  ou  à  Saint-C>r,  ou  enfin 
dans  un  régiment  de  ligne,  en  qualité  de  sous-ofliriers,  ce  qui  était  le  pire 
de  toutes  les  perspectives.  Ces  trois  catégories  étaient  justes  cependaiit: 
c'était  à  cbacun  selon  ses  œuvres  et  sa  capacité,  bien  que  le  saint-simo- 
nisme  ne  fût  pas  citcore  inventé.  i\!algré  nos  trois  années  de  liiathémathi- 
ques,  Saint  Laurent  et  moi,  n'ayant  pas  été  admis  l'école,  après  nos  exa- 
mens, nous  (lûmes  nous  rabattre  sur  Saint-Cyr  où  notre  admission  eut  lieu 
d'emblée  :  nous  y  restâmes  deux  ans. 

Nous  comptions  déjà  parmi  les  vétérans  de  la  section  d'artillerie ,  et 
cependant  nous  n'entendions  pas  encore  parler  de  Uvcr  nos  gw'irfs  ,  (1) 
lorsque  Pcmpereur  mit  secrètement  à  la  disposition  du  généra!  Ualavenne  , 
notre  commandant ,  deiu  cent  cinquante  brevets  d'oiliciers,  en  lui  laissant 
la  faculté  de  choisir  ,  parmi  ses  élèves  ,  ceux  des  sujets  de  l'école  dignes 
de  recevoir  rè]}aulettc.  Vingt-cinq  seulement  fiu-ent  désignés  pour  pren- 
dre rang  dans  l'artillerie  ;  les  deux  cent  vingt  cinq  autres  aliaieiil  être  iii- 
cori)orés  da^s  l'infanterie  de  bataille.  Koirc  équipement  devait  être  livré 
six  jours  après,  et  le  septième  nous  devions  quiiicr  l'école.  On  nous  ac- 
cordait une  permission  de  huit  jours  pleins  pour  aller  embrasser  nos 
parens  et  leur  faire  des  adieux  qui  trop  souvent  devaient  être  les  der- 
niers. Nous  ignorions  encore,  à  l'école,  les  nieniions de  l'empereur  et 
les  disposiiions  prises  à  notre  égard,  lorsquuii  matin  on  nous  lit  ranger 
en  l)aiaille  dans  la  cour  ;  nos  tambours  battirent  lui  ban  ,  nous  présentâmes 
les  armes  ,  le  général  Celavenne  arriva  et!  grand  uniforme  et  lit  lui  même 
aux  élèves  la  lecture  du  décret  impérial.  Un  cri  étourdis-ant  de  vive  l'em- 
pereur !  accueillit  cette  communication.  Puis  notre  commandant  remit  à 
chacun  des  tiliiliiircs  ,  avecpon  brevet,  son  hvret ,  sa  l'euillc  de  route  et 
l'emlirassa.  Cette  promotion  dura  plus  de  deux  heures  :  nos  land)ours 
durent  avoir  les  poignets  disloqués,  car  ils  avaient  battu  un  ban  pour 
chacun  de  nous  en  particulier. 

Kolre  vieil  adjudant  major  nous  conduisit  à  Versailles ,  où  ce  brave 
onicicr,  fatigué  de  nos  embrassades  et  de  nos  poignées  de  mains,  nous 
donna  ce  qu'il  appelait  la  volée ,  en  faisant  pour  notre  avancement  des 
vœux  qu'il  terminait  toujours  par  ces  paroles: 

—  El  surtout  tâchez  de  ne  pas  vous  faire  tuer  inutilement. 

Bans  celte  ville  nous  nous  séparâmes  ,  pour  aller,  par  section ,  faire  nn 
excellent  diner  et  boire  du  Champagne  à  la  santé  de  l'empereur  et  de  nos 
maiiiesses  futures;  après  quoi  nous  nous  quittâmes,  lîref,  six  années  ne 
s'étaient  pas  écoulées  que  des  deux  cent  cinquante  oTicicrs  de  la  levée 
de  USOi),  il  n'en  restait  pas  dix;  encore  n'éiaieut-ils  plus,  comme  moi , 
que  des  débris  de  comlKitlaus. 

(.luand  nous  fûmes  arrivés  à  Paris  ,  Saint-Laurent  me  proposa  de  passer 
avec  lui  le  peu  de  jours  ((uo  nous  avions  à  y  rester.  Mes  parens  habitant  la 
Hasse-Pretagiie  ,  j'accop! ai  son  ollrc  plutôt  (lue  d'aller  vivre  chez  mon  cor- 
respondant .  ancien  émigré  de  l'armée  do  Coiulé ,  qui  ne  cessait  de  médire 
de  la  jeunesse  et  de  critiquer  le  mode  d'éducation  qu'elle  recevait  dans 
les  lycées  et  dans  les  écoles  militaires.  La  famille  de  mon  ami  m'accueillit 
pariaiiement,  Nous  employâmes  le  temps  à  parcourir  les  promenades,  à 
nous  montrer  dans  les  cafés ,  dans  les  théâtres  ;  nous  voulions,  comme  on 


(1)  C'est-i-;Urc  sortir  do  l'Ocole,   Les  élcvcs  de  Saiul-Cvr  euiplov«icat  celle 
ocutioii. 


disait  alors,  jouer  de  notre  reste  et  délustrer  nos  uniformes.  Et  puis  il  e.-t 
si  agréable  de  se  voir  porter  les  armes  à  chaque  pas  !  tout  le  monde  nous  ; 
regardait:    les  jeunes  gens  enviaient  notre  sort,  les  mères  seules  nous  j 
plaignaient.  1 

La  famille  Saint-Laurent  ayant  projeté  le  dimanche  d'aller  h  Tivoli ,  je 
fus  de  la  partie.  On  se  sépara  pour  visiter  par  petits  groupes  ce  jardin 
qui  était  alors  fort  à  la  mode;  je  restai  avec Saint-Laurenl.  11  douait  le 
bras  à  sa  cousine  Eulalie.  lU avaient  été  élevés  ensemble;  je  savais  qu'ils 
s'aimaienL  Eulalie  était  ravissante  de  simplicité  et  de  grâce  ;  ce  soir-là 
surtout  elle  semblait  encore  plus  jolie  que  de  coutume  avec  sa  robe  de 
mousseline  à  pois  et  le  petit  lichu  qui  cachait  ses  épaules.  Ses  chcveuï, 
d'un  blond  cendré,  élaient  emprisonnés  d'un  chapeau  de  paille  sius  le- 
quel brillaient  dciix  yeux  dont  l'éclat  exprimait  le  bonheur  :  une  impéra- 
trice eût  été  jalouse  d'Eiilalie. 

En  passant  devant  un  bosquet  sous  lequel  il  signor  ilirobotando. 
physicien  et  astrologue  patenté  de  Tivoli,  avait  éiu  domicile,  Eulalie  pres- 
sa "le  bras  de  sou  cousin  en  lui  disant  de  ce  ton  qui  ne  peut  admettre  de 
refus  ; 

—  Oïl  !  je  t'en  prie ,  fais  moi  dire  ma  bonne  aventure  ! 

—  Est-ce  que  tu  n'as  pas  pem-  que  ce  tireur  de  cartes  te  prédise  ua 
sinistre  avenir  ?  ré|!ondiî  Arthur. 

—  Bon!  en  sait-il  quelque  chose  ?  Il  me  dirait  qu'un  jour  tu  vieudrais 
à  ne  plus  m'aimer.  que  je  n'en  croirais  rien. 

—  Et  s'il  te  disait  qu'un  jour  je  serai  tué  5  l'armée  ? 

A  ces  mois,  Eidalie  éprouva  un  léger  frisson ,  puis  elle  répondit  en  af- 
fectant une  feinte  gaîté  : 

—  Oh  !  je  suis  sûre  que  non  !  tu  reviendras  colonel,  général,  peut-être, 
qui  sait  !  Nous  nous  marierons  et  nous  serons  heureux,  car  je  t'aimerai 
toute  la  vie  ,  moi  ! 

Nous  !iou3  approcl'.ânics  du  nécromancien;  il  y  avait  presse  autour  de 
lui.  Nous  attcndimcs  notre  tour;  enlin  le  long  tuyau  acoustique  fut  placé 
h  la  hauteur  de  l'oreille  d'Eulalie.  Tandis  que  Alirobolando  lui  débilaAson 
répertoire,  elle  se  prit  à  rire,  rougit,  puis  devint  rcv.'use.  Bientôt  une 
joie  folle  éclata  chez  elle,  et,  enchantée  des  coniidencesque  lui  avait  faites 
le  devin,  elle  s'élança  au  bras  de  son  cousin  qui  commençait  à  s'impa- 
tienter, et  nous  nous  éloignâmes  de  la  foule. 

—  En  bien!  que  t'a  dit  ce  UoDmago?  lui  demanda  Arthur. 

—  Je  ne  puis  le  coniier  qu'à  toi,  répondit  Eulalie  eu  me  lançant  un  re- 
gard. 

—  Mon  cher,  disje  aussitôt  à  Saint  -Laurent  en  aîjandonnan  soiit  bras, 
la  valse  que  j'entends  tue  semble  charmante  ;  je  vais  me  rapprocher  pour 
mieux  l'écouter  ;  je  vous  retrouverai  tout  à  l'heure. 

—  Non  pas  !  nous  allons  y  aller  ensemble.  Eula'ùe  sait  bien  quealrc 
frères  d'armes  il  ne  peut  y  avoir  de  secret. 

El  se  penchant  vers  sa  cousine,  il  ajouta  : 

—  N'est  ce  pas  que  personne  ici  n'est  de  trop  ? 

La  jeune  personne  répondit  avec  une  petite  moue  charmante  : 

—  Comme  tu  voudras. 

—  Voyons,  parle,  cl  ne  te  (latte  pas  trop?  reprit  Arthur. 

—  Le  magicien  m'a  dit  d'abord  que  tu  étais  mon  premier  amoureaî. 

—  Quant  à  cela,  je  ne  le  croirais  pas  de  tout  au:re,  parce  que  leSjCa- 
nés  filles  ne  disent  jamais  la  vérité  sur  ce  chapitre.  Et  ai)rés  ? 

—  Après,  il  m'a  dit...  Tiens,  mon  ami,  je  crois  que  les  cartes  ne  disent 
pas  toujours  la  vérité...  Il  m'a  dit  que  tu  m'aimais  beaucoup. 

—  Il  n'est  pas  besoin  d'êlre  sorcier  poiu-  deviner  cola. 

Ici  il  y  eut  une  pression  de  mains;  la  jeune  fille  répondit  avec  un  gros 
soupir. 

—  11  m'a  dit  que  nous  nous  quitterions  dans  Luit  jours. 

—  I\l.  Mirobolando  s'est  trompé  de  six;  n'importe! 

—  Que  tu  deviendrais  général  ;  -«qu'un  de  mes  parens  serait  tué  S'or  le 
champ  de  baiaille  par  un  boulet  de  canon,  et  qu'il  aurait  la  croix. 

—  Avant  ou  après  sa  mort?  demanda  Arthur  d'un  ton  go;urnard. 

El  se  retournant  de  mon  côté  eu  souriant,  il  ajouta:  le  Loidct  sera  pour 
moi  et  la  décoration  pour  toi  ;  l'astrologue  am-a  confondu  tout  cela  dans 
sa  barbe.  Continue ,  dit-il  à  sa  cousine. 

—  Il  m'a  dit  aussi  que  quelqu'un  de  ma  connaissance  ferait  un  grand 
voyage. 

—  Parbleu  !  je  le  crois  bien ,  nous  allons  eu  Bavière. 

—  i:t  que  je  ferais  un  mariage  superbe. 

—  J'en  accepte  l'augure.  Va  toiijoiu-s. 

—  Il  m'a  dit  encore  que  la  personne  que  j'aimais,  toi  par  ro::  ' 

aurait  un  eiurelien  particulier  avec  un  grand  monarque  de  la  ti - 
tivementà  une  princesse  étrangère,  et  qu'il  mourrait  ensuite  coaiLu- 1. 1.  ,i- 
neurs  cl  de  richesses,  sans  eiiiaus. 

—  Décidément  Al.  Mirobolaudo  n'est  qu"uu  imbécile  et  an  mauvais  plai- 
sant! Ensuite. 

—  Ensuite  il  m'a  dit  toutes  sortes  de  choses  dont  je  no  nv  ■;.■>'"■.>.,; .  -< 
bien  :  (jue  j'aurais  des  diamnns,  des  cachemiiTS.  cl  une 

j'oubliais,  dit  l-.ulalio  en  changeant  d'inflexion  de  voix,  qi  Oj    .. 
veuve  avant  l'âge,  que  je  serais  duclic.sse,  enfin  ui;e  ^owU  de 
auxquelles  on  ne  peut  croire.  ^^\xc\  bonheur  copcndaiit  si  tout  t....  ,    ..- 
vait  se  réaliser  un  jour  ! 

—  Même  le  veuvage!  s'écria  Arthur  d'un  ton  comique.  Eh  bien!  ccr 
ci  de  la  prédiction  I  Celle-ci  est  un  peu  tj-op  forte.  Toi,  duchesse  !  mai* 


52 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


c'est  voler  enronîément  l'argent  du  public  !  Je  deviendrai  donc  duc,  moi  ! 

—  Ne  te  fâche  pas  :  le  magicien  n'a  pas  parlé  de  toi. 

—  Tu  as  raison  ;  mais  alors  je  te  demande  d'avance  ta  protection. 

—  Et  moi  de  mOmc,  mademoiselle,  disje  en  m'iiiclinant. 

Deux  jours  aprcs  cette  promenade,  Saint-Laurent  et  moi  nous  prenions 
la  malle-|)osie  poiu-  aller  à  Munich ,  où  était  le  dépôt  de  notre  régiment. 
jNous  y  anivàiiies  un  mois  avant  que  le  traité  de  paix  entre  la  France  et 
l'Autriche  lût  signé.  Nous  étions  à  la  nn  de  1809,  année  de  prodiges  pour 
la  grande  armée  qui  avait  illustré  ii  jamais  les  plaines  de  Wagram  ;  rien 
n'avait  manqué  à  sa  gloire.  Elle  se  reposait  de  ses  fatigues  dans  les  envi- 
rons de  Vienne  où  Napoléon  l'avait  concentrée.  Notre  division  était  venue 
prendre  ses  cantonneniens  dans  les  villages  qui  avoisinaient  Neuwsiedell, 
à  peu  de  distance  d'un  antique  château  hàli  sur  une  éniiiience,  à  une 
quinzaine  le  lieues  fout  au  plus  de  Schœnbrun,  où  lempereur  avait  établi 
son  qnariier-général.  Ce  vieux  manoir,  quoique  dans  la  position  la  plus 
pittoresque,  avail  été  abandonné  depuis  la  mort  de  Joseph  II,  frère  de  la 
reine  Marie  Antoinette  et  oncle  de  l'empereur  d'Autriche.  Il  était  devenu 
même  un  lieu  d  ellroi  pour  les  habitans  des  environs  qui  racontaient  mvs- 
térieusenient  que,  la  nuit,  l'ombre  de  Joseph  II  enveloppée  dans  son  lin- 
ceul en  parcourait  les  longues  galeries  désertes,  une  torche  à  la  main. 
Dix,  vingt,  cent  persoinies  l'avaient  vue;  elles  avaient  parfaitement  recon- 
nu l'ancien  mouaique. 

La  plupart  des  olliciers  de  noire  régiment  logeaient  et  prenaient  leurs 
repas  chez  un  nommé  Spielmann,  brave  homme  d'un  caractère  fort  su- 
perstitieux. In  jour  que  nous  attendions  le  dîner,  notre  hôte,  ])our  nous 
faire  patienter,  ayant  amené  la  conversation  sur  le  château  de  Neuw- 
siedell, nous  raconta  quelques-unes  des  apparitioiis  merveilleuses  dont  il 
avait  été  le  théâtre,  avec  un  ton  de  bonhomie  tel  qu'il  produisit  un  grand 
ell'et  sur  l'esprit  de  Saint- Laurent,  nalurellemenl  porté  au  mysticisme. 
11  avait  gardé  le  silence  pendant  ce  récit  que  nous  avions  fréquemment 
interrompu,  moi  surtout,  par  des  exclamations  ironiques  et  de  bruyans 
éclats  de  rires.  Sainl-LaureiU  seid  avait  écouté  attentivement  Spielmann, 
et  lorsqu'il  eut  achevé  de  parler  : 

—  Lh  bien!  lui  dit-il,  le  regard  animé,  si  vous  voulez  m'indiqucr  le 
chemin  du  château,  je  me  fais  fort  d'y  passer  une  nuit,  et  de  prouver  aux 
îiabitans  de  ce  pays  que  feu  S.  M.  Joseph  II  ne  revient  que  dans  leur 
imagina  ion.  Je  ferai  plus  :  si,  comme  je  le  suppose,  le  spectre  n'est 
qu'un  adroit  coquin  en  chair  et  en  os,  qui  ne  cherche  qu'à  exploiter  à  son 
proiit  la  cré'dulité  des  honnêtes  gens,  je  m'engage  à  lui  couper  les  deux 
oreilles,  et  à  vous  les  apporter  comme  preuve  de  ce  que  j'avance. 

—  Oh  !  mon  ollicier,  ré|)liqua  vivement  Spielmann,  renoncez  à  ce  pro- 
jet, car  il  pourrait  vous  en  arriver  malheur,  tleideloff,  jeune  et  brave  sol- 
dat, a  voulu  tenter  de  voir  seulement  le  revenant...  Hélas  !  il  ne  l'a  que 
trop  bien  vu,  le  pauvre  garçon  !  11  en  a  perdu  la  raison  ;  aujourd'hui,  il 
est  fou  à  lier. 

—  Bast!  (il  Arthur,  j'ai  la  tête  bonne,  moi!  et  mon  parti  est  pris.  De- 
main soir,  sans  remise,  j'irai  faire  connaissance  avec  l'oncle  illustre  de 
l'empereur  d'Autriche. 

Nous  déliâmes  notre  camarade  d'exécuter  ce  projet  ;  il  se  contenta  de 
nous  répondre  d'un  ton  résolu  :  Seulement  attendez  viiigt-quatres  hem-es 
encore. 

Le  lendemain,  après  notre  dîner,  Saint-Laurent  lit  tous  ses  préparatifs; 
il  prit  son  épée  avec  une  paire  de  pistolets,  se  munit  de  bougies,  d'une 
bouteille  de  rhum,  de  tout  ce  qu'il  fallait  pour  faire  nn  punch,  et  nous 
pria  de  l'accompagner  jusqu'à  la  porte  du  châtean  ;  ce  que  nous  fîmes  en 
passant  à  travei's  les  ronces  et  les  broussailles  qui  obstruaient  le  chemin 
depuis  le  milieu  de  la  cOle,  car  l'avenue  qui  aboutissait  à  l'entrée  du  ma- 
noir avait  cessé  depuis  long  temps  d'être  fréquentée.  Le  jour  baissait 
lorsque  nous  parvînmes  à  la  grande  porte.  Saint-Laurent  battit  le  briquet, 
alluma  une  torche,  et  nous  souhaita  le  bonsoir.  Il  entra  d'un  pas  hardi 
sous  la  voûte  qui  conduisait  à  la  cour  d'honnem-,  et  bieiuôt  nous  le  perdî- 
mes de  vue. 

Il  était  miit  close.  Nous  regagnâmes  notre  gîte  sans  crainte  pour  notre 
camarade  :  nous  connaissions  sa  bravoure  et  sa  présence  d'esprit.  Par- 
venus à  mi-côte,  nous  tournâmes  la  tête  et  nous  vîmes  distinctement  la 
lueur  de  la  torche  briller  à  travers  les  vitraux  brisés  du  premier  étage  du 
château,  et  puis  la  lumière  disparut  à  nos  yeux.  Mais  arrivés  à  notre  lo- 
gement, nous  trouvâmes  Mn""  Spielmann  livrée  au  pins  grand  désespoir. 
J.'intérêl  qu'elle  portait  à  Saint-Laurent  n'avait  échappé  à  aucun  de  nous. 
J'avais  été  un  des  premiers  à  en  plaisanter,  non  que  je  fusse  jaloirx  des 
prévenances  et  des  petits  soins  de  notre  hôtesse  pour  mon  ami  ;  mais 
lorsque  je  l'entendis  me  reprocher  amèrement  ce  qu'elle  appelait  mon 
ingratiuule  à  son  égard,  je  l'avoue,  je  ne  pus  m'empécher  de  m'accnser 
d'imprudence  pour  l'avoir  ainsi  poussé  à  tenter  cette  fatale  entreprise. 
Je  me  retirai  en  laissant  h  M.  Spielmann  le  soin  de  calmer  et  de  consoler 
sa  femme. 

A  peine  fit-il  jour,  que  je  pressai  deux  de  nos  camarades  de  venir  avec 
moi  à  la  recherche  de  Saint  Laurent.  Mme  Spielmann  était  déjà  sur  pied. 
Elle  joignit  ses  instances  aux  miennes. 

—  Allons-y  en  niasse  !  s'écria  l'un  de  nous. 

—  l'-nimcnons  Spielmann ,  dit  un  antre  ;  il  nous  guidera. 

Mais  celui-ci  s'en  défendit  opiniâtrement;  toutefois,  dans  la  crainte  de 
nous  voir  abandonner  notre  généreuse  résolution,  il  alla  chercher  h  la 
cave  quelques  bouteilles  de  vin  du  Rhin  que  nous  commencions  à  vider  à 


la  santé  de  Saint-Laurent,  lorsque  tout  à  coup,  du  seuil  de  la  porte,  nouî 
l'aperçûmes  qui  revenait  tranquillement.  Mme  Spielmann,  ne  pouvantmal- 
triser  sa  joie,  nous  entraîna  au  devant  de  lui. 

Le  visage  de  Saint-Laurent,  quoique  calme,  était  d'une  affreuse  pâleur; 
il  avait  les  cheveux  et  les  vétemens  en  désordre.  Nous  l'accablâmes  de 
questions;  mais  s'êtanl  assis  devant  la  cheminée  de  notre  hôte,  la  tête  ap- 
puyée dans  les  deux  mains,  il  ne  répondit  d'abord  à  personne. 

—  Enfin  as-tu  vu  Joseph  II  ?  lui  demandai-je  avec  plus  d'insistance. 

—  Oui,  me  répondit-il  froidement  sans  changer  de  posture,  je  l'ai  vu 
et  il  m'a  parlé. 

Puis  il  retomba  dans  sa  rêverie.  Cet  aveu  de  Saint-Laurent,  fait  du  ton 
d'un  homme  qui  reviendrait  de  l'ature  monde,  provoqua  un  éclat  de  rire 
général.  Quant  à  lui,  après  avoir  levé  lentement  la  tête,  il  se  contenta  de 
nous  regarder  d'un  air  de  dédain  qui  provoqua  de  nouveaux  quolibets  de 
notre  part.  Le  père  Spielmaini  y  mit  un  terme  en  nous  servant  un  excel- 
lent déjeuner,  linfin,  au  dessert,  Saint-Laurent,  pressé  de  nouvelles  ques- 
tions, se  décida  à  nous  répondre  autrement  que  par  des  regards  équivo- 
ques, et  nous  dit  avec  l'accent  d'une  profonde  conviction  : 

—  I  ibre  à  vous,  messieurs,  de  me  traiter  de  visionnaire,  puisque  cela 
vous  amuse.  Hier,  je  faisais  avec  vous  l'esprit  fort;  mais  aujourd'hui  il  ne 
m'est  plus  permis  de  partager  votre  incrédulité.  Je  vous  demande  au  moins 
quelque  indulgence,  puisque  vous  exigez  que  je  vous  fasse  le  récit  de  ce 
que  j'ai  vu  et  entendu. 

Ici  chacun  comprima  son  envie  de  rire.  Saint-Laurent,  à  qui  cette  con- 
descendance n'échappa  pas,  parut  nous  en  savoir  gré  et  poursuivit  ainsi  : 

—  Lorsque  j'eus  traversé  la  sombre  voûte  d'eiUrée  où  vous  m'aviez 
laissé,  je  me  trouvai  dans  une  cour  d'une  vaste  étendue,  entièrement  cou- 
verte de  broussailles  et  de  hautes  herbes  qui  avaient  pris  racine  entre  les 
interstices  des  pierres  et  des  pavés.  Le  bruit  de  mes  pas,  la  lueur  de  la 
torche  que  je  tenais  élevée  au  dessus  de  ma  tête,  épouvantèrent  les  oi- 
seaux de  luiit  qui  habitaient  les  créneaiLX  du  manoir.  Les  cris  les  plus 
étrangers  partirent  à  la  fois  de  tous  les  cotés,  et  vinrent  frapper  mon 
oreille  comme  une  harmonie  diabolique.  Je  me  dirigeai  vers  une  porte 
placée  au  centre  du  bâtiment  principal.  Aux  premiers  eU'orts  que  je  fis 
pour  l'ouvrir,  elle  céda  en  silllant  sur  ses  gonds;  aussitôt  la  longue  et  so- 
litaire galerie  qui  s'oflVit  à  ma  vue  retentit  d'un  bruit  sourd  et  solennel  :  le 
silence  le  plus  complet  lui  succéda  immédiatement.  Je  monte  les  degrés  du 
grand  escalier  situé  à  l'extrémité  de  cette  galerie.  Arrivé  au  premier  étage, 
je  parcours  une  suite  d'appartemcns  qui  me  paraissent  n'avoir  pas  été  ha- 
bités depuis  un  demi-siècle  ;  enfin,  parvenu  dans  une  chambre  à  cheminée 
dont  la  tapisserie  tond)ait  en  lambeaux,  mais  dont  les  portes  me  parurent 
encore  solides,  je  me  décidai  à  y  passer  la  nuit. 

Je  dépose  sur  une  table  mes  armes  e.  mes  provisions,  j'allume  des 
bougies  et  je  commence  à  examiner  minutieusement  mon  nouvel  appar- 
tement. Une  douzaine  de  fauteuils  vermoidus,  quelques  meubles  délabrés 
composent  tout  le  mobilier,  .le  vais  ramasser  dans  les  pièces  qui  avoisi- 
nent  ma  salle  de  réception  des  fragmens  de  lambris  tombés  de  vétusté.  Je 
les  amoncelle  dans  la  cheminée,  où  bientôt  une  fiamme  pétillante  s'élève. 
A  l'aide  des  meubles  je  barricade  la  porte  par  laquelle  je  suis  entré,  et, 
tout  en  fumant  un  cigare,  je  prépare  mon  punch.  Le  rhum  était  excel- 
lent... Enfoncé  dans  un  fauteuil  que  j'avais  traîné  devant  le  feu,  j'attends 
paisiblement  minuit,  heure  à  laquelle,  comme  vous  savez,  les  revenans 
donnent  la  préférence  pour  nous  rendre  visite. 

La  unit  était  calme.  Le  silence  mystérieux  qui  régnait  autour  de  moi 
n'était  interrompu  que  par  le  frémissement  des  vitraux,  que  le  vent  du 
nord  venait  heurter.  Déià  ma  montre  avait  marqué  minuit  et  demie;  je 
commençais,  malgré  moi,  à  me  laisser  aller  au  sommeil,  tout  en  réllé- 
chissant  à  la  crédulité  générale  des  hommes,  et  à  leur  penchant  pom-  les 
choses  surnaturelles.  Mes  yeux  se  couvraient  d'un  léger  nuage,  mes  bou- 
gies ne  jetaient  plus  dans  l'appartement  qu'une  lueur  douteuse,  à  cause  de 
la  fumée  de  tabac  qui  s'y  était  répandue  ;  enfin  j'allais  m'endormir  tout  à 
fait  lorsqu'un  bruit  lointain  de  pas  mesurés  arrive  distinctement  à  mon 
oreille.  Ce  bruit  augmente...  J'écoute,  respirant  à  peine.  Les  pas  semblent 
se  diriger  de  mon  côté  ;  je  saute  sur  mes  pistolets,  que  j'arme...  'l'ont  à 
coup  la  porte  principale,  vigourenssement  ébranlée,  cède  et  tombe  avec 
fracas  en  faisant  rouler  devant  elle ,  comme  une  avalanche ,  les  meubles 
qui  m'avaient  servi  à  la  barricader. 

A  ces  mots  de  Saint-Laurent,  Mme  Spielmann,  qui  s'était  placée  à  côté 
de  lui,  sans  doiue  pour  mieux  l'entendre,  se  rapprocha  encore  davantage, 
comme  entraînée  par  un  sentiment  de  peur.  Son  mari,  au  contraire,  assis 
en  face  d'elle,  lit  un  soubicsaul  en  arrière.  Tous,  le  cou  tendu,  la  bouche 
béante,  les  yeux  fixés  sur  notre  ami,  nous  avions  écouté  ce  récit  avec  une 
anxiété  qui  avait  succédé  à  notre  envie  de  rire. 

—  Eh  bien  !  continue  donc,  lui  dit  l'un  de  nous;  tu  t'arrêtes  justement 
au  plus  intéressant  ! 

—  Est  ce  que  l'apparition  du  spectre  aurait  été  retardée  par  indisposition 
d'acteur  ? 

—  Non,  répondit  Saint-Laurent  après  un  silence,  et  il  reprit  :  o  Le  spec- 
tre paraît,  s'avance  d'un  pas  grave,  puis  s'arrête  à  quelque  distance  de  moi. 
Ce  fut  alors  que,  revenu  de  ma  première  surprise,  je  pus  l'examiner  à 
mon  aise  :  un  linceul  blanc  à  larges  |)lis  le  couvrait  de  la  tête  aux  pieds  ; 
d'une  main  il  tenait  une  soiie  de  bougie  phosphorique  qui  reilétail  sur  sa 
personne  une  teinte  blafarde;  par  intervalles  il  appuyait  l'autre  main  sur 
!c  cOté  gauche  de  sa  poitrine ,  comme  s'il  y  eût  resscnli  une  vive  douleur. 


Le  magasin  littéraire. 


53 


Son  visage,  quoique  dédiarni; ,  gardait  encore  des  traces  de  beauté  et  de 
noblesse.  Ses  grands  yeux  noirs  oiïraient  un  mélange  de  colère  et  de  bon- 
té ;  enfin,  l'eiisemble  de  ses  traits  avait  un  caractère  de  ressemblance  avec 
les  portraits  des  pi'inccs  de  la  maison  d'Autriche  que  vous  avez  tous  été  à 
même  de  voir. 

—  Vous  éics  officier  français!  s'écria  le  fantôme  d'une  voix  qui  n'avait 
rien  de  terrestre;  auriez-vous  peur  d'un  faible  vieillard? 

Et  en  disant  ces  mots ,  ses  regards  s'étaient  poriés  sur  les  pistolets 
que  j'avais  encore  dans  les  mains. 

—  Je  l'avouerai,  lui  répoiidis-je,  à  la  façon  un  peu  brusque  dont  vous 
vous  êtes  introduit  ici,  à  votre  aspect  inattendu,  je  n'ai  pu  me  défendre 
d'un  premier  mouvement  de  terreur. 

Alors,  soit  par  déférence,  soit  par  générosité,  soit  enfin  par  un  senti- 
ment que  je  ne  saurais  expliquer,  je  déposai  mes  armes  sur  le  manteau  de 
la  cheminée  :  je  n'avais  |)lus  aucune  crainte.  Le  spectre  parut  touché  de 
cette  marque  de  conliance. 

—  Je  suis  Joseph  II ,  empereur  d'Allemagne,  poursuivit  il,  et  je  sais  qui 
vous  êtes  :  je  sais  pourquoi  vous  êtes  venu  dans  ce  château,  dont  j'ai  tant 
aimé  le  séjour  pendant  ma  vie.  Le  but  de  cette  visite  est  louable  !....  Eh 
bien  !  jeune  homme  ,  pour  vous  en  récompenser,  je  veux  que  celte  ren- 
contre vous  soit  utile ,  qu'elle  serve  à  votre  fortune  et  qu'elle  contribue  ii 
la  gloire  de  voire  empereur  que  j'admire  ;  je  veux  enfin  qu'elle  puisse  as- 
surer bientôt  la  paix  de  l'Europe.  Ecoutez-moi 

Ici  Saint-Laurent  se  tut  de  nouveau,  comme  fâché  de  nous  en  avoir  dit 
autant,  et  parut  réiléchir  profondément. 

—  Va  donc  !  lui  disje  ;  nous  aussi  nous  écoutons. 

—  Messieurs,  répliqua  mon  ami,  je  ne  puis  vous  en  rapporter  davan- 
tage. 

I     —  Pourquoi?  lui  demandai -je. 

—  Parce  qu'il  y  a  là  un  secret  qui  touche  à  de  si  graves  intérêts  poli- 
tiques ,  qu'il  n'est  qu'une  seule  personne  au  monde  à  qui  je  puisse  le  con- 
fier. 

'     —  Et  à  qui  donc?  nous  écriâmes-nous! 

—  A  l'empereur,  messieurs  ! 

A  ce  nom  magique,  au  ton  d'inspiration  avec  lequel  Saint-laurent  l'a- 
vait prononcé ,  continua  mon  ancien  camarade  de  collège ,  nous  nous  re- 
gardâmes en  silence.  Les  uns  souriaient  d'un  air  d'incrédulité,  les  autres 
hochaient  la  tête  en  signe  de  conviction  naissante;  madame  Spielmann  se 
pinçait  les  lèvres  de  dépit  de  ne  pas  en  apprendre  davantage ,  et  son  mari 
semblait  enchanté  de  la  réserve  de  son  hôie ,  comme  s'il  avait  pu  craindre 
qu'une  indiscrétion  vînt  le  compromettre  aux  yeux  des  autorités  françaises 
qui  régissaient  alors  la  contrée.  Quant  à  moi,  ne  sachant  trop  que  penser 
de  tout  cela,  je  dis  à  Arthur,  en  m'ellorçant  de  sourire  : 

—  Soit!  nous  ne  te  demanderons  plus  à  connaître  le  secret  que  feu  S.  M. 
autrichienne  t'a  communiqué,  puisque  tu  ne  peux  le  confier  qu'à  l'empe- 
reur, qui  ne  badine  pas  en  matière  de  secret  ;  mais  nous  diras-tu  du  moins 
comment  s'est  terminée  celte  étrange  entrevue?  le  spectre  ne  l'aurait-il 
pas  aussi  chargé  de  quelque  commission  pour  nous  autres  ? 

—  Je  vous  dirai  pour  terminer,  répondit  Saint-Laurent,  que  le  spectre 
ayant  cessé  de  parler,  me  fit,  en  signe  d'adieu,  une  légère  inclination  de 
tête,  se  dirigea  vers  une  petite  porte  qui  avait  échappé  à  mes  recherches 
et  disparut. 

—  J'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer,  au  plaisir  de  vous  revoir,  dit  un 
de  nos  camartides  en  s'inclinant  d'une  façon  burlesque. 

—  Le  bruit  de  ses  pas  qui  se  perdait  dans  l'éloignement,  poursuivit  Ar- 
thur, retentit  quelque  temps  à  mon  oreille  ;  puis  je  n'entendis  plus  rien.  Je 
m'enveloppai  dans  mon  manteau  et  je  dormis  paisiblement  jusqu'à  l'aube. 
Vous  savez  le  reste. 

Cette  aventure  singulière  s'ébruita  bientôt  dans  l'armée ,  où  elle  pro- 
voqua contre  Saint-Laurent  une  foule  de  plaisanteries.  Le  général  Sorbier 
s'indigna  même  qu'un  officier  aussi  distingué  que  l'était  notre  camarade 
accréditât  si  long-temps  une  fable  absurde;  il  le  fit  appeler  pour  le  tancer 
<le  ce  qu'il  appelait  une  honteuse  mystification  ;  mais  Saint-Laurent  sou- 
tint son  dire  avec  autant  de  fermeté  que  de  convenance.Sorbier  conta  tout 
à  Berthier.  Ce  dernier  invita  Saint-Laurent  à  déjeuner  et  le  questionna 
vivement  ;  mais  le  jeune  officier  se  montra  inébranlable. 

Or,  à  quelques  jours  de  là,  Berihier  raconta  lui-même  à  l'empereur  la 
visite  que  Saint-Laurent  avait  faite  au  château  de  Nouwsiedell ,  ainsi  que  l'en- 
tretien qu'il  prétendait  avoir  eu  avec  Joseph  11 ,  mort  depuis  près  de  vingt 
ans.  L'empereur  qui ,  sans  y  croire,  aime  beaucoup  le  mer\eilleux,  se  plait 
au  récit  de  Berthier.  Le  lendemain ,  un  officier  d'ordonnance  arrive  dans 
notre  cantonnement,  porteur  d'un  ordre  qui  enjoint  au  lieutenant  d'artil- 
lerie Saint-Laurent  de  se  rendre  à  Schœnbrunn.  Ou  l'introduit  dans  le  ca- 
binet impérial. 

—  Ah!  ah!  monsieur,  lui  dit  Napoléon,  c'est  donc  vous  qui  n'avez  pas 
craint  de  nouer  les  relaiions  avec  Us  revenans  ?  Vous  avez  vu  l'empereur 
Joseph  II,  m'a-ton  dit 'et  vous  lui  avez  parlé?  ajouta-t-il  en  appuyant  sur 
ces  derniers  mots.  —  Oui,  sire. 

—  Vous  êtes  bien  hciireuv!  réplique  Napoléon  en  faisant  un  effort  pour 
garder  son  sérieux,  l'.t  ce  ii'esi  (|(i',i  moi,  avezvous  dit,  que  vous  pouvez 
confier  le  secret  iiiiporl.iiil  qu'il  vous  a  dévoilé? 

,     —  Oui,  sire,  à  voire  iiiajesié  seule. 

—  En  ce  cas,  je  vous  écoule. 

--  Pardon,  sire,  dit  respectueusement  Arthur,  en  jetani  les  yen\  au- 


tour de  lui,  j'di  l'honneur  de  répéter  à  votre  majesté  que  c'est  à  elle 
seule...  —  C'est  juste,  je  n'y  songeais  plus. 

Et  sur  un  signe  de  l'empereur,  toutes  les  personnes  présentes  sortirent' 
du  cabinet.  Saint-Laurent  lui  raconta  d'aboi  d  la  scène  nocturne  du  châ- 
teau; et  Napoléon,  prenant  ce  visage  sévère  qui  faisait  trembler  les  plus 
hardis,  regarda  fixement  Arthur  en  lui  disant  d'un  ton  bref  : 

—  A  propos,  monsieur,  je  suppose  que  vous  n'avez  pas  l'intention  de 
me  faire  croire  à  des  contes  de  bonne  femme  ? 

—  Sire ,  je  jure  sur  l'honneur  de  mon  épaulette  que  je  ne  dirai  à  votre 
majesté  que  l'exacte  vérité  :  ma  raison  s'y  perd ,  je  l'avoue  ;  mais  ce  que 
je  vais  vous  apprendre,  sire ,  s'est  passé  à  mes  yeux;  je  lai  entendu  par- 
faitement éveillé. 

—  \'ous  servez  un  grand  homme.  Devant  lui  s'ouvre  un  immense  avenir 
de  gloire  !  Si  l'ambition  ne  le  porte  pas  à  de  folles  entreprises ,  il  peut 
surpasser,  comme  législateur,  les  plus  grands  hommes  de  l'antiquité  et  des 
temps  modernes,  comme  il  les  surpasse  déjà  par  les  armes. 

En  écoulant  ces  paroles.  Napoléon  avait  fait  un  mouvement;  ses 
sourcils  s'étaient  lapprochés,  ses  yeux  lançaient  des  éclairs. 

—  Pardon ,  sire ,  se  hâta  d'ajouter  mon  ami,  ce  sont  les  expressions  tex- 
tuelles dont  s'est  servi  Joseph  II  à  l'égard  de  votre  majesté.  Et....  sire... 
ce  n'est  pas  tout. 

—  Continuez,  monsieur;  il  me  semble  que  je  ne  vous  ai  pas  interrompu. 

—  Lu  enfant,  exailé  par  un  faux  patriotisme,  essaiera  d'attenter  à  la  vie 
de  Napoléon;  mais  la  Providence  veille  sur  lui. 

Ici  l'empereur  haussa  les  épaules  en  disant  à  voix  basse  : 

—  Cela  ne  me  regarde  pas  :  c'est  l'aU'aire  du  ministre  de  la  police  ;  qu'ii 
s'arrange. 

—  Bientôt  une  fille  des  Césars  recevra  de  ses  mains  la  couronne  impé- 
riale de  France.  Un  fils  viendra  perpétuer  sa  dynastie. 

—  Ah  !  ah  !  interrompit  l'empereur  en  se  frottant  les  mains,  le  revenant 
a  dit  cela  ?  —  Oui,  sire. 

—  Au  fait,  il  doit  en  savoir  plus  long  que  moi  :  il  est  de  la  famille.  Con- 
tinuez. 

—  Mais  qu'après  ce  grand  événement  il  dépose  le  gUiive ,  qu'il  laisse 
l'Allemagne  en  paix ,  qu'il  consolide  sa  puissance ,  et  qu'il  continue  à  faire 
le  bonheur  de  ses  sujets...  autrement... 

Saint-Laurent  s'arrêta  ;  l'empereui'  reprit  avec  vivacité  : 

—  Autrement?...  pourquoi  ne  continuez- vous  pas? 

—  Sire,  je  n'ose,  répondit  mon  ami. 

—  Et  moi,  monsieur,  je  veux  tout  savoir  !  je  ven;  voir  ju=qii'où  a  été 
poussée  celle  mascarade.  IXe  craignez  pas  de  me  déplaire  ;  parlez  !  je  vous 
l'ordonne. 

—  Auirement,  condnua  Arthur  d'une  voix  émue,  que  votre  cmpereuj 
tremble  de  mourir  encore  plus  malheureux  que  l'inforiuné  Ch;»rlrs  XII. 

—  Diable  !  s'écria  Napoléon  d'un  ton  moqueur,  voue  revenant  ne  mw 
prédit  pas  un  avenir  couleur  de  rose.  Est-ce  tout?  —  Oui,  sire,  tout. 

—  Eh  bien  !  repi  it-il  en  se  frolianl  les  mains,  c'est  ce  que  nous  verrons. 
Quant  à  vous,  monsieur,  je  vous  défeiuls  de  parler  de  cela  à  personne.  Je 
saurai  si  vous  êtes  discret.  Je  ne  veux  pas  non  plus  que  vous  retouriiiez 
au  château  de  Neuwsiedoll.  Je  ne  vous  oublierai  pas  dans  l'ncrasion. 

De  retour  chez  notre  hôie,  Saint-Laurent  ne  nous  dit  pas  uu  mot  de  son 
entrevue  avec  "empereur,  et  ce  ne  fui  que  bien  long-tcniiis  après  que  les 
détails  de  cet  ciilrelien  fuient  connus.  Le  mariage  de  Napoléon  avec  la  fille 
de  l'empereur  d'Autriche  au  commencement  de  l'année  suivamc  donna 
lieu  h  (le  nond)reuses  promotions.  Saint-Laurent  passa  en  qualité  <îe  capi- 
taine dans  l'étai-major.  Dès  lors  nous  nous  perdîmes  de  vue.  J'appris  par 
la  suile,  qu'à  l'époque  do  la  naissance  du  roi  de  Rome ,  il  avait  été  décoré  ; 
qu'au  commencement  de  la  campagne  de  Russie ,  Napoléon  l'avait  appelé 
auprès  de  sa  personne  comme  officier  d'ordonnance  ;  et  qu'en  ouvrant  celle 
de  I81.'i,  il  avait  été  colonel,  officier  de  la  Légion  d'Honneur,  et  enfin  , 
après  I.cipsick,  géiu'ral  de  brigade,  baron... 

—  Un  moment  !  disje  ici  à  mon  ancien  camarade  en  l'interrompan!  ; 
je  sais  qu'on  avançait  vite  en  ce  temps-là;  mais  dans  tout  ce  que  voil<  ve- 
nez de  me  raconier,  il  me  semble  que  rien  n'a  encore  eu  le  moindre  n>q- 
port  avec  li's  prédiciions  du  magicien  ce  Tivoli. 

—  Un peu  de  patience,  m'y  voici!  Dans  le  court  intervalle  de  la  can», 
pagne  de  Moskow  à  celle  de  Saxe,  Saint-Laurent  obiint  un  couîê  d"u4 
mois  pour\enir  à  Paris  épouser  Mlle  Eulalie,  que  Napoléon  dota  après 
avoir  signé  au  conirai.  Pendant  ce  temps  mon  régiment  avait  été  iliricé 
sur  l'I'spagne  et  incorporé  dans  une  des  divisions  du  général  Suchet.  J'é- 
tais au  siège  de  Tarragone.  Suchet  trouva  son  bâton  de  iiiarerhal  sur  les 
remparts  de  celle  place,  ei  moi  je  pertlis  m  a  jambe  dans  la  tranchée.  Je 
fus  amputé,  décoré  et  réformé. 

Je  revins  en  Bretagne,  dans  ma  famille,  que  je  n'avais  pas  vue  depuis 
mon  enirée  au  Ixcée  impérial;  et  pendant  longtemps  Je  n'entendis  plus 
parler  de  Saint-Laurent. 

Napoléon  était  revenu  de  Pile  d'Elbe.  J'accourus  à  Ptiris  dans  l'espoif 
d'obtenir  un  emploi  que  j'avais  longtemps  sollicité,  et  qui  avait  été  don- 
né au  cunnnencement  de  la  reslauraiion  à  lui  vicomte  ;  cet  emploi  et»" 
devenu  vacam  par  l'abandon  volonlaire  qu'en  avait  fait  le  titulaire,  qui  n'd. 
lait  autre  que  le  vieil  émigré  de  l'armée  do  Coudé,  mon  tiès  honoré  cor- 
respondant à  l'époque  où  j'daisà  .'croie  militaire  de  S.iiat-Ctr. 

Lu  malin,  avant  mis  mon  placel  dans  la  poche  de  mon  ancien  unifor- 
me, je  m'acheminais  Icnteineiu  sur  ma  jambe  vers  l'hôiel  du  minière  de 


54  V.. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


Viiitéiieur,  lorsque  je  fus  accosté  dans  la  rue  du  Bac  par  un  homme  que 
j'avais  connu  en  ^spapne.  Nous  nous  étions  perdus  de  vue  depuis  ma  sor- 
tie t!u  ser\ice.  Il  m'apprit  qu'il  était  entré  dans  la  maison  civile  de  l'em- 
pereur, je  lui  lis  part  de  nus  espérances. 

—  Avez-vous  qucliiues  bonnes  recommandations?  me  dit-il. 

—  Jo  n'en  ai  d'autres  que  mes  services,  mes  blessures  et  mon  dévofi- 
mcnt  bien  connu  à  rempcrciu'.  N'est-ce  pas  assez  ? 

.  —  Non.  Votre  demamle  dormira  lo!)g-teaips,  comme  beaucoup  d'autres, 
1  dans  les  carions.  Voici  un  meilleur  moyen  :  ce  soir  il  y  a  sperlacle  au  pa- 
i  lais  ;  j'ai  justement  im  billet  d'enlrée  dont  je  puis  disposer;  venez.  11  est 
impossilîle  que  dans  le  nombre  des  oUiciers-généraux  avec  lesquels  vous 
vous  trouverez,  vous  ne  rencontriez  pas  im  ancien  frère  d'armes.  Don- 
nez-lui votre  pétition.  S'il  veut  la  remettre  lui-même  à  l'empereur,  je  ré- 
ponds du  succès.  Depuis  son  retour,  S.  M.  n'a  encore  rien  refusé.  Quant 
à  vous,  ajouta  mon  nouveau  protecteur,  en  jetant  siu- ma  jambe  lia  œil  de 
compassion,  vous  réussirez,  je  vous  le  certilie. 

—  Ab  !  si  mon  ami  Saint-Laurent  n'était  pas  mort  !  m'écriai-jo. 

—  Qu'est-ce  que  ce  Saint-Laurent?  n'était-ce  pas  un  ancien  officier 
d'ordonnance  de  l'empereur  ?  —  Oui. 

—  Celui  là  a  eu  du  crédit,  c'est  vrai  ;  mais  d'autres  lui  ont  succédé  qui 
n'en  ont  pas  moins  que  lui.  Venez  ce  soir. 

—  Dans  quel  costume  ? 

—  l'arblcu  !  comme  vous  voilà,  en  uniforme,  avec  votre  décoration  et 
vos  béqi.'illcs.  C'est  une  tenue  qui  sera  enviée  par  plus  d'un  de  vos  voi- 
si'.is. 

Le  soir  la  petite  salle  de  spectacle  des  Tuileries  offrait  à  mes  yeux  un 
tableau  d'une  variété  et  d'une  richesse  incomparables.  L'impératrice  étant 
à  Vienne,  l'cmperem-  occupait  seul  une  grande  loge  située  en  face  de  la  scè- 
ne. Derrière  lui  se  trouvaient  debout  le  grand-maréchal,  le  major-général 
de  la  garde,  les  aides-de-canip  de  service,  les  aides-de-camp  et  les  pages. 
Dans  les  loges  de  côté  les  plus  rapprochées  de  celle  de  Napoléon,  se  trou- 
vaient les  princes  et  les  princesses  de  la  famille  impériale.  A  droite  de  !a 
scène  était  la  loge  des  ambassadeurs,  à  gauche  et  en  face  celle  des  minis- 
tres français.  Les  autres  loges  étaient  occupées  par  les  dames  de  la  cour 
resplendissantes  de  fleurs  et  de  diamans. 

Les  femmes  des  maréchaux,  des  sénateurs,  des  membres  du  corps  di- 
plomatique, des  ministres,  des  hauts  fonctionnaires,  etc.,  y  faisaient  assaut 
<le  grâce,  de  jeunesse,  de  beauté  et  de  parure.  Le  parterre  était  rempli 
de  généraux  et  de  grands  officiers  de  la  maison  civile  et  militaire  de  l'cin- 
pereur.  Quant  aux  secondes  loges  et  au  cintre,  toutes  les  places  étaient 
occupées  par  des  personnes  qui,  comme  moi,  avaient  obtenu  des  billets. 
Les  huissiers  du  palais  faisaient  l'office  de  contrôleurs;  MM.  les  pages  fai- 
saient les  fondions  d'ouvreuses.  Pendant  les  cnlr'actcs,  qui  furent  très 
courts,  des  valets  de  pied,  en  grande  livrée,  circulèrent  pai'tout,  distri- 
buant avec  profusion  des  glaces,  des  gâteaux  et  du  punch. 

Dès  le  commencement  du  spectacle,  qui  avait  été  pour  moi  la  chose  la 
plus  indilférente,  une  femme,  jeune  encore,  avait  attiré  toute  mon  atten- 
tion. Sa  ressemblance  avec  Eulalie,  avec  la  veuve  de  mon  ami  Samt-Lau- 
reiit,  veux-je  dire,  m'avait  intrigué.  Quoique  celte  dame  me  parût  avoir 
pris  de  l'embonpoint,  je  ne  pouvais  douter  que  ce  ne  fût  elle.  Je  m'adres- 
sai à  mon  voisin  de  droite,  que  je  jugeai  être  un  chambellan  de  LL.  MM. 
à  son  habit  brodé  d'argent. 
'    —  Cette  dame,  lui  dis-je,  n'est-ce  pas  la  baronne  de  Saint-Laui'ent? 

A;Gn,  monsieur,  c'est  la  duchesse  de  Gaiziano. 

—  Ab  J  je  croyais  cette  dame  veuve  d'un  officier-général  que  j"ai  beau- 
coup connu  aunefois.  ., 

—  Elle  a  été  veuve,  en  effet  ;  mais  elle  s  est  remariée  l'année  dernière 
avec  le  duc  de  Gûiïiano,  ministre  plénipotentiaire  du  royaume  d'Italie. 

J'étais  assis  à  l'euîrée  du  parterre ,  où  je  m'étais  placé  en  ma  qualité 
d'ollicier  amputé;  je  sortis  pendant  l'entr'acte  pour  prendre  l'air.  Je  ren- 
coiilrai  dans  le  couloir  l'oWigeant  ami  qui  le  matin  m'avail  donné  le  ))illet. 
11  ii.e  demanda  si  je  n'avais  pas  déjà  fait  quelques  bonnes  rencontres  rela- 
tivtîiienl  à  ma  pétition.  .,  .       ,    , 

—  Oui,  lui  dis  je  ;  mais  il  y  a  trop  longtemps  que  j'ai  perdu  de  vue  cette 
personne  ;  je  n'oserais  m'adrcsser  à  elle. 

_  Qu'importe  !  ne  soyez  pas  si  scrupuleux.  D'un  jour  a  1  autre  un  or- 
dre de  l'empereur  peut  la  renvoyer  à  son  corps. 

—  C'csl  une  duchesse  ! 

—  Vraiment  !  laquelle  donc  ? 

—  La  duchesse  de  Gafziano,  la  veuve  de  mon  ancien  ami  le  général 
Saint-Laurent,  dont  je  vous  parlais  ce  matin. 

(i'est  l'empereur  qui  la  maiiée  en  secondes  noces  à  l'Ile  d-'Elbe.  Je 

me  charye  de  vous  présenter.  Après  le  spectacle,  trouvez-vous  dans  le 
salon  d'ailCfite  qui  précède  le  grand  vestibule.  La  duchesse  est  très  rieuse, 
'.lès  obligeante;  elle  a  grand  crédit.  Avez-vous  voU'e  placet? 

—  Il  est  dans  mo  poche. 

—  Très  bien!  Au  revoir!  . 

Le  s))ectaclc  achevé,  je  suivis  la  duchesse  de  Catziano,  qui,  arrivée  dans 
e  salon  d'attente,  s'assit  «après  de  quelques  femmes  en  attendant  qu'on 
v;nt  Ini  annoncer  sa  voilure.  Èlon  prolccleur  me  conduisit  en  face  li'lài- 
lalic  et  b'i  dit  : 

—  Msidane  la  duchesse  me  permettra  t-elle  de  lui  ramener  un  rôfrac- 
taire? 

Je  saluai  avec  la  grîlcc  d'un  homme  qui  n'a  qu'une  jambe.  Eulalie  m'ac- 


cueillit avec  bienveillance.  Je  lui  remis  mon  placet  ;  elle  s'en  chargea  en 
m'assurant  qu'elle  me  recevrait  avec  plaisir  le  lendemain  malin. 

Rentré  chez  moi,  je  réiléchis  à  ce  qui  venait  de  m'aniver,  et  je  me  rap- 
pelai alors  les  prédictions  du  magitiea  de  'i  ivoli,  q  i  se  trouvaient  réali- 
sées à  la  Ictire.  Tout  cela  me  préoccupa  lellemcnt  que  toule  la  nuit  je  ne 
rêvai  que  magicien,  apparitions,  boulet  de  canon,  duchesse  et  diableiies. 

Le  lendemain,  je  me  piésentai  à  l'hôtel  de  la  duchesse  de  Gaiziano,  fau- 
bourg Saint-Honoré.  Elle  me  reçut  dans  un  négligé  à  la  mode  du  temps  : 
des  pantoulles  de  tricot  de  soie,  un  peignoir  de  cachemire  blanc  qui  dissi- 
mulait sa  taille,  devenue  un  peu  forte,  et  un  petit  voile  d'Angleterre  posa 
en  marmotle  sur  sa  tète  blonde.  Elle  s'excusa  avec  une  spirituelle  coquet- 
terie de  ce  qu'elle  n'avait  pas  encore  trouvé  le  temps  de  se  faire  ôter  ses 
papilloiics  par  sa  femme  de  chambre. 

—  Je  vous  reçois  en  ami,  ajouta  i-elle  avec  un  sourire  bienveillant.  — 
Puis  elle  regretta  beaucoup  que  le  duc,  son  mari,  fàt  absent  (rcmpereur 
l'avait  chargé  d'une  mission) ,  parce  qu'elle  aurait  été  charmée  de  me 
présenter  à  lui.  Je  l'écoutais  avec  ravissemoiit  ;  mais  malgié  le  respect  que 
son  titre  et  sa  position  devaient  naturellement  m'imposer.  je  l'inlcr- 
rompis  tout  à  coup  au  milieu  d'une  phrase  par  un  étlat  de  rire  incxlin- 
guible  qui  dut  lui  paraître  très  inconvcuant.  Je  venais  de  lire  distincte- 
ment sur  une  de  ses  papillotes  ma  signature,  et  sur  l'aulre  ces  mots  : 

«  Monseigneur...  de  volrc  excell Plus  de  doute,  ma  supplique  avait  été 

employée.... 

11  me  fallut  cependant  expliquer  cette  excès  de  gaîté  :  je  le  fis  avec  fran- 
chise. Eulalie  rougit  un  peu;  mais  comme  elle  avait  de  l'esprit,  elle  en 
rit  avec  moi.  Ses  papillotes  lui  rappelèrent  ainsi  que  la  veille  je  lui  avais 
remis  un  placet  à  la  sortie  du  spectacle  de  la  cour.  J'auiais  long-temps 
cherché  une  transition  pour  l'en  faire  souvenir,  si  en  arrivant  j'eusse  été 
assez  malheureux  pour  la  trouver  coifl'ic. 

Il  est  une  chose  surtout  que  je  ne  trouvai  ni  l'occasion  ni  la  volonté  de 
lui  rappeler  :  c'est  l'ancienne  amitié  qui  m'miissait  à  son  premier  mari. 
De  son  côté,  Eulalie  ne  me  parla  pas  plus  de  Saint-Laurent  que  s'il  n'eût 
jamais  existé. 

Bref,  huit  jours  ne  s'étaient  pas  écoulés  après  cette  visite  que  j'avais 
obtenu  du  ministre,  je  ne  sais  commeat,  l'emploi  que  je  désirais. 

A  cet  endroit  de  son  récit,  mon  ancien  camarade  fit  une  pase  et  me 
présenta  un  porte-cigares. 

—  J'espère,  lui  dis-je  en  allumant  celui  que  j'avais  accepté,  que  vous 
dûtes  enlin  croire  aux  prédi  lions  ? 

—  Kîoi  ':'  lit-il  en  chargeant  une  vieille  pipe  d'écume  de  mer,  au  con- 
traire, j'y  crois  moins  que  jamais.  Je  ne  vous  ai  pas  encore  tout  dit. 

— 11  mo  semble  que  vous  venez  de  me  donner  la  morale  :  cette  rencon- 
tre à  la  cour  avec  la  veuve  de  Saint-Laurent  devenue  duchesse  ;  la  place 
obtenue  par  sa  protection... 

—  Vous  n'y  èlcs  pas,  la  véritable  morale  la  voici.  Je  ne  voulus  pas 
quitter  Paris  sans  rendre  une  visite  d'adieu  au  brave  général  Daumesnil, 
alors  gouverneur  de  \'inccnnes,  peut-elre  à  cause  de  l'espèce  de  confor- 
mité qui  existait  entre  nous,  veufs  l'un  et  l'autre  de  la  même  jambe.  Je 
vins  ici.  Dans  notre  conversation,  il  fut  question  de  Saint-Laurent  qu'il 
avait  beaucoup  connu  lorsqu'il  faisait  partie  de  l'état-major  de  l'empereur, 

—  C'est  bien  malheumux,  dis-je  au  général,  qu'il  soit  mort  en  1814  ;  il 
serait  certainement  maréchal  de  France  aujourd'hui. 

A  ces  mois,  Daumesnil  me  regarda  d'iui  air  ironique. 

—  Que  dites-vous  là,  mon  cher?  Il  est  très  heureux,  au  contraire, 
qu'il  ait  rencontré  un  boulet  sur  son  chemin,  car  autrement  savez-vous  où 
il  serait  allé  tôt  ou  tard?...  aux  galères. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas,  général  ! 

—  Croyez-vous  que  rem|)ereur  fût  un  homme  h  se  laisser  mystifier 
impmiément  comme  l'a  fait  Sainl-Laurent,  tout  brave  et  excellent  oiricier 
qu'il  éiail?  Et  cependant,  si  quelqu'un  a  été  comblé  de  faveurs,  c'est  lui. 
Vil  on  jamais  dans  l'armée  un  avancement  plus  rapide  ?  Ce  serait  scanda- 
leux, si  ce  n'était  bouffon.  Que  voulez-vous!  l'empereur  n'en  fait  jamais 
d'autres  lorsqu'il  s'engoue  d'un  individu. 

—  Mais,  mon  général,  répliquai-je,  l'avancememt  de  Saint-Laurent  n'eut 
d'autre  cause,  dit-on,  que  les  averlissemens  qu'il  donna  à  l'empereur, 
d'après  les  révélations  qui  lui  avaient  été  faites  par  Joseph  II.  J'ai  oui 
dire  à  des  personnages  haut  placés  dans  la  confiance  de  sa  majesté  que 
Nanoléon  avait  voulu  récompenser  dans  la  personne  de  Sainl-Laurent 
celui  qui  l'avait  averti  du  danger  qu'il  courait  à  Schœnbrunn  a\aut  que 
Straaps  tentât  de  l'assassiner;  celui  pcul-élre  qui,  le  premier,  lui  inspira 
l'idée  d'épouser  Marie-Louise;  celui  culin  qid  lui  avait  prédit  ia  naissance 
du  roi  de  Rome. 

—  Laissez-moi  donc,  mon  cher  !  interrompit  brusquement  Daumesnil  en 
haussant  les  épaules;  et  vous  avez  pu  croire  à  de  semblables  sornettes, 

vous?  , 

—  Mais...  oui,  mon  général,  et  je  n'ai  pas  ele  le  seul, 

—  Je  ne  vous  dirai  qu'un  mot,  reprilil  :  ces  révélations,  ces  appari- 
tions, tout  cela,  dis-je,  n'a  jamais  existé  que  dans  la  tète  fêlée  de  Samt- 
Laurent,  .      .    ,  , 

—  Cependant,  mon  général,  répliquai-jc  froider.ient,  relais  du  nombre 
de  ceux  qui  le  conduisirent  au  château  do  i\eu\vsicdeil,  où  il  passa  la 
nuit.  J'étais  présent,  le  Icndcr.iain  rnali!!,  lorsqu'il  revint  nous  fane  le  ré- 
cit  de  son  cutrcvUQ  ovc  V-'^v-'-n  rvmrirquc  autrichien  :  je  le  sais  bien 
peut-être,      -■• 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


55 


—  D'accord  !  mais  ce  que  vous  ne  savez  pas,  c'est  qu'avant  de  s'endor- 
mir dans  ce  chôteaii,  coinmnie  il  le  lit  fort  tranqiiillemenl  sans  être  dé- 
rangé par  personne,  il  but  la  bouteille  ornière  de  rliuin  qu'il  avait  apportée 
avec  lui  ;  il  se  grisa,  et  rêva  tout  ce  qu'il  vous  débita  depuis  ainsi  qu'à 
l'empereur. 

—  Serait  il  possible  !  m'écriai-je. 

—  C'est  l'exacte  vérité,  reprit-il  en  riant  de  mon  étonnement.  Parbleu! 
je  dois  le  savoir,  puisqu'il  me  l'avoua  avant  de  mourir,  et  quand  cette 
idée  d'avoir  pu  tromper  lenipereur  sans  le  vouloir,  car  avant  il  avait  été 
de  bonue  foi,  attristait  encore  ses  derniers  monicns.  Soit  amour-propre, 
soit  crainte,  il  n'avait  jamais  osé  démentir  la  fable  enfiuitée  par  son  cer- 
veau dans  un  moment  d'hallucination. 

—  lit  l'empereur  a  su  la  vérité'^ 

—  Je  lui  en  parlais  avant  son  départ  pour  l'île  d'Elbe,  il  se  contenta  de 
me  répondre  froidement  : 

—  C'est  possible;  mais  Saint-Laurent  a  bien  deviné.  Toutes  ses  prévi- 
sions ont  été  jiisliliécs  par  l'événement. 

Puis  il  a  changé  subitement  de  conversation. 

—  Voilà,  mon  cher  ami,  ce  que  le  général  Daumesnil  m'a  dit  à  moi, 
en  1815,  ajouta  en  terminant  mon  vieux  camarade,  tout  en  secouant  siu- 
le  coin  de  la  table  les  cendres  de  sa  pipe  d'écume  de  mer.  A  ces  mots 
je  lui  tendis  la  main  en  signe  de  remerciement  et  je  m'apprêtai  à  prendre 
congé  de  lui. 

—  Revenez  me  voir  avant  votre  départ,  me  dit-il  encore,  je  vous  en  ra- 
conterai bien  d'autres. 

Je  le  lui  promis  ;  mais  un  ordre  du  ministre  de  la  guerre  m'ayant  obligé 
de  retourner  à  mon  régiment  avant  l'e.ipiration  de  mon  congé,  je  ne  re- 
toiumai  plus  à  Vincennes. 

—  Ce  n'était  pas  le  seul  imposteur  que  Napoléon  efit  dans  son  entourage, 
dit  le  commandant  Contard,  d'un  ton  prophétique,  lorsque  le  capitaine 
Villiot  eut  achevé  de  parler. 

—  C'est  juste,  reprit  Saint-Gaudens,  en  souriant;  mais  on  conviendra 
que  de  tous  les  menteurs  auxquels  l'empereur  eut  affaire,  ce  fut  le  seul 
qui  lui  eût  dit  la  vérité  sans  s'en  douter. 

EMILE  JIARCO    DE  SAIST-HILAIIIE. 


POHTRAïT    EE  ES.   BE  ISKCGiTE. 

M.  le  duc  de  Bioglie,  neveu  du  maréclial  de  Broglie,  qui,  sous  Louis  XVI,  com- 
mandail  le  camp  de  Paris,  au  Cliamp-de-Mars,  et  (ils  d'un  autre  Biogiie,  disliu- 
gué  dans  la  diplomatie,  avait  huit  à  dix.  ans  quand  tous  les  siens  cl  hii  furent 
frappés  de  la  foudre  révolutionnaire. 

Comme  M.  Mole,  (|ui  portail  un  nom  moins  sonore,  mais  plus  onciennement 
historique,  M.  de  Broglie  eut  donc  aussi  une  jeunesse  allristée,  et  qui  dut  se  l'or- 
mer  au  spectacle  de  la  terreur. 

Mais  ces  douloureux  spectacles  laissèrent  dans  ces  deux  organisations  privilé- 
5;ii?es  des  traces  bien  différentes,  qui  sont  devenues  le  contraste  de  leur  vie  :  ils 
décidèrent  chez  celui-là  le  goût  d'un  despotisme  brillant  et  raffiné,  ils  éveillèrent 
chez  celui-ci  la  passion  d'une  liberté  sérieuse  et  platonique. 

Emmené  par  sa  mère  en  Suisse,  pour  fuir  et  s'instruire  en  se  cachant  ;  plus 
tard,  ramené  par  elle  en  France,  il  put  achever  son  éducation  dans  les  écoles,  qui 
commençaient  à  se  rouvrir. 

De  même  que  par  son  nom  M.  Mole  était  appelé  aux  fonctions  civiles  de  la 
monarchie  homérique  de  l'empire,  par  le  sien,  M.  de  Broglie  semblait  devoir 
appartenir  aux  fastes  militaires  de  la  grande  armée. 

Mais  dans  son  séjour  à  Genève,  dans  les  écoles  renaissantes  de  Paris,  au  milieu 
de  cette  société  qui  ressuscitait  aux  idées,  à  la  controverse,  à  la  comersalioii, 
M.  de  Broglie  avait  contracté  le  goût  des  lectures  et  des  dissertations  ardues,  et 
son  esprit,  ouvert  aux  spéculations  les  plus  profondes,  dédaigna,  par  une  sorte 
d  instinct  libéral,  la  gloire  militaire  qui  ne  s'acquiert  seulement  que  par  des  ré- 
sultats brutaux. 

Il  ne  prit  point  une  épée. 

Recherchant,  au  contraire,  l'amitié  des  hommes  civils,  desjcunesct  rares  esprits 
de  cette  époque  toute  d'action,  les  Mole,  les  Barante,  lesGuizot,  les  Portails,  il 
prit  franchement  le  contre-pied  d'une  époque  trop  guerrière. 

Les  salons  que  préféra  M.  de  Broglie  réunissaient  de  curieux  mélanges  :  M"'  de 
Staèl,  le  pieux  Mathieu  de  Montmorency,  Benjamin-Constant,  le  "vieux  de  la 
Hochefoucuuld,  51.  Suard;  des  hommes  de  toutes  les  origines  et  de  toutes  les 
riimnumions;  des  émigrés  de  toutes  les  classes  et  de  toutes  les  dates  ;  les  débris 
de  l'Encyclopédie,  les  naufragés  de  l'Assemblée  constiijianle,  les  nouveaux  illu- 
minés d'une  philosophie  comprimée  ;  les  transfuges  de  l'Être  suprême,  les  repen- 
lans  d'irréligion  et  de  théophilantlnopie;  les  réfugiés  de  tous  les  styles;  des  ca- 
ractères et  dos  existences  dépareillés  ;  des  hommes  un  peu  féminins  et  des  femmes 
un  peu  viriles. 

Ce  n'était  pas  une  école,  car  il  y  manquait  l'unité  des  doctrines  ;  mais  une  coterie 
qui,  par  la  désillusion  du  passé,  se  différenciait  de  l'école  d'Auleuil,  de  l'école 
mourante  mais  encore  entière  du  matérialisme  professé  par  Destutt  de  Tracy  et 
Cabanis. 

Dans  le  classement  du  conseil-d'État.  HL  dn  Broglie  fut  attaché  comme  audi- 
teur au  département  des  relations  extérieures  et  à  diverses  ambassades,  parlicu- 
lièrcmenl  a  celle  de  Varsovie,  avec  l'abbé  do  Pradt. 

Kn  tSl'i,  quand  la  llcstauration  composa  la  chambre  des  Pairs,  M.  de  Broglie 
y  arriva  sans  sollicitation,  par  hérédité  du  titre  do  duc  et  pair,  et  n'avant  pas  l'âge 
de  voter.  Il  prit  très  à  lœur  la  Charte  et, son  titre.  On  sait  que  ce  gouvernenuut 
de  181  i  à  181.')  avait  quelquefois  pour /sgcVie  M"' de  Staël  qui  inspirait  l'alihé 
de  Wonlesquiou,  M.  Alexis  de  Noailles,  et  beaucoup  d'autres  dévoués  amis  des 
Bourbons  ,  et  ([ue,  lors  du  déharf^uemenl  de  Cannes,  c'est  de  W'"»  de  Staël  que 
vint  a  M.  de  lilancas  ce  conseil  à  jamais  ridicule  de  donner  au  général  Lal'ayettc 
Je  commandement  des  troupes  qui  marchaient  contre  le  général  Bonaparte. 

lia  1815,  M.  le  duc  de  Brojjlie  retint  ;■*  la  (;iianihio  des  pairs;  car,  trop  Mbiray 


et  trop  aristocrate  à  la  fois,  il  n'avait  pas  reconnu  la  chambre  mal  bicife  de r 
Cent-Jours.  11  avait  voix  délibératiie  au  procès  du  maréchal  Xey,  et  c'est  la  plu-, 
belle  page  de  sa  vie,  car  il  vota  contre  la  mort,  noblement, 'courageusement 
par  avis  motivé;  voix  qui  n'eut  pas  plus  de  deux  ou  trois  échos  dans  une  assem. 
blée  qui  ne  comptait  pas  moins  de  quarante  frères  d'armes  du  condamné  ! 

Vers  cette  époque  M.  de  Broglie  épousa  M"'  de  Slaël,  qui  apportait  en  dot  une 
somme  de  deux  raillions,  prêtée  par  M.  Decker  à  Louis  XVI,  dans  ses  derniers 
momens,  et  remboursée  par  la  Restauration.  M""  de  Staël  fut  fiére  et  contente 
de  cette  union,  qui  promettait  le  bonheur  aux  deux  époux,  et  qui  lui  donnait, 
à  elle,  la  solution  de  ce  problème  :  avoir,  pour  gendre,  un  grand  seigneur  qui 
fut  lettré,  un  vrai  duc  qui  fut  libéral. 

De  ce  jour  commença  pour  l'illustre  couple  cette  existence  heureuse  par  les 
liens  de  la  famille,  parla  pratique  â  deux  de  toutes  les  théories  philantropiqui-s; 
celle  cxisl(  ne;  occupée  par  une  dévotion  égale  à  Dieu  et  à  la  Charte;  par  une 
sorte  dascélisnie  religieux  et  humanitaire;  par  la  propagation  de  livres  pieux  et 
de  brochures  en  faveur  des  nègres,  des  pauvres  et  des  prisonniers  ;  par  d'-s  fon- 
dations de  bonnes  o;u',res  d'un  nom  nouveau  ;  culte  rêvé  par  l'amour  conju2al 
qui  avait  mis  loiit  en  commun,  la  matière  et  l'esprit  :  elle,  3  la  mansarde,  au  prc- 
ciie;  lui,  aux  réunions  p.  liliques,  aux  séances  des  sociétés  pour  la  liberléde  la 
presse  ;  elle,  dans  les  parloirs  des  prisons,  ou  dans  les  chaumières  do  la  terre  de 
Broglie  ;  lui,  à  la  tète  des  élections,  à  la  chambre  des  pairs,  risquant  cette  pre- 
mière tentali\e  de  club  pour  les  libertés  publiques  que  le  pouvoir  fll  fermer. 
Ni  elle  ni  lui,  jamais  à  la  cour. 

Sons  le  ministère  de  51.  Decnzes,  quand,  sous  l'influence  d'un  penseur  comme 
M.  Royer-Collard,  d'un  écrivain  comme  Âf.  de  Ear.inie,  d'un  orateur  passionné 
comme  51.  de  Serre,  d'un  publiciste  encore  novice,  mais  actif  cl  fjcond  comme 
M.  Guizol,  se  forma  le  parti  doctrinaire,  ce  parli  qui  enseigna  au  pavs  à  balbu^ 
lier  la  langue  des  aCfaircs  publiques,  M.  de  Broglie  s'y  agrégea,  poury  tenir  soa 
rang,  pour  prendre  à  dévouement  l'édification  nouvelle  de  la  France  et  son  édu- 
cation parlementaire. 

Apprenti  de  ce  nouveau  métier,  écolier  vagabond  de  cette  secte,  comparse 
ricaueur  de  cette  mise  en  scène  gouvernementaj((,  page  étourdi  de  cette  cour 
groom  médisant  de  ces  puissans  maîtres,  enfant  (le  cho?ur  distraut  de  cette  petite 
c'.iapelle,  f,l.  de  Rémusal  y  servait  la  messe. 

Espoir  et  joie  de  Latayette,  5Î.  de  Broglie  aimait  la  liborlé  avec  l'ardeur  d'un 
ncopajte,  l'opiniûlrelé  d'un  croyant  et  la  foi  d'un  lévite  prêt  au  martyre. 

Depuis  18iS,  il  fournissait  à  là  Revue  Frattçaise  une  rédaction  atlss";  nbon— 
dante  que  filandreuse,  quand  la  révolution  de  .lûillet  le  vit  accourir,  avec  le  pé-i 
néral  Sébas'.iani  et  les  chefs  de  l'opposition  de  quinze  ans,  dans  les  petits  ap- 
partemens  du  lieutenant-général,  pour  lui  demander  de  se  dsnner  à  la  France  : 
embrassant  lui-même  celte  révolution  avec  effusion,  avec  transport,  comme  une 
exilée  attendue  cl  chérie,  comme  la  réalisation  long-temps  rêiée  d'une  chimère 
anglaise  cl  cynslitulionnclle  :  dévoué  tout  aussitôt  à  la  cause  d.'  Guillaurac 
sans  aimer  Guillaume ,  passionné  pour  les  principes  ,  sans  aîTccion  pour  pcr-^ 
sonne. 

M.  de  Broglie  fit  partie  du  premier  ministère  qui  suivit  la  révolution,  comme 
ministre  de  l'instruction  public,  et  fut  un  des  premiers  rédacteurs  de  la  Charte 
de  1S30. 

Ici  éclata  la  première  scission  du  parti  doctrinaire  et  de  soa  vénér  '  '-  —  '  -. 
che  que  dans  ce  monde-Ki  on  appelait  seulement  .3/.  Itoyer.  Les  '- 

haciû  agir  ,i  leur  téle  et  faire  leur  charte  comme  le  niciîlre  avait  ;  • 

la  sienne  en  18!  î.  Ils  n'eurent  que  le  temps  de  la  ré-eliger,  sanspe;;\ûir  cicrcêr 
l'action  du  professorat  sur  une  révolution  toute  bauilianto.  Ils  cé.l^rent  leur 
ciiaire  ministérielle  à  des  hommes  q;ii,  plus  bornés  et  plus  violens  semblaie-t 
l'expression  pliis  opportune  d'une  situation  qui  ne  tournait  pas  encore  au  plato- 
nisme C(niStitutionnel. 

Sous  le  ministère  de  Casimir  Péricr,  M.  de  Broglie  prit  part  aux  affaires  com- 
me volontaire  de  la  résistance,  comme  conseiller  intime  et  généreui  du  pouvoir 
en  péril  ;  il  avait  grandi  quand  se  foima  le  11  octobre  dent  il  lii  partie  comme 
ministre  dts  affaires  étrangères, 

A  cette  époque,  M.  Rémusal  (sir  Charles,  comme  l'appellent  se;  c.imarades) 
d'enfant  de  chœur  devenu  diacre  de  la  doctrine,  entreprit  de  rall,,chcr  à  h  pr,  - 
tectiou  de  il.  de  Brogliecehii  qu'on  appt'lail  encore  le  petit  Thcrs,  et  nui  aiait 
failli  avorter  en  naissant,  par  le  malheur  de  ses  débuis  oratoires,  do  ses  bévues 
linanciéres  sous  51.  l.aflîlle,  et  son  approbation  du  sac  de  l'ArchevécUé. 

Cl  st  alors  et  dars  le  sahm  de  51.  de  Broglie  que  furent  aus';i  aomis  .-îu  service 
les  recrues  sous-doctrinaires  formées  ou  converties,  Mil.  Duverj-i,  rdo  Haunnue 
DuMiou.  Gnizard,  Viui,  Dejean,  d'Uaubersaert,  Piscatorv,  Villemain  Saint-^ 
5iare-Girardin,  de  Salvandy,  Jouffroy.  "  ' 

Il  suffit  que  des  gens  s''arr.ingcnt  en  coterie  et  en  église  pour  qrtc  d'autres 
éprouvent  l,i  tentation  violente  d'en  clic  cl  de  s'y  fauCKT  ;  bonuconp  dh.>mmes 
polUiques  fr.ippereol  a  la  porte  de  la  sacristie  de  Br  ■glie.  M.  de  Broclie,  par 

di  voùmer.t  à  sa  lâche,  par  bon  vouloir  d'accommodenu  n-  ■  •■■•'■  •  ■  ^ -  '    -,. 

dail  pas  mieux,  selon  une  de  ses  expressions,  que  de  .^ 

du  gouverncuient  pratique  ;  mais  il  s'encanailla  de  m  .„  ,  ,-j 

s.ilon  ouvert  à  la  transaction,  aux  rapprochemens.  on  ne  \oVoi;  pas  i,ne  reuninu 
mais  des  groupes  disscrtàteurs,  des  paquets  cachollicrs  de  dix,  de  cinq,  de  quatre 
personnes  dahord,  et  de  deux  à  la  lin  de  h  soirée. 

51.  de  Broglie  fuyait  l'homme  qu'il  saluait  en  rechi2n,\nt,  s'échappait  dans  des 
coins  pour  courir  après  les  in  imilés,  et  se  dérobait  même  aui  banr.lilcs  de  la 
simple  connaissance  avecles  itens  qu'il  invitait  oaicic!:.'nunt  à  (!i;ier. 

Quand  ces  soirées  étaient  éoréuiecs  cl  débarrassées  de  ceux  q'ii  étaient  ven-s 
pour  être  reçus  doctrinaires,  cl  parl.iient  fui ieux  de  ne  p.-,s  1  ,. 

dire  qu'au  niiliou  de  col  exquis  et  imp.liliqiio  isolrmeui,  >  ■ 

d'admirablement  précieux  pour  les  initiés  qu.'  l.i  couver-ativ. .  „>  l,..- 

Rlie,  cille  Corinne  religieuse  et  libérale  dont  M.  Yillcwain  a  clé  l'ê.oqueol  cl 
(«ne  fois  dans  sa  vit)  le  sensible  historien. 

Comme  minisire,  .M.  de  Broglie  tomba  devant  une  chambre  en  tumulte  pour 
ce  mot  célèbre  :  IlsI-co  clair? 

C'est  (pie  51.  le  duc  de  Broclie,  savant  dans  l'.ut  rie  ^'  '■■'-■  -  ■  r  ■  , . 
cassant  dans  sou  inlcrprélation  quil  vent  imposer  comm  T 

ordonnateur  de  l'ensemble,  elmalencontieuxouvrier  du. 
esprit  plus  illuminé  que  clair,  plus  despotique  que  net,  51   .1^  LniiNccil  c.    i  ■ 
dant  prince  de  la  pensée  iicrite  ou  parlée,  mais  pourvu  qu'on  lo  Isivse  i  ai'      ■   i 

écrire  en  maiiro.  Il  échoi.c  i ■    te  de  rabiiut  cl  i  ■ 

plomale  déplume.  C'est  le  ,  politique  parîei.  ; 

de  chambre  doit  étie  pins  .  .■    plus  couiauî,  i.  à 

nulro  piuiéo,  plus  mwiocrc. 


56 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


j  Une  seule  fois,  en  soutenant  les  lois  de  septembre,  il  fut  chaleureux  cl  d'une 
[électrique  éloquence,  plus  enirainnnt  que  i\l.  ïhicrs  avec  sus  arliUces ,  que 
AI.  Persil  avec  sa  virulente  faccinde;  comme  un  libéral  sincère  qui,  au  nom  du 
saiut  public,  venait  demander  le  sacrilice  d'une  partie  de  nos  libertés,  et  non 
leur  mort  que  souhaitaient  ces  deux  collègues  alors  en  grande  chaleur  mouar- 
cbiquc. 

Aux  affaires,  hors  des  affaires,  M.  de  Broglie  n'a  cessé  d'être  uni  duue  fra- 
ternelle intelligence  avec  M.  Guizot. 

Et  cependant,  par  une  réaction  singulière  de  cet  esprit  qui  pousse  souvent  la 
iincèrité  des  erreurs  jusqu'à  l'obi osion,  il  protégea  la  formation  du  1""'  mars, 
et  jusqu'i  sa  chute  ne  cessa  d'être  le  conseiller,  le  parrain,  cl  comme  l'oncle  de 
ce  coquin  de  neveu.  Pourquoi? 

Ceci  est  de  l'hisleire  inédile  et  inconnue. 

U  T  a  eu  liune  illustre  dupe,  M.  de  Broglie;  un  mystiQcateur  supérieur  à 
Musson,  aujourd'hui  oublié,  M.  Uéniusal. 

M.  Rémusat  avait  apporté  à  M.  Thiers,  en  échange  du  portefeuille  de  l'in- 
lérieur,  le  refus  obstiné  de  IM.  de  Broglie  d'accepter  le  portefeuille  des  affaires 
ilrangèrcs,  la  certitude  pour  M.  ïhicrs  de  s'en  emparer,  et  par  dessus  tout  le 
fconcours  désintéresse  du  noble  duc. 

La  tache  de  M.  de  Rémusat  devint  celle-ci  :  persuader  à  M.  de  Broglie  qu'on 
gouvernait  par  lui,  lui  soumettre  les  projets  et  les  notes,  et  se  larguer  auprès 
du  pays  et  de  la  couronne  de  cette  haute  cauti'  n  monarchique,  de  chI  appui 
crédule  et  subtilisé. |Cette  fameuse  note  du  8  octobre,  écrite  par  SI  de  Uémusat, 
M.  de  Broglie  crut  l'imposer  à  .^1.  Thiers  qui  lit  semblant  de  s'en  défendre,  pour 
diminuer  la  responsabililé  qu'il  entrevoyait  déjù. 

Dans  cette  prestidigitation,  le  jeu  de  M.  de  Rémusat,  déserteur  des  conserva- 
teurs-îlolé  cl  des  doctrinaires-Guizol,  consistait  à  paraître  parmi  ses  collègues 
fort  de  quelqu'un  et  de  quelque  chose,  et  i  faire  poids  avec  31.  de  Broglie  qu'il 
avait  escamoté. 

C'est  qu'aussi  la  victime  de  ce  tour  de  page  ne  se  pique  pas  de  rouerie  et  de 
subtilité.  Nous  appellerions  volontiers  SI.  de  Broglie  un  théologien  politique  et 
religieux  ;  c'est  un  catholique  à  la  manière  belge,  pratiquant  et  discipliné,  ayant 
des  scrupules  de  carême,  des  dislinctions  d'églises  pour  se  confesser  et  prier,  ob- 
servant le  jeune  cl  toutes  les  fêles  canoniques,  rêvant  des  théories  de  fraternité 
chrétienne  et  universelle,  dévorant  les  livres  pieux  français  et  étrangers;  capa- 
ble de  disserter,  au  coin  du  feu,  pendant  dix  heures  d'horloge,  sur  des  questions 
de  la  grâce,  avec  M.  Doudan,  son  secrétaire  et  son  ami,  ame  élevée  et  d'une 
exquise  délicatesse,  préoccupé  des  mêmes  idéts  sur  les  matières  religieuses,  po- 
litiques, morales,  et  toujours  disposé  i  faire  la  partie  de  cet  esprit  absolu,  poin- 
tilleux, tourmenté  de  la  forme  et  amoureux  des  siibtiliiés  du  dogme.  Coimne 
ministre  et  comme  homme  privé,  SI.  de  Broglie  traite  tout  avec  la  passion  du 
séminaire  plutôt  qu'avec  la  chaleur  de  l'ame;  et  ce  qui  vient  de  lui  est  plutôt 
imprégné  de  l'huile  de  l'étude  qu'éclairé  du  feu  de  l'imagination.  Comme 
homme  public,  il  manque  d'éléganc  ■,  de  tact  et  de  goût  ;  comme  homme  privé, 
d'affection  et  de  sensibilité  vraie  :  ayant  ce  qu'il  faut  pour  discipliner  un  cloilie, 
et  rien  de  ce  qu'il  faut  pour  gouverner  un  état.  Pour  lui  la  Charte  n'esl  pas  un 
pacte,  mais  un  rituel. 

C'est  la  probité  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  pur  et  de  plus  étroit,  l'intelligence 
dansée  qu'elle  a  de  plus  cullivé  et  de  plus  aride;  un  modèle  de  désintéresse- 
inent  et  presqu'un  type  d'avarice  :  une  très  belle  ame  el  un  petit  esprit;  de 
vastes  facultés  dirigées  dans  une  impasse. 

A  le  voir  anguleux,  amaigri  par  la  controverse  et  l'abstinence,  marchant  le  dos 
courbé,  le  chapeau  en  arrière,  les  bras  tourmentés  de  tics  ;  à  voir  ce  visage 
mince,  ce  front  déprimé,  ces  paupières  nerveuses  qui  tressaillent  sur  ce  regard 
éteint,  on  reconnaît  tout  de  suite  l'homme  d'état  qui  a  plus  de  dogme  que  d'o- 
pinion, cl  plus  de  conviction  que  de  jugemenl. 

Hautain  et  inabordable,  c'est  un  de  ces  grands  hommes  que  l'opinion  publi- 
que salue,  et  qui  ne  le  lui  rendent  pas. 


FOBTOAIT   OS    M.    PASQUIEH, 

C'est  le  dernier  conseiller  arrivé  au  parlement  cinq  ou  six  mois  avant  la  chute 
révolutionnaire  de  ce  grand  corps.  Il  descend  d'Etienne  Pasquier,  un  des  bons 
premiers  écrivains  de  la  langue  française  ,  et  que  Henri  lY  employa  utilement 
en  plusieurs  de  ses  affaires. 

D'origine  parlementaire,  comme  M.  Mole,  avec  la  différence  du  conseiller  au 
premier  président  ;  comme  lui,  mais  à  dix  ans  de  dislance  par  les  années,  ayant 
débuté  au  conseil  d'élat.  el  suivi  la  foi  tune  de  l'empire,  ayant  enfin,  avec  le  chef 
du  15  avril,  des  points  de  ressemblance  qui  vont  se  retrouver  dans  les  linéamens 
de  ce  portrait,  M.  Pasquier  semble  le  Sosie  de  M.  Mole. 

Quand  éclata  la  -évolution ,  au  lieu  de  se  jeter  dans  la  bagarre  de  l'ardent 
d'Epremcsnil,  avec  la  section  des  enquêtes,  M.  Pasquier  imita  plutôt  le  prudent 
HuguetdeSémonville,  sans  toutefois  pousser  l'habileté  du  savoir-faire  jusqu'à 
servir  la  république  ,  comme  ce  diplomate  supérieur  el  charmant ,  qui ,  dans  ses 
ambassades  d'alors ,  cumulait  la  confiance  du  comité  du  salul  public  avec  la 
gratitude  des  princes  émigrés. 

Bornant  son  art  naissant  à  se  bien  cacher  et  à  sauver  sa  tête,  M.  Pasquier  se 
réfugia  dans  quelque  pauvre  petite  propriété  du  Perche,  humble  chaumière  com- 
parée à  Chaniplàireui. 

Son  éducation  appartient  à  l'ancien  régime;  éducation  de  bonne  race  et  de 
bons  livres,  l'orlifiée  par  les  leçons  de  l'adversité. 

Le  consulat,  les  piél'ere.iccs  de  Mme  Beauharnais,  le  pouvoir  de  Cambacérès, 
qui  voulait  faire  oublier  son  séjour  à  la  convenlion,  toutes  les  influences,  enfin, 
dont  nous  avons  déjà  parlé  ,  ouvrirent  a  M.  Pasquier  la  carrière  des  hauls  em- 
plois civils  que  Bonaparte  voulait  relever  par  l'éclat  des  vieux  noms  qu'il  sem- 
blait avoir  mis  en  conscription  à  cet  effet. 

Il  fui  nommé  mailre  <les  requêtes  au  conseil  d'état,  alors  que  c'était  un  litre, 
et  non,  comme  aujourd'hui,  un  habit  el  un  galon  pour  déguiser  cl  marier  les  re- 
jetons imberbes  de  l'esconiple  cl  du  comptoir  ;  et  a  ce  litre  il  apporta  sa  bonne 
part  au  travail  de  nos  codes;  là  commencèrent  ses  liaisons  avec  les  Siméon,  les 
Portails,  les  Slolé.  les  Baianle,  les  Séguicr  el  surtout  les  Tallcyrand. 

Pléiade  d'hommes  d'état  nés  sous  l'ancien  régime  el  assouplis  par  le  nouveau, 
propres  au  travail  et  accessibles  au  plaisir,  studieux  et  éiégans,  hommes  de  tran- 
sition et  non  pas  traîtres,  bons  conseillers,  mais  non  pas  serviteurs  aveugles, 
prévoyant  la  tlinte  des  pouvoirs,  jamais  ne  la  prétipilanl;  sans  larmes  pour  les 
djpasiies  qui  s'en  vont,  miis  non  sans  utilité  pour  le  pays  qui  reste,  gens  d'affai- 


res et  de  commerce  poli,  modèles  d'hommes  qui  ne  se  retrouveront  plus,  au  mi- 
lieu des  insignifiantes  phases  d'un  état  de  choses  qui  semble  tourner  à  la  petite 
ville. 

Vers  l'époque  où  le  soldat  parvenu  demandait  comme  butin,  comme  consé- 
cration de  la  victoire,  la  main  d  une  princesse  autrichienne.  Al.  Pasquier  fut  ap- 
pelé à  la  préfecture  de  police  a  la  place  de  celui  qu'on  nommait  sèrieusenitul, 
alors,  M.  le  comte  Dubois. 

Napoléon,  aussi  bien  cl  mieux  que  le  gentilhomme  le  plus  ferré  sur  l'étiquetle, 
tenait  compte  des  nuance  de  noms  cl  des  inégalités  de  naissance. 

Il  nommait  M.  Pasi|uier  préfet  de  police  cl  Al.  Alolé  grand-juge,  parce  que 
c'élait  la  gradation  qu'il  croyait  devoir  observer  entre  le  petit  et  le  grand  parle- 
mentaire. 

Dans  toutes  ces  distributions  du  pouvoir,  dans  celle  organisation  civile  de  sa 
machine  toute  guerrière.  Napoléon  obéissait,  par  une  sorte  d'iiisiincl  royal,  a  des 
inspirations  de  Louis  XIV,  en  plaçant,  par  exemple,  à  la  piéfecturc  de  police, 
un  homme  de  la  robe,  de  l'élolle  et  du  caracière  desla  Ucyiiie  eldes  d'Argenson 
dont  Saint-Simon  cl  Foiitcnelle  nous  ont  laissé  de  s  jolis  portraits. 

Pour  l'armée.  Napoléon  n'admettait  que  la  recoiuniandatioii  du  canon,  n'ac- 
cordait de  faveurs  qu'aux  apostilles  de  la  victoire. 

Pour  tout  ce  qui  était  civil,  il  su  complaisait  à  des  jeux  de  bascule  et  de  com- 
pensations, distribuait  dans  ses  services  une  part  égale  aux  idées  d'ordre, 
d'Iiiérarchie,  de  modération,  el  aux  exigences  révolutionnaires  qu'il  fallait  par- 
fois saiisfaiie  ;  leinpérail  te  choix  d'un  nom  aristocratique  par  celui  d'un  nom  de 
fiaiehe  date. 

Ce  qu'il  fit  pour  M.  Pasquier,  dont  l'élévation  devait  plaire  au  faubourg  Saint- 
Germain,  mais  en  lui  donnant  pour  supérieur  le  duc  de  Uovigo,  brave  inaine- 
louck  de  l'Kmpire,  repiésenlant  la  force  el  la  nouveauté  du  conquérant. 

Ce  qu'il  Ut  encore,  quand  il  nommait  à  la  fois  ministre  de  l'inierieur  M.  de 
Montalivel,  homme  de  raie  et  de  traditions  parlementaires,  el  directeur-géné- 
ral de  la  librairie,  un  général  d'artillerie,  sabreur  et  peu  croyant,  M.  le  baron 
de  Pommercul. 

Ce  qu'il  avait  fait  dès  l'ahord  et  dans  l'organisation  du  consulat,  par  l'accou- 
plement de  Cambacérès,  ex-montagnard,  et  de  Lebrun,  devenu  la  providence 
des  émigrés. 

L'histoire  administrative  de  ce  temps-là  se  contente  de  ces  noms  que  le  désor- 
dre d'une  époque  de  transition  semble  avoir  rapprochés  pour  qu'ils  se  cho- 
quent, tandis  qu'une  prcmédilalion  profonde  les  a  réunis  pour  qu'ils  se  balan- 
cent. Tout  démonirc  que  l'art  de  gouverner  par  la  bascule,  par  la  fusion  et  par 
les  centres,  date  du  consulat;  d'où  il  suit  que: 

Le  premier  créateur  du  juste- milieuen  France,  ce  fut  NapoUon-le-Grand. 

Piél'et  de  police  dans  un  munienl  où  l'empereur,  un  peu  détaché  des  révolu» 
tionnaiies,  penchait  plus  souvent  vers  les  monarchiques,  Al.  Pasquier  remplis 
sa  place  avec  une  dextérité  pleine  d  élégance.  Homme  de  l'ancien  régime  bien 
appris  cl  magistrat  d'un  empire  dont  le  niaitre  devait  aimer  les  fialleries  assai- 
sonnées pour  son  goùl  guerrier.  Al.  Pasquier  se  mit  à  boutonner  son  hubit  d'une 
manière  un  peu  cavalière,  iiiiroduisanl  dans  le  civil  l'étrangeté  du  pantak.n 
collant  et  de  l'ahiloineii  serré,  sorte  de  tenue  militaire  dont  il  semble  que  de 
nos  jours  on  ait  voulu  se  donner  comme  le  continuateur  par  des  prétentions 
chevalines  et  une  capacité  épcronnée. 

Dévoué  aux  gensUaulrelois,  les  Bourbons  non  compris,  il  protégea  ceux  de  sa 
caste,  tout  en  restant  détenteur  delà  cunliance  et  de  la  laveur  iinpéiiiiles.  On  se 
rappelle  l'affaire  Alallei,  ce  joli  tour  de  passe-passe  d'uncouspiraleur  sans  cons- 
piration, de  conjurés  sans  le  savoir,  quiécrouait  un  moment  a  la  prison  de  la 
Force  les  agens  supérieurs  dont  c  éiail  la  mission  de  les  y  mettre. 

Un  coup  de  foudre,  lancé  de  ftloscou,  vint  abattre  M.  Frochot,  le  préfet  de 
la  Seine,  tandis  que  des  complimens  et  des  éloges  encourageaient  et  remeitaienl 
en  selle  le  ministre  el  le  préfet  de  police. 

En  1814,  à  la  première  restauration,  le  ministre  accompagna,  par  devoir  el  de 
tout  cœur,  le  roi  de  Uome  el  l'impératrice  à  Blois;  mais  le  préfet  de  police  dut 
rester  à  X'aris. 

Ce  fui  une  des  occasions  où  M.  Pasquier  déploya  le  plus  de  patience  et  d'ha- 
bileté. Voyant  son  minisire  emporter  son  gouvernement,  il  conserva  sa  ville  et 
sa  place,  et  le  conseil  municipal  ayant  pris  l'initialive  du  dévoùmenl  el  de  la 
génuDcxion,  il  orna  de  llcurs  et  de  tendresse  pastorale  des  pioclamalions  qui 
chantaient,  à  la  façon  des  idylles,  le  retour  delà  paix  et  de  la  branche  aînée,  que 
six  mois  plus  lot  il  eût  consciencieusement  abrités  à  Vincennes. 

La  restauration  savoura  le  parfum  de  ces  flagorneries  et  s'en  montra  reconnais- 
sante. La  préfecture  de  police  fut  un  moment  supprimée  et  remplacée  par  la 
création  d'une  simple  direction  générale  de  la  police  sousALU.  D'André  elBeu- 
gnot;  mais  AI.  Pasquier  rentra  au  conseil-d'élat  qu'on  réorganisait,  avec  le  titre 
de  conseiller,  qu'il  tenail,  comme fll.  Alolé,  de  t  empire;  el,  pour  que  le  dé- 
dommagement lût  plus  complet,  ainsi  que  la  ressemblance  entre  les  deux  ju- 
meaux politiques,  il  fut  bientôt,  en  outre,  chargé  de  la  direction  générale  des 
ponts-et-cliaussées. 

Plus  monarchique  et  mieux  portant  que  AI.  Alolé  pcnd»jit  les  Cent-Jours,  et 
n'ayant  pas,  coinine  lui,  besoin  de  prendre  les  eaux; d'ailleurs  jugeant  bien  l'a- 
venir, il  se  tint  pur  de  tout  contact  avec  le  météore  de  l'Ile  d'Elbe,  el  prêt  pour 
la  seconde  restauration.  Dès  le  retour  de  Louis  XVII I,  les  portefeuilles  de  l'in- 
térieur et  de  la  justice  passèrent  par  ses  mains,  et  la  ville  de  Paris  le  nomma  par 
enthousiasme  député,  comme  un  symbole  de  modéraiion,  de  fidélité  a  la  charte  cl 
de  résistance  à  l'ullracisme,  qui  déjà  troublait  le  Alidi  par  ses  réactions. 

Quand  AI.  Laine,  premier  et  grave  meiteur  on  scène  du  gouvernement  repré- 
sentatif, quitta  la  présidence  de  la  chambre  pour  le  ministère,  on  sentit  la  né- 
cessité de  choisir  un  talent  distingué  pour  lui  confier  le  rôle  vacant  ;  on  voulut 
un  beau  président,  un  personnage  poli,  sachant  cunduireiine  assemblée,  sans  pa- 
raîlre  la  mener,  distribuer  des  complimens  et  ménager  des  remunlrances,  tout 
tcnier  dans  l'occasion  et  ne  rien  compromettre,  et  ceslà  M.  Pasquier  qu'on 
songea. 

L'iniluonce  do  quelques  femmes,  la  nécessité  de  pourvoir  ou  d'affermir  une 
famille  nombreuse,  le  rclinrent  long-temps  balancé  entre  les  eaux  du  ccnire 
droit  et  les  oiidiilatioiis  du  petit  ruisseau  doctrinaire.  Esprit  souple,  malléable, 
épanoui  au  pavillon  de  Flore,  supporiéau  pavillon  .Marsan,  il  faisait  partie,  com- 
me ministiedes  affaires  étraii.:ères,  du  cabinet  dont  Al.  de  Richelieu  était  pré- 
sident sans  porlereuille,  quand  furent  proposées  les  lois  du  double  vole. 

Avec  ses  traditions  im()érinles,  peu  favorables  à  l'Anglelerre,  que  quelques 
grands  esprits  ont  heureusement,  comme  .M  Alolé,  osé  conserver  dans  nos  as- 
semblées trop  cnmmcrciales,  AI.  Pasquier  dut  incliner  alors  vers  la  politique 
fusse  qui  devrait  cire  la  poliiiquc  de  la  France,  si  Je  plagiai  niais  de  la  consiili» 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


57 


lion  anglaise  n'avait  pas  égaré  d'autres  hommes  d'clat  hors  de  nos  intérêts  vé- 
ritables. 

D.iiis  celte  position  considérable,  on  ne  peut  reprocher  à  M.  Pasquier  d  avoir 
donné  quelque  sollicitude  au  sort  des  siens,  de  ses  frères,  dont  l'un  fut  directeur 
de  la  caisse  dainortisserneni.  l'autre  directeur  de  radiuinislralion  des  tabacs; 
mais  le  fait  est  que  personne  ne  se  trouve  plus  riche  que  lui  en  neveux,  en  cou- 
sins, en  gendres,  en  vieilles  parentes,  ni  plus  en  fonds  de  bienveillance  pour  les 
établir  et  les  proléger. 

L'arbre  administratif  est  chargé  des  rejetons  de  celte  famille:  il  n'y  a  qu'à  le 
secouer  pour  en  faire  tomber  des  Pasquier. 

VWlmanach  royal  cslicur  livre  d'or.  Etre  parent  ou  allié  d'un  Pasquier, 
c'est,  comme  la  qualité  de  gendre  de  il.  Thomas,  une  profession. 

Comme  orateur  du  gouvernement,  M.  Pasquier  se  flatte  lui-même  d'avoir 
créé  un  genre  d  éloquence.  Ce  genre  est  tout  à  la  fois  évasif  et  insinuant,  élégant 
et  convenable;  en  d'autres  lerines,  c'est  l'insigniliance  qui  ne  dit  pas  grand'- 
chose  parce  qu'elle  pense  à  tout,  qui  consiste  à  répondre  toujours,  sans  se  com- 
methcjauiais. 

Ce  goût  se  retrouve  dans  la  façon  dont  il  praiique  les  affaires.  Ce  qu'il  re- 
cherche, c'est  moins  l'intelligence  qui  illumine  les  questions  de  traits  subits  et 
nouveaux,  que  la  capacité  qui  fait  bien  son  sillon. 

Jl.  Pontois,  l'ambassadeur  d'aujourd'hui,  alors  attaché  avec  quelques  jeunes 
gens  à  son  cabinet,  lui  paraissait  son  meilleur  élève. 

Obligé  de  céder  devant  la  grande  réaeiion  royaliste,  M.  Pasquier  prit  place, 
à  la  chambre  des  pairs  dans  cette  opposition  modérée,  habile,  qui  n'aspirait  pas 
au  renversement  de  la  branche  aînée ,  mais  au  perfectionnement  de  nos  lois  et 
du  jeu  de  la  machine  représentative. 

A  ce  tilrc.  M.  le  duc  d'Angoulènie  lui  accordait  des  préférences  marquées  et 
l'a  dm  ttait,  avec  les  Portai ,  les  Dode  de  la  Brunerie,  les  Tirlet,  dans  ce  cercle 
intimeede  m.inarchisles  éclairés  qui  avaient,  chez  le  dauphin,  une  sorte  de 
franc-p  arler  et  la  permission  d'émettre  par-ci  par-là  quelques  dogmes  à  demi 
libéiaux. 

L'empressement  de  M.  Pasquier  à  servir  la  révolution  de  juillet  n'eut  donc 
rien  de  choquani,  rien  qui  ne  fût  préparé  par  des  transitons  décentes  :  on  le  vit 
aider  au  mouvement  en  s'y  mêlant  sans  hésitation,  et  jouer  si  bien  l'à-pro- 
pos  qu'après  la  désertion  légitimiste  du  marquis  de  Paslorét,  il  prit  possession  de 
la  présidence  de  la  Chambre  des  pairs,  comme  d'une  dignité  qui  l'attendait  de- 
puis bien  long-temps. 

Et  c'est  encore  iii  un  nouveau  Irait  de  sa  ressemblance  avec  M.  Mole ,  il  eut 
l'habileté  d'apporter  à  la  dynastie  d  Orléans,  comme  ces  messieurs  l'avaient  dé- 
jà rattaché  à  l'empire  ,  le  dévoùment  de  la  portion  raisonnable  parlementaire 
et  terricre  du  lort/sme  français. 

Chez  ces  deux  hommes  d'état  on  reconnaît  le  même  culte  des  femmes,  les 
mêmes  allures  galantes  :  c'est,. i  s'y  méprendre,  le  même  type  de  vieillards' co- 
quets et  de  ci-devant  jeunes  hommes  politiques,  le  même  mensonge  de  cheve- 
lure, à  la  couleur  près. 

liais  il  faut  dire  que  la  perruque  de  M.  Pa-:quier  est  plus  franche  Elle  est 
d'un  blond  ardent  et  invraisemblable  ,  tandis  que  le  toupet  gris-lcndre  de  M. 
Mole  mêle  frauduleusement  ses  mèches  factices  à  quelques  cheveux  rares  et 
épuisés. 

La  perruque  de  M.  Pasquier  n'est,  à  bien  dire,  qu'une  coiffure. 

Le  toupet  de  M.  Mole  est  une  prétention. 

Quand  vient  le  soleil,  le  même  besoin  champêtre  s'empare  de  tous  deux,  mais 
d'une  manière  différente.  IM.  Mole  devient  mélancolique  comme  René  ;  M.  Pas- 
quier, au  contraire,  luron,  gaillard  comme  un  Colin  de  village.  Le  Sosie,  moins 
riche,  chevauche  dans  les  allées  de  Chitenay,  qui  n'est  pas  a  lui,  tandis  que 
M  .Violé  rafraichii  son  teint  et  son  esprit  sous  les  arbres  héréditaires  de  Chain- 
plâtrcux. 

Pour  que  la  ressemblance  s'achève,  il  faudra  que  M.  Pasquier  devienne  aca- 
démicien, ce  qui  n'est  pas  injuste,  puisqu'il  n'a  pas  plus  écrit  que  M.  .Ilolé,  et  a 
parlé  plus  souvent  que  lui.  M  Villemain,  l'habile  négocialeur  des  fauteuils,  a 
préparé  les  voies  a  ce  nouveau  candidat  politique  ,  qui  n'éclata  jamais  par  le 
sublime,  mais  qui  sait  plaire,  comme  M.  de  Saint-Aulaire,  par  une  loquêle  heu- 
reuse et  fluide. 

Très  éclairé,  mais  sans  prétention  à  l'universalité,  incapable  d'une  bouderie 
sournoise,  mais  facilemcni  querelleur,  M.  Pasquier  use  plus  de  bon  sens  et 
s'hérisse  moins  d'aspérités  d'amour-iiropre  que  M.  Mole  :  il  y  a  dans  ce  person- 
nage quelque  chose  de  plus  large,  do  moins  personnel,  de  plus  virilement  exer- 
cé :  plii>  prcu..cupé  du  gouvernement  que  d'un  portefeuille  ,  il  a  moins  besoin 
des  autres  et  s'en  sert  plus  volontiers  ;  conduit  plus  les  choses  à  la  léalilé  qu'à 
l'elfei,  et  ne  sacrilierait  ni  une  amitié,  ni  un  gouvernement  pour  une  blessure  ; 
il  ressent  profondément,  tout  de  suite;  ne  se  ménage  ni  sur  les  sentimens,  ni  sur 
les  termes;  enfin,  comme  le  disait  une  femme  de  sa  connaissance  :  M.  Pasquier 
est  soupe  au  lait  dans  ses  opinions  ;  il  s'enlève  et  s'apaise  vile. 

Un  détail  significatif  de  son  caiaclèrc,  c'est  l'opiniâtre  opposition  qu'il  fit  à  la 
nomination  de  certain  pair  de  France,  non  pas  à  cause  des  opinions  du  candidai, 
car  M.  Pasquier  a  la  manche  large  et  comprend  tous  les  gouvernemens  et  tous 
les  systèmes  ;  mais  à  cause  d'une  aventure  de  jeunesse  que  son  luliir  collègue 
avaii  conduiie  avec  trop  de  sagesse,  et  parce  que  celui-ci  étant  fonctionnaire  de 
l'empire,  avait  reçu  d'un  acteur  quelque  chose  qu'il  n'avait  pas  rendu  sur  place; 
a  la  ilifférence  de  M.  Dupin  et  dis  rcibins  qu'il  a  fanatisés  de  sa  jurisprudence, 
M.  Pasquier  estime  qu'un  homme  bien  élevé  ne  doit  en  appeler  à  |iersoiine 
pour  se  luire  respecter. 

1  lîeaii  vieillard,  dégagé  dans  sa  tournure,  heureux  de  sasimarre  de  chancelier, 
fidèle  au  pantalon  collant,  qui  montre  un  mollet  vétéran  des  boudoirs;  marquis 
du  taujU  delà  poliiiquc,  comptant  sur  siju  regard,  sur  sa  conversation  facile, 
haute,  sur  son  organe  l'oit  cl  timbré,  il  ne  néglige  aucun  des  moyens  hygiéni- 
ques qui  peuvent  lui  conserver  la  voix  fraîche  et  sonore,  aucune  des  ressources 
de  son  tempérament  sanguin  ;  de  même  que  "SX.  Mole  lutte  contre  les  hypocon- 
driaques inllucncesd'une  nature  bilieuse. 

Amateur  de  plaisirs  lins  et  de  bonne  cuisine,  il  fait  preuve  d'un  goût  exercé  et 
d'une  grande  délicatesse  d'hospitalité,  non  pas  dans  ces  ripailles  tumultueuses 
qui  réunissent  les  pouvoirs  parlementaires,  fort  peu  connaisseursen  bonne  chère, 
mais  dans  de  petits  dîners  dont  l'altrail  piincipal  consiste  dans  lolTre  assez  libé- 
rale d  un  vin  de  Bordeaux  des  grands  crûs  et  des  bonnes  années,  cl  dont  la 
collection  est  due  aux  soin.'; de  MAL  de  Basiard  et  Portai. 

Comme  tous  les  hommes  de  l'empire,  AI.  Pasquier  n  gardé  de  son  passade  aux 
alTaires  le  goût  de  la  police  et  la  cuiiositi'de  tout  savoir;  seulement,  pour  le  sa- 
tisfaire, M.  f  oudras,  un  conseiller  en  retraite,  lui  sullit. 


M.  Fondras,  trop  inconnu  pour  être  peint,  est  un  de  ces  personnages  qui  ser- 
pentent à  travers  les  petites  intrigues  des  hommes  d'état,  avec  la  permission  de 
tout  écouter,  et  quelquefois  la  commission  de  tout  redire  :  ses  bons  offices  con- 
sistent à  venir  répéter  dans  un  endroit  quelque  chose  qu'on  dit  dans  un  autre, 
pour  bénéficier  d'une  répartie  qu'il  se  hâte  de  remettre  en  voiture  :  personne  ne 
compte  sur  le  secret,  ni  celui  qui  reçoit  la  confidence,  ni  celui  qui  la  fait  faire. 
On  se  parle  ainsi  sans  se  voir,  sans  s'écrire,  avec  la  demi-liberté  d'un  my  stère 
qui  est  cen-é  surpris,  et  dont  l'intermédiaire  peut  être  désavoué  M.  Fondras  est 
une  façon  de  peliic  poste  commode  à  la  paresse  des  hommes  politiques,  pour  des 
communications  du  matin.  Dans  les  crises  sérieuses  on  le  déroule,  on  le  Irompe 
à  dessein,  les  doctrinaires,  cl  M.Thiers  surtout,  abusent  de  sa  candeur  scrviable 
pour  faire  arriver  a  ceux  qu'ils  appellent  les  vieux  de  la  politique,  les  fausses 
nouvelles  et  les  fausses  avances. 

Pour  faire  sa  récolte  quotidienne  d'anecdoles  supposées,  de  mots  échappés, 
d'observations  oiseuses,  M.  Fondras  va  voir  les  hommes  d'état  à  l'heure  où  ils 
se  font  la  barbe,  sans  avoir  l'e.-pnl  de  ceux  qui  la  font,  mais  la  bonhomie  de 
ceux  qui  se  la  font  faire. 

Le  vieux  L....  qui  a  été  quelque  temps  le  rival  de  M.  Fondras  dans  le  même 
rôle  politique,  disait  que  celui-ci  était  le  Florian  des  fonds  secrets,  parce  qu'il  ne 
voulait  céder  a  personne  le  droit  d'en  être  appelé  le  La  Fontaine. 

Puisse  M.  Pasquier  vivre  ling-temps,  d'abord  parce  qu'il  est  d'une  généra- 
lion  qui  sait  porter  la  vieillesse,  et  bien  mourir,  comme  .'U.  de  Talleyrand,  en- 
suite pour  nous  préserver  du  ans  encore  du  successeur  mal  appris  que  diverses 
royautés  lui  destinent.  (iV'ouvaJlM  à  la  main.) 


ETUDES  B£  ITIŒlUaiS  ETRAIVGEIIES. 

UNE  SORCIÈP.E  W  SÉ.\ÉG.VL. 

En  remontant  la  rivière  de  Surinam  depuis  la  Tille  de  Paramaribo,  l'œil 
ne  peut  se  lasser  d'ailniircr,  à  droite  et  h  gauche,  la  magnificen  e  de  ses 
bonis,  la  riche  nature  qu'on  découvre  de  toutes  parts,  la  végéiaiion  abon- 
dante et  vai  iée  qui  orne  les  deux  rives,  le  nombre  d'édifices,  de  moulins 
et  de  machines  à  vapeur  qui  les  couvrent.  Le  mouvement  continuel  des  len- 
boten,  des  ponts  chargés  de  marchatidises  ou  de  bois,  >  t  conduits  par  des 
esclaves  qui,  par  leur  chant  et  leur  gailé,  font  douter  que  ce  so  eut  des 
esclaves  ;  cette  foule  de  perroquets  perchés  sur  les  toits  des  canots  iu.liens 
à  voile  ou  à  rames,  tout  cela  ne  manque  jamais  d'étonner  un  étranger.  Un 
peu  au-dessus  de  la  ville  de  Paramaribo,  la  rivière  se  replie  vers  l'est.  A 
droiie  se  présente  la  crique  des  Diables,  ou  Duiiel.'-kreek,  bordée  de  plan- 
ta ions.  Plus  haut,  du  iiiéine  côté,  voilà  l'embuncliure  de  la  cnque  de  Para, 
ou  Parakteek,  que  longe  la  p'.amaiioii  du  Hou.tiii,  et  oii  se  trouvaii  ancien. 
nemeni  une  redoute  construite  par  ill.  Van  Sommelsdyck  en  16S5,  puur 
protéger  la  colonie  naissante  contre  les  invasions  des  Indiens.  A  voire  g-iu- 
ch?,  voici  la  criijue  de  Courapine,  ou  Conrapinekreck.  Plus  haut  encore, 
plusieurs  auti  es  criques  d  bouchent  dans  la  rivière,  p  irini  lesquelles  on 
doit  disiiniiuer  celle  d  te  de  Banister,  ainsi  appelée  d'après  le  nom  d'un 
dc.^  premiers  chefs  anglais  du  temps  de  Willoughby.  Elle  formait  en  cet 
endroit  une  île  appelée  Tuiiihu  zen.  Aujourd'hui  elle  est  jointe  à  la  terre 
ferme  par  l'encombreiuent  d'une  des  branches  de  la  crique. 

En  ce  même  endroit  se  trouvait,  à  votre  droite,  la  petite  ville  de  To- 
rsrica,  aussi  no.niinée  San'.o-Bridges;  elle  possédait  une  ceutaiuc  demai- 
soiset  une  chapelle;  mais  elle  est  aujourd'hui  entièrement  abandonnée, 
et  les  débris  mêmes  ont  disparu  sous  lei  végétations  qui  ont  envahi  le  sol 
où  elle  éta  t  assise. 

Ici  la  rivière  tourne  brusquement  vers  le  nord  en  décrivant  la  forme 
d'un  arc  de  cercle  et  monte  jusqu'à  l'endroit  oi'i  se  trouvait  autrefois  le 
village  de  Zandpunt,  Pointe-de  Sable,  où  l'on  prétend  que  les  preaiiers 
colons  s'établirent.  De  ce  villige  il  ne  re-te  plus  le  moindre  vesiige,  et 
l'on  y  trouve  aujourd'hui  la  plantation  la  Simplicité,  fondée  par  le  gouver- 
neur Matiritius,  (|ui  en  fut  possesseur. 

Un  peu  plus  haut,  on  voit,  à  l'occident,  la  criq'ie  de  Separipabo.  A  trois 
lieues  plus  haut  encore  ou  aperçoit  une  montagne  qui  domine  majestueuse- 
ment la  rivière.  Elle  est  co mue  sous  le  nom  de  S.ivane  des  Jui  s  et  est 
bordée  de  chaque  côté  par  une  val'ée  étendue,  aussi  riante  que  pittores- 
que. Au  n^ilicu  de  chacune  de  ces  vallées,  qui  ont  la  même  profondeur, 
roulent,  sur  un  sable  blanc,  deux  sources  d'eau  aussi  froide  que  la  neige 
et  d'une  couleur  rou^eâtre.  Pure  ou  même  raclée  avec  de  l'eau  de  pluie, 
celte  eau  n'est  guère  agréable  à  boire  ;  mais  lorsqu'elle  est  mêlée  avec  du 
vin  du  llliin  et  du  suer..',  e  le  pétille  et  produit  l'ell"  t  de  l'eau  de  Selter  ou 
de  l'eau  de  Spa.  C'est  à  ces  sources  que  las  bâiimens  vont  s'approusion- 
ner  d'ean  quaini  ils  en  inaiiiiiioni.  Le  sol  de  la  moniagiie  est  une  terre  ar- 
gileuse, f.iit  compacte  et  nul.iiigée  de  pierres  de  couleur  rouge.iire. 

On  trouve  au  sommet  de  la  montagne  dont  je  viens  de  parler  un  vil- 
lagc  habité  par  de  pniivies  jiiis,  au  nombre  de  cent  à  cent  ungi.  Il  se 
compo.'-e  d'environ  soivanie  maisons,  qui  formint  qujtre  rues.  Ces  mu- 
sons coi'set  vent  le  rarartère  de  cette  ccoii.unie  par  laquelle  se  disiin- 
guaient  les  |)re.ni"rs  juifs  qui  \inreiit  habiter  celte  contrée.  Le  derrière 
dos  maisons  donne  sur  les  deux  vallées  la;éra!es  ;  et,  du  côté  de  la  ri- 
vière, elles  ont  chacune  un  polit  j.irdin  dispo.sé  en  ainphiibé.itre,  ce  qui 
préseiile  un  coup  d'ivil  fort  agréable  et  lori  pittoresque,  surtout  du  côté 
où  le  débaniiieuienl  a  lieu.  .Au  centre  de  la  plare,  on  trouve  une  synago- 
gue bâtie  en  briques  dans  l'année  lùS.î.  Elle  a  9i)  pie  's  de  lon;:uèur  sur 
60  de  large.  L'intérieur  en  est  souiemi  par  de  gros  piliers  de  boi-,  et  la 
Voûte  en  est  proprement  travaillée.  Dans  une  belle  ar  noire,  on  conserve 
une  courouiic  dont  on  garnit  les  roulcau\  de  la  loi,  qui  sont  ou  arjcni 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


massif.  11  s'y  tioiivn  aussi  plusieurs  manuscrits  relatifs  à  l'origiue  de  cet 
et.  I)  isscnieiit  et  de  la  colonie. 

Vi,  ii-\isil(i  la  sviiagj,'ue,  à  quelque  cent  pas  de  distance  et  du  cOlé 
de  la  piaiiie,  se  tmuve  le  timetiùre  juif.  C'est  1 1  que  cuuiuicnce  le  cordon 
ou  li^ne  de  dcf  nse.  A  rô:é,  se  voit  la  maisjn  iconouiique  connue  sous  le 
novMh  Goiwtn-nenrs-Lust.  Elle  reiifenise  des  jardins  spacieux  et  une 
g!  ande  fiuantilé  de  bestiaux  pour  le  service  de  Ihopilal  Maui  iisbarg.  Ci  st 
là  (jUii  irivailleiit  les  criminels,  tant  ks  blancs  que  les  ncjrcs  ,  qui  sont 
coiiiia.:  ni's  aux  fers. 

De  llau  i  sbur;,',  en  suivant  le  cordon  qui,  commença  en  llllt,  a  150  à 
200  pieds  de  hirt;e,  et  qui  est  garni  de  postes  et  de  boc>  g^es  Opaii,  on  peut 
ni Icindre  en  quatre  liem\  s  de  marche  le  haut  de  la  Co:aa\v:,ne.  Après 
avoir  traversé  ceite  rivière,  on  suit  le  second  cordon  et  on  arrive  au  bord 
de  11  nier. 

i;n  remontant  toujours  le  cours  de  la  rivière  de  Surinam,  en  trouve, 
plus  haut  que  la  savane  des  Juifs,  à  gauche,  la  plantation  de  Acha,  célè- 
bre dans  les  annales  de  ce  pays  par  la  paix  qui  y  fut  conclue  avec  les  uè- 
gr.'s  fugitifs  de  Tambica.  Plus  loin,  à  droite,  s'élève  celle  de  Rama,  où 
fuiiimence  l'Oranjepad,  ou  route  d'Orange,  où  fut  établie,  par  le  baron 
Sprk,  une  rcdoiiie  appelée  Sarron.  Alarcliez  encore:  voici  leklein- 
Oi  anjepad,  ou  petit  chemin  d'Orange,  commencé  en  1750,  sous  la  drec- 
tiiin  iIl'  l'ingénieur  Bermont,  Cette  voie,  bordée  de  quelques  habitations,  a 
une  longueur  de  neuf  litues  et  communique  avec  la  Saraméca  en  fian- 
ch  ssani  la  crique  de  Pafa.  Mai  chez  toujoms  :  la  rivière  se  pie  vers  l'est 
et  reçoit  à  votre  droite  la  crii[ue  du  Maréchal,  ou  Maars  halkreek. 

A  votre  gauche,  s'étend  la  plaiilaiioa  de  la  Providence,  fondée  vers 
l'an  IGS'i  p.ir  les  sœurs  de  M.  Van  Sommelsdyck,  qui  étaient  arrivées 
dans  la  colonie  avec  un  grand  nombre  de  sectaires,  dits  lab  idistes,  les  lucls 
s'y  établirent.  Un  peu  plus  haut,  voilà  le  Kaaskreek,  ou  criiiue  de  Ni(  o- 
la's,  binsi  appelée  d'après  les  nègres  fugitifs  c;ui  s'y  iroiivairnt  éiabi  s.  A 
quelque  distance  delà  on  voit  s'clever,  au  mdieu  de  la  riviè:e,  près  de 
la  plantation  Reynesbcrg,  un  rorher  de  60  ou  80  p  cds  de  long,  où  toute 
emba  cation  qui  se  rend  à  la  moniasne  Bleue  doit  aborder.  Les  voya- 
geurs, piur  te  rendre  au  désir  dos  nègres  qui  conduisent  le  bateau,  su- 
bissent sur  ce  rocher  une  sorte  de  bapiême.  Ils  sont  tenus,  s'ils  veulent, 
selon  le  préjugé  populaire,  sortir  sains  et  saufs  de  ce  passagedaiigereiix, 
de  remettre  au  plus  âgé  des  nègres  une  calebasse  de  dram,  ou  eau-de- 
vie,  dont  il  verse  une  partie  dans  la  rivière  eu  prono^içant  quelques  pa- 
roles mystérieuses  et  cabalistiques,  et  dont  il  rcparid  ensuite  quelques 
gouttes  sur  la  tète  de  chaque  voyageur.  Cette  cérémonie  aiusi  faite,  les 
nègres  bateliers  vident  le  reste  eiilre  eux.  Enfin,  voil^.  tout  à  coup  dev;,ni 
vous  la  célèbre  montagne  qui  porte  le  nom  de  Blaauwe  Berg  {montagr.e 
bleue)  et  sur  laquelle  est  éiabli  un  poste  pour  surveiller  les  Indiens  et 
les  i.èjrcs  qu'on  rencontre  dans  les  environs. 

De  cette  montagne  on  peut  se  rendre  à  Cayenne.  Sur  la  roule,  on 
trouve  à  droite  et  à  gauche,  à  perte  de  vue,  des  rochers  d'une  pierre 
blciiàirc,  d'où  jailiissent  des  sources  d'eau  vive,  v.o.X  Us  bords  sont  vrai- 
ment remarquables  psr  l'éclat  de  leur  verdure  et  la  richesse  de  leur  vé- 


y  a  entassés. 

Plus  haut,  en  montant  toujours,  plusieurs  autres  criques  se  jettent  dans 
la  rivière,  entre  autres  le  Kompagnie^kreik,  où  te  trouve  le  po.^te  Vieo- 
ria  et  la  limite  de  la  partie  cuhivée  de  la  colonie.  Le  re^jle  de  la  rivière 
baigne  des  terres  incultes  et  sauvages  et  reçoit  encore  la  Sarakreck,  qui 
forme  une  île,  où  campa  la  peiiie  armée  commandée  par  le  sieur,Nepvcu, 
et  où  se  conclut  le  fameux  iroiié  de  pa'X  avec  les  nègies  fugitifs  de  Sara- 
Bca,  qui  assura  la  paix  tant  désrée  de  la  colonie. 

Au-delà  de  la  limite,  la  rivière,  dont  les  bords  sont  entièrement  sau- 
vages en  celle  partie,  est  inlerroaipue  p:r  un  grand  nombre  de  rochers 
d'où  l'eau  tombe  en  une  multitude  dt;  petites  cascades  qui  présentent 
l'aspect  le  plus  pittoresque.  La  dernière  de  ces  ca-,cades  est  d'une  chute 
très  élevée.  Elle  est  le  point  où  s'arrêtent  les  voyageurs  audacieux  dont 
la  témérité  ose  s'aventurer  dans  cette  terre  \iergc  et  pleine  de  périls. 
L'Euro|:é.n  ne  va  pas  plus  loin.  Les  nègres  fugitifs  et  ks  Indiens  sont  les 
seuls  qm  foulent  ces  vastes  soliiudes. 

Il  est  difficile  que  dans  un  pays  aussi  étendu,  à  cinq  degrés  de  latitude 
sepienirionale,  entrecoupé  d'un  grand  nombre  de  rivières  et  de  crisjues, 
etcouveitde  marais  et  de  bois,  l'air  ne  soitpîs  chargé  d'exhalaiiOus 
malsaines.  Ce  qui  contribue  en  outre  à  le  corrompre  ainsi,  c'est,  d'ui.e 
|;ai  t,  rcïtrème  chaleur  du  jour,  de  l'autre  le  froid  et  l'humidité  qui  ro- 
gnent durant  une  partie  de  la  nuit.  Les  orages  fréquens,  les  torrens  de 
pliiie  iiui  tombent  qnelquefois,  contribuent  beaucoup  d'ailleurs  à  entre- 
tenir cette  humidiié.  Le  jour  étant,  comni"!  on  sait,  ;j  peu  près  égal  à  la 
nuit  sous  l'équatcur,  et  le  crépuscule  éiaut  presque  nul,  le  passage  subit 
de  la  chaleur  au  Iroid  est  très  pernicieux  pour  la  sanié. 

Lesqni'tresa'sons,  qui  se  distinguent  si  fai'emcnt  en  Europe,  sont  à 
peine  sensibles  à  Surinam.  Elles  se  divisent  en  grande  et  en  petite  saison 
(le  sécheresse,  en  grande  et  en  peiile  sdson  dep'uie.  Et  même,  quoique 
f'es  divisions  soient  censées  correspondre  à  des  époques  fixes  de  l'année, 
)a  sécheresse,  la  pluie,  la  chaleur,  le  froid  du  mat.n  sont  tellement  mêlés 
et  confondus,  qu'il  est  presque  impossible  de  distinguer  les  saisons.  Néan- 
moins, c'est  ordinairement  vers  la  mi-aovembre  que  la  saison  des  pluies 


commence,  et  vers  le  milieu  du  mois  de  mai  ou  le  commencement  de  juin 
qu'elle  linii.  Elle  est  l'hiver  de  ces  climats.  Les  pluies,  (lui  (emneiÉt  par 
torrens,  sont  suivies  d'une  température  de  20  à  22  degrés  d?  chaleur. 

Lorsqu'on  jette  un  coup  d'oeil  sur  lis  terres  i|ui  sont  maintenant  en 
culture  dans  la  colonie  rie  Surinam,  sur  l'abondance  et  la  beauté  des  fruiis 
qu'on  y  trouve,  et  que  l'on  se  rappelle  ce  qu'étaient  ces  terres  il  y  a  peu 
de  siècles,  on  s'étonne  de  ce  qu'ont  pu  produire  le  génie,  le  travail  et  la 
persévérance  des  Européens  qui  vinrent  les  premiers  se  fixer  d-.ns  cette 
contrée.  Là,  bgés  dans  des  cabaces  de  feuides,  exposés  à  l'excessive 
chaleur  et  à  l'insaluiiriié  du  climat,  se  nourrissiiil  de  poissons,  de  p cales 
ei  de  bananes,  alimrni  qui  occasionnent  des  fièvres  et  rendent  !e  leiut 
pâle  et  livide,  ils  avaient  encore  à  redouter  les  naturels  du  pays,  que  Ion 
croyait  anthropophages. 

Oue  de  cbangenieus  ont  eu  lieu  depuis  celte  époque,  et  quel  remii  l'é- 
tonaement  de  ces  hoamies  s'ds  voy^iient  ce  qu'est  deveim  leur  ouv.agc  ! 
Aces  mis  râbles  cabanes  qui  n'étaietu  la  plupart  qje  des  carbeis aban- 
donnés par  les  Indiens  ont  succédé  des  édifices  qui  peuvent  ciré  mis  au 
rargdenos  belles  maisons  de  fjlaisance  d'Europe.  Les  moules,  mrs  pir 
des  ijjiaSi  ou  des  mulets,  sous  un  toit  de  feuilles,  ont  été  remplaçais  p;r 
des  moulins  placés  Jans  des  édifices  spacieux  et  que  fout  mouvoir  Tenu  el 
la  vapeur.  La  neuriiture,  qni  était  celle  des  indigènes,  a  f.iit  place  au 
luxe  des  tables  de  l'Europe.  Enlin,  les  bcis,  les  forêts,  les  marais  soit 
couveris  mainienant  de  cannes  à  sucre,  ùi  caOers,  de  cotonniers,  de  ba- 
naniers, de  champs  de  riz,  etc. 

Pour  former  une  nouvelle  plantation,  la  Maatschappy,  ou  Compagnie 
dei  Indes,  cédait  ii  chaque  nouveau  colon  deux  mille  acres  de  terres,  bois, 
forêis  et  marais.  Aujourd'hui  on  n'en  accorde  plus  guère  que  cinq  ceius 
acres. 

Quand  on  est  en  possession  de  cette  terre  vierge,  on  fait  choix  d'une 
place  à  pioxirailé  d'une  rivière  ou  d'une  crique,  pour  y  construire  la  mai- 
son du  m.itre,  laquelle  fait  ordinairement  face  à  la  rivière.  Celle  mais  n 
esi  bâtie  en  bois,  ce  qui  est  plus  ssin,  et  élevée  sur  un  mur  de  briques  de 
deux  à  ireis  pieds  de  hauteur.  Un  perron  en  forme  l'entrée  sous  une  ga- 
lère ouverte  qui  règne  tout  le  long  de  l'éùilicc.  Les  maisons  des  planteurs 
et  des  misties  retirés  sont  beaucoup  plus  modesles  et  porteui  le  nom  de 
coinbès. 

A  quinze  ou  vingt  pas  derrière  la  maison  da  maître  se  trouve  h  cuisine, 
garn  e  de  loes  les  ustensiles  nécessaires,  ainsi  que  d'un  four  potir  faire 
cuii  e  le  pain.  Ces  cuisines,  qui  n'ont  pas  de  cheminées,  ne  possèdent  que 
des  fonnieaux  coHKiruiis  en  briques,  élevés  de  quelques  pieds  de  terre  et 
cha'  Dés  par  du  bois,  ta  fumée  se  répand  dans  tout  l'éJiUee  et  s'éch.qipc 
pai'  les  0  vertures  pratiquées  au  toit. 

Ue  l'auirc  côié  et  vis  a-vis  se  trouve  un  autre  i>âliment  qui  s:rt  de  ma- 
gasin pour  les  provisions,  ain-i  qii'i»  abriter  les  inslrumens  aratoires.  A 
quelques  p-is  eu  arrière  sont  placés  plusieurs  granges  ou  biriiiuens,  les 
uns  pour  renfermer  des  tigres  <td'autres  animaux,  les  bœufs,  les  vach.s, 
les  cochons,  les  moutous,  les  chèvris,  les  poulets,  les  canards  elles  din- 
do  s,  ('ont  char,ue  p'anieurest  ordin.i  ement  bien  fourni  pour  son  usage, 
mais  sariout  pour  bien  leccvoir  les  étrangers  et  ses  amis. 

Les  nuires  bâ.'inuns  servent  à  loger  des  personn^'S  aitachécs  au  service 
delà  plantation.  A  quel  [ues  centaines  de  pas  de  là  et  ordinairement  eu 
vue  delà  maison  du  leailre  ou  di  logement  des  surveillans  se  trouve  un 
vi  Ifge  ou  hameau  qui  se  compose  de  plusieurs  carbe's,  ou  négreries, 
construits  en  planches  etcouvens  de  feuilles  de  bananiers,  avec  une  jie- 
lile  porte  it  dciix  p  lies  fenèt  es  ou  lucarnes  à  voleîs,  L'inôrienr  ne 
préseuic  oriinaii  émeut  qu'une  pièce  planchéiée.  Ces  maisons  sont  en- 
touiées  de  palissades  pour  conserver  les  légumes  et  la  volaille. 

C'est  aussi  sur  le  derrière  ou  sur  les  côtés  que  se  trouvent  les  loges, 
les  grangis  et  Ls  bâtimens  des'iinés  à  la  fabrication  des  produits  de  la 
phiitaion. 

Sar  le  bord  de  'eau,  od  voit  un  embarcadère  ou  nne  guérite,  où,  pen- 
dant h  nuii,  il  y  a  toujours  des  nègres  de  gsrdo,  placés  autour  d'un  ieii 
et  qui,  par  intervalles,  font  entendre,  au  moyen  d'une  longue  corne,  des 
sons  lige  bras  ct  prolongés.  Ces  cris  sont  répétés  par  d'autres  nègres  qui 
sont  de  garde  aux  moulius  ou  chargés  de  la  surveillance  de  quel  jues  au- 
tres bà  imons. 

Les  habiians  riches  elles  planteurs  se  servent  d'un  tent-boot,  ou  nî- 
celle  h  tente,  qui  est  ornée  et  décorée  avec  ;ani  de  luxe  qu'elle  coiile  sou- 
vent i,5;)0  llorius  des  Pays-Bas.  Elle  se.t  pour  aller  d'une  phn:aiion  à 
une  autre,  oa  pour  venir  à  la  ville.  Ces  petits  voyages  seraient  difficiles  à 
faire  par  terre,  ct  d'ailleurs  toutes  les  plantations  sjnt  situées  au  bord 
des  rivières. 

Le  tenl-boot  est  conduit  par  six  ou  huit  nègres,  qui  sont  d'excellens 
ranieui  s  ;  c'est  égalenieui  un  nègre  qui  t  cnt  le  gouvernail. 

La  médecine  est  exercée  h  Siiriuam  à  peu  près  comme  elle  l'est  en 
Europe,  et  les  médedns  n'y  mariOiieiit  pas,  non  plus  que  les  pharmaciens 
dont  les  boutiques  sont  arrangées  avec  beaucoup  de  luxe  ct  de  gon'. 
Même  en  admellant  ipio  les  médecins  qui  se  trouvent  dans  la  colnnic  pos- 
sellent  tous  1  s  talens  ct  l'expériencd  nécessaires,  lart  de  guérir  y  fera 
peu  de  progrès;  les  meilleurs  le  nèdcs  etl  so'jservations  l:s  plus  exacies 
dcviement  inuiiles  par  l'iiabiiude  qu'on  a  de  se  servir  également  des 
moyens  de  guérisoii  donnés  par  les  devins  et  des  drogues  ■"onseillées 
quelquefois  par  des  nègi  es  ct  des  négresses,  ce  qui  produit  ordiniirement 
les  plus  funestes  effels,  Le  nombre  de  ce?  emp  riques  est  très  considérai 


LE  MAGASIN  LmÉRAIRE. 


59 


JjIc  dans  les  deux  sexes.  C'est  ordinairement  à  la  boutique  du  tailleur  en 
vogue  parmi  les  iifcgn'sque  l'on  trouve  d^'S  s.iicières  ;  cis  boitiiiues  ser- 
vent de  lieu  d.!  reuclez-voiis  au\  oisils  cmiiiiic  les  calés  en  Euroi)i.'.  Le 
sorcier  ne  se  |  rrseiie  jainuis  que  le  jour  suivant,  pour  avoir  le  temps  de 
pieiiilic  coiina  ssaiice  Ue  c  qui  ee  passe  d.ius  la  maison  du  malade  et  sa- 
voir s'il  y  vi;  ut  un  médecin  blanc,  l'oiir  cela,  il  va  se  pro;iu';ier  su-  la 
place  pidillipie,  prend  des  iiifonuationi  à  droite  et  à  gautlie,  ue  pour 
li'.sicciKillinruiie  p.rande  lines-eet  eu  failsoii  piolit.  l.orsiuM  esien  pré- 
fciicc  du  uiaidde,  quoidiitai  emeiil  entoureiit  île  vieilles  négresses,  il  lui 
deiiiaïul-  ce  qu'i'  a,  quelle  est  la  natrje  d  s  d;iu!t  uis  qu'il  l•es^el)l,  à 
quiiie  pariie  du  corps  il  souffre,  s'il  a  1;  li6'.jeoaune  inllammatioii  au 
b;is-veiitre,  etc. 

A  cliaiue réponse  du  malade,  l'Escula  u  rtîî  t  'gestes  pareils  à  ceux 
di'sclKiilatans  de  fraeaax.  Alors  toui  le;  aafeiai»   li  deiuanduit  : 

—  C.miira-t-il? 

—  Mi  no  fabi  (je  ne  sais). 

—  Le  guérirez-ious  ? 

Wéme  réponse  accompagnée  de  force  extÏ4iiali'  is,  telles  que  : 

—  Mais...  je  ver. ai...  je  consulterai  ,.  Wass  il  me  faudrait  bien  quel- 
que chiise  pour  m'écl.iii  er. 

Celle  driuaude,  qui  est  prévue,  coûK  tOjJour?  au  malade  de  un  à  dix 
lloiiiis,  suiv  'ni  s:  s  moyens. 

Le  It  ndemai!!,  l'einpii  ique  revient  et  dei  pnde  ^n  peu  d'eau  de-vie  ou 
de  ihmndansunvine.  Il  y  jette  du  graut  m  pLifidiai,  ou  po,vie  de  Aîa- 
lajia  pdé.  11  buU  un  peu  de  ce  mé'ange,  co  faii  boire  égal<'meiit  au  raa- 
ia  e  et  jette  le  rese  par  la  fenêtre,  en  nf  rmotlanl  queupies  mois  à  voix 
b,'.s-e.  Il  donne  ensuite»  à  une  dss  nègres. '•es.  qti  est  oïdin.iuement  d'ac- 
coril  ave(-  lui,  qiiol(|ues  herbes  et  racines  pour  les  l'aire  cuire  ei  les  aJ- 
nlini^l■er  au  m  lade  ;  depuis  ce  uioavent,  .îoat  (foit  passer  par  les  mains 
de  cctie  nvgresse.  Si  le  malade  a  la  d&vK  ca  s'il  a  mal  à  la  tète,  on  lui 
fiil  pp  ndii'  la  même  drogue;  s'il  a  des  ti  jDcliée>  on  lui  en  l'.iit  un  cata- 
plasme (;u'on  ap,;Hque  sur  le  ventre.  E  i  in,  c'est  le  remède  uniyersïl, 
c".  st  la  panacée  desiiuée  à  combattre  tou'  ;s  Jes  maladies. 

El)  !>  en  !  malgré  l'ii^norance  et  le  ci)  alataiiisuie  de  ces  jongleurs,  ils 
sor.t  consultés  secrètement  comme  d(so.»c!('s  ;  et  ce  n'est  pa.i  seulement 
pa.-  les  indiL;èiies,  mais  par  des  blaiics,  et  sîsnoat  par  les  femmes. 

Si  le  nudiide  meurt,  l'tiscul  ip  >  ne  maurpie  e.;is  de  dire  que  c'est  l'effet 
d'iiii  puisou  (pli  lui  a  été  administré.  Ans.-i  l'assurance  et  1  ellronlerie  de 
cescli;irla  ans  ont  pLis  d'une  l'ois  compromis  ilc.3  innocens,  lanJisqi'oa  ne 
dev.iii  so.ivenl  iîjpuier  la  mort  qu'à  l'ignorance  ou  à  la  mJ.  dresse  des 
empiriques. 

\  uil  :  géiiéralemr-nt  comment  les  n^g^es  et  les  négresses  pratiquent  la 
niéleciiie  e(  guériss  ut  burs  malade-.  On  en  li'ouve  ceiicnlani  purmieux 
qui  connaissent  les  Vi  rlus  des  planies  méJiL'iiiales  du  p.iys  et  qui  ont  sou- 
vciit  réussi,  même  dans  di's  cas  graves,  ii  l"ur  grand  éiouuer.jent,  il  est 
vr,  i;  mais  ccu\-là  sont  rares.  Uii  de  ces  (laasi  a  donné  son  nom  à  un 
boisd^uit  il  av. lit  découvs'it  les  prepiié^és:  le  (iiuuitlwut  (sa'sepa  eiUc), 
et  1  s'est  rendu  fameux  par  le  gr.ind  â^e  i  uiuel  il  est  parvenu,  par  les  cu- 
res éionnanies  qu'il  a  faites  tt  eolin  par  1  s  prétendus  soriil^gts  qu'il  cm- 
ployidi.  La  pénétra  ion  de  son  esj  rit,  pluieurs  secrets  (|u"i!  lignait  des 
Indiens,  sou  ton  grave  et  presque  sévère  lo  squ'il  pai  laitau.v  nègres,  leur 
av.\ieiit  inspiré  un  grand  resj-.ec!  et  même  une  espèce  de  vénération  pour 
lui,  lell  ineni  quils  le  rcgarilaieist  couime  un  pri  ptiete  à  qui  Dieu  avait 
conlié  le  secret  de  la  vie  ImmaiHe.  Il  ;  vait  sur  les  maladies  du  pay.>  des 
connaissances  qu'il  n'a  jamais  voulu  conuuuniqucr  cl  qui  ont  été  enseve- 
lies avec  lui  en  1787. 

Si  la  mé;!e(ine  a  des  préjugés  à  vaincre  et  des  obstacles  jonrna'icrs  à 
roml),it(!e,  I.i  clnruigie  n'en  éprouve  ps  de  moins  grands  lie  la  part  de 
cliailatans  qui,  pour  soustraire  les  règrrs  au\  Iravauv  des  plunl  liions, 
leur  donnent  des  drogiu^s  propres  it  leur  causer  ou  à  eiilreti  nir  en  eux 
des  inlirniité;  ou  des  pla  es  (jui  les  rendiut  incupalilcs  de  travailler. 

Les  mal.ulii  s  i|ni  régnent  dans  la  colonie;  atiaqnrul  principalement  les 
tiè.res  et  les  créoles.  J'ai  remarqué  qu'elles  épargnuiit  les  Indiens.  Les 
princip.ili's  sont  : 

Le  mal  louge,  dont  les  symptômes  et  les  effets  at'aqucnt  et  rongent  les 
os. 

L'élépliantiasis,  dans  laquelle  les  jiimbes  deviennent  rugueuses  cl  pres- 
que aissi  grosses  que  celles  d'un  élé|)liaiil.  Cette  maludie,  qui  at  aque  les 
Loinmes  ci  Us  femmes,  est  du  nombre  de  relies  qui  se  commuiuiinent. 

Des  lieruicsetdes  inllamiv.aiions  qui  einpécbent  de  marcher;  des  liè- 
vres <le  ouics  espères,  surtout  des  lièvres  bilieuses,  des  liydropisies,  des 
oplithalmies,  des  dysenteri  sopinifilre.":. 

Les  enfiiis  souflreui  des  ve.s,  de  la  cnqueluclie,  ctlesnouveau-niîs.du 
tétanos.  iMalgrè  ces  m  lidies,  rucune  épidémie  n'est  à  criiiudre  dans  la 
colonie,  et  les  ixemplcs  de  luiigévifé  n'y  sont  pas  rares.  Guillaume  Pélrus 
y  mourut  à  l'âge  de  loô  ans,  lilaiica  de  Brilio  a  llô  ans,  Sara  de  Vrie  à 
105  ans,  M.  Goedman  ii  92  ans,  d'aniicsencore  oui  aiteinl  cet  âge,  uiènie 
dcj  lilanc*:.  M.  Rlaloiiei  nqvi/rt:  qu'il  ri  lu'onf.i  en  177G,  ;i  Surinam,  un 
mil  t.iire  bançais  âgé  delll  aiisetqiii  av.iit  f,\ii  la  guerre  sons  Louis  XIV. 
11  était  aveugle  et  soigi.é  par  une  vieille  négresse. 

Pepui  Innii-teuqis  je  desirais  connaitre  une  de  ces  femmes  qu'on  ap- 
p  lie  sibylles  en  Europe,  qre  dans  le  pays  on  nomme  mamu  siv  kic  (mèr<  s 
d'^^srrpell  ),  ou  tvuter  inuiiia,  et  que  les  lù^res  re^^ur.ieiu  comme  des 
yriii'e.^.  Miiis  oii  iiîii  faisait  cra  ntiro  (jno,  comme  blaue,  il  me  fût  fort 


dillicile  de  les  voir.  Une  négres.se  que  je  connaissais  et  à  l.iquclle  je  0 
pan  du  désir  que  j  avais  me  proudtd'tr,  parlera  une  desescornaissances* 
Au  bout  (l'un  mois,  (Ile  m'anno  ça  qu'tlle allait  consulter l.i  waler  marna 
sur  le  sortdc  sou  cnlantqui  était  ma  ade.  Lui  a)  ant  renouvelé  1 1  prouicsse 
d'une  récompen  cet  de  ma  discrétion,  elle  me  donr;a  reni.'c2-\ous  sur  le 
i  1  lie  Brug  pour  le  lendemain  à  sept  heui  es  du  soir,  et  uous  n'eûmes 
gir  le  dy  luanq^icr  ni  l'un  ni  l'aure. 

Aussitôt  qu'el  e  me  vil,  elle  quiita  ses  compagnes,  en  s'achcminantvers 
le  h  lut  de  la  Samarcca-Straat,  1 1  je  la  snivis.  Au  bout  de  la  rue,  elle  prit 
qu"'ques  petits  cheiains  détourné-,  traversa  une  bais  et  se  dir  gea  vers  un 
boiquei  Ion  loulfu.  Après  qu  elle  eut  écarté  les  larges  feuilles  a'un  bana- 
nier, j'aperçus  une  cabane  irèa  basse  et  couverte  de  feuilles. 

Ma  condicirice  bappa  à  une  petite  porte,  qui  s'ouviit  cl  me  laissa  voir 
une  négres^e  vieille  et  décharnée,  dont  la  Ci^ure,  le  cou  et  la  poi  rinc 
étaient  tatoués.  Elle  avait  la  léie  enveloppée  d'un  drap  long,  de  cniou 
bl.i.ic,  dont  les  deux  b'ju's  venaient  se  lier  sur  son  dos  Une  jupe  blanche 
lui  descendait  depuis  les  reins  jusqu'à  mi-jambes,  cttou  es  l<s  autres  p,)r- 
ties  ducorps  élaient  nues.  Cftte  femme,  qui  n'était  éclairée  que  par  la 
fa  bis  lueur  d'une  lampe  qu'elle  tenait  à  la  lijain,  oll'rait  limage  vivante 
d'une  de  ces  fuiies  si  bien  décrites  pir  les  poîies  anciens. 

Après  avoir  répondu  par  des  signes  alliiiuatifs  à  des  questions  .auxquel- 
les je  ue  comprenais  rie^j,  je  fus  admis  dons  le  faiieiuaire,  c'est-iidire 
dans  la  première  p  ère,  où,  dans  un  coin,  se  trouva  eut  par  terre  une  cou- 
veriuie  de  laine,  deux  à  trois  calebasses  et  quelques  cruches  imiieunes 
sur  une  iieiite  table  de  i:ois.  Des  ironcs  d'arbres  servaient  de  chaises. 
Tel  était  ramenblemcnt  qui  composait  la  première  pièce. 

Après queliiues  paroles  échangées  avec  mon  inîroLiucirice,  la  sibjlla 
passa  dans  nue  pièce  voisine  par  une  peliie  porte  qui  se  trouvait  dans  le 
i'und  et  emporta  sa  lunière. 

Depuis  mon  arrivée,  j'avais  déjà  cru  apercevoir  quelque  chcse  de  noir 
accroupi  dans  un  coin.  L'!  silence  qui  s'aa  hteansia  pieie  de|iuis  le  dé- 
part d.ï  la  w.ilcr  mania  ijie  lit  ertendre  plus  disi  uctemenl  quelques  sou- 
pirs eiilrecoupés  de  ces  paroles: 

—  Tata,  tala  ivlpic,  vuie  (iJieu,  aide-tnoi). 

Mais  une  grande  clarté  que  je  vis  à  travers  les  planchas  de  la  cloison 
qui  me  séparait  de  la  piôre  voisine  vint  tout  à  coup  me  distraire  de  ce 
bruii  étr.nige.  La  petite  portj  s'ouvrit,  et  nous  fûmes  aiinis  dans  cette  es- 
pèce de  satieinaire,  qui  n'était  tel  ilré  que  par  une  L.mpe  dans  laquelle 
brûlait  de  re.>prit,  ou  voorloop.  Sous  celle  lampe,  par  ter-e,  se  trouvait 
un  !;rdnd  pot  de  terre  cuite,  rempli  d'e-iu  et  dans  leijuel  elle  conservait 
quel  [ues  u.es  de  ces  petites  cou'euvres  .que  to  s  les  Africains  ont  l'art 
d  apprivois  f.  Le  mur  éiait  couvert  de  peiiles  ii'olcs  d  homues  et  d'aui- 
maux  gro ■sièieuK'ui  modelées  en  terre  et  de  serpcns cmp  libf s. 

Après  s'èl'e  frappée  panlant  quelque  leaipsavec  une  branche  et  avoir 
fait  de,contorsi.),is  c.'in>ulsi.(s,  la  sioylle  pnt  un  b'U  .n  et  remua  à  plu- 
sieurs repris!  s  l'eau  da  vase  eu  s'adressant  à  uue  pcliie  figure  de  terre 
qui  se  trouvait  à  cô'.é  o't  Ile. 

Ma  conbictrice,  plas  m  >rtR  que  vive,  se  tenait  debout  vij-h-vis  de  la 
maina  SU'  k  e,  qui  lui  adressait  queljucs  paroles  ;  mais  el'e  n'y  répondait, 
dans  sa  terreur,  que  par  d..'s  signes  Je  tête  et  ei!  levaut  les  yeux  au  ciel. 
Ele  restait  d'ailleurs  i:umobi!e  comme  uue  statue. 

La  sorcière  (uii  d.ins  une  caleba.^.^e  de  l'eau  du  pot,  qu'elle  fit  boire  à 
la  négres-e.  Elle  la  tii  boire  iid'au'res  encore  et  lui  d.inuaqu'^'ques  her. 
bes  poer  être  admlnisirées  à  rcniliiit.  Tout  étant  Qui,  uo,;s  sortîmes,  e:  iq 
Reposai  mon  oH'r<.nde  dans  les  mains  de  la  sibylle. 

—  Tanqtde,  viafra  (merci,  miîire).  rae  rép  uditello. 

Et  nous  passâmes  dans  la  première  pièce,  où  je  revis  colle  masiîe  noire 
à  qui  l'avais  eniendu  pousser  des  souiùrs  si  dou  ourcux.  El  e  était  debout, 
f  t  je  devinai  à  soo  tatouage  que  c'étiii  la  prétresse,  compasue  de  la  si- 
bylle. 

Nous  rcvîniaes  par  le  même  chemin.  La  négresse  me  dit  que  son  enfant 
ne  mourrait  pas.  Je  lui  reiais  m  ni  cadeau  ci  je  lui  promis  biCii  de  ne  ja- 
mais faire  comiailre  à  un  blanc  la  maison  de  la  sec  ère,  ce  qui  m'auràu 
d'ailleurs  été  fort  diilicile.  Le  coup  d"  canin  n.-us  sépara,  c.\r  elle  était 
esclave  et  obligée  de  rentrer  dans  sa  néarerie.  Qu  .m  à  mii.  je  retournai 
à  mon  logement  poiirérr  re  la  scène  doit  j-;  venais  (i'étre  lé.aoin. 

Des  sibylles  airsi  que  Oxa  hoanU'  s  qui  font  le  inénie  métier  cl  que  l'on 
nomme  quasi  sont  quelquefois  appelés  pour  d'.'couvrir  parni  les  nèercs 
les  cuipoisuuueurs  et  les  voleurs,  ou  pour  èire  cousuliOs  sur  quelque  iua< 
ladie. 

Eu  l'année  1785,  une  de  ces  battues  d'or  que  les  femmes  ont  "rdina^re- 
inent  au  doigt  luroqu'elles  cousent  se  trouva  égarée.  Oa  fait  venir  le  loa- 
eoumanquasi,  c'est-a-dire  le  devin.  H  coniiueuce  eu  conséquence  ses  cé- 
réaiou  es,  et,  après  avoir  fait  passer  à  plusieurs  reprises  losefc'aves 
devant  lui,  Uni>  par  désigner  l'une  d'euiro  elles  corn  jne  l.i  voleuse.  La  piu- 
vie  accusée,  interdite  et  ir.  inblaut'>,  uie  le  f.iit.  se  contredit,  balbutie,  et 
cnlin  le  tut  impos.inl  et  meuaçanl  du  quasi  lui  arrache  ''aveu  du  vol.  l")n 
lui  ii.tligea  le  touei,  et,  quoiqu'elle  rétracta  s.i  déclaration,  clic  u'<ii  lui 
pas  m. uns  déclarje  coupable  cl  punie  p^-r  des  iravaux  pus  péuiblcs  quç 
ceux  de  scii  co.!  pagr.es. 

(Jna'ie  ii  cinq  mois  après,  le  directeur  de  l'habiiation  reçoit  d»  ton  cor- 
rcspoiidameu  lK;llaudcune  lettre  de  remercî.r.c  is  pour  une  cav^  de«iuel- 
nues  vases  l'e  rnnfilure.;  du  pays,  et  SJs  haaim.  ges  pai  ticuliers  à  la  dama 
du  co'on,  qui  devait  avoir  vcilk*  ellc-ntîm?  cl  aidé  à  l'eavoi  Ue  cf  i  coalj. 


60 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


tores,  pu'sque  sa  bagne  s'était  trouvée  dans  l'un  des  vases.  Le  correspon- 
dant renvoyait  en  ellet  la  bague  dans  cette  même  lettre.  La  négresse  fut 
jusiilice,  ma  s  un  peu  lard. 

Dans  une  plantation  du  haut  pays,  un  blanc,  officier  ou  surveillant  des 
nègres,  se  trouve  un  jour  maUuie  et  on  le  croit  empoisonné.  Le  quasi  est 
mandé  ;  il  arrive  et  dit  avec  assurance  au  malade  : 

—  Vous  rejeitorez  le  poison. 

En  consé(|uence,  il  lui  donne  le  lendemain  un  vomitif.  Le  molade  ayant 
rendu  beaucoup  de  bile  dans  un  baquet  rempli  d'eau  ,  le  Dèj^re  y  plonge 
la  main  et  en  relire  deux  petits  pelotons  de  colon  et  de  cheveux.  Il  les 
montre  aux  assistans  émerveillés,  en  leur  assurant  que  le  poison  se  trou- 
vait renfermé  dans  ces  deux  pelotons.  Mais  comment  ce  coton  et  ces  che- 
veux s'étaient-ils  introduits  dans  le  corps  du  malade  ?  C'est  ce  dont  per- 
sonne ne  s'occupa.  Le  malade  fut  rétabli  au  bout  de  quelques  jours,  et 
tout  le  monde  cria  au  miracle,  en  faisant  l'é'oge  du  sorcier. 

Une  anecdote  assez  singulière  prouve  jus(|u'à  quel  point  ces  supersti- 
tions sont  enracinées  chez  les  nègres  et  combien  il  est  diffirile  de  les  en 
guérir.  Le  fils  d'un  planteur,  dans  le  dessein  de  montrer  le  peu  de  con- 
fiance  qu'on  devait  avoir  dans  le  quasi,  cacha  lui-même  une  paitie  de  son 
argenterie.  La  ménagère  de  la  maison  éiant  accourue  le  prévenir  du  vol, 
le  maître  se  met  en  colère  et  menace  tous  ses  gens  du  plus  rude  châtiment 
si  l'on  ne  vient  à  découvrir  le  voleur.  Tousdemandi'ut  que  le  quasi  soit 
mandé.  Celui-ci  vient,  fait  passer  et  repasser  devant  lui  tous  les  esclaves 
et  Unit  par  désigner  une  négresse,  qui  reste  interdite  et  immobile  de  sur- 
prise et  d  effroi. 

—  C'est  donc  là  la  voleuse  ?  demande  le  maître  au  quasi.,. 

—  Oui,  ma.sra,  répond  celui-ci, 

—  En  êtes  vous  bien  sûr  ? 

—  Oui,  masra. 

—  Suivez-moi,  que  je  vous  paie. 

Le  planteur,  accompagné  de  tous  ses  amis  et  de  ses  enclaves,  mène  le 
quasi  devant  un  coUre,  l'ouvre  devant  lui  et  lui  montre  l'argenterie. 

—  Voilà,  diiil  au  devin,  la  preuve  que  m  n'es  qu'un  imposteur  et  que 
la  négresse  est  innocente. 

Après  cela,  le  colon,  ayant  fait  fouetter  rudement  le  quasi,  le  chassa  de 
la  plantation. 

On  croira  peut-être  que  cet  événement  guérit  les  nègres  de  leur  cré- 
dulité et  de  leur  conliance  dans  cet  imposteur.  Loin  de  là,  lous  restèrent 
persuadés  que,  dans  l'inteniiou  de  soustraire  la  nrgresse  au  châtiment 
qu'elle  avait  mérité,  le  quasi  avait,  au  moyen  de  son  art,  fait  entrer  dans 
le  coffre  l'argenterie  volée. 

Avant  de  quitter  Paramaribo  et  de  parler  du  haut  delà  colonie,  je  dois 
dire  un  mot  de  l'état  de  l'insiruciion  et  de  la  littérature  dans  la  ville. 

On  conçoit  que  dans  une  contrée  où  tout  n'était  que  spéculation,  com- 
merce, industrie,  les  belles-lettres  devaient  être  iiétiligées,  ou  plutôt  com- 
pté einent  ignorées.  En  effet,  re  n'est  que  vers  1753  que  l'on  commença 
à  se  procurer  de  bons  livres  hollandais,  français  et  anglais,  et  peu  à  peu 
se  foi  ma  ^e  goût  de  la  lecture  et  de  l'instruction. 

En  17S6,  on  établit  une  société  ou  club  sous  le  nom  de  Surinams- 
Vriendm.  Succ^'S^ivemenl  on  vit  se  fonder  des  bibliothèques,  des  cabinets 
de  physique,  parmi  lesquels  se  distinguaient  surtout  celui  du  médecin 
Schiller,  des  cabinets  de  lecture,  des  écoles;  plusieurs  loges  maçonniques, 
se  composant  de  membres  de  toutes  le^  communions  religieuses,  y  furent 
également  établies  depuis  celte  époque. 

Presque  tous  les  babiians  un  peu  aisés  de  Paramaribo  savent  le  fran- 
çais, l'anglais  et  le  hollandais;  mais  c'est  généralement  de  celte  dernière 
langue  qu  ils  se  servent  entre  eux. 

La  langue  que  parlent  les  créoles  et  les  nègres  est  un  mélange  des 
trois  idiomes,  et  il  s'y  trouve  même  un  certain  nombre  de  mots  africains. 
Les  en  fans  en  prennent  Ihabitude,  ce  qui  plus  tard  les  embarrasse  quel- 
quefois beaucoup. 

Une  di.Niraciion  à  laquelle  les  colons,  et  surtout  les  nègres,  se  livrent 
avec  passion,  c'est  le  jeu,  et  de  préférence  celui  du  billard. 

Les  exercices  du  corps,  et  principalement  la  danse,  forment  l'amuse- 
ment et  l'occupatio:!  ordinaire  de  la  société  ;  la  littt^r.iture  et  la  musique 
n'y  sont  que  très  secondaires.  Ils  a  ment  passionnément  la  danse;  les 
créoles  yixcellent.  On  les  voii  s'exerçant  à  se  tenir  sur  la  pnime  des 
pieds  ;  elles  sont  très  supérieures,  dans  cet  exercice,  à  nos  danseuses 
d  Europe,  comme  on  peut  s'en  assurer  en  assistant  à  un  dou.  C'est  un 
jour  de  bonheur  pour  les  esclaves  :  ils  quittent  pour  le  dou  leur  vie  de 
labeur  et  de  faigue,  et  se  couvrent  de  leurs  plus  belles  parures  de  fête. 

Un  dou  est  un  événement  pour  le  p'ys.  Les  esclaves  dépensent  toutes 
leurs  économies  afin  d'y  paraître  le  plus  richement  possible.  Ce 
sont  alors  des  cris  de  Joie,  des  ilanses,  une  foule,  un  mouvement,  un 
désordre,  un  entrain,  une  passion  de  mouvemens.  de  sauts,  de  bonils,  de 
tumule,  de  g.ilups,  de  musique,  dont  toutes  les  énumérations  du  monde 
et  toutes  les  langues  possibles  ne  sauraient  donner  une  idée.  Un  dou, 
c'est  le  plai>ir.  c'est  la  joie,  c'est  le  bonheur,  c'est  l'oubli  de  l'esclavage, 
du  travail.  Les  luperrales  antiques,  les  IVtes  de  Sa'urne,  le  carnaval  de 
Venise,  relui  même  de  Paris,  restent  faibles,  paisibles,  rangés  et  insigni- 
liaus  à  cOié  (l'un  do«.  besoit. 

(Musée  des  Familles.) 


]VOlJVEIiI.ES  A.  IaA.  ITIAIIV.    (1) 

Les  journaux  français,  après  avoir  vécu  pendant  six  mois  sur  le  r^pré- 
5fïi(ur(/' indigène,  vivent  depuis  quelque  temps  sur  le  représentatif  an- 
glais. 

Que  d'encre  versée  sur  les  élections  de  la  Grandelîretagne,  sans  que 
tontes  ces  plumes  folles  et  ellarées  aient  trouvé  une  idée  dans  le  fond  de 
l'écriloire  ! 

Les  uns  disent  que  les  élections  anglaises  sont  la  condamnation  du  suf- 
frage universel  ; 

Les  autres  que  le  suffrage  universel  appliqué  à  la  France  porterait  de 
plus  nobles  fruits. 

Quoi  qu'il  en  soit. 

Quand  le  parlement  anglais  se  renouvelle,  il  faut  convenir  que  nos 
voisins  nous  donnent  un  spectacle  ignoble. 

C'est  un  carnaval  politique;  c'est  ime  descente  de  la  courtille  avec  ca- 
pilotade de  sergens  de  ville. 

On  se  crève  les  yeux,  on  défonce  des  poUcemen,  on  briîle  des  maisons, 
on  écrase  des  enfans  ;  des  animaux  symboliques  et  empaillés  sont  prome- 
nés sur  des  piques  ;  la  caricature,  le  pamphlet,  l'affiche,  l'aboiement  atta- 
quent ou  protègent  le  candidat. 

Des  cris  intraduisibles,  des  gloussemens  bizarres,  des  gloussemens  mi- 
glais  !  expriment  les  sympathies  politiques  de  la'ssemblée. 

Les  voix  se  vendent;  on  va  les  chercher  en  tilbury,  en  cabriolet,  en 
chemin  de  fer. 

La  grande  nation  se  roule  dans  une  fange  de  gin  et  de  corruption, 

Oui. 

Mais  les  élections  sont  finies,  les  représentans  nommés. 

Qu'est-il  sorti  de  cette  hideuse  ébullition? 

Les  électeurs  se  sont  vendus,  mais  à  qui?  ^ 

A  des  hommes  qui  ont  payé  leur  siège,  c'est  vrai  ; 

Non  pour  traliquer  en  secondes  mains  de  leur  mandat, 

Mais  pour  représenter  réellement  les  intérêts  du  pays. 

De  même  qu'on  achetait  un  grade  dans  l'armée  ou  une  charge  dans  la 
magistrature  pour  devenir  Turenne  ou  d'Aguesseau. 

Les  représentans  anglais,  une  fois  à  l'œuvre,  renoncent  au  bavardage 
dont  ils  ont  donné  de  si  prolixes  échantillons  au  hustiiif  et  ne  voient 
plus  que  les  intérêts  généraux  de  l'Angleterre  :  campagne  de  Syrie,  expé- 
dition de  la  Chine,  onmipotence  en  Espagne,  extension  de  toutes  les 
colonies,  menaces  à  la  I  rance,  suprématie  maritime,  maintien  de  l'hon- 
neur national,  voilà  ce  qui  sort  d'une  chambre  anglaise. 

En  France, 

Les  élections  sont  honnêtes,  pures  et  calmes.  Et  pourtant  que  produi- 
sent-elles? 

Les  électeurs  se  sont  fiés  à  un  représentant  qui  ne  représente  que  lui« 
même  toujours,  quelquefois  sa  locaUté,  rarement  la  France. 

Des  tracasseries,  des  défections  de  partis,  des  coalitions,  des  forfante- 
ries égyptiennes,  des  fortifications  sans  guerre,  des  niaiseries  philantropi- 
ques,  des  recettes  paiticuliôres  et  des  sous-préfectures,  voilà  ce  qui  sort 
d'une  chambre  française. 

S'ensuit  il  que  la  corruption  soit  l'élément  nécessaire  de  la  représenta- 
tion nationale? 

Non  pas. 

Mais  tant  que  le  pays  n'aura  que  de  l'hoireur  ou  de  l'envie  pour  les 
gens  riches  ou  éminens  et  indépendans  par  la  fortune  ou  le  caractère, 
tant  qu  il  aura  du  goût  pour  les  médiocres  et  les  hypocrites  ;  tant  qu'il 
proscrira  le  génie,  l'esprit,  la  franchise,  la  hardiesse,  au  bénéfice  de  la 
ladrerie,  de  la  chandellcrie  et  de  la  filature, 

Il  sera  représenté. 

Comme  il  l'est. 

Dans  l'un  des  deux  pays,  l'électeur  se  vendj 

Dans  l'autre,  le  mandataire  transige. 

L'Académie,  en  multipliant  les  réceptions,  en  a  un  peu  diminué  l'in- 
térêt. 

Quelques  symptômes  maladifs  ont  attristé  les  dernières  séances. 

M.  Roger  a  fait  lire  sa  réponse  au  discours  de  M.  de  Saint-Aulaire,  un 
des  hommes  les  plus  aimables,  un  des  écrivains  les  plus  distingués  et  les 
plus  modestes  de  ce  temps-ci. 

M.  Ancelot  semblait  pris  de  migraine  en  lisant  un  discours  qu'il  n'a  pas 
lait,  sur  M.  de  Donald,  que  peu  de  gens  comprennent  ;  et  M.  Brifaut,  qui 
fui  répondait,  s'est  livré  à  des  bergeries,  à  des  fadeurs  qui  rappelaient  Ves- 
tris  battant,  avec  une  grâce  caduque,  ses  derniers  entrechats. 

Un  ouragan  de  médailles  et  de  croix  d'honneur  a  éclaté  ce  mois-ci  sur 
les  peintres. 

Sans  nous  rendre  les  interprètes  d'aucun  sentiment  d'envie,  nous  ne 
pouvons  dissimuler  noire  étoniiement  à  la  vue  de  tant  de  récompenses  qui 
vont  chercher  les  barbonillcuis  inutiles  on  inconnus. 

Tandis  qu'on  affecte  le  mépris  le  plus  faquin  pour  tout  ce  qui  tient  aux 


(1)  Chez  l'éJiteur,  rue  d'Enghien,  10. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


61 


lettres  et  surtout  au  journalisme,  le  plus  fort,  le  plus  destructeur,  le  plus 
irresponsable  de  tous  les  pouvoirs. 

On  disirilniait  autrefois  des  pensions,  des  honneurs  ou  des  coups  de 
b  âton  et  des  lettres  de  cachet  aux  poètes  et  aux  écrivains. 

Le  pouvoir  n'est  aujourd'hui  ui  assez  fort  pour  les  persécuter,  ni  assez 
in  telligent  pour  les  nonorer. 

Par-ci,  par-là,  il  distingue  des  Baoïu'-Lormian  pour  les  combler. 

Sans  s'apercevoir  'pie  toute  la  littérature  est  aujourd'hui  absorbée  par 
le  journalisme,  toute  la  littérature  agissante,  vivace  et  dangereuse,  le  gou- 
vernement, transpercé  par  les  projectUes  de  la  presse,  se  demande  cha- 
que matin  : 

«  Ah  !  ça,  comment  se  fait-il  donc  que  les  pouvoirs  soient  déconsidé- 
rés? 

»  Comment  se  fait-il  que  rien  ne  marche  ? 

»  Les  chambres  sont  pourtant  animées  d'un  excellent  patriotisme,  et  nous 
avons  pour  nous  les  sergens  majors  de  la  garde  nationale.  » 

Pauvre  gouvernement!  ne  vois  tu  pas  d'où  les  coups  t'arrivent?  Tu 
ressembles  beaucoup  à  ces  sauvages  qui,  ne  pouvant  supposer  que  des 
balles  de  plomb  sorties  d'un  tube  de  fer  appelé  fusil  puissent  les  atteindre 
à  cent  pas,  regardent  en  l'air  pour  voir  d'où  leur  vient  la  mort  ;  eh!  ils  s'a- 
dressent à  leurs  idoles,  comme  tu  te  confies  dans  la  force  du  colonel  Gan- 
neron,  qui  est  décoré  comme  douze  peintres. 

Tu  ne  veux  pas  reconnaître  un  pouvoir  formidable  parce  qu'il  n'a  pas 
la  force  mécanique  et  réglée  des  pouvoirs  avec  lesquels  tu  transiges  d'ha- 
bitude. 

Tu  nous  livres  aux  architectes,  tu  nous  fais  manger  aux  peintres,  pour 
te  vanter  d'avoir  donné  des  satisfactions  à  l'intelligence. 

Pourquoi  ne  pas  instituer  un  Gavé  spécial  qui  donnerait  une  croix  d'hon- 
neur h  la  meilleure  comédie  de  l'année  et  récompenserait  les  meilleurs 
romans  par  quelques  médailles,  comme  celles  qu'on  accorde  à  des  vues 
de  Lanterbriinn,  à  des  intérieurs  de  cuisine  et  à  des  portraits  de  chiens. 

Un  des  mem!)res  du  barreau  de  Toulouse  est  renommé  pour  un  esprit 
d'économie  qui  n'a  jamais  cédé,  màme  h  la  galanterie.  On  raconte  que 
pendant  un  séjour  que  ce  magistrat  fit  à  Paris,  il  invita  trois  dames  à  dîner 
chez  le  restaurateur,  et  renouvela  une  très  ancienne  gasconnade.  Avant  de 
se  mettre  à  table,  il  tira  le  garçon  du  restaurant  à  part,  et  lui  dit  : 

Il  Toutes  les  fois  que  je  demanderai  à  haute  voix  du  vin  de  Ghamber- 
tin,  vous  m'apporterez  du  vin  de  Beaune  de  deuxième  qualité.  » 

Les  choses  se  passèrent  ainsi  qu'elles  avaient  été  réglées. 

Le  repas  fini,  le  magistral  demande  la  carte,  et  il  est  ttoinié  de  lire  cliani- 
bcrtin,  et  de  trouver  le  prix  réel  de  ce  vin,  qu'il  n'a  pas  bu. 

Il  Garçon,  dit-il,  il  y  a  erreur  à  l'article  y  in.  Faites  vérifier  en  bas... 

»  —  Non  monsieur,  dit  le  garçon,  la  carte  est  exacte.  Vous  avez  de- 
i;  andé  trois  bouteilles  de  chambertin,  n'cst-il  pas  vrai  ?  » 

Le  magistrat  fait  un  signe  au  garçon,  qui  n'a  pas  l'air  de  comprendre  et 
qui  continue 

«  Monsieur  a  demandé  du  chambertin... 

»  Mais  sans  doute,  disent  ces  dames...  Vous  avez  même  insisté.  » 

Les  yeux  du  magistrat  flamboyaient.  Il  appela  sur  la  tète  du  garçon  tou- 
tes les  foudres  vengeresses  du  parquet...  Avoir  bu  du  beaune,  èl  payer 
du  chambertin!  c'était  bien  amer... 


u 


Nous  avons  dit  comment  la  pomme  de  terre  avait  été  démonétisée. 

Comment  des  hommes  profonds  et  très  forts  sur  l'étude  des  substances 
farineuses  av.iient  enfin  découvert  que  l'usage  habituel  de  la  pomme  de 
Jerre  était  insalubre. 

C'est  niainlenaiit  le  tour  des  fruits. 

La  cerise ,  ce  petit  fruit  aigrelet ,  peu  agréable ,  mais  qui  venait ,  ficelé 
sur  dos  petites  brochettes  ornées  de  feuilles  de  lierre,  annoncer  aux  peti- 
tes filles  le  retour  du  printemps,  la  cerise  est  condamnée. 

Il  est  constaté  que  des  insectes  malfaisans  s'étaut  amusés  à  enduire  des 
cerises  d'un  venin  fort  dangereux ,  des  enfans  ont  péri  misérablement. 

Quelles  magnifiques  découvertes  ! 
'   Jamais  la  postérité  ne  pourra  s'acquitter  de  toutes  ses  obligations  en- 
vrrs  notre  époque. 

Nous  supprimons  les  légumes;  nous  incidpons  les  fruits;  le  bœuf  a  dis- 
pant  -Nos  petits  neveux  n'auront  plus  à  manger  que  des  chartes  et  des 
collociioiis  de  journaux. 

Depuis  que  le  briquet  phosphorique  de  Fumade  a  cédé  sa  popularité  à 
y'allunu'tie  cliimique  allemande,  les  plus  grands  malheurs  ont  puni  la  na- 
tion fiançaisc  de  son  ingratitude  envers  une  industrie  nationale  :  il  n'est 
pas  un  fumeur  qui  n'ait  mis  le  feu  à  plusieurs  pantalons  ,  pas  une  cuisi- 
nière qui  n'ait  bi  ùlé  douze  tabliers. 

L'explosion  de  l'allumette  allemande  est  devenue  un  épisode  normal  de 
la  vie  ordinaire. 

On  nous  raconte  que  dernièrement  M.  A de  S....  montant  en  voi- 
lure et  s'assevant  sans  préciuilion  et  vivement  sur  la  poche  de  son  habit 
(|ui  roiiienait  une  boite  d'allumettes  chinuques,  le  choc  fil  éclater  ces  dan- 
geieux  combustibles,  l'n  violent  incendie  se  déclara  dans  la  basque  droite  : 
les  personnes  accourues  sur  le  théâtre  de  l'événement  jugèrent  qu'il  était 
impossible  de  la  sauver;  tous  leurs  soins  se  bornèrent  donc  à  concentrer 


l'incendie  et  à  l'empêcher  de  gagner  l'autre  poche  et  les  parties  avoisi- 
nantes. 

Au  bout  d'une  demi-heure  seulement  on  était  parvenu  à  se  rendre  maî- 
tre du  feu. 

Les  dommages  sont  évalués  à  135  francs. 

L'habit  n'était  pas  assuré. 

M.  Lourmand  a  ouvert  un  Cours  normal  secondaire  gratuit  à  l'usage 
des  daines,  et  il  annonçait  pour  dimanrhe  dernier  à  l'Hûtel-de-Ville  uue 
scène  exiraorilinairc  dans  laquelle  ses  élèves  devaient  lire  plusieurs  mor- 
ceaux de  composition. 

Les  billets  d'entrée  à  cette  séance,  rédigés  dans  une  forme  des  plus  co- 
miques, se  terminaient  par  ce  nola  fort  curieux  : 

On  n'admettra  que  les  dames  et  M.  le  préfet  de  la  Seine. 

Un  voyageur  curieux  voulant,  deinièrement,  visiter  le  château  de  Ram- 
bouillet, le  concierge  lui  demanda  son  nom  poui'  le  transmettre  à  M.  et  à 
Mme  Schickler,  qui  s'y  trouvaient  pour  le  moment. 

Le  nom  fut  donné  et  porté  Le  concierge  revint  bientôt  en  disant  tex- 
tuellement :  Il  Monsieur  Schickler  n'autorise  à  visiter  son  château  que  se9 
»  amis  et  les  personnes  qui  ont  un  nom  connu  dans  la  politique ,  ou  dans 
»  la  littérature ,  ou  dans  les  arts.  » 

—  C'est  très  bien ,  dit  le  voyageur  ;  je  reviendrai ,  dans  huit  jours,  ac- 
compagné de  M.  Paul  de  Kock ,  qui  a  commis  un  assez  grand  uombre  de 
choses  pour  être  admis  chez  vous. 


ocôtr. 


LIE  SÎHÎIMÏÏM  ©Il  fl!^. 

Parti  de  Slanchcstcr,  la  ^il!e  des  fabriques. 

Des  obi'lisques  noirs  et  des  maisons  de  br.quef, 

Bouillonnante  cilé.  i  haudicre  de  l'enfer. 

J'allais  a  Rirrningham  pir  le  cbeinin  de  fer. 

«  En  six  heures,  nie  dit  un  Anglais  L'ébonnaire, 

»  Nous  siTons  arrivés,  c'est  le  Irain  ordinaire. 

»  Cet  oracle  jamais  ne  pcutélre  trompeur. 

•  Le  venlesl  un  podagre  auprès  de  la  vapeur; 

»  Et  dés  que  le  wagon  a  franchi  la  barrière  , 

»  Malgré  tous  ses  ellorls.  le  vent  reste  en  arriére. 

a  N'allez  pas  regarder,  par  les  stores  ouverl.s, 

»  Les  montagnes,  les  bois,  les  ruisseaux,  les  prés  verts; 

»  Gardez-vous  liicn  de  voir,  en  dehors  des  portières, 

»  Disparaître,  d'un  bond,  des  collines  entières, 

>>  Car  vos  yeux  s'useraient  a  la  lime  du  vent, 

»  Et  vous  seriez  peut-être  aveugle  en  arrivant.  » 

.Nous partons,  mais  au  pas;  la  machine  est  rclive 

Sous  l'éperon  du  feu  le  conducteur  l'active; 

Elle  prend  un  galop  léger,  et  nous  allons 

Assez  tranquillement  par  bois  et  par  vallons. 

On  se  plaignait  tout  bas  d'une  allure  si  lente  ; 

Chacun  pouvait  compter  les  feuilles  d'une  plante  , 

Et  croquer  à  loisir,  sur  un  petit  tableau. 

Le  narcisse  et  l'iris,  penchés  au  nord  de  l'eiu. 

«  Ceci,  dis-je  à  l'Anglais,  me  par.iii  fort  étrange; 

Le  Vésuve  attelé  sans  doute  se  dérange.  » 

11  sourit.  «  Attendez  cncor  quelques  instans, 

■Vous  allez  fendre  l'air,  me  répoud-il.  —  J'attends.  i> 

Nous  reprîmes  le  pas.  Un  piéton  d'.\nglelerre 

marchait  à  nos  d'Iles  sur  la  roule  de  leire. 

Il  avait  un  ami  dans  le  wagon   Leurs  mains 

Se  serrcient  bientùt  entre  les  deux  chemins. 

«  Quoi  de  nouveau  ?  dit  l'un.  —  Eh  mon  Dieu  !  pas  grand'chose  : 

A  nommer  un  lory  Liverpool  se  dispose. 

Je  vais  voter.  — Sais-tu  ce  qu'on  dit  de  Chestcr? 

Est-ce  encore  un  lory?  —  Sans  dou'e  —  A  Manchester, 

Nous  sommes  sûrs  d'un  wigh  réformiste  — Il  se  nomme'? 

— Thompson.  — Je  le  connais  — V  cillard  vert. —  t'ndignc  homme 

Il  a  fait  un  discours  celle  nuit.  —  Que  lil-on 

De  Uiriningham  ?  —  On  dil  qu  on  nomme  Slappleton. 

— Impossible!  un  lory  I — ("est  un  loiy  fort  riche. 

Qui  ronnuit  bien  son  jeu,  joue  a  merveille,  et  triche; 

Il  a  fait  des  placards  de  dix  pieds  de  hauteur, 

El  deux  discours  fort  beaux  dont  II  n'est  pas  l'auteur. 

—  Le  wagon  est  bien  leni  aujourd'hui.  — J'imagine 

Que  Slappleton  le  riche  a  paye  la  machine  ; 

Car  'epiiis  Manchester  elle  lia  pas  fumé. 

On  -rrivera  tard,  le  poil  sera  fermé.  » 

C'est  ainsi  que  causaient  deux  amis  d'.Vnslelfrrc, 
L'un  au  chemin  de  fer,  l'autre  au  chemin  de  lerrc. 
On  arrive  à  Hartfort.  ("es  un  relais:  il  faut 
Du  Vésu»e  en  relard  constater  le  déf.iul. 
Trois  experts  sont  mandés    on  faii  une  consulte. 
Alors  les  voyageurs  desconden  en  tumulte  ; 
Tous,  pour  marcher  à  pied  désertent  les  wsgonj  i 
Nous  battons  la  cjmpagne  ci  nous  eUravaçôni. 


62 


LE  MAGASIN  LlTTÉRAmE. 


•Jiiel  niniide!  on  nurait  iru  voir  une  caravane. 

On  cause  en  clieriiiiiniii,  on  fume  le  havane; 

On  lance  une  l'pigrauime  au  pilole  cniifiis  ; 

On  s'asseoit,  (lour  dorniii-,  sous  des  lièlics  touffus. 

L'heure  s'envole:  enfin,  l'i^elio  de  la  |)ruiri(^ 

ïsous  rapiielle  aux  wagons  •  la  ni.ichioe  tsi  guérie. 

ÎMi  roule!  cette  fois,  on  va  plus  lei.leincnt  ; 

Le  renvoi  paresseux  fuit  halle  à  tout  moment, 

Ta  eliaque  pèlerin,  remettant  |.'ied  à  terre, 

(Jhanle,  comme  a  Feydean  :  Quel  est  donc  ce  mystère? 

Par  lionheur,  la  journée  est  fort  Ijelle;  l'été 

Reluit  sur  le  gazon  dans  loule  sa  gailé. 

3.e  doux  zéphir  anglais  réjouissait  nos  amcs. 

Kous  suivîmes  la  rive,  et  nous  hei  horisàmcs. 

Les  savans  du  pays  me  coiisullèrenl,  car 

J'ai  pris  quelques  leçons  de  maître  Alphonse  Karr{ 

Et  je  vis  sur  la  mousse  et  sur  la  terre  glaise 

Poindre  des  (leurs  délé  qu'omit  la  Tlure  anglaise, 

L'œiiiet  herin.iphrodile  aux  aniouis  elandesilns, 

Et  des  roses  d'un  jour  qui  vivent  deux  malins. 

l*endaut  que  je  classais  un  douteux  sycouiorc. 

On  signala  de  loin  le  clocher  de  Wilitiorc. 

Ah  !  nous  sommes  sauvés  !  c'est  l'établc,  dit-on, 

Garnie  à  tous  ses  murs  de  chevaux  de  Fullon. 

En  effet,  en  nietlant  le  pied  dans  ce  village, 

Kous  vîmes  de  volcans  un  nombreux  attelage  : 

Cent  machines  de  feu  s'alignaient  sur  deux  rangs. 

Ilélas!  elles  portaient  des  noms  peu  rassurans. 

Le  spectre  de  Banco  leur  donna  le  bapléme: 

Leurs  noms  du  ciel  vengeur  provoquent  l'anathème. 

Dites,  comme  il  est  doux,  sur  un  chemin  de  fer,         , 

D'avoir  pour  remorqueurs,  Jxion,  Lucifer, 

l'iuton,  Etna,  Tilnn,  J'halaris,  ■ulfalare. 

Comète,  Météore,  Érostrate  cX.  Tartare, 

Répertoire  complet  de  ces  noms  odieux 

Qui  suscitaient  jadis  la  colère  des  Di,iux! 

Le  cocher,  ignorant  les  choses  sibyllines, 

Attela  le  /'arbore  au  timon  des  heiliiies; 

Cheval  d'enfer!  on  part,  et  bientôt  on  eût  dit 

Que  le  sol  s'indignait  sous  le  vvauon  maudit: 

Tout  se  teignit  de  noir;  le  soleil,  au  passage. 

Prit  un  lambeau  de  nue  et  voila  son  visage  ; 

Les  troupeaux  qui  paissaient  aux  rixes  du  canal 

S'épouvantaient  à  voir  le  moteur  infeiual. 

Et  le  bœuf  de  Delille,  abandonnant  son  lierho. 

Oublia  la  génisse  au  front  large  et  superbe. 

La  roue  et  ses  écrous  sourdement  ont  chanté 

<'onimc  au  voyage  affreux  que  Lcv.i5  a  coulé. 

Quand  son  jeune  héros,  bravant  minuit  qui  sonne, 

Vresse  les  bras  flétris  de  la  sanglante  Nonne. 

Hélas!  chez  les  Anglais,  peuple  de  nccromaiis. 

L'histoire  se  fait  fable,  et  ressemble  aux  romans. 

Résignons-nous!  Déjà,  du  haut  de  la  berline. 

On  découvre  Slafford,  assis  sur  sacoiline; 

C'est  un  château  charmant  comme  lin  nid  de  vautoiirs; 

Il  alonge  ses  iiieds,  en  forme  dcdiUX  tours, 

Sur  un  large  escabeau  pétri  de  roche  dure. 

Et  met,  sur  son  donjon,  un  casque  de  venliire. 

Kous  (harmons  nos  loisirs  avec  ce  château  fort; 

On  s'entretient  long-temps  des  comtes  de  êlafford; 

En  passant  en  wagon  devant  lui,  c'est  l'usage, 

Dit-on,  de  dessiner  ce  joli  paysage. 

AValtcr  Scott  l'a  dépeint  en  deuv  in-oclavo; 

Chacun,  pour  son  album,  veut  un  dessin  nouveau, 

Avec  de  l'aquarelle  ou  de  l'encre  de  Chine. 

Toul  à  coup,  brusquement  s'arréle  la  machine; 

Le  conducteur  descend  du  Tartare  au  repos, 

El  la  paix  des  jardins  est  rendue  aux  troupeaux. 

Quelques  heures  encore  d'ullenlp,  que  l'on  passe 

A  voir  courir  l'oiseau,  sans  vafieur,  dans  l'espacé; 

A  regarder  venir  un  indideiit  piéton 

Qui  doit  parler  demain  dans  un  club  de  lîaniplon, 

ilonnêle  campagnard,  très  sobre  de  langage. 

En  coslume  de  bal,  et  n'ayant  pour  bagasc 

Que  le  .Vornin^-C/troiiidi;,  où  l'anglaise  CIi'o 

Fait  l'histoire  du  monde  en  simiile  in-l'olio. 

Tant  que  le  conducteur,  sous  le  lointain  mélèze. 

D'un  nouveau  passager  voit  poindre  l'ombre  anglaise. 

Sourd  aux  cris  des  wagons,  il  pose  cl  ne  part  pas. 

Entin,  nous  repartons,  toujours  du  même  pas; 

La  miichinese  fond  en  sueur,  elle  phiire. 

Elle  fait,  l'indolente,  un  quart  de  mille  à  l'heure. 

Le  voyageur  s'insurge   il  demande  à  grands  cris 

Le  rappel  des  chevaux,  injustement  proscrits. 

Sur  le  gazon  voisin,  des  familles  eniiéres 

Sautent  nonchalamment,  en  ouvrant  les  portières; 

On  protesie,  on  rédige  un  acle  solciiiiel 

Qui  sera  soutenu  par  la  voix  d'O'tionnell  ! 

Le  conducteur  alors  (insoluble  myslcre!  ; 

Descend  du  haut  cylindre  où  fume  le  cratère; 

11  agite  l'anneau  qui  marie  au  limon 

Les  ressorts  enfumés  du  vaporeux  démon.  " 

Aussitôt  un  grand  bruit  à  nos  oreilles  linle  ; 

Quel  souffle  a  rallumé  cette  existence  éteinte? 

Libre  de  ses  wagons,  la  machine  roulait 

Comme  un  canon  qui  veut  ressaisir  son  boulet  ; 


Et  lous  la  regardaient,  vers  l'horizon  immense, 
Courir  comme  un  lutin  aUligé  de  démence  ; 
Et  nous  fûmes  ainsi  laissés  dans  nos  caissons. 
Sur  un  terrain  désert,  comme  des  Kobinsons. 


C'est  alors  qu'il  fallut  se  faire  philosophe  ! 

Ainsi  que  lesTroyeiis,  iiprés  leur  calastiophc. 

Les  pauvres  voyageurs,  trislrs,  silencieux, 

l'roinenaieiil  leurs  regards  de  la  campagne  aux  cicux; 

Les  vieillards  du  convoi  formèrent  un  prétoire; 

Le  conduclcur  subit  un  intcrrogaloiie; 

Biais  il  resta  muet  :  toul  le  temps  du  procès 

Il  se  tul  ;  on  eût  riil  qu'on  lui  parlait  fraiiçiiis. 

Cependant,  il  pailil,  vers  le  .soir,  d'un  pis  ferme, 

Demandant  des  chevaux  à  tout  valet  de  ferme. 

Il  eu  ramena  trois,  lous  trois  non  oublieux 

Des  affronts  qu'ils  avaient  reçus  aux  mêmes  lieux 

Le  jour  que  la  vapeur  offrit  en  liolocaiisie 

L'inutile  cheval,  sur  l'autel  de  la  posle. 

Je  les  vis  arriver,  mornes  et  soucieux, 

Lançant  à  chaque  pas  un  œil  obiiipie  aux  cieux, 

Accusant  les  mortels  de  leur  ingratiiudc, 

Et  lés  humiliant  par  leur  noble  •■itlitude. 

Au  timon,  ils  songeaient  à  cel  all'roiil  vivant; 

D'un  pas  de  somnambule  ils  cheminaient,  rêvant, 

El  s'arrêtaient  parfois,  pour  réfléchir  sans  doute 

Au  motif  clandestin  qui  leur  rendait  la  roule. 

C'était  dans  les  grands  jours  de  la  belle  saison  ; 

Je  voyais  Birmingham  monter  à  l'horizon, 

Et  Town-Hall,  l'édincc  aux  portiques  d'Athènes , 

Noyant  son  fronton  pur  dans  les  vapeurs  lointaines. 

La  famine  tomba  dans  nos  wagons  ;  les  dents. 

Conduites  par  la  faim,  rongeaient  les  cuirs  ardcns  ; 

Puis,  après  ce  repas,  ouvertes  sous  le  slore, 

Les  bouches  buvaient  l'air,  l'air  du  soir  qui  rcsiaure; 

Et  pour  dessert  un  wigh  nous  raconia  conimeiil 

Elisabeth  punit  son  infidèle  amant. 

Birmingham,  nous  voyant  naufragés  sur  l'arène. 

Vint  au-devant  de  nous  comme  une  bonne  reine  ; 

Si  la  ciié  n'eût  pas  reconnu  ses  amis. 

Tout  le  convoi  mourait  devant  les  champs  promis. 

Alms,  notre  cocher,  fidèle  à  sa  consigne, 

Nous  conduisit,  à  jeun,  à  l'auberge  du  Cygne, 

Où  le  r.'iailre,  électeur,  nous  olVrit  pour  festin 

Un  nom  de  député  dans  l'urne  du  scrutin. 

HÉr.Y. 

(France  littéraire.) 


m  PROJET  DE  REVOLUTION. 

Sous  ceilnins  ra]>porls,  c'est  une  singulièfe  situation  que  celle  du 
roi  Louis-Philippe.  Ea  cfict,  il  n'est  pas  une  de  ses  actions  à  laquelle 
on  ne  (ionne  une  fàclteuse  inlerpi'élatioii.  —  Tout  ce  qui  lui  est  i>\)- 
posé  jouit  à  l'instant  même  d'une  popularité  certaine.  —  Tout  Iioîiinie 
accusé  de  ne  pas  cire  son  ennemi,  —  s'empresse  do  se  justilier.  —  On 
n'ose  pas  tout  à  fait  louer  les  iniscrahles  qui  ont  tenté  de  l'assassiner  ; 
mais  on  se  complaît  à  parler  de  leur  fernieié ,  —  on  i'e.wgère  ou  on 
l'invente.  —  Je  ne  crois  pas  que  Néron,  iii  Caiigula ,  ni  Tibère  aient 
jamais  e.\ciié ,  en  apparence ,  une  liaitie  aussi  ardente  et  aussi  inipla- 
cab'e. 

A  quelqu'un  qui  verrait  les  choses  de  loin ,  —  il  semblerait  qu'il  faut 
qu'un  peuple  soit  bien  iiàche  pour  conserver  deux  jours  un  loi  aussi 
odieux.  —  Mais  de  près,  —  il  faut  d'abord  voir,  en  fai.sant  la  liste  des 
crimes  reprochés  auv  trois  lyraiis  dont  ma  plume  vient  de  rencontrer  les 
noms  ,  —  qu'il  n'y  a  pas  un  seul  de  ces  forfaits  qu'on  puisse  aliribucr  à 
Louis-Philippe.  —  Appliquez,  au  contraire,  à  Caiigula  tout  ce  qu'on  le- 
proclie  à  Louis-Philippe,  —  et  Cali,?ula  vous  paraîtra  un  assez  honnête 
liomme,  —  ce  qui  vous  laissera  quelque  étonnement  de  voir  tant  de  Ta- 
cites pour  si  peu  de  ?>('rons,  —  tant  de  Bratiis  pour  si  peu  de  Cc'sars. 

11  faut  diviser  en  trois  classes  ces  ha'sseurs  de  rois  : 

Les  premiers  sont  des  gens  qui  ont  contribué  h  faire  le  coup  de  la  révo- 
lution de  juillet,  et  qui  n'o;it  pas  eu  leur  part  ou  qui  n'ont  eu  qu'une  part 
insullisante  aux  dépouilles  qu'elle  a  produites.  —  Ils  ressemblent  aux  gens 
qui  poussent  à  la  queue  d'un  théâtre ,  alois  qu'un  bras  inilexible  de  gen- 
darme, placé  en  travers,  ne  laisse  approcher  le  public  des  bureaux  que 
par  escouade  d'une  dixnine  de  personnes. 

Quelques  uns  ont  poussé,  espérant  cire  dans  les  dix  premiers,  —  mais 
le  bras  rigide  s'est  al)aissé  devant  eux,  et  ils  s'efforcent  de  pousser  jusqu'à 
ce  qu'on  lai.sse  passer  une  seconde  dixaine  dont  ils  comptent  bien  s'arran- 
ger cette  fois  pour  faii'c  pailie  Ils  font  conirc  Louis-Philippe  précisément 
ce  qu'ils  ont  fait  contre  Charles  X.  —  S'ils  réussissent  et  s'ils  sont  plus 
heureux  et  plus  adroits,  ils  seront  h  leur  tour  poussés  par  d'autres  qui  vou- 
dront ronictlre  la  pariie  ;  —  car  quelque  menu-hachée  que  soit  aujourd'hui 
la  France,  on  n'a  pas  pu  faire  encore  les  morceaux  si  petits  qu'il  y  en  ait 
pour  toutes  les  avidités. 

(1)  Extiait  de  la  livraison  de  ce  mois.  Chez  l'éditeur,  rue  Neuve-'Vivicnne  , 
46, 


LE  MAGASIN  MTTÉRAIRE. 


63 


La  seconde  classe  se  compose  des  gens  auxquels  on  avait  fait  croire , 
sous  la  rcstama!ion,  —que  tout  le  mal  venait  du  gouvernement  d'alors, 

qu'en  le  renversant  on  renverserait  en  même  temps  toutes  1rs  duies 

conditions  imposées  a  l'hiiinanité,  —  que  la  poudre  tirée  en  juillet  devait 
l'aire  tomber  du  ciel  des  alloucttes  toutes  plumées,  rûlies,  bardées,  assai- 
sonnées. 

Auiourd'hui,  ceux  de  la  première  classe  leur  disent,  à  l'égard  de  Louis- 
Piiilippe,  comme  ils  disaient  à  l'égard  de  (iliarles  X  :  que  si  Louis-i'hi- 
lippe  n'était  plus  roi,  —  les  ruisseaux  couleraient  du  café  à  la  crème  ; 

—  qu'on  paierait  la  journée  triple  aux  ouvriers,  sans  qu'ils  dussent 
pour  cela  travailler;  —  que  les  peiils  pois  seraient  gros  comme  des 
melons;  —  qu'une  Iranclie  suHii  ait,  pour  lu  diiier  d'un  bomnie,  —  et 
que  les  fruitiers  les  donneraient  pour  rien.  —  Ceux-là  sont  une  classe 
éternellement  béte  et  éternellement  victime  et  de  ceux  (jui  possèdent  et 
de  cpux  qui  veulent  posséder.  —  Ceux-ci  les  ruent  sur  les  autres ,  ce 
qui  les  amène  habituellement  à  être  pressés  et  écrasés  entie  les  deux 
partis. 

l.a  troisième  classe  est  inûffensive  ;  —  elle  se  compose  de  gens  vaniteux 
entraînés  par  la  joie  d'être  audacieux  sans  danger.  —  11  y  a  entre  eux  la 
distance  qui  existe  entre  les  esprits  forts  qui  plaisantent  ou  insultent  le  ciel 
et  les  Titans  qui  l'escaladent. 

Mais  supposez  que  cela  arrive  au  résultat  qu'on  ne  prend  la  peine  de 
cacher  que  bien  juste  ce  qu'il  faut  pour  que  les  Dougoulm  ou  les  Parlar- 
rieux-Lalosse  ne  trouvent  pas  à  mordre;  supposez  qu'on  finisse  par  faire 
une  nouvelle  révolution,  —  il  arrivera  i:récisément  ce  qui  est  arrivé  de 
l'autre  :  —  un  parti  ou  quelqu'un  s'en  emparera  ,  —  ce  quelqu'un  ou  ce 
parti  aura  ses  amis  et  sa  queue,  —  et  ce  sera  à  recommencer.  —  11  y  aura 
toujours  des  a\ides  et  des  envieux. — Les  révolutions  sont  connue  la  loterie, 

—  il  y  a  cinq  numéros  gagnant  sur  quatre-vingt-dix  ;  —  couséquemme'^' 
quatre-vingt-cinq  qui  veulent  recommencer  le  coup. 

LE  BERCEAU  DU  GOUVERSEUENT  REPRÉSEuTtATIF* 

A  la  bonne  heure,  — voil'a  qui  est  clair,  sans  circonlocutions,  sans  era- 
bages  ;  —  voilà  le  gouvernement  représentatif  tel  que  ;e  l'aime,  c'est-à-dire 
dans  toute  sa  na'iveté,  dans  toute  sa  pureté  et  dans  tout  son  éclat. 

EXTRAITS  DES  JOURNAUX  ANGLAIS. 

Un  tourneur  d'Huddersficld  est  occupé  h  confectionner  quatre  cents 
bâtons  ferrtsqui  lui  ont  été  commandés  par  les  wliigs  libéraux,  pour 
être  employés  contre  leurs  adversaires  politiques  aux  élections  de  Wake- 
tield. 

A  Harwiih,  —  où  deux  candidats  fort  riches  éîaient  en  présence,  — les 
voles  se  sont  payés  de  7  à  8,000  fr.  ;  les  dix  derniers,  qui  devaieut  déci- 
der la  question,  ont  monté  à  100,000  fr. 

A  Garlow,  \es  cries  ont  tiré  des  coups  de  fusil  sur  leurs  adversaires. 

A  B;ith ,  lis  rsditanx  ont  traîné  les  olficicrs  de  police  dans  la  boue.  — 
Lord  Duncan  et  M.  Rœburk  ont  été  éUis,  lord  Powescourt  et  M.  Bruges 
n'ayant  pu  se  présenter  sur  les  husiings,  où  leur  vie  eût  été  compromise. 
Une  seu'e  élection     couteau  ;anilidat élu  1,250,000  fr. 

Nous  n'en  sommes  pas  encore  là  O'  s  quelques  rapporis;  —  mais  sous 
queli|Hcs  autres,  nous  '■Sons  de  beaucoup  Jépassé  nos  ïoismsd'Anglelerre 
(berceau  du  gouvernement  représentatif). 

Nous  avons  laissé  bien  loin  derrière  nous  ce  procédé  naïf  et  vu'gaire 
d'acheter  de  sa  propre  fortune  les  suffrages  éclairés  de  sis  concitoyens. 

—  Nos  candidats  ne  procèdent  pas  comme  les  candidats  anglais,  dont  les 
amis  vont  grossièrement  dans  la  foule  meiire  de  l'argent  dans  la  malades 
électeurs.  —  Cela  est  honteux  et  humilierait  nos  électeurs. 

Le  candidat  français  ne  dr  une  rien,  il  promet,  —  non  pas  son  argent  à 
lui,  —  mais  à  celui  ci  la  gloire  de  nos  a'  niées  et  un  bureau  de  tabac  ;  — 
à  celui-là  les  frontières  du  lihin  et  une  bourse  pour  son  fils  ;  —  à  tel  autre 
la  reprise  du  rang  que  doit  tcirr  la  Frjnce  dans  le  congrès  eiuopéen ,  et 
une  permission  de  chasse  dans  une  forêt  de  l'état  qui  avoisine  sa  demeure  ; 

—  M.  *'*  la  conservation  de  notre  couquéic  d'Alger  et  une  recette  par- 
licu  ièrc. 

Mme  D...  avait  un  chat  magnifir|ue;  —  M.  de  C...  s'amusi  un  jour  à  le 
lucr  dun  coup  de  fusil;  —  faulc  de  grives  on  prend  des  merles,  — faute 
de  merles,  des  chats. 

Mme  D...  fait  dresser  dans  sa  maison  et  dans  celle  de  ses  amis  toutes 
sortes  de  souricières  ;  quand  elle  a  réuni  trois  ou  quatre  cents  souris, 
elle  les  fait  renfermer  dans  une  caisse  et  l'adresse  à  Mme  de  C.,.,  dans  son 
château;  —  Mme  de  C...  ouvre  la  caisse  rlle-mèine,  comptant  y  trouver 
quelques  modes  nouvelles,  —  les  souris  s'échappent  et  remplissent  lu  mai- 
son. —  Au  fond  de  la  caisse  était  un  billet  adressé  à  Mme  de  C... 
<i  Madame, 

»  'Votre  mari  a  tué  mon  chat,  je  tous  envoie  mes  souris,  o 

A  M.  LE  VICOMTE  DE  CORMEM\  . 

Vous,  monsieur,  qui  avez  tant  d'esprit,  et  qui  cependant  n'en  avez  pas 
fisse/,  poui'  ciulier  tout  le  bon  sens  qui  vous  gène,  —  dans  voire  positioo 
d'iHunnie  de  parti. 

Dites-moi,  je  vous  prie,  ce  que  c'est  que  le  peuple,  —  où  ii  commence 


et  où  il  finit  ;  —  car  je  ne  puis  me  contecler  des  définitions  saugrenucï 
qu'en  donnent  les  journaux. 

Le  pr.iiiile  —  des  journaux  —  est  un  peuple  d'opéra  comique  —  auquel 
on  fait  dire  :  — Allons,  — partons,  —  viarckons;  ou  bien  :  Célébrons 
ce  beau  jour, 

L'armé'j  recrutée  dans  le  peuple  —  (car  les  riches  s'abstiennent,  —  et  il 
n'y  a  en  France  que  les  enfans  du  peuple  et  les  enfans  des  rois  —  qui  ne 
puissent  s'exempter  du  service  militaire),  —  l'armée  fdit-eile  partie  du 
poupicd'dùelle  sort,  et  où  elle  retourne  après  quel  mes  années  passées  sous 
les  (Ir.  peaux?  Tout  homme  du  peuple  est,  a  été  ou  sera  soldit. 

Cependant,  à  propos  des  émeutes  de  Toulouse,  nos  journaux  ne  cessent 
d'opposer  l'arEéc  au  peuple. 

J'ai  ciié,  —  en  son  temps,  —un  article  spirituel  du  National;  —  dans 
ce  carré  de  papier,  —  il  s'indignait  avec  raison  —  contre  les  talons  rouges 
de  comptoir.  —  Le  comu;erce  est  donc  épalement  exclu  du  peuple. 

Ces  mêmes  journaux  louent  parfois  la  garde  nationale  de  son  interven- 
tion entre  le  pouvoir  et  le  peuple. 

La  ga:da  naiionsile  ne  fait  donc  pas  par;ie  du  peuple.  —  On  ne  sait  que 
trop  cependant  jusqu'où  les  sergcns-majors  vont  trouver  les  gens  pour  les 
enrôler  dans  celle  insiiiution. 

J'y  ai  vu  des  garçons  marchands  de  vin  ,  —  des  maçons,  —  des  menui- 
siers ;  le  mien,  M.  Collaye,  m'a  envoyé  trois  jours  en  prison  avec  l'appro- 
bation de  mou  fruitier. 

Dans  la  seule  gccde  que  j'aie  jamais  montée,  —  j'ai  rencontré  en  fac- 
tion avec  moi,  —  clipcan  gardant  une  des  bornes  de  la  marie ,  un  mar- 
chand de  charbon  de  terre  qui  passa  les  deux  beures  de  notre  faciion  à  me 
reprocher  a>ièremenl  de  lui  avoir  été  ma  pratique. 

Mon  portier  dit  :  "  Nous,  nous  vivons  encore,  —  mais  le  peuple  a  biea 
du  ma'.  1) 

Où  est  donc  le  peuple? 

Je  ne  le  trouve  pas,  et  cependant  il  paraît  qu'il  y  en  a  plusieurs  et  que 
chaque  ville  a  le  sien. 

J'ai  vu  souvent  des  journaux  raconter  de' revues  du  roi.  —  Les  jour- 
naux ministériels  disaient  :  Le  peuple  a  accueilli  sa  majesté  par  d'unanimes 
acclamations. 

Les  journaux  de  l'opposition  écrivaient  :  Le  peuple  est  resté  silencieux 
et  grave. 

Le  silence  du  peuple  est  la  leçon  des  rois. 

Comme  il  s'agissait  du  même  roi  et  de  la  même  revue,  il  est  évident  qu'il 
ne  peut  s'agir  que  du  même  peuple. 

J'aupeilt,  peup'e ,  monsieer,  tout  ce  qui  souffre  ,  —  tout  ce  qui  gagne 
péniblement  sa  vie  pnr  le  travail .  tout  ce  qui  ne  peut  vivre  qu'au  m'jjeu 
de  lu  paix  ei  du  développement  de  !  iudiis'rie  qui  eu  est  la  conséquence, 
—  et  je  considère  comme  ses  ennemis  non  pas  seulement  ceux  qui  lais- 
sent peser  sur  lui  une  trop  lourde  ch;irge  d'iiupôis,  —  mais  aus  i  ceux 
qui,  sous  prétexte  de  dOfen.  re  ses  )ntérê;s,  —  le  j( tient  dans  le  décou- 
ragement en  lui  faisant  faire  des  vœux  impos>ibles  à  réaliser,— et  le  pié- 
cipitent  dans  des  luttes  sanglantes  et  criminelles —  où  les  uns  pertl^nt  la 
vie  et  la  liberté,  et  1  s  autres  l'onvruiie  et  le  pain  de  leur  famille,  que 
leur  enlèvent  le  trouble  et  la  dcliance  qui  suiveut  toujours  l'incurrcclion 
et  l'émeute. 

TRISTE  SORT  D'UN  PRIX  DE  VERTU. 

Ceux  qui  ont  inventé  les  rosières  —  ont  pensé,  à  ce  qu'il  parait,  que  la 
vertu  est  un  fruit  excellent  dans  sa  niateriié,  mais  qui  se  conserve  dillici- 
lemenl  après.  Aussi,  au  prix  donné  à  la  sa^es  e  ont  ils  de  tous  leraps,  en 
mariant  imiuédiatemcnt  les  rosières,  ajoulé  le  moyen  le  plus  bouuête  de 
ne  pas  avoir  i«  la  conserver  long-temps. 

On  .'■ait  que  l'Académie  a  reçu  de  M.  de  Mo-^lhyon  un  legs  destiné  à 
récompenser  les  actes  de  vertu  qid  p.irvienf  aient  a  sa  conn;i!s>anre. 
Tous  les  Français  sont  admis  à  composer  eu  venu, — romme  on  compose 
en  thème  au  collège,  —  et  l'Acadéinie  disiribue  les  prix. 

Il  e.''t,  à  ce  sujet,  une  chose  à  remarquer,  c'est  (|ue  c'est  toujours  dans 
les  classes  inférieures  que  I  Acadéaiie  exhume  les  traits  d'hêrobme  et  de 
déToùment  qii'e.le  est  chargée  de  découvri'-,  en  quoi  les  classes  iufi.ricures 
me  paraissent  très  supcriiurcs  aux  aulr<  s. 

Mais  il  y  a  encore  là  quelque  chose  de  très  incomplet  :  —  une  fo's  an 
homme  déclaré  vertueux,  —  la  société  qui  (stalUc  le  voir  couronner  et 
l'applaudir,  —  ce  qui  n'est  qu'un  spectacle  de  jour  où  les  femmes  qui 
ont  d'?  la  fr.îrheur  ei  des  chapeaux  neufs  vont  humilier  les  femmes  faii- 
guécs  et  les  chapeaux  passés,  —  la  s'iciéii'-  ne  s'en  orrupe  plus  :  voilà 
donc  la  venu  payée.  —  Le  prix  est  bientôt  dépensé,  —  il  ne  reste  alors 
qu'u  le  Vertu  en  jachère  q'ii  n'c-t  plus  snsccpiible  d'aucun  rapport. 

il  faurirail  f  ire  pour  la  probile  des  hoiumes.  —  ce  qu'on  lait  pour  la 
vertu  des  rosières,  —  ne  p.s  l'obliger  à  reromni  ncer  .«ans  ce.^^se  une 
course  périlleuse  à  iravcrs  les  dangers;  —  on  sait  la  ballade  allemande  : 

Le  roi  jeiie  sa  coupe  dans  un  gouffre.  —  un  plongeur  se  précip  le,  — 
et  la  rapporte  :  «  La  coupe  est  à  loi,  dii  le  roi  ;  mais  va  la  <  hereher  une 
seconde  lois  et  lu  auras  ma  fille.  «  Le  plopgcur  se  jeiic  une  secoudc  fois, 
mais  ne  revient  plus. 

liuand  on  trouve  un  homme  qui  est  resié  vainqueur  dans  la  lutie  hor- 
rible de  l'honneur  et  île  la  p.iuvre  é,  il  ne  lui  faut  pas  fsire  recom'uencer 
celle  lutte;  il  ne  peut  se  contenter  d'un  prix  qui,  une  fois  dépensé,  le 


6a  V 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


rend  encore  nécessaire  :  —  il  faut  lui  assurer  à  Jamais  un  travail  hono- 
rable. 

C'est  te  qu'on  ne  fuit  pas;  —  aussi,  — le  nommé  CaiUet,  qui  avait  été 
déclaré  liomaie  vertueux  en  1839,  et  qui  avait  en  cette  qualité  reçu  un 
prix  de  cinq  cents  Iratics,  voyant  que  tout  le  produit  de  la  vertu  était 
mangé,  —  qu'il  n'y  avait  plus  rien  à  en  attendre,  —  a  eu  recours  au  vice 
et  a  passé  ù  d'autres  exercices.  La  cour  d'assises  de  l'Orne  vient  d'avoir 
la  douleur,  le  8  juillet  dernier,  de  le  condamner  à  huit  années  de  réclu- 
sion pour  vol  avec  circonstances  aggravantes. 

ALPHONSE  K.ARR.    , 


MJes  Satons  de  inadasne  Thieré. 


V 


^  Si  l'on  veut  juger  de  l'influence  que  les  femmes  exercent  en  France,  il 
n'est  besoin  que  de  se  faire  présenter  dans  quelques  uns  de  ces  cercles 
où  figurent  les  principaux  personnages  politiques  d'un  royaume.  Là ,  il  sera 
facile  de  reconnaître  que,  si  elles  ne  sont  pas  partie  active  dans  les  grands 
débats  parlementaires  et  sociaux,  elles  ont  au  moins  dans  les  coulisses  du 
grand  monde  des  rôles  fort  importans,  qu'elles  remplissent  avec  autant  de 
grâce  que  de  diplomatie. 

Mme  Thiers  est ,  à  Paris ,  une  des  dames  dont  l'amabilité ,  la  bonté  et 
l'esprit  délicat  ont  été  le  plus  remarqués,  et,  disons-le  avec  conviction, 
elle  n'a  pas  peu  contribué  à  vaincre  certaines  antipathies  qui  existaient 
envers  le  célèbre  député  de  Marseille;  Mme  Thiers  ,  malgré  la  faiblesse 
de  i^a  constitution,  et  des  indispositions  malheureusement  trop  fréquentes, 
fait  les  honneurs  de  ses  salons  avec  une  aisance  et  un  goût  tout^  à  fait 
aristocratiques. 

Rien  n'est  gai  comme  un  bal  chez  Mme  Thiers;  on  y  rencontre  des 
pairs  de  France  en  petit  nombre,  la  plupart  des  députés  de  la  gauche, 
des  ministres  présens,  passés,  futurs,  des  artistes  et  de  jolies  femmes. 
M.  Jaubert,  l'homme  le  plus  spirituel  de  la  représentation  nationale,  est 
un  des  habitués  du  lieu;  M.  Odilon  Barrot  y  joue  gravement  le  whist  ; 
M.  Léon  lillet,  le  jeune  et  intéressant  directeur  de  l'Opéra,  s'y  montre 
fort  assidu;  on  y  a  même  vu  M.  Bcrryer,  l'orateur  de  la  chambre  ,  cau- 
sant longuement  avec  Mme  Dosne,  belle-mère  de  Mme  Thiers,  l'une  des 
femmes  les  plus  instruites  de  France.  Que  les  légitimistes  y  prennent 
garde,  Mme  Dosne  a  assez  d'esprit  pour  opérer  une  conversion... 

La  place  Saint-Georges  change  souvent  de  visiteurs  ,  et  cela  se  com- 
prend :  de  la  position  d'un  homme  d'état  naissent  ses  relations.  Les  dames 
des  députés  du  centre,  par  exemple,  se  montrent  quelquefois  fort  assidues 
aux  soirées  de  Mme  Thiers  ;  puis  tout  à  coup  une  question  politique,  une 
divergence  d'opinion  les  obligent  à  ne  plus  danser  chez  leur  adversaire... 
Nous  connaissons  beaucoup  de  charmantes  jeunes  lilles  qui  ont  maudit 
cent  fois  les  controverses  du  Palais-Bourbon.  «  Mon  Dieu!  maman,  di- 
sait  un  jour  avec  une  grâce  na'ive  Mlle  de  B...,  quel  dommage  que  ces 
messieurs  ne  soient  pas  toujours  du  même  avis...  Nous  irions  au  bat 
partout]..,  » 

Une  de  nos  illustrations  poétiques,  M.  Alphonse  de  Lamartine,  est  sou- 
vent présent  aux  soirées  de  l'hôtel  de  la  place  Saint-Georges;  il  y  est  reçu 
par  les  dames  de  cette  maison  si  artistique  et  si  hospitalière  comme  on 
doit  recevoir  un  homme  de  rare  génie  ,  et ,  au  reste ,  c'est  un  hôte  qui 
paie  généreusement  l'attention  qu'on  lui  accorde  ;  car  rien  n'est  plus  élevé, 
plus  noble  et  plus  intéressant  que  ces  causeries  auxquelles  le  célèbre  au- 
teur des  Méditations  mêle  ses  riches  et  profondes  pensées. 

Les  personnages  de  la  cour  se  montrent  souvent  chez  Mme  Thiers , 
monseignem-  le  duc  d'Orléans  paraît  beaucoup  s'y  plaire  ,  et ,  il  faut  en 
convenir,  il  y  plaît  beaucoup  lui-même  ;  S.  A.  R.  est  avec  les  dames  d^une 
galanterie  exquise,  et,  avec  les  hommes  de  toutes  les  conditions,  d'une 
bienveillance  extrême.  Si  ce  n'était  à  un  air  de  distinction  qui  règne  dans 
ses  gestes,  il  serait  difficile  de  reconnaître  dans  ce  danseur  en  habit  noir, 
orné  d'un  ruban  rouge  imperceptible  et  sans  rosette ,  le  fils  du  roi  des 
Français. 

On  raconte  une  anecdote  fort  drôle  et  relative  aux  bals  de  Mme  Thiers  : 
Un  jcaiic  invité  s'échappa  des  salons  vers  une  heure  du  matin.  Comme  il 
descendait  avec  précipitation  les  escaliers  qui  mènent  au  jardin ,  il  se 
heurta  contre  un  individu  porteur  d'un  plateau  couvert  de  glaces...  c'était 
un  garçon  du  célèbre  Tortoni.  Je  vous  laisse  à  penser  le  carnage  de  cho- 
colat, de  vanille,  de  fraise  et  de  framboise  qu'il  y  eut...  tout  roula  sur  les 
marches!...  tout  fut  perdu!...  i^  Monsieur,  s'écria  alors  le  garçon  glacier, 
en  voilà  pour  cinciuanie  francs  de  perdu,  et  je  ne  peux  pas  supporter 
celte  perte  là  !...  pourtant  on  croira  que  c'est  moi  qui  ai  causé  le  dégât. 
—  C'est  juste  ,  répondit  l'auteur  involontaire  de  l'accident ,  mais  je  n'ai 
pas  d'argent  sur  moi.  —  Vraiment ,  monsieur  ':"  —  Ma  parole  d'honneur  la 
plus  sarrée.—  nmpruntez-en  à  un  de  vos  amis  ;  que  diable  !  vous  ne  vou- 
driez pas  faire  perdre  cela  ù  un  pauvre  diable  comme  moi  ?  —  Non , 
mon  garçon,  je  te  promets  que  la  somme  totale  du  dégât  te  sera  remise 
demain.  ■> 

tt  le  danseur  s'élança  dans  la  rue  à  la  recherche  de  sa  toiture, 


Le  lendemain,  il  vint  à  Tortoni  un  grand  laquais  à  livrée  bleue  et  or, 
qui  demanda  le  garçon  aux  glaces  brisées... 

<■  Tenez,  lui  dit-il,  voilà  un  billet  de  cinq  cents  francs  que  son  altesse 
royale  vous  envoie.  » 

Le  casseur  de  verres  s'appelait  Ferdinand-Philippe  d'Orléans. 

MADAME  LA  MARQUISE  DE  V1EU\B0IS. 


LE  BEL  HOMME  ET  L'HOMME  BEAU. 

Il  est  un  malheur  que  personne  ne  plaint,  un  danger  que  personne  ne 
craint ,  un  fléau  que  personne  n'évite  ;  ce  Iléau,  à  dire  vrai,  n'est  conta- 
gieux que  d'une  manière,  par  l'hérédité,  et  encore  n'est-il  que  d'une  suc- 
cession bien  incertaine  ;  —  n'importe,  c'est  un  Iléau,  une  fatalité  qui  vous 
poursuit  toujours,  à  toute  heure  de  votre  vie,  un  obstacle  à  toute  chose, 
—  non  pas  un  obstacle  que  vous  rencontrez,  —  c'est  bien  plus;  c'est  un 
obstacle  que  vous  portez  avec  vous,  un  bonheur,  un  ridicule  que  les  niais 
vous  envient,  une  faveur  des  dieux  qui  fait  de  vous  un  paria  chez  les 
hommes,  ou,  —  pour  parler  plus  simplement,  —  un  don  de  la  nature  qui 
fait  de  vous  un  sot  dans  la  société.  —  Enfin ,  ce  malheur,  ce  danger,  ce 

Iléau,  cet  obstacle,  ce  ridicule,  c'est —  Gageons  que  vous  ne  devinez 

pas;  —  et  cependant  quand  vous  le  saurez,  vous  direz  :  C'est  vrai  !  Quand 
on  vous  aura  démontré  les  inconvéniens  de  cet  avantage ,  vous  direz  :  Je 
ne  l'envie  plus.  Ce  malheur  donc ,  c'est  le  malheur  d'être  beau. 

Remarquez  bien  ici  la  différence  du  genre  ;  nous  disons  : 

LE  BOXHEUR  D'ÊTRE  BELLE. 
LE  MALHEUR  D  ÊTRE  BEAI'. 

Nous  Vallons  montrer  tout  à  l'heure. 

Quelqu'un  a  dit  quelque  part  :  Quelle  est  la  chose  désagréable  que  tout 

le  monde  désire? Ce  quelqu'un  s'est  répondu  à  lui-même  :  C'est  la 

beauté.  Mais  par  la  beauté,  nous  entendons  la  véritable  beauté,  la  beauté 
parfaite,  la  beauté  funeste.  Ce  qu'on  appelle  un  bel  homme  n'est  pas  un 
homme  beau.  Le  premier  échappe  à  la  fatalité  ;  il  a  mille  conditions  de 
bonheur.  D'abord,  il  est  presque  toujours  bête  et  content  de  lui;  en- 
suite, on  a  créé  des  états  exprès  pour  sa  beauté.  Etre  bel  homme  est  un 
métier. 

Le  bel  homme  proprement  dit  peut  être  heureux ,  —  comme  chas- 
seur, avec  un  uniforme  vert  et  un  plumet  sur  la  tête. 

Il  peut  être  heureux,  comme  maître  d'armes,  et  trouver  mille  jouis- 
sances inefl'ables  d'orgueil  dans  la  noblesse  de  ses  poses. 

Il  peut  être  heureux,  —  comme  tambour-major,  —  oh  !  alors  il  est  fort 
heureux. 

Il  peut  être  heureux, —  comme  général  de  Cempire  au  théâtre  de  Fran« 
coni,  et  représenter  le  roi  Joachim  Murât  avec  délices. 

Il  peut  être  heureux,  — comme  modèle  dans  les  ateliers  les  plus  célèbres, 
prendre  sa  part  des  succès  que  nos  grands  maîtres  lui  doivent ,  et  légiti- 
mer, pour  ainsi  dire,  les  dons  qu'il  a  reçus  de  la  nature,  en  les  consacrant 
aux  arts. 

Le  bel  homme  peut  supporter  la  vie ,  le  bel  homme  peut  rêver  le  bon'- 
heur. 

Mais  l'homme  beau,  1  homme  Anlinoiis,  l'amour  grec,  l'homme  idéal, 
l'homme  au  front  pur,  aux  lignes  correctes,  au  profil  antique,  l'homme 
jeune  et  parfaitement  beau,  angéliquement  beau ,  fatalement  beau,  doit 
traîner  sur  terre  un  existence  misérable,  entre  les  pères  prudens,  les  maris 
épouvantés  qui  le  proscrivent,  et,  ce  qui  est  plus  terrible  encore,  les  nobles 
et  vieilles  Anglaises  qui  courent  après  lui. 

Car  c'est  une  vérité  incontestable  et  malheureuse ,  —  un  jeune  homme 
très  beau  n'est  pas  toujours  séduisant  ;  il  est  toujours  compromettant. 

Peut-être,  dans  un  pays  moins  civilisé  que  le  nôtre,  la  beauté  est-elle 
une  puissance  ;  mais  ici,  mais  à  Paris,  où  les  avantages  sont  de  convention, 
une  beauté  réelle  est  inappréciée  ;  elle  n'est  pas  en  harmonie  avec  nos 
usages;  c'est  une  splendeur  qui  fait  trop  d"efl"et,  un  avantage  qui  cause 
trop  d'embarras;  les  beaux  hommes  ont  passé  de  mode  avec  nos  tableaux 
d'histoire. 

Nos  appartemens  n'admettent  plus  que  des  tableaux  de  chevalet. 

Nos  femmes  ne  rêvent  plus  que  des  amours  de  page,  et  de  nos  jours  Id 
gentillesse  a  pris  le  pas  sur  la  beauté. 

Malheur  donc  à  l'homme  beau  ! 

MADAME  EMILE  DE  GIRARDIN, 


<5 


Paris.  —  BOTJLK  et  C,  imprimeurs  des  corps  militaires,  do  la  gtnîarm?ric  dé  larlfra  a 
laie,  du  cadastrç  et  des  conir-buiions  dircclet,  rue  Coq-Héron,  3 


8ejȕoiissI!*i-e  18^1. 


SSOWJ^m  WMAMCS  M'AM  AM. 


assisee. 


ON  S'ABONSIE 

A  Pariai, 

RUE  COQ -HÉRON,  N»  3, 

Au  burcao  du  Journal. 
£tcn  prorince, 

Chez   les  Libraires  ,  les  Directeurs 
des  Posles  el  des  Messa^jeries. 

(AFFBAKCHIB.) 


CittcratH«,  j^istoirt ,  Sficnccs,  Bsaux-'^vls^  Jîïemoiws,  iHœurs,  iio^a^ts 


EXTRAITS   D'OUVRAGES  ISÉDITS,   PUBLICAÎMS  KOIjIILLES,  REVUES. 


ABOrJMESISrjS  : 

L'n  an 12  f.  » 

'       Six  mois C     50  c. 

Trois  mois. ...     3     50 

Vn  mois l     25 

Étranger  :  2  fr.  en  sus  par  an. 

On  tire  à  vue  sur  les  peràoancs  qui  Is 
demandent,  et  il  Cit  ajouté  un  fr.  au 
mandat  pour  frais  de  recouTrement. 

(affb.vnciiib.'' 


PnOSPES'î'CJ^. 


Le  Magapin  Littéraire  se  compose  d'un  choix  d'articles  fait 
parmi  les  meilleurs  Feuilletons,  Romans  et  Nouvelles  qui  parais- 
sent chaque  mois,  soit  dans  les  Journaux,  les  Revues,  ou  les 
Livres.  Ou  y  trouve  des  Récits  de  voyages,  des  Tableaux  de 
mœurs,  des  Etudes  d'art  et  des  Esquisses  biographiques  em- 
pruntés aux  meilleurs  écrivains  de  France  et  de  l'étranger. 

En  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  le  [\Iagasin  LrrTÉRAiRE,  outre  ses  articles  entièrement 
inédits,  reproduit  notamment  les  publications  de  MM.  Victor 
Hugo,  Charles  Nodier,  djî  Balzac,  Alexandre  Dumas,  Frédéric 
SouuÉ,  Charles  de  Bernard,  Méry,  Eugèine  Sue,  Léon  Gozlan, 
Roger  de  Beauvoir,  Ei.ie  Berthet,  et  généralement  les  ouvrages 
de  MM.  les  écrivains  les  plus  distingués. 

Il  parait  chaque  mois  (le  quinze)  un  numéro  composé  de  huit 
feuilles,  imprimé  sur  beau  papier  satiné,  grand  in-quarto  à  deux 
colonnes,  avec  couverture  imprimée.  Le  prix  de  chaque  numéro, 
qui  contient  10,800  lignes  (ou  760  mille  lettres),  c'est-^-dire  la 
matière  de  plus  de  cinq  volumes  in-octavo ,  est  de  UN  FRANC 
VINGT-CINQ  CENTLMES. 

Le  prix  de  l'abonnement  annuel  est  de  DOUZE  FRANCS.  Les 
douze  numéros  mensuels  qui  le  composent  contiennent  de  fait  et 
véritablement  la  matière  de  plus  de  soixante  volumes  in-octavo 
ordinaires,  dont  le  prix  (au  prix  de  7  fr.  50  cent,  le  volume) 
serait  de  ù50  francs  ! 

Le  Magasin  Littéraire  réunit  donc  trois  conditions  essentielles 
qui  doivent  assurer  son  succès  : 

1°  Grande  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans  le  choix 
des  articles ,  qui  sont  tous  signés  par  les  écrivains  le  plus  en 
renom  (voir  ci-après  le  sommaire  de  ce  numéro)  ; 

2°  Immense  quantité  de  matières  (  plus  de  60  volumes  par  an)  ; 

3°  Réduction  considérable  et  sans  exemple  dans  le  prix  de 
labonnement  (DOUZE  FRANCS  PAR  AN). 

Pour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de  ce  pros- 
pectus, de  la  réalité  des  avantages  que  présente  le  Magasin  Lit- 
téraire, de  son  importance  malériellc  et  de  sa  valeur  litléraire, 
ilsuliitde  jeter  les  yeux  sur  ce  numéro  et  de  lire,  dans  le  sommaire 
(jui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y  ont  concouru. 


Le  Maîue  d'École,  par  M.  FUEDERIC  SOlîLïÈ. 

Souvenirs  de  Marseille,  par  M.  ALEXAXDKE  DUMAS, 

Deux  vices  nouveaux  ,  par  M.  LEON  GOZL  V\. 

Médcfiiie  des   Gens   du  monde  :    Physiologie  du  Malade,  par  M.   P. 

BEUrVAUl). 
Poruait  de  M,  IlEURYER. 
Portrait  de  M.  DliPIIV. 
Mémoires  de  M""  Laflarge,  éails  par  elle-même. 


Un  huit  pom-  un  neuf  ou  l'assassinat  du  courrier  de  Lyon ,  par  le  com- 

maiuleur  LEO  LESPÈ8. 
Barbe-Dleuc  en  Ciiiiie,  ou  la  septième  femme. 
Un  Duel  sous  Mazarin,  par  M.  DESESSARTS. 
Les  Pensionnats  à  voilures,  par  M.  PAUL  DE  KOCK. 
Nouvelles  à  la  main  (août). 

L'Observateur  du  Bospliorc ,  par  M,  EL'GEXE  GL'IXOT.         '5!, 
Les  Guêpes  (septembre) ,  par  M.  ALPHONSE  HARR. 


LE   JVIASTRE  D'ECOLE. 

I.  • 

Sur  la  route  de  Lyon  à  Grenoble  ,  on  trouve  un  village  assez  considé- 
rable appelé  Bourg  injx  ;  il  est  situé  dans  cette  partie  du  Daupbiné  où 
l'on  sent  déjà  se  mouvoir  cat  immense  flot  de  terrain  qui  sWève  graduel- 
lement, et  qui ,  d'ondulation  en  ondulation,  arrive  jusqu'aux  Alpes  les 
plus  hautes. 

C'est  un  pays  qui  n'est  plus  la  plaine  et  qui  n'est  pns  encore  la  monta- 
gne ;  déjà  rude  à  l'œil  et  rebelle  à  la  cu'turo,  il  n'a  pas  encore  ces  subli- 
mes bf  autés  sauvages  qui  plus  loin  vous  font  oublier  les  bienfaits  de  la 
civilisation,  c'est  le  milieu  entre  cette  nature  qui  appartient  tout  entière  à 
l'hotnme,  et  qu'il  revêt  à  son  gré  des  moissons  les  plus  diverses  ,  et  cette 
nature  qu'il  n'a  pu  vaincre  ,  et  qui  garde  l'indépendance  et  rcternité  de 
Sus  sites  incultes. 

A  une  demi-lieue  de  Bourgoing,  el  toujours  en  pliant  du  côté  de  Greno- 
ble, on  voyait  en  1814,  à  gauche  de  la  route,  une  cliélive  maison  posée 
de  travers  au  milieu  d'un  misérable  verger. 

Quelque  puérile  que  puisse  être  la  prétention  de  certains  observateurs 
à  juger  toutes  choses  sur  les  moindres  apparences,  il  faut  cependant  re- 
coiiiiaUre  que  l'extérieur  de  relie  maison,  ce  qu'on  en  pourrait  appeler  fa 
physionomie,  avait  un  caractère  assez  particulier  pour  être  remarqué.  Sa 
fiij'ade  uK-nirait  au  rez-de-chaussée  deu\  croisées  séparées  par  une  porte. 
Au-dessous  de  ce  rez-dechausséc,  régnait  un  grenier  mansarde  ,  éclairé 
par  une  seule  croisée  et  auquel  on  arrivait  par  un  escalier  extérieur  dres- 
sé comme  une  éi  helle  sur  le  liane  du  biitimeiit. 

Lorsque  la  porte  du  rez-de-rhaussée  restait  entrebâillée  ,  on  voyiit 
qu'elle  donnait  cntrt^e  sur  un  corridor  qui  traversait  la  maison  dans  toute 
sa  profondeur,  et  qui  par  conséquent  séparait  romplètemciii  les  cham- 
bres  éilairées  chacune  parunedescroisi^es.  Sans  pénétrer  dansc<-srh.->m- 
hres.  on  pouvait  farilemeni  deviner  comt)ieu  le  caractère  des  personnes 
qui  les  habitaient  devait  être  dissemblable. 

L'une  de  ces  croisées  était  rm^e  de  pots  de  fleurs  soigneusement  te- 
nus ;  point  de  fleurs  mortes  pendant  à  la  tige,  ""int  d'herbes  parasites 
montant  au  pied  ;  on  voyait  qu'ils  étaient  arro.sés,  t.iillés,  éplurhés  avec 
re\actiiu(le  la  plu-s  mi:>utieu';e.  Les  vitres  de  celle  croisée  étaient  nettes 
et  l)rillaiites.  et  l.iissaien  voir  des  rl.leaux  d'une  blancbcur  irréprochable, 
lomhant  en  plis,  d'une  régularité  parfaite. 

L'autre  ci  o  Si^e  du  rez-de-chaussée,  au  contraire  de  celle-ci,  étalait  un 
désordre  et  une  malpropret-  repoussante  Dos  bouteilles  auï  goulots  é- 
bréehés  en  garnissaient  l'appui  ,  ci  la  plupart  des  carreaux  à  moites  bri- 
sis  et  réparés  avec  du  papier  rarhaien.  mal  les  lamboau.\  d'un  vieux  ri- 
deau de  (lamas  jaune,  tout  taihé  d'huiie. 

ijnani  il  la  croisée  île  la  mansarde,  elle  était  nue  de  cette  parure  cl  de 
ce  désordre  ;  on  n'y  voyait  ni  11  urs  ni  rideaux  sales  ou  propres  ;  tm  aper- 
cevait seul  ment,  poîéc  devant  c;uc  fcnC'.rc,  ui;c  la'ale  chargée  de  li- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


vresj  avec  quelques  cahiers  de  papier,  et  au  fond  du  grenier  an  grabat  et 
une  cbaise. 

Tous  ces  petits  indices  extérieurs  ne  disent  pas  sans  doute  ce  qu'é- 
taient les  habitans  de  cette  maison  ;  mais  lorsqu'on  savait  qu'elle  était  oc- 
cupée par  une  vieille  femme,  sa  fille  et  son  fils,  on  s'étonnait  que  l'ordre 
et  la  propreté  qui  régnaient  dans  la  chambre  de  la  fille  n'eussent  pas  pé- 
nétré dans  celle  de  la  mère,  et  que  l'espèce  de  confortable  que  possé- 
dait la  foéur  fût  refusée  à  la  pauvre  mansarde  du  frère. 

Il  est  donc  nécessaire  de  dire  quelles  étaient  ces  trois  personnes. 

En  1793  et  tout  près  de  Grenoble  des  paysans  ramassèrent  dans  un 
fcssé  une  pauvre  femme  éfanouie  poriaot  dans  ses  bras  une  petite  fille 
(run  au  tout  au  plus.  Cette  femme  pouvait  avoir  vingt-cinq  ans  et  était 
d'une  beauté  reinarquable  ;  ses  habits  misérables  eussent  pu  faire  croire 
qu'elle  appartenait  a  la  classe  la  plus  pauvre  du  peuple  si  la  blancheur  de 
ses  mains  et  la  délicatesse  de  ses  pieds  n'eussent  montré  qu'elle  n'était 
point  faite  aux  rudes  travaux  qu'impose  la  misère. 

Du  reste  on  ne  put  savoir  quelle  était  cette  femme  ni  d'où  elle  venait  ; 
car  lorsque  ces  paysans  l'eurent  rappelée  ii  la  vie,  ils  s'aperçurent  qu'elle 
était  complètement  folle.  On  fut  obligé  de  lui  arracher  son  enfant  qu'elle 
Voulait  tuer  :  bientCt  la  petite  fille  fut  placée  dans  un  hospice  où  elle  re- 
çut le  nom  de  Rosalie,  et  cette  femme  fut  enfermée  dans  la  maison  des 
fous  et  inscrite  sous  un  nuoiéro  qui  devint  son  nom;  on  l'appelait  le  nu- 
méro 101. 

Cependant  au  bout  de  quelque  temps,  on  s'aperçut  que  cette  femme 
était  grosse,  et  en  effet,  au  bout  de  neuf  mois,  elle  accoucha  d'un  garçon, 
qutfut  placé  comme  sa  sœur  dans  la  maison  des  Orphelins  sous  le  nom  de 
Brutus  (on  était  en  17%).  On  réintégra  cette  femme  dans  l'hospice  des 
aliénés  et  il  ne  fut  plus  question  de  ces  trois  individus  pendant  une  dixaine 
d'années. 

:"  Cependant,  au  commencement  de  l'empire,  lorsqu'on  organisa  les  ly- 
cées en  régimens,  l'hospice  des  Orphelins  proposa  au  proviseur  de  lui 
céder  le  petit  Briî'us  pour  en  faire  le  tambour  de  sa  troupe  d'écoliers. 
L'arrangement  fut  accepté  et  Brutus  fut  admis  en  cette  qualité  au  lycée  de 
Grenoble. 

L'existence  du  pauvre  Brutus  fut  dès  cette  époque  une  longue  et  rude 
épreuve.  Il  semblait  que  ce  ne  fiit  pas  un  enfant  comme  les  autres,  un 
être  humain  qui  devait  vivre  selon  la  loi  commune,  c'était  pour  ainsi  dire 
une  chose,  un  meuble  appartenant  au  lycée.  Chacun  s'en  servait,  maîtres 
et  écoliers,  selon  ses  besoins  ou  son  caprice,  battu  et  raillé  par  les  en- 
fans,  puni  et  menacé  par  les  supérieurs. 

Dès  l'abord,  il  avait  essayé  de  résister  à  cette  tyrannie  brutale  des  uns 

■  et  des  autres  ;  et  dans  les  combats  à  coups  de  poing  qu'il  avait  soutenus 
".contre  les  grands,  et  les  représentations  jusies  qu'il  avait  portées  jusqu'au 
,  Jiroviseur,  on  avait  pu  reconnaître  dans  cet  enfant  une  nature  courageuse 

et  une  raison  qui  n'admettait  pas  sans  discussion  un  traitement  non  mé- 
rité. 

Mais  peu  à  peu  tout  avait  cédé  devant  l'implacable  méchanceté  des 
écoliers  et  le  froid  abandon  de  ceux  qui  ne  se  faisaient  ses  juges  que 
pour  le  condamner. 

Bruius  en  était  donc  arrivé,  à  l'âge  de  quinze  ans,  à  se  considérer  lui- 
même  comme  on  le  considérait,  et  le  pauvre  souffre-douleur  regardait 
comme  des  jours  heureux  ceux  qu'il  passait  sans  être  battu  ou  sans  être 
mis  au  pain  sec  et  à  l'eau.  Il  ne  se  défendait  plus,  il  ne  raisonnait  plus. 
La  seule  chose  qu'il  eût^gagnée  au  lycée,  c'était  une  sorte  d'instruction 
'  Èâlarde,  taêlée  de  français  et  de  latin,  une  assez  bonne  écriture  et  un  vé- 
!j  rifabJe  talent  sur  le  fifre  et  le  tambour. 
1,     Parmi  les  grossièretés  dont  BrUtus  était  poursuivi,  celle  qu'on  lui  épar- 

■  épai'  le  nioins  était  de  lui  réprochei"  l'état  de  sa  mère,  toujours  enfermée 
qànS  la  maison  dés  fous.  L'enfant,  à  qui  toute  affection  manquait  au  mon- 
de, en  avait  cherché  une  près  de  cette  femme  et  ne  l'avait  pas  trouvée  là 
j^I  us  qu'ailleurs. 

Ce  n'est  pas  que  cette  mère  fût  assez  privée  de  tout  souvenir  pour  mé- 
connaître son  fils,  elle  se  rappelait  les  circonstances  de  son  évanouisse- 
ment sur  la  route,  celles  de  son  accouchement  ;  elle  ne  niait  pas  que  Bru- 
tus fût  son  fils,  ipais  elle  le  délestait,  et  lorsqu'il  venait  lui  parler,  elle  le 
traitait  avec  un  ujépris  cruel  ou  s'obstinait  à  ne  lui  point  répondre. 

Cette  haine  pour  son  enfant  ne  pouvait  non  plus  être  considérée  com- 
me lin  résultat  de  sa  folie,  car  elle  avait  pour  sa  fille  Rosalie  l'aûeciion  la 
plus  passionnée,  et  toutes  les  fois  que  celle-ci  venait  voir  sa  mère,  c'é- 
taient des  transports  de  joie  si  bien  semis,  de  sages  conseils  si  bien  don- 
nés, des  questions  si  tendres  sur  son  état,  qu'on  eût  vraiment  douté  que 
cette  femme  pût  tomber  bientôt  après  dans  les  divagations  les  plus  étran- 
ges et  faire  les  actes  de  la  plus  absurde  folie.  Du  reste  elle  n'avait  gardé 
a\}cun  souvenir  de  ce  (|ui  avait  précédé  son  évanouissement  sur  la  route 
de"  Grenolde,  et  quand  on  la  questionnait  à  ce  sujet,  elle  prenait  un  air 
étonné,  comme  si  elle  n'eût  pas  vécu  avant  cette  époque. 

Quant  à  Rosalie,  elle  avait  appris  ce  qu'on  enseignait  alors  dans  les  hos- 
pices. Elle  savait  lire  et  écrire,  et  était  la  meilleure  ouvrière  de  Greno- 
ble. C'est  ce  qui  l'avait  fait  demeurer  à  l'hospice  où  elle  avait  été  attachée 
à  la  lingerie,  tandis  que  son  frère,  qui  avait  atteint  dix-huit  ans,  avait  passé 
^de  l'état  de  tambour  à  celui  de  clUcn  de  cour  ou  de  pion,  comme  disent 
'les^éceliers. 
'  Dn  basa»d  heureux  l'avait  toujours  sauvé  de  la  conscription,  et  la  res- 


tauration le  trouva  surveillant  la  classe  des  élèves  de  septième,  toujours 
malheureux,  toujours  bafoué,  toujours  triste  et  morose. 

Ce  fut  à  cette  époque  qu'il  se  fit  un  notable  changeaient  dans  l'existence 
de  Brutus. 

L'aumônier  du  lycée,  vieillard  de  soixante-dix  ans,  préféra  avoir  des 
ouailles  plus  attentives  qu'une  troupe  turbulente  d'enfans;  il  demanda  et 
obtint  la  cure  de  Bouigoing.  M.  Dulong,  c'était  son  nom,  avait  pris  de- 
puis long-temps  Brutus  en  pitié,  et  il  montra  celte  bienveillance  pour  lui, 
en  arrachant  le  pauvre  diable  à  la  vie  de  supplices  qu'il  menait. 

Le  vieux  curé  avait  réso'u  de  doter  sa  commune  d'une  école  primaire;' 
et  comme  son  grand  âge  ne  lui  permettait  pas  de  remplir  les  fonctions 
d'instituteur  avec  la  régularité  nécessaire,  il  avait  appelé  Brutus  près  de 
lui  comme  suppléant.  C'était  une  bien  pauvre  existence  que  celle  qu'il  lui 
offrait,  mais  toujours  valait-elle  mieux  que  sa  position  précaire  au  collège. 

Le  recteur  de  l'Académie  avait  alloué  à  Brutus  cent  cinquante  francs  et 
un  diplôme  de  capacité  ;  la  commune  avait  fourni  sa  quote  part  au  salaire, 
de  l'instituteur  en  le  logeaat  gratis  dans  la  maison  dont  nous  avons  parlé 
dlus  haut,  à  la  charge  par  lui  de  la  tenir  en  bon  état,  ce  qui  représen- 
tait par  an  un  loyer  de  soixante  francs  et  quatre-vingts  francs  de  répara- 
tion. Enfin  le  revenu  de  Brutus  se  complétait  avec  la  rétribution  payée 
par  les  garçons  et  les  petites  filles,  et  qui  était  de  vingt  sous  par  mois, 
dont  dix  sous  étaient  affectés  aux  frais  de  l'école  attenante  au  presbytère, 
et  dix  sous  aux  appoiniemens  de  Brutus.En  somme,tout  cela  pouvait  cons- 
tituer une  place  de  trois  cent  cinquante  francs. 

Ce  fut  avec  ces  faibles  ressources  que  ce  jeune  homme  se  décida  à  re- 
tirer sa  mère  de  l'hospice  où  elle  vivait  depuis  vingt  ans,  et  à  appeler  sa 
sœur  près  de  lui. 

11  lui  semblait  que  l'accomplissement  de  ce  devoir  sacré  obtiendrait  sa 
récompense  dans  le  bonheur  qu'il  trouverait  au  sein  de  sa  famille  ;  mais 
il  ne  lui  avait  pas  fallu  beaucoup  de  temps  pour  se  désabuser. 

Sa  mère  lui  témoignait  une  aversion  qui  ne  faisait  que  croître  tous  les 
jours ,  quoique  les  transports  de  sa  folie  se  fussent  changés  en  une  sorte 
d'idiotisme  morne. 

Quant  à  Rosalie,  c'était  une  belle  jeune  fille  d'une  nature  hautaine  et 
décidée,  qui  avait  pris  de  prime-abord  le  commandement  de  la  maison,  et 
qui  disposait  sans  contrôle,  non-seulement  de  tout  ce  qu'elle  gagnait,  mais 
encore  de  tout  ce  que  gagnait  Brutus  qui  n'en  détournait  pas  un  sou  à 
son  usage. 

Ainsi  Rosalie  avait  fait  meubl<>r  et  arranger  sa  chambre  de  la  manière 
la  plus  coquette  qu'elle  put  imaginer  dans  sa  pauvre  position  ;  puis  elle 
avait  logé  sa  mère,  en  lui  procurant  quelques  vieux  meubles  en  étoffes  ja- 
dis brillantes,  ce  qui  ravissait  la  vieille  folle. 

Quant  à  Brutus ,  on  l'avait  relégué  au  grenier  avec  une  concheite,  une 
table  et  une  chaise.  Peut-être ,  si  on  lui  eût  fait  bonne  mine  ,  ne  lui  en 
eût-il  pas  fallu  davantage;  mais  à  l'heure  des  repas  on  l'excluait  de  la  ta- 
ble sous  prétexte  que  sa  présence  empêchait  sa  mère  de  manger.  On  lui 
mettait  sa  part,  viande,  soupe,  légumes  pêle-mêle  dans  une  assiette  avec 
un  cbiûôn  de  pain ,  et  le  pauvre  garçon  allait  dévorer  sa  pitance  dans  le 
verger  quand  il  faisait  beau,  ou  le  plus  souvent  dans  soQ  grenier  ou  dans 
le  corridor.  -   '     - 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  qiife  les  bons  mbrceaut  n'étaient  pas 
pour  lui,  et  ces  morceaux  n'étaient  pas  toujours  assez  largement  coupés 
pour  l'appétit  d'un  jeune  homme  de  vingt  ans ,  d'Une  taille  de  cinq  pieds 
six  ponces  et  d'une  carrure  herculéenne.  Ils  étaient  d'autant  moins  sufli- 
sans  que  Brutus  avait  un  commensal  particulier  auquel  lui  seul  accordait 
quelque  pitié. 

Ce  commensal  était  un  chien. 

Ce  chien,  Brutus  l'avait  trouvé  errant  sur  la  route,  maigre,  pelé,  ha- 
gard ;  des  enfans  le  poursuivaient  à  coups  de  pierre.  Brutus  l'avait  sauvé 
de  leur  fureur  et  avait  emmené  le  chien  dans  sa  maison ,  et  depuis  deux 
mois  il  était  son  seul  ami  et  le  seul  compagnon  de  ses  longues  promena- 
des solitaires. 

On  s'étonne  quelquefois  de  l'affection  des  hommes  pour  les  chiens  ; 
mais  elle  nous  semble  bien  naturelle.  Quand  nous  avons  du  chagrin  ou  de 
la  joie  dans  le  cœur,  notre  meilleur  ami  discute  notre  i-hagrin  ou  raisonne 
notre  joie.  La  consolation  la  plus  commune  qu'on  donne  anx  infortunés , 
c'est  d'essayer  de  leur  prouver  qu'ils  ont  tort  de  souffrir  et  qu'ils  man- 
quent de  courage  ou  de  résignation;  lafélicitation  la  plus  sincère  a  tou- 
jours une  restriction  où  l'on  vous  avertit  de  ne  pas  croire  trop  facilement 
à  ce  qui  vous  rend  heureux.  Le  chien  ,  au  contraire  ,  est  un  écho  fidèle 
qui  vous  répond  juste  selon  l'état  de  votre  cœur.  Si  vous  êtes  triste,  il 
est  triste;  si  vous  êtes  joyeux,  il  est  joyeux;  il  n'accuse  ni  ne  conseille,  il 
sent  comme  vous  sentez ,  et  vous  aime  comme  vous  êtes  et  non  comme 
vous  devriez  être. 

Or,  le  chien  de  Brutus  était  cela  pour  son  maître  ,  celui  qui  le  suivait 
partout  et  qui  venait  toujours  à  sa  voix,  empressé  et  soumis. 

Comme  on  doit  aisément  l'imaginer,  celui  qui  était  le  favori  de  Brutus 
devait  être  détesté  de  la  mère  et  de  la  sœur  du  jeune  homme,  et  le  pauvre 
animal  l'avait  si  bien  compris,  qu'il  ne  rentrait  jamais  à  la  maison  avec  son 
maître;  il  attendait  à  une  certaine  distance,  puis  il  tournait  autour  du  ver- 
ger fermé  d'une  haie  ;  puis  quand  il  croyait  pouvoir  passer  sans  être  vu  , 
il  courait  en  toute  hâte  vers  la  maison,  gravissait  en  deux  bonds  l'escalier 
de  la  mansarde,  et  allait  se  coucher  sous  le  iit. 

Du  resie,  le  nom  du  chien  avait  quelque  chose  de  particulier  comme  ce- 


u 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


lui  du  maître.  L'animal  Ciait  Ijoigne,  elBrutus  avait  employé  le  peu  qu'il 
savait  tie  son  liisioiic romaine  à  donner  à  son  chien  le  nom  d'un  des  plus 
fameux  héros  de  l'aiiii((uiiO,  à  qui  une  inlirmitô  pareille  avait  valu  le  sur- 
iiem  de  Cotiè.s.  Donc,  le  caniche  de  Brulus  s'appelait  Codés,  comme  l'IIo- 
raiius  qui  défmdii  seul  le  pont  du  Tibre  contre  les  soldats  de  Porsenna. 

Quant  au\  deux  femmes,  dont  l'une  n'avait  point  de  nom,  et  dont  l'au- 
irj  i:e  s'api»  lait  que  liosalie,  on  s'accoutuma  peu  à  peu  à  leur  donner  le 
nom  de  (elui  qui  semblait  le  chef  de  la  famille,  et  la  vieille  folle  était  con- 
nue dans  le  pays  sous  le  nom  de  la  mère  Drutus,  et  sa  lille  sous  celui  de 
îrllle  liosalie  Brutus. 

Mainicnani  que  nous  avons  suiTisammenl  dit  quels  étaient  les  personna- 
ges qui  doMieuraicnt  dans  la  maison  qu'on  voyait  à  gauche  de  la  route,  il 
faut  nous  occuper  de  l'autre  côté. 

Précisément  en  face  delà  chau.nière  de  Bruius,  se  terminait  le  mur  d'un 
parc  qui  selendaii  à  plus  d'un  quart  de  lieue  le  long  de  la  route,  et  qui  re- 
montait de  même  daus  les  leires  jusqu'au  sommet  d'une  petite  colline  sur 
laquelle  était  ^llué  un  château  de  la  plus  belle  appaience. 

Ce  château  ai)p.irtenait  au  CDUite  de  Lugano,  sénateur  de  l'empire,  ex- 
conveniiunni  1,  tt  jouissant,  disait-on,  d'une  fortune  très  considéiable,  sur- 
tout en  sa  qua  iié  de  tuteur  de  Mlle  Van  Owen,  sa  nièce,  fille  de  sa  sœur, 
morte  depuis  dix  ans,  et  de  Al.  Van  Owcn,  fournisseur  du  bon  temps,  qui 
avait  laissé  à  sa  fiile  Paméla  un  héritage  colossal. 

M.  le  comte  (le  Lugano,  (lui  devait  ce  liirc  à  la  muDifieence  impériale, 
et  qui  l'avait  QLcepié  avec  d'auiaut  plus  de  reconnaissance  qu'il  lui  ser- 
;£vait à  faire  oul>licr  un  nom  odieusement  célèbre  dans  la  révolution,  n'a- 
vait presque  jamais  habité  son  château  de  la  Sapinière  durant  tout  l'em- 
,  pire;. mais,  en  1S14.  il  avait  ciu  prudent  de  s'éloigner  de  Paris,  où  sa 
ijualité  d«i  régicide  l'avait  fait  exclure  de  ïa  nouvelle  chambre  des  pairs, 
nia'gré  ses  grands  talons  admini^traiifs.  Depuis  le  mois  de  mai,  il  s'était 
établi  à  la  Sapinière,  avec  sa  nièce  Paméla  et  son  fils  Hector  de  Lugano, 
t«-audiieiir  au.  conseil-d'éiat,  jeune  homme  de  fort  bonne  mine,  et  qui 
avait  acquis  à  la  cour  impériale  cette  fatuité  que  donnent  les  succès  faci- 
les, /succès  qui  ne  lui  avaient  pas  manqqp,  grâce  à  la  pénurie  de  beaux 
hommes  et  d'hoiiimes  aimables  causée  par  les  guerres  de  Napoléon  qui 
les  emmenait  presque  tous  à  ses  armées. 

Il  ne  semblait  pas  que  les  moi;(dres  relations  pussent  s'étab'ir  entre 
cette  famille  si  opulente  et  celle  de  Brutus;  mais  le  hasard  en  décida  au- 
trement. 

La  propriélé  de  la  Sapinière  était  régie,  en  l'absence  du  comte  du  Lu- 
gano ,  par  un  intendant  dont  la  maison  était  située  dans  le  parc  et  assez 
près  de  la  route. 

■  Ce  régisseur  avait  deux  flis,  bambins  de  huit  h  dix  ans  fort  laids,  très 
mécbans,  louches  et  bossus, Leur  père  ne  voulait  pas  les  envoyer  à  l'école 
du  village  où  on  les  poursuivait  des  plus  cruelles  railleries,  lorsqu'ils  n'é- 
'  tEÙent  pas  exposés  à  quelques  mauvais  traitemens  de  la  part  des  petits 
paysans,  qui  vengeaient  quelquefois  sur  les  enfans  les  rancunes  de  leurs 
pères  coulre  la  rigidii6de  M.  Langefay,  l'intendant.  Celui-ci  avait  donc 
prié  Bruius  _de  venir  donner  des  leçons  particulières  de  lecture  et  d'écri- 
ture à  ses  deux  cbarmaos  marmots,  et  le  maître  d'école  avait  trouvé  que 
c'était  pour  lui  une  bonne  fortune  incommensurable,  car  M.  Langefay  ne 
lui  avait  pas  ollert  moins  de  six  francs  par  mois  pour  ses  bons  soins  ; 
et  encore  arrivait-il  à  Brutus  d'attraper,  par-ci  par-là,  une  place  à  la  ta- 
ble de  l'iiitendaiit,  lorsque  celui  ci  était  eu  humeur  de  faire  une  partie  de 
dames  ou  de  dominos. 

Mais  peut  être  tout  cela  n'eût-il  point  sulfi  pour  rapprocher  le  richard 
du  misérable  sins  une  circonstance  bien  méiitoire. 

En  parlant  de  la  maison  de  Brutus,  il  fallait,  pour  arriver  au  château, 
longer  tout  le  mur  du  parc  en  entier  pour  aller  retrouver  la  grande  ave- 
nue, puis  traverser  le  parc  en  entier  pour  revenir  à  la  maison  de  l'inten- 
dant. Celui-ci  avait  abrégé  ce  long  trajet  en  donnant  au  précepteur  de  ses 
fils,  comme  il  l'appelait,  la  clé  d'une  petite  poite  qui  ouvrait  du  parc  sur 
la  route  en  face  de  la  demeure  de  Brutus,  qui  ne  pouvait  donner  ses  le- 
çons que  le  soir,  quand  il  en  avait  fini  avec  ses  écoliers  publics. 
,1  Or,  un  soir  de  juin  1814,  le  comte  de  Lugano  se  promenait  seul  dans 
ia  partie  la  plus  reculée  de  son  parc,  il  passait  devant  cette  porte  qui  ou- 
vrait sur  la  route,  lorsqu'il  entendit  introduire  une  clé  dans  la  serrure;  il 
vil  ouviir  la  porte,  et  iinnu^iaiemcnt  il  se  trouva  en  face  de  Brutus. 

Quoique  le  comie  de  Lugano  fût  déjà  un  homme  assez  âgé  et  usé  par 
les  plaisirs  du  monde,  et  surtout  par  les  travaux,  il  M'éprouva  aucune 
crainte  en  se  vo)anl  lui,  faible  et  chéiif,  en  face  d'un  homme  dont  l'ap- 
parence cilt  paru  redoutable  à  des  hommes  jeunes  et  vi:,;oureiix.  Mais  il 
n'en  fut  pas  de  même  de  BruUr-'  :  à  l'aspi^t  t  (le  cet  éniinent  personnage,  il 
se  seniit  pris  d'une  frayeiir  et  d'un  embarras  si  comiques,  qu'ils  appelè- 
rent un  sourire  sur  le  visage  soc  et  sur  les  lèvrts  luiucf:*  et  arides  du  vieux 
sénateur. 

—  Qui  êtes  vous?  lui  dit  le  comte  d'un  ton  sévère. 

—  Je  suis  Brutus. 

Le  comte  fi  onç.»  le  fourrit. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  Brutus? 

—  C'est  moi,  mcnseignour. 

M.  do  Lugano  se  reprit  à  rire  et  lui  dit  d'un  ton  pluis  bienveil- 
ant  :  >  , 

—  Mais,  que  faites-vous,  et  poiirq.ttoi  cuirei-voiis  dànt'IKôn  parc  nar 
cette  porte?  -<■■'C^'^>\ui.^<■•.yr^■.^^^^P^    v 


Ici  Brutus  commença  un  récit  fort  embrouillé  pour  expliquer  ce  que 
nous  avons  dit  plus  haut.  Il  parlait  toujours  ;  mais  le  comte  nel'écoulait 
déjà  plus,  il  semblait  r(  lléchir  et  arranger  un  projet  dans  sa  tète. 

Tout-à-coup  il  interrompit  Brutus  et  lui  dit  ; 

—  Donc  vous  avf  z  ua  bonne  écriture  ? 

—  Oui,  monseigneur. 

—  Vous  savez  l'orthographe? 

—  Oui,  monseigneur. 

—  Eh  bien!  venez  me  voir  demain  à  sept  hcnres  du  matin,  je  vous  pro- 
poserai peut-être  quelque  chose  qui  vous  conviendra. 

Le  comte  s'éloigna,  Brutus  resta  immobile,  et  se  hâta  d'aller  chez  l'in- 
tendant pour  lui  faire  part  de  sa  bonne  fortune. 

II. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  dans  un  salon  du  château  de  la  Sapinière, 
Mlle  Van  Owen  et  M.  Hector  de  Lugano,  assis  chacun  de  son  coté,  se  li- 
vraient à  une  rêverie  inspirée  par  un  sentiment  commun;  ils  semblaient 
tous  deux  s'ennuyer  à  périr. 

Paméla  prenait  et  quittait  en  bâillant  un  travail  de  broderie,  tandis  que 
so'i  cousin  parcourait  qui'lques  journaux  qu'il  rejetait  avec  impatience  sur 
la  table.  Du  reste,  il  ne  s'occupjit  pas  plus  de  Paméla  qu'elle  ne  s'O'CU- 
paît  de  lui;  bien  que  jeunes  et  beaux  tous  deux,  ils  n'avalent  rien  à  se  dire. 

En  clfet,  ili  étaient  tellement  sûrs  de  s'apparienir  l'un  à  l'autre  qu'ils  ne 
prenaient  pas  le  soin  de  se  plaire  et  de  se  mériter:  leur  union,  arrêtée 
depuis  dix  ans,  devait  s'accomplir  dans  deux  mois,  dès  que  la  future  au- 
rait seize  ans  accomplis,  et  si  elle  soupirait  quelquefois  tout  bas  en  trou- 
vant ce  délai  bien  long,  c'éiait  en  pensant  à  son  mariage  et  non  pas  à  son 
mari.  Quand  elle  avait  quitté  le  pensionnat  pjur  suivre  le  comie  à  la  Sa- 
pinière, elle  avait  d'abord  accepté  ce  changement  avec  joie,  espérant  tous 
les  p!  .i<ir<:  fini  dans  le  monde  lont  cortège  à  la  jeunesse  et  à  ia  beauté  ; 
mais  ceux  qu'on  trouvait  à  la  Sapinière  étaient  si  tristes,  qu'à  peine  avdii- 
elle  cessé  d'être  un  enfant  qu'elle  désirait  devenir  femme,  et  cela  pour  un 
seul  motil,  pour  ne  pas  s'ennuyer  comme  elle  s'ennuyait  entre  son  oncle 
et  son  cousin. 

Cette  disposition  d'une  fille  de  seize  ans  n'a  rien  de  bien  extraordinai- 
re, tandis  que  l'ind.Uérente  fatuité  de  M.  Hector  de  Lugano  était 
véritablement  très  remarquable:  non  pas  en  ce  sens  qu'tlle  eût  un  carac- 
tère particulier  et  original,  car  il  n'avait  (/u'une  fatuité  commune,  mais  el- 
le était  si  énorme  qu'elle  le  faisait  d  stinguer. 

lien  était  de  sa  fatuité  comme  de  ces  hommes  d'un  visage  vulgaîj'ect 
d'une  tournure  sans  grâce,  mais  que  les  âmes  rêveuses  appellent  de  beaax 
hommes  parce  qu'ils  ont  cinq  pieds  onze  pouces,  ou  sii  pitdj.  Ainsi,  ce 
monsieur  était  si  sûr  de  plaire  et  de  triompher,  qu'il  s'était  trouvé  de  pau- 
vres femmes  qui  s'étaient  rendues  tout  de  suite  sur  parole,  comme  sTl  eût 
été  inutile  de  se  débatire  contre  cet  invincible  Lovelace. 

Nous  sommes  bien  lâché  de  le  dire  à  ces  dames;  mais  près  d'elles,  il  y 
a  mille  contre  un  à  parier  pour  un  fat  eu  rivalité  avec  un  galant  homme. 
Ce  n'est  pas  que  les  hommes  soient  plus  exempts  qu'elles  de  cette  niaise 
crédulité,  et  entre  le  talent  modeste  et  la  sottise  arrogante,  la  chance  a 
toujours  été  et  sera  toujours  pour  la  sottise  qui  se  loue,  de  quelque  sexe 
qu'elle  soit  et  à  quelque  sexe  qu'elle  s'adresse. 

Cependant  ia  prodigieuse  fatuité  d'Hector  n'avait  fait  aucune  impres- 
sion sur  Paméla  ;  d'abord,  il  i.e  s'était  pas  donné  la  peine  de  loi  appren- 
dre ce  qu'il  valait;  et  ensuite,  l'eiil-il  accablée  du  récit  de  ses  bonnes  fortu- 
nes, qu'elle  n'y  eût  rien  vu  d'étonnant  et  qu'elle  se  fut  imaginée  qu  il  en 
était  ainsi  de  tous  les  hommes.  Monsieur  Ilectorde  Lugano,  qui  allait  s'em- 
parer maritalement  de  celle  belle  enfant  de  seize  ans  et  de  ses  quatre  mil- 
lions de  dot,  était  habitué,  depuis  dix  ans,  à  considérer  cela  comitte  mie 
créance  bien  hypothéquée  dont  l'échéance  approchait.  ■  ' 

Ils  étaient  donc  tous  deux  s'ennuyant  dans  le  salon  de  la  Sapinière  de- 
puis une  demi-heure,lorsqu'Hcctorse  leva  et  sonna;  un  domestique  parut. 

—  N'a-t-on  pas  averti  mon  père  que  le  déjeuner  l'attendait? 

—  On  a  sonné  le  déjeuner  comme  à  l'ordinaire. 

—  11  fallait  sonner  de  nouveau; peut-être  est-il  an  fond  du  parc  et  na- 
t-il  pas  entendu. 

—  Monsieur  le  comte  a  dû  entendre,  car  il  est  dans  son  cabinet. 

—  Alors,  il  fallait  entrer  chez  lui. 

—  Monsieur  le  comte  est  enfermé,  et  il  a  défendu  qu'on  allât  l'inter- 
rompre. 

—  Je  vous  en  avais  averti,  Hector,  dit  Paméla;  ce  matin  j'ai  vu  entrer 
chez  lui  une  espèce  de  p.iysau,  et  depuis  ce  temps  ils  sont  ensemble. 

—  Quoi?  répartit  Hector,  ce  grand  ours  en  bas  bleus,  en  souliers  à 
roseitesen  cuir  et  en  redingote  marron,  ce  malOiru  que  j'ai  rencontra*  ce 
matin  dans  le  parc,  c'est  lui  qui  est  encore  avec  mon  père  ? 

—  Oui,  monsieur,  répondit  le  domestique,  monsieur  Brûlas  est  avec 
monsieur  le  comte  depuis  sept  heures  du  matin. 

—  Monsieur  Brutus?  fit  Hector  en  donnant  à  son  exclamation  intcrro- 
gative  un  ton  de  mépris  si  superbe,  qu'il  s'imagina  que  tant  de  dédain 
valait  de  .'esprit. 

—  Oui,  monsieur,  le  maître  d'école  du  village. 

—  Le  maître  d'école  du  village  ?  répéta  Hector. 

11  faut  avouer  notre  impuissance  à  faire  nos  lecteurs  juges  du  mérite  flf- 
M.  Hector  de  Lugano  ;  ce  mérite  consistait  dans  une  imporlineacu 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


de  prononciation,  une  supdiiorilé  lîe  giimace  que  la  lettre  écrite  ne  peut 
rendre;  uia^s  il  me  semble  cepeiidaiU  que  ce  tievait  être  fort  drôle  ;  car 
Pauiéla  se  mit  h  rire  tout  haut,  elle  doincslique l'imita  tout  bas.  Il  en  est 
des  sols  comme  des  grandes  coquettes  :  loiis  his  lioium;igcs  leur  sont 
bons.  Une  de  nos  hautes  célt^britcs  d'amour  dirait  qu'elle  était  aussi  lière 
d'cire  admirée  par  un  Auvergnat  que  par  un  homme  élé^'ant  ;  le  rire  de 
Sun  val' t-de-cbamhre  ravit  Hector;  il  se  sentit  en  verve  et  continua. 

'—  Est-ce  que  mon  père  veut  apprendre  r.  lire  ? 

Le  domestique  coutinua  h  rire;  mais  Paméla  haussa  les  épaules  ; 
W,  Hector  fut  piqué,  et  i'iuvila  à  passer  dans  la  salle  à  mauger  sans  at- 
tenilreson  père. 

A  rinslaut  même  parut  M.  de  Lugauo,  précédant  Crutus,  et  lui  di- 
sant: '■  "' 

—  Restez,'  monsieur,  vous  déjeunerez  avec  nous  ;  je  vais  faire  avenir 
chez  vous  que  vous  ne  rentrerez  pas  de  la  Joui  née. 

Louis,  ajouta  le  comte,  eu  s'adressaut  au  domestique,  allez  chez  mon- 
Eicur. 

Le  domestique  sortait,  quand  Brutus  l'arrêta  en  lui  disant. 

■^  Ne  vous^  dérangez  pas,  monsieur,  c'est  inutile,  on  ne  m'atleti^ja- 
mais.    -''  '  ■  '     ■■■' 

—  Comme  il  vous  plaira,  dit  le  comte  de  Lugano,  allons  nous  mettre  à 
ta  Lie. 

Et  sans  faire  attention  à  Brutus,  il  alla  embrasser  Paméla,  en  s'excu- 
sant  de  l'avoir  fait  attendre,  et  lui  olirii  la  main. 

Pendant  ce  temps,  Brutus  restait  immobile  à  sa  place,  et  Hector  le  lor- 
gnait comme  uno  victime  dont  il  se  réservait  la  jouissance. 

Le  comte  et  Paméla  quittèrent  le  salon,  et  Hector  pria  Brutus  de  vou- 
loir bien  passer,  avec  cette  alT-'ctalion  de  politesse  qui  devient  une  iu'-o- 
lenre  quand  on  peut  la  comprendre  ;  mais  Brutus  n'y  vit  qu'une  si  affable 
prévenance,  qu'il  se  sentit  plus  à  l'aise  en  face  du  jeune  homme  si  em- 
pressé, et  qu'il  poussa  la  hardiesse  jusqu'à  lui  dire  : 

—  C'est  que,  voyez-vous,  monsieur,  j'aimerais  autant  ne  pas  déjeuner 
au  château. 

En  parlant  ainsi,  le  pauvre  jcunî  horiHuo  avait  presque  les  larmes  aux 
yeux,  et  son  air  désolé  eût  attendri  tout  autre  qu'un  monsieur  de  la  nature 
d'Hector,  qui  reprit  d'un  air  de  confusion  affectée  : 

—  Quoi  !  monsieur  Brutus  nous  refiisc  l'hoiiueur  de  sa  compasfnie? 

—  Oh  !  ce  n'est  pas  pour  çà,  répartit  na'ivemcnt  le  maître  d'école, 
mais  c'est  pour  quelque  chose  que  je  puis  bien  vous  dire,  car  vous  avez 
i'air  d'un  bon  enfant. 

Le  bon  «'nfant  fit  bondir  le  siiperbe  d'Hector  ;  mais  il  voulait  savoir  le 
secret  de  Brutus,  et  il  lui  diemanda  quel  obstacle  l'arrêtait  ;  celui-ci  ré- 
pohêif  :  '   ^ 

—  C'est  mon  rhicn  ;  si  je  ne  rentre  pas,  la  pauvre  bête  n'aura  pas  à 
inanj:''!-  rie  la  journée,  ma  mère  et  ma  sœur  le  détestent. 

Hector  trouva  cela  si  admirablement,  plaisant,  qii'ilseimil.à  éclatci'  de 
rire,  en  disant  à  Brutus  :  ,     ,      ,  ,      ,•, 

—  Allez  donc  déjeuner  avec  votre  chien,  moii  cher  monsieiir,  je  com- 
prends nue  vous  préfériez  sa  compagnie  h  la  nôtre.  :, 

Et  il  laissa  Brunis,  qui  se  mit  à  iiavcivcr  !e  parc  à  toutes  jambes,  pour 
revoir  son  cher  Codés  ;  en  même  temps  Hector  entrait  dans  la  salle  à 
masKer  en  pous'^ant  des  éclats  de  rjfe  si  iijpodérés,  que  soa  père  lui  de- 
manda ce  qu'il  avait,  t    .      I  /ijj" 

-^  C'est  ce  monsieiir.  r^^pondU-il','  quivo;iJtif^i^  me  ,prie^',  d'inviter  son 
chien  à  déjeuner.'      '  ■    ' '.^  ,     ,         '  .  .,     ,  , 

M.  de  Liipano  s'ob'ciip^it' fort  i'eu  de  la  sottise  de  son  fils  ;  mais 
il  le  connaissait  parfaitement,  cl  lui  dit  assez  sèchement  : 

—  Quesignilie  cette  grossièi;^ .plaisanterie,  Hect,or,  et  qu'avez-vous  dit 
à  re  jeune  homtre  !^       '.'.,'',  ■  - 

H.  Hector,  à  qui  son  père  permettait  tout  excepté  de  lui  man- 
quer de  respect,  voulut  bien  raconior  la  chose  comme  el'e  s'était  passée. 

—  Et  vous  avez  trouvé  crlasatis  doute  fort  ridicule 'J  lui  dit  le  comte. 

—  Mais  il  me  semble  qu'il  r.e  fallait  pas  grand  efl'oi  t  pour  cela. 

—  Ei^bien  !  dit  le  (omie,  si  vous  ami  fait  ce  grand  effort,  vous  auriez 
trouvé  que  le  plus  ridicule  des  deux,  c'était  vous. 

—'Ridicule  pour  m'ëtre  moqué  de  M.  Bruius!  lit  Hector  avec  hu- 
meur. 

—  Vous  avez  raison  ;  ridicule  n'est  pas  le  mot,  mais  brutal. 

—  Mon  père,  dit  amèrenviit  Hecor  à  qui  la  leçon  paraissait  trop  vive, 
je  vous  demande  pardon  de  n'avoir  pas  apprécié  la  politesse  de  ce  rustre 
comme  elle  le  méritait. 

—  C'est  vrai,  monsieur,  dit  le  coiute  ;  ce  jeune  homme  n'a  pas  suivi 
les  lois  de  la  politesse  en  refusant  Uion  invitalion,  et  vous  n'eussiez  certes 
pas  manqué  à  ce  point  de  savoir-vivre  ;  mais  si  son  excuse  est  d'un  ruslre, 
comme  il  vous  plaira  de  l'.ippe'er,  elle  est  d'un  bon  ca;ur. 

Hector  laissa  échapper  une  exclàmalion  d'impatience. 

—  Elle  est  d'un  honnête  honime,  ajouta  M,  de  Lugano  avec  une  sévé- 
rité tout  à  fait  étrange.  '       '  !■ 

Paméla  regarda  son  cousin  en  dessous,  comme  ravie  de  la  leçon  qu'il 
venait  de  recevoir,  et  celui-ci  garda  un  silence  furieux,  bien  décidé  à 
punir  Bruns  de  lamorliîication  qu'il  avait  sul;ie  à  son  sujet,  mais  sans 
oser  répliquer  à  son  père,  qui  semblait  d'une  humeur  à  ne  pas  le  mena- 
fier,  et  que  la  présence  de  ses  gens  n'arrélait  point,  quoi  qu'il  eût  à 
dire. 


Le  déjeuner  s'acheva  sans  qu'un  mot  fût  ajniîiê  de  part  ni  d'autre; 
seulemcu'.  Ii3  comte,  en  se  levant,  dit  à  uii  douicstique  : 

—  Qu:>nd  I\I,  Brutus  sera  de  relour,  vous  le  conduirez  chez  moi. 

Dès  qu'il  fut  !;arti,  Hector  chercha  quelqu'un  à  (jueioller;  el  comrà'C' 
Pauiéla  était  demeurée  seule  avec  lui,  il  lui  dit  d'un  ton  aigr/;  ; 

—  Il  parait  que  M.  Brutus  a  séduit  tout  U  monde  ici,  et  ^probable-'" 
ment  vous  êtes  aussi  de  sou  parti ':•  '  ''!'        '.'„ 

—  Moi,  répondit  Paméla  eu  se  levant  pour  gagner  le  salo'hl  jif'ii'iii^pas" 
(lit  un  mot.  "     :.''  "     '  '' 

—  Sans  doute,  mais  vous  aviez  l'air  charmée  du  sermon  quô  'iii'é  fai-*' 
sait  mon  père.  '  ''  '  '■■ 

Paméla  élait  en  général  d'une  nature  fort  douce,  et  elle  répondît  sans 
s'émouvoir  : 

—  Je  vous  jure  que  je  n'y  ai  pas  faitallention. 

—  Et  je  vous  en  remercie,  reprit  le  fat  avec  dédain,  voiis  n'avez  pas 
à  vous  occuper  de  ce  qui  me  blesse,  vous  pensiez  sans  doute  à  M.  Bru- 
tus. 

L'outrecuidance  dépassait  les  bornes,  et  Poméla  se  retourna  vivement 
en  disant  : 

—  Je  pensais...  oui,  je  pensais  que  ce  que  mon  oncle  vous  disait  était 
fort  juste. 

—  Fort  juste  !  s'écria  M.  Hector  furienv. 

Et  de  celte  réplique  commença  une  querelle  très  animée  et  très  lon- 
gue dans  laquelle  Paméla,  comme  le  doit  toute  femme,  défendit  l'homme  ' 
qu'attaquait  celui  qu'elle  regardait  déjà  comme  son  mari. 

Or,  que  faisait  Brutus  pendant  ce  temps?  H  avait  à  souteiiii"  'deson^ 
t;ôié  une  lutte  centre  sa  sœur  Uosalio.  En  cffe<î,ie  maître  d'école  avait" 
oublié  sa  classe,  et  le  curé  avait  envoyé  successivement  chez  lui  une  dc- 
tri-douzaine  de  ses  écoliei's  les  plus  turbulens  pour  savoir  ce  qu'il  était 
devenu.  ,  ,      >  ^  ,  ■,'     "    lii-   •"■''' 

Bruius  n'avait  rien  dit  à  sa  sœur  de  l'espérance  magnifique  qili-'êcpré-   '' 
sentait  à  lui  ;  il  voulait  savoir  le  résultit  de  sa  conférence  avec  le  cbmi;» 
pour  arriver  tout  triomphant  avec  cette  grande  iiouvelle.  Ainsi  fit-il  ;  cair 
M.  de  Lugano  lui  avait  oll'ert  une  somme  do  douze  cents  francs  par^i.    , 
Certes,  c'était  un  gran^J  argument  en  sa  faveur,  et  qoi  eilt  apaisé  bip  ^ 
d'  s  clameurs  s'il  avait  pu  le  p'-oduire  ;  mais  le  malheureux  n'ert  eiit  pas 
le  temps;  il  fut  accueilli  par  une  tempête  d'injures  et  de  reproches  accu- 
mulée depu's  plusieurs  heures  dans  le  sein  de  Bosalie.  C'était  un  pares- 
seux ;  il  perdait  S'.ui  état  ;  il  voulait  rester  à  la  charge  de  sa  sœur  et  de 
sa  mère  inUrm^',  , 

Le  pauvre  diable  les  nourrissait  toutes  deux  ,  «et  lorsqu'il  voùliit- dire  ' 
pour  s'excuser  qu'il  avait  été  retenu  par  le  comte  de  Lugano,  et  qu'il  était 
venu  pour  déjeuner,  on  lui  ferma  la  porte  au  nez  en  lui  disant  :  ' 

—  Eh  bien,  va  manger  d'où  tu  viens.  '-• 

Brunisse  retourna  vers  Goclùs  qu'il  avait  trouvé  h  la  pétitfti)btte''tlft 

parc,  et  qui  avait  vu  à  son  maître  w\  air  si  triomphant,'  qu'il  s'était 'ha- 
sardé à  le  suivre  ;  le  regard  que  le  maître  jota  sur  le  chien  avait  une  ex- 
pression si  cruelle  de  désespoir  sur  lui-même,  et  de  pitii?  ^jour  le  pauVre 
a'imal  qu'il  avait  associé  à  sa  misère,  que  Codés  se- mil  à  pousser  un 
long  hurlement  plaintif. 

Aussitôt  iafenêirede  la  vieille  folle  s'ouvrit,  elle  saisifau-hfcard  une 
des  bouteilles  posées  sur  l'appui  de  la  croisée,  et  la  lança  avec  force. 
Biutus  voulut  garantir  son  chien,  et  la  bouteille  ébréiîbésli  blessa  isssez 
profondément  à  la  main  droite.  La  douleur  qu'il  éprouva  *tat  être  vive  ; 
mais  il  sembla  ne  pas  l'avoir  ressentie ,  il  regarJa  tristement  sa  main  en- 
sanglanléc,  et  dit  :  ■     '     i,:  .;  :i.  ..:■   i:    -■  ^ 

—  Bien  !  vûiiii  douze  cents  francs  de  perdus.       i' '  i^i'  "i;  ■'!  *>'  '■-'^  ^'\i'^'>  ' 
Rosalie,  qui  était  derrière  sa  mère,  mit  la/ tôt»  à'  la)fènêtre(*«i'6hfênJ--'"' 

dant  colle  parole,  et  lui  cria  aigrement  :  > .       '■' - 1  '  ■-'  ;■    'c  '  '.  -•il'i'i 

—  Qu'est  ce  que  lu  veux  dire  avec  tes  douze  cents  fBMïcs'?  Ça  ne  tè""  '■ 
coûtera  pas  si  cher  :  une  toile  d'araignée  et  un  chiffon  feront  les  frais  du  ' 
pansement.  -i-m,!). 

—  C'est  possible,  dit  Brutus;  mais  comme  d'ici  à  huit  jours  je  ne 
pourrai  pas  écrire,  le  cointe  de  Lugano  cherchera  un  autre  secrétaire,  cl 
les  douze  cents  francs  qu'il  m'avait  promis  seront  pour  Hn>au(n".L'"    '    -^ 

A  peine  Brutus  avait-il  fini  sa  phrase,  que  la  porte  de  la  maison  s'é'.ait 
rouverte,  et  qc.e  Rosalie  lui  demyndail  d'un  ton  plein  d'iotérél  ce  qu'était 
celle  place  de  secrétaire,  ces  douze  cents  francs;  et  lorsqu'enlin  Brutus 
eut  pu  s'expliquer,  ce  furent  les  soins  les  plus  aitenlifs  et  les  plus,  eifi-  • 
pressés  pour  sa  blessure.  •    "^  '  •''   •    ''    '^■■'  *'  ~ 

On  le  pansa,  on  lui  donna  à  déjeuner,  on  brossa  son  chapeau,  on  lui 
fit  tîême  un  conte  à  débiter  piur  expliquer  sa  blessure  à  HU  le  corn  e.  La 
transition  était  si  brusque,  qu'il  semble  que  Brutus  nVùt  pus  dû  s'y  lais- 
ser prendre  :  mais  pour  cert-.ins  hoinir.cs  il  cr\  nst  de  ce  q'ii  llatte  leur 
cœur,  ccmme  pour  d'autres  de  ce  qui  llaîîc  leur  vanité  ;  ils  sont  aveugles 
et  crédules.  Brutus  se  livra  d  ne  h  toute  la  joie  que  lui  inspir.it  celte 
tendresse  toi  te  nouvelle,  et  il  retourna  chez  le  comte  de^ Lugano. 

En  travers-uitle  parc  ,  il  rencontra  Hector  qu'il  sa'ua  humblesnent,  et 
qui  se  conîer/a  de  lui  tourner  le  dos.  Paméla  ,  qui  élait  à  la  croisée  dis 
salon,  vit  celte impolilcs>e,  et  sans  nuire  sentiaient  que ce'tii  de  faiie  jiis- 
te  le  contraire  de  son  cousin  ,  elle  sortit  de  manière  à  être  rencontrée 
par  Brutus ,  cl  elle  lui  rcntlit  son  saint  avec  une  grâce ,  un  sourire ,  un 
regaid  qu'un  autre  que  Brutus  eût  pn  traduire  en  ces  mois  :  «  Si  vous 
avez  un  eniiemi  dans  celte  maison ,  vous  y  avez  aussi  une  amie.  » 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Le  maître  d'école  ne  se  coiiiiDissait  point  assez  ei»  pantoniiuic  féminine 
pour  comprendre  si  jusie  ce  que  voulait  dire  celle  de  i!iacleaioisolle  Van- 
Owen.  Il  ne  vit  qu'une  scuie  cbose  qui ,  jusque-là  ,  lui  était  restée  incon- 
nu3;  c'est  qu'il  y  avait  da.is  le  monde  des  ères  .appelés  femmes  qui  sou- 
lident  et  regardaient  fîraciousement;  il  se  dit  qu'une  femme  qui  souriait 
cl  regardait  ainsi  éiait  si  charmante,  que  sa  sœur  Rosalie  avait  grand  tort 
rie  no  pas  faire  de  inénic.  fuis  il  entra  cliez  M.  de  Lugano,  qui  s'arrangea 
à  ce  qu'il  paraît  de  l'explitatiou  que  lui  donna  Brutus  ,  car  ils  restèrent 
enfermés  ainsi  jusqu'au  soir. 

Pendant  un  mois  ce  fut  ainsi  tous  les  jours. 

Brutus  venait  tous  lis  malins  et  restait  toute  la  journée  au  chàlcau  ;  le 
soir  seuîemeiit,  vers  six  heures,  il  le  quittait  pour  aller  donner  leur  leçon 
aux  enfans  de  rinteudant,  leçon  que  celui-ci  ne  payait  plus.  Cet  bom'me 
était  dans  les  grands  principes  de  l'intendance,  il  uvait  compris  tout  de 
suite  que  du  momeni  que  son  maître  payait  quelqu'un  ,  ce  quelqu'un  de- 
vait servir  l'intendant  pour  rien. 

Uu  seul  peiitévénemeni  pourtant  troubla  le  repos  monotone  de  ce  mois, 
et  nous  en  demandons  pardon  à  nos  lecteurs  ;  mais  ce  fut  encore  à  l'oc- 
casion de  ce  misérable  Codés. 

Deux  jours  après  l'iniroduclion  de  Brutus  au  chiîteau ,  la  bête ,  qui  crut 
comprendre  que  son  maître  y  était  bien  reçu  ,  pensa  pouvoir  l'y  accom- 
pagner. Codés  se  glissa  donc  dans  le  parc  à  la  suite  du  secrétaire  ,  et 
rôda  long-temps  à  l'entour  des  communs. 

Tant  qu'il  se  tint  à  distance  respeciueuse  ,  personne  ne  se  douta  de  la 
présence  de  l'imprudent  animal;  mais  ayant  eu  le  malheur  de  s'appioclier 
du  chenil  où  l'on  tenait  deux  ou  trois  chiens  que  M.  Hector  s'était  donné 
sous  prétexte  de  chasse  ,  et  quoiqu'il  fût  incapable  de  tuer  un  moineau 
posé  sur  un  mur  ;  ces  deux  ou  trois  chiens  ,  dis-je  ,  se  mirent  à  hurler 
d'une  si  rude  façon,  que  leur  maître  ,  qui  faisait  une  partie  de  billard 
aveq  Mlle  Pauiéla,  voulut  aller  voir  par  lui-même  ce  qui  arrivait  à  sa 
meute. 

A  l'aspect  du  caniche  misérable  qui  fourrait  son  nez  sous  la  porte,  il 
devina  le  chien  de  Brutus,  et  la  charmante  idée  de  le  faire  étrangler  par 
ses  chiens  arriva  en  même  temps  au  beau  jeune  homme.  Il  ouvrit  la 
porte  du  chenil,  et  aussitôt  les  chiens  s'élancèrent  à  la  poursuite  du  ca- 
niche qui,  en  fuyant,  se  réfugia  <lans  la  cour  d'honneur  du  château. 

Le  pauvre  animal  y  fut  bientôt  cerné,  et  d'horribles  morsures  com- 
mençaient déjà  à  le  déchirer  pendant  qu'Hector  excitait  les  chiens  à  ce 
carnage,  lorsque  la  fenêtre  du  cabinet  de  M.  de  Lugano,  placée  au  rez- 
de  chaussée,  s'ouvrit,  et  Brutus  y  parut  ;  il  la  franchit,  et  de  deux  ou 
trois  coups  de  pied  rudement  appliqués,  il  envoya  rouler  loin  de  lui  les 
antagonistes  de  Codés. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ce  drôle  qui  ose  toucher  à  mes  chiens  I  s'é- 
cria Hector  en  s'avançant  contre  Brutus. 

Ce  ue  fut  pasla  grossièreté  du  mot  drôle  qui  irrita  Brutu',  il  ne  savait 
pas  encore  ia  valeurinsultanie  de  ce  mut  ;  mais  Hector  qui  avait  gardé  à 
la  main  la  q,ueue  de  billard  avec  laquelle  il  jouait,  la  leva  pour  l'en  frap- 
per. 

Brutus,  la  luiiaiTacha  et  la  brisa  avec  une  viobnce  qui  flt  rccu'er  Hec- 
tor. 

—  Insolent  !, dit-il  en  le  menaçant  d'un  soufflet. 

—  Ne  me  loucliei. pas,  s'écria  iiruius,  ou  je  traite  le  maître  comme  les 
chiens!  ■•  ■.    ,■ 

Les  aboiemens  des  animaux,  les  hurlemcns  de  Codés,  avaient  attiré 
Paméla  sur  la  porte  du  billard:  queliiues  domestiques  s'étaient  montrés 
BUSH,  et  tous  avaient  pu  voir  l'expression  exaspérée  du  visage  de  Bruliis  ; 
quelque  chose  d'une  nature  pi  l'sque  féroce  était  monté  du  cœur  de  cet 
homme  à  son  visage,  c'était  l'instinct  de  la  hOte  fauve  qu'ont  soumise  ia 
captivité  et  les  mauvais  iraitemens,  et  en  qui  l'oileur  du  sang  réveille  tout 
d'un  coup  des  instincts  endormis.  Hector  en  piilit,  et  l'améla  demeura  les 
yeux  fixés  sur  ce  jeune  homme,  dont  elle  eut  peur  aussi. 

Mais  tout  cela  ne  fat  que  l'aû'aire  d'un  moment,  et  presque  aussitôt 
Drutus  se  courba  sous  celte  chaîne  de  soumission  qui  avait  pesé  sur  toute 
sa  vie.  11  laissa  tomber  de  ses  mains  les  débris  qu'il  tenait  encore,  et  dit 
humblemmi  h  Hector  : 

—  Pardonnez-moi,  monsieur,  mais  c'est  que  je  n'ai  que  mon  chien, 
moi,  et... 

—  J'exige  des  excuses  !  s'écria  lleclor  en  se  posant  en  matamore. 

—  Je  vous  en  fais,  monsieur,  dit  naïveiuenl  Brutus  ;  je  vous  en  fais 
pour  mon  chien  et  pour  moi  :  Je  vais  l'emmener,  et  je  vous  promets  qu'il 
ne  reviendra  plus. 

—  Faiiesy  bien  attention,  dit  Hector,  ou  je  vous  coupe  le  visage  à 
coups  de  cravache. 

La  menace  était  inutile  ;  car  Brutus,  appelant  Codés,  s'éloignait  déjà  à 
grands  pas;  peul-èire  l'entendait -il,  et  peut-é;re  ne  lui  sembla-t-clle  pas 
une  injure. 

Cet  éclair  d'homme  qui  avait  jailli  de  son  cœur,  s'était  bien  vite  éteint 
dans  co'.ti!  habitude  de  misère,  de  servitude  et  d'ins^ilte  (|ui  l'avait  depuis 
long-iomi>s  ilégriidé.  Cependant  ce  transport  n'avait  échappé  ni  à  iM. 
de  l.ugano,  ni  à  Paméla. 

le  cduite,  ([ui  éiait  resié  immobile  h  la  croisée  do  son  cabinet,  la  for- 
ma froidonieiil,  ot  lorsi^n'llcclDr  :dla  priipi>sor  ;i  l\imola  de  ennlinnor  sa 
partie,  elle  lui  répondit  qu'elle  on  otail  incapable,  ot  que  celle  querelle 
hù  avait  fait  lellenionl  peur,  qu'elle  en  Ironiblaii  enci>ro.  Ce' to  réponse 


donna  l'occasion  h  Hector  de  commencer  une  suite  d'impertinences s-jr  le 
manant,  le  drôle,  le  rustre,  le  goujat,  qu'il  regrettait  ..e  n'avoir  pas  cor- 
rigé de  sa  main,  attendu  la  di-^tance  énorme  qui  les  séparait. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  de  Lugano  entia,  et  avec  une  douceur  qui  n'é- 
tait pas  dans  ses  habitudes,  il  dit  à  son  Cis  : 

—  lleclor,  pour  des  raisons  que  vous  saurez  plus  fard,  j'ai  besoin  pen- 
diit  quelque  temps  de  ce  jeune  liomme;  il  est  nécessaire  qu'il  vienne  au 
dicâieau.  Je  conçois  qu'il  vous  déplaise  ;  mais  vous  déplaire  c'est  supposer 
qu'il  vous  ocjupe  ;  et  en  véi  ité,  il  n'en  vaut  pas  la  peine  ;  laLssez-le  "donc 
en  paix,  je  vous  en  prie;  je  vous  le  recommande  aussi, Paméla. 

—  Moi,  dit-elle,  le  reproche  est  injuste,  et  je  ne  lui  ai  jamais  rien  dit 
qui  puisse  le  blesser. 

—  Et  je  vous  en  remercie...  Song  z,  Hector,  que  penser  une  tsinute 
déplus  il  ce  qui  vient  de  se  passer,  ce  serait  descendre  au-dessous  de  ce 
que  vous  vous  devez  à  vous-mèflio. 

H  cior  assura  à  son  père  qu'il  se  tenait  pour  satisfait,  "ci.Paméla  ne 
comprit  pas  mieux  que  lui  le  sentiment  secret  qui  avait  dicté  là  conduite 
de  M.  de  Lugano.  ,         _ 

Le  comte  ne  se  dissimulait  nucuu  des  défauts  de  son  C!s,  et  dans  celte 
esclandre  il  avait  reconnu  que  le  manant  avait  eu  le  beau  rôle  sur  le  fat. 
Cette  impression,  il  ne  voulut  pas  la  laisser  à  Paméla,  non  qu'il  pensât 
que  Brutus  fût  pour  rien  dans  l'opinion  de  son  fils;  il  eût  agi  lU:  mémo  si 
Hector  avait  montré  la  même  pusillanimité  en  face  d'un  accident,  et  il  lui 
apporta,  en  présence  de  la  femme  qu'il  lui  destinait,  le  témoignsge  de  ce 
qu'il  faisait  semblant  de  lui  croire  dans  le  cœur. 

M,  de  LuL'ano  avait  eu  raison;  car  dès  qu'il  fut  sorti,  Paméla  supplia 
son  cousin  d'oublier  sa  rancune,  et  Hector  eut  tous  les  hociieurs  irirnu 
condescendance  contre  laquelle  son  courage  seuiblait  se  révolter. 

Cependant  cette  paix  n'eut  pas  été  de  longue  durée  sans  d'auircs  petits 
événemens  cachés  qu'il  nous  faut  aussi  raconter. 

iM.  Hector  ne  vivait  pas  dans  un  profond  ennui  à  la  Sapinière  sans 
avoir  essayé  d'y  échapper.  Pour  cela,  il  était  sorti  de  h  réserve  hautaine 
de  son  caractère  pour  (|ue.siio!incrde  icmps  en  temps  son  vali  t  de  chain- 
bic  sur  ce  qu'étaient  les  environs. 

Parmi  touies  ces  questions,  il  y  en  eut  quelques  unes  qui  concera?ient 
M.  Brutus,  et  qui ,  de  l'individu  passant  à  la  famille  ,  rencoclrèreiU  pour 
répons"  un  éloge  emphatique  de  Mlle  flosalie  Brutus,  qui  é;^it  a-.snré- 
ment  ia  plus  jolie  lille  du  pays. 

La  suite  d'une  pareille  confidence  se  devine  aiséoient  : 

—  Pardieu  !  se  dit  Hector,  je  verrai  ce  que  c*èsl,'^  Mlle  Brutus  ;  ce  sera 
fort  amusant.  ,<■    ._ 

Ce  qui  se  passa  entre  M.  Hector  et  Mlle  Rosalie  se  découvrira  plus 
tard;  mais  voici  quelle  était,  après  ce  long  mois  dont  nous  avons  parié 
plus  haut,  la  vie  apparente  du  château  et  de  la  chaumière  :  Brutus  arri- 
vait tous  les  malins  cliez  le  comte  et  restait  enfermé  avec  lui  quelques 
heures  ;  il  assistait  au  déjeuner  qui  se  passait  très  régulièrement  et  saas 
discussions  fâcheuses.  Monsieur  de  Lugaiio  lui-même  y  apportait  une  sorte 
de  bonhomie  et  même  de  gaité;il  laissait  liecior  racouteret  mentir,  sans 
le  persécuter  comme  autrefois  d'un  cruel  persilllage,  acceptait  comme 
vraies  toutes  ses  forfanteries.  Paméla  seule  devenait  triste. 

Par  une  raison  cachée  ou  un  caprice  de  femme,  elle  s'occupait  beaucoup 
de  son  cousin,  ([ui  s'occupait  encore  moins  d'elle  qu'autrefois.  H  s'ea 
était  aperçu  et  se  laissait  adortr,  tant  il  trouvait  çelp  ju-te  et  naturel,  et  il 
daignait  s'expliquer  à  lui-même  que  cela  ne  fût  pas  arrivé  plus. lût  eo.so. 
disant  que  sa  cousine  était  un  enfuit.  ,.,    _ 

Après  le  déjeuner,  M.  de  Li^^ano  donnait  presque  toujouis  ^ine 
heure  ou  deux  à  la  promenade  ou  à  ses  aflaires  de  fortune,  et  Paméla  et 
Brutus  restaient  teiils;  car  tous  les  jours,  à  cette  beuio,  llec4or  quittait 
le  châîeau  et  ne  reparaissait  qu'à  l'heure  du  (lîuer,  au  momoiit  où  Brutus 
retournait  chez  lui. 

Ce  qui  se  passait  entre  Brutus  et  Paméla  mérite  aussi  d'ê'je  raconte  eo 
détail,  comme  ce  qui  s'éiait  passé  entre  Hector  et  Rosalie. 

D'un  autre  côté,  la  vie  de  Brutus  était  toul-à-fait  changée...  Ce  n'é- 
taient plus  ni  querelles  là  cris  qui  1  accueil'aient  chez  lui  ;  c'étaient  les  ca- 
resses les  plus  empressées  de  la  part  de  Rosclie;  et  coiuiue  elle  s'était 
fa'te  la  protectrice  de  BriUus  près  de  sa  mère,  la  haine  de  la  vieille  folle 
pour  son  lils  semblait  avoir  iiimiiiué  d'intensité;  aussi  Brutus  était-il  si 
heureux,  qu'il  en  parlait  seul  tout  haut  lorsqu'il  n'avait  personne  à  qui  le 
conUer. 

H  s'était  aperçu  aussi  que  plus  d'aisance  et  de  bien-c'irn  s"é:nii  imm- 
duit  diins  sa  pauvre  maison,  et  i!  savait  bon  gré  h  sa  scear  d".  u; 

sur  sa  fidélité  ;i  lui  apporter  ses  appo'nîemcns  pour  solder  t  _  ;  :- 

tites  dépenses  extraordluiiircs.  Aussi  lut  il  très  su-pris,  le  jour  où  ii  arriva 
avec  ses  cent  francs,  de  voir  sa  sœur  les  rcfujer  en  lui  di.-ant  ; 

—  J'avais  fait  quelques  petites  écoRomies  que  j'ai  cru  p-auvoir  dé;.cn- 
ser,  et  maintenant  que  nous  sommes  pius  richt-s,  garJe  loa  argent;  car 
il  faut  te  faire  mieux  habiller. 

Brutus  n'en  revenait  pas  :  il  regardait  ses  cent  francs  sans  savoir  ce 
qu'il  en  pourrait  taire  ;  et  tel  était  i'enfahtillage  de  ce  gi  aii.i  jeune  homme, 
([ii'il  courut  au  bourg,  ravi  de  l'iuée  qui  venait  de  lui  venir  :  il  voulut 
adietor  une  paire  de  boites. 

I.'lii-JicMro  do  celte  paire  de  boiiis  est  un  des  evenemcns  les  plus  graves 
do  ce  récit,  il  est  donc  nécessaire  dédire  avant  loule  autre  '  •  -ir- 
quoi  il  en  fut  ainsi. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


III. 

On  se  souvient  des  questions  que  M.  Hector  de  Lugano  avait  adressées 

son  valet  de  chambre,  et  de  la  résolution  qu'elles  lui  avaient  inspirée. 

Ce  qui  distingue  les  grands  capitaines  et  les  grands  si  iluctcurs,  c'est  la 
rapi:liii;  dans  l'exécution  d'un  plan  une  fois  qu'il  est  an  été. 

Uru\  11-  mes  après  que  M.  Hector  eut  déciiié  qu'il  si  rail  fort  amusant 
de  savoir  ce  qu'éiaii  Mlle  lio-alie  IJnilus,  il  éiaii  en  qude  de  l'apprendre. 
L'ue  clio.se  reinl)arras>aii  :  ce  n  éiait  pas  de  séduire  cc;ie  lille  si  elle  en 
valait  la  peine,  mais  de  lui  pailer  une  première  fois;  cependant  il  se  ren- 
dit du  côté  de  la  cbauinieie  de  Bruius,  après  avoir  apporié  à  sa  toilette 
mi  soin  tout  paiiiculier.  Par  une  précaution  bien  digne  de  lui,  M.  Hector 
a\ail  revèiu  un  l:aliit  de  chasse  de  la  plus  «rande  simplicité  et  d'une  6lé- 
gi  lice  arriérée  ;  ce  beau  rhébus  aviit  voilé  autant  (jue  possible  l'éclat 
I  voiiiiaiit  de  sa  personne,  de  façon  à  ce  qu'on  pût  le  regarder  sans  être 
ébloui.   .  ]     r, 

t  H  faut  que  cette  Rosalie  o«e  penser  à  moi,  se  disait-il.  Je  ne  veux  pas 
lui  p.'.raiire  un  amant  impossible.  » 

Aii'Si  Jupiter  |iienait  les  iraiis  d'un  simple  mortel  pour  que  Séméléne 
tombât  pas  en  cmilres  sous  son  regard  olympien.  Hector  n'était  pas  moins 
avisé  que  le  m.iître  des  Dieux,  et  il  devait  réussir  comme  lui. 

11  prit  un  fusil,  un  chien  d  arrêt,  et  s'en  alla  battre  les  bruyères  qui 
Ciitvuratent  la  maison  de  Brutus. 

Celte  nwisun  était  close,  et  rien  n'avertit  Hector  que  sa  présence  y  eût 
(të  reiiiaïquée  ;  il  liia  qmlques  coups  de  fusil  assez  près  du  verger  pour 
que  la  curiusilé  la  (lus  enuormic  rcg.irilàt  qui  se  donnait  le  plaisir  de  la 
chassa  dans  un  endroit  .'•i  peu  convenable  ;  mais  les  coups  de  fusil  n'y  C- 
rcii'  rien,  et  la  maison  deni'  ura  inueile  et  aveugle. 

Hector  pensa  tout  de  suite  qu'il  n'y  avait  personne;  ne  pas  se  mettre  à 
une  croisée  par  où  on  pouvait  le  voir,  du  moment  qu'il  daignait  être  vi- 
sible, ne  lui  paraissait  pas  possible.  Qu'eûiil  dit  s'il  avait  deviné  qu'il 
avait  été  vu,  qu'il  avait  été  reconnu  pour  M.  Hactor  de  Lugano,  et  qu'on 
ne  se  montrait  pas  ;  et  cependant  on  l'atiendait. 

On  l'attendait  :  ce  mot  exige  un  très  long  commentaire. 

Commect  se  fait-il,  dira-t-on,  qu'on  attendait  M.  de  Lugano  ?  Il  avait 
donc  fait  part  de  ses  projets  à  quelqu'un  qui  les  avait  redits  à  Rosalie  ? 
Point  du  tout;  mais  Rosalie  avait  interrogé  Brutus  sur  la  famille  de  M.  de 
Lugatio.  et' s'était  fait  expliquer  le  père  et  le  lils,  autant  que  Brutus  avait 
pu  lies  comprendre.  .  .1        i' 

jLesi  confidences  de  Brulus  avaient  long- temps  fait  réfléchir  Mlle  Rosa- 
lie f  un  vieillard  ujé,  ennuyé  et  fort  riche;  un  jeune  cavalier  très  avanta- 
geux, et  qui  avait  fait  des  femmes  sa  seule  occupation  :  un  de  ces  deux 
liomiues  devait  nécessaii'ement  appartenir  à  Rosalie,  et  elle  s'étonnait  dé- 
jà que  l'un  ou  l'autre  ne  se  fut  pes  présenté  pour  la  séduire.  Elle  s'était 
même  imaginé,  dès  le  premier  jour  de  l'ictroduction  de  Brutus  chez  M.  de 
Lt)gano,  que  la  place  donnée  à  son  frère  n'éiait  qu'un  prétexte  pour  ar- 
m»F  ^v3B»'àe!5e. 

Mais  bientôt,  en  apprenant  que  c'était  un  emploi  sérieux,  elle  n'espéra 
p!u,5  en  àU  de  Lugano,  et  tourna  toutes  ses  espérances  du  côté  d'Hector. 
Ce  lie  fut  pas  sans  regret  qu'elle  abandonna  le  vieillard. 

Eiitre  un  grand  seigneur  et  une  pauvre  tille,  quand  la  jeunesse  et  la 
Lci^plé  manquent  au  premier,  ce  qui  serait  libéralité  chez  un  jeune  amant 
deuent  obligation  chez  le  vieillard  amoureux  ;  on  n'attend  plus,  ou  exige; 
et^osalie  avait  une  haute  idée  du  taux  possible  à  ses  exigences. 

»Si  l'on  nous  demande, où  cette  lille,  qui  devait  être  si  ignorante  du 
momie,  avait  appris  ces  abominables  choses,  nous  répondrons  par  d'au- 
tre* fluestioos.  I 

Où  elcomment  tous  ces  sabotiers  qui  encombrent  le  connnerce  ont-ils 
appris,  sajis  savoir  lire,  les  calculs  les  plus  compliqués  des  intérêts  de  l'ar- 
gent, de  façon  à  ce  que  les  banquiers  les  plus  experts  ne  sont  que  des 
préteurs  désintéressés  à  côté  d'eux?  Comment  se  faitil  que  mieux  que  les 
économistes  les  plus  habile»,  mieux  que  les  politiques  les  plus  prévoyans, 
ili  sentent  les  besoins  de  la  société,  pi  éviennei't  les  événemens,  et  discer- 
nent, sans  se  tromper,  la  spéculation  qui  doit  réussir  de  celle  qui  doit 
è  re  onéreuse? 

Comment  -e  fait-il  que  la  chose  du  monJe  Id  plus  capricieuse,  la  plus 
aristocratique,  la  plus  insaisissable,  la  mode,  appartienne  à  l'appréciation 
la  plus  vulg.iire  et  la  plus  ignorante?  et  que  ce  soient  douze  Auvergnats 
qui,  dans  Paris,  vendent  à  la  fois  des  peaux  de  lapins  et  ce  que  le  luxe  a 
de  plus  ralliné  pour  orner  un  boudoir  de  duchesse  ? 

l)'où  vient  que  dans  la  *ie  commune  les  esprits  les  plus  éclairés  par 
l'éducation  sont  quelquefois  les  plus  aveugles  en  face  des  faits,  et  que  les 
plus  incultes  sont  souvent  les  plus  perspicaces  ? 

C'est  qu'il  faut  le  reconnaître  :  la  nature  donne  parfois  à  certains  indi- 
vidus des  iaslincls  fabnleus  qui  les  conduisent  mieux  que  l'expérience  la 
plus  consommée.  Heureusement  que  ces  individus  sont  des  exceptions 
fort  rares;  mais  enfin  ces  eiccptions  existent,  et  Rosalie  en  faisait  partie. 

Mais  pour  qu'on  ne  se  trompe  pas  sur  l'idée  que  nous  en  voulons  dou- 
es-, il  ne  faut  pas  qu'on  pense  que  ce  fût  le  moins  du  monde  une  de  ces 
Eisérables  créatures  qni,  entre  le  travail  et  le  vice,  choisissent  le  vice 
pniir  échapper  à  la  misère,  et  cela  sans  passion,  sans  égarement,  par  fai- 
néantise et  Ificheié.         •'-■;•■  .'i'  ■■ '-• 

Ce  n'était  pas  nr,n  plusTentraînement  d'une  jeunesse  folle  et  auioureuse 
de  plaisir  qui  dmnait  ces  pensées  ù  Rosalie  ;  il  n'y  avait  en  elle  rien  à» 


ces  deux  causes  communes  de  la  perte  de  tant  de  pauvres  filles.  C'était  un 
corps  et  un  cœur  froids  ;  et  si  quelque  chose  brûlait  en  elle,  c'était  un 
désir  immodéré  de  domination,  de  fortune  et  de  grandeur  ;  mais  ce  désir 
était  dirigé  par  un  calme  sec,  égoïste,  impitoyable. 

En  ellét,  décidée  à  chercher  une  meilleure  fortune  dans  l'amour  qu'elle 
pourrait  inspirer,  elle  n'avait  pas  hésité  à  la  demanler  h  un  autre  senti-  ' 
ment  tant  qu'elle  n'avait  pas  eu  cette  dernière  chance.  Biutus  avait  été 
le  premier  instrument  de  cette  avide  ambition,  de  cette  sourde  personna- 
lité ;  tout  le  fruit  des  labeurs  du  pauvre  maître  d'école  avait  été  sa  proie. 

Mais  il  faut  le  dire,  pour  qu'on  ait  une  idée  exacte  du  caractère  de 
Rosalie  :  elle  était  aussi  rude  cnver*  elle-même  qu'elle  l'avait  été  envers 
son  frère,  elle  ne  s'imposait  pas  une  tâche  moindre  que  la  sienne  ;  et, 
comme  elle  n'était  qu'une  ouvrière,  elle  pas^sait  les  jours  et  les  nuits  au 
travail  pour  se  mettre  autant  que  possible  au-dessus  des  filles  de  sa  con- 
dition. Seulement  ses  propres  efforts  et  ceux  qu'elle  dirigeait  n'avaient 
qu'un  but,  elle  et  elle  seule. 

Ce  caractère  est  moins  rare  qu'on  ne  pense,  quoiqu'il  soit  contraire  à 
toute  raison.  Il  semble  que  ceux  qui  ont  des  besoins  très  exigeans  doivent 
comprendre  ceux  des  autres  et  eu  tenir  compte  ;  cependant  il  n'en  est 
rien.  C'est  plus  souvent  le  dissipateur  que  l'avare  qui  laisse  tout  ce  qui 
l'entoure  nunquer  du  nécessaire,  et  l'on  verra  plus  souvent  un  glouton'' 
qu'un  homme  sobre  refuser  un  morceau  de  pain  au  misérable  qui  ^  faim./ 
C'est  que  de  tous  les  vices,  le  plus  sourd,  le  plus  aveugle,  le  plus  impla'ca-| 
ble,  c'est  l'égoisme,  et  Rosalie  était  égoïste.  | 

Ce  que  celte  jeune  lille  avait  de  perspieacité  et  d'tdresse  pouvait  tem-| 
pérer  en  apparence  ce  que  ce  vice  avait  eo  elle  d'absolu  ;'  tnais  on  se  se-,^- 
rait  trompé  en  donnant  un  motif  de  bienveillance  à  ce  qui  semblait  avôn*' 
ce  caractère  ;  il  y  avait  toujours  une  raison  per;oniielle  qui  dictait  ses*- 
meilleuies  actions  :  c'était  un  prêt  qu'elle  faisai'.  à  l'avenir ,  toais-  iseule-- 
ment  quand  elle  était  sûre  qu'il  lui  rapporterait  de  trèj  g''os  intél'êlS. 

Voilà  donc  quelle  était  la  personne  que  M.  Hector  de  LUganti  comptait 
subjuguer  en  passant  et  pour  se  désennuyer.  ■  ''■',"*'•'•'- 

Comme  nous  l'avons  dit,  Rosalie  avait  reconnu' 'ebeaS'cliifeseUï';,;  p^' 
cependant  elle  ne  s'était  pas  montrée  ;  elle  ne  voulait  pas  que''  ld;rr  pre- 
mière rencontre  eût  l'air  d'un  hasard  dont  il  profitait  pour  l'aborder;  elle 
voulait  que  ce  fût  une  manifestation  non  équivoque  de  ses  projets.   Du: 
reste ,  il  ne  fallait  pas  être  aussi  habile  que  Rosalis  pour  savoir  que  ce' 
monsieur  était  là  à  son  intention. 

11  regardait  trop  souvent  du  côté  de  cette  maison  pour  né  -p!is'''Iaisser 
voir  qu'il  voulait  y  éveiller  l'attention  de  quelqu'un  ;  d'ailleui-s  ,  on  he 
chasse  pas  deux  heures  durant  dans  une  bruyère  où  il  y'  avait  pour  tout 
gibier  des  mésanges  et  des  fauvettes.  '  ' 

Rosalie  avait  observé  tout  cela  à  travers  son  rideàil,''  et,  quoique  sûre 
des  desseins  de  M.  Hector,  elle  se  tint  immobile  ;  car  elle  ne  voulait  en- 
tamer la  partie  qu'avec  un  avantage.  Cet  avantage,  le  leiidethain  devait  le 
lui  donner.  '  ,11 

M.  Hector,  qui  ne  se  souciait  point  de  recommencer  l'exercice  de  la  ' 
veille,  et  qni  voulait  cependaiit  arriver  jusqu'à  là  belle ,  trouva  qu'il  était 
bien  plus  simple  de  se  présenter  lui-même.  Sous  quel  prétexte  ,  il  Tigno- 
raitencoie;  mais  il  s'en  rapporta  à  son  admirable  présence  d'esprit  pour 
en  inventer  un  quand  il  serait  en  face  de  Rosalie.  •-  '     ' 

Le  lendemain  donc,  et  vers  le  milieu  du  jour,  il  se  rendit  chez  Rosalie, 
lorsqu'il  rencontra  un  obstacle  auquel  il  était  loin  de  s'attendre.         '' ■ 

Là  veille  il  s'était  toujours  tenu  à  une  certaine  distance  dé  Penclos ,  Tt 
d'ailleurs,  il  était  accompagné  do  ses  chiens  de  chasse  qui  avaient  failli"' 
dévorer  Codés,  et  quoique  celutti  fût  à  son  poste  le  long  d'une  haie,  - 
gravement  étendu  au  soleil ,  il  S'était  tenu  coi  et  n'avait  pas  bougé. 

Mais  ce  jour,  en  voyant  arriver  de  loin  M.  Hector  seul ,  le  rancunenx 
animal  s'était  redressé  pour  examiner  son  ennemi  ;  tant  que  celui-ci  avaiÉv" 
marché  dans  la  propriété  commune,  l'animal,  qui  avait  un  sentiment  très  '- 
exact  de  son  droit,  s'était  contenté  de  gronder  sourdement;  mais  dès  que 
M.  Hector  eut  p;,ssé  la  haie  qui  bordait  le  domaine  de  Coclès^  il  se  préci- 
pita au-devant  de  lui,  l'œil  en  feu  et  les  dents  toutes  prêtes'  îi  le  déchirer. 

Assurément,  il  n'y  a  rien  de  désagréable  et  de  ridicule  comme  d'être 
obligé  de  défendre  ses  mollets  contre  un  chien  hargneux  ;  mais  il  y  a  des 
gens  à  qui  cela  n'arrive  pas.  Soit  que  la  bonhomie  de  leur  allure  n'excite 
pas  la  colère  de  ces  animaux  .  soit  que  leur  assurance  les  intimide,  il  ne , 
leur  advient  jamais  de  ces  fâcheux  démêlés.  ;       ' 

Hector ,  au  contraire  ,  était  un  de  ces  êtres  malencontreux  à  qni  ces"* 
petits  accidens  étaient  réservés;  il  se  trouva  donc  en  face  de  Codés,  as- 
sez embarrassé  d'avance  contre  un  ennemi  personnel  si  exaspéré  ,  et  sa- 
chant bien  que  s'il  voulait  le  fuir,  il  ne  ferait  qu'épargner  ses  tibias  aux 
dépens  de  ses  talons.  D'ailleurs  une  belle  et  charmante  personne  s'était 
présentée  à  la  porte  de  la  maison  en  eiuendant  les  aboiemens  du  chien  , 
et  ce  n'était  pas  le  cas  de  faire  une  retraite  honteuse. 

Hector  sortit  de  son  embarras  selon  son  caractère  ;  il  s'écria  : 

—  Rippelez  votre  chien,  si  vous  ne  voulez  pas  que  je  lui  fasse  mal. 

—  Ma  loi,  monsieur,  répliqua  Rosalie  ,  vous  pouvez  l'assommer  si  cela 
vou?  convient  ;  vous  nous  débarrasserez  d'une  méchante  bête. 

Hector  fit  un  geste  pour  chasser  le  chien  ;  mais  Codés  redoubla  de  fu- 
reur, et  Hector  n'osa  faire  un  pas.  11  était  fort  ridicule,  il  le  sentait ,  et 
Rosalie,  au  lieu  de  venir  à  son  secours,  ajouta  en  élevant  la  voix  :  -    '    '    ' 

—  Si  au  lieu  de  traverser  TenclOs  vous  aviez  toui  né  tout  autour,  Codés 
ne  vous  aurait  rien  dit. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


,—  Mais,  dit  Hector,  comment  cnire-t-on  alors  chez  vous? 
.^r-  Est-ce  que  c'est  ici  que  vous  veniez,  monsieur? 

—  Oui ,  vraiment. 

—  Alors,  c'est  hien. 

Et  Piusalie  rappela  le  chipn,  qui  s'échappa  en  jetant  sur  l'un  et  sur  l'au- 
tre un  regard  où  il  seuililait  les  confoiKlre  dans  une  haine  commune. 

Hector  avança  aussitôt  en  triomphateur  ,  et  salua  Rosalie  ,  qui  le  reçut 
sur  la  porte  .'ans  lui  oITrir  d'entrer. 

—  Qui  demandez-vous,  monsieur  ?  lui  dit-elle. 
Hector  se  crut  ir^s  adroit  en  disant  : 

—  N'est-ce  pas  ici  que  demeure  M.  Brulus  ? 

—  Oui,  monsieur;   mais  il  n'y  est  pas. 

M.  Hector  laissa  échapper  un  Ah  !..  qui  montra  à  Rosalie  que  l'adroit 
galant  était  à  bout  d'iuvemion  ;  elle  lui  vint  donc  en  aide  en  lui  disant  : 

—  Si  vous  voulez  me  dire  l'affaire  qui  vous  amène,  monsieur,  j'en  ferai 
uart  à  mon  frère. 

—  Avec  grand  plaisir,  mademoiselle,  j'ai  mOme  à  causer  assez  loDgue- 
ment  avec  vous. 

Une  idée  venait  d'arriver  à  Hector,  une  idée  qui  n'eût  pcs  été  si  mala- 
droiie  qu'elle  l'était  s'il  l'avait  eue  la  veille,  ou  même  s'il  l'avait  eue  avant 
ce  uk\..  stupide  qui  donnait  un  démenti  anticipé  à  tout  ce  qu'il  avait  à 
dire. 

Rosalie  introduisit  M.  dcLugano  dans  sa  chambre,  et  maisré  ses  ha- 
bitudes de  luxe  il  en  admira  la  bonne  tenue  et  Téclatante  blancheur.  Puis 
il  commeuça  son  discours  d'introduction. 

—  Je  suis,  lui  dit-il,  le  fils  de  M.  de  Lugano  ;  mon  père  a  pris  votre 
frère  à  son  service,  et  je  sais  qu'il  compte  lui  faire  un  sort;  mais  avant 
de  s'engager  vis-à-vis  de  ce  jeune  homme,  il  désire  avoir  quelques  rcn- 
Bcignemens  sur  son  compte,  et  il  m'a  chargé  de  venir  vous  les  demander. 

Deux  choses  avaient  frappé  Rosalie  dans  celte  phrase  :  la  niaiserie  qu'U 
y  avait  à  aller  demander  des  renseignemens  à  une  sœur  sur  le  compte  de 
son  frère,  et  le  mot  pris  à  son  service  qui  l'avait  profondément  humi- 
liée; elle  lui  répondit  donc  : 

—  D'abord,  moi  sieur,  je  ne  savais  pas  que  Brutus  fût  ce  qu'on  ap- 
pelle au  service  de  M.  le  comte  de  Lugano,  et  ensuite  comme  votre  père 
ne  m'a  pas  consultée  pour  le  prendre,  je  ne  conçois  guère  qu'il  s'adresse 
à  moi  pour  le  garder,  a  moins  que  la  conduite  de  mon  frère  n'ait  pas  été 
ce  ([u'elle  devait  être. 

La  réponse  n'était  pas  engageante;  mais  Hector  était  lancé,  et  il  con- 
tinua :  , 

—  Vous  ne  refuserez  pas  de  répoudre  cependant  à  quelques  questions  ; 
M.  Brulus  est  un  galant  homme. 

—  Si  vous  entende^  par  galant  homme  un  honnête  homme,  je  vous  en 
réponds.    ,         ,,      , 

—  11  est  capable... . 

—  De  faire  ce  que  monsieur  le  comte  exige  de  lui,  c'est  ce  que  je  ne 
puis  vous  dire,  car  je  ne  sais  pas  ce  qu'd  va  faire  au  château. 

—  C'est  que  mon  père  éprouve  le  plus  vif  intérêt  pour  lui,  et  cet  inté- 
rêt il  veut  IV  tendre  à  toute  la  famille  de  M.  Brutus  et  depuis  que  je  vous 
ai  vue, je  sens, que  je  suis  tout  prêt  aie  partager. 

Ici  Rosalie  joua  admirablement  la  grosse  naïveté,  et  répondit  : 

—  list-ce  que  vous  avez  de  l'ouvrage  à  me  commander  ? 
Hector  se  mit  à  rire,  et  répartit  d'un  air  suffisant  : 

,-:-  De  l'ouvrage  pour  ces  mains  charmantes,  ce  serait  un  bien  pauvre 
intérêt  à  vous  témoigner  1  Non,  séduisante  Rosalie,  quand  on  est  belle  et 
gracieuse  comme  vous,  on  n'est  pas  faite  pour  travailler. 

—  Et  pourquoi  est-on  donc  faite,  monsieur  ? 

—  Tour  inspirer  la  plus  vive  tendres^ie,  pour  être  aimée  et  pour  sor- 
tir, grâce  à  l'amour. d'un  homme  comme  il  faut,  de  cette  position  indigne 
de  vous.  ,,  • 

La  déclaration  était  claire,  et  il  n'y  avait  pas  à  s'y  tromper  ;  il  fallait 
donc  l'accueillir  de  manière  à  l'encourager,  ce  qui  était  se  livrer  un  peu 
vile,  ou  la  repousser  du  haut  d'une  vertu  imprenable,  ce  qui  pouvait  re- 
buter complètement  le  poursuivant.  Rosalie  évilv  les  dcuï  dillicultés  par 
une  réponse  admirable. 

Elle  rougit,  baissa  les  yeux,  et  d'un  ton  du  dignité  modeste  elle  répli- 
qua : 

—  Votre  proposition  m'honore,  monsieur  ;  j'en  ferai  pari  à  mon  frère 
et  à  ma  mère. 

Le  sédncieur  fronça  le  sourcil  en  murmurant  : 

—  Pesie  soit  de  la  sotte  qui  s'imagine  (|ne  je  veux  l'éponser  ! 

Mais  Rosalie,  en  disant  ces  paroles ,  s'éiait  montrée  si  jol  e  ,  une  si 
douce  émotion  avait  percé  dans  sa  voix,  et  animé  ce  regard  qu'elle  avait 
si  pudi(|uemeni  voilé,  que  M.  Hecior  se  dit  encorj  : 

—  On  n'est  pas  plus  niaise,  mais  on  n'est  pas  plus  belle ,  cl  cette  niai- 
serie la  rend  encore  plus  agaçante. 

H  reprit  donc  : 

—  Non  ,  il  est  inulilc  d'avoir  d'autres  conCdens  que  nous;  pour  s'ai- 
raer  ,  il  faut  mienx  se  connaître ,  et  ce  que  je  suis  venu  vous  demander 
aujourd'hui,  c'est  le  droit  de  faire  connaissance  avec  vous. 

—  Toutes  les  fois  qu'il  vous  plaira  de  venir,  monsieur,  vous  serez  le 
bien-venu. 

Ce  qui  se  dit  pendant  la  Gq  de  cette  visite  cstiuulilc  de  répéter;  mais 
le  poiut  important  avait  été  établi  des  deux  parts.      ,i^-  a:*!.  Ji^-ut. . 


Hector  avait  conquis  son  droit  d'entrée  dans  la  maison  ,  et  le  reste  lu  i 
semblait  la  chose  du  monde  la  plus  aisée.  H  se  proaettait  bien  de  dissi- 
per celte  illusion  de  mariage  qui  avait  passé  par  la  tête  de  cette  idiote  ; 
quelques  promesses,  b.^auco'ip  d'anour  qu'il  in;pircrait,  en  feraient  l'af- 
laiie.  Du  côié  de  Rosalie,  c'était  tout  le  contraire.  A  notre  sens,  l'inspi- 
talion  dite  plus  haut  avait  été  sublime. 

Dans  SOS  rêves  de  forlune ,  et  lorsqu'elle  attendait  la  séduction  de  M. 
Hector,  l'idée  d'un  mariage  avait  bien  apparu  quelquefois  à  Rosalie  ;  mais 
la  dilhculié  d'aborder  un  pareil  sujet  lui  avait  paru  presque  toujours  in- 
surmontable ;  cl  ce  n'était  qu'en  face  du  danger  qu'elle  avait  trouvé  ce 
mot  admirable. 

Plus  tard ,  lorsqu'une  familiarité  plus  grande  cul  régné  entre  elle  et 
Hector,  ce  niot  devenait  impossible.  Il  avait  été  dit  au  moment  précis  oii 
il  devait  l'être.  C'est  le  proiire  des  gênif.s  instinctifs  d'avoir  de  ces  sou- 
daines illuminalionsen  face  des  circonstances  décisives. 

Heclor  avait  donc  ses  entrées  dans  la  maison  de  Brutus ,  mais  il  les 
avait  achetées  du  titre  d'épouseur;  et  Hector,  qui  n'en  prenait  nul  souci, 
ne  se  doutait  jias  oii  on  pourrait  le  mener  par  ce  petit  fil  d'araignée  qu'on 
venait  de  lui  attacher  adroitement  au  pied. 

Cependant ,  malgré  son  avantage ,  Rosalie  comprenait  qu'il  y  avait 
encore  beaucoup  à  faire  pour  elle;  il  fallait,  pour  que  ce  Cl  devînt  une 
li.Mère  pour  conduire  M.  Hector  à  toutes  .«orles  de  sottises,  rendre  cet 
homme  très  amoureux  ;  et  rendre  un  fat  amoureux  n'est  pas  chose  facile. 
Mais  Rosalie  était  une  nature  supérieure,  et  elle  employa  un  mCtven  qui 
n'est  pas  ordinaire  en  amour,  surtout  de  la  part  d'une  femme  vis-à-vis  un 
homme  ;  ce  moyen  fut  la  llatti  rie. 

Si  l'on  ne  savait  pas  que  la  vanité  est  un  des  gouffres  les  plus  infa'io- 
bles  de  l'esprit  humain,  on  auiait  peine  à  concevoir  qu'un  homme  osât 
acci'pter  toutes  les  ridicules  a  hilations  dont  elle  l'enivra;  tout  ce  qu':l 
faisait  et  disait  dénotait  un  grand  rœur,  un  grand  esprit,  un  grand  hom- 
me. Ce  n'était  qu'une  pauvre  fille  de  rien  qui  le  pensait.  Mais 'a  cedieu- 
vealre  qu'on  appelle  la  vanité  tout  est  bon.  D'ailleurs  cet  hommage  de 
Rofalic  n'ctaii  pas  f-i  peu  délicat  qu'on  pourrait  le  faire  imaginer. 

Elle  donnait  de  l'esprit  aux  moindres  mots  de  M.  Hector,  cl  quand  ils 
n'en  avaient  pas,  elle  en  mettait  du  sien  ;  et  puis  elle  croyait  en  lui,  elle 
ne  doutait  pas  d'une  seule  f'c  ses  prnmés-cs  galantes;  elle  ks  compre- 
nait, elle  sentait  que  rien  n'avait  pu  lui  résister  ;  puis  tout  à  coup  se  fai- 
sant humble  et  timide,  elle  remerciait  ce  Dieu  tout-puissant  d'avoir  almls- 
se  vers  elle  sa  sonviraineté  ;  et  alors,  quand  elle  le  tenait  sous  le  charme 
de  celte  ivresse,  elle  laissait  échapper  «n  mot  de  crainte  sur  la  réalité  do 
ses  projets,  et  elle  se  demandait  si  elle  devait  croire  qu'd  pilt  penser  sé- 
rieusement à  épouser  une  fille  comme  elle. 

Assurément  la  pensée  n'en  venait  pas  plus  à  Hector  apr&s  ces  apolc 
gics  qu'elle  ne  lui  était  venue  le  premier  jour;  mais  lorsqu'd  se  sentait  s'i 
bien  apprécié,  si  hautement  compris,  il  prétondait  en  soi  n'avoir  pas  le 
courage  d'enlever  à  celte  pauvre  enfant  le  rêve  dont  elle  se  bercail. 

Hector  était  si  vaniteuv  qu'il  se  trompait  lui-même.  En  ne  désabusant 
pas  Rosalie,  c'était  sa  propre  s.\tisfaction  qu'il  ménageait.  Tou^e  cette 
adoration  pouvait  s'en  aller  devant  la  triste  vérité,  et  celte  adoration  était 
aussi  le  rêve  d'Hector.  C'est  ainsi  que  devait  être  aimé  un  homme  comme 
lui,  et  Ro  alic  était  la  première  femme  qui  eût  réalisé  ce  rèvc. 

Ce  côié  du  rOle  de  Rosalie  était  le  plus  facile  s  jouer  ;  celui  qui  l'om- 
barra.ssait  fort  était  celui  de  la  i  ésiitance.  Tout  refuser  à  nu  homme  siresi 
pcciueusement  adoré  ne  paraissait  pas  logique,  il  f.diait  donc  en  finir.  C« 
n'était  pas  la  chute  qai  épouvantait  la  belle,  mais  la  crainte  de  tomber 
sans  résnltût.  '  >  '  '  '"' 

Elle  avait  suffisamment  éprouvé  le  grand  moîeur  avec  lequel  elle  me- 
nait Hcdo'-,  et  partout  où  elle  l'avait  appliqué,  la  micliLue  aviii  npni  du 
à  l'impulsion  donnée.  Quelques  éloges  ciuphatiqucs  sur  sa  générOiilii 
probable,  et  le  lendeiiiain  il  s'était  montré  généreux. 

Il  y  avait  même  une  forlune  assez  passable  à  espérer  en  s'en  tenant  à 
ce  procédé;  mais  l'ambition  de  Rosalie  avait  grandi  avec  les  circouslau- 
ces,  comme  celle  de  toiiS  les  ambitieux.  On  ne  part  pas  du  pied  gsuchc 
pour  devenir  empereur  ;  mais  quind  on  est  lieutenant  ou  vent  être  chef 
de  bataillon,  puis  général,  puis  consul,  puis  empereur.  Napoléon  n'a  pas 
été  autrement. 

Doi  c  pour  la  rhétivc  ouvrière  ce  n'était  plus  une  espérance  de  mariaçe 
qu'elle  voulait  se  faire  rache  er  bien  cher,  mais  un  mariage  réel  auquel 
elle  tendait.  Hector  avait  bien,  dans  le  jargon  d'opér.i-comique  qu'il  avait 
appris:)  l'aiis,  parlé  plusieurs  fois  d'un  serment  qu'il  tiendrait  plus  tard, 
quand  il  serait  libre  ;  mais  rien  de  tous  ces  propus  n'avait  un  caractère 
certain,  et  il  fallait  mieux  que  celi  à  Rosalie  poui-  être  tranquille.  Quoi- 
qu'elle n'eût  pas  grande  foi  dan?  les  écrits,  elle  eût  voulu  en  posséder 
quelqu'un  de  la  main  d'Hector;  mais  cominent  établir  une  corrcspou- 
dance  entre  gens  qui  se  voient  tous  les  jours  ,* 

Hélas  !  il  n'y  avait  qu'à  y  penser,  et  cola  devait  venir  de  soi-même. 

Un  certain  soir.  Rosalie,  à  qui  Hector  prêtait  à  lire  d'assez  piètres  ro- 
mans, se  prit  à  dire  à  son  héros  que  cela  ne  latouchait  p»s.  que  personn» 
n'écrivait  d'amour  comme  il  eu  parlait,  ci  qu'elle  vouJrait  bicD  lire  de  sa 
prose. 

Le  lendemain  de  ce  jour.  Hector  arriva  avec  une  lettre  de  quatre  pa- 
ges qu'il  se  lii  lire  tout  haut,  et  que  Rosalie  épcla  avec  des  éraotioHS  si 
charmâmes,  qu'il  toutba  dans  le  iavis$cmeul«lâ  lui  même  ;  il  p«n»a  qn« 


8 


LE  MAGASIN  LITTÉUAIRE. 


m.  de  CMieaul'riani  l'tant  devenu  nn  liouime  polUnuc,  il  laissaif  une 
belle  plice  à  prendre  dans  la  liitùraiiire,  u    ;       :,   '.'cr-'i: 

Voilà  (liai;  lleclor  écnvant  djs  clioses  iiicroyaWes  de  passion,  Ct^ela 
tous  les  laaiins  ;  mais  voili  qu'un  jour  Rosalie  lili  remet  uq  peiil  piapier 
U'uu  air  ciubanaîSé  cl trèa.iiaiuQ,  eu  lui  disant  : 

—  Ne  vous  moquez  pas  de  moi,  mais  tcjBess.j'ai  essayé  de  vous  répon- 
dre. 

~  Voyoni,  fit  neclor. 

Ilsiijijil  (ICiPiUc.         

^■g.'.uvrc  ei)[anv,,lui  dit  il*,c§ n'estopas,  cela.iiil  n'y  a  pas  d'amour 

—  ljS:JUiçii,î  Uii.'Jit-eUc„Ccrivez-moi  comment  il  faut  que  Je  vous  écrive. 
-T-,vp'i5,vçri;'pz..  .  '■ '■ 

I;;  >()',l"i  (iû.e,)ei^.'(i!]emain4''-  JJCl  imbécile  répond  une  lettre  qui  com- 
m  01)  :i)i,taîiis|': '.,.'"    i      i        .        ■     .  ,     .  .  :      ■ 

V  t^flu  „,ïlûspÀiCj,  yous  ne  m'aimez  pas ,  le  ton  g'ac(5  de  vo!re  lettre  me 
1. '"apprend,^  vous  né  m'aimez  pas  ou  vous  douiez  de  moi,  etc.  » 

A,.c(,q,,lîosn'ii3.r('p()iiflit  à  son  tour,  et  toujours  avec  une  retenue  si 
n'îio'il'p'incîin  niaise,  ([ue  M.  Hector  de  Lug^uu  répliqua  par  une  Épître  où 
il  y  avait  dès  phrases  comme  celle-ci  :  .   ;        ,, 

B  Avcz-vous  6ujj|lié  les  sermcns  que  je  vous ,ai laits?  Oui,  nia  vie  est  à 

nVOIiS,  ClC,  ClC,  »,    i.,'j,.i       '  .    .    li     ■■_.•!  Jj  i-in.'  i  , 

Lui  falsaat  toujours , de irflpéra-comiquev'eHft, fioursuiVant  «ne affaire 
sérieuse,  il  se  trouva  engajé  dans  une  correspondance  qui  au  bout  d'un 
n;oi^  ayait  mis  daiis  les  mains  de  Rosalie  la  preuve  de  ia  leuiaiive  de  se- 
duciiQ|i.l.i  pîs^s  frénétique,  et  qui  n'avait  laissé  dans  Hector  que  le  témoi- 
gnâjîc  ^l'Uiie  résisiauce  profondément  vertueuse. 

Voilà  ou  eu  éuioui  Rosalie  et  !le,:tor  au  bout.d'iui'  mois,;;/ilifaul  voir 
Kainioeaul où  en  éiaicut  Pamélaet  Brutus.    ,y.  ;'>  id ':  .,'•  .'i  ru,  ■,,) 

ly. 

Comme  nous  l'avons  dit,  une  fois  le  travail  du  matin  terminé,  et  aus- 
silôl  après  le  déjeuner,  monsieur  do  Lugano  donnait  deux  heures  au  soin 
de  ses  alUiires  ou  iija  piomenaùe.  lleclor,  de  son  cOlé,  quittait  le  châ- 
teau, et  Urulus  et  raméhdenn'uraient  seuls. 

La  picmière  fois  que  cola  arriva,  Paméla,  bien  qu'elle  n'eût  aucun  sen- 
timml  de  malveiUiince  contre  Bruuis,  s'assit  d'assez  mauvaise  humeur  dans 
un  coin  du  s.do!!,  se  voyant  réduite  il  la  société  de  ce  grossier  paysan. 
Quanti»  lui,  lise  plaça  il  une  autre  extrémité,  sur  le  siège  le  plus  étroit 
qu'il  piu.t)  trouver. 

Ililaut.sosciiiir  à  sa  plaça  quelque  part  pour  venir  s'y  mettre  à  son 
aise.  Cruius  avait  bien  regardé  les  larges  fautcuds,  les  profondes  ber- 
gères, Jes  vastes  canapés  .mais  s'y  asseoir  eût  para  une  impertinence,  et 
proJtiibtemeot  il  fût  resté  debout  s'il  n'eût  découvert  derrière  le  piano  un 
petit  tabouret  très  modeste  ;  il  s'y  assit  et  s'y  tint  immobile. 

PtunélaT  qui  travaillait  à, un  ouvrage  de  tapisserie,  se  laissa  aller  à  la 
pensée-de  son  ennui,  et  oublia  tou'.-à-fait  Brutus.  Quant  à  lui,  il  ne  pensa 
h  rien. 

Au  bout  d'une  demi-beare,  Paméla  avait  répété  en  elle  tous  les  repro- 
ches qu'elle  avaii.à  faire  à  sa  position  solitaire,  à  la  négligence  de  son  on- 
cle, il  l'indifférence  d'Hector;  mais  comme,  eu  définitive,  tout  cela  devait 
se  terminer  dans  deux  mois,  elle  se  leva  avec  l'intention  d'échapper  à 
l'ennui,  autant  que  possible,  durant  ces  deux  mois,  et  ne  voidutpas  rester 
dans  Içs  disposition,  fâcheuses  où  ses  réilexions  'avaient  plongée. 

Çommelousles  jeunesicœurs  qui  commencent  la  vie  avec  confiance  , 
elle  éprouvait  du  déplaisir  à  mal  jienser  des  autre-,  et  elle  voulut  échap- 
per à  ces  pensées;  el'e  chercha  donc  une  occupation  qui  pût  l'y  arracher, 
et  scileya  pour  fa-re  de  lia,  musique  et  se  mettre  à  son  piano.  Alors  elle 
aperçut  Brutus  rdroit  et  iin;iobi!o  sur  le  tabouret;  elle  l'aperçut,  voilà 
ioHl,m?Lis  die  ay  prit  point  garde.  Elle  chercha  dans  son  casier  une  par- 
tition nouvelle  et  s'avança  vers  son  piano  ;  Brutus  ne  bougea  pas. 

Aloraseulementelle  remarqua  qu'd  était  à  la  place  qu'elle  voulait  pren- 
dre, et  supposant  qu'il  ne  l'avait  pas  cmendiie  f  e  lever,  puisqu'il  ne  s'é- 
tait P9S  levé,  elle  s'ovaiiça  doucement  derrière  lui,  et  dit  avec  une  voix  où 
perçait  liritention  de  donner  au  maître  d'école  une  leçon  de  politesse  : 

—  Pardon,  monsieur,  mais  je  désirerais  me  meure  à  mon  piano. 
Bruti's  ne  bougea  pas  davaniage;  elle  se  pencha  alors  vers  lui  pour  le 

rfpiu  (1er,  il  dormait  profondément,  -,  ^  ,     ',.. , 

Il  fallait  moins  qu'une  si  bonne  raison  pour  excuser  Brutus  de  n'avoir 
pas  cédé  sa  place  a\ec  l'empresseiiient  d'un  galant  cavalier. 

F.'le  se  prit  à  riie  de  la  ligure  qu'il  avail;  car  à  la  posture  raide  qu'il 
gardait  dans  sou  sommeil,  ,oji pouvait  voir  qu'il  avait  tout  fait  pour  n'y 
pas  (:éde,r.  J-'améla  ne  pensant  pas  plus  loin  qu'a  ce  qu'elle  voulait,  s'ap- 
prodia  de  llorcjlledu  Brutus,  et  lui  C'a  de  toute  sa  petite  vois  douce  et 

ilûiéc:.   '..,'  ,;,     ,  .  ,     .  ,         ■'- 

-^tltjficonsieur  Brutus '.monsieur  Brutus!.,,.  u  mi  ,,  '  .  i,  -.  ■ 
Le  maître  d'école  se  leva  par  un  mouvement  si  brusque,  qu'il  fit  recu- 
ler Parn^a;  il  porta  autiiurde  Iuj;c4;^,fega,rd*presqueenarés  ;  puis  il  aper- 
çut dcant  lui  celte  jeune  lille  souriant  eucoro  ,  mais  d'un  sourire  où  la 
crainte  se  niélaità  la  moquerie,  tandis  qu'elle  mesurait  du  regard  ce  jeune 
colosse  qui  avait  crié,  lui  aussi,  d'unç  ^iojx, puissante  : 

—  Hein!  qui  m'appelle?, ,  j      .   ,,,.■!•-,,',. 

En  voyant  Paméla,,  il déyffltjrfiijge„«)taœe  ua  enfant  pris  en  faute,  et 
se  mit  à  bal]3uti<;r;çlçsiçixc,u^eff,9ij;j  ,,., 


"'—  Oh  !  lui  répartit  Paméla  en  riant,  je  ne  suis  pas  comme  Hector,  je 
ne  demande  pas  d'excuses;  je  voulais  ma  place,  je  l'ai  :  c'est  tout  ce  qu'il 
me  faut. 

iille  ouvrit  son  piano ,  s'assit  et  chercha  dans  sa  parliiioti  l.e  morceau 
qu'elle  voulait  jouer. 

Brutus  la  regardait  faire;  il  était  désolé  de  s'être  endormi;  il  ne  savait 
poui-quoi;  mais  il  voulait  s'eu  excuser.  Alors  il  reprit  d'une  voix  utm- 
blaule  : 

—  J'ai  été  bien  malhonnête,  n'est-ce  pas,  mademoiselle  Paméla  ? 

—  Vous  aviez  envie  de  dormir,  vous  avez  dormi,  c'est  tout  simple,  lui 
répondit  elle  en  le  raillant,  mais  si  doucement  que  cela  ne  le  troubla 

pas.  y,    , 

—  C'est  que,  mademoiselle,  quand  M.  le  comte  m'a  dicté  son  histoirfe" 
toute  la  jourme,  je  recopie  à  la  maison  tout  ce  qu'il  ma  liicte  pour  qu'il 
puisse  le  lire  et  le  corriger.  Alors  il  faut  que  je  passe  toute  la  nuit  au  tra- 
vail ;  en  voilà  deux  de  suite  que  je  n'ai  pas  dormi  du  tout...  c'est  pour  ça, 
voyez-vous,  que  j'ai  eu  la  malhoiinetcté  de  m'endormir. 

fendant  qu'il  s'excusait  ainsi,  Pann'-la  le  regardait  en  dessous  ;  mais  ce 
regard,  d'abord  plein  d'une  malice  d'enfant,  s'était  adonci  peu  à  peu  çt 
s'ciait  empreint  de  pitié;  elle  regrettait  presque  d'avoir  éveillé  ce  pauvre 
garçon. 

—  il  n'y  a  pas  la  moindre  malhonnêteté  à  cela,  lui  dit-elle. 

—  Je  vous  demande  pardon,  lit  Brutus  d'un  ton  sérieux,  je  ^is  trSs^ , 
bien  que  ce  n'est  pas  honnête  de  s'eiuiormircn  50C(c7('.         '  '    "     ' '^  '' 

—  En  société  !  dit  Paméla,  en  riant  du  mol  et  de  la  prétention  de  Brtl'- 
tus  il  la  science  du  savoir-vivre.  Mais  h  la  campagne,  ajouu'.-t-elk',  quand 


de  mon  piano  ne  vous  troublera  pas. 

Tout  cela  avait  été  dit  simplement,  sans  autre  intention  qàè'fl''cav'6y(^ 
dormir  ce  pauvre  garçon  à  son  aise.  ■•'■,'.,■' 

Brutus,  qui  avait  sur  le  cœur^lc  remorfîs  de  l'énorete  incongruité  qu'il 
venait  de  commetti  e,  quitta  le  salon  tout  triste  et  s'en  alla  da:ns'Celiii'qU'ûa 
lui  avail  désigné.  Paméla  ne  vit  rien  de  lotit  ceia,  elle  étiJt'df'|â 'tôal'.'à 
sa  musique,  et  bientôt  elle  ne  pensa  plus  à  aiurc chose.  '/'^  '     ^    '^  ''' 


I  'iirii!.'ji 


Quelque  temps  après  M.  de  Lugano  entra  et  dit  à  sa  hièjïè'i'^;"'  "['' 

—  Savez-vous  ce  qu'est  deveuu  M.  Brutus  ?  •!■'•   ■<!..!riji 
Paméla  !ui  répondit  sans  quitter  son  piano  : 

—  Je  crois  qu'il  est  de  l'autre  côté  qui  doi  t. 

—  C'est  vrai,  dit  le  comte,  il  doit  être  fatigué.  •       •: 
Paméla  continua  à  déthilirer  sa  pétition;  Qu'tin  éveillât  où  rju'on'lais- 

sâtdormirmonsi'ur  Brutus,  cela  lui  était  fort  indiiférent.  ''       '  "   - 

Cependant  au  bout  de  quelques  niiniltes',  le  ('omtcS'qni'Sàfis  dotttefdans 
la  promenade  avait  l'ait  provision  d'idées,  Voiilut'kvpfclWfe'sôn  travail  ;  il 
ouvrit  a  porte  du  second  «alon  pour  appeler  Bi'fltuS  'd'il!  til;debour,  l'o- 
reille tendue  et  avec  une  expression  de  ravissciiietif  élforin'é'/  '"    '■'  ■ 

—  Lh!  dit  leromte,  vousne  dormiez  donc  pas?'  ■  '-'J'i'obsb  »m<,  " 
L'émotion  que  Brutus  éprouvait  devait  être  bifii  pni.isaiifèV'car'elIe  le 

sauva  de  l'embarras  qu'en  toute  autre  occàsion'il  eût  éprovVé  ^  être  ainsi 
surpris  en  Uagrant  délit  de  curiosité.     •■•■>■■■'■'■  .;.••■ 

-T  Oh  non  !  monsieur,  je  ne  dormais  pas,  'répOnditil'âve^Fais"  d'tm 
homme  dontl'ivreiise  n'était  pas  encore  dissii/ée.'J'   '■■tj'i'->  "o 

—  Vous  écoutiez,  à  ce  que  je  vois.  •  ^■''''^  '''  *''" 

Toute  la  timidité  de  Bruws  loi  revint  à  celtfi'tlaMê'ijùMFifl'it  pour  un 
reproche,  et  il  repartit  en  baissant  les  yeux  :''^''''f"''    ''  ', 

—  Oh  non  î  monsieur  le  comte,  je  ne  m'étais pIM iWsIÏ  Jouf  écdut|pr,'" 
c'était  seulement  pour  mieux  entendre.  ^  ~'!   '     '''  '    '' 

Qui  avait  appris  à  cette  rude  iMurè  la  finesse 'de  Cette  flistîtiMion' si 
vraie  ?  Car  il  y  a  une  grande  dilléi  cnce  entre  l'homme  qui  fjit  acte  de  sa 
volonté  pour  écouter,  et  celui  qui  se  laissé  entraîner  p&t*  le  bonheui-  qu'il 
éprouve  à  entendre.  ,  ■>')  i/.Ltr.ij    '    i-  '  ■  • 

"  C'est  que  le  cœur  est  le  meilleur  diseur  qu'il  y  ait  au  todïïde  quand  il 
ose  parler.  '  ''  '   ' 

Si  cela  avait  été  dit  par  un  diîces  hommes  qin  ont  assez'd'esprit  pour 
qu'on  leur  fasse  des  mots,  on  eût  trouvé  celui-là  d'une  rare  délicatesse  ; 
mais  dans  la  bouche  de  Brutus ,  le  comte  n'y  vit  qu'une  grosse  niaiserie 
qui  le  lit  sourire. 

Paméla  seule  lui  prêta,  sinon  son  véritable  sens,  du  moins  une  in- 
tention dont  elle  lui  sut  gré.  Pour  elle  il  s'était  excusé  de  l'avoir  écoutée 
comme  de  s'être  endormi ,  et  elle  en  lira  celle  conclusion  bienveillante, 
que  le  pauvre  garçon  faisait  tout  ce  qu'il  pouvait  pour  ne  pas  être  Cn  fau- 
te, et  qu'il  fallait  l'y  encouragei-.  :■!■■' 

M.  (ic  Lugano  emmena  Brutus,  et  le  lendemain  retrouva  Brutus' et  Pa- 
méla, seuls  encore  en  face  l'un  de  l'antre.  ,  . 

Cettu  fois-là  il  ne  s'était  pas  mis  sur  le  tabouret,  et  comme  Paméla  al- 
lait et  vena  t  dans  le  salon  sans  savoir  à  quoi  s'arrêter  et  sans  lui  parler, 
il  lui  dit  !    • 

—  Ce  n'est  pas  moi  qui  vous  empêche  de  faire  de  la  musique,  made- 
moiselle? - 

—  Oh!  mon  Dieu  non,  lui  dit-elle  avec  un  petit  bâillement.  Je  m'en 
,8uis  rassasiée  hier. 

—  .Ohililant.pjs,  dit;- Brutus, 

Il  paraît,  soditi  Paméla,  que  j'aurais  amusé  monsieur  Brutus;  en  se  di-* 


LE  faïÂGÂSï:^  ïATrS&AÎRE. 


9 


saiii  cola,  elle  le  regarcb  assez  dédaigneusement  pardessus  l'épaule.  Bru- 

lus  lui  (l;>p!ut  SOilVe'l-.ùliOllie.'lt. 

— ,Ali  ïà  !  lui  (liicllc  ;ivcc  l'iHourilciie  d'un  enfant  qui  croit  ne  pas  être 
lifejsani  iiarrc  qu'il  liaitc  d'rgal  à  é|;al  ce  qui  est  au-dessus  connue  ce  qui 
est  au  dessous  de  lui  ;  ali  çi  !  est-co  ;;ue  vous  allez  rester  là  tous lc3 jours 
à  tOi!ri!er'\05  ivsuces  peaiianl  deux  heures  ? 

L'altaiiué  était  si  vive,  Celle  fut  ti  poifjnanle  pour  le  malheureux  jeuce 
Lom;;ie,  qiiM  lie  sut  qua  répondre,  et  qui!  se  leva  et  sortit  du  salon. 

Jamais'  il  n'avait  souD'eit  quelque  choie  de  si  douloui  eux,  aux  jours 
niù.ue  ou  ou  lui  avait  kvmi  la  porte  de  sa  maison.  Cepeudaul,  si  ou  lui 
eût  demandé  ce  qu'il  soiliVait,  il  n'eût  pi:  le  dire,  etpeutèlre  serait-il  dif- 
ficile de  l'expliquer.  Il  y  avait  cette  d:llVi-ence  entre  ses  premières  peines 
et  celle-ci,  que  ce  u'éiait  pas  iaiit  une  douleurqu'ou  venait  de  iuiintliger, 
qu'un  plaisir  qu'on  lui  avait  ariaclié. 

Autrefois,  quand  ou  se  montrait  dur  et  injuste  envers  lui,  il  se  résignait, 
en  se  seiitam  r)ri  pour  souirrli-  et  lutter  contre  sa  soulfrance.  A  ce  mo- 
ment, il  lui  seudjla  qu'il  liii  prenait  une  défaillance  de  l'ame,  comme  si  la 
vie  lui  a^ait  manqué  tout  ii  coup. 

Il  lit  quelques  pas  liorsdusalon,  et  tomba  assis  sur  son  banc,  où  il  resta 
immobile. 

f-aïuéla  n'avait  pu  s'empêcher  de  le  suivre, des  yeux,  et  se  dit  : 

—  Allons ,  le  voilà  qui  va  s'endorœir  là,  en  plein  soleil ,  il  y  a  de  quoi 
le  tuer.  Je  m'en  vais  le  laite  revenir. 

Et  comptant  sur  l'aurait  qui  l'avait  si  bien  séduit  la  veille  ,  elle  se  re- 
mit à  son  piano.  A  peine  eu  entendit-il  les  premiers  sons,  qu'il  se  leva  et 
s'enfuit  comme  un  homme  potirsuivi  par  un  vériiable  danger. 

Paraéla  était  trop  candide  pour  supposer  autre  chose  que  de  la  bêtise 
s  lôule  cette  pantomime.  ,  ,   ;  , 

Éile  quitta  son  piano,  assez  piquée  d'avoir  eu  une  bonne  intention  sans 
résultat,,et  ellese  remit  à  s'ennuyer  et  à  penser  que  f.on  cousin  ,  qui  sa- 
vait vivre  ,  était  beaucoup  plus  grossier  que  ce  rustre  de  la  laisser  ainsi 
toute  seule.  Elle  ne  s'eunuyait  pas  moins  quand  il  y  était;  mais  elle  ne 
l'en  accusait  pas. 

Elle  fut  très, aigre  pour  le  fat  durant  toute  la  soirée  ,  lorsqu'il  reparut 
au  chiÀtéau  ;  et  comme  ils  jouaient  udc  partie  de  billard,  et  qua  M.  Hector 
la  gagnait  impitoyablement  en  la  raillant  sur  sa  usaladresse  et  en  vantant 
sa  supériorité,  elle  quitta  la  partie  en  lui  disant  qu'il  était  insupportable  , 
et  alla  s'enfermer  dans  sa  chaiiibre  où  elle  se  mit  à  pleurer. 

Pourquoi  pleurait-elle?  C'est  que,  sans  qu'elle  pût  s'en  rendre  compte, 
l'espérance  du  bonheur  ,  cet  auge  gardien  qui  accompagne  la  vie  humai- 
iKv  en  la  précédant ,  s'était  comme  an  êtée  dans  la  roule  qu'elle  suivait 
pour  lui  dire  : 

—  ïu  ne  seras  pas  heureuse  où  tu  vas.    ,,,,    <  ;- 

Ce  ii'étaif,tiqu,.riqn  qu'un  momment  de  tristesse,  et  le  lendemain  il  n'y 
paraissait i|)I|U,s,;tniais  le  cfuur  avait  été  atteint;  le  soleil  s'était  voilé  d'une 
vapeur;  et  si  légérjO,  s,l  promptement  dissipée  qu'elle  fût ,  il  y  avait  com- 
mencement dedouie.Ûr,le  lendemain  cepefidaut,  rien  n'en  restait,  et  Pa- 
mêla,  au. contraire,  était  dans  les  dispositions  les  plus  heureuses. 

Hector  avait  ii)aiw|ué  le  déjeuner  ;  niousiour  de  Lugauo  avait  quille  !a 
table  pour  recevoir  une  visite  d'affaires.  Paméla  se  leva ,  et  Diutus  lit  de 
même.  Mais  au,  lieu  de  la; suivre  au  salon,  il  soi  tit  par  la  porte  du  billard. 
Paméla,  qui  s'en  voulait  de  l'avoir  renvoyé  la  veille,  se  retourna  et  lui  dû 
en  courant  vers  la  salle:  ,  j,,, 

—  Est  ce  que,  vog,s  savez  jouer  au  billard,  Bioasieur  Brulus? 

—  Hélas!  non,  mademoiselle.  ,  ,         ,  (v,.'; 

—  T(\nt  pis  l  ,uous  îi,uri9,Bs  fait, une  paPitije.,  Vous  devriez  apprendre. 

—  Je  ne  pourrais  pas.  ,,      ,k  _  ,    .  , 

—  Et  pourquoi  ça?  Est-ce  qu'on  ne  joufiipas  aa  billard  dans  ce  pays- 
ci  ?,    .        ',    . .  :i.;.  j,.:i,  '  '!.■•'.  ■; 

—  Ob  I  si  ;  ijy  «!n,aa"n  aucqfé  du  bourg* 

—  Et  il  ne  vous  a  jamais  pris  f;mtai-.ie  déjouer  ? 

—  Oh  !  jamais,  je  vous  le  jure,  dit  liruius,  comire  s'il  repoussait  une 
très  grave  accusation. 

—  Jamais!  répéta  Paméla  ;  c'est  étonnant  ;  c'est  ppuriant  iien  amu- 
sant. •        .. 

—  Je  ne  sais  pas,  répartit  Drutus,  mais  c'est  que;  voyez-vous^  mademoi- 
selle, si  j'avais  essayé  pendant  (pie  j'étais  m'iître  d'école,  ça  aurait  fait 
niauvaii!  ellei;  on  aurait  dit  que  je  n'avais  pas  de  conduite. 

—  Pour  jouer  au  billard ':>  Mais  moi,  mon  oncle,  mou  cousiu,  nous  y 
jouons  bien. 

—  Oh  I  repartit  Brutus,  avec  un  sourire  na'i'f,  c'est  bien  difl'érent  ;  vous 
autres,  ?0U3  êtes  riches,  vous  pouvez,  perdre  votre  temps;  au  lieu  que 
parmi  nous  autres  pauvres  gens,  il  n'y  a  que  les  paresseux  et  les  mauvais 
sujets  qui  passent  b'ur  journée  au  billard.  Daiuo  !  c'tist  que,  quand  on 
n'a  que  sou  travail  pour  vivre  et  qu'on  ne  travaille  pas,  ou  n'est  pas  un 
honnête  hoitime. 

Pour  la  première  fois,  Paméla  regarda  Brutus  sans  trouver  à  le  pren- 
dre en  pitié  ou  en  rire  ;  il  lui  .'■emlil.i  qu'il  venait  (  e  dire  (jravemeuict 
conveiiahlemeut  une  vérité  grave,  et  pensa  qu'il  fallait  être  sérieuse  avec 
cet  hoiinOle  houime.  ■  •'..'  p:,.:     ,,3  - 

Elle  lui  répondit  donc  doucement  :  •  ■'    ■■ 

—  Je  comprends  cela,  monsieur  Brutus  !  mais  ici  cela  n'a  pas  le  même 
inconvéïiieui;  et  puisque  vous  n'avez  rien  à  faire,  si  vous  vouliez  essayer, 
je  vous  enseignerais,  moi. 


Brutus  accepta;  il  fut  d'abord  binn  gauche,  et  ma^ré  sa  belle  ré?o!u- 
tion  d'être  très  iudu'igeiiie  poiir  Brutus,  l'améla  se  moqua  de  lui,  riant 
de  tout  son  cœur  quand  il  f,;i:,ait  quelque  gn  s-,e  inaladresie  ;  riais  cet'e 
gaîié  était  hoima  ti  franche;  Paméla  était  heureuse  de  rire,  et  Brutus  ra- 
vi de  la  faire  rire  si  jo\eusement. 

Etpuis  c'était  déjà  cnire  eux  un  rommencementdeftirtiliarilé.lls  se  par- 
laient Cl  se  répondaient  sans  s'écouter,  saus  s'observer,  et  il  se  trouvait 
qi:e  BruHis  sauiii  très  bien  parler  des  choses  indiiiérentes.  D'où  venait 
doiicriu'il  y  eût  d(s  circoiiStauces  où  il  avait  l'air  ti  eaiiiarrassé  ?  C'est 
que  dans  ce  laowad  il  ne  semait  plus  l'huiniliié  de  sa  posiiio;i  •  c'éslqiiê  ' 
rien  ne  le  iroubhit,  p2s  même  le  b')!i'jeur  (ju'd  éprouvait  ;  il  se  s^mal. 
joyeux  comme  on  est  joyeux  par  uu  beau  jo.ir,  pa'ce  (|uc  l'.ilr  est  facile 
à  respirer,  et  que  le  soleil  vous  réjou.t  le,  y(ux.  Il  eu  fut  air.si  pendant 
quelques  jours;  Paméla  donnant  ses  leçons,  Brutus  les  reci:vaT.t  et  en 
probiant  si  bien,  que  bientôt  il  en  savait  plus  que  son  maire,  et  ccpeu- 
daiii  Paoïéla  gagnait  toujours. 

C'est  que  ce  gmssier  paysan  avait  mieux  compris  que  le  fat  élégant , 
qu'il  y  a  des  petites  vanités  qu'il  faut  savoir  ménager.  Et  ceiiciidant  a 
n'éttitpasun  def;ut  (jue  Brutus  voulait  liatler,  c'éiail  un  plaisir  qu'il 
laissait  prendre  à  celte  jeune  et  chanuaute  enfant  qu'il  aimait. 

C  est  nous  qui  écrivons  ce  mot,  mais  ce  n'est  pas  Brulus  qui  le  pensait. 
Lui,  aimer  P.auiéla  !  Ah  !  s'il  eût  eu  ce  soupçon  coutre  lui  même,  il  n'eût 
pas  éié  si  heureux,  si  calme,  si  ravi.  '  ' 

Et  cepeadaiit  s  il  se  fût  inicrrojé  sérieusement,  il  eûr  reconnu  que  sa 
vie  préstnle  n'était  plus  ce  qu'avait  été  sa  vie  passée.  Ce  u'étiii  pas  sa 
meilleure  pos. lion  de  loriunc  qui  l'avait  changé  ainsi,  car  t!e  ce  côté  il  n'y 
avait  pensé  que  pour  les  autres. 

Mais  pourquoi  étaiiil  si  discret  pour  ce  bonheur  ineffable  et  profond 
qu'il  éprouvait  ?  Pour-iuoi  s'en  allaii-il  le  loir  seul  à  travers  lacuLipacrne, 
marchant  rapidement,  la  poitrine  ouverte  et  le  Iront  hau;  ?  Pourquoi  mon- 
tait-il ainsi  sur  les  Lauies  collines  des  environs  pour  se  cacher  ûu  pied 
d'un  arbre  tt  attendre  la  nuit,  sans  pensée,  sans  désir,  sans  raifon  ? 

Et  cepeiidant  te  n'était  pas  l'iiuase  de  Paméla  ,  ce  n'était  pa5  sa  ppr- 
sonne  qui  le  préoccupait  ainsi,  quoique  ce  fût  elle  qui  lui  cûi  doni,é  reiie 
vie;  il  aimait,  mais  sans  conseieuce  <ic  sa  pn.-sion,  et  l'on  peut  dire  qu  il 
''ivail  dans  sou  amour  comme  on  vit  dans  l'aimosphcre,  sans  la  voir  ei  la 
toucher.  Il  eu  buvait  le  paifuai  sans  avoir  pensé  que  c'éia  t  la  fleer  qui 
vivait  près  de  lui  qui  embaumait  ainsi  son  existence. 

Et  c'est  ce  qui  bison  bonheur;  car  s'il  l'avait  rêvé  un  mo»iU'nt-',''llsé 
fût  éloigné  comee  s'il  eût  profané  cette  Ueur  en  la  respirant  racmC  W 
loin.  i:  ',  ;■  ..:  ,3eir 

Quant  à  Paméla,  elle  n'était  ni  heureuse,  ni  émue;  sealeinent  ses  beoi 
res  lui  paraissaient  moins  longues,  et  lirutus  lui  semblait  être  venu  fort 
à  propos  pour  l'aider  aies  lemplii- ;  voilà  tout.  .  . 

Cependant  elle  s'aperçut  uu  jour  du  soin  qu'il  mpttait  à  lui  lai><er  foà'^ 
tes  les  victoires,  et  lui  eu  ût  une  très  vive  querelle  :  u  il  ne  se  donnaif  ' 
même  pas  la  peine  de  jour,  il  la  traitait  comme  un  adversaire  ii;dignc  de 
lui  :  à  ce  compte,  le  jeu  de  billard  devenait  ibrtennuveux.  <.  Aprfe  ce  pe- 
tit emportement,  elle  jeta  les  queues  (t  les  billes  h  travers  la  salle,  et  s'en  '" 
ali  dans  le  sahui.  Brulus  resta  altéré  et  n'osa  la  suivre  ;  clic  revint  sur  ' 
ses  pa;,  et  lui  dit  avec  encore  plus  de  biusqueiie  : 

—  Eh  bien  !  est-ce  que  vous  restez  là  ':• 

—  i^îais  je  ne  savais  pas...  je  n'osais  pas...  dit  Brutus  en  balbuiiniit. 

—  Eh  bien!  lui  dit  naïvement  Paméla,  que  voulez-vous  que  je  fasse 
toute  seule'?  .;  >     - 

C  était  là  assurément  un  grand  aven;  mais  ntïHe,  ni  Brutus  ne  s'en 
doutèrent,  et  cependant  elle  venait  de  dire  que  Briiius  était  devemi  pour    ' 
elle,  sinon  une  nécessité,  du  moins  une  habitude;  cet  honiine  qui  luï  a-  "'^ 
vail  semblé  un  importun  et  puis  un  indifférent,  s'Ciail  mêlé  a  SiMe  assez 
P'jur  la  remplir  quelques  heures.  i 

Cependant  il  y  avait  bien  loi  ■  de  là  au  ravissement  qu'éprouvait  Bru-'' 
tus  ;  et  si  Hector  avait  bien  voulu  revenir  à  ce  moment,  ou  eût  bien  vile'  ' 
éloigné  le  pauvre  maître  d'école;  mais  IIcc;or  ne  revint  pas,  et  les  deux 
jeunes  gens  restèreut  encore  dans  la  solitude. 

V. 

Ce  qui  faisait  que  Paméla  supportait  la  soriéiédo  Brulus  no  tenait  à  au- 
cun sentiment  d'alVection,  d'intérêt  ou  même  d'estime  pour  ce  jeune  hom- 
me; elle  n'avait  ni  bonne  ni  mauvaise  opinion;  elle  u'araii  pas  pensé  à 
le  juger. 

(liielquefoi?,  il  est  vrai,  elle  lui  trouvait  des  réparties  qui  lui  semblaient 
spiiiiuelli's,  parce  qu'elle  ne  savait  pas  que  lephH  rievé  et  le  phi^  fécond 
de  tou's  les  esprits,  c'est  le  bon  sens.  Plus  souvent  elle  eooîprrn.iit  que  le 
cœur  de  cet  homme  devait  eue  bon.  mais  f e  ii'éiaieut  que i.es  impres.-ioiis 
passapércs  qui  ne  duraient  pas  plus  que  la  CTicoiistance  qui  les  ava  t 
fait  naine. 

Comme  personne  ne  l'avait  intcrroîrée  sur  le  romptc  de  Bruins.  et  qo',  ! 
le  était  bien  loin  encore  de  penser  ii  s'interroger  elli'-même.  P.:;;  'a 
n'a\ait  pas  d'avis  sur  ce  qu'il  pouvait  cUV,  elle  ne  s'en  eccnpaii  pas:  liic 
pass;  il  son  temps  avec  li.i,  il  est  vrai,  mais  seutemeot  parce  qu'il  était  h, 
comme  son  piano,  sa  tapisserie,  ses  ciajoi.s  ;  it  sans  dout.'  fi  Uruiu'î  s'é- 
taii  éloigué,  il  n'eût  pas  fait  uu  vide  beaucoup  plus  grand  dans  la  vie  de 
Paméla  que  si  on  lui  eût  enlevé  un  de  ces  objets  qui  faisaient  son  occu- 
pation de  tous  les  jours. 


10 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Mais  il  ne  devait  pas  on  être  ainsi  ;  Brutus  demrurait,  et  mieux  valait 
Bi'ulus  encore  que  les  autres  ciioscs  pour  lesquelles  d'ailleurs  il  lui  res- 
tait toujours  plus  de  temps  qu'elles  n'en  pouvaient  leniplir. 

Or,  eoiiuiie  le  billard  avait  Clé  déclaré  ennuyeux,  il  fallait  recourir  àtui 
autre  aniuseuu  nt. 

Ce  n'était  pas  facile  h  trouver,  et  les  deux  ou  trois  jours  qui  suivirent 
la  petite  scène  <iue  nous  avons  dite  plus  haut  furent  plus  languis^ans  que 
I.'S  préi  éilens,  'a  conversation  y  prit  plus  de  place,  et  Brulus  fut  obligé 
plus  dune  fuis  rie  raconter  qnelle  avait  été  sa  \ii'. 

Si  lirutns  «ûi  fait  un  pas  dùns  le  cœur  de  Paméla,  si  elle  l'eût  considéré 
comme  un  personn.ige  d'une  importance  si  minime,  qu'elle  fût  vis-à-vis 
d'elle  ,  un  pareil  récit  eût  fait  bi  aucoup  de  tort  au  maître  d'école  II  était 
trop  franc  pour  ne  pas  dii  e  toute  la  vérité  ,  et  celte  VTîrilé  n'était  pas  de 
nature  à  le  relever  aux  yeux  d'une  lille  inexpérimentée. 

Nulle  femme  n'apprend  sans  lionie  pour  ellcnièuie,  que  l'homme  à  qui 
cl  e  s'intéresse  a  été  long-temps  dans  une  poMiion  servile  et  humiliée  ;  la 
piiié  que  ce  malheur  peut  lui  inspirer  ne  saurait  entrer  en  lutte  avec  le 
dépit  qu'i  lie  en  éprouve.  Mais  ,  pour  que  cela  soit  ain>.i ,  il  faut ,  disons- 
nous,  que  (et  lioaime  la  touche  en  quelque  chose  ,  et  Paméla  n'en  était 
|)as,  vis-à-vis  lîrulus,  à  se  sentir  blessée  d'avoir  permis  sa  compagnie  ;i 
un  pauvre  diable  qui  avait  été  toute  sa  vie  l'objet  du  déilain  de  tout  le 
monde.  Elle  ne  vit  dans  cela  que  deux  choses  bien  indiirérentes ,  c'est 
l'étrange  résignation  de  Brutus  d'un  côté ,  el  de  l'autre  qu'il  savait  jouer 
du  fific. 

Sur  le  premier  chapitre,  l'imprudente  laissa  échapper  de  ces  mots  d'en- 
fant dont  la  portée  lui  échappait,  mais  qui,  recueillis  dans  le  cœur  de 
lirulus,  y  devaient  germer  et  grandir  en  sentimens  tout  nouveaux. 

—  Comment,  lui  disait-elle,  quand  les  écoliers  du  lycée  vous  battaient 
ainsi,  vous  ne  le  leur  reiulieî  pas  ? 

—  Non,  disait  Brutus.  Que  vouliez  vous  que  je  fisse  ,  moi  qui  n'avais  ni 
famille,  ni  personne  pour  me  soutenir  contre  des  jeunes  gens  qui  m'au- 
raient fait  punir  si  j'avais  voulu  me  venger? 

—  Ali  bien!  reprenait  Paméla,  ça  m'eût  é,lé,bien  égal  à  moi  ;  ci  si  vcus 
leur  aviez  donné  (jueljues  bonnes,  icçjji^,;jlsr,jf;,jaur3ic!it. regardé  à  deux 

foi».        -iH''<'-  "'     '■''  •    '.M.   -t,"!  v;.|.r' .,■■,;  '■     ':.',-■ 

—  Vons  ne  savez  pas  ce  que  c'est,  reprenait  Brutus,  que  de  n'être  rien, 
que  de  ne  tenir  à  rien. 

—  Je  SMS,  je  sais,  disait  Paméla  d'un  ton  délibéré  et  en  faisant  une  pe- 
tite muue  menaçante,  que  si  j'avais  été  garçon ,  je  ne  me  serais  ,pas  laissé 
mener  comm''  cela  ;  je  me  serais  battue  contre  le  (ils  du  roi ,  s'd  avait 
voulu  me  toucher,  et ,  après  tout ,  un  homme  en  vaut  un  autre ,  surtout 
quand  il  s'agit  de  se  défendre. 

Voilà  les  paroles  insouciantes  que  Paméla  disait  au  hasard  ;  phrases 
toutes  faites  qu'elle  répétait  sans  y  attacher  d'importance,  paroles  graves, 
phrases  brûlantes  qui  recevaient,  sans  (lu'elle  s'en  douiùt ,  une  applica- 
tion imméi;ijte  :  iironoucé  s  par  la  jeune  lille  comme  un  propos  indiUé- 
rent,  reçues  par  le  jeune  homme  comme  un  enseignement  de  te  qu'il  de- 
vait «Ire. 

Non  que  Brulus,  en  se  sentant  pris  du  désir  de  s'esiimer  autant  qu'un 
antre,  fit  monter  celte  estime  de  lui-même  jusriu'a  penserque  Paméla  pour- 
rait la  partager;  ce  n'était  encore  que  pour  quelques  gios^ers  paysans 
qui  ahu'-aient  de  sa  bonliotJèie  qu'il  trouvait  qu'il  pouvait  et  devait  se  rele- 
ver ainsi;  mais  avant  d'aller  plus  loin  ,  il  fa  lait  d'autres  lumières  à  cette 
ame  obscure  où  aucuuiJQur  n'avait  encore  pénétré. 

Cependant  Paméla  n'avait  pas  oublié  le  talent  de  Brutus  sur  le  fifre,  et 
elle  voulut  eu  juger.  Brulus  obéit,  et  le  lendemain  il  apporta  son  fifre. 

On  ne  peut  se  faire  idée  de  la  folle  gaité  de  Paméla  en  entendant  et  en 
regardant  le  maître  d'école  jouant,  avec  un  aplomb  imperturbable,  un  pas 
rcboublé  des  plus  gothiijues,  tandis  qu'il  marquait  la  mesure  en  se  balan- 
çant d'un  pied  siu"  l'autre,  comme  un  cheval  qui  piaffe  ;  elle  s'était  jetée 
dans  un  fauteuil  en  se  bouchant  les  oreilles  et  en  lui  criant  :  —  Assez  ! 
asiczl 

—  Est-ce  que  ce  n'est  pas  bien  ?  dit  Brutus. 

—  Mais  c'est  à  f.iire  fuir  un  régiment  !  reprit  Paméla. 

—  Ah  !  répartit  le  mcî  re  d'école  en  démontant  son  fifre  et  en  le  remet- 
tant impassiblement  dans  sa  poche,  je  ne  fais  que  ce  qu'on  m'a  appris. 

—  Je  vous  conseille  alors  d'étudier  autre  chose. 

—  J'ai  essayé  et  je  n'ai  pas  pu  réussir. 

—  C'est  donc  trop  dillicile? 

—  Oh  non  !  dit  Brutus,  c'est  que  je  ne  l'ai  entendu  qu'une  fois. 
— Qu'est-ce  drmc? 

—  Vous  savez  bien,  cette  musique  que  vous  avez  jouée  un  jour. 

—  La  Vestale!  s'écria  Paméla  en  frappant  dans  ses  mains  ;  le  second 
acte  de  lu  Vestale  sur  le  fifre,  ça  doit  être  magnifique  !  Je  veux  entendre 
ça  ! 

—  Je  vous  dis  que  je  ne  le  sais  pas  bien. 

—  C'est  égal,  je  veux  l'entendre  ! 

—  Et  puis,  dit  Brutus,  c'est  sur  la  flûte  et  non  pas  sur  le  fifre  que  je 
l'ai  essayé. 

—  Ah!  dit  Paméla,  ce  n'est  plus  si  drôle.  C'est  égal,  jouez-le  moi. 

—  Mais  je  n'ai  pas  apporté  ma  flûte. 

—  Puisque  je  vous  avais  prié  de  me  montrer  voire  talent  musical,il  fallait 
venir  avec  tous  vos  instrumens.  r.Lj,r.l! 


pas. 


•  Vous  ne  me  l'aviez  pas  dit,  répartit  Brutus;  d'ailleurs  je  ne  le  sais 


—  Eh  bien  I  dit  Paméla  en  le  regardant  en  riant,  vous  l'étudierez,  et  si 
vous  voulez  je  vais  vous  le  jouer.  , 

—  Oh  oui  !  oui  !  dit  Brutus. 

Et  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  il  manifesta  un  désir  empressé ,  W. 
ouvrit  le  piano,  approcha  le  tabouret,  apporta  la  partition  et  se  liut  près., 
de  Paméla. 

Elle  chercha  le  duo  du  second  acte  et  se  mit  à  en  jouer  avec  un  doigt 
la  cantilène,  la  Fille  de  Salurne  entend  notre  prière. 

—  Est-ce  ça  !  dit-elle. 

—  Oui,  c'est  ça,  reprit  Brutus,  les  yeux  animés. 

Elle  reprit  quelques  mesures  avant,  et  au  moment  où  elle  allait  jouer 
sur  l'instrument  la  phrase  du  chant,  elle  entendit  Brutus  qui  la  marmottait 
sans  desserrer  les  dents,  mais  qui  n'en  matiquait  pas  une  note. 

Elle  se  tourna  vers  Brntus.  et  lui  dit  d'un  ton  fort  étonné  : 

—  iiais  vous  savez  la  musique? 

—  Je  crois  bien  que  je  la  sais  !..  répondit  Brutus  avec  l'accent  d'un 
homme  qui  se  rappelle  d'affreux  souvenirs.  Imaginez-vous,  mademoiselle, 
que  nous  avions  pour  professeui'  de  musique  un  vieil  Allemand  qui 
avait  servi  autrefois  en  Russie,  11  me  disait  toujours  : 

—  «Ah  !  trolle,  trolle,  che  te  ferai  cliouer  jiste.  Je  t'iipprçntrai  à  té- 
giffrer,  trolle  !»  i         ,  . 

Et  là-dessus,  il  me  donnait  trois  ou  quatre  gidlcs,  et  m'envoyait  ea 
prison  au  pain  et  à  l'eau  jusqu'à  ce  que  je  susse  mon  morceau  sur  Je  bout 
du  doigt.  ,    ,,  ,   .  I     , ,        , 

—  La  méthode  est  un  peu  rude,  dit  R^inéla  ;  mais  aujourd'hui  vous 
devez  lui  en  savoir  gré. 

—  Lui  savoir  gré  de  in'avoir  traité  comme  un  nègre  ! 

—  Non,  dit  Paméla,  mais  de  vous  avoir  donné  un  talent  fort  rare,  car 
je  vous  jure  qu'd  y  a  foi  t  peu  de  gens  capables  de  lire  ainsi  la  musique  à 
livre  ouvert.  .  j    . 

—  Bah  !  fit  Brutus,  stupéfait  deice  qu'il  se  trouvait  q^voir  un  ta!fjnt.oi3-f 

—  Mais,  fit  Paméla,  je  vais  peut-être  bien  vite,  ce  molif  vous  est  peut- 
être  resté  dans  la  tète  ;  voyons  si  je  ne  me  suis  pas  trop  pressée  de  vous 
accorder  du  lalent.  Voici  un  morceau  que  vous  n'avez  pas  entendu.  ^ 

Elle  chercha  dans  la  partition  et  lui  indiqua  l'air  de  Ginna,  ai  pretnier  j 
acte. 

Non  seulement  Brutus  lut  la  musique,  quoique  les  intonations  en  soient 
assez  dilTiciles,  mais  même  il  lut  encore  les  paroles.  Paméla  l'accompa- 
gnait  avec  unsoin,une  attention  extiêmes,  le  suivant  avec  complaisance,  ' 
marquant  la  mesure  par  des  mouvemens  de  tète,  donnant  la  note  d'a- 
vance quand  elle  prévoyait  que  le  lecteur  serait  emi)arra'ssé.  Puis,  lors- 
qu'il eut  fini,  elle  se  tourna  vers  liii  le  visage  radieux,. ncn ,  .s'écri^mt  avec 
une  joie  charmante  :  Ju    t  >  r.i   i;,, 

—  Ah  !  que  c'est  gentil  !..  que  c'est  geniil...  nous  ferons  de  la  musi- 
que ensemble  ! 

—  Je  veux  bien,  dit  Brntus,  nous  chanterons  le  grand  duo  du  second 
acte...  ah  I  ça  sera  charmant  ! 

Et  l'idée  qu'elle  avait  trouvé  quelqu'un  avec  qui  faire  de  la  musique  la 
ravit  tellement,  que  ce  fut  pour  elle  une  journée  charmante  passée  sur 
une  espérance  de  plaisir  que  le  lendemain  devait  réaliser. 

Mais  le  lendemain,  il  arriva  que  M.  de  Lugano  ni  Brutus  ne  quittèrent 
pas  le  cabinet  de  travail,  et  que  M.  Hector  ayant  déjà  pris  l'ha/jifudç  dç , 
disparaître  après  le  déjeuner,  Paméla  demeura  scul^.,.,   ,    ;,  „ ,-  ,;-: ,  ;ji  -jj.v 

Jamais  Paméla  n'en  éprouva  plus  d'ennui  et  plus  de  dépk  j  mais  ce 
dépit  et  cet  ennui  ne  tournèrent  pas  du  mé  ne  côté  qu'autrefois.  Quelque' . 
temps  avant  ce  jour,  quand  Brutus  l'avait  laissée,   c'était  à  l'absence 
d'Hector  qu'elle  avait  pensé  ;  cette  fois,  ce  fut  Brutus  qui  lui  manqua  et 
qu'Hector  n'ciV,  pa  remplacer,  car  il  ne  savait  pas  la  musique  coinmc)  ^ 
Brutus.  Le  rustre  avait  donc  déjà  une  supétiorilé  sur  le  beau  )at. 

Paméla  s'ennuya  à  périr,  et  ne  sachant  que  faire,  elle  prit  ses  crayons  ■  ^ 
et  se  mit  à  dessiner. 

Les  idées  les  plus  sombres  passent  vite  dans  une  jeune  tête.  Celte  oc- 
cupation, à  laquelle  elle  ne  s'était  pas  livrée  depuis  longtemps,  riniéres>a 
comme  toute  chose  nouvelle  ou  oubliée,  ce  qui  est  absolument  sembla- 
ble. Son  dessin  l'intéressa  d'autant  plus,  qu'elle  s'était  imposé  une  tâche 
fort  amusante,  c'était  de  faire  la  caricature  de  Brulus  jouant  du  fifre. 

Ce  grand  gaillard  de  cinq  pieds  huit  pouees,  avec  ses  épaules  d'Alias, 
des  mains  ii  briser  un  arbre,  un  visage  de  tambour-major,  posé  comme 
un  berger  arcadien  et  tenant  un  petit  fifre  dans  ses  dix  grands  doigts, 
avait  semblé  à  Paméla  devoir  être  fort  grotesque. 

Elle  se  mit  à  l'anivrc  et  posa  assez  bien  la  tenue  raide  et  lourde  de  son 
personnage,  maislorsiju'eile  voulut  caractéiiser  ses  traits,  elle  ne  pui  y 
parvenir  ;  elle  n'en  avait  aucun  sentiment,  et  elle  s'aperçut  aue  depuis 
quinze  jours  qu'elle  voyait  Brutus,  elle  ne  l'avait  pas  encore  regardé. 
Elle  n'en  continua  pas  mpinsson  dessin  en  se  disant:  Bon,  demain  je 
l'éuidierai  bien. 

Le  lendemain  arriva,  et  à  peine  Brutus  fut-il  seul  avec  elle,  qu'il  luj 
dit: 

— -  Aujourd'hui,  M.  le  comte  n'a  pas  à  travailler  avec  moi  ;  nous  pour- 
rons faire  de  la  musique. 

—  Du  tout,  du  tout,  lui  dit  Paméla,  qkï. avait,  couvé  vingt-quatre  heu- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


if 


res  son  désir  de  le  caricaturer,  et  qui  en  T'iait  d'autant  plus  impatiente  ; 
une  autre  fois.  Mettez-vous  là. 

Et  elle  le  fit  poser  comme  s'il  jouait  du  Cfre,  le  bras  en  l'air. 

Il  faut  l'avouer  :  l'ensemble  de  Brutus  était  toui  h  fait  bête  dans  cette 
posture  ;  mais  ce  n'était  plus  la  posiure  qu'il  s'agissait  de  saisir,  c'était 
ses  iraits,  et  Paméla  regarda  Brutus  avec  une  vive  aiiention  ;  Brutus  avait 
une  admirable  tête,  non  pas  pour  Paméla,  joune  tille,  ne  regardant  en 
lui  qu'un  poysan  mul  tenu,  mal  peigné  et  hâlé  par  le  soleil,  mais  le  re- 
gardant comme  un  modèle. 

Toutes  les  lignes  de  ce  visage  étaient  nobles  et  d'un  caractère  élevé. 
Elle  n'en  témoigna  d'autre  surprise  que  dé  marmotter  dans  ses  dents, 
tout  on  traçant  quelques  lignes  : 

—  Ça  sera  difficile  ! 

Cependant,  sans  que  Brutus  bougeât,  son  regard  avait  été  chercher  sur 
le  papier  le  dessin  que  faisait  Paméla;  il  s'était  reconnu  et  reconnu  ridi- 
cule. 

Il  laissa  tomber  ses  bras,  et  ses  yeux  se  baissèrent  vers  la  terre  ;  les 
plis  de  SOI)  front  se  serrèrent  convulsivement ,  nne  pâleur  mate  ^e  répan- 
dit sur  son  visi<ge  ;  et  lorsque  Paméla  releva  les  yeux  sur  lui,  elle  fui  si 
frappée  de  cette  c.vpress'on  de  douleur  et  de  colère  que,  par  un  mouve- 
ment involontaire,  elle  cacha  son  esquisse  avec  ses  malus,  et  demeura 
immobile  à  considérer  Brutus. 

A  ce  moment,  il  leva  les  yeux  sur  elle  ;  le  visage  du  pauvre  diable  re- 
prit son  calme;  et,  voyant  Paméla  ainsi  immobile,  il  lui  dit  d'une  voix 
qu'il  essaya  de  rendre  gnie  :     "'  ,i    ■ 

—  C'est  égal,  mademoiselle  Paméla,  continuez,  si  cela  vous  amuse. 
Paudéla  prit  son  papier,  le  déchira  à  l'instaut,  et  dit  allée' ueusement  à 

Brulus  : 

—  Non..,,  non,  c'est  mal  ce  que  j'ai  fait  là;  je  n'ai  pas  voulu  vous 
faire  de  la  peine.  Mais  si  vous  saviez,  ajouta-t-elle  en  frappant  du  pied,  si 
vous  saViesti  quand  on  s'ennuie!  Oh  !  tenez,  je  suis  bien  malheureuse  ! 

—  Malheureuse  !  répéta  Brulus,  pour  qui  les  mois  de  souffrance 
avaient  leur  jusie  valeur,  et  qui  ne  savait  pas  queics  gens  du  monde  ap- 
pliquent lés  plus  graves  aux  plus  légers  ennuis. 

—  Oui,  reprit  Paméla,  qui  ne  s'aperçut  pas  de  rimporianceqno  Brulus 
avait  mise  à  son  exclamation,  oui,  malheureuse!  En  vérité,  je  ne  sais 
plus  que  faire  dans  ce  château.  '     ■  ni  i  .  1.I -,  i 

—  Hier,  lui  dit  Brulus,  vous  aviez  parlé  de  musique. 

—  La  musique  m'enmtie,  dit  Paméla,  fi  qui  ses  distractions  avaient 
manqué  les  unes  après  les  antres,  et  qui  n'en  voulait  i;lus  quand  elles  se 
représentaient,  -.  la,  ; 

—  Mais  alors  qu'aflez-vdas  faifc*'  '""•  ' 

-i- Eh  bien!  dit PanVéla,  allon^nous  promener. 

Ils 'sorti/ént  tous  deux  dans  le  parc  et  se  prom-nôrcnt  d'abord  assez 
paisiblement,  Paméla  disant  à  Brutus  le  nom  des  UeursiBrWUs  disant  à 
Paméla  le  iJdmdWarbVes.    •  i^'ia    i- ■       ii        ; '1:1;' .v  '     :  ,•  ' 

Puis  vint  un  beau  p.ipillon  qu'elle  voulut  avoir,  et  on  peu  d'inslans  elle 
avait  enveloppé  !e  léger  insecte  dans  les  plis  de  'son  échar-'/fi  ;  mais  pour 
en  venir  à  bout,  il  lui  avait  fallu  courir  ,  et  elle  ♦CTFkit  lOUtC  halecinic , 
tout  animée  de  plaisir,  en  disant  à  Brunis^:'    '•'     "•  •    •'     >    ' '"• 

—  Vovez,  comme  il  est  beau.  ^■■'  a^oq 'u' -    :i';  .j.- f.r.ivJ  n- 

—  Il  e'st  superbe  On  effet,  dit  Brulusl-"'-''  'J'  ^^P  ■"«  "'1  ^"  s  >  livi^w  9., 
Et  pour  la  première  fois,  on  parlant 'àiiiSî!  e*en'P!»ffléIa  qu'il  i-cfi'aPtla'! 

Paméla,  dont  le  Cœur  banait,  dont  les  chev.'UX'  Volaient  à  l'air  ,  Paméla 
qui  lui  prit  familièrement  le  bras,  et  qui  dit  en  S'y  appuyant  : 

—  Ahl  en  courant,  Jo  me  suis  bcurtéo  ij  une  pierre  ;  je  mesuisfai4UD 
mal  affreux  au  pied,    .'  ;..  inui.  rjj 

Ils  liront  quelques  pas  et  ils  s'assirent  sur  un  banc.   ,1111 1  •  .■  îiêvi- 

Brulus  ne  disait  rien,  Brulus  était  ploiisré  dans  w\  6trinncinentint)wï;  il 

s'était  assis  parce  qu'il  se  sentait  chanceler,  il  lui  semblait  ([un  l'air  ([U'il 

respirait  l'oppressait,  le  parfum  des  tteuvsi  lui>montaiijà>Ja7iéti)<àLsecrja>;ait 

malade.  '  ou;' !■  mj'ji,?  j(t  ].<   iii''q  é  lirMiu^a  rl-'tf'u-f' 

Paméla  lui  dit  :  '">"i,;  ii.  ■       ■  •  - 

—  Mais  qu'avez-vous  donc?  •  :,jyf:,j  ;o-.fin  ■,  »  1:1  ^"■' 

—  Je  ne  saispas,  répondii-il.  Je  n'ai,jaiHW»é(é*iJ'S''<         • 

—  Eh  bienl  restons-là  un  mouioni..  u  >  j<-  9l:-,,iii 

Ils  demeurèrent  l'un  près  de  l'autra;       ■  >  r,  1.  •.■^,\., ,,, 
Ln  oiseauchaniaitau  dessus  de  leur ''Vie,  Paméla LSfislaissa  aJleràl'é- 
couicr.  ,1,  |.,  1 

Quant  à  Brutus,  il  était  abîmé  dans  le  trouble  no^vea^  qii il  f prouvait. 

—  Quel  est  cet  oiseau  qui  chante,  dit  Paméla? 

Brulus  ne  répondit  pas  ;  mais  Paméla  ayant  renouvelé  sa  question  ,  il 
répqn'l il  comme  un  homme  qui  s'éveille  : 

^  Ça?  c'est  un  chardomeret.  \  ' 

-^  AU  !  fit  Paméla,  cet  oiseau  qui  a  un  si  joli  plumage  !  Je  voudrais  bien 
en  avoir  un.  '       ' 

Brutus  lova  la  tùie ,  et  vit  le  nid  perché  aux  branches  los  plus  élevées 
d'un  grand  orme. 

—  Ca  n'est  pas  difficile,  lui  diiil.  Je  vais  vous  en  avoir  deux  ou  troii. 
Et,  sans  autre  observaiioit,  il  dépouilla  son  habit;  et  s'aiftcbfinl  an 

tronc  de  cet  arbre,  il  lo  gravit  avec  rapidiu^ 

—  Que  faites-vous?  criait  Paméla  ;  vous  allez  vous  blesser! 

Mais  il  ne  l'éconiait  pas;  et  avec  î'agilité  vigouiviise  et  hartiio  d'uu 
athlète,  il  eut  bientôt  atteint  le  souimct  de  l'arbre,  cl  puis  le  uid. 


Paméla  l'avait  suivi  des  yeux  avec  cet  cffi'oi  bien  naturel  quand  on  voit 
quelqu'un  courir  un  danger  quelconque.  Cet  effroi  s'était  calmé  en  voyant-^ 
l'adresse  avec  laquelle  Brutus  avait  réussi.  '^' 

Mais  quand  elle  le  vit  redescendre,  tenant  le  nid  d'une  main  ets'aidant 
seulement  de  l'auire,  elle  éprouva  une  véritable  terreur,  et  elle  ne  cessa 
de  crier  : 

—  Oh!  prenez  garde!  prenez  garde!...  monsieur,  quelle  imprudehcel- 
Cependant,  au  moment  où  Brutus  allait  arriver  à  terre  sans  accident.  Je'" 

pied  iui  manqua,  et  il  sembla  qu'il  allait  être  précipité  et  brisé  sur  le  sol:''ï 

Paméla  puussa  un  cri  en  se  cachant  les  yeux.  Mais  presque  aussitôt  elle 
entendit  la  voix  de  Bruius  qui  lui  dit  : 

—  N'ayez  pas  peur,  ils  ne  sont  pas  tombés  :  je  les  tenais  bien. 
Paméla,  tremblante  et  pâle,  regarda  on  l'air;  elle  vit  Brutus  qui  s'était 

racroché  à  une  forte  branche  ,  ri  dor  t  tout  le  corps  était  dans  l'espace.'' 
suspendu  par  une  seule  main  et  tenant  le  nid  de  l'autre.  -  • 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu!  dit-el!t>.  Mais  vous  allez  vous  fU'?r!     '  ' 

—  Non,  non,  dil  il  ;  tendez,  votre  r*  l)o  pour  attraper  le  nid  ;  ces  pauvres  ^ 
chardonnerets  !  ils  sont  tout  effarés.  '{ <' 

Paméla  lit  machinalement  ce  que  Brutus  lui  disait  :  elle  reçut  le  nid"' 
datis  sa  robe  ;  puis  elle  le  regarda  se  rattrapant  de  ses  deux  mains  à  ceue^', 
branche  et  regagner  le  tronc  de  l'arbre  pour  descendre  jnsqu'a  terre.       ■^, 

Alors  seulement  elle  retomba  assise  tir  son  banc,  au'si  pâle  qu'olle'jj 
était  animée  un  instant  avant.  Brutus  s'approcha,  et,  prenant  les  chardun-'l 
nereis  qu'elle  avait  posés  près  d'elle,  il  dit  :  -•  ■>& 

—  Bah  !  ils  n'ont  rien  du  toîit,  ma  foi,  j'ai  eu  bien  peur  pour  éittî'Lcl 

—  Pour  eux  !  dit  Paméla  ;  mais  pour  vous?  '    -  i<!t 

—  Pour  moi,  dii-il,  oh!  j'étais  bon  sûr  de  me  rattraper  toujours  qtie|i-'tl 
que  pari  ;  heureusement  que  je  n'ai  pas  perdu  la  lète  et  que  je  les  ai  bien 
tel, us  en  équilibre;  eiilin  vous  les  avez,  voilà  l'essentiel. 

Paméla,  qui  avait  témoigné  ce  dé,<ir  sars  supposer  que  ce  fût  autre  chose 
qu'une  vaine  parole  dite  au  hasard,  Paméla  ne  se  remettait  pas  de  l'émoi" 
tion  qu'elle  avait  éprouvée. 

Qu.int  i»  Brulus,  il  était  redevenu  tranquille,  et  ce  fut  son  tour  do  re- 
marquer que  Paméla  était  pâle,  et  il  lui  en  demanda  h  cause. 

—  Oh!  lui  dit-elle,  vous  m'avez  fait  une  peur  affreuse  ;  lenlroas  à  la 
maison,  je  vous  en  prie.  "^  .      '. 

—  Et  ces  pauvres  pelils,  dit  Brulus, vous  les  Iais3ei-Ià?  '  '  •  '  '  -i»f 

—  Mais,  dit  Paméla  avec  une  impatience  triste ,  que  vonlcz«vou5'q«e  . 
j'en  fasse?  '  '       -       '■■-■''•■  :  "  '  'il 

—  Ah  !  fil  Brulus,  Vous  n'èh'Vouïïeiïlèm:  pas?  '1  i-'na 

—  Mais  j'ai  dit  cela  comme  amrc  tbose  ;  ei  pulB  je  ne  pensais  qu'iw' 
chardonneret  qui  chantaii  si  bien.  i'  ■  Tup 

—  C'est  bien,  fit  Brutus,  je  vais  vous  recondoii^,-  puis  je  reviendrai  rt 
je  les  remettrai  dans  l'arbi-ê.  '  oj 

—  Oh  !  pour  <:ela  je  ne  veux  pas,  dit  Paméla  virement.  J'aime  mieux  lesl-' 
emporter.  '  '  1  jb 

—  Non,  non,  dit  Brutus,  je  les  garderai,  moi,  je  les  élèverai,  et  qnan*': 
ils  sauront  chanter,  si  vous  les  voulez,  je  vous  les  rendrai.  Si  vous  n'etii;-' 
voulez  pas,  je  leur  donnerai  'a  volée. 

—  Après  les  avoir  élevés?  'C 

—  Oh  !  oui,  dit  Brulus,  quand  ils  seront  assez  forts  pour  voler  ei  iroo-^ 
ver  leur  pâture.  Après  tout,  il  uc  faut  pas  que  ces  pauvres  bêtes  s jutl. oriip 
de  mabèiise.  '-'' 

—  Non,  monsieur,  dit  Paméla,  c'est  de  mon  ét(»orderie  qu'ils  ne  doivoate 
pas  souffrir;  donnez-les  moi,  je  les  garderai  ;  j'en  aurai  soin,  je.vuu»,{^ 
promets.  ■     h'  >  ,  ,,,   .p^ 

Et  comme  Paméla  disait  cela  avec  un  accent  ému,  et  que  Brulus  If  rô 
gardait  avec  éionnement,  elle  ajouta  :  ^^^^ 

—  Oh  !  il  ne  faut  pas  penser  que  je  suis  dure  cl  sans  piiié  ;  vous  ne  mi|o, 
croyez  pas  bonne  ;  ah  !  monsieur  Brutus,  ce  u'est  pas  bicii.  ^  -J 

En  effet,  la  sollicitude  de  ce  grand  joune  Uomme  pour  ces  frOlcs  pctiics  ' 
créatures,  quand  Paméla  disait  ne  savoir  qu'on  faire,  avait  semblé  à  Pa- 
méla un  reproche  inuii  cet  de  son  inilillcience.  Il  n'y  avait  pas  misd'inicu- 
tion  ;  mais  Paméla  l'avait  ainsi  senti. 

Lorsque  Brutus  cul  quitté  Paméla  après  cette  scène,  elle  rcsla  long- 
temps à  penser  que  c'était  une  bonne  cl  simple  ua'.ure  que  celle  de  ce  jeu- ^, 
ne  homme.  Ce  jour-la  ,  le  sommeil  110  la  gagna  pas  comme  à  rorJin.iirc  : 
une  agitation  fiévreuse,  qu'elle  attribuait  à  la  peur  qu'elle  avait  eue,  k  t  ut 
éveillée  jusqu'au  milieu  de  la  uuil. 

Cependant  elle  éiaitdojà  plongée  dans  un  vague  assoupissemenl  lorsqu'il 
lui  sembla  qu'un  chaut  doux  01  lointain  la  berçait  comme  une  diausonde 
nièro  qui  endort  sou  enfant.  Sans  se  reudre  compte  de  ce  qu'el:e  fiùsiit, 
elle  suivit  d'une  voix  endormie  celte  mélodie  aérienne,  ci  murmura  douee- 
menl  :  La  litic  rf;-  Saturne,  ciUciui  noire  (irure,  et  s'endormit  tout    à 

f'"'-  -,  •  ,  • 

Le  lendemain,  elle  n'y  pensait  plus,  ci  peui-eire  le  sjuvcnir  ne  lui  en 

fùi-il  jamais  revenu  si,  pendant  le  déjeuner,  Hector  n'ciil  dit  : 

—  Ah  !  ça,  mais  ce  pays  est  plus  civilisé  qu'où  uc  le  pense,  il  y  a  de; 
musiciens.  • 

—  Bah  !  fit  Paméla  d'uu  air  railleur.  î 

—  Oui,  vraiment,  et  il  y  a  dans  les  environs  un  ûûicur  qui  a  ec«>ri,hi 
toute  la  nuit  des  bribes  de  ta  ycslale.. 

Brutus  devint  rouge  et  baissa  les  yeux;  Paméla  se  souvint  de  ce  chani 


12 


.•«/Ui-.ilJTTIJl  ■^f'T.'i.i'   iv- 
LE^MAGASiN  LITTÉRAIRE. 


s"  (loiiteus-'raeh't'àrrivô  juVnn'à  cl!ë,  et  dit  celte  fois;-aQtaut  par  pitié  pbur 
Bnr.u.j  i|.a'  pur  (!tpil  coiiin;  Ikcior  :      l'^jp!.-;!  ii}(f-,i'/.u  ! 
—  Muis  CiMii  m'a  paru  liùs  bien,  ù  moiii.ii  .>,■  oii-in.'  :!>  , 
— ,Vt;ai?  (!ipl.  <lc  Ljg.iii();<jc  votiiliais  qu(3  ce  fût  quelqu'un  qu'on  pût 
ri,-c'evoii-,Xii  i'Ourrais  f^.,ii-ii.,dii  lu  iiriiaque  avec  lui.  '  ^■•'''^^ 

cKitys  na.iKtritii;  l'araélase  lut.  '       ]' 

.ii  y  aviiii  (Il  jà  ii!i  sticrei  tiiuo  ti:e  et  lui^  car  elle  savait  que  c'était  lui 
cjiii  aWîhjovi';  t.t  ti'e  im  voui.iii  p;;s  le  iliie  ;  elle  se  rappelait  tout  inaiaie- 
i;aia.  r,nij,  .lo^^fju  ilj  lurent  seuls,  le  premier  mot  de  JJrutus  fut  : 
'—  Lsi^e  \rai  qu'.;  c  ciait  bien  ? 

i;!le  n'eut  pa>  !>■  courage  de  lui  répondre  (|uc  c'était  à  peine  si  elle  l'a- 
v;ù.t  çuV;i!.sV'»i'it  elle.lui  dit  que  c'était  très  bien  :  elle  ne  voulait  donc  plus 


rairl^gdi^-' 


ei,co:i'  nu  !!0  :1e  'j  piii  sous  ficlie  enveloppe  de  rustre.  La  pauvre  enfant 
se  trouva  niallii'urtusp. 

Kl  uius  u'r mit  pas  aiaié  encore  ;  maisllector  était  jugé  bien  petit. 

rîils  qiiapil  la  iiuii  fut  veuue  et  qu'elle  allait  s'endormir,  elle  entendit 
ce  iMeinc  chaut  1  jiiiiain  ;  mais  celte  fois  il  l'éveilla,  elle  ouvrit  sa  fenêtre 
cl  écouta.       ;    ..,   ,,.,;.-,    v_    .■  :       ■      ■  ■■'    '.  '   .  >'-> 

L'a  l»iiâe  dcla.nuitspportiit  inégalement , ce  chant  large  et  pur,  et  en 
reiiiJail!  ou  iiàsaid  les  tous  plis  pleins  ou  plus  doux.  C'était  une  expros- 
sidii  jiéiieuiie  et  ipsolile  qai  lit  longtemps  écouler  Paméla  jusqu'à  ce  que 
lo  chant  cessât.  IiC,lçf»demaiu,  quand  elle  s'éveilla,  elle  était  triste  et 

séueu.c.       I, .  l'i, 

A  son  liiure  de  louj  les  jours,  Brulus,  déjà  plus  hardi,  lui  parla  de 
faire  de  la  musique. 

La  i-iiisi.n  quelle  lui  donna  pour  le  refuser  n'était  pas  celle  de  son 
cœur,  car  par  un  insliua  secret  de  prudence  elle  stntâit  qu'il  fallail 
qu'elle  séparât  ses  éiuolions  de  celles  de  ce  jeune  homme,  et  celle  musi- 
(;uc  iaronuue  l'avait  éaïue  profindémeut  ;  mais  cette  raison  fut  peut-êirc 
encore  plus  dangereuse,  car  elle  lui  dit  : 

Si  nous  fiislons  de  la  musique  ensemble  ,  on  saurait  que  c'est  vous 

qui  jouez  de  la  llùie,  et  nous  ne  l'avons  pas  dit. 

—  J'aurais  bien  voulu  cependant  appreudre  le  reste  de  cette  belle 

pièce.  ... 

—  EU  bien!  dit-elle  en  s'éloignant,  emportez  la  partition. 

—  Oh  !  merci  I  dit  Br.ulus.et  vous  verrez  comme  j'étudierai  bien. 
elle  ne  comprit  pas  comment  elle  pourrait  le  savoir;  mais  le  soir  venu 

elle  entendit  une  nouvelie,fliélodie  puisée  dans  ce  riche  trésor,  mélodie 
que  la  nuit  lui  apporiait  cl  qu'elle  écoulait  en  rêvant  et  en  pleurant ,  ne 
sadiari  pourquoi;  et  tous  h  s  soirs  elle  restait  près  de  sa  croisée  ouverte 
pour  l'etitejidre.        ,     i,.     ,i       .■■    ^        '„       „,'        ;  ■  ':    . 

Savait-il  qu'elle  l'écoulail?  Etait-ce  pour  elle  qu'il  venait  ainsi  ? 

Brulus  n'osa  le  demander,  de  peur  d'apprendre  qu'elle  ne  l'écoutait 
pas.lille  n'osa  le  demander,  de  peur  d'être  siirc  que  c'était  pour  elle  qu'il 

venait.  „  ,   .    , 

Ce  fut  a'ors  qu'elle  interrogea  son  ame,  et  telle  en  était  la  candeur, 
qu'elle  n'y  vil  que  le  chagrin  de  l'abandon  où  la  laissait  Hi^ctor.  Comme 
si  c'eiit  été  uii  refuge,  elle  se  tourna  tout  entière  vers  ce  chagrin  ;  e  lèse 
dit  qu'elle  n'éiait  pas  aimée  ;  cl  quoiqu'elle  n'aimât  pas,  elle  appelait  cet 
amour  à  son  aide  ;  elle  en  eût  été  .si  reconnaissaiiie,  qu'elle  l'eût  presque 
iciidu.  Mais  Ilpctor  trouva  charmant  de  fuirc  le  cruel. 

Ce  furent  d'abord  des  colères  dont  il  ni,  puis  des  irislesses  dont  il  fut 
Ccr.  Toutefois  P.inela  les  cachait  encore,  mais  bientôt  elle  les  laissa  voir 
as-ëz  pour  que  Brulus  devinât  qu'elle  pleurait  souvent. 

Ui)  jour  donc,  Hector,  prié  par  Paraéla  de  demeurer,  l'avait  assez  cava  - 
lii'remcnt  refusée  ;  la  jeune  Elle  éiait  aQ'aissée  da.is  une  vasle  bergère,  et 
i)t  u  il  peu  de  grosses  larmes  s'étaient  échappées  de  ses  yeux. 

Brulus  la  contemplait  ;  elle  ne  pensait  pus  qu'il  fût  là,  elle  ne  pensait 
pas  à  lui,  et  elle  pleurait  toujours. 

—  Mais,  lui  dit-il,  mademoiselle  Paméla,  mon  Dieu!  qu'avez-vous ! 
Elle  le  regarda  sans  cesser  de  pleurer,  et  elle  s'écria  : 

—Ah  !  monsieur  Brulus,  celte  fois,  c'est  vrai,  je  suis  bien  malheureuse! 

Mais  qui  vous  fait  donc  du  chagrin?  est-ce  que  c'est.... 

Toute  sa  retenue  de  jeune  fille  était  revenue  à  Paméla. 

Anrès  ce  premier  cri  de  douleur  arraché  au  déjitspoir  d'un  cœur  pur 
qui  se  sent  pris  d'un  vertige  inexplicable,  et  à  qui  on  relire  la  seu'e  main 
f;ui  pût  l'en  arr.ncher,  Paméla  se  domina  et  répondit  doucement  en  l'empê- 
chant de  prononcer  un  nom  qu'il  avait  deviné  : 

—  Ce  n'est  rieu,  monsieur  Brulus;  jesuis  ma'ade 

Puiselle  se  mit  à  causer  arec  uuu  viv.iciié  et  avec  une  verve  étonnantes, 
et  parmi  tout  ce  qu'elle  dit  à  Brulus,  elle  lui  glissa  l'intention  où  elle  était 
di'  savoir  ce  que  devenait  ainsi  Hector  tous  les  jour.i!  ;  olle  était;  bicii  sûre 
que  Brulus  le  saurait,  car  elle  avait  appris  par  bien  d'autres  preuves  qu'uj 
désir  rauBife-sté  devant  lîmlu^  était  un  ordre  au((upl  il  obéissait. 

Celait  un  esclavage  étrange  que  celui  de  cet  homme  ;  ce  qu'on  lui  de- 
mandait, il  le  fiisait  ;  mais  il  ne  savait  pas  prévenir  undrsir,  et  ccl  i  tenait, 
il  faut  bien  le  dire,  à  l'humilité  même  de  son  dévouement.  Obéir,  c'est  fai- 
re sûrement  ce  qu'un  autre  désire,  c'est  se  compter  pour  rien  dans  ce 
qu'on  fait.  Prévenir,  c'est  s'attribuer  une  part  dans  le  plaisir  qu'on  donne, 


c'est  supposer  que  si  celui  qui  reçoit  n'est  pas  heureux  de  ce  qu'on  lui  of- 
fre, il  le  sera  de  l'iiitcnlion  ;  et  Brùuis  ne  peu-a't  pas  que  Paméla  pût  lui 
savoir  gré  do  tout  ce  qu'il  tût  e-sayé  de  faii  e  pour  elle. 

Or,  ce  fut  le  lour  où  Brulus  se  rendit  au  bout  g  pour  acheter  celte  fa- 
meuse paire  de  botles,  que  Paméla  lui  demanda,  comme  une  femme  sait 
demander  ces  ciJ0^e^-'à,  ce  que  son  futur,  M.  Hector,  faisait  tous  les 
jours  pcadant  six  heures  qu'il  passait  hors  du  château. 

VI. 

Qu'il  y  ait  lîUis  de  venus  au  village  qu'à  la  ville,  c'e.^î  une  question  qui  ■ 
sera  controversée  durant  des  siècles,  sans  arriver  jamais  à  une  soluiioii. 
Toutefois,  il  est  permis  de  croire  à  l'hospiialilé  champèiie,  à  la  bonne 
foi  cauipajiiarde,  au  désintéressement  villageois,  comme  à  l'auslériié  du 
barreau,  à  la  toniV.Ucrnité  lilléiaiie  et  à  la  probité  coffluierciale  :  ce  sont 
là  dcri  généralités  f.-rt  commodes  pour  faire  des  phrases,  et  (pi'il  es!  pru- 
dent de  ne  pas  déprécier  quani!  on  e&t  appelé  à  en  faire  un  usi^yclréqueiiL: 
mais  en  suppo3aut  au  village  toutes  les  venus  que  nous  avons  dites,  il 
faut  reconnaître  qu'il  possède  des  vices  qui  lui  sont  très  pariiculiers  par 
le  degré  auquel  il  les  pousse.       ,.'  ]^r.  j 

Parmi  ces  vices,  il  y  en  a  un  qui  fait  exception  dans  les  excepiions, 
c'est  la  haine  envieuse  et  luéprisaute,  qu'on  y  professe  pour  tout  ce  qui 
est  étranger  au  territoire  du  village,  et  pour  ce  ([ui  se  distingue  des  ha- 
bitudes de  tous.  Le  paysan  qui  a  vendu  sou  bois  cl  son  vin  à  un  nouveau 
venu,  trouve  que  celui-ci  est  très  insolent  et  très  inhumain  de,  b'ilrc  ce 
vin  et  de  brûli  r  ce  bois  qu'il  a  payés  i^çuî^  fois  letir  valeur  ;,p'es*  un  Imsa- 
me  qui  insulte  à  la  misère  du  pays.       ,,',',  i-.>    ,  i- 

Mais  celte  malveillance  qui  ne  fait  que'raiirmurer,  quand  le  naturel  de 
l'endroit  est  l'obligé  de  l'éuaiiger,  deyiëiit  farouche  tt  parle  haut  quand 
elle  croit  que  c'est  l'étranger  qui  vit  aux  dépens  do  la  cominujie. 

Aussi,  tant  que  le  maître  d'école  avait  exercé,  il  y  avait  eu  coBtr'e  luii 
une  vive  opposition  basée  sur  les  prodigalités  du  conseil  municipal  à  son 
égard.  Au 'dire  des  plus  modéréî!,,  «  c'êiait  un  fuinéaiit  qu'on  10(-eaitdans 
un  palais  cl  à  qui  on  prodiguait  l'aijjent  que  les  habilans- labyrieu.\  ga- 
gnaient à  la  sueur  de  leur  front.  »  ^     ',  :.   I,   ',,  •        r    . 

Pour  la  moitié  du  peuple  cl  pour  beaucoup  de  déclanuteurs,  tout  mé- 
tier où  on  ne  sue  pas  est  un  uiéiier  de  paresseiu.  «  N'est  il  pas  d'ailleurs 
scandaleux  qu'un  maître  d'école  ait  cent  écus  di!  revctiu, quand  de  bons  et 
hono:  ablei  .i"  "i.iers,  chargés  de  famille,  étaient  loin  de  posséder  une  pa- 
reille fortune .   » 

Dans  cette  dernière  accusation,  il  faut  le  difè,  la  stupide  ignorance 
entrait  pour  autant  que  la  méchanceté. 

il  serait  très  difficile  de  faire  comprendre  à  un  paysan  qup  ce  qu'il  boit 
du  lait  de  ses  vaches  et  du  vin  qu'il  récolte,  que  ce  nulil  inan^e  de  ses 
fruits  et  de  sou  grain,  que  ce  qu'il  use  de  sa  laine  ou  de  sori  chanvre  doit 
être  compté  dans  ses  revenus.  11  se  nourrirait  et  se  véthaii,  lui  et  (iix  per- 
sonnes de  sa  iamille,  sur  la  propriété  qu'il  exploite,  qU^il  ne  regarde 
comme  fortune  que  la  portiou  de  ses  produits  qui  aiiboaJ,,^e. l'année  se 
condense  en  écus.  '"    

Or,  Brutus  recevait  ses  350  francs  en  ory;ént  moniiafye ,'  télVCcst  cet  ar- 
gent monnayé  qui  révoltait  le  paysan.  Et  de  bonne  foi  ii  ti^ouvait  que  celui 
qui  peut  s'achciersun  pain  est  bien  plus  riche  que  celui  qui  se  le  fabrique 
à  lui-même. 

Ces  fâcheuses  dispositions  conirele  maîtrecVéçOle  aVaiéht  pris  d'autant 
plus  de  développement  qu'il  ne  frayait  pis  avec  les  autres  habitans. 

—  If  faisait  le  lier,  di,<aif-on;  un  misérable,  qui  sans  eux  serait  mort 
de  faim,  tranchait  de  l'arisl'ocrate  et  dt(  grand  âeigiieur;  c'était  iiilo^è- 
rabie!  '     '■  ■■  <  ^'^^^  -       '    ■'    ■  '■'"''-'    ■'  '-i;""'"   ' 

Et  probablement  cela  ii'eùt-il  pas  été  toléré  bieH'  lôiig-temps ,  loYsquiî 
Brutus  obtint  une  place  chez  M,  de  Lugano. 

Brutus  donna  sa  démission  de  sa  charge  de  niaîire  d'école  ;  ce  fut  une 
infamie,  il  n'avait  pas  le  droit  d'abandonner  les  nombreuses  éducations 
qu'il  avait  commencées  ;  tout  l'argent  qu'il  avait  reçu  était  volé.  H  paya  le 
loyer  de  la  maison  qu'on  lui  avait  toncédée  autrefois,  ce  futiinè  «léris  ou, 
cl  il  usurpait  la  jouissance  des  biens  communaux;  il  avait  1,200  i'raucs 
chez  M.  de  Lugano,  c'itaient  1,200  francs  que  ce  vagabond,  qui  n'avait 
ui  feu  id  lieu,  enlevait  au  pays. 

En  elTet,  s'il  n'était  pas  venu  s'y  établir,  un  cuire  que  lui  eût  eu  celte 
place;  le  fils  du  charron,  qui  savait  lire  et  écrire,  aurait  été  serréiaire 
de  M.  le  comte  et  eût  épousé  la  lilledu  maire.  Le  neveu,  le  gendre,  le 
frère,  l'oncle  et  le  cousin  de  n'importe  qui,  l'eût  obtenue  et  lût  devenu 
riche  et  heureux.  ■ 

De  bon  compte,  Brutus  avait  empêché  le  bonheur  et  la  fortune  de 
vingt  personnes,  et  en  addiiiounant  toues  les  espérances  fondées  sm-  ces 
1.200  livres,  il  faisait  tort  à  la  popalalion  deBourguing  d'au  moins  30,000 
francs  par  an.  On  le  haïssait  donc  en  .liasse  pour  celte  énorme  souime. 

Brutus  savait  très  bien  qu'il  n'était  pas  aimé  ;  niais  comme  il  vivait 
tout  à  fiiit  en  dehors  du  vilhif,!-,  tous  les  mauvais  seniimens  qu'on  nour- 
rissait contre  lui  ne  lui  arrivaient  que  de  loin  en  loin,  et  alors  encore  il 
les  recevait  avec  celte  impassible  résignation  que  fcs  premiers  malheurs 
lui  avaient  donnée.  Mais  le  jour  où  il  se  rendit  au  bnurg,  il  éiait  déjà 
moins  disposé  à  se  laisser  insulter,  tandis  que  les  fâcheuses  dispositions 
ries  habitaus  coDire  lui  s'étaient  accrues  par  des  rbisuns  dout  on  jugera 
bientôt. 

Quand  Brulus  parut  à  l'entrée  de  la  grande  rue  de  Bourgoiiig,  les  ra- 


LE  MAGASIN  LITTEilAIRE. 


13 


rci-babilans  fiut  s'y  iroiivfliwrt  s'arr<?ière))i  x>our  le  regarder  passer,  Duis 
se  rej'jiijnirent  pour  se  le  inoiitrer  tlu  doigt  cl  chuclioiter  entre  eux  d'un 
air  indicée  ;  il  tie  vit  rien,  tant  il  iiurcliiiit  lei-te  et  joyeux. 

Muisil  ii'élaitpas  encore  anivé  tlicz  le  cordoiinier  où  il  allait,  que  dé- 
jà deux  ou  trois  groupes  s'étaient  roniiés  et  q^io  les  ménagères,  restées 
dans  les  mai'^on?,  s'étaient  enquises  du  suicide  ces  colloques  animés; 
et  en  moins  (l'un  'iuirt  l'heure  ou  savait  dans  tnni  le  vi!ia;;c  que  Brutus 
yavait  ;»ard.'  Cepenihitit  telle  petite  rumeur  n'eût  peut-èire  pas  eu  d'au- 
ires  rs'sn'tats  que  d'cxciier  à  un  plus  nant  degré  les  caquets  qu'on  faisait 
sur  son  compte,  sans  la  ç;rave  tirconsianee  <les  boues. 

Quelques  curieux  pas^èren*.  devant  la  boutique  du  cordonnier  et  virent 
lîrutus  attelé  de  ses  i!eu\  bras  ;i  une  paire  rie  bottes  à  la  Souvarow,  qu'il 
i;c  pouvait  faire  entrer  nialfîré  tous  ses  ellbrls. 

Tont  aiissiiût  un  de  ceux  qni  avaient  assi.^té  à  cet  étrange  spectacle 
roui  ut  aux  Rronpes  déjà  iioud)reux  de  la  place  du  Marché,  pour  leur 
faire  part  de  celle  iniporianie  nouvelle. 

—  ftî.  Bruius  aciiéie  des  bottes  I 

—  Ce  n'est  pas  possible  ! 

—  C'est  comme  ça.  .''. 

—  Je  ne  le  croirai  que  quand  jfe  l'aUrai  vu.  Ceci ,  fut  dit  par  un  grand 
garçon  de  cbarrue,  espèce  de  tyraa  champêtre  qyi  ayait  fait  un  scepirc  de 
son  poing! 

—  Boni  dit  un  gamin,  voilà  Grand-Louis  qui  s'en  mêle,  casera  ania- 
sant.  -         -  ,  J .  '  .,'     '■      ,  ^ 

Tont  le  monde  pariagea  l'opinion  'du;  gaiojli^.car  tout  le  monde  suivit 
Grand-Louis.  j.i-  jf.      •  ; 

■Qif est-ce  que  lu  vas  faire?  lui  disàlt-on  de  tons  côtés. 

—  Rien,  répondait- il,  en  se  carrant  sur  ses  liaiiilies,  rien;je  vais  voir, 
'•^Bonl  répartit  le  gamin,  il  va  lui'donncr  une  foulflel 
'Grand-Louis  entendit  le  mot  et  sourit  au  gamin. 

Une  jeune  villageoise  murmura  à  demi-voix  :  «  Obi  j'ai  peur  :  >■>  mais 
cil®  suivit  Grand-Louis  de  plus  près,  tandis  qu'une  autre  lui  disait  en  la 
rappelant:.'  '''''[  ''-,'....'      .,.,.■,',        ,  ,     ■■ 

~'- Bail  !  ce  n'est. pas  la  peine' d'y'  alier,  1,!;'ii|y  aura  rjeri^ 

— ' Viensvo'ii'ttfiitde  jnèinn  !  Et  ellèsy  allèi'eiît  loues  deux.  ,;  ,      .  ; 

Tout  d'un  coup  cette  bande  de  quiiize  à  vingt  personnes  s'ajTêia, de- 
vant la  boutique  dit  cordonnier,  dans  laqurdle  Grand-Louis  eiitra  tout 
seul.  Brntu^>  fut  trè'î  surpris  de  cette  apparition;  mais  ilctaiti^  mille  lieues 
de  s'en  croire  le  sujet.  i,  ^-."u-w  \:^'' •'  i  ■    ■ 

Cc.péiidani  Grand-Lotiis  se  planta  devant  lui  et  se  miia  le  regarder  en 
ricanant,  tandis  que  les  autres  curieux  olistriiuient  la  porte  et  la  fenêtre. 

—  Il  parait,  dit  Grand-Louis,  qu'on  ga^ne  gros  au  nouveau  uiétier  que 
vous  faites?       ,  ,^,     ^,.,      ,. ,. 

Bi-utus  cdntiima'.à  ^fferses  bottes, 

—  Ce  n'est  \\h  Mrnii^'tier  qu'il  (ait,  d^t  mîp  voix  de  fe!H!ne,.fi'est,à  celui 
que  fait  sa  sri'iir  qn'on  "gagne  gros.  ,   ,,  ■■;,..)?:  ImH"    ' 

Brùtus  m:  répondit  pas  davantage ;.Gr^n(i-Louis  continua:  . ,     u 

—  Ma  f()i  I  q'ilî  ce  soii  l'argent  du  père  «U  l'argeiit  du  fils,>.c'est  tou- 
jours du  bien  inal  acquis,  .ri-  "1 

A  celte  ilerjiière  par.ple  j^pulementBruiu5.|S0r  releva,  et  répacliitjinais 
avec  un  i'e3le;fr^,|C(^lie  crainte  <|u'il  n'avait  pas  encore  secouéè.ti  .'p"  jj 

—  I!  n'y  a  dé  bjco  tuai  arqnis  que  celiii  qui  çst  volé,  el  il  n'y  a'çJiB'i 
voleur  chez  tinus,  entendez-vous  ?  ir 

—  Il  n'y  a  pas  i)e  .ii/ioj„s.'en.vautgri,  r^eprit  Grand-Louis,  lOt- j'-aime.  en-' 
corc  mieux  une  vole'use^q'u'uue..,  .  ,,   ,    .;  ;    ■,:  ;■>,■•        ,  '     •'•  ■'  • 

Le  mol  fut  juononcé;  it;i\r  les, scrupules  d€(;lajigjjgc  ne  sont  pas  cndére 
des'cçiidus  au  village,  et  lusigniliçaiiou  dUiiiioUL'éiiiit  pas  doulcas*..i(iii 

—  t)c  qui  paries-iu  ?  s'écria  Brutus,  la  prdeursur  le  visage.  '  '^' 
Le  regard  et  |'af,ce,nj[,ift(î,Ri-ums  avaientinterditGrand-Louis;  iâtiîs'tfne 

femme  répondit  [lour  lui  :  ,■•,_•!  ;  '  i.  i-:  j 

~-  Est-ce  «jut»  VQUr;croy,ez  qu'il  exislo  à  Bdurgoing  «de  autre'  Cllc^nte 
votre  sœur  capable  <!ei, faire  ce  qu'elle  iaii'.' .  ,.  j    '  ■  :   '      ■  ■ 

—  Et  qu'est-ce  qu'elle  fait  dgii.c?,  dit  Brutus  i  en  jctawairtour  de  lui 
des  regards  niçuaçams.,  j-u,    V"         ::i  '      'ti'.'ii'^     vii  •■ 

—  .Allez  le  (lea»i^ud,crà  M.,H©«li(>rdc  LngânoiiiLvous^tediFil,  répomlii- 
ond'^ii^c6t|C.."i,, '-,.,,, ,1,    ■.>.,.,.         ,  ■,. '.i!.  .  ;  ni' :  i-t'-  .•">e,':v,M  •      ;^  ' 

—  nié  ifehiande  comme  s'il  ne  le  savait  pas  l.ç'écrià'^dn'd'iin  autre. 

—  Puis,  d^Uvnies  parts  :       ,i    ,i.i  ■  ■•  ,       ;     ,  -j  n  i,>        '' 

—  C'est  i;u  qu'ilne  leur  laisse  paslamaison  libre  tons  les^oui'S  ! 

—  Vendez-lui  de  bonne i  Miuel'es  an  maitre  d'éiob»,  pour  qn'il  no 
prenne  pas  d'i.nmidité  pendanî  qu'il  es"  dehors  ctiqu'ilasûntdeilans  ! 

—  C'est  L-ne  honte  pour  le  pays  1 

—  Et  ça  met  des  boileSipar  dessus  le  marché  il  r-ejor,*' 

Et  mille  aulres  propos  ipn  pleuvaient  sur  la  tête  de  Brntus,  que  Grarid- 
Louis  con.siderait  toujotn's  en  ricanant, sans  trop  savoir  comment  il  potir- 
I  ait  entamer  une  querelle  avec  lui  ;  mais  Brutus  lui  en  dotrta  vite  recta- 
tion  en  s'eeriant  :  'u.'i.'  '  ■■ 

—  Ceux  qui  disent  cela  sont  de  la  canaille  !  ■  '    '■      -i"  ■''  '  '\  ■ 

—  Ce  fut  un  haro  général  au  milieu  duipiel  s'élcvà  JS  v<)'ix''db''Gi'ii'fl(t--"' 
Louis  disant  :  ,,  ■   i  ,   i  - t  ,.  ;,p-, 

—  Je  le  dis,  moi  !  cl  le  voudrais  bien  savoir 'èi  tu  m'appé'lcriti'tti'-' 
naille?  '      '     '^'i-i'    ■' 

Encore  une  fois  l'abaissemeut  dans  lequel  avait  vécu  Bi'oidaf  ïtft'ptûs 


tte 

ïi-;.) 


jjniii  rt  t' 


lU'BQ  8;; 


fort  que  lui  ;  il  jeta  de  côté  les  boites  qu'il  essayait,  il  reprit  ses  souliers 
en  disant  d'un  air  sombre  :        >'     : 

—  Voyons,  !,d.sse/.-n!oi  tranquille  ! 

—  I!  y  avait,  disons-nous,  dans  celle  parole  de  Brutus  un  reste  de  ce 
sentiment  par  le(|uel  il  laissait  prendre  h  tout  le  raond-  îf  droit  dd  le  nfo- 
li'.skr  .'ans  raison,  car  il  s'était  imr.giné  qn°  ce  qu'on  lui  dissir  «"Kit  tout 
simplement  une  grossière  plaisanterie  iavutée  pour  le  faire  enrager,  el 
il  ne  voulait  pas  prêter  flanc  à  la  méchanceté  des  viliageois,  eu  dfsçu'iaut 
avec  euv.  ■'  i    ■   ^  ■';> 

Il  quitta  la  boutique  ;  mais  on  le  suivit  dans  la  rue,  et  GVand-Loi^s'Iiiï"' 
cria:  '  '''  •'- 1    - 

—  l^'allez  donc  pas  si  vite,  vons  pourriez  les  déranger,'   ■''■  '•,'  '  ''  "  '  ; 
Brntus  haus.sa  les  épaules,  puis  tout  d'en  coup  il  pousja  tme" csbïité,  4e  ' 

cri,  se  frappa  le  b-nnt  et  s'arrêta.  _     ,'''':.''" 

La  foule  se  recula  de  lui  comme  d'un  fou.  Véritab'efrpVit  îFaVait^lè  vi- 
fage  bouleversé,  et  cette  fois  il  regardait  nntour  de  Ini 'd'un  Wbr:^M 
et  iticeriain  ;  cnUn  il  rencontra  le  vi-age  de  Grand-Loîiis,-i!  tiiai-cha  d'r'ôiV  ' 
au  paysan  :         .        .  '  '         'f  ■.     .' . 

—  C'est  toi,  lui  dit-il,  c'est  loi  qni  as  dit  que  Rissile était..'-'..  ' 
Encore  une  fois  Giand-Louis  eut  peur;  il  rép m  lit  en  ijUbuiiniit  : 

—  J'ai  dit ,  j'ai  dii  que  M.  Hector  passe  touips  s-s  jotn-ni^es  bvec  elle 
dans  la  maison ,  et  que  le  soir  ils  vont  se  promener  ensetnble  dans.  Icfe 
cheminsj    >     .•■  - .    „J'.  ,/■'■■■'    ■        '"  ■  ■:  ii  •  .:.  : -•    :.i..'i-   ■:-:.!  9» 

Brntus  baissa  la  tète  ;  m  effet,  ce  qui  l'avait  arrêté  tout  h  wx^l  &&^ 
tait  le  souvenir  de  ce  que,  \w  avait  dit  Paméla  et  des  inferma'idn?  'q'i*c'ié 
l'avait  chargé  de  preniiro  pour  savoir  ce  que  faisait  son  futur 'f'p'nn.ï  rjirt'*'' 
quittait  le  chàieau  tons  les  jours  ,  et  c'c-t  cette  condniie  d'Héctot-Vj^ï  vt-^"' 
nait  d'être  cxpli.jUi'e  d'une  manière  accablante  pour  Brtitoè.     ''  ^  "'''^'i  '-■' 

Le  fait  lui  apparut  dans  une  si  granoe  vérité  ,  qn'il  bai'^s-'  l«  froiif-'" 
comme  un  liounne  anéanti.  Peut-être  fût  il  resté  la  inie  b^-nrc  iminp*iile^. 
abîmé  sous  le  poids  de  cette  pensée,  si  on  n'était  pas  venu  l'v  airacHcT;  '' 

Grand-Louis  avaii  repris  courage  devant  la  stupeur  de  Brums,  et  il  lai 
dit  insolemment  :  -  ^  ■  '  '  ■(  o  •     e-jr. 

—  C'est  comme  ça  que  ça  se  paâisèviét  c'est' comflWî'  fa  qnc'f^'^iic^'l' 
deviemient  as.sez  riches  pour  acheter  des  bottes;  qtKiiid  IL'sr  hoiiii'èSê  ^bos"'' 
vont  pieds  nus!  -i  '        i   .  ce.i.  ;r '.|  •i.je* 

—  Eh  bien  !  s'écria  Brntus.  puisque  c'est  toi  quil'as  (fit;)â  le^rtjfcicras 
devant  elle;  et  si  c'est  vrai,  iious  verrons.  '  '  >-'  '  '    -''^''1  '''O 

Il  prit  Grand-Louis  par  le  bras  pour  reuîraîner;'  telffi^d  fitf  àéij^ëi. 
en  répondant  :  '  ?.D£.io 

—  J'irai  si  ça  me  plaît  !  ■  ■■    '-  "     '      >'  '    '''   ''^  — 

—  Je  te  dis'que  tn  vieudrasl  JniditBruttis  'énft'nrcnani  'S  !à|bV5| 
et  en  le  tirant  après  lui.  ,..  au:  ■'i  -  :    nj.c.  _,..  arf3 

—  Voulez-vous  me  laissci!  !  vouIpz'Vqus  mè  «ftslé'i'!"é^êei-iiiît  'fti-aWl^"'^ 
Louis,  qui,  malgré  sa;  fonce,  Jic  pouvait  résist'rt'drt  fcfa's'âcîcif"  bit  IVt^--'  ' 
nait.  .      r;  ..0  ,  .-i     ,.  i:,-      "  c  -.-.  <  <\  w  J  ■-,  ,  -■  1 1  ■ 

Cependant  Grand-Louis  se  défendait  en  alongeant  des  coitpi'ticF'CJs 
à  Brntus.      .-i;,,r;i,r'  o.'_  ■  i-'r;::     J(.,'i''..'.  ,  :     •    \:'iiif^. 

An  bout  de  quelques  pîs  il  trébuéba  et  tnmba;'  maïs  ccfii  n'arrè'a  i'.ii 
Bruius,  qui  se  tnii  à  le  traîner  coMine  il  eût  fait  d'un  enfan'.  A  ce m'o-'^"'* 
mei;t  Grniul-Louis  se  mil  à  crier  :  jI^èST 

—  Ausecours!  il  m'étrangle  !  ?.  r.'!ssa«sin!   ''i'  ''"'  "  '  'T'  ="    '  '''^-  >•) 
Les  femcîes  et  les  enfans  p<iussèrent  des  criS»1'*'y:tofivSfirft'nVri'^?'i';r-''V"' 

elhayant  ;  'es  yeux  lui  sortaient  ;le  la  lête,  nne  pàienr  livide  tOT^r^';  -  î 
visage,  et  quelques  hommes  ayant  cstayé  de  l'arrêter;  il'lei  Tcrr  ■  ■  c 
violence.  .    .  ,  :,>      ■  ,      :   a,-,  n  ;,iij 

Alors  toutse  mit  à  crier,  à  hurler  .•Hitouf  cte'lûi'rtercsio^! 
lion  qui  n'était  pas  aux  cbaoïps  se  prêripiia  ant-'{K>r»e's  'ct  «o 
et  Brutus  parcourut  un  bon  tiers  du  village  au  mîHeu  d'un 
d'une  épouvante  pareils  n  ceux  que  j  nierait  l»»)n?senr*i  d'un  : 
gé.  Grand  I.oais  hurla  i  en  se  tordant;  mais  nrhtuU'e'Qfsrins  ;'.    , 
avnsijusqu'à  sa  maison  si  le  curé,  at'iré  par  Cttoirivant  tumtiHe,  i. . 
sors]  de  riet  lui  <- 1  ne  se  fût  placé  devant  Brutus.      '         ' 

A  l'aspect  du  vieillard  qui  avait  été  son  bieufaiteiir,  ïe- fo^ccWé  s'ar- 
rêta. ■■    !  .     ■ 

—  Qu'est-ce  qae  cela '!>  dit  le  prêtre.  '  ' 
r.lille  voix  lui  répondirent,  tantes  arciisant  Brutus  de  crimes  qxii  p.-;n.' 

vaieni  se  résumer  ainsi  : 

—  Oui,  il  vent  Hier  Grand-Louis,  parce  que  celtti-ri  a  rouln  lui  fJre" 
honte  de  l'iiicondnite  do  sa  sirur.  !'      ."  "     ■ 

l'.t  les  épithetes  ne  manijuaieni  ni  à  Ilnsalie-Hi'à  Bhrtits. 

—  Vous  les  entendez,  nuinyieiir.  vous  les  entendez  !  dit  IM- 

—  Oui.  il  f;!ui  le  chasser  du  village  1  disaient  les  femmes.  . 
sommer  !  lii'aieni  les  hoînnie«.     .     "        .     .;> 

iMaii  Bruius  n'était  plus  un  homme  Ji'W«t?6!?»'p.T»  po  r-'fVn*??' 
que  par  un  coup  d'œ.il  à  rp<i  inen.îcrs  ;  trai«  i'  ■ 

coup  d'ffil  un  dédain  et  inio  force  qui  eustjei.; 
,     Le  çeré  chercbaii  à  calmer  la  brenr  îu'iéI  .^nie  des  p;.;.s.;:s  ;  ;r 
pouvant  parvenir,  il  essaya  do  mettre  un  i.Tiiif  à  ce' le 'fène,  eh  f 
entrer  Ivuius  chez  lui.  C'était  le  serl  eioien  d'en  Unir,  d;i  m-^'n--  f    ;.  1 
rinonenii  mais  on  lui  cria  qnil  lui  faudrjii  bien  sortir  lêi  ou  tard.    ît 
ign'ou  ■.'auondraii  il  sa  fortii".  '  •    - 

,    Brutus  ne  prit  point  garde  à  ces  propbs  ;  U  «l'êtnit  îwiliiet  qne  du  silen- 
ce du  curé,  qui  n'avait  pas  démeoii  l'accusatioi^  portée  bar  les  pavssns. 


iflô 

193 


14 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Cependant,  revenu  de  ce  premier  mouvement  où  elle  lui  était  apparue 
moïc  une  ceriiiudc,  il  essayait  d'eu  douter  encore,  et  il  dit  au  vieillard 
un  air  triste  et  résigné  : 

—  Mais  qu'est-ce  que  je  leur  ai  fait  pour  me  dire  des  infamies  comme 
ça? 

,       . —  Certes,  répondit  tristement  le  curé,.ilp^nt  eu  tort  de, te  le  dire  en 
.iV  tSnsultant,  mais  enlin  c'est  la  vérité.         ,uf  lu'vOi'û.'Af}  îup  ennJ'i 

—  La  vérité  !  répéta  Brulus. 

—  Oui,  tous  les  jours  M.  Hector  va  chez  Rosalie  pendant  que  tu  n'y  es 
pas,  et  il  y  demeure  jusqu'au  soir. 

—  Eh  bien  !  après  ?  dit  Urutus. 

^•..-.■r-  Après?  dit  le  curé  tristement;  je  voudrais  croire  qu'il  n'y  a  rien 
/   de  mal  dans  tout  cela;  mais  ça  n'est  guère  possible;  un  homme  comme 
M.  de  Lui;:ino  ne  va  pas  chez  une  pauvre  lille  comme  Rosalie  pour  le 
plaisir  de  causer  avec  elle. 

Brutus  ne  concevait  pas  trop  cela  dans  sa  naïve  honnêteté  ;  mais  le  curé 
ajouta  : 

—  Est-ce  que  lu  connaissais  ces  visites  ? 

—  Non  ;  c'est  la  première  fois  que  j'en  entends  parler. 

—  Eh  bien  !  mon  pauvre  Brutus  ,  on  ne  se  cache  guère  que  pour  mal 
faire. 

Cette  raison  rendit  à  Brutus  sa  conviction ,  mais  non  plus  sa  colère ,  et 
il  se  laissa  tomber  sur  une  chaise  en  pleurant  et  en  disant  : 

—  Ah  !  mon  Dieu,  mon  Dieu  !  est-ce  bien  possible  ! 

—  Le  mal  n'est  peut-être  pas  sans  remède. 

—  Mais,  monsieur  le  curé,  qu'allons-nous  devenir?  où  voulez- vous  que 
nous  nous  cachions?  Quel  malheur,  mon  Dieu!  quel  malheur!... 

Celait  bien  toujours  l'homme  misérable  habitué  ii  soutTrir ,  et  qui  re- 
tombait sur  lui-même  sans  penser  à  accuser.  Il  n'avait  pas  encore  une 
pensée  de  malédiciion  pour  sa  sœur,  ni  une  idée  de  vengeance  contre 
^ ,  Hector. 

—  11  faut  parler  à  Rosalie ,  lui  dit  le  ciu-é;  il  faut  lui  faire  des  remon- 
trances. 

—  Elle  ne  m'écoutera  pas,  monsieur,  elle  ne  m'écoutera  pas!  Vous  de- 
vriez venir  la  prêcher,  vous.  Oh!  je  vous  en  prie,  venez!  Que  voulez- 
vous  que  je  lui  dise,  moi  ? 

,  , —  Eh  bien  !  soit,  j'irai  demain  la  voir,  je  lui  parlerai  ! 
'.■,  1 —  Oui,  il  n'y  a  que  vous  qui  puissiez  la  sauver. 

Le  curé  leva  les  yeux  au  ciel  ;  il  lui  sembla  qu'il  n'y  avait  rien  à  dire  à 
un  frère  qui  n'avait  pas  une  plus  haute  idée  de  ses  droits  sur  sa  sœur  ;  et 
il  lui  promit  d'y  aller  le  lendemain. 

Brutus  le  quitta  que  la  nuit  était  déjà  venue. 

Il  s'en  alla  leniement.le  désespoir  dans  l'ame  et  décidé  à  ne  rentrer  que 
fort  tard  dans  lu  nuii,  à  l'heure  où  il  ne  pourrait  pas  voir  Rosalie.  Il  ga- 
gnait un  seniier  détourné  qui  devait  le  conduire  vers  la  colline  où  il 
allait  tous  les  soirs,  lorsqu'il  fut  tout  à  coup  assailli  par  cinq  ou  six  hom- 
mes armés  de  bâtons,  qui  l'attaquèrent  avec  une  telle  violence  qu'il  était 
tombé  évanoui  avant  d'avoir  pu  se  défendre. 

La  nuit  était  avancée  lorsqu'il  revint  à  lui.  Le  souvenir  de  ce  qui  s'était 
passé  au  village  ne  lui  revint  que  bien  confusément;  mais  il  reconnut 
Codés  qui  lui  léchait  les  mains  et  le  visage.  Il  se  releva  comme  un  homme 
.   ivre  et  gagna  sa  maison  en  chancelant. 

La  fièvre  battait  dans  son  cerveau  et  il  n'avîit  véritablement  conscience 

ni  du  passé,  ni  du  présent,  lorsque  arrivé  au  pied  du  petit  escalier  qui 

menait  à  sa  chambre,  il  crut  entendre  le  bruit  d'une  fenêtre  :  il  regarda 

et  lui  sembla  qu'un  homme  sortait  de  la  chambre  de  Rosalie.  Codés 

^.aboyaavec  fureur;  la  voix  de  Rosalie  cria  : 

—  Ici,  Codés,  ici! 

.,j[.  .Le  chien  se  tut,  l'ho^Bmc  disparut,  la  fenêtre  se  ferma,  et  Brutus,  de 
nouveau  épuisé  de  fatigue  et  du  sang  qu'il  perdait,  tomba  encore  sur  le 
soi. 

Vil. 

Au  jour  levant,  Brutus  était  encore  évanoui  au  pied  de  l'escalier  qui 
conduisait  à  sa  chambre. 

Cependant  deux  ou  trois  paysans  étaient  passés  rapidement  en  jetant  un 
regard  furtifdu  côté  de  la  maison,  mais  ilss'éiaicnt  éloignés  plus  rapide- 
ment encore  en  voyant  ce  corps  sanglant  gisant  sur  la  terre.  Ceux-là  sans 
doute  faisaient  partie  des  misérables  qui  avaient  attaqué  Brutus,  et  ils  ve- 
naient savoir  ce  qui  se  passait  dans  sa  maison,  quels  cris,  quel  tumulte, 
quel  désordre  ce  malheureux  y  avait  apportés. 

Grand-Louis,  plus  imprudent  que  les  autres,  s'était  même  arrêté  à  quel- 
que distance  de  la  demeure  de  Brutus.  Blotii  derrière  une  haie,  il  regar- 
dait avec  une  attention  extrême  dans  l'intérieur  du  verger. 

C'est  qu'au  moment  de  s'éloigner,  il  avait  entendu  ouvrir  une  porte, 
et  qu'il  était  intéressé  à  apprendre  si  le  crime  auquel  il  avait  sans  doute 
participé  était  irréparable,  et  à  quel  article  du  code  pénal  il  devait  appar- 
tenir d'après  ses  résultats.  Chacun  est  bien  aise  de  prendre  ses  précau- 
tions en  pareille  circonstance,  et  les  paysans  n'ont  point  besoin  de  maître 
rl'école  pour  savoir  ce  que  vaut  un  meurtre  ou  une  volée  de  coups  de 
bâton. 

Alors  Grand-Louis  fut  téa)oin  d'une  scène  tout-à-fait  extraordinaùe. 

La  mère  de  Brutus  était  sortie  de  la  maison,  comme  elle  en  avait  l'ha- 
.  biiude  pour  se  promener  de  grand  matin. 


\  jDans  les  premiers  temps  de  son  séjour  à  Bourgoing  elle  so'tait  iniiffé- 
remment  à  toutes  les  heures  du  jour,  et  c'avait  été  un  g^a^d  divertisse- 
ment pour  les  cnfiins  du  vilîase  de  venir  l'épier,  de  rire  d'abord  en  la 
voyant  marcher  d'un  pas  rapide  et  avec  des  gestes  et  des  mois  désor- 
donnés, puis  quand  cet  amusement  n'était  plus  assez  vil.  de  lui  jeter  des 
pierres  pour  l'agacer  et  la  faire  courir  ;  car  c'était  le  mot  consacré. 

En  ell'et ,  un  jour  une  de  ces  pierres  ayant  atteint  la  pauvre  femme  à  la 
tête,  elle  porta  la  main  à  l'endroit  frappé  et  la  relira  pleine  de  sang.  A 
cet  aspect  elle  s'était  mise  à  fuir  m  poussant  de  grands  cris,  et  il  avait 
faliu  toute  l'agilité  de  Brutus  pour  la  rattraper,  et  toute  sa  fbice  pour  la 
rame ner  dans  la  maison. 

Depuis  ce  temps,  par  un  reste  d'insiinct  de  prudence,  la  folie  ne  sortait 
que  lorsqu'elle  se  croyait  seule;  d'ailleurs  elle  n'exdtait  plus  de  curio- 
sité ;  le  jeu  de  la  folle  était  passé  de  mode  au  village ,  et  quand  on  l'aper- 
cevait le  matin  dans  le  verger,  on  la  laissait  errer  tranquille. 

Ce  jour-là,  comme  les  autres,  elle  prit  la  première  allée  qui  Se  pré- 
senta devant  elle,  et  marcha  pendant  quelque  temps  à  travers  le  verger, 
avec  celte  rapidité  indill'érente  qui  caranérise  l'allure  de  certains  fous, 
cl  qui  montre  que  l'aspect  des  objets  extérieurs  ne  leur  apporte  ni  sensa- 
tions ni  idées. 

Ce  fut  après  dix  minutes  de  cette  promenade,  que  Grand-Louis  la  vit 
s'engager  dans  l'allée  qui  devait  la  mener  direciement  à  l'endroit  où  son 
fils  était  resté  mourant.  Grand -Louis  se  redressa  pour  épier  l'impression 
qu'un  pareil  spectad?,  allait  faire  à  cette  malheureuse  femme,  et  pour 
s'assurer  de  l'état  de  Brutus  ;  mais  il  vit  la  folle  arriver  jusqu'auprès  de  ce 
corps,  le  regarder  un  moment,  puis  reprendre  sa  marche,  Comme  si  elle 
eût  aperçu  une  plante  ou  une  pierre  qui  se  lut  trouvée  sous  ses  pieds; 

Cependant  on  eût  pu  remarquer  que  le  désordre  flè  son  ge^te  s'était 
calmé,  que  sa  marche  était  moins  rapide  ;  après  quelques  pas  dans  une 
direction  qui  devait  l'éloigner  du  corpli  de  Brutus,  elle  s'arrêta  tout  à 
coup,  elle  revint  d'elle-même  vers  cet  objet  qui  lui  avait  semblé  si  îndiffé- 
rcnt. 

Alors  elle  s'arrêta,  et  le  regarda  avec  plus  d'attention,  puis  Grand-Louis 
l'entendit  crier  comme  quelqu'un  qui  veut  en  éveiller  un  autrc'j     ' 

—  Brutus!..,  Brutus!...  ■' 

Rien  ne  répondant  à  cet  appel,  la  folle  s'éloigna  encore,  cortinfe  si  tout 
ce  qu'elle  pouvait  donner  d'attention  h  un  pareil  spectacle  fut  épuisli ,'  mais 
il  paraît  toutefois  qu'elle  en  avait  une  conscience  coiifûse.  Car  elle  s'ar- 
rêta de  nouveau,  et  revint  encore  une  fois  à  la  même  place. 

Celte  fois  elle  se  pencha  sur  le  corps  immobile  de  Brutus,  et  le  secoua 
assez  rudement  ;  mais  le  toucherne  produisant  pas  plus  d'effet  que  la  voix , 
elle  se  releva  encore  pour  s'éloigner.  Ce  fut  à  ce  moment  qu'en  regardant 
ses  mains,  elle  s'aperçut  qu'elles  étaient  pleines  de  sang.  Aussitôt  cette 
vue  lui  rendit  ce  délire  furieux  qui  l'avait  saisie  dans  une  circonstance  pa- 
reille, et  elle  se  prit  à  pousser  des  cris  décNraris  en  s'enfuyant  avec  rapi- 
dité du  côté  des  collines,  et  en  répétant  d'une  voiieffrayattfë':'"  '  ''  ' 

—  Mort  !  mort!  mort!  'i  '  '"  '  Z^"»  =''  'f"" 
Elle  passa  près  de  Grand-Louis  qui  l'entendit,  et  <<mP  É'éloi^ia  furtive- 
ment en  disant:                            .  ^  l                 i  .  u  1  m  ' 

—  C'est  bon  !  le  maître  d'école  est  mort,  et  la  vieille' 16?le  passera  pour 
l'avoir  tué.  '    -"'      ""l  •'    i'^'     ■"■  '''    '  I:  '  •  '  '■ 

Il  ne  se  dit  pas  :  «  Au  besoin,  je  l'en  accuserai  »,  mais  il  ne  fallait  pas 
qu'il  eût  besoin  de  ce  mensonge  pour  sa  défeoSe;  car  iVb'eût  pas  hésité 
à  le  proférer  après  tous  les  sermens  possibles  de  dire  la'Véfîté,  rien  que 
la  vérité,  toute  la  vérité.  "    l'-'o'N- 

Cependant  les  cris  de  sa  mère  avaient  éveillé  Rosalie,  elle  était  sortie 
de  la  maison  et  avait  vu  son  frère  étendu  par  terre. 

Il  y  a  des  spectacles  devant  lesquels  les  premiers  mouvemens  de  l'ame 
sont  à  peu  près  les  mômes  chez  tous  les  individus.  Quelque  froid,  quelque 
sec  que  soit  un  cœur,  il  s'émeut  et  s'anime  lorsqu'il  est  frappé  par  un 
coup  si  violent  et  si  inattendu.  ,i  .  ' 

Rosalie,  à  l'aspect  de  son  frère,  fut  frappée  de  pitié  et  d'épouvante,  et 
oubliant  les  cris  de  sa  mère,  elle  essaya  de  le  relever;  ses  efforts  lurent 
inutiles  ;  alors  elle  appela  au  secours;  et  tandis  que  quelques  paysans 
quittaient  la  route  pour  accourir  à  la  maison  d'où  parlaient  les'cris,  elle 
parvint  à  tirer  Brutus  de  son  évanouissement  en  lui  jetant  de  l'eau  froide 
au  visage.  Les  paysans  étant  enfin  arrivés  près  de  Rosalie,  elle  put  s'occu- 
per de  sa  mère;  elle  parcourut  toutlc  jardin  en  l'appelant. 

Quelqu'un  lui  apprit  qu'on  venait  de  la  voir  «'enfuyant  à  travers  la 
campagne,  et  Rosalie  expédia  plusieurs  paysans  à  .«a  recherche,  en  leur 
promettant  de  les  payer  largement  quand  ils  la  ramèneraient.  Pendant  ce 
temps  en  avait  transporté  Brutus  dans  la  maison. 

Mais  Rosalie  avait  donné  à  son  frère  tout  ce  qu'elle  avait  de  pitié  et  de 
sensibilité  ;  en  effet,  il  était  revenu  à  lui  ;  il  n'était  pas  mort,  et  elle  trouva 
mauvais  qu'on  l'eût  établi  dans  sa  chambre  et  couché  sur  son  lit.  Elle 
parlait  dijà  de  le  faire  monter  dans  son  grenier,  lorsque  le  cuié  arriva; 
il  savait  déjà  l'accident  de  Brutus  et  avait  amené  le  médecin. 

Les  blessures  du  maître  d'école  n'avaient  rien  d'>  (la?igcrcnx,  la  perte 
de  sang  l'avait  seule  plongé  dans  ce  long  évanouissement,  et  le  médecin 
affirma  que  ce  n'est  pas  une  chose  rare  que  de  voir  les  hommes  les  plus 
vigoureux  céder  à  la  moindre  émission  sanguine  et  perdre  entièfcm 
connaissance. 

Cependant  cette  visite  parut  contrarier  Rosalie  ;  mais  elle  n'osa  mon- 
trer son  mécontentement,  et  elle  espéra  que  la  visite  serait  courte,  et 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


16 


qn'elle  serait  bientôt  débarrassée  de  la  présence  du  curé  et  de  celle  de  so  n 
frère;  mais  M.  Durand  demeura,  et,  après  avoir  éloigné  tout  le  monde, 
il  annonça  à  la  jeune  fille  qu'il  avait  une  explication  à  lui  demander. 

Le  curé  avait  dit  cela  d'une  voix  sévère  où  apparaissait  d(^'jà  lagravité  du 
sujet  qu'il  avait  à  traiter.  Rosalie  en  eut  peur,  et  croyant  détourner  cette 
explication,  elle  dit  assez  cavalièrement  : 

—  Vous  feriez  mieux  de  demander  à  Brutus  quelle  sottise  il  a  faite  au 
\illage  pour  se  Dire  traiter  ainsi  ! 

—  Vous  ne  le  savez  pas?  lui  dit  le  curé. 

—  Qui  voulez-vous  qui  me  l'ait  appris?  répliqua  Rosalie. 

—  Vo!re  conscience,  reprit  solennellement  le  curé. 

Le  mot  feulait  un  peu  le  prêche  fait  aux  petits  enfans,  et  Rosalie  re- 
garda très  impertineniment  le  curé  en  répétant  : 

—  Ma  conscience? 

—  Oui,  répaitit  M.  Durand,  qui  cette  fois  fut  plus  explicite;  car  les 
fautes  des  sœurs  retombent  sur  les  frères,  et  le  maliieur  qui  est  arrivé  à 
lîrutus  est  le  résultat  de  votre  mauvaise  conduite. 

Alors  il  raconta  à  Rosalie  tous  les  propos  qu'on  avait  tenus  sur  son 
compte  ;  il  lui  apprit  que  c'était  à  cause  d'elle  qu'on  avait  injurié  Brutus  ; 
il  lui  dit  comment  son  frère  avait  accueilli  ces  propos,  et  comment  il  avait 
voulu  en  tirer  vengeance  en  traînant  Grand-Louis  jusque  devant  elle. 

Le  curé  s'imaginait  qu'il  avait  confondu  Rosale,  et  que  la  nialbeureuse 
fille  allait  tomber  tremblante  et  pleine  de  repentira  ses  pieds;  il  dut 
donc  cire  surpris  lorsqu'elle  lui  dit  d'un  ton  résolu  : 

—  Et  puis  après,  qu'cûi-il  fait  s'il  l'avait  traîné  jusqu'ici. 

—  Ce  que  j'eusse  fait,  s'écria  Brutus  qui  s'était  relevé  et  qui  écoutait 
d'un  air  sombre  le  récit  du  curé,  ce  que  j'eusse  fait?  S'il  avait  menti,  je 

i  .|,[-*ajirais  étranglé  sans  miséricorde! 
'..',,  —  Brutus!  dit  le  curé  sévèrement, 

—  Ou  je  l'aurais  forcé  à  demander  pardon,  à  genoux,  de  ses  infamies, 
ajoutaBrutus  d'un  ton  plus  soumis. 

—  Et  s'il  n'avait  pas  menti,  dit  effrontément  Rosalie,  est-ce  moi  que  tu 
aurais  étranglé  ou  à  qui  tu  aurais  fait  demander  pardon? 

Brutus  regarda  le  curé,  le  curé  regarda  Brutus;  le  jeune  homme  et  le 
vieillard  demeurèrent  désorientés  en  face  de  cette  impudente  résolution, 
Brutus  fut  le  premier  qui  s'arracha  à  cette  espèce  de  stupeur,  et  ii  ré- 
pondit : 

—  Mais  s'il  n'avait  pas  menti,  il  aurait  dit  la  vérité. 

A  cette  naïveté,  échappée  à  l'indignation  qu'éprouvait  Brutus,  Rosalie 
se  mil  à  ricaner,  et  répartit  : 

■ —  Voilà  qui  est  parfaitement  sûr  ! 

Mais  Brutus  n'était  pas  en  humeur  de  se  laisser  traiter  comme  un  en- 
fant, et  pour  la  première  fois  de  sa  vie  il  dit  à  sa  sœur,  avec  une  autorité 
qui  l'étonna  : 

—  C'est  que  s'il  a  dit  la  vérité,  c'est  que  s'il  n'a  pas  menti,  tu  as  désho- 
noré ton  nom  et  le  mien  ! 

Rosalie  répondit  par  un  nouveau  ricanement,  puis  elle  ajouta  : 

—  Et  où  vo>ea-vou5  ça? 

—  Que  vient  faire  ici  M.  de  Lugano  tous  les  jours  !  dit  Brutus  en  s'a- 
vançant  vers  sa  soeur.  ,,, 

—  Eh  bien  !  il  vient  me  voir,  repartit  Rosalie  en  le  toisant  des  pieds  à 
la  téic. 

—  Et  pourquoi  vient-il  te  voir?  s'écria  Brutus  en  s'approchant  tout-h- 
fait  de  sa  sœur. 

—  Probablement  parce  que  cela  lui  plaît  et  à  moi  aussi ,  répartit  Ro- 
salie avec  la  même  insolence. 

—  Mais  ça  ne  me  plaît  pas  à  moi,  et  je  te  iure  qu'il  ne  remettra  pas  les 
f  jeds  ici  ! 

,;i— Et  qui  l'en  empêchera? 

—  Moi  !  s'écria  Brutus,  qui,  dominant  Rosalie  de  toute  la  tête,  la  tint 
un  moment  immobile  et  vuincue  sous  son  regard. 

Elle  ne  répondit  pas,  et  parut  céder  à  une  volonté  plus  puisfantc  que 
la  sienne. 

En  effet,  l'apcei^t  de  Brutus  avait  quelque  cbose  de  trop  déterminé 
pour  que  Rosalie  ne  comprît  pas  qu'il  était  poussé  en  ce  moment  par  une 
force  particulière.  Cette  force,  elle  était  loin  de.  la  supposer  personnelle 
à  son  frère;  elle  crut  qu'il  la  devait  aux  conseils  du  curé,  et  pensa  que 
dès  que  celui-ci  serait  retiré,  elle  reprendrait  aisément  son  ascendant, 
et  que  Brutus  retomberait  dans  ceue  obéissance  apathique  dont  elle  ne 
l'avait  jamais  vu  sortir. 

Toutefois,  comme  elle  ne  voulait  pas  que  son  silence  fût  accepté  com- 
me un  acte  de  soumission  complète,  elle  reprit  d'un  air  de  viciiiiie  : 

—  Est-il  possible  de  traiter  ainsi  une  pauvre  lillc,  parce  qu'elle  rcçnit, 
au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde,  un  jeune  homme  qui  veut  l'épouser  1 

—  Vous  épouser?  dit  le  curé. 

—  T'épouser?  répéta  Brutus. 

—  Et  vous  ave/,  cru  ctla?  reprit  M.  Durand  d'un  air  stupéfait. 

—  Dame  I  il  me  l'a  dit,  lit  Rosalie  en  essuyant  ses  yeux  assez  rudement 
pour  les  rendre  rouges. 

—  Tu  savais  pourtant,  lui  dit  Brutus,  qu'il  devait  épouser  sa  cousine, 
je  te  l'avais  dit. 

—  Mais  s'il  me  préfère  à  mademoiselle  Paméla,  ce  n'est  pas  ma  taale! 
8'écria  Rosalie  eu  éclatant  en  fausses  larmes.  ,.,  j 

—  Mais  que  va  dire  M.  le  comte?  reprit  Brutus  d'un  air  désolé»    -  >. 


Le  curé  lui  fit  s'gne  de  le  suivre  et  l'emmena  dans  le  jardin. 

—  Brutus,  lui  dit-il  dès  qu'ils  furent  seuls,  il  faut  cire  honnête  homme 
jusqu'au  bout;  il  faut  aller  chez  M.  de  Lugauo  et  lui  avouer  tout.  Son 
autorité  seule  peut  empêcher  son  fils  de  rentrer  dans  ta  maison. 

—  Je  n'oserai  pas,  dit  le  jeune  homme. 

—  Ne  pas  l'avertir,  répartit  le  curé,  ce  serait  justifier  les  soupçons  des 
habitans  qui  prétendent  que  tu  savais  celte  intrigue  et  que  tu  en  profi- 
tais. 

Mais  il  me  renverra  et  je  perdrai  ma  place. 

—  C'est  un  sacrifice  que  tu  dois  faire  à  ton  honneur. 

—  Mais  moi,  je  n'ai  rien  fait  de  mal. 

—  Pourquoi  as-tu  quitté  la  place  de  maître  d'école  ?  Ini  dit  le  curé. 
Pourquoi  as-tu  voulu  être  plus  que  tu  n'étais?  Jamais  Hector  de  Lagano 
n'aurait  pensé  à  ta  sœur  si  tu  n'avais  pas  été  chez  son  père. 

Il  y  a  des  cires  destinés  ii  être  accusés  :  c'est  un  état  qu'on  leur  fait, 
et  lorsqu'ils  l'acceptent  comme  Brutus,  les  hommes  les  plus  justes  se  lais- 
sent aller  à  les  blâmer  comme  les  autres. 

C'est  si  commode  de  faire  de  la  morale  sentencieuse  qui  n'est  point 
discutée!  Cela  donne  une  haute  idée  de  sa  sagesse  cl  de  fon  éloquence  ; 
les  hypocrites  le  savent  si  bien,  qu'ils  trompent  souvent  les  plus  habiles 
et  les  plus  vertueux  en  lci:r  disant  :  -  Je  comprends  ma  faute  mainte- 
narit  ;  votre  parole  m'a  éclairé  et  je  suivrai  vos  conseils.  »  Le  lende- 
main ils  recommencent  leurs  méfaits;  mais  éclairés  par  une  nouvelle  lu- 
mière, i's  se  repentent  encore  ;  puis  ils  recommencent  à  ma!  faire  le  sur- 
lendemain, et  ce  n'est  presque  jamais  qu'après  de  longues  années  d'é- 
preuves qu'on  finit  par  être  bien  persuadé  que  l'autorité  et  la  persuasion 
qu'on  se  suppose  n'existent  pas,  et  que  le  triomphe  qu'on  obtient  n'est 
qu'une  comédie  qui  a  pour  complice  notre  vanité. 

Toutefois  ce  n'est  pas  de  cette  façon  que  Brutus  se  laissa  persuader  ; 
il  y  avait  de  la  fui,  sinon  de  la  conscience,  dans  le  repentir  qu'il  éprou- 
vait. Il  croyait  encore  plus  aux  outres  qu'en  lui-même,  et  du  moment 
qu'un  homme  comme  M.  Durand  lui  traçait  son  devoir.  Brûlas  se  fût  cro 
coupable  d'hésiter  à  l'accomplir. 

—  Soit,  dit-il  ;  mais  puisqu'il  en  est  ainsi,  il  vaut  mieux  en  finir  tout 
de  suite  ;  je  vais  chez  M.  le  comte. 

Alors,  seulement  Brutus  s'aperçut  qu'il  n'était  pas  dans  nn  état  présen- 
table, et  après  avoir  promis  an  curé  de  re-ier  fidèle  à  sa  résolution,  il 
rentra  dans  sa  chambre  pour  rétablir  un  peu  le  désordre  de  sa  toilenc. 

H  redescendit  bientôt;  mais  Rosalie  qui  avait  enienla  les  conseils  que 
le  curé  avait  donnés  à  Brutus,  l'attendait  de  pied  ferme  ou  bas  de  Son  es- 
calier; et  lorsqu'il  parut,  brossant  son  chapeau  avec  la  manche  de  son 
habit,  elle  lui  dit  hardiment  : 

—  Où  vas-tu  comme  ça?  .  'i 

—  Je  vais  où  il  me  plait. 

—  Je  veux  le  savoir  !  dit  Rosalie. 

Brnlus  la  regarda  de  travers  cl  passa  devant  elle  sans  lui  répondre. 

—  Je  te  dis  que  tu  ne  sortiras  pas,  s'écria  Rosalie,  sans  m'avoir  dit  oii 
tu  vas  ! 

Brutus  sentit  se  remuer  en  lui  cette  violence  brutale  qui  ne  connaissait 
pas  de  bornes  quand  elle  éclatait,  et  il  répondit  en  s'éloignani  : 

—  Je  vais  où  j'ai  affaire  ! 

—  Tu  vas  aller  dépenser  ton  argent  et  recommencer  quelque  nouvelle 
querelle,  cl  lu  oublies  notre  pauvre  mère  qui  s'est  échappée  ce  malin  et 
qui  mourra  de  faim  dans  la  campagne. 

—  Est-ce  vrai  ?  s'écria  Brutus  en  revenant  sur  ses  pas. 

Brutus  avait  déjà  jugé  sa  sœur,  car  il  se  précipita  dans  la  maison,  en- 
tra dans  la  chambre  de  sa  mère,  dans  celle  de  Rosalie  pour  s'assurer  de 
la  vérité.  Une  heure  avant  il  l'eût  crue  au  premier  mot, 

—  Et  tu  ne  me  l'as  pas  encore  dit  !  s'ecria-t-il  en  racna^ni  Rosalie 
lorsqu'il  eut  reconnu  l'absence  de  sa  mère. 

—  Vous  étiez  si  pressé  de  faire  votre  morale,  que  je  n'ai  pas  ètrlc 
temp?... 

—  Et  lu  ne  l'as  pas  suivie,  toi  ? 

—  E«t  ce  que  je  sais  ou  elle  est  ?  répliqua  Rosalie. 

Ciite  odieuse  indifférence  dépassait  de  trop  lo  n  mut  ce  que  Brutus 
pouvait  imaginer  de  honteux  ;  il  faut  comprendre  le  mal  pour  le  discuter  ; 
d'ailleurs,  il  n'avait  plus  qu'une  pensée,  celle  de  sa  mère,  cl  il  partit  avec 
rapidité  dans  la  direction  que  lui  indiqua  Rosalie. 

11  monta  sur  la  plus  haute  colline  des  erivirons  pour  voir  au  loin,  et  eut 
bientôt  découvert  sa  mère  courant  dans  une  Taflée,  poursuivie  et  traquée 
par  une  douzaine  de  p.ijsan'. 

Erutus  se  sentit  pris  de  pitié  et  de  colère  à  cet  aspect,  fnr  le»  miséra- 
bles avaient  pre.vque  fait  un  jen  de  cette  pnur.sijite  ;  ils  {iHôuraient  la  fu- 
pilive  do  loin  en  se  resserrant  et  en  je'ant  des  pierre'.*  du  rôié  (  û  elle  vou- 
liiii  pa.-.ser.  pour  l'arro.er  ot  répoHv.mier.  Hi  utns  poussa  de«  cris  pour  les 
faire  cesser  ;  n)ais  il  sembla  que  .«a  mère  seule  cniendii  sa  voix  ;  ct  aus- 
sitôt, au  lieu  d'aller  et  de  venir  d'ua  côté  à  l'autre,  »'arrétanl  quand  elle 
voyait  un  paysan  s'avancer  vers  ol  c  et  lovenant  sur  ses  p.^s,  ello  |  rit  un 
élan  rapide,  comme  si  cette  voix  eût  été  un  aiguillon  qui  la  pri<sait.  elle 
échajipa  à  ce  cercle  qui  commcuçoit  déjà  à  se  ressenxT,  ot  parut  bientôt 
au  sommet  d'une  colline  voisine. 

Brutus  desrendit  dans  la  vallée  et  dit  aux  paysans  qu'Ose  chargeait  seul 
du  soin  de  ramener  sa  mère. 

Alors  il  commença  une  do  ces  poursuites  paiiemcs  que  le  cceur  rend 


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LE  MAGASIN  LITTEllAIliî:. 


ingi''nicuses.  Comme  il  voyait  sa  mère  s'éloigner  à  mesure  qu'il  appro- 
chiiii,  il  renonça  à  raUcindrc,  ir.iiisil  (linj^ea  pntir  aliisi  dire  sa  fiiiie.  11 
lui  faisait  obsiadc  quaiil  elle  voulait  s'duigncr  du  côtô  de  la  cauipaiine, 
cl  la  poussait  h  nl.'Uicnt  en  aViAuçaul  pas  ii  pas  lortqu'elle  prenait  le  che- 
min du  \iliagc. 

l'ius  dedi^ux  lienresse  passèrent  dan; ce  maïu'ge,  et  les  forces  de  Cra- 
ins connni'nçaioiu  à  se  perdre,  lors(;«'il  parvint  à  nienfr  sa  mère  jusque 
sur  la(;ra»do  roue.  11  espéra  qu'arrivé  là  elle  suivrait  d'Instip..  t  ce  cbe- 
ni.n  batiu  ,  et  que  pai  venue  eu  luce  de  sa  maison  ce  mèiae  instinct  l'y  ra- 
mènerait. 

En  cQét,  la  folle,  quoiqu'elle  regardât  souvent  derrière  c'ie,  marcha 
quelque  temps  saos  paraître  vouloir  s'éthapjjer.  Cependant  il  lui  fallait 
passri'  devant  la  grande  avenue  du  cbiiicau  de  M.  de  Lu;,'ano,  et  lors- 
qu'elle fut  en  face  de  cette  avenue  elf*  s'arreui.  Brulus  s'arreti  aui-si. 

La  lolle  regarda  long-temps  la  grille  qui  fermait  cetle  avenie,  le  châ- 
teau qu'on  voyait  au  fond,  et  deiaeura  imiucihile.  Brutus  lit  qurkjues  pas 
ptiur  la  décider  à  continuer  ;  mais  au  lieu  de  suivre  son  chemin,  sa  mère 
entra  dans  l'avenue  et  marcha  droit  au  châte;iu.  Brulus  accourut  rapiile- 
mer.t  pour  fermer  la  grille  derrière  elle  et  l'empêcher  de  sortir  du  parc, 
où  il  serait  plus  facile  de  s'en  emparer. 

A  peine  était-il  arrivé  à  cet  endroit  qu'il  entendit  un  cri  perçant  et  qu'il 
vit  accourir  vers  lui  l'améla  éperdue,  que  la  folle  poursuiva  t  a\ec  fureur. 

La  jeune  fille  lomlja  presque  défaillante  dans  les  bras  de  Brutus,  en 
disant  : 

—  Qui  est  ça,  mon  Dieu,  qu'est-ce  que  c'est  que  celte  femme? 

La  fjlle  s'était  arrêtée  à  quelques  pas  de  son  flis.en  regardant  toujours 
Paméla  d'un  air  menaçant. 

—  Hélas!  dit  Brûles,  c'est  ma  mère,  ma  pauvre  mère  qui  s'est  échap- 
pée, et  que  je  voudrais  ramener  à  la  maison. 

Paméla  ne  quiiiait  pas  la  folle  des  yeux,  lasciuée  par  ce  regard  ardent 
qui  restait  auaché  sur  elle. 

—  Oh  !  monsieur  BruUis,  lui  dit  la  jeune  fille,  défendez-moi,  j'ai  peur! 

—  Bendoz-moi  ma  robe,  s'écria  la  folle,  je  veux  ma  robe  ! 

Elle  avança  en  parlant  ainsi,  Taméla  se  cacha  derrière  Brulus  ,  et  sa 
mèie  s'arréia. 

Alors  il  sembla  que  l'idée  d'avoir  cetle  robe  l'abandonnait  tout  h  coup, 
et  elle  reprit  sa  marche  et  alla  droit  au  château.  Brutus  et  Paméla  la  sui- 
vaient avec  anxiété. 

Lorsf[ue  la  folle  fui  entrée  dans  la  cour  d'honneur,  quelrjucî  domesti- 
ques l'aperçurent,  et  hienlôt  toute  la  valelaillo  lut  sur  pied  autour  d'elle. 

—  Oh  !  mademoiselle,  fit  Brulus,  dites  qu'on  ne  lui  fasse  pas  de  mal. 
Paméla  avança,  et  cria  de  sa  douce  voix  : 

—  Ke  la  louchez  p;s!  laissez-la  faire! 

La  mère  de  Brulus,  comme  si  elle  n'avait  pas  entendu,  continua  à  niar- 
chpr  à  travers  les  domestiques,  qui  s'éloignaient  d'elle  avec  épouvante,  et 
entra  dans  le  salon.  Tcut  le  monde  se  mit  aux  fenêtres  et  aux  portes  pour 
la  regarder. 

Elle  parcourait  le  sn.lon  av^c  un  air  imposant,  puis  elle  examina  toutes 
choses  avec  une  curiosité  pariiculière  ;  seulement  un  rire  saccadé  et  joyeux 
lui  échappait  quand  elle  lenconirait  quelque  objet  élégant.  Elle  alla  ainsi 
de  meuble  en  meuble  jisqu'â  ce  qu'elle  arrivât  en  face  du  piano  ouvert. 
Elle  s'y  assit  et  y  posa' les  mains  ;  le  bruit  confus  que  rendit  riiistruuienl 
U  fit  tressaillir  :  elle  re'ira  ses  mains  avec  eli'roi,  puis  elle  y  loucha  de  nou- 
veau, comme  si  elle  allait  meure  la  uiôin  sur  un  fer  rouge  ;  elle  écoula 
lung-temps  la  vibration  du  son,  puis  elie  descendit  une  gamme  eu  la  frap- 
pant d'un  seul  doigt. 

Ce  rire  de  joie  qu'elle  avait  déjà  laissé  échapper  plusieurs  feis,  éclata 
aiors  avec  vivacité,  cl  elle  recomtaença  plusieurs  fois;  puis  elle  mil  les 
deux  lunins  sur  le  piano  et  joua  quelque  chose  de  confus,  mais  oh  on  sen- 
tait la  forme  d'un  air  promené  à  travers  cent  fausses  notes. 

Cependant  peu  à  pcti  cet  air  parut  se  mieux  destiner  ;  bientôt  il  prit  sa 
mesure,  son  ruhrae.  sa  mélodie,  et  tout  le  monde  put  reconnaître  le  fa- 
meux air  :  àIÎ!  ça  ira,  ça  ira,  les  aristocraus  à  la  lanterne! ioaé 
avec  une  netteté  remar'n;able. 

La  folle  accompagnait  cet  air  de  ce  rire  aigu  et  saccadé  que  nous  avons 
«lit.  Cl,  h  mesure  t"iue  cet  air  se  dess'iiait  mieux,  ce  rire  devenait  plus 
liruyant,  et  enfin  elle  v.:  riva  à  jouer  celle  mélodie  féroce  avec  une  furfur 
à  bristr  le  piano,  tandis  qu'elle  se  tordait  dans  ce  rire  convuNif  qui  écla- 
tait m.'lé  de  cris  furieux.  Tout  le  moiule  était  dans  une  hoirible  attente 
1  irsque  M.  de  Lugano  entra  tout-à-coup,  pâle,  les  yeux  hagards,  et  dit 
d't;ne  voix  brève  : 

—  Qu'est  cela  ? 

A  ce  mot  la  folle  s'arrêta,  poussa  ut!  cri,  et  tomba  sur  le  parquet,  com- 
me si  elle  avait  élé  frappée  de  la  foudre. 

viir. 

A  l'aspect  de  cette  misérable  femme  évanouie,  le  comte  de  Lugano 

étaîi  demeuré  un  moment  immobile,  les  regards  attachés  sur  elle. 

Ses  traits,  dont  le  calme  habituel  n'était  guère  troublé  que  par  un  lé- 
ger sotirirè  d'ironie  ou  de  dédain  ,  élaient  tout  bouleversés;  une  prdeiir 
livide  qui  témoignait  d'.nc  profonde  terreur  élait  répandue  sur  son  vi- 
sage, tandis  que  la  contraction  de  sa  bouche  et  le  frémissement  de  ses 
lèvres  décelaient  comiue  ua  désir  féroce  de  s'élancer  sur  ce  corps  inani- 


ffié  et  de  le  fouler  aux  pied'.  Celte  expression  do  sa  figura  émit  si  cf- 
fi  ayante  que  totss  les  spectateurs  de  cette  scène  restaient  iminobiles  au> 
si,  les  yeux  fixés  sur  le  comte  iiui  contemplait  loujcuis  li  fulli». 

Enfin  il  releva  la  tète,  et  tous  les  yeux  se  biiss  :rf-nt  devant  le  regard 
ardent  et  ialcrrogatcur  qu'il  promena  autour  de  lui.  Il  arriva  ainsi  jus  ju'a 
Paléma  et  Buitus,  pressés  l'un  conne  i'auiie. 

—  Qu'est-ce  que  cela  ':"  dit-il  d'une  voix  étoufTéc,  en  moniratit  du  doijS 
cette  léiiune  gisante  à  ses  pieds, 

Paméla  s'avonça  vivement  vers  son  oncle;  elle  vouhtt  sauver  à  Briit.xs 
le  jiremier  choc  (ie  celle  colère  qu'elle  voyait  éclater  siîr  le  visage  ducoiule, 
et  ne  siipposant  pas  qu'elle  pût  avoir  d'autre  cause  que  l'estlandie  qui  ve- 
nait d'avoir  lieu,  elle  lui  répondit  doucement  : 

—  Hélas  !  mon  oncle,  c'est  uue  pauvie  folle  qui  s'e.'t  échappée  <ie  sa 
maison,  et  tpii  en  fuyant  est  entrée  par  hasard  dans  la  cour  du  château, 
puis  dans  le  salon. 

Lg  comlc  jeia  un  nouveau  regard  sur  cette  femme,  et  répartit  brusque- 
ment: 

—  Une  folle,  en  ètes-vous  sûre? 
Drutiis  s'avança  à  son  tour,  et  répondit  : 

—  C'est  ma  mère,  monsieur  le  comte  :  vous  savez?...  ma  mère  ? 
Monsieur  da  Lugano  passa  la  siain  sur  son  front,  et  répondii  com..ie 

s'il  aval'  peine  à  reprendre  ses  souvenirs  : 

—  C'est  vrai,  c'est  vrai,  vous  m'aviez  dit  que  votre  mère  était  folle'... 
Oui,  je  m'en  souviens;  mais  vous  ne  m'aviez  pas  dit  que  ce  fut  à  celle 
époque  qu'elle  devint  folie. 

Personne  ne  fit  atletition  à  cette  phi  asc  qui  répondait  sann  doute  à  uî:e 
pensée  non  exprimée  de  M.  de  Liigaiio,  mais  qui  devait  vivement  ie 
préoccuper. 

Déjà  Brutus  avait  relevé  sa  mère  et  l'avait  placée  sur  un  fnutcuil. 

Les  premiers  sympiôtresde  son  retour  à  la  vie  eurent  un  <  aractère  t  iiit 
nouveau  poitr  son  fils  ;  des  sitiglots  violens  sertirent  péiiiidement  de  ja 
poiiiine,  et  bientôt  des  larmes  a'Kmdantes  leur  succédèrent,  mêlées  d'ex- 
clamations prononcées  d'une  voix  désolée  : 

—  Oh  !  liioa  Uieu  !  mon  Dicti  !  s'écriail-elle,  sauvej.-moi  î  çmr-t-s-tBî.^  ' 
M.  de  Lugano,  penché  sur  elle  avec  Brûlas,  l'esaminait  avec  une  visib  e 

anxiété. 

—  C'est  clr.aiifP,  dit  Bi mus,  jamais  je  ne  l'ai  vue  pleurer  ! 

—  C'est  étrange,  eu  elfet,  répéta  le  comte  d'mi'j  voix  faiL-le,  ctite 
femme  ici.,., 

—  Pardon,  dit  Eriilu^,  qui  ne  voyait  dans  la  préonciipalion  de  M. 
de  Lugano  que  le  déplaisir  que  lui  causait  la  venue  d'une  folle  caj; 
la  maison  ;  pardon,  je  vais  remmener. 

—  Mais  elle  est  incapable  de  merdier,  s'écria  Patné'a. 

—  Si  vous  étiez  assez  bon,  reprit  Brutits  en  s'arlressant  à  M.  de 
Lugano,  pour  dire  à  l'un  de  vos  domcs'i.pies  d'avoir  un  branctrd.ic 
trouverais  quelqu'un  pourta'.iJcr  à  la  transporter  jusque  cheznous. 

Le  comte  ne  répondit  point,  et  Brutus  prit  ce  silence  pour  un  refus; 
et  il  se  bâta  de  dire  : 

—  Elle  marchera,  elle  marchera,  et  puis  après  tout  je  la  porterai  bien 
tout  seul. 

Il  fit  un  effort  pour  relever  sa  mère  ;  mais  tout  à  cou'i  il  devint  pâ'e. 
chancela  à  son  tour,  et  fut  obligé  de  s'appuyer  sur  an  meuble  pour  no 
pas  tomber. 

Paméla  poussa  un  cri  perçant,  et  .s'élançant  vers  son  oncle,  lui  ci  la  : 

— iWais  le  voilà  qui  se  tneurt  aussi  ! 

—  Ce  n'est  rien,  rien,  dit  Bnitus;  c'est  q"<^  cette  nuit  j'ai  été  blessé... 
et  la  fatigue  d'avoir  pouisuivi  ma  pauvre  mère...  l'émotion  do  l'avoir  vue 
là  comme  morte...  t^ardon,  monsieur  le  comte,  pardon,  mademoiselle..., 
mais  ça  ne  sera  pas  long,  nous  allons  nous  en  aller. 

l'emlant  que  Brulus  parlait  ainsi,  le  com'e  de  Lugano  le  regardait  avec 
une  attention,  une  cnriosilé  dont  il  eût  été  impossible  de  définir  le  carac 
ère.  Pu's  il  répondit  à  Brulus  : 

—  Ah  !  oui,  je  me  rappelle  aussi,  on  m'a  dit  ce  matin  que  vous  vous 
tez  battu  avec  des  paysans. 

—  Je  ne  me  suis  pas  battu ,  reprit  gravement  Drattis;on  a  voulu 
m'assassincr. 

~  Et  pourquoi  ? 

Brutus  montra  d'un  coup  d'œil  les  nombreux  témoin^i  do  cette  scène. 
et  il  sembla  que  pour  la  première  fois  le  comte  s'aperçut  que  tous  les 
gens  de  sa  maison  étaient  restés  aux  portes. 

—  Que  faites-vous  là,  s'écria -l-il  avec  violence. 

—  Nous  attendons  les  orJrcs  de  monsieur  le  comte,  dit  le  plus  résolu, 

—  Mes  ordres?  N'avez-vous  pas  entendu  qu'on  vous  a  dit  d'aller  cher- 
cher un  brancard  pour  port.  r...  (sa  voix  hésita  à  prononcer  ce  qu'il  allait 
dite,  puis  il  reprit  ;)  potir  porter  celte  malhcuiousj  chez  die? 

Les  domestiques  se  retirèrent. 

Le  com'e  se  promenait  dans  le  silon  d'un  air  lies  agité.  Cependant  les 
larmes  convuls'.ves  de  la  folle  s'éuiit  calmées,  et  la  lassitude  de  sa  lotîpue 
course  et  des  vi(denlcs  secousses  qu'elle  avait  éprouvées  l'avait  plongée 
dans  un  profond  sommeil. 

Les  domestiques  reparurent  avec  un  brancard. 

—  Oh  !  dit  Paméla,  il  y  aurait  de  la  barbarie  à  l'éveiller,,,  ils  vont  at- 
teadre,  n'est-ce  pas,  mou  oncle? 


LE  iMAGASIN  LITTÉRAIRE. 


47 


M.  de  Liigano  ne  répondit  pas  ;  mais  il  fit  un  signe  pour  éloigner  les 
donieî-iitiues,  puis  il  sVcria  : 
— lias  il  n'y  a  donc  pasde  nris^ons  di!  fous  dans  ce  département? 

—  Pardon ,  lit  Biutus,  et  ma mi'ie  y  a  été  lung-temps  enfermée  ;  mai^,; 
je  l'en  ai  retirée  depuis  que  j'ai  pu  li  nourrir. 

—  Et  vous  avez  eu  t  irt,  dit  vivinicnt  le  comte  ;  une  bonne  administra- 
tion ne  devrait  pas  soulliir  de  tels atius.  La  liberté,  laissée  à  dis  étrespa- 
reils,  est  un  danger  pour  tout  le  monde. 

—  Je  suis  désolé  de  ce  qui  est  anivé,  dit  Brutus  d'un  air  digne  tt  triste; 
mais  la  pauvre  femme  n'est  pasniétbante,  je  vous  le  jure,  elle  n'a  jamais 
fait  de  mal  à  personne. 

—  Elle  vous  en  aura  fait  du  moins,  reprit  le  comte  qui  se  laissait  em- 
porter à  une  impatience  et  a  utie  colère  inexplicab  es!  oui,  elle  vous  en 
auia  fait,  car  api  es  ce  qui  vient  de  se  passer,  vous  cunijjrcntz  bien  qua 
Je  ne  puis  plus  vous  garder  |irés  de  moi. 

—  Ali  !  mon  oncle  I  s'éciia  P.miéla. 

—  Non,  dit  le  comte,  je  ne  veux  pas  m'cxposer  h  de  pareilles  esclan- 
dres Ions  les  jours  dans  ma  maison  !  V  us  aurez  donc  soin  de  \9  is  pour- 
voir i  iileuis,  monsieur  ;  car  toutes  relations  entre  r.ouisont  devenues  im- 
possibles. 

M.  de  Lugano  disait  tout  cela  en  marchant  vivemont,  et  par  phrases  in- 
terrompues, m  lis  sans  regarder  ni  I3ru!uj  ni  sa  mère. 

Paméla  I écoutait  avec  une  vive  surprise;  ce  q'-i  venait  d'arriver 
pouvait  être  compté  pour  un  accident  désagréable  tout  au  plus,  niais 
qui  n'était  pas  de  nature  à  moiivtr  l'expulsion  de  Crutns  ;  elle  s'approcha 
de  son  oncle,  et  l'arréiant  doucement,  elle  lui  dit  d'uu  ton  suppliant  : 

—  illais,  mou  uncle,  ce  n'est  p;)s  la  faute  de  M.  Brutus,  et  c'est  se  mon- 
trer bien  sévère  pour  lui  que  rie  le  renvoyer. 

—  Merci,  niadeiiioiselle,  dit  Brutus,  tandis  que  M.  de  Li'gano  détour- 
nait la  tète  avec  impatience  ;  merci  de  votre  bonne  volonté  pour  moi  ; 
mais  j'étais  venu  moi-même  pour  dire  à  M.  de  Lugano  que  je  ne  puis  de- 
meurer chez  lui  plus  long-temps. 

A  celte  parole,  le  comte  se  retourna  vivement,  et  s'approchant  tout  à 
ait  de  Brutus,  il  lui  dit  d'un  ton  où  la  colère  et  la  crainte  semblaient  par- 
ler ensemble. 

—  Et  pourquoi,  monsieur,  pourquoi  ne  pouvez-vous  rester  chez  moi  ? 
quelles  raisins  avez-vousde  me  quitter  ? 

Brutus  rrgarda  Paméla ,  qui  l'examinait  avec  un  nouvel  étonnement , 
et  iirépariitd'un  ton  humble  : 

—  Puisque  vous  avez  jugé  vous-même  que  mes  services  vous  étaient 
Inutiles,  il  n'est  plus  nécessaire  que  je  vous  dise  pourquoi  je  voulais  me 
retirer. 

Palméla  laissa  échapper  un  mouvement  qui  voidnit  dire  :  «  Mais  pour- 
quoi s'en  va-i-il  ?  »  tandis  que  le  comte  reprenait  vivement  : 

—  Mais  je  veux  le  savoir,  moi,  mous^ieur;  car  enfin  je  vous  ai  livré  mes 
secrets;  vous  avez  encore  des  papiers  à  moi. 

—  Je  vous  les  rendrai,  monsieur  le  comte;  et  quant  à  vos  secrets,  je 
n'ai  fait  qu'écrire  sous  voire  dictée  des  niéiîioiros  que  vous  destinez  à  la 
publicité.  Je  ne  sais  que  ce  que  tout  le  monde  saura  bietitôt. 

Le  comte  frappa  la  terre  du  pied  avec  colère,  et  reprit  sa  promenade 
dans  le  salon. 

Puis,  comme  si  dans  ce  moment  de  silence  il  eût  amassé  une  nouvelle 
somme  de  curiosité  et  d'inquiétude,  il  s'écria  tout  à  coup  : 

—  Je  veux  savoir...  je  saurai  ce  qui  vous  fait  sortir  de  chez  moi  ;  je  le 
veux,  entendez-vous  ? 

—  Soiî,  monsieur  le  comte,  si  vous  l'ox'gcz,  je  vous  le  dirai. 

—  Parlez  donc  ! 

—  Ce  n'c!-t  qu'à  vous,  monsieur  le  conile,,  qtfc  je  puis  le  dire. 

—  PamCla,  laissez-nous,  dit  le  comte,    j  ', , 

—  Pardon  ,  reprit  encore  Brutus  ,  mais  voici  ma  mère  qui  paraît  s'é- 
veiller; et,  quoique  sa  raison  soit  pordue  pour  beaucoup  de  choses,  elle 
pourrait  coiuprendie  le  .'dis  de  ce  que  je  dois  vous  révéler,  cl  pour  elle 
ce  serait  un  h»riible  malheur. 

Ce  nouveau  mystère  parut  alarmer  tout  à  fait  M.  de  Lugano;  mais  il 
semblait  ne  pas  osit  quitter  la  foll»  ;  car  il  la  regardait  s'agiter  déjà  sur 
le  fauteuil  où  ou  l'avait  placée.  Il  s'approcha  pour  entendre  les  mots 
confus  qu'elle  laissait  échapper;  mais  c'i  st  à  peine  s'il  avait  entendu  les 
mots  de  :  «  Lyon...  guillotine... ,  »  que  M.  de  Lugano  s'écria  violem- 
ment : 

—  Sorlfz  tous  les  deuï,  sortez  ! 

L'accent  (épouvanté  de  M.  de  Lugano ,  le  tremblement,  convulsif  de  son 
corps ,  appelèrent,  culin  ratteutiou  de  Brutus;  pour  la  première  fois  il 
s'éio'ina  de  l'cmotioii  oxiraoniiiiaire  que  sa  mère  produisait  sur  cet  hom- 
me ;  et ,  au  lieu  doltéir  comme  il  cfttfait  en  toute  autre  circonstance  ,  il 
demeura,  et  lui  dit  : 

—  Monsieur  le  comte  ,  ma  mère  a  parlé  de  Lyon  ,  de  guillotine  ;  ces 
mots  ont  pu  vous  rappeler  de  pénibles  souvciir.s;  pcnnetttz  que  je 
l'emmène. 

—  lit  (|uels  souvenirs  voulez-vous  donc  que  cela  me  rappelle  ,  mon- 
iicnr? 

Pardon,  monsieui  le  comte,  dit  Brutusqui  ne  scduiitaitpasdc  l'affreuse 
port.'e  de  ses  parob'!};  mais  vous  étirz  repré.seiitaiit  du  peuple  à  l'épotiue 
de  la  piise  do  Lyon  :  vous  avez  voulu,  je  le  sais,  prévenir  les  sangl.in  tes 


exécutions  qui  ont  eu  lieu  ;  mais  voire  volonté  a  été  impuissante  contre 
la  volonté  de  Foucbé,  et  je  conçois  que... 

—  Ce  n'était  pas  Fouché,  dit  tout  à  coup  la  folle  en  se  levant,  c'était... 
El/e  sembla  chercher   un  souvenir,  porta  les   yeux  sur   M.    de  Lu-» 

gano  et  le  regarda  long-temps  avec  une  attention  qui  le  tint  cloué  à  sa 
place.  ^ 

Cet  examen  fut  long,  et  un  silence  effrayant  régnait  entre  tous  les  ac- 
teurs de  cette  scène. 

Eiilin,  le  regard  de  la  folle  perdit  peu  h  peu  de  celle  ardente  G\ii6  -lui 
semblait  pénétrer  jusqu'aux  entrailles  de  M.  de  Lueano  ;  il  reprit  soa 
inceititude,  sa  mobilité,  et  elle  dit  d'une  voix  assez  indifférente  : 

—  J'ai  faim. 

î\l.  de  Lugano  respira  comme  si  un  poids  horrible  venait  de  lai  être  en- 
levé de  la  poitrine,  et  il  dit  en  entraînant  Brutus  : 

—  Paméia,  faites  donner  à  manger  à  cette  pauvre  fetarae.  Vous,  Bru< 
tus,  venez. 

Il  remmena  dans  son  cabinet. 

Eh  bion  !  d.t  il  à  Brutus,  quelle  raison  vous  force  à  quitter  ma  nwison? 

—  Vous  savez,  monsieur  le  comte,  pourquoi  je  me  suis  baîtu  .' 

—  Non  !  en  vérité. 

—  Je  vais  dauc  vous  l'apprendre,  mon'^ieur  le  comte. 
Ici  Brutus  commença  le  récit  de  ti>ut  ce  qui  lui  était  arrivé  an  ti'hge, 

les  psopos  des  paysans,  sa  propre  cok-re,  enlin  l'explicaù'in  avec  Kosalic 
elle  cure,  et  dans  tout  cela  Brutus  parbit  comme  s'il  efit  été  conp.bte. 

On  e'it  dit  qu'il  s'accusait  d'exister  et  de  .s'être  trouvé  fUr  le  pa-sagc  de 
M.  dii  Lngino  pour  faire  faire  une  mauvaise  action  à  son  fils. 

Depuis  qu'il  parlait  ainsi,  le  visage  de  M.  de  Lug  no  aviit  p'is  U'i  air 
de  satisfaction,  et  quand  Brutus  eut  fini,  il  lui  dit  vivement  : 

—  Je  vous  remercie,  Brutus,  vous  êtes  un  honnête  homme  un  brave 
prçon,  et  je  ne  laisserai  pas  celle  bonne  ronJuiiesans  recomprnsf.  Mai* 
il  y  a  un  meilleur  parti  à  prendre  que  de  soi  tir  de  chez  moi,  c'est  de 
quitter  tout  à  fait  <  e  pays  ;  allez  vous  établir  ailleurs,  loin  d'ici,  avec  votre 
mère  et  votre  sœur;  de  cette  façon,  tout  sera  rompu,  il  n'y  aura  plus 
rien  à  craindre  pour  personne. 

—  Vous  oubliez,  monsieur  le  comte,  que  Je  n'ai  pas  les  moyens  d'alLi 
métablir  ailh'urs. 

—  Ah  !  lui  dit  le  comte,  je  vous  les  donnerai,  je  vous  les  fournirai.  Je 
vous  assurerai  de  quoi  vivre  à  vous,  à  votre  sœur,  à  votre  mère. 

—  Miiis  on  dira...  lit  Brutus. 

—  Que  voulez-vous  qu'on  dise?  reprit  vivement  le  comte  de  Lugano, 
c'est  une  chose  toute  naturelle  et  très  convenable.  Je  voes  dois  bm  ce- 
la..., mais  il  faut  partir  demain,  ce  soir,  dans  la  nuit  si  c'est  possible. 
Vous  irez  à  Lyon...  Non,  pas  à  Lyon,  ii  Grenoble.  Je  vous  y  fei  ai  parve- 
nir vingt,  trente  raille  francs,  puis  vous  acheieiez  une  petite  piojiricté 
aux  environs,  plus  loin,  du  côté  de  Gap  ;  c'est  un  bon  pays.  Mais  il  faut 
pourvoir  à  vos  premiers  besoins;  rentrez  chez  vous,  faites  vos  prépara- 
tifs... Ce  soir  je  vous  ferai  tenir  les  premiers  fonds  néce.-saires.  Une  de 
mes  Voilures  ira  vous  prendre  et  vous  conduira  jusqu'à  Grenid)'e. 

—  Mais,  dit  Brutus,  qui,  malgré  tous  les  avantases  de  pareilles  offres, 
sentait  quelque  répugnance  à  voir  ainsi  disposer  de  son  existence,  mais 
je  ne  sais  si  je  dois... 

—  Faites  bien  attention,  dit  le  comte,  que  c'est  le  seul  parti  à  prendre, 
surtout  pour  vous  ;  que  j'aurais  le  droit  de  me  inonirer  irrité  de  o-  qui 
arrive,  car  voire  sœur  a  cherché  à  séduire  mon  fils,  e:  cette  conduite,  si 
je  la  voulais  qualifier... 

Les  plus  habiles  sont  souvent  les  plus  maladrnî's,  et  c'est  ce  qui  arriva 
il  M.  (le  Lugano.  Parce  qu'il  avait  trouvé  dsns  Brutus  une  condescendance 
ab.'^olue,  une  ignorance  complète  rie  ses  droits,  il  s'im.igiiia  qu'il  pouvait 
tout  obtenir  de  celle  dispositinn  ;  mais  il  avait  été  trop  loin. 

Brutus  se  leva  soudainement,  et  lui  dit  d'un  ton  où  se  révélait  toute 
cette  partie  cachée  de  son  aine,  dont  personne  ne  soupçonnait  la  no- 
blesse : 

—  Monsieur  le  comte,  Rosalie  n'est  pas  entrée  dans  voire  château  pour 
y  séduire  M.  Hector  ;  c'est  votre  fils  qui  s'e  t  introduit  furtivement  dar.a 
ma  pauvre  maison  pour  y  déshonoier  ma  sœur;  et  si  quelqu'un  a  à  se 
plaindre  ici,  il  me  semble  que  ce  n'est  pas  vous. 

Le  comte  comprit  sa  faute  f  t  répaiM  plus  doucement  : 

—  Nous  avons  tons  deux  à  nous  plaindre,  et  j'ai  eu  ii  rt  de  vous  2ccu- 
sor...  Mais  ciiliii  il  faut  que  cela  linisse,  le  moyen  que  je  vous  offre  est  le 
seul  praticable,  l'n  délinitive,  vous  ne  pouvez  pis  rester  dans  ce  pavs... 
Vous  ne  ie  pouvez  pas...  Je  ne  le  veux  pas...  Votre  mère,  c'est  à-dire 
voire  tœur...  Enfin,  je  vous  offre  quarante  mille  francs,  voulez  vous  par- 
tir? 

Le  premier  mouvement  de  Brutus  fut  pour  un  refus.  Sans  q  l'il  pùl 
bien  .se  rendre  compte  de  ce  qu'il  éprouvait,  il  lui  siMiblait  qu'il  faisait 
mil  ché  de  snn  honneur  et  de  ses  droits  ;  mais  la  misère  de  sa  mère  ei 
l'andarieuse  révolte  de  sa  sœur  se  pivsonièrent  à  Ini. 

tester  dans  le  pays  après  sa  querelle  avec  les  paysans,  et  redcven'Lr 
maître  d'é  oie  api  es  ce  qu'on  avait  dit  de  su  sœ.ir.  c'éldi  impossible... 
Mais  où  tillcr  ?  que  faire?  que  devenir?  L'avenir  y  pourvoiraiL  11  ne  ré- 
pondit qu'un  mot  : 

—  Nous  partirons,  monsieur  le  comte. 

—  Et  je  vous  porterai  moi-mcmc  ce  soir  le  premier  argent  que  je  vous 
destine. 


18 


LE  MAGRSIN  LITTÉRAIRE. 


=—  C'est  îuuiile,  moiisictir  le  comte  ;  j'ai  encore  les  cent  francs  que 
vous  m'avez  doiiiiés,  ce  sera  assez  pour  vivre  jusqu'il  ce  que  nous  ayons 
trouvé  (!c  l'ouvrage. 

—  Non  !  non  !  dit  le  comte,  qui  parut  ému  par  ce  noble  désintéresse- 
ment; non,  jt:  n'accepte  pus,  je  ne  veux  pas;  ce  serait  me  désob'iger. 

Il  regarda  Brutus,  et  il  sembla  qu'une  nouvelle  idée  vînt  le  frapper  ;  il 
ifprit  celte  promenade  active  dont  il  avait  l'haljiiucle  toutes  les  fois  qu'il 
Ciait  préoccupé  par  quelque  pensée  qu'il  Cherchait  à  éluder, 

lîiilin  il  s'arrêta  devant  Brutus ,  et  lui  dit  en  le  contemplant  aV(.o  un 
intérêt  tout  paiticulier  : 

—  Mais  quel  âge  avez  vous  au  juste? 

—  Vingt  ans,  monsieur. 

—  Vingt  ai!S  !  dit  le  comte  en  tressaillant.  El  où  êles-vous  né  ? 

—  llclas  !  mo  sieur,  dit  Bi  lUus,  à  l'iiuspicc,  et... 

Comme  il  allait  continuer,  il  aperçut  sa  mère  qui  quittait  le  salon  et 
qui  s'éloignait  assci  paisiblement. 

—  Paidon,  dit-il,  voilà  ma  mère  qui  s'en  va,  si  on  la  rencontrait  ainsi, 
on  pourrait  ia  poursuivre  encore  et  l'effrayer...  Je  vais  la  ramener  à  la 
luaisun. 

—  Eh  bien!  lui  dit  M.  de  Lugano  avec  une  expression  sérieuse ,  mais 
pleine  d'affection,  attendez-moi  ce  soir,  j'irai  vous  trouver. 

—  Ce  soir,  dit  Brutus,  chez  nous  ! 

—  Oui ,  reprit  le  comte ,  quand  la  nuit  sera  tout-à-fait  close ,  vers  dix 
Leures. 

—  Comme  il  vous  plaira,  monsieur,  je  vous  remettrai  vos  papiers. 

Et  tout  aussitôt  Brutus  qi.itta  le  comte ,  et  rejoignit  sa  mère  qui  Ee 
laissa  paisiblement  aborder  et  diriger  parsonflls. 

Br  lus  la  menait  doucement  vers  la  petite  porte  qui  ouvrait  en  face  de 
sa  maison  ,  lorsque  tout  à  coup  il  entendit  un  léger  bruit  près  rie  lui ,  tt 
il  aperçut  Païuéla,  dont  les  yeux  étaient  rouges  comme  si  elle  avait  beau- 
coup pleuré. 

—  Monsieur  Brulus ,  lui  dit-elle,  en  l'abordant  rapidement ,  il  faut  que 
je  vous  parle. 

—  A  moi? 

—  Oirt  ,  à  vous. 

—  C'est  que  dans  ce  moment...  Ct  Brutus  en  lui  montrant  sa  mère. 

—  Ah!  nous  n'aurions  pas  le  temps.  Mais  ce  soir  je  serai  seule  dans  le 
parc,  venez  vers  huit  heures,  je  serai  dans  cette  allée. 

El  sans  attenilre  la  réponse  de  Brutus  elle  s'éloigna. 

Lorsque  Brutus  eut  ramené  sa  mère  dans  sa  maison  ,  il  se  mil  à  réflé- 
chir à  tout  ce  qui  lui  était  arrivé  depuis  quelques  heures. 

Il  y  a  des  momens  où  les  hommes  les  plus  habitués  à  se  trouver  dans 
kscontlilsd'événemens  les  plus  pressés  se  sentent  désorientés,  ct  ne  sa- 
vent de  quel  côté  se  diriger. 

Que  devait-il  donc  arriver  à  Brutus,  qui,  pour  la  première  fois,  voyait 
sa  vie  mise  en  question  ;  qui  avait  à  prendre  parti,  non  seulenieiit  pour 
lui,  mais  encore  pour  sa  sœur?  Quoi  qu'il  eîtde  colère  contre  Pios;die,ii 
concevait  cependant  qu'elle  avait  sur  lui  une  grande  supériorité  dans  toui 
ce  qui  concernait  l'action  de  sa  vie,  et  il  entra  dans  sa  chambre  pour  s'ex 
pliquer  avec  elle. 

Il  lui  lit  part  de  la  proposition  de  M.  de  Lugano  ;  mais  Rosalie  la  rc 
poussa,  non  par  le  même  sentiment  de  Brutus,  ntui  parce  qu'elle  ne  vou 
lait  pas  recevoir  le  prix  de  l'ahandon  qu'e'le  ferait  de  ses  droits  sur  Hec- 
tor, mais  parce  qu'à  son  dire  ce  prix  n'éia  t  pas  assez  élevé. 

—  Oh  !  non,  lui  dit  elle,  je  ne  partirai  pas.  Ce  n'est  pas  ponr  si  pe'i 
qu'il  m'aura  traitée  comme  il  l'a  fait.  Oh!  je  le  ferai  passer  par  un  pelil 
chemin  où  11  n'y  a  pas  de  pierres  ! 

—  Mais  que  prétends-tu  faire  ? 

—  Je  l'en  ai  averti,  c'est  plus  que  suiDsant  ;  tu  n'as  pas  besoin  d'e:i 
savoir  davantage.  Seulement  mets-toi  bien  dans  la  tète  que  je  ne  partirai 

pas.  ., 

—  Tu  le  déclareras  donc  toi-même  à  M.  de  Lugano,  dit  Brutus  ;  car  il 
vii.n..)  ace  soir. 

—  Ici! 

—  Ici. 

-  Et  tu  ne  me  le  dis  pas  !  et  tu  ne  m'avertis  pas!..  Il  trouvera  la  mai- 
sou  en  désordre,  il  nous  prendra  pour  des  gueux  ;  mais  tu  n'as  pas  plus 
de  cœur,  tu  n'as  pas  plus  d'amour  propre  (lu'un  gardeur  de  moutons. 

T(iU;efois  ce  n'est  pas  pour  ajouter  un  Irait  au  tableau  des  bonnes  dis- 
positions de  Mlle  Rosalie  que  nous  avons  parlé  de  cet  entretien;  c'est  à 
cause  d'un  mot,  d'un  seul  mol  qui  y  fut  primonr-é  et  qui  bouleversa  tout 
le  cœur  de  Brutus,  et  a,  porta  dai  s  sa  pensée  plus  de  ireuble  que  n'eus- 
s£nl  pu  faire  les  événemens  les  plus  extraordinaires. 

Comme  il  discutait  avec  sa  sœur  les  droits  qu'elle  croyait  avoir  su:' 
Ilecior.  il  lui  dit  : 

Non,  vois  tu,  je  ne  souffrirai  pas  qu'il  abandonne  Mlle  Paméla. 

—  Oh  !  s'écria  Rosalie,  si  lu  n'étais  pas  ua  imbécile  ! 

—  Pla!!-il. 

—  Tu  te  serais  fait  aimer  de  celte  Paméla. 

—  Moi? 

—  Eh  !  oui,  toi  !  si  tu  n'étais  pas  si  balourd  cl  si  béte;  mais  tu  n  r.3 
Jamas  osé  lever  les  yeux  sur  une  femme.  Je  suis  sûre  que  lu  ne  sais  pas 
même  si  elle  est  jolie. 

—  Ab  !  que  si,  elle  est  jolie  !  s'écria-t-il  avec  chaleur. 


—  Mais  pculêlre  bégueule  ? 

—  Au  (diitraire,  bonne,  douce,  cbarmarte. 

—  Bail!  lit  Rosalie,  et  tu  n'en  es  pas  amoureux? 

—  Anioui  eux  !  répéta  Brulus  en  haussant  les  épau'c?. 

—  Eh  bien!  oui,  amoureux,  lui  dit  Rosalie;  où  sérail  le  grand  mal? 

—  Amoureux  !  répéta  Brulus,  tu  es  fullel 

Puis  ils  se  séparèrent,  elle  pour  continuer  les  apnrcts  de  la  récrplion 
de  M.  deLuguno,  lui  pour  rêver.  A  quoi  lévat-il.  " 

IX. 

Les  dieux  s'en  vont  ;  est-ce  que  l'amour  qui  est  un  dieu  aussi  ne  s'en 
va  pas?  Je  ne  sais;  mai;  il  me  parait  du  moins  qu'il  se  déplace,  ou,  si  on 
l'aime  mieux,  qu'il  se  transforme. 

Voyez  plutôt  :  nous  avons  l'amour  régulier,  celui  qui  s'établit  avec  le 
consentement  des  prud'hommes  de  deux  familles;  sur  des  convenan  esde 
jeunesse,  de  caractères,  de  fortune,  d'avenir;  amour  chaste,  honnête,  aux 
désirs  contenus  sans  trop  de  peine,  aux  rê7es  solidement  basés  sur  une 
réalité  prochaine;  amour  mesuré  et  clairvoyant  qui,  par  un  sentier  balu, 
mène  jusqu'au  mariage,  entre  dans  la  maison,  et  qui,  s'il  n'y  deinr nre  pas  À 
éternellement,  ne  la  quille  du  moins  qu'après  avoir  laissé  à  sa  place  la  1 
conliance,  l'hobitude  et  la  communauté  d'intérêts.  C'esi  cet  amour  qu'il 
faut  souhaiter  à  son  lils  ou  à  sa  Cfe  pour  leur  bonheur  et  leur  honneur. 

Nous  avons  aussi  l'amour  extravagant,  celui  qui  attache  les  natures  les 
plus  hautes  aux  organisations  les  plus  viles,  les  esprits  les  plus  sensés  aux 
imaginaiions  li  s  plus  fantastiques. 

On  trouve  encore  dans  notre  société  l'amour  forcené  qui  tue,  l'amour 
aveugle  qui  perd,  l'auiour  qui  se  veud  ;  l'amour  qui  achète,  ct  cet  amour  jà 
dégradé,  quoique  jeune,  et  qui  brû'e  dans  la  fange  parmi  les  joies  bruia-  * 
les  du  désordre.  Nous  avons  tous  les  amours  adultères,  depuis  celui  qui 
se  cache  par  les  ruses  les  plus  perv  rses  ct  les  plus  assidues,  jusqu'à  ce- 
lui qui  porte  sa  honte  le  front  haut.  Nous  avons  bien  aussi  quelques  no- 
b'es  amours,  si  umissions  dévouées  jusqu'au  martyre  ,  protections  lidèles 
ju  qu'à  la  tombe. 

Il  y  a  aussi  un  amour  qui  semble  être  surtout  de  notre  époque,  c'est 
celui  des  hommes  qui  ont  usé  leur  jeunesse  dans  l'ivresse  des  plaisirs  gros- 
siers ou  dans  la  pratique  des  affaires,  c'est  celui  des  femmes  qui  ont  laissé 
dormir  trop  tard  leur  cœur  {"ans  les  occupations  sérieuses  ou  frivoles 
d'une  vie  monotone  et  froide.  Une  heure  vient  où  un  rayon  de  ce  feu 
qu'ils  ont  ignoré  brille  à  leurs  yeux,  heure  tardive  qui  leur  montre  le  so- 
leil quand  il  descend  déjà  à  l'huiizon. 

Et  ce,  endant.  pour  ces  voyageurs  fatigués  qui  ont  trop  long-temps  mar- 
ché à  l'om/re,  l'éclat  de  cet  astre  est  si  éblouissant,  sa  chakur  si  vive, 
qu'ils  s'en  laissent  aveugler  et  pénétrer,  et  voilà  tout  aussitôt  des  passions 
profondes  et  naïves  qui  commencent  entre  gens  qui  devraient  savoir  ce 
qu'ils  font,  et  qui  y  sont  aussi  maladroits  et  aussi  ingénus  que  des  enfans  ; 
amour  dillicile,  car  il  a  besoin  d'esprit  pour  parler  et  d'élégance  pour  n'ê- 
tre pas  li  licule. 

r.iais  ce  que  nous  n'avons  plus,  ce  que  vous  chercheriez  vainement  au- 
tour de  vous,  c'est  l'amour  adolescent,  cet  amour  qid  est  beau  seulement 
parce  (iu'il  est  de  l'amour,  cet  Mnourdu  malin  de  la  vie  qui  prend,  dans 
toute  SI  virgin  l-,  le  caurde  deux  créatures  jeunes,  belles,  pures,  in  clli- 
genles,  pour  les  donner  l'une  à  l'au  re  avec  une  foi  sans  bornes  ct  une  es- 
pérance illimitée;  amour  de  jeune  homme  et  de  jeune  fille  où  tout  est 
charmant  et  gracieux,  depuis  les  rêves  les  plus  impossibles  jusqu'aux  en- 
l'aiitillagcs  les  plus  mièvres;  et  cela  parce  que  cet  amour  a  si  juslemeut 
raison  d'e-ister  (|ue  tout  ce  quil  fait  est  bien  fait. 

C'est  cet  amour  auquel  il  est  permis  de  se  mirer  dans  les  étoiles  à  une 
heure  convenue,  d'interroger  l'oracle  de,  fleurs,  de  se  faire  des  amullettcs 
d'une  feuille  desséchée,  d'appuyer  ses  lèvres  où  s'est  appuyée  une  main, 
et  de  demander  à  genoux  un  ruban  passé  ou  une  viole'te  qu'on  arespirée; 
enfin  c'est  celui  oui  n  la  folle  illusion  de  se  croire  immortel,  et  qui  jure  de 
mou  ir  pluiôl  que  d'oublier. 

Ilélas  !  entre  nos  belles  demoiselles  qui  concertent  déjà  au  pensionnat 
les  coquetteries  avec  lesquelles  elles  brilleront  dans  le  monde,  et  nos  jeu- 
nes gens  qui  semblent  croire  que  le  titre  d'honnne  ne  s'acquiert  que  dans 
le  vice,  re  bel  amour  n'existe  plus;  et  beaucoup  d'hommes  auront  vécu 
qui  n'auront  jam.ais  été  jeunes,  et  pourqid  le  récit  d'un  pareil  amour  sera 
un  rêve  de  poète  dont  ils  riront  comme  on  rit  de  toutes  les  religions  dont 
on  ne  connaît  pas  les  cèle  tes  mystères. 

Quant  à  nous  qui  sommes  en  face  d'un  pareil  amour,  nous  hésitons  à 
le  raconter,  car  nous  avons  dit  que  Brutus  s'était  éloigné  pour  rêver.  Et 
comltion  trouverons-nous  do  lecteurs  qui  croiront  qu'un  jeune  homme 
de  vingt  ans  s'en  allât  le  cœur  boideversé  par  un  mot,  pour  se  demander 
si  véritablement  il  était  amoureux? 

—  Amoureux  !  se  dit-il.  Mais  qu'est  ce  donc?  ma  sœur  prétend  que 
M.  Hector  est  amoureux  d'elle. 

El  sans  avoir  été  le  témoin  de  cet  amour,  il  lui  semblait  qu'il  ne  pouvait 
y  avoir  dans  son  cœur  et  dans  celui  de  cet  homme  des  sentimens  qui  dus- 
sent porter  le  même  nom  ;  et  cel  amour  que  Rosalie  disait  éprouver  cl 
doi  t  elle  parlait  si  haut  d'une  voix  criarde  et  d'un  air  nieiiaçanl,  si  c'éla  t 
de  l'amour,  Brutus  n'en  avait  point.  Et  cependant  qu'énrouvait-il  pour 
Paméla  ? 

Maiulenant  qu'il  s'interrogeait,  il  reconnaissait  bien  qu'elle  ne  lui  était 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


19 


pas  indifférente.  Peut-être,  s'il  l'eût  quittée  avant  ce  mot  de  sa  sœur, 
li'eûl-il  pas  rru  qu'il  la  regrctlcrait,  pcui-éirc  eût-il  simplement  emporté 
son  imiigc  et  son  souvciiir,  fans  se  douter  qu'il  y  penserait  au  premier 
mot  d'amour  qui  lui  serait  dit,  C3mme  il  arrive  quelquefois  à  un  voyageur 
in-oiiciaiu  qui  traverse  les  plus  bsaux  sites  sans  les  contempler  :  si,  long- 
temps après,  on  lui  parle  de  quel(|ue  magiiilique  paysage,  il  se  ressou- 
vient tout  à  coup,  se  rappelle  les  beaux  spetiaclcs qu'il  a  vus,  et  sent  naî- 
tre en  lui  un  regret  de  ne  pas  les  avoir  admires. 

Mais  il  n'en  pouvait  plus  être  a'nsi  pour  Bruius;  ses  regarc-'s  avaient  6i6 
arrè'.es  et  tournés  sur  luiiiièiv.e,  et  le  pauvre  jeune  homme  clicrcl)a:t  déjà 
P  se  comprendre.  Oui,  Paméla  lui  semblait  yn  être  doux,  gracieux;  elle 
lui  semblait  belle;  si  Faa;élaeût  été  menacée  de  mort,  il  se  fût  mis  à  sa 
place  avec  Joie;  si  elle  lui  eût  dit  qu'il  fallait  devenir  liche,  il  eûtcherclié 
tt  aimé  la  fortune,  il  fallait  bi'Mi  qu'il  le  reconnût. 

Jusqu'à  ce  moment,  il  n'avait  pensé  à  rien  de  tout  cela  ;  mais  mainte- 
nant, à  mesure  qu'il  s'interrogeait ,  il  découvrait  combien  le  bonheur  de 
sa  vie  était  soumis  au  bonheur  d'une  autre, 

Mais  parce  qu'il  ne  s'occupait  que  d'elle  ,  parce  que  dans  tout  ce  long 
examen  qu'il  faisait  de  son  cœur,  il  ne  mêlait  pas  une  espérance  pour  lui, 
parce  qu'il  se  sentait  prêt  à  tout  pour  Paméla  ,  sans  oser  désirer  une  ré- 
compense de  ses  sacrilices,  il  se  disait  qu'il  n'éprouvait  point  d'amour;  et 
cnîJn  il  en  aiiiva  à  celte  conclusion  bien  digne  de  ce  cueur  ignorant  :  je 
l'aime,  mais  je  n'en  suis  pas  amoureux. 

Et  cette  conclusion  n'éîait  p  s  si  niaise  qu'elle  semblait  l'èirc  ;  car  il  y 
a  aussi  deux  amours  dans  ce  bel  amour  vrai  dont  nous  parlions,  celui  qui 
aime  pour  être  aimé,  et  celui  qui  n'aime  que  pour  aimer. 

Voilà  donc  où  en  était  Bi  utus  après  une  longue  nverie ,  et  il  sa  crojait 
bien  assuré  d'itrc  dans  la  vérité  lorsque  sonna  l'heure  où  il  devait  aller 
trouver  Paméla  ;  et  alors  tout  ce  bel  édifice  d'affection  calme  qu'il  s'était 
retracé  s'éci  oui  i  tout  à  coup. 

A  l'idée  de  la  revoir ,  il  s'effraya  de  penser  qu'il  la  regarderait  ;  à  la 
pensée  de  lui  parler,  il  éprouva  Qu'il  m;  l  oserait  plus  ;  au  moment  de  l'en- 
tendre, l'écho  de  cette  voi^  d'enfant  lui  sembla  une  nvisique  oubliée  dans 
son  cœur,  et  qui  l'enivrait  par  le  souvenir,  et  dont  il  ne  pourrait  supporter 
les  sons  sans  pleuier  et  en  être  heureux.  Il  pensa  à  n'y  pas  aller  ,  cl  si 
quelqu'un  l'eût  arrêté,  il  l'eût  brisé  sur  sa  route  poui"  arriver  plus  tôt  ;  et 
connue  il  restait  immobile  sur  la  porte  du  parc,  encore  incertain  s  il  irait 
à  ce  rendez-vous,  la  peur  (]u'il  eut  qu'elle  n'y  fût  pas  venue,  ou  qu'elle  fût 
déjà  par  le,  ly  ft  courir  avec  raplditt'. 

Elle  venait  du  bout  de  cette  lon:;ue  allée  qu'elle  lui  avait  dés'gnée,  elle 
soleil  qui  se  couthail  à  son  extrémité  dans  un  cadre  sombre  d'épais  til- 
leuls éclairait  celte  forme  aérienne  d'une  iransparence  étbérée.  Ses  ieiines 
chevtui,  légèrement  soulevés  par  la  marche  et  h  biisc,  s'éclaii  aient  des 
iay(!ns  jaunes  du  soleil  e;  environnaient  ce  visage  de  jemic  lille  d'une  au- 
réole d'ange. 

lîrutus  s'arrêta  immobile  :  il  se  sentit  prêta  tomber  à  genoux,  non  pour 
adorer,  mais  pour  demander  pardon  ;  il  bu  sembla  qu'il  était  coupable;  il 
conqirit  un  moment  qu'il  aimait  comme  il  netroyail  pas  aimer;  et  cela  lui 
sembla  un  outrage,  que  lui,  miséruldc  enfant  perdu,  pênii)le  lultcur  dan? 
une  vie  de  pauvreté ,  si  mal  vetu  et  si  grossier  qu'il  était,  il  eût  es  j  regar 
der  autrement  que  comme  une  divinité  qui  n'était  pas  de  sa  terre  cette 
belle  jeune  lille  blauclie  et  frêle ,  et  dont  la  vie  délicate  ne  scml)lait  pou 
voir  respirer  que  le  parfum  du  luxe  et  le  langage  paré  des  senùmcns  les 
plus  exquis. 

Quant  à  Pamé'a,  cl'e  éta't  tout  à-fait  ignorante  de  son  cœur;  et  si  qucl- 
qa'iiDliiiefitdit  qu'eile  aimait  Brutus,  elle  eût  pu  s'interroger  sans  crain- 
te ;  car  si  naïve  qu'elle  fùi,eile  savait  dii'jà  assez  du  monde  pour  lépondrc 
qiic  c'eût  été  ridicule.  Elle  aiionla  Erutus ,  et  lui  parla  la  première. 

Elle  était  agiée;  elle  avait  encore  pleuré,  mais  elie  ne  se  meliaii  pas  en 
pc  ne  de  le  caehfr  :  cet  houimc  était  si  loin  d'c'lti,  qu'elle  n'avait  pas  de 
vanité  vis-à  vis  ilc  lui.  Et  cependant  elle  eût  caelié  ses  l;-rmes  à  un  valet, 
parce  que;  de  pareils  regard;  profanent  la  doid 'ur  où  ils  pénèlient  ; 
elle  les  avait  cachées  à  son  oiitli?,  parce  qu'il  les  aurait  jugées  et  con- 
damnées, 

Pourquoi  venait-elle  si  confiante  les  montrer  à  Brutus  ? 

C'est  que  Brutus  était  à  elle  comme  un  esclave,  comrae  un  chien,  com- 
me un  ami  ;  elie  n'avait  pas  de  nom  pour  cette  coiiiiance  qu'elle  accor- 
dait ainsi  à  cet  homme  ;  mais  elle  soulfrait,  et  elle  venait  le  lui  dire;  mais 
c'Ie  se  croyait  en  danger,  et  elle  n'hésitait  pas  à  l'appeler  à  son  aide. 

Donc,  quand  elle  fut  près  de  lui,  elle  commença  ainsi,  d'une  voix  al- 
térée : 

—  J'ai  voulu  vous  voir,  monsieur  Brutus,  parce  qu'il  faut  que  vous  me 
disiez  la  vérité. 

—  Quelle  vérité  !  répondit  Brutus,  dont  l'émotion  changea  ('c  nature 
à  cette  qiu'siion  ;  car  il  prev  t  ce  que  Paméla  allait  lui  demander. 

—  Vous  ne  voulez  pas  me  mentir,  je  suppose,  dit  Paméla  ;  car  vous 
savez  bien  ce  que  je  veux  dire. 

—  Je  vous  assure...,  dit  Brutus. 

—  Ecoulez,  dit  Paméla  vivement  :  hier,  quand,  après  cette  scène  extra- 
ordinaire (pii  s'est  passe  e  au  chàieau,  nmu  oncle  vous  a  emmené  chez 
lui,  je  suis  restée,  moi,  près  de  votre  mère. 

—  Eh  bien  'i"  dii  Brutus, 

— Eh  bien  !  savez-vous  ce  qu'elle  m'a  dit?  Je  vous  le  répète  mot  pour  mot 
pour  que  vous  compreniez  bien  ce  que  j'ai  dû  penser.  La  fureur  qui  l'avait 


d'abord  saisie  à  ma  vue  s'était  tout-à-fait  calmée,  et  elle  s'approcha  de  moi 
en  me  disant  :  «  Ah  !  vous  êtes  bien  plus  belle  que  votre  frère.  Mais  je 
«n'ai  pas  de  frère,  lui  dis-je.  —  Ah  !  si  vous  en  avez  un,  je  le  connais; 
»ihi  ut  tous  les  jours  à  la  maison  ;  il  sera  le  mari  de  llosalie,  il  le  lui  a 
"pomis.  —  Qui  ?  m'écriai-je,  Hector  !  —  Vous  voyez  bien,  répliqua-t- 
»elle,  que  vous  le  connaissez,  et  que  c'est  votre  fière.  Oui,  oui,  il  épou- 
Dscra  ma  lille,  et  il  sera  mon  fils  à  la  place  de  celui  qui  est  mort.  —  Mais 
«monsieur  Brutus  n'est  pas  mort,  lui  Ois-je.  —  Ah  !  tant  mieux  !  «  Et  alors 
elle  ajouta  parmi  beaucoup  d'autres  folies  :  «  S'il  n'est  pas  mort,  j'aime- 
«rais  L.ieux  que  ce  fût  vous.  »  Je  voulus  lui  faire  expliquer  celle  phrase 
que  je  ne  cyniprenaispas,  etellereprit  :  <iOui,  j'aimerais  mieux  que  ce  fût 
«vous  (pai  devinssiez  mon  enfant  au  lieu  de  votre  frère.  Si  vous  épousiez 
»Bru  us,  vous  seriez  ma  fille,  comme  il  sera  mon  fib  quand  il  aura  épousé 
nUosalie.  1) 

—  Pauvre  mère  !  dit  Brutus,  à  qui  deux  larmes  vinrent  aux  yeux. 

—  Vous  voyez  bien,  monsieur,  que  je  sais  tout.  J'aurais  pu  ne  pas 
croire  aux  paroles  sans  raison  de  votre  mère  ;  mais  lorsque  je  me  suis  rap- 
pe  é  que  vous  n'aviez  pis  voulu  dire  devant  moi  les  raisons  qui  vous  fai- 
saient quitter  la  maison  de  mon  oncle,  j'ai  dû  être  certaine  de  la  vérité,  et 
c'est  pour  cela  que  j'ai  voulu  savoir  de  voas  si  c'était  vrai. 

Singulière  pli;  asa  où  Paméla  demandait  qu'on  lui  affirmât  ce  dont  elle 
avait  la  ceui  ude.  Mais  Brutus  n'y  prit  pas  garde  et  il  répartit  : 

—  Je  ne  vous  l'aurais  pas  di'  ;  mais  puisque  vous  le  savez... 

—  C'est  donc  vi  ai  !  s'éc  ia  Paméla.  Je  suis  trompée,  trahie,  et  trompée 
par  vou;.  Ah  !  c'est  indigne! 

—  Par  nui,  s'écria  Brutus,  par  moi  ! 

—  Oui,  par  vous,  car  il  y  a  long-temps  que  vous  le  saviez.  Vous  ne 
pouviez  pas  ignuier  que  mon  cousin  allaii  chez  voire  sœur,  qu'il  lui  avait 
promis  lie  l'épouser,  et  vou;  ne  m'en  avez  rien  dit!  Et  hier,  quand  je 
vous  ai  prié  de  vous  informer  de  ce  que  faisait  Hector,  vous  n'avez  pas 
répondu;  tirais  c'est  affi eux  ce  que  vous  avez  fait  là  ! 

Et  puis  elle  se  mit  à  pleurer  avec  les  marques  de  la  plus  vive  douleur. 

—  Mais,  s'écria  Brutus,  Je  ne  le  savais  pas  ;  car  ils  m'ont  trompe  aussi, 
moi. 

—  Bien  vrai  !  lui  dit-e'le. 

—  Mon  D.cu,  mon  Dieu  !  vous  avez  bien  mauvaise  opinion  de  moi,  re- 
prit Brutus.  Est  ce  que  je  l'aurais  souffert  si  Je  l'avais  su  ?  est-ce  que  J'au- 
rais voulu  permettre  à  iVl.  Hiclor  de  vous  faire  ce  chagrin  là? 

—  iiais,  (lit  Pa  uéla,  il  aime  votre  sœur,  et  son  bonheur  doit  vous  cire 
plus  cher  que  le  mien. 

—  Oh,  non  !  dit-il  vivement.  Puis  il  ajouta  d'an  ton  triste  et  soumis  : 
mais  ce  n'est  pas  ma  faute,  je  vous  jure  ! 

—  C'est  qu'il  promettait  dé  l'épous'T,  et  un  tel  avenir... 

—  0!i  !  ne  v„us  moquez  pas  de  moi  !  reprit  Bruius  ;  est  ce  que  je  ne 
sais  pas  que  c'est  impassible?  ma  sœ  r  est  une  folle  qui  l'a  cru;  mais 
1  )rsqu'bier  on  m'a  appris  dans  le  village  qu'elle  le  recevait  tous  les  jours, 
j'ai  si  peu  pensé  que  ce  pût  être  vrai,  que  J'ai  failli  étrangler  ce  pauvre 
Grand-Louis. 

—  Et  pourquoi  l'étrangler,  puisqu'il  disait  vrai? 

—  Oh  !  s'écria  Brutus,  c'est  que  ce  n'est  pas  ainsi  qu'il  le  disait. 

—  Et  comment  le  disait-il  ? 

Brutus  se  détourna  comme  pour  dompter  l'émotion  qu'il  éprouvait,  puis 
il  rci  rii  d'une  voix  sourde  : 

—  Oh  !  ça  ne  regarde  que  moi,  mademoiselle;  ils  m'ont  dit  des  choses 
bien  dures  et  bien  infâmes.  Je  ne  suis  qu'un  pauvre  giTÇon.  c'est  vrai,  je 
n'ai  ni  éducation  ni  fortune;  mais  me  dire  que  Je  prêtais  les  mains  à  la 
mauvaise  comluite  de  ma  sœur!...  mais  m'accuser  d'en  profiler!...  Je  ne 
leur  ai  pourta.it  jamais  fait  de  mal  à  ces  gens-là,  jamais.  Je  vous  le  jure, 
et  voilà  pourtant  comme  ils  m'ont  traité. 

—  Aussi,  dit  Paméla,  tout  le  pays  en  parle.  . 

—  Oui. 

—  Et  qua  prétendez-vous  faire?  reprit  la  jeune  fllle,  en  se  retournant 
vers  Brutus. 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez. 
— Comment  !  ce  que  je  voudrai? 

—  Oui  !  oui  !  M.  le  comte  m'a  bien  fait  des  offres  avantageuses,  il  m'a 
promis  beaucoup  d'argent  pour  quitter  le  pays  avec  ma  mère  et  mi  sœur. 
Mais,  quoi  qu'on  en  dise,  voyez-vous,  ce  n'est  pas  pour  de  l'argent  qi:e  je 
ferai  une  pareille  chose;  mais  si  ça  vous  convient,  à  vous,  ajouta  t-il  en 
s'aniiuant,  nous  partirons.  Je  saurai  bien  forcer  ma  sœurà  quiticr  le  pays. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  fit  Paméla,  en  affectant  un  air  indifférent,  ça  m'est 
bien  égal,  je  vous  jure. 

—  Ahl  lit  Brutu-,  qui  espérait  que  Paméla  l'aiderait  de  ses  co:iseils.  et 
qui  baissa  la  tête,  comme  accablé  de  la  responsabilité  qu'on  lui  laissait; 
eh  bien  !  alors  Je  tâcherai  de  faire  pour  le  mieuv. 

—  Est-ce  que  vous  préférez  rester?  dit  Paméla. 

—  Je  ne  sais  pas,  répondit  Brutus  d'un  air  désolé. 

—  Comment,  dit  Paméla,  vous  .le savez  pas? 

—  C'est  que,  reprit  Brutus  avec  un  véritable  désespoir,  Je  sois  si  maN 
heureux,  moi  ! 

—  Vous? 

—  Oui,  moi  :  ma  sœur  me  détos:o,  ma  mère  ne  m'aime  pas,  tout  le 
monde  me  persécute  et  m'en  veut  ;  et  vous,  ma.lcinoisclle  Paméla.  vous 
allez  m'cu  vouloir  aussi  ;  et  cepeudanl  Dieu  m'est  témoin,  et  je  crois  ca 


LE  MAGASLN  LîTTÉr.AIRE. 


î)iou ,  moi  !  Dieu  m'est  témoin  que  j'aurais  donné  mon  sang  pour  que  cela 
n'in  rivât  pas. 

l'nuiéla  le  regarda  avec  surprise,  tant  l'accent  de  sa  voix  était  profond  et 
ému. 

—  Hélas!  (lit-elle,  vous  ne  pouviez  pas  l'empêcher. 

—  Ali  !  je  l'iiurai^  pu,  répartit  Biuuis,  car  cniin  plus  d'une  fois  vous  vous 
êtesétoiiuOc  de  l'absence  de  M.  Hector,  vous  en  étiez  triste,  et  j'aurais  cial 
ni'iiiformcr  où  il  allait,  car  ce  n'était  pas  n;ilurcl  ;  être  p  es  de  vous,  et 
vous  qiiiiler!  il  fallait  donc  qu'il  en  aiinât  une  aiilie. 

—  Oui,  dit  l'ainéla  ainéreuiiiit,  il  en  :  iniut  Ui;e  autre. 

—  Oh  !  non,  niadeinoiselle,  il  ne  raimait  pas  ;  il  ne  pouvait  pas  raiincr; 
c'est  une  pauvre  lille  qui  n'a  pas  de  raison,  et  viuis,  vous  êtes  un  ange  , 
vous,  vous  êtes  honne,  vous  avez  de  l'es;)!  il,  vous  êtes  belle;  on  vous 
aime  rien  qu'a  vous  entendre  ;  ions,  on  se  iiietirail  à  genoux  pour  vous 
prier  comme  une  sainte  Vierge...  Oh  !  non...  liî-.n,  il  ne  pouvait  pas  aimer 
ma  sœur;  c'est  vous  qu'il  aimait,  je  le  sens  bien,  nini. 

païuéla  regarda  encore  Drutus;  mais  elle  baissa  les  yeux  devaiil  le  re- 
gard aliendri  dont  il  l'enveloppait. 

—  Oh!  n'ayez  pas  peur,  reprit  Bratus,  il  reviendra,  il  vous  aiiiiera. 
Vous  lui  pardonnerez,  vous  serez  heureuse. 

—  ^o;l ,  dit  Païuéla  confuse  et  émue  de  ces  paroles  prononcées  d'une 
voi\  suppliante,  non,  je  ne  serai  pas  heureuse,  car  je  ne  l'ainieiai  pas, 
moi. 

—  Oh  !  ne  dites  jamais  cela,  s'écria  vivement  Brutus,  il  ne  faut  pas  être 
inilexihie ,  il  faut  l'aimer;  il  a  fait  une  faute  ;  mais  vous  le  renihez  bon  , 
vous  ;  il  sera  ce  que  vous  voudrez,  je  vous  en  répomls,  moi  ;  (iites-hii  seu- 
lement comme  il  doit  être,  et  il  deviendra  comme  vous  le  mériicz,  je  vous 
le  jure,  je  vous  le  promets. 

—  Vous  vous  trompez,  Brutus,  lui  dit  trisleuiont  Paméla,  vous  le  jugez 
d'après  vous;  non,  Hector  ne  m'aimera  pas comaie j'aimerais,  mui,  to.'.imc 
vous  m'auriez  peut-éire  aimée,  vous. 

En  disant  cela ,  Paméla  ne  comprenait  pas  que  rjrutus  pût  laiin'  r,  et  !c 
lui  disait  comme  si  elle  eût  parlé  à  son  frère;  etquoiciue  cette  paroi-  tou- 
chât il  la  blessure  de  son  cœur,  Brutus  ne  la  sentit  pas,  et  il  répéta  luathi- 
nalenient  comme  s'il  se  parlait  à  lui-même: 

—  C'est  peut  être  vrai  ;  ah!  oui,  c'est  vrai  !  il  ne  vous  aimera  jasuais 
comme  luoi! 

C'était  \.m  aveu ,  et  Paméla  le  comprit  ;  mais  Brutus  croyait  ne  pas  avoir 
parlé,  et  il  reprit  en  secouant  tristement  la  tête: 

—  Tenez,  mademoiselle  Paméla,  il  paraît  que  c'est  ainsi  dans  ce  monde  : 
les  bous  cœurs  ne  sont  pas  faits  pour  être  heureux.  Je  vous  crois,  vous  ne 
serez  pas  heureuse  non  plus. 

11  s'arrêta  pour  essuyer  une  larme  ;  puis  d  ajouta  avec  un  geste  de  la 
main,  et  comme  s'il  jetait  sa  desiinée  au  vent: 
— »  Mais  enlin  vous  serez  riche,  et  moi,  je  suis  fait  à  la  misère. 

—  Mais ,  lui  dit  Paméla  émue  et  trendj'aiite  de  la  découvei  le  qu'elle  ve- 
nait de  faire,  vous  pouvez  devenir  riche  aussi. 

—  Et  pourquoi  '?  mon  Dieu  !  dit  Brutus  ;  qu'est-ce  que  ça  me  fait  d'avoir 
de  la  fortiuie  pour  moi  tout  seid? 

—  N'avez-vous  jias  votre  mère  et  votre  sœur? 

—  C'est  vrai,  je  travaillerai  pour  elles  ;  elles  no  m'en  aimeront  pas 
mieux;  mais  euliu  j'aurai  fait  mon  devoir,  ça  me  consolera  lui  |)eu. 

—  Mais  vous  n'étiez  pas  si  triste  il  y  a  deux  jours,  et  c'était  la  même 
chose. 

—  Oh  !  non,  reprit  Brutus ,  c'est  qu'il  y  a  deux  jours,  je  ne  savais  pas 
encore... 

!l  s'arrêta ,  car  alors  il  découvrit  que  c'était  la  douleur  da  son  amour  qui 
parlait  à  son  insu;  il  se  mita  regarder  Paméla  en  silence,  lille  demeura 
immobile ,  les  yeux  baissés  devant  lui ,  ne  sachant  coannent  lui  parler,  tt 
n'osant  le  regaider  de  peur  de  lire  la  vérité  sur  son  visage. 

Quant  à  lui,  il  la  contempla  long-temps  dans  un  muet  examen;  pour  la 
première  fuis,  il  la  vit  belle  de  toute  sa  beauté;  pour  la  première  lois,  il  lui 
sembla  qu'il  pénétrait  jusque  dans  son  ame  et  qu'il  on  apercevait  l'aiigéli- 
quc  douceur  et  la  candide  bonté.  Tout  l'amour  qu'il  éprouvait  pour  elle  lui 
monta  au  cœur,  l'étoulfa  et  l'enivra. 

Enlin,  éperdu,  brisé,  vaincu  par  ce  bonheur  qui  l'épouvantait,  il  tomba 
à  genoiiX  devant  i  lie,  et  lui  dit  comme  un  condamné  : 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  ayez  pitié  de  moi  ! 

Ce  lut  le  tour  de  Paméla  de  contempler  ce  jeune  homme  prosterné  sous 
son  regard  cl  qui  n'avait  eu  de  paroles  que  pour  lui  pailcr  de  son  bonlieiu' 
il  elle;  ame  dévouée  ,  cœur  conliant ,  et  qui  ignorait  (pie  tant  d'amour  est 
une  séduction,  que  tant  d'abnégation  est  un  titre  ;  elle  le  regarda,  et  le 
p:enant  eu  pitié,  elle  lui  dit  en  lui  tendant  la  uiaiu  : 

—  Oh  !  je  ne  vous  en  veux  pas. 

11  se  releva,  et  ils  reprirent  leur  marche ,  lui  se  sentant  pardonné,  mais 
sans  que  ce  pardon  l'eut  encore  re'evé  à  ses  piopres  yeux  ;  elle ,  se  de- 
mandant poluquoi  elle  avait  compris  qu'il  l'aimait  et  pour;]uoi  elle  ne  re- 
grettait pas  qu  il  l'aimât,  car  cela  ne  pimuiit  être  qu'un  malhoin-  pour  lui  ; 
:;t  pourtant  ce  n'était  pas  vanité  d'amour  dans  ce  jeune  cœiu',  ce  n'était 
pas  le  l'.onheur  d  un  triomphe  qui  eût  llatté  d'autres  feuuues  qui  remj)e- 
cbait  de  plaindre  Brutus  ;  c'est  que  quelque  chose  murmurait  en  elle  qui 
;^i  disait  : 

—  Je  serai  malheureuse  comme  lui  ! 

'     Et  pourtant  ce  malheur  prévu,  ce  n'était  pas  encore  celui  de  son  amour 


pour  Brutus,  c'était  l'absrnre  de  tout  autre  amour  ;  elle  w  croyait  pas  en- 
core avoir  attaché  sou  cœur  ii  cet  amour,  mais  elle  sentait  qu  il  était  déta- 
ché de  tout  autre. 

Ce  silence  se  fût  long-lernps  prolongé,  si  tout  ii  coup  une  voix  ""mper- 
tiiiente  ne  s:.  f;U  fait  enien  Ire  cl  n'eût  arraché  les  deu\  jeunes  gens  ii  leur 
préoccupation  ;  cette  voit  était  celle  d'Hector. 

—  Eh  bien  !  s'éciia-t-il  d'un  ton  aigre,  que  faites-vous  là  à  vous  pro 
mener  sentimentalement  les  bras  balaus.'^ 

A  laspeci  d'Hector,  l'améla  devint  rouge,  mais  d  indignation.  Brutus  de- 
meura troublé  comme  un  coiqiable  surpris  en  llagraut  délit. 

—  Vous  le  voyez,  dit  Paméla,  nous  nous  promenons. 

—  Il  parait  que  la  conversation  n  était  pas  très  inléressante,  ma  belle 
cousine  ,  dit  Hectoi'  en  lui  prenant  la  main. 

—  C'esl  vrai,  reprit  l'améla  en  la  retirant  ;  nous  parlions  de  vous. 

—  De  liidi  !  dit  Hector,  à  qui  le  ton  et  l'action  de  Paméla  donnèrent 
l'alarme.  Ettpi'est-ce  que  vous  en  disiez,  monsieur?  ajouta  t-il  en  se  posant 
deviuit  llrutus. 

Brutus  n'était  ni  assez  faux,  ni  assez  haliilc  ,  pour  trouver  une  réponse 
convenable  a  une  question  si  soulaine  ;  il  se  tut,  cl  Hector  ajouta  : 

—  Des  sottises ,  sans  doute,  des  impertinences  ! 

Frutus  se  passa  la  main  sur  le  fronlcom;ae  pour  en  écarter  une  pensée 
qui  y  était  mouljc  avec  le  sang,  cl  il  répondit  d'une  voix  qu'il  avait  graud'- 
peiuc  à  maîtriser  : 

—  Ce  que  j'ai  dit  de  vous,  vous  pouvez  le  demander  à  mademoiselle';  ce 
que  j'en  :  en^e,  je  le  dira;  à  votre  père. 

—  (Ju'est-ce  (pie  c'est  que  ce  drôie? 

—  Ah!  s'écria  ;  rutus  avec  un  cri  furieux,  ah  !  tenez,  taisez-vous  !.... 
Puis  il  ajouta  sourdement,  en  lui  jetant  un  regard  menaçant  :  Vous  fercï 
mieux  (lu  vous  laiie ,  croyez  moi  ! 

—  Ma  s  emin ,  qu'y  a-l-il  ?  demanda  Hector  en  se  dandinant  et  se  tour- 
nant VI  rs  Paiarla. 

Elle  se  recula  sans  répondre ,  et  s'éloigna  après  lui  avoir  jeté  un  regard 
de  luépris;  et  coaime  en  s'éloignant  elle  passait  près  de  Brutus,  elle  lui 
dit  tout  bas: 

—  Oh  !  non,  Brutus,  je  ne  l'aimerai  jamais,  je  vous  le  promets. 

—  Ou  est-ce  qu'elle  vous  a  dit?  s'écria  Hector. 

Brutus  renlendit  à  peine,  un  éclair  d'aaiour  venait  de  l'éblouir. 

—  Me  répoudrez-vous,  monsieui-?  qu'(;st-ce  qu'elle  vous  a  dit? 

—  î\ien  qui  vous  reganie,  munsieir,  répondit-i'. 

Et  en  parlant  ainsi  ,  i!  sentait  qu'il  ne  mentait  pas;  quoiqn'cUc  n'eût 
parlé  que  d'Hector,  c'était  à  Brutus  qu'elle  avait  pensé  ;  et  lui.  comme  si 
tout  d'un  coup  sa  nature  se  fût  élevé  à  la  hauteur  de  ce  ciel  qui  s'était  en- 
Ir'ouverî  pour  lui,  il  répondit  gravement  à  Hector: 

—  Mon.Meur,  je  dois  avoir  ce  soir  avec  î\I.  votre  père  une  explication 
qu'il  vous  ra|iportera  sans  doute;  je  souhaiie  qu'elle  soit  de  naluic  âne 
pas  me  forcer  à  venir  vous  ea  deinaiidcr  une  autre. 

A  ce  moiuciit,  Brutus  était  l'égal  de  M.  Hector  de  Lugmo,  et  la  meil- 
leure preuve  qu'il  venait  d'acauêrir  la  conscience  de  sa  dignité  ,  c'est  que 
ce  ne  fut  plus  par  un  cri  de  colère  qu'il  la  montra,  mais  par  une  résolution 
calme. 

H  salua  froidement  M.  Hector,  et  s'éloigna. 

Vous  voyez  bien  cet  homme  qui  sort  du  parc  ,  il  a  le  même  habit  mal 
taillé,  la  même  chaussure  grossière,  le  même  chapeau  ébourillé  que  tout  it 
l'heure  ;  il  a  le  même  visage  et  la  même  taille  ;  mais  il  n'a  plus  la  même 
alluic,  la  même  tenue,  le  même  nir;  ce  n'est  plus  le  Brutus  de  t  ait  à 
l'iieure,  c'est  un  auire,  que  personne  ne  connaît  maintenant  que  lui-même; 
car  nue  voix  eu  laquelle  il  croit  lui  a  dit  ce  qu'il  était. 

L::issez-!e  passer  cl  ne  l'iusullez  pas,  car  il  a  d  jà  assez  de  force  d'es- 
prit pour  dédaigner  la  force  de  son  corps  et  écraser  d'un  mot  celui  qu'une 
heure  avant  il  eùtbiisé  du  poing.  Prenez  garde,  ne  touchez  ni  à  la  (lignite 
ni  au  bonheur  de  <  e  BrutusHi  ;  car  il  no  vous  les  aI;andonnera  plus  coaime 
une  proie  qui  est  à  la  disposidoii  de  tout  le  monde. 

JN'e  croyez  pas  cependant  qu'à  ce  moment  il  pense,  il  réfléchisse,  il  cal- 
cule non,  il  seul,  il  comprend  plus  largement,  il  vit  plus  haut  etse  trouve 
à  l'aise  dans  celte  extase  de  lui-même.  Laissez  le  donc  passer  sans  rien  lui 
dire  et  sans  l'éveiller;  respect  au  hoiihotir!  Allez!  croyez-nous,  c'est  une 
(  liose  si  rare  ici-bas,  une  fortune  si  fragile  et  si  fugiiive  (ju'une  heir  e  d'un 
pare  I  lioidieur,  (jue  la  voix  envieuse  et  chagrine  qui  vient  le  troubler 
nous  seiabic  aussi  criminelle  et  aussi  méprisable  que  celle  qid  insulte  il  la 
misèi  c  et  au  désespoir. 

D'ailleurs,  connue  nous  vous  le  d'sons ,  cela  ne  sera  pas  long,  cela 
n'imporiuneia  pas  long-temps  ceux  qui  soullrent,  il  n'y  a  pas  bien  loin  do 
celte  vasie  ailée  où  il  a  asiiiré  la  nouvelle  vie  (|ui  lanime,  jusqu'il  ceito 
maison  où  l'attendent  la  misère,  le  déshonneur,  la  folie,  et  peul-eirc  la 
persécudoi). 

Vous  voyez  bien  qu'il  y  pense  déjà ,  car  il  s'en  éloigne  :  l'heure  n'a  pas 
sonné  où  il  doit  recevoir  M.  de  l.ugano,  et  jusqu'à  cette  heure  il  sapji.'.r- 
tieut;  il  ne  doit  compte  à  personne  de  sa  pensée,  et  il  l'emporte  bien  loin, 
l\  l'oiiibie  de  la  nuit,  dans  un  lieu  solitaire  et  muet,  où  sou  ame  pourra  se 
plonger  cliaste  <  t  nue  dans  ce  Ilot  de  boiiheuiqui  l'inonde,  sans  craindre  les 
regards  curieux  qui  la  feiaieut  rougir  et  se  voiler. 

Quant  à  Paméla.  que  faisait-elle' la  jeune  lille?  car  son  tour  était  venu 
de  s'interroger,  et  pour  elle  la  réponse  ne  devait  pas  être  dilhcile  comme 
pour  Brutus,  car  elle  savait  mieux  que  lui  apprécier  la  valeur  d'une  scn^ 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


21 


sation;  rVtaitson  privilège  (1;  fomiiie  ;  elle  savait  miein  aussi  où  va  la  vie, 
et  les  clmiices  (lii'cllc  pe  >t  oil'r  r  ii  un  aiuour  quel  qu'il  soit  :  c'est  Icpri- 
vilt'u'C  (lu  mou  le  où  elle  avait  éti  ék'V(''c. 

Mais  pour bieu  uous  faire  coiupremlic,  il  nous  faut  raconter  comment 
elle  pioréda  à  cet  exaiiieo,  tandis  qu'elle  s'égarait  solitairement  dans  les 
vastes  allées  du  parc. 

—  Il  m'aime,  se  dit  elle  ;  oh  '.  oui,  il  m'aime,  et  de  quel  noble  amour  ! 
Pourqu')i  le  sort  a-t-il  placé  si  bas  une  auic  si  haute?  Pourquoi  celui-là 
ne  pi'ui-il  pas  m'aimor  ?  car  p  ui  être  je  l'aurais  aiuii',  moi. 

Voilii  comuieiit  pensa  la  jeune  fille  qui,  en  ce  moment,  n'écoutait  que 
la  voix  de  son  cœur  ;  mais-  uue  voix  du  monde  la  lit  s'arrêter,  et  celte  voix 
lui  dit  : 

u  Quelle  folie  !  aimer  cet  homme  !  toi,  belle  et  riche,  destinée  à  bril- 
ler dans  le  monde  le  plus  opulent  !  Mais  si  tu  l'aimais,  par  malheur,  cet 
homme,  tu  ne  pourrais  pas,  tu  n'oserais  pas  l'épouser.  Tu  oserais  encore 
monis  te  montrer  à  ses  côiés  en  face  de  ce  monde  railleur  qui  t'attend. 
Hélas  ':  on  ne  peut  liii  raconter  les  nobles  qualités  cachées  qu'un  pareil 
cœur  possède,  l'aU'eclion  pure  et  profonde  qu'il  recèle  ;  ce  monde  ne  re- 
garde que  les  dehors,  et  il  ne  verrait  dans  ton  mari  qu'un  rustre  gauche, 
sans  savoir-vivre  et  sans  élégance.  Cet  amour  est  impossible.  » 

Puis,  quand  celte  voix  eut  cessé  de  parler,  celle  du  cœur  revint  qui  lui 
répondit  ; 

«  En  vérité,  n'est-ce  pas  là  une  cruelle  injustice  ?  car  si  je  suis  née  dans 
l'opuleuce,  c'est  parce  que  mon  père,  parti  d'aussi  bas  que  cet  homme, 
a  acipiis  relie  fortune  par  son  travail.  Puis-je  mépriser  ce  qu'est  Brutus 
sans  mépriser  ce  qu'a  été  mon  père  ?  » 

—  «  Oui!  disait  l'auire  voix  ;  mais  ton  père  avait  toutes  les  apparences 
de  ce  monde  où  il  était  arrivé;  il  en  avait  le  langage,  les  manières,  les 
habitudes.  » 

El  le  cœur  répliquait  aussitôt  : 

»  Et  pourquoi  ne  les  acquerrait  !'.  .,..s,  comme  mon  père  les  a  arqui 
ses  ?  11  est  gauche  ;  en  quoi  ?  Ne  parle-t-il  pas  avec  aismce  et  justesse  ?  et 
on  apprend  vite  à  saluer  ei  à  poser  son  chapeau  en  entrant  dans  un  salon. 
11  a  l'air  comraund'un  paysan...  « 

Ici  Paméla  s'arrêta,  car  c'était  vrai  ;  le  pauvre  Brutus  n'avait  rien  d'un 
élégant. 

A  ors  elle  le  regarda  en  elle-même  avec  ses  habits  mal  faits,  ses  gros 
souliers,  ses  mains  rouges,  son  teint  hàlè,  ses  cheveux  néaligés  :  elle  le 
regarda  comme  elle  le  voyait  tous  les  jours.  C'est  vrai  !  pensa-t-elle  eu 
soupirant. 

Mais  la  voix  du  cœur  murmura  doucement  : 

«  Cependant  ce  visage  est  beau,  ces  yeux  sont  admirables,  ces  dents 
étincelames  ;  ces  cheveux  noirs  sont  brillans  et  souples,  cette  taille  est 
élevée.  Supposez  un  moment  que  ce  ne  soit  pas  un  pauvre  paysan  mal 
Vêtu  ;  supposez  qu'il  soit  né  riche  et  qu'il  sache,  comme  tant  d'autres,  se 
parer  de  sa  beauté  ;  mais  il  serait  remarquable  parmi  les  plus  beaux  de 
ceux  que  les  femmes  admirent!  » 

El  voilà  la  jeune  fille  qui,  en  imagination,  habille  Brutus  comme  son  cou- 
sin Hector,  mieux  que  son  cousin  Hector,  sans  exagération,  sans  ridicule  ; 
et  v-iilti  qu'elle  voit  devant  elle  un  beau  jeune  homme  élégant  avec  toute 
la  nifile  beauté  d'une  riche  nature,  toute  l'élégance  apprise  d'une  grande 
fortune  ;  un  beau  fian  é  à  l'allue  ferme,  au  riigard  hautain,  au  sourjre 
bien»  cillant  ;  elle  lui  prend  le  bras  elle  promène  en  le  regardant  d'cn- 
bas,  elle  frêle  et  petite,  lui  grand  et  fort,  et  elle  voit  que  c'e;-t  un  tableau 
charmant  ;  et  si  elle  rencontre  une  de  ses  amies,  elle  lui  dit  que  c'est  là 
son  mari,  et  celle-ri  le  regarde  d'un  œil  d'envie. 

Or  vous  voyez  bien  que  cette  jeune  fille  aime  ce  jeune  homme  ;  sans 
cela  elle  ne  prendrait  pas  tant  de  soin  de  se  prouver  qu'elle  peut  l'aimer  ; 
aussi  elle  se  persuade  et  elle  est  heureuse. 

Mais  la  voix  du  monde  revient,  aigre  et  fâcheuse,  qui  lui  crie  : 

«  Mais  avec  tout  cela  il  faudra  s'appeler  madame  Brutus  !■> 

—  "  Mais,  s'écrie  l'amour  avec  impatience,  mon  oncle  s'appelait  autre- 
fois d'un  nom  ignoble,  et  il  s'appelle  aujourd'hui  le  comte  de  Lugano.  Je 
suis  riche,  moi,  je  lui  achèterai  une  baronnie,  un  marquisat,  si  je  veux.  .Te 
serai  marquise  si  cela  me  plaît.  Laissez-moi  l'aimer.» 

Cependant  le  cœur  se  tait,  tout  ce  rêve  s'en  va,  et  Paméla,  désolée,  se 
met  à  pleurer,  en  se  disant  : 

—  Et  pourtant  tout  cela  serait  possible  si  je  le  voulais,  si  je  l'osais  ! 
Mais  elle  ne  l'osera  pas,  elle  le  sent,  ei  elle  sent  alors  qu'elle  sera 

malheureuse.  C'est  ce  qui  fait  qu'elle  pleure,  que  pour  la  première  fois 
de  sa  vie  elle  trouve  qu'elle  est  un  pauvre  enfant  abandonné  qui  n'a  plus 
de  mère  à  qui  raconter,  en  se  cachant  dans  son  sein,  ce  qu'elle  rêve  et 
ce  qu'elle  souhaite  :  qui  n'a  plus  de  père  indulgent  qui  sacrifie  les  vaines 
convenances  du  monde  à  son  uniipie  fille  chcne;  et  la  pensée  de  cet  iso- 
lement lui  cause  un  désespoir  si  profond,  qu'elle  éclate  en  larmes  et  en 
sanglots. 

CdUime  l'heure  est  venue  où  le  comte  de  Lugauo  doit  se  rendre  près 
de  Bi  uius,  le  hasard  fait  qu'il  passe  près  d'elle  et  qu'il  la  surprend,  et  lui 
demande  ce  qui  la  fait  ainsi  pleurer. 

—  Bien,  monsieur,  rien,  lui  répond-elle,  en  s'essuyant  les  yeux. 

—  Bien,  dit  monsieur  de  Lugauo  qui  a  vu  Hector  et  qui,  dans  l'expli- 
cation qu'il  a  eue  avec  lui,  a  appris  la  r  Micontre  tpic  son  fils  a  faite  de 
Paméla  et  de  Biuius,  et  l'accued  qu'il  a  reçu  de  l'un  et  de  l'autre  ;  rien, 
Jit-il,  cela  n'est  pas  probable;  on  ne  pleure  pas  ainsi  pour  rien. 


En  parlant  ainsi,  le  comte  relient  Paméla  ,  qui  veut  s'éloigner  :  malgré 
l'obscurité,  il  cherc!:e  à  voir  l'émoiion  de  son  visige. 

Mais  monsieur  de  Lugano  était  mal  venu  à  tenter  un  pareil  eiamcn  ;  il 
n'y  a  pas  un  instant  que  Paméla,  dans  sa  uou'eur,  le  considérait  comme 
un  tyran  qui  voulait  l'un  r  à  un  ho  urne  r|u'elle  détes'ait,  et  il  vient  po",s-er 
celte  tyrannie  jusqu'à  inspecter  sa  douleur  et  à  lui  en  deman'-'er  compte. 
La  jeune  fille  s'en  indigne,  toute  sa  colère  éclate,  et  elle  s'écrie  : 

—  Eh  !  mon  Dieu,  monsieur,  n'ai-je  pas  le  droit  de  pleurer  ?  Si  fais 
toui  ce  qu'il  vous  piaît,  ce  me  semble.  Dans  ce  château  solitaire  où  vous 
m'avez  enfermée  comme  une  prisonnière,  ou  je  ne  vois  personne,  où  tout 
le  monde  me  laisse  seule,  je  vis  comme  vous  voulez  que  je  vive  ;  je  ne 
me  piaiiis  pas ,  je  ne  dis  rieu  ;  mais  je  puis  pleurer,  je  suppose  :  je  ne  de- 
mande que  la  liberté  de  mes  larmes  :  ce  n'est  pas  trop  d'exigence ,  je 
crois. 

Le  comte  de  Lugano  la  laissa  parler  sans  l'inlerrompre,  cl  le  soupçon 
qu'il  avait  eu  devint  une  certitude;  il  se  dit  que  Brutus  avait  instruit  Pa- 
méla de  la  trahison  d'Hector,  et  il  ju^ei  très  naturel  que  le  dépit  d  une 
femme  s'exprimât  avec  cette  vivacité.  Du  reste,  ce  dépit  lui  pljtpr  sa 
véhémence  même  et  sa  douleur  ;  il  crut  y  voir  la  preuve  d'un  véritable 
amour  pour  Hector,  amour  irrité,  mais  qui  pardonnerait  bientôt. 

Dans  celle  peosêe,  et  po  .t  commencer  cette  récouciliatioa  par  une 
bonne  ilalierie,  il  dit  doucement  : 

—  Allons,  Paméla,  je  devine  ce  qui  vous  aQlige  ;  mais  vous  avez  trop  de 
supériorité  d'esprit  et  de  cœur  pour  croire  aux  propos  d'un  imbécile,  et 
considérer  une  étourderie  de  jeuue  homme  comme  une  affaire  sérieuse. 

—  Je  ne  sais  ce  que  vous  voulez  dire,  monsieur,  lui  répliqua  Paméla 
avec  fierté,  quand  vous  parlez  des  propos  d'un  imbécile. 

—  Ce  que  vous  a  rapporté  ce  sut  de  Brutus,  fit  le  coaite  en  patelinant 
sa  phrase. 

—  M.  Brutus,  répnriit  Paméla  en  faisant  sonner  le  monsieur,  ne  m'a 
rien  rapporté  dont  je  ne  fusse  instruite. 

—  Uuoi  !  lui  dit  m.  c"   Lugano,  vous  saviez... 

—  Oui,  monsieur,  je  savais  ce  que  vous  appelez  une  étourderie  de 
jeune  hoaime,  et  je  vous  avoue  qu'il  m'est  fort  indifférent  que  ce  soit  une 
étourderie  on  une  affaire  sérieuse,  a  tendu  que  je  n'ai  aucun  intérêt  à  ju- 
ger les  acti ms  de  monsieur  votre  fils. 

M.  de  Lir^ano  sourit,  et  répartit  avec  la  voix  badine  d'an  homme  qui 
est  indul^ejit  pour  toutes  ces  petites  simagrées  du  cœur  : 

—  Allon'î,  Paméla,  ne  souz  pas  si  méchante  ;  une  jeune  fille  s'occupe 
toujours  de  celui  q  ni  doit  être  son  mari. 

—  Lui,  mon  mari  !  dit  Paméla  avec  colèi-e. 

—  Ah  !  fit  le  comte  en  riai.t,  vous  voilà  si  furieuse  que  tous  allez  me 
dire  que  vous  n'en  >oulez  pas. 

^  Si  11.  de  Lu;iano  s'(  tait  arrêté  là,  il  eût  fort  embarrassé  Paméla,  qui 
n'eût  plus  osé  exprimei'  ce  relus  de\iné d'avance  comme  une  rê\o.te  d'en- 
iaut  en  cole:  e  ;  mais  il  ajouia  : 

—  Comment  uvez-vous  pu,  vous,  Paméla,  écouter  les  dénoncialionî 
d'un  p.ireil  misérable? 

—  Ah  !  monsieur,  s'écria  Paméla,  prise  d'une  vive  et  sincère  indigna- 
tion, vous  allez  trop  loin  ;  que  vous  trouviez  M.  Brutus  un  sot  et  un  im- 
bécile, cela  se  peut,  quoiqu'il  y  ait  peut-être  des  gens  qiù  méritent  mieux 
que  lui  cette  épitlièie  ;  mais  que  vous  l'appeliez  un  misérable,  rien  ne 
vous  en  donne  le  droit. 

—  Paméla,  reprit  le  comte  avec  sévérité,  vous  oubliez  à  qui  vous  parlez  ! 

—  Je  parle  à  mon  tuteur,  dit  sèchement  Paméla,  je  parle  à  mon  oncle, 
qui  a  dit  lui-même  que  M.  Brutus  était  un  honnête  liomme. 

—  Ah  !  il  y  a  honneur  et  honneur,  répondit  dédaigneusement  M.  de 
Lugano  :  je  ne  prétends  pas  dire  qu'il  ait  volé  ;  mais  il  sait  peut-être  le 
profit  qu'on  peut  tirer  d'un  scandale  habilement  mené,  et  je  devine  où  il 
veut  en  arriver. 

—  A  quoi  donc? 

—  A  me  faire  payer  à  prix  d'or  l'imprudence  de  ce  fou  d'Bcclor  co 
excitant  des  désunions  dans  ma  maison. 

A  celte  parole  de  M.  de  Lugano,  toute  h  colère  lumulineuse  de  la 
jeune  lille  sembla  se  résoudre  en  une  indignation  froide,  mais  forte, 

—  Ce  que  je  puis  vous  dire,  monsieur,  répliqua-telle  .lors  avec  digni- 
té, c'est  qu'il  n'a  participé  en  rien  à  la  ré-oluliou  inébianlable  que  je 
prends  ici  de  n'être  jamais  la  femme  de  votre  fils. 

—  Et  pourquoi  cela  ?  dit  le  comte,  avec  un  dédain  mêlé  de  colère. 

—  Parce  que...  elle  s'arrêta. 

—  Eh  bieu  !  parce  ([ue? 

—  Parce  que...  répêtat-elle ;  mais  elle s'arrèla encore. 

Les  raisons  ne  lui  manquaient  pas  ;  mais  elles  étaii  difficiles  à  dire  à 
cause  même  de  leur  excellence,  et  Paméla  se  borna  h  dire  : 

—  Parce  que  je  ne  veux  pas. 

—  Très  bieu  !  tiès  bieu  !  dit  M.  de  Lugano  en  riant  et  en  reprenant  son 
air  paicrnol. 

—  Je  vous  jure  que  je  ne  veux  pas. 

—  Bien!  bien!  repnt  il  encore  du  même  ton,  rcnh-ci  chez  vous,  nous 
parlerous  de  ceh  plus  tard. 

11  embrassa  Paméla  sur  le  front  et  il  s'éloigna  en  pensant  qu'il  fall.ii' 
laisser  passer  cet  orage  de  colère  féminine,  et  en  maudissant  lasotti^ds 
sou  fils  qui  lui  avait  suscité  ces  embar''as  et  ces  eunu's. 


22 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Iln'avait  pas  fait  dix  pas  que  Paméla  se  reprochait  déjà  sa  lâcheté,  etl 
se  disiiit  dans  son  cœur  : 

—  Ah!  j'auras  dû  lui  dire  pourquoi  je  ne  veux  pas  :  j'aurais  dû  lui 
dire  que  c'est  parce  que  celui  qu'il  apuclie  un  sot  et  un  misérable  me 
semble  à  moi  avoir  plus  d'esprit  et  de  cœur  que  celui  qu'il  appelle  un 
étourdi!  Un  sot  et  un  misérable  !  répétait-elle,  comme  si  ces  deux  mois 
l'avaient  blessée  profondéuitul ;  ah!  je  sais  bien  lequel  des  deux  mérite 
ces  noms,  c'est... 

Elle  entendit  la  voix  d'Heclor  qui  l'appelait  dans  le  parc. 

—  Ah  !  le  voilà  !  s'écrid-l-elle  tout  haut,  en  s'eufuyant  et  en  prenant  de 
longs  détours  pour  rentrer  au  cbàleau  sans  rencouirer  Hector  et  pouvoir 
s'enfermer  chiz  elle. 

D'-iprès  ce  que  nous  venons  de  raconter,  il  nous  semble  que  si  la  partie 
du  pauvre  Bnitus  n'éijit  pas  entièrement  gagnée  dans  le  cœur  de  Paméla, 
celle  du  grand  Hector  y  était  complètement  perdue. 

Et  cependant  peut-èire  ,  sans  des  circonstances  qui  ne  dépendaient 
point  de  la  volonté  de  ces  deux  jeunes  gens ,  tout  cela  eût  été  comuia  le 
prévoyait  M.  de  Lugano.  Cette  colère  efit  cédé  au  temps  et  aux  remon- 
trances ,  le  mariage  fût  venu  ,  Paméla  eût  rêvé  six  mois  à  Brutus,  après 
avoir  épousé  Hector;  et  peut-être  au  bout  de  quarante  ans ,  quand  elle 
eût  été  vieille  et  g.  and'mère  ,  elle  eût  raconté  en  sou-iant  à  sa  petile-liSle 
qu'en  sortant  du  pensionnat  elle  avait  failli  s'amouracher  d'an  pauvre  maî- 
tre d'eciijp.  tant  elle  était  folle  et  romanesque. 

Mais  Dieu  ne  voulut  pas  que  cette  ame  naïve  finît,  comme  tant  d'autres, 
par  professer  un  jour  les  banales  doctrines  de  la  convenance  pour  se 
mentir  à  elle-même  et  traiter  de  fausse  exaltation  la  seule  émotion  vraie 
qu'elle  eût  éprouvée. 

Car  c'est  en  cela  que  les  passions  factices  du  monde  sont  détestables  : 
c'est  qu'après  avoir  dépravé  tous  les  sentimens  naturels  del'aaie,  elles 
vont  jusqu'à  dés-'rader  le  souvenir  qui  nous  en  reste. 

Cependant,  comme  nous  l'avons  dit,  M.  de  Lugano  s'était  éloigné,  et  il 
n'éiait  point  soni  du  parc  qu'il  ne  pensait  déjà  plus  à  la  colère  de  Paméla. 

En  premier  lieu,  comme  tous  les  hommes  qui  savent  la  vie,  il  dé.lai- 
gnait  ces  peùis  obstacles  qui  ne  coù(ent  à  vaiiicre  qu'un  cœur  h  désoler  ; 
d'une  autre  part,  il  avait  précisément  au  sujet  rie  Brutus  des  préoccupa- 
tions d'un  caractère  bien  plus  grave  et  qui  devaient  faire  t liie  les  autres. 

Toutefois  une  chose  assez  étrange  se  passait  dans  l'esprit  de  M.  de  Lu- 
gano :  cet  honime  qui,  en  présence  de  circoastances  d'une  haute  gr;'aiié 
et  d'une  effrayante  responsabilité,  avait  toujours  montré  une  grandie  rapi- 
dité de  résolution  et  une  inconcevable  fermeté  à  accomplir  ce  qu'il  avait 
résolu,  s'en  allait  incertain  et  épouvanté  de  ce  qu'd  devait  faire. 

Quand  il  arriva  à  la  cabane  de  Brutus,  celui-ci  venait  de  rentrer:  il 
était  monté  dans  sa  mansarde  pour  prendre  les  papiers  de  M.  de  Lugano, 
de  façon  que  celui-ci  fut  introduit  par  Rosalie  qui  le  conduisit  dans  sa 
chambre. 

—  Ma  mère,  dit  la  je  me  fille  en  entrant,  voici  M.  le  comte  de  Lugano  ; 
c'est  ce  bon  seigneur  chez  qui  travaille  mon  frère  Brutus  ;  il  vient  pour 
lui  parlor,  vous  allez  rentrer  dans  votre  ciiambn\ 

La  folle,  qui  était  assise  dans  un  coin,  les  coudes  appuyés  sur  une  table 
et  la  téie  dans  ses  mains,  répondit  sans  se  déranger. 

—  C'est  bon,  je  le  connais  le  comte  de  Lugano,  c'est  un  homme  géné- 
reux, il  m'a  donné  à  manger  ce  malin. 

—  Vous  vous  souvenez  de  cela?  lui  dit  le  comte  en  s'approchant  d'elle 
pour  voir  l'effet  que  lui  produirait  le  son  de  sa  voix. 

La  mère  de  Brutus  releva  h  tête,  regarda  le  comte,  et  lui  répondit  avec 
UD  petit  signe  d'intelligence  joyeuse  : 

—  Oui.  je  me  souviens,  je  me  souviens... 

Elle  reprit  sa  posture  ,  comme  quelqu'un  qui  ne  veut  plus  être  inter- 
rompu. 

cependant,  Rosalie  insista  pour  la  faire  sortir,  et  M.  de  Lugaxio  la 
pria  de  la  laisser  tranquille  et  se  mit  à  considérer  Rosa'ie  qui  paraissait 
bien  moins  embarrassée  qu'il  no  l'était  lui-même  de  celte  rencontre.  Eu 
tous  cas  il  répugnait  à  un  homme,  en  qui  l'habitude  du  monde  inspirait 
des  raénagemens  de  politesse  vis-à-vis  d'one  femme,  quelle  qu'elle  fût, 
d'engager  devant  elle  une  discussion  où  elle  devait  êlrd  en  cause. 

Il  lui  dit  alors  : 

—  Mademoiselle,  M.  votre  frère  n'est-il  pas  ici?  c'est  à  lui  que  je 
voudrais  parler. 

—  Pardon,  monsieur  le  comte,  lui  répondit  Rosalie,  il  est  dar.s  sa 
chambre  où  il  met  en  ordre  les  papiers  qui  vous  appartiennent  ;  mais 
comme  je  crois  que  je  suis  la  plus  intéressée  à  l'entretien  que  vous  allez 
avoir  avec  lui,  je  vous  demanderai  la  permission  d'y  assister. 

Celte  proposition,  et  le  ton  déridé  dont  elle  fut  faite ,  semblèrent  lever 
le  scrupule  .le  M.  de  Lugano,  elildilà  Rosalie  avec  beaucoup  de  cette  hau- 
teur qu'il  jouait  à  merveille  comme  t'jus  les  sentimens  : 

—Comme  il  vous  plaira,  mademoiselle.  D'ailleurs,  monsieur  votre  frère 
vous  a,  je  pense,  fait  part  de  mes  intentions  ;  il  ne  s'agit  plus  que  de  sa- 
voir si  vous  les  acceptez  ou  non. 

—  Monsieur  le  comte,  lui  dit  Rosalie,  mon  frère  est  un  pauvre  garçon 
à  qui  l'on  peut  dire  tout  sans  qu'il  s'en  offense  et  sans  qu'il  le  comprenne  ; 
c'est  pour  cela  que  j'ai  voulu  savoir  si  vous  oseriez  me  les  dire  à  moi- 
même. 

M.  de  Lugano  se  retourna  comme  si  quelqu'un  de  ses  gens  lui  eût  dit 
»ne  impertinence  ;  mais  le  regard  de  mépi  is  dont  il  comptait  coafondre 


'audace  de  cette  créature  s'arrêta  devant  l'assurance  du  regard  de  Rosalie. 
Cependant  il  reprit  vivement  : 

—  Si  j'oserai  vous  répéter  mes  propositions  ?  Mais  vous  osez  bien  res- 
ter devant  moi,  vous  qui  avez  porté  le  désordre  dans  m2  famille,  et  com- 
promis mon  fils? 

—  Je  ne  vous  comprends  pas ,  monsieur,  répartit  Rosalie.  Quel  désor- 
dre ai  je  porté  dans  votre  famille,  et  en  quoi  ai-je  compromis  votre  Gis? 

—  Mais  ne  l'avez-vous  pas  attiré  chez  vous?  n'avcz-vous  pas  excité  en 
lui  une  passion  ridicule,  et  qui  peut  arriver  jusqu'à  la  rupture  d'un  ma- 
riage arrêté  depuis  long-temps? 

—  Je  vous  comprends  encore  moins ,  dit  Rosalie.  Vous  m'accusez  d'a- 
voir attiré  votre  flis  chez  moi?  Veuillez  me  dire  par  quels  moyens  j'y  se- 
rais arrivée,  si  M.  Hector  ne  s'étnit  \),'S  présenté  de  lin-mèmedcns 
cette  maison?  Vous  dites  que  j'ai  excité  en  lui  un  amoar  ridicule  :  il  peut 
y  avoir  du  ridicule  à  m'aiiner;  mais  vou;  trouverez  bien  naturel  que  je  ne 
l'aie  pas  deviné.  J'ai  rompu  un  mariage  arrêté  long-temps  d'avance;  de 
qui  pouvais-je  savoir  vos  projets ,  si  ce  n'est  de  votre  fils  ?  et  probable- 
ment ils  n'étaient  pas  aussi  arrêtés  dans  so/i  esprit  que  dans  le  vôtre  ;  car 
il  ne  m'en  a  pas  fait  part,  et  rien  au  monde  ne  devait  me  faire  croire  qu'il 
eût  de  pareils  engagemens ,  lorsqu'il  me  pailait  sans  cesse  à  moi  de  ma- 
riage. 

—  Ce  n'est  pas  possible  !  s'écria  M.  de  Lugano. 

—  Si  vous  doutiez  de  ce  que  je  dis,  les  lettres  qu'il  m'a  écrites  tous  les 
jours  vous  en  fourniraient  la  preuve. 

—  L'imbécile  !  s'écria  M.  de  Lugano  ,  emporté  par  la  colère  que  la 
causait  cette  découverte.  i 

—  Peut-être,  si  Rosalie  avait  obéi  h  sa  conviction  comme  M.  de  Luga- 
no, elle  eût  reconnu  que l'épithèteéiait  juste;  mais  le  rôle  qu'elle  s'était 
tracé  d'avance  était  trop  supérieurement  compris  pour  qu'elle  ne  s'indi- 
gnât pas  de  cette  exclamation,  et  elle  répartit  fièrement  : 

—  Et  à  quel  litre  vous  imaginez-vous  donc,  monsieur ,  que  j'ai  reçu  les 
visites  de  monsieur  votre  fils? 

M.  de  Lugano  haussa  les  épaules ,  et  répartit  : 

—  Mais  enfin  ,  mademoiselle ,  vous  n'étiez  pas  assez  folle  potir  croire 
qu'un  homme  de  sa  fortune  et  de  son  rang  pût  épouser  une  personne 
comme  vous. 

—  Je  pouvais  bien  le  croire,  lorsqu'il  le  croj-ait,  lui,  dit  Rosalie. 

—  Eh  !  mon  Dieu  !  fit  M.  de  Lugano,  il  n'y  a  jamais  pensé  ! 

—  Il  me  mentait  donc,  monsieur,  dit  Rosalie  ,  lorsqu'il  me  le  jurait  et 
me  l'écriva'.t? 

—  Vous  n'en  auriez  jamais  dû  douter ,  dit  le  comte,'si  vous  aviez  bien 
voulu  vous  rappeler  la  distance  qui  vous  sépare 

—  C'est  lui  qui  l'a  oubliée,  monsieur,  et  s'il  veut  bien  vous  montrer  les 
lettres  que  je  lui  ai  répondues  ,  vous  verrez  combien  do  fois  j'ai  cssyé 
vainement  de  la  lui  rappeler. 

M.  do  Lugano  s'étjit  attendu  à  des  cris ,  à  des  larmes  ,  à  des  menaces 
de  scand.de  et  de  suicide,  et  il  s'était  armé  contre  tout  cela;  mais  dins 
une  pareille  affaire,  il  ne  prévoyait  pas  une  discnssion  si  posée  ,  et  dans 
laquelle  jusque-là  il  n'avait  pas  l'avantage:  aus>i  voulut-ii  cnsorlir,ct 
pour  cela  ii  dit  subitement  à  Rosalie  : 

—  Mais  enfin,  mademoiselle,  quelles  sont  vos  iatenti'ns? 

Rosalie  fut  assez  embarrassée;  car,  ainsi  qu]clle  l'avait  dit  à  Brutns.  ce 
n'était  pas  pour  peu  qu'elle  voulait  avoir  été  séiluite  ;  il  f illait  donc  dire 
ce  qu'elle  avait  évalué  son  honneur,  et  cela  n'était  pas  aisé  dans  la  posi- 
tion hauianic  qu'elle  avait  prise  vis-à-vis  de  M.  de  Lugano  ;  mais  le  génie 
(c  Ros ilie  vint  à  son  aide,  et  elle  répartit  sans  se  déconcerter  : 

—  Je  n'ai  pas  de  prétentions,  monsieur,  j'ai  des  droits  ,  et  c'est  à  vous 
eue  je  m'adrcse  pour  les  reconnaître. 

—  Des  droits?  dit  le  comte;  je  ne  vous  en  reconnsis  aucun,  si  ce  n'est 
à  ma  commisération  pour  votre  erreur,  si  el'e  a  jamais  été  de  bonne 
foi. 

—  A  votre  commisération  !  s'écria  Rosalie,  qui  celte  fois  parla  selon  son 
ame,  tant  c^'.  mot  la  blessa  par  son  insolence,  à  voire  commisération  !  Si 
j'avais  parlé  à  un  homme  d'honneur,  il  eût  dit  à  sa  justice. 

-Est-ce  pour  m'insulicr,  dit  le  comte,  qu'on  m'a  fait  venir  ici? 

—  Si  vous  y  êtes,  répliqua  Rosalie,  c'est  de  votre  volonté,  comme  vo- 
tre fils;  si  quel  ju'un  y  est  insulté,  c'est  moi  qui  le  suis  par  vous  comme 
je  lai  été  par  voire  fils, 

—  Je  me  retire,  dit  le  comte  ;  je  croyais  que  vous  voudriez  me  com- 
prendre; niais  puisqu'il  n'en  est  rien,  je  n'ai  pUis  rien  à  vous  dire. 

En  ce  moment  Bruius  était  rentré;  il  entendit  la  phrase  du  comte,  et 
jetant  devant  sa  mère  les  papiers  qu'il  tenait,  il  dit  à  M.  de  Lugano  : 

—  Mais  vous  avez  qiieliiue  chose  à  me  dire,  à  moi,  monsieur  ;  du  moins 
vous  me  l'avez  annoncé,  et  je  suis  prêt  à  vous  entendre. 

M.  de  Lugano  se  trouvant  seul  dans  cette  maison  à  une  heure  aussi 
avancée  de  la  nuit,  se  s /niit  pris  d'une  espèce  d  eil'roi  ;  i!  lui  sembla  qu'il 
était  tombé  dans  un  piège  où  il  lais'^eiait  plus  qu'il  ne  voulait  de  sa  for- 
tune et  de  sa  considération,  et  il  répondit  : 

— 11  sera  temps  deii-ain.  > 

—  Non  !  s'écria  la  folle,  qui  se  leva  tout  à  coup  comme  éveili''e  par 
celle  phrase,  pas  demain  !  qu'il  te  donne  la  grâce  tout  de  suite  ;  jamais 
demain  !  jamais  ! 

En  disant  cela,  elle  alla  se  placer  devant  la  porte  comtr.o  pour  ba'rcr 
le  passage  à  M,  de  Lugano. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


23 


Le  comte  tressaillit,  et  une  pâleur  livide  se  rc'pandii  sur  son  visage. 

Bru  us  prit  doucement  sa  mère  par  le  bias,  et  h  fil  se  rasseoir  sur  la 
table  ;  a  ors,  comme  un  enfajit  qui  change  d'idt'es  à  cliaque  instant ,  elle 
£e  mil  à  regarder  curieusenient  les  papiers  posés  devant  elle. 

—  Ma  mère  a  raisoM,  dit  Brutus,  car  de.uain  c'est  à  votre  fils  que  je 
demanderai  l'explicai  on  que  vous  èies  venu  pour  me  donner. 

—  Vous?  dit  le  comie  en  regardant  Brutus  d'un  air  siuptifait ,  tandis 
que  Rosalie  considérait  son  frère  avec  non  moins  de  surprise,  vous?  ré- 
paa-t-il. 

Sans  doute  Brutus  se  trompa  sur  le  sentiment  qui  avait  fait  faire  à  M. 
de  Lugaiio  celte  vive  exclamation;  car  il  lui  répliqua  : 

—  Moi  !  niousieur,  car  le  frère  nui  deraanile  compte  de  riionneur  de 
sa  sœur  est  l'égal,  je  suppose, du  misérable  qui  a  tenté  de  la  séduire. 

—  Vous?  répéta  encore  le  vieillard. 

—  Ktsi  le  comte  de  Lugano  l'oubliait,  dit  Brutus  impérieusement  et 
dominé  par  la  pensée  que  ce  !;o((s  était  un  cri  de  dédain,  je  lui  rappelle- 
rais l'opiiiion  qu'avait  jadis  de  l'égaliié  dts  Lommcs  le  citoyen  B... 

A  ce  nom,  la  folle  se  leva  encore  et  cria,  tandis  que  son  regard  égaré 
«parcourait  la  chambre  : 

—  Ah  !  oui...  ah  !  ah  !  oui...  le  citoyen  B...  oui...  la  guillotine...  oui... 
oui...  B...  le  bourreau...  la  guillotine...  Je  me  souviens...  AU!  ça  ira... 
ça  ira... 

Ce  cliant,  commencé  avecéclat,  s'éteignit  dans  une  espèce  de  murmure 
sourd,  et  elle  retomba  sur  sa  chaise,  taiulis  que  M.  de  Lugano  demeura't 
immobile  et  que  Brutus  se  i  émettait  en  mémoire  l'étrange  scène  du  malin, 
et  se  demandait  s'il  n'avait  pas  à  demander  compte  à  M.  de  Lugano 
d'autre  chose  que  de  l'incligniié  de  soc  (ils  ;  il  considéra  l'atiiiudc  épou- 
vanté de  cet  homme,  et  ses  soupçons  devii'cnt  pus  assurés. 

M.  de  Lugano,  en  s'arrachant  à  l'eliroi  qui  l'avait  saisi,  rencontra  son 
regard  qui  l'examii-nit  avec  une  aiteniion  menaçante;  et  comme  s'il  eût 
deviné  ce  qui  se  passait  dans  le  cœur  de  Drulus,  il  lui  dit  : 

—  Eh  bien!  oui,  l'explication  que  vous  voulez  doit  avoir  lieu;  mais  elle 
n'est  pns  celle  que  vous  attendez.  Ce  n'était  pas  pour  vous  parler  de  mon 
lils  ni  de  votre  sœur  que  j  étais  venu,  mais  de  vous  et  de  votre  mère. 

—  Vous  la  connaissez  ?  lui  dit  Brutu-. 

—  C'est  à  quoi  je  vous  répondrai,  rép'iqua  le  comte,  quand  vous  m'au- 
rez appris  qui  elle  est  et  ce  qui  l'a  ré  iuiie  à  ce  misérable  état. 

Brutus  commença  alors  le  récit  que  nous  avons  f.iit  au  commencement 
de  ces  pages  ;  il  dit  comaent  une  pauvre  femme  avait  été  irouvée  m  iu- 
rante  dans  un  fossé  du  chemin  avec  un  enfant  qui  était  Rosalie,  et  com- 
ment elle  était  accouchée,  à  l'hospice  des  fous,  d'un  aure  enfant  qui  était 
lui  même. 

Bruius  avait  fait  ce  récit  en  examioant  sa  mère,  comme  pour  voir  s'il 
éveillerait  en  elle  quelque  souvenir;  mais  depuis  qji'il  avait  coaimcncé  à 
parler,  la  folb;  avait  paru  ne  plus  rien  entendre  et  elle  s'était  mise  à  par- 
courir les  papiers  placés  devant  elle. 

Brutus  avait  Uni,  et  M.  de  Lugano  dit  curieusement  : 

—  Kt  elle  n'a  gardé  aucun  souvenir  de  ce  qu'elle  était  autrefois  ? 

—  Aucun,  malheureusement,  dit  Bruuis. 

—  Alors,  dit  M.  de  Lugano  qi;i  s'était  remis  peu  à  peu  de  son  agita- 
tion, je  me  suis  trompé,  je  ne  la  connais  pas. 

A  peine  avait-il  dit  ce  mot,  que  la  folle  poussa  un  cri  terrible,  et  frap- 
pant avec  rage  du  poiog  sur  la  table,  elle  répéta  avec  une  exaltation 
inouïe  : 

—  C'est  faux  !  c'est  faux  ! 

—  Quoi  donc?  lui  dit  Brutus  qui  croyait  qu'elle  répondait  aux  derniè- 
res paroli's  du  comte. 

—  Tout  ce  qui  est  écrit  là  est  faux,  s'écria-t-cllc...  c'est  un  infâme  im- 
posteur qui  l'a  écrit...  c'est  faux! 

—  Mais,  dit  Brutus,  ce  sont  les  Mémoires  de  monsieur  le  comte  de  Lu- 
gano. 

—  Ce  n'est  pas  vrai!  c'est  l'histoire  de  l'infâme  B...  Je  le  connais,  moi, 
l'assassin,  l'inlàmc,  le  bourreau,  je  le  connais  !...  Tiens,  écoule,  tu  vas 
voir... 

Elle  prit  le  manuscrit  et  lut  ce  qui  &uU  avec  une  colère  furieuse  : 

XL 

C'était  un  feuillet  du  travail  dicté  par  le  comte  de  Lugnno  à  Brutus,  et 
que  celui-ci  avait  emporté  chez  lui  quelques  jours  avant  pour  le  melli  e  tu 
net. 

La  folle  le  lut  à  haute  voix,  non  pas  avec  la  suite  que  nous  allons  met- 
tre à  le  rappoiler,  mais  aver.  des  exclamations,  des  trépigneiuens,  des  cris 
d'iudiguation,  que  l'on  comprendra  bien  plus  aisément  quand  on  aura  lu 
le  nclt  et  appris  les  souvenus  qu'il  rappelait  à  la  malheureuse  mère  de 
Brutus. 

«  Le  lendemain  de  celle  lettre  horrible,  écrite  par  Couthon  à  la  Con- 
«veiition  iKilionale.  et  dans  la(|uelle  il  disait  que  le  vseul  moyen  qu'on  dit 
»ii  eiiiployerp"ur  rég.  nérer  Lyon  c'était  la  destruction  totale,  il  m'arriva 
»nne  lueiiture  bien  cruelle  et  sur  l\r|uelle  je  désire  donner  icinindquos 
«éclaircissemens,  atirnilu  que  dans  le  temps  on  a  fait  couru' à  ce  sujet 
.iilrs  liruiis  auxquels  il  cn  de  mon  honneur  de  donner  le  démenli  le  plus 
«formel. 

"Celait  !o  malin  f'tiS^  ■■■<'.'I)re, 


n  Ravel,  mon  secrétaire,  entra  dans  ma  chambre  que  je  n'étais  pas  en- 
iitore  levé  ;  il  m'annonça  qu'une  jeune  femme  demandait  à  me  voir,  et 
«que  l'insistance  qu'elle  mettait  dans  sa  prière  était  si  vive  qu'il  ne  s'était 
i>pas  senti  le  courage  de  la  refuser.  A  cela  Ravel  ajouta  que  cette  femme 
"était  foit  belle,  e!  je  compris  alors  d'où  lui  venait  sa  pitié. 

"Ravel,  qui  m'avait  été  pour  ainsi  direim.josé  par  le  club  des  Jacobins, 
»  et  qui  remplissait  près  de  moi  plutôt  les  fonctions  d'un  espion  dirigeant 
«que  celui  d'un  secrétaire  dévoue,  Ravel ,  dis  je  modèle  de  cruauté  et 
"d'exaltation,  était  compléiement  soumis  à  l'empire  que  les  femmes  exer- 
"çaieat  sur  son  cœur  et  sur  ses  sens. 

»Jj  ne  métonnai  donc  pas  de  l'intérêt  qu'il  prenait  à  cette  femme  ;  et 
«pour  lasoustriiire  aux  propositions  infâmes  qu'il  était  capab'e  de  lui  avoir 
"laites,  je  me  h.'tai  de  m'habiller  et  de  la  recevoir.  Elle  entra.  Ravtl  ne 
■)m'ava!t  pas  trompé  :  cette  femme  était  d'une  grande  beauté;  il  me  sem- 
"bla  vo.r  la  Vénus  éplorée  (1)  se  présenter  à  mes  yeux. 

"Ravel,  qui  l'avait  introduite,  ne  quittait  point  le  cabinet  ou  je  l'avais 
«reçue;  je  lui  dis  de  se  retirer  ;  mais  presque  aussitôt,  à  l'air  menaçant 
«avec  lequel  ilm'obéii,  je  devinai  que  je  venais  d'éveiller  en  |yi  un  s'en- 
"timcntde  haine  contre  celte  femme  et  de  défiance  contre  moi. 

"A  peine  (ùmes-nous  seuls  que  cette  femme  se  précipita  à  mes  pieds 
«en  me  demandant  la  grâce  de  son  mari,  qui  depuis  la  prise  de  la  ville 
«était  détenu  dans  les  prisons. 

"  La  douleur  de  cette  énouse  inforiunée  était  si  g:raudc,  sa  tète  si  exal- 
"lée,  qu'oubliant  toulc  mesure  vis-à-vis  d'elle-même,  et,  je  puis  le  dire 
«aussi,  vs-à-iisde  inoi,  elle  alla  jusqu'à  m'oiïrir  ses  faveuïspour  pri\ 
«de  cette  grâce  qu'elle  demandait  avec  des  larmes  et  desciis  déchiraus. 
"J'excusai  son  erreur  et  je  rejetai  ses  oU'res  avec  pitié. 

«Cependant  ce  désespoir  si  vrai  m'avait Litendri  ;  je  cherchai  le  moven 
"de  samer  celte  malheureuse.  Cela  ne  me  semblait  pas  difficile,  et  voici 
«pourquoi  : 

«Dans  les  premiers  jours  de  la  prise  de  Lyon,  on  avait  arrêté  tout  ce 
«qui  paraissait  suspect  ;  et,  je  dois  l'avouer,  à  ce  moment  il  fallait  bien 
«peu de  chose  pour  mériter  ce  liire  de  suspect. 

"En  ellet,  un  des  baiaillous  qui  défendaient  celte  villi  co:tre  l'arméa 
«républicaine  avait  adopté,  durant  les  chaleurs  du  mois  d'ao.'it,  qui  fa- 
orent  excessives,  l'usage  des  pabtalons  de  nai,kin,  ce  qui  l'avait  fait  ucm- 
»mer  parles  soldats  de  1  armée  révolutionnaire,  Uoyal  nankin  ;  il  e.»  ré- 
"sulia  que  lors  de  la  prise  de  la  ville  tous  les  individus  ([ui  lurent  troa- 
•  vés  vêtus  de  panl^loiis  de  cette  étoile  furent  provisoire^nent  arrét's. 

"Celle  mesure  avait  non  seulement  encombré  les  p:i;on.«  existantes, 
«mais  avait  forcé  l'autorité  d'en  créer  de  nouvelles,  et  les  églis'  s  éiaici:t 
«remplies  de  prisonuicrs.  En  raison  de  cetcncoiubrement,  la\'urvoillai)ce 
"était  (lillicile,  et  métiie  on  peut  dire  qu'il  n'y  en  aiait  poinL  On  n'avale 
«même  pu,  dans  les  premiers  momeii-,  dresser  de  liste  Domiirtivc  d-s 
udckuus,  et  on  les  avait  pour  ainsi  dire  remis  eu  compte  aux  oCitiers  des 
«troupes  qui  étaient  churgés  de  les  garder. 

«  Oa  leur  donnait  deux  oa  trois  cei.U  prisonaier.s,  cl  ils  devaient  rcpré- 
«setiter  deux  ou  tr.às  cents  prisaniiiers,  sans  qu'ils  fussent  responsables 
«df  tel  individu  plulôi  que  de  lel  autre. 

«Il  était  airiié  que,  de  celle  façon,  des  bommcs  noloiremeiitcoT.pro- 
inis  s'étaient  évad.-s  en  se  faisant,  remplacer  par  de  pauv;cs  gciis  qui 
n'avaient  qu'à  se  ',no;!iiuer  plus  t;:rd  p  nir  êlrc  relâchés. 

»  Les  oP.irieis  de  l'armée,  à  qui  le  i  ôle  de  geûliirs  d.  plaisait  en  généra?, 
«éiaieiit  très  faciles  uir  ce  genre  de  srubsiitution  ;  ainsi,  quand  ils  avaint 
«laissé  entrer  dix  bommcs  avec  des  permis  dans  la  pi i-0:i  q;:i  ieur  était 
"Conliée,  ils  laissaient  sortir  dix  honnies  sans  vérifivrsi  ceux  qui  sjrtai"n: 
«étaient  les  mêmes  que  ceux  qui  étairnt  entrés.  Celte  ruiO  avait  sauvé 
«beaucoup  de  proscrits  dans  le  coii.niMicement  de  l'occupatiou  de  la  ville; 
«mais  on  cominençait  à  y  nieiirc  ordre. 

"Toutefois  elle  était  encore  praticable  pour  un  détenu  obscur  comre 
«devait  être,  selon  ce  que  je  pensais,  le  mari  delà  femme  qui  r.i'iiuplorait, 
«et  je  lui  proposai  de  s'en  Srrvir  :  ellj  cccepia  avec  la  pics  vive  re:  ou- 
"iiaisiane;  mais  je  cn;s  m'aperccvoir  quejem'eia!s  mépris  stir  le  rai.g 
«dj  celle  femme,  f|uaiid  elle  me  répondit  : 

«—11  nous  ri'sie  plus  d'un  s.rviti  ur  zdé  qui  ne  craiodra  pii  d'exposer 
«sa  vie  pour  sauver  ccIIl'  de  son  maître. 

»  'ieile  |)hrase  me  donna  à  penser  qu'il  s'agissait  de  qucl'iiïc  prisonriiT 
«plus  iinporiaiit  que  je  lic  croyais;  mais  je  ne  voulus  pas  rétracicr  ma  pa- 
«rôle. 

\  l'Je  lui  donnai  un  lalsser-passcr  pour  un  nommé  Jacques  Priot,  rfia 
"d'entrer  dans  la  calbédrale  pour  y  voir  un  ccrtai.i  Phi  iiijic  Rouie!,  foa 
"débiteur.  Ces  iio;ps  étaient  .-■upposés  el  ne  pouvaient  plus  t.u'J  compro- 
«nu'lirc  pcis  Mine,  si  la  sulistiiuiioa  devait  s'accomplir. 

«Seulciaeiit,  alieiulu  le_sju;)çon  se.Tct  rue  j'avais  conçu  q"."il  s"a- 
«giss-.iii  de  Siiuvir  un  Iiomaie  ioi'poriant,  je  recommand.ii  liés  evpr.-ssé- 
«ment  à  sa  fe:n:ii,Mlo  no  se  pré.-ciitcr  à  la  prison  que  le  le;;ùi..i..i:)  de 
"très  j-MMiul  matin,  et  de  façon  à  ce  que  tout  fùi  accompli  ava:;t  qu  ?  les 
«nombieui  espions  qui  rôdaient  toujours  autour  des  prisons  ne  pusseut 
«l\,ire  obstacle  au  succès  de  notre  ruse  eu  reconnaissant  le  pri:onuier. 

(1)  PCoas  prions  nos  lecteurs  <!?  vo;i!oir  bien  roniarqiior  que  nous  c'i  ;  -. /»r— 
l'iellem'iU  les  niénioiii  s  de  SI.  de  Lugano.  et  ils  >e  .•ouviendniiit  i,i  c  U'  -ivlo 
de  l'cx-sénatcur  devait  néccisaircniout  (rnir  un  fcu  des  babiludcii  Ce  rcm> 
pire 


u 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


nEIItî  me  remercia  de  la  mnnièrc  la  plus  toucli'iite;  mr.is  dans  son  ef- 
nfii.MOii,  la  inalli.'uidisK  laissa  ccliapiier  un  iiioKiui  devait  la  penlic. 

„  _  lionime  Kéiiéieux.  me  dit-elle,  il  faut  que  vous  sai liiez  ([iiel  ser- 
«vice  vous  iwci.  rendu  à  une  mhie  famille.  Si  mon  mari  avait  été  reconnu, 
«rien  au  iroade  iiV  nt  |)ii  le  siuver. 

iiPar  un  pris-eniimcnt  reman|ual)le  de  re  qu'une  p:ireille  confidencf! 
«pouvait  avoir  de  fii.l,  je  la  congédiai  sans  vouloir  en  entendre  davaii 
mage  ;  ira  s  elle  Insista  on  me  disant  : 

i,"—  Adieu  (limo.  m  uisie  r  ;  m  lis  comptez  sur  l'iiernelle  reconnaissance 
«de  la  mar(|uise  de  Faviér,  s,  et  veuillez  en  ncevoir  ce  gape. 

«Je  rav(.u  -,  ce  nom  me  uprit:  nous  savion-ique  M.  d.'  Kavièreséiaii 
nchins  !a  ville;  on  l'ùvait  t\  >.'  clierclicr  partout  sans  le  trouer  et  sans  se 
1) douter  i|u  ii  était  en  n  ilrc  pouvoir. 

«Je  (luis  11'  d  re  :  si  j'avais  connu  ce  nom  p'ustiM,  j'aurais  peut-être  lié- 
Dsiié  à  sauver  le  miniuis  par  le  moyen  que  je  venais  d'employer;  mais, 
«encore  une  fois,  je  ne  voulus  pas  réiracier  ce  que  j'avais  moi-même  ol- 
«Irrt,  et  je  poussai  la  marquise  dehors  en  disant  : 

n  —  Je  ne  sais  rien,  madane,  je  n'ai  rien  entendu. 

..  l".n  ou\rani  la  poite,  j'aperçus  dans  le  salon  oui  précédait  inon  ca.')i- 
nsiel,  l'a'.roie  lijjure  de  llavel. 

i>ll  enfa,  et  ce  fut  sridcmcnt  alors  que  je  rcmariiuai  sur  ma  table  un 
»por:raii  entouré  de  dianiaiis  d'une  grande  valeur,  ((ue  la  ma!(|iise  y 
»avat  laiss!''.  Je  le  cachai,  supposant  (pie  Ravel  n'avait  pas  eu  le  temp- 
«de  l'.ip'''eevoir  ;  mais  il  l'avait  non  seuli-uient  vu,  mas  (n(oredavai 
»pii;endu  le  non  de  la  marquise.  Ccpendim  il  n'en  témogna  rien.  Seu 
«lomei.'t  une  heure  après  il  était  chez  Coulhun,  où  il  me  dénonçait  commi 
»lr:dt  e  à  la  pairie. 

»Co>:ibou  lie  l'a  point  d'éclat  pour  rendre  sa  vengeance  p'ussûre. 

nl,e  huiileuiain  des  agens  aposiés  dans  l'intérieur  de  la  prison  sui»irrnl 
«riiomuie  qui  se  présenta  avec  inon  laisser-passer,  ctdésqu'ilse  fut  ap- 
«proché  du  prisonnier  qu'il  cher  hait ,  i  s  s'emparèrent  à  la  fois  du  mar 
D,|,;is  d  •  FawèriS  et  du  brave  dmnps'.iciue  qui  s  était  dévoué  pour  lui. 

i.Ti'US  ileu\  furent  conduits  devant  le  Ir  banal  révoluiionnaire  qui  sié- 
pcaii  «11  p'.ei.i  air  sur  la  place  Bcllecoarl  ;  tmis  deux  y  fure  it  cond  imnés 
«a  mort,  et  roiidiiits  sur  l'heure  au  lieu  de  l'exérulion  oii  leur  ti  teloiub;. 

Il  (;c  ne  fui  que  beuicoup  plus  tard  que  j'ap  uis  que  h  marquise  ,  qu 
m'ci/uis  le  m.uin  aiieiidait  son  mari  à  un  endroit  cniivenn  .  le  vit  passer 
.!  pour  aller  au  soiplice.  U  p.irait  qu'elle  le  suivait,  et  qu'à  l'aspect  de  la 
«mi'it  leinlile  qu'il  .'-ubt,  si  rai;oii,di  jà  aU'aiblie  parle  désespoir,  sepei- 
«dit  tnui-a'ait  ;  i  Ile  s'fiif  dt  eu  emportant  dans  ses  br  s  sa  file  ,  et  alla, 
Btlil  on,  se  piérip  ti'r  d'ns  le  Rhône,  où  el'e  périt  avec  son  enfant. 

oVoil.i  les  f,ii  s  (ie  a-Vc  aventure  dans  toite  leur  vérité,  lit  cependaM 
«ils  I  lit  servi  di!  base  à  dent  calomnies  bien  contradictoires. 

uCouthon  s'en  arma  pour  demander  ma  iiiîsi-  en  jugeaient  à  la  ronven 
ntion  (■aiioia'e,  rouime  tiaître  à  la  libert  •,  ei  ayant  reçu  de  1'  rgent  poiii 
ïfairc  évailer  drs  pii>oiiniers;  et,  d'un  autie  coté,  on  osa  dire  qu'apri: 
«avoir  abus  ;  de  la  laibliisse  (  t  de  la  d  nileur  de  la  marquise,  cVst  moi- 
«même  qui  avais  dénoiuéson  mari  à  la  justice  rév<dutionnaire..,  » 

Co  !'me  nons  l'avons  dii,  la  folle  n'avait  pas  lu  toute  ceite  relation  sar  ' 
rinterii'iiqire  pur  des  cris  furieux  et  des  impréiaiinns  menaçanl-'s  ;  mai 
elle  avait  cepeii  lani  été  juqu'au  bimlsans  expliquer  l'intérêt  direct  qu'el  e 
y  pouvait  pri'ndie.  Ce  ne  fut  (pie  lorsqu'elle  fat  arrivée  au\  dernières 
jiîiia  es,  que  f on  visage  prit  une  sauvage  expression  de  triomphi^ ,  puis 
••'.le  s'arreia  et  regar  lani  autour  d'elle  avec  uu  égarement  qui  n'éiait  déjà 
plus  de  la  foie ,  et  qui  semblait  è're  du  désespoir ,  elle  dit  d  une  voit 
Boude: 

—  Une  calomnie!  Il  a  dit  que  c'était  une  (alomnie...,  le  bourreau... 

—  Ma  raére,  dit  Bruius  d'une  voix  également  so.iibrc  et  en  s'approchant 
d'elle,  ma  mère,  é  aii-c-i  donc  une  véntt^? 

—  Qui  a  écrit  cela?  dit-elle  brusquement. 

—  C'est  moi,  dit  Bruius,  mais  voilà  l'homme  qui  me  l'a  dicté. 

La  mère  de  [irutus  s'approcha  de  M.  de  Lugano  ;  mais  soit  que  dans 
le  chaos  des  souvenirs  qui  s'éveillaient  en  elle'.,  l'image  de  cet  homme  ne 
fut  pas  encore  débarrassée  de  toutes  les  ombres  qui  la  couvraient, 
tlle  le  regarda  sans  avoir  l'air  de  le  reconnaître,  et  répondit  aussitôt  : 

—  Ha  menti  comme  lui,  il  a  menti  ! 

—  Mors  elle  se  mit  à  se  promener  la  tète  basse,  et  comme  quelqu'un 
qui  cherche  au  hasard  un  objet  qui  est  à  terre  ;  un  murmure  sourd  et  con- 
fus sortait  de  sa  poitrine  ;  il  y  avait  dans  cette  intelligence  un  horrible 
combat  entre  la  raison  et  la  folie,  entre  le  souvenir  cl  l'oubli. 

Le  comte  de  Lugano,  retiré  dans  un  coin,  se  taisait,  ne  sachant  comment 
s'éclia|)prr  de  cette  fatale  chambre  ;  sa  présence  d'esprit,  son  courage, 
tout  lui  inauquait;  cependant  il  voulut  fuir  encore,  et  il  s'approcha  de 
lirulus  en  lui  disant  : 

—  Venez  demain  chez  moi,  tout  s'expliquera  sans  doute. 

—  Demain  !  répéta  la  pauvre  femme  en  délire,  encore  demain  !  Non , 
tout  de  suiie  !  tout  de  .suite  ! 

En  disint  cela  elle  saisit  Brutuspar  le  bras,  et  le  poussant  jusqu'à  la 
table,  elle  lui  nia  : 

—  lié  bien!  loi,  puisque  tu  as  écrit  le  mensonge,  écris  la  vérité! 

•  —  Manière...,  dit  Brauis,  qu'alarmait  l'exaliatiDii  inouïe  de  la  malbeu- 
reuse. 

—  Ecris,  écris,  écris,  lui  dit-elle  avec  rage. 


Brutus  lit  semblant  d'obéir,  et  alors  elle  se  mit  à  faire  le  récit  suivant, 
qu'ils  éeo 'tércMl  tous  dans  uu  sden  e  plein  d'anxiété  : 

—  Uni,  c'e.^t  vrai,  la  inar(|uisc  de  Favicres  éiait  belle  et  jeune....  elle 
était  heureuse,  elle  était  aimée..,.  Henri,  ô  mon  bon  et  noble  Henri,  que 
j'aimais  co"'mc  Dieu,  que  j'honorais  conime  lui...  Il  le  voulut,  j'obéis; 
quand  il  s'enferma  dans  Lyon,  il  me  força  de  quiiier  la  vilie  avec  mon 
eiifait,  ma  Louise,  mon  unique  enfant...  le  seul  gage  de  noire  amour. 

Je  m'en  allai  à  Vienne,  et  je  l'attendis...  Tout  le  temps  que  dura  le 
siég^,  (leoiges,  mon  vieux  serviteur ,  Georges  parvint  à  entrer  dans  la 
ville,  et  à  en  sortir  pour  me  donner  de  ses  nouvelles.  Mais  quand  Lyon 
fut  pris...  plus  de  nouvelles  d'Iliuiri;  il  fallait  mourir  ou  le  retrouver... 
Je  me  (légu;sai  en  paysaniiC,  et  je  partis  avec  Georges  et  ma  lille... 

J'arrivai,  et  au  bout  de  quelTues  jouis  ,  Georges  apprit  d'un  détenu  qni 
av;:it  éié  relâi  hé  ,  que  le  m  u  qiiis  de  Favières  était  à  la  cathédrale ,  mais 
que  personne  de  ceux  laii  l'avaient  reconnu  n'avait  eu  la  lâcheté  de  révé- 
ler son  nom  a,     assassins  de  la  vdle. 

C'est  alors  (|u      "".spérai  le  sauver. 

On  ni'avaU  Infor-'  ée  qu'un  des  représenlans  du  peuple  faisaient  corn* 
nierce  de  la  vie  des  prisonniers ,  et  que  je  pourrais  lui  acheter  la  vie  de 
mon  mai  i. 

—  Uc  votre  mari  ?  s'écria  Rosalie. 

—  Oui ,  lui  dit  sa  mère  ,  est-ce  que  je  ne  suis  pas  la  marquise  de  Fa- 
vières encore?  Llle  regarda  autour  d'elle  avec  fierté  et  ajouta  :  Qui  en 
douie  ici? 

—  Vous ,  ma  mère ,  répéta  Resalie  avec  un  accent  de  joie ,  la  marquise 
de  Favières! 

—  Oui,  moi,  répondit  l'infortunée  en  reprenant  son  air  hagard,  cjmme 
si  celle  iiitei  rip  ion  lui  eût  f,ni  perdre  le  lil  de  ses  souvenirs  ,  oui ,  'noi  ; 
ei  j'avais  une  fille,  uneenlàntque  j'aimais,  ils  me  l'ont  tuée  aussi.  Mais 
\;'csl  égal,  je  dirai  la  vérité,  et  on  le  tuera  aussi,  le  misérai'le  !  on  le  tuera 
et  sa  fille  aussi! 

La  folie  lèverait. 

Brutus,  dont  l'anxiété  devenait  horrible  de  moment  en  moment,  dit  à  sa 
sœur  : 

—  Silence  !  laisse-la  parler...  Oh  !  répéta-t-il  en  faisant  à  !W.  de  Lugano 
un  signe  impératif  pour  le  faire  rester  à  la  place  quil  voulait  quitter... 
qu'elle  paile  !...  il  faut  qu'elle  parle  et  que  tout  le  monde  l'écoute! 

—  M.iis  érrivez  daiic,  monsieur  !  lui  dit  sa  mère  avec  rudesse. 
Brutus  prit  une  plume,  et  la  ma  quise  coniiiua  : 

—  Oui ,  je  voulais  le  sauver  ;  j.;  le  voulus.  On  m'avait  dit  que  celui  qui 
vendait  ainsi  la  létc  de  ses  victiuies  au  détriment  du  bourreau  i'aope- 
lait  B... 

—  Ce  n'est  pas  vrai  !  s'écria  M.  de  Lugano  en  se  soulevant  avec  ter- 
reur ;  ce  n'est  pis  .rai  ! 

—  Ah!  taisez-vous!  lui  dit  Bruius  en  s'élançant  vers  lui  en  le  jetant 
sur  sa  chaise,  iremblant  et  anéanli. 

Mais  la  nia'heurt  use  marquise  ne  parut  pas  s'irriter  autant  que  Bruius 
de  celle  déiiégaiion. 

—  Vous  avez  raison,  mf^n«ieur,  dit-fUesans  se  tourner,  ce  n'était  pas 
vrai  ;  car  je  lui  en  olïri-  de  l'or,  à  cet  homme  ;  je  lui  en  avais  apporté 
mes  poches  pleines  ;  mes  bijoux,  mes  diamans,  j'étalai  tout  à  ses  pieds... 
L'infâme  !  l'intâme  ne  regai  daii  que  moi,  et  il  me  disait  : 

—  Ce  ne  soni  point  tes  richesses  que  je  veux,  belle  Henriette  ;  ce  ne 
sont  pas  les  bijoux,  les  diataans,  c'est  toi  et  loi  .seule  I 

M.  de  Lugano  murmura  sourdement  : 

—  Elle  est  folle. 

—  Folle  !  diies-vous,  s'écria  la  marquise  avec  éclat,  folle  !  Je  l'ai  élé.., 
oui,  jel'aiéié  ce  jour-là... 

Savezvousce  qu'il  lit  le  bourreau,  le  savcz-vous?... 

Il  demeurait  sur  la  place  de  la  mairie,  là  où  on  luait...  11  ouvrit  ugb 
croisée  et  m'y  traîna.  Il  me  força  à  v  lirtrancher  une  tête,  et  le  cannibale, 
penché  à  mon  oreille,  médit  :  uVoilà  ce  qni  ailend  ton  mari...  Veux-tu  ?» 

A  la  première  tète,  je  dis  non  !  M  m'en  fit  regarder  une  seconde...  Je 
ne  mourus  pas  d'horreur,  et  il  me  rép  :ta  :  Veuxiu?  Je  dis  :  Non  !  A  la 
troisième,  oui  !  à  la  troisième  je  devins  folle  et  je  dis  :  Oui  ! 

Un  cri  d'horreur  s'échappa  de  la  poitrine  de  Brutus  et  de  Rosalie,  un 
sourd  gémissement  de  désespoir  de  celle  de  M.  Lugano. 

La  marquise  reprit  en  se  posant  fièrement  : 

—  Jedif  :  Oui!  Ahl  cela  vous  semble  infâme  et  lâche  à  vous  autres 
qui  n'avez  pas  vu  tomber  trois  tètes  sous  le  rouleau  ;  et  chacune  de  ces 
téies  me  monirail  les  traits  n'Henri,  elles  lui  ressemblaient,  elles  me  par- 
laient, elles  me  criaient  :  Oui  !  Je  n'ai  fait  que  répéter  ce  qu'elles  me 
disaient.  J'ai  dit  oui,  pour  lui  obéir,  pour  le  sauver... 

En  parlant  ainsi,  une  expression  de  désordre  iiioui  et  d'exaltation  en- 
core insensée  rayonnait  dans  le  visage  de  la  marquise,  et  Bruius  s'écria 
avec  un  accent  teirible  : 

—  Et  pourtant  il  ne  fut  pas  sauvé  ! 

—  Non,  répondit  sa  mère.  Vous  pouvez  laisser  le  reste,  tout  y  est  vrai; 
oui,  il  alla  dénon(er  lui  même  sa  viciime. 

—  Non  !  sur  mon  ame,  non  !  s'écria  le  comte  de  Lugano  hors  de  lui  ; 
ceci  au  moins  n'est  pas  viai,  vous  deiez  le  savoir,  madame  ;  vous  devez 
vous  rappeler  Ravel...  Vous  l'avez  vu;  il  vous  menaça, 

—  Je  ne  connais  pas  Ravel,  dit  la  marquise  toujours  marchant  et  pié- 
linant  au  hasard  ;  je  connais  B...  qui  m'a  déshonorée,  qui  a  lue  mon  ma» 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


25 


ri...lira  si  bien  lut-e  ,  monsieur,  tl  t-cl!c,  en  repaidani  !e  comte  en  face, 
que  le  sang  d'Henri  est  toml)é  jusque  sur  les  mains  ei  sur  la  léte  de  mon 
i  niant. 

A  ce  moment  elle  s'arrèla,  et  saisissant  le  comte  à  la  gorge,  elle  s'écria 
d'une  voix  foiconéc  : 

—  Bdi neau  !  qu'as-lu  fait  de  ma  Dlle? 
Elle  venait  de  le  reconnaître. 

XII. 

EnOn  la  inalheuretise,  qui  pendant  vingt  ans  avait  vdcu  dans  les  ténè- 
bres d'un  complet  oubli  du  passé,  venait  de  rentrer  dans  ce  domaine  de 
la  pensée  perdi  depuis  si  Ijng-iemps. 

Mais  de  même  que  l'exilé,  qui  revient  dans  le  pays  où  il  a  vécu  autre- 
fois, ne  reconnaît  pas  tout  d'un  coup  tous  les  sentiers  accoutumés,  de 
même  la  folle  ne  'levait  pas  ressaisir  ensemble  tous  ses  souvenirs, 

D'aillt'urs,  il  y  avait  dans  la  position  de  cette  Henriette  de  Favières, 
dont  le  nom  et  le  litre  s'étiient  si  étrangement  révélés  à  ses  enfans,  il  y 
avait  une  circonstance  bien  extraordinaire,  c'était  la  barrière  qui  séparait 
ses  souveni'  s  de  folie  de  ses  souvenir^  de  raison.  C'était  cette  disjonction 
des  deux  moitiés  do  sa  vie  aux  luclles  il  manquait  encore  un  point  de  su- 
ture piiur  les  unir  l'un  à  l'autre. 

Ainsi  elle  voyait  Rosalie  il  ses  côtés ,  Rosalie  éiait  sa  (ille ,  elle  l'a  recon- 
naissait p-^'ur  telle  ;  mais  ce  n'était  pas  encore  cette  Louise  qu'elle  se  rap- 
pekii  avoir  portée  jusque  sous  l'écliaffaud  de  son  père,  et  dont  elle  ne 
pouvait  se  faire  une  idée  que  comme  d'un  enfant  au  berceau ,  parce  que 
c'est  en  cet  éiat  que  sa  raison  l'avait  quittée,  et  c'est  en  cet  état  que  sa 
raison  devait  la  retrouver. 

Voilj  pourquoi,  ayant  sa  fille  à  côté  d'elle,  elle  demandait  si  furieuse- 
ment à  M.  de  Lu;j;ano  ce  qu'il  avait  fait  de  son  enfant. 

Le  comte  était  si  épouvanté  qu'il  ne  put  réponiire  ;  mais  il  s'arracha 
avec  une  telle  violence  à  l'étreinte  exaspérée  de  la  marquise  qu'elle  faillit 
tomber. 

A  ce  moment  Brutus  s'approcha  de  lui  ;  sa  colère  était  d'autant  plus  ef- 
frayante qu'elle  procédait  par  des  mouvcmens  plus  lents.  11  ne  toucha  pas 
le  comte ,  mais  il  leva  sur  lui  sa  main  de  fer,  et  lui  dit  d'un  ton  sombre  : 

—  Enfln  l'heure  de  la  j:jstice  est  venne  pour  vous  aussi ,  et  ce  sera  un 
compte  terrible  à  renJre,  je  vous  jure. 

—  Ah  !  dit  le  comte  amèrement,  prenez  garde ,  prenez parde! 

—  Vous  êtes  en  mon  pouvoir,  lui  dit  Urutus,  et  l'échafaud  n'est  plus  à 
vos  ordres. 

Pendant  ce  temps,  Rosalie  avait  reçu  sa  mère  dans  ses  bras ,  et  elle  lui 
disait  avf c  anxiété  : 

—  Mai*  jevis,  ma  mère,  je  vis;  vous  m'avez  emportée  dans  vos  bras, 
vous  m'avei  sauvée.  C'est  en  fuyant  cet  affreux  spectacle  que  vous  êtes 
venue,  errante  et  folle  ,  jusqu'aux  environs  de  Urenuhle;  c'est  là  que 
vous  êtes  tombée  accablée  (Je  fatipiue,  et  que  nous  fûmes  recueillies  par 
.a  piiié  des  paysans;  vous  devez  vous  le  rappeler,  ma  mère.... 

Rosalie  parlait  toujours  ;  mais  déjà  Mme  de  Favières  ne  l'écoutait  plus, 
on  eût  dit  qu'au  lieu  de  suivre  la  voie  des  idées  où  .^a  lille  vou'ait  la  ra- 
mener ,  elle  se  fût  engagée  dans  une  autre  où  cile  ne  se  reconnaissait 
pas;  elle  murmurait  sourdement  : 

—  C'était  le  21  octobre. 

—  Oui,  ma  mère,  c'était  le  21  octobre. 

—  La  folle  ne  répondit  pas ,  mais  elle  leva  lentement  la  main  et  montra 
Brutus. 

—  Et  lui  ?  dit-elle. 

—  Moi,  ma  mère,  s'écria  Brutus  en  se  jetant  à  genoux  devant  elle , 
moi ,  je  suis  votre  fils. 

La  marquise  se  leva,  se  recula  de  Brutus  avec  elTroi ,  et,  se  frappant  le 
front  avec  épouvante,  tandis  qu'elle  attachait  des  regards  fixes  et  curieux 
sur  le  jeune  homme  qui  était  à  ses  pieds  ,  elle  s'écria  : 

—  Mais  je  n'avais  pas  de  lils,  moi  ! 

—  Ma  mère  !  reprit  Brutus,  en  cherchant  à  la  prendre  dans  ses  bras. 

—  Mais  je  ne  vous  connais  pas,  monsieur,  lui  dit-elle  en  s'échappant, 
je  ne  vous  connais  pas  ! 

Puis  tout-àcoup  elle  revint  à  lui  j  et  le  considérant  avec  une  expression 
désespéiée,  elle  lui  dit  : 

—  C'est  VI  ai ,  c'est  vrai ,  né  le  25  juillet  1794. 

—  Oui,  ma  mère.... 

La  inar(|uise  s'élança  vers  le  comte  de  Lugano,  et  lui  dit  avec  iemômc 
accent  égaré  : 

—  Et  c'était  le  21  octobre  1793  ! 

Rosalie  ni  son  frère  n'étaient  capables,  dans  le  troub'c  de  leur  esprit , 
de  comprendre  ce  qu'il  y  ava^t  d'ilTroyable  dans  le  rapprochement  de 
ces  deux  dates;  mais  le  comte  de  Lugano  le  comprit  mieux,  sans  doute; 
car  il  réi'ondit  : 

—  Oui ,  et  ce  sera  pour  nous  le  gage  du  pardon  et  de  l'oubli. 

—  Ob!  reprit  Brutus,  en  se  relevant  et  en  menaçant  M.  de  Lugano,  il 
n'y  a  ici  pour  vous  ni  oubli  ni  pardon  ,  il  n'y  a  que  vengeance  pour  un 
bourreau ,  vengeance  qui  sera  sanglante ,  je  vous  le  jure  ! 

—  Oh  !  c'est  bien  son  fils,  s'écna  la  marquise  avec  un  éclat  de  joie  fa- 
rouche; il  insulte  son  père  eliueuacede  l'assassiner;  il  doit  le  recon- 
naUrc I 


Si  l'on  vrut  suppléer  par  l'imagination  à  notre  insuffisance  à  rendre  une 
pareille  sccnc,  un  comprendra  peut-être  de  quelle  s  upéfart'On  dut  être 
frappé  le  malheureux  Brutus  à  cette  c\iréme  et  funeste  rèsoluiion. 

11  portait  un  regard  incci  tain  et  épouvanté  du  bourreau  à  la  victime',  de 
son  père  à  sa  mère  ;  et  c-  père  resia  t  tremiilant,  anéanti ,  méprisable  de- 
vant Sun  lils;  <  l  celte  mère  se  reculait  avec  horreur  d  ■  son  enfant. 

Tant  démotions  diverses,  tant  de  fjti^ues  cruelles  avaient  frappé  le 
malheureux  Brutus  d^ns  celle  journée,  que  la  force  abléiiquctie  ce  corps 
snccomba  sous  ce  dernier  cl;oc.  11  seiiii  ses  genoux  ployer  fous  lui ,  et  il 
s'allaissasur  la  c'uaise  que  sa  mère  occupait  un  moment  avant;  ses  mains 
s'appuyèrent  au  hasard  sur  la  table  sans  pouvoir  .'c  soutenir  ;  sa  tête  lom 
ba  sur  ses  mains,  et  déjà  il  ava  t  perdu  tout  sentiment ,  que  ceux  qui  l'en- 
touraient le  croyaieLt  sculi  nient  abia'é  dai  s  sa  douleur. 

En  ce  nioaient,  on  ciitindit  un  bruit  très  vif  au  dehors  de  la  maison  ; 
bientôt  on  frappa  violemmi-nt.  Personne  ne  répondit. 

Mme  de  Faviurcs  écoii'ait  avec  épouvante.  Ces  envahissemens  noctur- 
nes du  domicile  devaient  aussi  être  fatulement  restés  di-ns  ses  souve- 
nirs 

M.  de  Lugano,  qui  ne  cia'gnait  plus  une  violenre  matérielle  à  !a^uelIe 
il  n'eût  pu  se  sjustiaire,  tremblait  cependant  qu'un  met  échappé  à  la 
marquise  ne  l'accusât  devant  de  plus  nombreux  tem:Jns. 

Rosalie  écoutait  avec  curiositî'. 

—  C'est  la  voix  d'ilecior,  c'est  la  voix  de  votre  fils. 

Mais  on  n'avait  pas  encore  déridé  qui  irait  lui  ouvrir,  que  la  porte  d; 
la  maison  fut  forcée ,  et  (|u'llecior  parut  aniié  jusqu'aux  dents  et  accom- 
pagné des  valets  de  pieds,  cochers,  jardiniers,  cuisiniers  et  maimituus 
du  château.  Il  s'élança  impétueusement  dans  la  chambre  ,  le  sabre  au 
poing,  en  criant  : 

—  Mon  père....  je  viens  vous  délivrer  ! 

Le  comte  de  Lugano ,  eu  présence  d'un  danger  qui  pouvait  se  parer 
par  la  rapidité  d'une  résolution  adroite,  sembla  se  reirosiver  touteLtier; 
il  se  plaça  devant  Hector,  et  lui  dit  sèchement  : 

—  Et  de  quel  dançjer  venez-vous  me  délivrer,  monsieur? 

—  Pardon  ,  dit  Hector,  je  savais  que  vous  étiez  dans  cette  maison  ;  et 
voyant  que  la  nuit  avançait  sans  que  vous  fussiez  de  retour,  j'ai  craint 
que 

—  Seriez,  dit  le  comte  a  tous  ceux  qui  avait  acconipa?né  Hector. 
Tout  le  monde  se  relira  ,  et  le  comte  ,  prenant  aussiiôt  la  parole,  dit 

d'une  voix  Ijruic  et  calme,  comme  si  tout  ce  qui  venait  de  se  passer  ne 
l'eût  point  emu. 

—  Oui,  monsieur,  j'étais  vf  nu  dans  celle  maison  pour  y  réparer  le  dé- 
sordre que  vous  y  avt  z  jpporié. 

Hector  se  posa  en  victuue,  et  M.  de  Lugano  conlini;a  : 

—  Et  j'ai  reconnu  qu'il  n'y  avait  qu'une  réparaiioii  d'gnede  TOU'î  et  de 
celle  que  vous  ave/  vou'u  abuser.  C'e^l  à  vou-  de  mériter  vo're  pardon  de 
Mlle  (le  Favières  et  d  obtenir  sa  ma  n  d  ■  la  u)lonti^de  Mme  la  niarqu  se. 

Deux  exclamations  Li  n  dillcrentes  répondirent  soudain  à  celte  propo< 
sition  soudaine;  ce  fut  un  cii  d'eionnement  d'Hector,  qui  répéta, 

—  La  marquise  de  FaVières  ! 

Ce  fut  un  pi  eniier  cri  de  refus  de  la  mère  de  Rosalie,  qui  dit  : 

—  J.imais!  jamais! 

M.  de  Lugano  en  avait  dit  assez  pour  ce  qu'il  voulait  obtenir.  Il  forçait 
Rosilie  à  une  explication  et  la  mettait  de  son  parti.  H  entraîna  Hector  ea 
lui  disant  à  voix  basse  : 

—  Venez,  je  vous  expliquerai  ce  mysère. 

Et  il  glissa  en  sortaut  ces  deux  mois  dans  l'oreille  de  Rosalie. 

—  C'est  à  vous  à  lui  faire  comprendre  qu'il  en  doit  être  ainsi.  C'est 
votre  honneur  et  le  mien  qui  sont  engagés  à  son  silence.  Qu'elle  se  taise, 
cl  mon  fils  vus  donne  son  nom. 

Aussitôt,  il  boriiiavec  Hector,  qui  regardait  autour  de  lui  d'un  air  bé« 
bêlé,  ne  comprenant  lien  à  ce  qu'il  avait  eiitenilu. 

La  raison  de  Mme  d(!  Favières,  bien  que  ressuscitée  si  éirancicmpnt,  ne 
pouvait  recevoir  à  la  fois  tint  de  pensées  sans  les  cjnfoiulre.  En  clléi,  un 
moineni  après,  elle  reprenait  ses  vagues  propos,  cl  disait  à  sa  lille  : 

—  Toi  !  la  femme  de  ce  im  nstrc... 

—  Mais  ma  mère,  il  parlait  de  son  fils. 

—  Mais  le  voilà,  son  fi's,  dit  Mme  de  Favières  en  montrant  Bruluî; 
pourquoi  ne  l'a-l-il  pas  emmené'?  Qu'il  s'en  aille... 

Elle  secoua  Brutus  qui  resta  dans  son  anéantissement;  et  Rosalie,  crai- 
gnant que  son  aspect  ne  ramenai  un  trop  grand  dé-ordre  dans  l".  spiit 
encore  faible  de  sa  mère,  l'eiimena  hors  de  Ctile  chambre  pour  l'enfer- 
mer dans  la  sienne  et  y  remplit'  saus  doute  la  mission  que  lui  avait  douui^e 
le  comte  de  Lugano. 

Brutus  était  demeuré  'Cul:  deux  fois  en  un  jour  il  avait  perdu  le  senti- 
ment de  son  être  :  une  première  fois  brisé  dans  son  ccrps,  saign.mt  sous 
es  blessures  que  lui  aNaii  faiies  la  rage  des  pa>sans:  une  seconde  fois 
déchiré  dans  son  cœur,  cl  frappé  de  coups  pins  cruels;  car  ils  laissaient 
des  plaies  incurables  après  eux. 

Mais  si  le  réveil  du  matin  avait  été  douloureux  puisqu'il  lui  ramenait  le 
souvenir  du  déshonneur  de  sa  so'ur,  celui  qui  allait  >ui»re  celle  ciucl'e 
scène  devait  être  bien  plus  afl'reux  encore.  11  arri\a  bientôt,  comme  si  le 
sort  se  reprochait  les  cours  momens  de  relâche  que  sou  aïkanlisscment 
lui  donnait. 

Peu  à  peu  Brutus  reprit  ses  sen.«;iUratna  un  moment  sur  la  table  saleté 


26 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


pesante  de  faiblesse  et  de  doiiieur,  puis  il  la  releva  tout  à  fait  et  cher- 
cha à  regarder  autour  de  lui  p;iur  demander  aux  objets  extiHieurs  de  le 
gjiierdans  les  souviiiirs confus  qui  se  croisuient  dans  sou  cerveau.  Il 
recouiiul  la  chambre  de  sa  sœur. 

Pourquoi  etaii-il  dai:s  celte  chambre  ? 

Une  (ois  ce  point  de  di^pai  t  trouvé,  toute  la  suite  des  événemens  qui 
venaient  de  s"y  passer  devait  plus  aisémeiil  se  dérouler  à  son  esprit. 

Brutus  releruia  les  yeux  pour  mirux  suivre  ceite  cliaîiia  de  pensées,  et 
ciiliii  il  en  arriva  à  ce  cri  qui  lui  avait  appris  quel  éi^iit  son  jère.  Il  dou- 
ta un  insianl  et  vonlut  s'assurer  de  la  vérité,  il  voulut  revoir  ce  père  mi- 
sfrable,  tremblant  devant  lui,  celte  mère  qui  l'avait  repoussé;  il  rouvrit 
les  )  CUV  et  regarda  :  il  se  ti  oiiva  seul. 

Druius  était  trop  accouiunié  à  la  douleur  pour  ne  pris  voir  une  preuve 
certaine  dans  ce  qui  eût  fait  douter  un  autre.  Tout  était  vrai,  puisqu'on 
l'avait  laissé  seul.  Le  coupable  avait  fui  l'enfant  de  son  crime,  la  victima 
s'était  éloignée  de  l'enfant  de  son  désespoir. 

lirutus  regarda  bien  long-temps  dans  cette  cbanibre,  il  tendit  les  bras 
autour  de  lui,  il  femblait  y  appeler  quelqu'un.  A  ce  moment  il  eût  donné 
ce  qui  lui  restait  de  vie  à  celui  qui  l'eût  appelé  «  Mou  fis  ou  mon  frère  »; 
mais  il  n'y  avait  personne,  ei  sa  tèie  retomba  sur  sa  poitrine. 

C'est  à  ce  moment  que  le  regard  de  Cruius  rencontra  le  pauvre  Co- 
dés qui  était  entré  par  la  poite  brisée,  et  qui  attendait  le  réveil  de  son 
maître.  Dans  un  premier  transport  involontaire,  le  ii;alliciireu\  tendit  la 
main  à  son  chiea  comme  à  un  ami,  et  le  bon  animal  la  lécha  avec  des 
transports  de  joie.  C'est  que  Codés  était  oublié  depuis  longtemps. 

ISien  que  les  idées  de  Brutus  eussent  acquis  une  poitée  qui  semblait 
exclure  une  application  infime  des  grands  enseignemens  de  la  vie,  Brutus 
éprouva  un  véritable  remords  en  revoyant  son  chien,  et  il  se  dit  en  sen- 
tant dis  larmes  lui  venir  aux  yeux  : 

—  Moi  aussi  j'ai  oublié  le  seul  être  qui  m'ait  véritablement  aimé  ;  il  est 
juste  que  j'en  sois  puni. 

Ce  ne  fui  que  la  pensée  d'un  moment,  car  presque  aussitôt  il  fut  arra- 
ché à  ses  réflexions  par  la  voix  de  Rosalie  qui  discutait  vivement  avec  sa 
naére. 

Brutus  écouta,  car  il  entendit  son  nom  prononcé  avec  vivacité. 

—  Eh  bi  n  !  répondit  Rosalie,  une  fois  que  j'aurai  épousé  Hector  tout 
sera  oublié,  et  quant  à  Brutus  le  comte  se  chargera  de  lui  ;  il  est  assez 
riche  pour  lui  faire  un  sort;  il  l'éloignera,  et  sa  présence  ne  vous  rappel- 
lera plus  de  funestes  souvenirs. 

Brutus  se  leva  en  s'écriant  : 

—  Ah!  mon  Dieu! 

Le  regard  qu'il  jeta  au  ciel  en  prononçant  ce  mot,  j'accent  de  sa  voix, 
eussent  sulTi  à  faire  comprendre  tout  ce  qu'il  exprimait  de  souffrance  et 
de  désespoir,  et  si  quelqu'un  de  ceux  qui  t'avaient  laissé  là  eût  pu  l'eu- 
tendre,  peut-être  eût  il  eu  pitié  de  ce  p  luvre  abandonné. 

Mais  rien  ne  répondit  que  le  son  de  plus  en  plus  animé  de  la  voix  de 
aosalie,  qui  sans  doute  achevait  de  le  chasser  du  cœur  et  de  la  présence 
c  sa  mère. 

Il  sonit  pour  ne  pas  en  entendre  davantage,  il  ne  voulut  pas  avoir  le 
droit  de  les  haïr  ;  c'était  plus  que  son  cœur  n'en  pouvait  porter;  car  la 
haine  qu'on  ressent  est  souvent  plus  posante  que  celle  qu'on  inspire. 

Lorsque  Brutus  fut  sorti  de  la  maison,  il  demeura  à  se  promener  long- 
temps dans  le  jardin  ;  il  avait  encore  à  souffrir  beaucoup,  il  lui  fallait  se 
Lien  convaincre  de  toute  la  ni'sère  de  sa  position  a/ani  de  penser  à  pren- 
dre un  parti  pour  s'y  arracher.  Il  fallait  qu'il  se  répétât  à  satiété,  qu'il  était 
la  honte  vivante  de  son  père  et  la  terreur  de  sa  mère. 

Enfin,  quand  il  eut  bien  rassasié  son  cœur  de  celte  conviction  ,  il  se 
trouva  que  la  décision  qu'il  avait  h  prendre  n'avait  pas  besoin  d'être  long- 
temps débattue. 

—  Allons,  se  ditil,  je  vais  m'en  aller.  Ils  ne  me  verront  plus. 

Oh  !  s'il  lui  avait  fallu  protéger  sa  mère  contre  le  comte  de  Lugano,  si 
puissant  qu'il  fût,  Brnius  fût  demeuré,  Druius  eût  accepté  la  haine  de  l'une 
et  la  persécution  de  l'autre,  si  son  dévoùment  eût  pu  servir  même  à  des 
ingrats.  iMais  il  en  savait  déj'î  assez  pour  être  certain  qu'il  n'était  qu'un 
obstacle,  et  il  l'enlevait  de  leur  chemin. 

C'est  une  chose  alTreuse  que  l'exil,  c'est  un  cruel  moment  que  celui  où 
l'on  quitte  son  pays  natal  en  laissant  derrière  soi  sa  famille,  sesail'ections, 
ses  habitudes. 

Mais  il  y  a  dans  la  douleur  qu'on  éprouve  des  consolations  qui  forti- 
fient le  cœur. 

Presque  toujours  la  hauteur  d'une  telle  infortune  la  rend  plus  supporta- 
ble, et  puis  il  y  a  là  à  côté  de  vous  des  gens  qui  vous  disent  adieu,  irui 
vous  serrent  les  mains,  qui  pleunnt  et  qui  en  appellent  ii  des  joursineil- 
leurs.  Cependant  ceux  qui  ont  été  exilés  parlent  de  l'heure  du  départ 
comme  d'un  instant  alTreux  et  pour  le.iiiel  il  a  fallu  un  grand  couraL^e. 

Eh  bien!  suivon'^  ce  pauvre  jeune  homme  q:  i  monte  seul  dans  sa  mi- 
sérable mansarde  :  le  voilii  qui  prend  une  à  une  ses  quatre  chemis's^le 
toi  e  grossière,  quelques  paires  de  bas,  quchiues  moucht;irs,  tout  ce  qu'il 
possède.  Il  en  fait  un  petit  paquet,  il  l'atlachi?et  le  noue  en  pleurant,  en 
pleurant  encore  il  prend  un  biiton  et  regarde  s'il  n'a  rien  emporté  de 
trop. 

Non,  tout  ce  qu'il  emporte  est  bien  à  lui,  ces  denx  livres  au?si,  cette 
flûte  ;  on  ne  pourra  rien  lui  reprocher. 

gui  le  relient  donc  encore?  C'est  qu'il  jette  un  dernier  coup-u'œil  Usns 


cette  misérable  chambre  où  il  a  eu  faim  et  froid,  et  tel  est  son  désespoir, 
à  ce  dernier  moment,  qu'il  re  dit  à  lui-même  : 

—  Ici,  j'étais  heureux  I 

Alors  il  S!irt,  il  quitte  cette  chambre,  il  descend  en  chancelant  cet  esca- 
lier qui  le  menait  autrefois  au  npos.  Mais  il  s'arrête  encore  devant  celte 
maison. 

De  l'autre  côté  de  ce  mur  est  sa  mère,  sa  sœur;  elles  arrangent  leur 
avenir,  loubii  et  le  pardon  dup;issé,  et  dans  tout  cela  il  n'y  a  pas  un  im  t 
pour  lui,  il  le  sait,  il  en  est  sûr;  voilà  pourquoi  il  s'éloigne  si  dési'spéré. 

Et  cependant  il  s'en  va  lentement;  est-ce  qu'une  voix  ne  le  rippelkra 
pas  ?  est-ce  que  rien  ne  viendra  l'arrêter  ?  Rien,  car  le  voilà  au  bout  d'i 
vergiT,  le  voilà  en  face  du  château  du  Grand- Pin,  et  de  ce  côté  c'est  s  ii 
père  qui  l'otiblie  aussi  sans  dmi'e.  Et  cette  nouvelle  pensée  le  déchire  en- 
core; mais  en  le  déchirant,  elle  l'excite. 

11  ne  s'arrête  pas,  il  marche,  il  court,  il  fuit;  car  il  ne  voudrait  pas  ré- 
poi.dre  à  la  voi\  qui  l'appellerait  si  elle  venait  de  ce  château.  Cette  vois, 
ce  ne  pourrait  être  que  celle  de  son  père  ;  ce  ne  serait  point  celle  de  Pa- 
méla. 

Pauvre  fou  qui  a  fait  un  rêve  impossible  ;  tout  ce  qu'il  avait  entendu  , 
tout  ce  qu'il  avait  deviné,  tout  ce  bonheur  dont  il  s'était  inondé  le  cœur 
n'avait  pas  existé. 

Dans  celte  défaite  de  toutes  les  affections  de  son  ame ,  celle-là  s'en  al- 
lait comme  les  autres;  et  n'osant  raccuscr,  il  la  niait. 

Non,  se  disait-il,  en  s'éloignani  à  grands  pas ,  personne  ne  m'a  jamais 
aimé,  et  jamais  personne  ne  m'aimera. 

A  ce  moment ,  le  jour  se  levait  à  l'horizon  ,  calme  et  magnifique,  et 
Brutus  fuyait  d'autant  plus  vite  qu'il  ne  voulait  pas  que  quelqu'un  pût  le 
rencontrr  et  lui  demander  où  il  allait.  Une  marque  dnilérôt  l'eût  blissé 
aut.nt qu'une  dureté. 

Il  était  dans  un  de  ces  momens  où  il  ne  faut  pas  toucher  au  cœur  de 
l'homme,  tant  il  souffre.  Quand  la  blessure  est  encore  saignante  ,  le  bau- 
me qui  doit  la  guérir  est  douloureux  comme  le  poison  qui  peut  l'enveni- 
mer. 

Aussi,  dès  que  Brutus  vit  le  jour  grandir,  il  quitta  la  route,  ers'cnfon- 
çant  dans  les  chemins  détournés ,  il  gagna  ces  mêmes  collines,  où  si  peu 
de  jours  avant  il  avait  été,  le  cœur  plein  et  joyeux ,  dire  ces  mélodies  q'ii 
port  ients'jn  ame  jusqu'à  Paméla. 

Quand  il  eirt  gagné  le  sommet  ombragî  de  celle  où  il  avait  l'habituJe 
de  venir  rêver  et  s'asseoir,  il  s'arrêta  et  s'assit. 

11  faut  maintenant  le  dire  :  notre  Bratus  n'était  pas  un  de  ces  héros  fan- 
tastiques à  qui  rien  de  la  vie  matérielle  n'arrive. 

Uni  heure  après  qu'il  fut  sur  cette  colline  d'où  il  voyait  se  dérouler  à 
ses  pieds  le  vallinoù  étaient  asis  le  château  de  son  père  et  la  mis'."'ral)le 
maison  de  sa  mère  ,  il  se  sentit  pris  d'une  fatigue  insurmontable  et  d'un 
acctblemeut  auquel  il  ne  pouvait  résister. 

Il  est  rare  que  dans  l'exirème  jeunesse  les  chagrins  les  plus  vifs  mè- 
nent à  l'iiisoninie.  Les  pleurs  font  dormir  l'enfance,  et  la  jeunesse  de  Bru- 
tus étasl  si  près  de  cet  âge,  qu'il  en  avait  encore  les  priviiéges;  peu  à  jj'-u 
il  c;'d3  à  l'accabk'ment  qui  s'emparait  de  lui,  et  bientôt  après  il  donnait 
sous  un  arbre,  la  tête  appuyée  sur  le  petit  paquet  qu'il  avait  emporté. 

Etpi'ndant  qu'il  souffrait  ainsi,  cbacun  arrangeait  son  bien-être  dans 
les  circonstances  déplorables  de  cette  nuit. 

Dôj  le  matin,  et  deux  heures  après  le  départ  de  Brutus,  M.  de  Lu- 
gano était  retourné  près  de  Rosalie.  Il  avait  bien  jugé  ce  qu'elle  était, 

Aussiiùi  qu'elle  le  vit  paraître,  elle  alla  au-devant  de  lui,  et,  le  prenant 
à  put,  elle  lui  apprit  que  sa  mère  n'avait  pu  supporter,  sans  que  sa 
santé  en  fAi  atteinte,  la  violente  révolution  qui  s'était  opérée  en  elle. 
tilme  de  Favières  était  couchée.  Cependant  Rosalie  n'avait  pas  perdu  de 
temps,  et  elle  confia  à  M.  de  Lugano  tout  ce  qu'elle  avait  fait  d'efforts 
poar  lui  persuader  que  tout  ce  qui  était  passé  devait  être  oublié.  Elle 
était  sûre  du  succès,  disait-elle,  et  sa  mère  arriverait  à  consentir  à  une 
union  qui  serait  pour  M.  de  Lugano  la  garantie  d'un  silence  éternel. 

La  conversation  fut  longue. 

Toutes  les  bonnes  raisons  que  ce  vieillard  corrompu  et  que  cette  jeune 
fille  éhontée  purent  trouver  pour  déterminer  une  pauvre  femme  faible 
et  miii'rable,  furent  débattues  et  arrêtées.  Ils  s'engagèrent  l'un  l'autre  au 
succès  de  leur  complot. 

M.  de  Lugano  avait  eu  raison  de  compter  sur  un  pareil  auxiliaire;  car 
cette  noble  conversation  se  conclut  par  ces  mots  : 

—  Et  qu'a-l-elle  dit  de  Brutus  ?  demanda  le  comte. 

—  Nous  n'en  avons  pas  parlé,  répondit  Rosalie. 

Et  comme  Rosalie  avait  bien  deviné  M.  de  Lugano  qui  lui  répliqua  : 

—  C'est  bon.  Je  me  charge  de  réloi;;ner. 

Peur  en  arriver  iàilcliercha  Brutus;  mais  Brutus  avait  disparu;  il  s'in- 
forma à  Rosalie  :  elle  ne  s'alarma  point  de  son  absen'e. 

—  Bon  !  dit-elle  d'un  air  dégagé,  il  est  peut-être  au  château. 

M.  de  Lugano  s'en  retourna  tout  aussitôt.  . 

Mon  parti  est  pi  is  à  l'égard  du  jeune  homme  ;  une  assez  forte  somme 
pour  qu'il  fût  à  l'abri  du  lu  soin  ;  somme  qui  ne  pouvait  être  exorbitante  , 
attendu  <pie  Brnius  était  déjà  riche  en  sobriété  ;  il  partait  avec  cette  som- 
me, il  quiitait  la  France,  on  n'eu  entendait  plus  parler.  Hector  épousait 
mademoiselle  de  Favières ,  miraculeusement  retrouvée  par  les  soins  de 
M.  de  Lugano. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


27 


Alors  SR  taisaient  toutes  les  infâmes  imputations  dont  était  cniachéc  la 
cu.duile  (lu  ii'pi'('spi;tanl  B... 

Cfile  alliance  ilevi.it  plaire  à  la  nouvelle  dynastie  ,  et  rcx-sônatcur  ne 
voyait  pas  riaipossiljiliié  de  se  rasseoir  au  Luxeml)ourg  avpc  le  litre  <le 
jniir  el  riu'iOdiié  de  ce  liîre  pour  son  noble  fils  llerto^-,  qui  s;iiis  ce  privi- 
lège nieiiaraii  de  ne  ja  nais  ('ire  rien  (|u'un  sot.  Celui-ci  avaii  appris  de 
SLiU  pèie  ce  qu'il  dcvail  savoir  de  ces  projets  pour  obd'ir  ,  mais  pas  as.-cz 
pour  s'en  f  lire  uu  avantage  contre  lui. 

Se'oa  la  pens(?e  du  comte  de  Lu^'ano,  Rosalie  était  une  fille  assez  intel- 
li^'iii le  pour  n'abuser  d'un  pareil  se;:ret  que  dans  son  intérêt,  et  ainsi 
qu'd  le  li;i  avait  dit ,  leur  inierèt  se  trouvait  être  le  mémo.  C'était  une 
transaction  qui  sauvait  l'honneur  de  l'un  et  de  l'autre. 

Mais  le  coaite  se  déliait  de  la  soliijc  d'Hector;  et  c'est  pour  cela  qu'il 
ne  lui  avait  nen  dit;  il  ^^f■  déliait  encore  plus  de  la  probité  de  Brulu; ,  et 
c'e.t  pour  cela  (ju'il  voukiii  la  cor:ompre. 

11  retourna  donc  au  cliàte.iu  dans  l'espoir  de  l'y  trouver  ;  mais  il  ne  s'y 
trouva  pas  et  un  mot  bien  naiincl  et  que  1  habileté  du  vieux  poli  irpic  n'a- 
vait pas  prévu  vinidrranger  toute  cette  adroite  combinaison  elle  força  à 
uiodilior  tous  ses  plans. 

Comme  il  traversait  le  parc,  Paméla  s'approcha  de  lui  d'un  air  effaré  en 
lui  disant  : 

—  Mon  oncle,  est-ce  vrai  ce  que  vient  de  me  dire  Hector,  que  la  mère 
de  munsieur  lîruiui  est  l'amienne  marquise  de  Faviires? 

—  Oui,  mon  enfant,  j'ai  dt'couvert  ce  secret  ;  et  alors  vous  comprenez 
que  la  conduite  d'Hector  l'oblige  peut-être  à  une  plus  solennelle  répara- 
tion... 

M.  de  I.uijano  profitait  de  cette  circonstance  pour  préparer  Paméla  à 
se  voir  a'andonner  par  son  beau  futur  ;  mais  ce  n'était  pas  de  cela  que 
s'oi  cupait  la  jeuue  fille,  et  elle  interrompit  son  oncle  en  s'écriant  joyeuse- 
ment : 

—  Alors  monsieur  Brutas  est  marquis  deFavières? 

M.  de  Liigaiio  ne  répondi'  que  par  un  signe  de  tète  que  Paméla  prit 
pour  une  alli  niaiion,  et  après  avoir  murmuré  avec  un  sourire  railleur  ces 
mots  :  —  Marquis  de  Tavieres!  il  s'éloigna  en  rêvant ,  tandis  que  Paméla 
se  répétait  : 

—  Il  (  st  m  rquis  de  Favières.,.  Je  serai,.. 
Et  elle  se  mit  à  l'attendre. 

Xllt. 

La  question  de  Paméla,  et  la  conclusion  qu'elle  avait  tirée  de  la  réponse 
de  son  oncle,  avaiint  fait  une  révolution  totale  dans  les  plans  du  comte 
de  Luiiaiio. 

D'abord  e'ios  lui  avaient  montré  un  danger  auquel  il  n'avait  pas  pensé 
dans  le  piemier  moment,  emporté  qu'il  ctaii  par  le  désir  d'arriver  vile  à 
l'accomplissement  de  ce  beau  projet  que  nous  avons  dit.  Ce  danger  était 
cependant  bien  naturel. 

lui  cIVct,  il  fillait  plus  qu'une  reconnaissance  théâtrale  et  un  pai'don 
arri:ché  p;  r  l'(d)se,ssion  pour  que  tout  cela  marchât  selon  les  désirs  du 
comte.  11  fallait  des  a''tcs  séi  ii;ux  qui  reconnussent  la  revenrliratinn  d'état 
faiie  par  madame  dî  Favières,  pour  elle  et  pour  sa  fil  e  ;  cl  l'on  conçoit 
que  dans  une  pareille  all'aire,  où  une  sorte  d'enquéie  devenait  inrlispcnsa- 
Lie,  les  magistrat--  devaient  nécessairement  s'occuper  de  l'éiat  de  l'enfant 
né  moins  de  dix  mnis  après  h  mort  du  mari  et  que  tout  le  monde  con- 
naissait pour  éire  le  fils  de  la  femme  qui  alldit  réclamer  le  titre  de  mar- 
quise (le  Favière.'î. 

Diuis  cet  e  hypothèse,  l'alternative  devenait  cruelle. 

Ou  il  fallait  (iiie  la  vérité,  c'est  ce  que  M.  de  Lugano  voulait  empêcher 
à  toul  prix;  cai'  la  maïquise  ne  pouvait  ê  re  excusée  de  la  naissance  de 
cet  enfant  qu'à  condition  de  révéler  toute  lacruaulé  du  représentant  B...; 
ou  il  fallait  ne  dire  que  la  moitié  de  cette  vérité  ,  et  c'était  imputer  une 
fautif  à  Mme  de  Favières  poar  absoudre  le  comte  ,  et  certes  il  n'y  avait 
aucune  e.ipérance  de  la  faire  consentir  à  un  pareil  sacrilice.  Mais  tout 
était  sauvé  par  un  mensonge  bien  impiident, 

H  sullisaii  do  f  «ire  reconnaître  Brutus  comme  le  dernier  représentant 
ûf  la  famille  de  Favières,  et  tout  s'arran^eatl  à  merveilii;  ;  il  n'y  avait  plus 
d'obsrinité  dans  cette  faialo  aventure ,  plus  de  soupçons  contre  person- 
re  ,  plus  d'cxi  li('aiions.\  donner. 

C'éiailSi  facile,  si  naturel,  si  simple,  que  M.  de  Lugano  s'élonna  de  ne 
point  y  avoir  pensé  tout  dcaiite. 

H  ne  savait  peut-être  pas  que  l'esprit  prcn.l  de  mauvaises  habitudes  com- 
me le  ca'ur,  el  quelorsqu'il.s'accouUune  à  ne  chercher  le  succès  que  par 
(les  voies  détournées,  il  perd  son  aplituile  à  percevoir  du  premier  coup 
les  moyens  les  plus  droits,  ou  pour  mieux  parler,  les  moyens  les  plus  di- 
rects de  parvenir. 

Celui  qtw  la  joie  naïve  de  Paméla  venait  d'indiquer  à  M.  de  Lugano  de- 
vait cependant  rencontrer  deux  grands  obstacles,  c'était  le  refus  de  Mme 
de  Faviiies  et  la  répugnance  de  Brutus. 

Ce  dernier  obstacle  n'inquiétait  pas  M.  de  Lugano  du  moment  que  l'au- 
tre serait  levé  ;  car  il  était  certain  de  déieiiniui'r  Brutus  à  faire  toul  re  que 
sa  mère  exigerait  de  lui  ;  mais  la  grande  diflicullé  était  de  décider  la  mar- 
quise, et  le  comte  était  également  assuré  que  Brutus  ne  saurait  ni  voudrait 
l'aider  ii  atteindre  ce  but. 

D'une  autre  part,  Bosalie,  qui  avait  été  un  auxiliaire  ti'ès  dévoué  en  ce 
qui  la  [concernait  personnellement,  était  bien  capable  do  s'opposer  à  ce 


qui  devait  profiter  à  un  autre.  De  cette  façon  le  comte  se  trouvait  seul  en 
face  de  son  projet,  et  malgré  lui  il  hcsitait  à  tenter  une  autre  emreprise. 

Pour  la  miner  à  bonne  lin,  il  lui  fallait  voir  la  mar(|uise,  il  lui  fallait  la 
voir,  seule,  et  c'était  déjà  une  chose  bien  diCcile  que  ue  la  faire  consentir 
à  une  pan  ille  entrevue.  Ce  ne  fut  qu'apr-  s  d'i  b'un  longues  réllexions, 
c'est  après  avoir  cherché  toul  aulour  de  lui  et  s'être  bien  assure  que  lui 
seul  oserait  faire  en  face  une  telle  proposition  à  une  femme  comme  Mme 
de  Faùères,  qu'il  se  décida  à  aborder  ce  moyen  extrême. 

Cependant  il  voulut  avant  toutes  choses  débarrasser  le  terrain  de  tous  les 
obstacles  secondaires  qui  pourraient  l'arrêter  ;  il  voulut  être  libre  cl  mai- 
ire  de  toutes  ses  forces  au  moment  délivrer  l'assaut,  et  pour  cela  il  vou- 
lut d'abord  voir  Brutus. 

Il  sullisaii  (le  lui  interdire  d'abord  toute  démarche  ,  toute  intervention 
pcrsonueile;  car  avec  ses  idées  de  justice  et  d'honneur,  il  était  capable 
dclo'.itgHer. 

Le  comte  fit  demander  si  Brutus  n'avait  point  paru  au  château  ;  il  ap- 
piit qu'on  n'en  avait  pas  entendu  parler  ;  il  envoya  à  la  cabane,  on  ne  l'y 
avait  point  revu;  il  s  y  readit  lui-même,  et  étant  monté  dans  sa  chambre 
avec  Uosalie,  il  aeqait  la  conviction  que  Brutus  était  parti.  Sc'on  Rosalie, 
toul  était  ga'ué  grâce  à  ce  départ,  car  e'ie  avait  encore  travaillé  à  ce 
qu'elle  appeiaii  la  conversion  de  sa  mère. 

—  Déjà ,  disait-elle ,  je  vois  bien  qu'elle  ne  résiste  plus  que  pour  la 
forme  ;  la  pensée  de  revoir  Bru'us  près  d'elle  semble  seule  l'arrêter  en- 
core, et  puisqu'il  a  eu  le  bon  sens  de  s'en -aller  sans  qu'on  l'en  prie,  elle 
n'aura  plus  rien  à  objecter. 

SI.  de  Lugano  n'était  pas  un  de  ces  cœurs  pieux  qui  ont  un  profond  res- 
pect pour  11  s  devoirs  el  les  sentimeLS  de  famille  ;  mais  il  s'élonna  cepen- 
d ml  de  tant  d'égoïsme  et  d'indiIféreEce  ,  et  sans  rien  apprendre  de  ses 
projets  à  Rosalie ,  il  crut  rependant  devoir  lui  dire  d'un  air  très  peiné , 
qu'il  considérait  ce  départ  comme  un  malheur. 

—  Pour  vous  sans  doute,  dit  Rosalie,  pour  vous  dont  il  n'a  aucun  inté- 
rêt à  ménager  la  réputation. 

Cette  réponse  édifia  très  peu  M.  de  Lugano ,  qui  lui  répondit  d'un  ton 
plus  sec  : 

—  Pour  vous  peut-être  encore  plus  que  pourmoi;  car  rien  ne  peut 
être  fait  sans  que  l'éiat  de  Brutus  foii  fixé. 

Rosalie,  alarmée  de  cette  coniidence,  voulut  en  savoir  davantage;  mais 
M.  de  Lugano  parla  du  Code  civil,  d'impossibilités  légales  que  la  présence 
seule  de  lîrntus  pouvait  aplanir;  il  expliqua  tout  cela  en  termes  si  tech- 
niques, que  Rosalie  n'y  comprit  rien,  si  ce  n'est  que,  si  Mme  de  Faïières 
ne  voulait  p;  s  entendre  raison  au  sujet  de  Brutus,  Rosalie  ne  deviendrait 
jamais  vicoailesse  de  Lugano. 

Toutefois,  malgré  son  ignorance  des  lois,  le  bon  sens  astucieux  de  Ro- 
sa'ic  se  refusait  à  cette  conclusion  :  elle  (leuauda  nciicment  au  comte 
pourquoi  ce  mariage  deviendrait  impossible. 

Ces  deux  braves  gens  s:  connaissjient  admirablement,  bien  qu'ils  ne  se 
fussent  entretenus  que  deux  ou  trois  fois  l'un  avec  l'autre,  et  le  comte  n'hé* 
sita  pas  à  répondre  comme  Uosalie  le  désirait,  c'est-à-dire  très  ncitemeni. 

—  Ce  mariage,  lui  dii-il,  deviendrait  imposssible,  parce  qu'il  sciait 
inutile. 

—  Inutile!  répéla  Rosalie;  mais  s'il  ne  se  fait  pas  je  puis  parler  et 
vous  perdre. 

—  C'est  vrai,  répliqua  le  comte  d'un  ton  dédaigneux  ;  mais  ce  n'est  pas 
seuil  meut  votre  silence  et  celui  de  votre  mèreque  je  veux  acheter  par 
cette  union,  il  faut  qu'il  m'assure  aussi  le  silence  de  Brutus  ;  car  vous  pen- 
sez bien  que  si  mon  honneur  n'en  dépendait  pas,  je  n'eusse  jamais  con- 
senti à  une  telle  alliance. 

—  Kt  croyez-vous,  s'écria  Rosalie  avec  plus  de  mépris  encore,  (|ue  si 
mon  honneur  aussi  n'y  était  pas  engagé,  j'eusse  jamais  consenti  à  me 
mésallier  en  entrant  dans  une  f.imille  comme  la  vôtre? 

M.  de  Lugano  fui  si  abasourdi  de  cette  impertinente  déclaration,  qu'il 
demeura  d'aijord  sans  réponse  ;  mais  il  lui  revint  au  cœur  un  de  ces  petits 
niouvemens  féroces  d'aunefois,  el  il  s'imagina  qu'il  n'avait  pas  eu  tout- 
à-faii  tort,  en  %,  de  luei-  si  impitoyablement  une  race  où  de  pareils  scn- 
timcns  semblaient  innés. 

Toutefois  ce  ne  fut  qu'une  fugitive  pensée,  et  il  se  contenta  de  répon- 
dre: 

—  Songez  cependant  h  ce  qnc  je  viens  de  vous  dire  ;  et  faites  tous  vos 
oiïorts  pour  obtenir  de  voire  mère  un  entretien  où  je  lui  ferai  compren- 
dre l'imporlance  de  ce  qui  nous  reste  à  faire. 

—  Ne  l'espérez  pas,  lui  dit  aigrement  Rosalie  ;  dans  un  premier  moment 
de  terreur,  vous  vous  êtes  peut-être  plus  avancé  que  vous  ne  vouliez,  et 
main'enani  vous  désirez  revenir  sur  vos  pas  :  vous  compter  sans  doute  sur 
la  faiblesse  de  ma  mère  pour  l'égarer  par  des  menaces  ou  des  promesses  ; 
mais  il  ne  sera  pas  dit  qu'elle  el  moi  nous  aurons  été  vos  victimes.  Vous  ne 
verrez  point  ma  mère,  ou  vous  ne  la  verrcj  qu'en  ma  présence. 

Nous  ne  pouvons  rapporter  toutes  les  épiihètes  que  M.  de  Lugano 
donna  in  petto  à  sa  future  bru  ;  mais  il  remit  h  un  autre  temps  à  lui  faire 
payer  son  insolence,  et  il  lui  répondit  en  la  saluant  d'un  air  de  déférence 
dédaigneuse  : 

—  Je  ferai  ce  qui  conviendra  à  Mlle  de  Favières,  cl  j'esnère  qu'elle  re- 
connaîtra que  son  iiilérét  me  guide  plus  cn:oreque  le  mion.  Senlcmoni , 
coaimc  il  me  faudra  entrer  dans  des  explications  qui  peuvent  rire  c  •  -  ; 
dues  par  une  femme,  mais  qui  doivoul  blesser  la  modcsie  pu  'cur  u  u;io 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


jeune  fille,  j'avais  vou'u  <^viier  à  Mlle  de  Favières  rcnibaiias  d'assislor  à  de 
pai'i  il;  déliais  ;  Je  n'avais  pas  d'autre  projet;  mais  il  en  sera  comme  déci- 
diroiit  sasagf'ssc  et  sa  modestie. 

liiisalie  ne  répondit  poiiii,  attendu  qu'elle  ne  se  souciait  pas  de  dire  à 
bau  (•  voiv  ce  que  M.  de  Ln^ano  savait  aussi  bien  qu'elle.  C'est  qu'elle 
éiait  fille  à  tout  onteniire,  aussi  bien  qu'aucune  femme  au  monde. 

C'est  ainsi  qu'dssc  séparèrent,  après  que  M.  de  Lugano  eut  annoncé 
qu'd  reviendrait  dans  la  soirée ,  et  tout  aussitôt  il  s'occupa  de  retrouver 
liiiiius. 

Il  rentra  au  château  et  s'informa  de  nouveau  si  personne  n'avait  enten- 
du parler  du  maître  d'école  ;  mais  on  ignorait  complètement  ce  qu'il  était 
devenu.  Le  comte  écrivit  trois  ou  quatre  hilkts  où  il  dirait  à  Briiius  que 
sa  mère  désii  ait  le  revoir,  et  il  en  chargea  autant  de  domestiques  qu'il  fit 
monter  à  clieval  et  qui  punirent  grand  tr:dn  dans  louics  les  directions  par 
où  l'on  supposait  que  Erutiis  avait  pu  s'éloigner. 

To:it  cela  ne  pitpas  avoir  lieu  sans  (pie  Painélas'en  aperçîit.  Elle  s'in- 
forma et  apprit  h  son  toiir  que  Brntus  avait  disparu. 

La  mani<  re  dont  elle  accueillit  cette  nouvelle  frappa  M.  de  Lupano.  En 
cffi  t,  elle  commença  d'abord  à  la  nier  en  disant  qu'elle  avait  la  conviction 
Cl  la  certitude  que  iiruius  ne  pouvait  s'éloigner  ainsi. 

Elle  ne  donnait  pas  les  raisons  de  cette  conviction;  mais  elle  la  procla- 
mait avec  une  tel  e  vivaciiéque  le  comte  dut  les  lui  demau<lcr. 

Alors  l'air  embarrassé  de  Paméla  fit  rêver  M.  de  Liigmio,  le  souvenir 
(le  la  scène  de  la  veille  lui  revint  en  mémoire,  et  il  se  demanda  si,  pen- 
dant qu'il  s'ocupait  gravement  à  révéler  à  la  Fr.incc  les  événemens  de  sa 
vie  passée,  en  les  arrangeant  selon  les  circonstances,  tous  ceux  qui  étaient 
près  de  lui  n'avaient  pas  ai  rangé  te  présent  sans  le  consulter. 

Il  n'admit  pas  tout  de  suite  ce  soupçon  ;  mais  il  voulut  l'éclaircir. 

Toute  la  journée  se  passa  de  la  part  du  comte  h  ce  petit  manège.  C'est 
que  pour  lui  ceci  était  d'une  biin  fiante  importance. 

L'amour  de  Lruus  et  rie  Paméla  était  un  complément  admirable  à  tous 
les  projets  du  comte.  Brutus,  qui  eûi  pu  dédaigner  le  titre  usurpé  de  mar- 
quis de  Isivières,  devait  tout  faire  pour  devenir  le  mari  de  l'auiéla. 

Sans  doute  M.  de  Lugano  perdait  pour  son  fils  Hector  l'immense  fortu- 
ne qu'd  était  babiiué  à  considérer  comme  h  lui  ;  mais  il  en  avait  déjà  fait 
le  sacrifice,  et  vcil  i  que,  par  un  fiasard  inouï,  elle  ne  sortait  pas  h  vrai  di- 
re de  s;i  famille.  Tout  cela  sembidit  s'arranger  si  merveilleusement  bien, 
que  le  comte  de  Lugano  n'osait  y  croire.  11  avait  eu  trop  souvent  à  lutter 
coniro  les  circonstances  et  à  les  soumettre  à  sa  volonté  pour  se  fier  a  un 
concours  si  fortuné. 

Dans  le  doute  où  il  était,  il  interrogea  Paméla  avec  une  insisiancequi  fit 
peur  à  la  jeune  fille,  aiiendu  t,u'il  c:  t  de  principe  au  pensionnat  qu'aimer 
sans  laveu  de  son  tuteur  est  toujours  un  crime,  et  qu'elle  éiait  loin  de 
prévoir-  que  son  amour  pût  si  bien  pl.iiie  à  son  oncle,  lîlle  enferma  donc 
son  inipi  étmle,  et  di'j'i  presque  tous  les  domestiques  étaient  rentrés  l'un 
après  l'auire  en  disant  qn'ds  n'avaient  aucune  nouvelle  de  M.  Brutus,  et 
elle  avait  si  bien  dissimulé  la  douleur  qu'elle  en  éprouvait  que  le  comte 
s'en  voul.iit  de  s'être  laissé  aller  à  une  si  folle  espérance. 

Le  soir  était  venu,  et  l'anxiété  de  M.  de  Lugano  augmentait  d'heure  en 
heure. 

Il  faut  le  dire,  il  v  avait  dans  cette  anxiété  plus  que  la  préoccupation 
égoïste  du  besoin  qu'il  avait  de  Bruius;  le  comte  éprouvait  une  inipiiétude 
pleine  d'émotion  pour  ce  malheureux  jeune  homme. 

Cependant  la  nuit  était  déjà  close  ;  Paméla  et  son  oncle  étaient  demeu- 
rés seuls  à  atiendre  dans  le  salon.  Le  comte  se  promensit  avec  une  impa- 
t  ence  qu'il  ne  pouvait  plus  maîtriser,  tandis  que  Paméla  pleurait  silen- 
cieusement dans  un  coin,  protégée  par  l'obscurité. 

M.  de  Lugano  s'arrêtait  de  temps  en  temps  pour  écouter,  car  tous  ses 
émissaires  n'éiaierrt  pas  rentrés.  Plusieurs  fois  ,  en  reprenant  sa  marche 
agitée,  il  avait  laissé  échapper  cette  phrase  qui  montrait  toute  l'anxiété  de 
son  attente. 

—  Georges  { c'était  le  nom  de  son  valet-de-chambre),  Georges  aura 
Été  sans  doute  plus  heureux  ;  il  l'aura  rencontré  et  il  le  ramène  :  c'est  ce 
qui  cause  son  retard. 

Paméla  ne  répondait  point  ;  mais  elle  prêtait  aussi  l'oreille  au  moindre 
bruit. 

Enfin  le  galop  d'un  cheval  se  fit  entendre,  et  M.  de  Lugano,  emporté 
par  son  inquiétude,  courut  jusque  dans  la  cour  où  Georges  arrivait  et  lui 
tria  : 

—  Eh  bien  !  l'astu  retrouvé? 

—  J'ai  poussé  ju-qu'à  Grenoble,  dit  Georges,  et  aucun  des  voyageurs 
que  j'ai  rentonirés  n'a  vu  pas>er  quelqu'un  qui  ressemble  à  M.  Brutus. 

Le  comte  parut  accablé  de  la  perle  de  cette  dernière  espérance,  et  il 
regagna  tristement  le  salon,  suivi  de  Paméla,  dont  enfin  les  pleurs  cette 
fois  éclatèrent  brmamment. 

A  ce  moment,  le  comte,  dominé  par  une  funeste  pensée,  s'écria  presque 
malgré  lui  : 

—  Est-ce  que  le  malheureux  se  serait  tué  ! 

Tué!  répéta  Paméla  avec  un   accent  plein  d'épouvante,  tué!  Et 

pourquoi  ?  loi  S(|u'il  venait  de  retrouver  un  nom,  un  titre  ;  lorsqu'il  devait 
être  heureux  !  Mais  il  y  a  donc  quelque  chose  que  je  ne  sais  pas? 

Le  comte  de  Lugano,  plus  troublé  qu'il  n'eût  voulu  le  laisser  voir,  hé- 
ritait à  répondre,  lorsque  tout  à  coup  Paméla  poussa  un  cri  dont  l'expres- 


sion était  bien  différente  de  l'effr'oi  douloureux  qu'elle  venait  de  montrer, 
et  après  un  moment  de  silence  elle  s'écria  avec  joie  : 

—  Ah  !  le  voilà  ! 

—  Où  donc  ?  dit  M.  de  Lugano  qui  se  retourna  malgré  lui  pour  regar- 
der au  dehors. 

—  Ecoutez  !  ajouta  Paméla  ;  entendez-vous  ?  c'est  lui. 

—  Comment,  lui  ? 

—  Vous  n'entendez  donc  pas  cette  flûte?  c'est  lui. 

—  Ah  !  fit  le  comte,  qui  se  rappela  alors  les  observations  d'Hector  sur 
le  musicien  nocturne  qui  lui  déplaisait  si  fort;  ah  !  c'était  donc  lui? 

—  Oui,  mon  oncle,  dit  Paméla  en  baissant  la  tête  ;  car  elle  avait  enfin 
laisse  échapper  son  secret. 

Le  comte  éprouva  dans  ce  moment  la  plus  vive  satisfaction  qu'il  eût 
sentie  depuis  long-iemps. 

Tout  lui  venait  à  souhait.  Il  ne  répondit  pas  à  Paméla  sur  ce  qu'il  vf  • 
nait  de  découvrir  dans  son  cœur  ;  mais  il  lui  dit,  avec  cette  expressioi/  qui 
met  les  gens  de  moitié  dans  la  résolution  qu'on  prend  : 

—  Je  vais  donner  des  ordres  pour  qu'on  aille  le  chercher,  et  pout-  qi>'on 
nous  le  ramène. 

—  Non,  s'écria  vivement  Paméla,  peut-être  il  se  croirait  poursuivi,  et 
il  fuirait. 

—  Mais  on  ne  l'entend  déjà  plus,  répartit  M.  de  Lugano  ;  ah  !  serait-il 
déjà  parti  ! 

Paméla  eut  un  singulier  moment  d'hésitation  ;  puis  tout  à  coup  elle  prit 
son  oncle  par  la  main  et  l'entraîna  vivement  dans  le  parc  : 

—  Venez,  venez,  lui  dit-elle. 

Le  comte  de  Lugano  la  suivit,  s'imaginant  qu'elle  voulait  aller  elle-mê- 
me à  la  recherche  de  Brutus,  et  il  l'arrêta  en  lui  disant  : 

—  Mais  nous  ne  sortirons  pas  du  parc  de  ce  côté,  et  d'ailleurs  nous 
n'arriverons  peut-être  plus  à  temps. 

—  C'est  inutile,  répliqua  vivement  Paméla. 

Puis  elle  se  mit  à  écouter,  et  la  flûte  s'éiant  de  nouveau  fait  entendre, 
elle  fit  un  de  ces  gestes  de  femme  qui  disent  si  bien  les  intimes  confiances 
de  leur  cœur.  Ce  geste  signifiait  littéralement  :  «  J'étais  bien  sûre  qu'il  ne 
s'était  pas  éloigné.  » 

En  effet,  Brutus,  après  s'être  éveillé,  avait  erré  ça  et  là  dans  les  bois  ; 
la  pensée  de  Paméla,  un  moment  dominée  par  la  grandeur  du  désespoir 
qu'il  avait  éprouvé,  avait  repris  son  empire.  Il  se  sentait  aimé  et  il  ne 
voulut  pas  quitter  sans  un  adieu  le  seul  cœur  qui  lui  eut  été  indulgent  et 
bon.  C'est  alors  qu'il  joua  une  de  ses  mélodies  de  chaque  soir. 

Cependant  M.  de  Lugano  écoutait  comme  Paméla,  mais  sans  rien  com- 
prendre à  ce  qui  allait  se  passer  :  les  sons  de  la  flûte  venaient  de  se  taire, 
et  il  écoutait  encore  au  loin,  lorsqu'il  tressaillit  tout  à  coup  aux  éclats  vifs 
et  atiimés  delà  voix  de  Paméla.  Klle  répétait  de  toute  la  puissance  de  sa 
voix  vdirante  et  sonore  la  phrase  partie  de  la  colline. 

Le  comte  prêta  l'oreille  ,  comme  s'il  pouvait  suivre  ces  sons  dans  leur 
vol  rapide,  et  s'assurer  s'ils  arrivaient  à  leur  but.  Ils  y  étaient  arrivés  ; 
car  aussitôt  les  sons  de  la  flûte  répondirent  plus  accentués,  plus  vifs,  plus 
pressés. 

—  Venez,  venez ,  dit  Paméla  ,  en  entraînant  encore  son  oncle  ,  et  en 
s'approcliant  du  côté  où  la  flûte  se  faisait  entendre. 

Là  elle  reprit  son  chant ,  mais  plus  doux ,  plus  tendre,  plus  plaintif  ;  la 
réponse  se  fil  attendre,  mais  lorsque  le  comte  et  Paméla  l'entendirent, 
elle  partait  déjà  de  plus  près. 

Brutus  avait  franchi  une  grande  partie  de  la  distance  qui  le  séparait 
d'eux.  La  phrase  qu'il  dit  alors  avait  une  agitation  singulière  ;  les  sons 
en  étaient  pressés,  interrompus.  Paméla  pensa  que  c'était  le  bonheur,  et 
le  comte  que  c'était  la  rapidité  de  sa  course  qui  le  faisait  manquer  d'ha- 
leine. 

Paméla  avait  si  bien  réussi  qu'elle  en  devint  honteuse ,  et  ce  fat  M.  de 
Lugano  qui  fut  obligé  de  lui  dire  : 

—  Répondez  donc  !  Paméla. 

Elle  obéit ,  mais  avec  moins  d'élan,  moins  de  confiance.  Dans  un  pre- 
mier moment  d'effioi,  elle  avait  levé  le  voile  derrière  lequel  elle  cachait 
son  amour  ;  mais  la  pudeur  de  l'ame  revenait  à  mesure  que  l'effroi  se  re- 
tirait. 

Enfin,  Brutus,  appelé  ainsi  par  cette  voix  aimée,  arriva  tout  près  delà 
petite  porte  du  pat  c  où  il  avait  l'habitude  de  passer  tous  les  jours  ;  là  il  fit 
entendre  encore  quelques  notes  imperceptibles  ;  mais  Paméla  ne  chanta 
plus,  et  dit  seulement  d'une  voix  presque  éteinte  : 

—  Oui,  c'est  moi. 

Aussitôt  elle  s'enfuit  avec  tant  de  rapidité  que  lorsque  Brutus  ouvrit  la 
port'^  il  se  trouva  face  à  face  avec  son  père  .seul. 

Le  malheureux  eût  été  surpris  en  flagrant  délit  de  trahison  qu'il  n'eût 
pas  été  plus  tremblant,  plus  consterné. 

Quiintà  i\l.  (le  Lugano,  ce  n'était  pa.s  sans  intérêt  qu'il  avait  suivi  ce 
dialogue  où  l'amour  avait  parlé  un  de  ces  langages  qu'il  crée  et  qui  n'ap- 
partiennent qu'à  lui. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


29 


Citait  pour  le  comte  le  jour  de  tous  les  vieux  souvenirs,  et  de  même 
que  l'iirrogance  de  Rosalie  avait  remué  en  lui  un  reste  de  ses  vieux  levains 
de  rage  révolutionnaire,  de  même  le  spectacle  de  cet  amour  naïf  lui  avait 
rappelé  qu'une  fois  en  sa  jeunesse  il  avait  à  peu  près  aimé  ainsi.  Il  oulilia 
un  moment  l'usage  égoïste  q.i'il  voulait  faire  de  cet  amour,  il  s'y  intéressa 
pour  lui-même,  il  en  eut  pitié. 

Ce  fut  sous  celte  impresbion  qu'il  tendit  la  maia  à  son  fils,  en  lui  disant 
d'une  voix  émue  : 

—  Cruius,  vous  serez  heureux. 

—  Jamais,  monsieur,  répondit  le  jeune  homme  d'uni  voix  résignée  et 
en  abandonnant  sau>ain  h  IVireinle  du  comte,  mais  sans  la  lui  rerdre. 

Il  y  a  des  choses  que  le  silence  dit  mieux  que  les  paroles  les  plus  élo- 
quenics,  et  celui  qui  suivit  la  réponse  de  Brutus  devait  renfermer  beau- 
coup de  reproches  ;  car  le  comte  de  Lugauo  crut  devoir  y  répondre.  En 
eûét,  il  s'écria  presque  aussitôt  : 

—  Ah  !  vous  ne  savez  pas  ce  que  c'est  que  le  délire  des  révolutions; 
vous  n'avez  pas  vécu  dans  ces  momens  de  désordre  universel  nù  toutes  les 
règle.-  du  bien  sint  renversées...  et  puis  vous  n'avez  pas  soullcrt  de  l'in- 
80  eoce  de  cette  implacable  arisiocraiie  oui,  lorsque  vous  lui  opposiez  le 
savoir,  la  venu,  l'iniel  igeuce,  vous  réptimlaii  avec  mépris  par  la  noblesse 
de  son  sang.  Ce  sang  nous  l'avons  fait  cou'er  à  Ilots,  i:'est  vrai;  mais  nous 
avons  montré  qu'il  éiait  de  la  couleur  du  iiôire,  ça  été  notre  réplique. 

Que  voulez-vous?  le  tiiomphe  de  la  raison  humaine  n'a  puèire  acheié 
qu'à  ce  prix...  A  ma  place  vous  eussiez  fait  comme  moi.  Il  fal  ait  ailVauchir 
le  peuple...  et  j'en  étais  a'ors. 

Celte  fois,  tout  le  vieux  jacobin  s'était  réveilé,  il  retrouvait  pour  se  jus- 
tifler  les  féroces  déclamations  qui  jadis  l'avaient  fuit  agir. 

Mais  il  eût  pu  s'épargner  ces  paroles;  il  lépondait  à  une  accusation  que 
Brutus  ne  faisait  pas.  Ce  n'était  pas  à  l'échalaud  du  marquis  de  i''avières 
qu'il  pensait. 

Le  comte  le  comprit  encore  dans  son  silence,  et  il  continua  à  plaider  sa 
cause  avec  une  violence  qui  l'emportait  à  dire  de  ces  choses  qui  ne  sor- 
tent guère  du  cœur,  comme  certains  monstres  de  l'Océan  ne  paraissent  à 
la  sut  face  que  lorsque  l'un  et  l'autre  sout  bouleversés  daiis  leurs  plus  pro- 
fonds abimes. 

—  Oui,  dit-il  d'une  voix  sombre,  ça  été  une  affreuse  vengeance;  mais 
verser  le  sang  ne  suffit  pas  à  toutes  L's  insultes  reçues.  Quand  on  a  été 
méprisé  et  humilié  dans  tous  ses  seniimens,  on  vent  les  venger  tous. 

Vous  ne  savez  pas,  vous,  que  I  homme  le  plus  honorable  de  la  bour- 
geoisie qui  eût  osé  aimer  une  femme  d'un  grand  nom,  eût  été  rejeté  com- 
me un  laquais!  Eh  bien!  ..uand  on  a  soulTert  une  telle  insulte  et  qu'on 
peut  la  reu'ire,  on  se  laisse  égarer,  ou  profite  de  tout  pour  satisfaire  l'ar- 
dente soif  de  se  venger;  on  coininet  un  crime,  si  vous  voulez;  mais,  pour 
le  juger  avec  la  sincérité  que  vous  y  mettez,  il  faudrait  savoir  par  quelles 
circonstances  on  y  a  été  poussé. 

Le  comte  parlait  d'un  ton  si  sombre  qu'il  fit  pitié  a  son  D!s. 

Brutus  eut  honte  de  voir  son  père  réduit  à  une  pareille  défense ,  et , 
pour  la  lui  épargner,  il  lui  dit  : 

—  Mais  je  vous  accuse  pas,  monsieur. 

A  ce  moment,  le  comte  eut  une  de  ces  inspirations  qui  gagnent  les  cau- 
ses les  plus  désespérées,  et  il  répliqua  à  son  fils  : 

—  Votre  voix  ne  m'accuse  pa«,  voilà  tout;  mais  en  vous-même  vous 
TOUS  refusez  à  comprendre  ce  que  je  vous  dis.  Tous  les  hommes  sont  faits 
ainii  ;  ils  ne  tiennent  compte  ni  des  circonstances  ni  des  nvsères  que  d'au- 
tres ont  eu  à  subir.  Parce  que  tout  vous  est  facile,  il  vous  semble  qu'il 
a  dû  en  cire  ainsi  pour  moi.  Ainsi,  vous  qui,  jusqu'à  présent,  n'avez  ni 
nom,  ni  fortune,  ni  avenir,  vous  avez  aimé  ma  nièce,  Mlle  de  Van  Owen  ; 
elle  vous  aime,  je  le  sais,  je  l'approuve,  et  comme  aucun  préjugé  ne  vous 
fépare,  vous  l'épouserez,  vous  serez  heureux,  et  vous  serez  sans  pitié 
pour  d'auti  es,  parce  que  ce  bonheur  ne  vous  aura  rien  coûté. 

Oh  !  que  M.  de  Lugano  avait  eu  raison,  et  comme  Brutus  ne  pensait 
déjà  plus  à  ce  passé  détestable  de  son  père,  qui,  un  moment  avaut,  lui 
pesait  sur  le  cœur  plus  qu'un  remords  personnel! 

Le  transport  de  sa  joie  fut  si  vif,  qu'il  s'écria  avec  une  émotion  qui  le  Gt 
sangloter  : 

—  Mon  pèr.;  !  mon  père  !  Est  ce  vrai  ?  Ah  !  pardonnez-moi,  mon  père, 
vous  êtes  biin,  c'est  moi  qui  avais  ion  ! 

Ceri  était  bien  de  noire  misérable  humanité  :  l'intérêt  personnel  avait 
dominé  tous  les  autres  sentimens;  mais  quelle  diUérencecepeinlantoiilre 
ce  cri  de  joie  parti  inopinément  de  l'aim-,  et  les  froids  calculs  de  llosalie. 

M.  rie  I  utjano  ne  s'y  trompa  point  ;  il  craignit  un  retour  du  jugement 
se  vère  de  l'honneur,  et  il  se  hâta  de  lui  dire: 

—  Rejoignez  l'améla,  elle  ignore  encore  ce  bonheur;  seulement,  soyez 
di  scrci,  elle  croit  que  vous  êtes  le  niartiuis  de  Favières. 

—  Le  marquis  de  Favières  !  répéta  lirutus. 

—  Vous  comprenez  (pi'il  est  des  choses  qu'on  ne  peut  expliquer  à  une 
'jOiine  fille  de  seize  ans.  Ou  reste,  vous  savez  bien  que  ce  n'est  pas  ee  litre 
qiii  l'a  séduite;  mais  il  y  a  dans  tout  ceci  de  grandes  précautions  à  pren- 
«Irc.  Allez  la  trouver,  rassurez-la  ;  car  clic  a  été  bien  alarmée  c!c  voire  dé- 
l^arl. 

Je  me  remis  près  de  votre  irèie  ;  nous  ferons,  croyez-moi,  ce  qui  sera 
le  plus  convenable  p,.ur  votre  bonheur. 


XIV. 

M.  de  Lugano  laissa  Brutus  sous  l'impression  de  ses  paroles,  dites  avec 
un  accent  de  tendresse  et  de  bonhomie. 

Ainsi  Bruius  était  averti  qu'il  s'appelait  marquis  de  Favière? ,  sans  qu'il 
pût  se  révolter  conire  cette  usurpation  ,  et  bientôt  il  fut  malgré  lui  forcé 
d'accepter  ce  titre. 

Dans  l'ivresse  de  ses  nouvelle?  espérances ,  H  laissa  à  son  père  et  à  sa 
mère  le  soin  d'arranger  sî  position  comme  ils  l'enienilraient.  il  voulut  re- 
voir Paniéla,  il  rouent  au  salon;  niais  elle  n'y  était  pas  seule,  Hector  ét.:it 
près  d'elle,  et  il  lui  disait  en  ricanant  : 

—  Maïquise  de  Favières!  c'est  un  beiu  nom. 

Bruins  entra  au  moment  où  H-'cior  prononçait  ces  paroles.  Celui-ci  se 
retourna  en  l'apercevani,  ei  lui  di  d'un  ton  presque  coràial  : 

—  Monsieur  le  ra\'quis,  nous  parlions  de  vous. 

Cette  appellation  ré  )u;nn  à  Brutu-;  mais  il  lui  répugia  encore  plus  de 
répoiif're  mal  au  bon  accueil  d'un  hon.ue  qj'd  sa  aii  être  son  frère,  el  il 
ditaoueenient  : — Ce  titra  ne  m'appu  tient  pas  encore,  monsieur. 

—  Qui  pourrait  vous  le  cones^e  ?  d-t  Hector,  songez  que  j'ai  un  grand 
intérêt  à  ce  qu'il  appai  tienne  au  frère  de  ma  Rosal.e. 

Brutus  se  lut ,  car  il  commença  à  comprendre  que  la  venté  serait  af- 
freuse pour  bien  des  cœ  lis  s'il  fillailb  révéler;  mais  il  n'eue  pas  lî  le  iipî 
de  s'arrè  er  long-temps  à  ceiic  itlée  ,  car  Hector  ajouta  d'un  toa  plein  de 

I  jurde  finesse  : 

—  El  je  ne  suis  pr!ut-ètre  pas  le  seul  qui  y  preanc  intérêt. 
Les  sots  ne  sont  pas  toujours  maladroits. 

Heet ar  qu  lia  le sal )D,  et  Brutus  el  Paniéla  deneurèrent  seuls. 
Brutus  alois  se  mil  à  la  regarder,  tandis  q  l'elle  avait  les  yeux  baissés. 

II  avait  oublié  à  ce  moment  tout  ce  qui  l'ep  tuvanlait  quelques  .'leures 
avant,  n  ne  se  rappelait  que  les  paroles  de  son  père  et  le  sens  que  ren  • 
fermait  ce  nom  qu'H'ctur  a  ait  donné  à  Paméia:  marquise  de  Favières. 
11  s'approcha  de  Paméia,  et  lui  dit  rioucemcn;  : 

—  Est-ce  vrai?  KII3  rougit,  et  réponbi  en  baissai!  toit  à  fait  la  tète  :- 

—  Dame  !  puisque  vous  l'avez  entendu.  Mais  c'est  mou  oncle  qui  peut- 
être...  —  11  cousent  à  tout,  c'est  lai  qui  me  l'a  dit,  lui  qui  m'a  cuargé  de 
vois  l'apprendre,  s'écria  Bruius. 

Paméia  ne  répondit  que  psr  une  brève  exclamation  ;  elle  réfléchit  long- 
temps, rtgarda  Brnius  toujours  grossièrement  vêtu,  el  concljt  cette  ins- 
pection par  ce  mot  :  C'e-t  poartant  vrai  qneje  vous  aime! 

Cela  oit,  que  do  choses  ils  devaient  avoir  à  ^e  dire ,  et  co  nme  Braïus 
promit  tout  ce  qui  lui  fut  dema  idé  pour  di'venir  beau,  é'égant;  iU  parlè- 
rent deux  heures  en  se  disait  toujours  la  même  chose.  Cela  fut  cba  maiit 
jusqu'au  moment  où  la  curieuse  coiUanee  de  Paméia  voulut  tavoT  pour- 
quoi il  s'était  éloigné. 

L'embarras  de  Biutns  fut  grand,  il  ne  savait  pas  mentir.  Cependant  ii 
essaya,  et  dit  limidcment  ; 

—  Je  croyais  que  vous  aimiez  votre  cousin  Hector? 

—  Ce  n'es!  pas  vrai,  lui  di  Paméia,  vous  saviez  bien  le  contraire. 

—  Mais,  ajouta  t-il,  savais-jesi  vous  m  aimiez? 
Elle  le  regarda  d'un  air  de  reproche,  et  lui  dit  : 

—  Est-ce  qae  vous  avez  eu  besoin  de  me  le  dire  : 

Il  y  avait  dans  celte  phrase  une  bonne  fau'e  de  français ,  mais  il  y 
avait  un  charmant  aveu  de  la  façon  dont  elle  avait  deviné  l'amour  de 
Brutus.  Cependant  malgré  toutes  ces  pt  liles  astuces  du  cœur,  Brutus  aurait 
fini  par  laisser  voir  quelque  chose  du  secret  qui  le  rendait  triste,  lors  jue 
M.  de  Lugano  arriva  et  du  avec  vivacité  : 

—  Paméia,  faites  préparer  à  l'instant  un  appartement  pour  Mme  de  Fa- 
vières et  sa  fille  ;  Brutus,  je  vais  donner  des  ordres  pour  qu'on  vous  loge 
pour  celle  nuit  à  côté  de  moi. 

Paméia  sortit  joyeuse  el  empressée,  et  M.  de  Lugano  dit  à  ion  fils  : 

—  Cette  nui'  je  vous  appreiulrai  ce  que  nous  avoas  décidé. 

Tout  était  donc  fini,  et  pardonné  ;  car  une  heure  api  es  on  avait  trans- 
porté Mme  de  Favières  dans  sou  appaitemeul,  et  Uosilie  veillait  près 
d'elle. 

On  devine  aisément  les  raisons  que  M.  de  Lugano  avait  pu  faire  valoir 
pour  trio.npher  de  l'iiorrcur  de  sa  victime.  Cela  t  sa  is  doute  son  (.é>ho  i- 
neiir  qu'il  lui  avait  montré,  résu  tant  de  la  naissance  illégitiaie  de  B  utjs. 
Voilà  pourquoi  elle  avait  consenti  à  lé^iiùmee  cette  naissance  par  u.i  si« 
lence  qui,  ilu  nioii's,  n'était  pas  un  meii>oiue. 

Le  marquis  de  Faviers  éient  moit  le  23  octo'irc  1793,  le  Gis  né  en 
juillet  1794  lui  appariicm  lég.ilement.  Ce  n'était  pasd.>liii  laisser  prcuJi-e 
le  tilie  qui  ferait  un  seau  laie,  usais  d<'  le  lui  refuser  si.  lo  de  na-idai:. 

Et  puis  Ro-.die  avait  tout  à  fait  été  gagnée.  Il  devait  bin  en  c  >ùier 
quelque  chose  à  h  fo  lune  de  Paaiéla.  dmi  le  mari  consiiiue.ait  un'  ri- 
che dot  à  sa  sûDur  ;  mais  Brutus  et  Painél.i  n'éiaicni  pa.s  gens  à  y  regarder 
de  S!  prè-. 

On  comprend,  du  reste,  que  ce  qui  avait  pu  décider  la  mère  dut  encore 
plus  aisément  ronvaincre  le  lils.  Celait  un  sacrifice  à  l'honueur  de  sa  mè- 
re, et  il  s'v  lévigna. 

lit  puis,' il  y  avait  une  chose  qui  devait  nécessairement  v  nir  en  aide  à 
l'eniiore  cxécuiion  de  ce  projet,  c'est  qic  'h  'ure  é.ait  arritée  où  le  cœur 
de  MuK'de  Fawères  devait  v  voir  c'aii-  cornue  si  raison. 

lin  tlTc  1,  une  semaine  n'éiait  pas  p  issce  qu'e'le  av.iii  compris  que  l'hon- 
neur, la  bjuié,  le  dévoùmcui,  Otaicut  du  côté  de  cet  enfant  qu  elle  avait 


30 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


taï,  et  que  la  fomaie  qu'il  lui  donnait  pour  011e  l'aimerait  comme  elle  vous 
liait  eue  aimée. 

Pour  que  rien  ne  fît  chanceler  la  rôsoliilion  de  M,!;c  de  Favifercs , 
le  comte  avait  (juiiié  son  cli."iicau  pour  se  rendre  à  Grenoble  et  h  Lyon  , 
afin  de  faire  faire  les  actes  n-cessaire»'.  Il  lui  niL';)a;,'ca  sa  pri'-seiuc 
pour  la  laisser  s'enfoncer  djns  son  hotilionr.  Qouul  il  revint,  la  lîKirquiic 
ne  pouvait  déji  plus  se  passer  de  Piiinfila,  et  elle  Était  presque  lièi  e  de 
8on  (ils. 

Cependant  un  mois  après,  le  comte,  le  vxomta  et  la  vicomtesse  de  Lu- 
t;ano  qniiièrent  le  cliâicau  du  Grand-Pin,  où  deinciirèront  rnsomble  le 
marquis  de  Favières,  sa  femme  et  la  vieille  marquise,  qui  mourut  ciniroa 
un  an  après  ers  deux  mariaprs. 

A  cette  époque,  M.  et  madame  de  Favières  vinrent  habiter  Paris. 

COSCLUSIOSI. 

Voilà  vingt  cinq  ans  que  tous  ces  faits  se  sont  pa.«s(5s. 

Brutus  et  Pauiéla  s'aiment  toujours  et  ont  de  beaux  enfans.  Ils  sont  heu- 
reux. 

La  chasteté  de  notre  langue  m'empêche  de  dire  ce  qu'est  mariialeraent 
le  vicomte  de  Lugano;  sa  femme  a  eu  aussi  plusieurs  cnfaiis. 

Quant  au  comte  de  Lugano  ,  qui  eut  le  bon  esprit  de  ne  point  signer 
l'acte  additionnel  des  Cent-Jours,  il  fut  coinp.is  dans  une  fournée  de  pairs 
de  larcstaur.  lion;  mais  tomme  il  nioiiui  avant  la  révolution  de  1830,  il 
en  résulte  qu'Hector  n'est  qu'un  sot  comme  l'a.  ait  prévu  son  père. 

FRÉDÉlllC  SOULIÉ. 


(1836.) 

LE  LAC  DE  CUCES  ET  LA  FONTAINE  DE  UOUGIEZ. 
IMimOVISATIO?J,   PAR  M.  HÉr.Y   (1). 


J'étais  à  Marseille  depuis  hnit  jours  et  j'y  attendais  avec  d'autant  plus  de 
patience  le  uioiucnt  de  moti  départ,  que  j'avais  l'hôtel  d'Orient  pour  ca- 
ravansérail et  Jléry  pour  cicérone. 

Lu  matin,  Méry  entra  plus  tôt  que  d'habitude. 

—  Mon  cher,  nie  dit-il,  félicitez-vous,  nous  avons  un  lac. 

—  Comment,  lui  demandai-je  eu  me  frottant  les  yeux,  vous  avez  un 

lac? 

—  La  Provence  avait  des  montagnes,  la  Provence  avait  des  (leurs,  la 
Provence  avait  des  ports  de  mer,  des  aies  de  triomphe  anciens  et  modcr- 
iios,  la  Bouilkibcsse,  les  Clovis  et  l'Ayoli;  mais  que  voulez-vous?  elle  n'a- 
vait'pas  de  lac  :  Dieu  a  voulu  que  la  Provence  fût  complète,  il  lui  a  en- 
voyé un  lac. 

—  Et  comment  cela? 

—  Il  lui  est  tombé  du  ciel. 

—  Y  a-t-il  long-temps  ? 

—  Avec  les  dernières  pluies  ;  j'en  ai  appris  la  nouvelle  ce  matin. 

—  Mais,  nouvelle  ollicielle? 

—  Tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  officiel. 

—  Et  où  csl-il  ce  lac? 

—  A  Cuges,  vous  le  verrez  en  allant  à  Toulon,  c'est  votre  route. 

—  Et  les  Cugeois  sont-ils  conteiis  ? 

Je  crois  bien  qu'ils  sont  contons,  pardicu  !  ils  seraient  bien  difficiles. 

—  Alors  Cuges  désirait  un  lac? 

Cuges?  Cuges  aurait  fait  des  bassesses  pour  avoir  une  citerne;  Cu- 
ges était'cdmine  Uougicz;  c'est  de  Cuges  et  de  Rongiez  que  nous  viennent 
tous  les  chiens  enragés.  Vous  connaissez  l'iougicz? 

—  Non,  lua  foi  ! 

—  Ah  !  vous  ne  connaissez  pas  Rongiez?  Rongiez,  mon  cher,  c'est  un 
village,  qui,  depuis  la  création,  cherche  de  l'eau.  Au  déluge,  il  s'est  dé- 
saltt'Té;  depuis  ce  jour-là,  bonsoir.  En  soixante  ans  il  a  changé  trois  fois 
de  place;  il  cherche  une  source.  Jamais  Rougiez  n'élit  un  maire  sans  lui 
faire  jurer  qu'il  en  trouvera  une.  J'en  ai  connu  trois  qui  sont  morts  à  la 
peitie,  et  deux  qui  ont  donné  leur  démission. 

Mais  pouripioi  Rougiez  ne  fait-il  pas  creuser  un  puits  artésien? 

Rougiez  est  sur  granit  de  première  foriuaiion ;  Rougiez  fiappe  le 

rocher  pour  avoir  de  l'eau ,  il  en  sort  du  feu.  Ah  !  vous  croyez  que  cela 
se  fait  ainsi.  Je  voudrais  vous  y  voir,  vous  qui  parlez.  En  1810,  oui, 
c'était  en  1810,  Rougiez  prit  l'énergique  résolution  de  se  donner  une  fon- 
taine. Un  nouveau  maire  venait  d'être  nommé,  son  serment  était  tout  frais, 
il  votilait  absolument  le  tenir.  11  rassembla  les  notables,  les  notables  firent 
venir  un  architecte  :  —  Monsieur  l'architecte,  dirent  les  notables  ,  nous 
voulons  une  fontaine. 


(1)  E\lrail  d'Uni  année  à  Florence,  par  M,  Alexandre  Dumas.  Deux  volumes 
ln-8°.  Chez  Dumont,  Palais-Rojal,  88. 


—  Une  fontaine,  dit  l'architecte,  rien  de  plus  facile, 

—  Vraiment?  dit  le  maire. 

—  Vous  allez  voir  cela  dans  une  demi-heure. 

L'architecte  prit  un  compas,  une  règle,  un  crayon  et  du  papier,  puis  il 
demaiid.i  t;e  l'eau  pour  délayer  de  l'encre  de  la  CIdne  dans  un  petit  god  et 
de  porcelaine. 

—  De  l'eau?  dit  le  maire. 

—  i;h  bien!  oui,  de  l'eau. 

—  Imjus  n'en  avons  pas  d'eau,  répondit  lo  maire;  si  nous  avions  de 
l'eau,  nous  ne  vous  demanderions  pas  une  fontaine. 

—  C'est  juste,  dit  l'architecte.  Et  il  cracha  dans  son  godet  et  délaya 
l'encre  de  la  Chine  avec  un  peu  de  salive. 

Puis  il  se  mit  à  tracer  sur  le  papier  une  fontaine  superbe,  surmonléc 
d'une  urne  percée  de  quatre  trous  à  mascarons,  avec  quatre  gerbes  d'une 
eau  maguiiique. 

—  Ah  1  ah  !  dirent  le  maire  et  les  notables  en  tirant  la  langue  ;  ah  !  voilà 
bien  ce  qu'il  nous  faudrait. 

—  Vous  l'aurez,  dit  l'architecte. 

—  Combien  cela  nous  coùtera-l-il? 

L'architecte  prit  son  crayon,  ndt  une  foule  de  chiffres  les  uns  sous  les 
autres,  puis  il  ;idclitionna. 

—  Cela  vous  coûtera  vingt-cinq  mille  francs,  dit  l'archilcctc. 

—  Et  nous  aurons  une  fontaine  comme  celle-là? 

—  Plus  belle. 

—  Avec  quatre  gerbes  d'eau  semblables? 

—  Plus  grosses. 

—  Vous  en  répondez? 

—  Tiens,  pardieu  !  Vous  savez,  mon  cher,  continua  Méry,  les  architec- 
tes répondent  toujours  de  tout. 

—  Eh  bien  !  dirent  les  notables,  commençons  la  besogne. 

En  attenilant,  on  alliclia  le  plan  de  l'architecte  à  la  mairie;  tout  le  vil- 
lage alla  le  voir  et  n'en  revint  que  plus  altéré. 

On  se  mit  à  tailler  les  pierres  du  bassin  ,  et  dix  ans  après ,  c'est  à  dire 
le  1"  mai  1820,  Rougiez  eut  la  satisfaction  de  voir  ce  travail  ternùiio  :  il 
avait  coûté  15,000  francs.  La  confection  de  l'urne  hydraulique  fut  poussée 
plus  vivement,  cinq  petites  années  sitlTirent  pour  la  sculpter  et  la  meilrc 
en  [ilace.  On  était  alors  en  1825.  On  promit  à  l'architecte  une  graiilica- 
tioi!  de  mille  écus  s'il  parvenait^  la  môme  année,  à  mettre  la  fontaine  en 
transpiration.  L'eau  en  vint  à  la  bouche  de  l'architecte,  et  il  cotumeiiça  à 
faire  creuser,  car  il  avait  eu  la  même  idée  que  vous,  un  puits  artésien.  A 
cinq  pieds  sous  le  sol,  il  trouva  le  granit.  Comme  un  architecte  ne  peut 
pas  avoir  tort,  il  dit  qu'un  forçat  évadé  avait  jeté  son  boulet  dans  le  con- 
duit, et  qu'il  allait  aviser  à  un  autre  moyen. 

En  altenlant,  pour  faire  prcaiirO  patience  aux  notables,  l'architecte 
planta  autour  du  bassin  une  belle  promenade  de  platanes,  arbres  friands 
d'humidité  et  qui  la  hoivent  avec  délices  par  les  racines.  Les  platanes  se 
laissèrent  planter  ;  mais  ils  promirent  bien  de  ne  pas  pousser  u;ie  feuille 
tant  (|u'on  ne  leur  donnerait  pas  d'eau  ;  le  maire,  sa  fcinine  et  ses  trois  111- 
les  allèrcyit  tous  les  soirs,  pour  les  encouiagcr,  se  promener  ù  l'ombre  de 
leurs  jeunes  troncs  ! 

Cependant  Rougiez,  après  avoir  f;iil  ses  quatre  repas,  était  oI)!igé  d'al- 
ler boire  à  une  source  abondante  qui  coalalt  à  trois  lieues  au  midi;  c'est 
dur  quand  on  a  pa}  é  vingt  cinq  mille  francs  pour  avoir  de  l'eau. 

L'artliilccte  redemanda  cinq  autres  mille  francs  ;  mais  la  bourse  de  la 
coaiinunc  était  à  sec  cotume  son  bassin. 

La  révolution  de  juillet  arriva,  les  hahitansde  Rougiez  reprirent  espoir  : 
mais  rien  ne  vint.  Alors  le  maire,  qui  était  un  homme  lettré,  se  rappela  le 
procédé  des  Romains  qui  allaient  chercher  l'eau  où  elle  était  et  qui  rame- 
naient où  ils  voulaient  qu'elle  fût;  témoin  le  pont  du  Gard.  11  s'agissait 
donc  tout  bonsiement  de  trouver  une  source  un  peu  moins  éloignée  que 
celle  où  Rougiez  allait  se  désaltérer  :  on  se  mit  en  quête. 

Au  bout  d'un  an  de  recherches  on  trouva  une  source  qui  n'était  qu'à  une 
lieue  et  demie  de  Rougiez  :  c'était  déjà  moitié  chemin  d'épargné. 

Alors  on  délibéra  pour  savoir  s'il  ne  vaudrait  pos  luienx  aller  chercher 
le  village ,  sa  fontaine  et  ses  platanes ,  et  les  amener  à  la  source ,  que  de 
conduire  la  source  au  village.  Malheureusement  le  maire  avait  une  belle 
vue  de  ses  fenêtres,  et  il  craignait  de  la  perdre;  il  tint  en  conséqueiice  à 
ce  que  ce  fut  la  source  qui  vint  le  trouver. 

On  eut  de  nouveau  recours  à  l'architecte  avec  lequel  on  était  en  froid. 
Il  demanda  vingt  mille  francs  pour  creuser  un  canal. 

Rougiez  n'avait  pas  le  premier  mille  des  vingt  mille  francs.  Réduit  à 
cette  extrémité,  Rougiez  se  souvint  qu'il  existait  une  Chambre.  Le  maire, 
qui  avait  fait  un  voyage  à  Paris,  assm-a  même  que,  chaque  fois  qu'un  ora- 
teur montait  à  la  tribune ,  on  lui  apportait  un  verre  d'eau  sucrée.  Il  pensa 
donc  que  des  gens  qui  vivaient  dans  une  telle  abondance  ne  laisseraient 
pas  leurs  compatriotes  mourir  de  la  pépie.  Les  notables  adressèrent  une 
pétition  à  la  chambre.  Malheureusement  la  pétition  tomba  au  milieu  des 
émeutes  du  mois  de  juin  ;  il  fallut  bien  attendre  que  la  tranquillité  fût  ré- 
tablie. 

Cependant  le  mal  avait  un  peu  diminué.  Comme  nous  l'avons  dit,  l'eau 
s'était  rapprochée  d'une  lieue  et  demie  :  c'était  bien  quelque  chose;  aussi 
Rougiez  aurait-il  pris  sa  soif  en  patience,  sans  les  é;i'granimes  de  Nans. 

—  Mais ,  interrompit  Méry,  usant  du  même  artifice  que  l'Arioste,  cela 
nous  éloigne  beaucoup  de  Cuges, 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


31 


—  Mon  chei-,  lui  répondis-je,  je  voyage  pour m'inslruiie,  les  excursions 
sont  donc  de  mon  domaine.  Nous  reviendrons  à  Ciiges  par  Nans.  Qu'est- 
ce  que  Nans? 

—  Nans,  mon  ami?  c'est  un  village qni  est  fier  de  ses  eaux  et  de  ses  ar- 
!)i'es.  A  iNans,  les  fontaines  coulent  desoincc,  et  les  platanes  poussent  tout 
seuls.  Nans  s'abreuve  aux  cascades  de  Giniès  qui  coulent  sous  des  trem- 
bles, (les  sycomores  et  des  chênes  blancs  et  verts.  Nans  fraternise  avec 
relie  longue  rliaîne  de  montagnes  qui  porte,  comme  un  aqueduc  iiaturol, 
les  eaux  de  St-Cassien  aux  vallées  tlicssalienncs  de  Gémenos.  Dieu  a  veisé 
l'eau  et  l'ombre  sur  Nans,  en  secoiiant  la  poussière  snr  nongiez.  P.espec- 
tons  les  secrets  de  la  Providence. 

Or,  cliaqno  fois  qu'un  charretier  de  Nans  passait  avec  son  mulet  devant 
le  bassin  de  liougiez,  il  défaisait  le  licou  et  la  biilo  de  son  animal,  et  le 
conduisait  à  la  vasque  de  pierre,  l'invitait  à  boire  l'eau  absente  et  atten- 
due depuis  1810.  Le  mulet  alongeait  la  tète,  ouvrait  la  narine,  humait  la 
chaleur  de  la  pierre ,  —  et  jetait  à  son  maître  un  oblique  regard ,  comme 
pour  lui  reprocher  sa  mysiil'ication.  Or,  ce  rcgai'd,  qui  faisait  rire  i»  gorge 
déployée  le  Nansais,  faisait  grincer  des  dénis  aux  Ilougiessains.  On  résolut 
donc  de  trouver  de  l'argent^'i  tout  prix,  dût- on  vendre  les  vignes  de  Hou- 
giez  pour  boire  de  l'eau;  d'ailleurs  les  Rougicssains  avaient  remarqué  que 
rien  n'altérait  comme  le  vin. 

Le  maire  de  Uougiez,  qui  a  cent  Cens  de  renie,  donna  l'exemple  du  dé- 
voùment;  ses  trois  gendres  l'imiicrent.  Il  avait  marié  ses  trois  lilles  dans 
l'intervalle;  quant  à  sa  pauvre  femme,  elle  était  morte  sans  avoir  eu  la 
consolation  de  voir  couler  la  fontaine.  Tous  les  administrés,  entraînés  par 
un  élan  national,  contribuèrent  au  prorata  de  leurs  moyens;  on  attei- 
gnit un  chiQ'rc  assez  élevé  pour  oser  dire  à  l'architecie  :  Commencez  le 
canal. 

Enlin,  mon  cher,  continua  Méry,  après  vingt-six  ans  d'espérances  conçues 
et  détruites,  les  travaux  ont  été  terminés  la  semaine  dernière  ;  rarchitècte 
répondait  des  résultais.  L'inauguration  de  la  fontaine  fut  fixée  au  diman- 
che suivant,  et  le  maire  de  Rongiez  invita,  par  desaHiches  et  des  circulai- 
res, les  populations  des  communes  voisines  à  assister  à  la  grande  fête  de 
l'eau  sur  la  place  de  Rongiez. 

Le  programme  était  court,  ce  qui  l'aurait  rendu  meilleur,  s'il  eût  été 
tenu. 

Le  voici  : 

«  Article  premier  et  unique.  M.  le  maire  ouvrira  le  bal  sur  la  place  de 
la  fontaine,  et  aux  premiers  sons  du  tambourin  la  fontaine  coulera.  » 

Vous  comprenez,  mon  cher,  ce  qu'une  parodie  annonce  attira  de  cu- 
rieux. Il  y  eut  d'énormes  paris  de  faits ,  les  uns  parièrent  que  la  fontaine 
coulerait,  les  antres  parièrent  que  la  fontaine  ne  coulerait  pas. 

On  vint  à  la  féie  de  tous  les  villages  circunvoisins,  de  Trez,  qui  s'enor- 
gueillit de  ses  redoutes  romaines;  du  Plan-Daups,  illustré  par  l'abbé Gar- 
nier;  de  Pépin,  fiei-  de  ses  mines  de  houille  ;  de  Tourvès,  qui  a  vu  les 
amours  de  Valbelle  et  de  JIllc!  Clairon  ;  de  I3csse,  qui  donna  naissance  au 
fameux  Gaspard,  le  plus  galant  des  voleurs  (1)  ;  et  enfin  du  vallon  de  Lig- 
niore  qui  s'étend  aux  limites  de  l'antique  Gargarias;  vousmême,  mon 
cher,  si  vous  étiez  venu  deux  jours  plus  lOt,  vous  auriez  pu  y  aller. 

Nans  arriva  enfin  avec  tous  ses  inulels  sans  licous  et  sans  brides,  décla- 
rant qu'elle  ne  croirait  à  l'eau  que  quand  ses  mulets  auraient  bu. 

C'était  à  cinq  heures  que  devait  s'ouvrir  le  bal.  On  avait  attendu  que 
la  grande  chaleur  fût  passée,  de  peur  que  les  danseurs  ne  desséchassent 
la  fontaine.  Cinq  heures  sonnèrent. 

11  y  eut  un  moment  de  silence  solennel. 

Le  maire  alla  inviter  sa  danseuse  et  vint  se  mettre  en  place  avec  elle, 
le  visage  tourné  vers  la  fontaine.  Les  personnes  indiquées  pour  compléter 
le  quadrille  suivirent  son  exemple.  Aussitôt  les  mulets  de  Nans  s'appio- 
thent  du  bassin.  Les  violons  donnent  le  la.  Les  flageolets  préludent  en 
notes  claires  et  sonores  comme  le  chant  de  l'alouette. 

Le  signal  est  donné,  la  ritournelle  commence.  M.  le  maire  est  ii  la  gau- 
che de  sa  danseuse,  le  pied  droit  en  avant;  tous  les  yeux  sont  fixés  sm-  le 
respectable  magistrat  qui,  comprenant  l'importance  (le  sa  position,  redou- 
ble de  dignité,  i/architecle,  la  baguette  en  main,  se  tient  prêt,  comme 
Moïse,  i\  frapper. 

—  En  avant  deux  !  cric  l'orchestre,  en  avant  deux  pour  la  Irénis. 

Le  maire  et  sa  danseuse  s'élancent  vei  s  la  fontaine  pour  saluer  l'eau 
naissante,  toutes  les  bouches  s'enir'ouvient  pour  aspirer  les  prcndèrc^s 
gouiies  aiienducs  depuis  ISIO;  les  midets  hennis^cnUl'(\spéraI)ce,  l'archi- 
tecte lève  sa  l)a;;ueue  :  Nans  est  abattue.  Rongiez  triomphe. 

Tout  à  coup  les  violons  s'arrêtent,  les  flageolets  font  un  canard,  les  ba- 
gueties  des  tambourins  restent  suspendues. 

L'architecie  a  fiwppé  la  fontaine  de  sa  verge;  mais  la  fontaine  n'a  pas 
coulé.  Le  maire  pâlit,  jette  sur  l'architecte  uii  regard  foudroyant.  L'archi- 
tecte frappe  la  fontaine  d'un  second  coup.  L'eau  ne  parait  pas. 

Nans  ril,  Trez  s'indigne.  Pépin  bondii,  Uesse  jine,  .Saliii-Maxiniin  s'ir- 
rite ;  tous  les  villages  invité'S  ;i  la  fête  menacent  Rongiez  d'une  sédition. 
Le  maire  tire  son  écharpe  de  sa  poche,  la  roule  autour  de  son  abdomen, 
et  déclare  que  force  restera  ;i  la  loi. 


(1)  Gaspard  do  Cossp,  voyant  un  do  sps  Iioinmos  qui  voulait  coiipei-  le  dolsït 
d'une  femme  paice  qu'elle  n'en  pouvait  pas  lirer  une  liague  piccicuse,  mit  lin 
genou  en  terre  devant  elle ,  et  tira  la  bague  avee  ses  dents. 


—  Croyez  ça  et  buvez  de  l'eau,  répond  Nans. 

—  Monsieur  l'architecte!  cria  le  maire,  monsieur  l'architecte!  vous 
m'avez  répondu  de  la  fontaine  ;  d'où  vient  que  la  fontaine  ne  coule  pas? 

L'architecte  prit  son  crayon,  tira  des  lignes,  superposa  des  chilfres,  et 
après  un  quart  d'heure  de  calculs,  déclara  que  les  doux  carrés  construits 
sur  les  petites  lignes  de  l'Iiypothénusc  étant  égaux  au  troisième,  la  fontaine 
était  obligée  de  conlei'. 

—  Et  pourtant,  dit  Nans  en  huant  Rougiez,  elle  ne  coidc  pas. 

Saint  Zacharie  s'interposa  et  prêcha  la  modération.  C'était  bien  facile 
à  Saint  Zacharie.  Saint  Zacharie  donne  naissance  ii  cette  belle  rivière  de 
rilu\'eaunie  qui  roule  tant  do  poussière  dans  son  lit. 

En  même  temps,  une  vieille  fcmine  s'avança  avec  les  centuries  de  Nos- 
tiadanms,  réclama  le  silence,  et  lut  la  centurie  suivante  : 

Sous  bois  hénicl  de  saincte  pénitente. 
Avec  pépie  et  géhenne  au  gésier, 
liougiez  hevra  bonne  eau  en  l'an  quarante, 
En  grand  soûlas  et  liesse  en  fémer. 

Cette  prophétie  est  claire  comme  de  l'eau  de  roche,  dit  le  maire. 

—  Et  elle  sera  accomplie,  dit  l'architecte,  c'est  moi  qui  nie  sus 
trompé. 

—  Ah  !  s'écria  Rougiez  triomphant,  ce  n'est  point  la  faute  de  la  fon- 
taine. 

—  C'est  la  mienne,  dit  l'architecte  ;  le  canal  devait  être  creusé  en  ligne 
convexe,  il  a  été  creusé  en  ligne  concave.  C'est  une  ad'aire  de  quatre  ou 
cinq  aiis  encore,  et  d'une  dixainc  de  mille  francs  au  plus,  puis  la  fontaine 
coulera. 

C'est  juste  ce  qneprédisait  Nosiradanies. 

Rougiez,  séance  tenante  et  dans  le  premier  mouvement  d'enthousiasme, 
s'inip'ia  une  nouvelle  contribution. 

Puis  tout  les  villages,  violons  en  tête  et  mulets  en  queue,  se  rendirent 
aux  font;iines  de  Sainl-Gcniès,  où  le  bal  reconnnenca,  et  oii  les  danseurs 
se  livièrent  ii  une  orgie  bïdraulimie  digne  de  Tàge  d'or. 

En  attendant,  Rougiez,  tranquillisé  par  la  proiihélie  de  Nostradamus, 
compte  sur  l'an  quarante.  Maintenant  vous  coaiprenez,  mon  cher,  combien 
Rongiez  doit  être  furieux  du  bonheur  qui  arrive  à  Cuges. 

—  Peste!  je  crois  bien  !  Mais  est-ce  b;cn  vrai  que  Cuges  ait  un  lac? 

—  Parbleu  ! 

—  Alais  un  vrai  lac  ? 

—  Un  VI  ai  lac  !  pas  si  grand  que  le  lac  Ontario,  ni  que  le  lac  Léman, 
pardieu  !  mais  un  lac  comme  le  lac  dEnghien. 

—  Mais  coinment  cela  s'est-d  fait  ? 

—  Voilii.  Cug  s  est  situé  dons  u:i  entonnoir.  Il  est  tombé  beaucoup  de 
neige  cet  hiver,  et  beaucoup  d'eau  cet  été.  L»  neige  et  l'eui  réunies  ont 
fait  un  lac.  Ce  lac,  à  ce  qu'd  paraît,  s'est  mis  en  coainiunication  avec  des 
sources  qui  otU  promis  do  l'aliaicnier.  Des  canards  sauvages  qui  pas- 
saient l'oiit  pris  ausérie;i\  cl  se  sant  abattus  dessus.  Du  moaient  où  il  y 
a  eu  des  canards  sur  le  lac,  on  a  construit  des  batcauM  pour  leur  donner 
la  chasse.  De  sorte  qu'on  chasse  déjà  sur  le  lac  de  Cuges,  mon  cher. 
On  n'y  pèche  pas  encore,  c'est  vrai;  mais  la  pêche  est  déjii  louée  pour 
l'année  prochaine.  Quand  vous  y  passerez,  faites-y  altculiuu  ;  soir  et  ma- 
tin, il  y  a  une  vapeur.  C'est  un  \rai  lac. 

—  Vo.is  enien-lcz,  dis-je  à  Jadin  q  :i  entrait,  il  nous  faut  un  dessin  de 
Cuges  et  de  son  lac. 

—  On  vous  le  fera,  répondit  Jadin;  mais  le  déjeuner? 

—  C'est  vrai,  dis-je  à  Méry  ;  et  le  déjeuner? 

—  C'est  juste,  reprit  .Méry,  ce  ni;:u  It  lac  de  Cuges  m'avait  fait  perdre 
la  lêle.  Le  déjeuner  vous  attend  au  château  d'If. 

—  Et  com  nent  allons-iions  au  château  d'If? 

—  .!c  ne  vous  l'ai  pas  dit  ? 

—  Mais  non. 

—  Dia'dj  de  lac  de  Cuges  !  c'eu  encore  sa  faute  :  c'est  que  c'est  un  lac. 
m  'U  cher;  parole  d'honneur,  un  vrai  lac.  Eh  bien  !  mais  vous  allez  au  châ- 
teau d';f  dan;  un  (liar.iiant  nateau  qu'un  de  vos  amis  vous  prête  ;  un  ba- 
tc.iu  ponté  avec  lequel  on  irait  aux  Indes. 

—  Et  où  est  le  bateau? 

—  Il  vous  attend  sur  le  port. 

—  Eh  bien  !  allons. 

—  Non  pas;  allez. 

—  Coainient,  vous  ne  venez  pas  avec  nous? 

—  Moi,  aller  en  mer,  dit  Méry  ;  je  n'irais  pas  sur  le  lac  de  Cuges. 

—  Méry,  riiospilalité  exige  (pie  \ous  nous  accomp-agniet. 

—  .le  ^ais  bien  (pie  je  suis  dans  mon  tort;  mais  que  voulez-vous? 

—  Je  veux  un  dédommagenicnl. 

—  Lequel  ? 

—  (".ei!t  vers  siw  Marseille,  pendant  que  nous  irons  au  châtcaa  d'If. 

—  Deux  cen:s  si  vous  voulez. 

—  C'est  convenu. 

—  Arrêté. 

—  Songez  y,  nous  serons  de  rcionr  dans  «Icu\  heuix\«. 

—  Dan;  deux  heures  vos  cent  vers  seront  faits. 

Cette  convei-sation  conclue,  nous  nous  remliines  s-ar  le  port.  A  chaque 
personne  que  Méry  rencontrait  : 

—  Voussavez,  disait-il,  que  Cuges  a  un  lac? 


32 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  rarhiou  !  répondaient  les  passans,  im  lac  superbe  ;  on  ne  peut  pas  en 
trouver  le  fond. 

—  Vovcz-vous?  répétait  Méry. 

Sur  le  quai  d'Orléans  nous  trouvâmes  un  charmant  bateau  qui  nous  at- 
tendait. 

—  Voilà  votre  cniI>arcation,  nous  dit  Méry. 

—  i:t  j'aur  i  mes  vers? 

—  Ils  si'roiit  faits. 

Nous  desieiidîmcs  dans  le  bateau,  les  bateliers  appuyèrent  leurs  rames 
conire  le  qim,  et  nous  quiliànics  le  [lort. 

—  lîon  voyagi;  !  nous  cria  Aléry. 
Et  il  s"en  alla  en  disant  : 

—  Ce  diable  de  Cuges  qui  a  un  lac  !... 

IL 

Le  prcn)icr  ninnumoni  qu'on  aperçoit  à  sa  dioitc,  quand  on  va  du  quai 
d'Orléans  à  la  nier,  c'est  la  Consigne. 

I.a  Consigne  est  un  monument  de  fraîi-lie  et  niodcrne  tournure,  avec  de 
nonil)rcuses  l'eneires  garnies  de  triples  grilles,  donnant  sur  le  bassin  du 
pjit. 

Au-dessous  de  ces  fenêtres  sont  force  gens  qui  écliangent  des  paroles 
avec  les  liabiians  de  celte  cliarmanie  niaismi. 

On  croirait  être  ii  Mailriil,  et  on  prendrait  volontiers  tous  ces  gens  pour 
des  amans  qui  se  cachent  d'un  tiiteiu'. 

l'oint,  ce  suiit  des  cousins,  des  frêies  et  des  sœurs  qui  ont  peur  de  la 
peste. 

La  Consigne  est  le  parloir  de  la  quarantaine. 

Un  peu  plus  loin,  en  face  du  fort  Suint-Nicolas,  bCiti  par  Louis  XIV, 
CA  l.i  tour  S.iiut-Jcai),  Mtic  par  le  roi  Uéni';  c'est  par  la  femtre  cariée  , 
située  au  second  étage,  qu'essaya  de  se  sauver  en  93  ce  pauvre  duc  de 
lilonipeiisie-,  qui  a  laissé  de  si  charmans  mémoires  sur  sa  captivité  avec  le 
pi  ince  de  Conli. 

r.a  troisième  île  des  environs  de  Marseille  ,  la  plus  célèbre  des  trois , 
est  l'ile  d'If;  cependant  l'ile  d'If  n'est  qii'ini  écueil  ;  mais  sur  cet  écueil  est 
une  forteresse,  et  dans  cette  forteresse  est  le  cachot  de  Alirabeau. 

V.n  sortant  de  la  chambre  de  Miraheau,  l'invalide  qui  sert  de  cicérone 
au  voyageur  lui  fait  voir  quelques  vieilles  planches  qui  pourrissent  sous  un 
hangar. 

C'est  le  cercueil  qui  ramena  le  corps  de  Kléber  en  France. 

A  noire  retour  nous  trouvrmics  Rléry  qui  nous  atlcndait  eu  fumant  spn 
cigirc  sur  le  (piai  d'Orléair;. 

—  Et  mes  vers?  lui  criai-je  du  plus  loin  que  je  l'aperçus. 

—  Ils  sont  faits,  vos  vers,  il  y  a  une  heure. 
Je  sautai  sur  le  quai. 

—  Où  sont-ils?  (lemandai-je  en  prenant  Méry  au  collet. 

—  Pardieu,  les  voilà,  j'ai  eu  le  temps  de  les  recopier;  ctes-vous  con- 
tent? 

—  C'est  miraculeux  !  mon  cher. 

En  Gilet,  eu  moins  d'une  heure,  Méry  avait  fait  cent  vingt-huit  vers  :  l'un 
dans  l'autre,  c'était  plus  de  deux  vers  par  minute. 

Je  les  cite  non  point  parce  qu'ils  me  sont  adressés,  mais  à  cause  du  tour 
de  force. 

Les  voici . 

iîTttrseUU. 

A  ALEXANDRE  DUMAS. 

Tantôt  j'étais  asiis  près  de  la  rive  ainiùc, 

La  iiior  aux  picJs,  couvert  de  riiumide  fumiîc 

Qui  s'clî'vc  (Ici)  rocs  lorsque  les  (lots  niouvans 

b'abandonnent  lascifs  aux  caresses  des  vents. 

L'air  élait  fioid:  décembre  étendait  sur  ma  tOtc 

Son  créiio  nébuleux,  drapeau  de  la  tempête; 

JjCi  Alcyons  au  vol  gagnaicnl  l'abri  du  porl; 

Le  Midi  s'ctîarait  sous  les  teintes  du  iVord. 

La  J'édilerranée,  orageuse  et  grondante, 

Comme  un  lac  écbappé  du  sombre  enfi'r  de  Dante, 

N'avait  plus  son  parfum,  plus  son  rintil  sonimeil. 

Plus  ses  puilli'iies  d'or  qu'elle  emprunte  au  soleil. 

Il  le  fallait  aiu-i  :  la  mer  intelligenle 

Qui  ruule  de  Marseille  au  golfe  U'Agrigente, 

I\olrc  classique  mer  avait  su  revêtir 

Le  plaid  d'I'-cosse  au  lieu  de  la  pourpre  de  TjT. 

C*est  ain?i,  vojafj-eur,  qu'elle  le  faisait  fêle, 

A  loi,  l'eufjnlilu  Xonl,  dramatique  poi'te. 

Le  jour  où  couronné  d'tui  cortège  d'amis, 

La  ïoilcan  vent,  debout  sur  le  c;inot  promis, 

Loin  du  port  m  la  vague  expire,  où  le  \  eut  gronde. 

Loin  de  la  tiiailelle  où  surgit  la  tour  ronde. 

Vers  rarcbipel  voisin  tu  voguais  si  joyeux. 

Et  pour  Kuil  voir  n'ayant  pas  assez  rie  tes  veux. 

Moi,  l'amant  de  la  mer,  et  que  la  nier  lourmeme, 

Moi,  qui  redouU'  un  peu  mon  orageuse  amante. 

Sur  la  brume  des  eaux  je  te  suivais  de  l'œil; 

Je  conjurais  de  loin  la  tempête  et  l'éou'-il, 

V.n  répétant  tout  lias  ii  ta  cbaloupc  agile 

Les  vers  qu'Horace  cbante  an  vaisseau  de  Virgile, 

Et  \mis  en  le  perdant  sur  les  llols  écumcux. 

Mes  souvenirs  venaient,  noirs  et  tristes  connue  eux  I.,< 


Condiien  de  fois,  de|>uis  mes  courses  enfantines, 
J'ai  couleinplé  la  mer  et  ses  voiles  lalines  ; 
L'ile  de  Mirabeau,  rocailleuse  prison; 
Les  monts  Bleus  dont  le  cap  s'ellile  à  l'horizon, 
Et  les  golfes  secrets  où  le  Dot  de  l^rovcncc 
Cbante  de  volupté  sous  lopin  qui  s'avance. 
Alors,  ù  cet  aspect,  je  ne  songeais  à  rien  : 
C'était  un  tableau  calme,  un  rêve  aérien, 
Un  iiaysage  d'or.  La  vague,  douce  et  lente, 
Endoiniait  dans  l'oubli  ma  pensée  indolente. 
Aujourd'hui,  toi  voguant  au  voisin  archipel, 
La  brise  obéissant  ù  ton  joyeux  appel. 
Je  ne  sais  trop  pourquoi  de  tristes  rêveries 
rauent  aux  mêmes  bords  mes  visions  fleuries. 
Je  lie  songe  qu'aux  jours  où  le  deuil,  en  passant 
A  coloré  ces  Ilots  d'iuie  leinte  de  sang  ; 
Où  la  peste,  vingt  fois  de  l'Orient  venue, 
A  frappé  cette  ville  agonisante  et  nue; 
Où  les  temples  sacrés  du  rivage  ^oisin, 
ÎMeurti  is  du  fer  de  Rouie  ou  du  fer  sarrasin, 
Se  sont  évanouis  comme  la  \apcur  grise 
Que  ma  bouclie  aspiianie  abandonne  il  la  brise. 
l'i'Icrin,  sur  la  mer  en  détournant  les  yeux. 
Ici  tu  ne  peux  voir  ce  qu'ont  vu  mes  aïeux  ; 
Celte  île  de  maisons,  prs  de  la  tour  placée. 
Oh!  non,  non,  ce  n'est  point  la  Cille  de  Pliocée; 
Elle  est  bien  morte,  et  l'algue  a  tissé  son  linceul. 
Son  cadavre  est  visible  aux  regards  de  Dieu  seul, 
l'eut- être  sous  les  flots  elle  doit  lout  entière, 
Et  ce  golfe  riant  lui  sert  de  cimeUcre. 
Ilélas  !  sur  nos  remparts  irois  mille  ans  eut  pesé. 
Le  roc  des  Phocéens  lui-même  s'csi  usé  ; 
Et  chaque  jour  encor  la  vague  déracine 
Oetic  église  qui  fut  le  temple  de  Luciiie, 
Celle  haute  esplanade  où  tant  de  travaux  lents 
Avaient  amoncelé  les  péristyles  blancs  ; 
Divine  aichileclure,  en  naissant  expirée, 
Comme  sa  sœur  qui  dort  dans  les  (lois  du  Pirêe, 
):lt  qui  du  moins  en  Grèce,  aux  murs  du  Parténoii, 
En  s'éteignant,  laissa  les  lettres  def"n  nom!,.. 

Il  ne  nous  reste  rien,  à  nous;  rien  ne  surnage 
De  notre  \ie  antique,  et  rien  du  moyen-iiDe. 

I  ne  tour,  qu'épart;nait  notre  peuple  rongeur. 
Aurait  pu  t'arrêler  un  iusLaiit,  voyageur  ! 
Jloi  je  l'ai  vue  enfant:  noble  tour  1  elle  seule 
A  chaque  Marseillais  rappelait  son  aïeule. 
Cn  jour  d'assaut,  un  jour  d'héroïque  venu, 
Kos  mères,  à  son  ombre,  avaient  bien  combattu î 
l'Ile  avait  des  créneaux  où  la  conque  marine 
Sifflait  l'air  belliqueux,  lorsque  la  coulevriuc, 
S'alongeanl,  envoyait,  d'un  homicide  vol. 

Le  boulet  de  î\rarseillc  au  dévot  Espagnol. 
Sur  celte  haute  tour,  la  tour  de  Sainle-Paule, 
l' lottait  notre  drapeau  I  là  le  coq  de  la  Gaule  1 
Et,  sur  l'êcu  d'argent  si  redouté  des  rois, 
Ij'azur  de  notre  ciel  dessinant  une  croix  î... 
Elle  s'est  éboulée!  O  voyageur,  approche, 

II  le  faut  aujourd'hui  visiter  une  roche; 
C'est  un  fort  monument  qui  résiste  ii  la  mer. 
Se  rit  du  feu  grégeois  et  méprise  le  fer. 

Nous  n'avons  ni  palais,  ni  temples,  ni  portiques. 

Les  seuls  monts  d'alentour  sont  nos  trésors  aniiques, 

Et  même,  tant  Marseille  a  subi  de  malheurs. 

Ils  n'ont  plus  ni  leurs  bois  ni  leurs  vallons  de  fleurs. 

Tourne  ta  proue,  oli  !  viens,  la  ville  grecque  est  morte; 

Oui,  mais  Marseille  vit;  elle  t'ouvre  sa  porte  ! 

La  splendide  cité,  reine  de  ces  climats. 

Cache  l'eau  dans  son  port  sous  l'ombre  de  ces  mâts 

Elle  est  riche,  elle  peut,  à  défaut  de  ruines, 

(joiivrir  de  monumens  sa  plaine  et  ses  collines. 

Son  nom,  que  sur  le  globe  elle  lait  retentir. 

Est  plus  grand  que  les  noms  de  Sidon  et  de  Tyr. 

Elle  envoie  aujourd'hui  les  enfans  de  son  môle 

Aux  feux  de  la  lorride,  aux  glacières  du  pôle; 

Partout,  son  pavillon,  â  l'heure  où  je  t'écris, 

L'univers  commerçant  le  salue  à  grands  cris. 

Les  trésors  échangés  de  sa  rive  féconde 

Illusiient  les  bazars  de  Delhy,  de  Golcondc, 

De  Lali  ire,  d'Alep,  de  Bagdad,  d'ispalian, 

Qut}  la  terre  couronne  et  que  ceint  l'Océan. 

ISotre  voisine  sœur,  l'orientale  Asie, 

Couvre  ce  port  heureux  de  tant  de  poésie. 

Les  longs  quais  de  ce  port,  congii's  de  l'univers, 

Sont  broyés  nuit  et  jour  par  tant  d'hommes  divers. 

Qu'un  voyageur  mêlé  dans  la  foule  moir.  anle. 

Marbre  aux  mille  couleurs,  mosaïque  vivanle. 

Croit  ^ivre  en  Orient,  ou,  dans  les  jours  premiers, 

Sous  Didon  de  Garlhage,  au  pays  des  palmie.s. 

Ainsi  donc  le  commerce  est  ehi,-z  nous  poétique. 

Poète,  viens  f  asseoir  sous  quelque  frais  porlicjue  ; 

Si  je  ne  puis  offrir  à  ton  brûlant  regard 

ÎVi  les  temples  nimois,  ni  l'aqué  lue  du  Gard, 

Ri  la  vieille  I*liocée  à  sa  gloire  ravie, 

A  défaut  de  la  mort  vient  eonlempi'  r  la  vie  ; 

Le  eteur  se  réjouilà  cet  é.dat  si  beau. 

L'opu.euic  maison  vaut  mieux  que  le  tombeau. 

ALEXANDRE  DUMAS, 


LE  MAGASIN  LITTIiiRAlRE. 


?3 


DEUX  VICES  NOUVEAUX. 

Ceux  qui ,  dans  ces  derniers  temps ,  n'ont  pas  visité  l'Italie  se  feraient 
difficilement  une  idée  du  bonheur  dont  les  Italiens  semblent  jouir  sous  le 
gouvernement  absolu  de  l'Autriche.  Bologne,  Florence,  Milan,  Parme  et 
d'autres  durhés  et  principautés  vivent  au  milieu  d'un  enchaînfment  per- 
pétuel de  fêtes  et  de  bals.  Là  oii  l'éiranger,  plein  de  la  lecture  de  jour- 
naux français,  cherche  des  cachots,  il  trouve  des  palais  de  marbre  garnis 
de  Heurs  ,  cl  dont  chafjue  croisée  forme  un  dais  de  satin  pour  une  jolie 
femme  qui  y  passe  ses  rêveuses  journées;  sur  les  nombreuses  promena- 
des où  la  peur  lui  avait  fait  craindre  de  coudoyer  la  police  ou  rinfjuisi- 
tion,  en  habit  de  ville,  il  est  ébloui  par  la  quantité  et  la  richesse  des  équi- 
pages, par  la  variété  des  armoiries,  vaste  livre  d'or  dont  chaque  paaneau 
de  voilure  est  une  feuille  tombant  sur  une  autre  feuille  au  gré  de  la  vi- 
tesse des  chevaux  hongrois  :  il  est  vrai  que  le  peuple  est  scrofuleux. 
Enfin  tout  ce  que  la  sensualité  méridionale  peut  créer  de  propre  à  ber- 
cer les  sens,  le  voyageur  désabusé  le  rencontre  sur  ses  pas.  Et  quel  doux 
langage!  que  d'esprit  dans  les  moindres  paro  es  !  que  d'urbanté,  même 
parmi  les  gouvernans  !  Telle  est  l'impression  toute  favorable  que  l'étran- 
ger éprouve  d'abord.  Peu  à  peu  la  téllexion  arrive,  et  il  s'aperçoit  que  ce 
langage  exquis  est  vide,  que  cet  esprit  en  apparence  si  facile,  si  libre  et 
si  gai,  s'agite  dans  une  cage  dont  les  barreaux  sont  invisibles  ;  que  cette 
société  si  heureuse  a  le  bonheur  pour  prison.  Ce  bonheur,  ou  le  devine , 
est  tout  matériel.  M.  de  Metternich  a  calculé  qu'il  n'existait  qu'un  moyen 
d  étourdir  les  Italiens  sur  leur  profond  avilissement  comme  natiiui,  c'était 
de  les  faire  manger ,  rire  ,  boire  et  danser  toute  l'année  ,  et  de  leur  prr- 
mettre  tous  les  vices,  excepté  le  vice  de  s'occuper  de  h  ur  portion  politi- 
que. Pour  compléter  son  œuvre,  il  a  fait  ordonner  par  la  police  diplonn- 
tique  à  la  police  secondaire  rt'ascr  de  la  plus  large  indulgence  envers  les 
jeunes  gens  coupables  des  fautes  où  entraîne  le  dérèglement.  Duels  d'a- 
mour, vengeances  nocturnes,  disputes  de  jeu,  bruits  au  théâtre,  rap's,  li- 
vres, chansons,  images,  propos  obscènes,  tout  est  pcrniis,  du  moins  gran- 
dement toléré  dans  les  principaux  états  italiens.  Cette  po  itique  dont  on 
trouverait  l'origine  dans  les  mœurs  de  certains  peuples  de  l'antiquité,  que 
s'appliqua  Venise  au  moyen-âge,  mais  en  se  li  faisant  pardonner  par  une 
superbe  puissance  conservatrice  au  dedans  et  une  gloire  immense  au  de- 
hors, sur  les  eaux  ,  partout  où  il  y  eut  assez  de  place  pour  que  sou  lion 
pût  voler ,  a  complètement  réussi  au  gouvernement  autrichien.  Aucune 
pensée  sérieuse  n'arrive  h  l'inlclligencc  distrait'  de  la  jeunesse  italienne, 
réduite  à  l'iodolence  amoureuse  du  Pasior  fulo.  Je  .'■ais  que  plus  d'une 
■  révolte  a  éclaté  au  milieu  d'un  bal;  qu'un  Florentin  simula  long-temps 
l'iinbécillité  pour  frapper  droit  au  cœur  un  despote  ;  mais  outre  que  ces 
phénomènes  sont  rares ,  je  crois  qu'on  arrive  à  la  liberté  par  des  voies 
lentes  et  pures  et  non  par  l'orgie  et  l'assassinat. 

Le  gouveinemcnt  français',  plus  attentif  autour  de  lui  qu'on  ne  pense, 
n'ignore  pas  les  procédés  de  corruption  emp'oyés  par  M.  de  Metiernich; 
mais  pour  beaucoup  de  raisons  il  n'a  pu  en  user  en  France.  La  prcmiè  o 
raison  ,  parce  qu'il  n'a  pas  sous  la  main  ,  comme  M.  de  Metternich  en 
Italie,  une  aristocratie  opulente,  héritière  en  ligne  directe  de  châteaux, 
litres,  a-^anages  venus  Jusqu'à  elle  par  une  suiic  d'aïeux.  Il  serait  parfai- 
tement dCrisoire  de  conseiller  aux  enfaus  de  notre  bourgeoisie  d'illuminer 
leurs  hôtels  ,  rie  les  rouvrir  de  lapis  et  de  Heurs ,  de  les  hérisser  de  do- 
mestiques en  livrée,  d'y  appeler  des  courtisanes  célè!)res,  d'épouvanter 
nos  promenades  par  l'étalage  de  six  chevaux  emportés,  d'enlever  des  fil- 
les auxcouvcns,  et  d'incendier  une  fois  par  an  l'Opéra.  Où  prendraient- 
ils,  grand  Dieu!  tant  d'argent  pour  faire  honneur  à  leurs  vices?  Il  a  donc 
fallu  renoncer  à  l'emploi  exact  des  mêmes  moyens  pour  arriver  à  un  but 
semblable  d'asscru-seineni;  car  le  but,  vous  n'en  doutez  pas,  est  ar- 
demment souhaiié.  On  ne  sait  comment  en  finir,  et  l'on  veut  en  finir 
avec  ces  générations  inépuisables ,  se  poussant  comme  les  flois  de  la 
mer  cl  passant  avec  rapidité  de  l'âge  où  l'on  apprend  à  l'âge  ou  l'on 
sait  et  de  l'âge  où  l'on  sait  à  l'âge  où  l'on  est  appelé  à  son  lour  à  gouver- 
ner, à  éclairer  le  pays,  soit  à  litre  de  député ,  soit  à  titre  de  consiiller 
municipal,  soit  comme  membre  du  jury,  soit  comme  écrivain.  Lt  pas  de 
guerre  pour  tuer  une  génération  sur  trois.  D'un  cô  é  pu  a  peur  de  la 
guerre  qui  expose  la  royauté  ;  de  l'autre  on  a  peur  de  la  paix  qui  dispose 
à  la  guerre.  Comment  abattre  cette  fermentation  de  la  jeunesse  contre  la- 
quelle furent  impuissantes  toutes  les  lentaiives  pouitanl  si  rdroites  de  la 
restauration,  elle  que  conscillaieul  les  premiers  conseillers  du  monde,  les 
jésuites? 

Jus(|u'à  l'heure  d'une  réfutation  précise,  éclatante  tl  publique,  nous 
allirmerons  que  le  gouvernement  travaille  depuis  dix  ans  à  all'aisser,  à  ra- 
mol  il-,  à  annuler  l'intelligence  de  la  population,  afin  d'avoir  bon  marché 
de  sa  rés  siance,  par  deux  moyens,  qui  sont  l'un  le  tabac  à  fumer,  l'autre 
la  musique,  ces  deux  causes  presque  infaillibles  de  toute  lâcheté  plivsiquc 
et  morale.  L'opium  aura  son  tour;  mais  il  n'est  pas  encore  venu,  qiioique 
le  gouvernement  anglais  l'emploie  avec  grand  succès  sur  plus  d'un  point 
de  rAnglelenc  même  pour  endormir  la  misère  et  le  désespoir.  A  défaut 
de  l'opium,  la  musiipu.'  et  le  tabac  ont  paru  servir  les  vues  de  nos  législa- 
teurs. Pour  mesurer  l'elfei  du  premier  de  ces  deux  moyens,  avant  d'expé- 
riment(  r  sur  une  échelle  universelle,  ils  ont  commencé  par  protéger  lous 
les  ihéâlres  lyriques  aux  dépens  des  théàtrfs  où  se  jouent  la  comédie  cl  le 

(EPTEMBRE  18fl.— <  TOUG  1. 


drame.  Quand  cesdern  ers  ne  veulent  pas  mourir  d'inanition,  le  gouver- 
nement leur  arrache  tout  vivans  leurs  acteurs  et  les  engage  à  ses  propres 
théâires;  s'ils  persistent,  il  fait  interdire  leurs  pièces  par  la  censure  et  il 
faut  bien  alors  que  les  pauvres  théâtres  dramatiques,  dépouillés  à  la  fois 
de  leurs  pièces  et  de  leurs  acteurs,  deviennent  des  écuries  ou  dcs)théàtre3 
lyriques.  —  On  les  enterre  avec  musique. 

De  cet  essai  dont  les  conséquences  ont  été  des  plus  henreuses,  l'admi- 
nistration a  passé  à  une  application  détaillée  de  son  système.  D'abord  la 
musique  saisit  l'enfant,  pour  ainsi  dire,  au  berceau  ;  dans  les  salles  d'asile, 
il  ne  dit  pas  l'alphabet,  il  le  ch  nte.  Il  passe  ensuite  aux  écoles  primaires 
ou  chez  les  frères,  et  là  il  trouve  encore  le  chant  qui  l'accompagne  dans 
presque  tousses  exercices  d'étude.  Ceci  pour  les  pauvres.— iNos  collèges, 
où  vont  les  enfans  des  classes  riches  et  moyennes ,  ont  lous  des  profes- 
seurs de  chant.  Ces  professeurs  n'ont  rien  de  commun  avec  ceux  d'autre- 
fois, maîtres  Jacques  iutelligens,  enseignant  à  la  fois  l'escrime ,  la  daijse 
et  la  musique  ;  ce  sont  des  hommes  spéciaux,  très  savans  dans  leur  art,  et 
fort  bien  payés.  Tandis  que  ceci  a  lieu  pour  les  jeunes  gens,  les  jeunes 
filles  destinées  à  coaipléter  la  pensée  du  législateur,  négligent  l'étude  si 
précieuse  des  langue;,  le  travail  à  l'aiguille,  base  de  celte  vertu  patiente, 
la  première  de  toutes  chez  les  femmes,  pour  s'adonner  exclusivement  à 
l'exercice  du  piano.  Telle  pension  de  Paris  a  dans  ses  classes  jusqu'à  vingt 
pianos,  et  il  n'est  pas  d'école  de  banlieue  qui  n'en  ait  au  moins  un  à  la 
disposition  des  élèves.  En  sîrie  que  si  le  garçon  n'apporte  pas  dans  fa 
famille,  en  sortant  du  collège,  la  science  ou  le  goût  de  la  musique,  la 
sœur  ne  manquera  pas  d'y  introduire  le  piano  du  pensionnat.  Paris  est  ,• 
à  cet;e  heure,  sous  une  coupole  d'harmonie;  chaque  maison  est  une  nef 
de  ces  vastes  cathédrales  appelées  théâtres  lyriques.  Jusqu'aux  ouvriers 
qu'on  fait  chanter  à  tue-tête,  je  ne  sais  trop  dans  quel  but  prétendu  mo' 
rai,  car  si  c'est  pour  les  empêcher  de  boire,  on  se  trompe;  il  me  semble 
que  les  ouvriers  ne  boivent  jamais  tant  que  lorsqu'ils  chantent.  Voilà  les 
causes  et  la  mise  en  œuvre  bien  établies,  je  vais  dire  les  effets.  La  mosi-' 
que,  et  le  gouverneaent  ne  s'y  est  pas  trompé,  lorsqu'elle  est  poussée  à 
ce  dtgré  de  déraison,  exalte  désespérément  la  partie  nerveuse,  commu- 
nique auv  sens  une  fausse  énergie,  une  énergie  fiévreuse  dans  laquelle  le 
raisonnement  n'entre  pour  licn,  et  cela  pour  affaiblir  le  corps ,  dépayser 
la  pensée,  et  troubler  toute  l'écnnomie  intellectuelle.  De  là,  chez  les 
femmes,  une  précocité  de  seiitimens  qui  les  fait  passer  de  l'indolence  à  ua 
amour  vague,  de  l'amour  à  une  seirèie  immoralité,  cl  de  l'immoralité  à  la 
dégradation  des  sens  qui,  chez  beaucoup  d'entre  elles,  devient  de  l'incon- 
duiie,  si  elles  ont  des  passions,  ou  une  vanité  déplorable,  si  elles  ont  de 
l'orgueil.  Le  piano  est  l'opium  des  femtnes.  Dès  qu'elles  ont  posé  leurs 
doigts  sur  ces  fatales  touches  d'ivoire,  elles  se  croient  inspirées,  elles 
voient  des  chimèies,  elles  se  prophétisent  des  mariages  d'or,  des  intrigues 
de  fée,  des  succès  au  théâtre.  Autour  d'elles  pleuvent  les  couronn:s;  à 
leurs  pieds  se  pressent  des  milliers  d'adorateurs  ;  et  que  de  peine  souvent 
pour  payer  les  dix  francs  par  mois  que  coule  de  loyer  un  piano!  —  Le 
piano  dessèche  la  plus  pure  Heur  de  l'âme  des  femmes  ;  il  brûle  la  moussa 
tendre  et  ro,se  dont  leur  cœur  s'enveloppait  autrefois.  Des  amans  invi- 
siWes,  des  maris  fantastiques,  des  directeurs  de  théâtre  du  plus  pur  faba- 
leu\,  leur  enlèvent  ce  bouijuct  d'oranger  qu'elles  portaient  autrefois  avec 
leur  charmaaie  ignorance  dans  les  bras  du  mari.  Des  mères  imbéciles, 
comme  h  plupart  des  mères  parisiennes,  se  prêtent  h  celte  honnête  pros- 
titution de  leurs  filles;  elles-mêmes  les  conduisent  par  la  main  en  public, 
les  font  chanter  dans  les  concerts,  les  habituent  aux  rafraîchissemens  et 
aux  éloges,  et  quand  vous  croyez  introduire  dans  votre  fdmille  une  bonne 
ménagère,  vous  n'avez  partagé  votre  nom  qu'avec  une  cantatrice  d'opéra, 
moins  le  talent  cl  les  appointemens. 

Oui,  les  mœurs  ont  reçu  un  sérieux  échec  de  la  propagation  ininlelli- 
gente,  cynique,  de  la  musique  parmi  nous;  on  s'apercevra  des  lésions 
dans  que.ques  années  cl  lorsqu'il  ne  sera  plus  temps  d'y  reméaier.  \ 
toutes  les  époques  on  a  chanté  sans  doute,  mais  je  ne  crois  pas  que  I» 
mandore  dy  moyen-âge  ,  le  clavecin  du  dix-septième  siècle,  lépinelie 
criarde  du  dix-huitième  et  la  guitare  de  l'empire  aient  iroubié  beaucoup 
de  venus.  La  guitare  a  eu  ses  victoires  et  conquêtes;  mais  en  conscience 
peut  on  comparer  les  désordres  qu'ont  causés  ses  sons  faibles,  frétil  ans 
et  presque  insensibles  aux  dévastations  i  refondes  que  produit  le  piano  ? 
Le  piano,  ce  don  Juan  des  instrumens,  ne  laisse  aucun  coin  du  cœur  sans 
l'émouvoir,  sans  le  Hailer  et  le  caresser;  il  parle  ,  il  chante,  il  irie  .  il 
coiimaïuie;  c'est  un  orateur  sonore  ,  un  oiseau  ,  un  |ieiiiire;  à  lous  ces 
liircs  il  n'a  pas  une  idée  ,  mais  des  séducuons  et  des  pièges  à  profusion. 
Tout  riano  est  le  premier  amant  d'une  femme  t  .a  première  malt,  esse 
d'un  jeune  homme.  Plus  tard  il  prélude  à  lous  les  adultê-es. 

N'allez  pas  dire  que  j'exaj;èro,  que  jamais  les  mœurs  d  une  nation  ne  se 
métamorphosent,  soit  on  bien  soit  en  mal ,  pmir  ;i  peu.  I.'rau-dc  vie  a 
conquis  toute  l'Amériiiiie  aux  Anglais  et  el'e  ralliera  bi  -i  d'autres  nations 
primitives  à  leur  pouvoir.  Piei  i  e-le-Grand  n'a  pu  civiliser  les  Russes 
(lu'en  leur  coupant  quelques  poaces  de  barbe  sous  le  menton.  Ce  qui 
tombe  daus  les  mœurs  les  traverse  plus  ou  moius  ,  c'est  une  tache  ou  ua 
trou. 

J'ai  indiqué  la  part  qui  reveeaii  aux  femmes  dans  cet  avifissement  bril- 
lant de  l'inielligence  nationale;  ceile  des  hommes  est  plus  large  et  plu» 
sombre.  On  leur  a  jeté  nu  poi>on  qui  assouvit  leur  aciivité,  cnaourdit  la 
foi;gue  de  leur  lempérameni,  rouille  les  ressorts  de  leur  es  rit ,  détruit 
lejeu  delcur  volonié,  voile  leur  jugeaient  comme  le  ferait  un  nuage  , 


ih 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


(  ve  leur  corps  ralenti  r.iciion  de  leurs  rauîcics  p'  les  rend  aussi  ia- 
i>i^uliks(le  mauifesicr  l'.'ufà  pcHStU-s  a>ec  CQiliousiiisme,  eiiiraîneineni , 
arJcur,  de  les  rciidUieier  sai.s  c  .s>c  ,  ([ue  de  le,s  meure  en  acù'ui.  Au 
tlU-scpiièiue  Cl  ;!ii  (lixliiiiiièiae  sif^c  c  les  suvai  s  ne  m'  sont  guère  o.  cui)c's 
que  ue  la  ()uetti()ii  lori  m  I  résolue  |)ai  eux  de  sivuirsi  le  tal)ac  nubait  ou 
lioii  à  la  saïue.  il  faut  eire  nirdi-tiii  pour  duuier  des  tileb  leiriliics  de 
celte  pljii'.e,  surtout  de  i'.ispiraiion  de  si  fuiiiOe. 

Le  labjc  eu  coiiibusi  ou  ecli.ruHe  !ts  i)roiK'lKS,  calirasc  les  poumons 
et  tounui  nie  les  c:il:  ailles  doni  i'inJlaiou  se  rép  reule  au  c;rvt'au  et  y 
c■l^^e,  H  elle  csl  LiLle,  liidoli  iice,  s;  e.lecst  fui  le,  le  soaiiucil,  et  si  cile 
est  conliuue,  la  Td  c.  (.a  folie  csl  sans  douic  r.iwiilCi.t  rare  ;  u)a:s  une 
i.rcsse  voi.-iiie  de  l'iiclièlement  csl  le  résuUal  ordinaire  de  la  manie  i1an- 
gereu.-c  de  f  mer. 

Or,  les  savans  d  cidèrent  que  le  labac  n'oirr.ùt  aucun  danger  réel,  soit 
qu'on  le  pril  en  poudre,  suii  (|u'on  le  fuiiàt.  Il  Mnarqcez  qu'on  prisait  fort 
peu  au  d  vsepueiiie  siècle  cl  qu'on  n'a  fuiiié  (lue  ve^s  la  lin  du  dix  hui- 
tième Cl  pariitul  Oionuiil  à  léiio'jue  de  la  revo  uuoii,  lois(iue  1  esprit  Iju- 
main,  lancé  hors  de  louie  voie,  était  civile  d'user  de  loul,  d'essayer  de 
toui,  fùice  du  poi^o:l  et  de  la  umrt.  D'ailleurs  on  soullrait  i;eaucoup  alors, 
on  suulfi  ait  de  la  laiai ,  Je  la  suif,  des  Uommes  il  des  choses  ,  de  la  lèle 
et  du  cœur,  ou  voulait  s'oublier,  on  cberehait  à  »'etourdir  et  il  ne  faut 
pas  nier  qiC  le  tal.ac,  qui  renferme  lieaucou,)  d'opium,  ne  so^t  un 
puissant  moyen  d'endormir  pas^agèremeni  la  douleur.  Nos  années  cé- 
dèrent à  ce  vice  comme  à  un  besoin ,  et  ciles  no.;s  le  rapiionèreni,  de 
mèiui  que  les  Espagnols  lapporièreut  eu  Kurope  à  leur  retour  d'Amé- 
rique un  autre  Iléau  non  inom:  ellVayaiit.  11  eu  rare  que  les  ho. '.unes  las- 
sent une  grande  découverte  sasy  lai-ser  du  leur.  C'est  le  iribui  de  la 
cuiios.ié  luccssamuient  punie  depuis  Adaoi  :  celui  qui  (.ngcndia  Ibomiue 
engendra  la  mort. 

Depuis  la  i évolution  française  et  ses  guerres,  l'babiludc  de  fumer  a 
fait  des  progrès  dont  les  faiseurs  de  statistiques  sont  cll'i  ayés.  D'année  en 
année,  la  consominaiiondu  t>bac  a  dépassé  tous  les  calculs  de  probabi- 
lité. Nous  eu  sommes  arrivés  il  ce  point,  d'épuser  fs  récoltes  les  plus 
riches,  avant  mèaie  ic  rclnur  des  réiolies  nou  ebs.  La  n'giene  sait  plus 
à  qui/i.e  colonie  s'adresser  pour  suHire  à  celte  aliaientaiion  dév./rante. 
Toutes  les  ilcs  soi.t  fumées  iii  queli|Ut's  m  >is  ;  nous  avons  dans  le  cour.mt 
de  la  présente  ann  c,  fumé  Cu:)a ,  plus  coii.ue  des  fumeurs  par  sa  capi- 
tale, la  Iluaiie.  Aussi,  jamais  rimpôt  sur  le  tabac  n'avait  laiii  rendu  :  Il 
régie  regorge  de  mil  ions  cl  de  mil  ions.  Si  je  vous  en  <léni>iii,ais  le  chif- 
fre,  vous  n'y  i  cuiriez  pas.  La  coiiso  iimaiion  seule  de  Pars  la  t  reculer 
d'elfioi  la  (leiisée.  Cela  ne  doit  pas  étomie'r  ,  loisqu'on  songe  qu'il  n'eu 
pas  1  are  de  voir  des  jeunes  gens  fumer  jnsrpi'a  douze  et  vingt  ci^!ures 
par  jour  :  à  quatic  sous  le  ci^^are,  cela  co;is:ilue  pour  qu-;!(pies  uns  une 
CépeUîC  de  plus  de  quUorze  cents  frau; s  par  au.  Pas  de  luineur  qui  ne 
pi  élève  annuellement  cinquante  iraucs  sur  ses  revenus ,  pour  l'achat  du 
tabac. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  la  dépense,  (juciqu'ere  soit  de  celles  dont  l'é- 
tat seul  proli  e;  je  ne  m'occupe  ici  qu-  des  conséquences  évidentes,  dé- 
sastreuses, de  cet  cmpoi.-ornemeiii  public. 

Il  n'esl  pas  de  fuiui;ur  qui  ne  donne  une  partie  de  sa  sant5  à  co  dérè- 
g'emeni  nouveau.  Tous  ont  les  irais  jaunis,  la'isués,  plombés;  tous  dé- 
truisent leurs  dents  à  ce  contict  acre  et  corrosif;  tous  perdent  au  m.-ins 
<leu\  heures  par  jour  à  fumer  ;  lous  enierrem  sous  les  cendres  de  leurs 
cigaics  on  de  kur>  p  pes,  l'émail  de  leur  imagintiiMii,  le  velouté  de  leur 
P'ii.-ée;  eulin,  ce  que  chaque  journée  apporte  à  li  vie  de  nouveau,  de 
vierge,  de  di  lieat.  Il  n'y  a  aucune  comparaison  à  faire,  à  facu  lés  égales, 
cnire  l'homme  qui  fume  et  celui  ipii  ne  lume  pas.  Le  f  imcur  n'a  ni  le  sens 
aussi  sûr,  ni  le  poùt  au-si  lin,  aussi  d  licai .  m  la  raison  aussi  fraîeh',  ni 
l'action  aussi  vi»c.  Il  n'est  pcuteire  pas  un  fumeur,  ;e  parle  des  fumeurs 
hors  ligne,  qui  soit  cnp:ib;e  de  concevoir  et  de  nicii;  >:  ii  Un  u  <  grand  pro- 
jet, de  ici  e  nature  qu'il  soit.  Je  fa  s  ici,  I)  en  entendu,  u  e  laive  paît  aux 
exceptions.  Mais  ceiie  ol.ligatbin  atquticc,  je  nie  qu'un  grand  lumear 
puisse  ct'C  un  gran.l  poète,  un  grand  écrivain,  un  bmi  inaihéaiaiicicn,  un 
excellent  peintre,  quoitiue  la  peinture,  à  vrai  dire,  suit  prcsiiuc  un  i.n  mé- 
canique, un  pi.usiie:!  fameux,  cnlin  rien  de  supérieur. 

L'oisneié  et  le  sommeil  ne  muifp.cnt  pas  de  s'associer  étroitement  à 
l'exis  cnce  du  faincur  pour  en  parte  cr  les  pniliis.  Ces  prolits  sont  une 
imbécillité  leinpéne,  une  f.iusse  conle.uplaiion,  facile  il  dégénérer  en  une 
inélanc"l,e  douloureuse,  qui,  avec  !'û.-e ,  et  l'âge  vient  vie  pour  ks  Li- 
meurs, se  change  en  une  longi;c  pr  station  mur;. le  cl  p'aysi'iue. 

Que  le  gouvememeni  ait  ii  mener  un  peujjle  compo.^é  d'ores  ainsi  abà- 
tcrdis,  et  il  sera  plus  que  inaladio.l,  s'il  ne  le  dirige  p.is  à  si.n  gré.  Voilj 
pouiiant  la  population  tpie  l'éiat  chi  relie  use  fare,  en  inond.ini  la  France 
de  tabac;  en  ne  limitant  pas  pru  lerament  !•  nombre  des  estaminets;  en 
muliipliani  avec  une  cruauté  tuit-i-faU  .semblable  à  celle  des  Anglais  en- 
\cs  les  Ch'uois,  les  bureau.x  de  tab  ic.  Telle  rue  qui  n'eu  compta::  pas  un 
seul  il  y  a  un  an,  m  a  .six  ou  dix  aujourd'Inii. 

Pourquoi  la  police  n'enirc-t-ellc  pas  dans  les  ateliers  pour  interdire  le 
lûbac  aux  enfans? 

On  me  citera  les  Belges  ;  je  les  cite  aussi.  Nous  vo  la  d  .'.c-ord. 

Voui  comprenez  niaiiilenant  pour-iuoi,  en  commençant  ce  |>el  t  travail 
d'une  nuit,  j  ai  montré  la  conduite  des  ministres  auieiehiens  à  l'égard  des 
Populations  de  lltale.  Prenez  g.uJe  à  coque  vous  n.:  voyez  pas.  Les  ser- 
é  eus  de  ville  ne  sont  pas  vos  ennemis  les  plus  dangercuA  :  Us  sergeos  de 


vi  le  einpo'gnent  un  hsinme  sur  dix  m'Ie.  les  mauvaises  mœurs  vo'is  en- 
veloppent toisetfles  n'ont  pas  de  signe  disiaelif.  Un  jour  vous  vous 
éveiilcre/,  d.  ns  vingt  ans,  pi  is  loi  peut-clr.',  Irivo'es  co  mue  des  Itdicns, 
stii|  ides  comme  des  Chino's.  On  vous  in^ullera  et  Vous  fumerez  ;  on  vous 
batiia  et  vous  fini. ercz;  ou  vous  vi  n  Ira  d  vous  fumerez.  Voussavizia 
déliiii'ion  de  la  ligne  il  pèeher  ;  qui  sait  si  un  our  la  pipe  n'cmpoi lera  pas 
avec  ePe  la  moitié  de  ccite  spirituelle  déliniion? 

Des  femmes  courbées  sur  leurs  pian  is  et  des  hommes  endormis  sur 
leurs  p  j)es,  voilii  ce  que  veut  l'état  alin  de  gouverner  en  pleine  eau  :  il 
veut  I  ne  nation  d'oa)i)rei.  ïou  c  dite  musi  pie,  poison  ûe-i  amcs  ;  tout 
ce  labac.  pn?o  i  de  l'in;ellii;cii(  e,  voil' m  de  mauv.ds  di  s-eiiis;  ne  vous  y 
tioin];cz  pas.  Smigez  que  si  les  Auieriéaiiis  ont  inuliiplié  les  soci'''iés  de 
temi)er.iiice.  c'est  (lu'ih  se  suit  aperces  de  l'olisluaim  perfile  de  l'An- 
glcicrre  il  répandre  chez  eux  le  goù  d  's  li(|iieu  s  lones.  Le  tabac  eseoi  te- 
rail  avec  avantage  parmi  niii;  I  eau-  le-vi  ;  «pii  creuse  dans  la  p  >.iriiic  du 
peuple  des  maladies  sans  nombre,  et  y  luge  une  débilité  epoii\aiiiabl  •.  La 
misère  et  le  vice  oui  déjà  réduit  le  persnunel  de  vos  uriU'  es  il  une  t.xiguilé 
démon' réc  :  prenez  garde  à  votre  intelligence,  prenez  garde,  et  tenez-vous 
pour  avertis.  léoji  gozlaiv. 


MEDECINE  DES  GEI\'S  DU  MOIVDE. 


I*SD5@îoEosÊe  «Su  Malade, 

CHAPITRE  PREMIER. 

OU  IL  VOUS  EST  DO\'.\É  DE  VOS  NOUVELLES. 

Àpliorismes.  —  I.  Toutes  les  fois  que  des  gens  du  monde  ouvrent  un 
livre  qui  passe  pour  avoir  un  rap  lori  que  conipie  avec  la  médecine,  c'est 
qu'ils  ont  une  préoccupation  maladive  et  qu'ils  cherchent  des  conseils  , 
une  consultation,   nn  ;raiieracnt. 

il.  Avis  aux  mcdi'Cins.  L'intérêt  de  ceux  qui  écrivent  en  médecine 
doit  donc  leur  faire  choisir  de  préférence  les  descriptions  larges  ,  coin- 
modes  ,  dans  les  pialles  le  monde  rot.  oiivc  un  peu  de  sa  propre  physio- 
mie  ;  ks  desci  ip'.ioiis  passe  purlotU  eniin,  cxcelleiis  cadres  où  tout  ma- 
nia'iue  vient  passer  sa  tête,  tirer  sa  langue  et  poicr  pour  un  type  d'aCfcc- 
lion  l'xtroi'diiiairc. 

1!L  Car  rhomnc  ne  vit  pas  seulement  de  pain,  ma's  d'illii.'iions. 

IV.  L'un  est  plus  lourd  que  l'autre,  mais  il  n'est  pas  plus  indispensable 
à  notre  existence  à  moitié  imajjiuaire. 

Clieis  lecteurs ,  vous  èiesdonc  ind'sposés  ;  ch  bien!  tant  mieux ,  vous 
avez  là  un  bon  état  :  qui'  de  soius  il  vous  cuire,  comme  on  vous  gale  !  Il 
est  bien  doux  d'inspirer  des  inquiétudes,  n'est-ce  pas  ?  —  Oh  !  qu'une  vie 
incertaine  rend  les  amitiés  plus  .solides!  —  On  vous  aime  plus  en  cons- 
ciOMce,  loisqu'on  peut  craindre  de  n'avoir  pas  ;i  vous  aimer  louir  temps. 
Un  jeune  ifocteuracon.Mgné  dans  sa  thèse  cette|obscrvation  physiologique  : 

V.  Pour  les  pilles,  les  alfections  bon  teint. 

Ordonnance. 
Nous  terminerons  ce  chapitre  en  priant  nos  malades  de  relire  d'heure 
en  heure  les  préceptes  qui  suivciiL 

VI.  Prenez  pour  uiéde.ins  ceux  qui  prendront  l'engagement  de  ne  pas 
vous  guérir.  La  .Miicériié  de  votre  situatioa  réciproipie  sera  du  meilleur 
got'it  et  du  meilleur  clkr. 

VU.  LTige,  d'ailleurs,  oui  l'âge  et  l'expérience  vous  guériront  assez  tôt. 
Car  voire  malaiie,  c'est  quelque  vague  et  poétique  tourment  de  jeunc'sç  : 

Un  peu  d'amour,  un  peu  doigiieil,  un  peu  de  géni:ro.sité,  un  peu  de 
faeta  sic,  en  peu  de  rivalité,  nu  p ju  de  j  ilousie.  Nous  po'-riions  éien  're 
la  niMnenelatiire  de  vos  affections,  —  Oii  !  vous  devez  soulfiir,  beaucoup 
soiill'rir,  hiuieux  malades.  —  Mais  vous  vceiez,  chaque  jour,  les  .symp- 
tômes diminuer  déner;;ic;  les  accès  deviendront  intermittens...  ces.-e- 
roni.  Ce  ne  sera  pas  encore  la  sauié  ;  le  cœ^r  s'apaisera,  ma  s  la  tête  ?.,. 
vous soafl'i irez  ;  lors  :  d'un  peu  d'ambition,  d'un  peu  de  concurrence,  d'un 
pcude  souvei.ir;  pu's  !a  co:i\a!escence  s'affermira  d'une  manière  déso- 
lante; toutefois,  vous  vous  iilaiii  irez  de  grandes  ardeurs  du  côté  de  l'es- 
tamai:;  vous  éprouverez  dcPappélit,  une  grande  soif,  —  il  s'en-uivra  un^ 
peu  cic  scunno  cnce,  et  cnlin,  helas  cnlin,  vous  ne  serez  bientôt  plus  sen- 
silile  qii'aax  choses  saivantes:  —  de  petites  renies,  une  pension  viagère, 
un  poelc,  une  chaufferette,  un  chien,  un  chat. 

CHAPITRE  n. 

AXATOMÎE. 

I.  Les  médecin',  les  philosophes,  oiit  toujours  fait  do  grantlns  difficnl- 

j  tés  d   se  rendre  il  l'évidence  et  d'accepter  loitles   les  parties,  tous  les  élé- 

mens  do:  t  l'iiimme  se  coaipose.  Ce  pauvre  homme  ;  ils  ont  loiij  lurs  voulu 

le  mut  ler.A  leur  (ompie.rho-nie  aéié  loiirà  loir  elcxclusivemenl  :  eau, 

terre,  feu,  bile,  pi  uile,  et  plus  tard,  esprit,  corjis,  àme,  matière. 

H.  aiécieciiis  el  pliilos(i|)lies  partaient  d'ici  ou  de  1 1,  mais  reirancbaient 
tOat  le  reste. —  Legcnic  bumaiii  recuiiiiaissanl  leur  faisaient  à  chacun  (!c 
la  répuiation,  de  la  fortune,  de  la  gMiirc  même,  el  continuait,  en  vivant  de 
son  mieux .  ii  célébrer  leur  inconséquence. 


LE  MAGASIN  IITTÉRAIRE. 


Noi!S,  qui  appartenons  cs«pntiel1fmpnt  a  une  ('pnfpii!  pm^rossivo,  et 
qui  voulons  lenilie  lOmoignase  tic  la  siiptikuiie  ilo  l'afi  18ii.  de  l'an 
(les  pliy.-ioliigics  onfiii,  sur  l'Oïc  de  l'hUon  rt  d'Aiisiof,  nous  laissons  à 
l'hnnDiie  iiols  oi'saïu's  imiioriaiis,  c'cst-à-dirc  la  facullô  de  de\ei)ir  fou, 
d'a'oir  des anôM'ismcs  et  des  indigcsiions. 

La  tAte.  —  Qui'l  qne  s  )it  le  non^  que  l'on  donne  à  noire  sysiftaie  ,  il 
consacre  trois  ordres  de  phénoniè  ics  inorhides  piocédani  de  (rois  appa- 
rc  lss|)dfiati\  ;  l.i  lè;e,  le  cœur,  l'e-ioiMac,  p.iriie-i  essinilitllcs  dont  l'iioni- 
me  ne  peiii  jannis  j-c  passer  qu'au  moral...  et  cacorc  très  peu  d'iuiiividus 
s'en  trouvent  il^  hien? 

I.a  icie  e^t  un  or^iatic  rreux,  dur.  pincé  tout  en  haut  du  corps ,  afin  de 
recevoir  dirccicminl  les  tuiles,  auvents,  p'i's  de  ll'ii.s  qui  pleuv(  nt  avec 
lire  grande  rfguljiité  ci  la  pe  niibS;oa  de  la  po  ice  dans  les  ruisde 
Pails. 

Un  poèc  latin  (Ovide)  a  appelé  la  lèie  os  sublime  ;  prononcez  os 
snliliine,  et  vou>  ;uirc7.  sa  ira;luc;i»n  ll!t>';rale.  Lps  Fiiinrais  ont  une  ma- 
nicie  fort  simple  de  dési!;;ficr  cet  ora;'ne:  loisqifil  prôscnie  à  l'œil  nu 
quelques  anoiriidies,  et  ils  disent  ;  coloquinlc.  l/i  su  si.incc  qui  lemplit 
la  tète  nest  |  as  inriail.'quc,  elle  e>t  nmile,  prise  et  blanclie.  i  es  aiiaio- 
roistes  en  ont  Tiii  d  uv  pals  :  l'inu;  (pi'i's  ont  nojiiniée  oia'pliali;  et 
l'autre  cervelet,  lilncépliale;  je  vous  eu  souli.iilc,  lecirur.  Il  préside  à 
/  rii.iellii,'rnrc  et  vous  en  avez  bcsnin  pour  no  :s  conipiendie.  Oa>inl  au 
/  C'>ye/e<,  il  a  d'JMiporiantes  finriioos-,  tout  p'aeé  (pi'il  (st  à  l.i  pariie 
/  po  lérieiire  et  inlVrieiire  delà  tète.  Platon,  qui  a  fjit  l(!  roiian  de  la  pliy- 
I  jsj'ilij^'ie,  vous  aurait  ditqu'ictlle  poiiiuo  ilu  cerv.a'i  est 'ellfl  où  s'ac- 
!  /çontplil  nn  i;  ouvement  delànie  ait,Mi  ive  à  la  reprodndion  de  lespcce. . 

—  Les  phrénolog  sies  vous  d.rout ,  eu  langage  plus  simple  ,  qu'il  e^l  le 
sirge  de  l'amour  pliysi(|ue. 

l'.o.^tons-en  l'a  ;  «près  avoir  fa't  remarquer  toutcFois  que  la  ProvidoncG 
la  donné  la  texture  la  plus  uiolJc,  la  plus  tendre ,  à  l'organe  qui  préside  à 
Iraclion  la  plgsjlolcnciue. 

L".  cœur.  —  Non  !  non  !  non  !  vous  ne  le  saurez  pa=. Gardez  votre  poé- 
tique ignorance  :  faites-vous  du  cœur  une  idée  tonte  s  lirituellc  et  méta- 
physique. —  Parliz  en  le  moins  possible,  spnt'i-lc  à  clii(|U'!  iiisantde 
voire  vie;  qi'C  si  l'un  vous  en  demandait  davanlage  à  cet  égard,  imitez 
cet  homme  qui,  au  lieu  de  disputer  mr  le  raouvemeui,  se  mit  à  marcher; 

—  ne  répondez  pas,  ayez  un  nouvel  amour. 

Lecœnr...  mais  il  nous  manque  loisipie  nous  voulons  donner  sa  défi- 
nition médica'c;  le  cœur, —  eli  hien  c'est  un  muscle,  et  un  muscle  creux, 
une  espère  de  poche; —la  poche  aux  scntimens ?  —  Laissez-nous  donc 
ptrlcr  anaioinie. 

Sons  le  sein  gauche,  il  CFt  un  je  ne  sais  quoi  de  tumultueux  qui  règle 
pourtant  tout  le  reste  de  la  macliine  humaiae.  C'est  en  niellant  la  niuiii 
lii,  que  nous  pouvons  dire,  comme  d'une  horloge,  si  nous  avançons,  si 
7Wtis  retardons,  fi  nous  tTo;  S  bien  ou  mal. 

La  si:uaiion  dèlicaie  de  cetor^'ane  ne  permet  pas  toiiJoi;rs  de  le  con- 
sullir  (1  rei  tcîurnl,  chez  les  rcmm.  s  ;  —  le  pouls  al-jrs  répoid  poiu-  lui  ; 
mais  n(ius  ne  soaiincs  pas  partisans  des  minisires,  de.<  int.nnaliaires,  — 
Les  yiux,  p'.us  près  du  cœur,  rendent  queliuciois  sa  penstc  assez  lidèlc- 
ment. 

Le  cœur  a  plusieurs  co'iiparlinienî  :denx  ventricules  et  deux  oreillettes. 
Les  dfi  X  orei  leU(  s  cooiienncnt  :  celle'  de  droite ,  les  c^qu  tieiies,  celle 
(le  gauche,  les  caprices;  les  deux  veniriculos  renferment,  ceiui  de  droite 
les  P'  rii'lies  celui  de  ganc'ie  les  p  s>ions. 

Mlle  petites  clioses,  dus  licrisinlinis  entretiennent  la  vie  du  cœur; —  il 
vit  de  i>eu,  il  u;eun  de  rien. 

Un  soutenir,  une  pensée,  une  prome.sse  lui  sulTiscnt;  au  besoin  il  se 
conienteia  d'tnic  apparence  e.  d'un  mensonge. 

La  pointe  d'une  v  rite  elllenr.nitsa  surface  y  1  lis  era  une  p'aie  incuia- 
hlc  ;  une  larme  v  rsce  le  yu-irit,  lo  sauve,  —  un  geste  brutal...  il  en 
mourra, 

Uiic  femmo  qui  pa^se ,  tin  enfant  qui  sourit ,  un  oiseau  qui  chante  ,  un 
rajondc  soleil,  l'ondire  d'un  arbre,  le  parfum  d'iine  llenr,  un  mot,  une 
tioile  ;  voil  <  liisélénn  ns  dont  il  compose  parfois  un  boidieur  divin,  —  cl 
puis  d'un  rcvc  il  eia  un  supplice. 

L'  cœnr  a  .ses  hypoeiiii  s  ain-i  que  rimaîinat'on  ses  charlatans.  Il  faut 
se  déli.  rég;ilemcnt  des  hommes  qui  font  poè  es  jniiue  ilans  les  <lélailsl;s 
jjlus  humains  de  l'cxisii-ncc  et  ilc  ceux  qui  porunl  tnccssammtnc  tctr 
CXur  en  ccharpe. 

I.  On  ne  ton  lin  pis  impunément  aux  comhina'sons  du  cœur.  La  tête 
les  laiodir,  l'imagnainn  elle  même  est  impeissante  à  les  reproduire 
lois(p;e  le  ha.said  ou  la  iiégligcnce  les  a  dérangées. 

IL  Netis  aviins  In  quelque  pari:  L(  s  maladies  du  cœur  vont  d'ordinaire 
Jiisipfâ  l'e.-prit,  et  il  ett  raie  que  les  grandes  pa;siens  ue  fassent  pas  faire 
de  !;raicdes  Lûtes. 

Vcslomar.  —  A  ce  mot  nous  devons  craindre  de  rappeler  la  Physiologie 
du  gcnl.  celle  aïeule  iniinorielle  de  nos  ph>,'.ioIo;;i''s  péri;s\b'es.  — Mais 
liriliat  Savarin  n'a  lieineu'-ement  consiiléré  reslumacqne  <i  ro))i»i'?  un 
moulin  i^arnl  da  sas  blutloirs,  dont  l'elTet  est  A'c.rlr.iirc  des  oUniciis 
ce  qui  iicnl  servir  à  rvjmrer  nos  corps,  cl  de  rrjelrr  le  marc  dépouillé 
doses  parties  animalisables.n—  C'e.-t  l'esiomae  délini  chez  l'hcuumequi 
maiig',  et  nous  n'avons  à  nous  occuper  que  de  l'homme  à  la  d  èle.  —  Au 
rcstatiMut,  l'e.slomac  peut  être  appelé  un  citionnoir  ;  —au  lit  du  malade. 


c'est  dilTérent,  —  l'estomac  représente  une  membrane  ,  l'indigesîionrst 
sa  spécialité. 

L'esprit  vient  du  cerveau;  certaines  pcnséci  viennent  du  cœur;  — de 
rest<iniac  il  ne  vient  (pie  des  lioulfée?.  La  gaîté  d  un  bomme  repu  Ci» 
grasse  ;  elle  fait  tache  et  sent  les  épici  s. 

La  laim  et  la  soif,  voilà  toute  l'iniel  igenco  de  l'es;omac,  C.  la  grande 
influence  que  l'on  se  p  ait  à  accoider  il  cet  organe  si;r  tout  le  .'este  l'-n 
lecMiornie  animale  est  une  pu.e  avance  qu'<.n  lui  fait,  bi  Ion  vonliii 
remplir  loiiics  les  conditions  près  r.l-s  à  Ihumœe  qui  veut  einprunierli 
son  estomac  les  pcrfuctiuus  que  son  esprit  lui  rcinse  ,  il  faudrait  vicis 
pour  mander. 

Voyez  pouitan'  à  quelle  époque  l'homme  a  le  ii'us  de  bonne  bumenr, 
de  vivac.lé,  de  fé  'ondité,  d  entrai  i  ;  —  à  quelle  époque  il  c.-t  plus  sus- 
ceptiole  d'aclioiis  fortes  et  géuéienses,  c'est  lorsqu'il  inan;^e  à  peinai 
pour  vivre,  —  lor.s([  l'uii  déjeuner  de  quinze  le  iii.ues  lui  ptimct  d;  sa- 
vourer, six  heures  plus  lard,  un  dincr  de  un;»t-eiiri  tous. 

A  l'âge  dimt  no  js  parlons,  qui  de  ii':u>  s  oecupe  de  rendre  facile  Vassi- 
milatioiides  alini'jis?  qui  de  ii  lUs  .s'nbsiieni,  en  mm:  (l'une  boiiiic  diges- 
tiio),  d'une  éaiotiou  après  dliicr't'  —  Lsl-Ci;  qu'un  puu  de  chyme  vajt  uu 
pljisir  ? 

INons  donnons  à  notre  es'.omac  la  nourriîure  que  la  to'lc'.le  d'Eugénie, 
les  cachets  de  la  co:ilre  laiise  cl  le  prix  exagéré  d'un  costume  cl  icandarU. 
i;oiis  permeiieiit  de  lei  donner.  —  Toiit  le  nste  esl  .'o:i  alf  ire.  —  Il  di^é- 
rera  ipiand  il  (  ouïra.  —S'il  n'y  ai  rive  pis  loutde  'Uile.  quil  s'y  reprenne 
à  plusieurs  fois.  -  Qii'l  (as-e  toinu.c  f  ni  les  ruii.iiinis? 

A^atoiii  jiienicnt,  l'e.-.;oinac  est  une  casserole  dans  laquelle  la  l'inparî 
des  individus  font  leur  cuisine  à  l'a'.coul;  —ce  qui  di.iru:l  lé  amage  de 
l'usteiisi'e. 

I.  Personne  ne  fait  ineircnr  marc'aé  de  son  estomac  que  le  commis  et 
la  grisetie;  ils  se  sacrili  nt,  l'un  à  une  pare  de  gauis,  l'uuire  à  un  mélo- 
drame. 

II.  C'est  à  l'âge  où  l'on  pourrait  impunément  manger  de  tout,  que  l'on 
ne  mange  de  rien. 

IIL  Nous  pourrions  compter  les  phases  de  la  vie  par  les  mets  qui  co-os 
font  mal  ou  dont  nous  ne  mangeons  plus. 

CHAPITHE  Iir. 

DES  SY.\IPATIIIES. 

Les  médecins  se  sont  toujours  préoccupés  des  sympathies;  mais  les  sym- 
pall.ies,  peu  recon"aissaiiies,  n'ont  pas  encoie  révélé  à  la  médcciac  le 
mystère  de  leur  exisience  et  de  leurs  elfc's  inlii.i-:. 

I.  La  syinpnihie  est  csscLt  ellemeut  arbitraire  ;  —  on  l'éprouve,  ma'? 
on  ne  la  délinii  pas. 

Un  célèbre  physiologiste  a  appelé  les  symprl^iirs  des  aberrations  de 
la  sensibilité  ;  —  il  y  a  (  n  ellel  alicrraiioii,  selon  nou-,  lorsque  la  si  m  • 
palliie  provient:  — d'une  navale  b  en  mise:  — d'un  gant  jaune  aipilcié 
iiKiéiHnila'emeiit  de  la  forme  d  de  la  grandi  ur de  la  ma  n;  — d'uie  biiU.T 
VI  nie  ren'eMnani  en  piul  plat;  —«'une  lai  le  de  g.  cna  lii  r  et  d'un  caur 
imperceptible;  —  d'une  liarLc  oniloyantc  et  d'un  i  spiil  absi  nt. 

L'anatomie  r'  ccnnait  des  nerfs  vagues  qui  IhVii  nt  en  que'qne  f>'r\i 
par  toute  l'i  coi omie  animale,  (i  s'en  voi  l  ii.lom.er  tel  digaue  des  ;ii;.  e- 
lions  de  tel  aoire  organe  bien  (logiié.  Voila  les  agens  perlulisde  n^s 
synipailiies;  ils  rôdent  turtout  autour  du  cœur  et  le  iurpreuneut  à  cLaqiu: 
in^t.oii. 

Il  faut  (^ininguer  les  sympathies  aigncs  des  sympathies  chr  niq'jcs.  Lc-i 
premières  dégénèrent  en  caprices  cl  se  Iraient  p;r  le  p'i.cede  b'iméo.-a- 
lliiipi!  I'  similia  timilibuscurantur,  «un  rapri-e  chas«e  l'autre.  Lisn;i« 
paiiiie  chroiii  pie  ileviiiit  ae.ssi  giave  que  la  passion  dle-mè  .:c,  a'issi  sî- 
crée:  c'e-t  ceipii  vaut  ii  ceiliius  amis  cmérit.s  la  faveur  de  uc.'uriivra 
(jue  peu  de  joui  s  l'un  à  l'anire. 

1.  La  régiiii'rit.;  voiontaiicest  le  signe  de  h  sjmpjthie,  —  l'habiiude  en 
c^t  le  mas(pie. 

Les  tro,d)Ies  de  la  circulation  jeticnt  tant  d'Individus  dans  le  niarasrre, 
qian;l  ils  p(  rsiscni...  Li.-cz  le  portrait  du  pauvre  ,  par  un  savant  pUisio- 
logite  apielé  La  lîruyère. 

La  ciroii  atoii  se  rétiblit  par  un  mari.ige,  par  un  héril.ige  ,  pnr  iii^a 
simple  idée.  La  cireiilaiioii  du  sa'ij  a  et,'  découverte  en  IliJS;  — la  c'i  ■  i;- 
laiioii  de  l'aigent  ne  l'a  clé  (;ne  brauioup  plu,  tard  :  /<i  b^inquc  i.e  d..i» 
que  de  1803;  il  nous  reste  à  découvrir  ks  artères  et  les  vcmci  de  ce 
grand  corps  sans  ame  et  ^ails  ciitrailies. 

CIlAPITr.E  IV. 
CE  QL'E  C'EST  QUE  DE  NOUS  E\  DÉFI\ITIVE. 

Lecteurs  (supposiiio:») ,  vc  s  (}!es-vnu«  juuais  suspendus  en  l'air  '.Pane 
nia  n  et  en  vous  lena- 1  par  les  rhevcnv? 

L'homme  qui  délinit  I  homme  lait  pouri.int  ce  tour  de  f  rcc.  —  .\s5Ci 
causé,  comme  dit  M.  C.oumii,  ."•ur  ce  «"and  cbapire. 

Pour  le  médecin,  l'homme  est  uu  assemblage  de  fonctions  dont  le  ré- 
sultat est  la  vie. 

Pour  les  philo-ophet,  c'c"  laille  ch'>sps  qui  sont  moins  qite  rien. 

Pour  ccriaines  re'i(;tons,  i'homme  est  un  malheureux. 

Pour  certains  roaiéilaiislcs,  la  vi«  est  une  courte  épib'psip. 


36 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Pour  plusieurs,  1  homme  est  éternel,  il  nf  meurt  pas  ;  philosophie  ai- 
mable et  peu  consolaoïe  :  ce  n'est  pas  long,  mais  ça  dure  toujours.  — . 
Oh  !  qu'il  fiint  être  heureux...  ou  insensible  pour  vouloir  l'éleniité. 

CHAPITUE  V. 

DE  LA  \.\ISSAXCE,  DE  LA  VIE   ET  DES  PROXOSTICS. 

Un  jour,  une  heure,  un  instant  arrive,  et  à  partir  de  cejour,  de  celte 
heure,  rie  cet  instant.on  dit  d'un  homme  :  11  est  mort.— Quelques  anut^es 
.  iiparavant,  on  avait  dit  de  la  mère  de  cet  homme  :Mme  *"  vient  d'ac- 
"lurher  d'un  garçon  (l).  Voilà  les  deux  Cïtriîmiiés  de  la  vie  résumées  en 
mielqnes  mois  :  la  naissance  et  la  mort  ;  le  milieu  de  ces  deux  choses-là 
s'appelle  la  vie. 

Les  deux  extrémités  sont  fatales,  en  ce  sens  que  l'individu  ne  peut  pas 
empêcher  la  première,  et  qu'il  ne  peut  qu'avancer  la  seconde.  —  Vous 
Bavez  ce  que  les  circonstances  vous  laissent  de  liberté  pendant  la  vie  ; 
mais  vous  continuerez  du  reste  à  vous  moquer  des  faialistes. 

Les  circonstances  sont  bienpeu  declioseje  caractère  est  (o«f. Peut- 
être  ;  mais  conveiieï-en,  le  tempérament  expliquerait  toute  la  conduite,  .«i 
la  conduiie  n'avait  pas  une  si  grande  inllucnce  sur  le  tempérament. —  U 
liOus  semble  que  la  proposition  suivante  est  vraie  :  La  nature proi)JSe,  la 
société  dispose,  les  circonstances  font  le  reste, 

La  mort  est  aussi  naturelle  que  la  vie;  nous  le  voulons  bien. — Tous 
les  mauvais  scntimens,  toutes  les  mauvaises  actions,  le  jour  et  la  nuit,  le 
printemps  et  l'hiver,  tout  est  également  naturel  dans  la  nature.  Et  puis  a- 
f.rès?  que  voulez-vous  en  conclure  ? —  Qu'il  fi^'t  en  prendre  son  parii... 
Kh!  mon  Dieu!  — Les  gensd'un  peu  de  cœur  et  de  sensibilité  ne  s'épou- 
vaniciii  que  de  la  mort  des  autres — pour  eux-mêmes...  mais  ils  ne  sèment 
«la'un  regret  :  c'e.«t  qu'il  ne  soit  pas  permis  de  donner  sa  santé,  sa  vie... 
deus  ans  à  celui-ci,  dix  ans  à  celui  Ih. 

A  la  vérité,  le  premier  Dis  serait  mort  pour  son  père,  et  le  genre  humain 
u'aurait  jamais  existé. 

Un  chef-d'œuvre,  un  commencement  de  réputation,  un  bel  avenir  trop 
évident,  forment  autant  de  signes  nioric  s.  On  s'appelle  Raphaël,  et  l'on 
meurt.  On  s'apj  elle  Mozart,  •  t  l'on  meurt.  On  s'appelle;  Léopold  Robert, 
et  l'on  meurt.  On  s'appelle  Bellini,  et  l'on  meurt.  On  s'appelle  Armand 
Carrel,  et  l'on  meurt.  On  s'appelle  Garnicr-l'agès,  et  l'on  meurt.  On  s'ap- 
pelle   et  l'oa  meurt.  Qui  esi-cc  qui  viendra  remplir  cette  place 

vacante  ? 

Le  rirhe  élève  des  monumens  funéraires,  le  peuple  aiiBC  à  couvrir  ses 
-morts  d'arbustes  et  de  fleurs.  Le  ri' he  est  positif  ;  le  peuple  est  poète 
quand  il  s'y  met  :  les  fleurs  qui  renaissent  lui  font  rêver  qu'on  ne  meurt 
pas  tout  à  fuit. 

CHAPITRE  VI. 

DU  MÉDECIX. 

Grâce  aux  examens  que  toutes  les  facultés  de  France  et  de  Navarre  lui 
font  subir,  le  médecin  est  un  homme  dont  l'ignorance  ne  peut,  dans  au- 
cun cas,  égaler  celle  des  individus  qui  le  jugent. 

Voyons,  (lue  reprochons-nous  aux  médecins?  —De  ne  pas  nous  guérir 
lorsque  nous  avons  travaillé  à  devenir  incurables?  —  Si  l'on  nous  guéris- 
sait a  coupsûr,  nous  passerions  notre  vie  à  tomber  malades.  Consultez  les 
gens  qui  se  font  une  habitude  de  l'absolution,  ils  pèchent  avec  une  intré- 
pidité inébranlable  ! 

Le  médecin  qui  connaîtrait  du  cœur ,  de  l'esprit,  des  habitudes  et  du 
tempérament  d'une  femme  autant  qu'en  sait  un  aaiant,  la  sauverait  dans 
tous  les  cas. 

La  médecine  populaire  aura  fait  un  pas  immense,  le  jour  oii  un  méde- 
cin honnête  homme  et  digne  de  la  conliauce  publique  aura  le  droit  d'é- 
crire, au  crayon,  auprès  du  lit  d'un  malheureux  :  "  Bon  pour  cent  sous  à 
dépenser  chez  le  uoulanger,  chez  le  boucher  ;  bon  pour  le  terme  du  loyer 
échu;  bon  pour  une  mois  de  nourrice,  »  et  que  la  société  fera  honueur  à 
la  signature  du  médecin. 

CHAPITRE  VIL 
LES   CnARLATAXSiET  LES  MALADES  L\1AGI.\AIRES. 

Logiquement,  le  charlatan  répond  au  malade  imaginaire  ;  mais  la  logi- 
que ne  se  mêle  pas  des  choses  de  ce  monde.  —  Comme  il  n'y  a  guère  de 
malades  imaginaires  que  parmi  les  gens  riches  ,  il  s'ensuit  que  les  grands 
médecins  n'ont  à  traiter  que  les  maladies  absentes;  tandisque  toutes  les  in- 
firmités réel'es  reviennent  par  droit  naturel  et  de  bon  marché  aux  char- 
latans, aux  •  rdecinsderemèdcssccrets,  de  pommades,  d'annonces  payées 
et  (le  guén.Mjiis  gratuites. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  faire  observer  que  les  malades  des  hôpi- 
taux ne  comptent  pas  ici. 

Molière  ouvre  la  première  scène  de  son  Malade  imaginaire  par  Or- 
gan ,  assis  devant  une  table,  comptant  avec  des  jetons  les  parties  de  son 
aiiotliirairc.  —  C'est  en  effet  un  des  traits  du  faux  malade,  de  ne  pas  faire 
aiiendre  son  médecin  ;  il  considère  comme  autant  de  saci  ifices  propitia- 
toires à  la  santé  chacune  des  pièces  d'argent  qu'il  donne  à  son  docteur. 

(1)  Les  reines  n'accouchent  ni  d'une  fille  ni  d'un   garçon,  mais  d'un  princ 
ou  d'une  princesse  .  ce  sont  des  sexes  particuliers  aux  grandes  ramillet 


Le  vrai  malade,  au  contraire,  regarde  aux  visites,  à  la  dépense  ;  —  la 
santé,  ce  bien  qu'il  proclame  le  plus  précieux  de  tous,  il  craint  toujours 
de  le  payer  trop  cher.  —  Il  voudrait  que  le  médecin  ne  vînt  qu'une  fois 
par  jour  et  restât  tonte  la  journée.  —  Souffrant,  il  est  avare  ;  guéri,  il 
est  ingrat.  —  Il  ne  croit  plus  qu'à  la  nature  ;  et  lorsqu'il  s'agit  d'acquitter 
la  note,  il  se  prend  à  remercier  la  Providence  de  sa  guérison,..  parce 
que  la  Providence  n'a  pas  besoin  d'argent. 

Les  charlatans  d'autrefois  avaient  de  l'esprit:  nous  lisons,  dans  un 
vieux  recueil  de  remèdes  expérimentés  en  médecine  et  chirurgie,  une  re- 
cette contre  la  morsure  des  chiens  enragés,  et  qui  est  annoncée  en  ces 
termes  : 

«  Poudre  médicinale  de  la  comtesse  de  Kent ,  laquelle  a  des  vertus 
surprenantes.  » 

Dites  donc  le  contraire, si  vous  êtes  honnête  et  galant? 

Voici  les  ingrédiens  de  la  poudre  :  «  Prenez  les  extrémités  noires  des  ser- 
res de  cancres,  pendant  que  le  soleil  est  au  signe  du  Cancer,  quatre  on- 
ces ;  yeux  de  cancres,  sel  de  perle,  sel  de  corail.  Mêlez.  » 

Ce  spécifique  était  censé  corroborer  toute  la  nature. 

Les  charlatans  d'aujourd'hui  ne  font  aucuns  frais  d'imagination  ;  —  en 
général,  ils  ne  sont  pas  drôles  ;  nous  avons  beaucoup  peidu  depuis  que 
les  annonces  ont  remplacé  les  parades,  et  que  la  publicité  a  destitué  ce 
pauvre  Paillasse. 

CHAPITRE  Vin. 

COMMEST  0\  NE  PAIE  PAS  SON  MÉDECIN. 

Vous  l'aimiez  cette  femme  ;  vous  étiez  heureux  auprès  d'elle ,  —  ses  ca- 
resses vous  révélaient  chaque  fois  un  nouveau  charme  de  la  vie,  ou  du 
moins  un  nouveau  prétexte  de  cette  existence  parfois  si  incompréhensible 
dans  son  but  et  si  monotone  !  —  Vous  l'aimiez,  et  elle  vous  a  préservé  des 
maux  infinis  que  cause  l'ennui,  le  désœuvrement,  le  dégoût  de  soi-même 
et  des  autres.  .,.o  îinhu: 

Et  maintenant  la  robeque  vousi  lui  aviez  promise,  où  est-elle? 

La  toilette  d'été  qu'elle  attendait?...  Voici  l'automne. 

Sa  pelisse,  son  manteau,  son  burnous?... L'hivcrn'est  jamais  bien  loin. 

Cette  petite  dette  qui  l'a  fait  fâcher  avec  sa  meilleure  amie,  vous  de» 
viez  l'acquitfr  pour  elle?  —  Quand  donc? 

Cette  montre  qu'elle  a  égarée  un  jour  on  se  promenant  du  côté  du 
Monl-de-Piéié?  —  Vous  ne  l'avez  pas  retrouvée  encore  ?  —  Vous  ne  vou- 
lez donc  pas  entendre  parler  de  reconnaissance  ? 

Ce  propriétaire,  si  méchant,  qui  ne  met  aucun  tnénagement  dans  ses 
termes  ?  —  Vous  deviez  en  finir  avec  lui,  monsieur  Auguste,  et  vous  n'en 
finissez  pas. 

Cette  partie  de  campagne,  ce  dîner  sur  l'eau?  Vous  les  remettez  tou- 
jours au  beau  temps  et  vous  vous  arrangez  avec  l'almanach  et  le  baro- 
mètre. 

Ces  brodequins ,  que  l'amant  de  cœur  doit  donner,  seloii  le  code  de 
Notre-Dame-de-Lorette,  on  «e /awe  de  les  attendre. 

Ah!  monsieur,  si  vous  ne  payez  pas  votre  médecin,  prenez-y  bien 
garde ,  on  ne  vous  guérira  plus. 

Bien  au  contraire;  et  l'on  vous  rendra  paralysé. 

CHAPITRE  IX. 

DES   ÉPIDÉMIES. 

Les  épidémies  sévissent  principalement  sur  les  femmes  ;  —  la  plus  com- 
mune des  épidémies  s'appelle  la  Mode.  Elles  s'annoncent  par  quelques 
phénomènes  excentriques  dont  on  commence  par  rire  et  dont  on  finit 
par  raffoler.  Exemples  ,  les  manches  à  gigot  et  les  bîbis.  —Les  épidémies 
ont  surtout  lieu  au  printemps,  en  été ,  en  automne  et  en  hiver.  Les  plus 
coûteuses  régnent  pendant  cette  dernière  saison.  On  les  nomme  diamaos 
et  toilettes  de  soirée,  de  concert ,  de  bal.  En  général ,  les  crises  se  mani- 
festent vers  le  soir.  Une  femme  atteinte  de  l'épidémie  est  incurable  :  elle 
a  besoin  de  l'objet  même  de  son  affection  pour  vivre.  —  Tant  quelle  en 
reste  privée,  elle  souffre  ,  elle  n'aime  personne  ,  elle  n'aime  rien...  — 
Donnez  lui  moins ,  donnez  lui  plus,  c'est  toujours  trop  peu  !  elle  ne  gué- 
rira pas.  Les  épidémies  produisent  la  langueur,  l'atnaigrissement,  et  finis- 
saient par  amener  la  mort;  mais  une  épidémie  vient  toujours  à  propos  ef- 
facer jusqu'aux  symptômes  de  l'épidémie  précédente. 

I.  La  fin  d'une  mode  marque  toujours  la  convalescence  d'une  multitude 
d'amours-propres. 

II.  L'Iiiîtoire  des  modes  se  confond  avec  celle  des 'grandes  épidémies 
qui  ont  ravagé  les  meilleurs  ménages,  et  coûté  d'innombrables  victimes  au 
genre  humain. 

m.  Les  épidémies  ne  gagnent  les  provinces  qu'après  avoir  épuisé  toute 
leur  fureur  dans  la  cipitale.  Elles  sont  moins  à  craindre  extra  muros. 

IV.  Elles  passent  quelquefois  d'un  peuple  à  un  autre,  et  alors  elles 
s'aggravent  de  toute  l'impurtance  que  certaines  gens  mettent  à  n'cire  pas 
de  leur  paj  s. 

CHAPITRE    X. 

DIAtiVOSTlC. 

Le  diagnostic  est  ta  connaissance  des  caractères  qui  servent  à  diffé' 
rencier  les  maladies. 

Toutes  les  fois  qu'il  y  a  simplement  caprice,  ennui  cédant  à  la  première 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE- 


'il 


distraction,  plainte  ampoulée,  mélancolie  littéraire  et  désespoir  artistique, 
diagnosiiquez  hardiment  :  maladie  de  la  tête.  —  L'aQ'ectioa  s'arrête  à  la 
gorpe  et  n'enipècho  même  pas  de  cbanter. 

Toutes  les  lois  qu'il  y  a  désenchantement  de  toutes  rlio<;cs,  préoccupa- 
tion exclusive ,  larmes  ,  monomauie ,  délire  ,  aspliyxle  :  Diagnostiquez  : 
maladie  du  cœur. 

Toutes  les  fois  qu'il  y  a  bâillemens,  luxe  abdominal ,  tiraillement  d'en- 
trailles ,  goût  prononcé  pour  l'absynihe  et  les  amers  avant  le  dîner;  pre- 
nez garde  à  une  alTeciion  de  l'estomac. 

On  a  beaucoup  agité,  dans  le  temps,  la  question  de  savoir  s'il  n'y  avait 
qu'une  seule  maladie;  bonne  et  vaste  question  métaphysique  dont  la  so- 
lution i'evaité;re  la  découverte  d'un  remède  universel. C'était,  selon  nous, 
bien  nuconnaître  la  générosité  de  la  nature  qui  a  rendu  chacun  de  nos 
organes  susceptibles  de  beaucoup  plus  de  maux  qu'il  ne  peut  nous  rendre 
de  services.  Remarquez  d'ailleurs  qu'une  recette  universelle  serait  un 
véritable  fléau.  Comment!  il  n'y  aurait  plus  de  remèdes  comme  il  faut; 
de  pâtes  distinguées,  de  pilules  aristocratiques  !  —Plutôt  lamort.— Allez 
donc  vous  compromettre  pour  la  vaine  saiisfaclion  de  guérir...  , 

Le  docteur  D...  fut  appelé  par  une  femme  à  la  mode;  elle  souffrait  de  , 
cette  maladie  vague  qui  consiste  à  se  trouver  la  femme  la  plus  malheu- 
r-tuse  de  la  terre.  Le  docteur  écoula  le  récit  de  sa  cliente  avec  toute 
l'attention  qu'un  homme  désintéressé  doit  à  la  femme  qui  a  beaucoup  de 
temps  à  perdre;  les  symptômes  lui  semblèrent  d'une  certaine  gravité: 
cinquante  mille  livres  de  rente,  un  mari  très  jeune,  pas  de  rivales,  pas 
d'amant.  Attendre  ;  voilà  tout  ce  qu'une  sage  doctrine  pouvait  conseiller. 
Uais  la  malade  était  impatiente  ;  elle  exigeait  une  ordonnance  à  tout 
prix. -i- Le  docteur  psrdit  la  tête  ,  et  prescrivit...  Prok!  pudor  !..,  0 
honte,  ô  infamie.<.  le  docteur  prescrivit  de  la  limonade...  A  ce  mot 
de  limonade,  la  malade  se  leva,  sonna,  et  Gt  reconduire  son  médecin.  — 
La  peur  l'avait  guérie...  —  Augustine,  dit-elle  à  sa  femme  de  chambre, 
savez- vous  ce  que  j'ai  failli  avoir...  la  maladie  de  ma  lingère.  Le  docteur 
m'avait  ordonné,  comme  à  elle,  de  prendre  de  la  limonade  I 

CHAPITRE  XL 
DE   LA    Glil^RISOar, 

La  guérison  a  un  Irait  de  ressemblance  avec  le  mérite  :  nous  y 
croyons  volontiers  lorsqu'il  s'agit  de  nous  mêmes,  et  moins  facilement 
lorsqu'il  s'agit  des  autres.  On  conteste ,  on  refuse  aux  médecins  la  puis- 
sance de  la  produire  à  volonté  ;  mais  cependant,  s'il  n'y  avait  pour  les  ca- 
lomnier que  les  hommes  qu'ils  n'ont  pas  empêchés  de  mourir,  il  nous  sem- 
ble que  leurs  antagonistes  seraient  peu  à  craindre. 

Il  faut  attendre  que  la  sai  té  soit  définie  pour  dire  en  quoi  consi«e  la 
guérison.  11  en  est  de  la  santé  et  de  la  maladie  comme  du  jour  et  de  la 
nuit;  tout  homme  bien  portant  est  entrain  de  tomberinalade;  car  il  est 
de  principe  eu  médecine  qu'aucune  affection  ne  se  déclare  subitement. 

La  guérison,  rien  n'est  plus  cruel  parfois;  —  on  guérit  presque  tou- 
jours à  ses  propres  dépens.  —  Les  traîtres  nous  guérissent  bien  plus  sou- 
vent que  nos  amis ,  —  les  indiscrétions  bien  plus  souvent  que  les  conseils, 
—  la  malignité  et  la  jalousie  bien  plus  souvent  que  la  sympathie.  —  L'hom- 
me tout-à  fait  guéri  est  un  homme  ruiné,  perdu,  mort  et  enterré  de  son 
vivant.  On  l'a  dit  déjà  : 

"  Une  douce  erreur  forme  tout  l'agrément  de  notre  vie.  » 

CHAPITRE  XII. 

DES  TRAITEMESSi 

Les  traitcmens  se  divisent  en  bons  et  en  mauvais  ;  le  meilleur  est  ordi- 
^nairement  celui  qu'on  néglige. 

'•    Un  médecin  des  premiers  temps  posa  en  principe  qu'il  fallait  guérir  les 
malades:' 

Tuto  (à  coup  sûr)  celeriter  (tout  de  sM\i(i]etjucundè  (et  sans  douleur). 
Le  même  praticien  traitait  les  fiévreux  ,  1"  en  les  empêchant  de  dormir, 
2*  eu  leur  refusant  tout  liquide.  —  Ce  traitement  durait  trois  jours  —  et 
ensuite,  le  malade  avait  droit  à  toutci  les  douceurs  ;  ou  lui  passait  toi» 
ses  caprices...  Mais  d'ordinaire,  tous  ses  caprices  étaient  passés,  et  irt 
passés. 

L'histoire  des  traltemens  est  celle  des  folies  humaines  et  des  tortures 
internes  et  externes. 

Les  meilleurs  traitemens  sont  aujourd'hui  ceux  de  la  diplomatie,  — 
ceux  des  ministres,  des  ambassadeurs.  —  Ils  varient ,  mais  ,  en  général, 
on  les  prend  à  assez  fortes  doses.  —  Si  on  les  quitte  de  temps  en  temps, 
il  est  bien  rare  qu'on  n'y  revienne  pas  un  jour  ou  l'autre.  —  On  se  les 
procure  à  la  grande  droguerie  centrale,  brevetée  du  gouvernement,  au- 
torisée par  la  police,  et  soutenue  par  la  garde  nationale. 

La  tltirupcuUque  ou  la  science  d(  s  moyens  de  guérir  a  acquis  un 
certaine  degré  de  certitude  et  de  fixité  depuis  qu'elle  a  reconnu  ces  apho- 
rismes  : 

«  Les  jeunes  filles  se  traitent  par  le  mariage.  —  Les  femmes  et  les  ma- 
ris par  le  veuvage,  la  séparation  de  corps  et  de  biens  et  le  divorce.  — Les 
célibataires  par  les  femmes  de  confiance.  —Les  militaires  et  les  employés 
par  l'avancement.  —  Les  auteurs  par  le  succès,  —  et  les  tuédecins  par 
les  malades.  » 

Une  des  çrandcs  erreurs  du  public,  c'est  de  croire  que  les  traiteiivus 


sont  tout  faits,  qu'ils  existent  tout  d'une  pièce  dans  un  bocal,  dans  ur.c 
fiole,  dans  un  paquet,  dans  une  petite  boite. 

—  Le  traitement  d'une  maladie...  mais  il  devrait  varier  avec  l'hc:  re 
du  jour  ,  l'état  du  ciel  ;  —  le  traitement,  c'est  l'attention,  c'est  liiiie  li- 
gence  du  médecin.  Savez  vous  pourquoi  les  élèves  en  médecine  ont,  pen- 
dant celte  désastreuse  époque  du  choléra,  guéri  plus  de  lualadt-s  que  les 
docteurs  les  plus  renommés?  C'est  qu'ils  avaient  de  meilleurs  jambes  et 
plus  de  scrupules.  L'étudiant  revenait  vingt  fois  et  c'était  souvent  à  pro- 
pos :  il  avait  fermé  la  porte  sur  la  période  de  froid,  et  à  son  retour,  c'ist 
la  période  de  l'inHammaiion  qui  venait  lui  ouvrir,  —  il  jiodifii'it  le 
traitement  et  le  malade  était  sauvé. 

Le  monde  a  formulé  son  opinion  sur  les  traitcmens  en  général  :  le  pro- 
verbe qui  la  résume  s'exprime  ainsi  : 

I.  On  ne  prend  pas  les  mouches  avec  dti  vinaigre. 
On  dit  encore  : 

II.  Il  ne  faut  pas  auachcr  son  chien  avec  des  saucisses. 

CHAPITRE  XIII. 
DES  SANGSIES  ET  DE  LA  SAIGXÉE. 

Les  sangsues  s'inventèrent  elles-mêmes.  La  saignée  fut  inventée  par 
hippopotame. 

Hippocrate  saignait,  Galien  saignait. 

On  dit  que  l'hippopotame,  lorsqu'il  redoute  l'apoplexie,  s'enfonce  dans 
les  chairs  de  longues  épines  et  diminue  ainsi  la  plétore  et  le  saiig  de  fes 
vaisseaux.  —  On  ajoute  que  nous  avons  pris  à  cet  animal  l'usage  de  la 
phlébotomie  (  ouverture  des  veines  );  on  veut  que  nous  devions  déjà  à  la 
cigogne  l'usage  des  seringues. 

En  vérité  ,  nous  n'aurions  rien  inventé ,  s'il  fallait  en  cro're  tous  les 
contes  d'/ii5fo(>e  naturelle.  Ce  qu'il  y  a  de  bien  sûr,  c'est  que  .  voyant 
beaucoup  d'individus  si  bêtes,  on  ne  peut  refuser  d'admettre  qu'ils  aient 
beaucoup  emprunté  aux  animaux  ! 

Quatre  vingt-quinze  malades  sur  cent  s'écrient ,  à  la  vue  du  sang  qui 
vient  d'être  tiré  de  leur  veine  :  Dieu  !  qu'il  est  noir  !  et  i  Is  sont  fiers  d'eue 
aussi  malades.  Nous  sommes  désolé  de  détruire  ici  leur  illusion  ;  mais  il 
faut  bien  leur  apprendre  que  toujours  le  sang  provenant  des  veines  e«t 
noir;  celui  des  artères  seulement  est  rouge.  —  Le  sang  des  veines  a  se.'-vi 
à  la  nutrition  ;  il  retournait  au  cœur  pour  y  être  vivifié  de  nouveau  et  re- 
devenir rouge,  lorsque  l'ouverture  a  été  i.iaiiquée.  —  Retenez  cela,  et 
priez  Dieu  qu'un  chirurgien  ue  vous  tire  jamais  de  sang  rouge. 

Une  saignée  faite  à  propos,  c'est  souvent  la  vie.— Sur  cinq  personnes 
réunies,  il  devrait  toujours  s'en  trouver  une  qui  sache  se  servir  d'une  lan- 
cette. 

L'apoplexie  est  une  chose  trop  affeuse  pour  que  noos  y  donnions  un 
chapitre  spécial,  —  mais  nous  dirons  qu'en  général  «  on  met  un  grand 
nombre  d'années  a  être  foudroyé;  —  et  que  beaucoup  de  gens  em- 
ploient vingt  années  de  vie  succulente  et  joyeuse  à  mourir  subitement 
d'apoplexie.  « 

Les  sangsues  s'appliquent  au  jour  de  l'an  par  les  portiers,  les  facteurs, 
les  filleuls,  etc. ,  etc. —  La  saignée  est  quelque  chose  de  plus  large,  et  se 
fait  par  les  tailleurs,  les  bottiers,  les  propriétaires  qu'il  faut  bien  finir  par 
payer  un  jour  ou  l'autre...  C'est  l'autre  qu'on  choisit;  mais  cet  autre  or- 
rive  ,  et  nous  sommes  phlébotomisés. 

Le  fameux  quart  d'heuie  de  Rabelais  n'est  que  l'instart  de  la  saignée, 

—  On  l'appelle  :  mémoire  ,  carte  ,  addition.  —  L'addition  se  reproduit 
tous  les  jours  pour  les  gens  qui  dînent.  Avant-hier  ,  un  lion  de  IS  ans . 
ganté  à  2'J  sous,  s'était  amusé  à  commander  très  haut  toutes  les  pariics  de 
son  dîner;  il  avait  affiché  exprès  sur  la  carte  les  plats  les  plus  excentri- 
ques, afin  de  produire  quelque  sensation.  Le  garçon  s'était  cmpre.'sé  de 
le  servir,  bien  persuadé  qu'un  homme  affamé  de  choses  si  peu  communes 
ue  paierait  qu'avec  de  l'or.  —  Le  moment  de  l'addiiioii  arrive, —  le  jtiine 
homme  vérifia,  additionna  et  donna  le  total  exact  plu^  deux  sous,  en  di- 
sant au  garçon  :  Comptez,  je  crois  que  c'est  juste.  —Trop  juste,  mou- 
sieur,  répondit  ce  dernier. 

CHAPITRE  XIV. 

DES    CRISES,  DES    TEMPÉRAMEXS,     DES    RbVES,    DU     RÉVEIL  ; 

ET  Boxsom. 

La  crise  estun  effort  heureui  ou  funeste  de  la  maladie  pour  ou  contre 
le  malade,  et  des  circonstances  extérieures  sur  le  caractère  de  l'indi- 
vidu. 
,  Une  de  nos  crises  décisives  et  prolongées,  c'est  notre  premier  amour. 

—  Nous  ne  parlons  pas  de  la  première  amourette,  simple  excitation  par 
laquelle  le  cœur  essaie  dans  la  coulisse  ses  premiers  baitemeis.  L'enfan- 
tillage et  la  pas-sion  n'ont  rien  de  commun  malgré  leurs  nombreux  traits 
de  ressemblance. 

La  première  leUrc  de  change,  le  premier  billet,  la  première  pipe,  voilà 
des  crises. 

En  général,  les  crises  sont  fréquentes  vers  les  fins  de  mois  ;  noos  n'hé- 
sitons pas,  et  tous  les  gens  sensibles  n'hésiteront  pas  davantage  à  ranger 
parmi  les  crises  :  chaque  paire  de  bottes  neuves ,  peut-être  faudrait  y 
Joindre  les  souliers  neufs,  et  même  les  habits  neufs,  et  même...  tj'ui  deoc 
a  pu  dire  qu'il  n'y  avait  rien  de  neuf  sous  le  soleil  ;  il  dovjlt  ctre  biea 
d"P  ui  vu  (le  cors  aux  pieds  ei  do  dêlicate;>sc. 


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LE  MAGASIN  LITTËRAIRE. 


Les  tcnipiîraT.cns  norvinu  soulTreiit  paiiicnlièreircnt  des  crises  :  à 
propos  de  ii  mpôra'nciis.  no.is  >ous  l'iroiis  (lu'il  laut  en  penser  re  que 
Jîoik'flii  a  (lii<le>i;eiir\s  :  i(ii:tsor  1)  ins  Imrs  le  s  te.ii.x'iMiiUMis  emiuyL'iu. 
Tdiis  les  ;  iirrs  uM  c  ii  i  llit  Iriir  bon  côié.  Les  lym  11  it'iiir  s  ont  les  tu- 
iiiiiis  l)li:ncliis,  lissiii.'iiin-i  lc>  iiil'.ainiii.iliniis,  L's  iiervi  u\  le  UMaiios. 
La  fiictilié  i  l  ii'o,'»  iiii  I  a  me  jo:ii-  ti  i  éli'Vj  st>r  h  si'Jvi;  que  lioi  d-;  sa- 
viiir  le(;tiel  du  /«Vc  vu  di'  l.i  mi:ic  av.iit  le  i>!i.s  d'iiiniieiiC'  sur  U:  leinpi:- 
iaii;en:  de  ^a  i  roît''  iiiie  :  Messieurs  ,  répjiiJit  relevé  ,  toal  1)1  ii  euiisi- 
doré  ie  c  ois  que  c'rsi  la  pair  :  —  Cet  olove  piomeiiait  un  e.cellcul  raé- 
dec  11  :  p  r  le  inaiiieiir  des  ii  ui;)-!,  il  e't  devenu  van  levillisir. 

—  Les  lèves  tout  sciid)  ali^e-  ;iu\  paroles  que  iruiionre  un  homme  qui 
par'c  loulseul;  —  il>iOu:leat  im  éi.jt  vrai  iie  l'es,  rit  ou  du  corp-i, —  ont 
rêve  lib'e,  fp:inlaii.'',  ce  t  à  dire  (pd  n'est  pis  le  pro  luit  d'un  dîner, 
d'i.ne  preoccuptioii  eiivaMs  aate,  c>t  un  iudce  de  ver,  é. — ISolxS  ne 
vo  Ions  pas  co  isiijiier  ici  te.ua's  I  s  rûvélai  ons  cui  ieuscs  qui  ont  Ole  dues 
à  des  rêves,  parjc  quo  ii  )u^  voii'nus  en  faire  un  livje  a  part,  un  livre  que 
vous  I  r..v.  mm  pa>  a  eau  e  de  nous,  mais  a  raue  di'  lui. 

Un  lioiu  lie  <!'uue  <I  siraciion  e.xirèuie  a\a:l  l'Inhilude  de  faire  con- 
clier  sondiiuiesl'ii'ied  iiiss.i  chaaibre;  ic  iuaiiu.au  réveil,  il  lai  lacoiit.it 
SI  s  revis,  et  la  dune.ti  |ue  s-.vai'.  ensuite  io.;t  ce  qu'il  faliait  rappeler  à 
s'ui  niaiire,  pivpaier  pour  lui,  coiumaiidc  |)0'.ir  lui,  éviter  pour  lai 
dans  tout  le  res  e  de  la  ioiiniée.  —  Cela  re-seinl)!e  à  l'u  sîoiie  non 
liii^i'is  véii  iipîe  d'un  iiulvidu  qui  prrdait  r.gaiièiein  'iit  .ses  papie -s,  If.l- 
lesdegar  ie,  lettres,  !■  c.  ;  iuureuse  neat  il  avait  une  feiniie  de  luéaa^^e 
fort  in  i  crête,  et  il  rciroii  au  d.iiis  la  niéuiuire  de  cl  e  brave  leiniie  les 
.seticis  l'ciiis  les  pi  s  iuiuus  (|u"il  a. ai  eu  soin  d'égarer.  U  u'y  aurait 
gutre  de  liifants  iiii.liies  .si  i  oas  sawiin.  les  uiihs  r. 

—  Le  réveil...  (sl  un  'ilain  i;  oae  ir  ;  die*  les  peuples  laènie,  le  réveil 
ne  proi.ve  rju'u.)  ;  ss  .u]ii.ss  mi  nt  iuéwiab  e  diins  i'aeair  :  —  (Jui  a  doiuii 
l\  raiiia.  La  li  éinuiic  foi  uie  l'ide^  t  lé  d». s  individus,  (oaiiue  vous  le  s.nei  : 
tt  si  l'on  poiisiil  icliiiii  11  r  eliaqiic  jour  de  iiol.e  m  .vidualiie  ce  qu'eu 
iious  léve.lKiiit  nous  avons  ouliiie  de  'a  veille,  nous  ne  pèsenons  pas  une 
once  au  !#oiil  d'un  mois  :  à  la  ^élité,  nous  acquérons  l'cxpéuence  ;  mais 
l'expérience  ii'is'iiue  liirpiiiude  à  épriuvcr. 

hous  j.o  is  Ks  iuious  par  nos  deu.\  éi^graphiS,  tant  nous  sommes  logi- 
qi.cs  Ci  coaséqucus  : 

L'iiommc  malade  est  celui  qui 
ne  stiulTie  pas. 

Celle  grande  sauté  est  à  craia 
drc. 

Nous  ajoulcrons  avec  C  Constant  : 

Soull'rir  n'est  rien;  la  i^randc  olj'aire  de  ta  vie,  c'est  la  douleur  que 
l'on  cause. 

Lt  riiiore  :  La  santé  c'est  le  cornent  ment;  voil':  pourquoi  l'on  a  cou- 
lunie  de  dire  :  Corittiitcaieut  passe  richissc  :  —  Ajtz  dune  les  dcus  et 
pcricï-ïous  bien  1 

p.  BERNARD. 


•.POSTIiaiT    DE   M.    BEâRYZa.     (I) 

A  l'aspect  (l'un  parti  qai  se  symiiolisc  par  un  liomme  ,  M.  îlcrrycr;  qui  lui 
lîonnc  tes  piMnoui,  ses  espér.intc.-,  qai  se  (  onlie  aux  eliani.es  de  sa  panile,  et 
(]ai,  Idiileile  pouvoir  mieux  l'air.-,  te  naus!i;;iire  dans  une  uiiilé,  n'éprouve  -t- 
011  pas  un  jjrand  .-onliiiieiit  deeiiriosilé,  un  dé>ir  lies  vif  de  eunnallie  cet  liom- 
iiie,  de  savoir  (|uclles  iraiis  Ions,  ijuel-,  urran^eiueiis  de  la  vie  l'oiil  anicné  à 
telle  po-iiiou  de  elierpoliuipie'.' 

On  doii  élrc  curieux  d'.ipiiiendrc  comment  la  dynastie  de  Charles  X,  mal 
défendue  pir  des  épées  \ aillâmes,  mais  tu  p  peu  nonilirousos  pour  lornur  un 
Ijisceaii.  trompée  |iar  de.-  eonseilleit  di'M'iius  tous,  .iljuniloiinée  de  ses  seivilcnis 
ilevcnes  taises,  a  lais.-é  turle  solde  la  I'"r,inec,  en  panant,  une  sentinelle  per- 
due qui  n'a  pas  jclé  sa  eoi  arde,  et  qui,  de  leinps  eu  temps,  lire  eu  l'air  un 
Co  p  de  fa.-il  thaiijé  a  pomlre  en  llionneur  de  ses  mai.res\uiiirus. 

Ivriiiiiie  spciUiele  que  eelui  dune  eonr  arisloeiaiii|iie  plaslroiini'c  de  blasons, 
réJiiile  dans  le  iii.llieor  a  ne  eonipier  pour  délen-euis  aelils  ei  toujours  jneseiis 
s:ir  la  Ideelie,  quiiiie  poignée  de  jainiiillsles  aiilens  el  roluiiers,  touiuiaudés 
par  i.ii  avoeai  qui  ii  a  de  pai'cln'iiuusiiue  duiis  ses  dossiers. 

tu  fais.nl  Kl  1  liislone  de  iM  Uen  jer,  nous  sommes  rigoureusement  con- 
dnits  a  d.re  les  p.rlieuLrilCS  qui.dc  simple  avueat,  lu  iransl'urmcrenl  en  homme 
i.uli(lqiic. 

.'1.  fierrycr.  membre  de  la  chambre  des  députes,  est  le  fils  aîné  de  Jl.  Ber- 
r;er.  aïoeai  rcinarqiiahle,  lré^  aimé  de  son  teiiiiis,  aojouid'liui  Ires  regretté, 
g.i  s'était  créé  une  clientèle  supeibc,  el  fut  ebargé,  a\ee  ftl.  Du  pin  aîné,  de  la 
«éfense  du  marérlial  Nej.  Al.  I!ei  ryer  (ils,  élevé  au  eoUége  de  Jiiilly.  donna  de 
/)i\VK  li.-iire  maintes  preuves  de  f.jeitité  et  de  paresse  ,  de  fri>olilc  tt  d'iiilclli- 
geuec.  Il  lit.  eu  soinine,  des  éiiidis  iiedioeres. 

Les  aneiens  oraloriens  qui  diiij;('aienl  le  eollége  se  donnèrent  au  diable  pour 
comiirimer  son  naturel  aventureux  ;  mais  s'ils  ne  |iart  inrent  u  rendre  leur  élève 
/(jrl  in  liiine.  ils  léussiienl  du  moins  a  jeter  duns  leile  télé  i'erlile  en  linpiea- 
simis  quelques  germes  d'idées  leligieoses  que  leinaiéi  wlisnie  des  ulV.nres,  le  po- 
sitif de  la  >ic,  les  plji.-irs  du  monde  n'onl  jamais  déraeinées.  A  \oir  !\L  lierryer 
SI  )■  u  eanoimpie  en  ajiparei.-Ce.  si  fa:  de,  si  pin  au  léie,  (  ei-i  diiii  paiailie  une 
)i|,dsnnterie.  Unpenl  eiuin-  gue  se»  préoi  eiip.ilioiis  eallioliip.es  sont  pore  alVaiie 
de  paili,  puie  liypoeiisie  politique  :  eh  bien  !  non.  i\L  lien  jer  isl  loojoms  eoii- 
laiiien.ynaiid  il  prie,  il  tioil;  quand  il  pleure  sur  I  innoeeiier  iriiii  clieni,  il  e.-l 
cunvainiii  de  son  uinoeeiiee  ;  quand  il  s'ulteudrissaii  Aur  le  iiiallieur  d'une  prin- 
cesse g.oaic  peut-être  de  neL.tniuis,  il  était  eoii\aiiau  de  io  pureté.  Seulement 


(1)  Elirait  des  jyowelles  à  la  main.  En  vente,  rue  d'Eughicn,  10. 


ses  convietions  ont  le  malbcur  de  ne  pas  durer  lonslemps.  Celle  mobili;é  d'hu- 
meur qui  eolore  si  diversement  plusieurs  côtés  de  son  caraetère  cl  plusieurs 
phases  de  sa  vie,  ne  l'a  ponrlant  jamais  égaré  hors  de  la  ligne  politique  qu'il 
s'est  iraeee  depuis  qu'il  etl  lioinine  ;  il  y  est  leslé  lidéle. 

Al,  lierryer  detuita  au  baiieau  eu  lHl-2.  Sou  père  cxploilail  ali  rs  à  lui  seul 
toutes  les  grandes  alVaires  comoiere;ales  qui  lui  ani»aiei:l  par  le  ejiial  de  Al, 
Uornaud.  sou  parent,  agréé,  ;res  lioiiiiiablcmint  posé  .eu  Iribanal  de  eommeree. 
Dans  mi  lamli  au  de  sa  vaste  elienlelle  le  |;ère  Irnina  ainplemeiit  1  étoffe  d'une 
lobe  d'avoeal  p  air  Sun  lils.  il  lui  .i.janiioana  une  pjitl,'  de  ses  eiii.ses. 

Des  son  enueedans  le  monde,  a  1  âge  de  vingt-,  t-uii  ans,  le  jeune  lî.rryerde- 
Vint  amoureux  Ion  (!•  âlile   Gautier,   ni  e  de   railmini-lialear   des  vnresdela 

iireiiiure  oivisiou  militaire,  liés  belle  el  blonde  per  oiine  qu'il  épousa.  La  eons- 
npl  un  faisait  alors  de  grands  r.ivages;  la  fiinlle  de  roule  d  innée  aux  euiisents' 
était  un  pass'iiorl  pour  l'élein.lé  ;  ptrsonue  ne  pouvait  é  Ihqiper  a  la  \nr..eilé 
«les  réipu.-ilions  d'hounnes;  après  a'  oir  acheté  eiiii|ousix  reinpiatan-,  on  parlait 
éouiiiie  gar.ie  d'Uoonenr  :  l'empereur  ne  lesiieclait  plus  i|iie  les  piéires  et  les 
.liuniines  maries.  Ainsi  l'on  peut  iroire  que  lu  dèteriniiiatiou  piéniaïuiée  du  jeu- 
ne IJeriyer  lui  fui  aussi  dietée  |)ar  son  éloigneiiient  des  vaiiiiés  giieriieres. 

L'iinasion  des  années  eu.ilisées  le  tiouva  duir-  viiaiil,  heureux  d'avoir  sous- 
Irail  sa  personne  aux  ravages  du  eaiion,  et  mai  ié  selon  siui  goùl  IN'éanmuliis,  à 
l'appro  Ile  des  llusses,  il  s'était  retiré  .'i  la  e.iiii|iagiie,  non  par  p.'ur  des  ail.é.^, 
nuiis  par  répiignatiee  p. air  le  service  d(  la  garde  ua;ionale,  qui  a\ait  bien  aussi 
ses  desagrémeus.  Lu  un  mot,  IM.  Ueiiyer  ne  se  suueiail  iiuUemeul  de  ligurer  uaus 
le  tableau  de  / .  6  ■rniiede  i  l:<;'ii/. 

1,1.  .ieiiyL'r  jiis(pie-la  n'avait  nourri  aucun  .«eulimoul  politique.  Son  origine  et 
son  édaeahou  ne  lui  conseillaient  pas  ta  haine  du  systé.ne  impérial.  Jl  de\  iiii  par 
eiaraiueaieiil  el  aussi  pir  horreur  de  la  tjranuie  unitaire,  rojalisLelialeurenr. 
liellait  songeait  déjaa  ioriner  celle  plialange  du  jeunes  iiiagisirats  qui  dcvan  dc- 
pen  er  tant  dard.'urasoulenir  les  pers.'culions  du  pouvoir  el  à  colorer  deso|jliis- 
lues  les  lend.iiii'cs  de  la  restauration  ;  déjà  l'avenir  pal, tique  de  M.  Ueiryer  lui 
s.'inlilail  pli'iii  de  nelies  promesses,  quand  le  retour  de  i'ile  d'iilbe  vint  défaire 
ces  idans  cl  tant  d'autres,  el  forcer  ie  jcuiie  espoir  du  parquet  d'aj  uruer  ton 
royaiisaie. 

Ouand  reparurent  les  Bourbons,  les  réactionnaires  songèrent  de  nouveau  au 
paiti  qu'ils  pouvaient  tirer  d'un  talent  éprouvé  dans  les  billes  du  barreau,  cl 
voulurenl  l'aire  don  a  la  niagi.lraïuie  de  ce  iliainant  d'éloquence.  Mais  au  mo- 
iiieiil  de  s'ex.iliqaer.  àl.  lieirycr  comprit  que  sa  |iositiuii  ne  lui  peruiotieit  pus 
U'aicepler  ces  pérdieux  el  maigres  liouaeurs.  Un  traiteuicnl  de  prucureui-géné- 
ral  lUoi  intiei  n'aurait  pu  déirayer  un  seul  de  tesgui'its. 

Sajeunc  se,  sa  clialeur,  Icciiaiine  de  cet  argaiie  sonore  qui  laisse  après  le  re- 
pas de  l'orateur  un  eelio  qui  inariuure  des  plauiles  et  des  émotions  lemJres  ; 
i'exiiressioii  a  la  l'ois  ouverte,  riante  elmél.iueoliquc  de  son  lisage  ;  sou  peneliant 
pour  les  plaisirs,  te  jeu,  la  lable  et  les  \  iiii  biis,  eu  avaient  l'ail  un  avocat  distin- 
gué, applaudi,  lulluei.l,  cl  un  jeune  hoiuine  du  inonde  1res  recherclié.  Celte  iui- 
ineiise  lacilite  de  iravuil,  qui  lui  permet  d  étudier  ses  causes  a  l'audience  ou 
chez  lui  cuire  deux  inauchcs  d'écarté,  auieuéreut  dans  sa  iiiaisou  l'opulence  et 
les  relations. 

La  succession  du  marquis  de  Vérac,  les  alTaircs  des  royalistes  qui  rentraient 
dans  leurs  coupes   de  bois,   celles  di'S  grands  émigrés  qui  avaient  de  vieill  s  li- 
quidations a  régler,  I  oecupéreiil  et  reiiricliirenl.  M.  iieiTycr  voulait  ei  devait 
'rester  avocat.  Il  se  débattu  contre  les  »clleilés  d'une  ambition  stérile,  jusqu'au 
'jour  où  les  jésuites  tougéreni  a  le  circoineiiir. 

'  l'eiidanl  1  opiiosition  de  .U.M,  de  Viliéle  el  Corbière,  ils  le  rattachèrent  à  la 
Tinance  des  buiiiinesplus  exaltés  que  les  deux  0|)iiosans,  et  ace  parti  prêtre  qui, 
caelié  derrière  eux,  n'en  voulait  faire  que  ila  iiistruuiens,  de  tel  e  sorte  qu'il  lie- 
viiil  bieniùt  plus  dévoué  au  pape  qu'au  roi  de  Fraire,  plus  royalisle  que  le  toi, 
cuiniiie  on  disait  alors.  Ses  ra|iporls  avec  l'abbé  de  La  àicnuais  entreliment 
chez  lui  le  teu  de  celle  ex.illalion. 

Une  pouvait  inaiiq  1er  de  se  lier  aus.ù  avec  31.  de  Vilrolles  placé  en  inter- 
médiaire cuire  le  parti  préire  el  Charles  X.  espèce  de  Fouelié  iiiysiérienx,  tau- 
jours  surla  porte  du  ministère  et  ny  entrant  jamais,  jiaree  que  tes  goûts  aven- 
tureux, son  besoin  des  affuiies,  ton  penchant  poar  l'iinlustriaiisiue  ei  les  (qiéra* 
lions  aléatoires,  alarmaient  des  gens  bien  dispuséspour  lui,  mais  reiioulanl  par- 
dessustout  .-ou  iiab.lelé. 

l'arallelenieiil  a  celle  vie  d'inlrigucs,  M.  Berrycr  menait  une  vie  mondaine, 
recheicliani  beaucoup  les  hoinines  de  plaisir  il  de  bon  goCn,  très  lié  avec  I)e- 
saug  ers,  sachant  par  cœur  les  chansons  de  liérangir,  et,  par  oïdiiioii,  ne  voii- 
laiii  j.imais  les  chauler,  assiduduns  les  inai-ons  ou  1  on  ru,  cliai.te  et  b.at,  quel- 
les que  lusseni  1rs  coininiinioiis  politiques,  loisqu  il  lui  viril  a  l'esprit  de  coope- 
rei  a  la  rmdaiion  de  la  Société  des  Itonnes-LcUres  et  de  la  Soeiclé  des  Bouncs- 
LluUes.ll  donna  plusieurs  lci-ons,qui  peu  à  peu  déLideienteiilui  poi.r  les  discus- 
sions de  la  iribuoe  un  iiencbaui  qii  il  avaii  coinbatiu.  Un  le  vit  alors  s'occuper 
de  ibèories  puliiiques.  cl  sous  le  mi  istère  de  M.  de  Villèle,  i'  était  as  ez  fort 
sur  les  airaires  du  pays,  pour  négocier  des  raceoiiimodeineiis,  opéra-  des  bioi:jl- 
les,  pour  prendre  part  a  loules  l'es  pctiies  cuqueilcrics  boudeuses  qui  obscnr- 
cissaicni  la  bonne  intelligeiu-e  du  ministère  et  de  la  congrégation,  en  un  mol, 
pour  éire  un  lioinine  utiie,  applicable  el  cuii.ulté. 

A  cette  époque,  M.  lierryer  avait  donc  dép..ssé  par  son  imporiance  toutes  les 
po  nions  suballernes  qu'on  aurait  pu  luiolïiir;  il  ne  pouvait  plus  cire  proeuri  ur- 
géneial,  il  devail  étic  garde  des-sceaux  ;  mais  la  cbanibic  était  iiiteidite  uses 
tieuic-sept  ans,  et  pendant  ce  temps,  les  soins  qu'il  avait  donnés  à  la  politiipie, 
sou  éloigneimir.  des  alTaires  du  palais,  ;ou  amour  infatigable  des  iilaisir»  du 
monde,  umenèrenl  des  cinbarras  dans  sa  lorinne  :  son  cabiml  diminua,  les  cau- 
ses couini.  rei.iles  allèrent  à  d'autres  iii  liiis  tiiréics,  moins  désiiuércstés,  a  des 
médiocrités  ropaces.  Il  venait  d'aiheter,  pour  foiiUer  a  l'avance  sesdioits  d'éli- 
giliiié,  une  tcrie  qu'il  ne  put  payer  qu'eu  t'imposaut  une  gène  insuppoi lable 
pour  un  liomme  a  rbuincur  graii'de  cl  large.  C  est  un  étal  de  choses  que  l'iiuii- 
lelfgeiiee  desgouveiiiaiis,  ou  pliitùt  (nous  voulons  le  croirej  l'iiuégraé  de  M. 
JJcirycr,  nesong  a  |)as  a  amelioier. 

La  resiamalion,  si  aveuglément  prodigue,  si  niaisement  reeonnaissaulc  en- 
vers des  émigrés  s.iiis  latent,  saii>  couleur,  ne  savait  pas,  comme  AaiioUon,  re- 
lever lin  lioinme  de  portée  par  I  argeiii,  li'abMd,  Cl  par  la  considération  qui  en 
déioiile.  La  vue  ii'un  nez  busqué  de  rancieune  cour,  la  vue  de  la  queue  poudiée 
d'i.'ii  voLigeiir  éreinté  de  C  bient/  éveillait  mille  éuiolioiis  piteuses  et  pleurar- 
des dans  le  cœui  de  ces  gens  incapables,  cl  hors  d'étal  d'estimer  à  son  prix  un 
niérilerécl  el  conlempoiain. 

Luhn,  quand  M.  Berryer  eut  atteint  SOS  quarante  ans,  lui  et  son  parti  son- 
ecrcnt  a  son  début  dans  la  vie  politique  cl  publique,  et  l'inlluencc,  les  facdités, 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


39 


les  conseils,  les  relations  qui  lui  claienl  nécessaires,  il  les  trouva  dans  H.  Roux- 
.laborie,  l'ami  iiuiinc  de  M.  dcPolii;nac.  Charles  X  avait  a  cœur,  de  son  cùlé 
fie  voir  .M.  Bcrrjcr  airvcr  à  la  chambre.  Pdriagé  ciilrc  ces  h.iiites  soUicila- 
iions  et  la  conscience  de  l'olal  de  ses  alljires  puM'es,  M.  lîerryer  se  Ijissi-t-il 
Comprumeltre  par  des  n(');oiialiiins  de  château,  cniraiiier  p;ir  d's  promesses 
(l'arrangement  qui.  en  tout  cas,  ne  fuienlj.nn.iis  réali^^■es'.'  t'ul-il  dupe  ou  dé- 
iiiitercs  ù?  Ses  aUiis,  qui  le  connai  sent  «l'iiircu»,  facile,  iroienl  (pi  il  a,  de 
5ailé  de  'uciir  et  sans  arrièrc-pen-ée,  sacrilic  franrhemcni  sa  grande  po>ition, 
sa  roruinc,  à  la  fortune  poliiique,  si  tneerlame.  Tous  ceux  qui  l'ont  \u  ainsi 
faire  l'abaudon  gratuit  des  ressources  que  son  talent  d'avocat  avait  rendues  si 
féc.indes,  ret,retiér  ni  *a  dé  erminat  (ju,  et  les  avouCs  d'alors  ne  se  consolaient 
pas  de  le  viur  se  suicidera  laviede  palais. 

l.e  ndHiSlcMC  l*()li{;nae  celte  dernière  réserve  d'un  pouvoir  qui  s'usait  en  vou- 
lant s'rpurer.  fut  un  événement  tiu])  grave  pour  qu'il  put  s'aceouqilir  en  dehors 
de  l'influenie  désormais  loule  per.-onnelle  que  M  IJerrjer  m  naît  ilc  ^c  créer 
par  son  enlrée  a  la  (hainhre.  Il  pril  part  à  .-a  l'urmalijii,  cuiiMUVant  p.ir  devers 
lui  l'espoir  de  le  nieiier  et  de  le  modérer  ;  mais  la  macliine  était  lancée,  et  Its 
faible^  bras  de  -M.  Uerrver  furent  pris  et  brejés  <laiislcs  engrenages. 

La  révoliiiion  de  lS.iOs'accoiiiplit  lorsque  M.  B.rryer  venait  de  faire  les  pre- 
mier, pas  dans  les  aff.iires  publique  ,  et  celle  carrière,  dont  le  liut  devait  élre 
un  poricfeuil  e  et  la  uireclion  des  all.iires  d-  la  t'rauce,  l'ut  ob-triiée  ton!  a  coup 
par  les  événeniens  que  le  torrent  de  juillet  roulait  avec  lui.  Le  dépiilé  lé^ilirnis- 
tebésiia  long -temps  a  pièicr  serment.  Son  parti  eraignait  un  insiani  (jue  ce  re- 
fus ne  couvrit  un  liécourag'.'menl;  mais  les  habiles  se  niiicntcn  caniiiagii".  On 
le  magnétisa,  on  b.'rça  l'homme  fai'iic  avec  les  mois  d'/iof./isiir  clieo"lcrexi/ue, 
de  liileliié  au  malheur,  ou  lui  rappela  les  cngagemens  pris,  on  lit  miroiter  de- 
vant Im  l'image  di  s  princes  exdés,  d'Umri  V  déshérité,  de  la  France  redeinan- 
ilaii!  Sun  r.  i  lé^iUme.  M  se  dévoua  donc  encore. 

Ces  nouvelles  fiançNilles  avec  la  re5laur,.ti 'ii  mourante  ne  rappellent-elles 
pas  léseraient  que.  dans  l'éniigration,  Charles  X  lit  a  sa  niai:re.sse  Mm  •  de 
P....n  '?  .M.  de  Latd.  depuis  archevêque  de  Reims,  reçut  cette  promisse  solen- 
nelle, l'aile  au  lit  de  mort  de  celte  dame  et  par  laquelle  le  p{l^ill  mime  survi- 
vant .s'engageait  à  ne  plus  aimer  d'autre  femme,  a  se  consacrer  tout  entier  a  la 
religion,  a  rétablir  les  jésuites  si  jamais  Dieu  lui  accov  lait  de  revoir  la  l''rance. 
Charles  X  tint  le  serment  failà  .Mme  de  ^....n.  M.  iJcirjer  est  reste  lidcle  a  la 
puissance  déchue. 

Aujourd'hui  .M.  Bcrrjcr  est  l'ams  du  parti  légitimiste  :  position  assez  diffi- 
cile, parce  que  les  houunes  de  ce  |iarti,  qui  ne  se  sont  ja.nais  cntenJiis.  s'cn- 
tenilcirt  moins  que  jamais  depuis  la  délaie  :  on  a  coiiip  é  lanl  de  variétés  de 
légit'inisle»,  depuis  les  earli>ies  purs  ju>quaux  aiiloni.les  cl  aux  honiiqiiii- 
quistes!  Il  y  a  un  parti  de  province  et  un  par.i  de  l'iris;  des  hommes  qui  veu- 
lent l'an  ieniie  divisiiin  de  la  l^ran  c:  d  autres  'a  Fiance  que  Napol  on  nous  a 
laissée,  plus  le  duc  de  Bordeaux,  (juelques-uns  veulent  repitndre  les  choses  a 
J78!)cl  panir  de  là  en  avant;  quelques  aulie-  abolir  louie  iraee  de  constitution 
et  repl.ieer  la  branche  aiiiée  dans  les  tirm.  sdc  la  iiionarihie  de  Lo-iis  XIV. 

Les  plus  traiiahles  et  1.  s  plus  inlelligens  sont  les  légiiimisles  de  Paris.  Ils  se 
soucient  fort  peu  de  la  guerre  de  Vendée,  qui  en  temps  de  paix  européenne, 
leur  semble  un  acte  de  pur  donquichotlismc,  un  déplorable  abus  d'inlluence  sur 
des  psysans  crédules  et  paresseux.  Quand  les  g.  ntilshoinnics  de  province,  fati- 
gués de  leur  oisivclù,  voulurent  fane  diversion  à  la  chasse  a  courre  par  la  chas- 
seau  panlalon  rouge,  el  que  la  duchesse  de  lîerry  vint  jouer  au  milieu  deux 
son  rôle  d'amazone  (lu  lîoe^ige,  les  légitimistes  de  l'aiis,  qui  considèrent  les 
Charrette,  les  d'Iîlbée  comme  des  noms  de  riiisloire  ancienne,  gémirent  de  l'a- 
naclnonisine  armé  qu'on  allait  perler  dans  les  [nov  inees  de  l'Ouest  et  dùt.ichè- 
Clicrenl  M.  lîerrycr  vers  la  romaiie.'.que  piincessc  pu;;r  lui  faire  aliandnniier 
son  projet,  il  lui  parla,  ne  lui  épargna  aucun  conseil  et  ne  rénssii  pas.  Al.  iier- 
rycr  vit  avec  douleur  éclKuer  toule  son  éloquence  toiiirc  culte  volume  le.iiiiii- 
ne,  qui  seinldait  prendre  dans  sou  dciiùmenl,ses  privations, ses  souirrauccs,unc 
espèce  d'énergie  désespérée. 

fll  15  iryer  parlait  a  la  duchesse  de  Berry,  non-sculcmcnl  au  nom  de  sa  sû- 
reté personnelle,  mais  encore  au  nom  des  intérêts  du  parti  ;  car  ftl.  lierryer  ap- 
pariieiil  a  celle  nuance  qui  n'espère  rien  des  niou'iis  v.olens,  (|ui  veut  se  ser- 
vir de  In  II  ibune,  des  élections  Cl  de  ia  f.irme  constuutiounelle,  batlie  ic^syste- 
mc  nouveau  avec  .-es  propies  aimes.  C'esi  un  Inoniplie  iiiijiossibie,  maus  dont 
rdliisinn  caresse  son  amour-propre.  11.  lîerrycr  sail  fuit  bleu  d  ailleurs  que 
la  restauration  le  p.iierait  en  belle  monnaie  d'ingratitude. 

Sait-il  aussi  bien  qu'il  ne  sciaii  jamais  qu'un  minisirc  diplotnale,  et  que  ce 
qu'il  eiilend  le  mieux,  ce  sont  les  nU'aiies  desaulres,  pas  du  Unit  les  siennes  ? 

Oui,  sans  doule,  :M.  Berryer  sait  liait  cclael  s'en, iceom mode.  Fort  détaché  de 
l'argeol,  la  télé  pleine  de  pr.yeis  et  d'aveiiluies,  il  trouve  dans  ce  rôle  de  chef 
unique  des  satisfactions  ipii  lui  siilVLsent.  Sa  po.''iiiiin  a  la  chanibi  e  ne  laisse  pas 
que  d'être  piquante.  Il  s'isole,  b.iusse  les  é|iaules,  écril,  ricane  tout  seul,  prend 
la  parole  par  hasard,  par  caprice  ;  puis  quand  il  a  joué  quelque  bon  tour  au 
gouverncnienl  de  juiilel,  il  se  rassied,  el  sa  pliysionomie  girde  longtemps 
rempreinle  d'un  soiirne  qui  traduit  ses  joui  sauces  inléiieiires. 

La  ddl'ércnce  d'opinion  n'a  pus  détaché  M.  lîeiryer  de  ses  amis  du  barreau  ; 
il  a  conservé  ses  liabiiuiles  de  l'ainiliarilé  et  oe  lutoiemeni  avec  ses  caniaïades, 
M.  Uupin,  .M.  Odilon  li.irrot.  Al.  .Maugiiin  ;  depuis  qa'lques  années  même  le 
dér.ingeinenl  de  ses  all'aires  le  ramène  un  pu  ver.s  le  pal.iis,  qu  il  a  trop  déd.ii- 
gné  :il  piaille  plus  volonliers;  m.iispar  un  tour  d'espril  vr.iiiiienl  chevaleres- 
que, il  aime  ei  recherche  les  inauiaiscs  causes,  les  eau  es  piudiies,  el  connue 
ces  chiringiens  doiii  le  nom  ne  se  r  iliache  qu  a  des  opérations  dilliciles  et  dé- 
sespérées ,  lui  aussi  il  aime  les  cas  rares. 

C'est  toujours  <l:ins  le  monde  le  même  homme,  faisant  de  la  politique  artiste; 
oimable,  abandonné,  passionné  pour  la  musique  italienne,  dépensier,  capable 
d'avaler  le  P.n  lide  eiilier  avi^;  ^es  eaiis  el  les  païUelles  d'or  ipi'il  roulait 

CiUle  étude  en  qii'lqiie  sorie  intime  du  caraeiére  de  Jl.  lîeirver  semble  ex- 
clure toute  apprécialinn  raisoniiée  de  son  niiigiii.,qne  lalenl,  qu'aucun  |>aili  ne 
coiilesie;  UMis  sans  se  laisser  aller  à  des  déhnilnuis  de  l'an  oratoire,  on  peul 
dire  (pi'il  en  possède  au  plus  haut  degré  toutes  les  qualités. 

Il  est  le  vi  niable  or.iicur. 

Si  la  comersalion  privée  de  M.  Berryer  n'est  pas  en  apparemc  plus  spiri- 
tuelle, s  il  n'a  pas  la  rcpai  lie  vive,  prumple  et  présente,  c'est  qu'il  ne  le  veut 
pas,  c'est  (pie  s.i  paresse  ne  se  preii- pas  a  f.iae  le  feu  de  lile  avec  de- mots. 
Slais  II  est  enscntiellenienl,  el  au  fond,  très  spiiliuel,  ;.iiù  eavcc  lvres^c  'o.i- 
tes  les  jouissances  de  \\'>\»  il,  se  niontre  induisent  a  Imit  (  e  (pii  e-t  espnl,  pos- 
sède au  plus  liaiu  degré  la  faculté  de  s'énuuivoir  el  ne  pleurer  el  icelien  he  tous 
)es  pelilibouheursUusQDsualiSQic  intelicctuel.  C'est,  au  résumé,  uu  hotiunc  fa- 


cile, doux,  et  dont  on  peut  se  plaire  à  compter  l'une  après  l'autre  toutes  les 
qualités,  parce  qu'il  uc  sera  jamais  dangereux  pour  personne,  pour  aucun 
parti. 

PORTRAIT    DE    M.    SUPIN  (1). 

Avant  d'être  un  homme  politique,  51.  Dupin  alué  fut  un  avocat  très  cher,  qu' 
appelait  amour  de  sa  profession  ce  qui  n'était  que  lamour  des  petits  écus  :  il 
s'enrichit  en  plaidant  dans  plusieurs  procès  fumeux,  cutic  autres  le  procès  Stac- 
poole. 

1)1115  sa  carrière  parlementaire,  il  a  montré  une  indépendance  lucrative.  Se 
doniKuit  tour  à  tour  pour  un  consei  1er  lidèle,  mais  bourru,  de  laroyaulé.et 
pour  un  défenseur  énergique,  mais  sage,  des  inlérêls  démocratiques ,"  M.  Du- 
pin a  vu  chacune  de  ses  boutades  les  plus  mémoraWes  se  traduire  en  Iraitc- 
meiis  : 

De  président  de  la  chambre , 

l)e  procureur-général  de  la  cour  de  cassation , 

De  conseiller  privé  du  domaine  de  la  couronne, 

lit  cnliii ,  de  président  du  conseil  dudit  domaine,  en  remplacement  de  31.  Tri- 
pier ;  c'est  à  la  part  prise  par  lui  dans  la  coalition  qu'il  doit  celle  deruiùre  aug- 
meiilalioii  de  grade  et  de  Iraitemenl. 

Il  porte  le  .Nivernais  dans  son  cœur,  el  a  fait  frapper  'aux  frais  de  l'étal)  une 
médaille  en  l'homieurdu  premier  conducteur  de  bois  llotlé  du  pavs. 

A  llafligny,  sa  salle  à  manger  est  décorée  de  porti-aits  reprêsenl'ant  : 

l.a  cuisinière  de  .M.  Dupin  faisant  son  diaer; 

Le  jardinier  béchanl  ; 

Le  menuisier  raholant. 

Ces  trois  croules  l'ont  rendu  populaire.  A  Raffigny,  il  fait  le  paysan. 

11  l'esl  à  Paris. 

m.  Dupin  n'est  pas  beau  ;  il  est  noueux,  grossièrement  conslruil,  grêlé,  porle 
lunettes,  une  perruque,  et  remercie  la  nature  de  ne  pas  lui  avoir  infligé  un  ex- 
térieur plus  disiingué. 

A  cùie  de  cela,  nue  extrême  coquetterie  dans  le  soin  de  ses  facultés  d'orateur, 
un  amour  excessif  de  son  organe,  un  usage  calculé  du  vin  ou  de  l'eau,  selon  l'état 
rie  la  gorge,  la  précaution  de  se  gratter  îndcliniment  la  langue  pour  en  délier  les 
ressorts. 

Comme  orateur,  M.  Dupin  n'a  pas  de  talent  vrai.  Il  ne  parle  pas  français, 
et  se  pare  d'un  manteau  d'érudition  qui  glisse  sur  ses  épaules  :  dessous  il  est 
tout  nu. 

Ses  traits  ne  lui  viennent  pas,  il  les  a  lus.  Comme  les  écoliers,  il  a  des  ca'iert 
d  expressions,  et  butine  dans  ces  livres  feils  sur  les  livres,  qu'on  appelait  Flo- 
fes  liiiiiiin'is  ,  Epiiiramnm'iun  ilelectus  ,  llortns  tenlcnlia-txin, ,  n'ayant 
ainsi  jamais  eu  une  érudition  de  source,  mais  une  érudition  d'emprunt. 

A  l'enlendre  parler  de  l'ilôpilal,  du  président  Duvcrt,  il  ne  faut  pas  croire  qu'il 
les  avail  lus,  avocat  ;  il  ne  les  a  lus  que,  magistrat,  le  jour  où  il  eut  la  vaoité  da 
se  croire  dans  des  positions  analogues. 

A  la  différence  des  grands  esprits,  il  prend  tout  au  point  de  vue  personnel,  et 
ne  fut  hostile  à  l'hérédité  de  la  pairie  que  parce  qu'il  n'a  pas  d'enfant. 

En  sorte  que  son  esinit,  c'csldu  pillage;  sa  raison  de l'è^'oisme ;  sa  chaleur,  du 
calcul. 

On  a  dil  qu'il  représentait  la  mauvaise  humeur  de  l'ancien  bourgeois.  Ce  n'est 
pas  juste.  Il  ne  représente,  comme  citoyen,  que  l'esprit  brouillon  du  clerc,  la 
crasse  du  gielVe,  la  callosile  du  manant,  et,  dans  le  mauvais  goût  de  ses  sorlics , 
1  indécence  d  un  prédicateur  de  la  Ligue. 

Dans  ses  accès  d'apostrophes,  il  pousse  souvent  la  véliémcuce  jusqu'à  l'injure  , 
jamais  jnsiiu'au  courage. 

Juitiliant  toujours  celte  déGnition  de  Casimir  Périer,  à  qui  M.  Dupin  la  par- 
donnera : 

"  C'est  une  poissarde  politique.  » 

Déelamant  surtout  contre  les  choses  dont  il  craint  d'être  accusé ,  ou  contre  les 
choses  qu  il  ne  peut  atleindre,  il  a  crié  Aaro.'  sur  les  loups-ceriiers  do  la  ûnancc, 
lui  le  to'iji-ccrvirr  du  barreau  el  de  la  magistrature. 

On  a  parlé,  ou  plutôt  il  a  parlé  de  son  courage  civil. 

Kl  il  n'a  d  fendu,  en  lS:i!),  la  magistrature  que  quand  il  en  a  fait  partie  ; 

L'ord.e  de  la  L  'gioii-d'IIauneur,  que  quand  il  en  a  été  fait  gianil-olTicier. 

Le  courage  civil  ne  consiste  pas  à  rabaisser  I  armée  et  ses  chefs  cminous.  à  pro- 
clamer élernelleinMit  :  Cedam  nrma  lo  icc,  à  d.Hruire  l'esprit  miliUiie  de  ce 
pays-ci.  Voyez  où  nous  a  conduits  celte  suprématie  des  robins 

Cette  pers.ciilion  conlrc  les  /iV- /,«,  à  une  l'pnque  où  il  n  y  avail  déii  plus  de 
due  lisies  de  prol'es.siiin,  est-ce  du  coura,.e  civil'/  .■*:.. 

Ce  ne  fut  qu'une  manière  de  répondre  au  cartel  du  maréchal  Clauzcl  par  une 
juri  prudence. 

Celte  haine  du  duel,  dont  la  toi jranic  rendait  les  rapports  d;  société  polis  et 
siiis,  cot  suspecte  chez  .M.  Dupin;  n'est-ce  pas  donner  a  croire  qu'il  y  a  là-des- 
sous tpieliue  so-lîl>'t  de  jeunesse'? 

Cependanl  il  y  a  quelque  chose  qu'on  appelle  la  verve  de  JJI.  Dupiu. 

On  comprend  qa'un  pneil  nom  soit  donné  p.ir  l(\s  cspfits'pen  sirieux  ,  A 
cette  inlempjrance  impunie  dont  AI.  Dupin  (iiit  preuve  ou  barreau  et  à  la  tri- 
bune. 

.Mais  académicien,  mais  écrivain,  même  judiciaire,  dira-t-on  qu'il  a  de  la  suilc, 
de  l'eclal,  du  nombre,  du  lour,  de  1 1  pro;>ri.;té  dans  les  termes,  qu'il  trouve  uu 
seul  des  Ir.nts  de  la  1  in^uc  fr,im,'aise'? 

Sec  et  long,  Icchuiqiie  el  p;ile,  maigre  et  lourd,  aigre  et  nauséabond,  sousljle 
manque  de  tout  procédé. 

l'iollanl  dans  ses  opinions,  il  fut,  sous  la  rcslauralioii ,  libéral  prudent  De- 
puis 183  ',  il  n'a  jamais  fait  à  la  chambre  une  sortie  quasi-popu.'airc  sans  cire  sûr 
de  renconirer  le  soir  a  qui  eu  faire  ses  excuses. 

Dans  sa  conversiiti m  privée,  il  t.mibe  suuvuiu  sur  des  tr.«ils  si  cimiqucs  qu'on 
peut  à  peine  les  répéter,  eucoro  moins  les  cairc.  Sa  dwliulttou  du  m'jriagc  est , 
ccr  es,  très  amusante. 

Pratiquant  le  c.dembouri  avec  fanatisnii',  comme  tons  les  beaux  esprits  de  ba- 
zoehe,  aussi  fort  même  que  M  S,iuzcl  cl  .M.  de  Ilerville.  c'est  lui  qui  fil  jadis  celte 
mémorable  série  sur  les  soimnilés  di;  l'ancien  liUiralismo  : 

M.iiigez  Piip  n ,  buvez  du  /.nfi'nie ,  ajci  i-oy,  soyci  toujours  Conttant ,  ha- 
billci-vous  de  Catimir.  Voila  votri;  .Manuel. 


Elirait  des  di'owcUet  à  la  main.  Rue  d'£nghicu,  u,  10. 


/tO 


LE  MAGASIN  LITTliRAIRE, 


M.  Dupin  aîné  fait  beaucoup  de  tort  à  ses  deux  frères,  dont  l'un  est  un  savant 
très  réel,  l'autre  un  avocat  tiabilc  et  consciencieux. 


t    Mémoires  de  JMittlame  Eitifayge»  (') 

Le  maréchal  Macdonalil,  qui  était  à  la  tête  de  la  maison  royale  de  Saint- 
Denis  et  avait  beaucoup  connu  mon  Rraiid-pùre,  donna  à  ma  mère  le  con- 
seil de  plier  ma  naissante  indépendance  sous  le  joug  de  la  pension  ;  on 
obliutmon  admiss.ioii  à  Saiiit-L)ei  is,  et  j'y  fus  conduite  au  mois  de  mars. 
Ma  mère,  qui  craignait  mou  désespoir,  ne  m'avait  pas  prévenue.  Un  ma- 
lin elle  me  fait  monter  avec  elle  en  voiture  ;  nous  ai  rivons  à  Saint- De- 
nis, la  granile  porte  du  couvent  se  fcrniii  sur  nous,  et  nous  sommes  re- 
çues par  Mme  de  Eourgouing ,  suriniendante ,  qui  m'embrasse  sur  le 
Iront ,  m'annonce  qu'elle  a  une  lille  de  plus  et  que  je  suis  desiinée  à  res- 
ter auprès  d'elle.  Pendant  un  quart  d'heure  ma  mère  lit  l'énumération 
de  mes  défauts ,  la  prévint  qu'il  y  aurait  des  cris  et  du  désespoir  de 
nia  part,  et  qu'elle  se  sauverait  en  caclietie  avant  les  adieux.  Appuyée 
conire  une  fenêtre,  immobile,  altérée,  j'entendais  tout,  et  je  résolus  de 
cacbcr  les  larmes  qui  ttuulVaienl  mon  cœur. 

Une  dame  de  la  maison  vint  me  chercber,  me  prit  par  la  main,  et  dans 
la  lingerie  me  revêtit  d'une  longue  lobe  noire  moniante,  d'un  bonnet, 
d'un  sac  qui  devait  pendre  étcruellemcat  à  mon  bras,  de  gros  bas  noirs 
et  d'allreux  grands  souliers.  Quand  ma  mère  me  vit  iiinsi,  elle  se  prit  à 
pleurer;  elle  m'em'ui  assa,  et  je  crus  que  j'allais  mourir,  tant  je  soullrais 
de  mon  ex^l  et  du  cour.ige  qui  retenait  mes  larmes.  Enlin,  elle  partit,  et 
je  mo  jetai  en  santjlotant  sur  le  petit  lit  qui  devait  être  le  mien,  mordant 
les  (liaps  [  our  éioull'er  mes  cri<,  fermant  les  yeux  pour  me  pas  voir  ce 
lugubre  vêtement,  si  dissemblable  à  mes  légères  petites  robes  de  h 
veille. 

Je  retrouvai  à  Saint-Denis  la  Glle  du  général  Daumesnil;  c'était  une 
amie  d'enfance,  mais  elle  ne  put  me  consoler  dans  ce  premier  moment. 
Mlle  Vallin,  belle  jeune  fille,  nièce  de  ma  tante  Garât.  Mlle  Fleurot,  sous- 
maiiressi',  que  j'avais  vue  dans  ma  famille,  essayèrent  aussi,  m;iis  en  vain, 
de  me  faire  sourire  ;  mes  larmes  ne  se  séchèrent  que  dans  mon  beau  som- 
meil de  iieufans. 

Wa  première  journée  en  pension  fut  un  ti  frappant  contraste  avec  ma 
vie  d'indépendance  et  de  liberté,  qu'elle  reste  gravée  dans  mon  esprit  en 
douloureux  caractères.  Je  dormais  encore  qumd  le  sigual  éveilla  notre 
grand  dortoir  de  deux  cents  petites  filles.  Mes  yeux  s'ouvrirent  étonnés, 
et  j'eus  une  première  douleur  avec  une  première  pensée.  Maiie  m'em- 
brassa; son  lit  touchait  à  mon  lit  :  elle  devait  être  mon  cicérone,  et  on 
l'avait  chargée  de  m'babituer  à  ma  nouvelle  vie. 

Après  s'être  donné  un  coup  de  peigne,  les  élèves  entraient  vingt  par 
vingt  dans  un  cabinet  de  toilette  garni  de  robinets  et  d'une  large  cuvette 
en  cuivre.  L'eau  éiait  glacée,  on  sortait  d'un  lit  bien  chaud  ;  la  plupart 
d'cnire  elles  no  se  moudlaieut  pas  le  peiit  doigt,  et  quand  elles  me  virent 
toute  bleue  sous  cette  eau  toute  froiue,  elles  sourirent  et  se  moquèrent 
de  mon  fanatisme  de  propreté. 

Api  è5  avoir  re  vêtu  nos  ti  isies  robes,  nous  fûmes  à  la  messe  et  à  la  prière. 
Ce  n'était  plus  là  quelques  paroles  au  bon  Dieu  en  lui  demandant  la  sa- 
gesse pour  soi,  la  sanié  pour  les  siens;  c'était  une  grande  prière  lue  dans 
UQ  livre.  Le  pape,  le  roi,  les  évêques ,  les  diacres,  archidiacres,  tous  les 
ordres  avaient  leur  oraison.  Les  petites  filles  achevaient  leur  sommeil  sur 
leurs  genoux;  les  granles  répétaient  leur  leçon  ou  quelquefois  même 
achevaient  un  roman  prêty  en  cachette,  pendant  cette  heure  d'église.  En- 
suite on  se  mettait  en  rang  pour  aller  manger  une  mauvaise  soupe  au  ré- 
fecto  re,  et  de  là  on  vous  laissait  quelques  momens  dans  les  cloîtres  jus- 
qu'aux heures  des  classes. 

11  fallait  apprendre  s. s  leçons,  mais  les  amies  se  groupaient  et  cau- 
saient en  riant  sous  leurs  livres.  Toutes  me  regardaient  avec  la  sotte  cu- 
riosité des  pfnsionnaires;  Marie  me  présenta  a  plusieurs  élèves,  et  dès 
ce  premier  moment  j'entrai  dans  le  parti  des  napoléonisies  enragées.  A 
l'heure  des  leçons  je  fus  interrogée.  Ayant  étudié  presque  seule,  j'avais 
parcouru  mes' livres,  et  je  savais  un  peu  de  tout  sans  rien  savoir  parfai- 
lemen'.  L'embarras  était  grand  pour  me  classer;  enfin  je  pus  obtenir  de 
rester  dans  la  division  de  Marie, en  promettant  de  repasser  les  autres  clas- 
ses en  dehors  de  mes  leçons.  J'avais  une  facilité  qui  me  rendit  cette  tâche 
très  facile.  Comme  je  san, dotais  au  lieu  de  profiter  de  la  permission  de 
ne  rien  faire,  qui  éiait  accordée  à  ce  premier  jour  d'entrée,  on  me  pro- 
posa d'aller  élu  lier  mon  p-aiopour  me  distraire.  Je  crus  devenir  sourde 
en  enirant  dans  une  salle  renfermant  cinquante  pianos,  tous  joués  en 
même  temps,  et  qui  faisaient 'ine  infernale  harmonie  de  gammes,  sona- 
tes, valses,  exercices,  romances,  cadences,  tous  les  degrés  de  forces, 
tous  les  genres  de  musique  se  confondant,  se  heurtant,  ec  faussant.  Je  me 
mis  à  un  piano  ;  mais  les  touches  restèienl  muettes  et  furent  seulement 
mouillées  de  mes  larmes. 

A  deux  heures  on  sonnait  le  dîner,  et  après  le  dîner  une  longue  ré- 
création se  passait  dans  le  jardin,  Marie,  assez  ennuyée  de  ma  tristesse 
incurable,  m'abandounasur  un  banc,  et  je  me  misa  réOéchir  à  mon  es- 


(1)  Extiait  (te.>  Mérnpires  de  madame  /.afarge,  qui  paraissent  chez  Uené, 
éditeur,  rue  de  Seine,  33. 


clavage,  à  pleurer  mon  père,  Antoine,  ma  mère,  ma  bonne.  Une  élève  en 
passant  dit  assez  haut  :  «  Quelle  sotte  pleurnicheuse  !  »  Ce  mot  me  ré- 
veilla ;  j'essuyai  mes  larmes  et  lui  demandai  si  elle  n'avait  pas  aussi  pleu- 
ré en  quittant  son  père. 

—  Ma  petite,  si  tu  n'es  pas  contente,  va  rapporter...  répondit-elle  en 
riant. 

—  Rapporter...  que  vous  êtes  sotte  et  méchante...  Ce  ne  doit  pas  être 
une  nouvelle  pour  ceux  qui  vous  connaissent,  u  L'élève  était  une  royaliste 
hypocrite  et  détestée;  on  trouva  ma  réponse  fière,  peu  paiienle,  très  jus- 
tement appliquée,  et  je  gagnai  une  euiiemie  et  dix  amies.  On  se  remit  au 
travail,  et  je  lus  mandée  chez  la  suriniendante,  qui  me  fit  les  plus  admira- 
bles remonirances  et  me  prêcha  la  soumission  en  personne  instruite  de 
mon  penchant  à  un  défaut  ou  à  une  vertu  contraire. 

A  huit  heures,  le  souper;  nouvelle  prière  interminable,  et  puis  le  cou- 
cher. Il  y  avait  un  petit  comité  impérial  sur  un  lit  du  dortoir;  j'y  fus  ad- 
mise ;  j  y  giignai  un  gros  rhume  et  une  punition  pour  mon  lendemain. 

Il  me  fallut  quelque  temps  pour  comprendre  ma  nouvelle  existence,  et 
jamais  je  ic  pus  m'y  habituer  :  je  ne  savais  pas  marcher  avec  une  longue 
robe;  vingt  fois  par  jour  j'oubliais  qu'il  n'était  pas  séant  d'ouvrir  et  de 
fermer  une  porte  sans  faire  la  révérence  ;  j'oubliais...  qu'un  sac  au  bras 
était  une  seconde  pudeur  dont  une  fille  modeste  fie  devait  pas  se  dépar- 
tir ;  eûliii  j'eus  souvent  l'inconvenante  légèreté  de  descendre  au  réfectoire 
sans  avoir  enterré  ma  tête  sous  un  immense  chapeau  !  Si  j'ajoute  à  tout 
cela  que  je  ne  savais  pas  parler  bas,  que  je  riais  sans  me  cacher  sous  mes 
cahiers,  et  que  je  dérangeais  constamment  le  symétrique  alignement  des 
rangs  de  ma  classe,  on  comprendra  que  j'avais  toujours  la  honte  de  por- 
ter mon  chapeau  à  l'envers,  ce  qui  était  la  punition  ordinaire  d'une  tenue 
tant  soit  peu  indépendante. 

Autant  l'esclavage  de  nos  faits  et  gestes  était  insupportable,  autant 
la  liberié  de  nos  pensées  était  immense  ;  nos  maîtresses  ne  causaient 
jamais  avee  nous  ;  nous  échangions  tout  à  notre  aise  les  idées  les  plus 
fausses.  Notre  tenue  était  la  garantie  de  nos  perfections  morales,  comme 
nos  sacs  et  nos  chapeaux  étaient  celle  de  nos  vertus.  Si  je  pm's  en  ju- 
ger en  me  servant  de  mes  souvenirs  de  dix  ans,  je  crois  que  la  partie 
des  études  était  mieux  comprise  et  mieux  soignée;  on  apprenait  sérieu- 
sement le  fond  de  chaque  chose;  on  se  rendait  compte  de  ce  que  l'on  sa- 
vait, et,  comme  il  était  inutile  d'être  de  pi/tiis  êtres  prodigieux,  une  jeune 
fille  qui  sortait  de  St-Denis  après  avoir  passé  toutes  ses  classes  était  asse* 
réel'ementinsiruiie.  On  avait  aussi  le  bon  esprit  de  défendre  aux  élèves  la 
pluralité  des  ans  d'agrément;  on  comprenait  qu'il  était  impossible  de  faire 
utilement  marcher  de  front  la  musique  et  le  dessin.  H  faut  un  peu  d'amour 
pour  comprendre  les  arts,  et  cet  amour  partagé  n'est  plus  qu'un  goût  qui 
mène  à  la  médiocrité. 

Tout  dans  l'éducation  doit,  ce  me  semble,  avoir  un  but  moral,  et  ce 
n'est  pas  en  surchargeant  le  cerveau  de  mille  choses  très  superficielles 
qu'on  peut  arriver  à  rintelligence  de  l'arae.  L'histoire  que  l'on  fait  réciter 
à  des  enfans  comme  à  des  perroquets;  celle  qui  vous  apprend  que  Clodiou 
avait  une  belle  chevelure,  que  Pépin  était  un  tout  petit  usurpateur,  qu'un 
des  Philippe  deValois  était  beau  tandis  que  l'autre  était  hardi,  est  une  no- 
menclature aussi  fatigante  qu'inutile  ;  mais  l'histoire  étudiée  à  foud  est 
l'étude  la  plus  philosophique;  elle  nous  montre  les  royaumes  comme  des 
grands  ihéàires  où  se  jouent  nos  passions,  et,  en  nous  apprenant  les  évé- 
nemens,  elle  nous  apprend  les  hommes  qui  en  sont  le  mobile.  Il  en  est 
ainsi  de  la  musique;  la  science  des  contre  danses  et  des  airs  variés  peut 
éveiller  un  écho  de  danse  dans  une  jeune  tète  ;  mais  les  sublimes  sympho- 
nies de  Beethoven,  les  divines  pensées  de  Mozart  vont  chercher  le  cœur, 
l'agrandissent  et  relèvent,  par  le  sentiment  de  la  perfection  humaine,  vers 
la  grande  perfection  divine  qni  est  noire  Dieu. 

On  trouve  que  les  femmes  peuvent  êire  futiles  et  superficielles  ;  je  ne  le 
pense  pas  ;  mais  seulement  il  faut  que  sur  des  bases  d'ailleursselidesj  on  leur 
ne  laisse  les  dehors;  il  faut  apprendre  aux  jeunes  filles  à  parer  leurs  âmes 
aussi  bien  qu'on  leur  apprend  à  parer  leurs  figures;  il  faut  qu'elles  soient 
nobles  parle  cœur,  afin  que  leur  front  brille  et  attire  le -respect,  afin  que 
leurs  yeux  rellètcnt  laboniéctramour,  ciquetouten  elles  soit  la  grarieuse 
traduction  de  gracieuses  pensées.  Surtout  ne  cherchez  pas  à  changer  leur 
nature  primitive  ;  chacun  de  nos  défauts  tient  par  un  côté  à  une  qualité  : 
l'orgueil  peut  devenir  une  noble  fierté  ,  la  coquetterie  un  aimable  désir 
de  plaire.  Amélio''ez  ;  mais,  s'il  vous  est  donné  de  redresser  ces  jeunes 
plantes,  n'oubliez  pas  qu'où  est  coupable  de  les  ployer  sous  l'impure 
puissance  de  l'hypocrisie. 

Me  voici  bien  loin  de  mes  douze  ans  ;  je  m'oublie  dans  ma  vieillesse 
présente;  rendons  vite  ma  pensée  aux  souvenirs  du  passé,  et  redevenons 
enfant  sous  les  grands  cloîtres  de  notre  antique  abbaye.  Tout  le  temps 
que  ma  mère  resta  à  Paris,  je  la  voyais  le  dimanche,  et  ces  entrevues 
étaient  un  supplice.  Elle  ne  venait  jamais  seule  chez  Mme  de  Bourgouing  ; 
j'étais  trop  fière  pour  pleurer  dans  ses  bras,  et  je  me  rappelais  toujours 
que  sa  volonté  seule  m'exilait  de  tous  les  miens.  On  peut  sans  se  plaindre 
souffrir  par  les  indifférens  ,  par  les  événemens  ;  mais  souQiir  par  ceux 
que  l'on  aime,  c'est  une  torture  de  tous  les  insians.  J'étais  injuste  sans 
doute;  ma  mère  croyait  que  mon  caractère  se  ferait  aux  esclavages  de 
la  vie  sociale ,  par  cette  sévère  et  monastique  discipline;  hélas!  mon  es- 
prit devait  se  révolter  au  lieu  de  se  soumettre ,  et  sous  le  joug  je  com- 
pris davantage  le  prix  et  la  passion  de  la  liberté.  Mes  heures  de  leçoa  se 
passaient  rapidement;  l'étude  était  un  plaisir  pluiOt  qu'une  fi'i?'io'  i-,. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


41 


vais  de  l'ambiiion,  et  je  ne  savais  dans  les  classes  occuper  que  les  prc- 
miiïres  places;  mais  à  peine  l'heurcde  la  récréation  était-elle  arrivée  que 
je  secouais  mes  chaînes  et  quelquefois  les  brisais. 

Saint  Denis  était  divisé  en  deux  cauips  toujours  en  hostilité;  la  plupart 
des  élèves,  lilles  d'anciennes  épées  iinpi^riales,  vénéraient  l'idole  de  leur 
père  et  lui  gardaient  un  culte;  quel(|ucs  autres,  lilles  d'émigrés,  étaient 
royalistes  enragées,  et  faisaifnt  un  usurpiitcur  de  notre  dieu.  Les  chefs 
de  parti  s'emparaient  des  nouvelles  arrivées,  leur  apprenaient  les  chan- 
sons de  Béranger  ou  les  hymnes  sur  la  naissance  du  duc  de  Bordeaux. 
Toutes  les  petites  jambes  étaient  au  service  des  fortes  tèi'^sde  quinze  et 
seize  ans;  elles  perlaient  les  lettres,  accaparaient  le;  punitions,  et  pour 
récompense  recevaient  un  morceau  de  ruban  tricolore,  un  aigle,  ou 
mieux  encore  le  portrait  du  petit  roi  de  Rome.  Tout  cela  était  gradué 
d'après  les  services  rendus.  Chacune  des  grandes  élèves  avuit  une  oa 
plusieurs  filles  d'adoption,  espèce  d'esclaves  qui  se  vendaient  pour  un 
peu  de  protection.  Je  ne  me  soumis  pas  à  cette  nécessité  ;  je  servais  et 
me  battais  en  volontaire,  et  quand  j'étais  bien  triste  j'allais  m'asseoir  au 
pied  d'un  gros  arbre  qui  me  rappelait  un  des  tilleuls  de  mon  Villers- 
Uellon. 

Si  j'étais  bien  déraisonnable,  Marie  Daumesnil  partageait  mes  folles 
escapades  et  puis  la  punition  méritée.  Tout  était  en  commun  entre  nous; 
nos  mères  avaient  la  permission  de  nous  appeler  toutes  di'ux  les  jours  de 
leurs  visites,  et  les  mêmes  sermons  allaient  corriger  nos  défauts.  Le  soir, 
quand  tout  reposait,  nous  causions  des  absens,  des  vacances  à  venir,  de 
son  frère,  de  ma  sœur,  et  Marie  ne  savait  plus  s'endormir  sans  avoir  une 
de  mes  oreilles  dans  sa  main.  Quand  le  maréchal  Macdonald  venait  visi- 
ter la  maison  royale,  on  m'amenait  devant  lui  ;  il  me  faisait  deuv  ou  trois 
questions  dont  il  n'écoutait  pas  les  réponses,  et  me  congédiait  par  un  pe- 
tit soufflet  sur  la  joue.  Mme  de  Bourgoing  était  aussi  pleine  de  bonti's 
pour  moi  ;  c'était  une  excellente  femme,  fort  digne  sous  le  grand  cordon 
delà  Légion-d'IIonneur,  et  s'orcupant  très  peu  de  son  ada;inistration.  Elle 
perdit  pendant  que  j'étais  à  Saint-Denis  une  belle-lille  (|u'elle  adorait,  et 
toutes  ses  facultés  furent  p  iralysi^es  par  le  deuil  de  son  cœur.  Je  me  rap- 
pelle que  ce  qui  me  plaisait  surtout  dans  ces  visites  à  la  surintendante, 
c'était  la  possibilité  de  descendre  seule  les  grands  escaliers,  de  traverser, 
sans  être  en  rang,  les  longs  cloîtres  qui  menaient  de  nos  classes  à  ses  ap- 
partemens.  J'escalada's  les  marches  quaiie  à  quatre,  et,  alors  qe.e  j'étais 
bien  sûre  d'être  seule,  je  faisais  le  trajet  en  sauts,  en  pirouettes,  et  j'arri- 
vais avec  un  front  brûlant  et  une  gravité  très  cj-soulUée  que  me  valaient 
mille  questions,  augmentées  d'un  discours  sur  les  convenances  et  h  tenue 
des  jeunes  personnes. 

J'allais  aussi  quelquefois  auprès  de  Mlle  Fleurot,  qui  était  i.ovice  et  par- 
foitement bonne  pour  moi;  c'était  une  aimable  personne,  sans  fortune, 
qui  devait  rester  dame  dans  la  maison,  mais  qui  en  sortit  pius  tard  pour 
l'aire  une  éducation  particulière. 

Vers  le  mois  de  janvier  j'eus  une  iuQammation  d'estomac,  et  ma  bonne 
tante  Garât  remplaça  ma  mère  par  ses  soins  et  ses  visites  multipliées. 
Elle  m'obtint  un  congé  d'un  mois  que  je  passai  chez  elle,  bénissant  mon 
estomac  de  s'être  si  convenablement  entlammé  au  moment  du  jour  de 
l'an.  On  me  donnait  toute  sorte  de  plaisirs.  M.  de  Brack  venait  quelque- 
fois me  prendre  pour  toute  la  journée.  O  !  que  mon  cœur  battait  quand 
je  m'élançais  près  de  lui  dans  son  léger  tilbury  !  il  me  faisait  faire  des 
visites,  me  donnait  à  dîner  au  Café  Anglais,  puis  me  menait  au  specta- 
cle, et  je  rentrai-  le  soir  chargée  de  bonbons,  de  joujoux  et  de  souve- 
nirs. Je  me  rappelle  encore  deux  visite  qu'il  me  ht  faire  :  la  première 
était  chez  M  Cuviei  ;  on  non  conduisi  dans  un  cabinet  de  travail,  où  le 
grand  savan  étai  à  moitié  endorra  su.  son  fauteuil,  tandis  qu'une  jeune 
et  belle  personne  qui  étai  sa  fille,  lu  'lisait  un  manuscrit.  J'avoue  .i  ma 
honte  qu'au  bou'  d'un  quart  d'heure  j  bâillais  doucement  en  écoutant  la 
conversation,  qui  devait  être  intéressante,  et  que  Mlle  Cuvierfut  obligée, 
pour  m'évcillcr,  de  me  faire  admirer  toutes  les  jolies  petites  bctes  de  son 
beaujardin. 

La  seconde  visite  fut  chez  Mlle  Mars  ;  j'en  avais  tant  entendu  parler, 
que  j'étais  déjà  pleine  d'admiration  en  entrant  dans  son  gracieux  petit 
bôtel,  situé,  je  crois,  rue  du  Mont-Blanc.  Elle  était  assise  sur  une  chaise, 
assise  tout  aussi  simplement  que  s'asseyent  les  pi'rsonnes  qui  ne  sont  pas 
elle.  Sa  toilette  était  un  grand  peignoir  blanc,  sa  (igure  nullement  frap- 
pante. M.  de  Brack  lui  dit  ma  curiosité  ;  elle  rit,  m'embrassa  et  medonna 
quelques  marrons  glacés.  Assez  désappointée,  mes  yeux  n'avant  rien  vu 
de  très  prodigieux,  je  n'espérais  plus  qu'en  mes  deux  oreilles,  et  me  voilà 
écoulant.  Elle  se  mil  ii  parier,  avec  la  plus  délicieuse  voix  du  monde,  de 
terrain,  de  spéculation,  des  rentes,  des  variations  de  la  Bourse.  Je  ne 
comprenais  pas,  mais  j'écoulais  ces  sons  comme  une  musique  enchante- 
resse, et  il  me  semble  aujourd'hui  queje  dus  éprouver  la  sensation  dnu^'e 
et  pénible  qui  vous  saisit  en  retrouv.mt  sous  la  prosaïque  mesure  d'une 
contredanse  l'air  touchant  qui  la  veille  nous  fut  pleuré  par  la  «irisi. 

Pendant  ce  mois  de  guéiison  on  me  mena  ;>  rOp(^ra  et  à  la  Porte  St- 
Martin  où  les  Petiu-s  Danaid'S  me  semblèrent  la  plus  divertissante 
chose  de  ce  monde.  Mais  ce  qui  me  frappa  par-dessus  tout,  ce  qui  me 
rendit  toute  Gère,  toirt  heureuse  .  fut  un  ^«(  (/'fH/"(ini  au  Palais-Hoyal. 
Quand  un  grand  laquais  galonné  vint  me  remettre  la  princièrc  invitation, 
quand  M.  de  Brack,  qui  était  chez  ma  aiite  ,  déclara  (lu'il  me  donnait 
toute  une  toilette  de  Victorine ,  je  compris  les  ilélices  dj  Ceudrillou  ,  et 
lie  lui  enviai  pas  sa  marraine,  moins  parfaite  que  mou  cher  parrain. 


Ce  beau  jour  de  bal  arriva  ;  il  fallut  d'abord  supporter  le  supplice  de 
cinquante  papillotes  qui  devaient  faire  friser  mes  cheveux  naturellement, 
puis  on  me  mit  ma  jolie  robe  de  crêpe...  j'y  étoulTais  bien  un  peu,  mais 
je  pris  du  courage  en  me  regardant  dans  la  glace.  Enfin  ,  mes  souliers , 
en  îillant  à  ravir  ,  ajoutaient  leur  torture  à  toutes  celles  que  je  souffrais 
déjii  pour  être  belle.  Nous  arrivâmes  au  moment  où  la  duchesse  de  Berry 
ouvait  le  bal  par  un  quadrille;  elle  avait  une  robe  de  crêpe  blanc  gar- 
nie de  plumes  roses  et  blanches,  une  guirlande  des  mêmes  plumes  dans 
les  cheveux;  sa  toilette  était  plus  jolie  que  sa  figure.  Puis  je  vis  Made- 
moiselle, la  grande  Mademoiselle,  qui  me  sembla  une  princesse  pédante. 
Je  vis  aussi  toutes  les  gracieuses  princesses  d'Orléans,  et  je  dansai  un 
grand  galop  avec  le  duc  de  Nemours.  Monseigneur  n'était  jamais  à  la  me- 
sure, il  m'écrasait  les.  pieds  ,  se  faisait  traîner,  et  je  fus  aussi  fatiguée  que 
Ualtée  de  cet  honneur  insigne. 

On  me  ramena  à  Saint-Denis,  la  tête  si  pleine  de  tous  mes  plaisirs  ,  et 
l'imagination  si  fortement  exaltée,  qu'au  bout  de  trois  semaines  de  regrets 
et  de  rêves  je  fus  dangereusement  malade  d'une  fièvre  cérébrale  augmen- 
tée d'une  lluxion  de  poitrine.  On  écrivit  à  mon  père  qu'il  n'y  avait  plus 
d'espoir;  et  lorsque  ma  mère  arriva  courrier  par  courrier,  j'étais  au  plus 
mal  et  sans  coiiiiaissaace.  Dans  mon  délire  je  l'appelais;  je  lui  disais  que 
l'abscn'e  m'ivait  tuée,  et  que  je  m  ;urais  par  sa  volonté,  par  l'oubli  de 
mon  père.  Cet  état  dura  quinze  jours;  ma  mère  en  fut  si  frappée  qu'elle 
se  déiida  à  me  retirer  de  Saint-Denis,  et  la  première  parole  qui  arriva  ii 
mon  oreille  quand  je  fus  sauvée  fut  une  promesse  qui  me  rendait  à  ma  vie 
d'allection  et  de  liberté. 

V. 

Aussitôt  qu'il  fiitpossibledc  me  transporter,  je  me  trouvai  aimée,  libre, 
gâtée  à  Villers  Ihllon,  avec  la  défen-e  de  faiie  travailler  ma  pauvre  tète, 
et,  par  ordonnance  de  M.  Marjolin,  à  l'abri  des  sermons,  des  leçons  et 
des  plus  petites  contradictions.  Quel  bel  été  !  Confiée  aux  soins' de  ma 
bonne  Lalo,  je  passais  mes  journées  dans  les  bois,  j'allais  visiter  les  bra- 
ves paysans,  porter  des  fruits  auv  moissonneurs  et  changer  les  blancs  gâ- 
teaux de  mes  goùttrs  contre  leur  pain  noir;  puis,  quand  venait  le  soir,  je 
rentrais  sur  les  charriots,  cachée  au  milieu  du  foin  od(n:ant  ou  des  ger- 
bes dorées,  et  mon  grand-père  souriait  à  mes  joies  champêtres,  et  ma 
mère  aux  belles  couleurs  que  je  reprenais  sous  les  rayoï.s  du  soleil. 
Quand  vint  lautoaine  et  M.  Elmore,  mes  plaisirs  devinrent  plus  vif; en- 
core ;  on  me  permit  d'apprendre  à  monter  à  cheval  ;  je  me  rappelle  la 
première  leçon  :  on  me  mit  sur  une  jolie  jument  grise,  et  je  fis  le  tour 
de  la  cour,  accompagnée  des  recommandations,  des  craintes,  des  angois- 
ses de  toute  la  maison;  ensuite  M.  Elmore  obtint  la  grande  faveur  de  me 
mener  dans  les  champs  ;  il  attacha  mon  cheval  au  sien  par  une  grande 
corde,  me  dit  :  «  Tenez-vous  bien,  n'ayez  pas  peur,  »  et  faisant  succéder 
le  irotau  pas,  et  le  galop  au  trot,  le  saut  d'un  grand  l'ossé  au  saut  d'un  pe- 
tit fos«é,  me  fit  comprendre  les  joies  d'une  cuuise  rapide,  d'un  danger 
allVonté,  des  dilTicullés  vaincues.  Je  fus  long  temps  sans  a\ouer  mes  péril- 
leux exploits,  et  quand  on  les  découvrit,  j'y  étais  si  bien  aguerrie,  qu'il 
fallut  trembler  sur  le  passé  et  permettre  mon  expéiicnce  présente. 

Villers-Ilellon  était  très  brillant  :  on  jouait  la  comédie,  on  faisait  de 
belles  parties  de  forêt.  Il  y  avait  beaucoup  de  monde,  entr'aures  M.  de 
Lassusse,  capitaine  de  vaisseau  ;  on  le  disait  élégant,  aimable,  spirituel; 
il  était  bon  pour  moi  et  je  l'aimais  assez  quoique  mon  ami  M.  Elmore  le 
trouvât  odieux,  je  sais  pourquoi...  sans  doute  pour  être  d'un  avis  dilTéreut 
de  celui  de  Mme  Elmore. 

M.  de  Moniroiid,  intime  ami  de  mon  grand-père,  vint  aussi  le  voir  pen- 
dant quelques  Jours;  il  était  bien  gai,  bien  aimable;  mais  malheurcase- 
ment,  quand  il  ouvrait  la  bouche,  on  m'exilait  du  sjlon.  Il  paraît  qu'il 
fuyait  ses  créanciers  et  que  son  cœur  s'ouvrait  aux  anciens  souvenirs 
alors  que  sa  bourse  se  fermait  à  de  nouvelles  dettes,  lue  belle  matinée, 
ne  sachant  que  faire  de  son  temps,  il  prit  un  fusil,  et  de  la  fenêtre  de  sa 
chambre  se  mit  à  faire  d'admirables  coups  doubles  sur  nos  inuocens  ca- 
nards ;  tous  périrent,  et  mon  grand-père,  qui  trouvait  la  plai.>an'.erie  trop 
complète,  ordonna  à  son  cuisinier  de  ne  faire  paraître  sur  la  table,  pen- 
dant six  joi;rs,  que  les  pauvres  défunts.  M.  de  Montrond  dut  manger  des 
canards  rfttis,  bouillis,  aux  navets,  en  salmis,  en  suprême,  en  pâtés,  eniin 
il  se  sauva  je  ne  sais  où  de  ses  victiyies ,  et  il  quitta  Viilers-ljellon  pour 
aller  plus  loin  oublier  les  créanciers  et  !?s  canards. 

Un  jour  on  lui  demandait  ce  qu'il  ferait  s'il  av.dt  cinq  cent  mille  livres 
de  rente;  mais  par  Dieu  je  ferais  des  dettes,  répondit-il  avec  l'air  le  plus 
naturel.  M.  de  Montrond  avait  été  avec  mon  grand-père  très  à  la  mode 
sons  le  directoire  ;  iU  parlaient  souvent  ensemble,  mais  si  bas  queje  ne 
pouvais  entendre,  de  Mnics  Rol'and,  Tallien,  deGenliselde  Staê'.  Celle 
dernière  aimait  assez  mon  grand-père  et  disait  qu'il  était  la  plus  spirituel- 
le de  ses  b('ics. 

Au  mois  de  novembre  nous  partîmes  pour  Strasbourg  ;  il  était  huit  heu- 
res du  matin  quand  nous  arrivâmes  au  haut  de  la  desrente  de  Saverne  ; 
le  soleil,  en  te  levant,  relléiaii  ses  r.ivons  chauds  et  pourprés  sur  l<>s 
froides  neiges  des  montagnes  de  la  Foret-Noire.  11  faisait  chatovcr  leurs 
crêtes  comme  de  pures  opales  sur  la  robe  bleue  du  ciel.  Les  vapeurs  ilu 
Uhin  tremblaient  il  leurs  pieds  en  fanias<iues  nuapes  ,  et  la  m\$ti  rieuse 
ûèche  du  clocher  de  Strasbourg  dessinait  sa  grandiose  Giitésur  ce  mobile 
horizon.  Nouvelle  échelle  de  Jacob,  elle  semblait  joindre  le  ciel  à  la  ierr« 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


et  poricrjitsqu'aux  pieds  de  notre  pc're  céleste  la  croiï,  symbole  de  tou- 
les  los  soiiflVaiiccj  ei  de  toutes  If  s  ejtpéranccs  ! 

D>m5  un  loinliiin  plus  iMppioclié,  île  ricbes  campagnes  et  de  beaux  vil- 
lasps  ;  à  druiie,  la  thaiiie  des  Vosges  avec  ses  snjjius  iioiis  et  ses  rtiues 
golliiqucs;  à  nos  pieds,  Saveruc  se  Ki'oupant,  coquette  sdt  sa  petite  colli- 
lie  ,  lai'saiii  (  liiiccli  r  les  \iijts  de  ses  leuèlres  ,  qui  foriraieut  des  ogives 
de  feu  au  milieu  de  la  verdure  fiileuse  de  ses  lierres  rampans,  et  envoyant 
au  ciel  la  l'uiuée  de  ses  toi^s  comuic  un  capricieux  lio^iimiigc  de  son  ré- 
veil. 

J'adinirnis  de  toute  mon  ame  ce  nia^niiique  siicciacle  ,  quand  les  pns 
d'un  dii'val  et  le  baiser  du  retour  que  me  duiinail  mon  piire  vinrent  dou- 
bler mes  extases.  Je  montai  avec  lui  sur  le  siège  de  li  voitcrc  ,  et  jusqu'à 
Strasbome  nous  jouîmes  de  nous  et  de  la  iiaïuie,  du  boiilieur  de  la  rcu- 
nioti  et  de  la  plus  belle  mâtiné.'  d'aïuomne. 

A  nnn  arrivée  il  fallut  repreiidie  nie^  ttu.les  interrompues  depui-i  six 
m  'is  ;  avec  les  fraSrlies  couleuis  de  la  santé  revinrent  les  leçons  et  les 
sermons.  J'eus  un  bon  maître  de  piano  ,  un  ûisiie  de  liiiéialure  et  d'uis- 
ttiire  ;  un  excelleut  abbé  de  régiment  me  prL'p;iia  t  pour  ma  preaiièic 
communion  ,  et  w\  maître  d'f.rmes  me  donnait  de  lagilité  et  de  la  force. 

ftlonpére  me  réseivait  tout  le  temps  (jui  n'était  pas  destiné  à  ses  sol- 
dats ;  nous  allions  visiter  les  exercices  au  fusil  sous  les  remp.Mts  ;  nous 
montions  a  cheval,  et  quand  la  pluie  nous  retenait  à  la  maison  nous  fai- 
sions (les  armes  ensemijl'j.  Jen'étas  pas  très  foi  te  pour  parer  les  coups, 
mais  j'attaquais  souvent  avec  bonliear,  et  quand  j'étais  vaiinpicur  ,  quarl 
mou  lleuret  avait  louelié  un  de  ses  boutons  ,  ce  bon  père,  joveux  et  lier, 
me  racontait  peur  ma  récompense  l'iiisloire  de  Mme  Guilleuiinci.de  Itluie 
de  Boncbampct  des  autres  leiiinies  héroïques. 

J'allais  paiser  mes  dimandr  s  chez  Mme  de  T...  ;  elle  était  l'amie  intime 
de  ma  mfcre  ;  je  lis  coaiiaissanee  avec  si'S  (ilies;  nous  fûmes  bienlôt  io.'.é- 
parables.  C'tte  famille  était  une  des  plusaiaiables  et  des  plus  considérées 
de  Strasbouif;. 

Mme  de  T***,  encore  charmante  à  quarante  ans,  avait  eu  une  jeunesse 
très  edmirée  et  follement  joyeuse.  A  sa  première  ride,  p^ut-èiro  pour 
changer  usie  dernière  fois,  elle  se  lit  quakeresse,  ses  beaux  yux  i.'eireni 
plus  d'amom-  que  pour  le  ciel,  et  elle  eut  ses  coiiviTiis  comme  elle  avait 
eu  ses  admirât'  urs.  M.  de  T...  état  b.-.nquier,  ni  graiirl  ni  peiit,  ni  imi- 
gre  ni  gros,  ni  vieux  ni  jeune  ;  il  avait  pres(]ue  assej  de  Um  sens,  pr.  S(pic 
cssr-7,  d'esprit,  presqe.e  ass'  i  rie  catur.  iMmc  de  T...  avait  une  iilie  ai  ne 
qui  eût  été  jolie  si  ses  j-eeurs  l'eusseni  été  un  peu  moins  ;  un  (ils,  l-'erdi- 
uand,  qui  était  un  précieux  jeune  homme.  Mes  amies  éta ciit  deux  ravis- 
soiilcs  créatures  :  Jenny,  bcll.j  comme  nous  rêvions  les  reines  an  temps 
où  l'on  y  croyriif,  grande,  svelte,  avec  une  couronne  de  blonds  chcv.  ux 
et  de.s  yeux  noirs,  était  lière,  dédaigneuse,  et  possédait  asse^ d'originalité 
pour  se  pas?er  d'esprit;  Marie,  rieuse  et  biune  jeune  lilie,  qui  a\ait  de 
gTasds  yeux  bleus  volés  sous  un  soyeux  rideau  de  cils  noirs,  était  fran- 
chement bonne,  roquetie  et  alléciueuse. 

Nos  jours  de  reciéations  se  pa>saient  ensemble  dans. une  pette  cam- 
pagne qui  leur  app'^rtenait,  à  une  liiue  de  la  ville  et  sous  la  sureillance 
de  i)o;ri.'  bonne  Ursule.  Noos  bravions  les  froids  de  l'hiver  pour  coeiir 
dans  ie  jaidin;  ti'ntôl  nou^  balaneaiit  d.U!S  une  légère  es  ai poleiic  jus- 
c,u"jux  cime.;  des  sapins,  tantôt  grimijées  .sur  des  échasses,  faisant  des 
courses  au  milieu  des  neiges, et  puis,  qiiaml  nous  étiuns  un  peu  mortes  de 
fatigue,  allant  nous  coucher  fOUS  la  chaude  li.ileine  des  belles  vaches  suis 
ses  ipii  remplissaient  les  é;aliles,  lit,  cau<aiit  des  joies  du  lendemain  ou  de 
celles  de  la  veille,  ip.ii'l<|Uilois  même  rêvant  tout  haut  d'avenir,  de  maris, 
i\f  bal:,  de  pciit?  cnfans.  Nous  faisions  aussi  dans  ces  mdiiieiis  de  lalme 
qni-l(pi"s  ouvr.igcs  d'aiguille  que  nous  vcndiocs  à  nos  fauiilles  au  profit  des 
ci.fins  malheur,  ux! 

Aiit mine,  trop  j-nin.^  ciforc  pour  être  de  notre  grand  trio,, était  par- 
faite pour  faire  nos  rommis<ions,  pi.uir  se  laisser  protéger,  gouverner  p  ir 
notre  vieil'C  exp''rieiice-,  c'était  alors  une  charmante  enfant,  donce,  ca- 
ressante, jolir,  g.'iiée  par  ma  mère  autant  (|ue  je  l'étais  par  mon  père. 

r.la  mère  recevait  souvent  le  soir;  nuiis  aussitôt  que  neuf  heures  son- 
naient et  amenaient  du  monde,  tious  allions  nchevcr  la  soirée  dans  noire 
«hambre.  Mon  père iletesiait  de  nous  voir  dans  te  salon  comme  de  pe- 
tites poupées .  et  moi-même  j'avais  l'horreur  de  ces  complimens  ,  de  ces 
attentions  qui  oemblaieni  un  tavicc  de  ()lus  pour  les  pauvres  olli- 
ciers. 

J'étais  devenue  très  sauvage  ,  non  point  par  timidité ,  mais  par  un  or- 
gueil qui  m'avîit  révélé  la  nullité  de  mes  jeunes  douze  ans  et  par  l'habi- 
Uide  que  j'avais  de  ne  me  trouver  jamais  qu'avec  les  personnes  qui  pou- 
v.iicni  m'âimer  pour  moimémc;  dans  ce  nombre,  et  pir  dessus  tout ,  il 
fal'ait  compter  le  !ils  du  général  Neigre,  lieutenant  d'infanterie. Quanti  ma 
mère  surtait  le  soir  ,  il  venait  chez.  nous,  changeait  son  habit  contMi  un 
tablier,  et  nous  faisons  d'adL.liraMes  bonbons  ,  des  parties  entraînantes 
do  cache-cache  ou  de  Colin-Maillard  ;  nous  bouleversions  tout ,  nous  es- 
caladions les  plus  hautes  ai  moires  .  ou  bien  nous  restions  étouflés  dars 
une  impereei^tibie  cachette.  Ouelle  émotion  ,  alors  que  les  pas  appro- 
chaient, quand  nr.  s-niille  eiUeurait  nos  fronts,  quand  un  œil  avait  décou- 
vert notre  œil!  Quels  cris,  quels  rires.  lorsr|u'unc  innocente  chute  éten- 
dait fur  le  parquet  le  |)auvre  aveugle  qui  s'était  nop  vivement  baissé 
pour  saisir  sa  proie  !  Quel  bonheur  (juand  mon  père  .  qui  se  sauvait  du 
monde,  reveoait  inaperçu  pour  nous  embrasser,  et  que  le  C'din  Maillard, 
tahûiaaLua  ruban  ,  un  ûcliu  que  nous  «vions  attaché  h  ce  bon  père. 


criait  :  Je  tiens  Marie,  et  ne  tenait  que  le  colonel  !  Oh  les  beaux  soirs  ! 
oh  les  beaux  jour;! 

l'resipic  tous  les  matins,  M.  Neigre  noits  envoyait  son  gros  chien,  qui 
nous  portait  délicatement  et  du  bout  des  lévi-cs  d'cicellei;sgâieaux  ,  et 
soii  s.ipeur  qui  venait  s'infoiiner  de  la  santé  de  Mme  iNeigre  ((jui  .tait  An- 
toidiie)  ;  ma  sceur  griniyàt  sur  les  gciinUA  du  rrdoutable  coaimibi'ioiinai- 
re  et  lui  tirait  la  barbe  en  ailendani  la  possibiliié  de  tirer  les  longues 
moiistai  h 'S  ile  f  on  mari  ;  moi ,  je  fiiisais  l'aimable  avec  le  chien  et  don- 
nais poliment  en  verre  de  lait  à  la  i)éie,  i;!!  verre  de  vin  à  l'hoinme. 

Nous  eûmes  un  gianl  chagrin  ,  Antoninc  cl  moi;  notre  ami  fut  mil 
aux  arrèis  pendant  quiiiZ'!  jours,  et  voici  pourquoi:  la  veide  dj  Noél 
les  bons  bourgeois  de  Strasbourg  pemlent  ii  b'urs  fenêtres  la  v.iiaire 
qui  doit  être  leur  rôti  en  ce  grand  jour  de  fête;  le  supcihe  dindou.se 
b.'lanee  lourdement  à  la  fenéti  e  du  gros  marchand  tandis  r|uc  l'étique  ca- 
nari, pendu  à  la  lucdine  d'une  pau\rc  fami  le,  estlejiiuit  Igci'  de  la 
lui  e  (le  décembre;  or,  celte  année,  pendant  la  nuit,  uu  i.ialin  c>piilviijt 
mettre  la  ci>iiliision  parmi  l.^s  rfitis  sucrt's;  le  pauvre  iiouSel,  ucvriiu  au 
m.'.tiii  uu  superbe  dindon,  ne  fut  pas  réel.mié  ;  m.iis  le  superbe  dinilon, 
dcveiiu  un  maigre  poulet,  atiira  la  foudre  des  ré'lamations  sur  la  lêie.du 
coupable,  et  comme  noire  siècle  iicrédulo  croit  en  la  malice  d'uu  soiïs- 
liciitciiant  plus  facilement  qu'en  l'astuce  d'un  méchant  démon,  u,<f,U;c  aiai 
l'ut  consigné. 

Ces  quinze  j'-iurs  fercnt  longs  ;  pour  prouver  à  notre  pauvre  exilé  que 
n  .us  pensions  à  lui,  nous  mangions  du  pain  tout  sec  à  notre  goùeij  et 
lioti s  lui  einoyioiis  ensuite  le  petit  pot  de  conlittircs  do  Bar  (pii  nous  avait 
été  destiné  ;  puis  il  la  pruineiunle  nous  chnisissioiis  le  rempart  désert -qui 
donnait  sui'  les  fenê.res  de  son  inlii'imrie,  et  nous  coiiiiioiis  au  lé  égra- 
plie  de  nos  bras  les  regrets  de  nos  cieurs...Toii'Lceci  estbienloineiiiiea 
près  de  moi. 

11  y  a  un  moment,  en  pariant  de  N^ë!,  je  me  souvins  des  réjouissances 
que  celte  époipie  ami'iie  (lins  la  vieille  ci;é  alsarieiine.  Qm  Iqics  j  air.') 
avant,  la  place  de  la  Citliédc  rc  bc  couvre  de  baraques  (p.i  sont  garnies 
de  toulç  esi)ècc  de  marcliaiubses.  Les  païens  ont  un  air  uijstérirux,  les 
enl'ansse  loin  sages,  ils  snent  que  le  bon  petit  Jê>us  v.i  r.  naitie  et  que 
par  lui  leurs  plus  beaux  rêves  vont  seréaiier.  Oa  n<i  dort  plus,  on  coiujte 
les  heures,  les  n  inutes;  qi.oid  ar'ive  la  giainlo  nuit,  trois  ou  quatre  gé- 
néraiions  mêlent  lecr  gaiié,  leurs  vœux;  uu  signal  est  donné,  une  porto 
s'ouvre,  et  l'on  I  este  ébahi--'. 

Au  milieu  d'une  vaste  salle  s'élève  un  sapin  dont  le  pied  s'enfonce 
dans  un  énoi  me  giiteau  et  dont  la  cime  élamée  \a  toucher  le  (da'ond. 
Mille  petites  bougies  éiinrellent  entre  ses  noires  aiguille-i,  mille  bonbonà 
les  reliaient  da-is  les  excitantes  facettes  de  leurs  sucres  candis;  de 
beaux  petits  chérubins  bons  ii  croquer  semblent  voltiger  dans  les  liranclics 
de  l'arbre  miraculeux  et  loin  llutier  leurs  rubaus  ;i  devises  éva-igélqucs 
et  sages  sur  les  petits  viiages  ébahis,  qui  ks  conlciapient  de  tous  leurs 
grands  yeex. 

Autour  de  l'arbre  se  gioupent  des  tables  éclairées  d'autant  de  bougies 
que  leur  possesseur  compte  d'années  et  coipieiieiieiit  chargées  des  be.les 
.'urprises  qui  bii  sont  ménagées.  La  des  poupées,  des  joujoux,  des  bon- 
bons ;  ici  (les  liîiiettcs,  une  liible,  le  por.'rait  d'un  nbsi'nt  ;  il  gauclie  uu 
fasil,  une  légère  cravache;  à  droiie  des  gages,  ries  rubaus  et  (les  lleuis  ; 
partout  de  la  joie,  de  l'evtase,  des  reaereiarens,  des  baisers  à  n'§|u  plus 
finir. 

Parmi  lesami>  de  snnn  père  ,  le  meilleur  de  nos  aiiis  était  le  major 
(loger,  excellent  liomnie  qui  pleurait  sa  femme,  élevait  ses  serins  et  nous 
aimait  de  tout  son  c'euc...  tjuus  allions  quelipieris  goûter  chez  lui  au 
milieu  de  viiigi-cimi  canarii  qui  jouaient  en  liberté  dans  le  salon.  Il  y 
aiait  de  belles  petites  nières  de  famille  s'impiiétant  et  voulant  protéger 
leurs  nids,  même  conire  ne.s  regards,  il  y  avait  de  gra.cs  patriarches  q  li 
chaiilalenlau  layoïi  du  .«oleil  ;  de  cofiuelies  serines  qui  cas.saicr.t  déi  ai- 
gneusement  un  grain  de  mibet  et  trempaient  leurs  bers  iiigus  dans  une 
pure  goutte  d'eau;  enliii  de  gros  serins  artistes  qui  faistiient  les  morts 
lorsqu'on  lis  touchait  avec  un  biin  d'herbe,  lapaient  de  l'Ctiis  coups  sur 
la  pendule  quand  on  diMnaiMait  l'heure,  truinaienl  l'aile,  volaient  sur  l'é- 
paule, et  donnaient  desbiiseisii  leur  maître. 

Nous  voyions  aussi  quelquefois  le  colonel  Lechcsnc  cl  sa  femme  :  bons, 
in  lulgens,  ils  avaient  des  en  fans  à  peu  piè.-i  de  notre  âge,  et  étaient,  ainsi 
que  deux  iievcuv  de  mon  père,  sous  oîliciers  dans  son  régiment,  toujours 
a  nos  ordres  et  il  l'alVùt  de  nos  moindres  volontés. 

Eugène  et  Prospcr  venaient  le  soir  pour  nous  donner  des  leçons  tl'é- 
criiuie,  et  ces  leçons  se  passaient  ■>  lare  des  armes,  h  conter  des  histoi- 
res il  Antoninc  ou  bien  à  jouer  des  cltarades'^qu'Ursiile  admirait  toujours 
sans  jamais  les  deviner. 

VI. 

l  [Le  printemps  nous  ramena  à  Villers-Ilellon.  Je  devais  y  faire  ma  pre- 
mière communion  ;  aussi  mon  temps  s'y  écoula-t-il  bien  plus  gravement 
que  de  coutume.  J'allais  souvent  à  l'église,  j'apprenais  mon  catéchisme, 
l'histoire  sainte, les  évangiles;  ma  mère  me  faisait  vsiter  les  pauvres  chau- 
mières vil  il  y  avait  des  secours  à  porter  et  des  peines  à  soulager.  Mon 
grand-père  meconûait  ses  aumônes,  et  j'étais  bien  heureuse  d'être  aimée, 
bénie  en  son  nom. 
Le  Jour  delà  Fêle-Dieu  futlixé  pour  lua  première  communion,  pour  ce 


,:jjçnîi*^»^P?p3ô!E?îN 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


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grand  acte  qui  venait  changer  l'enfant  en  j- une  fille,  qui  allait  m'initieraux 
choses  du  liel  avant  de  in'ouvi-ir  les  poilus  de  la  vie  !  —  Déjà  l'iiture  du 
devoir  approche  ,  peul-C'trc  celle  de  la  SL'duciiuu  ;  le  cœur  i)at  plus  vile  , 
sVlévc  plus  haut;  il  faut  i  ue  égide  il  la  vioige  chréliciina,  et  la  rcliyion 
qui  a  bi'icé  sjii  tniance  prend  son  aiuc;  faible  et  piiri',  y  dépose  ses  véri- 
tés scj  lois,  ti  lui  doine  u:i  refu;;c  contre  les  joies,  les  souurances  de  ce 
nioi.d  •  qui  \a  la  nil.iiiier. 

U:  nuiin  de  telle  solennelle  initialion,  combien  le  soleil  était  radicax, 
coni'iieii  mon  énioijon  eU-ii  |!rofonile!  Ma  mère  me  revéïit  e.lc-môiie  de 
la  robe  bl.iiiche  îles  co;iimuiii,uiles,  mit  dans  mes  theveiit  une  bi  ai,ci:e  i'e 
j.isiiii  1,  .syinbo  e  des  pensées  (l'iniiOL"jiice  et  de  foi  qu'un  préue  avait  la 
y.  ille  (lépo- ces  t'aa^  mon  ame  ;  puis  ,  avani  que  la  voi,\  des  cloclies  nous 
eùi  :  piielces  à  la  liéiiédciiujj  d'en  haut,  je  m'agenouillai  devant  elle,  tt 
elle  me  héiiit  en  pli  uiai.t. 

On  avait  ou>é  1  église  de  feuillagps  ;  l'autel  était  cachC;  sous  des  touffes 
de  lias,  d'acacias  et  de  faux  ehéniers;  des  yuirlaniles  de  LIaels  et 
de  hhiiu'lies  maiguerjies  enlaçaient  de  leurs  liens  odoians  les  cierges 
ciilUiniaés  du  t  li  erna(  le ,  cl  les  jeunes  conunauianies,  tremblantes  sous 
les  plis  de  leurs  voiii  s,  (haiit<iieiit  les  Ion  nges  du  Seigneur. 

Je  ne  saurais  exprimer  quel  tioublc  mysleiieux  ^'empara  de  moi  quand 
le  prèire  é'eva  le  calice  au  dessus  de  nos  leie;;,  et  (ju.nid  des  nuages  d  en- 
cens et  de  Heurs  salucreiit  le  Uéilenipleur  eu  monde!  nses  genoux  lléeld- 
rent...  mis  yeux  se  voileient...  ci  U'i  moment  où  la  eoaimiinioo  vinlpcu'- 
ter  Dieu  dans  le  santuiaiie  de  mon  cœur,  il  me  sembla  qu'un  auge  me  tou- 
chait du  bout  de  sou  aiie  et  que  j'allais  mourir  !... 

Ce  grand  acte  de  ma  \u-  est  resté  gravé  i  n  caiaclèrcs  de  feu  dans  les 
plus  intime,,  leplis  île  mes  souvenirs.  Toul  à  côté  j'y  vois  l'iiiingc  bonne 
et  indulgenicdi;  M.  le  cuié  de  Villers-Ue  Ion.  Jeune  encore,  il  avait  la  lo- 
lérancede  rexpérience  et  de  la  venu,  il  ne  couiliaitait  pas  avec  cies  paro- 
les les  dissertations  un  peu  voliairiennes  de  luon  grand-pèie,  mais  par 
ses  actions  il  lui  faisait  ai.;ier  la  le'igioii,  respecler  ses  miinstres,  oublier 
tant  sot  peu  les  iiici  édules  pensées  du  dix  hnilienie  siècle. 

Vers  le  mois  d'octobre,  Cliailis  X  devait  iiavciscr  1  Alsace,  etuneleure 
de  mon  |cre  nous  rappela  près  de  lui  pour  celle  époque.  Les  fêtes  oller- 
tes  au  loi  furent  magu  iiquis.  Les  riches  paysans  alsiciens,  parés  de  leurs 
giarieux  ci-ylnnies,  montés  sur  les  petits  chevaux  de  leurs  monia'îues.gi- 
lo|>aient  auttii.r  de  la  voiture  roya!e.Leurs  IVmiLcs  '  l  leurs  hlles,  belies  de 
taules  leurs  dentelles  et  de  tous  leurs  .souriies,  a\ei;  leurs  gra'iils  yeux 
bu  us,  leurs  longues  tresses  blondes,  suivaient  dans  de  légei s  chariots, 
ei  par  illtelvalle^  le  canon  mêlait  sa  giosse  voix  aux  sons  pieux  des  clo- 
ches et  aux  iiourras  du  peuple. 

A  la  porte  du  palais  déjeunes  filles  présentèrent  au  roi,  avec  des  vœux 
et  des  lieuis,  les  clés  de  sa  bonne  cité  de  Strasbourg;  puis  le  soir  il  y 
eut  un  nuvjnili  me  lia!,  la  ealhtHlrale  illumina  ses  deiitelles  de  granit,  et 
les  Vosges  lireiit  scintiller  des  aigrettes  clc  feu  sur  les  noirs  créneaux  de 
leurs  léudales  mines.  Parloutile  rentbousiasnie  et  de  l'amour  !  partout  des 
yeux  brdltdil  d'un  dévouement  clerne'.  Jouissez,  ô  mes  piinres!  j  iui.se/. 
vile  de  ces  ailulations  p  publiées.  Lors  |ue  sonnera  l'heure  d'exil  et  de 
mallienr,  eu  vain  vous  chère  erez  la  fumée  de  cet  encens,  un  regret  sur 
ces  lioiits,  une  larme  daii.s  ces  yeux  !... 

Ma  laii'e  Garât  vint  passer  huit  jours  près  df  nous  en  quittant  le  ca:itp 
de  Luiiév  Ile.  Ce  furent  huit  jours  de  fêle  ti  de  joiiî  ;  car  mon  père  adorait 
ta  lotili' belle  sœur,  voulait  l'entoirerde  pl.iisii's,  de  fées  et  d'adai'ra- 
.lei;r?.  L'éégauee,  la  beauté,  la  franche  gaité  de  ma  laiite  révolutionné- 
feni  tou>  les  rceuis  inoccupés  de  l'Alsace,  et  il  son  départ  il  y  cat  des  re- 
'grels,  des  déceptions  et  des  malheureux  ! 

Le  voyage  de  ma  tante  nous  lit  faire  connaissance  avec  une  jolie  pciiie 
personne  (pii  venaii  d'épouser  M.  C.  G.  Célat  um  gracieuse  poupée  de 
rire  bh'.nclie  cl  ros'',  ouvrant  et  ferai  ait  les  yeu\,  disant,  pqia,  maaian, 
hasariianl  même,  (juanil  son  mari  pressait  les  grands  ressorts  de  son  iatel- 
ligeiic"',  qiieli|ues  phrases  bien  douces  et  bien  aimables  ([ui  n'avaient  pas 
la  prcleiiiion  desigiiilier  quehjue  chose,  mais  qui  montraient  la  docilité 
de  1  j  ni(  Ciinique  épousée. 

Jamnis  je  n'ai  vu  régner  le  fanatique  amour  de  l'ordre  aussi  dcspoiique- 
meni  que  dans  celle  jeune  femme,  li  le  natitiii  pour  ranger  bien  pljs  que 
ronr  vivre.  IMme  C.  avait  un  ap|)arieiiienl  délie  eax  ;  mais  n'osant  mar- 
chirt-ur  ses  tapis,  se  reposer  sur  ses  divans,  fenilleier  un  de  ses  beaux 
livres  d'or  et  de  soie,  tlie  couvrait  tout  ce  luxe  intime  et  confortable  de 
gazes,  de  cartons,  passait  ses  journées  dans  un  caliiaet  de  loilelle,  assise 
sur  une  chaise  de  (la  Ile  et  lisant  (piel, pies  vieux  bouquins  d'un  cabinet  de 
Jccture.  la  danse  chilloiinaii  ses  légères  toilettes,  elle  renonça  à  la  danse  ; 
les  émotions  pouv.iicnt  ri  ler  son  front,  ternir  .«a  fraîcheur...  elle  rejeta 
au  loin  les  éiuoiions  et  la  per.sée.  Eniiii.  entourée  de  lout.  s  les  joies  de 
fa  vie,  elle  mettait  son  orgiuil  et  sa  feiiei;é  ii  les  piéser.er  de  la  poussiè- 
re ou  des  ravages  du  temps,  et  elle  aurait  élép\ilaiieaieni  heureusC  s'il 
lui  eût  été  I  o-silile  de  placer  sous  verre  son  maii  et  ses  eiif.uis. 

Nous  a'Iâiiies  passer  le  ■  derniers  beaux  jours  d'automne  à  la  camp;'giie 
chez  M.  (U;  T"*,  (pii  aval  un  petit  pavillon  situé  an  burd  ce  l'i  e  et 
dans  lequel  la  vie  se  passait  liospitalièro  et  joyeuse.  Nous  retuuiiiioiis 
quehpielois  à  Siiasbourg  piiir  n  s  leçons,  et  tons  les  soirs  mon 
père  venait  oublier  iirèîde  uou<  la  s.iliuule  de  sa  jcmniéc.  Je  l'aileiKiais 
des  heures  entières  Mir  le  bord  de  la  roule.  Il  laissait  son  cheval  à  son 
dumesiique,  nous  revenions  à  pied,  et  je  me  suspendais  à  sou  bras  ;  je 


l'embrassais  mille  fois  pour  le  garder  p'us  long-temps  à  moi  tonte  seule , 
pour  relarder  son  ai  rivée  toujours  trop  prompte  selon  mon  cœ  ir. 

Un  jour,  hélas!  je  raliendis  en  vain  ;  son  domesti,jueariiva  seul  ;  il  ve- 
nait chercher  bia  mère,  eile  partit  pâle  et  sans  nous  embrasser...  Toute 
Cille  nuit  je  ne  d.rmis  pas;  le  mat  n  on  nous  lit  mou.er  en  voiture,  ma 
sœur  et  moi,  (lisant  que  mon  père  était  uu  peu  inalatle,  qu'il  nous  d.  man- 
d  it  ;  enUn  peu  à  peu  Crsule  nous  apprit  en  pleuraai  qu'il  avait  élé  à  la 
cta-se,  que  toufus.l  avait  éclaté  dans  sa  main  ,  cl  qu'd  était  graveaicnt 
blessé. 

tin  arrivant,  je  pleurai  avec  tant  de  désespoir  qu'il  me  fallut  rester  une 
beure  à  la  porte  de  l.i  cba  i:b;e  pour  eiodl'er  mes  cris.  Mon  pauvre  père 
m'enieiidii,  m'appela,  et  je  me  pr.  cipitai  ii  genoux  près  de  son  lit.  «.  îla- 
rie,  mon  enfant ,  tu  m  ôles  mes  forces  en  me  faisant  duaUr  d:;  ton  cou- 
rage, 1)  me  dit-i'.  Sa  leie  se  pencha  sur  la  mienne  ;  je  sentis  uue  hrme,  je 
corapiis  que  tc.te  laruio  était  un  ad. eu,  et  m -n  citur  se  brisa!...  Je  ne 
sas  ce  qui  se  passa  ensuite.  Je  rovins  à  la  vie  coacliée  sur  le  lit  de  lime 
de  T***;  je  voulus  me  lever,  retourner  près  de  lui;  l'émjiicn  aval  été 
ti  op  forte,  le  niéde.  in  avait  défendu  ma  p:  ésence.  Oh  !  combieii  je  mau- 
dis rimpui.ssance  de  ma  ruis.^n  sur  mon  désespoir  !  j'étais  loin  de  mon 
bien  aimé  nnlade,  et  cela  par  m.i  faute  !  Deux  ;Ours  se  passèrent  dans  ces 
angoisses;  le  trois'èin  >,  au  milieu  de  la  nuit,  o;i  nous  porta  sur  le  lit  de 
mit  mère...  tout  et  lil  hni!... 

Mon  Dieu  !  quelle  douleur  profonde  pour  une  douleur  première!  Pcir- 
quoi  m'arrach  r  si  je  aie  ma  force  et  uioa  guide  ,  lois  iue  vous  prépariez 
à  ma  vie  i!e  si  ru!les  sentiers!...  pour.juoi?  Craigniez-vous  qu'avec  IlI  h 
terre  me  fût  trop  i  once  ?  L'avez-vous  mis  au  cia.  ])uur  que  j'y  reporte  mes 
pensées  et  mes  espérances ':•  Oh  !  Seigneur,  je  ne  ^0lKle^ai  p:s  labiaiede 
vos  desseins  ;  mais  par  pi.ié,  si  je  n',.i  p  is  faibli  sous  le  faix  de  ma  croix , 
rendez  moi  mon  père  dans  voire  éierniic. 

VIL 

Après  mon  malheur,  une  nuit  obscure  voila  mes  pensées  ;  tout  m'of- 
frait l'image  de  la  mit  !  C?.  que  j'aimais  avec  mon  père  et  rar  mon  père 
m'était  devenu  un  sujet  de  d'Uil  et  d'allliciion;  mes  yeux  cherchaient  ses 
yeux;  duique  porte  q  li  s'ouvrait  me  faisait  tressailia-,  comme  au  K-nips 
où  je  i'atiendjis,  et  mes  larmes  étaient  ma  scu'crésignat'on.  Quand  je  me 
tioava's seule,  je  repussiis  en  mon  cœur  les  pa  oies,  les  conseils  ("c  mon 
père  ;  je  lui  pi  umeita  s  d'être  digue  de  lui,  forte,  quoique  feajme  ;  de  res- 
ter au-Jessus  des  inestiuines  vanité;  et  des  élroiLCs  exi.;ences  de  lasicié- 
tc  ;  je  lui  prome. lais  de. re  grande  «noble,  non  pas  selon  les  proportions 
du  monde,  mais  selon  ses  idées  selon  son  souvenir,  qui  devenait  ma  cons- 
cience, et  je  gardui  pour  devise  sa  devise  :  «  Fais  ce  que  dois,  advienne 
que  pourra.  » 

Quetiui  fois  je  reprenais  courage,  j'étudiais,  j'essayais  de  conib-.tire 
les  côtés  faillies  ou  mauvais  de  mon  car  cière  ;  pais  ma  douleur  se  réveil- 
laiito  .t  à-coup,  et  je  metoanais  de  savoir  vivre  encore,  je  in'iadigaais  ca 
voyani  tant  d'exislences  se  remuer  autour  de  moi,  alors  qu'il  était  mort  !.. 
mort  !  celui-là  que  j'aimais  tant!.., 

M.  Collard  ,  mon  oncle  ,  vint  surlccliamp  trouver  ma  mère  ;  il  devait 
nom  rajieuer  à  VlilerslLdiiui  ;  ma  s  pir  .'a  piiisince  des  tristes  aiïiires 
d'argcni,  qui  sont  toujours  le  mi-éra  je  corié^-c  de  nos  phn  iutiuK'.s  d  m- 
icurs,  il  fui  dicidC"  que  nous  restcrion3  à  Strasbourg  jusqu'aii  printemps. 
J'aimais  beaUiOtip  Marie  et  Je.ony  ;  toute  la  famille  di  T"*  était  bo'iee 
pour  nous  ;  cci  ciidaut  ji;  me  désoLi's  de  celte  décision  ;  ces  lieuv  où  j'a- 
vais été  !  cureusc  pjr  mon  pèrem'éiaic  it  devcuisiiisupporiab!  s.  (juiud 
on  me  parlait  de  lui,  inoo  coeur  se  brisiit;  iju,iad  on  éloignait  s>n  snive- 
iiir,  je  me  révoltais  conire  l'oub'i.  la  seule  iiersoiinc  qui  seiit.iit  o.nme 
moi  eiail  le  uuijor  Coger;  il  avait  été  nom  né  iiolie  subr  >gétui'Mir,  et 
lur. (jne  nous  nous  régir  lions,  l.ir.-qn'.l  m'einliiassa  t,  je  comprenais  qui 
le  cherre.;rellé  vivait  enlre  n:iii.->,  djus  nos  rega-.ls  et  dais  nos  b.isers. 

Cciiei  d.int  ma  vie  ne  se  passait  pas  entière  dans  les  larmes;  lelenips 
ne  s'ari  été  guère,  il  varie  nos  imprc.-sio;  s  malgré  nous,  et  dans  sa  nnr- 
clie  continuelle  il  faisait  succéder  lesjours  aux  jou's,  ramenait  d'ancien- 
nes habiUi.les,  des  devoirs,  des  étudis.  Ma  douleur  p'us  r.cu: illic s'éta  t 
fait  uu  saociuaire  ilans  mon  cieur,  et  le  rire  de  la  jeunesse  reparaissa  t 
déjà  sur  m  s  lèvres. Combien  de  fo's  un  éclat  de  ma  gaité  vint  ble^Sl•r  mon 
souvenir,  et  combien  la  douleur  lui  succé.l.iit  avec  force  !  Alors  je  pleu- 
rais sur  lui  et  .sur  moi  même,  et  je  méprisais  celte  possibilité  oublieuse  de 
notre  pauvre  humanité.  La  vue  ''n  régiment  me  taisait  mal,  et  les  s  i;  s 
de  la  imsii|ue  militaire  me  S:?mb!aciu  une  ironie  cruelle  qui  troubla. t  le 
repos  de  la  tombe  de  mon  pauvre  père. 

Mon  oncle  Mauri  e  resta  deux  mois  prè.s  de  nous.  On  voulait  lui  f.iire 
épouser  Cécile  de  T***  ;  il  la  trouvait  aimable  ;  nuis  pour  reculer  Ihor- 
reur  d'une  décision,  il  demanda  du  temps  et  la  poss  bi  ité  d'appr-^ndre  à 
l'aimer  en  apprenant  à  la  connaître.  Mou  oacle  pass.iil  ses  journées  chez 
Mme  de  T*",  cliinandil  avait  suivi  quelque  temps  sa  sentimentale  a-iùo 
CéCile  dans  les  étoihv,  il  venait  iouer  avec  nous  comme  un  écoli.-r  qui  a 
fini  sa  tâche  !  Désireux  d'apprivoiser  l'orgueil  de  sa  l'utu'-e  belle-sœur, 
mon  oiielc  Maurice  s'occupait  pai  ticulièremeat  de  Jenny,  rciiibr.iîsait  de 
fin  ce,  lui  volait  des  boucles  de  cheveux,  la  laq-.iiua'i;  cnliu  il  se  prit  à 
l'a  mer  si  bien  et  Cé(  i  e  fut  aimée  si  mal  que  le  mariage  dut  être  r.uupj, 
et  qu'il  y  cul  deuxyeuv  trisiemeui  rouges  pendant  bien  long-temps. 

'l'oulcs  les  Icçouj  se  picuaicnt  en  commun.  Nous  avions  pour  malinj 


txU 


LE  MAGASIN  LITrÉRAIRE. 


d'histoire  et  de  style  un  jeune  ministre  protestant  plein  d'indulgence  et 
de  ta  ent-,  je  me  sôuvii-ns  encore  des  bonnes  levons  de  M.  Sclimidt,  de  sa 
gravité  pe;idant  le  iravail  et  de  sa  complaisance  quand  avait  souné  l'heure 
du  départ  et  ;le  la  liboné. 

Ma  mère  ne  soriuit  jamais,  nous  fort  peu;  je  ne  le  dc'sirais  pES,  et  si 
dans  la  rue  je  rcnconirais  un  de  nos  artilleurs,  qui  d'un  air  irisie  portait 
la  main  à  son  sthako,  mi-s  larmes  coulaient  malgré  moi,  et  j'élais  houteu- 
sc  de  celle  émoiion  publique. 

Vers  ce  temps  je  remarqu.ii,  parmi  les  visites  que  recevait  ma  mère, 
un  jeune  liomme  élépant,  be^u,  aimable,  plein  d'un  esprit  chevaleresque, 
et  qui  transl'oriiiait  l'iioiume  de  noiie  époiiue  eu  hOros  du  moyen-ûge.  M. 
de  Coëioru  avait  laur  de  force  et  d  héroïsme  dansl'imaginatinn,  qu'il  res- 
tait au  dessus  ou  au  dessous  de  la  vie  positive,  et  dédaignait  de  traduire 
son  ciEiir  eu  actions  ii  l'uiage  de  notre  pauvre  terre.  Ou  pouvait  le  croire 
flul)!ifu\,  faible,  éiîoïste,  en  le  jug<'ant  pjr  ses  œuvres  ;  mais  par  la  pensée 
il  é:aii  toujours  plein  d'énergie,  d'amour  cl  d'abnégation.  Il  gâiait  beau- 
coup Anloiiiiie,  était  aimable  et  attentif  p)ur  moi  lors<pie  j'eutrais  une 
miniiie  durant  l'heure  de  se*  visites  ;  et  j'avais  deviné  qu'il  était  amoureux 
de  Ceriie,  qu'un  mariage  étoullérait  un  souvenir. 

Je  couchais  quelquefois  sur  un  canapé,  dans  la  chambre  de  ma  mère  ; 
nne  nuit  que  je  ne  pouvais  dormir,  je  l'entendis  pa;ler,  je  me  levai  pour 
ki  demander  si  elle  snunVait  ;  elle  rêvait;  un  nom  tomba  de  ses  lèvres,  et 
«ne  horrible  possibilité  entra  dans  mon  cœur;  je  passai  le  reste  de  la 
nuit  dans  une  inexplicable  angoisse;  enlinjeme  révoltai  contre  mon 
soupçon,  et  je  résolus  de  voir  par  mes  yeux  avant  d'en  parler  et  d'eu  souf- 
frir. 

Le  soir  même  M,  de  Coëhorn  vint  passer  la  soirée  chez  Mme  de  T*". 
Nouséiion's  assis  autour  dune  table  à  ouvrage;  M.  de  Coëhorn  se  mit  à 
«crire  sur  des  cartes  de  visites,  puis  il  les  passait  à  Cécile  de  T*"  qui  les 
donnaii  ii  ma  mère  et  se  fai:.ait  ensu'te  la  messagère  de  sa  réponse.  Cette 
action,  pour  moi  si  simple  la  veiile,  me  parut  décisive  en  ce  moment  ;  je 
devins  pâle,  et  sortis  en  courant  pour  cacher  mes  larmes.  Mme  de  T*** 
\iDt  me  trouver,  méprit  dans  ses  bras  et  m'embrassa  longt.mps  sans 
parler.  Quand  mes  sanglots  émirent  un  pewallégé  mon  pauvre  cœur,  elle 
me  ilit  qu'elle  comprenait  ma  douleur,  qu'elle  avait  été  la  sincère  amie  de 
mon  père,  et  souwiaii  a\cc  moi  de  le  voir  oublier;  que  ma  mère  avait 
lOi  t,  mais  qu'il  fallait  lui  pardunuci',  car  sa  passion  l'eiiiiaîiiait.  J'avo'iai  ii 
'  Mme  de  T"*  ma  découverte,  mes  presscntiinens,  mes  craintes  ;  elle  fut  si 
"Lonm^si  indulgente,  que  je  m'endormis  en  priant  Dieu  pour  elle  et  pour 


moi. 


Le  lendemain  je  fus  avec  na  bonne  Ursule  trouver  le  vieil  abbé  du  ré- 
giment, qi.i  m'aimait  comme  sa  flile.  Il  plaignit  ma  soullVance ,  me  blâma 
d'oser  juger  ma  mère,  me  dit  »  que  mon  bon  père  serait  mécontent  de  ce 
'«entimcui,  que  je  devais  être  doucement  résignée  et  cacher  jusqu'à  mes 
larmes.  »  En  rentrant,  et  comme  j'allais  me  jeter  au  coude  ma  mère 
pou'  lui  demander  h  vérité  et  sa  conDance,  je  lus  arrêtée  dans^unc  pre- 
mière p  ècc  en  entendant  prononcer  mon  nom  par  Mme  de  T'"  ;  elle  di- 
sait à  ma  mère  :  «  Marie  est  désespérée,  elle  n'aime  pas  Eugène,  son  or- 
gueil se  révolte  contre  votre  mariage;  vous  ne  dompterez  son  caractère 
qu'en  l'éloignant  de  vous. 

—Je  serais  désolée  d'en  venir  à  une  séparation,  répondait  ma  mère. 

—Eh  bien  ,  ma  chère  Caroline,  croyez-moi,  l'amour  de  votre  jeune 
époux  ne  résistera  pas  à  ces  dcu\  vivans  souvenirs  du  passé.  » 

Je  ne  pus  en  (  niendre  davantage,  le  monde  se  révélait  à  moi.  Je  com- 
prenais dans  ce  langage  de  l'amie  de  mon  pire  tout  ce  que  la  société 
reufcrmede  fausseté  et  d'égoïsme,  et  jerésolus  de  lui  cacher  mes  souUran- 


ces. 


N'osant  parler  à  ma  mère ,  ne  pouvant  vivre  avec  ce  poids  de  douleur 
!  et  de'rsiucune,  je  lui  écrivis  toutes  mes  pensées.  Elle  vint  me  chercher, 
me  dû  qu'elle  m'aimait,  qu'elle  m'aimerait  toujours;  qu'elle  avait  parié  de 
•  tout  cela  à  M.  de  Coëhorn,  qui  avait  déclaré  ne  pas  consentir  a  ce  queje 
^u-se  mise  en  pension  et  qui  espérait  un  jour,  non  pas  cire  mon  pcre. 
Mais  vwnmeiLleur  ami.  Lui-même  me  parla  ouvertement  de  cet  avenir; 
je  lui  avouai  tout  ce  que  je  sentais;  il  ne  m'en  voulut  pas,  m'assura  quj 
j'avais  au  contraire  gagné  dans  son  estime,  et  me  demanda  de  l'appeler 
Eugène  afin  d'éloigner  un  rapprochement  qui  me  ferait  mal  et  d'éviter  le 
mot  monsieur  qui  l'attristerait. 

Jai  parlé  bien  en  iléiaU  de  ces  cvéïiemcns,  car  ils  ont  décidé  de  ma 
ïie,  en  formant,  par  li  ur  amertume,  mon  caractère  et  mes  croyances.  La 
mort  de  mon  bien  aimé  père  m'avait  appris  la  douleur;  Mme  de  T"* 
m'apprenait  la  sociétés  Je  me  sentis  isolée  au  monde;  l'allection  et  le  de- 
noir  me  faisaient  une  loi  de  cacher  mes  secrètes  ameitiimes;  je  ne  pou- 
■vais  dire  ii  ma  mère  queje  souffrais  cl  je  ne  devais  pas  le  confier  à  l'amie 
la  plus  intime.  .    . 

Jamais  je  ne  pus  dompter  mes  premiers  mouvemons.  mais  je  parvins 
peu  à  peu  il  ne  pas  f.iire  pcs"r  mes  s.uiïrances  sur  ceux  qui  m'cntou- 
1  aient  et  h  les  ensevelir  au  fond  de  mon  ame.  Je  partageais  mes  joies  avec 
ceux  que  j'aimais,  je  pleurais  avec  les  maUieurcuî,  mais  j'aurais  été  hon- 
teuse d'uae  larme  surprise  dans  mes  yeux  lorsqu'elle  coulait  sur  moimc- 
me.  L'orgueil,  l'habitude,  la  volonté  me  lireui  forte  et  recueillie  quand 
•venait  l'orage  ;  et  si  ma  tète  ne  savait  pas  se  courber,  ma  bouche  sut  tou- 
jours sourire  pour  rassurer  mes  amis  et  me  garder  de  la  pjtié  des  indiffé- 


lens. 


Le  printemps  qui  devait  nous  ramener  à  VillersUellon  arriva.  Je  dé- 


sirais ardemment  qu'iter  l'Alsace  ;  mais  l'adieu  qu'il  fallut  déposer  sur  la 
froide  pierre  qui  renfermait  mon  père  me  sembla  cruel  et  presque  au- 
dessus  de  mes  forces.  Mon  grand-père  nous  reçut  avec  une  double  affec 
lion;  il  semblait  vouloir  nous  aimer  aussi  pour  ce'ui  qui  nous  avait  été 
enlevé;  moi  môme  je  reportais  sur  sa  léte  les  mille  soins,  les  mille  ten- 
dresse.? que  j'avais  partagés  entre  mes  deux  pères  jusqu'au  jour  de  notre 
deuil.  Lalo,  Mamie  me  parlaient  de  relui  qui  n'était  plus  arec  des  larmes 
et  des  regrets  ;  je  retrouvais  ses  chevaux  devenus  les  favoris  du  bon  Bri- 
quet, cocher  de  mon  grand-père;  son  chien,  qui  cherchait  et  pleurait 
quand  nous  prononcions  son  uoIj!..  Tout  cela  faisait  un  peu  de  mal  et 
beaucoup  de  bien. 

Je  repris  alors  ma  vie  active,  et  ma  mère  s'occupa  sérieusement  de 
noire  éducation;  elle  avait  une  inaltérable  patience,  de  la  suite  et  de  la 
sévérité  dans  ses  leçons.  J'aimais  beaucoup  ma  mère,  mais  je  la  craignais 
un  peu,  et  surtout  je  n'osais  lui  exprimer  mon  allection  ;  lorsque  je  lui 
sautais  au  cou  eu  voulant  la  couvrir  de  mes  baisers,  eile  me  disait  :  «  Pas 
d'exagération,  Marie;  la  meilleure  preuve  de  tendresse  que  tu  puisses  me 
donner  serait  de  corriger  tes  défauts  qui  me  font  souffrir.  »  C'éiaii  par- 
faitement sage,  mais  cela  me  glaçait  et  j'en  devenais  moins  expansive  sans 
en  être  moins  emportée,  moins  indépendante  ou  moins  impertinente,  trois 
gros  péchés  que  je  commettais  souvent  malgré  moi. 

M.  de  Coëhorn  vint  nous  retrouver  à  Villers-Hellon  ;  il  me  Cl  travailler 
l'allemand  et  se  montra  ami  inùulgent  et  tendre  comme  à  Strasbourg. 
Nous  faisions  des  courses  à  ctevel,  quelques  longues  promenades  dans 
les  champs;  il  m'expliquait  les  beautés  de  la  poésie,  auxquelles  j'étais  res- 
tée jusqu'alors  assez  étraiigère,  et  me  disait  les  nobles  et  idéales  ulop'es 
des  philosophies  allemandes. 

Vers  le  mois  d'août ,  mou  grand-père  eut  le  bonheur  de  recevoir  chez 
lui  la  famille  d'Orléans  pour  laquelle  il  avait  un  culte  d'amour  et  de  véné- 
ration. Avec  quel  soin  et  quelle  coquetterie  cotre  cher  petit  château  se  fit 
digne  de  cet  honneur  1  Un  premier  arc  de  verdure  marquait  lesconQns  de 
la  propriété,  un  second  élevait  ses  vertes  colonnades  en  haut  de  l'avenue. 
Les  grilles  de  la  cour  se  cachaient  sous  les  festons  de  feuillages;  les  trou- 
j  peaux  étaient  disposés  piitores(|ueraent  sur  Us  prairies  qui  bordaient  les 
i  chemin,  cl  la  population  en  habiis  de  fête  se  groupait  sur  le  passage  des 
i  illustres  bOtes.  L'intérieur  de  la  maison  était  jonché  de  fleurs,  cl  des  écus- 
sons  au  chiDre  d'Orléans,  formés  par  les  bleuets  et  les  pâquerettes  de  nos 
champs,  retenaient  les  guirlandes  de  chêne  et  de  roses  qui  balançaient 
leurs  parfums  dans  le  salon  et  la  salle  à  manger. 

Le  soleil  s'était  levé  radieux,  il  dorait  les  riches  moissons  et  nos  ap- 
prêts de  fôte.  Vers  dix  heures,  un  petit  nuage  le  voila;  à  onze  heures,  le 
nuage  était  devenu  bien  gros  et  bien  gris  ;  nous  allions  du  baromètre  à  la 
fenêtre  pour  craindre  et  espérer  ;  enfin,  avec  le  premier  coup  de  tonner- 
re et  une  pluie  épouvantable,  la  famille  d'Orléans  fit  une  entrée  mouillée, 
crottée,  dans  notre  petit  Villrrs  Hellon,  naguère  si  coquet,  maintenant 
honteux  de  voir  souiller  sa  robe  de  fleurs  et  de  fête.  Les  princes  voya- 
geaient dans  un  grand  omnibus  qui  n'était  rien  moins  que  magniûquc.  Le 
duc  et  la  duchesse  d'Orléans  arrivèrent  un  peu  moudiés  ei  sans  la  plus 
petite  nuance  d'humeur.  La  duchesse  d'Orléans  avait  la  douceur  d'un  ange 
et  portait  sur  le  front  les  hautes  vertus  qui,  après  avoir  fait  admirer  la 
femme,  ont  fait  admirer  la  reine.  Les  princesses  étaient  aimables,  jolies, 
mais  un  peu  moqueuses,  et  les  jeunes  princes  de  Joinulle  et  d'Aumale 
u'ciuicnt  que  de  rayais  marmots  encore  sous  la  férule  de  leur  gouverneur. 
Mlle  d'Orléans,  aussi  du  voyage,  combla  le  bonheur  de  mon  grand-père, 
dont  elle  était  par  dessus  tout  l'idole. 

Après  le  déjeuner,  leurs  altesses,  sans  craindre  la  pluie,  proGlèrent 
d'un  rayon  de  soleil  et  firent  le  tour  des  jardins  et  des  fermes.  Elles  ad- 
mirèrent avec  une  grande  indulgence  les  beaux  arbres,  les  chemins  mo- 
dèles, les  troupeaux,  et  donnèrent  quelques  mots  gracieux  à  notre  jolie 
laiterie  suisse.  Partout  sur  leur  passage  des  vivats  et  des  bénédictions  les 
accueillirent  ;  elles  parurent  heureuses  de  ces  transports  d'amour  qui 
étaient  les  échos  fidèles  du  profond  dévoûment  de  mon  bon  grand- 
père. 

Pendant  le  déjeuner ,  il  se  passa  une  scène  assez  singulière.  Le  maître 
d'école  de  Viliers-Uellon,  qui  voulait  approcher  les  princes,  avait  obtenu 
de  ma  vieille  bonne  un  ancien  hab  thabi  lé  de  mon  grand-père;  il  avait 
fait  une  culotte  de  son  pantalon,  avait  ten^lu  sur  sa  jambe  de  beaux  bas 
chinés  et  croyait  avoir  métamorphosé  le  tout  ei  une  livrée  très  à  la  mode. 
Il  était  bien  ridicule,  mais  si  heureux,  que  mon  grand-père  le  laissa  se  mê- 
ler aux  valets  de  chambre  qui  devaient  servir  à  table  Notre  grave  migis- 
ter  était  donc  la  serviette  sjuj  le  bras,  regardant  de  tous  ses  yeux,  i^-ou- 
tant  de  toutes  seson-illes,  lorsque  soudain  le  duc  d'Orléans  demandant  a 
boire,  il  s'élance,  fait  une  glissade  périlleuse  et  triomphante  sur  les  dalles 
de  la  salle  à  manger,  et  va  tomber  aux  pieds  de  son  altesse  étonnée.  On 
raconta  le  sentiment  d'enthousiasme  qui  avait  fait  la  métamorphose  et  la 
cliute  de  ce  ferme  soutien  de  1  alphabet,  et  il  eut  l'unique  insigne  de  dé- 
saltérer un  royal  et  popu'aire  gosier. 

L'automne  avait  ramené  les  chasses  et  nos  amis  d'Angleterre,  les  lon- 
gues courses  à  cheval,  les  soirée*  d'hiver,  toute  la  poi^sie  des  dernières 
feuilles  et  des  derniers  beaux  jours  ;  cependant  Villiers-Hellon  n'avait  pas 
retrouvé  ses  gaies  et  intimes  réunions.  Le  mariage  de  ma  mère  approchait  ; 
ce  n'était  plus  un  mystère,  mais  on  en  parlait  bas;  un  malaise  général 
accompagnait  toujours  ce  sujet  de  conversation,  pendant  laquelle  mon 
grand-père  nous  appelait,  ma  sœur  et  moi,  près  de  son  fauteuil,  prenait  nos 


LE  MAGASIN  LITTER.URE. 


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deux  téifs  dans  sa  main,  jouait  avec  nos  cheveux,  et  semblait  arrêter,  par 
une  barrii're  de  tendres  caresses,  les  paro  es  qui  devaient  nous  atirisicr. 
Ou  blâmait  généralement  ce  mariage,  et  moi  je  me  sunlais  blessée  dans 
la  plus  (hère  religion  de  mon  cœur  à  la  vue,  à  Teipr.  ssion  de  la  nouvelle 
affection  de  ma  mère  ;  je  soulTrais  encore  de  celle  réprobation  mucitc  de 
lasociéié  qui  pesait  sur  elle;  j 'affectais  un  air  heureux,  iudillcrcnt;  je  té- 
moignais une  vive  sympaihie  à  M.  de  Coéhorn  ;  mais  ensuite  j'avais  des  re- 
mojds,  je  demandais  paidon  a  mon  pauvre  et  bien  aimé  père,  et  celte 
lutte  continuelle  devenait  une  supplice  presque  insupportable. 

Le  Jour  du  maria;^e  fut  triste;  il  fallut  y  assister  sans  qu'une  larme 
glissiit  de  noire  ame  à  notre  paupière,  quitter  notre  deuil  quand  nous 
devenions  doublement  orphelines;  il  fallut  sourire  à  cette  consécraiion  de 
l'oubli,  sourire  en  abdiquant  une  partie  du  cœur  de  noire  mère  pour  y 
faire  régner  un  étranger.  M.  de  Coëhorn  était  protestant;  la  cérémonie 
religieuse  se  lit  dans  le  salon  ;  la  (ablc  à  ouvrage  devint  un  autel;  un  mou- 
sieur  en  habit  noir  lit  un  sermon  froidement  savant,  et  donna  ensuite  une 
très  simple  bénédiction.  L'avoueraije  ?  je  fus  heureuse  de  cette  mesquine 
cérémonie,  heureuse  que  ma  chère  petite  église  de  Villers-Hellon  ne  se  fût 
point  parée,  que  les  cierges  de  l'auiel  fussent  restés  sans  llamme  ,  l'en- 
censoir sans  encens  ;  je  fus  heureuse  que  la  grande  croix,  les  anges,  la 
Vieige,  le  tabernacle  n'eussent  point  dépouillé  leurs  linceuls  de  la  semai- 
ne pour  bénir  cet  oubli  de  mon  père. 

Quand  je  fus  seule  enfermée  dans  ma  chambre.  Je  pris  le  portrait  de 
m(in  cher  regretté,  je  le  couvris  de  mes  baisers,  je  lui  promis  de  l'aiaier 
autant  dans  le  ciel  que  sur  la  terre.  Depuis  ce  jour,  jamais  je  n'ai  pronon- 
cé ce  saint  nom  devant  ma  mère;  j'ensevelis  mon  trésor  dans  les  abîmes 
les  plus  secrets  de  ma  pensée  ;  je  ne  le  laissais  errer  sur  mes  lèvres  qu'en 
reti  ouvant  des  frères  d'armes  ou  des  soldats  de  ce  bien-aimé  père,  en 
échangeant  avec  eux  des  souvenirs  et  des  regrets. 

Nous  quittâmes  Villers-Hellon  pour  aller  prendre  possession  du  pe- 
tit château  d'itienwillers  ,  noire  famille  pour  une  famille  à  laquelle  nous 
étions  intUfférenles  et  étrangères.  Antonine,  trop  jeune  pour  comprendre 
les  fouffrances  et  les  choses  du  cœur,  avait  oublié  le  passé,  et  vivait  par- 
faitement heureuse  avec  beaucoup  de  récréations,  beaucoup  de  liberté, 
beaucoup  de  chiens,  beaucoup  de  chats,  beaucoup  d'oiseaux  ;  elle  se  sou- 
ciait fort  peu  d'Eugèoe,  qu'elle  n'ahnait  pas  et  qui  ne  l'aimait  guère,  et 
se  réfugiait  contre  ses  sermons  dans  l'indulgence  de  ma  mère. 

J'avais  quatorze  ans  ;  j'étais  toujours  excessivement  enfant  dans  mes 
actions,  quelquefois  j'étais  déjà  vieille  parla  pensée.  Après  avoir  passé 
des  heures  à  patiner  sur  les  fossés  du  parc,  à  courir  à  travers  les  prairies 
pour  un  papillon,  pour  un  insecte,  pour  un  rien,  tout-à-coup,  je  devenais 
triî-te,  immobile  ;  la  vue  de  ma  mère  appuyée  au  bras  de  M.  Coëhorn  nie 
faisait  mal  ;  j'étais  jalouse,  pour  mon  père,  de  son  bonheur.  Alors  on 
m'interrogeait  ;  je  ne  répondais  pas  ou  j'étais  impertinente ,  ne  pouvant 
être  vraie  ;  on  me  punissait,  on  m'exilait  dans  ma  chambre  où  je  me  con- 
solais, où  j'étais  Gère  par  la  conviction  que  je  souffrais  pour  mon  père. 
Ordinairement  M.  de  Coëhorn  obtenait  ma  grâce,  il  riait  de  mon  carac- 
tère indomptable,  me  taquinait,  me  permettait  de  tout  lui  dire  pour  me 
venger,  JDuait  avec  moi  comme  un  enfant,  et  nous  devenions  souvent  si 
bniyans,  que  ma  mère  était  obligée  de  fuir  ou  de  nous  mettre  à  la  porte. 

Nous  menions  une  vie  .très  isolée;  ma  mère  et  M.  de  Coëhorn  avaient 
lr>>p  de  bonheur  pour  chercher  le  monde  ,  pour  s'oublier  alin  de  lui 
p  aire  ;  ils  étaient  ennuyés  quand  ils  n'étaient  pas  seuls,  vivaient  en  eux, 
vivaient  pour  eux.  Nous  voyions  seulement  quelques  personnes  de  la  fa- 
mille d  Eugène  :  sa  mère,  bonne,  vertueuse,  qui  s'était  faite  de  sts  ha- 
blindes  une  petite  vertu,  afin  d'avoir  le  droit  de  ne  pas  y  déroger  et  de 
ne  pas  les  sacrilier  à  son  prochain  ;  sa  sœur  ainée,  mariée  à  M.  de  bus- 
sière,  pleine  de  douceur  et  de  grâce;  ses  deux  autres  sœurs  que  j'aiiuais, 
que  je  devais  aimer  davantage  dans  l'avenir,  car  elle»  étaient  déjà  de  jeu- 
ues  personnes  aimables;  je  n'étais  qu'une  enfant;  il  fallait  le  temps  coiume 
l'expérience  pour  rapprocher  nos  cœurs,  nos  idées,  surtout  nos  goiits  et 
nos  habitudes. 

^'ayanl pas  toutes  les  bonnes  distractions  de  Villers-Htllon,  nos  élu- 
des étaient  plus  suivies;  et  cependant  là  encore  je  portais  cette  malheu- 
reuse indépendance  qui  me  rendait  les  devoirs  ordonnés  à  heure  lixe 
odieux,  presque  impossibles.  Pendant  la  matinée,  qui  était  destinée  à  ap- 
prendre par  cœur,  j'avais  mal  à  la  tète,  j'étais  fatiguée,  indolente,  je  lisais 
tout  mon  livre,  et  je  ne  sivais  pas  les  quelques  pages  qu'il  fallait  savoir; 
jamais  je  n'ai  pu  réciter  de  la  prose  mot  à  mot.  Les  reproches,  les  puni- 
tions quotidiennes  furent  impuibsans  pour  me  donner  la  mémoire  des 
perroquets.  11  en  était  de  même  pour  la  musique  :  je  l'adorais,  et,  pour- 
tant, quand  il  fallait  en  faire  montre  en  main  et  travailler  des  partiiions 
brillantes,  pleines  de  didicultés  ci  vides  d'harmonie,  je  devenais  um- ma- 
chine à  croches  cl  à  doubles-croches,  étudiant  sans  goût  et  sans  inéiliode. 
Ui.e  seule  occupation  me  resta  favorite,  quoiqie  obligée;  c'éuit  les  ex- 
traits que  je  faisais  de  mes  lectures,  les  lettres  imaginaires  que  j'écrivais 
pour  former  mon  style,  et  qui  me  servaient  aussi  à  dire  à  ma  mère  tout  ce 
que  je  n'osais  lui  exprimer  de  vive-voix.  Selon  ma  disposition  d'esprit, 
cf  s  lettres  étaient  caies,  réfléchies,  affectueuses,  impertinentes,  moqueu- 
^cs  ou  tristes;  mais  quelques  pensées,  de  celles  que  j'aimais  et  que  je  ca- 
chais, ayant  été  racontées  par  ma  mère  et  tournées  en  ridicule  comme  ori- 
ginales, folles,  extravagantes,  cette  voie  de  confiance  intime  me  fut  fermée 
ou  du  moins  limitée. 
,    U'ailleurs,  jamais  ma  mère  ne  combattait  une  idée  par  une  i  Jée;  quand 


elle  était  contente  de  moi  et  que  je  répétais  une  de  ces  choses  qui  n'ont 
pas  le  icns  commun,  elle  me  disait  en  riant  :  «  Taisez  vous,  pet  te  ori- 
ginale ;  embrassez-moi,  soyez  sage,  et  ne  faites  pas  la  philosophe.  »  Quand 
au  contraire  j'avais  mérité  d'avance  son  mécontentement,  elle  me  répon- 
dait sévèrement  qu'ayant  les  idées  fausses,  je  devrais  avoir  l'espiii  de  les 
cacher,  et  que  je  ferais  bien  d'aller  réllcchir  à  cela  dans  ma  chambre. 

Je  comprenais  tout  le  charme  de  la  lecture,  j'y  consacrais  les  jonr- 
iiée>  de  pluie  et  presque  tous  les  dimanches.  Mon  livre  de  prédilection  était 
Vllistoire  de  Charles  XII,  par  Voltaire.  Mes  joues  s'enflammaient,  mon 
cœur  battait  plus  vite  auandje  lisais  toutes  les  victoires  de  ce  héros  et  je 
retenais  diDficilemenl  une  larme  en  arrivant  à  ses  défaites  et  à  sa  mort. 
Les  mémoires  sur  Napoléon  ne  pouvaient  jamais  me  falisfaire;  l'encens 
que  l'on  donnait  a  mon  demi  dieu  n'était  pas  assez  pur  ;  il  me  semblait 
inconvenant  que  l'on  osât  juger  ses  actions,  cruel  et  odieux  qu'on  le  bli- 
mât  dans  ses  revers.  La  campagne  de  Russie  de  M.  de  Ségur  me  rendit 
triste  et  malade  ;  il  m'ciit  été  impossible  de  la  lire  deux  fois.  J'aimais  assez 
Racine,  beaucoup  Corneille,  pardessus  tout  MoVièrc;  Paul  et  Virginie 
m'ennuyaient  à  la  mort;  parmi  les  voyageurs  Fernaiid  Cortez,  Pizarre, 
les  flibustiers  et  les  pirates  venaient  quelquefois  revivre  dans  mes  rêves. 

Je  ne  m'étais  jamais  orcupée  de  politique  ;  je  savais  qu'il  y  avait  aux 
Tuileries  un  trOnc,  sur  ce  trône  un  roi,  que  ce  roi  avait  des  ministres,  ou 
pour  mieux  dire  des  intelligences  agissant  au  défaut  de  la  sienne.  Tout-à- 
coup  le  canon  de  juillet  retentit  dans  les  Vos;;es,  et  la  presse  nous  envoie 
les  bulletins  d'un  peuple  de  héros;  c'était  incroyable,  c'était  sublime  :  en 
trois  jours  des  ouvriers,  des  jeunes  gens,  des  enfans  vengent  la  liberté, 
renversent  le  trône,  rendent  à  la  France  ses  trois  couleurs  ;  ils  détruisent 
d'une  main,  ils  protègent  de  l'autre  ;  sans  frein  dans  le  combat,  i  s  sont 
nobles  et  calmes  après  la  victoire.  Comme  ils  ont  bravé  la  mort,  ils  bra- 
vent la  corruption  et  déposent  leurs  armes  après  avoir  assuré  le  luxe  des 
riches  de  ce  monde,  avant  d'avoir  pensé  a  leur  pain  du  lendemain.  Quels 
beaux  jours  !  11  semble  que  la  pensée  de  Dieu  les  a  préparés ,  corrigés, 
créés  pour  doter  notre  histoire  de  son  plus  noble  feuillet. 

Celle  révolution,  cette  gloire  me  firent  comprendre  la  liberté  des  peu- 
ples, l'amour  et  l'orgueil  de  la  patrie,  Louis-Philippe  devenant  roi,  toutes 
les  sympathies  de  ma  famille  saluèrent  son  élection  :  pour  moi,  le  ne  le 
trouvais  pas  assez  jeune  pour  notre  jeune  France  ;  j'aurais  voulu  une 
petite  guerre  et  de  grandes  victoires.  A  la  tribune,  les  orateurs  de  la  gau- 
che avaient  mon  admiration;  enfin  ma  tète  s'exalta,  et  ma  pensée  devint 
si  républicaine  qua  ma  mère  trouva  prudent  de  m'interdire  les  journaux 
et  me  défendit  de  m'occuper  de  pol  tique,  sans  pouvoir  effacer  l'impres- 
sion profonde  que  ces  grands  événemens  avaient  déposée  dans  mon  es- 
prit. 

IX.  nia 

Au  mois  d'octobre,  mon  grand-père,  qui  ne  savait  pas  se  passer  tonte 
une  année  de  ma  mère,  nous  rappela  si  instamment  près  de  lui,  qu'il  fal- 
lut que  M.  de  Coëhorn  quitiât  l'Alsace,  ses  occupations  agricoles  et  sa 
famille  pour  nous  ramener  à  Villers-Hellon.  Tout  l'hiver  s'y  passa  dou- 
cement. Nous  y  étions,  Antonine  et  moi,  bien  aimées,  bien  gâtées  ;  oa 
voulait  nous  rendre  avec  de  gros  intérêts  les  caresses  dout  nous  avions 
é;é  sevrées  pendant  un  an.  Ma  mère,  étant  souffrante,  ne  quittait  pas  son 
fauteuil  ;  M.  de  Coëhorn  s'était  chargé  de  presque  toutes  mes  leçons  et 
nous  fai!:ions  ensemble  de  longues  rourses  à  cheval  ou  à  pied  ;  quelque- 
fois même  de  petites  ]ianies  de  chasse  dans  lesquelles  j'étais  spectatrice 
de  ses  hauts  faits.  M.  de  Coëhorn  éiait  pour  moi  comme  un  frère  et  iiait 
de  mon  indépendance,  de  ma  sauvagerie  ;  avec  lui  j'osais  dire  tout  ce 
qui  me  passait  dans  l'esprit,  rae  passionner  pour  une  idée  bizarre,  m'io- 
digiier contre  une  idée  reçue;  il  s'amusait  de  me  voir  si  enfant  ou  si  phi- 
losophc,  m'initiait  ri  toutes  les  rêveries  de  la  poésie  allemande,  puis  se 
moquait  de  nies  quinze  ans  quand  j'essayais  d'arriver  seule  jusqu'à  ces 
toiles  brill.intes  cl  fantastiques. 

Ma  mère  nous  donna  au  printe.ups  une  charmante  petite  sœur  ;  elle  la 
mit  dans  mes  bras  en  me  demandant  de  l'aimer  et  de  la  pr9ié!îer  ;  je  le 
lui  promis  de  tout  mon  cœur.  Si  j'étais  jalouse,  pour  le  souvenir  de  mon 
père,  de  l'affection  que  ma  mère  témoignait  à  M.  de  Coëhorn,  j'aurais  été 
honteuse  d'éprouver  ce  même  sentiment  dans  une  pensée  d'éguismc  et 
contre  un  pauvre  petit  enfant. 

Je  n'ai  pas  encore  paré  du  charmant  Toisinage  que  nous  avions  à 
V.'llers-llellon  ;  cependant  il  faut  le  coiinaltre  non-  comprendre  tous  les 
plaisirs,  toutes  les  ioies  d'intimité  qui  se  trouvaient  réunies  dans  cette 
bienheureuse  parcelle  du  monde. 

Non  loin,  ii  une  demi-lieue,  est  situé  le  château  de  Long-Pont;  les 
étrangers  admirent  ses  ruines  grandioses  et  pittores  |ues,  les  arcades  de 
ses  cloîtres,  la  beauté  (le  ses  eaux,  l'étendue  do  son  parc  ;  ceux  qui  ont 
le  bonheiM' d'y  être  reeiis  en  amis  oublient  rete  bêle  nature  pour  les 
nobles  habiiansqui  en  sont  lame.  Le  vicomte  et  la  vieointejwe  (le  Alontes- 
qniou  ont  une  grande  fortune  et  sont  plus  riches  encore  de  venus,  de 
bonheur  et  d'aïiux;  ils  abandonnent  souvent  Pari»  pour  Long-l'ont  qu'ils 
aiment  comme  leur  création  ou  comme  un  petit  Kden  qu'ils  ont  fondé 
pour  leur  fds  unique.  Je  crois  que  Fernand  sera  ditrne  d 'hériter  de  ce 
beau  séjour  et  méritera  l'amour  et  les  bénédictions  que  les  bienfa.is  de 
ses  pères  auront  groupés  auto'..r  de  lui. 

Madame  de  Montesqniou  était  1res  liée  avec  ma  mère  ,  non-soulemcnt 
par  une  amitié  de  voisina^,  mais  aussi  par  une  amitié  de  cœur  et  de  peo- 


lé 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


sée;  elle  triait  l'idnli»  de  iroii  bon  grand-pÎTO,  qui  mclinit  ses  qtiairc-vingis 
ans  (Il  nduraiiiii)  dev.iiii  m)ii  put  .'•i  P' lii  ,  si  gr.icieux  quM  pou  ait 
coiiibaiirc  1.1  i(!>,iiit..uoii  o.xcliiMM  iin  rit  iii.'olitiae  dr.s  pe:iis  pieds  ciiiiiois, 
et  iU'v,iiii  SCS  Miiv grands  et  doii.  coiiiaie  ceiu  de  1 1  l'r.iVi  ii-iirc.  M.  de 
Mont' .'■qniou  ciail  u:i  lioiMiue  j;iave.  sénruv  el  iii-iiiiit,  occiipi  c\<:lii.sivc- 
meiii  de  iVdiit.iliu.i  de  soiililj  et  de  l'e.iiljrllis  e.iieiu  de  Lung-l'oiit.  11 
savai!  t'ire  emore  un ;;imable  vuiiiu  et  un cliàt.laiii  pufaUcjunt gracieux 
Cl  hospiia'iC''. 

I  lu- lo  n.  dans  la  foiTl,  Monigobcft,  appartenant  augi'nfrnl  Ledcrc, 
pirs  il  la  princesse  d'Kckmiil,  cii!;n  à  ^lmo  de  Canibicéiès  qui  p'!r;e 
^ul•  sa  jo'io  liguri-  sa  paieiiié  avec  la  l'amille  Uorgiitsî;  Vaisciy,  cbar- 
raunli;  pr(^prieté  àuii  ueil  ami  d",  mon  graud-pèic;  Saiiit-Rciiiy.  à  M. 
de  Viol  ine,  con^rvaltur  i\t:r,  l'orèts,  père  d'un  bi;;:u  l)oii(|tiet  de  l'illos 
et  d'un  soûl  garçon  ;  enlia  Cjicy,  oi- gin  il  pc  it  tliàteau  d'un  ;  a;is»i 
bizarre  coisl  uition  ijue  l'espài  de  sa  c.iàt  la  m-,  Miue  Ai  Moiiilirelon, 
fille  d'un  laro  icr  de  IJe;iUv,iis,  femme  d.;  M.  Alrqnet,  dont  le  père 
avait  clé...  j'ai  entendu  d  re,  va'ct  de  ciia.iibre,  ir.ais  je  vcav  po'iaici.t 
écr.re  iiili  n  lanl  de  qu  I  lue  grand  scitincnr.  li  le  fut  iiiiic  eu  pi  isoii  darant 
la  Terreur,  cl,  foiuiaui  sa  iiolilo.'se  .-^ur  cciic  per.-ccu  iun,  voulut  Olie 
non  seulement  une  p  uvre  mais  uiie  noble  vict  me.  Pour  orner  I;;  nom  de 
Monibriton,  pris  ou  iroiné  je  ne  sais  où,  elle  aclicîa  sous  l'empire,  avec 
SCS  bcai:x  d' iiiers  (•nf..rinés,  le  titie  de  comtesse,  et  plus  tard  obtint  pair 
son  mari  la  p  a  e  d'étuvi  r  cavr.lcadour  de  la  princesse  iiogliè-e.  Au  re- 
tour des  licurbo  s,  eie  se  j-lis^a  dans  les  luuts  loyalistes,  devint  une 
grande  dame,  tu!  des  dca;o.selks  de  compagnie  à  plusieurs  qaai tiers, 
exigea  ries  aucèlrts  à sts  petits  cbicns cl  sj  brouilla  avec  moa  grand-père 
dont  la  roUrc  elles  opinions  libiraUs  lui  étaiuit  in;ui:pi  rt.djcs.  Lo;s  de- 
là rcviilulion  de  1830,  clic  se  smva  de  l'aris,  et  nirouvaiit  p.^r  la  tim:e- 
puissance  de  la  [Ciii-  la  m»  moire  de  so:i  vieil  ami  Collai  d,  \iiit  se  placer 
sous  sa,  rolcciion.  J'en  a\ais  beaucoup  entendu  parier  ,■  e  le  faisait  pà:ir 
ses  bio.r.  phi  s  les  pius  txa','trt's. 

La  première  fois  que  je  fus  à  Corcy,  elle  était  enfermée  dans  un  petit 
boudoir  maiplas-6  dans  lequil  elle  ne  pouvait  <  nitiiilre  la  clocbe  du  vil- 
lage rui  s 'unaii  pour  les  moris.  Aptes  une  bcure  e  le  parut,  u:i  llacun 
Sous  le  liC/,  une  cassolelie  de  cli'oi  e  a  la  m  liii,  s'uJorma  avant  d'entrer  n 
j'avais  ur.c  !;o::ne  smié,  s'il  y  avait  long  ti'inps  qu;' j'avais  eu  la  r.jugi  oie, 
cnlin  s'il  ne  régnait  pas  de  maladie  épidemiijue  à  Villers-Hellon.  Sa  isf  ile 
des  réponses  qui  lui  furei  t  doiinc'cs,  elle  franchit  le  seul  de  la  porti-, 
s'appiocba  de  moi  en  m'asi;ergi'aiit  légèrement  de  vinaigre  des  quatre 
voeurset  m'embri;ss>  sur  le  froijt.  On  lui  dit  q'ej'étaij  m  ;siriei:i!c;  cl  e 
me  lit  mettre  au  piano,  me  demanda  déjouer  un  galop,  et,  s'élançant  vers 
son  fils,  1  '  força  a  daiisir  avec  elle. 

«  Ui  mère,  \ous  me  luez!  disait  Jules  tout  cssouiné  et  en  essayant  de 
l'arrêter. 

—  lincore!  encore  !  répondait-elle  en  l'entrainaiit  ;  c'eitexcelleuipour 
la  santé. 

—  Mais,  ma  mère,  je  tomba  de  fatigue  ;  vous  allez  me  rendre  poussif. 

—  Allez  donc,  il  iaut  que  je  fasse  ma  digesiion.  » 

Et  comme  Jules  s'arrêtait  encore  Laletant  cl  à  moitié  mort,  el  e  se  jeta 
6ur  un  canapé  et  dit  ;i  mon  grand-père  : 

—  Collai  d,  suis  je  assez  ma  lieuieuse  !  Vous  le  voyez,  mes  cnfans  sont 
dénaturés;  i\i  rela  eut  de  danser  un  galop  pour  rendre  la  santé  à  leur 
mèic...  Ab!  je  suis  bien  à  plaindre! 

Mine  (le  Moiitbreion  passait  sa  \ia  sur  les  grandes  routes,  q:iiliant  Pa- 
ris dèsq-i'il  y  av^it  deux  malades  dans  ta  rue,  se  sauvait  de  Corcy  si  une 
femme  y  avait  la  lièvre.  Elle  n'exisiait  que  pour  se  préserver  de  la  mort, 
avait  horreur  des  malades,  des  malii'ureux,  et  ne  voyait  passes  aaiis 
lorsqu'i  s  6:ai  nt  f  n  deuil.  El  e  imt  un  jour  à  la  purie  s jn  lili  el  sa  bell  - 
fille ,  parce  qu  elle  avait  vu  sur  la  joue  de  1 1  petite  Cécile  quelques  bou- 
lons q.:!  lui  f  li-aiint  craindre  une  ma.ad  e  de  la  peau. 

Apiès  la  peste,  ce  que  Mme  de  Monlbrelon  cr.igaait  le  plus  était  son 
msri ,  petit  cire  tout  ro:'d  ,  tout  inoÛVnsif,  à  qui  eiio  faisait  une  peusiou 
pour  qu'il  ne  s»  renconirât  jamais  sur  sou  cli  uuin.  Elle  aiiu.iil  astcz  s.  s 
er.fais,  mais  comme  des  esclaves  auxquels  on  po  r.ait  inlbgir  mille  pe- 
tits stippiicf  s  domesiinus  et  journ.lcrs  que  ceu\<i  su  poiiaiei.t  a>cc 
une  iiuTiivalile  impertinence.  Elle  exécrait  f-a  bv-lie-lide  et  i^me  de  Mico- 
laï,  avec  1.1'iuclle  c  le  avait  de  véritables  prises  de  corps.  Les  mani  s  de 
Mme  de  Monlbrelon  éuiient  innombiablcs;  il  P.iri<  elle  ne  maiigoa  t  qi.e 
du  pin  péti  i  il  VilkrsCot  ents;  à  Corcy  elle  fii.sait  venir  sou  eau  de  Pa- 
ris ,  n(î  vou'ant  boiie  (['ic  de  l't  au  de  Seine  ,  et  di  ant  que  celle  d  !  pys 
contenait  ui  rimei.t  qui  bâtis-ail  mille  petits  m inumeui  d  ins  son  estD- 
mac.  Un  jour  une  d  2  ses  ileiis,  qui  élaicnt  assez  ébranlées,  laiilit  l'éiouf- 
fer  ;  le  lendemain  elle  l-s  fil  liuites  an  atber  ! 

Eps  fils  n'avaient  point  pirl  gé  la  brouille  politique  de  leur  mère;  ils 
se  faisaient  un  peu  moi^s  lilanrs  dans  noire  libéral  pt  lit  c.stel,  et,  paimi 
tous  les  a'.réaiens  de  VillersUrlIon  ,  compiaieut  pour  le  plus  solide  celui 
d'y  êlie  il  l'abri  de  leur  mi'n  .  MM.  de  Monlbrelon  avaient  de  la  gai'é,  de 
i'ënirain  ,  «ne  igncirance  beaucoup  plus  irrcrusable  que  leur  bUison  ,  et 
le  talent  de  dire  mieux  que  pcrjounc  les  plus  nouvelles  cl  les  plus  gros- 
ses hciists. 

Eugène,  le  plus  jenne,  avait  épousé  Mlle  d<»  Nicoiaï;  nous  la  connais- 
sions fort  peu.  Elle  n'ava.t  fait  qu'une  visiie  de  noces  ii  mon  grand-père 
qui  avait  été  très  iniimemcni  lié  avec  les  Lameth  et  M.  de  Nicol?ï,  ancien 
ppéfct  de  Laon.  Eugène  était  ce  qu'on  appelle  un  bon  garçon,  qui  aimait 


ses  amis,  mais  qui  n'aurp.it  pas  sacrifié  à  son  amit'é  le  bonbeur  de  leur 
impiimer  un  iid;cu'c  et  de  fnre  de  l'esprit  à  leurs  dépens. 

On  d.li|ue  pendant  que  Jucko,  l'illustre  rin^e,  était  ii  la  mode,  Tugène 
de  Monlbrelon  se  li  son  imiialeiir,  el  (btint  d,-  si  graids succès  dans  les 
salons  du  noble  faubourg  Saint-Germain,  que  la  dmbi'ssc  de  Beiri,  à  la- 
quelle on  en  parla,  l  nioigua  le  désir  de  jouir  de  sou  lalent.  M.  d.'  Mont- 
breton  eut  l'iioniieur  d'être  admis  ii  faire  le  singe  dans  It  s  petits  app.irte- 
■  Biens  des  Tuileri^'s,  et  la  gracieuse  princesse  l'en  récompensa  en  lui  cn- 
'voyaiil  la  croix  d'Iionneu '. 

I  M.  de  i\ioiiibreion  trouvait  l'histoire  de  Fernand  Cnrtez,  mise  en  opéra, 
très  mal  iNVExriiii.  et  croyait  fermi-mcit  que  La  Fei té-.Milou  était  la  pa- 
llie du  giauil  Homère. 

Malgré  tout  cela,  et  poiit-êire  à  cause  de  cela,  Eugèn«  éiait  îrès  amu- 
sant; nous  l'aimions.  Oi  élail  heureux  de  ses  visites  i|ui  apporiaient  tou- 
jours quelques  heures  de  gailé,  et  comme  il  ."^e  inmiuait  de  s'  s  amis,  ses 
aaiis  i-e  moiiuaieni  de  lui,  et  cela  sans  scrupule  el  sans  rancune  de  part  et 
d'.  ure. 

Pour  b  s  soirées  dansantes,  mou  grand-père  t-jontaît  à  ces  voisins  de 
io;is  les  joars  le  sons-préict,  sa  femme,  de  vii'ux  amis  cl  de  beaux  élé- 
gins  do  Siisoîis,  et  ma  tane  Garai  aliirait  ap  es  elle,  m  qniilant  Paris, 
(le  gracieuses  et  coquettes  amies  el  des  hommes  réputés  aiaiables  et  ii  la 
mode. 

Vers  l'époque  des  premières  neiges  et  de  la  chasse  au  cîievrcuil,  nous 
avions  ordinairement  la  visite  du  {;énéral  Daumesuil.  C'eiait  une  vieille 
j^loire  de  l'Em.jire,  un  canir  d'or,  une  ame  de  fer,  une  bonté  d'enfant.  Sa 
lielle  lète,  sou  regard  plrin  d'riier^ic  et  de  puis  ance,  sa  paride  f  anche, 
l'alVeclion  i|u'il  me  poru.il  pour  l'amour  de  mon  père,  c  sont  rel.i;iiiise- 
mi  ni  graés  dans  ma  mémoire.  Après  la  réïoluU'm  de  1830  on  nndil  à 
Vinceiines  son  br.  ve  et  fidèie  comman  a  il  el  sa  plorituse  jambe  de  bois. 
Siir  la  priirc  du  g.néial  U;.u  iicsnil,  ma  mère  me  pei mil  d'aller  passer 
quelques  jours  dans  son  donjon. 

Je  reîrouvai  Maiie,  ma  vieille  cmio  d'enfance  et  de  pension,  nn5tamor- 
pliosée  en  nue  jeune  personiio  uni  pie  i  eut  occupée  de  si  toilcile,  ayaut 
abaii  lorné  tou'c  s:  r  ei:sc  occupation  dans  la  ciainic  de  fatiguer  sa  ligure 
par  l'i  Inde,  et  rcnoiirant  même  à  culiicr  son  beau  <t  gra  i  ux  la  cnt 
pour  le  pirno  albi  de  ménager  la  b  aicbe  délicatesse  de  si  s  jolies  mains. 
Elle  possédait  encore  le  cceur  alleciueux  dont  elle  avait  hirilé  de  son 
|,ire,  mais  clic  employait  déjii  avec  succès  les  to'ites  peti  es  gific  s  sur- 
I  atnrelles  ''e  sa  mère.  Mme  Daumesuil  était  aimable,  avait  de  l'esprit, 
mais  peut  et  e  un  peu  d'ailccla  ion  dans  la  veix,  les  manières,  le  regard 
el  la  pcn-ée  :  c  était  la  le  unie  éminemment  incoirprisc  ;  eile  avait  été 
Julie  il  (piin/e  an-,  ne  pouvait  se  conso'er  de  l'être  beaucoup  mdins  h 
ipuirante  ;  elie  aimait  son  excelicnt  mari  cl  ses  enfaus,  cl  cherchait  vainc- 
incnl,  sans  jamais  le  reucouircr,  le  frère  de  son  ame. 

X. 

Au  printemps  le  choléra  vint  souillci'  sur  nr.tre  pau're  France;  il  n'é- 
pargna pas  Vilkrs-Ilellon.  Mon  bon  grani-j  ère  fut  admirab'c  le  pré- 
voyaiiie  Ude  courage  ;  il  fit  venir  un  jeune  médecin  de  Paris,  tiansforina 
son  château  en  une  pl.arniacit^  oit  les  malheureux  ma'arles  tiouvaient  tout 
Cl'  qui  pouvait  les  soulager,  tandis  que  les  craimils  bien  portans  venaient 
cliircb.;r  une  nourriture  saine  et  préservalive.  Il  lut  suil  /Ul  très  d  Ibcile 
d'é  oigncr  êes  paysans  cei;e  crainle  de  la  toniagion,  qui  dég.'nérait  chez 
eux  en  terreur  paniiiue.  Pour  les  encourager  il  fallut  être  calme  vis-à-vis 
des  plu^  cruelles  el  des  plus  ciriayanics  s  ■ullraiices,  apprendre  sans  pâlir 
que  le  Iléau  avait  marqué  une  nouvelle  victime,  que  la  mort  avait  délivré 
un  pauvre  agonisant. 

On  porlait  des  secours  dans  lesgreriers;  on  allait  conso'er  les  orphe- 
lins ,  les  veuves .  les  iiauvrcs  mères  :  tout  cela  était  all'reux  ;  mais  le  dé- 
V  lûinrnt  de  mon  noble  grand-;  ère  fui  eidin  béni  par  !e  surrè»  ;  quelques- 
uns  de  nos  bous  ppysaiis  lurciit  préservés,  un  grand  nombre  de  nos  ma- 
lades guéiis,  et  tous  nos  pauvres  maris  reçurent  les  soins  de  leurs  famil- 
le-, les  secouis  de  la  méde;  lue,  les  ronsoiaiions  de  la  religion.  Notre  bon 
cui é  ,  M.  Dufour,  se  conduisit  e i  apôirc  ,  cl ,  se  mullipianl  avec  le  dan- 
ger, dcvini  la  providence  de  trois  vil'af;cs. 

I.a  taillé  de  ma  mère  ,  extrêmement  afl'aiblic  ,  exigea  tin  chnn^cment 
d'air  (l  de  lieux.  Nous  pai limes  pour  l'Alsace  avec  le  frère  de  M.  de 
Coèhorn,  .secrêiaire  de  %U  de  Sébasiiani  au  ministère  des  alVaires  étran- 
gères, et  qui  fuyait  le  dioléra  ,  atuiiit  d'une  de  ces  frayeurs  qui  ren  'cnt 
rimaginatioii  malade,  se  peignent  en  vert  cl  jaune  f  ur  la  physionomie  et 
pèsent  sur  le  moral  coîmiic  la  plus  Iri.-tc  des  idées  fixes. 

M.  E.  de  G  lëliorii,  plus  jeune  que  son  f;èic,  avait  le  cœur  étoufTé  par 
un  (goïsme  passé  îi  l'état  throniipic,  beaucoup  de  gravité,  un  esprit  bi- 
ziire  cl  une  origina  iié  approchant  quelque  peu  de  la  manie.  Arrivé  à  I;- 
lemvi  lers,  il  f'eiiioura  de  tous  les  pnserv^.tiîs  connus  contre  la  cruelle 
épidémie  que  l'on  re  outail.  Il  ne  mangeait  pins  que  du  riz,  travaillait  du 
malin  au  soir  il  ra'oier  des  planches  pour  se  doiintr  de  l'exercice,  sor- 
tait (lu  salon  qua!;(l  un  journal  y  entrait,  prenait  des  crampes  d'esiomac 
b\  on  parlait  de  douleurs  d'eulrailles,  et  s'inquiétait  vérilablemem  d'avoir 
une  c.xceilenie  mine,  un  sonmeil  profond,  un  appétit  .formidable. 

»  Croyez-moi,  di  ait-il  ave;:  une  douloureuse  conviction,  ces  apparen- 
ces de  nistésonl  cllrayai.tes;  vous  pouvez  en  rire,  mais  o.i  n'est  jamais 
si  exposé  à  la  mort  que  dans  cet  êlat  de  quiétude  ;  laissez-moi  me  plain- 
dre, je  suis  dangereusement  bien  portant.  » 


lE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


5t 


Après  avoir  lon?-tcnii)s  fati^ui?  fcs  mrmbres  dans  son  atelier  de  mcnui- 
seiie,  M.  de  C(.ulinr  \  f.iisait  i.'e  la  iiui.'-i(nie  ;  il  coinposiit  de  cliarmaiites 
vaisrs,  d'assi  z  r.iauvaiscs  romances,  cbumait  bien  l'iialieii  cl  cxéciiia  t  a 
mer»oil!e  la  se  onde  partie  de  tous  mes  nocliin.cs;  d  diaim  es  aimable 
pour  uiui,  pus  aiiu  iMe  que  j.iniais  i  n  ne  I  avait  été.  l'eut-é(jc  aurais-je 
Cté  ll.iitée  de  ces  premiers  lioiiiiiiagcs  ;  mais  liuyfîiie  lu'ajaiit  ilil  m  i  iaiit 
!  que  j'iHais  sa  ijilule  vonlro  l'ciuuii,  mou  ami)Ui'-|)ropre  de  j  une  lille  se 
révolta  coiiire  les  veilus  aiiliciJolc'ri<iUi's  qui  Li  vaijirntsou  succès. 

Menwillcrs  fut  très  aiiimé  piudai.t  tout  cet  ùiù.  Une  ;œur  de  M.  de 
Coëiiiirii,  mariée  en  Rusie,  etai.t  vmuc  passer  quelque  tenips  eu  Fian- 
ce, on  s'edipic.v-aitde  lêler  sa  réiurreciiou  et  derouuir  autour  d'elle  tou- 
tes les  joiis  de  sou  passé  et  de  la  pa  rie. 

Mm.:  de  Dunicn  avait  été  tnicrrée  six  ans  en  Livonic  dans  un  château 
eniièremeiil  isolé,  voyant  son  mari  et  de  la  neige  pendant  neuf  mois,  son 
mari  et  quilques leui'ies  pendant  le  reste  do  l'année,  avec  Lue  belle  for- 
tune, c'està-iiircdcs  p'aines,  des  forêts,  des  L;  mmes  serfs  et  pas  un  sou. 
G'éla  i  une  charman'.c  ft  niiîie  pleine  d'esprit  et  de  cœur,  devenue  un  peu 
sauvage,  mais  d'une  bonne  et  ori;;ina!e  sauvagerie. 

M.:;e  de  Uunteu  av^^ii  des  pi opriéiés  de  |  lusieurs  lieues  d'étendue  ;  son 
château  éiaii  immense  et  renfermait  cent  doiiiesiiques,  pjrmi  lesquels  des 
tailleurs,  des  cordonniers,  des  chapeliers,  enfin  des  esclaves  de  toutes  les 
professions  indispensables  aux  besoins  de  la  vie  et  à  quelques  exigi  nccs 
du  iuse.  Rien  ne  s'acheiait  ;  la  nourriture,  les  étoffes  nécessaires  a  l'ha- 
billenient  provenaient  de  leurs  terres  et  de  leurs  troupeaux,  et  o;i  se  pro- 
curait il  Riga,  par  des  échanges,  ce  qui  manquait  ;  ausii  Mme  de  Duiiien 
ne  pouvait  plus  s'h-liitucr  à  revivre  de  notre  étroite  petite  vie  civilisée 
qui,  disait-elle,  rétsjiïait. 

Parnu  les  amis  (|ue  nom  recevions  le  plus  souvent  il  y  avait  beaucoup 
de  jf'unes  personnes  et  déjeunes  gens  ;  imsdeaioisellcs  de  T.,  mes  aii- 
ciei'.nes  asiies,  devenues  si  belles  1 1  si  dédaigneuses  que  je  savais  beau- 
coiq)  m  eux  Ks  admirer  que  les  aimer  ;  leurs  cousi:  es,  troi^  nullités  assez 
cnniyeuses,  MM.  de  Dufsicre,  (pii  avaient  de  l'espiit,  de  l'instruciioii  et 
(le  lagaîié;  enfin  M.  de  llenneval,  fils  du  secrétaire  intime  de  Napoléon, 
qui  I  os;ié(iait  une  jolie  prtiio  figure,  une  jolie  petite  ta'lle,  un  jo'i  peiit 
esprit  et  un  amour  iimiensu  pour  Maïhiido  de  Coëhorn.  MaUiikle,  char- 
manie  peci-onnc,  ressemb'ait  à  une  de  ces  belles  madones  allrmaiides  à 
re.x()res.-ion  douce  et  suave,  et  si  elle  était  un  peu  plus  animée  qu'une 
statue,  elle  oubliait  quelquefois  de  vivre  par  uonch  lance  et  par  ennui. 
C'était  une  excellente  musicienne,  une  bonne  et  teiicke  ciéatsire,  n  ayaiil 
pas  tout  à  fait  asseï  de  cœur  pour  bi 'U  aimer  ses  amie*,  mais  rellétant 
bien  leur  Direction  qu'elles  p  nivaient  s'y  méi)rendre;soB  âme  était  comme 
les  beaux  miroirs  de  Veiii-e  qui  rendent  fidèlement  les  traits,  l'expression 
et  le  sourire  de  ceux  qu'on  aime,  mais  dont  la  surface  unie  n'a  rien  gar- 
dé, qiiand  au  jour  de  l'absence  on  l'interroge,  on  lai  demantle  ceux  que 
l'on  reaetie  et  ceux  que  l'on  a  perdu?. 

Sophie,  la  sœur  cadfisc  d  ;  M.  de  Coiihnrn,  avait  un  cœur  excellent 
et  beaucoup  d'originalité  ;  elle  aura  t  eu  beaucoup  d'esprit  sans  sa  cens- 
taille  préoccupatio.i  et  son  piooiid  dépit  contre  un  nialbeureux  nez  re- 
nia n  qui  avait  aciaparé  toute  fa  ligure  et  dont  les  proportimis  magnifi- 
ques ii'avaiei.t  que  l'immense  défaut  d'être  plus  grandes  que  nature. 

Je  I  iva  s  un  peu  en  sauvage  au  milieu  de  tout  ce  monde,  conserviint  mes 
goi'iis  et  mes  habitu.'es  d  ■  grande  enfant,  ce  (pii  était  une  suite  naturelle 
d;  mon  éducation.  Ma  mèe  m'avait  tant  de  fois  répété  que  j'.'iais  laiJe, 
je  le  voyais  si  bien  en  comparant  dan^laî-laee  ma  tête  à  la  jolie  ictc  bou- 
clée d'Anioiiine,  que  je  «î'élais  juré  d'acquérir  assez  i.'cspr.t  pour  fa  re 
oublier  ce  qui  me  nanquait,  assez  dama  iliié  pour  me  rendre  jolie.  Tou- 
tes mes  jonrnécs  étaient  consacrées  à  l'étude  ;  pendant  les  heures  d<'s  re- 
pas ou  ce  les  de  la  réunion  du  suir,  je  me  faisais  tout  impercepiible,  et 
il  dix  lii  uns,  ma  mère,  par  ue  regard,  m'envoyait  coucher.  J'éais  fi  ha- 
bituée à  ne  pas  ociuper  les  autres  de  mon  insignifiante  personne  qu'il  me 
jxirai.'-sait  liés  sniprenar.t  qu'un  c;r.ii:ger  si-  crût  obligé  de  me  d  rc  une 
p:  robi  aimable.  Un  jour,  iM.  Edtnond  de  Coë'aorn  m'ayant  baisé  la  luain, 
j'cii  fus  si  étonnée,  si  lière,  si  hrurcse  que  je  lui  dis  in-r-  ■. 

Pendant  tout  cet  été,  j'eus  le  bonheur  de  1  re  quebiues-uiu  des  romans 
de  Wall  r-Scoit  ;  cette  le;  ture  in'eiichaiiia,  je  n'étais  plus  seule,  mon 
imaginaiioii  a^ait  d.  s  amis  dans  Fergiis,  le  maître  de  Ravenswnod,  Caleb, 
l'ioi  ;',  i\Iae-Ivor  et  D  ara  Vernoii,  la  noble  et  franche  jeune  lilK»  dont  j'a- 
\a  s  fat  la  comp.tnno  de  mes  lèves  cl  la  sunir  de  mes  pensées.  Chaiiue 
soir,  avant  d;  ni'emlormir,  je  Pappelais  pii's  de  moi  ou  j'allais  la  clier- 
fh  r,  gai  p'>r  près  d'el'e,  lorsque  sur  sa  blanche  civale  elle  chassait  à 
travers  les  bru>ères  d'iùojsc  ;  elle  me  disait  tes  joies,  ses  goûts  ;  clic  me 
jiai  1  il  d(î  ■  on  cœur,  et  je  sentais  que  si  j'aimais  un  jour,  j'aimerais  com- 
me elle  aimait. 

Celte  in  imité  entre  ma  pensée  et  h  pensée  conçue  par  le  génie  de 
Waltir  .Sco;t  dnia  be»  Ion  ;leaips;  clic  eut  même  (|uel  [ues  aniùes  pbis 
tard  une  grande  inlUience  sur  lua  tic,  et  inaiiitmant  encore  j'évr.(|ue 
ronime  un  <loii\  souvenir  d  comtue  un  fantOnie  ami ,  l'image  de  la  plus 
noble  <iv;.toa  di  poéie  érossai>. 

Lesl-çons  (l'a  lemandqnc  me  donnait  M.  do  CoChorn  soulTraient  un 
P'^ude  la  vie  animée  qui  aval  envahi  notr"  solitude  ;  mais  j'étudiais  bc:'U- 
roup  seule,  et  j'allais  chercher  des  conseils  et  des  encouragemens  près 
d'une  de  scsianies  dont  le  petit  manoir  u'étaii  séparé  d'ittenwillcrs  que 
par  une  piairie. 

Toute  la  nouvelle  famille  de  ma  mère  était  aimable  et  gracieuse  pour 


nous.  Mme  de  Fonianille,  qui  avait  compris  que  nous  avions  besoi-i  d'être 
ai  liées,  nous  avait  lait  dans  son  cœur  u;ie  all'eclueuse  parenté;  elle  nous 
appelait  ses  infans,  et  nous  rappel. uns  clièrc  tjule,  comme  ses  nièces.  Il 
é:a.t  :m,;ossible  d'ilre  plus  iidu'grnîe,  de  s'oublier  plus  complètement 
p:iur  les  autris  qu'elle  ne  le  faisai'.  Quînd  j'avais  obtenu  la  permis^ioa 
d'aller  passer  la  matinée  aupiès  delb-,  j'étais  bien  heureuse;  ses  yeux  ne 
lui  permitiaient  pas  de  lire,  je  menais  les  miens  ù  son  service,  cl  pour 
me  récompenser  elle  me  disait  ses  chaiinantes  et  naïves  traductions  de 
Sliiller  et  de  Goethe,  et  ses  vers  étaient  si  originaux  ,  si  pat  fails  ,  qu'ils 
sembiaiiiit  Iransportés  pliitOt  que  traduits. 

Mme  de  Fontanide  n'avait  pas  d'enfaiis,  mas  un  mari  tout  aussi  boti 
qu'elle  était  bonne,  et  qui  lui  était  arrivé  sons  la  forme  d'un  petit  ro  nau.      I 
M.  (le  Foiiianilbî  avait  (piiilé  la  Gascogne  pour  venir  vivre  à  Paris  d'une    / 
joyeuse  vie  de  garçon  ;  ai.uani  toutes  b'S  jolies  choses  de  ce  monde,  il 
n'adoi  ait  que  1  s  jolis  petits  pieds  ;  aussi  s'étail-il  fait  une  c^ilbcti  ju  de 
toates  !{;s  m  gn  mnes  panloullles  quiav.dent  mérité  son   enlhous>a  me,  et     ^■ 
il  portail  toujours  sur  son  cœur  le  soulier  coq  cl  et  satiné  de  sou  plus  ré-     j 
cent  amour.  Desall'aires  l'appelant  il  Strasbourg,  là  il  rencon'j-a   dans  un     / 
salon,  posé  S'tr  le  sphnx  doré  d'énormes  clieneis  gothiques,  un  pied  vif,    • 
espiègle,  rharaiani,  d'une  admirable  pureté  de  forme,  pas  plus  grand,  pas 
plusgris  qu'i  n  biscuiiiila  cuillère.  Ltonué  et  ravi  tout  a  la  lois,  .M.  de 
Fonianille  se  fait  présenter  à  la  mère  du  délie  eux  petit  pied.  Il  le  voit 
tous  les  jours,  il  s'en  passionne,  il  découvre  qu'un  cordonnier  provincial 
chargé  de  le  chausser  est   au-dessous  de  sa  noble  nii  sioti,  qu'il  peut 
le  froisser  !  le  b'esser!  pcut-éire  le  déshonorer  en  luidotuiaui  un  cor  ! 
Son  inquiétude  devient  allreu-e,  insup:;oriable,  et  poar  sauver  ce  petit 
chef-d'œuvre  il  veut  devenir  son  seigneur  cl  niaitre,    en  faire  son  Liiej, 
et  lui  olfrir  son  nom,  son  cœur,  sa  main;  il  lut  accepté.  Depuis  son  ma- 
riage, M.  de  Fonianille  va  presque  tous  les  ans  à  Paris  pour  y  faire  faire 
sous  ses  yeux  les  souliers  de  sa  femme. 

XI.  •  •   '' 

Quand  vinrent  l'i  utomne ,  les  vendang^'s  et  les  fraîches  journées  plutôt 
dorées  que  chaullées  par  les  rayons  du  soleil,  nous  fîmes  de  longues,  de 
délicieuses  parties  de  montagne.  Le  baron  Halle*,  qui  possédait  qiielques- 
unsdes  plus  riches  mamelons  des  V  :sges,  avecleur»  forêts,  leurs  prairies 
et  les  antiques  ruines  de  leurs  châteaux  féodaux ,  nous  donnait  des  tita- 
tinées  i^i-inipantcs ,  qui  étaient  ravi  saules.  On  faisait  la  p-emicre  partie 
dti  ciîemin  sar  de  petits  chevaux  de  montagne  ,  puis  quand  arrivaient  les 
rochers  à  pic  elle  sentier  frriyé  seulement  par  quelques  pâtres  ou  q^icl- 
ques  chèvres,  on  se  confiait  it  ses  propres  forces,  et  chaeui  mettait  plus 
ou  moins  d'adresse  et  d'agilité  dans  son  ascen^ion.  Il  y  avait  des  chutes, 
des  visages  tout  rouges  et  tout  essnuillés,  des  rochers  escaladés  avec  grâ- 
ce, des  ruisseaux  fianchis  avec  latent;  si  on  siHl.iit  un  faux  pas  ,  on  ap- 
plan  lissait  un  sau'.  hardi  et  grarieux  ;  enfin  à  raidi  on  arriva  t  dans  quel- 
que vieille  tour  où  l'on  rencontrait  par  hasard  de  l'ombre,  des  divans  de 
mousse  cl  un  ex<  client  dîner. 

Le  plus  souvent,  des  instram^ns  ;i  vetit  distribués  dans  le  Hillis  for- 
maient de  délicieux  éthos;  les  musiciens  exécutaient  de>  (<Tnder  naiio- 
naux  et  entraiuans;  on  les  écoutait  dabor  I ,  puis  ensuite  oti  les  da;isait 
avec  la  gaiié  et  la  fougue  des  ranntagnards;  on  ne  s'arrêtait  que  par  la 
toute-puis^ancedela  fat  gue  ;  tiquand  les  nuages  empourprés  du  couchaut 
annonçai»nt  l'heure  du  départ,  il  restait  à  pe  ne  assez  de  force  pour  se 
lasser'pli.'ser  sur  les  aiguilles  desséchées  des  sapins  jusqu'à  l'ei.droit  où 
atiendaivi.i  les  chi  vaux. 

Ces  courses  m'encliantiient,  je  ne  dormais  pas  de  plaisir  ei  d'impatience 
pendant  la  nuit  qui  les  précédait;  les  detix  lils  de  M.  llaJlez  y  étale. ;! 
ordinairement  mes  chevaliers  ;  ils  avaient  dix-sept  ou  dix  huit  ans,  de 
l'esprit,  de  la  (.;aué.  Ils  et  dent,  comme  moi,  d-ns  une  catégorie  nullement 
mariable,  cl  nous  faisions,  sans  cra  nie  &?  nous  compromeitre.  les  cour- 
ses les  plus  rapides,  les  tentatives  les  plus  imprudentes,  les  rires  les  plus 
fous  ;  seulein  ni,  comme  ils  dansaient  assez  mal,  je  les  abandon  lûis  à 
l'heure  du  bal  pour  mon  beau-père  ou  M.  Edmond  de  Coëhorn,  cxcellens 
danseurs  qui  me  faisaient  tourbillonner  et  m'enlevaient  cotumc  une 
plume. 

Lesdinses  alsaciennes  sont  un  <o:nposé  de  valses  et  galop?.  Lerhy'unie 
d'abi  rd  assez  lent  devient  de  p'us  en  plus  précipité  ;  on  se  balance,  eu 
tourne  nonchalamment  ensemble,  puis  les  bras  s'enlacent  et  formentmiile 
passes  gracieuses;  on  s'éloig^  e,  on  se  rejoint;  les  ;'anseurs  m  rqucni  11 
mesure  cti  frappant  le  solde  leurs  pieds;  i's  sotubl.M.t  voer  en  tour- 
noyant, puis,  quand  le  dernier  accord  se  fait  on'cn  Ire,  ils  enlèvent  leur 
danseuse,  jettent  un  petit  cri  sauv,ige,  et  toujours  en  cadence  la  déposant 
i) terre  en  faisant  un  salut  de  renercîment  et  d'a'lieu. 

Au  mois  de  décemlne,  il.  Mdinon  1  de  Coëhorn.  envoyé  comme  secré- 
taire d'ainl.a'^sa'c  h  Consiant'nople.  pniit  i bnrgé  de  toutes  nos  coiumis- 
sions,  ("e  Ions  nos  plus  tendres  vœrx  pour  Mme  de  MarleIl^qui  était  allée 
déjà  retrouver  depuis  six  mo's  en  (ii  ieiit  M.  de  Marie  n*.  »o:i;mé  am  >a«:- 
sadeur  du  roi  de  Pri'sseprès  h  Stiblime-Portc.  Lisante  de  ma  pauvre 
tante  avait  crin  llcment  souiTcrt  de  la  traversé-c;  nous  la  savions  triste, 
malade,  nous  et  ons  bien  souveut  et  péniblemenl  pi  occupés  d'elle,  cl  .V. 
de  Coëhorn  promit  de  l'a'iner  et  de  11  s'>igiicr  pour  nons. 

Nous  passâmes  tout  cet  hiver  à  Strasbourg  ;  je  fus  présentée  chei  quel- 
ques pcrsounes,  eije  fis  mon  cuiréo  dam»  le  moi:de,  c'est-à  dire  oue 


UB 


LE  MAGASIN  LH'T£RAIIŒ. 


j'eus  l'honneur  de  voir  mon  nom  écrit  sur  les  billets  d'invitations,  d'sllcr 
à  q  niques  ba!s,  de  recevoir  quelques  saints  dans  la  nio,  et  quelques 
phrases  banales  dans  un  salon.  .l'aimais  beaucoup  1 1  danse ,  sans 
douic  paice  que  c'était  du  mouvement  ,  peut-être  aussi  parce  que 
je  dansais  bien,  que  je  l'entendais  répéter  autour  de  moi,  et  que  l'ainour- 
propre  joue  toujours  un  petit  rôle  dans  nos  goiits.  En  revauclie,  la  partie 
'iiuianie  du  bal  m'était  odieuse  ;  je  ne  savais  pas  redire  des  phrases  tou- 
tes faites ,  et  ma  mère  m'avait  défendu  un  si  prand  nombre  de  sujeis  de 
'convcrsaiion  qu'il  ne  me  restait  que  la  possibilité  d'être  béie  ,  comme  la 
pluie  et  le  beau  temps  dont  se  composait  mon  vocabulaire  ,  ou  bien  de 
rester  mumte  ii  l'instar  des  plus  siupides.  Oupliuefois ,  ennuyée  de  ma 
nullité  et  de  toutes  ces  entraves  exigées  par  les  convenances.  Je  secouais 
le  joug  une  seconde,  et  j'osais  dire  à  mon  danseur  que  j'étais,  un  peu  par 
goût,  un  peu  par  orire,  une  machine  dinsanie,  et  que  je  le  pri.nis  d'èire 
indulgent,  de  remettre  à  quelques  années  le  choc  de  nos  iraa'inalions  et 
de  nos  pensées.  Le  plus  souvent  je  me  résignais  à  mon  rôle  sans  crier 
gare,  et  j'essayais  seulement  de  nieire  à  la  pointe  de  mes  pieds  le  petit 
grain  d'esprit  qui  ne  pouvait  être  dans  ma  bouche.  Si  l'on  ajoute  à  ces 
petits  supplices  d'un  bal  les  sermons  du  lendemain  sur  le  texte  d'une  te- 
nue un  peu  de  travers,  d'un  air  trop  e.idormi  ou  d'un  regard  trop  animé, 
on  comprendra  que  j'a  e  accepté  avec  regret  ma  dignité  déjeune  lille,  et 
que  je  sois  restée  long-temps  un  peu  sauvagiî  et  un  peu  enfant. 

La  société  de  Strasbourg  avait  été  llorissante  dans  le  passé  ;  mais  la  ré- 
volution de  juillet  avait  amené  une  nécessité  de  fusion  qui  avait  paralysé 
la  gaité  et  la  bonhomie.  La  noblesse  orgueilleuse  assez  généralement  rui- 
née, acceptait  bien  les  invitations  des  riches  roturiers,  mais  apportait  dans 
leurs  bals  un  air  de  vaniteuse  condescendance  très  impolie  et  très  glaciale. 
De  leur  côté,  les  riches  parvenus  de  la  bourgeoisie ,  en  allant  chez  leurs 
adversaires,  souriaient  des  livrées  ternies,  des  blasons  dédorés  des  nobles 
préteattetiw  «•  <ians  leur  volonté  d'opposer  l'orgueil  des  écus  à  l'orgueil 
de4  ^«M^  ,  ^iSl>latent  avoir  monnayé  l'esprit ,  l'éducation  et  le  savoir - 
ViffV. 

l)ani  quelques  maisons  on  retrouvait  cependant  la  franche  et  joyeuse 
cordialité  des  anciens  jours,  le  luxe  du  cœur  à  la  place  de  tout  le  luxe  de  la 
fortune  ou  de  la  vanité.  Dans  ces  bals  la  valse  nationale  triomphait  de  la 
contredanse  ;  les  galops,  les  cotillons,  les  boulangères  se  succédaient 
j  usqu'au  jour,  moment  où,  pour  reposer  tant  de  plaisirs  et  de  fatigues, 
la  salade  de  pommes  de  terre  cl  le  pâté  de  foie  gras  veuaient  rafraîchir 
, délicatement  danseurs  et  danseuses. 

Parmi  les  autorités,  le  général  lîrayer  était  le  seul  qui  s'occupât  du 
p'aisirde  ses  administrés;  il  donnait  de  jolis  bals,  et  sa  lille,  Mme  Mar- 
chand, en  faisait  les  honneurs  avec  une  grâ'^e  parfaite.  M.  MarchanJ  , 
premier  valet  de  chambre  dé  Napoléon,  avait  de  1  instruction  ;  mais  il 
était  triste,  recueilli,  et  il  portait  dans  le  regard  l'expression  d'un  grand 
souvenir  et  d'un  grand  regret. 

Au  comincnceiiieiii  du  printemps  notre  pauvre  petite  sœur  tomba  ma- 
lade ;  ce  fut  une  allreuse  douleur  pour  ma  mère,  une  profonde  tristesse 
pour  moi.  Je  n'aimais  pus  Jeanne  comme  j'aimais  Antoniiie  ;  mais  mon 
aflfeciion,  qui  s'adressait  ii  l'enfant  plutôt  qu'a  la  soeur,  était  bien  grande 
et  presque  maternelle.  Combien  de  fuis  je  l'ai  bercée  sur  mes  genoux  ! 
combien  de  fois  j'ai  fait  rou'cr  sa  petite  voiture  à  travers  les  allées  du 
parc  !  courant  bien  vite,  car  elle  de  sa  petite  voix  me  criait  :  «  Encore, 
Waric,  encore,  encore!  d  car  je  voyais  son  front  si  pâle  rougir  et  s'ani- 
mer ;  car,  si  je  tombais  essoulllfe,  elle  nie  passait  ses  deux  petits  bras 
au'our  du  cou,  m'embrassait  et  me  couvrait  des  Heurs  de  ses  bouquets 
favoris. 

Aui:ue.e  maladie  ne  s'était  déclarée  ;  cependant  chaque  jour  enlevait  à 
la  pauvre  petite  sa  force  et  ses  fraîches  couleurs  ;  chaque  jour  elle  deve- 
nait plus  belle,  plus  adorable  ;  il  semblait  que  l'enfant  se  transformait  en 
ange,  et  sa  pauvre  mère  pouvait  comprendre,  à  la  perfection  de  son  tré- 
sor, qu'il  allait  retourner  au  ciel.  (Juel  désespoir  !  se  sentir  impuissante  à 
(onserver  la  vie  que  l'on  a  donnée,  voir  prdir,  soulTiir,  mourr  son  en- 
fant sur  son  SI  in  !  Et  celte  agonie  des  adieux,  sans  possibilité  d'illusions, 
dura  six  nioi~;  Jeanne  s'éteignit  sans  souUranccs,  pareille  à  ces  belles 
étoiles  qui  brillent  la  nuit  au  firmament,  qui  pâlissent  avec  l'aurore,  et 
qu'on  ne  retrouve  pas  au  matin. 

"I.nrsque  le  petit  berceau  resta  vide  de  notre  ange,  ma  mère  eut  une 
douleur  qui  fut  presque  de  la  folie  ;  quelquefois  nos  caresses  lui  faisaient 
ni.il.  elle  nous  repoussait  avec  violence  ;  d'autres  fois,  en  nous  voyant 
pleurer  avec  elle,  elle  baisait  nos  larmes  et  semblait  les  recueillir  pour 
.••'en  consoler;  tantôt  elle  éloignait  le  souvenir  de  sa  chère  enfant,  le  plus 
.souven'  elle  y  puisait  la  vie.  Jeanne,  aimait  à  s'endormir  en  passant  ses  pe- 
liies  mains  dans  une  boucle  de  mes  elieveux  ;  ma  mère  me  (il  couper  cette 
boude  et  la  lui  donner  ;  Jeanne  aimait  Aiitonine  pardessus  tout,  Antoni- 
ncilcvint  plus  que  jamais  la  favorite  de  celte  pauvre  mère. 

On  avaii  caché  le  petit  cercueil  de  l'enfant  sous  un  rosier  blanc,  non 
loin  de  la  maison  ;  ma  mère  et  M.  ('e  Coéliorn  y  étaient  sans  cesse.  Leurs 
douleurs  ainsi  alimentées  devenaient  chaque  jour  plus  violentes  ;  il  fallut 
les  arracher  d'Iuenwillers  et  les  faire  partir  pour  ViUers-Ilellon.  Mariante 
(jarai  vint  nous  v  rejoindre,  et  nous  fûmes  bientôt  tous  réunis  par  l'arri- 
vée de  ma  tante  Martens,  qui  avait  été  chassée  de  Constantinople  par  le 
mal  du  pays. 

La  préoccupation  de  ce  retour,  qui  rendait  à  ma  mère  sa  sœur ,  sa 
plus  intime  amie,  lui  Ct  du  bien;  elle  lui  présenta  Mé  de  Coëhorn;  c'é- 


tait dire  toutes  les  souffrances  et  toutes  les  joies  qui  s'étaient  succédé 
dans  son  cœur  depuis  le  jour  de  la  sépnration.  Son  regret,  en  cessant  d'ê- 
tre la  seule  corde  qui  fût  restée  vibrinte  dans  son  ame,  devint  une  tris- 
tesse calme;  sa  samé  ne  nousdonnidi  plus  de  crainte,  mais,  au  contraire, 
l'espoir  de  voir  bientôt  sur  ses  genoux  une  autre  petite  Jeanne  ! 

Depuis  sept  ans  ma  tante  de  Martens  mail  quitté  la  France,  son  père,  sa 
f.wnille,  ses  amis  ;  aussi  li!  jour  de  l'arrivée  fut  un  grand  jour  ;  on  s'cm- 
brassait  en  pleurant  de  joie;  on  se  regardait  ;i  travers  des  sourires  et  des 
larmes.  On  cherchait  les  enfaiis  que  l'on  avait  aimés,  on  leirouvait  de 
grondes  jeunes  filles;  on  s'étonnait,  on  se  félicitait  ;  les  questions  se  croi- 
saient comme  les  baisers;  je  le  répète  encore,  ce  fut  un  grand  jour. 

J'avais  été  élevée  dans  l'amour  de  ma  t.in  e  et  dans  une  ferme 
croyance  en  son  esprit;  maintenant  que  je  pouvais  mettre  ma  loi  à  l'é- 
preuve de  h  réalité  et  du  raisonnement,  elle  devenait  chatpie  jour  plus 
vive,  plus  entière;  Mme  de  Martens  est  non  seulement  nue  femme  aima- 
ble, spiriiuelle,  elle  est  encore  toute  puissante  par  une  atiraciion  et  an 
charme  infinis;  sa  pensée  prend  pour  plaire  toutes  les  formes,  toutes  les 
grâces,  toutes  les  coquetteries.  Dans  le  monde  sa  profondeur  est  voilée, 
mais  souvent  un  mot  la  réveille  ct  des  échos  inconnus  s'en  échappent. 
C'est  un  esprit  chatoyant  comme  la  plus  belle  opaie  ;  l'imagination  y  étin- 
celle et  le  cœur  y  a  des  rayons 


XV. 

Je  passai  à  Villers  Ilellon  le  premier  été  qui  suivit  la  mort  de  ma  pau- 
vre mère  ;  tous  ceux  qui  m'y  entouraient  portaient  son  deuil  dans  leurs 
souvenirs  ;  mon  grand-père  m'aimait  de  toute  la  force  de  ses  regrets,  mes 
tantes  é  aient  parfaitement  bonnes,  mes  cousines  bien  fraternelles,  et  ma 
douleur  était  devenue  plus  calme  sans  rester  moins  profonde.  Ma  taute 
Garai  s'était  particul  èrement  chargée  de  moi  ;  je  lui  rendais  compte  de 
l'emploi  de  mes  journées;  elle  b'âmait  ce  qui  lui  déplaisait  dans  mon  ca- 
ractère ou  mes  manières,  ordonnait  et  défendait  avec  l'autorité  d'une 
mère. 

Ma  bonne  et  belle  tante,  mariée  à  seize  ans,  était  encore  une  petite  fille 
lorsqu'elle  devint  mère,  et  dut  ajouter  à  toutes  les  joies  que  la  société 
avait  mises  à  ses  pieds  un  enfant,  cette  douce  jnic  qui  vient  du  ciel.  Cet 
enfant,  au  lieu  de  naître  rose  et  joli  comme  elle  l'avait  rêvé  ct  comme  il 
devint  plus  tard,  fut  d'abord  un  petit  être  maladif  et  morose,  auquel  il  fal- 
lut donner  une  bonne  santé  avec  des  médecines  noires,  et  ua  bon  carac- 
tère avec  des  sermons.  Ma  tante,  qui  continua  long-tearps  pour  sa  fille  son 
système  de  gouvernement  absolu,  ne  le  suivit  qu'en  partie  à  mon  égard  ; 
elle  était  souvent  pleine  d'allcction,  de  laisser-aller,  d'indulgence  ;  mais  si 
sa  conscience  lui  rappelait  qu'elle  m'avait  adoptée  pour  sa  fille  et  qu'elle 
avait  aussi  des  devoirs  à  remplir  envers  moi,  elle  me  faisait  les  sermons 
les  plus  sévères,  donnait  à  mes  pensées  des  interprétations  humifanies  qui 
blessaient  mon  amour-propre  et  comprimaient  mon  cœur;  puis,  si  elle 
surprenait  mes  larmes,  elle  les  séchait  par  des  baisers  et  me  faisait  ou- 
blier le  mal  qu'elle  m'avait  fait. 

CepenJaiit,  cl  je  le  répète  encore,  ma  tante  était  toute  banne;  lors 
même  que  je  ne  savais  pas  supporicr  avec  calme  ses  admonesta  ions  ma- 
ternelles v\\  peu  vives,  je  rendais  justice  au  seniiment  qui  les  lui  inspirait. 
Mon  alficiion  et  ma  reconnaissance  ne  faiblissaent  pas;  seulement,  pour 
garder  mes  pauvres  idées  de  la  censure,  je  les  rendis  muettes  et  je  m'ap- 
pris à  soumettre  les  petites  actions  et  les  petits  scnlimens  de  ma  vie  à  ses 
volontés  et  à  son  opinion.  J'aurais  eu  besoin  d'une  amie,  je  la  cherchais 
inutilement  autour  de  moi  ;  parmi  mes  égales,  ma  cousine  Garât,  qui  avait 
une  Ijiiaginiition  d'autant  plus  ardente  qu'on  la  comprimait  davantage,  un 
bon  cœur,  un  moins  bon  caractère,  de  la  franchise  par  nature,  de  la  dis- 
simulation par  nécessité,  avait  une  affection  trop  exigeante  et  trop  varia- 
ble ;  Hermine  de  Martens  savait  très  mal  aimer,  et  liertha  n'était  encore 
qu'une  charmante  enfant.  Quant  à  ma  sœur,  je  l'aimais  avec  un  mélange 
de  sollicitude  appartenant  plutôt  i)  la  mère  qu'à  l'amie;  elle  avait,  avec  un 
excellent  cœur,  une  douceur  inaltérable,  une  abnégation  de  volonté  et  de 
caractère  qui  lui  donnaient  le  bonheur  dans  le  présent,  le  lui  assuraient 
encore  dans  l'avenir;  et  moi  qui  savais  combien  j'étais  malheureuse  par 
mes  pensées  trop  amères,  ou  si  belles  qu'elles  délloraient  toutes  les  réa- 
lités, moi  qui  souffra  s  si  souvent  pour  ployer  ces  pensées  aux  exigences 
de  la  vie  réelle,  je  n'osais  les  partager  avec  elle,  et  je  reconnaissais  que 
Dieu  l'avait  faite  et  meilleure  et  plus  sige  que  moi. 

Quelquefois,  dans  mes  jours  detiisiesse  ou  de  déraison,  je  doutais  de 
moi-même  ;  je  ne  dcuuinJais  si  je  n'étais  pas  folle,  si  cette  existence  de 
joie,  de  jouissance  et  d'oubli,  qui  échap^ie  à  la  douleur  en  échappant  à 
la  pensée,  ne  valait  pas  mieux  que  m\  manière  d'être;  j'essayais,  mais 
toujours  vainement,  de  me  courlieijj  sous  ce  manteau  de  plomb  je- 
té par  la  société  sur  les  épaules  de  ceux  qui  acceptent  son  joug,  et  je  ne 
trouvais  de  distraction  que  dans  le  désir  de  m'instruire.  Ma  tante  ap- 
prouvait mon  amour  de  l'étude  en^ine  disant^  que  l'instruction  et  le  ta- 
lent ne  nuisaient  pas  aux  progrès  d'une  demoiselle  à  marier  ;  pour  moi, 
je  voyais  dans  le  développement  de  mes  facultés  le  moyen  d'êire 
aimée,  et  Je  parais  mon  esprit  pour  cet  être  que  je  ne  révais  pas  encore, 
mais  que  j'espérais  dans  le  lointain  et  que  j'attendais  comme  le  complé- 
ment de  mon  exisl'^î'.ce.  Lorsque  j'avais  écrit  quelques  nobles  pensées,  Je 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


h9 


les /«/lisais:  lorsque  j'avais  vaincu  iinc  lildiLiiliÉ  musicale,  je  /«iihin- 
tais  ma  vie  oi'  o  ;  J'riais  (ici  c  <lf  lui  "tt'i  h  uni!  lionne  actio  s  je  iTo^ui^  p  n- 
ser  à  lui  'iiiainl  j  cuiis  niCcfureine  de  iii'ii  même  ;  ciiliii  ce  n'éiat  pis  un 
lioinuie,  (  e  :i''  l.iil  i)a>  un  .iM;;e, .  Vtji'  (|iii  l;|iie  <liose  qui  dcvaii  m'<diii(:i: 
Je  me  '.'ard.iis  iiii-ii  de  jiarliT.iussi  de  re  Ijl-I  i  'éal  à  ma  laiite;  je  l'avais 
essayé  une  ftii  <leiix  fois,  m.iis 'jii  m'av.iit  lépondu  que  rien  u'éiail  plus 
«^IdiC'né  de  iivm  n?>e  jue  la  .callté  d"uu  mail;  que  de  serahl.ibics  idées 
<îtii'en'  daii!,'<iP'J5eiiie;it  .nconveiiames,  que  les  ie(iii>'s(illes  devaient  seu- 
lement .liSirei-  une  p'j-iiioti  lans  !e  inonde,  >!i:  la  (<  rlune,  des  plji  lis,  un 
Le  111  iroii-s03H,  u'  edi'iii  leiise  orDeilIc,  ri  que  H)ii«  li  s  autri's  Miuiiiils, 
fi  on  a  le  mauvais  espnl  de  les  former,  duiuiit  se  faire  à  liuis-tlo'i.  Com- 
J)irn  la  plus  noljie  dt-siinaiion  de  l'Iminnc,  !■•  di-voir,  peut  rire  délia  uive 
p;ir  la  snricte,  le-;  usaues,  les  coiivcji.iiice^  !  On  diraii  (|ucl , m  fois  ((u'il 
ne  consiste  que  dans  le  saciifite  des  faculies  qui  ne  sont  pas  relies  du 
pus  craud  ii'nilire,  ei  qu'il  f. ut  expier  le  peu  d'e  j)  il  q  l'oii  pourrait 
avoir  ni  le  diri;:iMiil  dans  le  srn-i  de  '  eu\  qui  n'en  ont  pas.  Dieu  n'a  p  is 
a  liimé  (Uns  ses  rréalnres  l^-  llaiiibeaii  de  rniciligeiire  pour  iiu'eiles  l'é- 
ti  is'ieiit  en  liidoraiiste  Mir  l'iiOiel  <le  li  iiiedioeriié;  cil  (|ue  boniinc,  et, 
j'use  le  prti-rr,  rli  iqiie  remine  duiveiii  se  frayer  une  i''  uie  d'après  leur 
c.earière  ;  et  le  proyiès  dot  cire  notre  première  nécessité  CDUimc  notre 
pieiiiier  devo  r. 

vies  plus  doiii;  momens  se  passaient  .'uiprès  de  mon  bon  grand-père  ; 
j'éiais  devenue  sa  favorite  ;  il  s'eiaii  eialili  entre  nous  un  échange  d'af- 
ftciion  et  di  penséis;  il  »iv.iii  daiii  ses  souvenirs,  je  vivais  dans  mes  es- 
pérances, et  non.  nnus  étions  donné  l'un  à  l'auire  iiolie  joie  dans  le  pi  é- 
sen'.  MoM^'rand-pére  aviiitfaii  préparer  pour  moi  une  chainbie  près  de 
Jasieiii'C  :  une  senple  teniure  sé,)aralt  les  d'U\  apparleiiiens;  la  nuit 
snius  pouvions  cau-er^  et  le  malin  je  n'avais  qu'ui"  pas  à  f.iire  pour  lui 
apporier  mon  premier  baiser;  pendant  sa  sieste,  qui  éiaii  pluiot  du  re- 
pos que  du  sommeil ,  je  Ini  faisais  de  la  mu^iqiu- .  (|ui  Lpies  lectures  ,  ou 
bien  le  m'asseyais  à  ses  pieds ,  et  il  me  ratoiitaii  pour  la  vingtième  fois 
une  de  ses  liisnire.-.  de  préililection. 

Cei  e.\relleii!  g- and  père  eiair.  le  snperlaiif  de  la  bonté;  il  vivait  pour 
les  antres,  etai;  lionreux  en  fais  m  des  lienrenx.  et  ne  savait  jour  que  des 
biens  qu'il  piiuvai:  partager  on  donner  eu  eniier. 

L'a  bienlaisance  est  au  cieiir  ci'  que  l'élude  est  ;i  l'c-prit;  c'est  une 
jouiss.iiire  ipii  peut  seule  surqiiéer  au  vide  i|ue  les  pa-sions  ou  le  niallieiir 
Ont  laissé  dans  l'.  xistt'iire;  ce  iiiilile  seniinie  t  apjircnd  a  vvee  pour  les 
auir(  s  lorsqu'il  serait  trop  dou  i)ureu\  de  ùvre  eiuore  pour  soi-même,  et 
il  pernirt  de  se  livrer  aux  douces  émoiiuiii  du  cueur  eu  diliurs  de  sa  pro- 
pa-  destinée. 

Tout  cet  éié  je  fus  assez  souvent  à  Lnn?-Poni.  Mme  de  Montesquiou 
ni'acii  e.l'au  a\ec  une  boiiie  p.iifaiie.  tlle  m'.ivait  permis  de  l'aimer,  et 
Je  le  f.iisais  de  inat  mon  cieiir.  Souvent  je  lui  dem  indais  quelque^  con- 
seils, souvent  elle  me  groa  Uit  doncenienl;  toujours  on  poaviii  interro- 
I-'Cisa  vie  pour  se  guider  dans  le  dio  tclieinin.  Son  frère  uni  passer  quel- 
ïjiie  temp-  à  l.onu-PuiiiAvees;»  femme  et  ses  enfans,  aimés  dénia  mérc  ; 
il  fnt  alleciueusement  bon  pour  la  pauvre  orpludine,  cl  il  lui  promit  con- 
seils et  amitié.  C'est  un  ^-rand  raracièruquc  celui  de  M.  le  niari|uis  Ju'esdc 
Mornay  ;  il  était  né  gr,ind>eigiieiir  ••  par  sa  vo'oiiié  il  se  fit  bomme  et  pré- 
féra la  noblesse  de  son  iiiielligenrc  cl  de  son  cœur  à  la  nob'essede  son 
hiason.  Appelé  a  la  chambre  des  députés,  il  n'y  fut  pas  le  r  présentant 
des  g  amis  et  des  privilégies  de  ci;  monde,  '1  y  fut  le  sou  ien  et  le  repré- 
sentant du  peuple;  il  donna  i  sa  patrie,  aux  malheoreux  une  vie  que  le 
sftrt  avait  desiinéc  aux  plaisirs.  Sa  tiichcisi  lu  lie  !  et  gloire  lui  soit  ren- 
due '  M.  de  Mernay  Bviiit  épousé  la  fille  du  maréchal  Sonlt,  belle  per- 
sonne qui  joignait  ù  une  grande  ame  une  bunlé  pleine  de  di^jnilé.  Lors- 
qu'elle entraii  dans  le  grand  salon  do  Longl'ont,  tenant  à  la  main  ses 
d(!iix  enfans,  elle  avaii  sur  le  front  l.i  noble  lii  rté  d'une  mère  romaine,  et 
SCS  joyaux  éiaienl  aussi  beaai  que  ceux  de  Cornélie. 

Au  comineiicemeiit  de  cet  liiverje  fus  deman  lée  en  mari'gc  par  M.  de 
L***;je  ne  saurais  exprimer  l'émelioii  profonde  que  je  ressentis  lorsque 
matante  de  M.trtens  se  fil  rinlerprète  de  ces  paroles  d'amour,  les  prc- 
mièies  qui  m'éiaient  adressées.  Une  nouvelle  puissance  se  révélait  en 
moi  ;  mon  cœur  battait  plus  vite,  la  viiï  rayonnai  dans  mes  yux,  sur 
mon  Iront;  jetais  lion  rée,  j'étais  rcfoiinais'.aiiie,  et,  fi  je  ne  voulais  pas 
épouser  M.  itf;  L*'*,  j  •  le  re;;ard.iis  cnaime  le  pvécurseue  du  grand  boi:- 
Li  IIP  <pie  j  aais  rêve.  Je  ne  l'avais  ui  que  quelquefois;  il  était  jeune  rt 
luMu,  il  cli.imait  à  merveille,  il  étnii  aiaiabli-.  Je  crois  (|ue  s'il  m'eût  dit 
loin  bas  qu'il  m'a'inaita'.aiit  i!e  le  dire  lo  it  haut  à  ma  tante,  je  l'.iurais 
aciep  é:  niais  ecuo  aiVeriiia  fut  déL-laiée  si  convenablement,  il  était  si 
impo-sib'e  di'  la  pneiisrr.  qa.^  ''o  ne  pus  me  dé' i  1er  à  entrer  dans  la 
re;iiiié  de  l'evisteiieo  avant  d'avoir  vu  Ilemir  et  se  faner  quelques-unes  de 
mes  illusion'!.  Il  me  .setnliLdt  que  cV.iait  Dn'ikr  les  plus  belles  pages  du 
livie  de  ma  de^lillée  pour  airiv,  r  plus  vile  au  dernia-  feuillet,  et  je  ne 
compris  pas  une  lin  suis  eoiiiiiienreiiR'iu. 

La  fortune  de  M.  de  L"*  lit.int  une  p^\ce  dei  à  5,000  fr.,  la  raison  de 
ma  famille  s'accord.i  avec  la  raisoiulemouiinagiaaiiou,  et  elle  relusa  en 
son  nom  et  au  mien. 

XVI. 

Au  mois  de  décembre,  je  quittai  ViUers-Hel'on  pour  aller  habiter  la 
jo'ic  petite  chambre  que  Mme  de  Valence  me  destiniii.  Ci  tte  généreuse 
iM>'*ie  de  ma  grand'mèrc  me  reçut  comme  un  cnfaut  attendu  «t  désirii  t 

•EPTEMSnE  18^t.--<  TOME  t. 


tous  mes  goîits  avaient  été  consu'tés,  tous  mes  désirs  avaient  été  réalisés. 
Mme  de  Va  enre  avait  ai  heié,  ponr  me  recevoir,  un  esce  lent  piano,  et 
elie  mil  près  de  moi,  piur  me  senir,  une  vieil:e  sœur  de  Mamie,  cvc^'l- 
lente  ciéatnre  bi  n  sainte,  bien  dévouée,  qui  avait  vu  ma  graud'mère  à 
seize  ans,  qui  avait  fait  sauter  sur  ses  bras  tous  mes  grands  amis  et  tous 
mes  grands  païens. 

Je  fus  heureuse,  bien  heureuse  au  milieu  de  toute  cette  petite  colonie 
de  la  rue  de  lieiry.  ,\utour  de  Mme  de  Valence  se  groupaient  ses  en- 
fans, ses  pelils-enf.iis,  ses  arrière  peiiis  enfans,  la  couronne  ei  la  gloire 
de  sa  vieillesse,  l'échelle  bien-ainiée  qui  faisait  descendre  ses  souveuirs  à 
travers  les  joies  de  son  automne,  de  son  été  et  de  son  p-  jieaips. 

Celait  Mme  la  maréi b.ie  Gérard,  sa  fille  aînée,  pieuse  et  noble  fem- 
me, au  si  gr.ndc  parses  vertus  que  par  son  nom,  ses  talens  tt  son  es- 
pi  il;. '■es  iroiienfeBs,  Cyrus,  Mauri  e  ei  Felicic  ;  c'était  Mme  Henri  de 
I  Aigle  et  sa  belle  peiilé  Maiie,  pauvre  ange  envolée  au  ciel  ;  Mme  de 
Ciuiiionl,  toute  franche,  toute  belle,  toute  bonne,  et  son  petit  Bertrand  ; 
c'était  MM.  de  l'Aigle  et  de  Cau!uo..t,  M.  de  Ccles  et  le  maréchal  Gé- 
rard. 

Mme  de  Va'ence  vivait  dans  toutes  c^  s  chères  vies  pour  elle  .^eule  ;  ses 
peiiis  enfans  venaient  ouvrir  ses  yeux  fermés  la  veille  par  les  baisers  dune 
mère,  et  elle  avait  pour  tous  d'inépuisjbes  trésors  de  bonbons,  de  jou- 
joux, de  conseils,  de  sermons,  d'espi  il  et  d'.  iïeciion. 

11  ii'éiaii  jour  qu'à  midi  dins  la  ch.imbrc  de  Mme  de  Valen-'c,  et  j  avais 
pris  une  leçon  de  chant,  étudié  mon  p  ano  et  fait  quelques  leciurcs  avant 
de  venir  déjeuner  pi  es  de  son  lit  ;  je  passais  la  journée  très  solitaTeuieiit 
et  la  soirée  eu  faoïi  le.  Je  faisais  biaueoup  de  musique;  le  maréchal  Gé- 
rard s'en  amusaii,  ci,  pour  ma  récompeuse,  je  le  voyais  sourire,  s'animer 
et  pres(|ue  chanter  avec  moi. 

C'est  une  iiob  e  gloire  (|uc  celle  do  ce  bon  maré'-hnl.  qui  écrivit  avec 
son  épée  ses  lelires  de  nuDlesse,  se  lit  assez  praïul  pour  servir  daiieux  à| 
ses  cnl'aus,  et,  laissant  très  nonclial  iinni'  nt  à  l  lii.'loire  le  soia  de  le  f-<ire 
admirer,  ne  coniia  qu'à  lui-même  celui  de  se  faire  aimer  et  d'être  par- 
faitement indulgent,  ainiabie  et  alf.  ciueux. 

Le  maréchal  Gérard  faisait  lous  les  soirs  une  petite  promen:ide  à  p'cl 
dans  un  très  modeste  incognito  de  loileite,  et  quand  il  renconirail  une 
vicide  moustache  de  l'einpiie,  il  l'abordait,  causait  avec  elle  du  grand 
homme,  de  ses  glorieuses  vicioires  et  de  ses  subliim  s  défaites:  il  inierr'v-.^ 
geait  les  vieux  gueriiers  sur  bur  position  ,  et  s'ils  étaient  malheureia 
dev.  n  lit  pour  eux  une  Proviilencc  qui  réparait  les  ounlis  et  les  injustices. 
Un  jour  il  revint  p'us  tard  que  de  coutume  avec  une  gailé  Irep  vive  pour 
ne  pas  être  ex;  unsive. 

—  Le  maréi  hal  Gérard  av  .il  rencontré  sur  la  place  Heauvau  un  vieux 
grognai  d  vivant  de  ses  souvenirs  en  dé^i' de  s''s  blessures,  adma  it  le 
pa-sé,  mécoiiant  du  prés  nt  et  se  posant  en  vii  time  i|uand  il  aura  t  pu 
se  posi  r  en  héros.  La  eonversa  ion  s'engagea  ;  arrivé  devant  un  marehaud 
de  vin,  le  sergent  nllril  un  quart  de  li  rc  à  son  ancien,  qui  le  refusa. 

n  En  v'Ia  une  forte  !  s'écna  le  vieux  vétéran  ;  est-ce  à  dire  qu'une  épau- 
lette  se  regimbe  pour  iiinquer  avec  une  jambe  tle  bois?  t. ré-coquin,  nue 
graine  d'epiiiaid  ne  serait  pas  plus  fière  ;  et,  quoique  l'habit  ne  lasse  tas 
le  moine ,  le  vùirc  rc  fait  guère  p'us  qu'un  so  is-lieutenaut.  En  avant , 
marche  !  Liîvant  le  coude  à  la  santé  du  peiit  chapeau... 

—  Cela  ne  se  peut  pas,  mon  vieux  camarade. 

—  C'est  donc  la  bourgeoise  qu'a  prohibé  le  verre  de  vin  de  l'amitié? 
— Non,  non,  la  boureeoisc  n'est  pas  trop  récalc  trante,  et  je  vous  en- 
gage à  venir  déjeuner  (leoiaiu  chez  c  le  et  avec  moi. 

—  C'est  parlé  ;  va  pour  le  fin  déjeuner,  et  nous  crierons  vive  l'empe- 
reur sans  craindre  ces  gueux  de  sergcns  de  ville  et  les  mouchards. 

Ils  s'étaient  séparés,  et  le  lendem.iin  maiiii  un  déjeuner  excellent  fit  re- 
nouer enli  e  les  deux  amis  de  la  veille  une  connaissance  qui  pétrifia  tant 
soit  peu  le  vieux  sergent  lorsqu'il  se  vit  l'IiCte  d'un  maréchl  de  France; 
des  toasts  fur.'iit  portés  à  l'empereur  et  à  toutes  ses  gloires.  L'n  brevet  de 
pension  lit  un  heureux  du  pauvre  mal  content,  cl  à  l'avenir  il  se  vit  dans 
ta  nécessité  de  boire  deux  santés  au  lieu  d'uue,  de  bénir  son  maréchal 
comme  il  bénissait  son  empereur. — 

Vers  niinut.  le  petit  sa'on  devenal  une  chaude  solitude;  je  portais  à 
Mme  de  Valence  .<^a  dernière  tasse  de  thé,  puis  je  m'assevais  au  pied  de 
sa  chaulVeuse.  Nous  cjusiniis  d'abord,  pus,  h  ma  prière,  elle  évoquait  ^cs 
S'Uvenirs:  c'éMii  des  ourses  à  vol  de  papil'oii  sur  toutes  le*  (leurs  de  sa 
vie,  des  pensées  d'une  délicaiessc  exquise,  des  anerdoïc»  lou'es  ruses  et 
toutes  gaies,  des  bons  11101"=,  de  l'eSinil,  comme  il  y  eu  avaii  et  comme  il 
n'y  en  a  plus  !  C'était  aussi  île  longs  et  douloureux  retom-s  .sur  ce  p.issfc 
qi.i  laisse  des  croix  dans  nos  cimetières,  des  rides  éternelles  dans  noU 
C(rurs.  Klle  avait  perdu  une  fille  ahiée  q.i'el  •  aimait  pi.ssionnéinciit.  une 
ravissanie  peiiie  tille,  sa  mère,  sou  mari,  presque  tous  Ls.imisqui  avaliut 
travt  rsé  la  vie  avec  elle  ! 

Et  si  je  voulais  éloigner  ces  souvenirs  de  deuil,  elle  me  disait  :  •  En- 
fan',  Dieu  place  toujours  un.:  résignation  aupiès  d'une  douleur  ;  la  pen- 
sée qui  me  la  t  pleurer  est  aussi  la  pensée  qui  me  consile  ;  ma  pairie 
n'est  pins  dans  <c  monde,  et  la  moit,  qui  sépare  dans  le  temps ,  réunit 
dans  l'éieinilé.  » 

Souvent  Cvrus  G*",  en  qnitiant  le  spectacle  ou  ses  amis,  venait  ache- 
ver sa  soirée  pi  es  de  nous,  cl  sa  gnnd'mère.  dont  il  était  le  favori,  avait 
alors  pour  lui  plaie  une  ma  ernclle  et  délicieuse  coquciteiie.  qui 
nous  donnait.  pre«au<^  jusqu'au  matin,  aes  heures  belles  et  riante».  Cvrus 


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LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


avait  mon  Tgc  r(  îi  peu  pics  mon  cxpérienro,  hciiicoiip  d'e^^prit,  rie  1  iis- 
tiiicl  o:i,  un  •■MH'Ileiit  i.uLiir,  ci  luul  .lUMiii  d'cxa  union  pour  1 1  viep  si  ivc 
(\m  j'en  avais  pour  .'a  vie  Jcs  uuj;^es.  Nous  avions  t-irseiubie  de  viol  wi- 
tes r(  fon  iir.iilK's  lism^join,  sans  tiicjnilirc  pour  «ne  I)  h  an  l't  soli  le 
i<niiii/, 'i'iiou'.i''c'i;  ■!p  kIoiiuI  .n.iil  l'iiilielll  nos  jiiirs  il' puis  l'A(,'e  do 
tlnnx  1)11  îiois  «lois  jii5(|ii;i  n  lui  ili:  diut  ou  trois  ,tiis.  Jï'tds  l,i  coiiliilenle 
(les  niaisTs  1 1  des  pci.is  p(!<  nos  île  mon  l(<'(^  u'iir  ;  il  si'  nioipuiii  ili;  mes 
piands  liiS,  de  mes  pensées,  ijui,  ^enoi  lui.  vov,i;;e,ii'iii  lonjouis  sur  des 
i'<  liai^es.  el  il  II  rl.iil  j.iniais  pliiS  lier  cpie  |iiis(|ii'il  ni'av.iit  f.iil  niu^ir  ;iu 
rérii  iluiie  do  ses  ji  liles  eijuipées...  Il  nie  di'inuid.dt  ijii  j  [  lofo  s  de  jo- 
lie-; (rbrasi'S  i^our  inellii  dans  .ses  liiiies  d'amour.  i:i  me  moiiir.iii  des  b  i- 
pnes.  (les  MiC-dailoiis.  des  i  invenv  île  inuie?  les  luianecs  ipii  tioulilùrenl 
io  -Oîniii  il  de  i|u  lipi'S  ui;es  i!e  mes  nuii^. 

r<  iiilaiit  fes  i«a<e;ies.  M  :e  de  V.dfine,  qui  lirait  tièi  afeiilivcmeiit 
n(ii)  de  ne  pas  êlri-  en  lieis  ilins  ^  o  aiiii  alis  <'Miiii(lfni  es.  pinç.ii!  aeuvenl 
li's  l(nre>  pour  ne  pas  liie  îles  Io  les  de  nos  ileiiv  jeiili''s  1 1  l'd  t^  letes  ; 
juiis.  ij'i.in  I  nous  1  ii'ins  .seiiU'.-..  tl'e  nie  ilisaii  :  !■  Ne  «roi-i  pas  un  mol  de 
ce  (pie  II'  dii  (A' us,  i;  >e  (iniipii.-.e  dis  del.iuls  paia"  'e  .'-uriireii'l c  tl  s 
doiuiei*  une  iiOiiimii  duns  le  inondt  ds  ^^rwits  ti'fdiis  de  vulrc  en- 
finit.  » 

J'ai  penlii  depuis  lonp;  lemp.;  les  sciilier.s  de  Cyriis;  je  no,  .^ai;  mairtc- 
naitt  .^■||  est  un  tliploinaU'.  un  I  o:i,  on  piilinn',  nu  d.unh.  .Seiileiiieiil , 
je  su  s  .^ù  e  iiuil  csl  et  qu'il  ùeie.  loujouia  un  iioiuiiie  d'iijniieur  el  un 
bouiinc  U'cspiil, 

;,;"    "  M.VUli;  C.Xri'KLLE, 


UN   HUIT   POUR  UN  NSUF 
ou  las-assinaî  du   courrier   de  Lyon. 

C't'lai'  dans  re  jardin  si  vert,  si  paifumé  de  Cliareiiion.  Dans  un  coin  se 
trouvail  au  peut  liounne  qm  i.iini»iii  de-,  pliai  e~ei  de  K^  linu'. 

I    ^^)ll.^K•ul,  lui  ui5  je,  puiiine/.-voas  m'iiiai  juii"  un  luala  le,  M.  Lc- 
grand'.' 

—  Mnnsierr.  ne  m'inlenoaiper  pas...  ie  suis  ll^<  orciiiu'-...  je  viens  de 
Irouvei  iiii'  iiiine  ili  iImuiiii»..  niaij  de  iliàce,  n'en  paiLv,  à  pci sonne,  le 
goiivei  nemoiii  me  ilepos.seiiei  ail. 

Je  «piili  I  (0  pauvre  .mené  eije  m'avançai  vers  un  cniflien  de  la  innison 
(le  (Jl.u  cntoii  ipii-  je  :  ei  oaiiii>  a  s,i  lu  oJeru'  tl  ai  ueiil  --ur  le  tidet. 

—  M.  l.e;:iaiid.  nie  dil-il,  Vous  voulei  voir  M.  Le;^raiid  ;  savez  vous  que 
ce  nV.si  ^iieie  lai  île  .' 

—  Je  le  .ompieiids.  sa  ma'adie... 

—  Uni  inaii>ai>e...paif..i,-.  il  lui  p/end  des  rrisps  de  fo'ie  lerrililes  ..  ce 
peniLinl  SI  vDiis  leniv.  a 'e  voir  Cl  M  vous  a\e/,  la  paieiiee  de  1  écouler, 
car  il  (Si  a-sez  ;an«eiir... 

—  Je  ne  iini'  riumpr:Ai  pas.  m'éniai  je;  nienez-moi  auprès  de  lui.  » 
Wo!i  paille  me  p'en>nlp.a  la  ai.iin.  me  iiieaa  aliu-s  d,i  is  l'inléiieurde  îa 

mai.^on  des  (oii^.  Uhl  (jue  moiieiein  se  jeu  a...  La  'olie  des.ilié  es  qui  se 
proméneni  aiij.irdin  na:ii-ii  do  liideuv,  il  sont  lieiiri  n\  pi'iit-ctre  C' iiv  1 1 
«pii  joueiil  an  -ol.i!,  qui  dierdienl  des  mines  d'nr  au  pi.  il  des  rotors  on 

■  flcuis;  ni.ds  si  vou-i  pinivie/.  voii  les  liuiies  pfdes  el  li\i  les  qui  elierelien 
ù  voir  le  liel  a  travers  leiiiS  liarie.iii\,  >i  vo  is  p  mvi./,  eoiilempler  ces  lé 
Usiklicveiees,  ces  fionis  uieuriris,  vous  demanderiez  pour  eux  à  Ditu  la 
paix  et  le  rofios  de  la  lomlie. 

-     Le yaidii-n aie  lit  an eier  devant uiiclogo  où  était  Ccrit  en caracltrcs  blancs: 

)1  fit  tourner  trois  fois  sa  clé  dans  la  scrruiv,  tira  dctix  vcrroux,  puis 
nous  eiiii.imes. 

Sur  lin  lit  se  Irnuv.iit  rourlié  un  bnmme  aux  yeux  de  feu.  ii  laîiouclio  6 
cuiuautc  ;  il  i)jrais>ail  soriir  d'un  révri  iiéiiible,  car  la  sueur  ruissolaii  sur 
son  Ifini. 

—  I.e^ranrl,  dit  le  '^anlien,  voir!  un  nionierr  qui  vient  voinvoir. 

—  lJir<oinp.iirioti',  lui  disji-  au-si,  car  je  .'uis  do  voire  pays, 

—De  Uaa.ii,  répoiilil  L'^'iau  I  ;  eli  !  bi  n,  que  faiioii  à  Uona  ?  le;  fèios 
sniil-eilis  lowjnuis  .ai>si  bellis.'  Il  y  a  bieiiloii^'-lemp .  ciue  je  n'ai  eniendu 
le  son  de  iio.i  fiiifai  is  ii  ni. maie-'. 

—  I.e  \iiiii,  lejion  lis-je,  «si  pliH  ornip,'-  des  ranons  du  delinrs  ]uo  des 
bniils  inieiieur.-.;  nos  années  i  ni  d'.iilleurs  enlevé  une  gr..nde  p.uiie  de 
nos  jeuiie.s  yens. 

—  \raiiueii!,!it  Loiraud.  Hélas  !jo  no  vis  plus,  voyoz-vnus,  jo  suis  mnrt 
à  la  ierri-,ni.)i,  ou  m'a  rayé  il  jamais  du  n;)  aine  d''s  vivaus.  Oh  !  si  vous 
Suiviez  1 1  iii'l.iiio,  si  vmis  aviez,  le  enurauedoréconler. 

M,iii>ieiir,  lui  repnidis  je,  si  le  récit  de  vus  mallioiirs  pi^ul  l'iro  pour 

vous  un  son  a^e.iienl  à  vo^  mau\,  je  l'éconli  rai  av.-e  le  plus  L'rnid  inié- 
rel;  j'avais  de>i:v'  vous  voir,  non  lans  un  but  do  banale  riinosiié,  mais 
pour  rendre    ompio  .'e  voire  ir.ter'-.ssante  pnsiiion  à  vos  n'inihioiix  ami-;. 

Kl)  |,iiMi,  lepiil  l,e','ra:i!l,  a-anl  le  '•Mmincncer  ma  la^nbie  liisloire, 

qu"  jo  nielle  devant  vos  \eu\  le  icrniili'  instniment  do  mes  mallicurs. 

Kl  il  tirade  dessons  son  oreiller  un  livre-journal,  l'ouvrit,  puis  mit  son 
do:'4i  sur  le  passage  suivant  : 

S  jlorcal,  Keru  du  suur  Aldcnax  douze  douzaines  de  pcndans  d  o- 
reine. 


—  rie;;iiilez,  niedii-il,  reS,  il  a  été  fait  après  cnip,  il  a  été  fait  sur  un 
9  que  j'avais  préi  eileinmiiil  tracé...  Cruiricz-vous  que  cetucte  a  coûté  la 
vie  à  u  I  liomaie  do  bien  'P 

—  i:sl-il  pu  sible  ! 

—  Oui,  Or  8  à  la  place  du  9  a  fait  tomber  la  tête  d'un  innocent.  Ecou- 
tez, vous  saur  z  l'iul. 

Le  jour  où  j'inscrivis  celte  réreptinii  do  niarcliandisos,  j'élais  bijou- 
tier au  palais  liojal  it  je  nie  di'Uluis  fort  peu  que  cela  devait  causer  la 
mort  d'un  lioiinue  auquel  j'.iv  lis  voué  uiie^'iandi'  esiiine.  Ce  iiK'iiie  jour, 
j'avais  passé  loue  la  inatinéc  avec  lui.  Le  iirques,  mon  ami;  ce  même 
jour  aiiiri,  uio.isieui,  aiiiva  un  Ja  t  épuuvai.table  i.oni  je  vous  dois  le 
reeii. 

Le  sieur  Duroilia',  Iiomiiic  de  mauvaise  vie,  prit  une  place  dans  le 
canrrjer  de  l.wra  a  l'ar.s,  et  il  pariil  avec  le  courrier,  a'empoilani aucun 
paipiel  avec  lui. 

Li'  joar  nieiiie  du  ib'part  do  ro  courrier,  quatre  Iioaimcs  partiiieiit  à 
cheval  de  l'ans  et  .'O  (liii^'eaieul  vers  1 1  rnuledi-  Lyon. Leurs  no  iis  et  ieiit 
Viilal,  Uiib().M|,  liiiUisy  ri  Courri  1.  Un  sieur  neniard  l-ur  avait  loué  les 
chowiux;  il  é  ail  iiiiéresé  dans  l'au  I  (ieu.v  coup  de  main  qui  alia  t  avoir 
liiii,  bien  qu'il  n'y  pi  î:  aucune  paît  aciive.  Duruchat,  dans  la  uialle,  fai- 
sait parler  le  coai  rier. 

—  N'oies-  oas  pa-  (picîqucfois  intiiiiiilé  de  voyager  ainsi  s(ul  î 

—  liiliiuidé,  poiiiquo  '^ 

—  Daai  !  v ms  pnne/.  des  v  ileiirs,  de  l'or;  si  des  voleurs.. 

—  Ne  nie  dinine/.  pas  de  ces  idées-li,  répon  liih'  coiiriier;  j'ai  déjà  rê- 
vé vingt  l'iîis  q'ii' j'étais  Uié  il  i  luips  do  couteaux  Mir  la  route,  et  quoique 
je  ne  sois  pas  pollion,  ea  ne  lai>se  pas (|uo  d    iiriulimiiler. 

Au  leoment  où  le  courrier  achevait  ces  mots,  un  coup  de  sifflet  retentit. 


Il  était  environ  leuf  heures  du  soir  !...  La  nuit  é  ait  oxirèmement  o's- 
(lire  ;  l.i  voilure  veiiail  d'arriver  aui-les  de  I  ieur>"inl...  Tout  à  coiq)  qua- 
iro  lioiii  lies,  les  (pi aire  ho. unies  ipil  avaient  quitté  l'aris  avec  des  idées 
de  niiMiriir,  b.ippir.nl  le  eourrim', 

Oe.r.ich  a, qui  n  ei.iii  antre  chose  qu'un  voleur,  et  qui  avait  pris  h  place 
dans  11  n'allé  poar  aider  les  maU'aiieiirs,  ses  coaipliees,  s'.'(;iia: 

«l'as  de  sa  ^',  ipio  diable  !  messieurs,  c'e^t  pas  de  jeu;  nous  devrions 
vol  r,  mais  ii'in  pa,>  ass.issiii  r,  .) 

liiui^sy,  l'un  (les  aAs.is>!iis.  voyant  les  scrupules  ùi  son  complice,  le 
.(la  .1  icrroei  le  liiii  en  respect. 

l'eirlaiit  (0  lempslà  les  trois  autres  malfaiteurs  firent  Inniher  le  pos- 
lilloa  qui  enn  inisail  la  vodiire.  Celui-n  se  def'ndit  einniii  ■  nu  hou.  Ou  lui 
ab.iPil  :i'a!)ord  une  main,  piii-^  on  lui  fi'iidil  le  crâne  d'un  coup  i!c  sabre, 
I.e  omirrier,  lioiii  ne  plus  failli  ■,  sueeoinli.i  plus  liit  siuis  les  couiis  des 
ban;lit'  ;  (ui  le  j.  ta  dans  l'oiuicre,  et  là  on  lui  coupa  le  cou  tivec  un  cou- 
leaii  lie  poelie. 

Après  l'accom  ilissement  de  ce  forfit  épouvantable,  les  voleurs  détnur- 
iiori'iilla  m  die  du  gr.iiid  >  liemiii  ;  ils  cnuiioreill  la  corde  du  iiaquel,  s'eai- 
pai  i-i  ont  do  tout  ce  (pi'il  y  avait  de  plus  |!ri;riiux  et  relouriièrent  à  P.ii  is, 
oaiiiieiiaiil  le  sii  ur  Du,  oc'lial,  le  voyajjour  de  la  malle,  avec  eux.  11  c-t  i» 
romaripnr  ipi(!  i  e  diinier,  (pii  n'av.dt  pas  de  cheval,  ayant  pris  celui  (In 
poslilloii  pour  suivie  11  s  nieintiiois,  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  lui 
f  ire  passer  le  lelai  de  Videiieiivo-Saiiii-Georj;e-i,  où  il  s'ariolait  ob>liiié- 
inent,  oieù  léel'inent  le  pauvre  animal  devait  s'aircter  si  sun  uiaîlrc  gj 
ii'cùi  pas  'lé  ma-sacié.  \ 

Ce  même  cheval,  monté  pnr  l'assassin  Rous.sy,  fut  abandonné  sur  le 
bnulevai-'l  HKnit-l'aniasse,  ou  il  fut  trouvé  par  un  agent  de  police  et  coii- 
dllil  en  foiiiriOre. 

On  trouva  sur  le  tliérure  du  crime  le  corps  du  rnnrricr:  il  avait  la  tclc 
presque  sépaiée  du  irniie;  puis  le  cadavie  du  posiil  ou  iiaché  de  coups  et 
dépouille  ÛQ  ses  habits.  Sur  ce  ehaïup  do  carnage  él.ii  ni  aussi  nue  houppe- 
lande gr  se,  lioidée  d'une  lisii'io  bien  ronce,  un  saint!  et  lui  fourreau  ;  la 
l.imo  et  lit  ensanglantée  et  poil.iil,  pour  devise,  d'un  et'jté  :  l.'lioiincur  me 
coiiddil  ;  tlo  r.iiilro  :  i'onr  (e  .suidian  de  uui  imlric.  Plus  Iniii,  un  sc- 
(ond  sabre,  une  gaine  do  toutoaii  el  c.N  kpciio.x  .vii(,i:.n ni  .'V  eu  vi.\o.xs. 
N'ouliiie/  pas  ce  ilernier  objet,  il  a  eu  u  lO  grande  iuipuriance  dans  la  fa- 
tale h  sioiii-  que  jo  vous  raconte. 

Lesgeiidarni;s.  requis  à  l'iust  int  par  l'aiitoi  ilé,  rapporlè-rcut  que  la  veille 
on  av.iîl  remaripié  .■■ur  la  i'>ulo  (pi.iiro  lioniines.  qui  >einbl  vient  plutôt  so 
prnmeiier  que  viivaiier.  Ils  avaient  diné  ii  Monlg.rou,  ii  l'aubcige  de  la 
(lame  i;>riid;  dsav, lient  pii-v  It'  café  à  l'esMin  net  de  la  linionadiéro  C'nii- 
telain,  puis  ;i  Lieiir-aiol  elle/,  le  cab.irclier  CliaiiipiMux. 

D'après  11  iiMà:nemi'i:s  pris  par  la  |io  ice,  ou  aireia  comme  coupables 
de  l'ass  is.i  al  du  coiiirirr  deLvm  : 

1"  Couiriiil.  dii  I  lieniie.  avant  demeuré  avec  sa  maifesse  chez  un  .sie 
r.irhaid.  Coiuriid  fnlarrélé,  parce  tpi'il  I  it  proHvéqa'il  uvail  lecondiiit 
qiiaire  th(-vanx  (pii  avaiiiit  ^elvi  aueriiue; 

T  Pi  chnrd,  leur  luito; 

3"  Un  sieur  (iolier,  employé  ai;^  transports  militaires; 

/i"  Ln  sieur  Ciiesnti,  trouvé  chez  Coiiir.  1' 

On  ramena  k'^  ipiairo  prévenus  ii  Paris,  après  avoir  mis  les  srollt's  sur' 
leurs  pa;'ieis;  rin.>lruciinii,  eoidit'e  h  M.  Danlianioii,  juge  de  paix  de  la 
sert  nu  du  l'uni- Neuf,  fut  bicnliH  termin-:c,  el  elle  eut  pour  rcbUllJl  la  Uliss 
eu  libci  lé  iiamédiale  des  sieurs  Ooliei  et  Guesno. 


J 


lE  MAGASIN  LITTÉRAIRE."' 


51" 


C'cU  iri,  monsieur,  dit  l'a!icii(5  LPRiand,  c'est  ici  que  coiiimcnre  une 
Jtc  (le.  iiiallieiirs  ;ill'icit\  (t  de  rirrciisKiinos  ir.ouies;  c"<'st  avec  peine  que 
reiuroira  (la  is  viiiyi  ans  à  leur  vér.ieiié,  cl  pouituil,  Dieu  le  sait!...  rien 
n'est  pus  vrai  (|iie  Iccirauie  épouvaii  alile  (jue  je  tlierel»!  a  rctiacer. 

(ùiesno,  ret;viiye  de  li  pr(^\en  ion,  Giu\'5ii()(iiii  ii':iva:tauciMi  ti-ime  à  se 
rrproelier  et  q;i('  la  f  ilali  ('•  seule  avait  ciiuproaiis  dans  ceiti;  prucéduic,. 
Uoiiva alors  Lrsuiqui's.  lauii  a  ni,  qu'il  avait  connu   il  Douai. 

0  Oi'i  all'z-vous  ?  fui  detnaïKla  !,■  sur  pie^. 

—  Cliez  le  juge.  On  m'a  <iit  de  venii'  eluTcIier  mes  papiers  qui  y  f  tiioiit 
rclenu^;  vous  seiiez  l)ieu  aiuia'ile  d'y  venir  avec  moi,  vous  me  servirez  de 
cairioii  en  cas  de  !)esoin. 

Li s  iiipj.  s  avaii  pniif  Giiesno  de  l'cslimc,  il  lui  aviit  mcnic rendu  d'im- 
por:?.'is  services  à  Douai. 

—  Je  vciiv  Lien,  répoudit-il. 

Tous  de:.\  m  reui  clic.',  le  jii,'C.  Ot  les  fit  aiteivîro  dans  la  salle  d'anti- 
cliniultic.  I.à,  pour  li'ur  e-alli' iii-,  se  iroiiv  licat  d  n\  femmes,  ('caxsirvjn- 
les  apjieleesà  léji()i;,'iii'rsur  ^ass;ls.^i/)al  du  co'iii'iir  lie  :  wjii. 

IMes  se  numrMuiii  In  Sunlun  et  I.i  (/'/-(/Mt-'/'f'/e;  la  première  ('lait 
ilome.-iique  de  l'aulieri^e  où  li's  .  ss.iss  ns  av;,i.iit  ;iùi:i^'é,  Li  seconde,  lide 
de  peine  de  i"es  a  'liu'l  où  l.;  e.ifé  leur  ;;v  'it  clv.  serù. 

—  (.rauil  Dieu!  s'écrièrent  ces  fcmaies  en  apercevant  LcEuiqucs  qui 
CDiiaifians  la  salle. 

—  Mi-i  ri"  ujdr  ;  dit  !out  l)as  ,'a  Grnssc-Ti'^io,  que  faire?... 

—  Si  ou  (O.'Ui, lissait  uii  as  .issi'i  et  si  ou  taisoit  sou  iioiu  et  sa  demeure  à 
lajusiice,  du  la  San  ton  à  .^.u  (nnji.i^uc,  serait-ce  commcilre  une  faute  ? 

—  Je  ne  sais  pas,  dit  la  (jr  sse  te c 

—  J.-  II!  sa  s,  i):oi,  leprit quelqu'un!  derrière  elles. 
C'était  l,c>(iiipies. 

— (.'.(lui  (pi ,  ayaai  vu  l'homme  dont  les  mains  sonthonicides  ne  le  li- 
vre p,>s  au  juge  pour  ciisiiiu!  le  mener  au  bourreau,  celui-là  man(]ue  ii 
SCS  devoirs. 

—  (Ju'ii  soit  donc  fait  ain  i  que  ta  le  diJsires,  s'écria  alors  la  Groîsc- 
Tèlc.eii  S'il  vaut  d'iui  seul  l.o'.il. 

l'uis  an  m.l  eu  de  la  loide  accourue  au  liruit  de  son  exclamation  ,  en 
piéscucc  des  juges  et  des  l:jmoius  i\iiiiis,  la  G:i)SM'-T<'ie  li\ant  son  doigt 
sur  l'épa'i'e  de  l.e>ui(pa'>  lui  uie  ne,  dit  av  ctalaieit  c(unirtiiM)  : 

—  Je  lecon  ais  cet  !io:ii  ne,  c'''sl  ras.aisiii  du  courrier  de  Lvou  ! 
I.fu-.que  le  |)auvri'  f.egrau.l  f.ii  arrivé  à  cetli'  partie  di!  la  narration 

(îauî  laquelle  se  trouve  l'.ui-csta  Ion  de  Lesurtpicj  >ur  les  témniguagcs  de; 
Jcuimes  Saiit'in  et  ;  iriis>e-Tete,  il  versa  d'aioudaiises  l.u'mcs.  i  lî'  aie  di'  sa 
douleur,  j'.ippila.ie  i;^ï  iiu  et  je  Uii  demandai  tout  Ij.is  si  son  état  n'était 
pas-i.apneiaiit. 

<'  iNe  c.-ai  nei  rien,  1rs  liraies  le  soulagent,  me  n'pondit-il;  quand  il  a 
raconté  sou  Idsîou-e  il  est  c.  luie  pendaul  plusieurs  jouis.  » 

l'eu  à  pei  le  naiialeur  parvint  à  dominer  son  émot  on,  il  me  prit  par 
la  main  et  dit  : 

l.e  (ro.i  i  z-vniis  mons'eur,  Lesurqurs,  cet  homme  siir  le  rompio  du- 
quel rieu  n'avait  pesi',  l,es(u-(iues  qui  aVLiit  servi  avec  gloire  dans  le  r(''gi- 
nirut  d'Auvergne,  l.esurqui's  (pu  avait  été  nom  né  fuiiciioniiaire  pulilic 
dans  son  disiru I,  qui  a\a;t  dix  mille  francs  de  renie,  (pu  était  gé/urale- 
ineiit  estimé  de  lo  it  le  monde,  le  Ijrave  Lesiir(|  es  fat  jeté  en  prison  com- 
me prévenu  d'avoir  assassiné  le  courrier  de  Lyon. 

ftloi.  Son  ami  intime,  moi  avec  leipicl  il  avait  passé  tonte  h  matinée  du 
jour  où  lo  crime  fut  commis,  je  ne  plaignais  que  .'a  pos  tio:i  provisoire, 
car  j'(liiis  ccr  aiii  qu'il  soi'lirail  lilanc  .'omme  neige  île  celle  acciisiiion  ; 
en  effet  mou  seul  témoignage  sullisail  pour  (jtluirer  la  religion  des  ju- 
ges. 

Lo  jour  du  ju7oment  arriva,  et  chose  6lrangc,  inouïe,  Ic3  témoignages 
S'Jivaus  furent  faits  : 

La  Grosse-'l'iie,  servante  de  l'anljcrgi^tc  de  Monlgcron,  jtua  qu'elle 
avait  vu  Lesur(pics  raei omaioder  s  n  .'peron  chez  sa  uiaitres^e  pen.iant  le 
ill  ler  des  as^;.s>iiis,  elle  le  jura  sur  le  Chrisi. 

Laurent  f.haihauli,  cnli.vjtenr,  avait  diiié  à  Montscron  en  même  temps 
que  les  as'sassns  cl  dans  la  mcnic  salle.  Il  airniiia  à  la  justice  qu'il  jccou- 
liai>saii  Lcsurqucs,  que  Lcsuicpics  assistiii  au  rejjas. 

I  a  Saiiiou,  ser» alite  de  calé,  reconnut  éga'cment  l.csurqucs. 

Une lerril/lc preuve  e.ii.(ail  roiilrc  l.csiir(iues;  on  trouva  chr.z 
lui  un  ci'(ronexacU'nuiii  de  même  modèle  que  celui  Iruuvd  sur 
le  lieu  <ni  le  courrier  de  Lj/iin  avail  ctc  (.'.'.'sas.v/a;. 

Inirrrogé,  rrsnrqurs  répondit  avec  calme  qu'il  avail  ses  éperons  depuis 
longtem|!s.  qu'un  de  ces  é|)e.oiis  avait  pu  être  ('gré  parce  qu'il  ne  s'en 
sei  vaii  plu-i  depuis  pliisiiuis  années.  Il  a.oula  (pi'il  n'avait  connu  Hicliard, 
iaipliipié  dans  celte  affaire,  que  lors  de  .miu  appreniissage  à  Douai,  et  que 
depusil  l'avait  perdu  de  vue.  rielaiiveinenl  :i  li  carte  de  sùreié  au  nom 
de  sou  consul,  il  dil  (pi  il  l'avait  iKmvéc  sur  la  rhemméc  de  sa  chamhre.  Il 
alliriiia  enliii  (pi'à  l'iieiire  oit  le  meurtre  uvaii  été  commis  il  éliiil  chez  moi 
bijoutier  au  Paiais-Uoyal.  ' 

Alors,  mnn-ieur,  on  me  fit  rompnrdire  devant  le  Tribunal;  on  me  de- 
manda si  j'avais  eu  eliél  passé  la  lualinee  avc-j  I.esui(pies  l'accusiv. 

i<  Je  le  jure,  réponilisje  ;  il  ne  m'a  pas  ■piillc,  il  n'est  soi  li  de  chez  moi 
qu'à  deu\  heures,  et  il  lui  eùi  été  impossible  de  se  rendre  sur  le  iheàu-c 
du  crime,  vu  la  grande  distance  à  fioudiir.  « 
'    Lcsurqucs  alors  se  lcvi\  et  dit  : 


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«  Le  8  floréal,  jour  du  crime,  j'ai  passé  la  matim'c  ju'^qirà  deu.t  hctires 
chez  Legrand,  liijoulier,  comme  il  vient  de  le  déclarer;  do  là,  je  suis  allé 
diiier  chez  Lesnnpies,  mon  parcni,  rue  Montorgueil,  38;  le  soir,  je  suis 
allé  me  promener  sur  le  bonlcvart  et  j'y  ai  rencontré  le  sieur  Guesno; 
nous  sommes  enirés  tous  trois  au  café  de  la  Comédie-llalicnne  et  nous  y 
avons  pris  un  verre  de  li(|uenr.  » 

Malheuicusemeni,  le  hasard  voulut  qu'il  eût  diné  seul  chez  son  parent 
ce  soir-là;  ce  dernier  éla^t  absent  de  Paris.  Qu^mt  à  la  ciiconslance  du 
verre  de  liqueur  pris,  la  liimuiadière  déclara  ne  p.is  s'en  i-appclcr. 

Alors  le  président  du  Tribunal  s'adressant  à  moi,  me  dit  : 

«  M.  Legiaiid,  vous  allirmcz  siu'  l'Iimineur  avoir  reçu  et  gardé  cbcz 
vous  jii-qu'.i  dcn\  heures  l'accusé!  Votic  déposiiion  peut  seule  le  sauver; 
niais  sélléchisscz  qu'elle  est  de  la  plus  grande  gravité.  Voyo:is,  était-ce  bicu 
le  8? 

—  Je  le  déclare  sur  ma  vie!  répondisjc. 

—  Comment  vous  en  rappelez-vous? 

—  Par  une  circoiisian:  e  dinit  l'importance  n'érh  ippera  ptis  an  Tribu- 
uni  et  (pic  je  rattache  à  ce  souvenir,  l.e  jour  même  du  séjour  de  l'accusé 
chez  moi,  j'ai  inscrit  une  fourniture  de  boucles  d'oreilles  sur  mon  livre, 
foinuitiire  (jui  m'a  été  faile  par  mon  fabricant  de  bijouterie.  Ainsi,  mon 

registre  fera  foi  de  la  précis  on  de  ma  mémoire. 

—  .S' 1  enest  ains',  r.pondit  le  pii'si.leni,  qu'on  aille  chercher  le  livre 
d'entrée  de  marchaudises  de  M.  Legrand,  il  nous  scnira  de  pièce  iustiû- 
cative. 

Un  huissier  du  liibunal  alla  quérir  le  registre,  6  monsieur,  quel  œo- 
meiii  de  ma  vie! 

Le  piesidoiii  ouvrit  mon  livre,  ô  surprise.  O  consternation  !  on  a-erçiit 
nue  surcharge,  une  raure  à  l'endro  t  de  la  date  indiquée!  d'an  9  j'ava.s 
Li.tun.S!...  La  surcharge  était  grossière  cl  fia()pa  tous  les  yeux. 

Alors  un  trait  de  lainière  iraieisa  mon  esi^i-ii  !  Je  me  souvins  qu'en  ef- 
fet par  une  erreur  de  date  j'avais  commeûcé,  en  inscrivant  cefe  ri-ccpiion 
de  bîjout,  à  t/acer  un  S»,  et  que  me  reprenant  immédiaiemeui,  j'en  avais 
fjit  un  8,  date  réelle  de  l'upé.ilioii. 

Mais  le  cou;)  était  porté,  un  mouvement  d'indi:7iriion  s'éleva  contre 
moi,  je  f  s  ainlé  comme  fau\iéiuoiu  et  jet;'  eu  prismi. 

Ici  Legrand  lomba  sur  son  lit  et  pleura  comme  un  enfant;  moi  même 
je  ne  pus  retenir  mes  I  rmes.  Le  léiiiogiiage  de  cet  ho'n  celle  inii). 
ceiiie  ei  rc'ur  de  date  réparée  à  1  iiistint  avait  CU  des  rétultals  terribles, 
car  je  connaissais  la  (in  de  ce  drame  alfrinv. 

Le  uique^  fut  condamné  à  mort.  Guesno  fut  .-rquitté  paicc  qu'd  avait 
prouvé,  son  (i/i^('.  Lu  inoniaîii  sm  l'ei  hal'auil,  me  dit  Le^ji-aiid,  L"sur.MCS 
demairli'  à  junler  :  «  Je  suis  iiiiio  -eni,  dit-il,  je  jure  que  je  n".  i  jaimus 
fiit  une  urauvaise  aeiion;  je  meurs  sans  (raliiie  et  s.ins  peur.  Totiic  ma 
douUur  proviealde  ce  que  je  quête  mi  femme  et  mes  enfans  !..  » 

Etienne  Couniol  et  Uavi.l  Demard  cu.x  autsi  étaient  condafnésà 
mon  ;  ils  tiéc  .lièrent  en  prison  qu'ils  ne  connaisscdcnt  pas  Lcstmiucs, 
et  (ju'iln  aoidt  fnis  aucune  puil  dans  un  crime  dont  il  i\^itoiait 
l'cjuisicncc ;  ils  dcciarcrenl  qu'un  nommé  DuOusq  clait  l'homme  qui 
les  avail  aides. 

Ue  à  C  uiniol  avait  déclaré  que  L^surqups  éiait  innocent;  mais  Le=nr- 
ques  étaii  riche,  et  les  juges  crurent  qu'il  avait  corroaipu  ses  coitiplices 
à  prix  d'or. 

Avec  des  recherches,  dans  un  mois,  dans  une  semaine,  dans  on  jour, 
dans  une  heure  peut-être,  la  iléelaraiioii  de  Couiriol  pouvait  étrejusii- 
liée.  Uub'isq  pouvait  tomber  entre  les  mains  de  lajusiice,  et  sauver  Le- 
surques  (le  la  mort. 

Les  réilexions  se  présentaient  si  nat.irellpment,  qu'on  no  pouvait  con- 
revo  r  ((lie  le  Corps  lég  slatif  no  prolongeât  pas  an  moins  le  sursis  ;  m.iis 
la  chaleur  des  discussions  sur  la  loi  rcla  ive  aux  éaii^rés  empotiaii  telle- 
ment  tous  les  c>pi  its,  que  le  coase.l  des  Cinq-Cents  adopia  froidemen'.  les 
c  inclusions  du  rapporteur,  et  !c  malheureux  Lesurques  n'eut  plus  qu'à 
se  préparer  à  la  mon  «pie  nous  venons  de  décrire. 

Qu'iN  furent  tourhans  et  (loijlour<  iix  les  derniers  momens  de  cet  in- 
forioiié  !  et  (pielle  fut  l.i  désolaiiuu  de  sa  malheureuse  famille,  lorsiiu'ciJc 
ap;uit  qu'il  n'exista  t  plus  d'espétance  ! 

La  veille  de  sa  mort,  la  viciime  coupa  cllcm("me  ses  cheveux  et  les 
partagea  en  tresses  pour  les  envoyer  à  sa  femme  et  à  se;  rnfaiis.  Av.mt 
ses  derniers  moiuens,  Lrsui(|ties  s'occupa  .'ans  trouble  de  régler  ses  af- 
faires, comme  s'il  filt  an  ivé  au  terme  naturel  de  sa  vie.  I!  das^a  l'etJt  de 
sa  siiKation  ;  on  y  lisait  :  t.  Dû  huit  loii'S  au  citoy-n  Legran  I.  qd  n'a  pa.= 
■>  peu  con'nhuéà  me  fa  re  a^sas^iner;  mas  je  lui  iiardonne  de  lin 
•>  ctciir,  a'iisi  qu'à  tous  mes  bo'irre.iux.  »  Col  acic  était  iutiiulé  :  E(a 
des  licites  actives  cl  passives  de  Cinforiiine  Usurqncs. 

Il  érriv.t  à  son  épouse  :  u  (Juan  I  lu  liras  Celle  le.lie  je  n'evisterai  pics; 
a  un  fi  r  cruel  aura  tranché  le  lil  de  mes  jours  (|ue  je  t'avais  cuns.irrés 
»  avec  'ant  de  ()ljisj'-.  Mais  tel'c  est  la  desiinée  ;  on  ne  peut  la  fuir  ou 
1)  aucun  ras.  Je  devars  é'.re  assas-iné  juriiliquemcn'.  Ah!  j'ai  subi  mon 
i>  son  avec  consiance  et  un  courage  dîgne  d'un  lioaimc  tel  que  inci. 
»  Puis-je  espérer  que  tu  imiteras  mon  exemple;'  Ta  vie  ii'ost  piiiii  à  toi, 
„  m  la  dois  tout  en  ière  à  les  cnfatis  et  àiyn  épou.x,  s'il  le  fat  cher.  C'est 
a  le  seul  vd'iiqiieje  puisse  fui  mer. 

»  On  te  remetiia  mes  cheveux,  que  tu  voudras  bien  conserver,  et 
»  leisque  mes  cnfans  seront  grands,  lu  Icà  leur  parugcras  :  c'est  le  seul 
»  àCriiagc  ouc  y.  leur  labse.  - ,  .  . 


52    >«ts-. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


«  Je  te  dis  un  éternel  adieu,  tloa  di  rnicr  soupir  sera  pour  loi  et  mes 

»   maihi'urcux  cnfans.  » 

r.c'iie  If. Ire  iMaii  iniituliîi!  :  A  la  citoyenne  vciwe  Lesi^rques. 

Il  tVrivit  à  SOS  amis  :  "  La  vi^riié  n'a  pu  se  faire  ciiien'lie;  je  vai"!  donc 
»  pi^rir  \i(iiinp  di-  l'erreur.  Puis-je  cspèrrr  que  vous  conscrvcreu  à  niun 
»  épouse  et  h  mes  chers  enf.ms  la  même  ainiiié  que  vous  iii'avez  lou- 
»  jours  téiuoignre,  et  que  \ou3  les  aiderez  eu  tuuies  cii'cmistaiices  ?  Je 
»  rcniiTcie  le  citoyen  Ouinier,  mon  di'feiiseur,  <lcs  dC'uiarclies  qu'il  a 
ï  fiiiies  pour  moi.  Rcrevcz  tous  mon  é  ernel  adieu.  " 

Trèt  à  sortir  île  la  Cjucier^'crie,  il  écri.il  à  Dubosq,  à  la  place  duquel 
il  aMuit  périr,  et  conjura  ses  juges  de  faire  iusérer  cct.c  leiire  dans  les 
journaux  : 

«  Vous,  au  lieu  duquel  je  vais  mourir,  contontez-vous  du  sacriGce  de 
»  ma  vie.  Si  jamais  vous  Otcs  Ira-iuii  eu  justice,  souvenez-vous  de  mes 
»  tro's  ciif  iiis  couverts  d'ooprobri-,  de  leur  mère  au  dési'spoir,  cl  ne 
B  prcilongez  pas  tant  d'infortunes  causées  par  h  plus  funeste  resscm- 
»  blanre.  » 

Son  ami,  M.  Rodard,  étant  venu  le  consoler  dans  ses  derniers  instars  : 
0  Mon  ami,  dit-il,  lu  sais  .-.i  je  suis  né  i>our  le  ci  iiue,  tu  sais  combien  je 
»  suis  innocent  de  celui  qu'on  tn'iinpulc,  et  cependant  dans  quelques 
«  heures  je  pa-srrai  dans  réterniié.  i> 

11  deiuaiida  à  aller  au  .supplice  avec  des  vèlemrns  blancs,  monta  avec 
calme  dans  la  f.itale  voilure  «ts'a  .>.il  auprès  de  Couriiol,  qui,  toujours 
fiilc'le  à  sa  conseil  nre,  ne  cessa  sur  toute  sa  rouie,  cl  j-isqu'au  pird  de 
l'ccliifauil.  de  s'éirier  :  Je  suis  coiipailc  ;  rnuis  Lcsurqtics  est  inno- 
cnit  !  Kniin,  riierredernièif  arriv.i.  L'infoiiuné,  sans  rien  perdre  de  sa 
constance,  monta  d'u  i  pas  ferme  sur  l'echaland,  pardonna  du  nouvc  lU 
à  ses  ju-jes,  cl  tmilunt  sa  icic  au  fer  (lu  bourreau,  alla,  dans  un  imiule 
meilleur,  se  présenter,  p'.ein  de  confiance,  devant  le  seul  jujje  qui  ne 
soit  point  sujet  à  l'eireur. 

Uo  an  après,  ou  arièia  Durochat,  l'un  des  assassins  ;  il  fut  exécuté  et 
ii  avoua,  avant  de  mourir,  que  Lesurques  était  innocent  et  qu'un  sieur 
Dubo-q  avait  commis  le  crime. 

Trois  ans  après,  on  arréia  le  sieur  Dubosq,  qui  fut  reconnu  comme  le 
meurtrier  au  lieu  duipiel  l'infortuné  Lesurques  périt. 

Dubos(|  était  de  la  même  taille  que  Lesuiques;  il  lui  ressemblait  d'une 
façon  étininant  ;  tant  par  a  (i,'ure  qiiii  par  les  manières  et  le  son  de  la 
voix.  La  seule  ibuse  qui  étonnait  la  justice  fut  que  Dubosq  ét^iit  brun,  et 
(]ue  les  témoins  qui  avaient  fait  condamner  Lesurqurs  déclarèrent  que 
l'uidividu  qui  raccommodait  sou  éperon  dans  l'auberge  de  Montgeron 
était  blond. 

Cette  diiïicullé  futbientJM  levée.  On  apprit  que  Dubosq  s'était  alTuliié 
d'une  énorme  perruque  Idoiide  qu'il  avait  quittée  aprè;  l'assassinai.  L'é- 
peioii  fut  rerounu  comme  lui  appartenant,  ainsi  que  le  sabre  sur  lei|uel 
éiait  érrit  Iwnneur  et  patrie,  et  qui  fut  trouvé  à  l'endroit  où  le  courrier 
de  L.\on  fut  assassiné. 

Après  Dubosq  on  arrêta  Ro'sy,  car  il  fut  prouvé  qu'il  avait  aussi  par- 
tiripé  à  l'assassinat.  Dubosq  mourut  sans  vouloir  avouer  qu'il  ^  tait  cou- 
pable, sans  vouloir  reconnaître  l'innocence  de  Lesurques,  malgré  les  lé- 
Bioi^nages  de  la  Santim,  de  la  Giosse-Tèic  et  de  tous  les  témoins  qui  le 
reconnurent  parf.iiiemeni  lorsqu'il  eut  mis  sur  sescheveui  une  perruque 
blonde  ;  mais  Ru'sy,  en  montant  sur  l'échafaud,  demanda  à  parler  à  la 
Cour  de  justice  criminere.  Il  fit  la  dé(  laratioa  suivante  : 

A  lui  demandé  s'il  avait  connu  Lesurques; 

A  lépondu  :  Non. 

A  lui  observé  que  sa  déclaration  intéresse  la  famille  Lcsnrqnes  ; 

A  répon'Iuquil  persiste  à  déclarer  qw'ti  ne  le  connaît  pas  cl  qu'il  n'a 
Jamais  connu  Leiurques. 

Le  temps  vint  apporter,  monsieur,  les  pronvrs  de  l'innocence  de  Le- 
surques, ni  is  il  était  trop  tard.  Ce  ne  fut  pas  l'éperon  trouvé  chez  bi  qui 
lut  cause  de  sa  mort;  ce  ne  fiireol  pas  les  léiiioigiiagçs  des  gi  us  qui  le 
reconnurent,  car  s'il  eût  établi  un  alibi  coinine  son  aiiii  Guesno,  il  eût 
é\é  sauvé  :  ce  fut  moi  qui  devins  son  bourreau.  Ce  fut  le  S  mis  à  la  p'acc 
du  9  sur  mon  registre  qui  causa  la  mort  du  plus  pur  et  du  plus  vertueux 
des  hommes  !.. 

Ici  Leurand  cessa  de  parler,  et  tomba  dans  une  profonde  mélancolie... 
Lcg.)r(lien  de  la  maiion  des  foos  me  lit  sijne  de  sortir. 

—  Coninirnt  est-il  devenu  lou  ?  lui  demand.ii-jc  en  m'en  allant, 

—  Depuis  In  mort  de  Lesiirjues,  me  répondit  cet  houiine. 

Je  qiiiiiai  la  maison  de  Cliarentoii,  le.  cœur  navré  par  le  récit  que  j'a- 
Ta:s  ('■coulé...  Cet  ix'-mple  de  l.i  tjil.ihiliié  des  j  igeiuens  humains  m'avait 
caibé  une  alireu-c  émotion...  Je  |il.ii:;iiis  suitoiil  ce  Legraud  ,  qui  fut 
frappé  de  fnli.-  à  la  su  le  (ic  son  inallieurciix  téiuiiignage. 

Aujoiiid  hiii  le-niau\  de  cet  inloriu  lé  oui  cessé.  Uiea  a  rappelé  à  Iji 
celle  bonne  ciéatiue  qui  pleura  lou  e  sa  vie  une  erreur  involontaire... 
Legraud  est  descendu  dans  lu  tombeau. 

Lu  commandeur  léo  lespès. 
(Audwnce.) 


BAP,BB-BLE-JB  BIT  OHUTB 


s. 


ou  LA  SEPTlî;ilE  FEJniE. 


(NOUVELLE  CHINOISE.) 

(1  Plus  belle  que  le  riz,  plus  gracieuse  que  le  bambou  était  So-Sli,  fille 
de  Poo-i  00.  Son  pied  n'était  pas  plus  long  que  le  doigt;  aussi,  lors- 
(pi'elle  luarcliait,  la  voyait  ou  vaciller  élégaïuinenl,  et  il  lui  lallail,  pour  la 
soutenir,  i'appiii  d'un  roseau  ou  d'une  servaii;e.  Tel  éiiit  l'écl.  t  de  ses 
charmes  ,  (|ne  ,  !ors(|ii'elle  se  montrait ,  elle  altiraii  aussilijt  ratientiou 
comme  une  paille  qu'un  jongleur  de  Shanghi  bal. mec  sur  le  bout  de  son 
nez.  Ses  sourcils  étaient  ar(|iiês  comme  les  p  unies  (|ui  ornent  la  (pieue 
de  l'oseau  f  uiilier  du  llcuve.  Ses  ycu\  élaieiii  petits  et  coiipis  en  aman- 
de. Ses  cheveux  avaient  la  lincsse  de  la  io,le  que  lile  l'araigntc  noire  de 
Chen-.si.  " 

i\oiiibreux  étaient  les  prêiendans  qui  sollicitaient  la  main  de  So-SIi; 
son  père,  1'  vénérable  Poo-Poo,  pouvidi  également  se  choisir  un  pendre 
dans  radininistraiiou  ei  dans  rarinée  ;  mais  c'éiait  un  sa.s'e  et  un  philan- 
ihiop'tpii  cheich.ui  siudirusemeni  les  causes  du  boiilieur  ou  du  malheur 
de  rhoiniiie.  Il  avait  décid  ■  en  lui  inêine  que  ce  mari  ge  ne  se  fer.iii  que 
d'après  1  s  principes  que  lui  avait  lévê  es  ta  scieiici'.  Il  s',  tait  formé  là- 
dissus  une  lumineuse  iliéone,  regrettant  ainèieineni  de  ne  l'.ivoir  tio  vée 
qu'après  son  propre  ma  i.i^'C  :  tiiuieloi-,  sa  feiniue  é  anl  moite,  ce  motif 
d.'  legcis  l'ut  con  id  r.iblement  diminué;  m. lis,  du  nions,  Poo-Poo  se 
pio  iiit  bien  que  sa  lille  proliteraii  d'uni.'  décuiverte  qui  lui  avait  éié  inu- 
tile il  lui-niénie.  En  deux  mots,  il  préieii'iait  laisser  choisir  l'époux  de  So- 
Sli  par  So-Sli  elle-même...  Cette  doc  nue  son  a  t  bien  un  peu  l'hêiésic 
(huis  un  pays  Cl  mine  la  Chine,  où,  depuis  six  mil  e  ans,  on  ne  consuhe 
j  III  ais  le  goût  des  II  les  pnur  les  marier;  mais  la  beauté  de  la  fille  prulé« 
geait  les  bizarieiies  du  père. 

D  ux  grand-  in.'ndur.n-,  Uang  c!  Sw'ng,  rt  nn  certain  marchand,  nom- 
mé Tm,  lui  avaieni  einoyé  de  riches  pr^  sens.  Le  t  es  éloquent  Tung, 
lettré  du  (oHége  de  Ilas,in,  aaquil  nous  avons  emprunté  tint  noire  pie- 
niier  (aragiaphe,  avait  composé  dix  volumes  de  senienecs  morales  à  la 
gloiie  de  la  beauté  de  So-Sli;  mais  Poo  Poo,  tout  en  acceptant  graciea- 
srmeni  ces  radeaux  et  ces  coup  imen«,  rejeta  la  demanilc  (le  ceux  qui  1rs 
oll'iMii  nt.  il  Cl)  usa  de  même  avec  plusi'  urs  autres  de  rangs  dilTéieu-,  tels 
que  maiiufjcturiers,  propriélaires  de  (  Iriups  de  riz,  oITiciers  militaires  et 
(  ivi  s,  lesquels,  duneiiiant  dans  le  voi>inage,  avaient  occasion  d'admirer 
les  bf-aux  yeux  de  So-Sli  et  d'en  être  vus.  So-Sli  n'objertait  rien  contra 
Ilaiig,  Swing.  Tin  et  Tung;  car  elle  ne  les  connaissait  pas.  Quant  a  ceux 
qu'elle  avait  eu  occasion  de  rencontrer,  ils  lui  déiilaisaient.  L'un  ét;'it  trop 
grand,  l'.iulre  trop  petit;  ce'ui-ci  trop  maigre,  celui-là  trop  gras;  Tiu-T  n 
avait  la  voix  trop  t  rcle,  Din  Donçr  ravi'it  trop  grosse;  tel  dait  adonne  à 
la  patate  douce,  cl  la  patate  douce  éiait  en  horreur  à  So-S.i;  tel  au're 
n'aimait  pas  sullia  nnieiit  les  chiens;  et  So  Sli  eo  ralLlait.  Le  fait  est  qu'il 
était  d  ITicile  de  plaire  à  SoSli. 

Ici  il  co  "Vient  de  faire  une  petite  remarque.  La  pluie  de  cadeaux  qui 
depuis  loiig-teiiips  tombait  chez  Poo-Poo  cnnir  buait  à  rallérmir  dans  sa 
ihéorie.  Le  boiiliomme  s'applautUssa  t  de  sa  persiài  acilé,  et  son  exemple 
lui  fa  s  lit  4  es  prosélytes  parmi  les  Cbino  s  qui  avaieui  ceinme  lui  une  lille 
à  marier.  Mas  peu  ii  peu  les  amnunux  se  monirèrent  moins  prodigues, 
it  I  our  eiiviiyer  la  coibe  Ile,  comme  on  dit  en  Eiimpe  ,  ils  attend  rent 
qu'une  eut  evue  avei;  la  belle  So  Sli  eût  décidé  de  leuis  prétentions:  un 
b  iinme  expérLueiné  comme  Poo-Poo  devait  justement  ctie  alarmé  d'un 
tel  indire. 

I  a  ville  qti'habitaii  Poo-Poo  servait  aussi  de  réfidence  à  un  noble  chi- 
nois qui  se  glorifiaii  d'être  allié  ii  la  famille  impérii.Ie  :  et,  en  effet,  il  des- 
ceneait  d'iiii  cniMieiir  qui  avait  occupé  'c  irônc  céh  ste  cent  cinquante 
anuéi  s  ;.up  ravani.  Le  sublime  empereur  de  la  Ch  ne  jette  un  legaid 
d'allée  ion  cl  de  bienveillance  sur  tmis  ses  parens  pauvres  dnni  le  chiUi-e. 
d'-prcs  un  relevé  exact,  moine  à  dix  mide.  Selon  que  leur  parenté  '  st 
plus  ou  moins  éloisnée,  il  bur  accorde  un  ccr  ain  revenu  anme'.  Les 
Wang  ou  alliés  les  plus  pr.  chcs  leçoivent  environ  snix^me  mille  laêl-. 
Ce  Cl  ifbe  (liiiii  ne  gadut!  leme  t  jiis(|ua  x  simples  liéri  iers  de  la  c«  in- 
ture  ja'  ne,  Icsq'  es  n'i  ni  pas  ni'  iiis  que  trois  laéls  cl  deux  sacs  de  li-.  Le 
sublime  I  iiipe  eur  se  charge  encore  de  pourvoir  aux  liais  de  leur  m.iriagc 
cl  aux  frais  êes  funérailles  de  leur  f-  mme,  quai  d  ils  ont  le  malhi  ur  de  la 
perdre.  Dans  ces  occasions,  ils  touchent  cent  vingi  taèls,  et  cette  S'imiti 
se  répète  toutes  les  fuis  qu'ils  se  marient,  et  toutes  les  fois  qu'ils  devic 
nenl  veufs. 

Etant  ainsi  cousin,  quoiqu'il  un  degré  éloigné,  du  fils  du  ciel,  Ho- 
aiT.iil  cru  au-dessous  de  sa  dignité  d'exercer  aucune  iirofcssion  et  aucun 
industrie  ;  mais  comme  sa  vanité  et  son  amliiiion  n'étaient  pas  propnr 
lionnêes  a  ses  ressources,  il  était  parlois  reduilà  des  expédieiis  cuiieuv, 
alin  de  se  procurer,  suivant  l'expression  vu'gaire  des  Occidentaax,  du  se 
p(>ur  sa  soupe,  et  aussi  de  la  soupe  pour  son  sel. 

Uo  l'i  avait  maintes  fois  entendu  parler  de  So-Sli  ;  mais  les  mêmes  voi» 
qui  exaltaient  sa  beauté,  disaient  ses  caprices  et  sou  humeur  dillicile.  C'é 
tait  chaipie  jour  une  nouvelle  histoire  de  quelque  amoureux  éconduit  < 
mais  Ho-Fi  était  unde  ceshorûnies  qui,  pleins  de  leur  mérite. ne  calculen , 
point  les  obstacles,  et  ne  soni  jamais  arrêtés  par  la  crainte  d'un  refus. 

Quoiqu'il  fût  encore  jcune,>  il  avait  déjà  été  marié  six  fois,  et  chaqm 


LE  MAGASIN  LITTÉRAÎRE- 


53 


fois,  pniir  une  raison  ou  pour  iino  autre,  il  avait  pordu  sa  femme  au  hout 
(l(!  (|iicl(|iu's  si'uiaiiics.  U.iiis  la  joie  des  notes,  cuiniiio  dans  la  iri  lusse 
<k's  fiincr.iilli's,  il  avait  toutlié  cxaclemciit  la  somme  (juc  son  tilesie  cou- 
sin lui  a\ait  allouée.  Le  nomlirc  se;)!  éianl  consiiléié  eoimiie  pariiiuliéic- 
meni  lieuicuv,  et  si's  si\  leiiiiues  hieii  aiau'es  «'lant  réunies  dans  la  même 
lunijje,  Ilo-ll  désirait  \i\enienl  couiir  la  (liante  d'une!  ,H-ptiéme. 

Il  p  ssédait  plus  eurs  avantage  s  (|iii  l'avaient  |Hlis^amMlelll  aidé  dans 
niaiides  I  lrrou>;an.<:s  semLlaliUs  à  celle  où  il  se  iiouvait.  C'était  ce  (|U0 
les  Cliiu'iiscs  aiipelleiit  un  liel  hoiunie.  Ses  ongles,  (juil  lai>sait  croi;r,', 
avaient  alicint  la  l(iii::ueur  d'au  iiouce  et  demi.  Il  ii  avait  ni  favoris  ni 
l)arhe;.sa  léie  était  ."iiti<;;i.ni<-ut  rasée,  à  I  excepiioii  de  la  toiille  ordinaire, 
la(|ue  le  était  riiez  lui  iioire  et  abondante,  et  lui  descendait  i  resqiic  jus- 
qu'aux jarrets.  IJe  (ilus,  il  avait  une  .issu'  ancc  iinperiuiiialjle,  et  cette 
persévérante  tenace  ipii  revient  sans  ce.ise  à  la  charge,  (pii  ne  se  fatigue 
jamais,  et  pour  (|ui  iwn  n'est  pas  i.ue  réponse.  Joignez  à  cela  nue  sou- 
plesse (ri'S|>rit  ipii  s'atroiumodait  à  tous  l< s  < araeléies,  ainsi  qu'une  cer- 
taine liahilelé  ;i  découvrir  aussitôt  le  faible  des  gens,  et  à  les  attaquer  par 
ce  rôté.  l'.nlin  le  nom  cie  ;.oii  céleste  tuusiii,  qu'il  citait  à  propos,  et  la 
roiileiir  impériale  de  sa  ceinture  jaune  achevaient  d'éblouir  ceux  que  ses 
douces  par  oies  avaient  ûiiji  gagnés. 

Sa  l'esoliiiion  étant  formée,  ilii-I'i  se  mit  eu  devoir  de  l'exécuter.  11 
chercha  d'abord  à  se  lier  avecle  piiilusophe  l'uo-1'oo,  et  il  eu  vint  à  bout. 
Un  jour  que  ce  vén  i-ablc  personnage,  étant  au  mai-clié,  dé!;attait  le  prix 
d'un  quartier  de  fouine,  Ilo-I'i  i-iilra  adroUeinenl  eu  converbalioii  aveu  lui, 
et,  au  moyeu  de  (luelijues  agréables  iilaisaiilorie-.  décoclnies  contre  le 
nianliaud,  il  obtint  de  celui-ci,  eu  faveur  del'o(;-roo,  une  dimuniiiou 
que  Pon-poo  lui-même  n'eût  proliaiileuient  pas  obtenue.  11  déclara  ensuite 
cpi'il  avait  un  u'oilt  prononcé  pour  la  f  )ui:ie  ;  après  quoi  il  lit  tomber  le 
«iiscoms,  par  d'Iieureuscs  grad, nions  gasirononnqiies,  de  la  fouine  aux 
lii'lelles  d.s  beletiesaux  ials,  des  rats  aux  cliieiis,  des  chiisns  aux  coelious 
lie  la  I.  lies  roitljoiis  aux  iielles  C.lniioixs,  et  des  belles  Cliiiuises  à  cet 
nsire  1  rMIant,  So-Sli,  la  liile  du  sage  l'oo-l'oo.  Ilevprima  sou  adinuaiioii 
infinie  pour  ce  célèbre  philosophe,  legietiant  beaucoup  de  n'.ivoir  p  as 
le  bonheiM"  de  le  toiinailre  aiiPemeiit  (jne  de  réputation,  l'oo-l'oo  était 
un  ami  de  la  sagesse;  mai>  qin^l  pIi,losop!ie  fut  jamais  à  i'épre  ve  de  lu 
llaili  rie  ?  Qur\  homme  lu'  s(r,ui  pas  charme  d'en  endie  ses  propies  ionau- 
gi'S  smi-i  le  voih-  <lo  l'iiicognilo.  cl  alois  qu'elUs  ne  peuvent  eue  Mispeeles 
iradiilal'on  1'  Ilo-Fi  s'était  déjii  placé  bien  haut  dans  l'cstiiuc  du  vaniauv 
Puo-l'oo. 

Ou  suppose  uis  'mcnl  que  relui-ei  u'éKiit  pas  pressé  de  détourner  la 
coiiver.s;\iioii  du  cours  qu'elle  ;iva  l  pris  par  hasard.  Sans  se  nummer,  il 
sonda  adri'ilemi'iii  son  nouvel  ami  surcelu'  fameuse  théorie  malrimuni.ile 
dont  PooPoo  était  rinveuleiii-  :  ici  llo-li  si  réîij.uidil  eiiélo:cs  ampoules; 
il  déjilora  l'ignoranee  et  la  >olti>e  des  Chinois  ()ui  av.iient  léinie  leurs 
yeux  à  cette  lumineuse  théorie  :  «  I  oii!  moi,  s'écria-t-il,  tandis  (pie  sou 
illier  oculenr  savourait  avec  délires  chacune  de  ses  [laroles;  pour  moi,  si 
Voit- me  demandiez  quel  est  le  (iliis  graiiii  des  sage^  aneieiisel  modernes, 
je  réiKHidrais  :  l'oo-l'"(i  !  Si  voii.s  :ii<;  deniainliez  i|iii  est-ce  ijui  a  iineiué 
ja  théorie  la  plus  proliiable  au  bonheur  tUi  genre  lium.iiu,  je  re|)ondrais  : 
Poo-l'oo!  Si  vousme  demandieiipie!  esl  le  mot  svnouvmede  philosophie', 
je  r-  poudrais  :  Poo  Poo  !  .le  ne  doute  pa.^  qu'il  ne  vieniiC  un  lemiis  où  ei; 
nom  lerniineia  toutes  les  discussions,  et  où  ces  deux  .svlljlies  l'ou-Poo  ! 
tiendrcnit  lien  d':'rgiiiiieiii  et  de  r  liiui:  .«iipienie.  ■> 

liieii  (pie,  aprè>  un  tel  iii>(oui>,  .-a  modeslie  dfit  en  snulbir,  le  philoso- 
phe se  fit  (0  Jiaitre  à  siMi  eiiilKiu>i  !>•';(•  .idmiialeur.  Ce  jour  là,  llolidiiia 
avec  Poo-l'oo,  et  lou^  deux  se  n'ga  èreul  ilu  ijnariur  de  fouine. 

Ilo-I'i,  b'éianl  insinué  dans  les  bonnes  gr.'ues  du  père,  chercha  l'occa- 
si(Ui  de  gagner  relies  de  la  lille.  11  Ut  pari  de  ses  iniemioiis  a  l'oo-l'oo,  et 
celui-ci  li\a  le  jour  où  l'eniieviie  aurait  lieu,  cérémonie  que  la  Siigc'sse  dé- 
fciidail  de  iroji  iirécipiter. 

llo-li  viiii,  il  vit,  il  vainipiit,  nu  pluti"!  il  vint.  '■//'?  vit  et  il  vaiiupiil.  Sa 
mise  était  d'une  éléginee  reeherrlnie.  Il  avait  choisi  le;  conîeur-i  qu'il  .sa- 
vait elre  les  plus  agiv.ilikN  ii  So-Sli.  Sa  :  obe  de  soie  cramoisie  ciuivi  r  e  th; 
riches  biu'dines  ei  son  ch.de  ei.iiiiit  wU  que  l\  funme  d'un  lord  eut  été 
\aiue  th;  les  porter.  Son  b  niiet.voiMaiiiies  m-J!!.'".  d'une  des  premières  mo- 
disles  de  l'ékiii  ;  et  la  fraise  '|ui  faisait  )iail:e  de  sou  ((i>luine  de  gala  i'ta:t 
iFiin  liant  piix.  Sa  uoiri"  loulle  de  .heveiK  était  soigiieusinient  tressée  et 
lu'  pendait  sur  le  dos.  Il  tivait  autour  du  e.Mi  un  (  c'!i'  r  de  per.^-s.  Sa  casso- 
lette était  pleine  des  essences  les  plus  rares,  cl  il  tenait  ."i  la  niaiii  un 
cveiiiail  (pi'il  aiiiiait  avec  une  gr.'ice  l'artir  ii!:iri'. 

Cet  exléiieur  galant  prudii'sii  une  iiiiiuessioii  favnralde  sur  So-Sli,  la- 
quelle éiail  elle-même  .miouieusi;  dir  loil  tte.  Klle  i:orlait  li.ibiliiellenieiu 
une  longue  robe  vert  et  bleu  sur  une  vesle  namoisie.  Si-s  pantalons  étiient 
toujours  de  1 1  coupe  la  p  us  nouvelle,  lille  dépensait  beaucoup  d'urgent 
pour  se  pioiauer  les  pipes  les  plus  éléguiles,  cl  se  piquait  du  saveircliùi.^ir 
le  meilleur  tahae. 

I.'audit  Ilo-I'i  n'épargna  rien  p'>ur  assumer  son  triouph-;  il  pro:liîui 
à  la  belle  ca  'rKieiise  mi  le  llaPerics  déicates:  il  lui  o!\'  il  une  ti'atii'rc 
tl  1  r.  iiu  barbet  (  hiii  is,  et  par  dessus  ont  c.'li  s  u»  c>eur  el  sa  main.  Les 
flatteiies,  la  tabatière,  le  bariiel,  le  cœur  el  la  inaiu  de  llo-l'i,  Su-Sli  at- 
cei  ta  liait. 

Us  ureiii  mariés,  et  I!n-ri  alla  'ecvoir  pour  la  .scp'ièajc  fois  !••  cadeau 
(le  noce  duui  le  g  alilijit  son  céleste  cousin,  le  sublime  eaiiiereur  de  la 
Cliiiie, 


Poo-Poo  se  félicitait  d'avoir  cnfi  i  mis  en  pratif|ue  la  lumincu-e  tli  or  e 
dont  il  était  rinventeiir,  cl  d'avoir  trouvé  un  gendre  qui  pait.igea.t  ses 
idées  philosophiques  et  siui  goût  pour  les  (|uai  tiers  de  fouine. 

(juiuzejou.  s  s  écoulèrent  a  ec  ta  r.ipiiiiié  d  un  moment.  Un  jeuie  cou-  ' 
pie,  s'oubliant  dans  le  bonheur,  ne  compte  pas  liîs  heures; les  dcuxépout 
n'eiaieiit  occupés  que  du  soin  de  se  plaire  miiiuellemeiii.  S'il  s'ehvait  (  n- 
ire  eux  des  conlest liions,  c'était  lus|uel'im  voulait  forcir  l'autre  n'ac- 
cepter les  meilleurs  morceaux  de  renard,  de  furet,  ou  de  tout  ce  qui  com- 
posait leurs  appétissans  petits  re|)as  de  ch  ique  jour. 

On  eût  dit  (jue  Ilo  Fi  ne  i)ouvait  pas  consentir  à  se  séparer  pour  im 
iiisiatil  de  sa  f  mmebicn-aimée.  Cependaiii  un  lualin  il  priisurlui  def.iiic 
une  courte  absence,  et  il  s'en  alla  dans  la  ville.  Dès  qu'  1  fu  de  retour,  il 
tira  d'une  bourse  en  liletqui  lient  lieu  de  polie  aux  Cliinoi-,  un  petit  pa- 
quet de  thé. 

—  Chère  So-Sli,  dil-il  d'une  voix  ten^Iro,  j'ai  un  ami  qui  excelle  dans  la 
cullure  des  plaines;  il  a  réussi  à  obtenir  des  ba  ânes  de  ses  O'aiigers, 
et  à  convertir  des  ananas  eu  groseilles.  Un  jeune  arbre  à  thé  vient  d'eire 
l'objet  de  tous  ses  soins  :  après  l'tivoir  planté  de  ses  p  opres  mains,  il  l'a 
arrosé  lui-uiéme,  taillé  lui-même;  enfin,  il  n'a  rien  i.égligé  po  r  eu  faire 
un  clief-n'œuvre  de  culture.  Cet  arbuste  n'a  encore  "iiroduit  (pie  deux 
oiKCS  de  ihé;  l'une  a  été  présentée  en  hommage  à  l'empereur,  mon  c<5- 
leste  cousin  ;  l'autre  m'a  été  ollèrie,  et  je  l'ai  destinée  à  ma  ehèrc  So-Sli. 
Si  vous  m'uimcz,  liUc  brillante  de  Poo-Poo ,  faites-en  une  infusion  et  bu- 
vez-la. 

—  Mon  cher  époux,  répondit  So-SIi,  je  n'accepterai  point  le  fruit  d'une 
p'ante  si  rare  et  si  précieuse.  Ce  sera  donc  pour  vous...  \o.ci  asuremeiit 
desfeuills  de  thé  lies  cuiioiisps.  .njoula  i-clle  en  ouvrant  le  paquet,  <  tce 
qu'il  y  a  de  plus  singulier,  c'est  qu'elles  resscmbleut  aux  feu.Ucs  ordinai- 
res... Quelle  est  cette  poussière  (jue  je  vois  dessus'J 

—  Cela!  répoudii  Ilo-li  avec  indillérence,  c'est  un  duvet  particulier 
aux  feuilles  de  l'arbuste  en  question  :  c'est  justement  ce  (pu  leur  donne 
taiii  de  vertu...  Proireltez-moi,  So-Sli,  ijue  vous  (  icndrez  ceit  •  infusion  ; 
c'est  pour  vous  que  je  me  suis  procuré  ce  thé  délicieux.  Un  refus  moirre- 
rail  que  vous  vous  souciez  peu  de  mes  présens. 

Lu  i.arlant  ainsi,  lio-li  veisf":  de  l'eau  bou  liante  sur  les  feuilles  dom 
il  venait  de  vanter  lesqualilés;  et,  au  bout  de  linéiques  miuuies,  celépoui 
attentionné  oUiii  à  sa  leii.me  une  la  se  en  porcelaint-  soigm  iicmeni  rem» 
jilie  jus(;-,;jsu  bord.  .slo-Sli  insista  pour  (pi'il  bùl  à  sa  pi  ce;  mais  il  s'eir 
fil  fend  t  avec  opiinàlrtté  ;  un  cl.ariiiaut  combat  s'éieva  entre  eux  à  ce  su 
jei,  «li.icuu  voul.nt  la  sser  à  I  autre  la  volupté  d'une  boisson  m  exquise» 
Sol-Sli  reUisa  d  abord  pusiiiveiin  ni  de  piiiliier  de  r.diiK'gation  des  »- 
mari;  mais,  cédant  iieii  à  peii,el!e  dit  ipi'elle  cons  utiiàit  à  arceplcr 
nue  seule  gorgée,  puis  elle  déclara  (pie,  s'il  buvait  la  moitié  de  la  la.sse, 
elle  preiidiait  le  resie.  C'éiail  sans  doute  une  proiiosiiion  ralsonnabl-  ; 
poiiriaut  Ho  li  la  rejeta  obstinément.  Il  ex  gea  que  sa  chère  fc  ime  gardàf 
liour  1  Ile  seule  la  lasse  entière,  ou  du  umIiis  qu'edc  bùl  la  première  gor- 
gée. Ce  deb  II  ai  nable  s'eii-.euiiuait  peu  à  peu.  l/acreni  de  riinp.ileu'2 
cl  de  la  colère  commençait  à  remplacer  chez  Uol'i  celui  de  la  l<'ndressc 
.  t  de  la  paisanter  e....  So-Sl.  se  levj,  prit  la  coupe,  cl  s'api)ro(hani  d'une 
fene'.re  ouverte,  elle  j.  ta  en  de  ors  l' illusion,  disant  (|ue,  puisqu  elle  avait 
aval,  été  la  cuse  d'une  querelle,  ni  l'un  ni  laul  e  ne  a  boirait. 

Ce  nuage  se  dissipa  bi'  iitiit,  et  les  jours  suivans  les  deux  époux  prirent 
le  thé  ensemble  en  pai  f.iiie  Intel. igeiice.  Un  soir,  comme  ils  étaient  occu- 
pés de  celte  all'aiie  im;)OHaiite,  lloFi,  q"i  Viuiail  d'avaler  si  première 
lasse,  remai(|  m  (juc  le  ihé  n'était  poiiit  an-si  Inni  (pie  de  coiituaie,  et, 
cinidovani  'imprécation  usitée  eu  Chine ,  il  sauhaita  une  racine  pourrie  à 
1  arine  qui  l'avait  produit. 

—  Comiueni  !  s'écria  Sn-Sli  .ivee  un  rire  ma.'ieieux  :  après  loulc:  les 
peines  que  volrc  pauvre  a  ui  s'es'  données  !  après  le  soin  (lu'il  a  ea  de  k 
plante  ,  de  l'arroer!  voilà  un  sonh.iit  bien  cruel! 

llo-ri  posa  vivement  sa  coujie,  et  son  visage  jaune  p.'ilil. 

—  Qwii  voulez-vous  dire  ?  demandat-il. 

—  Je  vous  l'av.iis  bien  dit,  mou  cher  époux,  répliqua  So-Sli  en  eouli- 
iiiianl  de  rire;  j'avais  uré  <  »  moi  même  que  le  thé  (pie  vous  m'aviez  .ip- 
por.é  .-erait  pour  vous  seul,  el  loisq'ieji!  feignis  de  le  jet<  r  par  la  fenêtre, 

(!  e  versai  dans  un  p'atipii  se  ironv.iii  un  peu  au  dessous  en  dehors.  C  esl 
ce  même  thé  que  je  viens  de  vous  servir.  Je  rcgrellc  qu'il  ne  soit  point  de 
Yulre  goit. 

A  tel  aveu.  Ilo-Fi  devint  tout  blême!  son  visage  fut  rontrarié  par  ce 
qu'on  pouvait  appeler  une  aflreuse  grimace  ;  sa  tpieiie  se  ledressa  de 
liayenr  et  resta  dans  une  (losition  horizontale;  sa  bouche  s'ouvrit 
comme  pour  rej'  terce(pril  avait  bu;  ses  lèvres  s'avauctreni  eu  evinimaut 
l'hoiieur  et  le  dégoût,  et  toute  sa  personne  offrit  l'image  de  la  coiislei- 
natiim. 

l'endant  un  mnmeiil  il  resta  cotniue  incapable  de  remuer,  puis  il  je 
leva  brusquement  en  ilemamlaiil  à  giantls  cris  qu'où  apportai  tie  l'cai 
chaude. 

—  tju'y  ai-il?  qu'.ivoz  vous  ?  lui  dit  So-Sli. 

—  lanpoi.soiiué'  eiiipoisonue!  répéta  Ilo-Fi  d'une  voix  lamentable. 

—  limpoisonué  !  reprit  So-Sli.  Loiumeul!  ce  thé  ct.iit...  list-cc  qu8 
cette  pou-si('ie  tpie  j'ai  remanpiée... 

—  Ilo  il  !  ho  !  Cl  il  Ilo-Fi.  la  poitrine  me  brille  !  la  poitrine  me  brùlc  ! 
.\u  nom  (Indien  l'o!  vile,  (pi'on  m'apporte  de  lOmélique, dcscaiajuli>MUi:S 
des  voiuilils,  quelque  chose  eiilin  !...  Uo.à  !  ho  ! 


5h 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


On  accourut  au  secours  de  Ho-Fi,  qui  faisait  des  contorsions  ciïrayan- 
tes;los  médecins  fuient  nuindrs.  I,c  malade  cul  le  délire,  et  (|u  mil  les 
voniissenienn  l'eurent  bien  épuisé,  il  toniha  pendant  quL'Itpu's  heures  dans 
ii.i  louid  sonnneil  l'i  dans  ini  éiat  d'aiiéanlisse:nent.  Loisfpi'il  reprit  ses 
sens ,  et  que  sa  niénioiic  lui  rappela  les  jiaro  es  qui  lui  avaient  étiiappé, 
il  clierclia  à  en  déiruire  l'cU'et.  Il  expliqua  à  So-Sli  que  le  ilié  qu  elle  lui 
nv.iit  servi  possédait  une  vertu  niervcilleusenicnt  active.  C'était  ce  thé  qui 
lui  avait  ôté  la  raison  plus  soudainement  (jue  la  liqueur  enivrante  que  1  on 
distille  du  riz. 

L'ans  son  délire,  il  s'était  imaginé  que  sa  fomnie  lui  avait  versé  du  poi- 
son... Vain  rêve,  trainie  frivole,  dont  il  reconnaissait  niaintcnaiii  l'ai. sur- 
dité! U  allait  é(riie  à  laini  (pu  lui  av.iit  envoyé  ces  feuilles  bifdantes,  et 
',ui  faire  de  vifs  reprodies;  il  lui  .^ii.'nilieiait  que  si  son  céleste  cousin, 
reniperein-  do  la  Chine,  buvait  une  infusion  de  ce  llié,  l'auteur  de  l'envoi 
serait  inévilahlemcnt  mis  ;i  mort  jiar  la  toilure  lente. 

Ces  cxpliciilions  et  l'a  r  de  sincériié  avec  le(inel  elles  étaient  données 
saislireni  So-Sli,  qui  reprit  son  en  oiienient.  Ilo-i'i,  !;racc  à  1 1  vit;ueur  de 
sa  consiinition,  échappa  aux  ell'els  combinés  de  la  science  de  trjis  méde- 
tius  chinois  et  de  la  di  o^mic  cinpolsoiniée  qu'il  avait  bue. 

lié  as  !  il  n'est  (|ue  trop  vrai,  ce  thé  ét.i  t  du  poison.  Le  cousin  du  fils 
du  Ciel,  laryeaient  rétiiliué  pour  cliaqiie  niarue^c,  pi'u^ai  qu'il  ne  pouvait 
trop  les  multijjlier.  ^c  lui  fallait  il  p.is  eviiluiler  le  pri\ili';;e  de  sa  nais- 
sani  e'.*  Le  noble  Ilo-Fi  ii'enq)oisunna  i  pas  p  nr  le  seul  i)l:ii~ir  d'cnipoi- 
senncr  :  tout  aute  mode  aussi  evpi'dilif  lui  eut  également  coineuu;  il  ne 
songeait  qu'à  lépoiKhc  a  x  encoiiragemens  du  céleste  einp  riur. 

Quelques  bruits  sourds  av.iient  cii culé  dans  la  v  Ile  à  ce  sujet;  on  s'é- 
tait communiqué  à  loreillc  des  soupi,ons  auNqm-b  donnaient  lieu  les  ap- 
l)arences.  I.c  vieux  Poo-loo  aurait  pu  en  être  aveit  ;  nuis  ce  vénérable 
per  oiniagc  ét.iii  trop  enfon'é  dans  les  p:-ofondems  de  la  science  pour 
lire  bien  au  cmr aut  des  choses  de  ri'  monde.  A  sis  yeux,  le  ma; iage  de 
sa  lille  s'était  con  lu  suivant  les  règles  de  sa  théore;  celait  li  le  po  nt 
csseniiel.  C"inment  se  sérail  il  niélié  d'un  hoinme  qui  av.iii  d  oit  de  por- 
ter Il  (oulcur  Jaune,  d'un  liomuie  qui  le  proilumait  le  premier  des  phdu- 
sophes'? 

D"a  llcurs  il  n'existi't  p"int  de  preuves.  L-8  Chinois ,  si  cxperis  dans 
tous  les  arts,  n'ont  point  poussé  aussi  loin  que  les  occidentaux  l'étude  des 
réactifs  chimiques,  ils  ne  savent  point  faire  bouillir  dans  un  chaïKb  on  un 
mé  a:igc  all'reuv  d'os,  de  uius<'!es,  de  chairs,  distiller  ces  débris  humains, 
analyser  ces  sucs,  et  découvrir  1.1  millième  partie  de  quelque  chose  qui 
est  il  peine  quelque  chose,  el  qui  do:t  cepi  ndani  servir  de  preuve  convain- 
cante. 

i;o  Fi  eut  donc  bicniftt  la  satisfa''tion  do  vn'r  que  les  craintes  vagues 
que  tioSli  avait  pu  loiicevoir  s'éi, lient  piompieineiit  (lissi|)ros.  Lors- 
qu'  I  se  fut  reaiis  de  la  secnusse  désagiéah  e  (|u"il  avait  éprouvée,  il  sentit 
de  n;mveau  le  besoin  de  deven  r  \eiii".  t'a  nialad  o  lui  avait  oicasioné  dis 
frais  consid.raiiles;  il  lui  scmhiaii  jiisle  de  clnrcherà  s'nidcniniscr.  U  r  - 
comnriiçi  doicù  rêver  an»  woyi  us  de  se  iléharrasser  heiireusLini'iit  de 
sa  lenimè.  A  fnrce  d'y  songer,  iî  se  souvint  d'avoir  >u  (.'an;  une  faaieuse 
tragrdic  chinoise  (piel  iue  chose  dout  il  poiiiaii  faiie  son  prolii;  il  se 
procura  en  siMret  un  cbl'  n  féroce,  qu'il  iint  enfermé  dai;s  une  ncle  si- 
tuée au  bout  de  la  uiai-on.  Il  al  a  ensuili'  a  het  r  Ce.  étoile^  à  peu  |  ris 
seaibl.ible»  ii  ccl  .'s  que  poitait  So  Sb;  il  en  liaiiill.i  une  poupéf  de  lonie 
sa  grandeur  nataielle,  et  dressa  le  chien  à  la  déchTer.  Celui-ci  s'habiiua 
promplcment  ii  ce  manège,  l.e  corp'  de  la  po  ipée  éta  t  n  nipli  d'os  et  de 
resies  de  vimdis.  HoFi  eut  soin  de  rép.  t  r  (Ctte  expérience  iibisieurs 
fois.  (Juaid  il  se  fut  a'suré  (pie  riini!i);J  éhii  bi«n  familiarisé  avec  son 
rôle,  i!  cessa  de  lui  donner  à  manger  et  ii  bore.  Il  le  laissi  penil.ml  plii- 
sienis  jours  livré  aux  toi  tii!  es  de  la  ;oif  l'i  de  1 1  f  litn.  Li  privalini  n'ali- 
nicns  et  la  chaleur  élouU'anie  de  la  niilie  produ  sirenl  k'ur  ril'et  ordi- 
r.aire.  la  bave  qui  bnn^ai  lagii'id'  du  dogue,  '  t  se-;  yeuxd'nn  rouge  l'e 
s  ng  a'ui  liraient  l'allieuse  ma'ade  qui  le  dévorait.  Ho-Fi  suivait  avec 
une  fo  liciiiid"  iniel  igeiite  ces  sympiomes  sini  très.  Lorsiii'il  n  eut  plus 
ancHii  floiiie  sur  la  n.  turc  et  l'iniii  site  du  n  al,  il  lainonça  ii  So-^li  qu'âne 
air.iir.'  iiiip-  lia  le  le  forçait  de  sortir  peupla;  t  une  heure  mi  deux.  Ii  lui 
dit  <,u'il  av.'.ii  riifi'rmé  (pie'ipie  chnse  dans  li  nidie  située  tm  fond  de 
1,1  cour;  il  la  chaigca  de  veillera  ce  que  pirsonne  n'y  pénétrât  leudaiil 
son  ahs  nce,  et  il  lui  II  entendre  quil  i;ésir.;it  qu'elle  la  resiiectJt  cUe- 
mêmc. 

■J  oiies  ces  judicieuses  précautions  étant  prises ,  Ho-Fi  s'élnignn  d'un 
pied  léger  et  le  ca-U'  content.  <■  Ce  ne  sera  pas  ma  faute,  se  disait-il  :  Fo 
m'est  témoin  ijue  je  lui  .  i  def  iirlu  d'à  1er  lii.  » 

Sn-Sli  demeura  seu'e.  Oii'i"'lf"t'  enlacliové  de  teindre  s'^s  ongles  et 
qu'elle  fut  lasse  de  fumer  dans  sa  longue  pipe  ou  de  inîclier  du  bétel, 
elle  commença  ii  songer  à  cette  nicîic  iny^lérieuse  et  à  ce  secret  Cjue  Ilo- 
fi  paraissait  vouloir  garder  pour  lui  seul. 

Qu'est-ce  que  ^on  mari  pouvait  avoir  enfermé  dans  cote  niche  ?  Quel- 
que meuble  nouveau?  quelque  plante  rare?  Du  nioneiit  que  la  vue  en 
était  défendue,  cela  devait  être  curieux.  So  Sli  ani  ail  parié  (pie  c'était  une 
galanterie  do;  t  Ilo-l'i  lui  ménageait  la  surprise.  Attend  e  son  T'  tour  !... 
elle  mourrait  d'ennui  et  d  impatience,  \ioler  h  déinse  (pi'il  lui  avait  lai- 
te!... après  tout,  elle  n'avait  pis  leçu  de  défense  positive  :  Ho  II  avait 
fwpiiiné  un  simple  désir,  une  espérance  (pi'elle  éiait  librede  réali>er  ou 
yuu...  Elle  ne  la  rivaliserait  pas  :  elle  irait  \oir  de  ses  yeux  ce  que  ïon  ca- 


chait avec  tant  de  soin,  et  si  Ilo-Fi  l'interrogeait  là-dessus,  plutôt  que  de 
rien  avouer,  elle  mentirait. 

Ilo-Fi  avait  épousé  irop  de  femmes  pour  ne  pas  les  connaîtr?.  Il  avait 
bien  calculé  ! 

So-.Sli,  ayant  ainsi  résolu  do  visiter  secrètement  la  niclic  de  la  cour, 
s'achemina  dans  celte  direction  en  vacil'ant  sur  ses  pclils  pieds.  Connue 
elle  traversait  une  galerie,  elle  passa  près  de  remlroit  oi't  était  perchée 
une  corneille  au  cou  blanc,  pour  laTiielle  Ilo-Fi  avait  une  aU'ection  singu- 
lière ;  ajjrès  sa  ceiniine  jaune,  qui  lui  assurait  tant  de  priwiéges,  c'était 
ce  qu'il  aimail  le  plus  an  monde.  Il  l'avait  apprivoisée  à  force  de  soins  et 
de  caresses,  el  dans  sa  superstition,  il  s'étnt  persuadé  (pie  son  bonheur 
tenait  à  la  vie  de  cet  oiseau.  So-Sli  partageait  jusqu'à  iin  certain  point 
son  cngonmeni.  IClle  aussi  elle  se  plaisait  à  rendre  de  fréqnenies  visites 
à  la  corneille  ;  elle  lui  parlait  comme  à  une  conlidoiite,  goûuint  d'aiiiaiit 
plus  ce  genre  de  conversation,  qu'elle  seule  en  faisait  lotis  les  frais, 
lille  prit  en  passant  l'oiseau,  qu'elle  mit  sur  son  épaule,  et  continua  sou 
chemin. 

Lorsqu'elle  fut  arrivée  près  de  la  niclio,  elle  s'uperçut  que  la  pnrie  n'eu 
était  pas  nés  soigiie::seineiit  fermée.  La  clé  était  restée  à  la  serrure  ;  pour 
l'ouvrir,  il  sulfisait  de  pousser.  Pressée  par  la  curiosité  et  par  la  craiilc 
d'être  surprise,  So-Sli  enira  vivcmenl,  el  se  trouva  face  à  f.ice  avec  le 
chien.  Celui-ci ,  qui  était  en  proie  à  un  accès  de  rage,  ne  l'eut  pas  plus 
tôt  aperçue,  (pie,  du  fond  de  sa  niche,  il  s'élança  sur  elle  |)ar  un  bonil 
leiiible,  et  en  ouvrant  sa  gueule  fouillée  d'écume.  So  Sli  se  rejeta  préci- 
pilammeiit  en  arrière  ;  aussi  prompie  que  la  pensée,  eile  s  nsit  la  corneille 
perclice  sur  son  bras  et  la  plongea  dans  la  gueule  du  'bien.  T  nlis  (pi  il 
enfonçait  se<  dents  dans  le  corps  de  l'oiseaa,  elle  eut  le  temps  d  ■  refer- 
mer la  parte  el  de  tourner  h  clé.  Tout  ceii  n'avait  duré  qu'un  moment. 
So-Sli,  pliisinorlciiue  vive,  se  bà'a  de  regagner  sa  chambre.  File  sentait 
qu'elle  venait  d'échapper  à  ungran.l  péril;  mais  elle  n'en  soupçonnait  pas 
toute  l'étendue. 

Ho  Fi  revint  plus  tôt  qu'il  ne  l'avait  annoncé.  En  retrouvant  sa  femme 
tran  luillement  assise  à  la  plaee  m'i  il  l'avait  laissée,  il  ne  put  s'einpei  lier 
de  témoigner  une  surprise  quM  dissimula  ensuite  ailrailement.  11  courut 
à  II  niche  du  chien.  La  parte  en  était  ferinéi.';  mais  que'qiies  plumes  lé- 
gèi'cs  qui  avaient  vnlé  çà  et  là  lui  parurent  appartenir  à  .-a  chère  corneille. 
Il  r.  garda  à  travers  les  fentes  de  la  porte,  el  il  reconant  les  nii-.érahles 
roses  lie  son  oiseau  favori,  que  le  i  h  en  continuait  de  déchirer.  Agité  d'un 
irouble  evlréme,  il  retourna  interroger  So  Sli.  Mais  la  liledn  sage  l'oo- 
Foi)  fut  impénétrable  ;  elle  ne  savait  ce  qu'était  devenu  l'oiseau;  peut-être 
était  il  caché  dans  quelque  endroi'  de  la  maison  ou  du  ja  nin.  (Jiiaiit  à  elle, 
de  s'elaiiieniie  enlermée  dans  sa  chambre,  surveillant  avec  soin  la  iiichc 
de  la  cour,  dont  elle  ii';iv.iit-vu  peisoniic  .s'approihcr. 

Il  fallut  que  Ilo-l'i  se  eoiitentât  de  ces  réponses  et  gardât  pour  lui  ses 
soupçons.  M, lis  il  fui  inconso'able  :  cet  acciilent  lui  sembkiit  présager  les 
plus  grands  malheurs.  Sa  corneille  était  morte,  et  So-Sli  vivait  (encore! 
Cela  signiliail  sans  doute  qne  désorin;iis  il  ne  perdrait  p  us  aucune  femme. 

Cependant,  comme  il  était  d'nno  naiiire  persévérante,  il  se  remit  en  hc- 
sogiie.  Il  lenonça  à  so  servirdii  chien,  qu'il  tua  l'U  laissa  mourir  ensecret, 
(  rrésolnt  d'emplnyer  o'auircs  moyens  contre  une  i'jmuic  qui  avait,  peu- 
saii-il,  la  vie  si  dure. 

lin  soir,  SoSli,  muctlc  et  pensive,  se  tenait  assise  à  son  balcon,  ses 
doigts  étaient  occupés  d'une  fine  broderie,  et  elle  baissait  la  lete  sur  sou 
ouvrage  en  médtant  sur  les  êvénemens  que  mins  venons  de  raconter.  F  le 
ne  pouvait  se  défendre  de  (pielqncs  in(|uiétiules  ;  le  caractère  de  son 
époux  lui  faisait  piuir.  V.n  ce  moment,  Ilo-Fi  s'.ipprochi  d'elle,  et  donnant 
à  ses  traits  mobiles  une  apparence  de  chagrin  et  d  alarme  : 

—  Par  le  pouce  de  Coii-Fu-Sée!  s'écria  t-il ,  vous  êtes  soulTranie,  fille 
de  l'oo-l'oo.  Onel  est  votre  mal?  Je  vous  trouve  le  visage  triste  et  abattu; 
vous  êtes  sous  ia  maligne  inllMcnce  de  Saturne,  il  faut  prendre  plus  de 
soin  de  voire  chère  sanié.  ricnirez  dans  votre  chambre  el  mettez-vous 
au  lit.  Voilii  (|u  il  se  fait  tard  ;  1  humidité  de  la  soirée  pourrait  vous  ia- 
coiniiioder  davantage.  Je  vous  conseille  d  éteindre  votre  lampe,  aliu  que 
\ou.  ne  voyiez  que  les  ténèbres,  et  que  vos  yeux  ne  soient  point  ollcnsés 
par  les  couleurs  trop  vives  du  jaune  ini  du  blanc.  Je  me  retire  de  votre 
présence  avec  ma  ceininre  jaune.  Allez ,  ô  femme  bien-aiinée.  Deiu.iiu, 
si  vous  ne  vous  sentez  pas  mieux,  nous  lerons  venir  uu  médecin,  qui 
consultera  votre  pouls ,  et  décidera  ,  d'après  les  planètes  ,  quels  remède» 

il  convient  Uemployer Mais  jespèrc  que    nous  n'en  aurons  pas 

besoin. 

So-Sli  s'étonna  d'abord  de  l'cxci's  de  solliciliide  qne  lui  témoignait  son 
niaii.  Lorsqu'il  prit  congé  d'elle,  en  lui  sotiliaitant  une  nuit  paisilde,  elle 
crut  disiingiier  sur  son  visage  un  sonrii  e  diabolique.  Les  circonstances  du 
poison  el  du  chien  enfermé  se  présentèrent  de  nouveau  à  son  imagination. 
File  les  commenta  de  mille  manières,  cl  si  l'hoirible  vérité  ne  lui  apparut 
pas  dans  tout  son  jour,  on  doit  croire  du  moins  (pi'elle  en  cnirevii  une 
partie.  Quoiqu'elle  ne  pût  deviner  de  quel  genre  de  péril  elle  était  mena- 
cée, elle  se  promit  bien  de  se  tenir  sur  ses  gardes.  Avec  un  caracière  rail 
leur,  So-Mi  avait  reçu  dn  dieu  Fo  une  grande  présence  d'esprit  et  beaucoup 
de  résiibitimi.  File  a  luma  sa  lampe  et  écouta  un  moment  à  la  porte  de  sa 
chambre  à  c(nicher  avant  que  d'ouvrir. 

Mais  le  silence  qui  régnait  dans  la  chambre  ne  fut  pas  troublé,  et  So- 
Sli  se  hasarda  à  y  pénétrer.  Elle  examina  les  diirérentes  parties  de  l'ap- 
pancmcul:  tout  y  semblait  calme  ;  et  cependant  soit  illuiion,  soit  instinct, 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


55 


So  Sli  sentit  qu'il  y  avait-là  un  cnnptni  caché.  Elle  dérangea  la  table  et  les 
sièges  ;  elle  regarda  d.iiis  la  rlieniiiiée  ;  il  l'aide  de  sa  lampe  elle  explora 
le  four  siuié  sous  le  lit;  cartel  est  l'usage  dausl'eiupire  chinois  :  la  pièie 
priuipale  de  la  luaisou  (oiilieiit  une  espèce  de  grand  placard  ménagé 
dans  le  iiiui-.  C'est  là  qu'C'^l  le  lit  sur  une  piale-fornic;  au  de-sous  est  le 
finr,  (pii  répand  une  douce  clialcnr,  et  ci's  alcôves  ainsi  cliauUécs  sont  la 
chose  la  plus  ngréah'e  du  monde  pendant  lis  nuils  dliivev. 

So-SIi  n'apciçut  rien  de  su-peit  dans  \i  fonr;  pouriiint  elle  était  crr- 
tiine  (pic  son  mari  lai  avait  dressé  (jnel']ue  piège.  Tout  à  coup  il  lui  vint 
une  folle  idée.  <i  Le  niérli.uit.  se  dil-ellc  à  clif-nième,  aura  sûrement  placé 
(les  épiujles  dans  mon  lit!  i>  Elle  voulut  ^u^•le-cIlamp  véiilier  srs  soiip- 
çnns  :  elle  s'.ipprodia  et  eiUr'onvrit  la  couverture  ;  mais  elle  la  laissa  re- 
tniulier  a\ee  j)récaulion.  Un  elli-oi  nioitcl  venait  de  l.isidsii';  elle  n'riit 
que  !a  force  d'etiiullèr  un  cri  (pii  allait  lui  écliapiicr.  Son  pi-einier  mouve- 
ment fut  de  fuir  :  si's  pieds,  qui  resscnililaiciil  ;i  ccu\  d'un  enfant,  refusè- 
rent d<'  Il  porter.  Emue,  trcinhianle,  respirant  ;i  peine,  elle  se  traîna  à 
quelques  pas ,  et  là  <.'lle  rélléclni  sur  ce  qu'il  fallait  faire. 

Qu'y  avait-il  donc  sous  la  coiiveriure?  So  Sli,  en  la  soulevant,  ava't 
disinii.'i;é  .a  léie  en  fniino  de  lii;ingle  et  les  veux  brillaiis  d'une  vipère 
noire.  F.  le  savait  (|ue  la  piqà;c  de  c(!  reptile  donne  la  mort;  cepend.inl 
elle  n't  t.iii  |);>int  inissi  époiivanice  (pio  l'aurait  ctc:  à  sa  place  une  dame 
cnroitéenne.  l'Insicuis  fois  déjà  elle  s'i'tail.  familiarisée  avec  la  vue  de  ces 
serpcns,  <pie  les  cuisiniers  chinois  .s.iveiit  accommoder  en  ragoût,  et  dont 
ils  composent  une  soupe  à  la  vipère  fort  goûtée  des  vrais  aiiiat  urs.  Alais 
ce  qui  elfrayait  So  Sli,  c'était  l'idée  du  danger  auquel  les  lions  génies  l'a- 
vaient encore  une  fois  sonstiaite.  Il  lui  semlilait  que  le  corps  visipu'ux  du 
reptile  glissât  sur  sa  chair;  elli'  ccoyait  seiuir  si  morsure  empoisonnée, 
et  el'e  frissonnait  d  hoircnr  à  celle  i(lée. 

Cependant  le  temps  pressait;  llo-l'i,  (pii  était  sorti  de  la  maison,  pou- 
vait rentrer  à  chaipie  instant  :  il  fallait  ailopler  un  parti. 

Po-Sli ,  après  s'être  consultée,  alla  appeler  une  jeune  servante  qui  lui 
était  tonte  dévouée;  elle  la  mit  dans  sa  coalidencc,  et  lui  recoannaudant 
bien  le  seci-et,  elle  l'envoya  prendi-e  un  des  rats  dont  les  Chinois  font  ton- 
joars  une  ample  provision  pouc  leur  table,  et  qu'ils  gardent  daiis  un  lon- 
iicaii  canine  nous  y  gurd(nis  des  laj)ins.  Toutes  deux,  réunissant  leurs 
Clloris,  aita(  lièrent  une  petite  pierre  à  l.i  patte  de  ce  rai,  et  elles  le  jetè- 
rent an  fond  d'mi  long  et  largeva.se  en  tei  re  qui  avait  le  con  très  étroit. 
Après  s'être  assurées  de  l'endroit  oii  le  serpent  noir  se  tenait  blotti,  elles 
insiniièreiit  doucement  le  vase  sons  la  couverlure,  de  manière  à  ce  que  !c 
poulot  IVil  placé  devant  la  ti'tedu  reptile.  Mies  écouièienl  ensuite,  pleines 
d'inipaiienre  et  d'anxiété.  liientôl  elles  disiinguèrent  un  léger  frollenu  lit, 
puis  \u\  cii  aigu  que  poussa  le  rat.  Alors,  écartant  la  couverture,  elles  re- 
levèrent vivement  le  vase,  et  en  fermèrent  le  goulot  au  moyeu  d'un  tam- 
.  pon  qu'elles  tenaient  prép  iré  à  cet  cllét. 

r.oisfpie  cette  capture  fut  henrensement  achevée,  So-Sii  donna  ses  dcr- 
nièri's  instructions  à  sa  servante  et  attendit  seule  le  retour  de  lloFi. 

Celui-ci  tarda  longtemps;  la  nuit  était  déjà  trèsavaucée  lorsqn'd  ren- 
tra; SoSli  s'était  placée  sur  le  seuil  de  la  chambre  afin  de  l'arrêter  au 
passage;  il  recula  de  surprise  en  la  voyant  levée. 

—  (ihère  So-Sli,  lui  dii-il  in  compos.uit  son  visage  et  sa  voix ,  pourquoi 
ne  vous  êtes  vous  pas  mise  an  lit ,  ainsi  que  je  v(uis  l'avais  consedié.  Com- 
ment vous  exposez-vous  de  la  sorte  an  grand  air?  Ke  voulez-vous  point 
vous  ceiiscrver  pour  un  époux  qui  vous  ai, ne  uniiinement? 

—  Que  Fo  vous  récompense  de  vos  Itonnes  intentions  pour  moi!  ré- 
pondit So-Sli  :  j'ai  pensé  (pic  le  lit  ne  me  valait  rien  :  et  puis  j'avais  peur 
des  d  inniis,  des  dragons  et  des  sorcières...  Pourquoi  avez-vous  été  si  long- 
temps absent? 

—  J'ai  vu  un  médecin,  répliqua  le  perfide  Ilo-Fi  de  la  ceinture  jaune, 
je  l'ai  consulté  sur  voire  maladie.  Il  a  expp csséiiient  l'ecoinmandé  de  vous 
f.iire  gardei'  le  lit  pnnr  vous  soiivirairc  aux  maligne.-,  iniluences  de  la  p!a- 
nèti'.  Il  vent  que  j'aille  à  minn  t  cueillir  des  sinipleo  dont  il  fera  nu  icniedc 
falnluire  ;  je  vais  donc  sortir  de  inuivean  ;  concliez-vous  sjiis  plu>  attendre, 
l)ii.l:iiie  Idli'de  l'oo-Poo,  obéissez  à  l'ordre  du  savant  médecin;  obéissez 
dans  voire  intérêt,  ô  So-Sli,  et  dans  le  mien. 

So  Sli  se  ren  lit  à  une  invit.itioiisi  pressante;  mais  avan'  de  la'sser  partir 
llo-l'i,  elle  insista  pour  qu'il  prit  sa  pari  d'une  sinipi!  excellente  (pi'on  lui 
avait  préparée,  et  qui  devait  le  garantir  des  pernicieux  elléis  du  brouil- 
lard; cllesc  couch(n'ait,  disuii-clle,  di';;  ipi'elle  aurait  vu  son  époux  récon- 
fort'' par  un  bon  repas.  IIo-Ki  n'avait  rien  i»  objecter  à  une  prooioiiion 
sentlil.ible.  Stimulé  par  la  prcjmesse  que  lai  faisait  sa  f  imne,  et'  par  les 
exigences  d'un  appétit  de;  pins  fougueux,  il  s'.ssii  devant  une  petite  table 
en  allendae.t  celte  excellente  smipe  qu'on  lui  avait  aniKuicée. 

So-Sli  se  plaça  en  face  de  lui.  la  lampe  était  eutn;  eux.  lîieutot  le  pa- 
tagefut  apiioi'te  dans  nue  sonjiiere  lierMietiqneinent  fermée,  (pu  fat  mise 
tli'vant  le  cous  ii  du  (ils  du  ciel,  alin  (pi'il  pût  se  servir  Uii-ni:'me.  Déjà 
Iln-Fi,  avec  une  avidité  toute  chinoisi',  alimgeait  la  main  vers  le  couver- 
cle, lor.,(pie  So-Sli,  sans  doule  par  accident,  heurt  i  du  bras  la  lampe  et  la 
lit  tondiersur  la  table;  la  Imiiière  s'éteignit,  So-Sli  vindut  se  lever  préci- 
pitam'iient  piuir  'a  rallnniei'.  Dans  s(ni  brusque  mnuvemer.t  (d  e  rcavei'sa 
la  petite  table  et  la  soiqiiife  t(nnba  sur  les  genoux  del|o-Fi,  celui-ci  ehe;-- 
cha  à  la  l'etenir;  mais  anssitc-it  il  se  sentit  mordu  au  poignet,  et  il  poussa 
Un  luuiement  de  sur, fisc  et  de  douleur. 
.     "est  que  sa  femme  goiH  diiciUé  pour  la  soupe  à  la  vi- 


père; seulement  elle  avait  oublié  de  faire  cuire  le  reptile,  et  elle  l'avait 
sirvi  tout  vivant. 

Le  serpent  s'était  eniorlillé  autour  du  bras  de  Iln-Fi .  et  restait  airarhé-* 
à  sa  proie;  le  misérable  Wang  courait  comme  un  insensé  dans  a  clianlirc 
et  s'cllbrçait  de  se  dêbarrasseï' de  son  ennemi.  Il  piu  ér.iit  des  cris  et  des 
lucnaces:  il  a,  pel.iit  du  secuirs;  à  sa  voix,  les  voiiiis  accoarureiit ,  le 
reptile  lut  saisi  et  tué  :  llo-ii,  troublé  par  l'cllroi  et  la  colère,  chercha 
des  yeux  sa  femme  ;  mais  elle  avait  prolité  de  l'oLscurité  et  s'était  échap- 
pée. 

iMalgré  les  soins  imnédiats  qui  lui  furent  donnés,  et  les  nombreux  re- 
mèdes a  ixquels  il  eut  recours,  llu-Fi  était  mcn  icé  de  mourir  des  sniies  de 
sa  blessure  ;  le  poison  laf^ait  chez  lui  dei  pr.igrès  aussi  raiii  les  (pi'.dar- 
nians.  Heureuse. nent  on  s'adiessa  à  un  b  irbier-cliirurgien,  homme  fort 
expert  et  fort  intelligent,  lequel  avait  ouï  parlerde  ce, te  ancienne  prat  ipie 
médicale  ipii  cjiisisie  a  frotter  la  olc^sure  avec  l'ar.tie  qui  l'a  faite.  Par 
son  conseil,  la  tele  écrasée  du  serpent  fut  ap.diipiée  en  guise  de  contre- 
poison  sur  la  plaie,  et  si;s  tne.nbres  convenablement  ap.jretés  coaipusèrent 
un  relias  delicieuv  dont  le  maiade  s  ■  régala. 

Qu'était  devenu  So->li?  elle  avait  fui  au  milieu  des  ténèljros  :  l'excès  d(î 
la  terreur  lui  avait  donne  la  force  de  marcher  et  de  surmonter  les 
soulfraiices  que  lui  cans.rt  cet  excr.ice  inaccoutumé  ;  elle  parvint  enfi.i 
jusqu'à  la  inaisiin  qu  .r,i)ita  t  son  père.  Le  prudent  Poo-l'oo  ne  donn  lit 
pas;  il  méditait  co.uuie  a  rordiu.iiresur  les  causes  du  malheur  et  du  b  m- 
lieiir  des  humilies,  sur  l'clét  des  synip.ithieset  desaadp.iihies  n.itarellc.s  ; 
il  calculait  les  conséquences  (lu'amônerait  dans  un  avenir  assez  proche 
I  heureuse  a|)plicauuii  d-;  sa  llieune  :  surtout  il  reimnciait  Fo  d'avoir  ill-a- 
miiie  son  aille  des  rayniis  de  la  s.igcsse  ,  et  d'avoir  permis  qu.-,  par  le  ju- 
dicieux mariage  de  sa  hlie,  il  donnât  aux  habiians  du  Céleste  Empire  ua 
-exemple  et  une  leçon. 

t)es  coujis  frappés  précipitamment  à  la  porte  le  tirèrent  de  sa  rèvoric.j 
en  même  iwnps  il  reconnut  la  voix  gémissante  de  sa  Idic  qui  l'appelait. 
Qu'on  se  ligure  l'élonnement  et  la  don  eur  du  vieillard!  était  il  bien  pos- 
siide  que  des  altent.its  aussi  nuirs  cus.seni  été  commis  contre  So-Sli,  cl  par 
un  gendre  qui  aimait  11  pliiloso|)liie  et  les  bons  morceaux  ,  par  un  de  s<.<i 
admirateurs  les  plus  eiiiliuasiasles,  pour  ne  pas  due  un  de  ses  discip'es! 
il  s'ailresseï  ail  à  l'empereur  lai-meme ,  d  demanderait  justice,  et  Ilo-Fi  se- 
rait pendu  avec  sa  ceinture  jaune. 

nien  n'est  plus  à  cranulre  que  le  ressentiment  d'un  philosophe  quand  il 
se  met  une  fois  en  colère.  Le  sage  Poo-Poo  se  sentit  ollenséco  nme  père 
de  So-Sli,  et  ans.ii  com.ne  père  d  une  lumineuse  théorie  qui  était  mena,-ée 
de  rentrer  dans  l'obscurité.  I.e  coupable  Ho-Fi  co!Ui)iait  sur  le  privilé<T,i 
de  sa  nais.sance,  qui  le  dérobait  à  la  juridiction  des  ti.bunaux  oicinares; 
il  ne  savait  pas  que  Poo  Poo  avait  ad'res-é  sa  plainte  au  pied  dn  trône  cé- 
leste, et  il  lut  étrangement  surpris  liirsfjne  des  commis-aires  impétiau.x  ar- 
rivèrent de  Pékin  et  comineneèrciit  riustruclionde  l'ail'airc. 

Poo-Poo,  So-Sli,  1.1  jeune  servante,  it  les  parens  des  premières  vic- 
times de  Ilo-Fi  comp;irurent  devint  le  tribunal.  Par  les  divers  léinoiana- 
ges  qui  furent  prodnits,  le  Wang  fut  convaincu  d'avoir  f.nt  périr  six  fem- 
nics.  Cl  d'avoir  essa3é  par  trois  fois  de  se  débarr..s.ser  de  la  septièmi'.  On 
cul  soin  de  meniionner  dans  le  jugement  îe  total  des  sonintes  qu'en  sa 
qualité  de  Wang  de  la  Ceinture  jaune,  et  à  l'occasion  de  ses  divers  ma- 
liuges  et  veuvages,  il  avait  rerues  de  la  miinilicence  de  son  céle.-le  cou- 
sin ;  en  quoi  faisant,  ainsi  que  le  remarquait  le  jugement,  1  dil  W'.ing  de 
la  Ceinture  jaune  avait  non  pas  usé,  mais  alnisé  dii  droit  ne  devenir  veuf. 
La  sentence  des  juges  cimnnissuires  avant  été  envoyée  à  Pékai,  au  bout 
de  quekjiies  jours  reiiipeieitr  de  la  Chine,  lils  du  c  cK  père  du  célest-  em- 
pire, lOi  des  rois,  adres.-a  la  proclamation  suivante  à  ses  fiilè!es  sujets, 
c'est-à-dire  aux  trois  cent  soixante  luilliotis  d'hotnines  qui  comiii  seul  sou 
peuple  : 

«  Pékin ,  le  G'  mois,  le  IW  jotir,  la  SS'  année  du  règne  de  IIo-IIo. 
»  La  loi  doit  frapper  la  fainiilc  même  de  Pempereur,  suus peine  de  u'étie 
point  observée. 

"  Le  Cl ieie  ne  «aurait  éch ipper  à  Poil  perçant  de  Ilo-IIn !  llollo  s'el 
force  d'égaler  les  vérins  de  son  père  Ila-lla,  et  prétend  laisser  de  précieu.\ 
exemples  à  Ib'  lié,  son  H  s. 

»  11  est  venu  à  la  connaissance  de  IIo-Ilo  qu'une  rcr  aine  Ceinture 
jaune,  nommé  Ilo-li,  nonobstant  'c  désir  impérial  si  souveat  et  si  ha^*- 
teiiiei  t  annoncé  de  voir  vivre  mi  paix  tous  les  sujets  du  celes  e  empire,  a 
traiireit-eiueiit  mis  à  innrl  six  femmes  cl  prijmlicié  graveaii  nt  aux  linaa- 
ccs  (le  l'élct.  I.oiig-if  mps  il  a  jnni  du  fruit  de  ses  crimes;  niais  à  la  lin,  la 
vérité  s'est  manifestée:  le  poulet  a  brisé  la  coqu  Ile  de  l'ienL  la  rh.itîc 
ne  pi  ut  plus  cacher  ses  petits.  Le  perroquet  a  mué:...  qu'il  ail  huntj  do 
sa  (pieue. 

1)  Les  règles  de  la  justice  commandent  darcoinmodcr  le  cbà:i:nciil  à  i 
nature  particulière  du  crime.  Le  susdit  (lo-Fi  ayant  •niiployé.  pour  fo 
mettre  un  meurtre,  le  poL^on ,  un  chien  enrage  cl  une  vipère,  qu'il     *" 
déchiré  par  les  vipères,  que  son  cœur  soit  rempli  de  puiso.i,  et  donné  *" 
p.tuie  aux  chiens!  C'est  pourquoi  le  corps  du. lit  Mo  Fi  -cia  coik^    '^" 
nv fceaux  très  menus;  dix  de  ses  parens  les  plus  priKh  s  seront  mis  *"':' 
mort;  et  co;naie  il  convient  d'allier  la  clémence  à  la  justi-c.   ils  seront' 
seulement  étranglés.  Tous  leurs  biensscrnnt  cinlis.iuésau  p  oiil  du li\Sor 
impérial.   Poo-Poo  recevra  «x-nt  c,iu;)S  de  l)a:nhnii,  et  portera  l'oadant 
douze  mois  le  collier  de  b-is,  en  puniiion  de  .-es  docliiiies  h  i-i  »i  |ne$,  et 
iioiatiiiHcnl  (le  sa  folle  cl  pernicieuse  tbOorie,  Pcndaul  trois  auuées  il  u« 


LE  MAGASIN  LITTÉRAÎRE. 


son  allnui'"  atn  Ceinturf;  jaimos  ni  riz,  ni  aigi-nt,  afin  de  rôpaior  le  prû- 
juiliie  (i  dessus  iiUMilidiiMO  ;  iiilin  lo  manlarin  de  lluiiig,  n'ayant  su  ni 
pnvi'nir  ni  dcciniviir  de  tels  attentais,  sera  pendu.  » 

l<ise  teiinine  l'Iiistoiie  de  Ho  ri.  I.a  sivèie  jiisti  e  du  sublime  cmpc- 
rciu'  fut  C(Iél)rée  daiistoiit  l'empire.  I,e  sage  Poo-l'oo  se  soumit  pliiloso- 
pliii|iiement  à  son  sort.  Quant  à  so-Sli.  elle  oul)lia  dans  un  second  ma- 
riage les  luallicurs  (jne  le  premier  lui  avait  causés. 

(liciUky's  MixctiUuiy.  —  Heoue  britannique.) 


-■J'/> 


Un  tliicl  sous  jfffazarin. 

Vers  le  mois  de  juin  IG'iS,  un  carrotse  de  voyage,  suivi  par  dpux  valets 

à  cheval,  roulait  lenle it  (■uv  la  rouie  île  bordeaux.  Le  soleil  dardait 

avec  force  se.>  rayons  sur  la  terre  ei  soidevait  une  poussière  fine  ei  biû 
lauic  qui  aurait  anèié  l'ardeur  des  inei  le  ns  chevaux;  au>si  les  baridi  I- 
l'S  maigres  1 1  sèches  (jui  élaienl  attelées  au  carros.'esemhlaienicll' s  prê- 
tes à  succomber.  Le  posiillon  s'épuisait  en  elforis  inutil'  s.  Les  coups,  les 
iriiprécali'iiis,  les  prières  n'y  pouvai>iit  rien.  Lidin,  la  louic  présenta  une 
cOte  r  p  de,  et  le  pamro  ainoniédon,  ne  sjclianl  que  faire  devant  cette 
Larr.cr.-  iurrauclii'Sjhle,  pi  il  le  paiti  de  s'ariOler. 

Au  inoiueni  où  le  cai  russe  cesside  rouler,  la  {jlucc  s'abaùsa,  et  une  lèlc 
grisannanle  p  irut  à  la  portière. 

—  Ouy  a  t-il,  uiaïaud? 

—  Moiisieur  le  ch-^valicr,  c'est  une  côte. 

—  l'.li  hien  !  il  faut  lauravir. 

—  C'est  imiiossib'e,  mes  clwvaux  sont  ércintfs. 

—  J'ai  bien  envi  •  d,'  te  metiiedan-  le  mcinj  état.  Au  fait,  je  n'irais  pas 
plus  V  le.  i-c  dii  le  chevalier  en  iie.-ciiidaiit. 

—  Dialile,  lit-il  eu  «xamiuant  l'a  telage,  voilà  des  coursiers  qui  feraient 
rn:'t!ii-  (le  hunie  le  cheval  de  l'apocalypse.  OÙ  est  la  poste?  couliiiua-l-il 
en  s'adres  ani  au  potillon. 

—  A  II  os  beucs  il'iei,  monsieur. 

—  Ab  va,  mais  je  ne  peu\  poU'  tant  pas  les  faire  à  pied  ;  qu'est  ce  que 
J'apervois  au  sommet  de  celle  mauilile  côte  ? 

—  C'est  le  chaieàu  de  Coli},'Uv. 

—  Le  château  de  Coligny  !  îive  Dieu  !  Il  bonne  idée  qu'on  a  rue  de  le 
consiruirc  l;i  !  AHon-,  maraud,  là  II .  d  y  arriver.  Mets,  s'il  le  faut,  un  de 
tis  chevau\  sur  le  siésie,  et  prends  sa  ^larc.  Aid.  z  le,  vous  autres,  dit  le 
chevalier  au\  deuv  videts,  (  t  il  .se  dii  igea  vers  le  cliàieau. 

Lechevaier  de  Jais,  c'est  le  nom  du  voya.eur.  était  un  homme  de 
quaraiiie-rinq  ans  envinm  :  sa  C^'ure  mâle  et  cxpres-ivc  avait  un  cai  acière 
de  force  eldéuercieipron  lei.eouin;  rarement;  ses  veuv  av.'icni  une  ex- 
près-ion  de  doueetir  à  travers  laquelle  brillaient  parfois  quelques  6-  iairs 
de  passion.  Sa  démarche  élepaiite,  ses  manières  distinguées,  auuonçaiei.t 
un  ijomme  habiiué  aux  belles  façons  de  la  cour. 

Louis  XIII  venat  de  descendre  dans  la  tombe;  on  eût  dit,  à  le  voir 
suivre  de  si  près  nichelicu  ,  qu'il  était  cntrataé  par  celle  volonlé  de  fer 
qui  avait  dominé  sa  vie,  et  qui  pesait  sur  lui  jusque  dans  un  autre  mon. le. 

Anne  d'Autûcbe  réiinaitsir  la  France,  au  nom  d'un  enfaut  sans  lorce 
encore,  et  dont  le  jeune  û,c  lui  as  uraii  une  régence  de  longue  durée. 

Son  premier  soin  fut  de  penser  à  ceuv  qui  avaent  souffert  à  cause 
d'flle  sous  le  règne  précélent.  EUc  rappcli  les  membres  de  la  cabale 
d*»  la  reine,  evilés  par  Richelieu.  Le  chevalier  de  Jars  ue  fut  pas  ou- 
blié. .    . 

11  rentrait  en  Fr;jnce  après  dix  .ins  do  pro^cnpion. 

Le  chevalier  arri  a  bienOt  devant  la  cour  du  châieau  de  Coiijny.  C'était 
UB  vieux  donjon  dont  les  murs,  noinis  pr  le  iemp<.  d.iachiieni  dans  le 
cif  I  leur  ma.«se  .'^ombre.  D.  s  fossés  pro'onds  rentouraieiit,  des  tours  épais 
ses  se  dre!.s:iieiit  ineuaçanies  sur  se^  murs  ;  mais,  maliiré  eeite  apparence 
formi  lable,  l  impression  qu'on  éprouvait  en  approchant  de  ce  manoir  rc 
ressemblai!  en  rien  à  de  la  crainte,  c'était  plutôt  de  la  trislesic  et  de  la 
mélancolie. 

Bâii  sur  une  colline  élevée,  il  l'tait  entouré  de  bruyères  qui  se  roiir- 
l)3ieni,  soufficteuses,  éiiolées,  ch  tives,  sur  une  ierrea<iile  cl  sèche. 
Quel(|ues  noirs  s;ipins,  vcus  là  au  hasaid,  rompai  nt  l'uni  onniié  de  ces 
lignes  f  oides  et  r.iiiles.  Le  soir,  lorsque  la  nuit  comnenraii  à  d  scend  c, 
efque  le  vent  agitait  leur  sombre  fruillage,  on  aurait  dit  les  sorc  ères  de 
}lact)eili  dansant  une  danse  inlereale  ava  il  d  aller  au  stbbaL 

La  gi  illc  de  la  cour  d'hcmneur  é  a  l  ouverte,  le  chevalier  entra  sans  qu'on 
fil  atieiition  à  lui.  Des  valets  empressés  ch^rgeaicut  de  malles  et  de  pa- 
quets un  carrosse  de  voyage  pn.'l  à  partir. 

il.  de  Jar>  arriva  ainsi  jusqu'au  perron,  dont  la  rampe,  découpée  à  jour, 
conduis  lit  aux  apparteinens. 

—  Madame  de  Coligny  ?  dit  le  chevalier  en  s'adrcssant  au  majordome 
"t'i  surveil  ait  'es  valets. 

Le  vieux  serviteur,  la  tète  inclinée  sur  sa  pnitrno,  était  en  proie  à  une 
tristesse  si  profonde  qu'il  n'cntemliipasles  paroles  du  chevalier. 

—  Madame  de  Coligoy  ?  répéta  M.  de  Jars  avec  impatience. 
^     Le  majnrdome  se  retourna. 

j     —  Madame  la  comtesse  ne  reçoit  personne. 

—  Alors,  faitcs-'ui  dire  que  Ic  chevalier  Uc  Jars  lui  demande  l'hospita- 
ité  pjur  quelques  heures. 


Ma!  re  Haimoaud  pariit  en  crojnant  et  revint  bicniCt.  11  était  aecoitipa- 
gué  par  un  jeune  et  beau  cavalier  qui  s'avança  vers  le  chevalier. 

—  Je  >ous  pie  de  nous  excuser,  monsieur,  lui  dit -il,  si  i,ous  vous  fai- 
sons une  I  écept  ou  aussi  peu  di^'iie  de  vous  ;  mais  vous  nous  surprenez  au 
milieu  des  embairas  d'un  voyiige. 

Ces  quelques  mois  furent  pronon  es  avec  une  grâce  toute  charmante 
par  le  jeune  geutlibumme,  qui  précéda  le  ch>.vulier  de  Jars  dans  les  appur- 
lemens. 

L''s  vasies  sslons  du  château  et  ùent  d'une  tristesse  qui  serrait  le  cœur. 
Le  jour  y  p  'uéti  a  t  à  p.'ine  à  travers  les  rideaux  en  é  offi;  de  soie  lourde 
et  é|  aisse.  (Jue'que  rayons  de  sjleil.  ciil"résd'u"e  leinte  ro  geàtre.  tom- 
biieuiçietla  sur  les  portraits  lies  membrrsdela  f.iuhlie  de  Co  igny, 
r.ciigé.s  contre  les  panneaux  des  boiseries.  Tous  ces  v  eux  soldats  bardés 
de  1er,  la  vi-ière  relevée,  la  rap  ère  au  côté,  la  dague  au  poing,  étaient 
encore  animés  par  le  g.^iiie  de  la  guerre,  ci  seuiblaient,  silencieut  cl  im- 
mobiles, s(?  icposerde  leurs  glorieuses  fatigues,  picls  à  descendre  dans 
la  lice  au  pr.  luier  signal. 

Conduii  par  son  jeune  guide,  le  chevalier  parvint  jusqu'à  un  salon  reti- 
ré, dans  leiiuel  se  trouvait  la  coiiilesse  do  G.jligiiy. 

C'était  nuegraiiile  et  noble  finme,  pleine  de  diîiiité.  Ses  traits,  creu- 
sés par  la  soufiranc  pluiôt  que  par  l'à-ie,  avaient  pri<  uneexpi'issioii  de 
douceur  et  di?  lésignaiion  a'ifiéiique;  Si  tète,  cuiouive  de  ses  deniedes 
njir.s,  re.-suriail  tilam  he  et  pâle. 

Le  che.id  er  s'iirrtia  près  de  la  poriière...  Il  aurait  voulu  retournrrsur 
ses  pas.  Lu  voyant  l-t  comtesse,  il  comprenait  qu'il  y  av.ui  de  la  ciuauié à 
v.  iiir  ainsi  assister  au  speLiailu  d'une  douleur  bi  saiutemcnt  couipri- 
me. 

— Veuil'ez  entrer,  monsieur  le  chevalier,  dt  le  jeune  gentilhomme. 

La  con.le-sc  se  leva  et  s'ivança  v.  rs  ,VI.  de  Jars. 

—  Soyez  1^;  l.iiioviMiu,  monsieur  !•>  chevalier,  lui  dit-elle. 

—  Uai^ncz  nie  p  r  lonncr,  mad.ime,  de  venir  ainsi  vous  demander  l'hos- 
pitalité. 11  c.-t  i\vs  eireonst.iiiees  où  la  présence  d'un  i  tiaiiger  esi  nu  far- 
deaii.  Je  vais  n.c  ieii;er;  mi  voiiuie  (St  au  bas  de  la  côte,  (  tsi  vous  vou- 
lez liien  me  pre;er  des  chevaux  pour  me  cuuduire  à  la  poste  Viiisiuc,  je 
pou  rai  ciiiitiiiuer  ma  route  vers  Paris. 

—  Vous  allez  à  la  cour,  monsieur  le  chevalier?  demanda  la  comtesse  avec 
intérêt. 

—  Oui,  madame. 

—  Mauiitv  s'y  lend  aussi,  vous  avez  vu  les  préparatifs  de  son  départ... 
et  >i  je  ne  eraigii  .is... 

—  Dispose/,  de  moi,  madame  la  comtesse. 

—  Eh  bien  !  je  vous  prierais  de  vou  oir  bien  âtre  son  compagnon  de 
voyag... 

La  pau're  femme  prononça  ces  mots  avec  une  si  donrc  expression  de 
prière,  (|ue  le  « hevalicr  ne  pensa  pas  un  insiani  à  rcjiousser  cetie  offre» 

—  Tout  e^tpret,  monsieur  le  comte,  viutdiiele  vieux  major  orne  en 
iO  devant  la  portière. 

Lu  si  ence  proTonJ  succéda  à  ces  paroles.  La  comtrssO  s'efforçait  de 
comprimer  une  é:iioi  0  1  violente,  le  chevalier  jouait  machiiialemeul  a>ec 
la  dr.igoiine  de  son  éjiée,  cl  Maurice  rarlageait  ses  regards  enire  sa  niè.e 
et  une  a  lire  femme  qui,  assise  dans  l'angle  de  la  chambre,  essayait  en 
vain  d'éiouffer  ses  sanglots. 

Elle  se  icvaeiiliu  et  s'avança  pîdc  et  chancelante  vers  Maurice,  qui  lui 
tendit  la  main. 

C'éiait  une  jeune  fille  belle  comme  la  Madeleine  de  Cinova,  comme 
M  rie  au  lenibeau  d'i  Christ.  Sa  léte  penchée  sur  sa  poitrine,  son  cm-iis 
affa  >sé  Cl  pnyants'ius  lui-môme,  exi  rimaient  une  dou.eurhuiiible,  un  de 
ces  déL-liireinens  du  crenr  qui  épuisent  it  tuent. 

En  seniaii  la  main  de  Miuriee  serrer  la  >i.  nue,  elle  leva  vers  lui  srs 
beaux  yeux  inondés  de  larmes,  et  son  regard  s'attacha  au  sien  sans  pou- 
voir s'en  di  lai  her. 

Il  y  avait  t  un  d  annur,  tant  d"  poési;  dans  ce  langage  muet,  que  lo 
chevalier  si  ntii  ses  yeux  s  ■  mouiller  de  larmes. 

11  parut  réiléehi   un  instant. 

—  Mais  je  iiC  peux  pas  partir  maintenant,  dit-il  en  cherchant  à  affermir 
sa  voix. 

Les  iro'S  arteifs  de  cetic  scène  déelii'-arte  le  regardèrent  en  même 
temps.  On  eût  dit  qu'il  venait  de  leur  enlever  le  poi.ls  qui  pesait  sur  eux 
d'une  n  aiiière  si  horrible. 

—  Il  faut  au  nio  ns  aiiendre  que  mon  carrosse  soit  arr'vé.  Pauvres  en- 
fans!  continu.i  l-il  tout  lir.s,  c'est  une  h. Mire  de  lélic.ié  pour  eux. 

—  VI  ns  eur  le  chevalier  a  rai  ou,  dit  la  comtesse  avec  caipresscmcnt, 
je  v;>ii  donner  de   ordres  à  cet  égarl. 

Elle  s'éloign:i  pour  dérober  à  tous  la  douleur  qui  l'accablait. 

Le  chevalier  la  suivit  bieuiôt,  laissant  Maurice  seul  avec  la  jeune  fille. 

II. 

Dès  que  le  pas  du  chevalier  se  fut  perdu  dans  la  longue  galerie  des  p^r- 
traiis,  la  ieuie  lille,  br  sée  par  cet  efiorl  qui  avait  épuisé  ses  forces,  pen- 
cha sa  tête  blonde  sur  le  sein  de  Maurice. 

—  Oh  !  lasie-moi  inour.r  ain-i,  lui  dit-elle  faiblement. 

—  nevicnsà  toi,  Marie...  oh  !  ne  pleure  pas  ainsi,  car  tes  larmes  m'en* 
îèvcni  luut  mou  courage. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Mai  ie  s'a'sit,  M.nr  ire  se  mil  à  srs  pieds. 

—  TuinVmes,  ivprii-clle,  lu  m'aimes,  Maurice.  Oh  !  sois  héni,  car 
Ion  ammir.  c'esi  mon  IjoiiIk  ur...,  c'est  ma  vie  mut  emièrc.  Et  cepcn- 
(IdM  tiois  nl'uti.  nous  sOpurer!  N'dl-jc  donc  roniiu  le  bonljeur  que  pour 
soi.lliir  (iavMiii^.ge  a  ce  munniii  su|iieme,  où  nous  nous  quiiioiis  pour  ja- 
ij.ai?: — Je  reiieiidrai  bieniùt,  M.iiie. 

—  Oh  mil  !  «on!  Mau  ice.  Cit  la  jeune  Dlle  avec  un  accent  de  convie- 
lio»  profonde...  uunjaniiiii  !  ta  voix,  je  ne  renieiiflrai  p'us...  fs  hiimos, 
j.-  ne  I.  s  «er  ai  plus...  la  main  ne  sera  plus  ainsi  dans  la  mimne...  T.eiis, 
VOIS  CCI  le  llf  ur,  —  couiiniia-i-tlle  en  éienlant  sa  nuin  blanche  vers  un 
rosier  (!es;éc.ié  ;  —  Lier  encore,  rllc  Ot.iii  belle  et  fraiche...  hier,  elle  sé- 
paiiou.ssait  suus  les  rayuns  du  sulcil.  elle  soui  i.iii  au  doux  murmure  de  la 
brise...  et  mainieiiaiu  que  le  .•  olcil  a  di>paru,  elle  penche  Uislemcnt  la  tèic 
vcTi  la  lern-,  et  ses  feuilles  jaunies  ioujbi.uieuiportécs par  le  vent...  Mau- 
riie.  je  lombcrai  comme  cl:cs  ! 

—  Enfin!  d  s  adieu  a  ces  tristes  pensde.«...  ravenir...  l'avenir  est  à 
nous,  Marie,  car  nous  sommes  jeunes  tous  deux,  car  nous  nous  aimons 
cumme  ou  aime  au  ciel,  et  bientôt  nous  nous  revcrroiis...  Oh  !  tu  m'ai- 
ID'  ras  plus  encore,  quand  je  ri'\iiiiilrai,  je  ferai  di»nc  alors  du  nom  de 
Coligny...  J'aurai  vu  le  bu  des  haia  les  ,  j  aurai  co  nliaitu  pour  le  roi, 
pour  loi,  Maiie.  Au  milieu  des  coiiibais.  lu  seras  pi6s  de  moi;  si  mon 
caur  chaiicellr,  lu  ue  suuiicmlias  ;  si  mon  cot.ra.^e  m'emporte,  tu  me  rc- 
ti  miras-  ma  vie,  je  le  la  de\r.i;  ma  ploiie,  jelameUraià  tes  pieds... 
ïii  v.  is  bien,  Maiie,  qu'un  soiJal  peut  aimer! 

Maurces'éiaii  levé  en  prononçant  ces  par.  Ie.«.  Sa  noble  et  belle  tête 
rayonnait  d'une  expression  iudnii.le  oVntUousia.sine  cl  d'amour.  Sesche- 
veux  noirs,  rejeiés  en  arrèr; ,  laissaient  vcir  son  front  large  et  pi.issant. 

Ses  yeux  pleins  de  pas.'iun  promenaient  de  m  douces  lélicilcs,  que  Ma 
rie  fublia  ui  ré.ouiani  scsuisies  piesseuiimcns. 

Alors  Ils  se  rappeleieiu  les  joes  de  leui  enfance.  Ils  avaient  été  élevés 
ensemble,  heur.-uv  coaime  on  1  est  à  cet  â,e,  riant  des  mêmes  plaisirs, 
pleurant  des  mêmes  peines.  Maiie  n'av.iii  pas  connu  sa  mère,  et  la  c  m- 
t  sse  de  Col  «ny,  sa  tante,  l'avait  iciueillie  th.  z  elle.  Oh!  comme  la  vie 
leur  parut  bel  e!  comme  leur  urne  aspira  ce  bonheur  duut  ilsjou.ssaitui 
sans  lecomprenilie! 

Un  jour  vint  cependant  où  Mat-rice  pirtit.  11  fallait  que  l'enfant  devînt 
homme,  et  sa  uièrerél..igna  d'elle  pendant  deux  auines. 

Alors  seulement  Marie  co.^îii.rit  ce  qu'elle  éprouvait,  elle  connut  son 
amour  en  voyant  partir  c  l„i  qu'elle  aimait.  Sun  car.  cière  gai,  iii.souciunt 
et  léger  prli  une  flouce  teiuie  de  mélancolie...  Elle  dit  adii  u  i<uv  joies  de 
son  enfance,  elle  se  lit  ui  e  vie  à  clic...  Elle  vécut  m  d.hoi  s  de  la  vie  com- 
mune, rapportant  toutes  ses  actions,  louics  ses  pensées  à  un  seul  èirc... 
à  i\laurice. 

Qu.nd  il  revint,  celle  qu'il  avait  quil'ée  enfant  était  devenue  j^une  (ille. 
Il  lio,i\a  eu  elle  iics  séduc.i  jus  inconiiues;  lout  un  monde  d'idées  n  luvel- 

Il'S  < antcs,  «ijviiies,  remp  il  sou  cœur.  Il  laima  dun  amour  passionné, 

pro'ond  et  pur...  pur  comiiir  lout  au-our  vrai  et  sérieux. 

Celait  ainsi  qu'ils  avaient  vé<  u  juiqu'.ilors,  pleins  de  confiance  dans  la 
durée  de  li-ur  bonheur,  cl  ne  pensant  pus  mènic  qu'il  pût  avoir  une  lin. 
C'eiaitnn  beau  lèie  pendani  le(|uel  ih  virent  le  ci  I  :  I.'  r.  veil  fut  crui  1. 

Lorsque  Mauiice  aiieignit  vingt  ans,  sa  mère  pensa  à  l'envoyer  faire  ses 
premièies  armes  sous  le  prince  de  Condé,  qu'elle  avait  cminu  aulicfois. 
Ille  lui  écr.vil,  il,  par  suiie  de  sa  réponse,  elle  se  décida  à  se  séparer  de 
Maurice. 

M  isles  heures  s'envo'aient  rapde-.  Le  carrosse  de  M.  de  Jars  venait 
dariver.  Le  bruii  qu'il  lit  en  passant  sur  le  poui-le.is  rappela  les  deu.x 
euiaiiS  au  souvenir  de  la  li  isie  réalité. 

—  Maurice,  dit  la  jeune  lille,  j'ai  confiance  en  tes  paroles...  je  crois  en 
toi!  Tu  m'aimes  malmenant;  niaiià  la  cour  tu  ti  cuveras  des  séJactions  de 
toui  genre,  et  j^  ne  serai  pis  là  pour  Usiombaitre. 

—  Ton  souvi  n  r  ue  ri'mpluil  pa„  mon  ame  ? 

—  Le  souvenir  est  une  pensée,  cl  souvent  une  pensée  est  reirplacée 
pr  une  autre  que  fait  nailio  une  impres  ion  nouvelle.  Tiens,  Maurice, 
pien  Is  ceci,  coniinua  Mdiie,  en  un  prés,  niant  un  petit  sacDei  en  cuir  dé 
H  Sbi ',  susjien'lu  à  une  cliiiî  le  de  Venise;  c'.  si  ce  que  j'ai  de  pljs  (  ré- 
cieiix  au  monde.  Ce  s.u hei  renferme  les  cheveux  ue  ma  mère  et  lis 
nueiis.  quand  j'étais  cnlant...  Garde-les,  Maurice,  et  jure-moi  de  les  por- 
ter tonjouis.  . 

—  Ji;  le  j'rc,  Marie,  parl'amnur  que  j'ai  pour  toi. 

—  Merci,  mnn  ami;  m  intenani,  j'amai  plus  de  force  pour  soiilTrir. 

A  ce  momem.  la  «  umiess.;  de  Coligny  entra  avec  M.  de  Jars.  La  mère 
de  Maurice  venait  d'avoir  une  longue  conversaioa  avec  le  chevalier,  qui 
lui  ava  i  promis  d',  tre  le  mentor,  le  guide  de  son  fis  au  m  lieu  de  ceie 
nici  iimpiii'  d  écueilsel  qu'on  nommait  a  cour.  La  pauvre  mère  remerciait 
le  c  cl  .le  lui  avo  r  envoyé  cviie  consolation  d  .ns  smi  malheur. 

—  A'I  ns,  Maurice,  dil-elle,  le  cai  rosse  de  M.  le  chevalier  en  arrivé.  Il 
faut  partir.  Tu  vas  nous  (|uitler,  mon  enfant,  pour  aller  servir  le  roi.  . 
IViisi!  au  nom  ipie  tu  port.  s...  à  l  s  aicnx,  à  t.m  père,  à  moi.  mou  fi  s 
e  conduis-toi  en  brave  et  loy.il 'jemilhomme.  Eonic  les  avisdc  M.  lechc- 
va'ii  r,  qui  seia  pour  loi,  il  me  l'a  promis,  un  guide  éclairé,  un  aiiii  céné- 
retix.  " 

rendant  que  Maurice  embrassait  sa  mère,  Marie  s'approcha  du  cheva- 
lier. 

—  Oh  I  je  vous  en  supplie,  lui  dit-elle,  veillez  sur  lait 


—  Comme  sur  mon  fils,  je  vous  le  jure  1 

—  Oh  !  merci,  mon-ienr,  mcici  ! 

M.  de  Jars,  vouiani  terminer  elle  scène  rioiilotircuso,  mircDa  verï 
cour.  Maurice  le  suivit  en  donnant  le  bras  h  sa  mer.'.   Maiie  se  l'aîna 
tiisiement  deirère  eux,  aii-ndani  un  mol ,  un  regard,  ein'osjnt  enatlicr 
Ma  uice  des  bras  de  la  comtesse. 

Enfin  le  carrosse  s'ébianla  et  pariit. 

Mme  de  C  digiy  rentra  dans  ses  apiiaricmens.  Marie  sembla  retrouver 
fcs  lorcc'.  Elles'élanra  vers  les  mais  du  (hât.-au  cl  m  .nti  r.ipiilcinent  aa 
haut  Ile  la  plus  nauie  t  .ur.  Elle  y  resta  ion,'  temps,  penchéd  sur  ses  cré- 
neaux, cbercliant  il  suivre  des  yeux  celui  qu'elle  aimait.  Son  ame  s'élançait 
sur  ses  traces.  A  mesure  qu'il  s'éloigiait,  elle  semait  son  cœur  défaillr  ; 
Iiirsfju'il  disparut  au  détour  de  la  rouie,  elle  mesura  des  yeux  la  hauteur 
de  la  tour,  dont  le  pied  ploii^'caii  dans  les  fossés. 

Une  horrible  pensée  traversa  sou  cerveau...  mais  son  rceard  se  leva, 
vers  le  ciel. 

—  Il  reviendra,  dil-elle,  en  essayant  de  sourire,  j'attendrai. 

m. 

Plusieurs  cabales  qui  cherchaient  h  s'arracher  le  pouvoir  se  partageaienî" 
alors  la  cour  d'Anne  d'Autriche.  Les  imporians,  à  la  teic  dc..;quels  se  trou- 
va eut  le  duc  de  Be  mf m  et  k  s  princes  Je  Vendôaie ,  es.-avaieut  de  ren- 
verser Matarin,  qui  d.;ja  prenait  un  ascendant  1res  grand  sur  l'e^-urit  de  la 
régemc.  "^ 

D'un  autre  côté,  les  m'ambres  de  l'ancienne  cabale  de  la  reine,  plems 
d'e.-pérance  dans  la  reconnaissance  de  celle  à  laqi;cl  c  ils  avaient  tout  sa- 
ciifi.-,  luitaieni  aussi  contre  la  ru'c  et  I  ast.ice  de  riii.I:en. 
_  Celle  roaliiioti  générale  sauva  M.izarin.  Anne  d'Auiiichc  le  vovant  seul, 
i;o!é,  sans  appui  au  milieu  de  lontce  monde  ligué  contre  lui.  mit  de  l'en- 
léie.uent  à  le  souicuir.  Elle  d.'pen^a  mute  sou  Cnergi2  à  le  défendre 
Aussi,  ion  que  1rs  eime  nis  de  l'Italien  furent  renverses,  elle  se  iiouva 
sans  force  pour  luiter  elle-même  coLtie  lui  ei  retenir  la  puissance  oui 
glissali  eii're  ^es  mains. 

La  cour  élan  donc  fort  agitée  au  moment  où  M.  Jars  et  Maurice  v  arri- 
vereiit.  ^ 

Le  chevalier  fut  reçu  avec  joie  par  la  cabale  de  la  reine,  qui  comptait 
sur  sa  faveur  passée  pour  f.iii  c  ii  iompher  ses  projets. 

Quant  à  M  luri.  e ,  il  pniii  bieiuOt  pour  suivre  la  duc  d'Enghien  à  l'ar- 
méi'.  Le  sang  de  Colignv  coulait  d„n>  ses  veines,  il  sut  se  disiinguer  au 
niili  u  de  toute  ceil.'  noblesse  française,  la  plus  brave  armée  qui" fût  au 
monde,  et  a  la  baiaillc  de  Hnclisiedt,  ,1  fit  des  prodi-es  de  valeur.  Le  duc 
d'Enghi  n.  emporté  par  son  courage,  s'était  éaiicé  au  milieu  des  enne- 
mis: aecabé  .sous  le  nombre,  il  allait  succomber.  lorsque  .Vlaiirice,  à  h 
t.  te  d'une  com,iagiiie  de  cli.vau-l.'gcis.  se  jeta  sur  eu.x,  les  culbuta  et  dé- 
cida de  la  victoire  en  sauvant  le  jeune  prince. 

Mais  il  ne  put  jouir  di  sin  iiiomphe  :  il  tomba  sanglant  sur  la  terre. 
ateint  an  cô  é  par  une  balle. 

Sa  blesfure  n  étaii  pis  mortelle.  La  hal'c,  avant  de  pénétrer  dans  les 
cliair-,  avaii  été  amoriie  par  un  petit  sachet  en  cuir  de  llussie,  qu'il  por- 
ta t  ~ur  son  cœur. 

Ap  es  quelques  semaines,  Maurice  put  revenir  à  Paris.  Le  duc  d'En» 
ghien  l'aviiil  «liaig.^de  lettres  pour  Mme  la  dm  hesse  de  Lon_'ueville,  sa 
saur.  Le  premier  soin  de  Coligny  ""ut  de  >  e  p  ésenier  chez  cu"e. 

En  cnirantdaiis  son  hiMel,  Maurice  seniii  une  émotion  violente;  son 
cœur,  agité,  se  soulevait  malgré  lui,  sa  tête  était  en  feu.  Il  ne  pouvait  se 
rendre  comp:e  de  ce  (|u'il  éprouvait. 

Pendaut  quelques  .nsians,  il  resta  seul,  aitpndant  qu'on  l'annonçât  à  la 
duchés  e.  Il  es.^ayaaorsoc  dominer  celte  émotion  involontaiie;'mais  il 
se  sentiii  nii.i  nsé  par  une  force  l.op  pui-saiiie  pour  y  parvenir. 

Eai;n  on  l'.niroduisil  dans  un  peiit  boudoir  coqu  l  et  m  gnon.  Uneseule 
personne  s'y  trouvail.  Citait  une  jeune  femme  de  vingt  qna.c  ans  à 
peine.  Sa  tête  avait  une  ad.nab.c  e.\|iression  de  langueur,  .>cs  chevcu.ï 
nui  s  tonliant  en  boucles  sur  ses  ép.iules,  ses  sumvils  dessinés  pus  et 
corie  is  sur  son  fioiit  graci.-ux  ,  .ses  yeux  biens  voi'és  de  longs  cils ,  son 
rcz  (|ui  semlilait  model.'  sur  celui  de  la  Vénus  de  Mil  i  ;  sa  bonch  • ,  ses 
Ic^ies,  s"s  dents  perles  blanches  cl  brillâmes,  .si  peau  fine.  Iraiisparènle. 
unie  et  d'un  éclat  modig  eux  .  .ses  mains  |)eiiies  et  mignonnes  ,  son  pied 
se  jouant  à  l'aise  daus  un  étroit  soulier...  lout  dans  celte  femme  était  ra- 
vissant! 

En  voyant  Maurice,  elle  se  leva. 

—  Daignez  me  parlonner  madame  la  duchesse,  lui  riitil  d'une  voix 
émue,  si  j'use  me  pré.-entcr  ainsi  sans  avoir  l'Iionncur  d'être  connu  de 
vous.  Je  viens  remphr  une  mitsiou  doul  seulement  à  présent  je  comprend» 
tout  le  bonheur. 

Mme  de  Longueville  parcourut  rapidement  les  lettres  que  Maurice  lui 
présentait. 

—  L'amitié  que  vous  porte  M.  le  duc  d'Eiighicn  est  an  titre  puissant 
auprè-.  de  moi,  mnii..ieur  le  comte. 

—  Jo  suis  plus  fier  encore  d'avoir  su  la  mériter,  car  sans  elle,  madame, 
je  n'aurais  pas  eu  l'honn.  ur  de  vous  voir. 

—  Ne  comp:cz  vous  donc  pas  rester  à  la  cour  ? 

—  Non  ,  madame  ;  aussildi  que  je  pourrai  r.  tourner  à  l'armée,  je  par^ 
tirai...  Après  la  campaguc,  j'irai  rejoiudic  ma  mère  au  châicau  de  Colli- 
guy. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAÏRE. 


—  Pourquoi  ne  pas  rester  près  de  nous,  monsieur  le  comte  ? 

—  Ma  MiL'ie  est  sfiile,  madame... 

—  Mais  il  nie  >LMiil)lait,  au  toniraire,  qu'elle  avait  une  douce  et  belle 
compagne  de  soliiii  le. 

—  (Jui  a  pu  vuus  apprenilic...?  dit  Maurice,  en  rou.c;is?ant. 

—  A  la  cour,  on  sait  tout,  luoiisit  ur  le  coiiitc,  et  nous  sommes  si  peu 
Imliiuiésà  vuir  une  p:iSM()u  comme  la  votre,  i|  ^e  nous  aimons  à  en  con- 
nailie  les  diHails...  Oli  !  vous  Otfs  un  noble  cœur...  el  ceux  qui  lient  de 
votre  fore,  comme  ils  l'appellent,  ne  sont  pas  dignes  de  vous  compre.i- 
dre!...  Mais  il  eu  est  d'autres... 

—  Oli  cumin  i(z,  niaJaine. 

—  Il  est  des  leiiiiiies  i|ui  f-eraient  fières  d'élre  aimées  ainsi!  dit  la  du- 
clie-se  en  lai-saut  iluucenieut  io'nl)er  celti*  pin  ase. 

Maurice,  les  yeux  tivés  .-ur  elle,  écoutait  ces  paroles  comme  ces  har- 
monies di\iues  que  l'on  cuiend  en  rêve,  et  q.ii  reuip'.issenile  cœur  de 
joies  iuilla;)les. 

—  Mas,  niiHi  Dieu,  continua  Mme  de  LongiieviUe,  après  luelques  ins- 
tans  de  silence,  voyez  coai.iie  je  suis  ingrate,  monsieur  le  co  nie;  j'oii- 
Liias  de  vous  p  rli'i- de  celle  bles.-ure  que  vous  avez  reçue  en  combat- 
tant jires  de  ni(i;i  f.  èie.  boullVez  voas  beaurmip?  dit  e  le  avec  intérêt. 

—  Oli  !  toutes  mes  dnul  urs  disparaissent  iii'i)ais  ijne  je  suis  p  es  de 
vous!  l'arduiiiiez-moi ,  madame;  peut  cire  fais-je  mal  ea  vous  parlant 
a  iisi  :  ma  s  je  ne  sais  ras  ,  moi ,  les  belles  manières  de  la  cuur.  J'io'uore 
cuuimeii  on  doji  agn-,  el  ce  (pie  mou  cœur  lessmil,  je  vuus  le  <lis. 

ii(;"e-i  11  pieinieie  fois  que  je  vous  vois,  mais  je  vous  connaissais  déjîi. 
Oli!  d.ius  ni"  s  lèves  de  jeune  lioniuie...  le  soir,  lors(|ue  j'errais  sur  les 
tours  du  <liàie.iu  de  C'I  gny,  les  yeu\  livés  au  ciel...  je  cUmcliais  ii  ni'é- 
laiicer  vers  un  monde  ii  connu,  l'.nfois  aliu's  il  uic  smililait  voir  une  for- 
me blancbe  appar.dire  au  milieu  des  éioiles.  lîieuiôt  ille  .«-^uançan  veis 
moi;  un  sour  rc  d'ange  eriait  sur  ses  lèvres.  Oh!  alois,  je  m'a;;euoail- 
nvii,  sa  (Ole  s^édairait  d'une  auréole  luuiiaeuse,  ses  yeux  se  livai'  ni  sur 
lais  ,  et  je  [uiais  cet  ange  de  (lescen:lre  du  ri.  I...  L'ange  de  mes  rêves... 
c'etl  vi.us.  nialame...  c'est  vous,  ob  !  je  vous  ai  reconnue  ! 

—  Monsieur  le  comte... 

—  PirJoii,  uiailaïue...  prare  et  pitié  pour  moi...  je  ne  sai?  ce  que  je 
vous  (lis...  ma  lè  e  est  brûlaiile...  mes  yeux  ^e  voilfii'.  Ob  !  pardon  !  Dé- 
nia n  peut  être  j'aurai  plus  de  force...  i'trmelttz  moi  de  venir  implorer 
Voire  iiiuul.^iciice'? 

Maurice  so:  lit  de  l'hôtel  se  soutenant  à  peine. 
Mme  de  Longuevi  le  resta  lon.'-ienips  plongL'e  dans  une  douce  rêvoric. 
Son  cœur  li'eiait  pas  encore  dévoré  par  ruaibiliou...  El'e  coni|)reiiail 
toule  la  poésie  de  Maurice;  jamais  on  ee  lui  avait  (/arlé  ainsi.  Coiiuainie 
par  son  iière  à  <  p:uiser  le  duc  de  Louguevilie,  beaucoup  plus  ri;,'é  qu'elle, 
la  duehe-ise  i'.vait  en  \uin  chenlié  dans  relie  union  les  félicités  qu'elle 
croyait  y  trouver.  M.  de  Lon^ueville  l'avait  épousée  par  spécuhlion.  Il 
avaii  pi!S  d'elle  sa  fcntjue.  sa  puissance,  cl,  pour  tout  cela  ,  il  s'éiait  cru 
pa  faileuieiit  ar(|uiilé  eu  lui  donnant  le  dio.t  de  porter  ton  noui  !...  Son 
numl  il  la  lille  d'un  Coude! 

Uéilaigiunt  ses  vingt  ans,  sa  beauti'-,  sa  grâce  ravissante,  il  avait  donné 
son  amour  il  la  duilii'sse  de  Moiiibaziin  ,  qui,  malgré  les  tien  e-rinq  an- 
nées ipi'elle  avouait  dans  ses  jours  d'épaiichemciii,  eiait  encre  l'une  des 
plus  belles  feinmis  rie  la  cour. 

Mm  ■  de  Lougueviile,  eu  découvrant  ce  mystère  que  personne  n'igno- 
rait ,  sciilit  S'Ui  cœur  se  serrer.  Elle  enveloppa  dans  l>  méuie  haine  et 
Mme  de  Moutbazon  elle  duc;  elle  médi  a  froiJement  sa  vengeante  étal- 
tend  t. 

L 1  cour  éiai'  alors  peuplée  de  jeunes  et  braves  gentilshommes  qui  s'em- 
pressaieni  d'oH'rir  leurs  lioiiiniagei  h  la  belle  délaissée.  Elle  les  re|)0UNsa. 
Il  lui  la  bili  à  e  le  un  cœur  généreux,  mie  âme  ardentu  et  passionnée, 
qui  pût  compreu'b  e  les  pensées  de  son  cieur  et  fiit  digne  de  tout  l'amour 
qu'el  e  avait  à  luiilonner. 

l.a  pauvre  femme  eu  viit  bientôt  à  croire  que  jimais  ses  rêvesne  se 
réaliseraient-  ton  caraciére  prit  une  leiulc  de  bizarrerie,  d'éirangeié,  ea 
bannoiiie  .ivecses  pensé;  s. 

Pario's  ou  la  voya  tsc  lancer  avec  passion  dans  le  tourbillon  des  liai- 
sirs  de  la  cour.  A  l'iente,  inlaiigaiile,  e'Ic  semblait  pou-sée  pir  une  force 
irrésistible.  On  cùi  du  qu'elle  dierebail  à  s'itouruir.  Puis  elle  l'uya  t  le 
moud'-,  se  iciifermaii  dans  la  sol. lu  le,  et  restiiit  longtemps  ;;iusi,  déro- 
b-iiit  .-a  vie  il  tous,  piur  élre  seu  e  avec  si  s  pensées. 

Ce  lut  dans  un  de  ces  inoiiieuj  de  iris! (-sse  «pic  Maurice  la  surprit.  Déjp 
elle  avait  t  n  cniUi  pai  1er  du  jeune  romu-  de  Co  iguy,  cl  je  ne  sais  qiieiie 
Oltractii'ii  ui.igni  tique  l'a'lirail  vers  lui.  l'.lle  aiiu  lil  a  enienilre  prononcer 
son  nom,  ii  savoir  ses  aiiio:!s.  Elle  voulut  (onnaiiresa  vii;  iins-ée. 

En  ap;.renaiii  l'amour  qu'il  avait  poir  Mme,  son  cœur  s'indig  a;  elle 
S'ir  iia  i!e  ce  qu'il  i.iniaitd.'jà,  et,  m  Igré  cela,  elle  désirait  le  voir,  l'i  n- 
tendre.  lui  par.e".  A  sa  pr.miérc  visite,  elle  ne  |  en^a  (las  à  la  légèreté 
de  MHurice,  qui  répud  ai  ainsi,  son  auviur.  Son  orMU  il  fut  llailé  de 
ci;  trio.ii.Jie.  Elle  se  prit  à  raiiner  de  toute  son  âme,  elie  lui  donna  tout 
ce  qu'elle  avait  de  poé-ie  dans  le  rœur. 

\i  auriee,  cnivié  rar  les  réductions  de  cette  fpmmn  sUicIlc,  si  jeune,  si 
noble,  et  qui  lui  oliiali  sa  vie  en  échange  de  la  .-ietine,  Maui iie  oublia 
qu'une  autre  femme  ^.vait  re(;u  sa  fo-.  Le  .'ouvonir  de  cet  aiuo  ir  pa-sé  lui 
prsait  coaiine  le  boulet  atiii.  hé  à  la  jambe  du  conJamné...  le  déchiraiJ 
comme  le  remords  qui  succède  au  crime. 


Pour  l'effacer  cr.tièremont,  il  se  jeta  avec  une  sorte  de  fureur  dans  ce 
délire  d'une  passion  nouvelle. 

IV. 

Le  chevalier  de  Jars,  après  avoir  rempli  une  importanle  mission  de  la 
régente  auprès  du  loi  d'Esiagne,  son  fière,  revint  à  la  coar. 

il  y  apijiità  la  fois  la  noble  conduite  de  Maurice  il  l'ai  mec,  et  sa  passion 
pour  la  du  lie.'sede  Lonaieville. 

Il  se  rappe'a  alors  qii'  I  avait  promis  à  Marie  de  veiller  sur  lui,  et  cher- 
cha coiunienl  il ,  ouiraii  rarrac  h r  à  ce  nouvel  amour. 

Le  seul  moyen,, «-e  dit  le  chevalier,  c'est  de  lui  inspirer  une  troisième 
passion.  Les  dcuv  dernières  se.  détruiront  l'une  par  l'anire.  Mil  leviei- 
dra  iiécessaireuieul  à  la  première,  car  il  parait  qu  il  lui  en  faut  ab.iolu- 
ment  une. 

Convaincu  de  l'excellence  de  sa  comb'naison,  M.  de  Jars  chercha  au- 
tour de  lui  il  qui  il  s'adresserait  pour  cuirep.cndrcla  convu'ciun  de  Mau- 
rice. 

Il  n'avait  que  l'embarras  du  choix,  car  il  savait  les  nohlns  et  hautes  da- 
mes delà  cour  as  ez  géuéreuu-s  |)()ur  fdre  un  pareil  s'criliie.  Il  lui  jia- 
rut  fort  urii;iniil  de  laisser  ce  soin  ;i  la  dueliesse  de  Mombazon,  la  rivale 
dtiesteo,  le  eau  liemir  de  Mme  de  Loegneville. 

Il  se  lendit  (lini;  au  cercle  de  Mme  (le  Mombazon,  où  il  était  fort  bien 
reçu,  coiiiuie  tous  les  ennemis  du  cariinal. 

—  Eh  bon  Dieu  !  monsieur  le  chevalier,  que  devenez-vous  ?  lui  dit  la  du- 
chesse. 

—  Je  deviens  vieux,  madame,  tandis  que  vous,  vous  êtes  plus  jeune, 
plus  be  le  que  jamais. 

—  Oli  !  laissez  donc,  c'est  une  défaite  ;  mais  je  ne  vous  tiens  pas  quitte. 
Doù  venez-vous,  il  y  a  un  siècle  qu'on  uc  vous  a  vu  ? 

—  J'arrive  de  la  cour  d'Es.iajiie. 

—  Ali  (:a,  j'ai  de  gcnils  rejirochrs  il  vou"!  faire. 

—  A  moi,  iiiailame  la  duch.sse!  En  vérité,  je  suis  trop  heureux,  puis- 
que je  T^iuir.d  vous  implorer  et  vous  demander  mou  p:irdon. 

—  V  JUS  aurez  de  la  peine  à  l'obtenir.  On  parle  beaucoup  à  la  cour 
d'un  jeune  geniiiliomnie  |ue  vous  y  avez  amené. 

Elle  y  vient  d'elle  même,  pensa  le  (hevaier,  c'està  mervcill(î. 

—  Comment  se  fait-il  que  vous  ne  l'ayez  pas  iréscnté? 

—  Si  mère  m'a  lecoiumaiidé  de  veiller  sur  lui. 

—  'Vous  êtes  saiiri(pie,  clicvalier.  Mais  c'est  doue  une  tmiidc  Jeune  (lllc, 
que  votre  protégé  ■:>  l'eue?,  je  ';io:s  que  c'est  par  amour-propre  que  vous 
le  cachez  e.insi.  Il  doit  i  tre  all'reusemenl  laid. 

—  C'est  un  lion,  madame  ;  il  a  fait  des  prodiges  de  valeur  sous  le  duc 
d'Eng'iiien,  et  je  puis  vous  assurer  d'ailleuts  que  c'c^tun  charmant  cava- 
lier. 

—  Eh  bien,  je  n'en  crois  rien  î 

—  Voulez-vous  être  convaincue? 

—  J'en  meurs  d'ciuie. 

—  Je  vuus  demanderai  donc  la  permission  de  vous  le  présenter  dé- 
nia n. 

Tout  va  bien,  pensa  le  chevalier  ;  mainienant  je  n'ai  plus  qu'à  les  lais- 
ser iiire! 

Le  lendemain  il  se  rendit  chez  Maurice.  En  le  voyant,  le  jeune  comte 
se  troubla  ;  la  présence  du  chevalier  lui  rappelait  ce  qu'il  cherchait  en  vain 
à  oublier. 

li  accepta  snn  invitation  pour  le  soir,  d'autant  plus  facilement  qiela 
duchesse  de  Longuevi.le  n;  pouvait  le  recevoir,  à  cause  de  l'arrivée  de 
son  frèic. 

Au  moment  où  il  allait  partir  pour  se  rendre  chez  :\Ime  de  Montbnzoo, 
dont  1  liôel  éiaii  au  c  in  di'  1 1  rue  lîéiliisy,  on  1  li  apporta  un  paquet  qu'un 
gentillion.me  veiiaildu  Jlidi  aval  remis  pour  lui. 

11  eonl.'nail  une  lettre  de  la  (  oailesse  d.^  Col  gny  et  une  antre  de  Hfarie. 
<.  Merci,  Alauiice.  lui  écivail-elle,  inerii  de  votre  bon  .souvenir.  Il  e.^t 
DVinn  me  stiriiremlic  an  milieu  de  mescraiutes  et  de  mes  angoisse-.  M'is 
).j'ai  bien  vite  tout  oublié  en  vous  liaid.  Je  croy;.is  entendre  votre  v  ,it 
«me  dire  c  s  douces  paroles  (]ni  nie  causent  lant  de  buiilieur,  et,  maigre 
«moi.  je  me  laissais  aller  au  charme  de  cette  rcveiic  si  pleine  de  joies 

ninella'iles.  .   ,        .    „     .  .,  .  r  • 

«Vous  iii'aiairz,  vous  me  le  dites,  et  je  le  crois,  Maurire,  rar  j  ai  foi  en 
«vo'is  :  vous  êtes  trop  noble  et  irup  généreux  pour  vouloir  abus,  r  de  la 
«conliance  aveude  (iiic  i'ai  en  vous.  Au^si,  je  dis  adieu  pour  tou:oiiiv>  à 
ome.i  craintes  chimériques  ;  et  ne  veii.v  penser  qu'il  la  réalité  de  mon  Lou- 

»heur.  .  .      ,. 

«Ecrivez  moi  plus  souvent,  Maurice,  car  c  est  la  ma  seule  conso  alun. 
«Voire  amour,  c'est  ma  vie.  Diies-mui  donc  encore...  toujours  que  vous 
«m'aimez!  »  . 

Apres  avoir  lu  celle  lettre,  Maurice  resta  long-temps  pensif.  Chaque 

31  étal'  entré  daiis  son  ((eiir  comme  mie  aecusalioii  d'inraïuic,  à  laipielle 
il  n'avait  pas  le  droit  de  se  soustraire,  il  compr<iiait  combien  sa  coii- 
dui'c  était  digne  de  mépris...  Il  s'il. (lignait  contre  lui- uéiin'...  Mais  la 
peiis'e  de  renoncer  ci  la  dm  liesse  ne  lui  vint  pas  un  iiisiaiil.  l'ius  il  voyait 
de  (liUicaliés,  (robstacles  rlims  cet  amour,  plus  il  s'y  aitathait. 

Le  I  heval  er  vint  le  surprendre  au  railiru  do  ces  tristes  pensées.  Mau- 
rice? eut  honte  do  montrer  ce  qu'il  éprouvait.  H  mit  la  lettre  de  Mai  te 


JIOK 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


dans  son  juîtaurorps  et  partit  pour  se  rendre  chez  la  duchesse  de  Mont- 
b.izuii. 

Lo  cci-rlc  t'!:iii  nombreux  rt  brillant.  Mnirs  do  SènCréc,  de  Hau'cfoit, 
de  Clicvicuso,  tic  Criicû  pn'8(|u.'  toutes  jeunes  cl  IjiHc!,  lîlaicm  cepcn- 
daiit  ccrosc'^s  p'ir  1 1  beauii;  (!»•  Mme  de  Miditbnzou.  Elle  ivsseii.lil  il  5  une 
cIo  Cf s  hMiui's  anili|i:cs  doul  les  foiinrs  .voDl  si  piiies,  si  liarnidnims  s,  si 
p.u  faiicb  !  Pygiualioii  dut  s'inspirer  d'un  moJùle  pareil  pour  créer  Gula- 
tùie. 

Elle  reçiit  Unuiif-e  avec  une  Rîûce  louto  rliamianlc  et  lui  Gl  des  repro- 
rli<  s  aimiiiles  de  ce  (;n"il  iréiait  pas  ve.iu  |)|iis  lui  la  \o  r.  Le  couilc  de  Co- 
J  ijny  lui  répDiuiit  avec  distraeiior.  i\la!t;ie  lui,  il  i.eiisait  ii  la  k-tlie  qu'il 
Venait  de  ii'ceviiii ,  et  sa  n  aiii  la  l'roi.-sjil  averiit  patience. 

—  F.li  Ole»,  undauie  la  ducbcssc,  ai-jc  mérité  muii  pardon?  demanda 
le  clieviili.  r  de  .Lus. 

—  Pas  eiîcoi  e,  chevalier;  mais  j'avoue  que  vous  êtes  i:ii  bonne  vot  pour 
l'obte-ur.  Voire  proléy:é  est  chaniianl,  —  seulciiient  il  esi  bi.  n  irisle,  c  est 
un  b(  an  U'^éi-reiiv.  Lh  pa^sillll  qu'il  a  au  cœur  le  rend  inalijcm-eu\...  Pau- 
vre eiifaiit  !  Ce  serait  une  lielle  aeiioii  de  la  lui  arracher. 

— .le  !.•  cnii-;...  m  lis  cela  me  seiimle  imposable. 

— Vraiii.eiii  !  l.li  bi.  n,  J'ctsaierai,  moi  !  dit  la  duchesse  en  souriant 
avec  nue  délicieuse  f.uuité. 

Le  clivalier  (pii;ta  bicniôl  le  cercle  pour  se  rendre  dipz  la  régeiite, 
qui  l'avait  l'ait  d.  mander.  Maurice  s'apeiçui  loii^te.ups  api  es  de.  son  <lé- 
put.  Cl,  ccign  m  (l'eue  imJiscrel,  il  se  leva  pour  partir.  En  f.iisiiil  ce 
uioiuemcnl.  il  lassa  lombi  r,  sans  s'en  aperce\oir,  un  papier  Irois-sé. 
lliiicde  youibazoa  était  près  de  lui.  Avec  un  inmnein.ui  de  cliallc,  et 
faiis  ll\er  ses  yeux  sur  Maurice,  elle  avaiiçi  douceuienl  toa  joli  pied  el  le 
piisa  sur  le  pa|iier. 

Aussitôt  i|ne  le  comte  de  Coli^ny  fut  pari,  elfe  fil  lomberson  mouchoir 
air  la  leilie,  et  la  rel  na  sans  (pi'oii  s'aperçût  de  la  jongerie. 

Elle  se  relira  à  i"' cari  e!  la  les  Igii.s  tracées  sur  ceite  leitre  qu'cl  e 
venait  d'esca'iiot  r.  Elle  réiléi  hit  quel(|nes  iu-laiis,  puis  ses  \cu\  s'ani- 
Dièreiii,  un  éclali  de  passion  il  uiuina  sa  lèlo  ilc  déesse. 

Alnis,  el  e  se  prit  ii  rire  assez  haut  pour  qu'on  fût  dans  la  niîcessilé  de 
la  reinar(]iier. 

—  Par  pit  é,  madame  la  du;;be<^se,  faiies-nouspariaser  votre  gaieté,  le 
marquis  de  Snuvré  vient  de  nous  laeoiiieruue  bisio  re  si  terrible,  que 
louii s  ces  dames  eu  tout  encore  iienibianles. 

—  Je  ne  puis,  monsieur  de  Senueterre,  c'est  un  secret  qui  n'est  pas  le 
mien. 

—  naisnn  de  plus  pour  nous  le  conaer,  dit  M.  de  Souvré. 

—  Vous  aviz  une  morale  un  peu  n  liiebee,  monsieur  le  inarqul.?. 

—  Eli  !  innn  Dieu,  madame,  j'â  le  tort  de  dire  un  peu  haut  ce  que  tout 
le  monde  dit  ;i  voix  basse. 

—  Il  devrai  bien  alms  nous  raconter  les  amours  de  madame  de  Soufré 
avec...  Dt  M.  de  Se  nclerre. 

—  Mais  c'est  borù  ilc!  interrompit  h  duchesse;  comment  voulez-vous 
oprîîs  c. la  (pie  j'ose  vous  confier  quelque  ch»se  ? 

—  Confiez,  maiiame,  confiez  yaiis  ciainle.  —  Je  puis  vous  assurer 
que  personne  ne  le  s:iu  a  avant  demain. 

En  femme  habie,  Mme  de  «oni;;a2un  avait  cxci'é  au  plus  bant  df  gr6 
la  cuiioiié  de  (eux  qui  l'enlouiaieni.  Ces  lé  icences  calculées,  ces  mois 
qui  semblaient  lui  éi  happer  comme  à  regret,  ce  mysièi  e  qu'ctle  désirait, 
tout  cela  donnait  bcaiiceuji  à  penser. 

Enfin,  vaincue  parles  sollici  allons  empressées  de  ses  auditeurs  atten- 
tirs  : 

—  Je  cède,  messieurs,  leur  dit-elle;  mais  rappelez- vous  vos  promesses. 

—  Vous  nous  laitiy  mourir,  malaiiu;  la  ducliesse. 

—  Avcz-vous  remarqué  ce  pauvre  geniilhomme  que  nous  a  présenté 
M.  deJats? 

—  Le  comte  de  Coligny,  dit  JI.  de  Senneterrc. 

—  LuiiniMue. 

—  Mais  il  me  semble  fort  bien,  fit  en  laissant  les  yeux  Mme  de  lîras- 
sac,  qui  criiyaii  l'aire  depuis  hiiKU  iKinie  années  les  délices  de  î.i  cour. 

—  li  p  irait,  au  reste,  que  vou;  n'êtes  pas  seul  ;  de  cet  avis,  cuuiiiiua 
la  duchesse,  car,  en  se  levant,  il  a  liivsê  loinbiu-  c  [lapier. 

—  Lisez  !  lisez  !  s'écrièrent  toiN  les  tissi-laiis  en  se  .serrant  contrôla 
Ijillo  iiiiiiscièie,  ,;ui  \.i  la  i,Mir<;  de  Marie,  oubliée  par  Coligny. 

—  Et  la  si;,Miaiuic?  demanda  le  n;ai(|uii  le  Soumv. 

—  Es' -ce  i|u'on  signe  ces  choses  li  ?  dii  la  duchesse  en  le  regardant 
avec  dédain.  " 

—  Alors  on  ne  peut  connaître  l'auteur  de  cette  élégie  ?  continua  Sou- 

—  C'est  ficile  h  .sivot  crpendr.m.  dit  le  duc  de  Guise,  et  lesassidui- 
tés  du  comie  de  Coligny  auprès  de  la  duchesse  de  Lou'  iieville.  . 

—  Enlin!  fil  madame  d'  iMonibizon,  en  lebnant  la  tête   —Gh' c'est 
mal.   monsieur   le   due,  dii-eile  avec  une  inllexinn  de  voix  mordante 
cesi  mal  de  cli.  relier  a  porter   atieiaie  à  la  répuiationsaiis  tache  de  la 
Ouelus  ede  Loiigi:cvd!e. 

—  Mas  c'en  un  seriice  q  le  nous  a  rendu  M.  le  duc  de  Gu'se,  dit  en 
mimud,  m  la  vici.le  maïqube  de  Hrassac,  car  nous  étions  toutes  com- 
promises. 

~  ^''^l^gG  !»  niîinienant  le  président  Béraud?  demanda  à  haute  voi.t 
AI.  ae  Senacierre.  Il  doit  être  vieux  comme  les  tours  Noire-Dame.    ' 


Le  cercle  entier  de  Mme  de  Montbazon  partit  d'un  éclat  de  rire  immo- 

déré. 

Mme  de  Brassac  se  leva  brusquement  et  disparut  en  lançant  un  rcard 
p  ein  de  haine  à  Sonnelerre.  ° 

—  Vous  êtes  un  emporic-pièce.  lui  dit  la  duch'-sse. 

—  Mdie  p.tidons,  inidame;  mais  la  vue  de  M.  de  Colignv  avait  f.iit 
oubliir  à  Mme  de  Brassac  une  union  de  trente  ans  avec  mo  i  vieil  ami  le 
président  Hei  aud,  et  j'aivnulu  la  ra;  pe.cr  au   seuiiaieni  de  ses  devoii.s. 

Dis  le  lendiiiiiin,  des  (dlicieux  vinrent,  empressés,  raconiei  h  Mme  de 
Longuevile  l'iiuulte  quonlui  avait  faite  au  cercle  de  la  duchesse  de 
Mtiiiibdzon. 

La  piiiic  s^e  de  Cindé,  sa  mère,  élait  cher,  elle  à  cet  instant,  et  elle 
rcsseniit  \ive  iieiit  l'outicge  dont  on  voulait  acral.ler  sa  file. 

Maie  de  Longue»  ill-;  ess-ya  d  :  la  calaier,  en  lui  lai-aut  comprendre  tout 
cequ'un  édal  aurait  de  làibeux;  mais  ede  ne  put  i  ien  en  o  >t  iiir. 

—  Lildk;  des  Coudé,  une  princesse  de  liuu'boi),  im  d.iji  pas  6:re 
soupi;oiiiiée,  ma  lame,  et  vo:ri;  siltnce  vous  condjinncrail.  Nus  euncmis 
oui  cru  ii'ioniplii  r,  il  faut  les  érra^er  ! 

Aussitôt  clk;  se  rend  efiez  la  régente,  acrompagnéede  la  duchesse.  Ad- 
mise en  sa  pié^eiice,  e  le  lui  dem.iii  le  jusiice  et  c\  ge  une  lép;  raiimi  pu- 
b  ique  de  Mm  ;  de  M.naba/on.  Anne  d'An  rxlie  était  d'  uiai.t  |dus  di>i.o- 
see  à  se  rendre  à  ses  d,'-irs,  (ju'e'le  iroinaii  ainsi  l'orcasinn  u'éiie  aiiréa- 
ble  au  jeune  itiic  d  Eegiiieii,  (jui  déjà  lui  inspirait  des  craintes,  cl  qir<-llj 
numiliaii  la  cabale  des  iMiuces  de  Vcudôme  en  la  personne  de  Mme  de 
Montbazon. 

Ouei.|ues  jours  après-,  la  régente  fut  voir  Mme  de  LongueviPo,  qui  s'é- 
ta  l  le  iiée  ii  sa  ma;soii  de  plai^aiire  de  La  lîaire.  près  de  Paiis. 

Lii  encore,  le.  deux  princesses  se  j.lèrenl  à  ses  |>ieds  et  lui  demandè- 
rent jns  iee.  La  leiiie  revint  au  I  ouv  e.  déridée  à  les  conieiitcr. 

Elle  o  dnnna  (pie  la  du  h-sse  de  Montbaîoii  irait  chez  madame  la  prin- 
cesse lui  Lire  non  seulement  des  excuses,  unis  une  ié)jaia(ioii  publique 
sur  ce  qui  aiait  été  dit  ou  par  elle  oi  par  ceux  ipii  étaiuni  c'ie/.  el  e. 

Le  soir,  Mme  de  Clievrei.se,  engagée  dans  la  querede  de  sa  bi  le  mère, 
composa  avec  Mazaiiii  la  li.raigne  qu'elfe  dev<iii  fuie.  Sur  i  bague  mot, 
il  y  avait  des  pnur|iailers  d'une  lieure.  On  eût  dit  en  vérité  que  de  ClHs 
alfaire  dépenduii  le  bonheur  de  la  France. 

Il  fuiilonc  airélé  que  la  cr.iiiine  le  irait  chez  la  princos«e,  le  lende- 
main, poir  déclarer  i|ue  tout  ce  qui  s'était  dit  sur  ceUe  le;tre  élait  une  ca- 
lomnie inveidée  par  des  médians,  et  (pieu  s^n  pariiealier.  elle  n'y  avait 
jamais  pensé,  coiinaissaut  trop  Lieu  la  vertu  de  .Mme  de  Loagueville  et  le 
rcs|)eci  (pi  (I  c  lui  devait. 

Ce  discours  lut  éci  ic  dans  un  petit  billet  ailaché  à  son  éventail,  aRnqiic 
rien  ne  (u'it  lui  écbaj  |)er.  Mme  de  Montba?oii  le  proiiuiiça  de  la  in.niere 
du  monde  la  plus  l.cre  et  la  plus  haute,  faisant  une  ni'ine  qui  semblait 
dire  :  Je  me  muipi'  de  ce  (\»n  je   lis  (1). 

Le  chevalier  iie  Jais  apprii  le  Ien  lemain  ce  qui  s'éiait  passé  au  cercle 
de  Mme  de  Monibazun.  11  courut  chez  Mauiicc  qu'il  tiouva  dauslc  délire 
d'une  lièvre  très  foi  ii". 

G'cM  ce  qui  pouvait  lui  arriver  de  plus  favorable,  pensa  le  chevalier; 
et  ils'insialla  aupiè>  du  malad'i  (ourle  so  «ner.  Au  bout  de  (,uclipies 
jouis,  ,si  po^iiion  avait  pus  un  ul  caractère  de  graVité,  que  M.  de  Jais 
crut  devoir  éciire  il  sa  mère. 

V. 

Bienffit,  cependant.  Maurice  r-prlt  s?s  forces  et  put  sortir.  Il  ignorait 
les  évéïK  nu  ns  qui  s'ét  d.nt  passés  (  bez  Mme  do  Mo  dbazon  après  sou  dé- 
pan;  uusi ,  sa  première  visiie  fut  elle  pour  la  duchesse  de  Loniruevile. 

Il  la  trouva  seule,  ses  yeux  encore  humides  de  larmes  quelle  essaya 
de  lui  déridier. 

—  Qu'avez  vous,  mnflame?  lui  dit-il,  en  lui  biisant  la  main...  Vou»  ne 
me  rép  iide/.  pas.  .  Oh  !  ti  vous  so'dlrez.  diies-le-moi,  je  suis  a>sez  fart 
maiiiicna^  I  pour  prend-e  vos  d'Uileiirs.  Oui,  je  voudrais  vous  laisser  ('e 
la  vie  tout  ce  qu'elle  a  de  plaisirs  eule  joies,  et  garder  pour  mi  ses  tris- 
tesses el  s(  s  cliag  iiis. 

—  Merci...  Maurice...  merci...  Oh!  vous  aies  un  noble  cœur!  vous 
n'iriez  (las,  vous,  insulter  l.ichemcnt  une  feume,  quaad  pcrsonue  n'est 
là  pour  p'cndicsa  défende. 

—  Vi. IIS  iiiulier!...  dt  Maurice  en  se  relevant...  vous  insulter  !...  Et 
qui  donc  a  eu  celle  inr.'.nie'J 

—  Que  vo  is  importe  S'U  nom? 

—  Oli  !  je  le  saurai,  je  vi  us  le  jure,  et  par  l'honneur  démon  père,  ce- 
Iui-I.'i  ne  re.siera  pas  impuni!  Mais  dites-moi,  quand  donc  a  eu  lit u  cet 
cxéci  aille  forfait  ? 

—  Ecoulez,  Maurice,  je  vais  remplir  un  devoir  q'ii  me  hriso  le  cœur, 
mais  il  s'agii  de  vore  honneur...  du  mien,  et  je  d  .is  parler.  Le  soir  où 
vous  êtes  allé  (liez  la  duchesse  de  Montbazon,  v^Ui  y  avez  laissé  une  let- 
tre... une  leme  de  femme  ! 

—  Celle  de  M  irie...  c'est  vrai,  je  l'ai  depuis  cherché''  ct  vain. 

—  La  duchesse  l";i  iroiivée,  elle  l'a  lue  en  publie,  et  comme  on  deman- 
dait qui  vous  avait  écrit  cette  letire...  un  homme  a  piononce  mon  nom  ! 


(I)  Mémoires  de  Mme  de  ÎUsllcvilIc, 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Infimie!...  F.t  personne  ne  s'est  levé  pour  lui  j-fr  à  la  face  qu'il 
avait  nieiili!...  Il  n'y  a\aii  donc  pas  un  lioiiiaïc  dans  celle  maison? 

—  Il  y  en  avait,  Maurice,  cl  ils  m'ont  proili<;ué  leurs  injures,  leurs  ou- 

fïigCS. 

—  Oli  !  pardon,  pardon,  madame,  car  c'est  sur  moi  que  retombe  toute 
riiorrrur  rie  ce  ciime...  Vous,  simib'e,  si  pure,  ils  ont  osé  vous  lléiiir... 
Les  infâmi's!  Oli  !  vous  avez  dû  bien  soullVir!  l-i  pendant  ce  leuins,  j'é- 
tais dévoré  par  la  lièvre,..  Je  vous  appelais  pour  calmer  le  délire  qui  biû- 
l.iit  mon  cerveau. 

—  P.'.uvre  Maurice,  je  pensais  à  vous...  ft je  pleurais. 

—  Adicu...  madame...  adieu,  je  cours  vous  venger  et  je  reviens  vous 
aimer. 

En  sortant  de  l'hôlel,  Coligny  rentra  chez  lui,  écrivit  à  Marie,  à  sa  in^-re, 
et  prit  ses  arnies.  Il  se  dirigea  vers  le  Cours-la-Reiuc,  qui  était  alors  la 
prîinenaife  Iréqueniée  par  le  beau  monde. 

H  y  lit  queli(ues  tours  et  rencontra  l'iisirade,  son  parent,  avec  lequel 
il  était  fi)!  t  Hé. 

—  Je  te  croyais  mon  ami,  lui  dit-il  en  l'abordant. 

—  El  qui  a  pu  fôter  relie  croyance? 

—  J'ignorais  qu  on  m'eût  insulié  ;  mais  toi  tu  le  savais  ;  pourquoi  ne  me 
l'as  tu  pas  (lit? 

—  Tu  o'aurais  pu  m'entendrc. 

—  Mais...  aujourd'hui. 

—  Aujoiird  tiui.  je  suis  à  loi.  Maurice,  car  cet  outrage  est  arrivé  jusqu'à 
moi,  et  je  t'btiendais  pour  couibattrc  à  tes  côtés. 

—  Sun  nom  ? 

—  Tu  l'ignores  encore? 

—  Il  y  a  uue  heure,  j'ignorais  lout. 

—  Henri  de  Lorraine,  duc  de  Guise. 

—  C'est  bien. 

L'Esirade  fut  porterie  cartel  de  Maurice  au  duc  de  Guisn,  qui  choisit 
Bridieu  (.our  le  servir.  Le  reudez-vous  fut  li\é  au  soir  même,  sur  la  place 
Royale. 

Aiis>  tût  qu'il  sut  la  réponse  de  M.  de  Gui  e,  Maurice  écrivit  à  la  du- 
chesse «le  L'ingoeville  : 

«  J'.ii  tenu  ma  parole,  ma-iame  ;  dans  doux  heures,  celui  qui  vous  a  in- 
«sullée  nie  lendra  compe  de  son  rr^inf  ;  dans  deux  heures,  j'aurai  cessé 
ïrie  vivre  ou  vous  serez  vengée.  Adieu  !  pei,t-étre  ne  vous  verrai  je  plus.. . 
«Ohlreite  pensée  me  glace  et  urrp'invaiiie...  Ne  plus  vous  revor... 
uniourir  !  moi  qui  aurais  laiii  a'iné  la  vie...  avec  vous,  pour  vous,  Loui- 
nse,  qui  m'avez  donné  tant  de  félicités.  —  Oli  !  dans  vos  heures  de  iiis- 
»ies>e...  accordez-moi  une  pensive...  unsoincnir...  carie  souvenir,  Loui- 
Dse,  est  la  religion  des  choses  qui  uc  sont  plus. 

bMaurice.  » 

VI. 

La  nuit  commençait  à  descendre.  Coligny  et  l'Estrade  montèrent  en 
carrosse  pour  se  n'iidrc  à  la  place  Hoyaie.  Ils  fureiii  suivis  à  peu  de  dis- 
tanc--  par  une  cliiiise  fer  née  qui  entra  dans  l'hôtel  de  la  vieille  duchesse 
de  Rolian.  Une  femme  velue  do  noir  et  voilée  eu  descendit,  et  l'on  an- 
noiiç.i  :  Mme  la  duehesse  de  Longucvil  e. 

l'êu  d  iiisians  après,  une  des  fenéties  de  l'hôtel,  donnant  sur  la  place, 
s'éclaira,  et  l'on  apcrçui  une  femme  ([ui,  penchée  sur  le  balcon,  cher- 
Cbiit  à  peiier  i!e  ses  legir.ls  inquieis  les  ténèltres  de  la  nuit. 

Leducde  Guise  et  liiidii  u  airivèreni  bientôt.  L)es  valiis  bien  armés  se 
r'pandiiem  amour  de  la  plare,  pour  empêcher  per.-oiiiie  d'avanrCi', 
Quaire  d'i'iitre  eux  resièrnit  au  nnljeu  et  allumèrent  des  torches.  Une 
lueur  terne  et  rougeâtre  éclairait  cet  endroit,  et  donnait  à  ce  duel  une 
apparence  luaubre  cl  fartaslique. 

Le  dur  de  Guise  cl  Coligny  engagèrent  le  combat.  L'Estrade  et  Cridieu 
les  iinilèreiil. 

Pendant  quelques  momcns,  un  silence  do  mort  réjna  partout.  On  n'en- 
teoflail  que  le  cKipi  l  s  des  éj-écs  se  heiirlant  l'une  contre  l'au  re. 

Bieiiiôi  deux  Lomuics  tombèrent...  Coligny  et  Br(l:eu  !  Leduc  de  Cuise 
Cl  éleiadic  les  ion  h  s,  excepté  uue  seule,  et  veilla  avec  l'Estrade  qu'on 
pût  iranspniier  Maurice  th<zlui. 

Aucun  de  ces  g'  niibhomiiK s  n'avait  pa'dé  son  carrosse.  Un  des  valets 
vint  dire  qu  il  avaa  vu  une  diaise  dans  la  cour  de  Pliôld  de  Uohan. 

Le  duc  fut  lui  mémo  la  chercher,  et  l'Estrade  s'y  iiisialla  près  de  Mau- 
rice. 

H  nri  de  Lorraine  pensa  alors  à  Bridieu  qui  n'était  que  légèrement 

b'e?sé. 

Maurice,  pfile  et  sanglant,  émit  étendu  sans  vie...  Ses  habits  déchirés  lais- 
saient vo  r  une  profonde  blessure  au  dessous  du  sein  droit.  Le  sang  cou- 
lait avec  abond.iiice.  malgré  les  elforis  de  l'Estra  le. 

A  l'entrée  de  la  rue  .S.iiiii Honoré,  un  eiiihdiras  de  voiiu'-es  arrêta  la 
chaise.  Eie  fut  obligée  de  se  ranger  près  d'un  carrosse  de  voyage,  forcé 
de  ret:irder  aussi  sa  marche.  L'Estrade  Liiir'ouvnila  portière  cl  se  pencha 
pour  voir  la  cause  de  ctt  accid'  ni. 

Alors  un  cri  horrible  partit  du  carrosse. 

liais  il  fut  couvej  t  par  le  bruit  des  vuiiures  qui  s'ébranlaient. 

En  arrivant  au  logis  de  .Maurice,  l'Esirade  trouva  Mme  de  ColignyCt 
Marie  qui  venaient  d'arriver.  La  jeune  tille  s'élaii(,a  vers  lui, 

'-  11«3  lUorU...  11  tbl  mort  ?  dit-elle  avec  égarcuicnt. 


—  Non.  madame,  sa  blessure  est  bien  grave,  mais  nous  le  sauverons.. , 
On  va  le  transporter  ici. 

Comme  on  tardait  lie  lucoup,  l'Estrade  descendit. 

Les  valets  se  tenaient  à  quelque  distance  de  la  <  haise.  Une  femme  vê- 
tue de  noir,  agcnouillcc  près  de  Maurice,  cherchait  à  le  rappeler  à  là 
vie. 

— -  Mme  de  Coligny  attend  son  fils,  dit  l'Estrade  d'une  voix  émue. 

La  duchesse  de  Longueville  se  releva. 

—  Et  elle...  elle,  monsieur? 

—  Oui  donc,  ma  iauieî 

—  Celte  jeune  fille. 

t-  Elle  c>t  lii  aussi.  - 

—  Oh!  il  faut  donc  que  je  parte!...  que  je  lui  cède  la  place...  Au  moins 
elle  pleurera  comme  moi  !  'bi-ulle  avec  pa>sion  ;  et  elle  arracha  le  petit 
Sachet  en  cuir  de  Russie  que  Maurice  portait  sur  son  cœur,  suspeudu  à 
une  chaîne  de  Venise. 

Le  lendemain .  Marie  se  relirait  au  couvent  des  Carmélites ,  et  la  com- 
tesse do  Coligny  partait  pour  son  chriteau  avec  le  corps  de  son  fils. 

GUSTAVE  DES  ESSAUDS.  —  {S/lpIUdC.) 


liCs  Pciisioiinatg  à  voiture. 

Nous  sommes  dans  le  siècle  des  innovations,  des  découvertes,  des  araé- 
lior.Hiions  ;  nous  cherchons  sans  cesse  le  perfeciionneincnt  ;  (|uaiid  nous 
serons  pai  faits  en  tout  (ce  qui  ne  peut  pas  manquer  d'arriver  au  irain 
dont  vont  les  choses),  l'âge  d'or  sera  revenu.  Par  conséquent,  à  lortc 
d'.ivancir,  nous  serons  arrivés  au  point  d'où  nous  sommes  partis. 

.ladis  les  moyens  de  transport  étaient  rares;  voyager  était  alors  une 
grande  all'jire  ;  on  était  fort  uni  il  son  aise  dans  un  corlie,  où  l'on  vous 
entassait  pele-nii-le,  cl  les  ralmls  de  cette  voiture  mal  susjjeiidue  vous 
f,ii>a  eut  à  chaque  iiisiant  lo:nber  sur  vos  vois  n«,  qui  à  leur  tour  se  co- 
gnaient contre  vous.  A  celte  époque,  si  l'on  eût  parlé  de  chem  ns  de  fer, 
on  se  sera  l  f.it  briller  en  plact;  de  Grève  comme  sorcier  ;  c  ir  c'éiail  la 
coutume  jailis  de  faire  périr  .-ur  le  bûcher  les  ge  ^s  assez  niaiheureuv  pour 
avoir  plus  il'r  spril.  plus  d  iini,  iiiiition.  plus  (le  lumières  <|ue  leuis  cou- 
lenip<uains.  Les  boniiues  sont  en  génral  doués  d'une  fm-tc  dose  d'amour- 
pro(ir.':  quand  ils  ne  .savaient  rir-ii.ils  trouvaient  irèsnnunais  q  'cd'au  rcs 
se  ne  misseit  d'en  savoir  plus  qu'eux.  Daiiscei  temps  d'ignorance  et  de 
bai'l'arie,  un  marchand  d'a'linii  lies  cliimiipios  alleuian>les  eût  subi  le 
même  supplice  que  la  maréchaled'Aiicreet  Anne  Dubuurg.  El  rependant 
lespri'miers  peuples,  bien  I  ilnde  brû. cries  gens  qu'ils  croyaient  posses- 
seurs de  sciences  occul  es,  les  trailciient  avec  une  grande  vénération,  les 
honoraient  il  allaient  les  consulter.  Eiiée  interrogeait  la  sibylle  de  Cumes 
cl  le  loi  Saiil  al  ailconsulier  la  pythonissc  d'Eiidor 

Tout  teia  nous  piouve  tucore  que 

Chaque  âge  a  ses  plaisirs ,  son  esprit  et  ses  mœurs. 

11  n'y  a  pas  encore  un  demi-siècle  que  pour  faire  des  visites,  pour  aN 
1er  en  soirée,  au  bal,  on  prenait  une  chai-e  à  por.eurs.  Comme  ces  chai- 
ses ne  pouvaient  ordinairement  contenir  (|u'une  seule  personne ,  qiranl 
une  famille  nombreuse  se  rendait  en  soiiéc ,  jugez  de  la  quanti  é  de 
chaises  que  l'on  éiait  forcé  de  requérir.  Certainement  c'était  alors  l'âge 
d'or  pour  les  chevaux. 

Quand  sont  arrivés  rnsuiic  les  Gacres  et  les  cabriolets,  toutes  les 
bourses  ne  pouvaient  pas  se  permetire  cette  douceur;  pour  se  transpor- 
ter du  fauboiig  Si-Denis  à  la  rue  de  Lv  Harpe  ,  le  petii  bourgeois  ne  se 
scntdit  pas  souvent  disposé  à  donner  le  prix  d'une  course  de  fiacie  ;  la 
nioileste  rentière  traversa  t  Paris  d'un  bout  à  l'autre  à  pied  en  porianC 
son  enfant  sur  ses  bras  cl  quelquefois  un  lourd  panier  ,  parce  qu'el'e  ne 
pouvait  pas  déperser  trente  sous;  enfin  le  jeune  étudiant  arrivai  lout 
cil  lié  il  un  rendez  vous,  et  quelquefois  gagnait  une  lluxion  de  poilrine 
pour  .ivoir  voulu  lutierdr?  vi'e,sse  avec  les  liacres  et  les  cabrioleis  daus 
ies(|uc  Is  il  ne  pouvait  pas  nionier. 

M.iis  aujourd'hui,  m  l'on  va  à  pied,  il  faut  que  ce  soit  par  goû^  ou  parer- 
dminaiK  e  du  médecin. Les  OmnrtHS,  les  Favorites,  hsDrarnui<es,  les 
Uttmrs...  de  toutes  les  couleuis  qui  se  croisent  à  chaque  insianl  dans 
tous  l'S  (|uariiers  de  la  capitale,  vous  font  souvent  faire  pus  d'une  lieue 
pour  six  sous;  et  non  seulement  vous  cies  voitures  dans  la  ville,  maisli 
banlieue,  la  campagne,  les  plus  jolis  environs  de  Paris  vous  tendent  les 
1)1  as.  Pour  six  sous  vous  pouvi  z  aller  à  Bercy,  à  Passy,  à  Batitiiioili  s,  à 
Saini-Mandé,  ii  Monceaux,  etc.,  etc.  En  vérité,  pour  se  refuser  ce  pi  lisir 
l,\,  c'est  bleu  le  cas  de  dire  qu  il  faudrait  ne  pas  avoir  six)  sous  daus  sa 
poche.  .  ,    . 

El  ipielle  source  de  distractions  et  d'observations  que  ces  voitures  a  sir 
sous!  Comme  toutes  les  cla-ses  .s'y  mêlent,  comme  les  ra  gs  y  sont  con- 
fondus!... Comme  les  toilettes  y  sont  variées  (luand  on  y  voit  des  loi - 
leiKs);  si  l'égaliiédoit  un  j(mr  régner  .sur  la  leirc,  c'est  dans  les  Omnibus 
qn  clie  aura  pris  naissance!  Voyez  plutôt  celle  dame  jeune  et  gentille, 
dont  toutes  U  s  manières  .sont  gracieuses  et  distinguées  ;  à  côté  d'elle  vient 
s'asseoir  nn  o  ivrier  en  vesie,  en  casquette,  aux  mains  noires  et  calleu- 
fcs.  Un  peu  plus  loin,  le  grave  fonclioiinaire  public,  qui  ne  rit  jamais  rie 
peurUccompioaiettrc  sa  dignité,  se  trouve  côte  à  côte  avec  un  lousiic 


LE  MAGASIN  LITTIîRATRR. 


en  liluii^c  hieiic  (|ui  a  passé  s\  niniiiu^c  dans  les cnbaiets,  qui  en  n  rap- 
porté une  oiltiir  tie  vin  et  d'otinon,  p  us  une  huneur  jo)euse  cl  l)niy.iinc 
(jui  l'eiilr.iîne  ,'i  faire  tuul  haut  des  rillc\ioiis  ou  dcî  p'a  s  intirics  auxquel- 
les  ou  ne  irpoiid  pa  ,  mais  que  luii  est  olilijéd'i'uicndie. 

Puis,  auprès  lie  ce  jeune  ilandv  m  paiits  jaujifs,  une  jj-nno  grosse  ram- 
paijnarde  qui  porte  deux  pan  ers.  trois  pa(|ue  s,  ini  carton  et  un  cal)is 
(il  y  a  des  nens  qui  font  l-jur  déniéna^'enicnt  dans  les  oninlbis).  Puis  une 
pri'etic,  à  la  mine  éveillée,  à  l'œil  vif  rt  noir,  se  trouve  loiit  e  un  lioniine 
d'àfie,  LitMi  fOUH'it,  qui  a  lo  bonbcur  d'avoir  sa  femme  à  sa  droite  cl  son 
cbi.n  entre  ses  jamiies. 

Puis  le  monsieur  énorme  qui  {ih^c  le  poids  d'un  sac  de  farine  cl  vient 
se  jettr  a  une  petite  place  ci  presque  sur  les  genoux  d'un  vieux  monsieur 
ni  li^rc  et  sec,  auquel  il  rcnfonte  l'estomac  avec  son  coude,  eu  lui  disaut 
d'un  air  aimalile  : 

—  Je  vous  écrase  un  peu,  mais  çi  se  fera  !... 

Pull  la  vieille  marquise,  à  laipullc  les  révolutions  ont  Ct-  une  forlunc 
et  une  voilure  m  re>peciani  son  rou^-e  et  s(  s  nioucbes;  \.i  pnuvre  dame 
se  trouve  pies>ée  cor.tre  un  jeune  boniine  ii  ^'rosses  moi  s'ailies,  à  lunguc 
ba:be,  à  loi'ps  favoris,  (|ui  doinient  à  sitèie  un  viilunie  énorme  et  un  as- 
peit  sauvaije  et  saint-simouieu,  quoique  celui  qui  porte  tout  cela  ne  soit 
lil'uii  n  l'au're. 

Eh  bien  !  malgré  ccsdiir'ronres  de  rangs,  de  fortune,  d'édu'-alion  et  de 
coi-lumc,  la  vniiure  à  six  >oi)S  éiaMit  enirc  tous  les  vo.at;e.irs  une  espèce 
de  connait'niiKî  qui  fc  traduit  ordinairement  en  échange  de  pi  tiis  ser- 
vies et  de  po  iifs  es  :  ainsi  l'ouvrier  en  vesic  lâchera  de  se  faire  mince 
pour  ne  point  u'éiicr  la ''aine  jeune  et  gcnule:  le  grave  fonciiniiMire 
pri-ndra  un  ar  nviiii^  sévère  en  p.i>is.intses  s-it  sons  iuon  voisin  I  lioiiiini> 
eu  bouse;  le  d.niily  diiuMcra  rendre  la  monnaie  ii  Ii  bonne  grosse  cam- 
pag' ardegni  e  l  sinch  riiée.  de  piq"eis.  Le  iiMn  leur  resprc  nble  son 
Il  iidra  le  bras  de  l.i  i.ri>et  e  pour  I  aiil'  r  à  descendre  de  voilun-,  et  le 
jeuiie  hoiiinii-  clievrlu  demanilcra  un  cachet  do  correspondance  pour  la 
vielle  iiiaïqirse  sa  voisine. 

On  pourrait  donc  avec  justice  trouver  que  la  voiture  à  six  sous  mérite 
le  lucmc  éloge  que  la  musique  : 

Emollil  mores  niic  tinil  esse  feroi. 

Et  voici  maintenant  une  autre  innovation.  Jadis  vos  cnfansqui  n'étairni 
qa  fxli'in  s  dans  une  pension  se  rendaien*.  à  leur  école  à  piel ,  le  paim  r 
d'une  main,  reiifermanl  les  promis  ons  pour  déjeuner,  et  de  raiilic  la  pile 
de  livres  aiiacliés  avec  une  licille  et  que  l'éco  ir'r  a  bien  soin  de  tenir  par 
un  pi'til  bout  de  la  licelle.  cl  de  bdauccr  en  niarcliant  jusqu  à  ce  (|ue  1.  s 
livns  se  détachent  et  tombent  dans  la  rue,  ce  qui  lui  louinitune  occasion 
de  s'arrêter. 

Kn  se  rendant  ainsi  à  leur  deni-pcnsion  ,  les  écoliers  dc  manquent  pas 
de  llàiier  devant  chaque  buuiii|ii>:  d'estampes  ,  d<^  bonbons  cl  de  joujoui. 
Qui  1  |ucs-i  ns,  cniraîii'^s  p.ir  (les  caïuarad.s,  risquent  sur  Ips  b:iuli'vari's 
une  pariie  de  bouchon.  Vous  croyci  votre  lils  en  tr..in  d'étudier  Horace 
ou  Virgile  ,  tandis  qu'il  est  fort  occupé  à  ingir  avec  un  chalnnn  au  de 
paille  pour  savoir  si  tel  sou  est  plus  prés  du  sa  pièce  on  du  boni  Imn. 
Onilt|ucf"is  enfin  ces  messieurs  en  herbe  font  ce  que  l'on  appelle  l'é- 
cole buissunnière,  ce  qui  veut  dire  qu'ils  vont  se  promener  au  lieu  d'aller 
en  classe. 

Tout  cela  avait  sans  doute  de  graves  inconvéniens;  mais  jusqu'alors, 
pour  y  remédier,  ou  se  contentait  de  choisir  un  !  peiision  tout  près  de  sa 
demeure,  de  façon  que  l'élève  n'eût  pour  b'y  rcndie  que  tiès  peu  declie 
min  à  laire.  Li  s  parens  qui  avaient  des  domestiques  faisaient  rondu  re 
leurs  cnfans  à  la  pension  et  les  y  envoyaient  rechtnher.  Enfin,  ceux  qui 
n  avaient  iiersoniie  pour  faire  mener  leurs  en  fans  en  classe  étaient  oliligés 
de  se  lier  à  la  promesse  d'être  sage,  f.iiie  par  ces  petits  hommes  de  six  à 
douze  ans,  lesi(uels  ne  inanquaieiil  pai  d'oublier  leur  parole  comme  s'ils 
eussent  été  déjà  de  grands  personnages. 

iVIais  que  faire  à  cela?  et  qui  se  si  rjit  jamais  imaginé  qu  n^  io  iri-i- 
drait  où  les  cnfans  iraient  à  leur  classe  en  voilure?  ïl  est  pourtant  venu 
ce  grand  jour  qui  a  tué  l'école  hMissonnicre  et  doit  faire  un  tirt  consi- 
dérable aux  mai  chauds  dc  gâieaux  et  de  bouchons.  Un  inafire  "le  pension 
qui  avait  une  voiture  (rar  il  fallait  nécessairement  une  avoir  voilure  pour 
exécuter  ci-  projet)  a  d.t  aux  parens  : 

«Ne  vous  donnez  plus  la  peine  de  m'onvoyer  le  matin  vos  petits  par- 
içons,j>'  les  ferai  prendre  à  domicile  avic  une  voiture  ad  hoc  et  je  les 
»lVrai  recoiiUuire  chiz  vous  par  le  même  véhicule.  Parce  moyen,  vous 
on'aurc?.  plu<  i»  craindre  les  nulle  inconvéniens  qui  peuvent  ai  ri'cr  il  des 
«enfiins  dans  les  rues  de  Paiis;  vous  serez  rassurés  aussi  sur  leur  con- 
"duii'';  ils  ne  punrroniplus  faire  en  cheuiinde  mauvaises  connaissances; 
iiil-  ne  perdiont  plus  de  sous  au  bouchon  et  ne  sesâteioul  plus  l'e^ioniac 
navc!  de  la  nudasse  on  des  noisettes  ;  enfin  ils  ne  leroni  plus  l'école  buis- 
l'soiiniè  e,  car  vous  les  vcnc?,  monter  en  voilure  cl  revenir  dc  mOme  jus 
»quos  il  la  porte  de  voire  maison.  » 

Les  païens  ne  pouvaient  qu'être  enchantés  de  ce  nouveau  moyen  de 
transport  (jui  pernicitait  d'envoyer  les  en  ans  dans  de  bons  pensionnats 
au  lieu  dc  se  restreindre  aux  petiies  écoles  du  voisinage.  Les  voilures 
d'éco  iers  ne  lardèrent  pas  à  se  multiplier,  parcs  que  chaque  pension 
Toniut  avoir  la  sienne. 

Quant  aux  enfans,  cette  mesure  devait  nécessairement  obtenir  leur  ap- 
pralMtioQ  :  aller  en  voiture  est  un  des  plus  grands  plaisirs  de  la  jeunesse  ; 


an  si  il  faut  voir  comme  on  est  maiinal,  comme  on  se  hâte  de  s'habiller 
aiin  d  elrc  prêt  et  de  ne  point  inainpiei'  la  voiture,  qui  rst  exacte  comme 
la  reiiaie.  Les  |  areiis  n'ont  plus  l'csoin  d'aler  tirer  l'oieiHe  aux  pciis 
paresse  x,  les  écoliers  savent  que  la  vi  iluie  va  passer,  et  ils  sont  aussi 
lioiicinels  (|u'un  vov agcur  i\\i\  aurait  payé  sa  place  aux  messai,crles  LaQilic 
Cl  CaiiLiid. 

Avei  vous  rencontré  dc  ces  voitures  sur  lesqqnlles  est  écrit  en  grosses 
Ictties  :  l'ciision  an  Icii  Elîes  sont  faci  es  à  recoin;iîire.  L-  ur  forme  est 
à  peu  près  celle  d'une  ia;.i>sièi  e  ;  mais  (  lie  sont  f  rméc  s  partout,  et  oulre 
les  carreaux,  tles  ont  niaiiildant  w\  grillage  fjit  ^ené.  Mesure  de  pré- 
camion  qu'on  a  été  ob'igé  de  prendre  avec  messieurs  lea  voyageurs,  non 
pas  qu'aucun  d'eux  eût  m  nif'Sté  rinieniion  dc  sauier  par  les  poriiéres 
de  11  voilure,  mais  bien  parce  qu'ils  se  permeti.iie  .1  des  plaisanteries  qui 
n'élaiei.t  pas  toujours  du  goi'ii  des  piét'ins,  coninic  p.r  e\eni|)le  de  juter 
nu  nez  d'un  passant  une  rroiite  de  pain  o  i  un  ircguon  de  poiiiine,  de  cra- 
cher sur  un  chaiicaii  ou  d»^  lancer  des  bnuleit.'s  dans  les  boutiques.  Le 
grillage  serré  a  remédié  1 1  mis  fin  à  tonl  cela. 

Et  iiiaiiit'iiiint  cinq  heures  sinnenl  :  c'est  le  moTcnt  où  la  pension  *** 
emballe  tous  ses  cxierii'  s  pour  les  reconduire  chiz  leurs  parens.  Les'CO- 
lier  s  soi.l  préis,  vous  poiiv  z  wiusen  assmer  aux  <  li-,  oU  biouhaha  (pi  se 
fiit  dans  la  cour;  tins  les  peiits  «arijons  s'él  inceiit,  se  pou^suni.  se  pcs» 
sent  il  (|iii  inonlea  le  prend  r  dans  lavoilme.  C'est  qu'il  y  a  au.>si  du 
(liuix  d.iiis  les  pia  es  et  que  les  bambins  aUèciioinent  sarlout  celles  qui 
peniietient  de  voir  l'ehors. 

IJiliu  tous  les  exieriies  sont  dans  la  voiture,  que  le  domesiiqu'^,  fcr- 
vanl  de  corner,  firme  avec  lieatico'p  de  soin  ;  il  iiioatc  sur  son  sié^p,  fait 
claqui  r  son  fouet;  les  chevnix  se  lueiti  ni  au  irot.  la  voiiuic  roule...  Ce 
moaient  isi  cilu'  où  les  petits  {jarçons  éprouvent  le  p'n-.  de  pluisir;  on 
voit  le  bonheur  brider  ('a  is  biirs  veux,  la  j  tic  .se  peindre  s-  r  tous  leirs 
tr.iiis.  Puis  tons  parlent  ;i  la  fois.  i"ns  font  leurs  réllexims.  leurs  ri  inar- 
qui's  sur  <e  qui  f.apiie  leurs  regards  pi-ndait  le  dieirin  ;  jiiiiaisvnus  n  au- 
rez cuienln  un  dialogue  aussi  vif,  aussi  animé  cl  entremêlé  d'autant  d'é- 
clats de  rire. 

—  Oh  !  oh  !  nous  voilà  partis,.. 

—  Tu  as  ma  place,  loi,  Edouard  ;  tu  étais  là  hier,  je  dois  y  êire  au- 
joiiril  liui. 

—  Ah!  est-il  bée  avec  sa  place...  Le  plus  souvent  que  je  te  larendiai... 
fallait  nioiiler  le  pninier. 

—  Tu  m'avais  cai:hc  mon  pan'cr  exprès  pour  me  relarder  quand  on  nous 
a  appelés...  Mais  tu  nrras  demain  ce  que  je  te  ferai. 

—  Qn'e-'t-ce  i|ue  lu  feras  ?... 

—  Prenez  partie  à  mon  petit  colimaçon  !  dit  un  petit  garçon  de  sept  à 
l:uit  ans,  ii  tête  blonde,  d"iit  la  lignre  <  st  un  peu  n  ais^',  et  (|ui  I  eut  à  la 
ma  n  une  br.nichc  d'acacia  sur  laquelle  est  posé  un  limaçon  dc  l'espèct  la 
plus  coBiniune. 

—  Qu'est  ce  (ju'iladcnc  à  nous  ennuyer,  reluilà,  avec  son  colimaç-m? 
.'^i  monsieur  t'avait  vu  ça,  tu  aurais  eu  iit  s  pensums,  toi...  uù  as  lupris 
cette  branche  d'acacia?  Tu  sais  qu'il  est  dtfiuJu  dc  rien  ca  sjr  dans  le 
jaruin. 

—  Tiens,  puisque  je  suis  venu  ce  matin  avec  ma  bête...  J'avais  apporté 
mon  co  iinaçon...  pour  jouer...  Ab!  voyons,  Henoît,  ne  me  pousse  donc 
pas,  tu  vas  le  f  lire  toniLnr,  et  puis  on  m-;  l'écrasera... 

—  Ah  !  me>sieurs  !...  regard'  z  !...  resJariJez  !...  la  marchande  dc  fritu- 
re !...  Elle  regardai',  de  cô  é...  ell''  a  jcié  une  po  gnéc  de  goujons  dai.s  le 
ruisseau  en  croyant  les  mettre  d.  ns  la  poêle... 

Tou^  Il  s  écoliers  se  précipi'eiil  conli  e  le  grillage  pour  voir  l^^s  poissons 
sur  le  pavé.  Le  peiit  blomlin  qui  lient  la  branche  d'acacia  est  le  seul  qui 
ne  les  imite  pas  :  il  va  sa  seoir  dans  un  coin,  ci.  approchant  du  colima- 
çon sa  bouclie,  se  met  ii  clianieravec  beaucoup  de  ferveur  : 

—  Colimaçon  borgne...  mon'remoi  tes  conns...  si  ta  n'mc  les 
montres  i:<is.  tdn'connaicras  fins  ton  parc  ni  la  mire... 

—  Al)  !  voyez-vous...  la  niarchanle  raaiasso  ses  poissons  cl  elle  les 
met  dans  sa  fiiinre  sans  même  les  essuyer. 

—  Tiens  !  bah!  quand  casera  mil!...  c'est  pas  sale!...  moi  j'en  raan- 
cerais  bien  tout  (!e  même...  Lt  puis  vous  savez  qu'on  nous  3  dii  :  <  La 
Ir.ture  purilic  tout.  >' 

—  Ce  n'csi  pas  la  friture,  c'est  le  feu...  Jean  Serin. 

—  Ne  pousse  donc  pas  :  j'ai  des  billes  dans  ma  poche...  ça  m'entre 
dans  le  dos. 

—  Taisez-vous  donc  !  voil'a  de  la  musique...  C'est  un  orgue  qui  fait 
valser  oes  pet  tes  ligures  dc  b:)is... 

—  Oli  !  c'el  gentil  l'air  qui  jo  ic...  C'est  un  calop... 

— Eh  non  ,  lu  vois  bien  que  les  maiionneties  valsent...  Ecoute  plu- 
tôt.... 

—  Colimaçon  borgne...  montre-moi  tes  cornes...  si  tu... 

—  Veux  tii  le  taire,  Pouloi  !...  Esi  il  embêtaut  avec  son  cobmaçon... 

—  Ah  !  voi  à  un  ihérnre...  c'esl  la  Gaîté... 

—  Non,  c'est  l'.Vnibigii... 

—  Je  parie  que  c'est  la  Gailé...  la  preuvCt  c'est  que  j'y  ai  vq  le  Domi- 
710  noir. 

—  Ah  !  ah  !  le  Domino  noir...  C'est  pu  Trai;  c'est  pas  là  qu'on  le 
joue.  C'est  une  pièce  de  l'Opéra... 

—  Bah  !  tu  n'en  sais  rien. 

—  Si,  car  mu  sociu-  joue  des  Derceaus  sur  U  piano..,  et  elle  cbaDtc 


^2 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


■Ji 


dos  (l'io  et  (les  irio  loiitn  lajoiirnc'c...  en  apprenant  ses  leçons...  et  j'ai 
Bonviiii  entemlii  inaiii;i;i  lui  (lire:  «  Tu  ne  cUanloias  dune  jamais  que  le 

Doini-iO  noir  à  priSelil  ?...  » 

—  Tout  cili  n'est  pas  des  prcjvcs  !  moi  je  suis  bien  sûr  d'avoir  vu  un 
domino  noir  ii  la  Gail»',  et  niaciiiti  nièmt"...  Kt  je  me  souviens  l:iiii  (le  la 
picie...  on  par'c  (  huvaux  dedans  cl  de  la  i  la  e  du  Carr(in-;ei,  (  t  il  la  fia 
on  voii  reni|)ereiir.  On  se  bal,  on  se  hDUsrule,  et  c'est  bioa  amusant... 
et  case  pa>se  à  Venise...  oui,  on  voit  Venise... 

—  Ali!  rarontc-nous  In  pièce,  Coutbinot... 

—  Ali!  o-il,  racoiitf-iioiis-la... 

—  Ecout  i.  bien...  D'abord,  quand  ça  commence...  Ah  !  je  ne  me  sou- 
viens D'us  du  coinnienceniciii.  mas  c'c-t  ("'Ka' ;  il  y  a  tnujours  un  jeune 
bommc  qui  veu  épmisor  une  jrunc  file...  et  elle  le  v.'ut  bien,  et  la  mère 
qui  n  •  le  veut  pis,  le  vent  bien  après...  parce  qu'elle  reconnaît  le  por. 
triait  de  celui  qu'elle  rnnaii  que  cViait  un  au'ic. 

Alors  il  y  a  un  (ïoniliilier...  qui  est  loin  diMiraillé,  en  cliemisc...  Mais 

c'en  un  bon...  H  aime  le  jeune  lioainie  parce  que...  Je  ne  sais  plus  pour- 
quoi. c'C't  (^sal...  il  leur  '!it  :  Ali  !  saciéiiié  !  ali  !  mille  noms  d'un  nom  !... 
Ah  !  ViL-liire  !...  et  beaucoup  de  choses  comme  ça  pour  i  assurer  la  jeune 
fille  et  son  amoureux.  Ceux  ci,  qui  sont  bieu  couieus  d'entendre  ça,  n'ont 
p'us  penr  du  tout  .. 

—  C'est  ('s^l---  Le  domino  noir,  qui  a  une  queue  et  qui  est  poudr(?, 
amène  avec  lui  tout  plein  d'autres  dominos  qui  oui  un  peiitsacsur  la  lète, 
avec  deux  irons  pour  les  yeux...  C'esi  superl)e,  ça  tait  peur...  Alors  ou 
tire  une  poiic  à  secret  au  fond,  et...  Ah  !  me  voilà  airivC. 

—  Adieu...  je  vous  dirai  lamile  demain... 

—  Di*  donc,  Bouchinoii...  Boucbinot!...  csl-il  lu6  le  domino  noir?... 

—  Oui.  d'uu  coup  de  pistolet. 

—  Ah  !  bon,  bravo! 

Bouchii'ot  d' scend  de  la  voiture  devant  sa  porte  et  rentre  ch;  z  ses  pa- 
rcns.  La  voiture  repart.  Un  peu  plus  tard  el  c  descend  M.  Poulot. 

Une  fois,  la  voilare  des  élèves  fui  cause  dune  scène  d'un  autre  genre  : 
un  peiit  garçon  de  sept  ans,  nu.Timè  Ch  irles,  èlaii  depuis  peu  de  temps 
fxernc  dans  un  pensionnat  qui  avait  aussi  sa  voiluie;  le  pclit  garçon 
a*ait  tèmoigiiû  la  plus  giardejoie  en  se  voyant  emnieni'"  par  deux  bons 
chevaux  1 1  en  se  sentant  rouler  dans  les  rues  de  Paris.  Fils  unique  dune 
pamie  veuve  qui  s'imposait  de  grands  samiiccs  et  travaillaii  souvent  en 
jiurnOe  pour  donner  de  lédura'ion  à  son  li  s,  le  petit  Cliarles  n'avait  ja- 
mais été  en  voilure  avant  de  monter  dans  celle  dt  son  pen  ionnai,  ans  i 
(^taii-ce  un  de  ceux  auxipnis  la  louie  cau'ait  le  plus  de  plaisir,  et  qui, 
pendant  tout  le  c  hcmin,  paraissait  le  plus  heureux  de  se  scmir  v.iiiuré. 

Un  jour  cependani.  on  (Int  en  hi\er,  le  temps  et.  il  froid  et  pluvieux  ; 
lescnfins  retournaient  au  domicile  de  leurs  parens,  et  le  peiit  Chades, 
que  l'on  avait  vu  ju'qu'alors  gai  et  rieur  comme  ses  camarades,  deviut  tout 
à  coup  silencieux  cl  ti  isie  après  avoir  regardé  dans  la  rue. 

Le  lendemain,  la  voilure,  qui  prenait  chaque  jour  Is  même  chemin,  pas- 
sait au  même  endroit  où  Charles  av.it  ie:^ar(lé  la  veile.  L'enfant  s'em- 
pressa de  porter  ses  regards  dans  h  rue,  il  chercha  quelque  temps,  puis 
la  tiisiesse  s'empara  de  lui,  et  l'on  vil  des  larmes  rouler  dans  ses  yeux. 

Le  jour  suivant,  la  pluie  lomjait  encore  avec  violence  au  moment  du 
dCpart,  lorsque  lepciit  Charles,  le  cœur  gros,  les  yeux  baissCs,  s'avança 
vers  le  mai  re  de  pension  et  lui  dit  : 

—  Monsieur,  j'aimerais  mieux  m'en  aller  à  pied. 

—  Comment,  mon  ami  !  dit  le  mai  re,  tu  voudrais  t'en  aller  à  pied... 
mais  je  ne  comprends  pas  cela  :  toi,  qui  .semblais  si  joyeux  d'aller  envoi- 
turc,  qui  en  témoignais  un  si  grand  plaisir!  Tu  voudrais  mainienant  l'en 
retourner  chez  loi  à  pied...  et  quel  moment  choisis-tu  pour  cela!  C'cit 
lorsqu'il  plentà  verse...  lo;squ'il  fait  un  temps  allVeux... 

—  Ah  !  c'est  pour  cela,  monsieur,  que  je  vomira  s  aussi  être...  à  pied. 

—  Explique  mei  donc  ce  qui  peut  ic  donner  cedciir... 

—  Monsieur...  c'est  que...  depus  deux  jours...  qumd  nous  passons 
rue  Saini-Martin...  j'aperçois  maman  qui  sort  de  la  miison  où  elle  tra- 
vaille... et  se  dépêche...  marche  bien  vite  pour  arriver  chez  nous  en 
même  temps  que  moi.  .Mjis  ma  pauvre  miman  est  bien  mouillée,  elle... 
et...  ça  me  fait  de  la  peine  d'èlre  en  voiture  pendant  qu'elle  est  à  pied... 
j'aimerais  mieuï  être  mon  Hé  avec  elle... 

Le  maître  prit  le  petit  Cliarles  dans  ses  bras;  il  l'embrassa  tendrement 
et  voulut,  ce  jour  là,  le  ramener  lui-même  à  sa  mère,  ù  laquelle  il  raconia 
ce  que  le  pclit  garçon  lui  avait  dit,  en  ajout.nit  : 

—  Vous  avez  un  bon  fi's,  madame,  nous  tâcherons  de  lui  donner  beau- 
coup de  science,  beaucoup  de  la'ent,  afin  que  par  le  savoir  il  puisse  ar- 
river à  la  fortune;  car  alors,  vousdevci  être  •;crla;ne  que  son  plus  grand 
Lonheur  sera  de  le  psriager  avec  vous. 

Lai  sons  donc  nos  enfans  aller  ea  voilure,  lors  même  qu'ils  devraient 
ne  pas  en  avoir  plus  i?rd  ! 

eu.  IMUL  DE  KOCii..~-[Musie  des  FamlUes.] 


IVoiivcIlcs  à  la  main.  (>) 

I.'inslilulion  de  la  p.irdi"  n.Hiomle,  celle  admiralilc  conqnite  de  la  révolution 
de  judlii,  esl  un  des  iinii6ls  les  plus  oHensans  pour  la  diguilc  biiiriaine. 

:-   (1)  LîYfïisoB  d'août,  —  Chez  l  éditeur,  rue  d'Ëu^ico,  10. 


r  On  fori-c  un  èirc  iniclligoni  à  se  déguiser  en  quoique  chose  qui  n'c't  ri  la 
soidal,  ni  iegiMid-iiuif,  ni  le  g.irdL.-clijiii|U'iic,  à  s'iiiil)uilcr  le  craiio  dans  iiiio 
cuilluie  qui  I  abrulil,  et  a  se  iin:Ure  en  tiui\  sur  la  poitrine  des  lanières  passées 
au  l)!aiic  d'lCs|i,  gne. 

yu.iiid  11  110  veut  pas  se  soumettre  aux  bicnfails  de  la  liberté,  on  le  met  eu 
pri^nri. 

Juscpi'ici,  tout  cela  est  1res  bien. 

ftlais  (|u'()M  ait  appliqué  à  ces  prisons  le  sjsièmc  cellulaire,  ce  système  quia 
fuit  lies  l'uus,  des  mal.ides  cl  des  scélérats  cniliini;,  voilà  qui  rslcncoïc  mieux. 

i'cu  de  guiissencnl  salislaiis  de  celle  cnplivilé  pliilaiilrii|iK|ue. 

Cniniuciil  se  lail-il  alors,  quand  la  garde  iialiDiiale  d  une  localité  donne  nu 
ponviiii-  des  siijeis  de  niéi  oiiiniiiiucns,  que  ci'lui-ci  se  baie  de  la  dissoudre  ? 

Cela  peiil  puiaiiie  piu  inlelligeiit. 

La  d.ssoluuoude  la  garde  uaiioualc  ne  devrait  être  qu'une  récompense  donnée 
au  zèle. 

DU  POI\T  D'HONNEUR. 

On  lil  quelque  part  que  les  tribus  arabes  avaient  dix  mots  pour  dire  cheval, 
pas  un  pour  dire  hunnunr. 

Cliez  nous,  au  coiilraiie.  le  mol  /lonne^r  est  riche  en  synonymes. 

'loulelois.  il  ist assez  dillicile  de  le  dclinir. 

Les  uns  onlarbilré  yue  l'honneur  élait  l'estime  de  soi-même,  d'où  il  faudrait 
COiieluie  que  les  'ilus  présonipUieux  sont  les  plus  honorables. 

U  a:ilres  ont  prétendu  (|u'il  ne  peut  y  avcjir  d'humeur  où  la  vertu  n'est  pas. 
—  Ce  sont  :  le  llomaiii  Al.ireelhis  el  le  Fraiiç.iis  M.  de  Lapalli-se. 

Un  autre  génie  du  pieiiiicr  onlre,  —  peut  élre  Miiulesquieu, —  a  écrit  que 
rhiiniieur  éliiit  le  ivssorl  des  monarchies.  —  11  faudrait,  pour  le  véiilier,  avoir 
une  nioiiareliio  sous  la  inaiii.  ' 

linlin,  le  philosophe  David  Hume  disait  :  L'homme  qui  peut  nous  être  mile 
csi celui  i|ue  nous  honorons.  —  Donc,  je  dois  honorer  nuin  bonl.ingcr,  mon  bou- 
cher, mon  fruiiier.  qui  me  vcndenl  a  Taux  poids  des  objets  d'uiiiiic  première.     ; 

A  loules  ces  deliuilioiis,  il  en  est  une  qu'on  doit  préférer  ;  la  voici  : 

—  L  honneur  esl  un  insliuet. 

Elle  esl  la  uieillcine,  parce  qu'elle  ne  dit  rien. 

Nous  avons  aujourd'hui  plusieurs  espèces  d  honneurs. 

C'est  faule  de  ^■enlelldle  sur  celle  idée  générique  qu'on  a  sans  doute  inventé 
une  autre  clasjilicalion  plus  coniiiiode,  à  I  u-age  de  lous  :  le  point  d'honneur. 

Le  point  d'honneur  esl  la  morale  du  monde.  C'est  le  caractère  de  chaque  pro- 
fession, une  sorle  de  tierlé  relative. 

Tuuli  s  les  castes  sociales  oui  leur  façon  de  point  d'honneur. 

Pour  un  roi  reprcsculalif,  le  point  d'honneur  cousisic  à  se  représenter  lui- 
même. 

Pour  le  ministre,  c'est  la  combinaison  d'une  m.njorilé  moutonnière,  la  pratique 
d  un  sjslème.  —  Sans  le  point  d  honneur,  JU.  llumauu  ne  serait  pas  l'ogre  re- 
douté (les  pm  les  el  lenéircs. 

Isous  la  reslauralioii,  le  soldat  se  faisait  encore  un  triple  point  d'honneur  de 
boire,  de  bullreei  d  eue  un  vert  galant.  —  C'est  qu'il  y  avait  alors  dans  r<irniéo 
uneceriaiiiellcur  arisloeraliquc.  —  .AujouriThui,  lesolil.it  esl  devenu  bourgeois 
comme  le  roi,  bon  ménager  cl  chef  de  lainille. —  Tout  Cela  a  déplace  le  point 
d'honneur  mailaire  :  il  ne  consisie  plus  qui  vivre  honnête,  à  avoir  le  moins  do 
délies  cl  le  plus  de  grailes  possible. 

Autrefois,  on  disaild  un  his  de  famille  :  C'est  un  mauvais  sujet,  nous  en  ferons 
un  soldai  :  —  aujouid'hni,  on  père  regarde  scscul'aiis  el  dit  :  .Mon  aîné  a  de 
l'csprii,  je  lui  donnerai  du  Uoii  ;  mon  second  c-t  plus  lourd,  mais  plus  rangé, 
je  renverrai  à  Sainl-Cyr.  C'est  ainsi  que  le  point  d'honneur  militaire  a  iiiseiisi— 
blcmenl  p.rdu  son  caciic!  nioyen-agc,  son  caraclère  chevaleresque.  — Comment 
voulez-vous  qu'il  en  toit  aulremeut  ?  Nos  sous-oOieiers  se  mar.ent. 

Demandez  an  Journaliste  ce  que  c'csl  que  le  poiiil  d'Iioniieur  ;  il  vous  répon- 
dra :  '  'e>l  l'indé.jendanee,  —  parte  qu'il  a  besoin  de  faire  croire  à  la  sienne. 

Pour  1  homme  du  monde,  au  contraire.  C'est  l'obéissance  passive  aux  luis  de 
réiiquetle,  auï  couveniions  des  salons.  - 

Pour  le  spéculateur,  . 

Le  banquier, 

Le  march.Éi  d,  ~ 

Le  point  d'honneur  est  dans  les  échéances.  Payer  exactement  scsbillcls,  sans 
protêt  ni  course  d  huissier,  faire,  comme  on  dit,  accueil  à  son  paraphe,  c'est  pour 
l'homme  d'alTaire  la  luoralilé  absolue.  L'épicier  dont  on  volerait  la  caisse  la 
veille  d'un  paieiiicnt,  nieitiail  plus  de  tein|is  à  rallraper  son  honneur  que  lo 
cheval  de  SI.  Dclessert  n'en  mellrait  i  attraper  le  voleur.  —  Ce  qui  n'est  pas 
peu  dire. 

Les  caprices  du  point  d'honneur  varient  encore  scion  les  conditions  de  notre 
état  civil. 

Le  mari  de  six  mois  met  toute  sa  ûerlé  à  n'être  point  trompé  :  le  mari  de  six 
ans  à  ne  le  point  paraître. 

Il  y  a  eu  ce  mois-ci  un  grand  événement  i  la  paroisse  de  Saint-Rorh, 

M.  Olivier  1"^',  ex-curé  de  la  royale  [laroisse  ,  est  passé  Nicolas  l'^r,  évéquo 
d'Cvreux.  A  celle  occasion,  il  a  déployé  un  luxe  cl  une  pompe  dignes  en  tout 
point  des  rnagniliccnces  du  camp  du  Drap-dOr,  Les  billets  d'invitation  étaient 
a  peu  près  cjnçus  en  ces  termes  : 

«  Vous  eus  prié  d'assister  au  sacre  de  monseigneur  d'Evreux-  On  y  fera  de 
la  musique.  » 

Un  paien  a  interdit  l'ordre  cl  dit  : 

«  Vous  éles  prié  d  assisl  r  à  une  in.itinée  musicale.  On  y  sacrera  un  évéqne.» 

Le  giiuvernement  n'ayant  pas  voulu  rester  élranger  à  celle  céréiiKinie,  s'e-t 
fait  représenter  par  deux  ministres  el  deux  niasniliques  tapis  des  (iobeliiis.  Un 
niinisire  par  lapis.  On  y  remarquait  encore  d  autres  sommités  de  l'élal  ;  une 
foule  de  (ianneroiiscl  de  sergeus-dc-vill.'. 

La  mode  pieuse  ci.  la  rishi.in  dévote  ont  fiii  ce  jour-là  une  bien  grande  perle. 

L'abbé  Olivier  av.Tit  de  grandes  vues  :  Reeonslilu^r  les  crovances  ralh  cli- 
ques, masquer  et  parfumer  la  religion,  pour  lui  rendre  libres  ses  entrées  dans 
le  monde. 

Une  de  s?s  clientes  l'a  assez  bien  résumé  dans  ce  mol  :  Il  ne  voulait  dans  spn 
église  que  des  meudians  élégans. 

Dans  le  courant  du  mois  dernier,  on  n'a  pas  décoré  de  peinlrcs  nid'archilccles. 
On  na  eu  à  signaler  aucun  fait  d'aéro-croix  ou  daéro-mêd aille.  M.  Jupltu^- 
Ca^é  n'a  pas  déchainé  d'ouragan. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


t>$ 


L'OBSERVAT£UR  DU  BOSPHOI\E. 

Je  vois  d'ici  (on  étoniiemcnt,  mon  ctier  Lucien,  lorsque  tu  recevras 
celle  leilre  'luiée  di;  CoiisiantinoplL- ,  «  i  que  tu  liras  ii.on  iiuiii  au  bas  de 
la  dernière  fage.  Plus  d'une  fos  ,  sans  dou:e  ,  dei)iiis  que  je  suis  parii 
sans  diie  adieu,  vous  vous  êtes  deuiiuulé,  t  li  et  les  ainres  :  Qu'e^t-il  de- 
venu? El  sans  doute  aussi  des  rcilex  oiis  peu  cliaiiiablesout  siuiwnt  ^uivi 
cette  qucslion.  —  Ce  pauvre  bigisinoiid  !  disicz-voijs ;  <iuc  piuvail-il  l'aire 
après  s'être  ruiné?  Aucune  ressouice  dans  l'iinaginaiion  !  l'as  la  nmindre 
indus  rie  !  pas  le  plus  pilii  laleiil  !  Tio,)  vieux  pour  se  faire  soldai ,  Hop 
pliiiosiipLe  pour  se  luer ,  dans  quel  coin  du  monde  est-il  alliî  véjjOter  ?... 
Et,  api  es  (|uolques  phisanteries,  vous  me  l;.issiez  là  pour  prendre  uu  su- 
jet de  coMversaiioii  plus  neuf  ei  plus  inléresfant. 

Dans  notre  epoijuc  pleine  de  mouvement,  d  avidité,  d'entreprises  témé- 
raires et  de  cliuics  rapides  ,  l)ieii  de-i  gens  ont  ainsi  iiilrigné  li  urs  coii- 
tcniporanis  par  le  mysière  d'une  subitiMlispariiion.  Je  n-;  tuis  pas  la  pre- 
mière éioile  qui  ait  lilé  dans  notre  consiellaiiini  d'an(ie!is  camar.ides,  et 
piiur  savoir  ce  que  vous  avez  d  t  de  moi ,  je  n'ai  qu'a  me  rappeler  te  que 
nous  disions  de  ceux  qui  m'ont  pu' ce  lé.  Tu  dois  te  souvemr,  cnire  au- 
t  ey,  de  l'Iiiiibtrt  qui  marchait  a  l'avant  garde  de  celte  armée  de  s(!écu- 
laieurs  rameuse  aujourd'hui  pjr  tant  d'cxiiloits.  Celui-là  était  assurénii  ni 
uti  hoiutnc  de  géi>ie,  qui  avait  dev'Hé  bien  des  choses  ;  mais  il  a  eu  le 
mallicur  d'atriv.  r  trop  tiH.  L'époque  n't  tait  pas  à  la  h  iitein-  de  ses  idées, 
et  sa  gloire  s'est  bornée  à  ouvrir  et  à  éclairer  à  ses  d  pens  des  routei 
où  d'au'res  ont  leucoiilré  la  fortuite.  lia  été  le  piopliète  de  liiulus'rie 
nouve:ie;  propliè:e  incompris  d'ahord  et  méconnu,  qui,  pour  ptix  de  sa 
fui,  de  ses  lumières  cl  de  sa  parole  fccouilc,  u'u  recueilli  que  le  dédain  , 
la  inisèt  c  et  l'exil. 

Vou-  savez  tout  aussi  bien  que  moi  comment  j'ai  dissipé  mon  patrimoi- 
ne. Cl  combien  d'aiaiables  coiu;)lites  m'ont  aidé  dans  celle  cbariuanlc  lie- 
fio^ne.  Cela  s'est  fait  lesieaienl  et  avec  giâce.  Quand  le  roman  lut  liai , 
j'aurais  pciii-èlre  eu  le  courage  de  resler  debout  sur  les  ruines  de  ma 
forliine  ;  mais  l'impitoyable  ach  irncmeiit  de  mes  rréaiiciers  m'euipèi  ha 
de  donner  ce  bel  eve.nple  de  calme  et  de  séréuilô  dans  le  malheur.  Il  fal- 
lut 'loiic  céder  et  batiie  en  leiraite. 

Si  jan;is  j'écris  mes  imp'-fssious  de  voyage  ,  tu  saura!;  par  quelle  su'te 
de  hasards  et  d'avei.tures  j'ai  été  poussé  vers  l'Uii'iit  dans  ma  course 
vagaboiule.  Ju^lple  là  ,  poir  ne  pas  letiilre  ma  lettre  tiop  longue,  je  lé- 
paigneiai  les  nunibieu.v  déluils  d'un  long  pilcriuage  ;  je  ne  le  dirai  rien 
(les  pavs  (|ue  j':ii  \u-,  du  chemin  que  j'ai  filt  a  la  pluie  ei  an  soleil,  <its 
pr  valions  que  j'ai  subies  et  des  sources  oi'i  je  me  suis  désaltéré.  Qu'il  le 
suffise  de  savi/ir  qu'un  beau  matin  je  me  suis  trotné  à  Consiautinople,  sùhs 
piojet,  fans  aigeni  ei  sans  esprrauce  d'un  niedleur  avenir. 

Ma  situation  était  triste  assuréjucnt  ;  n  ais  de  longues  et  pénibles  épreu- 
ves m'avaient  donné  relie  insiiueiaui  e  qui  allège  le  poids  des  plus  cruel- 
Irs  misèics.  J'étais  encore  assez  riche  pour  vivre  une  semaine  oa  deux 
à  l'abii  du  besoin,  et  au-delà  'le  ce  icrme  j  '  ci)mpiais  sur  la  l'ioviilence, 
(j'ii  (!éjà  m',  vuit  plus  d'une  fois  secouru.  Libre  de  toute  préoccup  ilion 
doul'iuieuse  ,  je  m'abaiidoinia  s  donc  au  sentiment  de  cmio-ité  qui  seul 
reinpiissait  mon  csprii,  ci  je  jouissais  du  magn.liiiuo  speclacle  oU'ert  à  mes 
regards. 

Assis  à  l'ombre,  sur  les  hauteurs  du  faubourg  de  Péra,  je  conlcniplais 
cette  V  l'e  iuiiucnse  et  sp'en:lide,  dorée  par  le  toleil  et  ralraichie  par  les 
biises  des  deux  mers.  C'était  un  vaste  et  lavissaut  panorama  de  (lalais,  de 
mosquées,  de  jardins,  de  dômes  gracieusement  an  oiidis,  de  Uèches  qui 
s'élançaient  élégantes  et  légères  dans  le  resplendissant  azur  du  ciel.  El  en 
voy  ni  cette  cité  si  llorissante,  si  pleine  de  vie  et  d'éclat,  je  songeais  avec 
ndiiiiraiion,  avec  recneilleineni,  à  la  puissante  protection  du  destin,  qui 
tant  de  fois  l'avait  guérie  de  sesplaies,  relevée  de  ses  rumcs  et  ressuiciiéc 
de  ses  cenires. 

Coinrneni  n'auraisjc  pas  oublié  ma  cLéiive  infortune,  comment  me  sc- 
rai^'-je  ai  anlmnié  au  découragement,  lorsque,  devant  moi,  m  dep  oyait 
dans  toute  sa  forte,  sj  rithesscet  sa  majesié,  une  ville  que  laiit  de  Uéaui 
ûiaicni  frappée;  — cttie  Consiantiimplc  si  souvent  épuisée  par  la  fan  ine, 
ravagée  ptir  la  peste,  renversée  par  la  fédili<ui,  dévorée  par  l'incendie, 
dé  ruiie  par  les  treinblemens  de  lerre,  cile  était  là,  debout  ci  radieuse 
Bprès  lani  de  désasres.  Et  j  aurais  désespéré  de  mon  sort,  moi  pauvre 
viiyageiir  qui  cherchais  vainement  1  s  traces  de  ces  grandes  calauiilés  et 
les  c.catriccs  de  ces  inortellis  bles;ures! 

Tauflis  que  je  rêvais  nii  si  au  Ibtx  el  an  reflux  des  choses  d'iri-ba'?.  et 
que  je  puisais  dans  la  prospérilé  d'une  vile  opulente  l'espéiMiice  d'un  heu- 
reux avenir,  j'apt  rçus  \\i\  iioiiinie  qui,  arrêté  à  liuclq'ns  pas  de  tnoi,  me 
regardait  avec  une  attem  on  marijure.  Sun  cosUime  inditpiait  un  Turc  de 
la  cl.isse  aisée.  Il  portait  une  longue  pelisse  lirod  'e,  une  ceinture  tl  un 
turltan  de  cachemire.  Son  \i-agc  était  ombragé  d'une  barlic  épaisse  et 
noire. 

Je  commençais  à  Otre  embarrassé  de  l'ancnlion  dont  j'éiai'î  l'objet , 
lorsque  lineoiMiu  s'approcha  tie  moi  lenleuu'iil  et  tans  cesser  de  me  re- 
ganter  ;  puis  .  il  étendit  le  bras,  mit  sa  main  sur  mou  épaule  ,  cl  me  dit 
sans  rien  perdre  de  sa  gravité  : 

—  lîoiijour,  Sigismond.  Comment  te  portcs-lu,  et  par  quel  hasard  dans 
ce  pays  ? 

En  entendant  prononcer  mon  nom,  j'avais  reculé  de  surprise,  cl  à  mon 
tour  je  ùms  bvx  l'iacounu  uu  regard  scrutateur. 


—  Tiinc  me  réponds  pas  ?  conlinua-t-i!  en  .siuiiant.  Je  vois  ce  nue 
c'est  !  Tu  ne  m'as  p.;s  reconnu.  Je  seriis  sans  douie  plus  henrcuv,  -i  nia 
barbe  était  coupée,  et  si,  au  lien  de  ce  co.'lume  oritiiial,  j'avais,  connue 
autrefois,  un  chapeau  rond  tt  un  frac  oriental.  Voyoïij,  laui  il  ailier  ta 
mémoire  et  ta  perspicacité? 

—  Cela  me  paraii  iiid  spensable,  répondis-je. 

—  £li  bien  duni;  !  appioclie  lui,  ci  .serre  la  main  de  ton  vieil  ami  Phi- 
librri. 

Je  me  jeiai  dans  ses  bras. 

Que  te  se  i)ble  de  cette  leiconire,  mon  cher  Lucien  ?...  Heureux  de 
nou>  revoir,  nous  tchangtâuies  mille  questions  ea  un  quarid'heuic;  puis 
Plidiberi  me  dit  : 

—  'i'u  ne  refuseras  pas  l'hospitalité  que  je  t'cd're  cvec  jeie.  Voici  1  h^ure 
du  déjeuner  ;  viens  chez  moi,  tu  y  trouveras  bumie  et  nombreuse  com- 
pagnie. 

Cela  dit,  nous  descendons  au  faubourg  da  Ga!ata,  nous  franchissons  le 
seul*  d'une  m  ison  ch.jrmanie,  cl  nous  entions  dais  uu  salon  Oécoré  à 
l'orieiiia'e,  (•est-à-ilire  nnulilé  de  lapis,  de  divjns  et  de  c  lu-sius.  Phili- 
btrl  me  présenie  à  ses  convives;  l'a  iqthytrion  rionne  désordres,  ci  aa 
bout  d'un  qiiarl  d'heure  on  nous  sert  un  exeelleiil  déjCuner  a  la  f  ançaise. 

—  Ne  le  troirais-lu  pas  à  l'ai  is  et  au  café  Anglais  ?  m.;  demanda  Phili- 
brrt.  J'ai  à  mon  service  un  cordon  bleu  ottoman,  que  j'ai  mis  au  courant 
de  noire  cuisine,  et  (|ui  possède ,  comme  tu  le  vois,  nos  meilleures  re- 
cefes  ga:.tronoiiii|Ui  s. 

Les  convives  étaient  des  gens  foi  t  aimables  ;  la  cfinvcrsa'ion  fut  \ive , 
pifjuanle  et  coinruilalilement  arrosée  de  vin  de  Chau)pa„'ue,  bieuva'.'equi 
coimneiice  à  être  fou  à  la  mode  en  Turquie ,  maigre  les  v ici  Us  lois  de 
Mahomet,  minées  de  toutes  paiis.  A|nès  le  café,  Puiiiberl  dil  à  ses  amis  : 

—  Allons,  mes  amis,  il  c-i  leinps  de  nous  melre au  travail.  Passez  au 
bureau,  l'irai  vous  rejoindre  to  t-à  l'Iicu/e. 

El  quand  nous  fumes  ^euls,  il  continua: 

—  J'espère  (|ue  tu  feras  des  noires  et  que  tu  partageras  nos  travaux 
et  le  béni  lice  de  nos  su  ces  ;  mais  d'abord  il  faut  que  je  le  mette  au  cou- 
rant. Tu  as  aisément  reconnu  des  compatriotes  lans  es  conviven  du  oé- 
jenner.  Ces  messieurs  qui  boivent  ti  bien  le  vin  de  Cbamiagiie ,  ei  qui 
parlent  de  Paris  avi-c  tant  de  science  el  de  chaleur,  sou;  en  ellei,  cumine 
nous  d  'ux,  des  Parisiens  exilés  de  leur  paiiie  par  des  circonsiances  fâ- 
cheuses, des  revers  de  fortune,  des  <i|iéraii  'US  mal  réuss  es.  l,'un,  celui 
qui  éiait  placé  à  ta  droite,  e^t  l'aicien  directeur  d'un  iliéâiic  roial  que  le 
publi:'  a  eu  le  lO'l  de  négliger  ;  l'autre  est  un  cv-bainpiier  ruité  par  la 
révolution  de  juillet  ;  le  troisième  est  un  agent  d'allàires,  quia  remué 
des  millions,  ei  que  le  télégraphe  a  mis  hors  de  comtiat  dans  les  luttes 
de  la  buur.-e.  Nous  nous  souiines  retrouvés  à  Consianiiimple,  et  cela  de- 
vait élre.  L'Améiique  est  usée  jusqu'à  la  corde  ;  l'Anglet  ne  cl  la  I5el- 
gipie  siint  fai  es  pou'  les  banqueroutes  htureuses  el  o|)uientes.  Lond.cs 
et  Bruxelles  présenleni  peu  de  ressources  aux  étrangers  fugitifs  qui  veu- 
lent reroiisli uiie  l'édifice  écroulé  de  leur  fortune.  Il  y  a  tiop  de  concur- 
rence. Aux  s,iécnlaieuis  liunné'.es  ou  maladroiis.  qui  par  eut  de  chez  em 
les  mains  vides,  il  faut  un  pays  neuf,  une  riuiisation  adolescente,  une 
terre  féconde  que  l'industrie  n'a  pas  encore  exploiléc.  Co  slamino^lc 
nous  (dire  ces  précieux  avantages,  el  nous  y  avons  fon  lé  une  colonie  qui 
doit  prendre  bientôt  de  larg.'s  développemcns.  La  fortune  nous  a  déjà 
souri  dans  une  alTairc  où  nous  ii'avous  apporté  d'auirc  mise  de  louds 
qu'une  p'uiiie. 

—  Que  'ai;es-vousdonc  ici  ? 

—  Uu  journal. 

Oui,  uiou  cher  atr.i,  ces  anciens  lions  industriels,  dont  Paris  apcrda 
la  trace,  sont  aujourd'hui  réunis  dans  un  kiosque  du  faubourgde  Ga  aia  ; 
et  là,  autour  d'une  table  ronde  couverte  d'u  i  lapis  vert,  ils  rédigent  l'Oô- 
se>  valeur  du  Bosphore, }oinm\  quotidien  (pi'ils  enrichissent  de  toute  leur 
verve  el  de  loal  leur  esprit  parisim.  Je  ne  voulais  rnpire  d'abor,!  nia 
celle  enlrepiise,  ni  au  suciès  qui  la  couronne;  mais  Philibert  n'eut  pas 
de  peine  à  me  convaincre,  La  Turquie,  me  dii-il,  voulait  une  réforme  et 
le  sultan  a  compris  que,  pour  y  arriver,  la  presse  élaii  le  meilleur  moven 
Cl  le  I  lus  c.ipi'di  \'.  L'Qrient  d'ailleurs  est  très  littéraire.  Conslanlinople 
possède  un  g  and  noini>rc  de  coll -ges,  d'écoles  et  d'athénées  ;  on  n'f 
compte  pas  moins  de  i|uarante  bib'ioihi''(pies  publiques,  cl  le  temps  n'est 
plus  où  le  mi  phti  s'ojuo^aità  l'eialilisseaieui  d'une  iuprircrie  dans  la 
capiiale  de  l'euip.re  olioinan.  Les  choses  ont  ni.irclié  depuis  un  siècle. 
Philbert  a  fondé  son  journal  sous  la  protfclion  ollicielle  du  sérail  ;  le 
niiiii  du  sultan  est  inscrit  le  premier  sur  suniegi>trc  d'abonnement;  1  O'.- 
scrvatrar  du  Dospliorc  est  reçu  dans  les  tueilleures  ma  sons  de  la  ville  et 
ries  provi-ices  ;  on  le  trouve  dans  tous  les  cafés;  les  Turcs  les  plus  re- 
belles le  li^rllt  en  fumant  leur  pipe;  il  fait  les  déli  esdu  liarem.  Déjà, 
grâce  à  celle  leuille,  l'e-inil  bai  çais  s'inliliie  dans  les  cervelles  niusul- 
mânes;  les  sectateurs  de  Mahomet  commenc-n!  à  com,  rend; e  uns  c.n- 
leinb  urs,  à  sourire  de  nos  l'pigramtnes.  Le  texte  est  i.nprime  sur  deux  , 
colonnes,  l'iine  en  lurr,  l'antre  en  français,  ri  lie.  ucoup 'l'abonnés  le  li- 
sent dans  notre  langue.  On  >  joint  des  lithographies,  de  cha:  nians  <lcs  ii.s 
de  (îavarni,  des  laucaiures  de  Dmmii  r  qui  foui  rire  (o  des  ces  grandes 
barbes  ;  des  giavures  de  m  ules  dont  le  beau  seie  Uiic  raffole,  ci  d  s  ro- 
mances de  Frédéric  Bérai  el  de  Mlle  Loisa  Piigei  que  les  dames  de  Cons- 
lanlinople thanienl  en  s'accompagnant  .•  ur  leur  piano. 

L'Obicrvalcur  du  DospUore  u'Cit  soumis  à  aucune  loi  de  cauiioaue- 


u 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIUE. 


meut  ni  lir  t'mbic  ;  la  posic  le  transpoiic  gratuilcm-iit  ei  le  prix  de  l'abcm- 
nuiiu'iil  i">l  irèsOcvi:;  aiis  i  Taisons  nous  dViHtriiics  bOiiéiice-,  cir  lu 
pciisi  s  liieri  que  j'.ii  .iicrp  6  sans  II  suer  les  liii'iivfiilaiiir*  pr.  pcsiiui.s 
de  I  liil  b  li,  «l  (1110  j  ai  pn>  [place  païaii  l'a  i(Mlari<uis-|iro,  liélaiic^  de 
ce  le  f. m  le.  Li  eu  v.'iik-.  le  luéiiiT  u'e-l  pas  ililliclle.  r.nit  e»l  l)un  pour 
cis  lei'leiiis  1  ails  ei  iiie  p6ii:iaiiiés  ;  lout  rcu^sii  ;  nous  proli;oiisue  vi,s 
iJrcs,  iiiius  iiui  oiisii  iijiic  aise  >os  iiiuovatioui,  ei  nous  y  ta^'iious  beau- 
coup p  us  que  vous. 

Les  auMoui es,  i>.ir  c\eii)pli»,  soiii  d'un  giand  rapp:irt,  et  le  roiiimcrce 
turc  csi  e.itré  avec  irdeur  il.ui-  Cfite  voie.  yiiel((ues  néguiiaiis  pa_eiil  eu 
ujarrliaudists  î^cc  une  té:"-ro>''<^ ''o"'  ^o"*  ^^  saurici  vous  f^ire  uue 
idce  l'ii  Krauci'. 

Hier,  car  cNi-inple,  «n  marchand  d'esclaves,  arrivant  de  Circa«sie,  est 
\fnu  nous  ptii-r  d'aiiuoiicer  qu  .1  leu.iil  à  la  dis.iosliioii  des  amaieurs  uq 
as-'irliiuciii  .  uiui)!'  l  iW  nouveaulés  fr.iiclies  i:t  c  inriuaii  es. 

U  >'aiiis.>aii  l'.e  T.iire  uu  ariiclc  louaui;cur  sur  C  lie  produriion  ;  mais 
couiuH"  iiKU.'.  ii'écMVDiis  qu'iM'c  custieiicc  et  coanais^aiire 'je  cau>e, 
■nous  avons  i'\ii;('  ileu\  (Aciiiiilaircs  pour  nous  nul  le  au  couiani,  ainsi 
qnc  rW,i  se  l'.iii  pt)ur  les  uriicles  Ue  cr.iique  liaéraiic  publiés  dans  vus 
g^>lH•|lall^  p:<ri^ien-i. 

Le  mai»  lianii  d'o-;rlavos  a parfaiic  ncnt  compris  lio'ro  scrupule,  et  trou- 
va I  nos  l'i-i'iriiiions  Ion  lies,  il  y  a  f >  t  droit  liés  ^;,iiam'Jiiii!,  en  d  po- 
sai l  à  unir.'  liureai!  lis  di  ux  exemplaires  de.uaudes:  -  u.i  exemplaire 
bloiiil  eiUM  e\i  inpaiie  In  un. 

A  on  IV.  à  ces  ,iL'r(''nieiis  que  notre  nidartion  jouit  de  la  \^Us  grande  11- 
b  rl>',  ciir  il  n'v  a  id  ni  <  ousure,  ni  lois  de  se|ileu)bre.  Nous  n'avniis  à 
fia  inlie  ni  l'aiiK.'iKic,  ni  la  Lii.oii,  ni  la  «un  isiatinii.  L-s  uiii  isirrs  n'ont 
p.i-.  encnri'  s^  iKi'-  »  lied  s  procès  à  la  presse  ujissanlc  ;  ou  veut  quelle 
isu.i  liiirc,  aliu  qii'<  l'e  dcMCiiue  loiie. 

Il  c.-t  vrai  qui'  nous  nt  pi  Ion.  pas  poli  iquc.  bien  qu'on  ne  nous  ail 
jaiiias  iiilenlil  ■es  ^ravvs  luuè  es;  mais  nous  nous  en  ubslenous  di  iio- 
■tr^  plein  gri^  lUpuis  ce  taine  uiésa>entuic  dum  l'iiil.bcrl,  noire  rédacteur 
en  elirf,  a  f.iilli  èlre  x.cliiiie. 

Ce  pui.liri-te  di  t  iigiie  avait  écii',  il  a  quelques  mois,  un  ariicIc  assez 
pou  lia  nur  po.ic  nu.'  de-  piis  aiice<  qu'  se  dispueiii  souKb'iueiu  'a  pré- 
poiiiKia  iiud.iii^  K'sa'.laircsd'Orieni.  L'aiiid-  eut  du  succès.  Le  Imnlc- 
maii,  lliiiiitri  sou.tail  iranqiii  Itnienl  avec  Falniè.  La  ji  une  o  la'is  |te 
<;iiiii  mi'iiis  uaie  qu">i  l'ocliii  .ir  ;  ille  ne  niaiigiMil  pas,  elle  ue  disait  rieii, 
Cl  snii  regard  iraliis  ail  l'riquiélude  la  plus  *ive. 

Pliilib.ri  lit  peu  d'aiientuMi  à  Ci:  qn'd  preiia  t  pour  un  de  ces  caprices 
doni  U'S  kuiuicj  de  rOr;eni  ne  sont  pas  plus  exeinptus  que  les  Pari- 
fiie4iii:'s. 

—  Verse-moi  de  (  c  vin,  dit  il  à  Faiinc. 

La  jenii'- es  live  obéit  en  ircinlilaul;  mais  au  moment  où  Philibert 
portJii  le  verre  à  ses  lèvres,  elle  le  lui  ariadia  vivcuicut  et  le  biisa  sur 
le  païquet.  Puis,  elle  sejeia  à  genoux,  cl  elled.t  : 

—  Céiaitdu  poison! 

Peui-clre  p  nvrez-vous  que  la  censure  et  les  procès,  lout  fâcheux 
■qu'ils  boni.  Volent  mieux  cniore  (|ue  ce  moyen  de  coii  i<e.-  la  lilierlé  ne  la 
presse.  Mai-  a\ec  de  la  prudence  et  des  serviteurs  dévoués,  ou  se  lient  à 
i'ab.'i  de  p-Tcils  accidens. 

Faïuié.  qui  aval  éié  gtgnée  par  les  ennemis  de  VObscrvaleur  du  Bos- 
phore, a  élé  déchue  de  son  cm|)!oi  cl  de  son  litre  de  favoriie.  Philibert 
po  vait  la  poignarder;  il  avait  pour  lui  le  di  oit,  la  raison  et  la  justice; 
mais  le  lepentir  de  la  j'  une  esclave,  son  désespoir  cl  ses  aiilccéilensoiit 
plai  6  pour  elle.  Son  mainc  s'est  ronicnté  de  la  desiituer.  Aujourd'hui 
Faillie  rein,)lil  I  s  modes  es  fonctions  de  plicu  edu  journal. 

Voili  ce  que  j'avais  il  l'apprendre,  mon  i  hi  r  l.uiicn.  A  dater  du  mois 
prochain,  Ui  recevras  ré;,'nliereiiieiii  VObsevoaleur  da  liosphorc ;  je  l'ai 
insrnl  au  nnuibre  de  nos  abonnés,  et  la  qu  tiauce  le  sera  présiuice  par 
noire  roiri'spoudiinl  l'e  Paris. 

Puble  ma  leilre;  c'e-i  un  lervice  h  rendre  aux  pcns  d'esprit  que  des 
circonstanti  s  nialheur.ncs  b:inniraii  ni  de  P.nis.  Ou'il."i  vicnin  nt  a  nous; 
ils  trouveront  à  Consiaïuinocle  u  i  jonin.d  hospitalier  et  une  bonne  i  osi- 
lion  liiiéia  re.  Nous  !•  r  oll.  o 'S,  pour  prix  de  Lur  collabora  ion,  un 
kiosque  au  bord  de  la  mer.  des  vins  frais,  des  pipes  odorames,  l'eMimc 
di!  la  Subime-I'oriu  et  le  sourire  lle^>  Ciica-sieniies,  Tu  peux  leur  pro- 
meiirc  lousces  biens  qui  leur  koni  garantis  par  ton  ami.        sigis.mond. 

EUtiiixE  GL'lMOT.  —  (Courritr.) 


1.ES  GliKPES.  (1) 

M.  de  V...,  au  moyen  de  bollcs  à  talo.is  hauts,  n'a  pas  bien  loin  de 
qua  re  pieds  dix  pouces". 

Sj  ci  aime  ptrpétuelle,  —  comme  celle  de  beaucoup  d'hommes  de  pe- 
tite lail  e,  est  qu'on  ne  le  prinucpas  au  sérieux,  —qu'on  ne  le  cou)p;e 
pas  pour  quelque  <  lio-e. 

p  na'le  haut  pour  forcer  l'attention,  —  la  crainte  de  n'être  pas  aperçu 
lui  doune  un  grand  amour  pour  les  couleurs  ccla'anies  qui  saisi^seul 


dnulnuicui-ciiient  l'œil,  —  il  frappe  du  pied  cl  fait  du  bruit  en  mar- 
cjaii' ,  parce  ip  e  du  bruit  ne  se  f.iii  pas  lout  scnl,  et  que  rc'a  prouve 
<pie  ccsi  (pie'qii  un  qui  pa'Se  ;  il  pnrte  d-  gios  fa'oris  iio.rs.  Ci  a,  d'h  «>; 
bit  ide.  le  sourcil  Ironcé,  pour  se  doni  cr  un  air  icirible  qid  cémei  te  à 
l'avaucc  I  s  su|ipo>iiions  peu  reSiCC'iieiises  ipie  peut  faire  nai  re  l'ex  >■ 
gui  6  de  sa  lui  le  ;  —  il  ne  jiarle  que  de  luer.  de  briser  et  de  rompre.  — 
Vous  le  rencoiiirez,  il  vieiii  <le  battre  un  ctiai  relier,  ou  de  bien  ai'ruv  ger 
uu  g.ii  laid  de  cinq  pieds  huit  pouces,  —  ou  de  d.re  sou  fait  à  un  spa- 
d'issiii. 

H  vous  serre  la  main  et  réunit  tous  ses  cffnrfs  pour  vous  fa'rc  un  f  ci. 
de  m  I,  —  il  dépluie,  pour  prendre  son  ch^ip-'au.  un  appar-  il  de  vigii  cur 
snllisant  pour  poiter  une  pcuiie.  —  Jaunis  il  ne  donuue  uu  curJon,  il  le 
brise. 

Il  jure  chaque  fois  que  le  l'eu  où  il  se  trouve  peut  rignureu.'cmcnt  le 
permettre;  i  ouv^e  el  feriiie  les  p  nies  avec  violence.  —  A  table,  après 
le  d. lier,  il  n'acceiileia  j  iiiia  s  aucune  des  I  queurs  douces,—  le  rlium 
e.l,  dira-i-il,  fad  ■  cl  acenrani,  —  Il  (lemandi  r.i  d  i  rack.  —  En  un  mot,  i 
il  ne  fait  pas  un  mou>eiiieni,  :l  n'anicule  i^as  une  syilibequi  iie  soit  un 
uianile'ie  cl  un  pri)lesla'ion  (outre  les  hoinmes  de  la  lie  ordinaire,  qui 
ne  veuille  dire,  —je  suis  peli',  mais  fort,  mais  lerrib'e. 

ViiU(  le  reijcoiilicz  un  joi  r  le  plus  heureux  des  humines,  —  il  vient  de 
s'i'cci  oclier  à  une  d>  s  ch  ises  sérieuses  de  la  vie  ;  —  il  a  un  procès ,  on 
lui  envoie  des  assignaiions  comme  au  premier  venu  ,  —  il  ne  son  plus 
sans  nn  énorme  poiiefejille,  —  il  laisse  traîner  des  papiers  liiub.és  daus 
Sun  Sidu;.  , 

(Jiiand  il  parle  de  femme,  —  c'est  d'un  t  m  tout  pariirulier  et  avec  un 
suuriie  qui  crie  tnui  haut,  —  'y\  suisuiifélucieiir.  un  scélérat  ;  —  je  séiluis, 
je  iruinpe,  —  je  sui.  petit,  il  esi  vrai,  mais  hmi  ibleinenl  dangereux  ;  —  si 
l'on  dit  quelques  mots  de  po  ilique  et  des  alTaires  du  moment,  il  se  dé- 
dire toujours  pour  les  pari  s  violeiis  el  excessifs.  —  Vous  l'oirnsiriez 
de  d  re  qu'il  et  bon  el  douv  de  carai;  ère  ;  —  il  s'accuse  voluinii  rs  d'è- 
ire  irop  emporté,  —  trop  violent  et  de  ne  pas  être  maître  de  lui  daus  ses 
co'èris. 

S  il  y  aune  conspiration  dont  on  reherchu  les  complices,  M.  de  V., 
qui  n'y  est  pour  nen  ,  ne  m  nique  pis  l'occasion  de  paraître  être  quelque 
chose  dans  une  idlaire  aussi  gra>e;  il  coupe  ses  éiiorm'S  favoris,  — et  dit 
à  tout  le  ni  indc  que  c'est  pour  ne  pas  eue  reconnu;  —  il  ne  s'arrête 
qu'un  moiiieiii  ave  •  celles  de  ses  c  iniiaissances  qu'il  rencontre  dans  un  eti- 
dro;t  public  :  —  Je  me  cache,  leur  dlt-d  —  t  ;ui  est  découvert. 

Quo. qu'il  ne  parle  qu'avec  un  profond  déJaiu  des  hooiiuei  de  grande 
tailli!,  —  rien  ne  le  llalierail  autant  i|uc  de  leur  ressembler. 

Et  il  fait  si  bien  ,  et  il  S'  cache  si  bruyainment,  qu  ou  finit  par  croire 
un  peu  plus  qu'il  ne  L-  voiila  t  i. 'abord  à  ^a  coniplic  lé  ei  à  ses  f  irfails  ; 

—  il  est  iiian  lé  par  uu  juge  cl  a  quelque  peine  et  ase  jiistilier.  Il  poite  des 
éperons  diiiiitsurés,  —  ii  prendrait  pour  ui  aveu  iiumiliaiil,  pour  une 
houleuse  concession  de  monter  uu  poney  ou  uu  chcial  de  petite  taile, 

—  il  se  perche  sur  <lc  grandes  b  'tes  normandes,  — jamais  il  uc  s'avoue 
fatigué, —  il  a  une  organisation  robuste!  ruiiii        ' 

Il  a  une  belle  feaiiue,  —  il  l'a  choisie  grande,  fnrte  ,  —  nn  pcn  chargée 
d'embonpoint.  Il  n'aime  pas  beiucoup  qu'on  l'aille  voir,  —  et  sa  inaisun 
(■btdun  accès  dilUcile.  —  Cependaui  il  lait  une  exception  en  faveur  de 
M....  Voi  i  couimenl  s'est  faite  leur  connais^ance. 

Il  se  trouvait  un  jour  au  ihoâire ,  il  élali  arri  é  lard,  il  fut  obligé,  avec 
quelques  aunes  pers'.nnes,  de  se  tenir  debout.  Malheureusement,  il  y 
avait  devant  lui  un  homme  de  laille  assez  haiiie  qui  l'empêcha  i  de  voir  le 
ihéâ  re  et  le  renda  t  aussi  étranger  à  ce(|ui  se  pas  ait  sur  la  scène  que  s'il 
eu',  élé  à  trente  lieues  de  là.  Cet  homme  s'en  aperçut,  et  lui  dit  poliment: 
Voulez-vous  passer  devant  iiio.? 

M.  de  V...  répond. i  sèchement  qu'il  voyait  parfaitement  bien. 

A  dire  le  vrai,  il  n'avait  encore  vu  (|ue  le  dos  de  son  obligeant  voisin, 

—  mais  celle  loadcscendancc,  cède  quasi-piiié  pour  sa  taille,  lui  semblait 
insultante. 

A  lacie  suivant ,  il  se  fit  un  rcfiux  pa •mi  les  spectateurs  non  a-ssis  ,  et 
M.  de  V...  se  trouva  devant  à  son  tour.  —  Le  voisin  qui.  loul  à  l'heure, 
lui  avait  on"eri  sa  place,  vou'ut  se  venger  par  un  sarcrsme  de  la  réponse 
impnic  du  M.  de  V....—  et  lui  dit:  Jbl:gezm  ji  d'ôt.  r  voire  chapeau ,  je 
ne  viiisab-olumi  nt  rien. 

Deux  personnes  se  retournèrent  et  sourirent  en  voyant  que  le  chapeau 
du  nciii  homme  u'al.ait  pas  au  uiCDton  de  celui  qui  s'en  prétendait  si  fort 
empêché.  ,    _ 

M.  de  V...,  en' hanté  de  gêner  qu'^lqu  un.  —  heureux  de  .se  trouver  en 
ob-iàcli- il  iueli|ac  ciio-o  — se  co.ilonlit  en  excès  s.  (t  il  plusieurs  re- 
prises oll'-ii  ii  M...  sa  lorgnelte  el  du  labac.  Uepuis,  quand  illeiencon- 
tr.i  t.  —  il  le  s  iliiait  avec  wi  sourire  gr.iiieiix.  —  Il  ne  t  .rda  pas  ii  l'inviter 
à  dîner  et  il  l'introiluire  chi  z  lui.  —  lieaucuup  de  personnes  pcuscut  que 
la  rencontre  a  616  prémédiicc  par  M... 

ALPIIOASE  KARR, 


Elirait  de  la  livraison  de  septembre,  chM  l'cdileur,  tue  Neuve- Vivicnne, 


Paris.  —  BOULÉ  el  C  imprimeurs  des  corps  militaires,  de  la  gendarmerie  département 
taie,  (lu  cadaslre  et  des  coniribulions  dirt^Mcs,  fui!  Coq-Ucron,  3. 


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A  Paris,  Cittc'roturf ,  jSjistoiu ,  Scifucfs,  ^tam-Kvls^  HVitmoixes^  Mœurs,  ^louages 

RUE  COQ-ni':RON,  N°  3, 


Au  bureau  du  Journal. 
Elai  province, 


Chez   Ii"s  Lilirairos ,  les  Uiroctcura 
lies  l'osics  ei  dus  JU'SJiigciies. 


{affuaxciiir.) 


EXTRAITS   D'Ol'VRAGES  IJi'EDlTS.  PUBLICATIONS  KOUVELLES.  REVUES. 

S'araSasiini  tous  Mes  tnoia. 


ABOKfNErSKNS  : 

TTn  an 12  f.  » 

'       Six  mois (5     50c. 

Trois  mois.  ...     3     50 

Un  mois 1      2j 

Étranger  :  2  fr.  en  sus  par  an. 

On  tire  à  vue  sur  l-s  personnes  qui  la 
(lemanJcnt,  et  il  e^l  ujoutc  on  Tr.  au 
iiitindat  pour  frais  de  recouvrcmeni. 

{\TFn\ycuin.) 


Le  Magasin  î.ittép.aire  se  compose  des  meilleurs  Feuilletons, 
Romans  et  Nouvelles  qui  paraissent  chaque  mois,  soit  dans  les 
.Touniaux,  les  Revues,  eu  les  Livres.  On  y  trouve  des  Récits 
de  voyages,  des  Tableaux  dejnœurs,  des  Etudes  d'art  et  des 
l'esquisses  bioprapliiques  empruntés  aux  meilleurs  écrivains  de 
France  et  de  l'étranger. 

En  verlu  d'un  traité  spécial  passé  avec  la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  le  Magasin  Lutéraiue,  outre  ses  articles  entièrement 
inédits,  reproduit  notamment  les  publications  de  MM.  Vic/rou 
Ui  GO,  Ci!Anu:s  Nodii;h,  de  Balzac,  Alexandre  Dimas,  Frédéric 
SorLiC,  Charles  de  Bernard,  Méry,  Eugène  Sue,  Léo\  Gozlan, 
Roger  de  Beauaoir,  Eue  Berthet,  et  généralement  les  ouvrages 
de  MM.  les  écrivains  les  plus  distingués. 

Il  paraît  chaque  mois  (le  quinze)  un  numéro  composé  de  imit 
i'oiii!les,  imprimé  sur  beau  papier  satiné ,  grand  in-quarto  à  deux 
colonnes,  avec  couverture  imprimée.  Le  prix  de  chaque  numéro, 
qui  contient  10,800  lignes  (ou  760  mille  lettres),  c'est-à-dire  la 
maticrc  de  plus  de  cinq  volumes  in-octavo ,  est  de  UN  FRANC 
VINGT-CINQ  CENTIMES.  —  C'est  le  prix  ordinaire  de  la  location. 

On  trouvera  toujours  à  remplacer  au  même  prix  de  un  franc 
vingt-cinq  centimes,  les  numéros  égarés  ou  gàlés. 

Le  prix  de  l'abonnement  annuel  est  de  DOUZE  FRANCS.  Les 
douze  numéros  mensuels  qui  le  composent  contiennent  de  fait  et 
véritablement  la  matière  de  plus  de  soixante  volumes  in-octavo 
ordinaires,  dont  le  prix  (au  prix  de  7  fr.  50  cent,  le  volume) 
serait  de  i50  francs! 

Chaque  numéro  ne  contient  que  des  ouvrages  et  articles 
complets. 

Le  Magasin  Liitéraire  réunit  donc  trois  conditions  essentielles 
qui  doivent  assurer  son  succès  : 

1°  Grande  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans  le  choix 
des  articles ,  qui  sont  tous  signés  par  les  écrivains  le  plus  en 
renom  (voir  le  sonuiiaire  de  ce  numéro  et  des  précédons)  ; 

2"  Immense  quantité  de  matières  (plus  de  60  volumes  par  an)  ; 

3°  Réduction  considérable  et  sans  exemple  dans  le  prix  tic 
l'abonnement  (DOUZE  FRANCS  PAR  AN). 

Tour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de  ce  pros- 
pectus, de  la  réalité  des  avantages  que  présente  le  Magasin  Lit- 
i  Éi'.AiRE,  de  son  importance  matérielle  et  de  sa  valeur  littéraire, 
il  suilitde  jeter  les  yeux  sur  ce  numéro  et  de  lire,  dans  le  sonnnaire 
i  ui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y  ont  concouru. 


SOJUJUAfHE. 

1,0  rapiCiino  Lambert,  par  M.  CHAULES  UAHOU. 

Antoine  iVi;,illan,  par  M.  STKPUliiV  DK  LA  MAnELEIXE. 

T.ib;iiy,  riioiinéle  homme,  parH.  S.-HEMVV  KEUTlIOll). 

In  rêve  de  l'Impéraliicc  Joséphine  ,  par  M.  IIEMVV  BEUXIIOI-'D. 

Dniihle  Eri-eur,  par  M.  JULES  JA.MîV. 

le  lionhcurd'un  amant  mallieiircux,  par  M.  LOUIS  LURliXE. 

Portrait  de  M.  IVAHUîUXEAV. 


Milady  Monlaigii,  par  M""  la  duch.  D'ABKANTÈS  (œiivics  posthumes). 
Poésie  :  Nolrc-Danic  de  Tolède  ,  par  M.  THÉOPHILE  GAUTHIEll. 

—  Fuite  de  Rodrigue  ,  par  M.  EMILE  DLSCHAMPg. 
Le  Pactole,  par  M.  EUGENE  GUI\OT. 
Nouvelles  il  la  main  (  septembre  ). 

Physioki5:ie  (d'Homme  marié.— Tatillon,  par  M.  PAL'L  DE  ROCK. 
Physiologie  du  Conseil-d'État  sous  le  Consulat  et  l'Empire,  par  un  aiicica 

auditeur. 
Les  Contrebandiers  de  Penmarck  ,  par  M.  FÉLIX  DEUIÉGE. 
Sœur  Batilde,  par  M"'  EUGÉNIE  FOA. 
Le  Projet  d'un  crime,  par  SI.  BIAUIE  AVCARD. 
Un  Pain  et  une  lenOlre,  par  M.  S.-HENn"i  BEKTHOVD. 
Un  Prisonnier  d'c'lat,  par  M.  UOi'.ACE  RVISSO.N. 
Le  Cor.iil  ,  par  M.  ADOLPHE  PLZANT. 
Moët,  par  M.  JULES  JAi\l-\. 


>*^^^-» 


EiC  Capitaine  liaiiilse.'^ 

CHAPITRE  PREMIER. 

Bien  ne  ressemble  à  une  ville  de  province  comme  le  quartier  qui  à 
Paris  avoisine  le  Jardin-du-Roi. 

L'illusion  qu'y  procurent  tout  d'abord  l'absence  complète  de  mouvement 
et  la  solitude  silencieuse  des  rues  s'accroii  encore  pai'  l'aspect  des  liabi- 
talions,  qui  ne  rappellent  en  aucune  minière  la  forme  et  rarchiteciure 
des  constiuctioRS  élevées  au  centre  de  la  villo.  Là,  p:jint  do  ces  lourmil- 
lères  à  six  é  âges  afl'ectant  au  deliors  la  uiaguilicence  d'un  palais  et,  au 
dedans  ,  mesurant  froidement  aux  locataires  dont  elles  regoigcnt 
l'espace  à  peine  suffisant  pour  sa  mouvoir  et  pour  respirer.  La,  point  de 
magasins  ii  splendidts  devantures,  point  de  portes  cocliéres  mocumeiita- 
les  et  ouvragées  ressemblant  à  l'entrée  d'un  baptistère  ou  à  celle  d'ua 
temple  grec.  Eu  ces  parages  isolés,  la  spéculation  des  boutiques  n'é- 
tant d'aucune  défaite,  les  rez-de-chaussée  forment  de  modestes  lo- 
gemens,  dont  les  fenêtres,  pour  la  sûreté  de  ceux  qui  les  occupent. 
sont  piltoresquement  garnies  de  serrurerie ,  ù  moins  qu'on  n'y  ait 
pri^fére,  comme  défense,  des  coiitrevcns  ouvrant  à  l'cxtérieiir,  et  rc- 
leiiDs  durant  le  jour  h  la  muraille  par  des  tourniquets  de  fer,  cbérs  du 
pamin  de  Paris,  qui  ne  manque  jamais  de  les  faire  vioitlincr  en  passant. 
Assez  souvent  élevée  de  plusieurs  marches  au-dessus  du  toi,  l'tnlrée  de 
Il  mai-oii  est  d'ordinaire  une  petite  porte  à  moulines,  et  à  un  seul  bit- 
tant,  donnant  issue  snr  un  corridor  clair,  qui  ne  doit  pas  être  confondu 
avec  ce>  hideuses  allées  qui  desservent  les  bouges  infects  de  ccrtiins 
quartiers  populeux.  Quelquefois  aussi  la  maison,  en  retraite  sur  la 
vuie  publique ,  en  est  séparée  par  un  mur  dont  le  pignon ,  en  vue 
des  teiUalivcs  nocturnes  a'escalade,  est  classiquement  garni  de  frag- 
mens  de  verre  cassé  qu'on  y  a  implantés  dans  le  plâtre  encore  li  ais. 
A  rinicricur  des  habitations  ainsi  disposées,  si  la  porte  vient  à  s'ou- 
vrir, vous  êtes  à  peu  près  srtr  d'entrevoir  la  riante  verdure  d'un  jardinet 
ou  celle  d'un  berceau  sur  lequel  s'épanouit  une  vigne  mariée  à  la  végé- 
tation des  pois  a  odeur  et  de  la  capucine.  Plus  hahituellcmcni  un  vaste 
jardin  dessiné  à  la  vieille  méthode  française  s'étend  derrière  un  corps  de 
logis  élevé  sur  l'alignement  de  la  rue  ,  et  se  révèle  au  loin  par  des  son- 
leurs  de  fleurs  mêlées  au  parfum  plus  énergique  des  p'antes  potagères. 
Constamment  entretenu  par  ces  émanations  végétales  a  un  grand  etai  de 
pureté,  l'air  de  ce  quartier,  que  ne  vicient  point  d'ailleurs  les  miasmes  des 
ruisseaux  et  des  immondices ,  est  d'une  extréioe  salubrité  ,  et  satisfait  à 
toutes  les  conditions  de  l'hygiène  la  mieux  entendue. 

C'est  sans  doute  à  raison  de  ces  heureuses  dispositions  sanilains  que 


LE  MAGASIN  LITTEKAIUE. 


ce  pe'il  coin  de  Paris  a  éié  clioisi  pour  devenir  le  ceutre  (l'une  spécula- 
lion  qui  s'y  est  const.imment  lujinteiiue  et  muUipliOe. 

De  tous  cùiés ,  au  dcisus  des  portes ,  au  |.lus  haut  de  la  façade  et  sur 
les  murs  latéraux  des  maisons  dans  toutes  les  places  en  un  mot  oii  cette 
inscription  alaciianccde  fr;ipper  les  jeux,  vous  pouvez  voir  écrit  en  ca- 
lar tères  gros  et  lisibles:    Pension  bourgeoiic  des  deux  texes. 

Un  des  grands  conteurs  de  noire  temps  dans  un  roman  célèbre  ,  s'est 
plu  à  décrire,  avec  ce  soin  e^act  et  minutieux  qui  est  l'un  des  caractères 
tleson  admirable  talent,  l'intérieur  d'un  de  ces  établissemens  ainsi  pros- 
pecturés.  Il  nous  suffira  donc  de  dire,  après  lui,  que,  dans  ces  sortes  de 
maisons  de  refuge  de  la  petite  propriété,  l'industrie  privée,  parodiant  la 
pbilanlliropie  publique,  reçoit,  movennant  une  modique  rétribution  an- 
nuelle, 1rs  célibataires  malaisés,  les  vieillards  restés  sans  famille  et  les 
menus  rentiers  qui  n'ont  pas  dans  leur  revenu  de  snffisans  moyens  de 
pourvoir  à  leur  subsistance.  LJ,  au  moyeu  d'une  économique  organisa- 
tion de  la  vie  en  commun,  toutes  ces  existences  déclassées  et  besoigneu- 
scs,  groupées  autour  du  maîire  de  l'usine  qui  se  trouve  encore  à  vivre  sur 
elles  eu  leur  servant  de  H^  n,  échappent  aux  soulTrances  les  plus  aiguës 
de  l'isoiemenl  et  de  la  misère,  et  arrivent  un  peu  moins  douloureuse- 
ment qu'elles  n'auraient  fait  sans  cette  ressource  à  leur  suprême  dénoû- 
ment. 

Au  commencement  du  dernier  tiers  de  la  restauration,  un  de  ces  fonds 
de  commerce  situé  dans  la  rue  NeuveSainl-Eiienne,  était  exploité  par  une 
dame  Bouvard,  ancienne  artiste  dramatique  qui  avait  tenu  jusqu'à  la  der- 
?iièi  e  extrémité  dans  les  troupes  de  province  les  rô'es  de  Dugazon-Cor- 
fcts.  L'âge  l'ayant  entin  dépo  sédée  de  cet  emploi,  elle  s'était  retirée 
à  Pjris.  et  des  générosités  posthumes  d'un  vieil  avocat  de  Bar-sur-Aube, 
mort  sou  soupirant,  elle  avait  acheté  l'éiablissemeut  à  la  tète  duquel  nous 
la  vovons  aujourd'hui. 

En'  faisant  cet  e  acquisition,  Mme  Bouvard  s'était  complètement  méprise 
dans  le  choix  du  genre  d'industrie  auquel  elle  était  propre.  Un  café  ou  un 
restaurant,  dans  le  comptoir  desquc's  elle  eût  fait  trôner  des  charmes  res- 
tés encore  à  un  état  passable  de  conservation,  lui  eussent  infiniment  mieux 
convenu  que  la  grave  ad'uinistration  d'une  espèce  d'hospice  oii  aucune 
distraction  ne  venait  la  dédommager  de  la  multiplicité  des  soins  auxquels 
elle  était  obligée  de  donner  son  atieniion. 

Veiller  à  ce  que  les  besoins,  souvent  même  les  exigences  d'hôles  in- 
firmes et  grondeurs  fussent  in  essamment  satisfaits  ;  maintenir  dans  ce 
collège  de  vieillards  en  proie  à  toutes  les  mauvaises  passions  de  leur  âge, 
la  bonne  harmonie  toujours  près  d être  compromise;  pourvoir  au  meil- 
leur mavché  possible  ii  l'apijrovisionnement  de  la  maison;  y  entretenir 
l'ordre  et  la  propreté  ;  compter  avec  les  fournisseurs  ;  soutetiir  avec  les 
éiablissemens  voisins  une  âpre  concurrence,  voilà  quelle  était  sa  fati- 
gante occupation  de  tous  les  jours.  Maiuien mt  peut-on  considérer 
comme  une  suffisante  compensation  à  tant  de  sollicitudes  le  babil  de 
quelque  commère  du  quartier  venant  parfois  visiter  la  digne  hôtesse,  ou 
la  société  de  ses  pensionnaires  n'ayant  jamais  à  la  bouche  que  des  do 
léances  sur  le  présent,  quand  ils  consentaient  à  laisser  en  paix  les  sou- 
venirs cent  fois  rebattus  de  leurs  passé?  Disons  le  mot,  d'ailleurs;  quand 
même  des  plaisirs  moins  austères  et  moins  monotones  lui  eussent  été  per- 
mis, Mme  Bouvard  aurait  dé>«iré  encore,  car,  bien  qu'ayant  rompu  avec 
les  rôles  de  jeune  premièie,  elle  continuait  de  sentir  son  cœur,  que  jamais 
jusqu'à  cette  époque  elle  n'avait  laissé  si  vide  et  si  inoccupé.  Or,  à  une 
certaine  émotion  que  ses  attraits  semblaient  avoir  encore  le  pouvoir  d'exci- 
ter parmi  la  population  décrépite  de  sa  maison ,  aux  hommages  qui,  sous 
toutes  les  formes,  depuis  l'attention  discrète  jusqu'à  l'impudente  convoi- 
tise, émanaient  vers  sa  beauté  de  tout  ce  vieux  détritus  humain,  il  ne  lui 
paraissait  pas  que  l'âge  de  la  galanterie  fût  tout  à  fait  passé  pour  elle' 
Aussi,  parles  belles  soirées  d'été,  quand  la  crainte  du  serein  avait  con- 
finé tous  ses  pensionnaires  dans  leurs  cellules,  descendant  dans  son  jar- 
din, elle  y  promenait  mélancoliquement  sa  rêverie  le  long  des  allés  so- 
litinres,  s'y  occupant  sans  doute  de  quelque  type  vaporeux,  qu'elle  eût 
trouvé  une  grande  coni-olaiion  à  faire  entrer  dans  l'économie  de  sa  vie . 
mais  que  rien  ne  lui  avait  encore  révélé. 

Un  soir  que  la  plaintive  hOtcsse  avait  prolongé  sa  veille  plus  lard  qu'à 
l'ordnaire,  elle  était  assise  sous  un  berceau  de  verdure,  respirant  avec 
délices  le  parfum  nocturne  de  quelques  rosiers  placés  dans  le  voisinage, 
quand  tout  à  coup  une  chambre  de  la  maison  voisine,  qui  avait  vue  sur  le 
j.irdiu  de  la  pension,  vint  à  s'éclairer  par  la  rentrée  du  locataire  qui  l'habi- 
tait. La  fenêtre  était  nsiée  ouverte  pour  donner  accès  à  l'air  frais  et  em- 
baumé qu'il  fai^ait  ce  soir-là  à  la  suite  d'une  étcuUaute  journée  du  mois 
d'août.  La  belle  rêveuse  pu'  donc  à  son  ais;  considérer  l'action  et  la  per- 
sonne du  survenant,  et  elle  mit  à  cet  examen  une  attention  d'autant  plus 
délii)érée  que  de  son  côté  elle  se  croyait  invisible  pour  lui. 

Nos  lecit  urs  ser.'ient  bien  trompés  si  le  voisin  de  Mme  Bouvard  ne  se 
trouvait  pas  roiisiiiué  de  manière  à  pouvoir  devenir  l'aimable  soupirant, 
dont  le  besoin  se  faisait  si  vivement  sentir  à  son  isolement.  Au  premier 
aspect  cependant  rien  ne  parut  le  désigner  impérieusement  à  cet  emploi. 
Ues  traits  peu  réguliers  et  d'une  médiocre  distinction,  de  fortes  mousta- 
ches blondes,  des  cheveux  drus,  roux  et  ras,  contribuant  par  cette  mâle 
disposition  à  donner  au  visage  qu'ils  couronna  eut  un  air  résolu  et  mar- 
tial, des  membres  trapus  et  une  carrure  imposante  ;  en  somme  un  air  de 
force,  de  décision  et  d'audace,  voilà  ce  que  Mme  Bouvard  eut  bientôt 
tait  d'ioventoricr.  Quant  à  la  curiosité  qu'on  pourrait  nous  montrer  de 


savoir  comment  il  se  faisait  que  cet  intéressant  voisinage  se  révélât  pour 
elle  seulement  ce  soir-là,  nous  répondrons  que  li  maison  de  laquelle  dé- 
pendait la  chambre  qui  attirait  en  ce  moment  ses  regards  était  un  hôtel 
garni,  dont  le  personnel  se  renouvelait  sans  cesse,  et  que  l'hôte  imprévu 
qui  s'y  remarquait  y  était  apparemment  installé  depuis  fort  peu  de  temps. 

Après  s'être  mise  dans  le  simple  appareil  que  comporte  la  tempéra- 
ture d'mi  jour  d'été  et  la  libellé  du  chez  soi,  notre  nouvelle  connaissance 
alluma  une  ample  pipe  d'écume  de  mer  et,  s'accoudant  sur  l'appui  de  la 
leuélre,  commença  a  en  jeter  la  fumée  au  vent. 

A  l'époque  dont  nous  parlons,  la  grande  révolution  sociale,  qui  a  fait 
passer  dans  les  mœurs  élégantes  l'usage  du  tabac,  n'était  pas  encore 
soupçonnée,  et  I  habitude  de  fumer  emportait  avec  elle  une  présomption 
de  mauvaise  éducation  très  difficile  à  concilier  avec  les  perfections  exi- 
gées dans  un  héros  de  roman  ;  mais  il  faut  se  hâter  d'ajouter  qu'à  cette 
époque  aussi ,  les  moustaches  ,  tombées  depuis  dans  la  vie  civile  ,  iudi- 
quaient  nécesiairement  un  militaire,  et  que  dans  tous  les  temps,  par  une 
dispense  expresse  ,  les  gens  de  guerre  ont  eu  la  permission  de  charmer 
par  la  pipe  les  longs  loisirs  de  leur  vie  passablement  végétative  et  inoc- 
cupée. Au  lieu  donc  de  conclure  de  la  (bstraciion  h  laquelle  il  se  livrait , 
que  son  nouveau  voisin  fût  un  homme  de  mauvaise  compagnie,  Mme  Bou- 
vard fut  am<née  à  penser  qu'il  portait  l'épaulette,  et  nous  devons  avouer 
que  ce  n'était  pas  là  une  découverte  à  décourager  l'attention  dont  elle  l'a- 
vait honoré  jusque-là.  Elle  continuait  donc  à  examiner  assez  curieuse- 
ment sa  silhouette  ,  se  dessinant  dans  l'ombre  de  la  fenêtre  ,  tandis  que 
l'intérieur  de  la  chambre  éclairée  derrière  lui,  formait  un  fond  lumineux 
sur  lequel  il  se  détachait,  quand  un  rayon  de  la  lune,  venant  à  frapper 
sur  la  robe  blanche  de  l'observatrice,  la  mit  à  son  tour  en  relief,  et  la  li- 
vra à  une  contr' aitentlon  dont  les  elTets  ne  tardèrent  pas  à  se  marquer. 

Nous  ne  prétendrons  pas  que  notre  officier  (nous  le  prenons  poir  tel 
jusqu'à  Louvel  ordre  )  fit  acte  de  très  bon  goût  en  allant  détacher  une 
guitare  dont  il  commença  à  tirer  quelques  accords. 

A  un  point  de  vue  absolu,  nous  ne  l'approuvons  pas  davantage,  après 
qu'il  eut  ainsi  préludé  pendant  quelque  te.iips,  d'avoir  ouvert  ua  feu  ren- 
iant de  romaiicis  parmi  lesquelles  nous  sommes  obligé  de  signaler  Fleu-' 
ve  du.  Tage,  et  l'^its  oiseaux,  le  printemps  vient  de  naître,  deux  mé-' 
lodies  aujourd'hui  surannées  et  qui  compromettraient  à  ne  jamais  s'en  re- 
lever le  malheureux  qui  tenterait  de  les  employer  à  séduire  même  une 
lavandière  ou  une  bonne  d'enfant. 

Nous  soaimes  donc  prêts  à  en  convenir,  avec  une  femme  du  œonde^ 
avec  une  beauté  moins  disposée  que  ne  l'était  Mme  Bouvard  à  laisser  ra-' 
vir  sa  pensée  dans  le  ciel  bleu  de  l'amour,  le  musicien  eût  commis  une 
faute  énorme  ;  car  sa  sérénade  retournée  (d'ordinaire  le  chanteur  est  en 
bas  et  la  belle  à  la  fenêtre  )  était  toute  propre  à  le  rencire  ridicule  et  à  té- 
moigner d'une  sorte  de  présomption  entreprenante  mal  faite  pour  bien  le 
recommander.  Mais  ici  l'effet  produit  fut  tout  autre  :  Mme  Bouvard  ac- 
cueillit avec  quelque  reconnaissance  la  musique  envoyée  à  son  adresse 
sur  l'aile  du  zéphyr  ;  elle  trouva  que,  l'exécutant  chantait  avec  goût ,  et 
ne  fit  pas  mine  de  se  retirer  ;  seulement  elle  eut  soin  de  se  placer  hors  de 
la  portée  de  l'indiscrète  lumière  qui  avait  trahi  sa  présence,  trouvant 
ainsi  moyen,  suivant  l'instinct  marchandeur  de  toute  femme  qui  accorde 
une  faveur,  de  n'être  là  que  d'une  demipréseuce,  où  sa  modestie  et  son 
plaisir  trouvaient  leur  compte  à  la  fois. 

Cependant  le  répertoire  du  musicien  allait  s'épuisant,  et  il  se  voyait 
prochainement  obligé  de  mettre  fin  à  son  concert  ou  de  tomber  dans 
quelque  redite,  quand  onze  heures  venant  à  sonner,  Mme  Bouvard  s'aper- 
çut qu'elle  avait  prêté  aux  accrus  du  galant  militaire  une  attention  qui  ne 
pouvait  pas  convenablement  se  prolonger  plus  long-temps.  Quittant  donc 
sa  retraite,  elle  se  mil  en  devoir  de  regagner  la  maison,  laissant  aperce- 
voir à  des  yi>ux  provisoirement  condamnés  à  se  contenter  de  cette  remar- 
que, une  taille  qui,  pour  manquer  de  finesse  et  d'élégance,  n'était  pas 
cependant  dépourvue  d'une  appétissante  rondeur  et  d'un  provoquant 
ijbandon. 

Long  temps  apiès  que  celte  aimable  vision  se  fut  évanouie,  le  virtuose 
resta  en  obs;.'rvaiion.  espérant  que  la  chambre  delà  dame  serait  à  portée 
de  son  regard  et  qu'il  pourrait  l'entrevoir,  arrosant  des  Heurs  à  la  fenê- 
tre, fermant  une  jalousie  ou  reflétant  son  ombre  derrière  un  ri  leau.  Le 
pauvre  galant  en  lut  pour  ses  frais  de  patience.  Le  bel  astre  qu'il  cher- 
chait n'était  pas  si  ué  dans  une  portion  du  ciel  accessible  à  ses  yeux,  et 
tout  ce  qu'il  recueillit  d'une  assez  longue  attente,  fut  de  surprendre  dans 
une  mansarde  qui  faisait  face  à  sa  croisée,  une  grosse  servante  metlai:t 
ses  papilloties  et  se  coffaut  de  nuit. 

Ainsi  va  le  monde  où  partout  le  mal  est  installé  et  prédomine,  jamais 
l'appartement  situé  vis  à  vis  du  vôtre  n'est  celui  de  la  fille  ou  de  la  n.èce, 
c'est  toujours  celui  de  la  mère  ou  de  la  tante,  bien  heureux  quand  vous 
n'avez  pas  le  père  ou  l'oncle  en  perspective  et  que  ni  l'un  ni  l'autre  de 
ces  vénérables  personnages  n'est  eu  outre  atteint,  au  grand  péril  de  vos 
oreilles,  de  la  manie  de  quelque  instrument  insalubre,  tel  que  la  flûte  (1), 
le  violon  ou  le  cornet  à  piston. 

CHAt'ITBE  II. 

il  faut  croire  que  l'image  de  la  belle  hôtesse  avait  vivement  agité  le 

(1)  On  saille  mot  d'un  musicien  célèbre  :«Je  ne  connais  rien  de  pire  qu'une 
Uùic.  si  ce  n'csl  deux  Qùles,  » 


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sommeil  de  notre  oflidcr,  car  le  lendemain  de  grand  matin  nous  le  trou- 
vons à  sa  fenêtre,  revêtu  d'une  capote  (runiforme  et  recoiUnienç;int  la  fac- 
tion que  nous  l'avons  vu  poursuivre  la  veille  au  soir  avec  un  courage  si 
mallieureux.  On  aurait  tort  cependaut  de  lui  savoir  un  mérite  absolu  de 
cet  empressement  matinal  auquel  avait  bien  un  peu  de  part  le  sous-in- 
teudant  militaire  qui  ce  jour-là  devait  passer  la  revue  du  régiment  doit 
fc;  amoureux  si  vigilani  faisait  pariie.  Toutefois  ,  en  attendant  l'heure  de 
se  rendre  sur  le  terrain,  il  avait  voulu  voir  si  sa  tonne  étoile  ne  lui  ferait 
rien  dérouvrir  de  plus  complet  touchant /e  ion.^fe  de  sa  nuit  d'élc.l\ 
était  donc  en  observation  ,  humant  comme  un  rossignol  l'aurore  et  la  ro- 
sée, quand,  par  un  coup  de  sympathie  auquel  la  prémddiiation  de  l'aima- 
ble dame  n'avait  aucune  part,  Mme  Bouvard,  dont  le  tracas  commençait 
de  bonne  heure,  fut  amenée  au  jardin  où  elle  descendit  suivie  de  la  ser- 
vante que  nous  avons  entrevue  la  veille  et  qui  venait  sous  son  iiispection 
faire  une  moisson  des  végétaux  les  plus  prosaï  jues  ,  tels  que  carottes  , 
poireaux,  oseille,  salades  et  autres  plantes  de  ménage  et  de  pot-au-feu. 

La  diiue  hôtesse  avait  à  peine  mis  le  pied  tur  le  perron  qu'elle  avait 
déjà  entrevu  le  militaire  à  son  poste,  et  uous  nous  garderons  bien  de 
pré:eudre  que  cette  vue  lui  eût  été  en  rieu  désobligeanic  ;  mais  bien  fin 
aurait  été  le  galant  s'il  avait  pu  reconnaître  à  quelque  signe  qu'il  avait 
été  remarqué  ou  seulement  aperçu.  La  maison  à  la  fenêtre  de  laquelle  il 
était  placé  se  serait  écroulée  que  la  belle  ménagère  ,  le  sachant  à  l'affût , 
n'aurait  pas  tourné  la  tète  de  son  côté,  ce  qui  ne  veut  pas  dire  cependanl 
qu'elle  eiiil  rien  perdu  do  ce  qui  se  serait  passé  ,  le<i  femmes  ayant  uae 
inexprimable  hahiletû-  de  tout  voir  sans  riea  regarder.  Quant  au  jeune 
hompie  ,  il  y  mit  moins  de  façons,  et  ayant  la  liberté  de  considéier  à 
pléii)  celle  dont  il  ue  connaissait  encore  que  la  taille  ttla  tournure,  il 
fui  ravi  des  grâces  de  son  visage ,  auquel  l'éloignemeiit  restituait  en  ce 
ii;Qi!;eul  la  pluiiilude  d'une  beauté  qui,  vue  à  moindre  dis;ance ,  ue  lais- 
sait pas  de  marquer  le  passage  des  ans.  Il  décida  doue  à  l'instant  même 
(|u'il  ajouterait  cette  aimable  vision  à  la  liste  de  ses  conquêtes,  la  très 
excellente  opinion  qu'il  avait  de  lui-même  n'admettant  pas  qu'il  ce  dé- 
lioùiiicut  il  put  se  rencontrer  d  autres  obstacles  que  ceux  qu'y  apporterait 
l'irbiiflisanle  énergie  desa  volonté. 

Si  jam>  is  l'amour  était  banni  de  la  terre,  il  y  serait  ramené  en  triom- 
phe par  une  chambrière,  cette  sorte  de  femme,  indépeud.imment  de  l'ar- 
deur chaleureuse  qu'elles  mettent  personnellement  ù  pratiquer  son  culte, 
étant  inslinciivement  portées,  dans  tous  les  pays  du  monde,  ii  se  fiire  les 
eiilieiueiteuses  les  plus  zélées  de  ses  intérêts.  Aussi,  tout  en  cueillant  ses 
herbes,  la  servante  qui  accompagnait  Mme  Bouvard  ue  put  se  tenir  de 
parler  du  galant  qu'elle  apercevait  à  sa  croisée,  et  sadresscint  à  sa  maî- 
tresse : 

— Madame  a-t-elleremaïqué,  lui  dit-elle,  notre  nouveau  voisin  ? 

—Quel  voisin,  fit  Maie,U,ouvrard,  d'un  ton  d'indifférence  qui  allait  jus- 
qu'à la  sécheresse  ?       .  .i_  ..,;i,, 

—Ce  jeune  homme  qui  nbtis  observe,  répondit  la  servante  eaojonirant 
d'un  signe  de  téie  le  militaire  qui,  ea  effet,  ue  quittait  pas  dei:  iyfeu,x;,le 
caï'ré  de  légumes  auprès  duquel  ellvs  étaient  arrêtées. 

-)-Ne  regardei  donc  pas  de  son  cOié,  reprit  vivement  Mme  Bouvard, 
sanjs  calculer  que,  si  elle  eût  eu  aUuiie  à  un  lémot^J.  pliJ?  clajryoyaftt,  elle 
se  fût  compromise  précisément  par  1  excessive  alai;9iC'igiip.ipr,euAit'Sa  pu- 
deur. _  .,,',,".  ,.„,      ;'  .,:',,,■  1    M     .' 

—  Il  paraît,  continua  la  servante,  qui  heureusement  ne  tira  aucune  in- 
duction de  rindice  accusateur  qu'aurait  pu  lui  fournir  la  piuderje  exagé- 
rée de  sa  maîtresse,  il  paraît  que  c'est  un  jeune  homme  qui  a  des  tolot^s  ; 
madame  a  dû  l'entendre,  hier  toute  la  soirée,  qu'd  a  chanté  en  jouaa!<  de 
la  guitare.  ,,,;.       ' ^'u^uZ  ,.'  fu,y.J-^  .',muu-i 

—  Ah!  c'estooqç  la.çë^te  musique,,  répondit  Mme  Bouvard,  qui;  çi'a 
tant  impatientée  que  j*en  avais  les  nerfs  tout  agacés  en  me  couchant.  . 

—  Madame  est  dillicile,  repartit  la  chambrière  ;  il  me  semblait,  moi, 
que  c'était  très  bien  chanté;  il  y  a  surtout  fleuve  du  Page  qu'il  ajolMBcnt 

exécuté.  ,     ,.,    ,      ■    .-_,     -    -,:,;.r      ;    ,|,i(r|:.    •  ■    ,, 

7'^Vous  vous  y  connaissez,  dit  alors  Mme  Bouvard  d'un  air  dédaigneux, 
et,  dç  fait,  le  souvenir  de  la  sérénade  avait  perdu  pour  elle  presque  tout 
son  charme  depuis  qu'elle  savait  que  les  chants  qu'elle  avait  cru  adressés 
à  elle  seule  avaient  aussi  fait  les  délices  de  sa  sci  vante. 

Kesesenlrintpas  de  force  àsouieiàruue  disçusoion  sur  le  mérite  d'exé- 
cution qu'avait  pu  déployer  le  musicien  :        , 

—  Ce  n'est  toujours  pas  votie  vieux  docteur,  reprit  la  chambrière  en 
se  sauvant  par  un  argument  h  ti  avers  champ,  qui  serait  pour  en  fiirc  au- 

«aut-  .     .    ,  .  j1k:;..u- 

—  Comment,  mon  vieux  docteur!  dit  Mme  Bouvaud  en -haussant l^» 

épaules  :  que  voulci-vous dire  par  la? 

—  Madame  ne  sait  doue  pas  que  notre  voisin  est  un  officier  de  santé? 

—  Comment  le  saurais-je,  reinit  aigrement  Mme  Bouvard,  eal-ce  que 
je  suis  comme  vous  au  fait  de  toutes  les  nouvelles  du  quailier  ? 

—  Ah  !  mon  Dieu,  je  n'ai  pas  fait  d'intrigues  pour  appieiuira  ça,  c'est 
Jean,  le  domestique  de  l'hfttel,  ([ue  j'ai  rencontré  hier  soir  et  (pii  m'a  dit  : 
Nous  avons  au  numéro  trois  un  chirurgien  du  réginent  caserne  à  la  rue 
de  rOursinc,  vous  le  verrez,  sa  chamlire  donne  sur  le  jardin.  C'est  un 
homme  très  savant,  il  a  une  trousse  superbe,  tous  ses  insirumens  sont 
montés  en  argent. 

—  Je  vous  avais  déjà  défendu,  répartit  Mme  Bouvard*  de  parler  aux  do- 
mcsiiques  de  rhô;cl.  '  ■'^'^'^  •'-'*  -^  "  '''  '*  •-■  '- 


—  Tiens!  est-ce  que  je  peux  empêher  c't  homme  (c't  homme  était  Ici  ' 
pour  Jean)  de  me  dire  bonjour  quand  il  me  rencontre  ;  on  serait  donc  pis 
ici  que  dans  un  couvent  ? 

La  pauvre  fille  avait  raison,  mais  c'est  qu'elle  ne  comprenait  pis  ic 
vrai  motif  de  la  mauvaise  humeur  que  montrait  sa  maitressa  à  la  suite  fie 
l'ollicieux  renseignement  qui  lui  avait  été  fourni.  Un  chirurgien  de  régi- 
ment !  Nous  le  deaianaous  à  toute  femme  qui  se  pique  de  quelque  senii- 
menl  romantique,  est-ce  là  l'uoojme  de  s-'s  rêies?  ne  sait  on  pas  qu'à' 
tort  ou  à  rais'ju  les  m^Jccius  d'armée,  qnoi(|ue  cependant  Brous'ais  lesi 
ait  bien  grandis  et  relevés,  passent  dans  l'opinion  vulgaire  pour  de  féroces' 
praticiens,  aussi  facilumeni  amenés  à  vous  couper  un  bras  ou  une  jambe 
que  peut  l'eue  un  au  r-,  homme  à  donner  la  main  à  un  ami;  c-,  à  ce 
sujet,  Mme  Bouvard  partageait  le  commua  préjugé;  elle  venait  donc  de 
voir  tomber  la  révélation  la  plus  dtsenchantante,  au  milieu  d'u  te  illusion 
à  peine  commLn.-ée;  aussi  pendant  tout  le  reste  de  la  journée  fut-elle 
quinteu-e  et  maussade,  ausH  se  monira-t-olle  sans  indulgence  pour  lesma- 
nies  (le  tous  ces  vieillards  au  milieu  desquels  elle  vivait  ets'absiint-e'le 
soigneusement  le  soir  d?  descendre  au  jard  n. 

Le  lendemain  cependant ,  un  peu  revenue  de  sa  première  émotion  et 
plus  capable  de  sainement  envisager  la  réalité  des  choses,  elle  com- 
mença de  se  représenter  qu'un  chirurgien  militaire  était  après  toot  an 
homme  qui  avait  donné  plusieurs  années  de  sa  vie  à  d'honorables  éimles, 
et  qu'un  jour  de  bataille,  quand,  au  lieu  d'aller  tranquillement  an  pied  du 
lit  d'un  malade  écrire  une  ordonnance,  il  courait,  au  perd  de  sa  vie,  par- 
mi les  obus  et  la  mitraille  porter  secours  aux  mouron;  et  aux  blessés,  il 
accompbssait  une  bien  noble  mission  !  La  Providence  vint  d'ailleurs  en 
aide  à  ceJui  que  Mme  Bouvard  avait  été  sur  le  point  de  déposséder  si  les- 
tement de  son  estime,  car  dans  la  nuit  qui  sunit,  un  de  ses  ponsionn.ires 
se  trouva  tout  à  coup  gravement  incommodé,  et  le  médecin  ordinaire  de 
la  maison  qu'on  était  allé  quérir  ayant  refusé  de  se  lever  pour  faire  son 
office,  on  fut  trop  heureux  d'aller  réveiller  le  médecin  militaire  qui,  à 
ITcmière  réquisition,  prêta  le  concours  le  plus  empressé. 

Présente  à  la  consuliatiou  du  jeune  docteur,  et  donnant  elle-même  leï>'> 
mains  à  exécuter  ses  prescripions,  Mme  Bouvard,  en  remarquant  la  juS' 
tesse  de  son  coup  d'œil  et  sa  détermination  prompte  et  rapide,  continua 
le  bien  modifier  ses  idées  touchant  les  médecins  d'armée.  Dès  cette  pre- 
mière renc;m:re,  et  tout  en  s'occupant  de  son  malade,  i'£sculape  avait 
trouvé  le  temps  d'adresser  à  la  belle  hôtesje  quelques  propos  galans;- 
mais  étant  revenu  le  lendemain  pour  savoir  le  résultai  de  ses  i  emèdes,  qdici 
avaient  été  couronnés  du  plus  heureux  succès  ;  libre,  à  celte  fuis,  de  tontol 
to  distraction  pharmaceutique,  il  donna  A  bien  ses  soins  à  cet  être  sédiric'i 
sant  et  aiaiable,  quil  acheva  de  triompher  de  toutes  les  préventions  doJit;) 
il  avait  pu  d'abord  être  l'objet.  N'étant  pas  femme  à  faire  les  choses  à: 
demi,  aussitôt  convertie  aux  chirurgiens  aide-majors,  Mme  Bouvard  en 
pratiqua  la  religion  avec  une  ai'denie  ferveur  ;  on  ne  s'étonna  doric  pas 
en  apprenan  que ,  huit  jouis  à  peine  écoulés  ,  le  vide  de  son  cœur  était'  > 
latgemeiit  comblé.  '  r  ,M 

UiuQ  Bouvard  était  arrivée  à  cet  âge  où  les  Itemmcs  s'attachent  avec 
une  t -iiacité  extrême  parce  que  le  roman  de  leur  vie  tsl  à  son  dernier 
chapitre  et  qii'e  les  n'entrevoient  plus  guère  de  feuille;s  à  tourner.  An 
contraire,  laide-major  Cousinot  n'était  ni  de  tempérament,  ni  de  prin- 
cipes, ni  de  caractère  à  se  fixer  long-temps  au  mOnie  amour  ;  il  y  a  donc 
tout  lieu  de  penser  qu'un  rapide  désanchantement  eût  couronné  sa  rapide 
vi(  toire,  si  dans  sa  sensible  maîtresse  il  n'eût  en  même  temps  trouvé  le 
dé -oùment  d'une  solide  amitié.  Les  appointemeus  d'un  chirurgien  mili- 
taire ne  font  pas  vivre  splendidement  leur  homme,  et  la  dépense  de  notre 
séducteur  était  cousiamment  en  lutte  ouverte  avec  f on  revenu.  A  tbaque 
fin  de  mois  se  dessinait  dans  ses  finances  un  déficit  qui  ne  tarda  pas  à 
le  jeter  i  n  proie  à  une  meute  de  créauciers^de  la  pire  espèce,  à  savoir 
ceiix  qui  réclament  de  misérables  sommes  et  qui  vcu'ent  d  autant  plus 
être  paycsqu'il  leur  est  thédveinent  dû.  Les  trarassii  ies  auxquelfes  cette 
situaiiiin  l'expojait,  altérant  profondément  son  htimeur.  Mme  Bouvard 
vo  i'u  recevoir  la  confidence  de  ses  chagrins,  et  quand  elle  sut  que  quel-(K 
que  centaines  de  francs  pouvaient  rendre  le  calme  à  une  existence  adorée,  1 
elle  offrit  généreusement  ce  sacrifice,  qui,  après  quelques  façons,  fut  ac- 
cepté àiiire  de  prêt. 

Rie;;  n'est  pcrlide^corame  ce  mot  qui  met  en  repos  la  délicatesse,  qu'inqniê-  , 
tcraiçnt  des  servicrs  d'argent  rendus  sous  une  auti'e  forme  ;  au.-si,  t)i  joun 
(l  <ip-e(/(,'/j/t'/,  l'aidu-major  prit  il  doucement  l'haLituile  de  puser  aiec 
ceiiaine  régularité  dais  la  bourse  dont  oului  avait  une  fois  moirréle  clie- 
iniu.  Pour  nous  servir  d'une  motaijhore  de  son  nu-ilir,  riacnne  (:e>  jkii- 
gnées  qu'il  faisait  à  celle  complai>iuli<  Bmie.  nous  | ;»ilc>us <ic  la  bo  :rse 
et  non  l'hôtesse  ,  amenant  toujours  de  sa  part  un  redouljUment  de  .-;  ins 
et  de  tendiessc,  Mme  Bou\ard  vit  s'établir  euire  cyx  sans  trop  de  regre;s 
u  e  sorte  de  l..i  agiaire  ;  seulement  avant  calrulé  qu'elle  aurait  lo  t  iiê- 
néli;e  à  donner  à  celte  tacite  comiunnauiéde  biins  i;i;e  f;rme  airet'c  et 
déU(iiiive,  elle  se  disposait,  maljîré  la  di.-pi  op'irlion  d'âge  qui  clan  t  nio 
elle  et  son  soupiraui,  à  lui  pro,  oser  de  sub.-iituer  a  leur  société  anoi  y  i.e 
une  soci  lé  par  acte  public  et  eu  nom  ci)llecti',  quae.d  ces  projets  fureul 
d(. rangés  par  les  événemcus  que  l'on  pourra  voir  dan.-  les  chupiues  sui- 
vaus. 

CHAI>ITB&  la. 

Une  atientioa  particulière  doit  être  accordée  au  peascouaire  qui , 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


par  sa  subite  indisposiiion,  avait  préparé  daus  la  maison  de  Mme  Bou- 
vard riinroilurtion  de  l'aidc-iiiajor  Cousinot. 

C'était  un  petit  vicilird  à  la  luiiie  refi  ognéc  et  souciense,  qui,  montrant 
un  grand  goût  de  la  siilittidc,  coinmiii)i(|uait  le  moins  qu'il  lui  <5t..it  pos- 
sible avtc  les  autres  habitans  de  la  maison.  Très  enfimcé  daiis  la  dévo- 
tion, et  sortant  rarement  dans  un  antre  but,  il  allait  chaque  jour  passer 
plusieurs  ht'ures  à  l'i^glisp,  ne  mangeait  point  à  la  table  cointnune  ,  était 
toujours  couché  avant  di\  heures,  quoiciu'il  se  plagnlt  souvent  de  l'm- 
somnie  de  ses  nuits.  Du  reste,  malgré  lesoiiima'que  qu'il  me  tait  à 
maintenir  Va  parte  de  sa  vie ,  il  était  d  une  humeur  af  scz  éga!e,  poli  dans 
ses  manières  et  dans  sou  langage,  et  ne  doimait  à  personne  sujet  de  se 
plaindre  de  lui. 

Jusque  II  dans  ce  personmge  rien  de  bien  exceptionnel  ;  mais  on  ad- 
mettra sans  doute  comme  digue  de  remarque  la  singularité  que  nous  al- 
lons signaliT. 

Au  moins  une  fois  par  quin?aine  une  voilure  richement  armoriée,  ve- 
nant troubler  le  calme  silencieux  de  la  rue  Neuve  St-lîiienne,  s'anèiait  à 
la  porte  de  Mme  Bouvard.  On  en  voyait  descendre  une  femme  à  laquelle 
une  toilette  d'une  exquise  recherche  donnait  encore  sous  ses  quaranie 
ans  sonnés  un  air  de  gracieuse  jeunesse;  accompagnée  quelquefois  par 
son  mari,  homme  de  manières  distinguées,  mais  dont  l'estéritur  annon- 
çait une  médiocre  ouverture  intellectuelle,  plus  habituellement  elle  ve- 
nait seule  et,  après  avoir  demandé  avec  intérêt  des  nouvelles  de  M.  Le- 
duc, c'était  le  nom  du  vieux  pensionnaire,  elle  s'empressait  de  monter  à 
sa  chambre  ou  allait  le  rejoindre  dans  le  jardin  quand  il  se  trouvait  s'y 
promenant  au  moment  de  son  arrivée. 

Autre  circonstance  h  ne  pas  omettre  :  lorsqu'il  aurait  semblé  naturel 
que  le  vieux  solitaire  se  montrât  heureux  et  honoré  de  cette  bri'lame  re- 
lation, il  paraissait  au  contraire  mettre  une  all'.ciation  désobligeante  à  la 
traiter  d'un  froid  g'ac  al  qui  formait  un  étrange  contraste  avec  la  défé- 
rence affectueuse  dont  il  était  l'obj""!.  Comme  il  arrive  entre  gens  (jul 
aimeraient  autant  ne  se  point  voir,  la  conversation  pendant  tout  le  temps 
que  duraient  les  visites  faites  à  ce  quintcux  vieillard,  se  traînait  pénible- 
ment enirccoupt'e  de  longs  silences  que  l'extrême  bonne  volonté  de 
ses  interlocuteurs  ne  parvenait  jamais  qu'incomplètement  à  combler. 
Seulement  à  certains  jours,  et  apparemment  lorsqu'un  sujet  incinnu, 
qui  peut-être  était  le  lion  de  cet  étrange  rapprochement,  venait  à  être  mis 
sur  le  tapis,  se  départant  de  ses  habitudes  de  silencieuse  bouderie,  M.  Le- 
duc paraissait  s'animer  outre  mesure,  et  après  avoir  insensiblement  élevé 
son  rèche  accent  de  mauvaise  humeur  jusqu'aux  éclats  de  la  colère,  il 
rompait  brusquetnent  l'entretien;  en  ces  sortes  d'occasion  il  était  f  cdede 
remarquer  que  ceux  qu'il  traitait  avec  cette  brutalité  n'opposaieniàsesem- 
portemtns  que  la  plus  patiente  résignation,  et  d'ordinaire  a.irès  ces  scè- 
nes, ils  laissaient  passer  fort  peu  de  temps  sans  revenir,  témoignant  ainsi 
qu'ils  n'avaient  point  gardé  rancune  du  mauvais  accueil  de  leur  hôte  et 
qu'ils  éprouvaient  un  pressant  désir  de  se  récc'iicilier  avec  lui. 

La  biiarrerie  de  ces  rapports  était  bien  faite  pour  exciter  la  curiosité- 
et  ils  avaient  été  fréquemment  l'objet  des  commeniaires  de  Mme  Bou- 
vard et  de  ses  Iccalaires,  sans  qu'au  reste  tout  leur  empressement  a  en 
démêler  le  caractère  les  ciit  amenés  à  aucune  découverte  de  quelque  im- 
portance. En  se  rens  ignaut  soigneusement  auprès  des  domestiques,  d'ail- 
leurs assez  peu  c ommunicaiifs,  qui  accompagnaient  les  amis  ou  protecteurs 
de  M.  Leduc,  tout<  e  qu'on  avait  pu  apprendre,  c'était  le  nom  et  la  position 
sociale  de  ceux-ci,  1 1  l'étonnement  créé  par  leur  déférence  et  la  pieuse  ré- 
gularité de  leurs  visites  n'avait  pu  que  s'accroître,  quand  on  avait  su  que  M. 
le  baron  de  Chaboumt,  l'une  des  fortes  parties  prenantes  dans  le  milliard 
de  l'indemnité  des  énvgrés,  malgré  la  morgue  de  son  nom,s'assiiciant  par- 
fois lui-même  à  ce  culte  m>stéiieux ,  permettait  que  sa  femme  vînt  assi- 
dûment rendre  ses  devoirs  à  un  vieillard  bourru  qui  avait  appartenu  à 
leur  domesticité.  Atoueforce  cependant  on  aurait  pu  comprendre  ce 
prodigieux  ralBneraeiit  d'égards  pour  un  ancien  serviteur  qui  avait  peut- 
être  rendu  quelque  service  signalé  à  la  famille  qui  les  lui  prodiguait  ;  mais 
alors  comment  s'expliquer  qu'il  eût  été  re'égué  dans  un  de  ces  asil-'S  pau- 
vreteax  où  ne  se  réfugient  que  les  existences  destituées  de  toutes  protec- 
tions et  condamnées  à  la  solitude  et  à  l'abandon. 
'"  '  En  sa  qualité  de  maltresse  de  la  maison  où  se  prolongeait  depuis  long- 
tetnps  cet  inconnu ,  Mme  Bouvart  plus  que  personne  se  croyait  engagée 
il  le  pénétrer ,  et  à  une  époque  il  lui  avait  paru  qu'elle  était  sur  la  voie 
d'une  très  judicieuse  explication.  Elle  avait  arrangé  que  Lt  duc  était  un 
de  ces  personages  de  comédie ,  qui  se  cachent  sous  un  nom  supposé  . 
et  qui,  laissant  flairer  après  eux  l'espoir  d'un  riche  nériiage,  se  rendent 
par  cet  espoir  l'objet  des  soins  de  quelque  coureur  de  succession  ,  aspi- 
rant, suivant  son  expression,  à  être  couché  sur  leur  testament.  Si  même 
il  faut  tout  dire,  nous  ne  cacherons  pas  que,  durant  quelque  temps  ,  la 
digne  dame  avait  pensé  à  contreminer  les  projets  de  la  famille  Chabourot, 
en  essayant,  pour  son  propre  compte ,  de  capter  la  bienveillance  de  son 
hôte  ;  mais  outre  qu'elle  a  été  assez  mal  encouragée  a  persister  dans  cette 
idée  par  une  remarquable  répulsion  que  le  vieillard  avait  toujours  témoi- 
gnée pour  elle ,  il  se  rencontrait  à  son  roman  mille  difficultés  par  les- 
''  quelles  il  recevait  d'assez  notables  démentis. 

•'  '  Par  exemple,  était-il  probable  que  les  Chabourot ,  récemment  mis  en 

posscssi  :ii  (l'un  accroissement  de  fortune  considérable  ,  acceptassent , 

'  dans  l'unique  intérêt  de  l'accrolne  par  l'alluvion  d'un  héritage ,  tous  les 

humbles  sacrifices  qu'on  les  voyait  faire  incessamment  au  désir  de  bien 


vivre  avec  leur  ancien  valet  ?  Quant  au  déguisement  sous  lequel  celui-ci 
se  serait  caché,  ci  tic  veision  étdit  devenue  insoutenable  depuis  qu'il 
avait  été  positivement  recormu  par  une  ancienne  femme  de  charge  qui 
venait  quelquefois  visiter  Mme  Bouvard  ,  et  qui  avait  vu  l.educ  exerçant 
dans  ta  maison  Chabourot  les  fonciinns  d'une  espèce  de  niajm  dôme.  D'ail- 
leurs, pour  justilier  les  cspérauces  quf  le  vieux  domestique  aurait  pu  faire 
naître  de  sa  splend:de  succession,  il  aurait  fallu  qu'il  thésaurisât,  qu'on 
le  vit  s'im|ios*r  des  priv.aions  et  vivre  de  tous  les  ingénieux  raUinemens 
de  l'avarice.  Or,  dans  son  existence  ,  rien  de  pareil  ;  il  dépensait 
comme  un  boiume  qui  a  un  modique  revenu  c  et  non  comme  un 
homme  qui,  avec  u:i  métiocre  revenu,  a  la  passion  de  faire  de  g' es- 
ses épargnes  :  ce  qui  es'  peut-être  le  luxe  le  plus  invraisemblable  dans 
la  vie  d'un  avare,  on  le  vovait,  de  son  mince  supcrilu,  faire  quelques 
aumônes.  Sans  être  recherché  dans  sa  mise,  il  paraissait  avoir  le  goût  du 
beau  linge  et  n'aitendait  pas,  comme  beaucoup  de  vieillards,  pour  quit- 
ter ses  vêiemens,  d'être  quitté  par  eux;  bref,  vivant  nonnètemeni  sui» 
vant  son  apparente  condi  ion,  jamais  il  n'avait  semblé  préoccuoé  d'avoir 
par  devers  lui  des  économies.  Toutes  ce^  choses  considérées,  la  perspi- 
cacité de  Mme  lîouvarJ  était  donc  complètement  en  défant,  et  il  fallait 
laisser  au  temps,  qui  est  un  grand  démikar  d'intrigues,  le  soin  d'enta- 
mer un  secret  qui,  pour  le  moment,  ne  paraissait  oUîir  de  prise  par  au- 
cun côté. 

CHAPITRE  IV.  ": 

Si  l'on  veut  bien  maintenant  nous  suivre  rué  de  Varennes,  à  l'hôtel 
Chabourot,  on  y  trouvera  les  maîtres  du  logis  grandement  afTairés  à  faire 
les  honneurs  d'une  fête  qui  sftmblait  destinée  pir  ses  magniUcences  à  ef- 
facer le  luïe  de  toutes  les  autres  réunions  que  devait  voir  Paris  cet  hi- 
ver-là. ''  ■•"' 

Mme  de  Chabourot  avait  d'aunntp'us  à  cœur  de  réi!iser  nne  siflenditîe 
réception,  que  récemment  mise  en  possession  d'uinaste  accroissement  de 
fortune,  c'était  pour  la  première  fois  qu'elle  ouvrait  si  maison.  Ce  jour- 
là,  d'ailleurs,  la  seule  fllle,  le  seul  enfant  qu'elle  eût  di;  son  mariage  avec 
M.  de  Chabourot,  venait  d'à  complir  ses  dix-sept  ans,  et  elle  devait  par 
cette  soirée  faire  son  entrée  dans  le  monde. 

Mère  de  famille  et  maîtresse  de  maison,  Mme  de  Chabourot  vit  ses  deux 
amours-propres  satisfaits  au-deli  de  toute  expression,  '  '"' 

En  quelques  heures,  ses  salons,  inondés  de  Heurs  et  de  lumières,  en 
vinrent  à  ne  plus  pouvoir  contenir  la  foule  empl-esséc  qui  s'y  entassait. 
Au  milieu  de  cette  tourbe  choisie,  de  celte  cohue  d'élite,  indépendam- 
ment de  toutes  les  illustrations  de  l'aristocraiie,  de  la  politique,  d  s  arts 
et  de  la  science,  on  remarquait  presque  tous  les  représentans  de  la  diplo- 
matie étrangère;  etquoique  M.  de  Chabourot  n'occupât  aucune  fonction 
dans  l'état,  trois  ministres  du  roi  avaient  répondu  à  son  invitation,  liu's- 
qu'il  n'avait  sérieusement  compté  que  sur  la  présence  d'un  seul  membre 
du  cabinet.  Quant  a  Mlle  de  Chabourot,  le  succès  qu'elle  obtint  fut  à  ren- 
dre sa  mère  folle  de  bonheur  :  c'était  à  qui  remarquer  lit  sa  grâce  virgi- 
nale et  la  na'ive  timidité  de  son  maintien  ,  où  rien  pourtant  n'accusait  la 
gêne  et  l'embarras  ;  à  qui  parlerait  du  clrirme  de  sa  figtire  pleine  de  dis- 
tinction et  d'élégance;  à  qui  louerait,  qu'on  nous  passe  une  expression 
qui  n'avait  pas  fait  alors  la  fortune  qu'elle  a  fait  depuis,  le  parfait  juste- 
milieu  de  sou  air  de  danser  où  ne  se  marquait  ni  le  né>,'ligé  ni  le  désinté- 
ressement affecté  d'une  femme  qui  cache  son  plaisir,  ni  l'ardeur  pétu- 
lante d'une  pensionnaire  qui  s'y  livre  sans  mesure  et  de  plein  abandon. 
Obligée  de  répondre  aux  cumpliinens  qui  de  toute  part  lui  étaient  adres- 
sés sur  sa  cliarmante  fiKe  et  sur  la  magnifique  ordonnance  de  sa  fèie, 
Mme  de  Chabourot  ayant  épuisé  toutes  les  formules  de  r'^merciement  et 
de  modestes  dénégations,  commençait  vraimentà  être  embarrassée  de  son 
triomphe  quand  une  diversion  inattendue  vint  la  Jeter  dans  un  bien  autre 
ordre  d'idées.  l'.n  •.  iiii  ' 

Après  avoir  long-temps  cherché  dans  l'océan  dé  eortviVés  qui,  malgré 
l'heure  déjà  avancée  de  la  nuit,  ne  s'était  pas  encore  sensiblement  tari,  un 
domestique  l'aboi  da  d'un  air  mystérieux  et  lui  dit  qu'an  ho  nme  venu  en 
toute  hâte  de  la  rue  Neuve-Saini-Eiienne,  était  là,  app  irlanf  la  nouvelle 
que  M.  Leduc  venait  d'éire  frappe  d'apoplexie  et  que  sa  vie  était  dans  un 
imminent  danger.  En  adressant  cet  avis  h  preille  heure,  Mme  Bouvard 
n'avait  fait  que  se  conforma  a  rimimaiion  plusieurs  fois  renouvelée,  de 
donner  avis  sans  délai  à  1  hôtel  Chabouro;,  dans  le  cas  où  son  pensionn  li- 
re viendrait  à  être  atteint  de  qiiel(|ue  grave  indisposition. 

Maudijsant,  comme  on  s'en  doute,  cette  fâcheuse  révélation,  Mme  de 
Chabourot  se  mit  à  son  tour  >  la  recherche  de  son  mari,  avec  lequel  elle 
voulait  s'entretenir  d'un  événement  qui  ne  laissait  pas,  à  ce  qu'il  parait  , 
d'être  pour  eux  d'une  haute  importance.  La  fatalité,  qui  semhiaii  prendre 
plaisir  à  lui  mélanger  de  toute  espèce  d'amertumes  les  enivreinens  d'a- 
mour propre  sous  lesquels  elle  succombait  un  instant  avant,  voulut  que  M. 
de  Chabourot  se  trouvât  engagé  dans  une  partie  autour  de  laquelle  s'é- 
taient groupés  des  enjeux  con>idéranIes.  On  s'imagine  facilement  lintpa- 
tiencede  sa  femme  pendant  le  temps  qui  s'écoula  jusqu'au  moment  oîi, 
rendu  à  la  libc.té,  il  pût  lui  prêter  aiiention. 

La  fâcheuse  nouvelle  connue  des  deux  époux,  la  ni'cessité  de  se  rendre 
immédiatement  chez  MmeB  uvard  ne  lit  pas  entre  eux  une  question.  Evi- 
demment l'absence  du  maître  de  la  maison  aurait  été  moins  reDiarquée 
que  celle  de  sa  femme  et  sel  n  les  lois  de  l'étitiuetie  c'était  à  lui  que  reve- 
nait la  mission  extérieure  qu'il  s'agissait  d'accomplir  dans  le  moinent.|Mais 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


usqu'ifi  Mme  de  Clubourot  ayant  paru  plus  panicnlièiement  dévouée  au 
soin  (lenirfteiiT  av  c  lu  nioribonJ  de  bonnes  relat'ons ,  s- Ion  toute  ap- 
parenre.  elle  ain'ait  mieux  iiue  son  mari  la  chance  do  bien  pourvoir  aux 
oiTui  renées  que  senhiaii  rendre  prochaines  uudénoûment  depuis  long;- 
temi)s  prévu  awc  sollicitude.  Cet  intérêt  domina  toute  autre  considéra- 
tion, étant  convenu  que  si  son  éliiguL-ment  faisaitquelque  sensation,  elle 
serait  censée  avoir  été  surprise  d'une  indisposition  subito.  Mme  de  Cha- 
•  bourotsc  cluirgea  de  \\  rude  liiclic  qui  se  préSL'ntait,  sans  même  attendre 
que  l'on  ;.itelâi  ses  chevaux,  et  ne  prenant  pas  lelemps  de  faire  une  toi- 
lette de  ville,  elle  s'enveloppa  dans  une  pelisse,  se  jeta  dans  une  des  voi- 
tures de  plare  qui  ne  manquent  jamais  de  stationner  à  la  porte  d'une  mai- 
son où  retentit  le  bruit  d'une  fête,  et  se  faisant  suivre  d'un  domestique  de 
confiance,  elle  ordonna  qu'on  la  conduisît  en  toute  hâte  vers  le  quartier  du 
Jardin-ùu-Roi. 

CH.WITBE  V. 

Sortir  de  l'atiiosphère  chaude,  éblouissante  et  embaumée  d'un  bal  pour 
enirer  dans  les  froides  et  humides  ténèbres  d'un  carrosse  de  louage;  de  là 
entendre  encore  le  ryihnie  de*  contredanses  marquées  par  les  notes  ron- 
flâmes de  la  basse,  et  saisir  quelques  mélodies  que  portent  au  loin  les  ins- 
trumcns  aigus,  puis,  bieniôi  après,  tomtier  dans  l'isoleiiieut  et  le  lugubre 
silence  qui,  durant  les  heures  de  la  nuit,  éteint  les  grandes  villes  et  les 
fait  ressembler  à  de  vasiïs  tombeaux,  c'cit  là  une  sensation  par  laquelle 
col  passé  tous  nos  lecteurs,  et  dont  nous  n'avons  p;isà  leur  dire  la  déso- 
bligeaocc;  mais  si  L'un  veut  bien  considérer  que  Mme  de  Cliabourot,  en 

,^)ibissant  celte  transition  pénible,  courait  au  dcvantde  l'agunie  d'un  mou- 
rant ;  si  l'on  veut,  en  outre,  se  lepré^eiitcr  qu'en  celte  rencontre  cll'iayan- 

otefOl  suprême,  allait  se  trouver  remis  à  ses  mains  le  salut  d'ua  intérêt  ap- 
paremment bien  dillicile  à  adu)inislr(r,  puisque  do  si  longue  main  il  n'a- 
vait c«i>sé  d'être  pom'  elle  une  sérieuse  piéotcupaiion,  on  pourra  prendre 
une  idée  de  sa  loriui  e  morale  peniiani  tuiiL  le  tjjïyet,  ^l.se  figurer  les  toni- 
1)1  os j)ensées  dont, elle  marchait  a-sùillio.       ,   .'. 

"    Trois' heures  sonniicnt  aux  hoiloge-i  du  quai  lier  au  moment  oii  la  voi- 

5{gHft.si'jaiTéia  à  la  pi^ricde  la  pension  bouri^foise.  Mme  Bouvard  vint  elle- 
même  ouviir,  et  coiiimo  Mme  de  Cba'Dourot  lui  demandait  avec  une  vive 

j^^llicitude  des  nouvelles  du  malade,  la  triste  hùtestc  se  (outctiia  de  lever 
Içsyeux  au  cirl  c  de  hoçjiçrla  léie  comme  pour, mr,ç, qu'il  n'y  avait  rien 
«Jçjjay  à  en  aliendre,      ,  [■       '.  .  ,■  ,    ' 

- j...^—  Ainsi  il  est  plus  mal  ?  fit  d'un  accent  hi  ef  la  noble  dame,  indiquant 

rijinteniion  de  ne  point  s'airêier  à  d'autres  cxpiitaiion-.tlde  pousser  droit 

ji^^ila  cUiimbre  du  malade.    , 

oi  —  Oh!  malf.me  nemoniçz  pa?,  s'écria  vivement  l'hôtesse,  vous  seriez 
en  présence  d'un  trop  tii^tè  spectacle,  et  en  disaijl  cela  elle  se  plaçait  en 
travers  de  l'escalier.         ,    ■.  ,     .       , 

Mme  de  Ciiaboiuot  jcia  un  rapide  regard  sur  son  interlocutrice  comme 
pour  bien  se  rendre  compte  de  la  portée  de  ce  mouvement,  puisapparem- 
inent,  trouvant  mile  de  se  renseigner  avant  d'agir  : 

n,,;r-  U  est  donc  ,d«^$espéré  ?  demanilai-eile,  arrêtant  sa  pensée  à  rai-che- 
min et  nçi  Vton^unt  ,pa&  d'un  seul  coup  aller  au  fond  du  malheur  qu'elle  re- 
doutait. ,  il  „^,|  .  . , 

—  Vous  pouvez  croire,  reprit  Mme  Bouvard  que  nous  n'avons  rien  né- 
gligé «1  (OU  qui  devait  être  fait  ;  mais  le  mal  a  pris  d'une  si  grande  violence 

.qu'on  n'a  pu  s'en  rendre maiire... 
,j  —  Il  est  donc  mort  1  interrompit  la  baronne,  se  décidant  enûn  à  briser 

j^TCc  toute  incertitude., ,;; 

',^(j,— Hélas!  oui;  ily,a^ut,atiplus  un  demi-quart  d'heure  que  nous  l'a- 

gYOns  perdu.  /,: 

La  douleur  et  l'affectueux  regret  ne  furent  pas  les  seDiimcns  auxquels 

î,jM|Vttt  en  proie  celle  qiii  apprenait  ce  triste  et  rapide  déuoûment.  —  Nous 

flgyoir  prévenus  si  tard!  se  contenla-l  el'c  de  dire  en  haussant  les  épaules 
ifitU'un  ton dCi reproche;  puis,  tomme  Mme  Bouvard,  cnlomant  une  lon- 
gue jusùlicaiion,  avait  c((mmencé  d'e.xpliquerqu'auss.iôtle.iual  déclaré  elle 
avait  dépêché  un  exprès,  mais  que  ledit  cxpi  es  avait  dû  mettre  un  temps 
assez  considérable  pour  franchir  l'éno,  me  distance  qui  sépare  le  quartier 
du  Jardin-du-Roidc  la  rue  de  Varennes  ;  comme  elle  allait  ajouter  que  du 
reste  l'homme  envoyé  par  el'e  éiait  depuis  quehjiie  temps  de  retour,  ce 
qui  supposait  que  la  nouve'le  donnée  au  faubourg  Saint-Germain  avait  mis 
à  le  suivre  un  intervalle  assez  long,  Mme  de  Chaliourot  l'interi  ompit  pour 
demander  si  le  malade  était  mort  avec  les  sccoui  s  de,  la  religion  ? 
I,  —  Nous  y  avons  fait  tous  nos  elVoMs,  répiUuLt  l'hôtesse  ;  mais  ces  prê- 

;  très,  quand  on  va  les  rév>i.ller  la  nuit,  sont  si  longs  à  se  mettre  en  mou- 
vement, que  le  pauvre  homme  était  mort  avant  que  les  saçrcmcus  fussent 
.arrivés. 

- ,  ,Ce!te  fâcheuse  complication  ne  parut  pas  faire  grande  impression  sur 
fl'jaraie  du  défunt,  et  passant  aussitôt  à  un  autre  ordre  d'idées,  elle  voulut 
savoir  de  qui  il  avait  reçu  des  soins? 

—  De  moi,  madame,  répondit  Mme  Bouvard,  qui  ne  l'ai  presque  pas 
quitté  depuis  le  moment  où  il  eut  sonné,  se  sentant  mal  et  demandant  du 
secours. 

.      —  Mais,  n'avcz-vous  pas  appelé  un  médecin? 
.-  i\ — Si  fait,  vraiment,  on  a  été  aussitôt  chercher  un  jeune  dorieur  qui  de- 
.  bicurc  dans  la  maison  voisine,  et  qui  l'avait  déjà  vu  il  y  a  quel(|uc  temps 
lors  d'une  lépére  indisnosilioa  qui  lui  prit.  Un  jeune  homme  plein  de  ta- 


lent, continua  la  bonne  Mme  Bouvard,  qui,  en  parlant  ainsi  de  l'aide-ma 
jor  Gousinot,  n'avait  pas  seulement  l'inti  rôt  de  mettre  sa  responsabilité  \. 
couvert.  —  Et  il  n'y  a  pas  à  dire,  ajouia-t-eile,  qu'il  n'ait  pas  vu  clair  dan.- 
la  malailie,  car  à  peine  eut-il  entrevu  M.  Leduc,  qu'il  me  déclara  que  c'é- 
tait un  homme  perdu. 

—  A-t-il  jusqu'au  dernier  moment  conservé  l'usage  de  ses  facultés? 
demanda  encore  Mme  de  Cbabouiot,  dont  les  questions  ne  finissaient 
plus. 

—  S'entend,  madame,  qu'au  moment  où  je  suis  entrée  dans  sa  chambre 
je  l'ai  trouvé  en  syncope;  mais  le  médecin  l'ayant  saigné  sitôt  son  arri- 
vée, le  sang  est  un  peu  venu  et  il  a  repris  connaissance  quoique  restant 
dans  une  grande  faiblesse. 

—  Avec  iusage  de  la  parole  ? 

—  Avec  1  usage  de  la  parole  ;  car  c'est  lui  qui  a  demandé  un  confesseur: 
j'ai  aussitôt  dépêche  ma  domestique  à  la  paroisse.  Comme  elle  tardait  à 
revenir,  M.  Leduc  s'impaiientant,  me  dit  :  Mme  Bouvard  :  cet  ecclc-siasti- 
quc  se  fait  bien  attendre  ;  allez  donc  voir  un  peu  s'il  ne  vient  pas.  Je  suis 
alors  descendue  sur  le  pas  de  ma  porte.  Etnnt  restée  lii,  en  impatience,  l'es- 
pace de  cinq  bonnes  minutes,  je  suis  remontée,  pensant  que  ma  présence 
pouvait  être  utile;  au  moment  où  je  rentrais  dans  la  chambre,  le  médecin 
me  ht  signe  qu'il  n'y  avait  plus  personne,  il  venait  de  passer. 

—  Quelqu'un  veille  la-haut,  sans  doute  ?  demanda  la  baronne,  après 
avoir  recueilli  tous  ces  renstignemens. 

—  Mon  Dieu,  madame,  reprit  l'hôtesse  avec  embarras,  il  m'a  été  im- 
possible de  me  procurer  une  garde  à  cette  heure  de  la  nuit,  ma  servante 
est  une  polirone  qui  pour  rien  au  monde  n'entrerait  maintenant  dans  la 
ehiimbredu  mort.  Moi,  je  n'ai  pas  peur  précisément;  mais  je  suis  si  ner- 
veuse, q  ue  vraiment  je  n'ai  pas  osé  m'exf  oser  à  celte  émotion. 

—  Ceesera  donc  moi  qui  ferai  ce  que  personne  n'ose  faire  ici,  dit  alors 
la  grand    dame,  car  cet  abandon  est  du  dernier  .scandaleux. 

A  cette  parole,  l'attention  de  Mme  Bouvard  fut  vivement  éveillée  ;  se 
rappeian  le  souci  qu'avaient  toujours  montré  les  prolecteurs  de  Leduc 
d'eire  pri^sens  à  ses  dernieis  momeus,  elle  supposa  que  cette  occasion  su- 
prême ayant  été  manquée  par  eux,  Mme  de  Cliabourot  se  ménageait  d'être 
seule  dans  l'appartement  du  défunt,  en  vue  de  pourvoir  au  ténébreux  in- 
térêt qui  avait  déjoué  jusques  là  toutes  les  investigaiions.  Sa  curiosité  fai- 
sant alors  taire  ses  nerfs,  elle  s'oll'rit  à  part<iger  le  pieux  dévoùmeiit  de  la 
baronne,  et  comme  celle-ci,  assurant  qu'elle  n'avait  besoin  de  l'assistance 
de  personne,  l'engageait  à  ne  pa^  prendre  un  soin  inutile,  la  déliante  hô- 
tesse n'en  parut  quu  plus  déterminée  à  s'associer  au  funèbre  oflice  devant 
lequel  elle  avait  d  abord  reculé.  On  comprend  du  reste  que  cette  lutte  ne 
se  |)rolongea  pas  fort  long-temps.  Si  Mme  de  Chabourot  n'avait  aucuue 
arrière-pensée,  peu  lui  importait  qu'on  lui  fit  compagnie;  si  au  coiitiaire 
elleavait  quelq;  e  raison  (le  désirer  la  solilude,  il  y  eût  eu  maladresse  et 
imprudence  à  trop  vivcmenlle  tômoignor.  Elle  céda  donc  et  moiila  à  la 
chambre  mortuaire,  suivie  de  la  coadjutrice  qai  s'imposait  à  elle  si  obsti- 
nément. '■    UiUM  _ 

'„;;,^:,pi^APitRË,^)(:,/ 

Même  en  évoquaut  tous  les  souvenirs  de  théâtre,  l'ancienne  artiste  dra- 
matique aurait  eu  quelque  peine  à  se  rappeler  une  scène  qui  fût  compara- 
ble a  celle  que  lui  donnait  cette  noble  dame  venue  en  toute  bâte,  ou  ne 
sait  au  nom  de  quel  passé  mystérieux,  s'agenouiller,  vêtue  encore  de  ses 
habits  de  fête,  aupiès  des  restes  d'un  obscur  vieillard  mort  dans  le  plus 
hideux  isolement,  sins  amis,  sans  famille  et  sans  Dieu.  Toutefois  ce  ne  fut 
pas  à  la  contemplation  de  ce  philosophique  contraste  que  la  vigilante  hô- 
tesse dépensa  le  gros  de  s  in  atieiilion  ;  convaincue  qu'elle  touchait  h  la 
révélation  de  l'impénétrable  secret  qai  avait  fait  son  désispoir,  cts'aiten- 
dant  à  tout  instant,  de  la  part  de  la  barennc,  à  quelque  démonstration  qui 
formerait  le  dénuûment  de  cette  intrigue,  à  peu  près  comme  ou  fait  au 
spectacle  d'un  esraïuoteur  dont  on  a  la  prétention  d'éveutci'  les  prestiges, 
elle  observait  curieusement  tous  ses  mouvemens  et  ne  la  perdait  pas  un 
moment  de  vue. 

Après  être  restée  un  assez  long  espace  de  temps  en  prière.celle  qui  était 
devenue  l'objet  de  cette  étioite  sur»cillance  vint  s'asseoir  au  coin  de  la 
cheminée,  en  face  de  .son  argus,  et  prenant  un  des  livres  de  p  été  qui 
avaient  été  à  l'usage  du  défunt,  elle  commença  d'y  lire  d'un  calme  parfait 
sans  donner  auctine  prise  aux  étranges  soupçons  qui  s'arrêtaient  sur  elle. 
11  faut  dire  rcpendanl  qu'à  d'assez  longs  intervalles,  lev.-int  les  veux  sans 
lever  la  tê  e,  elle  jetait  sourdement  suc  Mme  Bouvard  un  rcgarl  rapide, 
comme  pour  voir  si  lesoiumeiljie  la  gagnait  pas;  tuais  celle-ci  était  ferme 
usa  faction  et  se  gardait  soigneusement  de  dormir,  bien  qu'au  régime 
presqucnbsniu  (ie  silence  auquel  l'avait  condamnée  la  baronne  en  ne  dés- 
emparant presque  pas  a  lecture,  les  heures  s'écoulassent  pour  elle  mor- 
tellement longues,  et  qu'elle  eût  été  sur  le  point  de  s'assoupir  par  plu- 
sieurs fois, 

Le  jour  ne  pnraissa't  pas  encore,  mais  la  nuit  s'avançait.  La  pendule 
marquait  six  heures;  un  vent  frais  qui  commence  à  souiller  sur  le  matin 
aux  approches  du  lever  du  soleil,  bruissant  dans  le  vitrage  des  fenêtres, 
annonçait  que  bientôt  Pans  allait  s'evi:iller. 

Fermant  alors  son  livre  :  A  quelle  heure,  demanda  Mme  de  Chabourot, 
pensez-vous  avoir  la  garde  pour  nous  relever  ? 

—  Mais  bieniô'   ie  pense.  répondiU'hôiesse. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


_  Je  vous  serais  obligtV  d'à  viser  à  notre  rcmplaçanlo,  car  le  froid  me 
ga^ne  eije  me  sens  1res  fatiguée  ;  n'avçz-vous  pas  (jucliucs  arraiigeniens 
à  premireà  cesMJtt?  !    .  _  >   aii 

ISii'ii  !  pensa  en  elleDiêmc  la  bonne  Mme  BttnV,u-d,  qui  crut  enfin  \o^- 
cher  à  un  cnfïagemem,  tu  venx  me  faire  ffuiiier  l;i  place  ;  mais  je  le  vois 
venir  et  ne  bougerai  pas.  —Pois  elle  ajoula,  cfssnnt  de  se  [jaricr  à  rllc- 
nièaie:  Je  vais  appeU-r  la  serv.-ntepour  ({u'elle aille  clierdicr  (|ii(Ifpi'iin. 

—.Mais  si  cette  fille  a  peur  d'entrer  ici,  vous  sonnerez  inutilinieiit;  vous 
feriez  m-eux  d'aller  lui  parler.  /  ','',,. '„„i'  ^,...  .> ,  ,, ,. 

—  Elle  vicM'ira  bien  au  moins  prendre  nies  in^ti-iiclions  sur  1  escalier, 
rt^pond  t  ia  vigilante  bôtesse,  s'obslinant  ne  pas  sortir  de  r.ippariement, 
ri  et  tr'oiivraiit  la  porte,  el  e  se  tuit  à  appeler  la  domestique  à  laquelle 
elle  voalait  donner  ses  ordres.  ' 


Soit  qu'elle  n'entendît  pas,  soit  qu'elle  ne  pût'se  «leteiTnmbi'a  àt.„.v, 
Cher  de  la  chambre  où  gisait  le  moit,  cette  fille  ne  vint  pas;  fi  bien  que 
la  maîtresse  de  pension  continuant  vainement  d'.ippeliT,  Mme  de  Cbabou- 
rot  lui  fit  remar([ner  oblige amracnt  qu'elle  allait  réveiller  irus  k>,getjS  ,(fe 
sa  maison  cl  qu'il  serait  inOniiucnt  p!us  simple  de  descendre.       '  ^'    "y  ' 

Ne  se  rendant  point  î\  celte  observation  qui  lui  parut  plus  que  jamais 

receler  un  piige,  Mme  Bouvard  vint  se  pendre  à  la  sonnette  qu'elle  tinta 

«Tém«nt  àdeux  on  trois  repiises;  persoiin;^  ne  paraissant:    .    ,  ,,;  ,;;,  ;;, 

■'—Vous  voyez  bien  qu'd  faut  y  allLr  \oiis-meiue,  dit  en  so«rj?ntMnie 

de  Chabouroi,  et  en  avoir  le  démenti.        ,     , ,,  ,,  ^.  ,      ,,,,    .,i„i .,    ..;■ 

—  Le  démenti  de  quoi  '^ demanda i'UOtcsse,a\fpc, ijfli  vivaçitéq^  r^ssm- 
Liait  à  de  l'aigreur. 

—  De  la  résolu:ion  par  vous  arrêtée,  réponilitla  baronne,  de  ne  point 
me  laisser  seule  dans  cette  pièce  où  vous  supposez  sans  doute  que  je 
s«is  venue  pour  spolier  la  succession  de  l'homme  qui  vivait  do  mes  bien- 
faits.. ,  'i'.  ,,  ..-n  'j-.  !  'i 

'—'Vous  me  prâè'i,|l^f,mâdamè,  une  idée  bien  ridicule ,  dit  MtnÇi^Bil- 
Va'rd,  assez  eoibari-asseé  de  voir  ainsi  sa  pensée  percée  à  jour. 

—  Écoutez,  ma  chère  Mme  Bouvard,  dit  Mme  de  Chabouroten  mettant 
à  sci  paiolcs  un  grand  accent  de  bonhomie,  je  ne  suis  pas  tellement  r.o- 
'"•■eaaï  choses  de  ce  monde  que  je  n'aie  d'aburd  entrevu  votre  intention. 
Si  vous  avez  voulu  m'honorer  de  votre  compagnie,  ce  n'est  p;)s  dans  la 
pensée  de  m'obliger;  car  je  vous  avais  déclaré  n'avoir  besoin  de  person- 
ne; ce  n'est  pas  non  pliis  par  re-pect  pour  le  moit,  que  sans  moi  vous 
i»\\gt  délaissé  tort  pçu  cUaritabiemcni;  vous  ne  vous  et  -s  donc  déci  !ée 
à  passer  une  nuit  blanche  ^ue  pour  mettre  à  l'abri  de  tout  reproche  voire 
i^c^fppnsiabiiité  de  niaHresse  de  maison,  i^  d  i-uio  ,,0  .ai.yn^bn-ii  oi  a'J 

i'.\  -T Eh.bieiv!  fit  alors  Vbôtesse,  ohariiiéede Voir  habiliei-  si  lionnîêteinént 
saflouiiçonneusc  obstinmion,  quand  il  en  serait  ainsi? 

—  JeiEOuycrai%  continua  sans  s'émouvoir  la  baronne,  que  vous  dépen- 
sez fort  mal  a  propos  votre  viîiilance,  et  que  vous  allez  chercher  bien  loin 
le  danger  quand  les  précautions  les  plus  simples  sont-  négligées  par 

jm^.i  '■■'  '  '  "'       ,.         ^  '''■"■■"■'■ 

—  Comment  cela?  demanda  l'hôtesse  un  peu  déconcertée. 

gi^  La  première  chose  à  faire  pour  s'assurer  contre  tout  riétonrnempnl, 
dir  v^mM  de  Chrfliourot,  c'est  de  metire  lonl  sors  clé,  et  en  parlant  ainsi 
elle  allait  succcs<ivement  au  secréiairc,  a  la  commode,  lis  fermait  à  dou- 
ble ;oI.^.^  et  en  remettait  les  clés  à  Mme  Bouvard,  qui  la  regardait  faire 
âWC  ^'bahissement.  Pareille  mesure  prise  avec  les  armoires  qui  gi.rnis- 
stf  em  l'appartement.  —  Maintenant,  coniimia-t-elle,  pour  achc\er  de  m;  t- 
tTC  votre  responsabilité  à  couvert,  et  quoique  la  succession  n'en  vaille 
B«8  beaucoup  la  peine,  vous  ferez,  si  vous  m'en  croyez,  iirévenir  le  juge 
ëû  paîii,  alin  que  sans  délai  il  appose  les  scellés.  Puis  elle  ajouta  avec 
arje-naaiice  d'ironie  :  Jecroisque  maintenant  vous  pouvez  descendre  sans 

ynanil  même,  par  ces  façons  froides  et  dignes,  la  noble  dame  du  fau- 
bourg Saint-Germain  n'eûl'pas  exercé  sur  son  interlocutrice  un  ascendant 
tout  ii.iturel,  il  y  avait  dans  les  précautions  qu'elle  venait  de  prendre  et 
déconseiller  ellemèmc,  une  conciliation  et  des  gaidniies  si  entières, 
qu'en  bonne  conscience  on  ne  pouvait  se  refuser  à  en  être  satisfait.  D'ail- 
leurs, le  moyen  pour  la  curiosité  de  Mme  Bouvard  d'espérer  encore  quel- 
que s.'tififact'ion  !  ne  reslait-il  pas  bien  prouvé  que  l'enceinte  de  la  cham- 
bre monuairc  ne  recél.iit  rii>n  du  .secret  qu'elle  espérait  pénétrer,  Mme 
Cbabnurot  s'étant  elle-même  interdit  l'accès  de  tous  les  lieux  propres  à  en 
recevoir  le  dépêt  matéiiel?  Prenant  à  cette  fois  son  paiti,  et  ayant  fait 
pour  8.vvoir  quelque  chose  tout  ce  qu'il  était  humainement  possible  de  fai- 
re, la  digne  hdtp(.8e  se  décida  à  descendrcyise' proposant  bien  d'ailleurs 
de  ft'êirc  que  quelques  minutes  absente,   f  i      i  ! 

Ces  quelques  minutes  suffirent  pour  lui  faire  perdre  une  partie  qu'elle 
avait  jouée  jusque  lii  avec  une  grande  prudence  et  un  merveilleux  ins- 
tinct. Aussitôt  que  le  bruit  de  ses  pas  eut  achevé  de  se  perdre  dans  l'éloi- 
enemcni,  la  baronne  s'approcha  du  lit  où  gisait  le  vieux  domestique  ; 
d'une  main  affermie  par  le  sentiment  d'une  grande  nécessité,  elle  souleva 
le  drap  qui  cachait  son  visage,  écarta  la  chemit^e  et  le  gilet  qu'il  portait 
sur  ia  pean.se  saisit  d'un  sachet  de  soie  noire  suspendu  à  son  cou  par  un 
ruban  comme  une  amulette,  et  à  l'intérieur  duquel  elle  s'assura  bien  qu'ePe 
cnte'Kk'it  le  froissement  d'un  papier;  ayant  en  le  temps  de  remettre  tou- 
tes cho-es  en  éia»,  elle  était  assise  et  avait  recommencé  sa  lecture  quand 
Mme  Bouvard  rentra,  eu  lui  annonçam  qu'elle  allait  être  rendue  libre 
dans  quelques  iuslans. 


CHAPITRE  VII. 

Aussitôt  après  le  départ  de  Mme  de  Chabourot,  Mme  Bouvard,  suivant 
le  conseil  qu'elle  eu  avait  reçu,  fit  mander  le  juge  de  paix,  qui  vint  appo- 
scrlcs.srelks  sur  tous  les  meubles  comme  l'y  obligeait  l'article  99  du  code 
de  proci'dure  civile,  réglant  qu'en  cas  de  décès  les  personnes  qui  habitent 
avec  le  dél'uiit,  si  son  conjoint  ou  ses  héritiers  ne  sont  pas  présens,  peu- 
vent requ>'rir  ce;te  apposition.  ,,,  s 

Cette  opération  était  à  peine  finie,  et  le  magistrat,  ayant  clos  son  pro- 
cès-verbal, ve:iait  de  se  retirer,  quand  M.  de  Chabourot  se  présenta  et 
demairUi  avec  autorité  à  être  conduit  dans  la  chambre  de  Leduc. 

Mme  Bouvard  l'y  ayant  accompagné,  elle  reuiar'iua  qu'une  assez  vive 
contrariété  se  peignait  sur  son  visage  à  la  vue  de  l'obstacle  olUciel  qui 
s'opposait  à  rouverture  des  meubles,  il  ne  put  même  se  tenir  de  lui  de- 
mander avec  hauteur  qui  lui  avait  donné  le  soin  d'appeler  ainsi  le  juge  de 
paix. 

Voyant  son  désappointement,  Mme  Bouvard  se  félirita  d'autant  mieux 
de  ia  mesure  qu'elle  avait  prise;  car  elle  fut  amenée  à  supposer  que  l'ave- 
nir était  p'us  gros  qu'elle  ne  l'avait  cru  d'un  éclaircissement  allérant  au 
mysièrc  des  relations  que  les  Chabourot  avaient  entretenues  avec  Leduc  s 
dans  tous  les  cas,  elle  répondit  que  c'était  sur  le  conseil  même  de  Mme 
la  baronne  qu'elle  avait  fait  procéder,a,la  formalité  dont  se  plaignait  M.  le 
baron.  , 

'  Celui-ci  n'ayant  rien  trouvé  à  répoudré  à  cette  triomphante  excuse, 
'demanda  l'atlresse  du  juge  de  paix,  chez  Icriuel  apparemment  il  voulait  se 
rendre,  et,  du  rcite,  il  s'occupa  si  peu  de  rhomr.ie  qui,  pendant  sa  vie, 
avait  i  té  l'objet  t!e  tant  d'égards,  que  Mme  Bouvard  lui  ayant  demanilé 
de  quelle  manière  il  prétendait  que  l'on  réglât  ses  funérailles,  il  s'arrêta  h 
peine  pour  lui  répondre  qu'elle  lui  fît  fiire  un  entcnctuent  dôceat,  mai? 
moiicsia  ;  «  Vous  enverrez  chez  moi,  ajoula-l-il,  la  iio,te,4§  ce  que  vow? 
aurez  dépensé  et  de  te  qu'on  peut  d'ailleurs  vous  devoir^,  0,^61  païuitsiu^t 

si'ôl.  ;        .     ,         .  ,i.;  .    .,.,„■,) i  j;t't'.i:jii  ii'jii  )ii(ij),'-.jia;ip 

Le  lendemain,  suivant  ces  instructions,  up  n,o[\orabjç„<;pnyoi  Éf^^fiif 
sai'ie  vieillard  à  sa  dernière  demeure,  et  sans  là  charité  de  deux  peij,i 
sioiiuaires  de  Mme  Bouvard  et  celle  de  quelques  voisins,  mis  par  ellp  çij 
réquisition,  jamais  il  ne  sp  fût  yU  un  cercueil  plu5,,(^l|aii^pp!^^;etfiilv?pp5 
litairé.  '   '  '    '  '"  ',  '  "\,  ...       ],.  ii .  .;ii',i  -n.--- 

Cependant,  au  moment  où  lé  corbillard  allait  se  metire  en  ciai-c'ae^ 
arrivèrent  le  valet  de  chambre  et  le  coder  de  .VI.  de  Chabourot,  dépê  :hés 
apparemment  pour  le  représenter  à  cette  pompe  funèbre,  où  l'on  aurait 
pu  s'attendre  à  le  Voir  figurer  eu  personne.  I\!ais  leur  niaîire  avait  d'ail- 
leurs pris  de  tou;e  la  cérémonie  un  sonci  toUefiient  pju  prévoyant,  qu'ils 
ne  surent  que  répondre  à  Mme  Bouvard ,  leur  deuiauilant  si  leur  présente 
n'avait  pas  pour  objet  la  sépulture  du  (léùut.  11, va  saiss  dire  cependant 
que  cette  amlarieuse  disposition  de  l'ofùcieuse  oidoniiatrice  fut  ultérieu- 
rement ratifiée  ;  mais  il  demeure  en  même  temps  prouvé  que ,  sans  la  ré- 
solution de  la  (ligue  dame,  c'était  dans  la  fosse  comiauaeque  le  pauvre. 
Leduc  eût  été  inhumé.       .         ^ 

Quelques  jours  durant,  tojit  lë  détail  que  nous  venons  de  raconter  fut, 
de  la  p.irt  de  Mme  Bduvard,  l'objet  de  commentaires  que  Ton  peut  imagii- 
ncr  ;  il  la  fin  cependant,  sur  l'observation  que  lui  fit  Cousinor,  qu'en  par- 
lant avec  aussi  peu  de  réserve  d'une  faRilie  puissante,  elle  s'exposait  à 
asjumcr  .sur  ellç  de,  dangereuses  iiiimiiii's,  elle  consentit  à  changer  de 
conversatirf'n' et  a  lalssfH-  dormir  les  souvenirs  qui  lui  étaient  restés  des, 
cirrotistances  dont  avait  été  entouré  le  décès  de  son  pensionnaire.  Son 
attcniion  ainsi  reposée,  elle  n'en  reprit  que  plus  vivement  la  pensée  ma:, 
trimoniale  (juc  nous  avons  vue  poindre  en  elle.  Ayant  commencé  de  près,-», 
.sentir  f'aide-maior  à  ce  sujet,  un  soir,  en  le  quittant,  elle  lui  dit  av^q. 
quelque  solennité  qu'elle  désirait  le  voir  le  leudemain  çans  faute,  parc^j 
qu'elle  avait  à  causer  avec  lui  sérieusement.  L'anuonce  de  cette  coi»-q 
munication  cxii  aordinaire  ayant  trouvé  Cousinot  rêvcui'  et  préoccupé,  1», 
tendre  hfitesse  augura  bien  de  cette  disposition  pour  le  succès  de  ses, 
ouvertures;  Cîi^'-éj|ije,',iie,cloiitjjl)oin(;qui|'^lle^^ 

mot.  ^         .   .,^.'.  ,         ,,.,:,       I     ;,,,  .  .'.lili.ll    .   1,1     '.'  .    '-ÏJ 

CHAPITttE  VHI.  ' 

J 
Au  grand  désappointement  de  Mme  Bouvard,  toute  la  journée  du  leur 
demain  s'écoula  sans  que  l'aide-major  parfit  chez  elle,  et  le  soir  elle  l'at-, 
lendit  vainement.  11  y  avait  du  reste  une  assez  bonne  raison  pour  que  lai 
lendemain  il  no  fût  pas  à  Paris  rue  Neuve-Saint-Etienne;  c'est  que.  parti, 
dès  le  matin,  il  voyageait  sur  la  roule  de  Mantes,  où  il  se  rendait  dans 
un  intérêt  que  nous  ferons  connaître  à  nos  lecteurs  après  que,  préfcr 
minairsmeut,  nous  serons  entrés  dans  quelques  intlispensables  cxpbca- 

tions."  .    ■       .      1 

A  M  ntC3  habitait  un  ancien  oflicier  nommé  le  capitaine  Lambert,  et 
ayant  fait  précédemment  partie  du  régiment  où  servait  Cousinot.  C'était 
un  homme  assez  étrange  que  ce  capitaine  Lambert,  et  quand  même  i!  ne 
serait  pas  appelé  à  jouer  dans  l'avenir  de  ce  récit  un  rôle  considérable , 
nous  ne  nous  refuserions  pas  au  plaisir  de  faire  poser  un  moment  sa  sin- 
gulière figure  devant  nous.  .       ■    1- 
Pendant  vingt-cinq  ans  de  sa  vie ,  parlant  mililaircment ,  il  avait  passe, 
pour  le  plus  iuf!.'rnal  mauvais  coucheur  que  l'on  pût  rencontrer.  Bourrue- 
désobligeant ,   n'ouvrant  jamais  la  bouche  qnfl  PP«'' <''^P''^f'Ci'  ou  pour 
contredire,  toujours  prêt  à  se  réjoaic'îuvi?W'h'^rr  dos  autres,  ne  cessant 


Ie  magasin  littérairi;. 


jama's  de  .«e  p'andio  de  son  son,  de  r.''cla  !)er  contre  les  injiisliccs  dont 
il  pi(>ieii('aii  cîri'  1.»  victime,  s'é;aii!  doniié  daram  ta  carrit-ie  miiiiairc  la 
Coiisdlalion  di-  tiior  ou  de  blcsier  gi  ièveinciil  cinq  ou  siv  de  ses  camara- 
des, sans  conipier  les  bour^eiiis  on //ékins  q\i\ ,  tc'ons  ses  expressions  , 
nvaient  passé  p;ir  ses  mains,  il  nVta;t  parvenu  ii  se  f.iirc tolérer  au  service 
que  pnr  une  sorte  rie  terreur  que  ses  violences  forcenées  exerçaient  sur 
tout  ce  qui  l'approchait  ;  mais,  en  retour  de  celte  terreur,  il  était  si  cor- 
dialement  détesté,  que  la  rlbu  elle  de  sa  mort  eût  été  accuei  lie  à  peu  près 
cvec  le  sentiment  de  regret  qu'on  accorde  au  meurtre  d'un  cra,  aud  ou 
à  celui  d'un  chien  enragé. 

Aux  alentours  de  l'année  1825,  il  pouvait  avoir  à  cette  époque  de  50  à 
52  ans,  la  plus  étrange  révolul  on  s'était  opérée  dans  son  buuieur;  il  était 
tout  d'un  coup  devenu  bienveillant,  facile,  entendant  sur  toute  cliose  la 
raison  et  la  plaisanterie,  et,  circonstance  assez  singulier  e,  la  médecine, 
qui  d'ordinaire  ne  s'occupe  que  des  maladies  du  corps,  avait  opéré  cette 
ccrre  mirale,  à  laquelle  pouvaient  à  peine  croire  ceux  qui  en  avaient  été 
les  témoins. 

L'aide-major  Cousinot  avait  été  l'instrument  dont  la  Providence  s'était 
servie  pour  améliorer  cette  conversion  merveilleuse,  et  voici  dans  quelles 
circonstance  elle  avait  eu  lieu. 

Sous  le  consulat,  le  capitaine  Lambert,  servant  alors  dans  la  cavalerie, 
avait  reçu  à  la  cuisse  gauche  un  coup  de  biscaïen,  à  la  suite  duquel  il 
avait  été  question  de  la  lui  couper.  Il  s'éiait  opposé  à  ce  traitement,  avec 
toute  l'énergie  qu'un  propriétaire  qui  ne  se  .sent  pas  de  superOu,  met  à 
conserver  sa  chose,  et  contre  l'avis  des  médecinsqui,  en  voyant  so!>  obs- 
tination à  ne  fc  point  laisser  faire  l'opération,  l'avaient  déclaré  un  homme 
perdu,  il  n''était  pas  mort  et  avait  guéri. 

Guéri  n'est  peut-être  pas  le  mot  propre.  Sa  blessure  s'était  fermée, 
mais  contre  toutes  les  régies,  en  ne  cessant  de  conserver  un  mauvais  as- 
pect ;  en  laissant  snbsist<T  dans  la  partie  qui  avait  éié  alTcctée,  tantôt 
failîlefse  et  atonie,  tantôt  une  irritation  f^'brile  accompagnée  de  dou'curs 
aiguës,  dont  rien  ne  pouvait  rendre  l'iniléGnissable  caractère.  De  temps 
a  autre,  d'ai'Ieurs,  la  pliie  mal  cicatrisée  venait  à  se  rouvrir,  et  prenait 
la  forme  d'un  ulcère  purulent,  qui  bientôt  après  sa  desséch.ùt  brusque- 
ment et  d'une  fjçoii  toiuc  capricieuse.  En  vain  les  plus  habiles  méilecins 
s'étaient  employés  à  duimer  à  ce  ma',  qui  souvent  paraiss.iit  s'amortir 
S'jus  leurs  elforts,  une  Iciminaison  délinitive  ;  en  vain,  à  plusieurs  repri- 
ses, le  malade,  que  li  fatiu'ue  du  cbeval  avait  décidé  à  changer  d'arme, 
avait  essayé  des  eaux  de  Bourbonnc  et  de  mille  autres  moyens  ihérapeu- 
tiijues  qui  lui  avaient  été  conseillés  ;  à  des  intervalles  plus  ou  moins  pro- 
longés, la  mémo  variété  d'accidens  se  reproduisait,  une  souffrance  inter- 
ue,  â'M'e  et  incessante  étant  le  seul  symptôme  qui  ne  se  modfiJt  point. 

Depuis  environ  deux  mois,  l'aide-major  Cousinot  avait  pris  son  service 
dans  le  régiment  où  le  terrible  Lambert  commandait  une  compagnie, 
quand  celui-ci  fut  atteint  par  le  redoublement  d'un  de  ces  accès  d'exaspé- 
ration périodiques  auquel  son  mal  éiait  sujet.  Cousinot  ayant  été  appelé, 
co:)im"nça,  comme  tous  ses  prédécesseurs,  dans  les  soins  donnés  au  ca- 
pitaine, parne  rien  comprendre  à  son  état,  et  tout  te  réxultat  cju'il  obtiiU 
de  ses  prescriptions,  fut  la  nécessité  où  il  se  juge.i  placé  de  se  couper  la 
gorge  avec  son  client,  aussitôt  que,  sa  crise  étant  passée,  il  se  ser.'it  rem^s 
sur  pied,  le  brutal  lui  ayant  un  jotjr  jeté  un  càtaplasaïc  à  la  figure  et 
l'ayant  injiuié  avec  la  dernière  grossièreté. 

Un  matin  cependant  que  le  malheureux  Lambert,  après  avoir  passé 
une  nuit  d'affreuses  souffrances,  avait  fait  prier  Cousinot  de  passer  chez 
lui,  décidé  à  lui  deman  1er  de  pratiquer  ramput;ition  du  membre  qui  de- 
puis tant  d'années  ne  cessait  d'être  son  bourreau,  l'aide-major  ayant 
considéré  avec  une  extrême  attention  la  blessure  qui  ce  jour-là  était  as- 
sez profondément  béante  ,  fut  conduit  à  supposer  qu'un  corps  étranger 
pouvait  bien  y  être  recelé.  S'élant  fait  raconter  dans  le  déiail  le  plus  ex- 
plicite, le  plus  minutieitx,  les  circonstances  dans  lesquelles  le  blessé  avait 
éié  frappé,  il  fut  encore  confirmé  dans  son  diagnostic,  en  apprenant  que 
fe  fourreau  du  sabre  de  Lambert  avait  été  brisé  par  le  biscayen,  qui  lui 
avait  ensuite  labouré  la  cuisse.  Prenant  alors  beaucoup  sur  lui ,  il  avait 
demandé  au  capitaine  s'il  aurait  le  courage  de  souffrir  une  opération,  à 
la  suite  de  laquelle  sa  guéridon  complète  lui  paraissait  très  proliable. 
Lambert  s'élant  engagé  à  tout  supporter,  Cousinot,  qui  se  déliait  de  ses 
vivacités,  avait  fait  venir  quaire  vigoureux  grenadiers,  avec  lesquels,  de 
l'aveu  du  patient,  il  avait  été  conveau que, quoi  qu'il  pût  dire  et  faire,  ils 
le  tiendraient  désespérément  eu  respect  pendant  que  l'aide  major  opére- 
rait. 

L'aide-major  s'étant  aussitôt  misa  l'œuvre,  le  patient  l'avait  d'abord 
assez  Iranqnillemcni  laissé  travailler  de  son  scalpel  et  pratiquer  une  inci- 
sion cruciale  pour  débrider  la  plaie  ;  nuis  lorsque  sa  rude  main  se  saisis- 
sant d'une  sonilc,  vint  à  l'introduire  cavalièrement  dans  le  foyer  du  mal, 
le  matheui  eux  Lambert  grimaçant  delà  plus  étrange  sorte,  commença 
de  se  tordre  comme  une  chanterelle  sur  un  bri\sier.  Maintenu  d'autorité 
dans  la  position  qui  lui  avait  été  donnée  pour  cette  torture,  il  fallait  le 
voir  se  crisper  avec  une  contorsion  horrible  de  tous  ses  muscles,  mugis- 
sant comme  un  taureau  que  l'on  égorge,  l'érume  à  la  bouche  et  les  yeux 
à  moitié  sortis  de  leur  oi  bile  ;  à  la  fin .  vaincu  par  l'acuité  de  la  douleur 
qui  le  p;Miélrait  par  toutes  les  fibres  de  ses  chairs  auxquelles  leur  im- 
mémorial éiat  morbide  avait  communiqué  une  sen  ibiliié  excessive, 
il  succomba  sous  l'elïrojablc  énergie  (le  la  se:)sation ,  et  la  vie  pa- 
raissant se  retirer  de  lui,  i  s'évanouit,  ProliMnl  de  celte  relâche  que  la 


nauiC  se  procurait,  Cousinot  n'en  fouilla  que  plus  à  son  aise  tous  les 
recoins  de  la  plaie,  et  à  une  profondeur  où  jamais,  a\ant  l(ji ,  on  n'avait 
pénétré,  il  finit  par  rencontrer  une  résistance  qui,  explorée  par  quelques 
petits  coups  secs  dont  son  iusirument  lasolliciia,  rend.t  ù  ne  pas  s'y 
méprendre  un  son  métallique.  Assuré  désormais  du  ré-uliat ,  ii  la  sonc'e 
il  substitua  une  pince  d'u.ie  forme  acérée,  à  l'aile  de  laquelle,  ne  se  sou- 
ciant pas  de  l'intérêt  secondaire  d'offenser  les  tssus,  il  p.irvint  à  saisir  et 
h  amener  au  dehors  un  morceau  de  cuir  dans  lequel  était  engagée  une  bou- 
cle de  cuivre,  le  tout  ayant  fait  partieduceiniuron  d  •  l'arme  mise  en  pièces 
par  le  projectile   et  ayant  été  chassée  violemment  par  lui  (1). 

Comme  si  un  soulagement  immédiat  eût  été  apporté  à  l'état  du  mslade, 
il  reprit  pres;ue  aussitôt  connaissance,  et  l'on  comprend  so.i  admiration 
quand  Cousinot  lui  faisant  monU'e  de  sa  frouvalle,  lui  dit  en  riant  :  — 
Quelle  enragée  d.srrétion  de  ne  pas  nous  dire  que  vous  logiez  depuis 
vingt-cinq  ans  un  pareil  camarade  de  lit  ;  les  volonti's  sont  libres  ;  mais 
vous  prenez  de  drôles  d'endroits  pour  serrer  votre  fourniment  et  ouvrir 
des  boutiques  d'armurier. 

—  Est-ce  bien  possible,  répondait  Lambert  avec  alm'ration  ,  que  j'aie 
gardé  cela  dans  mon  intérieur  pendant  le  quart  d'un  siècle  ?  Je  ne  m'é- 
tonne parbleu  plus  du  malaise  que  j'éprouvais  dans  ma  damnée  cuisse  ; 
qu'on  tli;c  donc  après  ça  que  j'avais  tort  de  n'être  pas  toujours  content. 

—  Capitaine  ,  lui  dit  alor3  Cousinot,  vous  m'avez  flanqué  ,  il  y  a  quel- 
que temps,  uu  catip'asme  à  la  figure,  et  je  voulais  vous  eu  demander 
raison  ;  mais,  roui  d'une  balle  miichée  !  c'est  à  moi  à  vous  f.  ire  des  ex- 
cuses, cor  je  ne  sais  pas,  vraiment,  cornaient  vous  n'êtes  pas  devenu  en- 
ragé ;  vous  en  aviez  le  droit. 

—  Ça  vous  prouve,  messieurs  les  drôles,  fit  Mors  le  cap'taine  en  s'a- 
dressa'nt  aux  quatre  grcna  licrs  qui  avaient  servi  ù'aidesoiidrateurs  ,  et 
qui  se  passaient  curieusement  Vobiet  de  mains  en  mains  ,  qu'il  ne  faut 
jamais  mal  parler  de  ses  chefs  ,  et  dire  le  lieutenant,  le  cat  iiaine  est  un 
être  qui  se  ddecte  à  nous  faire  manger  de  la  salle  rie  p  'lice  ;  car  vous 
voyez  l'agrément  qu'a  peut-être  cet  hoinice  ,  por.r  peu  qu'il  al  servi  dans 
la  cavaleiic,  de  pus  édcr  au  Jfond  de  son  individu  une  bo;ic!e  ornée  de 
son  ardillon,  qui  lembclc  pour  sortir,  et  qui  lui  gâte  l'humeur  et  le 
tempérament. 

Cette  morale  faUc,  Cousinot  procéda  an  pansement  du  blessé  et  lui  or- 
donnant de  se  mettre  au  lit  et  d'y  rester  en  une  complet  •  tranqui  I  té.  il 
crut  pouvoir  lui  promeiirc  que  huit  jours  après  il  serait  radicalement 
guéri. 

Dès  le  lendemaÎD,  en  effet,  h  plaie  perdant  son  aspect  li\id%  se  mit  en 
voie  de  se  cicatriser  rapidemen'.  Or,  a  mesure  que  le  mal  s'éteignait,  le 
capitaine  Lambert,  délivré  des  rongeantes  douleurs  qui  faisaient  autre- 
fois !e  tourment  de  sa  vie  ,  était  comme  transporté  en  un  paradis,  et  à 
l'aigre  et  bilieuse  disposition  par  laquelle  avant  sa  délivrance  il  était  sans 
cesse  dominé ,  sentait  se  substituer  une  bienveillance  universelle  qui ,  en 
réalité  ,  formait  le  fond  de  son  caiactère  ,  aigri  jusque  là  et  en  quelque 
sorte  dénaturé  par  l'airoclté  de  ses  souffrances. 

L'aide-major,  comme  on  s'en  doute,  fut  le  premier  à  ressentir  les  effets 
de  celte  heureuse  transforuiatioii ,  et  à  la  recounaissance  sans  bornes 
qu'à  dater  de  cette  époque  lui  voua  son  malade,  on  put  voir  couime 
une  seconde  édition  (le  l'anecdote  du  lion  guéii  par  Androclè-.  S'élant 
peu  après  trouvé  en  état  de  sortir,  le  capitaine  Lambert,  pour  inaugurer 
en  lui  le  nouvel  homme ,  chargea  Cousinot  de  i  éunir  en  un  repas  tout  le 
corps  d'olliciers  ;  là,  le  verre  à  la  main ,  faisant  amende  honorable  de  son 
passé,  le  capiiaine  prit  la  parole  et  dit  :  "  Mes  chers  camarades ,  j'ai  été 
njusqu'ici  ce  qu'on  peut  appeler  un  paroissien  désagréable  ;  mais  il  ne 
«fjut  pas  d'en  vouloir.  Voilà,  ajDuta-t-il  en  tirant  de  sa  poche  l'étrange 
«dépôt  extrait  de  sa  blessure  ,  la  vraie  et  unique  cause  de  mon  mauvais 
«caractère,  car  vous  comprenez  qu'en  homme  qui  pos;è,1e  pendant 
«vingt-cinq  ans,  entre  cuir  et  chair,  un  pareil  locataire,  peut  bien  n'avoir 
«pas  toujours  envie  de  rire,  et  être  entraîné  à  quelques  vivacités.  A  par- 
«tir  d'aujourd'hui ,  je  compte  (pic  vou^  me  trouverez  autre;  Cousinot , 
que  je  vous  présente  coiuaie  un  talent  à  faire  oublier  un  jour  les  Larrey 
«et  les  Des^encltes,  »  et  en  pirlant  ainsi,  il  frappait  sur  l'épaule  de  son 
libérateur  assis  à  ses  côtes,  »  est  là  pour  vous  dire  que  l'éiat  du  physique 
«est  bien  fait  pour  induer  sur  le  moral  d'un  homme,  et  niaiut''iiani  que  me 
•  voilà  accouché,  j'espère  enfin  ne  plus  être  cette  bête  du  Gévaudao,  que 
«vous  avez  connue  toujours  prête  a  montrer  les  dents  et  à  mordre,  tjue 
«ceux  donc  d'entre  vous  qui  auraient  eu  à  se  plaindre  de  moi ,  reçoivent 
«ici  mes  (xcufcs  ,  et  honorez-moi  tous  un  peu  d'une  amitié  que  mes  fa- 
ucons de  faire  tàçberoiit  dOs  rmais  le  me  mériter.  ■> 

Cette  petite  allocution  ,  fjite  de  cœur  et  d'une  veix  émue  ,  produisit 
tout  l'effet  que  son  auieur  on  pouvait  attendre,  et  elle  niar,|ua  dans  son 
existence  le  cuiuuien 'cment  d'une  ère  nouvelle  où  de  solides  et  estima- 
bles qualités  prirent  en  effet  la  place  de  l'haïssable  allure  que  sa  vie  avait 
jusque-là  allectêe. 

Quelques  années  plus  tard,  l'âge  légal  de  la  retra'te,  contre  laquelle, 
malgré  le  mauvais  état  de  sa  santé,  il  s'était  jusque  là  défendu  avec  fureur, 
ayant  sonné  pour  lui,  au  lieu  de  polcr, comme  par  le  passé,  de  tuer  son 
colonel,  le  chef  de  bureau  elle  diiecleur  dn  personnel,  calculant  qu'a- 
vec sa  pension  et  son  petit  patrimo  ne.  Il  pournii  mener  une  eiiitence 

(1)  Tout  c  ""«il  médical  est  historique, 


6 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


douce  et  tranquille,  il  se  laissa  exécuter  de  bonne  grâce,  et  adoucissant 
le  regret  qu'il  éprouvait  de  se  séparer  de  sou  ami  Cousinot  par  la  pro- 
messe que  lui  lit  celui  ci  de  venir  le  visiter  quelquefois,  il  se  relira  à 
Mantes,  son  pays  natal,  où  nous  voyons  aujourd'hui  l'aide-mijor  arrivant 
pour  le  retrouver.    ^ 

CHAPITRE  IX. 

La  ilûit,  qunient  de  bonne  heure  dans  la  saison  oùl'on'  était  alors,  avait 
déjà  commencé  d'assombrir  les  rues  de  la  petite  ville  devenue  la  rési- 
dence de  Lambert,  lor.-que  l'aidc-major,  après  avoir  franchi  les  quinze 
lieues  qui  séparent  Mantes  de  Paris, fut  déposé  à  l'hôtel  du  Lion  d'or  par 
la  voiture  publique  qui  l'avait  amené. 

C'était  la  première  fois  que,  depuis  leur  séparation.  Il  visitait  le  capi- 
taioe,  il  eut  donc  besoin  de  prendre  quelques  indications  pour  trouver 
son  domicile.  Comme  il  arrive  toujours  eu  pareil  cas,  les  renseignemcns 
furent  plus  nombreux  et  plus  empressés  qu'exacts,  et  notre  voyageur  était 
«posé  au  danger  de  s'engager  dans  une  longue  et  didicile  recherche,  si 
son  étoile  n'eQt  amené  au  bureau  de  la  diligence  une  servante  venant  sa- 
voir si  un  paquet  qu'attendait  son  maître  avait  été  apporté  par  la  voiture 
ce  jour  là. 

Lniendant  demander  la  maison  du  capitaine  Lambert  : 

<■■  Not'maîlre  n'est  pas  mal  chanceux  dit  joyeusement  cette  fille,  ne  trou- 
vant p  is  l'envoyé  qu'elle  était  venue  chercher  ;  au  lieu  d'un  paquet,  c'est 
un  ami  qui  lui  arrive.  J'vais  vous  conduire,  monsieur,  ajonta-t-elle,  si  vous 
voulez  bien  me  suivre.  »  Et  munie  par  bonheur  de  son  fallut,  elle  se  mit  en 
route  suivie  rie  l'aide-major  qui  échappa  ainsi  à  l'horrihle  désagrément 
d'errer  à  la  nuit  noire  dans  un  pays  inconnu,  à  la  piste  d'une  maison  qui, 
douée,  selon  la  capricieuse  topographiede  ceux  qui  vous  l'enseignent,  d'u- 
ne sorte  d'ubiquité,  est  souvent  située  sur  trois  ou  quatre  points  dilTérens 
de  la  ville,  avec  cette  circonstance  aggravante  que  la  distance  d'un  de  ces 
points  à  l'autre  représente  presque  toujours  le  plus  long  trajet  qui  puisse 
se  faire  dans  une  enceinte  donnée,  et  vous  renvoie  d'un  pôle  à  l'autre 
chercher  la  solution  du  problême  que  vous  vous  êtes  proposé. 

Tout  en  cheminant,  Cousinot  interrogea  sa  conductrice,  voulant  savois 
si  son  ami  Lambert  se  louait  de  son  séjour  à  Mantes,  comment  il  y  pas- 
sait sa  vie. 

t-  —  Oh  !  monsieur,  répondit  cette  Olle,  l'capitaine  s'plait  très  bien  ici.  Il 
donne  dans  les  fleurs,  et  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  pas  deux  jardins  troussés 
comme  le  sien  dans  la  ville;  ct'automne  y  avait  fonle  pour  voir  ses  dah- 
lias qu'il  en  a  de  toutes  les  espèces.  L'hiver,  s'trouvant  un  peu  plus  dé- 
sœuvré du  jardinage,  il  s'rattrape  sur  sa  pipe  et  lit  dans  des  livres  où  ce 
qu'on  raconte  des  guerres  et  des  traits  d'soldats  français,  et  puis  il  fait 
des  feux  d  enfer  parce  qu'c'est  pas  comme  à  Paris  où  le  bois  est  si  cher  ; 
y  a  aussi  quétefois  monsieur  l'adjoint  qui  vient  jouer  avec  lui  l'piquet  et 
qui  s'dispute  ensemble  sur  la  politique  dont  monsieur  parle  d'aprè«l'Con5- 
titutionnel;  mais  sans  se  fâcher  parce  qu'ils  s'entendent  assez  bien  sur  ce 
qu'il  u'faut  pas  d'jésuitcs  et  qu'la  congrégation  est  une  horreur  ;  tout  ça 
fait  passer  l'tcmps  à  ct'homme,  et  puis  dame  je  l'soigne  parce  qu'ayant 
été  avant  lui  chez  un  curé.  Je  m'connais  assez  bien  à  un  ménage.  Et  puis 
Je  lui  fais  du  café  faut  voir  !  qui  dit  qu'c'est  dommage  d'y  mettre  de  l'eau- 
de-vie  pour  faire  son  gloria,  mais  c'est  plus  fort  que  lui,  il  lui  faut  son 
gloria,  et  il  n'dormirail  pas  sans  ça. 

—  D'après  ce  que  vous  me  dites  là,  fit  Cousinot,  quand  cette  longue 
ébauche  d'intérieur  fut  enfin  terminée,  le  capitaine  vit  assez  seul  et  ne 

i  „fi-équcnte  pas  grand  monde  ici. 

,  —  Ah  pour  ça  non,  il  n'aime  pas  à  fréquenter  ;  moi  non  plus  je  n'aime 
pas  les  connaissances,  parce  que,  voyez-vous,  les  langues  faut  qu'ça 
parle,  et  pour  entendre  dire  du  mal  de  tout  l'monde  c'est  pas  la  peine, 
avec  ça  qu'y  a  beaucoup  à  faire  sans  que  ça  paraisse,  dans  une  maison, 
continua  avec  importance  la  bonne  ménagère,  c'est  pas  tout  que  l'ouvrage 
courante,  faut  entretenir  le  linge,  couler  ses  lessives  ;  pour  le  vin,  par 
exemple,  c'est  monsieur  qui  l'colle  lui-même  et  qui  le  met  en  bouteilles, 
mais  excepté  d'son  jardin  il  u'se  mêle  de  rien.  Faut  dire  aussi  qui  me 
paie  un  bon  gage... 

—Et  sa  sauté,  interrompit  l'aide-major  qui  unissait  par  être  mieux  in- 
'  'fermé  des  affaires  de  la  servante  que  de  celles  de  son  ami. 

—Sa  ganté  I  mais  il  s'porle  comme  un  charme,  et  dire  qu'il  avait  été 
condamné  par  tous  les  médecins  et  qu'il  n'y  a  qu'un  nommé  Cousinot, 
dont  il  me  parle  toujours,  qui  a  tu  clair  dans  son  tempérament.  L'con- 
naissez-vous,  monsieur,  c'sirurgienVi  ? 

—Un  peu,  répartit  l'aide-major  en  riant  et  tout  heureux  d'apprendre 
qne  Lambert  conservât  toujours  pour  lui  la  même  ferveur  de  reconnais- 
tance. 

—  Cependant  on  était  arrivé  au  logis  du  capitaine,  et  on  juge  de  son 
ravissement  en  voyant  la  visite  inattendue  qui  lui  arrivait. 

Il  en  eut  la  surprise  aussi  complète  que  possible,  car  l'aide-major,  au 
moyen  du  passe-partout  di;  la  servante,  enfa  sans  être  annoncé  par  la 
sonnette,  et  trouvant,  chose  parfaitement  croyable,  le  bon  Lambert  as- 
soupi au  coin  du  feu  sur  un  volume  des  KictoiVes  et  Conquêtes,  il  fut 

obligé  de  le  setouer  par  le  bras  pour  se  faire  reconnaître  de  lui. 

„.  —Est  ce  que  je  rêve?  s'écriait  le  capitaine  en  embrassant  son  cher  doc- 
teur. (11  est  de  remarque  que  pas  une  classe  de  citoyens  n'est  plus  chaude 
à  l'embrassade  que  les  m'ilitalres.) 


—  Non,  parbleu,  répondait  Cousinot,  c'est  bien  moi  en  chair  et  en  os, 
et  ayant,  qui  plus  est,  une  faim  du  tous  les  diables. 

—  Nous  avons  de  quoi  y  pourvoir,  réi)ondit  Lambert  appelant  aussitôt 
saservanie  pour  lui  commander  do  hâter  le  dîner  cl  de  faire  avancer  quel- 
que corps  de  réserve  alin  de  faire  face  à  l'appétit  du  survenant.  Cette  lille 
étant  eniiée,—  Eh  bien  1  lui  dit  son  maître,  le  voii;i,  Marguerite,  ce  Coi^- 
sinot  dont  je  le  parle  tant,  je  ne  m'attendais  pas  à  te  le  montrer  si  tôf,; 
que  dis-tu  de  ce  lapin  là? 

—  J'dis  qu'il  est  un  peu  traître,  j'suis  venue  avec  lui  de  la  diligence, 
puisque  c'est  moi  qui  l'ai  conduit  ici,  et  je  lui  ai  jus  einciii  demandé  §i  j 
connaissait  votre  ami  Cousinot,  i  m'a  dit  :  un  peu,  l'iarceur  ! 

—  Ah!  c'est  que,  vois  tu  bien,  dit  le  capitaine,  c'est  uu  compère  (|ui 
en  sait  plus  long  que  toi  et  moi  et  tout  le  régiment,  sain  en  evcepter  le 
tambour-major  qui  se  croit  cependant  un  personnage,  quand  il  a  son  col- 
back  en  tète  et  qu'il  fait  mouliner  sa  canne. — Ah  ça  !  c'est  pour  quelques 
jours,  j'espère,  que  nous  vous  avons  ici,  fit  le  capitaine,  s'adressant  à  son 
hôte? 

—  C'est-à-dire,  répartit  l'aide-major,  que  je  prends  la  voilure  qui  passe 
à  dix  heures  ;  le  colonel  m'a  accordé  la  journée  d'aujourd'hui  tout  en 
gros,  et  il  faut  que  je  sois  à  Paris  demain  matin. 

—  Eh  bien  !  ça  valait  la  peine  de  se  déranger,  dit  Lambert  avec  désap- 
pointement. 

—  Certainement  que  c'était  la  peine,  j'avais  à  vous  causer  de  quelque 
chose,  et  enfin  depuis  cinq  heures  qu'il  est  maintenant  jusqu'à  dix  heu- 
res, on  a  cnciire  le  temps  de  se  dire  bien  des  paroles.  D'ailleurs,  le  ser- 
vice, voyez-vous,  je  commence  à  en  avoir  assez,  et  d'ici  à  quelque  (emps, 
je  pourrai  bien  faire  comme  vous  et  le  planter  là,  Alors,  Dieu  merci,  ^n 
pourra  se  voir  sans  la  permis-ion  du  colonel. 

—  Il  est  sûr,  mon  ami,  répartit  Lambert,  qu'avec  vos  talens  vous  pou- 
vez très  bien  vous  mettre  à  pratiquer  daus  le  civil  où  vous  auriez  plus 
d'argent  et  votre  indépendance.  Par  exemple,  tenez,  si  vous  vouliez  ve- 
nir vous  installer  ici,  vous  gagneriez  gros  comme  vous,  c'est  étonnant  de- 
puis le  commencemant  de  l'hiver  ce  qu'il  y  a  eu  de  catharres  et  de  petite 
rouge(de;  eh  bien  !  ils  ne  sont  que  deux  pour  çaetpas  forts,  je  vous  jure; 
vous  n'auriez  pas  grand'  peine  à  les  dégolter. 

—  Ah!  fit  l'aide-major  d'un  air  qui  voulait  dire  beaucoup,  j'ai  upe 
idée  en  tête,  dont  je  suis  venu  vous  parler;  au  dessert  je  vous  conterai 
ça. 

Le  dîner  ne  tarda  pas  à  être  servi;  et,  à  la  rapidité  avec  laquelle  il 
avait  été  préparé,  on  put  s'assurer  que  les  auxiliaires,  mis  en  réquisition 
pour  la  circousiance,  ne  tenaient  dans  le  menu  qu'une  place  assez  secon- 
daire; ce  qui  suppose  que  l'ordinaire  du  capitaine  était  sur  un  bon  pied, 
et  que  le  cher  homme  ne  se  laissait  point  pâtir. 

Après  qu'en  bien  mangeant  on  eut  causé  de  la  position  des  camarades, 
des  cbangemens  survenus  dans  le  régiment,  de  quelques  anecdotes  gra- 
ves ou  scandaleuses  qui  en  formaient  la  chronique,  passé  la  poire  et  le 
fromage,  dame  Marguerite  ayant  déposé  sur  la  table  plusieurs  bou- 
teilles de  liqueur,  parmi  lesquelles  il  s'en  trouvait  de  la  façou  du  capi- 
taine, et  versé  cet  incomparable  café  dont  elle  s'était  vantée  d'avoir  la 
recelte,  les  pipes  furent  allumées,  on  remit  du  bois  sur  le  feu,  et  la  con- 
versation promit,  plus  que  jamais,  de  devenir  intéressante  ;  le  moment 
des  confidences  était  arrivé. 

—  Mon  cher  Lambert,  fit  l'aide-major,  je  suis  venu  vous  demander  un 
service. 

—  Vous,  Cousinot  I  répondit  le  capitaine  ;  vous  savez  que  ma  vie  est  à 
nous  deux.  Parlez. 

—  Je  vous  dirai ,  mon  cher,  que  je  suis  sur  le  point  de  m'embarquer 
dans  un  duel... 

—  Un  duel,  interrompit  Lambert,  alors  il  s'agit  d'être  votre  témoin? 

—  Ob  !  non  pas  un  duel  comme  vous  l'entendez,  mais  un  duel...  Com- 
ment dirai-je  ça  ?...  un  dueL..  social... 

—  Expliquez-vous  mieux,  fit  le  capitaine,  c'est  une  espèce  que  je  ne 
connais  pas. 

—  Enfin,  je  voulais  dire  que  moi ,  chéiif,  moi  carabin  obscur  et  sans  le 
sou... 

—  Qu'appelez-vous  un  carabio  obscur,  un  homme  qui  a  fait  une  cure 
comme  la  mienne  1 

—  Je  suis,  reprit  l'aile-major,  sur  le  point  d'entamer  une  lutte  avec 
une  famille  puissante  qui  me  roulera  si  je  suis  le  moins  adroit  ou  le  plus 
fairile,  et  qui  mettra  à  mes  pieds  son  crédit  et  sa  fortune,  si  je  suis  le  plus 
habile. 

—  Oui  dà  !  fit  Lambert,  étonné  de  cette  révélation  encore  assez  nébu- 
leuse pour  lui. 

—  Maintenant,  vous  allez  me  dire  :  comment  un  pauvre  chirurgien  de 
régiment  peut-il  avoir  la  prétention  de  lutter  contre  des  gens  aussi  bien 
placés  pour  se  défendre  ?  ce  sera  la  fable  du  pot  de  terre  contre  le  pot  de 
fer,  et  en  fin  de  cause,  l'aide-major  Cousinot  pourrait  bien  n'être  qu'une 
cruche,  et  une  cruche  fêlée,  qui  mieux  est. 

—  C'est  assez  mon  idée  que  vous  rendez  là,  fit  le  capitaine. 

—  Mais  si  l'aide-major  Cousinot  avait  un  talisman  ? 

— Un  talisman  I  répéia  Lambert  de  plus  en  plus  ébahi  ? 

—Oui,  s'il  avait  dans  les  mains  de  quoi  terrifier  ses  ennemis,  de  quoi 
les  abaisser  et  les  aplatir,  si  bien  qu'ils  seraient  devant  lui  aussi  petits 
garçons  qu'un  nifp.nt  do  troupe  devant  son  colonel? 


LE  MAGASIN  LU TÉUAIRE. 


D 


— Dam,  ri'panit  Lambert,  il  est  cl lir  (j ne  las  ' autres,  se  trouvant  les 
plus  faiblos,  f  (!  stMwii  lui  (|ui  si'imit  If  i)Uis  f.irr.  •<■• 

— Et)  bien!  mon  cher,  reprit  (-ousiiio!,  tirant  de  fa  po-bc  un  paqupl 
(le  papiers  cathi't(>  soig.icusfmeat,  ce  t;ilisniaii,  le  voili.  Avec  ce  peu  de 
paperasses,  je  me  charge  de  nietire  eu  déiO!ile  les  aii^torraiis  qu3j'ai 
pour  adversaires,  et  je  ne  mo  douuo  pas  trois  mois  pour  i/ ire  un  person- 
nage, si  peu  que  je  soissecon;!^. 

—Et  en  quoi  peut-on  vous  être  utih  ?  demanda  F^ambcrt. 

— Kien  de  plus  facile  et  de  plus  simple  que  l'a-s'siaiice  que  J'attends  de 
votre  amitié.  Voi;s  êtes  le  maître  cluz  vous,  n'ost-il  pas  vrai,  et  vos  meu- 
bles ferment  bien  à  clé  ? 

—Je  m'en  flatte  au  moins,  répondit  le  iiapitaine. 

—Vous  n'avez  pas  de  femme,  pns  de  maîtresse  pour  fureter  dans  vos 
ca;  hottes  et  vous  dérober  un  secret  ? 

—Pas  de  femme  et  pas  de  maîtreste,  répéta  Lambert,  ce  dont  j'enrage 
bien  quelquefois. 

—  Vous  pouvez  a'ors  prendre  ces  papiers  qui  font  ma  force,  comme  à 
Samson  ses  (  hevcux  puis  me  les  receler  en  un  eiidro;i  sûr  où  vous  et  moi 
seulement  saciiiuns  qu'ils  sont  déposés,  de  manière  à  les  mellie  à  l'abri 
d'un  coup  de  main. 

Assurément,  dit  le  capitaine,  tout  cela  peut  se  faire;  mais  je  vous 

avoue  que  j'aime  assez  à  voir  c^air  à  mon  ouvrage,  et  il  me  semble  que 
vous  n;e  pat  lez  là  d'une  alfiirc  diablement  embrouillée. 

—  Vous  entendez,  mon  ami ,  reprit  l'aide  major,  que  consentir  à  ra'ai- 
der  sans  comprendre,  c'est  là  le  service;  car  s'il  ne  s'agissait  que  de  me 
garder  un  chiffon  de  pa',)icr  dans  un  tiroir,  te  ne  serait  pas  la  peine  de 
faire  appel  à  votre  ami'ié,  un  notaire  pratiqiterait  la  chose  aussi  bien  et 
mieux  que  vous.  '•'•""  ■'■ 

i'"  i_  Ce  que  vous  dites-la  est  parfaitement  jaste,  répliqua  le  capitaine; 

mais  mon  am  lié  doit-elle  vous  laisser  embarquer  dans  uue  affaire  de  celte 

importance  sans  vous  adresser  quelques  observaiion>? 
jî)  iii_  pq^p  pg  qyj  pst  dg  Yos  observations,  dit  Cou;.inot,  elles  porteraient 
"ilr6bablem°nl  à  faux,  puisque  pour  bien  parler  d'uua  chose,  il  fiiut  la  sa- 
'  vHir,  et  qtle  je  ne  puis  vous  en  dire  plus  que  je  ne  vous  en  dis;  d'ailieurs 

vous  me  conteriez  pour  ii:e  faire  passer  mon  idée  loui  co  qui  se  pourrait 

tl^pnver  de  plus  sensé  et  de  plus  fort  en  raisounemeut  que  vous  y  perdriez 

viytre  latin  ;  mon  parti  est  pris. 

—  Ah  !  lit  Lambert,  puisque  vous  êtes  si  g  'nt.l  et  si  commode  à  persua- 
''  îf^r,  je  ren;j;aîne  mon  si-rmon  ;  mais  avant  que  vous  me  disies  ce  que  j'ai  à 
'"Wiire,  une  question  seulement, 

110 . —  Ditpg,  répartit  Paide-major. 

■*'' Etesvous  bien  sûr,  la  main  sur  votre  conscience,  que  votre  projet 

§'a  rien  de  louche  dans  sa  moralité,  et  que  l'enièlemenique  vous  en  avez 
ë  V0U5  fait  pas  illusion  là-dessus? 

'  - A  Cette  question  je  n'ai  que  deux  mots  à  répondre.  Non-seulement, 

en  agissant  coinine  je  me  propose  de  le  faire,  je  ne  poi  le  donmia;;o  à  per- 
sonne, mais  je  suis  au  contraire  «ne  espèce  d'iusirumeut  employé  parla 
.'fiovidence  à  la  répa'alion  d'une  siande  injustice. 
^■'  '"  L_  Aloi-s,  fit  Lambert,  donnez-moi  vos  papiers. 
'"^  '—CousinotliVI-a  le  paquet  cacheté  au  capitaine,  qui  alla  aussitôt  le  ser- 
'  '  irèrdons  un  tiroir  dont  il  ôia  la  clé. 

—  Je  le  cacherai  mieux  que  ça,  dit  le  dépositaire,  quand  vous  serez 
""p^rti,  c'est  en  attendant  que  je  le  mets  là. 

—  Maintenant,  lit  l'aide-ninjor,  j'ai  à  vous  donner  quelques  instructions, 
3'ignore  absolument  coaimcnt  mes  adversaires  prendront  la  chose,  s'jIs 
selfendront  contre  moi  en  tierce  ou  en  quarte,  enfin  les  coups  que  j'aurai 
'1  parer...  i 

—  Mais,  mon  ami,  vous  avez  le  diable  au  corps!  vous  allez  ailu^uer 
èiiis avoir  reconnu... 

■jpDTT_  jj  gg  jj^jj  ,3^,1  (]j{  l'aide-major  en  interrompant,  et  si  vous  ne  me 
laissez  pas  dire,  je  manquerai  la  voilure  ou  je  uaurai  pas  le  temps  de 
"' T'eus  expliquer  les  choses. 

—  Satanée  caboche!  s'écria  le  capitaine  en  avalant  un  verre  de  rhum 
inr  faire  diversion  à  la  cruelle  domination  que  Cousinot  exerçait  sur 

lui. 

—  Je  si>is  seulement  de  très  bonne  source,  continua  Cousinot,  qu'a- 
vec toute  leur  aristocratie,  ce  sont  des  g'ns  as^ez  peu  délicats  sur  les 
moyens.  Je  regarde  donc  comme  très  possible,  «ne  fois  qu'ils  sauront  les 
armes  terribles  que  j'ai  contre  eux,  qu'i's  essaient  de  se  défaire  de  moi. 

—  Us  feront,  saprebleu  !  bien,  intcrromiiit  Lainberl  avec  uue  comique 
indignation,  et  vous  n'aurez  que  ce  (pie  vous  méritez.  ,, 

*' '  —  Oui,  mais  une  fois  que  les  aurai  avertis  que  le  talisman  est  en  liea 
BÛret  inexpugnable... 

—  Oh  !  pour  ça,  lit  Lambert,  ne  s'embarrassant  pas  de  la  contradic- 
tion, ils  n'ont  qu'à  venir,  ils  seroiii  bien  reçus. 

—  Laissez-mei  donc  dire,  dit  Cousinot  avec  impatience. 

—  Je  vous  écoute,  dit  le  capitaine...  une  fois  que  vous  les  aurez  avertis 
quele  talisman  est  en  lieu  silrct  inexpugnable  .. 

—  Si  j'ajoute,  continua  l'aidc-major,  que  du  jour  où  ou  entreprendrait 
quelque  chose  contre  moi,  le  dépôt  lera  explosion  et  éclatera,  vous  com- 
prcni  z  qu'au  lieu  de  vouloir  m'arracher  un  cheveu  de  la  léie,  ils  me  met- 
traient plutôt  dans  du  coton. 

—  Ça  se  comprend,  dit  Lambert  ;  mais  je  ne  vois  pas  ce  que  j'aurai  à 
faire  dans  tout  ça,  > 


•il  pj 


itii 


—  Cependant,  reprit  l'aidc-major,  comme  il  serait  à  toute  force  poss,i- 
blc  qu'ils  ne  tinssent  pns  compte  de  mes  menaces  et  qu'ils  me  fissent?, 
malgré  le  daiigrr  que  je  leur  aurais  signalé,  un  mauvais  parii  ;  ne  voulant 
pas  leur  doiiner  ma  peau  gratis  et  rester  comme  un  sot  sur  le  champ  dje 
baiaille,  c'est  alors  que  vous  intervenez.  Aussitôt  que  vous  apprenez  que 
votre  pauvre  Cousinot  a  eu  du  dessous ,  vous  ouvrez  le  paquet  que  j<' 
vous  confie,  et  vous  y  trouvez  mes  dernières  volontés  que  je  vous  charge 
d'exécuter. 

—  Jolie  idée  que  vous  me  mettez  là  devant  les  yeux,  fit  alors  le  capi- 
taine; ei  dire  qu'un  homme  raisonnable  s'organise  ainsi  à  plaisir  un  casse- 
cou. 

—  Mais  encore  une  fiis ,  répartit  l'aide-major  i  il  y  a  tout  lieu  de  pen- 
ser que  l'allaire  s'arrangera  à  l'amiable  ,  et  c'est  par  excès  de  prudence 
que  je  prévois  tous  les  cas. 

—  Vous  prévoyez  tous  les  cas  ;  c'est-à-dire,  répartit  Lambert,  que  j'en 
vois  une  foule  qui  ne  sont  pas  prévus  :  ainsi,  vous  pou.cz  mourir  de  mort 
naturelle,  ou  bien  on  peut  vous  faire  disparaître  sans  que  personne  sache 
ce  que  vous  êtes  devenu,  ou  bien  vous  pouvez  faire  un  voyage. 

—  Si  je  venais  à  mourir  de  mort  naturelle,  dit  l'.iide-niajor,  les  pauvres 
gens  n'eu  seraient  pas  la  cause,  et  après  vous  être  bien  assurij  que  je  n'ai 
passuccorabé  à  un  guet  apens,  vous  ji-tteriez  le  paquet  au  .eu.  Si  je  fai- 
sais nu  voyage,  je  vous  verrais  naïuiellemeul  avant  mon  départ  ou  je  vous 
écrirais  et  Vous  donnerais  des  insiruciioiis  nouvelles.  Mais  pniir  le  cas 
d'une  disparition  de  ui  n  individu  n'ayant  pas  laissé  de  traces,  mettons  le 
délai  à  six  mois  depuis  lejouroii  j'aurais  été  escamoté.  Ce^  six  mois  écou- 
lés, ma  foi,  vous  ouvririez  le  pa(|uet  et  feriez  comme  si  vous  aviez  la  cer- 
titude de  uia  mort  violente.  Mais  je  i.e  saurais  trop  vous  le  redire  pour 
vous  tranquiliiserj  ce  qui  estpiobable,  c'est  que  la  crise  où  j'entre  aujour- 
d'hui, d'ici  à  très  peu  de  temps  aura  une  terminaison  favoiable  etque  tou- 
tes ces  précautions  seront  superflues. 

Au  moaieni  où  s'achevait  le  long  exposé  de  celte  ténébreuse  et  obscure 
entreprisa ,  la  servante  de  Lambert  entra  dans  la  chambre  où  les  deux 
amis  étaient  encore  atiabiés,  et,  s'adiessant  à  Cousiaoi  :  —  Si  monsieur, 
dit  elle,  veut  partir  par  la  voilure  de  ce  soir,  il  est  tempi,  les  tiois  quarts 
de  neuf  heures  viennent  de  sonner,  et  la  dilige.ace  ed  quelquefois  en 
avance,  quoique  souvent  elle  sjit  plutôt  en  retard. 

—  Merci,  ma  lille,  lit  Cousinot ,  en  se  levant  et  en  s'enveloppant  daiis 
son  manteau,  je  m'endormais  h  sur  le  rôti  ;  puis,  s'appro(  haut  de  Lam- 
bert, qui  paraissait  absorbé  dans  d'assez  pénibles  réflexions;  à  bientôt , 
mon  ami,  dit-il,  en  lui  tendant  la  main. 

—  Attendez,  dit  Lambf-ri,  comme  en  se  réveillant  d'un  rêve  péniWe'jC 
vous  accompagne  à  la  voiture.  ,  ' 

—  A  quoi  bon  aller  vous  geler?  dit  alors  l'aide-major;  restez  don(j'âa- 
près  de  votre  feu,  .  ,  "j 

—  Est-ce  que  je  suis  assez  sûr  de  vous  revoir,  lui  répondit  Lambert  à 
voix  basse  et  en  lui  serrant  vivement  le  bras,  pour  me  priver  de  qneîq(ies 
minutes  que  j'ai  encore  à  passer  avec  vous?  Parlant  ainsi,  il  prit  le  fallût 
que  sa  servante  avait  allumé,  ei  sortit  de  la  maison  suivi  de  Cousinot. 

Leur  conversation,  durant  le  trajet  jus  [u'à  la  dilig-  nce,  fut  assez  mor» 
ne,  quoique  l'aide-major  affectât  une  gaité  qui  n'était  peut-être  pas  sans 
un  mélange  de  sérieuses  préoccupations. 

Le  moment  de  la  sépaiation  venu,  Lambert  se  jeta  au  cou  de  son  ami, 
qu'il  tint  long-temps  emlirassé;  puis  comme  Cousinot  fut  monté  dans  la 
voiture  :  Au  moins,  écrivez-moi  bi -litôi  !  lui  cria  le  c.ipitaine. 

Cependant  le.s  relais  avaient  été  attelés,  le  postillon  était  en  selle,  D}è- 
lant  au  concei  t  formé  par  les  hennissemens  et  le  bruit  des  grelots,  l'tor- 
mon'c  de  celle  langue  inarticulée  dans  laquelle  ses  pareils  ont  acconiomé 
de  s'entretenir  avec  leurs  chevaux  ;  bientôt  après,  du  fouet  et  de  la  viix 
il  mit  en  mouvement  la  lourde  michine  roulante,  qui  emporta  rapidement 

l'aide-major  où  l'appelait  sa  destinée.  '1 

s 

CHAPITRE  XI.  ^ 

Pendant  que  Cousinot  se  mettait  en  route  ponr  regagner  Paris,  sortmt 
de  l'Opéra,  où  avait  eu  lieu  ce  jour-là  une  représentatio:i  à  btfnclirc,  la 
famille  Ciiabouroi  rentrait  à  sou  hôtel,  ramenée  par  un  fougiiFui  aitelase 
(pii  seul  eût  sufli  pour  constater  sou  opulence  et  la  fsire  tenir  pour  peu- 
reuse entre  les  heureux  du  siècle. 

Arrivée  à  son  appartement,  Mme  de  Chabourot  dit  à  la  femme  qui  se 
présentait  pour  faire  son  office  de  cainérière.  qu'elle  se  pa'-srraft,  pour  ce 
soir-là,  de  ses  services,  cl  en  même  temps  elle  r.  tint  auprès  d'elle  sa  lille, 
en  lui  faisant  connaître  qu'elle  avait  à  lui  parler  avant  de  se  mettre  au  lit. 

L'avant,  avec  une  soi  le  de  sol  nnité  qui  indiquait  une  communicaiion 
de  quLl'pie importance,  engagée  à  s'asseoir  : 

—  Si  depuis  quelque  teiùps,  lui  dit-elle,  vous  n'étiez  pas  profondément 
préoccupée  et  distraite,  vous  auriez  remar.iué  entre  Mme  de  Jan>ry  et 
moi  de  iVéquen»  poui'parlers  auxquels  votre  perspicacité  naturelle  tous 
aurait  laii  comprendre  que  vous  étiez  mêlée. 

—  Moi  I  fil  avec  éionnement  la  jeune  fille. 

—  Oui,  vous,  Thérèse,  reprit  Mme  de  Chabourot,  que  mon  afflonr  de 
mère  a  toujours  entourée  d'une  ardente  soUiriuide  et  qui  allez  en  avoir 
une  nouvelle  pn  uve  tians  la  conlidcncc  que  j'ai  à  vous  faire  ici. 

—  Je  vous  écoule,  chère  maman,  répondit  Mlle  de  Chabourot  dont  on 
comprend  que  l'auculiou  avait  été  tout  d'un  coud  (rciUéc  par  ce  début. 


40 


LE  MAGASIN  LITIMAIIIE. 


—  Je  ne  sais,  reprit  la  !)aroi)iie,  si  au  bal  qui  eut  lieu  ici  il  y  a  trois 
seiiiiiires,  vous  aviz  reiiiariiiié  un  jeuDC  lioniiiu!  que  sa  t'juniaie  et  ses 
fii(;():is  parf  liies  peuvent  faire  disiinguer  facilement. 

—  Mais  il  y  avait  beaucoup  (le  jeunes  gens  tris  bien,  répartit  Thérèse. 

—  Sans  doute,  dit  Maie  de  Cliabourot;  uiais  celui  dont  je  vous  parle  a 
dansé  avec  vous,  cl  il  est  si  particulièrement  fait  pour  ne  point  [lasser 
inaperçu,  que  vous  seriez  à  peu  près  la  seule  dans  la  mémoire  de  laquelle 
il  n'ait  pas  laisé  quelque  ombre  de  souvenir. 

—  L  i  danse  fait  bien  du  tort  aux  danseurs  auprès  de  nous  autres  jeu- 
nes li  les,  répart  t  Mlle  de  Chabourot,  el  je  vous  assure  que,  dans  celte 
soirée,  je  n'ai  rien  vu  dans  le  détail, 

—  Vous  dans  ez  assez  langoureusement  ce  jour-là,  reprit  la  baronne, 
et  je  sais  peut-être  une  autre  raison  du  peu  (!e  clairvoyance  que  vous 
ave/,  montrée  en  cette  occasion;  mais  c'est  là  un  siijd  sur  lequel  nous 
aurons  tout  à  l'heure  l'occasion  do  revenir.  En  attendant,  puisque  voire 
mémoire  se  trouve  dans  l'impossibilité  absolue  deaie  vcniren  aide, laissez- 
moi  vous  apprendre,  à  défaut  de  la  vôtre,  l'impression  à  peu  près  géné- 
ra'c  que  j'ai  recueillie  touchant  la  personne  dont  je  vous  entretiens. 

11  faut  croire  que  {a  sujet  auquel  Mme  de  Cliabourot  avait  parlé  de  re- 
venir, était  peu  agréable  à  Thérèse  ;  car  en  entendant  cette  parole,  elle 
avait  baissé  les  yeux, et  une  contrainte  marquée  se  peignit  dans  ses  traits. 

—  Je  vous  diiai  donc,  reprit  la  baroiuie,  quoiqu'il  soit  a'sez  ridicule  de 
pavler  comme  un  passeport,  que  celui  qui  n'a  poini  su  obtenir  un  seul  de 
VO)  re,:,'ards,  est  un  jeune  homme  d'une  taille  élancée,  d'une  ligure  aussi 
avenante  que  distinguée,  se  mettant  d'un  très  bon  goût,  cl  qui,  au  dire  de 
chacun,  était  incontestablement  l'homme  le  plus  élégant  de  tous  ceu\  que 
j'avais  réunis  dans  mon  salon. 

Ayant  fait  ici  une  pause,  comme  pour  indiquer  la  transition  à  un  autre 
chapitre  : 

l'our  ce  qui  est  de  son  moral,  continua  Mme  de  Chabourot,  il  passe 
pour  s'exprimer  en  très  bon  termes,  pour  avoir  quelques  talens  agréables, 
pour  être  d'un  esprit  fin  et  cultivé,  et,  ce  qui  annonce  un  heureux  carac- 
ère,  pour  ne  pas  faire  le  moins  du  monde  vanité  de  toul|  le  mérite 
que  l'on  reconnaît  en  lui. 

Vous  dites?...  demanda  la  baronne,  s'interrompant  elle-même  et  pre- 
nant apparemment  en  mauvaise  part  le  silence  dans  lequel  la  jeune  fille 
laissait  passer  celongdéûlé  de  louanges. 

—  Rien,  maman,  répondit  Thérèse,  je  vous  écoute. 

—  En  supposant,  du  reste,  reprit  la  noble  dame,  que  quelques  unes 
des  qualités  que  je  viens  d'énumércr  puissent  lui  être  contestées,  il  n'en 
est  pas  de  même  de  quelques  avantages  à  lui  moins  immédiaiement  per- 
sonnels. Par  la  mort  de  ses  pareiis,  il  est  en  jouissance  de  C0,000  livres 
de  rente.  Du  fait  de  son  oncle,  mort  aussi  sans  enfans  et  qui  avait  éié 
auioiisé  par  le  roi  à  lui  transmettre  son  titre ,  il  n'attend  que  l'âge  légal 
pour  siéger  à  la  chaD)brc  des  pairs;  il  a  d'ailleurs  un  fort  beau  nom  ,  il 
s'appelle  M.  de  Preneuse  et  est  le  neveu  de  Mme  de  Janvry. 

— 11  faut  convenir  en  etf  t,  dit  Thérèse,  sentant  bien  que  son  mutisme 
ne  pouvait  pas  convenablement  durer  plus  long  temps,  que  peu  de  gens 
pourrai<>ntse  llatier  d'être  nés  sous  une  si  heureuse  étoile. 

—  Maintenant,  rcprii  la  baronne,  il  vous  faut  savoir  que  s'il  n'a  pu 
parvenir  à  se  détacher  pour  vous  un  peu  en  relief,  au  milieu  de  la  foule, 
il  en  est  tout  autrement  de  l'impression  que  vous  avez  produite  sur  lui.  11 
vous  a  prodigieusement  admirée,  vous  trouve  belle,  jolie,  gracieuse,  dis- 
tinguée..,. 

—  Maman!...  fit  Mlle  de  Chibourot,  en  demandant  grâce. 

—  Depuis  le  bal  où  il  vous  a  vue,  il  ne  cesse  de  parler  de  vous  à  sa 
tante,  qu'il  sait  être  dans  mes  relations  habituelles;  enlin,  il  a  si  bien  fait 
qu'il  y  a  huit  jours,  Mme  de  Janvry  est  arrivée  ici  avec  des  airs  ofliciels 
Cl  négociateurs ,  et  comme  d'ailleurs,  soit  dit  entre  nous,  vous  êtes  un 
parti  fort  passable  ;  elle  m'a  demandé  votre  main  pour  son  neveu,  dont 
vous  coiBprenez  maintenant  que  je  vous  aie  parlé  un  peu  longuement. 

—  Oui,  maman,  répondit  Thérèse,  les  yeux  attachés  sur  la  valcncienne 
de  son  mouchoir,  qu'elle  faisait  négligenimcul  glisser  dans  ses  doigts. 

—  Ahlreprit  Mme  de  Chabourot.j'oubliaisde  vousdire(car  jenevousai 
parlé  que  de  ma  sollicitude  maternelle  dans  cette  affaire,  et  jusqu'ici  je 
n'aurais  vraiment  aucun  mérite  à  tout  ce  qui  s'est  fait)  que  par  mon  in- 
fluence Mme  de  Janvry  s'engage  à  avantager  M.  de  Preneuse  de  200  mille 
francs,  ce  qui  est  une  addition  de  10,000  livres  de  rente  ,  qui  se  retrou- 
vent dans  une  existence  si  largement  dotée  qu'elle  soit.  Voyez-vous  à  pré- 

■  sentquel(|uc  objection  à  faire  à  nos  projets? 

—  Mais,  fit  timidement  Thé'èse,  une  chose  aussi  sérieuse  qu'un  ma- 
riage entre  gens  qui  ne  se  cimiia-ssent  pas  ! 

—  Vous  venez,  répartit  Mme  de  Chabourot,  de  passer  toute  une  foiiée 
ensemble,  car  notre  partie  d'Opéra  n'avait  pas  été  arrangée  à  une  autre 
inteniinn  ;  je  ne  sais  te  qu'il  vous  a  semblé  de  M.  de  Preneuse  ;  mais  je 
sais  que  pour  lui  il  n'a  trouvé  dans  celte  rencontre  que  des  raisons  nou- 
velles de  persister  dans  son  désir;  car  il  l'a  dit  tout  bas  à  sa  tante  qui  me 
l'a  répété  en  sortant. 

—  M.  de  Preneuse,  dit  alors  Mlle  de  Chabourot,  avait  en  celte  occa- 
sion un  gr.^nd  avantage;  son  attention  était  prévenue,  pendant  que  la 
mienne  ne  l'était  pas,  il  doit  donc  naiyrellement  avoir  de  l'avance  sur  moi. 

—  Ce  que  vous  dites-la,  répartit  la  baronne,  est  très  linement  exprimé, 
mais  c'est  plu'ôt  là  une  chose  spirituelle  qu'une  chose  sensée.  Vous  com- 
prenez que  l'assc'itinîent  déjà  donné  par  votre  père  et  '  ar  moi  à  ce  ma- 


riage vous  dispense  d'appliquer  à  la  personnalité  de  H.  de  Preneuse 
touie  la  profondeur  de  réllcMon  dont  vous  èies  suscepiible  ;  il  sulliittonc 
que  vous  vouliez  bien  avouer  que  rien  en  lui  ne  vous  déplaît. 

—  Je  mentirais,  réponfitla  jeune  fille,  si  je  disais  qu'il  m'a  déplu  en 
quchpie  chose;  mais  ce  sentiment  tout  négatif... 

—  Complété,  interrompit  Mme  de  Chabourot,  par  la  détermination  d'un 
père  et  d'une  mère  qui,  en  pareille  circonstance,  ont  le  droit  et  le  devoir 
de  vouloir  jusqu'à  un  certain  point  pour  leur  enfant,  me  paiait  parfaite- 
ment sullisaiit  pour  assurer  le  bonheur  d'un  ménage.  Je  n'hésite  donc  pas 
à  vous  piévenir  que  demain  M.  de  Preneuse  vous  sera  présenté  officielle- 
ment sur  le  pied  que  je  vous  ai  dit. 

—  Mais  enlin,  reprit  Mlle  de  Chabourot,  avec  quelque  hésitation... 

—  Ecoutez-moi,  Thérèse,  dit  alors  la  baronne  d'un  accent  impérieux, 
votre  résistance  à  un  établissement  de  tous  points  si  convenable  n'est 
point  de  celles  qui  s'expliquent  naturellement.  Ce  jeune  fou  ,  qu'il  y  a 
bieniôl  une  année  M.  de  Chabourot  crut  devoir  éloigner  de  celle  maison, 
où  imprudemment  notre  bon  cœur  l'avait  admis ,  n'encourut  ce  traite- 
ment qu'à  la  suite  de  la  révélation  qui  nous  fut  faite  de  prétentions  aussi 
îolles  que  désordonnées;  ne  me  laissez  pas  entrevoir  que  ses  prodigieuses 
illusions  avaient  trouvé  un  écho  dans  votre  cœur,  et  que  M.  de  Preneuse 
soit  exposé  à  l'étrange  humiliation  tl'une  pareille  rivalité. 

—  Celui  dont  vous  parlez  n'est  plus,  répondit  Thérèse  avec  une  nuance 
d'amertume. 

—  C'est  justement  l'attitude  pur  vous  gardée  quand  cette  nouvelle  nous 
parvint;  ce  sont  vos  airs  doleus  et  préoccupés  depuis  te  moment,  et  cou- 
ronnés aujourd'hui  par  la  répugnance  avec  laquelle  vous  entendez  parler 
d'une  aQ'aire  que  toute  autre  accueillerait  d'enlhou«iasuie  ;  ce  sont  toutes 
ces  éirangetés  qui  pourraient  ainsi  me  conduire  à  d'étranges  soupçons. 

—  Mais,  dit  Thérèse,  je  connaissais  ce  jeune  homme  dès  l'enfance ,  sa 
fin  fut  déplorable;  quoique  indirectement  je  fusse  cause  en  partie  de  son 
malheur,  comment  donc  aurais-je  appris  sa  mort  sans  émotion? 

— 11  y  a  à  toute  chose,  ma  chère  enfant,  des  nuances  infinies,  répartit 
Mme  de  Chabourot,  et  ce  n'est  pas  à  une  personne  d'un  esprit  aussi  dis- 
tingué que  le  vôtre  qu'il  est  nécessaire  de  les  indiquer.  N'insistons  donc 
pas  sur  la  mesure  plus  ou  moins  parfaite  que  votre  bon  cœur  a  pu  mar- 
quer dans  l'expression  de  regrets  qui  se  co  nprennent  et  s'excusent;  mais 
vous  sentez  que  devant  tiouver  une  explication  à  un  refus  qui  de  lui-mc- 
me  serait  inexplicable,  voire  père  et  moi  serions  malgré  nous  entraînés  à 
voir  dans  votre  résistance  la  filiation  d'une  pensée  compromettante  et  ro- 
manesque. Ainsi  donc,  replacez-vous  dans  la  vie  réelle,  prenez  un  peu 
mieux  le  bonheur  qui  vous  arrive,  en  patience,  et  soyez  ce  que  l'on  vous 
a  toujours  connue  d'ailleurs,  une  fille  repectueuse  et  sensée. 

—  Alais  tant  de  précipiiaiion,  fil  Tiiérèse,  est  elle  donc  si  nécessaire?- 

—  Peut-è;re,  repartit  Mme  de  Chabourot.  D'abord  la  recherche  de  M. 
de  Preneuse  me  pjraît  pour  vous  si  avaniagcuse,  que  mon  instinct  est  de 
la  traiter  comme  une  occasion,  c'est-à-dire,  comme  une  de  ces  occur- 
rences avec  lesquelles  on  n'hésite  pas.  Et  puis,  n'y  eill  il  pas  d'autre  rai- 
son, f.îme  de  Janvry,  qui  est  à  ménager,  insiste  et  me  persécute  :  «  Mon 
neveu,  me  dit-el.e  tous  les  jours  ,  se  meurt  d'amour;  votre  fille,  que  je 
sache  ,  n'a  aucune  raison  de  ne  pas  l'honorer  de  son  assentiment.  Du 
re.'-te,  a-t-ellc  ajouté  ce  soir  en  me  quittant,  il  en  sera  ce  qu'il  pourra; 
mAti  au  risque  d'une  avanie ,  je  vous  pi  éviens  que  demain  ,  fans  plu's  de 
remise,  je  vous  présente  M.  de  Preneuse  sur  le  pied  de  candidat  à  votre 
alliance.  »  Vous  voyez,  mon  enfant,  ajouta  Mme  de  Chabourot,  qu'il  n'y  a 
pas  à  reculer;  jusqu'à  demain,  du  resie,  vous  avez  et  au  delà  le  temps  né- 
cessaire pour  prendre  une  si  facile  résol^t^onl  Maintenant,  bon  soir  I  car 
malgré  l'intérêt  de  notr«  conversation  ,  je  sens  que  le  sommeil  gagne 
sur  moi. 

Ainsi  congédiée,  Tbéièsese  leva;  s'approchant  de  sa  mère,  elle  en  re- 
çut sur  le  front  un  de  ces  baisers  en  manière  d'acquit,  menue  monnaie  de 
famille,  à  laquelle  l'habitude  donne  au  moins  autant  cours  que  l'affection  ; 
après  quoi  elle  se  retira  dans  sa  chambre  pour  y  penser  à  ce  qui  venait 
de  lui  être  dit. 

CHAPITIIE  Xir, 

Le  mariage  dont  il  était  question  pour  Mlle  de  Chabourot  n'était  point 
un  mariage  de  convenance  dans  l'acception  la  plus  ordinaire  et  la  plus 
étendue  de  ce  mot.  Il  est  bien  vrai  de  dire  que  les  avantages  sociaux  dont 
M.  de  Preneuse  se  présentait  entouré  avaient  été  une  raison  détermi- 
nante pour  qu'il  fût  accueilli  avec  empressement;  mais  un  mérite  intrin- 
sèque, et  justifiant  assez  bien  les  éloges  (juenous  venons  d'entendre  faire 
de  sa  personne,  le  rendait  un  parti  véritablement  fort  désirable,  et  qu'une 
jeune  tille  devait  accepter  avec  un  s(  miment  tout  autre  que  celui  de  la 
résignation.  !; 

Aussi ,  (|uelles  que  fussent  les  secrètes  répugnances  déposées  dans  le 
cœur  de  Thérèse  par  certains  faits  antérieurs,  qui,  déjà  indiqués,  seront 
plus  complètement  expliqués ,  elle  fut  la  première  à  comprendre  qu'elle 
se  ferait  une  position  dillicile  et,  extérieurement  au  moms  ,  très  peu  di- 
gne d'intérêt,  en  refusant  de  donner  les  mains  aux  arrangemens  déjà  piis, 
quoique  sans  sa  participation.  Le  lendemain  donc,  quand  il  s'agit  avec 
M.  de  Preneuse  de  cette  sotte  et  ridicule  formalité,  néanmoins  nécessaire, 
qu'(m  appelle  la  première  entrevue,  Mme  de  Chabourot  trouva  sa  fille  à 
peu  de  chose  près  dans  la  disposiiion  où  elle  désirait  la  voir,  l'air  de  lan- 
guissante Il  istesse  épan'lu  sur  to'Ue  sa  personne  pouvant  passer  pour 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


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tfW  réserve  de  bon  goflt  qu'apporte  toujoii's  une  fille  bien  élevée  dans 
ks  rctuon'rrs  pareilles  à  celle  qui  se  pré(>arait  pour  elle. 

SiiivHiiisa  uieuace  ou  sa  promesse,  comme  on  voudra  l'appeler,  Mme 
tl'  J;invry  arriva  sur  les  dcuv  lie  ires  à  l'hôiel  ClKilourol, accompagnée  de 
l).  (Il'  Freneiise.  Nous  l'cro'is  grâce  à  nos  lecteurs  (le<  puroli  s  quasiment 
SIéréotvpécs  qui  fnrent  dites  lors  de  celte  sorte  d'éiliaige  do  ratifications 
conjuga'ts.  Une  chose  pourtant  digne  de  rcmnrfiiic  tut  une  paroli;  de  M. 
('e  Fiv  ncuse  qui,  après  avoir  été  assuré  par  Tlicrise  même  d'un  liriiide 
cns'*  ntemeni,  la  pi  ia  néanmoins  de  prenilre  tout  le  temps  qu'elle  vou- 
drait pour  se  conCriiier  d-uis  sa  détermination  ou  bien  pour  .>'en  rié-.iire 
dans  le  cas  où  les  soins  qu'il  était  admis  à  lui  rcn  Ire  ne  lui  sci  aient  pas 
cjréaWcs. 

Peni-f'trc,  de  la  part  d'un  soupirant  pos5  pour  voir  en  nus  lieux  ses 
cmpretsenieps  l)icn  arcue  l^is,  y  avait-il  dans  celte  liumhie  atiiiude  un 
fond  de  fatuité  assez  tr.inspareiito  ,  nous  n'en  crovoin  rien  rependant; 
celui  qui  parlait  ainsi  était  un  homme  joignant  à  un  ceriain  sérien\  dans 
le  cariictère  une  nine  aimante  et  délicate  très  capable  de  comprendre  la 
différence  pour  un  cœur  qui  se  donne  entre  vouloir  et  consenlii  ;  et  c'est, 
ce  semble,  de  liés  bonne  fol  qu'il  ftdsait  à  Sa^liancée  crédit  d'cl  e-uién  e, 
jusqu'au  moment  où  un  aiitic  fontimcnt  que  celui  de  l'obéissance  lilialeU 
déciderait  à  l'accepter  pour  mari  ;  c'est  du  reste  en  ce  sens  (|ue  son  iiiteir 
tion  fut  interprétée  par  Mlle  de  CliaUourot,  qui  lui  sut  un  gré  infini  de 
celte  disrrèie  paiicnce  ;  quant  à  Mme  de  .lanvry,  qui  était  une  petite  fem- 
me fort  péiulanie,  ayant  pris  démesurémeit  feu  sur  ce  mariage,  elle  ne 
faisait  nul  état  de  loi-t  ce  délai  qui  lui  paraissait  le  plus  ridicule  du  monde, 
et  elle  allcciait  an  contraire  de  n'a'ipeler  Thérèse  que  sa  nièce,  comme  si 
là  bénédiction  nt?ptia!e  eût  été  déjà  donnée  aux  époux.  Aussi  ne  mcitait- 
elle  point  de  lerwe  à  sa  visite,  quoique  déjà  elle  eût  d  t  à  deux  ou  trois 
reprises  qu'elle  ét^it  attendue  à  onj  assemblée  de  charité,  lorsqu'un  inci- 
dPfit.  très  peirartlable  en  appareflce,  la  décida  enliu  à  lever  la  séance  ci 
à  se  retirer.       '  '  ' 

Un  domestîqtte  entra  et  parla  bas  h  l'oreille  de  Mme  de  Chabourot. 

i^n  ftdiait  dire  que  je  suis  en  affaires,  répondit-elietout  ba». 
'  "^^  C'est  ce  que  j'ai  fait ,  mndame,  répartit  le  domestique;  mais  il  dit 
avoir  absolument  à  vous  parler. 

■^  Mais  quel  bomtne  est-ce  ?  Cl  la  baronne  avec  impatience,  est-ce  un 
liftrame  du  monde  ou  bien  quelq.ie  lournisseur  (jui  apporte  sa  note  ?  Vous 
jîie  dérangeriez  pour  nn  marchand  de  cirage,  8'il  éH  venait  un  ici  in 'offrir 
ses  services. 

—  H  u'a  pas  l'air  distingué,  reprit  le  domestique  ;  mais  il  est  assez  bien 
couvert. 

—  Allez  lui  dematrder  Son  tiom  et  ce  qu'il  me  veut ,  fit  Mme  de  Cha- 
bourot pour  conclure. 

Cependant  Mme  de  .'lanvry  s'était  levée  et  avait  pris  congé  ;  elle  sortit 
tvcc  M.  di'  Freneuse,  ai.  de  Chabourot  les  reconduisant. 

Dan-  l'intervalle,  ledoaics'ique  rentra  et  vint  dire  à  sa  maîtresse  que 
lé  monsicdr  en  question  ne  voulait  point  dire  le  but  de  sa  visite  et  qu'il 
s'appelait  Cmiqnot.'' '  ■     ' 

'  — ■  Cou'inni,  ri'pril'lâ'fiai^èi'iMeV'îaVec  uii'Slcccflluation  dédaigneuse  qui 
faisait  admiraWemet  t  èértlit'  l'kllure  rotOfiôHe  de  tè  nom,  je  iie  cotiiiais 
pasrfnoiisieur  Cousinot.  C'est  quelque  mendiant  ou  quelque  avei.turier, 
comme  il  nous  en  vient  sans  cesse,  ajouta-t  elle,  de  manière  à  être  e.itini- 
duc  de  l'aidc-major  qui  s'était  approche  de  la  poi  te  de  l'appartement  lais- 
sée enlr'ouvfrie  par  le  domestique.— S  il  a  quelque  chose  à  me  dire,  qu'il 
l'écrive  ;  et  en  même  temps  elle  passa  dans  sa  chambre  à  coucher  où  l'on 
tenait  de  l'avertir  que  Sa  couturière  l'attendait.  ••  ■■<  ■•    - 

jn>ji.;;  (i'.>tiimi>tf  'ii  ^np  (-ao.  o  atlou  fibl'ii^iai'l 

CHAPITRE  XUI. 

,  ,Lc  soir  du  (flêi;^i9^,  pme  dq  Chabourot  fut  dans  le  monde,  °et  l'on 
remarqua  qu'elle  s'y  mbntrait  d'uue  gaîté  charmante,  la  bonne  tournure 
que  pren;nt  le  mariage  de  sa  fdle  lui  mettant  le  contentement  au  cœur. 
Comme  elle  rentrait,  on  lui  remit  une  lettre  exhalant  une  forte  odeur  de 
pipe,  et  qu'à  la  manière  seule  dont  elle  était  pliéo,  on  pouvait  reconnaître 
pour  ne  point  venir  d'une  personne  au  fait  des  habitudes  de  la  vie  élé- 
gante. L'ayant  ouverte  avec  dégoût  et  du  bout  des  doigts,  elle  y  lut  ce 
qui  suit  : 

Madame  la  baronne, 
0  C'est  peut-être  possible  que  je  sois  un  aventurier  ou  un  mendiant  ; 
mais  vous,  vous  êtes  une  voleuse,  je  le  prouverai  quacd  vous  le  voudrez, 
pièces  en  uiuins, /uù''c^j  en  mains,  euteudcz-vous ,  à  vous  et  à  votre 
mari.  ,,  .,,,,,,.,. 

»  J'ai  l'houiiriir  d'être,  avec  respect,  madame  la  baronne,. 
»  Votre  très  humble  et  très  obéi.-sant  serviteur, 

.I.F.   COISINOT, 
»  chirurgien  aide-major  d'iiiranteric,  rue 
Neuve-St-Elicnne,  hùtel  du  Cautal.  » 

'  Léà  termes  de  rétranje  épttre  ci-dessus  soulèvent  trop  rudement  un 
coin  du  voile  jeté  jusqu'à  présent  sur  la  marche  de  notre  récit  pour  que 
nous  n'achevions  pas  de  le  déchirer,  et  que  nous  marchandions  à  nos  lec- 
teurs le  reste  du  serret  qui  trop  long-icmps  peut  être  a  inîs  à  une  dure 
épreuve  leur  curiosi  é. 

Si  l'on  a  bien  voulu  prêter  quelqu'atieniion  aux  faits  précédemment  ac- 
tomplis,  on  se  u  décès  de  Ledm-,  Mme  Bouvaixl 


avona  à  Mme  de  Chabotirol  qu'elle  avait  quitté  pendant  cinq  bonnes  mi- 
nutes le  niidade.  Or,  dans  de  ciitvncs  occasions  solennelles  c'est  un  siè- 
cle que  cinq  bonnes  minutes  ;  on  peut  du  reste  en  juger  par  ce  qui  se 
passa  entre  Cousiiiot  et  le  moribond,  durant  la  courte  absence  que  lit  la 
maîtresse  de  pension. 

Au  sitôt  qu'ils  furent  seuls.  —  Ce  prêtre  viendra  trop  tard,  se  dit  avec 
angoisse  le  vîeu\  donicsliiue;  voulez-vous  me  rendre  un  service,  monsieur 
le  docteur  ! 

—  Assurément,  repiit  Consinot. 

—  C'est  un  dipOt  que  je  veux  faire  entre  vos  mains,  pour  l'adresser  à 
quelqu'un. 

—  Je  m'en  chargerai  volontiers. 

—  Tirez  je  vous  prie  la  commode  qui  est  là  en  face  de  mon  lit. 
CousiiiDt  lira  la  commode. 

-■  Voyez,  Ci)iitinHa  Leduc  d'une  voie  brève  et  entrecoupée,  le  carreau 
S'r  li'q;!cl  posait  le  pied  de  derrière,  à  droite,  vers  le  mur  ;  trouvez- 

VfUS  ? 

—  Oui  lit  l'aide  major  un  carreau  descellé  ? 

—  Levez  le  carreau. 

La  chose  fut  faci'e  à  Cousinot,  la  brique  présentant  assez  de  relief  pour 
offrir  de  la  prise. 

—Voyez  vous  dessous  un  paquet  cacheté  ? 

— Le  voilà,  d  t  Cousinot,  mettant  entre  les  mains  du  vieillard  U'ie  enve- 
loppe qui  paraissait  renfermer  plusieurs  papiers. 

—  Voulez-vous  replacer  la  commode  et  le  carreau,  que  Mme  Bouvard 
ne  voie  rien  ? 

Coiisiuf.t  remit  en  place  le  carreau  et  la  commode. 

—  Vous  lisez  bien  l'adresse? 

—  Tics  bien.  Monsieur  Charles  Villeneuve ,  soldat  au  2'  régiment 
d'infanterie  de  marine,  à  la  Martinique. 

—  Eh  bien,  dit  le  i;io:  .bond  en  faisajt  les  derniers  efforts  pour  conti- 
nu' r,  voi  s  vous  chargez  de  rcmciire?...  il  ne  put  achever, .une  convul- 
sion le  prit  et  il  espira. 

Fiiièle  exécuteur  dd  mandat  qu'il  avait  accepté  ,  Cousinot  ne  parla  de 
rien  à  Mme  liouvaid  et  s'occupa  im-nédiatemen'.  de  faire  parveiii'-  au-des- 
tina!airc  le  paquet  qu'd  avait  rjçi.  Mais  ne  voulant  adreser  que  par  une 
voie  sfire  des  papiers  qij'd  devait  supposer  d'une  giande  importance,  va 
l'étrangcté  des  (irconsiancos  dans  lesquelles  il  lui  avait  été  remis  ,  il  se 
rendit  au  ininistère  de  la  marine  pour  aviser  au  moyen  d'envoi  le  plus 
convenable. 

Là  on  lui  apprit  qu'il  pouvait  s'ôter  le  souci  de  sa  mission  :  Cbarics 
Villeneuve  était  mort  plusiojrs  mois  avant  delà  Gè're  jaune  ;  un  extrait 
mortuaire,  arrivé  de  la  colonie  seulement  depuis  quelques  jours,  consta- 
tait ce  décès,  dont  Leduc  n'avait  point  été  avisé. 

Cousinot  avait  alors  demandé  si  l'on  connaissait  au  défunt  des  parcns  ; 
aucun,  lui  avait  on  répendu:  son  evirait  mortuaire  comme  son  engsge- 
ment  militaire  portait  ni^  de  pire  et  mère  incoiinus.  Cousinot  se  trouvant 
de  fait  héritier  du  dépôt  qu'il  avait  reçu,  n'avait  vu  aucun  inconvénient  à 
ouvrir  le  j  aquit  ;  loin  de  là,  sa  curiosité  avait  arrangé  qu'il  y  trouverait 
peut-être  rindication  de  gens  que  son  contenu  pourrait  intéresser  et  aux- 
quels il  le  rcp.ietrail. 

Sous  l'env^  loppe  étaient  recelés  : 

1°  Un  testaiîK  ni  ôcrit  en  entier  de  la  main  d'un  sieur  Du  Crony  ,  pro- 
prit'tairc  à  t3oui  bon-l'Archambault  ;  ledit  testament  daté  du  mois  d>>  iain 
1817. 

2°  Une  lettre  d'une  écriture  de  femme. 

3°  Un  voluniineuv  factuiu  de  Leduc.  ,.  .'jjnci 

De  ce  facinin  de  Leduc  et  des  autres  pièces  soigneusement  étudiéesirt- 
sultait  l'ensemble  de  faits  suivant  : 

En  juin  1817,  le  sieur  Du  Crouy  était  décédé,  laissant  une  forltme 
assez  couMdf  rable  ;  il  avait  f  lit  son  tcsiament  au  prolit  du  jeune  Ciiaries 
Villeneuve,  son  fils  naliiiel,  mais  qu'il  avait  fait  exprès  de  ne  pas  lecon- 
naître,  parce  qu'un  enfant  naturel  dont  on  connaît  le  père  ne  peut  rece- 
voir de  celui-ci,  même  par  testament,  qu'ui.e  part  proprrtionnelle  de  sa 
fortune  ;  au  contraire,  l'ciif.mt  naturel  non  reconnu  e>t  légalement  un 
étranger  en  faveur  duquel  l'auteur  de  ses  jours  peut  disposer  en  toute  li- 
berté. 

Le  sieur  Ducrouy  avait  une  sœur  qui  avait  épousé  M.  de  Chabnurot. 
Sachant  depuis  long-temps  qu'elle  devait  être  déshéritée  au  profil  de 
Ch.  ries  Villeneuve,  elle  avait  circonvenu  Leduc,  domestique  de  sen  frère, 
qui,  ià  son  ins:igaiion,  aiissilût  après  la  mort  de  son  maître,  avait  dérobé 
le  testament. 

Toutefois,  ce  n'était  pas  sans  stipuler  quelques  conditions  rn  faveur  de 
celui  que  rond;''pouillait,  que  Leduc  .avait  cousenli  à  pratiquer  cette  spo- 
liation. 

Il  avait  été  convenu  que  Mme  de  Chabourot  se  chanterait  de  l'éduca- 
tion du  jeune  Charles  et  que  plus  tard  elle  lui  ferait  épouser  sa  fille,  ce 
qui  serait  une  manière  iu  lirectede  restitution. 

Les  premirri  engageinens  avaient  été  tenus.  Mme  de  Chabourot  avait 
placé  Charles  Villeneuve  dans  un  collège,  disant  à  qui  voulait  l'entendre 
qu'elle  n'i;.;norait  pas  que  ce  pauvre  petit  était  né  de  snn  frère,  et  qu'elle 
devai;  à  la  mémoire  de  celui-ci  de  ne  pas  abandonner  s'w  ids.  On  com- 
prend le  snccè.i  qu'avaient  obtenus  dans  le  momie  ces  louatiirs  scniineM 
et  celte  officieuse  charité. 


12 


LE  MAGASIN  LITTÈRAIÎlE. 


Mais  le  temps  du  collège  iie  dura  pas  toujours  ;  à  dix-huit  ans,  le  jeune 
Cliarics,  qu'on  y  avait  iciui  aussi  lard'^ue  nossible,  avait  dû  en  sortir,  et 
Leduc,  qui  exerçait  lans  la  maiton  L,uauouroi,  où  il  éiait  devenu  une  nia- 
i.ière  d'iniendaiit,  'inlluence  que  l'on  peut  )ien  upposer,  avait  exigé,  en 
vue  de  son  projet  de  ariage,  que  le  jeune  Aniony  fût  installé  en  qua- 
lité de  secrétaire  uprès  du  )aron. 

On  ne  sache  pas  qu'entre  cu\  jeunes  gens  le  cousinage  naturel  soit 
nif'ins  que  le  cousinage  égilime  une  disposition  à  s'éprendre  d'amour  ; 
aussi  'IhértsedeChabourot  et  oharles  Villeneuve,  le  Don  Leduc  d'ailleurs 
les  encourageant  sous  main,  n'avaient  pas  lardé  à  se  sentir  entraînés  l'un 
vers  l'autre  i  la  plus  irréprochable  pureté  présidant  d'ailleurs  à  cet  en- 
(lainemcut, 

Au  fond,  Mme  de  Cliabourot  n'avait  jamais  pensé  sérieusement  à  unir 
ces  enfans  :  non  seulement  elle  n'aurait  pu  tolérer  de  donner  sa  Glle  à  un 
bâta-d,  mais  elle  rêvait  pour  celte  chère  enfant,  comme  elle  disait,  les 
éiablissemeosles  plus  grandioses;  l'indemnité  des  émigrés  qui  était  venue 
doubler  sa  fortune  lui  permettait  en  effet  de  porter  haut  ses  prétentions. 

La  présence  de  Charles  Villeneuve  dans  sa  maison  pouvant  compro- 
mettre ses  projets,  la  baronne  avait  profité  de  l'absence  de  Leduc,  son 
protecteur,  pouf  en  unir  violemment  avec  ce  jeune  boniuie  ;  faisant  som- 
blaiit  de  s'apercevoir  tout-àcoup  de  l'attachement  qu'il  portait  à  sa  û'ie, 
un  beau  jour  elle  avait  parlé  de  projets  insensés,  d'hospitaiité  violée,  de 
bienfaits  indignement  méconnus,  et  avait  exigé  que  son  mari  bannit  l'au- 
dacieux secrétaire  de  sa  présence. 

A  son  retour,  Leduc  s'éîait  mon: ré  horriblement  blessé  de  celle  exécu- 
tion ;  il  tenait  plus  qu'on  ne  peut  dire  à  son  projet  de  miriage,  l'espé- 
rance de  cette  réparation  lui  ayant  servi  jus;iuelà  à  imposer  silence  aux 
reproches  de  sa  conscience.  Comme  il  avait  jugé  prudent  de  ne  pas  dé- 
truire le  testament  supprimé,  et  de  ne  pas  s'en  dessaisir,  non  plus  que 
d'une  lettre  de  Mme  de  Chabourot,  qui  établissait  la  complicité  de  celle- 
ci  dans  le  crime,  il  restait,  malgré  rhiiaiilité  de  sa  condition,  un  person- 
nage fort  à  ménager,  et  il  aurait  ramené  en  triomphe  dans  la  maison  le 
jeune  Charles,  si  le  bouillaiU  jeune  Loaime,  dans  son  désespoir,  n'avait 
pris  le  parti  de  s'engager  dans  un  régiment  prêt  à  partir  pour  les  colo- 
nies, où  nous  avons  vu  plus  tard  sa  triste  fin. 

C'est  à  la  suite  du  coup  d'éiat  osé  par  Mme  de  Chabourot  que  Leduc 
s'était  retiré  chez  Mme  Bouvard.  Il  avait  d'abord  parlé  de  se  remettre,  lui 
et  ses  preuves,  entre  les  mains  de  la  justice;  mais  natureilement  il  avait 
hésité,  et  à  cause  de  lui  même  et  à  cause  de  Mlle  de  Chabourot,  qu'il  re- 
gardait toujours  coin:ne  la  fiancée  de  Charles  et  dont  il  ne  voulait  pas 
compromettre  le  nom.  Toutefois,  pour  bien  maïquer  la  violence  de  son 
ressentiment,  il  avait  quitté  la  maison  de  Mme  de  Cliabourot,  et  bourrelé 
de  plus  en  plus  par  ses  remords,  il  s'était  jeté  dans  la  haute  dévotion. 

Celle  retraite  avait  prodigieusement  intiiiiélé  la  baronne  ;  elle  craignait 
toujours  que  quelque  influence  éirargérene  vînt  s'établir  à  son  préjudice 
auprès  du  rancuneux  vieillard  ;  elle  craignait  aussi  qu'une  mort  subite, 
dont  il  semblait  qu'elle  avait  le  pressentiment, ne  mit  brusquement  en  lu- 
mière les  preuves  du  crime  commis  à  son  profit.  Leduc,  comme  elle  le 
savait,  perlait  toujours  ces  preuves  avec  lui,  de  peur  qu'on  ne  les  lui  dé- 
robât. De  lii  ces  visites  et  ces  soins  si  réguliers  qu'elle  lui  rendait,  et  aux- 
quels elle  exigeait  que  son  mari  s'as^ociiit  de  loin  en  loin  ;  de  là  cette 
sollicitude  à  être  informée  des  moindres  indispositions  du  vieux  pension- 
uiire,  toutes  cbosisdoutàjuste  raison  Mme  Bouvard  avait  été  si  pro- 
fondément intiiguée. 

Après  des  partementages  infinis,  c'était  en  ces  sortes  d'occasions 
que  Leduc  s'exaspi'rail  contre  la  baronne,  au  point  que  nous  avons  dit  : 
il  s'était  bien  aperçu  que  la  résolution  de  la  (hère  dame  était  inébranla- 
ble, et  que  jamais  elle  ne  céderait  sur  le  mariage  de  Charles  avec  sa  fille; 
lui  aussi  alors  avait  pris  =on  parti  ;  il  s'était  décidé  à  tout  révéler  au  sol- 
dat do  marine,  et  il  se  disposait  i\  lui  envoyer  le  paquet  dont  fut  chargé 
Goiwinot  quand  la  mort  vint  le  surprendre  dans  ce  projet. 

On  a  vu  l'iirdeurde  la  baionne  ii  venir  s'emparer  du  sachet  dans  lequel, 
à  ^a  connaissance,  Leduc  serrait  les  précieux  papiers  par  lesquels  il  la 
dominait;  le  vieux  renard  avait  même  soin  parfois,  tant  ils  jouaient  serré 
entre  eux,  de  lui  aisscr  entrevoir  ce  sachet  afin  qu'elle  ne  pût  prendre 
aucun  soucçon  de  l'autre  cachette. 

Mais  ce  qu'on  n'a  pas  vu,  c'est  le  désespoir  de  la  pauvre  femme,  lors- 
que après  avoir  si  suMilemcni  dérobé  l'objet  de  son  ardente  convoitise, 
elle  n'avait  trouvé  pour  tout  contenu  qu'une  feuille  de  papier  blanc. 

On  avait  aussitôt  dépêché  M.  son  mari  pour  qu'd  se  fit  ouvrir  d'autorité 
les  meubles  et  armoires  par  Mme  Bouvard  et  y  cherchât  les  pières  éga- 
réesqu'ils  avaient  tant  à  cœur  de  recouvrer.  Quelle  faute,  s'écriaii-elle, 
d'avoir  moi-même  Oté  les  clés  I  mais  pouvais-jQ  faire  aiitfemeut,  devais- 


je  prévoir  que  ce  vieux  misérable...  N'importe,  M.  de  Chabourot,  allez-y, 
voi:s  imposerez  plus  que  moi  à  celte  hôtesse  ;  le  moment  est  décisif,  brus- 
quez tout,  f  litcs  enfoncer  les  portes  au  besoin,  il  faut  de  toute  nécessité 
retrouver  ces  papiers. 

Assez  accoutumé  à  obéira  sa  femme,  dont  on  a  vu  le  caractère  entier 
c'  la  souveraine  résolution,  M.  de  Chabourot  était  parti  ;  mais  les  insiruc- 
lions  de  la  baronne  n'allaient  pas  jusqu'à  commeiire  un  bris  de  scellé. 
S'éiant  heurté  à  cet  obstacle,  le  baron  s'élait  immédiatement  rendu  chez 
le  juge  de  paix  pour  lui  dire  qu'en  un  coin  de  l'appartement  de  Leduc 
devaient  se  trouver  des  pièces  à  lui  appartenant,  dont  il  deiuandai',  £us- 
silût  la  levée  des  scellés,  la  restitution.  Le  magistrat  l'avait  d'abord  calmé 
sur  celte  restitution  ;  mais  autre  raison  de  le  tranquilliser,  il  lui  alLrma 
avoir  fait,  selon  la  prescription  de  la  loi,  la  recherche  du  testament  dans 
la  chambre  mortuaire,  et  n'avoir  trouvé  aucune  espèce  de  papiers  pou- 
vant avoir  quelque  importance. 

Cette  afiirmation  n'était  cependant  rassurante  que  relativement,  Leduc 
ayant  fort  bien  pu  faire  sou  dépôt  chez  un  notaire,  pour  ce  dépôt  être 
Oiivcil  après  son  décès. 

R  en  de  pareil  ne  s'éianl  produit,  au  bout  de  quelques  jours,  les  époux 
Chabourot  avaient  cessé  d'avoir  so  uci  do  ce  cOié  ;  mais  ils  se  figurèrent 
alors  qu'envoi  avait  pu  être  fait  à  Charles  Vdlencuve  do  ce  qu'ils  avaient 
tant  à  cœur  qu'il  ignorât.  Toutefois,  celle  crainte  avait  é'é  bien  diminuée 
par  la  nouvelle  de  la  mort  de  ce  jeune  homme,  parvenue,  comme  nous 
l'avons  vu,  à  Paris  très  peu  de  temps  après  le  décès  de  Leduc.  Pour  leur 
compte,  les  Chabourot  avaient  été  instruits  de  la  fin  de  Charles  au  moyen 
d'une  lettre  adressée  par  celui-ci  à  Thérèse,  de  son  lit  de  mort.  Cette 
lettre,  soit  dit  en  passant,  avi'it  été  interceptée  par  Mme  dé  Chabourot, 
qui  avait  décidément  la  manie  des  suppressions,  et  sa  jDlle  n'avait  su  que 
le  fait  brut  sans  le  tendre  et  douloureux  commentaire  ,di(yk| il,3r^|,yjii|;,aj:- 
coinpnpné  pour  elle.  --■•i-'ii\iiiifi  -un: 

Par  tout  ce  que  dessus,  on  \oit  que  le  baron  et  la  baronne  de  Chabou- 
rot étaient  loin  d'avoir  conquis  une  parfaite  sécurité,  et  cette  torture  du 
doute  leur  constituait  di^jà  un  assez  cruel  châtiment  du  crime  qu'ils 
avaient  commis  de  complicité  avec  Leduc,  la  femme  le  conseillant  et  le 
mari,  qui  était  un  homme  sans  volonté  .laissant  faire  et  ne  s'opposant  pas. 

La  vie,  au  reste,  étant  pleine  de  ces  positions  sans  issue  dans  lesquelles 
on  s'acclimate  insensiblement,  de  même  que  l'on  se  résigne  à  vivre  avec 
une  maladie  chronique,  ces  pauvres  gens  s'étaientblasés  au  bout  dequel- 
ques  semaines  sur  la  plus  aiguë  de  leurssollicitutles,  et  ilsi  avaient  remis 
à  trois  mois,  délai  légal  pour  la  levée  duscell(^  de)(^ei^,,,^^,,fpi^i^  des 
découvertes  que  cette  formalité  pourrait  amener»         i    .,■ 

Mais  sur  ces  entrefaites,  M.  de  Preneuse  s'éiant  offert  à  eux  pour  gen- 
dre, admirable  en  toutes  choses  de  délicatesse,  Mme  de  Chabourot  n'en 
avait  eu  que  plus  d'ardonr  et  d'empressement  à  conclure  rapidement 
avec  lui,  de  manière  à  ce  que  sa  lille  fût  bien  et  irrévocablement  établie 
avant  que  la  possibilité  de  quelque  fâchcuie  révélation  ne  vînt  rendre  son 
alliance  moius  désirable. 

Toutes  ces  cho: es  dites  et  connues,  le  passé  nous  parait  être  apnré 
d'une  manière  satisfaisante,  et  nous  ne  laissons  rien  derrière  nous,  que 
nous  sachions,  qui  ait  besoin  d'être  plus  compTétement  éclairci  ;  nous 
pouvons  donc  reprendre  tranquillement  le  cours  de  noire  narration,  et 
retourner  à  la  lettre  ferme  mak  .respectueuse  de  B9f|t;e,  jijt4ressant  ami 
l'aide-major  Cousinot.  i;  ^  mii;!ii')      • 

CHAPITRE  XIV,  Mginqciii,.' 

Il  est  de  remarque  que  pour  les  malheurs  les  plus  redonitéS'ellesplus 
prévus  il  y  a  encore  une  certaine  manière  de  se  produire  et  un  certain 
air  de  se  présenter,  par  lesquels  ils  nous  surprennent.  Vingt  fois  depuis 
le  jour  où ,  grevant  sa  vie  de  la  méchante  action  qui  devait  s'expier  pour 
elle  par  tant  de  sollicitudes,  Mme  de  Chabourot  s'était  trouvée  dans  le 
cas  d'y  entrevoir  des  conséquences  funestes,  son  imagination  avait  prè'é 
à  ces  terreurs  une  forme  arréiée  sous  laquelle  elles  lui  apparaissaient.  Eh 
bien  I  ce  n'était  aucune  des  prévisions  par  elle  en  quelque  sorte  catalo- 
guées d'avance  qui  venait  aujourd'hui  se  réaliser.  Une  phase  nouvelle, 
inattendue,  hors  de  la  logique  avec  tout  ce  qui  avait  précédé,  changeait 
brusquement  la  physionomie  de  la  situation.  Dès  long-temps  ell«  croyait 
avoir  fait  le  calcul  exact  de  fuies  les  mauvaises  (hances  qui  pouvaient 
la  menacer,  et  pourtant,  pmr  parler  comme  La  Fontaine,  elle  avait 
compila  sans  cet  autour  aux  serres  cruelles  qui  venait  s'abattre  dans  sa  vie, 
sans  l'aide-major  Cousinot. 

il  n'y  avait  pas  d'ailleurs  à  se  le  dissimuler  :  elle  avait  tout  à  perdre 
à  la  révolution  qui  venait  de  s'opérer  d.ms  l'économie  de  celte  cruelle 
affaire.  Sans  doute  c'avait  et'  une  rude  servitude  que  celle  sous  la- 
quelle elle  avait  vécu  au  lemp   S^  hZ'*'"  •  bww»  maintenant  au  vieux  do- 


LE  MAGASIN  LU  lEHAIRE. 


13 


"îdînateur,  dont  elle  savait  du  moins  Thabitudc  et  le  faire,  se  subsiituait 
rannnnce  d'un  tonrmenteur  tout  frais,  la  nieaace  d'une  lyrannie  à  ncufet 
qui  probahlenient  fonctionixrait  avec  l'énergique  rigueur  de  touie  jeune 
créaiiim,  triste  amendement  sans  doute,  et  dont  il  y  avait  bien  pour  elle 
à  sVpouvanter. 

En  lisant  celle  lettre  si  brutale  en  la  forme,  si  menaçante  pour  le  fond, 
Mnie  de  Chahourot  eut  encore  une  aulre  souffrance,  à  savoir  celle  de 
craindre  dans  l'inconnu.  Comment  cet  homme,  que  sa  position  sociale 
semblait  placer  si  loin  de  la  sphère  oii  elle  vivait,  se  irouvait-il  tout  d'un 
coup  avoir  obtenu,  comme  disent  les  avocat*,  une  vue  di  oite  sur  la  por- 
tion la  plus  secrète  de  son  existence?  Comment  avait-il  su  ?  que  savait- 
il,  et  jusqu'à  quel  point?  Voilà  ce  que  se  demandait,  avec  une  inquiète 
curiosité,  la  baronne,  et  il  y  avait  à  ignorer  toutes  ces  choses  un  grand 
inconvénient,  celui  de  ne  savoir  quel  parti  prendre  et  le  jeu  que  l'on  joue- 
rait. 

Quoique  n'ayant  pas  dans  les  lumières  et  dans  la  décision  de  sou  mari 
une  grande  confiance,  et  bien  qu'elle  n'altentlit  pas  un  secours  bien  effi- 
cace des  moyens  de  salut  qu'il  pourrait  conseiller,  Mme  de  Chabourot  eut 
hâte  repcn  lâiit  de  lui  comuiunujuer  l'affreuse  épitre  qu'elle  venait  de  re- 

■   cevoir.  Parler  que  bien  que  mal  d'un  grand  embarras  qni  vous  arrive  , 

c'est  là  le  premier  ini-tinct.  11  y  a  de  certaines  situ<itions  déplorables  sur 

lesquelles  on  éprouve  le  besoin  de  consulter  à  tout  prix,  fût-ce  même  avec 

son  palefrenier. 

Entrant  chez  M.  de  Chabourot  pâle  et  agitée ,  la  baronne  lui  présenta 

jiJa  lettre  :  Voilà,  dit-elle,  en  se  jetant  sur  un  siège,  ce  que  je  recois. 
■.    L'aspect  rétrospectif  de  la  question  ainsi  épuisé,  et  restant  bien  cons- 

®'taté  que  M.  de  Chabourot  avait  vu  parfaitement  juste  dans  le  passé,  la 

*î)aronne  demanda  la  clôture  sur  les  faits  accomplis  et  désira  que  l'on  par- 

'iilàt  de  ce  que  l'on  ferait  ? 

n  i  —  C'est  aCfrcuseiiient  diOirile,  répondait  M.  de  Chabourot.:  que  vou- 

gfeis-vous  faire, contre  un  homme  qui  vous  dit  :  Vous  êtes  un  voleuse!  J'ai 

jlcs pièces  en  main  eijevousle  prouverai. 

'  -—  D'abord,  reprit  la  baronne,  mise  aussitôt  hors  d'elle-même  par  cet- 
M  inspiraiion  en  eff..'t  assez  m  ■Iheoreuse  de  citer  textuellement  la  prose 
lèlé^ànte  de  Cousinot,  on  pourrait  prendre  une  gros^-e  caisse  et  deux  ou 
trois  trompettes,  avec  lesquelles  on  irait  crier  par  la  ville  :  Ma  femme  est 
iiue  voleuse,  on  va  avoT  l'honneur  de  vous  le  prouver. 

y.,  —  Mais  enfin,  madame,  répondait  le  baron,  cet  homme  est  sans  doute 
lùn  mal  élevé  et  un  brutal;  mais  sa  position  est  très  forte,  s'il  a  les  pièces 
Çn  main  ? 

'■*'  —  Mais  s'il  ne  les  a  pas?  répartit  vivement  Mme  de  Chabourot. 

if, —  S'il  ne  les  a  pas,  s'il  ne  les  a  pas,  c'est  bientôt  dit  ;  moi  je  crois  qu'il 

iiesa.  .  ■  :.  ■ 

).     — Et  pourquoi  le  croyez  vous?      ,;,  .jivjmv  lii-iv-ih 

—  Pa  ce  que  c'est  infiniment  croyable  et  qu'il  les  a  certainement. 

—  Mettons  qu'il  les  ait,  dit  alors  Mme  de  Chabourot  pour  faire  enfin 
"  avancer  la  difcussion  hors  de  l'ornière  oii  elle  était  embourbée  entre  une 

aDirmation  et  urté  négation  toutes  deux  dépourvues  de  preuves,  dans  ce 

cas,  que  conseillez  vous? 
^i)    —  Ma  foi,  répartit  !e  baron  ,  je  conseille  d'agir  avec  une  très  grande 
jj^prudenee;  parce  qu'après  avoir. fait  une  faute  cjiume  celle  de  se  mettre 
jfjdansiMttÇ|Si,3|}'re^isc  posi^p,Jj,r,jl.np,)(^^i(i);^fi  l'aggraver  pardes, fautes  nou- 

;VeIleS.  '."  ,,      ,,.  ..;."    .     ■    ;, 

O'i  voit  que  M.  de  Chabourot  avait  niic  tendance  à  toujours  retournf  r 
"Sur  le  terrain  du  rétrospectif  et  que  son  imagination  avait  un  peu  du  bril- 

-  lant  de  celle  de  M.  de  la  Palisse.  i  i  'Hi  ,. 

à  !•  Du  fpste,  quand  Mme  deCfaabourctdélibéraitavecluisurquelqiiç  chose 
•3:elle  n'avait  guère  qu'un  but ,  qui  était  moins  de  prendre  son  avis  que  de 
..parler  devant  qutlqu'uu,  parte  qu'on  donne  ainsi  à  ses  i  lées  plus  de  jet 
et  plus  de  nerf  en  les  pensant  toiit  haut.  N'insistant  donc  pas  davantage 
pour  accoucher  son  mari  d'un  expédient ,  elle  ec  résolut  par  sa  pi  opre 
"iUspîMiôti  are  qti'il  y  avait  à  faire,  et  lui  dit  : 

—  Dès  demain  malin,  il  vous  faut  aller  chez  cet  homme... 

—  Vous  pensez  (|ue  nous  devons  aller  à  lui,  demanda  le  baron? 
8uii,— 'AimeMTong  B)icu.\  attendre  qu'il  se  soit  porté  à  quelque  extrémité? 
nifiirDJftjie  dis  pas  cela;  maison  pourrait  lui  écrire. ., 
i>iiinTr'»P''i''e!  repaitit  viv«ment  la  baronne,  il  n'a  déjà  été  que  trop  écrit 

dans  cet'e  affaire;  vous  irez  donc  demain  matin  parce  qu'il  est  de  la  der- 
nière urgence  que  nous  le  voyions. 
^'    — C'est  pour  cela,  interrompit  le  baroi',  ayant  encore  une  vue  sur  le 
à  passé,  que  l'ayant  là  dans  votre  antichambre,  vous  l'avez  éconduit  en  l'in- 
djuriant!  ,. 

,,    —  Quel  esprit  étrange  vous  faites,  s'écria  la  baronne^,  jamais  à  ce  que 
.l'on  dit  !  et  toujours  à  <:CHé  de  l'heure  et  de  la  question. 
.     —  Enfin ,  lavez-vous  ou  non  éconduit?  fil  en  insistant  M.  de  Chaliou- 
'■'••ot,  qui  dans  la  disctisvion  ne  cédait  jamiiis  un  pouce  de  terrain  à  sa  fera- 
•"liJe,  ianrti<  que  dans  la  vie  «{^i-i'e il  lui  cédait  tout.  ,i  ;,i 

M^  —Oui,  là  jeraiécomluii,  répéta  Mme  de  Chabourot ,  avecccsang- 
iiifroid  ému  d'une  personne  qui  résiste  à  s'emporier;  mais  c'eat  justement 
"pour  cela  que  j'ai  une  hâte  cilrèmede  me  uietire  en  rapport  avec  lui,  afin 
de  détruire  la  mauvaise  disposition  qu'a  pu  lui  créer  ce  uKilencontreux  ac- 
cueil. Vous  couipreiiez que  je  ne  puis  aller  lui  faire  moi-uiéine  visite  dans 
un  hCiel  garni;  il  faut  donc  que  vous  vous  chargiez  du  soin  de  me  l'aïue- 
ner.  „ 


—  C'est  ce  qui  sera  facile,  répondit  le  baron  ;  mais  la  difficulté  est  de 
savoir  conimcm,  pour  le  reste,  nous  nous  en  tirerons. 

—  Ah  !  pour  le  reste,  dit  vivement  Mme  de  Chabourot,  je  vous  supplie 
de  me  le  laisser  faire.  N'engagez  rien,  ne  niez  rien,  n'avoui  z  rien  :  vous 
savez  que  je  m'entends  mieux  que  vous  aux  choses  de  diplomatie. 

—  A  ce  compte,  fil  le  baron  ,  amené  par  ce  mot  à  donner  fort  intcm- 
pi  stivemenl  audience  à  une  idée  qui,  depuis  long-temps.  éta;t  une  de  se 
ardentes  préoccupations,  si  le  ministie  me  tient  sa  promesse  de  me 
nommer  chargé  d'affaires  quelque  part,  ce  sera  vous  qui  ferez  la  pls'  e  ? 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  répliqua  Mme  de  Chabourot ,  ne  comprenant  pas 
que,  daui  la  situation  où  ils  se  trouvaient,  on  pût  prêter  aiieition  h  un 
autre  iniéréf,  que  venez-vous  nous  parler  de  votre  éternelle  ambition 
d'affaires  étrangères  ? 

—  Plût  au  ciel,  répliqua  aigrement  le  baron,  que  la  vôtre,  dans  nos 
affaires  intérieures,  eût  été  aussi  innocente;  nous  n'en  serions  pas  nù 
nous  en  sommes.  Enfin,  j'irai  chez  ce  monsieur,  ajouta-til  d'un  ton  n  si- 
gné, mais  qui,  en  même  temps,  indiquait  l'intention  de  mettre  un  terme 
à  la  conversation. 

Mme  de  Chabourot,  qui  ne  voulait  de  lui  que  cette  démarche,  ne  jugea 
pas  non  plus  utile  de  prolonger  davantage  l'entretien,  et  ils  se  séparèrent 
d'un  très  grand  froid,  car  ceci  est  la  règle  :  lorsque,  dans  les  familles,  une 
situation  perplexe  semble  conseiller  plus  que  jamais  la  bonne  intelligen- 
ce, on  perd  le  temps  h  se  quereller,  à  récriminer,  à  se  piquer  de  paroles, 
au  lieu  de  s'unir  sous  le  danger. 

CHAPITRE  XV. 

Le  lendemain,  dans  la  maiinée,  M.  de  Chabourot  se  rendit  avec  son 
cabriolet  jusqu'aux  abords  de  celte  rue  iNeuve-Saint-Etienne,  dont  il 
semblait  que  devaient  leur  venir  tous  leurs  embarras.  S'étant  fait  des- 
cendre à  l'entrée  de  la  rue  Copeau,  malgré  une  neige  abondante  qui 
n'avait  cessé  de  tomber  depuis  la  nuit  précédente ,  il  se  rendit  à  pied  à 
l'adresse  indiquée  par  Cousinot.  à  IhOiel  du  Cantdl,  qu'il  n'eut  pas  de 
peine  à  trouver.  Mais,  quoiiju'il  fût  à  peine  neuf  heures  ,  l'aide-major, 
appelé  par  son  service ,  était  déjà  hors  de  chez  lui  ;  selon  la  donnée  de 
ses  habitudes,  il  était  peu  probable  qu'il  dût  bientôt  rentrer.  Ayant  alors 
demandé  s'il  trouverait  son  homme  à  la  caserne,  le  baron  fut  assez  encon- 
lagé  par  les  gens  de  l'hôtel  h  pousser  jusque-là.  Il  se  rendit  donc  à  la  rue 
de  rOursine  ;  comme  il  arrivait  au  quartier,  Cousinot  en  soi  lait  ;  toute- 
fois on  lui  indiqua  un  estaminet  de  la  rue  de  la  Montage-Sainte- Geneviève 
où  l'aide-major  avait  coutume  d'aller  faire  un  tour  chaque  matin  aprîs 
son  déjeuner.  Va  doac  pour  l'estaminet. 

L'aspect  du  lieu  n'était  nullement  propre  à  consoler  le  pauvre  M.  de 
Chabourot  des  mécomptes  dont  se  compliquait  à  plaisir  une  démarche 
déjà  en  elle-même  assez  désagréable.  Dans  une  salle  mal  éclairée  dont  un 
billard,  buileiL\  et  râpé ,  occupait  presque  toute  la  superficie  ;  au  milieu 
d'un  nuage  de  fumée,  produit  par  l'iucessante  combustion  de  sept  ou  huit 
cratères  chargés  de  caporal,  te  dessinaient  quelques  figures  plus  ou  moins 
p.iibulaires  d'habitués  ,  qui  prêtèrent  à  l'entrée  du  baron  une  atienticii 
d'autant  plus  embarrassante  que  de  lui-même  déjà  il  se  sentait  passable- 
ment déplacé  dans  colle  compagnie.  Un  travers  particulier  à  ces  sortes  de 
réunions,  c'est  de  soupçonner  dans  tout  homme  qui  y  apporte  une  mise 
et  des  manières  un  pi  u  plus  élégantes  que  de  rigueur,  un  agent  de  la  po- 
lice venu  li  pour  fonctionner.  Si  donc,  dès  son  entrée,  M.  de  Chabourot 
ne  se  lût  pas  à  son  insu  ménagé  une  proteciion  en  demandant  à  parler  à 
M.  Cousinot  qui  jouissait  dans  la  localité  d'une  grande  considération  ,  il 
aurait  bien  pu,  durant  le  temps  qu'il  mit  à  attendre  l'aide-major,  ô:ro  ex- 
posé à  quelque  avanie.  Du  reste,  sa  paiifnre  ne  fut  pas  mise  à  une  longue 
épreuve ,  et  ainsi  qu'on  le  lui  avait  fait  espérer,  Cousinot  ne  tarda  pas  à 
ai  river.  En  entrant,  suivant  son  usage,  le  galaut  chirurttien  se  dispos.). t  à 
adresser  qurli|iies  douceurs  à  la  dame  du  comptoir;  mais  averti  par  elle 
qu'un  monsieur  ctait  ta  pour  lai ,  il  ajourna  ses  hommages  à  un  autre 
moment  et  alla  se  faire  reconnaître  par  le  baron  qui,  de  son  cOlé,  lui  d > 
clina  son  n,  m. 

M.  (\c  Chabourot  n'avaii  naturellement  pas  comoté  que  leur  entrevue 
aurait  lieu  sur  place,  et  il  s'attendait  que  l'aide-major  le  mènerait  chez 
lui  ;  mais  Cousinot  s  excusa  de  le  faire  en  disant  qu'ils  ne  trouveraient  pos 
de  feu  allumé,  et  que  probablement  sa  chainb-e  serait  encore  dans  un 
dé'^orilre  peu  présentable.  «  Si  vous  voulez,  ajouta  l-il,  il  y  a  li  nu  cabi- 
net particulier  oii  nous  ponrions  causer  tri^s  à  l'aise  et  oii  personne  ne 
viendra  nous  déranger?  «Quelque  éirange  que  fût  pour  un  homme  du 
rang  et  îles  habitudes  de  M.  de  Chabourot  le  choix  de  cette  salle  de  con- 
férence, en  ce  moment,  ii  était  trop  l'bunib'e  serviteur  de  l'aide-major 
pour  ne  pas  trouver  bonies  toutes  ses  dispositions. 

Avant  toute  conversation,  Cousinot  demanda  à  son  hi'>!e  s'il  ne  pren- 
drait pas  bien  quelque  chose;  M.  de  ClMb'nirot  s'en  étant  défendu,  il  se 
fit  servir  pour  lui  seul;  puis,  la  pipe  auv  dents  et  les  deux  coudes  ap- 
puyés sur  la  table,  il  coiMmenra  l'entretien  ainsi  qu'il  suit  : 

—  Par  la  peine  que  vous  avez  prise,  mon  cher  monsieur,  de  venir  me 
trouver,  je  suppose  que  madame  vous  a  communiqué  une  lettre  que  je  lui 
ai  adri  s>ee  hier. 

—  En  eflet,  répartit  M.  de  Cbabourof. 

—  Elle  était  un  peu  vivo,  je  crois  bien,  celte  lettre  ;  mais  je  l'ai  écrite 
ici,  au  bruit,  en  sortant  de  chez  vous  ou  l'on  m'avait  fait  un  singulier  ac 


>4 


LE  MAGASIN  LITTÉKAIUE. 


cueil  ;  lout  ça  est  cause  peutùite  que  je  n'ai  pas  bien  mesui  é  mes  termes. 

—  La  foriuc,  répondit  le  Ijaron,  impnrie  assez  peu,  quoiqu'on  doive 
toujours  y  resardir  quand  ou  parle  àuncfeiiime;  mais  liiuporlaut  de 
voire  Icure  c'est  le  fond. 

—  Oli  !  pour  le  fonds,  dit  Cousiiiot,  je  n'ai  rien  à  en  rétracter,  il  est 
poïilif  que  j'ai  toutes  les  preuves. 

—  Les  preuves  de  quoi?  demanda  M.  de  Chabourot  voulant  jouer  au 
Gn. 

L'aide-raajor  ne  le  laissa  pas  long-temps  en  doute  de  la  portée  de  ses 
rcnseignemens. 

—  Les  preuves,  répondit-ii,  d'une  combinaison  nssez  adroite  de  ma- 
dame votre  femme  poin-  l'empêcher  d'éire  désliériiée  par  son  frère,  un 
tt'.siamont  souillé,  un  soldat  de  marine  mort  à  la  Martinique,  son  mariage 
avec  Mlle  Thérèse,  voire  lille,  manqué  net  par  l'obstination  de  Mine  de 
Chabourot,  qui  ne  devait  pas  promettre  ce  qu'elle  ne  voulait  pas  tenir, 
Leduc  se  reiirant  sous  sa  tente,  comme  feu  Achille;  vous  voyez  que  je 
suis  instruit. 

—  El  vous  avez,  dites-vous,  les  preuves  de  toute  cette  intrigue  roma- 
nesque? 

—  Ail  !  dam,  flt  Alors  Cousinot,  si  nous  faisons  de  la  malice,  nous  al- 
lons dire  un  tas  de  paroles  inutiles.  Voulez-vous  savoir  la  chose?  C'est 
moi  qui  ai  soigné  Leduc  à  son  lit  de  mort,  et  il  m'a  découvert  tout  le  put 
aux  roses  avant  d'expirer. 

—  Mais  cette  version  contrarie  tous  les  renseignemens  qui  nous  sont 
parvenus  sur  les  derniers  momens  de  cet  homme,  repartit  M.  de  Chabou- 
rot. 

Pour  mettre  un  terme  à  tout  débat  sur  la  valeur  de  ses  informations  et 
sur  sa  possession  très  positive  des  titres  qui  leur  servaient  de  pièces  jus- 
tilicatives,  l'aide-majorse  mit  à  raconter  dans  le  plus  grand  détail  la  sréiic 
des  conlidences  du  vieux  domestique,  la  coimiission  dont  (c  UKjurant  l'a- 
vait chargé,  la  cei  titu'Je  acquise  par  lui  Cousinot  de  la  mort  de  Charles 
Villeneuve,  ctentin  l'ouverture  des  archives  du  crime  remises  à  ses  soins. 
Après  des  explications  à  ce  point  circonstanciées,  il  n'y  avait  plus  ii  dimler 
on  ell'et  pour  M.  de  Chahoiirot,  qu'un  dangei  1res  sérieux  ne  menaçât  lui 
et  sa  famille  ;  aussi  n'eut-il  pas  le  courage  de  s'en  tenir  rigoureusement 
aux  instructions  de  sa  femme  qui  allaient  uniquement  à  demander  une 
entrevue  à  Cousinot.  Cédant  à  une  curiosité  dont  on  comprendra  facile- 
ment l'impatience,  tttoui  en  entourant  cette  question  de  précautions  con- 
venables, il  demanda  à  Cousinot  sur  quel  point  il  coaiptait  traiter  du  secret 
tombé  entre  ses  mains. 

—  Notre  position,  reprit  alors  Cousinot,  est  singulière,  elle  est  diUl- 
cile  des  deux  côiés;  j'y  ai  beaucoup  rélléchi  depuis  une  quinzaine,  et  je 
crois  vraiment  qu'il  n'y  a  qu'une  manière  convenable  d'en  sortir. 

—  Je  le  crois  coniine  vous,  répond, t  le  baron,  et,  pour  peu  que  vos 
prétentions  soient  raisonnables,  (oniaïc  de  notre  côté  nous  n'avons  pas 
l'intention  de  lésiner,  l'allaire  sera  bieiiiôt  arrangée. 

—  Comment  dites-vous,  derjanda  l'aide-major,  vous  parlez  de  lési- 
ner? 

—  Au  contraire ,  répartit  M.  de  Chabourot ,  je  dis  que  notre  intention 
Càt  de  traiter  rondement  et  de  ne  pas  lésiner. 

—  J'entends  bien  ,  lit  l'ollieier  de  santé  ;  vous  voulez  m'offrir  une  som- 
me ;  mais  il  n'y  a  qu'uue  dilliculié,  c'eit  que  je  ne  veux  pas  cn'.ejiiire;iar- 
1er  d'argent. 

—  Diable  !  se  dit  à  lui-même  le  baron ,  se  rappelant  une  gravure  célè- 
bre et  la  profession  de  son  interlocuteur,  est-ce  que  notre  bonne  étoile 
nous  aurait  fait  tomber  sur  un //(/3/jocraie  refusant  tes  présens  cVAr- 
taxerce'^  ce  serait  vraiment  du  bonheur. 

Cousinot  reprit  : 

—  Vous  me  regardez  avec  des  yeux  étonnés  ,  vous  disant  sans  doute  : 
quel  é'.rangc  homme  est  ce  donc  que  celui  là  !  Je  suis  tout  boiuKinent  on 
homme  qui  se  respecte  et  qui  ne  veut  pas  faire  le  rôle  d'un  forçat  libéi  é 
venant  rançonner  une  famille  après  avoir  dévalisé  ses  secrets. 

Quoique  le  baron  ne  comprît  pas  bien  encore  quoi  pouvait  être  le  pro- 
cédé rémunératoire  dont  l'ollieier  de  sin  é  prétendait  que  l'on  usiJt  avec 
lu',  il  ne  vit  pis  cependant  d'ioconvéniens  à  s'éci ier  sur  parole  : 

—  Voilà  de  louables  fcntimeiis,  monsieur,  et  quiconsolect  de  bien  des 
turpitudes  dont  le  siècle  est  témoin. 

—  Non,  lit  Cousinut;  je  le  répèic,  dans  la  circousiance,  il  n'y  a  vrai- 
ment P'iur  moi  qu'une  manière  honirahle  d'en  user. 

—  Mais  enroi  e?  demanda  M.  de  Chabourot  qui  jusque  là  ne  savait  rien 
de  ce  qu'il  voulait  savoir. 

Cousinot,  comme  un  homme  qui  se  donne  du  temps  pour  répondre, 
savoura  leniement  le  fond  du  verre  de  liqueur  qu'il  a' ait  devant  lui,  puis, 
ayant  horreur  du  vide  : 

—  Prenez  donc  quelque  chose,  dit  il  de  nouveau  au  baron;  du  doux, 
une  cerise  à  l'eau  de-vie. 

liicD  n'est  plus  propre  peut-être  que  cet  ignoble  détail  à  faire  compren- 
dre la  cruelle  dépendance  où  était  tombé  le  nom  de  Clidiourot.  Craignant 
de  compioincttie  par  la  persistance  de  ses  refus  la  bonmi  allure  qu'avait 
gardée juspie  là  l'entretien,  le  baron  se  résigna  à  accepicr  l'ollVe  cordia- 
le, mais  horriblement  mauvaise  compagnie  de  l'aide  major,  qui  frappant 
à  coups  redoublés  sur  le  marbre  de  la  table,  eut  bientôt  fait  apparaître  le 
garçonàa  l'étahîissement. 

—  Cascaret,  dit-il  de  manière  à  faire  mourir  de  honte  M.  de  Chabourot 


si  quelqu'un  de  son  monde  eût  pu  le  prendre  dans  ce",  iiizarie  sitiiaiioi), 
une  cerise  à  monsieur  et  du  kirsch  pour  moi;  '""!_  IjU  bon  bocal  les  ce- 
rises, pas  de  celles  d'il  y  a  deux  ans! 

—  Oh  !  m'sieu,  lit  le  garçon  d'un  air  d'affectueux  respect,  ce  n'est 
pas  avec  une  personne  de  votre  société  qu'on  se  permettrait  de  ces  çho- 
,ses-là. 

Le  garçon  étant  rentré  un  moment  après  et  la  flétrissure  de  la  cerise  a' 
l'eau  (le  vie  ayant  achevé  "d'être  inlligée  au  malheureux  Chabourot,  l'aidé- 
major  reprit,  ' 

— 11  n'y  a  pas  à  se  le  dissimuler,  vous  vous  êtes  mis  dans  une  fichue 
prsiiio:;  ;  moi,  de  mon  cô;6,  je  suis  dans  une  mauvaise  naturelkment... 

—  Comment,  demanda  M.  de  Chabourot  avec  étoiinement,  est  ce  que 
vous  seriez  embarqué  dans  quelque  fausse  démarche  où  notre  crédit  pîit 
vous  être  utile? 

—  iNoii,  je  veux  dire,  répartit  raide-major,  qu'avec  mon  état  de  chi- 
rurgien miliiaire,  je  végète  et  n'arive  à  rien. 

—  Ah  !  sf.ns  doute,  reprit  le  baron,  on  peut  désirer  quelque  chose  de 
mieux. 

—  Eh  bien!  me  suis-je  dit,  voilà  cette  famille  Chabourot  qiii  s'est  mal 
engagée  si  on  vétit,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  très  bien  placée  dans  le 
monde... 

—  La  vérité  est,  ne  put  s'empêcher  de  dire  ici  le  baron,  qu'avec 
notre  loi  tiin?,  noire  nom,  peut-être  môme  l'illustration  des  emplois  di- 
plomaiiques  sur  la  voie  defquelli  s  je  me  trouve  en  ce  moment,  mettant 
à  iiart  l'embarras  dont  j'espère  que  vous  nous  aiderez  bientôt  à  sortir, 
nous  so. mes  dans  une  cxcellmte  posture. 

—  Eh  bien!  reprit  Cousinot,  mon  jeu  est-il,  ihe  siit^;jc  dcinan^ié,  de 
loniiiienler  ces  gens-là,  de  les  violenter?  Non,  mon  jeii  et  de  m'atiacljcr 
à  leui'  char,  de  nager  dans  'eurs  eaux  etdfi  devenir  des  leurs  cnlin. 

—  Très  bien  raisonné,  dit  le  baron;  vovez,  que  pouvons-nous  faire 

pOU!'  VOUS?  !.■)  ï- 

—  liien  pour  le  moment,  il  fitut  voir  venir.  Seulement,  jal'  envie  de 
donner  tua  démission,  parce  que,  voyez-vous,  le  service  ine  pue  au  nez,  . 

—  Dans  Itï  fait ,  dit  M.  de  Chabourot ,  nous  pourrions  fort  bieii  voiis 
aid.  r  à  pratiquer  sur  le  pavé  de  Paris.  Ah  !  îonez,  ma  foiiime  est  mervei'l- 
leu.e  pour  créer  une  réputation,  il  y  a  déjà  à  ma  coiinaifsauijé  deux  o(r 
iniis  jeune;  ::ié:leciiis  auxquels  elle  a  fait  faire  leur  çheinii).  .^ 

—  Non!  lit  uégligemitient  Cousinot ,  la  médec  ne  est  sous  fouies l^s  . 
formes  un  état  assez  déplaisant,  et  j'ai  pensé  à  une  autre  combinaitiû^.|,   !' 

—  Qui  est?  demanda  .',.'.  de  Chabourot.  '   '  '"  . 

—  Qu'est-ce  que  je  suis  dijus  toute  ceitc  affaire?  me  suis  je  dcinaiulé; 
1  hi  ritier  provideniiel  de  Charles  Villeneuve,  ce  jeune  homme  que  M.  Om 
Chabourot  avait  chez  lui  en  qualité  de  secrétaire.  Eh  bien,  puisque  sa 
place  est  vacante,  poiirqi:oi,  eu  aliendant  mieux,  ne  la  prcndrais-je  pas? 

—  Vérii  Jileaieut ,  répartit  le  baron  ,  je  n'oserais  pas  vous  offi-  r  celle 
position,  qui  était  d'ailleurs  auprès  de  moi  une  complète  sinécure. 

—  Aimez  vons  mieux,  pour  expliquer  ma  présence  cIkz  vous,  faire 
comme  dans  beaucoup  de  maisons,  avoir  un  médecin  à  l'année,  m'avoir 
sur  le  piedde  docteur.  La  qiicstipn  est  qnejosois  desvô:r(s  :  ayant  j.lare 
au  feu  et  à  la  chandelle,  étant  d'àilléins  rionri  i  rt  I;  gé,  avec  le  uoiniire 
soudepoclie  pour  .-es  appoiniemens.jeme  trouverai  parraiieinciil  heureux 
ei  j'att'ndraipatieniRX'nt'ré  noi'ivéaû'fini  ne  peut  n  ■luiellement  p;s  niaii.- 
quer  d'arriver  bientôt  dans  ina  vie.  Et  bien,  ça  vous  vat-il  comme  ça, 
papa  Chabourot?  linit  par  dire  Cousinot  un  peu  plus  que  faaiilièremi  ut. 

Au  fond,  la  combina  son  n'était  pas  des  plus  séduisantes  ;  soiS  cette 
poposition  assez  étrange  de  conimensaliié  pouvait  facilenient  se  cachet" 
l'idée  d'une  palingénésie  ou  seconde  édition  de  la  position  de  Leduc,  re- 
vue, corrigée  et  considérablement  augmentée.  Toutefois,  le  baron  ne 
mil  riendi  voir  lémoigner  de  sa  réiiuguance  et  parla  sculeuient  d'eiiié- 
férer  à  sa  femme.  A  propi.s,  dit  il,  ccite  idée  le  ramenant  au  but  pi  inci?^, 
pal  de  sa  visite  :  Mme  de  Clnbouiot  veut  vous  voir,  ejlp  a  à  "vous  demai4n„; 
der  pardon  de  1 1  bêtise  du  domestique  qui  lui  a  si  n^^l^  ç:^pliquc  qui  <ous  ^ 
étiez:  quand  voilez-vous  venir?  ,ni',i...,. 

—  Mais  quaid  vous  voudrez  vous-même.  .i,, v't»M 

—  Maintenant,  cela  vous  arranpe-til? 

—  J'aimerais  mieux  ce  soir,  répartit  Cousinot;  j'ai  affaire  unepirtie  de 
la  journée  au  quartier,  où  le  colonel,  qui  peut  bien  se  Ualter  d'être  le 
plus  nnbêtant  des  hommes,  vient  faire  je  ne  sais  quelle  inspection.        '' 

—  A  ce  soir  donc,  dit  le  baron  en  se  levant.  Quoiqu'ils  eus.sent,  ce  sein-  ' 
ble,  encore  beaucoup  de  clioses  ii  se  dii  c,  Cousinot  ne  le  r>  tint  pas.  Il  sa- 
vait que  tout  ce  qu'il  aurait  pu  traiter  avec  cet  honnête  mari  devait  être 
indispen^ablen^  lit  soumis  à  la  ralilicalion  de  Mme  de  Chabourot,  à  la- 
quelle nous  l'avons  vu  d'abord  s'adresser;  ne  tenant  donc  pas  à  faire 
double  emploi,  il  laissa  al  er  ce  plénipoientiairo  sans  pouvoirs,  et  après 
qu'il  l'eut  accomiiagné  iusqii'à  la  porte  de  l'eslaminçt,  ils  se  séparèrent  en 
aussi  bonne  intelligence  que  le  comportait  la  bizarre  e;tfluageuse  siCSi^'^- 
riiô  de  leur  situation. 

CIIAI'ITRE  XVI. 

No''  lecteurs  sont  là  pour  cautionner  que,  si  M.  de  Chabourot  n'avait 
montré  dans  l'entrevue  dont  il  sortait  aucune  habileté  diplomatique,  il 
n'avait  non  plus  lien  compromis.  Il  s'était  eonti  nié  de  reeoiinaîire  la  po-  ''■ 
Biiion,  et  venait  maiiUeijani  en  rendre  compte  à  sa  femme,  à  laquelle  il  ' 


LU  MAGASIN  LITTËRAIUE. 


15 


cl  il,  dans  les  moindres  détails,  la  manière  d'être,  la  conversation,  et  enfin 
li's  p'ticn:ionsde  Cousinot. 

Il  n'en  fut  pas  moins  vertement  tancé  comme  un  homme  qui  aurait 
prjl  (jué  bévue  sur  bévue. 

—  Vous  ne  faites  jamais  les  choses  comme  oi  vous  les  dit ,  s'écria  Mme 
i!c  Chabourot;  je  vous  avais  chargé  uniquement,  cxclusivcm  nt  de  m'a- 
mcnei-  c^l  homme.  Pas  du  tout,  il  a  fallu  que  vous  prissiez  la  peine  d'en- 
trer au  cœur  de  la  négociation.  Vous  lui  avez  fait  ainsi  la  licence  d'expli- 
quer sps  exiscnces,  ce  qui  est  déjà  supposer  qu'il  m  le  droit  d'en  avoir. 

—  Qui  doue  en  aura,  si  ce  n'est  luii  demanda  M.  de  Chabourot,  impa- 
tienté, 

—  i:t  quelles  exigences!  continuait  Mme  de  Chabourot,  poussant  de- 
vant cllo  son  idée  !  Celle  de  s'insialler  suUs  noire  toit,  de  devenir  preque 
un  membre  de  la  famille,  et  d"y  tenir  réunis  en  sa  peisoiine  les  deux  lô- 
les  si  dur»  à  notre  passé  de  M.  Leduc  et  de  l'intére.-sant  biiiard  de  mon 
frère. 

—  C'est  pourtant  comme  cela,  répartit  le  liaron  avec  humeur,  et  nous 
verrons  Tolrc  grande  habileté  ii  empêcher  que  la  chose  ne  soit,  s'ily  per- 
siste. 

—  Dieu  merci ,  dit  alors  la  baronne,  avec  un  ar  d'être  sûre  d'e  l'c- 
mémc,  ce  monsieur  n'eu  est  pas  où  vous  pensez;  peiuiant  que  vous  per- 
diez le  temps,  noblement  atiablé  avec  lui  dans  un  estaminet,  je  faisais 
prendre  sur  lui,  par  le  moyen  de  Maie  de  Cliei  vieux ,  qui  voit  beaiiroup 
M.  Francliet,  des  informations  qui  m'ont  été  immédiate  ucnt  transmises  ; 
c'est  le  (ils  d'un  petit  marchand  d'Avi.;non,  pe.isont  très  mal;  c'est  un 
I  oaime  rriblé  de  dettes,  pas>uut  sa  vie  d.ius  les  uiauvais  lieux  où  vous 
l'avez  été  trouver,  publiquement  entretenu  par  celle  Mme  Bouvard,  l'hô- 
tesse de  Leduc,  et  qui  probablement  est  de  coiiipLcité  avec  lui  dans  le 
vol  des  papiers  dont  il  abuse. 

—  Du  tout,  répartit  le  baron,  Mme  Bouvard  ne  sait  rien,  et  la  preuve 
c'est  la  peine  qu'elle  a  prise  de  vous  surveiller. 

—  Toujours  est-il  que  c'est  un  homme  m;l  posé  qui  fait  de  sottes  con- 
di  ions  pour  qu'on  le  paie  plus  cher,  et  iloiit  on  aura  raison  avec  un  peu 
plus  ou  moins  d'argent.  Quand  vieudra-l-il,  au  lesie,  ce  beau  monsieur  ? 
ajouta  baronne  d'un  air  dédagneuï. 

—  J'ai  pris  avec  lui  rendez-vous  pour  ce  soir,  répondit  M.  de  Chabou- 
rot. 

—  Çç  spjr  !  s'écria  la  baronne  avec  angoisse  ;  enfin  il  est  dit  que  vous 
n'êtes  même  pas  bon  à  arrangi  r  une  heure  convenable  pour  une  enirevue 
d'all'aires.  J'ai  justement  à  diu'r  Mcie  de  JanvryctM.de  Freneuse,  qui 
doivent  passer  avec  nous  la  soiré  ;  ;  ainiabîe  compagnie  à  leur  procurer 
et  qui  leur  donnera  une  haute  idée  de  nos  relations  ! 

— Kh  !  madame,  c'était  ii  vous  à  ne  pas  disposer  de  vous  du  tout  au- 
jourd'hui, sachant  que  vous  aviez  celle  affaire  sur  les  bras,  que  vous  vou- 
liez traiter  le  plus  tôt  possil)l'\ 

—  Le  mariage  de  votre  lilie  n'est  sans  doute  pas  aussi  une  affaire  et  il 
faut  la  lais-er  traîner!  dit  ironiquement  la  baronne.  —  Voyons,  il  faut 
faire  dire  à  ce  monsieur  que  je  ne  puis  pas  le  recevoir  aujourd'hui  et 
qu'il  vienne  demain  matin. 

—  Mais,  ma  chère  amie,  fit  le  baron ,  cela  sera  d'un  très  mauvais  effet 
après  ce  qui  s'est  passé  déjà. 

—  Je  le  sais  aussi  bien  que  vous,  répondit  la  baronne  ;  mais  il  faut  op- 
ter et  le  puis  encore  moins  décommander  Mme  de  Jauvry.  Ainsi  allez  et 
écrivez. 

Le  baron,  suivant  sa  coulunie,  courba  sa  volonté  devant  celle  de  sa 
femme  et  Cousinot  fut  prévenu  qu'il  ne  serait  pas  reçu  en  audience  parti- 
culière ce  jour-là. 

CHAPITRE  XVII. 

Quelques  heures  plus  tard  les  deux  familles  qui  allaient  bientôt  con- 
tracter alliance,  étaient  in.siallées  autour  d'une  table  somptueuse,  dans  la 
salle  à  manger  de  l'hôtel  Chabourot,  et,  même  avec  la  puissance  de  la 
plus  profonde  pénétration,  oncques  n'eussiiz  deviné  les  soucis  cruels  qui 
serpentaient  sous  la  couche  extérieure  de  bien-être  étendue  à  la  surface  de 
relie  réunion.  Merveilleuse  à  se  posséder,  Mme  de  Chabourot  avait  su  si 
bien  éconduire  les  pensées  qui  pouvaient  coiu;  romettre  l'intérêt  de  l'heu- 
re présente,  que  vous  l'eussiez  prise  pour  la  fiunne  la  plus  heureuse  et 
la  moins  préoccupée.  Pour  Mme  de  Jauvry,  elle  n'avait  pas  de  joie  à  con- 
trefaire, et  c'était  sans  distraction  qu'elle  rallolait  de  sa  future  nièce,  tout 
en  lui  fais;  nt  cependant  la  gu(  rre  de  l'air  un  peu  douloureux  qu'elle  au- 
rait voulu  lui  voir  perdre, disait-elle,  au  voisinage  de  M.  de  l'reneuse, 
fort  empressé  à  l'entourer  de  délicates  atiemions  et  de  petits  soins. 

Quant  à  M.  de  Chabourot,  comme  d'ortiina're, entre  lous  les  convives, 
c'était  lu'  qui  pensait  le  moiiui;  dans  le  monu  ni,  c'était  lui  qui  paraissait 
songer  le  plus  creux,  parce  qu'en  )/ô,  éral ,  les  gens  (|t)i  ont  peu  d  irlées 
sont  d'autmt  plus  faciles  à  se  laisser  dominer  par  celle  qui  vient  impé- 
rieusement les  visiter.  Sa  silencieuse  absoiption  fut  même  un  moment  si 
marquée  que  Mme  de  Jauvry  ne  put  se  tenir  de  la  constater  : 

—  Voyez  donc,  dit-elle  à  la  baronne,  comme  M.  de  Chabourot  est  gra- 
ve et  soucieux  ;  je  crois  m  vérité  qu'il  ne  donne  que  contraint  et  forcé 
son  consiniement  au  bonheur  d'Alfred. 

—  Vous  vous  trompez  ,  ma  chère ,  léparlit  Mme  de  Chabourot  ;  mon 
mari  est  comme  moi ,  enchanté  d'avoir  M.  de  Preneuse  pour  gendre; 
mais  je  suis  sijic  qu'à  l'heure  qu'il  est,  il  s'agite  dans  su  tête  quelque 


grand  in'éiét  européen;  vous  savez  qu'il  tourne  tout-à-fait  à  l'homme 
d'état,  et  la  question  des  colonies  espagnoles,  depuis  quelque  temps,  le 
ravit  parfois  dans  des  rêveries  inmag  nables  (1). 

—  La  vérité  est,  i  épondii  le  baron,  entrant  dans  la  raillerie  de  sa  fem- 
me, que  c'est  une  qui  stiou  intéressante,  ei  à  laquelle  je  pense  beaucoup. 

—  Coiumint!  si  vnusy  pensez!  rép.Tlit  Mme  de  Chabourot;  ilpaiait 
même  que  vous  en  écrivez,  car  vous  me  parliez  tantôt  de  la  nécessité  où 
vous  leiiiz  peut  ê  re  <le  prendre  un  secn  taire. 

Le  baron  adiniia  en  lui-même  l'audacieuse  libellé  d'esprit  de  sa  femme, 
qui  avait  bien  le  cœur  de  côtoyer  gaîinent  un  sujet  si  plein  de  secrèles 
amertumes;  néanmoins,  il  ne  lui  en  voulut  pas  trop  de  cette  irappuinente 
allusion,  pensant  (|ue  peut-être  elle  pouvait  servir  à  préparer  lintroduc- 
lion  de  Cousinot  dans  sa  maison,  pour  le  cas  où  cette  fantaisie  ne  pou  - 
laitêtie  décliné". 

—  Si  M.  de  Chab-urol  a  besoin  d'un  jeune  homme,  dit  alors  Mme  de 
J^uivry,  qui  était  d'un  caractère  à  se  mêler  de  toutes  choses,  et  d'une  dis- 
posiiion  iiaiurelle  à  tourner  facilement,  pour  peu  qu'on  l'y  eût  poussée, 
au  cabinet  matrimonial  et  au  bureau  de  placement,  — j'ai  sous  la  main 
un  tljarmani  sujet,  et  (pii  lui  conviendrait  bien. 

M.  de  Chabourot  aMait  répondre  que,  pour  le  moment,  il  n'était  point 
encore  auirenient  pressé  de  faire  choix  d'un  collaborateur,  quand  le  mê- 
me dôme  ti(|ue  qui,  la  veille,  était  venu  annoncer  Cousinot,  vint  parler 
bas  à  son  maître. 

Une  \ive  contrariété  se  peignit  sur  le  visage  de  celui-ci. 

—  Qu'est  ce?  demanda  Mme  de  Chabourot,  qui  s'était  aussitôt  aperçue 
de  son  impression. 

—  La  personne  que  j'ai  été  voir  ce  matin,  répartit  le  baron,  et  qui  ap- 
paremment n'a  pas  reçu  ma  lettre. 

—  On  ne  la  lui  a  donc  l'^as  remise  en  mains  propres?  demanda  la  ba- 
lonne,  en  modérant  du  mieux  qu'elle  p,t)uvait  son  niéconientcment.  Vos 
f  ensne  font  jannis  les  choses  qu'à  niotié.  Eh  bien,  levei-vouset  allez  lui 
dire  qu'il  revienne  diuiain  malin.  Dans  lors  les  cas,  un  homme  qui  sait 
vi\re  ne  se  présente  pas  à  l'heire  où  l'on  dîne. 

—  Ma  foi  non,  dit  le  baron  en  se  levant,  et  se  décidant  à  faire  un  coup 
d'état  contre  la  volonié  de  sa  femme,  voilà  deux  fois  qu'on  lui  fait  celte 
féte;j;;  \ais  le  prier  d'altendre  au  sa'on que  nous  ayons  fini;  penriaat 
que  je  ferai  le  piquet  de  Mme  de  Jauvry,  vous  pourrez  causer  avec  lui; 
et  sans  aitcndre  la  contiafliciion  de  la  baronne,  il  sortit,  ne  voulant  pas 
s'esposer,  par  une  nouvelle  impertitsence  ;  à  exciter  le  mécontentement 
d'un  hoiinne  qu'ils  avaient  tant  à  ménager.  'ni'': 

Un  (|uart  d'heare  après,  on  suriit  de  table,  et  en  entrant  dans  le  f  aloir, 
on  trouva  Coi'sinot  occupé  à  cnnsiJérer  un  portrait  de  Mlle  de  Chabou- 
rot ;  il  accueillit  les  survenans  d'une  inclination  raidi» ,  faite  seulement  de 
la  télc  et  les  talons  serrés  l'un  contre  l'auire  à  la  manière  du  soldat  an 
pnri  d'armfs  ainsi  que  les  militaires  ont  souvent  accoutumé  de  saluer. 
Allant  aussitôt  à  lui,  M.  de  Chabourot  le  conduisit  auprès  de  sa  femme  î' 
laquelle  il  le  présenta  en  disant  à  voix  basse  :  M.  Cousinot. 

[\!uic  de  Chabourot  lui  adressa  un  salut  froid  mais  poli  ;  toutefois  elle 
ne  put  se  décider  h  la  phrase  ordinaire  en  pareille  circonstance  et  dont 
le  sens,  de  iinlque  manii're  habile  qu'on  la  varie  ,  revient  toujours  à  la 
fomule  populaire  ;  enchanté  de  faire  votre  connaissance.  Elle  se  contenta 
de  ji'ier  sur  lui  un  regard  lapide,  le  trouva  horrible  ,  et  se  dit  à  elle- 
même  qu'il  avait  la  figure  d'un  vampire  et  le  regard  d'une  hyène,  puis  le 
café  qu'on  apportait  dans  le  moment  lui  étant  un  prétexte ,'  elle  le  quitta 
aussitôt. 

Après  en  avoir  offert  à  Mme  de  Janvry  et  h  M.  de  Preneuse,  elle  sentit 
bien  qu'elle  ne  pouvait  faire  moins  que  d'en  «.ffrir  au  movsire,  qui  pour 
se  faire  une  contenance  s'était  approclié  de  la  clieminée  à  laquelle  il  s'é- 
tait adossé,  levant  les  pieds  l'un  après  l'autre  pour  les  chauffer. 

—  Je  sors  d'en  prendre,  répondit  l'aide-major;  façon  de  parl:r  hasar- 
dée qui  fit  ouvrir  d'U'^sez  grandes  oreilles  à  ceux  des  acteurs  de  la  scène 
qui  ne  savaient  pas  le  serret  de  son  personnage. 

—  Ma's  vous  ne  re'userez  pas  un  verre  de  liqueur,  dit  alors  M.  de 
Chabourot,  voulant  lui  rendre  sa  politesse  du  niatip. 

—  Mille  grâces ,  répondit  Cousinot  en  s'inclinant  et  croyaot  formuler 
son  refus  de  la  minière  !a  plus  «•léganie. 

La  lenialion  loutcfois  était  forte  ,  et  c'était  mettre  notre  homme  sur 
une  pente  dangereuse;  mais  il  se  lit  un  point  d'honneur  de  rompre  en 
celle  occasion  avec  sl'S  habitudes  d'estamiuet ,  et  ne  se  rendit  à  aucune 
insistance. 

Ne  v(  n'ant  pas  le  lais-er  à  l'embarras  de  son  isolement,  M.  de  Chabou- 
rot s'approcha  (dors  de  lui,  et  pour  lui  faire  une  conversation  telle  qu'elle  : 
Neige-iil  toujours?  lui  deniainla-t-il. 

—  Oui,  fit  ("oiisiunt,  et  le  i).né  est  très  mauvais  pour  les  chevaux. 
Cousinot  pensait  très  bien  dire,  et  se  cons:iiuer  par  ce  déielopp^ment 

en  homme  an  fait  de>  liabiiuJes  de  la  vie  éléiiante,  cir  les  gens  qui  voit 
à  piel  s'iniéresscntsuriout  au  temps  qu'il  fait  pivr  la  ifte,  ronune  ils  di- 
sent vulgairement;  mais  l'éint  du  pavé  est  une  quesli'^ii  dont  l'aristoera- 
tie  qui  va  en  vo  turc  ne  la  sse  pas  de  se  oréoccuper. 

Tout'  fi)i';.  celle  phrase,  dans  laquelle  on  voit  qu'il  v  avait  an  fond  une 
intention  assez  profonde,  ne  réussit  pas  h  l'aide-ni-jor  :  en  l'enieot'ant 


(  )  Questions  à  l'ordre  du  jour  dans  le  temps  où  îc  passe  celle  histoire. 


16 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


parler  de  clievaux,  conr.idéraiit  sa  redingoïc-  boutonnée  jusqu'à  la  gorge 
ei  son  leini  Laut  en  couleur  :  ce  doit  eue  nu  vélérinaiie,  pensa  Mme  de 
Janvrv  ;  un  maquignon,  se  tùi-cllc  dit,  si  les  inousiaches  n't  usseui  airèlé 
8a  pensée  en  clieniin.  Quelle  idée  à  M.  de  Cliabourot  de  nous  faire  trou- 
ver a\ec  cet  liorann -l  i  ! 

Curieuse  corajne  elle  Tétait,  et  ce  mettant  h  l'aise  dans  une  maison 
qu'elle  reg.irdait  déjà  comaie  la  sienne,  la  chère  dame  ne  put  se  tenir  de 
se  lever  ei  d'aller  demander  à  Mme  de  Cliabouroi,  qui  cairsa  t  avec  son 
futur  gendre  :  quel  est  donc  ce  monsieur  qui  a  un  air  si  drôle  ? 

—  C'est  un  ollicier,  répomlit  Mme  de  Chabourot  en  rougissant  prodi- 
gieusement. 

—  De  cavalerie  !  reprit  Mme  de  Janvry  abandonnant  son  idée  hippique 
du  moins  qu'il  lui  éiait  possible. 

—  Non  de  sanié,  fit  Mme  de  f  habnurot  :  c'est  le  Ois  d'un  de  nos  fer- 
miers qui  vient  pour  traiter  d'une  allaire  avec  moi,  ajouta-t-elle  en  men- 
tnnl.  aiiii  d'expliquer  la  présence  d'un  homme  que  sa  tournure  rccdait 
assez  invraisemblable  dans  son  salon. 

—  Ah  !  de  santé  !  répéta  Mme  deJanvry  avec  cet  intérêt  bêle  que  nous 
paraissons  quelquefois  mettre  aux  choses  qui  en  réalité  i;c  nous  font  ab- 
solument rien.  Du  reste,  l'explication  ayait  p.iru  satisfaisante,  car  le  fils 
d'un  fermier  qui  a  étudié  pour  cire  médecin,  peut  è:re  admis  parlt  ut,  ce 
me  semble,  surtout  en  petit  comiié,  elle  s'en  lut  auprès  de  M.  de  Chabou- 
rot, qui  continuait  de  causer  avec  l'aide-raajor. 

—  (,)uiu7C  jours  d'arrêts  forcés!  s'écriait  le  baron  à  ce  mouient. 

—  (Jui  ilonc  aux  arrêts?  demanda  Mme  de  Janvry,  toujours  ciitraînée 
à  vouloir  tout  savoir  et  par  conséquent  à  t(mt  demander. 

—  Votre  serviteur,  madame,  dit  Cousinot. 

—  Oh!  mou  Dieu!  lit  Mme  de  Janvry,  quinze  jours  !  et  forces  !  Mais 
qu'est-ce  donc  que  des  arrêts  forcés  ? 

—  C'est  être  bloqué  dans  sa  cbambre  avec  un  planton  à  sa  porte  dont 
on  paie  la  politesse  quinze  sous  par  jour,  répondit  gaiment  Cousinot. 

—  Et  pour  avoir  pr  rmis  à  un  homm»  de  rester  iimlade  au  lit  dans  sa 
chambrée,  dii  M.  de  Chabourot,  au  lieu  de  l'évacuer  sur  l'hûiiiial;  voilà- 
l-il  un  beau  crime  I 

—  El  qui  vous  a  ainsi  condamné?  demanda  Mme  de  Janvry. 

—  Mon  colonel,  madame. 

—  Comment  le  nommez-vous,  ce  colonel? 

—  Le  baron  de  Briquet,  madame. 

—  Le  baron  de  Brisquet !  mais  je  le  connais  beaucoup;  voulez-vous 
que  je  lui  fasse  parler  ' 

—Ah  !  ce  serait  bien  une  peine  perdue,  lépondii  l';ii:lc- major;  il  a  fait 
pour  moi  tout  ce  qu'il  est  capable  de  faire,  en  ms  permettant  de  no  gar- 
d..r  ma  chambre  qu'à  dater  de  demain,  parce  que  je  lui  ai  dit  que  j'uvais  ce 
soir  un  rendez-vous  d'atfaiies. 

—  C'est  toujours  aimable  à  lui,  dit  alors  lidiculemcnt  P.Ime  de  Janvry, 
nonpasqu'elle  ne  sût  h  merveille  qu'il  éiait  désobligeant  pour  Cousinot  de 
paraître  prendre  parti  pour  son  farouche  persécuteur ,  mais  parce  que  le 
détail  dont  elle  s'occupait  depuis  um;  minute  avait  cesser  de  l'intéresser  ; 
aussi  elle  ajouta  :  Et  notre  piqutt  ?  M.  de  Cbabonroi. 

—  Je  suis  à  vos  ordres,  lit  le  baron,  s!^  dé  angeant  pour  direqn'on  dis- 
posât une  table  de  jeu,  tandis  que  Mme  de  Janvry,  emportée  par  l'invinci- 
ble besoin  de  locomotion  qui  la  dominait  sans  cesse,  quiiiaitsa  place  pour 
aller  regarder  de  près  à  une  tapisserie  que  Mlle  de  Cliabourot  s'occupait 

à  broder. 

Pour  ne  pas  rester  seul ,  le  pauvre  Cousinot  (it  comme  elle ,  et  igno- 
rant qu'on  ne  parle  guère  dans  un  salon  5  une  jeune  fille  dont  on  n'est 
point  connu,  à  moins  qu'il  n'y  ait  une  occasion  naturellement  faite,  il 
lit  lui  même  l'occasion  et  dit  au  reste  une  chose  assez  innocente  qui  était 
celle-ci  : 

—  Celte  tapisserie,  mademoiselle,  est  d'un  goûl  exquis! 

La  jeune  fille  tressaillit  sous  cette  voix  qui  s'adressait  à  elle  si  impré- 
vue, et  quoiqu'elle  fiit  parfaitement  bonne  et  d'une  admirable  charité  pour 
le  ridicule,  l'élran^reté  du  compliment  la  suriiril  et  l'euibarrassa  à  ce  j^oint 
qu'elle  ne  sut  que  regarder  Cou-inotsins  trouver  un  mot  à  lui  répondre. 
Voyant  le  peu  de  succts  de  sa  campagne  galante,  il  fit  aussitôt  reiraite  , 
et  dans  son  dépit  formula  ainsi  qu'il  suit  son  opinion  sur  la  famille  Cha- 
bourot :  le  père  un  sot,  la  mère  une  harpie  et  la  fille  une  bégueule.  On 
voit  que  tout  conspirait  à  le  rendre  impitoyable  pour  la  proie  que  le  ha- 
sard lui  avait  livrée. 

Cependant  la  table  à  jouer  avait  été  dressée,  Mme  de  Janvry  s'y  ins'al- 
la  a>ec  M.  de  Chabourot.  S'approchant  alors  de  Cousinot  :  voulez-vous 
bien  que  nous  causions  un  peu?  lui  dit  la  baronne.  Quant  à  M.  de  Pre- 
neuse, sa  place  était  marquée  auprès  de  Thérèse  ,  à  laquelle,  dars  leur 
situation  respective ,  il  avait  à  la  lois  le  droit  et  le  devoir  d'adresser  sa 
cour.  >  os  personnages  étant  donc  ainsi  groupés  pa'"  couples  qu'a:i  temps 
des  concetti  on  aurait  pu  étiqueter  :  M.  d.;  Chabourot  et  Mme  Janvry.  trè- 
lie  ou  carreau,  à  volonté;  M.  de  Freneuse  et  Thérèse,  le  cœur;  Cousinot 
et  la  baioniie,  le  pique;  nous  alb  ns  concenticr  toute  noire  attention  sur 
cette  dernière  couleur  et  prêter  une  oreille  aitenti^e  à  sa  conversation. 

CHAPITRE  XVIII. 

Si  j'en  crois  ce  que  m'a  conté  M.  de  Chabourot,  dit  la  baronne,  des  pa- 
piers émanés  d'un  de  nos  gens  et  remis  à  vos  mains  lors  de  sa  mort  nous 


noircissent  beaucoup;  voulez -vous  me  permettre  de  rétablir  1rs  faits? 

C'iusiuoi  s'éiant  incliné  en  forme  d'assentiment,  Mme  de  Chabourot  en- 
tra dans  de  longues  explications  pour  persuader  à  l'aile-major  que  Leduc, 
nu  beu  d'av  oir  eié  l'insirumeni  de  la  soiisiraction  du  testament,  en  avait  été 
l'insiigiieur  ;  elle  se  représenta  comme  ayant  cédé  à  une  fatale  sugges- 
lion  de  son  amour-propre  bien  plis  que  de  sa  cupidité,  quand  elle  s'était 
faite  vioicmmeiit  héritii-re  d'un  frère  pour  lequel  elle  avait  toujours  été 
pleine  de  bons  procédés,  et  qui, en  la  déshéritaninon  seulement  commet- 
toit  une  grande  injustice,  mais  lui  inlligeait  encore  une  sorte  de  fléiris- 
sure  ;  enlio,  à  la  manière  de  tous  les  coupables,  elle  battit  longuement  la 
caïupagne  pour  établir  au  moins  relativement  son  innocence.  C<>usinotla 
laissa  dire  :  il  n'était  point  là  pour  la  juger,  mais  pour  tirer  parti  d'une  po- 
sition qu'aucune  rie  ses  paroles  ne  modifiait. 

Le  voyant  assez  froid  a  ce  plaidoyer  dont  il  témoignait  ne  pas  faire 
gr;nd  état,  puisqu'il  ne  prenait  pas  la  peine  d'y  faire  de  repique,  Mme 
de  Chabourot  cuira  plus  au  vrai  dans  le  vif  de  la  question  quand  elle 
ajouia  : 

—  Je  sais  du  reste,  monsieur,  que  notre  justification  est  ici  d'une  im- 
portance assez  secowlaire  ;  nous  sommes,  je  l'avoue,  constitués  dans  une 
position  très  fausse;  le  hasard  a  fait  que  vous  ayez  à  nous  en  demander 
compte,  c'est  là  le  véritable  intérêt  qui  est  à  régler  enire  nous,  et,  de 
mon  côté,  je  ferai  tous  mes  efforts  pour  vous  donner  une  pleine  et  en- 
tière satisfaction. 

Cousinot  s'inclina  encore  sans  auirement  répondre  ;  il  n'était  plus 
comme  le  matin  avec  M.  de  Chabourot,  à  l'aise  et  communiratif  ;  il  sen- 
tait qu'il  avait  affaire  à  un  maître  adversaire,  et  le  laissait  montrer  son 
jeu  avant  de  découvrir  le  sien. 

—  M.  de  Cbaboui  ot,  continua  la  baronne,  m'a  parlé  d'une  délicatesse 
sans  docte  fort  h<inorable  que  vous  lui  avi  z  témoignée,  il  vous  répugne  de 
miitre  un  prix  exprès  et  matériel  aux  bons  pi  océdésqse  vous  pourriez 
cvoir  pour  nous  ;  je  ne  puis  que  rendre  justice  à  de  te's  scntiraens  ;  mais 
ce  mode  de  transaction  a  des  avantages  qu'aucun  autre  ne  présenterait  au 
même  dt  gré. 

—  Je  pense  différemment,  dit  alors  Cousinot,  et  il  me  semble  avoir  fcit 
à  M.  de  Chaboui.'(it  une  proposition  très  raisonnable. 

D'abord,  répartit  la  baroni.e,  il  n'y  a  pas  à  se  dissimuler  que  pour  vi- 
vre ensemble  sous  le  même  io;t  d'une  vie  complètement  comnuinc,  nous 
ne  soyons  placés  assez  éirangement.  Vous  mctirez,  je  n'en  doute  pas,  à 
tirer  parti  de  voire  position  tous  les  ménagemens  imaginables;  de  noire 
côté,  nous  tâcherons,  excepté  quand  nos  domesiiques  nous  feront  faire 
par  leurs  sots  enseigiiemens  une  impolitesse,— elle  jetait  ainsi  une  excuse 
indirecte  de  son  impertinent  début  avec  raidc-major.—d'cire  aussi  con- 
venables que  poss  ble  avec  vous;  mais  en  somme  cependant,  nous  débu- 
tons mal,  nous  sommes  au  fond  des  ennemis  à  l'amiable,  et  je  crois  que 
nous  aurons  loujouis  les  uns  contre  les  autres  un  peu  de  levain. 

—  Moi,  dit  Cousinot,  je  vous  assure,  une  fois  la  chose  arrangée,  que  je 
lie  vous  en  voudrai  pas. 

Si  Mme  de  Chabourot  eût  dit  toute  sa  pensée,  elle  eût  répondu  à  la 
na'ive  protf  statiun  de  l'officier  de  santé  qu'elle  cnmprensit  cette  clémence 
à  merveille  et  que  le  coiiieau  n'en  veut  pas  au  mouton  qu'il  égorge;  mais 
redoublant  l'idée  qu'elle  venait  déjà  d'exprimer  :  . 

—  Croyez-moi,  mon  chi  r  monsieur,  reprii-clle.  quoi  que  nous  fassions,         i 
il  y  aurait  bien  longtemps  en  re  nous  de  la  gène,  on  n'aime  jamais  êire        ' 
en  pays  conquis,  tt  la  fi.sion  a  toujours  de  la  peine  à  se  faire  entre  vain- 
queurs et  vaincus. 

—  Cf  n'est  pas  mon  avis,  répondit  Cousinot,  ne  laissant  pas  entamer  sa 
résoluiion,  mais  répondant  du  plas  bref  qu'il  lui  était  possible,  car  il  n'o- 
sait pas  s'aventurer  contre  celte  phrase  si  cherchée,  si  élégante  qui  e-s ayait 
de  l'enlarcr. 

—  Il  y  a  d'.  illeurs,  rcpri^Mme  de  Cliabourot,  une  considération  déci- 
sive; nous  soiiimes  i;i  pour  faire  une  affaire,  n'est-il  pas  vrai? 

—  Oui  ;  enfin  nous  essayons  de  nous  entendre  ,  répondit  Cousinot. 

—  S'cnlendie,  re)  rit  Mme  de  Chabourot ,  c'est  arriver  à  une  conclu- 
sion. Eh  bien,  avec  l'arrangement  que  vous  proposez  il  n'y  a  pas  de  con- 
clusion possible  et  nous  sommes  condamnés  au  provisoire  à  perféiuiié. 

—  C(.mmeni  ça?  '.t  l'aide-major. 

—  Que  voulons-nous?  nous  voulons  M.  de  Chabourot  et  moi  obtenir 
de  rentrer  dans  des  titres  imporians  égarés  hors  de  nos  mains  ;  vous  vou- 
lez, vous,  monsieur,  nous  les  rendre,  mais  en  vous  procurant  une  joie  un 
peu  plus  positive  que  celle  qui  screnronHc  au  bienfait  pour  lui  même; 
eh  bien  !  avec  cet  arrangement  d'une  sorte  d'affiliation  que  vous  feriez  à 
notre  famille,  où  serait  le  moment  de  la  perfection  du  traité? 

—  Le  moment  de  la  perfection  du  irai  é?  répéta  raide-nmjorqui  déci- 
dément aurait  voulu  que  Mme  de  Chabourot  parlât  moins  vaporeuse- 
minl. 

—  Oui  à  quel  moment  nous  rendrez-vous  les  papiers?  finit  par  dire 
crûment  Mme  de  Chabourot,  impatientée  de  voir  qu'elle  semait  devant  un 
profanne  les  peiles  de  se--  délicaies  cireoiiloeuiions.  j 

—  Mais  aus<iiôt  ou'il  sera  possible,  repartit  Ciuisinoi,  sans  trop  s'en- ,      ■ 
gager,  comme  on  vtJit.  chaules  juabou.  I      • 

(La  fin  au.  prochain  numéro.) 
(Messager.) 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


17 


Il  y  a,  chez  nous  auircs  Français,  dans  notre  st;  le  plus  encore  que  dans 
nos  Wes,  une  foule  de  vieilles  erreurs  iraditionnelles  ,  accréditées  on 
Dc  sait  pourquoi  par  les  romanciers  ,  acceptées  sans  rcllcxion  et  sans  en- 
quèic  par  la  foule,  et  sur  lisquelles  il  serait  pourtant  convenable  de  s'en- 
tendre une  fois  pour  toutes. 

Par  exemple  : 

Les  charmes  du  printemps  ,  qui  est  dans  notre  beau  pays  la  saison  la 
plus  maussade  dc  toute  l'année; 

La  politesse  française,  la  plus  équivoque  de  toutes  les  politesses  ; 

La  naïveté  des  fêles  villageoises,  qui  sont  ii  juste  titre  l'ellVoi  des  curés 
de  campagne,  et  parfois  môme  de  l'autorité  municipale; 

Le  sommeil  sur  la  bruyère  ,  piaule  dont  la  hauicur  et  la  fermeté  sont 
tout  aussi  incompatibles  avec  un  doux  repos  que  le  serait  un  plan  d'asper- 
ges ou  dc  clioux-lleurs. 

Et  cent  autres  dictons  aussi  populairement  raisonnables. 

Au  nombre  dc  ces  dires  imposteurs  ,  il  faut  ranger  les  bords  charmans 
de  plusieurs  neuves  et  rivières,  ceux  de  la  Durance  avant  tout. 

La  Uuraiice  ,  dont  les  rives  délicieuses  rappellent  une  foule  de  vers 
heureux,  de  refrains  plein  de  douceur  ,  de  pages  remplies  dc  descripiions 
diaprées,  verdoyantes,  embaumées,  est  en  réalité  une  espèce  dc  torrent 
capricieux  ,  toujours  prêt  à  déborder  et  à  changer  de  lit,  un  Iléau  dont  la 
puissance  dévastatrice  est  en  guerre  permanente  avec  l'agriculture  et  l'in- 
dustrie. 

Ses  riverains  sont  toujours  occupés  à  lui  poser  des  digues  pour  empri- 
sonner son  cours ,  à  pratiquer  de  larges  saignées  qui  forment  autant 
d'exuioiresdans  les  cas  d'inondations  et  qui ,  subdivisées  à  l'infini ,  selon 
les  besoins  des  culuvatcurs,  présentent  dans  toute  la  largeur  de  la  vallée 
où  coule  la  rivière  un  réseau  de  ruisselets  qtd  cnlrctiennentdans  la  prairie 
une  végétation  réellement  magnifique. 

Mais  si  les  soins  vigilans  des  voisins  de  la  Durance  s'endorment  un  seul 
instant,  le  péril  est  là  qui  frappe  sans  menacer.  Une  digue  s'atraisse-t-elle, 
les  Ilots  de  celte  rivière  avide  rongent  leurs  rives ,  et  le  terrain  mou  et 
friable  de  ceitc  contrée  oppose  st  peu  de  résistance  à  l'action  dévorante 
du  fleuve  qu'il  n'est  pas  rare  de  voir  Cii  moins  dc  quelques  semaines  des 
milliers  d'arp'Mis  labourables  disparaître  sous  les  Ilots  et  ruiner  ainsi  des 
familles,  des  villages  emiers. 

La  Durance  est  donc,  pour  leshabitansde  ses  rives,  une  source  féconde 
de  richesses  ou  dc  désastres,  selon  le  degré  de  puissance  que  déploie 
l'homme  pour  maîtriser  la  rivière  qui  est,  sans  aucune  dégradation  inter- 
médiaire, ou  sa  bienfaitrice  ou  son  ennemie. 

Il  faut  dire  toutefois  que  les  efforts  humains ,  quelles  que  soient  l'in- 
telligence et  l'énergie  qui  les  dirigent,  ne  parviennent  pas  toujours  à  lut- 
ter avec  avantage  contre  la  redoutable  hôtesse  de  la  contrée  ,  lorsqu'un 
accident  inhérent  au  climat  et  malheureusement  trop  commun  imprime 
d'un  instant  i»  l'autre  à  la  paisible  rivière  le  caractère  d'un  in;lomptable 
fléau. 

La  Durance  coule  entre  deux  chaînes  de  montagnes  peu  élevées,  mais 
abruptes,  escarpées  et  scindées  par  de  nombreux  contreforts ,  par  des  ra- 
vins profonds.  Ce  sont  autant  de  réservoirs  pour  l'eau  qui  se  déverse  des 
hauteurs,  et  qui,  après  une  pluie  violente ,  forment  le  lit  de  petits  torrens 
qui  gagnent  la  rivière  avec  la  rapidité  d'une  cataracte.  La  Durance,  grossie 
en  un  moment  par  cette  foule  de  tributaires  improvisés,  devient  elle-même 
un  fleuve  impétueux.  Les  nombreux  iiois  qui  la  coupent  dans  sa  largeur 
disparaissent  tout  d'un  coup  sous  l'inondation  ;  parfois,  quand  la  Icmpète 
a  été  plus  furieuse  que  de  coutume,  les  flots  gagnent  une  partie  de  la  vallée, 
et  le  lendemain  le  jour  vient  éclairer  les  phénomènes  les  plus  curieux  et 
quelquefois  les  plus  déplorables. 

Au\  places  où  le  cours  dc  l'eau  formaii  un  coude,  le  flot ,  en  bondis- 
sant à  hl  droit,  s'cs'  labouré  un  vaste  sillon  et  a  recouvert  son  ancien  lit  de 
vase  et  de  sable  :  les  îlots  ont  modifié  leur  position  par  la  même  cause, 
et  il  arrive  même  qu'une  portion  plus  ou  moins  étendue  des  champs  voi- 
sins qui,  la  veille  étaient  couverts  de  moissons  prêtes  à  recueillir,  pré- 
sente une  surface  de  fange  et  de  cailloux  qui  dénaturent  le  sol  et  ruinent 
le  propriétaire. 

On  conçoit  que ,  sur  une  rivière  dont  le  lit  varie  sans  cesse',  un 
pont  soit  diiUdlc  à  construire  ;  car,  sans  parler  de  la  rapidité  des  flois 
qui,  dans  les  momcns  d'orage,  entraîneraient  infailliblement  les  construc- 
tions qui  s'opposeraient  à  kur  libre  couis,  il  fauJrait  que  le  pont,  pour 
s.itisfaire  aux  exigences  topographiques  pi\t  embrasser,  comme  ces  an- 
ciens aquedurs  romains,  nionumens  gigantesques  élevés  par  des  armées 
dc  travailleurs  pour  traverser  des  vallées  tout  entières  ;  il  faudiaii,  di- 
sons-nous que  le  pont  couvrît  un  millier  de  toises,  alin  que  ses  extrémi- 
tés fusscn  éiablies  sur  un  terrain  qui  fût  à  l'abri  des  inondations.  Aussi 
les  communications  d'une  rive  à  l'auire  sont-elles  d'une  nature  particu- 
lière au  sol.  Dans  certaines  parties  dc  la  rivière,  les  gués  sont  noinliroux 
et  ne  présenieiit  pucud  danger  dans  les  temps  ordinaires  et  même  dans  la 
mauvaise  sa'son,  î'  nioin''  qu'il  n'v  ai'  di^ge'  ou  fonlc  do  neige>-.  Dans  d'au- 
tici  eiulroits  où  1  Durance  est  phi.  profonde,  il  y  a  de  distance  ou  dis- 
t mce  (les  baicleis  pour  le>  piéton  e'  de  b.ics  pour  lis  voilures.  Conune 
le  courant  est  partou'  d'uiio  extrèr.c  rapidité,  ces  embarcaiions  ne  pour- 
raient être  dirigées  ii  par  la  rame  ni  par  l'aviron    elles  sont  mues  au 

OCTOBllIi  1841.  —  TOMI'  1. 


moyen  d'un  câble  retenu  o\i\  deux  bords  et  auquel  elles  sont  en  quelque 
sorte  suspendues  par  une  corde  perpendiculaire  jointe  au  câble  par  un 
anneau  à  poulie.  Le  batelci,  cédant  à  l'impétuoîité  des  flois,  imprime  une 
forte  tension  au  câble  et  plisse  en  louvoyant  de  manière  à  décrire  un  V  au 
milieu  de  la  rivière.  Placée  dans  celte  position,  la  nacelle  a  besoin  de» 
elloris  de  son  é!|uipa;:e  et  queUiU'fois  de  ses  passagers  pour  reprendre 
l'autre  ligne  obliqu  ;  (|ui  la  conduit  au  rivage  opposé. 

Ce  fut  dans  une  semblable  circonstance  que  le  bac  établi  à  la  hauteur 
du  village  de  Cullis  fut  lénioin  d'un  de  ces  accidens  terribles  que  l's  babi- 
tans  des  bords  de  la  Durance  se  racontent  de  généra.ion  en  génération 
dans  les  veillées  de  leurs  courts  hivers. 

Par  une  belle  soirée  du  mois  de  septembre,  le  bac  de  Collis  traversait 
pour  11  (icrnière  fois  la  rivière,  chargé  d'une  lourde  voiture  de  culii»a- 
tcur  et  d'un  assez  grand  nombre  de  passagers;  la  pesanteur  du  bac  im- 
primaii  une  tension  plus  qu'ordinaire  au  câble  ;  aussi  lorsqu'on  fut  arrivé 
au  milieu  de  la  distance  à  parcourir,  chacun  se  mit  à  l'œuvre  et  saisit  le 
câble  pour  engager  l'embarcation  dans  la  conlrepanie  de  son  louvoie- 
ment. Le  bac,  après  des  clforis  long-temps  infructueux  qui  inspirèrent  des 
craintes  sérieuses  pour  la  solidité  du  câble,  venait  de  s'élancer  dans  sa 
nouvelle  direction,  et  les  passagers  se  félicitaient  enire  eutd'avor  échap- 
pé à  ce  danger,  lorsqu'un  cri  d'angoisse  interrompit  leurs  joyeuses  cla- 
meurs, et  tout  le  monde,  en  se  retournant,  aperçut  un  homme  suspendu 
par  les  mains  à  la  corde  et  compiéiement  isolé  sur  l'eau.  Le  ma  heureux, 
placé  sur  les  bords  du  bateau,  n'avait  pu  lâcher  prise  assez  vite,  ou  bien 
l'équilibre  lui  avait  manqué  au  moment  où  t'cmbarraiion  avait  repris  la 
vélocité  de  sa  course,  et  il  était  resté  en  chemin,  chemin  périlleux  s'il 
en  fût,  car  le  bac  ne  pouvait  retourner  en  arrière  sans  que  des  efl"orls 
inouis  lui  fissent  opérer  ce  mouvement.  Chacun  s'empressa  de  concourir 
à  ce  résultat,  et  on  parvint,  au  haut  de  quelques  minu'es,  à  opérer  un 
mouvement  d'arrêt;  mais  il  était  aisé  de  prévoir  que  les  forces  dc  l'infor- 
tuné ne  lui  pernictlraient  pas  d'atiendre  le  retour  du  bac.  tneflet,  les 
cris  déchirans  qu'il  poussait  pour  implorer  un  secours  tardif  cessèrent 
peu  à  pru ,  cimime  si  l'espoir  de  l'obtenir  à  temps  s'éteignait  en  lui ,  et 
alors  un  silence  de  mort  régna  sur  toute  la  surface  de  la  rivière.  Puis  l'un 
des  bras  do  la  vicdme  laissa  échapper  le  câble;  ses  traiis,  contractés  par 
le  désespoir,  annoncèrent  que  le  terme  dc  la  luite  était  anivé.  Les  re- 
gards du  malheureux  se  dirigèrent  vers  le  fleuve  qui  grondait  à  ses  pieds 
comme  pour  demander  sa  proie,  et  ses  doigis  enraidis  lâchant,  un  à  un, 
le  licii  qui  le  ratiachail  à  l'existence,  il  tomba  et  disparut  sous  les  flots. 

Les  riverains  de  la  Durance  sont  presque  lous  d'cxcellens  nageurs  ;  car 
la  lutte  qu'ils  «nt  à  souienir  avec  le  fleuve  se  présente  sous  une  telle  mul- 
tiplicité dc  formes,  que,  parfois,  la  résistance  amène  des  péripéties  oii 
une  sorie  de  combat  cor,;s  à  Corps  devient  nécessaire.  Dans  des  circon- 
stances de  ce  genre,  il  est  rare  qu'un  paysan  ne  parvienne  pas  à  se  tirer 
d'afl"iirc  quand  la  rivière  u'cit  pas  trop  furieuse  et  lorsque  le  rivage 
n'c.t  pas  trop  éloigné.  Mais  en  ce  moment  la  Durance  était  dans  ra  plus 
grande  largeur;  ses  flots  bondissaient  comme  ceux  d'une  écluse;  il  était 
presque  iiiipossible  qu'un  nageur  vigoureux  etexpérimenié  conçût  l'espoir 
de  gagner  la  rive ,  ;i  plus  forte  raison  un  homme  épuisé  de  fatigue  et 
frappé  de  terreur.  Cependant  on  le  vit  reparaître  à  quelque  distaure  de 
la  place  où  il  était  tombé;  mais  ses  efforts  pour  se  soutenir  sur  i'eau 
étaient  le  résultat  d'une  volonté  purement  insiinctivc,  et  il  semblait  hors 
de  doute  qu'ils  fussent  insuflisans,  je  ne  dirai  pas  pour  le  conduire  au  ri- 
vage, mais  pour  prolonger  son  agonie  de  quelques  instans  de  plus.  Les 
passagers  du  bac,  les  regards  fixés  sur  cet  affreux  spectacle,  immobiles  de 
douleur  et  muets  d'épouvante,  resscmblaiens  tous  à  autant  de  statues 
grouptUs  avec  art  pour  représenter  une  s:èue  dc  terreur  et  d'angoisse. 
Aucun  d'eux  ne  faisait  un  mouvement  qui  pût  indiquer  l'intention  de  por» 
ter  secours  au  vieillard  qui  continuait  de  se  débattre  sur  les  flois  et  qui 
déjà  commençait  à  céder  au  courant.  Mais  quand  le  bac  eut  regagné  le 
centre  de  la  rivière  on  s'aperçut  alors  que  le  batelier  avait  fait  des  dispo- 
sitions qui  supposaient  une  sagacité  remarquable  et  un  d'gré  d'énergie 
que  personne  n'attendait  de  lui  ;  car  Antoine  Maillan,  c'est  le  nom  du  pa- 
tron, était  un  jeune  homme  de  seiz.e  à  dix-sept  ans,  pre-quà  demi  sativage 
et  dont  l'existence  n'avait  jamais  été  marquée  jusque-là  par  le  moindre 
incident  qui  pût  éveiller  l'attention  sur  elle.  Le  jeune  p.iysan,  scmlilabic 
à  CCS  chiens  qui  tournent  une  tonne  pour  faire  mouvo  r  un  souilla  de 
forge,  bornait  toute  sa  science  h  dirij^er  son  bac  sur  la  ligne  brisée  qu'il 
parcourait  h  chaque  instant  du  jour,  et  à  tendre  la  main  pour  recevoir  une 
réiribuiion  fixée  par  une  couiumo  plus  que  séculaire.  Antoine  Maillan, 
pour  ainsi  dire,  habitant  de  la  Durance,  étranger  sur  ses  deux  rives,  n'a- 
vait que  bien  peu  de  rapports  avec  le  voisinage.  On  le  regardait  commu- 
nément comme  faisant  pariic  intégrante  du  bac,  et  depu  s  la  mort  de  son 
père,  dont  la  fosse  encore  toute  fraîche  formait  un  carré  blanchâtre  an 
milieu  dos  grandes  herbes  du  cimetière  de  Cidlis,  personne  ne  lui  avait 
adressé  la  parole,  si  co  n'est  des  mots  de  reproche»  quand  le  bac  siaiion- 
naii  sur  l'une  des  deux  rives  plus  long-temps  qu'il  ne  semblait  néccssaii  c 
à  l'impatience  des  passagers. 

Antoine,  dans  le  moment  fatal  où  quelques  secondes  allaient  décider  de 
la  vie  ou  de  la  mort  d'une  créature  de  Dieu,  seroua  ses  pieds  pour  6ier 
ses  sabo:s;  ci,  aprè;  avoir  laii  un  geste  pour  montrer  à  ses  compagnon» 
un  rouleau  de  corde  dont  une  evtré  eiic  était  nouée  en  forme  de  ccintuio 
auteur  de  son  corps,  et  l'autre  bout  forlemeiit  attache  au  baieau,  Icjeiina 
mrrinicr  se  jeta  résolument  dans  la  Durance.  Comme  il  était  aussi  boa 

-J 


18 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


nageur  qu'aucim  des  habiians  de  la  coniiée,  ses  efl'orts,  sccondt's  par  la 
vitesse  du  rouram,  le  porièrcnt,  avec  la  rapi:lii(5  d'une  llèthe,  à  côté  de 
riioinuio  dont  la  tèic  blanchie  p;)r  l'âge  paraissait  encore  à  Heur  d'eau. 
Lorsi(u'Antoine  Maillnn  l'eut  saisi  d'un  bras  vigoureux,  il  se  tourna  du  côté 
du  bac.  Au  moment  même  la  corde  à  laquelle  il  était  atlaclié  fut  tendue, 
et  les  passagers  se  mirent  en  devoir  de  le  tirer  à  eux;  manœuvre  dillicile 
autant  que  langerouîC,  et  qui  exposait  l'intrépide  jeune  homme  à  une 
sub  ncrsion  :ompiète,  ainsi  (jne  le  niallicuieux  dont  il  fallait  maintenir  la 
téie  Lors  des  (lots .  il  ne  s'agissait  de  rien  moins  que  de  rompre  le  cou- 
rant en  ligne  arocte.. 

—  Ohé!  cria  le  batelier  d'une  voin  de  Stentor,  laissez-nous  aller  à  la 
dérive,  ou  'a  rivière  nous  avalera  tous  les  deux. 

Puis,  quand  il  vit  qu'on  avait  reconnu  la  prudence  de  cet  ordre  et  qu'on 
amarrait  a  co'dc,  il  ajouta  : 

—  Maintenant,  tout  le  monde  à  la  manœuvre,  et  marchons. 

^  Les  passagers  saisirent  une  troisième  fois  le  câble,  et  le  bac  stathnnaire 
louvoya  bientôt  pour  gagner  le  rivage,  suivi  d'Antoine  Maillan,  dont  le 
sloïque  sangfroirt  et  la  force  prodigieuse  ne  suffisaient  pas  toujours  pour 
soutenir  son  compagnon  et  se  maintenir  lui-même  à  la  surface  de  l'eau.  A 
chaque  instant  les  Ilots  plus  ou  moins  élevés,  selon  l'inégalité  du  lit  de  la 
rivière,  submergeaient  le  nageur;  mais  sa  persévérance  triomphait  de  ces 
obstacles,  et  son  courage,  bien  loin  de  ûéchir  devant  eux,  semblait  croître 
avec  les  difficultés. 

EnOn  le  bac  toucha  le  bord;  on  s'empressa  de  jelcr  à  Antoine  une  au- 
tre corde,  car  le  rivage  de  la  Durance  est  presque  partout  escarpé  et 
9ravaillô  de  mains  d'hommes  pour  résister  aux  envahissemens  du  fleuve  ; 
d'ailleurs,  les  forces  complètement  épuisées  du  marinier  ne  lui  permet- 
taient pas  de  s'avancer,  depuis  que  l'embarcation  ne  l'entraînait  plus.  Ce- 
fendant  il  eut  encore  assez  d'adresse  et  de  présence  d'esprit  pour  saisir 
teile  corde  avec  ses  dents,  et  au  bout  d'une  minute,  qui  parut  un  siècle 
ï.ux  témoins  de  cette  scène  effrayante,  Antoine  touchait  aux  palissades  qui 
bordaient  la  rive.  Plusieurs  hommes,  le  corps  à  moitié  dans  l'eau,  £0U- 
tinrent  les  naufragés,  et  ce  fut  après  des  tentatives,  dix  fois  inutiles,  qu'on 
parvint  ù  les  tirer  tous  deux  sur  le  bord,  dans  un  état  peu  différent  l'un 
lie  l'autre. 

Le  plus  âgé  reprit  ses  sens  le  premier.  C'était  un  cultivateur  riverain, 
nommé  Foreys,  l'un  des  plus  riches  propriétaires  de  la  commune  de 
CoUis,  qui,  pour  dire  la  vérité,  n'avait  guère  pour  habitans  que  de  pau- 
vres journaliers  laboureurs.  Foreys  était  un  homme  veuf,  et  il  n'avait  pour 
toute  famille  qu'une  Ollc  de  quinze  ans ,  fraîche  comme  la  fleur  des  lau- 
riers-roses qui  croissent  en  si  grand  nombre  dans  les  vallées  de  la  Uu- 
rance ,  vigoureuse  comme  leurs  tiges  élancées ,  verdissante ,  pendante  et 
volontaire  autant  qu'un  enfant  gâté  des  grandes  villes.  Le  cultivateur,  qui 
avait  la  main  serrée  comme  tous  les  paysans  enrichis,  et  qui  méritait  jus- 
qu'à un  certain  point  la  réputation  d'avarice  que  les  villageois,  naturelle- 
ment envieux,  font  à  ceuxqiu  possèdent  quela"»fflrtune  ,  ne  regardait 
à  aucune  dépense  toutes  les  fois  qu'il  s'agissait  d'accomplir  une  fantaisie 
de  sa  lille  ,  et ,  quoiqu'il  regrettât  sincèrement  l'argent  dépensé  pour  de 
futiles  motifs,  il  ne  l'en  semait  pas  moins  avec  une  profusion  qui  contras- 
tait singulièrement  avec  le  resie  de  ses  habitudes  parcimonieuses. 

Antoine  Maillan,  dontl'étourdissement,  causé  par  une  lassitude  exces- 
sive ,  se  dissipait  insensiblement ,  s'était  déjà  levé  et  se  disposait  à  rega- 
gner sou  bac  avant  que  le  bonhommeForeys,  assis  sur  son  séant,  les  mains 
croisées  sur  l'un  de  ses  genoux,  eût  proféré  une  seule  parole  pour  remer- 
cier son  libérateur.  Ce  n'était  pourtant  pas  à  dire  que  le  paysan  fût  in- 
sensible à  ce  que  le  jeune  batelier  venait  de  faire  pour  lui.  Loin  de  là , 
Foreys  comprenait  parfaitement  toute  la  portée  des  obligations  que  lui 
imposait  un  pareil  dévoûment,  quoiqu'il  ne  sût  pas  au  juste  quels  moyens 
Antoine  avait  employés  pour  le  tirer  d'affaire;  il  connaissait  trop  bien  les 
périls  qu'offre  la  traversée  de  la  Uurance  pour  ne  pas  être  convaincu  d'a- 
vance que  le  batelier  avait  dû  mettre  sa  vie  dans  le  danger  le  plus  immi- 
nent pour  accomplir  sa  bonne  œuvre. 

Mais  plus  le  mérite  d'Antoine  paraissait  digne  des  éloges  de  la  foule  et 
de  sa  reconnaissance  particulière ,  plus  il  se  trouvait  embarrassé  pour  lui 
exprimer  ses  sentimens  de  manière  que  ses  paroles  ne  semblassent  pas 
trop  au-dessous  du  bienfait  et  ne  l'engageassent  pas  trop  non  plus  relati- 
vement à  la  récompense  qu'il  convenait  d'offrir  au  bienfaiteur, 

—  Un  moment,  dit-il  eufln  en  se  relevant  avec  effort ,  lorsqu'il  vit 
qu'Antoine  allait  décidément  se  retirer,  cela  ne  peut  pas  se  passer  comme 
ça ,  mon  petit  homme.  Tous  ces  genslà  font  tant  de  bruit  que  je  ne  sais 
auquel  entendre  ;  mais  puisque  me  voilà  vivant  et  en  sûreté  sur  le  gazon, 
après  avoir  pris  un  bain  au  beau  milieu  de  la  rivière,  qui  cric  aujourd'hui 
comme  une  louve  qui  a  perdu  ses  petits,  il  faut  bien  que  quelqu'un  m'ait 
donné  un  coup  de  main. 

—  Vous  pouvez  bien  le  dire ,  vociféra-i-on  de  toutes  parts  aux  oreilles 
du  cultivateur  :  si  Antoine  Maillan  n'a  pas  péri  en  vous  tirant  de  l'eau, 
c'est  par  un  miracle  que  personne  ne  serait  tenté  de  renouveler. 

—  Sans  doute  ,  sans  doute,  «-épondit  le  père  Foreys,  et  l'idée  de  me 
prêter  à  l'expérience  ne  me  tenterait  pas  plus  qu'un  autre  ;  mais,  ajouta- 
t-il  en  prf  nani  la  main  d'Antoine,  voilà  un  brave  garçon  qui  n'a  pas  craint 
de  prendre  un  rhume  en  se  mouillant  pour  l'amour  de  moi;  il  faut  qu'il 
vienne  à  la  ferme  pour  se  sécher  devant  un  bon  feu  de  souches  d'oliviers. 
Uarihe  nous  donnera  un  coup  à  boire,  et  peut-être  trouverons-nous  sous 


la  cheminée  quelque  morceau  de  venaison  que  nous  ferons  frire  pour  pas- 
ser gaîment  le  reste  de  la  soirée. 

—  Merci,  père  Foreys,  répondit  le  jeune  garçon  avec  une  sorte  de 
brusquerie  qui  provenait  de  l'embarras  oîi  le  jetait  l'atlention  générale  5 
j'ai  assez  bu  tout  à  l'heure  pour  n'avoir  plus  soif  de  long-iempi,  et  quant 
à  me  sécher,  je  connais  un  meilleur  moyeu  que  celui  de  me  retourner  de- 
vant un  brasier  comme  une  perdrix  à  la  broche  :  c'est  de  pendre  mes 
habits  devant  la  porte  de  ma  cabane  et  de  me  glisser  sous  la  couverture 
de  laine  que  m'a  donnée  ma  marraine  aux  dernières  fêles  de  Noël.  Juste- 
ment voici  l'heure  ;  je  vais  attacher  le  bac,  et  si  quelqu'un  m'appelle  pour 
lui  faire  passer  l'eau ,  je  lui  conseille  d'attendre  jusqu'à  demain  matin 
plutôt  que  de  la  traverser  à  la  nage,  car  la  rivière  a  encore  plus  faim 
que  le  père  Foreys  n'a  soif:  elle  avalerait  le  plus  fort  nageur  comme  une 
mouche. 

—  Antoine  a  raison,  dit  un  ancien  de  l'endroit,  et  si  elle  ne  mange  pas 
un  bon  lopin  de  terre  avant  qu'il  soit  long-temps,  je  ne  m'appelle  pas  Do- 
minique Endrère.  m 

—  Hum  !  fit  le  vieux  richard,  qui  n'avait  pas  quitté  la  main  de  son  libô-    ■ 
rateur,  pourvu  que  cette  terre-là  ne  soit  pas  la  mienne,  la  Durance  et  moi    •■ 
nous  n'en  resterons  pas  moins  bons  voisins,  malgré  l'algarade  de  ce  soir  ; 
car,  continua-t-il  en  clignant  de  lœil  d'un  air  matois  et  futé  ,  particulier 
aux  villageois  provençaux ,  je  n'ai  jamais  de  rancune  contre  les  gens  qui 

ne  m'ont  pas  fait  tout  le  mal  qu'ils  pouvaient  me  faire,  et  je  ne  me  souviens 
que  des  bons  procédés. 

Le  cultivateur,  en  appuyant  sur  ces  dernières  paroles,  regarda  le  jeune 
batelier  avec  une  expression  qu'il  s'efforça  de  rendre  aussi  bienveillante 
que  la  circonstance  l'exigeait  ;  puis  il  promena  ses  regards  sur  la  foule 
comme  pour  y  chercher  une  approbation  qu'il  n'avait  pas  la  conscience 
d'avoir  méritée.  Tandis  qu'il  se  livrait  à  cet  examen  désagréable ,  sa  bou- 
che transformait  insensiblement  en  une  maussade  grimace  le  sourire  dont 
sa  politique  avait  cru  devoir  l'orner  un  insiant  auparavant. 

—  La  peste  soit  de  moi,  pensait-il,  et  de  la  sotte  pensée  que  j'ai  eue 
d'aller  voir  la  nouvelle  charrue  de  Mathieu  Jalas  sur  l'autre  rive  !  Voilà 
une  soirée  qui  a  doublé  mes  impositions  et  mes  charges,  en  me  suscitant 
un  libérateur  que  je  ne  recompenserai  jamais  assez  au  gré  de  mes  fainéans 
voisins,  quand  même  tout  le  bénéfice  d'une  année  de  travail  y  passerait!... 
Antoine,  ajoutd-t-il  tout  haut  avec  un  effort  désespéré,  lu  m'as  sauvé  l'exis- 
tence, c'est  à  moi  de  prendre  soin  de  la  tienne  ;  viens  demain  chez  moi,  et 
tout  le  village  saura  si  Jacques  Foreys  est  reconnaissant  envers  ceux  qui 
l'obligent. 

—  C'est  bon,  mor sieur  Foreys,  dit  Antoine  en  se  retirant,  j'irai  vous 
voir  puisque  vous  y  tenez ,  et  tout  le  village  saura  que  lorsque  Antoine 
Maillan  expose  sa  vie  pour  sauver  une  créa  ure  de  Dieu,  il  ne  veut  aucune 
autre  récompense  que  celle  qu'il  a  déjà  trouvée  ici,  ajouta-t-il  en  se  frap- 
pant la  poitrine. 

—  Après  tout,  murmura  Foieys,  que  cette  réponse  dé  intéressée  ras- 
surait un  peu  sur  les  suites  de  cet  événement  qui  avait  failli  lui  coûter  la 
vie,  voilà  un  brave  jeune  homme,  et,  si  j'en  crois  mes  pressenlimens,  ma 
fortune  ne  courra  pas  entre  ses  mains  plus  de  risques  que  ma  propre  vie 
n'en  a  rencontré  ce  soir.  Oui,  c'est  un  bon  garçon,  un  hoi  nête  garçon,  et 
je  n'oublierai  pas  ce  qu'il  a  fait  pour  moi. 

Ce  fut  en  divaguant  sur  ces  dernières  pensées  que  Jacques  Foreys  s'a- 
chemina vers  sa  demeure,  sans  se  rendre  compte  du  sentiment  de  sincère 
gratitude  qui  venait  de  s'éveiller  en  lui  pour  Antoine  Maillan ,  et  sans 
s'apercevoir  que  cette  sensation  purement  égoïste  prenait  sa  source  bien 
moins  dans  le  service  important  qui  lui  avait  été  rendu  que  dans  le  désin- 
téressement du  jeune  batelier.  Semblable  an  prisonnier  de  guerre  des 
temps  anciens  qu'un  ennemi  féodal  eût  renvoyé  sans  rançon,  le  vieillard 
goûtait  une  satisfaction  sans  mélange  en  se  voyant  sain  et  sauf,  sans  qu'il 
lui  en  coûtât  rien. 

Jacques  Foreys  était  un  ancien  valet  de  ferme  qui  devait  sa  fortune  à 
ses  labeurs,  à  son  économie  et  à  une  série  d^  circonstances  qu'il  avait  su 
faire  tourner  à  son  profit  avec  une  habileté  peu  commune.  Le  maître  qu'il 
servait,  en  commençant  sa  carrière  de  manœuvre,  possédait  une  vingtaine 
d'arpens  d'excellentes  terres.  Celte  propriété  était  close  d'un  côté  par  la 
Durance  ou  du  moins  par  un  banc  de  sable  qui  avait  autrefois  formé  le 
lit  de  la  rivière  j  du  côté  opposé  la  colline,  aussi  escarpée  qu'un  pan  de 
muraille,  lui  servait  de  limite.  Sur  l'une  des  deux  autres  faces ,  une  de  ces 
mille  saignées  pratiquées  dans  le  fleuve  pour  arroser  l'intérieur  des  terres 
servait  de  ligne  de  démarcation  entre  celle  propriété  et  les  champs  voi- 
sins ;  et  comme  ce  ruisselet  était  creusé  à  droite  de  la  métairie  en  regar- 
dant la  Durance  qui  descendait  vers  le  côté  gauche,  le  propriétaire  trou- 
vait dans  le  voisinage  de  ce  canal  un  double  avantage.  D'abord  il  servait 
d'cxutoire  aux  grandes  eaux,  et  ensuite  il  avait  permis  d'établir  à  l'un  des 
angles  de  l'enclos  une  digue  oblique,  formée  de  madriers  solides,  qui 
rompait  l'impéiuosité  des  Dots.  La  rivière,  dans  les  temps  d'inondation, 
n'en  pénétrai'  pas  moins  dans  ces  champs  si  bien  défendus  ;  mais  comme 
elle  n'entraînait  point  avec  elle  les  couches  de  gravier  qui  partout  ailleurs 
marquaient  ses  irruptions,  attendu  que  la  digue  leur  tenait  lieu  de  crible, 
il  en  résultait  pour  ce  terrain  privilégié  le  même  profit  que  les  basses  terres 
de  l'Egypte  tirent  des  débordemens  périodiques  du  Nil  :  le  sédiment  de 
vase  que  la  Durance  y  laissait  après  elle  formait  un  excellent  engrais  qui 
fortifiait  la  terre  et  en  doublait  le  prix.  Il  est  vrai  que  tout  cela  n'existait 
pas  quand  Jacques  Foreys  n'était  que  simple  garçon  de  charrue  dans  ce 


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même  domaine;  son  maître  d'alors,  qui  iravait  trouvé  aucua  moyen  de 
se  dc'femlrc  coiilre  le  redoutable  voisinage  de  la  rivière,  s'en  reuieitait 
toaime  les  autics  riverains  aux  précautions  ordinaires  si  souvent  insiiHi- 
sautes  pour  priscrvcr  les  propriétés,  et  au  hasard  providentiel  qui  diri- 
geait le  Héaii  dans  le  vaste  espace  abandonné  à  sa  furie  capricieuse. 

Le  premier  emploi  que  Jacques  lit  de  ses  économies  fut  d'acheter  quel- 
ques perches  de  terrain  tout-à  fait  inculte  sur  le  sommet  de  la  colline  ou 
plutôt  des  rochers  qui  bordaient  les  champs  de  son  maître.  Tous  les  ha- 
hitans  de  Collis  firent  des  gorges  chaudes  sur  la  simplicité  du  jeune  la- 
boureur, qui  avril  acquis  à  fort  bon  compte,  il  est  vrai,  mais  en  échange 
de  beaux  et  bons  écus,  uq  lat  assez  considérable  d'épines  et  de  caillou'i, 
Jacques  laissa  rire  tout  le  monde  et  ne  répondit  pas  uu  mot  aux  quolibets 
qu'on  lui  lançait  de  toutes  parts. 

Les  uns  prétendaient  que  Jacques  Foreys  était  en  train  de  passer  un 
marché  avec  la  Durance  pour  la  cession  d'une  des  petites  îles  que  les  Ilots 
couvrent  à  chaque  instant,  mais  qui  n'en  produisent  pas  moins  d'amples 
récoltes  d'agre:ias  (i). 

D'autres  ramassaient  dcspicrrrs  sur  leur  chemin,  quand  ils  rencon- 
traie  t  le  gaiçon  de  ferme,  et  lui  en  faisaient  hommage  comme  de  choses 
qui  devainit  lui  être  agréables ,  et  les  marmuis  du  village  poussaient  la 
malice  jusqu'à  jeter  au  pr.uvrc  garçcci  ce  que  ses  camarades  se  conten- 
taient de  lui  oll'rir. 

La  patience  avec  laquelle  Jacques  endurait  tous  ces  petits  tourmens 
commençait  à  désarmer  les  rieurs,  lorsque  le  garçon  de  ferme  fit  à  son 
maître  une  seconde  proposition  qui  parut  cent  fois  plus  originale  que  la 
première  :  c'éiait  de  lui  faire  la  coiiccs  ion  {à  prix  d'argent  bien  en- 
tendu) d  un  terrain  marécageux  qui  bordait  la  base  de  la  colline  sur  une 
largeur  de  trois  ou  quatre  toiles  seulement.  Le  maître,  qui  était  un  homme 
awde,  s'empre.sa  d'acquiescer  au  marché,  et  pour  cette  fois  il  n'y  eut 
qu'un  cri  dat  s  le  village  pour  p'rter  aux  nues  la  bêtise  de  Jacques  Fo- 
reys, qui  commença,  dès  ce  moment,  à  exciter  la  compassion  des  bonnes 
amcs  de  l'endroit. 

Un  an  après  cette  seconde  acquisition,  Jacques  fit  un  petit  héritage. 
Son  oncle,  qui  était  le  seul  purent  qu'il  eût  au  monde,  lui  laissa  un 
champ  qui  valait  doiize  cents  francs.  Le  garçon  de  ferme  commença  par 
quitter  le  service  de  son  maître  ([ui  lui  devait  deux  années  de  gages,  et 
qui  ne  put  les  lui  payer  parce  que  la  récolte  avait  été  mauvaise  et  qu'il 
était  gêné  dans  ses  affdirts.  Jacques  vendit  son  champ,  quoique  les  terres 
fussent  de  première  qualité.  (Mais  que  poavait-on  attendre  d'ini  pareil 
original  !)  fuis,  au  lieu  de  presser  son  maître  pour  obtenir  ce  qui  lui 
était  dû,  il  lui  prêta  la  plus  grande  partie  de  la  somme  qui  provenait  de 
son  héritage, 

—  Peur  le  coup,  disait-on  dans  h:s  veillées,  Jacques  a  perdu  la  tête  ! 
Prêter  de  l'argent  à  son  débiteur,  à  un  homme  qui  se  ruine  et  qui  ne 
pourra  peut-être  pas  payer  l'intéièt  de  la  somme  empruntée  !  En  vé- 
rité, ce  serait  une  charité  que  d'ôier  à  ce  malheureux  jeune  homme 
les  moyens  de  consommer  ainsi  sa  perte.  Quel  dommage,  ajoutait-on, 
que  le  meilleur  travailleur  de  la  contrée  dépense  si  mal  l'argent  qu'il  ga- 
gne si  bien  ! 

Mais  le  moment  était  venu  oii  le  prétendu  fou  allait  s'occuper  sérieuse- 
ment de  recueillir  les  fruits  de  ses  singulières  manœuvres. 

Le  versant  de  la  colline,  qui  était  la  propriété  de  Jacques,  était  formé 
de  pierres  spongieuses  et  friables  qui  n'oUraient  pas  assez  de  solidi  té 
pour  la  construction,  mais  qui,  par  la  môme  raison,  n'opposaient  (|u'u ne 
médiocre  résistance  à  la  pioche.  L'es  garçon  de  ferme  fit  creuser  un 
grand  trou  dans  le  roc,  à  visgt  pieds  du  sol,  c'est-à-dire  au  milieu  du 
versant;  puis,  (|uand  cette  espèce  de  caverne  eut  été  convenablement 
taillée  en  forme  de  voûte  et  g;'rantie  de  tout  ébojlement,  il  en  fit  pra- 
tiquer une  toute  semblable  a  un  :  laible  distance,  et  il  fit  établir  une  com- 
munication de  l'une  h  l'autre.  Comme  Jacques  aidait  et  dirigeait  les  ou- 
vriers avec  la  prodigieuse  activité  qui  le  rendait  précieux  à  son  maître, 
ces  travaux  furent  bientôt  terminés,  et  n'occdsiouèrent  qu'une  faible  dé- 
pense. 

Un  escalier  informe  taillé  d^nî  l'épaisseur  du  roc  servit  de  communi- 
cation entre  le  sol  et  les  cavernes,  et  fut  même  prolongé  jusqu'au  som- 
met de  la  colline.  On  commença  dès  lors  à  supposer  que  Jacqu  s,  ne 
pouvant  tirer  parti  de  la  superficie  rocailleuse  de  sa  première  acquisition, 
voulait  utiliser  sa  profondeur  en  s'y  bâtissant  une  demeure  coimnodc  et 
pour  laquelle  les  matériaux  étaient  tout  trouvés.  Cette  supposition  se 
convertit  en  certitude,  lorsque  l'on  vit  le  menuisier  de  l'endroit  venir 
poser  devant  ces  excavations  une  cloison  grossièrement  travaillée,  mais 
solide,  et  dans  laquelle  il  avait  pratiqué  deux  ouvertures  qui  représen- 
taient assez  bien  deux  fenêtres  et  une  porte. 

Lorsque  Jacques  fut  installé  dans  cette  habitation  de  singuhère  espèce, 
il  put  se  dire  propriétaire  d'une  maison  qui  l'emportait  autant  sur  les  mi- 
sérables chaumières  de  Collis  qu'un  fleuve  paisible  et  profond  l'emporte 
sur  ses  modestes  tributaii  es,  les  rivières  et  les  ruisseaux  ;  car  ce  logis, 
taillé  dans  le  roc,  olVrait  une  foule  d'avantages;  il  était  parlaitement  abrité 
contre  le  vent,  le  froid  et  la  pluie,  et  puis  son  possesseur  pouvait  l'éten- 
dre indéfiniment,  suivant  ses  besoins  ou  ceux  de  sa  famille. 

Ce  n'était  pas  assez  d'une  demeure  pour  l'intelligent  manouvrier,  il  lui 

(1)  Sorte  de  ronces  qui  croissent  en  grande  quantité  dans  ces  terrains  incultes 
et  dont  le  nom  scicntilique  est  /ii/^op/iflii  rhamnoides. 


fallait  un  enclos  et  des  ;  erres  à  faire  fructifier.  Il  avait  tout  cela  sous  la 
main.  Ce  ruban  de  terrain  marécageux,  qui  bordait  la  colline  et  qui  était 
sa  propriété,  subit,  grâce  au  génie  fertile  de  Jacques,  une  transfoi-mation 
aussi  étonnante  que  le  versant  de  la  colline.  Un  petit  canal,  d'une  profon- 
deur médio.re,  mais  suQisante,  fut  cieusé  par  les  mains  industrieuses  du 
jeune  homme,  alin  de  contenir  l'eau  qui  se  déversait  continuellement  de 
plusieurs  sources  enfermées  dans  les  anfractuosités  de  la  petite  montagne, 
et  de  la  conduire  dans  une  ravine  qui  rejoignait  la  Durance.  Ce  travail, 
qui  fut  exécuté  en  moins  de  quelques  semaines,  opéra  le  dessèchement 
complet  du  terrain  qu'avait  acheté  Jacques.  Btentôt  cette  petite  propriété 
fut  en  plein  rapport  et  fournit  avec  abondance  de  quoi  pourvoir  à  la  sub- 
sistance du  jeune  homme. 

Son  voisin  n'avait  pas  vu  sans  quelque  jalousie  les  bizarres  mais  im- 
portantes améliorations  qui  avaient  tout  d'un  coup  f'oanô  une  valeur 
très  réelle  aux  acquisitions  de  Jacques.  Cependant ,  comme  ses  be- 
soins allaient  en  croissant,  suivant  la  proportion  inverse  des  soins  qu'il 
donnait  à  sa  métairie,  et  que,  d'une  autre  part,  son  ancien  garçon  de 
ferme  avait  toujours  une  petite  somme  à  lui  prêter  dans  les  occasions 
pressantes,  il  ne  pouvait  pas  prendre  sur  lui  de  voir  dans  son  matois 
créancier  autre  chose  qu'un  naif  jeune  homme,  généreux  et  confiant  jus- 
qu'à la  stupidité. 

JMais  le  moment  arriva  enfin  où  les  relations  entre  les  deux  voisins  se 
dessinèrent  nettement  et  de  manière  à  mettre  en  reliefla  supériorité  de 
Jacques  Foreys.  Denis  Raynal  (c'est  le  nom  du  métayer)  fut  étonné  un 
jour  de  trouver  Jacques  plus  récalcitrant  que  de  coutume  à  l'endroit  des 
prêts  d'argent.  Non  seulement  ce  jour-là  Jacques  ne  voulut  rien  avancer  ; 
mais  il  parla  des  anciennes  créances  et  de  l'intention  où  il  était  d'en  ré- 
clamer bientôt  le  paiement.  En  moins  d'une  minute,  le  bon  jeune  homme 
avait  grandi  d'une  coudée  aux  yeux  du  cultivateur  effrayé  ;  c'était  comme 
un  jeune  tigre  qui  montre  ses  dents  pour  la  première  fois.  Denis  r.ajnal 
sembla  s'éveiller  en  sursaut  quand  il  vit  la  pauvre  et  douce  créature  qui 
lui  servait  de  jouet  se  métamorphoser  en  bête  fauve  prête  à  le  dévorer. 
Le  fermier,  sur  le  refus  de  Jacques ,  emprunta  de  l'argent  ailleurs,  et 
creusa  un  précipice  pour  combler  un  trou;  puis  il  fallut  ren(U-e  ,  et  les 
réclamations  de  Jacques  arrivèrent  justement  à  cette  éijoque.  Denis,  placé 
entre  deux  feux  ,  tourna  ses  mains  suppliantes  du  côté  qui  lui  sembla  le 
moins  menaçant.  Le  tigre  avait  caché  ses  griffes,  et  il  se  montrait  dispo- 
sé, non  seulement  à  un  accommodement,  mais  à  secourir  sa  victime  con« 
tre  les  attaques  de  son  compétiteur.  Jacques  proposa  à  son  ancien  maître 
de  lui  céder,  à  lui  Foreys,  une  seconde  portion  de  ses  propriétés  dans  le 
voisinage  de  celles  qu'il  avait  précédemment  achetées.  Il  est  inutile  de 
dire  que  le  marché  ,  quoique  loyal  dans  ce  sens  que  le  prêteur  ne  récla- 
mait que  l'intérêt  légal  de  son  argent,  était  onéreux  quant  à  l'esiimatioa 
d'une  propriété  mal  entretenue,  mais  de  bonne  valeur.  Cependant,  com- 
me le  malheureux  métayer  n'aurait  pu  espérer  de  vendre  à  un  prix  plus 
élevé  au  moment  où  son  besoin  d'argent  était  connu  de  tous  les  fermiers 
voisins  ,  il  consentit  sans  trop  de  peine  à  abandonner  cette  seconde  par- 
tie de  son  héritage  à  celui  qui  avait  été  le  moindre  de  ses  serviteurs,  et 
qui  désormais  prenait  dans  le  pays  une  importance  égale  à  la  sienne. 

Jacques  Foreys,  le  plus  infatigable  travailleur  de  la  contrée,  loin  de 
songer  à  se  reposer  sur  ses  lauriers,  se  coucha  une  heure  plus  tard  et  se 
leva  une  heure  plus  tôt ,  alin  de  suffire  à  l'exploitation  de  ses  nouvelles 
terres  ;  et  comme  cette  laborieuse  assiduité  se  trouvait  admirablement  se- 
condée par  un  esprit  subtil  et  par  une  expérience  d.'jà  consommée ,  il  en 
résulta  pour  l'avare  mais  habile  cultivateur  des  bénéfices  extraordinaires, 
et  d'autant  plus  considérables  que  la  parcimonie  la  plus  ingénieuse  pré- 
sidait à  leur  emploi. 

Denis  Raynal,  au  contraire,  serré  de  près  entre  la  Durance  et  Jacques 
Foreys,  deux  ennemis  dont  l'action  envahissante  était  pour  lui  un  sujet  de 
continuelles  appréhensions,  n'avait  plus  la  liberté  d'esprit  nécessrdre  pour 
faire  face  aux  embarras  de  ses  affaires.  Ses  terres  se  morcelaient  des 
deux  côtés  avec  une  rapidité  qui  menaçait  sa  fortune  d'une  extinction 
complète  ,  et  déjà  il  devenait  possible  d'indiquer  dans  l'avenir  l'époque 
peu  éloignée  où  cette  calastro^  he  devait  avoir  lieu  ,  lorsque  la  santé  du 
pauvre  métayer,  minée  par  lis  soucis  et  par  les  chagrins,  s'altéra  peu  à 
peu  de  manière  à  donner  des  inquiétudes  pour  sa  vie. 

Denis  n'avait  qu'une  fille  qu'il  aimait  lendrenunt  et  qu'il  avait  pâiée 
par  ui!  excès  de  complaisance.  La  jeune  Denise  n'avait  point  un  mauvais 
naturel,  mais  elle  avait  bspenchans  de  son  sexe  et  de  son  âge.  et  ces  in- 
clinations ni.il  dirigées  é  aient  devenues  de  véritables  déf,uiL«.  Elle  aimait 
la  parure  plus  qu'il  n'était  convenible  à  une  fille  de  sa  condition  ;  et  com- 
me on  satisfaisait  à  toutes  ses  fantaisies  de  luxe  villageois,  cette  faiblesse 
paternelle  avait  donné  l'essor  à  une  vanité  aussi  ridicido  qu'oxtravagmîc. 
Ce  caractère  capricieux  et  f.ntasqiie  aurait  eu  besoin,  comme  la  Durance, 
de  digues  solides  pour  rompre  son  impinuosité,  et,  comme  cette  rivière  . 
il  ruinait' l'instnsé  qui  avait  eu  l'imprudence  de  lui  céder.  Car  les  sacrifl- 
ces  que  Denis  Raynal  faisait  à  chaque  instant  pour  nia-n;en:r  sa  fille  sur 
un  pied  de  hraceric  respectable  1 1  la  complaisance  avec  laquelle  il  quit- 
tait los  travaux  les  plus  iin;-orians  pour  accompagner  la  jolie  Denise  p.r- 
tout  où  il  y  avait  l'apparence  d'une  fête,  n'avaient  pas  peu  contribué  eux 
désastres  qui  venaient  l'écraser. 

Lorsque  Jacipies  était  simple  garçon  de  charrue  chei  le  bonhomme  Ray- 
nal ,  ainsi  qu'on  appelait  le  fermier  dans  les  environs,  Denise  n'étaU  en- 
core qu'un  enfant  de  onze  h  dou»e  ans  tout  au  plus  ;  mais  déjà  son  natu- 


vo 


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rel  fier  et  impérieux  pesait  sur  les  domestiques  de  son  père  et  particuliè- 
rement sur  Jactjufs  Forejs.  qui  était  le  plus  jeune  et  le  plus  timide  d'en- 
tre eux.  r/était  littéralement  le  souffre-douleur  de  la  maligne  jeune  lille 
qui  ne  se  laissait  désarmer  ni  par  la  patience  de  son  serviteur,  ni  par  le 
dévoûment  sans  bornes  dont  il  lui  donnait  des  preuves  en  toute  occasion. 
Bien  des  pens  dans  le  village  de  Collis  avaient  cru  pouvoir  attribuer  la 
^;  louganiniiié  que  Jacques  avait  d'abord  montrée  dans  ses  rapports  financiers 
\  avec  Denis  liayiial  à  des  motifs  qui  pouvaient  amener  une  alliance  entre 
i  eux,  et  la  dm  été  du  jeune  honiinc  ii  l'égard  de  son  ancien  maiuc  a  ait  en- 
'•'  suite  singulièrement  dérouté  toutes  ces  suppositions. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain ,  c'est  que  Jacques ,  dont  toutes  les  relations 
poi  taiciil  le  cachet  d'une  indiflÏTcncc  imperturbable  pour  tout  ce  qui  ne 
tenait  pas  à  ses  intérêts,  n'accordait  pas  à  la  jeune  DeniiC  plus  d'atten- 
tion qu'il  toutes  les  autres  filles  de  sun  âge.  El  il  est  juste  de  dire  que 
dans  les  peiits  bals  villageois  qui  avaient  lieu  le  dimanclie,  tauôt  dans 
le  ^illa!îe ,  tantôt  dans  un  auire  ,  toutes  les  baclieletics  des  environs  se- 
raient restées  sans  danseurs  avant  que  Jacques  eût  pensé  à  en  inviter  une 
seule. 

Quand  le  pf-re  Denis,  succombant  à  ses  inquiétudes,  et  dont  le  cœur  se 
déchirait  en  songeant  au  dénuement  qui  allait  êlre  le  partage  de  sa  fille  , 
se  futotoiHlu  sur  son  lit  de  doukur  pour  ne  plus  s'en  relever  peut-être,  le 
Irave  homme,  après  une  longue  hésitation,  se  décida  à  conliei-  l'état  de 
ses  affaires  à  son  enfant  bien  aimé. 

Ce  fut  un  terrible  moment  que  celui  où  Denise  fut  contrainte  de  des- 
cendre du  piédestal  oit  la  tendresse  aveugle  de  son  père  ra\ait  fait  uion- 
ler,  pour  tumbcr  beaucoup  plus  bas  que  toutes  les  jiunos  compagnes  dont 
elle  avait  jusque  là  méprisé  la  position.  Mais  l'orgueil  de  Denise  n'était 
que  IVscès  de  cette  fierté  d'ame  qui  inspire  et  soutient  les  grandes  détcr- 
niinaiions.  La  jeune  fille  envisagea  sans  Ireniblur  le  sinistre  liorizun  qui  se 
déroulait  devant  elle,  et  son  cœur  ne  saigna  que  pour  les  s^iufirauces  de 
son  père.  Son  parti  fut  pris  à  l'instant  même.  Elle  se  décida  'a  se  présen- 
ter chez  l'inexorable  créancier  de  sa  famille,  Jacques  Forcyn,  et  d'enga- 
ger entre  ses  mains  le  reste  de  son  patrimoine,  afin  d'obtenir  de  lui  les 
secours  nécessaires  pour  rétablir  la  santé  de  son  père  ou  pour  adoucir 
ses  derniers  insians. 

>;<  Il  est  vni  qu'au  moment  d'entreprendre  cette  démarche  pénible.  Denise 
se  souvenait  plus  qu'elle  ne  l'aurait  voulu  des  mauvais  procédés  dont  elle 
payait  autrefois  les  égards  et  le  zèle  du  pauvre  garçon  de  ferme.  Jlaisson 
dé. Dûment  pour  son  père  l'emporta  sur  ses  scrupules.  Un  matin  que  De- 
nis Raynal  goûtait  une  sorte  de  repos  léthargique  après  une  nuit  agitée,  la 
jeune  villageoise  se  rendit,  le  cœur  pdpiiant  d'émotion,  chez  son  voisin  le 
liche  propriétaire. 

Lorsqu  elle  lui  eut  exposé  tout  en  tremblant ,  et  non  sans  verser  quel- 
ques larmes,  le  mot  f  de  sa  visite,  Jacques  Toreys,  qui  était  alors  occupé 
il  hcchcr  vigoureusement  un  r ::rré  de  terre,  suspendit  son  travail,  et  le 
coude  appuyé  sur  sa  bêche,  il  demeura  pendant  quelques  minutes  dans 
l'attitude  d'iin  homme  qui  réllécbit  profondémeni. 

—  Eh  bien  !  dit  il,  comme  s'il  se  lût  parlé  à  lui-même,  je  ne  m'atten- 
dais pas  à  celte  proposition,  je  ne  devais  pas  m'y  alteiulre ,  et  personne 
ne  pourra  dire  qu'il  y  a  eu  de  ma  faute  là  dedans.  Qu'eu  peasez-votts, 
mademoiselle  Denise?  ajouta-t-il  en  la  regardant  fixement. 

—  Personne  ne  songeait  à  vous  rendre  responsable  de  nos  malheurs, 
monsieur  Jacques,  répondit  la  jeune  fiRe  en  sanglotant,  et  moi  bien  moins 
que  tout  auire;  car  je  sais  à  qui  les  attribuer,  du  iBoins  eu  grande  par- 
tir. 

—  A  qui?  s'écria  le  jeune  paysan. 

—  A  moi,  murmura  la  pauvre  Denise  eu  bais.'ant  la  tète. 

— 11  y  a  du  vrai  dans  ce  que  vous  dites  là,  voisine  ;  cependant  le  papa 
y  est  pour  son  compte  ;  j'en  sais  quelque  chose.  Quant  à  votre  proposi- 
tion... 

—  Vous  l'acceptez ,  j'espère  ?  fit  la  jeune  fille  en  pâlissant  d'inquié- 
tude. 

—  Pas  possible ,  mademoiselle  Denise.  Vous  ne  pouvez  passer,  du  vi- 
vant de  votre  père  et  avant  votre  majorité,  aucun  marché  qui  soit  valable, 
et  je  n'achèie,  moi.  qu'à  bonne  enseigne.  Mais  ne  vous  inquiétez  pas  trop, 
coniinua-til  en  faisant  un  pas  pour  soutenir  Denise  qui  chancelait , 
les  amis,  comme  on  dit,  ne  sont  pas  des  Turcs  :  je  verrai  votre  père  au- 
jourd'hui. 

—  C'est  iiiuiile,  dit  la  jeune  Gile  en  cédant  à  son  désespoir;  mon  père 
ne  veut  rien  vendre  ;  il  dit  que  le  peu  qui  lui  reste  sera  mon  héritage ,  et 
que  Diou  le  maudirait  s'il  en  disposait  avant  sa  mort. 

—  th  bicu  !  eh  bien  !  il  y  a  de  la  raison  dans  ce  qu'il  dit  là.  Mais  je 
vous  répète  que  je  verrai  Denis  Haynal  aujourd'hui.  Ce  que  j'ai  à  lui  dire 
arrangeia  peut-être  les  choses. 

Denise  lit  un  mouviracnl  de  tête  pour  exprimer  son  doute;  puis  elle 
passa  sou  tablier  sur  ses  yeux  et  fit  une  courte  révérence  à  Jaeque?. 

—  Vous  vous  eu  a'iez,  ma  voisine,  dit  rin:répide  travailleur  en  bêchant 
de  plus  belle  ;  je  ne  vous  reiiens  pas  :  chacun  a  ses  petites  all'aires.  Quand 
la  journée  sera  finie,  j'irai  savoir  des  nouvelles  de  M.  Denis;  que  Dieu  le 
conserve! 

En  eliet,  le  soir,  au  moment  où  la  nuit  avait  suspendu  les  travaux  agri- 
coles et  commençait  à  rendre  au  pauvre  malade  cette  surexcitation  fié- 
vreuse qui  le  minait  rjoidement,  Jacques  Foreys  frappait  à  la  porte  de  la 
métairie.  Denise  quit'.a  le  chevet  de  son  père  pour  aller  ouvrir;  car  de- 


puis quelques  semaines  la  servante  qui  s'occupait  de  ce  soin  était  partie 
et  n'avait  pas  été  remplacée.  A  la  vue  de  son  créancier,  Denis,  quoiqu'il 
s'attendit  à  sa  présence,  fut  agité  d'un  long  tressaillement,  et  il  éprouva 
ce  malaise  instincilf  que  ressentent  les  animaux  domestiques  à  l'asperj 
d'une  bête  carnassière. 

'  —  Jacques  ,  dit  le  moribond  d'une  voix  défaillante  qu'il  s'efforçait  de 
rendre  aussi  engageanle  que  possible,  vous  savez  que  vous  m'avez  promis 
de  patienter  jus  |u'à  la  Chandeleur  pour  leicent  écus  dont  je  vous  suis 
redevable  sur  notre  dernier  compte. 

—  N'y  pensez  pas ,  voisin  ,  répondit  le  jeune  homme  ,  s'asseyant  sans 
qu'on  l'en  priât  près  du  lit  du  malade.  Je  suis  venu  ici  pour  vous  donner 
une  explication;  et  Mlle  Denise,  ajouta-t-il  en  voyant  que  la  jeune  fillrf  fai- 
sait un  pas  en  arrière,  n'est  point  de  trop  cnire  nous.  D'abord,  j'ai  une 
question  à  vous  faire.  Dans  quel  but  croyez-vous  que  moi ,  qui  suis  un 
garçon  sans  parens  et  sans  amis,  je  travaille  comme  je  le  fais  pour  arron- 
dir mon  petit  avoir? 

—  li'A'.c  demande,  Jacques,  répliqua  le  malheureux  débiteur  en  grima- 
çant un  sourire  de  complaisance  ;  c'est  pour  vous  enrichir,  mon  ami. 

—  Il  n'y  a  pas  le  moindre  doute  à  cela  ;  mais  j'avais  une  raison  pour 
désirer  de  m'enrichir,  et  je  vais  vous  la  dire.  Il  y  a  dans  le  village  nue 
fille  dont  je  désirais  faire  Mme  Foreys. 

—  En  voilà,  sur  ma  foi,  la  première  nouvelle,  dit  le  bonhomme 
Denis. 

La  jeune  fille  prit  son  tablier  et  se  mil  à  l'auner  dans  tous  les  sens. 

—  11  y  a  long  temps  que  l'idée  m'en  est  venue  pour  la  prtmière  fois  ; 
alors  je  n'étais  qu'un  pauvre  manouvrier  et  la  fille  dont  je  parle  avait  de 
bonnes  pièces  de  terre  au  bout  de  son  tablier. 

—  Tiens  !  tiens  !  liens  !  murmura  Denis  Raynal. 

—  Dans  ce  temps-là  on  ne  faisait  guère  attention  à  moi  que  pour  me 
dire  :  Vaurien,  paresseux,  et  toute  la  litanie.  Si  j'avais  répondu  ce  que 
j'avais  sur  le  cœur...  merci  de  moi,  je  n'aurais  pas  éié  bon  à  jeter  aux 
chiens.  J'avais  quelque  chose  de  mieux  à  faire  que  de  me  plaindre  :  j'a- 
vais à  faire  fortune. 

— C'est  fort  bien  cela,  mon  garçon,  dit  le  malade;  seulement  je  regrette 
que  c'ait  été  mes  dépens.  , 

—  Eh  bien  !  en  cela,  voisin.  J'ose  dire  que  vous  n'êtes  pas  raisonnable  » 
car  si  je  n'avais  point  profité  de  vos  embarras,  un  autre  aurait  été  peut- 
êire  plus  vite  qui;  moi  à  la  besogne,  et  voire  position  n'en  serait  que  pire 
aujourd'hui.  A  moins  de  quitter  le  pays  (ce  que  je  ne  pouvais  songer  à 
faire,  car  c'est  comme  un  ch  rme  qui  me  retient  ici),  il  fallait  bien,  si  je 
voulais  avoir  une  place  aa  soleil,  qu'un  autre  quittât  celle  place-là,  et  per- 
sonne ici  n'y  était  mieux  préparé  que  vous.  D'ailleurs,  pour  dire  toute  la 
vérité,  il  ne  me  suIBsait  pas,  pour  arriver  à  mes  fins,  de  m'enrichir;  il 
était  nécessaire  encore  que  la  jeune  Clie  dont  je  parle  devînt  pauvre,  afin 
de  devenir,  moi,  un  bon  parti  pour  elle. 

Denis  et  sa  fille  se  regardèrent  sans  rien  dire. 

—  Jacques,  fit  le  malade  en  se  soulevant  sur  l'un  de  ses  bras  et  en  se 
penchant  l'autre  derrière  la  tête,  lu  entrelardes  tout  cela  de  fille  à  marier, 
de  place  au  soleil  cl  de  fortune  à  faire.  Tout  ce  que  j'y  comprends,  c'est 
que  ta  fortune  est  faite  et  que  la  mienne  est  perdue.  Quant  à  ma  fille... 

—  Quant  à  Mlle  Denise,  s'écria  le  jeune  paysan  avec  une  chaleur  dont 
jamais  jusque-là  il  n'avait  paru  susceptible,  c'est  à  vous  de  voir  si  je  suis 
un  bon  parti  pour  elle.  Vous  n'avez  qu'un  mot  à  dire  :  votre  fortune  lui 
revient  tout  entière,  et  je  puis  affirmer  en  toute  vérité  que  les  terres  n'au- 
ront rien  perdu  pour  avoir  passé  par  mes  mains. 

—  Est-il  possible,  garçon  !  dit  le  malaie  en  retombant  sur  son  lit  et 
en  joignant  les  mains  sur  sa  tête,  lu  as  fait  tout  cela  pour  Denise  ? 

—  En  voici  la  preuve,  répondit  lejeune  homme,  en  déployant  un  pa- 
pier qu'il  tenait  à  la  main.  Je  pouvais  mourir  avant  d'avoir  fait  mon  af- 
faire, et  dans  ce  cas  là  vous  étiez  ruiné  tout  de  bon,  voisin  ;  mais  j'avais 
pensé  à  la  chose,  et  voici  un  testîment  qui  parait  le  coup  pour  Mlle  De- 
nise. 

La  jeune  fille  repoussa  doucement  le  papier  que  lui  présentait  Jacques, 
et  elle  se  cacha  le  visage  dans  ses  deux  mains.  Son  bizarre  amoureux  se 
méprit  sur  ce  mouvement  de  pudeur  instinctive;  il  pâlit,  et  sa  main  trem- 
blante laissa  tomber  le  papier. 

—  .Mademoiselle  Denise,  dit-il  d'une  voix  si  douce  que  la  jeune  villa- 
geoise et  son  père  crurent  que  c'était  un  auirc  homme  qui  parlait,  je  ne 
suis  qu'un  siirp'e  laboureur;  j'ai  peut-être  mal  agi  :  mais  j'avais  de  bon- 
nes intentions.  Est-ce  que  vous  me  mépriseriez  pour  cela? 

—  Je  le  renoncerais  pour  ma  fille  si  elle  en  était  capable,  mon  garçon, 
cria  le  bonhomme  Denis.  Mais  laisse  faire,  je  connais  ma  Denise,  clle'sait 
ce  que  vaut  un  procédé  comme  le  tien;  et  si  maintenant  elle  ne  te  dit  pas 
ce  qu'elle  en  pense ,  je  te  garantis  que  tu  ne  perdras  rien  pour  at- 
tendre. 

En  effet,  Denise,  revenue  de  son  premier  trouble,  ne  tarda  pas  à  tour- 
ner vers  Jacques  Foreys  des  regards  qui  le  dédommagèrent  amplement 
de  la  peine  qu'il  avait  prise  depuis  si  long-temps,  et  de  la  persévérance 
qu'il  avait  a()portée  à  s'enrichir  eu  ruinant  son  père. 

11  est  bon  de  faire  remarquer  ici  que  les  trois  personnages  dont  il  est 
question  dans  ce  montent  avaient ,  dans  les  teniimens  qui  les  animaient 
vis-à-vis  les  uns  des  autrrs,  autant  de  sincérité  qu'en  comporte  la  pauvre 
nature  humaine,  si  faible,  si  aveugle  lorsqu'il  s'agit  de  l'iniéièt  p?r- 
sonnel. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


21 


Denis  Raynal  et  sa  fille  étaient  réellemeni  reconnaissans  envers  leur 
Toisiii,  parce  qu'au  lieu  d'en  recevoir  tout  h-  mal  qu'ils  devaient  nt'Cfssai- 
renient  en  attendre,  \U  tiouvaieni  tout  d'un  coup  en  lui  un  appui,  un  sau- 
veur qui  les  arrêtait  sur  le  penchant  de  l'abline.  Ils  ne  rélléilibsaient  pas 
que  cet  al)î;uc  avait  été  creusé  par  les  mains  ([u'un  calcul  égoïste  rendait 
charitables,  ou  s'ils  y  réllécbissaient ,  c'était  vaguement,  et  le  bonheur 
inespéré  de  leur  nouvelle  position  leur  fermait  les  ycuv  sur  les  causes  qui 
l'avaient  amenée. 

Jacques  était,  de  son  côté,  sous  l'inlluence  de  là  même  illusion.  Sa  con- 
naissance instinctive  du  cœur  humaine  lui  avait  depuis  long-temps  donné 
la  conviciion  qu'une  fois  riche  et  Denise  pauvre,  son  affection  pour  elle 
serait  inrailllblement  couronnée  de  succès,  surtout  lorqu'il  lui  ferait  con- 
naître qu'elle  avait  été  le  but  de  ses  constans  efforts.  Mais  tout  en  s'enor- 
gueillissant  à  ses  propres  yeux  du  résultat  de  sa  tendre  persévérance,  il 
jugeait  à  propos  d'oublier  les  secours  qu'il  avait  trouvés,  pour  arriver  à 
ce  but, dans  son  naturel  avide,  ardent  et  parcimonieux.  Il  se  dissimulait 
également  le  parti  qu'il  aurait  pris  si,  par  impossible,  Denise  et  son  père 
n'eussent  point  regardé  son  alliance  comme  un  bonheur  ;  parti  qui  eût  été 
néanmoins,  selon  toute  probabilité,  la  ruine  toia'e  de  ses  malheu'cux 
vo  sios  ;  car  Jacques  était  beaucoup  trop  positif  pour  abandonner,  sans  de 
bonnes  raisons,  c'est-à-dire  sans  des  raisons  personnelles,  des  biens  si 
péniblement  acquis  ;  il  avait  trop  de  froide  raison  pour  se  replonger  dans 
la  misère  à  cette  seule  fm  d'enrichir  une  ingrate. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ni  les  uns  ni  les  autres  n'approfondirent  leurs  senti- 
mens  respectifs,  ou,  ce  qui  revient  à  peu  près  au  même,  il  n'en  fut  nul- 
Jement  question  entre  eux.  Jacques  était  le  (ilus  beau  et  le  plus  richegar- 
çon  de  toute  la  contrée  ;  Denise  n'eut  pas  besoin  de  longues  réflexions 
pour  reconnaître  que  jamais  un  meilleur  parti  ne  se  présenterait  pour 
elle,  surtout  depuis  le  désordre  qui  s'était  mis  dans  la  fortune  de  son 
père.  D'à  llcurs  ,  la  constance  romanesque  de  son  ancien  amoureux 
plaidait  suffisamment  une  cause  à  moitié  gagnée  par  la  circonstance. 

Dès  le  lendemain  de  cette  mémorable  entrevue ,  les  bans  des  flanrés 
furent  publiés  à  l'église  de  Collis  ;  et  si  les  babitans  du  village  se  récriè- 
rent sur  la  singularité  de  cette  union,  aucun  d'eux  n'en  fut  véritablement 
étonné;  car  depuis  longtemps  Jacques  les  avait  habitués  à  de  telles  bizar- 
reries de  conduite  que  celle-ci  leur  semblait  en  quelque  sorte  naturelle 
en  comparaison  des  autres. 

Le  vieux  Raynal  mourut  quelque  temps  après. 

Le  jeune  métayer  ne  jouit  pas  longtemps  du  bonheur  qu'il  s'était  ac- 
quis. Dans  les  premières  années  de  son  mariage,  sa  femme  fut  frappée  de 
stérilité,  et  lorsque  enfin  le  ciel,  exauçant  les  prières  de  Jacques,  lui  eut 
donné  l'espérance  d'obtenir  un  enfant  ',  ce  fut  dans  celte  félicité  même 
qu'il  trouva  le  plus  grand  chagrin  qui  eût  pesé  jusque-là  sur  son  exis- 
tence. Denise  expira  en  donnant  le  jour  à  une  charmante  petite  fille... 

Par  un  triste  et  singulier  conllit  des  affections  qui  se  partagent  le  cœur 
bumain  ,  l'enfant  que  Jacques  avait  tant  souhaité  lui  devint  odieux.  D'a- 
bord il  combla  l'innocente  créature  de  ses  caresses  et  l'inonda  de  ses  lar- 
mes ;  puis  la  douleur  qu'il  ressentait  de  la  mort  de  sa  mère  lui  inspira  une 
sorte  de  haine  furieuse  contre  la  cause  de  ce  malheur.  L'enfant  fut  confiée 
aux  soins  d'une  nourrice  qui  l'emporta  aussitôt. 

Au  moment  oîi  l'on  commençait  à  croire  dans  le  village  que  le  père  dé- 
naturé avait  adopté  le  projet  de  vivre  toujours  séparé  de  sa  fille,  on  ap- 
prit que  la  nourrice  et  son  nourrisson  étaient  installés  à  la  ferme,  et  les 
transports  presque  frénétiques  avec  lesquels  l'infortuné  mari  caressait  sa 
lille  donnèrent  à  quekiues  mères  de  l'endroit  la  clé  de  l'aversion  hors  na- 
ture que  Jacques  avait  manifestée  contre  la  pauvre  fille. 

A  partir  de  Ctnte  époque,  Jacques  ne  se  sépara  plus  de  sa  fille  chérie; 
il  l'entoura  de  tant  de  soins  et  de  précautions  que  la  santé  de  l'enfant 
faillit  plusieurs  fois  en  être  compromise.  Plus  elle  grandissait ,  plus  son 
père  semait  croître  l'aveugle  tendresse  dont  la  jeune  fille  ne  tarda  pas  à 
se  prévaloir  pour  donner  carrière  à  toutes  les  fantaisies  de  son  âge.  La 
faiblesse  du  bonhomme  Denis  Raynal  pour  sa  chère  Denise  était  prover- 
biale dans  le  pays,  et  Jacques  avait  été  le  premier  à  la  blâmer  dans  les 
temps ,  parce  qu'il  avait  été  un  de  ceux  qui  en  souffraient  le  plus  ;  mais 
elle  était  cependant  loin  d'approcher  de  l'excessive  indulgence  qu'il  avait 
pour  les  défauts  de  la  petite  Marthe. 

Celle-ci  avait  seize  ans  au  moment  où  nous  trouvons  Jacques  Foreys, 
alors  âgé  de  cinquante  et  un  ans ,  au  milieu  des  flots  de  la  Durance  avec 
Antoine  Maillan,  le  batelier.  Depuis  quelque  temps,  la  jeune  fille  inspirait 
de  sérieuses  inquiétudes  à  son  père,  à  cause  du  dédain  qu'elle  ne  prenait 
pas  la  peine  de  déguiser  pour  les  >ill.igeois  ses  voisins.  Toutes  les  fois 
qu'elle  allait  à  la  ville,  ci  c'était  trop  souvent  au  gré  de  son  père  ,  quoi- 
qu'il n'ciit  pas  le  courage  do  s'opposer  à  ces  dangereuses  excursions,  elle 
en  rapportait  des  goûts  de  plus  en  plus  prononcés  pour  un  luxe  et  des 
habitudes  qui  ne  cadraient  pas. 

—  Faudra-t-il,  pensait  le  cultivateur  émérite  dans  l'amertume  de  son 
amo,  qu'un  de  ces  freluquets  fainéans  des  villes,  h  la  langue  dorée,  vienne 
m'enlevcr  mon  trésor,  l'enfant  de  ma  tendresse,  et  qu'il  dissipe  en  quel- 
ques années  un  héritage  m  laborieusement  acquis  ?.., 

Les  choses  en  étaient  là  lorsque  arriva  l'accident  que  nous  avons  ra- 
conté. Quand  Marthe  apprit  les  dangers  qu'avait  courus  son  père,  le  sai- 
sissement qu'elle  cil  é|)n)iiva  pensa  lui  devenir  fatal.  On  fut  obligé  d'en- 
voyer cliercher  le  médecin  du  pavs  à  plus  d'une  lieue  do  Collis,  pour  que 
son  témoignage  lassuiùt  l;i  temlro  fille  sur  les  stiilcs  que  l'iilïreux  acudent 


de  la  soirée  pouvait  avoir  sur  la  santé  de  son  père.  Le  docteur  Irouvi 
Jacques  Foreys  dans  le  meilleur  état  du  monde  ;  mais  il  jugea  à  propos 
de  saigner  Marthe  afin  d'arrêter  l'effervescence  maladive  qui  s'était  em- 
parée d'elle. 

Le  lendemain,  il  faisait  à  peine  jour  qu'un  garçon  de  ferme  frappait 
déjà  de  toute  la  force  de  son  bras  à  la  porte  de  la  cabane  qu'habitait  An- 
toine Maillan. 

—  On  n'ouvre  pas,  répondit  le  batelier  d'un  ton  bourra,  en  s'éveitlani  ; 
la  journée  est  assez  longue  pour  moi  sans  que  je  la  commence  avant  le 
Ie\er  du  soleil. 

—  M.  Jacques  vous  demande,  cria  le  laboureur  d'une  voix  qui  éveilla 
l'écho  de  l'autre  côté  de  la  Durance. 

—  Eh  bien  !  que  M.  Jacques  attende.  Il  n'est  pas  si  pressé  qu'hier  au 
soir,  j'imagine.  Le  bac  et  moi  nous  ne  bougerons  pas  avant  une  heure. 

—  Mais  il  n'est  pas  question  du  bac.  C'est  Mlle  Marthe  qui  veut  vous 
parler. 

Antoine  ne  répondit  rien,  et  le  garçon  de  ferme,  pensant  qu'il  s'habil- 
aif,  s'assit  sur  un  petit  banc  de  pierre  adossé  à  la  cabane.  Au  bout  de 
quelques  minutes,  il  s'impatienta  du  retard  que  mettait  le  jeune  batelier 
à  passer  son  pantalon  et  sa  veste  ;  il  écouta  à  la  porte,  et  des  ronflemens 
sonores  lui  apprirent  que,  si  Antoine  pensait  dans  ce  moment  à  maître 
Foreys  ou  à  sa  lille,  ce  ne  pouvait  être  qu'en  songe.  Le  laboureur  se  re- 
mit à  secouer  la  porte  de  plus  belle  et  de  manière  à  faire  craquer  les  pa- 
rois de  1  a  pauvre  cabane. 

—  Que  voulez-vous  encore  ?  murmura  le  jettne  homme  d'une  voi» 
brisée  par  un  long  bâillement. 

—  Toujours  la  même  chose,  répondit  le  garçon. 

Cette  fois  Antoine  sauta  à  bas  de  son  lit,  vaincu  par  l'obstination  de 
son  visiteur  matinal.  Sa  simple  toilette  fut  bientôt  terminée,  à  la  grande 
satisfaction  du  laboureur  qui  piétinait  d'impatience. 

—  A  propos,  dit  Antoine  en  se  mettant  en  route  avec  son  compagnon, 
que  me  veut  M.  Jacques  ? 

—  Vous  remercier,  je  crois. 

—  N'est-ce  que  cela?  s'écria  le  jeune  homme  en  s'arrêtant  et  en  pous- 
sant un  grand  éclat  de  rire.  Hé  bien!  s'il  en  est  ainsi,  j'ai  encore  trofe 
quarts  d'heure  à  moi,  je  n'ai  pas  envie  de  les  perdre  pour  cela;  nous 
aurons  tout  le  temps  de  nous  revoir,  M.  Jacques  et  moi. 

—  Non  pas,  dit  le  laboureur  en  serrant  le  bras  d'Antoine  dans  une  main 
aussi  large  qu'une  épaule  de  mouton  et  vigoureuse  à  l'avenant,  non  pas, 
mon  garçon,  je  suis  responsable  de  la  commission.  Marchons  amicalement 
côte  à  côte,  ou,  s'il  ne  faut  que  vous  porter  pour  voiis  décider  à  venir 
avec  moi,  ce  n'est  pas  cela  qui  m'arrêtera,  par  ma  foi  ! 

Là  dessus  le  robuste  valet  de  ferme  se  penchait  déjà  pour  joindre  l'ac- 
tion aux  paroles. 

—  C'est  inutile,  dit  Antoine  ;  je  sais  que  vous  êtes  plus  fort  que  moi, 
quant  à  présent  du  moins,  et  je  vous  suivrai  puisqu'il  le  faut. 

Les  deux  compagnons  de  route  se  mirent  en  marche  et  n'échangèrent 
plus  une  seule  parole.  Ils  arrivèrent  enfin  à  la  ferme- Jacques,  ainsi  qu'on 
nommait  dans  le  pays  l'ancienne  propriété  de  feu  Ravnal.  Antoine  était 
mécontent;  son  air  boudeur  et  refrogné  glaça  maître  Foreys,  qui  s'avan- 
çait à  sa  rencontre  les  bras  ouverts. 

— Qu'astu  donc?  mon  boa  ami,  dit  lecultivateur  en  prenant  tes  mains 
dujeune  garçon  qu'il  serra  affectueusement  dans  les  siennes.  J'espère 
que  ta  bonne  action  n'a  pas  eu  de  résultat  fâcheux  pour  toi. 

—  Non,  répondit  sèchement  le  batelier. 

Dans  ce  moment,  la  jeune  fille,  qui  avait  été  avertie  de  l'arrivée  du 
sauveur  de  son  père,  accourait  avec  la  légèreté  d'une  biche  ;  ses  cheveux 
noirs,  chassés  derrière  elle  par  la  bise  matinale,  découvraient  entière- 
ment l'ovale  de  sa  jolie  figure,  sur  laquelle  l'émotion  ou  l'agitation  de  la 
course  avait  appelé  des  couleurs  aussi  vives  que  celles  de  la  pèche.  Lors- 
qu'elle fut  arrivée,  elle  saisit  la  main  d'Antoine  Maillan,  et,  soit  que  l'ha- 
leine lui  manquât,  soit  qu'elle  ne  trouvât  point  de  paroles  pour  exprimer 
sa  reconnaissance,  elle  se  pencha  en  silence  sur  la  main  qu'elle  tenait  dans 
les  siennes,  et  le  jeune  garçon  sentit  avec  confusion  qu'elle  se  couvrait  de 
larmes  brûlantes. 

Ce  témoignage  de  gratitude  passionnée  fondit  en  un  instant  le  rempart 
de  glace  dont  Antoine  s'entourait  dans  son  dépit  enfantin.  Il  essaya  dou- 
cement de  retirer  sa  main,  tandis  que  son  cœur,  gonflé  d'une  dél.cieuse 
émotion,  le  payait  largement  de  sa  lionne  œuvre  de  la  veille. 

—  Kmbra<se-la,  mon  garçon,  dit  le  cultivateur,  c'est  une  bonne  fille, 
et  il  ne  tiendra  qu'à  toi  de  la  regarder  à  l'avenir  comme  une  ^œur,  car 
je  me  propose  de  Vf  i  1er  maintonant  sur  loi  comme  ji  t;i  étais  mon  fis. 

Jacques  Foreys  et  sa  fille  prirent  chacun  un  bras  d'Anloine  Maillan  el 
le  conduisirent  dans  la  ferme.  Le  f;'rmicr  hasarda  encore  à  dessein  quel- 
ques mots  de  récompense  que  lo  jeune  homme  interrompit  aussiiùt,  mais 
non  plus  avec  cette  rude  fierté  do  la  vrille.  Ses  paroles  étaient  eu  ce  mo- 
ment pleines  de  douceur  et  d'une  politesse  naturelle  qui  l'otonnait  lui- 
même.  Les  nouveaux  amis,  encore  sous  l'influence  de  l'onthousiasiue  que 
les  pleurs  de  Marthe  avaient  causé,  se  promirent  une  aifection  mutnelle, 
et  Jacques,  qui  se  livrait  à  ces  b:^iis  soniimcns  avec  un  abandon  base  ou 
secret  sur  le  désintéressement  de  sim  jeune  ami,  voulut  commencer  dès 
le  jour  même  à  soigner  1  s  intérêts  d'Antoine. 

—  Lrissetoi  conduire,  garçon,  lui  disait-il  enappovant  affertueusemfnt 
la  main  fur  son  épaule.  La  fortune  a  ses  secrets  qu'elle  ne  dit  pas  h  tout 


22 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


le  monde.  Je  les  sais,  moi,  et  je  te  les  apriendrai.  Commence  par  plan- 
ter là  ton  bac  ;  quaod  tu  toucherais  vingi  fuis  par  jour  les  deux  bords  de 
la  Durancc,  tu  n'en  feras  pas  pour  cela  plus  de  chemin  que  ton  père. 

—  Quitter  mon  bac ,  monsieur  Foreys  !  mais  c'est  mon  seul  gagne- 
pain. 

—  On  t'en  trouvera  un  autre  qui  du  moins  te  mènera  à  quelque  chose; 
vois-tu,  mon  ami,  il  faut  que  l'homme  se  donne  du  luouveuicnt  pour 
vivre. 

—  Mais  pour  abandonner  la  Durance,  qui  a  fait  \ivrc  mon  père  et  qui 
m'a  donné  du  pain  jusque  aujourd'hui,  ne  faut-il  pas  trouver  des  acquéreurs 
pour  le  bac  et  le  bail  avec  la  commune  ? 

—  Bien,  mon  garçon  !  fort  bien  !  Voilà  des  paroles  de  sens;  je  vois 
qu'on  fera  quelque  chose  de  toi.  Avant  de  se  commencer  une  nouvelle 
position,  il  faut  en  iiuir  aussi  bleu  que  possible  avec  celle  que  l'on  quitte. 
Je  chercherai  moi-même  des  acheteurs,  et  ce  ne  sera  pas  long,  car  je  suis 
l'oracle  du  village  en  fait  d'affaires.  Ces  nigauds-là  me  consultent  toujours, 
comme  si  je  pouvais  user  au  service  des  autres  la  pénéiratlon  dont  ou  n'a 
jamais  trop  pour  soi-mèuiL'.  Quait  à  toi,  c'est  diU'éreat;  je  te  donnerai 
des  conseils,  et  lu  ne  taideraspas  à  en  connaître  la  valeur,  situ  as  autant 
de  bonne  volonté  que  de  courage,  et  si  tes  forces  tiennent  avec  le  temps 
ce  qu'elles  promcltcnt  aujourd'hui. 

Antoine  se  reii-^a  pour  aller  vaquer  une  dernière  fois  peut-être  à  ses 
occupations  de  batelier.  Jacques  Foreys  n'était  pas  homme  à  tenir  son 
serment  avec  négligence.  Dès  le  matin  même  il  était  en  marché  pour  la 
vente  du  bac  et  du  bail  de  la  traversée.  11  est  vrai  que  les  mauvaises  lan- 
gues du  village  prétendirent  que  maître  Foreys,  ayant  à  passer  tous  les 
jours  la  Duranco,  n'était  pas  fâché  de  voir  sur  le  bao  une  autre  ligure  que 
celle  qui  lui  rappelait  son  accidentel  les  obligations  qui  en  étaient  le  ré- 
sultat. Mais  comme,  en  délinitive,  le  bon  rapport  de  l'entreprise  était  ex- 
périmenté par  une  longue  suite  d'années,  et  qu'il  paraissait  disposé  à  la 
prendre  pour  lui-même,  c'est-à-dire  à  la  faire  exploiter  par  un  sous-fer- 
micr,  ce  qui  aurait  monopolisé  le  bénéfice  à  tout  jamais  entre  les  mains 
de  Jacques,  il  se  présenta  dix  acheteurs  pour  un,  et  le  bac  fut  vendu  un 
prix  qui  dépassait  réellement  sa  valeur.  Du  produit  cette  vente,  le  rusé 
cultivateur  acheta  pour  le  compte  de  son  protégé  les  terres  qui  étaient 
situées  près  des  siennes,  sur  le  versant  de  la  colline  ou  était  la  maison 
dont  nous  avons  déjà  parlé. 

Lorsque  Antoine  Maillan  fut  nanti  de  la  nouvelle  propriété,  qu'il  n'avait 
pu  acquérir  toutefois  sans  que  Jacques  lui  avançât  à  peu  près  la  moitié  de 
la  somme  nécessaire.  Use  mit  à  l'ouvrage  avec  une  activité  qui  clianua 
son  protecteur. 

—  Fort  bien,  disait  Jacques  en  se  frottant  les  mains,  tout  en  regardant 
autour  de  lui,  suivant  sa  coutume,  pour  voir  s'il  ne  trouverait  pas  quelque 
travail  en  arrière.  Fort  bien,  en  vérité,  voilà  un  jeune  drôle  qui  dégagera 
bientôt  ses  terres  de  la  petite  dette  dont  elles  sont  grevées.  Il  ne  manque 
ni  de  courage  ni  de  force;  voyons  s'il  a  de  la  persévérance,  et  dans  ce 
cas,  ma  petite  Marthe  n'a  pas  besoin  d'aller  chercher  si  loin  un  bon  éta- 
blissement. 

L'intimité  toujours  croissante  qui  existait  entre  les  deux  jeunes  gens,  la 
Lienveiilance  toute  particulière  avec  laquelle  la  jeune  fille  (qui  du  reste 
avait  sa  bonne  part  de  l'orgueil  naturel  aux  parvenus)  traitait  le  sauveur  de 
son  père,  la  jolie  figure  d'Antoine  et  mille  petites  circonstances  assez  si- 
gnificatives portaient  Jacques  Foreys  à  croire  que  Marthe  ne  demanderait 
pas  mieux  que  d'accepter  un  jour  Antoine  pour  son  mari.  Jacques  se 
trompait  cependant,  et,  du  moment  oii  il  eut  fait  une  allusion  à  ces  pro- 
jets d'établissement,  l'amitié  que  la  jeune  fille  témoignait  en  toute  circons- 
tance à  Antoine  lit  place  à  un  air  de  protection  et  de  dignité  ;  elle  tour- 
menta de  nouveau  son  père  pour  qu'il  lui  permît  d'aller  à  la  ville  afin  de 
se  désennuyer  un  peu. 

Antoine,  qui,  sans  le  dire,  avait  conçu  des  espérances  dont  le  but  ne 
s'éloignait  pas  trop  des  idées  de  son  protecteur,  s'aperçut  avec  douleur  de 
ce  changement.  Mais  il  se  garda  bien  de  s'en  plaindre,  et  en  cela  il  mon- 
tra plus  de  discernement  qu'on  ne  pouvait  en  attendre  de  son  âge  et  de 
son  éducation.  Jacques,  aussi  bon  observateur  que  son  jeune  ami,  fit 
comme  lui  et  se  tut;  mais  il  prit  en  même  temps  l'inébranlable  résolution 
d'assurer  par  tous  les  moyens  possibles  un  mariage  qui  semblait  lui  oUrir 
toutes  les  garanties  désiràbks  pour  le  bonheur  de  son  enfant. 

Une  fois  cette  détermination  arrêtée  sans  que  la  jeune  fille  en  sût  rien. 
Antoine  Maillan,  à  son  insu  également,  eut  uu  appui  qui  pouvait  balancer 
les  chances  de  l'alternative  qui  s'ouvrait  devant  lui.  Le  sort,  toujours  pro- 
pice jusque-là  aux  vues  du  matois  cultivaieur,  le  seconda  cette  fois  encore, 
mais  d'une  manière  que  Jacques  Foreys  n'aurait  certes  pas  préférée  s'd 
eût  été  maître  du  choix.  Une  lettre  de  son  notaire  lui  apprit  un  matin  que 
la  meilleure  partie  des  fonds  qu'il  avait  placés  d'après  ses  ordres  étaient 
compromis  dans  le  désastre  d'une  maison  de  commerce  qui  les  utilisait. 

—  Les  trois  quarts  de  mes  économifs  !  s'écria  douloureusement  le  cul- 
tiva'eur.  L'argent  que  vingt  aimées  de  travaux  avaient  si  péniblement 
amaïsé,  la  dot  de  ma  lille  bien  aimée  !  Je  ne  survivrai  pas  à  ce  coup... 

—  i:h  bien  !  je  ne  me  marierai  pas,  mon  père,  disait  Manhe,  quoique 
M.  r.ondal,  noire  ami  de  la  vill%  ajouta  la  jeune  fille  en  baissant  les  yeux, 
m'ait  déjà  donné  à  cntmdre  qu'il  avait  une  proposition  à  vous  faire  pour 
qurlqu'un  de  sa  connaissance. 

—  lit  à  moi  aussi,  ma  lille.  C'était  pour  le  fils  du  percepteur  qui  porte 
des  habits  à  la  mode  de  Paris;  mais,  ma  piuvre  enfant,  les  hommes  de 


chiffres  savent  compter,  et,  depuis  les  pertes  que  j'ai  éprouvées,  le  jeune 
homme  a  fait  de  sou  côté  des  réflexions  qui  ne  seront  point  en  notre 
faveur. 

A  cette  objection  désolante  Denise  ne  savait  plus  quelle  consolation 
opposer,  car  il  était  en  eU'et  plus  que  probable  que  le  jvune  merveilleux , 
qui  n'avait  pas  pris  la  peine  de  dissimuler  ses  vues  sur  la  fortune  du  père 
Foreys  en  songeant  à  honorer  sa  fille  d'une  demande  eu  mariage  ,  avait 
changé  d'opinion. 

Jacques  Foreys,  frappé  en  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  au  monde ,  puis- 
que le  bonheur  de  sa  fille  s'y  trouvait  étroiiement  lié,  tomba  dans  une 
profonde  mélaucolie;  on  on  le  vit  dépérir  de  jour  en  jour,  et  finalement 
il  devint  gravement  malade.  Un  malheur  n'arrive  jamais  seul  :  au  moment 
où  la  sauté  du  vieillard  donnait  les  plus  sérieuses  in({ui.';iuiles,  un  orage 
qui  vint  à  éclater  dans  la  contrée  fit  déborder  la  Durance,  les  divers  bras 
de  la  rivière  abandonnèrent  leurs  anciins  lits,  et  l'un  d'eux  vint  prendre 
son  cours  le  long  des  domaines  de  Jacques  Foreys,  qui  d'abord  furent  en 
partie  couverts  par  l'inondation. 

Lorsque  les  eaux  se  furent  retirées ,  on  s'aperçut  non  sans  inquiétude 
que  la  force  du  nouveau  courant  avait  détérioré  lé  terrain.  Un  seul  moyen 
esistait  pour  sauver  la  propriété  d'une  dévastation  complète  ,  et  Jacques 
Foreys,  quoique  ses  idées  fussent  affaiblies  par  ses  soullraiiccs  morales  et 
matérielles,  n'hésita  pas  l'adopter  :  c'était  de  faire  la  part  de  la  Durance, 
comme  on  la  fait  parfois  au  feu  dans  les  incenJics.  On  piatiqua  une  tran- 
chée à  vingt  pas  du  llouve  et  on  se  mit  à  la  garnir  de  palissad.s  plus  soli- 
dement disposées  que  les  premières.  Ces  travaux  impriaus,  conduits  avec 
toute  l'activité  nécessaire,  touchaient  à  leur  terme,  lorsqu'un  second  orage 
vint  fondre  sur  le  pays  désolé,  et  auboutde  quelques  heures,  les  flots  dé- 
bordés couraient  avec  impétuosité  le  long  du  fossé  qu'on  venait  de  creu- 
ser, emportant  d'un  seul  bond  le  terrain  qu'on  leur  avait  ménagé,  et  les 
pieux  qui  n'opposaient  qu'un  obstacle  incomplet  à  leur  furie. 

Le  cultivateur ,  menacé  de  la  sorte  dans  ses  propriétés,  commençait  a 
entrer  en  convalescence  ,  lorsque  le  second  accident  vint  ébranler  sa  for- 
tune déjà  considérablement  écornée  par  la  perte  de  ses  p'acemens.  Jac- 
ques Foreys  voulut  absolument  quitter  son  lit  pour  aller  examiner  lui- 
même  les  dommages  causés  par  le  Ueuve.  Il  regarda  avec  l'expression 
d'une  haiue  craintive  ces  flots  jaunâtres  qui  boiidissaient  à  ses  pieds,  en- 
traînant à  cha(iue  minute  une  parcelle  de  cette  propriété  qu'il  avait  eu  tant 
de  peine  5  acquérir. 

—  Il  faut  ouvrir  une  tranchée  un  peu  plus  loin,  disait  Antoine  Maillan 
aux  ouvriers  et  aux  garçons  de  ferme  qui  considéraient  avec  une  stupé- 
faction silencieuse  l'ctatdu  sinistre;  ce  n'est  pas  en  regardant  la  Durancc 
que  nous  l'anéicrons. 

—  Il  la  domptera,  soyez-en  sûr,  disait  un  ouvrier;  car  quelle  est  la 
chose  qu'ait  désirée  Jacques  Foreys  sans  qu'il  l'ait  obtenue  ? 

—  Imbécile,  répondit  le  cultivateur,  qui,  malgré  l'état  de  torpeur  appa- 
rente où  le  jetait  son  malheur,  avait  entendu  cette  observation  ;  la  volonté 
d'un  homme  n'a  de  puissance  que  quand  elle  est  d'accord  avec  les  lois 
qui  gouvernent  la  natiue  ;  mais  elle  n'est  qu'un  fétu  de  paille  devant  les 
Oéaux  qu'envoie  le  Seigaeur.  Ne  voyez  vous  pas  que  le  cours  actuel  de  la 
rivière  forme  uu  coude  et  que  mes  terres  la  gênent?  Nous  aurons  beau 
faire,  elle  prendra  ses  aises,  et  avant  le  printemps  prochain  je  pourrai  pê- 
cher à  la  ligne  sans  sortir  de  ma  pauvre  maison. 

Ce  pronostic  funeste  avait  paralysé  une  seconde  fois  les  bras  de  tous 
les  travailleurs.  Antoine  lui-même  s'était  arrêté,  et,  les  deux  mains  ap- 
puyées sur  le  manche  d'une  grande  pioche,  il  examinait  le  décourage- 
ment extraordinaire  de  l'homme  le  plus  ardent  et  le  plus  expéditif  de  la 
contrée. 

—  A  l'ouvrage,  dit  enfin  le  jeune  homme  en  donnant  l'exemple  de  l'ac- 
tivité, il  n'y  a  que  la  maladie  qui  puisse  faire  ainsi  parler  notre  voisin. 
Ce  n'est  pas  la  première  fois.  Dieu  merci,  que  j'ai  guerre  avec  la  Du- 
rance; toiu  le  monde  sait  que  nous  nous  connaissons  de  vieille  date  ;  mais 
avec  l'aide  du  ciel  et  une  vingtaine  de  bons  bras  comme  le;  nôtres,  la  ri- 
vière va  trouver  à  qui  parler  avant  que  nous  soyons  plus  vieux  de  deux 
jours  seulement.  » 

Pendant  que  Jacques  Foreys  se  retirait  lentement ,  appuyé  sur  le  bras 
de  Marthe,  qui  veillait  sur  lui  avec  la  plus  tendre  sollicitude,  le  cultiva- 
teur jeta  un  dernier  regard  du  côté  des  travaiUem-s  cl  tira  un  profond 
soupir  de  sa  poitrine. 

—  Voilà,  dit-il  en  indiquant  l'endroit  où  Antoine  piochait  avec  une  vi- 
gueur exemplaire,  voili  un  travaileur  comme  il  n'en  a  existé  dans  le  can- 
ton qu'un  seul  qui  maintenant  n'est  plus  bon  à  graud'chose. 

—  Vous  parlez  d'Antoine ,  mon  père  ?  murmura  Marthe  avec  quelque 
caibarras. 

—  Et  de  qui  n.trleraije  ici,  puisqu'il  est  question  du  meilleur  laboureur 
de  la  contrée  ?  Si  j'avais  eu ,  continua  le  cultivaleiir,  comme  s'il  pensait 
tout  haut,  si  j'avais  eu  le  bonliear  de  laisser  entre  de  pareilles  mains  le 
peu  qui  restt  ra  de  mon  patrimoine  quand  je  partirai  pour  le  grand  voyage, 
je  n'aurais  pas  demandé  au  ciel  une  plus  douce  consolation,  car  du  moins 
j'aurais  été  irauquillo  sur  l'avenir  de  mon  enfant.  —  Mais  il  ne  s'agit  plus 
de  cela ,  ajo!i:a-t  il,  comme  pour  répondre  à  une  pression  du  bras  de  sa 
fille,  Antoine  !ic  te  ronvient  pas,  tout  est  dit. 

—  Il  y  a  déj  i  pluHcurs  mois  que  M.  Antoine  ne  daigne  plus  faire  atten- 
tion à  moi  à  1 1  darise,  pariout. 

—  Je  crois  que  tu  te  trompes,  ma  petite  Marthe,  dit  en  souriant  le 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


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vieillard  :  tu  supposes  à  noire  voisin  une  indifférence  qui  n'est  que  le  ré- 
sultat nauncl  de  ta  froideur.  Dieu  nous  a  punis  dans  notre  orgueil  en  nous 
enlevant  nos  richesses.  Dans  peu  de  temps  nos  moyens  d'existence  ne  se- 
ront guère  dillérens  de  ceux  dont  se  conicniciit  les  plus  pauvres  habilans 
d'i  village,  et  j'ai  niallieurcusement  passé  l'ùge  où  l'iiomme  peut  recons- 
truii  e  une  fortune  écroulée. 

Un  gémissement  de  Marthe  répondit  à  ces  lugubres  paroles.  Le  ciiltiva- 
leur  s'arrèia  comme  pour  respirer  et  posa  la  main  sur  la  tête  de  la  jeune 
fille  désolée. 

—  Pauvre  enfant  !  diiil  d'une  voix  émue,  ces  malheurs  ne  me  touclient 
que  pirce  qu'ils  t'alleigaent,  et  c'est  te»  douleur  qui  rend  ma  résignation 
impossible. 

—  Kon,  s'écria  Denise  dans  l'élan  de  cet  enthousiasme  qui  s'éveillait 
en  elle  aussitôt  que  son  amour  filial  se  trouvait  excité  ou  alarmé,  non,  ne 
dites  pas  cela ,  mon  bon  pi^re ,  je  saurai  montrer  que  je  suis  digne  d'être 
votrii  fille. 

En  deux  jours  de  temps  les  palissades  furent  solidement  enfoncées  sur 
toute  la  largeur  de  la  terre  qui  faisait  face  à  la  Dui  ance;  mais  comme  en 
même  temps  les  eaux  décrurent  beaucoup,  il  fut  impossible  de  juger  jus- 
qu'à quel  point  ce  travail  aurait  d'aciion  contre  li  s  envahissemcns  de  la 
rivière.  D'ailleurs  un  autre  événement  occupa  bientôt  l'attention  générale. 
Ce  furent  les  fiançailles  de  llarihe  avec  Antoine  Maillan.  Dans  la  nouvelle 
position  dos  uns  et  des  auties,  cct'.e  alliance  ne  surprit  pas  les  habi'ans  de 
Collis  autant  qu'ils  l'eussent  été  quelques  mois  auparavant.  Ils  déclarèrent 
qu'enire  un  cultivateur  plus  qu'à  moitié  ruiné  et  un  jeune  laboureur  qui 
commençait  un  bon  établissement ,  une  alliance  était  non  seulement  sor- 
tablc,  mais  avantageuse  pour  les  Forcys. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  événemens  qui  succédèrent  à  cet  arrangement 
de  famille  prouvèrent  qu'on  s'était  un  peu  trop  pressé  de  juger  les  res- 
sources qu'une  profonde  expérience  dos  choses  et  des  hommes  mettait  à 
la  disposition  du  rusé  laboureur.  Une  fois  qu'il  eut ,  selon  ses  propres 
expressions,  l'esprit  refait  par  l'établissement  de  sa  fille,  il  dirigea  les 
eflbrts  de  sa  puissante  organisation  vers  le  fleuve  qui  menaçait  sa  pro- 
priété. 

—  Eh  bien  !  lui  disait  un  jour  l'un  de  s^'s  confrères  de  l'autre  rive  qui, 
sous  prétexte  de  venir  féliciter  Jacques  Foreys  sur  les  fiançailles  de  sa 
fille,  n'était  pas  fâché  de  s'assurer  par  lui-même  du  doiiimage  que  lui  avait 
fait  éprouver  la  nouvelle  direction  de  l'un  des  bras  de  la  Durance  ;  eh 
bien  !  la  Durance  vous  a  donc  joué  un  de  ses  tours? 

—  Vous  m'y  faites  penser,  confrère,  lui  répondit  le  cidiivateur  d'un 
air  distrait ,  il  faut  que  je  lui  joue  un  des  miens  ,  afin  de  ne  pas  être  en 
1  este  de  politesse.  Puis  il  approcha  un  doigt  de  chaque  main  des  coins 
de  sa  bouche  et  Ut  entendre  un  coup  de  silllet  qui,  se  prolongeant 
pendant  quelques  secondes ,  domina  les  divers  bruissemcns  des  environs 
de'manière  à  parvenir  à  cinq  cents  pas  à  la  ronde.  Au  bout  de  quelques 
instansic  même  paysan  qui  avait  été  chercher  Antoine  Maillan  dans  sa 
chaumière ,  le  lendemain  de  l'accident  arrivé  à  son  maître,  se  présenta 
aux  interlocuteurs. 

—  Job,  dit  le  maître,  j'ai  besoin  de  trente  ou  quarante  travailleurs 
pour  après-demain  :  je  paierai  la  semaine;  je  veux  des  gaillards  vigou- 
reux. 

Le  paysan  fit  un  signe  et  se  retira. 

—  Je  comprends,  reprit  l'étranger,  la  Durance  menace. 

—  Vous  n'y  êtes  pas ,  voisin,  répondit  Jacques  Foreys  avec  son  flegme 
ordinaire,  c'est  moi  qui  menace  la  rivière. 

—  Vous  feriez  reculer  la  Durance  ? 

Jacques  Foreys  ne  répondit  pas  et  se  lait  à  silller  un  air  du  pays. 

—  Je  serais  curieux  de  voir  cela,  par  exemple,  continua  le  confrère. 

—  C'est  facile,  voisin  ;  vous  n'avez  qu'à  nous  douîier  un  coup  de  main 
lundi  ;  je  vous  dirai  mon  secret. 

—  Tope  !  s'écria  le  fermier  en  tendant  la  main. 

—  Afl'aire  conclue,  dit  Jacques  en  secuuani  la  main  du  confrère. 

Le  lundi  malin,  avant  le  jour,  trente-six  robustes  manœuvres  se  trou- 
vaient réunis  devant  la  maison  de  maître  Forcys.  Antoine  Maillan  était 
à  leur  tète ,  et  le  cultivateur  de  l'autre  bord  du  fleuve  était  venu  pour 
assister  ;»  cette  singulière  opération.  Jacques  fit  distribuer  des  pioches  et 
des  pelles  à  tout  son  moiule  ;  puis,  il  s'avança  vers  la  Durance  et  remonta 
ses  rives  jusqu'à  une  place  on  il  y  avait  un  gué  d'puis  que  la  rivière 
avait  pris  un  nouveau  cours.  Quand  on  fut  parvenu  à  l'ancien  lit,  maî- 
tre Foieys  se  mit  à  explorer  le  sol;  il  trouva  une  vaste  chaussée  dont 
les  matières  premières  étaient  des  souches,  des  fragniens  de  rochers 
joints  entre  eux  par  un  amas  considérable  de  cailloux  et  de  terre  glaise. 
La  Durance,  en  charriant  ces  diveis  objets  dans  le  détroit  qui  lui  servait 
de  lit,  en  avait  ainsi  obstrué  l'entrée.  Ja^pies  donna  le  premier  coup  de 
pioche  sur  cet  amas  de  matériaux  liéiérogènes,  et  la  foule  desmanouvriers 
suivit  son  exemple  avec  ardeur.  A  la  fin  de  la  première  journée,  une  brô- 
"lie  notable  avait  été  faite  à  la  digue.  Au  bout  de  la  semaine  les  ouvriers 
jvaient  rejoint  la  Durance,  et  la  rivière  ,  coulant  sans  obstacle  sur  son 
ancien  terrain,  baissait  à  vue  d'œil  du  côté  de  la  rive  droite.  Quelqui  s 
heures  après  l'athèvenient  de  cet  imi^ortani  ouvrage,  il  ne  nstait  pas  un 
demi-pied  d'eau  sur  les  bords  de  la  propriété  de  Foreys,  et  le  lendemain 
le  fleuve  avait  entièrement  repris  son  ancien  cours.  Dans  les  fréquentes 
inondations  qui  ont  lieu  chaque  année  depuis  cette  époque  ,  les  flots  sui- 
vent la  direction  du  canal  creusé  par  le  vieux  Forcys, 


Quelques  jours  après  cette  mémorable  expédition  ,  comme  les  notables  [' 
de  Collis  remerciaient  le  cultivateur  au  nom  de  la  commune  ,  préservée  \ 
désormais  de  tout  accident  par  ses  soins,  l'un  d'eux  exprima  le  regret  que  \ 
leur  généreux  ami  eiit  éprouvé  récemment  uneperte  d'argent  qui  dimi-  | 
nuait  de  beaucoup  une  fortune  dont  l'emploi  était  si  profitable  au  pays. 

—  Hélas  !  mon  Dieu!  répondit  Jacques  ,  il  est  bien  vrai  que  l'homme 
en  qui  j'avais  placé  ma  contiance  m'a  fait  tort  d'une  assez  grosse  somme  ; 
mais  comme  j'avais  une  première  hypothèque  en  garantie  sur  quelques 
uns  de  ses  domaines,  et  que  je  viens  de  m'en  porter  moi-même  acquéreur, 
il  se  trouve,  au  bout  du  compte  ,  que  le  placement  ne  sera  pas  pour  moi 
sans  quelque  avantage. 

—  Vous  n'avez  donc  rien  perdu  de  votre  fortune  ?  s'écrièrent  les  nota- 
bles décontenancés. 

—J'ai  perdu  ,  reprit  Jacques,  deux  bons  et  beaux  arpens  que  m'a 
mangés  la  Durance;  mais  comme  j'ai  gagné  à  cela  un  avantage  que  je 
n'osais  espérer  auparavant  et  dont  il  est  inutile  de  vous  entretenir ,  je  ne 
m'en  plains  pas. 

Le  mariage  d'Antoine  Maillan  avec  Marthe  Foreys  n'eut  lieu  que  deux 
ans  après  les  événemens  que  nous  venons  d'esquisser.  Jamais  union  ne 
fut  contractée  sous  des  auspices  aussi  favorables.  Anioin-,  le  meilleur 
mari  de  la  contrée  et  le  plus  riche  propriétaire  du  pays  ,  a  doublé  par 
son  travail  la  valeur  du  patrimoine  de  .'•a  femme.  Le  vieux  Jacques  Foreys, 
entouré  des  nombreux  enfans  de  sa  chère  Marthe,  n:  tnjuve  jamais  la 
journée  assez  longue  pour  rire  de  leur  espièglerie ,  et  il  ne  s'endort  ja- 
mais sans  remercier  le  ciel ,  qui  lui  a  permis  de  se  choisir  un  gendre  tel 
qu'Antoine  Maillan. 

.STÉPHEX  DE  LA  MADELAIXE. 

{Extrait  des  Voisins  de  campagne) 


TABAEY  L'HONNETE  HOMME. 
I. 

CI\QU.\XTE  ECUS. 

L'artiste  auquel  on  achète  splendidement  le  travail  de  quelques  jours, 
le  spéculateur  qu'enrichissent  des  combinaisons  audarleuse-,  le  joueur, 
oui  le  joueur  lui-même,  ne  connaissent  qu'imparfaitement  les  j  luissances 
du  gain.  L'artiste  a  fait  son  œuvre  avec  amour,  et  l'eût  donnée  insoucieu- 
sement  peut-être,  onnnc  il  la  vend  des  sommes  énormes;  le  succès  plus 
que  l'opulence  émeut  le  spéculateur,  et  les  angoisses  du  jeu  ont  t 'ilemcnt 
épuisé  celui  dont  une  carte  décide  le  sort,  qu'il  lui  reste  à  peine  des  émo- 
tions pour  le  tas  d'or  qu'on  jette  devant  lui. 

Pour  bien  savourer  les  joies  inelTables  du  gain,  il  faut  être  pauvre  et 
confiné  dans  une  vie  obscure;  il  faut  se  trouver  astreint  à  des  travaux  re- 
butans,  sans  relâché,  et  dont  on  n'attend  qu'un  médiocre  salaire.  Alors,  si 
moyennant  de  rigoureuses  privations ,  on  soustrait  aux  exigences  des  be- 
soins quotidiens  quelques  misérables  écus  ;  si,  l'œil  éiincelalit ,  la  respira- 
tion précipitée,  on  les  enterre  dans  un  tiroir  qui  ferme  à  triple  tour  comme 
s'il  enfermait  un  trésor,  une  joie  que  des  paroles  humaines  ne  sauraient 
dire  fait  circuler  dans  les  veines  un  mystérieux  bien-être  et  béatifie  l'ima- 
gination. On  n'a  que  des  pensées  riantes;  les  fatigues,  les  privations,  les 
ennuis,  tout  est  oublié.  N'importe  ce  qu'on  l'a  payée,  ou  n'a  point  acheté 
trop  cher  cette  pensée  bienheureuse:  Je (tossi-de! 

Eh  bien!  ce  n'étiit  pas  uiiécu,  c'était  cinquante  qu'avaient  rassem- 
blés dans  leur  tiroir  trois  pauvres  sœurs  contrefaites,  et  qui,  depuis  trente 
ans,  exerçaient  à  Valenciennes  la  profession  de  niaitre-.ses  d'école  pour 
les  petits  enfans.  Vous  (lire  ce  qu'il  avait  fallu  d'art,  de  combinaisons  et 
d  études  ptur  économiser  ce  trésor,  surpase  l'imagination.  Un  royaume 
à  conijuérir  doinicrait  moins  de  mal.  Que  de  fois  elles  avaient  laissé,  dès 
quatre  heures,  éteindre  leur  chctuinée  faute  de  charbon,  et  sous  le  pré- 
texte menteur  que  la  chambre  se  trouvait  assez  fortement  échauffée  pour 
(pie  l'on  pût  rester  sans  feu  jusqu'à  la  nuit!  Que  de  fois  clies  p.issèrent  la 
veillée  sain  lumière,  et  à  s'applaudir  de  n'en  pas  avoir  besoin  pour  filer 
au  rouet  le  lin  qu'achètent  si  cher  ensuite  les  muli|uiniers  !  Les  restes  du 
déjeuner  et  du  goûter,  dédaii^nos  par  les  enfans,  complétaient  leurs  repas 
devant  la  frugalité  duquel  un  Spartiate  se  fût  étonné  ;  en'in  pci-sonnc  n'au- 
rait pu  dire  depuis  combien  de  temps  hnir  servaient  I  s  robes  de  bure 
jaune  dont  elles  étaient  vêtues  u-.iforniément  toutes  les  trois.  Néanmoins, 
jamais  elles  ne  dérogeaient  aux  lois  d'une  propreté  scrupi.lense et  presque 
elégaïUe,  d'une  propreté  llamande,  c'est  tout  dire.  Il  fallait  les  voir,  chaque 
matin,  se  rendre  à  la  messe,  précédées  de  la  double  file  de  leurs  élèves, 
les  petits  g  irons  d'un  ciMé  et  les  petites  filles  de  l'autre.  La  neige  le  cé- 
dait e;i  blauclieur  à  l'éclat  de  leurs  béguins  de  batiste  :  pas  un  pli,  pas 
une  tache  ne  déparait  les  glorieuses  robes  de  bure,  et  l'édilicc  de  leurs 
cheveux  relevés  avec  un  soin  exquis,  eût  certainement  paru  l'oavrage  d'un 
perruquier-coiffeur,  si  l'on  n'eût  pas  su  que  les  demoiselles  Thoiu  s'en 
tenaient  lieu  muiuellement. 

Eb  bien!  ces  femmes  qui  subvenaient  au  prix  d'un  loyer  et  aux  frais  de 
leur  ménage  ;  qui  ne  laisse.ient  pas  aller  sans  aumône  le  pauvre  mendiant 
à  la  porte,  et  qui  avaient  trouvé  le  moyen  d'économiser  cent  cinquante 
livres,  n'en  gagnaient  pas  six  cents  p.is  a  inéc.  Ju^ez  dnnc  d  :  leur  bo»lieur, 


m 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


quand  les  piles  (Vécus  tournois  apparurent  glorieuses  et  splcndides  sur  la 
lalili",  do\;mt  KKjuelIc  le  leiiaient  les  trois  sueurs  en  admiration  et  le  vi- 
sage aiiiim';  d'un  joycuv  nnilian  as. 

—  tju'.illoiis  iKius  f.iirc  (le  cet  urgent?  domiiida  Gerlrudc  à  sa  sœur  Ma- 
iicJi)si'plie.  —  .M.irie-Jo^éiilie,  la  plus  jeune  (ks  trois  sœurs,  é-iail  IVsprit 
.sup(^rieur  de  la  toniiniMianlc'. 

iMiirieJoiiplio  se  retueiilit. 

—  .Nous  ne  pouvons  pourtant  pas  le  ldis.,er  dormir  dans  un  liioir  sans 
qu'il  nous  i.ipporto  rien,  lit  observer  C.itLeiiue,  bien  aise  de  plaeer  son 
Il  ot ;  c  ir  Hial^Ti'  l'a-iii  ié  ten  he  dcj  t'  ois  sœurs,  leur  société  rossera'  lait 
à  toutes  les  autres  soriéiés  :  il  >  avait  un  pouvoir  recoiniu.  un  part'san 
iniéressé  de  ce  pouvoir.  1 1  un  \sflavc  de  l'iiîmegati  n  duquel  on  abusait 
(iiielfiucfois  u  :  peu.  Catl.eriue  était  ettle  esclave  :  à  elle  eelieaiunt  les  tra- 
vaux ludi  s  i!ii  lo.;is,  les  so  ns  de  la  cu-isine,  'es  pelils  eniar.s  à  reconJuire 
le  soii-  chez  leurs  nu  res,  et  les  visites  aux  (léiiileirs  qui  faisaient  un  peu 
trop  aitenilre  leur  (renie  soU,  prit  que  l'on  pavait  par  mois,  pour  la  p  n- 
siun  (h'S  éléie-,  à  nieidcnioiselles  l'uoin. 

—  Voyons  (1(110.  dit  M..rie-Josèpbe  en  se  caressant  le  menton  de  la 
main  di  oiie  ;  —  voyons  donr. 

Si  nous  p  rtions  cet  ari,'eut  à  ri.aître  Dérisy,  pour  qu'il  nous  le  place 
sur  b  lUne  liypoiliique  ? 

—  Oui,  c'ëft  Cl  la  ,  répliqua  Gertrjde  ,  Gilcle  satellite  de  loulcs  les  vo- 
loii'és  (le  Si  Sttur  cidette  :  portons  n  )tre  aiv-'l  cl"^z  u^aîire  Décisy. 

—  Ma  s ,  reprit  ."^aric-Josèphe,  vu-dra-til  se  tbar^jcr  d'ene  si  petite 
soLume? 

—  Oui,  i;i  lis  voudra-t  il  s'en  charger  ?  c'est  là  la  qucsiioD. 

—  Si  noes  la  ronfiiors  à  Diaiiva  Watier,  le  mulquinier? 

—  Fi'.'.oii'-!  s'fria  fieriru'e  aus^i  dévouée  à  t  ouver  mauvaises  lis 
idées  de  Calli  liiie,  (ju'elle  l'eiait  à  trouver  .'ub'imes  les  idées  de  .Marie- 
Jufè.bc  (  ar  tout  re  ([ui  se  sein  doaiiué  veut  douiii^er  à  son  tour  ;  le  cœur 
Luniaiu  e.sî  aiiiii  fa  t)  ;  a'ions  !  ii  donc!  à  uiaître  Watier  !  quel! :  luau- 
va'se  pensée  ! 

—  ,V  .uvaise,  ciii,  au  premier  abord  ,  iiilerrompit  Marie-Josè,jh-î  (iiii 
pr-n-ùl  'esp  écmtii^ns  oiatoirespour  ne  point  froisser  son  pai  tis;iii  :  m.iu- 
va'.-e,  i):,i,  .-aas  do  te,  au  preuiier  ab.rd...  Mais,  en  y  regardaut  de  plus 
près,  l'i  lée  n'est  peut  être  (as  J  dédaigner. 

—  Cioyezvom,  masœur?  demanda  (^eriru.le  en  peu  déconcertée. 

—  Non',  uni,  a:li-z,  mon  idée  'i'est  pas  si  Lu  k  dédaigner,  rej.rit  la 
trioaipbanle  Cailieiiue. 

—  Je  ne  s  lis  point  d'avis,  ojouti  Marie-Jos''  |)'..epoi;r  lem;)érer  ce  iriiim- 
pbe,  je  ne  suis  \)i.:\.d  d'avis  l'e  porier  notre  art;iiit  au  r.iahjiiiiiier  \Vai:er, 
ijui  est  ui\  lioiuii'.e  dur  et  mal  accommodant;  mais  Je  suis  d'avis  que  nou 
allions  le  coiilior  à  uiailre  Taba:  y,  le  nmliiieiiier. 

—  A  maître  T'.bary!  voilà  ce'qu'ilnjus  faut,  s'écrie; eiil  GertruJe  <t 
Catherine,  la  pre.uiére  salisf.iiie  qu'on  n'eût  p-as  eaiiéi  entent  a  ;op:é  ia 
proposition  de  C;:therioc,  la  seconde  charmée  que  l'on  eût  adopté  un  peu 
de  son  avis. 

—  C'est  aujour.î'Iiai  jeudi  :  ma  sœur  Cath'^riec  va  mener  les  enHins  en 
promenade,  et  pendant  ce  temps  ma  saur  Gtrlrudc  et  moi  nous  ii  „ns 
chez  maiire  l'abiry. 

Ainsi  parla  le  dictateur  Marie  Jo.-èpbe.  Calli.  rinc  obéit,  rasseuibla  1.  s 
enfaas  (jui  joua'ent  dai;s  le  jardiii,  débarbouil'a  ceux  qui  s'étaient  le  plus 
salii,  rajusta  la  toilette  de  tous,  et  donna  le  signal  du  départ  en  se  plaçant 
à  'a  q  leue  de  la  peliie  procesion. 

Mesdemoiselles  Marie-Josèpho  ei  Gerlrude  firent  leur  loilcile,  et  se 
rendirent  (h  i  maître  Tabary  le  mulquinicr.  Marie  Jo^t'pbc  portait  le  sac 
d'écusdans  ics  bras. 

II. 

L.\  ilAISO\  DU  MLLQtraER. 

La  maison  de  maître  Tabary  élevait  son  pignon  pointa  sur  la  place 
même  de  Vaieuciennes,  et  non  loin  de  l'hi-i'el  ilc-ville.  Le  feuillage  épïis 
d'une  vigne  plantée  au  seuil  en  taii^^sait  l'extérieur,  et  festonnait  au;OHr 
d'une  enseigne  où  se  lisaient  ces  mots  peints  en  jaune  sur  un  fond  ueir  : 

François  'l'abary,  mulquinier. 

A  travers  la  porte  et  la  fenêtre  on  voyait  huit  à  dix  jeunes  gens  occupés 
idévider  des  li  s  mi- i\cs  ourdissoirs ,  grande  machine  garnie  de  petits 
bras  de  bois. 

Ces  jeunes  gens  devisaient  galment  entre  eux,  comme  on  le  fait  lorsque 
le  maiire  se  trouve  absent.  Vous  pouvez  juge.-  de  l'accueil  poliment  comi- 
(pic  (lu'ils  lircut  aux  deux  petites  sœurs  contrefaites,  qui,  tout  elTarécs  de 
voir  tant  de  monde  et  d'or.ir  tant  de  bruit,  ne  savaient  à  qui  s'adresser  et 
(berchaient  des  yeux  le  mulquinier. 

Maric-Jcséphe,  aussi  p(U  à  l'aise  (|ue  sa  sœur,  s'arma  néanmoins  de 
tout  son  courage  et  s'approcha  de  l'apprenti  le  plus  voisin  de  la  porte  ; 
mais  au  moment  où  elle  ouvrait  la  bouche  pour  demander:  «  Maître  Ta- 
bary, s'il  vous  plaît?  '■  le  mauvais  plaisant  désigna  son  camarade.  Celui  ci 
rcçiii  Marie-Josèphe  de  la  même  manière,  le  troisième  en  fit  autant,  et  la 
pliure  femme,  outrée  de  colère  et  les  yeux  pleins  de  larmes,  ne  savait 
que  devenir  au  milieu  de  ces  étourdis,  lorsqu'une  femme  entra  ;  une 
1  lume  ù  l'air  rogue,  aux  manières  triviales  cl  à  la  voix  clapissaute. 

—  Qu'est  ce  que  c'est  que  tout  ce  tapage,  polissons  que  vous  êtes  ? 


U  se  fit  un  silence  à  entendre  voler  une  mouche. 

—  Voili  comment  vous  gagnez  votre  argent ,  n'est  ce  pas?  Rire  ,  cau- 
ser, rester  oi.lfs  et  insulter  bs  gens  respectaldes  qui  viennent  ici  pour  af- 
faire, Ali  !  si  mon  frère  m'en  croyait,  cela  ne  recommencerait  p'u^;  il  fe- 
r  it  sut  -lechamp  maison  nette.  N'importe,  je  lui  rendrai  bon  compte  de 
votre  conduite. 

Krtsuitj  (le  se  tourna  vers  les  deux  sœurs  : 

—  Fuies  moi,  je  vous  prie  ,  excuse,  mesdames;  mais  on  n'a  pos  plus 
tût  le  dos  loiir.ié  ip  e  voilà  ce  quils  font  !  Prenez  la  peine  de  passer  par 
ici ,  mon  fi  ère  va  revenir. 

Et  elle  ouvrit  !a  porte  d'une  arrière-boutique  où  Gerlrude  et  Marie- Jo- 
sèiilie  se  réconfortèrent  un  pni  en  dev  saut  cuisine  et  ménage  avec  la 
sœur  d.'  luaiiie  Tabary,  Mlle  Ro'e;  nom  printanierqui  coiileastait  d'une 
façon  passableu  eut  bizarre  avec  les  traiis  tnaiculius  et  la  peau  jaune  dj  la 
vieille  lillo. 

Tout  à  co;;p  le  marteau  do  la  porte  fut  heurté  viven:entct  un  homme 
en'.ra.  Avait  même  qu'il  (  ût  mis  le  pied  dans  ia  boutique,  le  silence  ab- 
solu que  Ml'e  Iloie  avait  produit  parmi  les  apprentis  sembla  devenir  irois 
fois  pl.is  comp'ei  encore.  Les  yeux  et  le;  pbysio.iomies  se  turent  comme 
lej  lèvies,  1 1  prirent  une  moi  ne  ex.  ressijn  de  cainie  et  de  préoccupa- 
tioi  au  iraia  I. 

C'était  le  mai  re. 

Sans  se  découvrir  et  sanî  répondre  mènie  par  un  signe  aux  siluis  de 
tous,  il  passa  en  revue  le  double  riiii^'  ii'ou''di.ssoirs  et  ne  s'ariéia  que 
deaxfois,  l'e.i.e  pour  reprendre  par  un  feto  rude  et  muet  un  app  enii 
coupable  de  qui  1  ,ue  nialndresse  dans  la  disposition  des  fi's  qu'il  dévi- 
dai! ,  l'autre  pojr  ôter  avec  violence  le  chaperon  qu'avrit  remis  sur  sa 
tète  l'un  (i(S  jeune;  gens,  placé  dans  le  courant  d'cir  de  la  fenêtre.  Cela 
fiit,  il  oiuii!  !a  porte  de l'aràère  boutique. 

L'',  nialtie  Tabary,  après  avoir  salué  avec  une  poliic-fe  protectrice  les 
deux  vieiliei  luaîiresses  d'école,  s'informa  de  ses  propres  all'iires  avant 
de  demaiidei' aux  éirangères  q :;el  motif  les  amenait  chez  lui;  car  il  les 
trai;a't  !out-à-fa;t  en  inférieures. 

—  Ma  sœur  Rose,  nioiiseigucur  l'évoque  de  Cambrai  a-t-il  fait  quérir 
les  quairc  m  l'e  livres  qu'il  m'imprunie  ? 

—  L'.irgrniier  de  monseigneur  l'évèquo  est  venu,  a  chargé  les  sacs  sur 
sa  mule,  et  m'a  laissé  en  échange  le  parc:  emin  scellé  que  voici. 

--  Les  cinquante  bobines  de  lil  de  batiste  ont-elles  été  envoyées  à  maî- 
tre "\Vaiier? 

—  Voi"i  q\i-i  revient  l'apprenii  chargé  de  cette  commission. 

—  Ouehiu'uii  ui'a-t  il  demandé  pendant  mon  absence? 

—  .M,î  re  Grégoire  Waitmctz. 

—  Pourquoi  ? 

—  Il  voilait  a"be!er  vingt-cinq  bobines  de  fil. 

—  Arjzent  comptant? 

—  Non ,  à  deux  mois  do  créd  t. 

—  C'est  i:n  payeur  douieux  !  —  De  l'argent  ou  pas  de  fil. 

liiaitic  TaljLuy  se  mit  ensuite  à  écrire  sur  un  gros  livre  de  comptes. 

I\'!id,iiit  ce  temps,  les  deux  sœurs,  qui  s'ctaieiit  levers  plu'ieurs  fo's  et 
plusieurs  f o  s  avaient  essayé  de  parler,  attendaient  toujours  leur  au- 
dience. 

—  Tout  s'es!-i!  bien  passé  chez  moi  tandis  que  j'étais  deLors?  rien 
li'a-t-il  tioablé  la  discipline  de  la  boutique? 

—  Piien,  pas  la  tuouidre  (ho  e!  se  bâta  de  répondre  Mlle  Piose  qui , 
f  our  crier  bien  fort,  n'en  éiai:  pas  moins  la  meilleure  femme  du  monde 
et  la  pro  ectiice  de  tons  l';s  apprentis. 

i'aiire  Tabary  porta  les  yeux  autour  de  lui  et  feignit  de  s'apercevoir 
seulement  de  la  présence  des  demoiseliesThoin. 

—  Ah!  pardon,  mesdames,  mais  je  suis  occupé  à  tel  point...  Qui  me 
vaut  l'honneur  de  votre  visite  ? 

Maiie-Josèphe  fit  une  de  ses  plus  belles  révérer  ces. 

—  C'est  une  petite  affaire  et  un  grand  service  que  nous  venons  vous 
demander,  maître  'f  .ibary. 

—  Oui,  un  grand  service  et  une  petite  affaire,  ajouta  Gertrude  en  imi- 
tant la  révérence  de  sa  sœur. 

—  C'est  ?..  demanda  Tabary  en  prenant  les  interrogations  brèves  et 
les  mines  impatientes  d'un  homme  affairé. 

—  Cent  (inquar.te  livres  que  nous  voudrions  placer  entre  vos  mains 
pour  en  recevoir  un  ho.inéte  revenu,  fit  Gertrude. 

—  Je  vais  vous  compter  cet  argent,  reprit  Marie-Josèphe,  en  voulant 
vider  le  sac  sur  le  coin  de  la  table  où  se  trouvait  le  gros  livre  de  Ta- 
bary. 

Tabary  repoussa  le  sac. 

—  Passez  dans  la  boutique,  mademoiselle  ;  demandez  maître  Eustache, 
notre  argeiitier,  remeitc/.-tui  ces  écus  et  expliquez-lui  votre  affaire. 

Marie-Josèphe  hésita  et  Gerlrude  se  rappro<ha  de  sa  ta-ur;  car  elles 
se  rappelaient,  les  pauvres  femmes,  les  persécutions  de  tout  ii  l'heure. 

Taliary  lut  de  la  crainte  dans  leurs  yeux  et  comprit  aisénKutce  qui  les 
retenait,  car  les  apprentis  étaient  en  récidive  et  coutum  ers  du  fait. 

—  Mes  apprentis  vous  auraient  ils  insultées  tout  à  l'heure,  mesdames? 
Répondez  sans  crainte. 

—  Oh  !  rien,  maître  Tabary,  cela  est  si  jeune  et  si  jovial! 
Tabary  re  leva  et  courut  dans  la  boutique. 

—  Ou'a-t  on  fait  à  ces  femmes?  Parlez  Jacques. 


LE  MAGASIN  ilTTÊnAIRE. 


85 


—  Maître...  lialhmia  Papprenii. 

—  CoiiHiic  je  veux  qu'un  inc  réponde  quand  j'intiiioge,  Jacques,  vous 
n'otcs  plus  appit'iili  chez  nini,  et  vous  allez  pailirsur  l'heure  pour  retour- 
ner chez  vos  parens,  —  Qu'at-on  fait,  Nicolas';' 

Nicolas,  tremblant,  avoua  tout, 

—  Uii!  oh  !  voici  du  nouveau,  que  ma  l)ouiique  devienne  des  tréteaux 
à  jouer  des  la!  c(  s,  et  un  louge  cù  n'oseront  pus  entrer  IfS  honnêtes 
gens...  Qui  de  vous  a  coma;encé? 

—  i'\loi ,  mon  oncle,  dit  un  jeune  homme  en  s'avançant  avec  courage. 

—  Mou  neveu  Thiébauli,  vous  allez  partir  pour  retourner  sur  l'heure 
chiv,  vos  parens. 

—  Mail re  Ku^tarhe,  ;jouta-t  il  avec  calme  et  sans  prendre  garde  aux 
larmes  des  deuxenfans,  recevez  cet  aigent  et  tenez-en  couiple  dans  mes 
<!rriiLros. 

Les  deux  vieilles  filles  consternées  voulurei-t  intercéder  en  favear  des 
CD  ipahlcs,  eioi)lenir  la  remise  de  leur  châtiment. 

—  Je  sais  ce  que  je  fais.  Je  n'aime  point  que  l'on  fc  mêle  de  mes  af- 
Li.es,  repluiua  Tah.iry  d'un  ton  sec  qui  ne  Sjullrait  pas  de  rép  ique. 

Les  doux  xiuillcs  fil'es  remirent  leinsciiiquaiite  écus  à  l'argentier  et  s'en 
al  éreni. 

Maître  Tabary  rentra  dans  l'arrière-bouliquc.  Rose  vint  s'a.sseoir  au- 
plès  il.:  lui. 

—  l'ière,  lui  deaianda-i  elle  en  femtKC  qui  sait  prendre  son  monde  , 
vou.;  awz  a  anbé  Ijeaucoup,  vous  devez  être  f.iiiyué.  Un  \eirc  de  bière 
iivani  le  sou,  er  vous  ferait  bien;  je  vais  vous  l'appoi  ter. 

E ,1e  se  leva,  servit  la  i/ièrc,  ei  reprit  sa  place  près  de  Tabary ,  quatd 
il  cul  bu. 

-(À-  p.;uvre  Jacqu  s  use  fend  le  cœur  !  murmura  ensuite  la  bonne 
créature. 

Celte  phrase  pouvait  à  la  rigueur  pa.^-sfr  pour  une  c\(  lan:ation  qui  ne 
s'adressait  j  as  au  niulquinier.  Rose  n'en  ^uivuit  pas  moins  de  l'œil  l'eff  t 
qu'elli'  produirait  sur  soa  frère. 

Il  ne  lépoudil  pa?. 

—  Thièbauli  a  quinze  ieucsà  cbeminerpour  retourner  dans  son  pays; 
coanncnt  ferat  il  la  rou;(  '? 

Cette  seronde  c.\clam,i  i  n  se  formula,  on  le  voit,  ua  peu  plus  caiiuer- 
rogiilion  que  la  première. 

—  Qu'on  lui  donne  douze  livres  pour  sa  roule. 

—  Ut  que  feia-l-il  on  arriv.uit  sans  feu  ni  iU:u,  sans  père  ni  mère,  sans 
personne  pour  le  recevoir,  triste  orphelin  qu'il  est! 

Tabary  ût  un  geste  d'impatience. 

—  Poiirune  étourderie,  c'est  un  châtiment  bien  sévère! 

—  Ma  sœur,  vous  devez  le  savoir,  jamai's  je  ne  retiens  sur  une  résolu- 
tion prise. 

Rose  changea  soudain  de  batterie. 

—  Par  la  mordieudainne,  mon  frère,  vous  êtes  bien  le  cœur  le  plus  dur 
et  le  p'us  impi!ova!)leque  je  connaisse. 

—  Je  suis  sévère  pour  les  auins  comme  je  le  suis  pour  moi.  Sans  re- 
proche, je  veux  que  les  autres  soient  sans  reproche.  La  vertu  n'est  pas 
plus  imi)()ssible  aux  autres  qu'à  moi. 

—  L'orgueil  et  la  dureté  sont  donc  des  vertus? 

—  L'orguiil,  reprit  le  niulquinier  en  s'écliaulfaiit ,  1  orgueil!  est-ce  de 
l'orgueil  que  d'avoir  la  conscience  et  la  satisfaction  du  bien  que  l'on  fait, 
au  devoir  (pie  l'on  remplit  avec  cxaciitude?  OigueiUeux  !— Oui,  je  le  suis 
et  j'en  aile  droit;  ne  suis-je  pas  l'artisan  de  ma  propre  fori  une '^  Dois  je 
quelipie  chose  de  mes  richesses  et  de  mus  propriétés  à  d'autresqu'i  niui':' 
Oui  m'a  jamais  demandé  un  service  sans  quejelclui  aie  rendu':»  Ou'u'i»  eu 
recours  utilement  ii  moi ,  en  commençant  par  i'évéque  de  Cambrai,  et  en 
Cnis.sant  parle  dernier  manant  sans  une  maille'?  —  Le  pauvre  s'en  retour- 
j)e-t-il  les  mains  vides  de  chez  moi'?— Ai-je  fait  en  ma  vie  tort  d'un  liard  à 
nul  au  monde  ':'  Qui  peut  me  -eprocher  une  faiblesse  d'ineonduite,  une  hési- 
tation dans  la  plus  stiicte  observance  de  mes  devoirs  de  chréiien  :  diies  , 
parlez? 

—  Frère,  il  ne  faut  pas  se  glorifier  d'être  debout ,  car  la  chuic  est  sou- 
vent voisine.  La  vertu  vous  est  facile  et  sans  obstacle ,  car  vous  êtes  riche, 
vous  êtes  jeune,  vous  êtes  le  premier  bourgeois  de  la  ville,  et  jam^iis  vous 
n'avez  éprouvé  ni  le  besoin  ni  les  désirs  ;  vous  pouvez  satisfaire  tous  vos 
f  apriei's.  Mais  viennent  les  épreuves  ,  vienne  la  tentation  ,  et  alors  voirc 
vertu  succombera  tout  aussi  vite  que  celle  d'un  auire  moins  sans  tache. 
D'ailleurs,  il  vaudrait  mieux  que  vous  fussiez  tombé  quelquefois,  it  que 
vous  en  devinssiez  moins  impitoyable  aujourd'hui.  Vous  renvoyez  ces  en- 
faus  pour  une  faute  d  ■  leur  âge,  vous  les  privez  d'un  état  à  l'étude  duquel 
ils  ont  déjà  consacré  deux  années!  Vous  les  jetez  hors  de  chez  vous  avec 
unetaihi!  d'infamie  ;  car  on  ne  s'informera  pas  du  motif  plus  ou  moins 
frivole  de  leur  châtiment,  on  dira  :  Maître  Tabary  lésa  chassés  de  chez 
lui!  Nul  ne  voudra  les  recevoir;  i's  se  livroronl  au  découragement,  à  l'oi- 
siveté, au  vire  peut  ê:re  ;  et  vous  croyez  ne  p.is  être  responsable  devant 
Dieu  des  coiisé(pien(es d'une  sévérité  irrélléihie? 

—  Vos  paroles  n'y  feiont  rien.  —Je  ne  reviens  jamais  sur  une  dé- 
cision. 

Et  il  sorili. 

La  bonne  Rose,  les  yeux  gros  de  larmes,  monta  dans  la  chambre  des 
deux  apprentis  désespérés.  Klle  les  consobi  de  son  mieux,  et  leur  promit 
de  les  gaidcr  en  cachette  au  logis  jusqu'au  lendemain  matin. 


—  D'ici  là,  dit»elle,  j'aurai  le  temps  et  je  trouverai  le  moyen  de  vou* 
(ildier  chez  u.i  autie  uiul  |uiiiiiT.  Maître  Wartmett  a  besoin  de  CI,  je  lui 
en  donnerai  à  crédit,  cncaihcile  de  mon  f  ère,  et  sous  la  conditioa  qu'il 
vous  prenne  (  hez  lui. 

Les  apprentis,  un  peu  consdés,  remiTcièrent  la  bonne  O'ie,  qui  se 
couviii  lie  sa  cape  et  se  rendit  de  suite  chez  maître  Wartneiz.  Ce  dernier 
accepta  avec  empressement  les  conditions  de  mademoiselle  Rose, — fil  et 
apprentis 

IIL 

V\E  FEUME. 

Mécontent  de  lui  sjns  se  l'avouer,  maître  Tabary,  qui  s'expliquait  par 
son  iiiétonicnlemem  des  autres  le  malaise  d'esprit  dont  il  était  agiié, 
chirihait  à  i  ctrouvir  du  calme  par  la  distraction,  le  grand  air  et  li  pro- 
mc.iade.  .Mais  il  avait  beiu  parrourir  les  remparts  de  Valenriennes  et  se 
répé'.er  que  sa  ronduite  enveis  Sun  neveu  et  son  apprenti  n'était  que  de 
la  stiicie  justice,  une  vo  x  secrète,  une  voix  qu'il  ne  pouvait  étoulfer  lui 
niunnuiaii  à  l'oreille  qu'on  ne  devait  point  traiter  ainsi  l'enfant  orpbcîiu 
d'une  sœur. 

Tabary  éprouva  donc  une  soi  le  de  satisfaction,  lorsqu'il  se  vit  accosté 
par  un  bourgeois  dont  l'eut'  ctien  allait  le  distraire  et  donner  uu  autre 
cours  à  ses  p 'usées. 

—  Bonsoir,  maître,  et  que'le  nouvelle  aujourd'hui  ? 

Le  bocgeois  répondit  ;i  voix  base  et  d'un  air  d'alarme  : 

—  Mauvaise,  bien  mauvaise,  j'en  ai  peur. 

—  Comment  ce'a  ? 

—  Il  règ.  e  dans  la  ville,  parmi  les  huguenots,  une  agitation  sourde  qui 
ne  présage  rien  de  bon. 

—  Oa-  piMiveiii-ils  faire?  L'évè.juj  de  Cambrai,  en  venant  ici  il  y  a 
huit  jours,  afin  de  juger  l 's  deux  hérétiques  Fauvcau  et  Phil  ppe  Mallart. 
qu'on  cxécu;e  aijo'jrJluii,  s'tsl  fait  iccomp.igncr  a'un  fort  détachement 
(le  suu.la'is.  I!  n'a  lieii  nioii  s  ([ue  cent  hommes  :  je  le  tiens  de  son  ar- 
giniitr  li.i-nié  c.e,  qui  ce  ma;in  cslveuu  m'emp'unter  quatre  mille  livres 
au  nom  d.'.  nionsei;,'nei;r. 

—  F,t  de  son  côté,  le  marquis  de  Bcrgues,  grand-bailli  du  Ilaioaut,  a 
fait  prendre  les  armes  à  la  garnison  ;  mais,  en  dépit  de  telles  précautions, 
je  ciaiis  du  désordre,  et  j'estime  priicleiu  que  nous  rentrions  au  logis. 

—  Il  n'y  a  rien  à  ciair.drc,  répli'iua  maître  Tabary,  qui  se  hâia  iiéan- 
nioiiis  d'imiter  le  bourt^euis  ;  car  bi.'iiiOt  on  entendit  de  tous  côtis  des 
cris  et  des  menaces  ;  de  io;;s  côtés  on  vit  des  torches  briller  et  des  grou- 
pes nombreux  se  former,  surtout  dans  les  abords  de  la  prison  et  du  logis 
l'.u  curé  de  Sain'e-Cioix,  où  demeurait  l'évéque. 

A  huit  heures,  les  cloches  tintèrent,  la  porte  de  la  prison  s'ouvrit,  et 
l'im  vit  entrer  une  double  haie  de  soldats,  la  lance  au  poing  et  la  dague  au 
côté  ;  puis  parurent  les  deux  protestans  revêtus  d'une  robe  noire,  pieds 
nus  et  la  tête  rasée. 

Soudain  il  se  ht  un  giand  silence  parmi  la  foule,  qui  se  rangea  pour 
laisser  passer  le  cortège. 

Desd'  ux  condamnés,  l'un  était  un  vieux  ministre  à  barbe  blanche,  et 
qui  priait  avec  ferveur  comme  uu  martyr  que  le  ciel  attend. 

L'autre,  pauvrejeene  homme  de  dix-sept  ans  au  plus,  cherchait  en  vain 
à  faii  e  bonne  coiitenauce.  Sa  pâleur,  ses  yeux  égarés,  le  mouvement  fé- 
brile de  SCS  mains  chargées  de  fers,  inspiraient  la  pitié  la  plus  vive. 

—  Bon  courage  !  cria  tout  à  coup  une  voix. 

iVIai,  nulle  clameur,  nul  mouvement  du  populaire  ne  répondit  à  ce  cri- 
et  lecoitége  avança  sans  résistance. 

Bientôt  le  bûcher  apparut  aux  regards  des  condamnés,  ils  s'y  laissèrent 
paisiblement  conduire  ;  mais  au  moment  où  le  bourreau  s'apprêtait  à  la 
taisir,  le  ministre  Fauveau  s'écria  : 

—  rèie  éternel  ! 

Soudain  la  foule  entonna  un  psaume,  et  une  femme  jeta  son  sabot 
contre  le  bûcher.  A  ce  signal,  des  cris  s'élèvent  de  toutes  parts,  le  tu- 
multe croît,  onronii)t  les  barrières  qui  déf.  ndent  l'échafaud,  on  saisit  les 
bâioiis  des  fagois,  l'on  arrache  les  pavés!  Après  une  courte  et  vainc  ré- 
sistance, les  troupes ,'e  voient  forcées  de  battre  en  retraite.  Elles  le  f  nt. 
mais  c'est  en  restant  maiti  e.>ses  des  prisonnie.'"s,  qu'elles  reconduisent  à  la 
geôle. 

Les  insurgés  ne  se  découragent  pas.  Sans  donner  à  leurs  adversaires  le 
lempi  de  se  reconnaître,  ils  courent  à  la  prison  devant  la>iuelle  ils  »e 
rani;enl.  Alors  le  ministre  qui  leur  servait  de  chef  s'avance  cl  fait  signe 
aux  assiégés  qu'il  veut  p.ii  1er. 

—  La  victoire  e.>t  .à  nous,  dit  il.  Mettez  en  liberté  nos  deux  frères,  et 
lions  rentrerons  chacun  chez,  nous  en  paix  et  ssiis  vous  faire  de  mal.  Si 
vous  lie  cédez  point  à  ce  que  nous  vous  demanlins,  que  le  sang  de  vos 
vic.imis  retombe  sur  vos  têt  s,  et  ne  vous  eu  prenez  qu'à  vous  des  mal- 
heurs (jui  suivront  !  11  y  aura  mort  pour  mort,  vengeance  pour  veu- 
geacce. 

—  Voici  ma  réponse,  cria  le  gouverneur. 
Une  fenêtre  s'ouvrit. 

Les  deux  protestans  pirurcni  le  cou  uu,  et  deirière  eux  suivait  le  bour- 
reau, sa  h  che  à  la  main. 

—  Eh  bien  !  voici  la  nôtre,  répondit  le  mi  listre.  Les  rangs  des  insuifés 
s'ouvrirent  et  lai.«sèrout  voir  une  jeune  fille  deaii-nue,  et  l'ovéquc  de  Cam- 
brai que  deu\  hommes  tciai'  nt  terrassés. 


26    , 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Puis  soiulain  ,  sans  hhsQv  an  gouverneur  et  aux  siens  le  temps  de  se 
rcco!inaitre  ,  les  hu^ueiiois  se  jolèrent  à  llols  pressés  sur  la  poi  te  île  la 
prison,  qu'ils  «enfoncèrent.  Alors  ee  fut  un  tumulte  et  une  coniusion  à  ne 
plus  rien  rceoiiuaiiic;  le  fmi  éclata  dans  plusituis  quai  tiers;  de  liaules 
llammes  s'échappèrent  de  l'église  des  Dominicains,  mise  au  pillnge,  et  les 
bourgeois,  clos  prudemment  en  leurs  logis,  écoulaient  avec  épouvante  ces 
broits  funestes,  joignaient  les  mains  et  se  recommandaient  à  Dieu  ii  la  vue 
des  lueurs  de  l'inccmlie  qui,  rouges  et  icrriMes,  venaient  se  refléter  à  tra- 
vers les  vitres  sur  leurs  pîdcs  visigcs. 

Seul  avec  sa  sœur,  car  les  appronlis,  malgré  ses  menaces,  s'étaient  en- 
fin échappés  pour  aller  voir  de  plus  prés  les  sinistres  événeniens  de  la 
soirée,  maître  Tabary,  consterné,  balbutiait  des  prières  ,  sans  répondre 
auï  lamentations  de  la  vieille  Rose,  quand  uu  coup  énergiquemcni  frappé 
le  fit  tressaillir. 

—  N'ouvrez  pas,  mon  frère,  s'érria  Rose,  n'ouvrez  point,  par  pitié  ! 
Un  second  coup  se  lit  entendre  plus  fort  que  le  premier. 

—  Sainte- Vierge  !  c'est  la  voix  de  monseigneur  l'évèquc.  Entrez,  mon- 
seigneur, entrez. 

Le  prélat,  qui  soutenait  une  femme  évanouie,  se  précipita  dans  la  bou- 
tiiiue ,  et  se  hâta  de  dépouiller  les  lambeaux  de  son  vêtement  sacerdotal , 
tandis  que  le  mulquinier  refermait  toutes  les  serrures  de  sa  porie. 

—Des  vêtemens  pour  me  déguiser,  dit  l'évéque,  et  veillez  sur  ma  nièce 
jusqu'au  retour  de  l'ordre.  Je  me  suis  échappé  de  leurs  mains  comme  pir 
miracle  :  ils  ont  perdu  mes  traces  depuis  un  quart  d'heure;  mais  il  faut 
que  je  quitte  la  vile  ,  car  s'ils  uie  reirouvaient ,  ma  mort  serait  certaine. 
J'ai  la  clé  d'une  poterne  voisins  de  ce  logis  et  qu'ils  ne  songeront  point  à 
garder;  elle  me  mettra  hors  de  leurs  atteintes.  Aiftsi  ne  vous  inquiéiez  pas 
de  moi;  mais  protégez  ma  nièce,  veillez  sur  elle,  que  je  ne  puis  em:uer:er 
en  cet  état ,  et  qui  ne  saurait  vous  compromettre ,  elle ,  quand  bien  nièiue 
on  découvrirait  l'asile  que  vous  lui  accordez.  Adieu;  jamais  je  n'oublie- 
rai le  généreux  secours  que  je  vous  dois,  maître  Tabary. 

—  Monseigneur,  j'approuve  et  je  crois  nécessaire  votre  prompte  éva- 
sion de  la  ville  ;  mais  permettez-moi  de  la  protéger  et  de  vous  accompa- 
gner jirîqii'à  la  poterne. 

—  Non  ,  deux  hommes  peuvent  plus  qu'un  seul  éveiller  l'altenlion  ; 
d'ailleurs,  je  vous  le  répète,  la  poterne  est  à  dix  pas  d'ici;  adieu,  merci, 
et  que  Dieu  me  soit  en  aide  ! 

—  Ainsi  soit-il,  monseigneur. 

Pendant  ce  temps-là,  dame  Rose  donnait  des  secours  à  la  jeune  demoi- 
selle, et  s'ellbrçait  de  la  faire  sortir  de  son  évanouissement. 

—  Mon  frère,  mon  frè.'^c  !  s'écria-t-e!le  tout  5  coup.  Dieu  soit  loué,  la 
Voici  (pii  respire. 

Tabary  ne  répondit  point. 

Debout,  et  plongé  dans  une  extase  farouche,  il  dévorait  du  regard  les 
formes  nues  et  voluplueu-cs  de  la  jeune  fille  ;  sou  sang  bouillait ,  sa  poi- 
trine haletait,  et  une  main  de  feu  é'reignaii  son  front. 

—  Il  faudrait  maintenant  la  mettre  coucher ,  frère ,  et  je  ne  suis  point 
assez  forte  pour  porter  seul  un  si  lourd  fardeau  :  venez  m'aider ,  mon 
frère. 

Il  s'avança  chancelant  et  hors  de  lui  :  une  crispation  nerveuse  contracta 
ses  mains  ;  et  quand  il  lui  fallut  prendre  la  jeune  Clic ,  il  s'affaissa  sur  ses 
genoux. 

—  Je  ne  puis  !  je  ne  puis  !  s'écria-t-il  en  courant  vers  une  fenêtre  pour 
respiier.  —  Oh  1  mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  ajouta-t-il,  prenez  pitié  de  moi. 

IV. 

UX  PAS. 

Le  lendemain ,  au  point  du  jour ,  maître  Tabary ,  qui  ne  s'était  poiit 
couché,  renferma lui-niCme,  dans  leurs  petites  cellules,  cha-un  de  ses 
apprentis  rentrés  depuis  quelques  heures,  et  qui  se  dédommageaient,  par 
un  sommeil  de  plomb,  de  leurs  courses  nocturnes  et  des  cris  qu'ils  avaient 
jetés. 

Après  avoir  pris  une  telle  précaution,  il  traversa  les  longs  corridors  de 
sa  vaste  maison,  et  vint  frapper  doucement  à  la  porte  d'une  chambre,  la 
plus  retirée  du  logis. 

—  Sœur  Rose!  sœur  Rose! 

Dame  Rose  vint  ouvrir,  le  visage  décomposé  par  la  fatigue  et  par  le 
besoin  de  sommeil. 

—  La  jeune  demoiselle  va  mieux ,  dit-elle,  un  bon  sommeil  achèvera 
de  faire  disparaître  les  fâcheux  résultats  de  ses  terreurs  et  de  ses  dan- 
gers... Mais  qu'êtes-vous  devenu  hier  soir?  que  vous  est-il  passé  par  la 
tète,  pour  que  vous  me  laissiez  là  seule,  quand  je  vous  appelais  afin  de  la 
transporter  dans  ma  chambre  ;  heureusement .  clic  s'est  bientôt  trouvée 
assez  forte  pour  s'y  renire  avec  l'aide  de  mon  bras. 

—  Ma  sœur,  vous  paraissez  bien  fatiguée;  allez  prendre  du  repos  dans 
ma  chambre,  moi  je  veillerai  près  de  la  nièce  de  monseigneur. 

Dame  Rose,  qui  se  mourait  de  sommeil,  se  hâta  de  prendre  au  mot  son 
frère,  qui  demeura  avec  la  malade. 

En  entrant  dans  cette  grande  chambre,  à  travers  les  volets  de  laquelle 
ne  pénétrait  qu'un  jour  douteux  et  faux,  il  frissonna  d'une  vague  terreur, 
et  il  lui  fallut  quelques  minutes  pour  se  remettre  avant  de  recouvrer  en- 
tièrement sa  présence  d'esprit. 


Alors  il  écarta  les  rideaux  qui  fermaient  le  lit  de  la  jeune  fille,  et  il  la 
contempla  silencieusement. 

—  Quelle  est  belle  ! 

Mais  voici  tout  à  coup  qu'un  rayon  de  soleil  naissant  se  jette  à  travers 
l'ouverture  d'un  volet,  et  vient  resplendir  sur  le  visage  et  sur  les  cheveux 
épnrs  de  celle  qui  rendait  à  Tabary  ses  fatales  émotions  de  la  veille  ;  par 
un  mouvement  incertain,  elle  jette  ses  brosnus  hors  des  couvertures  qui 
l'enveloppent,  ses  paupières  s?  soulèvent,  c'ie  cherche  à  rassembler  ses 
idées.  Puis  h  la  vue  sou'laino  d'un  inconnu  près  de  son  lit,  confuse  et  rou- 
gissante, elle  se  hàto  de  voiler  ses  bras  et  sa  poitrine,  en  jetant  un  cri 
mélangé  de  surprise  et  de  pudeur. 

Tabary  s'agenouilla. 

—  Soyez  sans  crainte,  noble  dame,  vous  êtes  en  sûreté  chez  moi.  Votre 
oncle,  monseigneur  l'évéque,  est  parvenu  à  s'échapper;  il  est  soiti  de 
la  ville  sans  risque;  il  a  daigné  vous  confier  à  ma  garde,  madame.  Tout 
mon  sang  coulerait  avant  que  le  moindre  péril,  que  la  moindre  alarme 
vînt  vous  menacer. 

—  Merci,  dit-elle,  merci!  Mais  où  suis-je?  ques'cst-il  passé?  Il  ne  me 
reste  que  d'horribles  et  vagues  souvenirs...  Des  clameurs  menaçantes... 
ma  porte  brisée...  des  hommes  qui  me  saisissent  et  m'entraînent,  et  puis 
rien...  plus  rien. 

Tabary  lui  conta,  d'après  les  discours  de  ses  apprentis,  les  événemcns 
de  la  veille  ;  il  ajouta  que  tout  était  rentré  dans  l'ordre,  mais  que  la  ville 
offrait,  dans  cette  nuit  terrible,  l'aspect  le  plus  déplorable  ;  les  ruines  de 
l'église  des  Dominicains  fumaient  encore,  les  prisons  étaient  déman:elérs; 
il  ne  restait  plus  debout  une  pierre,  et  le  palais  du  gouverneur,  mis  au 
pi  lage,  était  rasé  ;  enfin,  les  rues  se  trouvaient  jonchées  de  débris  et  de 
cadavres, 

Puis,  on  voyait  encore  à  une  potence  les  cadavres  de  deux  bour- 
geois, punis  de  mort  pour  avoir  donné  asile  au  fils  du  gouverneur. 

—  Et  c'est  à  de  tels  périls  que  vous  vous  êtes,  exposé  po.  r  moi .'  Quelle 
générosité  !  quel  courage  1  Comment  vous  en  témoigner  ma  recomiaissan- 
ce?  comment  vous  récompenser? 

—  Me  récompenser!  imdame,  répliqi.a  Tabary,  qu'animailtout  à  co:ip 
une  audace  inconnue.  Me  suis-je  pas  généieusement  payé  de  ce  que  j'ai 
pu  faire  au  risque  de  ma  vie  !  Je  vous  vois,  je  vous  entends,  je  vous  par- 
le, vous  que  j'ai  tant  de  fois  admirée  de  loin,  vous  si  belle  !  Mais  que  vous 
importe  tout  cela!  que  vous  importe  qu'un  inconnu  ait  passé  des  nuits 
entières  sous  vos  fenêtres,  pour  voir,  à  travers  vos  ridcauv,  la  lueur  de  la 
lauipe  qui  brûlait  dans  votre  appartement  !  que  vous  importe  toutes  ses 
action?  insensées  qui  vous  fCi  ont  sourire  quand  vous  vous  en  sou\ien- 
drez,  si  toutefois  elles  reviennent  à  votre  s>ouvenir  !  —  Mais  pourquoi 
vous  dire  tout  cela?  Ob  !  vous  me  pardonneriez  si  vous  saviez  ceq:ic 
j'ai  souffert,  ce  que  je  souffre...  Mais  soyez  sans  crainte,  madame,  je 
le  comprends,  après  ces  aveux  insensés  vous  devez  me  chasser  de  votre 
présence  !  Je  me  relire.  Seulement,  oh  !  seulement,  plaignez-moi!  Pitié! 
pitié! 

Il  partit  en  pleurant. 

—  Pauvre  jeune  seigneur!  soupira  Berlhe,  pauvre  jeune  seigneur! 

V. 
ILS  PENSENT  L'UN  A  L'AUTRE. 

Tabary,  rentré  seul  dans  sa  chambre,  s'y  promena  d'abord  à  pas  pré- 
cipités, la  tête  confuse  et  brûlante,  sans  une  idée  claire,  sans  une  percep- 
tion nette.  Peu  h  peu,  son  Imagination  s'apaisa  et  ses  regards  se  repor- 
tèrent on  arrière  ;  alors  il  sentit,  alors  il  se  ressouvint  des  hardis  menson- 
ges, presque  involontaires,  qu'il  venait  d'oser,  comme  dans  un  accès  de 
fièvre.  Son  pauvre  cœur  se  serra  de  crainte  et  de  regret. 

Ces  craintes  et  ces  regrets  n'étaient  plus  d'avoir  menti,  d'avoir  abusé 
lâchement  de  la  confiance  de  l'évoque  pour  s'adresser  à  une  jeune  fille 
sans  défense.  Il  ain-ait  donné  son  sang,  sa  vie,  sa  fortune  pour  repren- 
dre ses  paroles  insensées,  parce  qu'elles  allaient  le  rendre  ridicule. 

Ridicule  !  oui,  ridicule  !  car  comment  ne  rirait  elle  pas  des  paroles  d'a- 
mour d'un  bourgeois,  la  noble  dame  !  Comment  se  laisserait-elle  duper  à 
des  mensonges  maladroits,  à  des  ruses  communes,  qui  ne  tromperaient 
pas  une  fille  d'ouvrier  ?  Elle  en  rira,  elle  contera  cela  en  riant  à  son 
oncle,  à  ses  compagnes,  à  ses  beaux  seigneurs.  Us  le  répéteront,  chacun 
se  le  redira,  et  chacun  aura  un  sourire  sur  les  lèvres  quand  il  rencontrera 
le  mulquinier  séducteur.  Enfer!  Comment  s'est-il  jeii  dans  ce  guêpier? 
Quelle  main  infernale  le  poussait?  Il  aime  cette  jeune  fille;  oui,  il  l'aime 
depuis  qu'il  l'a  vue  ainsi  nue  et  chez  lui.  Mais  ne  devait-il  pas  cacher  cet 
amour  funeste?  Devait-il  lui  dire  qu'il  l'aimait  depuis  long-temps,  qu'il 
entreprenait  souvent  pour  elle  le  voyage  de  Cambrai,  qu'il  avait  souvent 
erré  sous  ses  fenêtres?  Elle  n'est  point  dupe  de  ses  grossiers  mensonges. 
Maintenant  elle  se  ressouvient  des  discours  du  mulquinier,  et  elle  rit  i 
Elle  rit...  Il  ne  la  reverra  plus,  il  étouffera  celte  passion  impossible  qui 
s'éteindra  comme  elle  s'est  allumée,  en  un  moment.  Et  puis,  est-ce  là  de 
la  passion?  Une  surprime  des  sens,  un  moment  de  vanité,  rien  de  plus.. , 

Oh  !  n'importe,  c'eût  été  un  beau  rêve  à  réaliser  !  Aimé  de  la  nièce  de 
l'évéque,  du  prince  de  Cambrai  !  posséder  un  bien  envié  par  les  plus 
grands  seigneurs  !  quitter  celte  humble  condition  de  bourgeois,  prendre 
un  rang  qu'il  se  sent  digne  d'occuper  !...  Où  l'emporte  son  imagination,,. 


Du  1  iiiicule,  rien  que  du  ridicule  !  Le  ridicule  l'eulacc,  le  ridicule  le  pres- 
se, le  ridicule  l'Étouffé;  jamais  il  ue  s'en  débarrabscra.  Jamais  !  Oli  !  mal- 
heur! mallieur! 

Cependant  la  jeune  Berthe  demeurait  interdite  des  paroles  passionnées 
et  inattendues  de  son  sauveur  ;  elle  ne  pouvait  parvenir  à  écarter  de  sou 
imagination  ces  paroles  dites  avec  tant  de  clialeur  et  de  tristesse.  Elle 
avait  heau  vouloir  songer  à  autre  chose,  là,  devant  elle,  se  tenait  tou- 
jours la  ligure  pide  et  noble  de  ce  jeune  liomrae.  Bizarre  caprice  de  la 
destinée  qui  la  rapprocliL'  aiu.  i  d'une  personne  qui  l'almc,  et  que  sépa- 
raient d'elle  de  bien  grands  obstacles,  puisqu'il  ne  pouvait  se  faire  intro- 
duire ù  la  cour  de  l'évèque  de  Cambrai. 

Mais  d'où  peuvent  naiire  ces  obstacles? 

Elle  s'y  perd;  car  ce  n'est  point  un  huguenot,  il  porte  au  doigt  une 
riche  bague  d'or  avec  l'image  de  la  Vierge...  Cette  pensée  eût  été  bien 
horrible  :  huguenot  !  Serait-ce  un  des  furieux  fauteurs  de  Gérard  Malli- 
làtre,  de  ce  rebelle  excoiunmiiié?  Les  noirs  projets  d'un  pareil  dépréda- 
teur ne  sauraient  avoir  rien  de  commun  avec  le  regard  de  l'inconnu,  avec 
sa  voix  pleine  de  douceur,  avec  son  maintien  presque  timide.  Non  ,  elle 
le  tient  pour  assuré,  c'est  un  noble  et  généreux  seigneur,  que  des  motifs 
puissans,  mais  loyaux,  retiennent  loin  de  son  oncle.  Pauvre  jeune  homme, 
il  l'aime  !  il  passe  la  nuit  à  contempler  la  lueur  de  la  lampe  qui  brûle  près 
d'elle  !  Voici  bien  des  semaines,  bien  des  mois,  bien  des  années  que  cela 
dure,  et  jamais  elle  ne  s'était  aperçue  des  témoignages  d'un  amour  si 
vrai'  Oh!  mainienani  elle  ne  tirera  plus  les  rideaux  de  son  appartement 
sans  jeter  un  rcgiid  sous  ses  fenêtres,  sans  chercher  des  yeux  le  pauvre 
jeune  homme,  siins  se  montrer  à  lui  comme  une  apparition  consolante  ! 
Et  puis  elle  veut  savoir  bientô  quel  est  son  nom,  quels  motifs  le  retien- 
nent loin  de  la  cour  de  l'évèqtiej  elle  veut  aplanir  ces  obstacles,  opérer 
une  léconcilialion,  user  de  tjute  l'influence  qu'elle  exerce  sur  son  oncle 
pour  qu'il  soit  en  aide  ?  ce  pauvre  jeune  homme,  pour  qu'il  l'aime ,  car, 
elle  en  est  sûr,  il  le  mérite. 

Et  puis,  elle  y  songe,  s'ils  étaient  ennemis,  ils  ne  peuvent  plus  l'ètie  à 
présent.  K'at-il  point  sauve  les  jours  de  l'évèque?  ne  l'a  l-il  point  sau- 
vée elle  aussi?  L'asile  qui  la  protège,  n'est-ce  point  à  lui  qu'elle  le 
doit? 

Il  va  revenir  tout  à  l'heure,  que  lui  dira-t-elle?  car  si  elle  ne  doit  point 
encourager  l'amour  de  ce  jeune  seigneur,  elle  ne  doit  pas  non  plus  se 
montrer  sévère  et  dure  envers  le  libérateur  qui  lui  a  sauvé  la  vie... 

—  Mon  Dieu  1  voici  des  pas;  serait  ce  lui? 

Et  prdissant  et  rougissant  tour  à  tour,  elle  vit  la  porte  s'ouvrir  lente- 
ment et  apparaîirc  le  visage  refrogné  de  daiiic  Rose. 

Berthe,  qui  craignait  l'arrivée  de  son  libérateur,  fut  désappointée  pour- 
tant de  ne  point  le  voir  entrer.  Elle  soupira  et  ne  put  préserver  les  in- 
flexions de  sa  voix  d'une  nuance  de  mauvaise  humeur,  quand  elle  répon- 
dit i\  cette  question  de  dame  Rose  : 

—  Il  paraît  que  madame  se  trouve  mieux,  puisqu'elle  est  leïée. 

—  Oui,  je  me  sens  moins  soulfrante. 

—  Madame  n'a-t-elle  point  d'ordre  ?  ajouta  révérencieusement  dame 
Rose,  qui  prétendait  beaucoup  à  donner  h  la  nièce  de  l'évèque  une  haute 
idée  de  son  savoir-vivre  et  de  ses  manières. 

—  Merci,  ma  bonne,  répliqua  Berthe,  qui  prenait  la  sœur  du  mulqui- 
nier  pour  la  gouvernante  du  seigneur  chez  qui  elle  pensait  se  trouver; 
car  on  l'a  vu,  parmi  toutes  les  suppositions  à  travers  lesquelles  la  jeune 
fille  avait  erré  tout  à  l'heure  pour  deviner  les  motifs  qui  retensieut  l'in- 
connu loin  de  la  cour,  une  seule,  la  véritable,  ne  lui  était  point  venue  à 
l'esprit. 

A  cette  expression  un  peu  méprisante  de  «  ma  bonne,  »  Rose  se  rebiffa  ; 
mais  elle  pensa  étouffer  quand  Berthe  ajouta  : 

—  Je  voudrais...  je  désirerais  parler  au  seigneur  votre  maître. 

—  Mon  maître!  mon  maître  !  s'écria  Rose,  qui  bondit  ;i  ces  paroles, 
et  qui  s'empressa  de  quitter  la  chambre  pour  ne  point  éclater  :  Mou 
maître  ! 

Berthe  était  trop  émue  de  sa  hardie  démarche  pour  remarquer  la  co- 
lère de  dame  Rose ,  qui  courut  tout  d'une  haleine  trouver  son  fière. 

—  Frère,  dit-elle,  frère,  me  débarrajscrez-vous  bientôt  de  cette  petite 
folle  qui  me  prend  pour  mie  servante  et  vous  pour  un  seigneur?  Tout  est 
en  désordre  ici  depuis  qu'elle  y  a  mis  le  pied  :  les  apprentis  ne  peuvent 
plus  aller  dans  le  quartier  de  derrière  du  logis,  et  il  faut  inventer  un  tas 
de  mensonges  pour  les  en  empêcher.  J'ai  passé  toute  la  matinée  à  lui 
faire  un  dîner  au(|uel,  j'en  suis  sùie,  elle  ne  touchera  pas,  cl  maintenant 
voici  qu'elle  m'appelle  ma  bonne,  et  qu'elle  veut  parler  au  seigneur  mon 
maître.  Juiir  de  Dieu,  alle^-y  donc,  qu'elle  parte  et  que  j'en  sois  quitte  I 

En  ce  moment,  des  voix  confuses  se  firent  entendre  dans  la  rue,  des 
chevaux  s'anêièrent  devant  la  porte.  Dame  Rose  devint  blanche  comme 
son  couvre  chef. 

—  Seigneur  !  dit-elle  à  voix  basse,  si  c'étaient  les  huguenots  qui  vins- 
sent pour  la  saisir  ! 

Cependant  on  frappa  de  liouvcau  et  il  fa'lut  bien  ouvrir. 

C'était  une  escorte  envoyée  par  l'évêtpie  pour  venir  clierchcrsa  nièce 
chez  maître  Taiiary,  et  la  conduire  en  sûreté  à  Cambrai. 

Au  moment  de  monter  en  litière,  et  comme  elle  cherchait  des  yeux 
son  hôte  pour  prendre  congé  de  lui,  Berthe  le  vit  à  cheval. 

—  Je  ne  veux  vous  quitter  au'à  Canibi  ai  même.  lui  dit-il.  là  seulement 


peuvent  cesser  pour  vous  les  dangers,  là  seulement  je  dois  vous  quitte'"  | 
pour  toujours.  ( 

—  Non  pas  pour  toujours,  dit-elle,  non  pas,  mon  jioble  et  couragcui  i 
protecteur.  i 

Disant  cela,  elle  lui  tendit  une  main  qu'il  porta  respectueusement  à  ses 
lèvres.  i 

Puis  il  serra  doucement  cette  main.  Si  elle  ne  répondit  pas  à  uneétreinte 
si  hardie,  le  regard  de  Berthe  et  sa  noble  langueur  sans  reproche,  com- 
blèrent de  joie  le  mulquinier. 

L'escorte  se  mit  en  marche,  et  dame  Rose,  sur  le  seuil  de  son  logis, 
après  avoir  suivi  quelque  temps  des  yeux  la  belle  litière  et  les  cavaliers, 
rentra  dans  la  maison,  où  son  premier  soin  fut  de  s'armer  d'un  balai. 

—  Dieu  soit  loué,  dit-elle,  je  vais  pouvoir  nétoyer  et  remettre  en  ordre 
ma  maison. 

Pour  en  finir  avec  l'histoire,  et  surtout  pour  expliquer  l'arrivée  si 
prompte  de  l'escorte  envoyée  par  l'évèque  à  sa  nièce,  nous  allons  trans- 
crire ce  que  Doultreman,  chroniqueur  valenciennois  et  contemporain,  dit 
au  xm"  chapitre  du  livre  XI  de  son  Histoire  de  Valenciennes. 

«  Le  lendemain,  au  point  du  jour  de  l'équipée  des  maubriUts  (des  mal 
»  brûlés),  le  magistrat  dératasoudain  vers  le  marquisde  Berghes  qui  était 
»  à  Liège,  Jean  Noiin,  eigneur  de  Locrois,  etNicolasde  la  Croix;  Michel 
I)  de  la  Noue,  lieutenant  de  la  ville,  fut  envoyé  vers  son  altesse,  à  Bruxel- 
»  les,  faire  rapport  de  tout,  et  demander  de  l'aide  pour  réprimer  l'inso- 
»  lence  des  mutins.  Le  mercredi,  lendemain  des  maubrûlés,  vint  la  com- 
»  pagnic  d'hommes  d'armes,  ou  bande  d'ordonnance  du  comte  de  Boussa 
»  et  une  partie  de  celle  du  marquis  de  Berghes,  et  le  lundi  suivant,  le 
»  comte  de  Boussa  et  une  partie  de  celle  du  marquis  de  Berghes  arrivè- 
»  rent  en  la  ville,  co.iime  aussi  la  compagnie  du  duc  d'Arschot. 

\)  Les  jours  suivans,  on  remplit  les  prisons  d'hommes  et  de  femmes  ac 
»  cusés  d'avoir  assisté  ou  coopéré  à  la  recousse  des  deux  prisonniers,  ou 
»  le  s  avoir  soutenus  en  leurs  Uîaisons;  et  le  xvi  de  may,  on  commença 
»  d'en  faire  les  exécutions,  qui  par  le  feu,  qui  par  le  fouet  et  le  bannisse- 
1)  ment. 

»  Le  magistrat  n'omit  chose  aucune  qui  pût  servir  à  la  correction  et 
»  mandement  du  pauvre  peuple  abusé,  faisant  cette  année  et  la  suivante 
»  force  édits  et  défenses  pour  empêcher  toute  assemblée  suspecte,  tînt 
»  dedans  que  dehors  la  ville.  Aussi  ne  trouvera  t-on  pas  que,  pendant 
»  ces  troubles,  le  corps  du  magistrat  ait  connexe  ou  dissimulé  avec  les 
I)  huguenots  et  rebelles  beaucoup  moins,  quoiqu'à  la  fin  ils  aient  été  vio- 
»  lens  et  forcés  en  certains  points  par  les  plus  forts,  qui  donnaient  trop 
1)  aux  autres. 

»  La  journée  des  maubnUés  eut  de  funestes  résultats  pour  la  Fhndre  ; 
»  l'ambition  et  la  jalousie  de  quelques  seigneurs  du  pays,  masquées  du 
»  zèle  de  la  pairie,  commencèrent  une  rébellion  qui  dura  long-temps.  Cent 
»  et  cinquante  gentilhommes,  conduits  par  le  seigneur  de  Brederode  et 
»  le  comte  Ludovic,  frère  du  prince  d'Orange,  présentèrent,  le  v  avril, 
»  une  requête  à  la  duchesse  de  Parme,  gouvernante  des  Pays  Bas.  Peu 
»  après,  ils  prirent  le  titre  de  gueux,  et,  pour  le  corps  de  leur  devise, 
»  deux  maius  enlacées  qui  tenaient  une  besace,  avec  ces  mots  :  Jusques 
»  ùtabesace.  Toutes  ces  choses,  avec  la  connivence  des  gouverneurs, 
»  levèrent  le  menton  aux  huguenots,  et  leur  donnèrent  la  hardiesse  de 
»  paraître  et  faire  leurs  prêches  en  public.  » 

VI. 
FUITE. 

Dans  les  petites  villes,  lo  fût  le  plus  insign^Hant  alimenlc  les  conversa- 
tions pendant  quatre  ou  cinq  jours.  Jugez  donc  de  l'impression  profonde 
que  durent  causer,  et  des  sujets  d'ontreiien  que  produisirent  des  évéïie- 
mens  aussi  graves  que  la  révolte  des  protestans,  les  périls  courus  par 
l'évèque,  et  l'asile  qu'il  avait  trouvé  chez  maître  Tabary  l'honnéie 
homme. 

Et  puis  chaque  jour  apportait  un  aliment  nouveau  à  la  curiosité  publi- 
que :  co  fut  d'abord  le  départ  du  mul(|uinierà  cheval  près  de  la  litière  do 
Mlle  Berthe  ;  ensuite  le  long  séjour  de  trois  semaines  qu'il  fit  h  Cambrai, 
lui  qui  jamais  jusque-là  n'avait  voyagé  hors  de  Valenciennes ,  lui  si 
constamment  assidu  à  ses  aflaires.  Mille  interprétations  v.igues,  confuses, 
qui  se  contredisaient ,  mais  toutes  impreiiinées  de  médisance  et  de  mali- 
gnité, couraient  la  ville  et  passaient  de  bouche  en  bouche. 

Son  retour  soudain  acheva  de  mettre  le  comble  à  la  curiosité  génér.ilc, 
surtout  lorsque  l'on  entendit  annoncer,  pour  le  surlendemain^  l'entrée 
solennelle  de  monseigneur  l'évèque  de  Cambrai,  qui  venait  juger  les  fau- 
teurs d'hérésie  et  les  séditieux  huguenots. 

Chacun  en  parlait  et  formait  à  cet  égard  des  conjectures  toutes  com- 
plètement éloignées  de  la  vérité,  comme  cela  se  pratique  d'ordinaire. 
Chacun,  y  compris  les  trois  vieilles  maîtresses  u'école.  qui  n'étaient,  cer- 
tes,  ni  les  moins  curieuses  ni  les  moins  bavardes  de  la  ville,  (i rare  à 
leurs  rapports  fréquens  avec  les  familles  de  leurs  écoliers,  ci  surtout  avec 
les  servantes  qui  les  anie. aient  chez,  elles,  il  n'était  point  do  propos  (ju'el- 
les  ne  sussent  au  bout  du  doigt,  point  de  mystère  d'intérieur  qu'olrs  ne 
par^ins^ent  à  surpron.lre  et  partant  à  révd.r.  Pieuses,  charitables  cl 
d'excellent  cœur,  ces  trois  lilles,  qui  se  seraient  reproché  une  larme  ver 
sée  à  tort  par  l'un  de  leurs  écoliers,  jetaient  sans  STupulc  le  trouble  dans 


les  familles,  et  semaient  à  pleine  main  la  calomnie  sans  y  voir  le  moindre 
mal. 

Donc,  malgré  toute  l'affection  qu'elles  portaient  à  maître  Tabary,  pour 
qui  l'Ik.s  prolessaient  d'ailleurs  la  vOii-^ration  et  l'inK^'rit  que  l'on  porte 
aux  personnes  qui  tienneut  entre  leurs  mains  une  partie  de  notre  son,  les 
trois  maîtresses  d'école  s'ébattaient  entre  elles  aux  dépens  des  récom- 
penses que  le  mulquinier  aticmlait  t'e  l'évéque ,  pour  un  service  rendu 
par  liasard,  et  que  nul  autre  n'eût  refu  é;  elles  s'otuunaient  avec  malice 
de  voir,  chez  un  honiiiie  riche  ,  tant  d'apprêts  pour  obtenir  des  faveurs. 
Elles  ciiaient  les  fondions  qu'il  allait  remplir  près  du  prélat,  et  assaison- 
naient le  tout  de  reproches  sur  la  négligence  que  les  voyages  du  mulqui- 
nier pouvai(!nt  causer  à  ceux  qui  lui  confiaient  leur  ai'geut,  lorsque  ma! 
ire  T..l)ary  apparut  au  mi.ieu  d'elles. 

Ellc.«;  jex'rent  un  triple  cri  qu'il  réprima  de  la  main. 

—  Silence!  dit-il  en  quittant  son  manteau  sous  lequel  il  portait  un  pa- 
quet assez  gros. 

Puis  il  aouia  : 

—  Vous  u'étes  guère  soigneuses  de  vos  aCTaires.  En  déposant  chez  moi 
Tos  cent  cinquante  livres  tournois  ,  vous  n'avez  point  attendu  que  mon 
argentier  vous  donnât  en  échange  un  reçu  :  je  vous  l'apporte. 

Les  trois  vieilles  lilles,  le  visage  épanoui,  mêlèrent  unanimement  leurs 
trois  voix  gutturales  et  nasardes  pour  rciucrcier  le  mulquinier. 

—  Je  vous  apporte,  en  outre,  l'intérêt  au  denier  vingt  de  celle  somme 
que  j'avais  emportée  par  hasard  à  Cambrai.  PuisQue  c'est  Dieu  qui  m'a 
fait  prendre  ce  sac  avec  les  miens,  me  .^u  s  je  dit,  c'est  sans  doute  un  aver 
tissement  que  le  ciel  me  donne  de  partager  avec  les  trois  dignes  sœurs  le 
gain  que  j'en  retirerai.  Voici  celle  petite  somme  en  livres,  sous  et  de- 
niers. 

Pour  le  coup ,  les  trois  sœurs  se  seraient  mises  dans  le  feu  pour  un  si 
loyal  argentier. 

—  Maintenant,  ajouta-t-il,  en  tenant  toujours  et  la  bourse  et  le  parche- 
min, maintenant  service  pour  service,  le  vonlez-rous? 

—  Notre  sang,  notre  vie  vous  appariieiiiieni. 

—  Eh  bien  !  il  faut  que  vous  vous  enfermiez  chez  vous  dès  ù  présent  au 
fond  de  votre  logis  et  dans  la  chambie  la  plus  reculée;  que  vous  me  1  lis- 
siez maître  de  la  pièce  où  nous  nous  trou\uus  maiuteiiant,  et  que  vous  ne 
cherchiez  point  à  connaître  les  motifs  qui  me  font  agir.  Enfin  surtout  que 
nul  ne  h;  sache  demain. 

—  Jamais!  s'éiriaMarie-Josèphe,  jamais!  Il  yalàquelque  mystère  à  l'é- 
gard du  curé  de  Sainte-Cioix,  contre  le  logis  duquel  se  trouve  adossée 
notre  maison ,  et  dont  un  simple  mur  sépare  noire  cour  de  sa  cour...  El 
monseigneur  l'évéque,  qui  loge  chez  le  curé!  Jamais l 

—  Jamais  !  répé.a  Catherine. 

Toutes  les  trois ,  après  cet  énergique  manifesn ,  se  levèrent  vivement 
et  avec  résolution. 

Tabary  insista,  sollicita,  pria;  rien  ne  put  apaiser,  rien  ne  put  faire  ce 
der  les  fidèles  catholiques,  qui  frémissaient  d'indignation  à  la  seule  idée 
deca\  sîr  préjudice  à  monseigneur  1'  véque  ou  nu  curé. 

—  Eh  bien  !  puisqu'il  en  est  ainsi ,  (it  le  muliiuinier  poussé  à  bout , 
dites  adieu  à  vos  cinquante  écus  et  à  riiilérét  qu'ils  ont  produit.  Je  dé- 
chire le  reçu,  et  je  mets  I  argent  dans  ma  poche  !  Sur  ce,  bonsoir. 

11  sortit  en  maudissant  les  vieilles  filles  et  leurs  imbéciles  scrupules. 

Cependant  il  ne  marchait  que  doucement,  car  il  s'attendait  bien  à  voir 
l'une  d'elles  courir  après  lui  pour  le  rappeler.  Cet  homme  avait  manié 
trop  d'argent  en  sa  vie,  pot;r  ne  point  connaître  le  pouvoir  rie  l'argent. 

—  11  faut  le  rappeler,  hasarda  Gertrude,  qui  lisait  ce  désir  dans  les 
yeux  de  Marie-Josèphe.  —  Courez  après  lui,  Catherine,  hûiezvous,  vous 
le  rejoindrez  encore. 

La  pauvre  petite  asthmatique  partit  de  son  plus  vite,  c'est-à-dire  avec 
assez  de  lenteur.  Sa  onslruclion,  fort  peu  favorable  pour  courir,  la  fai- 
sait irébuchci  à  chaque  pas.  Eufin,  hors  d'haleine  et  désespérant  d'attein- 
dre le  mulquinier,  elle  s'arrêta,  réunit  ses  mains  en  porte-voix  autour  de 
sa  bouche,  et  poussa  un  Ohé  faux  et  glapissant  qui  \int  résonner  à  l'o- 
reille de  Tabary  comme  une  délicieuse  musique. 

]1  se  hâta  de  revenir. 

Les  trois  sœurs  l'attendaient  sur  le  seuil  de  leur  maison;  Marie-Josè- 
phe et  Gcitiude  pâles  et  en  larmes,  Catherine  le  visage  écarlate  et  tous- 
sant à  étouffer. 

—  Maiiie,  vous  ne  nous  quitterez  pas  ainsi,  vous  le  comprenez  bien; 
vous  ne  pouvez  pas  nous  exposer  ù  des  périls  et"  au  courroux  de  monsei- 
gneur l'évéque. 

—  Ecoutez-moi,  dit  il  iprès  un  moment  de  réilcxion,  je  comprends  et 
j'approuve  vos  sciupiiles. 

Les  trois  sœurs  respirèrent  plus  à  l'aise,  et  leurs  regards  s'attachèrent 
sur  le  visage  du  mulquinier. 

—  Puisque  vous  l'exigez,  il  faut  que  je  vous  confie  un  grand  secret.  Ce 
que  je  veux  faire,  c'est  par  l'ordre  de  mouseigueur  et  pour  lui  rendre 
service. 

—  Ah  !  cela  change  bien  les  choses,  interrompit  Gertrude,  qui  voulait 
Cter  à  Marie-Josèphe  le  chagrin  de  revenir  la  première  sur  l'opposition 
eipiimée,  et  la  hotite  cruelle  que  l'on  éprouve  toujours  quand  on  est  for- 
cée de  se  rétracter. 

—  Croyez  vous,  comment  avez-vous  pu  croire  que  mol,  moi,  je  songe 
B  desservir  monseigneur? 


—  t'est  ce  que  je  pensais,  répliqua  Marie-Josèphe  ;  c'est  la  réflexion 
de  ma  sœur  Gertrude.. . 

—  Une  réllexion,  moi  !  je  n'ai  rien  dit. 

—  Si  fait,  ma  sœur. 

—  Vrai?  Ma  sœur  Catherine  me  semblait  si  fort  épouvantée,  que  j'ai 
pcutctre  dit  quelque  chose  sans  y  prendre  garde. 

Catherine,  le  souffre-douleur,  accepta  la  responsabilité  dont  on  la  char- 
geait, baissa  les  yeux  et  se  mit  à  son  rouet  pour  se  donner  une  conte- 
nance. 

—  Allons,  voilà  tout  arrangé,  et  je  m'en  félicite.  Tenez,  voici  le  reçu 
de  voire  argent,  et  vous  comprenez  bien  que  je  n'ai  jamais  sérieusement 
voulu  le  dédiirer.  Voici,  en  outre,  rmiérèt  que  je  vous  ai  promis  :  main- 
tenant que  j'ai  rempli  mes  convention-,  remplissez  les  vôtres. 

Les  trois  sœurs,  fort  mal  à  leur  aise,  et  qui  cherchaient  en  vain  à  don- 
ner le  change  à  leurs  craintes  et  à  leurs  scrupules,  se  retirèrent  dans  la 
cinmbie  la  plus  éloignée  de  leur  cour.  Là,  elles  retrouvèrent  la  première 
éneivie  de  leurs  inquiétudes,  quand  elles  entendirent  Tabary  fermer  à 
tri|)li!  tour  non  seulement  la  porte  de  leur  chambre,  mais  encore  les  por- 
tes et  toutes  les  fenêtres  du  logis. 

Elles  pissèrent  la  nuit  complète  sans  se  coucher,  debout  et  prêtant 
l'oreille  au  moindre  bruit.  Elles  crurent  vers  minuit  reconnaître  un  léger 
murmure  de  voix,  mais  peut-être  n'étaicnt-ce  que  les  plaintes  du  vent. 

Cependant  le  jour  commençait  à  paraître,  et  des  raies  vives  de  lumière 
pénétraient  à  iravcis  les  volets  des  fenêtres,  que  Marie-Josèphe  prit  sur 
elle  d'ouvrir. 

Jugez  de  sa  terreur,  elle  vit  la  porte  qui  menait  à  la  rue  toute  grande 
ouverte,  une  échelle  de  coide  était  encore  attachée  à  la  muraille,  es  scr- 
viieurs  de  l'évéque  couraient  çà  et  là  dans  une  agitation  extrême,  el  une 
grande  foule  se  rassemblait  dans  la  rue. 

On  ne  tarda  pas  à  découvrir  l'échelle  de  corde  ;  alors  des  imprécations 
s'élevèrent  de  toutes  parts  contre  les  trois  sœurs,  on  se  précipita  dans 
leur  maison,  on  enfonça  la  porte  de  Kur  chambre,  on  les  sa'sit,  on  les 
garruia,  et  elles  furent  traînées  en  priïon  au  milieu  d'une  foule  immense 
qui  d'.'oiandait  leur  prompt  supplice. 

VII. 
TOURMENS, 

Pendant  que  ces  événemens  se  passaient,  une  voiture  chargée  de  paille 
emmenait  le  mulquinier  et  la  comtesse  lîerihed  éguisfs  en  paysans  et  ca- 
chés sous  l'immense  toile  dont,  suivant  l'usage,  celle  voiture  était  recou- 
verte. Un  charretier,  loué  la  veille  par  Tabary,  et  (|ue  les  fugitifs  étaient 
venus  rejoindre  à  quelque  distance  de  Valenciennes,  conduisait  les  che- 
vaux et  croyait  accompagner  dans  leur  ferme  du  Vermandois  un  culiiva- 
teur  et  sa  femme  ;  Tabary  avait  choisi  le  Vermandois  pour  asile  ;  car  une 
fuis  dans  ce  pays ,  il  n'avait  plus  rien  à  redouter  de  l'évéque  de  Cam- 
brai. 

A  présent  une  chaise  de  poste  franchirait  en  peu  d'heures  la  distance 
qui  sépare  Saint-Quentin  de  Valcncienues  ;  mais  au  quinzième  siècle  ou 
n'avait  point  de  chaises  de  poste  !  C'était  donc  un  voyage  de  deux  jours , 
un  voyage  long  et  dangereux  pour  Tabary,  puisque  si  jamais  les  hommes 
d'armes  de  l'évéque  venaient  à  découvrir  la  roule  qu'il  avait  prise,  il  était 
impossible  qu'ils  ne  l'atteignissent  pas  promplement.  Jugez  des  frissons 
qui  parcouraient  tous  ses  membres  lorsqu'un  bruit  lointain  de  chevaux  se 
faisait  entendre,  et  jusqu'au  m  jinent  où  ce  bruit  s'éteignait.  Oh  !  que  de 
fois  il  maudit  l'amour  ou  plutôt  l'orgueil  insensé  qui  le  jetait  en  de  si 
grands  périls.  Voilà  qu'il  a  détruit  tout  son  bonheur,  et  que  proscrit,  me- 
nacé de  mort,  il  lui  faut  prendre  la  fuite,  à  travers  les  plus  grands  périls... 
Tout  cela  pour  une  femme  qu'il  trompe,  pour  une  femme  qui  lui  crachera 
peut-être  au  visage  en  appi'enant  qu'il  n'est  point  un  grand  seigneur.  — 
S'il  revenait  sur  ses  pas,  s'il  rendait  Berihe  à  son  onde?...  Imposible  ! 
l'évéque  de  Cambrai,  ce  cœur  dur,  cette  volonté  de  fer,  n'a  jamais  par- 
donné :  la  prison,  la  liarl,  voil\  le  prix  qui  récompenserait  le  repentir  de 
Tabary.  Allons,  le  sort  en  eA  jeté  :  à  la  grâce  de  Dieu  !  Une  fois  hors  du 
Cambresis  il  pourra  traiter  de  puissance  à  puissance  avec  l'évéque  de 
Cambrai,  et  pour  sauver  l'honneur  de  sa  nièce,  le  prélat  sera  bien  forcé 
de  sanctifier,  par  la  bénédiction  nuptiale ,  un  mariage  inévitable  !  Car 
mieux  vaut  encore  que  sa  nièce  soit  la  femme  d'un  bourgeois  que  la  mat- 
tresse  d'un  bourgeois,  el  puis  le  temps  cal  ne  et  arrange  bien  des  choses. 
Alors,  une  couronne  de  comte  au  mulquinier  !  de  vastes  domaines  !  du 
pouvoir  !  car  une  fois  que  ces  nobles  qui  le  dédaignent  l'auront  admis  de 
force  parmi  eux,  ils  reconnaîtront  bientôt  sa  supériorité  et  dans  un  temps 
de  troubles  et  d'agitation  auront  recours  à  lui,  lorsque  surviendra  quel- 
que crise  intminente.  Que  Dieu  envoie  bientôt  cette  crise,  et  la  fortune 
du  mulquinier  croîtra  haute  et  brillante  :  a'ors  ceux  qui  le  repoussaient 
l'appelleront  à  eux,  ceux  qui  le  rejetaient  se  montreront  les  plus  ardens  à 
le  faire  arriver,  et  il  ne  s'arrêtera  pas  en  chemin. 

Lacomtessi  Bcrihe  n'avait  qu'une  ;)eusée,  qu'une  seule  pensée;— n'im- 
porte qu'il  advienne,  je  suis  à  lui. 

Pauvre  enfant!  Naïve,  aiman  e  et  crédule,  il  n'avait  fallu  que  lui  parler 
d'amour  el  pleurer,  pour  lui  aire  oublier    on  "-ang,  et  pour  qu'elle  s'en- 
fuît avec  un  inconnu.  Tant  de  sacrilices  n'étaient  -ien  pour  elle.  Pourvu 
qu'elle  tînt  dans  ses  mains,  conme  elle  la  tenait ,  une  des  mains  de  son  ' 
amant  ;  pourvu  que  Svi  tête  reposât  sur  son  épaule ,  que  lui  ■'f:jonm  sa 


couronne  de  comtesse,  splendeur  perdue ,  les  dangers  ,  les  fatigues,  la 
pauvreté?  N'eslil  pas  près  d'elle  ! 

Jusqu'à  la  nuit  close  ,  rien  ne  vint  alarmer  Tabary  ;  car  l'évêque  ne 
soupçonnait  pas  les  amours  de  sa  nièce  pour  le  raulquiuier,  et  il  ne  com- 
prit la  trahison  du  bourgeois  qu'après  avoir  interrogé  les  trois  maîiresses 
d'L'cole.  On  perdit  bien  du  temps  à  visiter  la  maison  de  Tabary,  et  à  pres- 
ser de  questions  dame  Rose,  qui  ne  comprenait  pas  plus  que  les  autres  la 
disparition  de  son  frère.  Ensuite  on  dirigra  vers  Mons  et  vers  les  villes  du 
Ilainant  les  émissaires  chargés  de  poursuivre  les  amans,  car  nul  ne  soup- 
çonnait leur  projet  hardi  de  prendre  la  route  du  Vcrmandois ,  et  de  ira- 
vciser,  pour  y  arriver,  le  siège  même  du  pouvoir  de  l'évoque  de  Cam- 
brai. .  ^     ,     ■ 

Aussi,  à  la  nuit  tombante,  la  voiture  de  Tabary  traversait  Cambrai  sans 
encombre,  et  continuait  sa  route  vers  Saint- Quentin. 

Mais,  à  trois  lieues  environ  de  Cambrai,  la  voiture  fut  tout  à  coup  en- 
tourée de  gens  armés  qui  se  saisirent  du  thairetier,  !e  lièrent  à  un  ar- 
Lre,  et  se  mirent  à  fouiller  la  voiture ,  dont  ils  tirèrent  Tabary  et  Ber- 
the. 

Bcrlhe  louait  à  la  main  un  petit  poignard  dont  elle  voulait  se  frapper 
avnt  qu'on  ne  la  ramenât  à  son  oncle,  car  elle  se  croyait  tombée  dans  les 
mains  des  hommes  d'armes  envoyés  à  sa  poursuite. 

Mais  jugez  de  sa  joie,  ce  n'étaient  que  des  voleurs. 

Ils  visitèrent  la  voilure,  arrachèrent  à  Tabary  une  ceinture  pleine 
d'or,  s'emp.irèrcnt  des  chevaux,  et  laissèrent  là  Uerihe  et  lij  mulquinier  ; 
le  charretier  «vait  trouvé  moyen'de  rompre  ses  liens  et  s'était  enfui  à  tra- 
vers chimps. 

Le  pâle  et  tremblant  Tabary  demeurait  attéré. 

—  Qu'allonsnous devenir  ?  s'éma-i-il  enfin,  qu'allons-nous  devenir? 
yans  ressources ,  sans  chevaux  ,  poursuivis  ,  sans  connaître  les  routes. 
Qu'allons  nous  devenir  ? 

—  Eh  bien  !  nous  continuerons  notre  chemin  à  pifd,  répliqua  courageu- 
sement Bcrth  '.  Je  veux  t'en  montrer  l'exemple,  allons,  viens. 

El  elle  l'aiiira  par  la  main. 

11  la  suivit  sombre  et  silencieux. 

—  Oh  !  maudiie  soit  celte  femme  qui  m'a  pcidu!  songeait-il. 

Ah  bout  de  deux  heures  de  marche,  il  fallut  que  Bcrthe  s'arrêtât  et  s'as- 
sît sur  une  pierre. 

—  Te  voilà  fatiguée,  n'est-ce  pas?  qu'allons  nous  faire? 

—  Marchons!  reprit  elle.  Et  elle  se  remit  en  route. 

Le  lendemain,  quand  le  soleil  se  leva,  le  mulquinier  sut  pourquoi  Berlhe 
s'était  ai  rétée  la  nuit  à  diverses  reprises. 

C'tstqucles  cailloux  de  la  route  avaient  déchiré  ses  pieds  dél.cats  et 
frêles,  et  que  gonflés  et  sanglans  ils  pouvaient  5  peine  la  soutenir. 

—  Damnation!  murmura  t-il,  que  vais-je devenir .-'  Iti,  a\ec  une  femme 
qui  ne  peut  plus  marcher. 

Mais  son  désespoir  ne  connut  plus  de  bornes,  loi squ'il  s'aperçut  que 
dans  leur  trouble,  trompés  par  l'obscurité  de  la  nuii,  ils  s'étaient  trompés 
de  route  et  avaient  pris  un  chemin  qui  les  ramenait  vers  les  porte;  de 
Cîmbrai.  Il  pleura  comme  un  enfant  et  s'assit  à  terre,  sans  énergie,  sans 
espérance,  résolu  h  ne  rien  tenter  pour  sortir  du  péril. 

Berthe,  à  force  d'exhortations,  parvint  à  rendre  un  peu  de  résolution  à 
ce  lâche,  qui  se  remit  en  route.  Mais  à  peine  avaient-ils  fait  quelques  pas, 
qu'ils  ennmlirent  galoper  derrière  eu\  une  troupe  d'homincs  u'armes. 

Berthe  et  Tabary  n'eurent  que  le  temps  de  s,;  jeter  dans  un  petit  che- 
min de  traverse,  et  de  s'y  coucher  à  plat-ventre  jusqu'à  ce  que  les  hommes 
d'armes  se  fussent  éloignés. 

Une  autre  fois,  ils  virent  de  nouveau,  au  loin,  des  soldats  qui  sem- 
blaient faire  d'activés  recherches;  encore  quelpies  instaas.  et  ils  allaient 
arriver  h  l'endroit  où  se  trouvaient  les  fugitifs!...  El  rien  pour  se  cacher, 
pas  un  buisson!  D'un  côté  la  route,  de  l'autre  des  champs  nus  et  un  ma- 
rais immense. 

—  Que  faire?  que  devenir?  murmura  le  mulquinier. 

—  Noiïs  plonger  dans  ce  marais,  dont  les  roseaux  nous  déroberont  aux 
regards. 

Sans  hésiter  elle  lui  en  donna  l'exemple. 

VUI. 
EXPIATIOX. 

Maintenant  il  faut  laisser  écouler  un  mois,  et  rejoindre  Berthe  et  le 
mulquiDier  au  Caielet,  petite  ville  forte  de  la  Picardie ,  séparée  de  Cam- 
Ir.ii  par  cinq  lieues  environ. 

I  Vous  voyez  celte  maison,  ou  plutôt  celte  cabane  recouverte  de  chaume, 
qui  ne  se  compose  que  de  deux  pièces  au  rez-de-chaussée ,  et  sur  l'aire 
niai  battue  de  laquelle  le  pied  trébuche  à  chaque  pas  :  c'est  là  qu'elle  se 
cache  sous  un  nom  supposé.  C'est  laque,  dangereusement  malade,  elle 
a  pasfé  trois  semaines  de  souflVances  et  ue  misère. 

Maintenant,  elle  entre  en  convalescence  ;  mais  celte  convalescence,  au 
milieu  des  privations  les  plus  rudes,  n'a  rien  de  ce  voluptueux  bien-être, 
mcl.irge  ineffable  qui  réunit  à  la  doure  langueur  du  mal  cessé  la  mysté- 
rieuse sensation  de  la  naiure  qui  se  régénère.  Non,  à  peine  la  lièvre  et  ses 
brùlans  frissons  ont-ils  cessé  de  parrouiir  ses  membres  et  d'allourdir  son 
front,  qu'il  lui  a  fallu  courber  ce  front  6ur  de  pénibles  travaux  à  l'ai- 


guille. Mal  vêtue,  a'îsise  près  de  la  fenêtre  entrebâillée  (1),  car  le  jour 
commence  abaisser,  elle  n'en  poursuit  pas  moins  activement  sa  besogne, 
quoique  la  rigueur  du  froid  ail  rougi  et  gonflé  ses  mains  frêles,  naguère 
si  délicates  et  si  blanches.  Mais  il  faut  qu'elle  se  hâte ,  car  de  ce  travail 
dépend  leur  pain  du  soir.  Tabary  n'a  point  trouvé  au  Catelet  l'argent  qu'il 
comptait  s'y  procurer,  et  depuis  un  mois  qu'elle  est  malade,  ils  ont  épuisé 
toutes  leurs  ressources,  tout  leur  crédit.  Ils  ont  contracté  des  dettes,  on 
ne  veut  plus  rien  leur  vendre  s'ils  ne  paient  comptant!  Il  faut  donc  que 
les  objets  de  lingerie  qu'elle  coud  soient  remis  ce  soir  même  au  mercier 
qui  les  lui  a  donnés  à  confectionner  et  qui  les  paiera  d'un  misérable  sa- 
laire. Cependant,  avec  quelque  activité  qu'elle  tasse  courir  l'aiguille,  elle 
ne  lève  pas  moins  la  tête  de  temps  à  autre  pour  interroger  du  regard  la 
roule  qui  s'alonge  sous  sa  fenêtre.  Elle  attend  celui  qu'elle  aime  ,  celui 
pour  lequel  seulement  la  misère  lui  est  rude.  Ah  !  que  n'at-il  pour  h  sup- 
porter le  courage  qu'elle  trouve,  elle,  dans  son  amour  !  Mais  loin  de  là, 
toujours  sombre  et  accablé,  il  désespère,  il  doute  de  l'avenir,  il  supporte 
avec  impatience  le  présent...  Oh  !  enfin  le  voici.  —  François,  mon  Fran- 
çois. 

Elle  court  au-devant  de  lui ,  elle  se  suspend  à  son  cou ,  elle  le  presse 
contre  sa  poitrine.  Maladie,  travail,  misère,  inquiétude,  elle  a  tout  oublié  I 
Il  est  là. 

Tabary  lui  rend  avec  distraction  ses  caresses,  puis  il  se  laisse  tomber 
sur  un  banc  et  tire  de  sa  poche  quelques  pièces  de  cuivre. 

—  Tiens,  lui  dit-il,  voici  le  prix  de  ma  journée,  ils  ont  failli  ne  pas  me 
payer.  Us  prétendent  que  je  rêve  au  lieu  de  dévider  leurs  fils  !  Ils  ne 
veulent  plus  de  moi  pour  demain  ;  ainsi,  demain,  pas  de  pain. 

—  Oh  !  si,  mon  bien-aimé,  fi,  car,  regarde,  j'ai  pu  travailler  aujour- 
d'hui, moi  !  Tiens,  regarde!  quoique  bien  faible  encore,  je  me  suis  traî- 
née jusque  chez  le  mercier  qui  denture  à  l'extrémité  du  laubourg,  je  lui 
ai  demandé  du  travail,  il  m'en  a  donné  :  vois  tout  ce  que  j'ai  fait  aujour- 
d'hui. En  disant  cela,  elle  lui  montivit  avec  une  joie  enfantine  la  pièce  de 
loile  grossière  qu'elle  cousait. 

Tabary  ne  leva  mêaie  pas  les  yeux. 

—  Oui,  soupira-til  après  quelques  instans  de  silence,  oui,  nous  ne 
mourrons  pas  de  faim  aujourd'hui,  mais  demain  nous  resterons  sans  asile, 
car  le  piysan  qui  nous  loue  celle  chaumière  m'a  fait  savoir  que  si  demaio 
je  ne  lui  en  payais  pas  le  loyer,  il  m'en  chasserait  impitoyablement.  De- 
main, où  nous  abriterons-nous? 

—  François  ! 

—  Nous  allons  manquer  de  pain,  nous  manquons  de  bois  pour  réchauf- 
fer nos  membres  raidis  et  soullretcux.  on  ne  veut  plus  de  mon  travail,  et 
demain  il  ne  nous  restera  même  plus  un  loît  pour  abriter  nos  têtes.  Oh  ! 
damnation!  damnation!  pourquoi  le  hasard  est-il  venu  nous  jeter  l'un 
vers  l'autre? 

—  François,  calmez  un  peu  ce  triste  désespoir  ! 

—  Sans  moi  vous  seriez  heureuse  et  paisible  ;  sans  voe.s,  moi  je  serais 
encore  l'heureux  bourgeois  dont  chacun  enviait  la  richesse,  la  cunsidéra- 
tioQ  et  la  probité. 

—  Un  bourgeois!... 

—  Eh!  oui,  madame,  ua  bourgeois,  un  marchand  de  fils!...  Est-ce 
qu'il  vous  faut  un  noble  seigneur  pour  hab.ter  celte  cabane  avec  vous  ? 
pour  en  être  chassé  demain  avec  vous? 

—  Qu'importe,  François,  si  lu  m'aimes. 

—  Si  je  vous  aime  !  ricana-iil,  si  je  vous  aime  !  cet  amour  ne  me  coûtc- 
t-il  pas  assez  cher,  ne  l'ai-je  pas  payé  de  ma  fortune  et  de  mon  repos  !  le 
beau  lieu  vraiment  pour  parler  d'amour  ! 

—  Hélas  !  pensa-t-elle ,  combien  je  lui  dois  de  tendresse  et  de  preuves 
de  dévoûment,  en  échange  de  tout  ce  qu'il  a  perdu  pour  moi  ! 

IX. 

INCIDENT.  —  DÉXOUMEXT. 

De  toutes  les  circonstances  qui  dégradent  l'homme ,  il  n'en  est  pas  de 
plus  eflicace  et  de  plus  sûre  que  \a  misère,  maleiuadu,  comme  dit  le 
poète  latin,  et  bien  pire  que  le  vice,  suivant  l'expression  de  Voltaire.  Car 
depuis  un  mois  Tabary  ,  que  l'ambition  seule  et  non  l'amour  avait  jeté 
dans  une  situation  si  pénible,  supportait  avec  d'autant  pljs  d'impatoncc  la 
misère,  et  en  subissa  t  d'auiaiil  plus  les  mauvaises  influences,  qu'il  laissait 
derrière  lui  un  sort  doux,  riche  et  plein  de  ce  bonheur  positif  au-delà  du- 
quel ne  se  levaient  guère  ses  idées  bDurgcoises.  I!  avait  cru  que  l'évêque 
de  Cambrai,  qui  d'ailleurs  lui  devait  la  v.e  .  préférerait  la  mésalliance  de 
sa  nièce  avec  un  homme  riche  et  habile,  au  scandale  d'un  enlèvement  ;  et 
que  lui  riche  marchand,  échangerait  ainsi ,  sans  trop  de  mal ,  et  après  de 
courtes  agiiations,  sa  barrette  fourrée  contre  le  chaperon  de  prince. 
Mais  déçu  dans  ses  calculs ,  il  maudissait  amèrement  son  ambition  ,  et 
cherchât  avec  avidité  le  niovcn  de  sortir  de  la  situation  fausse  où  il  se 
trouvait.  De  plus ,  la  teadresse  et  la  résignation  de  Berlhe  lui  faisaient 
mal  ,  parce  qu'elles  le  f  )rçaient  à  rougir  de  luiméaie  :  elles  laignssa.enl 
comme  un  i  eproche  perpétuel,  et  une  sorte  de  haine  sourdisssait  involon- 
taire dans  son  ame,  contre  celle  qui  valait  mieux  que  lui  et  qui  avait  causé 
tous  ses  nulhcurs. 


(11  I.'usage  du  verre  n'olail  oiiooro  en>|iIo)é  dans  ce  pi) s  que  pour  les  église», 
es  châteaux  et  le?  habitations  des  riches  bonrgi-ois. 


30 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Telles  étaient  les  pensées  qui  n'avaient  cessé  d'agiter  Tabary  durant 
toute  une  nu't  sans  sommeil,  et  qui  s'attaibèmit  h  lui,  lorsqu'au  point  du 
jour  il  sortit  sans  but,  et  se  prit  à  errer  dans  la  camp.iguc. 

Un  brouillard  épais  et  lourd  se  joignait  au  froid  de  la  saison  ,  comme 
pour  ajiniter  encore  au  malaise  dont  s'endolorissaient  les  membres  faii- 
gui's  du  mul(|uinier;  le  brouillard  excitait  ses  souffrances  morales  par  les 
souffrances  physiques.  Des  regrets,  des  remords,  df  s  pensers  insensés  et 
confus,  mais  tous  haineux  et  tous  sinistres ,  venaient  tour  à  tour  passer 
de\aiit  son  imagination  et  lui  inspirer  quelque  parii  désespéié.  Lequel?  il 
ne  le  sait  point,  il  n'en  voit  point  ;  mais  il  souffre  et  il  faut  qu'il  se  débar- 
rasse de  ses  souffrances ,  ne  filt-ce  que  pour  les  changer  conlre  d'autres. 
Oh  !  sa  bonne  vie  de  bourgeois  qu'est  elle  devenue? 

—  Tout  à  coup ,  au  détour  d'un  chemin,  il  se  trouve  face  à  face  avec 
un  seigneur  à  cheval  qui  lui  crie  : 

—  Oh  !  je  vous  tiens  enlin,  maître  Tabary, 

C'était  un  des  puissans  chevaliers  de  la  cour  de  l'évêque. 

—  De  par  Dieu  votre  compte  ne  sera  pas  long  à  régler  et  la  hart  est 
déjà  dressée  i)our  vous  dans  le  coupe-oreilles  de  Cambrai,  Suivez-moi. 

—  Je  vous  tuerais  si  je  le  voulais ,  répliqua  Tabary  ,  en  faisant  briller 
un  poignard  sur  la  poitrine  du  chevalier,..  Mais,  ajouia-t-il,  je  ne  le  veux 
pas,  et  il  jtta  l'arme  loin  de  lui. 

—  Courtoisie  pour  courtoisie  !  répliqua  le  comte  de  Saldagne,  vous  êtes 
libre  jusqu'à  la  première  rencontre. 

—  Je  ne  veux  point  de  cette  liberté  :  j3  suis  las  de  tant  de  misères  et  de 
périls. 

La  mort  vaut  luieux,  livrez-moi  au  bourreau. 

—  Et  la  demoiselle  Benhe  ? 

—  Tabary  Laissa  li  léle  sans  répandre. 

—  Oh!  ch!  bourgeois,  serait-elle  défunte? 

—  Non  point,  et  vous  pourrez  la  ramener  en  triomphe,  ricana  Tabary, 
la  ramener  pure  comme  avant  son  départ,  car  elle  a  été  malade  durant  un 
mois!  Une  fois  convalescente,  elle  n'a  point  voulu  de  ma  fui  sans  prêtre , 
et  je  n'avais  point  un  mouion  d'argent  à  donner  au  prêtre. 

—  Oui  dà,  ûi  le  chevalier ,  et  elle  ne  t'aime  plus  comme  tu  ne  l'aimes 
plus? 

—  Qu'importe!  puisque  la  bart  m'attend,  marchons. 

—  Il  importe  beaucoup,  bouigeois,  car  j'ai  moyen  de  te  tirer  de  péril, 
et  moi  de  faire  une  bonne  allaire.  Voyons  ,  consens  à  ce  que  je  vais  le 
proposer,  et  tu  rentreras  dans  la  ville  de  Valenciennes;  tu  y  trouveras  ta 
boutique,  ton  argent  et  la  considération. 

—  Si  je  le  veux  ! 

—  Eh  bien,  suis-moi,  et  à  l'œuvre. 

Cependant  Berthe  venait  de  s'éveiller,  et  son  premier  soin  avait  été  d'ap- 
peler François  ;  mais  il  était  déjà  sorti. 

—  Pauvre  infortuné,  se  disait-elle  ,  sans  doute  il  est  allé  chercher  de 
l'ouvrage,  pour  rendre  moins  rudes  les  privations  que  j'endure  !  Dans  quel 
abime  de  souffrance  je  l'ai  jeté...  et  j'ai  pu,  moi,  augmenter  ses  chagrins... 
Comme  si  tant  de  sacrifices  n'étaient  pas  des  lions  plus  sacrés  que  la  bé- 
nédiction d'un  prêtre!  Oh!  oui,  moi  aussi, je  ferai  des  sacriDces  !  Récom- 
penscrais-je  trop  son  amour  ,  quand  je  deviendrais  sa  maîtresse  ,  quand 
je  deviendrais  même  sa  servante,  ouson  esclave  !...  Mais  quel  est  ce  bruit 
d'hommes  d'armes?  quel  est  ce  chevalier?...  Ciel!  le  comte  de  Sal- 
dagnel 

Le  seigneur  entra  dans  la  cabane  et  remit  silencieusement  un  parche- 
min à  Berthe,  celle-ci  lut  : 

«  Adieu  à  nos  rêves  d'insensés!  Le  seigneur  de  Saldagne  daigne  vous 
«réconcilier  avec  voire  oncle,  monseigneur  l'évêque  :  il  lui  fait  savoir 
«qu'en  vous  enlevant,  je  n'ai  agi  qu'en  serviteur  Ddèle  dudlt  comte  de 
«Saldagne,  qui  vous  aime.  « 

Berthe  pâlit  et  ses  mains  serrèrent  convulsivement  le  parchemin  ;  puis, 
tremblante  de  tous  ses  membres  et  avec  un  son  de  voix  que  ne  pourraient 
exprimer  des  paroles  humaines  : 

—  Sire  chevalier,  dit-elle,  je  ne  suis  pas  veuve! 
Le  chevalier  de  Saldagne  comprit. 

Le  surlendemain,  trois  pauvres  filles  ,  les  trois  sœurs  Thoin,  ensevelis- 
saient un  cadavre  trouvé  sur  la  route  de  Cambrai  à  Valenciennes  ,  et  con- 
solaient dôme  l'iose  qui  pleurait  et  qui  criait  à  travers  ses  sanglots  :  Mon 
frère  !  mon  pauvre  frère  ! 

—  Seigneur,  disaient  les  saintes  femmes,  en  remplissant  leur  pieux  of- 
fice, seigneur,  pardonnez-lui  ses  offenses  comme  nous  les  lui  pardon- 
nons. 

S.-HEXR'ï  BERTHOID. 


UJV  RÊVE  DE  II  IMPÊKATBICE  JOSKPHIRE. 

L 

Par  une  belle  matinée  du  mois  de  juin  180i ,  une  voiture  ,  sans  armoi- 
ries au\  panneaux  ,  mais  remarquable  par  son  élégance  fastueuse  et  la 
perfection  irréprochable  d'un  attelage  gris  pommelé  ,  s'arrêta  ,  rue  de 
Tournon,  devant  une  maison  d'assez  modeste  apparence.  Va  domestique 
mit  pied  à  terre ,  entra ,  sans  adresser  la  parole  au  concierge ,  gravit  les 


douzes  marches  d'un  petit  perron  faisant  angle  sur  le  cOté  gauche  de  la 
cour,  et  bientôt  reparut,  suivi  d'une  femmj  jeune  encore,  petite  grave 
d'un  aspect  commun  dans  son  ensemble,  mais  dont  le  regard  pénôiiant' 
les  noirs  sourcils ,  les  traits  fortement  accentués ,  la  déaiarche  virile  ' 
avaient  quelque  chose  de  bizarre  et  de  saisissant.  Ce' te  femme  monta 
lestement  dans  la  voiture,  et  les  chevaux  partirent  au  grand  trot. 

■Trois  quarts  d'heure  après,  le  riche  équipage  arrivait  à  la  Malmaison 
et  la  grosse  et  courte  petite  femme  était  introduite  dans  rappartcmeni  de 
Mme  Bonaparte  qui,  depuis  quelques  jours  seulement,  avait  été  saluée  du 
titre  d'impératrice. 

■-Soyez  la  bienvenue,  ma  chère  sybille,  dit  la  nouvelle  souveraine,  — 
se  levant  avec  empressement  de  son  soiuno  à  la  venue  de  la  viiteuse  ;  je 
n'eus  jamais  autant  qu'aujourd'hui  besoin  de  votre  science  et  de  vos  avis 
il  s'agit  de  me  donner  l'explication  d'un  rêve  tout-à-fait  extraordinaire.' 
Ce  matin,  un  peu  avant  le  jour,  étant  profondément  endormie,  je  me  suis 
figuré  que  je  voyais  tous  les  souverains  de  l'Europe  réunis  dans  une  salle 
immense.  Bonaparte,  Napoléon,  veux  je  dire,  présidait  à  cet  imposant 
congrès  de  rois.  J'étais  assise  près  de  lui.  A  un  signal  donné,  toutes  ces 
têtes  se  levèrent ,  et  commencèrent  à  défiler  devant  nous  en  s'inclina'it 
respectueusement.  Un  seul,  c'était  le  czar,  l'empereur  de  Bussie,  rétrograda 
au  moment  d'arriver  au  pied  du  trfine.  H  alla  reprendre  silencieusènient 
sa  place,  et  de  là,  assis,  couvert,  il  examina  avec  attention  ce  qui  se  pas- 
sait. Tout  a  coup  il  disparut;  puis  il  revint,  et,  sur  un  signe  que  je  lui  fis 
il  s  approcha  et  salua  gracieusement  Napoléon.  Ce  changement  subit,  cette 
sorte  de  rapprochement  imprévu,  me  causa  une  si  grande  joie,  que  je  me 
réveillai  en  sursaut.  J'étais  seule,  et  je  me  trouvai  assise  sur  mon  lit. 

Joséphine  se  tut:  Mlle  Lenormand,  car  c'était  elle,  Mlle  Lenormand, 
qui  l'avait  écoutée  dans  un  recueillement  silencieux ,  parut  quelques  ins- 
tans  absorbée  dans  une  profonde  médiiadon,  une  sorte  de  contemplation 
intérieure;  bientôt  son  visage  s'anima,  ses  veux  brillèrent  d'un  éclat  fé- 
brile, ses  lèvres  s'ngitèrent  sans  produire  aucun  son,  comme  &i  elle  eût 
répondu  à  une  sorte  d'intuition  secrète;  puis  enfin,  d'une  voix  saccadée 
et  masculine,  elle  s'écria  : 

—  Quel  brillant  avenir!.,  que  de  splendides  merveilles!..  Napoléon 
sera  le  maître  du  monde,  tous  les  rois  le  craignent  et  l'admirent.  Un  seul, 
des  régions  glacées  oii  il  commande,  tentera  d'obscurcir  l'éclat  de  cet  as- 
tre éblouissant;  mais  par  les  soins  Je  voire  majesté  impériale,  il  revien- 
dra  bientôt  ii  de  plus  prudentes  résolutions.  C'est  à  vous,  madame,  à 
vous,  noble  impératrice  et  reine,  que  le  destin  réserve  la  gloire  de  con- 
jurer l'orage,  de  le  dissiper  avant  qu'il  éclate  avec  fureur. 

Elle  se  tut;  l'espèce  d'agilatian  qui  venait  de  s'emparer  d'elle  parut 
s'éteindre  :  ses  yeux  se  voilèrent;  sa  tète  retomba  sur  sa  poitrine  hale- 
tante. 

Cette  scène  bizarre  et  rapide  avait  produit  sur  l'esprit  superstitieux  de 
Joséphine  une  profonde  impres-ion  (1),  et  lorsque  la  pyihonisse,  relevant 
par  degré  son  front  pâle  et  agité,  eut  recouvré  quelque  calme,  elle  com- 
mença à  la  presser  de  questions  : 

Quel  était  le  souverain  dont  on  devait  craindre  la  jalouse  et  audaci  'use 
inimitié?  Que  fallait-il  faire  pour  se  rendre  ce  puissant  antaa;onisie  favo- 
rable ?  —  La  sibylle  ne  répondit  pas  d'abord;  elle  tira  d'un  étui  do  peau 
de  chagrin  quelques  cartes  mystérieusement  taroiées,  puis  après  les  avoir 
disposées  d'une  façon  particulière  et  examinées  dans  un  profond  recueil- 
lement ; 

—  L'empereur  de  liussie,  dit-elle,  le  fils  et  successeur  de  Paul  I"  a 
dû  envoyer  à  Paris  un  agent  secret  chargé  d'étudier  l'esprit  public  ;  cet 
agent  doit  rendre  compte  directement  ù  l'empereur  de  ses  impressions  et 
de  ses  découvertes.  Il  n'a,  du  reste,  aucune  mission  diplomatique;  son  sé- 
jour doit  demeurer  inconnu  di  l'ambassadeur  de  Russie  lui-même... 

—Tout  ceci  est  gros  de  menaces,  interrompit  Joséphine  ;  mais  qu'y 
puis-je;  en  quoi  suis-je  intéressée  dans  un  pared  fait  ? 

—  Votre  majesté  pourrait,  reprit  la  chiromancienne  d'un  ton  grave, 
faire  rechercher  le  personnage  dont  ces  tarots  fidèles  annoncent  la  venue 
elle  séjour;  peut-être  serait  il  possible  de  le  séduire,  de  le  gagner.  Je  ne 
vois  rien  de  net,  rien  de  bien  précis  sur  les  moyens  à  employer  pour  se 
rendre  favorable  cet  agent  mystérieux  ;  mais  ce  que  je  puis  affirmer,  ce 
que  j'ose  garantir  avec  certitude,  c'est  qu'il  est  à  Paris,  que  sa  mission  est 
grave,  décisive  peut-être,  et  qu'il  s'occupe  de  la  remplir  et  d'en  justifier 
l'importance  avec  autant  de  persévérance  que  d'habileté. 

—  J'aviserai  !  dit  gravement  Joséphine,  qui  depuis  quelques  senaines 
s'efforçait  de  se  mettre  à  la  hauteur  du  rôle  suprême  où  l'étoile  prédesti- 
née de  Bonaparte  venait  d'élever  la  veuve  du  général  Beauharnais. 

J'avis'.rai  est  un  mot  superbe,  inventé  pour  déguiser  la  nullité  des  in- 
capacités supérieures;  par  exception,  le  j'aviserai  de  Joséphine  signifiait 
la  ferme  volonté  d'agir.  Pendant  tout  le  jour,  la  pauvre  et  désolée  impé- 
ratrice avisa  :  elle  se  dit  d  abord  qu'il  lui  fallait  un  confident,  un  homme 
sûr  et  capable,  qui  ne  s'effrayât  pas  des  difficultés,  et  elle  pensa  naturel- 
lement au  ministre  de  la  police  Fouché.  Puis,  grâce  à  ce  tact  iulime  que 

(1)  «  Des  nobles,  des  piotrcs,  des  magistials,  des  militaires,  des  giands  sci- 
)>  giieurs,  (les  potcnlals  fameux,  se  presseront  plus  d'une  luis  pour  iuire  agréer 
»  leurs  offrandes  à  la  pythonisse  de  la  rue  de  Tournon.  Napoléon  la  consulta 
»  souvent,  et  il  est  constant  que  l'impératrice  Joséphine  la  recevait  dans  son  in- 
»  timité.  ))  jAv,  jouv,  noiivns,  aunault. 

{Biographie  universelle  des  Contemporains.) 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


31 


possèdent  à  un  si  cuiinciil  degré  les  femmes,  elle  comprit  tout  le  danger 
qu'il  y  aurait  a  faire  une  telle  confidence  à  un  honinie  sur  qui  elle  ne  pou- 
v.il  pas  compter,  tt  elle  chercha  ua  autre  dépositaire  de  son  secret. 

Le  soir  était  venu,  et  Joséphine,  indécise,  se  disait  toujours  qu'il  inipor- 
la  t  d'a\i5cr,  lorsqu'on  lui  annonça  la  visite  de  Caïubacérès,  nommé  de- 
puis quinze  jours  seulement  prince  archi-chancclier  de  l'empire. 

—  Veilii  précisément  l'homme  qu'il  me  faut ,  pcnsat-elle  ;  il  ne  me  tra- 
hira pris,  car  il  n'a  plus  rien  à  désirer ,  sinon  la  slabilité  de  l'édifice  qu'il 
a  coniribué  il  élever, 

Cauibacérès  fut  introduit. 

—  Monsieur  l'archichancelier,  lui  dit  Joséphine ,  votre  visite  arrive  on 
n^}  peut  plus  à  propos  ;  j'allais  donner  des  ordres  pour  vous  faire  prier  de 
VGuj  rendre  ici  ;  j'ai  il  vous  entretenir  d'une  alTairc  d'éiat. 

—  D'une  aiïaire  d'état?  s'écria  Cambacérés,  manifestant  h  la  fois  par 
l'cxprcison  de  son  visage  et  l'inflexion  de  sa  voix  l'inciéduli'.é  et  la  sur- 
prise. 

Puis,  se  remettant  promptement,  il  ajouta  : 

—  Pardon  ,  madame;  mais  nous  allons  si  vile  depuis  quelque  temps, 
que  parfois  je  ne  sais  plus  en  vérité  où  j'en  suis.  Je  tâcherai ,  que  votre 
majtsté  n'en  doute  pas,  de  me  rendre  digne  de  la  nouvelle  marque  de 
conlianrc  dont  elle  daigne  en  ce  moment  m'honorer. 

—  Voici  de  quoi  il  s'agit,  reprit  avec  une  gravité  presque  comique  l'im- 
pérairice  :  J'ai  la  certitude,  la  preuve  même,  que  la  Russie  entrelient  à 
Paris  un  a?;cnt  chargé  d'étudier  l'esprit  public.  [,e  nom  de  cet  agent ,  ses 
titres,  sa  demeure,  j'ignore  tout  cela  ;  il  faut  le  découvrir,  et  agir  de  telle 
sorte  que  les  rapports  qu'il  doit  faire  au  czar  nous  soient  complètement 
favoral)les.  Vous  comprenez,  monsieur  l'archi  chancelier,  toute  l'impor- 
tance (lu  service  que  nous  pouvons  rendre  en  cette  occasion  à  la  France, 
car  la  Russie  reste  désormais  la  seule  puisf  ance  continentale  vraiment  re- 
doutable. L'empereur,  qui  plus  tard  en  sera  instruit,  vous  témoignera  as- 
6uréiiient  sa  satisfaction  à  ce  sujet,  car  j'entends  vous  laisser  tout  le  mé- 
rite de  l'entreprise,  toute  la  gloire  du  succès. 

—  Il  y  aurait  un  moyen  bien  simple  de  découvrir  ce  persoHDtnge,  dit 
Csinbacérès  après  quelques  secondes  de  réflexion  ;  ce  serait  d'en  parler  à 
Foiiché. 

—  Gardfz-vous-en  bien,  interrompit  Joséphine  ;  cet  homme,  moitié 
fouine,  moitié  renard,  ne  m'inspire  aucune  confiance  ;  il  travaillerait  pour 
lui  seul.  Et  puis,  pour  mettre  sa  responsabilité  à  couvert,  il  en  parlerait  îi 
l'empereur,  qui  se  fâcherait.  Il  ne  faut  pas  que  Napoléon  sache  un  mol 
de  tout  cela  avant  que  nous  ayons  atteint  le  but...  Enlin  j'ai  la  certitude 
que  le  bien  ne  peut  passe  produire  par  cette  voie  :  celte  affaire  doit  res- 
ter entre  nous  seuls.  Me  promettez-vous  votre  concours  efficace ,  mon- 
sieur l'archi  chancelier  ? 

—  Trop  heureux  d'être  agréable  à  votre  majesté  en  même  temps  que  je 
puis  servir  l'éiat,  répondit  Cambacérès  en  s'inclinant;  vous  pouvez,  ma- 
dame, compter  sur  mon  dévoûment  absolu;  dès  demain ,  dès  ce  soir  ,  je 
m'occuperai  activement  de  cette  affaire. 

Deux  heures  après  cette  conversation,  le  prince  archi-chancelier  rentra 
dans  son  hôtel,  et  assis,  la  figure  inquiète,  devant  son  bureau,  grommelait 
«nire  ses  dents,  en  se  frappant  le  front  : 

—  Comment  diable  veut-elle  que  je  découvre  ce  personnage  ? 

II. 

Deux  jours  s'étaient  écoulés  ;  l'archi  chancelier  était  d'une  humeur  dé- 
testable ;  il  avait  mis  en  campagne  ,  pour  découvrir  l'agent  secret ,  quel- 
ques serviteurs  intelligens  qui  avaient  en  vain  prodigué  l'argent,  multiplié 
les  démarches,  sans  rien  découvrir;  il  avait  fait  prendre  adroitement  des 
informai  ions  sur  tous  les  Russes  de  distinction  qui  se  trouvaient  à  Paris  ; 
on  n'avait  pu  recueillir  aucun  indice,  rien  apprendre  qui  fût  propre  à  faire 
déduire  quelque  induction. 

—  C'est  à  en  devenir  fou!  disait-il  en  se  promenant  à  grands  pas  dans 
son  cabinet.  Mais  aussi  quelle  fantaisie  de  s'adresser  à  moi  pour  une  af- 
faire de  police,  quand  elle  a  sous  la  main  Real  ,  Fouché  ,  Cochon-Lapa- 
rant?...  11  s'agit  du  bien  de  l'état  :  voilà  un  grand  mot  qui  couvre  souvent 
bien  des  sottises... 

Le  prince  continuait  d'exhaler  son  impatience  sur  ce  ton  quand  un  des 
huissiers  de  la  chancellerie  vint  demander  si  son  excellence  pouvait  rece- 
voir M.  Léopold  Clion. 

—  Qu'il  aille  au  diable!  s'écria  Cambacérès. 
Puis,  se  ravisant  presque  aussitôt  : 

—  Faites-le  entrer,  dit  il  ;  j'ai  précisément  besoin  de  lui. 

Léopold  Clion  appartenait  à  une  famille  d'honnêtes  gens  qui  avait  au- 
trefois rendu  d'importans  services  à  Cambacérès.  C'était  un  garçdu  d'es- 
prit, q'ii  eût  pu  faire  un  chemin  rapide,  si  l'amour  ries  plaisirs  eût  été 
chez  lui  moins  vif,  et  qu'il  eût  un  peu  plus  pensé  à  l'avenir.  Plus  d'une 
fois  le  prince  archichancelier  l'avait  mis  dans  des  positions  avantageuses 
et  où  il  ne  lui  fallait  que  vouloir,  pour  être,  selon  le  terme  parisien,  en 
passe  d'arriver  à  tout;  jamais  il  n'avait  su  se  tenir  en  place,  de  telle  sorte 
que,  pour  la  quatrième  ou  cinquième  fois,  il  se  trouvait  sans  emploi  et 
sans  ressources.  Cambacérès  ne  l'avait  rependant  pas  eniièrement  aban- 
donné; il  l'aimait  à  cause  de  son  esprit,  de  sa  joyeuse  humeur,  de  son 
insouciance  même;  il  le  recevait  fréquemment,  et  quelquefois  l'aidait  mê- 


me de  sa  bourse,  tout  en  le  grondant  bien  fort  pour  son  désordre  et  sa 
prodigalité. 

Cambacérès  venait  de  concevoir  l'idée  de  mettre  Léopold  à  la  recher- 
che de  l'agent  secret  dont  la  présence  à  Paris  et  la  mission  l'occapaient 
si  fort. 

— Voyons,  monsieur  le  drôle,  dit-il  en  l'apercevant,  est-ce  encore 
quelque  triste  aventure  ou  une  honteuse  pénurie  ordinaire  qui  vous  amè- 
ne en  solliciteur  à  mon  hôtel?... 

Et  comme  Léopold  s'apprêtait  à  l'interrompre  :  Ecoutez-moi  attentive- 
ment, poursuivit-il,  il  s'agit  de  prouver  aujourd'hui  si  vous  n'êtes  réelle- 
ment pas  tout  à  fait  indigne  de  ma  confiance.  Je  puis  vous  charger  d'une 
raissiuii  délicate,  qui  exige  de  l'adresse,  de  la  persévérance,  de  l'esprit  et 
surtout  une  inviolable  discrétion. 

— IMonseigneur  peut  compter  sur  mon  dévoûment,  sur  mon  zèle.  Je 
m'estimerais  mille  fois  heureux  si  je  pouvais.... 

— Tâchez  d'abord,  interrompit  l'archi-chancelier,  de  m'écouter,  et  en- 
suite de  ne  pas  agir  à  l'étourdie  ;  il  se  trouve  en  ce  moment  à  Paris  un 
Russe  de  distinction,  qui  se  cache,  et  qui  a  un  grand  intérêt  à  ne  pas  être 
dépisté.  Vous  croyez-vous  capable  de  le  découvrir,  de  le  trouver  sans  re- 
courir à  l'aide  de  qui  que  ce  soit  ? 

—Je  me  sens  capable  de  tout  entreprendre  pour  y  parvenir,  répondit 
Léopold,  et  cela  ne  me  paraît  pas  entièrement  impossible,  pourvu  que 
monseigneur  puisse  me  donner  quelques  renseignemens,  me  mettre  sur 
la  trace  par  quelque  indice. 

— Et  précisément  c'est  ce  qui  m'est  i  npossible  !  Ce  Russe  doit  parfai- 
tement parler  le  français  ;  ce  doit  être  un  homme  d'esprit  et  de  sens,  émi- 
nemment doué  du  talent  d'observation  ;  dans  le  monde  parisien  ,  il  doit 
faire  assez  bonne  figure  pour  être  aduùs  partout ,  tout  voir  ,  tout  appré- 
cier, tout  recueillir.  Voilà,  monsieur ,  ce  que  je  puis  seulement  vous  in- 
diquer et  vous  dire...  Il  y  a  bien  encore  quelque  chose  qui  pourrait  le 
faire  rcconnaîire,  c'est  qu'il  tient  néccssaircnicnt  un  journal  où  s'euregis- 
ti eut  quotidiennement  ses  impressions;  puis  il  doit  adresser  en  Russie  de 
fréquens  messages...  J'espère  que  vous  me  (omprenez  et  qu'il  n'est  pas 
nécessaire  que  j'insiste  sur  toutes  les  déplorables  conséquences  que  pour- 
raient avoir  une  indiscrétion  ,  une  inconséquence.  Maintenant  allez,  et 
puissicz-vous  justifier  en  cette  occurrence  délicate  la  confiance  que  je  ne 
crains  pas  de  placer  en  vous, 

—  Monseigneur,  dit  Léopold  en  se  levant  de  son  siège,  et  avec  le  salut 
respectueux  d'un  homme  (jui  s'apprête  à  prendre  congé,  votre  altesse  me 
permettra-t-clle  de  lui  faire  observer... 

—  Ah  !  oui,  je  devine,  interrompit  en  souriant  l'archi-chancelier,  l'an- 
tienne ordinaire... 

—  Les  recherches  actives  auxquelles  votre  confiance  m'oblige  à  me  li- 
vrer sans  retard  nécessitent  un  nain  de  vie  ,  des  relations  que  la  médio- 
crité de  ma  position  ne  me  permettrait  pas  de  soutenir. 

—  Cela  est  vrai ,  et  ne  croyez  pas  que  ce  qui  motive  votre  remarque 
soit  un  oubli  ;  je  voulais  éprouver  si  vous  aviez  bien  compris  toute  Ja  por- 
tée de  votre  rôle. 

L'archi-chancelier,  en  disant  ces  mot? ,  prit  sur  son  bureau  une  petite 
cassette  qu'il  ouvrit  en  pressant  un  bouton  presque  imperceptible;  il  en 
tira  trois  rouleaux  de  pièces  d'or  qu'il  donna  à  Léopold  Clion. 

—  J'espère  que  cela  vous  suflira ,  lui  dit  il  ;  mais  là  ne  se  bornera  pas 
la  récompense  que  l'on  vous  destine  en  cas  de  réussite.  Tâchez  donc  de 
profiter  de  cette  occasion  heureuse  pour  sordr  de  a  mauvaise  position  où 
vous  vous  êtes  laissé  déchoir  par  votre  faute.  Adieu,  puisse  le  succès  ré- 
compenser vos  efl'orts  et  justifier  mes  bontés. 

Léopold  Clion  avait  empoché  les  rouleaux  avec  une  dextérité  merveil- 
leuse ;  la  joie  dans  l'ame,  le  front  radieux,  il  s'éiait  élancé  hors  de  l'hô- 
tel de  la  chancellerie.  Une  fois  dans  la  rue,ilse  prit  à  réfléchir.  De  loDg- 
temps  il  ne  s'était  trouvé  à  la  tête  d'une  somme  aussi  rondelette,  et  sa 
première  pensée  fut  de  se  rendre  au  Palais  Royal  et  d'aller  faire  un  dî- 
ner coquet  à  la  fois  et  confortable  chez  l'un  des  restaurateurs  h  la  mode 
alors,  Legacque,  Billiotte,  Méant  ou  Véry.  —  Je  possède  la  confiance  da 
prince  ai  chichancelier  de  l'empire,  dit-il  à  part  soi;  c'est  beau,  c'est 
très  beau,  même;  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  je  me  laisse 
mourir  de  faim  ;  au  contraire,  et  je  serai  bien  plus  (  apable  de  découvrir 
le  mystérieux  Moscovite  à  la  piste  duquel  nie  \oila  lancé,  lorsque  j'aurai 
dbié  moi-même  comme  un  prince.  Les  grandes  pensées  viennent  de  l'es- 
tomac, assure  l'illusiro  Grimod  de  la  Reynière,  et  j'ai  essentiellement  be- 
soin de  réfléchir.  Rien,  d'ailleurs,  ne  stimule  et  ne  titille  rima.jinatioa 
comme  un  moka  généreux  humé  à  la  soriie  d'un  dîner  à  trois  services. 

Or,  durant  ce  monologue  gastronomique,  que  plus  tard  Brillât  Savarin 
ou  M.  de  Périgord  eussent  classé  au  rang  des  méditaiions,  Léopold  Ciioa 
avait  instinctivement  suivi  le  chemin  du  Palais-Royal.  Au  moment  d'arri- 
ver dans  la  cour  étroite  qui  séparait  alors  les  galeries  de  bois  des  barra- 
ques  où  se  tenait  la  Bourse,  il  rencontra  un  de  ses  amis. 

—  Parbleu!  mon  cher  Germain,  s'écria-t  il  en  lui  serrant  cordialement 
la  main,  c'est  le  ciel  qui  l'envoie  sur  mon  passage  !  Je  me  trouvais  dans  la 
déplorable  alternative  de  ne  pas  dîner  ou  de  diuer  seul.  Donne  moi  le 
bras,  mon  brave  camarade,  et  allons  choquer  joyeusement  un  verre  de 
vieux  constance  et  de  pétillant  ai  au  plaisir  de  nous  revoir  après  une  si 
longne  séparation. 

—  Tu  parles  en  grand  seigneur  cl  en  sage,  répondit  celui  que  Léopold 
venait  d'accoster  si  brusquement. 


sa 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Parbleu  !  ne  suis-jc  pas  du  bois  dont  on  les  fait?  reprit  celui-ci  ;  mais 
allons,  la  toute  se  presse  et  se  hàt(>  d;iiis  le  jardin  ,  p"ut-ètre  ne  troiive- 
li  i)s  nmis  plus  de  iilnce,  et  c'est  ici  seulement  qu'on  jouit  à  la  fois  de» 
I  liii-irs  de  la  table  et  de  ceux  non  moins  ravissans  de  la  vne  d'un  panora- 
ma sons  é^'al. 

—  Bien  !  très  bien  !  à  ton  air,  à  ta  pnrole,  je  devine  que  lu  es  en  fonds. 

—  'fonjnnrs  !  est-ce  qu'un  homme  qui  se  respecte  manque  jamais,  à 
Paris,  d'argent? 

—  l'arfuis  et  pour  ma  part,  je  te  dirai  tout  net  que  lu  m'obligerais  de 
me  prêter  cinq  ou  six  écus. 

—  Ah  !  Germain,  quel  langage;  entre  amis  comme  nous,  demande-ton 
donc  de  telles  misères? 

—  Tu  me  refuses? 

—  Cinq  ou  six  écus?  assurément!...  Vingt-cinq  ou  trente  louis,  à  la 
bonne  heure  ;  ils  sont  tout  ii  ton  service,  et  de  grand  cœur...  Mais  a'ions 
dîner  d'abird. 

Germain  ne  .se  fit  pas  prier,  et  la  confiance  de  son  camarade  d'éludés 
doubla  la  dose  d'assurance,  rie  sOrénilé  et  d'appéiit  que  la  nature,  du 
reste,  lui  avjil  d-partie  1res  largement.  Le  dîner  fut  choisi,  il  dura  long- 
temps; à  la  seconde  bouteille  de  Champagne,  Léopold  prêta,  avec  un 
laisser-aller  fiaieriiel,  viiigcinq  rauoléons  à  son  convive;  nia's,  bien 
qu'il  fil  devenu  1res  expansif,  il  nr;  dit  pas  un  mot  de  la  mission  dont  il 
était  chargé  ;  seulement  il  se  proposa  in  pet  iode  ne  commencer  ses  inves- 
tig  aioiis  que  le  lendeuiain,  alin  de  pouvoir  donner  la  soirée  aux  charmes 
de  l'amitié  et  un  peu  aus>î  à  ceux  de  la  digestion.  Léopold,  on  le  voit,  était 
un  digne  élève  et  adepte  de  l'frchi-cbaiicelier,  dont  la  réputation  n'était 
pas  moins  grande  comme  gastrosophe  que  comme  légiste,  jurisconsulte  et 
admiiiislraleur. 

Vers  di\  heures  cependant,  le  dîner  fini,  et  comme  il  n'y  a  pas  de  plai- 
sir qui  n'ait  pour  t^rme  naturel  le  désenchantement  tt  la  f.it'gue,  Adiien 
et  Léopold  se  levèrent  de  table,  disant  tous  deux  à  la  fois,  comme  si  la 
pensée  eût  été  entre  eui  commune. 

—  Eh  bien!  que  faisons-nous? 

—  Il  y  aurait  une  chose  tonte  simple  à  faire,  dit  Léopold  après  quelques 
secondes  de  silence  :  ce  serait  de  nous  donner  lasa'isfaction  de  faire  sau- 
ter la  banque  de  la  roulette  ou  du  treiiteet-iin. 

—  Il  est  certain,  répondit  Adrien,  que  nous  aurions  une  rude  revanche 
à  prendre  c mtre  le  tapis  vert  et  ses  séduisantes  séductions. 

—  Prenons-la  complète,  fil  Léopo'd;  et  tous  deux  ils  gravirent  l'obscur 
cl  fumeux  escalier  du  tripot  connu  ii  cette  époque  sous  le  nom  de  grand 
sabui  (le  Paplios. 

Avant  minuit,  les  deux  amis  sortaient  de  l'antre  fatal,  les  traits  renver- 
ses, le  pou's  ballant  d'un  accès  fébrile,  lesvélemens  en  désordre,  les  che- 
veux bériss:'s,  la  bourse  à  sec. 

—  Que  devenir?  disait  Léopold  en  se  frappant  le  front.  Plus  rien...  ab- 
solument rien  ! 

—  Quant  à  moi,  mon  parti  est  irrévocablement  arrêté,  lit  Adrien;  il  y 
a  assez  long-temps  que  je  lutte  :  la  Seine  est  profonde,  et  je  vais  y  ense- 
velir mes  ennuis... 

—  Un  beau  remède,  interrompit  Léopold  ,  la  ressource  de  la  valetaille 
sans  place  et  des  griseites  sans  amoureux.  Si  lu  n'as  pas  d'autre  consola- 
tion à  m'ofTiir... 

—  Que  veux-tu?  il  n'y  a  dans  cet  exécrable  pays  aucune  ressource... 
A  l'é'rang'-r,  du  moins,  en  Allemagne,  en  Prusse,  en  Russie,  j'ai  pu,  aux 
mauvais  jours,  donner  des  leçons  comme  miîlre  de  langues;  j'enseit'nais 
le  français  ou  quelque  chose  d'approchant.  Mais  que  diable  enseigncrai-je 
aux  Paiisiciis  ?  Irai-je  leur  proposer  des  leçons  de  russe  ? 

—  Quoi  !  s'écria  Léopold,  comme  si  quelque  chose  d'extraordinaire  se 
passait  en  lui,  tu  sais  le  russe? 

—  Mais,  oui;  Cl  à  la  rigueur... 

—  Tu  sais  le  russe  !  ah  !  mon  ami,  mon  cher  Adrien,  nous  sommes  sau- 
vés!... Tu  saisie  russe!...  mais  alors  tu  n'es  plus  un  ho.ome  ,  lu  es  un 
dieu!...  Ecoule  :  je  te  proclame  prince;  entends-tu  bien  !  dès  ce  nionient, 
tu  es  une  altesse,  une  altesse  sérénissime,  impériale  même,  pour  peu  que 
cela  puisse  le  faire  plaisir...  Tu  sais  le  ru.sse  !  ah  !  j'avais  bien  raison  de 
dire  tantôt  que  c'était  le  ciel  qui  le  jetait  sous  mes  pas...  c'est  que  lu  ne 
sais  pas  :  quand  je  t'ai  rencontré ,  je  cherchais  un  Russe  ;  ce  Russe  était 
devenu  néressa're  à  mon  existence  ;  il  me  le  fallait  murt  ou  vif...  Plus 
heureux  queDiog^ne,  je  puis  dire  aujourd'hui  :  j'ai  trouvé  mon  homme!... 
Tues  mon  Russe,  Adrien...  tu  es  le  prince...  le  prince. ..attends  que  je  te 
trouve  un  nom  hypcrboréen  :  le  prince  Peirolow.  Tu  parcours  la  France 
pour  l'instruire;  en  conséquence,  tu  observes  les  hommes  et  les  choses, 
lit  lien'i  un  journal  de  les  observations,  de  tes  vues,  et  tu  écris  souvent  à 
Saint-Pétersbourg. 

—  Que  diable  de  salroigonlis  me  fais-tu  là?  dit  enfin  Adrien  auquel  la 
volub:liiô  de  son  ami  n'avait  pas  permis  jusqu'alors  de  témoigner  sa  sur- 
prise. 

—  Cela  n'est  pas  ton  affaire  ;  tu  n'as  rien  a  voir  pour  le  moment  en 
tout  ceci  ;  contente-toi  d'être  prince  :  il  me  semble  que  cela  n'est  pas  déjà 
si  désagréable. 

—  C'est  selon,  si  le  litre  ne  rapporte  rien  ? 

—  Il  rapportera  tout  ce  que  nous  voudrons,  et  maintenant  allons  nous 
coucher,  car  il  s'agit  pour  demain  d'êlre  frais  eldspos. 

—  Et  nous  déjeunerons  comme  non*  avons  dîné  aujourd'hui? 


—  Mieux!  croîs-moi ,  et  n'aie  nul  souci  de  l'avenir. 

—  Au  moins,  tu  m'expliqueras  ce  mystère. 

—  Ce  mystère? 

—  Oui. 

—  Cela  te  fait  l'effet  d'un  mystère  ?  Eh  bien,  à  moi  aussi  ;  mais  comme 
les  mystères  ne  s'expliquent  pas,  tu  n'en  sauras  pas  plus  que  moi. 

—  Au  moins,  j'en  sa;  r.ii  autant? 

—  Cela  ne  sera  pas  dillicilc,  car  je  ne  sais  rien,  absolument  rien. 

—  Mais  alors,  pourquoi  veux-tu  me  faire  passer  pour  un  prince? 

—  Mon  Dieu,  c'est  la  chose  du  monile  la  plus  simple  :  je  te  fais  prince 
comme  je  te  feiais  pacha  à  plusieurs  queues,  émir,  mamamouchi.  Les  pro- 
duits sont  en  raison  des  besoins;  voilà  tou'. 

—  Le  diable  m'emporte  si  tu  n'es  pas  fou? 

—  Pas  que  je  sache  ;  mais  le  principal  est  que  mon  projet  soit  d'un 
succès  assuré  ;  ei  nous  saurons  demain  précisément  ce  que  ma  folie  nous 
rapportera. 

III. 

Le  lendemain,  sitôt  que  le  prince  archi-chancelier  fut  visible,  Léopold 
Clion  entra  dans  son  cabinet,  la  tète  haute,  l'air  radieux.  M 

—  Ah!  ah  !  fit  Cambacérès,  il  paraît  que  nous  avons  fait  merveille?  % 

—  Monseigneur,  je  n'ui  rien  négligé  pour  arriver  au  résultat  que  dé- 
sirait si  vivement  voire  altesse,  et  je  crois  presque  avoir  réussi. 

—  Très  bien,  mon  cher  Clion,  contez-moi  cela  par  le  menu;  vousavei 
trouvé  mon  agenl  russe  ? 

—  J'ai  même  eu  l'honneur  de  dîner  avec  lui.  Je  dois  dire  avant  tout  à 
votre  altesse  que  dans  le  cours  de  mes  pérégrinations  trop  souvent  for- 
cées, j'ai  rencontré  en  Suisse,  il  y  a  trois  ans,  un  Russe  de  la  plus  haute 
disiÎMclioii,  avec  lequel  une  conformité  d'âge,  de  caractère,  et  sans  doute 
aussi  d'humeur,  me  Ut  contracter  une  sorte  de  liaison,  ou  du  moins  d'in- 
time familiarité.  Hier,  après  avou-  pris  congé  de  voire  altesse,  je  me  rap- 
pelai cette  circonstance,  et  je  me  ressouvins  en  môme  temps  que  j'avais 
aperçu  il  y  a  quelques  mois  h  Paris  ce  personnage,  dont  une  sorte  de  ti- 
midité m'avait  éloigné;  car,  je  l'avoue,  lorsque  je  suis  brouillé  avec  la 
foriune,  je  n'aime  pas  à  me  retrouver  en  contact  avec  ceux  que  j'ai  con- 
nus dans  une  meilleure  situation,  ei  alors  je  n'étais  guère  en  état  de  faire 
une  figure  présentable.  Comme,  grâce  à  la  générosité  de  votre  altesse,  le 
même  obstacle  ne  m'arrèlaii  plus,  je  cherchai  a  découvrir  mon  ancienne 
connaissance  et  je  parvins  enfin,  bien  qu'il  eût  depuis  lors  changé  de  li- 
tre et  de  nom,  à  le  rejoind  c  et  à  me  faire  présenter  à  lui.  11  se  fait  ap- 
peler le  baron  Silmer  ;  mais  son  véritable  nom  est  Peirolow  ,  son  litre 
celui  de  prince  ;  c'est  du  reste  un  homme  charmant,  instruit,  facile,  gra- 
cieux autant  qu'on  puisse  désirer,  mais  en  même  temps  d'une  extrême 
réserve,  et,  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie,  essentiellement  maî- 
tre de  lui.  Le  prince  m'a  convié  à  dîner;  au  dessert  nous  avons  longue- 
ment causé,  surtout  des  changemeus  politiques  survenus  en  France  durant 
ces  deux  dernières  a;, nées,  et  je  me  suis  aperçu  que  mon  interlocuteur 
m'accablait  de  questions  qui,  pour  être  présentées  avec  adresse,  n'en 
étaient  pas  moins  dictées  par  un  but  tout  autre  qu'une  curiosité  de  tou- 
I  iste,  un  simple  intérêt  de  voyageur. 

—  C'est  très  bien,  mon  cher  Clion,  c'est  parfaitement  bien,  dit  Camba- 
cérès, lorsque  le  jeune  homme  eut  terminé;  et  maintenant,  puisque  vous 
avez  renoué  vos  relations  avec  ce  personnage,  il  faut  faire  tous  vos  eQons 
pour  me  l'amener. 

—  Peut-être  ne  sera-ce  pas  chose  facile;  le  prince  me  paraît  défiant  ou       J 
au  moins  extrêmement  réservé;  j'ose  espérer  cependant  que  le  bonheur       ^ 
que  j'éprouve  à  seconder  les  inlenlions  éclairées  de  voire  altesse  me  don- 
nera le  talent  de  surmonter  la  difficulté...  Ah!  monseigneur,  c'est  main- 
tenant que  je  regrette  d'avoir  été  placé  par  mes  fautes  dans  une  si  humble 
position. 

Cambacérès  comprit  parfaitement  le  sens  de  cette  exclamation,  qui 
n'étaii  rien  moins  que  philoso.ihique. 

—  Diable  !  fit-il,  il  me  semblait  que  les  subsides  étaient  de  nature  à 
durer  plus  de  vingt-quatre  heures  ;  mais  il  ne  faut  pas  trop  compter  avec 
ses  ams,  et  vous  êtes  des  miens,  Léopold. 

En  parlant  ainsi,  l'arrhi- chancelier  ouvrait  de  nouveau  la  bienheureuse 
petite  cassette  :  cette  fois,  ce  fut  une  douzaine  de  rouleaux  d'or  qu'il  en 
tira  et  qu'il  remit  à  Clion. 

—  Je  suis  très  content,  lui  dit-il  en  même  temps,  du  zèle  et  de  l'intel- 
ligence dont  vous  venez  de  faire  preuve.  Continuez,  car  en  ma  secondant 
vous  servez  votre  pays.  Amenez-moi  surtout  votre  prince  russe;  c'est  à 
cela  que  je  liens  pardessus  tout. 

—  Je  vous  l'amènerai,  monseigneur  !  s'écria  Léopold,  que  la  Joie 
exaltait  à  la  vue  de  l'or;  je  vous  l'amènerai,  je  m'en  porte  garant  sur  ma 
tête  l 

Par  bonheur,  il  lui  était  d'une  extrême  facilité  de  tenir  parole  ;  aussi, 
dès  le  lendemain  soir,  une  voiture  de  remise  l'amenait,  en  compagnie 
d'Adrien,  à  l'hôtel  du  prince  archi  chancelier. 

—  Ah  çà  !  disait  Léopold  pendan".  le  trajet,  ne  va  pas  oublier  que  tu 
es  Russe.  Parle  français  tant  que  lu  voudras,  mais  ne  perds  pas  de  vue 
la  Russie  un  seul  instant...  C'est  que,  vois-tu,  pour  le  moment  le  russe 
est  une  langue  admirable,  une  largue  précieuse. 

—  Sois  donc  tranquille,  répondait  le  faux  Pétrolow,  tu  peux  l'en  rap- 


Le  magasin  LITTEllAIIlE. 


porter  à  ma  pnidenrc,  h  uia  réserve,  et  au  danger  aussi  auquel  nous 
exposriait  ([ucliuit'  iinpru'icncc. 

Devisam  a  nsi  ils  alli^î'l^tlt.  Le  prirre  P('tro!o\v  fui  pr('spnlé  àrarclii- 
cliauct'lur,  qvi  rarcii('ii:il  (l'unr-  manière  yfl'iljlc  et  disiiiguC'C  ;  il  cau-a 
lon^'aiment  a\>c  lui,  lui  (it  adroiicni'iil  p!u  ieurs  (jucslioii.-.  sur  les  .senii- 
ni'iis  de  IVmpiicur  de  Russie  pour  l.i  riance,  tt  le  .Miiida  sur  l'ell'.'t 
qu'avait  prodiiii  à  la  cour  de  3aiut-F6tersl)ourg  l'invtstiiure  iuipOriale  de 

N.ipdiéon. 

Adiie»  ('Inda  a-Iroitemcnt  de  répondre  d'une  manière  explicite  aux 
qiuMioii"  de  -son  iiuerl(icu;c  r  ;  il  .s'exprima  avec  une  r^iserve  '  ui  mon- 
trait  qu'iHe  pnurr.:it  ccsrr  d'être  aussi  si;vcic  lorsqu'il  auiait  l'honneur 
d'Olre  (.'lus  direcicment  c  niiu  du  ri"'"""-  Camh.icéiès  invita  le  scigoeur 
russe  h  le  visi:cr  aussi  fréquctnnient  qu'il  le  pnurrail. 

Cete  première  visite  lie  pouvait  guère  avoir  d'aune  rfoullat,  et  cha- 
cun se  retira  silisTait, 

Le  Iciidemaiii,  Caïuba'^érès  s'empressa  d'aller  à  laMalmaison,  et  rendit 
compte  h  riiuiié'alrire  de  loiitce  qu'il  avait  M  assez  heureux  pour  faire 
en  si  peu  de  temps.  Jiséphinc,  au  co/nhle  du  ravissement,  témnigna  le 
désir  qu'elle  ressemait  de  voir  et  d'emreteiiir  le  prince  Péirolow.L'arrhi- 
(ha:icclii  r,  après  avoir  oppose  une  scaiiMïsis'ance,  promit  de  le  lui  pré- 
seiiiei-,  h  moins  d'cdi.siaeles  qu'il  ne  pouvait  pas  prtHoir. 

Ciu((  jomssécoulèn  iitsansque  l'on  entcnflît  parUr  ni  du  prince  russe 
ni  (le  t.é'ipoid.  Ca:ul)arérès,  étoinié  et  inip:ili' nt,  envoya  chercher  son 
jeune  pioié^'é  fJiun.  ([ui  se  rendit  aiissiiût  auprès  de  lui.  Qui^stioniié  par 
liirclii  chiiiifelier,  LéopoPldit  (lu'il  aviiit  vu  le  pince  Vèrolow  la  veille , 
qu'il  lu;  avait  |  ai  u  fuit  pr.  oeeiipé  et  r,vait  bfusquemeiit  quille  sous  un 
pi  élexte  assez  v.i;.ue,  api  es  l'avoir  enireie;:u  sei.leineiii  quelques  iiisiaiis. 

Il  faut  que  vous  1'  liiez  irouvir  aujou'd'hui,  dit  Caiulj.icèiès,  vous  l'in- 
vitere/.  à  venir  diiicr  ce  soir  à  la  chancellerie;  preiuz  mon  coupé;  s'il 
f.iil(pielquc  niiriciilié  ,  décidez  le  ,  et  ùehez  de  me  l'amener  de  honi.e 
he  ic,  de  fiiçou  qiie  je  pu  sse  l'eiiti etenir  quelques  iustans  avant  que  mes 
convixes  (l'hahiuide  suif  iit  ariivés. 

Lénp  II  p  riit,  et  n'eut  p;is  de  peine  de  trouver  le  faux  prince  russe 
qui  l'aiifiidait. 

—  Mon  ami,  lui  dit  il,  je  cro's  que  le  umnicnt  est  venu  de  frapper  un 
cf.up  décisif;  l'arclii-chaiicclier  t'iuïite  à  dîner;  il  m'a  chargé  de  tame- 
nci'  dans  sa  voiiure... 

—  J'v  va's,  interrompit  Adrien. 

—  Au  contraire,  tu  n'iras  pas,  reprit  Léopold,  nu,  du  moins,  lu  n'iras 
qnci'irsqiieje  t'a"rai  prcpan-  les  voies.  Laisse-moi  faire;  avant  une  heure 
je  leviendrai  tc<hcrcher  et  je  le  donnerai  des  instructions  précieuses. 

Léopi'ld  ie:ourna  clieï  Cambacérès. 

— Ali!  monseit.'iieur,  quel  désavtrenx  contretemps,  dit-il  dès  qu'il  fut  in- 
troduit ('ans  le  caliini  t  ée  l'archi-diauieiier.  J'ai  rive  de  chez  le  prince 
Pctnéow  que  je  viens  de  trouver  sur  le  point  de  son  départ.  Ses  malles 
soi;t  faite.'.,  et  les  chevaux  de  poste  coinniaiulés.  Surpii<  d'abord,  inquiet 
cumule,  d'après  le  peu  (pic  votre  ahcsse  m'a  permis  d'ertievoirct  de  dc- 
vli.er  sur  riinpoil<nce  de  la  mission  nom  c>t  (hi'igé  Pétn  low,  je  lui  ai 
tinioigiiê  l"é;on.ieineni  que  me  c.usait  celte  Lru.i(|uc  résulutiou  ;  alors, 
avec  la  hienveil  aiire  alle(  tueuse  dont  il  d,in;ne  m'hoiiorer,  il  m'a  témoi- 
gne qu'il  état  lui  mcine  t  ul-ii-fait  coiiirarié  d'elle  contraint  de  partir  si- 
tiii  :  — Je  ne  pré.'-uinais  pas  ,  ajouia-l  il ,  avoir  beso  n  de  sommes  aussi 
imporiaiilPs  que  ci  Iles  qu'il  m'a  fallu  pour  terminer  les  alla  r<  s  qui  m'ont 
amené  a  P.Tiis.  Il  ne  uie  n  se,  je  vous  l'avoue,  à  l'heu'e  qu  il  e-t.  que  ce 
qui  m'es,  iiids]  ensable  pour  arriver  décemment  eu  pays  de  connaissance. 
J'ai  bien  ici  des  compairioies  qui  se  feraient  un  pl.iisir  de  meure  à  ma 
disposiiion  tout  ce  doui  je  puis  avoir  besoin  ,  mais  j'ai  le  piiis  granJ  inié 
rct  à  ce  qu'ils  ifiiiorent  mon  voyage  et  le  sé>ur  q  e  je  viens  de  Ui  c  à 
Paris,  (iarde^-nioi  ce  secret,  je  vous  prie  .  inieu.x  ipie  vous  n'avez  fait  au- 
près de  M.  le  prince  archi-ch;  ncelier,  auquel  vous  m'obligerez  de  pri'seu- 
1er  mes  excuses  cl  I  assurance  qu'il  ne  faut  rien  moins  que  l'urgei  ce  im- 
périeuse de  mrs  alfaires  pour  me  faire  manquer  à  la  promesse  que  je  lui 
avais  faite  de  ne  point  quiiter  Paris  sans  avoir  riionn.iur  de  le  revoir. 

Vous  pensez ,  monsci;,'neur ,  continua  Léopoid  ipic  je  ne  me  suis  pas 
tenu  pour  ba'tu  ;  j'ai  vi-eiuent  imislé;  j'ai  dit  .i  Péirolovv  qu'il  me  coai- 
proiueliail  vis-à-vis  de  votre  altesse  ,  qu  il  ne  pouvait  reînser  votre  iiiviia- 
tion,  ue  fùi-ce  que  pour  s'arquiiter  de  la  manière  oliligeante  dont  vons 
aviez  d  ligné  l'accueillir.  Tout  aéteinuiile;  il  aobstinéuieul  persisté  dans 
sa  re.oluiion  de  départ. 

—  Mais  etes-vnus  bien  sûr.  dit  Cambacérès,  qu^  le  prince  vou;  ait 
dit  la  vérité  ;  seraii-cc  cû  cUét  le  besoin  d'argent  qui  l'obli^erjii  à  quitter 
Pans? 

—  Je  le  crois,  car,  sans  défiance  qu'il  est  de  moi ,  Il  n'aura  t  n  il  motif 
de  m'en  iinpos'  r.  surinnt  en  rciourani  à  un  préltxU!  qui,  en  soi,  a  quel- 
que ch.i.'c  de  mi  squin,  presque  d  humi  iaiit. 

—  Eu  ce  cas,  n  lourinz  près  de  lui  avec  lout'^  la  célériié  possible  ;  diics- 
lii  que  je  ne  lui  paroonmrais  pas  de  me  priver  ('e  lui  rendre  un  léce,- 
service;  dit^  s  lui  (pie  je  veux  eue  son  liani|uier  discret,  et  i  lu  ,  de  toute 
ma'  ière,  du  se  je  lui  l'aire  lermcr  Us  barrières,  il  faut  qu'il  diiie  aiijour- 
d'Iiiii  avec  moi. 

Moins  d'un  quart-;riicure  après  Léopold  était  rhrz  le  prétendu  prince 
Pi  II  o'ow. 

—  i:couie,  l-.!id,til,  l'archi-clianci  lier  le  ciu:t  obl'gé  de  qui'lcr  Paris 
par  bnsoiu  u'aigrni;  il  t'  uic  force  il  vyt  t'en  prêter  pour  que  lu  demea- 

OCTOBUr  t8ll. —  TOJIÊ  1 


rcs.  Tu  comprends  que,  la  .'ituation  donnée,  nn  p'ince  russe,  un  agent 
conli.lentiel  du  c/.ar,  ne  pi  ut  se  contenter  d'une  m  sere  ;  qiiaii  1  on  lient  la 
bobine  à  >  iseiétion,  il  faut  prendre  du  galou  ch  véritable  indiscret  ;  lu 
demanderas  vingt  mille  francs. 

—  Jeu  demanderai  trente  ,  répondit  Adrien,  et  on  s'empressera  de  me 
les  donner;  ab  !  va,  lu  n'as  pas  besoin  de  mefaiie  mon  thème  ;  j'ai  deviné 
désormais  ce  que  l'on  croit  obtenir  de  moi,  et  je  saurai  mener  noire  *f- 
faire  à  bien,  sans  noua  compromettre  ni  l'un  ni  l'autre;  ceci  e  si  d.-  laili- 
ploœaiio  iranscendanle  qu'il  s'agit  toui  s  raplement  de  coiubim  r  avec  US 
égards  et  le  re-pcct  que  doit  in-pircr  le  Code.  Tu  vas  me  voir  à  l'œuvre, 
et  lu  jugeras  si  je  sais  saisir  l'esprit  d'un  rôle. 

El  cela  dit  d'un  ton  insoucieux,  moiiié  ra.lleur,  ils  partirent,  se  diri- 
geant vers  l'hôtel  de  l'amien  second  consul. 

Cambacérès  vint  au  devant  de  Pétrol'W.  dès  qu'il  l'aperçut 

—  Savez-vous,  mon  cher  prince,  diiil  en  l'a',  ordaiit  av  c  une  pracieuic 
oll'abiliié,  que  si  notre  nation  nous  juge  aussi  févèrem'  nt  que  vou-,  t  i«S 
nous  lait  une  grave  injure.  Vous  douiez  que  nous  devions  saisir  avcccui- 
prcssrmenl  l'ccra.'ion  déire  agréable  à  m\  homme  d'h'uineur. 

—  Pardonnez-moi,  monseigneur,  répondit  Péirolovv,  ie  rends  à  votre 
loyale  nation  toute  la  justice  qu'elle  méiile  ;  mais  éiaiit  à  peine  connu  da 
vous,  ne  dé-irant  l'éire  de  qui  que  ce  soit  durant  ce  voynge,  j'ai  i  ensé 
n'avoir  rien  de  mieux  à  faiie  que  «le  quitter  Pi^ris,  loin  duquel  des  a!f  ir«â 
pressantes  et  de  graves  iuiéiéis  m'appellent,  sauf  à  y  (venir  dans  un«i«-" 
lai  qui,  je  pense,  et  je  dirai  même  j'espèie,  ne  sera  p  s  long. 

—  Nou  prince,  ron,  iiilerroinpii  d'un  ion  persu.isif  l'arcUi-rhanre  icr, 
il  ne  fa  11  pas  songer  à  nous  qu  lier  aussi  brusqueun  m  ;  d.dgeez  prriilre 
la  peine  de  pa'^ser,  avant  que  mon  monde  arrive,  da  s  ii\  n  cabinet,  nous 
allons  régler  ceiie  petite  alfdre    hn  (pi'il  n'eu  soii  plus  qu  sii-'U. 

Adri  II  ne  se  lit  pa,  prier  davaniage  ;  il  suivit  dans  son  riibioel  l'arrhi- 
ch.TUielier,  ei.  l  rsijii  il  (  n  soi  lii,  'U  buui  de  (piel  pies  in^i.iiis,  .1  av  il'.  pr.'> 
cieu  eiuent  renfi  nné  dans  su  porleleudle  un  b-  n  sur  le  tré.sor  de  ircnie 
m  Ile  Irancs.sumuie  diuii  il  avait  dit  avoirbesoiii  seul  m-  ni.  (  i  pour  !;iqu'  lie 
ilavait  voulu  f.ure  son  billet,  que  Cambacérès  avait  Ci^ur  oiseiU' m  r  iu-é. 

Le  diner  fut  de  ceux  qui  uiérilèrent  à  l'archi-chancelier  de  ('empire  une 
réputation  dont  le  souvenir  s'est  precieuseuieni  con-ervé;  les  vins  «  talent 
délicieux,  et  les  gens  du  service  av.iicnt  ordre  de  veiser  fréquenMie:ii  au 
prime  russe.  Adrien  n'était  pas  dupe  de  cet  enipressemeni  ;  ma  s,  coinnie 
il  était  bon  «onvive.  et  se  sentait  la  Icte  assez  lune  pour  ré-i>ier  nicme  à 
de  plus  fortes  sédectons,  il  ht  bravement  laison  il  toiles  les  santés  iiu'il 
plut  de  portera  l'amphytrion  et  à  son  inamovible  conimen.'-algas  rouumi' 
que,  M.  d'Aigrefeuiile. 

Lorsqu'au  sortir  de  table  tgute  la  comrazBie  eut  passé  dans  le  salon , 
Cambacé' es,  attirant  Péirolow  dans  une  embrasure  de  leiié  r  ,  si  us  pré- 
levie  (le  deman'lersin  avis  sur  in  délicieux  moka  sueré  a^cc  les  preiniers 
prudni;s  de  la  beitriave,  (|ue  venait  lie  crisiallser  riiapi.l ,  il  lui  bide 
nouveau  ses  oïl'res  de  sei  vires,  et  hiiii  par  ani'  lier  adioit<ineni  .'aconver- 
s  iliun  sur  les  dispositions  d ms  lesquell-'s  l'eiiip'  reur  de  nii->ie  se  trouvait 
vis-à-vis  de  la  Fr  nce  ,  et  Mil  loul  de  l'empei  eue,  Adneu  fi'igiiil  d'.cbod 
d'éire surpris,  prtsque  embarrassé  de  sa  que-iion  ;  mais  liieniôi .  se  le- 
metiaiii,  et  piiliiii  leile  neiii,  comme  s'd  tût  pesé  in.enearemui.t  la  pjr» 
tée  de  chacune  de  ses  paroles  : 

—  Ce  ser.iii  mal  rcconiiaiire  les  honorable.s  procédés  de  votre  a'icse. 
répon(li!-il ,  que  degardiruu  silence  al'soli  sur  (OUc  qiiesiion;  ii.  an- 
moins,  le  service  même  que  je  vieus  d'u.;cepier  de  Vuli  e  coui  loisie  liuspi- 
taliôrc... 

—  J'espère,  dit  Cambacérès  m  l'interrompant,  que  vous  ne  vous  pré« 
occupez  nul  emeiit  de  cetie  bagatelle. 

—  Je  crois  il  la  pro'.iiié  poliiiiue  de  voTe  altesse ,  à  son  amour  d'un 
pays  à  la  puissance  et  à  la  pio  périié  duquel  elle  a  concouru  si  pul.s.sam- 
ment  pour  son  présem  et  on  avenir,  et  je  le  lui  proaieiai  en  lui  fuisaut 
l.iyaîeinent  des  conûdeuces  qu'elle  n'exigerait  ceMaiuement  pas.  \o  is  d-  • 
sirez  savoir  quels  sont  les  senlimens  de  l'empereur,  nioii  iiiaiire,  ci  de  la 
cour  de  Ilussie,  relativement  à  la  nouvelle  digu  té  où  vient  de  .s'élever 
Napoléon  ?  Personne,  je  l'avoue,  ne  serait  mieux  (pie  moi  en  [losii  ou  Ce 
donner  ii  cet  égard  des  renseignemcits  assurés;  mais,  votre  aitessr  le  sait 
inieuv  que  je  ne  saura's  le  dire,  de  lelîes  conlidencc»  ne  peuvent  se  fa  le 
sans  de  nécessaires  rcsirictions,  elle  lai.sser- aller  d'une  causeiic  télé  à 
té!c  eiitraiiie  qui-lquefois  plus  loin  q'U  lO  prudence  (  I  le  devoir  ne  le  |  cr- 
nieiieii'.  Jen'igiiore  pas  d'aiHeuis  que.  ■.i^ire  altesse  csi  le  ronseilerleplus 
iiiiime  et  le  p'iisjustenn  m  .'ppréiie  dr  ^apnléon;  vous  lui  repurieriei  iié- 
cessairemeni  mes  conliil' lices,  et  je  déclare  du  reste  ne  voir  à  cela  nul 
inconvénient.  Mais  je  liens  pusitinment  à  ce  que  mes  opinions,  mes  vues. 
mes  paroles,  ne  pariienuenl  ii  l'empereur  que  d'une  mauiè  e  précise  et 
(  ximpie  d'interprétations,  uié  iics  involontaires.  J'écrirai  duiiciout  ce  que 
je  ne  puis  dire  a  ce  sujet  ;  je  le  promeis  a  votre  altesse,  j»-  m'y  enp.tge;  <  t 
avant  deux  jours  elle  aura  entre  les  mains  une  noie  qui  sit  sf.  la.jcpvcsc, 
au  désir  qu'.lle  vieiil  de  me  faire  l'ii  umeur  l'e  me  témoigm  r. 

Cambacérès  (  xprim.i  au  prince  combien  cette  réserve  lui  paraissait  con- 
venable ;  il  redoubla  do  soins,  de  préveeaii  es .  aupi  es  du  j.uue  étr.!n.M  r 
auquel  il  finit  par  ollrir  de  le  présenter  le  lendemain  à  l'impératrice  José- 
phine. 

—  Je  craindrais  de  me  coniprorceitre  ,  répondit  Adrien;  j'ai  le  plus 
gi  aiiJ  iuléièi  à  re  que  ma  prtscncc  à  Paris  soil  igiicrée. 

—  Poycf  tranquille  ,  répliqua  l'arcbi-chaKcliT,  c'est  san?  .i"rTai .  » 


S'» 


LE  MAGASIN  LITÏÉRAIRE- 


ia  Ma!ma'son  ,  presque  dans  riniimiié  ,  que  je  veux  vous  présenter  à  sa 
in:.je-io.  li  faut  qu'a  voire  reiour  en  Ru-sie  vous  empoilh-z  une  idée  de 
tout  re  que  la  gràrc  dans  la  piiissanci; ,  la  séductiou  dans  la  grandeur 
peuviMit  oHVir  jamais  de  plusacconipil. 

—  Jaccepic  donc,  à  demain,  répondit  Pétroîow. 

(^ucli|ues  iiist.ms après  l'archi-thanrclitrs'approcbade  Léopolr). 

—  Mon  dur  Clion,  lui  dit-il,  je  suis  liés  content  de  vous  ;  vous  avez 
fax  preuve  en  cete  occasion  d'une  connaissanre  ,  d'une  sûreié  que  je  ne 
vous  siin;M;onnais  pas.  C'est  I  ien,  très  hien  ;  je  tâcherai  d'obtenir  pour 
vous  (|iiel(iue  uiission  honorable  et  avantageuse. 

La  joie  des  amis  était  plus  grande  encore  que  cel'e  de  rarchi-chance- 
lier.  Ucsqj'ils  luiint  sortis,  ils  tinrent  conseil  pour  aviser  à  ce  qu'il  leur 
resaii  de  mieux  à  faire. 

—  Je  crois ,  dit  LéopoUI ,  qu'il  ne  serait  pas  mal  que  nous  allassions 
faire  un  piiit  tour  en  Anyleterre.  Si  nous  parlions  demain  ':■ 

—  Du  t;uit.  Demain  sa  majesté  l'ini;)éra;i  ire  me  fait  l'honneur  de  me 
rcrevo  r  en  audience  pinicnlière ,  et  ma  foi  je  ne  serai  pas  fûché  de  me 
trouver  léie-à-tele  avec  celte  excellente  Joséphine  ,  qui  est  encore  une 
foi  1  jolie  femme. 

—  Ah  çii  !  Adrien,  est-ce  que  tu  ne  crains  pas  de  tendre  un  peu  trop 
le  rcssiirl'::' 

—  Ji'  n'entrevois  pas  le  moindre  danger;  on  se  jette  à  notre  tète,  nous 
nf  us  laissons  faire,  et  noui  pouvons  de  la  sorte  aller  tri  s  loin. 

—  Tiès  loin  en  efl'it,  imploin,  peut-êire,  et  pour  ma  pan,  si  j'ai  grand 
souci  de  voyager,  ce  ns  sera  jamais  par  la  grande  roule  de  Toulon  que  je 
voudrais  prendre  le  chemin  de  l'Italie. 

—  l'oliion!  lai>se-moi  faire:  ne  sui<-je  pas  d'ai'Icurs  le  plus  engagé? 
Je  suis  l)i  'u  aise  de  ca  is-er  un  peu  avec  l'impéralrii  c  Joséphine  ;  et  unis  , 
trente  mile  francs  ne  pemeui  pas  durer  toujours  ,  et  s'i  ét.iii  possible  de 
do:ib  er  la  somme ,  celi  m'a;5'réerail  fort  et  ne  te  déplairait  pus  ,  que  je 
ïacbe. 

—  i:h  hien!  soit!  Audaces,  etc.  Mais,  à  propos  de  latin,  je  remarque 
que  le  russe  ne  l'a  pas  servi  a  grand  <  hose  jus(iu'à  pi  éseiit. 

—  Ce  a  pourra  NCiiir;  j'ai  des  proj(  ts  là-t^c^siis.  Au  fait  ,  le  métier  de 
prince  est  fort  de  mon  goût,  et  je  n'y  renoncerais  qu'à  regret. 

—  A  ton  ai^e.  De  ma  seule  volonté  je  l'ai  fuit  piince  ;  vois  si  lu  te  sens 
au  cœur  de  quoi  l'élever  jusqu'au  rang  suprême  de  majesté  ? 

IV. 

Prévenue  parl'archi-chancelierdela  visite  que  devait  lui  faire  le  prince 
Péirolow,  Joséphine  s'était  levée  toute  joyeuse.  Dans  la  matinée.  Napo- 
léon vint  à  la  Malmaison,  et  l'impératrice  se  montra  charmante. 

Bon  Dieu  !  madame,  lui  dit  en  sotriant  l'empereur,  comment  faites- 
vous  pour  èlre  plus  gracieuse  et  plus  jolie  encore  aujourd'hui  que  de  cou- 
tume ? 

—  C'est  que  je  suis  contente,  répondii-elle,  et  que  nen,  vous  le  savez, 
BC  sied  à  notre  sexe  comme  le  bonheur. 

Que  vous  est-il  donc  arrivé  d'heureux,  dites ,  que  je  prenne  en  bon 

m.iri  la  part  qui  me  revient  dans  ''os  peiiies  félicités. 

Josépliine  hésita  avant  de  répondre;  mais  les  choses  étaient  désormais 
si  avancées,  le  s uci  es  lui  paraissait  si  certain  ,  qu'elle  crut  pouvoir  se  dis- 
pei.ser  de  garder  plus  long  temps  une  réserve  qui  lui  pesait.  Elle  raconta 
donc  à  Napoléon  comment,  avec  l'aide  de  Gambacérès,  elle  avait  d(:cou- 
vert  et  ga  jné  à  peu  près  un  agent  secret  envoyé  à  Paris  par  l'eatpereur  de 
Russie, "avec  une  mission  dont  les  conséquences  devaient  être  de  la  nature 
la  plus  délicaie  et  la  plus  grave. 

Mais,  (lit  l'empereur,  après  l'avoir  écoutée  atleniivement ,  êtes-vous 

bien  r.ssuréc ,  !\I.  le  prince  archi-chancelier  et  vous,  de  ne  pas  être  dupes 
«le  q.îclqiic  intrigant':» 

—  Cambacérès  a  obtenu  là  dessus  des  renseignemens  certains ,  répon- 
dit Josi  phine,  cl  d'ailleurs  l'agent  russe  doit  nous  remettre,  eu  réponse  à 
toutes  les  questions  qui  lui  ont  été  posées,  une  note  préri«e  et  explicite. 
Vous  pourreï  examiner  celle  pièce  qui.  je  n'en  doute  pas,  lèvera  vos  dou- 
iez. i|tie  j'oserais  presque  q^alilier  d'injurieux  pour  nttre  zèle  et  la  pers- 
picaci.é  i  e  M.  larchi chancelier 

Napoléon  se  lut;  après  avoir  réfléchi  quelques  instans,  la  chose  ne  lui 
paraissait  pas  impossible.  U  dit  à  Joséphine  qu'elle  pouvait  recevoir  le 
selKi:eur  russe,  puis  après  s'être  occupé  d'autres  soins,  il  retourna  à 
i'aris. 

Arrivé  aux  Tuileries,  il  Cl  appeler  Fouché. 

l,a  police  est  bien  faiio,  monsieur,  lui  dit-il  durement  dès  son  en- 

t'-ée.  j<;  vous  en  félicite  !  la  Russie  entretient  à  Paris  des  agens  secrets,  et 
vous  cies  It  dernier  à  en  être  instruit  ! 

,sire,  répondit  Fouché,  sans  se  montrer  troublé  de  cette  boutade, 

l:al)iui'  qu'il  était  à  en  supporter  de  semblables  de  la  part  de  Napoléon, 
j'ai  la  ceriiiude  que  cla  n'est  p?s. 

—  Je  vous  dis,  moi ,  que  cela  est  positif!  Le  prince  Pétrolovv  est  ici, 
avec  mission  d'observer  l'esiTit  public.  Cet  homme  ne  peut  pas  remiilir 
sa  miss  on  sans  se  montrer.  Comment  esi-il  [lossible  que  vous  ignoriez  sa 
pié'cnce? 

—  On  a  troaipé  votre  majesté.  La  Russie  n'a  a  Paris  que  des  agrns 
avoués  pour  le  moment,  cl  il  n'y  a  pas  de  prince  Pétrolov/.  Je  n»  sais 


quel  but  peut  se  proposer  l'inventeur  d'une  fable  que  l'on  n'a  pas  sans 
dessein  accréditée  près  de  voire  niaiesié. 

—  Mais  ce  n'est  pas  une  fable,  encore  iinr  fois,  inîerrompil  l'eravereur 
avec  impatience.  Ce  seigneur  a  dîné  hier  chez  L'  piiiice  ai  chichaixe.ier, 
et  il  est  à  peu  près  convenu  qu'il  était  envoyé  par  Alfxandrr'. 

— Sire,  il  y  a  la  quelque  inti  i;nic  que  je  découvi  ii  ai  promplement.  D'a- 
bord, perinetlez-inii  (fî  faire  ri'maïqiii'r  à  voire  iiia;esi>' que  c'e-t  l'ut 
au  moins  un  singulier  auent  sicret,  que  celui  qui  va  praidie  pour  couli- 
dent  h-  premier  di.sjniiaire  de  l'ét  t. 

—  C'est  vrai,  dit  Napoléon  en  se  ra  îoncissant,  et  cela  m'avait  au'Sl 
frappé  ;  mais  cependant  on  a  de;  renseignemens  si  précis  qu'il  tsi  iuipos- 
sibie  de  n'y  pas  (  roii  e. 

—  J.^  prends lergigoinent de  donner  prompiem"nt  à  vnirc  majesté  des 
nouvelles  teriaiuesde  cepriuce,  queje  soupçonne  fort  d'être  un  tlipioniaie 
de  contiebande. 

—  l'eui-êlie,  (il  Napoléon,  pouriai-'c  savoir  tout  de  suite  à  quoi  m'en 
tenir:  l'imiM'ratrice  le  recevra  .■iijouid'hiii;  prolialdinienl  même  e,>t  il 
déjà  à  la  Mabnaison,  où  Cainbaciiès  ùoit  le  conduire.  Venez,  monsieur  le 
miuis  re,  j'y  vais,  et  vous  m'y  acconi)>ignerez. 

—  Je  swis  aux  ordres  de  votre  maje,'ié,  réjion  lit  Fouché;  mais  je  dési- 
rerais louttfois  qu'elle  daignât  m'aceorder  que  iiu's  iiisii.ns  pour  que  je 
pusse  prévenir  e;  amener  nu  des  serréiaircs  de  mon  cabiuel  qui  a  lui- 
mêine  vécu  à  la  vour  de  S  dut  l'i  ter.-bo.iig. 

Cepenlant,  larclii  clianrelier  et  le  fauv  Péiro'ow  étaient  parts  de  Pa- 
ris; ils  arrivèrciit  à  la  Vlalmais  mie  b^inc  heure,  ce  qui  les  obligea  d  al- 
lendre  (pi  Ique  peu  ;  bie;iiol  ils  furtni  inlro.luiis,  ei  G  nnb  ic 'rès  présenta 
le  seigneur  étranger  à  l'impéra  rite  (|iii  1  i  lit  un  evcclh  ni  accueil.  Aux 
quesùoiis  (|ue  Joséphine  lui  alressai  avec  plus  de  curiosité  sans  dou  e 
que  d'ailressc.  Ad  i'U  ré,ioiidii  avec  aisance,  a^ec  natoel,  et  >ans  parai- 
irc  le  moins  du  monde  embarri^s^.  Joséphine,  durmt  le  cou  s  de  cet 
cnlrelieii ,  é  iroivait  une  saiisl'action  ,  unejoie  qu  iraliiss.iirni  put-être 
trop  in  lis  •rètement  ses  regards  veloutés  et  'CS  paroles  b  enveillanles  ;  le 
prince  archi  chancelier,  de  son  côti-,  prenait  p  irl  à  la  co  ivirsaiiin  qui, 
iiaiiireilemenl,  roulaturla  Russie,  eidoiit  d'à  jue  phiase,  comme  il  anive 
dans  un  pourparier  diplomatique,  se  termine  invariablement  par  un  point 
d'exclamation. 

Tout  à  coup.  Napoléon  et  Fouché  entrèrent  sans  avoir  été  annoncés. 
Adrien  ne  se  découceita  pas;  il  se  pencha  veis  Gambacérès,  et,  parlant  à 
demi-voix  : 

—  Monsieur  l'archi-cbancelier,  lui  dit  il,  suis-jo  victime  d'une  trahison  ? 

—  J'espère  que  vous  ne  le  croyez  pas,  répondit  de  même  Gambacérès, 
et  je  suis  au  si  étonné  que  vous. 

—  Pardon,  madame,  dit  Napoléon  en  prenant  place  sur  la  causeuse  où 
se  trouvait  i,o;:chalaiiiment  assise  l'impéialrite,  je  croyais  vous  trouver 
seule,  et  je  voulais  vous  présenter  un  jeune  créole,  un  compatriote,  au- 
quel M.  le  duc  d'Oiranle  s'intéresse,  et  qui,  amené  tout  jeune  en  Europe, 
et  ayant  depuis  lors  voyagé  presque  conslamment,  parle  touu  s  les  lan- 
gues, depuis  vctre  doux  et  nonchalant  diaKrie  tropical,  jusqu'aux  idio- 
mes de  l'Afri  lue  et  de  l'Asie  :  ce  jeunj  homme  est  un  vérjlaljie  pohglotte. 

—  S'il  parle  russe,  d,t  Joséphine ,  eu  souriant  'f;racieuseincnt  à  l'e-rpe- 
reur,  voici  le  prince  Péirolow,  qui  m'a  laii  1  honneur  de  ma  venir  visiter, 
et  qui  mieux  que  personne  pourra  décider  rie  son  riiériie. 

Adiie:i,  qui  s'était  levé,  s'inclina  resiieclueuemcnt,  et  presqu'aussitôt 
le  polyglo  te  fui  iiiiroilnii.  Fouché  lui  ddre  sa  la  (larole  en  allemand.  Na- 
poléon lui  pai  la  en  italien,  Gambacérès  en  anglais;  Adrien,  sans  hé.-iier 
et  lorsqu'à  son  tour  il  y  fut  convié  pjr  l'empen  ur,  l'iiilerrogea  en  ru'se. 
Le  jeaiie  secrétaire  engagea  alors  une  assez  longue  (onversationaviTlui, 
puis  répondit  à  chacun  de  ses  interlocuteurs  dans  les  langues  dilléreiites 
dont  eux-mêmes  s'étaient  servi'^. 

—  Sire,  (lit  Fouthé  à  Napoléon  qui  l'avait  attiré  sur  le  péristyle  du 
parc,  CCI  iiominclà  parle  russe,  mais  j'ai  la  ccitiiude  qu'il  n'est  qu'un  au- 
dacieux intrigant. 

—  Eh  bien  !  avisez,  monsieur  le  minisire  delà  police;  faites  seulement 
que  ce  personnage  ignore  qu'il  est  observé.  J'ai  à  cœur  de  voir  ta  note 
manusaite  qu'il  doit  remettre  à  M.  l'archi-chancelier. 

Cependant  Gambacérès,  qui  craignait  les  re(  roches  de  l'empereur,  était 
impaiient  de  se  retirer.  U  ne  tarda  pas  à  prend,  e  congé,  ei  partit  avec  le 
prince  Péirolow,  qu'il  reconduisit  dans  sa  voiture. 

—  Je  suis  fâché,  dit  l'arthi-chancelier,  chem  n  faisant,  que  l'empereur 
nous  ait  surpris;  mais  je  compte  sur  l'esprit  de  l'impéralrice,  et  je  me 
porte  fort  que  votre  présence  à  la  Maluiaison  ne  pourra  vous  compro- 
mettre en  aucun  point. 

—  Eh!  moi)  Dieu!  répondit  Adrien  de  l'air  le  plus  naturellement  indif- 
férent, une  fois  le  premier  niouvem  ni  de  surprise  passé,  je  n'ai  pas  é'é 
du  tout  fâché  de  me  trouver  face  à  face  avec  l'empereur, 

—  Mais,  maiiilenani,  il  ajoutait  à  pan  soi  :  —  Du  diable  si  l'on  m'y 
rattrape  iiiic  seconde  l'ois. 

En  quittant  l'ordii-chancelier,  il  alla  trouver  LéopoUI  qui  l'atiendriit  : 

—  Cliir  ami,  lui  dit-il,  hier  tu  voulais  aller  eu  Angleterre  ;  aujour- 
d'hui, moi,  je  m'embarquerais  pou'-  la  Chine.  Avant  une  heure,  toute  I  ; 
polirc  de  l'ai  is  sera  à  nos  irous;es...  Ce  que  nous  avons  donc  de  mie  l\ 
à  f.iire,  c'est  degaiinerau  pied  lestement. 

Le  soir  même,  au  lieu  de  la  note  semi  oOicie'le  que  devait  1  li  ^a  .  e  le- 
nir  le  prince  Péirolow,  l'archi-chaucelicr  recevait  une  letire  dau.?  lanu  el- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


35 


le  Léipold  Ohin  h\  aiinnnçait  qiip  le  prft<»nclu  agent  russe  nY'la-t  auiic 
clio  c  qu'un  inliiijaiu  (loin  il  avaii  été  rlujio.  cl  à  la  p')iir.siMl(i  (liii|iicl  il  s|' 
mi'tUiil,  ill^ll■ll!t  quil  icrjait  (j'eini  .■iiiM  a  iii  pris  la  iiiite  cii  toute  hâte  à 
'iMii' (le  t-a  p!(''^eiitalio;i  ati  fli.'iica.i  (II' la  M .liiiai-oii. 

A  (pi.'lq  u"  t'-iiips  (le  In,  doiu  jiMiiics  «'•ci'ivcli's  <pii  se  di'acnt  oiigi- 
na'i''S(lu  11  ail-(;aiia;la  puer  o\|ii;iiucr  la  p  if  ciioii  avec  lajU'-ile,  bii  n 
ilnY'trangois  ils  piiriaieiU  la  laii.ue  IVaiiçuisi",  iii.iiigi'aii'iit  joyi-useaieiit 
,;ii.v  caiu  (leBa(l(î  iiik;  ir^'iitaiiie  (liMiiilUi  fr  ries,  (hiiu  l'orinine  pirais-al 
iiss  «.'t  sii-pt'ctc  à  voir  I.'  tr  ■in  (loin  Uiirs  joyeiiv  cliHc  ili  iirs  !•  s  mcnaifiil. 

Ka.iol  on  lii  iic.iucoiip  (le  celle  aveiiiiiic  ;  Caiii!)acéiès  iiussi  s"elloi(;. 
(la  I  ire  fpiaiid  elli;  l'ut  niilisereteineiit  ûbruilée;  mais  Foucje  prêttiiilii 
iju'il  lia  t  jaune. 

Eu  (l(';,)  l  lie  C"tle  h;;r.!ie  injMKicaiion,  JoS'pliine  roniiiiiia  de  nn-cr,  ei 
JMe  Lenoiniii!!,  de  s 'ii  ici  e,  expliqua  CMiiene  deviiii  la  carioiiiaiicie, 
c  mai.  nia  le  p  ij.v m  <  i  deviaal'meiiir  au  plus  jn^ii-  piix.  ^ais  pecUe  la 
coiiuai.ce  do  ses  dupes.  iiouACic  ii.\i.sso.\. 

[La  l'iciàc.) 


r>'3^UEBS.E  EaMCESJlS. 


On  f'til  au  y^hia  fmt  de  l'iiivcr  de  1S3G.  L"  so'e'l  parisien,  qnl  se  Itivo 
Fi  iar  I,  toiiiniC'içaii  iiiiinàj  1er  srs  pn'iuiei's  it  pâles  clarie^  (l:.n.s  la 
vile:  les  »(iiu'r>  >,  ipii  roilaicnl  iiVer  hruit,  ii'|:r(j.si'iil,i.  ni  a  uier\eii  e  le 
Lj  lit  du  cliai'  de  c<lle  ai  rme  p.ii  liniiinle,  et  ce  eiid.uil  c'et  .il  à  ;i  aiid  ■ 
peine  si  ces  l)i  il  s  inais'  lis  eiicoie  emloniiies  oiui-iiuit  par  liasaiil  quel- 
que -unes  de  lei.is  fi'ue.'ns.  l'ius  i  ml'u  ini  cacon;  (|  e  Ks  lllai^(lll^  vi  isi- 
nes.  ctaii  un  ia>le  hoie  de  la  rue  i.c  lliclie  im  ;  hôtel  soiiilne,  siieneieuv, 
Ires  tel  nié,  saii-  hr  il,  sans  luouveuicnl.  niiis  non  pas  sans  lialiil  ns.  .ar 
vii  I  nii  jcui  e  liiMiiaie...  ((pi.nil  non-,  di  iiin  un  jcin  e  lioaiaie  ,  nous  e 
rie  lunii-  à  11  lé;.è.  1 1  •  île  smi  (as,  a  la  n-in  m  de  sa  mai  ,  a  C'  je  ne  sais 
qiio  de  j'  une  qui  (iciaie  nié  ne  sous  le  m  u  t-;iu  le  (1  ..s  siinlne  ,  mèuie 
sous  le  Cl  he-inz  le  p  us  (5p.ii-)  vuici  un  |eune  hoiuiiie  qui  IV  pp  ?  à  celle 
pu.  te  (le  façon  à  lé:  cnlei-.  La  pu  le.  iiiusi  réveil  ee  m  sur-aul  et  d'une 
t'a(;oii  si  l)Ml  rt c,  s'ouviii  leulenieul  et  couiaie  a  lej^iel.  Du  u  (>.ue  pas,  ou 
plutôt  du  nieiiie  inouveinei^t,  ce  Imi  al  iiiiineau  ve  u  gigna  l'eiiire.so!,  et 
là  encore  il  lai'iii  ati.  iidie  et  fia,  per  longtemps.  \  l,(  ijn,  un  brave  ilo- 
BiPJliijue.  ie|)u  m  u-non  pas  rassasié  de  sounueii,  les'heveux  en  rjes'udre, 
l'œil  gonllé  par  le  repos  de  la  iiuii,  le  bà  lleiiieni  e  le  souiiic  à  la  huu- 
eue  (tant  II  ava-t  iloriiii  !),  vint  ouvrir  à  ce  einpressi;  visiteur. 

—  Que  le  diaiile  t'eiu|)nrie  !  .'ï'ciia  le  jeui.e  hoaime  :  où  est  ton  maî- 
tre? tiii  uK^'ine  teiiiiis  il  se  dirigeait  sais  auliv  f,i(^:"n  vers  la  cliambre  à 
coucher  l'e  II  nri  lliiuioir.  —  l'uis,  coaiUies'il  tûi  eu  quelque  reuiuidj 
di  ri'veillei-  Henri  .si  biusqueinenl  : 

—  Ecoute,  Aiiilré,  il  e,si  dix  lieuies.  —  Henri  est  peui-è  rc  rentré  ce 
roatin  uk}  e.  —  Je  le  donne  ei\  luinuics  pour  le  léneilier  cjniine  m  l'eii- 
tendras.  En  mi'nie  icnips  il  se  jeia  u'ai  s  un  lauieuii,  en  lioaiuie  qui  ne  de- 
Uiiiiiiiait  qu'une  occasion  d'enlrer  dans  une  yraiule  fureur. 

Et  (  OiMi.ié  il  f 'Ui  ineitre  à  prulit  lou c.s  thuscs,  m.  is  .suriout  la  patience 
d'u"  homme  en  colère  ,  iinus  piolilerniis  de  ce  iép;t  |.our  voes  donner 
qiiel(p'es  expl  la  nuis  sur  noire  héros,  ijne  dis-je?  sur  nos  deux  héios  , 
Georges  qie  vous  v.ivez  lit  ((iu<  hi'dans  un  fauleuil,  et  llemi  llauioir  (pi 
se  leveipe  à  gia:id'|ii  iiie  snus  les  liiui(-!es  et  insidieuses  sollicitalioliS  de 
luiinsidi'  .'011  v:.lel  de  chaïubie,  Aiiiriî. 

Henri  llauioir  n'était  li  n  inoiu-  (pi'uiicm;illif  ureu.se  cri^alu'e  Lmnaine 
t'e  viiigi- trois  ans  loiit  i'U  plus;  ii  n'.ivaii  cornu  Jibiiu'à  pren'itque  le.s  ru- 
ses sans  1  plues  de  la  ieunesse,  f-inon  uie  C'p  ne  qui  l'av.iit  pi'|ue  aucu'iir, 
niais  si  légèrement  !  f'e  (pii  fai.^ait  de  Ileiin  un  mis.  nihrope.  Lui  nain  ! 
lui-nieiiie  !  Vu  là  ee  qu'il  se  reiK^'la  t  sans  (in  et  sans  ce;  .se.  Tr.ilii  par  clic, 
eiicaie.  fh!  mon  |  auvrc  llenri,  par  (|iii  doiie  ■oiniiies-iMus  ^raliis,  sinon 
par  cllf'.'  Du  resie,  noie  jeuni!  Inniiiue  eiait  beau  ,  bien  lait,  jo  i,  tiop 
joli.  |iensiii|.il,  malgi  (^  sa  iiioiisia  In'  bloiuh'.  Craiid  ma  lieiir,  une  niiiU^ta- 
che  blonde  .-.ur  in  Irais  vi-age.  Ah  !  si  ma  inou>l.i'  lie  était  iieire  !  Ah  !  ti 
ma  n  aitie>.sc  m'ainait  iniiiour.-.!  Ali  !  si  j'avais  viiii;l-(in(|  ans!  Et  les  au- 
tres éi>  iiiels  si  ee  1.»  jeuin  sse.  (Jnaut  à  sa  vie,  sa  vie  opulente  ,  oisive  , 
jaseuse,  capiicii'u.M-,  douceinent  m  uininMiile  ,  t'était  un  de  ces  beau.\ 
iuis>eaii\  bi  n  llinpi  les  (pii  n'oul  jaunis  r.ii  tourner  la  t  nue  d'un  mou  m. 
Eaux  jaill  .ssaiili  s  ei  oi  ive.s  (|ui  cii  culeiu  à  travers  la  rraii  le,  eu  cli  niant 
les  peiiles  cemplaiiiles  qui  pluitciitii  furi .  u.\  blanches  marguerites  et  auv 
blcuds. 

Cleorgcséiait,  tontroiuire  Henri,  un  rou('Miinoceiit.  Voii.s  savez  bien,  un 
docesiuiberhesdon  Jaaii,  Inul  prêts,  à  lesentemlie.à  se  a  ire,  il  iromiier,  ;i 
déshonorer  deux  cenis  femiiies  et  roiigis-aiit  jusqu'au  bl,  ne  le  l'aïue  ei  des 
yeux,  s;  par  hasard  lomlie  sur  eu»,  (julque  peu  d'.iplo  ub,  un  doux 
regard  leminin.  A  enteinlie  parler  nos  diiii  .Iiiaii ,  C  s.inoia  est  un  enfant 
à  i(Jl''  deux;  vojei  les  agir,  ClieiuM  i  csl  nu  héros.  Ce  sont  les  uialamo- 
res  de  1 1  (.alaniene  1 1  de  l'amour.  Ki  cepend.iiil  voule/-veiis  savoir  lleor- 
pes  tout  eiitii  r?  Georges  n'av.  ii  (  ncore  ele  iialii  par  personne.  Il  appelait 
de  tous  ses  vreu.x  la  première  tralii'-on,  c'est-u-diic  le  premier  amour. 
Soupirs,  billets  doux,  la  main  pressée  par  une  main  ireinblaiiie,  poitiaits 


échang('s,  clair  de  lune,  promenades  dans  'es  liois,  mouchoirs  brodés,  deV 
telles,  rubans,  dieveux.  pa;  fuiiis,  S'Uriies,  douces  choses  si  cuarniantes  ."' 
■  Iiinner,  il  leceioir,  à  garder  sur  son  «œiir  ;  Oui,  mais  le  jour  arr.ve  eu  " 
iaii'  tout  rendre,  hs  bilels  di^ux,  la  man  pr.  s-ée.  le  portrait  qui  s'iinit 
einore  •  oiiiuie  le  premier  jour,  sans  eu  excepter  les  baisers. — Déjà  à  son 
âge  IK  nri  a  éié  trahi  par  une  fciume,  pensait  Georges.  Henri  n'est  pas 
déjà  SI  inalh'ureux. 

Tels  étaient  les  (ieux  ain's,  Henri  ot  George».  Avec  ces  deux-là,  vous 
n'euss  e/,  pas  fait  un  p-  nul  roué.  Ils  s'aimaieni  dune  ho  neic  a  niiié,  à  lout 
inendre:  seuiiui.  lit  ce  damné  ilenii  ava  t  piis  l'habitude  de  coup  r  les 
moi  sons  amoureuses  suus  les  pie.  s  de  Geor;.'es.  llenri  était  plus  beau, 
p'.'SliSie,  pu-  heu- eux  que  son  .uni  Georg  s.  Sou  6  ode  brillait  d'un  éc'ai 
plus  vif  aux  yeux  des  belles  daiin  t>.  Au  inouïs  ataii-il  p  lur  lui  l.i  t  ahis^  a 
<  e  sa  piein  ère  niaiie  se,  et  hs  femmes  lu  en  .«aVaie  t  gr-;  el.es  se  di- 
■a  cm  (|ue,  (,u  .-i.n'il  n'était  pas  mort  d'une  première  tiabis'm,  il  ne  niour- 
r.iii  pis  d'uni  stuiin  le,  l'i  cé;ait  (Il  j  I  aiitair  de  g'giié.  Ainsi,  Georges, 
ixiii  diable  eljov  al  gai(;on,  ne  savait  à  quoi  ailribuer  tnu  es  seSitalancs 
m  s.i'  eniures.  iJi  vain  fai.sail-il  lever  sous  ses  pas  le  plus  galant  gibn  r  du 
iniinde,  vingt  ans,  (  liap  aux  à  pluiui  s,  biodei|uins  noir,  biaC'Ieis,  é>eu- 
lais,  voles  (t  dentelles;  en  van  attrapait  il  à  ce  gibier  11  itnboyaut  ua 
COI  p  o'œ  I,  un  s  lura  e,  un  pi  1 1  (ri  railleur,  il  arriva  l  que  lout  u'ioé  i  oup, 
à  riiisiaiii  (  il  i'aiiii  la'uiges  ii.el.it  en  joi.e  c  s  beaux  f.isaiis  tout  dores, 
où  se  jo  ait  la  lumière  du  soleil  et  de  I  amou  ,  un  coKp  invis  ble.  p  i  li  de 
.pielque  bu  ssou  v.  isiii,  de  (jiielijiie  b.iie  dauuépine  en  lieu  s,  abattait  le 
gii  ier  visé  par  Georg.  s,  et  puis  cours  a, Tes  si  lu  le  peux,  mon  t  auvrc 
ami.  Je  vous  ..is  1 .  à  ui.i  façon  et  à  la  façon  de  mes  pérqiLrasis,  les  atci- 
dens  de  (.etuges  allant  en  chas  c  ascc  sou  ami  Hi  nri. 

Ils  eiaieni  lés  l'un  l'.iutie  dans  la  même  province,  sous  le  ra('me  petit 
lambeau  de  ciel  bleu,  au  cliaul  de-  iiiè  .  es  i  .jSsuk)  s.  Tant  q  l'ds  avuit-at 
clé  ainoiir  uix  dans  leur  patiie,  ils  r.tv  .ienl  ;ip,i..lée  une  pair  e.  M  is  de- 
puis son  preaiier  uialhe.ir,/ •  '«ri  avait  pris  en  giaiidc  p  ie  celle  paire 
lies  ler'ines  i  i:r.ites  ;  (juaut  .i  Gi  orges,  sou  bnnh  ur  s',  lait  ob-.cui  ci  le 
jour  néiue  où  :u  g  amie  (^.ilabr.iise,  lidc  .  oiic  1 1  vive,  lui  avait  •  il  :  «  Je 
ne  t'aiiiie  p  i-,  Georges  !»  1  s  élaie  t  doue  venus,  br.is  d.-.ssus,  bras  des- 
s  us.  dans  1  ■  r.  luge  d.'  to  ues  l-.s  ambitions  cl  de  toutes  les  (iouh-u>s  Pa- 
ris. Là  ils  a\aieiit  vécu  en  bons  jeunes  gens,  bien  posés  dans  le  nioii'h', 
ei  à  (jui  rien  i  e  u.cneue  pour  vuie,  ipie  d'eue  mon  S  heureux.  V  us 
voyei  (pie  rien  n'est  pi  is  vulg.die  que  la  v  ede  mes  deux  héros,  mais  aus- 
si UOILS  nvoils  lieux  Unvs. 

Qu  iid  il  eut  aiteii -u  ce  grand  ipiart  d'heure,  Georg'^s.  se  précipitant 
sur  le  lit  de  II  nri  :  —  Ré*eille-  oi.  lui  dii-il.  lu  as  bien  asse/.  dormi  l'ar 
le  ciel  !  rêve. Ile-loi.  pour  oue  tu  sa  hes  louic  la  tr.ih, son,  toute  la  per- 
lidie,  toitie  la  cruauté  diS  femmes  de  ce  timpi-ci.  Héveille  loi!  revc. lie- 
toi! 

—  Voilà  qui  est  tragique,  mon  bon  ami  (Georges,  d't  Henri  en  se  frot- 
tant les  yeux  ;  mais  quoi  !  cela  uc  m'explique  ni  la  visiie  ui  ta  muuvaise 
hiimeur. 

—  Eu  d.  iix  mots.  Célost'ne  se  mnqiie  de  moi! 

—  .\'e.st-ce  (lue  cela?  dit  llemi,  dont  1  airsoulT.'ant  et  les  traits  a'iérés 
seuiblalent  i.'iu<i..'iier  qu'il  avait  bcs.>iu  (lu  repus  que  lui  ratissait  impi* 
luy.bleinent  S(ni  ami. 

—  Eh'  p.irleciel!  n'est  ce  point  a.ss'"z  ?  s'écia  l'irasrilile 'cune  liox- 
ni".  (J  jel  sang  as  11!  do;.c  d.iiis  les  »eiiies  si  la  r  hisoii  de  celle  là  ne  peut 
pas  SI  coller  ton  é|ia  s  sommeil  !  Il  s'..g  t  de  C6I  ..siine,  cnei.ds  lu?  il  s'a. il 
(ju'elle  ment.  qu'.  Ile  nieiiompe,  qu'elle  .se  moque  de  inoi-iiicaie,  ■'cmoi, 
(.e.rgi's!  Et  |.our(|ui  me  irompe-i-i  lie  en  me  ?  Peur  quel  geiit.ih'.mu  c 
(le  bunime  mine,  p.iur  (pn  1  chevalier  de  Kaubla- ,  Cn  frac  et  eu  boit,  s 
ver.iiis?  Pour  ce  luuy  et  liiandreti.x  uiigiie'aui!  t'ii  dr' le  à  la  mai. "-e  échi- 
ne, un  ronliiii  de  .som.etie  (pii  se  da.id  ne  en  m.irchani,  i  n  méchaiit  at- 
taché d'ami)  issade,  aitidié  par  (pie|  b.  n  on  mauvais  lil.  Dieu  le  sait;  va 
fat.  un  ri. lé,  un  blauehissani,  un  édenté,  un  diôle  (  t  unetrùlessc:  les<ni- 
là  bien  appareillés  ;  que  lieu  uc  vous  gène,  moasieur  et  uiadaïuc,  cmbr.is- 

SC'-VOi  s 

Puis  II  se  promenait  à  lraver.<!  la  chambre  cn  jurant  comme  un  rbai  re- 
lier lion  bapM.sé  ;  puis  il  s'a^seyuil  sur  le  burd  ou  lit,  et,  tout  cn  boudis- 
sant,  il  s'ecriiit  : 

—  ,\lais  ([u.lle  vengeance  puis-jc  tirer  de  celte  femaie?  répon1s-mo'  ? 
Si  j'allais  la  trouver  un  malin,  d.ios  un  co:riuiue  de  cheval ,  é|H.'roni.6, 
botté  et  une  cravache  à  la  main,  qu'en  dis-in? 

—  Je  dis,  Il  pi  il  llenri.  (pi.'  tu  k-éais  une  là  helé.  Oo  ne  bal  plus  mfnu 
Fa  fi'mme.  (Ju  md  uu  galant  houime  se  venge,  il  sc  venge  en  hniumc  Iti-n 
élevé.  H  va  trouver  son  rival,  il  le  .•^aliie  poiimenl.  et  il  lil  preu.i  sa  fi  lu- 
uie  ;  troc  pour  lr.>c.  Va  d  me!  pour  Célesti  e  (pii  ne  veut  plus  de  to", 
prend--uioi  Mme  de  l.agiielant  qui  en  xoi.d. a  b'en. 

—  Comuuni,  Mme  de  Laiguelaiii?  Etl^e  que  L.igiielant  est  marié?  dit 
George.«. 

—  El  irts  marié,  repiit  Henri.  Ah  ça,  d'où  vjens-tu  donc? 

—  Ma  foi!  cette  iinpud.'iite  dniless.'  de  C.'Iesùue  me  tenait  si  bicQCD  i 
charte  privée,  que  je  ne  sais  p'us  rien  du  monde. 

—  Mais  sans  doute,  ce  fit  de  Laignelai  l  est  marié,  et  qui  plus rsl  sa 
feir.nu'  «si  charuianle  et  gracieuse  ;  GéiCîliue  n'csi  p.as  digue  ite  lui  si  r«  r 
de  leiiime  de  chaïubre  ,  non,  par  le  ciel! 

—  On  pouria  voir!  dit  Geoiges  avec  une  certaine  fatuité.  Et  «ju:  cii 
cette  femme? 


50 


LE  MAGASIN  LITTliRAIRE. 


—  Tu  :  auras  cela  plus  tard,  mon  bon  ami,  et  tu  m'en  donneras  des 
uouvc  Ii\^. 

—  A  ravir!  à  ravir!  Maudite  C(''le.nine ! 

—  Ah  ra!  voyons,  Georges,  dit  Henri,  laisse  là  Célestine.  En  voilà  bien 
BS5C2  ro;!r  une  danseuse. 

—  Tti  V.S  raison,  je  lui  pardonne;  mais  clic  me  le  paiera,  l'infidèle.  A 
propos,  j'iii  reçu  lii'T  un  billet  pour  toi.  J'étais  au  bal  masqué,  h  chiuchci 
ce  qu'o:r  cherche  dans  cette  foule  qui  est  folle  de  son  corps,   ma  foi  ! 

;  Ccite  chaise  aux  faciles  amours  est  la  plus  ennuyeuse  que  je  connaisse  , 
•  t  j  en  fus  l)ii  n  dégoûté.  Comme  j'allais  quitter  le  bal,  une  petite  main 
m"j  t,'li-si5  cett'.'  le, ire,  en  me  disant  à  demi  voix  :  Pour  Henri  ! 

—  Et  lune  sais  qui  ce  peut  être  ?  dit  Henri. 

—  Non,  fur  ma  pnrnle.  —  Quas-tu  donc?  coniinua-t-il  en  voyant  Hen- 
ri  se  lever  l)nis(|t:etn('nt. 

—  Lis!  dit  Georges  en  lui  tendant  la  lettre  qui  ne  contenait  que  ces 
mots  : 

"  Henri,  je  vous  aime  et  je  souffre,  ei  vous  ne  savez  ni  combien  je  souf- 
fre, ni  connneje  vous  aime.  » 

—  Eh  bien? 

—  lili  bien  !  ne  reconnais-tu  pas  l'écriture? 

—  AU  ciel  !  b  écria  Georges,  ab  ciel  !  c'esi  la  main  de  Calabra,  que  nous 
appelions  la  Ca'.ibraise;  de  mon  premier,  de  mon  funeste  amour! 

—  Commeiii  donc,  inîcrrompit  livcnient  Henri  en  lui  arrachant  le  pa- 
pier des  niiiiis...  mais  non,  rappelle-toi  bien,  Georges,  ne  reconnaii-lu 
pas  pluii'it  l'écriiiire  de  Mme  de  Marnebois? 

Georges  repriila  lettre.  —C'est  vrai,  dit-il  après  un  ii-stant  de  silence. 
Cnlabraise  appi;ya:t  davantage  sur  les  déliés...  Bonne  chance,  Henri!  — 
tt  pour'ant  je  ne  siis  quelle  mélancolie  ce  nom  ,  cette  espéranre  déçue, 
ont  éveillée  en  moi.  Cela  est  cruel,  Henri,  de  se  ressouvenir!  Une  lois 
au  bout  de  celte  phrase  à  demi  élégiaque,  Georges  se  mit  à  boire  un  ver- 
re d'eau  su\rée,  tout  en  poussant  de  gros  soupirs. 

Mais  llrnri  ne  songeait  guère;»  son  ami.  Il  restait  plongé  dans  une  mô- 
dilaiio'i  profonde.  H  ne  ponva't  chasser  la  pensée  que  ces  humbles  paro- 
les tic  rrgiels  et  de  remnrds  étaient  de  Mme  de  M?.rneboi.',  la  même 
<'î;rnme  qu'il  avait  aimée  jadis,  et  dont  la  trahison  cruelle  avait  dé5enclian- 
î6  sa  jeunesse.  Telle  était  cette  nature  crevante  et  passionnée,  qu'au 
moindre  souille  elle  sentait  chanceler  l'amas  si  pénihlemententassé  doses 
ôoytpsct  de  ses  ironies.  L'ironie,  — le  doute,  —  la  jeui  esse,  —  trois  mots 
qui  hurlent  dciie  ensemble,  mais  laissez-les  hurler  jusqu'à  ce  qu'enlin 
quelque  bon  esprit  vienne  les  apaiser,  pour  que  chacun  s'en  aille  de  son 
'lié.  le  doute  et  l'ironie  avec  la  vieillesse  grondeuse,  l'espérance  et  l'a- 
monr,  avec  la  jeunesse  qui  rit  de  tout  et  qui  croit  h  tout. 

—  Oùcst-eilc?  se  disait  Henri,  où  rsi-elle  mon  Elise  d'.'.utrefois,  l'an- 
ge de  mes  rêves,  la  g-ande  dame  confiante  et  folle  de  ma  félicité  passée? 
oùest-i-llc  ?  (ju'a  t-rlle  lait?  Pourquoi  étes-vons  dcvf  nue  si  peu  loyale,  ma 
belle  i:iisc'J  Pourquoi  m'avoir  niciili  à  moi  qui  vous  aimais?  Ainsi  Henri 
pensait  K  ni  haut,  en  croynnt  se  parler  bien  bas. 

—  Voilà  ([ui  est  bien  parler,  reprenait  Georges!  honte,  infamie,  et  ma- 
lédiction sur  ces  nai  irges  qui  no'.is  ra'pelleiit  l'.u  cou;  lement  des  forçats 
HU  bagne  de  Toulon  oa  de  Brest  !  Voilà  ce  ÎHarnehois,  un  homme  infor- 
w,  et  nn  te  l'a  préfé'é!  —  Iiifàme!  Eh  bien!  supposez  qu'une  honnête 
fcm":ie  i;;i'oranie,  mais  honnête  au  fond,  se  donne  pour  rien  à  un  par.  il 
d'Ole,  vous  veniez  que  cette  femme  serait  honnie  et  méprisée.  —  Le  ma- 
riage l'absout  et  la  ju>lific.  —  Ah!  Célestine!  Céle.'tine!  Vin  es? 

—  Dis  moi.  mon  bon  Georges,  ven.\-tu  me  rendre  un  service  ? 

—  Quel  service?  répondit  Georges  en  reg.irdant  Henri  d'un  air  dé- 
fiant. 

—  Tu  me  rendras  le  pU^s  heureux  des  hommes. 

—  Bon  !  ciM'ore  une  corvée.  Je  te  vois  venir. 

—  Tu  conna's  M.  de  Laigne'ant.  H  reçoit  tons  les  jeuiis,  Miuc  de 
Marnebois  y  sera  sans  rioule.  Vi's  y.  - 

—  Eh!  vasy  loiniéme  !  Ret-ceque  je  connais  sa  femme,  moi  ? 

—  Mais  il  faudri  p  'urt.ii:t  que  tu  fasses  connaissance  avec  elle, 

—  Est-ce  q'te  je  suis  prié? 

—  Entre  amis! 

Et  comme  Georges  hésitait  encore  : 

—  Vas-y,  je  l'en  supplii".  Tu  es  adroit,  toi.  Tu  observes  bien.  Tu  ver- 
ras daîîs  ses  yeux  si  ce  billet  est  de  sa  main.  Elle  te  co'naii.  i\e  t'a  telle 
donc  pas  vu  cent  fois  avec  inoi,  durant  ces  hêtres  critc'Ies  du  doute  et 
lie  l'afronie  rie  notre  anioer  ?  Elle  aura  conlianec  eu  i(i.  Tn  s:is,  les  fiin- 
mes  !  Lu  mot,  un  coup  d'tril,  cela  snlllt  !  Il  y  a  uee  hingu'  niiirerselle. 
Le  seul  aspect  de  l'uTi  ou  du  frèie  de  l'homme  qu'elles  ont  trahi,  non 
pass:>ns  doehur,  amène  bien  vite  des  larmes  dam  leurs  yeux  ;  tu  com- 
prends cela:  \as-y. 

—  Non!  ^ill^  fois  non!  réponde  Georges  en  s'opini'itraiit.  Je  veux 
avoir,  ce  soir  même,  une  evplica'ion  avec  Célestine... 

—  Mais,  nialbcureux,  il  faut- donc  tout  te  dite!  .SI  lu  veux  le  ven-jer. 
vas-y,  m'culcnds-tu  ;  car  sa  icnniie,  Mme  de  Laçnclatii,  c'csl  li  Cala- 
braise ! 

—  Cdabraisi"  !  —  Ali!  le  roisérrii.le  !  J'iUtrais  dû  m'en  défier! 

—  Od  certes,  dit  llfiiri,  la  l'alaiiriiise!  Ion  aïK  Irn  ajuiur.  N-in,  je  ne 
drtvr.ii-  pas  te  l'avouer:  mais  enlin  ;ipi>((  mis  i-cnf  q  "•  '  eite  l'emim'  (jue  lu 
as  aini''i',  je  l'ai  <  «•i>s.>lée...  i:ile  e>!  v  niie  à  n.oi,  so/  rranle,  «■plorée,  It! 
cœur  en  dcu:!;  'Ile  îîi'u  tonfé  son  ilOçcspoir  et  son  ■  .ronr... 


—  Oh  !  ma  chère  maîtresse  !  s'écriait  George',  je  pourrai  donc  vous  re- 
voir' J  irai,  Henri  I  Ah  !  certes,  j'irai...  Oh!  ciel  !  comment  ne  l'aije  pas 
su  plus  tût.  —  Tiens,  Menti,  il  faut  que  je  l'embrasse.  —  Et  quant  à  Mme 
de  Marnebois,  lie-toi  à  moi,  vive  Dieu  !  je  t'en  rendrai  bon  témoignage. 

Disant  îcs  dcrnii  rs  mots,  Georges  éperdu,  et  combattant  vainemcn; 
son  trouble,  se  précipita  hors  de  la  chambre,  la  bouche  souriante,  les 
yeux  pleins  de  larmes. 

Mme  de  Marnebois  était  mignonne  et  frôle  en  apparence.  Cependant  sa 
taille  tine,  souple  et  nerveuse  avait  des  mnuvemens  agiles  et  furti'squi 
eussent  au  b  soin  décelé  une  nature  passionnée  ;  rien  qu'à  voir  ses 
grands  yeux  d'un  gris  bleu,  tour  à  tour  remplis  de  malice  et  de  langueur, 
vous-ii;êine,  (pii  avez  cinquante  ans,  vous  auriez  dit  :  Là-dessous  il  y  a  du 
feu  et  un  cœur. 

D'épais  (lieveux  châtains  encadraient  à  ravir  l'ovale  fin  et  délicat  de  co 
fiervisa;;e.  L'^rc  mince  et  pur  de  ses  sourcils  bruns,  légèrement  froncés 
à  la  moindre  aventure,  donnait  à  cette  figure  expressive  et  mobile  je  ne 
sa's  quel  caractère  de  mutinerie  charmante  ;  au-dessous  du  nez  le  plus 
mignon  et  le  plus  joli  du  monde,  s'ouvrait  uise  bouche  ronde  et  fraî'he, 
parfaitement  moqueuse  et  meublée.  —  Et  quelles  lèvres  !  un  peu  grosses, 
mais....  en  voilà  beaucoup  trop  pour  vous  faire  amoureux,  si  vous  ne 
l'êtes  pas. 

Com:ne  nous  l'avons  déjà  dit,  cette  souple,  frêle,  nerveuse  et  dé!icicu« 
se  créatMie  avait  loag-teinps,  avant  son  raaria3e,  connu  Henri,  qu'un  ha- 
sard assez  vulgaire  avait  ra,>procbé  d'elle. 

Dans  une  promenade  à  cheval  aiix  environs  d'Amiens,  il  avait  eu  l'occa- 
sion de  couper  d'un  coup  de  ciavache  la  ligure  d'un  maraud  mal  avisé, 
sorte  de  marchand  de  bœufs,  en  gants  jaunes,  qui  trouvait  p'aisant  de  trot- 
ter à  côté  de  celle  belle  dame  dans  les  ornières  ;  —  de  fréquentes  entre- 
vues avaient  suivi  cette  renconlre,  dans  laquelle,  d'après  un  usage  assez 
général  en  province,  Mme  de  Marnebois,  alors  Mlle  Elise  de  Téverin,  al- 
lait seule,  au  hasard  de  ses  dix-huit  ans  ncn  acoaiplis;  et  bientôt,  grâce 
au  voisinage,  ils  en  étaient  venus  à  se  voir  presqjc  tous  les  jours. 

Elise  appartenait  à  l'une  des  plus  ancienness  mais  ans-i  des  plui  obscu- 
res fami  les  de  la  noblesse  de  France.  Son  père,  M.  de  Téverin,  éiaii  un 
de  ces  gentilshommes  tout  d'une  pièce,  qui  ont  dormi  plus  de  cent  ans, 
sans  s'éveiller,  dans  le  palais  enchanté  de  la  belle  au  bois  donnant.  C'était 
une  bonne  moitié  de  giau;!  seijîneur,  entée  sur  une  bonne  moitié  de  ma- 
nant. Il  avait  la  taille  d'un  bourgeois,  la  main  et  le  pied  d  un  gentiihun  me, 
il  parlait  comme  un  élecieur;  il  pensait  comme  un  haut  baron;  il  élail  gour- 
mand comme  un  cordon  bleu,  et  gras  comme  un  fabricant  d'ind  eunes. 
Du  resl'  grand  chasseur,  grand  futueur,  grand  biaiUeur,  grand  amateur 
de  vin  de  Hongrie  et  de  fanlari  s.  Quant  à  son  titre  de  père  et  de  protec- 
teur d'une  belle  jeune  fille  de  dix  huit  ans,  de  quoi  lui  parlez  vous?  Il  n'a 
pas  le  temps;  il  a  u'\  renard  à  forcer  tout  à  l'heure.  —  Ou  lui  parlera  de 
sa  fille  un  autre  jour.  —  Et  eu  avant  ! 

Ainsi  donc  nos  deux  j,  unes  gens,  n'ayant  rien  de  mieux  à  faire ,  s'é- 
laient  mis  tout  de  suite  à  s'aimer.  —  Je  vuns  aime  !  et  clic,  elle  ne  disait 
pas  encore —Je  «'«ime.' mais  ma  foi  !  ii  bon  entendeur,  salut!  Henri 
était  tout  oreilles,  et  elle  avait  pourlui  les  plus  charmans  petits  sourires 
Quoi  de  p'us  :  ils  allaient  dans  le  pays  de  l'amotir  avec  les  bottes  de  sejit 
l'eues.  0  l'heureuse  ei  charmante  chatis  ure  !  0  le  bon  moyen  de  faire 
beau  oup  en  autour  !  0  qui  que  vous  soyez^  qui  avez  à  vos  pieds  les  bot- 
tes de  sept  lieues,  soyez  béiVietlouéenire  tous.  Gardez  à  vos  pieds  légers 
cette  heureuse  semelle  de  soie  et  d'or.  Savez  voi;s  le  nom  des  bottes  de 
sept  lieues.  —  La  première  a  nom  :  la  jeunesse,  et  la  seconde  s'appelle  : 
Camour? 

Or,  pour  comble  de  bonne  chance,  le  caprice.de  l'atnour  se  mit  de  la 
partie;  c'est  là  encoïc  une  bo, te  de  sept  lieues  pour  un  amant  qui  sait 
s'en  servir.  Mlle  de  Téverin  avait  la  manie  des  froideurs  subites,  des 
brouilles  inexplicables,  des  reîours  imprévus  aux  réserves  accoutumées 
de  son  sexe  et  de  son  âge.  Alors  elle  se  renfermait  avec  opiniâtreté  dans 
un  silence  et  dans  un  isolement  complets;  alors  le  pauvre  Henri  inquiet, 
fgité,  plein  de  troubles  et  d'angoisses,  passait  des  jours  et  quelquefois 
des  semaines  entières  sans  que  la  belle  Élise  parût  se  douter  le  moins  du 
monle  de  ses  inquii''tiides  et  de  ses  tourmen». 

C'était  justement  dans  un  de  ces  beaux  momens  de  fantaisie  folle,  b-'U- 
ta'e,  injuste,  implaeable,  que  M.  de  Marneboi.s,  gentilhomme  breiin  de 
vieille  souche  p.usîi  et  dont  le  père  avait  servi  dans  l'armée  des  princes, 
se  présenta  pour  obtenir  la  main  de  la  Jeune  fille.  Certes  il  n'et;iiipas 
beau,  ni  bon;  mais  en  revanche  il  passait  pour  un  pauvre  d'espiii  tà'S 
pauvre.  Ce  qu'il  savait?  ah!  voilà  l'alT.i're!  11  savait,  ne  riez  pas,  di-iin- 
giier  l'une  de  l'anire  les  couches  dillérentesde  la  terre  ;il  cnnnais«ailles 
terraiiis  d'alliivioii  ;  il  d  sait  si  tel  fragment  nous  venait  du  premier  ou 
du  dernier  déluge  ;  il  reconnaissait  les  mastiulonlrs  et  autres  fos-ilis;  il 
annonçait  d'où  venait  la  craie  ,  It!  calcaire  de  liais  et  la  himille. 
Ajout'  z,  pour  Rvoir  sa  science  au  graiti!  complet,  qu'il  tenait  un  pis- 
to'ei  à  merve:  1  '.  Placez  là  bas  une  mouche ,  le  cœar  d'un  homme, 
un  rien,  un  po'nt  no  r,  ze.'t  !  et  sans  viser  ,  votre  mouche  ;  si  t  echée. 
(,;!ie  serait-ce  donc,  î-i  c'était  un  homme,  se  dis^'it-tl?  Du  pistolet  ?u  bil- 
lard il  n'y  a  qn'n;)  pe;it  abî:re,  une  bloiisv».  Labal'e  du  pi-tolei  cl  la  bile 
du  bi  lard  '^b'issent  à  la  même  vyl.-nié,  au  même  coupd'œil.  Donc,  grâce 


1 


LE  MAGASIN  LITTKHAIRK. 


31 


aa  billard  et  la  chasse,  M.  de  Mariicbois  .s'était  trouvé  en  relation  avec 
M.  (le  Tév»5rin.  Peu  à  peu,  ils  étaient  devenus  presque  iiis'parables.  Ils 
passaient  alicrnaiivcnients^ix  mois  de  l'aiinéi',  laiitôt  clicz  l'un,  tantôt  rhez 
l'autre.  Enlin,  un  beau  jour,  la  pensée  lui  éiait  venue  d'auynK  nier  l'inii- 
mi'e  qui  existait  cntr'eiix  par  une  a'Iiance.  M.  de  Téveiiii  n'avait  aucune 
objection  à  faire  cunire  ce  mariage.  Elise,  do  son  côté,  «jui  était  alors  daiis 
Si  s  lunes  noires  avec  Henri,  s'y  était  prêtée  de  la  façon  la  plus  gracieuse. 
Elle  n'avait  demandé  qu'une  cliose,  c'était  de  passrr,  chaque  année .  trois 
mois  à  Paris ,  rouinie  une  élégante  civilisée  qu'elle  éiait  au  fond  de  l'amo, 
sauf  à  redevenir  une  biute  le  reste  de  l'année,  et  sou  mari  avait  dit  oui  de 
très  grand  cœur. 

lu.  de  Marnrbois  avait  avec  lui  un  ami  qui  ne  le  quittait  guère , 
et  qui,  sauf  la  diiïéicnre  d'embonpoint,  semblait  en  tout  son  Sosie.  Al.  de 
Laignelant  était  ii  M.  de  Murnebois  ce  ([ne  M.  de  Marnebois  était  lui- 
même  à  a.  de  Téverln.  11  complétait  cette  irinité  ai  istocrati(|ue  et  campa- 
gnarde, dont  le  gentilhomme  ariésien  était  le  père  étcrnel.C'éiait  un  homme 
de  haute  taille,  sec  et  ralric.  Ses  lèvres  minces  et  contractées,  qu'il  mor- 
dait sans  cesse,  comme  pour  lisser  une  moustache  rousse  et  retroussée, 
et  son  front  déprimé,  étroit  et  busqué,  lui  donnaient  un  air  de  réserve 
hautaine  que  ne  démentait  point  sa  pirole  rare  et  moniisUlahiquc.  AI.  de 
Laignelant,  une  fois  son  inséparable  compagnon  mai ié.  n'etu  point  de 
relâche  qu'il  n'eût  pris  femme  à  son  tour.  Cdijbraise,  un  grand  conspira- 
teur à  l'œil  noir,  à  la  peau  blanch  ',  aux  belles  mains,  la  plus  jolie  réfu- 
giée d'Espagne  qui  eût  jamais  réclamé  le  dro  t  d'asile  sur  une  terre  amie, 
vivait  avec  son  tuteur  dans  un  coin  obscur  de  de  la  ville,  aifindani  l'amou- 
reux et  la  fortune  qui  allaient  venir. 

Tout  d'abord  l'ami  Georges  avait  été  le  premier  bien  venu  auprès  de  la 
dame;  elle  l'avait  trouvé  à  son  gré,  et  elle  avait  jugé  favorablement 
de  la  jeunesse  de  France  sur  rc  bel  échantillon.  Mais  être  le  premier  venu 
n'est  pas  toujours  un  bon  titre.  Le  second  qui  se  présente  a  souvent  de 
meilleures  chances.  Il  faut  dire  aussi  que  cette  pauvre  femme  étran- 
gère, tète  proscrite,  n'était  pas  fort  ii  l'aise  pour  savoir  au  juste  ce  qu'elle 
voulait.  Que  diable!  quand  on  foule  la  terre  natale,  quind  on  vit  au  mi- 
lieu de  ses  sujets  naturels,  quand  on  sait  bien  quelle  langue  on  parle  et 
quels  regards  on  doit  jeter,  alors  la  chose  va  toute  seule.  Laissez  faire 
l'Espagnole  en  Espagne,  l'Anglaise  à  Londres,  la  Française  partout,  et  el- 
les sauront  bien  se  protéger  et  se  défendre.  H  arriva  donc  que  notre  Es- 
pagnole ne  prit  pas  le  temps  d'apprendre  la  langue  de  l'amour  rie  Paris. 
Ede  épousa  le  second  venu,  M.  de  Laignelant,  sans  aimer  Gtoiges  plus 
tard.  Elle  fit  toul-à-fait  comme  elle  eût  fait  en  Espagne.  Eli  bien  !  mariée  à 
M.de Laignelant,  cenefuipas  Georges  qu'elle  aima  ;  elle  aima  Henri.  Hen- 
ri, aimé  de  celle-là,  n'aurait  pas  mieux  demandé  que  de  se  laisser  aimer, 
s'il  eût  été  plus  assuré  de  l'amour  de  Mme  de  Téverin.  Un  amour  pousse 
un  autre  amour.  L'une  vous  aiuie,  donc  l'antre  reste  libre  de  vous  aimer. 
C'est  trop  juste.  Liberté  pleine  et  en  ière.  Oui  ;  mai»  si  cet  amour  là  s'en 
va,  cetautreamour  peut  partir.  Tout  ou  rien;  voilà  le  langage  des  pas- 
sions. J'aurais  aimé  deux  femmes^  je  ne  suis  pas  assez  heureux  pour  n'en 
aimer  qu'un  seule.  Mme  de  Téverin  m'a  trahi,  adieu  à  la  Calabraise  !  Je 
Boulfre  pour  la  première;  que  la  seconde  souffre  pour  moi,  peu  m'iai- 
porte! 

Cruel  Henri!  Mais  sa  cruauté  retombait  sur  lui-même.  La  langueur  le 
prit,  et  aussi  l'ennui,  le  chagrin,  le  dégoût.  Avoir  eu  sur  son  cœur  ces 
deux  beaux  êtres  palpitans.  Elise  et  lu  Calabraise,  et  ne  plus  rien  trouver 
que  la  place  froide  et  désolée  !  Il  y  avait  de  quoi  mourir  ;  il  voulut  mou- 
rir. Mais  comment  faire  ?  Un  jour  qu'il  était  plus  triste  et  plus  fou  que 
jamais,  la  tête  penchée  dans  une  rêverie  sans  On,  et  comme  s'il  eût  vu 
passer  au  fond  de  son  iîme  les  douces  images  de  son  bonheur  d'autrefois, 
lout-à-coup  une  ombre  se  plaça  entre  lai  et  sa  contemplation.  Cette  om- 
bre calme  et  limpide,  c'est  la  Calabraise,  la  proscrite.  Vous  jugez  du  sur- 
saut qui  se  Ot  dans  l'âme  de  Henri.  11  voulait  bien  ensevelir  l'Espagnole 
dans  le  même  linceul  que  la  Française,  mais  à  com'ition  qu'il  ne  rcvcr- 
rait  jamais  ni  celle  ci  ni  cellcla.  Il  revit  l'Espagnole,  et  comme  il  était  en 
train  de  pleurer,  il  n'osa  pas  jeter  sur  elle  se5  gros  yeux  rongea  II  se  le- 
va en  essuyant  ses  yeux  ;  mais  les  larmes  qu'il  ôta  avec  ses  muins  retom- 
bèrent dans  les  yeux  de  l'Espagnole.  Georges,  ci  pendant,  loujouis  en 
cair>pa!;nc  après  sa  belle,  ai  rivait  sur  ces  entrefaites,  suant,  essoiilili',  en 
désordre.  En  quête  de  son  côté,  on  voyait  poindre  au  bout  de  l'horizon 
M.  de  Laignelant,  épongeant  d'un  foulard  vert  pomme  la  rosée  de  son 
front  jaune  et  parcheminé.  La  Ca'abraise,  qui  regardait  déjà  Henri  iVuu 
regard  miséricordieux,  le  trouva  beau,  rotnp.iré  à  ses  deux  sotipirans, 
l'un  éiiquc.  et  l'autre,  Georges,  qui  lui  seitibla  reb-nidi  comme  une  outre  : 
la  grotesnuc  iina^c  de  Sancho  Pança  lui  courut  soudain  (levant  les  yeux. 
Georges,  de  son  cûté,  av.it  aperçu  son  aiui.  Avec  cette  adorable  mala- 
dresse des  amoureuv,  ces  illustres  iii;^auds,  il  alla  vers  son  snii  la  main 
tendue.  La  Calabraise  lui  lit  signe  et  s'cnquit  de  ce|auvrc  épli  ré. 
En  vrai  bon  en'aiit,  Georges  raronia  à  la  daii;e  les  soullVaiifes  de  celle  âme 
brisée;  il  étala  coniplaisaminent  le  di  uil  amoureux  de  son  ami.  Il  pérora 
avec  éloquence,  vanta  ces  larme>,  (jiii  sort  le  vrai  sang  du  lœur,  cet  amai 
Bri>seineiit  et  cette  pfileur  de  f.lir'st  d'ivoire  siirsoii  fond  de  velours.  Ain  i 
il  parla:  mais  pins  il  parhvt,  et  pins  la  Calabraise  le  trouvait  gros,  pras, 
rebi'iidi  et  bien  i.orianf,  et  trop  Henri  et  trop  lieureuv.  Il  lui  sembla  que 
c'était  un  ireurtre  que  Georges  eût  des  joms  si  bi ilianl-  s,  et  à  l'i  ntatti 
Biêqie  elle  îtiir.j  Ilcnl.  (>uam  ù  M.  de  l.aiguel.tnl,  il  n'en  fut  pas  même 


question  dans  le  plus  petit  coin  de  sa  pensée.  Eu  cû'et,  n'éiai;-ce  pas  son 
mari? 

Ainsi  vont-ils  tous  les  trois,  l'Espagnole,  Henri,  Georges,  poussés  par 
le  même  Ilot,  mais  par  un  Ilot  qui  se  brise  à  chaque  petite  passion  de  leur 
cœur.  Henri  pleure  son  iiitldèlc  ;  la  Calabraise  regarde  Henri,  pendant 
que  Georges  la  regarde  aussi  tendrement  qu'il  peut  faire  sans  et'  e  ridi- 
cule. Ils  sera'ent  allés  ainsi  jusqu'à  la  fia  du  monde,  ma  s  toujours  faut-il 
bien  cessci'  de  se  regarder  ainsi.  Donc  Henri  eut  peur  d'aimer  celte  fem- 
me, et  Georges,  se  voyant  dédaigné  par  elle  ,  ne  voulut  pas  donner  à 
Henri  le  temps  de  se  recoiiiiaître.  —  Et  puis  il  y  a  un  gouffre  qui  absoi  be 
toute»  choses  ,  l'amour  et  la  vertu,  l'innocence  et  la  patrie  ,  ce  gouffre 
s'appelle  Paris.  — Allons  à  Paris,  dit  Georges.  — Allons  à  Paris,  dit 
Henri.  — La  Calabraise  les  vil  partir  d'un  œil  abattu. —  Elle  aimait  Henri, 
et  elle  SMitait  (lu'elle  eût  pu  aimer  Georges.  —  CcpeudaDl  Georges  et 
Henri  la  laisjaicut  seule  avec  son  mari,  les  ingrats  ! 

IH. 

Les  événemens  que  nous  venons  de  raconter  auraient  dû  peut-être  en 
bonne  logitpie  (irécùlcr  le  chapitre  prcniii  r  de  ce  récit  ;  mais  qui  donc 
coniiiienL-e  par  le  commencement,  aujourd'hui?  Non  pas,  certe.».  On  vous 
prend  un  bumu:e  au  milieu  de  sa  vie,  et  puis,  si  l'homme  plaît  au  lecteur, 
a, 01  s  on  remonte  le  courant  ;  siuon,  vous  plantez  là  votre  héros ,  et  vous 
emparez  d'un  autre. 

Donc  Mme  de  Laignelant  la  Ca'abraise  avait  été  amenée  à  Parispar  son 
pro,.re  mari,  et  à  Paiis,  e  le  uvait  reironvé  cl  reconnu  ce  bien-aimé  et 
mélancolique  Henri.  Alors  avait  commencé  un  triste  duo  dont  voici  quel- 
ques paroles  ;  mais  l'air  douloureux  sur  lequel  se  chaniaieot  ces  paroles 
s  en  est  allé  dans  les  airs  à  la  suite  des  rossi^'uuls.  Elle  disait  :  —  Henri , 
je  l'aime.  -Henri  disait  :— J'ei.  aime  une  autre. — Pauvre  femme  !  et  pau- 
vre Henri  !  car  notez  bien  (|hc  je  ne  plains  pas  Georges  ;  il  est  trop  gros, 
iropgras  ,  trop  lleuri;  c'e.'t  un  triste  amant;  ah!  pour  un  mari ,  parlei- 
nioi  (le  Georges.  A  la  lin  il  se  laissa  a'mer  de  ceite  femme  ;  elle  l'aimait 
lani  !  Il  y  eut  même  des  jours  ou  il  se  IJgurait  qu'il  aimait  en  effet  ma- 
daate  d..' Laignelant ,  il  avait  en  cllét  conservé  tant  d'amour  pour  Elise. 
Si  bieu  (,u'cu  recevant  ce  billet  de  l'Opéra ,  ce  billrt  plein  de  ten- 
dresse et  de  passion,  ce  billet  :  Je  l'aime ,  Henri  !  Henri  t'en  fut 
au  septième  ciel  tout  droit.  —  Et  la  Calabraise  qui  vous  aime,  Henri.  — 
Ma  foi  !  tant  pis  pour  elle  !  Je  passerai  sur  son  corps  et  sur  son  cœur  poui- 
arrivir  un  instant  plus  vile  auprès  de  Mme  de  Marnebois.  Je  suis  féroce. 

—  Si  vous  êtes  féro;e!  les  amans  le  soui  tous.  Ainsi  il  tuait,  il  cr.a.t.  il 
assomma. t,  il  déchiiiiietait  à  l'avance  Mme  de  Laignelant.  H  avait  conirc 
elle  toute  sorte  d'allreux  petits  courages.  Dien  plus,  il  lu:  riuvoyait  Gor- 
ges, Georges  qu'elle  avait  aimé  d'abord,  qu'elle  n'avait  plus  aime  eiisute 
parce  qu'elle  avaii  vu  Henri.  — Tiens,  Geoigcs,  déchire-la  à  belles  di  us. 

—  Déchirez-vous  l'un  l'autre,  tuez  vous,  disait  Henri  ;  que  m'importe.  I  i  s 
gens  sont  fous,  qui  aiment  ;  ils  sont  fous,  cruels,  impito;  abluj  ,  m.ilheu 
reuv,  plaignez-les! 

—  Plaignons  Henri.  Depuis  long  temps,  d'ailleurs,  sa  santé  déclinait  ; 
une  sorte  de  malaise  moral  avait  remplacé,  thcz  lui,  la  droiture  du  larac- 
tère  et  la  séiéiiité  de  l'esprit;  il  ava  t  des  impatiences,  dis  hésitaliuis 
inexplicables,  des  joies  et  des  t  istesses  qui  s'élevaient  et  s'apaisait  m  siu- 
daiii  comme  les  Ilots  de  la  mer.  Il  était  frappé  au  cœur.  Celle  double  in- 
trigue le  rendait  misérable.  La  femme  qu'il  aimait  était  loin  de  lui;  il  avait 
été  forcé  d'ri-  aimer  une  autre.  —  Il  semait  à  la  lin  la  vanité  de  sou 
amour  et  l'in;ustice  desesdégoiits.  Pauvre  diable!  que  je  te  plains  ;  il  ne 
sait  quoi  vouoir.  Il  ne  peut  pas  aller  en  avant,  il  ne  peut  pas  rester  où  il 
est  ;  s'd  rtcule  d'un  pas,  il  est  mort.  — A(pioi  servait  de  dire  à  Georges 
que  la  Calabraise  était  à  Paris  ,  (|u'elle  habitait  telle  maison ,  dans 'elle 
rue,  et  qu'on  pouvait  la  voir  à  telle  heure  ;  c'était  unc  trahison  eu  paitie 
double;  trahison  contre  cette  fem'ue,  trahison  coDtie  ce  jeune  homme.— 
Arrête,  Georges!  Mais  Georges  ,  tout  gros  qu'il  est.  a  déjà  piisl  s  de 
vans  ;  il  est  impossib'e  de  le  rcjo'ndrc.  Où  était-il?  au  biin  ?  à  la  .our.^e'? 
au  bois  de  Ijouiogm?  rue  du  Helder?  (ieorgcs  n'était  nu  le  pari.  —  Il 
éail  chez  Mitic  de  Laignelai.l.  El  que  va  dire  cette  pauvre  femiui  ?  que 
va-i-elle  croire  en  revoyant  son  aaii  Georges,  son  premier  venu  d'autre- 
fois? Comment  a  re.Ircr  des  ma-ns  do  ce  furieux  ?  Le  remords  c^  mnien- 
çait  pour  Henri.  Un  instant,  il  hésita;  il  eut  peur,  il  songea  à  <le.'e;.i:r<* 
cette  leiumc  qui  l'aimait  tant,  il  se  dit  h  lui-même  qu'il  faisait  là  un'  r.i  .u- 
vaisc  action,  en  la  livnnt  à  Georges.  —  Puis  il  prit,  co  mue  on  dit,  .^:n 
founii^t:  à  ilcii.v  mains,  cl  s'en  alla,  p.'ile,  souiTiani,  uiécoiiientdc  tous, 
et  surtout  de  lui,  chez  la  pauvre  femme  dont  il  venait  de  jouer  si  étouJi- 
ment,  si  méchamment,  le  bonheur  et  le  repos. 

En  effet,  Geo.  ges  était  accouru  tout  d'une  halein»  chez  Mme  de  Laigne- 
lant. —  Chose  as  f  z  étrange  !  elle  l'avait  senti  venir  comme  on  sent  ven  r 
une  trahison;  — elle  l'avait  reconnu  oniaie  on  reronnait  l'homme  i|ie 
l'on  a  cru  a  mer  et  qu'on  n'aime  pas.  On  se  dit  :  C'est  lui  !  l'hoiuine  qu; 
m'a  trompée  cl  q'iej'ai  trompé.  On  oubl.e  très  facilement  l'anum  que  Ion 
a  aitué  ;  on  ne  l'aime  plus,  tout  est  dit.  —  Mais  l'aaiant  (\ue  l'on  n'a  pxs 
aiiné,  il  est  là,  sans  fin  et  sans  cesse,  comme  un  remords,  quand  o'i  osi  a- 
m  ureuse,  comme  unc  épouvante,  ipiand  on  H'aiaie  personne  dcorges  était 
louHr.omphant  et  tant  prêt  ùpaxI-vuKr  nl'iaii  liilc;  mjisqu.uxl  il  ijvji  le> 
ycuxbaitsés,  effarée  et  b'otiic  sur  elle-même,  il  s'arrOia.  Cl  il  coiupr.iq  je  r'.- 
lat  à  lui ,  Gçoi-^'es,  à  i"ipIorer  k  pîrîoa  ;l.-  c.;ilç  '■,:;;",■.  —  Mai»  <f'-^ 


38 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


vicpi-il  et  (iiii  IVnvoie,  se di-ait  elle?  Mais  pniiifjiioi  toute  ceite  (épouvante, 
se  (1  s  1.1  II  ?  que  lui  ai  je  f.i  l?  Notez  li  en  (|iriN  iréuii.iit   pas  .'.etiN,    que 
re.\|yli(aiion  n'iiaii  piis  f.iiile,  cl  (pie  M.  de   Liignelant   venait  d'entrer 
cliez  SI  I  Mime.  Ils  ifr-iairiitddiic  tous  les  trois.  M.  de  Laii,'ni'laii(,  sa  fein 
me  et  Georges,  à  s'einre-iejanliT.  -  0"'  ''""c  esi-ce  (pi'oii  iimiipc  Ici  ? 

A  ce  iiiDiiieiit-  à  eilia  Heiii'i  ipii  e.<piraii  devancer  Gcorjies.  Cliaeuii  se 
Inva  tout  iiis  i  ôi.  M.  de  l.a  jjnelant  eonnaissait  à  pi  ine  M.  Heiiii;  Geor- 
ges éia  t  foi  l  Cionué  de  le  voir  entrer  si  vite  ;  la  Calabraise,  impiièie  et 
iiudlieureii  (• ,  imp  orat  un  peu  de  niiscrirorde  et  de  plûc^.  On  se.^alua  , 
on  .'-e  présenta  l'un  l'anire  ;  ("ieoi'(;es  lit  à  Henri  les  hmineurs  de  Mme  de 
Laig'i'Iant .  M.  de  l.ai^'iulunt  lui  dit  (pi'il  était  le  bien  venu;  le  draiiie 
coiiiiiiencé  allait  linir  co.iiine  liiiit  une  visite  de  ct'r<Hn"iiii',  par  l'ennui. 

Cependant  une  irritât  on  soiir.le  perdait  dans  l'accent  d  ■  Hi'nri.  En  ar- 
rivait! cliiz  i\lnie  de  Liiittutlanl,  il  avait  obi'-i  à  un  sentiment  tout  sponta- 
né, à  celle  sore  de  lièvre  qui  le  iioussait,  ct.'iue  connaissent  tous  ccut! 
(|ui  mu  ("prouvé  ces  terribles  rechutes;  mais  il  ne  s'attendait  guère  l'-.a 
trouver  I  11  présence  de  ce  mari  qu'il  avait  ju'jqti'alors  évité,  car  le  nùid 
qiiis  était  t'^ujoiirs  au  tir  avec  M.  deTèvcriii,  ou  chez  celte  belle  Céleslin  s 
l'auii  e  ialidèie  de  Georges;  il  ne  rentrait  guère  que  puur  dîner  ou  pour 
dormir. 

—  Je  pensais  bien  que  Georges  était  ici  à  renouer  connaissante...  avec 
vous,  monsieur  le  marqu'S,  disait  Henri,  avec  une  politesse  où  l'ironie  se 
cachait  à  peine,  et  j'ai  pris  la  liberté  de  le  venir  chercher  jusque  chez 

VOII''. 

H  en  eût  dit  bien  davantage;  mais  la  pauvre  femme  leva  sur  lui  un  si 
triste  et  si  douloureux  reja-d  d'éloiineiuent.  qu'il  eut  hoiiic  de  sa  lâcheté. 
Quanta  Geo'i.'i  s,  les  souri  ils  f  onces  et  l'air  menaçant,  il  se  le\a  5  demi  ; 
ui  geste  de  SI.  de  Lai;,'i)e'ant,  qui,  depu  s  un  instant,  semblât  interroger 
les  yeux  de  sa  femme,  le  cl  'la  sur  sa  chaise. 

—  M.Il.iutoir  ei  vous  ,  Georges,  dil-il  de  ce  ton  solennel  qui  ne  le 
q'iitta'l  jamais,  nous  avons  quelipies  personnes  le  jeudi, — une  soirée 
.sai.s  préiné  iitaiinn  :  —  voudrcz-vous  nous  faire  rhunueur  de  venir  pren- 
dre une  lasse  de  thé  ? 

Une  pâleur  sub  te  couvrit  les  joues  de  Henri ,  à  l'idée  que  le  voilà  in- 
iroiliiit  dans  la  mai<on  où  d  po  iria  voir  la  b  :11e  Eli  se  ;  —  il  éiait  à  la  fois  ,' 
lii-u  eux  ei  bourrelé  de  reino' ds  ;  il  up  put  que  s'incliner  en  signe  d'assen- 
tiuient.  Quant  à  Geoiges,  il  ébranla  d'une  vigoureuse  secousse  le  p('ignet 
du  nia  quis,  encore  tout  éumné  ii'un  si  long  discouts,  et  lui  répé!a  plu- 
sieur.'  f  is  de  sui  c  d'un  ton  p  nétré  ; 

—  l'a'-b'cu,  de  tout  raonceur.— parbleu!  parbleu! 

—  Dimble  dindon  de  mari  que  tu  es,  pensa-i-il  tout  ba^  ;  à  ton  n07.  et  à 
.sa  baibe,  et  en  dépit  d'Menri,  qui  se  repent  dé  à  d'avoir  f.dl,  une  fois  eu 
ta  vi-",  quel  lue  chose  pour  moi,  tu  paieras  les  frais  de  la  soiiée;  sois-en 
sûr! 

L'.ilréraiion  des  trait<;  d'Henri  n'avait  point  échappé  à  la  Calabraise. 
Avec  la  ra.iidit^  de  l'éclair,  elle  entrevit  l'ombre  de  Mme  de  Mainebois, 
le  passé  d'Henri,  et  elle  eut  le  vertige.  Par  une  détermination  p!u  prompte 
qu'  la  pensée,  elle  se  levait  déjà,  les  mains  join'es,  pièie  à  se  perdre  et 
à  crier  à  Henri  :  Ay  viras  i>us  !  n'y  viens  pas  !  quand  tout  à  coup  la 
]K)i  te  s'ouvrit ,  et  uq  domestique  annonça  d'une  voi.\  éclati-nle  :  M.  et 
lime  de  .Marnebois  ! 

Ce  fut  un  coup  de  théâtre.  Une  satisfaction  soudaine  se  répandt  sur  le 
visage  de  Georges.  M.  de  Laigm^lant  tendit  fon  long  cou  de  cigngnc  par 
des- us  les  deu\  jeunes  gins  et  chercha  d'un  œil  in  juiet  s'il  n'apercevrait 
point  -M.  de  Téverin  derrière  les  iiouveaiis  venus.  Quant  à  Ib mi ,  assis 
ti^ps  un  fauteuil ,  il  restait  là  la  tète  alfiissée  sur  fa  poitrine  et  semant 
son  caur  bondir  à  se  briser.  C'éi.iii  la  première  fois  qu'il  se  trouvait  face 
à  face  avec  Kl  se  d  puis  le  niaiiage  de  la  jeune  fil!e,  et  lou'es  b's  seusa- 
lio  is  de  l'ame  humaine  ,  l'angoisse  ,  l'épouvante  ,  la  terr-ur .  la  joie  ,  le 
dilirf,  la  sainte  extase  de  l'amour,  vinnnt  l'assaillir  en  nièmi-  temps.  Wme 
de  I  aiiinpLnt  rl'H'geaii  d  un  regard  épouvanlé  dans  les  souDraïues  de  ce 
jeune  homme  qu'c.le  avait  rejeté  d'uu  seul  mot  dans  les  amours  d'autre- 
fois. 

Cependant,  après  quelques  instans  de  confusion,  chacun  s'était  a«sis  , 
cl  une  ronursation  à  double  et  à  triple  sens  aidée  de  cesregaids  piompis 
ei  funil'sqji  conmiintent  si  bien  une  phrase  ,  un  geste,  un  sourire  ,  ne 
suili^i.il  encon-  (pie  bien  iaiparfaitemiiit  à  l'éch'Uge  des  pensées.  Mme  de 
Mameboisavait  reconnu,  à  nions  que  rien  ,  à  l'invisible  pho'-phore  qui 
«"utiiur  la  personne  ainaée,  le  \v.  e  niiir  amour  de  ton  cher  Henri  !  Mai.s  à 
la\u.Mle  ce  Msuge  pâle  et  souffreteux  où  l'inquiétude  et  le  chagrin 
jivaii m  déjà  lrti>sé  des  traies;  à  la  vue  de  ers  cheveux  longs  et  mous , 
loniliaiit  le  long  de  ces  joues  amaigries,  oriiemeiit  sans  vigueur,  sans  écbit 
m  sans  vie— cheveux  qui  toudx  lit  sans  blanchir—  elle  sii:tit  que  l'illusion 
n'eu  a!  ait  tout  là  bas,  à  tire  d'ailes,  dans  lepiiys  des  chimères,  lii  las!  Ce 
ii'eiait  plus  Vi  le  robu  te  et  hardi  jeune  houiiuesi  fort  et  si  adroit  qui  por- 
tail «ur  son  vis  ige  de  ^  ingi  ans  la  couleur  et  le  ferme  velouté  de  la  pèche  ; 
c'éiaii  un  iris'.c'ot  maigre  enfant  dont  la  figure  livide,  privée  maintenu.t 
de  ranima  ion  fai tiie  du  bal ,  portait  l'empreinte  de  fjtigres  sans  noiubi c 
et  d'Mi  airai-semenl  prén  aiuié.  Ainsi  donc,  ce  qui  avait  séduit  la  nature 
pas  !■  n  ée  et  poét.que  de  la  Cal.ihrji.se  était  prérisénieiit  ce  qui  ruinait 
lie.ii  dans  l'ci-prit  d'F.lis»  ;  le  Henri  d'auiiei'ois  ,  léioun'i  fiiiibond, 
k  dompteur  de  clievauv  et  déjeunes  cuurs,,  c'en  était  fait,  il  était  mort. 
—  Plus  de  phosphore  !  plus  rien  !  Quebiue  chose  a  souillé  sur  l'amour  de 
celte  femme,  cei  amour  est  Cieint  à  jamais,  lin  revanche,  ce  Georges  eC- 


ré- 
duisant  et  rebondi,  viilà  un  bommc!  Cela  est  fort,  cela  est  vif,  cela  „,  ^ 
sisle,  cela  n'est  pas  rêveur,   m-^laucolique,  p.ile,  trisie,  anéanti  dans  j?|j^ 
contempla  ion  (ievreu.se.  Si  bien  (|ue  de  Ib  iiri.  les  regards  uc  Mme    (,,  ( 
se  piiit.iient  sur  l'ami  Georges.  U  ces  miaérubics  cœurs  ne  s'cuicndi 
ils  iloué  j.iiuais  ?  SQ„ 

Dans  celle  longue  visite,  ou  pluiôt  dans  cette  longue  torture  de  (.(■ 
cœur  et  de  son  ànié.  Mine  de  Laignelaiit  lut  hé  oi'iue.  Pi.r  un  de  ces  (p 
foris  SUI  huinniiis  !|ue  seul  peut  i  xpli'iuer  Taniour,  tout  eu  faisant  à  rav 
les  honneuis  de  chez  elle,  la  jeune  femme  suivait  d'uu  œil  atieuif  chacun 
des  inouvenicns  de  Mme  de  Marnebois  et  de  Henri:  ja'ou^e,  elle  lis  il  sur 
la  (igiiie  si  line  et  si  habilement  composée  de  Mme  de  Wa-iubois  chacu- 
ne des  pensées  qu'Klise  s'avouait  à  peine  à  elle-même  ,  et  eileconipienait 
qu'Henri  s'engageait  dans  une  voie  fatale,  ou  il  ne  duViiit  reurontrer  que 
douleur  piur  elie  et  pour  lui.  Aiors  la  belle  martyre,  soutenue  par  un  vé- 
leste  espoir,  versait  ses  pleurs  aii-dedaii.-:  d'elle  mêuie,  s'ellorçant  de  res- 
ter beile  et  d'attencre  ain.-i  que  l'heure  du  retour  sonnât  une  lois  encore, 
en  dût-elle  mourir  après. 

Quant  à  Georges,  qui  à  la  faveur  du  désordre  s'éiait  rapproché  du 
fauteuil  de  la  dame,  Georges  éiait  radieux. 

IV, 

Los  choses  pai'urent  d'abord  s'arranger  au  gré  de  chacun.  Henri  et 
ma.lame  de  iManubois  sui^ireiii  de  nouveau  ces  pentes  lleurios  de  l'a- 
mour, qu'ils  avaient  désertées  depuis  si  loiig-temiis  ;  de  leur  côté  la  Ca- 
labraise et  (j  orges  se  n  trouvèrent  comme  ils  s'étaient  rencontrés  un  an 
auparavant,  quand  ils  aviiient  tnnt  de  choses  à  se  dire  ,  elle  se  lai  saut  ai- 
mer, et  n'aimant  personne  au  monde  que  Henri  j  lui  patient,  résigné  et, 
faute  de  mieux,  vivant  d'esjiérance. 

Mais  lie/.-vou>  aux  aiJparences  du  monde  .  appuyez  un  peu  sur  cette 
glace  fragile!  Vous  pen.sczdé  à  qu  Eli  e  1 1  Heiiii ,  à  présoiiiqu'i's  se  s  nt 
retrouvés,  se  sont  mis  à  s'aimer  comme  au  temps  où  ihse  dis(uitaiciit  si 
fert.  Entre  (be  et  lui  la  di.spiite  n'est  pas  éteinte,  mais  la  l'an  ais  e  est 
moite.  En  vain  Elisi;  a  voulu  soulll  r  sur  les  cendres  de  sou  aiiiour,  sous 
ces  cendres  froides  elle  n'a  trouvé  que  de;  charbons  éteints.  Maintenant, 
aux  risques  ei  pénis  de  son  tœnr,  il  é  uouvait  cruellement,  ce  jeune  ho  n- 
me  pour  qui  l'expéiience  avait  été  sans  fruits,  le  passé  sans  leçon,  que 
tonte  ereur  huiiiaiiie  fouilroie  toujours  quelque  chose  en  nous,  ei  que 
c'est  en  vain  que  le  front  reste  jeune  qiuiud  le  cœur  a  vieilli;  I  i,  Henri, 
trahi  à  vingt  ans  par  une  femme,  il  espérait  quelq  es  mois  plus  lard,  qu.iiul 
un  hasard  fa  al  rejetait  cet'e  feninie  sur  sa  rmit",  (iu'elc  ponrraii  redeve- 
nir pour  lui,  elle  aussi,  la  puie  et  viigiiia  e  idole  de  son  prcuiier  au  our  ; 
il  avait,  l'insensé,  sacrifié  à  ceit  ■  illusion  stérile  le  dévouaient  pnil'oiiJ  de 
la  Calabraise,  et  le  repus  si  chèn-ment  acheté  que  lui  laissaient  enjn  tes 
souven  rs. 

Mme  l'e  Mainebois,  de  son  côté,  par  un  étrange  sentiment  de  pudeur 
et  de  devoir,  (pielque  bizarres  que  parai^sellt  ces  mots  da  s  de  telles  cir- 
const.inres,  comprenant  que  c  était  elle  qui  éia't  veniie  au  devant  de  Hen- 
ri dans  un  de  ces  u.omens  où  elle  suivait  le  fol  élan  de  son  ami!  oisive  en- 
core, elle  se  disait  qu'une  compensation  était  bien  due  à  ce  pauvre  co'ur 
ainsi  triicili  ■  par  i  Ile;  si  bien,  mais  eu  vain,  (prelle  s'él.^it  ellorcéede  lui 
revenir  tout  entière  el  sans  retour.  La  malheureuse  !  elle  avait  couib.itiu 
de  toutes  ses  f.irces  le  raar  ce  impérieu.x  qui  U  poussait  vers  ce  gros 
jeune  homme;  elle  s'ét lit  eU'iircée  d'iaipi  srr  silence  à  cette  voix  de  la 
trahison  qu'elle  n'avait '!éji  que  tn  p  éroutée.  Vains  ellorls,  vain  espoir. 

Cependant  au  plus  fort  de  ce-- luttes  miserabl  s.  le  caracièrc  de  Henii 
avait  contracté  une  sorte  d'iriiiabil'lé  lualaiivc  qui  l'eût  rendu  fatigant, 
même  pour  une  anie mieux  aiiuule;  le  c.irac  ère  de  Mme  de  Marnebois, 
toujours  aussi  fanti^sque,  ne  s'éait  point  égal!  é  dims  ce  laminoir  de  Iha- 
bilui.'e  et  de  l'obéissance  conjugale;  elle  était  re.--téc  l'incgi  le  et  impérieu- 
se Elise  des  premier-  jours;  moins  que  jamais  elie  éiait  eu  humeur  de  se 
plier  aux  exigenres  d'uu  caraclère  impérieux  ei  dilliriic.  C>'étjit donc  entre 
elle  et  lui  des  scènes  coi.liunellcs  iiu -a-icinuicnt  sui<porli  es  de  part  et 
d'aulre;  dos  ruptures  fréquenles,  df  s  coUres  romprimées  succéilani  sans 
relâ'he  à  des  réconciliai  ons  que  lé  vent  cmiioit.iit  comme  il  empone 
1rs  feuiles  d'automne  tombées  de  l'arbre.  Pour  cct;e  douce  csirime  des 
querelles  ,  des  trahisons  ,  des  mensonges,  des  larmes,  des  prières  ,  des 
pardons,  et  des  cheveux  qi'on  se  demande  et  qu'on  s'arrache ,  pour 
les  iioiiraiis  brisés  aujourd'hui  qu'il  f.iiit  réparer  le  lenikina  n,  pour  ces 
liaicrs,  pour  ces  morsures,  pour  ce  rude  et  charmant  duel  de  la  passion, 
armes  amoureuses  et  courtoises,  non  il  n'y  a  rien  de  tel  que  d'avoir  Viiigt  S 
ans!  1 

L'nsoir  d'automne,  une  pluie  frode  et  fine,  glace  fondue  sous  le  nuage, 
batailles  vitres  ;  Mme  de  Laigiieiant,  triste,  niuaigrie,  leslcvies  pâles,  le 
froni  penché,  écoutait  avec  un  involout  'ire  frisson  la  lugubre  complainie 
du  vcnl  an  dehors. 

La  lampe,  qui  projetait  sa  brfilante  c'ailé  fur  ce  beau  visage  pensif, 
laissait  d.iiis  l'ombre  tout  le  resti;  ou  vaste  .i-alnu.  Dans  un  fîuteuil,  plutôt 
couché  qu'il  n'était  assis,  notre  ami  Georges  faisait  cent  mille  elfons  sur- 
naturels pour  coaibitlre  l'ennui  elle  sommei:.  Vous  avez  connu  cela' 
Vous  auties,  es  lentes  ci  in  ei  niinab'es  I  eurcs  pnssécs  à  côté  d'une  belle 
n<  nch  ilaule;  vous  vous  êtes  assis  ,'iès  d'uu  bon  feu  j  vos  pieds  reposent 
sur  un  tapis  moereux,  vos  yeux  sur  une  ièie  divine  ;  tout  est  calme,  re- 
pos, secret,  causerie  au  dcUaus;  au  dehors  le  vent,  le  froid,  la  bise,  1% 


LE  MAGASIN  LITTÉUAIRE. 


39 


pluie  glarinle,  \\  nuit  profonde...  E!i  bion!  vous  donneriez  votre  arne 
pour  ctie  (ian-i  1 1  rue.  les  pieils  dans  l'eau,  la  tète  aussi,  glacé,  mais  seul, 
ui.iislbie.  Miais  à  vons-mêine,  mais  (iégagé.  Quel  abominable  ei.nui  d'iu- 
I.  rngi  r  qui  ne  répiui;!  pas,  (u  de  réi)  uidrc  ù  tout  autre  chose  qu'à  la 
po:  SI  e  de  votre  let'^  ou  de  voire  rœnr  ! 

Il  y  a  dans  la  vie  des  uiomens  où,  faiisuâ  do  tout,  le  cœur,  ain«i  que 
les  pitts  oisp.nuv,  la  ti'ie  hors  (!ii  iii'l.  iil'end  .'oii  s  dut  d'un  ulOSi;a5;^^  aé- 
lie.!.  01!  roi  iiiibe  ou  vauoMi-.  Mme  de  F/ili;nclant  en  éiait  là.  I.'apililion 
in  uii'lc  rt  doulnureiise  (|ue  la  tempête  C'iiiiniuiii(|"ait  à  ses  nerfs,  ses  lu- 
çu'.xes  prissent  mens,  la  tenaient  aiteu'ive  à  la  moindre  rumeur  du  dé- 
bits. Des  vM':ns  firaoees  passaieni  par  iiistaiis  devant  f^es  yeux  las'.t's  ; 
aox  batt  mens  précipités  de  son  aunr,  cl:e  semait  que  queb|ue  dinse  de 
folcnnrl  s'a  procbaii;  elle  n'avait  p^iinl  revu  Henri,  ni  cnten  lu  pnil  r  de 
lui  (ie|>ui<  irois  mois,  cl  rependant  elle  le  sentait  venir;  elle  avait  bàie 
d'èt  cs'ule.  Jima's  Georges  ne  lui  avait  M  borriblcnicnt  pcfé;  quant  il 
Gror,;es,  tonjouislii,  toujours  robs''dant  de  sa  pié.-ence,  mais  au  fimd 
iiiliniuieut  pus  épi  is  des  le  tes  et  acroiics  façons  de  Mae  de  .Marrcbois 
qiie  ('e  la  ligure  soullViinle  de  la  Calabraise,  il  Éiult  là,  comme  pour  l'ac- 
(;u:tde  saco  science,  et  sans  se  dnuler  rombicn  on  eût  entendu  avec  joie 
ce  m  t  si  triste  et  si  cbarinatit  :  Bonsoir  ! 

Tiuit-  -coup  (les  pas  rapi  les  rc  iC'Ulsscnt  dans  les  pifecrs  voisines  ;  les 
pories,  onveites  et  fermées  avec  violence,  at'cstent  par  leur  fracas,  l'irri- 
ti.tloM  lu  remprcs.'cnient  de  crlui  (|ui  arrive;  bientôt,  semblible  à  Ed- 
g  id  de  Raiensvvood,  dans  la  Fiunciede  Linnmcrmoor,  défaii,  lis  yeux 
é  i  celaiis,  et  dans  le  désordre  tl'une  maguilique  et  fébrile  folie,  Henri 
f  arut  dans  le  salon. 

E  le  alors,  la  malheureuse  femme  éperdue,  tremblante,  tenant  sa  tète 
à  deux  mains,  elle  se  rerversa  dans  son  fauteuil,  en  pnnvsaiit  ini  cri 
éioullé:  (Icorgi's  se  leva  ^w  proie  à  nue  sorte  de  stupeur.  La  siène  était 
piaiideet  s(  rieuse  ;  la  passion  de  l'ini  des  personnages  poétisait  les  deux 
autic'S.  Mais  Henri,  d'une  voix  douce  rt  brisée  : 

—  Ne  cra'gnez  rien  ,  madame ,  lui  dit-il,  pauvre  ange  que  j'ai  si  lâche- 
ment ira'iie;  ne  craigne/,  rien,  ma  tcenr.  — Ne  craignez  rien  non  rlus, 
Ceoi  grt-,  et  n'.iye/.  ponit  d'ell'roi  de  me  voir  à  ceite  lietue,  hagard,  hiletaut, 
vaincu  parladouli'ur.  la  honte  et  la  colère  !  —  bien  que  lu  m'aies  pris 
ma  miîti  esse,  (]ue  j'aime  et  (|ui  m'aimait.  0  ma  pauvre  C;dal)raise,  ne 
rougis  pas  ;  car,  il  l'heure  qu'il  est,  c'est  le  cœur  pUin  de  reconnaissance, 
c'e.^tà  tes  pieds  que  je  voudrais  pouvoir  te  dire  :  Je  n'ai  jamais  aimé  que 
lui! 

Ceci  d't,  il  la  rejjard  vit  comme  on  regarde  le  Dieu  long-temps  oublié 
après  l'orage;  et  cependant  e'Ie  baissait  les  yeux;  lui  alors,  8e  tournant , 
vers  Cicorges  :  —  Mou  ami,  lui  ditil,  tu  t'es  tiompé  comme  lEoi,  et  tu  le 
ri  connais  eniin  ;  ji'  le  vois  dans  l'étonnement  de  ton  regard, — dans  la  pâ- 
leur de  son  visage  inanimé  !  Si  elle  t'aiinait,  si  elle  t'av.i  t  aimé  jamais,  tu 
ne  me  regarderais  pas  ainsi,  à  celle  heure  ;  tu  n'aurais  déjî  renversé  sous 
tes  pi  ds,  rarjesni .  f  ibie,  vaincu,  terrassé  mainlenant;  mais  elle  ne  laime 
pas,  et  tu  ne  l'aimes  pa-.— Il  y  a  une  autre  femme,  un  rutre  amour  pour 
loi,  là-bas!  — Elise  qui  t'aime  et  toi  qui  l'aimeras,  vous  avez  detis  amcs 
faites  l'une  pour  l'aiiire.  comme  il  y  a  ici  deux  âmes  qui  ne  se  bontpas 
comprises  et  qui  étaient  jumelles! 

Non,  non— d'elle,  vois-tu  bien  Georges;— mais  ne  me  regarde  pas  ain- 
si, comme  si  tu  ne  me  comprenais  pas.— De  celle  lemnie  que  j'aime,  tout 
m'arii  a  t  au  cœur.  11  y  a  un  cet  t  un  air  qu'elle  chantait  souvent,  et  dont 
je  ne  puis  cuienilie  la  première  me  ure. — Il  y  a  des  choses  d'elle  qui  res- 
teront éicrncllcincnt  dans  ma  vie. —Je  ne  juis  voir, —c'en  est  à  ce  po.ni  l.i, 
—  sa  fi-nétie  sombre  et  mueile,  sans  tre.-suillir,  hélas  !  et  sans  souilrir;  je 
re  puis  la  voir  illuminée  cl  vivaale,  sans  ameruiiue  et  sans  douleur;— 
mais,  sur  mon  amc  !  je  l'arracherai  de  mon  souvenir,  et  j'expierai  .à  vos 
pieds,  madame,  à  tes  genoux,  mon  ange  adoré,  cl  moa  erreur  passée  et 
Eion  folabaiidon, 

H  s'avança  alors,  car  jusque-là  il  s'éiait  tenu  immobile,  et  s'agenouil- 
Ipnttlivant  11  Calabraise,  qui,  renversée  cl  li  tèie  penchée  en  an  iére, 
laissaal,  dans  \\n  trouble  inojpiiinablo,  pendre  sur  ses  geiionx  ses  ma.ns 
cnlr'ouvcries,  tandis  que  de  grosses  larmes  roulaient  sur  ses  joues  déco- 
lorées, il  posa  sa  téie  sur  ses  genoux  et  il  se  mil  à  pleurer.  Uu  .silence 
piofoiid  remplaça  cette  soudaine  explos  on  de  ses  douleurs. 

Toiii  à  coup,  à  un  mouvement  que  (il  Georges,  assez  embarrassé  de  sa 
c'jittnance,  Ueuii  se  retourna  avec  viohnce  : 

—  Miis  alle/.-vous-en  dimc,  mon  ieiir  !  parle  ciel  !  Vous  ferez-vons 
l'cpion  de  mes  laraies  et  l'écouteur  d  ;  ma  confession  '>  Voilà  une  femme 
il  demi  uuirle,qiii  lève  sa  paupière  é:eiiite  pour  vous  conjurer  de  s.irlir. 
et  vous  rcsu  z  la,  siupideueni  et  la  "ace  h  betée  !  —  Faui-il  doue  vous  je- 
ter dehors,  monsieur,  pour  que  vous  .;ompi  eniez  enliu  ? 

Georgis  .s'avança  vers  la  (  oi le  ; 

—  Tu  es  malheureux,  c'est  r  nurquoi  lu  es  injnsie,  Henri.  Tu  as  mé- 
cfiiinu  lài  bernent  pour  moi,  lâchement  pour  lui,  ce  cœur  loyal  qui  t'ai- 
mail,  et  lu  t'en  venges  sur  moi  qui  n'y  pouvais  lien.  —  Tu  l'.'i  prise  elle 
(pie  voici  maintenant  à  demi  morte,  tu  l'as  piiscet  tu  l'as  quittée  comme 
lin  joui'l.  —  El  it  ainlenant  que  ton  'leur  lléiri  s'est  lassé  de  tout,  maiiiie- 
raiii  (priidiabileà  aimer,  — impuissant  à  aimer!  —  tu  reviens  vers  elle, 
ci-mmo  le  taureau  furieux  pour  l'ei. lever  encore,  la  déchirer  ciifore.  lu 
menaces  et  tu  cries  comme  un  laquais  en  déliiY,  parce  ipt'un  Ijomine  res- 
tail  là  pour  la  protéger  conlro  les  bru'.aliiés  d'an  furieux  ;  tu  cpiubles  l\ 


funeste  mesure.  Adieu  ;  je  m'en  vais  d'où  tu  viens,  ei  d'oii  lu  ne  me  chas- 
seras plus,  toi  qui  m'as  trahi  deux  fiis.  i 

Dès  qu'il  fui  sorti ,  Henri ,  un  in'-lant  stupéfait ,  s'arrangea  comme  un 
enfant  aux  pieds  de  .Mme  de  Eaignelant ,  et ,  cachini  de  nouveau  sa  lêie 
dans  les  plis  abondaiis  et  soyeux  de  sa  robe  ,  il  sembla  aiteudre  qu'elle 
lui  parlai  la  première. 

An  bout  d'un  instant  d'attente  ,  pendant  leiucl  cette  pauvre  fille,  elle 
aiiS'i,  put  se  dire,  comme  Ihéroioc  de  Corneille  :  Tout  t(:ai.i,inon  cirurl 
et,  lâchant   de  raffermir  son  courîvge  ,  elle   prit  cnlin  la  parole  : 

—  Ivloi,  l'en  vouloir  parce  que  tu  l'es  trompé,  inetire  encore  le  poic's 
do  ma  plaiuie  sur  lasmlTrance  de  ton  ame!  Ah  !  pauvre  cœur  lléiiique 
l'amour  ue  sau  ait  guérir,  et  qui  me  tueras  sans  revivre  jamais  de  ta  vie 
passée,  appuie  loi,  appuie-toi  touionrs  là,  sur  mon  cœur!  O  mon  bon- 
heur !  ô  ma  joie  !  0  ma  vie  !  je  l'ai  bien  pleuré  !  —  Puis  elle  pleurait , 
puis  elle  essuyait  ses  larmes,  puis  elle  le  regardait  dans  une  éreinte 
convuhivc.  A  la  fin,  ses  laiiglols  lui  coupèrent  la  parole;  Henri  pleurait 
aussi,  cl  CCS  larmes,  les  plus  douces  de  sa  vie,  soulageaient  sa  souUVau- 
ce,  comme  si  chacune  d'elles  eût  éié  une  goutte  de  sarg  q^i'il  per- 
dait par  iiiift  saigni'e  salutaire  ;  il  souriîii  dans  ses  pleurs  cl  c  niait  à  la 
femme  aimée,  avec  des  enfantillages  infini-,  m  enjouement  plein  de  reile 
grâce  soafliante  des  douces  foies,  ses  illusions,  ses  rêves,  ses  dernier» 
déchireni:n.«;  il  lui  peignait  Mme  de  Marnebois,  sa  coquetterie,  sastéiililé 
de  cur,  sa  nature  avide  de  p'&isir  ,  iniiti  lligrnlc  à  celte  communiou 
des  cœurs  sans  laquelle  l'am  >ur  est  si  peu  de  chose;  ma  s  tout  ce'a  sans 
amertume,  sans  viob'nce,  avec  une  mélancolie  tendre  et  résignée.  La  Ca- 
labraise l'éroutait,  avidemeni  appuyée  sur  lai.  ses  lèvns  si  prés  des  tien- 
nes qu'elles:  niait  s  n  souffle,  ctie.  chant  avidement  dans  ses  yeux  ce  (lia- 
inanl  de  l'amour  que  les  femmes  ne  mêlent  point  sur  leur  coure  nue, 
mais  qu'elles  renferment  en  leur  cœur  comme  en  ua  éirin.  Tout  à  coup 
une  pensée  sinistre  traversa  re  beau  rêve,  son  mari. 

1^ —  Ecoule,  écoule,  dit-elle  avec  un  sursûut,  lu  me  reviens  las  et  mcur- 
tiii  ;  eh  bien!  fuyons  lous  deux  ;  fuyons!  Viens  avec  moi  ;  fiv  ans  tout 
seuls.  Allons!  vims-tu?  AI  ons  à  ceiendroii de  tcn  ciel  na  a'  où  p  )or  la 
premièie  fois,  sousceiie  ha'c  de  sureauv,  dans  le  chemin  ereax.— du  bien 
ailleurs,  —  on  lu  voudras,  cntin  ;  —  mais  fuyo^is  !  —  pas  une  heure,  pas 
une  minute,  le  temps  presse,  l'Iieurc  est  mortelle. 

Elle  allait  et  venait  dans  !a  chaiiibie  ,  égarée  ,  faisant  mille  tours ,  pas- 
sant auprès  des  choses ,  et  faisant  à  la  bâte  quelques  préparatifs  incoia- 
pleis. 

I  lenri  la  regardait  faire ,  et  ne  remuait  pas.  Enfin ,  sous  ses  i:^slaaccs 
il  se  souleva  : 

—  Toujours,  touionrs  un  ange!  dt-il  en  appuyant  sur  ses  veux  g' n- 
flés  et  bi  ùlans,  (t  en  baisant  loar  à  tour  ces  belles  mains  qu'il  muuiilait 
de  ses  larmes.  —  Si  tu  le  veux,  parlons  ! 

Un  bruit  violent  rrteniit  h  la  p')rie.  La  C;»lab-aise  laL«a  échapper  ca 
quelle  tenait  dans  ses  mains,  en  .inba  sur  un  fai;leuil,  comme  foudroyée. 
Des  voix  reicn  issaii  ni;  i!  éiait  évideni  ([u;  M.  d:  Lagneiant  liiuit  avec 
Georges.  La  figure  de  Henri  prii  une  expression  haut  une,  et  les  yeux  à 
demi  clos,  la  leie  haute,  il  s'appuya  sur  le  mur.  comme  lu  vaillant 
soldat  qu'on  va  fusiller,  et  qui  veut  recevoir  la  mort  en  commandaut  le 
feu. 

L'instant  d'après,  H.  de  Laignelant ,  on  désordre  par  suite  rie  ta  lutic 
qu'il  venait  de  scitenir,  parut  sur  le  seuil.  Gorges  ,  qui  se  tenait  à  dis- 
lance, le  regardait  d'uu  air  farouche  et  tout  i  rét  à  venir  en  aide  à  soa 
ami. 

—  Monsieur  Ce  orges,  dit-il.  je  venais  ici  pour  vous  y  prendre.— Voici 
une  lettre  —  anonv  me,  —  où  l'on  me  dit  :  i.  \l.  Gecrgi  s  se  vcn'.'c  du  bon 
goût  de  Mlle  Ctilestine  ;  veillezsur  voire  femme  ;  «cl  moi,  j'aci durais  pour 
vous  prendre...  je  me  suis  trompé;  il  paiait  que  ce  n'est  pas  de  vous  que 
j'ai  à  me  venger. 

—  Monsieur  de  Laignelant,  répondit  Georges,  je  ne  sais  ce  que  vous 
voulez  dire.  —  La  leitre  anonyme  est  elle,  oui  ou  non,  un  mensonvrc, 
voilà  la  question;  quoi  qu'il  en  soit,  si  vous  n'avez  aucuu  compie  à  uic 
demander,  j'en  ai  un,  moi,  a  régler  avec  vous,  au  sujet  de  la  peisi'nucî 
dont  vous  venez  de  parler,  et  je  sais  curieux  de  savoir  si  vous  êtes  aujii 
expert  à  l'épée  qu'au  pugilat. 

M.  de  l.aignelani  salua  et  ne  ri'pondit  p.n«. 

—  Monsieur,  dit-il  enliii  à  Henri,  vi)irc  vie  est  cn're  tacs  niaiu<,  cl  j« 
pourrais  vous  tuer  sur  la  place  que  la  loi  m'absouoiait. 

—  Mais,  inon!>ieur,  dit  Henri  eu  achevant  sa  pensée,  vous  ne  voulcc 
point  vous  venger  d'une  trahison  par  ua  assassinat.  Fort  bien,  mousteur, 
cl  je  vous  jure  que  votre  vengeance  ny  perdra  rien.  Je  vous  su  s. 

il  jeia  un  dernier  regard  ii  la  belle  désolée,  et  il  soriit  à  p.is  len's. 

Le  lendciaain  même,  dans  un  recoin  du  bois  tout  mou  lié.  t'isie,  sont» 
brc  e!  froid,  un  pisiolet  à  la  iniin  et  le  chapeau  sur  la  téie,  Henri  ei  M.  dg 
Laignelant  se  reuconirèrenl.   H  était  facile  de  voir,  même  aanl  le  fetv, 
que  la  balle  do  l.;>ignelant  éiaitune  balle  exacte,  obéi'sanic.  impiioyable. 
et  (jue  le  fiélc  ller.ii  était  un  h  imice  mort.  —  Le  coup  qui  i'rjpp.i  Hcr.l4 
tua  la  Calabraise.  En  quinze  jours  elle  fui  quitte  de  la  vie.  Ouani  à  Geo* 
ges.  11.  de  Téverln  cl  M.  de  Marnebois  le  réconcii-^rent  sans  trop 
peine  avec  M.  i!e  Laijnel.int  qui  lui  adressa  de  sincères  ciruses  poDr^ 
jnsus  S'  u;'Çon(  et  quelques  t:esies  peu  parlemeniaires  qui  lui  éiv 
érhappé.s  ('ans  ce  court  enitawaicni  où  Georges  s'Oiail  si  bien  conduit. 

Depuis  ce  ic-ip-,  >iiue  de  MmucIo's",  clmi  vKc  do  cet  i'e.  li  -uj  \\ 


40 


l.F,  MAGASIN  LITTEKAIHE. 


luiva^t.  (^^ayt'c  pnr  la  figure  r(''joiiissante  et  rebondie  de  son  ami,  Mme  de 
Jlilllu•l)lli^i  est  foil  lieiirciise  et  fort  gaie;  qiiniil  à  M.  di' Mariiel)()is ,  il 
s'e.'l  »oiii.il)!eiiirnt  épiis  de  Gcoiges,  il  Id  uioiie  tous  les  jours  au  lir,  et  il 
lui  dounu  (les  leçons  de  bitiard.      (lievue  du  Siècle.)  J,  jam.v. 


liC  f)03ï1iciir  fl'isu  aiunnt  ntalheiircsi^s. 

I. 

Mnn  ami  de  rolli'ge,  Lurien  Dal!)erg,  est  au'oard'luii  le  premier  serré - 
taire  d'une  gi  amie  amliassade  ;  il  c>t  ri(  lii'  ;  il  est  pnissaiii  ;  il  e  t  ci. vie  ; 
il  a  re  que  l'on  appc  li;  une  posi  ion  ;  en  un  mot .  il  i  st  (pieiiiiie  chose  ,  et 
il  a  le  droit  de  se  u  oi|uer  di's  p.iuvres  dialili's ,  (|ui  ne  sont  i  ieii. 

Lorsipi'il  adiissc  une  deini-pa:.'e  d'écri  u  e  à  ceiiii  (|ui  était  naguère 
son  nie.lit  ur  caïuanule  ,  son  CNinpagiion  le  plus  dévoué  ,  Lui  ifii  ne  lui 
paileipie  de  ^es  iiiomphes  (liplomat:(jiiis  ,de  ses  projfis  .  de  son  ainl)i- 
lioti  ei  de  sa  g  oire  fuliire  :  Luiiiii  Uallxrg  a  déjà  ireiite  ans  !  —  Auire- 
li);s.  Iiélas!  (juaiid  il  n'avait,  pour  uiiiiiue  opulence  ,  (|ue  Its  richesses  du 
cœur,  Usirésors  <le  l'ciprii,  les  inerviilli's  éblouissanles  de  la  jeunesse  , 
Ju'ien  Ualljerg  avait  horreur  <lc  toutes  les  choses  matérielles,  de  tous  les 
inisrrables  iiiiéréts  ,  de  tous  l'S  petits  rai  uls  de  ce  vilain  monde,  et  son 
babillage  par  lettres  aurait  fait  envie  à  la  naivelé  senliiuentale  ,  au  génie 
amoureux  de  Chérubin  :  à  ci  ttc  bienheureuse  époqui:  dont  je  parle  ,  Lu- 
tit—  Ualberg  n'avait  encore  que  vingt  ansl 

J'ai  là  devant  inui  de  précii  ux  autographes,  des  confidences  écrites, 
d'iiinocens  mystères,  un  véritable  roman  intime  qu'il  lui  plaisait  alors  de 
me  rac'iuter,  à  tiavcrs  la  distance,  et  qu'd  me  plait  de  lui  renvoyer  au- 
jourd'hui, en  l'iititulnt  :  Le  bonheur  d'un  umunl  malheureux. 

Le  crédule  et  palieit  aiiioureuv  qui  a  i  crit  l.s  leitr.  s  suivantes,  les  a 
déjà  bien  ouHliées,  sans  doute  :  je  veux  que  Lui  ion  Dalberg  les  retrouve, 
les  reconnaisse  da  is  les  c<iloiini's  d'un  journal  ;  je  vcu\  que  l'amliilieux  et 
impajbibk- di,.lomaie  me  doive  la  peiite  émotion  d'un  souvenir  qui  date 
lies  premiers  beaux  jours  de  son  .irdenie  jeuuesse. 

II. 

,  Me  voilà,  depuis  h  semaine  dernière,  dans  ma  triste  ville  natale 

où  je  n'appoite  que  des  regret';,  des  inquiétudes  et  un  diplôme  de  bache- 
lier. Cette  vieil  e  citéd'Angouieme.  calme,  grave,  silène. euse,  m'a  ellrayé 
tout  d'abord,  et  je  me  suis  pris  ii  pi;  urer,  en  arrivant  au  seuil  de  la  mai- 
son paternelle  :  la  inoil  a  passé  bieu  souvent  sur  celte  pauvre  maison, 
ami,  et  à  mon  retour  je  n'ai  plu»  retrouvé  persunne  de  cette  chère  laiiiille 
qui  était,  pour  moi,  le  monde  dans  le  monde!  aussi,  à  la  première  vue,  la 
ville  tout  entière  me  semblait  déM;rle  ;  e  le  m'apparaissait  comme  une  im- 
mense nécropole  :  les  morts  que  j'avais  tant  aimés,  durant  leur  vie,  m'em- 
pècliaientde  voir  les  vivans! 

A  la  fin.  Dieu  a  eu  pitié  de  ma  pieuse  folie  :  la  ville  s'est  ranimée  tout  à 
coup,  à  mes  yeux;  les  pas-iaiis  ont  inondé,  di;  nouveau,  les  rues  et  les  pla- 
ces publiques  ;  j'ai  commencé  à  m'apercevoii  que  l'on  vivait  encore  aut  ur 
de  moi  ;  j'ai  repeuplé  les  solitudes  imaginées  par  ma  tristesse  ;  et  pour  un 
pareil  miracle,  pour  un  pareil  enchaiitement,  il  m'a  sulli  de  retrouver,  de 
reconnaîire  quelque  chose  de  ma  pauvre  et  sainte  famille...  Ce  quelque 
chose  là,  mon  ami,  c'est  une  p  rsonne  charmanie,  c'est  une  jeune  lemuie 
qui  a  vu  mourir  ma  mère,  c'est  ma  belle  cousjie  Sylvia  !...  Dts  ce  mo- 
ment, j'ai  cetïé  de  vivre  tout  seul  au  milieu  des  tombeaux,  et  la  résurrec- 
tion de  la  ville  a  été  complète. 

Ma  cousine  est  une  jolie  veuve  de  vingt-cinq  ans.  Excepté  dans  les 
chefs-d'œuvre  de  Housseau,  que  nous  avons  dévorés  ensemble  au  col- 
lège, il  n'existe  nulle  part,  j'en  suis  sûr,  ni  dans  le  monde,  ni  dans  les 
livles,  une  femme  qui  mérite  l'bonneur  d'être  comparée  à  ma  cousine  ; 
toutes  les  créatures  d'élite,  toutes  les  femmes  ravissantes  qui  ont  vécu 
dans  la  vie  ou  dans  l'im  .i^iiiaiion  de  Jean-Jacques,  il  me  semble  les  voir, 
les  entendre,  les  admirer  tour  à  tour,  au  seul  asj.ct,  au  moindre  regaid, 
à  la  moindre  parole  de  Sjlvia.  Déjà,  mon  ami,  je  me  suis  a^jenouillé  de- 
vant elle,  cent  fois  au  moins,  parla  pensée,  et  j'ai  osé  la  nommer  à  voix 
b.isse  ;  Madame  de  ^Valens!  —  J'ai  eu  e  couage  d'aller  me  percher,  à 
grand'peine.  sur  1rs  branches  dun  cerisier;  je  me  su  s  mis  à  cueillir  des 
cerises;  ji;  les  .ii  jetées  lentement,  uue  à  une,  sur  le  sein  de  ma  cousine, 
en  regret  ani,  hélas  !  de  ne  pouvoir  les  suivre,  et  me  voiiâ,  par  la  grâce  de 
i'iliusion,  avec  une  aiinjble  compagne  que  j'ai  déjà  courtisée  dans  un  épi- 
si.de  des  Cun fissions  de  Housseau.  — Ma  cousine  est-elle  triste,  inquiète, 
abattue?  je  me  souviens  aussitôt  de  la  Nouvelle-Hélu'ise,  et  je  prends  ma 
pente  part  des  cbaarins  secrets  de  cette  pauvre  Julie;  ma  cousine  s'avisc- 
t-elle  de  sourire,  d'avoir  de  l'esprit,  une  douce  galté,  afin  de  plaire  à  tout 
le  monde  ?  je  me  souviens  tout  rie  suite  de  cetie  bonne  Claire  que  nous 
avons  adorée,  sur  les  bancs  de  l'école,  entre  deux  discours  d  •  rhétorique  ; 
eufiii,  mon  ami,  ma  cou.-iiic  veut  elle  jouer,  par  exiraordinaire,  la  coquet- 
te i--,  l'indilTéience  et  ri)r(.'ueil?  je  me  souviens  encore  de  cette  grande 
dame,  de  cette  fièrc  coquette  qui  eiivoy:iii  des  rêves  à  Ji.'an-Jac.]ues  ,  en 
reprochant  au  malheureux  rêveur  d'avoir  osé  rêver  d'une  duch'  sse. 

bi  je  ne  suis  point  amoureux  de  ma  cousine.  Dieu  m'est  témoin  qu'il  ne 
$\a  faut  guère  ;  c'est  un  grand  oiailieur  pett-Clre,  et  je  paierai  cher  une 


pareille  fol.e  !  Tu  auras  raison  de  me  Idàmpr,  de  te  moquer  de  moi ,  de 
m'accuscr  et  de  me  plaioure...  car  celle  que  j'aime  ne  m'aimerajamais!  • 

in. 

—  «  J'ai  assité  hier  au  soir,  dans  les  salons  de  ma  cousine,  à  une  fête 
vraiment  dtlicieuse.  Sylvia  était  éblouissante  de  jeunesse,  de  coqui  ttirie 
et  de  beauté  ;  elle  avait  une  robe  noire,  tiillée  à  la  manière  espagnole, 
et  la  petite  mantille  anilalouse  se  balaneait,  je  ne  sais  pourquoi,  sur  les 
épaules  de  la  Vénus  de  Milo.  Sylvia  a  été  charmante  iioiir  le  monde  équi- 
voque (les  amis,  des  ennemis,  des  indilfércns  qui  la  llaltent  et  qui  la  tium- 
penl  ;  elle  a  é  é  cruelle  pour  moi  sinl,  pour  moi,  le  tiiiiiic  amour  ux,  ipii 
voudrais  pouvoir  lui  do  incr  ju(|u'd  la  dernière  goutte  de  mon  sang,  jus- 
qu'à U  deiiiièie  minute  de  na  vie! 

Sylvia  m'a  rendu  en  sciiet  un  billet  doux  que  je  lui  avais  écrit  en 
pleiin.ni,  une  le.tre  d'amour  qui  m'avait  coûté  bitn  des  soup'rs,  bien  des 
phrases  p'^étilpl^s,  des  trésors  de  prose  senti  nenialc  !...  Elle  m  a  dit, 
avec  une  inllevion  de  voix  (pi  était .  resque  l'accent  de  la  colère  :  L  icieii, 
vous  êtes  lou  !  —  Je  lui  ai  répondu,  eu  baisi/nt  humblement  la  tête  : 
J'en  ai  peur  !  —  V.l  li  vr.d  diie,  pour  peu  qu'il  plaise  a  Sylvia  de  me  dé- 
soler encore,  ob  !  luon  Dieu!  j'irai  mouiir  daûs  une  cellule  des  l'elites- 
Aliiisoiisl 

Sans  le  vouloir,  pourtant,  ma  cousine  m'a  donné,  dans  cette  soirée, 
des  souvenirs  et  du  bonheur  pourtout^  la  vie  :  d'aliord,  j'ai  dansé  avec 
elle,  et  bon  gré,  malgré,  il  a  bien  fallu  que  sa  jolie  main  se  repo  ât  tout 
duueemciit  dans  la  mienne;  ensuite  est  venue  lawalse,  celte  rêverie  dan- 
sante de  l'Alii magne  ;  la  valse  nous  a  rapprochés  l'un  de  l'autre  ;  pen- 
dant nu  qua'  t-d'henre,  j'ai  eu  le  droit  précieux  de  l'enlacer  de  mes  bras, 
de  la  caresser  du  legard,  et  de  l'adorer  à  la  simple  distance  d'un  baiser. 
Il  nie  semblait  quc.j'elais  la  dupe  d'un  beau  rêve,  aux  sons  harmonieux 
d'une  inusicpic  ctlesie  !...  D'ordinaire,  c'est  le  bruit  qui  nous  réveille, 
pour  chjSier  les  tonges  heureux;  hier,  ami,  c'est  le  silence  qui  m'a  ré- 
ve.Hé  ! 

Ce  n'est  pas  tout  ;  j'ai  ramassé  deux  ou  trois  fois  le  mouchoir  brodé 
de  ma  cousine,  et  j'ai  baisé  son  éventail  ;  je  lui  ai  volé  une  Heur,  qu'elle 
ava  t  portée  à  sa  ceinture  ,  et  celle  Heur,  cette  feuille  toute  lléirie  ,  qui 
fiiait  p.tié  à  un  amant  heureux,  je  la  garderai  religieusement,  sous  un 
globe  inagnifique,  avec  plu-  de  soin  que  je  n'eu  aurais,  à  coup  sûr,  pour 
les  p'us  liches  pierreii  s  de  ce  niDiide. 

L'n  jour,  je  l'espère,  je  lai  encrai  dans  ma  petite  chambre  ;  je  te  mon- 
trerai,  avec  une  ailoiation  divine,  un  bouquet  tombé  du  sein  de  cette 
feninie  .  un  inuiidioir  qa'elle  sut  a  touché,  un  veire  (pi'eile  aura  elllfuré 
de  si  s  lèvres,  de.s  parluius  qu'elle  aura  sentis  ,  et  je  m'écrierai  en  soupi- 
rai.l  :  Voilà  ma  ri(hes;e,  mon  trésor,  mon  seul  biuihcur! 

Je  ne  in'é;onnc  pas  d'avoir  trouvé,  je  ne  sais  dans  quel  livre,  une 
ph'  ase  s'ngulière,  une  e.^pèce  de  .sentence  amoureuse  qu'il  m'était  impos- 
sible de  coiiipreiilie,  el  que  j'ai  comprise  ,  en  adorant  mou  iudillérente 
cousine  :  L'amour  mllieureux  n'est  pas  sans  charmes! 

L'amour  qui  souHre  a  besoin  'le  si  peu  de  chose  pour  oublier,  ou  pour 
embellir  sa  snull'ranc.'!  Il  vous  faut,  à  vous  .lutres  .'es  amans  bien  heureux, 
des  scènes  extraordinaires,  de  grands  dr.vmes,  du  bruii,  tout  l'éialage 
pompeux  (ksjous  extérieures;  il  nous  faut,  à  nous,  les  amans  dédaignés, 
le  calme,  le  silence,  les  nuages  ei  la  rêverie  !  Vous  êtes  bavards,  hardis  et 
entrepien.ins;  nous  ne  savons  ni  parler,  ni  agir,  et  comme  Chérubin, 
d'anieureiise  inémiiire,  nous  n'osons  point  ostr!  Chez  vous,  l'amour  a 
qiielipie  chose  de  vulgaire,  de  mondain  et  de  terrestre  ;  chez  nuus,  au 
contraire,  pauvre  diable  du  royaume  des  Rêves,  l'amour  est  un  ange,  un 
pur  esprit,  un  dieu  quielUeure  lemondesan.s  y  prendre  garde,  qui  s'élève, 
qti  s'envole  dans  l'espace,  pour  s;  lai.-ser  vivre  entre  le  ciel  et  la  terre! 
enfin,  il  me  semble  que  vous  aimez  en  prose  et  que  nous  aimons  en  vers  : 
l'amour  heureux,  ce  n'est  jamais  qu'une  misérable  histoire;  l'amour  mal- 
heureux, c'est  toujours  un  admirable  poème  !  » 

IV. 

—  «  Il  se  joue,  depuis  quelques  jours,  chez  ma  cousine,  une  co- 
médie de  mœurs,  dans  laquelle  j'ai  consenti  à  jouer  le  rôle  d'une  dupe, 
et  dont  le  denoûment  fera  de  moi,  tôt  ou  lard,  une  déplorable  victime. 
La  représentation  quotidienne  de  cette  petite  pièce  a  lieu  au  bénéiice  de 
Sylvia,  et  d'un  persiuinage  in-upporlable  que  l'on  appelle  M.  Lamberly.  — 
Ce  M.  Lanibeny  est  un  homme  qui  a  irenie-ciiq  ans,  environ;  c'e  t  un 
bravache  de  province,  asse?.  nul  pour  être  méchant  et  trop  nul  pour  être 
dangereux  ;  il  calomnie  le  courage  des  hommes,  et  il  médit  borriblemenl 
de  la  vertu  des  femmes;  il  porte  des  gants  jaunes,  des  bottfs  vernies,  et 
des  vêtemcLs  à  la  mode  du  mois  prochain  ;  il  disait  un  soir,  avec  une 
bonne  foi  presque  spirituelle,  que  parmi  tous  ses  semb'ables,  il  n'es  ime 
plus  que  les  chevaux;  eh  bien  !  mon  ami.  Voilà  l'adorateur  bien  aimé  de 
ma  séduisante  cousine  !  Oh  !  les  femmes  !  les  femmes!  Qu'en  dis  tu  ?... 

M.  Lamberly  a  un  mérite  incontestable,  aux  yeux  d'une  femme  coquette 
et  frivole  :  il  excelle  à  se  présenter  dans  un  salon,  av(  c  toute  la  sp'eudide 
élégance  d'une  ridicule  sottise  ;  il  sait  parler  à  souhait,  de  robes,  de  chif- 
fons, de  colifichets,  de  toutes  les  niaiseries  luxeusisdece  monde;  nos 
dames  de  la  ville  en  général,  et  ma  cousine  en  particulier,  pren  eut  sans 
doute  uu  plaisir  eilréine  aux  niaises  paroles  de  cet  élégant  imbécile  qui 


LE  MAGASIN  LITTKUAIRE. 


hi 


parle  comme  un  courtaud  de  magasin,  ou  comme  une  demoiselle  de  boa 

'"'M'Lambrrtv  a  le  talent  de  pouvoir  deviner,  avecloute  l'éloquenre  t* 
d'iin'uonJuaii  iilcltré,  (le  ces  millions  de  p;iisiis  qui  sourient  a  une  jo- 
lie femme  do.^œuvTéc.  dans  un  certain  rcrclelde  la  sunélû  parisienne, 
les  bals,  les  speciades,  les  concerts,  les  festins,  la  coquetterie,  les  sotti- 
Bcs,  les  faux  pas  et  les  voy;  ges. 

M  Laiiiberiy  n'oublie  jamais  de  laisser  tomber,  en  passant ,  quelques 
mois  sur  sa  vie  privée,  sur  son  caractère  ,  sur  son  avenir,  sur  ses  espé- 
rantes (le  forinne  :  il  sait  f.iire  son  éloge  en  conscience,  comme  un  Hom- 
me (|"i  prend  du  galon  et  qui  n'en  saurait  trop  prendre.  ,    •    ,  ,„ 

Encore  une  fois,  mon  ami,  voilà  l'adorateur  préféré  de  mon  admirable 

^^^MlTambertv  et  Sjlvia  ont  imaginé,  je  ne  sais  pourquoi.-dans  l'intérôf 
de  leur  futur  mariage  peutèlie  ,-  un  moyen  foi  t  myénieux  de  .  crobcr 
les  apparences  de  leur  svmpatliie  amoureuse  aux  yeux  meliaus  des  mo- 
r.i!i>tes  et  des  prudes  de'la  ville  ;  ils  ont  en  la  chaïuable  pensée  de  ira- 
duirc.  en  riam,  cette  profonde  minuiie  de  J.-J.  Rousseau  :  souvent  les 
femmes  se  servent  d'une  petite  poupée  pour  en  cadier  une  grande...  — 
Mon  ami.  la  grande  poupée  de  ma  cousine,  c'e=t  M.  Lamberty  ;  la  petite 
Douoéeque  l'on  caresse,  en  attendant  Qu'on  la  brise...  ce>t  laoi! 

Je  suis  jeune,  et  amoureux;  j'ai  tonte  la  naïveté  que  donne  la  jeunesse, 
tout  le  fol  eniliousiasme  que  donne  l'ignorance,  toute  l'aveugle  soumis- 
sion que  donne  le  dévoûment.  ,  ,    -1       .„ 

J'ai  l'impiudente  couiume  de  rôder,  chaque  maim.  a  mon  réveil,  autour 
de  riiôiel  de  ma  cousine  ;  je  me  basai  de  à  passer  des  journées  enlieres 
auprès  de  Sytvia  ;  si  l'on  en  croit  les  méchantes  langues,  on  est  bien  sur 
dp  m'avoir  \a  entrer  chez  elle,  on  ne  l'est  pas  aeiant  de  m  avoir  vu  sor- 
tir... et  voilà  notre  jolij  veuve  tout-à-fait  compromise ,  par  la  faute  dun 
élU'Iiant  amoureux!  ,   „  ... 

J'ai  la  tendre  faiblesse  de  me  troubler,  quand  j  aperçois  ma  jolie  cou- 
sine ;  de  balbutier,  quand  elle  me  parle  ;  de  luilir  quand  elle  daigne  me 
sourire  :  mon  trouble,  mon  hésitation,  ma  pâleur,  sont  une  borne  lorlune 
pour  mes  deux  ennemis  pariiculiers,  et  je  suis  véiitablemeut  la  plus  ado- 
rable petite  poupr^e  de  ce  monde!  . 

J'ai  donc  accepté  ce  vilain  rôle  qui  me  fait  horreur  et  qui  me  charme 
certes!  je  me  sens  furieux  d'être  avili  par  une  femme  quejVidore,  et  sur- 
tout d'être  joué  par  un  rival  que  je  déteste...  Mais,  Dieu  merci,  j'ai  ap- 
pelé à  mon  aide  le  doux  système  des  compensations,  et  mon  infortune  a 
quelque  chose  qui  m'enchante!  .  ,  .  ,. 

Grâce  au  personnage  que  je  suis  chargé  de  représenter  dans  celte 
odieuse  comédie,  j'use  de  la  liberté  absolue  de  .visrer,  de  contempler 
d'adorer  ma  cousine,  le  matin,  à  midi,  le  soir,  quand  bon  me  semble, 
toutes  les  heures  de  la  journée  ;  je  la  r(  garde,  je  l'admire,  je  lui  baise  la 
main,  je  la  salue  et  je  suis  heureux  ! 

A  la  promenade,  j'ai  le  droit  de  marcher  orgueilleusement,  bras  des- 
sus, bras  dessous,  avec  ma  flère  cousine;  Lambjrly,  qui  feint  de  nous 
rencontrer  au  détour  d'une  allée,  noas  accompagne  tout  simplement, 
comme  un  ami  de  la  maison,  et  son  infériorité  apparente  me  rend  heu- 

Lorsqu'il  me  faut  parcourir  les  magasins  de  la  ville,  pour  y  faire  des 
emplettes,  avec  Sylvia.  j'ai  ma  voix  délibérative  au  chapitre  des  mo  les  et 
des  fantaisies;  jediscu'.3  la  couleur  d'une  étoffe,  la  forme  d'un  bonnet,  la 
richesse  d'un  bijou  et  les  ajustemens  d'un  ctiapeau  ;  mes  conseils  ont  for- 
ce de  loi  pour  la  coquetterie  de  ma  cousine,  et  je  ne  saurais  te  dire  com- 
bien je  me  trouve  heureux  d'être  ainsi  pour  quelque  chose,  pour  une 
nuance,  pour  une  idée,  pour  un  rien,  dans  l'habillement,  dans  la  coilTurc, 
dans  les  chiffons,  dans  les  épingles  d'une  femme  que  j'aime. 

Les  loges  au  spectacle  me  regardent  personnellement  :  je  puis  les  choi- 
sir à  mon  gré ,  et  je  les  prends  toujours  de  façon  à  bien  me  faire  voir , 
ben  me  faire  envier  de  tous  les  specialeurs  de  la  salle,  côte  à  côte  avec 
cette  charmante  Sylvia  qui  est  la  plus  blanche  perle  Une  d'Angoulême.  Au 
spectacle,  M.  Lamberty  est  condamné  à  se  blouir  honteusement  dans  le 
fond  de  notre  loge,  et  moi,  je  me  surprends  à  étaler  aux  yeux  du  monde  le 
triomphe  menteur  de  mon  amour  dédaigné  ;  je  m'avise  de  parler  tout  bas 
à  ma  cousine,  et  de  lui  sourire  sans  cesse  ;  je  m'avise  de  badiner  avec  ^on 
éventail,  avec  son  bouquet,  avec  son  mouchoir,  avec  la  chaîne  de  sa  cas- 
solette ;  en  un  mot,  je  m'avise  de  jouer,  le  plus  naturellement  qu'il  m'est 
possible,  le  rôle  d'un  amant  heureux,  et  de  cette  illusion  qui  passe  si  vite, 
je  trouve  le  moyen  de  garder  un  peu  de  bonheur  ! 

Mon  Dieu  î  mon  Dieu  !  si  cela  continue,  si  mon  bonheur  dure  encore. 
C'en  est  fait  de  ton  bienheureux  ami  :  je  me  sens  mourir  de  chagrin  !  » 

V. 

—  «  J'ai  cessé  de  t'écrire  il  y  a  bientôt  un  grand  mois,  et  je  vais  es- 
sayer de  te  rendre  compte  de  mon  silence. 

Deux  Jours  après  le  départ  de  ma  dernière  lettre  à  ton  adresse,  le  ciel 
a  voulu  me  punir  et  me  récompenser,  en  même  temps,  de  mon  evtrava- 
gaïu-e  amoureuse  :  il  m'a  inspiré  tout  à  coup  une  résolution  sublime,  un 
beau  désespoir  qui  est  venu  me  sauver,  non  pas  de  mon  miour,  mais  de 
mon  aveuglement,  de  ma  coupable  faiblesse  et  de  ma  folie. 

Un  jour,  —  il  y  a  donc  un  mois  île  cela,  —  en  l'absence  de  ma  cousine, 
(1  me  fallut  prendre  à  deux  mains  toute  maf  orcc,  tout  mon  courage,  pour 


tenir  tète  aux  paroles  inutiles  de  cet  affreux  bavard  qui  se  nomme  .M. 
Lamberty.—  M.  Lamberty  commença  par  m'adresserdc  lii\ole3  discours 
qu'il  ne  me  plai.-ait  uuere  d'entendre,  et  il  obtint  à  grand'iieine.  Ce  ma 
politesse,  de  brèves  réponses  qu'il  me  déplaisait  beaucoup  de  mi  faiie  ; 
plus  lard,  M.  Lamberty  prononça  my.-térieusi  ment  le  nom  de  Svivia,  et 
cciie  fois,  jerécontaidemoii  mieux,  avec  toute  l'inquiétude,  avec  tou.e 
latteiitiou,  avec  toute  la  curiosité  <le  mon  cœur. 

—  Monsieur  Lucien,  me  dit  cet  homme,  avec  un  sourire  malicieux  et 
quichiiehait  l'imperiinence,  je  vous  sais  un  gré  infini  et  je  viens  vous 
remercier  de  votre  généreuse  conduite... 

—  De  quoi  s'agit-il  r  monsieur. 

—  Il  s'agit  de  mon  bonheur  que  je  devrai  peut-être  à  votre  délicieuse 
innocence...  . 

—  Quel  est  ce  bonheur,  monsieur,  et  quelle  est  cette  innocence? 

—  Grâce  à  vous,  mon  cher  monsieur  Lucien,  mon  intimité  ,  d  ailleurs 
fort  honorable,  avec  votre  charmante  cousine,  a  été  un  mystère  pou:  tout 
le  uioiuie  ;  des  intérêts  opposés,  des  motifs  impérieux  nous  obligeaent  u 
bien  cacher  nos  sentimens,  nos  projets  et  nos  espi^-raiices  ;  mais,  aujour- 
d'hui, chacun  de  nous  peut  reprendre  sa  place;  j  ai  déjiieprislamieme, 
monsieur  Luiien  ,  et  je  vous  supplie  d  assi.'-ter  au  prochain  mariage  de 
M.  Joseph  Lamberty  avec  Mme  Sylvia  de  Saiot-Vallier! 

—  Voire  mariage  avec...  ma  cousine? 

—  Sans  doute...  et  unintei^ant ,  monsieur,  permettez  moi  de  vous  féU- 
citer  du  rare  talent  que  vous  avez  su  déployer,  dans  un  rôle  de  notre  dif- 
licile  comédie... 

—  Le  rôle  de  la  petite  poupée,  n'est-ce  pas,  monsieur? 

—  Précisément. 

—  M.  Lamberty,  vous  êtes  un  lâche  ! 

—  Qu'est-ce  à  dire?...  ,.,.,,, 

—  Vous  êtes  un  lâche  ,  et  je  veux  avoir  raison  de  voire  lâcheté  !  Le 
jour  ûii  il  m'a  plu  de  représenta-,  pour  la  première  fois  ,  le  persmnage 
ridicule  tic  votre  coméilie  ,  j'ai  acheté  des  armes  afin  de  vou-  brûler  la 
cervelle;  désormais,  moiiMeur,  savez-vous ce  qu'il  me  reste  à  faire?...  Il 
faut  que  je  meure  ou  que  je  vous  tue  ! 

—  A  quelle  heure  voulez- vous  mourir?  monsieur. 

—  Je  veux  vous  tuer  sur-le-champ  ! 

—  Le  lieu  du  combat? 

—  Au  pied  de  la  ville,  sur  les  bords  delà  Charente... 

—  C'i'st  bien...  marchons! 

Aussitôt  dit,  aussitôt  fait;  les  quinze  pas  convenus  furent  comptés  par 
les  témoins  du  duel;  le  signal  se  lit  entendre;  les  balles  volèient  en  s  f- 
llant...  et  je  tombai  la  face  contre  terre,  en  murmurant  le  nom  de  ma  cou- 
sine Svivia!  .  „        „ 

0  ! 'mon  ami,  quel  malheur!  ma  blessure  n  était  pas  mortelle...  une 
égratignure,  voila  tout...  et  je  u'ai  pas  eu  la  joie  de  mourir,  à  vingt  ans, 
pour  une  Itmme  bien  aiméo! 

En  revaneh  •,  le  pauvre  blessé  a  eu  le  bonheur  d  être  recueilli  dans  la 
maison  de  sa  chère  cousine  ;  il  a  eu  le  bonheur  de  se  faire  plaindre  et  de 
se  faire  pardonner;  en  parlant  d'un  voix  émue," comme  il  sied  à  un  ma- 
lade, de  son  amour,  de  son  dévoùmciit  et  de  ses  souffrances,  il  a  eu  le 
bonheur  d'arracher  d'abord  un  timide  regret,  et  puis  un  soupir,  et  puis 
une  larme...  Enfin,  que  te  dirai  je?yueh|iies  gouttes  de  mon  sang  coûte- 
ront à  mon  adversaire  une  grande  fortune,  et  une  beauté  sans  pareille. 

L'oracle  d'amour  a  parlé...  Décidément,  je  ne  veirai  plus  M.  Lamber- 
ty et  je  verrai  toujours  ma  cousine  ;  le  bonheur  d'uu  amant  malheureux 
va  finir,  et  les  malheurs  d'un  amant  heureux  vont  commencer  peut-être! 
Entre  nous,  lequel  de  ces  deux  amans  est  le  plus  à  pla'Odre?  ■> 

LOtlS  LIRISE. 

[Courrier.) 


FORTBAIT    DE    M.    BS    BAWBCTEAU. 

A  voir  ce  nom  range  parmi  les  noms  qui  ont  une  valeur  et  que  nous  avons 
voulu  loucher  avec  disnilé.  on  va  supposer  sans  doute  que,  par  besoin  de  coii- 
Ira'ile  nous  n'allons  faire  ici  qu  un  joycui  et  burlesque  mvcniairc  .les  crimes 
grami'natieaux  ilu  premier  préfet  de  France,  cl  quit  s  agit  moins  d'un  portrait 
gra\enKMit  (Uelié  que  d'une  charge  trop  facile. 

Il  n'en  C'I  rien.  .  ,„  ,. 

D'abord,  l'emploi  de  prc'fet  do  la  Seine  est  grave,  si  I  homme  ne  I  est  pas;  car 
il  a  le  maniement  il'nn  praiid  pouvoir  et  d'un  budget  qui  di'passe  celui  de  la 
plupart  des  états  de  rAlUuiatmo  eeniralo.  Un  miuislre  est  plus  politique,  mais 
il  est  souvent  moins  iinporlani.  et  toujours  plus  mal  logi'. 

>ous  devrions  donc,  pour  Ihonneur  d'une  des  grandes  places  de  I  étal,  nous 
occuper  de  celui  ipii  la  remplit,  quand  même  il  ne  serait  pas  ce  qu'il  est,  c'est  a 
dire  un  type  d'enfant  gdlé  du  pouvoir,  comme  AI.  Ganncron  csl  le  flis  «doplif 
de  réiection.  .    „    .         .  ,       j         ..       ,      j 

Peu  importe  donc  que  le  poids  de  la  ville  de  Tans  soil  lourd  aux  épaules  do 
son  piéfei,  cariatide  au  dos  voi'ilê,  peu  importe  que  M.  de  Kambuicau  soil  un 
mandarin  illellié.  un  caroiiraphe  célèbre.  Il  est  préfet  de  la  ^elne. 

El  c'e-t  bien  la  un  Ir.iit  qui  peint  notre  lemps,  qu'on  .ijusie  ainsi  a  toules  les 
places  les  hommes  qui  n  y  sont  pas  propres,  et  quau  lieu  de  eh.  isir  pour  .idmi- 
ni~lrer  notre  ville  un  homme  ropilal  comme  elle,  on  >oii  al.e  di-puler  .i  quel- 
ques boudoirs  b.:uigeois  un  Ciladon  hors  de  seivico,  pour  lui  poser  sur  la  ictc 
la  cauroiinc  murale  de  la  ville  île  Paris.  ,  ,     ,.      _ 

Les  côtés  sérieux  de  .M.  île  Uambiitt-au  ne  sont  pas  .1  étudier.  On  ne  lui  con- 
nail  de  ?érieu\  que  son  âge  ;  sa  vie  est  un  enchaîne mcnl  d'ir.sigiriCanccs  cl  da 


40 


LE  MAGASIN  LlTTÏiRAIIlE, 


frivoHlcs  heureuses,  de  faveurs  comme  le  mérite  et  l'cspril  n'en  obliennenl  ja- 
nia  s. 

D'une  f.imille  de  nobliaux  de  Bnurpojne,  JI.  de  RnmbutMii  (îlnit,  au  moment 
du  ciiiisiilal  cl  de  l'empire,  un  jeune  lioniiue  sans  ;;oùl  pour  aucune  carrière,  un 
pilii  beau  de  province  propre  a  ravager  des  cœurs  de  village  et  à  couiir  les  bc- 
riiiér-!s. 

(réiail  l'époque  où  Napol  on  venail  d'ouvrir  à  toutes  les  faniil'es  nobles  les 
ca  res  d-'  Sun  ia-niée  ;  el  le  plus  (jrjnd  nonibrs  y  éiaieut  venus  braveineul  rc- 
prendie  leur  métier  hérédi  aiie. 

Sliiis  pour  s'allncber  ceux  qui  hésilaiert  encore,  l'empereur  sentit  qu'il  fallait 
leur  oO'rir  ous-i  quelques  autr's  cliancs  (pie  celles  des  boulels  de  canon. 

Il  I  iir  ouvrii  ses  anlicliambre.-,  el  suitanl  son  impériale  expression  ,  ils  s'y 
pn'fipiiémnt. 

H  iuiai;ina.  pour  lesfds  de  famille,  la  création  des  au'liteurs  au  conseil  d'état, 
et  si  l'on  a\ait  la  curiosité  d'  xaniincr  la  composllion  de  l'ancien  conseil,  on  ver- 
rai! que  11  poite  était  enlrebaillie  s  ulenienl  pour  les  enfans  de  la  révolution, 
ut  loule  graU'ie  ouverte  aux  rejetons  lle^  amii  iiiics  races. 

Le  père  de  .M.  de  Kauilmieau  a\ait  eu  le  ban  esprit  de  ne  pas  éniigrer,  et  de 
mettre  a  profit  lobscurilé  a  lai|uelle  il  était  ciuidainné  par  sa  qualité  de  gcntil- 
latie,  en  aniéiiaReaiU  ses  bois  et  rangeant  sa  lorlunc  pour  être  prêt  à  tout. 

Voyant  que  sou  li  s,  avec  l.i  taille  d  un  dragon,  n  avait  pf.'inl  lirréistible  goût 
d»piut>raux  extréniiiés  du  monde  la  gloire  du  nom  fr  iifais,  il  songea  à  len- 
régi.'iientcr  dans  le  corps  liés  pi'ii  iiiilltaiie  du  conseil  d  état,  cl  l'eipéilia  un  beau 
jour  â  l'aris  ,  résolu  a  lui  fournir  tous  les  moyens  d'entrer  déieiniiient  dans  le 
inoiid  '  et  d'être  noiuiné  auditi'ur. 

I,e  petit  Uunibuteau  fut  adie-sé  à  l'aris,  à  rfes  païens  d  à  quelques  amis'. 

Aiaij  vuilj  (pie  le  gaillard  ,  au  lie  u  d'étudier  ks  codi  s  ,  se  met  a  ap  rofondir 
les  nouvelles  théories  de  panlaious  collaiis  et  de  boties  ii  relroussis  ;  ses  iheveux 
reloinbent  sursesjou  sco  orrillcsd'  chien  ,  un  ■  cra\ate  bouirante  enterre  son 
nirnloM  ;  les  draps  les  plus  clairs  ,  le  Casimir  à  (  oies  jaunes  composent  le  fond 
de  sa  toilette.  Il  poite  aux  genoux  I  s  ineuds  de  luliau  les  plus  longs  de  l'épo- 
que, el  accompagne  chacune  de  ses  paroles  il'un  mouvement  de  badine  ;  il  se 
luonlrc  à  l  ns  I  s  bons  e  droits,  el  (luilli'  linil,  un  déjeuner,  un  din.r,  p:jur  être 
exact  à  S'  n  heure  des  ïui.erits  et  de  C'Jblellt^. 

Il  est  reçu  incfj/able. 

Ce  11  est  pas  l'ecub-  de  dri  il  qu'il  fréquente  ,  C'est  le  salon  des  étrangers  ; 
ce  n'est  pas  sur  le  code  qu'il  palit,  mais  sur  le  tapis  vert. 

On  dit  même,  ce  que  nous  ne  gâranli^sons  pa-,  el  ce  (prexensaient  d'ailleurs 
son  âge  cl  les  moeurs  faciles  du  lemps,  qu'une  belle  nuit  il  laissa  dans  les  mains 
de  la  banque  une  soinme  assez  forte. 

Pauvre  banque!  comme  lu  l'as  p.iyce  cher  cette  rafle  des  écus  du  pclil  Kam- 
butrau 

I  lus  lard,  quand  l'hypocrisie  libérale  prononça  l'arrêt  des  Jeux  publics,  il  se 
peut  qii  •  les  rancunes  du  ponte  corri.é  se  soient  jointes  aux  clans  de  lapprcnli 
pliilaii.hrope,  pour  pousser,  decoinpùgnie  avccles  Delesserl,  M.  de  lïambuteau 
à  la  perréculion  du  rcnii-el-qu'irunie,  encore  debout  quand  il  devint  préfet, 
Cl  il  sa  suppicssiuii  quand  il  diniiit  pair. 

Quoi  qu'il  eu  si  il  de  celte  anccdoie  académique,  le  jeune  incroi/nb!e  me- 
nait asci  grand  train  pour  que  le  père  se  vit  dans  la  nécessité  de  l'aire  couper 
ses  bois  el  de  les  metire,  cumuiu  un  dit,  ix  blanc  cloc. 

Jnsqu  Ici,  point  d  auditeur. 

Sous  rempile,  une  assez  bonne  plaisanterie  avait  cours  eonlre  les  aspirans  au 
Con^eil  d  elai. 

On  preicndail  ()ua  les  auditeurs  éiaieut  nommés  de  première  onde  deuxième 
clasM',  selon  qu'ils  réussissaient  bien  ou  mal  dans  un  exauicn  où  ils  étaient  in- 
lerrogi'S  uniqueinciit  sur  l'orlliograiilie  du  mot  et  ruoN. 

Ceux  (|ui  l'eiri» aient  par  un  C  étaient  de  la  première  classe, 

tl  ceux  qui  lécrivaieiil  |)ar  un  S,  de  la  seciiiide  classe. 

m.  de  Rainbuli'au  ii'ayanl  pas  pu  être  nommé,  le  bruit  se  répandit  qu'il  avait 
ùcni  ciTiioM  par  un  Z. 

Ces  pentes  malices  contre  les  jeunes  merveilleux  du  conseil  d'élat  furent  un 
nionienl  assez  a  la  mode.  Elles  éi.iii'ist  inventées  par  Us  hoinnics  savans  du  corps 
el  propagées  diiis  le  fautiouig  Saint-Germain,  non  rallaclié  et  fort  d  S|  osé  a 
rallier  ceux  des  siens  qui,  ne  voul..nt  ni  bouder,  ni  se  battre,  servaient  l'empc- 
reiir  sous  les  drapeaux  de  celle  roiisciiplion  civile  elpacilique. 

Victime  d>' son  Z,  SI  de  Uambuteau  tourna  Us  jeux  vers  une  autre  carrière, 
vers  les  antichambres  ;  ad:nirable  refuge  des  grands  noms  sans  orthograiihc  où 
l'on  peut  écMC'  iiiipuiiénienlcîTnoN  avec  un  X. 

Sa  lauiille  dccida  de  le  marier  el  d'en  faire  un  chambellan. 

II  épousa  ,Mlie  de  Xarbonne,  lille  du  coiiiie  Louis  de  Aarbonnc,  cet  homme 
exquis  jadis,  «ous  l.oui- XVI,  ministre  d"  la  guerre  a  vingt-ix  ans,  qoia\ait 
inspecté  nos  premières  armées,  conduisant  en  loul  bien  tout  honneur  dans  sa 
voilure  .Mme  de  Staël  a  peine  inari^'e;  cet  Irimnie  d'un  spirituel  courage,  qui , 
pendant  i,u'uiie  neige  froide  poudrait  ims  soldais  de  ses  flocons  mortels,  semtilail 
délier  cl  parodier  lu  nature  en  ne  sortant  chaque  matin  de  Sun  bivouac  que  pou- 
dré à  l'iris  cl  a  la  m  iréclia  e. 

L'F.mpereur  aimait  tant  II.  de  Narb'.mne  qu'il  donna  du  même  coup  une  dot 
de300,(!00  fr.  à  sa  lille,  el  a  son  gendre  la  clé  île  chauibellati. 

La  place  de  chambellan  était  alors  un  mari  hepied  pour  d'autres  dignités,  cl 
riiiiipcieiir  coinpiéia  quelque  temps  après  ses  largesses  par  une  préfecture. 

(;e  lût  comme  uiiemaiec  aulaul  qu  un  hiiiifait  du  ma  Ire  dcinoyer  il.  do 
Kambulcaii  comme  prélel  dans  le  ^illlplon,  le  plus  petit  de  tous  les  départe- 
nieii  ,  celui  c  ù  le  mélange  des  idiomes  1'iani.ais,  allemands  cl  italiens  penuellail 
au  nouveau  fonctionnaire  de  se  sertir  de  loules  les  orlhugraphes,  sans  se  com- 
promettre. 

A  mesure  que  l'Empire  était  écorné  par  l'invasion  ,  et  que  nos  departemens 
s'en>olaiciit  un  a  un,  .VJ.  de  Kambuieau  se  replia,  et  du  Siiuploii  qui  n'était  plus 
à  nous,  il  passa  dans  une  autre  préfecture  que  lui  enleva  la  seconde  restaura- 
tion. 

Dès  lors  il  prit  rang  dans  l'opposition  libérale  du  faubourg  Saint-llonoré , 
pirmi  les  timides  frondeurs  de  sa  caste,  que  négligeait  le  gomernement  nou- 
veau, et  vers  la  lin  de  la  restauration  les  électeurs  de  Saùne-cl-Loire  le  dépulé- 
r  ni  à  la  i  liambre. 

±il  limide,  il  allendil  la  révolution  de  juillet  pour  prendre  une  sorte  de  petite 
-.utorilé  parmi  ses  collègues. 

Dans  ce  premier  momeni,  on  faisait  la  chasse  aux  favoris  de  la  rrstanration  ; 
si  qualité  de  d  bris  de  l'Empire  valut  quelque  consiiléialion  ù  iM.  de  Kambuieau, 
41  Dommé  rapporteur  du  budgel  de  l'iuléricur,  à  peiiir  de  ce  luoinent  il  so  mon 


Ira  imporlanl  et  affamé.  Comme  les  plus  capables  et  les  plus  gourmanfls  deman- 
daient des  portefeuilles,  on  stipula  pour  lui  la  préfecture  de  la  Seine. 

l'ar  un  besoin  de  réliabililalion  littéraire,  par  une  revanche  satirique  de  son 
clioix  précédent,  le  déiiarteineiit  de  Saûnc-el-Loire  nomma  disputé  iM  de  La- 
niarliiie,  en  remplacement  de  M.  de  Uambuteau,  qui  ne  pouvait  plus  l'être. 

Le  bunheur,  comme  le  malheur,  écrase  ceux  qu'il  a  choisis  Après  un  an  de 
foiielions,  le  préfet  de  l'aris  lut  envoyé  a  la  chambre  des  pairs,  où  .M.  l'asquicr, 
avec  ce  laet  qu'on  lui  connait  cl  que  nous  avons  déliiii,  se  garda  bien  de  lui 
conlier  lemondre  rapport,  attendu  qu'on  est  plus  lettré  au  Luxembourg  (ju'au 
l'aliiis-ilouilion. 

AI.  de  Kambuieau  n'a  du  préfet  que  l'habit  et  les  quelques  croix  de  pays 
couslilulioiinels  ipie  nos  fonciiounaires  agj;lomèicnt  sur  leurs  pceloraux.  Il  n'a 
rien  lait  que  de  suivre  asicz  doeilemenl  des  projets  de  plantations  d'arbres  eides 
plans  de  bitume  général,  élaborés  dans  une  adiiiinistratiun  où  abiude  heureu- 
sement l'habileté  de  gens  capables  comme  M.M.  Lauient  de  Jussieu,  Barrière, 
Viseoiiti,  Vareollier,  Lucas  de  Moiuigny,  l'régier  el  aulres. 

Ses  bureaux  le  défeiidcnt  parce  que,  ne  faisant  rien,  il  ne  g'Me  rien.  Le  gou- 
veniement  l'aime  parce  qu  il  ne  prend  pas  racine,  et  qu'on.peut,  à  l'occasion,  s'en 
débarrasser  sans  faire  crier. 

Quelques  monumens utiles  ont  été  fondés,  non  par  lui,  ni  malgré  lui,  maisi 
cote  de  lui. 

Il  n'iiivenlc  pas  les  monumens,  mais  il  ne  les  inaugure  pas  mal. 

Lt  eu  souvenir  de  ce  mot  célèbre  :  Comme  il  bénit  bien,  ce  gaillard-là! 

On  dit  de  lui  :  Comme  il  inaugure  bien,  ce  préfet-la  ! 

L'inauguralion  est  son  élément,  e'esl  une  occasion  de  costume  ,  de  broderies, 
d'éeliarpe,  de  chapeau  a  plumes  el  surtout  de  verbiage. 

l'ersoniie  n  a  plus  que  lui  le  talent  du  vide,  le  sentiment  du  creux,  la  science, 
du  rien  absolu. 

Ce  n'est  pas  de  ces  phraséologies  longues  et  retentissantes  que  la  rhélorique 
fournil  à  défaut  d'idées  ;  e'esl  un  débit  inutile  et  incessant  de  mots  et  non  de 
phrases,  une  manière  de  rendre  avec  des  sons  quelconques  au  premier  venu  des 
choses  que  l'on  ne  conçoit  pas,  une  confurmalion  de  la  glotte  qui  répand  la  ba- 
naiiié  sur  lout,  sur  les  atlaires,  sur  le  gouvernenienl,  sur  les  arts;  un  besoin  de 
harangues  a  la  manière  des  anciens  baillis,  à  propos  de  tout,  à  propos  d'un  trou 
qu'on  bouche,  d'un  égoul  qu'on  ouvre,  d'une  pierre  qu'un  pose  ou  qu'on  remue. 

Ce  (lui  a  fait  dire  une  fois  à  un  solliciicur  impatienté  de  l'allendre  : 

M.  le  préfet  est  en  train  de  haranguer  son  tailleur;  il  pose  la  première  pierre 
d'un  pantalon  neuf 

Dans  sa  recherche  de  l'ubiquité  M.  de  Rambuteau'se  déverse  paitout,  com- 
me quelque  chose  de  mobile  el  d  inépaisable. 

H  a  brigué,  mais  sans  succès,  les  sulTiages  de  l'Académie  des  lîeaux-ArIs, 
pour  avoir  ses  entrées  dans  un  endroit  couru  des  belles,  el  un  costume  de  plus; 
pour  demander  aux  arts  de  nouveaux  sujels  de  harangues. 

Il  s'est  présenté,  mais  sans  succès,  au  Jinlicy-Chib.  pour  eji  porter  les  bou- 
tons, pour  se  montrer  dans  la  tribune  des  courses,  cl  trouver,  dans  les  questions 
de  clievaiiv,  matière  à  harangues. 

Il  court  le  monde  élégant  et  allecle  d'en  parler  le  langage,  d'en  savoir  les  tra- 
ditions el  les  cominérages. 

il  reçoit  chez  lui  toutes  les  chandclières  cl  les  bonnelièrcs  il  la  mode,  ayant 
bien  soin  de  les  appeler  :  Madame  de  Petit,  de  Legrand,  de  Lefévre,  de  Do.-ne, 
de  (iouin. 

Il  va  partout  avec  les  vieux,  les  jeunes,  les  grands  elles  petits,  quelquefois 
sans  être  sur  d'avoir  é:é  invité. 

Quelqu'un  réunissait  chez  lui,  il  y  a  plusieurs  années,  une  vingtaine  de  dan- 
seuses de  I  Opéra  et  d'actrices  des  auires  théâtres.  H.  de  Kambuieau  se  fait  an- 
lioueer,  va  droit  au  maître  de  la  maison,  qu'il  ne  connaissait  que  de  vue,  el  lui 
dil  :  ((  J'ai  su  que  vous  restiez  chez  vous  ce  soir,  cl  je  suis  venu  vous  donner  un 
»  pelit  iiiiuiienl.  I) 

.^I.  de  Uambuteau  n'esl  ni  un  élégant,  ni  sérieusement  un  homme  à  bonnes 
fortunes,  mais  ce  qu'on  appelait  jadis  un  galantin. 

Comme  préfet  de  la  Seine,  il  jouit  d'une  loge  dans  la  plupart  des  Ihéùtres  ;  cl 
c'est  un  de  ses  grands  moyens  de  séduction  sur  les  gens  du  monde,  qui  ont  loua 
la  fiein'sie  d'alier  au  spectacle  pour  rien. 

Il  esl  établi  en  Europe,  depuis  quelques  années,  qu'aucune  étrangère  de  di;- 
tiiii  tioii  ne  peut  se  dispenser  de  lui  être  présentée  et  de  payer  iribul  à  l'octroi  du 
galant  préfet. 

Les  femmes  russes  viennent  se  blollir  sous  son  aile,  reçoivent  sa  protertion, 
ses  coupons  de  loges  cl  les  bouquets  eueil.is  dans  la  serre  de  son  nouveau  pa- 
lais. 

M.  de  r.ambulcau.  babillé  sans  élégance  ,  mais  non  sans  recherche  cl  sans 
prélention,  n'esl  jamais  rencontré  qu'en  compagnie  de  femmes  :  au  théâtre,  dans 
les  salons,  on  le  voit  toujours  penché,  mystérieux ,  devisant  avec  elles,  comme 
un  Vert-Vert  déplumé.  ,  . 

Jiais  on  a-suie  qu'il  ne  fait  que  les  compromettre,  el  que  ses  lemeriles  con- 

sislcnl  à  dire'  lout  bas,  en  leur  serrant  les  mains  :  «  Il  fait  chaud.  J'ai  posé  une 

pierre  ce  matin.  »  ,  j    •        i 

11  passe  sculemenl  pour  un  bon  homme,  et  certaines  anecdotes  tendraient  i 

établir  qu'il  a  eu  son  Waterloo.  .  . 

Comme  homme  prive,  avec  sa  banalité  aimable,  ses  manières  choisies,  sa  rc- 
cheiche  des  plaisirs  mondains,  son  empressement  a  ne  pas  remplir  ses  devoirs 
sérieux  de  magistral  ;  avec  ses  cinquante-neuf  ans,  U.  de  Uambuteau  repiéscnle 
assez  bien  les  anciens  pages  sur  le  retour. 

Cominis-voyagcur  par  l'cspril,  gentilhomme  par  les  façons,  préfet  par  rien,  il 
semble  prendre  a  tache  de  nous  restiluer  un  personnage  excellent,  fameux  par 
sa  frivole  ingénuité,  et  taiil  choyé  par  la  restauration  ,  d'être,  enlin ,  noire  Sos- 
Ihènes  municipal. 

Grisou  agré  ble,  évaporé,  béant,  visanl  à  ce  que,  dans  la  vieille  cour,  on  ap- 
pelait les  charmes  de  l'esprit  français,  W.  de  Ranibuteau  nous  rappelle  aussi  ce 
type  que,  dans  une  vieille  comédie,  l'acteur  Clozelcrc'a  sous  le  nom  de  JI.  Keau- 

lilS.  ..!      11        •        I 

L'acteur  el  la  comédie  ont  disparu,  mais  le  caractère  est  reste.  11  n  (;si  jias 
parlicnller  a  telles  fonctions  ou  â  telle  opinion  ,  il  siège  il  droite,  il  siège  a  gau- 
che, .M.  Ueaulils  est  trop  national  pour  ne  pas  être  immoriel  comme  notre  va- 
niié.  (jyouvelles  a  la  mam.) 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


43 


fVliLÂDY   IVIONTAGUE. 

C'ppt  tine  personne  dont  l'iiisloire  psI  siiigulièrn  h  Ocrhe  qw.  celle  de 
l.,(K  Woiilcy  Miml.i;;iie.  Sa  vie  pimiiiait  cciic  ridiut  iiio'ixe^  imokIiikito 
auj  111  (I  luii ,  nuiiil'  iiaiil  qu  •  Us  lemii  es  oui  été  du  i.ord  an  midi,  ii  élaiil 
enciiri'  (|iie  jrmie'i  liMcs,  et  hr;  vuiil,  «oiiiiiie  iikti  s,  de  vraisdiiiij;ei.si-our 
suivre  à  la  yi  eiie  un  l<  ;iii  ou  du  auiiiil  bieii-ainié. 

Mais  ili!  'OUI,  s  de  laly  Moulai^ue  il  n'en  allaii  ;.as  ainsi.  Ce  fui  doue  un 
Ciouoeiueulg  lié  al.  lois(|ue  1'  ri  Edwar  I  VVdr.lcy  l'ut  iioaiun''  à  l'aii.iis 
SJ<lc  lie  t,iins;a;i  inople ,  de  voir  sa  leuirne  ,  â^ée  sculeisiei.t  de  viiigl-siv 
ans,  se  disxisec  non  seulement  à  l'aciu  iiiiagiicr,  muij  à  p,is;er  par  dts 
dé.sens  il'd  al.irs  élaient  pris(|u  •  inro  'Uiis. 

Lady  Mary-K\elyri  l'ierrepuii  é  ait  lille  aînée  du  duc  de  Kingston.  Elle 
est  née  a  l'ieTeponl  e  i  lG9d...  E  le  reçui  uiuiédiicaiion  par;ii-i-lieieme»l 
ronuriuable  ei  appui,  irèsje^iie  cinore,  le  '^rcr,  !.•  I.itlii  1 1  le  traitais... 
Elle  "liiii  as  éa!ile,  jolie  niènie,  ei  lui  reclie n  liée  (ie  honni'  h  irc  c  niiuie 
riiii  des  p  cuih  rs  p.irlis  de  l'Anulelrrre. Ce  l'u(  loid  Edward  Wnrdey  qui 
futpiél'  IV ;  e  ie  l'i  p  usa  en  171 -J...  elle  avait  alors  \iii,'i-dmx  ans,..  Ce  lut 
en  l71G(pii'  lord  Woilley  fuliioniiné  à  raniU.iss.ide  de  CoiislaiiiiMople  et 
qu'i  Ile  p.<i  lit  tvec  lui  pour  l'Orun'...  Mais  elle  ne  vou'ui  |)a-i  l'ire  ce 
voy.n;e  avec  sinvli;  et  pniiiipiiiude  ,  s'einiianpier  ainsi  ijue  devait  d'ail- 
leurs le  d.siier  uni'  lille  di'  1 1  (irai  le  Breiayiie.  Ce  lut  par  lorie  ipie  lady 
IV'oiilagiie  voulut  a  1er  en  Toq  ii>' ;  île  iiavcrsa  des  pajs  près  (lie  m 
couiiiis  el  (pi'aacu  le  p-  rsoiiue  eo!i>iiléra!ile  n'avait,  cerles,  Visiies  depuis 
plus  de  six  rems  ans.  lille  pissa  par  l'élerwaïadm,  p^r  les  déserts  <le  la 
Se.  vie,  par  Puilippipol  s  ,  par  le  iiduI  itliolope,  uar  Sophia...  (  nsuiii- , 
lor  q.'elli'  re\ial  p  r  m  v,  e  le  \i  avee  a  cul  ou  les  lii"ii\  ciiau'és  oar  liii- 
nieu'.  i;ili'  p  idu  ui  le  iliéà;re  de  la  i,'io  ne  de  Tr  ie  avec  I  lliaih  à  1 1 
main,  i;  le  suivit  Uiy  .se  dan.  f on  0  ly.'-sée  ,  au  lia%ers  du  Jiéaiul  e.  (1rs 
S  es  d  •  l'Arelii  ei  (|u"ll  iinère  a  'iécrns  co  uni  •  le  nieilicur  fjéayra  >Iih;  i  t 
souve  il ,  en  ise  l  le^  |ia,'is  i  liaini  i:iti'>  (|  relleniéiiie  a  éeiile-i  sui  so.i 
V  •  o  ou  reiioave  des  é  in  eiics  de  riiu.K.riel  yinie  ds  l'inimoiie 
aveugle. 

1...  )  Moniasti'î  nvaii  une  exinnie  faciliii'  pour  appri'iidre  les  la'gue^. 
E  le  sut  :i  II  0' assez,  le  turc  i  oui-  pail  r  ci  sie  tenir  la  cniivers.iiion. 
Cl  i;e  lai  jiilé  puni  1 1  vie  so  iale  ,  en  q  lelipie  pays  que  l'on  soit,  lui  lion- 
lla  la  l'.eus  (•  de  voii  l'iiitej  cur  >  u  sérail.  ICIle  .leinaiiila  ci  obiiil  la 
faveur,  j'iMpiC  11  louj  )ui^  ri  fi^ée ,  de  laire  la  visi  e  iln  se  ai'  et  di'  pré- 
•seiiler  sesiieMiirs  a  la  suliane  Udidé,  veuve  de  Mus  .ip'i.i  il  mère  d'Ai  h 
met  III,  (pli  régii  il  alors...  0«i  arli  I);  aacoup  d.-  celle  laiei.r  iibieniie , 
llsaii-oil,  par  la  hvaule  de  lady  '.".oiiia.;ne  ,  l'Ui»  (pie  par  .-ou  rang  et  f  a 
(juailié  d'aiibas  a  .rice...  On  a  dit  ipie  le  snltin,  lavi.  é|)  rdn,  Cii  voiimi 
un  por  r 'il  .le  la  ly  »io  .tague  ,  ai.di  or  loun  ■  i|ne  le  sérail  l.ii  sera  l  ou- 
Vi  1 1,  et  qu'il  s  élaii  pics  |U.'  pl'o  leroé  ii  ses  pii  ds  comme  son  prein  er  cs- 
cl.nc.  (Jiioi  (pij  en  suit,  ri'  n  n'esl  plus  cliiniianl  que  la  di  siiiption  (pie 
ladv  Moira,!;iii'  donne  des  r.-ce^.iK.ns  qui  loi  ùir  ni  l'eirs.  non  fiiilenicnt 
tliiz  la  su  l  .n.'-ti.èri',  niascln/.li  l'eiimie  du  grand  vsir.  La  i!i.i;.i:iiir.  n,  e 
Vidnptucusi'  de  (pielquo  pa  ,iis ,  où  1'.  n  s'empressa  de  la  ie(evo:r,  sur- 
pa.^se  ii'Ui  ce  que  iiO'S  connaissons  de  soin  lat  uv  cl  n'elé  aiii,  et  i  appelé 
ces  111, i"!  |iies  soirées  ^i  i.ien  (l'ci  ites  ilaijs  les  cniiles  aiab  s...  Ii  seni  le 
v<  ir  S.  heiiisi  Iniliar  (1)  sur  son  trône  d'argent,  rocevaiii  .e  cahfe  Uarunn- 
aMi;isiliiil  diiis  Sun  p d.iis  rfr.<.  Uélici's. 

Cln/.  la  feinuie  'u  giai.d-viMi',  l.i.iy  àlontagiio  fut  reçue  par  deux  ciniii- 
qiiis  noirs,  m  i^itii  iquene  ni  11  billes  ,  qui  la  coiKUiisirent  au  uiili.  u  de 
diiix  rauis  de  ji'i  ms  iilicsdoiu  t.*  plas  ;uce  n'av.iii  p  .s  \iii.,t  ans,  et  dont 
If  ravi^saiis  vi.>a'^es  ri>a'i^aien^dl■  Inauté.  El  pouriani,  Lus^u'eie  fut  en 
présence  de  la  maîtresse  le  c.  Ile  tioupe  cbirinante  ,  i;lle  ne  pmsa  ;  1  is 
q  iM  y  en  (ût  ime  s  nie  de  belle;  la  j. •une  leitiiiie  du  visir  les  ellarait 
lu'iies...  El  pu  s  elle  eiait  ;i  graeieiis"...  si  cr.  ssaiite,  si  désireuse,  ('pie 
la  b  lie  il.anj^ére  irou  a  quel  ne  pla  sir  il.ini  sa  in..isoii...  Elle  etail  r.s- 
sis-'  d.iiis  un  pavillon  do  l  les  poriières  cl  les  jalons'es  levées  lai.ssaient 
voir  j.s  lardunelli's,  frappées  des  rayons  d'or  du  locli  ni,  tantlis  qu'un 
Vent  frais  a|i|i(irl.iit  le  parJuin  des  jasmins  en  Ik'iirs  et  d.  s  bni.ssons  de  ro- 
sis, en  uiéii  e  leiiips  qu'il  apporlaii  aussi  le  chaut  loi  tan  des  rameurs  turcs 
qui  fui  a  (111  voler  es  ca'ii[Ui's  en  revin.iiii  de  l'uyiiUderé  ("J), 

L' s  r  ifrai  liisseiiieiis  le  p  ns  exquis  e.  les  plus  rares  éi.iient  servis  dan.s 
d  s  vases  d'or  enrichis  de  peut  res,  avec  d''  pdiii  s  sii  v.eit.'s  brooéos 
en  lil  dor  et  d'a'geiii.  l'enlaiit  ce  t-nnps  les  In  liesji'iincs  tilles  cliantaieiil 
Cl  dans.iieai  eiisembc.,.  Laily  Montagne  lacone  iju'e  le  fut  cb  .rinée  de 
le.  rs  eanses  si  voiuptueiiscnieiitdOi  entes  cl  dateur  nuisin  v.,  ipi'e. le  com- 
pare il  la  nieilleiiie  mu  iqui-  d'Ii.die  ;  e  le  ajoute  iniine  que  leurs  voix 
.soin  plus  ioneh.iiil>'s  que  celles  dis  lialiciines...  On  cr.  il  lire  un  roman 
grec  en  lisant  les  letires  de  laily  Moiiia.;ue...  Elle  a  reililié  beaucoup  d'i- 


(I )  Conte aralie  d  ins  les  M, Un  et  Une  nuils.  Il  eta.l  iniilnio  :    ■/iciilurcs  <le 
•diinintlii'hir  itil'.lli  /.'bn  lin'iir.piiiica  île l'.'ise.  C'est  une  ruvissaiiti;  nio- 
i.ietion  :  il  n'y  a  ncn  de  surn--.,avl,  c'est  la  passion  do  l'Ohenl  (léeiilo  avec  lous   ', 
SCS  clianncs. 

(•2)  Lieu  do  pvonicn'"'i:  "■'•  se  rendent  les  éliangcrs  qui  sont  à  Cunslaiitinople.     l 

(3)  C'esl-.i-ilii'.  qe':.  I'épnc|ue  où  lady   Jlnnlaitue  écnvail,  on  élail  liion  peu 

éclaiié  sur  loui  ce  (yn  so  ijassait  ilans  l'intérieur  du  sérail.  .Uais  depuis  ce  lenips 

euconuuitju'.c^n'aui  moindres  détails. 


dées  erronées  sur  les  moeurs  lunpics  (.")...  Elle  nous  apprend  que  les 
femmes  ont  la  plus  giaii  le  liberté  po'T  aller  au  bain  et  qu'elles  peuvent 
sortir  tous  les  jours  sous  ce  prétcvte.  Comme  elles  sont  couv  ries  d'un 
double  vo'le  (|u'.l  n'est  perm  s  à  aucun  bomme  de  lever,  les  femmes  peu- 
vent impunément  aller  où  bon  leur  .semlilc',  et  leur  libtriéctt  même  plus 
giaiide  '|ue  celle  des  femmes  du  reste  de  l'Europe. 

Le.s  Turcs  oui  une  délicatesse  dcsmiimens  dunt  nous  ne  les  croyions 
pas  non  plus  siisce|)libli.s.  Voici  une  cliaiison  que  lady  iMoniaguea  tra- 
duite (le  la  iau.:neliii(|U  en  anglais,  ct'ipie  je  place  ici  parce  que  la  traduc- 
tion française  a  une  pardcuiaiiié  tout  a  luit  remarquable  :  elle  est  de  Vol- 
lai  re. 

C(  lie  chanson  est  du  grand  visir  Ibrahim  :  il  devait  épouser  la  fille  du 
sultan  Adimet  III,  et  te  plaint  dans  ces  ver»  du  ret„rdciEcnt  de  »on 
buj;beur, 

STANCES. 

I. 

Le  rossignol  voltige  dans  les  vignes  pour  y  cborcher  les  roses  qu'il  aimi".  Je 

suis  aus-i  venu  aiiiinrur  la  tieanlij  des  vignes,  et  l,i  c'ouecur  de  vos  chirmos  a 
ravi  mon  cœu. ....  Vos  yeux  sunt  noirs  et  alliayans  (.mninc  ceux  de  la  biebe.... 
Vos  yeux,  eoniuic  ceux  de  la  biche,  soul  sauvages  et  dédanucux. 

II. 

Le  moment  de  mnn  bonheur  si!  dilTéic  de  jour  en  jour.  Le  cruel  sultan  ne  me 
pcrnii-t  pjs  de  voir  ces  joues  plus  vermeilles  inie  les  ro-es  ;  je  n'ose  emoïc  y 
euiiliir  un  hiiser.  La  douerur  de  vos  cliannes  a  raii  mou  cœur.  Vos  yeux  .sont 
iMiirs  el  atUiiyans  (  ornini.  eeiix  de  la  biehe...  Vus  yeux,  tomme  ceux  de  la  bi- 
cIk',  sonl  tauva^e»  el  dédaigneux. 

III. 

Le  malheureux  Ibrahim  fonp're  dans  ces  vers.  Un  Irait  parti  de  vos  yeux  a 
pcné  son  cieur!.  .  Ah!  iinainl  vien.lra  le  inomeiil  de  1  i'ï,j)oir!  Ancndrai-je 
loii.:-lenips  encore'?  Ali  !  siil.oie  aux  y.nv  de  bieli  ■  !...  Auge  au  nii  ieû  des  an- 
ge.s  !  Je  ili'siie.   et  e'es   en  vain!...   l'ôuvez-vous  donc  ainsi  prendre  plaisir  à 


lourmeuler  inonca'ur!. 


IV. 


Mes  cris  pircans  s'élévenl  jusqu'au  ciel  ;  le  sommeil  fuit  ma  paupière.  Tour- 
ne du  ino:iis  le  jciix  \eis  moi,  sullan.',  que  je  •ont  inple  t.i  beauté!..  Adieu  !.. 
je  dc-ceiiils  an  tmiibi'aii...  .>l.ii>  rap|ielK-inni...  la  uiix  ri  tiendra  iiiun  aine  fugi- 
tive... Jlun  ((caresl  hriil  Ht  eoiinnj  ie  SDufre...  Laisse  éi  happer  un  soupir,  et 
eeea'ur  s'tinl.r.isera...  Cliine  deinavie:  belle  lumiire  de  mes  veiii!...Oma 
suliaiie  !  m. ai  Iront  esl  pn.bt.  rné  eunlie  1 1  lerre...  l)e>  larmes  hrùlàntes  iiLMidcnt 
mes  joues...  Ouwe  ton  aine  a  lu  piiié,  laisse  du  moins  tombti-  ton  icgjrd  sur 
miii. 

Ce  more  ai  est  cbirmant par  sa  si.up!icil(5  au  milica  du  Gguré de  la 
poésie  Orienta  c. 

Ce  fut  p.  ndant  une  absence  de  lord  Wnriley  que  lady  Montagne  fit 
toute  ciite  iwu/ (ICC  de  su-aits  dont  il  fut  tant  pane...  Hpirall  que  la 
cb.i-c  lié,  lu  à  son  mari ,  et  'tu'il  la  vil  penî-ère  sous  un  jour  ;  l.rmant 
piur  lu:,  (j.ioi  (pril  eu  soit  du  molf,  il  est  «irtiiuq  l'une  me.^in'eiiijeiice 
liés  fo.ic  .s'eia'iiii  alors  en  re  la  ly  Mont.igue  a  lord  \Voi  l^ev.  Elle  a  ait 
l'buutur  iiidependauie,  supportait  peu  les  renio:ilian  es;  l.ienlôl  c  t  in- 
térieur, (lui,  jus  ju'à  ce  moment,  avait  été  heureux,  devini  un  séjour  d  eii- 
f  r.  D'Met -ur  en  Aiigl 'terre,  lady  Moul.e,'ue  sollic U  une  séparaiioii  que 
Imd  Worily  .seinpie.st  d'accor.ier,  ai  si  qu'un-  peiisi  m  de  500  livres 
s  eil  ng,  avec  la  periui  sion  de  v  .ya^cr.  El.e  idîa  aii.ss.l(}t  à  Bo  ue  et  à 
Veui.e;  elle  pa  ennui  l'Iidij  et  puis  vint  eu  France,  où  elle  demeura 
q  nlilii.!  leai  .s  à  ]\>  rac.  Elle  ntourna  '  nsuite  eu  Angleicrre;  et  ce  fut 
al.irsqu'il  e  pilil  a  .son  Voyage  a  Constan  hio/ile.  ouvr.i'.'C  qui  lut  pour 
(Ile  11  source  du  e  îîloire  que  le  teams  n'al.éie  a  pas.  C'e-i  à  elle  que 
l'Europe  dot  le  bienfait  cmi  leut  de  Ëinocuaiiou  :  elle  l'avait  vn  p  ati- 
quer  avec  gr.nid  suces  en  Tur.ju  e,  là  où  la  be.iu'é  est  uu  si  giauJ  a»au- 
laj;e  pour  les  feniines ,  et  1 1  e  vuu  ut  ic  nîre  ce  bienfait  commun  .i  ses 
coiiipnrioies.  Sans  doute  ce  tut  une  cho.se  b  en  icm..r.iuib:e  qu'une  jeune 
feiiine  de  trente  ans  iiuaiu  à  la  lois  contre  ii'ancie.is  préjuges,  coiiue  des 
médecins  (|iii  ne  vouUii:'»!  recuniiaiire  de  bon  i.'ue  ce  qu'  l>  propo-  licni. 
et  eidin  contre  les  snpcisiiiions  iciigieuses...  Enfin  de  réussit  et  rcudit  à 
Ihumaniti'  cet  immoriel  service. 

La  y  Mont  igtie  fm  vi.ement  atiaqH(5e  pour  ses  Lettres  écrites  pendant 
seivoya.iies.  \1.  le  baro  i  d.  To  l.qii  a  réside  luiig-t.  mps  .1  Coa>iaiit  iio.i!.', 
Isa  critiqnée.avec  nue  extrême  vi..:ence.  Mais  il.Ouvs.  de  .Marscile. en 
l'esprit  du  uel  l'ai  une  ijrande  foi,  comme  lous  ceux  (pu  le  coun  ussent.  a 
piis  la  dt  l'ense  de  ces  letires  avec  une  extrême  ciialeur...  Et  cet  assenti- 
ment est  d'un  grand  poils  pour  qui  ponrraii  balancer,  .-vprès  avoir  lu  cet 
onua^'c  rempli  (rintérct  et  d'un  agrémeul  bien  tiitlic.l'-  a  rcuconUtr dans 
un  ouvraue  de  ce  genre. 

Les  œuvres  de  lady  Montagne  se  composcnl  de  ?.  -  Lettres  ccriirs  prn- 
dant  SCS  voyii^rs;  i'  un  Ponn/;  sur  Is  inoar-'.:  de  la  poésie  ;  i'  rtn- 
cliiridion  U  ICpulilc,  revu  par  l'evéïiie  lîai.ieit,  n  imprimé  parmi  si-s 
(euvres...  Depuis,  lord  Unie  eonli.i  une  n  >uvrl!e  i  d  lion  .  d'après  le  ma- 
nuscrit original,  à  J.  Haï  avvay,  en  ISOo  ,  en  cinq  volumes  in-4*,  copiée 
rim|)riiiierie  anglaise  de  Paris,  dans  la  même  année,  en  cinq  voluaics  i 
1-2,  mis  sous  le  litre  pareil  à  l'ediiiou  de  l.ondics,  C.  Hichard  Phili;  . 
Cette  éd  lion,  nin  i  ipie  la  copie,  csi  oruêe  de  deux  poriraiis;  l'un  de  1 1„ . 
Mary  Pienepiut,  1710  Cel'C  avait  alors  vingt  aus)  ;  l'autre,  de  ladv  .Ma.y 


/»'» 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


■\VortIey  Moiitague  ,  1720  {elle  avait  alors  treatc  ans).  En  tèie  de 
celle  C'Jitioii ,  boiit  des  Aîémoires  biogiapliiiiues  de  l'auleur  par  l'Odi- 
tciir. 

Lady  Moiitapiie  eut  une  illustre  amiiié  littéraire,  qui  lui  fut  ensuite 
plus  funeste  qu'elle  ne  lui  avait  été  douce.  Se  trouvant  un  jour  dans  une 
maison  où  il  y  avait  beaucoup  di;  mon  le,  e  le  fut  remarquée  par  un  boni- 
me  qui  ne  reniuiqiiait  pas  ordiuaireaient  les  femmes  parce  quelles  l'en- 
niiyaieni.  Or,  cet  huotme,  c'était  Pope...  Après  avoir  longtemps  regardé 
la  :y  Monta;juc,  il  demanda  son  nom  :  on  lui  dit  que  c'était  lady  W'oj  tley , 
ll'.le  aiuéc  du  duc  de  Kingston;  et  que,  bien  qu'elle  n'eût  rjue  vingl-qua- 
tre  ans,  elle  avait  déjà  composé  une  béroïile  de  Julie  il  Ovide  ,  et  avait 
traduit  la  Morale  d'Epictète.  Pope  éiait  déjà  sous  le  charme.  Il  écrivit 
sur-le-chauip  les  seuls  vers  qu'il  ait  jamais  fait  pour  une  femme  et  où  il 
se  trouve  une  intention  de  galanterie,  Lady  Moniagiie,  Cère  d'insp  rer  de 
l'iniérét  à  un  Lomme  tel  que  Pupe,  lui  accorda  de  son  amitié  tout  ce 
qu'elle  en  pouvait  donner.  Pendant  long  temps,  leur  liaison  ne  suuHrit 
aucune  altération.  Mais  lady  MoJitague  s'éiant  liée  ensuite  avec  lord  11er- 
vey.  Pope  devint  jalou\,  e.\i^'e.ini,  et  ne  pouvant  obtenir  le  sacriiice  de 
celte  nouvelle  amitié,  il  voua  à  lady  Moiilague  une  haine  qui  prod'iisit  des 
deux  côtés  des  satires  et  des  pamphlets  même,  indignes  du  caractère  de 
tous  deux...  Peu  de  temps  après  ceite  rupture,  lady  Montague  lut  encore 
voyager,  Eiledi  ait  qu'elle  était  de  la  nature  de  l'hToiulelle  qu'elle  mour- 
rait si  on  l'empécliait  d'aller  se  rctr  împer  au  sein  de  l'espace  inli  i,  en  re- 
voyant d'auires  cii  ux  ,  d'autres  bords  ,  en  sentant  sw.son  liont  un  vent 
qui  n'était  pas  celui  de  la  patrie...  puis  cusuite  revenir  au  gîte...  au  nid 
paternel...  Lady  Montague  y  reviut ,  pour  y  mourir  eu  1760...  elle  avait 
suivante-dix  ans. 

Lady  Montagne  occupera  toujours  un  rang  d'stingué  dans  la  littérature, 
parce  qu'ef  e  sait  à  la  fuis  conter  et  peindre...  Rien  n'est  charmant  comme 
la  descriptinn  qu'elle  fait  des  bains  chauds  de  Sophia.  Comme  elle  di  crit 
la  magnili'  ence  des  bains  turcs  !...  les  dôiui  s  en  niarbie  recevant  le  jour 
par  les  n  elles  de  la  coupole!  Au  milieu  de  chaque  salie  sont  des  fontaines 
jaillissantes  ,  tandis  que  le  tour  est  garni  de  sofas  et  de  gradins  en  mar- 
bre, sur  lesquels  sont  des  tapis  précieux  et  des  coussins  d'un  grand  prix... 
Elle  raronic  surtout  d'une  manière  charmante  cummcnt  elle  trouva  dans 
ces  salles  une  foule  de  femmes  qui  l'invitèrent  à  se  baigner  avec  elles... 
a  Elles  n'avaient  aucun  vêtement,  dit  lady  Montague...  les  jeunes  escla 
«vfs,  qui  nattaient  et  parfumaient  les  ch'veux  de  leurs  maîtresses,  étaient 
«nues  comme  elles  !...  et  pounant ,  ajou:e-i-elle  ,  il  est  impossible  d'ex- 
i)prim»T  l'air  de  décence  ,  de  modestie  et  de  simplicité  qu'avaient  toutes 
«ces  femmes...  » 

Je  répète  que  les  Lettres  de  lady  Montague  seront  un  monuinent  tout 
jours  admiré  et  apprécié  à  sa  valeur  par  les  persoiiiits  de  goût.  Cependan- 
on  a  appelé  lady  Moniaguc  la  Sévigné  de  l'Angleterre  ,  et  cette  louange 
n'est  pas  juste  :  l'Anglaise  c'a  pas  la  lapiclilé  du  style  de  Mme  de  Sévi- 
gné ,  et  surtout  sa  sensibilité.  Ladv  Montague  écrit  avec  une  élégance 
charmante,  nicléc  d'un  esprit  de  philosophie  et  de  liberté...  Mme  de  Sé- 
vigné sent  pins  qu'elle  ne  pense;  d'autres,  peut  èire,  écrivent  ce  qu'elles 
ne  pensent  pas...  Pour  lady  Montague,  elle  écrit  tout  ce  qu'elle  pense... 
Au  reste,  pour  être  juste  et  parfjiiemeot  impartiale,  il  faut  dire  que  Mme 
de  Sévigné  n'intéresserait  peut-être  pas  beaucoup  si  elle  était  ti  adulte  , 
taudis  que  lady  Moniagne  semble  avoir  écrit  pour  toutes  les  nattons. 

{OEuvrts  poslkumes.)  L.\  DUCUESSU  D'ABRAN'IÈS. 


IJofôic. 


M©TIE11°ÎS)âMI1  ®1  TÛLiBI^, 

on  révère  à  Tolède  une  image  de  Vierge 
Uevant  qui  toujuurs  tremble  une  lueur  de  cierge, 
Statue  élincc'liiiilc  on  robe  de  brocart, 
Cuiiiine  si  l'or  était  plus  précieux  que  l'art  ! 
El  sur  cctle  siatue  on  racorin'  une  histoire 
Qu'un  enfant  de  si\  mois  reruberail  de  rroire, 
Slaisque  doit  aci  ppter  loniiiie  une  \érité 
Tout  poète  amoureux  de  la  sainte  beauté. 

Quand  la  reine  des  cienx  au  bon  saint  lUIefonse, 

l'our  le  réconipeiiser  de  la  Crtinde.  Jti'p'ttse  (1), 

Quiltaiitsa  tour  d'ivoire  au  paradis  vermeil , 

Appiirla  la  chasuble  en  loile  de  soleil  ; 

l'.ir  curiosité,  par  ca|irice  do  foinine,  : 

Elle  fut  regarder  la  belle  Notre-Dame, 

OuvraRC  merveilleux  dans  l'Espagne  cité, 

Ilèvc  '''an^c  amoureux  a  deux  Rcnoux  sculpté, 

El  ilevani  ce  pialrail  resta  toute  pensive 

Dans  un  ruMsseineni  de  surprise  naïve  I 

Elle  examina  loul  :  le  marbre  précieux. 

Le  Iravail  paliml,  cbasieel  inuiiilieux, 

I. a  jupe  rairle  fl'ur  comme  une  dalnialique. 

Le  corps  mince  et  (luel  dans  sa  grâce  gothique, 

(1)  Saint  lldcfonse  écrivit ,  sous  ce  titre ,  un  traité  en  Ibonncur  de  la  sainte 
Tu-rgc. 


Ec  regard  virginal  velouté  de  langueur 
]:i  le  petit  Jésus  endormi  sur  son  cœur; 
Elle  se  reconnut  et  se  trouva  si  belle, 
Qu'entourant  de  ses  bras  la  sculpture  fidèle, 
Jille  mil,  au  moment  de  remonler  aux  deux, 
Au  front  de  son  image  un  baiser  radieux  I 

Ah  I  que  de  tels  récils,  dont  ta  raison  s'étonne 
Dans  ce  siècle  trop  clair  pour  que  rien  y  rajonne, 
Au  temps  de  poésie  où  chacun  y  crojait, 
Devaient  calmer  le  rivur  de  l'artiste  inquiet, 
—  Faire  admirer  au  ciel  l'ouvrage  de  la  terre  ! — 
(ÀH  espoir  étoilait  l'atelier  solitaire, 
El  le  ciseau  pieux  long-temps,  avec  amour, 
l'ourle  baiser  divin  caressait  le  contour! 

Si  la  Vierge  aujourd  hui,  dans  l'or  d'une  auréole, 
Venait  à  quelque  prêtre  apporter  une  étolc, 
Et  sur  nos  auiels  grecs  pouvait  voir  son  porlrail, 
Pense/évous,  ô  sculpteurs,  qu'elle  s'embrasserait '? 

XuÉopuiLE  GAUTIER. 
'Musée  des  fanultes.) 


WmTE  BU  M®BlII(gI[îl= 

A  l'heure  où  les  oiseaux  cessent  leurs  chants  dans  l'air, 
Où  la  terre,  le  sein  voilé  comme  les  veuves, 

Semble  attentive  au  bruit  des  neuves 

Qui  descendent  jusqu'à  lu  nier; 

Où ,  docile  aux  appels  de  la  magicienne , 
Chaque  étoile  a  son  tour  perce  le  firmament, 

Itrillante  comme  un  diamant 

Sur  le  front  d'une  Egyptienne; 

Préférant  l'humble  habit  des  derniers  paysans 
A  la  pourpre  royale,  aux  aigrettes  guerrières. 

Qu'il  enfouit  dans  les  bruyères, 

l'Ius  pale  que  ses  courtisans  ; 

Cherchant  dans  les  marais  un  fétide  breuvage. 
Dévorant  I  herbe  jaune  et  l'écoice  des  glands, 

El  quelquefois  aux  loups  sanglants 

Disputant  leur  chemin  sauvage; 

Bien  différent,  sans  or,  sans  insignes  royaux. 
De  ce  superbe  Goth  qui,  sur  un  char  d'ivoire. 

Se  présenta  pour  la  victoire 

Tout  étincelant  de  joyaux: 

Sa  barbe  et  ses  cheveux  collés  d'un  sang  bleuâtre, 
Moitié  du  sien,  moitié  de  celui  du  vainqueur; 

Un  christ  d'ébéne  sur  sou  coeur, 

Qu'il  baise  comme  un  idolâtre; 

La  léle  sans  armci,  le  visage  noirci 

De  ponssicré  ,  aux  rellels  d'une  orageuse  lune, 

Triste  iinaiio  de  sa  fortune 

Qui  s'est  réduite  in  poudre  aussi  ; 

Monté  sur  Orélio,  son  beau  cheval  de  guerre, 
Si  las  qu'il  pousse  a  peine  un  sourd  gémissement, 

El  qu'il  s'en  vient  ù  tout  moment 

Donner  du  poitrail  contre  terre  ; 

Ainsi  Rodrigue,  seul,  comme  en  proie  aux  démons, 
Loin  des  champs  de  Xérès,  grande  et  morue  cauipjgue 

Cette  Gelboë  de  l'Espagne  , 

Fuit  par  les  bois  et  par  les  monts. 

Il  courbe  à  chaque  pas  sa  gigantesque  taille  ; 
Devant  les  yeux  il  n'a  que  spectres  et  vautours, 

Et  dans  son  oreille  esl  toujours 

Le  bruit  lointain  de  la  bataille. 

Tout  l'accuse  et  l'effraie,  et  le  remplit  d'horreur. 
11  ne  sait  où  porter  ses  regal■d^.  — S  il  regarde 

Le  ciil,  c'est  le  ciel  qui  lui  garde 

Le  châtiment  de  sa  fureur; 

S'il  regarde  la  terre  ,  ah  !  la  terre  qu'il  foule. 
Celle  terre  des  Golhs  dont  il  était  le  roi. 

Elle  ne  connail  plus  sa  loi  , 

Les  Blaures  y  régnent  en  foule. 

S'il  rentre  dans  son  cœur  et  veut  s'y  reposer. 

Oh  !  c'est  là  qu'il  retrouve  un  combat  plus  terrible 

Cent  fois  que  la  niéléc  horrible 

Où  son  sceptre  vint  se  briser. 

Quelques  fuyards  blessés,  perdus  dans  les  ténèbres. 
Se  traiiieni,  maudissant  Roilriguc  à  son  côté, 

El  glacent  son  esprit  hanté 

Par  nulle  visions  funèbres. 

Donc,  la  terre  et  le  ciel,  les  vivans  et  les  morts, 
Tout  lui  semble  lâché  il'un  sang  iiulclébilc; 

Tout,  dans  sa  pensée  immobile, 

Prend  la  forme  de  ses  remords. 


d 


LE  MAGASIN  LITTEUAIRE- 


h» 


Et  Florinde!  Florinde!...  11  croit  la  voir  nicorc, 
i)cboiil,  Lchi'vclée,  et  sur  tous  les  elieiiiiiis, 

ym  pleure,  et  de  ses  faibles  mains 

Taulùl  le  repousse,  ou  limplorc, 

Ou  conjure  les  saints...  mais  que  rien  ne  sauva 
Des  brutales  amours  d'un  prince  aux  fureurs  viles, 

rSi  du  nit'pris  de  trois  cents  villes, 

Ni  du  surnom  de  la  Cava. 

II  croit  l'eulendrc  cncor  sur  sa  tcle  adultère 
Appelir  par  Ircùs  fois  les  vengeances  de  Dieu, 

.'^iIli^trc  cl  formidable  adieu 

Dont  la  voi\  ne  peut  plus  se  taire  I 

Voilà  donc  quelle  nuit  d'inconcevables  maux 
Tassait  le  roi  Rodrigue  en  s'cnfuyanl,  farouche  ; 

El.  parmi  les  soupirs,  sa  bouche 

Laisse  pourtant  tomber  ces  mots  : 

«  C'était  alors.  Rodrigue,  auteur  de  tant  de  larmes, 
Que  lu  devais  l'enfuir!  roi  lâche  et  corrompu, 

lii-ensc,  toi  qui  n'avais  pu 

Contre  l'amour  trouver  i"es  armes. 

«  Comment  espérais-tu  résiste.'-  au  malheur? 
Si  tu  n'avais  montré  cette  indigne  faiblesse, 

.\ition  d'un  roi  sans  noblesse, 

U'un  guerrier,  d'un  Goth  sans  valeur, 

«  L'Espagne  encor  vivrait  libre,  puissante,  alliére. 
Et  sa  brave  jeunesse,  héioïque  moisson. 

Dans  ses  champs,  avant  la  saison, 

Ne  dormirait  pas  tout  entière. 

«  Ma  honte  n'aurait  pas  mes  vassaux  pour  témoins; 
Mes  palais  n'auraient  point  un  Africain  pour  maître. 

Et  la  fortune  aurait  pcut-élre 

Lne  dérision  de  moins. 

«  Mais  toi,  .i;ouillant  encor  ta  vieillesse  flétrie, 
Toi,  comte  Julien,  père  aveugle,  pourquoi, 

Qu.ind  la  faute  n'est  que  du  rui. 

En  punr  ainsi  la  patrie? 

«  Tu  devais  me  frapper  à  grands  coups  de  poignards; 
C'eût  été  bien  agir,  et  la  chance  était  bonne  ; 

Mais  non  :  aucun  pouvoir  ne  donne 

Le  cœur  des  lions  aux  renards. 

«  Quelle  noble  pensée  en  un  cœur  vil  peut  naître? 
Avec  tes  Sarrasins  va  conquérir  l'enfer... 

Ab  !  si  dans  le  combiit  ce  fer 

Eut  pu  du  moins  te  rcconnallre!...  » 

Rodrigue  allait  poursuivre  encor,  les  jeux  ardcns, 
Mais  la  rago  étuulïa  sa  voix  et  ses  pensées, 

lit  de  SCS  paroles  pressées 

Brisa  le  reste  entre  ses  dents. 

Son  cheval  loniba  mort.  —  Parmi  tant  de  désastres, 
Sur  ce  dernier  ami  le  rui  pleura  penché, 

El,  prés  du  cadavre  couché. 

Tandis  que  s'enfuyaient  les  aslres, 

Il  dit  :  «  l'.spagne,  adieu  !  misérable  séjour. 

Terre  infâme!  Adieu  donc,  escla\e,  autrefois  reine!  » 

Puis,  embrassant  l'humide  arène. 

Muet,  il  attendit  le  jour. 

EMILE  DESCUAMPS. 

[France  litléraire.) 


LU  ÎPA(ST(0)lLla 

Il  y  a  quelques  années,  M.  Sainclair,  nVtant  bon  à  rien,  se  fit  commis 
d'agent  de  change.  Cet  emploi  ne  demande  ni  des  connai.ssanccs  profon- 
des, ni  une  iiitelliiience  avancée,  ni  un  esprit  au  dessus  de  zéro.  Pour  le 
pratiquer  convenablement,  il  suHit  do  tavoir  les  quatre  rf-j.jles  de  l'aritliiné- 
ti(|ue  et  de  posséder  la  langue  française  jusqu'à  l'orthographe  exclusive- 
ment. Du  reste,  c'est  un  niélier  agiéalile  et  tiès  avania^eux  pour  la  santé. 
On  passe  son  icnips  à  faiie  des  courses  ;  on  saule  les  ruisseaux  en  cabrio- 
let de  1  égie  ;  on  va,  on  v.ent,  on  s'ngiie  en  p'cin  air,  à  la  pluie  et  au  so- 
li  il,  et  le  iraval  de  bureau  se  borne  à  écrire  quelques  notes  au  crayon. 
Le  patron  n'e\i..;e  rien  de  plus  ,  sinon  que  le  commis  soit  loiijoiirs  vétu 
avec  une  cerlaiiic  élégince  ,  pour  faire  honneur  à  l'imlusirle.  Dans  cet 
emploi,  c'est  comme  au  tbéâire,  où  lis  jeunes  premiers  dépensent  leurs 
appi>inieinens  en  fracs,  en  pantalons  colhins,  en  ganis  jaunes  it  en  bofes 
vernies.  Mais  outi  e  qu'il  est  doux  de;  briller,  on  a  la  ressource  de  payer 
mollement  sis  fournisseurs.  Du  resie,  le  jeune  premier  de  la  Bourse  s'in- 
qu'èlc  peu  ilu  présent;  il  vit  (lins  une  nimosphèie  si  opiilenie  !  Il  a  sous 
les  yeux  (les  eveinpies  si  bien  faits  pour  rencnurai^er  !  Le  liive  lui  seinb'e 
une  condition  de  son  étal,  un  achiminement  vers  le  crédit.  Son  devoir  est 
d'imiter  ses  inaîires  et  de  les  suivre  de  loin,  en  ailindant  niiviix.  Cuinmeiit 
smger  d'ailleurs  à  rie  misérables  économie",  lorsque  du  nia'iii  au  soir  on 
Voit  des  millious  pisser  et  repasser  devaul  soi  ? 


Sainclair  avait  les  meilleur,  s  dispositions  du  inonde  pour  figurer  sur  le 
th(  à  re  de  la  haute  lluaiice.  et ,  perdu  d'abord  ditns  la  foule  des  compar- 
ses, il  (levait  bleiiiôt  s'éitver  aux  pnMnirrs  rôles.  Avant  de  p'-eiidre  le  che- 
min de  la  Bourse,  il  avait  essayé  plusieurs  ?uiri  s  voies,  et  j'ailout  i'  avait 
fait  preuve  d'une  complète  iii'cap. cité;  mais  arrivé  dans  les  sphères  où 
l'apiielait  sa  voraîion,  il  montra  une  apiilu:Ie  et  des  moyens  (ju'im  éia't 
loin  de  lui  soupçonner.  Jus'iu'alors  on  l'avilt  regardé  comme  un  imbé- 
ciie  ;  pnrmi  les  agioteurs,  il  p  ssa  tout  de  suite  pour  un  gaiç  m  «/esp;  t. 
Il  éiait  alerte,  pa'ieiit  et  bavard;  il  savait  faire  antiihambrc  et  suppodcr 
les  iiitolences  d'un  spéculateur  puissai  t;  1!  avait  un  taci  par  ait  piiu-  me- 
surer ,'on  talent  sur  la  valeur  des  chiffres  devant  Icsqui-'s  ii  s'inclinait; 
mil,  mieu.x  que  lui.  ne  pos.édoit  l'arl  dillicile  d'entier  à  pro.-ïo";  dans  le  ca- 
binet d'un  baïKiuier,  et  de  sortir  avec  grâce  quand  on  le  mettait  à  la  p'u  te. 
Son  patron  l'estimait  à  cause  de  ses  heureuses  qualités,  et  lui  accordait 
de  temps  en  temps  d'a-sez  l:onnesgraii(iiations. 

Ceiien  larit ,  malgré  le,  géiiérosiii  s  du  maître ,  le  commis  en  était  en- 
core pour  ses  frais  rie  leprésoniation.  Il  n'avait  pas  mnchandé  avec  les 
exigences  de  son  emploi ,  et  il  menait  déjii  un  train  qui  aurait  elTrasé  un 
receveur  général  de  secon'.lc  classe.  Le  passif  commençait  à  devenir  me- 
naçant, les  de'ies  prenaient  iineatîitule  hos'ile  et  les  créanciers  se  te- 
raiCnl  sur  la  défensive.  —  Il  était  leaips  di;  songer  aux  affaires  sérieuses 
et  de  .s'adresser  dircdemei  t  i  la  foriiine. 

La  position  de  commis  d'agent 'de  change  n'est  pas  long-temps  tenable  ; 
ce  n'est  qu'un  apprentissage  et  une  translilon.  jiis'pi'au  moment  où  une 
bonne  occasion  si!  préseiiie.  SI  l'occasion  s  '  fait  trop  .iitft-:die  ,  ouest 
obligé  de  la  brusquer,  et  voilii  ce  qui  perd  tant  de  jeunes  gens  mois»  n- 
nés  dans  leur  printemps  linancier,  enlevés  à  l.i  tleur  de  l'agiotage  !  Le 
premier  pas  est  rude;  beaucoup  se  laissent  choir  en  le  risquant;  mais 
aussi,  où  n'aniverez-vouspas,  vous  qui  vous  tirez  heureusemcut  de  ce 
périlleuï  début! 

11  est  des  boinmes  privilégiés  que  la  fortune  va  chercher  dans  la  foule . 
avec  toutes  sorles  d'agaierirs,  d'crapressemens  et  de  sourires  Ceux-là 
n'ont  qu'à  se  laisser  co'  dnire  par  la  main,  ou  plutôt  ils  n'ont  qu'à  ouvrir 
les  deux  mains.  C'est  à  peine  si  leur  bdii  uénle  leur  laisse  le  temps  de  for- 
mer un  (lé-ir.  L'occasion  qu'i  s  demandent  se  présente  à  leur  premier 
appel,  et  tout  leur  réussit  cimme  par  emliantement.  Sainrliir  venait  de 
faire  son  invocaipin  à  la  foriuoe.  lorsque  sou  patron  l'invita  à  pas-er  la 
soiréo  chez  ni  ;  il  y  avait  grand  momie,  on  jouait  gros  j''U  ,  et  le  jeune 
commis,  hardi  et  prodigue  comme  le  sont  les  gens  qui  n'oit  rien  et  qui 
veulent  tout,  se  mit  à  une  table  de  jeu  et  vi  la  sa  bourse  sur  le  tapis. 

Tout  ce  qu'il  (losséda't  était  là,  livré  aux  chancs  d'une  seule  partie 
d'écarté.  Sainclair  gagna  et  continua  le  jeu  avec  retie  au  lace  qui  révèle 
le  spéculateur  appelé  à  de  hautes  d  stinces.  Les  hoiniU'  s  de  la  B  iur>e  , 
(|iil  ont  modifié  tontes  les  maximes  de  la  sag  sse  et  de  la  ver  u,  arrangent 
aiosi,  pour  leur  nsa!,'e  particulier,  un  proverbe  bien  connu  :  —  «  Qui  ne 
risque  pas  tout  n'a  rien.  » 

Avec  de  telles  variâmes  on  peut  mener  loin  la  morale;  mais,  cette  fois, 
l'abui  «lu  proverbe  réussit  à  celui  (pii  le  mi-itiit  en  praii(|ue.  Sainclair  se 
trouva  rii-he  lie  quelques  milliers  de  Irancs  ,  lorsqu'il  quitta  la  lable  de 
jeu.  11  éialt  écrit  dans  le  livre  du  sort  que  le  jeune  financier  commence- 
rait sa  fortune  à  l'ecailé. 

Dès  le  len  lemain ,  le  commis  rompit  ses  ll'sières.  Il  se  présenta  à  la 
Bo'irse  comme  à  l'ordiiialre,  et  après  avoir  fait  les  affaires  de  son  patron, 
il  acheta  quinze  mi. le  livres  de  rente. 

—  Pour  qui  ?  lui  demanda  un  de  ses  collègues. 

—  Pour  le  baron  de  Saint  Alliln,  répondit  Sainclair  en  souriant. 
— •  A  la  bonne  heure  !  v'oil.i  que  lu  te  lances  enlm  ! 

Le  baron  de  Saint-Albin  est  nu  agioteur  fantastique,  un  être  imaginaire, 
que  les  commis  d'agent  de  change  inscrivent  sur  leur  carnet ,  lorsqu'ili 
spéculent  pour  leur  propre  compte. 

Engagé  dans  cette  carrière,  Sainc'alr  ne  devait  plus  s'arrêter.  Un  de 
ses  parcns  qi'i  tenait  en  province  une  maison  de  commerce  Bori.«sante 
lui  proposa  une  association,  c  Viens  ici.  lui  écrivait-il,  je  le  meitrai  au 
«courant  et  je  te  ce  lerai  la  suite  de  mes  affaires.  Tu  auras  une  position 
"honorable  et  tu  pourras  aisément  réaliser  chaque  année  un  bénéfice  de 
»  vingt  mille  francs.  » 

—  Oui?  moi?  s'écria  dé  :!aigneusement  Sainclair,  J'irais  dégeler  dans 
une  petite  ville  !  je  me  condamneraU  à  uo  mince  tiafi.  !  je  m'abaisserais 
à  la  chélive  condition  d'un  marchand  !...  Non,  non  !  je  me  sens  fait  ponr 
de  plus  grandes  ch'-sis  et  pour  un  plus  vas'e  thé.'iire  !  U  faut  Paris  à  mes 
passions  et  la  Bourse  à  mon  génie!  J'ai  l'instinct  de  la  haute  spévU  atioo  : 
c'est  pour  m'en  servir  !  .l'ai  des  ailes  :  c'est  pour  voler  ! 

Quand  le  démon  du  jeu  s'est  emparé  d'un  ho. mue,  c'est  en  vain  que  vous 
lui  oUririez  la  plus  belle  médiocrité,  la  plus  riinie  ai  an'e.  Il  se  croi  ait 
dtipe  en  acceptant  toute  autre  chose  que  ce  que  lui  promet  le  ha>ard. 
Qu'est-ce  que  la  perspeciive  de  vingt  mille  francs  par  an,  pour  un  bumme 
qui  joue  à  les  gagner  ou  à  les  perdre  chaque  jour  ? 

Sainclair  relu-a  donc  avec  une  noble  lierté.  la  hausse  le  réromp'  n^a 
de  celte  grandeur  d'ame.  L'agiotage  devait  le  traiter  aussi  bim  que  l'é- 
carié. 

Ce  fut  ainsi,  et  en  marchant  de  .succès  en  surcè',  que  le  rommis  s'i  f- 
f.iça  p  'U  h  peu  pour  f.'ire  placo  à  l'agioicur.  La  coulisse  réct.imat  Saiii- 
(lair  et  le  parquet  le  icgardait  déjà  comme  un  de  ses  futurs  orncm<  i^s- 
Celle  ûalieufc  espérance  ce  pouvait  luaniuerdcse  réa'is  r. 


Ad 


r.E  MAGASIN  LITTÉRAIRE 


Lorsque  Saincîalr  c;ii  fr  gm'' cont  niill'>  frnncs,  —  c:  cCgrui  l'arrairc  de 
qucLliiesseiuamefi,  —  il  cni|)l>  ya  l.i  ni'  ilié  di?  celle  î^oiDiic  a  lUi  iil)lur  son 
oppareiiienl.  —  «  C'est  «"iicoie  nioM-ste.  dii-il;  maiseiljii,  ]•■  puis  lece- 
V.  ir  les  uia'ailors  de  la  (iiiai.c^,  en  nuiiant  la  siinplieii»'  de  mon  loiiissur 
le  rompie  d'un  futur  cliangeiiient  de  domicile  iJo;;r  lause  d'a-raiidisse- 
ment.  » 

R(  slail  cnquanie  mille  fi  anrs.  —  l'y  avait  là  de  quoi  faire  face  à  q';el- 
qucs  «Jciicrs,  car  Sainclàir  j.iîiait  encore  un  jeu  nioiieré,  lioii  pai'  irU' 
dcnce,  n^ais  faute  d.-  ci  doit.  C"  qu  il  lui  f  lluii  pi  m-  prendre  un  sul.linic 
essor,  c'éiait  l'appui  d'inie  .>-ou);inié  linancière.  I.'li.ili  le  spO  iilati  ur  avait 
jeié  le'i  jeux  si.r  un  lirlie  lord  qui  spHuliii  à  la  fo  s  mr  la  Ijouise  de 
Loiidies  et  sur  la  place  de  Paris,  et  dont  la  proli'Ciion  aurait  été  pour  lui 
une  assuratice  de  fciriunc;  comment  s'einpar.  r  de  ce  cliap' rou? 

—  Ailendiins,  disait  Sainclàir,  et  l'iccjsion  »ienilr.i. 

Et  il  la  guettait  avec  une  patience,  une  ardeur  cl  une  opiniâlrelé  aJmi- 
râbles. 

Comment  un  hnnime  aussi  bien  organisé  n'aurait-il  pas  réusîi?  —  Un 
jour  Sa:nclair,  qui  !-uiv;iit  son  lord  à  la  piste,  enteudit  ces  j.aroles  pro- 
uoncies  d'un  ton  de  galant  mil  ionnaire  : 

—  Je  veux  souper  di-niain  avi'c  Mlle***. 

Un  iclai?  d'espérance  et  de  joie  illumina  le  front  du  spéculateur. 

—  Je  tiens  moi  bumme.  dit-il. 

mile  ***  éiat  une  beauté  pi(((nnte  et  facile  j'i^qu'à  un  certain  point. 
On  pouv:  il  souper  avec  elle  ;  le  ioui  était  de  savoir  payer  1 1  ca-  te. 

S.iinclair  dres>a  ses. batteries.  Mlle  ***  savait  bien  qu'elle  (luit  couchée 
enjoué  par  le  riche  insulaire;  il  s'agissait  non  de  lutter  avec  ce  riMlou- 
lablerival,  mais  de  prendre  l'avance  et  d  cbInuT  par  la  splendeur  du 
premier  mot.  Sainclàir  mit  encore  inie  fois  en  pratique  son  hirdi  pio- 
Tcrbe  :  "  Qui  ne  risque  pas  tou',  n'a  lien.  n  II  alres-a  son  iu\iiaiion  à 
souper,  aci  oiupagnée  de  cinquante  b.lleis  de  mille  franc-. 

Ou  accepta. 

Deu\  heurts  après,  le  lonl  invitait  à  son  tour;  itiais  trop  tard.  Sa 
généresite,  d'aileuis,  était  bien  loin  d'égaler  celle  de  Sainclàir.  On  lui 
répondit  :  —  «  Je  suis  engagée.  » 

C'était  là  un  cruel  désappointement,  et  milnrd,  qui  n'était  pas  fait  à 
ces  sortes  de  mésaventures,  voulut  savoir  quel  était  l'heureuv  amphi- 
tryon (jUi  l'eiDportait  ainsi  sur  lui;  et  quand  on  lui  eut  dit  qu'il  ^'appelait 
Sainclàir  : 

—  C'est  la  première  fois  que  j'eniends  parler  de  cet  homme  là,  reprit-il. 

—  Pourtant  c'est  un  homme  de  la  Bourse,  objecta  un  des  conQdi.ns  de 
l'Anglais. 

—  En  vérité? 

—  A  telles  enseignes,  que  depuis  huit  ou  dix  jours  ,  il  vient  chaque 
malin  prendre  vos  ordres;  mais  jus:]u'à  présent  vous  n'avez  pas  daigné 
lui  en  donner. 

—  S'il  revient,  vous  me  le  présenterez. 

Sainclàir  avait  prévu  que  les  choses  tourneraient  ainsi.  Lorsqu'il  vint 
chez  milord ,  le  jour  du  souper,  il  était  sûr  de  son  fait.  On  l'introduisit 
dans  le  cabinet  du  prince  iVcxtercliange ;  sa  seigneurie  lui  lit  un  accueil 
gracieux,  et  lui  dit  avec  une  charmante  courtoisie  : 

—  J'ai  beaucoup  entendu  parler  de  vous,  monsieur;  on  prétend  que 
TOUS  êtes  Iiabib:  en  affiiri  s ,  et  ce  qui  est  mieux ,  on  assure  que  vous  êtes 
un  hom  i  e  spirituel,  aimable,  el  que  votre  m^isjn  est  une  des  plus  agréa- 
bles de  Paris.  Je  veux  éprouver  vos  talens  en  vous  accordant  ma  con- 
fiance ;  et  pour  que  nous  faisions  tout  de  suite  plus  ample  connaissance  , 
veuillez  venir  souper  ce  soir  chez  moi. 

—  Désol.'  de  ne  pouvoir  accepter  votre  invitation  ,  répondit  Sainclàir  ; 
je  donne  moi-même  à  souper  ce  soir. 

—  Voilà  un  lâciieux  contrelcnips!  J'avais  compté  sur  vous;  je  ne  sais 
plus  maintenant  que  faire  de  ma  soirée. 

—  Si  j'os  ii  vous  proposer... 

—  Quoidoiic.^  pilliez! 

Sainclàir  osa  inviter  le  seigneur  briianni^jue  qui  s'empressa  d'accepter; 
et  le  lendemain .  l'ex-commis  se  présenta  d'un  air  superbe  à  la  Bour.-e.  Il 
avait  un  protecuur;  il  allait  nager  dans  les  grandes  eaux  du  Parlote. 

La  carte  du  soaper  é:ait  chère,  sur  ont  si  Ion  considère  que  l'anipLi- 
Iryoïi  en  lit  l>  s  honneurs  à  son  hôie  avec  une  complète  abnégation.  Les 
meJbeurs  niorcjau^  furent  pour  le  c  p  lalisie  de  Ldiulres,  et  Saiixliàr  se 
coiiteiitadelc  servir...  Mais  combien  il  fut  récompensé  de  celte  généreuse 
polius.-c! 

A  partir  de  ce  moment,  sa  prospérité  marcha  vers  un  rapide  dévelop- 
pemi  lit.  Assis  au  lapis  vi  rt  de  la  Bourse,  il  prit  le  râteau  d'une  main  et 
il  joua  de  l'autre.  A  la  fois  ponte  et  croupier,  il  n'eit  (lu'j  se  bai'.ser 
pour  laaiasserde  l'or.  Ses  clieiis,_ haut  places,  lui  disai'^nt  à  l'oieille  des 
secn-is  (|u'il  exploitait  avec  une  mervedleuse  babileté.  C'est  alors  qu'il 
fut  hardi  et  aventureux  tout  à  son  aise  :  car  ,  toujours  dédaigneux  des 
bénélices  cer  aiiisct  limiiés.  illui  fallait  les  chances  et  les  ha-ards  de 
celle  guerre  livrée  à  la  for'une.  Cinquante  niilli'  éeus  oar  an,  as-urés  par 
8a  ciit-ntelle,  ne  pouvaient  pas  plus  le  satsf.iie  alois  qu'autrefois  les  mo- 
destes vingt  m  Ib'  francs  que  lui  offiait  son  parent  de  iroMiiee.  (Jii'éiait- 
cc  en  ((l'ct  (|ue  ciiKpianie  milii!  éciis  pour  un  hom  iie  qui  donnait  des 
soupers  de  cintiuante  mille  fiarcs;  ipii  \i;ait  de  pair  avec  les  colosses 
de  la  linance,  et  qui  ne  voulait  mctuc  ni  bornes  à  s. m  luxe,  ni  freina  ses 
désirs? 


—  Il  n'y  a  qu!-  le  premier  million  qui  coûte,  disait  il;  je  l'si  gagné;  Ic^ 
autres  ueudioni  d'<  u\-inénies. 

i;i  pour  les  laiic  vtMÎr,  il  jouait  avec  une  audace  qui  le  rendait  maître 
de  louiis  les  spéculations.  Le  cours  de  la  rente  obéssait  à  ses  manœu- 
vres té'uéraires. 

LJii  j  ur,  les  fonds  étaient  en  hausse;  c'é  ail  le  moment  de  vendre, 
iniis  il  y  avait  p  u  '.l'aiheteuis,  cl  Sainclàir,  qui  avait  hc.soiii  de  frapper 
un  gr.nd  coup,  se  reii  lit  de  bon  m'atiii  au  prrou  de  Toi  toni ,  et  dit  aux 
agioienrs  : 

—  J adèie  cent  mille  fnncs  de  renie. 

—  C'est  une  ru>e.  r  pon  i.i-om,  car  il  est  certaia  que  la  rente  va  baisser. 

—  Point  du  tout;  c'est  un  learché  sérieux. 

—  Pour  couvrir  et  diss  mder  une  opéraiioii  contraire  ? 

—  Je  vais  vous  prouver  que  non,  aj'  uta  S.iiii.  lair  eu  lirrnt  sa  montre 
qu'il  p  sa  sur  une  des  tali'es  du  calé.  Il  est  dix  heures,  j'acbèie  tout  ce 
qu'on  in'oll'rira  d'ici  à  luid'. 

La  venie  marcha  ferme.  Saincîair  achetait  toujours,  si  bien  qu'à  midi  la 
rente,  au  lieu  de  lléchir,  prit  un  nouveau  raouveiueni  de  hausse,  et  l'ache- 
leu;'  réalisa  un  immense  béni'lice. 

M.-.is  nudgié  ce  bonheur  el  ce  lilent,  le  luxe  effréné  de  Sainclàir  creu- 
sait un  abinie  que  ri'n  ne  pouvait  pi  s  comider.  C'est  e  sort  de  tous  ceux 
auxquels  la  foriiine  se  prosiiiuc  dans  le  tr  pot  de  la  bourse.  Enivrés  par  de 
tri'p  faciles  faveurs,  ils  cèdent  à  un  vertige  fjui  les  eniralne.  Sous  la  sur- 
lace limpide  de  ses  eaux,  le  Pactole  cache  des  tourbillons  qui  engloutissent 
le  nagi nr  (jue  rien  n'airète. 

Puis  le  jour  arrive  où  l'on  cherche  vainement  Sainclàir  à  la  Bourse. 

—  Où  e;i-il? 

—  Disparu! 

—  Coininent!  une  b.inqueroule? 

—  De  quelijues  mi  lions  seuieinenf. 

—  C'est  étrange  !  Il  était  si  habile  ! 

—  Trop  h  ;bile  I 

—  Il  était  si  riche  !  U  dépensait  tant  d'argent! 

Voilà  quelle  est  la  log;que  des  agioteurs.  Avec  cm,  p!us  on  dépense 
d'argent ,  plus  on  a  de  irédit  ;  mieux  on  se  ruine,  plus  on  iuspire  de 
conliaiice, 

—  Mais  où  est  allé  ce  pauvre  Sainclàir?  A  Londres?  à  Bruxelles? 

—  JSon,  à  Coustaiitinople.  11  avait  mis  de  ciMé  q  lelqiii's  fonds  qui  l'ai- 
deront à  vivre  là-bas  ,  en  bon  bourgeois  .  avec  sept  ou  huit  femmes.  Et 
puis  il  utilisera  ses  loi-irs  :  il  a  entendu  dire  que  le  ministèe  turc  s'occu- 
pait à  faire  ré  Jigtr  un  code  de  commerce  ;  il  lui  olfi  i  a  sa  collaboi  a.iun, 

EL'GÈXE  GL'INOT. 

[Courrier.) 


(Livraison  de  septembre.) 

Le  glorieux  itinéraire  du  17'  léger  dans  le  midi  de  la  France  a  été 
mainte  fois  égajé  par  de  curieux  iiicidens.  Parmi  les  h -raiigues  adressés  s 
au  jeune  colonel,  il  faut  remarquer  cede-ci,  dont  le  Moniteur  fait  men- 
tion. 

C'est  un  maire  (;ui  parle  au  nom  de  sa  commune  et  d'un  pont  suspendu 
récemiiieut  construit  i  ans  la ioial  té. 

»  Nous  ne  pourrions,  dit  le  fonctionnaire,  soumettre  notre  pont  à  une 
»p'us  rude  épreuve  qu'en  y  fai  ani  passer  pour  la  première  fois  la  gloire 
»du  17"  Itgfr.  Ji 

Les  oITk  11  rs  du  régiment,  pour  la  plupart  gens  d'esprit,  se  sont  égayés 
de  cette  liardies>-e  de  siyle. 

Un  an'ie  foneiiounaiic,  le  maire  de  Va'ence,  a  terminé  sa  harangue  par 
un  singulier  mouvement  d'inadvertance  ollicielle.  Api  es  a\oir  long-temps 
comfdimenlé  le  duc  d'Aumale,  l'infoituni  s'est  écrié  : 

«  Vive  le  duc  d  Angoideme  !  » 

Ce  qui  n'a  pas  édiUC  son  conseil,  mais  diverti  très  fort  le  Cls  du  roi,  qui 
a  dit:  «11  est  bien  en!endu,  n'est-ce  pas  monsieur  le  maire,  eue  je  dois 
preiiilrc  cela  pour  moi.  » 

Celarappede  une  aventure  du  même  genre  qui  se  passa  dans  un  port 
de  France  en  1815.  Charles  X,  alors  comte  d'Artois,  faisait  sa  rentrée  sur 
le  teiritoirc,  au  mjlieud'un  concours  ioouibiable.  Dans  li  foule  se  trouvait 
une  v  eille  femme  du  peuple,  ne  comprenint  ([ue  foi  t  peu  aux  houias  de 
la  multiiude.  La  nialheuièuse,  qui  depuis  vingt  ans  avait  assisté  à  quatre 
révolutions,  confouda.i  tous  les  régiaics  cl  criail  à  tue-lOte  : 

«Vive  le  roi! 

«  Vive  la  république  ! 

«  Vive  l'eiL'pereiir  ! 

«  Vive  Louis  XVIIf  !  » 

Les  ^tens  de  la  po  ice,  qui  n'ont  jamais  entendu  raillerie,  allaient  s'e m- 
paier  d'ell",  loisque  le  eoiuie  d'Artois  ordonna  de  la  respecter.  Puis,  lui 
mLltiiit  donceineiii  lariain  siir  l'ipaule  : 

«  Vous  a\ez  raison,  ma  bonne,  lui  dit-is  il  faut  que  tout  le  monde  vive.  " 

Lord  Pem...,  enflais  riche  et  élégant,  connu  à  Paris  par  ses  chevaux 


(1)  Chez  l'auteur,  rue  d'Engliicn  ,  10. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


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(r.c  Ts^z  |)a<  ses  clieeux)  cl  par  soa  argenterie,  porte  perruque  et  ne 
vtu'  pas  f,u'oii  le  sache, 

11  n  y  il  [lài  un  cuiileur  à  Paii«  qui  ne  lui  ait  vendu  une  de  ces  forêts 
'■'.  (lifveiisL  ([ni  oml)ra^'CiU  sa  tète,  rt  il  a  roc  mis  à  mille  arliliccs  pour 
i ,'Xii  croire  à  la  réaliic  (le  sou  sj;-tème  ciipilla.re. 

Loul  l'ciii...  a  ticute  perruques.  IJUi  p  >ur  .;lia(|uc  jo'.ir. 

Celle  de  dt mainest  plus  l()i:!,'ue  d'un  uiiiliinè  re  que  telle  d'aujourd'iiui, 
et  ans  d'  s'iite  depuis  le  1"  da  mois  jusqu'au  iU. 

Celte  cliroiiulo;ie  de  perrujiics  a  pour  l)iit  d'iiuiicr  la  pousse  qiioti- 
dicuiic  des  clieveuv,  de  nia.i  ère  à  ce  qu'à  la  lin  du  uio  s  il  puisse  euiou- 
téraeiit  s'cci  ier  devant  ses  amis  : 

«  Mes  cil 'vciix  sont  trop  longs,  il  faut  que  je  /es  fasse  couper,  » 

Et  !e  leiideiuaiu  il  levieiil  il  lu  perruque  ii°  1, 

Sa  tète  esi  un  caleadiier. 

Pendant  l'été,  quelques  abonnés  de  l'Opéra  font  commerce  de  leurs 
lo^e-, 

Oiiajis  entrent  bravement  dans  1rs  cabarets  où  se  tient  la  bourse  des 
niui-chiiiuls  (le  hilhtsponr  y  débiter  l^rurs  coupons. 

La  djiKisiie  FouUI  ne  ded.iigue  pas  de  céaer  à  ces  industriels  sa  loge 
du  i)icinier  rang  de  fa  e, 

Deini^rciJiifnt.  celte  loge,  vendus  sur  la  voie  publique,  tomba  entre 
les  ma  us  d'une  famille  de  g^irgoiiers.  Le  inaii  avait  s*  visle  bluiicbe  et 
son  béret.  La  reaime  un  madras  sur  la  tète  et  un  tablier.  Les  eiifans 
ét.iieni  en  b'ou.se. 

Ces  braves  gens  s'étaient  mis  en  goa;ueiie  et  réalisaient  le  vœu  formé 
depuis  long  leiiip;  d'aller  à  l'Opéra  pour  leuraigenl. 

Miiis  une  fis  as-MS  sur  b  s  nu  elleuv  (auicuils  de  la  rive  gauche,  ils  se 
trcuièreiit  mal  à  l'aise,  les  unieres  Fouid,  les  glaces,  les  rippr(  ise.i  ve- 
lobis  les  gèiièient.  La  peur  les  prit,  et  i.s  demainléreiil  eux-uié.'i  es  à  être 
tr.inspoiié<  h  l'ampbitlii  â:ro  pour  pouvoir  y  manger  des  pouiuief. 

M.  de  lîotlisthild  ne  fait  li  d'aucun  négoce;  mais  il  tralique  plus  dé- 
cemment de  ta  loge. 

Les  ngeiis  de  cnaiigo,  les  courtiers  qui  viennent  lui  proposer  des  af- 
faires, sont  forcés  de  preiiiirc,  (  n  dehors  du  marehé,  la  loge  du  baron,  ce 
qui  lui  épargne  la  peine  d'aller  lui-même  la  vendre  sur  le  comptoir  du 
marchand  de  vin. 

Le  café  Valois  a^lé  fermé  ce  mois-ci  pour  cause  de  faillite.  C'était  le 
doyen  ûcs  i  tab  issemeiis  de  ce  genre,  le  centre  de  toutes  les  réuuioiis  lé- 
giiimis  es  depuis  plus  de  trente  ans. 

Le  leiidi  main  de  sa  déconliture,  un  ancien  habitué  racontait  à  quelques 
curieux  laiiecilote  suivante  : 

C'éiaii,  (lisait-il,  sous  l'empire,  à  l'époque  où  Fouché  remplissait  les 
fcneiioiis  de  chef  de  la  polci'.  M.  de  S...,  royaliste  exal'.é,  se  Mouvait  as- 
sis •'.  une  table  du  café  Valoir,  ii  (ôlé  de  trois  amis  sur  la  discrétion  des- 
quels il  pouvait  compter.  La  conversation  roula,  à  vois  bisse,  sur  les  af- 
faires politiques,  le  ihemc  oniiiiaire  de  toutes  ces  réunions;  après  quoi 
on  en  vint  à  parler  police. 

Parfaitement  sûr  d.j  n'éire  point  entendu,  M.  de  S.,,  traita  assez  verle- 
menl  l'administr.  lion  de  Fouché. 

«  Je  suis,  disait-il,  si  convaincu  de  son  impéritie,  que  je  voudrais,  ici 
même,  oiganisi  r  ii  son  insu  une  conspiiaiion.  » 

Le  lenileinain,  Fouché  pria  M.  S...  de  piisser  dmsson  cabinet,  et  lui 
répéta  mot  à  mol  les  propos  qu'il  avait  tenus  la  vi  ille. 

Grande  fut  la  stupéfaction  (lu  royaliste;  plus  grande  encore,  lorsque 
Fouclié  ajouta  : 

—  Vos  préoccupations,  monsieur,  ont  failli  vous  coûter  rhcr,  car  pen- 
dant que  vous  faisiez  si  complaisaaiineiit  mon  procès,  je  faisais  arrêter  un 
jeune  aventurier  dans  la  chambre  de  votre  femme. 

—  C'est  impossible,  monsieur  ! 

—  Impossible?...  En  ce  cas ,  lisez  cette  lettre ,  trouvée  sur  le  coupa- 
ble. 

M.  de  S...  parcourut  les  mots  suivans,  tracés  de  la  main  de  sa  femme  : 
«  Teneî-vous,  à  sept  heures,  près  du  café  Valois.  Mon  mari  ne  peut 
«manquer  de  s'y  rendre.  Je  vous  attends,  alors...  Avec  sa  dcnii-tassc,  ses 
iidaniinos  et  fia  politique,  nous  en  avons  au  moins  jusqu'à  dit  heures.  » 

—  Vous  voyez,  poursuivi.  Foudié,  que  ma  police  vaut  encore  (luelquc 
chos^. 

Depuis  (rejour,  M.  de  S..,,  l'exalté  royaliste  du  café  Valois,  s'occupa 
un  peu  moins  de  poliiiquc,  un  peu  plus  de  son  méaagc, 

LES  NEMKOD. 

Le  gibier  (-iispaiatt  peu  à  peu  du  sol  français. 

Parce  que  des  voleurs,  sous  le  nom  de  braconniers,  le  tuent  à  peine 
né,  pour  le  vendre  à  vil  prix. 

Une  laveur  imiiiense  proiége  les  braconniers,  ne  ce  qu'au  moyen  âge 
quelqnes  seigii'iirs,  ja'oiix  rie  leur  droit  de  r;  a  se,  faisaient  fiistig.r  tm 
prndre  les  vassaux  qui  collelaient  leurs  lièvres,  on  en  a  conclu  que  voler 
le  gibier  d'aiitiui,  c'était  une  revanche  naiio:iale,  un  nouveau  droit  de 
l'iioniii.e. 

Cilui  (pii  déiourno  le  bœuf,  la  vache  ou  le  mouton  de  son  voisio,  en- 
court des  p.'incs  sévères; 


Celui  qui  vient  sur  votre  cbamp  f  lire  un  coup  double  dîns  une  com- 

pas[nie  de  perdrfaux  que  vous  aviz  élevés,  en  e>tquite  pour  rire  au  nez 
de  voue  garde,  pour  la  peite  d'un  mauvais  fusil  et  quelque  vingt  francs 
d'iimsiuie. 

C'est  un  progrès  politique. 

Le  gibier  étant  esemieliemcnt  fé-odol,  tous  ks  Français  se  mettent  à  ses 
trousses,  le  iraiiueet,  le  canirdint,  dans  toutes  les  directions,  comme  un 
eniicnii  delà  pa'iie  et  des  institutions;  et,  dans  cent  ans  les  mnsécs 
d'histoire  n.Uuretle  olfriront,  couiine  une  curiosité,  comme  des  débris  de 
races  perdues,  des  pattes  de  lièvre,  des  becs  de  faiiaus  et  des  omojilalcs 
de  daims. 

Mais  il  y  a  une  compensniion.  Si  les  perdreaux  s'en  vont,  les  chasseurs 
ru  liileiit  dans  «ne  propoiiioii  ellrayanii'.  Et,  qua.d  ils  n'auront  plus  rien 
à  tuer,  ils  se  feront  tous  iirailleus  de  Vincennes. 

Le  pieniier  souci  d'un  jeune  rbéloi  icien  esi  moins  de  remporter  un  pris 
au  concours  que  d'avoir  un  fusil  au  mois  d'aofit. 

Le  commis  mai  chaud  n'aiend  plus  le  dinaiiibe  pour  aller  au  bal  de  la 
Tourelle,  mais  pour  errer,  le  fusil  sur  l'épaule,  dans  la  plaine  de  Saint- 
Denis. 

L'éi'icicr,  retiré  dans  une  hutte  de  Romainville,  prend  un  port  d'armes 
pour  faire  (les  bat  ues  dans  ses  plat  s-b;indes  de  choux. 

L(s  tèmmes  elles-mêmes  coin  enrcnlà  metiie  en  joue  des  pierrots, 
des  atouciles,  tous  les insee'es  (jui  h-ur  pass'iil devant  les  yeux. 

A  ceiie  époque  e'e  l'a  inée,  la  France  retentit  d'explosions  :  partout, 
c'est  un  l;:page  de  L  sils  qui  |i,;rieiit,  de  ea  i^ules  qui  raient,  de  chiens  qui 
alioieiil,  de  :.ardi'S  qui  crient,  et  de  ruUi.ateurs  qui  gémissent.  LCi  voi- 
tures publiques  ne  iraiisportcnt  ijue  des  c  iiiiiers  fiisiinlés,  des  ép  'gneuls 
qui  se  giat  ont,  des  rha\spurs  poudreux  (jui  vous  déchirent  les  jambes 
avec  les  baiti  ries  de  l  iirs  armes.  Pariont,  du  bruit,  du  mouvement,  une 
foriiiii.'ableod.ur  de  poudre;  ilu  gib  er  nulle  part. 

Ce  (piil  y  a  d  ;  plus  ridicule  au  monde,  c'est  le  petit  chasseur  mal  ou- 
tillé et  mal  .droit. 

Il  y  a  des  gens  q<ii,  en  se  levant  le  matin  du  23  août,  se  disent  :  Cette 
année  ci,  je  veux  chasjer. 

Des  guêtres  de  cuir,  une  veste,  une  casquette,  an  fusil,  du  plomb,  ils 
achètent  tout  en  deux  heures  de  temps. 

Ab!  et  un  chien  ! 

lis  se  retournent  dans  leur  chambre  pour  voir  s'il  n'y  a  pas  un  chien 
sous  le  lit,  appelli  nt  le  portier  par  la  fenêtre  pour  lui  cleniin  1er  si  par 
hasard  il  n'en  turait  pas  un,  ou  envoient  dans  le  quartier  emprunter  ua 
chien  quelconque,  un  griffon, un  dogue,  un  caniche, le  premier  azor  venu. 

Avec  cet  al  irai!  et  ce  quidrupôde  d'eaiprunt,  le  chasseur  bourgeois  va 
n'imporie  où  exercer  son  adresse  ;  il  coui  t  le-;  environs  de  Pai  is,  où  il  ne 
treuve  à  mas-arrer  que  des  crapauds;  mais  il  sent  sa  dignité  d'htmiac  re- 
levée par  le  maniement  d  une  arme  à  f  .u. 


F'IiysEologic  de  S'IEoiume  marié. 

TAXZLI.ON. 

o  nia  femme,  mon  mouchoir...  passe-moi  mon  mouchoir...  II  doit  être  sur  la 
choisi'  eoiUro  le  lit,  |irés  de  loi.  » 

iVladiiiiK-,  encore  à  moiijc  endormie,  allonge  le  bras  et  donne  un  mouchoir  à 
son  mari.  Cclui-ti  va  pour  se  nioutlicr,  mais  il  s'arrête  ,  examine  le  mouchoir , 
et  s'éi-ric  : 

«Ce  n'csl  pas  S  moi,  cela...  Mes  mnuclioirs  n'ont  pas  de  bordure  de  couleur... 
C'csl  ;i  loi.  —  C'est  possible,  mou  ami.  —  Oui.,  oui...  c'est  a  loi...  C'csl-à-<Jire, 
tes  momlioirs  ont  une  liorduro  lilcnc  ,  colle-ci  est  lirimc  ..  yucst-ce  que  cela 
veut  dire'  —  Ça  veut  dire  que  j'en  ai  aussi  dont  la  bordure  est  hruiic  appareni- 
nienl.  —  Ah  l'iu  en  as  comme  cela!..  Depuis  (|iiaiid  donc?  — Depuis  que  je  les 
ai  lUlu'tés,  sans  doute.  —  Qiianil  doni-  les  as  lu  acheiés?  —  .^lon  Dieu!  je  ne 
me  rappelle  pins  au  jiisie  répoquc  — C'est  singulier...,  m  ne  m'as  pas  dit  que 
ce  fût  nne  chose  assez  imporUnitc  pour  qu'il  fût  nécessaire  de  l'en  Tiirc  p.irl. 
Esl-ec  que  je  ne  pourrai  pas  acheter  la  moindre  chose  sans  le  deniamier  la  pcr-^ 
mission?  — Je  ne  dis  pas  cela...  .Mais...  enfin  ,  lu  vois  bien  que  j'avais  raison 
d'êtie  étonné  en  voyant  un  mom  lioir  avec  dis  bordures  brunes.  » 

-Vonsii'ur  sorldii  lit;  il  cherche  ses  panloulles;  il  ne  les  trouve  pas  sur-le- 
clianip,  il  s'inipaiicnti",  il  appelle  sa  domcslnpie. 

«  Jeaniielle,  où  sont  mes  panloulles?  Voila  une  heure  que  je  les  cherche.  • 

La  bonne  montre  à  monsieur  tes  panloulles  placées  eouirc  le  lu,  derncrc  une 
table  de  nuit. 

«  L''s  voila,  monsieur. 

—  Ah  !  les  voilà  ..  .Mais  pourquoi  les  avez-vous  placées  là?  Est-ce  que  c'est 
leur  pliee  habituelle? 

—  Dame  !  monsieur,  j'ai  cru  bien  faire  en  les  mettant  sous  le  I;C. 

—  lisl-re  que  c'est  la  que  je  les  dépose  ordinnireineiit  le  iiLtiii-?  C'est  s'vus  Cf 
faiileiiil,  contre  la  clieinince.  Il  ne  faut  jarua.srien  changer  déplace.  L'ue  autre 
l'ois,  faiirs-y  allenlion.  » 

On  s'iialnllc  ;  le  déjeuner  est  servi,  llad  ini:'  preni  son  café,  en  lis,int  le  jour- 
nal .  .Monsieur  fiil  des  rôties  devant  le  feu.  .Vlais  bieutôl  il  poussc  le  gcuou  de 
sa  fein  ne,  eu  l.ii  disant  : 

•  Kst-ce  (pic  lu  as  remis  une  bûche  au  feu  ,  hier  au  soir,  après  que  je  suis 
sorti? 

—  t'iie  bilelie.  mon  ainï?  Comment?  Qu'est-ee  que  tu  dis? 

—  Il  me  i^einlvle  que  je  ne  le  p.ole  (vis  lu'hrcu  cepenilaiit!  Quand  je  siiLs  sorti 
hier  an  soir,  .i  iienf  Heures,  il  y  avait  encore  deux  lulches  au  feu,  une  grosse  et 
une  petite  j  c'Ouiit  bien  sulVisani  pour  achever  la  soirée.  Après  cela,  je  ne  l'e.iipé- 
che  pas  de  faire  un  graud  feu  si  lu  as  froid,  mais  c'est  pour  me  rendre  (^jwpic  ; 


h% 


LE  MAGASIN  LITTEIUIUE. 


car  ce  malin  je  trouve  tien  encore  la  liùclic  du  Toml .  mais  voilà  trois  tisons  de- 
vant, l'oiirquoi  trois  tisons ,  hcin  !  si  tu  n'as  |>ns  fait  ronicitrc  une  autre  bùthc? 

—  Ah!  mon  ami,  que  lu  m'ennuies  avec  les  tison>!  Un  a  mis  du  bois,  on  n'en 
a  pas  mis,  est-ce  que  ji'  prends  note  de  cela  ?  Je  suis  en  train  de  lire  un  feuilleton 
qui  m'int(;resse,  et  il  l'aul  que  tu  in'internimpcs  piiiir  un  morceau  de  bois!  » 

Slonsieur  se  tait;  il  se  contente  de  mIIIim-  un  petit  airentre  ses  dents,  ce  qu'il 
fait  quand  il  n'est  pas  content  de.cc  qu'on  lut  a  répondu.  11  continue  de  d(?jcuncr, 
mais  bientùl  il  nuirmurc  : 

•  Ce  lait  n'c>t  pas  bon  ;  il  n'y  a  jamais  de  crêmc  dessus ,  et  encore  la  laitière 
en  doiuic  moins  qu'auln  fois.  !l  me  semble  qu'on  poiirr.iit  avoir  un  pot  qui  ne 
scr\  irait  qu'a  aller  clierclier  le  lait  ;  alors  on  verrait  bien  si  la  laitière  donne  juste 
la  même  mesure.  Dis  donc.  ICulal.e,  a-t-on  un  pot  pour  cela?» 

Eulalie  ne  répond  pas  ;  el.e  conliime  de  lire. 

c  Ûis  donc,  est-ce  que  lu  ne  trou\es  pas  que  j'ai  raison?  En  ajant  toujours  le 
même  pot,  on  > errait  bien  si  on  a  .son  compte,  Inin?  • 

Madame  repond  a\ec  colère,  mais  sans  cesser  de  lire  :  «  Oui  !  oui!  on  aura  un 
pot...  on  aura  dix  pois,  si  tu  \cuï,  et  laisse-moi  tran(|inlle! 

Je  ne  le  dis  pas  du  !  je  te  dis  un  !  O  n'est  pas  cher  !  On  vend  maintenant 

•le  fort  joins  lasses  et  des  pots  lu  lait  en  terre  de  couleur,  a\ecdes  reliefs.  J'en 
ai  marchandé;  ça  vaut  douze  sous.  Je  te  dirai  où  lu  en  trouveras.  Ab  !  parexeni- 
lile,  voil.i  du  beurre  qui  n'est  pas  cïcellenll  Combien  paies-tu  ce  beurrc-la,  ma 
chère  amie? 

—  Je  n'en  sais  rien. 

—  Comment,  lu  n'en  fais  rien? 

—  C'est  la  bonne  qui  Tacheté. 

—  Mais  je  présumeque  tu  comptesavec  la  boime? 

—  l'.li!  sans  doute!  Ah!  c'est  trente-six  sous,  je  m'en  souviens. 

—  Tu  n'en  es  pas  siire.  Jeannette!  Jeannette! 

La  domestique  arrive  en  mangeant  ut!  morceau  sur  le  pouce. 

•  Cmibii'ii  ic  beurre-la,  Jeannclie? 

—  Treiitesiisous,  monsieur. 

—  La  livre.' 

—  Dame  !  ce  n'est  pas  le  quarteron  ,  à  coup  sur. 

—  Je  pense  bien  que  ce  n'est  pas  le  quarteron ,  mais  cela  pourrait  être  le 
kilo. 

—  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça,  le  pilo? 

—  Je  vous  ai  dit  kilo;  c'est  la  nouvelle  mesure;  vous  devriez  savoir  compter 
par  kilo  Eiitin  ,  votre  beurre  est  trop  ch^r  pour  ce  qu'il  vaut.  J'en  ai  mangé 
avant  hier  en  déjeunant  chez  un  de  mes  amis  ;  Une  le  paie  que  trente-deux  sous, 
et  il  est  meilleur  que  celui-ci. 

—  Monsict  r  a  donc  demandé  le  prix  ù  son  ami  P 

—  Pourquoi  pas? 

Jcaniieiie  va  s'éloigner  ;  monsieur  l'arrête. 

«1  yu'est-ce  que  vous  mangez  pour  votre  déjeuner,  Jeannette? 

—  C'est  du  restant  de  gigoi,  monsieur. 

—  Ah!..  Est-ce  qu'il  ne'restait  pas  encore  du  hn>uf  d'avant-hicr? 

—  Ah  ben  !  iiar  exemple,  il  y  a  long-temps  qu'il  est  fini  !  > 

La  bonne  s'éloigne,  tandis  que  monsieur  murmure  ;  «Il  me  semble  bien  qu'il 
devait  encore  rester  du  bneuf.  » 

Quand  vient  le  momentoù  l'on  fait  l'appartement,  monsieur  se  trouve  sans 
cesse  devant  le  balai  de  la  donv^stiqiie  ;  il  vient  voir  si  elle  ne  laisse  pas  de  pous- 
sière dans  quelipie  eoiii ,  si  clic  a  tien  essuyé  chaque  meuble.  I.a  servante,  que 
cela  impatiente,  a  l'habiludcde  pousser  ses  ordures  dans  les  jambes  de  son  bour- 
geois. 

Si  monsieur  sort  avec  madame,  il  examine  toutes  les  parties  de  la  toilette  de 
sa  femme. 

•  ïu  vas  mettre  cette  robe-là? 

—  Oui,  mon  ami. 

—  Elle  ne  va  pas  bien  de  la  taille...  .\h  !  tu  prends  ton  chapeau  lilas? 

—  Sans  doute.  Est-ce  qu'il  n'est  pas  joli? 

—  Si  fait,  il  est  joli...  maisjt  n'aime  pas  le  bouquet  qui  est  dessus...  Tiens!  tu 
asùlc  la  denielle  de  ton  chàle!  pourquoi  donc? 

—  Parce  qu'elle  était  trop  belle  pour  le  chàle,  qui  maintenant  est  un  peu 
passé. 

—  Je  t'assure  qu'il  était  beaucoup  mieux  avec  de  la  dentelle.  • 

Grâce  aux  observations  de  son  mari,  madame  recommence  sa  toilette  cl  finit 
quelquefois  par  ne  plus  vouloir  sortir,  parce  qu'elle  a  pris  de  l'humeur. 

Madame  a  dit  a  monsieur  qu'elle  voulait  s'acheter  deux  ou  trois  robes  d'élé. 
Monsieur  n'a  rien  répondu;  mais  le  lendemain  il  rentre  en  rapportant  trois 
pièces  dètofl'es  pour  robes,  qu'il  vient  d'acheter  pour  sa  femme.  11  les  lui  don- 
ne en  lui  disant  :  o  llciii  !  j'espère  que  je  suis  galant.  • 

Madame  feint  d'avoir  l'air  content  pour  ne  point  désobliger  son  mari;  mais 
les  rob.s  qu'il  a  achetés  ne  sont  pas  de  son  goût  ;  elle  sen  aime  ni  le  dessin  ni 
la  couleur;  elle  voudrait  déjà  qu'elles  fussent  usées,  pour  en  avoir  d'autres.  Si 
elle  avait  acheté  ses  robes  elle  mcnie,  elle  les  aurait  choisies  plus  jolies,  et  les 
aurait  sans  doute  payées  moins  cher. 

Quch|ues  temps  avant  le  moment  du  dîner  ,  notre  homme  marié  tatillon  ne 
manque  pas  daller  fureter  dans  la  cuisine;  il  découvre  les  marmites!,  les  casse- 
roles; il  goûte  aux  ragoûts,-  il  appelle  la  cuisinière  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que 
ça? 

—  l'nc  fricassée  de  poulet,  monsieur. 

—  Est-ce  que  vous  avez  mis  des  champignons  dedans? 
-^Orlaincmcnt,  monsieur. 

—  C'est  singulier ,  je  n'en  trouve  pas...  Ah  !  si ,  j'en  aperçois...  Avons-nous 
de  II  soupe  grasse  aujourd'hui? 

—  Oui .  monsieur,  puisque  \oilà  le  pot-au-feu. 

—  Ahl  c'est  juste...  .Mais  vous  inetiez  irop  de  légumes  dans  votre  pot,  cela 
nuit  au  bouillon.  Combien  mettez-vous  de  carottes  dans  votre  marmite? 

—  Ah!  ma  foi,  monsieur,  est-ce  que  je  me  rappelle  le  compte?  Je  mets  ce 
4jj'on  me  donne:...  Est-ce  qu  il  fautcoiiipier  les  carottes  à  présent? 

—  Ça  vaudrait  mieux...  Je  gage  qu'il  y  en  a  au  moins  six.  » 

ICt  iinnisieur  découvre  la  mainiile,  regarde  dedans,  et  cherche  à  compter  les 
légumes  ;  cl  la  cuisinière,  ipii  enrage  de  voir  sans  cesse  son  maître  dans  sa  cui- 
sine, a  bien  envie  de  lui  atiaclier  un  torchon  à  son  habit. 

Pcnd.int  le  diner,  monsieur  a  observé  que  sa  donicsliqiie  avait  le  nez  rouge , 
que  sa  femme  n'avait  altaché  sa  serviette  qu'avec  une  épingle  au  lieu  de  deux , 
cl  que  sua  rtiat  avait  un  gros  ventre. 

Le  soir,  s'il  vient  du  monde,  monsieur  gronde  la  bonne  si  une  personne  de  la 


société  n'a  pas  essuyé  ses  pieds  au  paillasson  ;  il  va  regarder  ce  qu'on  met  de 
sucre  dans  les  verres  d'eau;  c'est  lui  qui  reçoit  le  chapeau  et  le  châle  d'une  da- 
me, qui  va  les  mettre  quelque  part,  en  disant. 

«  Soyez  tranquille,  j'ai  mis  tout  cela  en  sûreté.  Quand  vous  partirez,  vous  me 
le  demanderez,  à  moi  !  » 

El  quand  la  dame  redemande  son  chàle,  on  s'aperçoit  que  le  chat  s'est  oublié 
dessus,  parce  que  monsieur,  qui  veut  tout  faire  mieux  qu'un  autre,  a  porté  le 
chàle  dans  une  pièce  où  personne  ne  va,  excepté  le  chut. 

Et  quand  on  est  pour  se  coucher ,  monsieur  court  dans  foutes  les  chambres 
faire  sa  revue,  voir  si  tout  est  en  ordre.  Il  se  relève  deux  ou  trois  fois  pour  s'as- 
surer si  la  bonne  a  éteint  sa  chandelle,  puis  pourvoir  si  les  portes  sont  bien  fer- 
mées. 

Quand  une  domestique  est  entrée  au  service  d'un  homme  marié  tatillon,  elle 
ne  lait  pas  un  long  séjour  chez  lui.  Bientôt  elle  lui  demande  son  compte,  cl 
s'en  va. 

M'ais  ta  femme  de  ce  monsieur  ne  peut  pas  faire  comme  sa  domestique. 

Paul  de  Kock.  (1) 


FH'TSXOLOGIE  SU  CONSEII.  d'ÉTAT 

SOUS  L£  CONSCLAT  ET  L'EMPIRE. 


PnOLÉGOMÈlVES. 

Il  arrivait  quelquefois  que  l'empereur,  se  rendant  aa  conseil  après  une  nuit 
employée  au  travail,  cédait  malgré  lui  à  la  fatigue.  Alors,  les  bras  arrondis  sur 
sa  table  et  la  tète  appuyée  sur  ses  mains,  il  s'assoupissait.  L'archi-chancelier  pre- 
nait la  présidence,  et  la  discussion  n'en  continuait  pas  moins.  A  son  réveil;  Ivapo- 
léon  se  faisait  rendre  conipie,  par  Cambaccrès,  de  ce  qui  avait  été  dit,  puis  le- 
pienant  ia  discussion  au  point  où  elle  était,  chose  étrange,  en  faisant  son  résu- 
mé, cilaitro;jinion  des  oialeurs  qui  avaient  parlé  pendant  son  sommeil. 

D'autres  fois,  quand  au  milieu  de  la  gravité  dune  séance  un  mol  plaisant,  une 
brusque  répartie  échappée  a  un  conseiller  excitait  le  rire  de  l'assemblée,  l'cmpc- 
ruur  partageait  volontiers  la  gaité  commune.  Le  général  Gassendy,  chargé  de  la 
div  isioil  de  l'artillerie  à  radinioistration  de  la  guerre,  appuyait  un  jour  son  opi- 
nion de  raisonncmens  puisés  dans  les  doctrines  des  économistes.  Napoléon,  qui 
aimait  beaucoup  ce  conseiller  d'Etat,  mais  qui,  en  revanche,  détestait  souverai- 
nement les  économistes,  rintenompit  en  s'éciiant  avec  une  singulière  inllexion 
de  '.oix  : 

—  iMais,  mon  cher  général,  qui  diable  vous  a  rendu  si  savant?  où  cles-vous 
allé  déterrer  de  tels  principes? 

—  Auprès  de  Votre  Majesté,  sire. 

—  Allons  donc!  que  me  dites-vous  là?  reprit  l'empereur  avec  impatience; 
moi  qui  ai  toujours  pensé  que  s'il  existait  une  monarchie  de  granit,  il  sullirait 
des  idées  do  messieurs  les  économistes  pour  la  réduire  en  poussière!...  Allez, 
allez,  mon  cher,  vous  vous  serez  endormi  dans  votre  bureau  cl  vous  y  auicz  rc- 
vé  tout  cela  dans  votre  fauteuil. 

Gassendy,  d'un  naturel  très  vif,  répliqua  sur-le-champ  : 
Ah  !  pardieu,  oui,  s'endormir  dans  les  bureaux!  j  en  défierais  bien  une  mar- 
motte, grâce  au  travail  et  au  tourment  que  nous  y  donne  Votre  Majesté. 

—  th  bien  !  a  la  bonne  heure,  s'écria  gaiiiient  Napoléon  ;  voilà  de  la  franchise. 
Celle  boutade  excita  un  rire  général  auquel  l'empereur  prit  une  large  part. 

Quoi  qu'on  ail  dit,  il  n'aimait  pas  la  flalleiie.  Tandis  qu'on  s'occupait  d  organi- 
ser les  provinces  Illyriennes,  acqi'ises  depuis  peu  a  la  France,  on  proposa  dans  le 
Conseil  la  suppression  des  régimens  de  Croates.  Celte  milice,  qui  avait  une  or- 
ganisation paiiiculière,  avait  été  créée  pour  garantir  nos  frontières  des  incursions 
et  des  brigandages  des  Turcs.  Elle  avait  jusqu'alors  bien  rempli  sa  mission. 

—  Est-on  fou  !  s'écria  l'empereur  ;  al-on  bien  compris  l'excellence  de  celle 
institution,  son  utilité,  son  importance  ? 

—  Sire,  répondit  Ki  gnaull  de  Saint-Jean-d'Angely,  auteur  de  la  proposition, 
les  Turcs  n'oseraient  pas  aujourd'hui  recommencer  leurs  excès. 

—  Eh  pourquoi  cela,  monsieur? 

—  Sire,  parce  que  Votre  Majesté  est  devenue  leur  voisin. 

—  Eh  bien  !  qu'est-ce  que  cela  prouve? 

—  Cela  prouve.  Sire,  qu'ils  ont  trop  de  respect  pour  votre  auguste  personne, 
pour  oser... 

—  Ah!  nous  y  voilà?  interrompit  l'empereur  en  imitant  l'inllexlon  de  voix  du 
conseiller...  Sire...  voire  majesté...  mon  auguste  personne...  saperlole  !  mon- 
sieur, allez  les  porter  aux  Turcs,  vos  majestés  et  vos  augustes  personnes,  vous 
verrez  qu'ils  recevront  tout  cela...  à  coups  de  fusils,  puis  vous  viendrez  m'en 
dire  des  nouvelles. 

Les  régimens  de  Croates  furent  conservés. 

Un  a  recueilli  de  Napoléon  presque  toutes  les  improvisations  au  conseil 
d'étal.  Kous  citerons  comme  modèle  de  véritable  éloquence  le  fragmenl  sui- 
vant. 

En  parlant  des  droits  politiques  à  accorder  à  des  étrangers  d'origine  françai- 
se, il  s  écria  :  «  Le  plus  beau  litre  sur  la  terre,  c'est  d'être  Français  !  C  est  un 
titre  dispensé  par  le  ciel,  et  qu'il  ne  devrait  être  donné  à  personne  sjr  la  terre 
(le  pouvoir  retirer.  Pour  mo',  je  voudrais  qu'un  Français  d'origine,  fùt-il  à  la 
dixième  génération  d'étranger,  se  trouvât  encore  Fraiçais  s'il  réclamait  ce  litre. 
Je  voudrais,  s'il  se  présentait  sur  l'autre  rive  du  Rliin.  disant  :  Je  suis  Fr<nt- 
çciii  :  que  sa  voix  fût  plus  forte  que  la  loi;  que  les  barrières  s'abaissassent  de- 
vant lui,  et  qu'il  rentrât  triomphant  au  sein  de  la  mèrc-palrie!  Je  veux  élever 
la  (;lo;re  du  nom  fram.ais  si  haut,  qu'il  devienne  l'envie  des  nations,  .le  veux 
un  jour.  Dieu  aidant,  qu'un  1  rinçais  voyageant  en  Europe  croie  se  trouver  par- 
tout chez  lui.  « 

l'ne  des  improvisations  les  plus  chaleureuses  de  l'empereur  fut  peut-être  celle 
qu'il  piominça  au  sujet  de  l'organisaiion  des  trois  bans  de  la  garde  nationale, 
on  va  jujer  jusqu'à  quel  point  il  poussait  la  prévoyance.  Ce  fut  un  an  avant 
l'expédition  de  Kussie  que  ce  projet  fut  présenté  au  conseil.  Le  luemier  ban, 
recruté  déjeunes  gens,  devait,  en  cas  d  invasion,  marcher  jusqu'aux  fronlieres; 
le  second,  composé  de  gens  mariés,  ne  devait  pas  quitter  le  département  ;  le 
troisième,  pris  parmi  les  individus  d'un  .âge  mûr,  restait  spécialement  attaché  a 

(t)  Extrait  de  la  Physiologie  de  l'Humme  marié,  chez  Laisné ,  galerie  'VOro- 
Dodat. 


lE  r.îACA5nT  t-TTTÉRAIRE. 


49 


la  défense  du  chef-lieu.  Par  celte  vasic  organisation,  plus  de  2  millions  d'hom- 
iiios  se  Irouvaieiit  armés,  classes,  cniégitiicnlés  :  la  France  était  imprenable. 

Malouel  parla  contre  le  projet,  et  déclara  que  cette  mesure,  si  elle  était  adop- 
tée, alarmerait  tout  le  monde  ;  que  chacun  craindrait  que,  sous  prétexte  de  dé- 
fense intérieure,  oii  ne  l'cnlrainût  pins  loin. 

«  Messieurs!  s'écria  l'empereur,  vous  êtes  tous  des  pères  de  famille,  jouissant 
d'une  certaine  aisance  et  eierçant  des  emplois  importans;  vous  devez  avoir  une 
certaine  popularité  et  pour  ainsi  dire  une  clientèle,  vous  seriez  bien  gauches  ou 
bien  peu  zélés  si,  avec  tous  ces  avantages,  vous  n'exerciez  pas  une  grande  in- 
lluence  d'opinion.  Or,  comment  se  lail-il  que  vous  tous,  qui  me  connaissez  si 
hieu,  me  Lussiez  si  peu  connu?  Et  depuis  quand,  dites-moi,  m'avez-vous  vu  em- 
ployer la  ruse  et  la  l'raude  dans  mon  gouvernement'?  Si  j'ai  un  défaut,  c'est  de 
m'eipliqucr  quelquelois  trop  vertement,  trop  laconiquement  peut-éire...  J'or- 
donne en  gros,  parce  que  je  m'en  repose  ensuite,  pour  la  l'orme  et  pour  les  dé- 
tails, sur  les  intermédiaires  qui  exécutent,  et  Dieu  sait  si,  sur  ce  point,  j'ai  beau- 
coup à  me  louer  !  Mais  passons,  je  ne  veux  faire  ici  la  censure  de  personne.  Si 
dune  j'avais  besoin  d'hommes,  je  les  demanderais  hardiment  au  Sénat,  qui  me  les 
accorderait  ;  et  si  je  ne  les  obtenais  de  lui,  je  m'adresserais  moi-même  au  peuple, 
et  vous  le  verriez  marcher  avec  moi  ! 

»  C'est  que  le  ponpie,  voyez-vcjus  bien,  ne  connaît  que  moi  ;  c'est  par  moi 
qu'il  jouit  sans  crainte  de  ce  qu'il  a  acquis;  c'est  par  moi  qu'il  voit  ses  frères,  ses 
lils  indistinctement  avancés,  décoré-,  enrichis;  c'est  par  moi  qu'il  voit  ses  bras 
utilement  employés,  ses  sueurs  accompagnées  de  quelques  jouissances.  Il  me 
trou\e  toujours  sans  injustice,  sans  préférence;  car  il  »oit,  il  touche,  il  coni- 
jirend  tout  cela,  cl  rien  de  plus.  Croyez  dune  qu'il  fera  toujours  ce  que  nous  ré- 
glerons pour  son  bien.  Soutenez  donc  avec  moi  l'inslitulion  des  bans  de  la  garde 
nationale;  que,  par  vous,  cliaque  citoyen  connaisse,  au  besoin,  le  poste  qu'il  de- 
vrait occuper  ;  que  Cambacérès  que  voila  ;  q  ic  M.  le  comte  Merlin,  qui  cause  là- 
bas  et  ne  m'écoute  pas  ;  que  l'rochol,  qui  s'est  encore  dispensé  de  venir  à  la 
séance  d'aujourd'hui,  soient  dans  le  cas  de  prendre  un  fusil  et  de  monter  la  gar- 
de devant  la  porte  de  leur  hôtel,  et  alors  vous  aurez  une  nation  maçonnée  à 
chaux,  et  capablede  délier  les  hommes  et  les  siècles!...» 

Ce  projet  changea  vingt  fois  de  rédaction,  et,  malgré  ces  paroles  de  Napo- 
léon, linit  par  être  mis  de  côté.  S'il  eut  élé  adopté,  peut-être  n'aurions-nous  eu 
à  déplorer  ni  l'invasion  des  étrangers,  ni  les  désastres  de  Waterloo. 

En  général,  lorsque  l'empereur  voyait  qu'une  proposiiion  qu'il  avait  soumise 
au  conseil  ne  marchait  pas  bien,  uue  sorte  d  impatience  se  manifestait  dans 
tousses  mouveniens,  il  ne  pouvait  rester  tranquille  dans  son  fauteuil  et  cherchait 
par  d'innocentes  di.-lraclioiis  à  détourner  l'espèce decuriositéoud'atlenlion  qui 
s'attachait  i  sa  personne.  En  pareil  cas.  dès  qu'il  voyait  un  membre  du  con- 
seil fixer  ses  regards  sur  lui,  il  lui  faisait  signe  en  avançant  le  bras  et  en  agitant 
le  pouce  et  l'index,  comme  pour  dire  :  «  Uonnez-moi  du  tabac.» 

Celui-ci  s'empressait  de  faire  passer  sa  tabatière  à  l'empereur,  qui,  après  avoir 
aspiré  une  prise,  jouait  avec  la  tabatière,  qu'il  faisait  pirouetter  dans  ses  mains, 
ou  semait  ça  et  la  le  tabac  qu'elle  contenait.  Dans  sa  préoccupation,  au  lieu  de 
renvoyer  ensuite  la  boiic  è  son  propriétaire,  il  la  mettait  dans  la  poche  de  son 
habit.  Une,  deux,  et  même  trois  tabaLicres  disparaissaient  de  la  sorte  dans  une 
seule  séance,  et  ce  n'était  qu'après  être  sorti  du  Conseil  qu  il  s'apercevait  de  sa 
distraction.  On  pense  bien  que  les  tabatières  ne  tardaient  pas  à  aller  retrouver 
leurs  légitimes  possesseurs  ;  souvent  même  d'agréables  métamorphoses  s'opéraient 
en  elles  au  sortir  de  la  poche  impériale.  Tel  conseiller  qui  avait  une  boite  en  bois 
exotique  ou  en  écaille,  vojait  revenir  à  la  place  une  très  belle  tabatière  d'or 
quelquefois  enrichie  de  diamans,  ou  du  portrait  du  maître. 

Toutefois,  quelques-uns  de  MM  les  conseillers,  qui  tenaient  à  leurs  boites, 
parce  qu'elles  provenaient  de  cadeaux  ou  d  héritages  de  famille,  imaginèrent. 
Lien  qu'ils  ne  perdissent  pas  au  change,  de  n'apporter  avec  eux,  au  Conseil,  que 
des  tabatières  de  carton  verni,  de  cuir  bouilli  ou  de  racine  de  buis,  comme  on  en 
xoit  étalées  dans  les  boutiques  à  vingt-cinq  sous.  L'empereur  n'en  continua  pas 
moins  d'empocher  les  tabatières. 

Un  jour  qu'à  la  sortie  du  Conseil,  où,  sans  doute  comme  il  le  disait,  «/  avait 
été  repoussé  avec  perle,  U  entre  d'assez  mauvaise  humeur  chez  l'impératrice, 
veut  mettre  son  mouchoir  dans  sa  poche,  et,  agissant  avec  trop  de  précipitation, 
le  laisse  tomber  ;  Joséphine  le  ramasse  lestement,  et  lui  dit  avec  ce  sourire  qui 
n'allait  qu'a  elle  : 

—  Dieu!  Bonaparte  que  tu  es  quelquefois  maladroit  :  laisse-moi  faire... 
Et  voulant  à  son  tour  mettre  le  mouchoir  dans  la  poche  de  son  mari  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  as  donc  là  !  s'ècrie-t-elle  avec  surprise  et  en  retirant  les 
unes  après  les  autres  trois  tabatières  de  carton  :  Est-ce  que  par  hasard  tu  aurais 
l'intention  de  te  faire  marchand  de  bric-i-brac'? 

Napoléon  ayant  donné  à  sa  femme  le  mot  de  l'énigme,  celle-ci  en  rit  beau- 
coup :  le  lendemain,  trois  magniliques  tabatières  d'or  étaient  envoyées  aui  trois 
propriétaires  des  tabatières  à  vingt-cinq  sous. 

L'empereur  ayant  un  jour  proposé  au  conseil  un  projet  de  décret  sur  la  respon- 
sabilité des  ambassadeurs  étrangers,  en  cas  de  crime  ou  de  délit  : 

«  M'objecterez-vous,  dit-il  en  .soutenant  sa  proposition,  que  les  souverains, 
se  trouvant  compromis  dans  la  personne  de  leurs  représentans,  ne  m'enverraient 
plus  d'umbassadeiiis'f  Eh  bien,  où  serait  le  mal?  ISe  serait-ce  pas  en  vérité  un 
grand  malheur  !  Je  retirerais  les  miens,  et  l'état  y  gagnerait  d  immenses  trai- 
teinens  fort  onéreux  et  souveni  fort  inutiles.  Ecoutez  :  au  plus  fort  d'une  crise 
lugubre,  on  vint  m'avortir  qu'un  grand  personnage,  devenu  suspect,  s'élait  ré- 
l'.igié  chez  M.  detJobentzel,  et  s'y  croyait  a  l'abri  :,ous  les  iiumuiiilés  de  cet  am- 
bassadeur d'Aulriclic.  Je  iiuindui  celui  ci  sur-le-champ  pour  ni'enquénr  de  la 
véiite  en  lui  ilédaianl  net ,  qu'il  scrail  malheureux  qu'il  en  fut  ainsi .  parce 
qu'un  pareil  usage  ne  seraii  rien  a  mes  yeux,  et  que  je  n'hcMlerais  pas  à  faire 
saisir  le  coupable  et  son  receleur  priulégié  ;  vous  entendez,  messieurs,  son  reré- 
letir  pm'ildifiii.  pour  les  livrer  tous  deux  a  un  tribun.il  qui  les  condaninerait 
certainement.  J'eusse  fait  exécuter  le  jugement,  oui,  je  l'eusse  fait,  ajouta  Na- 
poléon en  élevant  la  voix  et  en  frappant  sur  son  bureau  du  plat  de  ses  deux 
mains,  ji'  vous  en  donne  ma  parole  d'empereur...  Ah  !  ah  I  on  le  savait,  aussi  ne 
s'y  fiotlait-oii  pas!  » 

Malgré  l'insistance  de  Napoléon,  ce  projet  ne  fut  pas  adopté,  et,  celte  fois  en- 
core, on  put  juger  de  la  libellé  des  voles. 

A  l'issue  de  cette  séance  qui  avait  été  chaude,  l'empereur  invita  à  dîner  ceux 
des  conseillers  qui  s'élaicnt  montrés  le  plus  opiioses  .i  son  projet,  l'armi  eux  se 
trouvait  le  eomle  Daru,  alors  sccrelaire-généial  du  minislere  de  la  guerre,  qui 
à  Unîtes  les  époques  de  sa  vie  laborieuse,  sut  conserver  avec  Napoléon  loiiie  l'iu- 
dépendance  de  ses  opinions  généreuses.  Avant  de  se  mettre  a  table,  l'empereur 
attira  D.irii  dans  une  ciubrasuie  de  fcnvlre  cl  recommença  avec  lui  la  discussion 

OUOIJRE  IHil,—  TOIIË  1. 


qui  avait  eu  lieu  quelques  momens  auparavant.  Napoléon  soutenait  vivement  ses 
idées,  Daru  ne  cédait  rien  des  siennes  ;  mais  le  pauvre  conseiller,  déjà  exténué 
de  fatigue  cl  n'ayant  plus  de  voix,  ne  pouvait  articuler  distinctemcnl  que  ces 
trois  mots. 

—  Sire,  je  persiste!... 

Au  moment  du  dîner,  Napoléon  présente  son  antagoniste  à  l'impératrice  qui, 
s'inquiétant  de  trouver  la  voix  de  son  mari  visiblement  altérée,  lui  en  demaudc 
la  cause  : 
.  —  Prends-t'en  h  ce  diable  d'homme,  lui  répond-il  gaiment  ;  mais  le  voilà  1  ui- 
méme  réduit  au  silence,  et  maintenant  il  faudra  bien  qu'il  m'écoute  sans  répli- 
quer. 

Et  U-dessns  Napoléon  reprend  ses  argumens  un  à  un,  en  ajoutant  chaque  fois  : 

—  Jtépondez,  Daru;  répondez  donc,  si  vous  pouvez. 

Celui-ci,  poussé  à  boui,  rassemble  enfin  tout  ce  qui  lui  reste  de  poumons,  et, 
secouant  la  tète  comme  pour  faire  uu  dernier  effort,  s'écrie  d'une  voix  iuintelligi- 
ble  à  force  d'enrouement  : 

—  Sire,  je  persiste! 

Et  l'empereur  se  prit  d'un  rire  inextinguible. 

Depuis,  dans  les  fréquentes  discussions  qu'ils  eurent  ensemble  au  conseil  d'é- 
tat. Napoléon  se  rappelant  cette  scène,  disait  au  comte  Daru,  lorsque  son  tour 
était  venu  d'exprimer  son  opinion  : 

—  Daru,  vous  savez  que  vous  n'avez  qu'un  mot  à  dire;  persistez -vous,  oui  ou 
non. 

Le  Conseil  d'Etat  était  aussi  la  Cour  de  justice  des  hauts  fonctionnaires.  Lors- 
qu'une plainte  contre  eux  était  portée  a  l'empereur,  il  nommait  une  commission 
composée  de  trois  conseillers  pour  examiner  la  conduite  de  l'accusé  ;  le  rapport 
fait  en  Conseil,  la  délibération  acquitlait  ou  condamnait  selon  la  majorité  des 
voix  :  c'était  toujours  de  la  bonne  justice. 

M.  de  Las-Cases,  à  Sainte-Hélène,  rappelant  un  jour  à  Napoléon  les  incidens 
de  quelques-unes  des  séances  du  Conseil  d'Etat,  n'obtint  de  lui,  pour  toute  répon- 
se que  ces  mots  : 

—  Hélas  !  encore  quelque  temps  et  à  peine  en  resleral-il  vestige  dans  le 
souvenir  ! 

Pour  l'honneur  de  la  civilisation,  nous  aimons  à  croire  que,  cette  fois,  la  voix 
du  grand  homme  n'aura  pas  été  prophétique,  et  que  l'aulcurdu  Cote  A'nput'on 
ne  vivra  pas  moins  dans  l'admiration  des  hommes  que  le  vainqueur  de  Marengo 
et  de  la  Mnskowa  ;  car,  pour  le  législateur  surtout,  il  doit  y  avoir  quelque  chose 
de  plus  admirable  encore  que  ces  mêmes  lois  qui  régissent  la  France,  et  avec 
elle  l'Italie,  la  Belgique,  la  Hollande  et  une  partie  de  l'Allemagne,  c'est  la  ma- 
nière dont  elles  ont  été  faites  :  nous  le  dirons. 

L.\  AXCIE.V  AIDITELR  AU  CONSEIL  D'ÉTAT. 

(Le  Droit.) 


Les  Contrebandiers  de  Penmarck. 


LA  FERME  DE  THÉMÉVEN, 

D'épaisses  tiînèbres  couvraient  la  cOte  ;  il  faisait  un  de  ces  orages  parti- 
culiers aux  mers  du  Nord,  aj  milieu  desquels  les  artistes  et  les  roman- 
ciers aiment  à  placer  leurs  récits  les  plus  sombres.  Pas  un  éclair  ne  coupait 
de  ses  lueurs  empourprées  les  lourdes  leniurts  de  deuil  qui  retombaient 
sur  la  mer;  pas  un  éclat  rie  tonnerre  n'interrompait  les  monotones  silTle- 
mens  de  ia  tempêie.  C'était  le  vent  qui  hurlait  en  se  brisant  aux  angles  des 
fa'ai-esj  la  pluie  qui  frappait  à  coups  redoublés  la  cabane dun  pauvre  pê- 
cheur, ou  bien  la  mer  qui  venait  se  briser  au  pied  du  roc  et  gémir.  Puis  le 
veut,  ia  p'uie,  les  flots  reprenaient  ensemble,  de  manière  à  pv^nélrer 
l'anie  d'une  vague  et  mystérieuse  horreur.  Parfois  il  y  avait  des  intervalles 
de  silence:  alors  il  semblait  qu'on  entendit  des  clameurs  lointaines,  des 
crisdéchiraiis  d'èircs  qui  souiïrent  et  qni  luttent  contre  ia  morl. 

Cependant  un  lougre  s'avançait  hardiment  le  long  des  rochers  de  Pcn- 
maick,  sans  voiles,  sins  lumière,  s'ombusquant  de  vague  en  vague,  cou- 
pant l'eau  de  sa  forme  effilée.  A  rarrière.  un  matelot  (l'une  stature  hercu- 
léenne tenait  en  main  le  gouvernail.  Debout,  au  milieu  des  élémers  bou- 
leversés, il  semblait  délier  la  vague  qui  se  ruait  sur  lui,  le  vent  qui  soulevait 
sa  chevelure  et  collait  ii  ses  jambes  l'étolTe  humide  de  ses  larges  pantalons. 
Il  gagna  rapidement  la  pointe  orientale  de  la  côte,  doubla  la  dernière  des 
pyramides  de  basalte  qui  la  bordent,  tourna  au  nord  et  disparut  dans  une 
petite  anse,  au-dessou.«  du  hameau  de  Loctudy. 

La  baie  de  Loctudy  est  uu  étroit  espace,  abrté  à  l'ouest  et  au  midi  par 
de  hiuKs  falaises,  et  qu'une  lie  dért-nildes  courans  de  la  m  r.  A  peine  1rs 
laines  si  longues  de  l'Océan  produi  eut  elles  un  léger  fr  ^mi.ssement  à  la 
siirfare  de  ses  eauv.  Le  m 'tclot  am.irra  ^o^  navire,  écouta  comme  s'il 
craignait  une  surprise,  et  s'élança  d.ius  la  cabine,  où  une  troupe  sotono- 
lente  èiait  étendue  ça  ei  là  sur  le  plancher. 

Un  bomme  fc  leva  et  vint  à  ,«a  rencontre.  Le  vêlement  de  celui-ci  lui 
donnait  un  certain  air  de  ressemblance  au  don  César  de  RuyB  as.  Il  ne 
manquait  pas  même  aux  haillons  dont  il  éiaii  rouvert  ce  resie  it'eiecance 
qui  rappelle  le  genii  homme  fait  contrebaniiier,  mendiant  ou  chevalier 
d'industrie.  Ils  montèrent  ensemble  sur  le  pont,  et  quand  ils  furent  seuls  : 

—  Alerte,  dit  le  pilote  en  espasnol.  ma. s  avec  un  accent  galicien  très 
prononcé  :  séparoos-nous,  mou  vieil  ami,  ctquc  Dieu  vous  ait  eu  sa  saiuie 
garde. 

Il  Sierra  de  sa  main  calleuse  la  main  du  pass.iger  dont  une  larme  vin* 
hum  cier  la  paupière.  Dix  minutes  après,  ce  dernier  gravissait  un  et  oit 
sentir  r  creusé  dans  les  rO'  h'i's  i  pic  de  la  r6!c,  tandis  que  le  luarin  cod> 
rait  des  bordées  sur  son  lougre  ci  regaguait  la  pleine  mer. 


60 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Dans  une  p:\u\rf  hulip  appelée  la  ferme  de  Thi'mévpn,  qu'on  eût  dit 
avoir  (ifi  ici(  c  par  la  riidale  an  lliinc  d:i  f,'ranit,  à  une  ilisiance  à  ppu  prf's 
é;ale  (le  I  oiiiidy»  l  de  Pi  m  -l.al>lii-,  il  se  passait  vi\  ce  ni  mient  lun-  éiian^îe 
scf-ne.  Les  portes,  l's  (  outrevents  liaient  soigneusement  fernitl'-i.  Des  cou- 
Vi  rlures  éicidues  en  L'use  (le  rid  anv  et  «le  porières  honcliaient  lonie 
îsî  le  aux  rayons  de  'unupie  lampe  (pii  brûlait,  suspendue  au  plalond  ;  un 
feu  peijKantde  genêts scn.lillait  dans  làire,  et  au  m. lieu  de  la  cliauibreon 
Vo  ail  : 

Piès  d'une  malle  ouvepie,  ini  de  ces  conlrehandiers  d'Ones^ant,  dont  la 
parole  saccadée,  e  fjeste  hnisipie,  U'  froi  t  sillonne'  île  rides  traliissenl  une 
vie  enlière  de  péi  iK  et  (le  la  i;,'iies.  Il  s'aiipuiail  d'un  côte  .sur  un  fu.-il 
do.L'ie;  ileuv  (  islolets  et  un  latfje  poi^inard  briU.iient  àsa  ceinture  ;  il  avait 
posé  la  ma  n  gauf  lie  pur  sa  baucje,  av.c  la  lierié  d'un  C.ncinnatus  rece- 
va't  1rs  eiiVDyi's  du  sénat. 

L'ne  veille  femme,  la  maîlressc  dn  loj;is.  accroupie  à  ses  pieds  devant 
la  nialli".  en  tirait  (!•  s  foiilaiils  et  di  s  cachemires  t\f  llnde,  desoy  uMi.ssus 
de  fiibii(pie  ai'glai.se.  des  toiles,  des  deiiiidles  df  Flandre,  (|u'(dlc  loiiriiait, 
qn'e'le  re  o  riiaii  entre  ses  mains,  (piele  e\ai;:iiia!t  avec  l'iiid  llerence 
jiid  ïipie  d'un  coniini-sionn. die  au  Mont  (le-P  été.  i;i  près  (l'i  Ile  se  peil- 
clii!il  avec  curiosité  .lenny  sa  lille,  viiriiabli!  lijjiire  bctonne,  ronde,  brune, 
c:  ilFoii  ée,  niervei  II  usenieiit  bien  (o  liée  de  son  bonnet  en  C'veniaii,  et 
(|ui  n'ava.t  j  as  d'aduiiralioii  assez  vive  pnur  tant  de  lieliefses,  pas  d'œllla- 
di'S  assez  aiicales  pour  le  beau  cmilreliandier  (|ui  les  apiioila.l.  Sa  i-il- 
boue  le  iiiacieuse  tiaiichait  'ivement  sur  un  u'roii|)e  de  pay-an-.  ap,)uyés 
d(  iri  re  elle  ii  la  mnia  Ile.  Cliaeiin  d'eux  eiaii  araié  d'une  carabiiif,  e(  la 
coupe  liitir  ée  de  li  ur  vi-a^e  s'iiarmoniaii  l>ien  avec  les  demi  Irin'cs  dont 
ils  éia  eut  eiivel  >i  pés.  Un  vieillard  au\  trais  dessinés  coin  i  e  ceux  d  un 
saint  JeKime,  s"  ten.iil  assis  sur  uie  berfjère  an  coin  du  bu,  les  ((md'S 
sur  I  s  t;eii')ii\.  S  m  re^jard  lélléi  lii  sembl.nt  estimer  rli.ique  pièie  d'éloire 
à  mesure  ipie  sa  b  m  ce  la  dépb  ni.  Un  bouledogue  <  lapait  piè>  de  lui  son 
ventre  a  l,i  (lamine.  Les  (la  lés  dn  biyer  pi o  luisaient  dans  c  t  intérieur  de 
saisis-ans  ede's  donibre  e  de  Inniièic  a  la  façon  de  Renibrand  . 

—  JossiT.ind,  d  S'il  le  vieux  Drai  k,  c'e  t  le  dernier  maiche  que  nous 
la'sons  ensemble.  A  charpie  voj  âge,  vous  angmenlez  vos  prix,  et  vrai- 
ment ce  (pie  ;ega4 -e  il'-  vaut  pas  la  peine  que  je  me  mette  en  gui  ire  con- 
tinuelle a» ce  les  (lituaniens. 

—  fih  !  taisez  vou-,  sergent,  répliqua  le  conlrebnndier  en  «'asseyant 
avec  iiis.iiicianie  ;  vous  revernlrez  cent  mille  fr  iirs  (e  ipic  vo'  s  laissez 
pi'Ur  dix  miKe,  et  vous  pinl  g  rez  avec  vos  nS  otiés  un  benélice  réel  de 
treille  mi  le  cens.  ICnlen  'ez  vous,  les  coiiipen  s,  j'e.vct'pte  du  m, in  lié  cii.q 
auiii  s  de  point  de  Bruxelles,  au  dio  x  -c  la  peiiie  du  père  Drai  k.  ei  je  les 
lui  doniii',  idiii  que  sou  bonnel  l'e  noies  ne  t;-  coù  c  rien,  Ibuied  Graiu- 
deniii'.  et  qii'e  le  se  ressousienne,  en  le  p'  itant,  du  caiiiia  iih  Jo.^s  raid. 

Jenny  rougit  viv>'mciit,  regai-  a  snn  pèie  avant  d'ai  ce  i  i,  tt  i  nu  nia 
eniin  d'un  sonnie  b*  galant  conirebaii  lier.  F,"  ce  moaient  on  (rappa  an 
deliois;  la  <  rieur  se  peignit  sur  toutes  les  figuies;  le  boult-d.  gue  vint 
flairer  la  s  oiti',  ei  gion  la  .•ouidenien'. 

—  I  n"a  lasa'ioié:  ce  .'ont  les  s;a'»lous,  fit  Dra  k  à  voix  basse;  et 
d'uug(!S'C  (|ni  voul  il  èlre  obéi,  il  désigna  àsa  lile  une  poiie  par  où  elle 
seieiira  Pus  il  posii  ses  honimt  s  aux  angles  de  la  chambre,  et  s'uligna 
lui  me  ne  avec  eux  (  t  le  capii.iine  Josseran  I.  tous  l'arne  uenclié-'  à  teir  •, 
le  (loi!.'tsi.r  la  d  i.-nie,  I  oreille  a.tenlive,  et  l'te.l  à  la  pune  où  l'on  heurta 
pour  l.i  seconde  fois. 

La  vieille  Mar'ine  s'y  dirigea  à  pas  de  loup;  elle  se  pencha  sur  h  ser- 
rup  ,  Cl,  d  une  V(  ix  casséi-  : 

—  Qui  frapfie  ii  cet;e  heure?  d  i-elle. 

—  l'y  nirz-vous,  répoudilou,  rtcueiUif  pour  une  nuit  un  malheureux 
Voygenré.M'é  'i* 

—  Ktes-vous  seul  ? 

—  Oui,  bonne  femme,  je  suis  seul  et  horriblement  fatigué.  J'ai  faim  et 
j'ai  b  oïd. 

Fi.  liOiir  servir  de  péroraison  à  celte  prif're  courte  et  fervente,  le  ven 
f  illla  comme  tn  démon,  la  pluie  battit  les  conlrevcnis  à  coups  redoublés, 
la  cabane  iraqna.  sebiaida. 

—  F.iutil  ouvrir,  dcinanda  la  vielle  aux  pens  de  l'intérieur  ? 

—  «tii',  repli  pia  Hlailiien  K  liiindic,  maître  d'école  de  l.octudy  et  le 
plus  iilioit  coijui  I  de  1 1  bande.  Le  gais  doit  avoir  m. s  l'œil  aux  crcvascs 
de  la  inurairp.  Assumii  -nous  toujours  de  lui. 

—  Allô,  s  les  le  u\  (ils,  ajouta  Urack,  la  carabine  en  joue,  et  au  moin- 
dre siL'Ui!  d"  traliison  !... 

iMaiti  e  lin  les  verroiix  et  qnanl  le  passager  du  loiigrc  vit.  en  entrant, 
le  f  n-iiiida  lie  érat  de  guerre  d:ri.;éc((ritrH  lui,  plus  le  luxe  de  di  iits  (|ué- 
t:d  il  à  ses  yeux  le  chien  de  .'■es  nouveTes  connaissances,  il  ne  se  sentit 
pas  KM't  rassuré  sur  la  manière  dout  elles  entendaient  les  devoirs  de 
i'bo-piialiié. 

Cependant  lorsiu'il  fut  bi^n  constaté  qu'il  était  seul,  el  qu'on  eut  de 
nouveau  bariicailé  la  porte,  les  amies  se  baissèn'nt;  Dra' k  se  rasait,  rap- 
pe  u  sin  chien,  ei  procéila  envers  liucunuu  a  un  interrogatoiie  en  forme, 
à  peu  près  comme  il  suit  : 

—  Qiii  l'amené  ici? 

—  J  ;ii  d.'3eiié  mon  régiment,  et  je  cherche  un  asile  pour  cette  nuit. 

—  D'où  vbns-tu î 

—  De  O'dai;  er. 

—  Uùe»-iu  né? 


—  A  Quiberon. 

Le  vieux  conirebaiidier  examina  la  figure  de  l'é'ranger,  observa  se.? 
yeux  noiis,  ses  cheveux  crépu  ,  son  tei  t  I  âlé,  proinena  l 'nicmciit  son 
n  gard  sur  les  lambeaux  maiiiiliqneinent  drapés  qui  recouvraient  .'^cs 
mem'ires  trapus  et  vigoureux,  et  fronça  le  sourcil.  Puis  il  rtpril  bi  usi^ue- 
meiil  : 

—  On  as-'u  pris  cet  habit  ? 

—  Je  l'ai  éclia'igé  contre  mon  uniforme  avec  un  paysan  de  Plomelen, 
Le  vieillard  bnniala  lélc  en  sitine  de  dénégation  el  d'un  ton  sentencieux  : 

—  Pa;  un  Bieion,  dit  il,  ne  s'hab.lle  ainsi.  Quel  est  le  régiment  en  gar- 
nison il  Qiiiiiiper  que  m  viens  d'abandonner? 

L'ini'on  u  ne  répondit  pis  à  cete  question. 

—  A  quoi  lion  un  pareil  interrogatoire  ?  dit-il.  Pensez  de  moi  ce  qu'il 
vous  plai  a.  Voiibx-voiis  me  donner  un  coin  de  votre  grange  pour  y  pas- 
sei  la  nuit,  nui  (  u  non? 

—  C'esi  que  nous  l'enlenlnns  autrement,  interrompit  Bruno  Grainde- 
mer,  le  r.  dontable  liancé  de  Ji  nny.  En  même  temps  il  armait  sa  caribine. 

—  Tu  vas  nous  dire  commeut  tu  es  arrivé  jusiju'à  la  f-Jime  de  Tremé- 
ven. 

—  Je  viens  de  l'expliquer. 

—  Tu  ini  ns  ! 

Le  (lé.ser  eur  resta  ranef.  Graindemcr  le  coucha  en  joue. 

—  Uni' fois,  deux  répciait  fois,  Bruno.  Parleias-tu  ?...  Prends  garde; 
Bruno  ne  mriiace  jamais  en  vain. 

—  Ne  lue  pa-  (ethinime  ici,  cria  Drark  en  se  levant  avec  vivacité. 
J'ai  déjà  trop  d'.D'.iiies  i  démè.er  avec  la  douane  pour  me  meure  encore 
la  gi  iidarmcrie  su'  1rs  bras. 

—  Parbleu!  fit  Bruno  désappointé  en  lais'sant  tomber  sa  carabine,  il 
faut  avouer,  sergent,  que  vous  cies  une  f.imeuse  poule  mouillée  pour  un 
vieux  gro:.Miar(l  (pu  a  servi  sous  l'auire.  Il  mourra  pourtaut. 

—  J  iie-le  du  liant  de    falaisi  s,  et  tout  sera  dit. 

—  Adons,  les  amis,  qu'on  le  saisisse  et  droit  au  Saut-au-Diable  le  dé- 
serteur de  Qu  mper. 

Soit  qu'il  désespérât  de  réussir  à  se  défendre,  foit  qu'il  entrevît  une 
(h.in-e  de  .'alut  à  quiiter  la  huite  des  conlrelian  lieis.  riiiconiiu  n'opp'isa 
aucune  résistance.  Deux  honiine»  se  saisirent  de  lui;  Keriondic  se  mit  à 
l'aviini-giidc,  et  deri lèr e  marchait  le  reduuiab  e  Bruno  (jraindrmcr. 

Mai  tine  tira  (le  iiouv<au  les  veinux;  el'e  n'avait  pu  se  défendre  d'un 
Œonveiuent  de  pitié  pour  ce  j'une  é  langir  qu'on  ;  liait  tuer  irubement 
dans  les  ténèbres.  Mais  elle  comprendi  diqniis  long  temps  les  iiécessiiés 
(pi  poussent  au  crime,  et  d'ailleuis  comment  arracher  leur  victime  à  tant 
de  coquins  débrminés  ?  Penchée  sur  la  pone,  le  cou  lenilu.  la  bonche 
ouvirie  pu  l'appréciât  ou  de  lliomi  ide,  pendant  que  l'orage  se  ruait  (l,.ns 
la  cali.ine  avec  furie,  elle  regardait  sans  mot  dire  le  lunébic  corU'ge  ga- 
gner Il  ( ani  lagne,  alin  d'y  aecoinolir  sûicineiit  son  œuvre  de  morl. 

Onand  une  autie  Icmine  demi-nue  vint  se  j  i''T  au  milii  u  de  ce  drame 
comme  une  péri/iéiie  foudroyante.  —  Grâce  !  grâce  !  criaii-e  le,  les  mains 
et  les  yeux  au  (..(I,  en  se  tordant  avec  ai  goisse,  ne  ra.-sassinez  pas  ! 

Drack,  le  chef  dis  paysaus  contrebaniliers  de  Peninarck,  n'ét  lit  pas, 
coni  ne  la  plupa^  t  d'entré  eux,  un  de  ces  types  d'hommes  que  la  nature 
se  iible  avoir  lai  lés  dans  le  granit.  lia  loraiUr-nny,  sa  fille;  le  désir  de  la 
rei!  Il  e  un  joi.r  riche,  heureuse,  l'avait  poussé  si  enirepiendre  le  métier 
luciaiif  eid  ngcreux  qu'il  exeiçaii  ;  mais  il  cachait  avec  soin  à  sou  enfant 
les  sanglans  détails  de  ses  expéditions  de  nuit.  Il  tenait  à  sou  estime  parce 
qu'il  tenait  à  s'en  faiie  aimer. 

Aiivsi  bitil  v  veulent  contrarié  de  la  reconnaître  dans  laprolection  inat- 
tendue que  la  Pravidence  envoyai! au  déserteur. 

—  Qui  diable  veut  l'assassiner,  peiiie  folle,  répondit-il  avec  h'imeur. 
Reste  lar-is  ta  cha;ulire;  ça  ne  regarde  que  les  hommes,  ces  choses  là. 

— J'.ii  toai  vu.  tout,  reprit  Jenny  ;  mon  père,  sicethumine  (tieuri,  vous 
ne  serez  plus  rien  pour  moi  ;  tt  loi,  Bruno  ,  jamais  ta  main  souillée  de 
sang  ne  ton;  hera  la  mienne. 

~  VM  vous  tient  donc  bien  an  cœur  la  vie  de  cet  estafier  ?  dit  Bruno. 

—  Ofiquime  lient  au  cœur,  répondit  la  pauvreenfanten  laissant  échap- 
per nrfïiir.  ent  de  larmes,c'e  t  d'avoir  deux  brigands  devant  moi,  et  de  rc- 
corinsl.ft  cans  l'un  mon  père  et  dans  l'autre  mon  fiancé. 

—  Jeiinv,  lit  le  vieux  Drack  debout  devant  sa  Dde  et  les  poings  serrés, 
ne  pane  pasain:>i...  lit  loi,  Bruno,  c'est  un  coup  manqué,  fais  rentrer  les 
gars. 

Le  vétéran  revint  à  son  fauteuil,  se  laissa  tonber dessus,  versa  deuS 
verres,  l'un  pour  lui,  l'anire  pour  'e  capi'aine  Josserand,  spectateur  im- 
passible de  la  scène  (|uc  nous  décrivions  trinqua  avec  lui,  et  avala  sa 
par  I  d'un  seul  coup.  Oraindemer  se  pencha  dehors  et  cria  dans  les  lén*» 
brcs  : 

-—  Eh  !  les  gars  ! 

—  Eh  bien. 

—  iVeiiirez  un  instant. 

—  Pourquoi  'loiic? 

-—  Le  vieux  DiHckne  vent  plus.  -  - -i 

—  Le  vieux  Drack  n'est  pas  seul  maître,  répondirent  les  contreban* 
diers.  Ta'l  hoinine  en  alio  <  vu.  i 

—  Le  premier  qui  le  louche  m'en  rendra  compte,  fit  le  terrible  Bruae 
eu  retec-'idani  l'eocalier  veimoulu  de  lu  maison. 


LE  MAGASIN  LITTl-RATRE. 


51 


S 


—  Ali  !  lu  'o  picnils  C"m  lie  ça,  lii  PiediNoT.  anrcs  ISiiiiio  le  |)lus  ro- 
bustiM'c^  f|Ui're  ciKjiiins,  eu  s'iiiiiiai  t  d  un  l(iii;j;  couumu  do  ■  li.issc... 

Le  (l(''sri U'ur  SL'  di  liai  lassa  (.h'S mains  des  piiysaiisct.sc  pii'cipil.i  dans  la 
cahaiie  :  Ihs  comiiv  bjndicis  l'y  sidiirciit.  l't  (piniul  i's  fnriiir  (le>aiit  la 
lampe,  il  se  iioiiva  (pic  Kcrl^udic,  le  niEiire  d'école,  av  lit  le  caiiun  iU:  sa 
caia  >ii!e  liraipii'  sur  la  pnnrin"  df  l'iiiMii^^d-,  rpie  Hruno  lendi  Kerlou- 
dic  enJDie,  cl  (pic  Picilnoir  t'uiiciix  iiieiiaç.ui  (ÙMiiidciiur  de  s  m  cout'- 
las.  A  Cl  lie  vue,  Diackciui  la  sa  laudc,  ei  se  posant  eu  uialtre  au  mil.eu 
de  sa  m  ïxjm  : 

—  «  lîas  'es  armes,  tons,  cria  l-il.  » 

Les  pa}saiis  se  regaidcrcut  et  paiurcnt  calculer  les  chances  du  com- 
bat. 

—  Il  Piedno  r,  liai  selon  sabre,  ajouta  le  .«iergcnt  en  serrant  convulsi- 
venu'nt  rnire  M-s  ddijis  ['•■xiréiiiiu';  de  snn  fus.l,  a  pu\é  il  icne  dcvani 
lui.  Ab  !  lu  veut  l'a  sa'-siner  cli  z  moi  devant  ma  fe mae  1 1  mou  i  iifaiit. 
Dii'U  me  d.uniic,  il  fandr.i  ni'espé.l  er  d'abuid.  Voyons,  oliéir  is  tu  ?  ■> 

Piediii.ir  ne  se  picssiit  guéic,  craignant  (!'■  vpOMT  le  iiiaiir.!  d  école 
sans  dcfeiisi'  à  li  K'iii;i  aiice  de  Bruno  :  ni  lisci' dernier  i  éleva  i'us-.itiU  sa 
carai  iiic  ;  cliarun  l'iiiiita  ;  ou  veinmilla  li  porl>;:  Jcnny  iimie  treiililuue 
ri  f;a,'na  son  lit,  et  les  c  inirebandieis,  s'i  t  uii  ri.ssis  aiiiiair  d'une  tahe, 
peiiiiaiii  (pie  liur  lii">ie  sécliaii  ses  sè-teineus  au  fjyer,  liical  destcliauges 
Cl  desbouleilks  vides  le  ludti  de  la  nuit. 

II. 
LE  PROSCRIT. 

Trois  mois  aprf>s  la  fcf-ne  de  la  ferme  l'.c  Trémi'vpn  ,  à  la  fin  d'une 
cliau  le  journée  d- juillet ,  deux  persnniies  se  pr  rneuaieiit  sur  les  >alili's 
du  cap  le  Le  tndy.  Luue  portait  le  cosiuine  pilioie  ((ne  des  paysaMsbie- 
toi.s;  un  niiUK  bnir  le  :oion  rouie  scrr.nl.  auluurdcsa  t.iil  c.  I  exlii'niné 
inT  riei  rc  desnn  a  let  (*p  vcliiirs  cl  la  ceininie  de  son  laigc  paiiialoii  ; 
un  caban  à  (apiicb m  lui  co.ivrait  les  épau!es,  (t  les  boucle.' de  sa  (heve- 
lure  noire  s'êib.ippa  eut  ai  tisn  nnnt  d  un  Dnnuei  d  •  t  icot  bleu.  CeMc-ci 
n'ciaii  au  Te  (pu-  le  dc.serl.'ur  de  (jniinp''r  .  !.■  pis-.-ger  tnysii^iii  ux  du  Jio 
cleur,  alors  cminusous  b-  nom  de  Jo-cpli  Kciyllisan  baïueau  de  Lncindy. 

Quelle  rai-ion  le  r-  '.cnaii  si  lonij-  cm  is  à  Treinévcn?  P<  n'.-eiie  1  ammii 
di'  la  1 1  e  du  V  eux  si  ig  m.  et .  dans  ce  cas  ,  iiialbeur  à  lui .  car  elle  éiai. 
la  dancee  du  trrnlil  •  Oraiudcnici';  pcni-iMre  la  nii-ere,  la  proscripiion  ou 
e  lemorils  d'un  irinie.  Qic  viii  lii-ii  faire  tous  le.  s  dis  Mir  la  gièie,  le- 
yi  ux  tnirnés  ve.s  le  midi  ,  silfini'iix  .  aicaldé  d.^  irislesse?  Conteuipler 
sans  doiiie  la  bril  a  te  énile  (pie  l'on  voit  aussi  dr  sou  puys,  »i,  quand  le 
vpiii  est  pi'  pii  e,  ri'ciii  iilir  dans  ton  souille  un  cii  de  vengeance  ou  bien 
les  so  IV  cuirs 'lu  bonlieui  pasMÎ. 

Pi  iicbani  sur léiiaiiiier  si  laille  Q  xib'c,  Jenny  s'abandonna't aven  lui  à 
un  rie  ces  entn  tiens  iiitiui'S  aux  luels  le  cieiir  iioiive  tmi  de  cliaiines 
quand  ou  aime  ei  iprnn  n'a  pas  v  nJ  ans.  Kile  rinuivrlait  ses  in  t-ine.s 
aupiès  du  jeune  lioinnie  po'ir  conn.iiire  l'histoire  de  sa  vie,  la  cause  de  la 
tristcse  ptofiiide  ()Ui  le  devoraii. 

—  A  (pioi  («'la  servirai  -il,  répnnlait  Kéry  lis  d'une  voix  pleine  de  lar- 
mes? Quand  Il  ninu  lie  a  IX  glandes  ailes  vi'iit  illliirer  l'eau  du  boni 
de  SIS  pinints  lui  dem  iidtz  vous,  Jeniiy,  à  liavers  quels  orao'cs  le  veut 
de  la  icinpeie  l'a  poiiiir? 

—  J'cntenils,  dii  la  lil'cde  Dra'k.  Pourquoi  surprendre  le  secret  de 
celui  ipie  je  possède  anjour  Ih  .i  ei  ipii  dnii  me  f.dr  demain?  C'est  là  te 
que  sisn  lii-nt  vos  (landis,  l^e^t-^e  pas  »rai,  mon  ami? 

l'st,a;;uaieni  leiiieiucnt  la  pninie  oicileniale  duiap  de  F.nciu'Iy.  LU, 
s'alonge  en  giima(;.ini  .sur  l'aliî  .ic  la  Téle-dc  F^r,  un  énorme  roi  hcr  cé- 
lèbre dans  riiisloire  des  siuisircs  de  la  (  (iie.  qneî  couronm  nt  quelques 
toulfes  de  pcini's  rabougris.  L'iucoi.nuen  couclia  un  bouquet  par  terre,  y 
fît  usscoir  s  1  bieu-aimée,  se  plai,a  prés  d  elle  et  i  cprii  : 

—  Si  j'étais  coupable  d'un  crinn',  s'il  y  avait  des  tailicsde  sang  sur  nies 
mains,  vous  cesseriez  l'e  iirainier.  n'e-l-il  pas  vrai,  Jenny? 

—  Vous,  s'écria  la  pauvre  bile  !  avec  épouvante.  Oh!  mais  c'est  impossi- 
ble, mou  ami. 

—  Juge/,  en  vous  même,  (il  l'élringer  d'une  voix  grave. 
Il  se  recueillit  un  iuslanl  cl  raroniacc  (|uisuit  : 

—  Joseph  Kéryl  is  ii  est  pas  mon  U'  m;  je  in'a,ipellc  Esfeban  Ca'vina. 
Wa  mère  mouiui  jeune  :  nous  v;v  ous  lu  ureuv  ,  mon  père,  Carun  I  ma 
ieiiiies(eur,  et  moi ,  dans  un  p.  uvrc  village  de  Galicu  ,  quand  Oïlaial.i 
nv  luli'iii  d  Kspagiie,   en  lRi2. 

J'eiiilira-sai  e  parti  des  cm  tes.  Un  noble  ga'icien.  lago  de  Bandeira,  le 
di  sceiidaul  des  ennemis  jur.  s  (l-  ma  famille,  se  d  clara  |  oiir  rabsoii- 
lism  ■.  L'itnas'on  T  .<n(;aise  iira\aut  cha-s  '  du  Férid  .  je  me  vis  fnrce  de 
fuir  dans  les  m  nia:-'ues ,  où  je  formai  en  peu  de  temps  uue  guérilla  de 
Ccnl  biimiui  s  dct  i  minés. 

Nous  iKHis  ciii  lis  reiif  mis  dans  un  vioux  château  ,  situé  au  sommet 
d'un  maiiieliiii  iuiccessilde.  Un  jour  ,  oli!  que  le  soleil  s:'  leva  radieux  ! 
qu'il  y  avait  de  cdiiie  dans  laii!  (pie  la  nature  él.iil  belle  avec  sa  r<  see 
Il  iilanlc  ,  les  riches  iin.Miies  de  ses  coiileiiis  d'.nilouine  ,  sou  ntinospl.è.  e 
humide  et  ii^rbimée!  Qui  j  «mais  auiail  eni  ipi.'  c.tie  joje  se  maimée 
VI  rrail  un  lu:ubre  souvi  iiir  de  deuil  tomber  pour  lo  ijours  sur  ma  vie  ? 
C'é  ait  le  13  oclobre.  nue  eiU  iieUe  signal  i  les  fusils  cl  les  sb.kns  d'une 
troupe  nombreuse,  se  deioutaul  sur  la  rouie  du  f  âiol,  coeaie  (uiseri^sul 


aux  mille  relie  ts  de  feu  :  L'cunemi!  l'ennemi!  Ce  cri  résonna  de  toutes 
pans  sous  les  abiis  dégradés  où  nous  a  ions  [lasse  la  nuii.  Nnus  nous 
préc'piiâm  s  aiu  ciénauv,  a  x  meurtneics,  bouillans  d'ardeur  cl  de  cou- 
rage ;  ciir,  depuis  deux  nio  s  le  mondeimus  av  il  oubliés  snr  cette  roclie 
arine,  car  pour  nous,  le  combat,  t'était  le  mouveme  n,  la  vie,  l.i  iinirt 
peut-être,  mais  la  lin  <ie  telle  inaciinndése  péruiiieoùnous  avions  langui. 
L'e  iiiemi  débuuci  a  d'un  peiii  bois  voisin  sur  deux  (oluines,  se  langea 
en  bataille  a  une  po'iée  demnusiuet,  ei  me  fit  so  umcr.  au  n^m  de 
Ferdn  an  I  VU,  de  remettre  la  plat-  au  co'onel  Ia;ode  Bandeira. 

Je  ré|)on'lis  tpie  uuus  étions  disposés  à  courir  les  chances  d'une  résis* 
tance  dés  >piree. 

Alors,  une  giandc  agia  ion  se  manifesta  parmi  les  assié?eans.  Les  oITi- 
cieis  et  (|ui  Iques  nioiues  se  réiiuii-  ni  anioiir  dlago,  et  parurent  se  livrer 
à  une  disLussiuii  fort  vive.  Bientôt  cliacun  repiit  sa  p'ace.  et  je  vis  par.d- 
tre  linrsde  la  liane  de  balaille...  Mou  D  eu  !  inîerroinpit  lîtelian  C'i  sai- 
sissant sa  teie  de  f^es  nnins  irenibl  mtes,  arraihez,  arrachez  de  ma  mé- 
nioiicc  lie  iiiiiye  décbirante...  ;  je  vis  iiamîiieun  pauvre  veiliardqne 
des  sol  lals  plaçaient  devant  eux.  Sa  (ignre  pâle,  ses  yeux  <  t  inis,  ses  lè- 
vres tremblaiiles,  les  fiissuns  qui  secouiieni  ses  membres  aux  approches 
de  la  1110' t  :  (ili  !  Je my,  to  .1  cela  brisaii  l'âme  de  pilé,  d'idfroi,  d  hor- 
reur. Tout  à  coip.uiie  voix  coimu:-,  des  cris  de  dése^pu-r  rsonuèreui  à 
mes  oreilles.  Des  assis  ins,  des  bourreaux  infâmes  traînaieiii  auprès  du 
veilard  une  jeune  lil'e  (^(hevelée.  Il  me  sembla  qu'î  le  soleil  p-âlis  ait, 
que  la  terre  se  crensail  sous  mes  p  eds  ;  ce  viei'Iard,  c''  tut  l'e  tro  Cilvi- 
na.  mon  père  ;  celle  enfaiii,  ma  pauvre  CarnicI,  ma  sœur  bicn-aimée. 

Un  ange  de  beauté  et  de  douceur  comme  vou.',  Jenny,  que  le  ciel  nons 
avai  accordée  pour  remplicer  une  nièe,  une  (pouse  morte  en  lui  d.in- 
nant  le  jour.  Tomber  des  lira;  d'un  père,  d'un  Irère,  d'un  aaiani  eont 
les  voBux  all.iieni  être  couronnés,  dans  les  mains  de  ces  monstics;  quelle 
dbeuse  destinée  ! 

Esiebiin  se  lut.  Des  larmes  inondaient  ses  joues.  Jenny,  une  main  sur 
son  cp'iule,  (  oniemplaii  de  ses  grands  yeux  bleus  celle  douleur  sulea- 
nelle.  Cabina  leprii  : 

Les  condaii;nés  s'a.;enouilIèrenl,  les  mains  jointes  et  les  yeux  hanlés. 
Deux  c.ipucins,  inclinés  sur  eux,  leur  disa  eut  qui  lijues  m  ils  de  consiia- 
lion  denii  re.  Adoiize^as.  un  peloton  s'éiaii  ali;;nr;,  l'.  nue  au  bras, 
commaudé  i  ar  le  lâche  Bandeiri.  Je  (ompris  alors  toute  l'allieuse  vérité. 

El  mon  pè  e  lo  iiba  évanoui,  et  ma  sœur  se  roula  par  terre  en  pous- 
sant «es  cris  la  1  entailles.  F.t  noi,  dewnu  plus  ti  a. niif  qu'une  feuime, 
j  iuboiid  le  diapein  bl.inj  sur  la  tout  que  je  dépendais. 

Mon  lieutenant  descendit  parlementer.  Alors  une  joie  féroce  brilla  sur 
la  r.i<e  d'iago.  Il  Uiisa  du  regajd  mon  envoyé,  croi  a  les  bas  et  lécouia 
parler.  Puis  il  rit  mas  d  un  lire  s.it.Mii(pie.  mas  d'un  i  ire  doni  thuiiue 
étiai  m    V-  r>a  t  du  Iro  d  dans  la  p  nti  in  •  tomme  l'aci.'r  d'un  glaive. 

—  Le  101  don  Fe  diuand  VII,  répond. l  il  avecd  dain,  ne  tompi  se  pas 
avec  des  II  aires,  mais  i|ue'(|uerois  dies  reçoit  a  merci.  Va  dneàCil- 
vina  que  si,  dans  c  ni|  miuiite.s^  d  n'a  pas  d  posé  les  armes,  le  s.iiig  de 
eesdiux  mi'érables  vengera  d'avance  les  brates  Espagnols  qui  se  sacri- 
lieront  pour  le  p  niir. 

Ma  vie  appar  cnaità  ma  famille;  mais  je  ne  pouvais,  sans  leur  cnscn- 
temeiil.  exposer  mes  compa'.'iions  aux  ve.  géantes  d  ;  reiiuemi.  J'api.elai 
donc  a  it' ur  de  moi  les  ciief'de  ma  peti'e  aru-ée.  Nons  tenions  coi  seil, 
quand  une  douce  voix  s'éleva  vers  uous,  ainsi  qu'une  prière,  faible  d'ail- 
leurs, géiiiissante,  éplorée. 

—  «  Mon  Ksleban,  prends  pitié  de  nons.  disaii-elle,  et  si  lu  savas  !  on 
nous  a  bandé  les  yeux,  on  nous  a  fiii  ineitre  à  gmoux,  et  des  moines  à  la 
paiole  alIVeuse  .'OUI  venus  nous  dire!  «Il  faut  mourir...  o  'h!  sauve 
notre  pèie  :  dix  as.-as-iiisoiit  diiig»'"  lents  lusils  contre  nous.  Esicbao,  Es- 
tel an, un  mot  de  toi,  notre  bourreau  l'a  promis,  nous  serons  pardonnes...» 

C'éla.l  Caniiel  qu'la^o,  counai.ss ml  ma  tendresse  pour  elle,  avali  f  it 
coiiduiie  au  pied  du  foi I,  pour  inllucnccr  nos  délibérations.  Elle  leva 
vers  moi  ses  yeux  inouilés  de  larmes,  me  icmit  ses  bras,  tloiit  la  peau 
bleuissait  sous  la  pression  des  <  ordes.  Ses  b' aux  cheveux  noirs  lloiiaienl 
sur  ses  épaules,  ^a  lobe  se  drapait  autour  d'elle  comme  celle  des  viccô-es 
de  Mnril'o. 

Mes  amis  pleuraient. 

—  CiM  rs,  me  dieiii  ils,  vers  lago.  Monrnns,  mourons  tons  s'il  le  fa  it, 
mais  grâce  pour  les  vieidai  ilseï  pmir  les  enfans. 

Je  ne  sais  (|u  Ile  joie  foie,  cVoï^t ',  m'inoiili  l'anic  en  ce  mnmen'.  Ces 
deux  ceii's  cxisiences  qui  se  dévouiieut  p  .ur  cel'es  de  mou  père  ei  «le 
Carincl,  je  U  s  aceeplai  sans  ré.lexitni.  s  iiis  remords.  Je  compris  le  bon- 
heur de  ne  songer  (pi'a  sm,  de  n'agir  que  pour  soi.  Je  m'élançai  vois  ma 
sœur,  que  ses  gardes  i amenaient  :  Bainieira  parut. 

En  le  vo\  an'  à  la  port  e  de  mes  roups,  la  ha  ne  en  moi  bahnçi  la  pciir. 
Il  me  devina.  Comme  le  taureau  et  le  loréidor  que  la  bair  è«e  sèpioe, 
chacun  de  nons  n  cnaç.iii  son  ememi.  Nos  mains  serraieni  Va  i;arue  ue 
nos  I  0  sinards,  et  ii"us  fréansMi  n<  de  ne  p'<uvoi    nous  eu  servir. 

—  1  gi>,  lu  es  le  p'us  fort.  Qu'exi .es-tu?  lui  ds  je. 

—  Vous  snriir  z  de  celti'  masure  en  cbeini»e,  les  pieds  nus  et  la  co'«îe 
au  cou  et  vous  viendrez  faire  amende  buuurab'c  de  vuire  rebclliuu  de- 
vant moi. 

—  Jaiii.iis!  inmai' !  m'écriai-jo  en  me  tordant  le*  miîns! 

A  ces  mots  Baudc.ra  se  reiuuiua  vers  ses  CACcuivurs.  Carmcl  se  trou* 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


vait  de  nonvcûu  agenouillé  devant  eux.  Le  monstre  fit  un  geste,  je  \is  les 
armes  se  baifser... 

—  Arrête!  arrête!  m'écriai-je.  en  tombant  (îpcrdu,  haletant,  auxge- 
roux  du  mls(''ral)l.  ;  lago,  je  te  liais;  tue-moi,  mais  i^pargue  ce  l'aib'e  vieil- 
lard, cette  pauvre  tille.  Par  l'ame  de  ton  père ,  piliO  pour  eux,  pitié  pour 
moi! 

—  Ail  !  nuirmurait-il  les  dents  serrés  et  les  lèvres  tremblantes ,  tu  as 
donc  peur,  indomptable  Esteban  ? 

Sts  doigts  se  crispaient.  Lii  tête  penchée,  le  sourire  sur  les  lèvres,  il 
me  conii  mpkiit  de  son  œil  à  demi  fermé,  avec  une  aaière  expression  d'in- 
sulte et  d'ironie. 

—  Fais-leur  grâce,  lago,  repris  je,  rt  je  serai  ton  frère.  Ion  ami,  ton 
esclave.  Nous  n'aurons  plus  cnsenib'e  qu'un  même  toit ,  qu'un  même  lit, 
qu'une  pensée ,  qu'une  aine.  Mon  Dieu  !  pour  les  deux  êtres  que  tu  vas 
sacrili*  r,  je  donnerais  mille  fois  ma  vie. 

—  Toi  mon  ami  !...  toi  mon  frère!...  Le  sang  des  Bandeira  rugit  dans 
mes  veines  rien  qu'à  te  voir,  rejeton  abhoré  des  Calvina.  Je  te  saviiis  un 
infâme,  nia^s  aujourd'hui  je  te  trouve  lâche....  Vous  êtes  miséricordieuse, 
sainte  madone  de  Néila. 

Alors  une  sourde  rumeur  s'éleva  du  camp  ennemi  et  se  propagea  de 
crénrau  en  créneau  parmi  mes  soldais.  Î^Ion  père  avait  rompu  ses  liens 
arraché  son  ban  Icau,  saisi  ta  ûlle  daus  ses  bras  et  me  l'apportait  pour  la 
défendre  et  la  sauver.  Je  courus  à  lui... 

—  Feu!  hurla  lîandeira... 

Douze  balles  pariircnt.  L'héroïque  Pedro  se  courba  sous  son  fardeau, 
et  vint  en  rasant  la  lerre  s'abattre  à  mes  pieds. 

—  Prends  la!  prends-la,  Esteban  !...  Je  meurs...  venge-moi. 

Je  les  ava's  saisis  tous  deux ,  et  léger  cnmma  un  démon  qui  vole  une 
femme,  quelfjues  secondes  après,  je  les  déposais  au  milieu  de  mes  amis. 

—  A  l'œuvre,  les  cnfans!  cria  mon  lieutenant,  Barricadez  la  porte  ; 
chacun  à  ton  poste.  Mort  aux  assassins  et  vive  la  constitution  !... 

Deux  balles  avaient  .ntîeint  mjn  père  dans  les  reins.  Le  sang  le  suffo- 
quait. A  chaque  pulsation  du  cœur  il  pâlissait,  ses  lèvres  devenaient  livi- 
tles,  ses  regards  se  noyaient  de  jilus  en  plus.  Carmel,  blanche  comme 
une  statue  de  marbre,  restait  sans  mouvement  étendue  près  de  lui.  Jîais 
In  vie  s'en  allait  pour  toujours  chez  l'un;  elle  reviendra  bientôt  dans  l'au- 
irc.  Tous  mes  désirs,  toutes  mes  craintes  s'étaient  concentrées  sur  l'infor- 
tu)!é  PiMiro. 

— -  Kst-elle  blessée?  murmura-t-il. 

—  Non,  mnnpôre,  répliquai-je,  vous  l'avez  sauvée. 

Alors  un  rayon  de  bonheur  illumina  sa  ligure,  que  bouleversèrent  de 
nouveau  les  douleurs  <le  l'agonie.  Sa  iêt<'  fe  rou  ait  péniblement  sur  mon 
bias.  Que  la  perle  d'un  être  bien  aimé  est  une  horrible  chose  !  coutmela 
volonté  s'irrite  h  voir  s'exhaler  ce  dernier  soiilli',  dont  l'action  f.iit  circu- 
ler dans  noire  fièlc  enveloppe  In  chaleur  et  l,i  vie.  On  voudrait  réciiauf- 
fer  les  memlires  du  moribond,  ranimer  aux  dépens  de  la  sienne  cette 
existence  qui  s'éteint  !  et  la  mort  frappe  à  grands  coups,  et  vous  n'avez 
pies  bientôt  q  l'une  dépouille  froide,  qu'un  cadavre  inanimé  rievant  vous. 

De  légères  couleurs  revinrent  sur  les  joues  de  Carmel.  Peu  à  peu  elle 
reprit  connaissance  et  se  mit  à  sourire,  mais  d'un  rire  hébété  qui  m'ef- 
fraya. Je  la  crus  folle.  Puis  elle  s'accroupit  sur  ses  genoux,  contfnipla  la 
victime  d'iaao,  joignit  ses  mains  et  les  lai-sa  tomber  devant  c  le  en  gé- 
missant. Elle  rappelait  ses  souvenirs.  Enlin  elle  se  précipita  sur  le  vieil- 
îard. 

—  Mon  père  !  mon  pauvre  père  !  disait-elle,  vivez  pour  nous. 

Un  douloureux  gémissement  sortit  de  la  poitrine  du  mourant.  11  fit  un 
eflori,  posa  sa  main  en  .«;igne  de  bénédiction  sur  l.i  téie  de  sa  lille  qui  le 
«■ouvrait  de  baisers,  trouva  encore  une  larme  de  regret  et  celle  triste  pa- 
role : 

—  Mes  cnfans,  adieu...  aimez-vous...  Esteban,  venge-moi  ! 
Et  il  empira. 

On  dansait  chez  le  noble  seigneur  don  Perez  de  Alcala.  Les  fenêtres  du 
rez-de-chaussée  jetaient  an  loin  l'harmonie,  la  joie  et  la  lumière.  Une  mu- 
sique rouliîEle  et  saccadée  faisait  tourbillonner  aux  airs  cadencés  de  la 
valse,  aiu  vives  ritournelles  des  boléros  et  des  catiiuchas.  les  élégantes 
maniillpsdes  bi\antés  gallicienncs  et  les  uniformes  de  vos  galans  oUiciers 
français.  On  entendait  bruire  comme  une  brise  harmonieuse  toutes  ces 
pa^sioi.s  légère",  le  désir,  la  gal.mi'-rie,  la  vanité,  qui  se  meuvent  dans 
l'atmosphère  bvilUiiie  'l'un  bal.  Trois  lustres  arrondissaient  sous  de  ri- 
ches tcnmres  Iriirs  diadôiies  éiincelans,  et  m'envoyaient,  jusque  dans 
l'enfoncement  d'un  b'^squet  solitaire,  leurs  rayons  jaunissant  sur  le  feud- 
lagede<  cédrats  et  des  orangers. 

Et  là,  enveloppe  dans  un  manteau,  le  sombrero  rabattu  sur  la  figure  je 
m'étais  a-sis,  et  je  coniemplais  passer  et  repasser  tous  ces  êtres  loiiitains 
que  le  plaisir  faisait  s'agiter  devant  moi. 

A  eux  l'enivrement  des  fêtes,  les  doux  regards,  les  éclatantes  toilettes, 
les  paroles  palpitantes  de  bonheur  et  d'.unour.  La  proscription  à  moi,  la 
pauvreté,  le  soutenir  de  mon  père  expirant  dans  mes  bras. 

Ah  !  si  au  souille  de  ma  haine  je  pouvais  voir  les  tinugics  s'éteindre,  les 
fronts  pâlir,  Ica  bouches  se  crisper  d'elfroi;  si  ou  niiiieu  de  celle  foule  ba- 
riolée et  tournoyante,  il  m'éiait  donné  de  faire  tomber  une  froide  dépouil- 
le ei  de  fccouer  des  lambeaux  sanylans,  Calvina,  lu  serais  heureux,  tu 
serais  vengé. 

Ainsi  pensais-je,  quand  parmi  les  corlejos  dont  la  main  guidait  à  la 


danse  toutes  ces  bayadères  couronnées  de  fleurs,  je  reconnus  Bandeira.' 

Je  l'attendais  :  sa  vue  ne  me  .surprit  pas  ;  je  ne" sentis  aucune  de  ces 
émotions  cruelles  qui  vous  froissent  la  poitrine,  quand  vont  s'accomplir 
les  grands  mystères  de  notre  de-tinée.  Je  lirai  mon  poignard  je  fis  cou- 
rir la  lumière  sur  sa  lame  étroite,  longue  et  légèrement  ondée'.  J'en  baisai 
la  pointe,  et  je  dis  :  au  cœur  du  brigand. 

Car  la  haine  pour  un  Espagnol,  ce  n'est  point  celte  passion  pétulante 
qui  se  trahit  par  des  provocations  ou  d'insolentes  menaces.  C'est  un  cri 
sourd,  qui  vilne  au  fond  de  l'ame  ;  c'e^t  un  serpi^nt  qui  ronge.  Le  brave 
ne  doit  pas  sentir  son  cœur,  quand  sa  main  se  lève,  s'il  veut  frapper  juslc 
et  fort. 

Un  jeune  figuier  croissait  tout  au  pied  du  mur  oii  s'ouvraient  les  croi- 
sées du  seigneur  de  Alcali.  Je  me  glissai  dans  l'ombre  jusqii'à  lui,  et  me 
cachai,  parmi  ses  larges  feuilles,  semblable  au  châiiraent  qui  s'endort  a  la 
porte  du  crime  heureux.  L'orchestre  roulait  en  trilles  ,  en  cadences  per- 
lées sa  voix  harmonieuse;  j'entendais  les  femmes  gisser  sur  le  panjuet. 
Enfin,  au  milieu  du  bourdonnement  des  cnnversati  ins,  du  bruit  mesuré 
de  la  daii^e  ,  je  distinguai  des  pas  qui  venaient  s'aprocliant  de  la  fenêtre; 
et  bieniôt  retentit  à  mon  oreille  la  voix  d'iago,  répondant  à  une  voix  ca- 
ressante de  f(  niiu':',  et  préparant  encore,  sans  doute,  par  un  enireiien  d'a- 
mour, quelque  infâme  trahison. 

Je  me  soulcvoi  douremeiit  de  la  place  où  je  me  tenais  accroupi.  A  la 
lueur  mate  des  bougies,  je  considérais  les  traits  anguleux  de  l'assassin  de 
mon  père,  je  vis  briller  ses  yeux  gris,  perçans  et  immobiles  comme  ceux 
d'un  mauvais  génie. 

La  danse  avait  cessé.  Presque  debout,  la  main  gauche  prêle  à  .«aisir  le 
coupable,  la  droite ariuée  et  pendante,  j'attendais  que  la  musique  r'.niinât 
la  léle  et  donnât  en  même  temps  le  signal  du  meurtre  et  celui  liu  plaisir. 

Je  ne  vous  dirai  pas,  Jenny,  les  paroles  qu'échangeaient  les  amans  : 
votre  ame  est  trop  chaste  pour  comprendre  ces  monsirueuses  passions. 
Bientôt  partit  en  biuyans  éclats,  en  mesures  pressées,  c.i  gam.nes  rapi- 
des, la  valse  qui  roule  vingt  grnnpes  brillaus  en  un  même  tourbillon.  J'é- 
tendis le  bras  à  traveis  le  feuillage. 

—  N'avez-vous  rien  entendu,  demanda  l'amie  d'iago  en  regardant  de 
mon  côté  ? 

—  Bien,  chère  Dolorès,  répliqua  le  galant  cortejo  avec  indifférence. 
D'un  bond  je  m'élançai  sur  lui. 

(Esteban  se  leva  par  un  mouv  cment  convulsif  de  son  banc  de  genêts  se 
posa  en  aihitte  et  acrompagna  chacune  de  ses  paroles  de  gestesforcenés.) 

Je  le  saisis  par  ses  longs  cheveux  parfumés,  je  le  lirai  à  moi;  celle  qu'il 
avait  nommée  Dolorès  s'enfuit  en  poussant  des  cris  lugubres  et  s'évanouit. 
La  valse  s'unêta  comme  un  chœur  de  prêtres  et  de  vierges  frappés  de  la 
foudre  en  célébrant  les  mystères  de  leur  Dieu.  Le  rire  et  la  pitié,  le  plai- 
sir et  l'elfioi  se  disputaient  ces  hommes  ivres  de  volupté,  ces  femmes  sur- 
prisi  s  et  hi  sitant  dans  leurs  poses  gracieuses.  On  s'empressait  autour  de 
Dolorès;  elle  ne  pouvait  satisfaire  aux  questions  de  laloule.  Je  me  chargeai 
Ge  répondre  pour  elle  et  je  le  lis  éloquemmenl. 

Je  me  penchai  à  l'oreilie  d'I.rjio,  qui  se  débattait  sous  ma  main. 

—  Rappelle-toi  Peilro  Calvina,  luidis-jc. 

—  Grâce!  murmura-t-il. 

Mon  poignard  se  (longea  dans  sa  poitrine  ;  un  affreux  gémissement,  un 
hurleuKnt  sourd  et  prolongé  sortit  de  ses  lèvres.  Il  se  releva  ;  je  le  frap- 
pai de  nouveau  :  il  retoaiba  sans  force  ,  les  mains  pendantes,  aU'aissé  sur 
la  fenêtre,  et  le  râle  de  la  mort  faisait  haleter  sa  poitrine.  Je  le  soulevai , 
et ,  rassemblant  mes  forces ,  je  le  rejetai  en  arrière  dans  la  foule  au  mi- 
lieu de  laquelle  ses  genoux  fléchirent ,  il  roula,  et  s'étendit  sans  mouve- 
ment. 

Tonte  cette  multitude  soyeuse  et  dorée  qui  l'entourait  recula  d'horreur. 
Un  frémissement  indéfinissable  courut  parmi  ces  heureux  du  siècle  ;  les 
dames  se  pâmèrent  ;  les  cav.diers  se  précipiièrent  vers  le  jardin  pour  sai- 
sir le  meurtiier.  Pourquoi  tout  ce  bruii  ?  La  mort  avait  raru  au  seuil  de 
l'appartement  et  avait  appelé  un  de  ces  enfans  gâtés  de  la  Providence,  le 
plus  riche  peut-être  et  le  p'us  aimé. 

Je  fus  exi-epté  des  amnisties,  condamné  à  mort ,  signalé  à  toutes  les 
cours  de  ITuiope,  afin  que  je  ne  pusse  trouver  d'asile  daus  aue.  n  lieu 
du  momie  civilisé.  Un  cuntrebandicr  me  prit  à  Villa-Védas,  et,  à  la  faveur 
de  la  tempcle  et  de  la  nuit  ,  me  déposa  sur  la  cô  e  de  Loctndy. 

—  C'est  nue  horrible  histoire  que  la  vôtre,  murmura  Jenny  quand  Es- 
teban eut  achevé  son  récii. 

—  El!  bien  !  cet  homme,  souillé  par  le  meurtre,  voudrezvous  encore 
l'aimer  ? 

A  toi,  mon  ami,  pour  toujours,  pour  l'aider  à  souffrir  et  l'apprendre  à 
pardonner. 

III. 

LÀ  VISITE  DOMICILIAIRE 

Le  soir  même  du  jour  où  Calv'na  avait  fait  à  Jenny  le  récit  de  ses  mal* 
hsurs,  par  mw  nuit  obscure  ei  chargée  d'orage,  une  agitation  niyslérieu. 
se  ri  gnait  a  la  f.rme  de  ïréméven,  et  .sur  la  pente  abrupte  des  rocheis 
de  Penmarck.  Des  hommes  portant  des  ballots  sur  leurs  épaules  glissaient 
il  travers  la  nuii,  n'oiitruieiit  un  instant  sur  la  crëie  des  falaises  leur  sil- 
houette elhlée,  dont  la  forme  noire  se  dessinait  .ur  le  gris  du  ciel,  et  ne 
tardaient  pas  à  disparaître  dans  de  lorlueux  sentiers.  C'étaient  Drack,  sa 


LE  MAGASIN  LliTEIlAinE. 


5â 


fciiimo,  Kcrloiulic  cl  let  autres  associés  de  Lortudy,  qui  Iransporlaiert 
leurs  uiar(iiaii(li>L's  en  lieu  de  suivie,  li  nièinc  oii  quinze  jours  aiipara- 
va- 1  ils  ;  vait'iii  emerré  sous  le  vai  ocli  trois  (inuauicrs  de  Plovaii,  lues  dans 
uu  combat  à  ouirance  que  le  scrjjcm  avait  livié.     . 

La  t'dlice  reclieniiait  aclivenniil  les  nu'euis  de  ce  crime  ;  mais,  outre 
ce  uioiif  avoui^  de  ses  peniui^itinns,  peut  ctic  en  avait  elle  un  autre  plus 
important,  soigni  usemc-nt  dissiiuul»^,  celui  de  saisir  le  mrurtiier  du  colo- 
nel I. go  de  Caideira.  Elle  savait  qu'un  conlreljaridier  l'avait  dé|)0sé  sur 
les  eûtes  de  Bieiogne,  et  elle  dép  ovait  une  activité  extraordi.iaire  pour 
découvrir  sa  retraite;  l'aiiiba^sadciT  de  S.  M.  caiholique,  auquel  ou  ne 
refusait  rien,  réclamant  avec  ins'ance  fon  cvtradiiion. 

Après  plusieurs  descentes  infiuctueuses  dans  les  villages  voisins,  lepro- 
eu  •<  ur  du  roi  et  ses  agens  nienaçaieiit  Loctiidy. 

D'un  autre  côté,  Mathieu  Kcrioudic,  quoique  appelé  à  former  l'esprit 
et  le  cœur  des  enfans  de  te  demi'  r  village,  n'en  avait  pas  moins  servi  le 
roi  sur  ses  galères.  Une  vieille  amiiié  l'unissait  à  certains  émissaires  de  la 
rue  de  Jérusalem,  tout  fraîchement  arrivés  de  Paris  pour  chaujfer  1  ins- 
truction. Il  pénéira  le  mysure  de  1-  ur  mission,  cl  devina,  sous  l'extérieur 
emprunté  du  faux  KéryM»,  le  condamné  qu'on  recherchait.  Bientôt  l'élé- 
gance des  manières  de  l'éiranger,  son  attitude  inquiète,  sa  prononciation 
éirargère,  convertir.'ul  en  certitude  les  soupçons  du  maître  d'école.  Il  Gt 
pari  de  sa  découverie  à  Graindemer,  l'ennemi  juré  d'Esieban,  depuis  que 
l'Espagnol  lui  avait  enlevé  le  cœur  de  Jenny,  Tous  deux,  après  mûre  dé- 
libération, formèrent  le  plan  que  voici  : 

Bruno  devait  interroger  la  lille  de  Drack,  à  qui  l'étranger  avait  proba- 
blement raconté  son  histoire  ;  et  Kerloudic,  les  renseignen.ens  nécessaires 
obtenus,  conduirait  par  ruse  le  proscrit  tn  lieu  siîr,  et  le  livrerait  à  la  pla- 
ce des  contrebandiers  que  la  justice  aurait  arrêtés. 

Le  jour  même  où  l'on  transportait  les  marchandises  vendues  par  Josse- 
rand,  Graindemer  mit  sa  barque  à  Ilot.  Jenny  l'accompagnait  à  la  pêche. 
Le  vieux  Drack  l'y  avait  envoyée  pour  lui  éviter  le  spectacle  de  son  dé- 
ménagement. 

La  nuit  te  faisait  noire;  les  fiancés  couraient  des  bordées  bien  loin  des 
côtes,  enire  l'ile  aux  Moutons  et  l'archipel  de  Glénan.  Bruno  avait  la  li- 
gure sombre.  Le  vent  ne  souillait  pas  avec  viole'  ce,  mais  il  venait  de  la 
haute  mer,  et  poussait  inccs  animent  le  flot,  qui  s'augmentait  en  son  che- 
min. La  lune  montait  à  l'horizon,  escortée  de  nuages  qui  faisaient  passer 
et  repasser  sur  les  falaises  leurs  ombres  démesurées.  Plus  l'heure  s'avan- 
çait, plus  la  nuit  s'ép^iissi-sail,  p'us  la  brise  devenait  fraîche.  Les  rides  du 
front  de  Bruno  se  creusaient,  son  ngard  Ecmblait  briller  dans  les  ténè- 
bres. Jenny  eut  froid,  Jenny  eut  peur. 

—  N'allons-nous  pas  rentrer  bientôt,  Bruno?  demanda-t-elle. 

Sans  répondre,  le  jeune  homme  retira  son  carreltl.  jeta  quelques  pois- 
Sf  ns  aux  pieds  de  sa  compagne,  se  plaça  près  d'elle  et  tourna  vers  la  ter- 
re, Jenny  enferma  dans  un  panier  la  pèche  de  son  fiancé,  et,  s'éluignant 
de  lui,  vint  s'asseoir  à  l'avant. 

L'eau  poussait  au  rivage.  Bruno  se  conlenta  de  gouverner. 

—  Tiens,  Jenny,  dit-il  après  quelques  iustans  de  silence,  je  vaislerap 
peler  une  srène  arrivée  à  Trémeveu  il  y  aura  bientôt  trois  mois.  Le  veut 
souillait  avec  rage,  la  pluie  tombait  par  torrens.  Un  étranger  vint  frapper 
à  la  porte  de  ton  père,  et  cet  étranger  devait  mourir,  car  il  avait  surpris 
notre  secret.  Drack  le  condamna,  et... 

—  Assez,  assez,  interrompit  Jenny,  pourquoi  rappeler  de  pareils  sou- 
venirs ? 

—  Pourquoi  ?  reprit  le  pêcheur  avec  l'accent  d'une  passion  furieuse, 
accompagnant  chacune  de  ses  paroles  de  gestes  désespérés.  C'est  que  moi 
Je  sauvai  cet  aventurier  pour  te  plaire  et  que  lu  m'as  abandonné  pour  lui. 
Oui...  parce  que  tu  le  trouvas  beau  avec  sa  longue  chevelure,  ses  mains 
blanches,  sa  figure  efféminée  ;  parce  qu'il  le  fallait  un  amant  comme  lui, 
non  pas  un  pauvre  pécheur  de  Loctudy,  dont  les  épaules  se  voûtent  sous  le 
poids  du  travail.  Ainsi,  Bruno  l'a  défendu,  sauvé,  pour  qu'il  vînt  t'aira- 
cher  à  lui  ?  Ah  !  vous  m'avez  fait  à  vous  deux  lâche  et  ridicule  ;  mais  vous 
en  aurez  menti!... 

En  même  temps  Graindemer  se  leva,  et  jetant  un  regard  de  dédain  et 
de  co'èrc  sur  la  lille  de  Drack,  il  se  tenait  hardiment  debout  sur  ses  deux 
planches  fragiles  que  le  vent  tourmentait. 

Le  cœur  de  Jenny  battait  avec  violence.  Elle  dissimula  pourtant  son  ef- 
froi, et  d'une  voix  qui  voulait  paraître  assurée  : 

—  Où  en  veu\-tu  venir,  Bruno  ?  denianda-t-elle. 

—  Où  j'en  veux  venir?  répoinlii  Giaindemer.  Tu  sais  son  nom? 

—  Je  le  sais  comme  loi.  Il  s'appelle  Kéryllis. 

—  C'est  son  nom  véritable  que  je  le  demande.  Tu  vas  me  le  dire...  ou 
bien... 

La  colère  suffoquait  le  pêcheur.  On  eût  dit  que  le  démon  du  crime  lui 
serrait  la  gorge,  i^tie  voir,  à  reuicndrc,  Jenny  sentit  toute  sa  résolution 
tomber. 

—  Gagnons  le  bord  !  s'écria-t-e!le  ;  j'ai  peur,  bien  peur  1 

—  Voyons,  pas  de  désespoir  et  pas  de  cri,  rei^rit  LirainJeiner.  La  nuit 
est  aveugle  et  la  n.er  muette  :  obéis. 

—  Mais  ce  que  lu  veux  savoir,  je  te  jure  que  je  l'ignore,  Bruno, 

—  A  la  Têie-de-l"er  alois,  cria  le  féroce  prcheur,  et  il  vira  de  bM'd. 
Jenny  a  compiis  le  projet  du  contrebandier;  il  lia  s'échouer  au  locher 

des  naufrages,  gagn(  ra  le  bord  ii  la  ragi",  et  demain,  quand  le  Ilot  aura 
l'cjclc  un  Ci!d.;vie  parmi  ks  plauclies  briiées,  il  racontera  uue  histoire  de 


sinistre  pins  ou  moins  bien  inventée.  Epouvantée,  elle  se  retourna  vers  le 
rivage  ei  le  vit  s'arrondir  bien  loin  d'elle.  Des  profondeurs  de  l'horizon 
arrivaient  les  rtllcts  d'un  pfde  crépuscule,  qui  enluminaient  comme  un 
fantôme  le  lerrilile  fiancé  de  Jenny.  La  respiration  de  la  pauvre  enfant  lui 
bi  niait  la  poitrine.  A  l'arrière,  le  pêcheur  la  contemplait  avec  une  froide 
impassibilité. 

—  ivir  .011,  pardon,  Bruno,  que  t'ai-je  fait?  reprit-elle  les  mains  Jointes, 
implorant  sa  pitié  avec  «ne  louchante  ferveur. 

11  y  eut  un  moment  de  silence.  Le  vent  d'ouest  siflla  au  dos  des  vagues  ; 
le  bateau  filait  rapidement. 

—  Le  nommeras-tu  ?  répliqua  Graindemer. 

—  Mais  c'est  impossibitf,  dit  la  jeune  fille  avec  désespoir.  J'en  prends 
à  témoin  la  sainic  marlone  de  Loctudy. 

—  Eh  bien,  fais  la  dernière  prière  avant  de  mourir.  Et  Bruno  se  dé- 
pouilla de  son  caban. 

Peu  à  peu  la  lêle-deFer  sortait  des  falaises,  et  montrait  de  plus  en 
plus  distinctes  les  aspérités  de  sa  hure  homicide.  Le  long  du  bateau  fragi- 
le, dernière  espérance  qui  bientôt  sera  biisée,  Jenny  court  tiemblanic, 
comme  pour  rhe-'cber  un  passage  à  travers  le  goulTre  béant  des  eaux.  Elle 
tend  les  bras  à  la  terre  ;  elle  appelle  du  secours  avec  angoisse,  l'écho  ne 
lui  renvoie  que  quelques  cris  rauques  et  déchirés.  La  barque  approchait 
cependant  du  rivage.  La  mer  clapotait  dans  les  récifs  couiounés  d'écunr  ; 
le  flot  revenait  sur  lui-même  et  heurtait  le  Uot.  Une  va^ine  énorme  accourt 
et  se  déroule,  giisse  sous  le  bateau,  le  soulève...  La  fille  de  Drack  se  re- 
tourne... sous  elle  le  rocher,  labîme  et  la  mort!  Elle  se  rejette  en  ar- 
rière, éperdue. 

—  Grâce!  grâce!  criait-elle  en  s'attachant  au  pêcheur, 

—  Son  nom  ? 

—  Grâce  !  Bruno  ;  prends  pitié  de  moi  ! 

—  Meurs  donc,  à  toi  a  'jourd'hui,  à  lui  demain. 
Le  contrebandier  la  repousse,  ei  saute  à  la  mer. 

—  Monstre,  lui  disait  Jenny,  la  mort  que  tu  me  f  lis  m'est  douce,  parce 
que  je  l'endure  pour  lui.  Sou  véritable  nom,  je  le  sais,  et  la  férocité  n"a 
pu  me  l'arraclier... 

—  Il  ne  s'appelle  donc  pas  Kéryllis,  interrompit  Gralnd''mer  en  enjam- 
bant sa  barque,  dont  il  changea  la  marche  par  un  vigoureux  coup  d'avi- 
ron. Dieu  mcgarJe  de  t'échouer,  tu  m'avoueras  le  reste  avant  un  quart- 
d'heurc,  belle  liancée  ! 

—  Je  te  ha'issais  auparavant,  maintenant  je  te  méprise,  répliqua  la  fille 
de  Drack,  cl  elle  te  détourna  du  pêcheur  avec  dégoût. 

—  Ah  !  ah  !  ah  !  poursuivit  Bruuo  en  ricanant;  le  courage  des  femmes, 
tu  vas  voir  à  quoi  çi  se  réduit. 

En  même  temps  il  lendit  une  voile  légèrement  inclinée  au  vent,  qui  de- 
vait le  conduire  le  long  du  bord  à  la  hauteur  de  Tréméven,  s'approcha  de 
sa  fiancée,  et  lui  montrant  la  côte  : 

—  Aperçois-tu  là-bas,  dit-il,  uue  lumière  qui  brilla  au  flanc  ii  relie'  ; 
elle  éclaire  la  ferme  de  Tréméven,  et  je  vais  te  dire  à  quoi  lou  digne  pè.e 
est  occupé. 

Ouand  tu  le  surpris,  l'honnête  sergent,  envoyant  au  Saut-du  Diable 
le  frère  que  l'ouragan  nous  apportait,  il  ne  faisait  pas  son  coup  d'essai, 
il  avait  d'jà  rompu  plus  d'une  échine  et  couché  sur  le  fable  bon  nombre 
de  douaniers;  car  lorsqu'ils  sentent  venir  un  lougre  ii  la  côie,  ces  enra- 
gés g-a6c/ouj,  ils  se  rr>sseinl)ient  comme  Atigrisards  ausouflle  de  la  tem- 
pête, et  l'on  lire  dessus  pour  faiie  pa^sa^e  au  cipiiaine  Jusseraml.  Eh 
bien!  ces  cachemires,  ces  foulards  des  Indes,  ces  nchcsdcn:eiles  de  Bel- 
gicjue  que  Drack  entassait  chez  lui,  grâce  au  métier  que  nous  fai^OIls,  il 
l(  s  iran>portc  ce  soir  au\  caves  de  Penmorck,  tout  juste  où  di  rment,  en 
altendam  le  jugement,  trois  honnêtes  préposés  de  Ploven,  csquinlcs  à  la 
dernière  all'aiie,  un  par  ton  père,  deux  par  Bruno. 

—  Tu  mens,  misérable,  iulerrompil  Jenny.  Mon  père,  ma  mère,  des  as- 
sassins ! 

—  Ilum  !  fil  Bruno  avec  une  petite  moue  coquel'e,  qui  devint  sur  ser 
lèvres  une  all'ieuse  ironie,  le  mot  est  dur,  mais  il  est  vrai.  Le  servent  se 
fait  quelquefois  tirer  l'oreille...  mais  Martine!  Digne  femme  d'un  contre- 
bandier, va  !  ça  sent  la  poudre  comme  un  corbeau,  l'argent  comme  un 
usurier,  et  le  cadavre  comme  un  requin. 

Mainienant  pourquoi  Drack  met  il  ce  soir  sens  de.'i.-us  dessous  la  ferme 
de  Tréméven?  Parce  qu'il  y  a  des  gendarmes  à  Bennes,  une  pris'j»,  des 
juges  et  une  machine  qu'on  nomme... 

—  Laisse  moi  !  laisse-moi  !  s'écria  de  nouveau  la  fille  du  sergent. 

—  Tout  cela  pour  expédier  lesas-sa.ssins,  et  ma  foi  quelquesboiis  babi- 
tans  le  Loctudy  que  nous  sommes,  ton  père,  ta  mi  re  cl  d'autres  encore 
qui  chassons  aux  chrétiens. 

Ces  horribles  révélations  accablèrent  Jenny.  Vaincue,  elle  écouta  avec 
horreur.  El  toujours  son  implacable  fiancé  continuai'i  mais,  debout,  La- 
letaiil,  ciininie  si  ses  souvenirs  et  ses  craintes  l'eussent  enivré. 

—  Bientôt  donc  les  perquisitions,  l'arrestation,  les  inierrogatoirej.  I  » 
assises,  inuie  cette  solennité  ipie  déploie  la  justice  quand  ellesuii  ie  crin.- 
à  l'odeur  du  sang.  Puis  viendra, aprésquaraniejoursd'liorriblesaiigoiss.  , 
un  matin  qui  n'aura  pas  de  soir,  eu  se  pré^emera  rboniiuf  à  la  loniji.e 
robe  noire,  qui  pardonne  au  nom  de  Dieu  les  cnmes  que  les  hommes  i  c 
pardonnent  pas.  Conçoisiu  cela? 

Jenny  se  leva  ei  repoussa  le  pécheur  : 

—  Aiiière,  brigand  !  disait  c  le.  Tu  les  aporissfoau  crime,  tu  Ic?î-j;>  r- 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


dus  î  les  pleurs  sVr Il3|)p^^^m  dp  sa  ynix  par  torrcns  :  Mon  père,  ma 
mère  !  vnus  si  lions  ei  m  coupab  es  !  Se  p  ui-i'... 

—  Teiiei.  bflle  d-Mioisclle,  lii  Biniio,  luut  fc  bon'i  d^sespoir-là  ne 
mène  il  riei).  C.ei  emUiMi,  on  piiunail  encore  leslirer  (l'alliiie. 

La  m;i'lieureu>e  enf ml  se  l.ùssa  mmh.  r  ;\  deux  t;  i  ou\,  ei,  les  yeux  au 
ciel,  elle  ili.s^iil.  dans  r.iu.iude  de  la  prière  la  plus  ardciilc  : 

—  S  luveli's  !  uli  !  sauve-les  ! 

—  iMiii,  je  n'y  pui  i  rien  ;  vous,  c'Cil  différent. 

—  Dis,  que  faui-il?... 

—  Un  ino:... 

—  Lequel ,  mon  Dieu!  lequel? 
/       —  Son  nom  !... 

'         Elle  reo  I  ba  s  ns  force  au^  p'eds  du  pc^rhpur. 

—  Oui.  le  nom  de  rer  liouiuie  que  tu  lis  as-eoir  au  foyer  de  ton  p^rP, 
qui  conuaii  ^eul  mai<  qui  ci>iiii;iit  noire  pas-é  ;  an'|uel  lu  as  loul  sa  riûé, 
ta  vie,  U'ii  bouiii  ur,  la  fjuiile  !  L'i  aussi  a  du  sann  sur  1  ;  front.  Di;  moi 
sa  \ie  ;  qu'il  se  Mise  et  ipi'il  se  ciche,  Ji'nuy,  rar  le  juîc  dé  lera  sa  lan- 
gue par  le  senueni,  nialfiié  les  promesses,  malgré  la  reionnuiiiance 

malheureuse!  el  nialiiré  l'im  >ur. 

—  Il  se  iioniue  Lslcbiu  CaUiiia.  ?on  pays  est  la  Galice;  son  crime, 
d'avoir  lO.Tibitlu  le  rui  F  rdiiiaml  vu  ,  t  a'..v()ir  tué  le  ro'onel  la^'.i  de 
Baurleira.  A  moi,  baie,  abauJonnée  et  digue  de  i  cire,  il  ne  reste  plus  qu'à 
mourir, 

Bruno  avait  amarré  sa  birque  depuis  un  q^art  d'heure  ,  lorsqie  Ma- 
Ibieu  Kuluudic,  le  UMÎlre  d'.cole,  aborda  \l  lebaii  qui  se  promenait  a  la 
brise  du  s<iir,  et  lui  rc7ipp  n  fauiilièr  uieulsurl'épjule  : 

—  lioijour,  di!-;l.  liuui  ;:eui  Ibomuic. 

L'ciiMncerse  niourua,  releva  (ièremrnt  la  tète  et  répondit  : 

—  Oui  1  .Mu2i,l  er  o  igiiiil  vous  éles.  Que  deman.lcz  vous? 

—  J' iiirals  à  vous  parler,  seuur  Esiebau. 

—  Estiban  ! 

—  L>Kban  Calvina. 

L  E-payiiOi  r  onç.i  le  sourcil,  fixa  .«ur  Kerloudic  un  regard  soupçonnein. 
s'a^siui  (pie  personne  ne  le  pouvait  apercevoir,  ei  saisissant  le  maître  d'é- 
cole au  lolet  : 

—  i  u  vas  uu>  (lire,  misérable,  rcniii-il.  qui  l'a  répi^té  ce  nom. 

•  —  G  esi  une  pei  -on.ie  b  en  inn  iiiie,  allei.  Vo  's  venez  de  la  Galice  et 
vous  Oies  ( (iiidaïuiié  à  mort  pour  avoir  brulalisé  les  lious  servi  cuis  du  roi 
Ferdiiiand  Vil,  ei  en  paili  ulier  'e  colonel  lago  de  lianileira. 

—  Que  me  veu^-lu  don.?  i;.\p  iiiuetui,  et  vue;  nous  ne  sommes  pas  a 
la  firn  ed'' T'éiueven  aiijouru'lii  i.  ,      ,      . 

_  Je  vi -ns  vous  av  ri  r  eu  ami,  senor  Calvim,  qu  il  n  y  a  p  us  de  sure- 
té  pour  vous  (la  s  celte  paroisse.  Demain  la  police  dcacoujia  prubuWe- 
meut  il  Lociudy. 

—  C'est  imiiu-siblc  ! 

_  Vou-  luen  d  lez  des  nouvelles,  conclut  le  père  Mathieu  en  oscillmt 
sur  ses  deux  jamb  s  poi.r  reprendre  l'eiiu.l  .re,  lOiiuue  un  m.igoi  cliu.oi-. 

L'K-piyuoUereiueillii.  6on  secret  êlail  livié.  Jeun.  1  .ivail  lialii  saus 
doute.  C('t  e  pen-ee  lu  boulevers.i  l'auie.  Mai-  il  ouo.ia  pour  u,,  iiisi.uit  a 
coiiliaiice  abusée,  son  amour  tiomp''.  loules  tes  reIK  xious  urtublanies 
qui  di'va  eit  nlo  nber  sur  Im,  (|ua  d  le  uioun  m  du  peiil  s.  rail  pa  .  é.  11 
Chi  rcha il  ap  irei  ii-r  f  oi.lemeut  si  posiiioii.  0-  e  le  espo e  u'iiuuime  avait- 
il  (levant  lui.-»  €u  (S,  lO  pruli.'l)lemeiii.  Mas  que  d.  v.  uir  sans  a./j.ui.  sa. .s 
rcs  ouices,  dans  un  pavs  ineonuti  ei  iiibosim.ilier?  Caiviua  iiup  oia  du 
fond  (le  S'ui  (oeur  la  piovideice.  <t  d  un  Ion  tonli  eiilii  I  : 

—  Vieill  rd.  lii  il,  csl-il  vrai  que  lu  prennes  pilie  des  mallieurs  d'un 
défenseur  du  peiipli'  ? 

—  (!ui.  feiKir.  Tous  vous  portent  intérêt  dans  le  bamcau. 

—  Un  coti.'eil  donc? 

Le  inaiire  d'école  se  frotta  la  nuque ,  compta  sur  ses  doigts,  se  lira  la 
lèvre  iulVrieui e  et  lepi il  : 

j,  comiuis  u  une  lieue  d'il  i  un  saint  vieillard,  qui  vous  recevra  com- 
me un  fièrc  a  ma  recommandât  on.  Pu  ndtz-ious  cliez  lui  de  suite  ii  la  la- 
veur lies  iéncbrc  .  En  siiivaui  les  falaises  ,  vous  ne  tardeie/.  pas  il  décou- 
vrir sa  p.iiivie  ma  on,  assise  sur  le  roc  et  surmontée  d  un  peut  clocher. 
Chi'uu  révèle  ici  le  péie  Ausebne  comme  un  élu  qui  uueuii  le  ciel  (Ker- 
louilic  lit  un  si;;ue  d.'  ciO  .\).  Ci-rianeuient  la  f/obce  ne  de.>i  eiidra  (Ja^  chez 
lui.  Lh  dannerqui  vous  menace  une  fois  éloigné,  nous  vous  ieions  partir 
sur  le  premier  contreband  ei  qui  passera. 

—  Brave  homme ,  je  ser  i  i  ecounai>saut. 

Ab  bah  1  rép  i'|ui  le  magi  1er.  Rimqu'à  sauver  un  pauvre  diable 

des  giiUes  de  la  jusiice,  on  est  assez  rétompcusé. 

Certes,  les  contrebandiers  avaient  eu  raison  de  prévoir  une  descente  pro- 
chaiieile  la  po  ice.  Ci.r  liruiio,  aprésa.(/ir  (piitiesa  barque,  llni.ssaitii  pei- 
ne de  cchcr  ses  marchandises  et  ses  armes,  que  le  baiin  au  de  Lociudy 
se  trouva  c<  rré.  H  éta  l  d'  u\  heures  du  u  aiui.  Le  lieuien.uil  de  gendar- 
merie comniandaiil  l'cxpeuiLoii,  pntavi  c  lui  (pielqui  s  hou. mes,  demanda 
les  ordres  du  proci  reurdu  loi,  que  d.x  agens  de  |  olucou  d.iuaii.i  rs  ac- 
coHipagnaicut,  el  moutiaul  uue  cabane  Lardimcul  assise  sur  les  aspérités 
d'un  roc  : 


—  A  ce  nid  de  vautour,  d'abord,  dit-il. 

—  La  pa!  ouile  s'ébranla,  el  s'an  éta  devant  la  hutte  désignée.  Elle 
apparleiiait  à  Giainlemer. 

Un  douanier  (rapjia  ru  (ement  à  la  porte.  Le  contrebandier  se  révtile, 
sf  uie  il  bas  du  lii,  ei,  enirouvranl  le  ch  issis  d  sjoint  ce  la  fenèire  : 

—  Qui  ba  pe  ii  celle  heure?  deuiamK-t-il.  Sans  attendre  la  réponse, 
il  court  au  lit  d  !sa  mère  et  lui  cr.e  a  PoreiUe  : 

—  La  vi(  ille,  alerte  !  les  gabcluus  ! 

Françoise,  à  ce  mot,  se  uressa  sur  son  séant  par  un  mouvement  invo- 
lontaiic. 

—  Les  gabelous.  r 'pliqua-t-elle  !  saimevierge,  et  la  cassette  aux  den- 
telles est  eiirore  ici.  Cache  la  au  fond  du  peut  four. 

— Ohé,  ouviez-vons,  lit-on  du  dehors  ?  el  dem  vigoureux  coups  de 
crosse  éb  anlëient  la  maisiui. 

— Mille  lonnciT.p,  hurla  sour  iement  Graindemer,  elle  ne  veut  pas  en- 
trer, la  cassciie.  Pardon,  messieurs,  poursuivit- 1  en  se  peuchaut  a  la  fe- 
Déire,  j'allume  ma  lampe. 

—  Me  re,  lève- loi,  ils  sont  au  moins  vingt.  Cache  celte  maudite  boîte  ou 
nous  sommes  |  eidus. 

La  c.cs.'-eiie  (.i>pai  ut  enfin,  et  la  pnrie  du  petit  four  f  e  referma  sur  elle. 
Craurleiner  desiciid,  soulevé  la  longue  pièce  de  bo  s  qui  barre  l'entrée  de 
sa  huile,  et,  dev.mi  1 .  force  aimec,  por  c  gauchemc  nt  la  main  à  son  bon- 
net. Puis  il  demande  avei;  u'.uî  bunliouiie  parfaileme..l  Jouée  ; 

—  Qu'y  a-i-il  pour  v  lire  service,  messieurs? 

—  Tu  vas  le  savoir,  répond  le  lieu  euant. 

On  se  sai  il  d.' lui,  des  sen  inelles  ^onl  placées  partout  avec  ordre  de 
tirer  si  rlcprcm  erqni  tentera  de  fu  r.  Le  magisira  enjambe  la  longue  é- 
chille  qui  conclu. t  ii  létige  su  érieur,  et  dOpo^eses  papicssurla  lable, 
pendant  que  les  agens  de  1»  police  font  lever  Françoise,  sondent  sa  pail- 
lasse etéventieiit  .-es  inaie'as. 

Tout  (la  is  la  (  abane  du  comreban  lier  fut  rap'de-oent  et  minutieuse- 
ment fmnilé.  iuventurié,  mais  en  vain.  11  fallait  voir  la  vieille,  coin  ne  son 
œil  éiincehil  il  suicrec-s  iniellig  ns  q  lOteurs.  qui  prenaient  si  co  uplète- 
lueni  au  rel.ours  ses  habit  ides  d'or.lre  et  d  écoi.o.ne.  Il  fa'Urt  entmdre 
quels  vigoureu.v  gém  sseniuiis  elle  poussait  à  chaque  nouveau  tiroir  qu'on 
ouvrait. 

—  Au  cliable  la  sorcière  !  dit  enfin  le  chef  des  mouchrds,  vexé  del'inu- 
li'iilé  de  ses  lecherches.  lm(jnsezlui  .••ilenc.',  monsieur  le  nrocurenr  du 
roi,  elle  trouble  nu  s  hom  iiCS.  Hola.  cou  lu  Croiseiie,  -vaut  de  descendre, 
soude/,  un  peu  les  po.iires  ei  le>  mur . lues  de  ce  chenil. 

Celui  au  piel  s'adicss  ieiii  ces  paroles  était  un  bomuie  de  haule  .statu  e, 
taille  couime  un  (bien  courant,  avant  es  joues  hâves,  les  naiines  ouvertes, 
les  yeux  ii  ileur  de  lete,  vrai  iy..e  d'igent  de  police,  brossi',  ci-é,  'rava  é 
soi^neuseniLir,  avec  un  pau  aioii  r.ipc".  un  ch  iiicaii  dêlon  é.  Il  veniiit  de 
^  époyer  un  lalem  admiiablc  11  se  pi  il  àeA|,lorer  le  plafond,  le  pi. nicher, 
oscilla  les  cloisjiis,  cl  vint  enfin  s'accroupir  comme  un  chat  aupiès  du 
(over. 

11  découviit  le  petit  fnur,  porta  la  mail  au  loquet  de  la  porte  qui  le  fer- 
mait (  t  regarda  llruiio.  Le  pécheur  piilit.  Cn  iseile  ouvr.l,  lit  sortir  U  cas- 
seite  et  la  piu  ta  sur  le  bureau  du  procureur  du  rui,  eu  répé.ant  le  mot 
chéri  des  savaus  el  des  mouchards  : 

—  J'ai  trouvé. 

Alors,  après  uue  cnurte  perquisit'on  an  rpz-de-ch:ius.sée,  la  sc('îiie  chan- 
g,a  et  di  vil  l  (ligne  du  pinceau  s.iiriiuel  de  B  aiil.  On  couimençi  la  ré- 
da.  lion  du  pro  è.s-verlial.  Le  snli-il  se  levait  et  dorait  au  lo  n  les  (ùies  des 
îlfs,  les  llois.  les  nuages.  Ses  r  yons  rouges  teignaient  tout  d'un  rellei  de 
pourpre  dans  la  butle  du  conlreli.iii:!  er.  Li  lalue  e,-t  il  l'an. le  de  la  fenê- 
tre. Le  v.eii.\  giellier  en  lialii  noir,  viei  li.  ride';  comme  une  pomme  après 
l'hiver,  la  de  sa  iiluine.  et  pe  n  lie  sur  'e  papier  le-i  i  normes  bi  .sic'.es  qui 
ireniblent  ii  .son  nez.  A  ses  lôies,  le  mi  is  èi  e  [lublic,  recueilli  d.nis  sa  di- 
gnité, en  défend  l'aiiitnile  grave  co  Ire  la  f  uig  e  et  le  soinmei'.  Devant 
Ir  bureau.  Bruno  se  lienl  (leUout,  demi-velu,  lélléclii,  préoccupé.  Fran- 
çoise, debout  coniiiic  lui,  la  niam  sur  la  bau'-he.  regarde  tour  ii  tour  et 
le  juge  qui  que-lionne  et  sou  (ils  qui  répond.  Tout  à  !'•  ntjur,  soui  a.'sis 
sur  des  bahuts  ouveris,  sur  des  meubles  lenversés,  les  douaniers,  lesgen- 
dai mes  et  les  ugeiis  (pu  o  it  pris  pan  il  l'evpédii  on.  Bruno  promène  on 
regard  sur  ce  t''  foule  sonincdeiiie  siisii  raiù  lemoiit  la  boite  an\  de  niel- 
les, s  flanc  ,  di  par  îi  par  la  loueire,  es.piive  deux  coups  de  fusil  à  sen 
ad.  esse  cl  ue  larue  pas  à  gagner  les  rochers. 

IV. 

EXPI.SfIOM. 

Messieurs  du  parquet  et  leurs  satellites  éprouvaient  une  Immen.se  dé- 
cepiion.  Après  s  eu  e  levés  an  iiilieu  de  la  nuit,  avoir  cerné  Lodudy  ave.c 
laiil  (le  précautions,  procédé  à  u.e  vi  iie  aussi  evacte,  ils  voyaient  avec 
douleur  s'enlur  leurs  pièces  à  coiiv  ctioii  et  les  meilleurs  doeumens  de 
leur  prcii  ès-vi  ibal.  Le  s  ml  de  l.i  troupe,  (pii  ne  p.rdli  point  la  Icie  dans 
celle  glande  épreuve  de  la  loi  tune  lui  I  imell  geul  Croi  elle.  Dr  la  posi- 
tion élevée  où  se  trouvait  la  bute  de  Bruno,  d  (d)sei<a  sa  fuite.  Long- 
tfuips  il  le  vit  mouler  (lesceiiiir\  siiicam  les  iui^galiiés  du  seniier  qu'il 
parcourait  ;  enlin  le  |)é  heur  se  détourna  vers  li  u.er,  et  dispamt. 

—  Tout  u'c»t  pus  perdu,  monsieur  le  procureur  du  roi,  du  Croisette. 


LE   MAGASIN  LITTERAIRE. 


55 


Dnnnrz-moi  q'ntre  hommes  qni  n'aient  pas  la  gouitc  aux  jambes,  et  je 
ranièic  imiie  liaivlii. 

Aii>sii(H  on  organisa  un  ilrtarbement  d  élite.  Le  liardi  limier  en  pri'  le 
couunandemciii.  Pour  mieux  dissiiuiilcrsa  marche,  il  dCH'^cnilit  sur  le  ga- 
let, longea  1,1  (ù'C,  et  aileifjiiii  en  moins  d'un  ([iiarl  d'heure  l'eudroit  qui 
servait  |iiol)al)leuicnt  de  rciiaite  au  cnntrib.indier. 

Lii,  entie  deux  vasirspii  ires  creusées  (jaiallrlcnient,  s'ouvrait  un  long 
ravin  ;  cl,  d  ms  renfonrcniciit  ié:iél)r'.ux  qu'il  furiuail,  l'œil  ne  pouvhii  rien 
saisir  que  deux  iones  de  lumièri',  le  ciel  au  soiiiinel,  la  mer  en  1)  is.  Croi- 
seilc  M  mouler  ses  hommes  an  haut  de  la  falaise,  et  de  là  pouvait  m  eux 
appréiiiM-  la  piofoudcurdu  précipice  où  sa  bcte  avait  pris  yî  e,  il  désos- 
Ijéra  de  la   el.mrer. 

C'éia.t  une  excavation  incommensurable,  un  de  ces  abîmes  cITiayans, 
qu'enli'o  ivre  d'aiiu'ecn  anmk',  de  siècle  en  siècle,  le  tcuips,  ceit"  foice 
paiieiitei|iii  coM^tru;t  des  monlagiies  en  ajoat  n' un  grain  de  srible  à  un 
grain  de  sable,  qui  coupe  le^  granits  en  fa'sa  il  coulercoutre  e  ix  l'eau  des 
to  rms.  Deux  couche^  île  picne,  cnnveigeiiit  enemoniioir,  en  lormaieut 
la  gueule  b 'aiiie  sur  une  longueur  lioriiji  aie  de  neuf  cents  pas.  [,a  mer 
iDoniaii  jus(|ue  là  d.ins  les  plus  hautes  marées,  et  creusait  au  dessous,  en 
se  rciiranl.  im  canal  escarpé,  «l'autaiit  plus  large  que  le  roc  résistait 
moins.  SiM-  h  s  liai  (s  de  ce  canal  couraient  des  canneliu'es  de  sel  jaune, 
arules  au  sommet,  humides  au  milieu.  Le  Ilot  se  roulait  à  leur  base,  el 
dans  son  eau  \erte  le  ciel  se  mir  it. 

Cio'sctte,  paivenu,  en  s'aidant  des  pieds  et  des  mains,  jusqu'à  la  der- 
nière pierre  qui  s'inc'inait  sur  I  abîme,  observa  le  côté  opposé  à  celui  où 
il  ,sf  irouvaii.  Au  dessus  d'un  entaMement  miiiie,  rie  piei're  sporigien-e, 
qu'une  pi. mcbe  pouvait  facilement  atlriudre,  il  lui  sembla  voir  un  atiéiis- 
seme  t  piofoml,  et  le  coiqiére  n-;  don  a  poi.U  qu'au  liane  de  celle  muraille 
abrupte  un  hardi  coiuiii  ne  pût  se  lo^er. 

—  C'est  ici.  Je  crois,  dii-ii  a  ses  compagnons,  que  le  renard  s'esi  blot- 
ti. Oui  de  vous  se  sent  capable  de  renlnuicr  avec  moi? 

Le  brigadier,  chel  del'i  scouade,  sulb  il  en  se  grattant  l'orei'le.  On  .a'ia 
quérir  da.is  une  ferme  voisine  une  ferle  el  lon^iai  plauclie  ;  on  la  iml  en 
traver-  sur  l'espace  ;  Croiieite  et  le  soldai  s'y  placéicnt,  le  pistolet  armé 
au  poing,  et  ten  èrent  l'aven'.ure  avec  intrépidité. 

Au  mojncnt  d  i  (lux.  pour  un  rageep  babilc,  le  passade  eût  été  moins 
périlleux;  mais  (piand  le<  denx  honorables  représenians  de  la  force  pu- 
bliqiic  S"  trouvèrent  suspen  lus  sur  le  i>onl  Ihx  ble,  la  peur,  une  peur 
atriice,  ne  larda  (las  5  lissai.-ir,  un  vertige  iournouan'  leur  inmbla  la  vuo. 
Ils  al'aieni  pourtant,  mais  ils  regardaient  toajutrs  d'un  œil  hébété  ce  gou- 
fre  dont  l'aspect  les  fascinai  .  Un  édat  de  rre  strident  se  (;t  eiiten.be  au- 
près deux;  ils  s'airéterenl  éperdus  ;  puis  il  y  eut  un  bruii  de  pas  |)récipi- 
tés  dans  les  ténèbres:  Bruno  parut,  ses  yeux  llanibi^aieiil.  il  saiMl  à 
deux  mains  l'cvliéiuité  de  Id  planche  appuyée  de  sou  côté  et  cria  d'une 
voix  foi  niidabie  : 

—  lin  l'air  !  venire-dien  !  mes  bons  douaniers  ! 

—  Au  seco  ils  1  ht  le  gendarme,  en  prenant  à  bras  le  corpi  son  compa- 
gnon. 

Ijruno  balançait  ses  victimes  sur  l'espace  ;  autour  d'elles  rien  que  l'air 
insaisissal  le,  des  (;cneis  étiolés,  desaspériiésque  l'ongle  ne  peu',  mordre, 
et  au  dessus  les  gabts  bruissent  et  le  rellel  de  l'c.iu  Cclairc  de  ses  lueurs 
gris  'S  cet  linnible  momei  t. 

L'imminence  du  dauber  rendit  tout  son  sapç-froid  h  Croiselte.  Il  se 
pencha  vers  B'uno,  l'ajusta  de  .'-on  pi^tolel  et  lui  cria  : 

—  Rends  loi,  misérable,  ou  tu  es  mort  I... 

Chacun  se  lint  immobile.  C'était  une  hoi  rible  partie  de  trois  Ciisiences. 
engagées  deux  cont'e  une,  et  les  chances  de  vie  et  de  mort  s'y  faisaie[il 
éqiiili')re,  quand  liruno  felevani  la  tète  vit  trois  carabines  ,  qui  le  cou- 
chaient en  joue. 

—  Mille  loiiiierrcs,  grommela  t-il,  encore  des  gendarmes!  En  lui  il  sen- 
tit la  rage  (In  tigre  auq-  el  on  ravit  sa  proie. 

Parviendrait-il  à  déioiirner  le  pi>toli'i  de  Croisette,  il  n'en  devait  pas 
moins  succomber.  Pour  loiv  à  quoi  bon  deux  meurtres,  deux  meuitres 
qu'il  ne  pourrait  iiier'i'  Le  pécheur  replai^a  la  pl.irclie  sur  son  appui. 

—  Je  me  rends,  dit-il ,  el  sa  bouche  proféra.t  des  bl.isphemes  désespé- 
rés. 

Un  quart-d'heure  après  Croisette  triomphant  le  ramenait  à  Loctudy. 


Aun3  demi-lieue  nord-pst  dcTréméven,  sur  un  moniirnle  escarpé,  qui 
dominait  au  loin  la  mer  el  le  paysage  ,  s'élevait  tout  svi  lie  et  tout  cininet 
le  petit  ermitage  de  Notrc-Dame-des-Mariiners.  C'etiiit  nue  mai>on  bLu- 
che  et  propre  ,  surmontée  d'un  toil  ronge  it  d'un  cl  i-her  iiérien  ,  sois 
l'ai ceau  duquel  se  balançait  nue  clo<hc.  L'œil  ai'nait  à  se  rep  iser  sur 
celte  cnn-tru(iion  p  llure-cpie,  sin-ioin  ipiaml  le  soleil  venait  se  couclier 
derrière  elle.  Cr  alors  la  lumière  qni  l'enveloppaii  en  amouidiisait  sin- 
gnlièriiuent  les  proporlions,  1 1  la  faisait  ressembler  à  i  es  |o  is  accc.ssiiires 
dont  Joeph  Veinel  savait  (uner  ses  maiiU'  s  et  qu'on  cherche  vainement 
dans  11  s  lalileaMX  de  nos  peintres  d'aujourd'hui. 

F-sieb.in,  ellrayé  par  Kerlondie,  ei  cia  giiani  une  de.scente  prochaine  de 
la  p'Iice.  avait  accepté  pour  asile  cet  truiitagc  de  Noirc-Uame-des-Mari- 
niers, 

I,  otage  des  assassins  s'y  trouvait  en  silreié  et  presque  captif,  ci'àce  aux 
soins  du  bon  ermilc  qui  lui  donnait  l'hospitalitc. 


Cei  ermite,  le  vénérable  Anselme,  était  un  digne  ronfière  de  ceux  qu'a 
popularisés  Waller-Scotl,  un  gros  lioume,  court,  tr  pu  ,  bien  ponant , 
qui  ne  (levait  oas  vivre  seulement  de  leiniiies  ei  de  pois  secs.  Son  métier 
o-lcnsilile  était  de  signaler  le  passage  des  bâiimens  de  tianspint,  1 1  d'a- 
venir au  son  de  la  cloche  les  voyageurs  de  se  hâicr.  Le  pii.  1  g"  d'une 
douMe  quête  par  .'cniaine  le  réeonip.  na  l  déco  pet  t  service  qu'il  rendait 
aux  liabitaiis  de  la  cij.i'.  Mais  le  sont  homme  exeiçait  à  la  sourdine  une 
prof  ssion  bien  auiremeiit  lucrative,  celle  de  recel  ur  des  conirebandii  rs. 
Les  douaniers,  il  est  vrai,  lui  causaient  bien  q  .i  1  lues  in.'i'nétudes,  mais  il 
s  était  jusq  l'alors  parfitement  tiré  d'uU'aire  avec  eux,  grâce  au  Sei^jucur, 
qui  n'abandonne  jamais  se.s  é'ns. 

Une  sem.iine  s'était  passée  depuis  l'aiTCStation  de  Bruno,  la  seule  qu'eus- 
sent amen  e  les  p  iq  isitions.  Par  une  be  le  maiinée  ,  vers  trois  heures, 
quand  le  jour  coin  aenç ait  à  peine  à  poindre,  s'avançait  lenieni'ui  vers 
l'ei  miiage  une  bai  q'ie  v.  nant  de  Tréinéven.  La  ûHe  de  brack  sc  len-iit  as- 
sise à  l'iirrière,  le  gouveni -.il  à  la  main,  dans  une  altitude  pleine  de  tris- 
tesse et  d'.ibanden.  Une  vui  e,  qu'enllait  une  biise  lé;;ére,  fiisait  mouvoir 
l'eiiibarraiion.  Après  une  heure  de  marche  ,  el  e  s'arrêta  au  des.-ous  de 
l'ha  .iiaiion  d'An-cIme.  J.  nny  amarra  son  batelet,  et  gravit  avec  prompli' 
tude  le  premier  sentier  qu'elle  reiiconira. 

Arrivée  à  la  poriede  l'enniie,  elb;  frappa  d.iucoment,  et  attendit,  non 
sans  trouble,  (pie  Ion  répoinlîi  de  1  intérieur  ;  car,  pour  leiulre  visite  à 
unmoiae  aussi  galllaid,  il  était  encore  bien  matin.  Le  peux  Anselme  se 
levait.  Il  ouvrit  son  guichet,  el,  a  lercev.mt  dans  le  cailie  de  beisla  plus 
Jolie  ligure  qu'i-n  pût  voir,  il  se  hàia  d'ouvrir,  dût  il  imroiuire  chez  lui 
le  diable  venu  pour  le  tenicr  sons  des  debois  aussi  sédui.>ans. 

—  Vous  aveï  ici  un  éirauger  depuis  huit  jours,  père  Anselme,  demanda 
Jcnny. 

—  Tiens,  la  fille  du  père  Drack,  fit  Anselme...  Un  étranger?  Mais  pas 
le  moins  du  inon'lc,  chère  curant. 

—  Miu)  pèi  e  me  l'a  dit  poiir;aiii,  et  m'a  donné  une  commission  pour  lui. 

—  C'est diiléreiit.  Moiiei,  petite;  il  est  levé.  Ei  surtout... 

J  nny  se  hâia  de  pnifuer  de  la  pe.niis  icni,  sans  laisser  Anselme  achever 
sa  ptrase,  et  dès  qu'elle  lut  à  l'étage  supérieur  delà  maison,  en  présence 
de  C.ilviiia  : 

—  Fuye/,,  mon  anii,  lui  d  l-cl!e,  Bruno  est  prisonnier,  Bruno  sait  tout  : 
il  vomira  i.idieier  sa  vie  au  prix  de  la  vôtre.  Une  baiq  le  nous  aitend  aa 
bas  des  lalaiics,  et  j'ai  pour  vous  une  retraite  sûre  dans  l'arcli  pel  de  Olé- 
naii. 

—  Rn  cff.  t,  répondit  Esleban,  Kerloudic  sait  mon  nom,  mon  pays,  mes 
avei  turcs,  el  vous  n'ignorez  pas  sans  doute  la  manière  dout  il  les  a 
connus. 

—  Point  de  reproches,  je  vous  dirai  tout,  reprit  la  jeune  fdlc  en  l'en- 
traînant. 

Ils  trou  èrent  en  bas  l'ermite  qui  les  attendait,  le  dos  appuyé  contre  sa 
porte  et  les  bras crosés. 

—  Père  Anselme,  adieu,  fii  l'Espagnol. 

—  ConimL'ut,  vous  pai  lei,  ? 

—  Oui. 

—  Un  instant,  s'il  vous  pi  lît.  Et  vo're  érot. 

—  Mon  père  vous  paiera  pour  lui,  père  An^fl.no,  dii  la  fil'c  de  Drack. 
--  Ouais!  mais  en  auenuant,  je  le  garde  en  fourrière.   Il  me  faut  do 

comptint,  l'ami. 

—  Bon  enn  le,  reprit  E>t  ban,  je  n'ai  point  d'argent.  Mais  sur  mon 
honn  ur,  vons  receviez  un  jour  le  piiv  de  votre  ho-piialiié.  Accepieï 
Dra  k  pour  cauion,  el  lai-s  v.-niii  p  sser. 

—  (Jue  Dr.ick  vous  réclame  ou  ls.erlou;lic,  à  la  bonne  heure.  Jusque  là 
je  vous  reliées. 

—  Ueb  e  ra^se  la  porte,  vil  frncard.  ctpronipteraent  !  s'é  ria  l'E<t)agnol. 
Alise  liie,  ciïiayé, saisit  iWi  bâton.  M,  i-  avait  qu'  i  puisse  s'en  servie.  Es- 

tebaii  le  lui  arraihe,  saisit  l'ernite  par  son  caban,  lui  applique,  à  ce  saint 
anachorele,  avec  une  coupable  irievéreiicc,  cm  i  ou  six  coups  sur  les 
reins,  ouvre  la  porte,  fa  Isoilr  Jenny,  et,  se  retournant  : 

—  Dieu  vous  ait  eu  sa  sainte  garde,  dit-il,  vénérable  Anselme. 
Et  il  s'ein|};n.i. 

Div  ininn  es  api  es,  Grainilemer  sc  pr  'scnia  à  Te  rmit.^ge,  ecorté  de  six 
gemlaiine  ,  d'un  commissure  de  po'ice  et  d'un  jeune  homme  env.loppé 
d'un  manieau.  Le  ronimi>s:iiic  cta  t  porl-ur  d'un  mandat  n'amener  lancé 
comreEs  e  imC.iMna,  cliet  de  gnériilas,  nommémeiii  cxc'  pie  de  l'ainuis- 
t.e  acioidée  iiu\  iebel.es  par  Kciiiiu;  n  1  VII,  refuiiié  en  I  raiice.  cl  dont 
sa  uiajes.é  citlio  ique  avait  oblenn  l'extiailit  ou.  Bruno,  suivant  le  plan 
conceité  eirti-e  Kerio.idie  il  lui,  avait  si  bien  niinœuvré  dt  pa's  son  rir<-s- 
talion,  si  habil  m  ni  .illeché  la  police,  ipi'l  venait  d'obtenir  .^a  .inerié,  à 
la  roii  li  I  -n  de  lurer  1«  meurcrier  de  Bande. ra.  Le  pécheur  entra  le  pre- 
mier dans  l'rrmiiage. 

—  Mon  léveren  I,  dit  il  au  père  An-el ne  à  voix  bî<so,  vous  avez  re- 
cueilli dans  voire  m  i  on  nn  iiioubre  soutirant  de  J.  C.  ;  ces  messieurs  àé- 
iiireralent  rentieienir  nn  ins  ant. 

—  Allez  an  d  .dile.  répomlit  rermito,  on  frottant  contre  la  doublure  de 
son  caban  ses  r.  ins  iniioloris.  Il  court  les  champs  votre  frère  eu  D.eu.,,. 

—  Co  iiineut?  Vous  l'avez  laissé  sortir. 

—  Pailil.  u.  il  fallait  vcnr  1  empé  hcr,  vous! 

—  Siiipidc  brute!  liiGiaiuJcmcr  eu  fra;n.ani  du  pied. 


56 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


La  troupe  s'était  rapprorliée  pendant  ce  temps  des  deux  interlocuteurs. 
Anselme  raconta  l'évasoii  du  proscrit. 

—  Nous  le  raitrapoioiis,  iiiu'irompit  Bruno.  Jenny  le  conduit  à  Glénan. 
M.  le  commissaire,  longez  la  cote  avec  vos  hommes  jusi|u"à  la  première 
barque.  Là  cacliez-vous  et  obscrvei.  Je  vais  rejoindre  nos  fuyards  à  la 
nage.  J'abordi'rai  avec  eux  à  ce  récif  couvert  de  genêts,  que  vous  aper- 
cevez là  bas  entre  le  rivage  et  l'île  aux  Moulons.  Accourez  alors.  Jeté 
liens,  IJ,  mort  Dieu,  il  ne  s'échappera  qu'en  me  passant  sur  le  ventre. 

—  Et  ça  pouriait  arriver,  ajuuia  le  prud-Mit  Anselme.  G  ire  le  stylet, 
mon  brave;  et  pour  plus  de  précaution,  glissez  sous  votre  chemise  la 
taïiinnelie  d'un  de  ces  messieurs. 

Uruno  ne  jugea  pas  l'avis  mépiisable,  quitta  son  caban  et  descendit  sur 
le  galet. 

Kn  effet,  les  jeunes  gens  gagnaient  rapidement  l'archipel  de  Glénan,  en 
8  aidant  de  la  voile  et  de  la  rame.  Tous  deux  gardaient  lo  silence,  quand 
vint  les  distraire  la  vue  d'un  objet  étj  anger. 

—  Jenny,  dit  l'Espagnol,  regardez  à  cent  pas  de  nous.  Ne  vous  semWc- 
t-il  pas  qu'un  homme  à  la  n;ige  chercbe  à  nous  aiteiadrc? 

— C'el  I  répondit  la  jeune  lille,  c'est  Bruno  ! 

—  Obé!  obé  !  cria  le  nageur. 

—11  demande  du  secours,  je  crois. 

—Fuyons,  fuyons  au  contraire.  Il  veut  se  racheter  en  vous  livrant.  Il 
nous  poursuit. 

—Lui  !  répondit  Calvina  en  abandonnant  'a  rame.  Alors,  je  l'attends. 
Mai^  au  contrai' e,  s'il  a  véritablement  besoin  de  nous,  voudriez-vous  l'a- 
bandonner, Jenny  ? 

—  Eb'  que  m'importe  à  moi  la  vie  de  cet  homme!  Esteban,  c'est  toi 
que  j'aime,  tid  qu'il  laut  sauver!  Oh!  fuyons,  pour  Carmel,  pour  votre 
sœur  dont  vous  èii  s  le  seul  appui  !.. 

Et  prenant  la  main  du  prosi  rit,  elle  la  plaçait  sur  la  ratne,  pendant  qu'il 
regardait  la  cl  armante  jeune  lille  d'un  œil  plein  d'amour.  Car  il  oubliait 
toui  soupçon  il  voir  sa  terreur  si  pleine  de  devoûment. 

—  Mil  e  tonnerres,  les  enlans!  il  faut  jouer  des  bras  pour  vous  rejoindre, 
dit  Grainilemer  en  sautant  dans  la  barque.  M'y  voilà  donc  enlin!..  11  s'assit 
tout  ruisselant  d'eau.  Imaginez  vous  que  depuis  hier  soir  je  joue  à  caclie- 
cache  dans  les  blés  avec  quatre  gendarmes.  Abordons  à  ce  récif.  A  moi  la 
rame  !...  Mes  coquins  doivent  me  guetter  du  haut  des  falaises.  Wous  atten- 
drons la  nuit  dans  les  genêts. 

—  Comme  il  vous  plaira,  maître  Bruno,  Ct  Calvina. 

11  se  leva  et  vint  s'asseoir  près  de  Jenny,  dont  il  prit  la  main  sans  façon. 

Lis  fugitifs  ont  abordé  au  banc  de  sabeque  désignait  le  conlrebaii  lier. 
Cependant  Jenny  ne  tarde  pas  à  signaler  u:i  peu  sur  la  gauche  une  em- 
barcation qui  court  droit  à  eux.  Deux  paysans  la  conduiser,t;  nulle  auire 
personne  ne  s'y  montre.  Cependant,  à  chaque  fois  qu'ell;  s'incline,  une 
ligne  éuoite  de  lumière  blanche  et  quelques  relleis  de  feu  briilcit  à  sa 
surlare,  comme  si  derrière  sou  étroit  bordagese  tenaient  cachés  des  sol- 
dats. Jenny  veut  s'éloigner. 

—  Bah  !  rq)ond  Graioderacr,  nonchalamment  couché  sur  le  ventre,  ct 
le  menton  appuyé  sur  ses  coudes,  mes  gendarmes  me  cherchent  encore, 
et  me  cbercheroat  longtemps. 

Et  le  bateau  de  fendre  l'eau  sous  chaque  effort  de  ses  rameurs,  et  d'ac- 
corrir  entre  deux  lames  argentées  et  divergentes  que  sa  proue  a  soule- 
vées. 

—  J'aperçois  des  hommes  armés,  répète  Jenny.  Gagnons  les  Iles  de  Glé- 
nan. 

—  Et  moi  je  vous  dis  que  nous  ne  risquons  rien,  répliqua  brutalement 
le  contrebaniier.  Les  îles  de  Glénan  sont  encore  loin,  et  mes  gendarmes 
«ous  verraient  fuir  de  la  cùti'.  D'ailleuis,  came  regarde...  Vous  savez 
bien  que  c'est  moi  seul  quoi»  poursuit. 

Ce  mot  cruellement  ironique  changea  en  certitude  les  soupçons  de  la 
fille  de  Urack. 

—  Restez,  Graindemer,  reprit-elle  :  vous  êtes  libre.  Moi  je  pars.  Ké- 
ryllis,  m'aceouipignez-vous  ? 

—  Parioui,  avec  boBhcur,  fit  Esteban.  D'autant  mieux  qu'une  seconde 
embarcation  vient  encore  nous  donner  la  chaise,  et  qu'elle  porte  vrai- 
ment celle-ci  de  beaux  et  bons  soldats.  M.  Bruno,  je  vous  laisse  avec  eux  : 
ils  sont  venus  pour  vous. 

—  Et  pour  vous  aussi  pcut-èire,  cria  le  pécheur.  Mais  vous  ne  leur 
<!cbapperez  pas,  senor  Esteban,  l'assassin  du  colonel  lago.  Avant  de  quit- 
ter cette  grève,  il  faudra  la  tendre  de  mon  sang...  Oh  !  à  nous  deux,  misé- 
rable, à  nous  deux  maimenani. 

Et,  brandissant  sa  baïonnette,  Graindemer  se  dressa  devant  le  pros- 
crit pour  lui  barrer  le  chemin. 

Esteban  recula.  Il  pot  ta  sa  main  fermée  à  son  front,  et  dit  avec  déses- 
poir : 

Toujours  du  sanpr.  Pourtant  je  suisrassassié  devenveange.mon  Dieu  ! 

—  Eh  Lien,  reprit  Bruno,  tu  hésites,  noble  Espagnol.  Offre  le  bras  à 
cette  jolie  ûlle,  et  viens  t'asseoir  auprès  d'elle  sur  le  bateau  qui  vous  at- 
tend. 

—  J'irai  toujours  trop  tôt  pour  toi,  répondit  Esteban. 

—  Monstre  ,d  sait  Jenny,  saisissant  à  deux  mains  l'arme  du  contreban- 
dier, dans  cette  horrible  nuit  où  tu  mis  d'un  côté  la  tête  de  mon  père,  la 
Il  te  de  ma  mère,  et  de  l'auire  son  secret,  tu  devais  le  forcer  au  silence, 
Diais  non  pas  le  trahir,  mais  non  pas  le  luer,  Que  veux-tu?  la  liberté? 


Fuis  avec  nous  ;  la  vengeance?  prends-la  sur  moi.  Je  souffre  tant  que  la 
vie  me  pèse.  Mais  le  paidon,  l'oubli,  le  salut  pour  lui,  pour  mon  Esteban 
bienaimé  ! 

—  Tu  l'aimes  donc  bien,  Ct  le  contrebandier!....  Va  donc  lui  dire 
adieu,  le  voir,  l'embrasser  une  dernière  fois,  car  celui  qui  t'inspirait  tant 
d'amour,  il  ne  sera  bientôt  plus  qu'un  cadavre  que  roulera  le  flot. 

Et  de  son  bras  robuste  Graindemer  repoussa  la  pauvre  fille,  qui  vint 
tomber  devant  Calvina. 

Un  éclair  de  fureur  jaillit  de  l'œil  de  l'espagnol.  Il  s'approcha  de  son 
rival  et  ki  dit  d'une  voix  brève  : 

—  Choisis  ct  vite.  La  fuite  avec  nous  ou  le  combat... 

—  Oui  le  combat...  à  mort,  répliqua  Graindemer  avec  rage. 

—  Vd  pour  le  combat,  lit  Esteban  en  tirant  son  stylet.  Allons ,  en  gar- 
de... sang  pour  sang,  et  poignard  contre  poignard. 

Les  deux  rivaux  se  joignirent.  Ce  n'était  pas  un  de  ces  duels  élégans 
où  l'on  pose,  si^p;.rés  de  toute  la  longueur  d'une  épée,  où  la  main  ,  plus 
attentive  à  la  défense  qu'à  l'altaipie,  ne  cherche  à  atteindre  !a  poitrine  de 
l'adversaire  qu'à  ce  mometit  rapiie  où  l'art  se  trouve  en  défaut  ;  un  de  ces 
duels  qui  font  languir  la  mort,  elle  qui  veut  frapper  à  grands  coups  ,  car 
cent  fois  elle  s'élance  et  cent  fois  le  fer  la  détourne  ,  ta  rejette  à  droite, 
à  paurhc,  ou  la  force  à  lâcher  prise,  quand  elle  cimiuu-nçait  à  goû'.er  du 
sang.  Non!  Les  armes  étaient  courtes  et  pnr  conséquent  solides  entie 
les  doigts,  insuffisantes  à  la  défense,  et  elles  permettaient  aux  combatians 
de  s'approcher  pied  contre  pied,  poitrine  contre  poitrine.  Aussi  la  lutte 
n'eiit  pas  été  longue.  Un  événement  inattendu  l'empêcha. 

Les  deux  birques  portant  le  commissaire  de  police  et  ses  agens  appro- 
chaient et  combinaient  leur  marche  de  manière  à  Oter  au  proscrit  tout 
moyen  d'évasion.  Sur  celle  qui  venait  aborder  près  d'Esteban  se  tenait 
debout,  le  manteau  pendant  à  l'épaule  ,  le  sombrero  à  la  main,  un  pâle 
jeune  homme,  relui  même  qui  avait  accompagné  Bruno  dans  sa  visite  au 
père  Anselme.  A  son  aspect,  Esteban  s'arrête  immobile,  ses  cheveux  se 
hérissent,  ses  joues  deviennent  livides  et  sa  bourbe  laisse  échapper  un 
cri  sourd  coiiima  celui  d'un  mourant.  Jenny  se  rapproche  de  l'iulortuné, 
palpitante  de  .'erreur. 

—  Vois,  vois  cet  homme,  fit  Calvina  tremblant;  c'est  la  justice,  Jenny, 
c'est  la  mort;  c'est  le  li  s  d'Iago,  Basilio  de  Bandeira. 

Basilio  s'élança  d'un  bond  sur  la  grève. 

—  Esteban,  dit-il,  tu  l'as  surpris  dans  un  entretien  d'amour,  tu  l'as  as- 
sassiné au  milieu  d'un  bal,  tuas  fait  rouler  son  cadavre,  le  cadavre  de 
mou  père,  parmi  des  Heurs,  de  fraîches  toileites,  au  milieu  des  fa-'fares 
d'un  orchestre.  Toi  qui  te  connais  si  bien  à  grouper  des  circonstances, 
parle,  comment  faut  il  le  venger? 

—  Va  !  répli(pia  Esteban  ;  Dieu  est  juste,  et  je  suis  prêt.  Au  château  de 
las  Sierras,  à  vous,  race  détestée  des  Bandeira,  à  moi  au  jardin  du  senor 
de  Alcaia,  et  maintenant  à  vous  encore  !  Le  fils  comre  le  père,  le  fils 
contre  le  lils,  contre  le  dernier  bourreau  l'enfant  de  sa  victime  :  c'est  la 
loi  du  talion. 

—  Ayez  pitié  de  nous,  secourez-nous,  sainte  madone  de  Loctudy,  ré- 
pétait la  lille  de  Drark,  pressant  le  prosrrit  entre  ses  bras. 

—  Et  moi  aussi,  reprit  Basi'io  triomphant,  je  l'arracbe  à  la  femme  que 
tu  aimes;  et  moi  aussi  je  te  traînerai  en  spectacle  aux  yeux  de  la  foule, 
non  pas  dans  l'atmosphère  parfumée  d'un  salon,  à  l'éclat  des  bougies,  au 
brnii  léger  d'une  valse,  mais  à  la  clarté  du  jour,  mais  au  grand  air  de  la 
place  publiipie.  miis  aux  cris  de  cette  cohue  ignoble  qui  demdnde  à  l'é- 
chafauil  des  émotions. 

Et  celui  qui  te  frappera  ce  sera  l'homme  qui  flétrit  quand  il  tue,  le  bour- 
reau!... 

—  Le  bourreau!  fit  Esteban  indigné,  montrant  l'acier  brillant  de  son 
stylet  qu'il  dirigea  contre  sa  poitrine.  Le  couteau  de  lajusti'  e  ne  s'est  ja- 
mais levé  sur  un  Calvina,  entends-tu,  Basilio?...  Et  il  tomba  mortellement 
blessé. 

On  accourut  aux  cris  de  sa  maîtresse;  penchée  sur  lui,  elle  répétait  son 
nom  avec  angoisse;  elle  recueillait  avec  sa  bouche  le  souffle  qui  s'échap- 
pait de  la  sienne.  Bruno  aussi  s'agenouilla  près  du  moribond, 

—  Je  suis  vengé,  dii-il. 

Esteban  le  regarda  avec  mépris,  serra  de  sa  froide  main  la  main  de  la 
jeune  fille,  prononça  un  faible  adieu,  et  moun  t. 

La  ju.-.tice  n'apprit  rien  sur  le  meurtre  des  douaniers  de  Plovan. 

Jenny  ne  se  maria  jamais.  Après  la  mort  de  ses  parens,  elle  alla  vivre 
auprès  de  Carmel.  FÉHX  dekiège.  —  [Commerce.) 


«*  ST  *^  tSi 

85iaie.:'(3b(a 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


57 


\-' 


Une  modeste  chaise  à  portf ur  sans arnioiiieSi  pans  dorures,  et  seiile- 
menl  pDili'îc  par  deux  valeis  dont  les  liab  is  Hiis  et  usi''s  ne  léiaoigiiaieiit 
d'aucun  vesiii;e  de  livrée,  css;iyait  de  se  Irajer  un  (;assa};e  à  travi-is  la 
foule  I  e  carrosses  armoriés,  de  clievaux  soinpiueuscuient  (■mpaiia<  liés  et 
de  chaisps  richement  sculptées  quiincombraieul  les  aj  proche»  du  Palais- 
Roval.  Ce  n'était  pas  cliose  facile  ;  on  élai'  au  comineiicciucnt  du  mois  de 
février  1718.  et  la  pluie,  qui  d''puis  le  matin  tombait  par  torreos  ,  avait 
depuis  une  heure  redoublé  d'imcDsilé  ;  la  grêle  et  la  nei,;e  s'y  joignaient, 
et  le  vent,  qui  souillait  avec  violence,  cotnpléiait  le  temps  le  plus  allVeux 
qui  se  puisse  voir. 

Celle  chaise  atieignit  le  vestibule  du  palais,  où  elle  s'arrêta.  Il  en  sortit 
UD  très  jeune  humaie  dont  le  premier  regard  fut  de  s'assurer  si,  dans  le 
balloliement  du  transport,  fa  loildie  n'avait  pus  souffei  t  ;  puis ,  rassuré, 
il  se  sourit  à  lui-mcuie  et  s'avança  vers  le  double  escalier  qui  monie  en 
spirale  jusqu'au  premier  éiage  du  palais;  alors  seulement  il  songea  à  re- 
garder autour  de  lui. 

L'allluence  des  grands  seigneurs  à  grands  cordons  et  à  brochettes  de 
croix  dont  il  se  vit  entouré,  l'émut  profondément  ;  à  l'air  de  s?tisraciion 
qui  se  montrait  sur  son  visage,  succéda  une  expres^sio!)  d'embarras  et  de 
contrainte.  Au  lieu  d'avancer,  il  se  mit  à  reculer,  saluant  à  droite  et  à 
gauche;  ses  beaux  yeux  noirs,  qui  hissaient  échapper  un  regard  timide 
et  indécis,  semblaient  dans  cette  loule  brillante  et  ai  isiocratique  chez  cher 
un  appui,  solliciter  une  main  prolectrice  qui  le  guidât  sur  ce  théâtre  où 
l'on  devinait  bien  qu'il  paraissait  pour  la  première  fuis. 

Il  fut  abordé  par  un  jeune  et  beau  seigneur  d'environ  vingt-quatre 
ans,  d'uue  mise,  dun  luxe  et  d'un  goût  merveilleux. 

—  Je  veux  être  damné,  si  ce  n'est  là  le  seigneur  Cadmus,  dit-il,  en  toi- 
sant, d'un  ton  de  politesse  insolente,  le  jeune  homme  venu  en  chaise.  Et 
par-là,  sambleu,  mon  cher,  que  viens-tu  faire  ici  ? 

—  Son  altesse  royale  le  régent  m'avait  fait  dire  de  me  rendre  au  palais, 
monsieur  le  duc  de  Richcl.eu,  répondit  le  jeune  homme  eu  s'inclinant  jus- 
qu'à terre, 

—  Pas  mal,  d'honneur,  pas  mal,  dit  le  duc  de  Piichelieu  sans  écouter  la 
réponse  de  son  limide  voisin ,  mais  occupé  à  lorgner  minutieusenicnt  cha- 
que détail  de  son  costume...  Sais-tu  que  lu  as  du  goût,  Caiimus;  je  veux 
être  damné  si,  avec  celte  mise  de  bon  goût,  celle  élégance  cl  ceiie  jolie 
ligure,  cl  surtout  en  cachant  ton  nom  et  ton  rang,  tu  n'enlèves  d'assaut 
les  cœurs  les  plus  récalcilrans  et  les  plus  séières...  Mais  tu  ne  lèves  pas 
les  yeux  si  haut,  tu  t'intéresses  peu  aux  enchanteresses  qui  uruent  la  cour 
de  noire  régeni. 

—  Pardonnez-moi,  monsieur  le  duc,  et  il  y  en  a  une...  répondit  Cad- 
mus avec  un  soupir. 

—  Laquelle,  s'il  te  plait? 

Celui  que  le  duc  de  Richelieu  appelait  Cadmus  continua  d'un  air  de 
conOdence  pleine  de  bonhomie  : 

—  Monsieur  le  duc  de  Richelieu  doit  les  coiinaitre  toutes,  Luil  Celle 
dont  je  veux  parler  est  très  belle. 

—  Elles  le  sont  tomes,  mou  cher. 

—  Très  jeune. 

—  Elles  le  sont  encore  toutes,  par  là,  sambleu. 

—  Mais  elles  ne  sont  pas  toutes  muetics,  monsieur  le  duc,  et  la  mienne 
l'est. 

—  Muette!  il  n'y  en  a  pas  une  ici,  mon  cher,  je  puis  te  l'affirmer  de 
reste.  Quel  est  sou  nom  ? 

—  Baiilde. 

—  Raiilde,  répéta  le  duc  trislempnt  surpris,  je  ne  la  connais  pas.  Ra- 
tilde,  répéia  i-il  encore  préoccupé  ;  mais  elle  doit  avoir  ur  autre  nom  que 
celui  de  Batllde  ? 

—  Je  l'iynore,  monsieur  le  duc, 

—  Où  lui  as-tu  parlé. 

—  Je  ne  lui  ai  jamais  parlé,  monsieur  le  duc. 

—  Par  lit,  sambleu,  où  l'astu  donc  vue? 

—  Il  y  a  trois  jours,  de  grand  malin,  passant  sur  le  Pont  Neuf  à  pied, 
un  carrosse  qui  venait  très  vile  renversa  près  de  moi  une  petite  fille  qui 
vendait  des  pommes;  aux  cris  de  l'entant,  le  carrosse  s'arrêta,  deux  da- 
mes en  descend. rem  ;  mais  je  n'en  vis  qu'une,  je  n'en  regardai  qu'une, 
elle  éiaii  j-une,  belle  et  prde.  Elle  fendit  la  loule,  courut  à  l'enfani,  la  re- 
leva, ses  beaux  yeux  exprimaient  la  plus  vive  inquiétude,  la  plus  tendre 
sollicitude;  mais  ce  fut  la  amc  âgée  qui  parla,  qui  s'inlorma  du  mal  que 
res-eniait  la  petite,  de  sa  demcuie,  et  qui  donna  ordre  à  ses  gens  de  la 
porter  dans  le  carrosse  ;  je  m'empressai,  je  la  plaçai  moi-même  sui-  la  ban- 
^  ueite  de  devant  ;  alors  la  dame  â;;ée  me  remercia  ;  quant  à  la  jeune,  elle 
remua  les  lèvres  romme  si  elle  eût  voulu  m'adrcsser  la  parole  ;  ma's  aucun 
son  n'en  soilit,  elle  en  resta  comme  confuse  ;  puis,  me  saluant,  elle  fit  uu 
eiyne,  et  le  carrosse  partit  en  emportant  cetio  charmante  personne. 

j      —  C'est  très  bien  ;  mais  tout  cela  ne  m'indique  pas  que  la  beauté  muette 
/   babite  la  cour  plutôt  que  la  ville  ou  le  faubourg. 

—  Son  carrosse  portait  la  livrée  et  les  armes  de  la  maison  d'Orléans. 

—  Ciabltil  dit  Je  duc  réUécbissaiit  eu  se  caicssaut  le  meuluu  U'uuc 


main.  Mais  d'abord,  es-tu  Lien  sûr,  Cadmus,  qu'elle  s'appelle  Batilde,  et 
qu'elle  soii  muette? 

—  A  l'eiuli  ou  du  pont  où  elle  s'éla't  I  aissée  pour  relever  la  petite  fille, 
j'ai  trouvé  ce  méd.ii  Ion  où  ce  nom  esi  gravé;  du  re  te,  si  e  le  n'avait  pas 
éié  muette,  monsieur  le  duc,  de  aurait  adi  cssé  la  parole  à  la  peiiic  ou  à 
moi. 

—  Bah  !  dit  Richelie'i  en  pirouettant  sur  les  talons.  Puis  il  fit  quelques 
pas  djns  l'antichambre  où  il  revint  aiis^iiOt  entouré. 

—  Bonjour,  Canillar,  Cheverni,  Gamaches,  dit  le  ducrnieurlen.iantia 
main  l'un  après  l'autre;  quel  temps  affi  eux!  ajouta-t-il  en  jetant  un  regard 
à  tiavi  rs  les  vitres  qu';  fuueit  it  la  pluie  avec  violence. 

—  Quand  ceseruil  un  régent  qui  gouvernerait  là  haut,  les  affaires 
n'en  iraient  pus  plus  mal,  dit  une  voix  railleuse  derrière  les  jeunes 
seigneurs. 

On  se  retourna  avec  étonnement;  celui  qui  venait  de  parler  était  un 
homme  jeune  et  maigre;  une  espèce  de  moquerie  ainère  était  répandue 
sur  toute  cette  sèche  physionomie,  et  scit  qu'il  parlât  ou  ne  parlât  pas, 
une  perpétuelle  épigramiiie  semblait  jaillir  de  ses  yeux  et  de  ses  lèvres.  Il 
s'appi  lait  Arouct  de  Voltaire, 

Au  même  instant,  et  coaimc  un  violent  coup  de  vent  avait  rendu  tout 
le  monde  muet,  la  porte  de  l'appartement  de  la  duchesse  d'Orléans  s'ou- 
vrit, et  un  huissier  lit  signe  à  la  foule  des  courtisans  d'entier;  cequ'ds 
firent  en  silence  et  par  lang  de  liires  et  des  dignités. 

Lorsque  chacun  eut  sa  ué,  d'abord  une  grande  femme  habillée  en  façon 
d'amatone,  et  qui  élait  la  mère  du  régent,  puis  sa  femme,  assez  belle,  bien 
qu'avec  des  joues  pen'lantes,  et  enfin  un  groupe  de  jeunes  et  jolies  prin- 
cesses, le  duc  (le  Richelieu  frappa  sur  l'épaule  de  Ca'mus. 

—  Y  est-elle?  demanda-t-il  en  lui  montrant  les  dames  de  la  cour. 

—  Oui,  monsieur  le  duc,  là  bas,  contre  la  prii.cesse  Palatine,  cette 
jeune  et  belle  fille  vêtue  de  satin  blanc... 

—  Ah  !  cest  là  ta  Baltide  muette...  Délicieux,  sur  mon  âme!  délicieux 
couple  que  vous  feriez  ensemble...  une  future  religieuse  et  un...  Hais 
jeveui  cire  damné  si  je  ueleprésente  pas  moi-même  à  elle;  suis-moi!  ce 
sera  piquant. 

Richelieu,  suivi  de  son  acolyte,  atteignit  bientôt  la  place  où  se  trouvait 
la  soi-disant  muette. 

—  Mademniselle  /eut-elle  me  permettre  de  lui  présenter  un  pauvre  jeune 
homnip,  qui  ne  sait  comment  faire  pour  mettre  aux  pieds  de  votre  beauté, 
et  un  médaillon  perdu  l'auire  jour  en  accomplissant  une  œuvre  de  bien- 
veillance... et  son  cœur? 

Puis  il  fit  une  pirouetie  et  s'éloigna,  laissant  Cadmus  en  présence  de 
l'inconnue.  Celui-ci  tira  tiniidement  de  son  sein  un  petit  médaillon  d'or, 
émaillé  de  bleu,  et  le  présenta  en  tremblant  à  l'inconnue. 

—  Merci  !  dit  elle,  et  avec  un  gracieux  mouvement  d'hésitation,  elle 
ajouta:  c'est...  le  portrait  d'une  amie. 

—  Vous  n'êtes  donc  par  muette  ?  dit  vivement  Cadmus,  comme  malgré 
lui. 

La  jeune  fille  leva  ses  grands  yeux  bleus  surpris  sur  son  interlocuteur, 
et  répondit,  mais  en  hésitant  encore  : 

—  Non...  monsieur! 

—  El  moi  qui  le  croyais...  Oh  !  pardon,  pardon,  mademoiselle. 
La  soi-disant  Baliide  répondit  à  voix  basse. 

—  J'ai  une  inlirmité...  qui  me  fait  paraître  souvent  hautaine,...  orgueil- 
leuse,... on  croit  que  c'est  le  dédain  qui  m'empêche...  de  répondre,... 
c'est  que  je  ne  puis...  pas,...  je  bégaieen  pariant...  et  j'en  ai  .home,.., 
voilà  la  cause  de  mon  silence. 

—  El  vous  avez  la  bonté  devons  excuser,  dit  l'amoureux  jeune  homme, 
vous  qui  paraissez  eue  ïi  fort  au  dessus  de  moi  ! 

—  Est  ce  que  vous  ne:  avez  pas  que  je  suis  mademoiselle  de  Chartres?.,, 
demanda  na'ivnnent  la  jeune  fille. 

—  Mademoiselle  de  Chartres  !  interrompit  Cadmus  en  pâlissant,  made- 
moiselle de  Chartres!...  la  fille  du  régent...  mjlheureu\!... 

Richelieu,  qui  l'observait  au  loin,  lui  jeta  un  regard  moqueur. 

En  ce  moment  le  régent  fit  signe  à  ce  mystérieux  personnage  d'appro- 
cher, celui-ci  'inclina  avec  un  trouble  visible,  il  soitit  avec  le  duc  d'Or- 
léans, qui  revint  un  moment  après,  mais  seul. 

—  Je  viens  de  doinier  mes  ordres  pour  l'opéra  de  demain,  dit-il  en 
s'approrhani  de  sa  famille,  on  repré^entera  Cudmus. 

—  Nous  irons  ,  nous  iroii} ,  s'écrièrent  les  princesses  d'Orléans  avec 
joie. 

—  Et  ma  petite  religieuse  viendra-t-elle?  dit  le  duc  en  frappant  un  pe- 
tit coup  sur  la  main  de  Ulle  de  Ch,arti-es. 

—  Moi  !  et  pourquoi  pas  ?  répoudit  la  princesse  comme  éveillée  en  sur- 
saut. 

—  Vraiment ,  lu  compromettrais  ainsi  ton  salut  en  venant  avec  nous 
dans  ce  lieu  de  perdition  ?  dit  le  régent  en  riant. 

—  Oui...  j'irai...  dii  la  princessesi  sérieusement,  qu'on  aurait  pu  croire 
qu'elle  pcusaii  à  toute  auiie  chose. 

II. 

La  salle  de  l'Opéra  était  éblouissante  de  parures  cl  de  lumières  ;  la  lo»e 
du  duc  d'Orléans  surtout  ollraii  un  ssemblage  gracieux  de  femmes  jeunes 
et  parées.  Oa  venait  de  lever  la  toile  ;  mais  Mlle  de  Chartres,  saus  soc- 


^8 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


cuiHT  lie  re  qui  se  pass^iii  sur  l,i  scèiio,  sms  rai' me  y  je  cr  un  repard, 
laissait  eiiTi-  srs  \ea\  i.c  loue  eu  \ivic  ;  1  iii)i);ili.iice,  l'e-poii-  et  le  (lc(.it 
se  t>eii.'na:ctit  tuur  à  luur  ïur  son  cburuiaiu  visage;  eiiliu  elle  ec  pencha 
ïers  ta  -œnr. 

—  AgkiiS  lui  dit-elle,  vous  souvenez- lous  du  personnage  que  le  duc  de 
Ricliolieii  ni  a  prcsenié  liii  r  an  soir? 

—  Ceriai  .fineni,  K^pniidii  Mlle  de  Valois  le  plus  simplement  du  monde, 
et  si  vous  voiili  z  le  \o f,  il  est  la. 

p. IIS,  au  grand  ("toiiiieineiit  de  Mlle  de  Chartres,  dont  les  yeux  se  pnr- 
ta'eni  di'ji  vi  rs  les  loges  lis  plus  somptueuses,  i'évci.tail  de  Mlle  de  Va- 
loi-,  se  iiii-  ge.i  sur  la  scè  le. 

—  Où  donc?  demanda  Mlle  de  Cbartres,  ne  comprenant  rien  au  signe 
de  l'ev>  niail. 

—  Quoi  !  vous  ne  voyez  pas  le  personnage  qui  représenlc  Cadmu*,  le 
chan  eur  i  aucleiaii ? 

—  Caui  lierau  !  i  épéla  la  princesse  apercevant  enfin  l'acleur,  et  ne  pou- 

Ivani  en  cini'c  ses  yeux,  Ca'iciier.u! 
Kt  li-s  yeux  lixés  sur  la  set  ne,  el'e  resta  cnmmc  frappi'e  de  la  foudre  ; 
puis  ,  elle  ne  dii  plus  une  pai  o'e  ;  mais  (lu.iii;!  1  <  toile;  se  baissa  ,  cliaciin 
put  rein;iri(uer  (jne  les  joues  (le  la  princes- e  (îlf  ieni  baignées  de  larmes. 

—  Quel  ciiagriii  pour  une  fiction  ,  lui  du  sa  sœur  en  riai.t ,  l'auieur  de 
CadnidS  doit  en  être  bien  glorieux,  ma  dièi  e  Aiiéaïde  ! 

■-  llelas  !  répoii  lu  naïveuu  ni  Ml  e  île  (  harirus ,  ce  n'est  pas  l'opéra  de 
Cadinits  qui  iii'.irraciie  des  larmes  ,  c'e.t  le  soit  de  ce  pauvre  Caucherau 
qui  (loit  èire  damné. 

—  Je  vous  conseille  de  le  convertir,  lui  repartit  en  plaisantant  Wle  de 
Valois. 

Ces  paroles,  prononcées  avec  légèreté ,  furent  piises  au  séiienx  par  la 
Bimple  ei  n;iïve  enf.iui.  Le  lendemain,  Caucberau  re,ui  la  le;tre  suivaute  : 
K  Monsieur, 

«Pour  le  saïui  de  votre  ame  ,  il  faut  que  je  vou?  pirle;  trouvez-vous 
»ce  soirà  huit  heures  à  la  porte  de  moa  a])partcin.nt,  suivez  la  personne 
•que  Vous  trouverez,  et  qui  vous  iiitrodn  ra  cbi  z  moi. 

i>LOtlSE-ADi;LAÏDE  DE  CHARTRES,  i) 

A  la  réception  de  cette  letire,  Caueiieiau  devint  ivre  de  jnic;  sa  folle 
imaginaiiou  ou  lant  un  champ  imme.  se  à  des  peu  ôes  plus  folles  eiirore, 
ce  f/l  la  tcie  h  une,  en  con  inérant  sûr  de  la  vietoire,  que  cet  homme,  si 
b  iinlile  et  si  luiiid  ■  la  veilie,  se  [iré-euta  aux  port'  s  du  i  aiais.  Une  dame 
le  C'iiidu  sit  à  l'o  ahire  de.  la  prince-se.  Mademoiselle  de  Cliaitres  était 
agenouillée  sur  un  prie-dieu,  vis-i-vis  d'un  crucifix  d'argent,  et  semblait 
absorbée  par  ses  prières. 

Qu  n  l  Cau-heraii  entra  ,  elle  se  releva  soudain  ,  et  sa  lourniint  vers 
lui,  elh  prononça  U'.ec  son  accent  hi>sliant  et  plein  de  charme. 

—  Je...  vous  ..  aiieiidais,  monsieur. 

Ces  paroli  s  bienveillantes  aciievèreiit  d'égarer  le  peu  de  raison  du 
jaine  fat,  il  se  jeta  aux  genoux  de  h  princesse  en  prononçant  des  paroles 
(l'amour. 

Mail  moiselle  de  Chartres  pâle,  roa's  superbe  de  dignité,  s'appuyant 
d'une  main  sur  le  dossier  de  son  piie-dieu,  ordonna  au  jeune  homme 
d"  se  lever.  Il  obéit  en  cachant  sa  confusion  sous  un  aîr  tendiemeiit  res- 
pectueux. 

—  Pardonnez  mes  transports...  mademoiselle,  répliqua-t-il,  mais  je  suis 
si  heureux  I...  si  heureux!... 

—  Si  heureux  !...  et  de  quoi,  monsieur?  demanda  la  princesse  dont  î'é- 
lonncmeiiî  ne  pouvait  éga'er  que  la  candeur. 

—  De  l'ordre  qui  me  coiidui:  à  vus  pieds,  madame. 

Ces  dermèi  es  paroles  éclairèrent  alors  Adélaïde  sur  sa  légèreté.  Fon- 
dant en  larmes  e'Ie  (acha  son  visage  dans  ses  mains. 

—  \ons  plcirez...  et  vous  vous  tai>ez,  mailaine,  demanda  Caurhersu, 
la  voix  si  hai  monieuscmeut  pénétrante  que  la  pauvre  jeune  fille  se  sentit 
tout  émue. 

—  Il  las!  monsieur,  répondit  clip,  froide  mais  sans  colère...  je  devrais 
me  fâ  lier  de  vo  re  aud.ice;  mais  en  pensint  que  c'est  mon  imprudence, 
mon  inexpérience  des  choses  de  cette  vie,  qui  la  causent...  je  n'en  trouve 
pas  le  courrige. 

—  Alors,  madame,  pourquoi  donc  m'avez-vous  fait  appeler?  demanda 
Tactenr  stU|  efaii  a  son  tour. 

La  prioi  essc  lui  indlipia  de  la  main  nn  tabouret,  et  se  laissant  tomber  , 
comme  bbaïue,  sur  son  prie-dieu,  <  lie  lui  dit: 

—  En  véi  iié,  monsieur,  après  les  i  'ces  coupables  qui  vous  ent  conduit 
vers  moi  ,  jencs.iis  comment  ap  ,eler  votie  attent.ou  sur  un  Mijet  plus 
prive,  si  grave  qu'il  m'a  'ait  oublier,  pour  le  salut  de  voireaoïc,  ce  que  je 
rievai-,  in»ii  il  mes  t.ti  es  de  princesse  et  de  liile  du  régent ,  mais  à  ma  di- 
gnité de  femme. 

Proli  aiit  de  la  confusion  dans  laquelle  tontes  ses  espérances  éteintes 
axa  eit  p'ongé  le  paiiV'C  Caucherau,  madeinoise  led''  Cbartres  contiiiua  : 
Ne  pen cz-vi-us  donc  qu'a  vivre,  monsieur,  fans  songer  a  mourir? 

—  Il  I  isl  mademoiselle,  si  je  vous  ai  déplu,  je  voudrais  que  ic  moment 
en  fùi  arrivé. 

—  Ij  vous  ne  seriez  pas  elTrayé  de  le  voir  approcher  de  vous  en  état  de 
péclié  m  rtel  que  vous  êtes? 

—  Je  ne  vous  eoinpiei  d<  pas,  mademoiselle,  dit  l'acteur  d'un  air  can- 
dide qui  n'était  pas  teint. 

—  En  voyant  la  profession  abominable  que  vous  exercez  ?,.. 


—  Ah!  sublime,  madame,  sublime!  interiompitl'iic  eur  avec  un  rha'c"- 
reux  ciiipieleiiieii  ,  car  a  mon  jeu  pli-in  d'aine  et  de  vérité,  avouez-le,  ne 
tous  ai-je  I  as  vue  verser  des  larmes  (ratiendri-sement? 

—  D  tes  (le  j  il  é,  monsieur...  le  pleurais  sur  vous...  sur  votre  sort... 
Ah!  monsieur,  écoutez-moi...  quittez  le  théâtre. 

—  Ce  iieu  (le  nii  gloire,  m.id.'iue? 

—  De  votre  perdit  on,  monsieur! 

—  Où  tons  les  foirs  les  applaudissemcns  des  spectateurs  me  récompen- 
sent de  mes  peines  ? 

—  Applaudissemens  du  démon  qui  se  changeront  plus  tard  en  cris 
de  damnes. 

—  En  vérité,  madame,  je  ne  puis  croire  que  vous  me  parlez  sérieuse- 
ment. 

D'un  mouvement  charmant  p'ein  d'abandon  et  d'amour,  la  princesse 
leva  sur  Caucherau  ses  yeux  pleins  de  larmes. 

—  Voyez  si  je  plaisante,  dit-elle. 

Hors  de  lui,  à  ceiie  vue,  le  jeune  homme  ploya  le  genoii  devant  la 
princesse. 

—  Ordonnez  de  mon  sort,  madame,  liii  dit  il. 

—  V.iijS(|Hiiterezle  théâtre? dit  Ad,;la'ide  avec  un  petit  cri  d'enfant 
plein  de  joie. 

—  Si  vous  l'exigez,  madame. 

—  Vous  vous  repeiiiiriz  ? 

—  Oui,  madame,  lui  dii-il  sans  trop  savoir  ce  qu'il  répondait. 
La  prinresse  ajouia  vivem''nt  et  sans  pri siue  bégaser  ; 

—  Vous  vous  amenderez,  vous  prendrez  pourcoiil'(!sseur  le  p^re  Denis, 
un  bien  digne  hom.iie  et  bien  saint,  et  s'il  l'-xige,  car  vom  avez  vécu  iiis- 
qn'à  ce  jour  d'une  vie  abominable,  s'il  1  exige  en  expiation  de  vos  péchés, 
vous  entrerez  dans  un  séminaire. 

Caucherau  se  releva  vivement. 

—  Dans  nn  séminsire  !  s'écria  t-il,  moi,  Caucherau,  devenir  prêtre  ! 
mais  songez  donc,  mad  une,  que  Je  n'ai  aucune  vocation  pour  cet  état. 

—  Quoi  !  monsieur,  ne  m'avez  vous  pas  promis  ? 

—  Ah  !  tout  ce  que  vous  voudrez,  hors  cela,  madame  ;  mais  à  vo're 
tour,  ditignez  me  prêter  un  moment  d'attention  ;  car  il  me  semble  que 
n  'US  par'ons  lous  deux  ici  un  langage  qui  nous  est  à  chacun  inconnu  ; 
vous,  mademoiselle,  pure  et  sainte  comme  les  anges  du  ciel,  comme  eus 
aussi  vous  n'a  nu  z  que  Dieu  ;  —  moi,  bru  al  et  gros  ier  comme  les  fils 
des  hommes,  je  me  suis  laissé  entraîner  h  adorer,  non  Dieu,  mais  son 
œuvre  la  plus  parfa  te.  —  Pardon,  mille  fois  pardon,  vos  chastes  regards 
m'ont  fait  rentrer  en  moi-même;  je  pleuie  mon  ini  heur,  aais  celui  seu^ 
lemenl  de  vous  avoir  (lé|ilu,  et  si  je  me  repeiis  d'un  '  chose,  c'est  d'a- 
voir osé  Doubler  le  calme  de  votre  beuieuse  vie  par  l'aveu  téméraire  de 
mon  impruil-  nt  amour.. .  Vous  voyez  bien  que  nous  ne  nous  entendions 
pus,  nindi  moisclle. 

—  Aiusi,  monsieur,  vous  persistez  dans  voire  erreur  ?  dit  tristement 
Adéltïie. 

—  Eh!  que  vous  importe,  un  damné  déplus  ou  de  moins,  madame, 
dit  Caucherau,  dans  l'accent  duijuel  perçait  le  dépit  d'une  e.sperai.ce 
déçue. 

—  Eh  !  monsieur,  si  cela  ne  me  faisait  rien,  seriez-vous  ici  ?  dit  étour- 
dîmcnt  lamiive  enfant. 

—  Oh  !  celte  fois-ci,  vous  ne  vous  rétracterez  pas,  dit  le  jeune  homme 
tremblant  de  joie,  et  sériant  fortement  ses  deux  mains  l'une  contre  l'au- 
tre, —  vous  vous  iniére-sez  à  mon  sort,  je  rie  vous  suis  donc  pas  inddl'e- 
reiit  î  et  luisant  un  cas  en  avnni,  comme  pour  saisir  la  main  (le  la  prin- 
cesse, il  en  fil  aiissiiôi  deux  au  res  en  arriére  en  s'écriaut  :  Mon  Dieu ,  je 
m'en  vais,  <  ar  je  suis  fou  ;  mais  en  m'en  allant,  oh  I  merci,  merci,  ma- 
dani",  j'emporte  du  bonheur  pour  toute  une  éieri  ité. 

Caucherau,  se  trouvant  alors  près  de  la  draperie  qui  cachait  la  porte 
de  l'oratoire,  lasoueva  orusiuement  et  dispaïut. 

La  I  rincesse  resia  muette  à  la  même  place,  écoutant  les  pas  de  celui 
qui  s'éloignait,  et  dont  chaque  bruit  répondait  a  son  cœur  ;  pus,  quand 
tout  (nt  redevenu  tranquille,  sans  changer  de  position,  sans  essu.ier  les 
larmes  qui  coulaient  une  à  une  sur  ses  bêles  joues  saiinées,  elle  éleva 
lentemi  nt  .'es  beaux  yeux  vers  le  ciel,  et  d'uu  accent  plein  d'ame ,  que 
rien  ne  -aurait  lendre,  el'e  murmura  : 

—  Oh  !  je  l'aime!  je  l'aime,  mon  Dieu  1 

Le  lendemain  elle  éiait  au  couvent  de  Chcllcs,  oit  elle  s'était  rendue 
sous  prétexte  de  faire  ses  dévoilons.  Elle  n'en  sortit  jamais.  An  moment 
où  la  porte  du  couvent  se  refermait  sur  elle,  CuuchcroU  recevait  ce 
bidet  : 

u  Mademoiselle  de  Chartres  n'existe  plus,  mais  sœur  Batilde  priera  le 
«reste  de  ses  jours  pour  le  salut  de  Caucherau.  » 


A  qitel([ue temps  de  là,  le  20  jnillet  de  la  même  année,  pUifieurs  sei- 
gneurs se  reuconrant  dans  la  salle  des  gardes  du  Pa'ais-Rojal ,  1  un  d'eux 
s'écria  :  ' 

—  Salut,  mes-ienr.s...  Eh  bien!  R'ch  lieu,  savez-vous  la  grande  nou- 
velle? Il  n'y  aura  pas  dopera  cet  e  semaine.  Cuu.herau  est  au  For- 
l'Ëvéque,  il  a  lef'  se  hier  sor  de  jouer  (uidmus. 

—  Bast!  (lu  R;  hebeu,  en  se  care:saiit  le  menton  d'une  iDain,  et  jouant 
de  l'amie  avec  ic  nœud  de  son  épéc,,,  A  propos,  Caniliac,  n'élait  ce  pus 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


59 


bioi  que  noire  bille  ei  charmante  mademoiselle  de  Chartres  a  prononcé 

SlS  \Wi.\  ? 

—  Hi'ias!  oui  !  M;)i,s  qn'a  cria  de  commun,  je  vous  le  demande,  avec  le 
ca-ri  e  iie  Oh\.  licraii?  rOpoii  it  Ca  li  l.ic. 

—  C'  SI  j  isic,  dii  R  ciielieii,  si  ce  ii  est  que  ce  sont  dcu'î  caprices  bien 
iiiCuMcevub.es,  el  je  \eu\  être  damué  si  je  devine  lun  |)iiiS4.\uc  l'autre. 

EUUÉ.VIE  FOA. 


i 


M.  Charles  de  Bussy  rentra  chrz  lui  après  l'OpC'ra  ;  il  congédia  son  do- 
mesiiinii',  ouvrit  la  Ici  è  re  de  S!  n  salon  1 1  alluma  un  c  t>;ire.  —  Il  était  à 
peu  |)iè'.  iiiiiiiiit.  —  M.  (le  liusf-y  se  n  gardait  tomme  riiomiiie  du  monde 
le  pli  s  ma  beuieux,  et  a  viiij;t-.v'X  ans  la  di  'se  est  ass  z  coiiimuiie  quiiid 
on  se  IroiiVi'  dans  fa  poMiioo.  Le  jour  nicnic,  un  <ie  *cs  gian  s  pan'ns 
fiait  allti  deinandi  r  piiui'  u.  la  main  de  Mlle  Eugcni  •  de  Hami.tirr,  litlie 
orplieiiiR",  nièce  et  pi^pil  e  de  M.  et  Mme  de  Hamburc.  Le  ti  leur  iivec 
coiiiinimé  par  remcicier  de  l'Iiomitur  (|u'oii  lui  luitait  dans  la  p  rsoi'ne 
de  ia  niÈie  :  mais  il  a>ait  ajouie  que  Mlle  EngtlMiie  était  foi  t  jeune  cucoie 
et  (|u"on  ne  sonceaii  pas  à  la  mariL'i'.  Le  inautlaiaire  de  M.  de  Bus^y  avait 
insiste;  il  av.it  lait  valoir  la  famiie  ho:.oiabl'  du  jeune  liomnie,  ses  bon 
nts  (|iii'liii\e,  la  giaie  de  son  esprit  et  de  sa  liiiiir  ■,  et  enlin  un  amo  rqu'il 
disait  par  liig<\  A  ces  der.  iers  niols,  M.  de  Bam  lure  s'et.iit  emporte  et 
oubliant  lou  e-.  les  forniul  s  polies  duut  on  lineluppe  un  refus  dans  le 
monde,  il  av  ot  n'pondu  avi  c  .igreur  : 

—  En  V(  liié,  je  ne  con(;o  s  pas  M.  de  Bussy;  il  est  homme  d'honneur, 
il  e^t  d'une  cxoileiiie  faufile,  j'ili  bouimc  cl  lio  urne  spiriiuel,  si  l'on 
veut;  u.ais  il  n'a  ren,  ni  forttne,  ni  posiion,  lije  ne  comprends  pas 
quil  scpertneile  de  demaniler  >a  main  d'une  liclie  béiitiérequi  a  le  droit 
d'aiti  ndie  d'un  é(  oux  une  loi  tune  èg  le  à  la  sienne. 

La  convcisbiioii  ine  lois  surcep  lU  nepoua;t  iinirque  d'une  manière 
fàflieuse;  li  colère  s'en  lela  de»  deux  p.irt.s.  et  les  t>|)eiances  de  M. 
Cliaik'S  de  Bussy  durent  s'évanouir.  Il  la'iaii  rtO'  nccr  à  tout  a  lo  nniodc- 
nie  it.  ne  plus  te  picseï  tir  dus  une  maison  où  l'on  ne  seia.t  plus  nçu, 
éiouiri  r  dans  s'  n  lœ  r  uiic  première  pa,.ion  et  se  désoler  a>tc  toute  la 
naïveté  de  la  jeunesse  elde  l'ainiur. 

Quel  (.aiii  preinlri'  't"  Enirver  la  ](  une  Clic?  Ce  moyen  cxtrè  ne  'ui  ré- 
puviiail  d'ai,lani  i)Uis  qu'en  ne  mantiu  r.  il  pas  (.'ans  le  monde  «'en  faire 
les  b'.mieuis,  non  à  s>i  pas-ion,  la.os  il  la  rn  besse  de  Mlle  de  Ranbiire; 
il  n'était  p.is  ccnaiii  d  aill  urs  i)UeMle  Ku^ji  nie  coiiseï  l't  ù  un  euleve- 
Dieni.  M  de  Bu.-s)  rai>aii  ces  iriste>  n  Ibxioiis  en  suivai.t  de  I  œi  la  fiiinee 
hl.  ndiâire  de  son  cig.ae  et  il  se^ciojait  lu  viciiinc  d'un'  (ie.stiuée  Luae, 
et  choisi  exf  lès  par  le  sort  pour  tu  ir  m  niaiheur  iiarfil  aa  su  n,  tan  ils 
que  ce  qui  lui  arrivaii  ar.ive  lous  lis  jours  et  ila  s  ions  Us  quartiers  de 
Paris,  Il  et  it  allé  à  l'Upeia  dans  l'espo  r  d'y  voit  Eugénie,  et  cei  espoir 
avait  été  irompé,  M.  et  Mme  ecRdintiUie  étaient  scus  dans  bui'  loge.  11 
finit  son  cigare  et  il  al'aii  sans  doute  se  couchi  r  et  s'endormir  absolu- 
ment ininuie  s'il  n  eût  pas  été  amuuieui,  loisi|u'on  fra,  pi  à  ï-u  poite. 

—  Entrez  dit-il,  croyani  avo  r  aUan  e  à  son  valet  de  chambre. 

La  porte  s'oiiviit  ;  il  eniemlit  des  pas  in -ertains  et  légiMs,  il  tourna  la 
tête,  et  qu'on  juge  de  son  élonnenieni,  c'était  Mme  de  R.nnbui  e,  la  tante 
de  '  e  le  qu'il  a  tuait  !  O  tti'  dune  lucoie  belle  et  âgée  a  peine  de  irent°- 
buit  ans  ne  lui  avait  jamais  fait  l'bonni  ui' de  venir  chez  ui,  et  en  la 
vovaiit,  il  se  dem.iinla  si  le  relus  de  la  lante  était  bien  lésin  écssé,  et  ti 
ceiui  de  l'oncle  était  bien  p  u  lent  ;  la  p  iidue  marinait  nnebeuie.  Mme 
de  Rambure,  pâle  et  les  lèvres  ireinb  an  es  d'émotion,  se  jeta  dans  un 
fautriiii  et  lui  lit  s  gne  de  s'asseoir  aniMès  d'elle. 

—  Vous  êtes  éioniié  de  me  voir  chez  vous  et  à  celle  h''ure,  lui  dit-elle, 
quand  •Ile  (  utia  force  de  parler  ;  je  Viens  pour  votre  mariage. 

—  Pour  mon  mariage  !  mad.ime. 

—  Oui.  monsieur. 

—  Avec  voire  nièce  ? 

—  i^aiis  doute  ;  i.e  l'aimcz-vous  pas  ? 

—  Je  l'a  lore. 

—  Lh  ben  !  monsieur,  elle  est  à  vous  ;  du  moins,  moi,  moi  sa  tante, 
je  vous l'acioi de, 

—  0  ciel  !  s'fcria  Charles,  on  m'a  donc  (rotnpô,  madame  ?  La  personne 
qui  vous  a  f.iit  ce  mat  n  ma  demande,  en  m'appienaut  le  refus  de  M.  de 
Uainbure,  m'a  a-suré  que  vous  y  twiez  joint  le  vôtre. 

—  On  vous  a  dii  vrai,  monsieur;  mon  mari  daii  là,  et  il  ne  m'était 
guère  possible  de  le  conirciiirc  :  e  suite  j'ai  nlléchi  stir  ma  niè'CCtsur 
Vous  :  vous  u'avez  point  de  fortune,  oie  <  ii  a  pour  deux  ;  vous  l'aime/,  et 
file  vous  aime,  je  le  sais.  En  lui  icfusant  de  l'unir  ii  celui  qu'elle  a  choisi 
dans  son  cflL'ur,  j  expose  son  bonheur,  peui-eire  .-a  vii'...  Vous  devef  ju- 
ger par  ma  démarche  de  l'empire  qu'ont  pr  s  sur  m  i  ces  réUixioiis... 
Que  résolvez-vous,  monsieur,  voulez  vous  ma  nèce  't" 

—  Si  Je  1,1  vi'ux,  madame  !  je  donnerais  ma  vie  pour  un  tel  bonheur. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  il  l'aui  l'enlexcr. 

—  L'eniever,  m. .daine  !  ipiand  j'.n  voue  a-S''ntiment  ? 

■—  Oui  monsieur,  I  enlever  ceiie  nu;t,  dans  une  heure  tout  do  suite... 
Si  vous  voulez  épouser  EugOuie,  il  n'y  a  que  ce  moyeu;  M.  de  Rumbure 


ne  couspiiiiia  jamais  à  voire  mariage...  Etes-vous  prêt  ?..   C'e^t  à  vous 
maiiiienaiilde  néi-der  Eugéuif. 

—  J'espère  ma  ntenanitiu'en  m'aiitorisanl  de  votre  nom... 

—  C'est  re  qu'il  ne  faut  p  is,  du  luiins  lout  de  suite...  l'Ius  tard,  j'i- 
vouerai  vo'OMiieib  la  part  que  je  inmls  à  ce  qoe  vous  allez  faite.  Vous 
selliez  que  dans  le  priinier  inomeiit  je  ne  dois  pas  mexposer  à  la  colère 
de  M.  de  Ramliuie;  c  p'  ndaiil  compter  sur  lout  le  secour-  que  vous  pou- 
vez aile  n  Ire  de  moi  :  j'eloigner.ii  la  femme  d-*  (  himbie  d'Eug.nie,  j'éloi- 
gnerai ;e  concicige,  el  la  p  irtede  l'hA  cl  sera  cnir'ouvi'rie  p-r  mes  soins. 

Après  celte  co  ilidence  étrange,  Mme  de  Rimbuic  quitia  M.  de  Bus^y 
et  le  laissa  aussi  hcuieas  que  s^irpris.  Ainsi  la  tante  d'Eng  nie  elle-o  èine 
protégeait  son  amour  et  lui  indi<iu  lit,  lui  ordonnait  mène  une  rho  e  à  la- 
quelle il  n'avait  soii.;é  qu'en  ireuiblaiit  !  semblable  à  tous  les  ji'un>'S  gens 
qui  r  ippoi  lent  lout  à  leur  pissiini.  M.  Churesde  Bus-y  se  figura  que  son 
amour  eiceluid'Eugénieaiaii-ni  lléchi  Mme  de  Ram!mr>  : 

—  Elle  a  sans  doute  éié  malheunu-e  d  .ns  sa  jeuiie.sse.  se  disiitil,  elle 
aimait  quebiu'un  qu'elle  nVura  pu  épouser.  M.  de  Kambure  est  un  boaimc 
dur,  vioicnt,  anpré-  duijuel  elle  soullic  depuis  vingt  ans;  le  trait  est  toa- 
jouivdans  la  blessure  et  elle  veut  épargnera  sa  nièce  les  lourmeos  qu'elle 
endure. 

Ses  préparatifs  furent  bientôt  faiis  ;  il  n'y  avait  qu'à  traverser  la  rue  et 
qu'à  c-  nduire  Eugénie  chez  lui  d'abord,  cl  au  jour,  .  ans  quelque-  heu- 
res, il  '.louvciait  une  retr.iite  plus  convenaile  et  plus  sine  pour  celle 
qu'il  aimait.  Il  prit  son  minieau  ,  vêieiuent  de  ir.'>diiion  dans  les  i  nlcm- 
luens,  et  il  allait  partir,  lorsque  sa  porte  s'oiivrani  de  nouve.iu  il  .-.e  trouve 
fa  c  à  face  avec  ,\l.  de  Raiiihuie.  Charles  lit  un  pas  en  .iriière,  il  se  ci  ut 
perdu:  M.  de  R.imbure  avait  rencontié  sa  femue  ,  il  l'av.iit  sans  doute 
épiée,  et  lui  Charles  ulLit  avoir  sur  les  bras  un  tuteur  luiieux  ou  un  mari 
aioux. 

—  D'après  ce  qui  s'est  passé  ce  matin ,  lui  dit  M,  de  Rambure  ,  vous 
ne  vous  attendit,  z  pas  à  me  voir  chez  vous,  surtout  à  celte  heure  du  ta 
nuit? 

—  Il  est  vrai,  monsieur,  répondit  Charles,  qui  quitia  son  manteau  avec 
découiagerne:  t. 

—  Si  votre  parent  vous  a  rapporté  not'^e  conversation ,  continua  M.  de 
Rambure  ,  j'ai  des  evciises  à  vous  fa  re...  Veui  lez  cependant  considérer, 
nions  cur,  que  j'ai  rendu  justice  à  toutes  vos  bonnes  quilrlés,  et  que  le 
seul  d  faut  que  je  vous  aie  trouvé  .  c'est  le  manque  de  fortune.  On  d  en 
peut  pas  dire  auiaiit  de  tout  le  monde. 

—  Mniisii  ur... 

—  J'ai  e  1  tort,  dit  M.  de  Ranilmi-c  sans  permettre  à  Charles  de  parler; 
mais(|ue  voule/.vous?  à  moii  âge  on  prise  i|ui  li|ucfois  l'argent  trophiiit; 
pardo'inei-le  mu.  Ensuite,  monsi  ui' ,  ma  r.iiiine  était  là  ;  elle  ne  veut 
pas  mai  ier  Eugéiie  ,  tt  tout  cela  m'a  enir  aîné  plus  loin  que  je  ne  le  v  lu- 
lais...  Je  viens  pour  to  t  repar-er.  Vous  aimez  ma  u.ece  ;  je  vous  la  don- 
ne..., nrais  à  une  cordiiion  cependaut. 

—  l.a'iutlle ,  monsieur? 

—  C'est  que  vou^  l'enlèverez.  Cela  vous  <^tonnc  ;  rien  n'est  ceccndant 
plus  raisoniialrle...  Si  vous  saviez  ..  Monsieur,  ajouta  M.  de  Raaibure 
en  se  reprenant ,  vous  ne  vous  douiez  pas  de  ce  qui  e  pas-e  chez  moi , 
j'.ii  l'air  il'etre  le  maître,  c'est  ma  feuiine  qui  me  mène  ..  Enfin  ,  il  faut 
(prEi  génie  pai  le  ,  il  ne  faut  pis  qu'ell' soit  à  l'htiiel  demain  nratio.  Si, 
comme  me  l'a  assuré  vo  re  parent ,  vous  vous  a  incz  tous  lis  deux  ,  le 
parii  que  je  vous  offre  ne  vous  paraîtra  pas  dur...  Vous  héritez,  mon- 
sieur? 

—  Non  ,  monsieur,  non. 

—  Ma  roniluite  voii-  semble  extraordinaire,  vous  ne  reconnaisspi  pas 
en  moi  l'homme  de  re  malin  ?  Vous  avi  z  ppu:-èlie  ra  son...  (lue  vous  iin- 
poile?  vos  vœux  sont  roinlrlés...  Je  vais  a  1er  plus  loin  :  voi'  i  la  petite 
clé  de  la  porte  du  jailiu;  prenez,  je  m'arraiigerai  de  façon  que  maf.  mme 
ne  se  ilouterti  de  liin. 

Charles  prii  la  clé  ,  cl  M.  de  Rambure  di-pamt. 

—  Ou't)nt-ils donc  lo  i"  les  deuv?  pensa  le  leune  homme;  scrais-je  par 
hasard  devenu  millionnaire  depuis  quehpies  heures/  at-je  beijié? 

Il  avait  été  vingt  lois  sur  le  po  ni  t.f  p.ir'rr  à  \1.  de  Rambuie  de  la  dé- 
marche de  sa  femriic.  <le  lui  dire  ipr'elle  sortaii  de  <  ht  t  l.ii,  et  qi  c.  pu  stjue 
tous  deux  étaient  d  act'oid,  un  cnl.  vemenl  e  ail  Inu  i'e:  m  os  quand  il  .«'a- 
perçul  ([ue  lous  deux  s'ei.ricni  caché  eur  dessi  in,  il  sm  pçrmna  un  mys- 
tère et  il  se  contint.  (Ju  hpies  |)en  Ces  lâcheuses  le  lourinemaieni  :  M.  de 
n  mirure  s'était,  le  maiiii  uieine,  cm  one  à  lu  scu  e  pi  opo>  t  on  de  ma  ier 
sa  nièce;  elle  était  trop  jeune,  avait-il  dit;  Il  ne  voulait  la  marier  que 
dans  II  ois,  quilre,  cinq  an-;  ei  que  q  es  heures  pbis  lard.  I  .i  ei  nt  fen.Ke 
prenaient,  à  l'insu  l'un  île  I  a^  ire,  la  résolution  de  la  ni  trier  s  ns  roiard, 
à  rireuie  même,  et  un  enlàicnieul  s'ul  p.iraissaii  a-sez  prompt  pt.nr  sa- 
tisfaire leur  imp.ilionce!  Il  ne  f  ill„it  pas  que  le  su  eil  dit  Icudeiu  in  la  re- 
trou-ât  dans  l'iiviiel  !  Il  y  .v.  it  la  de  qu.<i  piuvu:|uer  toutes  les  supposi- 
tions et  supposer  t'ins  les  dout'S. 

En  homme  bien  é  'ris.  Charles  nt'  s'ar  cta  qu'un  momeni  »  toutes  ers 
idées,  1 1  ^ans  r.eii  c\pl  quer,  il  ina'Ch  i  v  i^s  l'Iiù  el  île  M  de  Rauibure. 
Il  n'.iv.dt  q  le  l'em  ui  r  s  du  clmix  :  i  p  luvaii  à  son  t:re  entrer  par  la  put  te 
CO  hcre  ou  par  le  j  irdin  :  il  pr  t  ce  der  u  cr  pai  ti.  Fous  It  s  vei  roux  .  lau'itt 
tirés  ;  la  pet  te  dé  on  rail  a  ur-i  veille.  Il  en  ra  dans  le  aid  u  .  t^en.  le 
chien  diirui.ui,  peut  eue  .s-ouji  par  le  gà  eau  M>porili'pie  qui  au  r.  lois 
avait  ferme  les  )eu\  de  Cerbère  ;  loutos  les  portes  eiaieni  ouvcriCÂ  com- 


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LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


me  on  l'aviiii  promis ,  Ips  domestiques  fcarti's  et  une  lampe  folitairc  pro- 
jet.il  (latis  l'csca  ier  uni»  clarté  siillisanlf.  Cliarles  monla  iIoik  e  iiunt,  tra- 
versa le  sa'oii,  cl,  pir  une  suite  de  [iières  qu'il  ni!  roniiai  suit  pas,  il 
au'iwi  j'i^fina  la  Inmbiv  de  Mile  de  Rainhui'i'.  lîiigûnii;  iiait  delioui,  'es 
ffairi'  j  .liitcs,  |).Ve,  presque  échevelée  ;  elle  seinl»  ait  fri'mir  en  j -tant  les 
jeux  autour  d  el  e;  ou  eût  dit  (|u'e!ie  eût  voulu  ne  pas  toudi'T  le  .'■ol  de 
SCS  (liids.  lin  apercevant  Charles,  elle  lit  un  «ri  de  joie  :  elle  oublia  le 
moment,  le  lieu,  l'iieure  de  la  nuit  ;  elle  vit  dans  M.  de  Dussy  un  sau- 
veur. 

—  Ali  !  monsieur,  sY-cria-t-elie,  vous  voilà  !  Dieu  soit  béni  !  Venez,  par- 
tons ;  xou'ezvous  de  rani  ?  voiil'  zvous  être  meii  llbéraicur? 

Elle  se  jcia  laiis  les  bras  de  H.  de  Bus-y,  qui,  chargé  de  ce  doux  fir- 
deau,  sortit  de  lap  aiiemcnt,  descendit  1'  sca  ier,  et  'a  di'pusa  sans  en- 
combre dan-  le  jardin.  La  porti  mt  relermée,  ei,  au  bout  de  dix  minutes, 
Mlle  de  Uauib.re  fut  installée  siine  et  sauve  dans  le  salon  éléj.aut  du 
jeune  liornine.  Jama's  cn'èvi'ineiit  n'avait  été  plus  prompt  ni  plus  facile. 
M.  de  lîus^v  avait  fait  comme  ce  Léios  d'un  dis  coiiti  s  de  notre  enfance, 
(levant  lequel  bs  arbres  s'écarient,  les  hiies  s'ab  lissent ,  qui  s  avance 
au  uiilieii  de  gardes  endoriius  de  femmes  de  chambre  aux  yeux  fi  r- 
més,  et  pénètre  aiii-i  jusqu'à  la  princesse  qui  l'attend;  mais  ici  la  jeune 
li  le  ouvrait  de  grands  yeux  efliayéi  et  frissonnait  de  peur  dans  son  fau- 
teuil. 

—  Charles!  Charles!  s'écria  encore  Eugénie,  je  n'ai  plus  que  vous  aa 
monde  ! 

—  Et  tant  que  je  vivrai,  mon  amour,  mon  appui  ne  vous  manquera 
pas.  répondit  le  jeune  homme.  Mais  d'où  vient  votre  ell'nii?  que  signilie 
l'ét.i  où  je  vous  ai  trouvé':'  0  Eugaiie  !  dites  moi  d'où  vient  mon  bon- 
heur? 

—  Ce  serait  à  moi,  dit  Eugénie,  à  vous  demander  par  quel  hasard  heu- 
reux vous  êtes  arrivé  à  num  î-ecours  si  à  propos  ;  mais  je  vais  d'abord 
vous  dire  (le  (piel  péril  vous  m'avez  lirée. 

La  deniaiilie  aile  ce  matin  par  voue  paient  a  exaspéré  M.  de  Ram- 
bure  ;  ce  qui  l'a  suriout  rendu  urieux,  c'e.-t  d'apprendie  les  seutiiuens 
(jue  j'ai  pour  vou^.  Il  trouvait  out  simple  votre  amnui',  il  ne  pou-ait  me 
par  Idnuer  le  mien  ;  il  m'a  f.it  venir  et  je  vous  fais  gi  .ice  des  reproches 
et  des  menaces  qu'il  m'a  l'a  lu  supporter.  Le  soir  on  ne  m'a  pas  menée  à 
l'Opéra,  pal  ce  que  c'était  un  lieu  où  je  piuvais  vous  voir;  je  suis  donc 
demeurée  seule  a  la  maison.  Quand  mou  oncle  et  ma  tante  sont  revenus, 
j'étais  eiicore  au  ."ialon.  et  l'idée  m'e-t  venue  de  me  cacher  dans  un  petit 
cab net  (|  i  a  deux  entrées,  et  duquel  je  pouvais  lout  entendre  et  m'éva- 
der  an  besoin.  J'étais  sûre  qu'on  parlerait  de  vous  et  de  moi.  Ils  arriveut, 
ils  s'asseoient  :  je  les  voyais. 

—  Que  nous  sommes  malheureux!  dit  mon  oncle  ;  voilà  Eugénie  en 
â;c  de  s'établir  ;  la  demande  de  M.  Bussy  commence,  les  prétendans  vont 
se  succéder. 

—  Li  première  chose  que  fera  un  mari,  reprit  ma  tante,  sera  de  vous 
demander  des  compte-:. 

--  Oui...  si  voue  lils  avait  dix  ans  de  plus,  madame! 

— 11  ne  faut  pas  y  songer,  dit  encore  ma  tante,  une  aussi  riche  héri- 
tière qu'Eugénie  n'aitcndra  pas  jusqu'à  vingt-huit  ans  pour  se  marier;  à 
sa  majOrité  elle  nous  échappera. 

Il  y  eut  un  moment  de  silence  ;  puis  mon  oncle  ajouta  : 

—  Les  coinplcs  ne  sont  rien,  on  leur  fait  dire  tout  ce  qu'on  veut  ;  il 
n'est  d'ai'leurs  pas  difficile  d'obtenir,  de  l'amour  d'un  mari  ou  d'Eugi^nie 
elle-même,  une  chose  qui  se  fait  généralement  parmi  les  gens  comme 
nous,  c'est  que  ces  comptes  soient  acceptés  les  yeux  fermés...  Ce  n'est 
pas  cela  qui  m  inquiète.  Ce  qui  m'ôte  le  sommeil  et  le  repos,  c'est  que 
nous  sommes  ruinés. 

Ici  mon  oncle  nt  un  portrait  effrayant  de  sa  position  :  ses  biens  grevés 
d'hypoibèques,  ses  revenus  saisis,  sa  signature  engagée  en  vingt  emiroiis 
diffi'rens,  des  créanciers  nombreux  et  impatiens  ;  de  tous  les  côtés  la 
ruine,  une  ruine  prochaine  et  peut-être  ignominieuse.  Il  faudrait  quitter 
l'hôlel,  renvoyer  les  domestiques,  peut-être  fuir  et  vivre  dans  la  misère 
ît  dans  l'abandon.  Le  tableau  était  terrible,  surtout  pour  une  femme  ha- 
bituée comme  ma  tante  à  vivre  au  milieu  du  luxe,  au  moment  même  cou- 
verte de  pierreries,  et  qui  revenait  de  l'Opéra  où  elle  avait  éié  entourée 
de  ses  amis,  tous  gens  riches  et  heureux. 

—  Mon  enfant,  dit-elle,  sera  malheureux,  peut-être  privé  d'éducation, 
tandis  que  sa  cousine  Eugénie  sera  comblée  de  tous  les  avantages  de  la 
fortune  ! 

J'allais  poriir  du  cabinet,  me  jeter  dans  les  bras  de  ma  tante,  et  lui  dire 
que  je  partageais  de  bon  cœur  tous  mes  biens  avec  mou  cousin,  lorsqu'il 
échappa  à  mon  on(  le  de  dire  : 

—  Si  piiui  tant  mon  frère  n'avait  point  eu  d'enfant,  j'aurais  été  son  hé- 
ritier naiii'cl. 

—  Ainsi  donc,  si  Eugénie,  que  mes  soins  ont  sauvée  il  y  a  deux  ans, 
était  morte,  nous  serions  riches  ! 

—  Sans  doute,  dit  M,  de  Haïubure. 

Il  recommença  a'ors  le  récit  de  ses  mauvaises  affaires  ;  il  présenta  sa 
ruine  comme  imminente  ;  il  fit  seutir  à  sa  femme  que  l'ai  cident  le  plus  lé- 
ger pouvait  riéierminer  sa  chute,  et  l'un  et  l'autre  s'avouèrent  que  ma 
mort,  il  y  a  deux  ans,  leur  aurait  évité  les  lourmens  où  il  se  trouvaient, 
et  que  j'étais  le  seul  obstacle  à  leur  bonheur.  Cetie  réflexion,  ajouta  Eu- 
génie, m'aU'écia  péuiblcmeot  et  arrêta  l'élan  de  ma  générosité  pour  mon 


cousin.  J'étais  destinée  à  une  bien  cruelle  épreuve....  Charles,  Charles 
la  pensée  du  crime  v.  nait  de  germer  dans  le  rœur  de  M.  el  de  Mme  de 
Ramliure  !  J'culendis  d'abord  d>s  souhaits  sinisties,  puis  un  projet  falal  : 
on  ne  voulu  t  pas  licrdre  riiouiieur;  on  voulait  euncliir  un  enfant  bien 
aimé  et  être  soi-même  à  l'aise  :  rien  n'arrêta  ponr  parvenir  à  ces  trois 
buts  également  inili>pensables.  On  se  dii  qu'un  accideut  pouvait  paraître 

naturel,  qu'on  était  au  de.ssus  du  soupçon 

~  (jHoi!  s'écria  M.  de  Bussy,  quoi!  Eugénie,  on  spéculait  sur  voire 
fortune,  vos  jouis  élaient  menacés  ! 

—  J'entendis,  répondit  la  jeune  011e,  des  mots  si  affreux,  que  mes  lè- 
vres trcmiilèreni,  un  bourdoniicmeut  s'empara  de  mes  oreilles,  mes  jeux 
fc  troublèrent,  et  immob.le.  je  restai  je  ne  sais  combien  de  temps  dans  I-"' 
s:upeur  ;  enfin  j'api  rçus,  coiiiiue  à  travers  un  nuage,  Mme  de  Ranbure 
alliimi  r  son  bougeoir  et  saluer  son  mari  en  se  retirant  ;  il  me  seuibla  voir 
lady  Macbeth  renvoyant  du  doigt  le  thane  écossais  dans  l'appanemeut 
de  ûuiicaii,  et  je  gagnai  ma  chambre  en  priant  Dieu.  Depuis  ce  moment, 
je  me  suis  teni.e  debout  chez  moi,  sans  oser  m'asseoie,  sans  oser  u e  cou- 
cher, de  peur  de  m'eudormir...  Je  n'ai  pas  rêvé  tout  cela,  n'est-il  pas 
vrai,  Charles? 

—  Non,  vous  ne  l'avez  pas  rêvé. 

—  0  ciel  !  c'est  donc  vrai  ?  Et  par  quel  prodige  m'avez-vous  sauvée  ? 

—  Je  ne  vous  ai  point  sauvée,  Eu:;énie,  ce  sont  eux-mêmes  qui  l'ont 
fait  :  vou.sles  avez  surpris  tous  drux  sous  l'obse-sion  criminelle  de  leurs 
besoins  ou  de  leurs  mauvais  peiichans  :  quand  ils  ont  été  seuls  avec  leur 
conscience,  le  rcinnrd  est  arrivé  et  les  a  bourrelés  ;  il  les  a  conduits  ici 
tnus  deux  à  quelques  miu' les  l'un  del'auire;  eux  qui  vous  avaient  re- 
fusée à  mon  amour,  ils  sont  venus  placer  votre  vie  sous  mon  égide.  Ah  ! 
je  les  coinprtnJs  mainiecant,  c'est  d'eux-mêmes  qu'ils  ont  voulu  se  sau- 
ver !...  Ils  ont  voulu  tous  deux  se  mettre  dans  l'impuissance  de  devenir 
criminels,  ci  tous  deux,  sans  se  le  d  re,  ont  eu  recours  au  même  moyen... 
Le  ciel  en  soit  béni  !  Venez,  Eugénie,  le  jour  se  lève,  bannissez  mainte- 
nant toute  frayeur,  venez  dans  ma  famille  où  vous  demeureiez  jusqu'au 
moment  de  note  mariage...  Que  ce  secret  meure  avec  nous...  Je  verrai 
U.  de  Rambuie,  el  si  nous  le  pouvons,  nous  empêcherons  sa  ruine  : 

Dieu  fit  «lu  repentir  la  vertu  des  mortels. 

—  Pardonnons  d  ne,  dit  la  jeune  Clle  en  essuyant  une  larme. 

—  Que  d'émotions  durant  cette  nuit  !  ajouta  Charles  de  Bussy  eu  se 
parlant  à  lui-même;  tous  les  drames  ne  sont  pas  au  théâtre. 

MARIE  AYGAP.D.  —  [Courrier.) 


UN  1»AIN  ET  UNE  FENETRE. 

11  y  a  peu  de  temps,  par  une  belle  et  riante  matinée  qui  empourprait 
le  ciel  des  feux  de  l'aurore,  et  qui  jetait  déjà  sur  les  dalles  du  boulevart 
sa  splendeur  liède  et  aorée,  une  vieille  femme  entra  timidement  dans  la 
boutique  d'un  boulanger  du  quartier  Saint-Antoins,  et  se  tint  timidement 
derirère  les  autres  acheteurs,  avec  l'inlention  évidente  de  ne  comparaître 
devant  le  redoutable  boulanger  qu'après  avoir  vu  se  vider  la  boutique. 
Mais  le  regard  perçant  du  Tarquin  enfariné  la  découvrit  dans  son  coin 
obscur. 

—  Mère  Joséphine,  lui  demanda-til  d'une  voix  rude,  m'apportez-vous 
de  l'argent  aujourd'hui  ? 

Il  était  aisé  de  comprendre,  par  l'accentuation  de  sa  voix,  qu'il  avait  la 
certitude  de  recevoir  une  réponse  négative.  Il  ne  l'attendit  pas  moins 
au  milieu  des  ricanemrns  sourds  des  assistans  qui  s'étaient  retournés  pour 
jouir  de  la  confusion  de  la  vieille. 

Sans  prononcer  un  mot.  elle  descendit  avec  effort  la  marche  du  seuil  de 
la  boutique,  et  s'éloigna  lentement,  les  yeux  pleins  de  larmes.  Alors  les 
tortuieurs  prirent  en  pitié  les  souffrances  qu'ils  venaient  de  cauicr. 

—  C'est  une  brave  femme  que  la  mère  Joséphine,  hasarda  quelqu'un  ; 
si  son  théâtre  n'était  point  fermé,  elle  te  devrait  rien  à  personne. 

—  Voici  deux  mois  que  je  lui  donne  du  pa  n  à  crédit,  objecta  le  bou- 
lar.ger  pour  se  justifier.  Cependant  j'étais  sûr  en  le  faisant  de  ne  jamais 
en  recevoir  un  ceniime.  11  y  a  un  terme  à  tout,  et  puis  je  suis  un  père  de 
famille. 

La  vieille  femme  continuait  à  marcher  au  hasard  ;  courbée  sur  un  bâ- 
ton, elle  alliiil  sans  but,  et  ledé.sespoir  se  révélait  dans  ses  moindres  mou- 
vemens.  Tout  son  corps  tremblait;  ses  yeux  rouges  se  levait  nt  par  in- 
tervalle vers  le  ciel,  avec  un  long  et  morne  regard.  Sms  doute  la  force 
d'aller  plus  loin  lui  manqua,  car  elle  s'arrêta  pour  s'appuyer  contre  une 
borne,  et  elle  y  d'>meura,  durant  quelques  minutes,  plongée  dans  un 
anéaniissement  profond.  On  la  vit  ensuite  s'armer  de  force,  tirer  de  sa 
poche  deux  petits  portraiis,  et  les  con,sidérer  avec  émotion.  A  la  fin,  par 
un  mouvement  brusque,  symptôme  d'une  résolution  énergique  et  désis- 
pérée,  elle  se  leva  et  man  ha  droit  à  la  boutique  d'un  marchand  de  bric- 
à-brac  qui  se  irouvait  en  face  d'elle. 

—  Que  voulez-vous  nie  donner  de  ces  deux  portraits?  demanda-t-elle 
d'une  voix  chevrotante  qu'elle  s'effirçait  de  rendre  assurée. 

Le  brocanteur  prit  les  miniatures  dépourvues  de  cadre  et  qu'entourait 
un  étroit  cercle  de  cuivre^Il  ks  examina  dédaigneusement  el  les  rendit  à 
h  vieille  :  • 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


61 


—  Que  puis-je  faire  de  ça?  ^('p'^ndit•i). 

Elle  releva  laièie  elle  reganla  d'un  air  effrayé  : 

—  Mais  ce  soiii  des  miniatures  de  Saint  !  olijecta-t-elle. 

—  Un  saint  poudré  et  une  sain'c  décoili'tée  '^  ricana  le  brave  homme. 

—  Siiint,  inonsieur,  éiait  i,n  peintre  célèbre  du  (lit-hiiitièinc  siècle,  re- 
prit avec  donc,  ur  la  pauvre  créature.  On  estime  beaucoup  ses  ouvrages. 
Cl  ils  doivent  avoir  de  la  xalcnr. 

—  AU!  lit  le  marchand;  eli  bien!  en  ce  cas,  je  vous  en  donnerai  trente 
sous. 

La  vieille  fit  un  si^ne  de  refus  et  tendit  la  main  pour  reprendre  les  por- 
tniiis.  Le  brocanteur  le*  lui  rendit.  Elle  fit  un  pas  vers  \a  purte  ;  mais  elle 
s'iirréla,  regarda  de  nouveau  les  peintures,  et,  après  une  hésitation  fé- 
trile,  elle  les  présenta  une  seconde  fois  au  brocanteur  : 

—  Prenez,  dit-el!e. 

Elle  reçut  en  éch mge  une  poignée  de  monnaie  de  cuivre,  et  alla  ache- 
ter un  pain  chez  le  boulanger.  Tenez,  lui  dit-elle,  voici  tout  ce  qu'il  me 
reste  au  monJe  ;  prenez  cet  argent,  et  que  Dieu  vous  rende  le  reste  de 
ce  que  je  vous  dois  ! 

—  C'est  bon,  dit  le  boulanger  ému  ;  il  y  a  encore  ici  du  pain  pour  vous 
quand  en  voudrez,  mère  Joséphine. 

Les  deux  portraits  qa'av.dt  vendus  la  pauvre  femme  étaient,  en  effet, 
des  chefs-d'œuvre  de  Saint. 

L'un  représentait  un  nomme  d'une  pliysionomie  à  la  fois  éléçante  et 
spirituelle  :  la  poudre  de  ses  cheveux  faisait  ress'.rlir  l'éclat  de  ses  yenx 
noirs  et  vifs;  sa  bouche  mince  et  ses  lèvres  roses  attestaient  à  la  fois  l'in- 
telligence et  l'orguftil  de  l'original. 

On  ne  pouvait  rien  rêver  de  plus  délicieux  que  le  pendant.  Figurez- 
vous  une  femme  plus  jnlje  que  belle,  et  parée  avec  la  galante  roisnardise 
qui  donnait  tant  de  coquetterie  aux  co?tuines  de  la  Un  du  dix-huiiieuie  siè- 
cle. La  robe  de  soie  verte  mordoré  découvrait  largement  les  formes  ex- 
quises d'une  poitrine  éblouissante,  et  venait  se  fermer,  sous  une  dentelle, 
par  un  large  nœud  de  satin  écarlate.  Le  bras  soria  t,  nu  et  sans  antre  or- 
nement qu'un  bracelet  de  perles,  d'une  touffe  transparente  de  gaze;  la 
main  é:ait  divire.  iVIais  ce  que  l'on  ne  pouvait  se  las>er  d'admir-  r,  c'était 
la  courbe  des  sourcils,  l'éclat  de  la  prun'  Ile,  les  ailes  fines  du  nez  et  le 
sourire  qui  soulevait  rieusement  les  angles  de  la  bouche.  La  jeunesse  et  le 
bonheur  resplendissaient  de  toute  leur  niagniliccnce  sur  ces  traits  spiri- 
tuels, sur  ces  épaules  mignonnes,  sur  ce  fiont  pur  et  b'anc,  sans  autre 
couronne  qu'une  seu!e  rose!  Leslirges  et  riches  cassures  d'une  étoffe 
violette  vigoureusement  peinte,  et  qii  rappelaient  la  manière  ample  de 
Laigilliè  e,  enveloppaient  la  taille,  sans  toutefois  en  dissimuler  la  souples- 
se <t  le  charme. 

De  si  belles  peintures  ne  pouvaient  manquer  d'attirer  l'attention  des 
flâneurs.  A  (|uelques  jours  de  lii,  quelqu'un  vit  les  deux  portraits  exposés 
aux  vitres  du  marchand,  les  acheta,  et  se  félicia  encore  plus  de  l'aïquisi- 
lioo  qu'il  ava  t  faite  lorsqu'd  lut  cette  lé:ende  denière  le  portrait  d'itjm- 
me  :  François- Itf  ne  Mole,  1  octobre  Vlih,  3  Hiat  1799. 

Sur  l'autre  :  Joséphine  Motd,  1 1  juin  1774. 

En  effet,  c'était  du  pjrtrait  du  célèbre  comédien  que  l'amateur  se  trou- 
vait propriétaire. 

Resiait  il  di^couvrir  à  quelle  personne  de  la  famille  de  l'artiste  apparte- 
nait le  portrait  de  femme. 

L'amateur  résolut  d'aller  consulter  les  souvenirs  d'un  vieillard  qui  sem- 
ble garder,  à  l'âge  le  plus  avancé,  la  mémoire,  l'esprit  et  la  gaité  d'un  jeu- 
ne homme.  Le  nom  de  Mole  fit  nuîire  un  sourire  sur  ses  lèvres;  à  la  vue 
du  portrait  de  femme,  un  soupir  s'échappa  de  sa  poitrine. 

—  C'est  la  nièce  du  grand  acteur,  dit-il  ;  Mlle  Joséphine  Mole,  spiri- 
tuelle et  sage  ;  notez  ces  deux  points  ci.  Elle  faisait  les  honneurs  de  la 
maison  de  son  oncle  avec  une  grâce  à  laquelle  bien  peu  de  cœ'  rs  savaient 
résister.  Moi-même,  mon  ami,  je  dois  vous  en  f.iire  l'aveu,  ou  plutôt  je 
dois  m'en  glorifier,  je  proposai  à  Joséphine  et  ma  main  et  mon  nom  ;  mais 
die  refusa  l'une  et  l'auire. 

—  La  preuve  d'aQ'eciion  et  d'estime  que  vous  me  donnez,  répondil-elle, 
me  touche  et  m'est  bien  douce;  mais  vous  appartenez  à  une  trop  grande 
famille  pour  ne  pas  regretter  un  jour  une  mésalliance,  et  ce  regret  me 
rendrait  malheureuse  nlus  que  vousmètne  ne  le  seriez. 

Et  comme  je  pleurais  à  ce  refus.  —  Faites  un  voyage!  le  temps  et  l'ab- 
sence qui  nous  séparerotit,  monsieur,  ajouia-t-elle,  sauront  bien  vous  gué- 
rir. 

J'ob'Ms...  Fléla's!  la  révolution,  l'émigration,  quatre  vingt-treize  et  de 
longues  années  d'agiiat  on  et  de  désor  Te  ne  tirent  duicrce"ie  séparaiion 
que  lr(ip  long  temps.  Quand  je  pus  rentrer  en  i'ranre.  Mole  était  mort, 
et  personne  ne  sut,  ma  gré  l'empressement  ijueje  misa  la  chercher,  me 
(lonniT  des  renseigncmeiis  sur  la  mible  rréiture  qui  m'avait  as-ez  aimé 
pour  renoncer  à  moi  !,..  Car  cet  amour  qu'elle  repoussiit,  mon  ami,  elle 
le  partageait  !  Je  l'appris  d'une  de  fcs  amies  à  qui  elle  l'avait  avoué  et  qui 
m'eti  fit  confidence,  quar.d  elle  fut,  comme  moi.  convaincue  que  Mlle  Mo- 
le avait  cessé  de  vivre.  Oui,  elle  est  morte,  ajout  i-t-il  avec  émulion  ;  car 
si  elle  eût  été  encore  vivante,  mes  recherchas  l'eussent  rendue  à  mes 
vœu-x! 

—  Il  serait  po's'bic,  objecta  le  possesseur  des  portraits,  que  ces  pein- 
tures vous  fissent  di'couvrir  ce  que  vous  a.ez  cherché  si  longtemps  ;  on 
©  us  donnera  du  moins  des  édaircisseinens  sur  h  destinée  de  Mlle  Mole, 
v— Hélas!  comme  Je  f-ous  l'ai  dit,  clic  doit  depuis  long-temps  avoir  cessé 


de  vivre,  car  elle  ne  compterait  pas  moins  aujourd'hui  de  soixante  qua- 
torze ans. 

—  N'Importe;  j'a'me  à  me  metireà  la  recherche  de  pareils  mystères  de 
la  vie  privée.  Il  y  a  sans  doute  là  pour  moi  des  études  intéressantes  ;i  fai- 
re. Je  vais  m'en  occuper. 

En  eir^t,  dès  le  li'iiJemain,  il  se  rendit  chez  le  marchand  de  bric-à-brac, 
et  lui  adressa  des  questions  mr  la  femme  qui  lui  avait  vendu  h  s  deux  mi- 
niatures. L'homme  aux  vieux  pu:s  repondit  quM  ne  connai;sait  point  celte 
femme,  mais  qu'il  lacrovait  louîefos  une  ouvreuse  de  loges  du  ihé:Vrc 
S.iint-Antoine;  cir  il  la  voyait  passer  devant  sa  porte  régni.èremetit  cha 
que  soir,  au  moment  de  l'oir  ertnro  des  bureaux.  Du  reste,  il  ignoraii  et 
son  nom  et  le  quartier  qu'elle  hsbitsit. 

Des  documens  si  vagues,  to  it  en  laissant  aux  suppositions  un  champ 
V.  ste  et  I  bre,  ne  pouvaient  g  .ère  mener  à  la  découverte  réel  e  de  la  véri- 
té; à  cette  époque,  le  théâtre  Saint-Antoine  manquait  de  directeur  et  se 
trouvait  fermé  depuis  plusieurs  mois. 

Le  hasard,  grand  faiseur  de  dén'.'ùmens  imprévus  et  dramatiques,  se 
chargea  de  donner  des  échircissemcns  sur  cette  histoire,  et  voici  de  quelle 
façon  il  procéda. 

il  y  a,  sur  la  place  de  la  ?,a-\\  le,  une  maison  à  trois  étage?,  qui  porte 
sur  son  front  qu  eitjne  pcudégrailé  le  numéro  211.  Lu  bonangcr,  un  fcr- 
bliiniier  et  un  confrère  de  l'iiaro  hib'Cnt  le  rez-ile-cbans'ée.  L'en- 
seigne de  ce  dernier,  large  Cl  long  manteau  ro'^e  qui  envt>!oppe  de  sa 
cou  he  p'âtreusc  la  fiç>:d'î  p■es^uelout  entière,  apprend  aux  personnes 
que,  fidèle  aux  tradilioiis  ancienites  ;;e  son  mi'ii»  r,  et  en  m':'|)ris  des  iiino- 
Vdtions  modernes,  M.  Hipp  persi~te  à  s'hiinon  r  d'i  titre  da  ptrruqnier- 
to  ffeu--.  La  seule  concession  (lu'.l  ait  fa  le  anx  idées  nouvelles  cons  ite 
dans  l'abréviation  du  mntprrruqnier  écrit  de  la  soiie  :  ferr". 

Si  la  pirtie  inf  rieure  d-;  celte  maison  et  les  trois  premiers  étages  ont 
assez  bonne  apparence,  h  misère,  en  é(h  nce,  empreint  .'•on  triste  cachet 
sur  les  (luatre  mansardes  qui  terminent  le  bâtiment.  Là,  au  lieu  des  fleurs 
qui  empanachent  les  autres  fenelres,  se  balancent  de  iii-érables  huilions 
(lui  sèchent  à  l'air.  Un  escalier  noir,  humide,  glissant,  qui  suinte,  et  que 
le  balai  n'a  jamais  e-sayé,  conduit,  p.ir  une  sorte  d'Ociielle  raide  et  pé- 
rilleuse, au  grenier  dont' je  vous  pjrle.  Le  pied  sûr  et  hardi  d'un  jeuie 
homme  hésite  aie  monter!  Jugez  donc  de  co  que  devait  éprou>er  de 
soull'raricc  et  de  faiigue  une  femme  rouîbé'"!  par  l'âge,  torturée  par  les 
douleurs  rhunalismales  du  froid,  et  qui  ne  trouvait,  arrivée  dans  son  tau- 
dis pluvial,  ni  feu  pour  ."^e  réchauffer  ni  fenè're  close  pour  s'abriter.  Des 
murs  ncs,  délabrés,  et  que  la  chiux  n'avait  jamais  ni  blanchis  ni  purifiés. 
Plus  de  meubles  !  Un  peu  de  paille  dans  un  coin,  tel  était  ce  descrt,  de 
huit  pieds  de  large.  Ce  jour  là,  le  vent  silllait  avec  violence,  pénétrait 
jusqu'à  l'infortunée,  à  iivvers  les  ais  mal  joints  du  volei,  et  venait  mordre 
ses  membi  es  septuagénaires.  UaU  tante,  et  sans  lemr  compte  du  fioid, 
elle  se  mil  à  couper  un  morceau  du  pain  qu'elle  rapportait  et  le  mangea 
avidement. 

Depuis  la  veil'e,  elle  était  sans  nourriture  !  depuis  la  veille  elle  se  de- 
mandait s'il  ne  fallait  pas  mieux  mourir  que  de  conlinu.r  à  vivre  si  misé- 
rableaient?  Pauvre  créaure!  elle  i  égrenait  avec  amertume,  avec  déses- 
poir, nue  existence  dont  la  seule  pensée  ferait  tris.oimer  la  plus  humble 
ouvrière.  Ouvreuse  de  loges  dans  un  petit  ihéâire!  ouvreuse  de  loges  là 
ou  il  n'y  a  puini  de  loges,  mais  senlem;  nt  dr's  gradins  sur  lesquels  s'en- 
tasse une  horde  de  gamins  effrénés  !  Chjque  soir  amenait  un  nouveau 
genre  de  persécution.  Quand  elle  n'avait  à  subir  que  des  injures,  elle 
s'es  imait  heureuse  :  Le  pius  souvi  nt  il  lui  fallait  endurer  les  sarcasmes  et 
les  humiliations.  C'était  sur  elle  que  se'tlirigeaient  les  flèches  de  papier, 
les  neiges  de  rognires,  les  pelures  d'oi anges  elles  trognons  de  pommes! 
Elle  n'avait  au  monde  pour  aimer  et  en  être  aimée  qu'un  cùien  vieux  it 
infirme  comme  elle.  Une  fois,  un  de  ces  enr,ins  .sans  pitié,  pour  qui  le 
mal  est  on  plaisir,  prit  le  ebien  et  le  jeta  dans  le  pirleire,  où  il  fui  lue  au 
milieu  de  cruels  cris  de  joie  !  Voilà  la  vie  qu'elle  était  réduite  à  n  gi  citer, 
car,  du  moins,  alors,  au  piix  de  tant  de  souffrances,  elle  gagnait  de  quoi 
s'acheter  du  pain.  A  présent,  plus  rien  !  la  misère,  ladi  solaiion,  la  fiim!..,. 
Il  lui  a  fallu  se  séparer  d"s  deux  seuls  débris  de  son  anc  en  bonheur  ;  des 
souvenirs  du  temps,  où,  jeune,  belle,  brillante,  entourée  d'hommages, 
l'avenir  se  momrail  à  elle  heureux  et  riant.  Ces  préeieu-e.s  reliques,  elle 
lésa  vendues  pour  une  journée  de  pain  !...  El  voici  la  moitié  du  pain  déjà 
consommée. 

Mie  resia  là,  immobile,  et,  fhir.int  toute  la  journée,  absorbée  dans  les 
pensées  les  pins  fatales.  La  nuit  vint  et  la  nuit  n'amena  point  de  sommeil 
pour  rinforlunée.  Le  froul  nionlaii  ses  membres  endoloris  :  le  dé-espoir 
faisait  b.iitre  convoUivement son  cœur;  ellesubissait  à  la  ndsiesd  luleurs 
de  l'engoui  di.ssement  et  de  la  convulsion.  Tout  à  coup  elle  se  leva,  ou- 
vrit sa  f,  néli  e,  se  pencha  en  dehors  et  regarda  fixement  à  la  clarté  de  la 
lune  l'aliîme  ouvert  au-de.ssous  d'elle. 

En  ce  moment  passait  prés  de  là  une  vo'tnre.  Dans  ccl'c  voiture  se 
trouva't  le  vieux  comte  de  ***.  Doucement  eiendu  sur  de  moelleux  cous- 
sin", il  devisait  avec  galle,  car  il  avait  un  ami  près  de  lui  ;  car  sa  journée 
avait  é;é  heureuse  et  riante.  11  revenait  d'as-isior  au  mariage  do  sa  nièce, 
belle  et  riche  jeune  fille  qui  devait  à  la  tendresse  de  son  oncW  d'i'pouser 
celui  qu'elle  aimait  en  secret,  cl  dont  l'avaieul  looglemps  séparcc  des 
obstacles  aplanis  v^ar  le  vieux  pacnt. 

—  Je  viens  de  voir  s'accomplir  le  plus  cher  de  mes  vœux,  disa't-il.  11  ne 
mauqueraii  rien  à  mes  désirs,  et  je  mourraij  coulent  si  je  pouvais  revoir 


63 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


encoP''  u'  e  fuis  celle  quo  j'ai  lant  aiiDée.  relie  qui  a  préféra-  mon  hoiibeiir 
au  sii  I)  !  \<)l)le  cri^iiure,  digne  U'êire  heureuse,  et  qui,  je  1  espère,  n'a 
jaiii  liscoiinu  I";i(1m  t-jk". 

lui  ce  MioiiiiMii,  lis  (  hevaiix  se  cabrèrent,  un  bruit  sourd  retentit  dans 
la  rue,  elle  loinie  ngudapur  la  portière  qu'd  ouvrit  préLi^iitaïuiueni. 

—  Qu'i'st  r  •  iiuc  cela  ?  (Ifni;milai-ila!i  tuclier. 

—  Je  ne  mi-  rien,  uioi. sieur  le  comte,  qu'un  tas  de  chiffons  que  l'on  a 
jcti^  de  ci'ite  finUre. 

Le  rouie  rcf''niia  la  poriière.car  la  bise  souillait  avec  violence.  La 
Vt  iture  continua  sa  louic. 

Ce  n'(H.iir  (idiiit  un  las  «le  rhifTons  qui  tind)ait  de  la  fi  niMre.  c'était  ure 
feni'i  e.  j.i'lis  bi  1  e  it  ai  "i"!';  c'eiaii  la  (liuivrc  imucnso  de  luyes  du  iln'à- 
ire  Saiiii-A'lo  lie.  c'ctaii  la  iiiéie  d  un  g  and  cnnied  eu  ;  celait  l,i  vieil  e 
ft-Hiiiie  (|ui  luoiiruit  de  fai  ii,  celait  J.isi'phine  Mole  (|ue  le  comie  avait 
cin nhée  durant  tant d'aiiinSes et  qu'il  désirait  si  vivement  revoir  avant  de 
mourir  ! 

Le  lendemain,  les  jouniau\  annonc^rellt  qu'une  vieille  femme  qui  per- 
la t  un  nom  cé'é  lie  .s'éiait  d'iiiip  la  inori  ;  pu  s  un  n'en  parla  plus  : 
exceiilépeulé  re  a  laCoiUi'iuie-Krança'se.srareà  Die. i,  désormais  exempte 
(le  pavci-  l.v  fu  l)le  peiisioa  qu'elle  doniuii  ù  la  nièce  d'au  de  ses  plus  il- 
lusircs  membres. 

I,e  nom  de  Moliî  n'a' ait  pu  valoir  h  sa  nit  e  (jne  deux  cents  francs 
d'aumônes  iinnncileset  une  placi'  d'ouvieuse  de  lo;,'»sdans  le  plus  iiuuible 
théàlre  de  l'.iri-.  Poiir(pioi  s'en  étonnir,  du  risle,  piii>qiie  la  nièce  de 
Scd  iiie,  de  cet  écriv.iin  dont  on  juiie  t-'i  souvcni  li'S  coméies,  n'a  point 
ledrnii  de  per  evoir  la  nioindie  parcelle  des  recettes  que  priduiseai  les 
ouV'iiges  de  son  oncle,  pni-ipic,  siiivint  l.i  piipiaiile  cl  iriti' démiitioii 
d'Alphonse  Karr  ;  La  prupi  itlv  lUlcruire  n'csi  /)a<  une  iirujirUlc. 

S.    HD.M-.I  liEUTHOI'l). 

(i'reise.) 


Un  prisonsiirr  «rétat  sons  l'cissiiire. 

La  posiériié  n'est  pas  venue  encoie  pour  Napoléon  :  les  hommes  de  mil 
huit  cent  qidnie  eu  avaient  f.iit  un  i  ygmé  ;  ituv  de  luii  huit  (ent  tieiite 
eu  (Mil  lait  un  (ie^iii-dicu.  C'tsi  s.  nle.nent  dans  un  avc.iir  ,  plus  é'o  gné 
p  ut  eue  qu'on  nef  efse,  ei  liirs(|ue  nos  souvenirs  et  n  is  ir.uliii  lis  .  à 
nous  aiiins  coiii.  mpiir.iin-,  auroi.i  pa^-é,  (|ue  riiiipeieur,  qui  l'iit  à  lui 
seul  une  dynastie  ,  «eu,  eia  liisti.riqueUient  et  à  lou^ours  la  pla  e  que  lui 
as-igi.ei  lia  ju  lice  ei  rfr^parii.ilitc. 

Cil  faii  ii.ciiniesuiiile.  c'i  si  cpie,  malaré  son  immense  supériorité,  Napo- 
lioii  ne  put  se  déù'iidie  lie  reiiiireiui  nt  di-l'espécu  ([<•.  veilirie  qu'épi  im- 
vent  tous  ceux  (pii  suni  iiiiiiiié<  d'eu  bas  an  l'.iiie  du  pouvoii'.  l'ai  mi  Si  s 
fautts  .  et  e  le>  ii  rem  i  onibrcnses,  pi  ui  e;re  n'en  esi  il  pa^  (pii  lémni^ne 
de  celle  V  i:té  aussi  hauleun  m  (pie  >a  briL^qiie  n  p  uie  avic  le  pape 
rie  \II.  cl  riiisioire  (nn-a  eia  que  lis  rgueusdout  il  ne  craig  ii  p,is 
d'user  envers  '  n  vu  i  lard  d'uu  nobb'  c  rai  lei  e  ei  d  une  résij;n  .li  .n  évaii- 
pélinue,  ni  irquèienl  en  quequ  ■  soi  te  d'u'i  iCraii  faial  le  pieniier  pas  que 
^ap|)Iéoll  faisait  Vers  l'abiote  ùù  sa  foi  lune  ttsou  génie  devaient  s'en- 
gloutir. 

Déj  1  depuis  quelque  temps,  Pie  VIT  diai'  retourné  à  Savone  par  l'nrdre 
de  l'empereur,  h  r  que  le  cardiinl  di  Pielio  que  le  papci  n  i(iiillant  Home 
a\ail  nom  né  sou  del  'uué  ,  lut  uiaiidé  à  Paris.  Il  s'y  rendit,  sans  cesser 
toute  ois  d',. dm. nisirer  les  all'aires  de  'E;lise;  mai^^,  ayant  leluse  d'assis- 
ter à  la  réri'i ie  rili;;i'  u^e  du  maiiage  de  Napolion  avec  Marie  Loui->i', 

il  f.it  immô  lia  emeu  rt-légué  c  Seiniir  :  on  lui  d  lendt  en  même  leiiijis  de 
port,  r  les  iu.-iyues  desa  dignité,  ei  il  lui  fut  i|)terdit  de  coiretpundre  avec 
lo  pape. 

Calme  au  milieu  de  cette  'empèie  soulevée  par  l'orgueil  blessé  de  Na- 
p'^léon,  Pie  VU  puisii:t  dans  sa  <  on-cienie  et  .sa  fui  la  force  nécissaireà  la 
Une  qu'il  avait  ii  soutenir.  Uneseiiteuce  d'i'xrominunicaiion  fulminée  c.ni- 
Ire  l'cupercur  fuiexoédice  seciè'cmint  à  plusieurs  évèquis  et  card  inuix 
frai  çai-i,  a  iisi  i|u"au  car  linal  di  Pieiro  ;  mais  :a  police  dont  M.  d'  Cha- 
brol enl.urait  le  p  ipe  éiaii  as^ez  bii'u  fiiie  pour  que  la  listedrs  personnes 
auvquilics'a  bujie  a^ait  éé  ailnssée  fût  counue  à  Paris  avant  uiéaie  que 
cetti'  bulle  y  arrivât  (Ij. 

Furieux  lie  c  tacie  d'hostilité  ,  assez  bir-n  mniivé  cependant  pour  pou- 
voir pas-er  pou  ■  uiie  m  larlaùe  pprésa  Ile,  Napoléon  donna  l'ordie  d'.ir- 
rèier  les  cardiii  m\  italiens  .pii  étaient  en  Fra  .ce  et  de  les  eiife: mer  à  Vi.i. 
cciiiies.  O"'-'''"!'*-'  ''uit  heuies  apiè-,  le  car<ii"al  di  l'iiiro  éia  t  enlevé  à 
Semu  -,  jeté  dans  une  vniiure  de  poste  et  amené  à  Paris  sous  l'escoiie  d  un 
OliiciiT  (le  ceiidarnicric. 

Il  liait  huit  heires  du  soir  loi^qu»  la  voitiir.^  toiiic  poudreuse  s'arrêta 
dans  la  lour  du  iiiinistère  d-  la  police,  alois  situ.'  s.r  le  quai  'Kdia're. 
Le  ministre  était  aLseut  ainsi  que  Desmaresl  qui  d'or Ji.. aire  le  supp.éait 


(t)  Voici  en  ip;ols  terme*  la  B  o'/raphi"  di'S  Ccn'empornins  s'i'uprlmi"  .«iir 
les  senicc- que  rendit  .T  ccllo  c|)ui|iie  à  la  cause  impi'. iule  .M.  de  Cli.diiol  de 
Volvic,  aiK|uil  Sun  di'\où:unil,  iiprcs  le  18  biuiiiaire,  .^^uiI  f.iil  ciuilier  l'iiupor- 
taiilc  pnfiituri'  lie  .Moiiti'iiiitlc  :  «  Il  se  lriiu\u,  de  fiiil,  un  des  miih  ilhin>du 
pape,  di'lcim  ii  Savone  ;  son  adrcs-e  a  remplir  celle  nll»^ion  diilicde  lui  valut  et 
îci  îudulgeuces  du  poulire  et  les  bieufuils  de  l'empereur.  » 


dans  de  pareilles  rirronsianres.  Ce  fut  l'iiispecieur-géiiéral  Pâ  |ues  qui  rc- 
ç,  l  l'cm  iiciice  ulirainouiaiiie. 

—  Monsieur,  dit  tout  d'abord  le  cardinal,  d'une  voix  vohibile  et  avec 
un  acceni  ila  ien  foi  timeiit  prononcé,  luonsieur,  on  m'a  force  de  paiiir 
s.ins  me  donner  même  le  leaips  de  (k'jeuner,  et  je  n'ai  rien  pris  de  toute 
la  route  i|u'oii  m'a  fjit  faire  d'une  seule  traite,  je  vous  prie,  avant  tout, 
de  me  taire  donner  à  diin  r.  \ 

—  doiis.eur  le  cardinal,  réfontlit  Pâques,  vous  dînerez  à  l'hôtel  de  la 
Force. 

—  Alors  je  vous  serai  fort  oblia^  de  me  faire  conduire  tout  d.'  fuite  à 
cet  hôtel,  c.ir  j'ai  le  [dus  î,'ian  I  besoin  de   piendre  quelque  iiouprilure. 

—  Jaiir..i  riioniii  ur  de  conduire  mo;-mèmi'  \oire  euiinenie;  mais  souf- 
frez auparavacl  que  je  prescrive  que'ques  dispo-iiions  indi.-pensables. 

—  l)h  !  mou  Dieu,   ne  vous  menez  pas  eu  peine;  cro>ei  bien   que  je 
nesni-i  pas  dans  une  disposition  desprit  à  iii'occuper  des  miseies  coi po-  ■ 
relies,  un  plat  de  uia.-aroui.  le  p.eimtr  poisson  venu,  quelques  légumes,  ™ 
un  peu  de  pâiisseii.'  die  desseit... 

Pâques  sfjui  il  d'un  air  muitié  i;n.  moitié  surpris,  que  l'éminence  ne  re- 
mai(|ua  pas;  |  u  s  il  soi  lit  et  ne  repaïut  iiu'au  bout  ii'uiie  heure.  Le  car- 
dinal lie  elle;  I  lia  pas  celle  loi>  à  di-siiiiuler  sa  mauv  ise  bumei.r. 

—  l'oui  quoi  ne  pas  avouer  tout  simplemeut  que  l'on  a  résolu  de  me 
faire  mourir  de  faim?  s'écria- t-il. 

—  P.irdon,  mon  iciir  le  cardinal,  interrompit  Pâques;  j'ai  tardé  un 
peu,  mais  enln  me  voici... 

—  El  lous  aMez  me  conduire  à  cet  hôtel  de  la  Force? 

—  A  riiisiaiii  même. 

—  C'e-t  fort  heureux  !  Mais  bâ'ez-vous,  de  grâce,  car  je  suis  exténué. 
Ou  niijiiie  en  voilure  a  la  gian  e  satislactiun  du  canlinal,  qui  ne  dnuie 

pas  (|ue  l'Ilôt.  1  de  la  Force  ne  soil  une  résidence  i  oiivenable,  où  il  doive 
être  traité  avec  les  i  garjs  el  le  respeci  dus  à  smi  car-.ciÈie,  à  son  âge  el  à 
ja  di^jnitcd^  piiiicede  l'eglis^.  Bi.  iitùt  l'équ'pa^e  s'arreie  dans  une  peiite 
réel  e  et  dite  et  somlire,  dev.iiit  une  porte  basse.  l'âi|ues  met  pied  i»  teire 
le  pretnier;  il  Inviie  le  car.iinal  à  descindic,  puis  il  lui  lecouimaude  de 
bai?s.  r  la  leie.  l.e  pi  élal  s'im  line. 

—  Encore,  encoie,  monseigneur,  dit  Pâques,  il  s'agit  d'entrer  par  cette 
petite  porte. 

—  Vuilii  une  .M'a.'ulièrc  enliée  pour  l'ancienne  demeure  des  ducs  de  La 
Force,  dit  le  card  i.id. 

Il  ava  l  à  peine  formulé  ci  lie  observation,  suite  de  son  erreur,  que  déjà 
il  se  Irouv.itd  lis  une  salle  vimtée,  ei  touié  d'iio  unies  revêtus  d  un  uni- 
foriiie  siuisire,  cl  presque  tous  tenant  ù  la  main  un  trousseau  d'euormes 
clés. 

—  Passez  par  ici,  lui  dit  d'une  voix  rude  et  brutale  un  de  ces  hommes. 
Le  ciirdinaCoe  rêve  .au  ps  de  sa  suriuise  ,  il  se  ivtourni  pour  iu- 

lerioger  sou  conducteur  ;  mais  déjii  linspecieur-géuéral  Paqi.es  atait  dis- 
pjiu. 

—  Oli  snisje  d'inc?  s'é-  ria-til. 

—  Uh  !  .-0;ez  ir. iii.pl. Pe,  vous  êtes  en'ûrcté.  Vous  êtes  à  la  Force,  voi- 
là tout,  repundil  un  des  gardiens. 

—  Co.naieiii?  ce!  ho  el  d.'  la  Force  est  une  pthon? 

—  A  Mai  (lire,  i'est(pie!i|ue  chose  d'appi  ochuiil... 

Le  cardinal  se  lut  :  i  n  quart  a'hi'ure  ai.res.  ou  le  conduisit  da"s  une 
étro  te  tel  ule,  meuidie  d'un  misér.ible  lit,  d'une  lable  \cimojlue  et  d'une 
(haise.  A  peuie  e  pnl  ii  y  luiil  entré  que  '\e.i  cris,  des  blaitphémes,  dts 
jureunns  fC  liieii  eiite.ilre  de  la  cellule  voisuie. 

—  Qiiest-ce?  q  i  e>i-ce  dune  ?  lii  le  cardinal  tout  effrayé. 

—  Ali  !  (lani,  il  ne  fut  pas  faire  tr  p  d'attiiiinm  ;  c  Cst  un  voleur  qui 
se  piiii-e  (le  la  b.ie  qu'il  amaHse  ici  depuis  s  x  mois. 

Le  pr.  lu  n'y  put  pas  tenir  davantage  j  la  résignation  dont  il  s'était  ar- 
mé lui  éch  .p|ia. 

—  uli!  ce  t  trop  horrible  I  s'écria-t-il:  placer  un  cardinal  de  la  sainte 
église  romaine  à  côté  d  un  voleur  ! 

—  Il  es',  vrai  que  (ja  peut  paraître  incohérent  et  d'une  familiar'té  exa- 
pérée,  lit  le  t;ar(iie.>,  mais.  dam.  tout  ça  uépend  de  l'baiiitude:  la  vie  est 
un  voyai,'e,  ciiiuii.e  dit  l'opér.i  :  toute  la  question  est  de  lo.ivuyer  sa  bar- 
que et  de  vwir  tom  ii'iit  fuenre  de  la  bourrasque  se  tecininc  a. 

Le  caidinal  ne  répliqua  pas  car  au  1  njaiie  de  sou  in  erl.MUieur ilcom- 
pienaii,  avec  sa  Uiiessc  iia|ieiii  e,  que  peut-être  il  n'était  pas  si  ajrupie 
qu'il  seiiiblciit  s'ellor  vr  i  e  le  paraitie. 

Dés  qu'il  lut  >eiil,  il  se  jeta  loit  ha  liilé  sur  le  crabat  qui  lui  était  desti- 
né, linipia.t  (l'heure  apiè-,  ou  lai  apporta  (piel  |U.s  ne  is  envoyé'  par  le 
direcli  nr  de  la  maison,  m  lis  pri'parés  .ou  elo  s  .ivec  plus  de  soi  i  (pie  i  e.ix 
du  vulgaire  des  piisilinier  .  Il  ne  toucha  pas  à  lelte  m  urritiire  gro-s  cie, 
et  il  y  avuil  so.xiiite-dou/e  lii  U'is  (ju'il  ii'.ivait  mangé  lo  squ'oii  vi.ii  lui 
anioncer  qu  n  ,dlii  t  de  C'.iidn  t  chef  le  minislie  e  la  poice.  Liientôt.  eu 
clfel,  on  le  lii  iiionti  r  eiMoituie,  e.  il  arriva  à  l'hôcl  du  quai  VoUairc. 
tdie  fois,  ce  ut  par  le  (  oiis'  ilur  d  l'iat  Kê  d  q  l'il  fut  reçu. 

—  Ah  !  ii.oiisnui'.  luii  dl  tout  d  abi^rd  le  prélat,  on  a  ch  z  vous  bien 
peu  (le  le-pect  pour  notre  saiiiie  religion,  et  biJn  peu  d'igaids  pour  ses 
min  siies. 

—  Criivez,  monsieur  le  cardina',  répondit  Piéal,  que  je  serais  au  d^^cs- 
poir  qu'on  eiit  uiaiiqué  à  la  def  rence  .,v*ii  vous  est  iiu'  à  tant  de  litres. 

—  Ue  la  iieléieiice!...  do  la  dé  ér.  iicc  !...  Massav  z-vous,  monsiem", 
où  l'on  m'a  faitcuucaer,  moi,  cardmal?...  A  côte  d'uu  voleur  I 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


6S 


—  C'est  mal,  c'est  fort  mil.  dit  R  'al  ;  et  cependant  une  fois  en  sa  vie, 
Notre-Feigiicur  Jésus-Chiist  s'est  iruuvé  en  plus  mauvaise  compagnie  en- 
core. 

1  —  C'fst  vrai,  c'est  vrai,  monsieur;  il  est  ce  tain  que  Notie-Scip:noiir... 
mais...  un  cardinal...  un  carainal  de  la  sainte  église  romaine  confondu 
avec  des  hand  ts. 

—  Je  con\iens.  r(^pliqua  le  conseiller  d'état,  qu'on  aurait  pu  faire 
mieux,  et  je  donnerai  (les  ordres  (!0ur  que  pareille  chose  n'arrive  pas  à 
l'.iienir  ;  je  d'iis  néanmoins,  et  vous  dai^'iiercz  c  xc..ser  cette  formalité,  je 
dois  avant  tout  vous  faire  sul)ir  ui  interrogatoire. 

—  Je  sais,  je  sais  ;  mais  sur  ce  point  vous  pouvez,  monsieur,  parfaite- 
nicni  vou-i  ahsienir,  car  je  ne  répon  ir.ii  ii  aucune  de  vcis  qu'  stio  is.  En 
mon  ame  et  conscience,  je  crois  ne  devoir  compte  de  ma  coudui;e  qu'à 
Dieu,  et  aprè's  lai  au  sncré  colK  ge. 

—  Soit  ;  r  en  ne  \ous  conirainl  à  répondre  à  mes  inerrogations,  et  ce 
n'est  là  d'ailleurs  qu'un  alf.ire  de  forme  ;  ce  que  nous  a^ons  intérêt  5  sa- 
voir, I  ous  le  .savons  ;  ainsi,  vous  ne  pouvtz  nier  que  vous  ajcz  reçu  il  y  a 
trois  jours  une  lettre  du  p;.pe. 

—  Cl  !ies  non,  je  ne  le  n;erai  pis.  J'ai  reçu  une  lettre  ;  elle  m'est  parve- 
nue pur  u  c  uiam  sûre;  leeahet  était  intact,  et  je  l'ai  biùée  après  l'avoir 
lue...  Oh  !  voire  police  a-t  bien  i.dioiie,  m;ii<  Dieu  est  pour  nous. 

—  Il  est  ciair  ({ue  noire  poli'e  ne  peut  pas  luticr  avec  D  en,  et  c'est 
quelquefois  très  ma  heureux...  Eh  bien,  voyons,  puisque  vous  convenez 
que  cilte  letire  vous  est  purveum,  il  ne  doit  pas  vous  coûter  davantage 
de  me  direee  qu'elle  contenait? 

—  Oh  !  pour  cela,  c'est  une  autre  affaire;  ne  l'espérez  pas,  mon  cher 
mon^it  ur,  vous  ne  le  saurez  ianiais. 

—  Vrai,  monsieur  le  cardinal  ?  Permettez-moi  de  vous  dire  que  cela  est 
fâcheux. 

—  Pour  vous,  oui,  et  j'en  suis  désolé  en  vérité;  car,  à  tout  prendre, 
vous  paraissez  un  galant  liomme  ;  mais  je  do's  vous  déclarer  que,  dussé-je 
passer  le  reste  de  ma  vie  enlermé  d.ms  voire  honible  hôtel  de  la  Force, 
je  ne  vous  dirai  jamais  un  mot  du  contenu  de  celte  ktire. 

—  Cela  est  réellement  conirariant. 

—  En  cll'i  t,  je  le  crois. 

—  Sans  doute  ;  car  si  vous  ne  voulez  pas  absolument  nie  dire  ce  que 
contenait  cette  malencontn  use  letire,  je  me  verrai  dans  la  nécessité  de  le 
rappeler  moi-iuème  à  votie  souvenir. 

—  Oh  !  lit  le  cardinal  en  souriant,  ceci  n'est  qu'une  ru^c  de  guerre;  niais 
moins  fin  que  moi  nes'ylaiiteraii  pas  prendre;  le  cachet,  je  vous  le  répè- 
te, éiait  intact. 

—  Oui,  parf.iitement  intact,  j'en  suis  assuré. 

~ —  Or,  la  lettre  m'ay;ini  éié  remise  par  une  main  sûre,  je  suis  bien  tran- 
quille, cl  si  la  persécuiion  doit  s'appuyer  sur  ce  prttexic,  du  moins  ne 
pourra-t-el!e  aucndic  que  moi. 

—  Mon  Dieu,  au  fond,  nous  nous  trouvons  d'accord  plus  que  vous  ne 
pcn.'cz,  inoiisieur  le  carilinal  ;  aubsi  ai-je  commencé  par  voui  prier  de  me 
dire  le  comcnu  lie  cetie  lettre. 

—  Donc,  vous  ne  le  connaissez  pas. 

—  Pardon,  je  ne  concède  pas  ce  point,  la  conséquence  n'est  pas  rigou- 
reuse. 

—  Quoi,  vous  persistez  à  soutenir  que  vous  savez  ce  qu'elle  conte- 
nait? 

—  Sans  aucun  doute. 

—  Et  vous  pourriez  me  le  dire  à  l'instant  exactement? 

—  Très  exacieiuent  ;  je  puis  incuie  faire  plus,  et  vous  en  mettre  sous  les 
yeux  la  irailuciiun,  car  elle  est  écrite  en  italien. 

—  Pour  le  coup,  c'est  trop  fort  ! 

—  Oui,  c'est  Ion,  répondit  Real,  et  en  même  temps,  tirant  un  papier 
d'un  canon  de  .son  b.iisau,  il  couimença  à  lire  d'une  voix  iudill'éren  e  la 
tratluetion  de  la  lettre.  A  mesuie  que  cette  lecture  uvançiiii,  le  cardinal 
donnait  lessi<nes  d'une  iiidi>ible  surprise. 

—  Voici  qui  confiind  l'iinagination,  s'écria  t  il,  quand  le  conseiller  d'é- 
tat eut  termuié:  j'ai  minu  ieuseincnt  cximiné  le  cuIk  t;  ilélait  intut,  j'en 
ai  la  certitude,  et  j'ai  brûlé  la  lettre  sans  la  communiquer  à  personne  ! 

—  Je  vous  arrête  là,  monsieur  le  carilinal  ;  certes  il  me  serait  aisé  d'u- 
sei"  de  représailles  et  de  vous  dire  que  jamais  vous  ne  taurez  comment 
nous  s'iiiines  parvenus  à  nous  procurer  la  copie  de  celte  Iciire  ;  niaiS  je 
veux  agir  plus  loyalement  avec  vous...  Tout  ceei  d  ailleurs  n'est  ras  nivs- 
ler  eux  autant  que  voui  pourriez  pcat-ctrc  le  supposer  :  vous  avez  brûlé 
la  lettre,  n'esl  ce  pas  ? 

—  Oui,  inoi-inêine;  j'ai  vu  la  llammc  la  consumer  sous  mes  yeux. 

—  Fort  bien  ;  mais  vous  n'en  avez  pas  disiiersé  les  cendr.  s.  Ces  cen- 
dres, ces  vcsii^es  m  gligés  par  vous,  nous  nous  le»  soinuii  s  procurés  ;  un 
de  nos  plus  haliiles  cinmisies,  un  Fourerov,  un  Chapial  les  a  soumis  à  une 
analyse  inveitigatrice,  el  nous  avons  retrouvé  textuellement  le  contenu  de 
la  lettre. 

—  Pa^  de  dérision,  monsieur,  je  vous  on  prie  ;  vous  ne  me  supposez 
pas  une  crénu'ité  assez  puérile  pour  admeilic  cette  fable  ingt'nieuse. 
Vous  avez  employé  un  autre  moyen? 

—  Ci'la  pourtait  être;  mais  cet  autre  moyen,  je  ne  vous  le  ferai  con- 
naî  rc  ipii^  si  vous  roiis'-ntez  vous  mène  à  me  dire  quel  a  ute  piùs  de  vous 
t'iuieraiéduiirc  discret  de  sa  buiuicté. 


—  Impossible,  monsieur,  j'aime  mieux  croire  à  l'analyse  des  cendres. 

—  Coinaie  bon  vous  «■  niliL'ra  :  ganl.ns  eh  icun  noue  si'cret. 

—  Je  voudrais  tou  efois,  dit  encore  le  cardinal  après  quelques  inslans 
de  silence,  vous  di  mander  une  grâce,  ce  serait  de  ne  pas  me  faire  cou» 
duire  t'e  nouveau  à  crt  hôiel  iic  ia  Force, 

—  Tele  n'a  pus  été  un  instant  mon  intention,  répondit  Real  ;  veuillez 
avant  tout  ine  faire  I  honneur  de  dlupr  avec  lool,  monsieur  le  cardinal  ; 
je  vous  ac coinfiagnerai  moi-même  dans  un  château  où  vous  trouverez  des 
persoiirres  de  conna  »,«ance. 

—  El  où  je  .'■erai  p  isounier? 

—  C'est  aicc  douleur  que  je  me  vois  dans  la  nécessité  de  vous  répon- 
dre altirniaiivenient. 

—  Que  la  volonté  de  Dieu  s'accomplisse!  fit  le  cardinal. 

Le  iiiner  se  passa  assez  guimeni,  ei  le  dgne  prélat  y  lit  honneur  avec 
un  ap|)éiit  propre  à  donrer  ténioign  ge  d'une  grande  resignaiion.  Le  soir 
venu,  lecadinal  el  le  conseiller  déiat  inomerent  dans  une  voaure  ipii  les 
conduis.it  .1  Viiieennes,  et  là  monsignor  ci  Pietro  fut  mis  en  p  issessinn  d'un 
peiit  apiiariement  qui  lui  avait  été  ineptie.  Il  eut  lji.-n;ôt  pour  co  upa- 
giions  de  capiiviié  1rs  cardinaux  Gabiielli  et  Opp  ronni,  ainsi  que  l'abbé 
d'Ait'os,  vici.il e  général  du  dliiièje  de  Paris.  4loat  le  siège  ét,iit  vacant 
depuis  la  mon  du  cardinal  Dubviloy.  M.  d'Astros  blâma  fort  la  position 
où  s'était  placé  h  cardinal  diPieiro;  il  lui  reprocha  surtout  sa  trop 
grande  franchise. 

—  Il  ne  fallait  à  aucun  pri.x,  disail-il,  avouer  que  vous  eussiez  reçu  une 
lettre  du  Saint  Père. 

—  Miiis  si  vous  n'avez  rien  avoué,  vous,  monsieur  l'abbé,  répliqua  le 
prélat  italien,  coinineiit  se  fait-il  que  vous  soyez  amené  ici  ? 

—  Ob  !  moi ,  c'est  d. lièrent ,  et  ci-nes  ce  n'est  pas  f  ute  de  discrétion. 
Voici  comment  je  me  suis  trouvé  euferré  dans  celle  ma  beui  euse  allàire. 
J'arrivais  aux  Tu  leries  où  je  .levais  complimenter  l'empereur  à  l'occasioa 
de  sa  lê'e  ,  lorsque  M.  Béai,  m'abordant,  me  dit:  —  .Monsieur  l'abbé  , 
veuillez,  je  vous  prie,  prendre  la  peine  de  venir  avec  moi  ;  S.  M.  lempe- 
reur  m'a  chargé  de  vous  parler. 

Je  le  suivis;  il  me  ouiduiiiit  à  sa  voilure  dans  laquelle  il  m'invita  à 
monter;  il  prit  place  près  de  moi,  et  ord!;nnade  conduire  à  mon  hôtel. 
Clicmin  f  lisant  :  —  iMoiisieur  l'alilié  ,  me  d,t-il,  n--  savi  z-vuus  i  ien  de  re- 
latif à  la  bulle  (l'exconununicition  lancée  par  le  pape? 

—  Rien  qui  me  soit  personnel,  lui  répoudis-je  ;  j'en  ai  eu  conoaissanca 
comme  tout  le  momie. 

—  El  vous  n'avez  reçu  à  ce  sujet  aucun  message  de  sa  sainteté  ? 

—  Aucun. 

—  C'est  ce  qu'il  faudra  examiner. 

Le  moi  n'éiait  pas  poli  ;  mais  j'eus  l'air  de  n'y  pas  faire  attention.  Aa 
boni  de  dix  minuies  nous  arrivions  à  l'hôtel  di  l'archevêché;  Real  entra 
sai  s  laçi'U  eans  nmn  cauinet. 

—  Monsieur  l'ablié ,  me  dii-:l  alors ,  je  crois  que  vous  feriez  sagement 
d'avoutr  que  vous  avez  reçu  une  mis.sive  du  pape. 

J'aurais  pu  f..ireconmie  votre  émiiience,  dire  que  j'avais  reçu  une  let- 
tre el  que  je  l'avais  brûlée  ;  mais  j'avais  résolu  de  garder  jusqu'à  la  lin 
mon  secret  :  je  tins  b  ju  ,  je  n'avouai  ri.  n  :  mais  le  mallieur  voulut  que 
ralteiilion  de  R  al  fût  tout  d'ab  ird  aliirce  pir  une  ciibeille  placée  souj 
un  biireau,  el  destinée  à  recevoir  les  p.pii  rs  sans  utilié.  11  prend  quel- 
ques-uns de  ces  pap  ers,  et  le  premier  sur  lequel  il  jei;c  les  vtux  se  trou- 
ve être  précisément  la  minute  de  la  rép  mse  que  j'avais  faite  a  sa  sainii  lé, 
et  ('ans  laquelle,  en  accusant  réception  (ie  la  bulle  d'exconimunii-  ton  , 
j'instruisais  le  saint  père  que  par  mes  soins  elle  avait  élé  publiée  dans  le 
diocèse. 

Deux  heures  plus  lard  j'étais  amené  ici .  et  vous  voyez,  monsieur  le 
card'iial ,  que  ce  n'est  pas  du  moins  le  manque  de  discrétion  qui  m'y  a 
conduit. 

—  Ob  !  ob  !  monsieur  le  vicairc-trénéral ,  s'écria  le  prélat  avec  son  ac- 
cent saccadé  qui  ajoutait  à  l'etrangelé  de  1  cxclaniaiion  ,  si  j'ai,  moi,  élé 
trop  franc,  cunieiiez  que  vous  avez  élé,  vous,  b  en  étourdi  ! 

Le  cardinal  di  Pieiro  reua  à  Vinceii  les  jusqu'en  1813,  époque  où  il  lui 
fut  enlin  permis  de  se  rendre  près  du  pape,  alors  pris  .nnier  a  Foniai.ic- 
blean.  uurantsa  longue  clécntion  ,  il  n'avait  pas  perdu  un  seul  insiant  sa 
(luiétude  et  sa  bonne  humeur  ;  il  ne  p.ini.ssiil  Hjêine  pas  con.serv.  r  une 
rancune  bien  profonde  ct.niie  Napoléon,  car  plus  d'une  fois  on  l'enieirlit 
dire  (l'un  ton  de  boiiliomic  narquoise,  à  l'annonce  de  quelque  iiouvile 
vie  (lire  de  l'empereur  ; — tencore  I  cli!  qu'est-ce  que  ce  Uauiné  d'n  mme 
ferait  doue ,  s'il  n'était  pas  cxcuuimun.é  ?  iion.vcE  n.\iMU.\, 

Le  corail  rouge  est  l'isi*  nobills,  à  qui  le  natur.vlisîc  Pallas  a  donné  ce 
dernier  nom.  Les  aniiu.iux  di  s  isis  sont  à  peu  p  es  inconnus.  Si  PalUs  et 
d'aurcs  auieurs  en  oui  parlé,  c'.  s'  prce  qui's  rang.aienl  dan*  ce  genre 
lecor.iil.  dont  on  connaît  heaucou;)  mieux  l'organi-saiion  anjourdhui ,  et 
avaieiil  eonf.nulu  les  deux  poljpe.s. 

Li  née  a  le  i  remicré  abl.  le  genre  isis,  auquel  il  a  r.Hmi  le  coraM  rou- 
ge  sous  te  nom  d  ùù-  uobiiis.  Les  isis ,  un  peu  (liverscinent  c.ilnrées  , 
existent  à  ce  qu'il  parait  dons  toutes  les  meis  ,  probab.cmeut  à  d'a.s>ei 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


grandes  p-ofontlrurs.  Les  pliisBrandos  oni  de  cinq  à  si-.  d(^ci!nètrps.  Elles 
s'au.ichciit  sur  les  coi-p»  snlides  sotis-murins  au  moyen  d'un  empâtement , 
comme  le  co  ail  et  li's  gori;oiies  ;  elles  ne  sont  d'aucun  u  âge  ,  el  sont  en 
géii(!'ral  (ml  communes  dans  les  collections. 

Il  est  tr.scsseniirl  de  distinguer  le  polvpe  du  corail  d'avec  ce  qu'on 
apiielle  le  corail  proprement  dit.  Le  premier  croit  selon  les  règles  de  la 
génération,  d'une  pén(5raiion,  il  est  vrai,  par  iculiéie  aux  polypes;  le  co- 
rail, au  contraire,  pniduit  par  les  polypes,  n'augmente  ,  comme  les  miné- 
raux, que  par  juxtaposiiion,  à  peu  près  coiiiniç  la  coquille  du  lini;i(;on  , 
par  de  nouvelles  conrlies  appliqu.es  suecessivement  sur  les  prciniercs. 
Une  branche  de  corail  n'est  l'onc  plus  une  pieire,  ce  n'est  plus  une  plan- 
te, ce  n'est  pas  non  plus  un  animal,  iua;s  u  'C  simple  proJuciion  animale: 
cest  la  niéiaiiiorpho!.e  d'un  millier  de  polypes;  c'est  un  très  bel  arbre 
généal'ijiique,  où  le  polype  aïeul  est  rccouveit  par  la  poslôrité  de  ses  en- 
fans,  où  le  tils  devient  le  toniiieau  du  ptrc  ,  et  où  tous  ensemble  ne  per- 
dent r.'xistence  que  pour  retrouver,  sdus  une  forme  nouvelle  (  t  dans  des 
géia'rations  cunîondics  et  réunies  .  un  état  plus  dural)ie  ,  plus  biillaut , 
acquérant  par  la  vici  lesse  et  se  fnrtiliant  a\cc  li  snniiécs. 

Le  mellenr  corail  est  toujours  le  pies  vieux,  le  plus  dur,  celui  que  la 
vase  a  recouvert  et  qui  tic  sort  de  l'eau  que  c\r,\r-^é  de  fange.  Quand  le 
corail  n'a  plus  depdyiies,  il  n'augmente  plus  en  étendre;  il  no  produit 
plus  de  liranrtics  ;  mai-;  il  se  bonilie,  il  se  durcit.  Celui  que  l'on  relire  en 
cet  état  est  beaueoup  plus  serré  ,  plis  pisaiit  que  celui  où  il  y  a  des  po- 
lypes. Les  ror.iilleurs  l'apprêt  ientdavaniiige. 

Le  corail  sort  rie  la  mer  sous  li():s  étais  dlIVrens.  Chaque  ét:it  justifie 
en  quelque  sorte  le  rang  qu'on  lui  a  donné  successivement  dans  1rs  trois 
règnes  de  la  nature.  Lorsqu'une  branche  de  corail  est  tirée  vivante  du 
fond  de  la  mer ,  elle  se  présente  avec  une  écorce  chargée  de  tubercules 
arrondis  et  rouverts  d'une  humeur  gluante  et  visqueuse,  qui  paraît  décou 
le  •  pariicnlièrenient  du  sonim't  des  b'  anf  hes,  où  l'on  re'iiarqiie  des  espè- 
ces de  très  grosses  goulles  laiteuses.  Plongés  de  nouveau  dans  l'eau,  ces 
tnber"ules  et  cette  nrétendue  goutte  de  lait  s'enir'ouvrent,  s'épanouiisent 
et  présentent  une  étoile  à  huit  rayons. 

Des  expériences  ont  démontré  que  ces  fleurs  (lubercnles)  étaient  de 
véritables  animaux,  des  polypes  à  bras,  logés  dans  des  cellules  situées  au 
sommet  et  le  long  des  branches  du  corail. 

Qoe's  que  soient  l'âge  et  la  grandeur  du  corail,  tant  qu'il  est  couvert 
par  des  animaux  vivans,  on  y  remarque  la  substance  intérieure,  qui  est 
dure,  compacte,  très  propre  à  recevoir  le  poli.etl'écorre  extérieure,  qui 
est  molle,  spongieuse,  peu  épaisse,  qui  se  sèche  et  devient  friable  lors- 
qu'elle est  réfutée  quelque  temps  à  l'air.  C'est  dans  cette  écorce  que  se 
trouvent  les  loges  d'un  grand  nombre  de  polypes  mous  el  blancs,  fixés  et 
logés  dans  de  petits  lubes  membraneux. 

Il  est  encore  essniiel  de  remarquer  que  les  branches  de  corail  font 
très  fortes  à  leur  Lase  et  diminuent  de  gr  sseur  à  aie-ure  qn'e l'es  s'élè- 
vent ;  que,  dans  le  corail  vivant,  l'exirémiiédes  branches  est  tendre,  fiia- 
ble  ;  qu'il  y  a  très  peu  de  substance  intérieure  ;  que  la  matière  de  l'écorce 
y  est  en  très  graniie  abondance;  que  l'on  y  vnit  de  forts  tubercules  et  un 
bien  plus  grand  nombre  de  polypes,  qui,  de  temps  à  autre,  découlent  le 
long  des  branches  sous  la  forme  d'une  liqueur  blanchâire.  Cette  liqueur 
est  probablement  un  composé  de  jeunes  polypes  ou  d'œufs  de  polypes. 

Le  polype  meurt  ;  mais  en  mourant  il  n'est  pas,  comme  le  plus  grand 
nombre  des  animaux,  soumis  à  une  dissoluticn  qui  en  fait  un  objet  de 
corruption.  La  mort  du  polype  est  une  espèce  d'ossification  ;  il  se  dessè- 
che, durcit  et  reste,  avec  sa  postérité,  ait.iché  a  la  branche  où  il  a  pris 
naissance,  pour  ne  faire  par  la  suite  qu'un  tout  de  même  nature. 

On  voit  d'après  cela  comment  le  corail  forme  insensiblement  des  bran- 
ches très  étendue»  par  des  coupes,  tant  horizontales  que  perpendiculaires, 
de  polypes  durcis  et  ossifiés. 

Le  polype  est  mort,  et  il  ne  reste  de  lui,  après  fa  mort,  qu'une  matière 
pierreuse,  mais  tendre.  Cette  matière  est  augmentée  par  les  sécrétions 
abondantes  des  polypes  vivans,  par  leurs  propres  enveloppes,  c'est  à  dire 
par  les  loges  qu'ils' se  so.t  formées,  lesquelles,  entassées  les  unes  sur  les 
autros.  grossissent  les  branches,  en  forment  de  nouvelles,  qui  d'abord 
sont  gréies.  faibles  et  quelquefuis  creuses;  elles  se  brisent  avec  la  plus 
grande  faciité,  et  se  réduiseut  en  poudre  très  fine  et  môme  en  pâte  lors- 
qu'elles sortent  de  la  nie'\ 

Le  corail  rouge  est  le  plus  commun  et  presque  le  reul  q'ie  l'on  pcrhe 
dans  les  mers  de  Raib.irie.  Cette  coul'iir  offre  d^s  nuances  très  variées; 
il  s'en  trouve  aussi,  mais  bi^n  rarement,  iVuna  belle  couleur  de  chair,  et 
plus  rarement  encore  d'un  hcau  bUinc  de  lait. 

Le  rorad  ne  vient  pas  iiidiiiéreniiiient  dans  toutes  sortes  de  fonds  :  l'on 
n'en  trouve  point  dans  le  sable  ni  dans  la  vase  ;  il  m-  croît  qu'autour  des 
roch  rs,  p'ulôt  surh  urs  côtés  qu'à  leur  S'irface  supérieure. 

La  manière  dont  se  fait  la  pèche  du  corail  est  très  simple.  A  deux  pièces 
de  bois  en  croix  est  ati.  ché,  à  l'exirémiié  de  chaque  bras,  un  filet  de 
chanvre  à  larges  mailles,  qui  se  déve'oppe  ei  s'éiend  dans  l'eau.  Du  mi- 
lieu de  la  croix  part  un  troisième  filet,  (|i;i  desci  iid  beaucoup  plus  bas 
que  les  autres.  Il  est  plus  long  et  plus  lirge;  il  est  destiné  à  raccrocher 
les  mirreaux  rie  corail  qui  s'érhapiient  fouvent  des  autres  lilels. 

Cet  appareil  se  nomme  fii^in.  L'on  y  attache  une  pierre  d'un  poids 
suflisant  pour  faive  descendre  l'i  ngin  le  long  des  roctiers  jusqu'à  la  pro- 
fondeur que  l'on  délire  ;  en  f  isant  avancer  lentement  le  bjleau,  on  ba- 
I  laie,  pour  ainsi  dire,  les  côtés  du  rocher.  S'il  s'y  trouve  du  cori.il,  il  est 


accroché  par  les  filets,  qu'alors  on  tire  à  force  de  bras  avec  précaiition  et 
par  secousses  égales.  Il  en  tombe  quelquefois  au  fond  de  la  mer  ;  et, 
quand  les  morceaux  paraissent  de  prix,  on  tâche  de  les  r'pêcher,  mais 
l'on  réussit  dillicllement.  L'on  profile  ,  pour  cette  opération ,  du  calme 
des  eaux  :  quand  la  mer  est  trop  agitée,  il  faut  renoncer  à  celte  pèche. 

L'escarre  ou  eschare  Ifischara)  est  un  genre  de  polypier  presque  pier- 
reux, à  expansions  minces,  fragiles,  dilatées  en  membranes  ou  lanières  ra. 
mcuses,  poreuses  intérieurement,  et  ayant  en  outre  les  deux  surfaces  gar- 
nies de  pores  dispo-és  en  quinconce. 

Ce  genre,  qui  avait  été  distingué  par  les  premiers  naturalistes  qui  se 
sont  occupés  de  l'étude  des  pro.luciions  marines,  a  été  ensuite  réuni  par 
Linnée  avec  les  millépores,  Laniaik  l'en  a  de  nouveau  séparé;  et  en  efl'et 
sa  contexture  extérieure  est  assez  différente  pour  permettre  l'établissement 
d'un  genre  particulier. 

Les  millépores  [millepora)  sont  un  genre  de  polypier  pierreux,  qui 
offre  pour  carartères  des  expansions  solides  ,  sinueuses,  ou  lobées,  ou 
rainilices,  ou  dendro'îdes,  ayant  leur  superficie  complètement  ou  p»rtiel- 
lement  garni  •  de  pores  simples  ou  de  trous  cylindriques  dépourvus  de 
lames  en  éioile«. 

Les  espèces  de  ce  genre  ont  été  confondues  par  les  anciens  naturalistes 
avec  les  m.-drépores,  dont  elles  ont  la  contexture  et  les  formes  variées. 
Linnée,  le  premier,  a  su  connaître  leur  différence.  Lamark  a  ressuscité 
trois  (te  ces  noms,  en  formant  trois  genres  nouveaux  aux  dépens  des  mil- 
lépores de  Linnée. 

Les  iiibipores  (faftf'pora),  polypiers  pierreux ,  composés  de  tubes  cy- 
lindriques ou  prismatiques,  subariiculés,  perpendiculaires,  parallèles,  réu- 
nis les  uns  aux  autres  par  des  diaphragmes  ou  des  cloisons  trausverses  in- 
termédiaires. 

Les  tubipores  forment  dans  la  mer  des  masses  arrondies,  quelquefois 
fort  considérables.  On  a  comparé  les  tubipores  à  des  tuyaux  d'orgue;  et, 
en  efièt,  leurs  tubes  en  ont  la  disposition  quand  on  n'en  considère  qu'une 
rangée.  On  pourrait  aussi  les  comparer  à  une  chaussée  de  basalte  articu- 
lée, dont  les  prismes  seraient  renversés.  Les  espèces  de  ce  genre  vivent 
dans  la  mer,  à  une  plus  grande  profondeur  que  les  madrépores.  On  en 
trouve  de  fossiles  en  France  et  en  Afrique. 

ADOLPHE  PEZASIT. 

[Musée  des  Familles.) 


Quel  était  cet  homme?  Il  était  la  joie  du  monde  créé.  Il  a  proiluit  à 
lui  seul  plus  de  beiux  vers,  plus  de  grandes  actions  ,  plus  de  nobles  ou- 
vrages, que  tous  les  ai  listes  el  tous  les  soldats  de  ce  monde.  Horace  le 
poète  l'avait  annoncé  dix  huit  cents  ans  à  l'avance  !  Désiugiers  était  son 
fils  bien-aimé  ,  Etienne  Béquet  était  le  seul  orateur  qui  fût  digne  d'entre- 
prendre celle  oraison  funèbre;  Bércnger  lui-même  l'appelait  de  temps  à 
autre  à  son  aide,  comme  un  neveu  qui  a  recours  à  la  bourse  de  son  bon 
oncle  ;  prenez  tous  les  noms  dont  s'occupe  l'univers,  le  nom  de  M.  Garât 
sur  les  bdieis  de  banque,  le  nom  de  M.  de  Cliâteaubtiand  partout,  qu'est- 
ce  cela?  Ni  M.  Garât,  ni  M.  de  Chateaubriand,  l'argent  et  la  ooésie  de  ce 
siècle,  n'a'hient  pas,  pour  la  renommée,  5  la  cheville  de  ce  digne  homme. 
0  comme  il  était  le  bienvenu  parmi  nousl  0  rien  qu'à  l'entendre  venir, 
que  d'heureux  propos,  que  de  chansons  joyeuses,  que  de  bons  mots,  que 
de  délires  !  Il  vous  arrivait  brusquement  et  avec  fracas ,  mais  c'était  une 
aimable  brusquerie,  un  fracas  de  bonne  compagnie.  L  venait ,  et  chacun 
lui  luisait  fèie.  chacun  l'accueillait  avec  un  sourire  ;  à  sa  vue  les  sourires 
devenaient  plus  tendres,  les  regards  plus  amoureux,  les  mains  plus  aban- 
données ,  le  regard  plus  fin  ,  la  lèvre  plus  rouge  ;  Dcus  !  ecce  Deus  I  Le 
Dieu  !  voilà  le  Dieu  !  comme  dit  Virgile. 

Ainsi ,  pendant  cinquante  ans ,  cet  homme  a  été  la  gloire ,  l'honneur , 
l'esprit  facile,  la  verve  ingénieuse  de  l'Europe  civilisée.  Pendant  quarante 
ans,  il  a  été  l'objet  d'un  culte  idolûire  ;  sa  vie  a  été  une  longue  suite  de 
fêles,  rie  chansons,  de  folies,  d'amours  et  de  plaisirs.  Il  a  été  notre  con- 
S'dution  et  notre  espérance  ;  on  ra,ipelait  dans  le  chagrin,  on  lappelat 
dans  la  joie,  on  le  retrouvait  toujours.  Homme  aimé  ji  squ'au  fanatisme  ! 
l'our  lui  que  rie  gens  sont  nior  s  !  Combien  d'hommes  lui  ont  porté  leur 
foriune!  Que d'hoiinéics  filles  lui  ont  sacrifié  leur  honneur!  Qued-j^'u- 
ncs  gens  lui  ont  viué  leur  jeunes  e!  Oue  de  vieillards  l'ont  invoqué  à  leur 
dernier  jour!  Et  voilà  cependant  l'homme  que  vous  avez  laissé  mourir 
sans  un  regret,  sans  une  larme,  sans  un  petit  mot  de  reconnalssam  e  !  Et 
voilà  l'homme  dont  vous  n'avez  pas  porté  le  deuil  un  seul  jour!  Ni  les 
ieui.cs  gens,  ni  les  jeunes  fiib's,  ni  les  vieillards  n'ont  mis  encore  un  crêpe 
rose  à  l'intention  <!e  ce  patriarche  vénérable  !  —  Mais  1.  i,  le  bon  vied- 
lard  ,  il  savait  qu'il  avait  affaire  aux  ingrats  ;  il  leur  a  pardonné  tous  leurs 
oublis  à  l'avance.  Nous  ,  cependant ,  inscrivons  dans  ces  colonnes  légères 
où  toute  l'histoire  poétique  de  ce  siècle  se  retrouvera  quohiue  jour,  ius  - 
crivous  entre  le  choc  de  deux  verres  amis  le  nom  populaire  de  M.  Moët , 
te  célèbre  marchand  de  vin  d'Aï.  J.  J.  —  (Débals.) 


Paris.  —  BODLÉ  cl  C«,  imprimeurs  des  corps  militaires,  de  la  gendarmerie  dâpartcmen. 
laie,  du  cadastre  el  des  conlribulions  directes,  rue  Coq-lléroii,  3 


jKovcinbre  IS^l. 


BOUXiS   JPMiJilVCS   M* AU  .i.V. 


I"  année.— X'  5. 


MM  LITTËR 


ON  S'ABONNE  ^    .  ^ 

A  Paris,  fittf'raturt,  i^istoia,  Snmffs,  Wfour-Jlrts,  ilîTf'moirfS,  Mœurs,  Vo^a$ts^ 

RUE  COQ-Ilf;RON,  N°  3, 


Au  bureau  du  Journal 

Et  en  province, 
Chez  les  Libraires  ,  les  Direcleuri 


des  Poslcs  et  des  Messageries. 
(AFFRANCHIR.) 


EXTRAITS  D'OUVRAGES  INÉDITS,  PCRLICATIOI  .NOUVELLES .  RE\XES. 

Paraissant  tous  tes  mois* 


ABONNEMEIOS  : 

Dn  an 12  f.  » 

Six  mois 6     50  c. 

Trois  moij. ...    3     50 

Uo  mois 1     25 

Étranger  :  2  Tr.  en  sus  par  an. 

On  tire  à  vue  sur  les  personnes  qui  la 
demandent,  et  il  esl  ajouté  on  fr.  an 
mandat  pour  frais  de  recouriemeitt. 

(affbanchib.) 


PROSPECTUS, 


Le  Magasin  Littéraire  se  compose  des  meilleurs  Feuilletons, 
Romans  et  Nouvelles  qui  paraissent  chaque  mois,  dans  les 
Journaux,  les  Revues,  ou  les  Livres.  Ou  y  trouve  des  Récits 
de  voyages,  des  Tableaux  de  mœurs,  des  Etudes  d'art  et  des 
Esquisses  biographiques  empruntés  aux  meilleurs  écrivains  de 
France  et  de  l'étranger. 

En  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  la  Société  des  Gens  de 
Lettres,  le  Magasin  Littéraire,  outre  ses  articles  entièrement 
inédits ,  reproduit  notamment  les  publications  de  MM.  Victor 
Hugo,  Charles  Nodier,  de  Balzac,  Alexandre  Dumas,  Frédéric 
SouLiÉ,  Charles  de  Bernard,  Méry,  Eugène  Sue,  Léon  Gozlan, 
Roger  de  Beauvoir,  Elie  Berthet,  et  généralement  les  ouvrages 
de  MM.  les  écrivains  les  plus  distingués. 

Il  paraît  chaque  mois  (le  quinze)  un  numéro  composé  de  huit 
feuilles,  imprimé  sur  beau  papier  satiné ,  grand  in-quarto  à  deux 
colonnes,  avec  couverture  imprimée.  Le  prix  de  chaque  numéro, 
qui  contient  10,800  lignes  (ou  760  mille  lettres),  c'est-à-dire  la 
matière  de  plus  de  cinq  volumes  in-octavo ,  est  de  UN  FRANC 
VINGT-CÎNQ  CENTIMES.— Chaque  volume  ne  revient  donc  qu'à 
20  centimes,  prix  ordinaire  de  la  location. 

On  trouvera  toujours  à  remplacer  au  même  prix  de  un  franc 
vingt-cinq  centimes,  les  numéros  égarés  ou  gâtés. 

Le  prix  de  l'abonnement  annuel  est  de  DOUZE  FRANCS.  Les 
douze  numéros  mensuels  qui  le  composent  contiennent  de  fait  et 
véritablement  la  matière  de  plus  de  soixante  volumes  in-octavo 
ordinaires,  dont  le  prix  (à  7  fr.  50  cent,  le  volume)  serait  de 
Ù50  francs! 

Chaque  numéro  ne  contient  que  des  ouvrages  et  articles 
complets. 

Le  Magasin  Littébaire  réunit  donc  trois  conditions  essentielles 
qui  doivent  assurer  son  succès  : 

1°  Grande  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans  le  choix 
des  articles ,  qui  sont  tous  signés  par  les  écrivains  le  plus  en 
renom  (voir  le  sommaire  de  ce    uméro  et  des  précédens); 

2*  Immense  quantité  Je  matières  (  plus  de  60  volumes  par  an)  ; 

3°  Réduction  considérable  et  ans  exemple  dans  le  prix  de 
l'abonnement  (DOUZE  FRANCS  P\R  AN). 

Pour  se  convaincre  de  la  ,incérité  des  promesses  de  ce  pros- 
pectus, de  la  realité  des  avantages  lue  présente  le  iMagasin  Lit- 
téraire, de  son  importance  matérielle  et  de  sa  valeur  littéraire, 
il  sullit  de  jeter  les  yeux  sur  ce  numéro  et  de  lire,  dansle  soimnaire 
qui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y  ont  concouru. 


SOMMAMUE, 

La  Sémiramide,  par  K.  MÉUY. 

Le  capitaine  Lambert  (  2' partie— tin),  par  M.  CHARLES  IVAHOU. 
Poésie  :  Hymne,  par  VICTOU  HUGO. 

Belation  de  la  mission  du  général  conitc  Bcckcr  auprès  de  NAroLÉON 
Cil  1816.  ....        ...  .«.    - 


Christophe  Colomb,  par  M.  MARTI.XEZ  BE  LA  ROS A. 

La  Maison  du  Diable,  par  M.  BROCK  DE\  BRO\V\. 

Souvenirs,  par  M.  le  comte  de  VAUBLANC,  ancien  ministre. 

Le  Balafré,  roman  historique,  par  M.  BRISSET. 

Tragédie,  par  M.  JULES  JAMN. 

Portrait  de  M.  ROYER  COLLARD. 

Un  Vielleur  de  l'affaire  Fualdès,  par  M.  FRÉDÉRIC  THDM.AS. 

Nouvelles  à  la  main 

Apologie  du  chat. 

Les  Guêpes  (novembre;,  par  M.  ALPHO\SE  KARR. 

La  Malle  du  Tragédien,  par  le  commandeur  LEO  LESPÉS. 

Cors  et  Pianos. 

Promenades  en  Omnibus. 

Les  principaux  Gourmands  sous  le  régime  impérial. 

Une  lettre  d'Anne  de  Boleyn. 


liA  ISElIIRA^VIinc:. 


Après  une  représentation  des  Puritains,  au  King's-Theatre,  à  Lon* 
dreg,  en  juillet  1838,  je  sortis  avec  le  ctîlobre  ariiste  L***  pour  rospirer 
un  peu  de  fraîcheur  dans  Portland-Place.  La  journée  avait  été  brûlante, 
et  la  soirée  aussi.  Minuit  sonnait  à  Saint-Martin. 

Nous  fntrâuies  au  paie  Saiut-Jamcs;  il  y  avait  beaucoup  de  monde, 
mais  de  ce  monde  nocturne  et  fantastique,  inconnu  au  soleil.  La  prande 
pièce  d'eau  étiucelait  de  la  double  lumière  de  la  lune  et  du  gaz.  C'était, 
sous  les  arbres,  une  espèce  de  jour  d'un  violet  clair,  comme  celui  qu'oa 
fait  au  théâtre  avec  des  verres  de  couleur.  Des  Anglais  peripatétic'Cns 
lisaient  h  s  journaux  de  la  nuit,  assis  sur  des  banquettes;  des  sentinelles 
gardaient  je  ne  sais  quoi  sur  l'escalier  de  Carliori-llouse;  des  ombres 
blanches  de  femmes  erraient  dans  les  alliées  comme  des  tourbillons  d'a- 
mes  élyséennes  au  bord  du  Styx;  personne  ne  parlait  dans  ce  monde  va- 
gabonu  et  étrange.  Ou  eût  dit  que  tous  les  somnambules  de  Londres 
étaient  venus  faire  leurs  exercices  de  nuit  sous  les  arbres  de  ce  beau 
jardin. 

On  sait  que  L***  est  un  des  premiers  artistes  de  l'Europe  ;  mais  ses 
amis  savent  aussi  qu'il  est  le  causeur  et  le  conteur  le  plus  brillant  et  le 
plus  gracieux  qu'on  puisse  entendre.  L***  a  beaucoup  vovagé,  beaucoup 
lu,  beaucoup  observé.  Sa  mémoire  est  pleine  de  délicieuses  histoire^!,  son 
esprit  est  pleia  d'idées.  On  l'écoute  avec  autant  de  charme  qu'on  lit  un 
beau  livre.  C'est  snriout  dans  ces  heures  tranquilles  où  Ks  cniretior.s  ont 
tant  d'attrait,  que  j'aimais  ii  écouter  le  grand  anisie,  soit  qu'il  me  parlât 
de  Naples,  eu  ciiiroinèlant  ses  récits  de  quelque  cantilèue  de  Chiuïa,  soit 
qu'il  me  parlât  de  sa  vie  d'Angleterre,  toute  pleine  de  triomphes;  passant 
ainsi  du  Midi  au  Nord,  du  soleil  i)  la  brume;  laiiiOi  Luiaroue,  tantôt  phi- 
losophe ;  toujours   piriiucl  et  éminemment  obsorvateur. 

Cette  nuit  lii,  il  s'abandonna  de  verve  à  cette  causerie  intime  pu'inspirc 
une  fraîche  promenade  d'été.  Il  ne  -^acoota  une  simple  hi.'iloire  que  j'au- 
rais voulu  écrire  sous  >a  dictée,  et  peindre  avec  dos  couleurs  de  palette 
plutôt  qu'avec  .les  ptirases  j'bisiorieii,  parce  que  jamais  ce  papier  froid 
et  mort,  ces  signes  conventionnels  pii  représentant  des  idée»  tt  desseo- 
saiions;  jamais  ces  plats  liiéro^lyphcs  de  l'alpbabet ,  enveloppés  d'une 
feuille  blanche  comme  d'un  linceul,  ne  pourront  remplacer  la  vois .  les 
gestes,  l'organe  pas^^iooné,  les  modulations  harmonieuses  d'uQ  narrateur 


m  flïAeASîN 


tïÇTÉRAmE. 


éloqupnf.  I!  faudrait  que  chaque  ligne  de  mon  livre  fiii  nou'^e  comme  un 
tibritto  (l'opéra,  et  que  le  kcieur  pût  entendre  ces  n'cits  tels  qu'ils  ont 
été  cbanîi^s  par  un  poète  artiste  ;  il  faudrait  que  chaque  papie  fût  illiisifée 
d'one  de  ces  bi'jl  s  f,'r.ivuies  anglaises  oii  le  hurin  colore  comme  le  pJn- 
teau,  afin  que  cette  histoire  conser.ât  eocore  dans  le  .•■épulcre  du  livre  un 
pe»  de  ces  parfums  que  les  lleurs,  les  arbres,  le  gazon,  nous  versaient  a- 
,veè  les  lièdcs  rayons  de  la  luue,  dans  cette  nuit  do  mûlodie  et  d'ainoar. 
Telle  eulin  (|ue  mes  souvenirs  me  la  rendront,  je  veut  essayer  de  lare- 
dire  celte  his'oire;  je  n'y  changerai  que  qu^ijues  noms  parce'  ijUe  mes 
personnages  ne  sont  pas  des  héros  do  roman.  '      '  "      ■  ■  ■  ! 

J'écoutais  encore  le  récit  du  grand  artiste,  et  l'aube  d'été  blaiichissait 
déjà  la  statue  du  duc  d'York  sur  sa  colonne,  et  les  tours  de  Westuiiu  ter 
ni!X  extrémités  opposées  du  parc.  Le  soleil  montait  à  l'horizon  quand  cette 
LUtoire  fut  terminée.  Je  croyais  sortir  d'un  rèse  ;  il  me  îemhiaii  que  je 
iri' Étais  endormi  sur  la  grande  pelouse  devant  C;:rltoii-'l'errace,  et  que  je 
me  réveillais,  la  tête  remplie  d'un  nouveau  monle  d'idées,  où  le  gracieux 
murmure  delà  mer,  au  golfe  de  Naples,  chantait  un  trio  avec  lavagu; 
polnire  de  l'Océan  et  la  rivière  de  Slersey,  sur  les  grèves  bruilieuscs  de 
Liverpool.  Une  nuit  de  veil'e  ainà  occupée  donne  à  l'esprit  l'incohérence 
de  la  lolie.  Cette  brusque  interruption  de  noshab  tudes  hovlcvcise  le  cer- 
veau ;  tout  prend  un  air  étrange  au  premier  rayon  du  soleil,  mais  pUis.nS- 
trange  encore  si  l'on  se  trouve  en  pays  lointain,  et  entouré  de  monurténs 
qui  servent,  pour  la  première  fois,  de  cadre  à  iics  rêveries.  Après  àvoi." 
quitté  le  grand  artiste  qui  m'avait  conté  cette  histoire,  je  le  Siiivis  fOng- 
temps  des  yeux  dans  RegenCs-Streel,  et  je  la  vis  disparaître  dans  la  co- 
lonnade fatastique  du' ÇHariranf,  où  était  sa  deiï.fuie.  Resté  seul  avec 
mon  rêve,  je  rentrai  dansmamaison  de  King-fVllliam-Strcet,  pourp-j^er 
au  sommeil  l'arriéré  de  la  nuit.  A  mon  lever  de  midi,  je  courus  au  parc 
Saint-James,  que  le  soleil  éclairait  à  travers  une  gaze  de  brume  qui  jau- 
nissait ses  rayons.  Je  m'assis  sur  une  banquette,  et  j'écrivis,  dans  tome  la 
fraîcheur  de  mes  souvenirs,  les  premiers  chapitres  de  cette  histoire,  com- 
me on  écrircit  un  rêve  sous  les  premières  impressions  du  réveil.     '   ' '- 

11  y  a  cinq  ou  six  ans  (la  date  exacte  importe  peu),  deux  jeunes  gens 
causaient,  après  souper,  dans  une  chambre  de  VOstei't-Niiova,  à  Chiaia, 
àNaples.  L'un,  âgé  de  vingt-cinq  ans,  se  nommait  Patrick  0***;  c'était 
un  Irlandais  voué  à  l'état  ecclésia>iique  ;  son  costume  était  sévère  comme 
sa  figure.  11  avait  des  cheveux  d'un  blond  ardent  coiiiir.e  de  l'or  en  fusion; 
ses  traits,  d'une  irrégularité  mate,  g  rdaient  cette  ii.lcur  nerveuse  qui  ne 
vient  pas  des  souffi  aucf  s  du  (  orps,  mais  des  inquiétudes  de  l'âme.  Sur  ce 
fond  mat  d  une  ligure  tourmentée  luisaient  deux  yeax  noirs  et  or.igeux, 
comme  des  nuages  remplis  d'éclairs.  La  cotitraction  du  sourire  eeiiiblait 
avoir  été  oubliée  dans  le  mécaiitme  de  ce  visage  qui  exprimait  tout,  et  à 
tout  instant,  excepté  le  plaisir.  L'autre  jouiie  tionime  était  à  p;ni  près  du 
même  âje  :  il  avait  une  belle  G^iure  briine  etdes'chevciix  vagabonds  d'un 
noir  d'ébène.  C'était  le  Ccsntessino  Lorcnzo  C***,  légaiaiiv  à  vingt  ans 
d'une  fortune  immense,  qu'il  prodiguait  sa;is  l'épuiser.  L'opulence  rayo;i- 
rait  sur  tou.e  sa  personne  ;  il  étalait  avec  un  orgue^llenx  dédain  une 
pléiade  de  diamans  il  s-:s  doigts  annulâtes,  et  h  constel'ation  complète 
îlOrioiL,  en  rubis  balais,  sur  son  jabot  de  batiste,  toujours  pi'èt  à  jeter 
ses  étoiles  h  un  ami,  à  une  femme,  à  un  S3liiiiibanqi;e,  à  un  iiid'gei;t. 

L'arrivée  d'un  domestique  suspendit  la  conversation  des  dçux  jeimes 
gens.  On  venait  leur  annoncer  que  le  vaisseau .r£'"twn  allait  mettre  à  la 
voik',  et  qu'on  n'attendait  plus  qu'un  passage/.  ,^,      ,  '  '  . 

Ce  passag'T  était  Patrick.  '  '  ' 

Ils  se  levèrent  vivement,  et  se  riirigèrent,  vers.lc  môle.  Parick,  un  pied 
sur  la  terre,  et  l'autre  dans  le  canot,  lit  ain';i  tes  adieux  à  son  ami  : 

—  J'ai  quitté  Rome  sans  regret,  j'y  serais  devenii  sceptique  et  j'y  au- 
rais exercé,  à  l'exemple  de  tcnt  d'autres,  un  saccriof'ed'habiUulç  comme 
on  fait  un  métier.  J'aime  mieux  être  prêtre  dans  rj'iclqtie  boc.rg  ci'lboli- 
que  de  mon  Irlande.  Je  prendrai  les  ordres  à  Dublin,  à  la  première  oi  di- 
«a  ion.  Adieu,  moucher  Lorenzo;  nous  nous  revcrrons  quand  Dieu  le 
voudra.  ,  -r 

—  Patrick,  répondit  le  jeune  Italien,  dans  quelque  position  que  le  çjel 
le  place,  si  jamais  mon  amitié  peut  le  rendre  un  service,  songe  à  m^i,  et 
ne  songe  qn'ii  mii.  .  '    ' 

lis  se  serrèrent  énergiquement  les  inains,  et  le  canot  partit. 

VErinn  mit  ij  la  vo;le  et  cingla  vers  la  haute  mer,  Pa'rirk  contempla 
longtenq)s,  accoudé  siu'  la  duueile,  le  doux  r  vagc  de  Kapics,  et  descen- 
dit, a  l'eiilrée  de  la  uu;t,  dai:s  i'eiiîrepoiit  pour  Si;  reposer.  La  mer  étaU 
agitée,  le  vent  contraire.  Patrick  pi  it  le  parti  de  s'iMidor.uir'pflttr'lîi&Scr 
passer  le  mauviis  temps,  sans  être  incommodé  p^r  la  mer.      l  f', 

A  son  réveil,  il  fut  bien  éton:!é  d'apprendre  que  VErhin,  n'ayant  pu 
tenir  la  mer,  était  rentré  ij  Naples,  et  que, les  pass  igi  rs,avaicnl  la  fatiiltC  ' 
de  se  rendre  à  terre.  11  itnit  alois  huit  heures  du  Svjic.  '    ,  ,       :  ' 

Patrick  usa  do  la  pcrmissioa  avec  empresse  .iefit.  Il  çon'ritt' îi  Plio(f3lé' 
rie  dans  l'e-puir  d'y  trouver. .Lorenzo  ;  mais  le  jfufie  h^minie  ftr.iî  S-driii 
Le  garçon  d'auberge  dit  à  Patriik  que  son  ami  aval;  pris  la  direciioa  de  ' 
San-Carlo,  ei  que,  fort  probablement,  il  était  à  l'Opéra, 

On  jouait  ce  soir  lii  Saniramide. 

Patrick  hésita  quî  iqi.es  iusians  par  scrupule  ;  pui?,  se  souvenant  d'^s 
facilités  profanes  que  le  cl;rgé  italien  s»'  donne  volontiers  a  l'endroit  du 
théâtre,  il  courut  à  San-Carlo,  priiuii  billet  de  parterre  et  entra.  Pajriik 
avait  toujours  vécu  loin  des  plaisirs  et  des  spectacles  raondaip.s.  C''était 
la  première  fois  qu'il  se  mêlait  à  une  foule  dans  une  salle  de  théâtre. 


San-Carlo  retentissait  d'instrumens  et  de  voix.  On  aurait  dit  que  l'har- 
mnn  euse  sade  chinialt  avec  toutes  ses  log'S,  c.t  lès  sons  de  la  scène  et 
de  l'orchestre,  ne  trouvai^!  am-uii  obstacle  cîans  l'ellipse  immense,  la  rcm- 
plis-^aient  loiiie,  roiumn  un  ouiag;n  de  nulodie  ela  icé  du  golfe  de  Raïa. 
On  était  arrivé  à  la  scène  du  sertaent  oiit  irùno.  f,e  roi  des  Indes,  le  po;;- 
life,  Alsace,  les  Syriens,  le  peufde,  les  Mages,  jui-aient  lidôiilé  à  h  reine 
de  Baby.lpije,  c^ijnï  ut|e  aligne  dVimpui;  !n()i!ïe,  et  SéE.iramis,  du  hijitde 
jon  irône.  v  rhit  à  pfeilïè  voix,  slji'  (otit"cc  mdhdtî'en  iielii'e,  'fe'/ïdii-eiis 
de  notes  mélodieitsi  s,  co:i)me  dçsjitiîes  prodignées  à  l'in'ffftl.Ls Chani*! 
cor,  toutreui|ili  d'un"  vohipté  lani;oureii^e,  .s 'devait  par  de^sii-!  loi«(''s'f'^s 
voix,  cdinaK;  l'écho  de  rEuiViralo,  clans  iiise  nuitd'Orii  nlV'n')t!le.'<?e^'éii'i- 
piis  ii)i'fl'abli's  qui  mutilent  ausoaiin-t  di*  lîabeL  Le  pidijrant  a;non!',''fiJ.< 
des  siècles  antiques,  enibiâsait  le  tliéàtre  et  i-enihlait  ..Voir  tniuvé'  eriliii 
une  h:ngoe  i!!Civei!lf;;:sc,  0!:bliée  dam  lia!;;  I,  pour  révei  ler  Un  sens'ia- 
connu  et  exciter  la  ic.  re  à  des  ioiics  sans  nom  ,  telles  ou.',  les  anges  '  è;i 
accôiaplirciit  avec  les  filles  des  hommes  ,  aux  époqo<  santé  diliivibs^'n'cs, 
quand  le  uion-îe  ireiliiila  soas  les  liyaiéV.écs  d  \s  gé.ns.  .uprès  rtei'ette 
liâriiiouie  incnnnue,  cli,an:ée  mr  d^-s  voix  et  des  cuivres  si.rluunaiiis,  touie 
parole  resseinbUiit  au  L)éj;aiO'iie::t  <le  iViifanc-j  ou  au  Vii'.'isseiiieiit  d.'i  bér- 
ceai!.  C'était  comme  lar^'Vél:'.tioni!e  ces  liyinnes  mystérieux  qui  éclataient, 
la  nuit,  daiis  les  pr..foiiileu!S  d.'.-;  pyraii.ides  babyloîii^nncs  oii  danij  les 
chapelles  souterraines  d'Isis;  c'était  un  é;  ho  df  ce  vent  iJoiiiécn  (lui  soiïf- 
flait  une  volupié  santjlau'e  et,  fatale  sur  1  s  v  lies  VMWXMd^'cttliiùigeàit 
la  forme  des  montagnes,  (\v)s  une  nuit  d^ë,  désoïÀli6ti'|  (k  '{oùî>>s  ces 
voix,  ces  chanis,  ces  sirideiis  accords  du  aijvre  et  de  î'i  'C0!(1'\ 'ces  élàh- 
cemens  de  notes  sublimes, 't'tie  coiruptini  'de  mélodie  hi'ité'e,'.  tdiite 
cette  furi'!  d'amour  emiil.ul  éclater,  par  lUi  inodige  <K"î  tiia^'es,  k&iii  les 
pieds  divins  d'une  femine,  bel'e  coriuiie  le  soleil  d'Ôl'fènt,  cîub'iilMe 
coiome  l'Arabie  Iiç.iirea^e.,,Y&ud  denouini'cci  d'oè''?lft\i^^^  Ùiiih 
dOphiretdeSabS.  *   ^'  Vn.W:??'  i.uc^r-  i  ,t  .nq  ofu....  oui- st-.qo 

Le  jeune  ecclésiastique  irlatîdais  qui  venait  d'entrer  à^Sàh-^T-^Jife^é^r 
y  chercher  unatui,  oublia  cet  ami,  s'oublia  lui-inù^iie  et  s'jiiéta,  deb  ;ut, 
la  main  droite  incrustée  sur  la  preui  ère  baiiiueite,  iminohiie  comme 
une  statue,  sous  le  saisisscinetit  de  cette  foudrovanio  révélation  ;  son 
ame,  subitemKh't  etfWhie'par'lPi'  tiéiirt'fluft' C/s-  vbWpin»  efeêHètfrCîi',  f:!t 
vaincue  aVanr  \\\  lutte,  ain-i  'qu'ilft'i'ivo  'an  'S.)4(f.lt  iuipwdiefitiîpiifpasse 
désainjé  sur  l,\s liiiiiies  dereinîVihti  eis«PGi>!il)0-«TSiit;(d'ifVoiiTecûnniison 
èrreui-.  Patrick  gàr^ia  cette  positi'«!iJe\'le|ii<j;i'c' jnsqu'â!  la  .tliaieïlw  rideau. 
Il  vit  et  cniéndit  efrrëve'ii«inensc'-tiUë'''R'ii,«)iiil  iioas  .i^ipOVtti  dCilaguius 
de  Vortise  lorsqu'il  s\;nSdn«it  dans  la<»îtéinysti'riou.sè,  cestihliiiVi.  évocti- 
leurdu  paS'ié.  ,Lëjcahe'li  landais,  (Ils  do  cette  KfrfrvMlfKJrle  quîcssisicà 
réternelle  syinphonie  'le  i' ,"eé:în  et  de  -  monlà,'heSiiavati  Uiia  do  ces  ii.tel- 
ligences  d'élite  qui  s'initieiit  ou  iHemier  c  ^Up  aawcrfct  des  grand,  S!  cré-- 
t!  )ns  ;  il  passait,  sans  traiisi'ioA,'  des  innocentes  lim-moniefcde ipfttestrina 
à  la  furie  ftn'sicaliî  \}<y  la  .Si*))!fr;((/i((te',;!de  la  ca«(x(d(!'d  jiTêrnt  à^lmrala- 
racte  du  Ni.igara.  Itti'eut'^asnii'.^me'le  ten(«^S>a'al'p(<10r  So«>  îungb  gardi-Mi  à 
s'iu  srcoàrs,"alin  (^obtenir  lagi*i!ce'd'l!n'''f)>ikiee'p!ii»¥irie>  Jlaiif  c«(léliige 
dc'pen'ées  p'of'^i'idfs'fl il  pfe'B^aienV  diins'sbi./cfl"!i*.i'U!ifttl<'(np!)i-ié  vlo- 
lèmîn'ntati\Aei'sÎPscrisd(^i^t4;efiàî)yloheh'*''!*it<»ië»t'**^''''ï'''hrassfliBal- 
tha/inr  et  ri'ponssiT  D;ft'îin."'i'*>n*''f«t'$!i[M-'nU' *t>(v«l  recttciltr  par  Hoi^Jit 
■âeviïîé d'iiisj.ir.itrotV  dau^  (.%tîë  fa'<a>e'saii'69'>S<'(H  «l-«il'«,^(nii espi'it  otsion 
rcEMrs'nssocic  ent  po'.lr'^ld'''sfet1lr  M  h^foire'iiiiAvilifct';  sVfts  riuu'loisscr  en 
ari-iè;e  h'Ia  c  n'pjéie  spo!i?;'*^è  flèT4*coiiti(!i?I\f(i)s  tvétit-Cti'é  encôtecalte 
miisique,  ces  voix,  ces  chieurs,  celle  poin;)e,  se  ^eraieiit  évanouis  avetites 
omlîiiBS  delà  nuiu'snV^fgW^[lè-sird!fr:i%f!i.(iié1iWi?^ 
M't^\p  'co'fps'ffui^e  feinM?.  D^sfii^ii',;li<t,'i^()i!>''l»ia^iA^,  d*e|oeç  ravissement 
(faFfl.sIfe  ('■liiit  î/i's'PpàtaftiïP'i'Ie'Ia  '('*.Wat>jci8' sU^îieriisifcr  »âj|)oe*9fete  domilie 
q  Sén',iràinîs  doïit  ellé'ilnr'l'.iit  le  rioin'.ab  oori  iuU,  (l-iSi.-ici:..  on  yj  ta  , m 
'  îfJîptfisles'jatirs  ftntS'ques;  où  les  .;h-q9e^f%t3|!^)Rrfli»htihéâii«8'wrosli'ent 
pr.r.ies  voinitoircs  un  monde  de  spectateurs  rSisiwïéiïvPuh'.  sp';oiOcJe:pro- 
di3i,eiiJ^,'  ôtf  n'àvàit''pSè-^li'',fçif' Îi'i*li6,''è(i'i>*îl'rë  f»i)lév'l«  â«»ir.  decotte-tTpré- 
schtaiibil'Vîe  .S  J7i/Krt;fe''f^,\'La  ifat'eatHil)itt'r««etiteW<és^i»o 
Huile  étii-nt  èicfiùliiêcs  iilii  sortièl'duthéât<'c;«i'l)k>ii"qii(;Pawiek;;fut 
i-'oiilë  cbnimottîi  ïïflft  d'hei-lié'  dtais'fcii^'mW-' 6'(-{fteus*ïi!''«b'f«rtii)or((3  bicti 
loin  de  son  hôtellerie  de  Cliiaïa.  Au  reste,  celle  foule,  qui  faisait.^  ah.si 
violerlcë  z\x  -'éift'^  ^H  J)i'H.'iij;'l(ii''(Aai<,  ra^ô^hlirtfiftrWfflofa  iit,  c  ,r  i'Re  liri 
'ij?>',rnaitiii!  étdt^i'dîsse'tH^cijtV'^l'aMrSiivoti'hi  firblongcvàrinliiii»  ne^Oyant 
rien  de  pl-s  redoutable  que  le  cahue  et  la  soliliule  ,  apri-s  tête  aaiiofon 
's^câ'tiWbïtffj^f  b'T^'dtiteit-'ùWtftir'ae  .lhr;i'iriiis"'àac«r»iï'-«*ni»4tio-:b^«¥rt  \  lus 
vite  apaisée  ([u'une  tempête  de  fo«l.J'apré»'Ui»i«pe>^ackf.'  Minyit'ioimtisu.- 
le  silence  et  le  désert,  et  de  tout  ce  fraïas  de  tniiltituie  folte^  li?  Jie-reste 
qiic 'les  ëàni'  IWfs'  ionî'*es  'tf6.s';'èlStii*îi;S'  Jv :#i4in.»,.^:  8ymj>feW)ie..m.!>iM)'one 
roi'inie  lè'ch':*i7l/t(M'î>(\?(c  an  ■SMùm''il.'Biéii;Wy  deaoïw'ciiilira  uide  -Heiié, 
'^Atricli  sehi  est'tiehfô^^t'veïl.iii'.- MH't'i4int'>iVira^Wiviili}èai.<.ficpiiiiVSur 
les  rives  du  golfe,  ci  Ki,  co^om  •  bris  '  p  '.r  1 1  fati.jue  d'iij*  'ilonii.  rvornp-l»  -'1 
Va.%'itéiir'(i!i'tiJierKî^,  et1)!é,*''iin '1  si  imi!Wlî^i  jli  dîiirT'(EieU«L  pfflu4•-ex.■mi- 
ïlei''s'a'l)lt^kIyè  infcHèurë'iiH  Wi  pori-èh'un  riImMoïii 


iS«myUicit,'.»sàii.^  niH:»' 

■.  V  ,    .1^.-  .f;:',.i.,  iL(;,i  ::(;:«■  ,,. 

miiîs;at!e'ttii!bre#ava'i«:suii5ii';i;  une  lâimbre 
pbis  terrible  que  celle  de  Kinn'sl  >  ■!"■'' '-■'■'O-  .,i    i:    .ivuj.j'.i  ■  j    ,.| 
(A'idit  npur'iPatrIck  lti'ù%n'  pôèt*  itSlî*w'awà-t<ftiii'ceito  strophct 


dre  le  lendemain. 

'Pa'tri('k"é'là't's'(!lt!''en 


•éàlité: 


1 1;.  ■ 


/■/  Lu  . 


n  A  Saint-Charles,  ciique'où l'on  ahaJitwîq  «udft  H^3»Ji-; 
»  Sous  un  ciel  liéde,  au  bord  de  l'eau, 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


»  Quand  «pire  la  voix  Inuclinnle 

»  !)irjcuns  Arsnceou  d'Olliello; 

>i  yiiiUaiit  Vciii>e  ou  Babyloiic, 

»  On  va  rêver  sous  la  colonne 

n  PiC-s  (le  la  mer  que  nous  aimons; 

))  VA,  comme  une  ouverUire  immense, 

»  L'iipéra  fini  recommence, 

»  Chanté  par  Ja  mer  cl  les  raonts.» 

Hi^Ins  '.  c'.iç  i:(1f0j!inieiiçait  pour  Patrick  ,  cette  soirée  dV.nivremcîit,  de 
raysièiv,  :!L'isi(ilioii  inconiiue,  de  formidable  volupté.  Lo  spectre  deBaby- 
iuiie  .<;r  (tics^ût  dani  les  vaiiours  trai^huii.  s  de  la  nuit,  sur  les  flancs  de 
celle  iiDtitasnc,  qr,i,  cllo  a,:ssi.  a  tirùlii  des  vil'e.-icoupaliles  cnsevel  es  à  ses 
|.i;>ds.  Le  vont  i>i)c;uriii',  qu'un  dénio:i  iinbaume  de  lOiis  les  p.nfums  d.: 
Vénus  Aphro  lidt'.  s.iiilllait  de  l'ardiipi'l  iiapollai  i,  dont  les  îles  sont  dos 
fa^so'cuéi  toujours  fum.ml'  s;  et  celle  lanëuem'  myst.'rieuse  qui  dc.ccn- 
dait  de  partout  cl  conseillait  l'a  îu'.lère,  semblait  donner  un  déracnli  au  roi 
psahiisie  qui,  la'mi  t,  dema:  dait  à  Dieu  de  le  sauver  de  la  flèche  volanie 
dan-;  le  jmir,  et  de  l'obsession  irrésihiihle  du  déniou  de  midi.  Patrick  ('tali 
pircé  de  la  llcclie  qui  vole  à  la  itieur  des  coi.stcUaiions  de  minuit.  Arriié 
au  délire  de  la  pensée,  il  sepcr^ualaque  tout  ce  qu'il  avaitvuàSan-Carlo 
n'était  qu'uni;  visi'  n  de  l'enfer,  un  verre  d'o  tique  placé  par  le  démon  .le- 
vant ses  yeux;  (lue  le  monde  n'avait  pas  assez  de  pouvoir  en  ses  maÎQs 
pour  créer  de  p  ueillcs  réa:ilés  de  séduciion  ;  que,  parmi  toutes  les  fi Jes 
des  bomiKcs,  il  n'v  ava  t  pas  un;  femme  comme  la  pjïssante  altiste,  reine 
à  San  Carlo;  que  le  démon audogyne  de  li  volupté,  nommé  Anasiédans 
les  lieux  profonds  et  maudits,  avait  pris  un  corps  bumain  pour  séduire  ua 
pauvre  chréùtn  et  l'arracber  au  service  des  auicls. 

Patrick  £t  un  signe  de  croix,  et  il  lui  sembla  qu'autour  de  lui  toutes  i  s 
fornies  se  fai-aieni  douces  et  ria  îles,  et  que  des  anges  descendus  sur  celte 
terre  la,  puriDaient  des  émanations  infernales  de  la  nuit.  Plus  tranquille 
après  une  conric  p:  iére,  il  appu;.a  sa  lète  sur  un  oreiller  d'algues  sèches, 
et  il  s'endormit. 


IL 


iie;c::ii; 


Le  soleiHc  printemps  était  levé  depuis  quelques  heures,  lorsque  le 
jeune  ecclésiastique  irlandais  se  réveilla.  Habitué  dès  son  ciifan.  c  a  dor- 
mir aux  étoiles  dans  les  moniagnes  de  Wicklow,  il  avait  eu  pour  sou  repos 
une  nuit  sussi  bonne  qu'à  l'hôtellerie  de  Chiaïa.  A  genoux  sur  la  i;ieri  e 
du  rivage,  il  lit  sa  pr:ère  du  malin  dans  le  plus  magniiique  oratoire  que 
Dieu  ait  donné  à  riîomme  pour  recevoir  ses  bommai^es ,  el,  trempant  ses 
uiaiiis  dans  le  go  fe  comme  dans  la  conqae  d'un  bénitier  raturci,  oignit 
601»  front  de  cette  eauSidnle  qui  remonte  aux  réservoirs  du  ciel.    . 

Un  souvenir  vaporeux  comine  la  s;aze  d'un  son.;e  reporta  l'Irlandais 
lers  les  images  sen  uellesde  la  veille,  et  le  jeune  chrétien  s'indigna  de  sa 
faiblei^se,  et  fil  un  éneigiqiie  appel  à  ses  devoirs  pour  arrac'ier  de  son 
cœur  le  dernier  aômc  de  eetie  lie  impure  qu'avait  déposée  e  !  lui  lacoupe 
d'un  démon.  Les  heures  raatluabs  sont  pieuses  :  elles  prédit  posent  l'ame  à 
de  bonnes  résolutions,  à  de  saintes  jiensées.  Pairick  écouta  dé". otemcnt 
K'..-.  voix  qui  parlaicut  autour  de  lui  sur  le  golfe,  la  ville  el  les  montagnes. 
C'ét;iit  partout  un  hymne  chaste  enionné  à  la  création.  Il  donna  le  sourire 
des  élus  à  cette  nature  tranquille,  pleine  de  son  Créateur;  il  s'achemina 
rajji  'ement  vers  le  poit,  avec  l'espoir  de  prendre  son  vol  vers  la  douce 
Irlande,  à  la  faveur  de  celle  sérénité  du  ciel  qui  réjouissait  les  mari- 
"Hiers.  ,,,...         .   ;,,  ,„-  .,,,  ,  ;,,,.,. 

,i»Oh!  quand  je  te  verrai,  se  disaii-il  menlalcment,  vieille  église  de 
moi)  saint  pairon,  vénérable  mé'ropole  d'3  Dublin,  ]a  me  précipiicrai  à 
l'ombi  e,  de  tes  deux  nefs,  comme  la  jeune  coloml» .  sou»  les  ail.  s  de  sa  mè- 
re, et  je  ne  craindrai  pies  rien  de  ce  monde  inlâme  et  tentateur!  n  ./  ^ 

Comme  il  arrivait  sur  le  mô.e,  il  vil  venir  à  lui  iiu.ùomeslique  de  Lo- 
renzo  qui  le  salua  et  lui  dit  :  ,   ,  ,  ., 

—  Mou  m  lîire  vous  fait  chercher  partout  depuis  le  lever  dii  soleil,  il  a 
envoyé  des  cavaliers  sur  toutes  les  roules  de  Naples,  maintenant  il  n'est 
plus  temps,  r£'«i>i  a  mis  à  la  voile  et  il  est  déjii  bien  loin, 

iiiiiiEt  le  domcsiique  mouirait  du  doigt  la  pl^cp  \i(/,ç,o,ii  l'Emn,  était 
i^émarré.  .   .- 

P.itriik  fit  un  mouvement  nerveux,  leva  les  yeux  au  ciel  et  soiiipira. 

Lp  domesiique  croisa  les  bras  et  regarda  le  port.  Il  avait  rempli  sa  rais- 
i  sien. 

-  /     Après  une  longue  pause,  Pairick,  qui  ne  savait  àquelli  résolution  s'ar- 
rêter, lit  cette  question  au  domestique  : 

—  C> il  est  ton  maître? 

■  — -  l\i()ii  maiire,  répondit  reli!i-ci,  n'est  pas  à  la  locanda  de  la  Victoire  ; 
il  e«t  à  la  villa  de  St)rri  nte ,  et  il  m'a  char;;é  de  vous  y  conduire ,  si  c'est 
le  bon  plaisir  de  votre  seigneurie.  Voilà  votre  canot.,  là ,  tout  prêt ,  avec 
quatre  rameurs. 

—  i:h!  s'écria  Pairi  k.  pourquoi  no  parlais-tu  pas  d'abord  de  ton  ca- 
not ?  Vue ,  vite  en  mer  !  il  y  a  nue  bunue  brise ,  v  ite  ,  vite  à  la  voile  et  à 
la  ramel  nous  atteindrons  rR?-(»i)!. 

M.'  El  enirainaut  avec  lui  le  doniesiiipis,  il  s'élança  dans  le  canot,  et  délia 
lui-méa:e  les  cordes  de  la  voile  i-oulée  i\  raiileun -, 

Le  canot  partit  ( o:n;nc  la  flèi he,  et  le  vis.ge  de  Patrick  rayonna. 

—  Croyez,  vous,  dit  l'alrik  oU  marinier  du  timif",  qu'eu  allant  de  cette 
viicsse  nous  pourrons  atteindre  YV.rinn'} 


—  Atteindre  l'Erinnl  répondit  le  timonnier  avec  un  éclat  de  rire  go- 
guenard ;  si  vous  étiez  oiseau ,  vous  ne  l'.ttaindriez  pas.  Ce  n'est  pas  un 
bâtiment  sicilien,  celui-lj;  c'est  un  anglais.  Comprenez-vous?  c'est  un  an- 
glais :  le  vent  ne  l'atieiudrait  pas. 

—  Essayez  toujours,  dit  Patrick. 

—  Oh  !  nous  pouvons  faire  une  promenade,  dit  le  marinier  en  riant  ; 
vous  prendrez  de  l'appétit  en  mer. 

Loii^que  l'horizon  se  fut  dévoilé  dans  toute  son  immensité,  P.atrick  le 
mesura  d'un  œil  raélanco:ique,  et  il  n'aperçut  aux  limites  de  la  mer  que 
quel.iues  petites  voiles  latines  d'une  bl.mcheur  éblouissante.  C'étaient  de» 
bateaux  de  pêcheurs.  L'liri«n  avait  disparu. 

—  Ailons-nous  à  villa  Sorremina.^  demanda  le  limonier. 

—  Allons!  répondit  Patrick  d'une  voix  désespérée. 

Et  se  Liissant  tomber  sur  ua  banc,  il  garda  un  morne  silence  jusqu'à 
'arrivée. 

Là,  I  ien  ne  put  le  distraire  des  réflexions  pénib'cs  qui  l'accabla!e?t  ea 
foule  :  lii  la  p-  tite  baie  riante  qui  servait  de  débarcadère  à  la  villa  Sor- 
rentina;  ni  les  touffes  d'orangers  suspendues  sur  une  eau  calme  qui  ré- 
llétbtsait  l'or  des  fruits  et  l'argent  des  fleurs  ;  ni  l'aspect  enchanté  de  la 
vdia  endormie  dans  les  pins,  les  arbres  de  Judée,  les  palmiers  cl  les  aca- 
ci.is.  Le  milieu  du  jour  l'eût  trouvé  peut-être  encore  dans  cette  attitude  de 
désespoir,  .si  la  voix  d'un  ami  ne  l'eiiil  réveillé  comme  en  sursaut  au  milieu 
4'uu  pénible  songe. 

—Eh  bien!  Patrick,  s'écria  Lorenzo  avec  une  voix  joyeuse,  lu  relâches 
à  Sorrente  en  allant  à  Dublin? 

.  Patrick  se  secoua  vivement  et  s'improvisa  une  assurance  ^ar  nécessité. 
Il  sauta  légèrement  sur  la  rive,  serra  les  mains  de  Lorenzo,  et  fil  une  pan- 
lomime  qui  pouvait  signifier  : 

«  We  voilà  ;  je  suis  résigné  à  ce  contretemps.  ■> 

—  Je  siijj  enchanté,  moi,  de  ce  contretemps,  dit  Lorenzo  ;  j'étais  vrai- 
ment désolé  de  n'avoir  pu  te  faire  les  honneurs  de  ma  chai  mante  villa. 
Rigarde,  mon  ajii,  cela  vaut  bien  la  baie  de  Kingslown  el  le  Kippure , 
n'est-ce  pas? 

—  Gela  est  beau,  dit  Patrick  ;  mais  cela  n'est  jamais  la  patrie. 

—  Muii  ami,  souvien.-loi  de  ce  que  je  te  disais,  quand  nous  étudiions 
la  philosophie  au  sémia-jire  de  \^  Vropagande;  Wa'y  a  pas  de  patrie 
Si.ns  orangers.  Cet  ai  bre  essaie  le  climat  et  semble  vous  dire  :  Ta  peux 
vivre  iti,  car  j'y  suis. 

—  Lorenzo,  après  quatre  ans  d'exil,  je  t'avoue  que  les  forces  meman- 
queni  .-«î  je  ne  vois  pas  mon  tnnn  avant  la  fia  du  printemps. 

—  Enianl!  lu  la  roverras  ton  Erinn!  mais  lu  te  reposeras  un  instant 
iri  en  passant.  Comme  j'ai  repris  ma  gaiié,  lien  qu'en  te  revoyant!  j'étais 
si  triste  hier  soir,  à  mon  arrivée  de  Rome  à  Naplcs!  Et  moi  .aussi,  je  suis 
ciilé  ;  moi.  né  à  Sinigagba,  sur  le  ,':  "d  de  la  triste  Adriatque!  n.ais  j'a- 
do;>ie  iNaples  i!t  Sorrente,  deux  charmantes  filles  qui  valent  mieux  que  Si- 
n  gagliii.  Ah  ça  !  dis-moi,  où  as-tu  passé  la  nuit,  si  je  puis  te  faire  pareille 
dcuiaude  sans  indiscrélion? 

—  La  nuit  !  dit  Patrick  s'en"orçant  de  sourire,  j'ai  passé  la  nuit  sur  le 
bord  de  la  mer...  pour  ne  pas  manquer  le  bâiimcnu 

—  A  m,erveille  !  la  précaution  était  bonne...  Et  le  bâtiment  est  parti 
sans  toi?  J'admire  les  distractions...  Et  ton  bagage?  L'Erjim  emporte 
t..".  bagage  en  Irlande? 

Patrick  fil  un  signe  alCrmatif. 

—  Tu  n'as  gardé  que  ce  très  modeste  habit  de  voyage...  N'importe  !  je 
i',;3billerai  plus  décemment. 

—  Et  pourquoi  ? 

—  Voici.  J'ai  du  monde  à  la  villa...  Cela  t'élonne  ?...  Oui,  je  donne  à 
dîner...  à  des  amis...  des  artistes... 

—  Il  y  a  des  femmes?  dit  Paiiick  recu'ant  d'un  pas. 

—  Des  femmes!  non... non.  Quelle ptur des  femmes  !  Sois'ranquille... 
il  y  en  aura  une  peut-être...  une...  Mais  ne  t'effraie  pas  ainsi...  ce  n'est 
pas  une  femme... 

—  Et  qu'est-ce  donc? 

—  Tu  verras,  nous  serons  gais,  nous  chanterons  le  Dies  ira  de  Per^- 
lèze...  Nous  boirons  du  Champagne...  C'est  un  peu  diner  que  j'ai  iuvro- 
visé,  hier  soir,  dans  les  coulisses  de  Sau-Carlo,  avec  d'ancienne  connais- 
sances... Nel'eû'aruuche  pas  ainsi...  Est-ce  que  tu  n'es  pas  tolérant  depuis 
ce  matin  ?  Que  veux-tu  ?  moi,  je  suis  mondain  et  mauvais  sujet,  co:ume 
un  échappe  du  froc...  Aussi,  pourquoi  mon  oncle  est  il  mort  ...  Je 
serais  diacre  comme  loi,  et  bon  chrétien  cow.ue  toi.  Un  héritage  et  Naples 
mont  perdu.  Ole  Naples  et  les  héritages  de  ce  monde,  et  je  dis  la  messe 
à  Sabii  Jean-de-Latran.  iNaples,  vois-tu,  c'est  le  démon,  et  le  Vésuve,  c'est 
l'euler.  Voici  le  paradis  lerrcoire.  C  est  dans  ma  villa  qu'Eve  a  tenté 
Adam. 

—  Quel  langage  me  lionstu  là  !  dit  Patrirk  avec  ce  ton  mo  né  sévJre, 
moitié  amical,  que  prei.d  un  ecclésiastique  qui  sait  compatir  aux  faibles-- 
ses  humaines.  Vraiment,  Loreiuino,  tu  me  seau  iaiis?r.-iij  si  je  n'étais  si 
fort  de  la  grâce  de  Dieu.  Ecoute-moi  :  je  n'aecopte  pas  ton  dlnor  ;  lu  me 
donneras  un  appartement  solit. ite,  je  m'y  claîrerai  toui  le  jour;  et  si 
vous  faites  vos  sniurnaies  du  cfité  du  nord,  donne-moi  une  ctiambrc  du 
cOté  du  mi  li.  Je  p.ierai  pour  vous  tous. 

—  Ecoute-moi,  Patiick,  nnus>ommcs  seul?  cnroro;  nis  noltjlle  de  ca- 
nots chargés  de  convives  n'arrivera  ipie  dans  une  heure.  T-j  as  !,-  ii'.-.ips 
de  recevoir  ma  confession.  Je  t'ai  trouvé  hier  a  la  locmdo  de  la  Ficloira 


LE  MAGASLN  LITTERAIRE. 


en  arrivant  à  Rome  ;  depuis  un  an  que  je  ne  t'avais  pas  vu.  Bien  des  cho- 
ses  arrivent  dans  un  an  I  le  sage  devient  fou.  Il  n'a  ^aliu  qu'une  minute  au 
saint  roi  David  pour  voir  Betbsabé  au  bain  et  pour  aimer  la  femme  d'CIrie 
Je  n'ai  pas  la  prétention  d'être  aussi  expédiiif  dans  mes  passions,  il  me  faut 
un  an  pour  me  corrompre.  Que  diable  !  l'homme  n'est  pas  parfait  !  J'ai 
donc  quitté  Home  après  Pâques  pour  tomber  à  Naples,  hier,  à  l'ouverture 
tle  San-Carlo.  On  jouait  la  Semirunilde  ;  ic  suis  fou  de  cet  opéra.  Si  l'on 
ne  joue  pas  la  Semiramide  au  para'tis,  je  refuse  la  porte  ii  saint  Pierre. 
Tout  cela  est  de  l'hébreu  pour  toi,  mou  cher  ami  ;  mais  je  suis  obligé  de 
te  parler  hébreu.  J'ai  une  idée  dominante  dans  le  cerveau,  et  je  la  jetterais 
à  cet  arbre  s'il  me  manquait  un  auditeur.  Patrick,  récite  un  Miserere  à 
mon  intention  :  je  suis  amoureux. 

—  Je  ne  vois  pas  de  mal  à  cela,  mon  fils  :  l'amour  est  permis  à  l'hom- 
me, l'amour  chrétien.  Jésus  a  institué  le  mariage. 

—  Je  respecte  inlioiment  le  mariage,  mon  cher  catéchiste,  mais  je  le 
cultive  peu.  Le  mariage  est  une  chose  si  sacrée  que  je  me  tiens  à  distance 
par  respect. 

■—  Si  c'est  une  passion  mondaine  que  tu  as  au  cœur,  Lorenzo,  il  faut 
demander  à  Dieu  la  grâce  de  la  combattre. 

—  Ecoule,  mon  cher  abbé  ;  nous  avons  passé  trois  années  ensemble  au 
séminaire,  tu  t'en  souviens?  j'ai  entendu  donc  trois  fois  trois  cent  soixan* 
le  cinq  discours  daus  le  genre  de  ceux  que  tu  me  fais.  Il  me  semble  que 
c'est  sulTisant, 

—  Eh!  qu'attends  tu  de  moi?  Crois-tu  que  je  vais  oublier  mon  minis- 
tère pour  te  donner  des  conseils  impies?  Si  tu  persistes  dans  les  égare» 
mens,  je  me  tairai  et  je  ferai  à  Dieu  une  sainte  violence  pour  qu'ilrt'é» 
claire  dans  ta  nuit  et  te  conduise  au  chemin  de  la  paix.  .'ts  i>»;cï  ! 

■ — Merci!  - .  .i.„ 

^'!;_  Tu  te  fais  plus  libertin  que  tu  ne  l'es,  mon  pauvre  Lorenzo  1.,. 
;  —  Oh  !  laissons  les  sermons  à  la  chaire  de  Saint-Janvier. 
\'-—  Comme  tu  voudras. 

■'—  Patrick,  donne-moi  ton  secret  ;  comment,  diable!  fais-lu  pour  être 
saint? 
__  Lorenzo,  je  ne  suis  qu'un  pécheur  ;  le  juste  pèche  sept  fois  par  jour. 
'—  11  est  bien  heureux,  ce  juste-là  ! 

—  Loienzo,  laisse-moi  partir  ;  ma  présence  ici  gênera  ta  société,  qui 
ne  me  paraît  pas  fort  dévote,  si  j'en  juge  par  toi. 

—  Tu  resteras!  tu  resteras!  Partir!  y  songes-tu?  Sais-tu  bien  ce  que 
tu  perdrais  en  partant?  Je  veux  que  tu  dises,  à  Dublin,  que  tu  as  dîné... 
devine...  .,„,,    .,  ■.  ,„...,..  ..^-^  -^  -■■■ 


—  Avec?.. 


^l 


Il  .gemrasP  aab  emmoD  ms'ri'go  • 


Et  Patrick  trembla,'; ',,',iiôrf,,Jr     / 1.  j  siMc.f^D-.ii 

—  Avec  notre  grand  ïlossini,  l'auteur  de  la  Sewwraniide!...  Eh  bien! 
reconnais-tu  le  pouvoir  d'un  nom,  mon  cher  Patrick...  te  voilà  tout  boule- 
versé !  tu  es  pâle  d'émotion...  Ah  !  c'est  que  tu  es  artiste,  toi,  à  ton  insu. 
N'est-ce  pas  toi  qui  nous  as  rois  en  musique,  au  Vatican,  les  lamentations 
de  Jérémic?  Je  me  souviens  que  ton  ^/epft  me  donnait  des  frissons.  Tu 
es  un  grand  musicien,  te  dis-je,  parole  d'honneur!...  Voyons,  as-tu  ie 
courage  de  partir  maintenant  ?  i,»  jj  sur.  atiii  ■ 

—  L'auteur  de  la  Semiramide  ne  peut  être  qu'un  démoite'  'us  a?*  l-o 
Patrick  roula  des  yeux  sinistres  et  Lorenzo  poussa  un  grand  éclat 

de  rire.  Quand  le  rire  fut  calmé,  il  dit  à  Patrick  en  l'entraînant  vers  la 
maison  :  V  »^ 

—  Si  Rossini  est  un  démon ,  tu  feras  le  signe  de  la  croix  à  table ,  et  il 
disparaîtra.  Nous  dînerons  plus  à  l'aise  avec  un  convive  de  moins. 

—  Lorenzo,  tout  bien  réfléchi,  je  reste. 

^-.Tai  deviné.  Tu  veux  voir  Rossini?  ;  nL-diûL  "s-x 

^—  Oui.  ''■>'*  0  (SJdfit  r 

—  Tu  le  verras.  C'est  un  bon  enfant,  et  pas  plus  démon  que  musicien  ! 
un  farceur  qui  rit  toujours  !  qui  raconte  un  tas  d'historiettes  à  mourir  de 
rire,  et  qui  déteste  les  gens  sérieux! 

—  L'auteur  de  Semiramide  ! 

—  Eh!  oui,  l'auteur  de  Semiramide,  qui  mange  admirablement  et  ne 
parle  jamais  musique;  le  meilleur  vivant  que  l'Italie  ait  nourri  de  maca- 
roni. Tu  vas  le  voir  dans  un  instant,  ce  bon  démon  I  va  l'habiller.  Tiens, 
voilà  ma  clc.  Ce  domestique  l'indiquera  mon  vestiaire.  Tu  choisiras  dans 
les  nuances  :  brunes  ou  gaies.  Tous  mes  habits  sortent  de  l'atelier  du 
monte  Citorio;  c'est  élégant  au  dernier  point.  Va,  je  t'attends,  notre 
flottille  ne  peut  pas  tarder. 

«  Au  foud,  se  dit  à  lui-même  Patrick  en  montant  au  vestiaire,  au  fond, 
jenetransgresseaucuneloicanoiiique.il  n'est  pas  défendu  à  un  sous- 
diar re  de  voir  Rossini.  Qui  sait  même  si  Dieu  ne  m'a  pas  pas  destiné  à  le 


convertir 


'  Ji;-H(:j  !  u:  (j  ov" 


lU. 


Tous  les  artistes  du  théâtre  de  San-Carlo,  chanteurs ,  choristes  et  mu- 
sicien», garnissent  le  rivage  de  la  mer,  sous  la  villa  Sorreuiia.  Lorenzo 
en  habit  de  gala  est  à  leur  tête,  to;  t  prêt  à  leur  uonner  un  ordre  que  les 
aitisiessrmblent  attendre  avec  impatience.  A  cflté  de  Lorenzo  ,  Patrick 
se  fait  rt.'m:irqu(T  par  sa  contenance  équivoque,  et  un  costume  accusé 
d'emprunt  par  1 1  saurheric  avec  laquelle  11  est  porié. 

On  ^oit  à  un  m. Ile  de  di^tance  la  lloiiillç  des  canots  attendus.  Elle  est 
tupeUicmoiii  pavoisée  au<  couleurs  de  Kaples,et,5içjtç;,  jUç,  volei^uf  la 


surface  de  l'eau  avec  l'agilité  d'une  troupe  de  goélands.  Encore  quejgues 
élans  des  rameurs,  et  la  colonne  est  arrivée.  In'iiiioi; 

Patrick  se  penche  mystérieusement  à  l'oreille  de  Lorenzo  el'^.lui,  oit 
d'une  voix  émue  : 

—  Ou  mes  yeux  me  trompent,  ou  quelque  chose  d'aOreux  se  prépare  ! 
il  y  a  une  femme  dans  le  premier  eanot. 

Je  te  dis  que  ce  n'est  point  une  femme,  dit  Lorenzo,  l'œil  en  feu  ;  c'est 
un  ange,  une  divinité,  un  mirade  vivant,  un  phénomène  qui  parle,  chaule 
et  rit,  une  vision,  un  snnge  palpable,  un  démon  du  Paradis.  lUuis  ce  »!e;>,t 
pomt  une  femme,  Patrick.  ..         ^o->m'fi^iin 

Et  il  donna  un  signal  aux  choristes  et  aux  musiciens,  '-    „„,'v -jr  — 

Aussitôt  les  oiseaux  cessèrent  de  chanter  dans  les  acacias,'  et  l'a  mer  fît 
silence.  Le  chœur  de  Semiramide,  Fra  tantiregi  e  popoli,  attaqué  d'a- 
bord par  une  seule  voix  de  basse,  puisrépéié  par  la  foule,  éclata  en  plein 
air,  libre,  joyeux,  délivré  des  coulisses  de  carton  peint  et  d'un  sole.I  à 
l'huile,  répandant  au  loin  sur  la  colline,  les  bois,  la  mer,  un  eochanic- 
ment  divin.  On  aurait  dit  que  les  notes  rossiniennes,  élancées  vers  le  ciel, 
retombaient  en  pluie  de  gouttes  d'or  sur  des  lames  de  cristal,  et  que  toute 
la  campagne  se  faisait  harmonieuse  pour  saluer  le  créateur  délai  Semira- 
mide ! 

Patrick  invoquait  son  patron  et  désespérait  delà  grâce.  La  Houille  aboTr 
da  au  rivage.  Le  chœur  chantait  toujours. 

On  entendit  un  long  et  mélodieux  éclat  de  rire,  un  éclat  de  rire  admi- 
rablement chanté  comme  un  concerto  de  violoncelle,  et  une  jeune  femme 
s'écria  : 

—Très  bien  !  très  bien,  mes  amis  !  superbe  !  seigneur  Lorenzo  !  jamais 
la  reine  de  Bubylone  n'a  été  reçue  avec  cette  pompe!  N'est  ce  pas,  mon 
cher  maestro,  qu'on  ne  chantait  pas  aussi  bien  à  Babylone,  vous  qui  avez 
vécu  de  ce  temps-là?...  A  mon  tour. 

Et  la  femme,  jetant  aux  branches  d'un  oranger  son  léger  chapeau  de 
paille,  et  laissant  tomber  sur  son  cou  ses  beaux  cheveux  jioirs,  entonna 
le  fra  tanti  régi,  comme  à  San-Carlo.  Rossini  cueillit  unç^orjigg^efe la. 

mangea.  _  .    ...ap'sAoa."* 

A  la  On  du  chœur  et  de  la  scène.  Patrick  dit  a  Lorenzo^;  ,.^  jg]  ^-j-^i^  %X) 

—  Ce  lieu  n'est  pas  bon  pour  moi;  je  vais  me  jeter  dans  uà\ç^i^  çtr^llr 
trer  à  Naples.  ,  i  .  .,,.',;'  i ,-, 

Et  il  alongeaitle  pied  déjà,  lorsque  Rossini  l'aborda  joyeusement  et  lui 
dit  en  lui  serrant  la  main  :  ^ .. 

—  Où  allez-vous  donc,  jeune  homme,  vous  nous  quittez  !    jjjp  «^ijaSûico 
Patrick  rougit  et  balbutia  quelques  paroles  décousues.       ,  ^i^i'i'î)  i ,  T 

—  Moi,  je  ne  vous  quitté  pas,  dit  Rossini.  Allons .  mon  enfant,  vous 
êtes  trop  timide ,  prenez  mon  bras  et  andlamo  a  cantina ,  j'ai  faim.... 
N'est-ce  pas ,  seigneur  Lorenzo ,  que  l'absinthe  du  golfe  de  Baïa  vaut 
mieux  que  celle  du  café  Anglais?  Oh!  le  seigneur  Lorenzo  cstsourd ,  il 
s'est  emparé  de  la  d(ua .'  ,,^ 

Patrick ,  entraîné  par  Rossini  vers  la  table  du  fcsiin  ,  ressemblait  à  un 
cadavre  attaché  à  un  corps  vivant.  Il  ne  sortit  de  son  évanouissement  mo- 
ral que  sur  son  fauteuil  de  convive  et  à  la  voix  de  Rossiiii,  qui  s'extasiait 
sur  l'ordonnance  du  repas. 

Le  jeune  Irlandais  donna  un  coupd'œil  rapide  autour  deJui,  et  il  faillit 
succomber,  cette  fois,  a  son  émotion,  en  se  trouvant  placé  en  face  de  Lo- 
renzo et  de  la  redoutable  femme  de  San-Carlo.  Il  ne  distingua  que  confu- 
sément les  cinquante  personncsqui  couronnaieai  la  tabla  ;  cette  fouJe  ét.iit 
comme  perdue  dans  les  rayons  de  Sémiramis.  Le  yoisin  de  droite,  Rossi- 
ni ,  restait  seulement  visible  pour  Patrick. 

Lé  silence  est  ordinairement  l'ouverture  à  la  sonrdine  de  tout  festin  ' 
d'artistes;  mais,  la  première  faim  assouvie,  un  tatU  de  voix  éclata  avec 
plus  ou,  moins  d'accord  !  A  la  faveur  du  fracas  du  second  service.  Patrick 
reprit  insensiblement  ses  facultés  physiques  et  morales,  et  il  se  recueillit 
même  pour  faire  un  compliment  àc/e.grand  ftossijii ,  sou  voisin, 
qui  avait  eu  pour  liii  tant  d'alfecteuse  politesse  sans  qu'il  le  méritât.  Raf- 
fermissant sa  voii  avec  un  verre  de  Mcrywa-C'/i)(it/,  Patrick  se  tourna 
vers  le  maestro,  et  g'inclinanl  sur  sou  assiette,  il  dit  pompeusement  :  .ib^s 

—Cygne  de  Pezaro...  "i'>^i 

Rossini  l'arrêta  brusquement  en  agitant  sa  fourchette  comme  un  scep«"*^ 
tre.  'r"'' 

—Je  sais  cela,  je  sais  cela,  mon  cher.  i  ' '-iio  !-'.-'iu,'ii;t  -*■■  'jinfiTi 

—Harmonieux  fils  dç  l'Ausonie,  continua  Patrick,  c.  sb  iitm  ,abio3-)B  zji» 

—  Oui,  oui,  touchez-moi  la  main,  mon  brave  jeune  homme;'ér!âîsSdD*"' 
les  cygnes  et  l'Ausonie  en  repos.  Voulez-vous  que  je  vous  apprenne  à 
faire  une  bonne  sauce  à  votre  lilct?  C'est  bien  simple  :  coupez  «ne  tranche 
de  limon,  exprimez  le  jus  dans  de  la  poudre  de  piment  d'Espagne  et  de    ; 
bon  carick  de  Java;  délayez  le  tout  dans  un  anchois  fondu  à  l'huile,  et  '" 
vous  m'en  direz  des  nouvelles  :  cette  recette  vient  de  M.  de  Cussl.  Inifis "i* 
nez-vous  devant  ce  graud  nom.  si;:    jîîiv  m 

Rossini  s'aperçut  qu'il  avait  olfensé  Patrick,  et,  se  penchaut'i  ti>ll'6Vë)I« 

—  Est-ce  que  l'accueil  que  je  vous  ai  fait  ce  matin  tië  tous-  »  pa*    . 
étonné?  •"'■    '*'     'i',;,"' 

—  Quel  accueil  m'avez-vous  fait?  demanda  Patrick  avec  cette  dignîtis'''^^* 
que  prend  subitement  un  homme  lier  qui  croit  avoir  reçu  une  ofl'ense.-,  „  '  , 

—  Je  vous  ai  aborde  comme  un  ami  de  Vingt  ans.  ar- ji'j  euoo 
r-*Jn  instant  je  m'en  suis  enorgueilli.  Vaus^nèlme  connfflssieiVa?.      |^ , 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIM.. 


^^uj.  Je  TOTis  connaissais! je  vous  connaissais!  dit  Rossini  avec  une  émo- 
lion  qu'il  s'ellorçail  de  déguiser. 
'''■  —  Et  où  in'avcz-vous  vu  ?  demanda  Patrick  d'un  ton  d'inquiétude. 

—  Jlier  soir,  dit  Rossinj  à  voix  très  liasse,  je  clierjhais  un  homme  avec 
la  lanterne  de  Diogène,  à  San-Carlo,  et  je  vous  ai  vu. 

—  Moi?  (lit  l'atricli  piiiissaut. 

'^■^  Chut!...  oui,  vous  ;  j'.ii  ^ardé  votre  visage  toute  h  nuit,  là,  dans  le 
^i'o'nt.  Vous.éiiez  superbe.  J"ai  lait  Stmiramide  pour  vous  et  pour  moi... 
maintenant  brisons  15,  Buvcï  un  verre  de  Champagne  avec  moi. 
Puis,  apostrophant  Lorenzo  : 

—  Seigneur  Lorenzo,  avez-vous  dloé  quelquefois  chez  Biffi,  rue  Riche- 
lieu? 

■''i— Souvent,  seigneur  maestro. 

^'^  On  y  fait  bien  les  ravioli.  SavezvouSi  Maria,  le  meilleur  faiseur  de 

iràvioli  à  Naples?  j  tjz  OiVÏ  us  U-.bliobqài  .sUui^ 

—  Non,  répondit  Maria.  ^ql  ^nr,  vh  'jct.e  ~0  nmi>  Jn3iT 
Si  Rossini  eût  noté  ce  710»,  il  ne  l'eût  pas  fait  plus  harmonieux  à  l'o- 
reille. 

—  Maria,  poursuivit  Rossini,  envoyez,  tous  les  jours  à  midi  au  coup  de 
V Angélus,  \otre  domestique  au  traiteur  du  y iolon  d'Apollon,  vis-à-vis 
Saint-Pbilippc-iie-Nérl.  Ravioli  première  qualité. 

Et  Rossini  continuait  à  remplir  le  verre  de  Patrick.  Le  Jeune  Irlandais, 
sobre  de  profession  et  de  pays,  buvait  imprudemment,  par  politesse  et 
pardisiractioD,  tout  ce  que  lui  versait  le  créateur  de  la  Semiramide. 

Au  dessert,  l'exaltation  bouillonnait  dans  sa  poitrine,  la  moindre  cause 
devait  la  iaire  éclater  au  dehors. 

;  La  conversaiion  qui  venait  de  s'établir  n'était  nullement  du  goût  de  Pa- 
tfick.  Il  s'attendait  à  un  entretien  mcrveiiltus  et  relevé  que  devait  faire 
naître  naturellement  la  présence  de  Rossinictdcla  célèbre  cantatrice.  Au 
lîf  u  décela,  il  assistait  a  une  dissertation  sur  les  ravioli,  iapascairolla, 
lèê  f>{cklcs,  la  cuisine  de  Billi  ;  et  ensuite,  si  de  la  cuisine  on  daignait  s'é- 
létei' à  l'an  musical ,  c'était  alors  une  discussion  furieuse  sur  les  airs  en 
ut,  en  fil,  en  rc,  sur  lesi/re/fe,  ies  scher:ie,  les  çabalette ,  les  accords 
de  tierce,  les  amiante,  les  allegro,  les  adagio, ,  les  majeurs ,  les  mi- 
news  ,  les  trémolo ,  le»  sotto  voce,  et  sur  tou(  cet  éternel  vocabulaire 
technique  à  l'usage  ries  inslrumemistes  qui  se  plaisent  à  noyer  la  poésie  et 
l'idée  dans  un  dialecte  magistral  et  assommant. 

Rossini  ne  répondait  à  toutes  les  interpellations  sur  les  scherze  et  les 
çabalette  que  par  l'éloge  du  plat  qu'il  mangeait. 

La  célèbre  cantatrice  disait  avec  une  grâce,  lui  sourire  divin,  et  un  verre 
de  punch  glacé  : 

—  Mon  cher  maestro,  je  suis  sincère,  moi;  je  n'aime  pas  tropmonrôle 
àèi' Semiramide ,  je  n'ai  point  de  cavatine  à  mon  entrée  ;  c'est  alTreux  ! 
j'entre  au  temple  de  Bélus  comme  dans  ma  chambre.  Faites-moi  une  en- 
trée, mon  cher  Rossini. 

"-  La  mode  du  punch  glacé,  répondait  Rossini,  non?  vient  d'Angleter- 
re; c'est  un  excitaht  au  rôti. 

Patrick  se  leva,  fés  yeux  étincelans  et  la  joue  enflammée,  comme  un 
homme  arrivé  au  délire  de  l'esialtation  et  à  l'oubli  de  lui-même. 

—  Rossini I  s'écrie-t-il,  vous  chantez  pour  des  oreilles  de  sourds!  Ces 
hommes  sont  trop  savans  pour  vous  comprendre  ;  il  vous  faut,  à  vous, 
dans  vos  auditoires,  des  intelligences  simples  et  naturelles,  des  imagina- 
tions poétiques  où  les  breuSsaiHes  de  la  science  ne  germent  pas  !  Rossi- 
ni, vous  avez  bâti  une  pyramide  nommée  icmlramidc ;  mais,  comme 
l'architecte  égyptien,  vous  avez  mdré  la  porte  et  placé  un  sphinx  de- 
Tant*--;."'   1-  ni         ■  ■ 

Uo premier  violon  se  lova  et  apostropha  Patrick.  Mais  l'Irlandais,  aVéc 
un-tte  ces  regard*  et  de  ces  gestes  foudroyans  qui  suppriment  la  contra- 
di^on,  s'écria  :  "  ''^"^  1    '  ;"'""  -  '^^''^^  ^'''■ 

-r  Silence  à  l'orchestre  ?  II  y  ft  deux  '  heures  que  j'écoute  vos  b'ê- 
cafyes,  et  vos  bémols,  écoutez-moi  a  *fetre  tour,  ou  mangez...  Oui,  Semi- 
ramide est  une  œuvre  impérissable,  et  qui  ne  peut  tieillir,  parce  qu'elle 
était  âgée  dequatfê  mille  ans  lorsqu'elle  naquit.  Toute  musique  a  son 
point  de  dC-part.  La  religion,  la  liberté,  la  mort  et  surtout  l'amour, 
sont  le  point  de  départ  de  l'harmonie  dramatique.  Mais  de  quelh; 
suurce  est  sortie  la  musique  de  Semiramide?  a  qucWc  impression  hu- 
maine se  rattache-t-elle?  Il  ne  s'agit  point  de  la  savante  combinaison 
des  accords,  mais  de  la  pensée  dominante  qui  plane  sur  celte  parti- 
tion incroyable  et  impossible.  Rossini  a  dédaigné  (à  tout  ce  qui  fait  le 
triomplie  vulgaire  et  facile,  il  n'y  a  point  d'amoUr,  poiiit  de  passion 
charnelle,  point  do  liberté  qui  se  révolte  contre  la  tyrannie,  point  de 
danse,  point  d'intérêt  bourgeois ,  rien.  C'est  une  fublc  renouvelée  du 
déluge;  un  spectre  dont  on  peut  se  moquer,  si  l'on  ne  croit  pas  aux 
spectres  ;  une  mère  iiitàmc,  un  Assur  féroce  ,  un  grand-prétre  stapide  ; 
un  Arsace  cnV'uiIné  qui  joue  l'homme  avec  un  contralto.  Eh  bien!  avec 
ces  pcrîonnges  usés  jusqu'aux  sandales  dans  les  ornières  de  l'école; 
avec  ce  drame  sans  vérité,  sans  nouveauté,  sans  intérêt,  Rossini  a  créé 
un  monde  ;  il  a  pris  toutes  ces  antiquailles  et  tous  ces  pantins  de  la  my- 
thologie de  Bélus,  et  il  vous  a  rassasiés  d'émotions  inconnues  qui  nous 
semblent  venir  d'un  sixième  sens.  Nous  n'avons  pas  vécu  à  Bubylonc, 
nous  i£;norons  absolument  quelles  mélodies  couraient  avec  les  vents  <lan« 
les  palmiers  des  jardins  suspendus,  et  un  mystérieux  instinct  d'artiste 
nous  dit  que,  toute  celte  ardente  musique  est  pleine  de  parfums  baby- 
loniens, dans  SCS  joies,  dans  ses  fêtes,  dans  ses  triomphes,  dans  ses  ter- 


reurs, dans  ses  remords,  dans  ses  tombeaux.  Avant  la  Semiramide,  vous  ne 
deviez  avoir  que  des  œuvres  courtes,  belles  dans  certaines  partie?,  mais  e\- 
pirant  (iiuie  d'haleine.  Dans  la.Sf?n(>ûm(rfe  tout  s'élance  d'unfoyerinépui- 
sable  ;  l'orchestre  est  comme  un  v  ilcan  qui  prodigue  les  pierreries,  comme 
le  Vésive  les  atomes  de  cendre.  C'est  une  puissance  de  souffle  siirimmuine 
une  aspiration  colossale  ,  comme  si  une  pyramide  entr'ouvrait  ses  lianes 
pour  donner  passage  aux  torrens  d'air  emprisonnés  dans  elle  depuis  Ni- 
nus.  C'est  une  profusion  de  richesses  à  épuiser  tous  les  trésors  de 
l'Orient  !...  Sémiramis  ,  la  grande  reine  ,  entre  comme  elle  doit  entrer, 
belle ,  tremblante  et  mnetle  ;  l'hymne  éclate  autour  d'elle  ;  mais  la  cou- 
pable reine  se  tait.  Voici  Arsace  qui  arrive  ,  éi-"outez  ce  qu'il  chrnie  ,  et 
dites  si  cela  vous  rappelle  un  mode  connu:  Ecoutez  son  duo  avec  A.  >ur. 
et  dresmoi  si  jamais  la  musique  ,  dans  des  proportions  si  étroites,  a 
produit  quelque  chose  de  plus  large  ,  de  plus  varié,  déplus  opuitnt. 
Ecoutez  ces  airs  de  volupté  orientale  que  les  femmes  de  la  reine  cbani 
lent  dans  les  jardins  ,  et  dites-moi  si  vous  ne  respirez  pas  le  don»  poi'  , 
son  qui  circulait  dans  le  gynécée  des  reines  adultère-.  Ecoutez  la  finale  ,' 
du  tombeau,  et  dites-moi  si  jamais  la  métaphysique  des  terreurs  sur- 
naturelles a  trouvé  une  langue  plus  formidable  pnur  vous  donner  les  fris-  ' 
sons  de  la  mort  !  Après  cette  lugubre  et  terrible  scène  qui  vous  fait 
croire  à  l'incroyab'e,  il  semble  que  le  pouvoir  de  l'artiste  créateur  ne 
peut  aller  au  delà.  Comptez  sur  Rossini  ;  vous  n'avez  vu  encore  que  le 
péristyle  du  temple;  vous  avez  fait  un  faux  pas  ;  entrez.  La  même  énergie 
de  tons ,  la  même  vigueur  d'haleine  vous  jettera  d'autres  merveilles. 
Rossini  vous  fera  même  assister  à  une  scène  qui  est  le  prodige  de  l'art; 
il  vous  attendrira  sur  une  mère  couverte  du  sang  de  son  époux  ,  et  qui 
embrasse  son  fils  ;  Rossini  tirera  du  néant,  pour  accomplir  cette  récon- 
ciliation impossible,  des  notes  tondues  dans  le  creuset  cèle  te  au  jour  de 
la  clémence  de  Dieu.  Et  ne  croyez  pas  que  tant  de  miraculeuses  choses 
soient  toutes  l'effet  des  savantes  combinaisons  de  l'art,  ou  même  des 
inspirations  solitaires  du  poète;  il  est  arrivé  à  Rossini  ce  qui  ne  manque 
jamais  aux  génies  sublimes;  le  bonheur  :  sous  l'obsession  de  son  démon, 
Rossini  obéissait  souvent,  à  son  insu,  à  une  loi  surnaturelle  qui  lui  dictait 
les  échos  d'un  monde  évanoui.  C'était  l'association  de  deux  natures , 
dont  une  seule  se  matérialisait  et  prenait  un  corps  humain  ;  l'antre  restait 
dansées  profondeurs  de  l'espace  où  quelque  invisible  génie  g. rdc  tous 
les  trésors  de  joie ,  décolère,  de  douleur,  d'amour,  de  flamme,  que 
l'homme  a  dépensés  depuis  sa  création. 

Patrick  se  laissa  tomber  sur  son  fauteuil,  son  visage  était  écarlatc  ;  ses 
cheveux  hérissés  s'agitaient  comme  des  Qammes.  Il  Jeta  sur  la  femme  un 
regard  dévorant ,  et,  fermant  les  yeux ,  alongeant les  bras  sur  la  table, 
roulant  son  visage  sur  ses  mains,  if  garda  l'immobilité  de  la  tombe  ou  du 
sommeil. 

La  stupéfaction  était  peinte  sur  tous  les  convives.  Rossini,  le  plus  spi- 
rituel des  hommes  de  génie,  grimaça  le  sourire  et  chercha,  pour  la  pre- 
mière fois,  une  plaisanterie  de  circonstance  ;  mais,  pour  la  première  fois,: 
il  ne  trouva  rien.  La  belle  Maria  ,  convulsivement  agitée  ,  avait  alongé 
ses  bras  nus  et  superbes  sur  la  table;  et,  la  poitrine  en  avant ,  les  tresses 
déroulées  sur  les  tempes  elles  épaules,  le  visage  immobile,  l'œil  fixe  et 
largement  ouvert,  elle  ressemblait  i\  un  sphynx  de  marbre  blanc ,  exhuma 
d'une  fouille  du  temple  napolitain  d'Isis  et  Sérapis. 

Mais  de  tous  les  convives  le  plus  merveilleux  à  voir  était  Lorenzo,  le 
maiire  du  festin  et  de  la  villa.  Ce  qu'il  avait  entendu  .  ce  qu'il  voyait,  lui 
paraissait  inexplicable  ;  il  continuait  à  regarder  Patrick  avec  des  veut 
humides  d'émotion  et  bouleversés  par  mie  sorte  de  terreur.  Personne 
n'osait  hasarder  nue  réflexion  avant  Lorenzo,  et  lui  ne  savait  quelle  tour- 
nure donnera  cette  scène  sans  nom. Tout  à  coup  il  se  leva,  doubla undes 
bouts  de  la  table,  et  soulevant  Patrick,  il  l'emporta  évanoui  ou  endorâ^î 
dans  l'intérieur  de  la  maison.  ^'    '' 

Un  domestique  vint  annoncer  de  la  part  de  son  maître,  que  le  seigneur 
Lorenzo  consacrait  le  reste  de  la  journée  à  son  ami  malade,  et  que  cha- 
que convive  était  rendu  à  sa  liberté. 

Les  invités,  toujours  silencieux,  se  levèrent  marchèrent  lentement  vers 
le  rivage,  où  les  rameurs  les  aiteudaient. 

Ils  éaient  déjà  bien  loin,  et  la  célèbre  cantatrice  n'avait  pas  encore 
quitté  sa  place. 

—  Madame,  lui  dit  Rossini,  songez  que  nous  avons  une  répétition  à 
quaire  heures. 

Maria  fit  un  mouvement  nerveux  de  la  tète  et  des  bras,  comme  si  elle 
eût  dormi  éveillée,  et  qu'une  voix  l'eût  arrachée  à  cet  étrange  sommeil  ; 
et,  se  levant  avec  une  vivacité  convulsive,  elle  dit  : 

—  C'est  juste,  allons  ii  la  répétition. 

IV. 

Le  lendemain  de  ce  jour,  Patrick  se  levait  avec  le  premier  rayon  du 
soleil  dans  une  chambre  de  la  villa  Sorrcniina.  11  ouvrit  la  croistt  et  res- 
pira, ians  l'air  frais  du  matin,  le  meilleur  remède  que  k  mi-decinc  puisse 
conseiller  après  une  furieuse  agitation. 

Lorenzo  entra  ;  cl  les  deux  atuis,  un  peu  embarrassés  l'un  de  l'autre,  se 
serrèrent  afl'ectucusement  la  main. 

Avec  une  question  banale  on  sort  (acilepient  d'une  position  équivpqiir- 

—  Comment  as-iu  passé  la  nuit?  dit  Lorenio  avec  une  aisance  ailectée 
qui  voulait  ménager  son  ami. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAmË. 


—  Fort  bien,  dit  Patrick,.  .E<t  ce  que  j'ai  fié  malade  ? 

—  Non,  cVst  une  quesiion  d'habitude  que  je  le  fais. 

Patiirk  lu  un  les  yeui  comme  pour  re^jarder  sans  distraction  en  Ini- 
niènie  quelque  souvenir  confus  de  la  veille,  et  prenant  la  main  de  Lo- 
renzo  : 

—  Mon  ami,  dit-il,  viens  à  mon  airfe;  qne  s'est-il  passé  hier?  quelque 
chose  me  pèse,  là,  sur  le  Iront,..  Aije  dormi  long-temps? 

—  Quinze  beures,  dit  Lorcnzo  en  riant. 

—  Quinze  heures  1  j'ai  fait  des  rêves  étranges...  attends...  attends...  le 
brouillard  se  dissipe...  je  co:iimpnce  à  voir  clair...  oh!  sainte  pudeur  ! 

Et  il  jeta  son  visage  dans  ses  mains. 

— Enfant!  dit  Lurcnzo  avec  un  accent  d'affection  touchante  ;  enfant,  ne 
prends  dure  pas  la  peine  de  rougir  ainsi  devant  moi. 

—  Lorenîo,  c'est  décidé,  je  pars  pour  Rome  aujourd'hui,  j'irai  me  je- 
ter aux  pieds  du  Saint-Père. 

—  Eh  !  quel  crime  as-tu  commis,  innocent? 

—  Patrick  I... 

—  ïu  as  bu  du  champagae  et  du  lacryma-Christi  :  voilà  de  quoi  déses- 
pérer de  son  salut! 

—  J'ai  bu  l'enfer!  s'écria  Patrick 

Et  il  ctreignit  fortement  sa  poitrine  dans  ses  bras. 

—  Mon  ami,  dit  Lorenzo,  parle  moi  avec  franrhise,  depuis  hier  je  suis 
bouleversé.  J'ai  passé  ma  nuit  sur  le  seuil  de  ta  porte  pour  écouter  la  voix 
(l2  tes  songes  et  obtenir  une  conlldence  de  ton  sommeil.  Que  se  passet- 
il  en  toi  de  mystérieux,  d'inexplicable,  depuis  hier?... 

Patrick  ne  savait  ce  qu'il  aliait  repondre,  lorsqu'un  domestique  annon- 
ça sur  l'escalier  qu'il  avait  une  lettre  à  donner  à  !â,  Patrick  de  Dubiin. 
Lorenzo  prit  la  lettre  et  la  remit  à  son  ami. 
Patrick  ouvrit  et  lut  : 

My  dcarSir, 
»  J'espère  que  vous  serez  as-cz  bon  pour  accepter  un  déjeuner  sans 
«façon  et  frugal  à  la  villa  Barbaïa,  au  Pauulippe.  Nous  serons  aussi  peu 
»de  monde  que  vous  voudrez.  Je  vous  ai  fait  retenir,  ce  soir,  à  6au-Garlo, 
»une  loge  ii  côté  de  la  loge  du  roi.  Ou  joue  votre  Semlramide. 

»  MARI  a.  » 

—  Démon  !  s'écria  Patrick  en  froissant  le  billet  dans  ses  mains...  liens, 
Lorenzo,  lis.  Est-ce  un  tour  de  l'enfer,  celui-là  ? 

Lorenzo  prit  le  billet,  et  sa  figure  se  couvrit  d'une  pâleur  mortelle. 

—  Est-ce  à  toi  ou  à  moi  que  ce  billet  est  adressé?  detnanda-t-il  d'une 
voiï  éteinto  par  l'émotion. 

Pour  toute  réponse,  Patrick  remit  l'enveloppe  du  bille!  à  Loren'o. 

—  Oui,  dit  le  jeune  Italien,  c'est  à  toi  :  A  M.  Patrick  O....  de  Dut'.in. 
l'adresse  estpiécise,  c'est  bien  à  toi...  El  comptes-tu  aller  à  cette  invita- 
lion...  mystérieuse.  Patrick? 

L'Irlandais,  les  bras  croisés  sur  sa  poitrine,  se  promenait  à  grands  pas 
et  paraissa  t  méditer  qutltjue  résolution. 

—  Patrick,  poursuivit  Lore.'izo,  il  paraît  que  la  belle  actrice  a  décou- 
vert ton  nom  à  Ihôtel  de  la  Victoire...  du  moins,  je  suppose.  Il  parait  que 
cela  lui  tenait  au  cœur. 

Patrick  ne  répondit  pas.  Lorenzo  sortit  un  instant  de  la  chambre,  sans 
être  remarqué  de  son  ami,  et  dit  quelques  mots  à  l'oreille  du  domestique 
sur  l'escalier. 

Rentré,  il  prit  vivement  le  brtis  de  Patrick  et  lui  dit  : 

—  Won  ami,  lu  es  appelé  à  la  villa  Barbaïa,  le  sais-tu?  Suis-je  indis- 
cret en  te  demandant  si  tu  me  quitteras  pour  ce  déjeuner? 

—  Eh  bi'  n  !  s'écria  Patrick,  puisque  l'enfer  le  veut,  l'enfer  sera  con- 
tent. Oui,  j'irai  à  la  villa  Barbn'î-.  ! 

—  Malheureux!  s'écria  Lonnzo,  tu  renies  donc  tes  devoirs? 

—  J'appelle  1 1  grâce  à  mon  sfcurs,  et  la  grâce  ne  vie.it  pas. 

—  Pa'rick,  songe  à  l'habit  que  tu  portes  ! 

—  L'habit  que  je  porte  est  le  tien,  je  ne  souiile  pas  l'habit  de  saint 
Pierre.  A  quoi  songes  ta  de  me  donner  de  si  sages  conseilj  aujourd'hui, 
toi  si  libertin  hier  ? 

—  Palrck,  tu  ne  vas  pas  me  comprendre.  Si  j'avais  reçu  une  invitation 
de  cette  femme  sans  y  voir  ligurer  ton  nom  à  côté  du  mien,  j'aurais  re- 
fusé. 

—  Oui,  voilà  sciUement  ce  qui  te  révolte,  Lorenzo.  ïu  es  sincère  ? 

—  Très  sincère! 

—  Eh  bien  !  ce  biilet  m'a,;,  /ise  à  choisir  masociélé.  Je  t'invite. 

—  Quelle  étrange  plaisanterie  oae  fais-tu  là? 

—  Je  parle  sérieusement.  Accompagne-moi  à  la  villa  Barba'ia. 

—  Noi',  mille  fois  non,  je  reste.  Il  n'y  a  pas  un  sojvenir  d'une  ligne 
pour  Lorenzo  dans  ce  billet...  L'intention  de  celle  qui  écrit  est  évidente... 
on  veut  être  seule  avec  toi. 

—  AilifU,  Lorenzo  ;  ma  tête  brûle;  la  volonté  manque  à  mon  ame  ;  je 
suis  sur  une  pente  boir.jiic  :  l'abimc  appelle  l'abîme  ;  il  faut  aller  au  fond 
4iu  goullrc. 

—  Adii  u,  Patrick. 

—  Oi'i  te  verrai-je,  Lorenzo? 

—  A  San-Carlo,  ce  soir. 

—  ASnn  Cin-iol...  "ion  Dieu!  mon  Dieu!  pourquoi  m'abandonnez- 
vous?  ce  fut  le  cri  «lu  lilsde  I  homme  sur  le  Culvaire!...  Oui,  Lorenzo,  je 
sens  sur  mon  frojit  le  sceau  de  la  réprobation  !  à  San-Garlo  ! 


Et  il  fit  nn  pas  vers  la  porte  pour  sortir.  Lorenzo,  au  comble  de  l'agita- 
tion, courut  à  lui,  et,  prenant  ses  deux  mains  et  mettant  sa  ligure  à  deuj 
doi'iis  (le  la  sienni-,  il  lui  dit  d'utiy  voix  ell'rayante  : 

—  l'.triik,  tu  l'aimes  donc,  celte  femme? 

L'Irhinlais  jeta  sur  Lorenzo  un  regard  mélancolique  et  dit; 

—  Adieu  !  adieu! 

Et  il  sortit  (le  la  chambre  avec  une  précipitation  qui  ressemblait  a  l,a 
foiie. 

Lorenzo  s'assit  ci  le  sjivit  quelque  temps  de  l'œil  avec  un  sourire  où 
pei  ç  it  la  malignité.  Puis  il  appela  son  domestique  et  lui  demanda  si  si  s 
ordres  avaient  été  suivis.  Celui-ci  répondit  que  tous  les  canots  de  la  vil'a 
étaient  déjà  bien  loin,  (lu'il  ne  restait  dans  la  baie  qu'un  batelet  plat,  sajis 
rame,  et  à  demi  submergé. 

—  tj'est  bien,  dit  Lorenzo,  je  va's  voir  rentrer  mon  Palrik,  que  j'ai 
fait  prisonnier  de  guerre.  On  l'attendra  long-temps  à  la  villa  Barbaïa  te 
matin  et  à  Son- Carlo  ce  soir. 

Une  demi-heure  s'étunt  (;cou!ée,  Lorenzo  conçut  quelque  inquiétude, 
et  il  se  leva  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  rivage.  Sous  les  arbres,  dans 
les  allées,  sous  la  grève,  toiit  était  désert  et  silence.  Il  appela  son  ami  à 
haute  voix  et  à  plusieurs  reprises  La  réponse  attendue  ne  résonna  pas 
ri.nns  l'air.  L'anxiété  de  Lorenzo  augmentait  à  chaque  instant.  —  Mais  cet 
lioiniiie  est  un  démon  incarné  !  disait  il  à  un  interlocuteur  absent,  comme 
on  p  rie  dans  le  jardin  de  l'hospice  des  fous  ;  cet  hoiume  est  un  démon  !.. 
où  diable  a  t-il  vu  la  Sémiiauisde  ?  où  s'est-il  rendu  amoureux  de  cette 
femme  ?  et  nnintcnant  quel  chemin  a-t-il  pt  is  pour  aller  à  la  villa  du  Pau- 
silippe?  Et  il  est  aimé!  il  est  aimé!!!...  aimé  de  cette  femsie  !...  et  pour 
unmauvais  feuilleton  S';r  Sfniiramide  qu'il  a  prêché  hier  entre  deux  U,'- 
cons  de  lacrima  Christil  Oh  !  ma  position  est  ii:tol(irable!  il  faut  que 
j'en  sorte  à  tout  prix.  .  ^r  .      i 

Le  jardinier  de  la  villa  revenait  de  h  pèche  en  ce  moniejil.  et  pafsâir, 
les  liu-nrs  sur  l'épaule,  devant  Lorenzo.  A  la  première  question  que  lui  lit 
son  maître,  'a  véri  é  se  révéla.  Le  jardinier  avait  vu  i^o  jeu.ne  hoaime  ac- 
courir su  le  rivage,  et  lançant  des  regards  inquiets  autour  de  lui  comme 
pour  chercher  un  canot.  Puis  ce  mètue  jeune  homme  apercevant  une  bar 
que  de  pécheur  qui  ciiiglait  dans  la  direction  de  Naples,  à  peu  de  distance 
do  ta  côte,  il  s'était  jeté  bravement  à  la  mer  et  avait  atteint  la  barque  tn 
quelques  élans, 

—  Mais  cet  ange  d'hier  est  donc  ua  démon  aujourd'hui!  s'écria  Lo- 
renzo. 

Puis,  s'adressant  au  jardinier,  il  lui  dit  : 

—  C'est  l'heure  du  retour  de  la  pèche  ;  reste  ici  ;  attache  les  yeux  sur 
la  mer,  et  ne  manque  pas  de  hèler  le  premier  bateau  qui  passera  à  là 
portée  de  ta  voix.  Il  y  a  cinq  ducats  à  gagner  cour  le  patron.  Je  t'attends 
à  la  mt'ison,  et  si  lu  m'amènes  une  barque,  ily.a  ,ciijq  ducats  encore 
pour  toi. 

—  Je  promets  à  votre  seigneurie  un  patron,  dans  un  quart  d'heure,,  ^it 
le  jardinier  en  s'inclinant. 

Et  Lorenzo  reprit  le  chemin  de  la  villa,  répétant  à  haute  voix  spn  élçr- 
Dcl  monologue  :  —  Cet  ange  est  un  démon. 


La  villa  Barbaïa  est  une  résidence  délicieuse,  elle  est  suspendue  a» 
flanc  du  Pausilippe,  comme  un  blanc  et  frais  nourrisson  au  sein  de  sa 
mère.  Il  y  a  des  treilles  charmantes,  de  doux  abris,  de  ravissantes  échap- 
pées de  mer  et  de  montagnes,  des  bois  recueillis  où  l'on  entend  des  niiir  r 
mures  pleins  de  grâce,  de  mélodie,  de  volupté,  d'amour,     ^ 

Patrick  se  promène  sous  les  arbres  qui  couronnent  la  villa  bien  avant 
l'heure  convenue  de  linvitation;  il  porte  ua  costume  élégant,  au  suprême 
goût  de  la  fashion;  c'est  dans  la  ville  de  Tolède  qu'il  s'est  habillé  mondai - 
nemaet  de  pied  en  cap;  plus  heureux  que  Léandre  qui  ne  trouvait  p  is  de 
t.illeuisquand  il  arrivait  au  pied  de  la  tour  d'Héro.  Undomcsiique  a  pro- 
mis de  le  prévenir  quand  sonnera  l'heure  de  la  réception.  Le  jeune  novice 
irlandaisest  charmé  de  ce  retard  qu'il  emploie  »  préparer  des  questions  et 
des  réponses.  Mais  à  chaque  instant,  il  ouvre  le  précieux  billet,  et  lâche 
de  découvrir,  sous  le  voile  des  exprès  ions,  la  véritable  et  occulte  pensée 
de  la  femme  artiste.  Quel  admirable  plan  de  vie  il  s'organise  à  loisir.  Sans 
doute  cette  villa  charmante  appartient  à  la  célèbre  cantatrice.  Ce  sont 
bien  li  les  jardins  suspendus  de  Scmiramide.  Oh  !  que  l'existence  doit 
être  douce  entre  l'azur  de  ce  ciel  et  l'azur  de  ce  golfe  !  Quel  ravissement 
d'être  le  maître,  le  favori  ou  l'esclave  de  celte  reine  superbe,  et  de  la 
receVbir  là,  toute  palpitante  des  cares:,es  de  San-Curlo,  et  de  dire  à  tout 
ce  inonde  eu  délire  et  brûlé  d'inutiles  désirs  :  Oui,  cette  femme...  Pa- 
trick n'osait  achever  son  idée,  mais  si  quelque  témoin  de  son  agitation 
eût  pcssé,  il  aurait  vu  que  le  jeune  homme  était  partagé  entre  les  senii- 
nieiis  l(  s  plus  opposés,  la  joie  et  le  désespoir,  l'extase  et  le  rcnords,  la 
honte  et  l'orgueil. 

A  l'heure  annoncée,  Maria  se  leva  comme  une  étoile  entre  deux  ço- 
loiUies  do  r.iarbrc  de  la  villa.  1  lie  portail,  comme  loujouîs,  uise  simple 
rolie  blanche,  viiginalemeiit  a.;rulee  à  Va  racine  «l'un  cou  iiur  et  blanc 
couiiiie  l'ivoire.  Sur  sa  belle  télé  \n\'\  ré'iétie  UutJo  de  ses  ■  heveux  se  di- 
visait mollement,  et  roui  lit  en  Ijaiidcleltes  égales  sur  sesépaulcs.  Au  pre- 
mier t(iu.  il  e  qu'elle  laissa  tomber  de  ses  yeux  veloutés  et  limpides,  cette 
création  immense  et  sublime  sembla  sortir  du  chaos  et  tressaillir  de  joie 


LE  MAGASIN'  LITTÉRAIRE. 


foniaml'PjteitÀ  larMJjsanC'Ml'IiLietjLC- pkifebâafegaja      Ram  Ln_[fitain£ - 
n"<'>t  Qi:o  la  silhoiieite  du  néant  ! 

.  '  iS.tUifk  la  vit,  et  son  '  rL'fiird  cxfira  'fl'aisii^âiv'Il'SP  iwirprmit^sui'3-c3 
'tji<?tls  et'  iiirirclia  li'iili^mcnt  vcrs'la  iiï'aisSft'.  lî'»  'rt'C  ifstarili  dcchify  t  j''i!!s 
les  i)i  l:es  tbuses  (ju'il  abii  jjivpart'i'S  'Wvàttouircfot  dnirs^a:  m'émoiri!* 
Il  iie  iniiiva  sur  ses  icvics  cnnva'.'-'îve3''4'i!ftî  a'èy'pnfa^os  ol)S(!uros'iet  Jjc- 
g.iyé('s.  \iaiîa  ,-iivec  ci'tii!  noble  faiflî;ianiié'*s grands' aflisies.v  lui  le  .- 
dii  gràcieust'uient  la  main  comme  à  une  ancienne  connaissance,,  et  lui 
'Cà:  '  '■  "  ""  "      '      •' "   "  '  '^■■"  ■■'-  ■  •'■■  '''  ■■   -"'''^3  !■  ''I 

—  Vous  èt(=s  exact  comme  un  gcnlilhommc  anglais,  mon  cher  monsleiiv 
't';;ln'ck  ;  ètes-vous  seul?  ''.''■      ■--. 'j:  ;    '^-c  .  i..-; ,;  :.. 
l,[  —  0!)  !  seul  !  rôponilit  Pal'ri{:k  avec  tiiitf  e.\pre4Sîori  'de  ùiyslèie.qairm 
''sbui ire  la  belle  da:iio.           ■  :' '      •      .■-:;ii'i.')  .•■;,■••>  ,  '.ctb-io  | 
''"'  —  CVst  que  voire  ami  aurait  clë  de  tt'ôïfCd'niàtini'                 i  iMi;i->  : 

—  J"ai  laissé  muii  ami  à  la  villa  Sorieniina.  ^'  ■•",'."   -n-'  .-    •  .?rt\'. 

—  Très  bien,  sir  Paliick!  Voire  indii>pos5lion  d'hier  n'a  paé  eu  de 
suites?  ■  -  •'■'    '  "■  ^'■';  '''■'"''  '■  ''■-■     ' 

^ ,  —  Pas  eu  de  suites  !  répondit  Patrick  en  éfclJô.'' 
'  ^—  Permettez  liiiDi  de  vous  iiitPoduiré'fet"de  vous  présenter  à  mon. cher 
'ttnpressario.  ..'■■!  m-.  :;'>,i,.:i<r,  ■.!.■.  ■.       ....■■,  ,. 

''.''Patrick  n'entendit  pas  la  On  de  Cotte  phrasé.  En  ce  moment,  toutes  lus 
"fcloches  de  Naples  sonnèrent  V.éngelus,  et  celte  bariflonie  aérienoe  et  ré- 
tir'.ieuie  lit  iressaill  r  le  jeune  chrétien ,  cominft  ^i  sa  r.rfere  {'Eglise  lui. eût 
envoyé  un  reproche  et  uh  conseil  par  toutes  les" saintes  voix  de  l'air, 
Qiiéiqiies  larmes  de  remords  tombètenl  de  ses  'yeuï  ,  mais  elles  furr.'nt 
'ijiÇntôt  dévorées  pi^r  lallaunûe  de  passion  ffui  brftlift  son  visage,. et  Chan- 


jremplie,  d'imagi s  paï-nn 
•.'r.*Pàtrilià''i'i)éVi,i5  (leva 


rih'j  ce'|/i(i  Vfîmra'  sOii  iainemCiit  à  àa  position  kïî  cairtïtiôi'c  moral  dont  il 

^^•slln/à  he{ir't''dx 'de  ■ 'applaudir."  '''"•'  '^'^  ''•>"■■; 


ï'I 


escoaime  vw  iriclinium  d"  Potr.pfiia. 

nt  un  éiraii'„'er  qu'il  siup|ite*-iïtl'cil8!pfei'C'clfi.riTa- 


93 


no- 


.■n:i:, 


■*''' îl  n'^|iivait  que  trois  couverts.  On'^'rJit'â  l«ij!p.  Patrick,! feignant  de 

^Wrtl'oiirurr  pour  rè'^^rd^'r  une  Dànift  sîmh  fa  cluic  d'oivpt'infe  à  fre:-:- 

'"','gu^,  disMimth  vw'bnirdicite  ei  deux  r.'ipi-.ifssljjnes  do  croi>(:.-'^!-ir:Li»cûe 

désrplé'tfr  que  jé'sufs'!  se  dît-!!  dar^s  IniC  T^i'llexlon  inenlatci  Etv  sous  les 

plis  de  sa  servie,ltL'  nu'i.  déroidait,  il  fr.ppa  'a  pniiriric  troisfois.       ■ 

■'  Au  'preniiet'Vprtlw'^'  ilciit  l'air  d'excu+r'r  soirsilenoeipar  son  appétit. 

La  convirsaiion  d'ailleurs  u'étiii  pas  clVray.:nte  pour  lui.  On  parlait  id(?s 

rccetjes  de  fan-Çarlo,  du  piodiaiit  g-rt/ii,  d'unlJon^iiiôi-du  prince  de  Sy- 

.Tijéàsé  ,  'do''tla'''f Vite  !triiiiie«iorrst'e  qui  s'étnit"ertH>Wi!  avec  une.eono-e- 

',/).(j.-;S';','^"d(i  l'irti'jvdc  d'îS.)  î'.'nlic'f  t^iuri' 'décoiratetil"  qui  ■devait  dï.icer  San- 

■  'o'fi'irinoj  ei)S)W  (liifiè  ftitire  lic'ëi'S  fidAsicMi  Idéftaiefitlle&'co.ivBrsatious  tiçsi 

'■  altistes  ttilcsdii'ecièLy.   .-"nu...  ?■:  ;  ^s/wii./,  r^.  ij   i,,j   ,,>..„„   .. 

,i  Jiiseflsibit  m«jl  l'atiiçk  reprenait  Fa  tranquillité  ;  mais,  au  mili«t  de 
^otis  ce'  piii1's'prflpo^'Snn5''c6iisistaiicé  "d'ëans  but,  Mm'iu  UissatcHHber 
upe  phrase  qui  replongea  l'irlandaij  d-ns  my'iroubic?  alaroism.'  Geite 
phrase  fiit  ^rWM'  fiifWrttwïirnt,  ei  tf  uiiUèif¥iiWlecié'(lUC  Patrick  néi  put 


put 


phrase  fut  pi 

s'emiîècher  d'y  aiii'clier  une  iliteliltotl' '"  ''S"c  '  ■  .  "    -'u 

—  Moi ,  Rvait  dit  la  jeune  aciiice ,  ma  liberté  m'est  douce ,  et  si  je  la 
perds:,  ce  ne  sera  qu'en  épousaut  un  grand  artiste.  J'ai  refusé  des  prin- 
ces^ c'est  connu.     ,. 
H'?fi6ftWi  sàrto'tr.'jt^i'iîëi'éèpat' 'le tegfeVd"ttUt «ccwroBaiiMijt ccd pa- 
■  rtyfes;'''; '''"    '^''""•■i>'if"-'   ;   ;•'-•.'     ■■     '.'uv,.  ,..„:,•:..,■.■•  ;,i).mii< 
Ati  (Ife'éH;  ■ï'«»n^fS4fe/'/(>i''qtH  était  pliis  'que  jumals^our  Hatpk* le 
pète  Ce  Aiaria,  pi'il  tIti,Sîi''ibl'éWifiJK"ci;  ïegarèaWtTweaiént  •tejfluae'^Ij- 
landais,  jl  lui  dit'i''""'  ''  .■':■"'"■■'  ''t'       •'^'■'le  .^>  ,t'  ■,iv,  ^t.  i.ivM  f>uru 
.''  '— "Sit-I'alrîek.  vt1^i'^■  ft'^z  ifftt&.iMé  rfiaintentint  qitcltwia'étèi OOirc  in- 
'  keiilif'n  éi'i  vûiispiijnt  de  vou!  ren/iYeseul  h  c::-  dejeui-ori,''»''  ■•r'' 
,';"' voiiii  l;^'()rVp'o^li(1n  de  wariagr'  qui  arrive;  pensa  l'irlandais.  Et  ilpas- 
"è.îfVhr't  fois  daiis'énc  miiutc  de  l'eiil'er  au  paradis.  L'impressario con- 

.■'l{i%-': ''"'-"   ';<''^"'^-'  ■■^""       ■'  ■       -"'■  '••i^^v:i.,;    ..,.',,,,    .......    r, 

'  ' ;  —  f^'jS^f^ q\Vè'%'fi's'>b Wpôndi'èzft'a^^iétiettfe^tV  sîi'^  (Patrick 

j^t  tvii^rg'ic  .1(lirliiaiif,)  Iti'ei'srtir,  madathe  ndtl'e  divitic  prima  (tonna  est 
reVeinic  (l'ï  la 'villa   S  rréniliia,   tout  eiicli»ntf:e  dyVctie  mérite,  et  le 
l'.i'iîi'strû  lio'sMiii  liti-inêiiie  cxéctitait  avec  madame,  à  voire  .iiijet,  un  vé- 
ri  a!)l.'  duo  d'éloges,  à  tel  po  lit  qiic  nous  avons  pcnénoi-stiiiii  se  pr*mlre 
au  Périeiix.  Un mirac'eî  Oii  a  dirqac  vous  aviOi!  l)ai'îé  d'!  l'art  en  arii^ie, 
,  i^als  ciiariiMe  hors 'lie  l'g.  f;'ct  qu'il  n'y  avait  m  IHftm'e'fiu'un  seul 
ho.îimè  Oé  celte  piii>saiice  mib'iraè.  U  célèbre  ténor  Patt  ick  qui  adéUuié 
.  i\.tloya[-ïlicdtn'',';^  IMiiilin,  en  ISS;,  aiesi  ipio  ma  corre*pondai!ce  me 
,l>.nii6ft'«;a  d!ui^,;lc  temps.  .J'.nl  su  depuis  que  P»  célèbre  ténor  est  venuise 
.'perfyciionni  r  inco[{iatii  ii  .Milan  et  ;\  B()'o;4iie,  et  qu'ila  rlianlé,  ii  I»  lo;;y>a, 
Vlii;/.  liliiiç  d"  Valalir. ^u\  avec    inic  Duvivier,  so.irano  et  contralto,  un 
duq  d'/inn(V/i(  de  maiiièie  à  <  ulever  les  applaudisscoiéns.  Le  cbevaliir 
.Sanipierri,  (jui  est  le  premier  acroiîip'gnaeur  de  I»  Tnscdne,  m'a  cou- 
li'^i^é  ioiii  cela.  S;r  Pauitk,  il  nous  manque  nn  leiior  i»  San-Garlo  pour 
(f^iir^  notre  saison.  Nous  en  avens  nn  qui,  par  malheur,  est  un  t-iior  s/o- 
'  ^ci/o,,  Ce, n'est  pas  mon  allaire.  Dans  la  Scmiramidc,  nous  pouvons  ii  la 
hljiiqur  nous  pastcr  d'un  prea,ier  ti'nor;  dans  cet  opéra,  nossini  ii'n-  sé- 
rieusement écrit  que  la  Imssr,  le  coniralio  et  le  soprano,  l.a  ténor  y  est 
yia^(xe^^e^^:^\%^Qjp^jii^'^o^^       monter  oihrlio,  par  exémplei  qur [ail 


ton iourj  jannîwma,  nous  sommes  sans  ténor.  Comprenez-vous  ma  posi- 
tion, sir  Katrlck?"^ 

L'Irlandais  écouldt  ce  discours  si  étrange  pour  lui,  plutôt  avec  ses 
yeux  qu'avec  ses  oreilles;  il  regirrtait  l'i".'/;;-ej-.srtrio  d'un  air  effaré,  qui 
pouïuiti«sser;pqur  l'expiosion  du  vif  inieiét  que  lui  inspitait  ce  préam- 
bule. Vi\nprfissariQ„  augurant  bien  de  rattintiou  muette  de  son  convive, 
continua  ainsi  : 

—  La  soion  s'annonce  bien  à  San-Carlo.  Nous  avons  cent  quarante  fa- 
milles anglaises  à  fsaplesj  ouze  princes  ru.sses  avec  leur  suite,  et  tÉombre 
de  riches  Espagnols.  Ce  u'est  pas  le  bon  public  qui  m^-que;  c'est  mile- 

''  nor.-AjHS)i  je.siii>  prêt  à  faire  tous  les  sacrilices  possibles  pour  avi.ir  un 
tenoi  uisoluio  comme  vous.mon^ieur  (P.  tritk  bondii)  ;  oui,  comme  vou-, 
monsieur  ;  liiicognito  est  désormais  impossible,  et  je  vous  oUre  mille  li- 
vres et  une  représentation  à  béiiôlice  qui  vaudra  bien  autant. 

Il  n'y  a  pas  une  lèle  duis  tous  les  tab'eaux  des  musées  d'Italie  qui 
puisse  donner  idée  du  seniiment  indélinissab!equi  contractait  le  visage  de 
Patrick.  Ses  traits  semblaient  avoir  chaii-'é  de  place  :  il  regardait  1  ini- 
prf.ssario  de  l'air  d'un  homme  qui,  réveillé  en  sursaut  d'un  profond  som- 
meil, serait  obligé  de  faire  une  réponse  à  une  question  inconnue. 

L'impreisario,  habitué  à  voir  autour  de  lui  ks  visages  les  plus  extra- 
vagans  dé  la  ierrc,crut  voir,  au  silence  de  Patrick,  que  ses  proposi  ions 
n'avaient  point  paru  assez  avantageuses,  et  il  offrait  deux  cents  livres  en 
sus  des  mille. 

,  —  C'est  juste  f  eque  j.e  gagne  !  dit  la  prima  donna.  M.  Patrick  ne 
peut  plusbisiter.  .    ' 

—  Vouî  no  pouvez  plus  hésiter,  dit  l'impressario. 

—  Cet  Erinn  !  cet  Érinn  !  ce  maudit  vaisseau  qui  a  été  obligé  de  ren- 
lrer,(;lan?  lé  port  !  s'écria  Patrick  ;  el  il  cacbi  son  visage  avec  ses  mains.. . 
Après  uae  pau.  e,  il  ajouta  : 

—  Fata  iié!  fatalité  !  la  damnation  d'un  homme  est  attachée  à  un  coup 
de  vent! 

Celte  fois,  ce  fut  l'impressario  qni  ouvrit  des  yeux  démesurés.  La  pri- 
ma donna,  les  deux  coudes  surla  table,  les  mains  jointes,  avait  repris  sa 
position  de  la  veille,  et  regardait  Patrick  avec  une  inquiétude  mêlée 
(l'effroi. 

Patrick  «aisit  au  vol  un  moment  lucide  de  bonne  inspisation,  et  dit  à 
ïlmprcssario  : 

—  Monsieur,  vous  m'avez  pris  au  dépourvu;  je  ne  suis  pas  prêt  à  vous 
répondre.  De,nncz-moi  un  jour  de  réllexion. 

—  Excusez,  raoïisienr  Patrick,  l'indiscrétion  que  nous  avons  commise 
en  trabissaiit  cet  ineogniio.  ii'attribuez  ce  procédé  peu  convenable,  j'ou 
conviciis,  qu'an  désir  de  mettre  en  relief  voire  talent  sur  le  premier  th-à- 
tre  (lu  moud?,  ei  aux  necesiiés  urticntes  du  .service  lyrique  où  je  me  trou- 
ve eu  ce  mo)nen!,.¥ous  excuserez,  un  véritable  imp<'essario  in  angtuiiv.  . 
,    -n  Waiial.eii.ant,  parlons  daut:q  chose,  s'il  vous  plaît,  dit  Patrick. 

1 ,1^—;  Soii,,dil  l'impressario. 

•  Et  jusqu'à  la  lin  du  repas,  il  se  fit  un  échange  de  mois  insignificu.;, 
eomiw<iil,arriv,c,ap(:ésuiieconveisa;iou  ardciueqni  amis  lojsks  inter- 
lorutetirs  dr'iis  l'embarras. 

Eqsv  levant  dç  table,  1  impressario  dit  à  Patrick  : 
i,  -^ûligius,avofl^  quelques  petites,  alfjiras  au  théâtre  pour  !>.  iui.iitiati- 
tion  de  ce  soir,  vous  nous  permi  tirez  de  vous  accoaipa^'ucr  à  la  \i  le.  daus 
une  bcur^iWoi,  j'ai  quelques  ordres  à  donner  ici.  liais  je  vous  laiise  en 
bonne, compagiM,e.    ,  ;•  ..lo-      ^j  .  ,,j. 

—  Je  suis  il  vos  ordres,  dit  Patrick. 

Lor-que  Maria  et  l'Irlandais  se  trouvèrent  .seuls sur  la  ter  asse,  la  con- 
versai ion,  ne  tarda  pas  de  s'établir.  La  prima  donna  regnda  lixeaieut  Pa- 
trick et  lui  dit  : 

-^  Douze  cents  livres  qt  un  bénéfice  1  il  n'y  a  pas  de  quoi  demander 
viDgt-ip'atre  heures  de  réilex  on  ! 

—  Madame,  nii  vivement  P.ittick.  je  suis  de  race  raontignarde  ,  el  je 
ne  saispasgaider  messeniiuicus.  Si  vous  m'offiiez  les  irois  plus  bell  s 
choses  de  ce  monde,  voire  main,  votre  fortune,  votre  amour,  je  vous  cc- 
manderais  un  jour  de  réllexiou.  n  •  ,    . 

,■  :  —  Ah  J  dit  I  actrice  avec  un  .«.ourirech:\rmant.tl  paraît  que  vous  êtes 
habitué  au  bonheur  !  Vous  le  marchau.icz  quand  on  vuus  le  donne  ^r<ii-. 

—  Uh  !  ne  me  raillez  pas,  madame  ;  plaigniz-moi  !  vou<  vovtz  devant 
vous  un  homme  qni,  depuis  trois  juurs,  doute  de  sou  e.viiioucc.  un  lium- 
me  qui  fail  un  rêve  pénible  et  qui  louge  ses  poings  saus  pouvoir  tc  ic- 
vciller.  :  .         ,  i      •...•., 

—  ExpliqueivoHs .  monsieur,  dît  raciricc  avec  émoiiou ,  cl  si  riniérct 
que  vous  m'avez  inspiré... ,  ... 

—  Madame,  n'arhevez  pas  I  n'achevez  pas  !  Il  m'est  aussi  impossible  diî 
eoiii.aitre  uion  bonheur  q'iu  mou  malheur.  Entre  vous  el  moi  il  y  a  ii  i 
abSnie  1  je  ilcvr.iis  vous  fui'',  et  ma  vie  >'éteiut  loin  de  vous,  .'e  vou  !  i; 
rester  là  sur  cit  e  place  ,  ei  la  plas  impérieuse  des  voix  me  d  t  de  m'iloi- 
piier.  Lair  -ine  je  re-pire  ici  me  lue  et  me  ressuscite  ;  je  sens  sous  mes 
piels  lo  feu  de  renf'retd.iU'  non  etvw  les  extases.lu  paradis.  Il  y  a  di  ux 
tires  eu  moi  ;  l'un  )la>,)l.<'.ae,  I  uutio  pue;  et  si  cette  lu;te  se  proloiio-  • 
je  sens  qne  ma  raison  y  perua  ! 

—  Ufveiuz  à  vous,  monsieur,  dit  Maria  d'une  voix  mélodieuse  et 
pleine  d'affection.  Je  pourrais  m'assurer  do  vos  paroles  ;  mais  vois  êtes 
si  sincère  dans  l'expression  de  vos  sentimcus  ,  que  je  vous  accorde  mou 
Ciiliine  et  mo  i  amiiic. 


LE  M  AG  \SIN.  LlTTiT.Air.E. 


—  Fil!  iiia'.laine,  ([iiand  vou>  m'oîTririez  voire  amour,  je  vous  répèle 
(lu'il  n:e  serait  impossiblo  de  l'acrcplcr.       h.'i.'im  'm  in  J  »  >  x'n;  jT.  — 

—  Alors  quel  e?t  votre  litit,  monsieur?  qu'cxiseïifvtK  ?l  '  "  'iuil.'i  — 

—  Uien !  je  ine  plains.  Ile  refuserez  ïuasla'iplainic ,  se«Je  COBSùlatron 
lie  Dieu  ait  (loiiiiée  à  rhomrne  !  'oi'in 
j.-r-  i'n  vé'  ité,  monsieur,  je  ne  sais  si  je  dois  plus  longtemps  emendrei.. 
^f—  C'est  bien,  madame,  je  me  iair;ii. 

jj^Suiioui  réiléi  bissez,  monsieur,  ù  ma  position  :  elle  est  fort  délicate. 

■5-We  .suis  iiiilleiueiit  préparée  ii  une  conûtleiice  qui  me  paraît  inopportune 
:i^K|iirii'liui.  mais  (jui  plus  lard... 

,  ia  s\)])  le  arrivée  du  l'bniiresssario  coupa  sur  ce  mot  la  phrase  la  plus 
infercssanic  de  l'eiilrclien.  l'.iiiiik  s  éloigna  de  quelques  pas  pour  dissi- 
muler il  l'o/i/jreiiur/o  l'horrible  trouble  qui  l'agiiait.  Ceiu.-ci  profita  de 
I  instant  pour  dire  à  Maria  : 

—  Eh  bien!  l'avez-vous  décidé?  accèpte-t-il?  débutera -t- il  dans 
Othello? 

—  C'est  possible,  répondit  au  hasard  raclrice ,  trop  préoccupée  de  la 
situation  pour  écouter  Vlmpressario. 

La  voilure  attendait  au  bas  de  la  rampe.  Patrick  refusa  d'y  monter  , 
pour  se  ménager  le  plaisir,  disait-il,  d'aller  à  Naples  en  se  promenant. 

'^■—\  ce  soir  don"  ix  San-Curlo  !  dilVimprcssario.  ,        ,_„■■     i 

Vimpressario  iXM  déjà  dans  la  voilure.  L'actrice  lendit  la  tnaiiK  à  Pa- 
Iriik, — A  ce  soirl  lui  dit  rirlandais,  et  quand  vous  serez  délivrée  à  San 
Carlo,  je  vous  donne  rendez-vous  au  pied  des  autels. 

Patrick  avait  cru  se  réconcilier  avec  lui-même  en  légitimant  son  amour 
par  cette  promesse  sainte.  Mais  bien  qu'il  n'eût  pas  été  encore  consacré 
par  le  sacerdoce,  il  avait  fait  d'irrévocables  vœux,  et  chacune  de  ses  pen- 
sées était  déjà  un  sacrilège  et  un  parjure  devant  Dieu. 

S'eniretenant  avec  ses  réflexions,  il  se  promena  sur  le  bord  de  la  mer, 
en  attendant  l'heure  du  spectacle.  On  jouait  l'ouverture  lorsqu'il  entra 
dans  la  loge  de  San-Carlo.  Plusieurs  convives  de  la  villa  Sorrentina  y 
avaient  déjà  pris  place,  et  Lorenzo  était  du  nombre. 

Patrick  serra  la  main  de  son  ami,  eine  remarqua  pas  l'horrible  pâleur 
qui  couvrait  le  visage  du  jeune  Italien. 

Loreniolit  un  sourire  forcé,  et  se  penchant  à  l'oreille  de  Patrick,  il  lui 
dit  :  —  Que  de  choses  lu  dois  avoir  à  me  conter,  heureux  Patrick  !  —  Si- 
lence! répondit  l'Irlandais,  je  veui  écouter  l'ouverture.— Encore  un  mot, 
mon  cher  Patrick  ;  eu  diable  as-tu  vu  jouer  la  Semiramide  dans  ta  vie  ? 
—  Ici. — Patrick,  tu  es  damné  ! 

Le  jeune  diacre  tressaillit;  mais  le  rideau  se  leva,  emportant  avec  lui 
éSDS  ses  plis  les  terreurs  religieuses  de  Patrick. 

La  salle  entière  allpnclait  Semiramide.  Ou?nd  elle  parut,  les  cinq  rangs 
de  loges  éclatèrent,  comme  un  vaisseau  à  cinq  ponts  qui  ferait  feu  de  tous 
ses  sabords.  Deux  hommes  n'appîauilirent  pas  ;  Lorenzo  et  Patrick. 

Au  moment  où  le  grand  prêtre  entonnait  Fta  tanti  régi  e  popoii,  la 
cantatrice  lança  vers  la  loge  de  Patrick  un  de  ces  regards  rapides  et  lu- 
mineux que  les  actrices  savciit  si  bien  adresser  à  un  seul  visage  et  dissi- 
muler à  toute  une  multitude.  Patrick  vit  le  ciel  s'entr'ouvrir,  et  toutes  les 
joies  de  la  vie  entrèrent  dans  son  cœur. 

Alors  une  voix  dit  au  fond  de  la  loge  :  —  On  demande  lU.  Patrick  0... 

—  Qui  m'appelle?  dit  le  jeune  Irlandais. 

—  Vous  ôtes  prié  de  descendre  au  péristyle,  dit  la  voix. 

—  Je  garde  ta  place,  dit  Lorenzo;  et  u&  sourire  infernal  contracta  sa 
ligure.  '  .*i3à«ay)»'-  i^tm^^ 

Patrick  descendit.  ^i  m  li-i?.  !rj<p  .eif-c 

Un  domestique  lui  remit  une  lettre  scellée  des  armes  épiscopales. 

]|  ouvrit  et  lui. 

Le  prélat  napolitain  menaçait  Patrick  des  foudres  d'excommunication, 
s'il  n'allait,  à  l'heure  même,  s'enfermer  au  couvent  des  Camaldules  pour  y 
faire  une  retraite  d'un  an. 

Hn  ce  moment  une  porte  s'ouvrit  dans  les  corridors,  et  le  mot  spavento 
tomba,  comme  un  coup  do  foudre,  sur  la  tête  de  Patrick. 

Patrick  releva  fièrement  le  front  vers  le  ciel  comme  pour  invoquer 
Dieu,  et  il  dit  :  .-.^w^yaifi- 

—  Aux  Camaldulcsi='-!îfim  «b  ri-w'a'cn  ?s^  rrno.ic 
EtiiLserlit  du  ihéâtrcd'un  pas  ferme  et  résolu. 

'  abriOiT.  .    . 

VI. 

■>?  '*Jè?'îoî  "«Jw  *  •'?''9*if qijs  «£<|  :*f»?îp''q  9n  m<p  ammci 

Quin/c  mois  environ  après  cette  scène,  par  un  beau  soir  d'été,  un  jeune 
prêtre  se  promenait  en  récitant  son  bréviaire  sur  les  rives  du  lac  de  Kil- 
larney,  dans  le  comté  deKerry  en  Irlande.  Il  eftt  été  diflicile  de  reconaî- 
ire  dans  cet  eccl- siasiique  le  fuugueux  Patrick  de  la  villa  Sorrentina, 
tant  il  avait  été  miné  par  les  jeûnes,  les  veilles  ardentes  de  la  prière,  le» 
ausiérilés  du  cénobite,  la  méditation  et  le  repentir  ! 

Ortiouné  préire,  depuis  un  mois  dans  l'église  de  Saint-Patrick,  à  Du- 
blin, il  avait  été  envoyé  à  la  petite  ville  de  Killarney  pour  y  remplir  les 
fonctions  de  vicaire,  et  il  s'était  enseveli  avec  joie  dans  ce  recoin  de  l'ir- 
lamle  comme  dans  un  tombeau.  , 

Apri^^s  b  !-tc;ne  de  San-Carlo,  il  avait  embrassé  aux  Camaldules  la  vie 
niueite  et  contemplative  des  trappistes,  il  n'avait  parlé  qu'à  son  ame,  il 
n'avait  écouté  d'autre  parole  que  l'incessante  voix  de  la  prière,  qui  roule 
nuit  et  jour  dans  l'égl  te,  le  cloître,  le  dortoir  d'un  couvent.  Mais  après 
Boa  ordination.  lorsou'il  eut  élevé  cmrc  le  momie  et  lui  une  barrière^vi 


surm.ontablc,  il  crut  devoir  écrire  à  son  ami  de  séaiinatre,rj.QrçnMjj  m^e^ 
lettre  dans  laquelle  H  sc  révélait  à  lui  dans  la  pensée  de  sa  noityçllp!  pq's]'« 
linn,  afin  que  d'ai/ciens  scandales  fussent  elIacOs  de  la  niémoiie  de  loi|itl^ 
monde.  Voici  cette  lettre  qxji  lit  une  vive  impression  sur  Loreuzu  : ,  r  <  .i# 

Vc'JMriP'nio'    <ji!iii!nue  ?33     «  Au  presbytère  de  Killarney...  183;.Si'*"S"T 
~    «Mon  cher  Lorenzo,  u  -  .•  vr.Ut 

»Si  je  suis  mort  au  monde,  je  veux  au  moins  être  aujourd'hui  vivant- 
pour  mon  unique  ami.  Ce  soir  je  rentrerai  dans  mon  tombeau. 

»  J'ai  lait  trois  jours  la  vie  du  monde,  et  ces  trois  jours  ont  été  brûlaWi 
et  longs  comme  trois  siècles  de  l'enfer.  Voilà  donc  ce  que  le  monde  pe&ï» 
donner  à  ses  élus  !  Ceux  qui  peuvent  y  vivre  sont  plus  forts  que  ceux  qui" 
renoncent  h  lui  :  j'ai  fait  une  chose  très  facile  en  le  quittant. 

»SIe  voilà  reiïgué  dans  un  pays  bien  favorable  aux  méditations,  c'est' 
le  coin  du  globe  qu'il  me  faut.  Dieu  l'a  créé  pour  moi.  L'Océan  n'est  pas 
loin,  el  je  me  plais  à  m'entn  tenir  avec  lui  des  mystères  sublimes  de  la 
créaiioa;  ma  pensée  l'interroge,  et  son  immensité  répond  à  l'atome. 

"J'ai  un  autre  océan  dans  mon  voisinage,  le  beau  lac  de  KillarneT, 
c'est  le  portrait  en  miniature  de  l'infini,  dans  un  cadre  de  montagnes.  Les 
nuages  passent  et  boivent  dans  le  lac  comme  dans  une  coupe  taillée  dans 
le  roc.  C'est  là  que  je  viens  ra'asseoir  pour  penser  et  prier.  Il  n'y  a  pas, 
sous  le  ciel,  un  oratoire  plus  religieux.  Là,  si  je  pousse  un  seul  cri  vers 
Dieu,  ce  cri  est  répété  mille  fois  par  l'écho  inextinguible  des  rochers  cir- 
culaires gui  couronnent  le  lac.  Le  prêtre  entonne  le  verset  et  toute  lana^n 
lure  réfiond  et  prie  avec  lui. 

»  Celte  terre  est  une  communication  éternelle  avec  le  ciel  ;  les  plus 
hautes  montagnes  s'y  élèvent  comme  d'impérissables  pensées,  qui  parlent 
de  près  à  Dieu  par  la  voix  de  la  foudre  et  du  vent.  Quelquefois  je  me  O-'i 
gurequeje  suis  dans  une  église  immense,  dent  la  voûte  esiie  Ormament;''- 
et  qui  a  pour  piliers  les  pics  sublimes  de  Mangerton  et  de  Bautry,   les 
montagnes  de  Galty  et  de  Naples.  Sous  le  péristyle  de  ce  temple  inDni', 
le  lac  de  Killarney  n'a  que  les  proportions  d'un  bénitier  ordinaiie.  Saint- 
Pierre  de  Rome  n'est  qu'un  grain  de  marbre  devant  cette  basilique  bâtie 
par  la  main  de  Dieu.  ,  "■  -i     i  • '-        ~ 

»0h!  lorsqu'on  regarde  le  monde  du  haut  do  cette  créatim  ,:'le  monde'"*! 
est  un  atome  qui  ne  vaut  pas  la  peine  qu'on  se  damne  poar>Mi.  Un  jouriC 
Lorenzo,  tu  reconnaîtras  la  vanité  des  idaisirs  de  la  terre  ,  et  tu  te  soUï''' 
viendras  que,  dans  un  coin  de  l'Irlande,  il  te  reste  un  frère  et  un  ami.  ^'Oi! 

i        bPatbickO"*.  »  ÎJ3« 

no! 

Le  jeune  prêtre,  ayant  terminé  son  office  du  soif,  s'assit  et  déposa  son 
bréviaire  à  cOté  de  lui.  Le  dernier  rayon  du  soleil  ava't  disparu.  ,  ^n 

Il  avait  fini  la  prière  écrite  ;  il  commençait  la  prière  mentale,  qui  n'a  pa^n? 
besoin  d'être  formulée  pourêtre  comprise  de  celui  qu'on  prie  avec  le  cœUTf , 
bien  mieux  qu'avec  les  lèvres.  ,  .^,  ,  ., 

Un  grand  bruit  de  voix  éclata  soudainement  dans  lès  sofitudes,  toujours 
silencieuses.  Au  milieu  de  ces  voix  ,  on  distinguait  les  sons  d'un  cor  qui 
jouait  un  air  de  la  ùame  du  Lac.  Patrick  se  leva  et  tressaillit , comme  si 
un  volcan  eût  éclaté  soiis  ses  piads. 

il  prit  son  bréviaire  elle  serra  sur  sa  poitrine,  comme  un  soldat  faitdje 
son  bouclier  en  entendant  le  clairon  de  l'ennemi.  .,,,5., 

Ce  fut  un  terrible  moment  d'apparition  surnaturelle,  un  mirage  d'ètrel\^ 
vivans.  Six  hommes  et  une  jeune  femme  se  révélèrent  sur  uh  plateau  de  ^ 
rochers,  comme  un  groupe  ^'ur  un  piédestal.  Patrick  reconnut  distincte*  ^ 
ment  deux  de  ces  personues.jLprenzjj  et  Maria  ;  ks  autres,  il  ne  les  vit 
pas!  ^. ,  .  .1  ,.    .  ■■     ,    .-.r 

Maria  se  détachait  sur  un  fond  de  ciel  d'une  transparence  si  lumineuîe,ri 
qu'elle  lui  servait  d'auréole.  L'œil  le  moins  exerfcé  l'aurait ,  du  premierg^i 
coup,  reconnue  dans  cette  favorable  position  d'optique.  Il  fut  donc  imposg 
sible  a  Patrick  de  croire  que  son  œil  l'avait  trompe  atu  approches,  flfi)  îlov 

«"''• ,  ,.  ,  ,      .         onubiil'i 

Trots  fois  il  regarda  I  apparition,  et  trois  fois  sa  tête  retomba  ?uri,8ji>j| 
épaule;  il  s'appuya  de  faiblesse  sur  un  rocher,  et  resta  immobile  comtnç.j 
lui.  Puis  un  long  gémissement  sortit  de  la  poitrine  du  prêtre,  et  ce  bruit  ,.{;* 
qui,  dans  tout  autre  endroit,  eût  passé  inenlendu,  circula  d'échos  en  échpa 
le  long  du  lac,  comme  la  dernière  plainte  d'un  homme  au  désespoir,  qu^,,iq 
se  noie  et  meurt  avec  le  jour.  .3» 

Tout-à  coup  le  cor  poussa  une  note,  aiguë  comme  l'invisible  lame  d'a^y 
cier  qui  jaillit  du  tam-tam,  et  le  formidable  final  de  Semiramide^ ,  QUf  fcf  i 
MESTO  GEMiTo!  éclata  sur  les  eaux  endormies  de  Killarney.  ,  ;.     v>i 

Le  chœur  était  chanté  à  sept  voix ,  et  le  cor  l'accompagnait  avec  dest 
notes  stridentes  qui  roulaient  sur  l'épiderme  comme  une  lime  d'acier,,!, 
Dans  cette  solitude  pleine  d'échos  et  retentissanle  comme  l'orgue  de  Dieti  ^', 
cet  incroyable  septuor,  entonné  par  d'habiles  voix^  semblait  être  chantfi  ,,; 
par  ua  monde  de  choristes,  et  accompagné  par  un  orchestre  puissant.    ,j,,|^ 

Une  voix,  une  voix  bien  connue,  un  soprano  merveilleux,  planant  sur";, 
le  lac  et  les  montagnes,  le  fit  tressaillir  avec  ces  paroles  sinistres  qui 
semblaient  évoquer  l'enfer  : 

I  ÎI9.'>    Quai mesto gemito da  guella  tom»a I 

'  J   cltniuy-   Quai grido  funèbre  cupo  ribomba  ! 

Oh  !  le  grand  Rossini  avait  travaillé  pour  cette  nature  et  pour  cette^  ; 
nuit  !  elle  était  arrivée,  cette  nuit  sombre  et  mystérieuse  ;  une  seule  cons»*" 
tellation  luisait  au  ciel,  la  Grande-Ourse,  magnifique  fauteuil  d'étoiles, 
renverséà  demi,  corajne  si  le  Dieuducie|yenaiU'ètre(iélrôfi<'Daç.Sav 


in 


'"^mMuM!^ 


fîthl  Les  montagnes  oavrirciil  leurs  oreilles  caverneuses,  et  le  souffle  «le 
r.ilr  anima  le  clavier  de  leurs  Oclios  iiilinij.  Les  sapins  parlèrent  anx 
monsscs  des  pirs,  les  C'  lliiics  aux  Lerbi  s  do  la  plaine,  les  ruisseaui  U'eau 
vive  aux  cailloux  polis,  les  grillons  aux  chênes,  les  bruyères  au  lac,  les 
values  de  l'océan  aux  tristes  écueils  ;  et  tous  ces  murmures,  toutes  ces 
plaintes,  touies  ces  voix  de  h  nuit,  emportaient  au  ciel  l'infernale  bar- 
luuitie  du  maître. 

Le  lamentable  cri  de  Ninus  sortit  de  la  montagne  comme  des  flancs  de 
Babel.  Toutes  les  impressions  de  terreur  resseniies  depuis  le  raeurire 
d'Abel  coururent  dans  l'air.  C'était  une  véritable  nuit  de  lialiylone.  Les 
roches  sai'lanies.  les  pics  gigantesques,  les  montagnes  amoncelées,  les 
immenses  arceaux  graniiiques,  tout  ce  paysage  grandiose,  éclairé  fanias- 
liqucnient  aux  étoiles,  ressemblait  h  cette  architecture  inlinie  créée  par 
Marlyn,  le  Byron  de  la  peinture  ;  et  aux  massifs  de  sapins  élevés  aux 
nues  par  les  montagnes  insurgées,  on  aurait  cru  voir  les  jardins  suspen- 
dus de  Sémiramis.  Alors  il  y  eut  encore  une  sorte  de  prodige  qui  ne  pou- 
vait éclater  qu'à  cette  heure  et  dans  ce  lieu  ;  car  il  y  a  des  inomens  et 
des  Biles  où  la  grande  énigme  de  la  musique  dit  son  mot  secret  ;  où  nous 
comprenons,  claire  et  sans  voile,  celle  langue  insaisissable  de  notes  fu- 
gitives, celle  langue  qui  ne  dit  rien  et  dit  tout,  el  dont  les  villes  évaporées 
ne  connaissent  que  l'alphabet.  Le  chœur  babylonien  était  terminé,  et  les 
vallées  le  chantaient  encore.  Les  mille  échos,  pris  au  dépourvu  par  la  ra- 
pidité du  chant  flnal,  avaient  des  Ilots  de  notes  en  réserve  à  rendre  aux 
sept  musiciens.  La  montagne,  les  bois,  les  pics,  les  cavernes,  les  arceaux 
graniiiques,  ces  puissans  choristes,  continuaient  l'hymne  que  les  faibles 
vorx  humaines  avaient  achevé.  Jamais  Rossini  n'eut  des  interprètes  plus 
grands,  plus  dignes  de  lui  !  et  ces  voix  sm  naturelles,  cet  orchestre  inouï 
des  échos  semblaient  sortir  et  s'élever  du  lac  circulaire  comme  d'un  sou- 
pirail de  l'enfer,  regorgeant  des  larmes  des  damnés. 

Le  silence  qui  retomba  quelques  instans  après,  fut  encore  plus  terrible 
que  Je  fracas  du  chant  et  des  échost  Tatrick  regarda  de  tous  côtés,  prêta 
l'oreiUe  ;,il  ne  vit  plus  rien,  il  n'entendit  plus  rien. 

—  C'est  une  vision  que  le  démon  m'a  envoyée,  se  dit-il  ;  ce  lieu  n'est 
pas  boa  pour  moi.  Ceignons  nos  reins  et  panons.  Dieu  peut-être  a  per- 
mis que  je  fusse  ainsi  troublé  dans  ma  retraite,  alin  de  me  rappeler  mes 
premières  études  et  mes  premiers  vœax.  J'ai  voué  ma  vie  à  la  propaga- 
tion déjà  fui  ;  j'appartiens  à  la  milice  glorieuse  de  ces  martyrs  et  confes- 
seurs qui  partent  de  Rome  pour  aller  chez  les  gentils.  Levons-nous  et  al- 
lons ! 

Il  s'achemina  lentement  vers  la  ville  de  Klllarney,  et  s'efforça  d'oublier 
l'apparition  du  lac,  en  méditant  sur  des  saints  projets  de  pèlerinage,  et 
sur  la  mission  qui  lui  avait  été  autrefois  imposée  au  séminaire  de  la  Pro- 
pagartde.  '     ' 

L'insomnie  dévora  sa  nuit  ;  il  eut  recours  à  la  prière,  et  il  s'aperçut 
avec  effroi  que  sa  vieille  blessure  du  cœur  n'était  pas  cicatrisée,  et  se 
rouvrait  avec  des  douleurs  poignantes  qui  lui  rappe  aient  d'autres  temps, 
d'autres  cieux^  tPaùtfes  ritages,  et  des  combats  suivis  de  la  défaite  et  du 
désespoir.  -  , ,    i 

Auxpremiefs  raybiistlnjour,  il  ouvrit  l'Evangile,  el  un  hasard,  qu'il 
regarda  comme  providentiel,  fit  tomber  ses  yeux  sur  ces  paroles  :  .S«r- 
gam  et  ibo  (Je  me  lèverai  et  j'irai). 

Il  crut  entendre  la  voix  de  Dieu  même,  et  il  aWlà  irrévocablement  son 
départ. 

—  Tout  ce  qui  m'arrîve,  dit-il,  est  un  avertissement  non  équivoque  du 
ciel.  Le  but  de  mon  pèlerinage  apostolique  m'est  indiqué.  J'irai  prêcher  la 
foi  aux  peuples  nomades  qui  campent  sur  les  rives  de  l'Euphrate,  et  dans 
les  solitudes  de  Balbcck."^     ,    | 

Et  plein  de  ces  pieuses  ttliîéé,'1^,%ick  s'achemina  quelques  Joursaprès 
vers  Dublin, pour  scjcierànxpicds'dùchefapostolique  de  cette  capitale  de 
l'Irlande,  et  recevoir  ta  bénédiction  (jt  ses  conseils. 

Ses  derniers  préparatifs  de  voyage  furent  bientôt  terminés  ;  comme  le 
premier  apôtre,  il  pariait,  à  pied  et  le  bâton  'a  la  main,  sans  regarder  der- 
rière lui.  les  yeux  fixés  sur  l'étoile  de  l'orient. 

Comme  il  traversait  Phœnix-Park,  de  ce  pas  résolu  que  prend  le  piéton 
pour  on  long  voyage,  il  s'arrêta  subitement  pour  entendre  une  dernière 
fois  le  chant  mélancolique  d'un  pauvre  Irlinilais  qâ  avait  attiré  quelques 
curieux  tintour  de  lui  :  c'était  un  chant  bien  connu,  et  qui  avait  souvent 
réjoui  et  attendri  son  enfance  :  Grand,  i^torieux  et  libre  Dublin,  pre- 
mu're  (lear  de  la  terre,  prcmitrc  perle  de  la  mer  (1)  ! 

Il  tir.i  (le  sa  bourse  une  pièce  d'or  et  la  mit  furtivement  dans  la  raain 
du  pauvre  chanteur.  En  même  temps  une  autre  main  faisait  une  largesse 
si  œaguilique  au  mendiant  irlandais,  que  Patrick  tourna  involontairement 
la  tête  pour  voir  quel  cliarlialilc  cath()li(|uc  enrichissait  d'un  coup  son  in- 
digent compati  iote.  Doux  cris  (le  surpiise,  suivis  d'un  éiicigique  serre- 
ment de  mains,  attestèrent  aux  témoins  de  cette  sci';iie  que  deux  amis  se 
retrouvaient  après  une  longue  absence  —  Pati  ick  !  —  Lorenzo  ! 

—  Je  l'ai  vu  ,  dit  Patrick  ;  j'ai  serré  ta  nrjiii,  Lorenzo;  maintenant,  je 
n'ai  plos  rien  à  demander  à  ce  monde.  Adieu,  au  revoir  dans  le  ciell 

—  Oh!  je  ne  le  quitte  p.xs,  dit  Lorenzo  eu  retenant  avec  vigueur  la 
main  de  Patrick.  Il  faut  au  moins  que  tu  répondes  à  ma  question.  Où 
vas-tu? 

~' -*'  "'■  ■■  'i  . 

(1)  Grtat,  glortQiis  anHjree;  firstflçwer  0/  Ihe  earth  ;  first  gem  of  the ita. 


—  Je  vais  où  Dieu  m'appelle,    .-r  |,^.,  ■ 

—  tb  bien!  je  le  suis.  .i.i'ii.iso'i'  j,iu 

—  loi,  me  suivre  !  loi  enlacé  par  le  meintJCi'toi  p'ein  depafsion»  incu- 
rables I  non,  Lureiizo,  laisse-moi  partir. 

—  Laisse-moi  te  suivre,  te  dis  je;  notre  rencontre  est  trop miracul  use 
vraiment.  L'autre  jour,  j'ai  fait  une  promenade  avec  quelques  artistes  et 
clie  du  côté  de  Killarney  ;  c'est  moi  qui  avaisentralnétoutce  monde  dans 
le  comté  de  Kerry,  dans  l'espoir  de  l'y  rencontrer.  Aujourd'hui,  je  quit- 
terai Dublin,  seul,  et  sans  faire  mes  adieux  à  personne,  après  avoir  usé 
quatre  ans  de  ma  vie  à  poursuivre  une  chimère.  Enfin  le  dénoùment  est 
arrivé  :  je  suis  libre  depuis  ce  matin. 

Patrick  regarda  Lorenzo  avec  des  yeux  qui  semblaient  provoquer  de 
nouvelles  explications,  que  sa  bouche  pudiquement  muette  n'osait  de- 
mander. 

—  Veux-tu  en  savoir  davantage  ?  dit  Lorenzo. 

Le  prêtre  ne  répondit  pas,  mais  il  appuya  les  deux  mains  stir  son  bâ- 
ton. 

—  Ecoute,  et  plains-moi  !...  Elle  se  marie  !  Elle  se  marie  !...  Ce  ma- 
tin, nous  avons  appris  cette  nouvellede  sa  bouche  à  son  petit  lever..  Tous 
ses  adorateurs  sont  consternés...  Mais  nous  n'avons  aucun  reproche  à  lui 
faire:  elle  n'a  trompé  personne;  elle  n'a  écouté  personne.  Elle  s'est 
laissé  adorer  :  c'est  permis  à  une  femme,  nous  sommes  des  imbéciles, 
voilà  tout...  Je  vois  que  cette  nouvelle  le  fait  du  bien  à  toi  ;  ton  visage 
est  rayonnant.  On  dirait  que  cela  le  met  à  ton  aise.  Dieu  soit  béni  ! 

—  Voilà  trois  derniers  mots  bien  placés,  Lorenzo... 

—  Je  ne  l'ai  pas  dit,  je  crois,  le  nom  des  bienheureux  époux  !.. 

—  Oh  I  cela  m'est  indifférent,  Lorenzo  ! 

—  C'est  juste.  Qu'importe  le  nom  !  c'est  un  époux.  La  cérémonie  dtt 
mariage  se  fera  dans  un  mois,  bien  loin  d'ici,  à  la  ville  de  ***.  Demain, 
elle  Unit  ses  représentations,  à  Dublin,  par  la  iJarne  tfw  Lac.  Il  faut  te 
dire  qu'elle  a  la  passion  des  lacs.  L'autre  soir,  il  y  a  huit  jours,  nous 
avons  chanté  le  finale... 

—  Assez,  assez,  Lorenzo  !  regarde  ton  ami  et  respecte-le.  Plus  de 
langage  mondain  entre  nous...  maintenant  je  ne  voudrais  lavoir  qu'une 
fois,  prier  pour  elle  et  la  bénir  ! 

—  C'est  fort  aisé  ;  elle  loge  à  Greams-Botel,  Sackwille-Street,  vis-à*' 
vis  la.... 

—  Lorenzo  !  Lorenzo  !  je  pars,  adieu... 

—  Au  nom  du  ciel,  Patrick,  ne  m'abandonne  pas  :  il  m'est  impossible 
de  te  suivre  en  ce  moment;  mais  promets  moi  de  m'atteudre  deux  heure* 
à  Kingstovvn. 

— Je  t'attendrai...  mais  tu  viendras  seul... 

—  Seul  !...  el  nous  ne  parlerons  plus  d'elle. 

—  Plus  I  plus  !..  dit  Patrick,  qu'une  fois. 

—  Sans  adieu...  reliens-moi  une  place  au  paquebot  de  Liverpool.., 
Patrick,  prie  Dieu  pour  moi...  Je  te  dis  tranquillemeot  que  je  suis  au  dé- 
sespoir 1 

im\e,'i  .U  eboemsb  aO  —  .^^1  r.' 

=;,  !i,i/.;-T  ., 

Dans  la  sacristie  de  l'église  métropolitaine  de  *",  Patrick  exhibait  ses 
lettres  de  prêtrise  au  curé,  en  répondant  par  intervalles  auxqnesiions  qui 
lui  étaient  adressées.  Le  curé  témoignait  par  ses  gestes,  ses  paroles,  son 
sourire,  qu'il  était  sa  isfait  de  toutes  les  explications  données,  et  qu'il  ad- 
mettait le  prêtre  étranger  au  service  temporaire  de  son  églite.  D'ailleurs, 
Patrick  était  muni  d'une  lettre  épiscopale  qui  le  recommandait  spécia» 
lemeot  à  tous  les  chefs  ecclésiastiques  de  la  chrétienté  ;  c'était  coiome 
le  passeport  évangélique  délivré  à  ses  missionnaires  par  le  prélat  de 
Dublin.  ,^\i> 

Installé,  depuis  quelques  jours,  dans  l'exercice  de  ses  fonctions.  Pa-' 
Irick  demanda,  com.rie  une  insigne  faveur,  qu'il  lui  fût  permis  de  célébrer 
la  céréiuunic  d'un  mariage  dont  les  derniers  baus  veaaieat  d'être  publiés  : 
ce  qui  fut  aisément  accordé. 

A  minuit,  l'église  alluma  les  flambeaux  du  maltre-aatel.  Le  sanctuaire 
rayonnait  de  clarté,  mais  les  nefs  restaient  dans  les  ténèbres.  Les  deux 
époux  entrèrent,  suivis  ue  leurs  familles  et  de  leurs  amis ,  et  tout  ce  monde 
s'agenouilla. 

Un  jeune  homme  qui  ne  paraissait  pas  appartenir  à  cette  société  se 
glissa  dans  une  des  nefs  latérales,  cl  seul,  resta  debout,  appuyé  contre  on 
pi  ier.  dans  un  de  ces  repos  qui  affectent  l'iadiffêrcnce,  mais  qui,  aux  yeux 
des  observateurs  clairvoyans,  trahissent  une  terrible  agitation. 

Un  prêtre,  revêtu  de  ses  habits  sacerdotaux,  monta  lentement  le»  de- 
grés de  l'autel,  et  pria  quelque  temps  avec  ferveur. 

Puis  il  descendit  les  marches  de  l'autel  et  imposa  les  mains  sur  les  deux 
éponx;  ces  mains  ti-einhiaient  comme  celles  d'un  ceotenaire  agonisant  qni 
invoque  Dieu  pour  la  dernière  fois. 

Tous  les  yeuï  étaient  fixés  sur  la  jeune  épouse  :  elle  res5-:'mb!ail  au 
chérubin  prosterné  devant  l'arche  et  qui  a  replié  ses  ailes  dans  un  Irissoa 
de  Siiinte  terreur. 

Lorsqu'elle  entendit  la  voix  do  prêtre  qui  lui  demandait  si  elle  accep- 
tait pour  époux... 

Sa  tête  recourbée  se  releva  vivemeat,  et  jamais  ce  Tisaijre,  qui  a  tout 
exprimé,  dans  les  jeux  de  la  scène,  ne  fat  contracté  par  une  semblable 


iO 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


émotion.  La  jeune  épouse  rcprtjaii  le  prêtre,  et  elle  crut  v.iir  le,  (antômc 
pâle  de  Patrick,  forti  ûa  si^piilcrri  pour  iaVôifnn'n  'iôriiÎLTO  frifs;  ''  ''''"'' 

Kn  aii'iiio  loups,  un  cri  t'IlVayau  retentit  dam  Ij  iicftéiiiîiirciiSi'.'Lo- 
renzo  avait  r'roiinu  Patrick  q  Vil  avait  qiiitlé  depuis  qii  nze  idfirsV  et  il  ne 
putretcn  r  une  vive  exc'anntian  i!a  surprise,  niaîu^ré  h  saintc'i!  dii  liôu. 

Le  ocr  de  l'iîpone  pt5>''a  dan;  ce  cri;  les  assistans  sii  retournèrent  et  ne 
Vi'reut  plus  que  des  nefs  dissertes,      '  ■  ""'^  ■  f-'.  '"' "  •'^'■-'^'"  '  f'"  '  •;  '' ■ 
"';' •Jly  avait  dans  cette  cér  monic  quelquscUos^Jlc  mys'.iîriëut'ët  dé  fJtal 
■^Ùt  faisait  pr<?ssgÇr  un  triste  avenir.         'ii'-iai,:  -   'o,  r^r;.  r.i  ;  •::•; 

Ouclqui's  miniiti's  après,  Patrick  ftait  rci;'f(5scTi!  cn:'p'T'''re' devant  l'ad- 
tel  ;  et  m  iljré  lui,  il  prêtait  l'iiroille  au  bruit  srynrd  des  voitures  qui  em- 
portaient à  la  fcie  mondaine  les  (:'po\i\  et  leurs  amis.  '  ' 

Une  main  fr.ippa  l'épaule  Aa  prêtre,  qui  se  reiojrnaj'ét'Vit'LoTeaîo 
derrière  l'ii.  ■  '    '  '    '  ■''    - 

—  Ci-lie  fois,  re  nous  quittons  plus,  dit  le  ion''e  Italien  à  Pa'rFck. 

Le  irèire  ne  réiioiii'it  i»as;  il  se  leva  péniblement,  et  miutlià  verS  la 
5acris'ii\  Lorenzo  le  suivit.  .•  '  "'    '^'' ,':'      '  "'  ' 

Lorsque  Patrick  eutdépisé  ses  habits,  ild'tB'Lorèn'ro  on  lui  nionïi-'ant 


une  étoile  à  travers  un  vitrail.    ■  .."i.. 

—  Voilà  rétoile  îles  majjes  qili  se  lève  à  l'orleflf. 

-  Panons!  du  Loreny^,, „  [,,^  ,,^,^  MÊKT.^;(f;r^]^' 


VI  sb 


Eie  Capitaine  JLassalîcrt. 


(Suite  cl  fin.] 


'ù  itr.' 


vouspar- 


—  Vous  comprenez  que  ce  terme  est  bien  vnp;iie.  Est-ro  a»  montent  où 
,vous  viendriez  vous  iusialier  diez  nous  1'  Mais  alois  nne  l'ois  dc.s:-ai.si  vous 
ïous  mettriez  à  notre  discrétion  et  rien  ne  vous  garantirait  plus  rcxécu- 
tion  des  engiigeni'  nsque  nous  aurions  jjri;  avec  vi  us.  i:»i-ceau  cor.iraire 
beaucoup  p:us  tard  ;  uiais  alors  vous  Kcri'  z  déjà  nanti  d'avantases  très 
réels  que  vous  n'auriez  rien  fuit  encore  pour  nous.  11  n'y  aurait,  il  faut 
eu  convenir,  aucune  équité  dans  cet  ai  rangement. 

—  C'est  bien  pat  ce  que  j'ai  compris  aiiisi  la  tho=o,  repartit  Cousinot , 
que  j'ai  avisé  à  un  moyen  qui  nous  permette  de  traiter  donnant  donnant . 
et  je  le  disais  encore  Jiùr  à  M.  de  Cliabourot,  il  n'y  a  vraiment  qu'une 

^y^aanière  convenable  d'ai ian^er  toui  ça.  ' 

^  ^  '—  Mais  sans  doute,  uVoitsiPur  ,  cije  ne  sais  vraiment  pourquoi  votre 
(lélicaie.'-se  s'ctT.iroui  lie  à  l'idée  que  nous  dt  tournions  une  pOriion  quel- 
conque de  Rûlre  imuiCiise  suporllu  i  otir  yous  ciérr  une  position  de  for- 
H^ttC  qui  soit  à  la  fos  s.  Ion  votre  mérite  et  selon  vos  vœiix. 
_  Kous  ne  nous  entendons  pas  ,  madaiiic ,  dit  l'aidé-major;  vi 
,  ,jlez,.toiijours  argent  quand  je  suis  liutté  à  n'en  [las  recevoir. 
,"■...1  A  ce  momeniil  fut  iiueiiompu  pari ..  viiiv  d:-  Mme  de  JaiTVr7',  C'est  as- 
sez l'usage  ;'ans  inie  petite  réunion,  qu:iii;l  (liii'l'jtics-uns'desck  membres 
s'i.-o'e!.;  à  une  table  de  jeu,  qiic  de  teups  à  iM'tc  iN  d-jimcni  s;;'iie  dV.xis- 
lence  etfe  rattachent  par  une  parole  jeté?  bors  de  leur  partie  à  la  vie 

générale  du  saion.     ,,   .  ,       ,.'',        ' ;'         >  .'''/''. 

,  —  Ma  chère  madame  dé  CbalVourbr,  fit  donc  pfaîniPilt'M'mfe  dci'Jànvry, 
.itpolez- vous  bien  nie  permettre  d'interrompre  voué  grave  entretien  pour 
.  Y^us  dire  que  votre  clier  mari  vient  d'éti  <>  fait  ca'ilot  ? 
'    •■'_  Cela  i!0  m'étonne  nullement,  repait'ît  la  baronne,  Vpufe jouez  bien 
mieux  que  lui. 

—  Regardez  donc  aussi,,  reprit  la  tante,  en  parlant  de  U.  Fren-^usequi 
proÈiait  dé  son  miclix  dû  lète-à-t'éic  qui  lui  avait  été  ménagé  avec  Tlié- 
rèse;  comme  nos  ^nfaiiî  sont  Sages,  je  ci-'y's  (['le  voil'i  une  soirée  qui' 
po  rraii  Ijien  faire  murrr  tout  d'Un  coup  le  m  u  i;ige  de  quelques  seinnines. 

A  celte  parole,  l'aide-iijajur  jeia  su-  le  ge:idre  futur  de  iVItne  de  Clia- 
bonrot  \in  i  cgard  qui  se  prolongea  long  temf  s.  Puis  s'adressant  ii  son  in- 
terlocutrice :  . 

—  Vous  raTicz  Mlld  votre  fille?  (Temandat  il.       ■ 

—  Oui,  monteur,  répondit  la  baronne  assez  étonnée  de  celte  question, 
mais  ne  voyant  au'-iine  raison  de  ne  pas  y  l'épo'n'lre.  '  ' 

C'est  ce  que  je  ne  savais  nullement,  Grl'aide-major.  '     , 

Comment  rauriez-\ous  su?  demanda  Mme  rie  Chabourbt,;  fiiiiis  ne 

vous  connaissions  pas  li'er  et  nous  avons  aujourd'liui  rbonnèur  dé  v^us 
recevoir  pour  la  pre -lière  fois,  '  '       '        '" '"''^"  ' 

—  Je  vous  demande  pardon,  j'aurais  dft  le  savoir,  ptirre  que  depiiis  une' 
quinzaine  que  je  songeais  it  entrer  en  rapport  uvec  vous  j'avais  pris:ur 
votre  inlérieur  quelques  légèi-es  informations.  '  ; 

—  AU  !  lit  Mme  de  Cliabuuroi  d  un  accent  prest^Oe  à'i'quéur. 

—  Oui,  répondit  l'aide-major  nalun  llemeiit  ;  avant  de  me  lancer,  j'a- 
vais désiré  connaître  le  terrain  ;  mais  j'avoue  qu'on  ne  m'a  tien  dit  de  ce 

.  (  tlétail-li»,  qui  est  cependant  de  conséquence. 

-.'—  En  quoi  de  tooséquence,  monsieur?  demanda  sèchement  Mme  de 
Chabourot.  ,    t 

—  En  ce  qu'il  ne  cadr«  pas  lrè?,to  aveq  d  autres  idées. 

Mme  de  Cbabourot  «e  compreiialt  pis  ;  il  était  impossib'e  qu'elle  com- 
prit la  monslruiUîC  pensée  qui  à  toute  force  ;  ouvait  être  cachée  sous 
cette  coufidencc;  néanmgins  un^uiiiact  d'épouvante  précipita  ta  parole 


et  la  fil  sortir  pour"  un  râoment  de  l'impénétr'aBIè  ri5servéTiùr,"  dans  les 

1  rfiicnntres  difficiles, 'faisaiti.iautlônd  dcrsoj»  liabileiéi^-  U'autresiidi^? 

réi)éia-!-elle  en  regardant  l'aide-mijor  d'un  air  d'indicible  flerié,    ■  v  .-p 

L'ollicier  do  santé.  baiisaile9,}ieuji,sous  ce  regard  dansleq'iel  paraissait 
se  relléter  tout  l'orguei!iieila.géndal.î.'!edrsChabouro  ;  toutefois,  reifce- 
nani  presque  ter.:  es  pour,  tenues  une  p'ara,sequi  avait  li.;uré  déjàriansisa 
conversation  ave"  lï  b.uon,  et  qui,  p.ir  conséquent,  pouait  passer  pour 
avoir  'té  p.-é'ii  'diiée  ctreceier  une  pensée  dj  quelque  poitée  : 

—  Dans  l'all'aire  qui  nous  occupe  ici,  inad  mie.  qu'est-ce  que  je  suispu 
juste?  dit-il,  l'héritier  pravidenliel  de  Giiaries  Villeneuve,  ce  jeuiu'  homme 
qae  vous  aviez  admis  (Inns  votre  maison  en  qu.dué  de  scréiaire  de  M.  de    . 
r'i:ibourot;—  miîis  II  ajouti  (vuri^iiie  biea  import^n'e),  —  et  au(|  lel  vqus  ) 
vous  étiez  engagée  en  réparation  du  mal  qiiu  vous  lui  aviez  fait,  à  donner 
en  m.n;age  m.  demoiselle  votre  tille.      ,, 

Ici  Goii  inoi  s  ai  i'o(.i  :  et  il  deinoora  éviWnt  que  malgré  so?!  aplomb  or- 
dinaire et  Tuv.ontago  de  ta  nicnarante  posiiioLi,  il  éprouvait  quelque, Tiçfii- 
tati  nù  s'e:ip:iini<u-.c6i*f)'.<;temeiit,  •    •    i    i.ii      u    ;  ii     ■■:.:,,r,i 

Quant  à  Mme, de  f.haiMurot,  «lie  était  bien  trop  habili}  pour, L'aider 
''d'une  seule  pitrole  qui  éijt  pi  lui  servir  a  élucider  sa  néi)ukiiie.  pruaée. 
'•    —  Gontinof/,,  moBsieiir;  lit  elleiau  cq  irnire,  en  le  pncawin,  ipwr,  ac- 
croi-lre  son  embarras,  et  aam  parcaqu'ollftavait  une  horrible  iiUi.'*iUoMce 
de  \oir  jour  dans  .son  doute.     >.  r     ,'i    :  !!...i  ■..  :  ■,...,,,,'; 

i  if  !•_- Comtueje  v«Hs  le  disais  tout  à Theure,  ropiit  Cousinot,  ayant  l'air 
i'ftèfiiussfr  GOiiipaîinio  ii4'idéo  qu'il  venait  d'expiimer,  mais  Koiitiauant 
néanmoins  de  l.i  suivre  ssusubc  autre  tbrme  :  u  i  niujin  qui  tious  t>iiv- 
'  invite  de  traitpr,  donnant  do»8aj)t,'V0iiircc:que  nous  devons  cherchci^ 
"i-^Oui,  tit  Hltn(*de  (yjsllottïot,  d'un  air  dciproriitide  iiowie.  .  [.  p.'o.i 
'>ivMLi£M  iHeo!  m'étais 'jetJiUfc,  j<ïi'iue.  suppose > reçu  dans  la  rawsort.iÇlja- 
bonrot;  je  vis  avec  eus^eii>iii!nilift;ij'r.i,occa8!on  de  vfliiîtous  les  j«(«rs 
Mlle  Tliérè.se;  elîen'a paststeiiréju:?*!»  njfislflcraiiquis,.  puitqj>'*)ie «/avait 
pasdédnigné^t's^oundiw  à'jChar.'ea  »Vfii«oauvei   siir  ic(i|«j€l |tjj  duuj^ns 
ravan;a;4e  d'flvoir  »».pènei.o)iili:iîQiJ .^li^sdit  si,'avieie^lM|  t£8fi)*,'dc$À0Jiis, 
la  cou:  aissanc."!  d'iMi  immense'  serBitCttiPt'ndu  à  sa  fnnstUer;.oflifte,rlji  déci- 
derait lïas  à- me  recoimafti'eipoai'Jégatsiria  uiiiv*rstl  et  aiâoifi.T-isuj:  tous 
les  points,  de  celui  (|ue  je-repi'éseutcioiuiiî ..  (.,>,,  bi'i.jj,)  nu/  i/.iils-jl 

L'^wcn  était  fait,  et  ,<ansparler'dL",'ceiqiii'il  levait  «HéBOHWntoblfrennbii- 
mêiite,  il' était  entouré  des  circoustaoces  ics  plus.pïoprfls  à  le  reodr<j,un 
objet  de  terKettr;  IliTestaitiévtilen»,  en  cfi"el,.q«ViCe.n'étiit  qu'après  une 
préméditation  profonde,  sans  se  presser,», apièn^voitr. pris  un  mois,a(>p.ro- 
chant  pour  arran"  >i'  sod  projpt  qua  cet- hoawie.  venait  enlin  le  pro'luire. 
Et  sou-!  quelle  forme  procédait-il?  D'une  allure  .ose-urée  et  cau'eJeiuse, 
parlant  si  l'on  veut 'en  iermesp?u  relevés,  mais,  disant  cepend^jut  avec 
une  certaine  adresse  ju.'.te  les  choses  qu'il  Toulait  dij-e^ayaiil.soin  .lors- 
qu'il montrait  nne'tasigiw  .répugnance. à:  sefaU-e.payei:  soa.sik'iice  en 
argent,  lorsqu'il  prétendait  avoir  pris  la  prem'ère  inspiration,de..sa  pens'e 
dans'Itidé'voluliOiVprs^identiis'ile du,  secret  qui  f.iisaicsoiifefce,  de  garder 
à  sm»  càractèW  tout»  In  riigwiéicornpatible  av(M:;rac(io»,qu;ji.eoinnieilait. 
Minede  Ch*b'ouro!i  quiseioorni&k.'aii.eaenncef>lions.|)i;oifi(>ades  eviêné- 
breiise.s,  'nelé  méprisa: pl'is'â'ce  coup4<'4";na  (|it.p)«s.qjiftie'ét;»ii,ui>,çhé- 
lif  ooileiBi;''fil8  (d'un  ^ÙV  marchaiiA  <l'An!i;'ibnv.)l)eA.«a»f  rma<ii,.etiriiU'il 
n'aurait  pas  la .  fore*  dut:  eeiidre.''irint<  jutsfiiiienxo£lle  crjit  e'apere^iyo'r 
qu'un  adversaire  de  la  plus  dangercu-e  epè!:o.(ua;boiBmoi.<Jé<.iijléàipraii- 
quf'r  l'extorsion  sur  la  plus  ni;,i!Hle_^échelle,  veiiait  l'assailbr  et  qu'il  ne  se- 
rait sous  aucun  rappo't  facile  de  se  (nVsdrfer  avec  lui. 

Il  n'y  avait  guère  à  opérer  que  l'ob^t  cie  pr 'e\istt<nt  d'un  autre  intiriage 
ea  voie  de  fd  faire  ffit  ferffîis>nt  pour  t\^.'i  ici-  éclt  femgeipf)껫««ilaiâ  h  ic- 
lioncer  à  sa  poiv^n 'e.  T)'Jtcfo-s,  cet  atgumertPétÈlnS:Te;piemie«vqu\ere 
IrnuVni^bUs  sa  di  lu,  ■i.iû  led'sirdre  bût  e'ic  fut  jéU'B^pariceite eifrayante 
révélaiioti,  Mme  de  Chabourot  s'en  servit  et  ctllcttUPà  (î«usi»ot  :  .nufi 

'-ii'Vtolis  \'b\è'z,'i\ioiisienr,-quc(eiAari.>gede-ma.<ille  est  déclaré  et  pu- 
l)ii";M.  dé  Fiéfieué'e-it'd'aillen'rsirà  parti  exce'leiU'Oiaji(}0<d(jl'y.tiuj'dit 
de  la  crcaiiié  à  vouloir  qu'eile  renonÇâti  .  ^  '  '  li'i-p  <ii;<"L  ■'.-.l'.tp 

—  El  moi  auSsi,  an  iiloyeii  deli  dotqite  j'appqrretbttçaeijjjidéKvrcrais 
le  jour  du  mariii;;e,  je  ne  suis  pas  .(in  rariiirop  mauviviéi  Jp  ji.uo.r,; 

—  Soit,  reprit  la  hrroiine;  maisqoan  1  une  plafC'e8t)pi*eajil..Ji:iiil3 

—  Promise,  vous  voidei  dire,  inierroinpit  l'aide-major,  et  je  suis  juste- 
ment ici  une  preuve  f^ueles  promesses  ne  se  tiennent  pas  toujours. 

—  Enlin,  monsieur,  dit  la  p.iuvre  mère,  tâch.uit  de  se  conteoii!,  ;ïous 
n'exigerez  pa^  fans  doute  que  nous  rompions  un  piojei  aussi  avancé  (jue 
poJsib'c,  et  Où  e't  intéressé  le  bonheur  d'une  pauvre  enlani  qui  ne  vous 
a  jamais  fa't  de  mal,  et  qui  est  bien  inaoeunte  de  Himprudence  que  j'ai 
pu  commettre  ?'""! ''  '■'''       ■  ■    •  '      ••   '  '    ■■'■    .!...'     .j; 

—  Son  bonheuci^Vest  ce  qnr  ne  in'eîl  pas  prouv^^eilei  e»  jaimttit  un 
aure,  et  il  n'y  a  pas  déjà  si  long-temps  qu'il  est  mort  pour  qu'ollo.  l'ait 
oublié;  reg.>rdez  donc  si  elle  a  l'air  aécouter  ce  monsieur  de  Fienou.-e 
a^ec  tant  de  plaisir!  ,,  i..iî,  j.ijn  -r-  :■ 

La  remarque  était  vraie,  et  Thérèse  he  priitaiU  qu'une^attanJion  ass  z 
raide  aux empressemens de  son  futur,  Mme  de  Chabomot  fui  outrée  >'c 
se  /oir  ainsi  chassée  de  retranchement  en  retranchement,  aussi  ne  fût-elle 
pas  maîtresse  de  ret'nir  une  réponse  peine  d'amertume. 

—  Vous  pensez  apparemment,  dit-elle  à  l'ollicier  de  santé ,  qu'elle  ïous 
écouterait  plus  volontiers  ! 

Coiisimit  était  puissamment  armé ,  il  sentait  sa  force ,  il  ne  s'émut  donc 
pas  de  l'insultante  comparaison  qui  était  impliquée  dans  cette  pLrase  ci  se 
■'  "  -  '"-^-A'  ^-  ■  '  ':-.-   .  .  .  i;9'ç.'ij-;  ■ 


LE  WAGASlîi  LIT TillULRîL 


11 


contrnta  de  riSpomlre  :  Au  moins  ,  je  demande  que  la  question  soit  mise 
au  concours.  ' 

^-Mnis,  monsieur,  il  n'y  a  pas  île  question.  Tnut  est  ri^solii  de  uii 
long  temp^;  ce  mariage  est  s-ur  le  po'nt  de  se  lidrc,  il  ne  dépend  pas 
inôiue  de  nous  à  présent  qu'il  ne  se  fasse  point. 

—  Vous  pouvez  bien  toujours  le  retarder.  Je  ne  vous  demande  pas 
ati're  chose,  que  diable,  ajouta-t-il  en  laissant  é'  happer  ses  laeons  imu 
pères,  qu'il  >'é'ait  donné  jusque-là  le  soin  ilii  couienii' ,  l.i  ci!iiiurre:Ke 
n'fst  pas  défendue.  Laisseï-moi,  comme  je  l'ai  toujours  de.iîaiidé  ,  venir 
prendre  iii  la  pia-e  quocaipait  Charles  Villeneuve,  ccite  pla!:e  nie  sera 
peut-cire  iionne  ;  si  je  parviens  à  obtenir  le  coiisoi.tomcnt  de  Mlle  Thé- 
rèse, eh  bi'Mi,  vous  me  1 1  dunnerej  ;  si  au  conirairn  je  peids  mon  temps 
auiirès  d'elle,  nous  verrons  à  nous  rrrangcr  autiemiii. 

Le  pln>  grand  malheur  que  pouvait  entrevoir  iîuie  de  Cba'ionrot  c'(^tait 
préciféaicni  que,  d'une  façon  ou  d'une  autre,  Thérô-e  fût  eni-aînée  à  ae- 
ceplei- ludieux  époux  i|ui's'oflr;iit  à  elle.  C'était  bien  mnjn>;  le  bonheur 
(le  sa  lille  qui  l'occuiiaitque  la  cruelle  épreuve  ii  laquelle  'a  vanité  au- 
rait été  espnsée;  aussi  ne  se  rendit-elle  pas  à  l'oUrc  de  cette  sorte  de  tran- 
saction. L'iin  de  \i,  pous-ce  à  bout  cl  ayant  honte  de  l'ait  tude  qu'elle 
avait  gardée  jusque-là  dans  cet  enlr -tien ,  elle  se  décitia  à  reprendre 
l'otiensive,  et  dit  à  l'aide-major  avec  vivacité. 

—  Il  ne  faut  pas  croire,  monsieur,  que  vous  obtiendrez  tout  de  nous 
en  nous  posant  le  pisiolet  sur  la  gorge;  il  y  a  à  coi'pter  a  is  i  avec  votre 
position,  qui  ne  laisse  pas  d'avoir  ses  embarras;  vous  ne  voulez  pas  nous 
perdre  en  pure  perle,  car  ce  n'est  poim  là  votre  i  ilérèt  :  quand  vous 
lious  aurez  dénoncés  au  procureur  du  roi,  il' ne  vous  fera  pas  une  pen- 
sion ,  lui ,  et  c'est  un  assez  sol  plaisir  que  celai  qne  vou?  vous  donneriez 
de  nous  faire  beaucoup  de  mal  sans  en  tirer  aucun  b'tiiélioe.  D'ailleurs  , 
voos  nous  parlez  de  papiers  qni  sont  en  votre  iosstssion,  et  qu'  \ous 
n'avez  pas  peut-être  ;  dans  tous  les  ras,  les  faits  ne  se  sont  point  passés 
ainsi  que  les  a  présentés  Leduc,  et  nous  nous  dé l'eiKlrons,  ajouta-t-elle  en 
'se  levant  comme  pour  rompre  l'entreii;'».      :'.it  i-  'ii      .  ,,  . 

''■'  -^  Les  papiers,  je  les  ai,  répiudit  CuusinotquiWantîf^H  siège  ,  et  vous 
les  ferai  voir  quand  vous  voudnz;  les  faits  se  son  p  ssés  connie  je  les 
sais  et  une  lettre  ds  vous  le  prouve;  quant  à  n>on  silence,  basé  sur  mon 
îriti'rêt,  ne  vous  y  flez  pas,  je  suis  eiiti'té,  je  vo^is  en  ;iiévions,  et  je 
n'aime  pas  qu'on  prenne  avec  moi  des  airs  méprUan-.  J'ai  Is-t  unft 
■grande  sottise,  ajouia-t-il,  se  parlant  hi  entant  ii  lui  même  qa'à  la  baron- 
ïie,  de  ne  pasdonner  ma  démission  pour  pouvoir  suivre  ciiie  alfa  re  sans 
être  dérangé;  mais  quinze  jours  sont  bientôt  pissés  et  je  vous  engage,  si 
vous  aviez  h  prendi'e  avant  ce  temps  une  déiermiiiatio.i,  à  envoyer  M.  de 
Chabourot  en  causer  avec  moi. 

Au  )  laiîir,  madame,  lit-il  en  même  temps,  se  mettant  en  devoir  de  quit- 
ter le  salon.  . 
'  '  Arriva  à  la  porte,  il  fit  exactement  la  même  maiiœuvre.qu'nn  amant  qui 
'Sbn  fiitieux  de  chez  une  malresse- aiorée,  il  se  ru'oitrna  et  paridssnnt 
rroire  qu'on  le  rappelait ,  s'aircia  un  moment  ;  mais  Mme  lîc  Chabou- 
rot  rie  le  niivait  m.nne  pas  des  yeux,  et  clic  réiiondit  à  M.  de  Freiicnse 
■qui  aussiiOt qu'elle  l'avait  vu  libre  lui  avait  adressé  la  parole;  le  leiTibIc 
préendaiil  omiit  donc  la  pofle  et  ki  fcirina  sur.  loiiuat  peu  itius  rjufjfta^ent 
"peut-être  que  de  raisci.  i-  jo-»  ■' ■iiy'."^jiub  ?;;i'( .  ;  ■'-  ■t;-;,-'o''();'  m.'.r' 

CUAl'ITRE  XlX. 

.Ce  monsieur,  avait  dit  M.  de  Preneuse,  en  voyant  la  sortie  animée  de 
Cousinot,  ne  me  pm  ait  pas  très  charmé  du  succès  de  sa  conférence, 

•  —  C'est  qu'en  cfTet ,  avait  répondu  Mme  de  Ghabjurot,  ijous  ne  nous 
sommes  pas  tiop  entendu'.  ;  - 

-iifi  1 —  Eh  bien  !  dit  alors  Mine  de  Janvry,  tout  en  continuant  déjouer,  il  a 
ji<,ie  temps  de  passer  sa  mauvaise  liutnei.r  cl  de  se  remettre  pendant  les 

•quinze  jours  qu'il  va  girder  sa  chand>re. 

■*'■■■—  Gomment  I  les  quinze  jours  qu'il  va  garder  sa  chambre,  demanda  ??) 
baronne  qui  déjà  avait  remarqué  la  mention  de  quelque  chose  d'appro- 
chant dans  les  dernières  paro  es  (|ue  li.i  audt  jriées  l'nlli  ier  de  santé. 
i-  —  Oui,  il  nous  contait  tout  h  l'heure,  dit  Mme  de  Janvry,  que  son  co- 
lonel l'avait  mis  tantôt  aux  arrêts  pour  uje  quinzaine.  C'est  i;u'il  ue  plai- 
sante pas,  le  colonel  Brisqnet! 

—  Le  sot!  p?n>a  Mme  de  Chabourot,  il  a  conté  cela.  C'est  un  coup  de 
proviileiicc  que  celte  confidence  qu'on  pourrait  croire  d'iMi  ,«i  médiocre 
intéiét.  Monsieur  de  Chabourot ,  dit-i'lle  ensuite,  vou<  qui  savez  vore 
code  comaie  uti  avo 'at,  comliien  de  temps  faut  il  pour  la  publicaiiou  îles 
bans  d'Uu  mariage.  Cet  iiomtne  ,  qui  sort  d'ici ,  me  souicuail  qu'il  fallait 
trois  semaine'-'. 

—  Du  tout,  il  faut  huit  jours,  repartit  le  baron,  la  publi<  aliou  doit  être 
faite  deux  dimanches  de  i-uite. 

—  Et  aussi;ôt  anrés  on  p.'ui  se  marier? 

•   —  Non  pas  vraiment,  dit  M.  de  Clialoourot ,  il  faut  encore  deu.x  jours 
de  délai,  non  com.;  lis  celui  de  la  dor.  ière  publicition. 

—  Mais  savez-vous,  se  prit  à  dire  Mme  de  Janvry,  que  cette  législation 
est  une  horreur;  il  n'y  a  plus  de  pii-^e  possible  avec  ces  entraves  mises 
il  la  liberté  des  mariages.  C''S  délieieuses  unions  se;rèies  sur  lesquelles 
«ni  tant  vécu  les  romans  et  les  drames,  il  faut  maintenant  les  ravcr  de  nos 
tablettes;  les  bonnes  scènes  diî  comédie  où  l'on  i.iit  ^k'^,»^  r  .sans  qu'il  .s'en 
doute,  à  uu  piie  oui»  uu  tuteur,  un  bon  contrat  qui  les  engage  a  donner 


leur  liHe  on  pupille,  quoiqu'ils  en  aient,  «  Fa/ère;  tout  cela  est  impioya- 
iile;-!(  fi!  pss-é  Ce  mteur.s  ;  Lu^si.  est-ce  que  l'on^rit  ai'jourd'i  ui? 

—  11  est  vrai,  ditalois  ÎJ.  (  e  F.  eneuse,  que  nous  avons  aujourd'hui  une 
scciélé  bien  en  ordre,  et  qui  ressemble  un  peu  aux  grandes  allées  droites 
de  nos  anciens  jardins  français;  mais  le  draine,  quoiqu'il  ait  perdu  bien 
de  fci  comuioîlités,  n'en  est  pas  pour  cela  plus  malade;  étant  plus  sur- 
veillé par  la  loi,  il  s'est  fait  pi  ts  sournois  et  plus  souterrain  ;  au  lieu  de 
courir  a  ia  siii  f:  ce.  il  chemine  silencieusement  dans  la  région  p'u;  intime 
de  la  vie.  Je  suis  sûr,  si  on  allait  au  fond  (\ai  secrets  de  bien  des  familles, 
qi'on  l'y  trouverait  S!  len'.ilenient  installé.  i        ' 

Celle  allusion  si  cruelle,  involoniaiiement  faite  à  sa  situ^tioù  person- 
nelle, ne  fut  qu'une  raison  de  plus  pour  Mme  de  Chabourot  de  se  dérider 
à  tout  eiitrei'ren'ire  en  viie  de  procurer  l'établssenient  de  sa  fdle  a^ant 
qu'une  dangereuse  lumière  ne  vînt  briller  au  m  lieu  des  ténèlires  d'un  la- 
meiitalile  pa-sé.  Aussi,  le  pi  luet  de  Mme  de  Janvry  terminé,  et  l'un  té 
éti:nl  renriue  à  Ja  réenion  nue  nous  avons"  vue  tout  à  l'heunî  frartionnéc 
aveci'.ne  régularité  si  sinjunére,  Maie  ee  Chabou.o:  prit  la  parole,  ci, 
œarrliant  près  ,«(;  brutidenient  à  son  but  : 

—  Thérèse,  du  elle  à  sa  fille,  peut-on  vous  montrer  quelque  cnriosiié 
de  l'état  de  voire  arae? 

A  celle  iiiteirogation  si  alirupte  et  tellement  faite  à  bout  portant,  «ne 
vive  rougeur  rolora  le  visage  de  Mie  de  Cbabourut,  et  M.  de  Preneuse, 
quoique  jusqu'à  un  certain  point  la  question  lût  dais  ses  intérêts,  eut 
mal  à  ce  jiauvre  coeur  si  étrangement  interpellé.  Il  n'en  fat  pas  de  même 
de  Mme  de  Janvry  j  ti'ouvautle  coup  bien  porté,  elle  dit,  comme  l'Intimé 
ûvs- lUaUleurs  :  -i-.,;--ir^-,    ;•!'!«-»  j^Ji     . 

Parbleu  I  je  vais  me  mettre  aussi  de  la  partie. 

—  Oui,  lui  dit-elle  :  là,  Thérèse,  où  en  sommes-nous  de  !a  fin?  quand 
vcu'ez-vous  ,'ortirdu  lemps  pour  entrer  dans  l'éternité  ? 

—  Voire  métaphore,  empruntée  à  la  langue  des  prédicateurs,  n'est  pas 
très  heureuse,  ma  tante,  s'empressa  de  répondre  pour  la  jeune  fiHe  M. 
de  Preneuse,  car  c'e^t  là  parler  d'une  résolution  qui  déjà  peut  être  effraie 
maieii'o  selle,  par  le  côté  qui  don;  e  le  plus  à  penser. 

—  Il  e-t  sûr,  (iit  alors  M.  de  Chabourot,  saîuel  sa  posi'ion  de  ménage 
médioerenient  heareiise  devait  naturel  etn  Mit  inspirer  cette  rélle.xio'),  que 
le  mai  iage  e.st  un  traité  auquel  oa  doit  bien  regarder  av?ntde  le  conclure, 
car  on  n'a  pas,  comme  pdiir  tes  conveniions  diplomatiques,  la  faci- 
liié  de  le  roiiipre  quand  il  vou>  gi^nepar  trop.  ■-*'>.  ii:i    .-tp 

—  Voulez-vous  conseiller  à  Thérèse  de  rester  C  le  et  de  ne' pas  épboser 
raonsicu!-  '^  demanda  avec  bumeui'  Mme  de  Cb'-lYOlr o\  faisant  a:n<i  payer 
cher  à  soi  mari  sa  so't-;  remarque ,  en  trariiiis-a-.t  en  une  impolitesse  à 
l'adre-se  de  51.  de  Fi  eneuse  fa  générrliié  qu'il  a^ait  dilP.  ■    ■ -tt 

—  J'ai  si  \)iu  ia  ridicule  idée  que  vous  tnoprt  tezià,  répondit  le  ^a^On, 
que  je  nie  joins  à  vouj  pour  demander  à  ThérPsc  quand  est-ce  qte  nous 
en  finissbus'?  ,'  '  ,        '      '  '  '         ^ 

La  ;  auyre  jcnninl,  comme  b;)  voit,  faisait  les  ftii's  do  mauvais  pas  où 
.s'était  i'.iis soii  pèie  ,  et  pour  nou"; .servir  d'utië  corà.araison  qui  n'aurait 
certes  p.is  d.p  u  à  cclui-ei ,  elle  était  traitée  comme  ces  petils  souterains 
qui,  placés  entre  lî  camp  de  deux  p;itenials  ,  voient  ordioairemeut  se 
cimriure  l'arrangement  à  leuis  dépens. 

Ainsi,  pre.ssée  de  toute  t)ait,  Mllede  Chabnurot  ne  vit  de  rceeure  que 
dans  la  géïK'ro.-iiéde  il.  deFrenouscct  dit,  d*uiia-T  à  lafoistlerecoiinais- 
saiii'e  pour  lui  et  de  rc;  rorlie  pour  Ses  persi'Citenrs  :  l.a  seule  personne 
qui  ait  intérêt  à  ne  point  admettre  ût  délais'est  justement  celie  qui  mOB- 
lie  I-'  plus  de  patience. 

—  .M.  de  Frencu-e  ,  dit  Mme  de  Chabi  u-oi,  fait  son  rOIe  d'homme 
désireux  de  vous  plaite  en  se  ré-iguant  à  onircr  dans  vos  peti's  caprices 
au  point  n:ém.!  de  s"y  sat  rilie!-;  mais  pour  nous,  spectateurs  d<^sii»h»ressés, 
connue  v.itis  le  leiiiarquiz  fort  bien,  di;  ce  sar^ifice,  c'est  jeseiiM'Bl  un 
motif  de  plus  de  lo  p  en  're  en  compassion  et  de  faire  nos  effjris  pour 
qu'il  ne  soit  pas  jioiié  au-d"  li  de  ceriaities  lii^iifo.»!. 

—  S '.lis  dont.'.  sa-'S  doute,  fit  g.aîuii'iit  MiiiP  tle  Janvry,  il  faut  mettre 
celte  mécbanic  petite  lille  à  la  raison,  et  1  en!p,;cher  do  lyranoiser  les 
tons.  -.    •    .  ;' 

—  Ma  tante  !  fit  M.  dé  Preneuse,  kjnî  tt-ntivait  quVm  le  servait  trop. 

—  A  toute  (  spère  d'exig' nce,  i  éprit  Mme  de  «hibourot,  il  faut  «ne 
raison,  et,  sol  dit  en  passant,  ajouaielle  rimr.ie  p.ir  reilexion,  il  v^t 
peut  être  géiiéicu\i  d'appt-îer  eyglf  nce  la  biiii  Tiainreile  iusistaace  q^w 
nous  metiens  à  ce  qu'une  chose  qui  c;t  fa'ti'  se  r;.s<e. 

—  Kxigeaiis.  rcpi  i  .M^iie  de  Janvry,  noas  ne  le  fommcs  pas  ;  nous  «cal- 
mes curietix  d'en  dinoùment.  Voilà  tiiut.         ' 

—  Je  disais  t'onr,  mainienaiit  mon  mol.  reprit  la  baronne.  qnV»  toute 
cxig.-n:e  il  falia.Uine  raison  rai-io.inaMe;  or.  ma  raison  de  rti'sin'r q ae 
ce  mai  iago  décidé  ne  se  traine  p.is  plus  l.f  çr-temp*,  c'est  la  roiner>a;ioj 
que  j'ai  (ue  tout  ;i  l'heure  avec  la  pri-sonne  (pii  quitte  le  salv>o. 

—  Comn  nt  cela?  lit  M.  <le  Chabourot  inquiet  et  étonné. 

—  Comme  il  eslparraiteiuent  vrai  de  dire  qu'il  n'est  tel  que  iT^toir 
sa  fille  pourvue  pour  tionvor  di'S  m.irieurs;  ce  monsieur  voulait  absolu- 
ment me  donner  uu  mari  pour  1  liéièse. 

—  Uni,  cette  espèce?  lit  M:no  de  J.ievry  tout'  courrOBcée, 

—  Oui,  reprit  labironn',  ilhtî-tpeuNétri^paspos-^-fomp'i'tement  bien 
pour  une  négoriation  paiei'ile;  ce,io  .dant,  à  rnisun  de  certaints  circons- 
tances, il  pouvait  mieux  qu'un  autre  me  prcsji'mir  à  ce  sujet. 


ii 


LE  MAGASIN  LlTTKRAffiE. 


—  £nGii,  dit  M.  de  Cbabouroi,  que  lu  tournure  de  la  narration  de  sa 
femme  iniriguait  au  p'us  haut  degré. 

—  Eh  bien  !  iiaturellemeiit  je  lui  ai  dit  qu'il  venait  trop  tard  ;  mais  j'aa- 
rais  été  dispensée  d'avoir  à  faire  ce  refus,  qu'il  m'éiait  désobligeant  d'a- 
dresser à  la  personne  qui  l'envoyait,  si  nous  nous  fussions  trouvés  dans  le 
vrai  de  notre  situation,  et  que  le  mariage  de  ma  (ille  eût  été  dès  à  préfent 
une  cbo$e  assez  faite  pour  que  l'opinion  publique  l'eût  appris  it  ce  tardif 
prétendaut. 

Nos  lecteurs,  qui  savent  que  Mme  de  Cbabourot  mentait,  et,  par  pa- 
renthèse, il  faut  remarquer  la  méthode  de  mentir,  qui  est  à  l'usige  d'un 
assez  grajid  nombre  de  gens,  lesquels,  autant  qu'il  est  en  eux,  constituent 
toujours  leurs  mensonges  d'un  fond  de  vérité;  nos  lecteurs,  disons-nous, 
ne  seront  peut-être  pas  très  convaincus  de  l'excellence  du  moiif  que  met- 
tait ici  en  avant  la  baronne  pour  précipiter  le  mariage  de  sa  lil'e  avec  M. 
de  Freneuse.  11  en  fut  autrement  de  Mme  de  Janvry,  qui  s'en  déclara 
fra  ppée  pUis  qu'elle  ne  saurail  dire,  et  qui  ajouta  qu'elle  voyait  à  un  plus 
long  délai  un  7mttion  d'autres  inconvéniens. 

En  y  regardant  de  près,  ïbérèse  n'avait  à  sa  résistance  qu'un  vague  in- 
térêt de  tiddiié  pour  un  souvenir  ;  elle  dut  donc  te  décider  à  faire  en  ce 
moment  ce  que  deux  jours  avant  elle  avait  fait  lorsqu'elle  avait  accepté  la 
recherche  de  M.  de  Freneuse.  Cessant  du  lutter  contre  tant  de  vo  ontés 
qui  la  circonvenaient,  elle  donna  son conseutemeot  à  uue  con-lusion 
aussi  prochaine  qu'on  la  jugerait  convenable  et  mit  même  à  sa  rebignation 
assez  de  bonne  grâce  pour  que  M.  de  Freneuse  fût  dispensé  d'en  décli- 
ner le  béuéiice;  il  dtmeura  alors  convenu  entre  celui-ci  et  M.  de  Cba- 
bourot, que  chacun  de  leur  cOié  ils  travailleraient  dans  le  sens  d'un  dé- 
Doùmeot  immé  iai  et  se  mettraient  en  mesure  d'accomplir  toutes  les  for- 
malités nécessaires  à  la  célébration  du  mariage  dans  le  plus  bref  4élsi«^i: 


-iuu 


CHAPITRE  XX. 


Après  le  départ  de  Mme  de  Janvry  et  de  son  neveui  Thérèse  s  étant  re 
tirée  dans  sa  chambre,  M.  de  Chabouroi,  resté  seul  avec  sa  femme,  s'em- 
pressa de  lui  demander  ce  que  signitiait  cette  demande,  dont  Cousinot 
8'était  lait  l'organe.  La  baionne  raconta  aor.i  les  préieniions  de  l'aide- 
major,  dont  son  mari  ne  se  montra  pas  indigtié  au  point  qu'elle  aurait 
supposé.  Enefii't.  quel  jue  t'Iste  que  fût  cette  péripétie,  elld  venait  à  l'ap- 
pui de  toute  la  prévoyance  qu'il  a^ait  toujours  montrée  touchant  les  ré- 
sultats possibles  de  cette  triste  affaire,  et  l'espèce  de  satisfa<  tlon  d'amour- 
propre  que  Ton  éprouve  toujours  à  flaire  preiiye,jl'une  fine  prévision  et 
d'un  bon  jugement,  lui  iilafor^it'iln' p^li  ^a  yidjfcnce  du  coup  qui  lui  était 
porté.  '"^"  ''    .''      '  '';       '".  ',  ':' 

Revenant,  suivant  son  attraction  ordinaire,  à  ressasser  le  passé  :  — 
Voilà,  dit-il,  vous  n'avez  pas  voulu  tenir  votre  enj^agement,  vous  avez 
refusé  pour  gendre  on  jeune  homme  bien  élevé,  qui  était  presque  de  no- 
tre sang,  que  Thérèse  acceptait  iivec  bonheur,  et  qui,  entrant  dans  notre 
famille,  fermait  un  abîme  toujours  ouvert  à  nos  côtés  ;  maintenant,  à  sa 
place,  c'est  un  soudard,  un  grossier  et  brutal  personnage  qui  vient  nous 
faire  violence,  auquel  nous  serons  peut-être  obliges  de  sacrifier  noire 
pauvre  enfant;  car  plus  va  cette  affreuse  intrigue,  plus  elle  se  com- 
plique. ,„    ;":,_ 

Mme  de  Cbabourot  interrompit  ses  doléatiriçs  çd  lui  reprochant  d'avoir 
seulement  une  lointaine  pensée  que  les  prétentions  de  l'aioe-major  pus- 
sent être  admises.  Notre  étoile,  ajouta-t-elle,  qui  ne  nous  a,  certes,  poiut 
abandonnés,  a  permis  qti'un  répit  de  quelques  jours  dût  nous  être  accor- 
dé par  ce  misérable.  Vous  avez  pu  voir  que  mon  intention  est  d'en  profi- 
ler ;  la  première  fo's  que  nous  le  reverrons  il  trouvera  un  obstacle  invin- 
cible placé  en  travers  de  ses  inconcevables  idées;  alors  il  faudra  bien 
qu'il  se  restreigne  à  traiter  avec  nous  sur  un  pied  supportable. 

—  Et  s'il  ne  voulait  pas  se  restreindre,  fit^M.  de  Cbabourot  ;  si,  dans  sa 
colère  de  voir  ses  projets  déjoués,  il  allait  user  des  titres  qu'il  a  entre  les 
mains? 

—  «  Eh  bien  !  dit  la  baronne,  alors  comme  alors,  et  noire  fdle  sera 
"Sauvée.  Croyez-vous  donc  d'ailleurs  que  besogneux  comme  il  est ,  it 
»  veuille  faire  tourner  à  la  simple  satisfaction  de  nous  commettre  avec  la 
«justice,  la  bonne  et  solide  occasion  qu'il  a  entre  les  mains?  Il  menacera 

•  sans  doute  et  fera  beaucoup  de  bruit  ;  mais,  en  fin  de  cause,  se  résignera  à 
»  tirer  de  nous  quelque  beau  lopin  sur  le  chiffre  duquel  il  y  aura  encore  à 
«discuter.  Mais  il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre,  ajouta  la  confiante  dame,  il 
«faut  que  dans  deux  jours  les  publications  commencent,  et  qu'aussitôt 
«les  délais  indispensables  écoulés,  le  mariage  soit  célébré;  Mme  de 

•  Janvry  nous  seconde  d'ailleurs  à  merveille  dans  le  besoin  de  célérité  qui 
*se  fait  ici  sentir,  et  nous  n'avons  pas  à  craindre  d'elle  ce  que  nous  pour- 
«  rions  redouter  de  tout  autre  ,  à  savoir  que  la  rapidité  de  notre  marche 
«vers  le  dénoùment  lui  donne  non  plus  qu'à  M.  de  Freneuse,  qui  heureu- 

•  sement  est  très  amoureux,  quelque  fâcheux  soupçon.  Je  ne  vois  à  mon 

•  plan,  qui  est  assez  effronté,  comme  dit  la  comtesse  Almaviva  ,  qu'une 
»sei;le  et  unique  difficulté,  c'est  que  tout  encagé  que  sera  notre  tigre,  il 
»ne  soit  avisé  de  nos  projets;  dans  celte  donnée,  assurément  il  passerait 
»par  dessus  les  inconvéniens  d'une  rupture  de  sou  ban  pour  venir  nous 
«disputer  sa  proie  ;  mais  il  y  a  une  manière  de  prévenir  cet  embarras,  il 
»  faut  avoir  l'air  de  négocier  avec  lui  et  ne  pas  rejeter  d'une  façon  abso- 
■  lue  ses  propositions  ;  vous  irez  te  voir;  tout  en  paraissant  ne  pas  vouloir 
•céder,  vous  lui  laisserez  néanmoins  entrevoir  la  possibilité  de  notre  tar* 


»dive  résignation.  Nous  aurons  soin  d'ailleurs,  quoique  j'en  aie  dit  toutli 
«l'heure  de  la  nécessité  de  faire  éclat  du  mariage  arrêté  avec  M.  de  Fre- 
«nciise,  qu'il  en  soit  fait  le  plus  petit  bruit  possible  ,  et  dans  tous  les  câ$ 
«ce  bruit  se  ferait  dans  un  monde  dont  le  retentissement  ne  va  pas  jusqu'à 
«lui. Oh  !  niousiear  notre  gendre,  finit  par  dire  en  s'animant  sous  sa  propre 
«patole  l'espèce  de  Frouiin  femelle  qui  organisait  si  habilement  sa  dé- 
«fense,  nous  vous  ferons  voir  si  nous  sommes  gens  de  .'i  peu  de  ré^is- 
»  tance  et  si  on  nous  prend  d'assaut  avec  un  rouleau  de  papier!  i>  ,,j 

M.  de  Cbabourot  était  loin  sans  doute  de  partager  cet  enthousiasme, 
néanmoins  il  ne  put  nier  que  ce  plan  n'eût  des  chances  de  succès;  Û 
était  également  assez  disposé  à  croire  que  le  mariage  manqué  ,  leur  ter? 
rible  adversaire  se  tournerait  vers  une  consolation  plus  utile  à  lui-même 
que  celle  d'une  dénonciati  'n  ;  il  protnit  donc  à  sa  femme  de  l'aider,  taiit 
par  son  activité  à  avancer  le  moment  de  conclure  avec  M.  de  Freneus^, 
que  par  sa  prestesse  à  faire  prendre  le  change  à  l'aide-major,  et  5  i'aitia- 
ser  par  d'habiles  délais.  Dans  le  fait ,  ce  dernier  soin  rentrait  tout  à  l'ait 
dans  ses  goûts  et  dans  ses  études.  C'était,  ou  nous  ne  nous  y  connaissons 
pas,  deladiplomatieiui  -sufu'ji  m  <  'i.on  -i.-ui .;.  ■■.  .,-•  ■'*'•;-"';;'■■; 
*^  t'  aniM  .s'i'iofâl;  JD  Dk'ieniZ  opsaïc  ,«i6ni  ;9è»m£ 

On  petit  voir,  par  Ta  grande  besogne  quel'bn  s'occapaTt  (le  taîlfler  à  no- 
tre ollicier  de  santé,  le  danger,  pour  un  homme  qui  poursuit  un  projet  de 
quelque  importance,  de  ne  point  tenir  sa  langue  et  de  jeter  imprudem- 
luent  ses  paroles.  Pour  avoir  légèrement  conté  qu'il  avait  pris  querella 
avec  son  colonel  et  qu'une  suspension  de  sa  liberté  individuelle  s'en  était 
suivie ,  voilà  ce  prétendant  exposé  à  être  éconduit  de  la  plus  piètre  ma- 
nière ,  et  à  voir  un  plan  dressé  avec  une  apparence  de  profondeur  fo^t 
subtilement  déjoué.  A  ce  compte,  Cousinot  n'était  donc  pas  ce  rude  joij-i 
teur  qu'on  a  pu  s'imaginer  ért  voyant  l'opinion  qu'avait  d'abord  prise  de 
lui  une  connaisseuse,  Mme  de  Cbabourot?  —  Quelques  explications  pour 
répondre  à  ce  doute. 

Comme  presque  tous  les  hommes;  car  ce  n'est  que  dans  les  intlodra- 
mes  que  se  rencontrent  ces  personnages  tout  d'une  pièce,  suant  pur  tous 
les  pores  lé  criuie  à  larges  gouttes  ,  et  ne  s'arrétani  jamais  qu'ils  n'a  ent 
atteint  les  dernières  limites  de  la  scélératesse  ,  Cousii'Ot ,  dans  son  eire 
moral ,  avait  beaucoup  dé  relatif.  Constitué  d'un  fond  passablemi'nt  vi- 
cieux,  son  caractère,  qu'on  nous  pa^se  cette  ejpression ,  se  pana(  hait  lif,,„ 
quelques  bonnis  tendances.  Par  exemple ,  la  sublimité  de  sa délicuicsijt,,, 
n'allait  pas  jusqu'à  comprendre  que  ce  rôle  de  s'introduire  dans  une  fa-' 
mille ,  armé  d'un  secret,  et  d'y  faire  violemment  la  loi ,  n'é  ait  pas  le  fait 
d'un  honnête  homme  qui  ne  veut  par  aucun  côté  s'assimiler  aux  ravis- 
seurs même  les  plus  véniels  du  bien  d'autrui  ;  mais  sa  répugnance  à  voir 
sa  discrétion  escomptée  en  argent  était  rependant  réelle  et  positive,  elle 
résultait  en  sa  persoiine  d'un  certain  sentiment  d'honneur  militaire,  d'une 
sorte  de  probité  à  lui,  qui  était  assez  dans  l'usage  de  couper  le  mal  efl 
deux,  et  de  n'en  prendre  que  la  moitié.  C'est  ainsi  encore;  qu'il  parlai^, 
sérieusement  lorsqu'il  annonçait  vouloir  être  mis  en  position  de  faire  sa  ' 
f  our  à  Mlle  de  Cbabourot,  et  obtenir  son  assentiment  avant  de  dérober  sa 
main.  Sa  vie  du  reste  tout  entièfe,  depuis  que  nous  avons  fait  connaissan- 
ce avec  lui,  s'est  montrée  constammeut  empreinte  de  cet  esprit  de  trans- 
action dans  l'oubli  du  bien. 

Avec  Mme  Bouvard  il  se  serait  certes  refusé  à  un  de  ces  ig^nobles  com- 
merces où  la  prostitution  change  de  sexe  ;  ma's  Une  se  faisait  point  faute, 
sous  forme  d'emprunt  à  terme  illimité,  de  s'aider  des  ressources  de  la 
complaisante  dame.  Le  dépôt  de  Leduc  pratiqué  entré  ses  mains,  il  s  é- 
tait  d'abord  occupé  religieusement  d'exécuter  le  ûi'andat  qu'il  avait  accep- 
té ;  mats  la  mort  s'élant  entremise  dans  l'affaire,  et  ayant  empêché  qu'il 
pût  l'accomplir,  il  n'avait  vu  aucun  inconvénient  à  violer  un  secret  qui  n'é^^jj 
tait  point  à  son  adresse  et  à  faire  de  cette  découverte  un  usage  coupable^'' 
auquel  il  se  figurait  apporter  une  sorte  de  modération  et  de  tempérament. 
En  un  mot,  pour  résumer  ce  caractère  qui  est  infiniment  plus  commun 
qu'on  ne  se  l'imagine,  étant  vrai  qu'il  y  a  une  grande  et  une  j^etite  mora^  " 
le,  puisqu'on  a  dit  que  la  petite  tuait  la  grande,  Cousinot  pratiquait  celte  >, 
du  petit  format,  celle  qni  tient  facilement  dans  la  pvche  et  qu'on  y  fait,t„ 
rentrer  le  cas  échéao  t.  ,''j'. 

Ainsi  posé,  sans  méchanceté  déterminée  et  absolue,  homme  plutôt  à.'aç-'^^ 
casion  dans  la  pratique  du  mal  que  d'une  conception  froide  et  primesau-,  . 
tière,  tout  habile  et  dangereux  qu'il  fût,  il  n'atteignait  certes  pas  à  la  bau-  '' 
teur  ie  sa  noble  adversaire,  et  malgré  tous  les  avantages  que  le  hasard 
lui  avait  donnés  sur  Mme  de  Cbabourot,  il  avait  besoin  de  bien  se  tenir  s'il 
ne  voulait  se  voir  honteusement  éconduit.  " 

Une  fois  confiné  dans  sa  chambre  où  il  avait  tout  le  loisir  de  réfiéchifn 
il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  de  la  faute  qu'il  avait  faite  en  donnant  X  , 
connaître  que  tous  ses  mouvemens  et  démarches  allaient  être  paralyses 
quinze  jours  durant.  Ne  sachant  pas  au  juste  où  en  étaient  les  choses 
avec  M.  de  Freneuse,  il  eut  assez  l'instinct  de  re  qui  se  tramait  contre 
lui  et  ne  se  dissimula  point  que  pendant  le  temps  de  sa  retraite  forcée 
on  pourrait  lort  bien  se  hâter  de  terminer  à  rencontre  de  Ses  préten-   , 

«ions.  ;,";'^ 

Ce  n'est  pas  cependant  qu'il  ne  trouvât  quelques  raisons  de  se  rassii-j^^, 
rer  dans  la  considération  de  la  terreur  salutaire  ;  que  semblait  devoir  ex- 
citer le  sentiment  du  secret  menaçant  dont  il,  était  détenteur,  mais  toul  ' 
bien  calculé,  il  ne  fallait  pas  s'y  liet-  ;  Mme  de  CUabsurot  avait  paru  prêle 


LE  MAGASIN  LITTÈRAIHE.'   aa 


iS 


ji  faire  une  plus  Oère  résistance  que  sa  mauvaise  position  ne  semblait  le 
tompartcr  ;  elle  avait  d'ailleurs  émis  siiirexisience  des  litres  compro- 
mettans  qu'il  avait  annoncé  avoir  dans  les  mains,  un  doute  assez  cavalier, 
qui  amène' ail  cette  femme,  dont  Leduc  avait  précéilemment  expérimenté 
rentétemcnt  et  l'allure  délibérée,  à  ne  pas  faire  sullisamment  état  de  ces 
armes  respcciab!cs.  Bref,  pour  un  bumu\e  qui  ne  voulait  pas  cire  pris  au 
dépourvu,  il  y  availé\idcmnient  quelques  précautions  à  prendre;  dans  ces 
circonstances,,  deux  mesures  de  quelque  iraporlancc  furent  résolues  par 
l'aille  major  crt  vue  de  parer  aux  périls  de  la  .situation. 

Depuis  le  moment  où  il  avait  romn^cncé  à  s'o.  cupcr  rie  sa  grave  entre- 
prise, Cousinot  avait  fort  négligé  Mme  Bouvard  ;  il  lui  était  en  ellét  fa- 
cile de  comprendre  que  celte  liaisou  dont  il  se  trouverait  bienlôt  en  po- 
sition de  dédaigner  le  côté  utile,  pourrait  créer  d'assez  cmliarrassans 
obàtacles  à  ses  projets,  il  avait  donc  pensé  à  s'y  prendre  de  longue  main 
pour  en  amener  h  terme,  et,  afin  d'éviter  l'éclat  d'une  rupture  qui,  vu  le 
caractère  profondément  pa;sion"é  de  la  digne  bôies-c,  ne  pouvait  man- 
quer d'être  animée  et  bruyante,  il  avait  doucement  es.'.ayé  de  laisser  mou- 
rir d'inanition  un  sentiment  dont  il  lui  semblaii  que  l'heure  faiale  était 
arrivée;  mais,  amane  sensible  et  dévouée,  Mme  Bouvard  n'avait  pas 
plus  tôt  connu  la  rigueur  de  la  réclusion  à  laquelle  soi)  tiède  soupirant 
éiait  condamné,  qu'elle  était  venue  lui  olfrir  généreusement  les  consola- 
tions de  satendrc-se  et  de  sa  présence,  ne  se  souciant  pas  d'ailleurs  des 
atteintes  que  le  fait  même  de  ses  visites,  sans  parler  de  leur  longue  duiée 
et  de  leur  fréquence,  pouvait  donner  à  sa  réputation. 

!1  est  plus  que  probable  que  le  volage  aide-major  eût  fort  mal  accueilli 
ce  sacrilitc,  car  rien  n'est  plus  mal  venu  que  les  enipi  essemeiis  delà 
fertimc  qui  a  fait  son  temps ,  s'il  n'eiil  enirevu  dans  l'ardenie  amie  qui 
l'obsédait  de  ses  soins  un  très  utile  auxiliaire  pour  les  mesures  de  pré- 
caution auxquelles  la  prudence  lu''  conseillait  d'avoir  recours.  Prenant 
donc  la  rbëre  dame  par  son  laiblc,  il  n'bésita  pas  à  lui  avouer,  sans  lui 
f^rre  savoir  d'ailleurs  le  fond  de  cetie  mysiérit  use  conlidence ,  qu'il  se 
crevait  vis-à-vis  ries  Chabourot  sur  la  voie  de  certaines  dècouvenes  iin- 
porlaiiies  dont  il  pourrait  peut-èire  bientôt  lui  dire  la  nature  expresse  el 
le  détail ,  et  en  même  temps  il  ajouia  que  pour  le  succès  de  ses  investi- 
gâtions,  il  avait  un  assez  graiid  imérêt  àiguorer  le  moins  possible  ce  qui 
se  pa'isait  quoiidiennement  dans  la  maison  des  g'>ns  ju'il  avait  ainsi  à  l'in- 
dex. Cette  nu:igeuse  ouverture  eût  peut-être  suûi  pour  animer  le  zèle  de 
Mme  Bouvard,  qui  éia  t  loin  d'en  avoir  fini  avec  ses  anciens  soupçons,  h 
accepter  auprès  des  équivoques  amis  de  Leduc  la  délicate  mission  d'ex- 
plovairicc  dont  on  lui  insinuait  de  prendre  la  charge  ;  mais  un  autre  lait, 
jusqu'ici  inconnu  de  nos  lecteurs,  venait  en  aide  a  la  persuasive  influence 
de  cette  semi-révélation. 

LejourouM.  de  Chabourot  avait  écrit  à  l'aide-major  pour  changer 
l'heure  de  (eut  rendez-vous,  celui  ci  ne  s'étant  p^s  trouvé  chez  lui,  les 
gens  de  son  hôiel  voyant  le  porteur  de  la  lettre  loi  i  allairé  à  ce  qu'elle  lui 
fût  immédiatement  remise,  avaient  renvoyé  cet  homme  à  se  pourvoir  de- 
vant Mme  Bouvra(;d,  chez  laquelle  ils  savaient  que  Cousinot  avait  des 
habit  d' s.  Iniriguéc  de,  uis  quelques  jours  des  absences  et  des  (roidcurs 
det'oflicier  dé  santé,  cette  Didoi^  u'avaii p»s  hésité  à  faJremaio  basse  sur 
la  roisive  qui  se  présentait,  en  se  chargeant  de  la  faire  parvenir  dans  le 
plus  bref  délai  ;  et  l'ari  étant  court  en  son  chemin,  elle  l'avait  impétueu- 
sement décacbetcc.  Si  elle  n'y  avait  pas  trouvé,  comme  elle  s'y  attendait, 
la  preuve  Qagranje  d'une  infidélaé,  elle  y  a^a^t  du  moins  reccontré,  dans 
la  révélation  de  relations  à  elle  tout  à  fait. inconnues  entre  l'aidc-ica- 
jor  Cl  la  famille  Chaliburot,  le  sujet  des  plu?  fécondes  méditations. 
Aux  premiers  indices  d'un  précieux  mystère  pointant  déjà  dansceitg  let- 
tre, dont,  au  reste,  Coùsiflot  n'avait  guère  remarqué  la  disparition,  puis- 
qu'elle n'avait  rien  à  lui  apprendre  que  M.  de  Chabourot  ne  lui  eût  dit  de 
vive  voix,  s'ajoutait  mainicnaiil  l'aveu  oral  de  rollicier  de  saoté,  qui 
marquait  vers  la  manifestation  de  cet  intéressant  SPcei  une  marche  in- 
contestablement prO;;ressivc  ;  en  fa)lait-il  l^ut  pour  décider  lu  curieuse 
hôtesse  à  prêter  le  concours  à  la  fois  aclit  cl  aveugle  qui  lui  était  deman- 
dé? 

Au  moyen  de  cette  ancienne  femme  de  charge  que  nous  avons  dit  être 
daiis  ses  rclatiopsi  et  qui,  pi  écédeaimcnt  déjà,  lui  avait  servi  à  reciilicr  ses 
idées  touchant  le  personnage  de  Leduc,  Mme  Bouvard  eut  bientôt  fait 
d'avoir  un  oui  et  une  oreille  à  l'hôtel  Chabourot.  Mais  il  arriva  de  ses 
emprcsscmcilb  à.  de  ses  investigations  ce  qu'il  arrive  iVéquemmeni  des  zè- 
les de  police  qiiaad  ils  ont  plus  d'ardeur  que  d'intelligence.  D'abord  des 
remarcues  sans  imérct  ut  sans  importance  parviurent  seuls  à  l'aide-mHjor 
qui,  dépaysé  encore  par  les  traitreuses  démarches  de  M.  de  Chabourot, 
feignant  de  négocier  sur  sa  prétention,  fut  sur  le  pQint  de  s'endormir 
dans  une  sécurité  trompeuse. 

Cependant  au  bout  de  quelque»  jours  il  lui  parut  que  ?cs  limiers  avaient 
trouvé  la  piste,  quand  on  commença  de  l'entretenir  d'un  mariage  dont  il 
était  question  pour  la  fille  de  la  maison.  Ordre  ayant  éié  donné  par 
lui  de  pousser  ugoureusemenl  les  recherches  de  ce  (ôié.  il  ne  dut  plus 
douter  d'un  projet  arrêté  de  mettre  à  profit  son  absence,  quand  on  lui 
annonça  officiellement  qu'un  extrait  de  l'acte  de  punlication  du  mariage 
avait  été  vu  aflirhé  à  la  mairie  du  10*  arrondissemeni.  C'est  alors  (|u'il  se 
résolut  à  une  autre  détermination  bien  antrenionl  gra*c,  car  nous  avons 
dit  tout  à  l'heure,  on  se  le  rappelle,  que  du  fon  1  de  sa  «traite  deux  me- 
sures défensives  avaient  été  adoptées  par  lui. 

Fw-elle  bien  réllécbie  celte  seconde  prudence?  ful-cUc  conséiuento  à 


une  autre  sagesse  qui  lui  avait  précédemment  conseillé  une  démarche 
dont  nous  avons  rendu  compte?  L'avenir  l'apprendra.  Toujours  est-il 
que  dans  le  moment,  frappé  de  l'insuffisante  impression  que  paraissaient 
avoir  faite  ses  menaces  sur  ses  adversaires,  il  crut  nécessaire  de  raviver 
leurs  terreurs  en  mettant  sous  leurs  yeux  et  en  leur  faisant  loucher  aa 
doigt  la  réalité  matérielle  et  positive  des  pièces  dont  il  était  possesseur, 
et  dont  l'existence  n'était  peut-être  pas  assez  nettement  établie  pour  eux. 
Dans  ce  but,  et  quoiqu'il  y  eût  d'incontestables  dangers  à  ce  moyen  d'ac- 
tion, il  écrivit  au  capitaine  Lambert,  que  bloqué  chez  lui  par  une  seoten 
ce  arbitraire  ducolooel,  iléprouvait  un  vif  désir,  pour  charmer  les  ennuis 
de  sa  captivité,  de  recevoir  les  consolations  de  son  amitié,  et  en  même 
temps  U  le  priait,  par  un  poit  scriptnm,  les  posl-scriptum  récèlent  sou- 
vent la  mère-goutte  d'une  longue  épître,  d'apporter  avec  lui,  s'il  consen- 
tait à  se  déplacer,  le  paquet  confié  à  sa  garde. 

Quand  même  l'appel  fait  à  ses  sentimens  affeciueux  de  dévoûment  n'eût 
pas  suffi  pour  décider  le  capitaine  à  entreprendre  le  voyage  de  Paris,  la 
mention  qui  lui  éta  t  faite  des  ci uels  paiiiersrcmis  à  ses  soins  semblait  lui 
indiquer  que  le  dênoûment  d'une  alfaire  qui  lui  avait  causé  tant  de  solli- 
cilurie  était  sur  le  point  de  s'opérer.  Etant  en  quelque  sorte  convié  d'y 
veiir  assister,  il  se  mit  immédiatement  en  roule,  et  pourvu  du  dépôt  lais- 
sé en  sas  main^,  lequel,  quand  on  y  regarde  bien,  n'est  pas  l'uu  des  per- 
sonnages les  moins  vivans  de  notre  récit,  il  ne  tarda  pas  à  arriver  cbes 
Cousmoioti  il  était  impatiemment  aiteudu. 

-Brtr»  -^h    tf  »■>  iD-ioioD  "Chapitre  xxii. 

Cependant  nne  grande  activité  présidait  à  tons  les  préparatifs  du  ma- . 
riage  de  M.  de  Preneuse,  et  bientôt  tout  fut  mis  en  voie  d'une  conclusion 
as  ez  f  rochainemeiit  déliiiitive  pour  qu'il  y  eût  lieu  de  s'occuper  d'une 
cérémonie  qui,  sans  être  essentielle,   a  ceppn  lant  dans  certaines  combi- 
naisons matrimoniales  une  importance  marquée. 

Selon  les  mœurs  bourgeoise*,  l'acte  le  plus  extérieur  d'un  mariage,j 
c'est  la  comparution  des  parties  devant  l'offii  ier  de  l'état  civil  et  la  béné-^ 
diction  niipiia  c  ;  dan>  une  siihôre  plus  élevée  ces  deux  faiis  s'aecomplisr^ 
sent  aussi  secrètement  qu'il  e^t  po-sible  et  c'est  pour  la  ii^'iialurc  ducoai 
tr.it  par  devant  nota  re  qu'o:T  se  réserve  de  faire  une  convucaiion  eitraor-r 
diiiaire   des  amis  et  connaiss.mces  des  deux  familles.  A  quoi  tient  cclj 
ussge;  il  y  a  mille  rasons  à  en  donner  et  pas  une.  Est  ce  uneg  orification 
des  intérêts  matériels  que  le  tabellion  est  chargé  de  régler  i"  nous  aimons 
à  croire  le  contraire.  N'étant  pas  encore  placée,  comme  le  jour  de  la  cùié»^ 
braiion  lé^jaie  et  religieuse,  sur  le  seuil  de  la  chambre  nupiiale,  la  liancée,,:j 
dans  sa  pudeur  de  jeune  lilte,  s'inquiète  t-elle  nioios  du  gianl  concours 
des  spectateurs  se  pressant  aulour  de  ton  bouhèur  ?  Ce:te  nuance  serait 
as-e?  délicate,  mais  n'est-el!e  pas  un  peu  cherchée  ?  Enfin,  la  vanité  d_e% . 
conlractanstrome  t  elle  une  satisfaction  d'amoui'-proprc  à  faire  clialoycf;} 
sons  les  jeu^  d'niie  nombreuse  assemblée  les  splendeurs  de  la  dot,  la  mai; 
gnificencii  des  précipu's  ci  du  douaire  ;   en  un  mot,  la  pccuniaire  in)porr;q 
tanee  du  fait  qui  va  s'accomplir?  Nou^;  ne  savons;  mais  toujours  esi-i^l 
qu'.Vinsi  se  passent  les  choses  selon  l'cliquctto  de  la  vie  aii>tocraii4ue.  ei.^ 
quelques  raisons  qu'eût  I.i  famille  Chabourot  de  craindre  le  reieniis-cmeat 
d'une  pareille  réunion,  soit  qu'elle  n'eût  pas  pu,  soit  qu'elle  u'eùt  pas 
voulu  endé"!iner  l'impérieuse  coutume,  beaucoup  de  monde  avait  éléapw, 
pelé  à  venir  contresigner  la  fclieiié  notariée  des  ^poux./  .1  « 

Et  toi,  Bruiu<  Cousinot,  que  fais  tu  pendtot  ce  Icmps-là?  Tu  dors  1  tois 
laisses,  à  la  lueur  resplenriissanie  des  boufies,  au  mil  eu  d'une  a'.mosi>hère,o 
de  fête  répandue  sur  toute  cette  maison  qui  s'épanouit  en  lou  abscnce.eni^i 
tamer  le  droit  que  si  non  h  naissance,  aumoiiiâ  la  conquête  t'avait  dooi*)? 
né  sur  cette  be'ie  fiancée  !  r, 

Déjà  le  notaire  a  pris  place,  déjà  même  plusieurs  feuillets" du  glorieux 
manuscrit ,  qui ,  sous  la  garantie  du  timbre  royal,  arrête  la  icneur  d«s 
conventions  matrimoniales  ont  été  lus  au  milieu  du  recueillement  de  l'as- 
semblée, qu.ind  M.  de  Chabourot,  dont  personne  n'avait  avisé  l'absence, 
vient  tout  à  coup  à  rentrer  dans  le  salon.  '   ,  1    .  ..,-«» 

Sa  figure  est  pâle,  sa  démarche  rilTairéc  el  pi-csque  convultil^;  i'iftOn  ■ 
çant  auprès  de  la  table  ot)  est  assis  l'olficicr  mmlstêriel,  il  lui  parle  bas  ej^>. 
l'interrompant.  ,j, 

—  Comment  cela ,  monsieur?  fait  le  notaire  en  levant  vers  lui  la  \iu,u 
d'un  air  étonné...  ,b,- 

M.  de  Chabourot  n'a  pas  le  courage  de  répéicj  les  étranges  parolô»-,i 
qu'il  vient  de  prononcer,  mais  de  la  ictc  el  du  geste  il  persiste  ;  prenaufci. 
j  alors  sur  lui  d'élever  la  voix  et  de  rendre  compte  à  l'asaistancede  cetl^i, 
scène  sous  laquelle  elle  s'tst  émue  comme  on  se  nmag'ne  :  ^r , 

—  Monsieur  le  baron,  dit  l'officier  ministériel,  m'engage  à  ne  pas  con- 
tinuer mn  lecture  qui  serait  aujourd'hui  s.ins  bui. 

A  (H^  mots  Mme  de  Chabourot  se  p  écipi.e  vers  son  mari  qu'elle  inter- 
roge avec  véhémence;  celui  ci  reste  iiiébraolablc  dans  la  détermination 
qu'il  parait  avoir  prise  ;  M.  de  Preneuse  s'-ipprochi*  i  sou  lour,  e:  avec 
un  sang-froid  plein  de  dignité,  s'enii  ieri  (les  mot  fs  June  déourche  sans 
nom.  mats  qii  lui  est  une  mortelle  injure.  Le  baron  b.dbuùe  qu«;l,]ucs 
ex 'Uses ,  essaie  de  prorester  de  l'fs'imo  qu'il  roniiuuo  tr,itoir  pour  ci  lui 
qu'il  oflense,  mais  ne  p  rail  pis  déci  lé.  à  1,  i.vser  modifier  .'.1  résuluiioii. 
M.  de  Preneuse  se  rend  alors  anpr^  dia  Mme  de  J.uvry,  qui  s'est  fa  1  une 
contenanrc  en  se  trouvant  m.il,  cl  aussitôt  qu'elle  parait  se  ranimer., 
sous  sa  parole,  il  l'cn.ralne  hors  do  rtloa  suivi  de  loutc  jj  paicnté,  (Jud-' 


{'. 


LE  MAGASIN  LIïTEUAIRE. 


qups  intimes  cependant  ont  essayé  (le  s'enlicmettre  sans  pouvoir  oblenir  ; 
ni  éclnircis.soiiicns  ni  remiscs"sur  le  parti  pris  du  l)aroii.  Mme  de 
Cliaboiirot  s'étric  que  cVst  mi  liomnie  à  interdire,  et  (lue  depuis  quel- 
que temps  il  est  sujet  à  dos  absences;  mais  persnnne  ne  croit  à  celle  bur- 
lesque esplicaiiou  (le  i'boirible  scanda'e  tjui  Tient  d'avoir  lien,  et  une 
sorie  d'insiiiict  grnOral  pousse  au  contraire  l'assemblée  eniiéie  ii  ad- 
nietire  la  réaliti?  d'inie  sC-rieuse  qu(n'iue  inexplicable  inlUience  sims  la- 
quelle il  s'est  produit.  Voyant  que  sa  piésence  n'est  dt^cidi'nieni  plus  né- 
cessaire, le  noiairc  prend  le  parti  de  la  reiraiie,  en  quoi  il  est  iuiiié  par 
une  ponion  ries  assisians  empressés  de  se  sonsiraire  ii  une  sorie  de  1116- 
pliiiisme  niî)r,d  qui  dérobe  l'air  à  ccU"  réunion.  Les  autres  suivent  par 
discrétion,  voyant  que  "dîne  de  Chibourot  s'est  jeiée  on  p'cuis  sur  un  siése 
et  que  sa  lille",  qui  s'<  mpressc  autour  d'elle,  en  est  à  peine  accueillie  ;  plus 
aniuié  qu'on  n'a  jamais  ru  occasion  de  le  voir,  M.  de  Chabourot  se  pro- 
Jiu!ne  il  gratids  pas  dans  le  sabui  et  donne  pen  d'aitenflon  à  ce  dé-ordre 
né  de  sa  ilnnarche  :  à  la  fin,  s'approchant  '!e  Théri'so  tandis  que  les  de- 
niers témoins  de  cette  scène  doiiloui  euse  acbévent  de  dispa;  aSire,  il  nrend 
cçue  chère  (  nfant  dans  ses  bras,  i'euil)r,isso  avec  effusion  et  laisse  loiiiber 
CCS  oITrayanies  paroles  :  "  Ma  lille,  ne  me  jngcz  pas  mal  :  ce  qui  vient  de 
'se  passer  était  néces-aire;  comme  d'autres  sacrifices  pourraiciit  l'cire  en- 
core. Laissez-moi  niaii;lcnant  aven  voire  mère,  et  quoique  ma  conduiie 
puisse  av(  ir  pour  vc  us  d'ine.Tp'ieable,  saclicz  seulcoent  (t«e  j'ai  éaipècbé 
encore  bien  plus  de  mal  que  je  n  en  ai  fait.  »  ' 

CHAEITRE  XXIII. 

Nous  ne  ferons  pas  l'injure  à  nos  lecteurs  de  leur  expliquer  la  généra- 
tion ravstérieuse  de  la  scène  que  nous  venons  d'  raconter.  Ils  ont  com- 
pris de  reste  que  le  coup  partait  de  la  main  de  Cousinot,  Ins'.ruit  à  point 
<le  la  réunion  qui  avait  lieu  à  l'hôiel  Cbabourot,  et  de  son  but,  il  avait 
tioiivé  le  cas  asseï grave  pour  encourir,  en  vue  d'y  aviser,  les  consé- 
quences d'une  sortie  de  contrebande.  Ayant  eu  soin  de  faire  boiie  laige- 
incnt  le  planton  de  garde  à  la  porte  de  sa  cliaiiibre,  vctn  des  babils  du 
capitaine  Lambert,  qui  s'était  coutiié  dans  son  lit,  à  sa  place,  et  avait 
fait  ainsi  le  rôle  d'une  espèce  d'épouse  de  Grotius  ou  de  da;ne  Lavalette, 
'il  s'était  rendu  rue  de  \arennes,   avait  deni.in  ;é  à  parlera  '.!.  de  Cha- 
bburot,  dont  il  avait  pcn^é  avoir  meilleur  nvirchô  que  de  sa  L'inme,  et 
alors,  nieiiaiil  sous  ses  yeux  les  papiers  émanés  de  Leduc,  et  que  pour 
^'célte  giand^  occasion  il  avait  tirés  de  leur  .secret  asile,  il  av;iii  ineiiacé,  si 
'  Ton  passait  outre  a  la  signature  du  contrat,  de  penéiier  j.isii'i":  u  siion  , 
■^■'etlà,  devenu  !a  brillauie  asie.ribléef[ui  s'y  élaii  réunie,  de  lont  ré>éler. 
■  ^A  moins  d(t  se  Jeter  sttfi  les  Utres.qne  ce  ttniivfc  adv.'  csaire  lui  produisait 
-''et  dele  jioijnarder.Miide  Cbabomot  trayait',  iaire  qu'à  obéir  et  it  ixéetcr 
ses  volonté-.  Or,  les  moyens  vio  eus  n'ttait  ni  seK.n  son  caracièie  ni  se- 
lon la  prudence,  il  a«altd.i  faire  c"c  que  nous  veiio.  s  de  ^oir  :  et  Miurde 
'Chabourot ellemûme,  qiwnd  les  cUoses  lui  furent  racontées,,  fm  obligée 
'de  convenir,  ma'gré  l'expllati(Kiideiiacolè4'e^qi*'oflji'fiyp;j;gfi^ré,p^ pro- 
céder autrement.  I    ,      .         :     I    :    j  ,\  ,  ,  i     '  -v.u    ■ 
•  ■  Cependant  un  mal  im-ncn^e  était  fait:  non  scn'cment  le  mariage  de 
'■lï.  do  FreneuFe  éta  trojnpu,  mais :0Ar  suite  du  scmd'.io  an  niilie^  di;quel 
*"8*aiteu  lien  celte  rupuue,  iléiait  iuipo.ssibie  au'i  vi.  tiuies  dij  la  viulciilc 
'■'(lémarcbe  de  Cousinot  de  calculer  la  diicousi.iéralion  et  l';s,  suspicions  va- 
fiCes  et  bizarres  auxquelles  elle  allait  l 's  livrer.   .Uissi  un  dccouragcaîent 
profond  parut  il  prct  a  s'emparer  de  Mme  de  (.liabourot.  11  ne  liui  à  rien 
'"'^hns  le  premier  mocieut  que,  se  raa^eant  ii  l'avis  do  son  ntari,  qui  in- 
^"'tina  t  à  tous  les  sacrilices  pour  tur.noiiler  celle  odieuse  allaire,  elle  ne 
""Se  remît  à  la  discrétion  de  leur  dangereux  adversaire  et  quelle  ne  consen- 
tità  expérimenter  celte proWém..ii:iiic inodéralion,  dpiil  il  avait  prL;  l'en- 
"''gagemeiit,  pour  le  cas  où  l'on  voudiait  Ir.iiler  à  l'amiable  de  ses  préten- 
tions. Mais  à  supposer  même  qu'on  .'■e  déei  làl  dans  ce  sens,  icsi.iit  tou- 
■•'■jours  une  question  diliicilc,  à  savo;r  celle  delauiuidc  que  l'on  garder  ail 
'  '  Sous  les  regards  cl  sous  les  commenlaires  d'un  monde  curieux  cl  médisant 
"  "<((u\  allait picndre  en  piiinre  le  cruel  événeuient  de  la  snirée. 
'''f* 'A  uionsdedéclai'ér  ii  l'iiisiant  même  leclioi\  du  ma  i  si  coniproinet- 
-'■'WWt  anqnel  éta't  exposée  Thérèse,  ce  que  Cousinot  lui-nrime  ne  deman- 
dait pas_,  puis:|u'd  continuait  à  n'exiger  i,nc  cumliiioniiel  emeiit  le  con'- 
-iëhlemem  personnel  qu'il  subordonn.iit  airx  scuiimens  ([ue  la  jeinie  Hile 
''■'^ri'n'Irait  pour  lui,  il  fallait  trouver  uae  cxpliraiioa  inoius  c.\p;e>se  et 
luovisolre  en  quekpie  siaie  ii  ia  biusiuc  (U:pi(S,<essionide,iM.  de  Freneu- 
"-%e.'  rtpi'ès  avoir  long-icnps  e!  erclié,  on  s'arrc  a  à  un  avisni'toycn  qui  avait 
ouvenure  il  la  fois  sur  l'avenir  et  sur  le  p:é.-ei;t. 

L<-s  rôles  furent  paria.'és,  il  fut  convi  im  que  Mme  de  Chabourot  ne 
modifierait  passa  posiiiuu.  qu'ede  pei.sisitr.dl  à  paraître  vou'oir  le  geii- 
<!requ'e!li.-  avait  d'abord  choisi  et  que  sou  mari  seul  passera  t  pour  avoir 
changé  d'avis  Le  luoiifde  ce  chan'^enif  ut,  ii  n'était  pas  nécessaire  de  le 
(îétei'ininer  séanre  icnanie  ;  ce  hiiaii  ju-qu'ii  nouvel  oulrc  u.ie  de  ces 
va^és  raisons  dont  on  Se  réserve  'i  an  uwnienl  donné  de  révéler  ia  por- 
tée précise,  et  qu'en  attcndani  on  fait  considérable  par  le  seiret  même 
'"'/lô'di'oti  l'en'oure.  Si  p'ns  lardon  parvenait  h  conjui er  lea  cvigeui es  de 
rofiieier  de  santé, alors  MuiedcLhabouroL'ini  u'aur,  itjaia!s  abandonné 
le  parti  de  M.  de  Freu  us  •,  pa-.sci"i»it  iipur  avoir  triomphé  de  la  ri^sisiançe 
de  s'ui  t;:ari  et  tout  poui  r  ii  s-»  r,e;^uuvr  ;  f.i  ,111  co.'irdire  oii  d!.i,aii  an  i'.'er 
?ei'?',./,'î'.n-la  -iiir;.  t!CcesSiB■de^a"j^ço,CA)U^iuJ[>j,  à  ce  monieni,  jl.  de  Clia- 
boorot  révèlcrail  la  causé  t.eKée^,i»ço«ûup  qu^ ^ftuiait  clilUé  ep  tivcfjf  de 


ce  ch  lix,  et  qui  ne  serait  pas  absolument  diflidie  à  inventer.  Dans  celte 
com'iinason  se  rencontrait  seulement  une  nuance  bien  invraisemblab'e 
eu  ég  ird  aux  habitudes  connues  de  l'existence  des  deux  époux;  c'est  que 
M.  de  Chauourot  serait  censé  par  la  force  de  sa  volonté  avoir  paralyse  la 
volonté  de  sa  femme,  c'est  qu'une  fois  il  aurait  fait  selon  sa  prudenceet 
son  iilaisir,  et  que  .Mme  de  Chabourot  se  serait  soumise.  Après  tout,  ce- 
penci.ini,  le  succès  d'^ne  insurrection  maritale  n'est  point  un  fait  absolu- 
ment anormal  et  dont  quelque  exemple  soit  impossible  à  trouver.  "*■ 
Toutefois  durant  la  nuit  <pji  suivit,  Mine  de  Chahou  ot,  d'abord  abcît< 
tue  sous  le  coup  qui  l'avaii  frappée,  reprit  nn  peu  de  cette  éntrgie  et  de 
celte  résoluiiou  opiniàlre  dont  nous  l'aioiis  vue  déjà  donner  plus  d'une 
preuve  ;  réilexio  1  laite,  la  déterniiuaiion  prudente  de  son  mari  lui  pai  nt 
emireiute  o'une  bitte  excessive  a  courir  couardemrnt  au  devant  de  la 
pire  chance  qui  leur  fiit  réservée.  Après  avoir  tenu  conseil  avec  le  pauvre 
bouline,  elle  tint  conseil  seule  à  seule  avec  son  auiour-propre,  a^fc  l'or- 
gueil de  sa  naissance,  et  elle  trouva  dans  les  excitations  de  ces  éternels 
mobiles  de  toutes  tes  actions,  le  couriige  de  cnniinucr  la  lutte,  ne  fût  ce 
que  p  ur  (iuelque  temps  encore,  et  sauf  à  se  ren.'re  ,à  dis'-rét'on  lors- 
qu'elle aurait  un  peu  pbis  longuement  c  inbatlu;  elle  fui  d'ailleurs  d'au- 
tant plus  facilement  en'rai;)ée  à  cette  n'nivelle  prise  d'armes  qu'elle  s'a- 
perçut p  mvoir  la  pratiquLM-  sans  que  presque  rien  ne  fût  changé  au  plùn 
de  campagne  qui  venait  d'être  réglé  :  ce  lut,  à  ce  qu'il  lui  sembla,  un  sim- 
ple chapitre  qu'elle  ajoutait  au  budget  précdemment  arrêté  de  leurs  voies 
et  moyens.  Aussi  ne  jugca-t-elie  pas  même  convenable  d'eniretenir  son 
mari  de  cette  déterminaiion  nouvelle  à  laquelle  il  n'eût  pas  manqué,  à  sou 
ordin  dre,  de  faire  mille  ohjedious  et  de  trouver  mille  périls.  L'exécution 
pouvait  èire  imiuéliate,  elle  y  suffisait  seule,  elle  résolut  donc  d'y  procé- 
der sans  aucuu  ajournement. 

..■-,..■     ,4,    /,   CHAPITRE  XXIV. 

_,..  -     •    '  '  ■-'■  '00-'  •)'.  fl!(.,l  9IUUIU? 

Lclendemain  màtih  Wfe"^ bonne  heure,  1rt  bartftme''eCriVil'ùn'!)iBèt  à 
Mme  de  Janvry,  pour  lai  demander  un  ctitrelien  auquel  elle  devrait,  di- 
sait-elle, que  M.  de  Freneus.-  pût  assister.  Mme  le  .lanvry,  an  niiticu  de 
l'irritation  que  Itd  avait  pu  causer  le  traitement  au  fiicl  eilc  et  S'Àî  n-  veii 
s'é,aieiit  trouvés  exposés  la  veille,  avait  une  trop  Vive  ifilViosité'd'eirob- 
tenir  rex.Jicaiion,  pour  ne  pas  Se  prêter  avec  eiiij  l'o"sï*flW*!Daii'désir>qui 
lui  éiait  ma;;iri'Sté.  M-.r;  ,:  :;•-,, ^  ■  ,- 

Qu  Ipiechoie  de  fort  touchant  pour  la  forme  ait  moins,  nous  no  can- 
tionaoiis  pa  i  le  fond  ,  Si3  passa  au  cuurncnceuient  tle  cette  entrevue.  En 
entrant,  ftnue  de  Chabourot  se  précipita  avec  larmes  dans  les  bras  de  Mme 
de  Janvry,  et  cet  élan,  comme  le  remarqua  à  part  lui  M.  de  Preneuse  , 
pouvait  déjit  passer,  h  lui  seul  pour  une  prote'>t:ition  de  la  baronne  onitie 
tout  ce  qui  s'était  fait  :  du  reste  ,  la  parole  allait  plus  complé'enienl  don- 
iflcr  à  Celle  pa-tomime  pathétique  son  véritable  sens.     . 

—:, Est-ce  que  Je  n'ai  pas  à  tout  jamais  peidu  votre  'antitié  et  votre  es- 
time ?  demanda  Mme  de  Chabourot  à  Mme  de  Janvry  ;  et  votis  M.  de  Pre- 
neuse, est-ce  que  vous  consentirez  à  entendre  mes  excuses,  sinon  à  les 
agréer?       ,     -  ,'  ,  < 

—  J'accepterai  avec  reconnaissance  les  moindres  explications  dont  vous 
coirez  devoir  m'honorcr,  répondit  M.  de  Preneuse  respectuensemenf. 

,  —  Lh  !  mon  Dieu  !  reprit  la  bai  onne,  comment  vous  expliquer  ce  qni  est 
pour  nioinièii'.c  inexplicable  ;  M.  de  Chabourot ,  que  j'ai  interrogé  avec 
la  passion  de  ciiriosit.^  que  vous  pouvez  bien  supposer,  ne  m'a  rendu  rai- 
sou  de  rien,  et  j'en  suis  à  me  demander  si  hii-mèine  a  sa  ta  portée  de  sa 
duniarcbe  cl  s'il  n'a  pas  agi  sous  le  coup  d'une  fascination.^^ 

—  Supposition  étrange,  repartit  M.  de  Frenease,  mettant  la  plus  extrê- 
me inivsme.àe.xprimer  son  doute.  •  '; 

—  teries,  ma  position  csi  déplorable,  dit  alors  Mme  de  Chabourot,  et 
il  faut  toute  l'.irdeur  que  j'ai  à  me  maintenir  dans  des  rapports  supporta- 
bles avec  des  pei  sutuu  s  qui  ont  failli  me  tenir  de  ti  près,  pour  allionter 
rembarras,  l'inextiicable.  je  dirai  presque  le  ridicule  démon  personnage; 
je  devrais  savoir  au  moins  quelque  chose  de  la  moustçuosité  dont  on  me 
foi  ce  (l'être  complice  h  vo;rc  égard  ;  eh  bien  !  ajouta-t-ellc  d'un  naUirel 
vérilablenieMt  san:';  égal,  j-;  re  sets  rien,  et  j'en  sirs  réduite  à  venir  vous 
plier  de  Joindre  votre  perspicsciié  h  la  inienns  pour  essayer  de  me  dé- 
mêler a  4  iidii  u  de  la  cou  lui  e  qne  la  famille  de  Chabiutrot  juge  conve- 
nable d,'.  tenir  à  votre  égard  ;  je  damandcais  presque  à  (lî.  (te  Preneuse 
pourquoi  je  ^le  veux  pas  de  lui  pour  gendre,  et  quels  sont  les  méfaits  que 
j'ai  à  liii  reprocher':" 

—  Elle  est  vraiment  charmante,  même  an  milieu  de  nos  tristes  préoc- 
cupations, dit  Mme  de  Janvry,  qui,  d'ordinaire,  goûiaii  beaucoup  l'esprit 
de  la  baronne,  etqUc  celte  bonhomie  si  bien  jouée  encbama. 

Quisiit  il  M.  de  Preneuse,  qui  était  un  homme  à  moins  se  payer  de  sur. 
faces,  il  reprit  avcc'nne  ceriaine  gravité  : 

—  La  résole.tion  de  monsieur  votre  mari  a  paru  en  efl";  t  assez  fanlas- 
qnçmeni  prise  pour  qu'elle  vous  ait  iiouvée  aussi  ignorante  et  aussi  peu 
préparée  qu'aucun  de  nous;  mais  c'est  vraùnent  à  lui  un  despoiismc  de 
déraison  bien  sin^jclier  que  de  vouluir  garder,  sur  les  eso'ilsquii'oul  fait 
agir,  un  secret  a  la  connabsance  duquel,  vous*  uiadi.itiiO,j-»(iis»yez  pas 
mêaïc  >  .'Imisc.       '  0  ■ry.o)  ; 

—  J'ai  bl<'n  ,  malgré  si  d'scrélion  ,  coi-inr;  un  doute  de  ce  qu'il  peut 
Être  de  sa  détcrriiinaiion  ,  repart  l  la  l'arouue  ;  mai,,  vag.ies  pour  '«oi, 
vagus.àplus  forte  j-aisonpour'^oas.iles  cause»  as  xa  biMsqaû.revHïmenl 


LE  MAGASIN  LmÉUAIHEi. 


15 


lu 


S9;tt  peut-être  mal  dcssiiK'cs  pour  M.  de  Cbabourol  lui-même,  en  sorte 
",11;;  10. a  ce  f!ui  .s'i-a  passe  est  véiitiLtenieni  poui'  mui  un  puits  sniis 

jihI.  Al.  (le  ciialiimiot  vcLii-îl,  lui  a -ion  fait  vouoir,  \ou(lra-l-il  <ic- 
Kain.  aprîîs  l'eaiaiii  eKoro,  c'est  ce  qu'il  m'est  im;;0siMe  de  savoir. 
âWs;,  (î.iiis:jur.spbrf.le'\.'tjs,  j'ai  di^strié  à  l'eiiiif^mi  (on  disant  ces  paroles 
d;e,prcudil  nnV'ct  :é)iseir..'  II!  la  innni  de  Mme  de  Jaiivry),  afin  de  voir  si 
de  >oiie  ca.jp  je  ne' pirviiiidrcîs  pas  ;'»  Voir  im  peu  plus  clair  dans  ces 
soties  téiièl)  es  uue  du  fa'ip  011  de  l'â't  je  f  ;ii5  e:!f;p,j,'iV. 
.i'^^  Voyons,  fu  alors  M.nc  de  Ja);vryi'iuliJn[<?e  quil'y  eOt  unéchevtau 
sâsé?,  O'ybruuiré  à  itéviLltr,  (iiu  s-aor.'i  uirpeu  vos  si)ppo<;ituins. 
:',  l-Vuii;  a\cz  Lien  vu,  répondit  la  !iâror.n(^,  cette  ésiècéd'Offage  qui  se 
jrojiva  l'auire  Eû'r  avec  vous  dans  won  salon?  '      '  '  '■  ,'  '^''-sil'J  '  ;  "  'l'S'Ki 
',  -r  Ce  carabin ,  lit  dcda;g)ieiis'/inciii  .Mate  de  Janvry?    ""' ''  '"l'e-^'  '^i 
','L^ Oui,  que  mo]i  uiaii  m'avaii  riii  è;ie  le  (lis  d'un  de  'tiOS'  fïnâiei-», 
Boais  qui,  daiis  le  Lit,  ne  nous  enait  pas  même  par  ce  lien'.    •'    -^  ■,'^-'  - 

levons  paisfz,  uiîi;iaine,  deniaïula  M.  tic  Fieneuse,  qu'iliWarFaîC'êtUC 
pqurqueijue  clio:e  dans  le  meilleur ,-]ui  m'es  arrivé?  '     ''   ";"'ii,i, 

— Jai  que:qu.  s  raisims  de  croire  que  son  inlluence,  si  l'on  dpprofon- 
(îlssait  les  elioH'S,  s'y  trouve- ait  maïqui'e.  Vous  .«avez  rrue  je  v..ns  cou- 
lai, séance  teiKinle,  qu'il  lu'a'/.iit  eurcenu  d'un  autre  mai  j.ig*',  vom  sa- 
:vez' encore  que  M.  de  Cliabourot  tint  iKancoup  à  ce  que  je  le  rcçu-sc,  et 
aii'jenlinilniequlLtsassez  icécontent?  '' 

■  __'0ui',  iii  M.  de  Fieneuse  avec  un  air  de  profonfle  attention. 

,  '-r'  EU  liieu  !  reprit  Mme  de  r.baboiirot,  si  je  ne  me  Iroin  ie,  cet  homme 
avâix  vu  mon  mari  fort  peu  de  temps  av_  nt  l'bipri'lblfe  scène,  en  so?  te  que 
sijc  né  l'accusé  pa?,  assuréuieiit.uon'p'.Us.'j'e'ii'altil'ÉEé'tJafe  <iù'lj''y  ait'été 
étVanèfii'.    "      ■'  -J     .■^•M,j     ,  •)ii  ;,....  ■,■:.,,,  r.  •:',': 

—  Mais,  sans  doute,  s'écria  Mme  de  JanvrV,  cdmiiie  illuminée,  ce  mi- 
sérable aura  jeté  queliiue  calomnie  sur  la  rouie  d  Alfred,  cl  bon  et  uaïf 
comme  nous'le  conn  lissoiis,  'm.  de  Cdàttôùidts'y  sera  laissé  '(ireaiirc. 

6  )|k!l.,de  freiien^ie-ayant  aUajS  f;^i  rçmcr^uçr  que,  daiis  riiypollièse  indi- 
.i<>a,émpii- ea  tsuijtî,,ltf,,dûÇlfâ^)^iirp^%q(^,!}p^S^Jp'ji;n^ 
o|jii^i;éaiai4e,a;eiît, ,  •,.,,.:,,       j.,,,.,    ■     ■.  ,-     "   "  ' 

,,,_fj  Aijsji,,  iTipaitttla  baronne-^me -pardéje  bien  de  me'.tre  en  avant  la 
-Suppoftilippiiwyrtaiit-très  adir.is.Mlile  de  Miiic de  Janvry  ;  miis  celle-là  ou 
fmii8iiHHre6Jiav,(»>ç  gup  je  me  perds,  ^.déf'yMrir  la  Vi-'.ii'.  J'aj  vaij;cmci;t 

retouiné  mon  uiari  en  tous  les  scn<  et  ce'n'eit  pas  lajit  encore  so:î  s'- 
-fti  t  que Ja  uKiwici  e  dont  il  le  gar^-e  ftulflie  passe  :  j'avoac  qu'il  u^té'iJaraît 
fiHalwmijie  coiupléleuieiit  nouveau, piiijr  moi  en  eoti  !  oceasron,  '  '  ,^',  ' 
9fiiI*-T.iMais  6ije^))■ppaisulol  mèmélesoiiî  de  rinteriojjer?... 
,  'i>miO"if  'it  l'>  bvoipie,  M.  de  Chaboui  et  ou  Vualre  ? 
"  :;,rr^  M.ideCbabouro;,  répondit  M.,  dft;Pi;e/f|i;j4se,;Cj:mille  lieue^  f'i^/^f"' 
-iViCt  le  projet  qu'on  avait, f>iir  lui.,,,,.,  ,  ■     m-  0^0    •i.:   .  L'.    ,    ,,,''    ',  ,  '. 

—  Pour  ce  qui  esi,de  mon  mari,  repartit  Sime'da'  CaaTjriurox,  je  ci'ois 
>  connaître  assez,  bien  les  èircs  de  son  inielligence,  clj'avùuft  qu'il  est  resté 

pour  !iJ0i4'wne  impàKiridnlilé  désesi  ér.  ute.  Qiiant.à  celui  que  je  soup- 
çonne, si  ji!  u'étai^  Ccinmeetquece  ne  lïitpas  unecsjiêcede  coupe-jariet, 
io2c  tout  ce  (lu'il  y  a  de  plus  en  parçun,  dans  un  bôiel  garni,  à  l'autre 
bout  du  u\ooiiiey;  rue,  Neu«e-S  dnî-Etieniip,  ,près  du,  Jardin  des  Plantes, 
j'uvouo  quej'aurc'is  eu  la  curiosité  de  le  vo^i;  pour,f,iîc|ier  4e'  comiaîlrc  lo 
îÀmwle  d'^nswrctUemeut  dont  il  s'est  cervi.  ,,|,:.         ;,  .'i;    ,  '     1  ' 
3_,,  _J__si  vQUii  yf.liflia,  vojus,.  Alfred?  (it  éiourdiinôniJïTmc  de  Jativfy,  qui 
oijt'âlait  pas  ia  mère,—  qui  ii'é,tait  que  la  tante  de  M.  de  f  rencuse. 
£g    i.r_0!i!;niOiVi  répoaiili^  JilinedeGhaLourot  ayec  une  vivadé  i,Ui  jouait 
IVpouvan'.e  cl  qui  ét.LlKWtë  propre  à  embarquer  le  ^'auvrc  jeu'ieliomme, 
Mjctifece  (iue paiiLespsci^ibumiàj) etpar aiuoui -liropre.daiisuçe démarche 
dont  les  conséquences  pouvaient  s'ciiirevoir  aussitôt.  ,'     ,'  •'  ''     '  .      , 
79  ,-*t^*:irûi,,.nevous/,CBitlûpl^îe,;^épcMidil  d'un  grand 'çailgriroi^'-Jî.aé 
-rFrarip«6ài.Ji./.;o.  io-h  ,;iii.; 

;&VOUfl  cooque...  -  „ ...    ...  .         -  ^      . 

snil.aoussortjvl. par  quelle  porio.scrrfete  il  a  Cu  enine  dan?  notre  tic, 
(D'iuiftftOn  serait  trop  bt!uroux;,TCj;aitii  M.  de  i^reiiense.si  l'on  se  irouvait 
«i;tioiiii(M»r)s<caipilé'>t'Hce  d'un  digue, aviver,- aiie  ;  la  sueii't.'  est  ainsi  faite  de 
•pbioiiîe-îempsq^i'il  faut  savoir  se  réigiicr  h.  éirc  sol  niùni'  Icvéeuieur  de  a 
•  ■ifeilknEceJi.iourue  par  certains  w seajibles,  qdi  se  juii  ttc;il  en  iravcrs  de 
îi^  votre  toute.  il)'*<iileurs,  vous  voiy.ez,iji.u'^[i6t,iiflai;làinf;,  les  choses  à  lextra- 
'i  iiicct  noashlcutsomme»  pasià.        , 

— Oli!  monsieur,  lit  en  joi(,'nani  hs  hiaîns  Mme  de  Cbabourot,  une  ex- 
plioaion  si  UéHcaie,  un  bonime  qui  port);, Wpée,;,q^jjiqu"il,>', ait  bien  aussi 
pi;6H-ou3sediinsson  b.i};age  ...        ,  ,,  ■    i,  oiiiî/ ;■■      ..j    ,,j, .  , 

—  Foie  que  wou$,  êtes,,  se  prit  à  dire  ,l\Itn;cd(^^aii:jil,''fot}t  c^ayeç  de 
cette  espècedo  saiUiajsûiiiftusq  de  la  b;ronnc,  jVOUS,|eue/.riie  (l'un  oc'.l  cl 
p!i  urcr  de  l'aiiti  e.  Soyr/.  en  paix,  du  rfste„si,,v,À(rç,,  iipolbicaire  a  brsoin 

•BC ufutie  lecmi,  {l;  ne  connais. piir.-onue  de   plus capàlde  de  ia  lui  donner  que 
it'i.M.  de  Friiteiiseçcoiume  bien  vous  lu  p^'n.sez,jeyai,jauù\is  été  au  tir  avec' 
3||  lui  ;  n)ai>  j'ai  to,B>iiu  s  entendu  di-^c  qu  il  y  .ayait'IiViUe,  jp^iff":  (jiloiii'cr  son 
li-.tadi'ctscni-raeuli'use  (]:  ar.ù  il  y  venait.        ',  .,   .'■[     ,' ,',  ,.'|  , 
Esq  .v>i-€'est  ce  qu'on  m'avait  déji  dit,,  roparlil  la  Karonuc,. 

■  — A  force  de  vouloir  rasMirer  madame,  reiirii  alo's  ir.,<leFreiiense, 
luo^rtusiallei'.  tout  siinplcmeut, ma  taine,  me  faire  p  sset  pojn-  jtn  de  resbi  a- 
,'o,\cs  qni  courciii  les  ri  que*  d  une  rem;onire  ;•-  cyuy  mu';  nijùs  Dieu  merci, 

iljie  s'agit  ni  de  ma  bravoure,  ni  de  mou  atlfcsje,  cl  les  rensei|:iu mens 
que  j'ai  .vpremlre  auprès  du  mystérieuv  démon  ilc  M.  dé  Cbabourot  ne 


Sài.Ji./.;o.  i»!)  fiiii.;'    '.     il.,,.  .     ,     ,'        'j  'TLit   ' 

pnrsQï-voïs,, linon  <:bcr  imonsieur,  reprit   la  baronne,  bllor 

loqutureavecion  iie  sait.qui,  car,  je  vous  le  répè  e,  j'igaôré  d'où 


comportent  pas  d'a!)ord  celte  extrémité.  Vous  dites  un  hôtel  garni,  rue 
Neuve  St-lili-;i!nc?  Son  !,om,  si  vous  voulez  bien? 

—  Je  ue  vuu?  ledirai  certes  pas,  s'écria  Mme  de  Chaboarot  théâtrale- 
ment. 

—  Et  moi,  je  m'en  passerai  certes  bien,  repartit  M.  de  Freneose  ;  les 
hôtels  garnis  ne  doivent  pas  foisonner  dans  le  quartier  du  Jardin  du  Roi, 
[as  plus  que  les  chirurgiens  d.nis  les  hôtels  garnis. 

Là  dessas  il  prit. sou  chapeau,  salua  les  deu.v  dames  et  sortit  sans  plas 
rim  écouter.;.  ,  i,,.,    j  ^  ■ 

.    'J.lOi    01:»  i;  t  ],/:JfiCHAPlTRE    X.W. 

'  Suivant  le  privilège  de  magique  locomotion  dont  les  romanciers  sont 
en  po  .session  dans  le  monde  qu'ils  créent  deleuis  mains,  nous  allons 
précéder  M.  de  Freneuse  dans  la  chambre  de  Cousinot,  et  là  pour  un 
moment  nous  iiiuniicrons  à  nos  lecteurs  ce  bon  et  honnête  capitaine  Laa- 
bert,  avec  lequel,  à  leur  a  é  peut-être,  ils  n'ont  cu  jusqu'ici  que  de  trop 
rares  occasions  de  se  rencontrer. 

Toutefois  le  moment  n'est  pas  encore  venu  pour  lui  d'occuper  la  scène 
en  preaiier  1  lau  et  d'y  jouer  ce  rôle  important  qui,  plus  tard,  juviSeï  a 
sans  doa'e  Ih  nineur  qu'on  lui  a  f.iit  de  prendre  son  aom  pour  servir  de 
titie  à  cette  bistoiie.  Dans  le  moment  on  comprendra  que  son  départ  de 
l-ari3,esi  nécessaire  et  que  pour  la  sûreté  du  dépôt  coiiCé  ù  ses  sons  il 
doit  se  iiâier  de  retourner  à  Mantes,  où  d'ailleurs  le  rappellent  toutes  les 
ha'ii'uiies  de  sa  tranquille  existence,  un  moment  écbaii^'ées  à  la  voix  de 
l'amitié  contre  l'asstz  désagréable  dépaysemenide  lavLe  de  L'élran^ir'i 
Paris, 

Oii  resté,  sa  présente,  <]noique  peu  marquée  dans  notre  récit,  sera 
Ib'rn  d*àvoir  été  stérile,  puisque  p.ar  la  très  opportune  produC'ion  des  li- 
tres confiés  à  sa  garde,  il  aura  mis  Cousinot  h  même  de  produire  la  graiide 
scène  d  intérieur  à  laquelle  nous  avons  assisté  à  l'hôtel  Cliabaurot;  uaau- 
trc  résubat  fut  encore  obtenu  par  lui.  Etant  allé  rendre  une  visite  à  son 
ancien  colonel,  auprès  duquel  il  jouissait  d'une  assez  grande  estime,  il 
parvint  h  obtenir  en  faveur  de  l'ai'Je-major  la  remise  d'une  portion  de  la 
rude  punition  qui  lui  avait  été  infligée.  Ainsi  donc,  au  moment  de  repren- 
dre la  rouie  de  son  ermitage  ,  il  a  la  satisfaction  de  laisser  Couiiuotren- 
d  I  à  la  liberté,  et  en  mesure,  par  conséquent,  de  vaquer  sans  gùac  au- 
cune à  toutes  les  occurences  de  la  grave  entreprise  lians  laqueLe,  mal- 
gré les  pies  chaudes  représentations,  il  déclare  persiste.". 

Les  deux  amis  venaient  à  peine  de  se  séjiarer  lorsque  le  domestique  de 
l'hôtel  vii.'t  prévi'nir  I  aide  major  qu'un  monsieur  était  là  deaiamlant,  à 
parler  à  un  o'iicier  de  saméiqui  devait,  lui  avait-oa  dit,  lo^tr  (!a::&la 
maison.  Co  itinot,  qui  rte  savait  point  alors  de  crémcicrs  presisaos, 
n'avciil  ancnite  rai-oii  de  ne  point  voir  si  ccilevisite s'adressait  eliective- 
meijt  à  lui.  Cl  il  ordonna  que  l'on  fK  entrer.  '   ■'  •  ■  Ji;.  ,;.  --ir . 

Le  premier  sentiiueiit  qu'il  é|)rouva  à  Pasptjctiuattenda  de  M4  dpiFJfc- 
neuse,  ne  fut  ni  celui  de  la  cr,>iiite  ni  méaie  ateoluiuein  celoide  t'éion- 
iiemcni  ;  mais  son  amonr-propre  fut  quelque  peu  û-oissé  par  ri!inb,m,MS 
rie  recevoir  un  homme  einiiiee.iment  élégaitda;  sune  espe«;de  tauJtS.paii- 
vrcm  lit  ir.eubl',  où  les  débris  du  (iéjeuncr  qu'il  venait  de  laiie  asve  le 
capiiain  ■  Devaient  créé  un  désordre  aiis-i  peu  rcjouissînt  pour  la  vue  que 
peur  ("odorat.  11  y  a  un  certain  instinct  qui  vous  po«";e,  qumd  vous  veus 
trouvez  en  présence  d'une  personne  que  vous  pouvez  suppi:5er  a^iiiuéo 
pour  vous  de  mauvus  vouloir,  à  vous  présemcr  devant  elle  avec  tons  V0$ 
avantages  et  sans  laisser  prise  pur  quelque  côté  que  ce  soit  à  autoiisy-r^e^ 
(lé.iain^-.  Ccita  suscepiibiliié  du  quant  à.'-oi  est  une  pensée  si  (onsaaiuienl 
cveili'  c  que  la  complication  des  plus  sérieuses  pri-occup-. lions  ne  sulTit 
pas  ponr  en  distraire  :  c'est  ainsi  qu'on  fait  une  csjièce  tic  loiiciie  pour 
allers.'  ba'trc  en  duel  et  qu'on  serait  déses;éré,  qu  :lque  malheur  ,1  .-i  ,ar.t, 
que  le  cbirur^îicn  chargé  de  vous  donner  des  soins  vouisurpri:  »vcc  du 
linge  mal  biauc  ou  déchiré. 

Cou-iuot  s'empressa  donc  de  son  mieux  à  donner  à  6on  ap. .  i'-  ;  cnl 
une  tournure  un  peu  plus  présentable;  il  lit  enlever  t  us  les  r.-..<  i-  uf  U 
vittuaiile  qui .  ncombraieiil  la  luoi  ié  des  cieubiej.  ouviii  la  îenci  •  iAur 
renouveler  i'air,  et  a\ai;t  celin  offert  tu  sir^e  à  .M.  de  Fren.us.;,  s/  ilis- 
posa,  avec  1rs  manières  les  plus  digues  qu'il  put  stî  pr«c(iref^  à,appa'n- 
die  l'objet  de  s-i  visiic. 

—  Vous  me  reconnaissez  peut-être  ,  monsieur  ,  i;.t  .M.  de  Frenei.sc  , 
pour  avoir  cu  l'honneur  de  passer  l'autre  semaine  uuesoirce  avec  »ou3 
chez  Mme  de  Chaboiirot? 

—  Parfaiicnitiit,  monsieur,  répondit  l'aide-major,  vous  êtes  monsicir 
de  Freneuse? 

—  C'est  bien  cela,  repartit  l'hôte  de  Cousinot  :  Vous  eûtes ,  monsieur, 
ce  ioirlj,  ajouta-t-il,  une  longue  conversation  particulière  avec  la  bi- 

roniie.  '  .    ».  .     . 

—  Comme  vous  avez  pu  lo  voir,  répouttii  1  omcierde  santé. 

—  Dans  c.  Ile  conuMsaiinn,  vous  prîtes  la  p  'luc  de  vous  occuper  d'un 
mariage  que  vous  vouliez  faire  agréer  à  «taïkiae  de  Cbabourot  pour  sa 

liile.  '  ■■'•:'       '"■",",..,        .        . 

—  D'où  pouvez  vous  savoir  cel\  demanda  1  .ivle- major,  si,  cemmc^oiu 
"le  di.s'cztoui  à  l'beure.  ma  conversiiiiou  lui  DariicuUère. 

—  De  Mme  de  Cbabourot  cile  mOnie 

—  Quoi,  IWmc  de  Cliabourot  von»  a  dil... 

—  Que  vous  étiez  venu  .  inteeronipi»  M.  de  Frcntu.M; ,  au  nom  d  use 
pcrsonue  qu'elle  ne  m'a  paj  ^itMHM^c.  luiolTrirun  p.rii  four  sa  liUc. 


16 


LE  MAGASIN  LlTTJillAlUE, 


—  D'où  vous  concluez...  demanda  alors  l 'aide-major  î 

—  Je  ne  conclus  pas,  reprit  M.  de  Preneuse,  j'ajuulo  seulement  que  la 
parole  dont  vous  étiez  porteur  tombait  mal  avec  une  situation  que  Mme 
de  Cbabourot  s'est  empressée  de  vous  expliquer.  J'ai  deajandé  la  main 
de  MllcdeCliabouroi;  depuis  qiiel((uc  tenips  elle  m'éiaii  accordée  et  par 
SCS  parens  cl  par  elle-même ,  vous  auriez  donc  pu  comprendre  que  votre 
démarclicé  aitiaidive  et  ne  pas  insister. 

—  Un  mariage,  tant  qu'il  n'est  pas  fait,  peut  se  défaire,  répartit  assez 
lirutalemcnt  Cou.sinot. 

—  L'événement,  reprit  M.  de  Frctieuse,  viendrait  assez  à  l'appui  de 
votre  théorie,  car  quelques  jours  plus  tard  et  dans  une  occasion  solun- 
nelle  uue  grave  aileinie  fut  portée  a  des  droits  que  je  pouvais  regarder 
comme  acquis;  M.  de  Cbabuuroi  retira  sa  parole  et  mon  mariage  (ut  au 
moins  ajourné. 

—  Je  crois  que  vous  pouvez  dire  manqué,  reprit  Cousinot. 

—  Manqué,  soit,  lit  M.  de  Freneuiic;  mais  M.  de  Cliabourot  passe  pour 
n'avoir  pas  pris  spontanément  sa  résolution,  et  si  je  devais  croire,  comme 
j'y  suis  autorisé,  que  vous  ayez  pu  la  lui  nispirer,  j'aurais  quelque  curiosité 
desavoir  au  juste  le  procédé  persuasif  dont  vous  vous  cies  servi. 

—  Diable,  dit  l'aide-major,  vous  en  demandez  long  ;  tout  ce  que  je  puis 
vous  dire,  c'est  que  j'ai  donné  à  M.  de  Cbabourot  des  raisons  qu'il  a  irou- 
Téessans  réplique  et  auvquolles  il  était  impossible  qu'il  ne  se  rendit  pas. 

— 11  est  au  moins  étrange  que  ces  raisons  si  pérempioires  soient  en 
core  ignorées  de  Mme  de  Chabourot,  et  tout  ii  l'beure,  en  ma  présence  • 
elle  s'étonnait  de  leur  intluence,  sans  toutefois  se  les  i  ii;.giner. 

—  Ab  !  elle  ne  se  les  imagine  pas,  lit  iruiiiquemcnt  l'aide-major  ;  alors 
TOUS  venez  de  sa  part  aux  renseignemcns? 

—  De  la  mienne,  monsieur,  repartit  fièrement  M.  de  Freneuse. 

—  Désolé  de  ne  pouvoir  mieux  vous  dire;  mais  vous  me  demandez  là 
un  secret  qui  n'est  pas  le  mien. 

—  Ainsi,  monsieur,  dit  M.  de  Freneuse,  vous  avouez  expresséruent 
Tousétic  entremis  pour  faire  rompre  mon  msriatreavec  Mlle  de  Chabou- 
rot, et  vous  pensez  ne  me  devoir  aucune  explication? 

—  Que  je  vous  en  doive  ou  non,  fit  Cousinot,  coaime  il  m'est  physique- 
ment e:  moralement  défendu  de  vous  en  donuer,  cela  revient  absolument 
au  même. 

—  Prenez  garde,  monsieur,  que  d'autres  soupçonnent  avec  moi  des 
manœuvres  peu  loyales  de  votre  part. 

—  Vous  vous  trompez,  fit  Cousinot,  et  quant  aux  autres,  ils  en  ont 
menti. 

—  Vouî  ne  pensez  pas  san?  doute  qu'une  simple  dénégation ,  quelque 
énergi(|uement  d'ailleurs  que  vous  la  formuliez,  puisse  suflire  à  me  per- 
suader? 

—  Croyez  moi  ou  ne  me  croyez  pas,  cela  vous  regarde,  fit  Cousinot, 

—  Mais  cela  vous  regarde  aussi  un  peu,  répondit  M.  de  Preneuse. 

—  J'en  accepte  l'augure,  repartit  l'aiile-miijor  qui  ne  savait  pas  bien  au 
juste  le  sens  de  celle  phrese  à  laquelle  la  siluaiion  donnait  au  reste  toute 
la  sigu'llciition  nécessa  re  pour  qu'elle  fût  coT)prise. 

—  C'est  voire  dernier  mot  demanda  M.  de  Freneuse  en  se  levant? 

—  Je  ne  surrais  jamais,  répondit  Cousinot  en  parodiant  la  formule  sté- 
réotypée des  marchands. 

—  J'aurai  donc  l'honneur  de  vous  envoyer  tout  à  l'heure  deux  de  mes 
amis  avec  ics(|uels  vous  serez  peut-cire  plus  explicite. 

—  A  vos  souhaits!  repartit  l'olTieier  de  santé  paraissant  avoir  pour  ces 
aortes  d'occasions  une  série  de  locutions  toutes  faites  et  détournées  à  plai- 
sir de  leur  véritable  acception. 

—  Pardon,  mon  ieur,  dit  M.  de  Freneuse,  qui  avait  déjà  fait  quelques 
pas  pour  sortir,  oseraije  vous  riencjnder  votre  nom  ? 

Cousinot  le  regarda  pour  voir  s'il  se  moquait  de  lui, 

—  Je  parle  sérieusement,  dit  alors  M.  de  Preneuse,  et  n'ai  aucune  in- 
tention de  vous  désob  igcr;  votre  nom  n'a  pas  été  prononcé,  que  je  sa- 
che, chez  Mme  de  Chabnurot. 

—  Au  fait,  c'est  possible,  repartit  l'aide-major,  et  je  vous  crois  un 
homme  de  trnp  bon  ton  pour  vous  permettre  uue  sotte  plaisanterie  :  je 
m'appelle  Cousinot. 

—  Au  revoir  donc,  monsieur  Cousinot,  Ot  M.  de  Freneuse,  et  pour  té- 
moigner par  cdie  politesse  de  la  sincérité  de  son  ignoiance,  il  présenta  à 
l'aide-major  une  min  qui  fut  reçue  et  serrée  d'une  manière  significative  ; 
après  quoi  il  sortit. 

CHAPITRE  XXVI. 

Dès  le  soir,  toutes  les  dispositions  relatives  à  une  rencontre  pour  le 
lendemain  avaient  été  réglées,  car  il  y  avait  à  cette  affdire  cette  simpli- 
Ccrtlion  qu'elle  étoii  p'rfaiiemenl  («arrang-ertôfe  et  qu'elle  n'admettait 
point  le  zélc  ciinciliaieur  des  témoins.  M.  de  Freneuse  voulait  une  ex- 
plication, Cousinot  la  refusait  par  la  raison  la  plus  excellente  qui  se  pût 
imaginer,  à  savoir  quil  lui  était  impossible  de  la  donner;  la  question 
r.insi  posée  carrément  ne  pouvait  être  déplacée  d'aucune  manière,  l'aide- 
niajor  ayant  d';d)ord  prévenu  SCS  seconds  qu'eux-mêmes  ne  seraient  pas 
p'us  que  1rs  .Tutees  initiés  au  mystère  de  son  procédé  avec  M.  de  Fre- 
neuse, sur  quoi  ain  aient  porté  les  essais  de  s'entendre  et  de  se  rappro- 
cher. Du  nionieni  que  par  les  bons  soins  de  Mme  de  Chabourot  les  deux 
adcr^aires  avaient  éio  mis  en  présence,  le  résultat,  attendu  leur  position 
rcs^ccive,  éiifii  prtvu  et  inévitable  j  restait  maiatenant  la  question  de 


savoir  si  la  chance  tournerait  selon  ses  vœux.  Dans  tous  les  cas  la  chère 
dame  ne  croyait  pas  courir  grand  risque  ;  voilà,  enelfet.le  très  simple 
raisonnement  qu'elle  s'était  fait  :  «  C'est  un  dernier  coup ,  s'était- elle  dit , 
»que  je  me  donne  à  jouer.  D'abord  il  est  possible,  qu'intimidé  par  M.  de 
«Freneuse,  notre  homme  renonce  à  ses  prétentions  ;  s'il  persiste ,  et 
«qu'une  lutte  s'ensuive  entre  eux  ,  toutes  les  probabilités  sont  en  faveur 
')du  champion  que  je  me  donne,  car  c'est  un  homme  plein  de  sang-froid 
»et  de  bravoure  et  d'une  adresse  éprouvée.  Vienne  au  contraire  le  niisé- 
«rablc  à  avoir  le  dessus,  alors  ce  sera  pour  moi  comme  un  jugement  de 
«Dieu,  in'avertissant  que  je  dois  cesser  toute  résistance  violente,  et  ne 
"plus  procéder  avec  Inique  par  voie  d'arrangement.  »  Là  dessus  elle 
avait  imprimé  le  moivement  à  M.  de  Preneuse  qui  ,  heureux  de  trouver 
où  passer  sa  colère,  avait  suivi  avec  une  facilité  merveilleuse.  Cependant 
on  va  voir  que  dans  cette  honorable  combinaison  était  ciché  un  autre  pé- 
ril dont  un  esprit  moins  entier  que  celui  de  Mme  de  Chabourot ,  et  moins 
prévenu  en  faveur  de  ses  conceptions,  se  serait  facilement  avisé. 

Durant  la  soirée  de  ce  jour,  elle  était  seule  avec  sa  fille  rêveuse  et  se 
demandant  à  elle-même  ce  qu'il  pouvait  être  arrivé  de  sa  diplomatie 
meurtrière  de  la  matinée,  quand  justement  un  homme  à  lui  en  donner  des 
nouvelles,  Cousinot  se  fit  annoncer. 

EUj  ordonna  aussitôt  à  Thérèse  de  se  retirer,  et  attendit  avec  uue  cu- 
riosité assez  inquiète  le  résultat  de  l'entrevue  qu'elle  allait  avoir  avec  le 
personnage. 

Il  venait  de  dîner  chez  son  colonel,  l'usage  étant,  lors  de  la  visite  qu'au 
lever  des  arrêts  l'onicier  doit  au  supérieur  qui  les  lui  a  iniligés,  que  Celui- 
ci  lui  fasse  cette  politesse  ;  le  dîner  avait  été  convenable,  et  loin  d'être  en 
proie  à  la  préoccupation  qu'il  serait  permis  de  supposer,  notre  oITicier  de 
saoté  était  plutôt  en  pointe  de  gaîté.  Voyant  que  Mlle  de  Chabourot  s'é- 
loignait à  son  arrivée  : 

—  Ahlah!  dit-il,  ilparaîtquc  je  fais  peur  aux  demoiselles. 

—  J'ai  pensé,  répondit  la  baronne  avec  gravité,  que  vous  pouviez  avoir 
quelque  chose  de  particulier  à  me  dire  et  que  oouj  serions  mieux  seuls 
pour  causer. 

—  Il  est  de  fait  que  pour  du  particulier,  je  puis  me  flatter  d'avoir  à  tous 
en  cont  t;  j'ai  vu  votre  homme  ce  matin. 

—  Mon  homme  !  fit  Mme  de  Cbabourot  ne  comprenant  pas  ou  en  fai- 
sant le  semblant. 

—  Oui,  la  personne  que  vous  m'avez  détachée,  M.  de  Frencnse  quoi  ! 

—  Si  M.  de  Fieneuse  est  allé  chez  vous,  ce  qui  n'aurait  rien  d'absolu- 
ment extraordinaire,  je  vous  prie  de  croire  qu'il  a  fait  cette  démarche  de 
son  propre  mouvement  et  sans  aucune  excitation  de  ma  part. 

—  Ah  !  sans  doute,  fit  l'aide-major,  incapable  !  vous  m'êtes  si  attachée. 

—  Nous  n'avons  pas  sans  doute  beaucoup  à  nous  louer  de  vos  procé- 
dés; mais  de  là  à  vouloir  vous  créer  une  rivalité  sanglante... 

—  Non,  c'est  pas  ça;  l'histoire  de  me  faire  peur  seulement  ;  et  puis  Je 
comprends  ça,  moi  :'on  a  deux  gendres  pour  une  seule  fille,  c'est  embar- 
rassant ;  alors  on  donne  l'ui  des  deux  à  tuer  à  l'autre  :  qui  de  deux  paie 
un,  reste  un,  comme  dit  l'arithmétique. 

—  Mon  Dieu!  fit  alors  Mme  de  Chabourot  .jouant  l'épouvante  ,  mais 
au  fond  désirant  savoir  au  juste  jusqu'à  quel  point  son  rôle  d'agent  pro- 
vocateur avait  réussi  ;  est-ce  qu'une  esplicaiion  d'une  nature  inquiétante 
aurait  eu  lieu  entre  vous  et  M.  de  Freneuse  ? 

—  Inquiétante,  non,  dit  Cousinot ,  nous  nous  sommes  très  bien  enten- 
dus :  nous  nous  battons  demain. 

—  Vous  vous  battez  demain  !  !  !  Au  fait,  ajouta  comme  par  réflexion  la 
baronne,  c'était  un  résultat  facile  à  prévoir;  un  homme  de  l'âge  de  M.  de 
Freneuse  dont  on  vient  bouleverser  la  position. 

—  Evidemment,  repartit  l'aide  major,  et  la  démarche  ne  m'a  nullement 
étonné  ;  mais  votre  jeu,  voyez-vous,  n'était  pas  de  la  hâter  ,  celle  démar- 
che ;  votre  jeu  était  de  vous  entremettre  pour  qu'elle  n'eût  pas  lieu. 

—  Encore  une  fois,  monsieur ,  tous  nous  prêtez  une  conduite  qui  n'a 
pu  être  la  nôtre. 

—  Ne  discutons  pas  là  dessus,  fil  Cousinot,  je  sais  ce  que  m'a  dit  M.  de 
Freneuse,  c'est  par  vous  qu'il  a  connu  la  part  que  j'avais  eue  à  la  rupture 
de  son  mariage. 

—  Mais,  monsieur,  nous  lui  devions  compte  d'un  changement  de  réso- 
lution qui  était  fort  blessant  pour  son  amour-propre,  il  fallait  bien  lui 
donner  une  raison. 

—  Très  bien  de  lui  dire  que  je  mettais  opposition  à  ce  qu'.l  épousât  ; 
mais  lui  laisser  entendre  que  j'ai  fait  une  saleté  en  disant  du  mal  de  lui, 
c'en  est  une  autre,  madame,  il  est  bon  que  vouslc  sachiez. 

—  Brisons  là,  monsieur,  dit  alors  la  baronne  un  peu  émue  de  ce  ton  de 
corps  de  garde,  vous  voulez  vous  en  prendre  à  nous  d'un  événement  qui 
était  dans  les  conséquences  à  peu  près  inévitables  de  votre  façon  d'agir, 
libre  à  vous  de  penser  ce  que  vous  voudrez. 

—  Oui,  mais  libre  aussi  à  moi  de  faire  comme  je  l'entends,  et  vous  n'en 
Êtes  pas  où  vous  pensez.  D'abord  je  ne  suis  pas  mort,  et  il  n'est  pas  du 
tout  prouvé  que  voire  M.  de  Freneuse  doive  me  manger  tout  cru;  et  puis 
quand  je  devrais  y  passer,  ce  serait  plutôt  tant  pis  pour  vous. 

Mme  de  Chabourot  le  regarda  fixement  en  renlcndaut  ainsi  parler,  car 
il  y  avait  dans  ses  paroles  une  menace  dont  elle  aurait  voulu  pénétrer  le 
sens;  Cousinot  reprit  : 

—  J'ai  toujours  oublié  de  vous  dire,  d'abord  parce  que  nous  nous  som- 
mes peu  vus,  el  ensuite  parce  que  nous  avons  parlé  de  choses  plus  inté- 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


17 


rcssantcs,  qu'avaal  de  m'embarquer  avec  vous  j'avais  pris  une  petite  pré- 
caution. 

—  On  ne  saurait  jamais  blâmer  personne  d'en  agir  ainsi ,  répondit  la 
baronne  qui  ne  voulait  point  paraître  aitacher  de  l'importance  à  cette 
oDicieuse  conûJcncc. 

—  Voulant  mettre  en  lieu  sûr ,  continua  Cousinot,  les  papiers  Impor- 
tans  qui  m'unissaient  à  vous ,  j'ai  prié  une  personne  de  me  les  garder,  en 
sorte  que  \ous  auriez  parfaitement  perdu  voire  temps  à  essayer  de  les 
soutirer  deuies  mains. 

—  Je  ne  sache  pas  ,  monsieur ,  fit  la  baronne  avec  dignité,  que  vous 
vous  soyez  aperçu  d'aucune  intention  pareille. 

—  C'est  vrai,  je  suis  ie  bon  compte;  je  couvions  que  vous  n'avez  pas 
vonlu  me  aire  vo!er;  mais  vous  avez  eu  une  autre  idée  assez  aimable, 
celle  de  me  faire  assassiner... 

—  Monsieur  '  dit  la  baronne,  que  le  mot  révolta. 

—  Ah  !  en  douceur,  i  éprit  Cousinot,  par  un  beau  monsieur  a  gants 
blancs,  qui  aura  l'air  de  faire  ses  affaires  en  faisant  les  vôtres. 

—  Enlin,  pour  conclure  à  ce  persiûagc  exécrable. 

—  Pour  conclure  '  reprit  Cousinot;  moi  qui  ne  voulais  pas  de  ces  raa- 
niè'-eslà,  j'avais  eu  l'idée  de  vous  venir  que  le  jour  où  je  viendrais,  par 
\oi  bons  ofDces,  à  être  escoffié,  les  papiers  dont  je  suis  propriétaire  se- 
raient déposés  au  parquet  de  M.  le  procureur  du  roi  ;  ça  m'est  sorti  de  la 
tôle.  Vous  avez  été  de  l'avant.  Eh  bien  !  vous  êtes  maintenant  exposée,  si 
je  venais  à  être  tué  demain,  à  voir  la  justice  saisie  d'une  affaire  que,  jus- 
qu'à présent,  vous  avez  autant  aimé  lui  laisser  ignorer. 

—  Mais,  monsieur,  cela  est  infâme,  s'écria  la  baronne,  que  ce  coup 
trouvait  complé:ement  désarmée,  vouloir  nous  rendre  responsables  d'un 
fait  auquel  nous  sommes  tout  à  fait  étrangers  ! 

—  Parbleu!  madame,  Cl  Cousinot,  moi  qui  serai  mort,  je  perdrai  en- 
core plus  que  vous  à  ce  qui  arrivera. 

—  Et  notre  honneur,  monsieur,  et  notre  nom  flétri,  et  celte  pauvre  en- 
fant dont  vous  parliez  de  faire  votre  femme,  dont  l'avenir  sera  à  jamais 
perdu  !  Ah  !  vous  ne  pouvez  avoir  la  pensée  d'une  pareille  cruauté. 

—  Voilà,  fit  alors  Cousinot,  vous  voulez  jouer  tout  le  monde;  on  se  dé- 
fend. Vous  êtes  incorrigible.  L'aulre  jour,  la  leçon  était  déjà  bonne  ;  au 
Jicu  d'en  profiter,  vous  m'orgarisez  un  duel;  moi  je  l'ai  accepté,  parce 
qu'un  due],  c'est  comme  un  billet  de  banque,  et  il  n'y  a  qu'un  esprit 
mal  fait  pour  le  refuser  ;  seulement  j'ai  voulu  être  sûr  que  vous  ne  m'ou- 
blieriez pas  dans  vos  prières,  et  que  vous  ne  ririez  pas  trop  si  j'étais  des- 
cendu. 

On  en  était  là  d'une  conversation  qui  ne  laissait  pas,  on  en  conviendra, 
d'être  intéressante,  lorsque  M.  de  Chabourot  vint  à  rentrer.  Voyant  sa 
femme  éperdue  et  en  larmes,  il  demanda  le  sujet  de  cette  vive  émotion. 
Cousinot  le  lui  ayant  volontiers  expliqué,  aux  reproches  dont,  fort  qu'il 
était  d'ailleurs  de  la  présence  d'un  tiers,  ie  baron  se  mit  à  accabler  la 
dame,  il  parut  clairement  pour  l'aidemajor  que  le  pauvre  homme  n'avait 
pas  trempé  dans  le  complot,  sa  destinée  étant  d'avoir  le  contrecoup  de 
toutes  les  déplorables  habiletés  auxquelles  sa  chère  moitié  avait  comme 
une  fureur  de  se  livrer. 

A  ce  quart  d'heure,  on  put  jiiger  qu'un  peu  "de  noblesse  de  cœur  est 
bien  plus  à  priser  que  les  ressource?  de  l'esprit  et  la  richesse  de  l'intelli- 
gence :  tandis  que  la  baronne,  engagée  dans  ses  propres  roueries,  était  là 
avec  tout  sou  génie  abaissée  devant  la  puissance  d'un  imprévu  qui  la  lais- 
sait à  la  merci  du  plus  efli-ayant  avenir,  son  mari,  homme  simple  et  dont 
ontrouvaitsi  facilement  le  fond,  avisa  un  moyen  honorable  de  pourvoir 
au  danger  qui  le  menaçait 

—  En  s'adressant  à  voits,  dit-il  à  Cousinot,  M.  de  Preneuse,  trompé 
par  de  faux  renseignemens,  s'est  tout  à  fait  mépris;  c'est  moi  qui  ai  re- 
tiré ma  parole,  moi  qui  lui  ai  fait  l'affront  dont  il  veut  avoir  satisfaction, 
c'est  donc  à  moi  de  me  rencontrer  avec  lui. 

—  Du  tout,  du  tout,  fit  Cousinot,  il  y  a  déjà  assez  de  barbouillaje  dans 
cette  histoire  sans  que  vous  veniez  encore  y  ajouter  de  nouveaux  orne- 
mens.  D'ailleurs  rien  qu'à  cause  de  votre  âge  M.  de  Preneuse  ne  voudrait 
pas  avoir  affaire  à  vous. 

—  Raison  de  plus  pour  qu'il  s'entremette  à  empêcher  ce  duel  en  pro- 
posant d'y  prendre  votre  place,  repartit  la  baronne,  saisie  t  jUt  à  coup  d'un 
immense  désir  de  conciliation. 

—  De  manière,  dit  Cousinot,  qu'on  raconte  demain  dans  tout  Paris  que 
j'ai  envoyé  monsieur  pour  accommoder  la  chose  et  que  M.  de  Preneuse 
m'a  fait  reculer.  Merci  ? 

—  On  ne  dira  rien  de  pareil ,  lit  le  baron  :  il  est  clair  que  c'est  à  moi 
de  marcher. 

—  Il  est  clair,  îl  est  clair,  repartit  Cousinot,  que  tout  est  convenu  avec 
l'autre ,  qu'il  compte  sur  moi  comme  sur  lui ,  et  que  vous  n'avez  rien  à 
voir  dnns  tout  ça. 

—  Je  n'en  vais  pas  moins  de  ce  pas  trouver  Totre  adversaire ,  dit  le 
baron,  se  mettant  en  devoir  de  sortir. 

—  C'est  à-dirc  que  vous  ne  bougerez  pas  d'ici ,  s'écria  Cousinot  c;i  le 
retenant;  cependant,  contiuua-t-il,  je  suis  sensible  à  votre  procédé,  une 
bonne  manière  d'agir  en  vaut  une  autre;  et  voyez-vous,  Mme  la  baronne, 
à  cause  de  ce  que  voire  mari  vient  de  faire,  je  retire  ma  proposition  : 
que  M.  de  Preneuse  ait  du  dessus  ou  du  dessous,  ça  n'empirera  rien  à  vos 
affaires.  Si  je  suis  tué,  boi  soir,  votre  péché  vous  est  pardonné,  et  je  vais 
donner  des  ordres  pour  que  votre  secret  meure  avec  moi  ;  si  c'est  M.  de 

^ovEMBU^;  18^1.  —  tomr  i. 


Preneuse,  ça  ne  sera  jamais  qu'un  gendre  de  moins  ;  si  ce  n'est  ni  l'un  ni 
l'autre,  eh  bien,  nous  nous  retrouverons  tous  sur  nos  pieds  ;  on  se  débat- 
tra ,  on  s'arrangera  :  mais  plus  de  tricherie,  je  vous  en  prie ,  parce  que, 
voyez-vous,  comme  dit  mon  pauvre  père,  auquel  par  parenihèse  il  faut  que 
j'écrive  un  mot  tout-à-l'heure ,  on  se  trompe  quaud  on  dit  que  c'est  la 
défiance,  c'est  la  franchise  qui  est  mère  de  sûreté.  _  '"■ 

L'n  pas  de  plus,  et  Cousinot,  par  la  parole  comme  par  l'action,  va  s'éle- 
ver à  des  hauteurs  d'héroïsme  qui  détruiront  toute  l'économie  de  son  per- 
sonnage. 11  est  donc  encore  temps  de  mctlre  fin  au  combat  do  générosi'.é 
qui  s'est  élevé  entre  lui  et  le  vieux  gentilhomme  et  de  le  faire  sortir. 
Nous  ne  terminerons  pas  néanmoins  ce  chapitre  sans  constater  qu'inscnï- 
siblement  notre  aide-major  gagne  du  terrain ,  et  qu'au  moyen  de  ce  que 
vient  de  se  passer,  à  tous  les  avantages  qu'il  avait  déjà  sur  les  Chabourot, 
il  vient  de  joindre  celui  d'un  procédé  excellent;  aussi  au  moment  de  se 
séparer  de  lui,  le  baron  du  fond  du  cœur  et  Mme  de  Chabourot  au  moins 
du  masque  et  des  lèvres,  se  montrèrent-Ils  touchés  et  émnç.  Quant  à  lui, 
en  les  quittant ,  après  avoir  été  passer  une  heure  avec  Mme  Bouvard,  il 
s'en  fut  faire  un  tour  à  l'estaminet  de  la  rue  de  la  Montagne-Saicte-Gene- 
viève,  où,  à  part  lui,  tout  en  jouant  le  domino,  il  eut  la  superstitieuse  fai- 
blesse d'interroger  l'avenir  au  moyen  d'une  combinaison  des  nombres  mar- 
qués sur  l'ivoire  et  dans  laquelle  il  convint  avec  lui-même  do  lire  l'événement 
du  lendemain  :  l'épreuve  lui  ayant  éié  défavorable  ,  il  se  traita  de  sot  et  de 
visionnaire  et  se  dit  qu'il  n'y  avait  aucun  rapport  appréciable  entre  le  pisto- 
let de  M.  de  Preneuse  et  le  double  slx.loni  cela  l'ayant  mené  aux  environs 
de  minuit,  il  rentra  à  son  hôtel  garni,  écrivit  à  son  père  poar  lui  faire  ses 
adieux  conditionnels,  fit  une  autre  lettre  adressée  au  capitaine  Lambert, 
et  portant  ordre,  en  cas  d'une  fâcheuse  issue,  de  jeter  au  feu  les  papiers 
qu'il  détenait.  Tous  ces  soins  pris,  il  se  mit  an  lit  et  ne  larda  pas  à  s'en- 
dormir de  ce  même  sommeil  dont  les  historiens  d'Alexandre  et  du  grand 
Condé  font  si  fort  honneur  à  leur  héros  la  veille  des  baiailles  d'Arbelles 
et  de  Rocroi.  Quant  à  nous,  nous  n'hésitons  pas  à  placer  fort  au  dessus 
des  deux  autres  le  fait  contemporain  de  l'officier  de  santé,  car  enfin  la 
bataille  se  donnait  positivement  à  son  compte,  il  devait  réelle&:ent  et 
naturellement  y  payer  de  sa  personne,  et  la  vie  était  expressément  l'un 
des  deux  enjeux.  Mais  malgré  nos  réclamations,  les  vienx  erremens  ne 
s'en  poursuivront  pas  moins,  on  continuera  à  parler,  d'après  Quinte- 
Curce,  du  sommeil  d'Alexandre;  d'après  Bossuet,  de  celui  du.'grand  Con- 
dé ;  tandis  que,  d'après  nous,  personne  ne  s'avisera  de  mentionner  dans 
l'avenir  le  sommeil,  cependant,  non  moins  remarquable  de  l'aide-major 
Cousinot. 

CIIAPITRB  XXVII. 

Au  moment  où  M.  de  Chabourot,  entrant  chez  sa  femme,  avait  été  sa- 
lué par  elle  de  la  révélation  de  sa  dernière  et  sanglante  équipée,  il  ap- 
portait de  son  côté  une  nouvelle  d'une  nature  infiniment  [lus  satisfaisante, 
mais  dont,  au  milieu  de  la  scène  assez  animée  que  nous  venons  de  rappor- 
ter, il  n'avait  naturellement  pas  trouvé  le  placement. 

Son  ambition  de  relations  extérieures,  comme  l'appelait  sa  femme,  allait 
être  satisfaite:  le  directeur  du  personnel  au  minisicre  des  affaires  étran- 
gères, dinant  avec  lui  chez  un  de  leurs  amis  communs,  venait  delui  confier 
qu'un  mouvement  se  préparait  dans  le  personnel  des  ambassades  et  que 
par  suite  de  ce  mouvement  il  serait  très  prochainement  appelé  au  poste 
de  ministre  plénipotentiaire  à  Francfort. 

Habituellement  Mme  de  Chabourot  traitait  galmcnt  les  prétentions  di* 
plomatiqucs  de  son  mari;  mais  quand  il  lui  annonça  sa  future  promotion, 
elle  dut  reconnaître  avec  lui  que  l'honorable  expatriation  à  laquelle  it 
avait  sollicité  d'èire  condamné  était  peut-èlre  le  remède  le  plus  efficace 
qu'ils  pussent  trouver  aux  difficultés  de  leur  position.  •». 

En  effet,  quitter  Paris  et  la  France  était  un  moyen  naturel  de  soustraire 
aux  malicieux  regards  de  la  curiofilé  publique  la  plaie  de  leur  existence 
qui,  d'abord  intime  et  secrète,  avait  commencé  depuis  peu  à  révéler  les 
symptômes  extérieurs  les  plus  inquiéians.  Il  y  avait  en  outre  à  considérer 
qu'à  l'étranger,  en  supposant  que  l'obsession  de  leur  fkhcax  persécuteur 
les  y  accompagnât,  un  notable  dégrèvement  néanmoins  s'opérerait  sur  elle 
parle  changement  du  lieu  dans  lequel  ils  vivraient,  puisque,  dans  un 
pays  où  ni  lui  ni  eux  ne  seraient  connus,  il  leur  serait  latilo  de  ménager 
à  l'acrointance  roturière  de  Cousinot  ime  transition  et  une  viaisemblaucc 
qui  lui  ôteraient  tout  d'abord  ce  qu'elle  avait  de  plus  compromettant  et  de  ' 
plus  dur  à  leur  amour-propre.  i 

Néanmoins  si  quelque  parti  sérieux  et  utile  était  à  tirer  de  cette  favo- 
rable  occurrence,  ce  n'est  pas  au  milieu  de  ses  absorbantes  préoccupa- 
tions du  moment  qu'il  pouvait  cire  dooué  à  Mme  de  Chabourot  de  l'en 
extraire;  les  forces  de  son  attention  étaient  ailleurs,  et  le  danger  immédiat 
qui  la  menaçait  lui  form.iii  une  trop  cruelle  distraction. 

Elle  ne  se  le  dissimulait  pas,  eu  effet,  tjuoiquc  laide-major  eût  géné- 
reusement promis  de  mourir  sans  vengeance,  il  pou» ait  facilement  arri- 
ver, au  moment  suprême,  qu'il  se  ravisât  et  qu'il  donnât  à  sa  mort  les  con- 
séquences posthumes  qui  étaient  à  sa  disposition,  et,  on  pouvait  prcj-que 
le  dire,  dans  son  droit.  Jusqu'au  moment  donc  où  elle  le  verrait  revenu 
sain  et  sauf  de  l'imprudente  épreuve  qu'elle  lui  avait  ménagée,  la  malen- 
contreuse provocatrice  se  sentait  à  la  merci  do  son  re>sentimcni  et  de  son 
indisrréiion.  en  sorte  que,  par  un  arrangement  bizarre,  elle  se  voviit  ol>li- 
gée  de  lui  transporter  les  vœux  et  la  sollicitude  qu'elle  avait  d'abord  ré- 
servés pour  son  adversaire. 


18 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Celte  dure  et  siiigiilièic  néccssilé,  après  avoir  agité  son  sommeil,  conli- 
inia  (le  l'occuper  le  lendemain  dès  son  réveil,  et  à  mesure  qu'approchait 
l'heure  oii  révénemcnt  devait  disposer  de  l'un  ou  de  l'autre  des  combat- 
taiis,  sa  mortelle  inquiéiude  ne  fit  que  s'aigrir  et  s'accroiire. 

Pour  comble  de  malheur,  M.  de  Preneuse  n'aimant  pas  à  déranger  ses 
liabiiudcs,  n'avait  pas  voulu  que  la  rencontre  eût  lieu  avant  l'heure  ordi- 
naire de  son  lever,  et  onze  heures  déjà  étaient  passées  sans  qu'on  eût  au- 
cune nouvelle  du  résultat. 

Enlin,  sur  le  midi,  comme  la  baronne,  dans  une  impatiente  anxiété, 
iqu'on  aurait  pu  prendre  pour  celle  d'une  mère  ou  d'une  sœur,  se  tenait 
derrière  le  vitrage  d'une  fenf-ire  donnant  sur  la  cour  de  son  hôtel,  afin 
tl'aviser  quelques  niinuics  plutôt  les  nouvelles  qui  lui  arriveraient,  elle 
vit  s'arrêter  h  la  porte  de  h\  rue  un  fiacre  d'où  descendirent  deux  hom- 
mes, qu'à  lecr  tournure  rai!iia:rc  et  à  leurs  moustaches,  elle  dut  prendre 
pour  les  seconds  qui  avaient  assisté  Cousinot.  Ne  le  voyant  pas  paraître, 
elle  fut  saisie  d'un  violent  hatiement  de  cœur  et  fut  sur  le  point  de  s'éva- 
«iiiuir.  Néanmoins,  elle  sut  prendre  assez  sur  ellemènie  pour  ne  point 
tomber  en  faiblesse,  et  ayant  continué  de  regarder,  elle  s'aperçut  que  les 
«leux  étrangers  parlementaient  avec  le  concierge,  mettant  même  à  leur 
conversation  une  assez  grande  animation. 

Ce  singulier  colloque  ne  finissant  pas,  elle  se  retourna  vers  M.  de  Cha- 
Lourot,  qui  assis  au  coin  de  la  cheminée,  s'occupait  plus  tranquillement 
peut  être  que  ne  le  coiuporiait  la  situation  à  lire  son  journal,  et  lui  dit  : 

—  Je  pense  que  les  témoins  de  M.  Cousinot  sont  en  bas,  ils  ont  avec 
Antoine  je  ne  sais  queîle  interminable  discussion  ;  allez  donc  voir  un  peu 
de  quoi  il  s'agit,  car  je  me  meurs  d'impatience  de  le  savoir. 

Etant  aussitôt  sorti  sur  le  perron,  M.  de  Cbabonrot  appela  son  concier- 
ge, et  lui  demanda  à  qui  il  en  avait. 

—  Ce  sont,  répondit  ce'ui  qu'il  interrogeait,  deux  messieurs  que  je  ne 
connais  pas  ;  ils  ont  dans  celte  voiture  un  blessé,  qui  leur  a  indiqué  son 
adresse  ici  pour  y  loger  ;  monsieur  ne  m'ayant  pas  donné  d'ordie  pour 
faire  de  sa  maison  un  hôpital,  je  ne  veux  pas  les  laisser  entrer. 

il  faut  croire  que  le  cher  Cousinot  n'était  pas  atteint  bien  gravement , 
puisqu'il  avait  eu  la  présence  d'esprit  de  se  faire  de  son  miuvais  cas  nue 
occasion  pour  s'introduire  dans  la  maison  où  il  avait  constamment  nioniré 
la  volonté  de  s'installer;  à  moins  fouielois  que  ,  frappé  à  mort ,  il  n'eût 
voulu  se  ménager  la  vengeance  d'offrir  à  la  baronne  le  spectacle  ellrayant 
de  son  agonie. 

Ces  deux  probabilités  traversèrent  rapidement  la  pensée  de  M.  de  Cha- 
bourot,  qui,  pour  savoir  à  quoi  s'en  tenir,  prit  le  parti  d'aller  jusqu'à  la 
voiture  et  de  s'expliquer  lui-même  avec  les  étrangers. 

—  Nous  arrivons,  dit  l'un  d'eux,  du  bois  de  V;ncennes,  où  M.  Cousinot, 
que  vous  connaissez  sans  dou'.e ,  vient  d'être  touché  dans  une  rencontre  : 
il  nous  avait  dit  avant  le  combat,  que  s'il  était  blessé,  nous  eussions  à  le 
mener  chez  M.  le  baron  de  Cbabourot,  rue  de  Varennes.  C'est  bien  ici  je 
pense  ;  cependant  le  concierge  prétend  que  nous  nous  trompons  et  veut 
nous  renvoyer. 

—  Est-ce  qu'il  est  gravement  atteint  ?  demanda  le  baron  avant  toute 
chose  et  allant  au  fait  qui  l'intéressait. 

—  Une  simple  balle  dans  le  gras  du  bras  droit,  qui  n'a,  à  ce  que  dit 
notre  ami  lui-même,  offensé  aucune  partie  essentielle,  mais  qui  l'a  empê- 
cbé  de  continuer  le  combat. 

—  Et  son  adversaire,  continua  M.  Chabourot? 

—  Rien,  puisque  du  premier  coup  qu'il  a  tiré,  Cousinot  a  été  atteint. 

—  Permettez,  reprit  alors  le  premier  interlocuteur,  vous  vous  occupez 
là,  monsieur,  à  recueillir  des  nouvelles  ;  mais  notre  ami,  qui  a  perdu  beau- 
coup de  sang,  s'est  évanoui  depuis  une  dixaine  de  minutes;  il  lui  faut 
donc  de  prompts  secours  ;  ainsi,  voyez  si  Cousinot  n'tst  pas  aussi  incon- 
nu ici  que  le  dit  cet  honnête  concierge,  et,  si  vous  avez  le  crédit  de  le 
faire  admettre;  veuillez  vousdécider,  autrement  nous  allons  filer  sur  l'hô- 
pital du  Gros-Caillou. 

—  Quand  même  vous  vous  seriez  mal  adressés,  messieurs,  répondit 
noblement  le  baron,  qui  d'ailleurs,  de  celte  manière,  esquivait  l'aveu  ex- 
plicite de  sa  relation  intime  avec  l'aide-inajor,  il  suffirait  qu'un  homme 
fût  à  ma  porte,  blessé,  pour  que  je  ne  lui  refusasse  pas  des  soins  néces- 
saires à  son  état.  Faites  donc  eaircr  la  voiture,  je  vais  appeler  mes  gens 
pour  qu'on  le  transporte  dans  un  appartement. 

Alors,  de  sa  fenêtre,  où  elle  toniiiiuait  d'observer  dans  la  plus  doulou- 
reuse attente  tout  ce  qui  se  passait,  Mme  de  Chabourot  vit  que  le  fiarrc 
s'approchait  jusqu'au  bas  du  perron  ;  aidé  de  deux  domestiques,  les  se- 
conds de  Cousinot  le  tirèrent  pâle  ,  sangfant  et  inanimé  de  la  voiture ,  et 
commeacèrent  à  le  monter  vers  le  logement  que  M.  de  Chabourot  avait 
désigné;  elle  ne  douta  pas  alors  qu'il  ne  fût  mort,  et  si  elle  n'eut  pas,  au 
malheur  dont  elle  se  croyait  la  cause,  le  regret  qu'on  aurait  dû  attendre 
d'elle,  elle  eut  au  moins,  des  événemens  qui  devaient  suivre  ,  assez  d'ef- 
froi et  d'émotion  pour  lui  tenir  lieu  de  In  torture  d'un  remords. 

CH.\PITRE  XXVIII. 

Un  médecin  du  voisinage  ayant  été  appelé,  mit  aussitôt  le  premier  appa- 
reil sur  la  blessure  qu'il  jugea,  comme  Cousioot  lui-même,  d'une  très  mé- 
diocre gravité.  Ce  pansement  opéré  et  le  malade  une  fois  couché  dans  un 
lit  bien  bassiné,  il  reprit  complètement  connaissance,  et  voyant  M,  de 
Cktib'rurot  à  ses  cotés  ; 


—  Ah!  ah!  dit-il  me  voilà  encore  de  ce  monde,  et  chez  de  bons  amis 
dont  les  excellens  soins  m'auront  bientôt  remis  sur  pied.  Ce  M,  de  Pre- 
neuse lire  juste,  et  je  crois  qu'il  a  mis  de  la  bonne  grâce  à  ne  pas  me  vi- 
ser à  la  tête  ;  car  il  ne  lui  en  coûtait  pas  plus  de  m'y  planter  une  balle,  si 
bon  lui  eût  semblé. 

—  Je  vous  engage  à  peu  parler,  dit  alors  le  confrère  de  l'eide-major,  et 
à  laisser  en  paix  des  souvenirs  qui  pourraient  vous  donner  de  l'énuilion. 

—  Bah  !  reprit  le  blessé,  je  me  trouve  à  merveille,  et  autant  causer  de 
ça  que  d'autre  chose, 

—  Oui,  mais  il  n'est  nullement  nécessaire  que  vous  causiez  d'autre 
chose  ou  de  ça,  dit  alors  un  des  témoins  de  l'aide-raajor.  Vous  voici,  com- 
me vous  le  disiez  tout  à  l'heure,  en  bonnes  mains  ;  nous  allons  donc  vous 
laisser,  et  nous  reviendrons  prochainement  vous  voir. 

—  C'est  juste,  dit  Cousinot,  vous  avez  vos  affaires  et  je  n'ai  plus  besoin 
de  votre  assistance  :  mais  à  bientôt. 

—  Aujourd'hui  même  nous  viendrons  prendre  de  vos  nouvelles,  répon- 
dirent ses  camarades,  et  ils  sortirent. 

Le  médecin  ayant  laissé  les  prescriptions  nécessaires  et  voyant  une 
garde  installée  auprès  du  malade,  en  fit  autant,  en  sorte  qu'il  ne  resta  au- 
près du  blessé  que  M.  de  Chabourot. 

—  Ah  ça,  fit  alors  Cousinot  à  voix  basse  et  tandis  que  la  garde  tracas- 
sait dans  la  chambre,  vous  allez  me  trouver  un  peu  sans  gêne  de  venir 
ain^i  descendre  chez  vous.  Mais,  ma  foi,  comme  j'ai  l'intention  de  donner 
ma  démission  le  plus  tôt  possible,  je  n'ai  pas  voulu  la  dater  d'un  hôpital 
militaire,  et  puis  il  faut  en  finir,  et  puisque  d'un  moment  à  l'autre  je  de- 
vais venir  m'éiablir  ici,  j'ai  pensé  que  si  je  revenais  de  ce  duel,  l'occasion 
sera  t  bonne,  et  ma  foi  me  voilà. 

—  Vous  avez  bien  fait,  répartit  le  baron  sans  mettre  toutefois  une  gran- 
de chaleur  à  cette  approbation. 

—  Hum  !  répartit  l'aide-major,  j'aurais  peut-être  fait  quelque  chose  de 
plus  agréable  à  vous  et  à  cet'.e  bonne  Mme  de  Chabourot  en  m'en  allant 
tout  droit  dans  l'autre  monde,  car  vous  étiez  alors  débarrassé,  de  moi. 

—  Vous  nous  supposez,  réponfiit  M.  de  Chabourot,  des  sentimens  d'in- 
humanité qui  ne  sont  point  les  nôtres.  Croyez  que  ma  femme  a  eu  du  re- 
gret de  ce  qu'un  premier  mouvement  lui  a  conseillé  ;  déjà  nos  rapports 
avec  vous  ont  commencé  à  se  mettre  sur  un  pied  meilleur  ;  tous  enten- 
drez la  raison,  j'espère,  et  puis  nous  sommes  à  la  veille  de  quelque  chan- 
gement dans  notre  existence  qui  arrangera  peut-être  bien  des  choses. 

Cousinot  n'eut  pas  le  temps  de  demander  l'explication  de  ces  paroles, 
car  son  domestique  vint  dire  au  baron  que  madame  lui  faisait  dire  de  se 
rendre  auprès  d'elle. 

Dans  le  fait,  la  pauvre  dame,  qui  n'avait  eu  encore  aucune  explication 
de  tout  ce  qui  se  passait  dans  sa  maison,  et  qui  avait  appris  seulement 
que  Cousinot  était  bien  vivant,  avait  peut-être  un  peu  de  droit  de  se 
montrer  curieuse  d'être  plus  complètement  renseignée.  Ayant  donc  de- 
mandé au  blessé  s'il  n'avait  besoin  de  rien,  sur  sa  réponse  négative,  M. 
de  Chabourot  le  quitta  pour  satisfaire  au  mandat  de  comparution  qui  lui 
était  signifié. 

Resté  seul,  notre  digne  ami  Cousinot  se  mit  à  songer  ? 

Car,  que  faire  en  un  Ut,  à  moins  que  l'on  ne  songe. 

Il  récapitula  toutes  les  phases  par  lesquelles  avait  déjà  passé  ,  la  lutle 
dans  laquelle  il  était  eng.igé,  et,  quelle  que  fût  sa  modestie  naturelle,  il  ne 
put  s'empêcher  de  reconnaître  que  jusque-là,  s'il  avait  manœuvré  avec  bon- 
heur, il  avait  aussi  manœuvré  avec  habileté  ;  ses  progrès,  au  milieu  des 
différens  obstacles  dont  sa  route  avait  été  semée,  n'en  restaient  pas  moins 
incontestables,  et  le  lieu  même  où  il  se  voyait  en  ce  moment  suffisait  à 
lui  eu  donner  la  mesure.  Maintenant  que  ferait-il?  il  continuerait  à 
suivre  la  ligne  ferme  et  modérée  dans  laquelle  il  avait  marché.  Sui- 
vant le  programme  précédemment  formulé  par  lui,  il  s'offrait  à  Mlle 
de  Chabourot  comme  le  successeur,  l'ayant  droit  et  le  continuateur 
de  Charles  Villeneuve  ;  au  moyen  de  ses  séductions  personnelles,  de  la 
grande  connaissance  qu'il  se  supposait  du  cœur  des  femmes,  de  l'ha- 
bileté qu'il  aurait  de  s'insinuer  d'abord  auprès  de  la  jeune  fille  en  lui 
parlant  du  défunt  chéri  dont  personne  ne  lui  donnait  la  consolation  de 
l'^-ntretcnir  ,  il  espérait  arriver  dans  un  temps  assez  prochain  à  se  faire 
passablement  venir  d'elle.  Il  est  vrai  de  dire  aussi  qu'il  se  sentait  la  res- 
source ,  à  un  certain  moment ,  dont  l'opportunité  lui  serait  indiquée  par 
les  circonstances,  de  compléter  l'entraîneoient  de  sa  fascination  en  fai- 
sant à  sa  future  une  confidence  mesurée  des  raisons  qu'elle  avait ,  ainsi 
que  les  autres  membres  de  la  famille,  pour  ne  pas  reconduire  trop  rude- 
ment; mais  c'était  là  une  extrémité  à  laquelle ,  suivant  son  instinct  de 
passer  les  choses  en  douceur,  il  ne  devait  se  décider  qu'autant  que  l'em- 
pressement de  ses  soins  et  la  recommandaiion  de  son  mérite  se  trouve- 
raient décidément  sans  inQuence;  supposition  qu'il  admettait  assez  dilDci- 
lement. 

Quant  au  reste  de  son  avenir,  il  se  déduisait  tout  seul  de  ce  premier 
succès  obtenu.  En  Mlle  de  Chabourot  était  impliciiementcomprise  une  dot. 
Or,  substituant  à  la  raison  de  sans  dot,  dont  il  est  tiré  dans  VÀvare  de 
Molière  un  parti  si  concluant,  la  raison  non  moins  étourdissante  d'avec 
une  dot. 

Avec  une  dot!  se  disait  l'heureux  aide-major,  j'aurai  une  maison  tenue 


sur  un  bon  pied,  où  je  pourrai  noblement  recevoir  mes  amis. 
Avec  une  dot!  j'aurai  chevaux,  équipages,  luge  à  l'Opéra, 


maison  da 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


19 


campagne  pour  la  saison  d'été,  h  moins  que  jo  n'aime  mieux  la  passer  à 
quelque  éiabllssement  iliermal,  ou  aux  bains  tic  mer,  ou  eu  Suisse,  ou  en 
Italie. 

Avec  une  dot  !  continuait  ce  dorrjenr  éveillé,  serai-je  exclusivement 
occupé  de  ma  fi'miuc  qui  se  trouvera,  alliance  a>sez  rare,  une  das  beau- 
tés de  Paiis?  Ilum!  c'esiselon,  etcela  dépendra  beaucoup  d'elle;  si  elle 
sait  me  captiver,  me  retenir,  à  la  bonne  heure  !  mais  si,  blasé  sur  les  cui- 
Tremens  de  sa  possession,  mou  cœur  \euait  à  se  fatiguer  d'elle? 

Avec  sa  dot!  j'aurais  bieatùt  fait  de  lui  trouver  une  ou  plusieurs 
suppléantes  qui,  à  leur  tour,  seront  suppléées  par  d'autres,  de  telle  sorte 
que  ma  vie  nu  soit  qu'une  thaiae  non  interrompue  de  plaisirs  et  de  folles 
amours. 

Avec  une  dot!  ajoutait-il,  ceci  était  uu  menu  détail  rétrospectif,  mais 
qui  témoignait  du  bon  cœur  et  de  la  loyauté  d  j  notre  rêveur,  je  paierai 
ce  que  je  dois  à  Mme  Bouvard,  et  je  loi  ferai  cadeau  de  quelque  somme 
pour  di'nner  de  l'evicnsion  à  son  éialilissement. 

Puis,  rcprciiani  aon  essor,  sa  pensée  remontait  aux  plus  étourdissantes 
visions  : 

Avec  une  dot  !  si  l'ambition  vient  à  s'emparer  de  moi,  je  me  ferai  nom- 
mer membre  de  la  représentation  nationale  ;  je  serai,  —  peut-être,  —  un 
très  éniinent  orateur  et  devi.ndrai  directeur-général,  minisire,  ambassa- 
deur, ou  ne  seiai  rien  de  tout  cela;  mais  en  manière  de  désinléressemeat 
et  avec  préméditation. 

Avec  une  dot!  je  puis,  si  je  l'aime  mieux,  me  jeter  dans  la  haute  phi- 
lantropic,  fonder,  inspecter  ou  adniiiiistrer  quelque  établissement  debien- 
fiiisance;  m'occuper  de  la  propagation  de  la  vaccine,  de  souscriptions  au 
prolit  dos  Grecs,  couronner  des  losiéres  et  encourager  l'usage  de  la  géla- 
tine de  Darcet,  appliquée  à  la  nourriture  des  classes  soullVanies  et  labo- 
rieuses, après  toutefois  que  l'Académie  des  sciences  aura  achevé  de  déci- 
der si  ladite  gélatiue  contient  quelque  principe  nutritif,  et  si  ci-ux  auxquels 
on  l'administre  sont  simplement  gommés  à  l'intérieur  ou  réellement  ali- 
mentés. 

Avec  une  dot!  allait  continuer  cet  infatigable  explorateur  du  pus  bril- 
lant avenir  ,  quand  la  femme  qui  le  cardait  lui  apporta  une  tasse  d'une 
infusion  que  le  médecin  avait  prescrite.  Cousinot  la  port  i  à  ses  lèvres,  eu 
prit  une  gorgée  dans  la  bouche ,  mais  la  rejetant  aussitôt  :  Que  me  don- 
nez-vous là  malheureuse,  s'écria-l-il ,  avez  vous  mission  de  m'empoisoii- 
ner, 

La  vérité  est  que  la  bouillotte  dans  laquelle  avait  chauffé  l'eau,  ayant 
été  mal  rincée,  luiavait  comnuinifiué  uu  goût  détesab'e,  mais  sans  qu'au- 
cune intciuion  eût  préparé  cette  malencontre,  qui  ne  pouvait  d'aiilrurs 
avoir  sur  la  santé  de  laide-major  aucune  intluence  fâcheuse  :  mais  dans 
la  position  as'ez  étrange  qu'il  s'éiait  ménagée,  ayant  par  suiprise  et  pres- 
que vioKmmcnt  cnvaSii  le  domicile  des  Cbabouroi,  il  se  trouvait  en  ce 
moment  à  leur  discrétion,  et  la  me.  urc  de  ce  que  pouvait  oseï-  le  ressen- 
timent de  la  baronne  lui  avait  déjà  été  doiniée.  Il  ne  douta  pas  alors 
que  sur  sa  promesse  de  ne  pas  donner  suiie  ii  sa  mort,  si  elle  arrivait  par  ' 
le  fait  de  pon  duel,  on  ne  se  fût  arrangé  de  manière  à  rendre  sa  blessure 
trortelle  et  à  continuer  drns  sa  tisanne  ce  qu'avait  coniiiiencé  le  pistolet 
de  M.  de  Preneuse.  —  Dites  à  M.  de  Cha:;ourot  que  je  veux  lui  parler, 
s'écria-t-il  d'une  voix  terrible  :  imis  comme  la  ganîe  lui  faisait  observer 
que  le  docteur  lai  avait  recommandé  le  calme  et  qu'il  s'émouvait  plus  que 
de  raison  :  Veux-tu  aller  le  chercher,  litil  d'un  accent  plus  animé  enco- 
re, vieille  sorcière,  ou  je  me  lève  et  j'y  vais  moi-même  après  t'avoir  trai- 
tée comme  tu  le  mérites. 

La  pauvre  fctnme  épouvantée  s'imagina  qu'il  était  pris  d'un  transport 
au  cerveau,  et  ;  u  lieu  de  sortir  comme  elle  en  recevait  l'ordre,  clic  se 
mit  à  tirer  vioiemaieut  tous  les  cordons  de  sonnettes  pour  appeler  du  se- 
cours, se  gardimi  bien  d'ailleurs  de  le  quitter,  de  peur  qu'il  ne  se  jetât 
par  la  feiiétre  ou  n'at^eiuât  à  scsicurs  en  quelipie  autic  manière.  Voyant 
dans  cette  conduite  la  suite  bien  marquée  du  complot  qu'il  soupçonnait, 
Cousinot  sup|!0sa  que  l'inlirmièic  donnait  le  signal  a  ces  assassins  apos- 
tés,  et  se  précipitant  hors  de  to'i  lit ,  il  courut  s'armer  de  la  pelle  à  feu 
qu'il  brandissait  de  la  main  gauche,  son  bras  droit  étant  en  écbarpe  et 
engagé  dans  l'appareil  posé  sur  sa  blessure.  A  la  vue  de  ces  symptômes, 
selon  elle,  non  équivoques  d'un  accès  de  lièvre  chaude,  la  pauvre  femme, 
de  plus  en  plus  épouvantée,  se  précipita  vers  la  porte  qu'elle  ouvrit  en 
appelant  à  l'aide  de  toutes  ses  forces;  heureusement,  un  renfort  puis- 
sant lui  arrivait.  M.  de  Cbabourot ,  accompa.Mié  de  la  baronne ,  accou. 
rait  au  bruit  des  sunnettcs  qui  avaient  retenti  dans  toute  la  maison , 
pensant  qu'il  devait  se  passer  quelque  chose  d'extraordinaire  dans  la 
chambre  du  blessé,  et  ne  voulant  pas  laisser  aux  domestiques  le  soin  de 
le  démêler.  Voyant  qu'à  seu  aspect  de  quasi-nature  la  baron.e  s'éteit  en- 
fuie ,  et  que  le  baron  n''avait  pu  se  tenir  de  rire,  l'aidc-aïajor  conclut 
que  ses  jours  n'étaient  pas  aussi  menacés  qu'il  avait  cru,  et  se  réiutégrant 
dans  sou  lit,  il  parut  prêt  à  entrer  ca  explication. 

CHAPITRE  XXIX. 

—  A  qui  en  avoz-vous  donc?  demanda  M.  de  Cbabourot  à  l'aide-major 
aussitôt  que  celui-ci  se  fut  replacé  dans  une  position  à  pouvoir  l'écouter. 

—  Faites  retirer  cette  femme,  dit  Cousinot  d'un  ton  d'autorité. 

Cette  intimation,  malgré  les  réclamations  de  la  garde  malade,  ayant  été 
eiécutée;— Priez,  conliiuia-t-il,  Mme  la  baronne  de  votiloir  bien  m'houo> 


rer  de  sa  présence.  Vous  le  voyez,  je  suis  calme  et  d?ns  une  tenue  décente 
et  à  ne  pas  eflaroucher  sa  pudeur. 

M.  de  Cbabourot  appe  a  sa  Icmme ,  et  la  porte  ayant  été  refermée  sur 
elle  :  —  Prenez  cette  théière,  reprit  l'aide-major,  remplissez  celte  tasse  et 
faites-moi  le  plaisir  de  l'ollrir  à  madame. 

—  Vous  battez  la  campagne,  mon  cher  ami,  repartit  le  baron,  cette 
fantaisie  n'est  pas  d'un  homme  dans  son  bon  sens. 

—  Au  contraire,  fit  Cousinot,  je  sais  très  bien  ce  fine  je  fais  ;  versez  à 
madame,  versez  ! 

—  Le  baron  ne  se  pressant  pas  d'exécuter  son  ordre  :  Ah  !  ab  !  s'écria- 
til,  je  savais  bien  que  vous  ne  vouJriez  pas  lâter  de  celte  boisson  du 
dialjle;  c'est  pour  moi  seul  qu'elle  éiait  préparée. 

—  Vous  êtes  fou,  mon  cher  mon-icur,  réplii)ua  la  baronne  et  la  fièvre, 
vous  fait  déraisonner,  et  en  même  temps,  ayant  versé  dans  une  tasse  du 
contenu  de  la  théière,  elle  en  avala  deux  ou  trois  gorgces. 

—  Cette  tisanne,  dit-elle  alors,  a  un  goût  eflroyable  ;  mais  d'où  vient 
qu'un  habile  docteur  comme  vous  n'a  pas  reconi.u  la  s  iveur  de  Tassa  fœ:ida; 
on  en  a  ordonné  ces  jours  passés  à  ma  kmme  de  chambre  pour  de^  vapeurs, 
et  vot.e  sotte  garde-malade  aura  pris  à  la  cuisine  une  cafetière  ayant  ser- 
vi à  préparer  cette  drogue. 

—  C'est-à-dire  que  les  domestiques  aussi  bienveillaos  que  les  maîtres 
se  seront  amusés  à  cette  ignoble  attrape,  lit  Cousinot,  qui  voulait  absolu- 
ment qu'on  eût  un  tort  envers  lui. 

—  Je  ne  crois  pas ,  répartit  la  baronne  ,  que  personne  se  soit  permis 
rien  de  pareil  ;  au  reste  je  le  saurai,  et  s'il  se  trouve  un  coupable,  il  sera 
aussitôt  chassé. 

—  Ah  ca,  se  mit  à  dire  le  baron,  qui  rejoignait  un  peu  tarehvcment  la 
pen-ée  que  Cousinot  avait  cependant  assez  cla  rement  exprimé-e  ,  vous 
croyez  donc,  mon  cher,  que  nous  avons  voulu  vons  empoisonner  ? 

—  Pourquoi  pas  ?  vous  y  avez  la  main. 

—  Eh  bien!  vous  tombez  biea  d'avoir  des  idées  aussi  bêtes  quand 
nous  venons  à  vous  pleins  des  m'^illeuns  intentions. 

—  C'est  justement  de  bonnes  intentions  et  d;  langues  de  femmes ,  ré- 
pondit galamment  Cousinot,  que  l'enier  est  pavé. 

—  Allons,  vous  êtes  un  méchant  esprit,  reprit  le  baron,  et  puisqu  il  ea 
est  ainsi,  vous  ne  saurez  rien. 

—A  propos,  tout  à  l'heure  en  me  quittjot  vous  m'aviez  parlé  de  quel- 
que  chose  qui  se  déuajuait  dans  votre  existence;  eh  bien!  de  quoi 
s"agit-il  ? 

—  Gomment  !  quelque  chose  qui  se  détraquait,  dites  donc  quelque  chose 
qui  s'arrange  dans  mon  existence.  Tel  que  vous  me  voyez,  d'ici  à  deux  ou 
trois  jours  je  serai  nommé  ministre  plénipotentiaire  à  Francfort. 

—  Je  vous  eu  félicite,  dit  Cousinot;  mais  qu'est-ce  que  ça  me  fait  à 
moi  ? 

—  Ah  !  ça  ne  vous  fait  rien  !  répartit  le  baron  d'un  air  capable,  c'est 
différent,  n'eu  parlons  plus. 

—  Mais  certainement  que  ça  ne  peut  rien  me  faire;  que  diable  voulez- 
vous  que  ca  me  fasse  ? 

—  Très  "bien,  mon  cher,  reprit  M.  de  Cbabourot  d'un  air  plus  capable 
encore,  je  vous  crovais  autrement  fort  que  cela. 

Pendant  ce  débat' assez  ridicule.  Mme  de  Chabouroî  se  tenait  assise  la 
té;e  appuvée  sur  sa  main,  dans  l'aitiiude  d'une  personne  qui  pf  eiid  un 
médocre'souci  de  la  conversation  cnvironmnte  et  qui  cause  avec  elle- 
même  plus  volontiers. 

—  Monsieur  Cousinot,  fit-elle  tout  d'un  coup  comme  venant  apporter 
la  lumière  dans  la  question  qui  s'agitait,  voulez-vous  me  ^rêttr  un  mo- 
ment d'attention  ? 

—  Vous  êtes  toujours  bonne  à  entendre  ,  répondit  l'aide  major,  car  je 
ne  connais  pas  de  langue  mieux  doiée  que  la  vOtic ,  cest  dommage  qu'il 
faille  s'en  garer. 

—Vous  ai-je  trompé  jusiu'à  présent?  lépariit  la  liarcnnc.  La  promit rc 
fois  que  j'eus  l'honneur  de  vous  voir,  ai-je  fait  quelipie  promesse  .  ai  je 
enlin  essayé  de  vous  donner  à  croire  euuc  nous  a  de»  rapporti  bienveiî- 
lans  ? 

—  C'est  vrai ,  répartit  Cousinot ,  après  un  moment  de  réflexion  .  vous 
m'avez  troité  assez  cavalièrement ,  cl  ce  matin  encore  j'ai  eu  la  preuve 
d'une  assez  mauvaise  ilispusition  pour  moi. 

—  Ce  qui  est  arrivé  ce  matin,  répartit  Mme  de  Cbabourot ,  ce  prouve 
en  aucune  manière  ma  duplicité  ;  si  j'avais  pu  faire  moi  même  ce  (iu'ua 
autre  a  fait,  croyez  (juc  je  n'y  aurais  pas  manqué. 

—  Vous  êtes  franche  au  moins,  lit  l'aide-m;ijur  en  riant. 

—  Oui .  monsieur,  en  toutes  choses  ,  répartit  la  baronne  ,  fraiicl>e  en 
mes  iniiuiiiis,  franche  en  mes  démaiclies,lrauche  aussi  dans  ma  bieuvciî- 
laucc  quand  je  crois  la  devoir  à  que'qu'uu. 

—  C'est  un  nanaii  dont  vous  ne  m'avez  toujours  p:s  fait  goûter  encore, 
répartit  l'ollicier  de  santé  con;inuant  de  plaisjir.er. 

—  C'est  cependant  sur  le  pied  de  relation  meilleure  qiie  je  prétends 
traiter  à  l'avenir  avec  vous.  Votie  généreux  proré.lé  d'hier  soir,  moa- 
sieur,  ne  m'a  pas  trouvée  insensible',  et  dès  ce  moment  je  me  suis  regar- 
dée moins  comme  votre  ennemie  que  comme  votre  el,  ^^e. 

La  llaiterie  est  certainement  te  tous  les  pièges  le  i.l,:s  grossier,  toute- 
fois au  moment  précis  où  on  !e  le  signale  à  soi  même,  ju  qu'à  en  ren.nÎB 
point  on  s'v  laisse  pren;ire  :  ainsi  lit  notre  Cousinul,  q;.i  ne  put  s'eir.;)é- 
clicr  d'èlre  accessible  aux  gracieuses  paroles  que  lui  ailrcsàa  la  baru:>ne  j 


20 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIIIE, 


nsi  répondit-il  avec  celte  modestie  que  ne  manque  jamais  de  montrer 
homme  qui  se  sent  rendre  justice  : 

—  Je  n'ai  pas  un  prand  mérite  à  ce  que  j'ai  fait.  Quel  'X-néDce  aurais- 
irouvé  à  me  venger   près  ma  mort? 

—  La  vengeance  en  tout  temps  est  une  bonne  chose,  répondit  la  ba- 
onne  et  je  vous  pais  ,id  gré  infini  de  ra'avoir  sacrifié  la  vôtre  ;  mais  encore 

oae  fois  vous  n'avez  pas  eu  all'aire  à  des  ingrats.  Les  circonstances  nous 
pcrineiieiit  aujourd'hui  de  vous  témoigner  notre  reconnaissance,  et  mon 
mari  est  là  pour  vous  le  dire  ;  j'ai  été  la  première  à  lui  parler  d'un  plan 
ui  doit  cimenter  une  bonne  et  solide  paix. 

—  Voyons  un  peu  cela,  dit  Cousinot. 

—  Dans  le  peu  d'empressement,  reprit  Mme  de  Chabonrot,  que  nous 
vous  pu  Hion'rer  à  vous  donner  accès  dans  notre  famille  ,  la  considéra- 
on  de  voire  personne  était  assurément  l'une  des  choses  qui  nous  préoc- 
cupait le  moins,  il  n'y  a  rien  qui  ne  soit  avenant  dans  votre  extérieur, 
vous  avez  de  l'initriiciion,  de  l'esprit,  de  la  bravoure... 

—  Dites  donc ,  dites  donc,  madame  la  baronne ,  fit  Cousinot,  en  inter- 
rompant, tâchez  donc  à  ne  pas  vous  moquer  des  gens.  —  Mais  cette  pa- 
role n'était  pas  prononcée  de  mauvaise  humeur ,  et  elle  était  plulô'.  une 
protestation  modeste  qu'une  riposte  faite  sérieusement. 

^  Je  ne  me  moque  pas,  reprit  Ir.  baronne,  saisissant  bien  celte  nuance, 
et  pour  mieux  attester  la  sincérité  de  ses  éloges  en  les  tempérant  d'un  peu 
«lo  critique  :  on  a  bien  ii  vous  reprocher,  continua-t-elle,  quelque  laisser- 
aller  dans  les  manières,  et  peut-être  l'allure  guerrière  se  marque-telle  en 
vous  plus  qu'il  ne  fauirait;  mais  il  est  si  facile  de  modifier  cette  surface 
par  un  peu  de  vernis  do  salon,  qu'en  vérité  ce  ne  pouvait  être  là  une  rai- 
son (le  vouloir  vous  éconduire. 

-^ Donc  enfin!  dit  Cousinot,  bâtant  la  conclusion  et  comme  prenant 
plaisir  à  justifier  le  reproche  qui  lui  était  adressé. 

—  La  grande  diffituUé  de  votre  alliance,  c'était  la  disparitéde  nos  po- 
sitions sociales.  Si  étranger  que  l'on  soit  à  d'antiques  préjugés,  on  Uoit 
toujours  compte  à  l'opinon  de  certaines  déterminations.  Won  seulement 
on  se  serait  étonné  que  ma  fille,  selon  toutes  les  apparences,  destinée  à 
un  riche  mariage,  épousât  un  homme  pincé  dans  une  sphère  aussi  dillé- 
renic  de  la  sienne  ;  mais  je  vais  plus  loin;  il  y  avait  là  justement  de  quoi 
éveiller  les  soupçons  que  nous  avons  tant  à  cœur  de  détourner. 

—  Hum!  raison  bien  tirée!  fitCousinot.  Le  vrai,  c'est  que  vous  êtes  des 
aristocrates  qui  ne  voudriez  pas  donner  votre  fille  à  un  homme  de  rien. 

—  Quoi  qu'il  en  soit,  répartit  la  baronne,  la  nomination  de  M.  de  Cha- 
bonrot aplanit  bien  des  obstacles.  D'aoord,  à  l'étranger  nous  n'avons 
plus  à  craindre  le  bavardage  de  ces  salons  dont  Bonaparte  lui-même  se 
préoccupait,  et  nous  serons  plus  maîtres  de  faire  à  notre  guise  ;  ensuite, 
les  emplois  diplomatiques  consistent  en  une  sorte  d'aristocratie  qui  sup- 
plée fort  bien  à  celle  du  nom  et  de  la  naissance  ;  on  s'y  forme  d'ailleurs 
laerveillcusement  vite  à  la  fine  politesse  et  aux  habitudes  du  monde  ;  en 
sorte  que  je  ne  désespère  pas  de  faire  bientôt  de  vous  un  homme  à  pré- 
senter à  ses  amis  et  à  ses  ennemis. 

—  Mais,  dites  donc,  fit  l'otlicier  de  sauté,  ce  n'est  pas  moi  qui  suis 
nommé  ministre  plénipotentiaire  ;  c'est  M.  de  Chabourot. 

—  Sans  doute,  repiit  la  baronne;  mais  vous  parliez  l'autre  jour  de  de- 
venir sou  secrétaire  in  pariibus.  M.  de  Chabourot  a  maintenant  un  sé- 
rieux besoin  de  quelqu'un  ;  il  vous  emmène  donc  ;  de  cette  façon,  natu- 
rellement ,  sans  donner  lieu  à  aucun  commentaire,  vous  voilà  des  nôtres. 
Bientôt  après  on  vous  fait  nommer  attaché ,  puis  secrétaire  de  légation  ; 
pendant  ce  temps,nos  projets  d'alliance  mûrissent,  et  enfin,  sans  que  per- 
sonne puisse  s'en  étonser,  pour  peu  que  Thérèse  n'y  montre  pas  trop  de 
répugnance,  vous  devenez  notre  gendre  :  il  me  semble  que  c'est  là  tout 
Concilier. 

—  Voyons,  voyons  un  peu,  dit  alors  Cousinot,  est-ce  que  vous  ne  me 
servez  pas  là  un  plat  de  votre  métier? 

—  Que  voulez-vous  dire  par  là?  demanda  la  baronne. 

—  A  l'étranger,  si  je  vous  laisse  partir,  la  justice  du  pays  n'ayant  pas 
d'empire  sur  vous,  est-ce  que  vous  vous  soucierez  encore  des  papiers  par 
lesquels  je  me  recommande  auprès  de  vous  ? 

—  Oui  certes,  fit  la  baronne,  et  nous  sommes  plus  que  jamais  vos  hum- 
bles esclaves,  car  ce  n'est  plus  seulement  noîre  considération  sociale  que 
vous  pouvez  nous  faire  perdre,  ce  n'est  plus  seulement  nos  intérêts  de 
fortune  que  vous  pouvez  gravement  léser,  vous  pouvez  encore  aujourd'hui, 
par  une  dénonciation  qui  nous  atteindrait  en  tout  pays,  nous  déposséder 
d'une  position  que  M.  de  Chabourot  a  passionnément  désirée. 

—  11  ne  s'agit  pas  d'ailleurs,  dit  alors  le  baron  intervenant,  de  voir  les 
choses  à  ce  point  de  vue;  quand  on  veut  faire  des  affaires  ensemble,  il 
faut  pourtant  un  peu  de  confiance.  Si  nos  bons  procédés  vous  paraissent 
des  pièges,  alors  ne  parlons  plus  de  rien,  égorgez-nous  tout  de  suite, 
qu'on  sache  à  quoi  s'en  tenir. 

—  Ecoutez  donc,  fit  Cousinot,  il  n'y  a  pas  si  long-temps  que  nous  som- 
mes bons  amis  pour  que  je  ne  rélléchisse  pas  un  peu  à  vos  propositions  ! 

—  Vous  avez  raison ,  dit  Mme  de  Chabourot ,  il  n'y  a  de  bons  arrange- 
mensquc  ceux  qui  n'ont  pas  été  arrêtés  à  la  légère  ;  mais  si  vous  ne  vou- 
lez rien  perdre  de  vos  sûretés  dans  quelque  créance  à  de  meilleures  dis- 
positions de  notre  part,  considérez  au  moins  que  votre  influence  est  plus 
que  jamais  forte  et  entière;  vous  pouvez  encore  nous  faire  tout  le  mal 
dont  vous  nos  menaciez  déjà,  plus  l'immense  douleur  que  vous  créeriez  à 
M.  de  Chabourot,  en  l'arrêtant  tout  court  dans  sa  nouvelle  carrière. 


—  C'est  peut-être  vrai  ce  que  vous  me  dites  là,  repartit  Cousinot. 

—  C'est  mieux  que  vrai,  répondit  la  baronne,  c'est  mathémalif|ue.  Du 
reste,  il  ne  s'agit  ms  pour  vous  de  prendre  un  parti  immédiat.  M.  de 
Chabourot  n'a  pas  encore  reçu  sa  nomination,  vous  aurez  donc  tout  le 
temps  de  vous  décider. 

—  Ah  ça  !  mais  d'ici  là,  fit  l'aide-major,  on  ne  me  jouera  pas  de  mau- 
vais tours,  car  je  vous  en  préviens,  c'est  seulement  pour  le  cas  où  j'aurais 
été  tué  sur  place,  que  j'avais  ordonné  la  destruction  des  titres.  Si  je  ve- 
nais maintenant  à  mourir  entre  vos  mains,  gare  à  la  révélation. 

—  Mais  encore  une  fois,  fit  le  baron  avec  vivacité,  laissez-nous  donc 
en  paix  avec  vos  idées  d'empoisonnerjent  ;  vous  êtes  ici  parce  que  vous 
l'avez  voulu  ;  voulez-vous  partir  ?  Vous  n'êtes  pas  si  malade  qu'on  ne 
puisse  vous  transporter  à  votre  domicile.  Vous  n'avez  qu'à  parler. 

Le  baron,  comme  on  voit,  sortait  de  son  caractère  et  commençait  à 
prendre  les  choses  d'une  vigueur  inaccoutumée  ;  c'est  que  le  sentiment 
de  sa  prochaine  élévation  lui  avait  communiqué  un  certain  orgueil  de 
lui-même  ;  c'est  qu'il  s'indignaU  surtout  à  la  pensée  que  les  défiances  de 
l'aide-mnjor  pussent  menacer  son  avenir  diplotnatique. 

—  Non,  tisanne  à  part,  J2  me  trouve  parfaitement  bien  ici,  repartit 
Cousinot  ;  mais  c'était  un  simple  avis  que  je  voulais  donner  à  Mme  la  ba- 
ronne. 

—  Vous  ne  me  comprenez  pas,  mon  cher  monsieur,  Ct  celle-ci  sans 
s'émouvoir  de  cette  nouvelle  dureté,  et  je  vois  bien  que  le  temps  seul  me 
fera  apprécier  de  vous.  Mais  c'est  assez,  nous  ne  vous  avons  déjà  que  trop 
fatigué  par  cette  longue  et  grave  conversation.  Songez  d'abord  avons 
guérir,  nous  reparlerons  de  tout  cela. 

Ayant  ainsi  conclu,  elle  se  leva,  et,  suivie  de  son  mari,  sortit  de  l'ap- 
partement. 

CHAPITRE  XXX. 

Deux  jours  s'écoulèrent  sans  que  Cousinot  s'expliquât  sur  les  proposi- 
tions qui  lui  avaient  été  faites,  et  sans  qu'aucune  sommation  lui  fût  adres- 
sée à  ce  sujet,la  nomination  de  M. de  Chabourot  n'ayant  pas  été  réalisée,  et 
rien  par  conséquent  n'exigeant  qu'il  donnât  une  solution  ;  toutefois  durant 
ce  temps  il  prit  un  parti  assez  décisif  en  envoyant  la  démission  de  son  grade 
au  ministre  de  la  guerre,  ce  qui  était  positivement  brûler  ses  vaisseaux. 

Dans  la  matinée  du  troisième  jour,  M.  de  Chabourot  reçut  l'avis  officiel 
de  sa  nomination,  auquel  était  joint  l'ordre  de  se  rendre  à  son  poste  dans 
le  plus  bref  délai.  Force  était  donc  à  l'ollicier  de  santé,  qui  d'ailleurs  avait 
eu  le  temps  de  faire  ses  réflexions,  de  dire  la  détermination  à  laquelle  il 
s'arrêtait. 

Deux  conditions  furent  alors  mises  par  lui  à  son  acceptation.il  ne  vou- 
lait accompagner  M.  de  Chabourot  que  revêtu  d'un  titre  oHlciel,  et,  de  plus, 
il  exigeait  que  Mme  de  Chabourot  pressentît  sa  fille  surle  projet  de  mariage 
qui  devait  se  réaliser  dans  un  temps  plus  ou  moins  éloigné.  On  voit  que 
le  soupçonneux  jeune  homme  était  diflicile  à  duper  et  qu'il  s'étudiait  à 
prendre  ses  sûretés. 

Il  était  aisé  de  lui  donner  satisfaction  sur  la  première  de  ces  exigences, 
M.  de  Chabourot  pouvant  facilement  obtenir  pour  lui  le  titre  iVattaché 
à  sa  légation  :  quant  à  la  seconde,  elle  était  cruelle  à  l'amour-propre 
et  au  cœur  de  sa  future  belle-mère  ;  aussi  la  baronne  y  fit-elle  beaucoup 
d'objections.  Etait- il  prudent  de  venir  ainsi  jeter  à  la  tète  d'une  pauvre 
enfant,  remise  à  peine  de  l'émotion  qu'avait  dû  lui  causer  la  ri>pture  de 
son  mariage  avec  M.  de  Preneuse,  la  proposition  d'une  autre  union  avec 
une  personne  qui  lui  était  à  peine  connue?  Une  résistance  assez  naturelle 
ne  devait-elle  pas  être  la  conséquence  probai)le  d'une  si  brusque  inter- 
pe//alion  ;  et  Cousinot  n'aurait-il  pas  plus  de  chances  de  se  faire  agréer 
en  commençant  par  rendre  à  sa  fiancée  des  soins  sous  une  forme  moins 
expresse?  L'aide-major  fut  d'un  avis  tout  dilférent;  il  prétendit  que,  si  M. 
et  Mme  de  Chabourot  étaient  de  bonne  foi,  ils  devaient  faire  cause  com- 
mune avec  lui  pour  préparer  le  dénoûment  qu'ils  lui  laissaient  dès  ce 
moment  espérer.  Le  premier  mouvement  de  la  jeune  fille  supposé  en  sa 
faveur,  toutes  les  difficultés  de  prime-abord  seraient  aplanies  ;  si  au  con- 
traire elle  montrait  quelque  répugnance,  rien  ne  serait  perdu  pour  cela, 
l'usage  modéré  de  l'autorité  paternelie  joint  aux  propres  efl'orts  de  son 
soupirant  devant,  ce  semble,  amener  Mlle  de  Chabourot  à  donner  un  peu 
plus  tard  le  consentement  que  l'on  attendait  d'elle.  Du  reste,  Cousinot 
continuait  de  protester  contre  toute  arrière-pensée  de  pousser  les  choses 
à  la  violence,  et  si  Thérèse,  au  bout  d'un  certain  temps  d'épreuve,  montrait 
une  décisive  répugnance  à  l'accepter  pour  mari,  il  promettait  solennelle- 
ment de  faire  retraite  et  de  se  contenter  d'une  position  honorable  qui  lui 
serait  ménagée  par  le  crédit  de  ceux  dont  il  n'aurait  pu  devenir  le  gendre. 
On  voit  que  ce  terrible  homme  restait  dans  les  termes  précis  qu'il  avait 
dès  le  principe  assignés  h  la  négociation  ;  mais  il  allait  au  fond  des  choses, 
ne  voulaitpas  être  leurré  ct  ne  cédait  pas  une  ligne  de  terrain. 

A  la  fin,  Mme  de  Chabourot,  se  fiant  sur  l'inévitable  froideur  que  sa 
fille  ne  pouvait  manquer  de  montrer  pour  un  homme  de  la  tournure  ct 
des  façons  de  Cousinot,  consentit  à  en  passer  par  ses  conditions,  ei  le  jour 
même  où  M,  de  Chabourot  obtint  l'agrément  ministériel,  pour  donner  à 
sa  suite  une  position  qualifiée  à  ce  diplomate  de  nouvelle  espèce  ,  il  fut 
convenu  qu'en  la  présence  de  l'intéressé,  car  il  voulait  être  sûr  que  l'on 
jouerait  franc  jeu,  la  baronne  ferait  à  sa  fille  la  proposition  de  l'accepter 
pour  mari. 

A  beaucoup  d'égards,  cette  scène  ressemble  à  celle  où  Néron,  caché 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


21 


près  de  ces  lieux,  force  Junie  h  conjédicrBritannicus.  Quoique  l'écono- 
mie matérielle  de  la  siluation  soit  dilKrcnte,  le  fond  en  est  le  même, 
c'est  dans  l'un  et  l'autre  cas  un  tyran  qui  plus  ou  rai-ins  présente  à  cette 
toiture,  contlauine  sa  victime  à  ménager  habilement  un  résultat  maudit, 
et  à  mentir  par  sa  parole  à  toutes  ses  pensées  et  à  tons  ses  désirs;  aussi 
nous  garderons-nous  bien  de  refaire  bourgeoisement,  après  l'héroïque  an- 
tériorité qu'a  sur  nous  Racine,  une  scène  si  fortement  accentuée  et  si 
facilement  reconnaissable.  Il  nous  suffira  de  dire  en  gros,  qu'obligée  de 
justifier  la  substitution  de  Cousinot  i»  M.  de  Preneuse,  la  baronne  donna 
une  vngue  explication  de  cette  préférence  par  des  engagemens  anciens 
que  M.  de  Chaboulot,  dans  l'émigiation, aurait  contractés  avec  le  père  de 
l'aide-major,  et  dont  celui-ci  serait  venu  tout  à  coup  demander  l'exécu- 
tion. Mais  ce  qui  donne  à  cette  combinaison  dramatique  bien  de  l'inatten- 
du et  bien  de  la  jeunesse,  c'est  que,  mentant  à  toutes  les  espérances  qu'on 
avait  placées  dans  sa  résistance ,  Mlle  de  Chabourot  se  montra  d'une  in- 
exprimable docilité  à  recevoir  le  prodigieux  époux  qui  lui  était  infligé! 

En  voyant  celle  désespérante  résignation,  Mme  de  Chabourot  faillit  à 
éclater  et  à  tout  rompre,  se  demandant  si  cet  homme  était  donc  quelque 
personnage  infernal,  pour  qu'il  lui  fût  donné  de  prévaloir  ainsi  contre 
elle  en  toute  circonstance,  et  pour  que  la  nature  même  des  choses  parût 
ainsi  consentir  à  s'abdiquer  à  son  profit.  Quant  à  Cousinot,  s'il  n'avait  pas 
compté  sur  une  si  facile  victoire ,  il  faut  dire  cependant  qu'il  n'en  fut  pas 
surpris  outre  mesure;  il  pensa  en  lui-méuir  qu'il  produisait  son  effet  ac- 
coutumé de  fascination,  qu'on  lui  tenait  compte  d'une  lutte  soutenue  en 
champ-clos  et  où  son  sang  avait  coulé  ;  peu  s'en  fallut  alors  qu'entonnant 
le  cantique  d'actions  de  grâces  par  lequel  César  des  Rendez-vous  bour- 
geois célèbre  son  impertinent  bonheur,  il  ne  s'écriât  : 

Fortune  (bis) 
Tu  fais  trop  pour  moi  ! 

A  tout  le  moins  il  se  crut  obligé  de  protester  de  l'enivrement  sans  bor- 
nes où  le  jettaicnt  tant  de  bonté  et  d'indulgence  ;  il  parla  des  devoirs  que 
créait  h  sa  conscience  d'honnête  homme,  ce  naïf  et  loyal  abandon,  jura 
qu'il  rendrait  heureuse  la  jeune  fille  qui  se  livrait  à  lui  d'un  dévoùment  si 
peu  marchandé  ;  bref,  il  fut  parfaitement  ridicule,  car  la  dignité  qui  est 
difficile,  ce  n'est  pas,  comme  on  le  pense  généralement,  celle  du  malheur; 
subir  le  bonheur  avec  grâce,  voilà  où  échoue  le  commun  des  hommes  et 
où  se  montre  le  triomphe  de  la  bonne  éducation. 

CHAPITRE    XXXI. 

Ne  calomnions  personne ,  ne  calomnions  pas  surtout  la  généreuse  ab- 
négation elle  vertueux  dévoùment ,  ne  laissons  pas  croire  que  par  un  de 
ces  ignobles  égaremens  auxquels  le  libre  arbitre  féminin  tombe  parfois 
en  proie,  Mlle  de  Chabourot ,  cette  belle  et  plaintive  créature  que  nous 
nous  serions  reprochés  de  faire  plus  souvent  apparaître  au  sein  de  cette 
atmosphère  de  crime  dans  laquelle  est  obligée  de  cheminer  notre  narra- 
tion, eût  éprouvé  pour  l'homme,  dont  elle  acceptait  la  recherche  ,  quel- 
que sympathique  entraînement.  Douée  d'un  esprit  sérieux  et  observa- 
teur, dès  longtemps  la  jeune  fille,  à  de  certaines  manières  délibérées  de 
Leduc ,  à  de  certaines  paroles  échangées  entre  sa  mère  et  cet  homme  , 
quand  ils  venaient  à  se  mal  entendre ,  avait  eu  le  vague  sentiment  d'une 
fatalité  mystérieuse  suspendue  sur  l'avenir  de  sa  maison.  C'était  peut- 
être  à  une  sorte  d'instinct,  lui  disant  que  "on  union  avec  Charles  Ville- 
neuve conjurerait  cette  fatalité ,  qu'avait  tenu  l'affectueuse  inclina- 
tion qu'elle  avait  montrée  pour  ce  jeune  homme  qui ,  d'ailleurs  ,  par  sea 
avantages  extérieurs  et  par  la  beauté  de  son  ame ,  justifiait  le  regard 
bienveillant  qu'elle  avait  laissé  tomber  sur  son  amour.  Plus  tard  ,  quand 
il  eut  été  banni,  et  quand  Leduc  se  fut  retiré  sur  le  mont  Avcntin,  elle 
avait  plus  que  jamais  craint  et  pressenti  ;  et  aussitôt  que  reprenant  la 
suite  de  l'influence  éteinte  en  la  personne  du  vieux  domestique ,  Cou- 
sinot avait  commencé  à  poindre  à  l'horizon  toujours  nébuleux  de  l'hôtel 
Chabourot,  elle  avait  comme  adoré  en  lui  le  dangereux  continuateur  du 
secret  qu'elle  soupçonnait. 

Cesprécédens  connus,  on  se  représente  facilement  l'effet  qu'avaient  pro- 
duit sur  la  pauvre  enfant  les  paroles  prononcées  par  son  père,  au  milieu 
de  l'émotion  où  l'avait  jetée  la  scène  de  la  rupture  avec  M.  de  Freneuse. 
«  D'autres  sacrifices,  avait-il  dit,  seront  peut-être  nécessaires.  »  Envisa- 
geant dès  ce  moment  le  plus  triste  avenir,  elle  n'avait  certes  pas  pu  croire 
la  destinée  de  sa  famille  affranchie  et  rassérénée,  témoin  qu'elle  avait  été 
des  étranges  événemens  dont  depuis  quelques  jours  le  domicile  paternel 
était  le  théâtre.  Le  duel  de  Cousinot  avec  M.  de  Freneuse  ;  le  blessé  , 
homme  à  peine  de  la  connaissance  de  sa  mère,  se  faisant  transporter 
chez  elle  comme  à  une  ambulance  ;  les  préoccupations  presque  désespé- 
rées auxquelles  les  auteurs  de  ses  jours  s'étaient  montrés  en  proie  ;  des 
conversations  sans  fin  entre  eux  ou  avec  leur  singulier  hôte;  un  soin  cou- 
tinuel  vis-à-vis  d'elle  de  lui  dérober  ces  entretiens  ou  de  lui  en  laisser 
ignorer  le  motif;  les  domestiques  eux-mêmes  laissant  percer,  au  milieu 
d'une  discrétion  respectueuse,  rétonnement  de  tout  ce  trouble,  en  fallait- 
il  tant  à  un  esprit  naiiircllemcnt  sagace  pour  aviser  un  abîme  ?  Et  quand 
fat  faite  à  la  noble  liéiilièrc  la  révélation  de  l'inconipréhensiblc  époux 
qu'on  lui  dcsliiiait,  dMt-clle  douter  un  instant  qu'elle  fût  la  victime  propi- 
tiatoire appelée  à  racheter  la  tare  obscure  qui  paraissait  marquer  les 
tiens?  Supposant  que  sa  prompte  rési^uation  pourvoicrait  au\  embarras 


de  leur  situation,  elle  jugea  qu'il  n'y  avait  pas  à  délibérer  avec  le  calice 
qui  lui  était  présenté  ;  elle  ;i«  trouvait  horrible  et  plein  d'amertume  ;  mais 
le  ,)arti  était  pris  de  son  sacrifice.  Sublime  dévoùment!  soupçonnant  tout, 
mais  ne  sachant  rien  ;  ne  demandant  point  qu'il  lui  fût  rendu  compie  ; 
aussitôt  prête  et  sans  marchander,  elle  accepta  sa  destinée,  comm  e 
nous  venons  de  le  voir,  et  dérangea  ainsi  tous  les  calculs  que  sa  mère 
avait  basés  sur  la  probabilité  de  sa  résistance  et  de  ses  refus. 

Néanmoins,  ce  fut  pour  la  baronne  un  bonheur  que  cette  rapidité  de 
résolution;  car  Cousinot,  quoique  ayant  paru  décidé,  hésitait  encore;  l'idée 
de  transporter  à  l'étranger  le  siège  de  la  domina'ion  qu'il  exerçait  sur  ses 
administrés,  lui  paraissait  instinciivement,  et  malgré  toute  argumenta- 
tation,  pleine  de  péril;  il  avait  peur  d'être  joué,  exposé  à  quelque  crimi- 
nelle tentative  ;  il  ne  savait  au  juste;  mais  il  n'était  pas  tranquille,  et 
probablement  se  fût  dédit.  L'empressement  si  flaiteur  pour  son  amour 
avec  lequel  il  lui  parut  que  Mlle  de  Chabourot  l'accueillait,  changea  aus- 
sitôt la  face  de  ses  résolutions.  Le  pas  qu'il  venait  de  franchir  si  heureu- 
sement lui  parut  immense,  il  pensa  qu'ayant  la  jeune  fille  pour  aux  liaire 
son  œuvre  était  désormais  faite,  et  qu'il  était  en  mesure  de  paralyser 
tous  les  mauvais  vouloirs  de  sa  future  belle-mère  ;  aux  noires  idées  de 
vengeance  ou  de  dure  tyrannie  q  ji  couvaient  peut-être  en  son  ame  suc- 
cédèrent de  riantes  pensées  d'amour  et  de  félicité  conjugale,  qui  appri- 
voisèrent ce  farouche  vainqueur  et  le  disposèrent  à  user  avec  modération 
de  son  triomphe.  Si  Mme  de  Chabourot  conseutait  enfin  à  se  ré>i;îDer  et 
à  mettre  bas  les  armes,  tout  le  fruit  que  sa  courageuse  enfant  avait  espéré 
de  son  sacrifice  était  véritablement  obtenu  ;  et  après  tout  combien  de  fa- 
milles plus  nobles  et  plus  haut  placées  avaient  passé  par  de  plus  dures 
mésalliances  ;  voilà  ce  que  la  baronne  aurait  dû  se  dire,  ce  que  ne  cessait 
de  lui  répéter  M.  de  Chabourot,  tout  heureux  de  voir  que  la  joie  de  sa 
fortune  diplomatique  ne  serait  pas  troublée.  Extérieurement  la  chère  dame 
s'y  résignait,  mais  avec  quels  déchiremens  de  cœur  et  avec  quels  com- 
bats! 

Cependant,  suivant  ses  instructions,  M.  de  Cbabourotdevait  se  hâter 
de  partir,  et  Cousinot  lui-même,  à  peu  près  guéri  de  sa  blessure,  l'en 
pressait.  En  possession  de  son  titre  d'attaché,  ayant  déjà  fait  confection- 
ner l'habit  brodé,  costume  de  l'emploi,  l'heureux  aide-major  coiimen- 
çait  à  désirer  de  se  dépayser,  afin  de  rompre  avec  les  derniers  liens  qui 
l'attachaient  à  un  passé  auquel  il  avait  quelque  hâte  de  se  dérober.  Ayant 
une  assez  plaisante  teniixncehs'aristocratiser  rapidement,  il  ne  devait 
pas  se  passer  beaucoup  de  temps  sans  qu'il  prît  en  pitié  et  dégoût,  et 
Mme  Bouvard,  et  ses  camarades  de  régiment,  et  ses  partners  de  l'estami- 
net delà  rue  de  la  Montagne-Sainte-Geneviève;  en  un  mot,  toute  cette 
couche  plébéienne,  loin  de  laquelle  devait  désormais  grandir  et  verdoyer 
la  tige  fraîchement  plantée  de  son  patriciat.  Aussi,  durant  les  jours  qui 
suivirent  la  facile  résolution  de  Mlle  de  Chabourot,  trouva-til  prudent  et 
convenable  de  mettre  autour  de  lui  une  sorte  de  balustrade  qui  isolât  l'é- 
ditice  naissant  de  sa  fortune  du  contact  de  ses  anciennes  relations.  Tout 
entier  au  soin  le  consolider  son  succès  auprès  de  sa  jeune  fiancée,  ii  s'oc- 
cupait presque  3xclusivement  d'elle,  s'était  rendu  inaccessible  pour  tous 
ceux  qui  viendraient  le  visiter,  vivait,  comme  il  le  disait,  en  faiiîille,  lisait 
l'almanach  de  Gotha,  ne  sortait  qu'en  voiture  pour  faire  ses  emplettes, 
et,  jusqu'au  aioment  de  se  mettre  en  route,  bornait  son  univers  à  l'encein- 
te de  l'hôtel  Chabourot. 

Toutefois  il  put  s'apercevoir,  dès  le  début  de  ses  grandeurs  et  de  sa  fé- 
licité, que  le  contentement  parfait  n'est  pas  de  ce  monde;  car  dei'.x  jours 
avant  le  départ  de  toute  la  famille  qui  devait  accompagner  M.  d.o  Chabou- 
rot, Thérèse  ayant  réellement  pris  une  tâche  au-dessus  de  ses  force*,  par 
suite  du  chagrin  qui  la  minait  d'autant  plus  cruellement  à  l'intérieur, 
qu'elle  faisait  plus  d'efforts  pour  le  dissimuler,  se  trouva  atlciate  d'une 
indisposition  qui  aussitôt  revêtit  tous  les  symptômes  d'une  affection  as- 
sez grave.  Dès  le  lendemain ,  il  devint  impossible  de  penser  à  ce 
qu'e  le  se  mît  en  route,  et  naturellement  Mme  de  Chabourot  dut  rester 
auprès  d'elle  pour  lui  donner  ses  soins.  Quant  à  M.  de  Chabourot,  il 
n'y  avait  pas  là  une  raison  suffisante  d'ajourner  son  départ,  que  le  mi- 
nistre avait  ses  raisons  de  presser  vivement,  et  Cousinot,  officiellement 
attaché  à  la  légation,  à  moins  de  donner  sa  démission,  ne  pouva't  se  dis- 
penser de  le  suivre.  Devenu  en  peu  de  jours  très  sériousement  'dmoureui 
de  Thérèse,  il  était  vraiment  au  désespoir  de  la  cruelle  nécessité  où  il 
se  trouvait  de  partir  sans  elle,  d'autant  mieux  qu'il  entrcvovait  à  cet  ar- 
rangement quelque  danger  ultérieur  dont,  au  vrai,  il  n'v  avait  nulle  ap- 
parence, mais  qui  ne  laissait  pas  de  le  préoc:uper.  F.videmment  s'il  n'eût 
pas  été  sous  le  charme,  il  eût  fait,  pour  retarder  son  vovage.  quelque 
coup  de  sa  tête,  où  les  intérêts  de  son  futur  beau-père  auraient  bien  pu 
être  compromis;  mais  la  même  raison  qui  lui  rendait  l'éloignement  si 
cruel  le  détermina  à  accomplir  son  sacrifice  :  à  la  voix  de  l'objet  aimé 
qui.  inspiré  par  Mme  de  Chabourot .  lui  représenta  qu'il  ne  pouvait  se 
refuser  à  partir  sans  compromettre  dès  les  premiers  pas  son  avenir,  il  se 
rendit  docile,  et  sur  la  i  romcsse  que  lui  fit  la  baronne  de  le  tenir  pres- 
que quotidiennement  au  courant  de  la  maladie  de  sa  fiancée,  il  se  décida 
à  la  quitter. 

11  avait  eu  d'aoord  la  pensée  de  faire  à  Mantes  an  Tovjge  pour  Toir 
son  ami  Lambert  et  lui  donner  quelques  instructions  ;  ma'is  au  milieu  de 
l'émoi  où  il  fut  jeté  par  l'accident  survenu  il  n'eut  ni  le  temps,  ni  le  cou- 
rage de  ce  déplacement.  Il  se  contenta  d'annoncer  à  son  confident  le  suc- 
cès désormais  certain  de  son  entreprise  et  ses  débuts  dans  la  carrière  di- 


22 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


ploniaiiqiip.  F.n  même  temps  il  le  priait  de  conliiiucr  à  garder  soigneuse- 
ini'iil  le  dépôt  qu'il  lui  avait  roiilié,  lui  pioiuettant  de  lui  éciire  de  franc- 
fort  Cl  lui  luarquaiit  toujours,  jusi|u';i  maiiilement  contraire,  le  terme  de 
six  mois,  à  dater  du  jour  où  on  «iiraitees-^é  de  recevoir  de  ses  nouvelles, 
pour  ouvrir  le  pa'iuet  et  en  faii  e  1  usage  dont  l'indication  était  jointe  aux 
papiers  qui  y  éiaietit  coutenu'i.  Toutes  choses  ainsi  en  ordre  ,  sans  pren- 
dre congé  de  Mme  Bouvard  ni  d'aucun  de  ses  camarades,  mais  par  i.'on!,re 
ayant  adressé  à  Tliérèse  les  adieux  les  plus  désesp.'rés  et  les  plus  tou- 
ciian<  ;  s'éloignant ,  à  ce  qu'il  lui  parut,  en  assez  lions  termes  avec  la  lia- 
rontie  ,  il  se  bissa  enlin  ravir  par  M.  de  Cliabourot  qui ,  l'emballant  dans 
sa  rliaise  de  poste,  prit  avec  lui  la  route  de  la  résidence  ou  le  forcené 
diplomate  avait  une  liâie  iuexprimable  d'arriver. 

CHAPITRE  XXXU. 

Le  soir  même,  on  lisait  dans  un  journal  :  «  M.  le  baron  de  Chabourot , 
•  ministre  plénipotentiaire  à  Francfort ,  est  parti  aujourd'hui  pour  se 
«rendre  à  son  poste  ;  il  est  accompagné  de  M.  Cousinot,  attaché  à  sa  lé- 
«gaiion.  Il 

On  n'a  jamais  bien  su  par  qui  cette  nouvelle  avait  été  donnée  au  jour- 
nal qui  la  mit  en  circulation.  On  pourrait  à  toute  force  soupçonner  l'in- 
tervention occulte  de  Cousinot ,  qui  du  laèine  coup  aurait  fait  les  affaires 
de  sa  vanité  et  aurait  eu  l'avantage  d'engager  de  plus  en  plus  les  Cha- 
bourot. Quoi  qu'il  en  soit,  c'était,  comme  ou  dit  en  style  de  presse  ,  un 
fuit  Paris  à  être  répété  par  toute,  les  feuilles  publiqiics,  et  qui  ne  laissa 
pas  d'entraîner  avec  lui  quelques  conséquen''Cs. 

Dans  le  monde  diplomatique  où  il  fut  d'abord  remarqué,  il  devint  l'oc- 
casion de  beaucoup  de  commentaires  :  on  se  demandait  en  appuyant  sur 
cha'iue  syllabe,  d'  la  façon  la  plus  désobligeante,  ce  que  c'était  que  ce 
W.  Cou  si-not,  Coussinot,  Coulignot,  qui  tout  d'un  coup  se  révélait.  Ce- 
pendant, un  préjugé  assez  favorable,  à  partie  peu  de  distinction  du  nom, 
accueillit  d'abord  cette  nominatiou.  Comme  on  connaissait  généralement 
la  parfaite  incapacité  du  baron,  on  supposa  que  ce  M.  Cousinot  pouvait 
être  quelque  sujrt  fort  et  habile,  comme  la  roture  est  de  temps  en  temps 
admisii  à  en  fournir  à  la  diplomatie,  et  qui  avait  été  annexé  à  linsullisance 
de  .M.  de  Chabourot  pour  la  compenser. 

Mais  un  peu  après  ce  fut  bien  une  autre  fête.  Mme  de  Janvry,  qui  jus- 
qu'à ce  moment  avait  gardé  une  ataïude  de  discréiion  très  peu  conforme 
à  sou  raraclère,  voyant  le  rival  de  son  neveu,  nonobstant  la  leçon  que  ce- 
lui-ci lui  avait  donnée,  continuer  son  cheniin  et  se  caser  honorablement, 
ne  put  prendre  sur  elle  de  se  taire  plus  long-ter.ips.  Malgré  les  recomman- 
dations de  M.  de  Preneuse  qui  avait  eu  soin  de  tenir  sou  duel  aussi  secret 
que  po>ib!e,  et  qui  aurait  voulu  qu'un  silence  absolu  éteignît  à  Jamais  le 
souvenir  de  ses  relations  avec  la  famille  Chabouro!,  voilà  la  crac  le  lan  ;ue 
oui  se  met  à  raconter  dans  trois  ou  quatre  salons  que  cet  int  us  du  corps 
diploii-liquc,  dont  on  cherche  à  s:ivoir  les  autécériens  ,  est  un  inflrmier 
(il  fjllait  bien  égayer  le  conte)  que  M.  de  Chabourot  est  allé  prendre  dans 
la  pli  irmacie  d'un  hôpital  militaire  pour  en  faire  son  collaborateur  de 
cbnnrellerie  ,  p?ut-éire  même  s  m  gendre,  continuait-elle  sans  savoir  si 
bien  dire.  Ce  n'est  pas  tout  :  Mme  de  Janvry  ajoute  qu'elle  a  vu  ce  per- 
sonnoge  à  l'hôtel  Chabourot ,  qu'elle  a  pa^sé  avec  lui  une  soirée,  qu'elle 
l'a  I  ris  pour  un  mar|uignon,  et  elle  répète  en  les  embellissant  deux  ou 
trois  des  paroles  incongrues  qu'a  pu  prononcer  en  sa  présence  l'idde-ma- 
jor;  de  telle  sorte  qu'un  immense  ridicule  s'attache  non  seuirmrnt  à  la 
personne  di  celui  ci,  mais  aussi  à  celle  de  ses  protecienrs,  qui  d'ailleurs 
avaient  commencé  de  se  mettre  fortement  à  l'imlex  de  l'opinion  par  la 
scène  scandaleuse  du  contrat,  sur  laquelle  ils  n'avaient  fourni,  que  l'on  sfit, 
aucune  saiisfaisanie  explication. 

Dans  un  autre  monde,  à  la  caserne  de  la  rue  de  l'OursinCj  à  la  pension 
des  lieutenaus  et  sous  lieuteuans,  ù  l'estaiiMiiet  de  la  rue  de  la  Montagne- 
SteGeiieviève,  lacliose  fat  diU'éremment  prise.  D'abord,  on  ne  put  croire 
que  le  Cousinot  dont  il  était  question  fût  cidui  que  l'on  connai^^sàt,  bien 
cepen'laut  que  le  moment  de  ladispariion  de  l'aide  niiijor  coinridait  assez 
aMC  la  nomination  de  son  homonyme.  Mais  les  deux  ollicieis  qui  lui 
■  avainit  servi  de  seconds  et  qui  avaient  à  si'  plaindre  de  n'avoir  pas  reçu 
ses  adieux,  et  même,  dans  les  ilerniers  jours  de  son  séjour  rue  de  Varen- 
nes,  (l'avoir  é'6  très  peu  amicalement  consignés  à  la  porte,  ne  se  crurent 
PU  lement  engagés  à  garder  le  secret  qui  leur  avait  été  demandé  sur  l'af- 
faire dans  .aquellc  ils  avaient  iti  mêlés.  Ils  racontèrent  donc  commen- 
l'oflicier  de  .aiité,  après  son  duel,  s'était  fait  transporter  à  l'iiôtel  Chabou- 
rot, où  ils  l'avaient  vu  ensuit"  installé  aussi  à  l'aise  que  chez  lui.  Or,  étant 
nécessaire  de  .couver  une  explica  ion  à  cette  singulière  faveur  de  Cousi- 
not auprès  des  gens  auxquels  il  ne  se  ramiliait  pas  naturc'lement,  l'expli- 
cation lut  assez  cavalière  :  on  arr.mgea  qu'étant  de  .sa  nature  passable- 
m'  nt  lovctacc,  l'aide-major  avait  trouvé  grâce  devant  la  baronne,  qui  était 
«ue  vieille  coi|u<  Ile  à  faire  cas  d'un  soupirant  tail.é  eu  Hercule,  et  que  sa 
fortune  s'était  fait;  par  là. 

Cette  calomnie  circulant  dans  une  sphère  si  fort  au  dessous  de  celle  où 
vivait  Mme  de  Chabourot,  ne  lui  portait  pas,  ce  semble,  un  grand  préju- 
dice ;  on  va  voir  cepen'laut  les  effets  qu'elle  eut  pour  elle. 

Mme  Bouvard  avait  été  comprime  dans  l'oubli  général  et  calculé  que 
l'officier  de  santé  a. ait  fait  de  ses  anciennes  connaissances;  mais  pour  la 
niallicurcuse  hôtesse,  ce  déni  de  mémoire  avait  été  autre  chose  qu'un  dé- 
plaisir d'amour-propre,  el  son  cœur,  très  engagé,  comme  on  le  sait,  dans 


toute  cette  allaire,  avait  été  profondément  triste  de  l'abandon  auquel  long- 
temps avant  le  départ  de  Cousinot  elle  s'était  vue  livrée. 

Après  de  noiubieux  mais  inutiles  efforts  tendant  à  découvrir  ce  qti'il 
était  devi  nu,  la  pauvre  fcnuue  avait  obtenu  de  savoir,  fiour  tout  rensei^iie- 
nient,  qu'un  matin  un  cominissiounaire  s'était  présenté  à  l'hôtel  du  Can- 
tal, porteur  de  l'argent  nécessaire  pour  payer  ce  que  pouvait  y  devoir 
l'ollirier  de  santé  et  avait  enlevé  ses  effets;  à  dater  de  ce  détail  elle  n'a- 
vait plus  rien  appris  de  lui. 

Déjà  plus  d'une  fois,  dans  sa  douleur,  elle  avait  pensé  h  se  rendre  à 
l'hôtel  de  Chabourot,  où  les  accointances  que  Cousinot  avait  dit  y  avoir 
devaient  faire  espérer  qu  on  pourrait  donner  de  ses  nouvelles;  mais  crai  • 
gnant  d'être  mal  reçue,  la  maîtresse  de  pension,  qui  avait  ta  fierté,  avait 
remis  à  faire  relie  démarche  à  la  dernière  extrémité,  et  elle  hésitait  enco- 
re à  s'y  résoudre,  quand  la  nouvelle  annoncée  par  le  journal,  accompa- 
gnée du  scandaleux  commentaire  que  nous  avons  dit  ci-dessus,  fut  enlin 
portée  à  sa  connaissance. 

Alors  furent  expliquées  pour  elles  les  demi-conOdenccs  que  Crusinot 
lui  avait  faites  durant  sa  captivité;  alors  elle  se  rendit  compte  de  l'em- 
pressement qu'il  avait  eu  de  connaîtra  ce  qui,  pendant  sou  absence,  se 
passait  à  l'hôtel  Chabourot,  et  maudit  la  faiblesse  et  l'a veuirlcmeut  qu'elle 
avait  montrés  à  se  faire  la  complai?ante  des  jalouses  sollicitudes  rie  son 
infidèle.  Furieuse  à  celte  pensée,  telle  qu'une  lionne  à  laquelle  on  a  ravi 
ses  petits,  cette  Ariane  délaissée  pui-a  dans  l'exaltation  de  sa  jalousie, 
non  seulement  le  courage  du  voyage  de  découverie  qa'elle  avait  d'abord 
médité,  mais  encore  celui  d'une  descente  vengeresse,  qu'immédiatement 
elle  arrêta  de  faire  chez  celle  qu'elle  tenait  pour  sa  rivale.  Ayant  aussitôt 
fait  une  toilette  recherchée,  alin  de  donner  le  plus  haut  degré  de  splen- 
deur h  des  charmes  qu'elle  allait  mettre,  à  ce  qu'elle  croyait,  en  présence 
de  charmes  ennemis,  elle  prit  le  chemin  de  la  rue  de  Varennes,  résolue, 
quel  que  résistance  qu'on  pût  lui  faire,  de  pénétrer  jusqu'à  la  baronne, 
et  se  proposant,  comme  elle  le  disait  éléganiineai,  de  lui  monter  une 
garde  et  de  la  sabouler  un  peu  proprement, 

CHAPITRE  XXXIII. 

S'étant  fait  annoncer  chez  celle  qu'él'e  croyait  sa  rivale,  Mme  Bouvard 
n'éprouva,  à  être  introduite,  aucuue  des  diilicultés  qu'elle  avait  suppo» 
sées,  et  voici  pourquoi. 

Plus  d'une  lois  Mme  de  Chabourot  s'était  arrêtée  h  une  idée  si  natu- 
relle, que  ce  serait  à  la  prendre  en  p  tié  pour  peu  qu'elle  ne  l'eiit  point 
eue.  E,-t-il  donc  impossible,  s'était-idie  dit,  de  savoir  où  notre  persécu- 
teur a  fait  le  dépôt  de  ses  papieis?  i/;  receleur  ne  serait  peut-être  pas  in- 
corruptible, et  une  fois  rentrés  dans  la  possession  de  es  pièces  do  con- 
viction qui  pèsent  sur  notre  vie,  nous  aurions  bientôt  fait  d'avoir  raison 
de  celui  qui  les  met  en  œuvre.  Mais  comment  s'y  p'  endrc  pour  découvrir 
la  cachette  ?  par  quel  bout  dénouer  ce  nœud  gordien  ? 

De  faire  parler  Cousinot,  il  n'y  avait  pas  d'apparence,  il  était  trop  rusé, 
et,  du  plus  loin  qu'on  l'eût  pressenti  à  ce  sujet,  on  lui  eût  donné  l'éveil, 
et  l'on  n'eût  fait  que  le  décider  à  redoubler  de  vigiliutce  et  h  multiplier 
ses  précautions.  L'excellente  baronne,  à  l'époque  du  départ  de  son  futur 
gendre,  s'était  bien  avisée  d'une  habileté  :  elle  avait  tout  simplement 
payé  un  homme  habitué  à  ces  sortes  d'exploiis,  et  l'avait  chargé  de  s'at- 
tacher aux  p;i3  de  l'aide-raajor  toutes  les  fois  qu'il  sortirsit.  Il  était  en 
effet  plus  que  probable  qu'avant  de  quitter  la  France  pour  un  temps  iii- 
détermidé,  il  voudrait  donner  ordre  à  la  conservation  de  son  arsenal,  et 
l'on  a  pu  voir  que  Cousinot  avait  été  sur  le  point  de  tomber  dans  ce  piège, 
car  s'il  se  fût  rendu  à  Mantes,  comme  il  en  avait  l'inteniion,  il  aurait  été 
suivi  par  son  argus,  on  aurait  su  ce  que  c'était  que  le  capitaine  Lambert, 
sa  liaison  intime  avec  l'officier  de  santé,  et  d'encore  en  encore  la  mine 
était  éventée. 

Mais  notre  homme  avait  été  sauvé  de  ce  danger  par  son  étoile,  et  ain.'i 
que  nous  l'avons  vu,  il  s'était  contenté  d'écrire.  Quant  aux  sorties  d'ail- 
leurs très  peu  fréquentes  qu'il  avait  faiies  dans  Paris,  elles  avaient  été  si 
parfaitement  insignifiantes,  que  sur  les  rapports  qui  lui  avaient  été  trans- 
mis à  leur  sujet,  Mme  de  Chabourot  n'avait  vu  aucune  ouverture  à  imagi- 
ner même  l'ombre  d'un  plan. 

Une  visite  de  Mme  Bouvard  que  l'on  savait  dans  d'intimes  relations  avec 
l'officier  de  santé,  était-elle  un  fuit  sans  valeur  et  dont  il  n'y  eût  aucun 
parti  h  tirer?  Mme  de  Chabourot,  dont  le  coup  d  œil  et  la  conception  était  nt 
rapides,  entrevit  'inmédiatement  la  possibilité  de  la  faire  causer  et  d'être 
renseignée  par  elle,  dans  une  proportion  quelconque,  touchant  le  secret 
dont  la  découverte  aurait  été  pariiculiè'-ement  précieuse  durant  l'absence 
du  traître  Cousinot;  aussitôt  donc  que  le  nom  de  la  maîtresse  de  pension 
fut  annoncé  à  la  baronne,  celle-ci  donna  l'ordre  de  l'introduire  et  la  reçut, 
coainic  on  dit  au  bas  d'une  lettre,  avec  la  considération  la  plus  distinguée. 

La  gracieuseié  de  cet  accueil  modifia  sensiblement  la  forme  que  Mme 
Bouvard  était  résolue  de  donner  à  son  cxorde.  Maintenue  dans  toute  la 
chaleur  de  son  irritation  pîr  quelque  blessure  f^.ile  à  son  amour-propre, 
elle  eût  procédé  ex  abrupto  à  la  manière  du  k\n\n\\qnousque  tandem, 
Catilina,  abulere  paticniia  nostra\(\\.\\m  honnèierégentde collège  tra- 
duisait par  ;  Àh  ça,  Catilina,  aurez  vous  bientôt  fini  !  Désarmée  par  l'af- 
fabilité de  la  baronne,  elle  ne  se  trouva  plus  que  le  ccmragc  de  la  petite 
insinuation  ironique,  enveloppée  de  politesse  aigre-douce,  et  elle  cooi» 
mença  ainsi  ; 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


23 


—  Je  sais  qu'il  n'est  pas  d'usage,  quand  on  n'est  pas  de  la  société  d'une 
personne,  de  se  présenter  chez  elle  à  l'inrirévu;  mais  le  souvenir  de  quel- 
ques relations  que  j'ai  eu  l'honneur  d'avoir  avec  vous  m'a  fait  espérer  que 
voiis  ne  vous  formaliseriez  pas  de  ma  démarche. 

Ce  début,  sans  que  la  maîtresse  de  pension  eût  pensé  à  le  rendre  tel, 
était  assez  imp-MiiÊient,  car  les  termes  dans  lesquels  elle  s'était  trouvée 
avec  Mme  de  Chabourot  ne  pouvaient  pas  s'appeler  des  relations.  Néan- 
moins, la  baronne  ne  se  fonnali.ui  p  -s  plus  de  la  façon  de  parler  que  de 
la  démarche,  et  elle  engajfa  obligeamment  Mme  Bouvard  à  lui  exposer 
l'objet  de  sa  venue. 

—  Je  désirerais  connaître,  reprit  la  visiteuse,  si  le  Cousinot,  qui  est 
mentionné  sur  le  journal  comme  accompagnant  M.  le  baron  de  Chabou- 
rot dans  son  ambassaîe,  est  un  oBicier  de  santé  qui  servait  dans  un  régi- 
ment d'infanterie  caserne  à  l'Oursine. 

—  M.  Cousinot  a  été  en  effet  mélecin  militaire,  répondit  Mme  de  Cha- 
bourot; mais  pourquoi  cette  question? 

—  Ah!  dit  finement  Mme  Bouvard,  c'est  que  ce  monsieur  a  la  mémoire 
un  peu  courte,  ce  qui  peut  bien  lui  être  arrivé  par  l'clfct  de  la  grande 
faveur  qu'd  paraît  avoir  trouvée  ici,  cl  je  d  sirerais  lui  rafraîchir  les  idées 
à  l'occasion  d'un  petit  oubli  qu'il  a  commis  à  mon  égsnl. 

—  Est  ce  une  lettre  qu'il  s'agirait  de  lui  faire  parvenir  ?  demanda  la 
baronne. 

—  Oh  I  mon  Dieu  !  je  ne  voudrais  pas  l'étourdir  pour  un  rien  pareil  ; 
mais  si  dans  le  petit  coin  d'une  de  vos  lettres  vous  aviez  occasion  de  lui 
glisser  quelque  chose  sur  Mme  Bouvard ,  à  laquelle  il  se  trouve  redevoir 
quelque  petite  chose,  je  vous  en  serais  spécialement  obligée. 

—  Je  n'ai  pas,  que  je  sache,  occasion  d'écrire  ;i  M.  Cousinot,  repartit 
la  baronne  ;  mais  donnez-moi  une  note  des  réclamations  que  vous  pouvez 
avoir  à  exercer  ;  je  la  joindrai  à  ma  lettre  la  trcmière  fois  que  j'écrirai  à 
11.  de  Chabourot. 

—  Tiens  !  lit  Mme  Bouvard,  d'un  air  de  bonhomie  enjouée ,  je  vous 
croyais  en  correspondance  ensemble  ;  alors,  puisque  vous  ne  lui  écrivez 
jamais,  je  m'adresserai  à  lui  directement,  car  je  ne  voudrais  pas  avoir 
l'air  de  le  dénoncer  à  son  ambassadeur, 

—  Mais  je  ne  crois  pas  que  la  constatation  d'une  dette  laissée  ea  souf- 
france puisse  avoir  ce  caractère.  La  présomption  est  qu'au  oubli  involon- 
taire .... 

—  Ce  n'est  pas  mon  opinion,  interrompit  Mme  Bouvard,  laissant  mal- 
gré elle  et  contre  une  intention  qu'elle  avait  cru  plus  solidement  arrêtée, 
percer  l'amère  douleur  de  son  délaissement  ;  ce  n'est  guère  quand  on  a 
été  accueilli  dans  une  maison  comme  M.  Cousinot  l'a  été  dans  la  mienne, 
qu'on  peut  oublier  les  obligations  qu'on  y  a  contractées  ;  l'argent  sans 
doute  est  quelque  chose,  mais  pour  un  homme  bien  élevé,  les  égards  et 
la  po'itesse  sont  le  premier  des  devoirs  auxquels  on  ne  devrait  se  laisser 
persuader  par  personne  de  manquer.  — -  Attrape  !  se  dit  à  elle-même  la 
bonne  hôtesse  en  Unissant  cette  période  qui  lui  parut  un  modèle  d'insi- 
nuation à  la  fois  sanglante  et  modérée. 

Mme  de  Chabourot  comprit  bien  ((ue  la  pauvre  hOtesse  était  ulcérée 
de  son  abandon  ;  mais  étant  à  mille  lieues  de  supposer  qu'on  pût  lui  re- 
procher d'y  être  pour  quelque  chose,  elle  n'aitacba  aucune  importance  à 
toute  celte  tri;;audcrie  de  paroles  dans  laquelle  Mme  Bouvard  se  délec- 
tait .  aussi  répondit-elle  avec  bonté  : 

—  Je  ne  connais  pas  assez  M.  Cousinot  pour  me  rendre  caution  de  sa 
conduite;  maisà  cause  de  vous,  madame,  je  regrette  qu'elle  n'ait  pas  été 
aussi  convenable  que  vous  auriez  pu  le  désirer. 

—  Ah  !  vous  ne  le  co.  naissez  pas,  reprit  Mme  Bouvard,  commençant 
de  s'animer  sous  ces  bienveillantes  paroles  qui  lui  parurent  un  perfide  et 
odieux  persifllage  :  je  ne  m'étonne  pas  alors  de  la  chaude  protection  que 
vous  lui  accordez. 

Cette  phrase,  pour  qui  sait  la  pensée  de  la  triste  amante,  était  une  iro- 
nie; mais  Mme  de  Chabourot  n'eut,  en  aucune  manière,  la  perception  de 
cette  intention  malveillante,  elle  crut,  au  contraire,  qu'elle  voyait  venir, 
touchant  le  passé  de  l'aide-major,  quelque  méchante  révélation  dont  il 
pourrait  y  avoir  à  faire  son  profit  ;  voulant  donc  pousser  au  développe- 
ment de  cette  confidence  : 

—  En  vérité,  madame,  vous  m'effrayez,  dit-elle,  et  vous  me  laisseriez 
craindre  que  la  bienveillance  de  mon  mari, malheureusement  surprise,  ne 
se  fût  égarée  sur  un  sujet  qui  en  aurait  été  peu  digne. 

—  Oh  !  madame,  répartit  plus  aigrement  encore  Mme  Bouvard,  ce 
n'est  pas  sur  une  recommandation  aussi  éclairée  comme  la  vOtre,  qu'une 
bienveillance  quelconque  peut  s'égarer. 

—  Une  recommandation  comme  la  mienne,  répéta  la  baronne  qui,  dans 
celte  pai  oie  surprit  enfin,  en  continuant  toutefois  d'en  ignorer  le  motif, 
une  nuance  de  désobligi'ance;  mais  je  vous  prie  de  croire  que  je  ne  me 
mfile  en  aucune  fiçon  d'iutluenccr  1rs  choix  de  mon  mari.  Ce  serait  vous 
plutôt,  à  bien  dire,  qui  auriez  été  auprès  de  lui  l'introductrice  de  M.  Cou- 
sinot, car  il  s'est  préjonié  ici  comme  ayant  été  appelé  par  vous  pour  don- 
ner des  soins  à  un  homme  auquel  nous  portions  quelque  intérêt  :  sous  ces 
auspices,  il  a  été  acmeilli  par  M.  de  Chabuurrt  qui,  n'étant  pas  fiiché 
d'avoir  auprès  de  lui  un  médecin  français,  l'a  fait  attacher  à  sa  légation. 
Ainsi,  ajouta-l-cllc  en  souriJiit,  vous  êtes  vraiment  l'auleur  de  sou  petit 
bien  être,  auquel  vousparaisscz  maininiant  avoir  quelque  regret. 

/    —  un  sait  que  vous  avez  de  l'espr.l,  cl  vous  arriiigci  parfaiiemcut  les 


choses  ;  mais  Cgurez«Tous  bien,  madame,  que  je  ne  suis  nullement  votre 
dupe,  dit  alors  Mme  Bouvard,  arrivant  à  mettre,  comme  on  dit  familiè- 
rement, les  pieds  dans  le  plat. 

—  Qu'appelez-vous  être  ma  dupe  ,  demanda  la  baronne,  commençant 
à  craindre  que  son  interlocutrice  n'en  sût,  touchant  la  tentative  de  Cou- 
sinot, plus  qu'il  ne  lui  aurait  convenu? 

—  Oui,  madame,  reprit  l'exDugazou  ,  qui  avalisons  doute  souvenir 
que  pareille  chose  lui  fût  jadis  arrivée,  ou  n'est  pas  l'objet  de  l'espion- 
nage d'un  homme  sans  qu'il  ait  ses  raisons  pour  prendre  tant  de  soucis. 

Ce  développement  nébuleux  venant  augmenter  la  sollicitude  de  la  ba- 
ronne :  Je  vous  jure,  dit-elle,  ma  chère  dame,  que  je  ne  vous  comprends 
pas,  et  si  vous  ne  vous  expliquez  plus  clairement... 

—  Suffit,  madame,  reprit  Mme  Bouvard,  que  je  m'entende  ;  mais  tout 
ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est  que,  si  vous  comptez  sur  la  cjnstauce  de 
M.  Cousinot,  vous  aurez  5  rabattre  de  cette  belle  opinion  ;  M.  Cousinot 
est  un  homme  sans  délicatesse,  ne  payant  pas  mieui  ses  dettes  de  cœur 
que  ses  dettes  d'autre  chose  ;  il  vous  fera  aller  comme  il  en  a  fjit  al'er 
bien  d'autres,  et  vous  me  direz  de  ses  nouvelles  d'ici  à  quelque  temps. 

L'espionnage,  la  constance  de  Cousinot  étaient  pour  Mme  de  Chabou- 
rot deux  mots  parfaitement  vides  de  sens,  qui  ne  pouvaient  suffire  à  la 
mettre  sur  la  voie  des  étranges  idées  de  iMme  Bouvard,  elle  ne  s'y  arrêta 
donc  pas,  les  prenant  pour  des  termes  vagues  et  impropres  ;  mais  quant 
au  reste  des  deux  phrases  qui  venaient  de  lui  être  dites,  il  lui  parut  indi- 
quer dans  la  maîtresse  de  pension  une  connaissance  assez  avancée  de 
l'intrigue  matrimoniale  de  l'aide-major.  Voulant  donc  aller  au  fond  de  ce 
danger  : 

—  Vous  paraissez,  dit-eile,  être  assez  au  courant  de  toutes  les  affaires 
de  M.  Cousinot? 

—  Comme  peut  l'être  une  femme,  répondit  Mme  Bouvard,  pour  la- 
quelle h  une  époque,  quand  il  faisait  son  bon  chien  auprès  d'elle,  il  n'avait 
point  de  secret. 

—  J'ai  ouï  dire  en  effet,  repartit  la  baronne  faisant  allusion  à  ses  ren- 
seignemens  de  police,  que  vous  aviez  été  pour  luid'un  grand  dévouement. 
Ma  s  il  y  a  des  confidences  d'une  nature  tellement  grave  qu'on  ne  se  les 
faiiy;uère  qu'à  soi-même. 

—  •  Aussi,  n'est-ce  pas  par  lui  que  j'ai  rien  su. 

—  Ah  !  fit  en  elle-même  Mme  de  Chabourot,  en  se  précipitant  sur  l'i-  ' 
dée  que  son  interlocutiice  piit  co;inaiire  le  dépositaire  des  papiers.  Elle 
saura  donc  me  cire!...  Puis ,  elle  reprit  tout  haut  :  Ainsi  tout  le  secret 
est  connu  de  vous  ? 

—  De  moi  et  de  beaucoup  d'aulCiS,  madame ,  répondit  Mme  Bouvard, 
toujours  poussant  la  pensée  de  Cousinot  adoré  de  la  baronne. 

—  De  vous  et  de  beaucoup  d'autres,  s'écria  avec  étonoement  Mme  de 
Chabourot,  c'est  impossible!  Mais  voyons,  nous  entendons-cous,  de  quoi 
voulez  vous  parler  au  juste? 

—  Parbleu!  de  vos  amours  avec  ce  bel  oiseau,  repartit  Mme  Bouvard 
en  finissant  avec  touîes  réticences  et  toutes  circonlocutions. 

—  Mes  amours  avec  M.  Cousinot,  répéta  Mme  de  Chabourot;  vous  êtes 
folle  et  je  vois  bien  que  nous  ne  nous  comprenions  pas. 

Ces  paroles  furent  dites  avec  tant  de  naturel  et  accompagnées  d'ur» 
sourire  de  dédain  si  inexprimable,  que  la  robuste  conviction  de  Mme 
Bouvard  eu  fut  ébranlée.  Une  autre  de  ses  passions  bien  aussi  forte  que 
celle  de  la  jalousie  venait  d'ailleurs  d'être  éveillée.  —  Mais  quelle  serait 
donc  cette  autre  confidence  ?  dema:ida-t-elle  alors  à  la  baronne. 

Celle-ci,  voyant  qu'elle  avait  été  amenée  à  entamer  son  secret,  trouva 
qu'une  discrétion  absolue  aurait  plus  d'inconvéniens  qu'une  confidence 
relative  ;  aussi  bien  elle  n'avait  pas  encore  renoncé  à  l'idée  que  Mme 
Bouvard  pourrait  lui  donner,  touchant  le  lieu  où  étaient  déposés  les  pa- 
piers de  Leduc,  quelques  indications  indirectes.  Elle  répoutlit  donc  avec 
beaucoup  d'adre  se  : 

—  Je  savais  bien  que  ce  n'était  point  à  vous  dont  ses  folles  idées  bles- 
saient tous  les  intérêts,  à  vous  pour  qui  il  avait  montré  tant  d'ingra'itude, 
que  ce  mé^'hant  homme  aurait  fait  une  confidence  d'une  aussi  extrême 
gravité.  D'ailleurs,  vous  étiez  comme  de  nous; vous  n'étiez qu"uuc  femme, 
cela  ne  lui  présentait  aucune  garantie.  C'est  à  une  personne  avec  laquelle 
on  a  une  ancienne  liaison  basée  sur  d'autres  fondemcns  qu'une  fugitive 
fantaisie  de  cœur  que  l'on  s'ouvre  en  parei  le  circonstance  ;  ;i  luoii's  donc 
qu'il  n'ait  quelque  ancien  auii  d'un  dévoùment  enlii'r  et  absolu  ,  il  c^t  in- 
utile que  nous  cherchions,  et  votre  sagacité,  aussi  bien  que  la  mieuue. 
sera  en  dé'au'. 

Il  aurait  fallu  ime  femme  autrement  profonde  que  Mme  Bouvard  pour 
se  tenir  en  garde  contre  les  Cïcitalious  à  parler  que  rin:el!iience  de  nos 
lecteurs  peuvent  remarquer  à  chaque  mot  de  cette  phrase.  U:i  secret  qui 
blessait  ses  intérêts,  secret  que  Cousinot  avait  dédaigné  de  luieonfier;  le... 
11  est  inutile  que  nous  cherchions,  forme  flatteuse  pour  l'aïuourpiopre 
de  la  curieuse  hôtesse,  à  laquelle,  eu  l'admettant  provisoirement  eu  par- 
ticipation dans  la  recherche,  on  semblait  promeilrc  plus  l.ird  la  coali- 
dence  de  tout  le  mystère  ;  sa  sagacité  à  la  fois  proclamée  et  révoquée  en 
doute,  c'étaient  lîi  autant  d'habiles  et  traîtresses  provocations  dont  de 
plus  fortes  têtes  que  celle  de  l'ioterloculrice  de  la  baronne  auraient  eu 
peine  à  >c  défendre.  Aussi,  après  avoir  un  moment  réfléchi  : 

—  Il  n'y  a,  fitMmcBouvmd,  que  le  capitaine  Lambert  auquel  il  peu( 
avoir  parlé  de  cela. 

^  —Nous  poniCzPrcpinil  Mme  de  Chabourot  avec  une  négligence,  vrai 


2& 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


prodige  de  puissance  à  se  posséder,  lorsqu'une  autre  se  serait  joti5e  sur  de 
tels  renscigiiemciis  avec  le  cri  d'une  hj  Ène  engloutissant  sa  proie. 

—  Oui,  je  ne  vois  que  lui,  reprit  Mme  Bouvard  d'un  air  capable.  Mais 
de  quoi  s'agit-il  îu  juste? 

—  C'est  un  jeune  homme,  ce  capitaine  Lambert?  demanda  Mme  de  Cba- 
bourot,  sans  répondre  à  la  question  qui  lui  était  adressée. 

—  Cn  jeune  liomme!  dit  Mme  liouvard.  il  est  en  retraite. 

—  Ali  !  ce  n'est  donc  pas  un  autre  Lambert  qu'il  a  plusieurs  fois  men- 
tionné devant  moi  et  qui  s  rvail  dans  l'artillerie  ?  C'était  sans  doute  pour 
me  faire  prendre  le  cbairi-. 

—  Non,  c'est  un  Laml-.  t,  capitaine  de  son  régiment,  et  qui  vint  le  voir 
durant  qu'il  était  aux  aru  -. 

—  Comment  !  il  avait  pi  venir  aussi  vite?  dit  Mme  de  Chabourot  qui,  à 
la  tournure  de  la  pbrasc  de  Mme  Douvatd,  devina  que  ce  précieux  homme 
n'babitjit  pas  Paris. 

—  Mais  pour  venir  de  Mantes,  fit  Mme  Bouvard  ,  qui  croyait  causer 
quand  on  la  faisait  causer,  il  ne  faut  pas  beaucoup  de  temps. 

—  Mjnles  !  une  certaine  dislance  de  Paris,  un  militaire  en  retraite,  sans 
doute,  homaie  grave  et  de  résolution?  Oui,  les  apparences  sont  pour  ce 
choix,  se  dit  à  elle-même  Mme  de  Chabourot;  puis ,  n'ayant  plus  rien  à 
tirer  de  Mme  Bouvard,  elle  termina  avec  elle  par  une  vraie  sccue  de  co- 
médie : 

—  Ah  ça ,  ma  chère  dame,  lui  dit-elle  avec  une  parfaite  bonhomie , 
j'espère  que  vous  êtes  revenue  de  vos  folles  pensées  d'une  rivalité  entre 
nous  ;  car,  il  ne  faut  pas  vouloir  me  le  cacher,  vous  avez  de  l'attachement 
pour  ce  garçon,  qui,  du  reste,  il  faut  en  convenir,  est  un  homme  iiistruit 
et  aimable.Loin  de  vouloir  l'éloigner  de  vous,  tous  mes  soins,  comme  vous 
le  verrez  quand  j'aurai  achevé  de  tout  vous  diie.vont  tendre  aie  ramener 
à  vos  pieds.  D'ailleu'-s,  coniinua-t-elle,  avec  une  apparence  de  niaise 
crédulité,  je  sais  qu'il  n'y  a  eu  entre  vous  que  du  pur  platonisme ,  excel- 
lente condition  pour  avoir  raison  d'un  volage ,  car  c'est  l'abanJon  de 
iioui-mèmcs  qui ,  auprès  de  ces  affreux  hommes ,  nous  fait  perdre  nos 
meilleures  chances.  Dans  deux  jours  au  plus  tard,  quoique  ayant  ma  fille 
malade  et  que  je  ne  quitte  guère,  je  trouverai  un  moment  pour  vous 
voir,  cous  causerons  à  fond  et  véritablement ,  ma  chère  Mme  Bouvard, 
vous  apprendrez  des  choses  à  vo  is  faire  tomber  de  votre  haut. 

Congédiée  de  celte  façon  tout  amicale,  Mme  Bouvard  se  leva  affiian- 
déc  comme  on  pense  par  la  promesse  du  beau  secretqui  lui  était  promis. 
Mais  enire  nous,  il  nous  semble,  pour  reproluire  encore  une  fjis  son  ex- 
pression plus  ([ue  hasardée,  que  la  plas  saboidée  des  deux  n'avait  pas  été 
la  baronne,  et  que  véritablement  celle-ci  avait  montré  sur  la  maîtresse 
de  pension  bourgeoise  une  grande  supériorité. 

CnAPITIVE  XXXIV. 

Le  renseignement  que  venait  d'obtenir  Mme  de  Chabourot  était  sans 
contredit  du  pins  haut  prix  pour  elle  ;  toutefois  avant  de  pouvoir  en  faire 
uucliiue  usage,  un  plus  ample  infermé  était  nécessaire  ;  pour  établir  un 
iilan  de  soustraciion  soit  violente,  soit  frauduleuse,  il  était  indispensable 
de  savoir  si  l'on  s'adressait  jusic  ;  en  effet,  inutile  de  perdre  du  temps  et 
un  temps  précieux,  celui  de  l'.ibsence  de  Cousinot,  de  se  consumer  en  ef- 
forts, de  s'embarquer  peut-être  dans  des  démarches  dangereuses  ou  com- 
promettantes, pour  venir  se  heurter  à  quelque  méprise  ou  à  quelque 
néant.  Constater  le  dépôt  fait  aux  mains  de  Lambert  était  donc  un  préli- 
minaire impérieusement  commandé,  mais  qui  n'en  était  pas  plus  facile  à 
iiccomplir  pour  cela. 

Savoir  ce  que  c'était  au  juste  que  le  capitaine  Lambert,  était  égale- 
ment un  point  de  départ impoi tant;  mais  ii  n'y  a  pas  à  obtenir  ce  rensei- 
gnement ua  grand  embarras  pour  la  baronne.  Au  moyen  de  l'interven- 
tion de  cette  madame  de  Chervieux,  qui  voyait  beaucoup  M.  Francket, 
un  dossier  consulté  par  ordre  supérieur  au  ministère  de  la  guerre,  et  en 
quelques  heures,  on  put  lui  faire  passer  la  note  suivante  : 

.Lambert  (Michel-Joseph),  capitaine  d'infanterie  en  retraite  ;  âgé  de  5G 
ans  ;  homme  résolu  et  brave,  caractère  intraitable  et  ii  ménager  ;  opinions 
politiques  tièdes,  mais  peu  favorables  au  gouvernement  ;  hors  de  la  tlito- 
rie  et  de  Vccote  de  peloton,  capacité  des  plus  ordiuaires;  probité  recon- 
nue pour  ê're  exacte  et  sévère;  joignant  à  sa  pension  de  retraite  une  pe- 
nte aisance,  vit  à  Mantes  assez  retiré;  s'y  occupe  de  jardinage ,  mais  sans 
qu'on  ait  lieu  de  croire  quecegoût  soit  destiné  à  dérober  quelqueoccupa- 
lion  plus  sérieuse  ou  quoique  affiliation  aux  sociétés  secrètes.» 

De  cet  aperçu  du  capitaine  Lambert  se  déduisait  assez  nettement  :  1° 
qu'il  n'y  avait  pas  lieu  de  songer  à  le  corrompre,  2°  qu'il  était  à  peu  près 
'mutile  de  penser  à  l'intimider;  mais  3°  qu'on  pouvait  assez  facilement  en 
faire  une  dupe.  Ce  fut  donc  de  ce  côté  que  la  baronne  ,  résolue  d'entre- 
prendre le  siège  du  vieux  militaire,  commença  à  ouvrir  la  tranchée. 

Le  lendemain  du  jour  iii  avait  eu  lieu  la  conversation  avec  Mme  Bou- 
vard, il  une  heure  avancée  Je  la  soirée ,  que  l'on  veuille  bien  remarquer 
minutieusement  toutes  les  circonstances,  à  ce  moment  où,  à  moins  d'être 
assailli  par  une  affaire  imprévue  et  pressante ,  un  homme  rentré  chez  lui 
ne  pense  plus  à  en  sortir  ,  parce  qu'il  n'est  ni  le  temps  d'aller  faire  une 
visite,  ni  celui  d'aller  faire  une  emplette,  ni  celui  de  se  promener  ;  à  ce 
miart-d'heure enfin,  où  en  lui  créant  l'intérêt  de  quitter  son  domicile,  on 
peut  presqu'à  coup  sûr  affirmei  qu'il  cède,  en  mettant  le  pied  dehors,  a  la 
ru'"'e«lioD  de  cet  inli'retet  non  d'un  autre,  on  sonna  à  la  porte  du  logis 


de  Lamtert;  un  homme  enveloppé  d'uu  manteau  demanda  s'il  y  était  et 
s'il  était  seul;  sur  la  réponse  affirmative  de  la  servante  ,  l'inconnu  laissa 
pour  lui  une  lettre  et  s'éloigna  aussitôt. 

Le  capitaine,  sur  le  point  de  se  mettre  au  lit ,  fut  assez  étonné  de  re- 
cevoir cette  épîtrc  qui  ne  portait  aucun  timbre  de  la  poste,  et  qui  était 
tracée  d'une  écriture  évidemment  contrefaite.  L'ayant  ouverte,  il  y  lut  ce 
qui  suit  : 

(I  Capitaine , 

oVous  êtes  un  vieux  brave;  moi  aussi  j'ai  servi  sous  l'autre ,  nous 
sommes  donc  frères  d'armes  et  je  vous  sauverai.  Condamné  par  mes  mal- 
heurs il  vivre  dans  les  antres  de  la  police,  j'y  apprends  bien  des  secrets,  et 
par  i'usaje  que  j'en  fais  parfois,  je  rae  relève  ;i  mes  propres  yeux.  Ce 
soir ,  entre  dix  et  onze  heures ,  des  agens  que  ma  lettre  aura  à  peine  le 
temps  de  précéder ,  arriveront  à  Mantes  pour  faire  chez  vous  une  visite 
domiciliaire.  La  politique  en  sera  le  prétexte  ;  mais  je  sais  que  des  papiers 
intéressant  une  famille  puissante  seront  recherchés.  A  aucun  prix  ne  les 
gardez  chez  vous  si  vous  les  avez,  car  le  chef  chargé  de  l'expédition  est  un 
homme  des  plus  dangereux,  qui  a  la  main  aussi  heureuse  qu'habile,  et  qui 
lesirouverait  en  quelque  lieu  qu'ils  soient  cachés.  D'ailleurs,  d'après  ce 
qu'on  en  a  laissé  échapper  devant  moi,  on  se  doute  de  l'endroit. 

u  Vous  avez  été  trahi  !  !  ! 

11  Je  ne  sais  pas  autrement  de  quoi  il  s'agit;  mais  laissez  ce  dépôt  qiu 
vous  serait  enlevé  et  qui  vous  compromettrait  beaucoup,  à  ce  qu'il  paraît, 
vingt-quatre  heures  hors  de  votre  domicile,  chez  un  ami  sQr,  mais  en  ayant 
soin,  autant  que  possible,  de  vous  bien  cacher  pour  le  déplacement.  Au 
hout  de  ce  temps,  il  n'y  aura  plus  aucun  danger  ;  on  soupçonne  deux  au- 
tres personnes  autant  et  plus  que  vous  encore,  de  receler  ces  papiers  qui 
doivent  contenir  un  secret  terrible,  vu  l'importance  qu'y  attache  l'autori- 
té, et  ne  trouvant  rien  chez  vous,  on  se  tournera  de  leur  côté.  Si  le  dépôt 
n'est  pas  entre  vos  mains,  alors  ne  bougez  pas  et  laissez  les  gens  opérer 
à  l'aise,  car  le  mandat  de  perquisition  n'a  que  le  but  que  ie  vous  dis  là, 
et  leur  démarche  n'aura  pas  d'autres  suites. 

1)  Brû'ez  cette  letire  et  n'en  ouvrez  la  bouche  à  personne. 

«Un  homme  qui  aurait  honte  de  se  nommer,  et  qui  pourtant,  en 
acceptant  l'iufamic  pour  donner  du  pain  à  sa  famille,  n'a  ja- 
mais transigé  avec  l'honneur  et  n'y  transigera  jamais.  " 

Prenons  un  peu  la  place  du  capitaine  Lam'oert  au  moment  où  il  reçoit 
cette  lelîre.  U  se  sait  chargé  d'un  dépôt  dont  on  ne  lui  a  jamais  laissé 
ignorer  l'importance,  raais  dont  h  portée  et  le  caractère  lui  sont  incon- 
nus. Par  un  avis  qui  peut  être  une  ruse  de  la  famille  intéressée  à  ce  dé- 
pôt, mais  qui  aussi  peut  être  une  loyale  et  bienveillante  déma-che,  il  est 
prévenu  que  les  titres  dont  il  a  la  charge  sont  menacés  entre  ses  mains 
et  qu'ils  peuvent  devenir  pour  lui  un  danger.  Ce  danger,  s'il  n'était  que 
pour  lui  seul,  il  serait  bien  homme  à  le  braver;  m  lis  si  en  négligeant 
l'ofllcicuse  révélation  qui  lui  est  faite,  il  allait  mettre  enpéril  l'intérêt  confié 
à  ses  soins  et  à  son  honneur  :  quels  regrets  et  quels  reproches  ! 

Cependant  il  faut  prendre  un  parti,  l'heure  marquée  pour  la  descente 


sortir  à  pareille  heure,  ayant  sur  lui  le  trésor,  n'est-ce  pas  s'exposer  à 
être  assassiné  par  des  gens  qui,  peut-être ,  ont  imaginé  ce  prétexte  pour 
l'attirer  de'aors'?  Cependant,  ce  guct-apens  étant  prévenu,  et  armé,  il  no 
le  trouve  pis  bien  redoutable;  et,  au  contraire,  la  perquisition  est  une 
chance  qu'il  sera  forcé  de  subir  l'arme  au  bras,  et  sans  pouvoir  se  dé- 
fendre ;  triste  et  fâcheuse  prévision.  D'ailleurs,  eu  relisant  la  lettre ,  n'y 
trouve-t-oii  pas  un  grand  caractère  de  vraisemblance,  et  et-il  raisonna- 
ble de  n'en  pas  tenir  compte?  Après  tout,  de  quoi  s'agit  il  ?  de  transpor- 
ter chez  une  personne  ûra  le  paquet  d'où  parait  dépendre  sa  sùreié  et 
l'avenir  de  son  cher  Cousinot,  et  de  l'y  laisier  pendant  vingt-qaatre  heu- 
res, et  encore  peut  on  mettre  à  ce  déplacement  tant  de  secret,  quecelui- 
lii  même  qui  sera  le  sous-dépositaire  ignorera  la  nature  et  valeur  du  ilé- 
pôt. 

Le  pour  et  le  contre  ainsi  pesés,  l'honnête  Lambert  se  décide  pour  l'ac- 
tion :  faisant  un  paquet  de  quelque  vieille  défroque  militaire,  souve- 
nir de  l'empire  qu'il  avait  conservé,  il  joint  aux  papiers  de  Cousinot  un 
aigle,  une  cocarde  tricolore,  une  des  proclamations  jetées  par  Napoléon 
sur  son  passage  lors  du  retour  de  l'île  d'Elbe,  et  prenant  garde  de  n'être 
pas  suivi,  il  se  rend  chez  un  ancien  vélite  retiré  comme  lui  dans  le  pays 
et  auquel  il  était  dans  l'usage  de  faire  part  d'une  petite  portion  de  sou 
supertlu.  Après  avoir  expliqué  à  cet  homme  qu'il  craint  de  voir  ces  objets 
saisis  dans  une  visite  domiciliaire  dont  il  est  menacé,  il  les  lui  confie  et 
n'a  pas  besoin  de  lui  recommander  la  plus  inviolable  discrétion,  après 
quoi  il  revient  ches  lui  en  toute  bâte  pour  être  là  au  moment  de  la  venue 
des  agens. 

Mais  ceux-ci  ne  vinrent  pas,  et  le  lendemain  l'homme  que  Mme  de  Cha- 
bourot avait  employé  à  surveiller  Cousinot  lui  rendait  compte  qu'une  de- 
mi-heure après  qu'il  eut  remis  la  letire  chez  Lambert,  cacbé  dans  le  ren- 
foncement d'une  porte  charrciiôre,  il  l'avait  vu  furtivement  sortir  de  chez 
lui  ;  la  baronne  n'avait  pas  besoin  d'en  savoir  davanlage.  L'épreuve  avait, 
réussi,  et  les  papiers  étaient  au  lieu  qu'elle  avait  supposé. 

Mme  (!c  Chabourot,  pour  le  cas  où  Lambert  se  trouverait  en  effet  l'hom» 
me  qu'elle  supposait ,  avait  arrangé  un  plan.  Son  doute  éclairci ,  elle  sç, 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


25 


mit  en  route  pour  se  rendre  chez  Mme  Bouvard  qu'elle  voulait  associer  à 
eséculion  de  ses  projets. 

CHAPITRE  XXXV. 

Tout  on  entrant  chez  l'ex- artiste  dramatique  ,  la  baronne ,  qui  savait 
comme  on  dispose  bien  pour  soi  les  gens  en  leur  parlant  de  leur  habileté 
et  de  leur  finesse,  commença  de  lui  dire  : 

—  Savez  vous,  ma  chère  dame,  que  vous  âtes  un  peu  sorcière,  et  que 
ce  Lambert  dont  vous  m'avez  parlé  est  bien  le  corcpère  (!e  Ciusinot, 

—  Oh  !  j'étais  bien  sûre  de  ne  pas  me  tromper,  dit  Mme  Uouvard  d'un 
air  capable. 

—  Mais  vous  le  connaissez  donc?  dcinanda  Mme  de  Chabourot ,  pour 
avoir  si  bien  flairé  son  emmanchement  avec  notre  rai^'deriii  miliiaire. 

—  C'esi-à  dire,  répondit  l'hOtesse,  que  j'en  ai  fort  souvent  entendu  par- 
ler à  M.  Cousinot,  dont  il  était  le  Pylade  tant  qu'il  rcs'.a  au  régiment, 
filais  je  ne  le  connais  pas  de  sa  personne  :  il  avait  pris  sa  retraiie  avant 
que  M.  Cousinot  ne  vînt  chez  moi ,  et  dernièrement  quand  il  vint  passer 
quelques  jours  à  Paris,  M.  Cousinot  affecta  je  ae  sais  pourquoi  de  ne  pas 
me  faire  renconirer  avec  lui. 

"  —  Vous  ne  savez  pourquoi  !  répéta  la  baronne.  Cela  est  bien  clair  :  ne 
voulant  rien  vous  dire  de  son  secret ,  il  vous  cachait  cet  homme  qui  en 
éiait  la  moitié. 

—  Ou  bien,  dit  Mi::e  Bouvard,  sans  trop  penser  qu'elle  avouait  par  celte 
remarque  bien  des  choses  ,  peut-être  M.  Cousinot,  qui  est  d'une  nature 
très  jalouse,  craignait-îl  que  son  a;r.i  s'occupât  de  moi. 

—  Est-ce  que  ce  serait  un  séducteur?  demanda  la  baronne. 

—  Pas  le  moins  du  m  .nde;  ce  serait  plutôt,  d'après  ce  que  m'a  dit  M. 
Cousinot,  un  personnage  assez  embarrassé  de  faire  sa  cour  à  une  femme, 
un  homme  à  s'attacher  fortement,  mais  de  ceux,  vous  comprenez,  qui 
ne  savent  par  quel  bout  commencer. 

—  Vous  me  ravissez  par  tout  ce  détail,  dit  Mme  de  Chabourot,  car  il 
rentre  a  miracle  dans  mes  projeis.  Mais  avant  d'en  parler,  une  question 
à  liquelle  je  vous  deii;a;;Ja  de  me  répondre  avec  franchise  ;  nous  so:îi- 
mes  entre  femmes,  et  nous  pouvons  bien  tout  nous  dire  :  Aiaiez- 
vcus  encore  ce  Cousinot  qui  s'est  si  mal  conduit  avec  vous? 

A  cette  question,  Mme  Bouvard  baissa  chastement  les  yeux,  et  marqua 
un  peu  du  charmant  embarras  que  montre  à  pareille  question  une  ingé- 
nue, puis  ne  répondit  pas. 

—  D'abord,  reprit  la  baronne,  vous  avez  renoncé  à  vos  folles  supposi- 
tions de  l'autre  jour  ;  d'ailleurs,  ce  que  j'aurai  à  vous  conter,  si  vous  en- 
trez dans  mes  itlées,  vons  prouvera  jusqu'il  l'évidence  que  la  nature  de 
mes  relations  avec  la  personne  qui  nous  occupe  est  bien  autre  que  vous 
n'avez  cru.  Je  vous  demande  donc  de  nouveau  :  l'aimez-vous  encore , 
et  l'aiin;  z-vous  assez  pour  vouloir  vous  venger  ? 

— Ah!  certes,  je  lui  en  veux,  repartit  Mme  Bouvard,  sa  conduite  est  de 
la  der:iiére  indélicatesse,  et  je  lui  ferai  tout  le  mal  que  je  pourrai. 

—  Donc  vous  l'aimez,  répondit  la  baronne,  et  vous  aurez  ei^core  bien 
plus  d'ardeur  ii  lui  faire  payer  cher  ses  mauvais  procédés,  quaml  vous 
saurez  jusqu'à  quel  point  il  est  coupable  vis-à-vis  de  vous.  Cela  étant,  je 
viens  vous  prvspossr  une  alliance  oll'ensive  et  défensive  ;  je  crois  avoir  le 
moyen,  si  vuas  conseniez  à  m'aider,  de  le  réduire  à  une  telle  extrémité 
qu'il  soit  trop  heureux  de  venir  à  genoux  implorer  votre  pardon  ;  ctcs- 
V0U3  un  peu  tentée  de  ce  résul:nt? 

—  Mais,  et  Mme  Bouvard,  encore  faudrait-il  savoir  ? 

—  Ecoutez ,  ma  chère  belle,  dit  familièrement  Mme  de  Chabourot ,  se 
descendant  de  dessei!;  pris  au  niveau  de  son  interlocutrice ,  je  vais  tout 
simplement  vous  d're  le  secret  le  plus  grave  que  j'aie  jamais  pu  conOer  à 
amc  vivanle  ;  il  s'agit  de  l'honneur  de  ma  famille  ,  de  ma  sollicitude  rîc 
mère,  de  toute  la  considération  à  laquelle  je  puis  prétendre  dans  le  mon- 
de, et  certes  en  vous  faisant  une  conliîence  qui  touche  à  tant  d'intérêts 
si  précieux  pour  moi ,  je  crois  vous  donner  la  preuve  d'une  estime  sans 
pareille  :  j'en  conviens  cependant ,  je  suis  tranquille  au  moment  d'un 
aveu  si  solennel ,  quelque  chose  me  dit  que  je  ne  cours  aucun  risque  et 
que  je  m'adresse  bien, 

—  Croyez,  en  ciïet,  madame,  dit  Vex-Dugazon  avec  émotion,  que  vo- 
tre confiance  est  bien  placée. 

—  J'en  jurerais ,  reprit  la  baroano ,  et  je  commence  par  un  aveu  dont 
votre  amour-propre  ne  sera  pas  lâché.— Vous  vous  rappelez  cette  nuit  si 
solennelle  que  je  passai  avec  vous,  auprès  des  restes  mortels  d'un  de  vos 
pensionnaires  ;  vous  m'entourâtes  de  précautions ,  de  défiances  :  eh  bien, 
vous  aviez  deviné  admirablement,  et  votre  méfiance  était  justifiée. 

—  En  vérité  !  Ct  Mme  Bouvard  étonnée  et  rapprochant  son  siège  de 
celui  de  la  baronne  ,  mouvenieiit  que  l'on  fait  instinctivement  quand  l'at- 
tention est  vivement  excitée,  on  se  préparc  à  bien  écouter. 

—  Oui ,  roprit  Mme  de  Chabourot ,  j'avais  à  m'emparer  de  papiers  im- 
porians  qui  n'étaient  dans  aucun  des  meubles  que  je  fermai  oUicieuse- 
ment  ;  ils  étaient  sur  le  mort  lui-même  ,  qui  ne  s'en  séparait  jamais  ,  et 
c'est  là  que  ,  pendant  l'absence  que  vous  files  ,  pour  aller  hâter  l'arrivée 
du  prêtre,  M.  Cousinot,  que  vous  aviez  laissé  auprès  de  Leduc,  les  décou- 
vrit, commettant  ensuite  l'infamie  de  se  les  approprier. 

Nous  avons  déjà  fait  connaître  rhabiiiidc  de  la  baronne  d'arranger  la 


vérité  en  variations  et  de  ne  jamais  mentir  que  de  profil  :  nouvelle  appli- 
cation de  son  sysictne  dans  la  circonstance,  comme  on  peut  le  remar- 
quer. 

—  Je  ne  vous  ferais  pas  comprendre  l'étendue  de  la  méchanceté  de  cet 
homme  et  de  celle  de  notre  malheur,  reprit  Mme  Chabourot,  si  je  i.e 
vous  édifiais  sur  la  nature  des  papiers  dérobés  par  lui.  Vous  savez  com- 
bien les  jeunes  filles  sont  parfois  k'gères  ;  la  mienne  vint  à  preadre  de 
l'amour  pour  un  jeune  fiomme  que  M.  de  Chabourot  avait  chez  lui  en 
qualité  de  secrétaire... 

—  C'est  bien  cela,  fit  i'.îme  Bouvard,  chez  laquelle  celte  circonstance 
de  la  narration  de  la  baronne  réveillait  des  souvenirs  d'opéra-comique  cî 
de  vaudevill". 

—  C'était  un  enfantillage ,  continua  Mme  de  Chabourot ,  persistant, 
dans  l'imérét  de  ses  proiets,  à  calomnier  odieusement  l'ange  qu'on  ne 
sait  comment  elle  avait  mis  au  monde.  Mais  de  fâcheuses  traces  en  étaient 
demenrécs  ;  une  correspondance  avait  eu  lieu ,  qui ,  tout  insignifiante 
qu'elle  fût  en  réalité,  pouvait,  à  mon  avis,  compromettre  sérieusement 
l'avenir  de  la  jeune  imprudente... 

—  Vous  avez  bien  raison,  dit  la  chaste  hôtesse,  rien  n'est  plus  compro- 
mettant que  d'écrire,  et  si  j'avais  une  ûlle,  ma  première  leçon  de  morale 
serait:  Ma  fi'le,  n'écrivez  jamais. 

—  Malheureusement,  reprit  la  baronne,  la  mienne  avait  écrit,  et  jugez 
un  peu  de  notre  douleur  et  de  notre  effroi  ;  cette  intrigue  découverte,  le 
jeune  homme  chassé  de  la  maison,  nous  apprenons  que  les  lettres  de  li 
malheureuse  enfant  sont  entre  les  mains  de  Leduc,  confident  de  toute 
l'aOàire,  et  auquel  son  digne  protégé  les  avait  confiées  de  peur  que  quel- 
que hasard  ne  les  fit  découvrir  en  sa  posse-sion  ;  mais  ce  n'est  pas  tout , 
ma  chère  madame,  Leduc,  sommé  de  les  rendre,  s'y  refuse,  et  déclare 
que  si  on  ne  marie  pss  les  jeunes  gens,  il  publie  leur  correspondance. 

—  Ah  !  le  vieux  gueux  !  s'écrie  Mme  Bouvard,  ne  mesurant  pas  plus  ses 
paroles  que  son  indignation. 

—  Vous  comprenez  que  nous  ne  tînmes  aucun  compte  de  cette  menace; 
mais  néanmoins  nous  voilà  engagés  à  des  ménagemens  sans  fin  avec  cet 
nu'Jacieux  valet  :  pour  mieux  nous  épouvanter,  il  quitte  la  maison  et  se 
met  à  bouder  chez  vous,  où  vous  vous  rendez  compte  maintenant  que  je 
vinsse  le  voir  souvent;  il  s'agissait  de  négocier  avec  lui. 

—  C'est  singulier,  dit  alors  Mme  Bouvard,  mentant  à  son  tour  pour  faire 
honneur  à  sa  perspicacité,  j'avais  deviné  qu'il  devait  y  avoir  quelque  chose 
de  pareil  dansées  singulières  relations. 

—  Enfin,  dit  la  baronne,  nous  touchions  au  port.  A  force  d'habileté,  de 
prières,  de  résignation,  j'avais  à  peu  près  décidé  Leduc  à  restituer,  quand 
la  mort  le  surprenant,  les  lettres  sont  dérobées  par  le  détestable  Cousi- 
not. 

—  Le  reste  va  de  suite,  fit  alors  Mme  Bouvard,  au  moyen  de  ces  lettres 
il  vous  tane,  il  vous  domine  :  Ah  !  ça,  ajoata-t-eile  par  réflexion  et  comme 
une  femme  qui  prenait  toujours  un  peu  parti  pour  les  amoureux  :  et  le 
jeune  homme? 

—  Quel  jeune  homme?  demanda  la  baronue  ne  compremnt  pas  cet:e 
préoccupation,  bien  qu'elle  fût  tout  à  fait  dans  la  logique  d'une  vie  passée 
au  service  des  intrigues  dramatiques  où  l'on  sait  qu'il  n'est  pas  d'usage 
que  jamais  aucun  personnage  vienne  à  se  perdre. 

—  Eh  bien!  le  secrétaire,  le  séducteur,  enfin,  repartit  Mme  Bouvard. 

—  Ah  !  Ct  Mme  de  Chabourot,  ce  petit  malheureux  cause  de  tout  le  ma!. 
il  s'embarqua,  je  crois,  ct  est  mort,  nous  a  t  on  dit,  aux  colonies;  mais 
ce  qui  me  reste  à  vous  conter,  et  ici  vos  intérêts  se  mêlent  aux  uôtres,  est 
peut  être  ce  qu'il  y  a  de  plusmonsirueux  dans  toute  cette  aU'aire.  Imagi- 
nez-vous que  votre  infidèle,  pendant  qu'il  essayait  de  vous  iàire  croire  à 
son  atlachement,  pendant  qu'il  en  recevait  les  plus  généreuses  marques, 
car  on  sait  tous  les  services  d'argent  que  vous  lui  avez  rendus,  songeant 
à  biiser  tous  les  tiens  qui  l'unissaientàvous,  osait  bien  prétendre  à  épou- 
ser ma  fille  et  mettait  à  M.  de  Chabourot  ct  à  moi  le  pistolet  sous  la  gorge 
pour  nous  forcer  a  la  lui  donner  ! 

—Tout  s'explique,  s'écria  alors  la  délaissée,  le  froid  toujours  croissant 
du  traître,  ses  procédés  peu  délicats,  et  enfin  sa  disparition. 

—  Vous  dire  les  soucis  qu'il  nous  a  donnés,  reprit  Mme  de  Chabou- 
rot, serait  impossible;  un  parti  excellent  s'était  présenté  pour  ma  fille,  il 
nous  a  forcés  de  rompre  ce  mariage.  A  la  suite  d'un  duel,  résultat  de  sou 
imprudence,  venant  s'installer  chez  cous,  il  a  quasiment  ob'igé  luoa  ma- 
ri à  l'emmener  avec  lui  et  à  lui  faire  ilonner  la  position  qu'iloccupe  au- 
jourd'hui ;  enfin  nous  en  avons  été  réduits  à  bénir  comme  un  bonheur  une 
grave  indisposiiion  de  ma  pauvre  entant,  qui  nous  a  fourni  un  répit  et 
nous  a  dispensés  de  donner  une  immédiate  solution  aux  plus  inexprima- 
bles prélenlious. 

—  Mais,  de.ianda  Mme  Bouvard,  est-ce  que  vous  lui  au  iez  jamais  ac- 
cordé la  main  de  votre  fille?  J'aurais  mieux  aimé,  moi,  à  la  fin  de  tout 
cola,  le  laisser  publier  cette  correspondance. 

—  C'est  ce  qu'il  aurait  oien  fallu  faire,  en  effet,  si,  persistant  dans  sa 
folie,  et  continuant  de  refuser  les  rançons  de  toute  espèce  que  nous  lui 
avons  offertes,  il  nous  avait  poussés  à  bout  ;  mais  la  ProviJoiîc-'.  eu  nous 
révélant  le  lieu  ou  il  a  cache  ces  fatales  lettres,  parait  enfin  nous  venir  ci» 
aide  à  tous.  Et  pour  peu  que  nous  sachions  nous  aider,  de  complicité 
avec  le  ciel,  votre  perfide  peut  en  être  encore  pour  sa  courte  honte. 

—  Vous  avez,  dites-vous,  un  projet  où  je  puis  vous  servir.  Si  Je  ivia 


it 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


en  f  ffi't  capable  de  vous  aiJor  à  confondre  ce  tartufe  Ilinoré  Bejcars  (1), 
vous  |ii)iivi'i  disposer  de  moi,  dit  Mme  Bouvard  avec  exiliaiion. 

—  Plus  je  pense  à  mou  plan,  repartit  Mme  de  Chahouro',  ctplusjevou5 
vois,  plus  j'en  regarde  le  succès  comme  infaillilile.  Vous  ê  es  juste- 
ment de  l'âge,  du  genre  de  beauté,  de  la  fraiclieur  appL't:ssanlc,  de  l'es- 
prit lin,  adroit,  de  la  diarman  c  humeur,  du  ton  cxielleiit,  le  résumé 
iMilln  de  ce  qu'il  faut  pour  tourner,  quand  vous  le  voudrez,  la  tête  à  un 
boni  me. 

—  On  parlerait  de  vous,  repartit  Mme  Bouvard  avec  autant  d'à-propos 
que  de  modestie,  que  l'on  saurait  à  peiuc  dire  autant  de  clioscs  Uat- 
tcuses. 

r  —  Non,  Ct  Mme  de  Chaboiirot  cti  insistant,  je  ne  vous  flatte  pas,  je  suis 
on  général  qui  passe  la  revue  de  ses  troupes  et  qui  n'a  pas  intérêt  à  se 
tromper  luhnicme  sur  ses  ressources;  ce  que  je  viens  de  dire  est  à  la 
lettre,  et  s'il  vous  prend  parfois  l'envie  d'être  coqueite,  vous  devez  être 
sûre  de  voire  fait. 

—  Ab!je  ne  dis  pas,  dans  ma  plus  belle  jeunesse,  que  Je  n'aie  été 
quelquefois  trouvée  p.issable;  mais  je  n'ai  plus  quinze  ans. 

—  Kniin,  dit  la  baronne,  je  ne  \eu\  pas  avoir  le  mauvais  goût  de  votis 
ajsassiiu'r  de  compliuitns;  mais  j'atliruie  simplement  que  dans  les  salons 
où  je  vais  beaucoup,  je  n'ai  pas  rencontré  trois  femmes  pouvant  être 
plus  dangereuses  que  vous,  si  h  cœur  vous  disait  de  te  jeu. 

—  Cela  vous  plait  à  dire,  lit  Mme  Bouvard,  ne  voulant  pas  avoir  l'air  de 
ratiOcr  ce  jugement,  mais  néanmoins  ravie  jusqu'au  scpliéiue  ci.  1  dans  le 
paradis  de  la  louange. 

—  Ceci  posé,  continua  h  baronne,  voici  ce  qui  peut  se  faire.  Ce  mon- 
sieur l.amherl  ne  vaut  pas  mieux  que  son  ami,  M.  Cousinot,  et  Tassislance 
qu'dlui  prête  mérite  puniiion. 

—  D'autant  mieux,  repartit  la  maîtresse  de  pension,  qu'il  m'est  revenu 
certaiiis  propos  qu'il  a  tenus  sur  mon  compte. 

—  Uaison  de  plus  pour  le  faire  repentir  ;  or,  vous  en  aveï  tous  les 
moyens  :  supposez  vous  à  Mantes  faisant  sa  connaissance  et  le  rendant 
par  quelques  agaceries  amoi'reuï  fou  de  vous. 

—  Oui,  mais  je  ne  suis  pas  à  Mantes  et  mes  affaires  me  fixent  à  Paris. 

—  C'est  selon,  repartit  Mme  de  Chabourot,  car  si  demain,  pour  le  suc- 
cès de  notre  campagne,  je  vous  faisais  vendre  avantagcnsemont  votre  éta- 
blissement où  c'e^t  vraiment  un  meurtre  de  vous  laisser  enfouie  ,  vous 
deviendriez  libre  de  vous  porter  sur  le  point  où  nous  devrions  concentrer 
nos  forces. 

—  D'accord,  dit  Mme  Douvard,  à  laquelle  cette  ouverltire  ne  déplaisait 
pas. 

—  Ce  n'est  pas  tout,  conti/ma  la  baronne,  comme  il  ne  fandroit  rien 
négliger  pour  tourner  la  tète  à  ce  coiiplii-e  tia-  fourberies  de  M.  Cousi- 
not, je  vous  désirerais  installée  dans  la  ville  où  il  fait  sa  résidence  sur 
un  pied  de  veuve  ,  sinon  opulent.',  an  moins  fort  à  son  aise ,  ayant  u.'.e 
maison  montée ,  une  mise  toujonrs  éléganto  ct  du  deri:ier  goût,  enfin 
tous  les  avantages  extérieurs  qui  peuvent  mettre  en  nlicf  vos  sédiRtions 
personnelles,  car,  encore  un  coup,  nous  voidons  f.iire  voir  bien  du  pays 
à  monsieur  le  capitaine  en  leiraiie  cl  le  forcer  de  se  rendre  à  discrétion. 

—  Charmant  rêve  que  tout  ccli,  dit  Mme  Bouvard,  mais  que  ma  for- 
tune tie  me  permet  pas  de  réaliser. 

—  J'ai  parlé,  repartit  la  baronne,  d'une  coalition;  moi  je  me  chargerais 
d"y  représenter  t'or  de  CAni^lcUrm;  en  d'autres  term  s,  je  suis  en  me- 
sure ot  au-delà  de  fournir  à  toutes  les  dépenses  di!  l'entreprise;  vous, 
TOUS  y  emploieriez  vos  charmes,  votre  habileté  féminine,  vous  livreriez 
la  bataille,  en  un  mot. 

—  Mais  la  bataille  gagnée,  demanda  Mme  Bouvard,  que  nous  en  re- 
viendrait-il ? 

—  Comment!  vous  ne  voyez  pis,  répondit  Mme  de  Chabourot, où  cela 
pous  mène  ?  Une  fois  intro  lu  te  (Uns  la  chm  rne  où  notre  dirgnn  ganie  le 
trésor  de  M.  Cousinot,  vous  avez  la  clé  de  touï  ses  secrets,  vuiic  même 
celle  de  toutes  ses  armoires,  un  beau  jour  vous  l'endormez  et  à  son  ré- 
veil ce  terrible  Cerbère  se  trouve  un  dépos  taire  sans  dépôt. 

—  Mais  ne  trouvez-vous  pas  la  plasanicrie  un  peu  forte?  demanda 
l'hcnnète  hôtesse. 

—  Ceile  que  je  trouve  forte,  rcpanit  l,i  baronne,  c'est  la  conduite  riont 
M.  Cousinot  depuis  plus  de  deux  mois  nous  fait  victimes;  c'est  Iiî  vol  qci'il 
a  05é  commettre  de  papiers  ii  nous  appartenant,  c'est  l'odieux  abandon 
dont  il  a  payé  les  bontés  d'une  femme  aimable  autant  que  d  Hoiiée,  et 
quanil  je  reprends  mon  bien  où  je  le  trouve, quand  je  foneun  inilliiireux 
égaré  sur  la  pente  d'une  mauvaise;  ocrasion  à  se  reconnaître  et  il  revenir 
à  relie  dont  il  aura  bientôt  fait  de  ;c  souvenir  quand  fes  fumées  d'ambi- 
tion se  seront  dissipées,  je  vous  jure,  ma  chère  daiiie,  que  je  n'ai  garde 
d'éprouver  un  remords  ct  je  procè  le  h  celte  iusiice  d'une  mai.i  aussi  fer- 
me que  si  j'étdis  un  gend.ir.no  arrèt'.nl  un  larron  en  llagiant  délit. 

—  Mais  pourquoi  vous-même,  auteur  du  plan,  ne  vous  chargeriez-vous 
pas  d-  r<xecution  ? 

—  Il  y  a  mille  raisons,  repartit  la  baronne,  ponr  que  je  partage  les 
rO'es  ain  i  que  je  le  fais.  Daburd  je  ne  î-uis  pas  libre  de  mes  actions,  ct 
en  puissance  de  mari  je  ne  pourrais  guère,  sans  de  graves  inconvéniens, 
prendre  un  rôla  actif  dans  celte  "spiéglerie,  qui  a  pour  principal   objet 


(1)  Pcrsoon 


upabk  de  Oeaumarchais. 

(Nota  de  l'éditeur.) 


d'en.îorceler  un  vieux  célibataire  ;  ensuite  pour  ae  moment  je  suis  seule 
à  Paris  avec  ma  fille  que  je  ne  puis  quiiier  et  que  je  ne  puis  décemment 
associer  à  une  entreprise  de  ce  genre  ;  et  puis,  étant  par  ma  position  so- 
ciale fort  en  évidence,  connaissant  iiuiuensémsnl  de  monde,  j'aurais  d'é- 
normes chances  d'être  bientôt  éventée  dans  mon  incognito  qui  d'ailleurs 
donnerait  occasion  à  mille  commentaires  scandaleux  s'il  était  dévoilé  p:r 
quel(|ue  hasard  malheureux.  Vous  au  contraire,  chère  madame,  vous  êtes 
libre,  ne  devez  de  compte  à  personne  et  n'avez  pas  charge  d'ame.  De- 
main vous  vous  défaites  de  votre  élablsscment  ct  vous  vous  r-etirez  tn 
province;  il  n'y  a  bi  rien  que  d'expliqué  et  de  naturel.  D'ailleurs  votre  po- 
sition, se!on  les  idi  es  reçues,  est  dix  fois  favorable.  Admettons  que  la 
chose  se  découvre,  vous  êtes  une  femme  qui  se  venge  ;  il  n'y  a  qu'indul- 
gence et  intérêt  pimr  c  lie  courageuse  résolution.  Moi  je  suis  une  pauvre 
mère  en  quête  de  l'honneur  de  sa  lille  ;  elle  n'avait  qui  la  mieux  garder 
d'abord,  dira-t-on  de  toutes  pans,  car  voilà  lo  monde  et  ses  jugomens. 

—  Je  ne  nie  pas  que  vo5  raisons  ne  soient  très  bonnes  ;  mais  je  trouve 
cependant  qiic  l'ciiti  éprise  mérite  réllcxion. 

—  Oh!  bien  donc,  rétlécbisscz,  belle  scrnpnleus',  dit  Mme  de  Chabou* 
rot  en  se  levant  pour  prendre  congé  et  n'avoir  point  l'air  d'être  trop  em- 
pressée à  la  conclusion  ;  je  dois  cependant  vous  dire,  ajoutat-e  lie,  trou- 
vant moyeu  de  donner  un  air  é\i\'6  et  délicat  au  plus  poiiiil  des  argu- 
mens,  que,  dans  le  cas  où  vous  vous  décideriez  à  me  seconder,  pour  rien 
au  monde  je  n'accepterais  votre  dévouaient  si  vous  ne  me  permeiiiez,  suc- 
cès on  non,  de  le  l'econnaîire  d'une  façon  qui  augmentât  votre  aisance, 
sans  d'ailleurs  distraire  un  atome  de  la  mienne.  On  nous  reconnaît  géné- 
ralement de  50  a  GO, 000  livres  de  rentes,  et  je  ne  crois  pas  ([u'on  se 
trompe  de  braucoa;)  ;  vous  comprenez  que  sur  un  revenu  pareil  on  peut 
prendre  sans  se  gêner  les  frais  de  sa  reconnaissance.  Ainsi,  partez  de 
cette  idée  qu'il  n'y  a  rien  de  conclu  si  vous  ne  voulez  pas  être  traitable 
sur  cet  article. 

Cette  con-idération  étant  de  celles  sur  lesquelles  il  y  a  rarement  pour 
un  négociateur  du  danger  à  résister,  Mme  de  Chabourot  ayant  ainsi  parlé, 
acheva  de  lever  la  séance,  et  sans  plus  rien  ajouter,  elle  sortit. 

CHAPITRE   XXXVI. 

Il  faut  croire  que  les  flatteries,  les  argumens  ct  les  promesses  de  Mme 
de  Chabourot,  combinés  du  désir  de  vengeance  qui  était  au  cœur  de  Mme 
Bouvard,  parvinrent  il  triompher  des  scrupules  de  celle-ci.  Car,  huit  jours 
après  la  conversation  qui  vient  d'être  rapportée,  au  coin  du  l'eu  du  capi- 
taine Lambert,  entre  ledit  capitaine  ct  cet  adjoint  de  la  mairie  qu'il  avait 
accoutu:ué  il  venir  faire  son  piriuet,  avait  lieu  le  devis  suivant  : 

—  Non,  il  y  a  des  gi?ns  heureux,  disait  l'adjoint;  ma  maison,  qui  est  si- 
tuée au  centre  de  la  \il!e,  ne  te  loue  pas,  tandis  qu'une  bicoque  plantée 
dans  un  quartier  perdu,  comme  est  la  votre,  sans  vous  oflênser,  se  trouve 
coKoquée  à  un  très  bon  prix. 

—  Perdu  !  perdu,  répartit  le  capitaine  ;  ce  quartier-ci  a  bien  des  avan- 
tages, quand  ce  ne  serait  que  de  n'y  presque  pas  entendre  le  carillonnage 
des  cloi  hcs. 

—  Ah  !  voilà  une  belle  commodité  que  d'être  loin  de  l'église ,  pour  une 
femme  surtout  qui  en  use,  car  on  dit  que  votre  voisine  a  fait  hier  une 
sensation  de  tous  lesd:ables  à  h  grand'messe  par  une  tenue  des  plus 
Danib;iiiies;  il  est  vrai  aussi  q''e  le  teaips  d'organiser  cette  lo  lelte  ,  joint 
à  l'avantoge  d'avoir  un  long  trajet  à  faire...;  elle  est  arrivée  à  VJgnus 
Dei. 

—  Eh  bien,  si  une  demi-messe  lui  suffit,  à  cette  femme,  dit  très  peu  dé- 
votement le  capitaine. 

—  C'est  jusicmciit  ce  qui  vous  trompe,  car  elle  a  entendu  la  Gn  de  la 
grand'raesse,  <  t  la  messe  militaire  fout  entière. 

—  Je  ne  blâmera^  jamais  une  femme,  repartit  le  capitaine,  d'aller  à  la 
messe  militaire;  qu'on  nous  y  fasse  allir,  nous,  c'est  pitoyable;  mais 
quand  nous  y  sonuncs,  que  les  femmes  y  viennent  pour  nous  contempler 
et  ponr  entendre  notre  musique,  je  trouve  qu'elles  ont  parfaitement  rai- 
son; d'ailleurs,  comme  a  dit  noire  Déranger  : 

Qu'on  puisse  aller  mC>me  ci  la  messe. 
Ainsi  le  veut  la  liberté. 

—  Tout  ça.  reprit  l'adjoint,  ce  sont  des  questions  religieuses  qui  ne 
font  pas  que  b's  maisons  sa  louent  ;  et  puisque  cette  belle  étrangère  vient, 
dit  on,  .s'etalil  r  dans  le  pays,  elle  aurait  beaucoup  mieux  fait  de  s'arran- 
ger de  la  mieniic  que  de  venir  s'exiler  ici. 

—  Mais  vous  comptez  donc  pour  rien  l'agrément  de  mon  voisinage  ?  Dt    ;? 
gaiment  le  capitaine.  ij' 

—  Avec  ça  <iue  vo  s  êtes  un  ga'antin,  repartit  l'adjoint,  et  que  les  fcm-  * 
mes  vous  occupent  beaucoup  1  ' 

—  Plus  que  vous  ne  pensez,  mon  cher,  repariit  Lambert.  Tant  que  j'ai 
été  torturé  de  cette  maudite  blessure,  je  ne  dis  pas,  et  la  Vénus  de  rdé-, 
dicis elle-même  aurait  perdu  son  temjis  ii  ma  faire  les  yeux  doux;  niaiS' 
depuis  que  l'ami  Cousinot  m'a  dél.vré,  depiiis  fu;':out  que  j'habite  ce 
pays-ci,  je  ne  sais  pas  si  c'est  l'air  vif  qu'on  y  resiire,  si  c'est  l'exercice 
que  je  prends  à  bêcher  ct  à  arroser,  mais  le  fait  est  que  je  me  sens  des 
idées  de  jeunesse,  et  qu'il  y  a  cliez  moi  comme  un  regain. 

—  Voy.  z-vous  ça,  lit  l'adjoint  ;  eh  bien!  voilii  une  occasion,  lancez-» 
vous  auprès  de  cette  Mme  Delaunay. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


27 


—  Elle  s'appelle  Mme  Delaunay,  demanda  le  capitaine  ? 

—  Mme  Delaunay,  u-a-y,  repailii  ladjoiiit  épelant  la  dernière  syllabe  ; 
elle  est  veuve,  on  la  dit  à  son  aise,  ainsi  c'est  un  parti. 

—  Ah  ça  !  nuis,  dit  Lambert,  j'ai  connu  un  Delaunay,  chef  de  bataillon 
dans  la  jeune  garde,  et  qui  a  péri  au  passage  de  la  Bérézina,  si  elle  allait 
être  la  veuve  d'un  frère  d'armes. 

—  C'est  possible  à  toute  force,  répondit  l'adjoint;  mcis  les  Delaunay, 
c'est  comme  les  Lefebvre  et  les  Régnier,  les  rues  en  sont  pavées. 

—  Ce  Delaunay,  continua  Lambert ,  —  n'abandonnant  pas  sitôt  ron 
idiîe,  était  un  des  hommes  les  plus  braves  qu'on  ait  jamais  vus  :  grand , 
bjau  garçon,  joueur  comme  les  cartes,  et  sachant  se  faire  bien  venir  dos 
femmes;  c'était  là  un  séducteur  !  Un  beau  maiin,  pendant  un  congé  de 
convalescence  qu'il  avait  obtenu  h  la  suite  d'une  blessure,  il  s'éprend 
d'une  demoiselle  qui  pouvait  bien  avoir  cinq  à  six  mille  livres  de  rente,  ce 
qui  était  joli  pour  un  officier  de  fortune  comme  lui  ;  en  un  tour  de  riiain, 
il  vous  l'épouse,  passe  trois  mois  avec  elle,  la  laisse  à  nioiti  j  mèie,  puis, 
coaime  tant  d'au  res,  s'en  va  mourir  au  milieu  des  glaces  rie  la  Russie. 
Je  ne  sera  s  doue  pas  du  tout  étonné  quand  ce  serait  sa  veuve  que  nous 
aurions  ici. 

La  conclusion  du  capitaine,  comme  on  peut  le  voir,  n'était  nullement 
rigoureuse,  et  son  ami  l'adjoint  ne  maiiqua  pas  de  le  lui  faire  remarquer  ; 
mais  notre  Lambert  appartenait  h  cette  classe  assez  nombreuse  de  moao- 
Uianes,  lléaa  de  la  conversation,  devant  lesquels  vous  ne  sauriez  pronon- 
cer un  nom  propre  sans  qu'aussitôt  ils  essaient  de  l'enrégimenter  dans  le 
cercle  de  leurs  connaissances  présentes  ou  passées.  11  insista  donc  ;  et 
après  as  oir  commencé  par  dire  que  sa  voisine  pouvait  être  la  veuve  de 
son  chef  de  bataillon  de  la  jeune  garde,  la  contradiction  le  poussant,  il  en 
vint  à  soutenir  qu'elle  devait  être  cette  veuve,  et  enOa  qu'il  était  impos- 
sible qu'elle  ne  le  fût  pas. 

Celte  discussion,  qui  se  prolongea  plus  qu'il  n'était  probable,  eut  pour 
Laabci  t  un  assez  grand  inconvénient,  c'est  qu'elle  comaieoça  rie  lid  met- 
tre en  tcc  cette  f.'mme  qui,  ju>temcut,  cherchait  à  avoir  accès  dans  son 
atieniiin,  et  qu'elle  lui  créa  une  sorte  de  prédisposition  lointaine  à  être 
viciime  rie  lenlacement  qu'elle  méditait  contre  lui. 

Dii  reste,  Mme  lîouvard  n'avait  pas  en  l'heureuse  inspiration  de  tom- 
ber dans  la  donnée  qui  l'aurait  le  plus  naturellement  recommandée  aux 
syi'.ipa'.hics  du  capitaine.  Non-seulement  elle  ne  s'était  pas  laiie  la  veuve 
du  Delaunay,  mon  ii  la  lîérésina,  mais  elle  n'avait  rien  admis  de  mili- 
taire dans  le  roman  qui  consiiiuait  sa  position  nouvelle.  Moitié  souvenir 
du  théâtre,  où  l'on  sait  le  grand  rôlo  que  jouent  les  provenances  d'Amé- 
rique, moitié  CDminoJité  plus  grande  à  mentir  en  arrivant  de  loin,  elle 
s'éiait  faite  veuve  d'un  colon;  ce  qui  lui  avait  permis,  détail  assez  agréable 
à  son  amour-propre,  d'avoir  une  femme  de  chambre  mulâlressi\  qui  ne 
pouvait  manquer  de  faire  une  grand  sensation  dans  la  petite  ville  où  elle 
prenait  résidence.  Un  doniesiiqiio  et  une  cuisinière  complétaient  la  maison 
que  lui  avait  montée  Mme  de  Chabourot. 

Au  moyen  de  Marguerite,  sa  servante,  qui  se  mit  rapidement  en  rapport 
avec  les  nouveaux  venus,  la  capitaine  ne  tarda  pas  à  savoir  les  antécé- 
dens  que  se  prêtait  M.iie  Delaunay  ;  mais  comme  en  ce  moment  il  avait 
cnirevu  cette  aimable  voisine  et  qu'elle  s'était  trouvée  fort  a  son  uré,  le 
démenti  qu'elle  lui  donna  touchant  l'aperçu  préventif  cl  mal  justilié  qu'il 
avait  eu  d'elle  ne  la  lui  déprécia  pas  sensiblement,  et  il  coniinua  de  rester 
un  terrain  assez  bien  préparé  pour  que  la  complice  de  la  baronne  y  semât 
avec  succès  la  Heur  vénéneuse  de  ses  avances. 

Cependant  rien  ne  s'était  dessiné  encore  et  aucune  sérieuse  attaque 
n'avait  été  dirigée  contre  le  cœur  du  capitaine,  madame  Bouvard,  avec  la 
grande  e.ipérience  qu'elle  avait  des  règlesde  la  stratégie  amoureuse  n'ayant 
pu  penser  à  brusquer  les  approches  et  à  se  jeter  à  la  tète  de  l'homme  sur 
lequel  elle  avait  besoin  de  poser  solidement  la  main.  Quelques  apparitions 
mesurées  et  habiles  faites  à  une  fenèire,  di;ux  ou  trois  rencontres  da  is  la 
rue  arrangées  de  manière  à  ce  qu'on  no  pût  y  deviner  d'autre  entremise 
que  celle  du  hasard  et  traitées  d'ailleurs  avec  une  réserve  et  une  modes- 
tie parfaites,  telles  avaient  été  jusque  là  les  seuls  moyens  de  séduciion  es- 
sayés contre  Lambert,  et  d'après  ce  qui  a  été  dit  précédemment  du  man- 
que absolu  d'habitude  et  des  façons  empruntées  qu'il  apportait  au  com- 
merce des  femmes,  on  peut  supposer  que  ces  insignifiantes  escarmouches 
se  continuant,  bien  du  temps  se  fût  écoulé  avant  qu'on  piit  avoir  avec  lui 
quelque  sérieux  engagement. 

Heureusement  l'arrivée  dans  la  ville  de  Manies  d'une  troupe  de  comé- 
diens ruraux  qui  vinrent  y  donner  quelques  représentations,  facilita  à  Mme 
Delaunay  une  expression  mieux  saisissable  de  ses  inti  niions  bienveillantes. 
Aprè^  avrir  eu  le  soin  de  s'assurer  qu'il  ne  se  trouvait  parmi  les  acteurs 
qu'elle  allait  honorer  de  sa  présence  aucun  ancien  camarade  à  elle,  pou- 
vant la  rcconnaîire,  éventerson  incognito,  la  belle  créole,  dans  (ont  l'éclat 
Ai  la  plus  spleniide  toilelte,  se  rendit  au  théâtre,  espérant  que  de  son  cCté 
le  capitaine  y  viendrait  ctqi'ello  aurait  là  une  occasion  coinmo  le  et  na- 
turelle de  se  dévoder  à  lui.  Le  calcul  était  juste;  Lambert,  dans  une  pens:^e 
beaucoup  plus  vague,  mais  niianmoins  assez  sympathique  dose  rencontrer 
avec  sa  voisine,  donna  dins  le  piège  de  ce  rendez-vous  tacite,  et  voil'i 
bientôt  les  deux  champions  de  cet  amoureux  duel,  face  à  face  dans  une 
'.pge,  n'étant  séparés  que  par  la  largeur  du  parterre  et  se  mesurant  des 
yeux. 

Picndu  courageux  par  la  distance,  Lambert  usa  assez  franchement  de 
sa  boniic  fortune,  et  sou  i  égard  se  mit  à  solliciter  celui  de  Mme  Bouvard 


avec  plus  d'insistance  audacieuse  qu'on  n'aurait  pu  l'attendre  d'un  timide 
amoureux  comme  lui;  mais  celle-ci  ne  Ot  pas  la  faute  de  répondre  direc- 
tement à  celte  provocation.  Qu'il  y  avait  une  habileté  bien  autrement 
enivrante  dans  son  manège  de  prendre  le  temps  où  le  capitaine  s'absen- 
tait de  sa  contemplation,  pour  le  faire  à  son  tour  l'objet  d'une  attentioi 
furtive;  puis,  au  moment  où  il  revenait  à  la  charge,  au  confluent,  pour 
ainsi  parler,  rie  leurs  deux  regards,  dans  une  certsine  manière  de  baisser 
précipitamment  les  yeux  ,  en  simulant  le  pudique  désordre  d'une  femme 
qui  s'est  laissée  surprendre  et  qui  s'en  veut  de  s'être  mal  gardée. 

Continuée  pendant  toute  la  durée  du  spectacle  avec  assez  d'adresse  et 
de  naturel  pour  qu'on  ne  pût  soupçonner  de  préméditation  ,  cette  tacti- 
que donna  à  plein  dans  le  cœur  du  pauvre  Lambert,  et  y  excita  le  trouble 
des  plus  séduisantes  espérances  et  des  plus  douces  émotions;  il  vit  même 
le  moment  où  il  était  décidé  ,  quand  finirait  la  représentation  ,  à  s'appro- 
cher de  son  enchanteresse  et  à  lui  offrir  son  bras  pour  la  reconduire  chez 
elle  ,  manière  un  peu  osée  et  cavalière  d'entrer  en  connaissance  ,  mais 
que  la  circonstance  de  leur  voisinage  suffirait  pour  justifier.  C'était  là 
u-i  très  beau  projet  sans  doute  ,  et  très  facile  à  exécuter;  il  n'y  fallait 
qu'un  peu  de  cœur.  Le  mal  fut  que  justement  notre  séducteur  ne  sut  com- 
ment s'y  prendre,  le  moment  venu;  s'étant  placé  sur  le  passage  de  sa 
déesse  et  le  courage  commençant  de  lui  manquer,  il  capitula  avec  lui- 
même  et  se  dit  qu'il  ne  lui  parlerait  qu'autant  qu'elle  l'y  encouragerait  par 
un  regard  ;  or,  étant  d'observation  que  les  femmes,  qui  risquent  assez  vo- 
lontiers le  langage  des  yeux  à  distance,  n'osent  pas  le  continuer  et  le  ren- 
gainent chastement  à  bout  portant,  il  devait  arriver  que  Mme  Bouvard 
jouant  le  rôle  d'une  beauté  pudibonde  ,  n'aurait  pas  même  l'air  de  faire 
atteution  à  lui  ;  ce  que  voyant,  notre  innccent  moitié  désappointé,  moitié 
heureux  d'être  dispensé  d'aller  à  l'abardage  ,  laissa  au  domestique  qui 
était  venu  chercher  sa  belle  ,  le  soin  de  la  ramener,  se  contentant  pour 
son  compte  de  marcher  derrièie  elle  et  de  la  convoyer  de  loin  jusqu'à 
son  logis. 

Le  len;!emain,  pas  de  spectacle;  on  ne  jouait  que  de  deux  jours  l'un  ; 
et  durant  toute  la  journée,  une  pluie. battante  qui  interdisait  toute  espé- 
rance de  voir  Mme  Delaunay  à  sa  fenêtre  ou  de  la  rencontrer  hors  de  chez 
elle.  Il  fallut  donc  que  l'amoureux  prît  patience,  et  il  va  sans  dire  qu'à  ce 
contie-temps  sa  faut  lisie  déjà  ardente  ne  se  refroidit  pas. 

Une  journée  enrore  passée  dans  le  néant  de  toute  bonne  occurrence, 
vint  enfin  l'heure  du  spectacle  où  Lambert  ne  fut  pas  l'un  des  derniers  à 
se  rendre.  Mais  la  misère  !  Mme  Delaunay  n'y  est  pas  venue. 

Un  acte,  deux  actes  s'écoulent,  plus  d'espérance  de  la  voir  ce  jour-là. 
A  la  fin,  cependant,  la  porte  de  sa  loge  restée  vide  s'ouvre  avec  bruit.  Le 
capifaine  qui  tâchait,  pour  se. distraire,  à  s'occuper  de  ce  qui  se  passait 
sur  la  scène,  tourne  vivement  la  tête,  et  nous  croyons  même,  s'il  était 
franc  ,  qu'il  avouerait  un  léger  battement  de  cœur,  ayant  à  ce  moment 
agité  sa  poitrine.  Bone  Deus  !  c'était  bien  la  peine  de  s'émouvoir;  c'est 
l'ouvreuse  qui  se  trompe  de  porte  et  referme  aussitôt  la  précieuse  loge 
qui  reste  veuve,  comme  pri'cédemment. 

A  ce  coup,  Lambert  achève  de  perdre  courage  ;  il  se  dit  que  cette 
femme  est  une  coquette  qui  a  passé  une  soirée  à  s'amuser  de  lui  ;  en 
même  temps,  il  trouve  que  les  acteurs  chantent  faux,  —  ce  qui  était  vrai, 
eût-il  éîé  en  amour  l'honiine  le  plus  heureux  du  monde  :  —  que  les  quiur 
quels  fument,  que  la  p  èce  est  détestable,  que  la  salle  est  à  moitié  déserte, 
et,  honteux  de  lui-même,  il  se  décide  à  quitter  cette  funeste  enceinte,  et 
à  n'y  pas  continuer  plus  long-temps  sa  douloureuse  attente.  Mais  qu'on 
voie  un  peu  le  caprice  de  sa  destinée  !  Comme  il  était  déjà  dans  la  rue, 
il  croit  reconnaître  au  bras  d'un  homme  celle  qui  lui  avait  fait  si  crue'lc- 
raent  faux  bond  ;  elle  se  diiigc  vers  le  théâtre,  et  y  entre  accompagnée 
de  son  cavalirr.  Grand  combat  dans  le  cœur  du  ma  heureux  Lamlicrt 
qui,  un  instant  avant,  jurait  d'oublier  sa  cruelle  et  rie  ne  plus  faire  un  pas 
pour  clic  ;  volera-l-il  sur  sa  trace,  ou  tiendrait-il  le  serment  qu'il  vient  de 
se  faire  à  lui-même?  La  considération  de  cette  compagnie  masculine  dans 
laqutlle  il  l'a  surprise  lui  servant  d'aiguillon,  il  retourne  en  arrière,  et  i  e 
fût-ce  que  pour  voir  quelle  est  cette  rivalité  qui  semble  se  révéler  à  lui, 
il  va  rentrer  d>;ns  la  salle  ;  mais  autre  désagrément,  il  n'a  pas  pris  de 
contremarque,  et  le  voilà  engagé  avec  le  contrôleur  dans  une  ridicule  dis- 
cussion. A  la  fin,  il  prend  le  parti  de  payer  une  seconde  fois  sa  place,  et 
se  réintègre  dans  la  loge  qu'il  venait  de  quitter. 

C'était  bien  là  le  cas,  à  ce  qu'il  lui  s emb'ait,  pour  l'aimable  veuve,  do 
s'apercevoir  de  SI  rentrée,  qui,  ayant  lieu  la  toile  levée,  avait  fat  sensa- 
tion, et  de  montrer  à  quelque  signe  impercptible  qu'-'lle  avait  remarqué 
sa  présence.  Mais,  avant  décidé  ce  soir-là  qu'elle  traiterait  l'ensorcelle- 
ment de  Lambert  pa  ■  la  jalousie  ,  affectant  d'être  engagée  dans  une  vivo 
conversation  avec  le  ?)!oii.î('c((c qu'elle  veut  lui  faire  tenir  pour  un  rival, 
bien  qu'il  sot  simpl^niint  un  négociant  de  la  ville  chez  lequel  elle  a  un 
crédit  ouvert ,  et  qii  lui  a  fait  la  poli  esse  de  l'inviter  à  diner,  seule  de 
tous  le.a  spectateurs,  elle  n'a  pas  tourné  la  tête  vers  le  capitaine  au  bruit 
qu'il  a  fait  en  reprenant  sa  place.  Pendant  tout  le  reste  de  la  soirée,  c'est 
en  vain  que,  les  yeux  cloués  sur  son  in.'ensible  idole,  il  cherch»  à  sur- 
prendre un  regard  ;  le  spectacle  ri  son  cavalier  absorbent  toute  l'atioii- 
tion  de  la  dame  qui  ne  semble  pas  le  reconnaître,  et  n'en  fait  pas  le  moin- 
dre état;  grande  leçon  du  reste  pour  ces  lemporiseurs  [Fabii  cttncttilo» 
res)  de  la  guerre  amoureuse,  lesquels  allant  leur  pas  et  ne  trouvant  ja- 
mais les  occasions  mûres,  s'imaginent  qu'une  beauté  n'a  qu'à  attendre  leur 
loisir  et  leur  courage  de  se  décbriT.  Ce  'ut'  arrive  aujourdhu  à  uoirc  ci' 


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LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


piiaine  arrivera  de  même  à  tout  lenterneur  qui  ne  finira  pas  de  marchan- 
der avec  ses  bniines  fortunes  ;  pendant  qu'il  tient  conseil  et  délibère,  le 
monde,  il  faut  bien  qu'il  le  sache,  continue  de  marcher,  et  lorsqu'enlin  il 
a  pris  sur  lui  d'odcr  et  de  vouloir,  il  est  tout  étonné  de  trouver  la  place 
prise  par  un  plus  alcrie  et  plus  décidé.  Seulement,  ce  qui  n'est  qu'un  jeu 
joué  avec  Lambert  pour  le  décider  à  aboutir,  ce  sera  aiihnns  une  réalité 
fort  douloureuse  et  dont  il  n'y  aura  plus  à  appeler.  Les  femmrs,  en  cU'et, 
n'aiment  pas  qu'on  fasse  faire  anlidiambre  à  leur  bonne  volonté;  c'est 
leur  heure  qu'il  faut  prendre  et  non  la  nOire,  auiiemcnt,  bonsoir  à 
la  conquête,  et  comme  dit  Werther  :  «  'Jn  aulre  enlève  la  belle,  et  voilà 
le  nigaud  resté  avec  de  grands  yenx  et  un  air  stupide.  » 

Fnrieux  de  jalousie,  Lambert  s'était  bien  promis,  le  spectacle  Guissant, 
de  laisser  Mme  Delaunay  aux  soins  de  si  nouvelle  conquête  cl  de  ne  pas 
prendre  à  la  sortie  plus  de  souci  d'elle  que  si  elle  eîlt  été  le  soulUeur  ou 
la  dui'giie  de  la  troupe  ;  mais  la  providence  qui  lient  dans  ses  m;ilns  nos 
rtso.utioas  grandes  et  petites  ,  arrangea  on  m  sait  comment  qu'au  dé- 
tour d'un  corridor,  il  se  trouva  face  à  face  avec  son  inhumaine ,  et  soit 
caprice,  soit  que  se  sentant  gardée  et  au  bras  d'un  homme  elle  ne  crai- 
gnît pas  les  suites  de  cette  boulé  provocatrice,  la  voilà  qui  dépose  en  pas- 
sant sur  le  désolé  capitaine  un  long  regard  qui  lui  pénètre  jusqu'au  cœur, 
et  le  soumettant  à  une  fascination  irrésistible,  l'entraîne  sur  les  pas  de  son 
in'jumaiiie.  Marchant  discrètement  à  dislance  ,  à  la  lueur  du  fallot  que 
porte  devant  elle  le  domestique  de  l'aimable  veuve,  il  a  l'inexprimable  joie 
de  la  voir  deux  fois  durant  le  trajet  du  théâtre  à  sa  maison  se  retourner 
vers  lui.  oh  !  alors  il  n'envie  plus  le  bonheur  de  l'accompagner  oflicielle- 
nient,  la  divine  créature,  car  son  rôle  à  lui  est  bi^n  le  meilleur  ,  et  par 
cette  tacite  complai<ance  à  établir  avec  lui  une  intelligence  mystérieuse, 
elle  détrône  eu  réalité  son  ganle-du-corps  avoué  pour  transporter  à  son 
chevalier  de  contrebande  la  couronne  de  son  attention.  Arrivée  à  la  por- 
te de  sa  maison,  elle  achève,  en  prenant  presque  aussitôt  rongé  de  celui 
qui  l'a  ramenée,  de  prouver  qu'il  ne  lui  est  qu'une  simple  connaissance,  et 
laisse  riicurcui  Lambert  autorisé  à  croire  que  décidément  il  a  été  remar- 
qué et  qu'il  n'est  paj  le  trop  mal  venu. 

CIIA1'1TI\E    XXXVII. 

Qu'on  est  enfant!  s'écrie  en  un  aulre  endroit  Werther,  en  racontant  la 
joie  <lont  l'a  transporté  une  innocente  faveur  qu'il  a  reçue  de  Charlotte; 
cl  nous,  à  plus  foi  te  raison,  nous  disons  :  qu'on  est  enfant  !  en  voyant  une 
barbe  grise,  un  homme  que  son  âge  et  une  ordonnance  insérée  au  Bulle- 
tin des  Lois  sembleraient  devoir  niclire  à  l'abri  des  jeunesses  de  i'araour, 
ayant  perdu  le  dormir,  parce  qu'une  femme  s'est  retournée  deux  fois  du- 
rant le  temps  qu'il  marchait  derrière  elle,  et  depuis  ce  moment,  sur  ce 
canevas  s'occupant  à  broder  l'avenir  en  merveilleuses  aratiCiques,  com- 
plotant des  lettres  galantes,  de  tendres  rencontres,  des  déclarations  pas- 
.sionnées,  en  un  mot,  les  moyens  de  se  mottrc  en  pleine  possession  du 
bonheur  dont  il  entrevoit  l'aurore  et  dont  il  caresse  le  rêve  doré. 

Du  res;e,  ce  fut  là  autant  de  style,  d'éloquence  et  d'habiles  projets 
dont  il  aurait  pu  s'épargner  les  frais,  car  son  heure  était  venue  sans  qu'il 
eût  la  main  à  y  meure  ;  Mme  lîouvard,  une  fois  assurée  de  l'impression 
qu'elle  avait  produi'.e,  était  décidée  à  ne  pas  le  tenir  plus  long- temps  aux 
enivrantes  bagatelles  de  la  porte  et  à  l'introduire  plus  décidément  dans  le 
sanf  tiiaire  de  ses  bonnes  grâces. 

Le  jour  fuivaat,  qui  l'ut  une  belle  matinée  du  mois  de  mars,  Lambert 
était  dans  son  Jartiin,  mêlant  la  fumée  de  sa  pipe  aux  tièdes  bouffées  de 
cette  douce  senteur  végétale  qui  se  répand  dans  l'air  aux  approches  du 
printemps  ;  à  l'unisson  de  l'harmonie  générale  qui  faisait  tout  germer  et 
tout  sourdre  autour  de  lui,  il  sentait  la  sève  s'agiter  dans  tout  son  être, 
dispoîé,  si  jamais  on  le  fut,  à  bien  recevoir  un  message  d'amour,  quand 
sa  servante  vint  lui  apporter  une  lettre  que  la  femme  d'3  chambre  de  Mme 
Delauuay  lui  remettait,  au  moment  même,  demandant  la  réponse  qu'il 
aurait  h  y  faire. 

On  comprend  l'erapressomcnt  du  capitaine  à  décacheter  celte  épître 
écrite  sur  un  papier  rose  parfumé  :  elle  contenait  ce  qui  suit,  orthogra- 
phié comme  dessous  : 
Monsieur, 

J"a;!or  les  fleures  dont  un  ancien  auteur  a  dit  dans  ses  poisies  qu'aile 
sont  le  regeard  de  Dieu.  Voire  geardin  est  raiputé  à  tous  les  eccod'alen- 
tour  comme  le  plus  soigné  de  tout  Mante.  C'est  çurtout  les  gcacinles  et 
les  tulipe  qu'on  dit  que  vous  avait  exirordinères  aux  autres  et  supéiieures 
à  M.  Tripez  (1).  Je  sais  (pie  vo  is  n'aite  pas  gardinier  lleuriste  ei  que  vo- 
tre aiia  n'ait  pas  d'en  vandre.  Gommant  tère  se  pandant,  pour  avoir  de 
vos  ognons!  moi  qui  voudrês  tant  en  bavoir  pour  niellre  dans  des  vases 
de  porsc-lène  de  .Saxe  que  geai  sur  ma  ch.  minai  ?  Vandez  en  rien  qu'une 
foi  mor.sicur,  par  chai  ité,  c'est  une  vovzync  qui  vous  en  pris  dont  ce  titre 
l'aulhorise  à  la  liberté  de  vous  aicrirc  cl  recevez  mes  saluiations  bien  çin- 
çères.  Femme  Delauaiay. 

Immédiatement,  le  capitaine  se  mit  à  son  secrétaire  et  il  s'en  voulut 
bien  à  lui-même  de  uc  se  trouver  pas  mieux  monté  en  papi'er-poitfei  qu'il 
ne  l'était  dans  ce  moment.  Après  avoir  brouillé  deux  ou  trois  feuilles, 
sans  arriver  à  se  satisfaire ,  sen:anl  que  la  messagère  attendait  et  qu'on 

(1)  Jardinier  du  temps,  célèbre  pour  les  plantes  bulbeuiCSt 


trouverait  ridicule  de  le  voir  passer  une  demi-heure  à  écrire  quatre  li- 
gnes, il  s'arrêta  à  la  rédaction  suivante,  quoiqu'il  n'en  fûtpas  absolument 
content, 

«  Non,  madame,  non,  je  n'en  vends  pas  ;  j'en  donne  ;  mais  pas  à  tout  le 
monde,  et  je  fais  mon  choix.  Pour  une  femme  aimable,  jamais  elle  ne 
sollicitera  en  vain,  de  moi,  une  fleur  qui  est,  comme  le  dit  si  bien  voire 
auteur,  le  regard  de  Dieu.  J'irai  moi-même,  si  vous  le  permettez,  vous 
porter  on  choix  de  mes  tulipes,  en  vous  priant  de  l'agréer. 

aj'cirhonneurd'ctreavec  respect,  madame,  votre  très  humble  serviteur, 

iJOSIÎI)!!   LAllBEUT, 

»  Capitaine  en  retraite,  chevalier  de  la  Légion-d'Honneur.  » 

Quoique  bien  et  dûment  autorisé  à  cette  démarche,  ce  ne  fut  pas  sans 
un  certain  embarras  qu'après  avoir  donné  à  sa  toiletie  un  soin  inaccou- 
tumé, Lam'uert,  portant  dans  un  cornet  quelques  précieux  échantillons  de 
son  inihistrie  horticole,  se  présenta  chez  Mme  Bouvard  qui,  de  son  côté, 
l'attendait. 

Après  avoir  commencé  par  se  confondre  en  remercîmens  et  en  excu- 
ses, la  Circé,  qui  sentait  le  besoin  de  traverser  rapidement  le  régime  des 
vagues  soupirs  pour  arriver  à  la  cour  en  règle,  et  à  celle  intimité  dans 
laïucUe  elle  devait  trouver  les  moyens  d'exécuter  son  traître  projet,  com- 
mença d'aborder  franchement  la  question,  et  menant  presque  aussitôt  la 
conversation  sur  le  ion  de  la  galanterie,  elle  ménagea  à  Lambert  trente 
occasions  simples  et  faciles  de  se  déclarer, 

Tantcl  elle  parlait  d'un  certain  goût  naturel  qu'elle  avait  toujours  eu 
pour  la  société  des  militaires,  de  leur  franchise,  de  leur  caractère  gai  et 
ouvert,  de  leur  empressement  aimable  auprès  des  femmes ,  de  la  solide 
protection  qu'ils  savent  leur  accorder.  Tantôt  elle  déplorait  la  virginité 
d'un  cœur  que,  disait-elle,  son  mari  n'avait  jamais  possédé,  et  qu'elle  eût 
été  si  heureuse  de  donner  à  un  homme  qui  l'aurait  comprise;  puis  elle 
•ivait  des  phrases  anciennement  faites  sur  les  tristesses  de  l'isolement,  sur 
l'attraction  instinctive  ,  sur  les  sympathies  subites  que  l'on  se  sent  pour 
certains  êtres;  mais  au  lieu  de  s'approprier  cet  épanchement,  notre  bon 
Lambert,  emprunté  comme  un  pn'j;  d'honneur  a  sa  première  bonne  for- 
tune, laissait  flotter  dans  la  généraUté  tout  ce  tendre  lieu  commun  à  son 
adresse,  manquait  chaque  transition  et  chaque  ouverture  qui  lui  était  faite, 

A  tous  ces  beaux  discours  était  comme  une  pierre, 
Ou  comme  la  statue  est  au  festin  de  Pierre. 

Lors  donc  qu'à  la  première  rencontre  il  aurait  pu  se  mettre  sur  le  pied 
de  sotq)irant,  révélé  et  accueilli,  il  resta  dans  les  termes  d'une  connais- 
sance à  l'éict  d'ébauche,  et  ce  ne  fut  qu'après  un  détour  beaucoup  plus 
long  qu'il  commença  à  sortir  de  cette  sotte  timidité  ou  il  s'était  tout  d'à- 
bard  engravé. 

Nous  ne  le  suivrons  pas  dans  ses  longs  méandres,  la  peinture  des 
n:-ivcs  gaucheries  à  l'aide  desquelles  il  trouvait  incessamment  le  moyen 
d'ajourner  son  bonheur  menaçant  de  devenir  monotone,  et  la  noire  pen- 
sée de  trahison  qui  plane  sur  ses  amours  de  lycéen  ;  ayant  d'ailleurs  dé- 
robé d'avance  à  la  peinture  qui  aurait  pu  en  être  faite  la  plus  grande 
partie  de  son  charme.  Suflil  de  dire,  qu'après  avoir  montré  une  assez  opi- 
uiàire  habileté  à  se  faire  pendant  long  temps  le  bourreau  des  meilleures 
occasions,  le  pauvre  homme,  grâce  à  une  sorte  de  violence  qu'exerça  sur 
lui  Mme  Bouvard,  en  vint  pourtant,  tant  bien  que  mal,  à  s'expliquer  sur 
l'état  de  son  cœur.  Prenons  donc  son  aveu  pour  fait,  et  voyons-le  enlin 
dans  la  position  de  soupirant  déclaré  de  la  belle  veuve  autour  de  laquelle 
il  tournait  depuis  lotig  temps. 

Dans  cctîe  situation  nettement  définie,  il  parut  mieux  à  son  avantage, 
et  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  de  probité  et  de  chaleur  d'ame,  sa  bonne 
humeur,  ses  sentimcns  d'honneur,  son  dévoùment  à  ses  amis,  sa  disnosi- 
tion  à  compatir  au  malheur  et  à  lui  venir  en  aide,  en  un  mot  une  foule 
de  qualités  solides  et  estimables  ,  eurent  occasion  de  se  révéler  à  Mme 
Bouvard  au  moyen  du  commerce  réglé  qui  s'établit  entre  eux ,  et  vérita- 
blement la  complice  de  Mme  de  Chabourot  eut  plus  d'une  fois  besoin  de 
se  remettre  en  mémoire  le  point  de  départ  et  le  but  principal  des  rapports 
qu'elle  était  parvenue  à  établir  avec  ce  bon  et  honnête  homme  pour  ne 
pas  laisser  prendre  dans  son  cœur  la  place  qu'y  perdait  insensiblement 
le  traître  Cousinot. 

Il  suivit  de  là  que  la  comédie  qu'elle  jouait  auprès  du  pauvre  Lambert 
ne  fui  presque  plus  une  comédie,  et  que  remplissant  avec  une  vraisem- 
blance qui  ressemblait  de  très  près  à  la  vérité  le  rôle  d'une  femme  qui 
chaque  jour  s'éprenait  davantage,  elle  en  vint  h  l'ensorceler  d'une  si  é- 
Irange  soi  te  que  l'amour  du  malheureux  ne  connut  plus  de  bornes  et  le 
poussa  aux  dernières  exlrémités. 

Ne  se  sentant  ni  l'audace  ni  l'habileté  nécessaires  pour  dépasser  le  point 
où  il  avait  amené  sa  bonne  fortune ,  cependant  que  le  contact  journalier 
des  charmes  dont  il  enviait  la  possession  l'embrasait  des  feux  les  plus  ar- 
dens ,  l'imprudent  et  infortuné  capitaine  ne  vil  qu'un  moyen  d'en  finir , 
ce  fut  de  demander  à  la  légitimité  le  dénoûment  qu'il  n'osait  pas  atten- 
dre de  l'amour  ;  considérant  donc  qu'il  jouissait  d'une  honnête  aisance  , 
que  sa  position  sociale  et  son  nom,  sans  être  fort  relevés,  étaient  cepen- 
dant honorables  ;  considérant  que  malgré  ses  cinquante-six  ans  il  était 
pouivu  d'une  santé  vigoureuse  et  florissante  qui  ne  lui  défendait  nulle- 
ment l'espérance  d'avoir,  comme  lesbéros  de  contes  de  fée,  de  nombreux 
enfans;  considérant  que  de  eon  côté  Mme  Dclaunajf  vivait  sur  un  pied 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


2g 


qni  supposait  une  jolie  fortime,  qu'elle  paraissait  lui  montrer  quelque  al- 
tacbement;  qu'il  existait  entre  eux  des  rapports  d'âge  et  d'humeur, 
gages  assurés  de  la  plus  heureuse  union;  considérant  enfin  que  c'était  là 
un  moyen  de  fixer  et  d'éterniser  dans  sa  vie  le  bonheur  incomplet  et  pro- 
visoire dont  il  jouissait  dans  le  moment  ;  par  ces  motifs,  il  proposa  à 
l'aimable  veuve  de  convoler  avec  lui  ea  secondes  noces  et  de  l'accepter 
pour  époux. 

Cette  proposition  donna  beaucoup  à  penser  à  Mme  Bouvard,  car  le  ca- 
pitaine était  pour  elle  positivement  ce  que  l'on  appelle  un  bon  parti,  et 
quand  même,  au  titre  de  soupirant,  il  n'aurait  pas  commencé  de  trouver 
grâce  devant  elle,  au  litre  de  mari  sa  recherche  méritait  la  plus  sérieuse 
attention;  aussi,  son  premier  mouvement  fat-il  de  l'accepter.  Mais  en  y 
réû  échissant  bien,  il  se  présentait  à  cette  heureuse  occasion  de  faire  une 
fin  plus  d'une  difficulté. 

Pouvait-elle  penser  raisonnablement  à  mener  de  front  un  mariage  avec 
Lambert  et  la  trahison  qu'elle  méditait  contre  lui  ?  Evidemment  il  n'y 
avait  à  ce  malhonnête  arrangement  aucune  prudence,  car  il  engageait  l'a- 
venir de  la  façon  la  plus  dungereuse,  son  mari  ne  devant  jamais  lui  par  - 
donner  un  si  monstrueux  procédé  quand  il  viendrait  à  en  être  instruit. 
D'un  autre  côté  engagée  vis-à-vis  de  Mme  de  Chibourot,  tenant  d'elle  la 
plus  grande  partie  de  son  aisance  qui  éiait  peut-être  une  des  raisons  dé- 
terminantes de  la  résolution  du  capitaine,  Mme  Bouvard  devait-elle  son- 
ger à  rompre  avec  les  bienfaits  intéressés  de  la  baronne  et  se  réduire  à 
son  avoir  personnel?  Dans  cette  situation  était-elle  sûre  que  son  futar 
peii-isterait  à  la  vouloir  pour  femme  et  que  la  dot  venant  h  décroître,  son 
amour,  ne  subirait  pas  une  égale  dépression  ? 

Après  avoir  bien  réfléchi  aix  embarras  de  celle  s'tuation  complexe, 
Mme  Bouvard  vit  bien  qu'il  fallait  faire  un'3  option,  et  de  nécessité  sacri- 
fier Mme  de  Chabourot  à  Lambert  ou  Lambert  à  Mme  de  Chabourot.  A  la 
fin,  se  décidant  à  tout  jouer  sur  la  carte  du  mariage,  elle  dit  au  capitaine 
qu'elle  était  singulièrement  honorée  de  sa  recherche,  mais  que  sans  doute 
il  cesserait  d'y  persister  quand  il  saurait  que  son  bien-être,  notablement 
diminué  par  des  pertes  récentes,  était  loin  d'être  aussi  considérable  qu'il 
avait  pu  le  supposer. 

Cette  objection  fut  repoussée  de  la  manière  la  plus  noble  par  le  capi- 
taine ,  qui  répondit  qu'un  mariage  n'était  pas  pour  lui  une  affaire  de 
bourse,  et  qu'ayant  déjà  rigoureusement  à  lui  seul  de  quoi  soutenir  hono- 
rablement un  ménage ,  le  peu  que  de  son  côté  sa  femme  pourrait  avoir 
était  tout  bénéfice  et  qu'il  n'y  regardait  pas. 

Quand  Mme  Bouvard  vit  la  généreuse  manière  dont  en  usait  le  capi- 
taine ,  touchée  d'un  désintéressement  si  rare  et  flattée  plus  qu'on  ne  sau- 
rait dire  de  se  voir  ainsi  voulue  pour  elle-même,  elle  n'hésita  plus  à  pren- 
dre parti  contre  Mme  de  Chabourot,  et ,  après  l'avoir  minutieusement  et 
presque,  jour  par  jour  ,  tenue  au  courant  des  progrès  qu'elle  faisait  au- 
près de  Lambert  et  lui  avoir  sans  cesse  fait  espérer  le  succès  de  leur  en- 
treprise, changeant  tout  à  coup  de  ton,  elle  lui  marqua  dans  une  dernière 
lettre  que  décidément  elle  trouvait  à  l'exécution  de  leur  projet  des  diffi- 
cultés insurmontables,  que  Lambert  était  un  homme  incessamment  sur 
ses  gardes  et  qui  n'était  attaquable  par  aucun  côté  ;  en  conséquence,  elle 
priait  la  baronne  de  ne  plus  compter  sur  elle  comme,  de  son  côté,  elle 
cesserait  de  prétendre  à  la  réalisation  des  avantages  qGi  lui  avaient  été 
promis. 

En  recevant  cette  lettre,  Mme  de  Chabourot  conçut  quelque  soupçon, 
car  il  n'était  pas  naturel  que,  sans  s'être  entendue  avec  elle,  sa  complice 
déclarât  renoncer  aussi  lestement  a  leur  commune  entreprise.  Klle  fit  donc 
prendre,  sous  main,  à  Mantes,  quelques  information',  et  le  fait  du  maria- 
ge, qui  avait  commencé  de  s'ébruiter,  lui  fut  facilement  révélé. 

Comprenant  alors  lairahison  dont  elle  était  menacée,  blessée  dans  son 
amour-propre  et  dans  le  plus  cher  de  ses  intérêts,  elle  entra  dans  une 
grande  colère  et  se  demanda  si  elle  serait  jouée  par  une  femme  de  l'espèce 
de  Mme  Bouvard ,  et  si  tout  le  fruit  de  la  découverte  qu'elle  avait  faite 
en  la  personne  de  Lambert  se  trouverait  perdu  ponr  elle.  A  aucun  prix 
elle  ne  pouvait  admettre  un  dénouement  si  misérable.  Appliquant  donc 
toutes  les  forces  de  son  esprit  a  réparer  la  défection  dont  elle  était  vic- 
time, elle  s'occupa  plusieurs  jours  durant  à  trouver  quelque  habileté  qui 
Ja  remît  en  possession  d'un  succès  qu'elle  avait  cru  facile  ,  et  qui  était 
près  de  lui  échapper.  La  fertilité  de  son  imagination  et  l'audace  ordi- 
naire de  SCS  conceptions  ne  pouvant  lui  faillir  en  une  occasion  aussi  im- 
portante, elle  finit  par  arrêter  un  plan  dans  'equcl  elle  prit  quelque  con- 
fiance ;  pour  ce  qui  est  de  l'exécu'ion,  on  verra  comment  elle  s'y  prit,  si 
l'on  veut  bien  lire  ie  chapitre  suivant. 

CHAPITRE  XXXVIII. 

Un  soir  que  les  futurs  époux  avaient  dîné  en  tête  à  tête,  ils  étaient  oc- 
cupés dans  le  salon  de  Mme  Bouvard  à  parler  de  leur  prochaine  union, 
quand  leur  entretien  fut  tout  à  coup  interrompu  par  le  bruii  d'une  voi- 
lure qui  s'arrêtait  devant  la  maison,  et  par  celui  de  la  sonnette  qui  re- 
tentissait presque  au  aênic  moment.  La  femme  de  chambre  ouvritla  porte 
du  salon,  et,  au  grand  étonnemeni  de  Mme  Delaunay,  elle  annonça  Mme 
Bouvard,  c'est-à-dire  Mme  de  Chabourot. 

La  position  de  la  vraie  Mme  Bouvard  était  celle  de  Sosie  dans  Amphy. 
trion;  elle  se  voyait  en  sa  présence  même,  et  parlant  à  sa  personne,  dé- 
rober son  nom  et  son  moi;  aussi,  révoltée  de  cet  e\cès  d'audace,  pensa- 


tellc  éclater  tout  d'abord  et  démasquer  l'imposture;  mais,  comprenant 
presque  aussitôt  qui  d'une  parole  la  baronne  pouvait  romrre  son  ma- 
riage, elle  dut  se  contenir  et  attendre  en  silence  la  suite  de  h  scène  aî' 
sez  bizarre  qui  commençait. 

—  Mon  Dieu  !  fit  Mme  de  Chabourot,  s'adressaut  à  la  maîtresse  de  la 
maison,  vous  me  pardonnerez  de  venir  jusque  chez  vous  relancer  le  ca- 
pitaine Lambert;  mais  j'ai  des  choses  si  graves  et  si  urgentes  à  lui  due, 
que  j'ai  dû  passer  pardessus  toutes  les  coiivcnnnces  pour  le  joindre  sans 
retard.  Monsieur,  ajouta-t-clle,  ea  montrant  Lambert,  est  sans  douti 
celui  que  je  cherche? 

—  Moi-même,  répartit  Lambert,  paraissant  assez  peu  flatté  de  la  vi- 
site; qu'y  a-t-il  pour  voire  service  ? 

—  Il  est  vraiment  étrange,  reprit  Mme  de  Chabourot,  que  j'en  sois  ré- 
duite à  demander  si  c'est  à  vous  que  j'ai  l'honneur  de  parler,  car  notre 
ami  commun,  Cousinot,  nous  a  si  souvent  parlé  l'un  de  l'autre,  et  nous 
avoDseude  siiréquontcsoccasionsd?  nous  rencontrer  dans  sa  chambre  où 
j'allais  lui  faire  quelques  petites  visites  de  contrebande,  que  c'est  une  sor- 
te de  miracle  que  nous  ce  nous  connaissions  pas. 

Mme  Bouvard  sentit  redoubler  sa  colère  en  entendant  la  façon  plas  que 
leste  dont  son  autre  file-même  parlait  de  ses  rappojtsavec  Cousinot,  et 
faisait  les  honneurs  de  sa  venu.  INcanmoins  il  fallut  boire  ce  calice.  Elle 
continua  donc  de  garder  le  silence,  étant  d'ailleurs  très  inquiète  de  savoir 
la  manière  dont  cette  mascarade  tournerait.  Quant  ai  capitaine,  médio- 
crement empressé  d'étaler,  en  présence  de  sa  future  qu'il  trouvait,  lui, 
une  femme  de  bonne  compagnie,  une  accointance,  à  son  avis,  assez  com- 
promettante, il  ne  répondit  à  cette  espèce  de  politesse  qu'en  priant  celle 
qu'il  croyait  Mme  Bouvard  de  voti'oir  bien  le  suivre  jusqu'à  son  logis,  qui 
était  tout  proche,  afin  de  lui  expliquer  l'objet  de  sa  '.isite. 

—  Du  tout,  fit  Mme  Bouvard,  vous  pouvez  rester  ici,  et  c'est  moi  qui 
vais  quitter  la  place,  si  les  choses  que  madame  a  à  dire  sont  de  telle  na- 
ture que  je  ne  doive  pas  les  enten  ire. 

—  Sans  doute,  dit  Mme  de  Chabourot,  ce  que  j'ai  à  dire  est  d'une  na- 
ture 1res  secrète  ;  mais  je  ne  pense  pas  qu'au  point  oit  vous  en  êtes  avec 
le  capitaine  il  ait  rien  de  caché  pour  vous.  J'ajoiiierai  d'ailleurs  qu'il  s'a- 
git de  prendre  un  parti  où  les  conseils  ,  peut  être  même  l'assistance  d'un 
ami  ne  seront  pas  inutiles  ;  je  préférerais  donc  que  notre  conférence  vous 
eût  pour  témoin. 

La  question  ainsi  posée,  Lambert,  qui  d'ailleurs  avait  reiDarqué  dans 
l'accent  et  les  paroles  de  sa  future  un  certain  mécontentement  de  la  mys- 
térieuse allure  de  celle  visite,  ne  crut  pas  devoir  insister  sur  un  téteàicte 
avec  la  fausse  Mme  Bouvard,  et  il  l'engagea  à  s'expliquer  sans  plus  de 
délai. 

Ainsi  autorisée,  la  baronne  reprit  :  c'est  toujours  à  l'occasion  de  cette 
terrible  aflaire  de  Cousinot  que  j'ai  voulu  vous  parler. 

—  Quelle  affaire?  demanda  le  capitaine,  croyant  bien  être  sûr  que  le 
dépôt  fait  entre  ses  mains  était  resté  inconnu  de  Mme  Bouvard. 

—  Eh  bien  !  répondit  Mme  de  Chabourot,  cette  méchante  hisloL  e  de 
papiers  de  famille  dans  laquelle  notre  ami  a  voulu  s'embarquer  et  où 
vous  êtes  aujourd'hui  mêlé. 

—  Vous  ra'étonnez,  madame,  répartit  le  capitaine  ;  j'aurais  cru  que 
vous  ne  saviez  rien  de  pareil. 

—  Ah  !  que  voilà  bien  Cousinot,  dit  alors  la  baronne  ;  il  n'a  pas  voulu 
vous  avouer  qu'il  m'eût  montré  cette  confiance  et  a  prétendu  vous  en  faire 
à  vous  seul  la  bonne  bouche,  comme  s'il  y  avait  des  secrets  pour  la  fem- 
me que  l'on  aime  ;  je  vois  bien  maintenant  pourquoi  lors  de  votre  voyage 
à  Paris,  pendant  ses  arrêts,  il  aflecta  de  ne  me  point  faire  rencontrer  avec 
vous. 

Le  capitaine  avait  commencé  par  avoir  une  vague  et  lointaine  pensée 
que  la  femme  qui  était  là  devant  lui  pouvait  être  une  intrigante,  emprun- 
tant le  nom  de  Mme  Bouvartl  et  venue  pour  lui  soutirer  les  papiers  ; 
mais  quand  il  l'entendit  parler  de  menus  détails  à  elle  tellement  person- 
nels ,  il  prit  plus  de  confiance,  et  revenant  au  fond  de  la  question,  de- 
manda encore  un  coup  quelles  étaient  les  révélations  que  l'on  avait  à  lui 
faire. 

—Vous  avez  dernièrement  reçu  une  lettre  anonyme  vous  annonçant  une 
visite  domiciliaire,  fit  Mme  de  Chabourot? 

—  Oui  !  répartit  Lambert,  reprenant  aussitôt  son  doute  touchant  la  sin- 
cérité du  personnage  de  son  inieilocutrice,  qui  n'aurait  pas  dû,  ce  semble, 
connaître  ce  détail  qu'il  n'avait  confié  à  qui  que  ce  soit.  —  Et  à  supposer 
que  cela  fût?  demanda-til. 

— 11  n'y  a  pas  de  supposition,  cela  est,  repartit  la  baronne,  car  c'est 
moi  qui  vous  ai  écrit. 

—  Vous?  fit  le  capitaine  de  plus  en  plus  intrigué. 

—  Oui,  monsieur,  moi-même.  Un  ancien  militaire  que  j'ai  en  pension 
chez  moi ,  homme  assez  aimable  ,  qui  ne  paie  pas  très  exactement  ses  tri- 
mestres, et  qui  me  fait  bleu  l'offet  d'être  employé  à  la  police  ,  m'en  ten- 
dant toujours  parler  de  l'aide-major  Cousicoi  et  du  cipiiaine  Lambert, 
deux  noms  qui  naturellement  reviennent  quelquefois  dans  ma  conversa- 
tion, arrive  un  jour  tout  cfl".iré  et  me  dit  que,  par  le  fait  de  certains  pa- 
piers dont  mes  amis  sont  déicntcurs.  ils  se  trouvent  exposés  au  plusgrana 
danger.  Ne  sachant  comment  vous  tourner  un  avis  auquel  vous  eussiez 
confiance,  j'écrivis  sons  sa  dictée  la  lettre  que  vous  avez  reçue. 

—  MaLs  cet  avis  était  faux,  reprit  le  capitaine,  ot  l'on  s'était  joué  de 
I  TOUS  et  de  moi. 


5J   V 


Llî  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Vous  le  croyez,  reprit  Mme  de  Chabourot,  parce  que  la  visite  domi- 
ciliaire dont  00  TOUS  menaçait  n'a  pas  eu  lieu;  mais  c'est  qu'on  s'imagiiia 
sur  le  moment  avoir  ailleurs  la  trace  de  ces  fameux  papiers.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  cependant  que  depuis  le  moment  où  vous  fûtes  averti,  vous 
n'avez  pas  cesse  d'être  à  l'iiulex  de  la  police  ;  ainsi,  on  a  su  que  dans  la  soi- 
rée OÙ  devait  avoir  .ieu  la  descente  des  agens,  vous  étiez  sorti  furtivement 
à  une  heure  indue;  on  a  su  ensuite  toute  votre  liaison  avec  madame;  un 
jour,  que  vous  l'aviez  suivie  à  la  sortie  du  spectacle,  un  autre  jour,  qu'elle 
vous  avait  écrit  pour  vous  demander  des  ognoiis  de  jacinilie,  et  que  vous 
lui  en  aviez  apporté  dans  un  cornrt;  tout  cela  et  mille  aunes  choses  sont 
consignées  dans  des  rapports  que  mon  vieux  pensionnaire  a  vus  ;  jugez  un 
peu  si  vos  démarches  sont  observées,  et  si  tout  est  Cni. 

Mme  Bouvard  vit  bien  que  la  révélation  de  cette  prétendue  surveil- 
lance occulte  qu'on  disait  installée  danssavie  faisait  un  grand  efi'et  sur 
le  capitaine,  et  elle  aurait  bien  voulu  pouvoir  lui  dire  qu'avaut  de  s'être 
ralliée  à  lui,  elle  avait  transmis  tous  ces  détails  à  la  baronne,  (jui  en  fai- 
sait aujourd'hui  un  perfide  et  terrifiant  usage.  Mais  b  moyen  d'avouer 
cela,  sans  perdre  l'estime  et  la  confiance  de  son  futur,  qui  apprendrait 
que  tout  l'amour  qu'on  lui  avait  montré  n'avait  été  d'abord  qu'une  infâme 
comédie?  La  pauvre  femme  continua  donc  de  laisser  le  champ  libre  aux 
merveilleuses  audaces  de  Mme  de  Ctiabourot  ;  et,  de  son  côté,  Lambert, 
qui  commençait  d'être  assez  fortement  ému,  gardant  le  silence,  leur  dan- 
gereuse ennemie  poursuivit  ainsi  : 

—  Maintenant,  mon  cher  capitaine,  dit  la  baronne,  si  vous  croyez  que 
mes  reosei^ncmens  ne  soient  pas  trop  à  mépriser,  vous  prêterez  quelque 
attention  à  l'avis  que  je  suis  venue  vous  donner  moi-même;  car  je  craignais 
que  vous  ne  fissiez  pas  attention  à  une  lettre,  la  première  ayant  paru 
mentir  à  l'événement. 

—  Parlez,  fit  Lambert,  je  vous  écoute. 

—  Il  paraît,  reprit  Mme  de  Chabourot,  qu'il  y  a  décidément  de  la  po- 
litique daas  celte  affaire,  et  que  Cousinot ,  qui  ne  s'est  jamais  ouvert  à 
personne  du  contenu  de  ces  pièces  qu'il  vous  a  confiées,  s'est  jeté  dans 
un  labyrinthe  où  sa  vie ,  oui ,  monsieur  ,  sa  vie  elle-même  pourrait  être 
compromise.  Quant  à  vous,  capitaine,  si  le  dépôt  est  trouvé  en  votre  pos- 
session, le  moindre  danger  que  vous  puissiez  courir,  c'est  d'être  immédia- 
tement arrêté;  il  faut  donc  aussitôt  vous  défaire  de  celte  infernale  cor- 
respondance, car  cette  nuit,  ou  demain  matin  au  plus  tard ,  une  perquisi- 
tion doit  immédiatement  avoir  lieu  chez  vous. 

—  Eb  bien  !  fit  Lambert,  affectant  plus  de  tranquillité  qu'il  n'en  gardait 
réellement,  il  s'agit  de  faire  ce  que  j'ai  déjà  fait,  de  transporter  hors  de 
chez  moi  ce  que  nous  craignons  qu'on  n'y  saisisse  :  ce  n'est  pas  le  diable 
que  cette  précaution  à  prendre. 

—  Mais  rappelez-vous,  capitaine,  que  vous  avez  été  suivi ,  lors  de  la 
sortie  nocturne  que  vous  fites  au  reçu  de  notre  première  lettre.  Le  lieu 
du  recelé  dont  vous  vous  êtes  précédemment  servi  n'est  donc  plus  sûr, 
et  je  dois  dire  qu'il  en  serait  peut-être  autant  de  tous  ceux  que  vous  pour- 
riez vous  procurer  dans  celte  ville,  car  votre  maison  est  peut-être  déjà 
observée  par  les  invisibles  surveillaus  dont  dispose  la  police  ;  c'est  môme 
pour  cela  que  je  suis  descendue  d'abord  chez  madame  au  lieu  de  descendre 
chez  vous. 

—  Infernale  canaille!  s'écria  le  malheureux  Lambert,  dont  les  appré- 
hensions, vu  la  grande  vraisemblance  qui  régnait  dans  tout  le  narré  de  la 
baronne,  s'accroissaient  de  moment  en  moment. 

—  Mais  si  le  capitaine  prenait  le  parti  de  s'absenter  pour  quelques 
jours  en  emportant  avec  lui  1rs  papiers?  dit  alors  Mme  Bouvard,  à  la- 
quelle était  venue  l'idée  de  déjouer  par  cette  ouverture  tout  le  plan  de  la 
baronne. 

Mme  de  Chabourot  sentit  aussitôt  toute  la  portée  de  celte  inspiration  ; 
mais  justement  elle  rentrait  daiis  la  donnée  de  ses  arrangemens,  aussi 
eut-elle  bientôt  fait  de  la  tourner  dans  un  sens  favorab'e  à  ses  desseins. 

—  Quoique  initiée  depuis  un  moment  à  cette  affaire,  dit  la  baronne  à  la 
donneuse  de  conseils,  vous  y  voyez  très  juste,  et  vous  venez  d'indiquer 
la  seule  chose  que,  selon  moi,  il  y  ait  à  faire;  seulement  je  serais  d'avis 
qu'au  lieu  du  capitaine  qui,  obligé  de  pu  tir  ce  soir  même  sans  passeport, 
serait  Infailliblement  suivi  et  arrêté,  une  autre  personne  se  chargeât  de 
dépayser  le  dépôt  lui  le  compromet. 

—  Et  celte  personne,  fit  iroiiiqueuenl  Mme  Bouvard,  ce  serait  vous, 
sans  doute  ? 

—  J'accepterais  volontiers  ?ette  mission,  répartit  Mme  de  Chabourot, 
parce  qu'il  n'y  a  rien  que  je  ne  sois  prête  à  faire  pour  une  personne  que 
j'ai  la  f.iiblesse  d'aimer  encore,  malgré  de  bien  mauvais  procédés  ;  mais 
comme  je  suis  à  peine  connue  du  capitaine  qui,  dans  une  affaire  de  celte 
impnrtaiice,  ne  doit  s'en  rapp'jriei  qu'à  des  gens  tiès  sius,  je  conseillerais 
plutôt,  madame,  que  ce  fût  vous,  en  laquelle  sans  doute  il  a  une  pleine 
confinuce,  qu'il  fit  partir  avec  les  papiers. 

—  Que  j'aille  compromettre  cette  pauvre  femme  dans  cette  damnée 
affaire?  Jamais!  répondi  Lambert. 

— Vous  en  ferez  ce  que  vous  voudrez,  répondit  la  baronne  ;  mais  si  j'é- 
tais à  la  place  de  madame,  j'userais  auprès  de  vous  de  toute  mon  inilucnce 
pour  vous  décider  à  prendre  ce  parti.  Autrement ,  ajouta-t-elle  ,  il  ne  se 
passera  pas  beaucoup  de  temps  sans  qu'elle  ait  lieu  de  se  repentir.  Je 
cois  pouvoir  positivement  le  lui  allirmer. 

Lambert  ne  pouvait  naturellement  pas  comprendre  la  menace  qui  pas- 
sait pardessus  sa  tête  à  l'adresse  de  Mme  Jiouvard  ;  mais  pour  celle-ci 


elle  ne  put  s'y  méprendre ,  on  lui  deiiian  lait  impérieusement,  non  pas 
une  simple  neutralité ,  mais  une  active  Cdopéraiiun  daus  la  mystifica- 
tion fort  sérieuse  qui  se  poursuivait.  Or,  à  voir  1  habile  manière  dont  la 
baronne  évitait  les  pièges  et  marchait  à  son  but ,  une  lutte  était-elle  sûre 
avec  elle  quand  déjà  elle  était  si  forte  de  sa  posiiian?  App;iromniei.t ,  la 
chaste  fiancée  de  Lambert  jugea  que  le  p;irii  de  la  résignation  lui  était 
décidément  commandé  far  les  circonstances,  car  moJiliant  l'altiludc  ag- 
grcssive  qu'elle  venait  de  prendre: 

•—  Je  crois  en  effet ,  dit.elle ,  que  vous  ou  moi  pouvons  seules  sans 
danger  essayer  le  déplacement  de  ce  qu'il  faut  sauver. 

—  Si  ici  est  votre  ovi?,  dit  alors  la  baronne,  faites  le  donc  partager  au 
capitaine,  car  les  moiuens  sont  précieux. 

—  Eh  bien!  mon  ami,  fit  Mme  Bouvard,  qu'en  dites-vous? 

—  Je  dis ,  je  dis ,  i  épartit  le  capitaine ,  que  je  ne  s,iis  ii  quoi  me  réscu- 
dre,  car  c'est  peut-être  iinguct  apcnsqee  nous  dresse  madame.  On  vous 
attend  peut-être  à  la  sortie  de  Mantes  pour  vous  enlever  de  force  les  pa- 
piers que  j'aurai  cru  mettre  en  sûreté  en  vous  les  dormant. 

—  Le  soupçon  est  gracieux ,  dit  la  baronne ,  et  du  moins  vous  ne  le 
marchandez  pas. 

—  Que  diable  aussi ,  répartit  Lambert,  venez-vous  nous  dire  que  vous 
connaissez  des  gens  de  la  police. 

—  Je  n'en  connais  pas,  r;ais  j'en  loge ,  répartit  Mme  de  Chabourot  ;  et 
où  en  seriez-vous  si  la  Providence  n'avait  amené  dans  ma  maison  cet  hom- 
me qui  nous  a  avisés  du  daiiger  ! 

—  Mon  e?prit  se  perd  au  milieu  de  toutes  ces  turpitudes,  s'écria  Lam- 
bert avec  angoisse.  Arrive  qui  plante  :  Cousinot  m'a  donné  des  pnpiers  à 
garder,  quand  je  les  aurai  gardés  jusqu'au  bout,  j'aurais  fait  ce  que  je  de- 
vais, 

—Et  quand  Cousinot,  par  suite  de  votre  indécision  et  de  votre  ridicule 
défiance,  aura  porté  sa  tête  sur  l'échafiud— comme  les  scrgensde  La  lio- 
chelle— vous  direz  encore  :  Arrive  qui  plante,  j'ai  fait  ce  que  je  devais. 

Cet  argument,  pris  dans  un  souvenir  très  propre  i>  émouvoir  le  capi- 
taine qui  appartenait  par  ses  opinions  au  parti  libéral  delà  restauration, 
fit  sur  lui  une  impression  très  vive  ;  il  se  radoucit  donc  et  demanda  à  ctlle 
qu'il  croyait  Mme  Bouvard,  de  trouver  quelque  moyen  de  tout  concil.er  ; 
car  enfin,  ajouta-t-il,  c'est  surtout  pour  Cousinot  que  je  m'inquiète  dj  ce 
qui  peut  airiver,  et  en  sa  faveur  vous  devez  me  pardonner  si  je  prends 
mes  précautions. 

—Voyons,  puisque  vous  devenez  plus  raisonnable,  reprit  Mme  de  Cha- 
bourot, cherchons  un  peu  le  moyen  de  tout  concilier  :  vous  ne  voulezpas 
les  brûler  ces  papiers  ?  fit-elle  négligemment. 

—  Les  brûler  !  dit  Lambert,  lorsque  Cousinot  m'adonne  la  commission 
de  les  garder 'coinme  la  prunelle  de  mes  yeux  !  vous  n'y  pensez  pas  ! 

—  Mais  cependant,  reprit  la  baronne,  quand  ou  est  trop  pressé  par 
l'ennemi,  on  se  fuit  sauter  ;  ce  serait  bien  là  notre  cas. 

—  Ou',  dit  Mme  Eouvardj  que  ce  dénoûment  arrangeait  fort,  parre 
qu'elle  n'y  eût  trempé  d'aucune  manière;  il  me  semble  qu'en  jetant  le 
tout  au  feu.. 

—  Je  ne  prendrai  jamais  cela  sur  moi,  répartit  Lambert;  avisons  à 
quelque  autre  manière  de  nous  arranger. 

—  Ecoutez,  fil  alors  Mme  de  Chabourot; je  crois  tenir  un  expédient  : 
il  passe  ici  à  dix  heures  une  diligence,  n' est-il  pas  vrai  ? 

—  Oui,  répartit  Lambert.  ' 

—  En  supposant,  idée  absurde,  nais  qui  n'en  est  pas  moins  la  vôtre, 
que  j'aie  pu  avenir  la  police  du  passage  de  1*  voilure  où  uous  serions 
madame  ou  moi,  la  police  ne  guette  pas  la  diligence,  puisque  c'est  ma 
voiture  qu'elle  at  end. 

—  Eb  bien  !  fit  le  capitaine.  ' 

—  Eh  bien!  pour  ne  négliger  aucune  précaution,  madame,  ayant  eu 
soin  de  coudre  dans  quelque  partie  de  son  vêlement  les  papiers  que  vous 
lui  aurez  confiés,  n'a  qu'à  prendre  ce  soir  au  passage  la  voiture  publique; 
il  n'y  aura  là  rien  de  suspect,  puisque  tous  les  habitacs  de  Manies  en  usent 
ainsi.  Ne  pensez-vous  pas  que  de  celte  manière  elle  arrivera  sans  encom- 
bre à  Paris  ? 

—  Et  une  fois  à  Paris?  demanda  Lambert, 

—  Une  fois  à  Paris,  ce  serait  bien  du  malheur,  reprit  la  baronne,  si 
madame  n'y  avait  pas  quelques  coiina'ssames  chez  lesquelles  elle  pût  en 
sûreté  demeurer  un  jour  ou  deux,  le  temps  que  la  bourasque  soit  pas- 
sée. 

—  Sans  doute,  répartit  Mme  Bouvard,  ne  pouvant  retenir  cette  iroiiie, 
je  sais  des  persoinies  sûres  auxquelles  je  pourrais  me  confier,  et  chez  les- 
quelles au  besoin  je  aisserais  le  dépôt. 

Mme  de  Chabourot  lui  jeta  un  regard  de  colère  ;  mais  voyant  que  le 
capitaine  ne  faisait  point  attention  à  la  double  enienle  de  ces  paroles,  elle 
reprit  tranquillement  : 

—  Voyons,  capitaine,  que  décidez-vous  ? 

—  Je  décide  que  si  madarBc  veut  en  eOct  se  charger  de    cette  corvée 
abominable,  la  chose  peut  s'arranger  comme  vous  le  dites  ;  mais  vous, 
petite  mère,  vous  me  resterez  en  otage,  et  ne  partirez  que  quand  Mm 
Delaunay  aura  assez  d'avance  pour  que  vous  ne  puis^iez  pas  mettre  quel  I 
qu'un  à  ses  trousses. 

—  Toujours  aimable  et  confiant,  répartit  la  baronne;  mais  je  n'y 
prends  pas  garde,  et  ne  vois  aucune  diiliculic  à  celle  condition.  Restg 
iDainienaut,  madame,  voire  dcicrminatiou,  ajouia-t-cUc  en  s'adressaot 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


31 


I 


Mme  Bouvartl  ;  et  je  vous  l'ai  (Mya  dit,  si  vous  ne  Jnous  venez  en  aide  en 
voyant  peut-êire  demain  le  capitaine  arrêté,  votre  mariage  ajourné,  in- 
d<)tinim('nt  (elle  appuya  d'une  manière  maniuée  sur  cette  phrase),  vous 
ne  serez  p3s  long-temps  sans  regretter  votre  tiédeur  à  nous  aider. 

—  Ce  que  M.  Lambert  voudra,  je  le  ferai,  répondit  Mme  Bouvard. 

—  Et  ce  que  vous  voudrez,  M.  Lambert  le  fera;  nous  n'avancerons 
rien  avec  ces  politesses.  Allez-vous  chercher  les  papiers,  capitaine?  ou 
je  déclare  que  je  me  remets  en  roule. 

Le  capitaine  se  leva  et  flt  mine  de  sortir,  puis  tout  à  coup  une  idée  lui 
vint  :  Mais  s'il  y  avait  quelqu'un  dans  la  rue  ?  demandat-il  naïvement. 

Mme  de  Chabourot,  quelque  passionnée  que  fiit  la  siiuaiion,  eut  quel- 
qix  envie  de  rire  en  voyant  la  manière  dont  elle  avait  rempli  la  tète  du 
pauvre  Lambert  de  suppôts  et  de  surveillance  de  police.  Toutefois  s'étant 
contenue  :  —  Il  fait  clair  de  lune,  dit-elle,  et  l'on  peut  bien  voir  par  la 
fenêtre  s'il  y  a  quelqu'un  dans  la  rue. 

Comme  elle  allait  ouvrir  la  croisée  :  —  Voyez  vous-même,  Mme  Delau- 
nay,  dit  Lambert  en  retenant  la  baronne. 

—  Pas  une  ame,  fit  Mme  Bouvard  après  avoir  regardé  ua  instant  avec 
attention. 

—  Allez  donc  vite,  dit  Mme  de  Chabourot  ;  et  Lambert  sortit,  faisant 
un  pas  bien  grave  dans  le  chemin  où  on  l'engageait. 

CHAPITRE   XXXIX. 

Aussitôt  que  Lambert  eut  fermé  la  porte  sur  lui  :  —  Vous  vous  êtes 
conduite  avec  moi  d'une  manière  indigne,  dit  la  baronue  à  Mme  Bouvard  ; 
mais  j'ai  tout  réparé.  Vous  allez  partir  pour  Paris,  ou  bien  tout  votre 
passé,  vos  autécédeus  de  théâtre,  vos  accointances  avec  Cotisinot  et  vo- 
tre intention  en  venant  ici ,  seront  connus  de  ce  brave  homme  comme  je 
vous  l'ai  déjà  fait  entendre  ;  nous  verrons  alors  s'il  aura  encore  envie  de 
vous  épouser! 

—  Mais,  madame,  après  avoir  trempé  dans  une  tromperie  si  cruelle, 
pourraije  jamais  espérer  de  bien  vivre  avec  lui?  Un  jour  ou  l'autre  il 
sai'ia.., 

—  Et  que  vous  importe  !  qumd  vous  serez  sa  femme,  vous  aurez  belle 
à  lui  persuader  que  je  vous  ai  forcée  d'agir  et  que  d'ailleurs ,  ce  qui  est 
vrai,  vous  n'avez  rien  fait  qui  ne  fiit  dans  son  intérêt. 

—  Si  du  moins...  essaya  de  dire  la  malheureuse  fiancée. 

—  Nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  en  explications ,  dit  Mme  de 
Chabourot  l'interrompant;  arrivée  à  Paris,  vous  me  remettrez  ces  papiers, 
et  ni'ji  en  échange  je  vou3  remettrai  dix  mille  francs ,  que  je  vous  avais 
toujours  destinés  :  ainsi ,  voyez  d'un  côté  celte  somme,  de  l'autre  toutes 
vos  idées  d'établissement  renversées.  Vous  acceptez,  n'est-il  pas  vrai  ? 
—  Ainsi,  à  demain  matin.  —  Chez  vous. 

Moïc  Bouvard  ayant  consenti  par  son  silence  : 

—  Ah  ça  !  maintenant,  continua  la  baronne,  nous  voilà  de  nouveau  al- 
liées ;  ainsi  dans  le  cas  où  le  capitaine ,  au  moment  de  vous  laisser  partir, 
aurait  quelque  scrupule,  vous  m'aideriez  à  en  triompher. 

—  Mais  comment  ferai-je  pour  me  représi;uter  tievant  lui  ? 

— 11  vous  aime,  n'est-ce  pas  ?  répartit  Mme  de  Chabourot,  et  vous 
voyez  que  je  ne  suis  pas  trop  malhabile  :  soyez  donc  sûre  que  nous  sau- 
rons bien  organiser  quelque  bourde  à  lui  faire  croire  pour  votre  retour. 
A  propos,  ajouta-t-elle,  vous  devez  avoir  des  lettres  de  Cousinot. 

—  Peut-être  bien  ;  mais  que  vous  importe  ? 

—  Cherchez-en  une  ou  deux  bien  vite  et  me  les  donnez ,  car  si  cet 
homme,  qui  Cit  plus  méfiaut  que  je  ne  l'avais  cru,  allait  avoir  tardivement 
l'idée  que  je  ne  suis  pas  Mme  Bouvard,  je  le  convaincrais  en  lui  montrant 
l'écriture  de  son  ami. 

Mme  Bouvard  avait  à  ce  qu'il  paraît  pris  son  parti  et  compris  l'inutilité 
de  tonte  résistance;  d'ailleurs,  dix  mille  francs  pour  elle  étaient  une  som- 
me. Elle  se  résigna  donc  au  surcroît  de  prudence  dont  la  baronne  voulait 
encore  qu'elle  fût  complice,  et  ayant  ouvert  une  petite  cassette,  archives 
de  l'amour,  dans  laquelle  étaient  étiquetées  et  conservées  bien  d'autres 
correspondances,  elle  remit  à  la  baronne  deux  ou  trois  manuscrits  du 
fond  Cousinot,  en  lui  faisant  bien  promettre  de  ne  pas  les  lire  ;  tout  était 
donc  prêt  pour  bien  recevoir  le  capitaine,  quand  il  rentra. 

A  ce  moment  même,  ses  perplexités  n'avaient  pas  cessé  et  bien  certai- 
nement si  sou  adorée  Mme  Bouvard,  s'élaiit  décidément  raitarhée  à  la 
baronne,  n'avait  pas  pesé  de  toute  son  inilucnce  dans  la  question ,  il  est 
fort  douteux  qu'il  fût  tombé  dans  le  piège  qui  lui  était  tendu;  mais  l'a- 
mour  qui  perdit  Troie,  perdit  aussi  le  capitaine  Lambert  ;  toutes  les  ob- 
jections qu'il  put  soulever  ayant  victorieusement  été  réfutées  par  sa  futu- 
re qui,  dans  son  dessein  désormais  arrêté  de  le  persuader,  aliajusqu'à  lui 
dire  qu'il  paraissait  se  délier  d'elle,  il  ne  résista  plus,  et  livra  les  pip'ers 
qui  furent  aussitôt  cousus  entre  la  ouate  et  le  taffetas  d'une  douillette  que 
devait  revêtir  la  voyageuse.  Bientôt  après,  le  moment  de  se  mettre  en 
route,  étant  encore  assez  loin,  Mme  Bouvard  pensa  en  elle-même 
qu'il  lui  serait  bien  plus  commode  de  faire  la  route  dans  la  voiture  et 
dans  la  compagnie  de  Mme  de  Chabourot,  ii  laïuclle  d'ailleurs  clic  avait 
beaucoup  de  choses  à  dire  ;  voulant  donc  faire  changer  les  dispositions 
prises,  elle  tira  à  part  le  capitaine  cl  profilant  de  l'idée  qu'avait  eue  un 
jnsiatf'  «me  de  Chabourot;  —  Si  l'oa  pouvait  être  sûre,  dii-clle,  que  celle 


femme  est  Mme  Bouvard ,  je  crois  que  l'on  se  dispenserait  sans  ioconvé- 
niens  de  toutes  les  précautions  que  nous  voulons  prendre,  et  qui  ont 
aussi  leurs  dangers,  car  qui  sait  s'il  ne  se  rencontrera  pas  quelque  agent 
de  police  au  bureau  de  la  diligence,  car  je  trouve  cela  plus  probable 
qu'une  embuscade  sur  la  route. 

—  Ouais,  fit  Lambert,  vous  avez  raison,  et  il  me  paraît  certain  que  cette 
femme  n'est  qu'une  intrigante  ayant  volé  le  nom  de  l'amie  de  Cousinot; 
je  l'avais  d'abord  pensé. 

[^ —  Je  ne  vais  pas  si  loin  que  vous,  dit  Mme  Bouvard  ;  je  dis  seulement 
que  si  c'est  bien  là  Mme  Bouvard,  le  mieux  est  de  partir  avec  elle;  si  aa 
contraire  c'est  une  femme  ayant  dérobé  son  nom,  il  ne  faut  rien  faire  sur 
son  indication. 

Frappé  de  la  force  de  ce  raisonnement  qui,  en  passant  par  la  bouche  de 
l'objet  aimé,  perdait  ce  qu'il  pouvait  avoir  d'incomplet  et  de  défectueux, 
Lambert  se  rapprocha  de  madame  de  Chabourot,  et  commençant  de  l'in- 
terroger : 

—  Madame  la  maîtresse  de  pension  qui  logez  des  gens  de  police,  où 
est  siiuée  votre  maison,  s'il  vous  plaît? 

—  Où  est  située  ma  maison? 

—  Oui,  répondez  par  grâce  à  celte  question. 

—  Rue  Neuve-Saint-Etienne,  dit  Mme  de  Chabourot  à  laquelle  Mme 
Bouvard  fit  signe  de  donner  sans  s'inquiéter  les  éciaircissemens  qu'on  lui 
demandait. 

—  Et  où  logeait  Cousinot  ? 

—  Cousiiot  !  dans  la  maison  voisine  de  la  mienne,  à  l'hôtel  du  Canul. 
Mais  pourquoi  cet  interrogatoire  ?  Douteriez-vous  que  je  sois  Mme  Bou- 
vard ? 

—  Peut-être,  fit  Lambert  avec  finesse. 

—  Si  ce  n'est  que  cela,  et  qu'à  ce  doute  ait  tenu  tonte  votre  défiance, 
il  fallait  donc  parler  ;  car  je  l'avais  prévu,  et  sachant  n'être  pas  connue  de 
vous,  j'ai  pris  sur  moi  quelques  lettres  de  notre  ami  commun  pour  me 
servir  d'introduction. 

—  Montrez-les  voir,  dit  le  capitaine. 

Mme  de  Chabourot  ayant  tiré  de  son  sac  les  lettres  que  venait  de  lui 
remettre  Mme  Bouvard,  les  donna  à  Lambert  qui  commença  à  lire  tout 
haut  :  Chère  ange  de  mon  cœur,  ta  us  été  bien  gentille  hier... 

— Ah!  monseur,  faites  nous  la  grâce,  dit  eu  même  temps  avec  pruderie 
et  pudeur  Mme  Bouvard. 

Le  capitaine  prit  une  autre  lettre,  et  sans  tenir  compte  de  l'intimation 
qui  venait  de  lui  être  faite,  il  lut  encore  à  haute  voix  ce  début  d'uo  tout 
autre  genre  :  »  A  la  fin  vos  exigences  deviennent  fastidieuses,  et  si  vous 
«n'étiez  pas  une  femme  du  monde,  je  vous  dirais  que  vous  m'embêtez...» 

— Monsieur  !  fit  plusvivement  Mme  Bouvard,  rougissant  jusqu'au  blanc 
des  yeux. 

—  Madame  a  raison ,  dit  de  son  côté  la  baronne  ;  je  ne  vous  ai  pas 
donné  ces  lettres  pour  les  lire  d'un  bout  à  l'autre.  Voyez  les  adresses  et 
l'écriture  et  rendez-les  moi. 

—  Oui,  lit  Lambert  en  jetant  à  Mme  Bouvard  un  regard  d'intelligence, 
c'est  bien  là  l'écrture  et  le  style  de  Cousinot. 

—  Alors,  dit  Mme  Bouvard,  nous  n'avons  plus  de  raisons  de  nous  dé- 
fier de  madame,  et  je  lui  demande  une  place  dans  sa  voiture. 

—  Comme  il  vous  plaira,  répondit  la  baronne,  sans  marquer  aucua 
empressement;  puis  ello ajouta  fine»ient:  Je  vois  bien  que  vous  ce  vou- 
lez pas  que  je  reste  en  tête  à  tête  avec  le  capitaine. 

Cerné,  traqué  de  toutes  parts,  ayant  contre  lui  quatre  ou  cinq  passions 
conjurées  :  l'intérêt,  l'amour,  la  vengeance,  l'amour-propre,  la  peur,  le 
tout  raanié  par  deux  femmes  conspirant  pour  le  tromper  et  apportant, 
l'une  sa  supériorité  d'espiit  et  sa  profondeur  d'intrigue,  l'autre  la  souve- 
raineté de  ses  charmes,  que  vouliez-vous  que  fit  le  pauvre  Lambert?  Qu'il 
cédât? 

Ainsi  fit-il  :  on  regarda  encore  une  fois  si  aucune  mouche  ne  station- 
nait dans  la  rua  ;  puis  les  d  âmes  descendirent  jusqu'à  la  voiture  ,  où  elles 
se  placèrent.  Mme  Bouvard  fut  instamment  priée  par  le  capitaine  d'avoir 
bien  soin  de  Mme  Delaunay,  qui  promit  d'être  de  retour  le  surlendemain 
au  soir  pour  tout  délai. 

De  son  côté,  Lambert  reçut  la  recommandation  d'attendre  de  pied 
ferme  la  perquisition  annoncée  et  qui  n'aurait  rien  de  redoutable  pour 
lui,  les  papiers  ne  se  trouvant  pas  dans  sa  maison  ;  toutes  ces  paroles  di- 
tes, l'ordre  fut  onlin  donné  au  cocher  de  marcher,  et  comme  JIme  de 
Chabour'H,  dans  la  pensée  de  rop:iriir  aussitôt  qu'elle  aurait  gouré  le  pau- 
vre Lambert,  avait  fait  reposer  les  chevaux  une  parlie  de  la  journée  dans 
un  village  des  environs  de  Mantes  ;  quoique  ceux-ci,  comme  la  voiture, 
fussent  de  louage,  ils  partirent  assez  bon  train  ;  or.  comme  il  arrive  à  tous 
les  gens  qui  ont  pris  avec  déchirement  une  grande  résolution,  les  voya- 
geu  (  s  ne  furent  pas  plus  tôt  à  deux  cents  pas  que  le  capitaine  commença 
à  douter  que  le  parti  auquel  il  s'était  arrêté  fût  le  meilleur;  mille  dan- 
gers ou  mille  inconvéuieus  auxquels  il  n'avait  pas  pensé  s'offrirent  à  son 
imagination,  et  certes,  s'il  eût  pu  reprendre  le  fait  accompli  échappé  de 
ses  mains,  il  n'y  eût  pas  manqué  ;  mais  tout  était  consommé  et  irrépara- 
ble. Tiiste  du  départ  de  sa  fiancée,  inquiet  pour  sa  sûreté,  mécontent  de 
lui-même  ,  il  rentra  chez  lui  en  proie  aux  plus  sombres  idées ,  et  ayant 
pour  se  consoler  la  riante  perspeciivc  d'une  descente  de  justice.  Il  faut 
convenir  que  Cousinot  lui  avait  ménagé  là  une  aimable  récréatioui 


S2 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


CHAPITRE  XL. 

La  position  de  Lambert  était  étrange.  A  tout  moment  il  s'attendait  à 
\'oii'  sa  maison  ceniéc,  ciiv;iliie,  foinilôe  en  tous  les  sens,  et  cependant  à 
mesura  que  riieiire  se  passait,  et  que  tous  ces  désagrémeiis  ne  lui  arri- 
vaient pas,  il  s'inquiéiait;  car  ses  doutes  sur  la  sagesse  du  paiii  qu'il 
avait  pris  s'accroissaient  par  ce  premier  accroc  fait  à  la  vérité  des  rensei- 
gnemens  qui  lui  avaient  été  donnés.  Si  quelqu'un  dans  le  ir.onient  l'eût 
interrogé  pour  savoir  la  cause  de  sa  souc  eu>e  disposition,  il  eût  répondu 
sérieusement  qu'un  grand  nialliciir  lui  arrivait;  (piil  avait  espéré  un  man- 
dat de  perquisition,  peut-être  mOme  un  mandat  d'arrêt  dirigés  contre  sa 
personne,  et  qu'il  ne  voyait  rien  unir  et  que  tout  lai  manquait  à  la  fois. 

Il  passi  ainsi  la  journée  du  lendemain  dans  une  anxiété  que  cbaque 
beure  de  tranquillité  redoublait,  ci  sur  le  soir  il  étiiit  tellement  désespéré 
de  n'avoir  vu  se  produire  autour  do  sa  maison  aucune  appnrition  suspecte 
que  ne  pouvant  plus  tenir  à  cet  aO'reux  repos, il  se  résolut  de  partir  pour 
Paris  et  d'aller  faire  une  descente  chez  Mme  liouvard  alin  rie  vérifier  la 
sincérité  des  révélations  qu'elle  éiuit  venue  lui  fa're. 

Mais  la  consoiaiion  qui  n'est  jani:.is  plus  proclie  que  quand  les  souf- 
frances de  l'anie  ont  été  portées  is  leur  deriii'T  paroxisme,  vint  enfin  le 
visiter.  Comme  il  avait  déjà  ordonné  à  sa  servante  de  lui  apporter  son  sac 
de  nuit  pour  qu'il  le  disposât,  il  fut  agréablement  surpris  par  la  nouvelle 
du  retour  de  Mme  Delauuay  :  on  laisse  ;i  penser  s'il  fut  empressé  5  se 
rendre  chez  elle. 

—  Dieu  merci,  lui  dit  sa  fiancée,  en  le  voyant  entrer,  nous  en  sommes 
quites  pour  la  peur;  vous  n'avez  vu  personne,  n'est-il  pas  vrai  ? 

—  Mon  Dieu  non,  répondit  Lan^bert. 

—  Tout  C!-t  éclairci;  la  police  a  enfin  rais  la  main  sm-  ce  quelle  clier- 
cbait  et  vous  laissera  désormais  en  repos. 

—  Comment,  vous  avez  livré  les  papiers? 

—  Du  tout,  répartit  Mme  Bouvard  ,  et  je  vous  les  rapporte  ;  il  paraît 
qu'ils  sont  étrangers  à  la  politique  et  qu'ils  concernent  seulement  une  fa- 
mille sur  laquelle  votre  ami  Cousinot,  au  moyen  de  leur  possession,  a  jeté 
une  espèce  de  sort. 

—  Sans  doute,  reprit  Lambert,  c'est  toujours  ainsi  qu'il  m'en  avait 
parlé. 

—  Mais  savez  vous,  dit  alors  gravement  Mme  Bouvard,  que  cette  con- 
duite n'est  pas  très  morale  et  que  vous  vous  êtes  fait  complice  d'un  assez 
triste  procédé  ? 

—  Vous  trouvez  ?  dit  Lambert,  un  peu  inquiété  dans  sa  conscience. 

—  Certainement,  et  je  m'étonne  comment  un  homme  aussi  solide  que 
vous  sur  les  piincipes  ayc  pu  s'associer  à  unj  pareille  petitesse;  aussi  à 
votre  place  je  sais  bien  re  qiic  je  ferais. 

—  Dites  un  peu,  répartit  lecapiiaino? 

—  Je  prendrais  ces  papiers,  qui  d'ailleurs  nous  ont  donné  plus  de  sou- 
cis qu'ils  ne  valent,  et  je  les  renverrais  ii  la  famille  à  lafjuelle  ils  appar- 
tiennent. 

—  Eh  bien  !  et  Cousinot? 

—  Eh  bien  !  M.  Cousinot  se  trouverait  ainsi  forcé  de  marcher  un  peu 
malgré  lui  dans  le  sentier  de  la  vertu;  mais  je  ne  vois  pas  le  grand  mal 
qu'il  y  aurait  à  cela. 

—  Oh  !  dit  Lambert,  je  ne  fais  pas  de  pareils  traits  aux  gens  que  j'aime. 
D'abord  viius  jugez  notre  ami  un  peu  tambour  battant;  qui  n'entend 
qu'une  cloche  n'entend  qu'un  son.  Mme  Bouvard  vous  a  dit  tout  ce  qu'elle 
a  voulu  et  vous  voyez  qu'il  s'en  est  coaté  de  belles,  puisqu'on  a  même  fait 
un  grand  coniplot  politique  de  tout  cela  ;  mais  Cousinot,  lui,  prétend 
qu'il  est  dans  son  droit,  et  j'ai  en  lui,  voyez-vous,  autantdc  confiance  qu'en 
votre  saltimbanque  de  Mme  Bouvard. 

L'inspiration  de  parler  en  termes  aussi  peu  parlementaires  de  Mme 
Bouvard  à  Mme  Bouvard  était  des  plus  malheureuses  ;  aussi,  celle-ci  ré- 
pond.t  : 

— Je  ne  sais  pas  si  Mme  Bouvard  est  une  saltimbanque  ;  mais  ce  qu'il  y  a 
de  certain,  c'est  que  votre  Cousinot,  qui  l'a  abandonnée  pour  aller  por- 
ter le  trouble  d.-.ns  une  honnête  famille,  était  très  heureux  de  vivre  de 
ses  générosités. 

—  Ce  sont  des  calomnies,  s'écria  Lambert  avec  exaltation,  et  tenez, 
Euphémic  (c'était  le  nom  de  bnptêmc  de  Mme  Bouvard  que  nos  lecteurs 
ne  seront  pas  fâchés  d'apprendre,  quoiqu'un  peu  tardivement),  il  faut 
une  fois  pour  toutes  vous  dire  ce  que  c'est  pour  moi  que  Cousinot.  Cou- 
sinot est  en  homme  qui  m'a  sauvé  plus  que  la  vie,  car  il  m'a  rendu  la 
santé,  sans  laquelle  mon  existence  était  pire  que  l'enfer,  aussi  je  lui  suis 
dévoué  corps  et  ame,  et  non  seulement  je  n'entends  pas  lui  faire  le  tour 
que  vous  me  conseillez,  mais  je  ne  peux  pas  supporter  qu'on  parle  mal 
de  lui  en  ma  présence. 

—  Je  ne  puis  pas  vous  empêcher  de  l'adorer  ;  mais  vous  ne  me  forcerez 
pas  à  avoir  de  lui  une  autre  opinion  que  la  mienne. 

—  Voyons,  fit  Lambert,  allons-nous  nous  quereller  quand  nous  devrions 
être  tout  à  nous  revoir? 

—  Je  ne  querelle  pas,  reprit  Mme  Bouvard,  mais  seulement  je  m'étonne 
qu'on  puisse  s'aveugler  pour  quelqu'un  au  point  de  faire  une  bassesse  ! 

—  Une  bassesse,  reprit  Lambert  d'un  accent  de  foiii  presque  mena- 
çant, une  bassesse  ! 

—  Oui  monsieur,  car  s'associer  à  une  malhonnêteté  par  faiblesse,  c'est 
comme  si  on  la  faisait  soi-même. 


En  s'entendant  accuser  ainsi  d'improbité,  Lambert  changea  de  couleur. 

—  Voilà,  dit-il,  la  première  fois  que  quelqu'un  m'en  dit  une  pareille! 
Puis  affectant  un  grand  sang-froid  sous  lequel  il  cachait  un  aUreux  déchi- 
rement : 

—  Voulez-vous,  dit-il,  me  rendre  le  dépôt  que  je  vous  ai  confié? 

—  Le  voilà,  dit  Mme  Bouvard  en  lui  remettant  le  paquet  cacheté. 

Lambert  le  prit  sans  mol  dire  et  sans  le  regarder,  puis  pinçant  la  bou- 
che pour  donner  à  sa  figure  un  aspect  impassible,  il  le  plaça  dans  la  po- 
che ^dc  son  habit  qu'il  boutonna  par  dessus,  pu's  il  rouvrit  son  habit, 
changea  le  paquet  de  poche  et  remit  encore  un  à  un  tous  les  boutons 
qu'il  venait  de  déuicher;  enfin  il  fit  tout  le  manège  d'un  homme  que  sa 
dignité  blessée  pousse  à  sortir  et  que  la  crainte  de  consommer  une  dé- 
marche dont  il  se  repente  retient  néanmoins.  Après  avoir  fait  deux  ou 
trois  tours  aû'airésdans  la  chambre  pour  chercher  son  chapeau,  ce  qui  lui 
fit  encore  gagner  du  temp.s,  voyant  que  Mme  Bouvard  n'avait  pas  une 
seule  parole  de  regret,  il  se  décida  à  accomplir  sa  retraite  et  dit  d'une 
voi.ï  étouffée. 

—  J'ai  bien  l'honneur  de  vous  saluer,  madame. 

—  Bonsoir,  monsieur,  répondit  Mme  Bouvard  d'un  ton  sec.  Et  ils  se  Sé- 
parèrent ainsi. 

CHAPITRE  XLI. 

Nos  lecteurs  ont  compris  la  portée  de  cette  scène.  Mme  Bouvard,  en 
jetant  sur  la  conduite  de  Cousinot  un  blâme  aussi  énergique,  s'occupait  de 
se  ménager  une  amnistie  et  préparait  Lambert  à  la  révélation  tôt  ou  tard 
indispensable  du  tour  odieux  qu'on  lui  avait  joué.  Elle  comptait  l'amener 
à  regretter  l'assistance  qu'il  avait  accordéeà  son  ami  cl  par  suite  à  se  faire 
passer  en  compte  comme  service  rendu  l'espèce  de  violence  qu'elle  a- 
vouerait  avoir  pratiquée  pour  lui  faire  restituer  les  papiers  dont  l'aide- 
major  abusait. 

Plus  lard,  voyant  la  querelle  s'envenimer,  elle  n'avait  pas  été  fâchée  de 
mettre  le  capitaine  un  peu  hors  de  lui-même  ;  car  dans  cette  situation 
d'esprit,  il  y  avait  raoin »  de  danger  qu'il  .s'aperçût  que  le  paquet  avait  é:é 
ouvert  et  ensuite  refermé.  En  effet,  au  miUeu  de  la  douloureuse  animation 
à  laquelle  Lambert  se  trouvait  livré  à  la  suite  de  celte  querelle,  il  n'eut 
garde  de  penser  à  vérifier  minutieusement  l'état  des  cachets  qui  avaient 
d'ailleurs  été  fort  proprement  adultérés  par  Mme  de  Chabourot,  et  il  ne 
s'avisa  de  rien.  Mais  l'autre  résultat  qu'avait  poursuivi  Mme  Bouvard  ne 
fut  pas  de  même  obtenu. 

Elle  dut  bien  voir  qu'elle  avait  mal  mesuré  la  portée  de  son  influence 
quand  elle  avait  compté  prévaloir  contre  rattachement  inviolable  qui  unis- 
sait Lambert  et  Cousinot;  et,  à  raison  de  cet  échec,  elle  fut  un  peu  dé- 
couragée de  son  ardeur  à  terminer  l'affaire  de  son  mariage  qui  restait 
ainsi  compliquée  d'une  inquiétante  question  d'avenir. 

Celte  hésitation,  jointe  à  un  certain  ressentiment  qu'elle  avait  de  l'é- 
pithète  brutale  accolée  à  son  nom,  fut  cause  qu'elle  apporta  une  çrande 
raideur  à  traiter  la  diplomatie  d'une  réconciliation  avec  le  désolé  Lam- 
bert qui,  partagé  entre  les  excitations  ardentes  de  son  amour  et  la 
morgue  réfrigérante  de  son  amo;!r-propre,  se  mourait  du  désir  d'une  ex- 
plication et  ne  voul.it  cependant  pas  revenir  le  premier.  Mais  dans  ces 
sortes  de  luttes,  celui  qui  aime  le  plus  a  toujours  le  dessous.  Aussi,  après 
avoir  marcliandé  pendant  plusieurs  jours,  Lambert  finit  par  se  dire  qu'il 
était  trop  malheureux  et  ne  pouvait  vivre  ainsi  ;  il  traversa  donc  le  Ru- 
bicon,  c'est  à-dire  la  rue,  et  se  rendit  chez  Mme  Bouvard  qui,  en  le 
voyant,  ne  s'4to;ina  que  d'une  chose,  à  savoir  qu'il  eût  tant  tardé. 

En  le  voyant  entrer  elle  remarqua  qu'il  était  si  triste  et  si  défait  qu'elle 
en  eut  pitié  ;  si  donc  Lambert  eût  d'abord  avoué  avec  franchise  qu'il  ve- 
nait pour  se  remettre  en  bonne  intelligence  avec  elle,  tout  aurait  été  dit 
au  premier  mot.  Maison  sait  en  pareil  cas  les  subtiles  habiletés  de  l'a- 
mour-propre  ;  on  revient,  mais  du  moins  que  l'on  peut,  en  cherchant  à 
donner  à  son  retour  un  prétexte  un  peu  fier  et  qui  dépayse  bien  loin  ce- 
ui  auquel  on  se  rend  de  l'idée  qu'il  vous  a  amené  à  composition. 

—Vous  m'excuserez,  madame,  fit  donc  Lambert  d'un  ton  très  compo- 
sé, si  je  viens  tous  interrompre;  mais  vous  voulez  vousfixerdans  ce  pays, 
et  étant,  moi,  sur  le  point  d'en  partir... 

—Vous  quittez  Mantes?  demanda  Mme  Bouvard,  en  le  regardant  avec 
intention  pour  voir  s'il  parlait  sérieusement. 

—  Oui,  madame,  je  le  quitte,  répondit  le  capitaine  de  l'air  le  plus  in- 
différent qu'il  lui  lut  possible,  et  j'étais  vr nu... 

— C'est  une  résolution  que  vous  avez  prise  bien  subitement,  dit  sa 
prétendue  en  l'interrompan*. 

—  Non,  repartit  Lambert,  et  j'y  ai  assez  réfléchi;  mais  quand  on  se 
trouve  mal  quelque  part...  Je  vous  disais  donc  que  j'étais  venu  pour  vous 
parler  d'une  affaire... 

—Une  affaire,  demanda  Mme  Bouvard  ? 

—Oui;  vous  ayant  entendu  dire  que  vous  vous  trouviez  mal  logée,  je 
voulais  vous  demander  s'il  vous  serait  agréable  de  louer  ma  maison  ? 

—Votre  maisa  i,  répondit  sèchement  la  dame,  ce  serait  beaucoup  trop 
considérable  pour  moi. 

—Je  vous  la  laisserai  à  bon  marché  ;  c'est  plutôt  pour  qu'elle  soit  oc- 
cupée que  pour  en  tirer  argent. 

—Je  vous  SUIS  très  obligée  ;  mais  c'est  bien  dans  la  ville  la  dernière  que 
je  voudrais  habiter. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


33 


— Pourquoi  ?  dit  Lambert  :  elle  C't  coaimode,  le  jardin  en  est  très  agréa- 
ble, et  pusjuc  vous  aimez  les  Ucurs,.. 

— Monsieur,  lit  il'iin  air  de  mélancolie  Mme  Bouvard,  il  y  a  des  souve- 
nirs qu'il  vuiilrait  u)ieu\nepas  rappel' r. 

— C'est  juste,  rej)rii  le  capiiainc  abordant  i'cxplicaiion,  vous  vous  êtes 
reprocliée  sans  doule  d'avoir  érrii  à  un  bomme  ca'jabic  d'une  bassesse. 

—  C'est  bien  g.irder  le  souvenir  d'une  parole  qui  a  pu  échapper  dans 
un  moment  de  v.vaiiti^,  repirtit  l\  Vhu  fiancéo, 

—  OU  !  quand  on  dit  ces  choses-là,  on  les  pense. 

—  Si  je  les  avais  pensées,  je  ne  regieiierais  pas  de  les  avoir  dites. 

—  Avec  ça  que  vous  avez  bien  montré  vos  regrets,  dit  Lambert  amè- 
rement. 

—  Et  comment  voulioz-vous  que  je  les  montre  (elle  aurait  aussi  bien 
pud.re  que  je  les  mmiirasse)  ?  11  faut  voir  les  gens  pour  leur  parler. 

—  On  peut  leur  écrire. 

—  Oui.  pour  qu'après  cela  ils  vous  reprochent  vos  leitres. 

—  Moi,  vous  leproeluTune  chose  qui  me  rendit  si  heureux  quand  elle 
m'arriva.  Il  est  vrai  quo  je  ne  m'attendais  pas  que  plus  tard... 

Et  il,  n'acheva  pus. 

—  Eli  bien  !  quoi  plus  tard  ?  fit  Mme  Bouvard  d'un  ton  de  tendre  re- 
proche. 

—  Que  vous  me  retireriez  votre  estime,  dit  le  pauvre  Lambert  sentant 
venir  des  larmes  dans  ses  yeux  el  son  cœur  se  gonllcr. 

—  Ponvt'z  vous  croire  de  pareilles  ciioscs  ?... 

—  Vous  me  l'avez  dit,  répondit  le  capitaine. 

—  Mais  si  je  ne  le  dis  plus,  et  si  je  suis  fâchée  de  l'avoir  dit,  partirez- 
vous  encore? 

—  Je  crois  que  c'est  toujours  le  plus  sage,  répondit  Lambert,  tâchant 
de  mettre  ii  se  reniire  (|ueli|ue  Irsustion. 

—  Parlez  alors,  monsieur,  dit  Mœe  Bouvard,  qui  ne  voulait  pas  aussi 
par  trop  supplier  ;  vous  n'étiez  peut-être  pas  làiLe  d'avoir  uu  prétexte  de 
rompre. 

—  Moi,  j'ai  voulu  rompre  !  s'écria  le  capitaine. 

—  Comment  ne  le  croirais-je  pas  quand  pour  une  simp'e  parole... 

—  Vous  ajjpelcz  cela  une  siiaple  parole  :  dire  il  quelqu'un  qu'il  est  un 
malhonnête  homme  ! 

—  Ceriainenicnt,  j'ai  dit  et  je  le  répète,  que  vous  éies  fasciné  par  un 
étourdi  qui  vous  a  embarqué  dans  une  alTaire  oîi  il  n'y  a  eu  pour  vous 
que  des  dcsagrémens. 

—  Oh  !  si  vous  aviez  toui  né  la  chose  comme  cela,  ce  serait  bien  diffé- 
rent ! 

—  Mais  puisqu'on  vous  l'explique ,  faut-il  donc  se  mettre  à  deux  ge- 
noux pour  vous  demander  pardon  ? 

—  M'avoir  tant  fait  souffrir,  dit  alors  Lambert  d'un  ton  qui  voulait  dire 
qu'il  ne  résistait  plus  à  se  ré  oncil  er. 

—  Et  moi ,  vilain  rancuneux ,  ût  Mme  Bouvard  en  lui  tendant  la  main, 
croyez-vous  que  j'étais  à  la  noce  ? 

—  Vous  y  serez  bicniOt  si  vous  voulez,  reprit  L.imbert ,  souiiant  entre 
(leu;;  larmes  qui  descendaient  !e  long  de  sa  mâle  ligure. 

—  Co  n'est  peut  être  pas  ce  que  je  ferai  de  mieux,  répartit  la  fiancée, 
car  vous  n'ôtes  pas  aimable,  savez-vous? 

—  C'est  vouî  qui  êtes  une  méchante,  car  si  je  n'étais  revenu,  vous  n'au- 
riez pas  bougé. 

—  Ah  !  pour  cela  non,  dit  d'un  air  capable  Mme  Bouvard  :  une  femme 
ne  doit  jamais  revenir;  mais  dites  donc,  votre  maison,  votis  ne  me  dit"S 
pas  ce  que  vous  voulez  me  la  louer. 

—  Voyez-vous,  la  vilaine  qui  se  moque  de  moi,  dit  Lamhert,  déposant 
sur  la  main  uttrà  potelée  de  Mme  Bouvard  un  baiser  tendre  et  respec- 
tueux. 

Et  ainsi ,  après  l'orage  le  beau  teraps  étant  reveini,  on  peut  facilement 
supposer  qu'un  long  délai  ne  féparera  pas  leur  mari;ige  et  cette  léconci- 
bation. 

CHAPITRE  XLII. 

Nous  connaissons  trop  maintenant  Mme  de  Chabourol  pour  croire 
qu'une  fois  rentrée  dans  la  jiossession  des  papiers  qu'elle  pouisuivait  avec 
une  pcrsé'éia'Ke  si  désespérée,  elle  ait  laissé  passer  beaucoup  de  leuips 
s;:ns  fa.re  que'que  usage  de  sa  \ic!oire. 

Henoii(;aui  i)resquc  aussitôt  h  la  solitude  dons  laquelle  elle  avait  vécu 
depuis  le  dipart  de  son  n  ari ,  cil.;  se  rendit  chez  Mme  de  Janv/y.  à  la- 
qui'  le  elle  ia;oMia,  loujcurs  i-elon  son  sys  cinede  mensonge  nii-f,artiede 
vérité,  qu'elle  avait  euiiii(lécou\cri  la  cause  de  la  liiirue  prédilection 
que  M.  (le  Chabuurot  avait  montrée  pour  le  sieur  Cousinot.  Des  titres 
tombés  aux  maius  de  celui-ci  et  par  l'al'us  qu'il  avait  semblé  vouloir  en 
fdiie.  pouvant  rompiorucltre  une  partie  noialde  de  kiu'  fortum;,  avaient 
été  1,1  raison  détenninaïue  des  menngemeiis  el  di>  la  faveur  dont  cet 
Lomine  avait  été  l'obji't  de  la  part  du  baron  ;  mais.  Dieu  nier<  i,  ce  danger 
avait  été  cenjuré,  ei  si  \I.  de  ¥i  cneuse  n'était  pas  trop  décour.g'  par  les 
fâcheux  proeédés  auxquels  il  ava  t  été  expr.sé,  il  pouvait  ceiie'fois  avec 
sé( uriié  prétiiidrc  à  la  main  de  Thérèse,  dont  il  n'y  avait  plus  moyen 
(ju'aurunc  inllueuce  pfii  le  déposséder. 

Etaai  resté  fort  amoureux,  M.  de  Fret  ense,  quand  sa  lanlc  ni  transmit 
eeite  ouverture,  l'accueillit  avec  empressement,  cl  ïuérè^e,  dont  la  dcs- 
KovEJuaaE  mu.—  xojié  1, 


tinée  était  de  ressembler  sur  place  à  une  sorte  de  fiancée  du  roi  de  Garbeî, 
reçut  l'intimation  de  retourner  du  côté  de  son  prmier  prétendant;  d'a- 
pies  sa  résignation  aux  volontés  maternelles,  Cousinot  étant  déclaré  dé- 
chu de  ses  es()érances,  ne  devait  plus  être  considéré  par  elle,  nos  lecteurs 
nous  pardormeront  ce  jeu  de  mots,  que  comme  un  futur  passé. 

Par  le  lait,  le  malheur  arrivé  à  M.  de  Preneuse  tourna  très  heureuse- 
ment pour  lui,  car  la  peur  qu'elle  avait  eue  d'être  livrée  à  l'étrange  i)ro- 
légé  de  son  père,  fit  que  Mlle  de  Chabourol  accepta  avec  bonheur  et  em- 
pr 'sscment  le  parti  si  honorable  qu'elle  avait  précéilemment  subi  avec 
une  résignation  douloureuse  ;  ce  fut  un  peu  la  fable  de  La  Fontaine  :  ■■  Le 
mari,  la  femme  et  le  voleur,  »  qui  se  réalisa  en  cette  occasion. 

Tout  étant  si  bien  arrangé  à  Paris,  Mme  de  Chabourol  écrivit  à  Frsnc- 
fort  pour  engager  son  mari  à  envoyer,  dans  le  plus  bref  délai,  son  consen- 
tement  au  maria-.;e  de  M.  de  Freneuse  :  «  Nous  n'avons  plus  rien  â  crain- 
dre, disait  la  lettre  de  la  baronne,  du  personnage  qui  doit  faire  auprès 
de  voui,  une  si  singulière  figure  :  la  brebis  égarée  est  rentrée  au  bercail, 
et  on  ne  nous  la  dérobera  plus,  car  un  bon  brasier  l'a  réduite  en  cendres 
et  la  mise  désormais  hors  de  toute  atteinte.  Von-;  pouvez  donc  ajir  à  vo- 
tre aise  avec  M.  votre  attaché,  le  remercier  si  bon  vous  semble,  ou  le 
garder  auprès  de  vous  s'il  vous  rend  quelques  services  ;  mais  seulement 
aàtez-vous  de  nous  faire  parvenir  l'acte  de  voire  consentement,  de  ma- 
nière que  s'il  prenait  envie  à  ce  terrible  amoureux  de  désericr  son  poste 
pour  venir  revendiquer  ce  qu'il  appelle  ses  droits  il  vienne  se  heurter 
contre  un  invincible  obstacle.  Nous  av  serons  d'ailleurs,  pour  le  moment 
où  il  apprendra  le  mariage  de  Thérèse,  à  trouver  quelque  moven  de  l'em- 
pêcher d  avoir  une  colère  trop  bruyante,  car  c'est  là,  j'en  conviens,  un 
danger.  Thérèse  va  à  ravir  depuis  qu'elle  est  assurée  de  n'épouser  pas 
Cousinot;  cet  homme  était  positivement  sa  maladie,  etc.,  etc..  » 

Depuis  qu'à  la  suite  dune  négociation,  à  laquelle  il  avait  eu  une  part 
personnelle  très  active,  il  s'était  vu  décoré  de  l'ordre  du  Faucon-Blanc  (1), 
Cousinot  avait  pris  quelque  goût  à  la  diplomatie,  en  sorte  qu'il  prétendait 
mener  toutes  lesaflaircs  de  la  légation;  ce  qui  ne  tarda  pas  à  le  meure  au 
plus  mal  avec  M.  de  Chabourol.  Au  moment  donc  où  celui-ci  apprit  de  sa 
femme  qu'elle  avait  enfin  soustrait  leur  existence  à  la  rruelle  dominaiioa 
de  cet  homme,  il  l'availdans  une  aversion  si  forte,  qu'il  ne  Dt  aucune  des 
objections  que,  dans  une  autre  donnée,  sa  prudence  ordinaire  lui  aurait 
sugi^érées.  Envoya.it  aussitôt  le  consentement  qui  lui  é'ait  deman  'é.  il  se 
mit  en  même  temps  à  traiter  l'envahi-sani  a«ac/i(?  avec  uneraibur  et  ira 
absolutisme  de  volonté  qui  amenèrent  entre  eux  d'assez  vio'enséaielés.  En 
lin  de  cause,  Cousinot,  qui  s'impaiienlait  de  ne  pas  voii-  a: river  ^a  fian- 
cée ,  soupçonnant  d'ailleurs  quelque  raison  tout-;  nouvelle  aux  minières 
de  moins  en  moins  déférentes  qu'avait  pour  lui  le  baron  .  résolut  de  se 
tirer  de  sollicitude,  et  de  venir  se  rendre  compte  sur  place  de  ce  qui 
avait  pu  se  passer;  un  beau  mati.i  donc,  laissant  sa  démission  à  .'a  Ircsse 
de  M.  de  Chaliourot ,  il  partit  sans  prendre  congé  de  lui  ;  et  le  voiià  cou- 
rant la  poste  sur  la  route  de  Francfort  à  Paris. 

Cousinot  avait  beau  se  hâter,  sa  diligence  fut  en  pure  perte,  et  à  Mantes 
aussi  bien  qu'à  Paris  tout  était  consommé  avant  qu'il  n'arrivât. 

Son  malheur  lui  fut  annoncé  d'une  façon  aussi  brutale  et  aussi  déso- 
bligeante que  possible,  car  ce  fut  le  hasard  qui  se  chargea  du  soin  de  le 
lui  signifier. 

Comme  sa  chaise  de  poste  allait  entrer  dans  la  cour  de  l'hôtel  Chabou- 
rol, ell  î  fat  obligée  de  s'arrêter  pour  laisser  passer  un  riche  équipage 
dans  lequel  il  eut  le  temps  de  reconnaître  Mlle  de  Chabourol,  ayaut  à  ses 
côiés  M.  de  Freneuse.  Cela  parlait,  ce  semble,  de  soi  même,  et  n'avait  pa 
besoin  d'un  long  commentaire  pour  être  c  mipris. 

Dire  la  furieue  colère  dont  à  celte  vue  fut  animé  notre  diplomate,  se- 
rait chose  inutile,  elle  se  comprend  et  d'ailleurs  il  ne  va  pas  larder  lui- 
môm3  à  nous  rendre  témoins  de  son  explosion. 

Montant  rapidement  l'escalier  qui  conduisait  à  l'appanemcnt  de  Mme 
de  Chabourol  et  faisant  chez  elle  nue  sorte  d'invasion  : 

—  Pourriez-vous  me  dire,  madame,  s'écria  t-il,  sans  autre  préambu/e, 
ce  que  sign.fie  la  singularité  dont  je  viens  d'être  témoin  ? 

Mme  de  Chabourol  le  regar.la  en  riant,  car  une  pelisse  de  voyage, 
d'un  goût  assez  hasardé,  une  casquette  poudreuse  qae  par  parenthèsf  il 
n'avait  pas  ôtéc  en  entrant,  tant  il  était  hors  de  lui,  et  précisément  cette 
prodigieuse  indignation  à  laquelle  il  prraissait  en  proie,  constituaient 
l'ensemble  d'in;  personnage  assez  burlesque. 

—  A  qui  ai  je  l'iionncnr  de  parler?  demanda  en  même  temps  la  baron- 
ne, qiioi(|irelle  le  reecnuùt  fort  bien. 

—  Moi  bien!  madame,  je  suis  Cousinot,  répondit  l'aitacbé;  ce  nom,  que 
je  sache,  n'est  pas  h..bi;uéà  exeiti'r  voire  hilarité. 

—  Eh  bien  !  mon  rher  mons'eur,  répartit  la  baronne,  je  ne  tous  fais 
pas  complifiieni  de  la  manière  dont  vous  vous  èies  formé  dans  la  dip'o- 
matie  du  Nord,  et  celle  façon  de  puaiire  (lev:'ni  une  feamie.  la  c.i-qucltc 
en  tète,  supposerait  que  vous  n'avez  vécu  là-bas  qu'avec  des  Lapjus  ou 
des  Groenlandai^ 

—  Il  ne  s'ajit  pas  entre  nous  de  politesse,  répondit  Cousinot  en  profi- 
tant  pnurlanl  de  la  leçon  :  je  vicusde  VJirTûércsc  soriani  ca  voilure  avec 
M.  de  Preneuse. 


(11  le  ruban  de  rcl  onlro  a  le  bonheur  de  ressembler,  à  s'y  méprendre,  à  ce- 
lui de  la  Légion-d'llonueur. 


tu 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Cela  ne  m'étonne  pas,  ils  me  quittent  à  l'instant,  dit  d'un  grand  sang 
froid  la  baronne. 

—  Elle  est  donc  sa  femme  !  s'écria  l'atlaché. 

,  ^  —  Mais  sans  doute,  monsieur,  et  il  faut  revenir  bien  de  Francfort  pour 
ignorer  cela. 

—  Ain>i  vous  avez  cru  vous  jouer  de  moi  impuu(^'mpnt,  et  vous  ne 
vous  clés  pas  rappeler  tous  les  moyens  que  j'avais  de  vous  faire  repentir 
de  ce  manque  de  loi. 

—  Que  voulez-vous?  repanitia  baronneavec  une  ironie  à  faire  damner 
le  pliis  saint  et  le  plus  p  ilii'iu  des  hommes  (ce  (lue  certes  Cousinot  n'était 
pat),  il  y  a  long-icmps  qu'on  l'a  dit,  les  al)sens  ont  tort. 

—  Oh  !  c'est  vous,  madame  ,  dit  Cousinot  avec  un  accent  étouffé,  qui 
avez  ou  tnrt  et  qui  paierez  du  r  cette  au;Iaee. 

—  Allons  donc  !  lit  en  haussant  les  épaules  Mme  de  Chabourot ,  vous 
aicz  îoujonrs  l'air  déjouer  le  mtîloclramedes  Deux  Forpats;  nous  savons 
à  quoi  nous  en  tenir  sur  ces  fameux  papiers  que  vous  avez  feint  d'avoir, 
et  que  vous  n'avez  pas. 

—  Celui  qui  vous  a  donné  cette  fausse  sécurité  vous  a  rendu  un  bien 
niau'ais  service,  répartit  l'ex-chiruryii  n  ;  une  fois  déjà  j'ai  fait  voir  à  vo- 
tre disne  mari  le  testament  que  vous  avez  dérubé  et  le  commentaire  ex- 
plicatif de  Leduc;  vous  les  verrtz  à  votre  tour  ;  mais  ce  sera  en  ua  lieu 
cil  l'envie  de  faire  de  l'esprit  vous  sera  bien  passé. 

—  Soit!  repartit  Mme  de  Chabourot;  mais  pour  parler  sérieufement, 
je  vous  engage  dorénavant,  si  le  nasard  fait  que  nous  nous  rencontrions, 
à  prendre  avec  moi  un  ton  p'us  convenable,  mon  humeur  pouvant  ne  pas 
être  toujours  de  m'amuser  de  vos  façons  de  Cosaque  irrégulier. 

—  Bien!  bien!  s'écria  Cousinot,  en  se  mettant  eu  devoir  de  sortir, 
joiicz  de  votre  reste  à  faire  l'iusoleiite,  rira  bien  tpii  rira  le  dernier.  Cela 
dit ,  il  descendit  l'escalier  plus  furieux  encore  (ju'il  n'était  quand  il  l'avait 
Eionlé,  se  jeta  dans  sa  ihai-e,  ordonna  nu  postillon  qui  attenviait  lians  la 
cour  son  pmir-boire,  de  réaiteler  et  de  pren'lic  la  route  de  Mantes.  Cet 
bomme  lit  d'abord  quelques  difficultés  de  fournir  ainsi  double  relai;  mais 
deux  écus  de  cent  sous  triomphèrent  de  sa  résistance,  et  Cousinot  partit, 
emporté  au  grand  galop  des  chevaux. 

CHAPITRE  XLIII. 

Siledénoûment  (wentus)  ne  nous  talonnait  et  que  nous  ne  fussions 
passons  l'ardente  traciioudcs  incidens  qui  se  précipitent,  nous  au: ions 
pris  quelque  plaisir  à  peindre  l'intérieur  fortuné  du  malheureux  Lambert 
dans  le  plein  de  sa  lune  de  miel ,  et  tandis  qu'il  ignore  quelle  est  1  indi- 
gne compagne  qu'il  s'est  donnée. 

Mais  serait-ce  nien  la  peine  d'essayer  de  donner  un  corps  à  ce  fugitif 
bonheur,  ii  celte  fuiuée  de  félirité  conjugale  qu'une  all'reuse  révélation  va 
peut-être  faire  évanouir  dans  un  instant  ? 

11  pouvait  être  cinq  heures  de  l'après-midi ,  par  une  journée  du  mois 
d'avril,  quand  la  voiture  de  Cousinot  s'arrêta  à  la  porte  du  logis  de  Lam- 
bert.Ce  ne  fut  point  Marguerite,  la  servante  qu'd  connaissait,  qui  vint  lui 
ouvrir  :  cette  Ulle  s'éiait  trop  violemment  opposée  à  ce  que  son  niaîire 
épousât  Mme  Delaunay,  paur  avoir  pu  conserver  sa  poMtion  dans  lamni- 
son  ;  elle  avait  remii  sa  démission  entre  les  mains  du  capitaine  quel- 
ques jours  avant  la  célébration  de  l'union  qu'elle  s'était  permis  de  blâ- 
mer ;  et  nous  devons  dire  que,  secondi^e  dans  son  opposition  p;u'  l'adjoint 
de  la  maille,  nui  s'était  également  prononcé  contre  ce  mariage,  elle  l'a- 
vait cnliaîné  dans  sa  retraite,  eu  sorte  que  Lambert,  servi  par  les  domes- 
liques  de  sa  femme,  n'ayant  rigoureusement  qu'elle  pour  société,  Ini 
ayant  tout  donné  par  son  contrat  de  mariage,  à  l'exception  d'une  petite 
réi:t!î  qu'il  avait  conservée  pour  eu  disposer  par  testament  en  faveur  de 
Cousinot,  était  aussi  cjmplctement  eniljoavardisé  qu'il  était  possible  de 
imaginer. 

—  Bien,  lit  Cousinot,  car  souvent,  même  au  sein  des  plus  vives  préoc- 
cupations, certains  faits  ont  le  privilège  de  fixer  noire  aiieniiou.  Quelle 
idée  est  donc  venue  à  Lambert  d'avoir  une  fcmnie  de  couleur  pour  le 
servir.''  Comme  il  avait  demaiulé  en  même  temps  si  le  capitaine  y  était,  la 
femme  de  chambre  de  Mme  Lambert  répondit  qu'elle  allait  s'en  assurer, 
e".  en  atlcndnnt,  elle  introduisit  le  nouveau  venu  dans  cette  même  salle  où 
quelques  mois  avant  avait  pris  naisiauce  l'intrigue  qu'il  s'agit  de  dénouer 
aujourd'hui. 

Lambert,  occupé  à  travailler  dans  son  jardin,  où  la  saison  du  priH- 
lemps  lui  donnait  bien  de  la  besogne,  avant  été  averti  qu'un  étranger  le 
(le.Tiandait,  vint  pour  le  rerevoir,  et,  en  reconnaissant  Cousinot,  il  jeta  un 
Ci  i  de  joie  et  se  prérip.t^  dans  ses  bras. 

La  situation  d'esprit  de  Cousinot  était  trop  passionnée  pour  qu'il  pût 
songer  aux  convenances,  lesquelles,  peut-être,  lui  eussent  conseillé  de 
C'.unirer  d'abord  quelque  curiosité  de  ce  qui  concernait  Lambert  avant  de 
s'occr  per  de  ses  propres  affaires. 

—  Vous  avez  les  papiers  que  je  vous  ai  conûés?demanda-t  il  donc,  après 
avoir  à  peine  échangé  quelques  paroles. 

—  Parbleu  oui,  repartit  Lambert,  ce  n'est  pas  sans  peine  que  nous  les 
nvcns  sauvés  des  mains  de  h  police,  car  elle  a  fait  le  diable  pour  nous  les 
déiober  ;  mais  grâce  à  Dieu,  ils  sont  en  lieu  sûr... 

—  Voulez-vous  me  les  donner?  (ài  alors  Cousinol,  ayant  toujours  iila 
pensée  le  ton  railleur  avec  lequel  l'avait  accueilli  Mme  de  Chabourot,  et 
soupçonnant  quelque  avarie  arrivée  à  ce  luécicux  dépôt. 


—  Ah  ça  !  mais,  Ot  Lambert,  en  remarquant  l'air  préoccupé  de  Cousi- 
nol, est-ce  qu'il  y  aurait  du  nouveau  dans  votre  affaire  ? 

—  Oui,  un  peu,  repartit  le  diplomate,  et  je  crois  que  le  moment  du  bal 
n'est  pas  loin. 

—  Diable  !  dit  Lambert,  il  faut  cependant  que  nous  causions  un  peu  de 
laclKise,  car  ma  femme,  sur  ce  que  vous  devez  faire  ou  ne  pas  faire,  a 
peut-être  des  idées  assez  justes. 

—  En  effet,  vous  êtes  marié,  dit  Cousinot.  Je  suis  si  étourdi,  que  je  ne 
vous  en  parlais  pas. 

—  Vous  vous  en  seriez  toujours  bien  rappelé,  repartit  le  capitaine, 
quand  je  vous  aurais  présenté  ma  femme  ;  mais  dans  ce  moment  elle  est 
sorl'.e. 

—  Eh  bien,  dit  alors  Cousinot,  ne  perdant  pas  de  vue  son  idée,  profi- 
tons de  cela  pour  couler  à  fond  l'afl'aire  de  ces  papiers  dont  je  suis  ua 
peu  inquiet,  je  l'avoue. 

—  Allons ,  je  vais  vous  les  chercher,  repartit  Lambrrt.  Et  il  ntonta  dans 
une  chambre  haute  où  étail  vraiiquée  sa  cachette,  qu'il  fut  un  peu  de 
leuips  à  déranger  parce  qu'elle  était  faite  fort  artistement. 

Dans  l'intervalle,  Cou-inol,  resié  seul,  ayant  par  hasard  jeté  les  yeux 
du  côié  du  jar.iin  sur  Icpiel  donnaient  les  f-nètres  de  l'appaiteaient  ou 
il  était  alors,  aperçut  une  femme  fort  coquettement  vèiue  ei  qui  se  di- 
rigeait verts  la  maison.  En  regardant  avec  p'us  d'attention,  et  à  mesure 
que  l'apraiiiiou  se  rapprochait,  il  sem'olait  bien  à  notre  diploraae  recon- 
naî;re  une  lournuie,  puis  un  ensemble  de  physisnomie,  puis  enfin  des 
train  qui  ne  lui  é'aicnl  pas  inconnus;  du  reste,  son  doute  ne  devait  pas 
tarder  à  être  éclairci,  car  montant  lentement  les  marches  du  perrûn,  l'é- 
légante inconnue  fut  bientôt  auprès  de  lut. 

—  Cousinot!  Mme  Bouvard  !  .s'écrièrent  en  même  temps  les  deux  ac- 
teurs de  cette  scène,  mis  inopinément  en  présence. 

—  Par  quel  hasard  ici  ?  demaada  l'ancien  soupirant  de  la  maîtresse  de 
pension. 

—  Au  nom  du  ciel,  ne  nie  perdez  pas,  dit  celle-ci;  je  vous  expliquerai 
plus  tard  les  circonstances  qui  m'eut  amenée  à  accepter  la  main  de  votre 
ami. 

—  Vous,  la  femme  de  Lambert,  continua  Cousinot  ;  mais  il  m'avait  écrit 
qu'il  épousait  la  veuve  d'un  colon,  Mme  Delaunay  ? 

—  C'est  aon  nom  de  famille,  répondit  la  digue  hôtesse.  Au  théâtre, 
j'avais  pris  celui  de  Bouvar  l,sous  lequel  je  vous  fus  connue. 

—  Tout  cela  est  bien  étrange,  madam  •,  dit  Cousinot  avec  solennité. 

—  Encore  un  coup,  monsieur,  dans  riniérêl  de  votre  ami  encore  plus 
que  dans  le  mien,  gardez  tnoi  le  secret  jusqu'à  ce  que  j'aie  pu  vous  ren- 
dre compte  de  mes  motifs.  Cela  m'est  impossible  maintenant,  car  j'en- 
tends mon  mari. 

Et  en  effet,  dans  le  moment,  Lambert  vint  à  rentrer. 

—  Tiens  !  lit  il,  par  où  donc  êtes  vous  passée,  je  ne  vous  ai  pas  enten- 
due sonner? 

—  J'ai  passé  par  la  porte  du  jardin  dont  j'avais  pris  la  clé,  répondit 
Mme  Lambert. 

—  Sion  cher  Cousinot,  dit  alors  l'heureux  époux,  je  vous  présente 
Mme  Delaunay,  qui  a  bien  voulu  devenir  la  iemme  du  capitaine  Lamoert. 

—Enchanté  de  faire  sa  coiinî'ss.ince,  repartit  le  diploe.iate,  croyant  de- 
voir défcrir  provisoirement  à  la  piière  q  d  lui  avait  été  faite.  Puis,  voyant 
que  Lambert  tenait  un  paquet  cacheté  :  Est-ce  la  ce  quo  je  vous  ai  de- 
mandé? Cjnliiiua  til. 

—  Oui,  repartit  Lam'aert,  voyez  si  rien  n'y  manqii!. 

Quind  i'Jmc  Lambert  s'apcrçuujuo  la  soustraction  opérée  par  la  ba- 
ronne allait  cire  découverte,  elle  t-^nta  de  gagner  du  temps  en  allant  au 
devant  de  la  vérité  pi  éic  à  apparaître. 

—  Vous  ne  tro;ivercz  pas  h  ce  que  vous  cherchez,  dit-elle  à  Cousinot, 
qui  s'occupait  à  enlever  les  cachets. 

—  Couimeit  cela,  repartit  vivement  Lambert,  est-ce  que  vous  avez 
permis  à  Mme  Bouvard  d'y  mettre  le  nez  ? 

—  iMme  Bouvard?  diuianda  de  son  côté  Cousinot,  en  achevant  èe  met- 
tre à  nu  un  vieux  numéi  o  du  Drapeau,  blanc  qui  tenait  la  place  de  tous 
les  papiers  disparus  ;  vous  avez  conlié  ces  papiers  à  Mme  Bouvard  ? 

—  Sans  doute,  repartit  Lambert,  c'est  elle  qui  vint  nous  avertir  des 
dcîseins  de  la  po!ice,mémc  que  ma  femme  lit  avec  elle  le  voyage  de  Paris 
pour  les  déjouer. 

—  Une  madame  Bouvard  qui  n'était  pas  vous,  dit  Cousinot  s'adressant 
à  Mme  Lambert  ;  trais  quelle  éla't  donr  cette  femme? 

Lambert  était  si  loin  de  deviner  la  vérité,  que  ces  paroles  restèrent 
pour  lui  incompiiïcs.  Quant  à  sa  femme.  é|)ijuvantée  de  la  révélation  qui 
lui  parut  iiévitab'e,  elle  changea  de  couleur  et  fut  obligée  de  s'asseoir, 
cor  elle  semait  ses  jambes  pret>s  à  manquer  sons  elL^. 

—  Eh  bien  !  parlertz-vous?  coniieua  G  u>inot,  en  .s "approchant  d'i'lle; 
et  coratiie  il  la  voyait  prête  à  défai  lir,  il  la  secoua  rudement  par  le  bi  as. 

—  Cousinot,  (it  Lambert,  un  peu  d'cgarJs  pour  les  dames  !  celle-ci  est 
la  mienne. 

—  Oui,  une  belle  acquisition  que  vous  avez  faiic  là,  répor.d  t  le  diplo- 
niate,  en  se  mettant  i>  arpenter  l'appaitement,  comme  un  homme  qui  se 
consulte  siu'  un  parti  à  |  lendrc. 

—  Mais,  saprebieu  !  elle  est  tout  à-fait  pâméo,  s'é:ria  le  capitaine,  et 
vous  feriez  bien  mieu.\  de  la  secourir  rjue  de  m'insulter  en  sa  personne. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


35 


En  même  temps,  s'asenouilhnt  auprès  de  la  coupable,  il  lui  frappait  dans 
les  mains  afin  de  la  faire  revenir. 

—  Eli!  mailieureusc  dupe,  laisser  là  cette  femme,  fit  Coasinot  ne  se 
conlenaiit  plus  ;  vous  parliez  de  «Iiiie  Bouvard,  vous  l'avez  devant  vous. 

—  Qui  ?  Ma  ftfirjiie  !  s'écria  Lambert  avec  l'eÛVoi  d'un  lioiume  qu'on 
avertirait  qu'il  a  dins  sa  porh^  u!i  scorpion. 

—  Héhis  !  oui,  et,  selon  toute  apparence,  elie  ne  l'est  devenue  que 
pour  vous  (Idrobfrlcs  papiers. 

—  Mais  vous  êtes  bien  sûr  que  c'est  là  Mme  Bouvard?  demanda  une 
seconde  fois  Lambert  que  b  profondeur  de  ce;te  intrigue  laissait  encore 
incrédule. 

—  Vous  me  dt^mandez  ça  à  moi,  repartit  Cousinot  d'un  ton  sisniGcalif, 
si  j'en  suis  bien  sûr  i>  iwn  ? 

Le  pnuvre  Lambert  baissa  la  tcle  sous  cet  argument,  le  plus  cruel  que 
l'on  pût  emp'over  pour  le  convaincra;  ;  puis,  ému  par  un  ro  le  de  pitiO, 
qui,  nonobstant  l'axioine  célèbre  formulé  en  cli&iison,  était  p"ut  être 
aussi  un  re^ie  d'amour  :  —  On  nj  peut  cepcnlant  la  lai.-.scr  san^  secours, 
se  piit il  à  dire,  il  il  sonna  la  femme  de  chaaibre,  à  laquelle  il  donna  or- 
dre de  prendre  soin  de  sa  maîtresse,  après  quoi  il  pas.^a  au  jardin,  suivi 
de  Couiinot,  pour  tàc'uer  de  démêler  avec  lui  tout  le  délail  de  l'iuir.gue 
dont  ils  avaient  été  victimes,  sauf  à  coaipleier  l'iusiruction  de  l'aûaire 
par  les  aveux  que  l'on  demanderait  à  la  coupable  lorsque  son  état  per- 
mettrait qu'on  l'inîerrogeàt. 

Il  ne  fallut  à  Cousinot  qu'entenlrc  le  récit  de  tous  les  incidens  dont  la 
vie  de  Lambert  avait  éic  rem|)!ie  ,  depuis  le  moment  où  lui  était  parvenu 
l'insidieux  avis  de  h  baronne,  pour  comprendre  qu'une  vaste  iiiiugue 
dont  le  mari -ge  de  son  mallieuréux  auii  n'était  qu'un  épisode  avait  étj 
ourdie  par  Mme  de  Cliabourot,  en  vue  de  s'approprier  les  litres  précieux 
dont  il  déplorait  la  ptrte. 

Restait  maintenant  à  savoir,  pour  la  direction  ultérieure  qu'il  devait 
donnera  ses  démarches,  jusqu'à  quel  point  le  complot  avait  réussi,  les 
paro'es  de  Mme  Bouvard  quand  elle  lui  avait  dit  :  ce  que  vous  cher- 
chez ne  se  trouvera  pas  là,  impliquant  l'idée  que  les  papiers  déplacés 
de  1  :ur  gîte  n'avaient  pas  été  détruits  et  qu'on  pourrait  les  retrouver. 

Dans  cette  pensée ,  il  demanda  à  entretenir  Mme  Lambert  qui  devait 
avoir  repris  ses  sens  ;  mais  le  capitaine  lui  lit  remarquer  que,  selon  toute 
apparence,  elle  serait  plus  disposée  à  dire  la  vérité  si  lui,  son  mari,  1  in- 
terrogeait en  tète  à  tète  :  donnant  les  mains  à  ce  mode  de  procéder ,  le 
dipl.iiuate  engagea  son  mallieurenx  ami  à  user  plutôt  d'adresse  que  de 
violence,  pour  faire  parler  la  dépositaire  de  tout  le  secret  qu'il  s'agissait 
de  pénétrer  ;  c'est  daus  ce  sens  que  Lambert  promit  de  diriger  la  conver- 
sation. 

Placée  en  présence  d'un  homme  dont  elle  avait  tant  de  raison  de  redou- 
ter la  colère,  l'ex-madame  Bouvard  se  donna  à  tout  le  moins  le  mérite  de 
la  franchise,  et,  en  essayant  de  faire  reconnaître  à  son  profit  des  circons- 
tances atténuantes,  et  elle  avoua  toute  la  part  qu'elle  avait  eue  au  rapt 
des  papiers  qu'elle  déclara  avoir  laissés  entre  les  mains  de  Mme  de  Cha- 
Lourot. 

Dans  l'iniérct  de  Cousinot  et  dans  celui  de  sa  responsabilité  si  forte- 
ment engagée,  le  capitaine  pensait  surtout  pour  ce  moment  à  obtenir  ce 
renseignement.  Au.-.siiôt  donc  que  cette  lumière  lui  eût  été  donnée,  il 
retourna  vers  son  ami,  et  lui  racontant  tout  ce  qu'il  venait  d'apprendre, 
se  mit  à  fa  disposiiion  pour  toutes  les  mesures  qu'il  croirait  devoir 
prendre.  Toutefois,  comme  Mme  Lambert,  en  ne  cachant  rien  de  la  vé- 
rité, n'avait  pu  lui  dire  les  choses  autrement  qu'elle  ne  les  savait,  Lam- 
bert, mal  édifié  sur  le  contenu  des  papiers  qui  avaient  été  soustraits,  crut 
devoir  faire  une  petite  morale  à  son  ami  touchant  sa  dureté  à  vou  oir  se 
servir  conti  e  um  mère  d'une  correspondance  dérobée  à  l'inexpérience  de 
ea  fdie,  et  jeta  ainsi  un  blâme  indirect  sur  sa  conduite. 

Déjà  fort  mal  disposé,  en  recevant,  comme  il  l'avait  craint,  l'assuran- 
ce que  Mme  de  Chaiïourot  s'était  emparée  des  titres  qu'il  avait  mis  tant 
de  sollicitude  à  lui  dérober,  Cousinot  s'olfensa  de  l'espèce  de  leçon  que 
lui  donnait  Lambert,  et  il  lui  réj)onilit  qu'un  homme  assez  simple  pour 
épouser  le  reste  de  tout  le  monde,  devait  l'être  assez  aussi  pour  croire 
tout  ce  que  sa  vertueuse  compagne  voudrait  lui  conter.  On  com;  rend  la 
douloureuse  irritation  de  Lambert  en  entendant  ces  dures  paroles  ; 
etlouten  essayant  de  conserver  son  sang  froid  ,  il  ne  put  s'empêcher 
(h  répondre  avec  un  peu  d'aigreur.  De  son  côié,  Cousinoi  mit  de  l'em- 
prirtcinent  à  soutenir  que  le  cajiitaina,  auquel  il  expliqua  le  caracière  vé- 
ritable du  lépùt  (.onlié  à  ses  soins,  n'avait  pas  apMorlé  à  sa  conservation 
le  dévoùment  qu'on  devaiuiltendre  di!  lui.  linuu  de  vivacités  en  viva- 
cités, les  choses  alièrei;t  au  poiiit  (pie  Lambert  se  crut  aans  la  néces-iîé 
d'ollVir  à  son  ami  de  Im  r.cnUro  lai.son  du  dommage  (|u'il  lui  av;.it  causé. 
A  quoi  Cousinot  repo  .dit  qu'il  av.iii  pour  le  m 'ineiit  autre  cho>e  à  faire 
que  de  se  balire  ;  mais  <iue  les  iiilérois  par  lesqu  Is  il  riait  sans  relard 
rappelé  à  Paris,  une  fus  réglés,  on  pourrait  reparler  de  cette  proposi- 
tion; et  pres(p;c  au-stôi,  ma'gréles  liuuibles  elfuris  qu'au  dernier  mo- 
nient  lit  Lambert  pour  le  cal  icr  elle  retenir,  il  remonta  dans  sa  chaise 
et  prit  de  nouveau  la  roule  de  Paris. 

ClIAriTKE  XLIV. 

Ce  ne  fut  qu'après  le  départ  de  Cousinot  que  le  capilaiuc  comprit  bien 
J'horreur  de  ta  position.  DansTaûrcusc  révélation  qui  venait  dës'abaitre 


sur  sa  vie,  se  rencontrait  comme  un  résumé  fatal  de  toutes  les  tortures 
auxquelles  une  ame  humaine  peut  tomber  en  proie.  Blessé  dans  toutes 
ses  allêctionset  dans  tous  ses  scntimcns,  méconnu  par  l'amitié,  ind  puo- 
ment  joué  par  l'amour,  s'exagêrant,  pour  se  le  reprocher,  le  dommage 
qu'il  avait  iuvolontairement  porté  aux  intérêts  de  Cousinot,  froissé  dans 
son  amour-propre  et  parle  sentiment  de  la  naïve  crédulité  qu'il  avait  ap- 
portée à  se  laisser  duper  d'une  manière  infâme  et  par  celui  de  l'indigne 
accointance  à  laquelle  son  nom  et  son  existence,  jusque  là  honorés  et  sans 
tache,  se  trouvaient  désormais  accolés;  désolé  dans  le  présent,  n'ayant 
pour  l'avenir  que  la  perspective  d'une  union  inquiète  cl  troublée,  l'estime 
cl  h  conli;iice,  ces  deux  indispensables  élémens  du  bonheur  de  toute  as- 
sociation, étant  désormais  bannis  de  son  ménage  :  pour  comble  de  mal- 
heur, il  se  surprenait  co'ume  une  lâihe  disposition  à  aimer  encore  dans 
le  mépris,  dominé  peut-être  qu'il  était  par  la  plus  ignobïe  des  incitations, 
à  savoir  ceite  fascination  ma 'liétiip.ie  et  incomprise  qu'cxeiceût  parfois  les 
mériics  charnels  de  certaines  femmes,  et  qu'on  pourrait  appeler  la  rer on- 
naissi  nce  des  sens  :  ainsi  donc,  après  avoir,  pen  lant  vin^t-cinri  ans  de  sa 
vie,  été  comme  un  parangon  de  la  douleur  physique,  il  devenait  aujour- 
d  hui  un  modèle  pai  lait  ei  accompli  de  la  souifrance  morale;  fut-il  donc 
bien  inexcusable,  sous  le  coup  de  cette  destinée,  de  s'être  laissé  entraîner 
au  désespoir  et  d'avoir  maudit  lej(uir  oiiil  était  né? 

Eneniendani  la  voiture  de  Cousinot  s'éloigner,  Mme  Lambert  avait  re- 
pris quelque  courage,  car  il  lui  semblait  que,  hors  la  présence  de  ce^ 
homme,  riiilluence  assez  profonde  qu'elle  sentait  bien  avoir  prise  sur  soa 
mari  pourrait  agir  plus  à  l'aise  ;  et  si  elie  parvenait  à  lui  dérober  son 
pardon,  au  fond  la  journée  aurait  élé  bonne  pour  elie,  puisqu'au  prix 
d'une  courte  agitation  elle  aurait  dé'ivré  sa  vie  d'une  sollicitude  qu'elle 
y  pouvait  croire  installée  pour  un  temps  beaucoup  plus  considérable. Dans 
celte  espérance,  elie  quitta  son  appartement  et  chercha  le  capitaine  avec 
le  dessein  bien  formé  de  l'enlacer  de  toutes  les  plus  enivrantes  séductions 
de  son  reiicntir  et  de  ses  charmes  ;  mais  on  lui  dit  que  peu  après  le  d^^part 
de  son  hôte,  Lambert  était  sorti;  ce  qui  lui  parut  édange,  la  nuit  déjà 
tombant  et  l'iieure  de  leur  dîner  étant  passée  depuis  longtemps. 

Un  temps  assez  considérable  s'étaat  écoulé  sans  qu'on  le  vît  revenir,  la 
chère  dame  commença  à  s'inquiéter,  se  demanda  s'il  ne  serait  pas  parti 
avec  Cousinot,  et  s'il  n'aurait  pas  formé  quelque  dessein  violent,  comme 
celui  de  la  quitter.  Daus  son  anxiété,  elle  ouvrit  plusieurs  fois  les  fenêtres 
de  la  maison  qui  donnaient  sur  la  rue,  etdescendiijuême  sur  le  pas  de  la 
porte  pour  voir  s'il  ne  revenait  pas  ;  mais  personne  à  la  nuit  noire  ne  pas- 
sant dans  ce  quartier  isolé,  e'ie  n'entendait  que  le  sourde  du  veut  à  tra- 
vers une  pluie  assez  forte  qui  s'était  mise  à  tomber  après  le  coucher  du 
soleil,  et  dont  le  bruit  monotone  se  mêlait  au  murmure  de  la  Seine  clapo- 
tant dans  le  lointain. 

Comme  elle  prêtait  l'oreille  à  ce  bruissement  de  l'eau,  qui  an  sein  des 
ténèbres  prend  un  caractère  si  marqué  de  mélancolie,  une  crainte  funeste 
lui  traversa  l'esprit,  et  l'idée  que  Lambert  eût  pu  attenter  à  ses  jours  se 
présenta  à  son  imagination  ;  mais  un  peu  après  elle  fut  détournée  de  cette 
sombre  visée,  car  les  pas  d'une  personne  qui  semblait  se  diriger  de  son 
côté  commencèrent  à  retentir  daus  le  silence,  et  bientôt  après  elle  recon- 
nut, à  ne  pas  s'y  méprendre,  l'allure  accoutumée  du  capitaine.  Quand  il 
fut  près  de  la  porte  et  qu'il  eut  vu  sa  femme  qui  guettait  sa  venue  : 

—  Que  faites-vous  là?  lui  dit-il  d'un  ton  brusque. 

—  'Vous  le  voyez,  répondit-elle  en  prenant  sa  voix  la  plus  caressante,  je 
vous  attends. 

—  Je  ne  suis  pas  perdu,  repi  it-il  alors,  et  vous  prenez  trop  de  souci. 
Puis,  sans  autre  parole,  il  péné;ra  dans  la  maison  et  cmra  dans  la  salle 
que  nous  connaissons  déjà  et  oii  le  dîner  l'atieadait.  Sa  feaime  l'y  sui- 
vit. 

Elle  remarqua  que  son  visage  était  fort  pâle  et  que  ses  habits  étaient 
trempés  ;  ce  qui  laissait  croire  qu'il  avait  fait  une  longue  course. 

—  Ne  voulez-vous  pas  vous  changer,  lui  dit-cllc  alors,  avant  de  vous 
mettre  à  table  ? 

—  Je  n'ai  pas  faim,  répondii-il,  et  vous  pouvez  manger  si  boa  vous 
semble.  En  même  temps  il  ordonna  à  son  domestique  de  lui  apporter  une 
redingote,  et,  quoique  la  pluie  eût  pénétré  jusqu'à  son  linge,  il  ne  voulut 
rien  faire  que  substituer  ce  vêtement  à  celui  qu'il  quiitait  et  qui  dégouttait 
l'eau,  après  quoi  s'asseyant  d: va.it  l'ùlre,  il  ne  parut  plus  faire  atteniiua 
à  ce  qui  se  passait  danslappaitemeut. 

Mme  Lambert  orde.ina  alors  à  voix  basse  de  desservir  ;  puis  quand  les 
doine.>tiqiies  furent  so.  lis,  elle  s'approcha  de  sou  mari,  cl  se  mcitaut  à  ge- 
noux auprès  de  lui  : 

—  Vous  m'en  voulez  toujours  bien,  monsieur?  lui  d.'t-e'Ic. 

Le  capitaine  tourna  la  tcie  vers  elle  ,  la  rcgaida  d'un  air  sombre ,  et 
haussant  Us  épaules  :  —  Nejouez  donc  pas  la  comédie,  lui  dil-il. 

A  ce  uMi  qui ,  dans  leur  siiuilion  respertivc,  avait  p'.us  de  sens  et  de 
portée  qu'il  n'en  a  d'ordinaire,  Mina  Lambert  se  releva  et  alla  s'asseoir 
en  u;:  coin  de  la  pièce,  où  elle  alla  sangloter  fort  douloureiiscmeni. 

Un  peu  après  ,  Lambert  sonui  un  doaiestiquc  auquel  il  demanda  une 
bouieil-e  de  rhum  et  sa  p  pe.  S'o>'cupaat  alors  de  fumer  et  de  boire,  il  ne 
parla  à  sa  femme  que  pour  lui  dire  :  Vous  feriez  aussi  bien  d'aller  daus  vo- 
tre appartemenl  passer  votre  gr^nle  douleur  à  laquelle  je  uc  comprends 
pas  grand'chose,  car  cnllu  je  ne  vous  dis  rien. 

—  Ah  I  monsieur,  répandit  ia  pauvre  (emuic,  tous  avez  un  air  si  dur 
avec  moi  cl  vous  paraisscziu'on  vouloir  I 


36 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Du  iniit,  roprit  L^mbrrt,  ;e  no  vons  en  veux  pas  ;  vous  avez  f.iit  vo- 
tre mOiiff  (lo  feiiinip,  Pt  c'est  moi  (ini  ai  él6  un  sol  ;  mais  ,  je  vous  l'a- 
voue, j'aimerais  au'ant  Oire  seul,  et  si  voustcuez  à  rdler  dans  cette  pièce, 
je  vai<  me  retirer  dans  ma  cliambre... 

—  Restez,  monsieur,  je  vous  rèile  la  plaro,  dit  Mme  Lambert  en  se  le- 
vant ;  Cl  elle  snriit  en  mettant  son  nioiirlioir  sur  son  visage,  coinme  on 
fiill  volotiiiers  dans  les  grandes  douleurs  île  tliéâtre. 

Aussitôt  que  Lambert  l'eut  ainsi  (lloii^ni^e  ,  il  se  mit  à  se  promener  à 
grands  pas,  parai-:s\nt  de  plus  en  plus  livré  h  la  domination  de  ses  tristes 
iilt'e',  et  il  pas^a  hien  ainsi  une  l)'>nne  heure,  se  pailaiit  (pielipielois  tout 
Laut  à  lui-même,  s'assevanf.  recommenç  mu  à  marchei-,  changeant  h  tout 
moment  de  place,  en  proie,  en  un  mot,  à  une  agitation  extérieure  qui  mar- 
quait liiiMi  celle  de  son  ame. 

V  Sur  les  dix  heures,  il  sonna  pour  demander  du  papier  et  des  plumes  ; 
en  même  temps,  il  ordonna  au  domesiir|uc  de  renutire  du  bois  sur  le  t^-'u, 
puis  lui  dit  qu'il  pouvait  se  cnui  her.  lui  et  les  autres  domestiques,  cl  qu'il 
n'avait  p'ns  hisnin  de  personne,  qu'il  avait  plusieurs  lettres  à  Ocrire  et 
dd^irait  n'c'ire  point  di'raugô. 

C"piiidant  l\lmft  Lambi'rl,  retirée  dans  sa  chambre,  (^'lait  de  son  côlé 
en  proie  à  une  amii'té  assez,  vive,  et  t  ar  intervalles  elle  s'informait  de  ce 
qui;  faisait  son  mari  ;  elle  s'était  attendue  à  des  explicaiions  à  de,  repro- 
<hes  animés  ,  à  des  violences  même  ,  et  se  sentait  assez  bien  pn^parée  à 
une  lutte  de  celte  espèce;  mais  ce  ressentiment  froid  et  tranquille  ,  cette 
douleur  silencieuse  et  solitaire  la  prenaient  complètement  au  dépourvu 
et  la  remplissaient  d'une  vague  terreur.  Elle  s'iuquiéia  surtout  quand  ou 
lui  liit  que  son  mari  avait  parlé  d'écrire  une  partie  de  la  nuit,  et  avait  or- 
donné aux  gens  de  se  retirer.  Un  bouillon  qu'elle  s'était  fait  a,iportei-  un 
moment  avant  .se  refroidit  sans  qu'elle  eut  plus  envie  d'y  loucher,  il  n'y 
nvait  pris  jusqu'au  \isage  cuivré  de  sa  femme  de  chambre  qui  lui  donnait 
de  terribles  souvenirs  de  l'opéra  iVOllwlto ,  et  elle  entendait  avec  cUroi 
les  notes  plaintives  de  la  romance  du  Saute  retentir  à  sou  oreille. 

Ouan;l  les  derniers  bruiis  de  la  maison  eurent  arhevé  de  s'éteindre, 
qu'elle  eut  entendu  les  domestiques  fermant  les  volets .  donnant  le  tour 
de  clé  aux  pories.  puis  gaïuani  les  combles  où  étaient  situées  leurs  chani- 
Lresdaus  lesque'les  bientôt  rien  ne  remua  plus,  elle  fut  épouvanti'c  de 
ce  silence  qui  régnait  autour  d'elle  ,  et  pensa  sérieusement  au  moyen  de 
s'échapper  deceito  demeure  sur  laquelle  il  lui  semblait  que  planait  une 
atmosphère  de  nnrt;  mais,  calculant  bientôt  qu'elle  ne  pourrait  essayer 
de  fuir  sans  éveiller  ratteniion  de  son  mari,  de  manière  peut  èire  à  pré- 
cipiter la  catastrophe,  elle  se  contenta  de  verrouiller  sa  porie,  et,  se  Je- 
tant sur  son  lit  toute  habillée ,  attendit  avec  angoisse  la  suite  des  événe- 
mens  de  cette  triste  nuit. 

Il  pouvait  cire  deux  heures  et  demie ,  elle  avait  cédé  un  instant  à  ce 
lourd  assoupissement  dans  lequel  l'ame  garde  encore  l'empreinte  de  la 
pensée  douloureuse  au  mil  eu  de  laquelle  les  sens  ont  surcombô  au  som- 
meil .  quand  tlle  fut  tout  à  coup  réveillée  par  le  bruit  sourd  que  faisait 
Lambert  ea  moniani  discrètement  l'escalier. 

Pour  le  coup  elle  pensa  qu'elle  touchait  h  sa  dernière  heure  ;  son  cœur 
commença  de  battre  avec  violence ,  sa  respiiaiion  devint  haletanie,  et  ce 
fut  à  grand'peine  qu'elle  trouva  la  force  de  descendre  de  son  lit  alin  d'ê- 
tre eu  mesure  d'appeler  du  secours  et  de  faire  quelque  résistauce,  si  le 
meurtrier  parvenait  à  pénéirer  jusqu'à  elle. 

Cependant  Lambert  était  arrivé  jusque  sur  le  palier  ,  et  au  lieu  de  s'at- 
taquer à  la  porte  de  la  chambre  où  sa  présence  éiait  si  fort  redoutée  ,  il 
passa  or.tre  et  entra  dans  une  pièce  voisine  où  sa  femme  l'entendit ,  com- 
me ou  dit  en  termes  de  ménage,  farfouiller  pendant  quelque  lemps. 

Au  bout  de  quelques  minutes  il  revint  sur  ses  pas  ;  celte  fois  il  parut 
que  le  danger  devena  t  plus  imminent,  car  il  s'arrêta  durant  un  moment 
devatit  rapp:-rienicnt  dont  elle  le  soupçonnait  de  \ouloir  forcer  lenirée  ; 
mais  bientôt  après  il  cent  nua  sa  rouie,  redescendit  les  degrés  et  referma 
6ur  lui  la  porte  d.-  la  salle  où  il  avait  veillé  jusqu'à  ce  moment. 

Un  bon  quart  d'heure  s'écoula  enrore  sans  que  .Mme  Lambert,  qui  s'é- 
tait un  peu  rassurée,  recueillit  aucun  biuit;  mais  après  cet  intervalle,  elle 
entendit  son  ma^i  qui  soitiit  ('e  n'iu^eau;  .seulement,  au  lieu  de  se  diri- 
ger du  rôle  de  l'e-scalier,  il  cuira  dans  la  cuisine,  où  il  demeura  un  mo- 
ni'nt,  traversa  ensuite  un  corridor  qui  donnait  sur  le  jardin  et  ouviit  la 
poile  avec  p-écauiion. 

Curieuse  <le  connaître  quel  pouvait  être  fon  dessein,  Mme  Lambert 
s'approcha  de  sa  fenêtre,  et  alors  elle  aperçut  le  capiiaine,  une  lanterne 
à  la  main,  faisant  le  tour  de  la  pièce  de  gazon  qui  s'éieiidait  devant  la 
m.'i^on,  pu's  s'enfonçant  dans  um;  allée  du  bijis  où  elle  le  perdit  un  mo- 
ment de  vue:  mais  cmime  les  arbres  éiaient  encore  mal  garnis  de  feuil- 
les, elle  con'inuait  d'apercevoir  la  lumière  do  la  lanterne  jeiai't  de  loin 
en  loin  ses  rayons  dain  l'épii  seur  du  branchage,  et  quoitiu'elle  n'eût 
p'ns,  ce  semble,  à  s'épouvanicr  pour  cre-même  .  ces  lueurs  qui  lui  arri- 
vaient à  travers  I  espace  lui  parurent  avoir  quelque  chose  de  sinistre  tt 
6011  esprit  fut  lou'intnté  par  de  lugubres  presseuiinieiis. 

A  la  (in  cependant,  ces  scintilleniens  de  plus  en  plus  lo'nlains  .s'étant 
tout  à  coup  évanouis  au  sein  de  la  nuit,  ePe  trouva  ces  ténèbres  plus  ef- 
frajantes  encore,  et  elle  se  mit  en  de\o  r  d'ouvr  r  li  femte  pour  écou- 
ter si  elle  ne  percevrait  pas  fiue'quc  bi  uit  ;  au  moment  même  où  l'espa- 
Cnolette  touinait  sous  sa  main,  une  cxploirnsc  lit  ciiien;lre  et  rrteniit 
foriemcnt  au  milieu  du  silène  Ne  doutant  pas  qu'un  maheurne  fût  ar- 
rivé» elle  s'empressa  de  tirer  le  cordoa  des  sounelies  qui  répondaient  aux 


chambres  des  domesiiques,  et  en  un  moment  toute  la  maison  fut  sur  pied. 
Accompagnée  alors  de  toute  la  domesticité  à  lai|ue  le  elle  avaic  dit  ses 
crainies.  elle  se  dirigea  <iu  côlé  où  il  lui  semb'a  qu  on  avait  tiré,  et  étant 
arrivée  jusqu'auprès  de  h  serre,  elle  vil  la  lumière  du  fallot  qui  brillait 
à  iravers  du  vitrage  ;  ni  is  n'osant  pas  aller  plus  loin,  elle  dit  au  domesti- 
que d'entrer  el  de  voir  ce  que  son  maître  fais  ut. 

Cet  homme  ne  fut  qu'un  moment;  il  lessortit  en  poussant  un  grand  cri 
et  disant  que  le  capitaine  s'était  tiré  un  coup  de  pis  oh  t. 

Tous  ensemble  iiénélrèreiii  alors  jusqu'à  la  place  où  venait  d'être  com- 
mis le  suiii  le,  et  ils  trouvèreut  Lambert  étendu  sur  le  dos  et  ne  donnant 
plus  aucun  signe  de  vie. 

Le  iloiiRsii(|ue  lut  aussiiôt  dépêché  pour  chercher  un  médecin,  et  avec 
plus  de  courage  qu'on  ne  lui  eu  aurait  ci  u,  la  veuve,  aidée  des  deux  feiii- 
nifs  qui  étaient  restées  avec  elle,  es;avad'étancher  le  sang  et  de  donner 
qtielipies  soins  au  malheureux. 

Le  méilerin  n  ayrnt  pas  lardé  à  arriver,  il  déclara  que  tout  était  fini  et 
qu'il  n'y  avait  aucun  espoir  de  le  rappeler  à  la  vie.  Mme  Lambert  >oula  t 
q  l'un  le  Iranspnri.âtdans  la  maison  ;  mais  le  docteur,  y  ajaiit  eu  mort  vio- 
leiiti ,  dit  qu  il  filait  attendre  l'arrivée  du  magi^rat,  et.  sur  ses  instances, 
la  veuve  se  re;ira  d.ins  son  appartement  où,  à  peine  arrivée,  elle  fut  sai- 
sie d'une  violente  alaque  de  nerfs. 

Le  reste  de  la  nuit  se  passa  à  dresser  le  prncès-verbal  de  la  ninrl  qui,  de 
l'avis  du  médecin,  lui  reconnue  \olonl;iire.  D'ailleurs,  les  lettres  qu'avait 
laissées  Lambert,  et  qui  se  trouv.iient  sur  la  table  de  la  pièce  où  il  avait 
veillé  jusipi'au  moment  de  son  suicide,  ne  laissèrent  aucun  doute  .sur  le 
caractère  qui  devait  être  attribué  à  cette  caïaslrophe.  L'une  de  ces  letires 
était  adressi^e  à  cet  adjoint  de  la  mairie  avec  lequel,  antérieureiiienl  à  son 
mariage,  Lambert  aval  habiiu  le  de  faire  société;  l'auire  était  pour  Cou* 
siuot.  On  trouvera  ci-dessous  la  teneur  de  l'une  cl  de  l'autre. 

Il  ne  s'en  trouvait  aucune  à  l'adresse  de  celle  qui  avait  été  la  cause  de  ce 
malheur. 

CHAPITRE  XLV  ET  DERNIER. 

«  Mon  cher  et  digne  ami,  disait  Lambert  au  magis'rat  muniripal,  vos 
conseils  étaient  les  meilleuis;  pourquoi  ne  les  aije  pas  suivis-'  Je  ne  se- 
rais pas  où  j'en  SUIS.  Puisque  la  chose  pour  laquelle  je  me  trouve  obligé 
aujourd'liui  d'honneur  à  qu  tttr  ce  monde  a  été  cause  qu'il  y  a  eu  enire 
nous  du  reb  oidissement,  c'est  bien  le  moins  que  je  vous  avoue  le  tort  que 
j'ai  eu  de  ne  pas  écouti  r  vos  avis  qui  m'auraient  sauvé,  et  que  ja  vous 
lasse  mes  excuses  pour  avoir  si  mal  reconnu  votre  amitié  en  me  brouillant 
avec  vous  relativement  aux  vérités  que  vous  m'avez  dites.  Pardonnez-moi, 
mou  cher  et  digue  ami,  coaimc  on  doit  toujours  le  faire  avec  un  mourant, 
et  croyez,  à  ce  deri;ier  moment,  au  rcnouvclcment  de  l'alleciion  que  je 
n'ai  jamais  cessé,  au  fond,  d'avoir  pour  vous,  et  dont  je  désire  ici  vous 
donner  une  preuve. 

»  Votre  sincère  et  dévoué, 

»    Joseph  L.'VMBERT.  » 

La  leltre  écrite  pour  Cousinot  était  beaucoup  plus  ample  ;  elle  éiait 
ainsi  conçue  : 

»  Mon  cher  Cousinot,  dans  l'extrême  embarras  où  je  me  trouvais  de 
réparer  le  tort  bien  involontaire  que  je  vous  ai  causé  ,  je  vous  avais 
proposé  de  me  battre  avec  vous;  mais  je  réiléchis  que  c'est  là  une  assez 
mauvaise  façon  d'arranger  entre  nous  les  affaires,  el  j'ai  pensé  que  je  se- 
rais plus  sûr  d'être  traité  comme  ma  bêtise  le  mérite,  en  me  chargeant 
moi-même  du  soin  do  m'expédier. 

»  D'ailleurs  un  médecin  ne  se  bat  pas  avec  ses  malades,  et  après  la  belle 
cure  que  vous  aviez  faite  sur  ma  personne,  vous  auriez  eu  trop  de  désa- 
grément à  détruire  votre  ouvrage.  Avec  ça  que  ce  n'est  pas  seule- 
ment à  cause  de  mes  torts  envers  vous  que  je  prends  ce  parti,  car  je  vous 
avouerai  que  la  honte  d'avoir  été  allreusemenl  dupe  me  pousse  à  sortir  de 
ce  monde,  où  il  me  semble  que  les  cnfans  de  sept  ans  se  moqueraient 
maintenant  de  moi.  Ainsi  donc,  je  faisaussi  la  chose  un  peu  pour  moi. 

»  Maintenant,  si  vous  voulez  que  je  vous  parle  avec  une  certaine  fran- 
chise qui  ne  me  paraît  pas  très  déplarée  dans  la  bouche  d'un  homme  qui 
va  mourir,  je  trouve  que  vous  n'avez  pas  eu  une  bonne  inspiralion  de  vous 
eaibartpier  dans  l'affaire  où  je  me  trouve  payer  pour  tout  le  monde  et  que 
vous  avez  eu  de  meilleures  idées  dans  votre  vie. 

11  Sans  doute  ces  C,  sont  de  la  canaille,  et  il  serait  h  désirer  qu'on  en 
fit  un  bon  exemple;  mais  c'était  à  la  justice  à  s'en  mêler  cl  non  à  un  par- 
liculier  qui,  ayant  plutôt  son  intéiél  en  vue  que  celui  de  la  punition  des 
coupables,  n'et  pas  assez  pur  dans  ses  démarches.  Si  vous  ui'awrz  lout 
ronlié  dans  le  commencement,  je  vous  aurais  dit  cela,  el  nous  n'en  serions 
pas  oii  nous  en  sommes.  L'amitié  même  que  j'avais  pour  vous  n'exiuse  pas 
la  faciliié  que  j'ai  mise  à  ni'immisccr  dans  une  chose  qui  n'était  pas  abso- 
lument droite,  aussi  j'en  paie  la  prime.  Tant  pis  pour  moi. 

u  Quanta  vous,  qui  m'avez  toujours  paru  un  honnête  homme,  vous  avez 
encoie  le  moyen  de  relourncr  en  arr  ère,  et  vous  l'  ferez  si  »ons  m'en 
croyez;  vous  abandonnerez  ces  gens  à  leurs  remords  et  à  li  justice  de 
Uicu  (|ui  est  un  peu  plus  désintéressée  que  la  vôtre,  en  ce  qu'il  ne  veut 
pas  époi  ser  leur  lille,  et  vous  ne  vous  jetterez  pas,  en  vous  mêlant  de  la- 
couler  tout  ce  qui  s'est  pasé,  dans  de  nouveaux  embarras. 

n  r.appelez-vous  qu'à  la  p'cmière  bataille  vous  avez  perdu  votre  meil- 
leur ami;  à  la  seconde,  voyez-vous,  vous  pourriez  perdre  voire  repu- 


LE  MAGASIN  LrrTKnAmË, 


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tation,  car  enfin,  quand  vous  auriez  encore  en  main  les  preuves  que 
vous  n'avez  plus,  et  qi;e  vous  prouveriez  que  les  C...  sont  des  vo- 
leurs. Vous  qui  auriez  voulu  devetiir  leur  guidie  et  avoir  part  au  gâ- 
teau ,  croyez-vous  que  vous  seriez  bien  vu  du  pu'jlic  ?  On  dirait  :  ce  sont 
dt's  paysans  qui  se  liaueni  ci;ni>  e  des  gens  de  la  campa!,'ne,  et  on  ne 
ferait  pas  granili' différence  eulre  vos  ad\ersaiies  et  vous;  aiiiii  assez  cau- 
sé et  rettz  en  là. 

«Vous  avez  des  lalens  avec  lesquels  vous  pouvez  vous  passer  de  la  pro- 
tcciion  des  grands;  d"a:lleurs  la  Idle  est  mariée,  vous  ne  pouvez  faiie  cas- 
ser le  mariage,  et  puis  croyez-vous  que  ces  gens  ne  se  défendraient  pas? 
ils  sont  adroits,  ils  vous  Tout  prouvé;  on  n'est  jamais  sali  que  par  la  boue, 
et  ils  trouveraient  bien  moyen  de  vous  en  jeter.  Pensez  qu'ils  sout  puis- 
sans  et  que  vous  n'êtes  rien. 

nVous  me  direz  :  nais  le  plaisir  de  la  vengeance.  Eli  bien!  moi  aussi 
j'aurais  pu  me  ïcnger  de  telle  créature  qui  est  venue  abuserde  lousuies 
gentimens.  Eli  bien!  je  ne  m  en  venge  pas,  je  préfère  m'en  aller,  pjrce 
que  l'homaie  est  si  faible  qu'on  ne  peut  jurer  que  je  ne  lui  aurais  pas  par- 
donné un  jour.  Elle  a  été  forcée,  me  serais-je  dit;  on  a  abusé  de  sa  fai- 
blesse, on  l'a  séduiie  par  des  présens,  enfin  tous  les  raijonuemeus  que  se 
fait  un  homme  pour  retourner  à  son  vomissement;  ei,  parce  qu'elle  dit 
quelque  chose  a  mes  sens,  j'aurais  eu  la  bassesse  de  contiuuei-  à  vivre 
avec  ce  rcsie  de  tout  le  monde,  comme  vous  l'avez  si  b:en  dit  :  il  fallait  se 
garer  de  cela  ;  j'ai  donc  dit  comme  la  vieille  garde  :  Je  meurs,  mais  ne 
me  rends  pas  ! 

»  Voilà  mes  idées  sur  toute  celle  affaire;  pour  vous  aider  à  vous  passer 
de  tout  le  moude,  j'aurais  voulu  vous  laisser  tout  mon  bien  ;  j'en  ai  bê- 
tement disposé  par  le  contrat  de  mon  beau  mariage;  mais  vous  trouverez 
ci-joint  mes  dispositions  pour  que  vous  profiliez  d'une  pe  lie  rente  que  j'a- 
vais mise  de  côté  pour  vous.  Vous  ne  me  refuserez  pas,  u'est-cc  pas,  Cou- 

»8iD0l? 
«Maintenant  tout  est  en  ordre,  j'élève  mon  ame  vers  Dieu  et  comme 
j'ai  fait  assez  mon  purgatoire  dans  ce  monde,  j'espère  qu'il  me  pardon- 
nera d'aller  à  lui  un  peu  avant  qu'il  ne  m'appelle,  l'eut-ètre  que  si  j  avais 
eu  un  peu  plus  de  religion  je  ne  ferais  pas  ce  que  je  vais  faire  ;  mais  je 
suis  un  enfant  de  la  révolulion  auquel  <  n  n'a  pas  morne  appris  le  caléchis- 
ine  ;  je  me  suis  batiu  p  )ur  mon  pays,  j'ai  tâcaé  de  marchur  tmijours  dans 
la  voie  de  l'honneur  et  n'ai  pas  eu  beaucoup  de  bon  temps,  ainsi  j'ai  con- 
fiance en  h  miséricorde  du  Très-Haut  et  je  persiste  dans  mou  idée  que 
j'ai  arrêtée,  en  me  promenant  touie  la  soirée  sur  le  bord  de  la  Seine  du 
côté  de  nie  des  Cordeliers,  en.lroit  que  j'ai  toujours  aUeciionné. 

I) Voilà  beaucoup  de  bavardages;  mais  il  faut  finir:  je  me  suis  donné 
jusqu'à  trois  heures,  il  en  est  deux  et  demie;  je  vais  aller  cherelier  mes 
pistolets,  les  charger  en  douceur,  de  peur  que  le  coup  ne  dévie,  puis  je 
me  rendrai  dans  ma  serre  auprès  de  mes  11  urs,  les  seuls  aius  que  j'aie 
toujours  trouvés  les  mêmes;  et  je  serai  là  tieuiain  malin  au  milieu  délies 
comme  celle  qu'un  grand  coup  de  veut  aurait  brisée  :  ainsi  ailieu,  mon 
cher  Cousinot,  et  pensez  quelquefois  à  celui  qui  espère  bien  vous  revoir 
là  haut.  Adiej...  adieu. 

nVotre  ami,  Joseph  Lambei\t. 
I)  Capitaine,  on  pourra  le  dire  tout  à  l'heure, 
doublement  reiraiié.  » 

Quand  Cou«inot  reçut  cette  lelire,  deux  jours  après  la  catastrophe,  elb 
lui  donna  beaucoup  à  rétlécbir  ;  car,  malgré  l'iiisulUance  dust^le,  elle 
appréciait  avec  un  grand  iv/n  sens  sa  position,  et  il  se  demanda  si,  n'ayant 
plus  aucune  preuve  dans  la  main  et  ayant  alfaire  à  si  forte  partie  que  s'é- 
tait toujours  montrée  Mme  de  Chabourot,  il  pouvait  prudemment  eutamer 
avec  file  une  lutte  judiciaire.  Il  faut  considérer  en  outre  qu'a)aiit  été 
profondément  touché  de  la  mort  de  Lambert,  sentant  qu'il  ava  t  pour  une 
bonne  parla  se  la  reprocher,  il  se  fit  une  sorte  de  devoir  d'accomplir  ce 
qui  pouvait  être  regardé  comme  la  volonté  deinière  de  son  ami,  en  sorte 
qu'après  èire  arrivé  de  Mantes  avec  le  dessein  de  laire  un  des  plus  grands 
,  scandales  qui  se  pût  imaginer  et  avoir  entamé  quelques  démarches,  il 
■  enraya  beaucoup  sur  cetie  idée  et  finit  par  y  renoncer  ou  peu  s'en  faut. 
"  Mais,  vont  s'écrier  mes  lecteurs,  voire  histoire  est  affreusement  immo- 
rale :  le  crime  y  triomphe  ei  la  vertu  y  est  sacrifiée.  Nous  croyons,  nous, 
au  contraire,  que  notre  histoire  est  des  plus  morales,  et  \oila  comment 
nous  le  prouvons. 

D'abord,  bien  que  la  baronne  de  Chabourot  finisse  par  l'emporter  sur 
son  adversaire,  nous  croyons  que  peu  de  gens  seront  tentés  de  luarcher 
sur  ses  traces,  elles  cruelles  bumiliatioiis  par  lesquelles  il  lui  a  f.llu  pas- 
ser, les  peines  infinies  que  nous  l'avons  vue  se  donner  pour  sauver  son 
honneur  et  la  considération  de  sa  famille,  les  icrreuis  et  les  décepiious 
sans  cesse  renaissantes  au  milieu  desquelles  elle  a  marché,  nous  parais- 
sent une  leçon  assez  concluante,  et  dont  il  y  a  biea  un  peu  à  profiter. 

De  dire  ensuite  qu'il  y  ait  du  danger  à  constater  que  l'iialiildé,  le  cré- 
dit, la  fortune,  peuvent  faire  prospécr  limprobiié  et  l'injustice,  c'e^t  là 
vraiment  se  moquer.  Est-ce  que  cette  vérité,  toute  «lésolanie  qu'elle  soii, 
ne  frappe  pas  les  yeux  chaque  jour  :  est  ce  que  le  fréiiucntsiici  es  du  mé- 

(    chant  n'est  pas  un  fait  vieux  comme  le  monde  et  acquis  irrévocaOlcment 
■  au  procès  que  les  moralistes  ont  de  tout  temps  fait  à  1  humanité,  et  y  au- 
rait il  un  si  grand  pt'iil  à  accepter  pour  une  nécessité  de  cette  vie,  sauf 
à  en  appeler  à  l'autre,  ce  scandale  passé  en  force  de  chose  juaée? 

Mais  dans  tous  les  cas,  l'enscignemeut  à  déduire  de  notre  histoire  n'est 
pas  la  commoilité  qui  se  trouve  pour  ccriaiues  positions  privilégiées,  à 


accomplir  le  mal;  car  si  Mme  de  Chabourot  l'emporte,  Lambert  y  périt, 
et  c'i;st  là  qu'est  noire  moralité. 

Wous  ne  disons  pas  que  nous  avons  voulu  prouver,  ceci  serait  coniraire 
à  notre  ihéorie  du  roman  qui,  selon  nous,  a  pluiôt  la  mission  d'amuser  1 
que  d'insiruire;  mais  uous  disons  que  fortuitomcut,  si  l'on  veut,  notic 
narration  prouve  que,  (piaiid  seulement  par  iuipruderce,  par  Ir'gèrdé, 
même  par  dévoûment  à  nos  amis,  ce  qui  est  pourtant  un  h  jnurable  mo- 
bile, nous  nous  laissons  eniraiiier  à  meure  seulement  le  bout  du  doi^t 
dans  l'engrenage  de  la  graude  roue  du  mal,  nous  sommes  exposés  à  y  être 
broyés  tout  entiers.  C'est  ce  qui  précisément  arrive  au  capitaine  Laniliert, 
qu'a  celle  considération  nous  avons  élevé  à  la  dignité  de  héros  publique- 
ment déclaré  de  celte  histoire. 

Comme  il  le  remarque  '.ui même  avec  un  parfait  bon  sens  ,  pour  s'èire 
trop  peu  sérieusement  occupé  du  singulier  service  que  lui  deiiiandjit  Cou- 
sinot, pour  avoir, sous  rentrainemeiit  de  sou  amitié  et  de  sa  reucnna.s- 
San  e,  trop  ksiemcnt  cous  iiii  à  se  faire  le  complice  d'une  exaction,  il  a 
vu  sou  repos  troublé,  a  été  amené,  selon  l'énergique  expression  de  l'.iidc- 
major,  à  épouser  le  reste  de  tout  le  monde,  et  s'est  jeté  en  lin  ce  cause 
dans  un  labyrinthe  si  inextricable  qu'il  n'a  plus  vu  pour  en  sortir  que  la 
grande  porte  de  reternilé.  Voilà,  te  nous  semble,  une  vérité  boiine  à 
établir;  une  vérité  utile  à  mettre  en  relief  parce  qu'ele  ne  frappe  pis 
d'abord  tous  les  yeux,  parce  qu'tdle  est  fine,  ténue,  déliée,  et  que  les  cons- 
ciences un  peu  grossièrement  coostituées  ne  la  percevraient  peut-être  pas 
d'eifs-memes  si  on  ne  prenait  pas  la  peine  de  la  leur  déaioutrer.  Ainsi 
doue  :  pour  qui  veut  vivre  en  paix  et  faire  une  bonne  lin,  la  nécessité  de 
la  probiié  exaclL-,  absolue,  poussée  jusqu'à  la  plus  fine  fleur  de  la  délira- 
tessc  :  voilà  notre  moi  alité,  la  seule  que  nous  reconnais-ions  coaime  dé- 
pendance et  a])parttiiauce  de  notre  coule,  la  scu'e  à  laquelle  nous  appo- 
sions noire  chilfre,  que  nous  icvêlions  de  notre  signaluie  et  dont  nous 
dt  clariuns  vouloir  poursuivre  les  contrefacteurs  selon  toute  la  rigueur 
des  lois. 

Pour  en  revenir  à  nos  personnages,  dont  on  ne  nous  pardonnerait  pas 
de  ne  point  faire  connaiire  la  desimée  individuelle,  nous  dirons  que  dans 
le  temps  où  Cousinot  hésitait  encore  sur  la  marche  à  suivre  avec  les 
Chabouiot,  il  reçut  u^  e  proposition  de  prendre  du  service  dans  l'armée 
du  paclia  d  Egypte,  qui  dès  celte  époque  ailiraii  à  lui  les  Européens.  La 
position  dout  il  s'agissait  était  ausi  bouorabie  que  lucrative  ;  seulement  il 
lallait  l'accepter  sans  hésiiatiou  et  partir  sur-lechamp.  Voyant  là  un  moyen 
de  se  distraire  de  ses  chagrins  et  de  ses  mécompies,  Cousicot  rompit  avic 
touie  pensée  de  vengeauce,  et  se  décida  à  passer  dans  le  pays  îles  Pvr a- 
mides,  du  haut  doiquelles  il  fut  bientôt  loisible  à  quarante  siècles  de  b 
contempler. 

Aussi  heureuse  dans  son  mariage  qu'on  peut  l'être  avec  une  ancienne 
blessure  au  cœur,  Mme  de  Preneuse  vécut  peu  de  temp^  ;  après  d  x-huit 
mois  de  ménage,  elle  mourut  en  m.  liant  au  mfinde  une  liile  qui  fil  la  coa- 
solatiun  de  sou  père  et  ks  délices  de  Mme  de  Jauvry. 

Quaut  à  Mme  Bouvard,  pivsque  aussitôt  après' la  catastrophe,  file 
quiita  Mantes,  où  elle  ne  pouvait  plus  se  souU.  ir,  et  revii.i  à  Paris  jouir 
de  sa  position  de  rentière.  Par  malheur,  elle  retrouva  un  ancien ycHn.?- 
prcmier  de  la  troupe  où  elle  avait  jadis  lenu  les  rôles  de  Uugazon,  lequel 
était  devenu  un  très  aimable  père-noble,  et  elle  eut  la  faiblesse,  en  luireii- 
dam  le  cœur  qu'il  avait  possédé  naguère,  d'y  ajouter  le  don  de  sa  fortune 
et  de  sa  mai  i.  Eu  moins  de  deux  ans.  Lanbei  t  fut  ve  igé  ;  car  aux  iiijius 
de  ce  nouvel  époux,  qui  était  l'un  des  pontes  les  plus  di.^tillgués  de  soa 
époque,  l'aisance  de  sa  femme  eut  bieiiiot  fui  comme  une  ombre ,  ol  sui- 
vant la  logique  de  sa  vie,  la  malheureuse  fut  réduite,  en  Un  de  cause, 
à  accepcr  une  place  d'ouvreuse  de  loges  au  théâtre  djs  Folies-Uraaia- 
tiques. 

Fi  rt  peu  de  choses  h  dire  de  M.  de  Chabourot,  que  sa  femme  ne  se  hâta 
pas  de  rejoindre,  et  qui,  après  la  révolution  de  1830,  douua  sa  démission 
et  rentra  dans  la  vie  privée. 

En  in,  cette  Mme  de  Chabourot,  dont  on  s'était  trop  empressé  de  nous 
reprocher  ta  scandaleuse  prospeiité,e;,t  bien  à  coinp;er(lè>  <  c  m  )iide  avec 
la  jusùce  divine,  car  uie  allreusi'  maladie  s'empara  d  elle,  et  elle  mourut 
royaleweni,  après  d'atroces  souffrauccs,  comme  Anne  d'.Aut.iche,  mè.e 
de  Louis  XIV,  d'un  cancer  au  sein. 

De  fort  houorahles  obsè(|Ucs  furent  faites  à  Lambert,  et  le  clergé  de 
Manies  s'éiaut  trouvé  tidérant,  quoi  (Ue  le  fait  du  suicide  fût  à  peu' pi  es 
publi -,  le  corps  fut  ailinis  dans  l'église  sans  difficulté,  et  l'on  ne  trouva  pas 
dans  ses  funrrailles  ruccasion  de  si  aidale  que  les  paitis  y  av.  ieii'  d  alioid 
enirevue.  Deuv  jours  après,  le  Mantols,  journal  des  inlirdls  de  àctne- 
el-Oise,  contenait  1';  riicle  suivair,  (pii  lait  le  plus  graud  houueur  à  la  ïÛ" 
reté  des  renseinneaiens  de  son  rcda;  leur. 

(I  Eniore  un  ries  vétérans  de  n 'tre  vieille  armée  qui  vient  de  di^parat- 
«tre.  Avant-hier,  le  capitaine  Lamiiert,  qui  avait  clé  décoré  de  la  m.nu  de 
nTempereur  à  Moiiliu  ra.l.  et  (|ui  s'était  reiiié  dans  noire  arrou  li>s  ment 
iioù  il  s'était  fait  conuiîire  par  l'étendue  de  ses  coimaissaiices  h.iriiciiltu- 
»  raies,  s'e>t  tiré  un  coup  de  pisiolct  d'arçon  auquel  il  n'a  pas  survécii.  11 
«parait  que  d'aff|■eu^cs  souffrances  auxquelles  il  était  constamment  en 
«proie  par  suite  d'une  blessure  reçue  au  siège  de  Sarragosse,  le  uic  tii«'nt 
«souvent  hors  de  lui,  et  c'c.-t  dans  une  de  ci  s  crises  qu'd  s'est  poi  té  à  un 
»acie  de  désespoir  qui,  auireuicnt,  n'aurait  pas  été  explicable,  car  le  ca- 
»pitaine  Lambert  venait  d'épouser  une  jeune  femme  pleiue  d  esprit ,  d« 
•  vertus  et  de  grâces,  qu'il  adorait  et  qui  lui  avait  apporté  en  dot  uue  très 


LE  MAGASIN  LITTÉUAIRE. 


■jolie  fortune.  Il  faut  (lire  aussi  cependant  ([iie  depuis  quelques  mois  il 
avait  (5té  fort  en  butte  aux  persécutions  de  la  police,  et  que  ces  Iracas- 
«serics  n'avaient  pas  peu  contribué  à  ai?;iir  sou  caracti;re,  ayant  été  obligé 
«pendant  toute  une  matinée  de  défendre  l'arme  au  poing  l'entrée  de  son 
»  cabinet  contre  une  escouade  d'agens  qui  voulaient  y  pi:n;îtrer  sans  nian- 
»dat  légal.  On  craint  pour  les  jours  de  sa  jeune  épouse,  qui,  dcpu's  le 
»  moment  de  sa  mort ,  n'a  pas  cessé  de  donner  les  signes  du  plus  violent 
«désespoir.  » 

Nous  ne  nous  étonnerions  pas  que,  cet  article  à  la  main,  quelqu'un  vînt 
essayer  de  nous  prouver  que  cette  histoire  e^t  toute  d'invention  ,  et  que 
nous  avons  été  gdmrakinent  mat  informés. 

{Messager.)  Charles  rabou. 


Ihhk. 


Comme  Dieu  lui-mémo 
Qui  U'coltc  et  sème 
Dnns  l'immcnsilô  ! 
Notre  auguste  France 
A  la  palii  nce 
De  l'ctciuité. 

-     YicTon  IIuGo.  (France  Uitéraire.) 


3SÎSS.: 


::EC^..^^rEr's:Œ2sr«2ir 


ta  g.irdc  nationale  de  Boulogne  a  demandé  une  poésie  à  M.  Victor 
Hujo  lors  de  l'inauguration  de  la  colonne  élevée  à  Napoléon.  Le  célèbre 
pOèic  s'emprcjsa  de  satisfaire  à  ce  vœu  ;  mais  le  dernier  vers,  (!ont  le  pa- 
iriotisrac  aurnil  pu  déplaire  à  l'Angleterre,  empêcha  cet  hymne  d'être 
chanté,  et  on  lui  préféra  une  autre  poil^sie.  Ne  nous  préoccupant  pns  de  la 
qii'Siion  poiiique,  nous  sommes  heureux  de  donner  ces  beaus  vers  de 
M.  Virtor  Hugo  : 

nYMNE. 

Au  bord  des  flots,  an  sein  des  sombres  Cabylones, 
Reste  ù  jamais  debout  sur  les  hautes  colonnes  ! 
Veille  sur  nos  vaisseaux  et  protège  nos  louis  ! 
Sois  toujours  fier  de  nous  !  libre,  calme,  sereine, 
La  France  a  l'avenir  !  la  France  e-l  encor  reine  ! 
Ton  empire  est  tombi',  ton  peuple  vil  toujours. 

Une  aube  meilleure 

Sur  nous  brillera; 

Nous  attendons  l'heure, 

?.I.)is  l'heure  viendra. 

Comme  Dieu  lui-mC'me 

Qui  récolte  et  sème 

Dans  l'immensité  ! 

Notre  auguste  Franco 

A  la  patience 

De  l'étcrnit?. 

En  vain  Londre  et  Moscou,  dans  leur  rage  infcconde, 
L'une  hors  de  l'Europe  et  l'autre  hors  du  monde. 
Ont  mutilé  la  Franco  alors  que  tu  tombas  ; 
Et  sur  nos  maux  profonds  qui  saignent  cl  s'irritent 
Ont  basé,  comme  un  vase  où  des  scrpcns  s'agitent. 
Une  fragile  paix  pleine  de  sourds  combats  ! 
Une  aube  meilleure,  etc. 

Dieu  veut  la  grande  France  et  la  grande  Allemagne, 
El  fil  Napoléon  comme  il  fit  Cliarlcmagne, 
Pour  donner  à  l'Europe  un  centre  souverain. 
Bienlùl  dos  vieux  sultans  mourra  la  race  éteinte. 
Alors  Dieu  qui  bénit  Tcutonia  la  sainte, 
Lui  rendra  le  Danube  et  nous  rendra  le  Rhin  ' 
Une  aube  mcilleme,  etc. 

En  attendant  ce  jour  que  chaque  instant  amène, 
Jour  où  la  paix  luira  sur  la  famille  humaine. 
Jour  où  s'cll'aceront  les  crimes  cxpit^s. 
Vois  au-dessous  de  toi,  figure  solennelle, 
L'élcrnelle  lerapiite  et  la  haine  cternell?, 
L'Océan  sous  tes  yeux,  l'Angleterre  à  les  pieds! 

Une  aube  mcilleuro 

Sur  nous  brillera  ; 

Nous  allendor.s  rheirrc, 

Mîi:  l'heure  \ie!ic!ra, 


DE  LA  MISSION  DU  LIEUTENANT-GKNEUAL  COMTE  BECKER 
AUPRÈS  DE  L'EMPEREUR  NAPOLÉON  EN  1815. 

On  connaît  peu  les  détails  de  la  vie  politique  de  l'empereur  Napoléon  depuis 
le  19  juin  1815  jusqu'à  son  embarquoment,  le  13  juillet,  sur  un  vaisseau  anglais 
en  rade  de  l'ile  d'Aix.  Ce  que  l'on  sait  soiilpiiicrit,  c'est  que,  quittant  son  armée 
après  la  déroule  de  Waterloo,  comme  il  l'avait  quiltée  après  le  désastre  de 
Moscou,  Napoléon  était  accouru  à  Paris  diins  l'espoir  d'obtenir  des  chambres  lé- 
gislatives les  hommes  et  l'argent  nécessaires  pour  nlever  la  fortune  de  la  France 
et  la  sienne  ;  c'est  que,  forcé  d'abdiquer  une  seconde  fois  le  pouvoir  et  conduit 
à  Rocheforl,  ilfit  un  appel  à  l'hospilalilé  anglaise,  et  que  le  régent  répondit  à 
son  imprudente  confiance  en  le  condamnant  à  mourir  du  supplice  de  Promé- 
Ihée  sur  le  rocher  de  Sainte-Hélène. 

Une  main  qui  ne  se  fait  conniilre  que  par  les  initiales  M.  B.  a,  dans  les  der- 
niers temps  du  comte  Kccker,  écrit  sous  ses  yeux  cl  récemment  publié  à  Cler- 
mout-Fcrr;ind  les  particularités  les  plus  importantes  de  celle  courte  mais  mé- 
morable période  de  la  vie  de  l'empereur. 

\  peine  arrivé  à  Paris,  Napoléon  reconnut  qu'il  lu'i  fallait  pour  la  seconde  fois 
déposer  le  sceptre  et  la  couronne  ;  mais  il  nourrissait  en  core  l'espoir  de  les  trans- 
mettre à  son  fils.  A  la  tète  dus  phalanges  nombreuses  et  dévouées  qui  lui  res- 
taient, cet  espoir  n'eut  peut-être  pas  été  déçu  ;  mais  loin  de  ses  soldais,  il  ne  lui 
restait  d'autre  appui  que  l'influeuce  aa'aiblic  de  sa  gloire  et  de  son  nom,  cl  celle 
influence  allait  bientôt  se  trouver  neutralisée  par  les  intrigues  des  partis  politi- 
ques. 

Le  baron  di'  Vitrolles  ne  tarda  pas  à  se  glisser  clandestinement  au  quartier-gé- 
néral de  La  Yillette  d'abord,  et  bicnlOl  après  jusque  dans  le  cabinet  du  ministre 
de  la  guerre. 

Fouché,  donl  le  nom  se  trouve  toujours  le  premier  partout  où  il  y  a  défection 
et  trahison,  Fouché,  qui  au  20  mars,  avait  dit  aux  courtisans  de  Louis  XVill  : 
Sauvez  le  monarque,  je  réponds  de  la  monarchie  ;  Fouché,  par  des  moyens 
occultes,  exerçait  un  pouvoir  mystérieux  sur  les  chambres;  il  fit  proposer  et  adop- 
ter la  création  d'une  commission  de  gouvernement  dont,  par  les  mornes  moyens, 
il  obtint  la  présidence. 

Le  premier  acte  du  gouvernement  provisoire  fut  de  mettre  la  personne  de 
Napoléon  sous  la  garde  d'un  membre  de  la  chambre  des  députés,  et  le  général 
Becker  fut  appelé  a  ce  poste  de  gardien  responsable.         ' 

Le  prétexte  était  de  pourvoir  à  la  sûreté  do  l'empereur,  et  la  mission  de  l'as- 
sassiner que  s'étaient  donnée,  après  sa  première  abdication,  des  lionimcs  d'une 
triste  célcbrilé,  sembbul  justifier  cette  précaution;  mais  Napoléon  ne  se  méprit 
pas  sur  la  véritable  intention  de  ceux  qui  venaient  de  l'ordonner.  11  dit  au  gé- 
néral lîecker,  quand  celui-ci  lui  présenta  ses  lettres  de  service  :  «  On  aurait  dû 
»  m'informer  olficieUcment  d'un  acte  que  je  regarde  comme  une  alTaire  de  forme 
1)  et  non  comme  une  mesure  de  surveillance,  a  laquelle  il  était  inutile  de  m'as- 
I)  sujélir,  puisque  je  n'ai  pas  l'inlenliou  d'enfreindre  mes  engagemens.  » 

Alors  Napoléon  avait  quitte  l'Elysée,  où  il  était  d'abord  descendu,  et  s'était 
rctiréà  la  IMalmaison.  Dans  les  premiers  momcns,  beaucoup  d'anciens  servi- 
teurs s'y  présenlèrent;  les  uns  pour  rendre  un  dernier  hommage  au  héros  vain- 
cu, d'autres  pour  le  conjurer  de  ne  point  abandonner  l'armée  qui  le  rappelait 
ctratlciKliiit;  quelques-uns  même  y  vinrent  pom- solliciter  encore  des  grâces  et 
des  récompenses.  Mais  bicnlét  les  rangs  s'tK;laircirent,  et  la  Malmaison,  que 
l'empereur  habitait  depuis  le  25  juin,  ne  reçut  plus  ni  grands  dignitaires,  ui  ma- 
réchaux, ni  généraux.  La  solitude  de  cette  résidence  impériale  ne  fut  troublée 
que  par  l'arrivée  cl  le  départ  de  quelques  oITicicrs  supérie  urs  qui  accouraient  du 
champ  de  bataille  pour  assurer  Napoléon  du  dévoùmenl  de  l'artuéc  à  sa  per- 
sonne, et  lui  proposer  d'en  prendre  le  commandement  pour  la  conduire  à  l'en- 
nemi. 

Dès  le  27,  la  cour  du  prince,  qui  avait  été  reconnu  empereur  des  Français 
roi  d'Italie,  protecteur  de  la  contédération  du  Rhin  et  pacificaicur  de  la  cvuU— 
dération  suisse,  ne  se  composait  plus  que  de  la  reine  llortcnse,  qui  était  venue 
avec  SCS  enl'ans  lui  apporter  ses  diamins  cl  lui  prodiguer  les  soins  de  la  piété 
filiale  la  plus  touchante,  cl  du  fidèle  général  Berlrand.  Alors  les  do'naines  du 
conquérant  qui  avail  régné  depuis  Terracinejusqu'à  Oldenbourg,  ne  dépassaient 
pas  l'étroit  enclos  de  la  Alalinaison.  Plus  tard,  on  y  vil  arriver  le  cardinal  Fcsch 
et  sa  sœur,  la  mère  de  Napoléon  ;  puis  aussi  .'il.  Maret  et  le  général  Savary,  qui 
venait  y  reprendre  sous  cape  ses  anciennes  fonctions. 

Dans  sa  chute  profonde,  l'empereur  se  montra  sobre  de  réflexions;  s'il  parlait 
de  sa  situation  cl  de  l'avenirdc  la  France,  c'était  toujours  avec  une  grande  me- 
sure et  beaucoup  de  calme.  Mais,  à  travers  l'apparente  sérénité  de  ses  traits,  il 
était  inlérieurcment  en  proie  sm-  le  sort  que  les  étrangers  lui  réservaient.  Le  gé- 
néral lîecker  lui  ayant  dit:  «Votre  Majesté  aurait  singulièrement  embarrassé 
»  son  beau-père,  si,  faisant  abnégation  d'elle  -même  pour  sauver  nos  institution  s, 
»  elle  se  fût  mise  à  sa  discrétion,  »  Napoléon,  cITleurant  légèrement  de  la  main 
lai  eue  du  général,  lui  répondit  :  «  Vous  no  connaissez  pas  ces  gcns-lal  » 

11  avait  demandé  deux  frégates  et  des  passiports  pour  se  rendre  aux  Etals- 
Unis.  Après  quelque  hésitation,  les  frégates  furent  accordées  ,  mais  non  pas  les 
sauf-condnils.  La  commission  ,  ou  plutùl  Fouché  pressait  sou  départ  pour  Ro- 
cheforl. Un  passeport  fut  expédié  au  général  UecUer  pour  se  rendre  sans  délai 
dans  cette  ville,  accompagné  du  son  secrétaire  et  d'un  domestique.  L'em- 
pereur, en  lisant  cette  pièce,  dit  au  général  avecim  sourire  amer  :  J5/.;  voilà 
dcnc  votre  sccrélaire  !  Il  n'ajouta  pas  un  mot  à  celte  exclamation  ;  mais  l,i  ré- 
pugnance (lu'il  avail  toujours  eue  de  quitter  la  Malmaison  devint  plus  forte.  Le 
lendemain  malin,  28,  il  lil  écrire  par  le  général  lîecker  au  ministre  de  la  guerro 
que  n'ayant  obtenu  ni  sauf-conduit  ni  garantie»  suOisaot^s  dans  des  circunstaa 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


39 


ces  où  les  cnmnninicalions  n'étaient  pas  libres,  il  se  considérait  comme  prison- 
rier  el  se  décidait  i>  rester,  en  attendant  qu'il  fat  statué  sur  son  sort  par  le  duc 
de  Wellington.  Le  29,  à  quatre  heures  du  matin,  JI.  Decrcs  vint  l'avertir  qu'un 
plus  Ions  séjour  à  la  Malniaison  ninUinlait  et  rapprochait  de  sa  personne  les 
dangers  auxquels  il  s'agissait  de  le  soustraire.  Napoléon  parut  d'abord  ébranlé  et 
disposé  à  partir  ;  mais,  cédant  de  nouveau  à  ses  propres  répugnances  ,  ou  à  des 
conseils  qui  furent  attribués  au  duc  de  lia.-sano,  il  envoya  le  général  Heclierdire 
à  la  conunisjion  du  gouvernement  :  «  Les  vœux  des  patriotes,  les  cris  des  sol- 
»  dats  réclament  la  présence  de  lempercur  pour  sauver  la  patrie.  Il  ne  demande 
>  le  commandenient  que  coiniiie  un  général  dont  le  nom  et  la  réputation  pcn- 
«  vent  encore  exercer  une  grande  influence  sur  le  sol  de  l'empire.  Après  avoir 
»  repoussé  Iclrangcr,  il  \)\om&lde  se  remire  aux  Etals-Unis.»  Lacomniis- 
bion  resta  d'abord  silencieuse;  mais  bientôt  Fouché,  prenant  la  parole  .  dit  au 
général  :  «  .annoncez  à  l'empereur  que  ses  ofl'res  ne  peuvent  être  acceptées.  • 
Et  sur  le  désir  exprimé  par  le  gi'néral  d'étie  porteur  d'une  réponse  qui  ne  fût 
pas  verbale,  Fouché  écrivit  précipitamment ,  à  l'adresse  du  duc  i\î  Bassano  ,  le 
billet  que  voici  : 

»  Le  gouvernement  provisoire  ne  pouvant  accepter  les  propositions  que  le  gé- 
néral BecUer  vient  de  lui  faire,  de  la  part  de  S.  AL ,  par  des  considérations  que 
vous  saurez  apprécier  vous-même,  je  vous  prie,  JL  le  duc,  d'user  de  l'inOuence 
que  vous  avez  toujours  exercée  sur  son  esprit  pour  lui  conseiller  de  partir 
sans  délai,  attendu  que  les  Prussiens  marchent  sur  Versailles.  » 

Pendant  que  le  président  parlait,  agissait,  écrivait  au  nom  de  la  commission, 
sans  consulter  ses  collègues,  le  général  Carnot  se  promenait  dans  les  angles  de  la 
ville  ;  le  duc  de  Vicence,  le  général  Grenier  et  le  baron  Quinette,  assis  autour 
de  la  table,  gardaient  un  profond  silence.  Le  duc  d'Otranle  seul  traitait  pérorap- 
toli-eraent  toutes  les  piestions  politiques  et,  co.nimc  un  dictateur,  paraissait  ré- 
gler le  sort  delà  France.  En  sortant,  le  général  traversa  les  salons  d'attente,  et 
il  lui  fallut  fendre  la  foule  empressée  des  g'-ii/raux,  des  hauts  fonctionnaires 
qu'importunait  le  voisinage  de  l'emperem',  et  qui  tous  criaient  :  Jiâlez-vous  : 
tâchez  donc  de  le  décider  à  partir. 

Pendant  l'absence  du  général  BecUer,  l'empereur  s'était  préparé  à  se  rendre  à 
l'armée  ;  il  était  au  moment  de  monter  à  cheval,  lorsque  le  général  reparut. 

Napoléon  vit  bien  parla  lettre  de  Fouché  au  dnc  de  Bassano,  que  toute  tenta- 
tive de  sa  part  pour  ressaisir  le  pouvoir  ou  sculeme  it  le  commandement  des 
troupes,  serait  désormais  inutile,  et  ce  même  jour,  i:9  juin,  cinq  heures  du  soir, 
il  monta  dans  une  calèche  à  quatre  places,  dont  il  occupa  le  fond  avec  le  général 
Bertrand  ;  les  généraux  BecUer  et  Savary  prirent  place  sur  le  devant,  et  au  mi- 
lieu du  plus  profond  silence  la  voiture  par.it  au  galop  se  dirigeant  vers  Roche- 
fort. 

Le  2  juillet,  l'eraperour  fut  rejoint  à  Niort  par  son  frère  Joseph,  par  le  géné- 
ral Gourgaud,  parla  comtesse  Bertrand  et  ses  enfans. 

Les  nouvelles  apportées  de  Rocbefort,  par  des  olficiers  de  la  marine,  sur  la 
station  anglaise  qui  croisait  devant  ce  port  et  interdisait  à  tout  bâtiment  de  guerre 
la  sortie  de  la  rade,  par  le  pertuis  d'Antioche  et  par  le  pcrtuis  Breton,  raAicné- 
neut  Napoléon  à  ses  premières  pensées  :  il  lit  écrire  par  le  général  Becker,  au 
gouvernement  provisoire  :  «  Si  dans  cette  situation  la  croisière  anglaise  empêche 
»  les  frégates  de  sortir,  vous  pouvez  disposer  de  l'empereur,  comme  général  uni- 
»  quement  occupé  d'être  utile  à  sa  patrie,  •  Et  il  reprit  son  attitude  cxpec- 
tante. 

Cependant  le  3  juillet  à  quatre  heures  du  matin  Napoléon  sortit  de  l'hôtel  de 
la  Préfecture  et  continua  son  voyage.  Il  arriva  a  Uochcl'ortle  même  jour  a  huit 
heures  du  matin.  Les  passeports  attendus  n'arrivaient  pas,  et  les  frégates  la 
Saiil  et  la  Méduse,  mouillées  sous  la  protection  des  batteries  de  l'ilcd'Aix,  ne 
pouvaient  mettre  à  la  voile  sans  courir  le  risque  presque  certain  de  tomber  au 
pouvoir  de  la  croisière  anglaise.  Il  fallut  chercher  d'autres  moyens  d'évasion, 
Uu  3  au  8  juillet  chaque  jour  des  conseils  d'amirauté,  auxquels  l'empereur  as- 
sistait, s'occupèrent  de  ce  soin.  Le  vieil  amiral  Slarlin  ,  homme  d'une  grande 
expérience,  désigna  le  capitaine  Baudin  (aujourdliui  vice-amiral  )  ,  comman- 
dant une  corvette  dans  la  rivière  de  Bordeaux  ,  comme  le  seul  homme  capable 
de  conduire  sain  et  sauf  Napoléon  dans  l'Amérique  du  Nord.  {Jn  monsieur  Bes- 
tan,  commandant  un  bâtiment  danois,  mais  français  d'origine,  oflrit  de  trans- 
porter l'empereur,  avec  une  suite  peu  nombreuse,  en  Amérique,  s'il  voulait  se 
confier  à  son  honneur.  Un  projet  héroique  fut  présenté  par  M.  Poné,  comman- 
dant la  jU(!'/wm  ■•  il  proposa  de  se  dé\oucrlui  et  son  équipage:  la  Médusa, 
devait,  pendant  la  nuit  et  à  la  faveur  des  ténèbres,  attaquer  le  Bellérophon,  le 
jelcr  à  l'ancre,  s'attacher  à  ses  lianes ,  et  pendant  ce  combat,  quelque  inégal 
qui  fût,  1  autre  frégate  aurait  le  Icmps  de  mettre  à  la  vode  et  d  échapper  à  la 
poudrière  ennemie.Napoléon  n'accepta  pas  un  si  généreux  sacrifice  ;  mais  il  con- 
tinua de  se  montrer  indécis  sur  le  choix  des  autres  propositions. 

Cependant  des  ordres  nouveaux  arrivaient  incessannnent  de  Paris,  les  pre- 
miers n'avaient  été  que  pressans,  il  y  avait  des  menaces  dans  les  derniers.  La 
commission  du  gouvernement  écrivait  au  général  lîeckcr  :  «  Vous  devez  em- 
ployer les  moyens  de  force,  s'ils  sont  nécessaires,  pour  faire  embarquer  Napo- 
léon. » 

Un  lieutenant  de  vaisseau,  M.  Gcnty,  offrit,  avec  quelques  oniciersdul't''  ré- 
giment de  marine,  de  monter  et  d'équiper  deux  petits  batimens  de  cabotage 
pour  y  recevoir  l'empereur  et  sa  suite.  Ces  deux  haiimens  furent  même  achetés; 
mais  pendant  ce  temps  des  scènes  de  désordre  agitaient  l'entourage  de  Napoléon, 
Les  femmes  ne  voulaient  point  être  séparées  de  lenis  maris,  et  les  périls  de  l'en- 
treprise jclaicnl  l'elTioi  dans  beaucoup  d'esprits  :  il  fallut  y  renoncer. 

Dans  de  telles  conjonctures,  rcmpcreur  jugea  qu'il  ne  lui  restait  plus  d'autre 
refuge  que  la  Hotte  aiiflaise.  Leli  au  soir,  il  annonça  au  général  BecUer  la  ré"- 
solution  quil  avait  prise  de  quitter  l'ile  d'Aix  le  lendemain,  et  le  l.î  a  quatre 
heures  du  malin,  ii  étaitreçu  par  le  capitaine  JMaillandsur  le  Uelléroplion. 

Dans  le  Irajet  de  la  Malmàison  à  Rocbefort,  Napoléon  fut  plusieurs  fois  re- 
connu, et  aussitôt  les  acclamations  du  peuple  et  des  soldats  le  saluèrent.  Restez 
avec  nous  !  disaient  les  uns  ;  //  l'armi'e  de  lu  Loire  !  criaient  les  autres  ;  mais 
il  fallait  plus  que  des  cris  pour  le  soustraire  à  la  surveillance  dont  il  était  entou- 
ré, et  nul  ne  tenta  d'allorau delà  des  prières  et  des  virux. 

Telle  est  en  substance  la  relation  tracée  par  une  main  amie  du  général  Becker. 
A  près  en  avoir  lait  connaitre  les  principales  particularités,  il  est  presque  snpor- 
ll.nd  ajouter  que,  pour  relever  limportimce  de  la  mission  dont  l'auteur  rend 
compte,  il  a  dû  multiplier  ii  dessein  les  hésitations  de  l'empereur,  parce  qu'elles 
m  cttaient  surtout  en  relief  les  conseils  cl  les  démarches  du  compagnon  qu'on  lui 
a  vait  imposé, 


CHRISTOPHE  COLOMB  (1) 

Messieurs, 

Je  commence  d'abord  par  vous  faire  des  cvcuscs  :  c'est  trop  de  bar» 
diesse,  de  ma  part,  que  de  prendre  la  parole  en  ces  lieux,  et  devant  un 
public  non  moins  (iclaiié  que  respectable...  Me  trouvant  hors  de  ma  pa- 
llie, je  n'ai  pas  de  liv,-es,  de  docuiiiens,  damis  à  consulier.  Il  y  a  aussi 
de  bien  longues  années  que  j'ai  été  forcé  de  renoncer  à  ce  genre  de  ira- 
vaux,  aussi  iinporlans  que  paisibles...  Mais  ce  qui  m'efl'raie  le  plus,  c'est 
la  nécessité  de  m'expriiner  dans  une  langue  étrangère...  Pour  vous,  c'est 
un  instrument  fort  docile,  il  se  plie  à  merveille  dans  vos  mains  :  l'idée  et 
la  parole  naissent  en  même  temps  ;  ce  sont  deuxsœurs  jumelles,  qui  vont 
très  bien  ensemble...  Quant  à  moi,  je  su;s  obligé  d'aborJ  de  saisir  la 
pensée,  et  de  la  dépouiller  ensuite  de  son  costume  national,  pour  la  revê- 
tir, bon  gré  malgré,  d'une  robe  empruntée... 

Je  compte  sur  voire  indulgence. 

Je  ne  crois  pas  que  Christophe  Colomb  ait  beaucoup  profile  des  décoa» 
vertes  des  anciens.  —  A  mon  avis,  les  peuples  de  laniiquiié,  même  les 
navigateurs  les  plus  hardis,  ne  .s'éloignaient  j  uuais  des  cotes  :  ils  nu  pou- 
vaient pas  le  faire,  sans  encourir  les  plus  grands  dangers,  i/avatit  pas  la 
boussole,  ni  les  autres  ins:rumeiis  que  les  modernes  ont  à  leur  disposi- 
tion... Les  terres  si  riches,  si  abondantes,  qu'exploitaient  les  Phéniciens, 
n'é  talent  probablement  autres  que  l'Espagne  :  c'est  là  le  pa}  s  qui  a  donné 
lieu  à  des  récils,  plus  ou  moins  merveilleux,  fie  leurs  vo\  âges  :  oa  peut 
même  expliquer,  par  ce  moyen  (et  l'on  en  a  fait  l'observation) ,  comment 
ils  pouvaient  retourner  chez  eux  avec  leurs  bâlimeuî  chargés  tle  métaux 
précieux.  —  Tout  récemment  encore,  on  a  découvert  en  Espagne  des 
mines  d'argent,  qu'on  avait  négligées  jusqu'à  nos  jours,  ou  pour  mieux 
dire,  dont  on  ne  se  doutait  guère  :  on  croyait  que  ce  n'étaient  que  des 
fable,''...  eh  bien,  on  a  découvert  des  travaux  étonnans,  qui  paraisseat,  à 
ce  qu'on  dit,  antérieurs  à  la  domination  des  Romains;  et  ces  mines  sont 
situées  près  de  la  mer,  précisément  sur  les  côtes  les  plus  fréquentées  par 
les  Cirthaginoii,  près  de  la  ville  de  Carthagène,  qui  en  porte  encore  le 
souvenir  et  le  nom  ! 

Les  découvertes  des  anciens  n'avaient  presque  pas  laissé  de  traces  i 
quelques  phrases  jetées  comme  au  hasard  dans  les  livres,  des  souvenirs 
confus,  des  traditions  vagues,  ne  pouvaient  pas  être  d'un  grand  secours 
à  Colomb,  pour  faire  sa  (ïécouverie,..  11  ne  songeait  ni  à  \' Atlantide,  ni 
à  aucune  autre  terre  située  h  l'occident  de  l'Europe  :  il  ne  s'en  souciait 
pas,  on  vous  l'a  déjà  dit  :  Il  ne  cherchât  querOiicnt.  Il  n?  cherchait  pas 
aoii  plus  les  îles  qui  pouvaient  s'éirc  lormées  par  le  bouleversement  du 
globe  qui  engloutit  r.Mianlide  :  il  était  si  loin  de  chercher  des  îles,  que, 
quand  il  mit  le  pied  sur  les  premières  qu'il  trouva  sur  sa  roule,  il  crut 
qu«  c'était  un  continent  tout  entier....  C'eyt-à  dire,  q'.i'il  se  trompait  doa- 
blemeat  :  en  croyant  que  c'était  un  coatiucut,  et  que  c'était  celui  de 
l'Asie. 

Colomb,  h  mon  avis,  ne  profita  des  travaux  des  anciens  qu'en  ce  sens  : 
i!  profila  de  l'état  où  se  trouvaient,  de  son  tea}ps,  la  g<^r.!phic  et  l'as- 
tronomie. Il  ne  pouvait  pas  ignorer  l'état  de  ces  scieirces  ptnri  les  an- 
cleus,  lui  qui  avait  fait  des  éludes  sérieuses,  lui  qui  était  italien  et  qui 
vivait  au  quinzième  siècle,  dans  ce  siècle  éminemment  cla!si;r?ic,  et  dans 
une  terre  étninerament  classique  auisi.  lia  fait,  lui-même,  comme  mie 
espèci"  d'inventaire  des  connai.ssaiicés  qu'il  avait  acquises  :  il  avait  étudié, 
disait-il,  la  cosmographie,  ihiatoire ,  des  chroniques,  la  plvlosophis  et 
d'attirés  sciences;  (art  d(i  pilote,  t'asirolo;fie,  la  gémnétrie ,  l'arith- 
mjtique...  Il  dessinait  et  il  savait  tracer  des  cartes  et  des  sphi'rcs...  II 
avait  fréquenté  des  s.a\ms  de  différentes  sectes  et  de  plusituirs  na- 
tions... Ou  voit  bien  ,  messieurs,  que  ce  n'était  pas  un  h«,'uiae  ordi- 
naire; Colomb  snvaii  tout  ce  que  l'on  s.ivait  de  son  temps  ! 

Ou  fait  Biiiinicnaot  des  elloiLs,  tiès  louables  sans  doute,  pour  nllribner 
aux  peuples  du  Nord  une  grande  part  dans  1 1  décourerle  de  l'.Vmérlque. 
La  société  royale  des  Antiquaires  du  Nord,  éiablic  à  Copenîiami",  a  pu- 
blié sur  ce  sujet  un  ouvrage  fort  r.'inaniuable.  dont  je  suis  h  même  de 
vous  donner  quelques  ronscignemeiKs.  Ayant  l'honneur  d'Olre  [neml>;e  de 
celte  société,  son  serrciaire  m'a  envoyé  rieriiièretneit  un  précis  de  ses 
travat;x,  et  parmi  cm  on  trouve  quc'quês  détail  ;  sur  et  ouvia?e,  dont  ce 
même  secrétaire,  .M.  nain,  e.sl  l';,uteui-.  Il  porte  pour  litre  :  .'tiuiqttit^iles 
Âmericanœ  seu  srriplorcs  septentrionales  rertim  ante  Colamlnana- 
riLin  in  America.  L'ouvr.^ge  compte  trois  cent  vin;t  s  x  pa?r  s  i'i-i*.  im- 
périal, atec(!i\-huit  planches,  savoir:  hnit  faciimile  des  colex  les  plus 
importaus  qui  ont  servi  à  l'édition,  .six  gravures  des  monumens  <'e  l'anti- 
quité et  quatie  cartes.  —  Il  coniient  des  anciens  docuiiens  et  des  récits 
1res  curieux  sur  les  voyages  et  les  riérouveries  des  SravHl'f)nv>  s  sur  les 
cû;cs  de  l'Amérique...  il  priruit  qu'ils  y  ont  connu  le  pavs  silaé  à  l'oueit 


(I)  SI.  Jlartincj  de  la  Rosa,  le  ChàloaubrianJ  de  l'Espagne,  a  bien  voala 
nous  comniuniqucr  le  beau  travail  qu'on  va  lire.  C'est  pi>ar  nous  une  bonne 
fortune  que  rinserlion  du  grand  nom  de  11.  Marlinez  de  la  Uo,>a  dans  iwira 
recueil.  Le  sujet  avait  été  donné  il  l'anleiir  par  Vlmiiuii  l:isioh(p.e,  dans  celle 
question  :  «  Quels  sont  les  secours  que  Christophe  Coloiiib  a  Iromcs  dans  les 
u  coD naissances  gi<ographii(ucs  tiniérieurcs  a  sou  epoijue  iiour  réalise.''  la  dccou» 
tt  vcite  '!•  l'An'-S!;;ue;^  " 


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LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


du  déiroit  (le  Davis  et  le  Labrador,  la  TorieNeiivo,  h  Nouvelle-Ecosse, 
le  Massaibussets...  On  prétend  même  qu'ils  (lesceiuliri'iit  jusqu'aux  Flo- 
ridcs...  On  compare  les  lieux  et  les  mœurs,  on  y  puise  des  iniluct.ons,  on 
foit  dt'S  coiijcclurcs...  J'ai  mcine  remarqué  dans  quelques  revues  et  dans 
d'autres  rcriieils.  publiés  aux  Kiats-Unis  de  l'Amérique,  que  l'on  y  fais.iit 
les  plus  grands  éloges  de  cet  ouvrage,  et  que  l'on  se  pl.ùsait  à  rccoiinaîlre, 
d'après  la  connnissance  spéciale  du  pays,  que  lis  données  conicaues  dans 
ce  livre  paraissent  être  de  la  plus  grande  exacti  uile. 

Je  n'en  doute  guère  ;  je  l'accorde  même  très  volontiers  ;  mais  à  en  ju- 
ger par  le  souvenir  que  m'a  laissé  cet  ouvrage,  dont  j'ai  lu  un  précis,  il  y 
a  quelque  temps ,  voici  ce  qui  en  résulte ,  en  l'examiuant  d'un  œil  impar- 
tial... 

L'n  fait  me  paraît  avéré  :  c'est  que  les  peuples  srandinavcs  firent  quel- 
ques excursions  sur  le  littoral  de  l'Amérique  du  Nord;  mais  je  n'ai  pas 
trouvé  r«Hn<n(t  qui  pourrait  rattacher  ces  découvertes,  isolées,  passa- 
gères, sans  étendue  comme  sans  suite,  à  la  grande  découverte  de  Chris- 
tophe Colomb. 

Il  f.mt  remarquer,  d'abord ,  que  ces  découvertes  des  Danois  et  des  au- 
tres peuples  du  Nord  eurent  lieu  depuis  le  dixième  siècle  jusqu'au  trei- 
zième ;  iir,  il  y  aura't  toujours  un  vide  immense,  l'espace  de  deux  ou  de 
trois  siècles,  cnre  les  découvertes  des  Scandinaves  et  celle  de  Colomb. 

Il  n'existe  pont  de  traces,  au  moins  que  je  sache,  qui  puissent  faire 
soupçonner  que  Colonili  eût  quelque  connaissance  de  ces  di  couvertes  ;  je 
ne  crois  pas  (|u'il  ail  visité  jamais  les  contrées  du  Nord;  j'ajoute  encore 
qu",  quand  même  il  les  aurait  visitées,  quand  même  (et  c'est  une  suppo- 
sition tout  ù-faii  gratuite  )  il  aurait  su  que  quelques  navigateurs  de  ces 
contrées  aV'ient  été  jetés  sur  des  rivages  inconnus,  cette  idée  n'aurait  eu 
que  très  peu  d'intluence,  aucune  peut-être,  sur  sa  résolution.  Colomb  n'a- 
vait qu'une  idée  fixe;  ce  qui  donna  lieu  à  ce  que  le  vulgaire  le  prît  par- 
fois pour  un  aliéné.— Cetc  idée,  c'était  de  trouver  l'emi  ire  du  grand  Kan, 
dont  on  racontait  tant  de  racrvcilks;  or,  il  était  fort  dilTirile  dî  rattacher 
les  découvertes  des  peuples  Scandinaves  avec  celte  idée  capitale,  qui  ab- 
sorbait, pour  ainsi  dire,  toute  la  pensée  de  ColomI). 

Un  des  orateurs  qui  ont  parlé  sur  celte  question  a  voulu  cttribuer  aux 
Basques  quelque  inllut  nce  sur  la  découverte  de  Colomb...  Je  crois,  pour 
ma  part,  qu'ils  ne  peuvent  en  revendiquer  aucune.  Mon  avis,  sur  ce  point, 
est  d'autant  plus  impartial,  que  Colomb  est  né  en  Italie,  et  que  les  Bis 
qucs.  dont  il  s'agit,  sont  des  Espagnols.— Ils  ont,  d'ailleurs,  assez  de  gloire 
certaine,  pour  qu'ils  puissent  se  dispenser  d'aspirer  à  une  gloire  dou- 
teuse, _  11  est  vrai  qu'ils  furent,  dans  le  moyen  âge,  des  navigateurs  très 
cntreprenans.  très  hardis  ;  le  monument  qu'ils  ont  élevé  (îans  les  ordon- 
nances maritimes  de  Bilbao,  prouve  à  lui  seul  combien  ce  peuple  était 
avancé  dans  la  carrière  du  commerce  et  de  la  civdisaiion  ;  mais  rien  ne 
prouve,  d'ailleurs,  que  les  Basques  eussent  fait  des  découveries  telles 
qu'elles  puissent  avoir  aidé  de  beaucoup  le  succès  de  Christophe  Colomb. 
—Cet  auteur  qu'on  a  cité  l'autre  jour,  Zamarola,  passe,  môme  chez  nous, 
pour  être  trop  passionné  pour  son  pays...  C'est  un  défaut  qu'on  doit  lui 
pardonner  volontiers;  il  provient  d'un  sentiment  si  noble,  qu'il  porte  en 
lui-même  son  excuse  ! 

Quanta  ce  pilote  basque,  qui  aurait  accompagné  Colomb,  c'est  très 
possible  :  les  noms  mêmes  des  cent  et  quelques  compagnons  qui  le  .'ui- 
virent  dans  son  voyage  ont  été  conservés,  fort  heureusemfnt  pour  leur 
mémoire;  maisce'fiit  ne  prouve  nullement  que  les  Basques  puissent  ré- 
clamer une  grande  part  dans  le  mérite  de  l'enireprisc.  Puisiiu'elle  se  pré- 
para en  Espagne;  puisqu'elle  sortit  des  ports  de  l'Espagne,  il  est  tout  sim- 
ple que  parmi  ces  navigateurs  basques,  si  courageux,  si  cntreprenans,  il 
s'en  trouvât  quelques  uns  qui  accompagnassent  Christophe  Colomb. 

Celui-ci  avait  conçu  son  projet  depuis  long-temps,  depuis  vingt  ans  peut- 
être,  avant  de  venir  en  Espagne:  il  est  donc  démontré  qu'il  n'emprunta 
sa  pensée  ni  au.x  Basques,  ni  aux  autres  navigateurs  qui  l'aidèrent  dans 
l'exécuiion. 

Le  fait  est,  à  mon  avis,  que  Colomb  ne  dut  rien  ,  ou  presque  rien,  aux 
découvertes  des  anciens,  ni  aux  découveries  des  Scandinaves ,  ni  à  celles 
des  peuples  basques  ;  la  chose  dut  avoir  lieu  d'une  manière  toute  simple  , 
toute  naturelle,  et  qui  me  paraît  extrêmement  vraisemblable:  Colomb 
avait  remarqué  que  presque  toutes  les  répnb  i(iues  de  lllalie  s'étaient  en- 
richies, qu'elles  étaient  devenues  puissantes  par  le  commerce  a\ec  l'O- 
rient. —  Pise  Gènes,  Venise  surtout  avaient  puisé  dans  ces  régions  loin- 
taines les  trésors  et  la  puissance  dont  elles  étonnaient  le  monde.  Le  récit 
de  Marco  Polo  avait  échaulfé  l'imagination  de  Colomb...  On. sait  qu'il  avait 
toujours  ce  livre  à  la  main.  —  Les  Vénitiens  avaient  fréquenté  une  route 
pour  faire  le  commerce  avec  l'Orient  ;  les  Portugais  en  cherchai°nt  alors 
une  autre,  en  cOioyant  l'Afrique,  en  doublant  le  cap  des  Tempêtes.  — 
Or,  Colomb  voulu  trouver  une  troisième  route ,  pour  arriver  au  même 
but  :  voilà  son  idée  tout  entière.  —  C'était  l'esprit  de  découverte,  c'était 
l'esprit  religieux  qui  caractérisaient  l'un  et  l'autre  le  quinzième  siècle,  qui 
poussaient  Colomb,  lui  aussi,  vers  l'Orient  :  il  ne  cherchait  pas  un  nouveau 
monde,  au  contraire,  il  recherchait  l'ancien!— 11  était  si  loin  de  chercher 
un  nouveau  monde,  qu'il  le  trouva  par  hasard,  qu'il  le  vit,  qu'il  y  toucha , 
sans  le  reconnaître.  —  11  lui  donna  même  le  nom  des  Indes  ,  parce  que 
c'était  VInde  qu'il  cherchait  ;  rt  les  babitans  de  ces  contrées  ont  conservé 
le  nom  d'inciù-ni,  qu'il  leur  donna  aussi.  —  Ils  ont  conservé  ce  nom  dans 
les  ordonnancos  des  rois  d'Espagne,  eidans  le  recueil  général  des  lois  fai- 


tes exprès  pour  ces  populations...  lois  (  soit  dit  en  passant)  qui  sont  un 
monument  impérissable  de  sagesse  et  d'humanité  ! 

On  a  dit,  avec  raison,  que  l'erreur  étiit  entrée  pour  beaucoup  dans  la 
découverte  de  Colomb,  c'est  vrai;  mais  il  faut  dire  aussi  qu'au  fond  de  sa 
pensée  il  y  avait  une  idée  juste.  Colomb  n'a  pas  trouvé  la  nouvelle  route 
qu'il  (herchaii,  pour  aller  jus!|ue  dans  l'Orient;  mais  ellede\ait  exister, 
elle  existait  dans  le  fait  ;  il  l'a  devinée,  on  l'a  parcourue  après  lui. 

Quant  à  la  patrie  de  Colomb,  ou  peut  affirmer  presque  avec  certitude 
qu'il  était  Génois.  D'abord,  c'était  l'opinion  la  plus  reçue  de  son  temps: 
ce  fut  l'opinion  de  quelques  écrivains  qui  l'ont  connu  personnellement... 
11  y  en  a  deux  suriout  dont  le  témoignage  est  du  plus  grand  poids  dans 
cette  question  :  celui  de  Martir  de  Angleria,  savant  très  distingué  de  l'Ita- 
lie, qu'avait  fait  venir  la  reine  Isabelle,  avec  d'autres  gens  de  lettres  non 
moins  célèbres  :  il  accompagna  la  reine  pendant  le  sit'ge  de  Grenade ,  il  y 
vit  Colomb;  or,  cet  auteur  affirme  que  Colomb  était  Génois. 

Il  y  a  un  autre  écrivain,  peu  connu,  mais  dont  l'ouvrage  manuscrit  (qui 
existe  dans  la  bibliothèque  de  l'Académie  de  l'histoire ,  à  Madrid  ,  et  que 
j'ai  eu  quelquefois  dans  mes  mains  )  est  d'un  prix  immense.  —  C'était  un 
bon  curé  de  village,  d'un  village  appelé  Los  Palacios,  à  peu  de  distance 
de  Sévdle:ce  curé  écrivait,  jour  par  jour,  tous  les  événemensde  quelque 
importance  dont  il  était  témoin.  Il  ne  se  contentait  pas  de  raconter  ;  il 
laisait  des  portiaits  d'une  resseaiblance  frappante,  comme  celui  qu'il  nous 
a  laissé  de  la  reine  Isabelle.  —  Ce  curé  connut  Christophe  Colomb  ;  il  le 
logea  chez  lui ,  à  son  retour  du  premier  voyage  ;  il  a  laissé  des  détails  pré- 
cieux sur  la  découverte  de  l'Amérique ,  dont  il  s'occupe  dans  son  ouvrage  ; 
et  il  y  dit  expressément  que  Colomb  était  Génois ,  et  que  ,  pendant  quel- 
que temps,  il  vendit,  dans  l'Andalousie,  des  cartes  et  des  livres  im- 
primés. 

Presque  tous  les  auteurs  espagnols  ont  été  d'accord  sur  la  patrie  de 
Colomb  :  il  y  a  eu  même  un  écrivain,  plus  connu  par  son  esprit  caustique 
et  sa  verve  mordante  que  par  sa  profonde  érudition  et  l'étendue  de  ses 
connaissances,  Quevedo,  qui  a  trouvé  un  sujet  de  plaisanterie  dans  la 
nationalité  de  Colomb.  —  Il  est  à  remarquer  qu'en  Espagne  on  avait  une 
certaine  prévention  contre  les  Génois  ;  c'est  tout  simple  :  ils  faisaient  le 
négoce.  —  Or,  Quevedo  dit,  en  plaisantant  :  Ces  diables  de  Génois  nous 
emportent  nos  richesses  ;  Colomb  seulement  nous  a  donné  pour  eux  tous, 
car  il  nous  a  donné  un  monde  I 

«  Solo  cl  Genoves  Colon 

Dio  par  todos ,  dundo  un  mundo.  » 

Mais  l'argument  le  plus  positif,  c'est  celui-ci  :  Christophe  Colomb,  lui" 
même,  a  dit,  dans  son  testament,  et  p!us  d'une  fois,  qu'il  était  de  Gènes. 
Cela,  a  mon  avis,  tranche  la  question. 

Il  est,  cependant,  assez  sin:;uiier  que  le  fils  de  Christophe  Colomb,  don 
Ferdinand,  qui  a  écrit  la  vie  de  sou  père,  parle  de  diverses  opinions  sur 
son  origine,  sans  exprimer  pourtant  quelle  était  la  véritable. 

Cela  m'a  fait  revenir  à  une  idée  qui  m'avait  saisi  pendantquelque  temps; 
la  voici  :  —  En  Espagne  ,  dans  les  archiies  des  InJes ,  qui  sont  mi  vrai 
trésor,  il  y  a  deux  anciens  m  inuscriis  :  l'un  d'eux  porte  que  Colimb  était 
de  Cagurco,  petit  vitlai;e  situé  près  de  ta  ville  de  Gènes;  l'autre  porte 
qu'il  était  né  à  Cugutéo  on  à  nervi,  appartenant  à  Gènes.  —  De  nos 
jouis,  il  existe  encore  un  petit  village  appelé  Cog-o((?««o;  aïoi-inême  je  l'ai 
visité  ,  il  se  trouve  à  quelques  lieues  de  Gènes  ,  dans  la  riviera  di  Po- 
nenle ;  on  m'a  montré  la  ciiétive  maison  où  l'on  dit  que  Chrisiophe  Co- 
lomb est  né  ;  c'est  la  trarliiion  du  pays  ;  moi-même  ,  quand  j'y  étais  ,  je 
l'ai  cru  tout  bonnement.  Quand  on  voyage,  il  faut  avoir  un  peu  de  la 
bonne  foi  des  anciens  pèlerins  ! 

Peut-être  que  /e  fils  de  Christophe  Colomb  ne  voulut  pas  attribuer  à 
son  père  celte  modeste  ori;;ine.  Si  ce  fut  la  cause  de  son  silence ,  il  eut 
tort  :  en  pi  énonçant  le  nom  de  Cliristophe  Colomb,  on  ne  pouviit  pas  se 
rappeler  Cogole'lto  ,  mais  le  Nouvcau-Monde\ 

Pendant  ses  premières  années,  Chris;opbe  Colomb  navigi:a  beaucoup  ; 
tout  ce  qui  l'entourait  llaltait  sa  passion  dominante  ;  et  les  récits  des  voya- 
"Purs,  et  les  aventures  ,  et  les  fables  même  ,  tout  contribua  à  eiillammer 
de  plus  en  plus  son  imagination.  Il  conçut  fortement  une  idée  ;  il  la  garda 
pendant  toute  sa  vie  :  celle  idée .  c'est  >on  histoire  ! 

En  Italie,  il  songeait  déjà  à  4'Orient  :  il  rêvaii.  jour  et  nuit,  h  ces  beaux 
pays  que  Marco  Polo  avait  visités ,  qu'il  avait  décrits ,  du  fond  d'une  pri- 
son, précisément  à  Gènes. 

Colomb  se  rendit  ensuite  en  Portugal  ;  c'est  tout  simple  ;  c'était  le  peu- 
ple qui  se  vouait  alors  aux  découveries  avec  le  plus  d'ardeur,  avec  le  plus 
de  foi.  A  la  cour,  à  la  ville,  parmi  le  bas  peuple,  on  ne  parlait  que  de 
frayer  une  nouvelle  voie  pour  pénétrer  jusqu'en  Orient...  Colomb  le  ren- 
contrait partout! 

Qu'il  me  soit  permis  de  faire  ici  une  observation  qui  tient  à  mon  sujet  : 
c'est  une  coïncidence  singulière  ,  unique  peut-être  dans  les  fastes  du  mon- 
de, que  devoir  deux  hommes  éminens  (Colomb  et  Vasco  de  Gama),  deux 
génies  supérieurs,  placés  sur  la  même  ligne,  et  qui,  presque  en  même 
temps,  se  proposent  d'atteindre  un  but,  grand  ,  immense  ,  et  qui  se  diri- 
gent vers  ce  but  par  des  voies  différentes,  ou  pour  mieux  dire,  diamétra- 
lement oppoées  ! 

Colomb  se  maria  en  Portugal ,  oîi  il  resta  pendant  quelques  années  ;  li 
il  acquit  de  nouvelles  connaissances  ;  là  de  nouvelles  excitations  rallumè- 
rent continuellement  sa  passjon  dominante  ;  il  p!iraît  même  qu'il  reçut, 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


H 


dans  l'héritage  de  son  beau-père  ,  des  documens  prc-cieux  sur  les  décou- 
vertes que  les  Portugais  venaient  de  faire,  priiicipalenicnt  sur  les  côtes  de 
lAlriquc.  Je  crois  (lu'il  alla,  lui  aussi,  dans  une  des  Açoies. 

Api ùs  un  sc^jour  de  quaioize  ans,  Colomb  quiiia  le  Porlu'^'al,  oii  ses  pro- 
ie ti  n'avaient  pas  tiouvé  l'accueil  qu'il  désirait  :  c'était  précisément  quand 
on  était  à  la  veille  de  doubler  le  caf)  de  Bonnc-^ii/iérunce ;  tous  les  es- 
prits ,  tous  les  yeux  étaient  tournés  de  ce  cOiélà.  Le  projet  de  Colomb 
dut  paraître  une  distraction  dangereuse,  ou  plutôt  une  lolie. 

Coiomb;'rrivaeulispaj;rie  dans  le  moment  le  nioius  opportun.  La  guerre 
de  (ircnade  venait  d'éclaier,  cette  guerre  terrible,  opiniâtre,  qui  dura 
pendant  dix  ans,  comine  celle  de  Troie,  et  dont  les  exploits  vrais,  authen- 
tiques, surpasser;  nt  bs  exploits  fabuleux  chaulés  par  lionière.  —Les 
forces  de  l'Espagne  sulbsaient  à  peine  a  une  telle  entreprise  :  c'était  une 
lutte  à  outrance,  une  guerre  à  mort  entre  deux  nations  ennemies,  qui 
étaient  restées  mêlées  ensemble  pendant  huit  siècles,  sans  se  confondre 
et  sans  se  réconcilier  !  —  Ferdinand  et  Isabelle  étaient  trop  occupés  de 
Grenade  pour  s'arrêter  aux  sollicitations  d'un  inconnu ,  qui  venait,  si  mal 
à  propos,  leur  présenter  un  projet  bizarre.— 11  est,  cependant,  remarqua- 
ble qu'ils  accordèrent  quelques  secours  à  Colomb  ;  qu  ils  lui  ordonnèrent 
de  les  suivre,  qu'ils  envoyèrent  son  projet  à  Salamam|ue,  pour  qu'il  fût 
examiné  par  un  comité  de  savans...  Colomb  ne  se  découragea  pas  ;  ses 
cartes  et  ses  papiers  sous  le  bras  ,  il  quiita  les  rivages  de  la  mer,  et  s'en 
alla  tout  droit  à  Saiaraanque...  Là  aussi,  il  cher(hait  l'Orient! 

Les  av.s  lurent  partagés  ;  mais,  enfin,  il  y  en  eut  quelques  uns  de  favora- 
bles. Colomb  revint  auiuès  de  la  reine; il  la  suivait  partout,  à  la  cour,  dans 
le  camp,  au  siège  de  Ma'aga,  à  celui  de  Grenade...  Mais  il  ne  pouvait  pas 
vaincre  l'obstacle  princij  al.  L'entreprise  de  Grenade  était  si  grande  qu'elle 
ne  permettait  pas  d'en  eniamcr  une  autre.  —  Pendant  l'espace  de  huit  ans 
d'inceriitudc  et  d'attente,  Colomb  fut,  plus  d'une  lois,  sur  le  point  de 
quitter  l'Espagne;  il  y  fut  retenu,  à  ce  qu'il  paraît,  par  les  liens  de  l'a- 
mour ;  il  aimait  une  dame  de  Cordoue,  aussi  noble  que  belle,  dont  il  avait 
eu  un  his  naturel,  don  Ferdinand.  — Si  cette  liaison  le  retint  en  effet, 
comme  tout  porte  à  le  croire,  c'est  une  nouvelle  confirmalioa  de  ce  que 
l'on  a  si  souvent  répété,  que  les  plus  grands  événemens  ne  tiennent  par- 
fois qu'à  de  petites  causas  :  l'Espagne  doit  peut  être  la  découverte  et  la 
possession  d'un  nouveau  monde  aux  beaux  yeux  d'une  dame  de  l'Anda- 
lousie!... 

Sur  la  fin  de  la  guerre  rie  Grenade,  la  reine  voulut  que  l'expédition  de 
Colomb  eût  lieu.  Ce  fut  cette  princesse,  d'un  caractère  si  noble  et  d'un 
esprits!  éclairé,  qui  accueillit  le  projet  de  Colomb...  La  grande  reine  de- 
vait comprendre  le  grand  homme  ! 

Mais  oîi  trouver  les  moyens  pour  suppléer  aux  frais  de  l'expédition  ? 
Il  fallait  armer  deux  ou  trois  petites  barques;  il  fallait  faire  d'autres  dé- 
penses; et  la  trésor  était  épuisé.  —  C'est  ici  que  se  révèle  tout  entier  le 
caractère  de  cette  femme  héroïque  :  elle  se  dépouille  de  ses  bijoux,  elle 
les  rassemble,  elle  les  oll're  en  gage,  pour  que  l'on  trouve  de  l'aigi  nt,  et 
c'est  avec  cet  argent,  emprunté  sur  ce  gage,  que  la  couionue  de  Castille 
acquiert  un  nouveau  minde ! 

Colomb  a  vu  réteB(dard  de  la  croix  flotter  sur  les  murs  de  l'AIhambra  ; 
il  a  vu  (  c'est  lui-même  qui  le  dit)  le  roi  chauve,  détrôné,  venir  au  devant 
des  vainqueurs  ;  quelques  jours  après,  dans  le  mois  même  où  'a  capitu- 
lation de  Grenade  a  eu  lieu,  l'expédition  de  Colomb  est  toutà  fait  réso- 
lue. —  Il  va  partir,  enfin,  pour  son  Orient  chéri  :  la  reine  catholique  le 
nomme  d'avance  grand-amiral,  vice-roi  et  gouverneur  de  toutes  les 
contrées,  de  toutes  tes  ites  qu'il  parviendra  à  découvrir.  Vs  lui  accor- 
dèrent encore  une  autre  grâce,  qui  doit  nous  paraître  singulière,  mais  qui 
atteste  l'esprit  du  temps  :  ils  permirent  à  Coyomb  de  faire  usage  du  Don 
(levant  son  nom...  Voilà  encore  <'/(onne«r  devenu  un  trésor  précieux 
dans  une  monarchie  ! 

Colomb  partit  vers  le  milieu  de  cette  même  année  :  trois  petits  bàti- 
mens  (  caravclas)  eomposaient  toute  sa  flotte.  Outre  le  tourment  de  l'in- 
certitude et  les  périls  de  la  mer,  il  en  éprouva  bien  d'autres  et  de  plus 
d'un  genre.  —  On  raconte  de  lui  une  anecdote  que  je  crois  authentique, 
et  qui  prouve  la  présence  d'esprit  f  t  le  courage  de  Christophe  Colomb. — 
Ses  matelots  se  révoltèrent  plus  d'une  fois;  ils  coinmenvaiejit  ii  croire 
qu'il  était  sorcier,  ou  quelque  chose  de  semblable  ;  et  ils  résolurent  de  le 
jeter  il  la  mer.  —  Se  voyant  dans  ce  péril  extrême,  il  cons(  rva  son  sang- 
fioid,  comme  l'abbé  Maury,  dans  la  première  é.ioque  de  la  révolution 
française  ;  mais  il  ne  dit  pas  :  c  Quand  vous  m'aurez  mis  à  cette  Imterne, 
)iy  verrez-vous  plus  clair?...  »  Co'omb  lit  à  ses  matelots  cette  autre  ré- 
lli'xion,  bien  plus  grave  ;  «  Qui-nd  vous  m'aurez  jeté  i»  la  mer,  comment 
«fcrez-voiis  [lour  retourner  en  Espiigne?...  «  11  leur  promit  de  les  y  con- 
duire ;  il  lit  semblant  de  changer  de  di  eciioii;  mais  il  n'en  continua  pas 
moins  tout  droit  vers  sou  but  :  il  y  tenait  plus  qu'à  la  vie  ! 

Dans  toutes  ses  lettres,  adressées  au  roi  et  à  la  reine  (il  y  en  a  dans 
les  archives  de  rEsp;'gne;  il  y  eu  a  aussi  dans  celles  de  la  maison  du  duc 
de  Veragua,  descendant  de  Colomb)  ,  il  leur  disait  :  «  Vos  altesses  m'ont 
«ordonné  do  ne  pas  aller  dans  l'Orient  par  terre,  comme  on  alliabitude 
nde  le  faire,  mais  bien  par  la  voie  de  l'Occident,  par  où  nous  ne  savons 
y>[ias  de  source  certaine  (je  vous  prie  de  remarquer  l'expression)  que 
•quelqu'un  y  soit  jamais  allé.  » 

On  a  conservé  le  journal  qu'il  rédigea  lui-même  pendant  sa  longue  et 
lasardcusc  na\igatiun  :  c'est  un  document  du  plus  giand  prix  qtd  se 
irouvc,  avec  plusieurs  autres,  dans  un  ouvrage  fort  remarquable  dont 


j'ai  à  vous  entretenir  pendant  quelques  insians.  Cet  ouvrage  a  pour  titre  : 
liecueil  des  voyages  et  des  découvertes  faites  par  les  Espagnols  depuis 
la  fin  du  quinzième  siècle.  L'auteur,  M.  Fernandez  Kavarrete,  un  f  es 
hommes  les  plus  érndits  de  l'Espagne,  a  rendu  un  vrai  service  à  sa  patrie 
en  tirant  de  l'oubli  des  documens  précieux  qu'il  était  à  même  de  se  pro- 
curer, étant  à  la  tête  du  dépôt  liydrograpliiquc  de  Madrid,  et  ayant  à  sa 
dis/)Osilion  d'autres  archives.  Ci  st  là  qu'il  a  puisé  les  matériaux  da  soa 
ouvrage,  qui  jette  une  lumière  nouvelle  sur  l'histoire  delà  navigation.  — 
11  y  en  a  un  exemplaire  à  la  Bibliothèque  nationale  de  Paris  :  il  y  en  a 
du  moins  les  deux  premiers  volumes;  maiî  ce  sont  précisément  ceux  qui 
contiennent  le  récit  des  découvertes  faites  par  Christophe  Colomb  :  moi- 
même,  hier,  j'en  ai  parcouru  à  la  bâte  quelques  feuillets  ;  et  je  crois  que 
tous  ceux  qui  voudront  se  faire  une  idée  juste  du  sujet  qut  nous  occupe, 
feront  bien  de  consulter  un  ouvrage  aussi  important. 

M.  Navarretc  a  contribué  aussi  au  succès  qu'a  eu,  à  juste  tire,  r///5- 
toire  de  Cliristoplie  Colomb,  publiée  aux  Etats-Unis  de  l'Amérique,  par 
M.  Washington  Irving  :  cet  écrivain  ,  aussi  élégant  que  facile  ,  a  habaé 
pendant  quelque  temps  l'Espagne,  et  il  en  a  tiré  des  matériaux  d'un  grand 
prix. 

11  y  a  encore,  aux  Etats-Unis,  un  autre  écrivain,  laborieux,  profond, 
consciencieux,  dans  le  genre  allemand,  qui  a  publié  réce.nment  une  his- 
toire du  règne  des  rois  catholiques,  qu'il  a  eu  la  boalé  de  m'envoyer. 
Comme  un  épisode  de  cette  histoire,  ou  pour  mieux  dire,  comme  la  dé- 
couverte du  Nouveau-Monde  par  Christophe  Colomb,  est  une  partie  des 
plus  intéressantes  de  cette  histoire,  M.  Prescotta  profité,  à  son  tour,  des 
travaux  de  M.  Navarrete. 

C'est  un  spectacle  agréable  que  de  voir  au-delà  des  mers,  sur  l'autre 
hémisphère,  des  écrivains  aussi  distingués,  se  vouant,  avec  le  plus  grand 
zèle,  à  éclairer  l'histoire  de  leur  pays ,  et  faisant  avec  l'Europe  un  échange 
de  lumières  qui  doit  tournera  l'avantage  du  Nouveau-Monde,  ainsi  que  de 
l'Ancien!...  Je  reviens  à  mon  sujet. 

L'expédition  partit  du  port  de  Palos  :  o  Je  pris  (dit  Colomb)  la  route  des 
îles  Canaries,  qui  appartiennent  à  vos  altesses  et  qui  se  trouvent  dans  l'O- 
céan, pour  prendre  de  là  mon  point  de  départ,  et  continuer  ma  navigation 
jusqu'à  ce  que  je  trouvasse  les  Indes;  afin  que  je  pusse  renip'ir  l'ambas- 
sade dont  vos  altesses  m'ont  chargé  pour  les  rois  de  ces  contrées  ;  en  fai- 
sant tout  ce  que  vos  altesses  m'ont  ordonné  de  faire...  et  je  serai  obligé 
(ajoute-til,  avec  une  naïveté  charmante,  qui  peint  à  elle  seule  le  grand 
homme)  je  serai  obligé  d'écrire,  pendant  la  nuit,  ce  que  j'aurai  fait  pen- 
dant le  jour  :  il  faut  surtout  que  j'oublie  de  dormir,  et  que  je  m'occupe 
luut-à-fait  de  la  navigation  ;  c'est  nécessaire,  mais  c'est  bien  pénible!...» 

Vers  la  mi-octobre,  il  découvrit  la  terre,  pour  la  première  fois  ;  c'était 
une  Ile  que  les  habitans  du  pays  appelaient  Guanahany,  et  à  laquelle  Co- 
lomb donna  le  nom  de  San-Salvador. 

Colomb  quitta  cette  île,  il  ne  voulait  pas  perdre  de  temps;  son  but  était 
(d'après  sou  propre  témoignage)  de  trouver  l'ile  Cipango...  Toujours 
Miirco  Polo  devant  ses  yeux  ! 

Il  se  trouva  comtne  égaré  au  milieu  du  labyrinthe  que  formaient  ces 
îles  :  11  II  y  en  a  (dit-ii)  un  si  grand  nombre,que  ces  Indiens  m'en  ont  cité 
une  centaine  par  leurs  noms.  » 

Il  débarqua  à  une  seconde  île,  qu'il  appela  Sanla-Maria  ;  il  visita  la 
troisième,  à  laquelle  il  donna  le  nom  de  Fernandina,  en  honneur  du  roi 
Ferdinand;  il  en  visita  encore  une  quatrième,  à  laquelle  il  attacha  le  nom 
à'isabela...  On  voit,  même  dans  cespetits  détail-,  l'esprit  du  siècle,  l'es- 
prit à  la  fois  religieux  et  monarchique,  qui  présidait  à  ces  entreprises. 

On  ne  peut  s'empêcher  de  sourire,  parfois,  en  voyant  ce  grand  homme, 
qui  venait  de  découvrir  un  nouveau  monde,  aller  frapper  à  tmtesles  por- 
tes, et  demander  à  tout  venant  des  nouvelles  du  grand  Kan  !..  «  Cette 
tel  re  (dit-il.  en  parlant  d'une  de  ces  île>)  doit  être  fort  riche  en  épiceries.» 
Il  croit  toujours  qu'en  av.inçaiit  un  peu  plus,  il  trouvera  de  Cor  eu  abon- 
dance... .S'il  voit  de  petites  coquilles  sur  le  bord  de  la  mer,  il  s'en  ré- 
jouit :  11  c'est  un  signe  (dit-il)  qui  annonce  l'evisience  des  perles  .'...  »  Il 
a  devant  lui  un  speciacle  grand,  magnifique,  sublime;  il  en  est  ravi;  ilea 
parle  avec  cnthouMasme;  mais  il  ne  rêve  que  \'Orient\ 

11  ai  riva  cnlin  à  l'île  de  Cuba.  Là,  Colomb  crut  qu'il  avait  atteint  le  but 
de  son  voyage  :  il  voyait  les  petites  caiioas  des  Indiens;  mats  il  s'a' tendait, 
d'un  moment  à  l'autre,  à  voir  arriver  de  plus  gro .  bâtimens  :  les  vaisse^iux 
du  grand  Kan  !  —  Sous  cette  impression  Colomb  envoya  le  pilote  delà  Pinta 
(  nom  d'une  de  ses  carai:eUis)  pour  prendre  des  renseigneni' ns  sur  le 
pa)s,  et  pour  poiter  une  ambassade  et  des  présens  à  ce  puissant  monar- 
que. Le  pilote  revint  ;  il  croyait  que  ce  n'était  pas  une  île,  mais  bien  un 
continent,  et  très  étenJu  ;  le  roi  de  ce  pays  n'étut  pas  le  grand  Kan,  mais 
il  était  bien  en  guerre  a\oc  lui!.,.  Les  h  ibitaus  rappelaient  dans  leur  lan- 
gue, cami... 

Les  Espagnols  ne  comprenaient  pas  les  Indiens,  et  les  Indiens  ne  com< 
prenaient  pas  davantage  les  Espagnols;  mais  comme  ceuj-ci  ne  deman- 
daient autre  chose  que  l'endroit  où  ils  pourraient  trouver  le  grand  Kan, 
ils  prenaient  en  ce  sens  tous  les  mots  barbares  qui  venaient  frapper  leur 
orc'lle,  et  qui  avaient  une  désinence  tant  soit  peu  semblable. 

Colomb  lie  se  départit  pas  de  son  ijée  ;  il  dirait  (d'après  ses  documens 
mêmes)  qu'il  ferait  encore  des  rllorts  pour  arriver  jusqu'au  grand  Kan... 
«  Il  doit  résider  vers  ces  contrées  (ajoutait-il)  ;  ou  bien,  j'irai  à  lavdlede 
Caitay,  qui  lui  appartient  aussi  ;  elle  doit  être  fort  grande ,  d'après  cç 
qu'on  m'eu  a  raconté  avant  qs\c  je_ne  quittasse  l'Espagne,  » 


h1 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Je  m'arrcle  ici  avec  Colomb.  Vous  le  voyez,  messieurs,  la  même  pensée 
l'occupe  toujours  ;  elle  lui  empèclie  de  rii'ii  voir,  de  rien  ciiteniire:  il 
vient  de  trouver  un  moiiile  ;  et  il  n'espirc  qu'à  suivre  do  loin  les  traces  de 
Môrco  Polo  ! 

Ma  triche  diniiile  est  finie  :  ce  qui  la'avail  décidé  à  l'entreprendre  c'é- 
tait d'ahord  le  désii'  de  payer  ce  faible  Iri'ul  au  corps  savant  qui  m'a  faif 
Tbonneur  deiu'adnietircd\ns  son  sein;  c'était  encore  l'cnvio  de  me  mon- 
trer docile  aux  obligeantes  excitations  de  notre  illustre  président...  Il  y  a 
un  autre  motif  qui  m'est,  pour  ainsi  dire,  personnel:  il  s'agissait  do  Cliris^ 
toplic  Colomb,  de  ce  Colomb  dont  les  Italiens  et  les  Espagnols  s'cnor- 
guciliissent  :  les  Italiens,  fiers  de  son  origine,  et  nous  Espagnols,  plus 
fiers  eucorc  de  sa  p'olre. 

j.  A!.\u'n.\EZ  DE  LA  ROSA.  —  (France  Littéraire.) 


(THE  DEVIL'S  HOUSE.) 

Le  Devonshire  est  un  des  comtés  les  plus  rians  de  l'Angleterre.  Le 
voyageur  qui  traverse  à  h  bâte  ces  ricbcs  caaipjgncs  y  jette  en  passant 
un  regard  d'envie.  A  voir  ces  praiùcs  vprtcs,  ces  bo's  toullus,  ces  jardins 
immenses,  ces  châteaux  à  di:mi  cachés  dans  les  arbres,  on  pourrait  croire 
que  leurs  beureui  possesseurs  y  oublient  aijéinent  la  ville,  depuis  les 
premiers  jours  du  printemps  jusqu'à  la  fin  de  l'automne.  Cependant  les 
îenèires  des  manoiis  restent  cl  ises  durant  la  balle  saison  ;  les  avenues 
sont  silencieuses,  les  barrii:re3  firmées,  les  6, hos  mu'^ls.  On  cli.-rche  en 
vain  sur  la  terrasse,  à  travers  les  prilles,  an  borJ  de  la  rivière,  quelque 
robe  b'ancbc  fugitive,  quelque  chapeau  de  paille  d'Italie,  cachant  à  demi 
la  blonde  tète  d'une  élégan'.e  promeneuse.  Tuus  les  seniiers.snnt  d.^serls. 
Les  nobles  résiilences  sont  abandonnées.  Les  fleurs  s'épa':ouis?ent;  mais 
personne  ne  doit  respirer  leurs  parfums,  si  ce  n'est  le  jardinier  qui  passe, 
son  arrosoir  à  la  main.  Le  loriot  ch  une  sou".  les  saules,  le  rossignol  se 
plaint  dans  les  bois  ;  mais  le  pâtre  seul  les  écoute,  en  gardant  ses  trou- 
peaux dans  les  pâturages  voisins. 

Ce  n'est  qu'à  la  fin  de  septembre,  au  moment  où  les  feuilles  vont  tom» 
ber,  ce  n'est  qu'aux  approches  de  l'hiver,  que  1 1  bonne  compagnie  de 
Londres  vient  peupler  ces  solitudes.  Alors  tout  prend  dans  la  province  une 
vie  nouvelle.  Les  vole;s,  long-ten'ps  fermés,  s'ouvrent  enfin  auv  rayons 
d'un  pâle  soleil:  le  moment  est  venu  des  longues  promenrides,  dos  chas- 
ses bruyantes,  desc.;ui!ca'!cs  aventureuses.  Les  gejitilïhomiî-.e;;  poursui- 
vent le  renard,  malgré  la  pluie  et  le  vent,  et  las  dames,  que  le  mauvais 
temps  a  retenues  aupiès  du  foyer,  s'extasient  sur  les  chaimes  de  la  vie 
champêtre  en  lisant  ks  bc'les  descriptions  qu'iii  fowt  les  poètes  à  la  mode. 

Un  des  plus  nobles  châteaux  du  comté  de  Devon  est  celui  de  Bàdevval. 
1!  en  est  peu  qui  puissent  lui  être  comparés  pour  l'éiendue  de  ses  dépen- 
dances et  l'a^'rément  de  sa  situation.  CLi)tn  lant,  an  mois  d'octobre 
1801,  on  voyait  sur  la  grille  principale  une  vaste  pancarte  où  étaient  ces 
mots  :  Maison  à  louer,  et  il  était  facile  de  voir,  à  la  couleur  iernc  de 
cet  écriieau,  que  le  manoir  attendait  depuis  long-temps  des  hôtes.  Un  our 
enfin,  par  une  belle  matinée  d'au'.omne,  quatre  personnes,  suivies  de  plu- 
eieurs  domestiques,  se  présentèrent  à  l'entrée  du  château.  Le  concierge 
se  hâta  d'ouvrir,  et  un  des  éiraugers  lui  demanda  si  l'on  [iouvait  visiter  la 
domaine. 

Le  voyageur  qui  venait  de  parler  était  un  homme  d'environ  cinquante 
ans,  de  taille  moyenne,  le  teint  bruni  par  le  soleil.  Il  était  vêtu  avec  vnQ 
sorte  de  sou)ptuositô  ;  .^a  redii:gote  de  cachemire  blanc,  bordée  de  four- 
rures, les-nombrcuxbriilsns  qui  étince'aientà  ses  duigi?,  tout  l'ensemble 
(le  son  costume  et  de  sa  personne  faisait  aisément  rcconn-iître  un  de  ces 
marchands  de  l'Inde  qui  apportent  sous  le  ciel  du  nord  le  hxe  ci  les  lia- 
bitufles  asiatifjues. 

il  était  acrompagné  par  un  jeune  homme  da  haute  stature,  ponant  l'u- 
niforme d'ofiicier  de  marine,  1 1  jaquette  verte  et  la  tnque  ronde  au  galon 
d'or.  Deux  dames  s'appuyaient  an  bras  du  marin.  L'une  âgée  de  seize  ans 
à  peine,  brune  et  pâle,  d'une  taille  souple  et  bien  prise,  se  (iislinguail  en 
outre  par  la  délicatesse  de  ses  traits  et  l'expression  pensive  do  son  regard. 
L'antre  devait  être  sa  mère. 

Lps  étrangers  parcoururent  le  château,  le  jardin  et  le  parc.  Le  nabab 
no  cacha  point  la  surprie  que  lui  causaient  les  merveilles  qui,  à  chaque 
pas,  s'offraient  aux  visiteurs. 

—  C'est  un  palais  de  fée  !  di-  a'til  ;  nous  n'irons  pas  plus  loin.  Ne  dirait- 
on  pas,  mesdames,  que  cette  demeure  a  été  embellie  exprès  pour  vous 
recevoir? 

Enfin  il  se  tourna  vers  le  concierge,  et  lui  demanda  à  qui  l'on  devait 
tomes  les  magnificences  de  cette  habitation, 

—  Figurcï-vou?,  monsieur,  répomlit  l'honnèto  gardien,  que  quatre 
jennes  gans  ds  bonne  mine  vinrent,  il  y  a  quelques  années,  louer  ce  do- 
maine, qui  éiait  alors  à  peu  près  abandonné,  car  le  propriétaire  est  un 
planteur  de  la  Jamaïque,  et  depuis  long-temps  n'a  pas  revu  rAnglelerro, 
Le  château  était  en  mauvais  éiat;  les -onces,  les  grandes  herbes,  crois- 
caiei.t  dans  les  allée:-;  il  ne  poussait  que  des  pavots  dans  les  jardins,  les 
Blatucsétiii.nlrenvcr  ée?,  Nos  jeunes  maîtres  font  venir  des  ouvriers  de 


toutes  sortes,  jardiniers,  maçons,  décorateurs;  on  bouleverse  la  maison 
et  les  alentours;  au  bout  de  trois  mois,  le  château  était  comme  vous  le 
voyez.  Mais,  chose  étrange,  lesjeunes  gentilshoinuie?,  après  avoir  mené 
joyeuse  vie,  tenant  table  ouverte,  passant  les  nuiis  à  boire  et  à  jouer,  soiit 
reparliii,  des  le  printemps,  comme  ils  étaient  venus.  Je  les  ai  bien  re- 
grettés pour  ma  part;  sir  James  Villers,  surtout,  le  plus  jeune  des  quatre  et 
le  cavalier  le  plus  accommodant  qu'on  puisse  rencontrer. 

—  Ils  ont  eu  là  une  charmante  fantaisie,  dit  le  nabab,  et  je  suis  fâché 
de  n'avoir  pu  connaître  ces  braves  gentilshommes.  Mais,  dites-moi,  la 
maison  est-elle  restée  vide  depuis  leur  départ? 

—Il  s'en  faut  bien,  monsieur;  nous  avons  eu  lord  Pagct,  d'abord,  puis 
lord  Yarmouth,  et  enfiii,  l'année  suivante,  le  comte  de  ïalbot. 

—  Diable  !  reprit  le  nabab,  il  paraît  qu'on  ne  se  plaît  pas  long-temp3 
ici. 

Le  soir  môme,  la  famille  avait  pris  possession  du  cbâteau.  Le  nouveau 
seigneur  s'était  retiré  dans  son  appartement  après  le  repas  du  soir,  lors- 
qu'un domestique  entra  d'ua  air  troublé  et  lui  dit  en  roulant  son  chapeau 
dans  ses  mains  : 

—  Je  suis  fâché  de  vous  quitter,  monsieur  Mauverney,  mais  je  ne  puis 
rester  dans  cette  mason.  J'ai  vu  les  gens  du  village,  et... 

—  Que  veux-tu  dire  ?  s'écria  le  nabab. 

—  Ah  !  monsieur,  vous  ne  savei  pas  où  vous  ctest 

—  Je  suis  à  Bridewall,  et  j'y  resterai  long-temps,  s'il  plaît  à  Dieu. 

—  Di'es  plutôt  s'il  plaît  au  diable,  car  vous  èies  dans  sa  maison. 

—  Quelles  sornettes  me  contes-tu  là  ?  des  histoires  de  vieilles  fcmm.es.' 

—  Ce  qui  est  certain ,  monsieur,  c'est  qu'il  s'est  passé  ici  des  choses 
terribles,  et  que,  depuis  deux  ans,  personne  ne  veut  plus  y  habiter. 

—  Trois  ou  quatre  Jords  et  autant  de  geniilshomiaes  y  ont  deiiieuré , 
mon  garçon,  nous  pouvons  bien  faire  con.mceux. 

—  Oui!  mais  ils  sont  payés  pour  n'y  pas  revenir.  Croiriez-vous  qu'en 
un  an;  lord  Paget  a  perdu  dans  cette  maison  trente  mille  livres  sterling. 

—  Au  jeu? 

—  Plût  au  ciel!  Mais  on  les  lui  a  prises  dans  son  portefeuille.  Qui? 
nul  ne  le  sait. 

—  Il  n'y  a  rien  là  d'extraordinaire  ;  cela  peut  arriver  dans  le  Stock- 
Exciîange  comme  ici.  As-tu  entendu  faire  les  mêmes  contes  sur  lord  Yar- 
mouth ? 

—  On  ne  lui  a  rien  volé,  monsieur  ;  mais  comme  11  recevait  la  meil- 
leure société  de  Londres,  on  a  dépouillé  so  hôtes  ;  si  bien  que  personne 
ne  vouliit  rester  pius  de  deux  jours  chez  lenoble  seigneur.  On  lui  avait  à 
peine  présent';  son  coinplinient  d'arrivée  qu'on  accourait  lui  faire  ses  a- 
dieuf.  Lor.l  Talb.ot,  qui  lui  a  surcL^dé ,  étant  jaloux  et  avare  ,  ne  recKV;iit 
pas.  Mais  on  a  pris,  la  nuit ,  ats  doigt  de  sa  femme  ,  l'aïKieau  nuptial ,  ua 
brillant  superbe,  et,  sur  sa  toilette,  tons  les  bijoux  de  sa  parure. 

—  Perte  !  dit  le  nnbab ,  cela  mérite  réSexioa  ;  miiis  toi ,  mon  pauvre 
John,  m'astn  déjà  assez  volé  pour  craindre  de  l'être  à  ton  tour?  Allons, 
reste  avec  m  A,  et  dors  tranriinlle, 

—  C'est  aisé  à  dire,  monsieur  ;  mais  on  raconte  bien  d'autres  choses 
dans  le  priys.  C'est  à  (a  re  dresrer  les  cheveux  sur  la  tète.  On  parle  d'un 
homme  trouvé  mort  dans  fa  chambre. 

—  E-i 'as-tu  pas  des  armes ,  poltron?  Va  coucher  avec  le  nègre  ;  il  fera 
peur  nu  diable.  Domain  r.ous  verrons  ce  qu'il  y  a  à  faire.  Surtout  ne  parle 
à  personne  de  ces  folies. 

John  soriiipeu  rassuré,  et  M.  de  Mauverney  se  dit  à  lui-même,  penda-ît 
que  son  vaict-dcchambrc  l'aidai!  à  se  déshribiller. 

—  Pardieu  !  j'aime  les  avciitu  es,  (tje  serais  charmé  d'être  dévalisé.  Je 
restersi  ici,  dussé-je  y  perdre  vingt  niille  guinées  ! 

Ceperulaiiî  un  mois  se  pa'^sa ,  et  aucun  vol  n'avait  été  commis  dans  la 
maison.  i\!.  ]\lauvcrney  av.nt  caché  jusque-là  à  sa  lamille  la  mauvaise  re- 
nommée du  crrâteau,  maisil  avait  fait  prendre  secrètement  toutes  1rs  pré- 
cautions pour  déjouer  les  tentatives  des  mallaiteurs.  Un  jour  cuCu,  ne 
croyant  plus  aviir  de  réserve  à  iz.irdt'r,  il  résolut  d'égayer  le  déjeunir 
par  les  confldeuces  que  J  )lin  lui  avait  faites.  Il  descendit  dans  la  salle  à 
manger,  et  aborda  en  riant  l'offirier  de  marine  qui  s'y  trouvait,  assis  au 
coin  du  feu  dans  une  attitude  rêveuse. 

—  Coiijonr,  moucher  William,  dit-il  en  lui  fiappant  sur  l'épiulc. 
Comment  avez-vous  passé  la  nuit! 

William  se  retourna  à  cette  question  et  hocha  la  tête  sans  répondre. 

—  Jiiste  ciel  !  s'écria  le  naiiab,  a.ez-vows  fait  un  mauvais  rêve?  L'amour 
vous  anrait-il  ô!é  le  soiumeil  !  Ou  bien  auriez  vous  déjà  avant  le  jour  des 
noces,  desiiuerellcs  de  uiéiia.^c?  Anna  vous  aurait-elle  fait  encore  que'- 
que  malice  ?  Patience,  j'arraiig'^rai  tout  cela. 

Le  marin  se  lev.i,  et  d'un  ton  presque  solennel,  dit  à  Mauverney  ; 

—  Etes-vous  sûr  de  la  fidélité  de  vos  gens? 

—  Je  les  ai  tous  ramenés  de  l'Inde,  répondit  le  nabab. 

—  C'est  étrange,  reprit  William,  il  y  a  pourtant  un  volenr  dans  cciîc; 
maison.  Je  n'ai  pas  voulu  me  plainlre  d'abord,  quoique  pendant  un  mois 
j'ai  vu  disparaître  d'abord  mou  portefeuilie,  mes  armes,  et  le  portrait  chéri 
de  votre  fille.  Aujourd'hui,  monsieur,  je  crois  devoir  vous  avertir. 

—  Est-ce  une  plaisanterie,  monsieur  Dorsat?  dit  le  nabab  avec  sur- 
prise. 

—  Le  portefeuille  émit  dans  mon  secrétaire,  continua  le  marin,  les  ar- 
mes étaient  suspendues  à  ma  portée,  et  j'avais  placé  le  portrait  au-dessus 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


ItZ 


(le  h  cbeminée ,  où  vous  avez  pu  le  voir  hier  au  raaliu.  H*j  bien  !  tout  cela 
a  été  enlevé  ! 

—  Votre  porte  était-elle  ouverte  ?  s'écria  Mauverney. 

—  Elle  Otail  fermée  à  double  tour  et  la  clé  en  dedaus.  La  fenêtre  est 
restée  parfaiteoicni  close. 

—  Donc,  reprit  le  nabab,  vous  vous  êtes  trompé,  mon  ami,  ou  vous 
vous  êtes  volé  vous-mi}mc.  Quoi  qu'il  en  soit,  consolez  voas,  ce  snnt  là 
fies  bagatelles.  Ce  qui  vous  alllige  le  plus ,  c'est,  je  pense,  la  disparition 
du  portrait. 

—  Sans  doute  !  répliqua  William  en  soupirant,  les  diamans  étaient  ma- 
gniliques. 

Le  nabab  se  mordit  la  lèvre  et  ajouta  :  —  Ces  daines  vont  descendre. 
Gardez-vous  bien  de  les  ellVayer.  Pas  un  mot  sur  cette  allaire,  il  est  inu- 
tile d'éveiller  pour  si  peu  liniagination  inquiète  de  ma  Dllc.  Vous  savez 
combien  Anna  est  iiùpressiouuable!  un  rii-n  l'agite.  La  vie  do  celte  en- 
fant délicate  a  besoin  des  plus  grands  niénagcmcns.  Pour  moi,  je  lui  ai 
laissé  prendre ,  dès  ton  enfance,  uu  empire  absolu  sur  ma  volonté.  Je 
suis  le  premier  de  ses  esclaves.  Je  crains  de  la  froisser  par  la  moindre 
résistance.  Elle  ressemble,  voyez-vous,  à  ce3  Qeius  qui  so  fanet.t  aussitôt 
que  la  main  les  a  touchées;  et  je  dois  dire,  en  passait,  que  ^ousêtes 
un  peu  brujque  avec  elle.  Vous  n'oubliez  pas  assez  vos  lial)ituiies  de  ma- 
rin. Je  l'ai  vue  souvent  tressaillir  au  seul  bruit  de  votre  voix. 

En  ce  moment,  Mme  Kauvcmey  entra  avec  sa  lille.  On  se  mit  à  table; 
miis  le  repas  fut  silencieux.  Au  dessert  seulement,  sir  William  demanda 
au  nègre  qui  le  servait  si  le  courrier  était  arrivé.  Sur  la  réponse  du  do- 
mestique, M,  Mauverney  se  retourna  vers  sjn  futur  gendre  :  —  Vo.re 
père  veutsans  doute  nous  surprendre,  lui  dit-il;  ilarrivera  àl'irapro'iijte, 
le  digne  amiral,  comme  il  aborde  l'ennemi. 

—  M.  Dorsett  a  une  meute  et  de  bons  cbcvaux,  dit  Anaa;  il  attendra 
patienuneut  l'arrivée  du  couile. 

—  Vous  ne  se.iiblez  pas,  mademoiselle,  beaucoup  plus  pressée  que  moi, 
répliqua  l'oSlcier  de  marine. 

—  Alliins!  dit  Mme  Mauverney  avec  inqni'iude,  voilà  des  en ''aniiila.qcs  ! 
Gomme  elle  parlait  ainsi,  le  corse  lit  entendre;  Wdliam  quitta  la  table 

et  dit  auna'xib  : 

—  Ce  sontles  piqucurs  de  notre  voisin  Elliot  qui  sonnent  le  rappel.  Ne 
viendrez  vous  pas  dire  bonjour  à  la  bc  c  ? 

tli^s  Mauveiney  leva  les  épaulas  d'un  a'r  dédaigneux,  et  sir  ■William 
sortit  en  toute  liâtc.  Le  n;ibab  avait  refusé  de  le  suivre. 

Lorsque  le  jeune  horai.c  fut  parti,  !a  famille  garda  le  silence.  Anna 
voulait  sans  doute  éparj;ner  à  M.  Mauverney  l'einmi  de  ses  récrimina - 
lioi:is,  et  le  naba  ),  (îc  ron  côté,  jugeait  le  moment  peu  fa'orab'i;  pour 
vanter,  suivant  son  liabiiu(îi\  les  aimables  qu.ilités  du  baronnet.  Celui-ci 
rcsia  toute  la  joutuûe  dans  les  plain-s  et  ne  revint  qu'à  la  nuit  ilose.  Son 
Lôio  avait  employé  le  temps  à  visiter  la  maiion  depuis  les  combles  jisqu'aux 
celliers. 

I.e  lendemain,  TT.  Mànverney  ne  s'éveilla  qu'à  dix  lienrcs  du  iï:alin. 
Etonné  du  grand  jour  et  de  la  hauteur  du  soleil,  il  voulut  voir  usa  montre 
combien  de  temps  il  avait  dormi.  La  montre  avait  disparu.  Fropjié  de  ciute 
drcor.stance,  le  nabab  se  leva  promptemeni  et  courut  vers  la  table  où  la 
veille  il  avait  déposé  un  ciut  dii  nombre  dcbank-uoles.  Les  mandats  n'é- 
taient plus  à  h  plare  qu'ils  devaient  occuper. 

M.  Mauverney  se  promena  à  grands  pas  dans  sa  chambre,  délibérant 
enliii-mème  s'il  ne  quitte,  ait  pas  le  châieau.  Il  sembla  long-ieuips  liési- 
tcr.  Enliu  il  Di  un  geste  de  rrsoluiion  qui  lui  était  familier. 

—  Par  saint  George  !  dit-il,  je  suis  curieux  de  voir  comment  cela  fini- 
ra. Je  ne  quitterai  pas  la  partie  avant  de  savoir  avec  qui  j'ai  joué ,  fut-ce 
le  diable  en  persoinie. 

Cependant,  quelques  jours  après,  les  vols  recommencèrent,  et  plusieurs 
chambres  furent  visitéîs  à  la  fois  par  les  voleurs  clandestins.  SirWiiiiam 
y  perdit  non  seulement  de  nouveaux  poitefeuilles  ,  mais  encore  l'ecrin 
qu'il  destinait  à  sa  liancée.  Madame  Mauverney  ne  retrouva  plus  aucun  de 
ses  magniliquea  cachemires  ,  et  son  mari  lut  bientôt  obligé  de  tiier  de 
nombreuses  traites  sur  son  banquier  de  Londres.  La  justice  du  co-uté  fut 
avertie;  tous  les  ag-ns  du  slierif  se  mirent  en  campagne.  On  entoura  la 
maison,  on  la  garda  luiitetjonr,  les  domestiques  furent  changés,  mais 
toutes  les  mesures  ilemeurèrent  sans  résultai. 

Une  circonstance  singulière  engagea  M.  Mauverney  à  persister  dans  sa 
résolution  de  rester  dans  le  château  au  milieu  des  déprédations  mysté- 
rieuse.:. La  thambrc  de  sa  lille  avait  été  eiuièremeiit  oubliée  par  les  vo- 
leurs. Ou  lais'-ait  i[;norer  à  Anna  ce  qui  se  passait  dans  les  auti  es  appar- 
temcns  du  château. 

Un  soir,  selon  sa  coutume,  miss  Mauverney,  assise  sur  son  lit,  causait 
avec  ladcune  de  compagnie  rpii  veillait  auprès  d'elle.  Elle  était  mécon- 
tente de  sajourme.  Le  tem|is  avait  été  brumeux  ,  une  neige  épaisse  cou- 
vrait la  terre.  La  jeune  lille  revint  à  son  sujet  de  prédilection. 

—  (Juel  viliiin  lionmie  ,  dit  elle  ,  que  ce  M.  Wdliam?  n'est-ce  pas  ma 
chère  Margaref?  On  ne  p^nit  pas  dire  qu'il  soii  laid,  et  pourtant  je  ne 
puis  me  résoudre  il  laimer.  lime  semble  qu'un  amoureux  do  t  être  ga- 
lant, empressé  ;  eh  bien  I  le  croirez-\ous,  aujourd'hui  encore  j'ai  dit  deux 
ou  trois  lois  tout  haui ,  pour  qu'il  rentoiidit  :  —  Mou  Oicu  !  que  je  vou- 
drais  avoir  un  l)ouf|uit  de  violettes  !  Le  baromiet  a  fait  la  sourde  oreille, 
et  j'attends  encoru  la  surprise  que  je  lui  demandais.  11  est  vrai  qu'il  au- 
rail.fAllu  aller  jusqu'à  la  serre  l  Vous  riez,  Margarct!  ces  bagatelles  sont 


importantes,  et  j'y  tiens  tellement,  que  je  donnerais  mon  collier  de  perles 
pour  une  violette. 

—  Ce  serait  payer  cher  un  caprice. 

—  Caprice  ou  non,  cela  coù  era  à  M.  Dorsett  plas  qu'il  ne  pense. 

En  disant  ces  mots,  la  jolie  miss  posa  la  tétc  sur  l'oreiller  et  ne  larda 
pas  à  s'endormir,  tandis  que  Mile  Margarct  apprêtait  le  moka  qui  devait 
lui  servir  à  éloigner  le  sommeil.  La  vigilante  gardienne  en  prit  phi:sieurs 
tasses;  mais  bientôt,  api  es  avoir  lutté  contre  une  somnolence  invincible, 
elle  baii-sala  tète  sur  sa  poitrine  et  resta  sans  mouvement. 

Lorsque  miss  Mauve:  ney  se  réveilla,  la  première  '  hose  qu'elle  aperçut 
à  côté  de  son  lit,  sur  le  guéridon  de  laque,  fut  un  bouquet  de  violettes 
toutes  fraîches  dans  un  vase  de  cristal. 

—  Mou  Dieu  !  dit-elle,  ma  chère  Margiret,  venez  ici  que  je  vous  em- 
brasse. Où  donc  avez-vous  été  cueillir  ces  jolies  fleurs? 

Margarct  étonnée  se  défendit  vainement  de  l'attention  délicate  que  lui 
prêtait  Anna. 

—  Prenez  mon  collier,  lui  dit  la  jeune  fille,  il  est  à  vous,  ma  chère  ;  je 
l'ai  proais  à  qui  me  ferait  ce  cadeau. 

Miss  Mauverney  chercha  des  yeux  le  collier  de  perles.  Il  n'était  plus  sur 
le  guéridon.  (^)u'éiait-il  devenu  ?  La  po-te  était  restée  parfaitement  close. 
On  ne  pouvait  suspecter  la  litléiitô  de  Margaret,  qui  en  avait  donné  des 
preuves  incontestables.  Ce  mystère  éiait  de  nature  à  préoccuper  vivement 
une  jeune  fille  oisive  et  naturellement  rêveuse.  Miss  Mauverney  était  bien 
sûre  d'avoir  posé  le  collier  sur  le  guéridon.  Elle  se  rappelait  la  place  où 
elle  l'avait  mis,  et  la  promesse  qu'cl'e  avait  faite  de  le  donner  à  qui  lui 

apporte!  ait  li's  violette?.  Les  fleurs  étaient  là,  le  collier  n'y  était  plus 

Anna  lit  accepter  à  Margarct  un  autre  de  ses  riches  joyaux,  et  s'habilla 
toute  pensive. 

Ce  jour-là ,  elle  accueillit  Dorsett  avec  plus  de  froideur  que  jamais. 
L'oliicier  de  marine  ne  sembla  pas  s'en  apercwoir.  A  l'heure  habituelle 
du  coucher,  Anna,  moins  expaiisive  que  la  veille,  lit  lentement  sa  toilette 
de  nui!.  Le  feu  qui  brûlait  dans  la  cheminée  avait  répandu  dans  l'appar- 
tenieut  une  chaleur  uu  peu  vive,  i  a  jeune  fille  ôta  le  lichu  de  blonde  qui 
couvrait  ses  blanches  épaules,  et  le  jeta  sur  un  fauteuil  auprès  de  son  ■!'. 
Le  malin ,  au  réveil ,  une  main  invisible  avait  dérobé  le  fichu.  Miss  Mau- 
verney seule  s'en  aperçut  et  n'en  dit  rien  à  Margan;!.  Tout  le  reste  de  si 
parure,  ses  bagues,  ses  iTacelets,  étaient  encore  à  la  même  place. 

Pendant  plusieurs  jours,  ces  mystérieux  larcins  se  renouvelèrent.  Anna 
perdit  tour  à  tour  le  nœu  I  de  ru.'ans  qui  attachait  ses  ciieveu^,  ses  gjnts 
parfumés  qu'elle  avait  portés,  un  mouchoir  de  baiisie,  un  petit  miroir  où 
e  le  s'ét  il  regardée  avant  de  f  e  coucher,  et  d'autres  objets ,  qui  pourtant 
ne  devaient  sembler  précieux  à  personne.  Elle  se  gar-la  liien  do  conter, 
niLune  à  sa  mère,  ce  qui  lui.arrivait  chaque  malin.  Soa  imag  nation  lui  fai- 
sait tro  ivor  un  secret  plaisir  dans  ce  myst  re,  qui  n'dvait  rien  d'ailleurs 
qui  pût  l'alarmer.  Anna  i  ,norait  toujours  ce  qui  fC  passait  dans  les  aatrcs 
app.u  tcmens ,  et ,  comme  une  vérit  ible  lille  de  l'Inde ,  s'abandonnait  sans 
réserve  à  celte  curiosité  romanesque  où  le  cœur  entrait  déji  pour  quel- 
que chose. 

Le  toir,  elle  rentrait  chez  elle  avant  son  heure  accoutumée,  ne  prêtait 
plus  qu'une  attention  distraite  aux  propns  de  sa  viei  le  comp.  gne ,  et  son 
sommeil,  quoique  léger,  était  rempli  de  rê\ es. 

11  y  avait  huit  jouis  que  duraieni  ces  vols  singuliers,  lorsqu'au  milieu  de 
la  nuit,  la  pendule  snnn  nt  deux  heures,  miss  Anna  s'éveilla  en  sursiut, 
et  Cl  ut  avoir  entendu  du  bruil  dans  la  chambre.  Elle  n  gaida  autour  d'elle; 
une  l.uiipe  voilée  bi ùlait  sur  la  table  de  m;ubre  ,  et  la  bonne  Jlargarct 
domnàt  à  cûté  de  sa  lasse  remplie.  Anna  crut  avoir  fait  un  songe,  et  se 
laissa  rciomber  sur  son  oreiller. 

La  nuit  suivante,  à  la  même  heure,  le  même  bruit  tira  du  sommeil  l'in- 
quiète jeune  file.  Elle  ouvrit  les  yeux  et  retint  un  cri  d'effroi...  Elle  ve- 
nait d'apercevoir,  à  la  clarté  de  la  lampe,  uu  jeune  homme  mis  avec  élé- 
gance, (l'une  taille  noble  et  fière,  debotil  devant  la  cheminée. 

Les  rayons  de  la  lumière  éclairaient  ses  cheveux  noirs  ot  brillans  com- 
me le  jais,  son  front  large  et  serein,  son  vidage  doux  et  fier,  auquel  de  lé- 
gères moustaches  donnaient  une  exprcs'^ion  marii.-.le.  Il  était  lout  entier 
au  so'n  qui  l'orcupait.  Penché  sur  le  vase  de  crisial  où  miss  Anna  avait 
pieusement  conservé  le  bouquet  mystérieux,  il  arrangi  ait  de  nouvelles 
violettes  dans  l'eau  limpid.'.  11  prit  ensui  e  les  Heurs  à  demi  fanées,  les 
cacha  dans  son  s>'i:!,  et  tourna  la  tète  vers  l'alcôve.  A  ce  liipnvi'ineiit,  la 
jeune  fille  ferma  les  yeux.  Lorsque  après  un  moment  d'angoisses  c  le  osa 
les  rouvrir,  l'étranger  avait  disparu.  Margarct  dormait  toujiuirs. 

Miss  Mauverney,  accoudée  sur  son  oreiller,  la  tête  sur  ta  uiain,  lemnt 
les  regards  attachés  sur  la  place  que  vc:>ail  de  quitter  le  jeune  inconnu, 
resta  jusqu'au  matin  dans  cette  attitude  rêveuse.  I.'appariiion  et  la  dispa- 
rition de  l'étranger  étaient  des  circonstances  pour  le  mo'ns  aussi  merveil- 
leuses que  le  don  mystérieux  des  violeurs  et  que  les  discrets  larcins  drs 
nuits  pri^cédentes.  Miss  Anna  se  demanda  un  moment  si  tout  cela  n'était 
une  fantaisie  de  son  imagination,  comme  pouvaient  en  inspirer  les  fables 
orientales  dont  son  enfance  avait  été  bercée.  L'étranger  éiai!  il  un  de  c<s 
pénies  qui  descendent  parfois  chez  les  mortels?  Le  monde  des  Péris 
s'étiiit-il  ouvert,  et  était-elle  devenue  elle-même  une  habitante  des 
réuious  heureuses?  Miss  Mauverney  avait  trop  de  raison  pour  s'a- 
bandonner long-temps  à  de  semblables  conjectures.  D'ailleurs,  toit 
auteur  d'elle  la  rappeUit  au  s  miment  do  la  réalité.  Il  fallait  en 
croire  ses  yeux.  Les  Heurs  embaumaient  rapi;artemeui,  Chaque  m»' 


tiU 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


lin,  elle  était  obligée  de  remplacer  quelques-uns  des  objets  les  plus 
intimes  de  sa  loilet;e  M.iis  comment  cxpliiiuer  alors  la  présence  de  l'é- 
traiigor  dans  sa  chambre  ?  Qui  était-il?  d'où  venait  il?  quelles  étaient  ses 
ntcniioDS.ctsurtout  parquelle  voie  poiivail-il  pénétrer  dans  lesineluaire 
où  était  gardée  miss  Anna  ?  Evidemment  ce  n'était  pas  un  mallaiteur  :  il 
n'en  avait  ni  la  tour;iure,  ni  les  manières,  ni  les  habitudes.  N'avait-il  pas 
sous  sa  main  des  parures,  des  diamans  qu'il  laissait  iniacis,  dos  caclie- 
mires  qu'il  foulait  dans  sa  distraction,  une  bourse  toujours  ouverte  et 
remplie  d'or  par  la  main  prodigue  du  nabab  ?  Non,  il  laissait  tout  cela  et 
emportait  quelques  brins  d'herbe  fanée,  un  mouchoir  d'ctoile  légère  et 
d'autres  bagatelles  sans  valeur.  Toutefois,  si  cet  homme  n'était  pas  con- 
duit par  de  mauvais  desseins,  que  venait-il  donc  faire  dans  ce  lieu  ?  Miss 
Anna  fré.uit  avant  de  répondre  il  cette  quesUon  ;  mais  elle  se  rassura  en- 
suite en  pensant  aux  cha-tcs  précautions  que  prenait  l'étranger,  à  ses  at- 
tentions minutieuses  qui  révélaient  un  homme  du  monde,  un  cœur  déli- 
cat et  passionné.  Quoiqu'il  en  soit,  ii  l'heure  du  déjeuner,  Mme  Mauver- 
ney  trouva  sa  fille  plus  pâle  qu'il  l'ordinaire.  Anna  eut  envie  de  tout 
avouer;  mais  la  force  lui  manqua,  et  d'ailleurs  il  était  déjà  un  peu  tard. 
Elle  se  contenta  de  rassurer  sa  mère  et  passa  le  reste  du  jour  partagée 
entre  l'espoir  et  la  crainte  de  revoir  le  nocturne  visiteur. 

A  l'heure  accoutumée,  la  jeune  fille,  en  proie  à  une  agitation  Dévreuse, 
L'avait  pu  trouver  le  sommeil.  Enliii,  un  bruit  furtif  se  fit  entendre,  et 
une  ombre  passa  derrière  les  rideaux.  Anna,  les  yeux  fermés,  retenant  la 
souille  sur  ses  lèvres,  sentit  battre  son  cœur  avec  violence.  Le  bruit  avait 
cessé.  Il  y  eut  un  moment  de  profond  silence.  Bientôt  il  sembla  ii  miss 
Mauvcrney  que  la  soie  des  rideaux  avait  frissonné  et  qu'une  lumière  plus 
vive  inondait  l'alcôve.  El!e  ne  pouvait  voir  ce  qui  se  passait;  mais  elle  ne 
larda  pas  à  comprendre  que  l'étranger,  après  s'être  penché  un  insiaiit  sur 
son  chevet,  senieiiaitàgenouxaupièsdu  lit.  Soudain  une  tiède  haleine  ca- 
ressa son  visage,  un  murmure  insaisissable  vint  mourir  à  son  oreille.  C'é- 
tait comme  un  soupir  échappé  au  milieu  d'une  profonde  émotion.  L'in- 
connu était  là,  ti-einblani  à  côté  d'elle  ;  il  la  comteniplait  sans  doute,  car 
tl!e  crut  sentir  le  feu  pénétrant  de  ses  regards. 

Anna  resta  immobile.  Rien  ne  put  faire  croire  au  jeune  homme  qu'elle 
fût  tvcillée.  Le  satin  de  la  courte-pointe  garda  le  secret  de  l'iigitation  que 
miss  Mauvernry  avait  tant  de  peine  ii  réprimer.  Enfin  l'étranger  se  leva 
sans  bruit,  et  au  bout  d'un  instant  Anna  respirant  avec  liber.'é,  devina 
qu'il  n'était  plus  dans  la  chambre  ;  elle  jeta  un  regard  vers  sa  gardienne  : 
Margaret  dormait  profoudémoiit. 

La  nuit  d'après,  avant  que  le  timbre  eût  sonné  douze  heures,  l'étranger 
entra  îi  pas  muets  dans  la  chambre;  il  s'avança  vers  la  sentinelle  endor- 
mif ,  et  Anna  le  vil  prendre  la  lasse  de  porcelaine  où  il  laissa  tomber  quel- 
qucsgouites  d'une  lijueur  dorée  contenue  dans  un  Uacon  de  laps.  Au  mê- 
me instant  Margaret  s'éveilla;  mais  l'inconnu  s'était  glissé  derrière  les  ri- 
deaux. La  bonne  dame  épuisa  d'un  trait  la  coupe  remplie,  reprit  le  livre 
tombé  sur  ses  genoux  ;  mais  quelques  minutes  après  sa  respiration  bruyan- 
te vint  rassurer  la  jeune  filie. 

Déjà  l'inconnu  était  auprès  de  la  couche  d'Anna.  Miss  Mauvcrney.  qui, 
dans  I H  moment  de  terreur,  avait  étendu  sa  main  hors  du  lit,  n'avait  pas 
e  I  le  temps  de  la  retirer,  et  la  lampe  écla  fait  doucement  les  contours  ar- 
roniis  de  son  bras  nu  et  llexible.  Le  jeune  homme  resta  long-temps  plongé 
dans  une  contomidaiion  silcnciei  se.  Anna,  troublée  jusqu'au  fond  de  l'âme, 
attendait  avec  anxiété  la  fin  de  ceite  étrange  scène.  Tout  a  coup  une  main 
timide  cllleuia  tes  ooittts;  miss  Mauvcrney  tressaillit  involontairement; 
mais  l'étranger  ému  n'eût  pu  dire  si  c'était  la  main  de  la  jeune  iiiie  ou  la 
sienne  qui  avait  tremblé,  liientùt  il  fit  un  pa,  en  arrièie,  et  s'élo'gnad'un 
pas  cbaticelant,  de  même  qu'un  homme  saisi  de  veitge.  Des  qu'il  ne  fut 
plus  là,  miss  Mauvcrney  s"  leva  sur  son  séant  et  mit  la  main  sur  son  cœui\; 
on  eût  dit  qu'elle  craignait  qu'il  ne  rompît  sa  frêle  prison. 

Cependant  le  jour  vint.  Vers  liuit  lietnes,  une  cliaiss  de  poste  ébranla 
le  pavé  de  la  grande  cour.  L'amiral  Durseti,  le  père  de  \Villia  ii,  venait 
d'arriver.  Il  y  avait  près  d'un  mois  qu'un  n'attendait  plus  (|uc  le  noole 
loid  puur  célébrer  le  mariage  de  sir  William  avec  la  riche  héritière  da 
nabab.  Tout  était  préparé  pour  la  cérémonie,  et  le  lendemain  on  devait  se 
rendre  dans  la  chapelle. 

Ce  jour-là,  le  jeune  ofiicierde  marine  avertit  son  domestirjuc  de  l'éveil- 
ler de  grand  matin  ;  puis,  selon  sa  couinine,  il  se  renferma  à  double  tour 
dans  sa  chambre.  A  l'aube  naissante,  le  valet  frappa  à  la  porte  du  marin; 
celui-ci  ne  répondit  pas.  Le  domestique  l'appela  à  plusieurs  reprises  ; 
n;a:s  sa  voix  ne  fut  pas  entendue.  Il  donna  aussitôt  l'alarme.  On  força 
i'ciiirée  de  la  chambre.  Le  lit  était  en  désordre.  Sir  Wil  lam  n'était  plus 
dans  son  appartement;  où  avait-il  passe'?  Toutes  les  conjectures  furent 
déjouée?  les  unes  après  les  autres,  et  la  journée  s'écoula  sans  qu'on  le  vît 
reparaître. 

Pendant  qu'on  le  cherchait  encore  au  milieu  des  ténèbres  et  à  la  lueur 
des  llambeaux,  Anna,  retirée  dans  sa  chambre,  as-ise  auprès  du  foyer, 
chanta  t  involomairenient  un  des  airs  les  plus  mélancoliques  de  Mozart. 
Ce  n'était  pas  la  disparition  du  baronnet  qui  occupa  t  sa  pensée.  La  jeune 
fille  n'avait  pas  revu  la  nuit  précédente  le  silencieux  étranger.  Accab'ée 
de  fatii;ue,  abattue  parles  veilles,  elle  se  coucha  de  bonne  heure,  et,  pour 
la  première  fois  depuis  longtemps,  goûta  la  nuit  un  repos  qu'elle  ne  trou- 
vait plus  que  lejour. 

A  onze  heures  cependant  l'inconnu  entra  sans  bruit  dans  la  chambre.  11 
s'ayança  la  tête  baissée,  s'approcha  de  la  lampe,  aflaiblit  l'éclat  de  sa  lu- 


mière, puis  vint  auprès  du  lit  où  reposait  Anna.  Il  avait  rejeté  en  arrièr 
sa  chevelure  noire  ;  ses  bras  étaient  croisés  sur  sa  poitrine,  et  sa  beauté- 
sa  mélancolie,  tout  en  lui  eût  rappelé  à  la  pensée  l'ange  déchu  qu'a  chan- 
té l'aveugle  Mdion. 

A  pi  es  une  longue  extase,  l'étranger  poussa  un  gémissement,  serra  son 
front  dans  ses  mains,  parut  lutter  conire  lui-même  ;  mais  enlin  il  se  cour- 
ba sur  le  visage  immobile  d'Anna,  et  déposa  un  baiser  brûlant  sur  sa  bou- 
che. Tout  à  coup  les  lèvres  de  la  dormeuse  s'animèrent  ;  elles  .s'ouv.irent 
faiblement  et  rendirent  le  baiser  qu'elles  venaient  de  recevoir.  Le  jeune 
homme  sentit  uu  frisson  courir  dans  ses  veines  ;  ivre,  éperdu,  il  tomba 
sur  ses  genoux.  Anna  était-elle  éveillée,  ou  n'avait-elle  donné  ce  baiser 
qu'à  un  des  fantômes  qui  visitent  les  jeunes  filles  endormies  ?  Ce  douie  fut 
de  courte  durée,  car  une  rougeur  pudique  vint  colorer  au  même  instant 
les  joues  de  miss  Mauvcrney.  Miss  Mauvcrney  ne  dormait  pas. 

L'étranger  fit  un  geste  de  surprise  et  soupira  d'une  voix  émue  : 

—  Anna  1 

A  cet  accent  doux  et  tendre  qu'elle  entendit  pour  la  première  fois,  miss 
Mauvcrney  frémit  de  lois  ses  membres. 

—  Anna!  répéta  l'inconnu  avec  plus  de  tendresse. 
La  jeune  tille  ouvrit  les  eux  et  les  referma  aussitôt. 

—  Ah  !  parlez  !  que  le  son  de  votre  voix  frappe  mes  oreil'es  !  Elle  doit 
être  pure  comme  votre  haleine,  comme  votre  regard  !  Tournez  vers  moi 
ces  yeux  que  j'ai  vus  trop  longtemps  fermés  ;  laissez-moi  presser  encore 
cette  main  que  je  n'ai  touchée  qu'une  fois. 

—  Non  !  s'écria  la  jeune  fille  d'une  voix  éteinte,  les  yeux  noyés  dans 
une  voluptueuse  langueur  :  Partez!  partez!  Celte  femme  va  vous  enten- 
dre. 

—  Ne  craignez  rien,  ma  bien-aimée,  elle  ne  se  réveillera  pas.  J'ai  versé 
de  l'opium  dans  son  breuvage  ;  e  le  dormira  jusqu'au  jour.  A  cette  heure, 
la  maison  est  abandonnée.  Entendez -vous  au  loin  les  fanfares  du  cor?  On 
appelle  sir  William  ;  mais  avant  qu'il  revienne,  j'ai  le  temps  de  vous  ou- 
vrir mon  aiie. 

—  Non!  non!  Partez!  murmura  la  jeune  fille. 

—  Partir!  reprit  l'inconnu,  partir!  quand  vous  pouvez  m'entendrel 
Ah!  vous  ne  savez  pas  quels  périls  j'ai  bravés  pour  vous  revoir  toutes  les 
nuiis  !  Vous  ne  savez  pas  les  pièges  qui  m'environnent  !  Je  n'ai  jamais  mis 
le  pied  dans  cette  chambre,  où  le  parquet  semble  brûlant  sous  mes  pieds, 
sans  trembler  que  ce  ne  fût  pour  la  dernière  fois. 

A  ces  mots,  la  jeune  fille  se  leva  à  demi  et  s'appuya  sur  les  coussins  ; 
elle  regarda  l'inconnu.  Il  était  plus  beau  et  plus  triste  que  jamais.  Miss 
Mauverney  lui  tendit  une  main  qu'il  couvrit  de  baisers  pendant  qu'Anna 
lui  disait  :  —  Pourquoi  tout  ce  mystère?  Ne  pouvez-vous  pas  vous  pré- 
senter à  Bridewall  ?  Venez  demain  ;  adressez-vous  à  mon  père... 

L'étranger  Lissa  retomber  la  main  d'Anna,  et  s'écria  en  pâlissant  :  — 
C'est  impossible! 

—  Et  pourquoi  ?  dit  la  jeune  fille  avec  inquiétude. 

—  C'est  impossible  !  vous  dis-je. 

L'inconnu  paraissait  en  proie  à  une  vive  agitation.  Il  se  promenait  à 
grands  pas  dans  la  chambri:. 

—  Vous  êtes  pauvie,  peut-être?  dit  Anna  d'une  voix  timide. 

— •  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  !  je  souffre  cruellement,  dit  l'étranger  se  par- 
lant à  lui-même. 

—  Approchez-vous  de  moi,  reprit  miss  Mauvcrney  ;  venez,  que  Je  vous 
parle.  Vous  n'êtes  pas  riche?..  Qu'importe  !  je  le  serai  pour  vous.  De- 
mandez ma  main  à  mon  père,  il  ne  vous  la  refusera  pas,  car  je  lui  dirai 
que  je  vous  anue. 

—  C'est  impossible!  Anna...  s'écria  le  jeune  homme  en  se  tordant  les 
mains  de  dé  espoir;  tuais  ne  me  demandez  pas  ce  qui  m'arrête.  Ce  n'est 
point  l'indigence,  car  je  suis  riche...  trop  riche  peut-être  ;  ce  n'est  pas  la 
naissance,  car  je  suis  gentilhomme.  Et  pourtant  je  ne  verrai  jamais  votre 
père. 

Anna  garda  le  silence,  inclina  la  tête  sur  son  sein;  bientôt  des  larmes 
brillèrent  dans  ses  yeux  et  s'échappèrent  avec  abondance.  —  Grand  Dieu! 
dit  elle,  que!  homme  êtesvous  ?  Par  où  êtes- vous  venu  ici?  Que  me  voulez- 
vous  ?Etes-vousun  ange  ou  un  déinnn  ?  Je  vous  ai  follement  abandonné  mon 
cœur.  Pourquoi  le  refusez-vous  aujourd'hui  ?  A  ces  mots  ,  l'inconnu  se 
rapprocha  vivement,  et  se  précipitant  au  chevet  de  la  jeune  fille  :  —  Vous 
pleurez,  dit-il,  et  c'est  moi  qui  suis  la  cause  de  celte  douleur  !  Ah  I  si  j'o- 
sais... si  vous  m'aimiez  autant  que  je  vous  aime...,  si  vous  vouliez  m'cn- 
tendre...  la  nuii  est  sombie  ;  je  sais  des  chemins  écartés  ;  avant  que  le 
jour  paraisse,  nous  serons  loin  d'ici.  Oh  !  ne  détournez  pas  la  ttte,  ne  me 
repoussez  pas  :  vous  me  feriez  mourir  I  Je  n'ai  aimé  que  vous  dans  .e 
monde  ,  et  il  n'y  a  que  vous  qui  m'ayez  aimé  !  Je  ne  puis  plus  vivre  sans 
vous.  Je  voudrais  vous  voir  tous  les  jours,  à  toute  heure,  respirer  l'air  que 
vous  respirez  !  Je  n'aurais  d'autre  bonheur  que  votre  joie ,  d'autre  ame 
que  la  vôtre.  Je  vous  servirais  en  tremblant,  comme  vos  esclaves  de 
l'Inde.  Un  sourire  de  vos  lèvres  dispersera  les  ennuis  qui  me  poursuivent, 
et  un  baiser  de  votre  bouche  me  rer.dra  plus  heureux  que  les  anges. 

Anna  tenait  malgré  elle  ses  yeux  attachés  sur  le  jeune  homme.  Elle  vit 
une  larme  rouler  dans  ses  yeux. 

—  Ah  !  dit-elle ,  la  tête  me  tourne. 

—  Venez,  Anna,  reprit  l'inconnu  ;  sans  vous  je  serai  si  malheureux  ! 

—  Mon  Dieu  !  ma  pauvre  mère  1  balbutia  la  jeune  Dlle. 

—  Elle  saura  que  vous  êtes  heureuse.  Dans  trois  jours ,  nous  seron»  à 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Grema-Green,  et  lorsque  nous  quilierons  l'Ecosse,  vous  serez  ma  femme, 
ma  ft  mme  adorée. 

A  ce  momt'iit,  un  immense  éclat  de  rire  retentit  au  milieu  de  la  cham- 
bre. Anna  jeta  un  cri.  Mais  le  jeune  homme  ttJt  déjà  debout,  un  poi- 
gnard à  la  main. 

Trois  hommes  venaient  de  pénétrer  dans  l'apparlement  sans  que  miss 
Rlauverney  eût  vu  par  où  ils  s'étaient  introduits,  car  la  porte  et  la  feuè- 
ire  ét;iient  restées  fermées.  Leur  mise  un  peu  en  désordre  ne  nianciuait 
pourtant  ni  de  echerche  ni  d'élégance.  L'un  d'eux  ,  tenant  un  gobelet  à 
moitié  rempli ,  s'avança  vers  l'alcôve  : 

—  A  voue  prochain  mariage  ,  mon  bel  ami  !  dit-il  en  vidant  son  verre. 
Pes^e!  vous  employez  bien  votre  temps  :  la  pcliic  est  jolie. 

Anna,  épouvaniéc,  s'était  cachée  derrière  son  amant.  Celui-ci,  en  aper- 
cevant les  nouveaux  venus  ,  aViiit  changé  de  visige;  et  tandis  (|u'uue  de 
ses  mains  crispées  déchirait  son  front,  de  l'autre  il  ssrrsit  coiiviilsiveineiit 
son  poignard,  sans  s'apercevoir  que  la  pointe  cnimitau  vifd.ins  la  chair. 

—  Ab  !  c'est  vous,  messieurs,  dit-il  d'un  air  é^iiré  et  en  s'eilorçant  de 
so  urire  ;  vous  venez  m'averiir,  sans  doute  ?  Merci  !  je  vais  vous  rejoindre 
tout  il  l'heure. 

—  Bravo  !  sir  Jamc?,  s'écria  gaîment  l'un  des  visiteurs.  Je  comprends 
maintenant  pourquoi  nous  avons  enlevé  hier,  contre  nos  hahituiles,  cet 
hercule  de  l'amirauté,  qui,  en  se  débattant  j  a  failU  déchirer  mon  jabot. 
K'élait-ce  pas  un  rival  ? 

—  Sans  doute,  sans  doute,  balbutia  sir  James  avec  angoisse.  Mais  à 
présent  \ous  pouvez  partir,  messieurs. 

—  Oui,  nous  allons  pat  tir,  dit  un  troisième  ;  mais  n'oubliez  pas,  en  em- 
menant la  helle,  que  vous  n'êtes  pas  ici  seulement  pour  soupirer  comme 
une  colombe  mais  bien... 

—  S  leiice  s'écria  sir  James  d'une  voix  terrible,  en  posant  sa  main  sur 
la  bouche  de  celui  qui  venait  de  parler.  Pas  un  mot  de  plus  sur  noire 
vie! 

Anna  contemplait  cette  scène  avec  terreur.  Tandis  que  sir  James  Vil- 
1ers  éluuQuit  la  voix  de  son  compagnon,  c  buveur  aperçut  sur  la  table  des 
biioux  et  des  deiuelles,  et ,  jetant  aussitôt  son  verre,  s'écria  :  —  Je  vois, 
mon  bel  ami,  qnc  Us  poètes  ont  raison.  L'amour  est  aveugle;  mais  grâce 
à  Dieu,  moi,  qui  ne  suis  pas  amoureux,  j'y  vois  clair. 

En  disant  ces  mots,  l'élégant  discoureur  rassembla  les  objets  qui  se 
trouvaient  tous  sa  main,  et  se  disposa  à  les  emporter.  Villers  courut  à  lui. 

—  Malédiction!  s'éciia-t-il  eu  lui  arrachant  ces  dépouilles,  6;es-vouslas 
de  vivre? 

Cependant  le  jeune  homme,  que  ce  mouvement  avait  dégagé  de  la  rude 
étreinte  de  sir  James,  reprit  la  parole  :  —  Si  nous  n'étions  pas  de  vieux 
amis,  dit-il,  ei  si  nous  ne  vivions  pas  ensemble  depuis  dix  ans,  je  crois 
que  je  me  lâcherais  ;  d'autant  plus,  ajouta  t-il,  que  la  nuit  a  été  mauvaise. 
Je  n'ai  trouvé  chez  mislress  Mauvemey  qu'un  bi  let  de  cinq  livres  que  j'ai 
lais-é,  n'aimant  pas  la  monnaie.  La  vieille  dame  l'a  échappé  belle.  Dieu 
me  pardonne  !  elle  a  fait  mine  de  se  revei  1er. 

Sir  James,  qui  aurait  donné  toutson  sang  pour  que  son  amame  n'en- 
tendit pas  ces  cruelles  paroles,  demeura  anéanti  et  laissa  tomber  son  poi- 
gnard. Ses  amis,  rinni  aux  éclats  de  ce  qu'ils  appelaient  sa  pruderie,  pro- 
liièrent  de  son  abattement  pour  faire  main  basse  sur  les  bijoux,  lisse 
disposé!  eut  ensuite  à  quitter  la  chambre.  Ils  craignaient  sans  doute  que  la 
colère  de  leur  compagnon  ne  fût  qu'assoupie.  L'un  d'eux  s'avança  donc 
vers  la  cheminée,  souleva  la  tenture,  pressa  un  ressort  caché  dans  la 
muraille,  et  tout  à  coup  miss  Mauverney  vit  un  panneau  de  la  boiserie 
s'ouvrir  lentement  et  offrir  un  passage  aux  éti  angers,  qui  sortirent  en 
îredonriant.  Tout  était  expliqué  désormais. 

Anna,  à  genoux  sur  son  lit,  cacha  son  visage  dans  ses  mains.  Quelques 
minutes  s'écoulèrent  avant  que  sir  James  osât  relever  la  tête.  Enlin,  sans 
quitter  la  place  où  le  retenaient  à  la  fois  le  re.'ipect  et  la  honte,  il  mur- 
mura lent'  men  et  d'une  voixalTaiblie  : — Je  vous  demande  paidon,  Anna, 
je  ne  ne  devais  p:is  vous  aimer,  hélas  !  je  n'en  ai  pas  été  le  maître.  Dites 
que  vous  me  pardonnez  !  Bientôt  je  ne  vous  reverrai  plus...  oubliez- 
moi  comme  on  oublie  un  songe.  Vous  devez  bien  me  haïr,  n'est-ce  pas  ? 
me...  mépriser  peut-être;  car  je  suis  un  misérable  que  le  jeu  a  perdu  et 
qne  la  justice  réclame  ;  qui,  pour  suffire  aux  prodi^;alités  d'une  vie  dévo- 
rante, a  osé  descendre  jusqu'au  crime...  Et  pourtant,  ajouta  til,  depuis 
que  je  vous  ;  i  vue,  je  suis  devenu  meilleur.  J'ai  essayé  de  sortir  du  gonl- 
fre  où  j'étais  tombé...  Je  me  suis  prom  s  do  racheter  mes  fautes  ;  il  m'a 
scmbé,  tout  à  l'heuie,  que  je  venais  d'être  pnrilié  par  votre  amour. 

Iii les  sanglots  étouffèrent  sa  voix  :  Anna  p  eurait  aussi. 

—  J'ai  rougi  devant  vous,  mademoiselle,  reprit  le  jeune  homme  d'un 
ton  déchirant,  mais  je  pars...  jr  quitterai  seul  l'Angleterre.  J'uai  mourir 
pauvre  et  honnête  dans  quelque  retraiie  ignorée...  J'ai  été  bien  coupable, 
ma:s  croyez  le...  je  porte  avec  moi  mon  rhàtinient! 

Anna,  les  yeux  Uxés  à  terre,  ne  faisait  pas  un  mouvement.  Villers  dé- 
posa .Mir  la  table  tout  ce  qu'il  avait  autrefois  dérobé  à  la  jeune  lille,  le 
fichu,  lespanis,  le  miroir,  etcnOn  le  portrait  qu'avait  perdu  sir  William. 
Après  ce  saci  ilice,  il  continua  : 

—  Je  ne  dois  rien  emporter  de  ce  qui  fut  à  vous,  rien  de  ce  qui  pour- 
rait tromper  ma  diuileur...  Adieu,  mademoiselle...  Je  ne  vous  demande 
pas  môme  on  patant  un  mot,  un  gcsu\  un  regard...  Je  ne  suis  pas  digne 
seulement  de  baiser  ces  lapis  que  vos  pieds  ont  foulés...  Et  cependant... 
pour  attendre  la  mort,  j'aurais  besoin  de  savoir  que  vous  me  pardonnez. 


Anna  était  restée  immobile.  Le  jeune  homme,  après  une  douloureuse 
attente,  s'éloigna  lentement,  et  bientôt  le  panneau  se  referma  sur  lui.  Ce 
fut  alors  que  miss  Mauverney  revint  à  elle-même.  E  I3  passa  la  main  sur 
son  fiont,  regarda  amoin'  d'e!  e,  et  se  voyant  seule  : 

—  Sir  James  !  dit-elle  d'une  voix  suppliante...  Sir  James  !  répéta-t-elle 
avec  angoisse. 

Tout  resta  muet  autour  d'elle.  La  jeune  011e  descendit  alors  de  son  lit 
comme  l'eût  fait  une  somnambule  ;  eib-  ramassa  le  poignard  échappé  à  la 
main  de  son  amant  ;  puis  après  avoir  collé  se;  lèvres  sur  la  lame  glacée, 
elle  écarta  les  voiles  qui  couvraient  son  sein,  et  s'sppiiya  contre  sa  couche. 

Au  point  du  jour,  ,^L  Mauverney,  que  la  disparition  mystérieuse  de 
William  ahrmaii  pour  sa  lille,  vint  frapper  à  la  porte  d'Anna.  Etonné  du 
silence  de  la  jenna  lille,  il  appela  à  grand  bruit,  ht  renverser  la  po'te  et 
apei çut  à  la  faible  lueur  de  la  lampe  Maigaret  endormie  et  Anna  qui  sem- 
blait sommeiller  comme  elle,  mais  qui  avait  fermé  les  yeux  pour  jamais. 
Le  lit  et  les  rideauv  étuent  lach^'S  de  sang,  et  un  poignard  buiuidc  était 
à  quelques  pas  du  corps  de  la  victime. 

Le  nabab  eût  donné  sa  loriune  pour  découvrir  le  meurtrier  d'Anna  ; 
mais  toutes  les  recherches  furent  infructueuses.  La  famille  quitta  le  len- 
demain ce  si^jour  funeste,  et  l'on  montre  aujourd'Iiui  au  vo\ageur  qui 
pajse  dans  U'.  Devonshire  un  châteiu  inhabité  qui  n'a  d'autie  nom  dans  le 
pays  que  celui  de  Maison  du  Diable. 

ParBROCK.  DEX  BROWS. 

[Traduction  faite  sur  la  dernière  édition  de  Londres.) 


Par  M.  le  coniie  de  '^'AIIBIj.%IVC,  ancien  ministre 
«le  l'intérieur. 

1.ES  MODES  A  M0\  ARRIVÉE  E\  FRASCE. 

Au  moment  où  j'arrivai  en  France,  je  fus  bien  frappé  des  modes  nou- 
velles, îsous  en  recevions  quelques-unes  dans  la  colonie  ;  mais  e  les  ne 
pouvaient  être  imitées  entièrement,  le  climat  s'y  opposait.  Il  exigeait  des 
vé'emcns  et  une  coillùre  différente  ,  et  qui,  plus  simple,  plus  naturelle  , 
était  plus  élL(,'anle.  Ti  es  peu  de  femmes  portaient  de  ces  corsets  qui  dé- 
truisent tant  leur  santé  et  qui  les  déparent  sans  qu'elles  sén  doutent.  Au 
moment  où  j'arrivai ,  on  portait  encore  beaucoup  de  rouge  et  des  mou- 
ches, l'e.icellent  goût  de  la  reine  n'avait  pas  encore  pu  les  faire  disparaî- 
tre. Au  dessus  du  front,  s'élevaient  des  cheveux  bien  crêpés,  bien  railles, 
bien  eraissés  et  bien  poudrés.  Cette  coiff'jre  était  à  angles  droits,  saillaus 
et  rentrans,  et  avait  un  air  menaçant,  comme  une  forliflca'.ion. 

Peur  accompagner  ces  bastions,  on  mettait  des  deux  côté.«,  et  sur  le 
cou,  de  grosses  boucles  bien  raides  ,  bien  graissées  et  poudrées,  bien  te- 
nues par  des  broches  de  fer,  et  qui  avaient  le  charme  de  salir  sans  cesse 
le  cou.  Au-dessus  des  fortilications  dont  j'ai  parlé ,  on  plaçait  un  coussin 
de  taffeias  noir,  rempli  de  crin.  Ce  coussin ,  qui  perdait  prompicment  sa 
propreté  primitive,  était  attaché  à  la  fortilication  pir  des  épingles  de  fer. 
Il  était  destiné  à  recevoir  toutes  les  broches  de  fer  qui  devaient  atacher  le 
nombre  immense  des  ornemens  qui  relevaient  toute  cette  coiû'ure;  des 
rubans,  des  Heurs,  des  nattes  en  cheveux.  Les  cheveux  de  derrière,  bien 
graissés  aussi,  et  encore  plus  poudrés  que  le  rené,  étaient  relevés,  tantôt 
en  plusieurs  nattes  ou  tresses,  tantôt  en  un  chignon  volumineux  qui  fai- 
sait peur  à  tous  les  meubles  et  h  tous  les  habits  qui  en  approchaient. 

Comme  tous  ces  cheveux  du  derrière  de  la  tète  avaient  une  irrégulari- 
té choquante  dans  la  partie  d'en  haut ,  on  fourrait  dans  l'espace  qui  se 
rouvait  entre  le  coussin  et  les  cheveux,  de  grandes  cocardes  de  crêpe  ou 
de  taffetas,  pour  cacher  ce  vilain  commencement  de  nattes,  de  tresses  et 
de  chignon  volumineux.  La  poupée  ainsi  coiffée  avait  du  rouge  sur  les 
joues  et  quelques  mouches.  Le  bon  ton  voulait  que  le  rouce  fût  trè3 
épais  ,  qu'ii  touchât  les  paupières  inférieures  des  yeux.  Cela  ,  disait-on  , 
donnait  du  feu  aux  yeux.  On  tenait  tant  à  ce  rouge,  que  toutes  les  fem- 
mes avaient  dans  leur  poche  une  boite  plus  ou  moins  riche,  dans  laquelle 
étaient  les  mouches,  lerougp,  le  pinceau,  et  surtout  le  miroir.  Plusieurs 
dames  renouvelaient,  sans  liçiiii ,  à  leur  aise  ,  leurs  belles  joues  rouges 
partout  oii  elles  se  ironvaient. 

J'oubiiiis  de  dire  qu'une  mode  imp;'rie'.isc  força  bientôt  tontes  les  fem- 
Kes  à  substituer  une  pondre  rousse  a  la  pjudre  blanche.  Elle  produisait 
une  saleté  ahomi'  abif  sur  le  dont,  le  cou  et  les  ép iules.  Tout  cet  écha- 
faudage iitait  surmonté  d'une  toullc  de  plumes  blanches  plus  ou  moins 
élevé,  s. 

l,a  mode  vint  alors  d'avoir  des  voitures  à  l'anila's^  ;  rinip''rial  intérieur 
était  très  bas,  en  sorte  que  les  dames  (l'une  taille  élevée  étaient  fo'céos  de 
se  mettre  à  genoux  dans  la  voilure  pour  ne  p  liiit  bris  t  leurs  plumer.  J'ai 
vu  une  daaie  qui  non  seulement  étjit  à  genoux  djus  la  voi  uie.  mais  en- 
core p.issait  ,si  tête  par  la  portière.  J'étais  ass^s  auprès  d'elle.  Ouand  une 
femme  ainsi  panachée  dansait  dans  un  bal  elle  était  contrainte  à  une  .11- 
lention  cominuelle  de  se  baisser,  lors  |u'e|le  pass.iii  sou-  les  lustres,  ce 
qui  lui  donnait  l\  plus  inauvai-iC  urâco  qu'on  pui>se  imaciiiiT.  0:i  assurait 
d;'ns  ce  temps  que  lor-que  Mari'-Thérèse  vit  un  p.irtra  t  qui  reiiaçaii  la 
reine  de  Fr.incc,  sa  Ulle,  ainsi  coiffée,  elle  pou.-sa  un  géiolsseaicni'et  se 
mit  à  pleurer, 


16 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Après  celle  tôle  ainsi  empanachée,  venait  un  corps  bien  scrrt",  bien 
gêné,  et  qui  formait  le  pain  de  sucre  aalant  qu'il  était  possible  ;  car  celle 
forme  de  pain  de  fucie  éiait  la  vériiable  mci  veille.  Il  descen'.lait  le  plus 
qu'on  pouvait,  de  façon  qu'il  usurpait  trois  ou  quaiie  pouce.î  sur  les  cuis- 
ses. Or,  vous  suivez ,  mais  ces  dames  ne  savaient  pas  iiue  la  bc.iuié  de  la 
taille  générale  des  femmes  est  dans  la  longueur  proportionnée  des  cuisses 
et  des  jambes.  Voyez  toutes  les  belles  statues,  tous  les  tableaux  de  i\a- 
rhaël  et  des  autres  grands  peintres.  Celle  beauté  de  proportiojis  ne  fut 
pas  ignorée  sous  le  consulat  et  sous  l'empire.  Les  femmes  avaient  adopté 
alors  un  costeme,  qui  fut  conslamment  approuvé  et  suivi  par  nos  plus 
grands  peintres.  J'ai  vu  dans  la  galerie  de  Sui.ii-Cloui  un  porirait  de  la 
leine  avec  la  tète  à  la  mode,  le  corps  démesurément  long  ,  et  des  cuisses 
si  courtes,  que  cet  ensemble  fa'sait  peine  à  voir  à  louie  personne  douée 
d'un  peu  de  goût  naturel. 

C'est  une  chose  singulière  que  d'entendre  presque  toutes  les  femmes 
parler  de  ce  qu'elles  appellent  (a  taille;  elles  en  font  une  parlie  à  pari, 
dans  laquelle  elles  comprennent  la  gorge,  l'estomac,  la  poitrine,  le  ventre, 
et  elles  vous  disent,  il  faut  bien  marquer  la  taille,  il  faut  serrer  la  taille, 
et  ce  mol,  qu'iillesne  comprennent  pas,  revient  à  chaque  instant.  Elles  ne 
savent  pas  que  par  ce  mot  les  artistes  et  tons  les  hommes  iiislruils  ont 
toujours  entendu  l'ensemble  de  la  personne.  Ainsi,  quand  Voltaire  a  dit 
de  Louis  XIV  qu'il  avait  une  riche  taiik',  il  entendait  toute  la  personne, 
clans  de  belles  proportions  bien  agencées  ensembie,  et  nnn  pas  ce  que 
les  artistes  appellent  le  buste  et  que  le;  femmes  appellent  taille;  cl  ce  qu'el- 
les co^isidèrent  comme  une  parlie  du  corps,  n'est  point  à  proprement  par- 
ler dans  la  nature. 

La  nature  a  dessiné  le  corps  humain  d'un  senl  trait,  qui,  parlant  du 
cou,  trace  les  épaules  et  descend  ,  par  un  contour  onduleux,  jusqu'à 
la  cheville  du  pied,  en  rentrant  et  en  ressortant  suivant  que  l'eïige  la 
beauté  des  formes.  Changer  ce  beau  contour  en  grossisant  des  parties, 
en  rétrécissant  d'autres,  est  le  dernier  excès  du  mauvais  goût.  On  ne  peut 
impunément  contrarier  ainsi  la  nature,  on  eslraidc,  gctié,  on  choque  les 
yeux  délicats,  il  en  résulte  de  grands  iaconvéniens.  Supposez  une  jeune 
personne  bien  portante, qui  croit  et  grandit;  comme  il  faut  que  toutes  les 
parties  qui  constituent  ce  que  vous  appelez  la  taille  soient  égaleaient 
pressées  dans  ce  corset,  rembon,ioiut,  qui  s'accroît  tous  les  jours  inser.si- 
blement,  étant  plus  contraint  dans  les  parties  supérietjres  que  dans 
le  ventre  qui ,  malgré  qu'on  en  ail ,  s'clend  autant  qu'il  lui  est 
néces.-aire,  il  eu  résulte  qu'il  grossit  dans  une  proportion  beau- 
coup plus  forte  que  les  tuires  parties.  De  là  celle  grosseur  du  ventre 
des  jeunes  fdles,  qui  fail  le  désespoir  de  leur  mère,  et  ensuite  le  désespoir 
de  ces  mêmes  jeunes  filles,  devenues  grandes.  Celles  qui  sont  d'une  taille 
courte  ressemblent  à  des  magots  de  la  Chine ,  malgré  leurs  c.T.irts  pour 
cacher  cette  imperfectio:).  D'auient  plus  que  l'action  du  corset,  s'opposant 
à  l'ampleur  naturelle  du  ventre  ,  le  force  h  taiaber  sur  les  cuisses  ;  et  s'il 
était  permis  de  pénétrer  dans  les  mystères  de  l'hymen  cl  de  l'aino'ir ,  on 
dirait  combien  de  mariages  d'inclinations  formés  d'après  les  traits  d'un 
beau  visage  et  qui  semblaient  devoir  cire  pro;égés  par  d'aut  es  beautés 
extérieures,  oui  produit  tout  à  coup  l'effet  le  moins  attei:du  ,  ca  inspirant 
un  dégoût  dont  u'or.t  pas  été  maîtres  des  hommes  ainsi  trompés  involon- 
la  remen'.  Qu.lquefois  des  femmes ,  qui  ne  s'abusent  point  sur  cette  si- 
tuation toujours  croissante ,  cherchent  à  la  diminuer  on  à  l'arrêter,  et 
malheureusement  ne  font  que  l'augmenter.  Car  la  ccnlrainte  est  le  seul 
moyen  qu'elles  puissent  employer.  Ajoutez  l'impossibilité  de  se  nourrir 
autant  qu'il  e.-t  nécessaire  ,  cl  de  bien  digcrer  les  alimens,  quand  l'esto- 
mac et  le  diaphragme  sont  ainsi  comprimés. 

L'eifet  produit  par  ces  corsets  sur  le  ventre  l'est  aussi  sur  la  gorge.  Ils 
celui  laissent  pas  son  libre  accroissement,  la  déplacent  et  mettent  en  avant 
ce  que  la  be  fi  nature  pla  e  de  côté.  On  peut  remarquer  cet  effet  dans 
tous  les  nombreux  cl  beaux  por  rai  s  de  Van-Dick;  c'était  tlors  la  ra;;!» 
des  corsets.  11  avait  trop  de  goù;  pour  peindre  dos  poitrines  telles  qu'el- 
les sont  dans  ci.'s  portraits,  si  ces  vilaine?  formes  n'avaient  pas  frappé  ses 
yeux.  M.  de  liuîloa  a  parlé  du  mal  proJuit  par  ces  corsets,  mais  inutile- 
ment. Eu  1835,  un  journal  essaya  de  prouver  les  maux  réels  produits  par 
ces  corsets ,  et  joignit  à  son  article  une  guivure  qui  les  représentait.  Ce 
fut  inutilemcni.  Les  femmes  répondent  toujours  par  ce  mot  imbécile  : 
c'est  la  mode.  On  ne  peut  se  promener,  ou  ne  peut  marcher  dans  les 
rues,  sans  reuianiuer  u;.e  bjleinc  aulacieuse  et  souvent  une  lani  '.  de  fer 
placée  au  bas  du  ventre ,  et  qui  avançant  de  Jeux  pouces ,  dans  l'endioit 
même  où  la  ventre  s'incline,  piésenle  les  p'us  étranges  oliservations. 

L'n  ht^bilc  méicein  fi  émissait  en  me  parlant  des  effets  cruels  de  ces 
corsets  sur  de  jeunes  personnes.  Au  reste,  il  faut  se  léj'iuir  de  ce  que  les 
femmes,  en  se  donnant  par  leurs  corsets  une  tdlle  raide,  se  p  ivent  ainsi 
du  [.les  datigerciix  des  atiraiis,  de  celle  so:ii;!csse  élégante  qui,  dans  d'au- 
tres pays,  est  le  plus  séduisant  de  leurs  chaniies  ;  pu  squ'elles  ont  tant 
cl'auucs  moyens  de  plaire,  il  faut  les  féliciter  de  perdre  la  grâce  que  don- 
ne la  sonplt'ssc.  On  ne  petJt  les  con^arer,  coaime  autrefois  à  un  roseau 
Cexible.  Tant  mieux  pour  b  ur  tranquillité. 

Après  tout  cet  attirail,  venait  la  chaussure.  Le  soulier,  bien  piintu, 
avait  un  talon  épais  d'un  pouce  et  demi  de  haut.  On  a  déjà  dit  que  les 
femmes  ainsi  diaus  ées  ressemblaient,  en  marchant,  à  des  pigeoiîs  pattus. 
Toute  la  partie,  depuis  le  coude-pied  jusqu'à  la  pointe,  était  nécessai- 
rement p'oyée;  c'était  sur  elle  scu'ement  que  les  femmes  marchaient. 
Celte  chaussure  les  forçait  à  jeter  le  corps  en  arrière,  afin  de  le  teûir  en 


équilibre  en  luttant  contre  la  pente  naturelle  qui  le  portait  en  avant  ;  sans 
cet  effort  pour  le  reporter  en  arrière,  la  letite  poupée  serait  tombée  sur 
le  nez.  Je  puis  vous  assurer  que  tout  cela,  avec  de  grands  ou  petits  pa- 
niers sur  les  côtés  formait  un  personnage  bien  ridicule;  si  vous  en 
doutez,  considérez  un  peu  une  gravure  ou  un  tableau  de  ces  temps.  Tout 
cela  n'empêchait  pas  que  les  femmes  ne  fussent  alors  très  aimables  ;  elles 
ne  l'élaieiit  point  p-r  leurs  ajustetaens  cl  leurs  coiffures,  mais  par  une  po- 
litesse délicate.  Elles  avaient  bérilé  du  ton  de  la  cour  de  Louis  XIV.  Elles 
cultivaient  l'art  de  plaire  et  le  savoir-vivre  que  Boileau  conseillait  môme 
ajx  hommes  de  soti  tetvips.  L'amabilité  des  fcinmes  ameoail  l'urbanité  des 
hommes  ;  c'était  un  échange  continuel  d'éftards  et  de  politesses,  et  la  société 
française  était recliereliéc  parles  étrangers.  iDes  villes  même  de  provitire, 
telles  q'ie  I^yon,  Dijon  et  Grenoble,  avaient  cette  réputation.  Je  sais  bien 
qu'à  côté  de  cette  société,  on  trouvait  à  P.'iis  des  hommes  qui  prétendaient 
donner  l'exemple  du  bon  ton,  qui  affectaient  l'e  prit  dans  loua  leurs  dis- 
cours, qui  le  faisaient  servir  à  la  malice,  à  la  méchanceté  même,  et  qui 
cherchaient  à  immoler  à  leurs  plaisantcr.cs  des  hommes  honnêtes. 

Mais  ils  trouvaient  souvent  des  personnages  d'une  espèce  différrii'e, 
dont  le  maintien  et  les  pai  oies  leur  f.iis  lient  sentir  leur  petitesse,  et  les  en 
faisaient  rougir.  Ce  mauvais  ton  faisait  ressortir  davantage  les  charmes  cie 
la  bonne  société ,  où  les  b'ensêances  accompagnaient  toujours  le  ton  sim- 
ple et  noble  qui  la  distinguait. 

Si  je  veux  parler  cie  h  toilette  des  hommes  dans  ces  temps,  je  présen- 
terai des  tableaux  aussi  bizarres.  Ils  avaient  des  coiffures  à  l'oiseau  ,  en 
cabriolet,  à  la  grecque,  en  marrons.  La  grecque  était  surtout  remarqua' 
ble  ;  les  cheveux  poudrés,  fi isés  et  surtout  crêpés,  s'élevaient  sur  la  tèle. 
Les  procureurs  et  les  avocats  aimaient  cette  coiffure.  Il  résultait  de  la 
qiiantilc  de  poudre  que  recevait  la  tête,  que  les  chambres,  les  cabinets 
en  éiaicnt  salis.  Lorsque  la  coiff  re  était  finie  ,  on  la  poudrait  à  grande 
houppe  et  de  loin;  i!  fallait  se  mettre  alors  sur  le  pallier  de  l'appât  te- 
ineot,  et  c'était  l'escalier  qui  re  rêvait  io-.is  ces  nuages  de  poudre. 

11  arrivait  souvent  que  lorsqu'on  poudrait  ainsi  un  élégant,  en  l'envi- 
ronnant d'un  nnage  de  poudre,  uu  autie  éle'gant  tout  hab  lié  montait  ce 
même  escalier,  s'arrêtait  tout  à  coup  devant  le  nuage  poudreux,  et  de- 
mandaiigraeeau  poiio'rtur.Il  fallait  non  seulement  suspendre  l'opération, 
mais  encore  attendre  un  moment,  afi;i  que  toute  la  poud;e  ffit  tombée  et 
dissipée.  Mais  loaU-ré  ictle  suspension,  l'homme  h.ibillê  en  recevait  en- 
core beaucoup  trop  ;  il  la  remarquait  avec  douleur  sur  ses  habits. 

D'antres  élégsns,  et  c'étaient  les  plus  merveilleux,  avaient  un  cabinet 
particulier  destiné  à  cet  usafte.  Quand  l'êchafaudage  de  la  coiffure  était 
achevé,  le  coiffeur,  t;ruié  de  sa  longue  et  grosse  houppe  de  soie,  rempli 
d'un  noble  enihou'i.istne,  Ir.nçait  de  toute  sa  foiee  la  poudre  la  plus  Une 
en  l'air  contre  le  plafjnd  ;  l'élégant  se  plaçait  de  manière  à  recevoir  sur 
sa  tête  cette  poudre  Une,  lorsqu'elle  retombait  du  plafond.  L'artiste,  anitnô 
par  le  succès,  recoiimictiçait  avec  vigueur  le  jet  de  la  poudre  jusqu'à  ce 
qu'il  fût  content  de  l'eifet  (k  cette  neige  blanche  ou  demi-blonde.  Le  pou- 
dré sortait  triomphant  de  son  cabinet,  sin-  du  succès  que  lui  préparait 
d;;ns  les  salons  et  dans  les  coulisses  une  tèle  si  bien  poudrée.  Cela  s'appe- 
lait poudié  en  frim.ts.  D'autres  di:a'ent  poudré  aux  œufs  et  je  ne  sai 
pourquoi. 

On  ne  manquait  pjs  de  mettre  une  grande  quantité  de  poudre  dans  les 
cheveux  de  dornêre,  (pjoiqu'on  f's  enlêrmàt  dans  une  bourse  de  taffetas 
noir  ,  qiti  d'abord  fut  très  grande  ,  diminua  ensuite  peu  à  peu,  et  devint 
très  petite.  Elle  prit  alors  le  nom  élégant  de  crapaud.  L'élégant  ainsi  pa- 
ré portail  à  sa  montre  de  longues  chaînes  d'or  où  pendaient  des  brelo- 
ques parmi  lesquelles  une  petite  clochette  annonçait  son  arrivée. 

Cette  néccssiié  de  la  frisure  et  de  la  poudre  nous  donnait  dans  les 
rues  un  spectacle  amusant.  C'était  d'y  voir  à  chaque  pas  des  perruquiers 
bien  blanchis  pir  la  poudre,  coaranule  toutes  leurs  forces,  la  housse  et 
le  peigne  à  la  main,  pour  aller  chez  leurs  pratiques  qui  les  attendaient. 
Malhcîir  à  rhum.Hc  habillé  qui  les  rencontrait;  il  élait  couvert  de  poudre 
du  coîé  qui  recevait  le  choc,  et  de  là  des  reproches,  des  injures  et  des 
menaces.  On  avait  un  autre  spectacle  da'is  les  maisons.  C'était  celui  des 
hommes  qui  atttndaient  impatiemment  leur  coiffeur.  Ils  étaient  souvent 
pénétiés  (l'une  cruelle  douleur,  eu  ne  voyant  pas  arriver  l'artiste  sans  le- 
quel ils  lie  pouvaient  sortir. 

Les  hommes  portaient  dénormes  boucles  d'argent  si  grandes,  qu'elles 
rasaient  le  parquet  des  deux  cùiés  ;  elles  blessaient  souvent  les  chevilles  ; 
et  si  le  coup  élait  violent,  c'était  une  vraie  blessure.  Elle  se  renouvelait 
souvent  par  des  coups  succe.-sifs,  et  produisait  une  plaie  doulomeuse.  Je 
l'ai  éprouvé,  et  après  avorsouficrtcourageusenient  ces  effets  de  notre  di- 
vinité,—la  motle,— je  fus  forcé  d'y  renoncer,  et  de  souû'rir  avec  un  cou- 
rage plus  difficile  les  sarcasmes  des  hop.im'S  d'esprit  sur  mes  petites  bou- 
cles. Mais  co  urne  :'ai  eu  toujours  ia  manie,  blâmable  sans  doute,  de  ne 
jamaissuiïreentièremcnt  la  mode  au  point  d'en  étie  souvent  remarqué, 
j'avoue  que  je  mis  quelque  vatiité  d.ms  mes  petites  boucles.  Un  présent  de 
ces  larges  boucles  futenvoyé  par  un  de  :;os  pricces  au  prince  Henri  de 
Prusse,  cl  le  grand  rrédér'ic  s'en  moqua  beaucoup.  11  dit  que  nous  met- 
tions à  nos  souliers  les  boucles  de  nos  harnais  de  carrosses.  Il  rii  beaucoup 
aussi  de  nos  habits  de  velours  et  de  satin,  et  il  avait  bien  raison:  tout 
cela  annonçait  «no  nation  dégénérée. 

COMTE  PE  VAUBLANC. 


lE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


&? 


L'un  des  jours  avances  du  mois  d'août  de  l'année  1572,  à  Paris,  dans 
le  quariicr  de  la  CitiS  aus  alentours  de  Noire-Dame,  il  y  avaii  foule  de 
peuble  reiiuiant,  clabaudaut,  grondant  et  se  pressant  fort  dans  celte  in- 
quiètent agitation  que  donne  la  curiosité  cl  l'attente. 

Cependant  il  ne  s'agissait  que  de  voir  passer  quelques  carrosses  sortis 
du  Louvre  et  conduisant  partie  de  la  cour  à  la  visite  dos  travaux  entre- 
pris sur  le  parvis  Notre-Dame  par  ordre  de  la  reine-mère,  Mme  Catheri- 
ne de  r.ièdicis,  dans  l'attente  du  mariage  qui  tenait  en  suspens  tous  les 
esprits.  .     „  .    .      ,  , 

Or,  cette  agitaùon  extrême  du  populaire  au  sujet  a  an  aussi  mince  évé- 
nement ne  pouvait  être  expliquée  que  par  l'état  de  tro;i)iie  et  (i'exaliaiion 
où  le  tenaient  cons\immcr.t  et  le  souvenir  de  dix  t-nné  s  de  guerre  civile 
et  ses  colères  contre  la  cour  en  la  voyant  entrer  en  déliniiif  arrangement 
avec  ces  liHi;ueno:s  qu'on  lui  avait  souvent  désignés,  ;i  lui  bon  caiLolique, 
comme  les  irréconciliables  ennemis  de  Dieu  et  (ia  roi. 

11  n'était  bruit,  en  ciret,que  du  mariage  de  Henri  de  Navarre,  le  Béar- 
nais, avec  Margt'erite  de  Valois,  que  Charles  IX,  dans  son  langage  sans 
façon,  appelait  notre  sœur  iUargot. 

Dans  ces  temos  où  la  curiosité  publique  était  privée  des  renseignemena 
quotidiens  que  lui  donnent  à  piésent  les  journaux,  quand  les  grands  évé- 
Keniens  politiques  n'éiaient  officiellement  connus  que  sur  la  publicaîion 
qui  en  était  faite  sur  les  places  principales  et  aux  plus  fréquentés  carre- 
fours, ce  devait  être  chose  curieuse  de  suivre  la  préoccupation  du  peu- 
ple dans  ses  coiijectureSj  dons  ses  commentaires,  dans  l'exagération  des 
craintes  ridicules  ou  des  folles  joies  inspirées  par  les  nouvelles  descen- 
dues des  bauieurs  du  monde  diplomatique  dai;s  son  obscure  sphère.  Ces 
nouvelles,  bientôt  défigurées,  changées,  tronquées,  comme  tout  ce  qui  se 
passe  de  bouche  en  bouche  sans  avoir  la  préeisiou  et  le  sens  arrêté  que 
donne  la  phrase  écrite,  ces  nouvelles  que  chacun  modifiait  selon  son  in- 
térêt et  sa  passiiin,  étaient  répandues,  colportées  avec  autant  de  chaleur 
que  de  nos  jours.  De  nos  jours,  on  ne  soutient,  après  tout,  que  l'oauvre 
de  son  journal  ;  et  dans  l'empressement  qu'on  menait  alors  à  publier  une 
nouvelle,  il  cuirait  quelque  [.eu  d'amour-propre  d'aaleur. 

Les  circonstances  favorisaient  on  ne  peut  pas  plus  le  débit,  l'échange 
et  la  circulation  de  celle  monnaie  courante  de;  popubuons  enfiévrées  par 
l'eipiit  de  parti,  et  réduite?,  faute  de  renseignemeus  positifs,  à  la  stciile 
abondance  de  ses  rcnseignemcns. 

Aussi  n'y  avait-il  pas  une  encoignure  de  maison,  surtout  de  celles  que 
parait  une  statue  de  la  bonne  Vierge,  qui  n'abriiiit  contre  le  soleil  d'août 
un  auditoire  nombreux,  attentif,  se  pressant  autour  de  quelque  nouvel- 
liste mieux  informé  ou  plus  inventeur,  et  recueilLint  avidement  les  paro- 
les du  Louvre,  les  pensées  présumées  de  l'hôtel  de  Lorraine,  et  les  bruits 
qui  couraient  de  la  prochaine  venue  de  M.  l'amiral  à  Paris. 

A  ce  nom  de  Coligny,  à  ce  nom,  la  gloire  et  l'espérance  du  parti  héré- 
tique, il  fa. lait  entendre  le  sourd  murmure  d'indignation  qui  courait  dans 
ces  groupes.  Alors  quelque  cri  de  mort  mal  contenu  s'élançait  aussi  stri- 
dent que  le  grincement  de  l'acier  s'élançant  du  fourreau,  ou  bien  un  rire 
de  moquerie  et  d  incrédulité  éclatait  au  IoId,  comme  si  quelqu'un  eût 
compns  l'ironie  sanglante  de  ces  jeux  et  de  ces  fêtes  dont  se  faisaient  les 
préparatifs,  —  L'effet  le  plus  géiiéralemciit  produit  par  le  passa^je  de  ces 
nouvelles,  au  milieu  de  ces  sombres  atroupemens,  était  an  surcroit  de 
courroux,  de  dépit  et  de  resscniimei.t.Chaque  mut  était,  pour  ces  hommes 
rassemblés,  ce  qu'est,  pour  le  nu?ge  chargé  de  tonnerre,  chaque  déve- 
loppement nouicau  de  l'électriciiô  ;  et,  au  grondement  de  leurs  colères, 
on  devinait  quelles  antipathies  la  cour  tVoissait  dans  sa  nouvelle  alliance 
avec  les  huguenots  ;  on  devinait  quel  terrible  jeu  Marguerite  de  Médicis 
allait  jouer  en  approchant  de  la  gueide  du  lion  populaire  la  proie  quelle 
lui  a  si  long-temps  promise.  Mais  ce  n'est  plus  ;i  la  curée  qu'elle  le  con- 
vie :  il  lui  faut  léch  'r,  ou  du  moins  respecter  à  l'égal  de  ses  maîtres  ceux 
qu'il  se  sent  si  bonne  envie  de  dévorer. 

Quelquefois  une  étrange  clameur  interrompait  les  nouvellistes  en  plein 
air.  A  ce  cri,  dont  il  eût  été  impossible  de  deviner  le  point  de  départ, 
toutes  les  tèies  se  dressaient,  tous  les  yeux  s'ouvraient  a.ec  un  même 
mouvement  de  curiosité,  cherchant  qui  avait  provoqué  ce  signal  de  haine 
et  de  colère.  Cet  appel,  dont  les  notes  criardes  se  rapprocliaient  de  la 
plainte  de  la  choueile,  était  b  en  connu  du  peuj)!c.  Il  s'elcvaii  d'ordinaire 
dans  les  environs  des  prêches  et  des  maisons  habilites  par  ks  partisans  du 
nouvel  Evangile;  il  signil'uiit  :  <■  11  y  a  lii  des  huguencls  !  »  ou  bien  : 
«  Alerte!  voici  des  huguenots  qui  passent!  » 

Alors  si,  au  milieu  de  la  •'ouïe,  du  mouvcincHt  des  chariols,  des  chai- 
ses à  poncur,  se  montraient  ]uelques  cavaliers  inar(  haut  de  compagnie 
et  tous  armés  de  peur  de  surprise,  les  gens  de  Taris,  d'écouteuis  qu'ils 
étaient,  passaient  vite  au  rôle  i'observaieurs  :  les  solJals  d'un  posl'j  ;ivaa- 


(I)  On  annonro  la  prodiainc  pidilicalions  du  Balafré  ,  roman  IiislcM-iquc  par 
iVi.  iiiissct.  Vuilà  le  picniii'i-  iliapUic  de  cotlr  iioiivcilc  coniposilion  do  l'auteur 
des  Tetiipiers.  C'est  une  scène  qui  fait  liés  diamaticiuenienl  passer  sous  les  yeux 
lii's  leclcurs  les  primipaux  personnages  de  son  drame,  en  même  ti-iiips  qu'elle 
fait  eonnaitrc  les  principaux  événemens  qui  ont  précédé  it  amené  la  ijaint-Bar- 
thélcmi. 


Ce  ne  sont  pas  plus  attentifs,  plus  silencieux  à  l'approche  de  l'ennemi  qui 
va  les  attaquer.  Cts  hommes  qui  passent  sont  à  coup  sûr  des  huguenots, 
11  n'y  a  que  des  huguenots,  depuis  long  temps  exposés  aux  hasards  des 
batailles  et  au  soleil  des  camps,  qui  puissent  avoir  djs  montures  aussi  ha- 
rassées, des  visages  aussi  noirs,  des  aceoutremens  aussi  dépourvus  d'élé- 
gance et  de  fraîcheur.  Ce  sont  des  huguenots  ;  ils  parlent  entre  eux  à  voix 
basse,  en  jetant  des  regards  inquiets  sur  la  foule.  Ce  sontdes  huguenots  : 
leur  sourire  de  dédain  a  accueilli  le  cri  de  Téle  nuel  qu'on  leur  a  jeté 
quand  ils  ont  passé  au  bas  de  ces  siatues  de  la  Vierge  dont  nous  parlions 
tout  à  l'heure. 

L'inexplicable  apparition  de  ces  horames  au  milieu  d'une  population 
aussi  hostile,  cette  coniJance  de  leur  part,  et  surtout  l'extraordinaire  ef- 
fort qu'il  avait  fallu  à  la  politique  pour  endormir  aussi  bien  leurs  sonp. 
çoiis,  produisaient  ea  délinitive,  sur  ce  peuple  si  impressionnable,  une 
stupeur  de  surprise  qui  dominait  momei.tanément  sa  haine.  Un  instinct 
secret  lui  disait  qu'on  en  était  arrivé  au  moment  où  la  ruse  devait  rem- 
placer la  force  ;  et,  comme  si  Médicis  lui  eût  fait  part  de  ses  plans  se- 
crets, il  leur  prêtait  l'appui  de  sa  dissimulation.  Le  lion  s'était  fait  tigre 
sous  cette  iuûuence  italienne  :  il  renliait  sa  griffe  jusqu'à  nouvel  ordre  ; 
et  lui  voyant  faire  patte  de  velours,  n'enten;lant  que  de  loin,  ou  ne  cher- 
chant pas  il  comprendre  le  sens  de  ce  sourd  grondement  populaire  qui  les 
suivait  sur  leur  passage,  les  nouveaux  venus  admiraient  les  changemens 
opérés  dans  les  seiiiimens,  dans  les  opinions  des  Parisiens,  et  liuissaient 
par  croire  à  leur  tolérance. 

Dans  l'une  des  sombres  maisons  qui  encadraient  ces  agitations  de  la 
rue,  deux  hommes  revenaient,  par  le  souvenir,  sur  les^événemens  qui 
avaient  précédé  et  amené  les  nouvelles  alliances  dont  on  s'occupait , 
qu'elles  fussent  ou  non  basées  sur  la  bonne  loi  et  l'expression  sincère 
du  besoin  d'en  finir  avec  la  guerre  civile. 

De  ces  deux  hommes,  le  plus  âgé  é'ait  assis  devant  une  petite  table 
supportant  un  grand  registre  relié  en  parchemin  et  à  la  tranche  rouge.  11 
feudletait  ce  mémorandum  bourgeois  où  l'on  avait  consigné,  parmi  les 
mémoires  elles  notes  de  dépenses  d'un  ménage  de  la  Cité,  le  détail  de  ce 
qui  s'était  dit  et  fait  à  Paris,  au  sujet  des  graves  événemens  dont  la  suc- 
cession ava'tjeté  tant  de  mouvem  ni  et  rie  bruit  dans  cet  iuiervallc  de 
temps  compris  entre  les  années  15G3  et  1572. 

Le  lecteur  de  ces  chroniques  domestiques  les  avait  lui-même  rédigées  à 
fies  momens  per  lus  :  c'était  le  maître  du  logis,  un  gros  petit  homme  aa 
poil  grisonnant,  à  l'œil  tant  soit  peu  louene,  non  de  celle  loucherie  qui 
enuonce  la  timidité,  ou  la  vacillation  fies  idées,  mais  bien  de  celle  qui  ac- 
compagne le  plus  souvent  le  défaut  de  franchise  :  dans  ceux  qui  regar- 
dent ainsi,  l'un  de  leurs  yeux  est  à  ce  qu'ils  disent,  et  l'autre  à  ce  qu'ils 
pensent;  et  c'est  pour  cela,  apparemment,  que  tous  deux  sont  si  peu 
«'accord. 

Son  faciès  ainsi  que  son  accoutrement  é'aient,  pour  le  reste,  aussi 
bourgeois  que  possible.  Maître  Bardiju  passait  pour  un  marchand  retiré 
ayant  pignon  sur  la  rue  de  la  Calandre,  et,  à  l'espèce  de  fortune  qu'il 
avait  amassée  en  aunant  de  la  toile,  vingt  ans  durant,  disait  il,  il  joignait, 
pour  ne  parler  que  de  ses  ressources  connues,  le  produit  d'une  maison 
qui,  trop  grande  pour  son  ménage,  lui  permettait  d'exercer  l'Lospitalité  à 
tant  par  mois. 

Or,  c'était  dans  une  chambre  haute  de  ce  logis  et  chez  un  de  ses  loca- 
taire; que  mailre  liardiau  exhumait  les  souvenirs  consignés  dans  son  re- 
gistre. Au  profit  de  qui  fais;iit-il  celle  revue  réirospeciive?  pour  l'ensei- 
goeuient  d'un  jeune  homme,  depuis  une  quinzaine  installé  chez  lui  à  ti- 
tre de  local  lire,  Christophe  Hondrecourt,  venu  de  la  Lorraine,  à  son  dire, 
pour  étudier  en  l'université  de  Paris. 

L'étudiant  était  debout  h  la  fenêtre,  tandis  que  le  bonrgeois  feuilletait 
son  mémorandum,  cl  les  regards  pereans  du  jeune  homme,  au  lieu  de 
suivre  la  fuule  qui  piétinait  au  dessous  de  lui,  se  dirigeaient,  le  plus  sou- 
vent, vers  les  maisons  de  la  rue.  Leurs  ouvertures  étaient  garnies  de  cu- 
rieux, et  il  est  il  croire  que  pnrmi  toutes  ces  figures  ne  se  trouvait  pas  celle 
qu'il  cherchait,  car  inJiffércnt  lorsqu'il  parcourait  leur  bizarre  entasse- 
ment, sou  œil  &'allu3)ait  d'irapaiivnre  et  de  dépit  en  s'arrèiant  sur  la  f:'né- 
tre  la  plu?  dircctcrùcnt  en  face  de  la  sienne,  et  en  remarquant  que  ci  tte 
fenéire  était  difeiidua  du  bruit  et  du  jours  extérieur  par  dcschàssi» 
aux  lozanges  de  plomb,  et  par  un  épais  rideau  de  serge  dont  on  aperce- 
vait les  plis  im:  lobiles  à  travers  le  jaune  t'ansparcnt  des  vitraux. 

Celle  absence  cotrp'ète  de  mouvement  et  de  vie,  au  milieu  de  l'cm- 
pressementet  de  l'agitation  qui  pcuplaiciU  les  autres  fenêtres  de  tèiess'a- 
vançani  plus  oa  moins  en  dehors,  al'irées  jiar  la  rurios  té,  annoiirnient 
dans  les  habiians  de  ce  logis  une  grande  indifféren'"?  pour  les  événemens 
qui  préoccupaient  tant  d'esprits,  soit  que  là  fussent  liigéc  l'étude  cl  la  ph> 
losophie  que  rien  ne  peut  distraire  de  l'nrs  médiiations,  la  religion  qui 
regarde  toujours  en  haut  sans  s'orreper  de  ce  qui  se  dit  et  se  fait  en  bas, 
l'amour  qui  aime  à  s'entourer  de  solitude  et  de  si!en:e  au  milieu  des  bruits 
Cl  des  fêtes  du  monde,  ou  la  doulenr,  ce  grand  vautour  de  l'ame,  fini  ne 
s'acharne  jamais  mieux  à  sa  proie  que  lorsqu'il  y  a,  pour  les  autres,  plus 
do  causes  de  di>trariioi>. 

Lhôte  de  maître  lîardiau  paraissait  'nfinimcnt  contrarié  de  l'immobilinS 
où  restait  cette  croisée.  Quand  de  grands  cris  venaient  a  s'élever  (Imis  la 
rue  qui  serpentait  au  dessons  de  lui,  soit  q:e  ces  cris  fussent  de  hjin?  aa 
passage  rie  quelque  seigneur  soupçonné  de  prêter  la  œain  aux  nonve.ute's 
de  Genève,  soit  qu'ils  fusscut  d'cuihousissme  h  l'approche  de  quelque  d4- 


fts 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


J 


terminé  soutien  de  la  bonne  cause,  l'écolier  repardait  vite  le  point,  objet 
de  son  ationiion,  cspéiauuiue  la  cuiiosilé éveillée  enlln  par  ces  clameurs, 
alliiit  écarler,  du  moins  un  peu,  les  rid  aux  siobsiiiiémeut  tirés,  et  livrer 
à  SCS  regards  un  pas;aje  veis  la  personne  qu'il  ilierdi^iit. 

11  éiaii  ta  à  la  découerie,  la  chose  était  éviilenie,  et  il  fallait  qu'il  atia- 
cbàl  bien  du  pi  ix  à  la  recbertlie  qui  le  tenait  ainsi  en  observation,  pour 
ctrc  daus--.i  mauvaise  buiiicur  en  voy.uit  que  rien  de  ce  qui  se  passait  dans 
la  rue  n'avait  atiioii  sur  Ks  reclus  ou  les  recluses  d'en  fdce. 

A  son  ail'  contraint,  au  soin  avec  lequel  il  tena  t  sa  toque  enfoncée  sur 
.«es  yeux,  et  les  plis  sujérieurs  de  son  manteau  montos  jusqu'au  nez,  à  la 
prérauiion  avec  laquelle  il  se  relirait  quand  venaient  à  passer  ceux  qu'à 
l'éclat  de  leurs  bab.s,  à  la  beauté  île  leuis  chevaux,  on  pouvait  supposer 
venir  du  Louvre,  on  di;>inait  quil  bravait,  à  ce  po.te,  autre  chose  que 
l'ennui  et  limpatien'.c  d'une  attente  inu.ile.  C'était  un  jeune  hnmme  en 
qui  rien  ne  démentait  cftie  origine  lorraine  qu'il  s'était  donnée  on  se 
présentant  chez  maiire  lîardiau  :  ain:-i  sa  taille  était  élancée,  ses  cheveux 
L'on  Is,  ses  yeux  bkus.  Sa  mine,  uia'f;ré  ces  signes  d'un  tempérament 
doux  et  tranquille,  présentait  un  grand  caractère  de  résolution,  non  de 
colle  qi:i  est  subite,  instantanée,  qu'apporte  le  sang  abondant  plus  vif  ou 
plus  chaleureux  au  cœur  ou  au  cerveau  et  qui  tombe  quand  d  s'apaise, 
mais  de  celle  qui,  fruit  de  la  médiiaiion,  imposée  par  un  grand  devoir, 
par  un  grand  suuvoni'-,  se  met  au  service  d'un  graad  projft,  façonne  une 
\ie  dans  un  but  unique,  croît  avec  le  corps  et  domine  si  bien  l'individu 
dans  son  existence  physique  et  morale,  qu'il  n'y  a  pas  un  mouvement  chez 
lui,  pas  une  idée  dans  sa  tétc  dont  elle  ne  soit  le  principe  et  l'occasion. 

Avec  la  ténacité  inscrite  sur  ce  front  peu  développé,  mais  serré  dans 
des  contours  saillans  et  bru>quemeni  arrêtés,  il  y  a  dans  le  regard  et  sur 
les  lèvres  une  sorte  de  paresse  dédaigneuse  qui  sembla  indiquer  que  celte 
pensée  dominante  sera  diûicilement  poussée  au  dehors  par  le  beso'n  delà 
faire  triompher.  C'est  un  de  ceî  esprits  qui  s'entourent  de  solitude,  n'ini- 
tient qu'eux-mêmes  à  leurs  secrète  en'  ie,  et  dont  les  conceptions  ont  be- 
soin, pour  venir  au  jour,  d'éire  abandonnées  au  forceps  des  gens  d'exé- 
cution. On  dirait  que  ces  esprils  se  complaisent  tant  dans  le  silencieux  et 
intérieur  arrangement  de  leurs  projets,  qu'il  faut  les  violenter  pour  qu'ils 
leur  donnent  un  corps  et  une  forme.  Avec  eux  qui  passent  des  années  en- 
tières sur  une  combinaison,  une  heure  ne  vient  jamais,  et  c'est  celle  où 
il  faut  l'appliquer  ;  en  attendant  toujours  une  meilleure  occasion,  ils  en 
laissent  perdre  cent  qui  é;aicnt  bonnes.  Ils  sont  trop  modestes  :  ils  comp- 
tent plus  sur  le  temps  que  sur  eux-mêmes;  ou,  trop  superbes,  ils  pensent 
que  le  ciel  lui-même  prendra  bien  le  soin  de  les  avenir  quand  il  faudra  se 
montrer...  Au  ciel,  et  non  aux  hommes,  appartient  la  réalisation  de  si 
beaux  plans  ! 

Le  soi-disant  écolier  était  pâle  et  maigre.  Ce  corps  aigu,  svelte  et  flexible 
avait  quclqiic  chose  de  mcnîçant  comme  une  lame  d'êpée,  le  jour  d'un 
duel  :  l'indice  d'une  pensée  de  sang,  d'une  préoccupation  fatale  réside 
dans  ces  deux  lignes  qui  encadrent  i  es  lèvres,  les  lirentenlesamincissanr, 
et  leur  donnent  une  expression  tragique  qui  se  mêle  avec  un  charme  é- 
trange  à  la  grâce  inexprimable  de  leur  sourire.  Sous  sa  lotjue  en  velours 
noir,  sous  son  accompagnement  de  dentelles  et  do  boucles  d'oreilles,  ce 
visage  a  bien  le  caractère  de  l'époque  :  c'est  un  incroyable  mélange  de 
courage  et  de  paresse,  de  cruauté  et  de  coquetterie,  d'audace  et  de  plai- 
sir; il  y  a  là  des  traits  qui  iraient  admirablement  au  soldat  et  au  courtisan, 
à  l'homme  de  parti  et  au  coureur  de  ruelles...  Ecolier  tant  que  vous  vou- 
drez, mais  un  écolier  comme  celui-là  est  fait  pour  réussir  aussi  bien  au- 
près des  porteurs  de  hallebardes  que  des  teneuses  d'éveniails,  et  pour 
tourner  la  tête  à  toute  une  nation,  si  jamais  il  venait  à  représenter  l'un 
de  ses  intérêts,  s'il  était  un  jour  la  personniflcation  d'un  grand  principe. 

—  Je  vousécou;c,  mon  hôte,  dit  tout  à  couple  soi-disant  maître  Chiisto- 
phc,  en  quittant  la  fenêtre  avec  un  mouvement  d'impatience,  continuez 
votre  lecture  :  je  suis  tout  oreille  ;  car  ce  m'est,  je  vous  assu'  e,  un 
grand  plaisir  d'apprendre,  ainsi  que  je  le  fais,  grâces  à  votre  obligeance, 
l'histoire  de  ces  dernières  années  avec  les  grands  retentissemens  que  des 
faits  si  étranges  ont  eus  dans  cette  grande  ville  de  Paris.  C'est  pour  Paris 
seulement  que  l'histoire  se  fait  ;  car  c'est  là  seulement  qu'on  la  juge... 
absolument,  comme  dans  le  jeu  de  paume,  où  il  n'y  a  de  bons  coups  de 
raquette  que  devant  l 's  curieux  qui  les  remarquent  et  les  applaudissent. 
Moi  qui  ai  vécu  éloigné  de  Paris,  je  sais  ci  qui  s'est  fait  en  France...  Belle 
misère  !  c'est  ce  qui  s'est  dit  à  Paris,  qu'il  fan*  apprendre. 

—  Et  c'tst  dans  le  courant  de  l'année  1563  que  vous  èfs  allé  en  Lor- 
raine, mon  jiune  niaîire?  d:t  le  bourgeois. 

—  Oui,  oui,  en  Lorr.iine  ou  ailleurs,  répondit  le  jeune  homme  avec  un 
sourire  siignlier;  c'est  en  15C3,  en  ciï't,  que  j'aiquiiié  ce  grand  ihéàire, 
loin  duquel  la  g'oire,  la  home,  la  victoire,  la  défa  le,  les  désastres  ou  les 
prospérités  publiques  ue  sont  que  de  vains  bruts  dont  on  ne  comprend 
pas  toujours  le  sens. 

—  La  se  trouve  consigné,  reprit  maître  Bsrdiau,  on  in  liquant  du  doi:;t 
le  haut  d'une  page  de  son  livre,  le  détail  des  cérimonics  et  du  deuil  gé- 
néral qui  accompa?nèrcnt  la  venue  à  Pai  is  du  corps  de  noire  grand  Tran- 
çdis  de  Gui-^e  ,  après  qu'un  renégat  l'eut  frappé  sous  les  murs  d'Orléan*, 

oup  (léiesial)lo  qui  changea  en  enterrement  le  trioni|)lie  que  ce  héros 
éiait  à  la  veille  de  remporier  encore  sur  les  ennemis  de  Dieu  et  du  roi. 

Le  jeune  bumine  s'était  retourné  vivement  vers  la  croisée  en  entendant 
ces'paroles ,  comme  s'il  se  fût  empressé  te  cacher  les  seatimeus  qu'elles 
faisaient  naître  chez  lui. 


—  Passez,  monsieur,  passez,  dit-il  d'une  voix  émue,  je  n'ai  rien  à  ap- 
prendre de  tout  cela...  j'y  étais. 

Et  il  se  promena  de  long  en  large  dans  la  chambre,  comme  si  son  corps 
eût  éprouvé  le  besain  de  se  mettre  en  rapport  avec  l'agitation  de  son 
ame,  à  ce  ti  agique  souvenir. 

—  Le  même  jour,  venant  de  voir  passer  le  char  funèbre  qui  ramenait  k 
Paris  le  corps  du  héros  tant  regrette,  continua  le  bourgeois  ,  je  me  trou- 
vai sur  le  passage  de  son  assassin... 

—  Polirot  de  Méré  ,  reprit  le  jeune  homme,  d'une  voix  sourde  ,  et  en 
jetant  un  sombre  regard  du  côté  de  cette  fenêtre  qu'd  avait  si  long-temps 
guettée. 

—  Je  le  vis  mener  en  grève  pour  y  être  écartelé,  aux  termrs  de  son  ar- 
rêt, après  qu'on  aurait  tenaillé  le  susdit,  et  brûlé  la  main  qui  avait  tranché 
unesi  illusire  vie. 

—  La  main,  oui,  la  main ,  en  effet,  a  été  brûlée,  s'écria  te  Lorrain... 
mais  la  lêie  qui  conçut  un  si  horrible  projet,  la  langue  qui  trouva  des  pa- 
roles et  prononça  des  promesses  capables  de  décider  un  homme  à  une 
f.u=si  dauinable  action,  les  a-t-on  brûlées,  monsieur?  Bien  au  contraire... 
cette  têie  est  entourée,  à  l'heure  qu'il  est ,  d'une  auréole  iilns  brillante 
que  ne  furent  jamais  les  couronnes  de  tous  ces  vieux  saints  de  France 
que  M.  de  Coligny  lit  abattre  dans  nos  églises.  Cette  langue,  si  l'on  n'y  met 
ordre,  fera  bientôt  taire  la  messe  ;  déjà  el  e  dicte  des  lois  au  pays,  djnne 
des  ordres  au  roi,  et  ose  lui  dire  :  Faites  la  guerre  à  la  Flandre,  sire,  à 
moins  que  vous  n'aimiez  mieux  que  nous  vous  la  fassions  à  vous-même. 

—  Le  fait  est,  reprit  le  Bardiau.  en  regardant  le  jeune  homme  de  côté, 
qu'on  disait  dans  la  foule,  autour  de  moi,  que,  le  matin  même  de  son  exé- 
cution, Poltrot  avait  répété,  dans  un  dernier  interrogatoire  ,  qu'il  avait 
été  excité  au  forfait  dont  il  allait  subir  la  punition ,  par  l'amiral  Gaspard 
de  Coligny  et  par  le  ministre  Théodore  de  Bézc. 

De  grands  cris  s'élevèrent,  en  ce  moment,  dans  la  rue.  Le  jeune  hom- 
me se  rapprocha  delà  fenêtre  ,  et  chercha  des  yeux  la  cause  de  ces  ac- 
clamations. 

— Pardieu,  dit-il,  rouge  de  colère  et  de  dépit,  se  troinpe-t-on  quand  on 
dit  :  qui  parle  du  soleil,  en  voit  luire  les  rayons...  Le  soleiln'a  pas  encore 
paru  ;  mais  voici  venir  ceux  qui ,  d'ordinaire ,  l'accompagnent  partout , 
ceux  que  l'on  appelle  la  petite  cour  du  roi  Gaspard...  Cornaton,  de  Piles- 
Monneinis,  Guerchy,  Sorbières..  et  je  ne  serais  pas  étonné  quecethum- 
me  noir,  h  la  ligure  en  dessous,  qui  se  trouve  dans  leur  compagnie,  fût  ce 
Théodore  de  Bèze  que  vous  venez  de  nommer,  monsieur  notie  ami,  en 
rappelant  les  derniers  aveux  de  Poltrot...  —  Ils  sont  fous,  ces  hommes, 
assurément  ils  sont  fous,  ajouta  le  Lorrain  en  reprenant  sa  pi  omenade 
dans  la  chambre,  et  plus  insensés  qu'eux  tous  leur  chef,  de  s'imaginer 
qu'il  en  des  choses  qu'on  puisse  oublier!  Par  la  double  croix  de  Lor- 
raine !  ces  gens  tentent  Dieu  à  leurs  risques  et  périls  !  et  ceux  de  la  mai- 
son de  Guise  laisseraient  tranquillement  passer  à  leur  côté  les  Châiillon, 
sans  leur  demander  coinp:e  du  sang  d'un  héros,  que  leurs  épées  se  ré- 
veilleraient d'elles-mêmes  dans  le  fourreau  et  en  sortiraient  pour  venger 
ce  sang  si  traîtreusement  versé! 

—  Mais  il  ine  semblait,  reprit  le  bourgeois  d'un  air  bonasse,  que  la 
réconciliation  entre  ces  deux  grandes  familles  s'était  faite  à  Moulins,  en 
l'assemblée  de  15GG.  J'ai  consigné  là,  ajouta-t-il  en  cherchant  dans  son 
livre,  la  formule  du  serment  de  bonne  amitié  qui  vint  terminer,  à  la 
grande  joie  de  la  cour,  ces  longues  et  vieilles  inimitiés. 

—  Oh  !  pardieu,  reprit  le  Lorrain,  au  pays  des  courtisans  masqués  et 
des  vieilles  coquettes  qui  se  font  de  jeunes  vfsages,  soixante  ans  durant, 
l'art  du  rcplàirage  est  toujours  en  grand  honneur!..  Mais  sous  la  triple 
couche  de  céruse  et  de  vermillon,  la  ride  se  creuse,  et  le  temps  enve- 
nime la  blessure  qu'on  ne  voit  plus  et  qui  n'en  devient  que  plus  terrible, .. 
D'ailleurs,  mon  maître  bien  informé,  au  bas  de  ce  traité,  qui  ne  fut 
qu'une  suspension  d'armes  entre  les  Guise  et  les  Châlillon,  il  a  manqué 
un  nom,  dont  l'absence  suffirait  pour  rendre  nul  cet  acte  de  bonne  ami- 
tié, comme  il  vous  plaît  de  le  nommer,  et  ce  nom  est  celui  du  chef  présent 
de  la  maison  de  Lorraine. 

—  En  eiïet,  reprit  maître  Bardiau,  en  jetant  un  obliiue  regard  sur 
l'écolier,  le  jeune  duc  H^nri  de  Guise,  que  DieugarJe,  était  parti  et  avait 
quitté  la  France,  l'année  précédente,  pour  faire  ses  premières  armes 
dans  la  guerre  de  Hongrie.  Son  retour  à  la  coiir  de  France  ne  date  que 
de  quelques  mois  à  peine,  et  déj  i  il  a  relevé  les  affaires  de  sa  nnison  à 
la  hauteur  où  elles  étaient  à  laraiirt  da  François  de  Guise,  son  père.  La 
va'eur  et  l'habileté  dint  il  a  donné  des  preuves  en  défendant  Po  l  ers 
contre  l'armée  v.clorieuse  des  hiiguciio's.  Le  peuple  de  Paris,  qui  ne  sé- 
pare pas  le  nom  de  Guise  des  gra  ids  intérêts  de  sa  religion,  et  (|ui  croit 
avoir  crié.  Vive  la  messe!  qnanil  il  a  salué  l'héritier  de  ce  nom  glorieux, 
le  peuple  de  Paris  est  aussi  Loirain  d'esprit  et  de  cœur  que  vous  pouvez 
l'être  vous-même,  min  Jeune  m  îire  ([ui  m'écouiez.  11  paraît  même  que 
les  dames  de  la  cour,  ajouta  ie  bou'gmiis  en  clignant  de  l'ail ,  r'ont  pas 
été  les  dernières  à  pailagercct  eulh  ju--iasnie  des  Parisiens  et  cet  amour 
des  sol  Jats  pour  sa  vai  lante  et  gracieuse  personne.  —  Oj  dit  même  quu, 
près  du  trône,  entendez-vous?  ni  cœu'de  feui  ne  s'est  laissé  lou  lier  par 
ce  jeune  m 'rite!  Oui...  et  ce  n'est  qu'a  son  lorps  défond  int  quii  la  piin- 
ccsse  Marguerite  deviendra  Béarnaise  de  nom,  de  Lorraine  qu'elle  était 
par  affection. 

—  Tudieu!  monsieur,  s'écria  l'écolier,  d'où  venez-vous  pour  cire  si 
bien  au  courant  des  secrets  du  Louvre  ? 


LE  MAGASIN  LITTIÎRAIRE. 


b9 


Puis  il  se  reprit,  et  ajouta  de  l'air  de  la  pins  complète  iii:lilKrence  : 

—  11  paraît  que  la  persoime  que  vous  y  connaissez  vous  tient  au  cou- 
rant des  bruits,  faux  ou  vrais,  qui  circulent  dans  ce  grand  marché  de 
nouvelles. 

—  Mais,  oui ,  dit  d'un  air  tout-à-fait  naïf  le  bourgeois ,  notre  tante  Jac- 
queline Ledru,  attacliée  à  la  liiigt^ric  de  la  princesse,  cl  que  je  vais  quel- 
quefois visiter,  est  assez  au  fait  de  ce  qui  se  passe  au  château,  pour  que 
moi,  son  neveu,  qui  ai  le  talent  de  la  faire  causer,  sache  mieux  que  qui 
que  ce  soit,  dans  la  rue  de  la  Galamlre,  les  dires  et  gestes  du  grand 
monde. 

—  A  merveille,  notre  ami,  reprit  l'écolier;  mais  il  y  a  trop  loin  du 
Louvre  h  votre  rue  de  la  Calanàre,  pour  croire  qu'une  pareille  nouvelle 
y  soit  arrivée  bien  exacte  et  bien  complète,  et  il  pourrait  se  faire  que  ce 
Henri  de  Lorraine,  qu'on  suppose  si  occupé  de  projets  d'amoitr  et  d'i- 
dées di!  galanterie,  songeât  en  ce  moaient  à  tout  autre  chose. 

—  Il  est  vrai  qu'il  a  bien  assez  de  l'ambiiiou  et  de  la  vengeance  pour 
I2  tenir  en  ha'eine  ;  mais  je  le  crois  hoiame  à  mener  de  front  ce  double 
attelage  avec  l'amour  en  arbalète.  D'ailleurs,  songez-vous,  monsieur,  que 
cet  amour  viendrait  mi^ux  qu'autre  chose  en  aide  à  ses  projets  d'ambiuon 
s'il  en  avait?  Une  fille  de  France,  une  princesse  du  sang  royal  qui  décla- 
rerait hauiement  qu'elle  ne  veut  pas  consentir  à  épouser  un  huguenot, 
qu'elle  a  donné  librement  son  cœur  ii  Henri  de  Guise,  le  héros  des  ca- 
tholiques, l'hoaime  le  mieux  fait  pour  armer  le  peuple  et  s'en  faire  sui- 
vre... Mais  il  y  a  là  de  quoi  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  de  Paris  et 
bouleverser  le  Louvre  de  la  cave  au  grenier.  Aussi  dit-on  que  c'est  un 
grand  enibarras  pour  la  reine-mère...  La  princes'^e  Mar;iueriie  n'a  pas 
dit  posiiivement  non  ;  mais  elle  retarde  le  plus  qu'elle  peut  le  dénnûmeut. 
Le  roi  de  Navarre,  qui  n'est  pas  pressé  non  plus  d'en  venir  au  conjungo, 
reienu  qu'il  est  par  ses  volages  amours,  la  laisse  à  ses  incertitudes.  Rien 
ne  se  fait,  rien  ne  se  lei  niiue...  La  paix,  dont  ce  mariage  devait  cire  le 
signal,  est  mise  en  doute  tous  les  jours...  Aussi  les  chefs  du  parti  pro- 
testant, au  lieu  de  venir  à  la  cour,  prennent  des  positions  dans  les  pro- 
vinces ;  M.  de  Coligny  lui-même... 

—  A  cœur  de  femuieiette  feu  de  paille,  mon  compère.  Marguerite  de 
Valois  épousera  le  Béari'ais,  et  M.  de  Coligny  viendra  à  1 1  cour  triom- 
pher hautement  rie  la  maison  de  Guise.  Or,  celui  dont  le  devoir  est  de 
sout  iiir  la  gloire  de  cette  maison  et  de  venger  ses  allVouts,  fera  donc 
bien  d'en  chercher  ailleurs  les  moyens  ! 

—  Qu'il  soit  tranquille,  reprit  le  bourgeois,  il  trouvera  toujours  le 
pcuiile  de  Paris  pour  lui  donner,  dans  l'occasion,  un  bon  coup  d'é- 
paule ! 

—  Le  peuple...  oh  !  oui,  le  peuple;  il  vous  fait  aller  plus  loin  qu'on 
ne  pense,  et  avant  de  l'appeler  à  son  aide  et  de  le  mêler  à  ses  projets , 
qu'ils  soient  inspirés  par  l'ambition  ou  conseillés  par  la  vengeance,  on  ne 
peut  trop  s'entourer  de  clarté  pour  s'assurer ,  une  dernière  fois,  qu'ils 
sout  légitimes...  Il  ne  faut  plus  de  doutes,  monsieur,  à  celui  qui  appro- 
che la  mèche  du  baril  de  poudre  destiné  à  faire  s  luter  ses  enueiuis  ;  et 
avant  de  faire  feu,  il  doit,  dans  une  nouvelle  enquête,  puiser  une  nou- 
velle conviction  qui  lui  laisse  la  conscience  libre  et  la  main  sûre. 

Et  en  parlant  ainsi,  il  regardait  encore  la  fenêtre  de  la  maison  d'en  fa- 
ce, la  fenêtre  qui  restait  toujours  fermée. 

—  Ma  foi  !  reprit  le  bourgeois ,  je  ne  crois  pas,  moi ,  notre  jeune  duc 
de  Guise  occupe  pour  le  moment  d'aussi  sinistres  pensées  :  il  est  bien  plus 
lot  en  bonne  fortune  auprès  de  quelque  fringante  bourgeoise  désireuse 
d'apprendre  si  ces  dames  de  cour  ont  legoilt  bon...  Et  quand  je  dis  bour- 
geoise, j'ai  mes  raisons...  C'est  que  notre  quartier  est  plus  de  bourgeoisie 
que  de  noblesse. 

—  Ah  !  fit  le  jeune  homme  en  prêtant  une  nouvelle  attention  au  dire  de 
maître  Bardiau ,  vous  croyez  donc  que  Henri  de  Lorraine  est  quelque 
part,  ici,  dans  votre  rue  de  la  Calandre,  muguctaut  dans  quelque  gracieux 
tête  à  tète  ? 

—  Que  le  tête  à  tête  soit  gracieux  ?  c'est  ce  que  je  ne  pourrais  assurer, 
répondit  le  bourgeois. 

Le  Lorrain  se  détourna  pour  ne  pas  lui  rire  au  nez. 

—  Mais,  reprit  maître  Barriiau,  ce  que  je  sais,  c'est  qu'à  trois  pas  d'ici, 
à  côté  du  tripot  des  Rois-Maures,  il  y  a  un  passage  obscur  qui  donne  sur 
le  quai,  et  que,  sur  le  quai .  juste  à  la  porte  dudit  p^i.''S;\Re ,  se  trouve ,  à 
l'hriiie  (|u'il  est,  un  page,  tenant  en  niiiin  un  alezan  superbe,  un  alezan 
digne  desrr>ir  de  monture  à  un  prince. 

—  Eh  bien  !  lit  l'écolier. 

—  Eh  bien  !  le  page  et  le  coursier  portent  les  couleurs  et  les  armes 
de  la  mai>.on  de  Loiraine,  mon  maître. 

—  Belle  preuve,  vrnimem  !  cnmine  s'il  n'y  avait  dans  cette  maison  que 
Henri  de  Guise  qui  sût  monter  un  cheval. 

—  C'est  possible,  reprit  le  bourtieois  en  hochant  la  têic  et  en  prenant 
un  petit  air  malin  ;  maisj'.d  mon  idi'e,  et  l'on  ne  m'en  fera  pas  changer. 

—  Ijbrc  à  vous,  cher  note,  de  penser  à  ce  sujet  ce  que  vous  voudrez. 
Mais  je  vous  tiens  là,  à  cette  table,  le  nez  cloué  sur  ce  gros  livre,  cl  vnus 
seriez  a'se  peut  être  de  voir  le  cortège  ([ui  va  passer,  car  voici  une  foule 
de gentilshouinios et (i"éiu\ ei s  a  cheval  ;  changeonsile place, croyez-moi... 
Aussi  bien,  je  u'ui  pus  rien  à  voir  à  cette  fenêtre,  01  vous  y  serez  mieux 
placé  que  moi.  Je  feuilleturai  vos  notes  pendant  ce  temps,  si  vous  voulez 
bien  le  perinettre, 

—  Qu'il  soii  fait  ainsi  que  vous  le  désirez,  mon  jeune  maître,  répondit 
'  WOVEMBBB  1841.  —  ïosie  1 


le  bourgeois  en  allant  s'installer  à  la  fcnêire,  le  dos  tourné  à  la  table,  près 
de  laquelle  vint  s'asseoir  le  Lorrain. 

On  eût  dit  que  la  croisée,  depuis  que  les  gens  de  la  cour  paraissaien'i* 
au-dessous,  n'était  plus  pour  lui  un  poste  tenable. 

—  Voilà,  dit-il,  après  un  moment  de  silence  pendant  lequel  il  avait 
feuilleté  le  gros  livre,  voilà  cet  engagement  de  paix  et  de  concorde  juré  à 
Moulins  par  M.  de  Coligny.  Sermens  vite  oubliés,  monsieur;  car  là...  pas 
plus  loin  qu'au  revers  de  la  page,  est  consigné  le  détiil  des  grandes  an- 
goisses des  Parisiens,  le  jour  de  la  saint  Michel,  en  apprenant  que  les 
gentilshommes  de  la  religion  réformée,  partis  de  Rosoy  en  Brie  sous  la 
conduite  de  ce  mêaie  Coligny  et  de  M.  le  prince  de  Coudé,  s'étaient 
mis  de  nouveau  en  campagne  pour  s'emparer  du  roi  pour  lors  à  Mon- 
ceaux... Bien  en  prit  à  celui-ci  d'avoir  fait  venir  à  temps  ses  Suisses,  et 
d'avoir  gardé  à  ses  côtés  le  vieux  connétable  de  Montmorency;  sans  eux 
c'en  était  fait,  sa  majesté  tombait  au  pouvoir  des  huguenots,  et  l'on  eût 
vu  alors  si,  au  fond  de  la  pensée  de  ces  hommes  qui  crient  :  Point  d'évê- 
ques  !  il  n'y  a  pas  aussi  le  cri  ;  Point  de  roi  !  —Vous  avez  inscrit  là,  mon 
maître,  continua  le  jeune  hominc,  une  pensée  du  peuple  d'un  grand  sens 
au  sujet  de  cette  grande  olfeiise  à  la  majesté  roya  e.  VoiU  ce  que  je  bs  à 
la  fin  de  votre  récit  :  «  Le  soir,  l'on  eut  à  Paris  la  certitude  que  le  roi , 
avec  deux  cents  chevaux,  était  rentré  heiueusement  au  Louvre  par  un 
chemin  détourné,  d'après  l'avis  ouvert  par  le  connétable,  tandis  que  la 
cavalerie  du  prince  de  Condé  s'aheurtait  contre  les  Suisses.  En  rentrant 
dans  notre  quartier  de  la  Cité,  je  lis  rencontre  de  l'avocat  Crucé,  qui  me 
dit  en  se  frottant  les  mains,  après  nous  être  entretenus  de  l'événement  du 
jour  :  Bon,  bon!  plus  ils  en  feront  et  mieux  cela  vaudra...  Ces  gens  ne 
se  sont  encore  attaqués  qu'à  la  majesté  divine,  et  Dieu  a  du  temps  devant 
lui  pour  sa  vengeance;  mais  s'attaquer  à  lainaiesté  royale,  mon  compère, 
c'est  hâter  le  moment  de  la  punition.  C'est  fini,  voyez-vous,  il  ne  pourra 
plus  y  avoir  d'accommodement  avec  eux.  Le  roi  gardera,  de  leur  ollénse. 
un  ressentiment  éternel,  et  les  ollenseurs,  à  moins  qu'  Is  ne  tombent  dans 
cet  aveuglement  qu'envoie  le  ciel  quand  il  veut  frapper,  se  sentiront  in- 
cessamment poussés  par  le  besoin  de  se  tenir  armés  contre  sa  vengeance. 
Quelque  chose  qui  arrive,  r.ippelei-le  vous  :  aujourd'hui,  entre  Meaux  et 
Paris,  s'est  perdu,  à  jamais  perdu,  le  moyen  de  terminer  à  l'amiable  les 
querelles  de  la  réforme.  Aujourd'hui,  sur  la  route  de  Meaux,  mon  com- 
père, les  fourreaux  des  deui  épées  ont  été  jetés  pour  ne  plus  être  retrou- 
vés. » 

La  tète  appuyée  sur  sa  main,  le  Lorrain  réOéchit  quelque  temps  sur  ce 
passage.  Puis  il  répéta  lentement  ces  paroles  : 

—  «  A  moins  qu'ils  ne  tombent  dans  cet  aveuglement  qu'envoie  le  ciel 
qyand  il  veut  frapper...  »  Oui ,  assurément,  ajouta-t-il ,   ces  gens  sont 

ous ,  ou  l'heure  de  cet  aveuglement  fatal ,  dont  parlait  le  brave  Crucé, 
st  enfin  arrivée  pour  eux!  Kt  ce  n'est  pas  seulement  le  ressentiment 
royal  qu'ils  tentent  en  se  présentant  à  Paris.  Paris,  lui  au'si ,  a  ses  of- 
fenses à  venger;  et  ils  oublient  que  la  colère  d'une  grande  cité  est  plus 
à  redouter  peut-être  que  celle  d'un  roi  !  Vous  avez  consigné  en  cet  en- 
droit, reprit  le  jeune  homme  les  yeux  fixés  sur  le  livre,  les  faits  de  ajour- 
née de  Saint-Denis,  avec  le  nombre  des  moulins  que  M.  de  Coligny  vint 
brûier  jusque  sous  les  remparts  pour  affamer  les  Parisiens!  Oui,  voilà 
ben  le  compte  de  tout  ce  qu'il  leur  fit  souffrir,  quaud,  maître  des  chemins 
de  la  Normandie,  du  Perche,  du  Maine  et  de  l'Anjou,  il  arrêtait  au  pas- 
sage les  vivres  qui  viennent  abondamment  à  la  grande  ville  de  ces  côtés- 
là... 

Le  jeune  homme  interrompit  sa  lecture ,  et  s'adressant  à  son  compère 
toujours  à  la  fenêtre  : 

—  Regardez  bien,  lui  dit  il,  regardez  parmi  les  troupes  de  huguenots  si 
vous  eu  voyez  qui  passent  :  parmi  eux  doit  se  trouver  l'Ecossais  Robert 
Stuîrt ,  qui  porta  le  dernier  coup  à  cet  héroïque  vieillard  ,  à  cet  illustre 
Montmorency.  Tombé  dans  ces  fatales  plaines  de  St-Denis,  il  fut  plus  heu- 
reux du  moins  que  ne  le  fut  François  de  Guise,  son  frère  d'armes;  car  il 
périt  un  jour  de  victoire,  et  par  uiic  autre  main  que  celle  d'un  Français  ! 

^Ah  !  dit  tout  à  coup  le  Bardiau  eu  observation  et  sans  répondre  à  ce 
que  venait  de  dire  l'écolier,  voici  M.  de  Biron  qui  passe.  Sur  son  cour- 
sier gris  pommelé  ,  il  a  bien  la  miue  d'un  bon  et  grand  homme  de  guerre, 
comme  il  l'est;  mais  il  n'excite  pas  de  granils  transports  dans  le  peuple... 

—  Ah  !  c'est  que  le  peuple,  mon  camar.ide,  b  anc  et  sincère  (Lus  ses 
amours  comme  dans  ses  haines,  n'aime  guère  que  ceux  qui  mar.  hent 
droit.  Et  la  conduite  de  Biron  boite  autant  que  sa  personne...  Elle  va 
clopin  dopant,  vous  le  savez,  entre  le  prêche  et  la  messe,  penchant  vers 
l'un,  retombant  sur  l'autre,  si  bien  qu'il  y  a  toujours  dans  ce  qu'il  fait 
quelque  chose  qui  cloche...  Témoin  cet  autre  arrangement  de  lâtiS.  que 
je  vois  inscrit  lii  sur  cette  page  de  voire  livre...  U  y  mit  la  mnin  avec  M. 
de  Mesmc,  seigneur  de  Malàssise.  —  «  Paix  boiicusc  et  mal  assise,  a  dit 

e  peuple  de  Paris,  qui  irouve  presque  toujours  un  bon  mot  p')ur  égayer 
son  bon  sens.  Et  en  ellVt ,  eu  tournant  le  Tu  llet  de  votre  regi«ire.  nous 
sommes  en  plein  dans  les  intrigues  îles  politiques  au  profit  des  huguenots 
Cl  dans  les  menées  de  ceux-ci  au  protit  dune  guerre  civile.  Ils  remuent 
terre  et  ciel  pour  faire  aller  les  nll'.iircs  d'Lurope  dans  le  sens  de  leurs  in- 
térêts, et  le  populaire  catholique  s'émouvant  fort  de  leurs  intrigues  au- 
près de  la  reine  ICIisabeth  d'.Sugletorie,  du  prince  d'Omngeet  des  princes 
d'Allemagne ,  en  dépit  de  l.i  cour  et  de  ses  ediLs.  on  orcit  un  grand  nom- 
bre en  plusieurs  endroits.  Ce  fut  alors  que  ces  hommes ,  les  mêmes  ^ui 
aujourd'hui  osent  ^'engager  ,  en  amis,  dans  cette  ville  de  Paris  si  long- 


60 


Lie  fllAOASlJ^  LiTTi.UAlUIÎ. 


Icups  cxciléc  contre  eux,  reconnurent  cette  vérité  que  la  paix  était  plus 
tlai)gereui,e  pour  eux  que  la  guerre  :  ils  se  reiuirunt  donc  encore  une 
fois  cil  canipiRue.» 

«  A  la  On  d'ociobre ,  on  apprit  ici,  continua  le  Lorrain  en  lisant  le  mé- 
»  uioraudum  de  niaîire  Bardidu,  que  touics  les  placis  du  pays  d'Aunis,  de 
»  Saijitongo ,  d'Angouiuois  et  de  Poitou ,  étaient  tombées  au  pouvoir  de 
»  M.  le  prince  et  de  iM.  l'amiral.  Ces  lâcheuses  nouvelles  exaspérèrent 
»  telioment  le  peuple  de  Paris,  qu'emporié  par  ceite  colère,  le  parlement 
»  condamna  Ga.spord  de  Culigny,  et  promit,  à  qui  le  représenterait  en 
»  justice  mort  ou  vif,  cinquante  mille  écus  d'or,  lesquels  seraient  pris  sur 
»  l'iiùtel  de  ville...  »  —  Li'S  t>rmcs  de  l'arrêt  sont  consignés  In,  ajouta 
l'ccûlier  en  frappant  sur  le  registre  ;  il  y  a  peut-èlre  bien  ,  dans  la  Cité, 
quelque  coin  de  rue  qui  en  a  conservé  le  placard....  Et  il  va  venir 
ce  Culigny,  et  demain  il  se  promènera  iraïKiuillemeiit  dans  ces  rues  sans 
penser  que  pour  de  certains  Lomiiies  la  justice  dliier  est  encore  la  jus- 
tice d'aujourd'hui,  et  qu'd  y  en  a  pour  qui  cet  arrêt  de  proscription  n'a 
pu  être  cassé  par  un  revirement  de  la  cour  et  une  nouvelle  combinaison 
de  sa  politique  î  —  C'est  de  la  folio,  vraiment,  ajouia-t- 1  à  voix  basse, 
lie  la  folie  comme  il  n'y  en  a  jamais  eu...  El  je  le  plaindrais  cet  homme, 
si  je  n'avais  pas  tant  de  raisons  de  le  buïr. 

—  Qui  vient  là,  dit  tout  ii  coup  le  bourgeois,  et  qui  marche  ainsi  dans 
*u  isolement  ?..  On  s'écarte  devant  lui  comme  si  en  loucliani  son  cheval 

ou  ses  nabits  on  dût  être  atteint  de  quelque  mal  pestil  iuiiel...  Je  n'ai  ja- 
mais vu  de  soldat  d'un  aspect  plus  terrible...  Ses  vêtemens  noirs,  son  che- 
val noir  dont  le  pas  lourl  retentit  sur  le  pavé,  comme  s'il  fût  descendu 
du  piédestal  de  quelque  stitue  de  bronze,  son  panache  noir,  et  cet  arse- 
nal d'armes  étranges  dont  il  est  entouré,  font  de  cet  iiomme  une  appari- 
tion triste  comme  le  dernier  rêve  d'un  condamné  à  mort...  La  fouie  qui 
recule  n'ose  le  regarder  que  de  loin;  et  une  clameur  d'ellroi  qui  s'élève 
semble  l'écho  de  sou  nom  que  des  enfaus  crient  en  se  sauvant...  Avez- 
Tous  entendu  ?  le  nom  de  .Maurevel  est  arrivé  jusqu'ici. 

—  Celui  qui  se  fait  nommer  le  tueur  du  roi.  Mauvais  signe,  mon  com- 
père, reprit  le  Lorrain  ;  quand  oa  voit  passer  le  bourreau,  on  peut  sup- 
poser aiec  raison  qu'il  va  y  avoir  fête  en  Grève.  Si  les  huguenots  qui 
sont  du  cortège  oublient  que  celui-li  avait  fait  projet  de  gagner  les  cin- 
quante mille  écus  d'or  promis  iiqui  tuerait  Coligny,  et  que,  ne  le  pouvant 
joindre,  il  passa  son  envie  sur  le  comte  de  Mouy,  imitant,  comme  il  le  dit 
lui-même,  les  pêcheurs  qui,  las  d'attendre  les  saumons,  se  rabattent  sur 
les  grenouilles  ;  s'ils  oublient  cela,  dis-je,  que  croire  de  ces  gens  ?  qu'ils 
ont  tout  perdu,  par  l'expresse  volonté  de  Dieu  :  la  mémoire  aussi  bien 
que  le  sens. 

Il  reprit  la  lecture  des  notes  du  bourgeois.  «'Mars  1569.  Nousavonsété 
«réveillés  cette  nuit  par  le  bruit  des  cloches;  car  la  nouvelle  est  arrivée 
)iau  roi  d'une  grande  victoire  remportée  por  son  frère,  à  Jarnac,  sur  les 
«ennemis  de  l'église,  et  sa  majesté  se  leva  à  minuit  pour  en  faire  chanter 
>ilc  Te  Deum!  On  dit  que  les  enseignes  prises  aux  huguenots  vont  être 
«envoyées  au  pape  pour...  « 

De  grands  cris  s'élevèrent  en  ce  moment  dans  la  rue,  et  vinrent  inter- 
rompre la  lecture  de  l'écolier;  ces  cris  se  mêlaient  à  de  bruyans  applau- 
dissemcns. 

—  Ah  !  pour  le  coup ,  Dt  le  Lorrain ,  ce  ne  peut-être  que  le  duc  d'An- 
jou qui  s'approche,  le  grand  vainqueur  de  Jarnac  et  de  Moncontour,  le 
mignon  du  peuple  pour  l'heure  présente,  et  qui  doit  peut-êire  lui  en  faire 
voir  bien  d'autres,  ajouia-t-il,  avec  un  rire  de  haine  et  de  moquerie. 

—  C'est  lui,  en  ell'et,  reprit  le  bourgeois,  c'est  le  frère  du  roi,  monsei- 
gneur le  duc  d'Anjou,  en  liiière  toute  d'or  et  de  brocard.  Depuis  ses 
grandes  v.ctoircs  contre  les  huguenots ,  on  dirait  que  ce  pauvre  jeune 
prince  s'est  si  lassé  de  la  guerre  qu'il  n'a  plus  d'autre  besoin  que  de  se 
reposer...  Le  voici,  ;i  moiiiô  étendu  dans  sa  liiière,  les  yeux  mi-fermés; 
il  est  entouré  de  visages  si  blancs  et  si  roses  ,  il  y  a  autour  de  lui  tant  de 
dentelles,  de  boucles  d'oreilles  et  de  bijoux  ,  et  il  jette ,  en  passant ,  une 
telle  odeur  de  musc  qu'on  d  rait  du  carrosse  d'une  riche  accouchée  qui 
va  faire  ses  relevaillesà  Notre-Dame. 

—  Soleil  qui  brille  trop  a  son  lever ,  risque  d'êlre  éclipsé  à  son  midi , 
murmura  entre  ses  dents  le  jeune  homme.  Allons ,  allon',  ajouia-t-il  en 
se  levant  api  es  avoir  fermé  le  gros  livre,  dans  peu  l'on  apprendra  s'il  n'en 
est  pas  de  cet  enthousiasme  comme  de  ces  feux  follets  qui  volent  sur  des 
abîmes  et  durent  le  leiDps  de  tourner  la  tête!  Et  vii'c  Lorraine!  Nous 
verrons  si  ce  peuple  criera  toujours  :  Vive  Anjou  ! 

Le  bourgeois  ne  bougea  pas,  et  continua  ainsi,  à  haute  voix,  le  cours 
de  ECS  observations  que  ne  vint  interrompre  aucune  observation  nouvelle 
<1:  l'écolier. 

—  Pour  celui-ci  qui  s'avance  à  cheval,  entre  deux  gentilshommes  à  bar- 
I;e  grise,  c'est  tout  dînèrent.  — Quel  air  ix  la  fois  jovial  et  résolu  !  Il  porie 
la  tête  haute,  comme  si  son  panache  était  un  signe  de  ralliement,  et  la  poi- 
trine en  avant,  comme  s'il  eût  été  habitué  de  bonne  heure  à  braver  les  ar- 
quebuses de  l'ennemi  et  les  couteaux  de  la  guerre  civile....  Dieu  vienne 
en  aide  au  jeune  soldat  I  La  foule  s'étonne  et  se  tait  quand  il  passe  ;  mais 
ily  a  d'.ms  ce  silence  plus  d'étonnement  et  de  respect  que  de  haine...  Et 
noue  vert-galant  envoie  des  baisers  aux  dames  les  plus  jolies...  Voilà  qui 
l'romet.  Un  vieux  soldat  blessé,  qui  pleurait  en  le  voyant  pasiier,  montre 
an  peuple  son  bras  en  écharpe...  Ce  qu'il  lui  raconte  est  bien  touchant 
sa'ns  doute;  car  Içs  voilà  tous  qui  se  mettent  à  crier  comme  si  ce  n'était 


pas  un  huguenot  ;  «  Vive  le  roi  de  Navarre  !  vive  le  Béarnais  !  »  Mais  il  est 
déjii  bien  loin  ! 

C'est  le  tour  des  dames  à  présent.  La  princesse  Marguerite,  la  sœur  du 
roi,  est  dans  cette  brillante  litière  traînée  par  six  beaux  chevaux  blancs  qui 
uiaichent  lentement,  entourés  de  beaux  pages  et  de  galaiis  écuyers.  Elle 
regarde  tristementautoiir  d'elle,  et  serait  plus  gaie,  jarnibltu  I  si  le  Lor- 
rain qui  lui  tient  tant  au  cœur,  cheminait,  la  botte  à  la  portière  !  Le  Lor- 
rain n'y  est  pas;  mais  elle  a,  pour  s'en  dédommager,  la  Lorraine  à  ses 
côtés. 

La  sœur  du  duc  de  Guise  est  là,  jetant  à  droite,  à  gauche  son  regard 
éraérillonué.  11  y  a  dans  cette  jolie  tête  frisée  bien  des  projets  d'ambition 
à  ce  qu'on  assure.  Amie  intime  de  la  princesse  Marguerite  de  Valois,  elle 
relient  le  plus  qu'elle  peut  la  sœur  du  roi  dans  ce  tendre  attachement  qui 
fait  pencher  celle-ci  pour  Henri  de  Lorraine,  et  dans  le  cas  oii  ce  moyen 
d'avoir  un  pied  dans  la  famille  royale  viendrait  à  lui  manquer,  elle  s'y  est 
réservée  une  place  en  laissant  mugueter  autour  d'elle  le  duc  d'Aniou..., 
L'all'aire  a  été  loin.  C'est  ce  qu'on  appelle  avoir  deux  cordes  pour  son 
arc...  Parlez-moi  d'une  tendresse  de  sœur  comme  celle-là  !  C'est  une  bien 
bonne  amie  aussi;  elle  ne  presse  tant  Marguerite  de  refuser  le  ri.i  de 
Navarre  ,  au  prolit  de  son  frère  ,  que  pour  laisser  le  Béarnais  dans  les 
lacs  de  celte  jolie  blonde  en  noir  qui  se  trouve  placée  en  face  d'elle,  dans 
le  carrosse...  Oui,  Charlotte  de  Semblançay,  veuve  à  l'heure  présente  du 
baron  de  Sauves ,  a  jeté  son  dévolu  sur  le  cœur  du  Béarnais.  Si  celui-ci 
épouse  la  sœur  du  roi ,  les  projets  de  la  veuve  sont  h  vau-l'eau ,  et  vous 
ne  sauriez  croire  ,  seigneur  écolier,  quels  lils  d'intrigue  se  croisent  et 
s'embrouillent  à  ce  sujet  dans  la  main  de  Mlle  de  Lorraine  !  Mais  la  maî- 
tresse à  toutes  celles  qui  se  piquent  de  Dnesse.  Mme  Catherine  de  Médi- 
cis ,  a  l'œil  h  l'écheveau ,  et  elle  saura  très  bien  le  démêler  à  temps  et 
dans  un  sens  tout  à  fait  opposé  à  celui  que  l'on  prépare.  De  façon  que  ce 
carrosse  pourrait  dès  à  présent  se  nommer  comme  le  chiîteau  d'Amadis  : 
la  réunion  des  amours  contrariées.  En  effet ,  il  rassemble  aujourd'hui 
la  Marguerite  de  Valois,  qui  risque  bien  de  n'être  jamais  la  Marguerite  de 
Lorraine  ;  Marie  de  Lorraine  qui ,  selon  toute  apparence ,  ne  sera  Marie 
d'Anjou  que  dans  ses  rêves  ;  et  Mme  de  Sauves  qui  sera  Béarnaise,  juste 
au  même  titre  que  toutes  ces  gracieuses  dames  et  damoiselles  de  la  cour 
et  de  la  bourgeoisie  qui  partagent  l'inépuisable  galanterie  du  jeune  Henri 
de  Navarre.  Au  surplus,  si  ces  beaux  projets  d'ambition  et  d'amour  ne  sg 
réalisent  pour  Mlle  de  Lorraine  et  Mme  la  t)aronne  de  Sauves,  elles  sau- 
ront où  se  reprendre.  Il  y  a  là,  aux  deux  côtés  du  carrosse,  le  pis-aller  de 
ces  daines  :  le  duc  de  Montpensier  qui  brigue  fort  l'alKance  des  Guise, 
et  M.  de  la  Trémouide,  marquis  de  Noirmouiiers ,  qiù  ne  demande  pas 
mieux  qu3  de  courir  les  risques  attachés  à  ce  titre  d'époux  de  la  galante 
dame  qui  lit  déjà  si  bien  parler  d'elle  ,  n'étant  que  Mlle  Charlotte  de 
Semblançay. 

Mais  qi'i  s'approche?  reprit  le  bourgeois  après  un  moment  de  silence, 
qui  peut  exciter  ainsi  ces  clameurs  de  joie  et  d'enthousiasme?...  Voici  les 
femmes  aux  fenêtres  cigitant  toutes  leur  mouchoir;  voici  la  foule  se  préci- 
pitant d'un  même  mouvement  au  devant  d'un  cavalier  qui  s'avani;e  suivi 
d'un  seul  page...  C'est  à  qui  le  verra  de  plus  près,  touchera  ses  habitr, 
baisera  ses  bottes  et  pomra,  dans  l'absence  de  cette  faveur  signalée  de  la 
foriu'ie,  cfiresser  du  moins  son  alezan,  au  risque  d'en  être  écrasé...  Cor- 
dieu  !  si  M.  le  duc  d'Anjou,  qui  fut  si  bien  salué  à  son  passage,  entend 
ces  cris  dans  son  sommeil,  il  en  fera  un  mauvais  rêve...  Etres  épagneuls 
ne  risquent  rien  au  réveil  !  C'est  que  jamais  rien  n'a  ressemblé  aux  trans- 
ports de  ce  peuple...  C'est  de  la  rage,  de  la  fureur...  Vive  Guise  !  Ils  ne 
crieraient  pas  autrement  :  Vive  le  roi!...  C'est  singulier...  plus  ce  jeune 
cavalier  s'approche,  et  plus  il  me  semble...  Eh!  mon  Dieu,  oui...  c'est 
bien... 

Le  bourgeois  retourna  la  tête  en  ce  moment.  Il  n'y  avait  plus  personne 
dans  la  chambre.  Un  manteau,  celui  dont  s'enveloppait  avec  tant  de  soin 
le  Lorrain,  était  jeté  sur  une  chaise,  près  de  la  table,  et  la  porte  restait 
enir'ouveite. 

—  C'est  bien  cela  !  dit  froidement  maître  Bardiau,  et  Henri  de  Guise, 
quoiqu'il  soit  l'idole  du  peuple,  n'étant  pas  encore  Dieu  ,  ne  peut  se  trou- 
ver ici  et  dans  la  rue...  Plus  de  doute  :  c'est  lui  !  —  Et  ta  croisée  est  en- 
core fermée,  ajouta-t-il  en  regardant  cette  fenêtre  qui  avait  si  long-temps 
fixé  l'atlentioii  du  faux  écolier.  Sfit-il  enfin  qui  demeure  là?  L'impor'iant 
c'est  que  je  ne  l'ignore  pas...  Allons,  allons  !  voilà  des  découvertes  qui, 
je  l'espère,  me  seront  bien  payées  quand  j'irai  visiter  ma  tante  Jacqueline 
Ledru,  employée  à  la  lingerie  de  la  princesse,  (it-il  en  reprenant  son  air 
niais  de  tout  à  1  heure.  brisset. 


mipm:ie3« 


(1) 


Tragédie,  c'est-à-dire  le  clianl  du  bouc  puisque  aussi  bien  nous  som- 
mes obligés  en  toutes  choses  de  revenir  aux  éiymologies  et  aux  origines. 
La  tragédie  est  en  effet  l'invention  spontanée  d'un  peuple  de  poètes  qui  a 
con.'ervé  dans  son  esprit  et  dans  son  cœur  l'émotion  encore  récente  de 
l'Iliade  d'Homère,  C'était  au  mi  ieu  de  la  vendange,  la  joie  était  partout, 
la  licence  tant  soit  peu  effrontée  s'abattait  sur  ces  fertiles  campagnes;  on 
s'attaquait  de  toutes  sortes  de  propos  de  galanterie  et  d'amour,  de  tou- 
tes sortes  de  moqueries  surtout;  car  la  uaiiou  grecque,  tout  comme  la 


i 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


51 


naiion  française,  a  Hé  de  tout  temps  moqueuse  et  sceptique.  Cela  se 
passait  le  plus  .souvent  sur  les  tiûieuux  tbaii^L's  de  vcuilangis,  à  l'ombre 
des  cuves  l'uLiiauics,  ou  ciieux  encore  du  liaul  d'un  tombereau  ambulant, 
qui  perlait  en  tous  lioux  la  poésie  et  la  joie  peu  dccenie,  le  sarcasme  et 
l'if  onie.  On  s'attaquait,  on  se  répondait,  oa  se  jetait  l'un  l'autre  toutes 
sortes  d'iiigénifuses  malices  ;  quelqucfo  s,  du  haut  de  celle  foule  avinfie 
s'élevait  qu;'!qiie  te!le  voix  sonore  et  ferme,  qui  récitait  les  plus  beaux 
passades  de  l'Iliade.  Vous  aviez  ainsi  en  même  temps  le  dialogue  et  le  ré- 
cit, et  une  fois  ceci  trouvé,  le  drame  arrive  hicniôi.  Ce  fut  le  vieux  Thes- 
pis,  qui  le  premier  se  mit  ii  melire  un  peu  d'ordre  dans  ces  inspiraiions 
spontanées  de  la  poLVMo.  11  trouva,  au  fond  de  son  ame,  toute  sorte  de 
p.tié  et  de  terreur  ;  il  en  répandait  çà  et  là  sur  le  peuple  qui  l'ccoulait  ;  il 
frappait  d'une  commotion  éioctriqus  ces  esprits  tout  neufs,  qui  ne  deman- 
daient i  as  mieux  que  de  croire  à  un  récit  fait  à  haute  voix  par  plusieurs 
pcr,  onnages  réunis,  avec  tous  les  mouvcuiens  et  tiute  la  couvicliou  de  l'é- 
laqueuce. 

Lisez  les  irag^'dics  de  'L'hespis,  et  vous  verrez  que  déjà  que  la  tragédie  est 
trouvée:  déjà  le  dialogue  obéit  à  toutes  les  ('molionslcs  plus  diverses.  (;eci 
estcncorc  l'art  iufjrme,  il  estvrai;  Biais  c'est  déiiiuiisrandart.  Cette  inven- 
tion de  Thi'spis  fut  continuée  avec  le  plus  merveilleux  génie  par  deux 
excelleiis  poiaes,  deux  gramls  tnaiires  dans  l'art  décrire,  liuripide  et  So- 
phocle; cchii-i'i,  le  plus  tendre,  le  plus  sympathique,  le  plus  amoureux, 
le  pus  charmant  des  poules  tragiques;  ceiui-là  inspiré,  fougueux,  solen- 
nel, ûusifcre,  se  trouvant  toujours  au  niveau  des  plus  terriiiles  mouve- 
mcns  de  I  ame  humaine.  Grâce  à  ces  deux  illusires  maîtres  dans  l'art  de 
remuer  les  pas^iu  s,  la  trag'Hiic  n'eut  plus  de  progrès  à  faire.  Le  tombe- 
reau du  vieux  et  rustique  Tiaespis  fat  rempiacé  par  un  vaste  théâtre  où 
vcr.at  s'i'sscoir,  ii  certains  jours  marqués  par  des  féics,  la  Grèce  enlilre 
dans  son  plus  somptueux  ai.'pareil;  et  que  c  était  là,  je  vous  prie,  un  spec- 
tacle admirable  !  Tout  ce  grand  peuple  qui  bat  i-la  mains  à  l'histoire itr- 
présentée  de  ses  victoires  et  de  ses  défaites,  de  ses  haines,  de  ses  ven- 
geances, de  ses  conquêtes,  fie  ses  amours  !  Là  se  montrait  dans  des  appa- 
reils si  divers  louie  la  race  hell  nique,  là  releniis>aient  d'une  façon  for- 
midable tous  les  grands  noms  de  l'Iliade.  —  Les  dieux  eux-mêmes  étaient 
convoqués  dans  celle  arène  de  sung  et  de  mort,  d  i  pitié  et  de  terreur. 
L'Olympe  descendait  pour  venir  rendre  compte  de  sa  conduite  aux  hom- 
mes assemblés  ;  ainsi  ciiacun  jo'iaii  sou  rôle  dai-s  ces  trauds  dr'^mes;  le 
peuple  lui-même,  représenté  par  le  ciiœur,   réprimmdait,  encourageait 
leur  à  tour  les  dieux  et  les  hommes.  La  parole  du  chœur  était  correcte  et 
simple,  il  jugeait  eu  dernier  ressort  loiile  chose,  il  éiait  la  justice  suprê- 
me, ilrepiéseutait  le  peuple  aihéuieii.  INoiis  autres,  les  Athéniens  moder- 
nes, jamais  nous  n'aurons  l'i  Jée  de  ce  que  devaient  èire  ce?  solennités 
de  la  poésie  auiique.  Le  théâtre  élaii  immense,  les  acteurs  avaient  douze 
coudées  comme  les  héros  d'Homère  ;  u:i  masque  tout  rempli  d'expres- 
sion couvrait  leur  visage;  ils  traînaient  de  grands  maiiieaux  sur  cette 
large  scène;  des  vases  d'airain  augiiientai^nt  au  centuple  la  force  et  la 
soaerité  de  ces  voix  |;oéiiques;  et  (.'aiil  urs  c'était 'tue  ér.ioiion  qui  ne 
revenait  qu'une  fois  chaque  année,  c'ct  il  un  pnx  décerné  tout  exprès  par 
les  magistrats  de  la  vile,  c'était  de  la  gloire  comme  en  ramassait  sur  la 
place  pull  iijue  Démosiliènes  eu  persoinie  ;  malbeuicuseinent  ce  peuple 
grec,  cCile  nation  athenii  nue  n'a  duré  qu'un  jour  :  son  esprit  seul  est 
resté,  mais  ^a  force  est  partie.  D'autres  forces  sont  revenues  pour  rom- 
1)ljcer  celle  là,  et  de  la  ville  de  Périclès  on  a  tout  emporté  excepté  le  gé 
iiic.  C'est  ain.i  que  les  llomaii'S,  eux  aussi,  ((uand  le  mon  le  eut  été  con- 
quis par  leurs  aimes,  ont  voulu  créer  une  tr;)g -diC  nationale  dans  un  jour 
d'oisiveté  et  d'ennui  ;  cette  irauéuie  nationale  a  élé  tout  sinqileineiit  la 
tragédie  grccqie  d'autrelois,  moins  le  mouvement,  moins  l'inspiraiion  et 
la  croyance.  Siuèquo,  il  est  vrai,  est  un  poète  bel  esprit;  il  écrit  avec 
Leaucou])  de  verve  et  de  grâce  ;  ce  qu'il  raconte ,  il  le  raconte  à  merveille; 
ii  a  beaucoup  de  goût,  de  sagacité,  il  ne  maïupie  pas  d'invention;  mais, 
juste  ciel  !  où  est  la  pitié?  ou  est  1\  terreur?   Le  chœur  a  beau  crier,  à 
chaque  instant  :  «  Que,  le  ciel  pleure,  que  la  terre  se  fonde  en  larmrs  (i), 
que  l'océan  soit  rempli  de  trisiessc,  et  loi  aussi,  soleil  ;  »  ni  la  terre,  ni  le 
s  led  ne  répondeni  aux  invocations  du  poète  :  lotit  comme  le  speclateur, 
ils  reslent  froids,  immobiles,  glacés. 

Non,  ce  n'esi  pas  en  invoq;  ant  la  terre,  le  ciel  et  les  étoiles,  que  vous 
pourrez  agilcr  ti  ut  ini  peuple.  L'iie  larme,  une  seule  larme  qui  (st  pîriic 
ilufond  du  cœur  vaudrait  mieux  que  toutes  vos  invocaiions  trafiques.  — 
Itonie,  d'ailleurs,  n'était  pas  faite  pour  les  nobles  délassemens  de  la  muse 
tragique,  llome  ne  comprenait  que  les  passions  violentes,  les  acharnc- 
mcns  insensés,  1rs  fureurs  de  l'ambition,  les  folies  delà  conquête.  Ro- 
me, c'csi  tout  un  pniple  de  soldats  qui  veulent  du  sang  dans  la  guerre, 
et  (jui  en  veulent  encore' dans  la  paix.  Qu'allez-vous  leur  parler  de  Rlédéc 
clde  Phèdre,  cl  d'ili'icuie  sur  le  mont  OEta  ?  Que  leur  importent  ces 
douleurs  et  ces  pleurnieheaicns?  Pour  que  le  Rom;iin  s'amuse,  il  lui  faut 
une  arèiic,  et  dans  celle  arène  du  sang,  des  hommes  qui  s'enlr'cgorgeat, 


{i)  Lti?cal  œthcr,  inngnusquc  parens 

yjilhrris  :ilii,  kHii>(|iic  t'eraN, 
Et  Viiga  punti  inobilis  uncla 
'l'iuiuo  unie  ouuios,  qui  |ier  loiras, 
Tiiiclusque  maris  l'undis  ladios 
NoctciiK|no  fu:.'as  ore  decoro, 
l'eriide  'iilau... 


des  bêtes  féroces  îi  combattre ,  des  éléphans  à  dompter!  Voilà  cequ 
plait  au  Romain  :  l'odeur  du  sang,  le  r.île  des  mourans  et  des  morts,  les 
cadavres  qu'on  emporte,  les  catavre.  qu'on  achève,  les  chrétiens  immo- 
lés dans  le  cirque,  à  ce  grand  cri  :  Le.,  dieux  s'en  vont  '  Voilà  1rs  plai- 
sirs de  ces  maîtres  du  monde,  voilà  comme  ils  s'amusent  à  leur  dernière 
heure  de  puissance  et  o'agonie.  Donc  Quiniilius  Varus,  dont  les  tragé 
dies  se  sont  perdues  ;  donc  Sénèpie,  le  poète  tragique;  Plaute,  le  poète 
comique  ;  Térence,  le  co'laborateur  de  Scipion  l'Africain ,  étaient  Ici» 
bien  mal  venus  sans  douîe  à  vouloir  charmer  ce  peuple  féroce  par 
toutes  les  grâces  cl  toute  l'harmonie  du  langage.  Il  fallait  abandonner  les 
romains  aux  gladiateurs,  aux  meurtriers  de  tout  genre  ;  à  de  pareils  hom- 
mes un  seul  comédien  convenait...  le  plus  féroce,  le  plus  furicut  des  ba- 
tfleurs,  l'e.iip'reur  Néron  en  personne.  Maintenant,  pour  rcirouver 
quelque  peu  l'émotion  tragique,  il  est  nécessaire  d'attendre  bien  long- 
temps que  la  barbarie  ait  ravagé  le  monde,  bien  long-temps  que  les  beaux 
arts  aient  cnlin  osé  relever  la  tête  dans  celte  Europe  tristement  abandon- 
née à  toutes  les  passions  politi'pies  et  religieuses. 

Laissez  venir  seulemeni  lloirou,  qui  a  précédé  de  vingt-qualre  beures 
le  grand  Corneille,  laissez  apparaître  le  grand  Corneille  armé  du  Cid, 
ce  chef-d'œuvre  de  l'inspiraiion  tragique.  Celte  fois  l'art  est  trouvé, 
ou,  pour  mieux  dire,  il  est  retrouvé  plus  éclaianl,  plus  pur  et  p' us  lim- 
pide que  jamais.  Oh  !  quelle  joie  à  notre  tour,  les  Alhéniens  du  dix-sepiiè- 
me  siècle,  quand  euliii  nous  vîmes  se  remuer  devant  nous,  dais  teur  at- 
mosphère poétique,  le  Cid  et  sa  Chimène,  les  Horaces  et  Camille  leur 
sœur,  Rodogune  etPolyeucie,  et  Pauline,  la  chaste  amante  de  Sévère,  et 
vous,  toutes  les  créations  éierncllement  jeunes,  éternellement  admirables 
du  crand  Cornedle  !  En  même  temps  arrivait  à  la  suite  de  ces  illustres  ef- 
forts tout  bouiilans  de  l'ardeur  de  l'amour  et  de  l'impétuosité  de  la  jeu- 
nesse, celui-là  qu'on  a  appelé  à  bon  d'oit  le  divin  Racine.  Divin,  en  elfet, 
par  la  suave  harmonie,  par  la  correcte  beauté  du  langage,  divin  pour 
avoir  élé  l'Euripide  de  son  siècle,  comme  le  vieux  Corneille  en  a  6;é  le 
Sophocle,  divin  par  la  grâce,  par  l'esprit,  par  ia  passion,  par  les  plus  chas- 
tes et  les  pli.s  sympiihiques  iiiouvemens du  cœur  humain.  Les  deux  Cor- 
neille et  Racine,  eux,  i  s  ont  fondé  la  tragédie  française,  ils  la  représen- 
tent dasis  le  passé  et  dans  le  présent,  ils  la  représenteront  tout  entière 
dans  l'avenir.  On  pourrait  sup;  rimer  toutes  les  autres  tragédies  qui  ont 
été  faites  depuis  VJCIiaUe  :  sans  contredit  on  enlèverait  de  beaux  liéia.ls 
à  celcnseaible;  mais  cependant  l'édilicc  conserverait  toute  sa  majest>iet 
toute  sa  grandeur.  Voltaire  lui-mèuie,  qu'a  t-il  fait  de  la  tragédie?  un 
mnrche-pied  à  ses  passions,  à  sa  vanité,  à  ses  colères  ;  il  eu  a  LU  une 
déclamation  amère,  comme  dit  Juvénal. 

Puis  enlia  quand  tout  l'att  s'est  épuisé  parmi  nous,  quand  le  génie, 
quand  l'invcnlion,  quand  le  style,  quand  tout  nous  manque,  arrivent  en- 
core une  lois  les  barbares,  non  pas  comme  Attila  !e  Uéau  des  villes  anti- 
ques, mais  les  barbares  plus  dangereux  encore  qui  ravagent  la  langie.  qui 
insultent  aux  chefs  d'œuvre,  qui  sont  le  Iléau  de  l'art,  du  goût  et  du  bon 
sens  ;  alors  on  n'invente  plus,  on  copie;  à  ce  moment  funeste. le  métier  a 
remplacé  l'art,  le  plagiat  lient  lieu  de  l'inspii  ation.  On  s'en  va  tout  au  l.jia 
chercher  des  modèles;  mais  quoi  !  on  ne  leur  cmprunie  que  leur  barb  lie 
et  leurs  barbarismes.  Regar.icz  plutôt  ce  qu'ils  ont  fdil  de  Shakespeare  et 
comme  i  s  l'ont  traité,  ce  leirible  et  adm.rable  Thespis  de  la  tragédie  an- 
glaisi;  !  C'en  est  lait  :  à  cette  heure  de  décadence,  tors  les  genres  se  con- 
fondent, lou'cs  les  médiocrités  se  révidicnt,  on  ne  fait  plus  que  des  bâ- 
tards ;  l'incesle  et  l'adultère  douiinint  dans  ic  drame,  tt  de  ces  accouple- 
nieiis  nionsli'ueux  résulieiii  des  chost  s  qu'il  est  inipo.-sible  de  délJnir,  des 
choses  comme  Lucnce  Borniu,  lUiy  lilus  ou  Mariv  Tiidor.  —  Cela 
peut  très  bien  s'appeler  une  iragi-conudic ,  en  ce  sens  que  ces  chefs- 
d'œuvre  malencontreux  cl  nauséaboads  ne  suul  ui  des  tragédies  ui  des 
comédies. 

[Revue  duSiède.)  J.  J.vxisr. 


FORTSAIT  I>£  m.  HO'S'Ea.COLSiABS. 

M.  Uoycr-Collarcl,  c'est  plus  qu'un  homme  d'état  ordinaire,  pins  qu'un  minis- 
tre. Il  a  été  clicfd'une  opinion  sociale-,  il  a  professé,  praiignc  fon  pouvcrncmcnl 
et  sa  philosophie  peisoniiels.  C'est  presque  un  fondateur  de  djnoslie. 

Klais  comme  la  djnaslie  Je  se?  idées  politiques  son  est  allée  avec  la  dynastie 
de  ECS  affections,  Jl!  Uoycr-Collard  a  cessé,  depuis  1S30,  de  compter  rnre.-.i  les 
inlUientes  actives.  lia  demandé  eu  quelque  sorlc  à  ses  contemporains  d'èiro 
niueis  désormais  avec  un  philosophe  qui  abdiquait,  el  qid,  se  faisant  sonr.l  à  la 
Icnipète,  avait  par  son  propre  silence  le  droit  de  léélre  plus  allcinl  par  elle. 

î\l.  Royer-Collard,  en  i'i'Ji,  u'etint  pas  allé  à  Cobleulz.  Apres  1S30,  il  n'alla 
pas  davanuige  à  lloly-Rood  el  à  Kirehbeig. 

C'est  au  sein  des  assemblées  qu'il  a  l'habitude  d'émigrer  et  de  se  tenir  en  soli- 
taire :  au  conseil  des  cinq-cents  sous  la  république,  a  la  chambre  des  députas 
sous  la  branclie  cadcilc. 

Nous  ne  voudrions  pas  troubler  dans  sa  retraite  ce  Cliarîes-Quinl  de  la  liîl  ;i- 
110  cl  de  la  doctrine,  et  nous  respecterions  son  désir  d'échapper  au  miu(T!o  di'  la 
presse  périodique,  qui  le  trouve  d'-^inléresié  de  tout,  el  iju'il  me,  r:se  d,  puis 
quinze  ans,  si  une  circonstance  parlieulicre  ne  devait  rendre,  li.uis  quelques  mois, 
à  l'aïuien  président  de  la  chamlire  des  députés,  iioinnié  le  mcnie  jour  dans  sept 
collèges  électoraux  j  mais  celle  fois,  par  Tinévilalde  el  triste  privilégj  ries  an- 
nées, ce  siège  de  speaker  où  l'avait  élevé,  en  IsiS,  auv  acclamalions  de  la  Fran- 
ce, raccerd  de  ses  anlécédens  inonarcliiques  el  de  ses  opinioe.s  libérales. 

Douze  ans,  f/iaii  le  c/i'tr  .«p..tiiiH>,  coninicdil  Tacite,  .à  celle  épo.iuc  surtout  si 
criiique  d'un  lionimc  cl  d'an  ^iécle,  dou:c  ans  ont  suffi  pour  donner  t  M.  Uoyof. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Collard  celle  singulière  destinée  parlementaire,  de  mettre  le  même  intervalle  de 
temps  pour  conquL'rirde  1815  à  18>",  par  la  sympathie,  les  sulTragcs  de  ses  col- 
lègues qui  le  portèrent  à  la  présidence,  et  pour  recevoirdc  1830  àl8'r2,  de  son 
élirait  de  baptême,  tel  autre  droit  de  présider,  comme  doyen  d'âge,  une  assem- 
blée qui  lui  est  devenue  étrangère  et  qui  ne  pense  plus  a  lui. 

Il  ne  reste  pas  cinquante  députés  qui  aient  siégé  avec  M.  Royer-Collard  dans 
fcs  beaux  jours,  l'our  l'éducation  de  ceux  qui  vont  le  nommer  sins  le  vouloir, 
nous  allons  donc  rappeler  aux  souvenirs  ingrats  des  uns  et  a  la  simplicité  du  plus 
grand  nombre  les  principaux  traits  de  cette  physionomie  que  ceux-ci  ignorent 
cl  que  ceux-là  ont  oubliée. 

Ce  sera,  dans  la  personne  de  M.  Royer,  la  restauration  qui  présidera  un  nio- 
nienl  à  l'établissement  de  juillet,  cl  la  langue  liançaise  qui  .servira  par  hasard  de 
reproche  cl  de  leçon  à  l'avocasserie  et  aux  solécismcs  de  la  révolution. 

El  d'abord  disons  pourquoi  celle  abré»ialion  :  M.  Hoijer  : 

C'est  le  premii'rmol  de  son  ancienne  importance. 

C'est  un  coin  de  cette  mystérieuse  renonimée  :  car  cela  fut  un  premier  mythe 
de  l'école  ordinaire,  d'abréger  les  noms  de  ses  maiires  ou  de  désigner  entre  dis- 
ciples par  les  prénoms  à  déiaut  d'abréviations  possitjles. 

Pour  dominer,  toutes  les  scclcs  ont  un  double  instinct  : 
'     Celui  de  la  propagande  pour  leurs  idées,  et  celui  de  la  restriction  dans  leur 

conduite.  „         ,,     ,       .  ^      j 

Fll-s  cherchent  la  foule  et  allume  l  enthousiasme  pour  se  répandre. 
Bl  lis  il  leur  faut  de  la  concenlratlon,  de  l'autorité,  du  niysiicisme  pour  se 

Les  doctrinaires  entre  eux  ont  toujours  dit  :  M.  Royer,  comme  ils  ont  tou- 
jours dit  •  y'ictor  pour  M.  de  Uroglie,  François  pour  M.  Guizot,  'J héobald 
liour  Jl  i'iscatory,  Prosper  pour  M.  Uuvcrgier  de  Hauranue,  Charles  pour 
M  Uéniurat.  Choix  malheureux  qui  ont  allligés  plus  tard  les  maiires,  petits  noms 
indignes  de  l'idée  paterneHe  qui  s'y  rattachait.  ...  ,        , 

On  s'est  quelquefois  demandé  la  raison  de  cette  mutilation  de  noms  dont  la 
queue  était  coupée  comme  celle  du  chien  d'.Mcibiade. 

Voici  notre  réponse,  tlle  remonte  au  temps  même  de  l'origine  du  canapé,  et 
provient  d'un  comte  Ueugnol  apocryphe,  qui  prétendait:  que  les  ductriiiaues 
coupaienl  ainsi  leurs  noms  pour  se  serrer  de  plus  prés,  tant  ils  avaient  horreur 

du  nombre.  ,  ...,,.„      j    .   u 

M  Uoycr-Collard  appartient  à  une  de  ces  vieilles  familles  de  la  bourgeoisie 
qui  .i  souvent  mieux  valu  que  la  noblesse  par  1  éducation  et  quelquefois  uulant 
par  l'ancienneté.  Race  de  clercs,  de  tonsures,  de  lettrés,  de  rubins,  de  médecins, 
au  sein  de  laquelle  nos  rois,  depuis  François  I"  et  Henri  IV,  prirent  toiijo.irs 
leurs  fous,  leurs  aumùiiiers,  leurs  négociateurs  et  leurs  ministres;  race  d'où  sont 
sortis  Ani'yot,  L'Hùpital,  Marot,  Uesperriers,  le  président  Jaiinin ,  Louvois, 
Colberl  ;  race'qui  a  toujours  gardé  à  la  monarchie  le  culte  que  les  gc;itils-hum- 
jces  réservent  avec  pins  de  passion  à  la  féodalité. 

.■(1.  Royer-Collard  est  Champenois,  pour  aider  à  faire  mentir  le  proverbe  que 
Raiiiie  ei  La  Fontaine  avaient  dcji  surabondamment  écorné. 

11  n'est  pas  poète  comme  eux  ;  mais  il  est  prosateur  comme  ils  aimaient  qu'on 

L'apparente  tendresse  de  l'un,  l'apparente  naïveté  de  Vautre,  eacliaicnt  singu- 
lièrement d'ironie  mordante  chez  celui-là,  de  profondeur  poiiliquecticz  celui-ci. 

De  même,  le  nuage  métaphysique  qui  entoure  M.  Royer-Collard  cache  un 
crand  fond  de  plaisanterie,  de  sarcasme  et  de  vaudeville. 

M  Royer-Collard  avait  achevé  sou  droit  à  Pans  quand  éclata  la  révolution. 
Très  partisan  de  ses  tendances  dans  ce  qu'elles  avaient  de  modéré,  il  devint  bien- 
tôt rcnnemi  de  ses  excès.  ,     .  , ,  ,  .  .         •  ,      . 

A  la  dilTérence  des  encyclopédistes  et  des  idéologues  qui  troquèrent  volonliers 
leurs  principes  contre  les  premiers  gages  de  prolil  individuel  que  leur  donna  le 
despotisme,  nous  le  verrons  plus  lard  subir  bien  plus  qu'accepter  la  paix  garan- 
tie aux  personnes  par  l'empire,  n'en  prolitant  que  pour  armer  son  e.-prit  contre 
celle  deslruclion  de  l'intelligence,  que  pour  s'isoler  dans  la  philosophie  cl  dans 
les  lettres.  „  ,  ,         .    .,.        ...  , 

Après  avoir  regardé  la  révolution  d  assez  près,  après  avoir  été  conduit  en  quel- 
que sorte  par  la  main  a  ses  plus  grands  spectacles,  et  préservé  de  ses  dangers  par 
Uanlon  qui  dans  sa  sensibilité  de  compalriole,  voulut  être  le  sauveur,  sinon  le 
guide  de  M.  Royer-Collard,  celui-ci  avait  gardé  de  ces  épreuves  des  souvenirs 
de  curieux  cl  des  rancunes  de  penseur. 

Avant  de  se  donner  a  un  maître  puissant  et  glorieux  qui  lui  apportât  le  re- 
pos du  sabre,  la  bourgeoisie  française  avait  essayé  p.ir  les  assemblées  de  revenir 
MU  gouvernement  de"sûn  rêve,  a  la  forme  conslitutionnelle.  Le  point  de  départ 
de  celle  tentative  devait  êlie  d'amener  les  princes  ciilés  à  une  tiansaclion  sur 
leurs  droits,  et  les  amis  de  la  révoluliou  au  repentir  de  quelques-unes  de  leurs 

fautes.  .  j    ,.r.  r  .        1 

Cetteœuvrefaitcplustard,  en  )81i,par  le  concours  delEurope,  fut  sur  le 

point  d'être  accomplie  par  le  parti  Clichyan,  par  le  conseil  des  Cinq-Cents  et 

des  Anciens,  par  Pnhegru,  Barbé-Marbois,  Siméon,  Porlalis,  par  la  réaction  de 

l'esprit  de S'J  contrôles  brutalités  de  9;i. 

A  celle  époque,  M.  Royer-Collard,  membre  des  Cinq-Cents,  et  de  plus  cor- 
respondant de  Louis  XVI 11,  devint  l'ame,  la  plume,  la  pensée  du  p.irti  monar- 
chiciue  intérieur  qui  voulait  que  la  contre-ièvolution  se  fit  en  France  et  sans  l'é- 
trau2er,  que  les  Itourbons  rentrassent  chez  nous  et  non  chez  eux,  et  que  la  ré- 
>oliaioii  fut  close  sans  que  la  poric  lui  rouverte  à  l'ancien  r,  girne. 

M.  r.oyer-CoUard  slipub.it  toutes  ces  conditions  avec  autuiiié  et  déjà  même 
avec'cel  cniétemeiil  qui  lut  pculétie  toute  sa  doctrine.  Au  nom  de  la  giande 
autorité  de  Monle.-quieu  et  de  la  grande  cxpénenec  anglaise,  il  donnait  des 
semonces  de  maître,  des  coups  de  férule  de  démocrate,  des  pensums  a  1 1  ma- 
nière des  pi  diigogues  sévères,  à  ses  illustres  corrc.spondans  .  sa  parole  était 
crainte  et  écoulée,  et  ce  fut  lui  qui  rédigea  celle  lettre  de  Louis  XVlll  à  SI.  Uo- 
naparte,  qui  lil  alors  tant  de  bruit. 

Oiiand  les  triomphes  de  la  dictature  consulaire  exaspérèrent  les  royalistes, 
quand  la  raison  de  Louis  XVIII  fut  dominée  par  le  dé  espoir  de  la  proscription, 
quand  le  pani  iniêrieur  lui  su  vi  par  le  parti  extérieur  a  la  manière  de  Georges 
C.idoiidal,  .M.  Royer -t;nllaid  ne  lit  (ilus  de  corresponilaiiee.  If  rompit  non  pas 
avec  les  principes  monarchqiies,  mais  avec  ceux  (|ui  lent.iient  do  les  restaurer 
de  la  sorte,  et  passa  son  temps  a  relire  l!o-fUCI,  à  méililer  avec  lui-même,  à  re- 
prendre le  lil  inierrompu  de  ses  éludes  de  la  philosophie  de  P.irt-Royal,  parmi 
les  sectateurs  de  laquelle  il  avait  compté  en  tout  temps  quelque  inembic  de  sa 
famille.  .   ■      , 

M.  de  Fonlanes,  grand-mallre  de  l'Université,  I  assitdans  une  chaire  de  pro- 
fesseur de  philosophie  cl  de  doyen  de  la  faculté  des  lettres,  lors  de  cette  grande 


institution,  où  l'habile  serviteur  d'un  autre  Auguste  trouva  moyen  d'introduire 
les  Ciniia  les  plus  compromis.  Les  Delille,  les  de  Ronald,  les  Royer-Collard, 
voulurent  bien  se  résigner  à  faire  ainsi  de  la  monarchie  dans  l'enseigucracnt) 
sans  prêter  serment  au  détenteur  momentané  du  principe  monarchique. 

M.  Royer-Collard  professa  ensuite  la  philosophie  écossaise  a  l'école  normale, 
où  il  devint  le  maître  des  Cousin,  des  JouCfroy,  des  Damiron,  premières  recrues 
des  doctrinaires. 

181  i  l'avait  trouvé  prêt  aux  événcmens  nouveaux  sans  être  compromis  parles 
précédens.  Louis  XVlll,  son  coriespondant,  et  l'abbé  Montesquieu,  son  cellabo- 
raleur,  le  consultèrent  sur  la  rédaction  de  la  Charte,  lui  donnèrent  le  titre  de 
conseiller  d'étal  et  la  direction  générale  de  l'imprimerie  et  de  la  librairie. 

A  la  seconde  restauration  ,  renommé  député  par  sa  fiiféle  (Champagne  ,  dan» 
l'arrondissement  de  Vilry-le-Français ,  il  devint  grand-maitre  de  l'Univer- 
sité. 

A  rUniveisilé,  à  la  Chambre,  dans  les  conseils  du  roi,  il  dépensa  les  trésors 
de  ses  méditations  métaphysiques  et  de  ses  rancunes  coiislitutionnelles.  Tous  les 
ministères  le  caressèrent  couimc  une  jalouse  et  souveraine  Egérie,  car  il  était 
l'ame,  l'inspiration,  l'oracle  de  toute  la  portion  du  torysiue  français  qui  essayait 
de  libéraliser  la  royauté  et  de  royaliser  la  nation,  pour  employer  un  style  qui 
n'est  pas  le  sien,  pour  parler  comme  il  ne  parle  pas. 

Sous  le  gouvernenieiii  de  la  droite,  pure  et  aveugle,  h  l'arrivée  de  M.  de  Vil- 
lèle,  il  donna  sa  démission,  ne  prit  plus  que  sa  pan  de  dopuié  dans  les  alTaircs 
publiques,  et  se  rangea  palicminent  dans  l'opposition,  jusqu'à  celte  victoire  de 
1827  qui  contraignit  la  royauté  a  l'accepter  pour  président.  Véritable  et  digne 
chef  de  l'opposition  dans  cette  lutte  entre  les  deux  principes,  il  espérait  que  la 
démociaiie  ne  déborderait  pas,  et  que  la  royauté  se  laisserait  ramener  dans  son 
lit  conslilutionuel. 

Il  avait  pris  au  mot  l'opinion  apparente  du  pays  et  s'en  croyait  maître  parce 
qu  il  était  l'élu  de  sept  cofféges  :  il  n  avait  compté  que  sur  une  victoire  de  par- 
lement, jamais  sur  une  révolution. 

Les  esprits  qui  ne  peuvent  comprendic  cette  religion  des  principes  et  ces  hal- 
tes obstinées  dans  une  limite,  fuient  étonnés,  à  là  réiolution  de  juillet,  rie  le 
voir  répudiant  les  honneurs  du  triomphe,  prendre  ledenil  et  la  Irisie  d  un  vaincu. 

Quant  aux  praticiens  de  son  école,  voyant  que  tout  était  fini  pour  les  princi- 
pes, ils  ne  voulaient  pas  que  tout  fût  fini  pour  leur  anibiiioii. 

Dans  tout  ce  qui  précèife,  nous  n'avons  montré  que  1  homme  extérieur  et  pu- 
blic, il  nous  resie  I  homme  intérieur. 

Il  y  a  bien  long-temps  que  M.  Royer-Collard  a  voulu  se  donner  des  chevcui 
blancs  a  la  manière  de  M.  de  Lafayelle  sou  conlcmporain,  c  est-a-dire  au  moyen 
d'une  perruque  roussâlre  qui  couvre  une  grosse  et  puissante  tête  ronde.  D'un 
tempérament  sanguin,  sobre,  quoique  n  ayant  jamais  négligé  non  plus  do  mouil- 
ler fa  phifosophie,  mais  dans  les  limites  de  la  sagesse,  simple  dans  ses  habitudes, 
sans  faste,  M.  Royer-Collard  paraît  imposant  plus  par  son  âge  que  par  la  sévérité 
de  son  accueil. 

Un  peu  sourd,  il  a  malicieusement  parfois  exagéré  cette  légère  infirmité  pour 
ne  répondre  que  quand  il  lui  fait  plaisir,  comme  fait  le  musicien  Meyer-Recr 
quand  on  lui  parle  de  Rossini, 

Né  en  1763  et  touchant  de  très  près  à  la  noblesse  par  les  alliances  féminines, 
î\l.  Royer-Collard  a,  comme  Cuvier,  le  goût  des  vieilles  histoires,  des  vieux 
blasons  et  des  anciennes  Cliaiions. 

Dans  les  inomcns  où  l'esprit  repose,  il  aime  à  se  faire  conter  les  mariages,  le^ 
extinctions  et  les  embrancliemens  de  famille,  cl  porte  très  loin  cette  ciuiosit^ 
biographique  qui  est  le  caracicre  de  quelques  grands  esprits,  à  la  dilléience  d 
M.  Thicrs  el  autres  espèces  d  enfans  trouvés  de  ce  temps-ci,  toujours  éioiincE 
d  entendre  un  nom  ;  qui  demandent  toujouas  :  Qui  est-ce'?  qu'est-ce  que  c'est'? 
Antouys  parvenus  cl  ignorans  qui  ne  savent  pas  que  les  gens  bien  élevés  con- 
naissent dans  leur  observation  de  la  société  jusqu  aux  transmissions  des  éludes 
de  notaires. 

Ayant  mis,  de  très  bonne  heure,  de  l'alTection  a  être  de  son  temps.  HI. 
Royer-Collard  est  resté  un  homme  d'autrefois  par  les  mœurs,  les  opinions  so- 
ciales, le  tour  d'esprit  et  le  souvenir.  Comme  nous  lavons  dit,  il  y  a  quinze  ou 
vingl'ans  qu  il  nu  lu  de  journaux,  bien  plus  par  répugnance  pour  leur  gram- 
maire dont  il  souflie,  que  pour  leur  politique  dont  il  rit. 

Classique  en  littérature,  s'il  est  quelquefois  novateur  et  même  obscur  par  les 
idées,  il  se  retrouve  élégant,  ferme,  [irécis,  clair  par  1  expression. 

Sa  prétention  est  de  passer  par  dessus  le  dix-builièinc  siècle  pour  donner  la 
main  auxécrivoins  du  dix-septième,  el  cela  explique  bien  son  mot  de  Ghocnaud 
politique  el  lilléraire  à  Victor  Hugo,  qui  venait  lui  demander  sa  voix  pour  l'A- 
cadémie :  ,,.,.,. 

«  Monsieur,  je  ne  connais  pas  vos  ouvrages.  Je  ne  lis  plus  :  je  relis.  » 

If  reçoit  assez  peu  les  candidats  et  leur  en  dit  toujours  d'excellentes  raisons  : 
les  nominations  de  M.  Scribe,  de  M.  Dupaly  et  de  la  coterie  Flon-Flon  fui  fu- 
rent et  lui  sont  restées  bien  douloureuses. 

L'éloquence  moderne  le  crispe,  el  c'est  souvent  sur  ceux  qui  passent  pour  ses 
adeptes  que  sa  mauvaise  humeur  déborde. 

Un  jour  que  M.  Résusat  descendait  le  la  tribune  après  une  de  ses  harangues 
les  plus  farineuses,  le  vieux  chef,  qui  avait  sansdouie  sur  le  cœur  celle  délinilion 
per.onnclle  attribuée  à  I\l.  Rémiisal  :  Le  doclniiaiie  en  un  ilre  insohnt....  et 
a6.i<ra;/,  se  piit  à  dire  à  son  \uisiii  : 

«  Je  ne  compicn  is  pas  qu'on  nil  des  oreilles  pour  entendre  ce  jeune  homme, 
»  quand  on  a  des  jambes  pour  le  fuir.  » 

Homme  d  un  esprit  soudain  el  incisif  il  donne  à  ses  traits  autant  de  saillie 
que  de  piofoiideiir,  comme  lorsqu'il  dit  à  iM.  Odifiin  Hanoi  : 

«  Monsieur,  depuis  longtemps  je  \ous  cuunaia  ;  il  y  a  quarante  ans,  vousvous 
apiicliez  IVlion.  » 

Et  en  parlant  de  quelqu'un  • 

«  Ce  n'est  pas  nu  sot;  c'est  le  sol.  » 

Grave,  mais  porté  au  mépris  et  à  la  négalion  de  Ions  les  laVn',  il  formule  son 
opinion  avec  uni'  brutalilé  bouffcinne,  à  fai|uelle  n  échappent  ni  se-  amis,  ni  ses 
pareils,  ni  ses  cuiiteniporains.  ni  snriout  ses  .idinir.iteurs;  journaliste,  ce  qu  il 
ne  veut  pas  éire,  par  le  propos,  pour  dire  toute  notre  pensée,  c  est  un  solilaire  île 
Porl-Royal,  un  Arnauld  tournant  au  Diogèiie,  par  les  excès  de  lu  libellé,  du 
trait  el  de  la  saillie. 

Il  n'y  a  pas  d'homme  qui  ait  fait  autant  de  ce  qu'on  appelle  des  mots  ,  tous 
rapides,  tous  mordans,  quelquefois  cruels,  presque  jamais  inutiles. 

Cela  ne  se  sait  pas,  el  on  attribue  à  SI,  de  Talleyrand  un  répertoire  de  sail- 
lies dont  il  est  Innocent. 


i 


LE  MAGASIN  LITTEUAIRE: 


bi 


M.  de  Talleyrand  n'a  jamais  douné  aux  affaires  que  son  bon  sens  et  sa 

clarl6.  ,  ,  „,  . 

M.  UoycrCollard  les  a  souvent  embarrassées  par  I  épisramrae. 

Il  s'csl  coiulamiié  au  silence,  et,  i)oui-  toute  la  |)olili(|ue  de  ce  temps-ci ,  il  n  a 
plus  inèiiie  un  uiépiis  qui  s'épanche ,  mais  seulement  des  oli  !  et  des  ah  !  D'au- 
lunl  plus  écoulé  et  allendu  qu'il  ne  parle  plus,  il  se  met  à  la  hauteur  des  plus 
grandes  circonslances  par  une  toux,  un  bruit  de  pieds  ,  uu  soupir,  un  mouve- 
nieiil  d'épaules. 

Ou  la  toujours  vu  désintéressé  pour  lui-même  et  dédaigneux  des  brimborions, 
des  honneurs ,  des  croix  et  des  litres ,  mais  plein  de  feu  et  de  zèle  pour  le  ser- 
vice des  autres. 

Sa  grande  intimité  politique  s'est  composée  de  SIM.  de  Tallejraud  ,  Mole, 
Decazeset  Guizot;  ces  relations  étaient  ainsi  classées  : 

ai.  Royer-Collard  consentait  à  prendre  Jl.  de  Talleyrand  pour  maître,  M. 
Guizot  pour  collaborateur,  M.  Mole  comme  élève,  et  ai.  Decazes  pour  dupe. 

Quant  aii\  écrivains  et  aux  politiques  de  la  force  de  MM.  de  Croslie,  Dubois, 
Thiers,  Réinusut.  Mignet,  Duvergier,  il  les  traile  de  petits  Girondins  de  la  po- 
litique et  de  grands  Jacobins  de  la  grammaire, 

ai.  Royer-Collard  s'était  arrangé  une  petite  retraite  agreste  près  deValençay, 
et  deux  des  personnes  que  nous  venons  de  nommer  étaient  les  seules,  à  Pans, 
auxquelles  il  écrivit.  Il  se  trouvait  voisin  tout  à  la  fois  de  Mme  Dino ,  qui  babi- 
tail  Kochccolle,  et  des  Chalais-Périgord  qui  étaient  a  St-Aignan. 

L'on  dit  qu'une  correspondance  très  curieuse,  une  sorte  d'intrigue  politique, 
s'est  établie  quelque  temps  entre  BIme  de  Dino  et  ai.  Royer  Collard  ,  qui  n'ont 
pas  perdu  la  tradition  épistolaire  dans  un  siècle  où  l'on  ne  sait  plus  que  mal 
parler.  , 

M.  Roycr-Collard  a  marié  une  de  ses  filles  à  un  des  chefs  de  notre  école  mé- 
dicale, à  M.  Andral,  et  il  a  la  douceur  de  voir  revivre  quelques  grandes  qualités 
de  son  esprit  dans  ses  neveux,  qui  portent  son  nom. 

attendrie,  abattue  par  un  coup  récent,  le  plus  cruel  qui  put  la  frapper,  la  perle 
d'un  enfant  à  qui  SI.  RoyerCoUard  avait  donné  et  qui  s'était  donné  la  puissance 
d'être  la  conversation,  la  communication  journalière  de  son  ame  et  de  son  in- 
telligence. 

Pour  résumer  d'un  mot  tout  ce  que  nous  pensons  de  sévère  et  de  juste  sur 
l'homme  éminent  que  nous  venons  de  peindre,  nous  dirons  que  si  le  premier 
homme  ne  nous  avait  perdus  par  l'orgueil,  le  père  de  la  doctrine  aurait  inventé 
ce  pécbé  falal  ;  mais  que  M.  Roycr-Collard  est  pour  la  politique  comme  pour  les 
lettres,  un  moderne  qui  mérite  d'être  respecté  comme  un  ancien. 

(JSouvelks  à  la  main.) 


MJn  Vielleur  tSe  Vf^ffaire  S^ttaMès. 


Ces  joueurs  de  vielles  reparaîtront  un  jour. 
{Plaidoyer  de  M.  Romiijuiéres.) 

<  Les  grandes  réputations  comme  celles  dont  vous  jouissez,  monsieur,  se 
font  par  l'boauue  et  par  la  société.  L'iiomme,  c'est  le  son  ,  c'est  le  souf- 
fle. La  société,  c'est  l'instrument  qui  les  propage  et  les  fait  au  loin  reten- 
tit'. Il  y  a  donc  de  bonnes  et  de  mauvaises  heures.  Criez  au  milieu  du  tu- 
multe et  votre  voix  se  perd.  Parlez  au  contraire  quand  tout  le  monde  a  les 
yeux  s'jr  vous,  quand  tout  le  monde  votis  écoute,  et  voire  voix  résonnera 
aussi  haut  que  la  trompette  du  jugement. 

'  Le  génie  trouve  quelquefois  de  ces  heureuses  occasions  :  mais  le  génie 
seul  ne  peut  que  les  atteindre  et  en  profiter,  car  aspirer  à  les  créer  lui- 
même,  ce  serait  vouloir  que  la  Providence  lût  sa  propre  Providence  et 
non  pas  la  Providence  de  Dieu. 

Une  de  ces  bonnes  fortunes  d'événemens  vous  échut,  monsieur,  dans  la 
mémorable  alfaire  de  l'assassinat  Fualdès.  L'univers  entier  s'en  préoccupa 
ei  vous  étiez  digne  de  cet  audiloire  et  de  celle  cause. 

Vous  avez  été  longtemps  procnreur-général,  vous  êtes  conseiller  à  la 
Cour  de  cassation,  monsieur,  vous  étés  pair  de  France,  vous  serez  ministre 
sans  douie.  Eh  bien  !  nous  doutons  qu'un  événement  quelconque  devotre 
carrière  plante  plus  avant  votre  nom  dans  le  sul  ingrat  de  la  popularité. 
Loin  de  nous  de  prétendre  que  voire  nom  soit  attaché  à  celle  unique  gloire. 
IJn  bon  livre  n'a  pas  qu'une  page  belle...  Pour  ne  parler  que  de  celle-là  : 
L'ti/I'aire  des  transfuges,  qui  vous  a  valu  la  dédicace  d'une  histoire  d'Es- 
pagne en  tèie  de  laquelle  Carel,  votre  client^  vous  nomme  son  sauveur 
et  son  père  ,  celle  glorieuse  allaire  vous  lient  plus  au  cœur  que  celle  que 
nous  évoquons  ici.  Tous  vos  liires,  et  ils  sont  nombreux.  Dieu  merci  !  ne 
sont  pas  devant  les  Cours  d'assises.  Les  alïaires  civiles  et  les  Cours  royales 
ont  (lémoniré  en  vous  un  puissant  orateur,  un  dialecticien  irrésistible  et 
un  jurisconsulle  consommé.  Dans  les  hommes  complets  il  y  a  autant  de 
tolitlité  que  de  représcnlailon,  une  profond  ur  égale  à  la  surface,  ce  sont 
(les  arbres  ddut  les  branches  ne  sont  pas  plus  longues  que  les  racines. 

Le  public  s'arrélc  ii  la  superlicie;  c'est  pourquoi,  monsieur,  votre  litre 
universel,  c'est  voire  rôle  dans  l'allaire  Fualilés.  Mais  aussi  quelle  alïaire! 
Où  trouver  plus  d'audace,  plus  de  barbarie,  une  plus  grande  magnilieence 
d'horreurs!  On  ne  sauiait  inventer  un  nulodrame  aussi  épouvantable. 
r>ien  n'y  maïKine:  l'appareil,  l'obscnrilé,  le  mystère.  Les  bourreaux,  la  vic- 
time, le  crime,  l'iiuiocence,  se  trouvent  (onluiidus  péle-méle.  D'un  côlé 
l'élément  romanesque  etsenlinienial  anipleinenl  fourni  par  la  célèbre  dame 
Clarisse  Maiison,  et  jusqu'à  un  rôle  de  niaisjoué  au  naturel  par  Meissonnier, 
qui  semble  avoiréléjeiélàpour  icuipOrcriparsacrolesqtig  lijjurc.loulc  ritor- 


reur  de  ce  drame.  Et  quel  théâtre!  Rhodez,  une  petite  ville  au  fond  du 
Rouergue,  juchée  sur  une  colline  entourée  de  hautes  montagnes  et  au  bas 
de  laquelle  serpente  une  eau  jaune  et  sinistre  où  l'on  arrive  à  travers  pré- 
cipices et  ravins,  l'Aveyron. 

Jamais  plus  d'habileté  ne  fut  mise  en  œuvre  et  plus  d'éloquence  ne  fût 
prodiguée  que  par  le  défenseur  de  Bastide,  le  principal  accusé.  C'était  vous, 
monsieur.  Dès  ce  moment  voire  nom  devint  impérissable  et  on  cilera  tou- 
jours ces  quatre  pages  admirables  que  vous  mîtes  dans  les  mains  et  dans 
la  bouche  de  votre  client.  Le  jour  que  l'estafette  porta  ce  discours  à  Pa- 
ris, M.  de  Talleyrand  se  le  fit  lire  à  trois  reprises  consécutives.  C'est  un 
modèle  de  logique  serrée  et  d'éloquence  entraînante.  Car  vous  êtes  un  de 
ces  hommes,  monsieur,  qui  font  un  chemin  là  où  ils  passent  et  dont  les 
actions  deviennent  des  exemples. 

Il  faut  êire  né  dans  le  midi  de  la  France  pour  apprécier  combien  celle 
funèbre  histoire  émut  ces  contrées.  C'est  encore  une  sorie  d'iliade  popu- 
laire qu'on  apprend  au  berceau.  On  dirait  qu'elle  fait  partie  du  sol,  que 
c'est  un  fruit  de  celle  terre.  L'impression  lut  lel'e  que  nous  qui  n'étions 
que  des  enfans  h  cette  époque,  il  ne  nous  est  jamais  arrivé  d'entendre  la 
nuil  dans  ces  rues  obscures,  sales  et  tortueuses  du  Midi,  les  sons  mono- 
tones d'une  vielle  sans  frémir  et  sans  voir  se  dresser  devant  nous  le  cada- 
vre blême  de  Fualdès  et  sans  croire  ouïr  comme  des  cris  étoullés  sous  celle 
musique  nazillarde. 

Vous  seul,  monsieur,  savez  le  dernier  mot  de  cette  aflaire,  et  ce  dernier 
mot  n'est  pas  celui  du  public.  Il  ne  nous  appartient  pas  de  scruter  ces  se- 
crets ou  de  les  prévenir.  Seulement  un  épisode  très  obscur  de  cet  assassi- 
nat nous  a  toujours  frappés,  et  nous  avons  essayé  de  le  mettre  en  lumière. 

'  n''    §  I.  —  Une  eliauniière  dans  les  Alfieg. 

Les  Alpes  font  souvent  de  ces  surprises  au  voyageur  émerveillé.  A  côté 
d'un  site  nu,  rocailleux  et  sauvage,  où  surgissent  à  peine  au  dessus  des 
bruyères  les  formes  rachiliques  de  l'aulne  vert  et  du  peuplier  nain,  voilà 
que  tout  à  coup,  par  un  contraste  frappant,  on  est  transporté  dans  un  frais 
paysage  qui,  pour  bordure  naturelle,  se  pare  de  massifs  de  sapins,  de  bou- 
leaux et  de  mélèzes.  Ces  rideaux  d'arbres  ombragent,  suspendus  au  ver- 
sant d'une  colline  comme  les  chèvres  de  Virgile,  les  maisonnelies  d'un  vil- 
lage confiné  [dans  un  pli  des  Alpes  que  sillonne  un  petit  ruisseau.  Le  solei 
entre  deux  pics  dénudés  sourit  à  ces  habitations  agrestes,  à  la  croix  de 
pierre  qui  les  protège,  à  l'église  qui  les  domine  ;  heureux  séjour  que  le 
soleil  réchauUè  et  que  la  moniagne  abrite. 

Tel  était  le  village  où  vint  s'établir  au  commencement  du  mois  d'avril 
1817  le  nommé  Jean-Baptiste  Berlier.  Il  est  bon  de  noter  ici  que  toutes 
les  maisonnettes  de  ce  village  tapi  auversanldelacolline,élaient  groupées 
ensembles  à  peuples  comme  les  grains  de  raisins  d'une  grappe;  deu\  seu- 
lement s'étaient  un  peu  écartées  (le  la  troupe  et  étaient  séparées  enir'elles 
de  toute  la  longueur  d'un  champ  et  d'un  jardin.  Ces  deux  maisonnelies,  ou 
pour  être  plus  vrai,  ces  deux  toits  de  chaume  se  trouvaient  les  plusélevés; 
on  eût  dit  deux  sentinelles  avancées  placées  en  avant  d'une  coaipagnie. 

C'est  précisément  cette  chaumière  et  ce  chalet  dont  Berlier  fit  l'acquisi- 
tion. Cet  homme,  quoique  jeune  alors,  était  sombre,  inquiet,  taciturne,  et 
ce  qu'on  savait  sur  lui,  on  était  bien  oblige  de  le  deviner,  car  de  vous  le 
dire,  il  ne  fallait  pas  espérer  qu'il  y  perdît  le  temps  et  les  paroles,  ména- 
ger qu'il  était  de  l'un  et  des  autres,  aussi  laborieux  que  peu  communica- 
lif.  Comme  on  l'avait  vu  arriver  du  côlé  de  la  France  avec  une  vielle,  on 
en  induisit  que  c'était  dans  ce  pays  et  avec  cet  instrument  qu'il  avait  fait 
fortune,  car  il  paya  comptant  le  peu  de  terre,  le  jardin  et  les  deux  mai- 
sonnettes dont  nous  venons  de  parler.  Vous  pensez  bien  d'ailleurs  qu'arri- 
vant inconnu,  personne  n'eût  été  assez  mal  avisé  de  lui  vendre  à  crédit. 

Outre  qu'il  était  servi  à  souhait  par  la  disposition  de  son  champêtre  lo- 
gis, Jean-Baptiste  Berlier  aimait  risolcmcnt.  Il  fuyait  les  lionune»  aui.;nt 
que  les  questions  que  par  bienveillance  ou  curiosité  ils  lui  adressaient.  Cel- 
te sauvagerie  ne  servit  pas  à  faire  aimer  Berlier,  et  plus  t.;rd  il  n'eut  plus 
à  éviter  personne,  car  personne  ne  le  recherchait.  Celte  suliiuile  parut  lui 
complaire  ;  on  jugea  même  qu'il  s'en  accommodait,  puisqu'il  n'essayait  rica 
pour  la  faire  cesser.  On  ne  l'appelait  plus  que  le  loup-^arou  de  la  moiiLi- 
gne,  et  il  continuait  à  justifier  ce  nom.  L'homme  a  horreur  du  mystère  com- 
me la  nature  a  horreur  du  vide;  il  ne  le  supporte  pas,  il  prélère  encore 
bâtir  mille  chimèies  à  la  place.  On  ne  tait,  disait  le  bon  sens  pupu'aire, 
que  les  mauvaises  actions,  on  ne  cache  que  les  vilaines  choses.  Cei  li.iuime 
ne  doit  pas  avoir  la  conscience  tranquille.  L'opinion  publique  était  sur  le 
point  d'attribuer  au  loup  garou  queUpies  accointances  avec  l'ospiii  des  té- 
nèbres; mais  ce  qui  déroulait  cette  supposition,  c'est  que  le  dimanche  Ber- 
lier descendait  à  l'église,  et  assistait  dévoiement  à  la  messe  sans  sonir  les 
yeux  d'un  livre  où  il  lisait  avec  ferveur.  Quchpiefois  on  le  voyait  flouUér 
des  soupirs  et  se  frapper  la  poitrine  avec  des  larmes  de  componction. 

Finalement,  comme  tout  a  un  ternie,  même  la  curio.--iié,  les  vi.la.cois 
s'habituèrent  à  cette  élrange  personnalité  en  laissant  le  vielleur  trampii  le. 

Berlier  conlinuail  toujours  à  vivre  sous  le  même  régime  ;  on  cemî  rend 
bien  qu'une  seule  de  ces  deux  maisonnettes  élait  plus  que  Sitlli^ante  às'.iii 
usage;  il  essaya  donc  de  vouloir  en  louer  une;  mais  soit  que  le  châle  fût 
trop  éloigné  du  village,  soit  qu'on  ne  voulût  pas  éire  exposé  au  voisina.::o 
du  propi'îéiaire,  soit  enlin  (et  c'éiail  l'opinion  des  superstitieux)  qu'il  y  eût 
un  son  jeté  sur  ce  logis,  personne  ne  se  présenta,  cl  aptes  celte  \alne  leii- 
talivc  Berlier  renonça  à  son  projet. 


su 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Notre  homme  rompit  la  loi  de  h  voionlairc  SL'qupsIratioli  au  vis  à-vis  du 
ciir(5  du  village  à  quiqufliiiiefois  il  rendait  visite,  ettiiveis  une  jeune  liile, 
nommée  Rose  iMiiel,  qu'il  rcrconlra  un  jour  à  la  fontninc.  Rose  n'était 
pas  heureuse  dans  sa  famille  ;  rébuiée  de  sa  mère  et  aialiiaitce  par  ses  frè- 
res, la  pauvre  lille  était  uceoutuiuie  à  des  visajjes  peu  altirans  ;  c'est  pour- 
quoi celui  de  I5erlicr  ne  la  rehuia  pas  trop,  il  est  vrai  (pie  le  loup-garou 
s'humanisa  pour  elle,  à  tel  point  qu'il  fut  a^réé  et  que  licrjicr  demanda  la 
main  de  Rose,  lc  père  de  la  pau\re  (ille,  le  vieux  Mire),  qui  était  le  seul 
qui  lui  portait  juelque  all'ectiou,  lit  des  dillicuUés;  mais  les  autres  pare ns 
.   crièrent  si  Del  et  si  hicu  que  c'était  l'occasion  de  se  débarrasser  de  Rose, 
.;  qu'on  la  donna  à  Berlier  à  peu  près  comme  on  envoyait  autrefois  les  fcm 
■^  ma  de  mau\ai?e  vie  en  Amérique,  à  la  çi  âce  de  Dieu. 
a     Tout  le  monde  trouva  Rose  bien  audacieuse  de  se  risquer  dans  cette 
;■'' union  :  «  Il  faut  ([u'clle  soit  bien  abandonnée;  il  l'empoisonnera,  il  la  tue- 
ra, il  la  fera  mourir  .à  petit  feu!  »  Tels  étaient  les  pronostics  dont  on  sa- 
lua ce  mariage  d'inclination. 

Rose  ne  se  laissait  épouvanter  cependant  par  aucune  de  ces  prophéties, 
et  elle  fut  la  seule  pei-sonne  qui  ne  fût  pas  étonnée,  trois  ans  après  cette 
union,  de  se  trouver  hcurcusCj  bien  portante,  et  uièrc  d'un  garçon  qu'elle 
no:nma  Michel, 

Berlier,  devenu  maii  et  père,  ne  cbangci rien  à  ses  habitudes:  il  vécut 
au?si  sédentaire,  aussi  isolé  qu'avant,  il  ne  sorlait  jamais  du  cercle  de  sa 
famille,  et  ce  cercle  ne  s'était  agra  ;di  que  pour  faire  accueil  au  vieux  Mi- 
rcl,  le  père  de  Rose,  et  à  M.  le  curé. 

§  II.—  Mystérieux  asBUîiives'saîre. 

Berlier  était  bon,  complaisant  envers  sa  femme  et  son  Gis;  mais  son  hu- 
meur sombre  ne  s'éiait  guère  éclaircie;  quelquefois  il  se  promenait  seul 
clans  le  jardin;  il  prononçait  dos  mois  entrecoupés,  poussait  des  soupirs 
et  regardait  avec  terreur  du  côté  de  la  France.  A  divers  temps  son  irrita- 
bilité était  si  susceptible  qu'au  moinrlre  bruit  il  se  troublait  ,  il  tremblait 
et  frissonnait  si  on  s'approcii  lit  de  lui.  Par  une  bizarrerie  que  sa  femme 
avait  peine  à  s'espliquur,  Berlier  n'aim.;it  pas  à  aller  à  ce  cliîilet  ;  non  seu- 
lement il  ne  voulut  jamais  l'habiter,  mais  encore  il  répugnait  à  y  pénétrer 
lorsque  la  nécessité  l'exigeait.  Il  y  avait  sarloit  une  petite  pièce  supé- 
rieur qu'il  laissa  constamment  fermée,  et  où  personne  n'avait  accès.  Une 
fois  pendant  qu'il  était  ii  vêpres,  si  femms  eut  la  curiosité  d'y  pénétrer  , 
et  e  le  v  trouva  une  table  de  chêne  ,  une  chaise  de  piiUe,  et  dans  u.j  coin 
nn3  vielle  entièrement  enveloppée  daas  u.i  voile  noir.  Elle  ne  sut  que  pen- 
ser de  cela,  c'état  la  première  fi)i3  qu'elle  voyait  cet  iastruinent  auquel 
son  mari  devait  sa  fortune,  car  Berlier  avait  constamment  refusé  de  la  lui 
faire  voir,  et  d'en  jouer. 

Rose  n'osait  pas  interpréter  cette  répulsiou  et  ce?  iressaiilemens  dont 
jamais  son  mari  ne  lui  avait  révélé  la  cause.  La  pauvi-e  femme  souilrait 
intérieareatent,  mais  se  gardait  bien  d'en  rien  témoigner  au  dehors  :  au" 
conlraxcet  à  toutes  les  questions  itidiscrètes  qui  lui  venaient,  elle  répon- 
dait d'une  manière  si  simple  qu'elle  ôtaii  l'envie  de  les  renouveler.  Souvent 
à  la  fontaine  quelques  conrcères,  sas  voisines,  l'interpcikiicut  ainsi  : 

<i  Poiirquoi  vote  mari  est-il  si  sombre? 

—  Parce  qu'il  garde  toute  sa  belle  humeur  pour  sa  famille. 

—  Pourquoi  ne  l'a-t-on  jamais  vu  prendre  part  aux  divertissemens  du 
village  ? 

—  Parce  qu'il  préfère  le  coin  du  feu,  et  que  pour  lui  l'âge  de  ces  folies 
est  p:.ssé. 

—Vous  faites  la  sournoise  par  fierté;  «nais  naus  sommes  certaines  que 
ce'  ours  vous  martyrise. 

—  Lui  un  ours?  répliquait  Rose  en  s'elTorçant  desourire;  pour  tout  le 
mal  que  je  vous  veux,  je  vous  souhaite  un  ours  comme  cclui-la  pour  mari, 
et  vous  vi-rrezsi  la  reine  est  plus  heureuse  que  vous,  ma  lille. 

—  Bah!  poursuivait  une  comaièrc  sur  un  ton  d incrédulité,  on  sait  à 
quoi  s'en  tenir,  et  le  vieux  Jérôiue,  un  soir  du  mois  de  mars  qu'il  ramenait 
ses  chèvres,  cntentlit  un  fameux  tintamarre  dans  votre  chalet  isolé.  C'é- 
tait, dit-il,  une  vielle  qui  pleiuait,  et  des  cris,  des  gémissemens  et  un 
bruit  de  chaînes.  Or,  ajoutait  la  commère  se  signant,  ii  moins  que  ce  ue 
soit  le  diable,  toujours  est-il  que  le  vieux  Jéroaie  eut  une  lière  peur  et 
se  sauva.  »  , 

A  ce  coup  Rose  ne  réponlùtrien,  elle  parlait  d'autre  chose,  ou  s  en 
allait  sou^  quelque  prétexte,  car  elle  nignor?it  pas  que  cette  panique,  dont 
le  ciievrier  avait  exaiéré  les  cûèts  et  la  cause,  ne  manquait  pas  en  délini- 
t  V.;  d'un  certain  fondement. 

Elle-même  avait  remarqué,  non  sans  ciïrni,  que  tous  les  ans,  à  la  mémo 
époque,  Berlier  allait  le  soir  dans  le  cliàlet,  qu'à  sept  heures  il  entrait 
tlans  celte  chambrette  dont  lui  seul  avait  la  clé,  et  qu'il  s'y  enfermait 
deux  heures  entières  ;  qu'alors,  à  la  lueur  d'iuie  lampe  mourante,  il  dés- 
liabillait  la  vielle  de  son  crêpe,  et  se  incitait  à  jouer  comme  un  fréné- 
tique de  cet  instrument.  Par  intervalle  celle  rage  se  ralentissait,  puis  s'ar- 
rêtait tout  à  coup,  recommençait  ensuite,  et  par  momeiis  on  entendait  des 
cris  d'cnVoi,  des  gémissemens' élranclés,  une  confusion  de  pas  et  de  sou- 
pirs qui  servaient  comme  de  sinistre  accompagnement  à  celte  voix  criarde 
de  la  vielle  qui  les  étouffait  et  les  broyait  sous  une  cataracte  de  notes 
vives,  précipitées,  impitoyables.  ,  ,        . 

F.nfin  quand  cet  étrange  manège  avait  bien  duré,  quand  la  main  se  rcfu- 
sait  à  lourncr,  la  voix  à  crier,  le  Savoyard  cicOiiaiO,  énui;é,  anéanti,  rC' 


tombait  de  lassitude  et  la  lampe  en  même  temps  que  la  vielle  rcndaien 
leur  dernier  soupir. 

Après  un  silence  de  mort  et  une  obscurité  absolue  Berlier  se  relevait  pé- 
niblement, enfouissait  sa  vieille  dans  sou  fourreau  de  crêpe  et  abauduu- 
nait  pour  une  année  cet  instrument  et  ce  lugubre  réduit. 

Quand  il  sortait  de  lii,  il  était  en  nage,  il  respirait  à  peine,  sa  voix  était 
rauque,  ses  yeux  fixes  et  hagards,  ses  dénis  se  heurtaient  entre  ses  lèvres 
frémissantes  et  ses  cheveux  encore  hérissi's  attestaient  l'elTroi  de  cet 
homme  qui  semblait  avoir  été  acteur  ou  témoin  de  quelque  fantasmagorie 
teirifiante. 

Celte  espèce  de  sabbat  avait  irrévocablement  lieu  le  19  mars  de  chaque 
année,  et  avant  comme  n])rès  ce  jour  la'.al,  l'humeur  de  Berlier  s'irritaii. 
son  visage  comme  son  esprit  en  étaient  assomljris,  ses  sens  surexcités,  cisi 
la  fièvre  précédait  la  célébration  de  cet  anniversaire,  les  convuisious  lasui- 
valent  ordinairement. 

§.  III.  —  Slaccidaacsa.   ((e  Champ  du  Sang.) 

L'époque  précise  où  commence  cette  histoire,  c'est  le  19  mars  1837. 
Berlier  avait  alors  cinquanledeuxans.  Il  y  en  avait  vingt  qu'il  était  venu 
habiter  le  village,  seize  q'i'il  s'y  était  maiié,  et  son  lils  Michel,  âgé  de 
douze  ans,  pensait  à  aller  faire  son  tour  de  France.  On  n'a  pas  ouhbé  que 
le  19  mars  était  précisément  le  jour  néfaste  que  Berlier  soleunisait  d'une 
si  ténébreuse  façon. 

Les  approches  de  ce  triste  anniversaire  l'avaient  cetic  fois  plus  éprouvé 
que  de  coutume.  Soit  qu'en  gagnant  de  l'ijge  il  eût  perdn  de  ses  forces  et 
de  son  énergie,  Berlier  en  avait  été  saisi  d'une  appréhension  qui  s'était 
changée  eu  lièvre  et  qoi  déjà  depuis  une  semaine  l'avait  contraint  de  s'ali- 
ter. Nous  sommes  au  19  mars  au  soir,  nous  touchons  h  la  crise,  et  Rose,- 
sa  pauvre  femme,  attend  cette  épieuve  dans  la  plus  vive  anxiélé.  Fn  face 
d'unfeu  brillant  qui  péiilie  dans  l'àtre  S'us  une  noire  marmite,  elle  n'ose 
détourner  les  yeux  sur  le  lit  à  tombeau  où  gémit,  nous  allions  dire  ou  re- 
pose Berlier;  à  côté  d'elle  le  petit  Michel  s'amuse  avec  un  tison  qu'il  se- 
coue. Cet  exercice  inquiète  un  chien  de  berger  qui,  ses  jambes  de  derrière 
repliées  avec  sa  queue,  avait  alongé  celles  de  devant  et  comblé  leur  vide 
en  y  couchant  son  museau.  Le  pauvre  aiiimal  ainsi  dérangé  lire  l.i  langue 
et  envie  le  sort  des  grillons  qui,  à  côté  de  lui,  se  chauliént  en  chantant 
derrière  la  plaque  de  la  cheminée.  Jamais  chaumière  ne  sembla  plus  dis- 
posée pour  lapaix  des  champs  ci  la  siaiplicilé  rustique.  Si  uu  fusil,  dans 
une  toile  de  serge  verte,  orne  le  court  mauicau  de  la  cheminée,  cet  ins- 
trument de  guerre  perd  tout  caractère  offensif;  car  non  loin  de  lui  est  l'i- 
mage du  Dieu  de  h  chanté,  de  la  douleur  et  de  l'amour  ;  un  cliri-t  de 
bronze,  cloué  à  une  croix  de  bois  noir,  surmonte  uu  bénitier  de  fayence 
auquel  une  branche  de  buis  est  attache  depuis  le  dimanche  des  Rameaux. 

Ceite  placidité  néanmoins  qui  se  respire  dans  celle  chaumière,  n'est 
qu'extérieure,  et  la  figure  bouleversée  du  Savoyard  ne  permet  pas  de 
douter  que  cet  homme  ne  soii  travaillé  de  secrètes  iuriuiétudes.  Sept  heu- 
re; sonueut.  Rose  tressaille,  son  mariselève  eu  sursaut,  et,  tout  miné  par 
la  fièvre,  il  trouve  encore  assez  d'éuc,-gie  pour  sauter  à  bas  du  lit  et  se 
tenir  debout  comme  soutenu  par  uu  ressort  surnaturel;  il  chancelle  et 
veut  faire  un  pas. 

Fiose  se  jette  aussitôt  devant  lui. 

«  Où  voulez-vous  aller  ?  grand  Dieu!  s'écrie  t-elle ? 

—  Au  chalet,  balbutie  Berlier,  il  lo  faut  !  et.  sa  bouche  ne  fait  plus  en- 
tendre que  des  mots  entrecoupés  sans  suite,  sans  liaison...  uu  crime...  il 
y  a  vingi  ans...  maudite  vieille...  voici  l'heure...  ou  l'égorgé  !...  » 

Rose,  sans  rien  écouler,  embra'se  en  pleurant  les  geiioux  du  malade. 
«  Baptiste,  lui  dit-elle  les  larmes  aux  yeux,  et  prenant  ses  genoux  entre  ses 
mains  pour  le  retenir,  dans  voire  élat  c'est  impossibie....  sortir,  c'est  la 
mort  !  une  mort  certaine...  vous  ne  sortirez  pas,  je  ue  veux  pas  que  vous 
mourriez,  regardez  donc  votre  enfant...  1) 

Le  petit  Michel  voyant  sa  mère  pleurer,  se  mit  à  pleurer  aessi,  et  unit 
sa  résistance  à  celle  que  sa  mère  opposait  déjà  a  Beriicr.  Ce'ui-ci,  qu'il  fût 
attendri  parce  spectacle,  ou  que  la  force  lui  manquât  pour  accomplir  son 
dessein,  retomba  lourdement  sur  son  lit. 

Bieniôt  une  grande  lueur  illumina  la  chaumière,  et  la  cloche  de  l'église 
se  fit  entendre.  Rose  sortit  en  toute  hàie,  et  s'aperçut  avec  épouvante  que 
les  llammes  dévoraient  le  chrdet.  Impuissante  contre  un  tel  désastre,  clic 
restait  là,  immobile,  mucltc,  désolée.  Berlier  se  releva,  se  traîna  vers  la 
fenêtre,  e£  considéra  cet  iuceuJie:  on  eût  dit  que  son  fron  t  rayonnait. 
«  Vengeance  du  ciel  !  s'écria-t  il ,  j'aurais  dû  moi-inême  te  prévenir  !  » 

Cependant  cet  appel  d' la  cloche,  pour  avoir  mis  tout  le  village  en  émoi, 
ne  décilla  parsonucà  venir coaibattrc  le  sinistre.  «  C'elaitsaus  doute  la  vo- 
lonté de  Dieu,  c'est  le  chalet  du  loupgarou,  disent  tons  les  montagnards, 
l'enfer  qui  l'a  donné  le  remporte  ;  ne  nous  en  mêlons  pas  !  » 

Et  de  fait  les  vdiageois  ne  s'en  mêlaient  qu'eu  qualité  de  spectateurs 
éloignés.  Deux  personnes  seulement  accoururent  vers  le  lieu  du  sinistre,  la 
vieux  Mirel,  le  père  de  Rose,  et  le  curé  ;  mais  leur  assistance  ue  put  re 
uiédicr  a  rien.  Le  feu  dévora  le  chalet  avec  uiic  rapidité  miraculeuse. 

§  IV.  —  Sjo,  c3iafesâîo3s. 

Le  vieillard  et  le  curé  entrèrent  dans  la  chaumière  pour  porter  leurs 
consolations  à  la  victime  d'un  tel  désastre;  mais  quel  ne  fut  pas  leur  étou- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


5S 


ment  (le  voir  l'ancien  vielleur  recevoir  leurs  condoléances  en  homme  qui 
n'en  a  pas  besoin  et  qui  se  réjouit  plutôt  du  uiallieur  dont  on  croit  devoir 
le  plaindre.  "  Oh  !  mes  amis,  j'cnbéuis  le  ciel,  j'aurais  dû  le  brûler  plus  tôt 
nio';-niè  me,  cet  abominable  cliâlet.  »  Puis  il  murmura  entre  ses  dents  : 
«  Maudite  vielle,  tu  n'allligerai  plus  mes  regards.  »  Il  n'avait  pas  fini  ces 
derniers  moisquo  du  côté  du  cliâlet  les  sons  d'une  vielle  se  Creut  enlcn- 
drc. 

A  ce  bruit  il  se  leva  iîur  son  séant,  l'émotion  était  si  forte  que  ses  dents 
clarniaient,  et  sans  pouvoir  dire  une  parole,  d'un  doigt  il  indiquait  la  direc- 
tion d'où  k's  sons  élaienl  partis. 

Les  assisians  ne  comprenaient  rien  à  celte  terreur  et  à  ce  geste  épon- 
vanié. 

r.ose,  qui  venait  de  s'apercevoir  que  le  petit  Michel  n'était  pas  dans  la 
chaumière,  était  sortie  tout  alarmée  en  l'appelant  de  toutes  ses  forces. 

L'entant  accourut  à  ccito  volv,  et  sa  précipiiant  joyeux  dans  la  chau- 
mière :  «  Me  voici,  s'écria  t-il,  mon  pôic,  j'ai  sauvé  votre  vielle,  je  veux 
lîi'cn  servir.  Comme  à  vous  elle  me  portera  bonheur. 

—  Ma  vielle  !  s'écria  Bcrlier,  qui  d'un  bond  se  trouva  sur  ses  pieds  et 
marrh.1  droit  vers  Michel.  «Imprudent  !  garde  toi  delà  toucher! «Et  le  père 
saisit  cet  instrument,  et,  d'un  bra;  résolu,  le  jeta  au  feu.  «  Qu'elle  brûle, 
s'en iat-il„  comaïc a  brûlé  le chîdct,  et  qu'il  périsse  ii jamais,  cet  instru- 
\aent  homicide.  » 

Les  quatre  spectateurs  de  cette  scène  étaient  tont  surpris  de  ce  mouve- 
mcut  frénétique,  de  ces  étranges  paroles  et  de  l'action  que  mettait  le  viel- 
leur à  accomplir  ce  singulier  holocauste. 

(1  Mes  amis,  dit  alors  Berlier,  pour  réponilie  à  cetétonnement,  c'est  un 
secret  qui  depuis  vingt  ans  me  pèse,  je  puis  maintenant  m'en  décharger.» 

ft  voyant  (pie  le  petit  Michel  n'était  pas  celui  des  quatre  auditeurs 
qui  prêtait  le  moins  d'attention  à  ce  préambule,  Berlier  se  tourna  vers  sa 
fe.nme  : 

<i  Rose, lui  dit-il,  va  coucher  cet  enfant,  il  a  sommeil.» 

Alors,  malgré  ses  dénégations,  Michel  fut  amené  à  son  lit,  au  grand  dé- 
sappuinlenient  d(!  fa  curiosité  enfantine,  qu'il  lui  fallait  endormir  après 
<]u"elle  venait  d'être  si  bien  éveillée. 

«  Toi-même,  ajouta  Berlier,  eu  parlant  à  sa  femme,  tu  attendras,  pour 
revenir  ici,  que  je  t'appelle.  » 

Quand  ces  trois  hommes  furent  seuls,  Berlier,  après  avoir  exigé  la  pro- 
messe d'une  discrétion  absolue,  co-nmença  ainsi  : 

§  V. —  IJa  Isaîle  «le  fiaïune. 

Il  y  a  vingt  ans,  à  pareil  jour,  j'étais  en  France,  dans  le  Rouergue.  Cette 
journée  du  19  mars,  qui  était  un  mercredi,  fête  de  saint  Joseph,  a  laissé 
des  traces  si  profondes  dans  ma  mémoire,  que  je  me  la  rappelle  encore 
comme  si  c'élai  t  aujourd'hui. 

Je  me  trouvais  dans  une  ville  de  montagne  appelée  Rhodez.  La  foire  de 
la  mi-carême,  qui  dure  trois  jours,  dont  c'était  le  dernier,  m'y  avait  attiré 
avec  un  camarade  que  je  nommerai  Pierre,  et  qui  jouait  de  l'orgue.  Moi, 
je  n'avais  qu'une  vielle  pour  tout  gagne-pain. 

J'avais  déjà  passé  un  hiver  dans  cette  vil!e,  et  malheureusement  j'y  avais 
fait  de  mauvaises  connaissances,  entre  autres  celle  d'un  certain  Bach,  voi- 
urier  quand  il  ne  faisait  pas  la  contrebande, etd'un  ancien  soklat  du  train, 
alors  journalier,  nommé  Colard,  qui  venait  quelquefois  boire  au  cabaret 
de  Girar,  où  je  logeais.  Ce  Co'ard  était  un  assez  mauvais  garnemont,  et  un 
jour  qu'il  parlait  à  Bancal,  un  vieux  maçon  dans  la  maison  du(|uel  il  habi- 
tait avec  sa  bonne  amie,  Anne  Benoît,  je  lui  entendis  dire,  à  ce  Bancal, 
que  s'il  savait  un  omme  qui  portât  vingt-cinq  louis,  il  ne  craindrait  pas 
plus  de  lui  tirer  un  coup  de  fusil  que  de  boire  un  coup.  Je  connus  aussi 
de  la  même  manière,  mais  plus  particulièrement,  un  portefaix  assez  brave 
homme  qu'on  appelait  Bousquier. 

Le  jour  que  je  viens  d'indiiiuor,  sur  les  trois  heures,  en  faisant  ma  tour- 
née, je  rencontrai  Bach  qui  parlait  à  un  monsieur  de  très  haute  taille,  sur 
la  place  de  la  Cité. 

Sitôt  qu'il  m'aperçut,  Bach  prit  congé  du  monsieur,  vint  à  moi  et  me 
dit  : 

0  II  y  aurait  une  bonne  affaire  pour  vous.  J'en  ai  déjà  parlé  à  votre  ca- 
marade, Pierre,  le  joueur  d'orgue,  et  il  a  accepta. 

—  Voyons  !...  de  quoi  s'agif-il  ? 

—  Le  voici. 

Alors  Bach  me  conduisit  à  l'écart  et  me  parla  à  l'oreille. 

«  Ce  grand  monsieur  qui  me  quitte-  et  que  "dus  venez  de  voir,  me  dit- 
il,  en  dé.^ignaiU  seulement  des  yeuv  ce  f^rand  homme  qui  s'en  allait,  m'a 
ve  ndu  inio  balle  de  tabac  de  conir  oando  ;  il  doit  me  la  livrer  ce  soir  à  huit 
heures,  dans  la  petite  rue  ;.es  Ilebdomadiers. 

—  Je  sais  où  c'est,  i>  deux  pas  d'ici. 

—  Précisément;  Bouscpùer,  (jue  vous  connaissez,  viendra  m'aidera  la 
charger,  il  y  aurait  une  superbe  récompense  pour  vous  si,  ii  Luit  heures, 
vous  vous  trouviez  dans  celte  rue  avec  votre  vielle. 

—  Pourquoi  donc  faire? 

—  Vous  no  comprenez  pas?  Pour  distraire  par  votre  instrument  les 
personnes  qui  pourraient  avoir  la  curiosité  de  nous  troubler  dans  ce  ma- 
nège, et  la  fantaisie  d'aller  nous  dénoncer  aux  rats  de-rave  (1), 

.     —  Si  ce  n'est  que  cela,  j'y  consens  de  tout  mon  cœur,  répoudis-je, 
--  Je  p".'3  ('one  co!"ptor  sur  vous  ? 


—  Certainement,  j'y  serai. 

C'est  dit  :  A  ce  soir. 

Là  dessus  nous  nous  séparâmes. 

De  toute  l'après-midi  je  ne  vis  pas  Pierre,  mon  camarade.Lc  soir  veno, 
me  trouvant  assez  désœuvré  et  ne  voulant  pas  perdre  par  ma  faute  l'occa- 
sion de  gagner  la  belle  élrenncque  Bach  m'avait  faitenirevoir,  je  me  ren- 
dis dans  la  rue  des  Hebdnmadiers.  Il  pouvait  être  sept  heures,  j'étais  par 
conséquent  en  avance  d'une  heure;  mais  je  préférais  attendi C  moi-même 
que  de  me  faire  attendre  par  la  pratique. 


§VL 


lia  me  des  Slebdossiaillepa. 


La  ville  était  pleine  d'un  tumulte  confus  qui  bourdonnait  sourdement. 
Les  gens  de  la  campagne,  attirés  par  la  foire,  chantaient  dans  les  cabarets; 
mais  presque  personne  dans  les  rues.  A  peine  si  de  temps  à  autre  on  voyait 
passer  quelque  lanterne  qui  traversait  rapidement  ces  ténèbics  sans  les 
dissiper.  Il  avait  plu  dans  la  journée,  le  temps  était  brumeux  et  le  pavé 
glissant.  Outre  que  cette  rue  des  Hebdomadiers  est  sale  en  mute  saison, 
étroite  comme  une  venillc,  inégalement  b.âiie  et  tortueuse,  à  son  entrée 
elle  fait  un  coude  brusque  et  le  terrain  incline.  Je  me  promenai  lentement 
en  attendant  huit  heures.  Je  crus  m'apercevoir  que  quelques  personnes 
rodaient  par  là. 

La  rue  ét;<it  obscure  d'un  bnut  à  l'autre,  sauf  vers  la  maison  Bancal, 
qui  était  un  mauvais  lieu.  La  cuisine  en  éiait  éclairée,  et  j'y  entendisquel- 
que  bruit:  je  m'en  approchai. 

La  porte  de  celte  maison,  qui  toujours,  même  la  nuit,  restait  ouverte  , 
se  trouva  fermée  par  extraordinaire  ,  et  la  fenêtre  aussi.  Mais  tout  était 
dans  un  si  mauvais  état  dans  cette  maison  délabrée,  que  les  planches  des 
volets,  mal  jointes,  laissaient  de  nombreuses  fentes  par  ou  s'échappait  la 
lumière  et  pouvait  s'insinuer  l'œil. 

J'examinai  donc  l'intérieur.  Autour  d'une  longue  table  ,  supportée  par 
deux  jambages  qui  se  croisaient  à  la  modedes  Ltsde  sangle.  J'aperçus  une 
nombreuse  assemblée. 

Bach  et  le  marchand  de  tabac  me  sautèrent  aux  veux.  Alors  je  pus 
bien  examiner  ce  dernier.  Il  avait  la  tête  ronde,  les  cheveux  noirs  et  épais 
comme  les  favoris,  le  teint  fortement  coloré  et  un  regard  téméraiie  qui 
intimidait  (2). 

Allons  !  pcnsai-je ,  il  parait  que  c'est  d'ici  que  la  balle  de  tabac  doit 
partir!... 

A  droite  du  grand  Monsieur ,  était  un  second  Monsieur,  d'une  taille 
moins  haute  ;  il  parais'-aît  avoir  une  cinquantaine  d'années,  se  tenait  ua 
peu  voûté,  et  portait  une  rcdmgotie  bleue  sur  un  pantalon  giis  (3).  En  fa- 
ce de  lui,  je  remarquai  Coliard,  à  côté  de  la  Benoît,  sa  n-iaîtrcsse. 

Le  vieux  Banral  était  le  plus  près  de  la  fenêtre,  au  bout  de  la  table,  il 
me  tourna't  le  dos  :  à  l'autre  bout ,  la  Bancal  entre  deux  enfans  qu'elle 
faisait  manger.  Une  lampe  de  laiton,  à  trois  becs,  suspt'nJueà  un  roseau, 
qui  tenait  au  plancher,  éclairait  ce  repas  ,  composé  d'une  poule  bouillie 
et  do  quelques  poulets  rôtis. 

Le  repas  touchait  à  sa  lin  ;  je  vis  le  marchand  de  tabac,  le  plus  grand 
de  la  troupe,  qui  semblait  conduire  les  autres,  regarder  sa  montre  et  dire 
în  se  levant  :  «  Mes  enfans,  huit  heures  approchent,  chacun  à  son  poste, 
!!olre  homme  va  venir  !  »  En  même  temps,  notre  homme  remplit  son  ver- 
re, trinqua  avec  toute  la  bande  et  recommanda  le  plus  absolu  silence  sur 
tout  ce  qi.i  allait  se  passer. 

Cette  scène  ne  (levait  pas  ra'effraycr;  j'étais  fondé  à  pen?er  que  l'hom- 
me qu'on  attendait,  c'était  Bousquier,  et  que  le  silence  demandé  par  le 
grand  Monsieur  était  relatif  à  la  balle  de  tabac;  et  pourtant  lamniière 
sombre  et  déterminée  dont  il  réclama  le  secret  me  fit  croire  qu'il  eu  avait 
besoin  pour  cacher  quelque  chose  de  plus  grave  qu'une  simple  contraven- 
tion. Le  ton  dont  il  prononça  ces  dernières  paroles  me  fit  presscniirquel- 1 
que  chose  de  terrible. 

Peu  rassuré  par  tout  ceci,  je  me  hàiaidonc  dem'éloigncr  de  la  fenêtre 
pour  ne  pas  être  surpris  commettant  une  indiscrétion.  Je  n'avais  pas  fait 
deux  pas  que  le  marchand  de  tabac  et  les  siens  soriaieijt  de  la  maison.  Je 
jouais  de  ma  vieille  pour  me  donner  un  contenance.  Le  grand  mo:.sieur 
m'entendit,  vint  à  moi,  et  me  serrant  le  bras  avec  rudesse  :  «  Tu  as  bien 
fait  de  venir,  me  dit-il,  tu  seras  content  de  moi  ;  mais  si  dès  ce  moment  tu 
fais  un  pas  hors  do  cette  rue,  ou  si  lu  restes  une  minute  sans  que  je  t'en- 
tende, tu  es  mort.  »  ' 

Ces  menaçantes  paroles  me  firent  frémir,  ma  main  trcmbla't,  je  balbu- 
tiai une  promesse  d'obéissance  :  il  s'éloi.:;na,  en  un  cliii  d'œil  tous  eurent 
disparu,  et  je  restai  seul  au  milieu  de  cette  rue  où  je  voyais  dos  ombres 
silencieuses  qui  se  croisaient,  se  parl.dcnt  bas,  et  le  pliis  souvent  se  te- 
naient tapies  dans  l'ciicognure  d(\s  porîos.  Je  me  sentais  inve-ii  de  toutes 
parts  d'une  foule  i!e  survelllans  invisibles  ;  je  n'osais  bouger,  les  personnes 
qui  marchaient  ne  faisaient  pas  de  bruit,  tant  elles  y  niellaient  de  précau- 
tions; on  toussait  à  l'entour;  de  tous  côtés  parlaient  des  huai!...  et  dc^ 


(1)  On  appelle  rats  de-caie  les  emplovés  des  droits  réunis. 

(2)  Ce  signalement  du  vielleur  convicut  en  tous  points  îi  Basiide-Grani* 

mont. 


(ici 


(5j  Ce  «(jconii  ^fonsieiir  parait  èiro  Josion,  asont  d(î  clianço,  clbcau-Hèr^ 
■■  BaiiKle.  Il  n'est  pas  Olouna:;!  t'O  ic  vielleur  ne  connût  ni  Vun  ni  l'autre, 


se 


lu;  magasin  littéraire. 


coups  (le  siiïleis  ;  des  cris  d'appel  et  de  ralliement  étaient  écliangés,  j'en- 
lemlais  tout,  mais  je  ne  voy;iis  personne. 

J'ivais  peur. 

En  ce  moment,  l'orgue  qui  répondait  à  ma  vielle  se  fit  entendre  au  bout 
de  la  rue.  Je  ne  pourriiis  diie  !'<  llet  que  ces  sons  lirent  sur  moi.  Jamais 
la  V()i\  (l'un  ami  au  milieu  du  danger  ne  fut  écoulée  avec  plus  de  joie, 
plus  de  reconnaissance  que  les  sons  de  cet  instrument  qui  m'iillcslalcnt  la 
présenc  de  Pierre  mon  camarade  :  je  pris  coura^^c  et  me  mis  à  parcourir 
cette  rue  qui  sembuiii  déseilc  tonte  remplie  qu'elle  était...  d'assa>sins. 

A  ces  mots,  liaptisie  Berlier  q  li  s'était  assis  sur  son  lit  se  sentit  défail- 
lir et  comme  oppressé  par  un  souvenir  funeste,  il  s'arrêia  pour  reprendre 
Laleine  et  se  rcmeiire  de  cette  émotion  avant  de  continuer. 

§  VII.  —  Si»  cuigisîe  ISaiiirall. 

Après  une  pause  de  que'ques  minutes,  le  vielleur  reprit  : 

J'étais  sur  le  point  de  rejoindre  mon  camarade  lorsqu'au  bout  de  la  rue 
je  vois  s'avancer  un  vieillard  de  belle  taille.  Immédiatement  cinq  ou  six 
per.-^onnes  se  précipitent  sur  lui  ;  il  résiste,  on  l'entouie,  on  le  presse,  ou 
l'opprime ,  un  moudioir  lui  est  applirpié  sur  la  bouche  pour  étoulf'  r  ses 
cris,  un  autre  jeté  autour  du  cou  pour  l'entraîner,  il  se  débat,  on  l'étreint 
dans  les  replis  d'un  otijct  ample  et  blanciiâire  que  je  reconnus  plus  lanl 
pour  être  la  limousine  de  Bacb.  Dans  la  bagarre  quelque  chose  heurta  le 
pavé  en  tombant  :  j'imaginai  que  c'était  la  caïuie  de  la  victime. 

Du  corps  de  l'homme  qu'ils  enveloppaient  ainsi,  les  assassins  se  firent 
comme  un  bélier  pour  cnfoi.cer  le  poi  lail  d'une  écurie  qui  appartenait  à 
un  imbécile  de  leurs  complices  appelé  Missonnier.  Cette  poi  te  résista  à 
leurs  elVorts  réitérés,  ce  qui  parut  les  contrarier  singulièrement.  La  vic- 
time jeta  un  gémissemen'  sourJ.  Celait  un  tumulte,  un  désordre,  un  bruit, 
un  piétinement,  que  l'o;  gue  de  mon  camarade  et  les  sons  de  ma  vielle  ne 
réussissaient  pas  a  couvrir.  Cette  tourbe  d'assassins  hésitait,  demeurait  en 
suspens.  Il  et  it  clair  qu'il  n'y  avait  plus  le  même  ensemble.  On  put  se 
flatter  une  seconde  que  ceguetapcns  n'aurait  pas  d'autres  suites.  Tout  à 
coup  la  voix  du  ^rand  monsieur  fait  entendre  ces  mots  :  «  Chez  la 
Caiical!  » 

Ce  but  n'est  pas  plutôt  indiqué,  que  la  troupe  suivant  une  impulsion 
unanime,  en'raine  la  victime  au  lieu  désigné  ;  et  la  porte  de  celte  maison 
ijifâme  se  referme  bientôt  avec  fracas  derrière  ces  misérables. 

reut-étre  faut-il,  pour  vous  aider  à  comprendre  l'horrible  sfène  qu'il 
me  reste  à  raconter,  que  je  vous  fixe  sur  la  disposition  de  ce  funeste 
théâtre. 

La  porte  bâtarde  que  celle  maison  ouvrait  sur  la  rue  correspondait  à 
une  autre  porte  sur  une  cour  intérieure,  et  les  deux  étaient  séparées  par 
un  long  vestibule  qui  traversait  toute  la  profondeur  de  ce  premier  corjis  de 
Icgis.  A  l'entrée  du  vestibule  et  à  droite,  on  arrivait  par  un  couloir  obscur 
à  ia  cuisine  Bancal.  C'était  une  salle,  vaste,  noire  et  humide,  pavée  de 
dalles,  de  forme  irréguliére,  mais  à  peu  près  carrée,  cette  cuisine  avait 
<1  ;ux  portes  et  deux  fenêtres  ;  la  porte  d'entrée  par  le  couloir,  et  une  au- 
tre dans  un  coin  au  fond  communi(iuant  à  m  cabinet  coniigu  ;  outre  la  fe- 
nêtre par  où  je  regardais,  il  en  existait  une  autre  en  face  donnant  sur  la 
cour,  hntn:  les  deux  fenêtres,  une  haute  cheminée  ;  à  droite  et  en  regard, 
dans  une  alcôve  pratiquée  sous  un  escalier  tournani,  un  vieux  lit  mal  ca- 
ché par  des  rideaux  de  serge  éraillés,  troués,  tombant  en  lambeaux  ;  c'a  et 
là,  par  terre  ou  suspendus  à  la  muraille,  des  ustensiles  tels  qu'un  chau- 
dron, un  sceau,  une  cruche,  des  plats  de  terre,  une  poêle,  des  vases,  des 
rapières  et  des  pots  fendus.  Vous  n'avez  pas  oublié  la  longue  graisseuse  qui 
occupait  le  milieu,  ci,  au-dessus  d'elle,  cette  lumière  blafarde  pétillant 
dans  celte  humidité  et  dont  la  lueur  indécise  parvenait  à  peine  aux  solives 
aussi  enfumées  que  mal  équarries  d'un  plancher  très  haut. 

Il  me  semble  encore  que  j'ai  devant  les  yeux  tous  ces  tristes  objets  et 
ma  méffluirc  s'épouvante  de  se  les  rappeler. 

%  VIII.  —  I<e  baquet. 

Berlier  se  recueillit  un  instant,  et  poursuivit  en  ces  termes  : 

«  J'ai  dit  que  la  viciime  avait  été  entraînée  en  tumulte  dans  ce  coupe- 
gorge.  Arrivé  devant  la  maison  Bancal,  le  malheureux  lit  deux  ou  trois  cris 
dont  le  dernier  était  étouffé  comme  le  gémissement  d'une  personne  qu'on 
suffoquerait. 

La  porte  de  ce  mauvais  lieu  se  referma,  et  le  marchand  de  tabac  se  pos- 
ta devant  en  sentinelle.  Je  ne  l'ava  s  pas  aperçu,  et  je  m'étais,  tout  en  con- 
tinuant mon  chemin  e'.  mon  manège,  rapproché  de  mon  camarade  Pierre. 
Celui-ci  me  dit  à  la  dérobée  :  u  Je  sais  tout,  ou  va  tuer  un  homme  ;  j'ai  de 
l'argent  pour  toi  !  ■> 

J'allais  répondre,  mais  Pierre  ne  m'en  donna  pas  le  temps;  il  jeta  ce  cri: 
Lanterne  ynagiquc]..,  pièce  curieuse. 

Le  grand  monsieur  quitta  aussitôt  la  porte  où  il  était  aux  aguets,  et 
fondant  sur  mon  camarade,  à  qui  il  donna  un  coup  de  canne,  il  l'apostro- 
pha ainsi  :  «  Veux-tu  bien  te  taire,  gredin,  et  si  on  l'appelait?  » 

Puis  s'adressant  à  tous  les  deux  :  «  Vous  n'avez  rien  à  vous  dire,  ajou- 
ta-t-il,  j'entends  qu'on  joue  et  je  défends  qu'on  parle,  sinon  votre  compte 
serait  bientôt  fait  ;  séparez-vous!  »  Il  nous  laissa  fort  elïiayés  de  cette  sor- 
tie. Et  celte  fois,  au  lieu  de  rester  sur  la  porte,  je  le  vis  s'introduire  dans 
la  maisoQ. 


Mon  camarade  s'éloigna,  je  restai,  ef,  de  rechef,  une  invincible  curio- 
sité me  poussai»  observer  ce  qui  se  machinait  Ij-dedans.  Sans  discontinuer 
de  jouer,  j'avançai  donc  près  de  la  fenêtre  et  j'épiai  tout,  atcroupi  sur 
mon  instrument. 

Assis  sur  une  chaise  de  paille  et  devant  la  table,  je  vis  un  vieillard  que 
tous  ces  gens-là  cnviionnaicnl.  Je  le  reconnus  aussitôt  pour  un  homme 
très  charitable  de  Bhodez  qui  m'avait  souvent  fait  l'aumône.  Je  crois  qu'il 
avait  été  procm'cur  du  roi;  il  s'appelait  Fualdès.  Son  œil  était  égare,  il 
tremblait  de  tous  ses  membres  ;  je  le  vois  encore,  ce  mallieu^eux  vieillard  ; 
il  portait  une  1  '.vite  bleue,  un  gilet  noir,  un  pantalon  gr!s  et  une  douillette  ; 
il  était  as.^is  entre  le  vuirchand  de  tabac  et  le  second  monsieur,  tous 
deux  debout.  Des  femiufs  étaient  de  l'autre  côlé  de  la  table  avec  la  Banral 
nui  tenait  la  lumière.  Je  disiinguai  parmi  elles  Anne  Benoît,  la  maître.<se 
de  Colard  ;  celui-ci,  avec  Banral  et  Bach,  était  posté  derrière  la  chaise 
de  Fnakiès.  Ce  ma  hf  urcux  promena  un  œil  d'cllroi  sur  cet  en'ourpge  qui 
le  dominait  et  l'obsédait.  Le  second  monsieur  asail  ihns  les  mains  un 
porteleuille  en  maroquin  ronge  sur  le  revers  duquel  je  remarquai  une  pe- 
tite plaxiue  jaune  qui  servait  de  fermoir. 

Le  vieillard  dit  quelques  mots  que  je  n'entendis  pas.  Alors,  pour  regar- 
der plus  conjmodéiiient  et  être  moins  déra  gé  par  les  sons  de  ma  vielle, 
je  la  passai  derrière  mon  dos  et  continuai  à  tourner  la  manivelle  de  la 
main  gauche. 

W.  Fualdès,  sous  les  yeux  du  marchand  de  tabac  qui  du  dcigl  lui  m 
marquait  la  place,  signait  d  une  main  glacée  de  tt  rrenr  sur  des  feuilles  de 
papier  que  j  î  pris  pour  des  lettres  de  c  haige.  Elles  étaient  posées  enlong 
devant  lui;  il  pouvatyen  avoir  de  douze  à  quinze. 

Quand  d  eut  lini,  le  second  monsieur  les  rassembla  toutes,  les  rangea, 
les  enferma  dans  le  portefeuille  dont  je  viens  de  parler,  et  mit  ce  porte- 
feuille dans  sa  poche.  Cela  fait,  le  marchand  de  tabac  dit  à  M.  Fualdès  : 
«  Ce  n'est  pas  le  tout  de  signer,  il  faut  encore  mourir,  » 

A  ces  mots  le  vieillard  fait  un  mouvement  d'horreur,  se  lève,  se  recule, 
renverse  sa  chaise  dans  l'action,  et  s'ailressant  à  celui  qui  lai  avait  ainsi  si- 
gnifié sa  dernière  heure,  il  lui  dit  avec  force  ;  «  Eh  !  quoi  !  pourra-t  on  ja- 
mais cro  re  que  mes  amis  soient  au  nombre  de  mes  assassins  !  ■> 

Sans  lui  répondre  le  marchand  de  tabac  saisit  M.  Fualdès  dans  ses 
bras  robustes,  cl  essaie  de  le  coucher  sur  la  même  t  ble  où  il  venait  de 
signer  les  billets.  Les  individus  qui  l'entouraient  le  secondent.  Fualdès  op- 
pose de  la  résistance,  et  grâce  à  ses  ellôrts  désespérés  il  parvient  à  écarter 
le  bâillon  qu'on  met  sur  sa  bouche,  à  tomber  à  genoux,  el  tournani  un  œil 
suppliant  vers  celui  qui  allait  l'égorger,  u  Que  vonsai-je  fait?  lui  demanda- 
lii  ?  du  moins  accirdez-moi  un  instant  pour  faire  un  acte  de  contrition, 
et  me  réconcilier  avec  Dii.u  i  » 

Le  marchand  de  tabac  lai  répondit  :  «  Va  !  tu  te  réconcilieras  avec  le 
diable  !  » 

En  même  temps  il  se  saisit  de  nouveau  du  vieillard ,  et  avec  l'aide  de 
ses  complices  il  parvient  à  le  dompter  et  à  l'étendre  sur  la  table.  Alors  il 
le  lixe  par  les  épaules;  Collard  el  Bancal  s'altachent  cliaiun  à  une  jambe, 
un  autre  tamponne  la  victime,  lui  été  sa  cravate,  et  défait  sachein;se.  Le 
second  monsieur  qui  tenait  dans  la  main  un  couteau  à  mimche  noir  lui 
porta  le  premier  coup  ;  mais  il  éprouva  un  mouvement  d'horreur  qui  le  fit 
reculer. 

Fualdès  blessé  par  ce  coup  mal  assuré  rassemble  toute  sa  vigueur  ;  il 
fait  un  effort,  la  table  est  renversée  et  plie  sous  le  fardeau.  Il  y  eut  ici  un 
moment  de  confusion,  de  désordre  et  d'anxiété  terrible.  Pendant  que  les 
assassins  sont  occupés  à  dresser  la  table,  Fualdès  étourdi  et  une  écorchure 
à  son  cou,  s'échappe  de  leurs  mains  et  se  dirige  vers  la  porte.  Bach  s'y 
trouvait  placé  et  ne  mit  pas  assez  de  diligence  à  arrêter  le  vieillard  :  pour 
l'en  punir  le  marchand  de  tabac  lui  donne  un  grand  soufflet,  et  de  con- 
cert avec  les  autres  individus  il  ressaisit  Fualdès,  et  de  nouveau  ils  l'a- 
longeni  sur  celte  table  qui  avait  été  redressée. 

Le  marchand  de  tabac  prend  le  couteau  des  mains  du  second  mon- 
sieur  en  lui  disant  avec  mépris,  <i  Vat  en!  tu  ne  sais  pas  faire  cela  !  »  Et 
il  le  plonge  lui-même  à  plusieurs  reprises  danslagorgede  Fualdès.  C'éiai 
un  mauvais  couteau,  il  coupait  comme  une  scie,  le  sang  coula!... 

Fualdès  poussait  des  gémissemens  sourds,  des  cris  étranglés,  il  s'agitait 
dans  de  mortelles  convulsions.  Misoniiier,  cet  espèce  de  niais,  effrayé  de 
cette  scène,  tournait  coiuine  un  fou  autour  de  la  table  fatale.  Le  mai-- 
chand  de  tabac  s'apercevant  de  sa  non  coopération,  lui  mit  le  couteau  à 
la  main  et  le  comraignit  à  porter  lui-même  plusieurs  coups  à  la  victime. 
Fualdès  se  débattait  vainement  dans  les  agitations  de  cette  terrible  agonie. 
Le  second  monsieur  et  Bach  lui  tena>ent  les  bras,  Collard  et  Bancal  te- 
naient tes  pieds;  le  marchand  de  tabac  tenait  le  couteau  !...  Anne 
Benoît  avait  pris  la  lumière,  et  la  Bancal,  à  genoux,  recev.dt  dans  un  ba- 
quet le  sang  de  la  victime  et  le  remuait  avec  la  main  à  mesure  qu'il  tom- 
bait!... 

Les  gémissemens  de  Fuaîdès  devenaient  de  plus  en  plus  rares  et  plus 
faibles,  enfin  il  poussa  le  râle  de  la  mort  et  bientôt  exhala  le  dernier 
soupir,,. 

Je  ne  trouverai  jamais  de  paroles  pour  vous  faire  comprendre  toutes 
les  douleurs  dont  je  fus  déchiré  durant  le  supplice  de  l'inforluné  vieillard 
quand  je  le  visse  débattre  et  panteler  sous  le  couteau,  quand  j'entendis 
son  sang  couler  d'abord  à  Ilots,  et  pais  goutte  à  goutte...  Attrré  par  cette 
masse  d'horreurs,  paralysé  par  la  crainte,  ne  pouvant  secourir  l'homme 
qu'on  égorgeait,  je  fus  près  de  m'évauouir.  lleureusemcut  l'excès  même  de 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


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coite  t'pouvaiite  me  souiintcleI)out,  ma  main  à  mon  insu  tournait,  tour- 
nait toujours  comme  poussée  par  un  ressort  et  coinluite  par  une  impulsion 
Oirai  gère. 

En  se  rappelant  ces  atroces  circonstances  Dcriier  laissait  voir  dans  ses 
traits  boulc\ersés  des  traces  de  la  frayeur  que  lui  avait  causée  ce  barbare 
spécial  le. 

Celle  violente  secousse  le  força  de  suspnulrc  son  récit. 

Peu  à  peu  cette  émoiioa  s'apaisa  et  le  vielleur  termina  ainsi  cette  lu- 
gubre histoire. 

Fuakiès  venait  à  peine  d'expirer  que  deux  individus  heurtèrent  violem- 
ment à  la  porto  de  :cue  maison. 

Je  crus  une  minu  e  que  les  assassins  avaient  été  dénoncés  et  qu'on  ve- 
nait les  surprendre. 

Ce  bruit  causa  un  certain  trouble  dans  l'intérieur;  on  cbuchottait:  on 
paila  de  ne  pis  bouger  et  d'étoiiulre  la  lumière. 

Le  marchand  de  tabac scuX  ne  fut  pas  déconcerté;  encore  tout  fumant 
du  sang  de  sa  victime,  il  eut  l'audace  d'ouvrir  la  porte  et  de  se  placer  sur 
le  seuil. 

u  Que  demandez-vous? dit-il  d'une  voix  impérieuse. 

—  Parbleu,  reprit  le  plus  hardi  des  compigiioiis,  vous  le  devinez  bien; 
nous  éiions  venus  pour  un  rendez-vous.  Pourquoi  cette  porte  cst-clle 
fermée  ? 

—  Parceqii'il  me  plaît,  répliqua  l'assassin  :  retirez-vous,  sinon,  gare  !... 
prenez-vous  donc  ceci  pour  la  maison  du  Bon  Dieu  ! 

—  Non,  mais  pour  la  maison  du  Diable,  rcpariit  l'inconnu  elTrayé  de 
voir  lever  sur  lui  la  canne  du  marchand  de  (ubac  dont  avec  terreur  il 
considérait  l'incolure  ci  la  grande  taille.  » 

Les  (Icuxindividîis  piiiont  la  fuite  et  le  monsieur  se  tourna  vers  moi  : 

«  Maintenant,  me  dii-il ,  c'est  assez,  :  je  n'ai  plus  besoin  de  ton  instru- 
ment, mais  de  loi  seul,  ne  joue  plus   Pies  c-fi  et  fais  scniinelle.  » 

Je  cessai  déjouer,  et  un  moment  après  mon  camarade  cessa  aussi  de  se 
faire  entendre  ;  j'en  conclus  que  Pierre  devait  avoir  reçu  le  même  ordre 
que  moi  ? 

Le  grand  monsieur  rentra,  ferma  la  porte  derrière  lui  ;  je  retournai  h 
mon  observaioire. 

Sur  le  commandement  du  marchand  de  tabac  on  prit  le  corps  de 
Fualdcs  et  on  le  transporta  sur  deux  bancs  qu'on  avait  disposés  près  de 
la  fenêtre. 

La  proximité  du  cadavre,  l'aspect  de  sa  blessure  saignante  me  soule- 
vèrent le  cœur,  et  je  nie  reculai,  pas  assez  vite  cependant  pour  (|ue  je  ne 
pusse  voir  la  Bancal  profiler  de  ce  moment  pour  essuyer  cette  table  et  la 
laver  du  sang  dont  elle  était  souillée. 

Quand  Je  voulus  regarder  de  nouveau,  le  corps  de  Fualdès  avait  été  re- 
placé sur  la  table  ;  là  le  marchand  de  tabac,  fouilla  les  poches  de  ces 
vètemeiisensanglaniés,  de  celles  du  gilet  il  en  retira  trois  éeus  de  cinq  fr., 
trois  pièces  de  dix  sous  et  onze  sous  de  monnaie  qu'il  donna  à  la  femme 
Bancal  eu  lui  disant:  «  Prenez!  nous  ne  tuons  pas  cet  homme  pour  son 
argent.  » 

11  letiia  aussi  d'une  autre  poche  une  clé  qu'il  remit  au  second  monsieur 
avec  ces  paroles:  «  Tiens  !  va  chercher  le  tout,  et  en  même  temps  exa- 
mine s'il  y  a  moyen  de  porter  cet  homme  dans  sa  maison,  tu  sais.  On 
mettrait  un  de  ses  rasoirs  à  son  cou,  et  il  se  sera  suicidé  !..  va.  » 

Sur  cette  injonction  le  second  monsieur  sortit  :  il  passa  devant  moi  : 
bien  entendu  que  je  m'éloignai  de  la  fenêtre  afin  qu'd  ne  me  surprît  pas  à 
les  épier. 

§  IX.—  Msttls&nie  Maiison. 

En  l'absence  de  ce  complice  le  marchand  de  tabac  continua  de  fouil- 
ler le  cadavre  mais  sans  ésultat,  celte  fois.  La  vieille  Bancal  en  touchant 
la  chemise  s'extasia  sur  sa  finesse  et  sa  blancheur.  "  Jésus ,  s'écria-t-elle, 
laissez-moi  la  lui  ôter,  il  vaut  mieux  que  ce  soit  moi  qui  l'aie  que  lui,  le 
pauvre  homme  !  elle  est  d'une  .oile  ressemblante  à  une  aube. 

—  Non  pas,  la  mère,  lui  répondit  le  chef  des  assassins;  cette  chemise 
pourrait  nous  compromettre.  » 

La  Bancal  objecta  quelques  mots  qui  n'arrivèrent  pas  à  mon  oreille  : 
maisje  la  vis,  pour  s'indemniser  sans  donle,  arracher  d'un  doigt  du  cadavre 
une  bague  qu'il  portait  à  la  main  gauche. 

Pciidant  cette  opération  on  entendit  du  bruit  du  côté  du  cabinet  couti- 
gu.  Le  monsieur  demanda  avec  vivacité  à  la  Bancal  d'où  il  provenait. 

Celle  ci  se  troubla,  balbutia,  et  '•épondit  que  dans  la  presse  et  le  désor- 
dre amenés  par  l'invasion  de  la  iroupc,  elle  avait  été  obligée  de  faire  ca- 
cher quelqu'un  là-dedans. 

«  linprudenie,  s'écriai-il,  que  ne  le  disiez-vous?  il  faut  le  tuer.» 

En  même  temps  il  ouvre  la  porte  et  se  saisit  de  la  personne  cachée  qu'il 
enlraine  à  moitié  évanouie  au  milieu  de  la  cuisine  sous  la  lumière.  Je  crus 
que  c'était  un  jeune  homme;  il  portait  un  spencer  et  drs  pantalons 
bleus  (1).  Déjà  le  bras  de  l'assassin  est  levé  pour  égorger  ceite  nouvelle 

(1)  Les  déliais  devant  les  Coms  d'assises  de  l'Avoyioii  et  du  Tarn  démoii- 
trcruiit  (|iic  madame  Clarisse  Mansoii,  (jui  ï'élait  lioiivce  dans  ce  mauvais  lien 
par  suite  d'un  reiid'.'Z-vous  i|u'elle  avait  loinié  il  un  jeune  liommo  de  la  cam- 
ii,ii;iie,  s'éic.it  ce  soir  là  travestie  en  homme  pour  courir  avec  plus  do  sécurité 
telle  nocuune  uvcuiury 


victime.  Celle-ci  s'écrie  épouvantée  :  «  Je  ne  suis  qu'une  femme;  je  vous 
demande  a  vie  !  >> 

Le  bourreau,  sans  èlre  désarmé  par  cette  prière,  lui  porte  la  main  sur 
la  poitrine.  Bancal  se  jeue  en  Iravcrs,  disant  qu  il  ne  voulait  pas  que  cette 
femme  fût  tuée  tliez  lui,  (pi'il  saurait  bien  l'empêcher. 

Mais  ces  opposition^  n'arrêtent  pas  le  meurtrier.  Son  bras  est  toujours 
levé. 

En  ce  moment  le  second  monsieur  entra  de  retour  de  son  expédition. 
D'an  coup  d'œil  il  comprit  le  motif  de  cette  aliercaiion  terrible  et  recon- 
nut même  la  dame.  Use  jeia  entre  elle  et  son  assassin,  en  disant  à  celui-ci, 
d'un  ton  de  reproche  :  «  Quoi  !  tu  es  déjà  embarrassé  d'un  cadavre,  que 
ferais-tu  d'un  autre  ?  » 

—Embarrassé  !  Est-ce  que  nous  ne  pouvons  pas  porter  ça,répliqua-t-il 
en  désignant  le  corps  de  Fualdès,  dans  son  lit  ou  dans  sa  maison? 

—  Impossible,  reprit  l'autre;  il  y  a  Son  valet  sur  la  porte  qui  l'attend, et 
sa  femme  qui  veille  à  la  fenêtre.  » 

Cette  considération  et  cette  nouvelle  opérèrent  seules  quelque  effet  sur 
le  marchand  de  tabac;  il  consentit  à  regret  à  laisser  la  vie  à  cette  femme; 
mais  il  exigea  d'elle  u,i  serment  solennel.  Il  la  contraignit  à  se  meure  à 
genoux,  à  étendre  la  main  sur  le  ventre  du  cadavre,  ainsi  que  sur  le  cou- 
teau encore  dégoûtant  et  à  jurer  de  ne  rien  révéler,  sous  peine  de  perdre 
la  vie  par  le  fer  ou  par  le  poison. 

Elle  prononça  ce  serment  d'une  voix  faible,  se  releva,  et  je  m'aperçus 
qu'elle  avait  du  sang  à  un  de  ses  doigts. 

Le  second  monsieur  h  prit  sous  sa  sauve-garde  et  la  conduisit  hors  de 
la  maison  Bancal.  Il  était  neuf  heures  et  demie  environ.  Le  marchand  de 
tabac  se  tourna  vers  Cacb  et  lui  dit:  «Toi,  je  l'ordonne  d'aller  chercher 
Boiisquier;  tu  sais  le  signal.  » 

Bach  obéit  sur-le-champ  et  sortit  en  même  temps  que  le  monsieur  et  là 
dame;  il  est  vrai  qu'il  ne  se  dirigea  pas  du  même  côté  qu'eux. 

Le  marchand  de  tabac,  mis  en  éveil  par  cet  incident,  voulut  examiner 
s'il  n'y  avait  personne  dans  le  lit;  il  souleva  les  rideaux  et  trouva  une  pe- 
tiie  fille  endormie.  Pour  s'assurer  de  son  sommeil,  il  lui  passa  deux  fois  la 
main  sur  la  figure  et  dit  à  la  mère  Bancal: 

u  11  faudra  se  défaircde  cette  enfant. 

—  Combien  me  donnerezvous  ?  demanda  impudemment  la  vieille. 

—  Centécus. 

—  Mettez  quatre  cents  francs,  reprit-elle,  et  je  m'en  charge.  Pas  plus 
tard  que  deux  ou  rois  jours,  et  elle  me  passera  par  les  mains.  » 

Cette  perquisition  venait  de  finir  lorsque  le  second  monsieur  rentra 
pour  la  iroisième  fois  dans  celte  fatale  cuisine.  Il  fallut  songer  au  cadavre 
qui  était  encore  là,  gisant  tel  que  le  crime  l'avait  fait.  Le  marchand  de 
tabac  lui  ôta  le  tampon  de  la  bouche,  lui  mit  la  cravate  au  cou,  et,  après 
l'avoir  nouée,  il  dii  d'un  ton  railleur  :  «  Là,  bien,  il  n'y  paraît  pas  du 
tout!  » 

Ensuite  il  demanda  à  la  Bancal  un  drap  et  une  couverture  de  laine  poiu* 
l'envelopper;  mais  de  peur  que  le  sang  ne  teignit  la  couverture,  la  Bancal 
prêta  son  tablier  sale,  dont  on  entoura  la  tète.  Tous  ensemble  lièrent  ce 
paquet  en  forme  de  balle  de  cuir  avec  une  corde  de  la  grosseur  du  doigt; 
on  insinua  dessous  deux  petites  barres  afin  de  faciliter  le  irjiispoit. 

Ces  préparatifs  terminés,  Collard,  à  qui  le  marchand  avait  dit  quelques 
mots,  sortit,  puis  rentra  un  instant  après  (il  logeait  dans  la  maison),  por- 
tant deux  fusils,  dont  un  simple  que  prit  le  petit  monsieur,  et  un  double 
dont  s'empara  le  grand. 

Sur  ces  enirel'aitcs  on  frappa  trois  coups  bien  distincts  à  la  porte  de  la 
maison.  Le  marchand  de  tabac  alla  lui-même  ouvrir.  C'était  Bach  qui  ra- 
menait Bousquier.  Celui-ci,  en  entrant  dans  la  cuisine,  demanda  où  était 
cette  balle  à  charger.  «  Ce  n'est  pas  une  balle  de  tabac,  c'est  un  cadavre 
qu'il  faut  aller  porter,  répondit  Bach.  »  Bousquier  fit  alors  un  mouvement 
pour  se  retirer;  mais  le  grand  monsieur  lui  posa  les  canons  de  son  fusil 
sur  la  poitrine  en  lui  disant  :  «'Si  tu  bouges,  tu  es  mort  !  »  Bousquier  fut 
très  docile  par  cette  menace.  Il  ne  remua  pas. 

§  X.  Lia  jVoynde. 

3*ai  dit  que  le  cadavre  était  porté  sur  deux  barres.  Le  signal  du  di^part 
fut  donné  ;  on  se  mit  en  marche,  il  était  plus  de  dix  heures.  Bancal  et 
Collard  prirent  le  devant,  Bach  et  Bousquier  poriaient  p.ir  derrière  ;  le 
funèbre  cortège  sortit  ainsi.  Le  marchand  de  tabac  marchait  en  Icie, 
l'auire  monsieur  suivait  à  quelques  pas  derrière..  Missonuier  marchait  à 
cùté,  une  canne  sous  le  bras. 

Je  dois  mentionner  ici  qi>'cn  passant  devant  moi,  le  grand  monsieur  ap- 
puya fortement  son  fusil  sur  mon  épaule,  et  me  dit  :  »  Tu  me  cima's,  tu 
n'as  rien  vu.  rien  entendu  ,  va-l'en,  et  si  je  te  rencontre  sur  mou  chemin, 
ton  compte  ne  sera  pas  long,  n 

Je  pris  immédiatement  la  fuite,  enchanté  d'avoir  pu  échapper  sain  et 
sauf  à  une  si  horrible  boucherie.  Los  dornières  paroles  de  cet  homme  re- 
tentissaient à  mes  (iroillos  ;  toutes  les  horreurs  de  la  soirée  se  représen- 
taient à  mes  yeux.  Troiililé,  a'^ité,  éperdu,  je  courais  comme  un  insensé, 
où  ?  je  l'ignorais  :  mais  tout  ce  que  je  savais  bien,  c'est  que  je  fuyais.  Dans 
ces  rues  désortps  et  obscures  je  me  perdis  cl  bientôt  je  m'aperçus  que  j'é- 
tais hors  ville,  dans  un  pré  non  loin  de  l'Aveyroii. 

Je  cherchais  oncoro  à  me  roconnaitro,  à  m'orienter  lorsque  je  vis  s'a- 
vaucu'  vers  moi  une  masse  U'umbrcs  marchant  leuiemeui  et  pesamment,  Je 


"58 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


crus  que  c'était  une  erreur  de  mes  oreilles  et  de  mes  yeux  Épouvantés; 
m.iis  cette  troupe  ellVayaiiio  av.inça.ct  je  reconnus  le  funèhre  cortège. 
Tremblant  de  m'attircr  le  sort  dont  m'avait  mcnicé  le  «K/re/nnu/ ri?  tabac, 
je  ni'>  cacliai  derrière  un  buisson  :  je  me  trouvais  sur  un  tertre;  de  là  je 
vis  délilcr  le  fjtal  convoi.  Il  était  toujours  dans  le  même  ordre  :  le  prand 
monsieur  le  précédait,  les  canons  de  son  fusil  tournés  vers  la  tcne,  et  l'au- 
tre monsieur  suivait  à  quelf|uedistance  ;je  remarquai  seulement  (|ue  C2  der- 
nier avait  sous  son  cli'peau  une  espèce  de  mouchoir  blandiâire  qui  des- 
cendait sur  sa  figure;  Messonnier  rôdait  à  l'entour  et  semblait  remplir  les 
fonctions  d'éelaireur.  I.e  cortège  descendit  ainsi  en  travers  par  un  chemin 
de  charrette.  A  l'endroit  où  le  terrain  s'incline  vers  le  lit  de  l'Avoyron,  le 
chemin  cesse  et  la  pente  l'evint  très  rapide.  Bancal  et  Collard  prirent 
alor.>  \i  corps  à  eux  deux,  sans  doute  parce  qu'il  devenait  impossible  de  le 
portera  quatre.  Je  crois  qu'il  leur  fallut  franchir  une  muraille,  et  le  se- 
cond monsieur  lit  un  faux  pa<.  «Tu  tombes,  as-tu  peur?  »|lui  cria  le  grand; 
mais  je  n'entendis  point  ce  qui  lu'  fu  répon  lu. 

Al  rivés  tous  sur  le  bord  (le  l'A  veyron,  il  me  sembla  voir  qu'on  déroulait  le 
corps.  Les  cordes  fnren"  peut-être  enlevées ,  le  drap  et  la  couverture  aus«i  ; 
toujours  est-il  que  j'emendis  quelques  minutes  plus  lard  un  grand  bruit 
comme  relui  d'un  corps  qui  tombe  dans  l'eau. 

Je  me  hâtai  de  rentrer,  pénétré  de  crainte  et  d'horreur  de  tout  ce  que  je 
venais  de  voir. 

J'aurais  fui  sur  l'heure  cette  ville  infâme  si  les  ténèbres  de  la  nuit  ne 
iu"eu>sênt  eflVayé  de  ces  sanglante?  visions.  Je  rentiai  donc  à  mon  au- 
berge, il  était  près  de  minuit;  mon  camarade  était  éveillé  et  m'attendait, 
et  sans  me  dire  autre  chose  que  ceci  :  «  voilà  ta  part  o,  il  me  remit  cent 
écus  ;  je  ne  ''ai  plus  revu  depuis. 

Je  ne  dormis  pas  une  minute  de  la  nu't,  et  le  lendemain  à  la  pointe  du 
jour  j'étais  déjà  par  les  chemins;  je  fuyais  à  jamais  cette  ville  abominable. 

J'arrivai  dans  ce  village  il  y  a  vingtans;  j'avais  quelques  économies  hon- 
nêtement amassées  dont  j'achetai  cette  chaumière,  ce  champ  et  ce  jardin. 
L'argent  du  crime,  les  cent  écus,  je  les  all'ectai  a  l'acquisition  du  chalet 
que  les  flammes  viennent  de  dévorer.  Punition  du  ciel,  vengeance  de  Dieu  ! 
je  vous  bénis. 

Et  maintenant,  mes  amis,  que  vous  en  savez  la  cause,  vous  comprenez 
mon  désespoir  et  mes  remords  !...  » 

Ici  la  voix  de  Berlier  alla  s'ailaiblissant  et  il  tomba  sans  connaissance. 
Aux  cris  du  vieillard  et  du  curé.  Rose  accourut  pour  assister  sou  mari. 

«  Ce  n'est  rien,  ma  fille,  lui  dit  le  vieux  Méril,  une  simple  crise  ! 

—  Et  je  crois  que  ce  sera  la  dernière ,  ajouia  le  bon  curé.  " 

En  effet,  depuis  cette  confession  et  cet  incendie,  Jean-Baptiste  Berlier  a 
perdu  son  humeur  atra!)ilairc  et  ses  convulsions;  il  est  aiijourdhni  très 
doux,  fort  enjoué,  et  tout  le  village  l'aime  et  le  respecte. 

Quelques  jours  après  ce  solennel  aveu  le  petit  Michel  vou'ut  partir  pour 
faire  son  tour  ;  il  pleurait  la  vielle  que  son  père  avait  brûlée. 

"  Ne  la  regrette  pas,  mon  fils,  lui  dit  vivement  ce  ui-ci,  àsa  place  je  t'ai 
acheté  un  orgue  qui  doit  te  porter  bonheur.  » 

On  dit  que  cet  orgue  du  petit  Michel  est  le  même  qui  servit  de  signal  à 
madame  de  Lavalette,  lors  de  l'évation  de  son  mari. 

L'orgue  de  Lavalette  a  été  plus  heureux  que  lavie'le  de  Fuakiès,  carie 
petit  Michel  qui  est  en  ce  moment  ix  Paris,  envoie  tous  les  ans  des  épar- 
gnes considérables  à  sa  famille  dans  le  sein  de  laquelle  il  reviendra  bientôt 
jouir  de  sa  modeste  fortune, 

rnÉDÉnic  THOMAS. 

(Audience.) 

BJOnVE£I.E3   &  £A  VS&IX. 

(Livraison  d'octobre.) 

Un  homme  politique  doit  compte  de  toutes  ses  œuvres,  et  il  n'est  vrai- 
ment pas  juste  que  les  anciens  vaudevilles  de  RI.  Dnvergierde  HauraMie 
échappent  plus  long-temps  à  l'analyse  que  nous  en  désirons  fa  rc  :  aucun 
libiaire  de  l'ais  ne  possède  un  seul  exemplaire  de  la  Fisiie  à  Crclna- 
Crccn  et  du  Jaloux  comme  il  y  en  a  pnu, 

La  Bibliothèque  royale,  qui  est  instituée  pour  tenir  dépôt  do  tous  les 
ouvrages  qui  s'impriment,  ne  veut  pas  aosolument  livrer  à  notre  curiosité 
ces  dciix  morceaux  littéraires. 

Nous  n'avons  plus  d'espoir  que  dans  les  voies  judiciaires  pour  y  con- 
traindre M.  le  diiTcieur  de  cet  établissement;  nous  nous  sommes  vus  à 
ri  g'  et  forcés  de  lui  décrocher  l'exploit  suivant  : 

L'an  mil  huit  cent  quaranle-nn,  le  quinze  ortobre,  à  la  requête  de 
l'éditeur  d'un  livre  mensuel  intitulé  :  les  [\!ouvcilcs  à  la  main,  pour  le- 
quel domicile  est  élu  en  ses  bureaux,  sis  à  Paris,  rue  d'Kiighien,  n.  10, 

J'ai,  Jean-Claude  Bigo'et,  huissi'  r  près  le  tribunal  de  premère  instance 
du  département  de  la  Seine,  séant  à  Paris,  y  demeurant,  rue  de  l'Arbre- 
Scr,  n.  9,  soussigné,  sommé,  interpelé,  au  nom  du  requérant, 

M.  Naudet,  ollicier  de  la  Légion  d'Honneur,  directeur  de  la  Bibliothè- 
que royale,  demeurant  à  Paris,  rue  llichelicu,  eu  son  domicile,  parlant  au 
suisse  de  l'hôiL-l, 

De,  dacs  vingt-quatre  heures  pour  tout  délai,  donner  en  lecture  au  re- 


(1)  Chez  l'éditeur,  rue  d'KnghieD,  Ift 


quérant  un  exemplaire  de  deux  vaudevilles  composés  par  M.  Duvergier 
de  Hauranne,  imprimés,  et  dont  le  dépôi  a  dû  être  fait  au  bureaii  de  la- 
dite Bibliothèque  royale. 

Et  pour, 

Atiendu  qu'il  importe  au  requérant  de  faire  de  cette  lecture,  d'où  il 
peut  rc^sulter  pour  lui  et  ses  lecteurs  des  renseigncmens  curieux  et  des 
rapprochemens  précieux  entre  la  première  manière  de  M.  Duvergier,  et  sa 
seconde  manière ,  dont  la  Revue  des  Deux  Mondes  donne  des  échantil- 
lons; 

Attendu  que,  dans  un  intérêt  général  et  politique ,  il  importe  que  la 
France  connaisse  à  fond  les  hommes  qui  se  prétendent  appelés  à  la  gou- 
verner sérieusement,  après  avoir  préludé  au  maniement  des  atl'aires  du 
pays  par  des  couplets  et  des  refrains; 

Attendu  que,  dans  l'espèce,  les  deux  vaudevilles  dont  est  question  sont 
des  chefs-d'œuvre  du  genre;  que  l'équivoque  ella  gravelure  y  abon- 
dent ; 

Que,  s'il  en  faut  croire  une  vieille  contre-basse  de  l'orche.-^lre  da  Vau- 
deville, la  yisiie  à  Gretna-Green  était  une  peinture  des  mœius  écossai- 
ses qui  avait  bien  son  charme,  qu'un  mariage  s'y  trouva  t  célébré  dans  la 
forge  du  forgeron  entre  un  Anglais  et  une  femme  qu'il  ne  croyait  pas  la 
sienne,  de  telle  sorte  qu'il  se  mariait  deux  fois  avec  la  même  personne, 
tout  en  se  croyant  bigame; 

El,  quant  au  Jaloux  comme  il  y  en  a  peu,  que  la  même  vieille  con- 
trebasse  alTirmo  avoir  bien  ri  dans  son  temps  d'un  long  quiproquo  p'ein 
de  malice  et  de  finesse  :  le  jaioux  étant  un  mari  ombrageux  qui  surprend 
sa  femme  à  dire  toute  seule  et  à  haute  voix  :  Oh  !  qu'il  est  gentil  !  que  je 
l'aime  aujourd'hui!  comme  il  m'a  embrassée  t"ut  à  l'heure!  qu'il  est 
doux  à  entendre!  Le  mari  faisant  une  effroyable  scène  de  jalousie  et  finis- 
sant par  dire  ce  qu'il  a  entendu,  sa  femme  Unissant  par  avouer  qu'elle 
aime  à  embrasser,  à  entendre,  à  voir,.,  un  petit  serin  ! 

Attendu  que  pour  se  livrer  à  l'étude  des  caractère?  contemporains 
et  des  grandes  figures  politiques  de  l'époque ,  il  est  indispensable  a  v.n 
écrivain  de  connaître  des  antécédens  même  aussi  futiles  en  apparence 
que  la  création  de  ces  deux  vaudevilles  ;  que,  dans  la  composition  de  ces 
ouvrages  de  sa  première  jeunesse,  M.  Duvergier  de  Hauranne  a  peut- 
è:re  déposé  le  germe  des  qualités  dialectiques  qu'il  a  déployées  plus  tard 
dans  la  question  d'Orient  et  de  l'isolement  armé. 

Attendu  que  ces  questions  sont  actuellement  pendantes  à  M.  Duver- 
gier de  Hauranne  qui  pend  ù  la  lievue  des  Deux  Mondes  ,  laquelle  pend 
à  .M.  Bidoz,  q  i  pen.l  aa  Thérure-Français ,  mais  au  nez  de  qui  pend  la 
colère  (lu  cabinet,  qui  voudrait  bien  le  destituer;  mais  qui  n'en  a  pas  le 
teinp^,  parce  que,  dans  l'été,  les  cabinets  vont  à  la  campagne,  et  bcticnt 
ladite  canipa|.;iic  pendant  l'hiver,  qaand  MM.  les  députés  sont  réuaisdans 
le  but  annuel  de  lesmetire  à  la  porte  vers  le  1"  janvier. 

Attendu  qu'aucune  raison  plausible  ne  peut  être  opposée  à  la  compul- 
sation de  la  Visite  à  Greina  Grccn  et  du  Jaloux  ;  que  vainement  moii- 
dit  sieur  Kaudct,  es  nom  et  qualités  ci-dessus,  objecierait  qu'il  est  coa- 
ti aire  au  bo.)  ordre  de  livrer  a  1  inveuigaiion  d'un  folliculaire  les  llonllous 
d'un  hjmma  à  lunettes  devenu  député  :  parce  qu'on  pourrait  citer  à 
M.  Nau:let  utie  foule  d'exemples  de  re préscntans  du  pays  qui  se  livrent  pa- 
tiemment il  l'exercice  insalubre  de  la  tragédie  et  même  de  la  fable  ;  que 
ve.inemeiit  encore  on  pourrait  objec  cr  l'état  l'épilepsie  chronique  de 
M.  Duvergier  de  Hauranne  :  parce  qu'au  contraire  on  pourrait  espérer 
quelque  a  louciisemcnt  pour  le  susdit,  de  cetta  évocaiioa  de  souvenirs 
jeuneset  frjis; 

Aitcniuenlin  que  l'histoire,  la  politique,  la  morale  ^t  mêmel'humanitiS 
s'accordent  pour  réclamer  la  communication  des  premiers  essais  littéraires 
de  .M.  Duvergier  de  Hauranne  ;  par  tous  ces  motifs  et  autres  qu'il  est  su- 
rabondant  de  déduire  ; 

J'iii  déclaré  à  mondit  sieur  Naudet,  directeur  de  la  Bibliothèque  royale, 
que  faute  par  lui  de  satisfaire  dans  le  délai  de  vingt-quatre  heures  au.x 
fins  de  la  p.-ésente,  le  requérant  entend  se  pourvoir  par  toutes  voies  de 
droit.  Et  à  ce  que  ledit  sieur  Kaudet  n'en  ignore,  je  lui  ai,  à  domicile  et 
parlant  comme  dit  est,  laissé  copie  du  présent,  dont  le  coût  est  de  cinq 
francs. 

Signé  :  RiGOLET. 

Plusieurs  marchands  très  forts  sur  les  roueries  de  l'annonce  pratiqu'-nt 
une  nouvelle  variété  de  la  réclame. 

Cela  consiste  à  faire  insérer  dans  un  journal  une  historiette  de  vol , 
dans  laquelle  il  est  raconté  qu'un  jeune  filou  s'étant  introduit  dans  les  vas- 
tes et  br.llans  magasins  de  M.  n'importe  qui,  chemisier,  ou  parfumeur,  ou 
marchand  de  soieries,  il  a  dérobé  des  f.iux  cols,  de  la  crème  de  Macassar, 
ou  des  foulards;  l'anecdote  est  embellie  de  détails  sur  l'âge  et  la  mise  du 
Clou,  sur  le  mode  de  son  anestaiion  et  l'habileté  du  sergent  de  ville  qui 
l'a  pris  sur  le  fait. 

Le  côté  vraiment  brillant  de  cette  espèce  d'annonce,  c'est  que  les  jour- 
naux ayant  l'habitude  de  se  copier,  de  s'emprunter,  de  se  voler  les  uns 
les  autres,  de  telle  sorte  qu'il  ne  se  fait  en  réahlé,  à  Paris,  qu'un  seul  et 
môme  journal  toute  une  semaine. 

Il  on  résulte  que  l'annonce,  ainsi  répétée  et  galopant  d'une  feuille  it 
une  autre,  ne  paie  pourtant  qu'une  fois. 

Il  a  élu  beaucoup  question  le  mois  dernier  de  la  faillite  faite  à  la  Bourse 


I 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


S9 


par  le  jeune  baron  d"E...,  et  ce  raois-ci  de  la  chasse  infructueuse  que  lui 
ont  donnée  doux  de  s?s  créanciers. 

M.  d'E...,  ainsi  que  sou  père  mort  avant  celle  dccnnfiîure,  ont  i'é.  on 
nc^sait  à  propos  de  qudi ,  qiialiliés  de  banqu  ers  lé^iiimistis  ;  comme  si 
Jes'Luinr|uicrs  étaient  li-git'niistcs  ou  républicains ,  ou  conslilulionne's.Ils 
sont  banquiers,  cl  voilii  tout. 

Si  dans  ces  sortes  d'occasiors  les  journaux  sont  trop  souvent  ii!a\  i  .i- 
lorniés,  i  s  sont  encore  plus  mal  inspirés  qu^u'l  i!s  prêchent  la  Eioirde, 
crient  au  scandale  et  réclament  des  répressions  légales  pour  ce  quMà  ap- 
pellent ra,!;ioia;;i'. 

Eux  qui  sa  tatigucnt  à  d.'inandor  pour  tous  les  délits  socisux  des  abro- 
gations de  cod' s,  des  ailénuaiiuns  de  peines,  des  déciaraiions  de  tirccn- 
siances,  des  asiles  ehamls  cl  commodes  pour  les  voleurs  ; 

Eux  qui ,  par  la  publicilé,  aggravent  déjà  la  siiuatiou  des  faillis  et  des 
gens  d"allaires  embarrassés; 

Eux  qui,  par  l'inllurn  e  do  lanrs  annoncrs ,  trompent  le  public  sur  sa 
santé,  en  lui  faisant  inûchcr,  avaler  un  tas  de  drogues  raalfaianies,  déco- 
rées de  noms  indiens  ;  et  sur  ses  inlérèts ,  en  lui  conseillant  les  coniman- 
tlites  les  pb:s  aventurées;  qui  souvent,  pour  exister,  sont  eux-mêmes  obli- 
gés de  S3  nictire  en  aclions,  et  qui  ensuite  piéteiulent  vengi'i-  la  morale 
sur  les  agens  de  change  ma  heureux  en  ajoutant  à  leur  misère  et  à  leur 
désboniieur. 

L'escapade  du  jeune  d'E...  est  îe  pendant  de  celle  de  M.  snn  père. 

Voiti  ce  qui  arriva  sou5  la  république,  à  une  époque  oit  les  niais  vou- 
draient nous  faire  croire  qu'il  n'y  avait  pas  de  banqueroutes. 

Le  père  d'E...  fut  le  premier  qui  ait  institué  le  coniraste  des  fêles  et  des 
hais  la  vcil!e  des  faillites,  ce  qui  se  pratiqua  beaucoup  depuis.  Celle  de 
M.  d'E...  eut  lieu  rue  fiérutli,  plus  la  d  d'Artois,  aujourd'hui  Lafliiie. 

Picard,  l'auieur  comique  ,  lit  dans  le  premier  moment  d'éuitlion  que 
causa  l'aventure  sa  coaiédie  da  M-  du  llauicours  ,  qui  cul  un  énorme 
succès,  et  (lue  M.  d'E...,  qui  n'avait  pas  quille  P.^ris  ,  voulut  empêcher 
par  des  provocations  de  duel,  trouvant  qu'il  y  éiait  oliensé  dans  son  boii- 
neur. 

il  ne  put  s'en  venger  nue  quand ,  sous  la  restauration,  il  devint  par  la 
protection  de  l'acieur  Paul  caissier  d'un  théâtre  et  directeur  du  maiéiiel 
d'une  admiuisiraiionoùil  put  lersécutcr  Picard  ,  quiéait  resté  direclcur 
(l'un  théàire  royal. 

Un  notaire  qui  a  épousé  la  Clle  d'une  danseuse  soupçonna  que  sa  moi- 
tié rercvaitavec  bonté  les  soins  moins  médicaux  qu'amoureux  d'un  doc- 
teur de  ses  amis. 

Armé  de  résignation  et  de  témoins  ,  le  notaire  s'embusqua  pour  sur- 
prc);dre  un  tèlcà  téie  dénué  d'équivoque. 

L'occpsionfut  bi  lie. 

Le  mrdccin  avait  Ole ses  lunetlcî. 

«  Monsieur ,  dit  le  mari  ,  jo  pourrais  vous  tuer  avec  ce  pistolet ,  puis 
TOUS  p  eiiner,  vous  jeier  à  travers  les  escaliers  ctm'amuser  avec  vos  res- 
tes mortels,  fa  loi  n)'exci:s.\  Je  pourrais  encore  requérir  un  comini>saire 
de  police  qui  constaterait  voire  délit  en  ternies  de  la  dernière  indéccncce 
coniine  cela  se  pratique.  Je  iiourrais ,  si  j'étais  un  escroc,  spéculer  sur 
votre  pos!  ion  et  vous  demamlcr  pour  moi-même  une  indemnité  d'argent], 
niais  il  se  trouve  hcureuspuieiit  pour  vous  que  je  suis  très  chi.riiable.  Dont 
vous  filez  me  signer  une  obligation  de  GO, 000  francs  que  vous  paierez 
aux  hospices. 

i:Le  prix  de  ma  honte  et  de  vos  plaisirs  doit  s'appliquer  à  une  bonne 
action.  Le  chien  est  armé,  j'ai  le  doigt  sur  la  déicnte,  et  voici  l'acte.  » 

Le  médecin  mit  seslunctlcs,  s'gnaet  paya. 

M.  Poultier,  le  tonnelier  de  Rouen,  a  débuté  à  l'Opéra  par  le  rôl 
à^ Arnold  de  LUdilaume-Tell. 

Ce  jeune  honnnc  a  une  jolie  voix,  et  l'instinct  de  la  grâce  et  de  l'ex- 
pression :  les  années  et  l'étude  le  formero'.it  ;  ce  n'est  encore  qu'un  éco- 
lier, 

Gidilaume-Tcllrcslc  encore  le  cherd'œuvrc  de  l'art  musical:  MM.  de 
Jouy  et  Uippolyte  Dis  croient  que  c'est  le  sublime  de  la  poésie  lyrique,  et 
ces  deux  braves  gens  assistent  avec  conscience  i»  cliaque  représentation  de 
Hur  ouvrage. 

Le  3  aoùi  1S29,  après  la  première  représcntalion  de  Guillaume,  qui, 
par  parenthèse,  n'était  alnrs  pas  compris,  l'orchestre  de  l'Académie  royale 
vint,  en  nianiiue  de  sérénade  iriompiiale,  exécuter  l'ouvertuie  fous  les  fe- 
néires  de  Uo^ini,  qui  demeurait  alors  sur  le  boulevart  Montmartre  en 
fat  e  des  Panoramas. 

Le  public,  iran?porlé  par  l'exécution  admirable  de  celte  composition, 
ciia  :  Dis  !  ùisl  dans  toute  la  lar!;enr  du  boulevart. 

Alors  apparut  le  vétiér;d)U;  M.  de  Jouy,  qui,  s'adrcssant  à  la  foule  du 
haut  de  la  terrasse  de  la  maison,  pninonea  le  .yicccli.  suivant  : 

«  Messieurs,  mon  collaborateur,  M.  lîis,  est  absent  et  no  peut  se  ren- 
dre au  désir  que  vous  exprimez  de  le  voir.  Mais  je  reçois  pour  lui  la  nia- 
iiifesiaiion  dont  viius  1  honorez,  cl  vous  promets  do  lui  faire  connaître  ce 
qu'e'.le  a  de  Uattcur.  » 


Nous  sommes  bien  loin  du  temps  oîi  l'on  croyait  être  raisonnaWcraient 
et  conscieneiçu>erae..t  obligé  de  refuser  aux  animaux  toute  ficulié  intel- 
lectuelle. Bien  que  nous  n'ayons  encore  renoncé  ni  à  la  manie  de  subi- 
liser  i^ans  jus  esse,  ni  ii  celle  d'adopier  sans  examen,  nous  ne  nous  livrons 
p'us  aillant  aux  illusions  ou  à  la  paresse  de  notre  esprit  ;  nous  nous  dé- 
lions davai-Uagc  de  nos  rè^cs  el  de  ceux  des  autr.  s  ;  et  l'on  n'oserait  pas 
aujourd'hui  avancer  que  les  bcles  ne  pensent  point,  ou  du  moins,  suppo- 
sé qu'il  se  renconiiiit  un  homme  assez  dénué  de  feus  pour  cihumcr  une 
telle  erreur,  la  risée  pub'ique  accueiilerail  ce  sysiè.ne,  jadis  révéré  com- 
me un  dogme.  Mais  si  nous  avons  à  cet  égard  des  idées  plus  simp'es  a 
plus  saines,  nous  en  conservons  de  bien  fausses  sur  les  qua  liés  morales 
de  certains  animaux. 

Il  n'est  presque  personne,  par  exemple,  qui  n'ait  conçu  des  préven- 
tions contre  le  naturel  du  chat  (1),  Elles  me  semblent  injustes,  et  je  les 
attribue  à  deux  causes  :  eu  genre  même  d'ulililé  de  cet  animal  et  à  sa 
conformalion. 

L'emploi  du  chat  dans  nos  maisons  se  borne  à  la  chasse  des  rats  et  des 
souris.  Habile  ii  cette  chasse  par  instinct,  il  n'a  nul  besoin  d'y  ct:c  dressé, 
et,  en  outre,  elle  le  tient  la  plupart  du  temps  hors  de  nos  yeux  :  ses  rap- 
ports a'cc  nous  sont  donc  infiniment  reslreinis,  et,  par  conséquent,  ses 
mœurs  p  uvent  ne  pas  avoir  été  observées  avec  une  cxac'itude  très  ri- 
goureuse ;  d'aulant  mieux  que  nous  ne  sommes  pas  immédiatement  inté- 
ressés à  ks  bien  connaître,  d'après  le  peu  d'imporiancc  des  servit  es  que 
nous  lirons  de  ce  quadrupède.  On  pourra  me  réponir,  :  les  hommes  n'a- 
vaient pas  non  plus  de  raison  pour  porter  sur  lui,  s'il  n'y  eût  donné  ma- 
tière, des  jiigeuiens  désavantageux  plu  ôt  que  favorables  :  j'espère  re- 
pousser cette  objection  par  le  dévelippement  de  la  seronde  cau^e  que 
j'assigne  ;i  la  mauvaise  réputation  qu'où  lui  a  faite,  cause  qui  me  paraît 
è;fe  sa  con formai ioiT, 

Cn  lui  repiochtfdc  lafaussc'é,  del'égci'sme,  beaucoup  de  penchant  à  la 
petite  rapine,  beaucoup  di^goût  pour  faiie  le  mal. 

Le  genre  nerveux,  chez  lui,  é:a:it  extrêmement  irri'ab'e,  il  en  résulte 
une  grande  susceptibilité  dans  les  icnsations,  qui  doit  nécessairement 
produire  une  grande  versatilité  dans  l'humeur.  De  b,  la  fausseté  appa- 
reaie  de  son  caractère.  Vous  tenez  ua  chat  survos  genoux,  vous  lui  fai.es 
des  caresses  auxquelles  il  se  montre  sensible  et  qu'd  vous  rend  avec  usu- 
re :  qu'en  se  froltant  contre  vous  il  rencontre  un  boulon  et  un  pli  ;  que 
votre  main  passée  sur  son  dos  prenne  une  seule  fois  une  direction  oppo- 
sée ii  celle  du  poil,  il  se  sent  affecté  si  désagréablement  qu'il  ne  soige 
plus  qu'à  vous  échapper,  ou  même  se  met  en  défense  comme  s'il  était  at- 
taqué. Vous  en  concluez  que  ses  caresses  étaient  hypocrites  :  —  Kon,  ses 
nerfs  se  crispent  faci  eineni. 

Le  chat,  ainsi  que  le  dépeint  Euffon,  est  propre  et  voluptueux;  il  ai- 
me ses  aises,  il  cherche  les  meubles  les  plus  mollets  pour  s'y  reposer 
et  s'ébattre  :  voilà  ce  qui  l'a  f.iit  accuser  iTégoîsme,  bien  que  ce  uesoit 
qu'un  cliet  de  ce  même  tempérament  nerveux  à  l'excès. 

Son  penchant  à  la  petite  rapine,  qui  est  encore  une  suite  de  sa  cous- 
liluiioii,  n'est  p^s  l'indice  d'un  caractère  haïssable.  Il  a  été  créé  faib'e, 
mais  léger,  adroit  et  rusé;  c'est  une  compensation  que  lui  devait  la  natu- 
re. Dien  nourri  et  bien  élevé,  il  aimera  son  maître  e;  ne  le  volera  point. 
Bien  élevé,  dit  BuU'on,  il  devient  seulement  souple  et  flatteur.  Le  cbien 
aussi  est  naturellemeut  i'o/ch?-,-  l'éducation  lareud  souple  et  flatteur  z\ii' 
si.  Elle  Produit,  à  la  vérité,  sur  ce  généreux  a'.imal  d'autres  résultats  plus 
honoiablcs;  m:i3  je  me  Uaitc  de  prouver  bieniôt  qu'il  eu  est  de  môme  du 
chat. 

Je  passe  à  son  prétendu  goût  pour  faire  te  mal.  BuDTon  remarque  qu'if 
tue  sans  nécessite,  lors  même  qu'il  n'a  aucun  besoin  de  sa  proie  pour 
satisfaire  son  appétit.  C'est  encore  le  chien  que,  malgré  leur  niu'uclle 
antipadiic,  je  vais  charger  ici  de  sa  défense.  Le  chien,  cerics,  n'est  point 
réputé  pour  avoir  des  inclinations  cruelles  ;  et  pourtant  conduisez  dans  la 
plaine  un  épagneul  sullisamment  repu,  quand  mé  ne  il  n'aurait  point  été 
dressé,  il  se  mettra  bientôt  à  la  qué;e,  à  la  poursuite  du  gibier,  et  vous 
le  verrez  étrangler  s.ms  miséiicordc  toute  pi  ee  qu'il  aura  pu  alleindre. 
Quelle  autre  cause  donner  à  celle  barbarie  iiiuii  e  que  les  dispositiors 
natives  de  l'épagncul  pour  cette  sorte  de  chasse?  C'est  iinsi  que  le  chat 
tue  sans  nécessité,  nijU  aussi  sans  méchanceté,  les  rais,  les  toui is.  Us 
oiseaux  eu  les  Kzards  qu'il  a  su  atteindre,  ou  qu'il  a  su  attaquer  par  sur- 
prise. 

Buffon,  cn  général,  est  trop  rigoureux  à  son  égard.  Il  présente  le  malc 
comme  sujet  à  se  défaire  de  ses  petits,  et  s'oioiiiie  que  la  femelle,  après 
avoir  pris  de  sages  précautions  pour  les  préserver  du  sort  qui  les  mena- 
ce, le  leur  fasse  quelquefois  subir  elle-même.  —  Ce  n'es',  guère  qu'à  l'ins- 
tant où  elle  met  bas,  et  dans  une  sorte  d'a'xès  de  rage  causé  par  lesdou- 
leurs  qu'elle  éprouve  alors,  qu'il  peut  lui  arriver  de  commettre  cet  acte 
de  cruauté  ;  cl  quant  au  chai,  moins  excusable  sans  doute,  il  ne  s'y  porte 
cependant  que  lorsqu'il  se  laisse  maîtriser  par  un  preaiier  mouvemcut  de 


(1)  Cet  animal  a  même  inspiré  quelquefois  les  aversions  lo>  plus  violtnlos,  et 
l'on  sait  que  Henri  lll.roidc  rraiico,  qui  aimail  tant  les  pcliUcbi«D.S  chsnçcait 
d<  couleur  cl  lonihaii  Ovauoui  dés  qu'il  apciceveit  un  cbai. 


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lE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


colère  jalouse  en  voy;  nt  sa  fi'inclle  livrée  tout  cniièrc  aux  soins  de  la  ma- 
tiriilic.  Parmi  les  lioiiiiiiPS,  hsaclii'iis  blâmables  et  ciiiniiii^lli's  même, 
inspirées  par  un  uniuiir  \iul(Mii  ou  par  une  forie  donleiir  pl}ysi(pu',  ob- 
lieuiieat  plutôt  la  [uiié  qu'ellis  n'exciiejit  rinilii,'i)aiion.  Or,  je  le  di  ui..ni!c, 
en  ce  qui  loucirne  l'elleisubii  de  tel  ou  tel  scuiimeut  exulté,  de  telle  ou 
tei:e  seusaiiou  impéi'ieuse,  nous  moulrerons-uuus  plus  sévères  pour  les 
animaux  tpie  pour  nos  SL'nibl.iLles  ? 

«  Les  chats  le  mieux  apprivosés,  ajoute  Cuiïbn,  n'en  sont  pas  plus  as- 
«servis,  ou  peut  même  dire  qu'i!s  sont  entièrement  libres;  ils  ne  font  que  ce 
«qu'ils  xeuKiit,  ei  rien  au  monde  ue  serait  capalilc  de  les  retenir  un  instant 
«de  plus  d^uis  un  lieu  dont  ils  voudraieul  s'éloigner.  »  On  ne  saua-l  con- 
tester  celle  assertion,  et  personne  u'isnore  iiuc  les  monlagniirJs  de  rilelvélic 
ont  ajopié  pour  symbole  de  leur  in  h  penilauce  la  ligure  de  cet  animal  ; 
mais  son  amour  pour  la  liberté,  qui  ne  prouve  rien  coiiire  la  sincérité  de 
rattachement  qu'il  peut  nnus  tciuoiguer,  te  fait  que  donner  plus  de  prii 
à  cluiduui  il  est  susceptible. 

Valinont  de  Boniare,  après  avoir,  ainsi  que  Buffon,  avancé  avec  raison 
que  le  chat  abhorre  1  c.-clavaje,  cite  un  trait  qui  lui  paraît  propre  it  pein- 
Urc  la  forte  que  ce  sentiment  a  chez  lui.  Je  ne  crois  pos  absurde  d'en  ti- 
rer une  autre  conséqueuce.  Laissons  d'abord  parler  ce  naturaliste  :  u  M. 
slcniery  tnl'erma  un  jour  dans  une  cage  un  chat  avec  plusieurs  souris. 
«Ces  [leiilsaniuiam,  tl'abord  treinblans  à  la  vue  de  leur  ennemi,  s'etdiar- 

•  drent  bien  ùt  au  point  d'agacer  le  chat,  qui  se  contenta  de  les  répiiuer 
»à  coups  de  patte,  sans  les  empêcher  de  retournera  leur  premier  badiua- 
»ge,  qui  n'eut  point  de  suites  tragiqurs.  Son  géuie  était  flétri  par  la  capti- 
jjviié  :  enliberlé  ilseseraitcoinpoité  bien  dilléremnii'nt.  .ijaduiels qu'une 
réclusicm  prolongée  Cuirait  par  jlét'ir  le  génie  du  chat  ;  mais  n'esi-M  pas 
naiurtlde  pense;- (|ue  le  premierelVeide  la  (  apiivité  chez  nn  éired'une  coni- 
plexion  si  inflammable,  doit  plutôt  être  riui|iatieiice  que  l'abattement.  Or, 
d'après  le  narré  de  Valmuu  de  Bo.nare,  les  souris  ont  été  mises  dans 
la  cage  en  même  temps  que  celui-ci  :  elles  l'ont  agacé,  et  malgré  toute 
I  hu:neur  qu'un  e^t  fondé  à  lui  sup.ioscr  dans  un  pared  raomeni,  il  les  a 
•épjigiit'cs.  Ce  faii ,  à  mon  avis,  oïlre  une  présomptiun  très  f  ivorable  au 
naturel  du  chat,  et  pourrait  étie  opposé  encore  au  reproche  de  médian- 
cett  (|ue  lui  adresse  Bullon. 

Du  reste,  le  récit  suivant  constate  que,  en  dépit  de  l'opinion  générale, 
il  ne  lui  est  pas  impossible  de  s'habituer  à  de  fréijuens  changemens  de 
demeure,  et  qu'il  n'est  point  vrai  qu'il  alTeclionne  toujours  plus  les  lieus 
que  les  personnes. 

Le  père  de  M.  Dumaniant,  auteur  dramatique  distingué,  passait  l'hiver 
à  Clermont-sur-Oise  et  la  belle  saison  dans  une  petite  propriété  Mtuée  à 
trois  lieues  de  là.  Aussitôt  que  deux  chats  qu'il  avait,  remanjuaient  qu'on 
faisait  les  préparatifs  ordinaires,  soit  pour  se  rendre  il  la  campagne,  soit 
pour  retourner  à  la  ville  ,  ils  partaient  et  al'aient  s'installer,  un  ou  deux 
jours  avant  leur  maître,  dans  la  maison  que  ce  di  rnier  devait  occuper. 

Sonuini  a  rendu  justice  au  chat.  «  C'est  à  tort,  dii-il,  que  l'on  pense  gé- 

•  néralement  que  le  chat  n'est  point  susceptible  d'attachement.  Quelle  do- 
»cili  é,  quelle  alTeciion  a-t-oii  droit  d'attendre  d  animaux  qui  sont,  comme 
»Ia  plupart  de  n;is  chais  ,  continuellement  harcelés  ,  chassés  et  battus  , 
nauxipicls  on  ne  donne  point  ou  très  peu  de  nourriiure,  et  dont  l'éiat  de 
«maigreur  aitesie  la  m'scre  ,  comme  la  barbarie  de  ceux  avec  lesquels  ils 
«partajjent  l'ualitaiion  ?  Et  comment  ne  conserveraient-ils  pas,  dansceite 
«vie  si  dure,  des  habitudi'S  farouches  et  l'empreinte  de  la  férocité?  Mais, 
«quelque  perverses  que  l'on  suppose  les  inclinations  du  chai,  elles  se  cor- 
«rigent,  elles  acquièrent  un  caractère  aimable  de  douceur  lorsqu'il  est 
«traité  avec  ménagement  et  qu'on  l'a  habiiué  aux  soins,  aux  caresses  et  à 
«la  familiarité.  Ceux  qui  ont  observé  les  chats  connaissent  ce  que  peut 
«sur  leur  naturel  la  dillérence  d'éducation  qu'ils  reçoivent.  Il  n'est  pas 
«très  rare  d'en  voir  qui  ont  ahandonné  des  mœurs  trop  voisines  encore 
«de  l'état  sauvage  pour  se  revêtir  des  qualités  que  l'on  recherche  dans  les 
«animaux  parfaitement  epprivoisés. 

»  La  superbe  chatte  d'Angora  quia  vécu  long-temps  près  de  moi,  et 
«dont  je  me  plais  à  parler  parce  qu'elle  était  vraiment  intéressante  et  que 
«je  ne  cesse  de  la  regretter,  était  d'une  douceur  extrême.  Sensible  aux  ca- 
«resses,  elle  les  rend.dt  avec  amabilité.  Dans  ma  so'itude,  elle  se  tenait  à 
«mes  côtés;  lorsque  je  m'abseniais,  elle  me  cherchait  et  m'appelait  avec 

•  inqu'fiude,  et  <lie semblait  me  retrouver  chaque  fuis  avec  une  nouvelle 

•  satisfaction...  Sa  physionomie  était  celle  de  la  douceur  et  deraflèciion  ; 
ic'éiaii,  en  un  mot,  le  naturel  du  chien  le  plus  aimable  sous  la  fourrure 
«d'un  (  hat.  (1) 

«Qnrlque  peu  flexible  que  paraisse  le  caractère  deschats,  quel  que  soit 

•  leur  (  !ii!guement  pourtoute  espèce  de  conirainte,  l'on  est  cependant  par- 
«venu  à  les  inslr.iire,  non  seulement  à  la  chasse,  mais  encore  à  desexer- 
icices  auxquels  i  s  ne  paraissent  pas  destinés.  On  peut  leur  apprendre  à 
idairser  en  cadence  et  exécuter  plusieu'S  tours. 

«Ou  se  rappelle  qu'à  la  foire  Saint-Germain  il  y  avait  une  troupe  de 
chats  dressés  à  ciier  de  manière  à  foimer  une  symphonie  burlesque,  à 
ilaque;Ie  présidjii  un  singe  qui  battait  la  mesure. 


(1)  M.  Thi('hauldeBcrne.Tud,  dans  son  Elo()e  liistorique  de  Sonnini,  ù'itVa- 
\oir  entendu  jclcr  des  regrets  sur  la  mon  de  celle  challe  six  années  encore  aprùs 
l'avoir  perdue.  —  reirarquc  et  Jcan-Jacqucs  avaient  comme  cet  illuslrc  voya- 
geur, du  faible  pour  les  chats,    r 


«Les  femelles  se  prêtent  à  nourrir  de  jeunes  animaux  d'un  tout  autre 
«genre,  et  mémo  d'espèces  ennemies.  J'ai  vu  une  cballc  fort  douce  se 
«laisser  teier  par  deux  peiits  chiens  qui  avaient  perdu  leur  mère,  et  leur 
«monirer  bcauionp  dalléclion.  On  lit  dans  la  b'ililiotlièque  britannique, 
Dpour  l'année  1787,  un  trait  à  peu  près  semblable.  Lu  enfant  avait  pris 
«trois  jeunes  écureuils  dans  leur  nid  :  il  les  confia  aux  soins  d'une  challe 
«qui  venait  de  perdre  ses  petits.  Elle  les  nourrit  avec  la  mêiue  assiduiié  et 
«la  même  tendresse  que  si  elle  en  etlt  été  la  mère.  Lacuiiosité  ayant  at- 
«lire  beaucoup  de  personnes  autour  de  celte  chatte,  elle  en  conçut  de 
nl'iijquiaude,  et  elle  transporta  ses  nourrissons  chéris  sur  le  ciel  d'un  lit 
«ou  elle  les  lint  cachés  (2). 

«  On  a  doucexagéré,  poursuit  Sonninî,  les  mauvaisesqualités  d'une  es- 
«pèce  que  la  plujiart  des  hommes  malirailent  au  lieu  de  cliercher  à  se  l'at- 
»  tacher  par  des  méiiagemens  dont  elle  n'est  pas  indigne.  Des  médecins, 
«des  naturalistes  ont  cherché  à  augmenter  l'aversion  contre  le  chat  en 
«assurant  que  son  haleine  est  pernicieuse  et  qu'elle  peut  ocrasiouer  la 
«pulmonieà  ceux  qui  la  respirent.  Suivant  les  mômes  auteurs,  sa  cervelle 
«serait  un  poison,  et  son  rcg  ird  même  serait  malfaisant.  Mais  ces  qualiiés 
«meurtrières  n'ont  pas  plus  de  réalité  que  les  préienlues  propriétés  que 
«tes  écrivains  en  matière  médicale  ont  atiribuées  à  dilTérentes  parties,  au 
«sang,  h  la  Dente,  à  l'arrière-faix  des  rhals,  et  en  particulier  à  la  tète 
«d'un  chat  noir,  pour  la  guérison  des  maladts.  « 

J'ai  lieu  de  penser  qu'on  ne  se  plaindra  pas,  ou  plutôt  qu'on  ne  se 
sera  point  aperçu  de  la  longueur  de  celle  citation,  qui,  au  reste,  ne  pour- 
rait être  nulle  part  mieux  placée  qu'ici.  J'ai  trouvé  plus  commode  et 
plus  loyal  d'emprunter  sans  façon  que  de  traduire  sans  pudeur.  Je  ne  suis 
la  mode  que  quaud  je  l'a.jprouve. 

Je  me  bornerai  mainienant  à  rapporter  plusieurs  autres  faits  qui  vien- 
nent eui  ore  à  l'appui  de  l'apologie  que  j'ai  eulreprise,  et  qui  me  semblent 
d'ailleurs  présenter  uii  intérêt  assej  vif, 

«  Bernardin  de  Saint-Pierre  trouva  un  jour  (dans  son  enfance)  un  toal- 
»  heureux  chat  près  d'expirer  dans  l'égout  d'un  ruisseau.  Il  était  percé 
«d'un  coup  de  broche  et  poussait  des  cris  eUrayans,  Emu  de  piiié  ,  il  le 
«cache  sou; sou  haliit,  le  porte  lurtivement  au  grenier  ,  lui  fait  un  lit  de 
«foin,  et  vient  lui  donner  à  boire  et  à  manger  à  touies  les  heures  du  jour, 
«partageant  avec  lui  son  déjeuuer  et  son  goûter  et  lui  tenant  fidèle  corn- 
«pagnie. 

«Au  bout  de  quelques  semaines,  le  pauvre  animal  avait  recouvré  la 
«santé.  11  devint  alors  un  excellent  chasseur  de  souris,  mais  si  sauvage, 
«  qu'il  ne  se  montrait  plus  qu'à  la  vo'x  de  son  ami,  sans  jamais  cependant 
«se  laisser  approcher.  Il  se  promenait  autour  de  lui,  enflant  sa  queue,  se 
1)  caressant  au  mur  et  fuyant  au  moindre  mouvement,  au  bruit  le  plus 
«léger  ;  à  la  fois  méliant  et  reconnaissant,  il  vit  toujours  un  homme  dans 
«son  libérateur.  Bernardin  de  Saint-Pierre  ne  pouvait  se  rappeler  cette 
npeiite  aventure  sans  aiiendrissement.  Dans  une  de  nos  promenades,  di- 
»saii-il,  je  la  racontai  à  J.  J.  Rousseau  :  il  en  fut  louché  jusqu'aux  lar- 
»mes,  et  je  crus  un  instant  qu'il  allait  m'embrasser  (3).  » 

M.  D...,  quoique  demeurant  à  une  lieue  environ  de  Montpellier,  allait 
tous  les  soirs  au  spectacle,  et  tous  les  soirs  sa  chatte  venaii  l'attendre, 
vers  les  onze  heures,  à  un  bon  quart  de  lieue  du  logis.  Elle  savait,  sur 
une  grande  route  très  fréquentée,  le  distinguer  au  milieu  des  chevaux, 
des  voi  urcs  et  des  piétons ,  accourait  eu  miaulant  de  joie  et  sautait  sur 
son  épaule. 

Si,  en  l'absence  de  la  domestique,  il  se  trouvait  dans  la  cuisine  quelque 
mets  à  sa  portée,  loin  de  s'en  saisir,  elle  le  prenait  sous  sa  garde.  Assise 
sur  ses  pattes  de  derrière,  elle  faisait  sentinelle  près  du  plat,  et,  dans  l'oc- 
casion, le  défendait  contre  les  attaques  des  chiens  ou  des  autres  chats. 
M.  D...  l'aimant  au  point  de  la  faire  manger  sur  la  même  table  que  lui, 
quand  elle  avait  soif,  elle  l'indiquait  en  léchant  In  carafe. 

Va  vieillard  retiré  à  la  campagne  faisait  ses  délices  d'une  chatte  réu- 
nissant, il  esi  vrai,  toutes  les  qualités  morales  les  plus  estimées  dans  un 
animal  domestique.  Particulièrement,  elle  avait  contracté  d'elle-même 
une  habitude  qui  la  rendait  l'objet  de  la  curiosité  du  voisinage,  et  attestait 
en  ouire  son  attachement  pour  son  maître.  Ennemie  acharnée  des  moi- 
neaux, elle  ne  manquait  jamais  de  lui  apporter  ceux  qu'elle  avait  pris;  de 
sorte  que,  grâce  à  sa  petite  pourvoyeuse,  il  se  régalait  souvent  de  grives, 
d'alouettes,  de  becDgues  ou  autres  oiseaux  délicats.  Désirait-il  qu'elle  se 
mît  en  chasse  ;  comme  elle  portait  un  collier  de  marotjuin  auquel  pen- 
dait un  grelot,  il  n'y  avait  qu'à  lui  ôier  ce  collier  en  lui  disant  :  /liions. 
Finette,  va  promené?:  Elle  s'éloignait  à  l'instant,  et  revenait  bientôt  dé- 
poser son  gibier  à  ses  pieds.  ^ 

Le  Journal  Ue  Paris  (février  1777)  contient  l'anecdote  qui  suit  :  «  Un 
ochat  et  un  serin  très  privé,  élevés,  presque  en  naissant,  dans  la  môme 
«maison,  y  vivaient  dans  l'union  la  plus  intime,  jouant  et  buvant  ensem- 
»blc.  Dernièrement  ce  chat,  ayant  aperçu  un  chat  étranger  entré  furiive- 
»  ment  et  caché  sous  un  meuble,  se  jette  sur  le  serin,  le  saisit  entre  ses 
»d;'Uts  et  reinporie  en  couraut.  Il  revient  peu  après,  attaque  le  chat  éiran- 
«gcr,  qu'on  l'aide  à  chasser  et  qu'il  poursuit.  On  s'allligeait  sur  le  sort  du 


(2)  M.  Maujcan,  pharmacien  à  Paris,  a  fait  aussi  nourrir  un  écureuil  par  une 
challe. 

(3)  Essais  sur  la  vii  et  las  ouvrages  dv  Sernardin  rf?  Saint-Piçrre,  par  M. 
Aimé  Manio. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


61 


Kserio,  lorsqu'on  vit  rentrer  son  ami  le  tenant  gaîmcnt  dans  sa  gueule 
«sans  lui  avoir  fait  aucun  mal.  » 

Le  chat  de  M.  M...,  niarcliand  de  Paris,  pendant  la  maladie  à  laquelle 
son  mailre  succomba,  se  lini  constamment  sous  son  lit,  refusant  toute  es- 
pèce de  nourriture  ;  et  dès  qu'il  vit  enlever  le  corps,  il  disijarut,  sans 
qu'on  ait  jamais  pu  savoir  ce  qu'il  élait  devenu. 

M.  F...,  de  Versailles,  avait  un  cliat  qui  paraissait  l'aimer  beaucoup, 
et  pour  lequel  il  se  semait  uu  fjible  dont  il  rougissait  parfois  devant  ses 
amis,  la  mauvaise  réputation  de  cette  sorte  d'animaux  lui  inspirant 
une  certaine  déflance  de  la  sincérité  dos  caresses  que  le  sien  lui  prodi- 
guait chaque  jour.  Mais  le  hasard  vint  enfin  lui  en  offrir  une  preuve  si 
convaincante  qu'il  ne  lui  fut  possible  de  conserver  aucun  doute  à  cet 
égard.  Rentrant  un  soir  assez  lard  ,  à  peine  cut-il  ouvert  la  porte  de 
sa  cliambre  que  le  chat,  qui  ne  quittait  guère  celle  pièce  ,  se  préipitc 
au-devant  de  lui  en  miaulant  d'un  ton  lamentable,  et,  au  risque 
de  se  faire  écraser ,  il  se  roule  à  plusieurs  reprises  sur  les  piids  de 
son  maître  ,  comme  pour  l'empêcher  de  passer  outre.  Celui-ci  ne  voit 
qu'une  démonstration  de  joie  de  eon  retour,  prend  l'animal  dans  ses  bras, 
le  flatte  de  la  voi\  et  de  la  main;  mais  le  chat,  contre  son  ordinaire,  sem- 
ble insensible  à  ces  témoignages  de  bienveillance  ,  et ,  les  yeux  Oxés 
sur  l'alcôve,  il  pousse  un  Je  ces  sinistres  cris  douloureusement  prolon- 
gés qui,  chez  son  espèce,  précèdent  ou  accompagnent  les  exploits  amou- 
reux ou  guerriers.  M.  F...  commence  à  s'étonner  ;  il  s'avance  vers  l'alcô- 
ve... Tout  à  coup  le  chat  saute  à  terre  et  fait  un  bond  jusqu'au  lit.  Il 
lance  dessous  des  regards  euQammés;  son  dos  s'élève  en  se  courbant,  ses 
oreilles  se  couchent,  son  poil  se  hérisse,  sa  queue  se  gonlle  et  s'agite,  il 
ure  avec  véhémence,  revient  près  de  son  maître,  se  frotte  à  srs  jambes,  le 
regarde  d'un  air  inquiet,  regarde  le  lit  4"un  air  menaçant,  retourne  à  ce 
meuble,  et  donne  de  nouveau  toutes  les  marques  de  la  fureur  la  plus  exaltée. 
M.  F...  se  baisse...  il  aperçoit  une  main...  11  se  relève  aussitôt,  et,  con- 
servant  tout  son  sang-froid  :  «  Pauvre  acimal  !  d;t-il  d'ime  voix  calme,  je 
ne  savais  à  quoi  attribuer  l'état  singulier  oii  je  te  vois;  mais  si,  depuis 
mon  départ,  lu  es  resté  enfermé  dans  cette  chambre,  tu  dois  mourir  de 
faim.  Allons,  allons,  viens  manger,  n  A  ces  mois,  il  sort  brusquement  en 
emportant  le  chat,  qu'il  presse  avec  reconnaissance  contre  son  sein,  fer- 
me la  porte  à  double  tour,  et  sur-le-champ  envoie  chercher  la  force  ar- 
mée. 

Après  nn  trait  si  touchant,  il  serait  superflu  d'en  citer  d'autres. 

Je  crois  donc  que,  pour  avoir  trop  légèrement  observé  les  mœurs  du 
chat,  on  a  pris  le  change  sur  les  divers  elîcts  de  son  tempéraïucnt ,  et 
que  de  celte  erreur  sont  résultées  des  imputations  fausses  contre  son  na- 
turel. 

Quelque  fondée  que  me  paraisse  cette  opinion,  je  ne  doute  point  qu'elle 
ne  trouve  bien  des  contradicteurs  :  une  idée  nouvelle  est  comme  une 
chaussure  neuve  qui  souvent  nous  blesse,  seulement  parce  qu'elle  est 
neuve.  Mais,  sur  les  matières  même  les  moins  importantes,  la  vérité  est 
toujours  bonne  à  dire.  {Commerce.) 


JLes  Gisépes*  (*) 

Livraison  de  novembre. 
MADEMOISELLE  RACHEL. 

Je  vous  l'ai  dit  :  il  n'y  a  dans  les  journaux  de  réellement  amusant  que  ce 
qui  n'y  est  pas  écrit.— Pendant  un  an  ce  n'a  été  qu'un  conce;t  de  lou.ingts, 
à  l'endroit  de  Mlle  Uachel.— C'était  la  grande  tragédienne,  — notre  tra- 
gédienne, etc.,  etc.  —  Un  journaliste  qui  eùtdonné  à  un  roi  la  vingtième 
partie  des  éloges  que  tous  les  feuilletons  donnaient  à  Mlle  Rachcl,  —  eût 
été  immédiatement  déclaré  mouchard. 

Je  vous  ai  dit,  en  ce  temps-là ,  ce  que  je  pensais  de  Mlle  Rachel  :  — le 
hasard  fait  que  c'est  précisément  ce  que  j'en  pense  aujourd'hui.  —  Je  dis 
le  hasard,  car  je  ne  me  pique  pas  de  penser  toujours  de  même  sur  des 
gens  et  sur  des  choses  qui  changent.  —  Mais  jusqu'ici  j'ai  eu  du  bonheur, 
—  les  gens  et  les  choses  changent  si  peu. 

En  ce  temps-là  —  les  journaux  racontaient  !e  plus  sérieusement  du 
monde,  que  la  reine  d'Angleterre  donnait  à  7iotrc  grande  tragédienne 
uu  bracelet  sur  Icnuel  on  avait  gravé  Victoria  à  liaclicl  :  —  ils  di.s;iii'nt, 
(t  cela  leirparaissat  tout  simple,  — que  Mlle  Rnchcl  élait  l'amie  intime 
d'un  mini.-lre  qui  donne  (lilliiilcmcnt  des  audiences,  et  n'en  relusait  jamais 
à  notre  grande  tragédienne. 

Qu'lcpies  mois  se  sont  écoulés  et  Mlle  Rachcl  est  délrGm'e,  —  dans  les 
journauv.  —  «  Elle  na  pas  été  docile  aux  conseils  de  la  critique.  —  Elle 
a  paru  visiblen.ent  fatiguée.  —  Ltiin  de  faire  des  progrès,  elle  a  perdu.  — 
D  écidéuient  elle  n'a  que  deux  on  trois  rôles.  » 

Savoz-vnus  ce  que  tnul  cela  vruldire  ? 

Cela  veut  dire  que  Mlle  Rachel,  depuis  quelque  mois,  s'est,  dii-on.  lais- 
sé voirpidjliiiut'uicntdans  une  ceilaine  voilnroavec  un  ceriaiii  monsieiir. 

Parce  que  entre  les  hommes  qui  rnlourtui  une  femme,  il  n'y  en  a  pas 
un  quelquefois  qui  soit  amouieux  d'elle,  —  attendu  que  les  liomuies  sont 

(1)  A  Paris,  chez  l'éditeur,  rue  du  Faubourg-Montmarlre,  7. 


plus  limides qu'ils  ne  l'avouent,— parce  que  leur  amour-propre  n'est  pas 
enjeu,  pourvu  qu'ils  se  puissent  dire  à  eux-mêmes, — je  ne  l'ai  pas,  —  et 
persoiineautre  non  plus,  —  on  ne  l'a  pas. 

Mais  à  la  moindre  marque  de  préférence  pour  l'un  d'eux, — tous  les 
autres  sont  furieux  ;  —puisqu'on  aime  M***,  i)Ourquoi  pas  moi  !  —  On  le 
trouve  donc  plus  beau,  plus  spirituel,  plus  aimable  ?  Et  l'on  hait  la  femme 
de  son  peu  dediscernemont. 

Mlle  Rachel  ne  méritait 

Ni  cet  excès  d'honneur,  ni  celte  indignité. 

C'est  aujourd'hui  comme  devant  un  talent  médiocre,  —  on  instrument 
avec  quelques  cordes  harœoiiie.ises,  —  elle  ne  valait  pas  mieux  il  y  a  sis 
mois,  — elle  ne  vaut  pa;  moins  aujourd'hui, 

DE  L'ÉGALITÉ. 

On  demande  l'égalité,— comme  on  promet  aux  femmes  de  se  coateatcr 
d'une  tendresse  platonique. 

Si  nous  voulons  arriver  sur  l'échelon  où  sont  ceux  avec  lesquels  nous 
réclamons  l'égalité,— ce  n'est  pas  pour  y  être  h  côté  d'eux,  mais  pour  les 
pousser,  et  pour  les  rejeter  à  l'échelon  inférieur  que  nous  occupiun?. 

L'égalité  ne  peut  pas  plus  exister  dans  les  positions  et  dans  les  loriuiics, 
qu'elle  n'existe  dans  les  forces  du  corps  et  dans  los  forces  de  lespr.t. 

J'avertis  donc  mes  contemporains  qu'il  est  parfaitement  bête  de  se  faire 
tuer  pour  l'égalité,  et  parfiitement  féroce  de  tuer  les  autres  sous  le  même 
prétexte,  —  attcnduque  l'égalité n'exi  te  pasct  nepeutexisier, — et  que, 
si  elleesisiat,  vous  n'en  voudriez  à  aucun  prix. 

Je  leur  dirai  encore  qu'il  est  dangereux  de  donner  des  noms  honnêtes 
aux  passions  honteuses,  —  ou  de  les  leur  laisser  donner  par  des  gci.squi 
comptent  los  exploiter  :  —  l'aiiJité  cl  l'envie  ne  pourraient  paraître  sous 
leur  nom  véritable,  le  nom  d'égalité  les  met  parfaitement  à  l'aise. 

C'est  aiosi  que  ce  qu'on  appelait  autrefois  :  faire  danser  l'anse  du  pa- 
nier, s'appolle  aujoui d'Uni  :  mettra  à  la  ca'sse  d'épargne.  Le  volseca 
chait,  la  prévoyance  se  montre  avec  orgueil. 

SUR    LES    !UEXDIA\S. 

Voici  les  réflexions  qui  m'occupèrent  de  Pobsy  à  Paris. — Je  ne  veux 
pas  vous  parler  des  meudians  politi(iues  et  littéraires:  grâce  à  la  lâcheté 
des  hommes  en  place,  —  il  n'y  a  plus  de  mendians  que  sur  le  patron  de 
celui  de  Gil  Blas,  —  c'est-à-dire  en  appuyant  leur  humble  requête  d'une 
cscopelle  chargée  et  amorcée.  La  plupart  ûe»  positions  secondaires  et 
beaucoup  dos  autres  ont  été  accordées  à  des  menaces  et  à  des  attaques 
conditionnelles  dans  les  journaux.  J'ai  eu  occasion  d'en  citer  bien  des 
exemples,  depuis  deux  ans  que  parait  mcn  volume  mensuel. 

Je  veux  parler  des  mendiJns  des  rues. 

On  a  eu  raison,  —  il  n'y  a  que  deux  sortes  de  raendian?  : 

1°  Ceux  qui  ne  peuvent  pas  ou  ne  peuvent  plus  travailler,  la  société 
doit  y  pourvoir  ;  ce  n'est  pas  seulement  une  jus  ice,  c'est  une  économie 
un  vieillard  ou  un  infirme  qui  vit  en  communauté,  coût-?  quinze  sous  pip 
jour.  —  L'aieugle  isolé  donne  vingt  sous  par  jour  à  la  femme  qui  le  con- 
duit. —  Il  faut  donc  que  sa  journée  lui  raporie  au  moins  quarante  sous  ; 
—qui  les  donne?  vous  et  moi.  ^  .<j 

2»  Ce'ui  qui  ne  veut  pas  travailler, — qui  existe  d'une  perpétuelle  sous- 
cription nationale,  scmblab'e  à  celles  que  l'on  fait  de  temps  à  autre  pour 
élever  des  tombeaux  de  marbre  aus  grands  hommes,  —ou  réputés  tel?, — 
que  l'on  a  laissés  mourir  de  faim. 

Au  milieu  de  celte  agitation  continuelle,  de  ce  mouvement  de  fourmil- 
lière  que  chacun  se  donne  pour  gagner  sa  vie,  —  vie  de  luttes,  d'incer- 
titudes et  d'anxiétés,  —lui  seul  ne  fait  rien,— reste  tranquille  au  coin  de 
sa  borne  au  soleil  ;  —  tous  ces  gens  qui  remuent.  —  qui  se  hâtent,  —  sont 
ses  esclaves  et  ses  tributaires;  —  ils  travaillent  pour  lui  et  lui  paient  une 
dîme. 

Ceux-là  sont  une  lèpre,  —  et  la  prison  où  on  les  contraint  au  travail  est 
une  léproserie  où  on  met  la  lèpre  sans  le  lépreux. 

Mais...  —  diable  de  mal  qui  vient  pres,)ue  toujours  après  l'éloge,  — 
comme  l'insultenr  apiès  le  triomphe  des  généraux  romaiis; —  mai*, — 
pourquoi  des  priviltges?  — pourquoi,  lanUs  que  la  poliie  corrociioiin.'l'e 
envoie,  tous  les  jours  vingt  mendians  pris  .sur  le  fait  à  la  maison  de  refuge 
de  Saint-Henis,  —  pourquoi  cei  tams  mendiant  exploitent-ils  sru  s,  —  aicc 
priiilo(;e  cl  sans  coiu-uireiice, — la  ch  ritj  et  ledés^oùt  publics? 

Pourquoi  un  tronc  d'Iionime.  —  ir.iiné  sur  une  cbarr.  lie  par  un  cheval, 
— jouant  de  l'orgue  et  prominant  s;ir  la  fou'c  rie  gros  yeux  t  (frontés  — 
se  iiiomènet-il  publiquement  dans  Paris,  et  mon. liant  dopu  s  p'us  de  dix 
ans  ;'—  pourquoi  élaii-il  encore,  il  y  a  quelques  jours,  dans  la  lue  Vi- 
vicnne? 

Pourqmi  nn  petit  homme,  déguisé  on  paysan  breton,  avec  un  chapeau 
semblable  à  ce  ui  des  charbonniers  etuuî;  large  ceinture  rouge,  —  ab'ir- 
do-t-il,  depuis  qu  nze  ans,  los  pa'^sans  dans  la  rue— sous  priicxie  de  leur 
demaiiiler  la  lectfc  j  dune  adresse  ou  d'uo  papier  —  et  en  réalité  pour 
leur  demanilcr  r,i\,jione  ? 

Pourquoi,  depuis  sept  ou  huit  ans,  —  une  femme  couvert-'  d'en  vieux 
châle  brun  accosic-t-elle  Icsgensie  soir,  cuire  onze  heures  et  minuit,  s  f 
le  boulevart ,  non  loin  des  Variétés,  —  eu  disant  :  Monsieur,  quelque 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


chose  pour  mon  pauvre  petit  enfant  auquel  je  ne  peux  plus  donner  le 
sein  faille  de  nourriture. 

Uue  preiuièrc  fois,— cette  requête  metourLa,— je  lui  donnai  quelques 
secours.  — Trois  ans  après,  me  trouvant  au  uième  cndroii,  à  la  nii'iiie 
heure,  je  la  rencontrai  encore,— elle  avait  son  mémo  cirilo  brun,— et  «ic 
dit  :  Monsieur,  quelque  chose  pour  mon  pauvre  petit  enfant  auquel  je 
ne  puis  plus  donner  te  sein  faute  de  nourriture, 

—  Comment,  dis-je,  dacs  uu  accès  de  uaïfélouiiement,  —  il  telle  en- 
core? —  Elle  uie  quitta  en  murmurant. 

ARDOn  SAXCTÂ. 

Comme  le  mois  dernier,  —je  vous  parlais  de  vos  croyances  —à  cette 
époque  lïinertdulitCf—'ie  vous  rappelais  le  cliou  colossal,  — Savcz-voui^ 
ce  qu'a  produit  ca  souvenir?— Une  grande  diliance  des  annonces  de  jour- 
naux; nullement,  l'idc^e  à  un  monsieur  de  renouveler  la  plaisanterie. 

11  va  deux  ou  trois  ans, —on  vit  àlaqua'.iiènie  page  de  tous  les  journaux 
de  toutes  les  couleurs,  un  éloge  pompeux  d'un  nouveau  chou  ;  — je  vous 
ai  souvent  fait  remarquer  la  touchante  unanimité  des  oiganes  de  l'opinion 
publique,  quand  il  s'agit  de  clioses  se  payant  un  franc  la  I  giie. 

Ce  cliou  était  le  vrai  chou  ;  —  les  choux  qu'on  avait  vus  jusque-là  n'é- 
taient que  des  ébauches,  des  embryons  de  choux  ;  —  le  chou  colossal  de 
ta  Nouvelle-Zélande  servait  à  la  fois  à  la  nourriiure  des  hoïiinies  et  des 
bestiaux,  et  donnait  un  ombrage  agréable  pendant  l'été  ;  —  c'était  un  peu 
moins  grand  qu'un  chêne,  —  mais  un  peu  plus  grand  qu'un  prunier  :  — 
on  vendait  chaque  graine  un  iranc. 

Od  en  achetait  de  lous  les  coins  de  la  France.  —  Je  me  perms  quel- 
ques plaisanteries  ù  C2  sujet.  —  Ah  !  le  voilà  encore,  —  dil-on,  —  il  ne 
veut  croire  à  rien. 

Je  croyais,  au  contraire,  beaucoup  trop  à  la  crédulité  d'une  partie  de 
mes  coniem;iorains  et  à  reU'rcnterie  de  l'autre  pailie. 

Au  bout  de  quelques  mois,  les  graines  du  chou  colossal  de  la  Nouvelle- 
Zélande  avaient  produit  deux  ou  trois  variétés  de  choux  connues  et  dé- 
daignées depuis  long  temps;  — la  justice  s'en  mè'a,  —je  ne  sais  trop 
pourquoi ,  —  car  c'est  ainsi  à  peu  près  que  travaille  le  commerce.  —  Le 
vendeur  voulut  soutenir  qne  ses  graines  étaient  réellement  les  uri.ines  du 
chou  colossal  delà  NomelleZélaniie,  —  mais  que  le  terrain  de  ce  p;ys 
ne  leur  couvenail  pas,  —  ou  qu'oe  les  avait  changées  eu  n-junice. 

Toujours  est  il  qu'à  peine  avtisje  rappelé  cette  mystilicaiiuii,  on  viipi 
raîire  dans  les  journaux,  —  quatrième  pag",  —  uue  gravure  représenta 
on  chéac  et  une  note  ainsi  conçue  : 

0  Les  pépiniéristes,  les  horticiUtcurs  cl  tous  les  amateurs  des  jardins 
trouveront  à  l'aris  rue  Lalïiue,  ùO.  —  une  collection  de  graines  ce  Yor- 
P'ieilde  la  Chine,  arbre  impoité  par  un  planteur  de  la  Louisiane  en 
France,  où  il  va  devenir  avant  peu  rornemeiii  de  tous  les  jaritiriS. 

(•Cet  arbre  ie '•f/;rot/«ii  rfe  graùici,  et  on  le  sème  d'ottoiire  à  no 
vembre.  » 

C'était  moins  bien  fait  que  le  chou  coîossal,  —  on  n'aima  pas  semer 
des  arbres  qui  ont  besoin  d'une  dizaine  d'annéi.s  pour  croîiic;  una  seule 
chose  me  parut  intell  génie,  —  c'est  le  soin  d'annoncer  que  ce  chou  sa 
semait  d'octobre  à  novembre,  —  pour  brusquer  le  débit. 

Je  ne  sais  si  on  a  acbeié  b°aucou!D  de  ses  graines,  mais  il  paraît  qu'il 
en  reste  encore  :  —  car  voici  le  mois  d'octobre  fini,  et  conséquemment 
l'époque  des  semis  passés,  selon  la  note,  —  elje  vois  encore  1  annonce  à 
la  quatrième  page  des  journaux;  scule.'iient  on  suppr.mo  cette  particula- 
rité que  l'arbre  se  sème  d  octobre  à  novembre,  —  cl  ou  donne  deux  noms 
à  l'ariiic  :  — Orgueil  de  lu  CIdne,  —  Arbor  sanctu. 

On  nesail  pas  encoie  ce  qui  lèvera  de  celle  graine,  —  peut-être  des 
choux  ;  —  toujours  c^t  il  .juc  j'eilime  que,  comme  l'auire,  c'est  encore  de 
la  graine  de  niais,  —  ce  qui  u'a  peut-être  pas  empêché  d'eu  acheter  beau- 
coup. 

Sous  la  resiaiiralion,  les  gens  qui,  aujourd'hui  au  pouvoir,  jouent  le  rôle 
que  jouait  la  rcsiauraiion,  —  jouaient  alors  prêcisétucnl  le  rôle  que  joue 
iwjourd'liiii  l'opposition. 

Aux  éjjoqucs  d'élections,  —  on  envoyait  des  commis-voyageurs  politi- 
ques courir  les  campagnes ,  et  c n:loctriner  les  fermiers.  —  Trois  jeunes 
gi  ns,  entre  lesquels  était  D***,  fondateur  de  la  Gazette  des  Tribunaux. 
—  Aujourd'hui  mort,  —  allaient  en  Noiinandie  appuyer  l'éleciion  de  je 
ne  sais  plus  qui  ;  —  on  le  reçut  à  ravir  chez  un  gros  fermier  ;  —  on  le 
lit  chasser  le  malin  :  —  ces  mess'eurs  n'y  éiainnt  pas  habitués,  ils  rentrè- 
rent à  deux  heures  pour  le  dîner,  complètement  barrasses.  —  On  com- 
mença alors  un  de  ces  dîners  normands,  —  qui  laissent  loin  derrière  eux 
les  fësiins  décrits  par  Homère.  —  Cilui-ei  dura  six  heures,  —  c'est  un 
repas  moyen  ;  —  j'en  sais  de  huit  heures.  —  On  but.  Dieu  sait  combien  ; 
DOS  trois  amis  éiaent  morts  de  fatigue  et  d'eaude-vie.  —  D***,  qui  était 
chargé  de  porter  la  parole,  avait  prononcé  un  discours  suffisamment  sub- 
versif et  s'était  endormi. 

Le  second  qui  devait  chanter  une  chanson  palriotique  s'était  assoupi 
pen;lant  le  discours  de  son  collègue  ;  D**"  seul  veillait,  —  mais  il  se  sen- 
tait la  tfte  lourde  et  du  sable  dans  les  yeux  ;  cependant  il  s'aperçut  que 
les  Normands  avaient  gardé  toutes  leurs  forces,  —  cl  n'étaient  gris  qu'au 
po'nt  juste  ofi  on  traite  dans  les  banquets  des  affaires  de  l'étal  ;  —  il 
poussa  du  coude  le  chanteur,  —  mais  l'auire  ne  dormit  que  de  plus  belle. 


—  D***  ne  savait  pas  une  seule  chansnn  du  genre  exigé,  —  cependant 
quand  vint  son  toar,  —  il  vit  qu'il  fallait  s'exécuter,  et  après  s'être  re- 
cueilli, il  chanta  : 

Le  général  Klélior, 

A  la  (lorle  d  enfer, 

Apcrçiil  un  l'ruissien 

Qui  passait  son  chemin. 

Ceci,  messieurs,  est  une  allusion  à  l'invasion  et  au  gouvernement  qui 
nous  a  été  imposé  par  les  baioanelles  étrangères. 

Refrain. 
La  rina  nafla,  la  rilla. 

Dcuxiùme  couplet. 

Le  gùni'ral  Marceau 
Qui  n'était  pas  manchot, 
l)il  :  c'est  pas  étonnant 
Jeu  ferais  bien  autant. 

Oui,  messieurs,  s'écria  D*'*,  —  Marceau  ne  disait  pas  assez, — la  Fran. 
ce  est  la  première  des  naiijiis,  elle  doit  avoir  le  sceptre  du  monde. 

UefroJn. 
La  rifla  Dalla,  la  rilla. 
11  y  a  une  ving'aine  de  couplets,  —  à  chaque  couplet  le  refrain  se  ré- 
pétait en  chœur,  —  et  on  buvait  un  verre  d  eau-de-vie  de  cidre;—  l'en- 
thousiasme allait  croissaiii,  comme  vouspouvczle  supposer.  On  arri\ea( 
dernier. 

Le  général  Yendamme 

D***  s'arrêta  c!  dit  au  maître  ûi:  la  maison  :  faites  retirer  les  domestiques , 
Sur  un  ^igne  du  fermier,  les  domestiques  snriirent;  D*"  se  leva  et  re. 
garda  derrière  les  portes  s'il  n'en  était  pas  resté  quelqu'un  ;  rassuré  sur 
ce  point,  il  revint  à  sa  place  et  dit  son  couplet  —  en  baissant  la  voix: 

Le  général  'Vendammc 
Ayant  perdu  sa  femme. 
Dit  :  c'est  bien  maliieurcux 
)Je  les  pleurer  lous  dcus. 

Ceci,  messieurs,  est  un  regrcl  de  la  mort  de  l'empereur;  —oui,  — 
caessieurs,  la  gloiic  de  l'empire  n'est  pas  encore  éteinte,  elle  n'est  qu'é- 
clipsée par  une  dynasiie  qui  pèse  sur  le  pays. 

L'empereur  n'est  pas  mort,- dit  uu  d:  s  fermiers  ;  —  vive  l'empereur 
— crièreiit  les  isutrcs. 

lirfrain. 

La  riûa  flaHa,  la  riOa, 

ALl'ÎIOKSE  KARU. 


Eia  malle  ûu  tragédies!. 

Par  un  beau  jour  d'été  de  1812,  un  gro3  monsieur,  fort  importanl,  si 
l'on  en  jugeait  p^u-  son  apparence,  se  promenait  avej  agiiaion  devant  lu 
porte  (l'une  auberge  de  Naples;  de  ienips  eu  te!,;ps  il  uoriait  lu  main  à 
son  front  avec  désespoir  j  on  eût  d.t  qu'il  cherchait  à  en  arracher  quelque 
idée  salutaire. 

— Malheur  !  malheur  !  s'écriail-il  ;  rester  en  chemin,  ne  pas  faire  hon- 
neur à  ses  engageinens,  c'est  terrible,  c'estaffreuxi- (ju'avez-vousdonc, 
pèreBenevolo?  dil l'hôtesse;  pourquoi  vous  tourmenter  ainsi?  —  Pour- 
quoi? Vous  me  demandez  pouiqnoi?...  Mais  vous  ne  le  favcz  donc  pas, 
il  faut  que  je  sois  après-demain  à  Salcrne  pour  y  jouer  la  tragédie.  — 
Eh  bien  !  père  Cenevolo  ?— Eh  bien  !  j'ai  une  troupe  superbe,  une  prin- 
cesse magnilique  avec  des  yeux  comme  deux  diamans  noirs,  et  une  voix 
ravissante  pour  laisser  tomber  de  deux  lèvres  de  rose  les  vers  harmo- 
nieux des  poètes.— En  ce  cas,  pouiquoi  vous  plaindre  ?  —  J'ai  aus-i,  re- 
prit Benevolo,  un  comique  admirable,  uue  figure  all'reuse,  grimacièie 
à  ravir  :  c'est  Heraclite  et  Démocrile  élans  un  même  corps...  —  Alors,  dit 
encore  l'hôtesse,  pourquoi  cette  tj-istesse?  — Ah  !  c'est  qu  il  me  manque 
un  sujet  essentiel,  que  je  ne  puis  trouver,  la  pierre  d'achoppement  eu 
répertoire;  il  me  manque  un  premier  sujet,  un  irajéilien.  —  Diable,  s'é- 
cria ''liôtesse,  voilà  qui  est  fâcheux.  —  D'autant  jilas  fâcheux  q<ie  ma 
combinaison  se  trouve  détruite  ;  adieu  mes  représenlaiions  de  Salcrne, 
adiea  mes  ducats  l'or  que  j'avais  vus  en  rêve  !... 

El  le  pauvre  lirectcur  prenait  si  îète  brûlante  entre  ses  mains. — Ecou- 
tez, dit  l'hôtesse,  dont  'es  yeux  brillèrent  tout  à  coup  du  feu  de  la  joie, 
père  Bcnevolo,  je  vous  estime,  je  désire  vous  voir  réussir,  je  vais  vous 
donner  votre  afl'aire! —Mon  tragédien? — Votie  tragédien;  un  jeune 
homme  de  celte  ville,  qui  a  fui  sa  faaii  le  pour  Jevenir  acteur,  et  qui  ne 
demande  que  le  poignard  tragitpie  pour  faire  sa  répu'.atiin  et  la  foriune 
de  ses  dirtcteurs,— Oh  !  quel  bonhcui  !  bonne  sa-nte  Vierge,  vous  me  pro- 
tégez donc?  Amenez  votre  jeune  homme  au  plus  vile,  on  pourrai  me  1  en- 
lever pept-ê  re... 

L'avis  de  Bencvolo  était  inulile;  sa  protectrice  avait  disparu,  elle  re- 
vint bientôt  tenant  un  gros  garçon  par  la  main.— Tenez,  voilà  votre  lioin- 
me.— Un  enfant,  dit  piteusiment  le  directeur,  en  regardant  l'enfant  jouf-^ 
fin,  qui  aspirait  à  représenter  les  empereurs  de  Rome  et  les  tiibuns  des 
républiques  iia'ieunes.— Ua  enfant  qui  fera  sou  chemia,  répliqua  la  bonne 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


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feninic  d'un  ton  lin  peu  piqué...  Tenez,  regardez-le  un  peu,  voyez  celte 
pose,  voyez  ces  gesies,  ce  regurd... 

En  effet,  le  peiit  bonbomme  s'était  mis  à  réciter  quelques  vers  tragi- 
ques du  Dante  en  se  drapant  fort  convenablement  avec  les  pans  un  peu 
râpés  de  sa  redingote. 

—  Bravo,  bravo,  bravissimo,  s'écrie  Benevolo,  vous  serez  admirable 
ûinsOtello,  vous  ferez  un  Maure  superbe  quand  on  vous  aura  ciré  à  l'œuf; 
louchcz-là,  mon  gaillard,  je  vous  caunène  comuie  chef  d'emploi,  je  paie 
vos  frais  de  voyage,  et  de  plus,  avant  votre  début,  voici  vingt  ducats  a'or 
pour  voire  monnaie  de  pocbe  ;  ça  vous  va-t-il  ?  —  Con^iilcrablement,  dit 
renfant.— Comment  vous  appelez- vous ?  —  Luidgi.  —  LuiJgi  !  quoi?  — 
Luidgi  tout  court,  répondit  l'hôtesse  ;  cet  enfint  a  des  raisons  pour  ne  pas 
dire  son  nom  de  famille,  car  on  pourrait  le  faire  rentrer  au  bercail...  — 
Et  la  brebis  égarée  ne  s'en  soucie  pas,  ajouta  Benevolo  en  souriant.  En 
ce  cas,  f.iisons  nos  paquets  et  parlons;  je  vais  placer  mon  premier  tragi- 
que sur  un  mulet,,  il  troitera  à  nos  côtés. 

Une  heure  après,  Benevolo,  le  jeune  Luidgi  et  toute  la  troupe  de  drame 
avaient  quitté  la  ville. 

Le  directeur,  à  son  arrivée  à  Salerne,  fit  annoncer  partout  que  le  jeune 
tragédien  Luidgi  allait  paraître  dans  un  rôle  important  du  répertoire;  il 
le  présenta  tout  d'abord  au  public  comme  un  phinomène  curieux  par  son 
talent  et  son  iige  des  plus  temlrcs.  Le  résuliat  de  celle  habile  manœuvre 
préparatoire  ne  fut  pas  décevant...  Une  foule  immense  se  pressa  dans  la 
salle  de  spectacle  le  soir  de  l'ouverture.  Déjà  Benevolo  se  frottait  les 
mains;  déjà  Luidgi,  affublé  dans  un  costume  moyen-âge,  s'essayait,  der- 
rière le  rideau,  à  se  poser  àlamanièie  impéraive  et  lièie  des  empereurs 
de  Rome.  Déjà  le  caissier  de  la  troupe  empilait  les  écus  de  la  recette... 
Tout  était  joie  présente  et  joie  à  venir...  Mais,  hélas  !  que  de  déceptions 
en  ce  monde  !  le  destin  souilla  sur  ce  château  de  caries  et  fit  crouler  tout 
l'édifice.  Six  sbires  entrèrent  en  scène  avec  le  débutant  et  l'appréhendè- 
rent au  corps  en  vei  tu  d'un  ordre  de  S.  M.  Joacbim  Murât,  roi  de  Na- 
ples...  Ils  agissaient  au  nom  de  la  famille  de  Luidgi,  et  avaient  mission  de 
ramener  le  vagabond  au  Conservatoire  de  musique,  où  il  étudiait,  avant 
sa  fuite,  sous  la  savante  direction  du  maestro  Maicello  Pervino. 

—  Seigneur  !  Seigneur  !  un  si  beau  tragédien  conti  aiié  dans  sa  voca- 
tion, s'écria  Benevolo.  —  Ne  pleurez  pas,  mon  brave  ami,  lui  dit  Luidgi 
en  lui  serrant  la  main,  je  prendrai  ma  revanche,  je  serai  tragédien  malgré 
eux.  —  Et  ma  recette  peidue  !  —  Je  vous  tiendrai  compte  de  tout  ceci, 
continua  l'enfant,  qui  se  débattait  sous  les  mains  des  alguazils.  —  Et  mes 
déboursés  pour  votre  monnaie  de  poche  ?  —  Je  vous  les  rendrai  en  ce 
monde,  ce  qui  n'empêchera  pas  que  Dieu  ne  vous  en  tienne  compte  dans 
l'autre. 

Les  gens  de  l'autorité  enlraînèrcnt  le  pauvre  élève  tragique. 

—  Au  moins,  se  dit  en  souriant  dans  sa  barbe  Benevolo,  je  n'ai  pas 
tout  perdu...  ;  ils  n'ont  pas  tout  pris...;  le  petit  m'a  laissé  sa  malle...  En 
effet,  Luidgi  avait  oublié  un  coffre  assez  grand  et  fort  lourd...  Le  direc- 
teur en  hrisa  .a  serrure,  espérant  que  le  contenu  l'indemniserait  de  ses 
frais.  0  malheur!  la  malle  n'était  remplie  que  de  sable... 

Luidgi,  qui  avait  compris  de  suite  les  misères  de  l'artiste  débutant,  l'a- 
vait prise  pour  se  donner  un  maintien  respectable  dans  les  auberges... 

Le  directeur  lui  écrivit  de  Salerne  :  «  Vous  êtes  un  coquin. ..  Vous 
«avez  laissé  en  mes  mains  un  objet  sans  valeur...  Il  vous  restera  un  re- 
«murds  sur  la  consc  ence...,  et,  ce  qui  me  fait  le  plus  de  peine...,  vous 
»ne  serez  pas  iragédien...  hem^volo.  » 

Luiilgi  lui  répondit  avec  le  même  laconisme  :  «  Vous  êiL's  un  sot...  Car- 
«dcz  l'objet  tel  qu'il  est...  je  voi.s  le  rachôierai  avant  dix  ans  vingt  fois 
«l'argent  que  j'ai  reçu  de  vous.,,  et  cela  en  jouant  la  tragédie. 

«LUIDIG.» 

»••*•*••••■     ■     •     ••••,.«... 

Dix  ans,  vingt  ans  se  passèrent,  et  Benevolo  ne  reçut  aucune  nouvelle 
de  son  élève,  et  un  jour...  il  Onit  par  n'y  plu-,  so.iger. 

—  L'enfant  m'aura  ouolié.  se  dit-il,  d'autant  miiux  qu'il  a  manqué  à  la 
p'cmière  partie  de  sa  promesse  d'une  façon  fort  oslcusiijle...  Il  chante 
i'oDéra  an  lieu  de  jouer  la  tratléibe...  Quelle  folie  ! 

Un  jour,  pourtant,  il  y  a  cinq  ans  de  cela,  Benevolo,  qui  vivait  mo- 
destement relire  dans  un  grenier  de  Naples,  reçut  les  ligues  suivantes  : 

«  Venez  me  voir  tout  de  suite,  mon  vieux  ;  apportez  la  malle  pleine  de 
«sable,  je  vous  la  paierai  :  voici  cinq  cents  francs  pour  vos  frais  de  route. 
»  LuiuGt,  rue  Bichtlicu,  102,  à  Paris.  » 

Benevolo  faiilitcn  devenir  fou...  H  ne  fit  aucun  paquet,  n'emporla  que 
la  malle  réclamée,  et  quelques  jcurs  après  il  arrivait  à  Paris,  où  son  an- 
cien comédien  le  serrait  dans  ses  bras. 

—  Tenez,  mon  vieil  ami,  lui  dit  Luidgi,  qui  était  devenu  d'une  énorme 
rotondité,  prenez  ce  contrat  de  rente  de  1, "200  fr.;  c'est  la  rançon  de  ma 
malle  de  Salerne.  —  Tant  d'argent,  mon  clier,  dit  l'ex-direrteur;  mais  je 
n'ose.  — Prenez  toujours;  malortuncs'est  accrue  avecmoncmboiipuint... 
—  Eh  bien  !  reprit  Benevolo,  je  suis  très  heureux,  Luidgi  ;  mais  nue  seule 
chose  me  peine,  c'est  que  vous  soyez  cliaiiteur  au  lieu  d'être  tragédien, 
comme  vou<  me  l'aviez  promis.  Que  Vnulez-vous...  c'est  une  faible.vse  que 
vous  pardonnerez  au  vieux  comédien.  —  Vous  cro\ez  donc  que  je  n'ai 
pas  tenu  parole?  —  Sans  duuie.  —  Eh  bien  !  voilà  lin  billet  du  Théàtrc- 
llalion.  Allez-y  ce  soir,  vous  m'y  verre/.,  et...  nous  souperons  ensuite. 

Le  soir  môme,  Benevolo  était  aux  Boudes ,  dans  une  stallo,  fou ,  éper- 
du ,  écumant  de  plaisir,,.  Luidgi  jouait  le  rôle  du  doge  dans  Odllo,  A 


l'endroit  où  le  doge  maudit  sa  Clic ,  Benevolo  jeta  un  grand  cri...  Toute 
son  admiration  avait  passé  dans  sa  voix... 

Après  le  spectacle,  Benevolo,  tremblant  et  a?itâ  par  la  fièvre,  attendit 
Luidgi  à  la  sortie  du  théâtre.  —  Eb  bien  !  dit  le  chan'eur.  L'ex-directeur 
se  jeta  en  sanglotant  dans  ses  bras ,  et ,  le  serrant  sur  sa  poitrine ,  ne  put 
que  lui  dire  ce  mot  :  «  Tragico...  ohl  tragico... 


Ce  même  soir,  Benevolo,  en  tenant  la  main  de  Luidgi,  lui  dit  : — Ami, 
jusqu'à  ce  jour  je  me  suis  peu  cnquis  de  ton  nom  de  famille  ;  mais  mai  n  • 
tenant  que  tu  es  un  artiste  célèbre  ,  je  veux  le  répéter  à  mes  amis  d'J'.a- 
lie  :  dis-le-moi,  pour  que  je  le  retienne ,  pour  que  j'y  pense  à  mon  der- 
nier soupir...  Ce  nom,  quel  eslil?  —  Lablache  !  reprit  le  chaaieur  avec 
émotion.  ,  léo  lespès. 

(France  musicale.) 

Cors  eî  pianos. 

Une  étrange  ordonnance  de  police,  sous  prétexte  de  repos  public,  dé- 
fond le  cor  de  chasse  chez  deux  ou  trois  marchands  de  vin  ,  et  tolère 
vingt-cinq  pianos  qui  piaillent,  qui  hurlent,  qui  grincent,  qui  vocifèrent 
du  matin  au  soir  ans  les  murs  mitoyens  de  chaque  maison  de  Paris. 

L'opinion  publique  s'est  accordée  là  dessus  ;  mais  le  piano  depuis  est 
devenu  insoutenable.  Le  piano  s'est  enrichi  de  tous  les  cors  et  les  fait 
encore  regretter.  Tous  ceux  qui  jouaient  du  cor  jouent  à  cette  heure  du 
piano  ;  il  faut  tuer  le  temps. 

Les  malheureux  tuent  le  temps ,  leurs  parens ,  leurs  domestiques  et 
leurs  voisins. 

J'aimerais  mieux  douze  cors  de  chasse  qu'un  piano.  Que  dis-Je?  j'ai- 
merais mieux  douze  cors  aux  pieds.  Extirpez  le  piano  et  laissez-nous  les 
cors. 

Le  cor ,  du  moins ,  était  poli  ;  le  cor  se  mettait  h  la  fenêtre  ;  ill  s'en  est 
vu  qui  avaient  l'attendon  de  n'aller  ravir  que  les  é^hosde  l'arthe  du  pont 
Louis  XV  ou  des  carrières  de  Montmartre. 

Le  cor,  d'ailleurs,  ne  durait  pas;  il  fati.g;ue,  il  essouflle,  exténue;  le 
cor  a  la  bonté  d'être  excessivement  dur;  le  cor  exige  des  poumons  dont 
l'espèce  se  raréfie  de  jour  en  jour.  On  pouvait  compter  sur  sadiscréiiou 
au  bout  d'une  heure.  L'exécutant  partagait  vos  fatigues  et  votre  besoin 
de  repos;  c'était  consolant;  c'était  un  moment  à  passer. 

Mais  la  piano  !  oh  !  le  piano  vous  suit  pai  tout,  le  piano  envahit  les  do- 
miciles, le  piano  glisse  et  rampe  dans  les  cloisons  ,  sous  les  i  idéaux,  der- 
rière les  tapisseries,  dans  les  alcôves ,  comme  des  conduits  de  gaz  ;  il  est 
à  votre  chevet  dès  l'aube,  et  accompagne  votre  fourchette  à  l'heure  de 
vos  repas. 

Ses  gammes  sapent  nos  maisons  ;  nous  marchons  sur  un  volcan  d'ar- 
pèges ;  nous  cuisiius  à  petit  feu  sur  un  feu  roulant  de  cadences  et  de  trio- 
lets; nous  ne  sauterons  pas  avec  éclat  et  explosion  comme  sur  une  mine 
ou  sur  un  bateau  à  vapeur,  mais  nous  sautons  tous  les  jours,  nous  sautons 
en  détail. 

Tous  nos  mouvemens  sont  réglés  comme  un  papii  r  de  musique.  On  se 
lève  en  mesure,  on  s'iiabi'lc  sur  une  niaiche,  on  se  rase  en  cadence,  on 
déjeune  en  chasst  z-croiscz,  on  travailc  en  trui-;  leujps,  on  walse  en  met- 
tant ses  bottes,  on  galope  en  buvant  sou  thé,  on  allume  son  feu  en  balan- 
çant, on  bat  des  eiitrtchais  en  se  chauU'anl  les  pieds. 

Puis  le  piano  est  facile  ;  un  doigt,  un  domestique,  un  enfant  suffit.  Vous 
n'avez  qu'à  pousser,  vous  n'avez  qu'à  gratter;  un  chat  en  marchant  des- 
sus, un  domestique  eu  époussetaut,  un  di:trait  en  s'y  rsseyaut,  jouent  du 
Viano  à  niervcille. 

Un  coup  de  plumeau,  quelques  chquenaudo?,  une  inqiétu'îedans  les 
doigts,  et  gare  là-Jessus  !  —  Balancczl:  la  queue  du  citai,  cliaine 
anglaise,  citasses,  croisez  huit,  ladcri  dera  ra ,  re  dira  dera,  les  locatai- 
res, voulez-vous  danser? 

Le  locataire  est  à  sa  toilette .—  Ba!ancez  !  —  Ta  ra  dcri  dera,  ira  la  la 

la.  —  Le  locataire  balance  ;  —  il  pi  end  sa  cuvette   p'eii;c.  —  Citasse. 

Tara  deri,  tralala.  — Le  locaiaire  oscille,  piaffe,  piétine,  la  cuveite 
tremble  et  tombe. 

yis-à-vis  !  —  Le  locataiic  tient  sa  brosse  à  drnts  et  s'cmpor:c. Tra 

deri  la  la,  tra  la  la  ira.  Il  saulille,  il  re.imbe,  il  se  cabre,  fa  main  voltige, 
sa  brosse  bondit,  ses  dents  grincent,  ses  eciuives  s'écorrhent,  citia 
deri  dera  la  la  la. — Assemblez!  croisez'-  ta  ra  dcii  ira  Ira  ira. 

Moi  qui  parle  ,  j'ai  une  voisine  qui  ne  sa\a  t  eue  quatre  noies  si  r  le 
piano,  mais  qui  en  revanche  les  jouait  toujours,  do  mi  sol  la,  do  mi  sol 
la  — do  mi  sol  la. 

Je  m'éveillais,  — dorai  sol  la.  —  Je  sautais  du  lit,  —  do  mi  sol  la.  —Je 
prenais  un  livre,  —  do  mi  sol  la.  —  La  voisine  s'exerçait  la  main. 

Je  passais  dans  une  sccomie  pièce,  une  vciie  plus  exercée  jouait 
do  mi  la  la,  —  do  mi  la  la,  —do  mi  la  la.  —C'était  affreux  comme  le  ba- 
lan  ier  d'une  lundule.  J'avais  l'air  des  jouets  d'cnfans  qui  se  meuvent 
par  un  mécairsiiie  muciical. 

A  l'heure  où  jécris  ces  lignes,  mes  voisines  passent  aux  airs  de  coai- 
luençans.  C'est  la  plus  hoiriblc  et  la  plus  sanglaiilc  satire  qu'un  rclraio  à 
chacune  de  vos  ariions  et  à  chacun  de  vos  atout  eiucns. 

Je  prends  la  plume  :  — Au  clair  rie  la  lune,  mon  anii  Pierrot.  — 
J'ajuste  luon  papier,  —  Portrait  charmani,  portrait  de  mon  a(;ii<-,— » 
Je  me  dérange,  —  Oui,  c'<n  est  fuit,  je  me  marie  !  '  " 


Gh 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Furieux,  j'appelle  mon  porlier,  — ^li\  vous  dirai-je,  maman.  —  Je 
me  plains  à  hauie  voix,  —  Il  pleut,  il  pleut,  Oeri^nr.  —  Je  menace 
d'une  [léiition  au  piéfet  de  police,  —  Di  tanti  palpili. 

Je  reprends  la  plume,  — Cltasicur  diligent,  quctti:  ardeur  te  divore, 
— Jrt  vais  chez  le  niiiiinissaire  de  police,  —  Allons,  nus  belles,  suivez- 
nous.  —  Je  prends  mon  chapeau,  —  Un  clutpeau  de  bergère.  —  Je 
sors  exa? p(îri^,  do  mi  sol  la,  —  do  mi  la  la.  —  Don  voyage,  cher  Dumo- 
tct.  —  Uo  mi  sol  la,  — do  mi  la  la,  —  do  mi  sol  la,  —  chassez,  —  croi- 
sez, —  balancez,  —  galoppez  ,  —  ira  tra  tra  deri  dera,  lia  tra  irala  la. 


Promenades  en  Omnibus. 

On  connaît  la  iriste  position  d'un  président  d'omnibus.  Il  y  a  de  quoi 
préft^rer  la  pr<''sidence  d'une  cbanibre,  dût-on  vous  imposer  les  bons  mots 
de  M.  ûupin,  dût-ou  vous  condamner  à  quarante  ii  ois  caleuibourys  par 
séance. 

Il  y  a  pourtant  pire  dans  ces  mêmes  omnibus,  et  ce  pire  est  un  bien- 
fait de  l'administration.  Rlea  de  plus  redoutable  que  les  bienfaits  d'une 
atlmini>(rai:on. 

Cciic  yalan  crie  consiste  à  n'exiger  aucune  rc^'triljiiiion  des  enfans  au- 
dessous  (le  q  aire  ons,  c'est-à-dire  des  enf,ins  qui  pleurent ,  qui  chaulent, 
qui  se  couchent  ;  des  plus  oïlitux  et  des  plus  insucialjlcj  de  tous  les  en- 
fans  des  enlans  qu'on  devrait  faire  payer  au  poids  de  l'or. 

Ceci  est  un  hienl'ait  p^ur  la  mtre  et  pour  l'enfont,  si  vous  voulez,  mais 
c'est  un  bienfait  trop  parliculii-r.  C'est  une  calaïuiié  publique.  Lanière 
et  l'enfaiitse  portent  bien,  à  la  bo  me  heure;  mais  le  voisin  se  porte  mal, 
et  plus  ils  se  porieiit  bien,  plus  le  voisin  les  porte  l'un  et  l'autre.  Donner 
six  sous  pour  porter  un  enfant  de  la  Madelaiue  à  la  Baitille,  c'est  m  peu 
cher.  Je  ne  dis  pas  que  la  mère  dût  payer  davantage  ;  mais  le  voisin  de- 
Trait  payer  moins. 

Ce  dont  il  s'ajit  s'appliiue  à  toute  autre  espèce  d'uslensiles  volumi- 
mineuxdont  l'administration  n'exige  d'autre  paiement  que  quelques  lou- 
lures,  fractures  ou  luxations  du  reste  des  voyageur---.  Cela  nous  paraît  une 
largesse  mal  cnten  lue  et  une  faveur  trop  restreinte. 

Assurément  nous  applaudissons  à  toute  l'extension  qu'on  peut  donner 
au  mot  omnibus,  (|ui  signilie  que  la  commodité  du  véhicule  est  offerte  à 
tous.  Mais  nous  n'aurions  jamais  cru  qu'on  allât  jusqu'à  comprendre  dans 
ces  douceurs  de  la  circulation  les  commodes,  les  armoires,  les  canapés 
et  tous  les  gros  bagages  que  nécessitent  d  ordinaire  le  roulage  ou  les 
bç^nrards. 

tela  n'est  pourtant  que  trop  vrai,  et  nous  avons  acquis  la  preuve  qu'un 
CCI  tain  nombre  de  personnes,  sous  prétexte  de  courses  d'onniibus,  cll'ec- 
tuent  de  véritables  déménagemcns.  Il  résulte  de  ce  procédé  des  inconvé- 
ni-.ns  assez  graves  pour  que  nous  croyions  devoir  les  signaler. 

Un  garçon  marchand  de  vincntournée  monte,  par  exemple,  avec^deux 
brocs  du  volume  de  deux  personnes;  la  voiture  n'a  que  seize  places  et 
elles  sont  occup'cs.  Chaque  voisin  du  marchand  de  vin  porte  l'un  des 
brocs  ;  cela  est  simple.—  Ces  deux  brocs  devraient  payer  leur  place  ou 
tout  au  moins  celle  d"s  voisins,  ou  bien  encore  suivre  pour  eux  le  tarif 
des  commissionnaires. 

Nous  ne  comptons  pas,  si  ces  brocs  sont  pleins,  l'arrosage  continu  que 
levosin  doit  aux  bienfaits  de  l'administrai  ion. 

Plus  loin  un  menuisier  monte  avec  une  planche  de  sapin  qu'il  pose  en 
travers  devant  la  face  d'un  voyageur.  C'en  est  fait,  toute  perspective  dis- 
paraît, tont  agrément  s'éteint,  tout  horizon  est  masiué.  Hue  tient  qu'à  ce 
voyageur  de  se  croiie  une  heure  durant  fans  sa  bière  ;  ce  n'est  plus  un 
voyage,  c'ist  un  cnteriement.  Cela  mériterait  aussi  quelque  indemniié. 

Une  dame  âgée  a  eflacé  tout  ceci  ces  jours  derniers.  La  chose  s'est  pas- 
sée devant  nous,  et  nous  en  avons  été  victime.  Un  omnibus  s'arrête  au 
Palais  de  Jusiice.  La  dame  se  présente  et  avec  elle  trois  arbres  qu'elle 
venait  d'acheter  au  quai  aux  rieurs,  trois  jeunes  peupliers  déjà  beaux, 
déj  1  grands,  d'une  jiagnifique  venue,  branches  et  racines. 

La  voiture  était  complète.  Il  restait  une  place  ;  la  dame  l'a  prise,  et 
l'on  a  insinué  sa  haute  futaie  en  travers  dans  toute  la  longueur  de  l'om- 
nibus ;  seulement,  comme  les  hautes  cimes  étaient  gênées  dans  leur  dé- 
vcloppcmeni,  (  liaque  vojagcur  en  a  gardé  un  rameau  Uexible  dans  l'œil 
ou  le  ii>z  (ju  l'orcidp. 

La  voilure  avait  l'air  d  une  magnifique  promenade  publique.  Les  voya- 
geurs se  sont  endormis  sous  ces  délicieux  ombrcges.  Nous  avons  euiendu 
un  voisin  inurinurer  d'une  voix  éteinte:  Tityre ,  lu palulœ  recubans  sub 
tegmine  fugi. 

Quelques  autres  ont  tiré  un  galoubet  de  leur  poche  et  ont  chanté  les 
agr.'iiieiis  de  la  campagne,  la  paix  di's  champs,  les  courses  vagabondes  à 
travers  les  prairies.  Queliues  oiseaux  i.ichés  dans  les  peupliers  les  ac- 
compajjnaient  de  leur  doux  ramage. 

Nous  avDiis  eu  le  regr^-t  de  quitter  trop  tôt  cet  élysée,  et  cette  fois 
nous  ironvons  que  ce  n'est  pas  trop  de  six  sous  pour  une  telle  réunion  de 
plaisirs  champêtres.  —  Ce  n'est  pas  la  peine  de  s'en  passer. 

Les  principaux  gourmands  sous  le  régime  impérial. 

L'archi -chancelier  recevait  des  départemens  des  cadeaux  sans  nombre 
60  comestibles  et  les  plus  belles  volailles  ;  tout  cela  allait  s'enfouir  dans 


un  vaste  garde-manger  dont  le  prince  avait  la  clé.  Il  prenait  note  des  pro- 
visions, de  la  date  des  arrivages,  et  donnait  seul  l'ordre  d'employer  les 
pièces;  fréquemnifnt,  quand  il  le  donnait,  les  provisions  étaient  gâtées; 
les  aliineus  ne  paraissaient  jamais  sur  sa  table  qu'après  avoir  perdu  leur 
fraîcheur. 

Cambacérès  n'a  jamais  été  gourmand  dans  l'acception  délicate  du  mot; 
il  n'éiait  initié  à  aucuu  degré  ;  mais  il  était  né  fort  grand  mangeur  et  môme 
vorace. 

Ponrrait-on  croire  qu'il  préférait  à  tous  les  mets  le  pâté  chaud  aux  bou« 
leties;  plat  lourd,  fade  et  béte.  Un  jour  que  le  bon  Grand-Manche  vou- 
lut remplacer  ks  boulettes  par  des  quenelles  de  volaille,  des  crêtes  et 
des  rognons,  le  croiriez  vous?  le  prince  se  fâcha  tont  rouge,  et  exigea  ses 
boulettes  de  godiveau  à  l'ancienne,  qui  étaient  ciures  à  casser  les  dents  : 
lui,  les  trouvait  délicieuses.  Pour  hors  d'oeuvre,  on  lui  donnait  fréquem- 
ment un  morceau  de  croûte  de  pâté  réchauffé  sur  le  gril,  et  on  portait 
sur  la  t.ible  le  combien  d'un  jambon  qui  ava't  souvent  servi  toute  une 
semaine.  Et  son  dig.ie  cuisinier  qui  n'avait  jamais  ses  grandes  sauces  !  ui 
lessouichefs  ou  aides  la  bouteille  de  Bordeaux!  —  Quelle  parcimonie  I 
quelle  pitié  !  quelle  maison  ! 

Qujclle  était  diiférente  la  digne  et  grande  demeure  du  prince  de 
Bénévcût!  Confiance  entière  et  complètement  justiliée  dans  le  chef  de 
cui-ine,  l'un  des  plus  illustres  praticiens  de  nos  jours,  rhoiinêtc  M.  Bou- 
cher. On  n'y  employait  que  les  productions  les  plus  saines  et  les  p'us 
fines  :  là  tout  était  habileté,  ordre,  splendeur;  là  le  talent  était  heureux 
et  haut  placé. 

Le  cuisinier  gouvernait  l'estomac;  qui  sait?  Il  influait  peut-être  suf  la 
charmante,  ou  active,  ou  grande  pensée  du  minisire.  Des  dîners  de  qua- 
rante-huit entrées  étaient  donnés  dans  les  galeries  de  la  rue  de  Varennes. 
Je  les  ai  servis  et  j-î  les  ai  dessiiiés.  Quel  homme  était  ce  M.  Bouclair  ! 
quels  tableaux  olfraient  ces  réunions  !  Tout  y  décelait  li  plus  grande  des 
nations.  L'empereur  n'était  ni  mangeur,  ni  connaisseur  ,  mais  il  savait 
gré  à  M.  de  Talleyrand  de  son  train  de  vie. 

Ni  M.  Cambacérès,  ni  Brillât  de  Savarin  n'ont  jamais  su  manger.  Ils 
aimaient  tous  deux  les  choses  fortes  et  vulgaires  ,  et  remplissaient  tout 
simplement  leur  csiomac!  cela  est  à  la  h  tue.  M.  de  Savarin  éiait  gros 
mangeur  et  causait  fort  peu  et  sans  facilité,  ce  me  semble  ;  il  avait  l'air 
lourd  et  ressemblait  à  un  curé.  A  la  lin  du  repas  sa  digestion  l'absorbait; 
je  l'ai  vu  dormir. 

Les  mangeurs  de  mon  temps  ont  éié  le  prince  de  Talleyrand  ,  Murât , 
Junot,  Fontanfs,  l'empereur  Alexandre,  Grimodde  la  Ueynière,  Casicl- 
reagh,  Georges  IV,  le  marquis  de  Gussy,  homme  d'un  esprit  délié  et  si 
délicat ,  faisant  le  récit  à  merveille.  —  Les  personnes  qui  savent  manger 
sont  aussi  rares  que  les  grands  cuisiniers. 

VmS   ZiETTî&S  X»'AraSJS:   SB   BOZiS'2'IlT. 

Il  existe  dans  le  cabinet  d'un  Anglais  amateur  de  documens  anciens, 
une  lettre  inediie  d'Anne  de  Boleyn  qui  fut  un  moment  reice  d'Angleterre 
pendant  le  règne  d  Henri  VIII,  et  qui  périt  sur  l'échafaud.  Cette  lettre, 
écrite  avant  son  mariage ,  donne  une  idée  des  mœurs  anglaises  à  cette 
époque;  en  voici  la  traduciion  : 

«  Ma  chère  Marie ,  voilà  déjà  un  mois  que  je  suis  à  Londres;  je  ne 
«trouve  pas  cette  ville  fort  amusante,  on  n'y  est  pas  du  tout  matinal,  et 
»il  est  raie  qu'on  s'y  lève  avant  dix  heures;  il  est  vrai  que  l'on  se  couche 
«tard,  car  il  est  toujours  dix  heures  du  soir  avant  qu'on  puisse  se  mettre 
»au  lit.  Je  suis  déjà  fatiguée  de  cette  vie,  et  je  languirais  de  retourm  r  à 
»la  campagne,  si  je  ne  restais  ici  à  cause  des  cadeaux  que  je  reçois  jour- 
«nellenienl.  Mon  cxeeilenle  mère  m'a  conduite  hier  chez  un  marchand  de 
«Chepsiile  (grande  rue  de  Londres),  elle  m'a  acheté  trois  chemises 
«neuves,  à  raisan  de  six  pences  (douze  sous  de  France)  l'aune;  et  je  dois 
«recevoir  au  bal  de  lord  Norfolk  une  paire  de  souhers  neufs  qui  ont  coûté 
»  trois  shelings.  (2  francs  75  c.) 

»  La  vie  peu  réglée  que  je  mène  m'a  ôtô  l'appétit.  Vous  savez  qu'à  la  cain- 
»pagne  je  di^jemnis  d'une  livre  de  lard  et  d'un  pot  de  bonne  bière  ;  à  Lon- 
«drts,  à  peine  puis-je  en  pienJre  la  moiiié;  il  est  vrai  de  dire  que  j'a:- 
«tcnds  avec  impatience  l'heure  du  dîner  qui,  dans  les  première*  maisons, 
«est  retardé  jusqu'après  midi.  Hiei-  au  soir  j'ai  joué  à  la  main  ihaude 
«ch'.z  lord  Leiccsier;  lord  Surrey  y  était  aui-si  et  a  chanté  un  air  de  sa 
«conipo-iiiion  sur  la  fille  de  loid  Kildarc;  on  la  trouve  belle,  et  mon  frère 
«m'a  dit  à  l'orcile  que  la  belle  Géraldine  (c'est  le  nom  de  lamaiiie  de  lord 
nSurrev)  est  h  plusjolie  femme  de  son  siècle  ;  j'ai  été  bien  aise  de  la  voir, 
«car  (iii  assure  qu'i  Ile  e-t  ausM  bonne  que  belL'.  Je  vous  pr.e  de  bien 
«soigner  mon  poulailler  pendant  mon  absence;  ces  chères  petites,  je  les 
«ai  toujours  nourries  de  mes  mains. 

«Si  Marguerite  a  achevé  de  tricocr  mesmitainrscn  laine  ronge,  qu'elle 
«me  les  envoie  par  la  première  occasion.  Adieu,  chère  Maiie,  je  vais  à 
nia  messe,  où  vous  aurez  une  part  aussi  grande  dans  mes  prières  que  vous 
«la  possédez  déjà  dans  mon  cœur. 

«Toute  à  vous, 

«Anne  de  rOLEVN.  » 
{Gazelle  des  Femmes.) 


Paris.  —  B0ULI2  et  C«,  imprimeurs  des  corps  militaires,  de  la  gendarmerie  déparlemen 
t^le,  du  cadastre  et  des  contributions  directes,  rue  Coq-Héron,  5. 


Eéecîssîjï'e  iSil. 


SM&u^i<:  WÉiApje^  jp.4fs  Aiy, 


fl"  aiîMce,— 'i"  6. 


-m—      ,rr^  fr-a 


Mil 


OH  S'AEONKE 

^  Paris, 

RUE  COQ-HÉUON,  N»  3, 

Au  bureau  ilu  Journal. 

Et  m  province, 

Chez  If  s  Libraires ,  les  Directeurs 
des  restes  et  des  Messageries. 

(AFFiiAxcnin.) 


Ctttcraturf ,  Iqistoirc,  Scifitces,  Cf  aur-:îlrt5,  iîTc  mou-£?i,,iiîTœur3,  tJo^aflfs, 


.110  .  - 


EXTMIÎS  D'OlïPtAGES  lËDlîS,  PCBLICAIIO^S  f\Ol'VELLES,  REVUES. 

Pfsraêssftsee  loste  Ses  mioi?. 


Un  an 12  r.  » 

Sii  mois fi     ."lOr. 

Trois  mois.  ...    .3     ."0 

Un  mois 1     -25 

Étranger  :  2  fr.  en  .=us  par  an. 

On  tire  à  vue  sur  K-s  [icrsrinnes  fî-i  I9 
dcinaniJent,  et  il  est  ajoulé  on  fr.  a% 
mandat  (luur  frais  de  rccouriemcnl, 

(AFFnANCIIlB.) 


il. 


Le  Magasin  Littéraire  so  compose  des  meilleurs 
Feuilletons,  Romans  et  Nouvelles  qui  paraissent  chaque 
jour,  dans  les  Journaux,  les  Revues,  ou  les  Livres. 
On  y  trouve  des  Récits  de  voyages,  des  Tableaux  de 
mœurs,  des  Etudes  d'art  et  des  esquisses  biographiques 
empruntés  aux  meilleurs  écrivains  de  la  France  et  de 
l'étranger. 

En  vertu  d'un  traité  spécial  passé  avec  la  Société  des 
Gens  de  lettres ,  le  3Iagasin  littéraire  ,  outre  ses  arti- 
cles entièrement  inédits,  reproduit  notamment  les  pu- 
blications de  MM.  Victor  Hugo  ,  Charles  Nodier  ,  de 
Balzac,  Alexandre  Dumas,  Frédéric  Soulié,  Charles 
DE  Bernard  ,  Méry,  Eugène  Sue  ,  Léon  Gozlan,  Roger 
DE  Beauvoir,  Elie  Bertviet,  et  généralement  les  ou- 
vrages de  tous  les  écrivains  les  plus  distingués. 

Il  paraît  chaque  semaine  une  livraison  composée  de 
deux  feuilles,  imprimée  sur  beau  papier  satiné ,  grand 
in-quarto  à  deux  colonnes,  avec  couverture  imprimée. 
Le  prix  de  chaque  livraison,  qui  contient  2,700  lignes 
(ou  190  mille  lettres),  c'est-à-dire  la  matière  de  plus 
d'un  volume  in-octavo,  est  de  TRENTE  CENTIMES. 

Le  Magasin  Littéraire  réunit  donc  trois  conditions 
essentielles  qui  doivent  assm'er  son  succès  : 

1"  Grande  variété  de  rédaction  et  soin  particulier  dans 
le  choix  des  articles,  qui  sont  tous  signés  par  les  écri- 
vains les  plus  en  renom  (voir  le  sommaire  ci-après); 

2° Immense  quantité  de  matières  (60  vol.  par  an); 

3'  Réduction  considérable  dans  le  prix  do  souscription. 

Pour  se  convaincre  de  la  sincérité  des  promesses  de 
ce  prospectus,  de  la  réalité  des  avantages  que  présente 
le  Magasin  Littéraire,  do  son  importance  matérielle  et 
de  sa  valeur  littéraire,  il  sullit  de  lire,  dans  le  som- 
maire qui  suit,  les  noms  des  écrivains  célèbres  qui  y 
ont  concouru. 


Une  Consiillatioli,  liar  M.  CHAULES  DE  IîEn\AUI>. 

La  Sœur  Ciidi'tlc,  par  M.  GEORCS  S  \M>. 

L'abhiidc  Saint-d'Or.  par  M.  T.  lHi>\nEV  DE  SANTEW. 

nirmoircs  (l'un  J>irol)in  ,  M.  ALVHO.^SE  l>E\R.\T. 

I/llOritior  du  Doge,  par  M.    MICHEL  H  A\  M<)M>. 

Les  liiconviuions  de  la  COléhrilé.  p:ir  M.  S.  IIE.MIV  BERTHOID. 

Le  Parlcrrc  d'un  Théâtre,  par  M.  PAUL  DE  KOCK. 


r/Assuranrc  Mutuelle,  par  M,  FRÉDÉRIC  THO.'.IAS. 

Madame  l'alrayre,  par  M.  AVILHE:H  TE.MXT. 

L'Adminislraliojijiigt'c  par  un  iMinistrc,  parM.  GUIZOT. 

l'et  (ei  rlirouiqiies  l'u  XIX"  .siècle,  par  un  clironiqucur  inconnu. 

Esprit  du  prince  Talleyrand. 

Ruines  historiqufs,  par  SI.  ALEXANDRE  DELAYERGNE. 

Deux  leiti  es  du  Caglioslro. 

Episodes  de  la  Révolution,  par  r.î.  GEORGES  DEA'AL. 

Anecdolc  de  1788,  par  M.  DE  SAIXT-EL^ÏOXT. 

Porliait  de  M.  D'ARGOUT. 

Un  Corsaire,  par  M.  ELGÈXE  SEE. 

Poésie  :  Les  deux  Rome,  par  !iî.  BAUTKÉLEIfV. 

Nouvelles  à  la  main  (novembre). 

M"°  Devienne,  par  un  chroniqueur  inconnu. 

Les  Guêpes  (dOccnibrc),  par  rJ.  ALPDOXsE  KARR. 

Ce  que  c'est  qu'une  actrice. 

M""  Damorcau  h  Snini-rcMersbourg. 


US^E  COÊMSULTATtON. 

Au  commencement  de  l'automne  dernier,  parmi  les  personnes  réurics 
dans  le  salon  d'altcnte  du  docteur  M.ignian,  se  trouvait  un  honmc  d'unn 
quarantaine  d'années,  blond,  grêle,  b'af.u-d,  un  peu  voûté,  d'aspect  si 
malingre,  en  un  mot,  qn'il  tût  suffi  de  le  reganier  i:oiir  deilner  qu'on 
était  chez  un  médecin.  En  entrant,  ce  chéiif  personnage  s'<  tait  a.ssis  dan.-8 
un  coin  d'un  air  soucieux;  il  y  resta  paiiemniriit  jusnii'à  ce  (ycc  tous  les 
autres  malades  eussent  éié  reçus  par  le  maître  du  logis  qui,  après  avoir 
donné  sa  dernière  consultation,  \int  à  lui  avec  un  .sourire  cordial. 

—  Bonjour,  Duquesiioy,  dit  le  docteur,  mille  pardons  de  vous  avoir 
fait  attendre  ;  vous  savez  que  mon  temps  sppartient  d'abord  aux  malades, 
et  j'espère  qu'à  ce  titre  vous  n'avez  aucun  diulL  ? 

—  Les  soufl'rances  de  l'ùme  sont  pires  que  celles  du  corps,  répondit 
l'homme  blafard  en  étoulTanl  un  soupir. 

—  Qu'avez-vous  donc  ?  reprit  le  médecin  ;  vous  êtes  tout  défait  !  ma- 
dame Duquesnoy  serait-elle  malade  ? 

—  Ma  femme  a  une  santé  de  fer,  répliqua  Duquesnoy,  qui  accompagna 
es  paroles  d'un  sourire  plein  d'amertume. 

—  Alors,  expliquez-moi  la  cause  de  l'a^talion  oit  je  vous  vois.  Il  s'agit 
de  l'âme,  dites-vous  ?  Si  vous  ne  parlez  pa?,  comment  voulez-\oiis  que  je 
devine  ce  qui  se  passe  dans  la  vOire?  Voyons:  en  quoi  puis-jo  >om 
servir  ? 

—  Mon  cher  docteur,  répondit  l'autre  on  s'asscyrnt  d'un  air  d'abatte- 
ment ,  voilà  plus  de  vingt  ans  que  nous  nous  connaissons.  Je  vous  re- 
garde comme  un  de  mes  meilleurs  amis,  ci  j'ai  eu  vous  une  coiiliaace 
sans  bnincs. 

—  Passons  les  complimcns. 

—  Ce  ne  sont  pas  des  complimens,  je  vous  dis  le  fond  de  ma  pensée. 
D'ailleurs,  l'éirange  confessiuii  que  j'ai  résolu  de  vous  faire  vous  attes- 
tera (lu  reste  l'is'.imc  que  j'ai  pour  voire  caractère. 

—  Au  fait,  dit  le  docteur  avec  un  peu  d'.inpjiienee. 

—  Le  fiiit  est  triste  pour  moi,  et  même  '1  peut  p-'u'ai'rc  ridicule  ;  voil.i 
pourquoi  j'hésite  h  reiil.'mer;  mais  d'abord  promettez-moi  de  no  révclcf 
â  personne  ce  que  je  vais  vous  dire. 

—  Le  secret  de  la  confession  est  aus;i  sacré  peur  un  médecin  quepour 
un  p'ètrc,  dit  le  docteur  Mngaian  d'un  ton  grave. 

Duque-noy  soupirMlcrccluf,  puis  il  se  morJii  les  lèvres  et  leva  le» 
veux  aupla'ond. 

_  Vous  connaissez  rd'clicrî  dit-i!  enfin  ce  rcgarJaui  d'un  bir  n.frae 
scniiuerlocutcur. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


uin,  cou  court,  plus  d'épaules  que  de  cervelle',  oii'auisiilioii  de  tau- 
!  Il  y  a  iong^icmpsque  j'ai  prétiil  qu'il^ptifi-ajl  çl'^pjppici^Ê.^ 


—  Le  capitaine  d'étatmajor?  Je  ne  connais  que  ça.  températhent 

Bnngui  ■  .     .      - 

reau 

—  Dieu  vous  Ccouie. 
I —  Vous  m'éionncz  :  je  vous  croyais  amis.  in.  ' 

—  Amis  !  n'pita  Duqucsnoy  avec  une  ironie'mêliSc  d'indigoaiion. 

—  Que  dianire!  parlez  clairemMit  ou  taisez-vous»  Je  ine.suis  pas  ^n 
CEdipe  pour  deviner  vos  énigmes,  /     '    ,,'      ' 

L'impatience  dont  pétillaient  les  petits  yeux  noîrsdû  doétcui-  ne  per- 
mit pas  à  sou  dolent  ami  d'éluder  plus  longtemps  le  point  capital  de  la 
confession. 

—  Eli  bien  !  mon  cher  Magnian,  void  le  fait  èn.çlçû'i,  W0^>  ''i^il  d'un^ 
voix  émue;  Pelletier  fait  la  cour  à  ma  femme.  ,    , 

Le  docteur  avança  la  lèvre  inférieure  pour  dissimuler  unsôùriré,  ,^,t 
hocha  la  tète  à  piusioius  reprises  avec  une  gravité  allectée.  ■•■■'■ 

j—  Voyez-vous  ça  ?  dit-il  ensuite  ;  je  n'aurais  pas  cru  que  ce  gros  Pel- 
le;ier  eût  si  bon  goût  ;  mais  étes-vous  bien  sûr  de  ce  que  vous  dites? 
D'ordinaire  les  maris  sont  les  derniers  a  savoir  ces  choses-là. 

—  Je  n'en  suis  que  trop  sûr;  vous  allez  voir  comment  :  ma  femme  est 
alléa  passer  quelques  jours  chez  sa  mère  à  Foiiiaiicbleau.  Avaut-bier,  en 
furetant  par  hasard  dans  sa  chambre  à  coucher,  j'ai  remarqué  que  la  clé 
«ie  mon  bureau  allait  ég'leuient  à  son  armoire  à  glace.  Machinalement 
j'ai  ouvert  ce  meuble,  et  dans  un  arrièic-tiroir,  assez  mystérieux,  j'ai 
trouvé  plusieurs  lettres  de  Pelletier.      '^ '■''';''"  '  i 

—  Diable  !  mais  aussi  à  qjcl  propé^'S^i^ffir  un  iù'cùblë  a^partë'flanr  à 
votre  femme? 

—  J'étais  dans  mon  droit  :  d'ailleurs  suspendez  votre  jugement.  D'a()rÎ!S 
la  teneur  même  de  ces  lettres,  j'ai  acquis  la  preuve  de  la  complète  iniio- 
ccnce  de  Virginie,  qui  n'a  guère  à  se  reprocher  d'autres  torts  que  celui 
rie  m'avoir  fait  mystère  de  cette  correspondance.  Elle  ne  l'a  jamais  en- 
couragée, j'en  suis  à  peu  près  sûr.  Je  lui  en  veux  donc  beaucoup  moins 
qu'à  Pelletier  ;  mais  quant  à  lui,  je  sens  que  je  ne  lui  pardonnerai  jamais. 
In  homme  à  qui  j'ai  ouvert  ma  maison  !  un  ancien  camarade  de  Sainte- 
Barbe!  un  ami,  enfin;  du  moins  je  le  croyais! 

—  Oubliez-vous  qu'on  n'est  trahi  que  par  ses  amis  ? 
„ï-,Hier,  je  suis  allé  chez  lui. 

r^'Ah! 

—  Je  lui  ai  reproché  son  indigne  conduite  ;  savez-vous  ce  qu'il  m''a  ré- 
pondu ? 

y— 11  a  nié. 

' '■*-—  D'abord.  Mais  à  la  vue  de  ses  lettres ,  il  a  compris  que  toute  déné- 
gation serait  vaine.— Mon  cher  Duquesnoy,  m'a-t-il  dit  alors  de  l'air  im- 
pertinent que  vous  savez,  puisque  vous  êtes  si  bien  au  courant,  je  ne 
prendrai  pas  la  peine  de  mentir.  Il  est  vrai  que  je  suis  amoureux  de  vo- 
tre femme;  je  le  lui  ai  déjà  dit ,  et  Je  ne  vous  promets  pas  de  ne  plus 
le  lui  redire ,  car,  scion  toute  probabilité  ,  je  ne  tiendrais  pas  mon  ser- 
ment. Je  comprends  à  merveille  que  ce  procédé  vous  déplaise  et  vous 
Liesse  ;  mais  vous  n'ignorez  pas  que  je  suis  un  galant  homme  et  que  j'ai 
l'habitude  d'accepter  la  responsabilité  de  mes  faits  et  gestes.  Si  donc,  vous 
vous  trouvez  offensé,  je  suis  à  vos  ordres,  prêta  vous  rendre  raison,  où, 
quand  et  comme  vous  voudrez. 

—  Voilà  de  l'aplomb,  dit  le  médecin  eil  s'efforçaût  de  garder  son  sé- 
rieux ;  comment  !  il  a  osé  vous  dire  cela  1  .mw/iio-iq  w  -v,- 

—  Textuellement.  ■'^'   ''''^" '^''^'':'] ''"'''; 

—  Et  que  lui  avez  vous  répondu?  .     J',  J/^  '^  '  '  ' 

—  Qu'il  aurait  bientôt  de  mes  nouvelles.  Là  tfessSisjé'^fflè'lbrtr,  car  il 
ne  me  convenait  pas  de  pousser  plus  loin  une  pareille  discussion.  Les 
choses  en  sont  là. 

La  Ogore  du  médecin  prit  une  expression  de  gravité.  Il  fit  un  tour  dans 
le  salon,  la  tête  baissée  et  les  maius  derrière  le  dos;  se  rapprochant  en- 
suite de  son  h6te  : 

—  Maintenant  que  comptez-vous  faire  ?  lui  dit-il  en  le  regardaiit  fixe- 
mgp,  '  "  ~ ,  :'J>y\Oi   ;'jjy  2uo7  ,  iBubu"^  • 

-Que  me  conseillez-vous  ?  -fii'^ai^^m  9I  r./,: 

.  ^— Je  conçois  que  le  procédé  vous  semble  dur  à  supporter  ;  d'un  autre 

coté,  je  serais  fâché  de  vous  voir  engagé  dans  un  duel  avec  ce  brctteur  de 

Ttlletier. 

—  l'n  brctteur  !  s'écria  Duquesnoy  dont  les  yeux  semblèrent  slSfatgir, 
c'est  un  duelliste,  c'est  un  spadassin  qu'il  faut  dire;  un  homme  qui  passe 
toutes  les  matinées  au  tir  de  Lepage  ou  dans  les  salles  d'armes,  et  qui  se 
bat  régulièrement  tous  les  trois  mois  ! 

—  Et  vous-même,  dit  le  docteur  avec  un  regard  perçant,  vous  êtes-vous 
battu  quelquefois? 

—  Jamais,  répondit  l'homme  marié,  en  ce  moment  plus  blafard  encore 
que  de  coutume  ;  ce  n'est  pas  que  je  n'en  aie  trouvé  plusieurs  fois  Pocca- 
Eion;  mais  le  duel  répugne  à  mes  principes.  L'idée  de  répaiidre  le  sang 
nie  révolte;  c'est  là  une  coutume  barbare  qui  m'a  toujours  paru  consti- 
tuer une  monstrueuse  anomalie  au  milieu  de  nos  mœurs  policées. 

—  Bref,  vous  n'avez  pas  une  envie  ardente  d'aller  fur  le  terrain  ? 

—  Si  jéiais  posiiivemenl  olTensé ,  si  j'avais  h  venger  une  mortelle  in- 
jure, la  voix  de  la  passion  me  parlerait  sans  doute  plus  haut  qi'e  celle  de 

l'humanité  ;  car ,  dans  certaines  conjonctures ,  l'homme  le  plus  sage  ne 
'peut  répondre  de  lui-même.  Mais  ici  les  choses  n'ayant  pas  été  poussées 

à  l'extrcme,  si  Pellciirr,  au  lieu  d'affecter  un  langage  arrogant,  m'a*ait 


adressé  quelques  excusrs  auxquelles  je  crois  avoir  droit,  et  qu'il  eût  pris 

l'en^'ugenient  de  se  niicux  comporter  à  l'avenir,  il  me  semble  qu'alors 

dans  l'intérêt  de  tout  le  monde...  pour  éviter  une  esclai.dre...  ne  pensez- 
vous  pas  comme  moi  qu'il  eût  été  possible  et  honorable,, . 

—  De  ne  pas  vous  battre  ?  Certainement,  interrompit  Magnian  ;  si  vous 
allez  sur  le  terrain  ,  il  y  a  dix  à  parier  contre  un  que  Pelletier  vous  sai- 
gnera comme  un  poulvt,  et  cela  vous  serait  désagréable.  "-"'" 

—  Docteur,  vous  liie  comprenez  mal.  'in  nia 

—  A  merveille,  au  contraire,  et  la  preuve,  c'est  que  vous  ne  vous  bat- 
trez pas ,  et  que  le  capiiuiiie  vous  adressera  des  excuses  satisfaisantes. 
N'est-ce  pas  la  ce  que  vous  désirez? 

—  La  pcrspipacité  du  médecin  fit  éclore  une  faible  rougeur  sur  les 
joues  de  l'ami  de  la  paix. 

—  Pelletier  est  un  brutal ,  reprit  le  docteur  comme  s'il  se  fût  parlé  à 
lui-même.  Ordinairement  les  officiers  d'état-major  ont  pliis  d'usage  que 
cela;  qu'il  cherche  à  plaire  aux  femmes,  rien  de  mieux;  mais  qu'il  pro- 
voque les  maris,  c'est  manquer  à  toutes  les  règles  du  savoir-vivre. 

—  Vous  me  conseillez  donc  de  laisser  l'aU'aire  s'arranger  ?  demanda 
Duquesnoy  d'une  voix  insinuante. 

—  Oui,  certes,  répondit  le  méilecin  en  riant,  et  de  plus  je^e(;l)àrgc 
des  négociations.  Je  vous  le  répète  :  dès  demain.  Pelletier  t^étviçf6i*!i 'sa 
provocation  ;  il  vous  adressera  des  excuses  formelles ,  et  jurei-a  de  né 
plus  troubler  votre  repos  cpmugali  ceci  est  mon  affaire  ;  le  reste  vous 
regarde.  '  ■■'-^■■-"^  -  ••  t  >  (nr -■.'jTqt,  n-m-r 

—  Le  reste?  vi  n->  t.:  ./  , ,,   ...  ■ -i   h  pimin.cT  mj 

—  Promettre  et  tenir  sont  deiix,  vous  le  savez.  Il  y  aurait,  je  crois , 
de  votre  part  tjne  haute  prudence  à  faciliter  au  capitaine  l'exécution  de 
6on  serment,  àii  liûoyen  d'un  petit  voyage  qui  l'élo-giiât  de  Mme  Dikiups- 
uoy  pendant  quelqp,çs  mois.  Sa  place  le  relient  à  Paris;  vous  ètes^  libre, 
vous;  qui  vous  ci<>pêcl|e  d'aller  passer  l'hiver  dans  le  Alidi  ;  par  exemple, 
à  Nice?  '  .    .  '  .  I'  - 

—  J'avais  déjà  songé  à  l'opportunité  de  ce  voyrge,  et  je  sii's  bien  aise 
de  me  trouver  d'accord  avec  vous  sur  ce  point.  Kais  pourquoi  Nice  plu- 
tôt qu'une  autre  ville?  ,  (,.)  ly   ,,  ...  ;       ,   ,  ('. 

—  C'est  que  le  climat  en  est|.(rès  isatutàîré^  Biirtoî<f  '^m|i-"fl|'l''g*éns~qui 
ont  la  puiirine  un  peu  délicate.  ,  '  .  ;  ,  ..      ,  ,-  .-','."  '      '  ' 

—  Mais  j'ai  la  poitrine  excellente...  du  Bjpin'S  je  le  feoiiriosèn 
pit  Duquesnoy  qui  iuterfogea  les  ,xeux  auMMecIn^yë^^ 
quiitude.  '"  '  .-n-icai  .. 

—  Sans  doute  ;  je  ne  dis  pas  le  contraire,  reprit  le  docteur  d'un  tôti 
séiieux;  de  ce  côté,  rien  ne  motive  positivement  le  conseil  qWç  je  vous 
donne;  mais  les  précautions  ne  sont  jamais  ijyisi^lçs.feiluiautjiiijeii» 
prévenir  le  mal  que  do  l'altendre.  '.  ,'  '   'j  l  |!^:'^  , 

—  Vous  me  croyez  donc  menacé  d'une  maladie  dé  poitrine  ?  9Ï(  en  pâ- 
lissant l'homme  marié  qui,  comme  on  a  pu  le  voir,  avait  voué  à  sa  per- 
sonne le  plus  vif  attachement.  . 

—  Je  n'ai  pas  dit  un  mot  de  cela,  répondît/k»  îla^niao ,  qui  éutj'air 
de  se  reprocher  intérieurement  d'avoir  ti'op  pa'rliî.  Voulez-vouS  savoir 
pourquoi  j'ai  prononcé  le  mot  de  Nice  ?  c'est  par  égoïs:ue.  11  est  possible 
que  j'y  aille  passer  moi-même  une  partie  de  l'hiver,  et  si  vous  y  étiez, 
ainsi  que  madame,  le  séjour  m'en  paraîtrait  assurément  beaucoup  plus 
agréable. 

—  Eh  bien!  nous  verrons  ça  ;  la  chose  pourra  s'arranger,  répondit 
Duquesnoy,  qui  soriil  de  chez  le  docteur  plus  soucieux  encore  qu'il  n'y 
étiiit  entré;  car,  àriuquiétude  que  lui  causait  la  perspecUve  d'un  duel, 
venait  de  se  joindre  la  crainte  non  moins  vivo  d'une  maladie  soiivent 
mortelle,  à  laquelle  il  n'avait  pas  songé  jusqu'alors.  ,     ,^ 

A  six  heures  du  soir  ,  le  médecin  Hlaguian  entra  au  café  Anglais  ,  où  il 
était  à  peu  près  sûr  de  rencontrer  Péllèier.  Le  capitaine  d'elàt-major  s'y 
ti  ouvait  déjà  en  effet  installé  soliiaii  emeilt  à  une  petite  taMe  et  dînant  de 
fort  bon  appétit  sans  mettre  d'eau  dans  son  vin.  C'était  un  grand,  gros  et 
vigoureux  compai;non,  carré  des  épaules,  pincé  des  hanches,  l'ail  ferme, 
la  moustache  luisante,  le  teint  chaudement  coloré,  le  poj^et  musru'enx, 
un  de  ces  ho.umes  h  prestance  martiale,  qui,  s'ils  n'étaienF  pas  militaires  , 
sembleraient  avoir  manqué  à  leur  vocation  et  dont  l'as{]efit  seul  impose 
aux  gens  les  plus  avantageux  une  sorte  de  retenue  et  dé  .ujodestie.  D'au- 
tres que  le  blafard  Duquesnoy  eussent,  regardé  coinaié  «ne  véritable  ca- 
tastrophe le  fait  d'avoir  quelque  maille  à  partir  avec  un  semblable 
lion.  .  ,  , 

Le  médecin  et  l'oOicier  se  saluèrent  d'un  air  cordial ,  et. après,  avoir 
échangé  quelques  coiiiplimens,  ils  dînèrent  chacun  de  son  côré.  Ils  sorii- 
rent  du  café  en  même  tetups,  se  rejoignirent  à  la  porte,  et  s'étant  doniié 
le  bras  par  un  mouvement  simultané,  ils  suivjf«i{^t,,.}^,,l),p,ulev^rtj^^uc,6té 
de  la  IVIadelcine.  ■      ,  ,',      ,'.','.,,1   ,, 

—  Eh  bien!  docteur,  dit  Pelletier  avec  enioûinet^t,  m'avez-voiis  trouvé 
ce  que  je  vous  ai  demandé  au  moins  dix  fois ,  une  aimuble  femme  (  d.;- 
moisello  ou  veuve,  brune  ou  blonde,  petite  ou  grande,  ça  m'est  égal) , 
une  f  inine  enlin  qni  consente  à  faire  mon  bonlicur  en  iini'îîani  son  son 
au  m. en  ?,  Je  ne  d'iuaiide  que  cent  mille  écuj  de  dot  :  que  toiitre  !  il  me 
semble  que  je  Ei.iis  modeste,  ,  ,,    ' 

—  Trop  modeste  !  vous  valez  mieux  que  cch. 

—  Vous  vous  mojuczde  moi.  .  '  ,^', 

—  En  aucune  manière  ;  d'aiUeur.',  le  moigèiit  sçràît  mal  choisi  pour 
plaisanter,  car  j'ai  à  vous  eutre;c[:ir  d'une  aiT'ire  gra^e  en  attendant  la 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


I 


future  aux  cent  mille  écuf;.  Duqucsnoy  m'a  c'jargâ  de  vous  parler. 

—  Et  vous  appelez  cela  uuc  chose  grave?  dit  le  capitaine  en  riant  dû- 
daigncusement. 

—  Toute  alïïiii-c  me  semble  terc,  lorsqu'elle  peut  se  terminer  par  du 
sang,  dit  le  docteur  avec  un  sérieux  affecte^. 

—  AU  !  M.  Dtifnicsiioy  a  soif  de  mon  sang,  reprit  Pelletier  en  riant  plus 
l.aut  ;  jusqu'à  présent,  je  l'avais  cru  plutôt  herbivore  que  Carnivore  ; 
et  à  quelle  sauce  piélend-t  il  me  manger  ;'  à  l'cpilc  ou  au  pislolsi  ? 

—  Il  vous  laisse  le  choix  ries  armes,  dit  M.  Magnau  avec  une  gravi;é 
impertiirbable. 

—  Tout  m'est  égal,  je  lelui  ai  d(]a  dit.  Voydns  :  demain  je  déjeune  avec 
quelques-uns  de  mes  cauiaraJes;  c'est  une  espèce  de  relias  de  corps,  et 
je  serais  f3ehé  d'y  manquer;  mais  je  Suis  votre  homme  pour  aprfcj-de- 
mïiin  matin.  Cela  vous  convient-il?  ,, 

—  rarfait.-mcnt.  Après-deoiaia  à  sept  heures  du  matin,  a  l'enlréc  du 
bois  de  Viiiccnncs.  . 

—  Cohvcan,  dit  le  capitaine,  qui  frappa  familièrciiicm  dcsalarpéma^n 
le  bras  de  son  coiniiignon.  Ah  ça,  docteur,  vouiî  vous  inclcî  donc  de 
duels?  C'est  pourtaiit  là  une  concurrence  qui  devrait  vous  inspirer  de 
Ùantipsthie.  ,  ,  .  ,  ,  ,  u  . 
^,',te,iif^(ïèeiii  répondit  à;  mie  plaisanterie  S^rannCb  par  un  Walicjeux 
|oui;irè4u'i!répiima  aussitôt.                   .  ..t^vnL  »-     ,     i.  !^  '^..^.vi,, 

—  En  liant,  vous  venez  de  inettre  le  dtjgt'Siii-  ime  dc  ttiespMips^ 
^ii-il  après  un  instant  de  silence.  Vous  avoucraije  une  pensée  Hiziit^èi 
je  pourrais  dire  monstrueuse,  qui  me  vient  en  ce  moment? 

—  Parlez,  j'aime  as«ez  les  pensées  monstrueuses. 


■  *"-lrc  me  disais  que,  dnis  l'intérêt  de  ma  rcpaiaiion, j'aurais  lieu  de  dési 
rencontre  d'après-demain  eÛi  po'ùr  Diiquestad;? '  uft  résulta 


at 


r'è\-  que  la  rencontre 

fatal.  .  .  .„„ 

—  Pourquoi  cela?  demanda  l'olïicier  d'un  air  surpris.;^  ;- 

—  C'est  que,  si  vous  ne  le  tuez  pas,  avant  nn  an,  ccst  nloi  qui  passe- 
rai pour  l'avoir  tué.  i  , 

-'  _  Je  ne  voua  comprends  pas.  Est-ce  que  Tons  vfnilez  aussi  vous  battre 
avec  lui? 

—  Nullement;  mais  jç  suis  son  inédecin,  et  comme  tel,  responsable  de 
è^ti  exisieiice  aiix  yciix  rie  lieaiicoup  de  gens  qui  exigent  de  l'art  médical 
qu'il  conserve  aux  malades  1 1  santé  que  leur  refuse  la  nature.  Or,  comme 
Uuqucsuoy,  selpri  toute  apparence,  n'a  pas  un  an  à  vivre... 

—  Quelle  mala lie  a-t-ii  donc?  s'écria  Pelletier  en  ouvrant  de  gros 
ÎCIJX..  , 


I 


PolirîMr'é  !  répohdit  le  docteur  avec  un  accent  dc  compassion,  une 
Mal jdiç ,cHrpMqiië,  sans  remède?  J'allais  l'envoyer  à  Nice.  Vous  save2; 
nous  autres  médecins,  quand  nous  ne  savons  plus  qn'ordoiiner  MX  mala- 
de!;, nous  les  civoyons  aux  eaux  ou  dans  le  Midi.  S'il  ne  lui  arriïè  rien 
sprèsdeinain,  il  partira.  Reviendra-t-il  ?  Dieu  le  sait!  '  " 

—  Poitrinaire  !  lui  qui  est  toujours  blafard  comme  Dcbureail. 
^  ^  — ^.La  couleur  n'y  fait  rien. 

'!'_  Étvèus  le  croyez  endangerî 

'',"t^  3c  rie  lui  donne  pas  un  ail  à  vivre,  pas  six  mois  peut-être. 
^  'tw  âetis  ipteriocuieur^  iharchèrent  quelque  temps  en  silence,  d'un  air 
sèr'icUxi  ''"''' 

'•''—  O^^Hiapltaïnc^-âTiriè  âëcfetii-  en  reprenant  la  parole,  on  peut  re- 
garder ce  pauvre  Duqucsnoy  comme  un  homme  perdu,  même  en  uiètiaut 
de  cCtéle  danger  que  va  Iiil  faire  courir  votre  flambcrgf^.  Bien  certaiae- 
ment,  avant  un  an  sa  femme  pourra  songera  s,^  r:uiarier.  Ce  sera  une 
petite  veuve  fort  séduisante,  ma  foi,  et  les  adorateurj  ne  lui  manqueront 
pas.  . 

Pelletier  jeta  un  regard  oblique  à  son  compagnofi.  L'air  de  bonhomie 
du  médecin  détruisit  l'espèce  de  défiance  qu'avaient  excitée  ses  pnroles. 

—  Si  Duqucsnoy  mourait,  sa  femme  serait  riche  ?  dit  le  capitaine  à 
demi-voix,  mais  avec  un  accent  interrogateur. 

—  Peste  !  répondit  le  docteur,  cette  fois  ce  ne  serait  pas  par  cent  mille, 
mais  par  deux  cent  mille  qu'il  faudrait  compter  les  écus  de  la  dot. 

—  Vous  expèjérez,  s'écria  le  capitaine  dont  les  yeux  brillèrent  d'un 
éclat  soudain.:.,  ^  .  .y  , ,  ■■'  '• 

—  Le  calciit,e^t  facile  a  faire,  répondit  M.  Magiiiand'un.'aï^  assurij'; 
Mme  Duquesno^  a  hérité  dc  son  père  de  cent  mille  francs;  elle  en  aitend 
cent  cinquante  mille  de  sa  mère,  et  son  mari  lui  en  laissera  au  moins 
(rois  cent  cinquante  mille  :  additionnez. 

—  Il  lui  a  donc  tout  donné  par  contrat  de  mariage  ?  demanda  Pelle- 
tier dont  l'émotion  s'était  accrijc  à  cliaquc  chiUVé  articulé  par  son  coiii- 
ItagnoQ. 

—  Tout,  répondit  le  miideclri  d'uiic  voix  solennelle,  .        . 
Ce  puissant  mouo.^yllàbe  valait  un  long  d  seours  :  avec  un  intcrlpcd- 

leur  dont  il  eût  csiiiné  l'intelligence,  JI.  illagnian  n'aurait  pas  ajouté  ùii 
seul  mot  ;  mais  trouvant  le  capiiaiiic  plus  i  ielu;  en  épaules  qu'en  cervelle, 
aiiibi  qu'il  l'avait  dit  quelques  heures  auparava.t,  il  ne  craio'uit  pas  d'in- 
sister un  peu  lourdement  sur  uue  idée  dont  il  attendait  un  résultat  ma- 
gique. 

—  Vous  qui  avez  la  protubérance  matrimoniale  bien  développée,  ré- 
pri;-il  d'un  air  de  plaisanterie,  voilai  un  p.iiti  qui  vous  conviendrait;  iiiie 
femme  jeune,  Julie,  aiinable  et  six  cent  mille  francs  de  forinnc!  11  est 
vrai  (juc  pour  mener  à  ban  port  une  pareille  affaire,  il  no  faudrait  pas 
commencer  par  tuer  le  mari. 


Pelletier  affecta  dc  rire  quoique  sa  physionomie  eût  pris  depm's  un  ins- 
tant Uiic  expression  ré  vous'',  pfiis  il  changea  de  conversation.  Certain 
d'avoir  :!tteint  soli  but,  lé  docteur  prétexta  une  visite  et  quitta  son  coin- 
p-gnon  qu'il  l.iis^a  sur  le  boulevart,  frappé  aa  cœur  par  les  six  cent 
mille  francs  de  la  future  veuve. 

'ro:it  d'un  trait  et  avec  la  vélocité  furieuse  d'un  sanglier  blessé,  le  capi- 
t;i;.e  alla  dS  fa  Madeleine  à  là  Bastille  sanj  omnibus;  à  la  Porte-Saint-Mar  ^ 
tin,  son  i^àVti  fat  pris;         '  ' 

—  Sans  s'en  douter,  persa-t-il,  le  docteur  m'a  donné  un  excellent  con- 
seil ;  me  battre  av^  c  Ôuquesnoy  '  pas  si  niais,  je  le  tuerais  ;  j'<:i  la  main  si 
ma'heiiiOiise!  coimîCiit  r.lors  o-crais-je  reparaître  devant  Virginie?  La 
petite  fe:ii;j;e,nc  m,e  voit  pas  d'un  œil  indiffèrent;  par  bonheur,  en  Ini  fai- 
sant la  côttr  depuis  iroi^  niB'^,  j'ai  pi-is  l'avance  ;  en  sorte  que ,  quand  le 
gran-1  jour  sera  venu,  elle  ne  pourra  pas  supposer  que  je  l'aime  pour  sa 
fortriiiel'ÎTut^r  Drfl^iiiâsffôy,  ci:i  serait  st'jpidë.  Qu'il  meure  de  sa  belle 
mort,  le  cher  horiimc  !  je  ne  m'y  oppose  pas.  Selon  tonte  apparence ,  je 
retrouverai'  as^èz  l'occasion  di?  ifie  battre  avec  mes  concurrens  dès  que 
Virginie  sri-a  veàve.  Six  cent  ihillc  fhai.cs!  il  y  aura  presse  ;  mais  que  les 
antres  se  tiennciit  bien  ;  je  suis  le  premier  inscrit,  et  ce  n'est  pas  moi  qui 
permets  qu'on  me  passe  sur  le  corps.,        ,  , 

Le  londeinain  mutin,  le  capitaine  énfi^'^cSëfté médecin Msgnian,  bien 
avant  l'iieui'c  réservée  atiiconsul'atTons.  ,. 

—  Docteur,  lui  dit  il  d'un  air  de  franchise  militaire,  ce  que  vous  m'avez 
dit  de  la  mala  lie  dc  Du(|uesnoy  m'a  fait  faire  de  sérieuses  réflexions.  11 
me  seaib'e  que  loyalement  je  né  puis  guère  me  battre  avec  un  homme  qui 
n'a  plus  qee  six  mois  à  vivre.  Sàppôsons  que  je  le  blesse.  Un  coup  d'épéc, 
doiit  un  autre  guérirait,  lui  serait  peut-être  mortel,  vu  son  état,  et  alors 

c  inc  reprocherais  toute  ma  iie  d'avoir  tué  un  ancien  ami  potu"  une  bê- 
tise. Vous  a  i-il  dit  la  cause  do  notre  querelle? 

—  N(in,  dit  le  médecin  qui,  en  sa  qualité  de  itégociateur,  crut  avoir  le 
droit'.i"  -'-"'îr. 

—  yueiiiii.  i  ptrolos  nn  peu  vives  échangées  de  part  et  d'antres,  reprit 
l'officier  abusé  par  l'air  candide  du  docteur;  à  vr:i  dire,  je  crois  bien  que 
c'est  moi  qui  ai  eu  tort.  Vous  ?avez  qu^  j'ai  une  mauvaise  t  jte;  à  propos 
de  je  ne  sais  quelle  bagatelle,  j'ai  rmloyé  ce  pauvre  Uuquesnoy.'ét  je  m'en 
repens  maintenant;  bref,  j'ai  en  assez  d'affaires  pour  pouvoir  rti 'arran- 
ger une  paciDq'jcmentsans  qu'on  croie  que  je baigne  du  nez.  AiDsTiIôac, 
si  vous  voulez  conseiller  à  Duquesnoy  d'en  rester  là,  je  vous  donftû  carte 
blanche.  Entré  nous,  je  crois  que  la  proposition  ne  lui  déplaira  par. ," 

—  Vous  pourriez  vous  tromper,  capitaine,  répondit  le  docteur,''quî 
garda  son  sérieux  admirablement;  hier,  Duquesnoy  m'a  paru  exaspéré; 
quoique  de  mœurs  paisibles,  il  devient  tigre  quand  son  sang  fermente,  Il 
paraît  que,  dans  votre  altercation  ,  vous  l'avez  graveoieat  blessé,  ,el,  à 
moins  que  vous  ne  lui  adressiez  des  excuses  formul'cs... 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  interrompit  Pelletier,  des  excuses  ne  sont  guère 
dans  mes  habitudes;  ce  sera  la  première  fois  que  pareille  chose  me  sera 
arrivée  ;  mais,  avec  un  ancien  ami,  l'on  n'y  regarde  pas  de  si  près:  d'ail- 
leurs, j'aime  mieux  faire  des  concessions  que  d'avoir  par  la  suite  des 
reproches  à  in'adresser.  Voulez-vous  que  nous  allions  enseaible  chez  Du- 
quesuoy  ? 

—  Allons,  dit  le  docteur,  qui  put  à  peine  s'empêcher  de  sourire  en  rc- 
inarqurnt  à  quel  point  l'iuiérét  rendait  humaio ,  sensible  et  délicat  uu 
duelliste  de  profession. 

En  vovant  entrer  dans  son  salon  le  médecin  suivi  de  l'oriicicr  d'etit- 
majnr,  Duqucsnoy,  qui  n'avait  pu  fermer  l'œil  de  la  nuit,  éprouva  une 
émotion  comj)arajj)e  à  celle  du  condamné  à  qui  le  grcflicr  donuc  lecture 
d'un  arrêt  c.aporlanl  la  peine  capitale.  ,,      ' 

Les  preaiiei  s  mois  de  l'entretien  rendirent  la  fluidité  au  sang  prW  de 
s'engourdir  dans  tes  veines.  Le  capitaine  articula  les  excuses  les  plus  for- 
melles et  les  plus  explicites,  et  se  retira  immédiatement  après  avoir  serré 
la  main  à  soti  ancien  ami,  qui,  dans  sa  joie  d'en  étie  qu.tie,  ue  songea 
pas  à  se  montrer  intraitable.  , 

—  Docteur,  voiis  êtes  sorcier,  s'écria  Dnqucsiioy  dès  qu^l  fut  s^id 
avec  le  médecin. 

—  C'est  un  peu  mon  état,  dit  celui-ci  en  riant;  voilii  donc  cette  tcrrîlile 
affaire  arrangée.  ftJa  part  est  faite,  forcz-vou.-.  la  vôtre?  Quand  partez-vgus 
pour  le  Midi?  ,, ,      , 

La  saiif faction  empreinte  sur  les  traits  dc  Duqucsnoy  dispaïul à lldslaùt 
et  fit  place  à  une  exiiression  soucieu-c  et  sombre. 

—  Docteur,  dit  il  d'une  voix  altérée,  il  faut  me  dire  la  Térité.  JTai  du 
caractère,  je  saurai  entendre  mon  arrêt:  j'ai  la  poitrine  attaquée,  nest-ce 
pas? 

—  Vous  voulez  dire  le  cerveau. 

—  Le.  rcrveaii  aussi  !  s'écria  Duquesnoy  qui  devint  prdo. 

—  Vous  êtci  fo a,  r  p;it  le  médecin  ca  haussant  les  épaules  ;  je  charge- 
rais bi»'U  lua  puiiiine  contre  la  vùlre. 

,  —  Vous  nie  trompez.  V(ts  paroles  d'hier  ne  me  sortent  pa^  '    '        • 
J'ai  loiis-é  Joule  ia  nuit,  et  j'éprouve  oure  les  épaules  une  do 
je  ne  ui'uaîs  jamais rpurçu  jasuuà  présent. 

—  liiiagiii  liou  ! 

—  Jif  swisccque  je  se-s,  ro.tluua  Duquesiiiiy  d'une  * 
ne  crains  pas  li  lUiUt;  mais,  je  'avoue,  ce  n'ett  pas  s,\n-  ; 
la  fovcedc  rà;;e,  je  "ne  iCirals  foie:  de  dire  U'i       ■•  ' 
çt  à  ma  tan  i:fe.  Il  Cit  de  mon  devoir  (le  duc  m 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


fais  pas  pour  moi.  Au  lieu  (l'écrire  à  Virginie  de  revenir  ici,  je  la  pren- 
drai en  passant  à  Foiilaincbleau,  et  nons  parlirons  aussitôt  pour  Nice,' 

—  Paiiïz,  (lit  le  (locicup,  ce  voyage  ne  (loul>  pas  vous  faire  de  mal.  j 

■,m-  Mais  pci)s;'z-vous qu'il  me  fasse  du  bienJa  ,iùi'jiijù  juq  3u  liiii)  mi 

■jrrr  Sans  doute.  '  '-'[  eopioup   9Jdoii?i  n'i  ,li-tiii 

}fc-T  Et  qu'il  sciii  encore  letnps  de  lutter  conire  cette  affreuse  matadie?    ' 

'f — Oui,  nous  vons  tirerons  de  là,  dit  Magnian  avec  «ne  Rravii(5  irto 

qiieuso.  Avant  six  semaines  je  serai  nioi-raiîmc  à  Nice.  Ainsi,  vous  éies  fur 

d'(}l(  c  soigDi5  par  un  niiidecm  en  qui  vous  avez  cunllttnce,  si,  contre  toute 

apjiiin: aie,  votre  éial empire,  i/DniT/n 

Les  deux  amis  se  séparèrent,  le  raédcoinurianil  fies  frayeurs  de  son 
client,  tandis  que  celui-ci  croyait  sentir  déjà  la  morldans  ra  poitrine,  et  se 
dcinaiiilait  si,  péril  pour  pérJ,  il  n'aurait  pas  mieux  valu  atlronter  la  ter-. 
rlb!e  épéc  du  ca.jilaine  l'elleiicr,  que  d'aller  pent-Ûtre  expirer,  à  la  fleur 
Ud'àse,  sur  la  terre  étraDgèrt^  En  deux  jours,  Duquesnoy,  poBrSatviipar 
cette  funèbre  viiion  ,  eut  pris  son  passeport,  mis  ordre  ù  ses  alïaires  et 
achevé  s?s  préparatifs  de  dépait.  Il  monta  aussitôt  en  chaise  de  postent 
toaiba  comme  une  bombe  à  Eonuriacblean  où  il  n'était  pasaiierida.  Usant 
rie  ss  puissance  laariiale  plus  qu'il  n'avait  osé  faire  jusqu'à  ce  joW,  il  en- 
leva sa  femme,  siupéfaiie  d'un  procédé  si  nouvi'au,  et  contrariée  de  s'é- 
loigaer  de  Paris,  dout  Icsépitics  l,iiig(jureus(?s  de  rolHcicrd'ôiat-niajor  lui 
avaient  rendu  depuis  quelque  temps  le  ;ôjo:tr  plus  agréable  encore  que 
de  coutume.  A  la  lin  de  la  semaine,  lesdiiix  époux,  l'un  tremblant  poUf' 
sa\i;,  l'autre  rogreitant  ses  amours,  arrivèrent  à  Nice,  où,  vers  la  (in 
de  l'aulonine,  ils  furent  rejoints  par  lo  docteur  Magnian,  qui  mit  une 
scrupuleuse  exactitude  à  remplir  sa  proniOEse.  '     ''■'■ 

Au  mois  d'avril  suivant,  on  jouait  Iloraè'é  au  TliéStre-Français.  GrSce 
au  jeinie  talent  de  iMlie  Racliel,  plus  encore  qu'au  vieux  génie  de  Corneille, 
la  sa!le  était  pleine.  Au  milieu  du  balcon  de  droile,  le  capitaine  Pelletier, 
accompagné  de  quelques  triomphateurs  de  son  espèce ,  parlait  haut,  riait 
de  même,  critiquai  les  acteurs,  passait  en  revue  les  femmes  et  incomiïio- 
dait  tout  soa  voisinage,  sans  qae  personne  ss  permit  de  le  rappeler  à  Tor- 
dre, lantestpuijsaiit  en  certains  cas  le  presiige  d'un  regard  insolent, d'Une 
moustatlie  féroce  et  d'une  carrure  d'éléphant  ! 

A  force  Vfè  promener  son  lorgnon  sur  tous  les  recoins  de  la  salle,  dé- 
puta les  biti^rtoires  jusqu'au  (Cintre,  le  capitaine  aperçut  dans  une  loge 
des  secondes  nn  groupe  qui,  h  l'instant  même,  absoiba  son  attention. 
C'éiaient  d'abord .  au  premier  t  sng ,  M.  et  Mme  Duquesnoy,  et ,  dans  le 
fond;  le  dorietir  Magnian,  rssis  derrière  la  jeune  femme.  L'attitude  de  ces 
trois  pi'rSonnngi»S  éinit  caractérisliquc.  La  lace  blâme  et  la  physionomie 
médicamenie>M-(:nitiic  de  coutume,  les  yeux  ornés  de  lunettes  à  verres 
bleus,  grâce  nouvelle  dont  il  était  redevable  à  une  ophtalmie  imaginaire, 
le  niarï  pnciliq-ie  tëiiait  à  la  m 'in  le  programme  des  théâtres  (ju'il  lisait 
pendant  les  enir'acles,  et  il  écoulait  consciencieusement  la  tragi'dic',  mais 
•quand  Corneille  nY,;it  pour  intcrpi  êtes  M.  Arsène  et  M.  Fonta.  Mme  Du- 
quesnoy jouait  àV'  c  uii  joli  boujuet  qu'elle  respirait  souvent,  et  dont  les 
ficurs  p'onrprécs  raiîaicnt  si  bien  rc.'sorlir  la  blancheur  de  son  teint  ,11  lui 
était  peiT.iis  de  cr6irc  que  cct'o  manœuvre  ,  exécutée  d'un  air  de  négli- 
gence ,  nV'taît  pas  tout  à  fai*.  exempte  de  co  juetterie.  iNégligemment  ap- 
puyée sur  le  dossier  de  son  siège,  la  j'^ine  femme  tournait  quelquefois  à 
tête  à  dcmij  pour  mieux  entendre  les  paroles  que  le  médecin  lui  .adressa, 
à  d?mi-ïoix  et  en  souriant,  sans  que  le  mari  prît  part  à  cet  entretien ,  ou 
parûien  remar;;ner  le  raranère  ii.time  et  confidentiel. 

—  Qui  donc  regardes-tu  depuis  un  quart-d'lieure  ?  demanda  au  capi- 
taine un  de  SCS  voitins;  serait-ce  ton  antienne  passion  Mme  Duquesnoy  ? 
Je  croyais  que  depuis  long- temps  tu  n'y  pensais  plus  ? 

-r- J'ignorais  q^i^çyç  fil r(JYjeim^  de  Kice,  répondit  PelletieJ^d'ijn  ^ir 
réservé.     "  ' ,'  ',  ■,'    nv  ^'       .  -  -.     ■ 

—  Il  y  a  quinze  jours  qu'elle  est  a  Paris. 

—  Ne  trouvcs-iu  pas  que  Duquesnoy  a  bien  mauvaie  mine?  11  ne  pa- 
ri'ît  pas  que  te  climat  du  midi  lui  ail  fait  granirrbose.  Il  est  deux  fois  plus 

.  bléaie  qu'avant  son  départ.  Pauvre  Duquesnoy  1 

—  Ah!  ah!  dit  l'autre  interlocuteur,  est-ce  que  tu  donnes  aussi  dans 
■ajçaladie  de  poitrine,  toi  ?  Ce  serait  trop  drOlc. 

j^  Qu'c.=t  ce  qui  serait  trop  drôle?  demanda  brusqueaienl  le  capitaine. 

^  Le  tour  que  ce  sournois  de  Magnian  a  joué  à  Duquesnoy  iCt  ii  toi  j 
cîFiSi  j'en  crois  ton  air  ébahi,  tu  es  pour  moitié  dans  la  mystilicàlion. 

— r.berlon,  tu  abuses  de  ma  patienc;,  dit  Pelletier  d'un  ton  bourru. 

-r—  Les  loups  ne  se  manqcnt  pas  ,  reprit  Berlon  en  riant ,  ainsi  parlons 
snas  nous  ficher.  Voici  l'histoire  :  tout  Paris,  excepté  toi,  s'en  amuse 
depuis  huit  jours.  Il  paraît  que  d'une  part  et  sans  qu'on  sans  doutiit,  le 
susdit  Jlagniau était  amou:c:i.xde  nndame  Duquesnoy,  et  que  de  l'auire, 
siiifiVaut  (le  la  poi  rine  dcpu  s  (jiiclque  temps,  il  avait  jugé  h  propos  d'al- 
ler passer  l'hiver  dans  un  climat  plus  doux  que  celui-ci.  Qu'a  lait  mon 
gaillard?  il  a  persuadé  à  l'innocent  Duquesnoy,  que  c'était  lui  Duquesnoy 
(;ui  avn  t.mal  à  la  poiiri'ie;  il  vous  l'a  fait  partir  pour  Nice,  ainsi  que  son 
r.imaJjie  épouse;  puis  ii  loisir,  sans  se  presser,  il  est  allé  les  rejoindre.  La 
figure  qu'ils  foiii  tous  trois ,  en  ce  moment ,  ne  laisse  aucun  douie  sur  le 
('  -.tioûnicnt-de  Tliistoire;  rien  qu'a  les  voir  on  devine  que  sans  calomnie 
on  pourriiiifu^pfndre  au  rebord  de  leur  loge  le  tiirc  d'un  des  deriiiers 
romans  dePanlilc  Kock  :  he  mari,  la  femme  et  l'amant.  Ce  Magnian 
en  un  garçon  tfefiiiit  et  il  a  des  idées  ingénieuses.  Craignant  sans  doute 
que  le  uîîd  n'y  vit  trop  clair ,  il  lui  a  persuadé  de  poricr  des  lunettes 


bleues,  en  le  menaçant  d'une  ophthalmie.  N'est-ce  pas  que  c'est  bien  joué, 
et  que  l'aventure  est  amusante? 

—  Charmante,  délicieuse,  répondit  le  capitaine  en  souriant  de  manière 
à  f  lire  croire  qu'il  grinçait  les  dents.  'Jj 

La  tragédie  venait  de  finir.  Le  docteur  Magnian  sortit  de  la  loge'.'lf'cf- 
lelier  suivit  aussitôt  cet  exemple.  Un  instant  afirès,  les  deux  hommes  Sé* 
trouver  eut  face  à  face  dans  le  foyer.  ■iciiir.i,: 

—  Doc'cur,  un  mot,  dit  l'olBcieir  d'un  air  furieux. 


—  Deux  si  vous  voulez ,  caWtaine ,  répondit  Magnian  d'un  t(iii'1(ft 

,1  '  ,  'iZ'jr.fiiii 


viaL 

—  Il  paraît  nue  malgré  vos  pronostics,  Duquesnoy  se  porté' li^lfl^ 
veille,  "''.uimo-> 

—  Voudriez-vous  qu'il  mourfit?  demanda  le  docteur,  en  parodiaiit^SVélf 
une  emphase  comique  l'accent  de  Joonny,  qui  venait  de  remplir  le  HW 
du  père  des  Horaces, 

—  Je  sais  que  vous  plaisantez  à  ravir,  reprit  Pcllelier  avec  un  dépit  qui 
commençait  à  tourner  en  colère  ;  mais  vous  devriez  savoir  que  je  n'aipas 
l'habitude  de  servir  de  plastron.  Veuillez  me  répondre  sérieusement ,  est. 
livrai  que  Duquesnoy  n'ait  jamais  été  en  danger?  '  '"^ 

—  Fort  en  danger  au  contraire.  Ne  devait-il  pas  Se  battre  avec  vous  ?'*^ 

—  AiuM,  quand  vous  l'avez  envoyé  à  Nice....  '  ■      "^ 

—  C'était  pour  empêcher  ce  dncl.  Comme  méde 'in ,  je  suis  liabîtuÈ'îî 
veiller  sur  la  santé  de  mes  cliens,  et  mon  devoir  éiait  de  préserver  Dt^ 
quesnoy  de  voire  épée  qui  a  le  renom  d'être  une  terrible  maladie, 

—  Une  maladie  dont  vous  aurez  peut-êire  à  vous  iraiicr  vous-même 
avant  peu  ,  dit  le  capitaine  que  le  sangfroid  du  docteur  acheva  d'exaspé- 
rer. Que  cet  imbécile  de  Duquesnoy  meure  de  peur  ou  d'autre  cho?e, 
je  ne  lui  ferai  certes  pas  l'honneur  de  m'en  mêler  ;  mais  vous ,  mon  chçr, 
qui  plaisantesrïi'bien,  je  serais  bien  aise  de  voir  si  vous  avez  autajitj'âe' 
cœur  que  d'esprit.  '  '    '  '5   '-^^ 

Le  rôle  de  rifbl"  Malheureux  etmystiflé  est  si  humiliant  que  ,  par  vari  é, 
Pcllelier  durant  celte  discussion  avait  soignensemcnt  évité  d'atiiculer  son 
véritable  grief  et  de  prontyncer  le  nom  de  madame  Ditfiiicsnoy.  Le  méde- 
cin imita  une  réserve  dont  8*  position  d'amant  favorisé  lui  faisait  d'ailleurs 
une  loi.  Il  accueillit  la  provocation  de  l'ofiicier  d'état-major  avec  l'im- 
passible sourire  qui,  jusqu'ulors,  avait  constamment  erré  sur  tes  lè- 
vres. 

—  Mon  cher  capitaine,  lui  dit-il,  je  vois  qu'en  cr  moment,  il  vous 
serait  particulièrement  agréable  de  me  peirer  le  flanc  de  votre  bonne 
lame  ou  de  me  placer  une  balle  dans  la  cuisse  (je  suppdïe'-qii'en  raison 
de  votre  ancienne  amitié  vous  épargnerez  ma  têie  ),  c'est  jïi'uhc  fantaisie 
que  vous  pourrez  vous  passer  si  vous  y  tenez  absolument.  IKI^  fej  vous  me 
tuez,  qui  vous  mariera  avec  mademoiselle  Manieuil  ?  "'"'J  * 

Pelletier  regarda  son  adversaire  d'un  air  ébahi  qui  rcdoiiblar'la  bonni^ 
humeur  de  celui-ci. 

—  Qu'est  ce  que  c'est  que  mademoiselle  Manteuil  ?  dit  il  ensuite  d'un 
ton  involontairement  radouci, 

—  Une  aimable  héritière  dont  je  suis  le  médecin,  quoiqu'elle  se  porte 
h  merveille,  qui  a  deux  cent  mille  francs  comptant,  amant  en  persj  ective, 
et  qui,  si  un  ami  intelligent  se  mêlait  des  négoci.itlons ,  coiiScntiiait  je 
crois  à  faire  le  bonheur  d'un  beau  garçon  de  votre  espèce. 

—  Ce  diable  de  Magnian,  dit  le  capitaine  en  preiiài:t  le  bras  du  doc-/ 
teur,  avec  lui  il  n'ya  pas  moyen  de  se  fâcher.  ,  ,^rw,aLTl  cl  Mnos 

•iei  9J  -iii.u.,i,.  ,..  î    ,  .«qmalomôra  Dû  ,t9  .sbfilsai 

;'fc  5iB-  «  '   "1"'  •:•  >  ni^noloiq  oa  asislgns  sllioi 

M  SŒUR  CADETTE.  ^'ï^iÏÏillS 

Le  curé  d'une  petite  ville  de  Lombardie,  t»*  j'ai  passé  quelque  tempsi"; 
avait  trois  nièces,  toutes  trois  agréables  et  parfaitement  élevées.  Orphe^ 
Unes  et  sans  fortune,  elles  furent  recueilhes  par  leur  oclei'^t  grâce  à  leur 
économie,  à  leur  bon  caractère  et  à  leur  zèle,  elles  apportèi*nt,  en  môme 
temps  que  le  bonheur  et  la  gaîié,  un  surcroit  d'aisance  daflS'le  presbytère. 
Le  bon  vieillard,  en  retour,  sut  leur  inspirer  tant  de  sagcsée'pdr  ses  leçons, 
qu'elles  renoncèrent  à  l'idée,  peut-être  un  peu  caressée'  jOSque  là,  de  se 
marier.  Il  ,'eur  lit  entendre  qu'étant  pauvres,  elles  ne  trouveraient  que  des 
maris  au-dessous  d'elles  par  l'éducation,  on  tellement  pauvres  eux-mêmes 
que  la  plus  profonde  misère  serait  le  partage  de  leur  nouvelle  famille.  La 
misère  n'est  point  un  opprobre,  leur  disait-il  souvent  en  ma  présence  ;  honte 
à  quiiîonque  ne  redoublerait  pas  de  respect  pour  ceux  qui  la  supportent 
dignement,  et  de  compassion  pour  ceux  qui  en  sont  accablés.  Mais  c'est  une'' 
si  rude  épreuve  que  le  besoin  1  N'y  a-til  pas  une  témérité  bien  grande  à"^ 
risquer  la  paix  et  la  soumission  de  son  ame  dansons!  terrible  pèlerinage?'* 
Il  flt  si  bien  qu'il  éleva  leur  esprit  à  un  état  de  calme  et  de  dignité  vraii^ 
ment  admirable.  Lorsqu'il  voyait  un  nuage  sur  la  ligure  de  l'une  d'elles  :'j 
<i  Eh  bien  !  qu'as-tu  ?  disait-il  avec  celte  liberté  de  la  plaisanterie  italienne.  /^ 
Nipotina,  ô:ez-vous  de  la  fenêtre  ;  car  si  les  jeunes  gens  qui  passent  dans  ' 
la  rue  vous  voient  ain.  i,  ils  vont  croire  que  vous  soupirez  après  un  mari.  • 
Etaussilôt  le  sourirede  l'innocence  et  d'un  juste  orgueil  reparais?ait  sur  le 
visage  mélancolique  de  Nipotina.  Vous  pensez  bien  que  cette  famille  vivait 
dans  la  plus  austère  retraite.  Ces  jeunes  lilles  savaient  trop  bien  qu'elles  dC''- 
ïaient  éviter  jusqu'au  regard  des  hommes,  vouées  comme  elles  étaient  au  '; 


.3fliA/i:iniJ  /1>A.JAW  ai 

LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE 


A 

-6 


célibat.  S'il  y  eut  des  inclinations  secrèiemeut  éciosee»  secrètement  aussi 
elles  fuient  comprimées  et  vaiueues;  s'il  y  eut  quL'l(|ucs  regrets,  il  n'y  eut 
entre  elles  aucune  conGdence,  quuiqu'ellL's  s'aiiuasseiit  tendrement  ;  mais 
la  fermeté  et  le  respect  dCi soi-même  étaient  si  forts  en  elles,  qu'il  y  avait 
une  sorte  d'émulation  taciie  à  étouffer  toute  semence  de  faiblesse  sans  la 
mettre  au  jour.  L'amour-propre,  mais  un  amour-pioprc  touchant  et  respccr 
table, tenait  en  baleine  la  vertu  de  ces  jeunes  recluses,  lit  il  faut  croire  que 
la  vertu  n'est  pas  un  état  violent  dans  lesiielles  âmes,  qu'elle  y  pousse  ua- 
turellement  et  s'y  épanouit  dans  un  air  pur,  car  je  n'ai  jamais  vu  de  visage» 
mpius  baves,  de  regards  moins  sombres,  d'aspect  moins  farouche.  Fraîches 
comme  trois  rosesdos  Alpes,  elles  allaient  et  venaient  sans  cesse,  occupées 
an  fliéfl^age  et  à  laumônc.  Lorsqu'elles  se  rencontraient  dans  les  escaliers 
de  la  maison  ou  dans  les  allées  du  jardin,  elles  s'adressaient  toujours  quel- 
que joyeuse  et  naïve  aitaijue  ;  elles  se  serraient  la  main  avec  cordialité.  Je 
demeurais  dans  le  voisinage,  et  j'entendais  leurs  voix  fraîches  gazouiller 
par  tous  les  coins  du  presbytère.  Aux  jour*  de  fèie,  elles  se  réunissaient 
dans  une  salle  basse  pour  faire  quelque  pieuse  lecture  à  haute  voix  à  tour 
de  rûle,  après  quoi  elles  chantaient  en  partie  quelque  cantique.  Par  les  fe- 
nêtres enlr'ouvertes,  je  voyais  et  j'entendais,  ce  joli  groupe  à  travers  les 
guirlandes  de  roses  blanches  et  de  liserons  écarlales  qui  encadraient  la 
croisée,  Avec  leurs  magnifiques  chevelures  blondes  et  les  bouquets  de 
fleurs  naturelles  dont  se  coillént  les  {jeunes  Lombardes ,  c'était  vraiment 
le  ino  des  grSces  cliréticnnes. 

La  cadeste  était  la  plus  jolie.  Il  y  avait  plus  d'élégance  naturelle  dans 
ses  manières,  plus  de  finesse  dans  son  caractère  ,  je  dirais  aussi  plus  de 
magnanimité  dans  son  caractère ,  si  je  ne  craignais  de  détruire  dans  mes 
souvenirs  l'admirable  unité  de  ces  trois  personnes,  en  n'admettant  pas  que 
le^  trait  d'bdro'isme  que  je  vais  vous  raconter  n'eût  pas  été  possible  à  toutes 
trois  également.  ,1, 

Arpalice  était  le  nom  de  celte  cadette.  Elle  aimait  la  botanique  et  culti- 
vait une  plate-bande  de  fleurs  exotiques  le  long  dlunmur  du  jardin  qui  re- 
ceyait  les  pleins  rayons  du  soleil  et  en  conservait  la  chaleur  jusqu'à  la  nuit. 
De  l'autre  côté  du  mur  s'élevaient ,  à  peu  de  distance,  les  fenêtres  d'une 
jolie  maison  voisine,  qu'une  riche  famille  anglaise  loua  pour  l'été.  Lady  C*** 
avait  avec  elle  dcuxjQls,  i'un  pbthisique,  et  qu'elle  essayait  de  rétablir  à 
l'air  pur  des  campagnes  alpestres  ;  l'autre,  iigé  de  vingt-cinq  ans,  plein  d'es- 
péfances ,  beau  jjp  visage  et  doué  d'un  esprit  fort  droit,  d'un  caractère 
étj(uitable  et  géi|érei|x.  Cejeune  bomuie  voyait  de  sa  fenêtre  la  belle  Arpa- 
licé  arrosccffiSrflqHfs,  et,  dans  la  crainte  de  la  mettre  en  fuite,  il  l'obser- 
vait  chaque j^tff;,, et  tout  le  temps  qu'elle  demeurait,  par  la  fente  des  ri- 
de^fux  de  U'^e^hia.  Il  en  devint  amoureux,  et  tout  ce  qu'il  apprit  d'elle  et 
dé  son  entourage  le  captiva  si  fort  qu'il  la  demanda  en  mariage ,  avec  l'a- 
gt;^entjle.,|^dy  C***,  laquelle,  voyant  dépérir  son  lilj  aîué,  et  craignant 
d'éloigner  par  sa  rigueur  le  second,  lit  le  sacrilice  de  ses  préjugés  aristo- 
C[atiques,-ct  donaa  son  consentement.  Grande  fut  la  surprise  dans  la  mai- 
son anglaise  quand  le  curé,  après  avoir  consii'.'é  sa  nièce,  remercia  poli- 
ment et  refusa  net  pour  elle  l'offre  d'un  nom  illustre,  d'une  immense  for- 
tUfie,  et,  ce  qui  était  plus  digne  de  considération,  d'uu  amour  honorable. 
l£  jeune  lord  crut  que  la  fierté  dit,  presbytère  avait  été  blessée  par  la  pré- 
cipitation de  sa  déui.ii'cUe;  il  montra  tant  de  douleur,  que  lady  C***se  dé- 
cic^aà  a(fjer  en  peisonue  trouver  Arpalice  et  lui  den)anda  avec  instance  de 
dévenir  sa  bru.  La  beauté,  lu,  grand  sens  et  la  grâce  de  cette  jeune  per- 
sonne la  f|-pppèrei)t  lelleuieut,  qu'elle  partagea  presque  le  chagrin  de  son 
(ils  en  lî  Wouvant  inébranlelitè  dans  sa  résolution.  Le  jeune  C"*  tomba 
malade,  et,  au  même  temps,  son  frère  aîné  mourut.  Le  séjour  de  la  fa- 
mille anglaise  se  prolongea  dans  la  petite  ville.  Le  curé  alla  trouver  lady 
C***,  lui  offrit  (le  délicates  consolations,  s'cnquit  avec  intérêt  de  la  santé 
du  jeune  homme,  ets'efforça,  par  les  soins  les  plus  empressés,  d'adoucir 
leur  triste  situation.  A  peine  rétabli,  lord  C"*,  qui  avait  l'ail  mettre  son  lit 
auprès  de  la  fenêtre,  afin  d'apercevoir  de  temps  en  temps  Arpalice,  se  glis- 
sa le  long  du  jardin  du  presbytère,  cacha  des  billets  doux  dans  les 
fleurs  qu'Arpalicç  venait  cueillir,  lui  en  fit  parvenir  d'autres,  la  suivit  à 
l'église,  et  eufi|ii^i  fit  une  cour  assidue,  mystérieuse  et  romanesque,  dont 
elle  n'avait  gu(^gg  Je  droit  de  s'offenser,  puisqu'il  avait  si  bien  prouvé  à 
l'avance  l'honn^t^^  de  ses  vues. 

Ln  mois  s'éc^l^la ainsi,  et  un  matin  Arpalice  avait  disparu;  giand  eflVol 
et  grande  rumeuri:dans  le  presbytère  ;  déjà  les  deux  sœurs  désolées  cou- 
raient en  se  tordant  les  mains  vers  la  rue  p:iur  avoir  des  nouvelles  de  la 
fugitive  :  le  curé ,  sortant  de  sa  chambre  avec  un  air  ému,  mais  non  allli- 
gé,  leur  dit  se  tenir  tranquilles ,  de  ne  montrer,  aux  gens  du  dehors ,  au- 
cune surprise,  et  de  ne  point  avoir  d'inquiétude.  C'était  lui-même,  disait- 
il,  qui  avait  envoyé  Arpalice  à  Bcrgarae  pour  une  ulTaii  c  ik  lui  personnelle, 
et  dont  il  pliait  ses  chères  nièces  de  ne  lui  demander  compte  qu'après  le 
retour  de  leui-  sœur.  Trois  jours  après  cette  matinée  ,  la  famille  anglaise 
partait  pour  Yen  se  ei  de  là  pour  Vienne,  Le  jeune  lord  paraissait  cons- 
terné ;  mais  il  ne  voidut  pas  souffrir  que  sa  mère  runouveKU  ses  instances. 
En  même  temps  qu'ils  prenaient,  à  l'est,  laruuiede  Urescia,  le  curé  prit  à 
l'ouest  celle  de  liergamc  ,  et  le  lendeiuaiu  Arpalice  était  de  retour  au 
presbytère.  Elle  était  fort  pâle  et  se  disait  suuOraïuc;  mais  elle  étaitaussi 
affectueuse  et  aussi  sereine  qu'à  l'ordinaire.  Elle  pria  ses  sœurs  de  ne 
pas  la  questionner,  et  ce  ne  fut  qu'au  bout  de  six  mois,  après  que  les  bù\- 
lantes  couleurs  de  la  santé  eurent  reparu  sur  ses  joues ,  qu'il  fut  permis 
au  curé  de  trahir  son  chaste  secret.  Arpalice  avait  aimé  lord  C,.,,  mais , 
par  tendresse  potir  ses  sœurs,  elle  n'avait  pas  voulu  se  marier» 


>n9io  f!  or     ri  iin37oi  5h  oinirni'/  <*  O'ini'' :>  ''"'   "     :  "  '    '    ï 

Voici  la  lettre  qtie  l'oncle  avait  trouvée  dans  sa  serrure  le  jour  où  Arpa- 
lice avait  pris  la  fuite.  LohoohoiniDe,  en  essayant  de  me  la  lire,  était  si 
ému  qu'il  ne  put  achever,  et,  me  la  jetant  smies  genoux  :  «  Tenez,  me 
dit-il,  j'y  renonce,  quoique  je  la  sache  par  cœur.  «  J'ai  pris  copie  de  cette 
lettrei&KGOiea'Pernussion,  et  la  voici  :  u  Mon  oncle,  ne  me  biâmez  pas  de 
la  faiblesse  .qui  m'aceabiu  ;  j'ai  tout  fait  pour  lutter  contre  mon  cœur.  Il 
faut  que  eelle  passiomiae  l'on  a/ipcilc  incUnation  (J3  traduis  textuelle- 
ment) soitrbiea-pJusdilbcile  à  gouverner  que  je  ne  croyais.  Sans  doute 
qu'il  plaît  à  Dieudem'éprouverpoumie  ramener  ao  sentiment  de  la  crain- 
te et  de  l'itumilité.-  Bêlas  1  mon  bon  oncle,  igardez-moi  le  sccrer.  Rien  au 
monde  n'eût  (lU  me  déterminer  à  avouer  à  mes  pauvres  sœuis  pourquoi 
j'étais  malade  ;  mais  \oiis  êtes  luon  confesseur  cl  mou  père  en  Dieu;  je 
viens  vous  avouer  avec  honte  que  c'est  le  chagrin  qui  m'a  vaincue.  J'ai  eu 
l'improdence  de  reeevoirplusienr»  lettres  de  cejeune  homme  ;  je  vous  les 
renvoie;:  mon  oncle,  biûlez-ies,  quejenc  les Tevoie  jamais;  elles  m'ont 
fait  trop  de  mal!  Kilejoiii  trouliléleietedo  mes  jor.rset  le  repos  de  me> 
nuits.  J'ïuJaissé  le  venin  do  la  Uatterie^s'iDsinuer  dans  mon  âme,  et,  en  nu 
instant,. ciio^eéirango  et  déplorable  i  l'estime  de  cet  étranger  m'est  deve- 
nue ptusMprécieuse  que  les  bénédictions  de  ma  famille.  Tandis  que  les 
plus-tendr*»  caresses  de  mes  sœurs,  tandis  que  vos  bienveillantes  paroles 
me  tiraient  à  peine  d'une  secrèie  mélancolie,  les  phrases  insensées  que 
railordim'écrivait,  et  que  j'idôvoitai»  a\ec  myaère,  me  faisaient  monter  le 
feu  au  visage,  et  mou  cœur  bonidissait  comme  s'il  allait  se  briser.  O  mon 
cher  oncle,  quelle  chose  puissante  que  la  louange,  quelle  chcse  faible  et 
lâche  que  noire  cœur  quand  nous  en  avens  ouvert  l'accès!  Le  désordre 
de  Jnon  âme  arrivé  si  subiieunut  lorsque  je  me  croyais  si  affermie,  est  on 
mystère  pour  moi.  Je  ne  comprendrai  jamais  comment  un  jeune  homme 
que.je  ne  connais  pas  a  pu  lu'inspirer  plus  d'attachement,  pendant  quel- 
que^ insians,  que  vous  et  mes  sœurs.  Un  sentiment  si  injuste,  si  aveugle, 
ne  peut  être  qu'une  embûche  de  Satan.  m  '  1 

»  Lorsque  je  l'ai  repoussé  la  première  fois,  vous  m'avez  dit  de  bicnrê». 
fléchir,  vous  m'avez  engagée  à  suivre  mon  penchant  ;  vous  m'avez  répété 
ces  paroles  sacrées  l  11  est  écrit  ;  ia  femme  quittera  son  père  et  saimre.  r 
Je  sais  que  c'est  la  loi  des  anciens  temps.  Uais  aujourd'hui  qu'il  y  a 
tant  de  fiUes  à,marier  qui  ne  dcuiandeiit  pas  mieux,  je  tic  crois  parque  les 
hommes  soient  en  peine  de  trouver  à  s'étabUr,  et  dès  ce  premier  jour, 
comme  j'avais  l'esprit  calme  ctque  je  ne  sentais  rien  pourmilord,  il  m'a  i 
semblé  que  je  devais  refuser  pai-  amour  pour  mes  deux  pauvressœurs  ucc  ■ 
fortune  si  différente  de  la  leur.  Madame  sa  mère  m'a  IJieu  dit  qu'clie  les 
doterait,  qu'elle  les  cmmèueraii  avec  moi  ;  vous  ne  pouviez  quiuer  voue 
état,  vous,  mon  oncle,  et  je  n'ai  pu  souffiir  l'idée  de  me  séparer  de  vous 
et  de  cette  chère  petite  maison  où  nous  vivons  si  heureux,  pour  aller  por- 
ter de  grandes  robes  elrouler  carrosse  dans  des  paysqu^  je  ne  connais  pas; 
et  pois ,  je  me  suis  dit  que  comme  ce  u'était  pas  la,fortune  qui  pouvait  , 
me  tenter  et  me  faire  épouser  mylord ,  ce  n'était  pas  jion  plus  eu  faisaut 
part  de  cette  fortune  âmes  sœurs  que  je  pourrais  les  consoler  si  elles  ne 
trouvaient  pas  le  bonheur  dans  ma  nouvelle  famdle.  Et  puis, que  sait-on  ? 
j'aurais  peut-être  été  heureuse  dans  le  mariage ,  et  mes  sœurs  voyant 
cela,  auraient  peut-cire  souhaité  de  se  marier  aussi  ;  etpeut-étie  qu'elles 
ne  l'auraient  pas  pu.  Et  si  elles  s'étaient  mariées  ,  peut-être  n'eussent-  '• 
elles  pis  fait  d'heureux  ménages  ;  et  voilà  toutes  nos  existences  si  tran- 
quilles bouleversées  ;  voilà  notre  bonhem-  changé  en  soucis,  eure^rcts,  eu 
déplaisirs  sons  remède  et  sans  terme.  Enfin,  mon  cerveau  n'était  pas  malide  : 
cejour-là,  je  vis  tout  d'un  coap  et  aussi  clairement  que  si  j'eusse  la  dans  un 
hvre  tous  les  tnconvéoiens  deccmaringe;je  vous  démontrai  à  vous-même, ,' 
et  je  vous  persuadai  de  m'affcrmir  dans  mon  refiis,  s ijc  venais  à  chaiijer 
malheureusement  d'avis.  Jlais,  après  ce  refus,  les  plaintes  de  milord  de- 
vinrent si  grandes,  qu'elles  endormirent  ma  raison;  et,  quoique  je  ne  lui 
aie  pas  donné,  par  mes  actions,  mes  paroles  on  mes  regjrds,  la  moiot-, 
espérance,  voilà  qtl'aujourd'bai,  après  loi  avoir  écrit  assez  durement  de 
me  laisser  en  repos  et  do  nej.uiiais  compter  me  faire  changer  d'avis,  je  me 
suis  évanouie  dans  ma  chambre,  et  après  être  revenue  àmoimêtne,  je  me 
suis  sentie  fondre  en  larmes,  comme  si  l'on  fût  venu  m'aniîoncer  votre 
mort  ou  celle  d'une  de  mes  sœurs.  Epouvantée  de  me  sentir  si  faible,  et 
ne  comprenant  rien  à  ia  force  subite  de  cette  inclination,  j'ai  vu  qu'ilvDit 
temps  de  prendre  quelque  parti  irrévocable,  car  je  n'étais  pas  sùreiîe 
moi.  J'ai  donc  ajouté  au  bas  de  ma  réponse  à  milord,  en  peu  de  inoi»,que 
je  m'en  allaiset  ne  reviendrais  que  lorsque  loi-même  aurait  quitté  le  pn^"?. 
J'ajoutais  que  je  croyais  trop  a  son  butineur  pour  cr.iindic  qu'il  lji.-->àt 
ainsi  errer  long-temps  une  pauvre  fille  sans  asile,  éloiçtnée  de  sa  maison 
et  de  ses  parcns.  J'espère  qu'il  ne  me  fera  pas  attendre  son  départ,  cl 
que  vous  viendrez  me  dienrhcr,  mon  cher  oncle,  aussitôt  qu'il  se  sera  mis 
eu  route. 

•  Mais,  mou  oncle,  ne  pensez  pas  que  le  sacrifice  soit  an-dessus  île 
mes  forces,  et  que  votre  tendresse  trop  induliiente  ne  vous  porte  p.«  en- 
core cette  fois  ci  à  me  l'aire  revenirdc  ma  détirmination  !  Au  nom  da  ciel  !  ■ 
si  vous  m'aimei.  si  vous  m'estimez,  si  vous  croyez  que  mon  espoir  o'^-t 
pas  de  ce  monde,  et  que  je  suis  diçue  d'aspirer  à  la  ploii  e  de  Dieu,  ic 
cuufiez  pas  un  mot  de  tout  ceci  à  mes  sœnrs  ;  elles  v  iendraicni  se  jeter  à 
mes  pietls,  et,  sans  me  lléchir,  elles  rendraient  mon  effort  phi>  <imirile. 
Ecoutez,  mon  cher  oncle,  mon  cber  conlesscur.  je  sais  ce  que  je  lais.  Je 
soutire,  mais  je  peux  souffrir,  à  pi^scnt  que  j'ai  passé  une  nui;  en  priOros.  • 

Ici  le  caractère  du  l'écriiur«  iudiqiail  une  intcrrupiiun  et  une  mais  otjs 
ferme. 


-LE  MAGASIN  LIÏTÉRAIRE. 


«  Ecoutez,  mon  oncio,  ne  me grondiï pis.  Voas  m'aviez  fnti  proractire 
de  ne  jamais  prononcer  u'i  vœu  quoIcoïKlaeài' noire  Seijinoiii-,  ou  à  la 
Vierge  ou  au\  saints,  suis  vous  coiisiilter  h  l'avance.  Eli  Irien  !  paidon- 
iiezmoi,  j'ai  vu  que  vous i5tiez  plus  faible  pour  moi  que  moi-mômâ,  ei  je 
viens  de  m'engager,  au  lever  du  soleil,  par  un  vœu  irrévocalite,  àvester 
dans  le  cciibai.  Je  n'ai  pas  aRi  à  la  lé^'ère,  je  vous  on  réponds.  J'ai  pi  ié 
\  Esprit-Saint  de  m'éclairer;  j'ai  pris  mou  temps.  L'^'ioiletlu  inàtiii  brillait, 
o  t  la  nuit  Était  encore  noire.  Je  me  suis  dit:  Jo  iniiditcrai  jusqu'à  ce  que 
la  clarté  du  jour  ait  ellacé  cette  étoile  ;  et  je  nie  suis  mise  à  ; -"noux  devant 
m\  fenêtre  eu  face  de  l'Orienf,  qui  est  la  figure  ùc  la  venue  du  lils  de 
riiouiQiesur  la  terre;  j'ai  setiti  que  la  prâce  descendait  en  moi.  Oui,  je 
l'ai  senti  ;  car  à  mesure  quelalVaîcliPurdu  matin  soulaireait  mes  membres 
ToBipus,  je  tentais  comme  une  brise  du  ciel  qui  soulageait  mon  cœur  ;  et 
à  mesure  que  l'Orient  s'embrasait,  mon  espérance  et  ma  foi  se  ranimaient^ 
lînli  -,  quand  le  premier  liord  du  soleil  a  dépassé  la  baie  du  jardin,  j'ai 
Hé  saisie  comme  d'une  txtasc,  j'ai  cru  voir  la  face  du  Sauveur  rayonner 
danj  ce  giobe  de  feu;  mon  cœur  s'est  bi-isé  en  sanglots  de  lionfcaur,  etje 
me  suis  levée  par  un  muuveniebl'  iUVOldatttirc,  ca  tendant  le^ltFâs  vers 
luiet  in'écriai!t:ye/'«ce.  "Hi^-jI  v!:-.  .p    ^'iV'  ..i..-"!|  'jniiii.ii:!!)  (;[;i  0 

"Tout  est  dit,  mon  oncle,  il  ne  faut  plus  me  parler  de  maridgiB }  dtiptt'is 
un  quc.rt-d'lieiire,  je  me  sons  si  Joyetise  tpia  je  vois  bien  que  j'ai  pris  le 
b^n  partiel  que  j'ai  accompli  la  voUmié'xIft  Bien.  Que  ni  vous,  »i  mes 
sœurs  ue  m'en  fassiez  u»  mérite.  Vous  n'Cii  U'riOK  pas,  que  je  prendrais 
«ncore  te  parti  de  conserver  à  DicO  cotte  arwe  libre  qui,  jusqu'ici,  n'a 
ador*^  que  lui,  et  qui  n'a  jamais  trouvé  iA  Boulliance,  ni  décompic,  ni  ef- 
froi dans  cetaïuour.  '    ' 

1)  ilaintcnant,  je  pars  pour  Brescia.  Je  descendrai  cbe?  noire  cousine 
ravay(,'le  :  je  lui  dirai  que  c'est  vous  qui  m'envoyez  acbcter  une  devanture 
d'au.'el,  et  je  vous  attends,  mon  clier  oncle.  A  bieniôr,  j'espère.  »       '•' 

LorsqueGiulia  et  Lyi^'ina,  les  deux  autressœurs,counurentceltc  ioUrc, 
elles  voalm-ent  aller  se  jeter  dans  les  bras  d'Arpalice  ;  mais  le  curé,  qui 
avrit  cliuisi  pour  la  leur  communiquer  Ibture  h  laiiuello  Arpalice  ruUiviiit 
sea  fleurs,  !»"(«  pria,  au  contraire,  de»e  piiint  lui  en  parler.  "  Uedoublez  de 
tendresse  etirte  soins  pour  elle,  leur  dit>ilirerdez-la  plus  heureuse  encore 
■*}<id  vlîb^ttïf  faites,  s'il  est  p85siale.Aii»i(?J!-la,cslimez-la  davantnfjesi  vous 
pouvez  ;  lo.issez-!ui  de  temps  en  temps  entendre,  dans  les  occasions  délica- 
Téf ,  qde  vous  savez  de  quelles  bautes  venus  elle  est  cap.ble  ;  mais  promet- 
i>?4)-it«)î  de  ne  jamais  enlrer  en  explication  sur  ce  sujet.  «  Elles  le  promirent 
cl  furent  liiîèles  à  leur  eiioagcment.  Et  quand  je  demandai  au  curé,  qui  nie 
î'afontait  ces  déiatts,  pourquoi  il  avait  exi^é  si  expressément  ce  silence  : 
■oVflVfii  dit-il  eh  snîlriant,  tout  acte  sublime  a  une  explication  naturelle,  et 
l'explication  naturelle  «'empê^  lie  pas  l'acte  d'être  sublime  :  il  y  a  dans  Ar- 
palice un  imniensei' iW  vénérable  orgueil,  si  je  puis  m'cxprimer  aiiisi. 
£n  même  temps,  il  y  a  tant  de  foi  et  de  droiture  qu'elle  re^jardc  son  sa- 
crilici  comme  la  defiiière  cliosc<;«  monde,  taudis  que  sas  hésitations,  son 
entiMÎncment  vers  ce  jeune  homme,  et  les  regrets  qu'elle  a  étouffés  de- 
puis, lui  appriraissent  comme  des  faiblesses  dont  elle  rougit;  cl  je  sais, 
uioi  qui  connais  tous  les  reiilis  de  sort  cceur,  qu'en  vantant  la  grandeur  de 
son  courage,  ses  sreurs  l'eussent  beaucoup  plus  humiliée  que  flattée...  Et 
puis,  qui  sait  si ,  en  lâchant'  britreii  ces  conversations  dangereuses  ,  la 
tète  des  deux  autres  ne  se  fût  prfS  enllaimaéerie  quelque  vaine  curio  ité  ? 
QUi  sait  si  l'amour  d'Arpaiice  ne  fût  pas  sorti  de  ses  cendres?  Tout  lemon- 
àd  se  trouve  bien  de  cet  arraiig.Miicnt.  J'ai  voulu  dire  à  Giulia  et  Lui!,'iria 
ce  qu'elles  devaient  de  rerennais-ance  et  d'admiration  à  leur  siciir.  Ne  pas 
Jli  rfiré.  C'eût  été  frusti'èrArpi'''te  de  ce  redoubloiti<^nt  d'a.iîOiir  qui  lui 
*'fâ^it  lltl,  (iomme  la  r(éfOnrpei/se  de  sa  grande  uctifln.'ftSais  cO^  ?ort"r.  de 
Iragédiesdoiventse  jomr  dans  le  plus  profond  mystère  delà  coiisctence 
«'ili'iiVof^poi;rs;)cciatenr([ue  Dieii;  ■■''<■'       '  ■'       '         •   '■"'■- 
'  '>  ^u  reste,  ajoutat-il,  liics  tiiècé^.'îdnt  rcMées  tmiespar  une  invincible 
tcntîrcssc.  Lepresbytère  n'a  nenpordti de  sa  propreté,  ni  le  jardindosoii 
éclat.  Arpalice  est  plus  'ri^iehe  que  jamais,  comme  vous  voyez;  onchaiite 
toujours,  on  rit  toujours  comme  devant  ;  on  lit  toujours  l'iuiiiatioii  ;  on 
prie  avec  ferveur,  et  Dieu  bcnitlos  cœurs  simples,  ai  une  personne  chez 
'-^tibtis  cslplus  sereine  et  pf  us  contente  desonsort  que  les  antres,  t'est  cer- 
lainemeot  Arpalice  george  sakb'.   " 

{Gazette  des  PèrhUiesi) 

Hl'    Tl/il  'il)     'ili'ict  iM.(  1 


L'ABBE  DE  SAiNT-OE. 


i-jl''  ,lj;. 


§1". 


LPISODE. 

CompelU^niiràrê'.     '{t^k^cw-z.) 
-  Un  teE&taietir. 


C'est  par  on  brillant  dimanche  d'été.  Une  longue  file  de  carrosses  qui 
stationnent  aux  abords  de  l'église  Saint-Roch  s'ébranle  ponr  recevoir  les 
bel'es  grandes  dames  qui  'orient  du  sermon.  Chaque  livrée  proclame  tour 
à  tour  le  noble  nom  de  sa  châtelaine.  Parmi  ces  noms,  —  le  cioii  iezvous  ? 
—  celui  de  Br.iî.liella  vient  de  etentir  I  En  etfet,  la  llcpina  s'avance  sur  le 
perron...  Vrai  I>ieul  la  Regina  qui  snrtd'un  temple  saint,  d'un  isile  dédié 
au  Christ!  Qu'y  a-t-il  donc  maintenant  dans  ce  cœur?  Ah  !  rien  de  pur  ni 
tic  bon  :  seulement  beaucoup  de  trouble  et  de  rumeur,  une  ex»,  rbitaiite 


fatigue  de  la  chair  et  du  siicle;  toujours  force  ténèbres,  mais  du  moins 
quelque  velléité  d'horreur  pour  ces  ténèbres. 

Voyez  !  ce  front,  cet  ccil,  bien  qu'ils  se  révèlent  toujours  mondains  et 
superbes,  un  vaste  souci  les  ombre  :  on  dirait  qu'enfin  le  remords  est 
parvenu  à  coudre  là  un  lambeau  de  son  crêpe...  Elle  est  seule.  Point  de 
cavaHer  servant.  Poiut  d'amie  intime,  ni  même  de  camériste.  Le  noir 
domine  dims  sa  toilette.  Elle  descend  rapidcMient  les  degrés,  sans  regarder 
autour  d'elle,  sans  s'in  juii^ler  des  beaux  et  des  Oellcs  de  sa  familiarité  qui 
se  peuvent  trouver  dans  cette  noble  foule.  Elle  s'installe  grave  et  pensive 
dans  son  carrosse,  et  elle  ordonne  qu'on  la  ramène  à  son  hOtel. 

A  peine  arrivée,  i\  peine  arrêtée  syus  le  péristyle  de  la  cour  d'honneur, 
elle  voit  son  vieux  concierge  accourir  vers  die,  un  t.ros  papier  cacheté  à 
la  mail). — Voici,  dit-il,  lesdepèehes  du  uiiuistèrc  déjà  police  que  madame 
la  comtesse  a  demandées  trois  fois  ce  maiiii.  Une  estafette  de  monseigueur 
lu  lieuienantgénéral  les  apporte  à  l'insiaiit  même. 

—  lia  !  hi  !..  donnez  !  donnez  donc  !  dit-elle  en  s'en  emparant  avec  pé- 
tu'aice.  Elle  se  jette  sur  les  coussins  de  la  voiture,  elle  a  brisé  le  cachet, 
elle  lit  d'un  air  satisfait  un  permis  ili  visiter  M.  le  comte  de  Cagliostro  à  la 
Uaslille.  —  Cocher  !  ii  la  Dastille  !  s'écrie-t-c!lG  d'uue  voix  pleine  de  souve- 
raineté. On  referme  la  portière,  en  tourne  bride,  et  sous  iesicbftïwx  Ifln 
ces,  le  pavé  fuit  comme  un  torrent.  ■    ■  roj-ip-j  -^f!  no? 

Or,  six  mois  se  sont  écoulés  depuis  la  i  upture  de  la  comtesse  etde  l'as- 
trologue. Tout  récemment  la  déplorable  all'aire  du  cotlier  a  éclaté;  et,  à 
cette  cause,  maître  Cagliostro  esi  déienu  ii  la  Bastille  sous  la  double  fi;6- 
veiition  de  vol  et  d'insulte  envers  la  majesté  royale.  ■   mi/ 

Cagliosiro  occupe  dans  la  forieresse  la  chambre  où  le  comte  de  Braz- 
hella  a  été  enfermé,  et  où  il  est  mort  de  maladie,  à  ce  que  croit  le,  bon 
gouv<rneur.  Immuable  en  sou  impiété,  il  n'a  rien  vu  de  providentiel  dans 
cet  éloquent  hasard  de  se  tromer  avoir  pour  prison  le  lieu- même  où  ii  a 
lâcliemei  t  assassiné  un  homme  qu'il  avait  eu  l'affreuse  iaiquité  de  faire 
emprisonner,  au  moyen  d'une  accusation  mensongère,  alin  de  lui  larrun- 
nerplusà  loisir  sa  femme  et  sou  bien.  H  ne  s'est  pas  leuioindremeutéum 
d'une  si  extraordinaire  coincidence.  Loin  de  là  :  il  s'est  plu  à  faire  tenilre 
et  meubler  fastueusementsa  notivelle  demeure  qui,  ti  la  vérité,  pourio^jer 
un  sybarite,  avait  besoin  de  quelque  transformation;  Brazhella,  pendaut 
qu'il  l'avait  occupée,  s'étant  contenté  en  vrai  soudard  de  ses  quatre  murs 
nus,  de  son  lit  de  caserne  et  de  ses  mcnvais  bahuis  de  sapin.  L'astrologue 
s'était  appliqué  à  composer  l'aspect  généi'al  du  luxe  qu'il  yiav^it  introduit 
de  deux  élémcns  peu  faciles  à  marier  :  savoir,  —  d'une  partvlo  poaipe,  la 
grandeur,  le  mystère  qui  conviennent  au  séjour  d'un  magicien, 'rr-  et,  d'au- 
tre part,  la  sensualité,  la  coquetterie,  la  joycusctô  !|ui  doiveolréguer  dans 
l'asile  d'un  épicurieii.  Le  gouverneur  de  Eaunay  s'était  d'aille«rs  prêté  1-2 
plus  tnlérammcnt  du  monde  à  l'exécution  de  toutes  ses  faniaisii's  de  con- 
fortable. 11  est  de  fait  que,  dans  le  dernier  siècle,  il  y  avait  parfois  dcsac- 
roinniodemcns  avec  les  rii;i!enrs  de  cette  pauvre  Bastille  sur  le  compte  de 
laquelle  on  s'est  amusé  à  broder  tant  do  médisances  et  tant  de  calomnies  ; 
on  y  vivait  parfois  de  façon  très  humaine,  surtout  lorsqu'on  était  gentil- 
homme, et  qu'on  pouvait  donner  à  ses  armoiries  pour  supports  et  tenans 
des  pyramides  de  lingots  d'or  et  des  superpositions  de  fcudatuircs. 

Quand  on  annonça  à  Gusl  osiro  la  visite  ds;  la  comtesse,  ukc  véhfimpnie 
coiiimotion  de  surprise  le  scroua  tout  cutioi-sur  les  cous.'ius  d'une  large 
ottomane  où  il  se  vautrait  comme  un  léopard  dans  uue  lierl»o  plaiiUirouse  : 
il  en  laissa  choir  un  magnilique  Pétrone  iiluslré  que'  fesloyssii  v»louiio|[s 
sou  obscène  manie  ;  et;"  s'abandonnanl  à  une  bouffée  de  fatuité,  comme 
s'iln'eùt  étéqu'uiisot  : 

—  Je  suis  siîr,  ponsa-l  il,  que  le  cœur  de  la  pauvre  enfant  n'en  peut 
plus.  Elle  a  essayé  eu  vain  de  briser  le  charme  qui  me  l'assujéiisspit  :  et  la 
vôil>.  qui  s'en  vient  me  rendre  son  amaur  et  me  redemander  le  mien. 

Pendant  qu'il  commettait  cet  impertinent  raisonnnement,  ladame  entra. 

A  la  VU"  de  sa  sombre  lode'.te  et  (te  sa  ligure  soucieuse,  il  persévéra 
dans  son  idée,  et  il  se  permit,  d.insl'accaeil  q-i'i!  fit  à  Uegiiia,  des  mauièies 
outr.igeuseuiont  paternes:  comme  de  la  baiser  au  front,';(;|e  l'enlever  de 
terre  sur  les  bras  ainsi  qu'un  ciifanlclct,  de  la  plonger  an.'gein  moelleux 
d'unsopha,deluimoitre  une  pile  de  carreaux  sois  lespi«Mfl,  de  lui  porter 
aux  narines  un  llaeon  de  sels  an;;lois,  et  de  lai  soupirer  avleic  m.-^nsiiéiude 
qu'il  était  au  désespoir  de  la  voir  si  pou  raifounable.  Kegina  de^i:ia  de 
reste  sa  vaniteuse  prétention,  et  se  prit  à  en  rire  de  bon  cœur, 

—  C'est  vous  qui  êtes  fou,  cher  astrologue,  de  \\\c.  prendre  pour  nue 
Sapho  à  la  poursuite  di;  son  Phaon.  Entre  moi  et  ce  ridicule,  il  y  a  l'inlini. 
Depuis  que  nous  avons  roiupu,  je  n'en  ai  pa?  conçu  le  plus  mince  regret, 
je  n'ai  pas  éprouvé  la  plus  légère  tentation  de  renouer. 

—  Mais  alors,  dit  Cnjjlios'.ro  évidemuniit  piqué,  quel  genre  de  sentiment 
vous  amène  donc  ici?—  Mais  peut-être  l'amitié,  dit  Regina. 

—  Ha  !  ha  !  fit-il  ;  vous  n'êtes  pas  si  a!)solue  que  vous  le  prétendez  dms 
la  rigueur  de  notre  ruptme  ;  car,  le  jour  où  elle  se  déclara,  vous  rejeiâtr  s 
bien  loin  la  sage  proposition  que  je  vous  insinuai  de  ne  pas  demeurer  tout 
h  fait  étrangers  l'un  à  l'auire,  et  de  gardei-  l'amitié  en  répudiant  l'amour. 
Vous  voulûtes  une  séparation  littérale  :  vous  en  souvient-il? 

—  Oui,  jo  me  souviens  pari'ailement  de  ma  \irile  ré.^olution,  et  je  ne 
crois  pas  y  être  infidèle.  Je  me  trompe  en  donnant  le  nom  d'amitié  au 
sentiment  qui  m'a  fait  venir  :  ce  n'est  pas  cela.—  Q'ost  ce  donc? 

—  C'est  un  intérêt  bizarre,  merveilleux,  qui  n'est  nullement  iDconcdia- 
bleavec  la  dure  et  froide  haine  que  ie  vous  ai  vouée.  C'est  cette  curiosité 
hardie,  cette  admiration  téméraire  que  toute  imagination  vive  a  pour  les 


LE  MAGASIN  LITTÉr.AIRE. 


monstres.  C'est  aussi,  —  je  suis  as:cz  fiancbe  pour  en  faire  l'aveu,  —  un 
singulier  souvenir  de  re  que  vous  m'avez  6i6...  un  souvenir  iiiexpiicable, 
mi-parlic  d'impulsion  et  de  répulsion...  Pardieu,  Cngiiostro,  si  je  puis  vous 
être  utile  en  luelque  chose,  je  liens  à  le  savoir  !  iisci-cii  avec  luoicumine 
TOUS  en  useriez  avec  un  franc  cavalier  voue  camarade;  ma  bourse  cl  mon 
crédit  sont  à  vous. 

—  Merci,  chère  enfant!  vous  êtes  un  angéiique  démon,  liais,  parce  we 
je  snis  prisonnier,  vous  avez  tort  de  me  croire  en  pénurie  d'à:  ger.t  et  d'in- 
lluence.  Ma  déieniion  ne  saurait  amoindrir  le  zélé  simulinné  de  mes  g:iô 
mes  qui  me  puisent  des  trésors  dans  .es  cntrailli>s  de  la  terre,  et  de  mes 
sy'phi?s  qui  maintiennent  dans  l'air  la  sidé/ale  foiioriié  do  mon  nom.  J'ai 
toujours  auiant  d'or  et  de  partisans  que  j'en  veux.  N'allez  pas  usii  p'ns 
voii >  lourmoiitcr  pour  moi  de  l'auguste  inibrogUo  du  procès  royal  où  je 
^s-'tiis  impliqué.  Soyez  tranquille  :  je  ooriirai  de  là  en  loDe  et  en  amcole 
d'innocence,  —  Maib  c'est  assez  discourii  sur  mes  affaires.  Parlons  un  peu 
des  vôircs.  —  Que  dois-je  augurer  de  votre  sévère  toni  tle,  et  sui  tout  do  la 
mine  sGmbremei.l  voilôt  que  vous  aviez  en  entrant  '}  Me  faut-il  von- 1  j  1  œu- 
vre de  votre  ainialile  délicatesse  qui,  s'imagnianlque  vous  visitiez  un  cap- 
tif Bien  abattu,  bien  élégia(]ue,  vous  aura  l'ait  un  devou"  de  mettre  votre 
apparence  on  harmonie  avec  sa  désolation  pré.-nmée'i'  Ou  bie;i  ces  ma- 
nières sont-elles  l'expression  de  mécontenlemcus  elde  souffrances  qui  vous 
soient  personnels?  v/i 
lu — 11  y  a  de  l'exactitude  dans  cette  dernière  hypothftse,  Cagliostro; 

—  Quoi  !  tout  n'obéit  pas  à  vos  vouloirs  ':•  Quui  i  la  succès  voii.s  défaiif 
draiî,  à  vous  si  complaisamraent,  si  libéralement  doués  par  nature  cl  lor- 
lune  ?  Kst-ce  que  c'est  cor.cevable'?  Voyons  :  qui  vous  fliagrine  :'  qui  vous 
gène?  Voire  nouvel  amant  viultraitil  les  coincnaiiies  au  point  (i'oue  ia- 
Iklilc  avant  vous  ?  on  bien  n'auriezvous  pkisd'iuuans?..  non  parce  que 
voiis  n'en  voudriez  plus,  mais  parce  que  vous  ne  pouiïici  tonse  lir  à  en 
prendre  un  qui  me  fût  inléiicur,  et  que  vouà  n'eu  trouWciia.nuiie  part  qui 
satislît  à  une  spinliljble  exigence?  ,  ,.,  i.u  ^n>. ^ 

—  Piii"  n  de  tout  cela,  devin  malhabile.  Les  amansno  m'empC-ciion  t  point 
de  dormir.  Uipais  vous,  je  n'y  rêve  plus.  Mon  arai!  a  trop  d'i-rcnpation 
chez  file  pour  se  soucier  beaucoup  d'y  recevoir  des  visiies.  Vous  vous 
rappelez  sans  doute  la  situation  morale  dius  laquelle  vous  m'avez  laissée. 
J'y  tnis  toujours.  Toujours  j'OîCilio  sur  la  pleine  mer  du  Dowte,  entre  la 
lumière  et  les  ténèbres  taniolboulsvcrs.'e  par  la  tompéte,  lunlùt  pétriliée 
par  le  calme  ptot.-  Vaiwitmerit  j'cniassu  lectures  sur  m-iiiiaiioiis,  méilita- 
tionssur  lecJuws,  à  l'edet  de  me  fonda-  du  moins  un  so!ide  roclier  d'>il- 
JonieofijB'sdteà  l'abri  du  naufraRC  :  vainement  j'interroge  comme  science 
de  piloli'ge  la  rumeur  intcllcciudle  que  j'eniends  loulcr  au  échors  et  au 
dcdinsdnMoi  :  je  vague  et  tourna,  dans  la  inOniî  espace,  dans  li;  même 
tci'clei '99nS' pouvoir  ni  progresser,  ni  rétrogradir,  ui  siaiioiiDcr;  bans 
lml'i'eui»'atToctivc,  sasis  di^gciu  prononcé  pour  le  pôle  du  Mal,  et  iUiis 
amour  vériiablo,  sans  goût  déterminé  pour  celui  du  bien.  —  lit  pourtant 
j'apporte,  à  l'étude  et  ii  la  contemplaiion  de  ce  d'Tnicr,  (|iicje  necoiivais 
pas  comme  l'autre,  un  soin  vraiment  méiilo  Mdconsciencicux.  Vous  ne 
saaricz  vous  iniajiner  combien  parfois  je  dépense  di!  Z'ile  à  e.\iilnrer  ses 
li>eis  pfiis  belles  divulgaiioiis  parmi  les  hommes,  la  SL'go-sii  artiijue,  Ja 
Sapieiice  biUlii^ne,  et  ■la  Charité  chrétienne  !  Oui,  je  valsjii-qu'ù  evjuiiucr 
la  t'ellgion  du  Naraj'Cen !  Souvent  ma  fongueuse  fma/inaiion  se  plonge 
atix-  bisioirasdécevatnesdes  Martyrs  et  des  l'ères  du  désert.  Souvciu  ma 
citt'ieu'^e  raison  né  ci'aint-pasd'all'ionier  les  plus  subtils  commeaiaii;cs,  lys 
plus  dilfuses  p.iraplnascs  des  docteurs  et  des  théologiens.  .     . , 

;;,Mi.:_llaI  San  Diavolo!  fit  l'asu-ologue,  riant  beaucoup  ;  que  ce  serait 
donc  divertissant  si  vous  alli'Z  devenir  dévote!  , 

ir")ii_-Eh!  mon  Difii,  dit  Regina,  riant  ausi,  ne  jurons  de  rien.  Savez- 
'^Vousque  je  vais  quelquefois  i\\  sermon,  et  que  j'y  étais  cncoie  taniùl? 

—  Vraiment  I  par  Hermès,  vous  me  ravissez.  Lia!  ça,  j'ispère  que  vous 
ôtes  dirticile  en  préilicateurs,  et  que  ceux  que  vous  bonorcz  de  votre  au- 
dition sont  des  clercs  suffisamment  appris,  tout  au  moins  des  Bouidaloue 
et  des  Dridaine  au  petit  pied? 

'  —  Sur  ma  parole,  celui  que  j'ai  entendu  cette  api  ès-miiii  me  seinblf  r,|it 
presque  digne^  d'éire  comparé  à  ces  liommes  ccièbrcs.  (l'est  un  jeune 
liouimn  qui  dét)^;tc  il  peine, et  qr.i  déjà  dépasse  les  sommités  cui>lq^u- 
raines  de  la  Cihïirr.  ,,      ',..i'i,  ,  •  , 

—  Comment 'nomraez-vous  celte  nouvelle  g!')ira  saccrJolïle  j.        ,| 

—  L'abbé  Octobrin  de  SaintOr.  Il  n'a  pas  trente  ans, 

—  ,îe  ne  le  connais  pas.  Et  sur  quel  thème  évangélisait  il  anjpurd'Imi 
son  auditoire? 

—  Sur  le  p.issé  de  la  religion  chrétienne,  sur  ses  périodes  apcomplies, 
en  rcmoniant  jusqu'à  son  miraculeux  établissement,  juiiiu'ii  sa  nas.>ani.c 
iinmaculée  et  sa  croissance  «a'ive  au  milieu  d'un  monde  tadvc,  soûl  é  de 
voliipié  et  gingrcné  de  s:ienre...  Hj  !  Cagliustro,  pour.sui\it-eile  (.'un  lc- 
cenl  sérieux  et  pénfiré,  il  fallait  entendre  quelle  puissance  de  raison  nut- 
tait  ce  jeune  lévite  à  prêihercc  qu'il  appelle  avec  saint  Paul  la  sulilime 
folie  de  la  croix!..  Je  ne  comprends  pas  qu'il  soit  possible  d'alliiT  tant 
de  foi  à  tant  de  lumière  !  C'est  Va  un  n  être  !  c'est  là  «n  ipôire  1  (pu  lie  in- 
telligence et  quelle  ame  !  qu'd  est  henroux.  ce  jeune  .omme,  d'être  si  haut 
d'esprit  et  si  humble  de  cœur  !..  l'ci-ez,  Cagliesiru,  -ic/.,  raillez  tant  qu'il 
vous  plaira,  mais  vous  ne  m'empêcherez  .)as  de  l'avouer,  'éljiiuenoodcce 
jeune  confesseur  a  su  m'atteindre  ux  >>niraillcs.  Si  elle  m'a  ais:ée  incré- 
dule, elle  ne  m'a  pas  éprouvée  inreiisible.  Je  vous  assure  (|nc  rien  n'est 
beau,  rien  n'est  spécieux  comme  les  nciiilui'os  du  premier  point  de  ce  ser- 


mon qui  représentent  le  primordial  christianisme,  toujours  grandissant, 
toujours  llorissant,  malgré  les  persécutions  de  tout  genre  dont  il  marchait 
si  cruellement  harcelé,  malgré  tyrans  et  bourreaux,  malgré  sophistes  et 
calomniateurs  ! 

—  Dites  à  cause,  et  non  pas  malgré,  Ct  Caglioslro,  qui  avait  considéré 
d'un  air  de  compassion  sournoise  l'élan  quasi  théologal  de  Regina.  Uardez- 
voqs  donc,  mon  enfant,  d'oublier  jamais  que  la  persécution  est  le  meilleur 
auiiiiuiiiede  toute  nouveauté  religieuse,  politique  ou  socirde.  C'est  pour- 
quoi réiablis.semcnt  danmlioiiéiisme,  qui  a  eu  lieu  par  la  violence  et  les 
urines,  nse  paraît  beaucoup  plus  extraordinaire  que  celui  du  christianisme, 
(pli  a  pj'éfi.Té  le  rûle  de  persécuté  au  rôle  de  persécuteur.  Que  Jésus- 
Ciii  ist  lo'jciie  les  cœur»  et  persuade  lei  esprits  en  allant  à  eux  chargé  de 
sa  croix  ct  trempé  d'une  sueur  de  sang,  c'eoi  naturel,  je  conçois  cela: 
mais  que  ravcnluner  de  la  Mecque  arrive  au  même  bat  par  la  conquête 
n:iliiairc,  en  s'oU'raut  aux  nations  le  sabre  Uaiis  une  maiu  et  lekoraa  dans 
l'aulire,  c'est  prodigieux,  cela  me  surpasse  1 

—  Kfi  nerdçz  donc  pas  de  vue  qu'il  avait  'a  feiame  pour  labarum,  dit 
eu  rinali'iCgbi^.  Tout  le  secret  de  son  triomphe  est  là. 

—  Colltacco  !  c'est  vrai  !  dit  l'astrolcgue  avec  une  gaîié  enthousiaste. 
0  macharaïaiite  théologienne  1  que  de  logique  vous  avez  !  que  vpus  ar- 
gumentez bleu  ! 

,1  11  ciulirasie  follement  la  corotesse...  ct,  à  propos  de  ce  dogme  capital 
du  culic  musulman,  la  déification  de  la  volupté,  sa  Lbidineuse  faconde 
s'éveiKe,  fiéiuit,  s'cxolte...  elle  prend  son  vol,  elle  va  saluer  L's  grandes 
turpitudes  orientales,  les  priapées  antiques;  elle  va  encenser  dans  le  tem- 
ple d';  Babyloae,  çlle  va  nager  dans  les  canaux  souierroins  du  pahi»  de 
Capii'e  :  elle  se  sied  parmi  les  convives  de  Néron,  elle  fait  cotti'ge  aux 
éiioi  mités  d'iléliogabale... 

M  notre  Uegina,  qui  tout  à  l'heure  paraissait  impressionnée  d'objets  fi 
luuiiueux,  si  purs,  ne  craint  pas  maintenant  d'applaud  r  à  celle  verve  té- 
nébreuse, immonde,  de  l'aiguillonner  du  rire  et  du  regard,  et  même  d'y 
('jouter  de  son  propre  fonds,  de  l'carjthii-  d'affreux  corollaij-es,  d'aboaii- 
nabies  scbc/lies. 

Je  pourrais  bien  donner  ici  un  fragment  de  leur  conv.  rsaiion  qui,  mal- 
gré son  .'nfaniie,  n'était  pas  dêppurvue  d'un  certain  a^-réoient  ;  mois  je  ne 
veux  pas  !  Cela  ferait  trop  do  peine  aux  lecteurs  moraui  et  trop  de  j>Ui- 
sir  aux  i/ompraux, 

—  Je  pari.>,  s'écria  Ca^liostro,  que.  si  voire  abbé  Oc:o!)rin  était  ici  dans 
ce  mumeiit,  iiots  le  venions  partager  sans  scrupule,  loutséraphifl  qu'il 
est,  les  ébutemens  de  notre  jovialité  satanique, 

—  TaiseZ'Vuus,  mau'Jit  sorcier  !  s'il  était  ici,  s'il  nous  catcndait,  l'éclat 
de  sa  sainte  colère  saurait  biea  vite  abattre  l'éclat  de  noire  j«iie  impie  ! 
son  auaihèaie  frapperait  de  confusion  nos  langues  pubiicaincs. 

—  Vous  avez  donc  vériuiileuient  foi  djiis  la  candvur  et  la  yérta  de  cet 
homme  ? 

—Oui  1  je  le  crois  aussi  franc  di<D@  1$  bien  que  jp  vous  crois  franc  dans 
kmat.  . '.ui; . 

—  lié  uoa,  fongueuse  enfant  ;,ivp|is  tous  mentez  à  voys-mèiijc.  Vqijs 
ct?s  au  fond  beaucoup  moins  certaine  de  so^  éimii<^  que  de  »uuu  iiii- 
quité. 

—  Et  pourtant,  dit  Regina,  qui  tout  bas  m  effet  doutait  un  peu,  les  plus 
sciisibles  marques  de  véracité,  de  conviction,  de  zèle,  se  fini  voir  dans 
toun  les  discours  que,  du  haut  de  sa  chaire,  il  tient  au  bcju  nunde  ém  i- 
veillé.  Savez-vous  qu'il  a  conveai  le  jeune  lord  l'Cii^éi,  la  ui.ircliesitja 
Jcctovi,  le  ïiepinie  Camille  de  Tyannes  '?..  Augletirrc,  Italie  et  Frauçe  ?.. 
ct  s'il  a  les  belles  njaximes,  il  ne  les  a  pas  sats  les  bonnes  œuvres.^  Cçsl 
incroyable  tout  ce  que  l'on  r^cqnlp  de  s*  bienfaisante,  s<jl,icinjde,*;(iïccs 
les  petits  ct  les  pauvres  !  .    '       ^' , 

—  Eh  1   iiion  Dieu,  chère  amie,  qij'cst  ce  que  la  miséricoi^de  pro'u»e? 

Y  a-l-il  p.u- l'Europe  un  ecclésiasti.iue  plus  Lienfjisanl  que  le  carjinal? 

Y  en  a-i-i)  m  qui.  §9i»i*lt|S!  u»4UliSi*  pPiè^rc  ?  \u,ua  archange  a  la  fibre 
molle,  voilà  tout.  ; 

—  Dites  pi  fiiiieâ  selon  votre  fauiaisip,  vous  ne  l'cnipêchei  cz  pas  d'elle 
unjusieeuui  prophète. 

—  C'est  vous,  s'il  vous  plaît,  qui  ne  rempêch»;rez  pas  d'être  un  (uj'^Jflje 
ct  un  bisjri»)».  ^  ',    , 

—  C'est, ce  que  je  vous  délie  de  me  démontrer! 

—  Opiniâtre  fille  d'I.ve  !  il  vous  serait  peul-èlre  facile  d'arriver  par 
vous-même  à  cette  di'monstration. 

—  Et  comment  cda  ? 

—  L  est  jeune,  BiVivci- vous  dit? 

—  Oui,  très  jeune. 

—  Est-il  beau,  bien  fait  ? 

—  U  est  passablement  fait.  Quanta  de  la  beauté,  des  iralis  quel  tue 
peu  abiuples  cl  sauvages  comme  les  siens  n'en  comp:  rttni  guèie.  Ce- 
pendant, lorsque  l'éloquence  l'aulinc,  lorsque  son  auo  surijit  dehors,  il 
se  triuisligure,  ct  i)  est  beau. 

—  Au  surplus,  beau  ou  laivl,  n'importe.  Il  est  jeune,  cela  sulpl. 

—  Or  ça.  maître  Reliai,  où  me  voHiezvous  conduire  ? 

Ciigliostro  ne  lépumlit  p..s.  Se  collant  l'.ndex  au  f.ont,  il  scmlda  se  ro- 
ciieilbr.  H  se  leva  et  se  put  à  lùiler  pw  1.»  chambre,  avic  la  pliy^iononile 
intense  et  froncée  d'un  iiomuic  qui  rt  garde  eu  ded.Mis.  Un  sourire  £lr.ingc 
aunuuça  bientiUque  sou  idée  se  débrouillait  à  soii  gié...  L'a  geste  ainuu- 
icus  liii  échappa  comme  pour  la  caresser...  Puis,  ù'^i^  ln^\i  ùiciupru&i. 


LE  RJ4G4^LN  JïITTEUAIRE. 


ous  conyiçriir^B^Ht  «i^fi|t.llHi,lfca,^e  yQU?„«:q?R^er, 
l,  vous  vous  rt>i)ç>çQrc,z.,cliez  le  ()ieu  au  bien.  11  est 


il  se  dressa  tout  droit,  detaïuia  comtesse,  J,ui  $9|s|(,  Ip  bfa?,  ,lui/rf\i^% 
dans  la  laaia  :  , ,, ,      hiwMi.iIjV)  ;■<     i.nr"  iinu  i.iii  •  ;>)  '^uia.i; 

—  1- couicî-moi !  U  faut  >pm*(B^rpr..j|i^(rt0H!ffifiB',  «iQiWRPiWiHÇrîJQ- 
mOaic,  et  vousrciulre  ainsi  au.CJiiCcssituiuftl,  jl^il'uUic  uo  S-^iiiO^.  La, 
^assemlJlc^  tout  ce  que  vous  avez  tl'impuiU'ur  cl  d'irimii',  et  [uiuilicz.  sa- . 
taiii<|:;eiueiU  la  saiiiUliî  de  \a  confession,  AriicuKz  d'un  luu  le  le  ci,flH:, 
dacieiix  11  uom:nc'.aiuredc  vos  pluj  grospJcliOs;,vaiiU'i  vous,  gjifriijtjfli  ■ 
TOUS  de  le.i  avoir  commis.  Je  gagerais  ma  iôuî,(]u,e  (e  phaiisicd,  «ji-i  «l'ii^  , 
bord  !;c  feiudia  l'piuvaiiUdjk'iUL'iil  scaiulalisi;  dj  v,tUi;  la!i;.,'.i,^e,.,  linij-a.; 
â)ienlùt  [ai-  eu  Ochanger  uu  semlilablo  ay^îc, vous,, ,i^îf,, par  v.nis  avpuçr,;, 
f1a!bl.;s  tenues  de  U  imimlauitj  la  plu^ipjéiiup^.qft'iiiie  ciuii  cl  ftft^  4^5,1 
aire  d'auye  ciel  Que  celui  de  vuire  alcôve..     .,,,_    . .,,,  h  ,  ,1,  ■ 

—  Vous  êtes  ia.ui'ii^ible  d.iiis  \olre  {ioiît  pour  la  saciilégc,  Caglios- 
tro  îiiU  Jlt'Rina  qui  Sw-  s  :iiujil ii  la  fols  reppussôe  par  l'iimieur  d'uue;  iejji,e, 
inspiration  ciauirce  par  spfi  CAJgiBi^liték.,,,-,  ^j^p  .,„  .,j  vmI-.  'i-nubiio^  onju. 

—  Sacrilège ou  non,  q!i"impûiU!..>J  ceyc  diîu),Mx)icT)fiUtvXSpref,mji«, 
l'orgiieilleuv  repos  d'espiil  que  v«(is,;\vez;  perdu!  En  actiiii'jaui  lai  preuve 
quel'aposlolat  de  volrc  abbe  n'ca  ricn  qu'un  biau  niauieau  deiijL'àU'C, 
vosveléités  chrédeuues,  vos  Ooulcs,  vos  remords,  s'aiiôaïuirqnt,,",  vous 
roilcvieniii'ez  la  Reflua  d'aulrcrois,  la  femmu  forte  qui  scr\aii  le  sombre 
dieu  du  wiii  avec  lant  ('e  co!^:^^ailto(n  d' H.'i  riii  r.        ,  ,  ,  ,      ;,    c  ; 

—  Mais  ei,  au  contraire,  comme].;  le  iCiUi',  l'abl)»^  de  £ainl-0;rc^t.un 
vrai  saint  ? 

Eh  bien  1  alors  il  vous 
chcîli  Dieu  du  mal, 

urgent  de  vous  décider  eulin  pour  Tune  4e(]Ç|i}S  deux  régions.  Le  jas;e  Uii 
lisn  entre  elles  est  misérable.  ■■hd'-  ■■■■•ii     - 

En  court  silence  inirrvint.  L'astrolflgise.se.îeva  de  nouveau,  se  rewil,'^.,, 
marcher  il  grands  pas,  tout  exubérant  de  fatale  agitation  :  renlhousiasffle 
d8  l'i^bime  contractait,  dilatait  son  orageux  visage,  qui,  vigourcusemcut 
verbéré  de  tons  fauves  et  rouges  par  l'oblique  émission  des  flammes  flu 
soleil  cniicl)aj'|U  faisait  l'effet  d'une  horrible  tète  de  brome  eopleine  iucan- 
dcscchcé  au  mUicu  d'une  fournaise. 

-^  Çiàifflesse  de  Eraziiella,  fit-il  de  sa  voix  iouWiumai'ne,  est-ce  que 
lid^^d'afler  tî-aver  le'  terrible  dieu  des  chrétiens  jusque  dans  son  sanc- 
tuaire jiesQUj-it  pas  à  la  grandeur  far.ai,tcjae  d,e  vol,re  orgueil  ?  Est  ce  qu'il 
n'yap'as  r^  (Te  quoi  séduire  votre  curiosité,  ciarmer  votre  ironie,  Irans- 
porw^otrc  courage  'K..  Quant  à  moi,— contiuua-t-il  d'un  geste  solennel 
en  ^le'anl  et  en  paraissant  grandir,  —  si  par  hasard,  ù  l'heure  oùj'a- 
bordCj^ii  t)uUe-to:nbe.  il  m'é'.ait  soudain  révélé  que  Jéhova  et  Christ  ne 
sonl'p''S  des  mcn'oiijit's,  si  mon  ame,  condamnée  par  eux,  tombait  d'es- 
pace en  esiiace  vrrs  Ici^i;  enfer,  —j'en  jure  par  Hermès  et  Arimaiie,  — 
je  siibira'Ls  inacbutu  sau?:  peur,  fans  découragement,  et  j'arriverais  dans 
l'alùaïc  élrei^;nant  i)o'tir  consolation  la  généreuse  espérance  de  parvenir 
un  J'jur  à  réj;ni:r  siu-  Icid^  nioas,  à  régénérer  leur  bravoure,  a  les  enga- 
ger dans  ulic  nouvc  !c  révolte  contre  le  ciel,  et  à  précipiter  dans  les  flam- 
mes à  iio'rc  place  les  trois  piiisoiine^  delà  Triniiésainte  !...  Oui,  j'ose- 
rais ïmbraiser  U'i  tel  espoir,  et  je  connais  assez  ma  surnaturelle  persévé- 
rance pour  être  certain  que  \>i  ne  le  quitterais  pas  de  toute  l'éteruilé. 

Le  jour  baissait.  On  vint  avertir  Mme  de  Erazhella  qu'elle  ne  pouvait 
deiqeurcrp'us  long-temps  avec  le  prisonni  r. 

Itéiîi|i,i'prit  congé  de  Caglio,->iro,  traînant  aprfcs  soi  une  foule  detumul- 
tnaii^eYpénséPS ,  tou'.es  au  diapazon  des  dernier  es  paroles  de  cet  impie. 

V,-\  nuit  qui  porte  conseil,  comme  dit  la  saplence  bourgeoise  des  nations, 
lui  ij^isç.liivdc .leijjer  lesaailége  que  lui  avait  proposé  rastryjoguç. 

•ed  L"  oivuô'l'  9lifi  !9  ,  Jw'a  ai'l'  ,        ""  ^''i'  "^  ^"^  <  ûo^'i-'= 

-    ihmo  ni''h  doiEfT  rfi'lfcffp'  SACRILEGE.  ■  9:.  -leulE?  s  a^bi:)àb  J 

Eff  lendemain,  Regina  monta  ea  carrosse  a  nniU  etsQ^^C^lcpnpiure  a 

réglbp.NotrcUame.,  , 

(•/ciiiii  Kl  que  l'abbé  de  Sailli-Or  disait  quolidieuncmcnt  la  messe  et 
qu'il.avait  son  confissionnal,  .  .;       ;V 

EJIiiJ}^.  demander  quels  étaient  ses  jours  de  confession  :  on  lui, fit  ré- 
pca^-pauc  c'éiaieut  les  Inntlis  et  samedis.  Elle  rencontrait  bien,  ce  jonr- 
là^'dJftt,pré(;i*ément  un  lundi.  .,  ,l, 

Enc  se  dirigea  donc  vers  la  chapelle  latérale  affectée  a  lal^béipour  son 
miiUi^toi^lepénitencc. :_,,,.,   ,  .  ^i-'v.'     n 

0^„e)'c  ataii  à  peu  prés  reconquis  fon  ancien  sommet  d  impiété,,  elle 
était  presque  di;venue  la  ï\i:'^ina  d'autrefois,  comme  disait  Cagliosiro. 
Elle  rorrcbait  au  sacrilège  ivre  de  rébellion.  Ses  arlères  batlaient  d'un 
sang  matamore.  Les  fanfares  de  rcrgueil  la  pou,;saient  joyeuse  aux  vo- 
luptés du  combat.  Son  pas  s'agrandissait  et  .s'appuyait  comme  le  pas  d'un 
Tuan.  Elle  se  trouvait spblimc  d'aller  ainsi  faire  la  uuene  ir  Dieu  !.. 

Quand  elle  entra  dans  la  chapelle,  deux  personnes  s'en  reliraient  d'une 
tnndesle  et  pieuse  Jémarche.  C'était  une  belle  marquise  italienne  et  un 
jeune  vicMiilc  français,  deux  des  trois  plus  célèbres  conversions  do  M. 
de  Sailji'-,px,'  IJ.'i  étaient  tellement  possédés  des  auges,  qu'ils  no  remar- 
quéri3Cf,;vïar,),'flHare  païenne  de  Rcgina,  non  plus  que  sa  par.mp  à  la  fois 
insoWe,C,i,iu,spk«te.   ,  >   -  ,    .i;iv;ib 'n  iiii'!,'j'u'i. 

Il  ne  refait  plus  qu'un  digne  vieillard,  chevalier  de  .Malle  an, sweWJ» 
qiii,^  a  genosix.^lani  l'une  des  ailes  du  confessionnal,  ne  craisnaii  pas  d'hu- 
milier st  s  soi.\f.iae-ilix  ans  aux  pieds  des  trente  ans  du  confesseur,  Re- 
pina  allii  s'i  uil  lii'  (laiu  jà sccQQilc  î»ile,i, iii?jpii)Hei)te,i^iflÇ, Mi)i ,jiî»l?Ri^P 


Elle  entendit  bieniôt  le  vieux  gentilhomme  s'éloigner,  —  elle  guichcf 
de  lagiille  que  frOlaii  son  haleine  s'ouvrit. 

Le  prêtre,  qui  tout  d'abord  s'aperçut  que  sa  pénitente  rivalisait  de 
luxe  et  de  parfums  avec  la  biblii]ne  reine  de  Saba,  sentit  la  chasteté  de 
ses  yeux  et  de  Si's  narines  déplaisamment  surprise. 

Néanmoins  il  attendit,  sans  çff  rleq  marquer,  que  la  pécheresse  coin- 
mcnçrit  ses  aveux.       ,,,  „i    ..rjM-,»:  ,.1,  .„    ,     ..     ,  .  .    :,;,'3 

Au  lieu  de  baiss3r  vers  la  torrft  un  visage  plein  de  repentir,  Regini^jg, 

dressait  vers  le  ciel  un  front  plein  de  menaces  :  son  sourire,  son  iegardi,(.^,j 

sa  voix,  —  raillait,  —  bravait,  —  ricanait  !  ^^,(,., 

'  Elle  osa  parler  ainsi  :  '  ;  ,,( ,,,, ., 

1  —  Ne  me  bénissez  pas,  mon  père^  parce  que  j'ai  péché,  et  que  je  W,c|^,|,i'^ 

glorifie.  _      ,,'.    ,  r|  ;,  ,,V 

Mon  père,  je  ne  crois  pas  en  Dieu,  ni  en  Jésus-Christ,  ni  en  l'édise  ;  ,, 
Je  suis  un  monstre  d'iucrcduliié  et  d'impiété...  mais  je  m'en  moque  ! 

Mon  pore,  j'ai  commis  force  adultères...  mtis  je  m'en  moque  1 

Mon  père,  j'ai  fait  emprisonner  mon  mari  pour  un  crimp,,t|onVfl  él^j^  ., 
innocent..,  mais  je  m'en  moque.  ,    .,-,;,,,.  ,_,,,'' 

Mon  père,  j'ai  été  la  inaiiresso  du  plus  grand  scélérat  de  la  terre,,  j'ai 
applauJi  à  beaucoup  de  ses  forfaits,  j'ai  laissé  mon  rang  et  mon  or  par- 
ticiper à  leur  exécution...  j'ai  fait  tout  cela,  et  encore  bien  ,^'3}}^fj^|^ftyify_,^j 
variables  clioses,  mon  pcie  !,,.  mais  je  m'en  nioqne  !  !),,rn  r,i  ù  aoi'ioqi 

Qui  !  ce  fut  ainsi  (|u'elle  osa  parler  !  '      '   ■    'y-c^^u 

Rien  ne  traduirait  la  ttriice  méchamment  exquise,  la  grâce  de  sirène  ftli,,,» 
de  lalhi  avec  laquelle  elle  accentuait  et  mimait  ce  refrain  monstrueux  '.je,  -. 
m'en  mociuc!  celte  abominable  parodie  du  sacramentel  :jc  vi'accusa  /      ^^ 

Pendant  cet  infâme  discours,  Oclobrin  demeura  parfaitement  calmé  ,,,jj 
entièrement  iiapassiLile,  comme  un  gothique  abbé  de  pierre  assis  sur  la  ,^ 
pierre  d'une  séphlture.  Celle  contenance  imprévue  causa  aux  nerfs  d'açipj;  ,,(j 
de  l'héroïne  un  .iro.u^ile  qu'elle  eut  la  force  de  dissimuler.  ,„  '\" 

Quand  elle  cul  iFiii,  le  prêtre  continua  à  la  regarder  en  silence,  toujoufsi;,  . 
avec  son  air  immobile  et  iiiarmorécn.  V 

Un  si  formidable  sang  froid  l'impatienta,  l'effraya  ;  elle  craignit  d'pn  ", 
être  à  la  fin  irrésisiibloment  dominée  ;  et  pour  combattre  sa  puissance  ,  ' 
elle  se  résolut  à  recourir  encore,  alla  flèche  du  sarcasme.  .^^ 

—  Eh  bien  !  mon  père,  dit-çUe ,  ne  m'ordonnez-vpus  rien  pour  ma  ft^f^,,^ 
citence  ? 

—  Attendez  un  peu ,  ma  fille  :  j'y  songe...  dit  le  prêtre  avec  un  timbre 
de  voix  aussi  profondément  tranquille  et  grave  que  sa  physionomie.      ,      . , 

El  il  rentra  dans  sa  rigoureuse  taciturnité;  et  long-lemps  encore  il l^'jr'" 

complut.  ,  •  ^,.,,;: 

C'était,  vous  le  savez,  une  femme  douée  d'une  bien  immcngi^' énergie   ^ 
que  la  Ilegina  1  pourtant,  elle  éprouvait  une  immense  fatigue  dài^à  l'cûort  ' 
qu'elle  faisait  pour  ne  pas  faiblir  devant  ce  rude  fascinatcur,  pour  braver  , 
d'un  visage  inllexible  cet  inlleiible  visage ,  ppur  oppçscr  marbi;e  à  mar-    ' 

Enfin  le  juge  rompit  le,silen(!<^    ,[,j,.-, .  u!  ".n,.-.,!-  pu.^ïjVa  ^.u.v,'  j'iàd/fi 

—  Ma  fille  ,  dii-il ,  la  patience  avec  laquelle  j  ai  écoule  Vos  insuiieJ  et  .^ 
vos  blasphèmes  —  est  rare,  —  n'est-ce  pas  ?  Vous  é^iez  loin  de  la  prévoir; 

et  vous  vous  ellorcez  en  vain  de  me  cacher  l'étonnement  iuoui  qu'elle   j, 
vous  impose.  Il  ne  m'aj^parlient  pas,  à  moi  prêtre  indigne  ,  d'en  lirer  va-  ^^ 
nité  :  cependant,  je  ne. puis  m'empèclier  dé  déclarer  que  c'est  chose  vrai- 
ment méritoire.  Oui,  Cesi  très  beau  de  ma  part,  je  le  déclare,  —  et  deja^^jj,. 
vôtre  cela  mérite  récompense.  ,  ,  nuÀk —' 

—  Commandez,  mipisjfe  du  Seigneur!  La  servante  du  SeigncvH'.,i^Sil,yq- 
tre  servante.  ,  .'  ' 

Elle  accompagna  des  paroles  d'un  regard  qu'elle  voulut  armer  de  luxu-  , 
re.  Mais  le  pouvoir  faillit  à  son  vouloir.  Le  regard  fut  chaste,  malgré 
elle, 

—  Voiiii,  dit  le  prêtre,  une  docilité  fort  louable.  Elle  m'édifie  beaucoup, 
et  j'ai  hâte  de  l'éprouver.  Donc ,  pour  me  récompenser ,  promettez-moi 
que  vous  accomplirez  fidèlement,  ponctuellement,  la  pénitence  que  je  vais 
vousdicier.  ,„(.,  ■     ,,, 

—  Je  vous  le  jure  sit^  mon  honneur  !  dit  Regma  avec  ^^cent  franc 

A  ce  mot  de  mon  liûfineur,  invoqué  par  une  telle  fem^^'p^,  l'abbé  de 
Saint-Oreut  de  la  peine  à  réprimer  un  sourire.  LiDr.,^  ,. 

La  comtesse  en  fut  blessée  au  vif;  elle  devint  pourpre  dtf  Colère ,  et  dit 
âprement:  „  ,,    ,  ,,,     . 

_  Vous  riez,  monsieur  !  il  est  peu  digne  et  peu  noble  a  vous  d  équivn- 
quer  ainsi  sur  les  mots,  même  ucitcment.  Ce  n'est  pas  d'honneur  Icmmiii 
que  je  parle,  puisque  je  n'en  ai  point,  et  que  je  mets  ma  gloire  ii  n'en  point   ^. 
avoir  :  c'est  d'honneur  masculin.  Oui ,  pardieu,  j'ai  de  l'honneur  comme 


un  homme!  Je  suis  de  bonne  maison,  monsieur  !  La  foi  du  serment  s'est 
toujouis  maintenue  inaltérable  dans  ma  famille.  C'est  un  vrai  genlilliomiBe 
qui  vous  interpelle  !  un  chevalier  sur  la  parole  duquel  vous  pourriez  as- 
seoir le  monde  !  , 

La  fibre  patricienne  d'Octobrin  s'ébranla  tout  bas  au  résonnement  de 
celte  jaciaucc  féodale.  Malgré  lui ,  dans  les  profondeurs  de  son  ame,  le 
vieil  homme  ressuscita  pour  y  applaudir  avec  transport.  Mais  ce  grand 
émoi  ne  trouîda  ((uc  son  intérieur;  il  fut  assez  maîire  chez  lui  pour  1  obli- 
ger ii  respecter  le  calme  de  son  extérieur,  et  pour  en  débarrasser  rapide- 
ment ses  esprits.  - 

Une  autre  émotion  plus  confofnie  au  génie  du  sacerdoce  le  remua  en 


LE  MAGASIN  IITlÉRAIRË. 


même  temps  que  cette  réminiscence  mondaine.  C'était  la  joie  de  rencon- 
lier,  parmi  la  foule  des  coirupiions  de  Regina ,  un  bon  sentiment ,  une 
giandeur,  presqu'une  vertu  ;  joie  pure  et  judicieuse  reposant  sur  la  vérité 
de  ce  principe  qu'une  ville  assiégée  est  a  moitié  prise  dès  qu'on  y  a  des 
inteili;,'encfs. 

—  Bien  parlé,  mon  gentilhomme  !  fit-il  d'un  ton  à  la  fois  austère  et  cor- 
dial.— Je  i-erois  donc  votre  serment  du  meileur  de  ma  confiance.  Oui,  j'y 
veux  croire  comme  à  une  chose  sainte.— Or,  voici  raainieiiant  ce  que  j'at- 
tends de  vous.  Ce  soir,  un  long  et  large  roirre  sera  porté  de  ma  part  à 
votre  hôiel.  Quand  soimera  l'heure  de  minuit,  enfermez  vous  avec  lui 
djus  le  plus  retiré  de  vos  appartemens.  Là  ,  ouvrez-le,  vous  irouvciez  de- 
dans quatre  cierges,  deux  draps  noirs ,  une  tète  de  mort  et  u:i  psautier. 
Vous  prendrez  sur  vos  meubles  autant  des  coussins  que  vous  voudrez,  et 
vous  en  formerez  au  milieu  de  la  chambre  un  lit  que  vous  couvrirez  avec 
les  draps  noirs.  Au  pied  de  ce  lit ,  vous  placerez  la  tCtc  de  mort  sur  ua 
fauteuil  en  guise  d'estrade,  à  son  chevet  vous  poserez  le  psautier,  et  ii  ses 
quatre  coins  vous  mettrez  les  quatre  cierges  que  vous  a  lumercz.  Cela  fait, 
vous  entrerez  dans  celte  couche ,  vous  vous  y  établirez  coramodément , 
pu'SVous  ouvrirez  le  psautier  dans  lequel  vous  devrez  lire  le  De  prof  un- 
dis  et  le  Miserere.  —  Sans  nul  doute  vous  aimez  la  poésie,  et  vous  avez 
peut-être  l'habitude  de  feuilleter  avant  de  vous  endormir  quelqu'un  de  nos 
poètes  à  la  mode.  C'est  pour  ne  point  vous  faire  déroger  à  cet  élégant 
usage  que  je  vous  impose  la  lecture  de  deux  élégies,  un  peu  vieilles  à  la 
Vérité ,  mais  qui ,  je  l'espère ,  ne  vous  paraîtront  pas  de  moindre  valeur 
que  celles  de  l'époque.— Cette  lecture  achevée,  vous  vous  recueillerez  un 
moment,  puis  vous  répéterez  phrase  à  phrase,  mot  à  mot,  votre  confes- 
sion... Vous  entendez  bien?  Mot  à  tnotl  sans  en  rien  eiiçepier,  pas 
même  le  malséant  ye  m'en  moque  !  Après  quoi,  libre  dCj^ti^t  soin  ,  vous 
pourrez  dormir,  si  vous  avez  sommeil...  , ,'  '  ,  ' 

.  Regina  fut  quelques  secondes  sans  respirer ,  sans  potiv^ir  parler  ;  le 
saisissement  l'étranglait,  lui  liait  la  langue.  Mais  bientôt ,  de  toute  sa  rai- 
deur nerveuse  elle  s'appuya  sur  l'orgueil,  son  grand  soutien,  comme  on 
s'appuie  sur  tine  forte  épée  de  bataille ,  et  se  remparant  d'un  sourire  dé- 
risoire, d'un  ton  faronché  :  .,0) 

—  Mon  père,  dit-elle,  vous  avez  ma  parôlCM.,;  Je  me  prêterai  donc  vo- 
lontiers à  votre  exigence  fantasmagorique.  Mais  ne  vous  hâtez  pas  de 
sonner  victoire,  mon  révérend  père  !  Oh  !  vous  ne  me  tenez  pas  encore. 
Je  TOUS  l'ai  dit,  voiië' avez  alTaire  à  on  homme.  Je  ne  su's  pas  encore 
vamcoe,         ,    .  , 

—Vous  lé' yeréz  demain,  ma  fille.  Demain  vous  m'appellerez  auprès  de 
vous,  touçhte  (le  repentance.  Le  bras  de  Dieu  vous  aura  terrassée,  com- 
me saint  paiir'couraat  h  la  persécution  des  chrétiens. 

—  Lebrà?deDieu!...  A  quoi  bon  celte  emphase?  Comment  votre  sa- 
gacité vous  permet  elle  d'essayer  l'image  du  Ïout-Puissaut  comme  épou- 
vantail  sut'  iiii  cœur  impie,  incrédide,  atbée  ? 

—  Oh  !  vous  êtes  impie  ,  ceU  est  bien  avéré  ;  mais  vous  n'êtes  pas 
athée;  vous  n'êtes  pas  même  incrédule.  Veuillez  reuojicer  à  cette  pré- 
tenlioD.        ' 

-^,Ou'éSt-çe  h  dire?  Ai  je  manqué  d'énergie  et  ddjieiteté  dans  ma  pro- 
fession lie  m^fcréarice  ?  Je  vous  ai  crié  et  je  vous  çàe  encore  que  je  n'ai 
ni  foi,  ni  loi  !  Non ,  non,  je  ne  crois  pas  !  ',''■' 

—  S),  vous  croyez..  N'avez  vpus  pis  blasphémé  f  ^Est-ce  qu'on  injurie 
un  être  que  l'on  suppose  imaginaire  !  Le  blasphémé  est  un  acie  de  foi. 

—  Alors,  c'est  l'acte  de  foi  des  démons. 

—  D'accord.  Vous  ci-oyez  à  la  manière  des  démons ,  mais  vous  croyez  ! 
—;A  propos,  madame,  où  demeurez-vous  ?  Où  dois-jc  envoyer  le  coffre 
en  question  ? 

—  A  l'hôtel  de  Brazhella,  monsieur.  Je  suis  la  veuve  du  seigneur  de  ce 
nom. 

A  ces  mots,  l'abbé  de  Saint-Or  bondit  sur  son  siège ,  et  cacha  sa  tète 
dans  ses  mains. 

Cette  involontaire  manifestation  que  Regina  ne  put  comprendre,  le  lec- 
teur, lui,  la  comprend  parfaitement. 

Au  reste,  elle  Aura  peu.  Ociobrin  se  leva  triste  et  pfde ,  mais  entière- 
ment résigné. ..  ^i  ce  fut  avec  une  solennité  paisible  qu'il  dit  à  la  comtesse 
en  sortant  du  coiifessionr.al  :  uinii-n  c 

—Adieu, ma lilfe.  A  demain.  ,,  ^^l^^^., 

..vinpi'b  êuov  é  sidon  l^^'  Josai.îtat. 

Le  prèffe  n'était  plus  Ta,  et  cependant  Regina  restait  encore  à  genoux 
morne  et  immobile ,  tant  la  chape  de  plomb  de  la  stupeur  pesait  sur 
elle.... 

Enfin  cllese  releva  ,  mue  conimc  par  un  ressort ,  et  elle  traversa  l'é- 
glise d'une  vitesse  machinale,  sans  voir  ni  entendre,  ayant  pour  les  choses 
extérieures  l'inseiisibiliié  d'un  fantôme.  —  Elle  allait,  elle  allait,  comme 
on  va  dans  un  rOve,  l'ame  éblouie  de  vertiges,  ks  pieds  invinciblement 
poussés.  —  Elle  sortit  ainsi  de  Notre-Dame,  et  elle  continuait  à  tiler  droit 
devant  soi,  oublieuse,  dans  son  état  de  somnambulisme,  de  sa  voilure  et 
de  ses  gens  qui  l'attendaient,  lorsque  ceux-ci,  venant  h  sa  rencontre,  la 
rappelèrent  ;i  elle-même. 

Elle  monta  donc  dans  son  carrosse,  et  ne  répondit  pas  d'abord  h  son 
rhasseur  qui  s'enquérait  humblement  de  l'endroit  où  il  la  fallait  mener. 
Elle  employa  te  temps  d'hésitation  à  écouter  sa  railleuse  et  superbe  rai- 


son qui  se  réveillait  et  lui  disait  :  —  «  Pauvre  Regina  !  lionne  devenue    ' 
«brebis!  te  voilà  tout  émue  et  palpilanle  comme  une  petite  nonne  que 
«sa  mère  supérieure  a  bien  grondée  !  Femme  de  fer,  n'as  lu  pas  vergogne 
«d'être  ainsi  ployée  par  l'iiscendant  de  ce  prêtre  orgueilleux?  Est  ce  que^^ 
uson  ridicule  attirail  d'objets  funèbres,  est-ce  que  sa  fantasmagorie/'' l 
«comme  tu  disais  si  justement  tout  à  l'heure,  aurait  de  quoi  t'ell'rayer  ?''_''.'■ 
•Allons  donc  !  tu  as  les  nerfs  assez  vigoureux,  la  judiciaire  assez  intègre  - 
«pour  exécuter  sans  faiblir  l'extravagance  à  laquelle  t'engage  ton  serment 
«inconsidéré.  RemelS'lol!  ralTermis-loi  !  Envisage  résolument  lacérémo- 
«nie  de  ce  soir,  et  travaille  d'avance  à  te  munir  pour  l'aflionter  d'une'? 
«inébranlable  présenté"  d'esprit.  Va  dans  le  monde  :  retrempe  ta  force  ait', . 
«courant  de  ses  éroliquf s  sagesses;  tes  veines  se  délivreront,  dans  ce''"' 
«bain,  de  h  supersiitieu'c  vapeur  qui  les  charge,  o  —  Elle  goûta  le  roo^ 
seil  de  cette  voix  intérieure,  et,  afin  de  le  pratiquer,  elle  se  fit  sur-le- 
champ  conduire  chez  je  ne  sais  quelle  baronne  fort  à  ia  mode  aljrs,  dont 
la  maison,  rendez-vous  journalier  des  gens  du  bel  air,  des  galan»  cl  des   . 
ga'antis,  des  lettrés  et  des  riches,  ne  présentait  que  festins  et  bals,  qu'a-'  '  ' 
monrs  et  jf'uv. 

Elle  passa  là  iine  de  ces  folles  journées  dn  vieux  régime  que  nos  grand'- 
mères  aiment  tant  à  se  remémorer,  et  dont  elles  nous  plaignent  si  amère- 
ment d'avoir  perdu  le  secret, 


Elle  s'amusa,  elle  s'ébaitit;  mais,  d'une  seule  aile,  d'une  gaîtéjaune,^.. 
Un  sinistre  bourdonnement  obsédait  sans  répit  les  limbes  de  son  cerveau,'" 
et  la  poursuivait,  quoiqu'elle  en  eût,  jusque  dans  ses  meilleures  folies. 

Le  soir,  elle  se  rendit  à  l'Opéra,  comptant  charmer  son  op'niûire  névro- 
se par  la  vue  et  l'audition  des  voluptés  de  la  danse  et  du  chant.— On  jouait 
une  pièce  n.yiholigique  d'un  genre  tiès  sévère  et  très  sombre,  dans  la- 
quelle revenait  sans  cesse  un  grandiose  anathème  sur  les  contempteurs 
des  dieox. 

Regina  en  fut  désagréablement  affectée,  et  quitta  la  salle  avant  la  fin  du 
spectacle. 

Elle  rentra  chez  elle.. .Le  coffre  de  l'abbé  l'sttcndait  ainsi  qu'une  petite 
boîte  scellée  qui  en  contenait  la  clé...  Elle  le  fait  porter  dans  celui  de  ses 
boudoirs  qu'elle  préférait  sous  le  règne  de  Cagliostro,  et  elle  s";  enfermç. 
avec  lui.  j"'^' 

Sur  le  terrain  ,  en  présence  de  l'ennemi ,  son  courage ,  passablement^!'' 
douteux  jusqu'alors,  se  prononce  et  se  déclare  :  ce  qui  est  arrivé  à  pliis'-  " 
d'un  héros.  C'est  d'une  main  ferme ,  sans  palpiter,  sans  sourciller,  qu'elle'    ' 
inroduit  la  clé  dans  la  serrure  et  qu'elle  levé  le  couvercle.  Elle  inven- 
torie les  objets  et  voit  que  l'abbé  n'a  rien  omis  :  cierges ,  draps  noirs , 
psautier,  tête  de  mort,  tout  s'y  trouve. 

Avant  de  procéder  à  la  cérémonie,  elle  va ,  les  bras  croisés  ,  faire  une 
station  devant  un  grand  portrait  de  Cagliostro.  —  L'asti-ologue  est  repré- 
senté debout  sur  la  plaie  foinic  d'une  tour,  se  livrant  à  l'observation  de* 
planètes.  —  Elle  le  regarde  d'une  façon  résolue,  comme  pour  le  prendre'':' 
à^téaioia  de  sa  vai'Lince.  Par  un  jeu  de  lumière  provenant  des  lampes  du'  ' 
boudoir,  et  aussi  par  un  accident  de  sa  fantaisie,  la  figure  du  portrait 
lui  semble  animée  de  l'expression  démoniaque  qui  animait  la  veille  la  fi- 
gure de  Voriginal  pendant  qu'il  proclamait  son  épouvantable  et  ridicule 
dessein  de  détrôncment  et  d'usurpation  envers  Dieu.  Elle  s'élcctrise  à 
considérer  l'étrangclé  de  celle  apparence;  elle  y  adhère  ,  elle  s'y  noue 
d'un  nœud  sympathique,  elle  la  fête  comme  un  renfort  que  lui  envoie  la. 
monde  exira-humajn  des  sortilèges,  •''"' 

Au  bas  du  portrait,  sur  une  crédence,  plusieurs  livres  sont  pèle  mêle  r 
les  uns  très  religieux ,  les  autres  très  irreligieux.  Par  un  caprice  de  su*  " 
perstiiion ,  elle  en  lire  un,  sans  voir  ce  que  c'est ,  et  elle  l'ouvre  au  ha- 
sard, décidée  à  saluer  ce  qu'elle  va  lire  comme  la  parole  d'un  oracle.  — 
Ce  volume,  c'est  la  Bible.— Elle  tombe  au  beau  milieu  du  poème  de  Job, 
et  elle  se  heurte  à  ces  mots  proférés  par  Jehovah  : 

0  Si  tu  crois  avoir  un  bras  comme  Dieu,  et  tonner  d'une  voix  semblable, 
«achève  et  fais  le  Dieu  tout-puissant.  »  ; 

Etourdie,  elle  recule...  tant  ce  défi  d'en  haut  a  éclaté  sar  son  amc,  tan-  "'' 
son  fracas  lui  réalise  la  trompette  dujugement.  Elle  regarde  si  le  portrait' 
n'a  point  pâli.  —  Non  ,  il  est  toujours  le  même.  Sa  supirbe  est  aussi  ra^'^*^ 
dieuse;  son  front  d'airain  accuse  au  même  degré  le  fantastique  projet!  ^^ 
d'escalader  le  ciel.  ^ 

Devant  ci'tie  bravoure  elle  a  honte  de  sa  peur.  Elle  rallie  ses  mnvrns 
belliqueux.  Gomme  le  cheval  de  Job,  elle  se  redresse,  elle  frappe  du  pioi1, 
elle  aspire  la  guerre  à  pleins  naseaux  !  comme  lui  elle  s'écrie  :  .liions  ! 

D'un  mouvement  rapide,  elle  enlève  tous  les  coussins  de  deux  canapi'-«, 
les  étale  au  milieu  de  la  chambre,  sort  du  coffre  les  draps  noirs,  et  de  tout 
cela  forme  un  lit  assez  commoie.  Au  chevet  elle  place  le  psautier  ;  nuj 
quaire  coins  elle  pose  les  cierges  qu'elle  allume  intrépidement,  cl  au  pied, 
sur  un  fauteuil,  elle  met  la  tête  de  mort. 

Puis  elle  défait  sa  toilette,  et  elle  se  couche. 

La  lulle  alors  commence  à  l'éprouver  vulnérable.  Les  physi  Tues  et  méta- 
physiques appréhen,>.ions  de  la  mort  gravaenl  vers  elle.  Elle  songe  au 
corps,  surlequei  se  ferme  le  sépulcre;  elle  pense  à  l'ame,  devant  laquelle 
s'omr.'  lau  re  monde.  Sa  chair  frissonne  à  l'idée  d'être  ensevelie  dans  nn 
linceul  éioullant,  d'être  clouée,  scellée  dans  une  bière  étroite,  et  de  sentir  f 
serpenter  sur  soi  les  caravanes  des  vers  du  monuiueut.  Son  esprit  s'efTire, 
se  cabre  au  bord  du  néant  ei  de  rétcrnité,  ces  doux  inévitables  çonQres 
auxrjuels  toute  philosophie  et  tome  religion  sont  forcées  d'aboutir;  il  s'e- 
tonne  à  bon  droit  que  certains  sages  du  siècle  estiment  le  rirn  du  premier 


^0 


LÇ  HIAPASIN  LITTÉRAIRE, 


(\e  ces  gouffres  moins  furtnidible  çmc  le  (ont  du  sc.coud  :  nV/ce  pas, 
aprts  avoir  été,  —  \^  seinb'.o  uue  çuudiiiou  aussi  udi  tuse  qu'ôire  tou- 
jours et  être  mal.  "  ,  ,,[.  jj 
'  De  telles  ci'sitatifiDsl'ôo'ariCni 3. sofl(lisccrnejiiénts'^ll{;rc;  l'iliusion  ia- 
terwcrt.  —  Elle  s'iussi'iii  luui'C  invisib'.e  main  serre  et  ajuste  le  drap 
fuiièlfre  i\\\  i.)iig  de  tjou  Jit,  et  çUe  se  demande  si  ce  n'est  pas  l'avide  jMui  t 
qiii  irond  suiii  d'assiuer  autour  dest's  meiubieS  ce  pan  de  sou  Ciaiiicau. 

Elle  se  p  T;ii;iJe,(jue  le  iiidcuv  crâne  bl^uc  quidinuiue  ce  ^rapdderou- 
leuienido  serge  npijé  lui  jc'.le  de  saidonii|ues  ic;;a^ds  quila  foùillciubo»;- 
riblçanciit  :  pour  se  faire  uu  icmpiri  couuc  eux,  fî,lle^, saisit  le  psauiier, 
1  p'iivro  Cl  le  ticutélejé  coulre  squ  visage. 

Ausji  lii.U  eirë  doit  c Olive/; Cl- avec  ce  divin  toiiio,  Cela  est  compris 
dans  teprcj^rauimc  de  sa  pCiiil^nce.  11  Juifaut  ré.i:erle  De  Profufiflin.^l 
lé  4/jieJ-c/r.  —  Elle  co,:;U)vif ce  par  le  Jl/ùcrt)  6'...  iiiufri, 

NVsiicpas,  Uoyii.a,  u'esl-cc  pas  qu'il  avait  raison,  le  prêtre,  ldr^(}.u'il 
le  (jisait  que  tu  lirais  li  quel(i|iic  cli>>e  de  vraiment  sepéiieur  en  fait  de 
poésie':' Oti!  u'est ce  p.;s,  qui'lu  giando,  (juJ^e  luirin^nsc,  quel!.;  victo- 
rieiise,  quelle  oniaipot  nie  poésie  !  Couinjc  elle  enveloppe  !  coiume  elle 
enchaîne  !  Comme  ellv-  glace  !  comaïc  elle  'urùle  !  comme  elle  pénètre  au 
fiiid  des  os!  commç  elle  scn,l  bien  son  roi  des  épouvautemens  !... 

Excédée  de  terreur,  el'è  ne  peut  cont'naer  :  eiie'éearte  de  ta  vue  le  re- 
doutal)le  bvre...  Mais  abvs  lUe  se  retrouve  sous  les  re,;arJs  de  la  t'"'te  de 
mort  '  Elle  ne  les  peut  tolérer  long  teu\ps,  et  pour  y  échapper,  elle  est  : 
obli^'ée  de  reprendre  sa  lecture...    ,,'•■,,,     ,  ,,  i,(i 

Vingt  fois  sa  demeure  fait  ainsi  altprfts^  ces  deux  fascioationSf fp-^^!i- 
vaiit  (ie  l'une  pour  se  livrera  l'autre...  A.  la  (in,  lasse  de  ce  dQjJtile^'^fjp- , 
pMce,  elle  repousse  le  livre  et  ferme  les  jeux.  ,,    <  ^ 

Ou  plutôt  elle  es.  aie  de  les  fenu.T,  niais  en  vain.  Sa  rebelle  paupière 
dcmeu/c  beauté,  malgré  reffurl  inoui  de  sa  vclonié  pour  h  clore.  Lu  i.Cie 
de  mort  Uiomple  ci  de  sis  re;^ardsia  peifore  tout  ii  ioii  aise.       ,    .  ^ 

iloireur  !  le  crâne  se  met  à  lui  chauler  le  reste  du  De.'  'ProfuncU^^ij\Çf. 
une  belli!  ïtix  de  cuivre  comme  eu  ont  les  ebaiiircs  de  eathédialc  !  c  les 
g  latre  lu  urs  des  quaire  cierges  devieui;ciit  toutes  routes,  s'éteadeut, 
.s'élaigis-|ei)\,  (inisjcnt  par  se  joindrç,  cl  p^r  ne  i)Ius  former  qu'urne 
.seule  llanimc,  un  cfTi ayant  cercle  de  feu  q,Qi  tournoie,  et  siijlc  eu  Ipur- 

Etqdan/iîc  crâne  a  tcrnuiiè  sae  (:l\à^ii(',# 
j,.  i-^RjeAi'lia!  la  confession!  ré/pète  la  ,çûpr^!Ssiç»".Jt,iA'«,st.,tJj»)S,tff  péni- 

(IfUrce.  Ueginal  Rcijind!  lacoufessiou!  .f,,r',,,.M'  .i'ï-v  i 

./■'pi!  coLu^c  ellç  voudrait  erier,  li  mal^curensc!  comme  elle  voudrait 
.fuiriMaisle  diap  noir  pèse  sur  elle  comme  la  tluHe  d'uu  tombeau... 
*^i  La  i(,'lp  po!,rsuit  :  ,  .'         '      ,  /  ,      .. 

;    'Z-  :ru{,c  veux  pas ?,^lors,; ce; ;erq  tapi  qui  la  repaierai.  Tune  ^UJtpas 

ic,Jirp'?ÇhI)iei»'U.5»  j,éco}|ffi};a5.î     ,' ,„     ,,,,,;.,;  •  ■.  „  , 

„    iSr;  me  U^^(fZ,pffi,jn(^a.j^^Kq^,pa^i^^^^^^^  'pf(ili^  ef^qtiçjç'^n  en 

,.    ilp>i'ptrc,j,enf'c2'ois pas  Cil  Dieu,  ni  en  Jtsus-Christ,  nicnl'E- 
;g/ùe,-  je  swfUii\^^aiu}nl4^1hpi^làa^^  vtals  je  nfcn 

îi:  gj  :a  u'cn  entend  pas  davai^lagc.,...  La  mesure  est  comblée.  ...  elle 
lueuit. 

Ou,  du  moins,  el'c  crojt  mourir. 

San  aine  se  dé;aehe,  —  s'élève,'  —  et  plane  un  mpmem  d'un  air  navré 

au  (kjsus  de  sqn  corps  qu'elle  laisjç  li  ioaujiné  sur  ce  dritp  noir,  entre 

'ces qiaire  cierees...  Puis,'eïre  vayérs  la  fenel'reiqW/iî'oi},\jf.^ Çpur  Im  "• 

.'/IKoI)  1  >iiidelà,  dans  l'espace,  c'Je  Irouve  au  nanp  des  nuées  le  roi  des 
ép9U[;ui^.  qiens  qui  l*aiicii(l.')|t6u:^sou  c/fey^/_^a/cvIA|^preud  en  croupe, 
et  s'élai'ice  avec  elle  dans  l'iuimensîtér 


■  jitjî.  ' 


1  II  II  ) 


.     ,     .     ,'    .     .     .     éJ    il  ■itlflînnÏTi  aT»vci'il:i 
Lo  cheval  monte,  monic,  et  son  essor  avide 
S'ciniiarc  avcp  fureur  «les  Saharas  du  vlile. 
S'aventure  à  travers  des  groupes  de  lîabcis. 
Iles  mers  de  l'inconnu  tnonslrucux  arcliipcls, 
l'rancliit  cent  lourUillons,  êÎMit  Irombo-,  cent  orages, 
Ccnl  gorges  de  chaos  où  vaRucnt  des  mirages  ; 
Et  partout  l'ample,  deuil  d'une  proloude  nuit, 

—  Itcael  du  cavalier.  —  le  dcwuu-c  et  le  suit. 

I.'Amc,  en  passr.nt  auprès  des  pudicpies  Eloilei     .       ,  „  ,    , 

ï.es  voit,  i  son  aspnci,  sous  de  funèbres  voiles;"  i'j"i-J"»«  "  " 

Se  dérober  le  front;  puis,  elle  les  enlend, 

A  leurs  chants  de  bonheur  faisant  tiévc  un  instant,.  -, 

•'rendre  une  voix  lugubre,  aruére,  consternée,  ■—«g-,,,. 

l'oiir  sï  dire  :  —  l'icurons!  car  celle  Ame  est  damnée  I 

l.e  cliùval  rnontc  cncor,  laissant  bien  loin,  bien  bas, 

T.e  p'  ■iiplc  sidéral  scus  le  vol  de  ses  pas, 

Il  bondit  de  hauteur  en  hauteur,  —  d'mbe  en  orbe  : 

Haus  chacun  des  élans  de  sa  course,  il  absorbe 

Un  espace  qui  vaut,  tant  il  s'ouvre  géant, 

JliUe  fois  notre  Terre  avccnoUc  Océan. 

iiur  MU  sol,eil  éteint  dont  fume  encore  la  cietc, 

A  la  fin  levoilà  ijul  se  pose  — et  s'arrête... 

—  hl-n.  dit  le  cavalier,  bicti  !  c'csl  iel  le  lii'U.  ^ 

—  Oit  siimines-nnus?  dit  l'Arne.  —  Au  inbnnal  de  Dldu. 
l,a  pauvre  amc  qu'élrciull'élernilé  sans  borne, 

Ailouf  de  soi  piol'jiige  un  regard  leul  et  morae. 

Ipulpn  hanl,  dans,  l'éclat  d'un  brùianl  Sii^ai, 
Soa^  iju  dais  que  le  nom  du  grand  AUoiiaï, 


!II() 


—  Paiiitc^é  fulgurante,—  .1  son  faîle  décore, 
l:a  Triangle  plus  saint,  plus  fulgurant  i  iiei  re, 
I.'.imour  du  bienheureux,  la  haine  '!n  niaudif, 
S'élève,  se  déploie,  et  régna  et  respK>n;tit. 
Sept  esprits  vêtus  d'or,  deliout  conlre  1rs  rampes 
Du  luarclicpied  ciivin,  —  leilleut  eouimc  sept  lampes: 
lit  riniinurtahté  desyryees  ùç  leurs  corps, 
K\!ialc  iiiecssaïuiueiil  pai fums,  rayyns,  ^ucori'iS. 

liien  bas  dans  1  iuliui,  plus  bas  (pip  nolie  monde, 
1,'oriliee  d'Kiifer,  darclaUt  sa  ilainni:'  luiniuiide, 
(iouiuie  un  vulr.eu  i-oniçcS  «Tirnpuisïanlc  fureur, 
Itit  d'un  rire  dislovs  plein  du  rage  et  d'Iiorrcur. 
Le  prince  de  1  orgueil,  le  père  de  la  Traud.;, 
Volumineux  Serpent,  sur  ses  burdi  glLssç  cl  vOdc  : 
Du  reg.nd  ([u'aulrefoîs  s(i  chiile  lui  djuna 
Il  regarde,  il  eôn\oite,  il  couve  Itcgina,  "'■''_ ^'' 
Et,  la  corisidérant  comme  sa  juste  pi'oiéi'  ''i'"''û<; 
tvuible  en  jouir  d'avai^c,  — cl  siill;;,  —  ardent  dèjoie. 
tulre  la  légion  du  pourpris  écialaiil  j  ■!!:■,:". 

El  le  point  téuébreux  où  l'Ame  en  peinq.allenjl,,  j  ,  j 
Un  archange  surgit,  pâle  -  et  (lress|  en  siLçftep  1^3  l;nc-,g  „c  u<Mb 
De  lequilé  de  l>ieu  la  terrible  h  ilanre.  *-      „„„.., 

l)ans  le  pl.cleaii  .'■éuesire  il  luel  le  poids  fatal  .9c&M 

De  tout  ce  qn'ici-bas  Hegina  lil  de  mal  ;  ^^^^  2l  Jn!  9J 

.,,.  Il  pose  ilaus  le  dcxlre,  avec  uu soujjir  sombre,        ,   il'Mir.'ï  — 

1(1  OnaO?    ^'^  qu'elle  fit  de  bien...  poids  léger  çopiutc  Une  ombre  !    ■    wlia-i 
Aussi  voil-ou  céder,  sans  le  plus  faible  ell;rl,  ,  ,|i.^ii 

Le  plaleau  de  la  vie  ou  jdaleau  do  la  inorl.  ,  r|  .' 

''  — l'uisque  moii  éipiité,  liit  lé  Tiiaiii;le  auslère,  ,.'.,•, 

"'■  Eprouve  en  la  pesant  celle  .\me  trop  légère,  iCKtiy 

(Jui;  du  Livre  de  Vie  ou  relianehe  son  nom,  .:ii'.Hi. 

Et  qu'elle  soit  jetée  au  gouffre  du  Dragon. 

Et  déjà  sombrement  l'arcliangc  ouuail  le  livre,  ' 

Et  Je  nom  sous  la  plume  allait  cesser  de  vi\  re, 
Qiianrl',  du  fomi  de  l'Elhcr,  une  voix  de  djuleur 
Tout  il  coup  s'éleva: — Seigneur  1  Seign;ur!ScigneurI 
Laisse/,  lai's.'z  monter  jusqu'en  voire  lumière  i 

D'Oelobriu  votre  enî'ani,  la  plaintive  prière.  :  '      .  m;  upcii'l'J 

(iraeo!  J'olïreiBon  SOflg.  Vielimc  evpialoirfi,  '.;]i:  ^.icJfH')  «93 
Je  ferai,  .s'il  le  faut,  mille  ans  de  Purg.iloiref     ,  'd-ioia 

Alors,  du  l'ara:!  s  sourirent  les  clartés,  ^  >  ;o| 

Et  le  Triangle  dit  â  l'Ar^'hange  :  —  Arrélcz!  ''' ., 

El  l'on  vit  liouceirrcift  la-1'rière  dn  j  .sic      \  '^'"  " 

S'élever  jusqu'auprès  de  la  balance  ae<;il^(e,    '  ' 

l'uis,  de  rArcli;tiige  ému  baisant  le  bien  inantoawï  i.iu  '.  irnqnii)? 
Fouler  à  deux  g-iiimx  le  luuosle  pialenii...  '  ^ii.iid  (10^  Oi'  13l 
Tout  .soudain  la  balance  a  reiuis  l'eqiiilibro,  .1,  .ildfiOQ'J'^  rii'i  sb 
Ta  Dieu  dil  :  —  IS'ous  cbangi  oiis  noire  arièl.  L'Aaïfj.fi^yjjlijf.j.,,.,^ 
Elle  va  retourner  au  milieu  des  nioitels.  ;  ■     '  '  ,,  .  •  ,','  ,•  '■' 

Il  lui  sera  facile,  à  l'ombre  des  auielsi      '    '  "   --'['■'  ''-•;  ""  ''  "^T 
D'épurer  son  essence  en  contemplant  le  Père,    .'uo'iad  o  UPq  III»  t) 
Le  l'ils  et  l'Esprit  saint.  Notre  âlaric  ospcrc'iO.jiii'.ë  'il,  àddsM 
Que  le  Bien  d'un  seul  coup  enlèvera  le  i'ini,j:jiso.o  f)iriq  123  II 

,1,  .  y«      Quand  nous  la  reverrons  deiaiiL  ce  iribunal. ,.  ..,.j-)|,;'j  |i 

'iV„     Dans  le  Ciel,  à  ces  mois,  Icj  élus  apidaudis-enl,  „i-,i  oh -li- 

'^•'''    Tandis  que  dans  l'Enfer  les  réprouvés  maudissent  !         ..     .':  „ 
''    '■'  El  l'heureuse  Prière,  ange  aux  blaiHS  vêieiiicns, '■   ■''.■'."  «/i'"  * 

Va  prendre  .DIX  mains  ou  roi  du.s  1  poUvaiaLèiildiS?.9tn,l<>l.  Klllfim  VM 
L'Ame  qu'ello  dérobe  à  la  mort  cli  ruciiejj.o'    '.  .naî.  \  iiiv'i  — 
Se  plaît  a  I  cihnmbrcr  de  lam^iuiidûisopi(a^lft,ioi./|iog  m  uua.-.dD 
Luirèpèleàl,P5eille,  ciiîons  nidp^wi^j,  ,m-Mù-\i-i  J-i.   iiq>  sil 
Le  charme  de  1  arrêt  miseru'onneux,  ,  ■  ,     i,|,|-j,.,.,„i„r'|, 

L  emporte  aux  régions  de  rêve  el  dé  mj^téi-b'  ^^^  (1  lUll  Ol.minc  I) 
Par  où  de  l'Enqiiîee  on  deseomi  à  la'ttfrrcinntClTlO  *i,k|  uO  ?,illq 
Et  lui  cache  l'aspeet  des  monstres  F.ùrU«m;ii»fSlin'ye  C  lu'llj)  D2<l('a 
Des  Chiifl!S,.deii  Kabels  qui  .sçiuint  tes  «iiei;îiil)fi  éli(,v  fil  '  i'JHD  1' 
Celle  fiii s  plus  de  di  iiiU  piu.s  de  frissons  funèbre^ I,q()  g |j  j,,f,|  ., 
KoUc  b;,.;:  ::  J  "i'àèie,  en  it3\\\a\  plein  d  ar^leur,,.,,.  jjjp  ^.ry-, ,  ,  - 
Partout  mène  avec  elle  1111  cerCic  de  splendeur. 
—Aimables  cette  fois,  les  pudiijucs  Etoiles 
;  riJ.'.Oi''"       N  ensevelissent  plus  leur  besutî'  sous  des  Voiles  ; 
Sur  im  diapazou  de  grâce  et  dé  douceur^    , 
Elles  chanlenl  ces  myts  :  —  Hegina.,  eUére  iqt\\rr 
Gloire  nu  Xuac  éternel  !  Bèiiissun.s  la  sputciice     ..■.^ , 
De  sa  mi.-érieorde...  Adieu.  Fais  péuilenec.  ,,  .,  ., 

'.jlOli 

JV.  §a5actîa  jSffasîcaîçaao.       ,, , 

Regina  s'évei'le...  —  KHe  se  rc:iroi.vc,  oii  cîiair  et  on'  o.s,  vivant  d'une 
Tie  complètement  lerrcstie,  sur  soi)  Il  péiiit.  iiliairc  qui  présente  quelque 
boitlcversemrnt.  Les  qna  r.i  cîcrgcs  Iirûler.t  cnroic;  mais,  comme  il  est 
grand  jour,  la  joyeuse  maguJUcvncc  diisuleil  eiiéau'it  leur  ltigub|'e  ellet. 

Elle  se  lève,  pleine  d'ilye  foi  le  /""(,  legai'.l-.:  avec  uue  p'euse  cspt'runce 
Icbeanlirmamcnlbleu  qui  lui  touiil,  et  s'ccne,  émue  d'une  cliarmaule 

cliarité:  ri    .  •       ...  , 

—  Oui,  mon  nipù!  CiU.jC,fC!'ai  p<?iVlo..  el 

Puis  soudain,  me.l'.iit  âli  sei-'i"'  dé  ce  dévot  projet  la  peliilance  d  :  c- 
lion  qu'elle  a  coutr.me  a'iipîwi'ter  à  raL'eo;;:p!i^sem:nt  de  ses  dcsse  n.s 
profanes,  la  vo'Jà  qi;i  s'élaii'ii  à  li'.tis les  fordoiis  de  stiniiettcs  (le  la èt.aïa- 
bre,  et  qui  les  lail  jouer  \i,o;vmv  ^'it  co  p  sur  coup. 

Trois  de  ses  femiues  àcroiueiilcss'Hji'lécs.  , 

—  Vile'  leur  crie-t-elle,  allfz  viii^  cUn  M.  l'abhû  d<î  Saint- Or  !  nues- 
lui  qu'il  vienne  à  riuilai^l!  (lii.es-lj|i  (ji'ie  je  V/tix  qu'il  yieniic  s^;-!^- 

^  Elle  âppUque  i» cef  ordre *i^PW^>'f;r'c ,4'#F  ^^U^PH^'»^*"  l"\.c,ç,,,%Ciir 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE, 


'tt 


la  même  fousue,  le  môme  cmporteraenl  que  pourrait  montrer  une  jalouse 
(loiiiiaiit  l'ordre  moiulalu  (l'aller  lui  quérir  un  aiiKint  qu'elle  reconnaît 
avoir  isoupçonni;  et  injurié  mal  à  propos;  lort  douloureux  qu'elle  a  hâte 
de  se  faire  pardonner. 

Ses  femmes  restent  là,  sans  mouvement,  sans  réponse,  héb^écs,  stupé- 
fié's...  Cl  vraiment,  il  y  avait  de  quoi  :  Uegina,  presque  nue,  les  stius  au 
vent,  la  tljevelure  épanchée,  debout  au  milieu  des  dé  'ris  de  la  di'coration 
funéruirc,  dans  l'auHuded  une  Mcdée  furieuse,  n'nirrait  pasuu  spectacle 
quVU.s  ( usscut  coutume  d'envisager  daus  la  chambre  de  leur  nnùtressc, 
qui,  d'aiik'urs,  ne  s'était  jamais  départie  d'une  décence  orgucdleusc,  d'un 
io\cî  (inaiit  à  soi  vis  il- vis  dsses  gens. 

—  Eh  bien  !  soties  créatures  !  vocifèrc-tcllc  dans  l'accÈs  d'une  colère 
très  peu  sainte...  m'enieiidex-'ous?  m'obéissez-vous? 

Ce  ton  féodal  secoue  la  torpeur  des  pauvres  filles  ;  une  d'elles  recou- 
>  re  la  parole  et  dit  : 

—  Que  madame  la  comtf  sse  nous  pardonne.  Nous  n'aurons  pas  a  aller 
h.en  1o;q  pour  trouver  M.  l'abbé  de  Saini-Or.  Il  est  ici,  lui-même,  atten- 
dant au  grand  salon  depuis  ua  quart-d'heure  le  réveil  de  madame  la  com- 
tesse. 

Ce  fut  lo  tour  de  Rogiiia  d'èire  immobile  et  muette  de  surprise... 

—  Faiies-!e  entrer,  dit  elle  enOn  après  une  longue  pause,  d'une  vois 
redevenue  calme  eî  doucement  triste  ;  —  et  ayez  soin  que  personne  ne 
iieUs  dérange. 

Klle  se  regarde,  et  s'aperçoit  du  désordre  de  sa  loileltc...  Toute  rou- 
pssanie,  elle  saisit  l'un  des  draps  de  serge  noire,  et  chaslcment  le  roule 
autour  de  soi  à  plis  redoubU  s. 

Ainsi  parée,  il!e  va  se  mettre  à  genoux  à  côté  du  fautcuiloù  est  posée 
la  téie  de  mort.  '         '  '/    ' 

tles  longs  cheveux  blonds  descenolcnt  lopaincnx'Stjr.l^tt^/yêtpraent  de  té- 
nèbres, comnjesur  un  talus  de,  basalte  les  jcunej  (lots  d'Uiie  cascalellc  iin- 
pi-égnée  de  l'or  du  couchant.  —  La  noirceur  de  la  draperie  s'opposant 
Lrusqu  ment  à  la  blancheur  maladive  de  sa  carnation  décolorée,  rappelle 
ces  cmb  es  opaques  iraneh.;nt  net  dasisun  nociurnc  ^avs.ge  auprès  des 
morbides  claitésde  la  Une.  —  Une  mél;incolie  iiss-ionnéeist  assise  dans 
tousses  traiis,  gouveine  tous  ses  membres.  —  Ele  est  belle  ainsi,  belle 
d'une  beauié  que  nous  ne  lui  avoi  s  pas  encore  vue,  d'une  beauté  neuve  1 

—  Sun  admirab'e  désplalioi»  ii)j>iique  !a  rend  cumme  h  sœur  junelle  du 
séraLJJiin  Abbadotia,  ce.luuchant  dtmen  de  la  Mcsiiadc,  qui  étonne  l'en- 
fer de  son  h  nsihlé,  do  son  repcniir,  qui  aime  et  bénit  Dieu  jusqu'au  sein 
de  rirréïpçable  (Janinalioli.  Je  nie  trompe  ;  çeue  ressemblance  n'est  pas 
aussi 'fiatt'rhcfi'e' :  Abbadoiia  est  un  dégulé  biei)  plus  parf.nt;  son  déses- 
poir :i  lui  est  sans  mélange,  ^aijdi^q)ii^,te(îéiSCsp>oifi;dgi\*aiP'» est  mélangé 
d'un  peu  d'espoir.  ■  'uuwtro:^  n>  ^r  !'■■■,.■•  ■.■:.    '.^^m 

L'abhé  de  Saiut-Or  entre. 

Il  est  pâle  comme  un  homme  qui  a  veillé  et  prié  toute  la  nuit. 

11  s'airétc  un  moment  prés  du  seuil,  contemplant  la  pécheresse  d'un 
air  de  trimnphe  modeste  ijui  n'exclut  pas  la  consp^ssion  et  la  bonté. 

Puis,  il  s'avniice  (f;(4euienl,  avec  un  paisible  sourire  d'apôtre,  tenint 
ses  mains  juintes  el.rautmnraut  d'un  ton  é^angélique  : 

—  SauU  Saul!  pourquoi  mo  in.rséculezvoui'i 

Chacun  se  souvient,'  chacun'  fréu.it  encore  de  Hiapudeur,  de  l'effronte- 
rje  qui  ont  caractérisé  la  liOse  et  le  regard  delà  negma  d'hier  :  celle 
d'aujourd'hui  n'ose  ni  levpr  les  yeux,  ni  remuei;;  sa  pîdeur  devient  de 
plus  en  plus  ciïrayante  ;  elle  en  visiblenieui  tri(V.aiJMLC dune  orageuse  an- 
g'iisse  (jii'el'e  s'épuise  à  vouloir  coaipriuier.        i   ■(  • 

'J  eue/,  '  la  voilà  qui  n'en  peut  plus,  la  voilà  qui  éclate  en  sanglots,  qui 
se  lord  de  douleur,  qui  pleure  à  ttn'ens,  coinuie  un  nuage  de  tempête  ! 
La  voilà  qui  bondit,  sursaute,  aii  gré  des  sursauts  ci  des  bonds  de  son 
cœui'.  ,,  ,  , 

—  Merci,  mon  Dieu!  sîécrie  le  saint  abbé  dans  un  élan  de  joie  céleste: 

—  vous  è!cs  toujours  le  dieu  de  Moïse  et  d'Aaron,  le  dieu  qui  sait  chan- 
ger en  douce  fontaine  le  rocher  le  plus  dur  ! 

H  fait  une  rapide  génuflexion  pour  quelques  ininiites  d'oraison  mentale, 
qu'il  emploie  sans  doute  à  rcme-cier  le  Seigneur  et  5  solliciter  encore  les 
prodigalités  de  la  grâce  d'en  haut. 

Lnsulle  il  va  au  l'auicr/U  contre  lequel  est  tigéaoi(illée  la  pénitente,  et  il 
çji  ôte,  pour  s'y  asseoir,  la  îéle  de  raort  qu'il  prend  sur  ses  genoux. 
I'  "jl  se  complait  à  voir  couler  les  chastes  pleurs  de  Ueglua  ;  celte  vue  le 
péiièirc  d'une  volupté  séraphique:  n'était  la  majesté 'dç^pn  ministère, 
lui-même  au'-si  pleurerait  volontiers  d'allégresse. 

'—  Bien,  bien,  ma  lillc!  pleurez  avec  passion,  avec  excès!  Les  larmes 
àii  repentir  sont  des  rosées  merveilleuses  qui  fécondent  subitement  le 
champ  de  la  divine  miséricorde  ! 

Cette  l'ois  Regina  se  confesse,  dans  tonte  la  sérieuse  valeur  du  mot. 
Klle  ne  t-e  glorilie  plus,  elle  s'humilie.  Elle  ne  se  moque  plu^,  elle  s'ac- 
cuse. Ce  n'est  plus  comme  une  vraie  Sodome,  loni-à-lait  digne  de  fiilaii- 
nijnles  punitions,  qu'elle  signale,  à  l'horizon  du  passé,  le  noir  amon  elle- 
nieni  de  ses  grands  crimes.  Ainsi,  elle  apporte  au  tribunal  lie  la  péniti  nce 
une  somme  de  foi  et  d'humilité  égale  à  la  somme  de  mécréaucç  et  d'or- 
gueil qu'elle  n'a  pas  craint  d'y  apporter  la  vei'le. 

Que  (lis  je't»  elle  se  montre  cent  fois  plus  chiélieune  ([u'clle  ne  s'est 
montrée  impie.  —  La  vérité  de  sa  coulriiion  se  révèle  d'une  ardeur  et 
d'une  i)rofondeur  à  édilier  les  saints,  —  Là,  euc(ne,  elle  «  si  cetie  femme 
rare  qui  ne  sait  rien  faire  à  demi. —  Le  caractère  de  ses  rcii.ord;  préscnie 


un  singulier  asscm|)lagc  de  prostration  et  d'exaltation  :  tantôt,  elle  s'abî- 
me, terrassée,  écraSée  du  poi  is  alTrcux  de  ses  iniquités  ;  taniôt ,  elle  se  re- 
lève, armée  d'une  fureur  divine  eoiiUe  elle-même,  elle  se  maudit,  elle  se 
lacère,  elle  se  lapide  !...  C'est  le  type  de  Madeleine  incorporé  à  celui  de 
Judith,  , . 

ElIcSé  frappe  si  fort  qu'Octobrin  Cuit  pir  être  obligé  de  lui  arrêtcr'fc  , 
bras./.'-'  '       '   '"  .       , 

—  Nort.  màfillc,  non,  vous  n'êtes  pas,  cninnie  vous  vous  l'.raa^iscz,  la 
dernière  (les  criiiiiiiplïes.  Gardez-vous  bieu  de  porter  d.;ns  la  vertu  l'exa- 
gération que  vous  avleidaus  le  rrime.  Il  ne  faut  pas  être  pîus  sévère  eu- 
vers  vous  que  Dieu  ne  l'est  lui-même.  Croyez-moi,  il  noussrrait  facile  de 
trouver  des  coupables  auprès  dcsquelj  vous  apparaîtriez  —  J3  ne  puis  pas 
dire  innocente  —  mais  au  moins  très  d  gne  de  rémission.  Oei,  'iuel'|up 
profond  que  soit  l'abîme  où  vous  êiîî  loînbée,  c'est  ircsquuu  sommet, 
coniparativcment  aux  abîmes  que  certai.:s  pécheurs  ont  cl'ispoiir  séjour.  Le 
dcrnirrdei;ré  du  péché,  celui  d'où  l'en  ne  remonte  pas,  c'est  la  iâchelé, 
c'est  la  perfidie.  Or,  vous  n'en  êtes  p:;S  !=!,  Tons  qui  avez  marché  dan",  le 
désordre  avec  une  si  é..o  ivantihLïfuiïc'.r.se,  vous  qui  avez  intiolnii  (iai« 
les  voies  d'iniquité  je  ne  sa'squslle  lrz:inc  équité.  Sachez-ie  Lien  :  ce 
n'est  que  pour  les  Judas  qu'd  n'y  a  point  de  pardon;  ce  n'est  qn'à  eux 
seuls  que  le  désespoir  est  permis.  Or,  qu'y  a-t  il  de  commun  entre  cciie 
l'ace  et  vous?  Sans  doute  vous  avez  fait  beaucoup  de  mal,  vous  avez  rendu 
avec  usure  le  mal  pour  le  mat,  mais  vo::s  a',     :  j  taa's  rendu  le  mal  pour 
le  bien.  —  Je  dois  vous  consuler,  ma  liile!  je  dois  vous  nlcvcrà  vos 
propres  yeux  ;  car  vous  vous  pt^sulncz  trop  ba?.  —  Menons-nous  à  con- 
sidérer le  monde  ensemble  ;  ndus  allons  y  voir  des  ignominies  dont  l'op- 
position atténuera  singulière:'--ent  les  vitres.  Par  exemple,  ditos-moi  :  ne 
v'oiis  jngcz-vous  pas  moins  impure  que  ces  femmes  qui  semblent  apparte- 
nir à  une  venimeuse  et  rampante  filiation  prove.-.nntd'un  coniaierce  adul- 
tère de  notre  mère  Eve  avec  le  serpent,  tant  elles  ont  d'astuce  et  d  hy- 
pocrisie ;  qui,  sans  le  palliatif  d'un  tempérament  ijipérieui,  font  Uue  b(j- 
tellerie  de  leur  alcôve;  qui,  sans  la  déplorable  excuse  de  ia  misère,  de 
la  faim,  se  prostituent  pour  de  l'or  et  des  présens;  monsth^s dimpiélé 
qui  savent  s'attacher  le  masque  de  la  piété  si  hîbileipent,  qu'otf  le  pren- 
drait volontiers  ponr  leur  visage  ;  (jai  renoaveilent  à  la  salnls-t;}b'e'TC 
forfait  des  juifs  déicides;  monstres  d'envie  qui  ne  pardonnent  jatii^'li 
leur  procham  d'ûtre  bulle,  d'avoir  du  génie  et  tle  la  vertu;  qtii,  -^/s^tl  se 
rencontre  parfois  une  noble  créature,  enfant  dés  prenx,  généreiiisement 
égarée  dans  le  décevant  paradis  d'un  amonr  chevaleresque  (trè;  condam- 
nable, hélas!  malgré  sa  spiritualité),  —  s'ell'orcent  de  troaer  le  n^ûi' du 
jardin  de  cet  amour  pour  y  faire  regarder  les  passant,  et  n'ont  jias  hoiite 
de  crier  que  ce  beau  sentiment  n'a  ([u'une  grandeur  fausse,  qu  il  tsi  de 
la  même  taille,  de  la  môme  essence  que  leurs  \iles  passioris,  qu'if  est 
aussi  terre  à  terre,  aussi  fangeux  ;  —  comme  s'il  éiaU  possible  de  per- 
suader à  d'autres  qu'à  des  aveugles  que  les  aigles  de  la  modiagnc  sont  au 
niveau  des  vipères  du  marais?...   Certainement,  quant  à  vou«,  pauvre 
arae,  vous  avez  plutôt  ressemblé  au  vautour  qu'à  i'aiglê  ;  mais  tout  oiseau 
de  proie,  quelle  que  soit  sa  méchaucelé,  quelle  que  soit  l'infcrioriio  de  sôw 
espèce,  n'en  est  pas  moins  inliniment  supérieur  à  tout  reptile  ;  il  y  aura 
toujours  entre  eux  rinconicstabie  distance  de  celui  qui  plane  à  celni  qui 
rampe...  —  Allons,  ma  ûlle,  allons  !  vous  êtes  presque  un  ange  à  côté  <te 
ces  femmes  !  Vos  ténèbres  sont  presque  des  lum-ères  à  côté  de  leinrs  té- 
nèbres.—  il\edressczvous;  prenez  confiance.   Songez  que  la  pi  épiera 
ameque  Jésus-Chris',  a  rachetée  de  son  sang  est  celle  del'uu  desiuiÉgiJei 
larrons  crucifiés  avec  lui.  '       -*  :  ;  p  j  j 

A  ce  dscouis,  et  à  d'autres  encore  oii  l'onction  de  l'apôtre  se  tÉaiçîè'à 
l'enthousiasme  du  poète,  le  supplice  moral  de  Rcginà  se  moièrc,  ï'ap6ise  ; 
le  rayonnement  de  sa  conscience  épurée  huit  par  irioijpher  de  l'oia^e 
de  ses  pleurs. 
Octobria  parachève  ce  triomphe  en  prononçant  le  sacramentel  absolvo 

te»     »»•••••••••■•••••••••• 

T.  DO.\'DEY  DE  SASTEW. 


Méiuoires  d-it»  «JacdMiî. 

Maratet  Robespicrrc.-r-Lcs  couspiralcurs.— Extravagances dcLouvcl  cl  mal.i- 
drcsse  des  Girondins — Les  amis  du  rui  cLlts  amis  du  peuple. — Le  club  mo- 
narclii(|ue. —  L'ulibé  aiauiy.— U'Eprémcfuil. —  Les  patriotes  ont-ils  ruini  Ij 
Fiance  ?  —  L'alibé  Siejès.  —  Barnave. 

Carat ,  dans  ses  Mémoires ,  raconte  que  (ineKiuiS  jours  après  l'accusa- 
tiou  portée  contre  lui  par  Collot-d'Ucrbois.  il  iL  luauJa  i.u  counié  de  s  d;;t 
public  de  lui  lire  un  ouvrage  sur  la  révolution,  oii.  ca  expliquant  les  évé- 
nemens,  il  ju-tiliait  sa  conduite  comme  mi.ii  lie  de  la  ji.sii  c.  Le  coniito 
décida  que  deux  de  ses  membres  entendraient  cette  Iccinrt,  et  il  n  >mma 
nobfspicrre  et  Saint  Just.  A  l'heure  indiquée  ,  Saini-Jusi  nh  s'.l.-uit  y.s 
trouvé  au  rendez-vous ,  Carat  lut  son  ouvrage  à  r.o.'ie.siveije  srid.  l.i 
séance  fui  longue.  Garai  enira  dans  les  plus  priits  déiai'ssntles  div  >  t  rs 
de  l'Assemblée  uationalt?,  et  s'expliqua  avec  une  moderjiiu»  très  adioil.î-' 
ment  calculée  sur  les  événctui  tis  impori.ins  de  la  révn(u  iiui.Al.puis  le  10 
août  jusqu'au  31  mai.  Robespierre  ,  accoudai  sur  une  \»hli ,  et  te:»a:ii  ;a 
Cguie  cachée  daus  ses  mains,  Pécouta  pendant  pluj  de  trois  "heures  avec 


12 


LÉ'  WktlA'l^ri^  ■  LITTÉRAIRE. 


ce  calme  niytérioux  qui  (li-cbkictrtâit  sfs  nârtrteiir't^s,  et  qui  faisa!t  dt  Ses 
amis  autant  (lViilli(ni^i,i!.les  et  de  fanaiiquos.  La  lcctun>  allait  finir  ;  Garav. 
pour  se  rCsum  T,  imIiTuait  sommairOiuent  Ibs'  raiisis  principales  rie  lj 
naissance  t'tdes  pi-d^rèsdcs  divers  panis...  A  d:  nint  de  parlis,  Robes- 
pierre se  relève  Cl  l'iiiii'irompant  brusquement:  «  L'n  parti,  lui  dit  il , 
•  suppose  un  rorrC-latif  ;  quand  il  y  en  a  un,  il  y  en  a  deux,  au  moins.  Où 
oaveMous  diinc  vu  des  partis  comme  nous?  il  h'i''çii''àljâiitiiii'feU'^;HI  V'.jf 
.eu  h  Couwiuion  et  quelipies  cons.m-aleurs;  Vf-  ''•''  '•'''f  '^  ,»;'|^',',''^",  "^' '^ 

Celle  ri'prttise  pt  iiii  l'iiomme  mieux  que  tl'ôni'îa'm'iî's  f;ut  iV-s  diaïiiîies 
ou  les  apologies.  Kt  Holjespieire,  trompé  par  un  de  res  mouverui'iis  d'or- 
gueil q-i'il  luiitii-ait  mieux  d'Iiahitiule,  lait,  en  trois  lignes,  i'iiiitoire  et  la 
critique  de  tous  les  panis  dojit  il  nie  1  existiiice. 

Tous ,  en  rff.'t ,  sins  exception ,  se  sont  accusés  d'i'trc  des  eon';pira- 
kHirs.  et  de  s'entendre  a\*ec\V^>'a/rg'^  potlr  la  ruine  de  la  revo'.miou, 
Les  nioiita(;ninls  dirent  d'aIjorJ  qiie  les  girondir.s  éta"ciil  les  compli- 
ces de  Lalayette  et  de  Dumouiiez','feï' ^étendirent  plus  tard,  après  la 
journée  de  Vernon  ,  qu'i  s  étaiuit  des  royali>li"s  dé;>uisés  à  la  ' Solde  de 
»'An:^leterrc.  C'était  injuste.  Les  Girondins  renvoyèrent,  mot  poiih  mot, 
rjCcu^aiion  à  leurs  ennemis,  et  pou  shrent  h  rlio>e  jusqu'à  i'c\trava- 
ganc;  et  au  délire.  Louvct  soutenait  et  imprimait  que  les  AnRlaij  a- 
*aient  é.acué  Toulon,  parce  que  Viit  avait  irouvi'' qu'il  était  d'une  lion- 
ne politique  de  bien  é'ablir  la  pui^Sanc»  des  jacobins  en  lem-  acror.iaiit 
ce  triomphe.  C'était  aussi,  à  en  croire  Loxts'ct,  dans  l'intérêt  des  jarobios, 
«par  bonne  politique,  que  les  ennemis  s'étaient  laissé  vaincre  à  Uun- 
kerqucetà  Maubcuse,  etqueCobourg  aVaît  battu  en  retraite,  ajrès  avoir 
massacré  la  sarnison  de  Cambrai.  Hoche  lui-même,  ce  modèle  de  patrio- 
tisme, de  désintéressement  et  d'intrépidité,  ne  l'ut  pis  mieux  traité  que 
Bonsin,  rEihelIc  et  toute  cette  canaille  san^  talent,  sans  courage  et  sans 
mora'iié,  que  la  protection  de  Vincent  et  de  Boucbotie  plaça  pendant  quel-^ 
que  temps  à  la  tête  des  armées.  Hoche,  disait  encore  Louvet ,  était, l'a-' 
gent  de  Marat ,  qni  était  l'asent  des  puissances ,  et  c'était  toujours  p;j}|, 
bonne  politique  que  Pittet  Cobourg  avaient  bien  voulu  lui  laisser  repr^ui-' 
drc  les  ligiic.-î'He  Wissemboarg. 

C'Cil  aVécV-fi's  accusations  ridicules ,  ot"i  l'absurdité  le  dispute  à  la  pas- 
ïîtitl.'qt/'é'iy^Srondins  se  sont  perdus  et  ont  perdu  le  pays  ;  mais  tous , 
gti^ttwWs"CT'ili6hia5riiards,xainqHeàrset  Vaiticus  ,  ont  répété  le  mot  de 
Robespierre:  Uyaeu  la  re'publicfue,  et  quelques  conspirateurs.  Les 
gJroilHltft iii-élcndaient ,  après  le  31  mai,  au  nom  de  plus  de  soixante dé- 
partemens  insurgés,  qu'ils  étaient  les  seuls  représcntans  de  la  France,  et 
qoeles  jacobins  n'étaient  qa'ane  poignée  de  bii^^ands;  eties  montagnards, 
restés  maîtres  du  gouvernement,  mettaient  les  girondins  hors  la  loi,  com- 
me rovalistes  et  trattl-é^  à  la  pairie. 

C'étaient  li.  du  reste,  de  vieilles  haines.despassionsqni  dataient  de  loin. 
A  la  nai.'^sancc  même  d,e  la  révolution,  on  pouvait  prévoir  que  l'orgueil  et 
l'amour  propre  amèneiTiient  ces  oppositions  de  parti  qui  ont  ensanglanté 
h  répub'ique.  DéjV;  eh  1791,  les  ambitions  étaient  assez  masquées  pour 
qu'on  dût  s'effrayer  de  l'avenir.  Ciiaque  jour  on  parlait  un  peu  plus  de  tel 
OU  tel  homme,  éïiih  peu  moins  de  la  constitution.  11  fallait  prendre  parti 
entre  Barnave  et  Mirabeau,  en  attendant  qu'on  prît  parti  entre  Brissot  et 
Robespierre;  et  il  était  évident,  à  \oir  ainsi  disparaître  les  principes  à 
mesure  que  s'élevaient  de  ccri.dnsîioms,  qu.;  tous  ces  C(unl)ais  d'opinion 
finiraient  par  un  combat  à  mort,  et  que  le  bourreau  iuterficiuliait  biea- 
loi  dans  la  discussion,  comme  dentier  argument. 

DeiiX  espèces  d'hommes  contribuèrent  surtout  h  perdre  en  nu'*  nç  temps 
lâmoluiion  etla  niondrcbie  :  les  uns  s  appelèrent  les  amy'.rtK^'oi,  les 
autres  les  amis  du  peuple. 

Déjà  en  1791,  quelques  Journalistes  soi-disant  philosophes  parlaient  de 
détruire  le  gouvernement  monarchique.  C'était  là  une  manifestation  si  im- 
prudente, une  folie  si  compromettante,  que  l'aciion  des  patriotes  les  plus 
ConsciiMicieu^  on  était  paralysée,  l'ar  une  absurdité  si  monstrueuse  que 
Camille  Desmoulins  put  dire  que  c'étaitune  trahison,  Brissot  écrivail  con- 
tre la  monarcbie,  à  une  époque  oii  Carra,  Fréion  et  Marat  lui  luème  né- 
Ru'ent  point  sortis  delà  constitution,  et  où  Robespierre,  s'il  en  faut  croire 
jélioa  et  Louvet,  déclarait  qu'il  ne  savait  ce  que  c'était  que  la  république, 
CTljii'i  son  avis,  ce  gouvi-ruement  ne  convenait  pas  à  la  France.  Les  amis 
aÏL  roi  sai.>iicnt  le  prétexte  de  ces  discussions,  et  fondèrent,  dès  le  mois 
die  dC'Cembrc,  le  club  monarchique.  A  la  Icte  de  cette  réunion,  que  les 
J^icob'ns  attaquèrent  biemôt  avec  violence,  se  faisaient  remarquer  des 
hommes  déconsidérés,  et  dont  la  plupart  se  préoccupaient  moins  de  l'au- 
torité rovalc  que  du  despotisme  ministériel.  Leur  nullité,  leur  impuissan- 
ce, liur  morgue  et  leur  inrouduite  bâtèrent  la^çâtas^jfoplie  qu'ils  ^yfûifflt 
Tair  de  craindre  et  la  prétention  de  conjurer.       "    i 

lis  aOectèrent  d'abord  de  dire  et  d  imprimer  qne  ce  qu'ils  appelaient 
la  cause  du  roi  était  eu  même  temps  la  cause  «le  tous  les  rois  de  l'Eu- 
rope ;  ajouiani  ii  tout  propos,  avec  des  façons  menaçantes  et  provocatri- 
ces, que  ceux  ci  ne  pouvaient  manquer  de  se  réunir  pour  se  venger  et 
cliâiicr  les  rcliellrs.  Les  imprudens  ne  voyaient  pas  qu'en  séparant  ainsi 
Louis  XYI  de  la  révo'uiion,  ils  mettaient  en  présence  la  puissance  du 
trflne  et  la  puissance  nationale;  ils  ne  voyaient  pas  surlout  qu'eu  affir- 
mant que  la  cause  rie  la  royauté  française  était  celle  de  tous  les  rois,  ils 
donnaient  à  leurs  ennemis  le  droit  rie  leur  répondre  que  la  cause  de  la 
révolution  était  celle  de  tous  les  peuples. 

Leur  tenue  était  encore  plus  maladroite  que  leur  système.  A  mesure 
que  le  peuple  acquérait  plus  d'importance  et  les  bourgeois  plus  d'influen' 


ce,  ils  affectaient  de  tout  confondre  dans  leurs  quolibets  et  de  tout  traiter 
de  populace.  S'ils  s'occupaient  d'un  membre  du  tiers-état,  c'était  toujours 
avec  mépris  et  comme  du  bout  des  lèvres.  Ils  trouvaient  que  la  conslliu- 
lion  était  quelque  chose  de  burlesque,  et  pourvu  que  Brunswick  vint 
bientôt  en  ijnir  a^ec  tous  ces  petits  avocats,  ils  consentaient  à  en  rire 
connue  d'une  boull'onnerie  a^sez  agréable.  Un  jour  qu'on  parlait,  aui 
Tuileries,  de  M.  l'c.rcm  cuinme  d'un  hounéte  homme  qu'il  était  bon  de 
ûiéii'agèr,  le  duc  de  M'  ernois  se  pencha  en  clignotant,  et  demanda  d'un 
air  uialin  :  Monsieur  Pclion  !  qu'csi-cc  que  c'est  que  ça  ?...  Un  autre 
jour  que  l'abbé  Maury  praeudait  qu'd  fallait  prendre  garde  il  M,  de  Hp- 
bespierrc,  le  duc  de  (/)igny  se  prit  à  rire  et  à  se  donner  des  convulsioik, 
ca  répétant  :  M.  DU  Hobespicrrc,  et  en  insistant  sur  la  particule.  Voilà 
comment  Ici  amis  du  roi  s'y  prirent,  pendant  un  an,  pour  défendre 
Louis  XVI  et  sauver  la  monarcbie. 

Cependant,  comme  ils  avaient  deux  tribunes,  celle  de  l'Assemblée  et 
celle  du  club,  il  leur  fallait  quelqu'un  qui  sût  parler  et  au  besoin  tenir 
léte  au  double  orage  de  la  rue  et  de  l'Assemblée  :  ils  choisirent  l'abbé 
Maury.  Le  choix  était  naturel,  mais  il  était  malheureux,  L'abl)é  îlaiiry 
avait  une  réputation  détestoble,  et  son  immoralité  faisait  oublier  celle  de 
Mirabeau,  Celait  d'ailleurs  un  homme  de  talent  et  de  courage;  mais  il 
avait  tellement  trafiqué  de  sa  plume  et  de  sa  parole,  il  avait  teilemont 
compromis  dans  les  plus  honteuses  inirignes  son  nom,  son  caracièié  et 
sa  personne,  qu'il  en  é'alt  venu  à  fine  tlésavoué  par  lout  le  monde  et  à 
li'îivbir  pas  même  d'ennemis,  ,  "'^.,    ? 

Un  autre  membre  du  club  moHarchiqne,  que  les  amis  du  f  (^i'Hdhét^- 
reiit  en  uiéuie  temps  que  l'abbé  Maury,  ce  fui  d'Eprémesnil.  D'Iîprémcs- 
nil  avait  autârti  de  courage  que  l'abbé  Maury,  la  parole  plus  facile  peut- 
être,  et  à  coup  b4ir  une  plus  grande  habitude  des  affaires.  Quant  ii  la  ^é» 
considération  éti'du  mépris  pul)lics,  ils  étaient  sur  le  pied  de  la  plus  par- 
faite ég.dité.  Bdl'gasstf  s'étonnait  un  jour  que  les  amis  du  roi  eussent 
admis  (l'Eprémesnil'tPaiis  leur  club  et  qu'ils  en  eussent  fait  leur  avocat;  le 
comte  d'iintraigues  lui  i^époiidit  :  «  11  est  bon  que  les  partis  aient  à  leur 
«service  des  hommes  qni  aient  accoutumé  le  public  à  des  inconséquences, 
«On  leur  l'ait  dire  des  choses  qui  p;issent  au  besoin  pour  des  exiravagan- 
i)ces,  et  qu'on  désavoue  si  elles  ne  prennent  pas.  « 

D'Eprémesnil  était  merveilleusement  trotivé  pour  jouer  ce  rôle  hono- 
rable de  ballon  d'essai.  Il  était  plein  d'audace  et  se  mettait  en  avant  avec 
la  plus  grande  intrépidité.  H  était  prêt  pour  toutes  les'  (Jyestious.  Il  en- 
trait la  tète  droite,  la  parole  haute,  le  regard  provocateur,  daps  les  dis- 
cussions les  plus  imprévues.  Il  parlait  de  lui  même  d'uiie  fSç'.Ofl  Çitrava- 
gaiite,  affichant  à  tout  propos  la  prétention  à  l'universalité.  Il  5iyj(lt  tout, 
parlait  sur  tout,  se  moq'.'ait  de  tout  et  se  plaisait  au  milieu  ^èS^^UiHicul- 
tés.  Son  ontrecuidanie  fatuité  lui  avait  fait  autant  d'ennemis  ^0^,500  im- 
moralité et  ses  innombrables  apostasies  :  Ce  n'est  pas  très  fort^'h  d'un 
homme  médiocre  :  Ça  n'existe  pas.  Lès  amis  du  roi  étaient  enchantés. 

Les  façons  de  d'Eprémesnil  les  jetaient  dans  le  ravissement,  et  ils  trou- 
vaient que  rien  n'était  comparable  5  cette  manière  de  traiter  la  révolution 
t'n  bout  du  pied,  et  d?  parler  aux  révolutionnaires  du  bout  du  nez.  Us 
oubliaient  les  farces  pieuses  de  la  rue  Plâtrière,  le  scandale  des  chambres, 
assemblées,  les  intrigues  des  élections,  et  le  ridicule  de  la  longue  prome- 
nade d'Aix  à  Lyon  et  de  Lyon  à  l'?ris.  Mais  le  public  avait  la  mémoire^ 
plus  fidèle,  cU'effronteriè  do  ce  tribun  manqué  qtii,  après  avoir  li^isja- 
royauté  aux  prises  avec  la  magistrature,  pour  quelques  applaudissciiïéns 
de  carrefour,  insultait  les  honnêtes  défenseurs  du  peuple  pour  gagner 
l'argem  de  leurs  ennemis,  retombait  sur  les  amis  du  roi  et  devait  plus 
tard  retomber  sur  Ic^roi  lui-même. 

Les  royalistes,  par  leur  étourderic,  par  leur  maladres^e  et  aussi  par 
leur  ignorance  des  affaires,  ont  perdu  la  royauté,  et  rendu  néccssa|r,es 
quelques  mesures  qu'on  calomnie  et  que  l'histoire  approuvera.  ':, 

On  a  dit  aussi  que  les  démocrates,  par  leur  ignorance,  leur  brutaCté. 
leur  ambition,  leur  égoïsrae,  et  tous  les  abus  de  puissance  auxquels  ils  se 
sont  livrés  quaïid  ils  ont  été  les  plus  forts,  avaient  perdu  )»t  déshonoré  la 
révolution.  A  pai  1er  absolument  et  ii  prendre  les  évôuei^'S  dans  leur 
ensemble,  cela  csi  fiux  et  absurde.  Quand  on  parle  i\es  p^i^U^ifites  qui  ont 
joué  un  rOle  de  1789  a  1799,  il  faut  procéder  avec  la  plfi^, grande  cir- 
conspection, il  faut  avancer  pas  à  pas,  les  prendre  un  à  ui^.  Ce  rarli-là, 
si  on  peut  dire  que  ce  fut  un  parti,  a  eu  ses  traîtres,  ses  ambitieux,  ses 
scélérats;  mais  la  généralité  était  bonne,  et  s'il  y  avait  peu  d  hommes  de 
génie,  il  y  avait  beaucoup  d'hommes  honnêtes  ;  le  dévoûmenl  y  brillait, 
plus  que  l'éducation,  et  le  courage  y  était  pms  ordinaire  que  l'éloquence. 
De  tels  hommes  ont  fait  des  fautes,  mais  n'ont  point  commis  de  crimes  ; 
ils  ont  été  vaincus  par  les  évOnemens  sans  en  êire  déshonorés. 

Je  suis  convaincu  ,  néanmoins ,  que  ce  qui  a  fait  le  plus  de  mal  h  la 
cause  et  aux  idées  démocratiques ,  ce  sont  les  soi  disant  amis  du  peu- 
ple. 

Que  d'amis  il  a  eus,  ce  pauvre  peuple  !  et  que  d'enthousiasme  il  leur 
a  prodigué  à  tous,  depuis  Lafayette  iusqu'à  Marat,  son  ami  en  titre  !  Bar- 
nave a  été  l'ami  du  peuple  en  même  temps  que  Lameth  ;  puis  est  venu 
Pétion,  et  puis  Brissot.  et  puis  Desmoulins,  et  puis  Danton,  et  puis  Ro- 
bespierre !  Qui  doue  n'a  pas  été  l'n""'  du  peuple  ?  Tallien  l'a  élé.  Ban  ère 
presque.  Barras  en  a  eu  l'air,  et  Sieyès  a  passé  pour  lui  avoir  conquis  se» 
droits.  Les  ennemis  et  les  imbéciles  ont  appelé  tous  ces  gens-là  des  pa- 
triotes, et  ils  ont  dit  :  Les  patriotes  ont  déshonora  la  liberté  et  ruiné 
la  France,  A  ce  compte-là,  on  a  raison;  mais  il  faut  s'expliquer. 


LE  MAGASIN  >l,ll  rÉRAIR?. 


lî 


L'bomme  qui  fit  le  plus  de  trait  et  donl  on  parla  le  plm ,  en  1789  et 
Î790,  fut  l'alibé  Siejès.  Sieyès  passa  d'aborU  pour  un  pairioie ,  plus  tard 
pour  un  répuhlicain  ,  e'.  il  a  fini  par  gouverner  l'iiiai.  Toui  le  monde  est 
convenu  que  c'était  un  grand  lâche,  une  nature  infime;  mais  tout  le  monde 
aussi  est  convaincu  nue  c'éiait  un  lioniine  de  génie. 

Ce  qui  fit  sa  fortune  politique  et  littéraire ,  et  ce  que  Devainc  appe- 
lait sa  fortune  séditiense,  fut  sa  brochure  :  Qti'eU-ce  que  la  tiers'.'  Eh 
bien  !  dans  cette  brochure  célèbre  rien  u'apiiartcnait  à  Sieste ,  il  avait 
pris  à  Chatnpfort  l'idée  et  le  titre.  Cbampfort  disait  habnucllemcnt  ; 
Qu'est-ce  que  le  tiers-état  ?  rien  et  tout.  On  voitque  c'est  lii  toute  l'idée 
du  pamphlet  qui  a  eu  tant  de  retenii^iioieat.  Aussi  le  comte  de  Laura- 
gUnis  disait- il  à  Cbampfort,  en  lui  parlant  de  Sic)  es  et  de  son  livre  :  yous 
lui  atiei  donné  le  peuple  à  vendre  au  tiers  étal...  Sieyès  n'était  qu'un 
métaphj'sicien  ténébreux  qui  sut  profiter  des  circonsianccs,  et  par  un  ton 
tranchant  et  des  assertions  hardies,  cnuaîjjcr  les  lecteurs  donl  il  excitait 
la  curiosité.  Quand  l'entbousiasmeful  un  peu  calmé,  en  s'aperçut  que  la 
Tigueur  du  slj;te  n'était  que  de  l'obscnrité,  que  l'assurance  ii'éiait  ^as  la 
raison,  qu'on  peut  être  brillant  sans  être  juste,  et  original  sans  être  vrai. 
Mais  comme  le  public  revient  dilBcilemcnt  sur  ses  premières  impressions, 
il  est  convenu  pour  le  public  que  Sieyès  était  un  homme  de  génie.  Ce  u'é- 
ta  t  pis  l'opinion  de  deuv  hommes  qui  le  connaistaient  bien  et  dont  le  ju- 
gement est  grave.  Napoléon  a  dit  que  Sieyès  n'était  qu'un  rève-crcux  ,  et 
qu'il  n'avait  pas  une  idée  raisonnable  dans  tout  son  brouillard  et  dans  tout 
sou  pathos.  Robespierre  avait  dit  avant  lui  :  Cet  homme  est  la  taupe  de 
li.r^voluiion.  Cette  idée  était  une  prophétie.. . 
":'fi3rriave  était-il,  comme  Sieyès,  un  hypocrite  et  un  ambitieux  ?  Un  ani- 
bfjjèiix,  c'est  évident;  un  hypocrite,  je  crois  que  non.  Je  pense,  comme 
Caille,  qu'il  était  d'abord  franchement  avec  les  hoajmes  d.e,  la  révolution, 
lirais  il  y  a  eu,  surtout  dans  le  parti  populaire,  de  ces  cspfiis  que  tout  éclat 
blfese,  et  qui  l'ont  poursuivi  des  plus  sottes  accusations.iM^rnave,  du  reste, 
û'c.t  pas  le  seul  homme  important  que  les  petiieç, rancunes  de  Brissot 
et  les  peiites  passions  de  son  parti  aient  fait.pçi;dre  à  la  révolution.  Ce 
n'est  pas  qu  il  faille  prendre  à  la  lettre  les  f^utaiMes  plus  littéraires  que 
politiques  de  Desmoulins ,  sur  le  petit  Bunuive,  Non  certes.  L'enfant, 
quof  qu'en  ait  dit  Camille  et  quoi  qu'en  ait  peijsé  Danton,  toujours  ti  es  in- 
dulgent, était,  au  fond,  très  ignorant,  et,  avtc  une  aptitude  d'esprit  très 
distinguée  et  des  facnillés  (rès  éminentes,  ne  savait  pas  le  premier  mot  en 
Cpances,  en  aduiinistraiiou,  en  diplomatie.  Ses  discours  les  plus  vantés 
sQflit  vides  cjc.faits  et  pauvres  d'idée.  Une  seule  foi?,  sur  le  droit  de  paix  et 
clé  guerre,  it^a^outenu  la  discussion  à  une  hauteur  convenable.  Mais  aussi 
quelle  diiUc'ïùrles  assignais!  Quand  il  pouvait  traiter  un  sujet  prétantj 
un  peii  a  r^clïon  oratoire,  il  trouvait  de  beaux  mouvemens,  uue  ccriaiae"^ 
dignité  et  utic  certaine  grandeur.  Son  adresse  sur  les  désordres  de  Nancy 
est  un  morceau  remarquable  et  n'indique  pas  un  homcue  ordinaire. 

Le  beau  moment  de  la  vie  poliii(|ue  de  Barnave ,  c'est  celui  où  il  a  dé- 
fendu les  intérêts  du  commerce,  de  l'agriculture,  des  ports  de  mer  et  de 
la  marine  française,  comme  rapporteur  du  comité  colonial.  lirissot,  par 
son  absurde  philanlropie,  compromettait  la  fortune  publique,  et,  dans  sa 
riiauvaise  foi ,  calomniait  les  pointeurs  des  coloidcs  françaises.  Carnave 
s'exposa  courageusement  aux  sifflets  des  tribunes,,  aux  murmures  des  ja- 
cobins et  auv  diati  ibes  des  négi'ophiles  du  Palrïqt^  français,  iiour  épar- 
gner à  ta  Fr^ince  la  honte  de  la  loi  de  spoliation,  qu'on  demandait  à  l'As- 
semblée, avec  ce  cri  sluprde  :  Périssent  les  colonies  plutôt  qu'un  prin- 
cipe f  Ses  clTorls  furent  inutiles,  Brissot  l'emporta.  Un  an  plus  tard,  les 
nègres  de  Saint-Domingue  éventraieni  les  femme^^,  incendiaient  les  pro- 
priétés, plaçait  nt  un  enfant  au  bout  d'une  pique  et»  guise  d'étendard  ,  et 
Camille  Desmoulins  disait  à  Brissot:  «Misérable!  c'est  toi  qui  dois 
»cpaiptè'  à  la  France  de  toutes  ces  infamies  !  C'est  sur  toi  et  sur  tous  les 
»bypocriiesphilantropes  que  tout  ce  sang  doit  retomber.  » 

Si  Barnave  eût  été  un  peu  moins  cajolé,  qu'il  eût  un  peu  plus  écouté, 
un  peu  plus  étudié  et  un  peu  moins  parlé,  il  serait  devenu  un  ora'eur 
éminent.  La  mture  avait  tout  fait  pour  lui;  il  n'a  rien  fait  pour  aider  à  la 
nature.  D'un  autre  cOté,  si  au  lieu  de  l'injurier,  on  l'eût  averti  avec  con- 
venance; si.'a^lieu  de  mettre  en  doute  sa  probité,  on  eût  seulement  ré- 
cusé sa  compjjleiicc  et  relevé  sans  trop  d'amei  turae  sa  suffisance  enfan- 
tine; si  enfiirloiit  le  monde  eût  fait  comme  Desmoulins,  et  qu'on  eût 
laissé  faire  Bfftkot,  lîarnave  ne  se  serait  pas  déshonoré  dans  de  rcgrctia- 
blcs  intrigues  cl  laissé  entraîner  dans  de  fâcheux  tripotages, 

A  ce  moment-là ,  da  reste ,  la  France  n'était  ni  ii  droite  ni  i  gauche ,  m 
avec  Barnave  ni  avec  Maury.  alpuo.vse  i'eïrat, 

;ï9J)iT   'jb «'iiiicurj  jdioq  inoii-iLin  ,  *  ''      <ii' s'i 

L'heure  de  minuit  sonnait  à  des  carillons  sans  nombre. 
■"Un  parfum  tiède  cmbrasaitTair  de  la  nuit  ci  mouillait  de  sueur  les  mar- 
bres d'un  immense  vestibule,  dont  les  splenriides  proportions  et  les  sculp- 
tures démesurées  s'évanouissaient  dans  l'ombre.  Au  delà  de  l'espace  où 
royonnait  une  lumièie  isolée,  s'éteignaient  les  contours  aniol  is<l(  s  sta- 
tues, pâles  espions  qui  cessaient  graduellement  de  rester  vifibles,  celles- 
ci  le  poing  sur  la  garde  de  leur  épée,  d'autres  les  bras  élevés  vers  les  pla- 
fonds :  çà  et  là,  comme  un  œil  de  feu,  brillait  une  étoile,  quelquefois  vi- 
brante et  libre,  plus  souvent  irisée  par  des  vitraux.  i^onj 


La  draperie  spicndide  et  frangée  d'or  d'une  lourde  portière  de  damas 
fut  Icuieinciit  soulevée. 

Velue  de  deuil  et  n.nJiie  plus  pCdc  sans  doute  par  le  contrasie  des  ton» 
vigoureux  q'.u  furiuaii.'Dt  uji  uKiyniiiiiue  encadrement  autour  de  son  visage, 
nue  fciume  aux  environs  dr  qiiiir.u.te  ans,  dont  les  traits  maigres  et  pro» 
fuudémcnt  sculptés  psr  le  clingiin  semblaient  trahir  une  de  ces  existences 
qui  se  spi]t  cuoiuuiéci  daii-i  lc«  solàide  et  la  réllexion,  parut  sur  le  ieuil 
d'un  oraioiie  tl  jeia  les  ycuv  dans  le  vestibule. 

Sou  atiiuitle  iii;iiouçait  la  patricienne  et  le  calme  impérieux  des  maniè- 
res du  touiinjnJciutjiU  .     ■ 

Au  plafond  lii^iinpoilionué  do  li  salle,  la  flamme  assoupie  delà  lampe 
scspei.d  .(•!.,;:■  .SI  11  i,, le  eliuiiieue  de  cuivre  dans  un  globe  de  cristal  se 
rcvt;iil.i,  g.  â'.e  au  >oi:llle  des  coiirans,  eilança  des  rayons  plus  vifs. 

Une  U:  .,ii>    (Je  ujume  âge,  aLtuudee  contre  la|aloii^(e  ^'na  bakoo,,/^ 

leva,préiii::l::u:-.;i'Ill.  -,Lj^_    ir,vii)    >1-    .  -mJ 

Le.  lames  i.'o  la ja'ouiie  f'iîOûuèrentj,,j:,jo„L,Q  ob'js  JJi'iyî/itu  sb  «93 

—  V.,.us  f.urwiez,  Ueali  ix ?  ,  .i,  ),^;i,,:,  -,  /l-     .y  .^^r,7  .^  .^rnror 

—  Q'j,!,juii>,  uiuùa;::c;  non!  Je  s-xigeasa  notre  PaoTo,  donl  je  crains, 
mais  .iLeifiji  je  dé  Are  auiani  que  vuui  le,  reiour  ;  car  vos  agiiaiious,  je  les 
sens  diins  muu  ait'e,  ei  vos  prebtniiui^ns  sont  ma  vie.  Dormir!...  Qui 
pourrait  donuir,  lorsuue  viugtansde  boufTiances  et  de  tolère  sont  au 
mnuieiif  d'éclaii  r  parmi  nous  ;  lorsque  vous  tt  moi,  nous  allons  jouer  à 
cet  eijjcu  terrible  des  révoloiions,  et  que  le  sort,  providentiel  ou  fatal,  va 
prononcer  sur  nuii  c  avenir,  pai;  la  voloné  de  noire  euTunt.  Je  me  sens 
aussi  uiere  que  vous,  car  j'ai  bercé  Paulo  da:  s  mes  bras.  Il  est  le  ûls  de 
vos  ciili  adles  et  fie  mon  sein,  1 1  toutes  les  puissances  de  mon  amc  fré- 
mjssent  lurs  pie  j'y  iougc.  Quand  *ous  tremblez,  je  tremble;  quand  vous 
êt.çs  heureuse,  je  le  suis.  Rassurez  vous,  madame,  et  prco  z  courage!  sa 
gondole  arrive;  je  viens  de  la  voir  doubler  la^gle  de  ce  canal...  Ecou- 
te^ j...  le  vent  des  higunes  apport>î  jusqu'à  nous  les  chants  de  sa  mando- 
line^!... Voyez!  la  torche  du  gundober  se  prolonge  en  brisepitn?  de  fea 
parmi  les  vagues. 

—  Ah  !  Béairi'i  !  mon  cœur  bat,  et  je  suis  moins  sûre  que  jamais  de» 
paroles  que  j'ai  tant  de  fois  méditées  Cepuis  vingt  ans.  Mes  i|^î("  ssc  trou- 
blent, et  je  pense  n'a\oir  rail  qu'un  épouvantab'e  rêve.  L  anniversaire 
nous  serat-il  funeste?  Je  tremble  au  nioiuentdc  révéler  à  i^(^^|(^se» 


cret. 


r,i  if 


:1JU. 


Sa  maîn  lomLa  d^ns  la  main  de  Béalrix,  qui  se  mil  à  genoux  potir  en 
toucher  les  doigis  a\ec  ses  lèvres. 

—  Tu  lui  diras,  ma  pauvre  amie,  de  me  rejoindre  dans  mon  oratoire. 
,.—  Oui,  madame. 

—  Et  tu  veilleras  pour  que  rien  ne  nous  interrompe.  Ce  jour  est  celai 
de  ma  résuircciiou  ou  de  ma  mort.  Mon  fils  et  moi  nous  allons  nous  con- 
naître. 

La  patricienne  disparut,  et  la  drapeiie  tomba  d'dïe-miJmc. 

Restée  seule.  Béatrix,  entre  deux  signes  de  crpiXj  Gl  avec  ferveur  une 
oraison  mentale  aux  pieds  du  crucifix.  '■»/  'r-t  \'îfJi 

A  l'autre  eviromiié  du  vestibule,  par  la  baie  q'qn^  |w-ic  çuyerte  sur 
un  firnia;uent  où  se  lai-sait  voir  la  constellation  de  l'crsce,  le  vert  feuil- 
l.ige  d'un  double  rai'g  d'orangers  en  fleurs,  qui  s'éclieloauait  le  long  de 
resca'.ier  do  i:;arbre,  se  bariola  de  uuaiices  enSamiiOes.  Un  aviron  batiil 
l'eau,  qui  se  déroulait  en  cylindre  ;  la  proue  recourbée  d'une  guudolo 
frO!a  le  pilier  d'attache  où  luisal  nu  anneau  de  fer.  '       r   n     ^ 

Du  vol  de  l'oiseau  qui  s'empare  de  l'espace,  un  jeune  homme  tci'nç^ît 
rapidemeut  les  uiaiches.  Il  entra  d'un  pas  discret  daus  le  iC;t  bule  ètsc- 
délit  de  sôii  manteau. 

Bien  de  placide,  rien  de  fier  comme  son  beau  vidage,"'  ...-''''Ai.n'' 

—  El  ma  mère  ?  dit  il  à  Béalrix.  ^'^'  •' '' *  .t  „^  ;",ik 

—  Ce  soir,  elle  vous  attend.  ,^      -,..i  in^M  i  ir 

—  Je  veux  mettre  ordre  à  tout  ceci.  Beirti'ïxfsi!('i;ih-t-i1  avec  une  naSû* 
ce  de  dépit  et  d'huaeur.  A  mon  .'ige,  on  n'éi^t  plus  un  en'ant,  (jiii  donc 
sera  maître  de  ses  actions  si  je  ne  le  suis  pas  '  Chose  étrange  et  qui  lasseC 
à  la  lia  ma  patience!  Ma  mère  et  toi,  Béatrix.  vous  avci  coairaiij  tous 
mes  penrhaus,  ceni'à  même  que  vous  me  donniez.  Je  n'aimais  pas  la 
monde,  et  vous  me  l'avez  onveit;  puis,  lorsqu'il  s'est  déroulé  sons  mes 
yeu^,qnc  1rs  ai  listes,  les  religieux  illustres,  !cs  vieux  marins,  ton  ;  e.'  q[\c 
Venise  grave  comme  une  glo'ic  sur  un  livre  d'or  de  ses  géné:i'",':es  a 
souri  devant  moi,  femmes  limidcs  et  rapricienscs,  mes  dis  raciio:  ^ .  t  ni's 
études,  mes  plaisirs  et  mes  travaux  vous  ont  alfligées.  '\'uns  voulez  et  vous 
ne  voulez  pas.  Vous  désirez  une  chose  dont  vous  avez  peur.  A  coup  sÛr,' 
je  nefaii?  aucun  abas  de  ma  litierté  ;  m:\ts,  par  cela,  même  je  dois  en  re  • 

■  v'rtiflqûer  l'usagé.  Mc  faadra-i  il,  BéatrLx,  être  poursuivi  pnr  un  remords 
jusque  dans  le  sein  ûc^  pUis  innoocns  plaisirs,  cl  demeurer  sous  la  préoc- 
cupation de  cette  idée  fixe  que,  dans  ces  lieux,  l'obstination  de  ma  mère 
et  la  tienne  veillent  inntilement  pour  moi,  Inrsiuc  l'cnvîe  peut  mc  pren- 
dre de  passer  une  nuit  avec  les  nobles  corapngnons  que  je  me  suis  rfon- 
nés?  J'oserai  provoquer  une  explicnlion,  crr  voire  tendresse  d(5génfi"e 'm 
despo'i«nie  ;  lorjqne  l'on  c\a?èrc  le  poids  de  la  rceomiiissaiirç,  prt  fait 
des  révolt.'s  et  des  ingrats.  Vous  ne  m'enlacerez  pas  tvrann\qfetiiçnt  nar 
ces  muettes  servitude?.  :-i)*qÈr'j5oitr 

lir.!ri\  le  pressa  contre  son  sein.  ''-'.  ''.'^"P  ''■"'"' 

—  Ah  !  Paolo,  vous  dites  que  votre  mère  vous  traite  rornifie^in  fnfmt , 
et  j'ai  peur,  moi.  qu'elle  ne  penrbe  vers  un  excès  contraire.  Vous  ne  la 
coraprcncï  pas  ;  elle  ne  vous  considère  que  trep  comiie  un  homme. 


Ift 


LE  MA(j;ASIN  LITTERAIRE. 


Les  veux  vifs  et  noirs  de  Paolo  parurent  questionner  une  rCvflaiion 
dans  le<  lûiièbres  de  cette  énigme.  Cet  accent  de  vérité  parlait  à  son  ccbur 
et  ne  rilliiminait  pas.  ''  ,    j 

—  Allez,  lui  dit  Béatris  en  lai  désignant  roratbire. 

•     11  entra.  ";'^'" V  .  ; ',  ,   /    '    ' 

Sa  mlTc,  aj.'nonilICe  devant  un  prio-Dicd,  fep'às  Wii  Id^irt;  à'gffanâoiés 

de  cristal  et  cbargé  de  boogics,  lui  désigna  dti^e'^t!È':tiii;sil|è'èrà'ti^ots''iii)s 
d'elle.  ..''iji.i,.-.^^nw  ...^.., 

L'oratoire  ftait  exactement  lendn  de  deuil  db'  tHbtrs'pnfi's.''  ''  '  '■:  ''  ' 
CrPice  à  leurs  nnauccs  divortcs.  niâtes  cii;  liriUimti's,  ici  It^sdi  qbDiiiitS' 
des  glaces,  là  moirées  de  frOks  f!.s>ins  oii  s'iiis;;ii!t'?jca  d''S ^ellin»  bt  dos 
luiuiiïres,  les  scrp:es  nues,  les  soieries  à  rosaces  brocl'cs  et  les  pesans  ve- 
lours des  tentures,  cnlrc-niOli^es  de  frange-  et  (rarnioiries  eu  ar^jenjLC'ipi- 
gnaicntdecc  lieu  funfcbre  tout  caractère  de  moncionic.  .,"\  " ,  '"': 
L'n  ornement  inusiié  fr.ifipa  les  yeux  de  Paolo.  '  ',    •''■'''Jf""i'J' 

Il  s'agiïsaii  d'une  peinture  de  g,raud  éclat  où  ligiii'aiiiht  dçà'^^ift's'àjiiiages 
de  grandeur  naturelle.  ■'    "'-"i''' "'ii'-    'J"'   ^"'■■ 

Vêtu  du  fonip'ueux  costume  que  portent  olDcielieinent  lès"ao«ifcs  de  la 
sfrénissime  n'publique,  un  de  c^s  vieillards  à  ligtuc  înipo;-a'W(f'Cf  ctirat;- 
t(?ristiq'te,  dont  on  aurait  droit  d'affirmer,  rien  qu;;  sur  le  primibr  aspect, 
qu'ils  ont,  durant  le  cours  dune  existence  forte  et  laboi'icuse,  unila  fou- 
gue du  mililaiiV  à  lasa>;aci;(5  de  l'honirno  A'tVM,  ri'essait  avec  un  rit'eU- 
drissement  profond,  mais  grave,  la  m  tin  débile  d'une  jeune  femme  prétiî 
à  s'rvaûouir.  On  devinait  des  adieuxjii,ii6^éçÀ;atfoii'cruelle;  teai^dr^iiëi 
ordreencore?  "'mmh.     .iimi.-,    ,  .     ,:.      ' '"'  " 

t/cnsembic  de  cette  composition  devait  répondre  :i  ce  donié.      ''',"' 

N'était-ce  pas,  dans  cet  Lomme,  I'Amuition  qui  t'envcioipaitdc'f'àiil'Jftl- 
deur  jusqu'au  dirnicr  soupir,  en  déliant  le  monde?  K'élaiii'e  pas,  tfAVis 
celte  feuunc,  si  frêle  et  si  jeune,  toutes  les  défaillances  de  I'Amoi'h  idn^lis 
que  son  iicaginstion  évoquait  l'idée  d'un  glaive  au-dessus  d. s  faiit.isi^ingti- 
ries  d'un  écliafaud  ?  La  femme  était  mourante;  et  le  vieillard  ne  v63ait 
qu'elle!  etcependant  on  eût  dit  qi;e,''or!:iné  p;uunc  d  stractitn  intéric^ui^é, 
il  écoutait,  comme  un  appel  au  rendez  vous  de  la  Loi,  le  glaa  implacable 
des  horloges  de  Saint-Marc,  et  que  ct-t  évanouissement  le  lêndàlf'en'fin 
libre  de  marcher  avec  tout  son  courage  à  la  mort.  "'    '    '  ''  ' 

La  Loi! , -  ,.■■--     """'■-  "'■•'  ■■:''^  '■     '"'■"■ 

Lorsqu'il  s'agit  de  la  loi  de  ttéii,  t'é^  rëp\'^ii\6  «W  cëhpit,  au  BfJn- 
«eurpiir  la  résignation. V,.  i^.Y  .,,,1?  ../.v'-ït^--  ' 

Lorsqu'il  s'agit  de  la  loi  des  iiommes,  c'est  laBëti'iWe'liîfi'tiOiuîuit  à 
l'opprobre  par  la  co!è^e.  'i  .  ,    , 

Et  les  premiers  chrétiens,  victimes  de  la  loi  des  hommes  pour  nous 
donner  la  loi  de  Dlefl,  marchaient  à  la  mort  avee  un  radieux  sourire. 

Ici,  la  mélancolie  dit  vieillard  offrait  un  caractère  d'amerfune. 

Plus  ému  que  lui,  moins  vigilant  sur  sa  pio[.re  digaiiô  peut  être,  un 
autre  vieillard  ponait  secours  Ma  femme  éperdue  ;  il  lui  mr.nifesl.iit  je 
ne  sais  quel  intéi-ét  paternel;  il  cherchait  à  h.  traîner  vers  un  fauteuil, 
tandis  que  du  fond  de  la  galerie  accourait  précipitcmment  une  camérisic 
dont  les  traits,  par  je  ne  sais  quelle  rcmiuiectn'.e,  se  vieiliiient  un  ins- 
tant dans  la  mémoire  illuminée  de  Paolo. 

—  C'est  Béatrix  rajeunie  !  pénsat-il. 

Cuirassés  de  fer,  appuyés  sur  de  longues  hall' bardes,  impasibics  et  les 
yeux  secs,  comme  des  sbires  chargés  d'un-j  exécniion,  di-s  sol'l.ns  de  la 
garde  csclaionne,  en  se  pf.rlanl à  demi-voix,  coiit^^rapldicnt  celte  scène, 
qlii,  seioD  toutes  les  apparences,  dévalise  dénouer  par  un  événement 
fatal  ;  car,  au  delà  dés  riches  colonnades  de  la  galerie,  les  édlliCcs  loin- 
tains, qui  se  découpaient  lumineusement  sur  le  bleu  du  tiél,  jiibnècaient 
à  coup  sûr  (un  Vénitien  n'en  pouvait  douter)  sur  l'invincible  et  formida- 
ble escalier  des  Géans.  .^,..,mn'M  ili'.nn),r,Q. 

Enveloppés  dans  leurs  manteaux,  la  tôte  couverte,  l'Inquisitenr-général 
de  Venise,  des  sénateurs  en  grand  noinbre,  les  membres  dû  Conseil  des 
pw  «e  Dressaient  en  ce  moment  à  des  balcons. 

Oui  !  l'borloge  de  Saint-Marc  avait  parlé;  la  république  afferfliissait 
son  pouvoir;  on  attendait  une  tèie!...  v      '       ',' 

—  N'est-ce  pas  li»  le  comte  de  Val  Marina,  le  doge! 'Falièl'i, 'niai 'èèrp.  ? 
'■  —  C'est  lui  même ,  répondit  la  Vénitienne  ;  bt  t'est  totré'  'pktéy  mon 

■f-^  Mon  père!...  '  '"'•'"  '"" 

7(  sembla  foudroyé  de  surprise.  Dit  instant  il  se  laissa  pToingtir  datis  les 
âfttmes  d'une  réflexion  secrète  ;  le  sang,  d'abord  chassé,  rcviiit  Wlorer 
fies  joues  et  les  rendit  pourpre?,Le  spectre  .'i'une  importune  teneur  s'obs- 
ilna  comme  un  démon  insolent  sur  les  défaillances  de  sa  pensée  ;  mais  il 
essaya  de  se  reconquérir,  de  s'en  déga;;er  comme  d'un  outrage  on  d'une 
liiaiasmagorie,  et  son  énergie  se  ralluma. 

—  Non,  cela  n'est  pas,  ce!a  ne  saurait  être  !...  Parlez!  parlez,  âii  nom 
du  ciel,  ma  mère  !  qu'est-ce  que  vous  venez  d.?  ïnf>  dire  ? 

-  •'•±.  Ce  que  vous  avez  entendu!  Oui,  Paolo,  le  17  du  mois  d'.avril,  dnns 
l'arihée  135-5,  —  il  y  a  vingt-un  ans  de  ce  saciilége  dont  Venise  ne  porte 
pas  cn.'ore  h  châtiment,  —  le  noble  comte  de  V.l  Marina,  lame  et  le 
bras  droit  de  son  pays,  le  vengeur  des  outrages  de  l'ismaélisme,  celui 
dont  les  ti-ésors  inirépiJement  prridignvs  d-'n'.erciit  des  milliers  de  vais- 
seaux et  de  monuii.ens  à  la  sérénissirae  républiine,  le  drtgn  enfin  dé  cet- 
te féii'Jeetpoippm;e  cité,  qui  se  donné  deîcliefs  (t  qui  lestue,  V/tii  se 
fait  une  auiéolede  lou  es  les  gloires  en  leur  prodiguant  tous  les  •mti'agtis 
TOtre  père,  Paolo,  fitt  conduit  par  dc"  lî*bes  et  des  ingrats  à  la  taort,  " 


Le  jeune  homme  ne  rompit  pas  d'abord  le  silence. 

—  Mais,  repiit-i)  enlin,  je  n'existais  pas  ali.rs,  ma  mère  ! 

Un  cri  de  violeiice  déciiiia  le  sein  de  la  comtesse.  Elley  porta  ses  mains 
avec  force,  et  parut  se  vaincre.  Un  élan  de  colère  lit  place  à  l'expression 
du  scntimeni  le  plus  vrai. 

—  Malheureux  !...  Poalo,  vous  existiez  datismon  sein  ! 

Tons  les  doutes  agitèrent  l'ame  insensée  de  Paolo  ;  vingt  fois  11  fit  le 
tour  de  l'oratoire.  Il  s'arrêta;  ses  lèvres  trembla'ent. 

—  Pcrdoi  nez-moi  !...  Mais  en  vérité,  le  doge  n'avait-il  pâi  Sôî^irattc 
a  seize  ans,  ma  mère  ?  .  i'  .   ciin 

La  triste  femme  se  laissa  tomber  sur  le  prie-Diéu.  ".r-^m 

—  La  lataliié  s'obstine  !  s'écria-i-elle  ;  et  j'en  suis  à  ma  honte  la  plflJî 
amère  !  mon  (ils  ne  me  coit  pas  !  .       .  i 

La  tète  de  IJéatrix  apparut  en  ce  moment  dans  un  intervalle  de  la  dra- 
perie. La  sérénité  de  son  regard  et  de  son  getle  attestait  Dieu  par  Un 
muet  serment. 

Paolo,  frappé  de  coiifusion,  se  précipita  pour  baiser  Its  pieds  de  sa 
mère.  '^i'    "'""■ 

—  Loin  de  moi,  bien  loin  de  moi  l'idée  crucl'e  d'avoir* ^r<!tet<flti'vdtffe 
insulter,  ma  mère;  mais,  mon  Dieu,  jugez-en  vons-mCaié!  Jusqu'il  ce 
jour,  n-a  vie  d'enfant  se  passe  auprès  de  vous  et  sous  le  voile  d'un  nom 
que  vous  m'arracli'  z,  qid  n'est  plus  désormais  le  mien,  mais  dont  je  n'ai 
r-^ries  pas  à  discuter  l'origine  et  le  titie;  car  ce  litre,  Venise  le  saluel  et 
cette  origine,  c'est  celle  de  l'I'alie  tout  entière  !  car,  ?près  InUt,  je  le 
vois  .bien,  uia  mère,  c'ett  relui  de  votre  propre  famille,  et  ce  nolti  là, 
dans  ii'on  estime,  en  vaut  des  millions  d'auires.  Les  Falieri  n'ont  rien  à 
envier  aux  Soderini.  Le  nom  des  Sodorini,  constamment  loyal  et  pur,  se 
trouve  écrit  hux  premières  lignes  du  livre  d'or;  il  est  coniemporain  de 
saint  Marc,  il  éoihpiait  parmi  les  gardes  du  Calvaire.  N'a-t-il  pas  donn'é 
des  gonl'aloniers  à  Florence,  des  artistes  et  des  poètes  à  l'Italie,  des  saints 
à  l'Eglise  qui  les  à  (li'Msement  canonisés?  Je  l'ai  lu,  ce  nom,  je  l'ai  lu  dfe 
mes  yeux  meniliés  d'e'iuhoilsiasme,  gravé  par  la  longue  épéede  mon  bi- 
saïeul, sur  lesinaboxUihles  rochers  de  Blalte  qu'il  venait '(Je  rcprcnfire  eli 
dépit  des  Turcs  et  de  la  coali'ation  des  Etats  barbaresqué^i'O.i  èn'ëérJiit 
fier  ;i  moins;  vous  ne  le  nierez  pas.  Les  Soderini  teliàiéirt  tônïMêrce.dë' 
gloire  à  la  face  de  l'Europe  et  de  l'Asie  ;  et  des  noirs  si  î^pléh  iides  sinit 
aussi  des  obligations  à  vue  que  nous  léguons  comme  une  délie  immen  e, 
comme  un  engagement  d'honneur  à  nos  p  -lits  fils.  Le  peuple;  eniier,  mu 
n;ère,  doit  monter  dans  les  rangs  de  la  noblesse;  la  noméssie  n'est  qu'un 
échelon  vers  Dieu,  car  l'humanité  monte  au  ciel  par  la  gloir'é,  et  nous  ne 
sommes  que  ses  porte-drapeaux.  Le  nom  que  je  portais  ;t  ia  fice  de  Ve- 
nise, devait  me  grandir  malgré  moi-même  ;  dans  la  sphère  eml]i'â>sée  par 
une  i:nagiiia;ion  degenlillininme,  son  ame  sent  palpiter  et  VlVrè  Ki  (rater- 
nité  des  générations.  Il  résume  l'expérience  de  vingt  siècltes,'  grâce  pu 
culie  qu'il  porte  à  ses  aïeux;  il  ne  saurait  se  considérer  cortinYè  l'enfant 
perdu  d'un  monde  fan?  gloire.  Dans  les  archives  des  Soderini,  les  pb  s 
magniliques  événemens  de  la  vie  des  peuples  comptent  pour  leur  contin- 
gent de  génie  et  de  vertu.  Nous  devons  oublier  tout  le  reste.  Et,  comise 
un  éclair.  Madame,  le  piédestal  du  haut  duquel  je  contemplai;)  le  nKigni- 
fique  panorama  de  l'histoire,  cepiôdesial  s'écroule  !  Cette  Vision,  vous  me 
la  ravissez  ;  vous  dressez  5  sa  place  un  échafand  dans  mon  blason.  V<;tiS 
effacez  d'un  mot  les  éblouissantes  archivesdont  mon  orsneil  s'était  em- 
paré comme  d'un  patrimoine  impérissable.  Vous  me  faites  sortir  d'U'i 
mystère  d'ignominie  et  de  hoiite,  après  vingt  ans  de  calme  et  d'hormecr. 
Il  semble  même  qu'en  vertu  de  vos  larmes  je  doive  lïiè  préparer  h  Con- 
quérir un  héritage  de  sang  et  de  vengeance.  Oh!  vous  avez  ei>core  à  me 
répondre.  Madame!  Pourquoi  donc  avez-vous  lait  tout  Cela'J        ■"    ' 

—  Je  n'ai  rien  fait,  Paolo  !  la  fatalité  m'a  frappée.  S'il  se  tl^ttvt!'  tia 
éehafaud  dans  le  blason  de  votre  descendance,  indépendainiheiit,  mon 
fils,  de  ce  que  le  glaive  des  bourreaux  n'a  pas  la  puissance  de  déshono- 
rer les  nobles  races,  parce  que  l'opprobre  ne  remonte  pas  le  cours  des 
géi;éra:ions,  et  que  ce  cours,  large  et  profond,  purilic  les  souillures  indi- 
viduelles, sachez  que  la  criminelle  déloyauté  de  Venise  Wait  laissé  l'ame 
ardente  de  votrfe  père  sous  le  poids  d'un  de  ces  affronts'qtfl  demanderont 
toujours  vengeance  !.,.  et  dites-vous  aussi  que  est  aflr'OT'É"tie  l'a  ras  ob- 
tenue? Oui,  Falieri  conspira  contre  Venise,  et  j'en  sul^ffèi'e;  il  essaya 
de  briser  cette  abominable  république.  Mais,  Paolo,  n'a'  iVft-on  pas  brisé 
toutes  les  lois,  celles  del»  usiice,  de  la  raison  d'état,  et  jusiu'à  celles  de 
la  pudeur,  pour  humilier  le  doge  dans  votre  mère  ?  —  Un  lâche,  de  ceux- 
là  qui  ne  craignent  pas  d'insulter  les  femmes,  parce  que  les  femmes  ne 
portinl  pas  d'épée  ;  ni  les  vieillards,  parce  que  le  bras  des  vieillards  est  i 
devenu  débile  ;  ni  le  chef  de  l'état,  parce  que  le  chef  rie  l'état  ne  saur.^it  ; 
descendre  à  leur  niveau  dans  là  fange  ;  un  lâche,  vous  disje,  avait  insulté  ) 
son  honneur  dans  le  mien,  par  un  mensonge;  et  votre  père,  i.on  pas 
comme  do?e,  entendcz-vom,  non  pas  comme  vengeur  et  soutien  de  sa 
patrie,  mais  à  titrede  citoven,  de  simple  citoyen,  evigiait  une  répdralioii 
qui  fût  au  niveau  de  cet  f'ntrage.  Son  adversaire  ne  iroitva  dans  le  juge- 
ment des  sénateurs  qu'une  insolente  occasion  de  triomphe  ;  on  l'acquitia. 

—  Je  sais  celte  funeste  histoire,  ma  mère. 

—  Hélas  !  Paolo,  lors'iue  la  téio  de  votre  père,  lancée  loin  de  son 
corps  avec  le  lapide  éclair  que  lit  jaill'r  le  d.imas  d'un  Esclavoii,  ronla 
sur  les  marbres  ensanglaniés  de  l'esealier  des  Céans,  j'ignorais  encore 
que  je  pourrais  un  jour  déposer  aux  pieds  de  son  Dis  l'espoir  de  ma 
tropjuete  vengeance.  J'ignorais  que  je  portais  un  héritier  du  doge, 


LE  MAGASIN  L: 


.rl-TMiy.' 


15 


ua  liîgitime  vengeur  dans  mon  seiu.  Bcu\  mois,  deux  mois  eni'ers, 
loin  de  ces  murs  iiifrinies,  je  vécus  dans  les  larmes,  toujours  avec  cet 
horrible  spectacle  devant  Its  yeux.  La  vie  s'était  rcfeimée  sur  moi 
comme  un  sépulcre.  Aux  premiers  symptômes  de  votre  existence,  mon 
fils,  joyeuse,  mais  de  la  plus  cU'ioyab'c  joi ',  mes  doulems,  que  je 
ne  compris  pas,  ne  me  parurent  qu'un  averti.ssemcnt  de  Dieu  pour  me 
préparer  à  la  mort.  Je  crus  que  la  v;e  !n'ai).imli>.uiait,  tandis  qu'elle  était 
îiéja  doublée  dans  mes  entrailles.  Bé.ari\  ae  .■V  tioinija  point,  et  j'eii  fré  • 
mis.  D'une  crise  je  passais  dan;  une  auii'c,  Veiiiic  !  l'inJigne  yeui^e  a 
conservé  de .  doutes,  me  disais  je  ;  et,  sur  un  doute,  elle  a  piécipité  Fa  • 
lier]  de  rin.sultc  à  la  révolte  et  de  la  révolte  iu  bourreau  !  I-'insultc  e^t 
triomphonte,  et  je  vais  lui  donner  des  armes  peuiêtrel  Oui,  mon  fils, 
ma  trcp  naïve  ignorance,  qui  s'était  si  déijltirablenicut  prolongée,  ces 
soupçons  i:npuis  colportés  autour  de  moi,  soupçons  autorisés  par  tout 
ce  qu'oil'r.it  d'étrange  l'amour  passionné  d'une  femme  jeuiic  comme  je 
l'étais  pour  un  homme  de  l'âge  de  voire  père  ;  les  soixante  seize  ans  du 
comte  de  Val  Marina,  que  toulàrhcun',  hélas!  vousinvuqîiiez  vous-mê- 
me; tout,  Paolo,  tout  me  retint  dans  l'incertitude  et  m'entraîna  dans  le 


;  aprC 
vous  veniez  au  monde. 

Elle  se  saisit  avec  Joie  d'un  cruciGx  qu'elle  embrassa, 
g  __  Merci,  mon  Dieu  ;  merci  !  car  vous  ni'avo/.  pris  dans  vo're  pitié  t 
^pLa  comtesse  essuya  ses  lanucs,  et  rt  prit  d'un  son  de  voix  fertue  : 
;—  Ecoutez-moi  1  —  J'ai  fait  de  vous,  mon  (ils,  un  cliev>\iicr  des  beaux 
jours  de  la  chevalerie,  et  dont  les  femmes  de  notre  amqinvuse  Italie  se- 
raient fières.  Les  exercices  rie  l'esprit  et  du  corp,;  oiît  ,p/i.'i;ii:ctiQnaé  votre 
intelligence  et  voue  force.  La  gucrje!  vous  d;Vi.z  en  avoir  le  génie  dans 
le  sang.  L'histoire  !  vous  la  savez.  Comme  un  fils,  et  i^iieux  qu'un  fils  de 
monarque,  vous  connaissez  les  principales  cours  de  rEurope,  les  lois,  Içs 
mœurs,  les  langues,  tout  ce  qui  prépare  les  luéùitations  de  l'homaje  d'é- 
tat, et  l'inquisiteur  général,  dont  voue  mère  est  la  pénitente,  est  tout 
prêt,  si  jo  dis  un  mot,  ,à  vous  présenicr  à  la  coar  de  Rome,  ce  tribunal 
suprême  du  monde,  où  j'ai  déjà  fait  à  dessein  répanJrc  i-ui;vous  des  bruits 
mystérieux.  J'ai  des  f  icrrc ries  pour  pluiicurs  tyillions;  j'ai  des  terres,  j'ai 
des  vassaux,  j'ai  des  privilèges!  J'ui  le  nom  des  So!ierini,run  de  ces  noms 
qui  renferme/itdes  royaume,-:.  J'ai  mieux  !  j'ai  l'affe;  tiun  de  tout  ce  qui 
déteste  Veivse,  et  c'est  immeusc!  Artistes,  soldats,  coaimerçaus  etmarii:s, 
pauvres  secourus,  serfs  affraaehi.s  monastères  dotés  de  bienfaits,  corpo- 
rations fondées  par  mes  ancêtres  et  les  vûires,  tout  ce  qui  vécut  à  l'om- 
bre rie  la  gloire  des  Soderini,  tout  ce  qui  parle  avec  chaleur  du  comte  de 
Val  Marina,  tout  cela  connaît  votre  générosité,  vous  aime,  et  peut,  îi  vo- 
tre voix,  se  soulever  comme  un  seul  houinie.  Votre  po:)tilarité  grandissait 
avec  vous,  raolo  ;  moi  j'y  veillais  saris  vous  le  dire.  Lasouiiçonncusc  Ve- 
nise n'a  pas  la  trame  du  complot  dont  la  pensée  ne  viillait  que  dans  mon 
sein.  Je  possède  aussi  les  secrets  de  nos  premières  fauiilles,  ttces  secrets, 
■r-ifi^us  cffrayans,  mon  fils,— me  voilii  prête  à  vous  les  confier,  parce  que 
les  secrets,  de  familles  sont  les  moyens  indubitables  par  lesquels  on  se  lés 
iqsrallje.  Nos  passions  ne  soju  que  des  arjies  de  représailles  contre  les 
sociétés rojeiéus  paC|Ja  providence  ;  Dieu  marche  à  son  but,  mêuic  par 
nos  fureurs,  (t  je  |SCJis  qu'il  a  prononcé  la  malédiction  de  Venise,  Vous  en 
serez,  l'angn  cxicrmiuateur.  —  Je  vous  aime,  et  votrt  ascendant  me  domi- 
ne. Jeu  suis  heureuse  !  Vous  n'êtes  plus  uu  enfant  (iiyoic.  Mon  insulteur 
existe  encore,  Paolo,  c'est  lui  maiutenant  qui  se  trouve  à  la  tête  de  la  ré- 
publi  |ue!  Il  a  biiti  son  élévation  sur  noire  chute,  et  sa  grandeur  sur  notre 
infamie.  Il  ne  faut  donc  plus  que  vouloir,  car  la  volonté,  fils  du  comte  de 
Val  Marina ,  c'estl'irrésistible  levier  du  monde  !  et  dans  six  mois  mou  fds, 
avec  mon  anie,  avec  vos  amis,  avec  de  la  prudence,  un  seul  coup  de  toc- 
ciu  replongera  Venise  dans  la  faiige  qui  fut  son  berceau,  comme  un  mons- 
tre sorti  desv;\gues  de  la  mer  Adriatique.  —  Oh!  si, vous  ne  vengez  pas 
votre  père,  PqoU),  si  vaus  trompez  mou  espoir,  si  vous  n'êtes  pas  le  com- 
plice de  mes  pijÇ^els, c'est  que,  pour  mettre  le  comble  i>  mes  allVonls,  soit 
que  vous  matii;iuici  d'anie,  soit  que  vous  adoptiez  les  indignes  calomnies 
de  Venise  couvre  voire  liièrc,  vous  ne  semiriez  pas  que  le  sang  légitime 
des  Val  I\larina  circule  avec  mon  honneur  et  mou  propre  sang  dans  vos 
.  veines. 

Haleiante  comme  une  louve  après  cet  épauchement  fougueux,  la  com- 
jesse  iulirrogea  les  rt^gards  morues  de  son  fils. 
ji  11  eut  un  moment  d'.imertume  et  ses  lèvres  f  e  conîractèrent. 
■  .  lEitlin  il  rompit  le  silence ,  avec  ua  geste  qui  désignait  le  faste  déployé 
tout  aatour  de  lui  : 

Est-ce  à  rêver  vengeance  que  vous  passiez  tout  votre  temps  dans  cet 
oratoire?  La  Vénitienne  fil  un  boiut  de  fureur,  cl  [déserta  le  prie  Dieu 
qu'elle  embrassait  encore.  —  l'aolo!  luue,m'çn  délieras  pas!  lui  eria-t- 
elle.Jc  l'aijuré  surcc  rrucifix. .,,    .       |,  i;,,  ;,      , 

—  Et  i-ur  ce  crueilix,  ma  p.iôie,  je  vous  jure,  moi.., 

La  main  do  sa  nièi  e  lui  ferma  la  bond  e.    Il  se  détourna. 

—  Je  voes  jure  de  ne  pas  en  cire  l'insirumeiit. 

Elle  deviijt  pâle  et  frissonna  de  tons  ses  r.iembrcs  ;  une  nuauce  d'éga- 
rement pafsa  dans  ses  yeux.  Elle  saisit  éijfirjjiqucnienl  les  deux  mains  de 
Paolo.     Puis,  froideuicnt  ;        .,   .  _„  '1,4:01  ■  11 

—Vous  réiractcrez  ce  sernionl,  mon  fils.  Il  se  dégagea  de  réimnlc. 


—  Non.mailaïuè  !  Une  tombe  ouverte  sous  un  écbafaud,  un  my  1ère 
de  vin;;!  ans  et  pl;;s,  gardé  sur  une  tombe,  avaient  d'avance  prononcé 
mon  serment  i  oar  moji,.,4ij,ifi  tiendrai.  Mon  sermem  n'est  que  la  traduc- 
tion des  cil  coiisliinrês  qm  me  forcent  à  le  proférer.  Il  riPaii,  et  vuiis  ni^ 
l'avez  pa^  fait,  maiu'vue,  m'élcver  dans  la  connaissance  de  mon  riciiin  et 
dans  yot'i e  (laiMC  à,  braver  les  injures  de  l'opiniou  dès  ma  plus  tendre  en- 
fance, àii  ris'fïied  attirer  stir  moi  les  sbires  vendus  à  des  rôles  de  meur- 
lii  rs  secrets,  Q^i  le>  ppipoisonnenrs  anonymes  aux  gages  de  la  républi- 
que. Il  le  faîl  lit.  Je  icrais  un  Falieri!  Les  hostilités  de  Venise  m'auraient 
élevé  da;is,  les  jeui  de  la  colère  et  de  la  révolte.  Mais  le  mystère  dont 
vuus  avez  Tait  votre  refuge  a  pesé  sur  moi  coi.uiie  uu  infanlici^'e.  LesFa- 
licii  font  morts.  Les  So'lerini  seuls  existent.  Je  ne  suis  pas  ce  qiip,  J^i 
suis  ;  îi'ra'c  devient  impossible  de  l'être  !  Je  t'en  ai  ni  le  nom  ni  les  rçsr;  , 
seatimens.  Gcrmeéehappé  deje  ne  sais  qticl  monde,  il  ne  m'est  pas  per-  ' 
ffiisd(f,w5eijdriirac|iif5ia-bas.  J(' existe  entre  jjçuyfiéans,  comme  un  men- 
songe, votre  conscience,  ma  mère,  v'bilà  ma  pairie,  et  je  n'eii  ai  plus 
d'auire  au  fpnd  de  mon  cccur.  Ijp  fi^^  jfisqu'à  ce  jour  inconnu,  un  doge 
que  le  siipi'dice  a  rayé  du  livre  fl'or,  s'àrm:'nt,  yJngt-un  ans  après  le 
meurtre  de  sua  (lère,  à  l'eirct  dé  revendiquer  un  htniase  c;c  veogeance 
q'",e  le  nipiudrc  sourire  d'un  inbiMent  serait  en  droit  d;;  lui  diïe.uter,  ce 
his  (lirango,  croyez-moi,  ne  serait  qu*un  risible  cl  débile  anac'aionisiiie 
doin  von  c  pi  udencp,  madame,  avait  eu  d'ailleurs  bien  avant  noi  le  juste 
presièntiment.  Ce  que  vous  ,àve;^  fait,  je  le  raiiûe  ;  je  referai  de  vuli-e 
sentiment  malgré  vous-même.  J'écouterai  les  longs  et  timi'es  scrupules 
de  la  jeune  feuune  qui  trembla  pour  son  honneur,  et  non  l'orgueil  iudis- 
crè'Pmeut  exalfé  de  la  mère  qui  s'abandonne  ce  soir  à  des  illusions  san- 
glantes. Vous  poursuivez  le  fantùine  d'une  rébabilitatioii  vengeresse  où 
je  vois  clairement  l'opprobre  et  la  récidive  d'un  scandale.  La  politique, 
dont  vous  me  (irometiezl'a.^pui,  forait  peut  être  semblant  de  me  croire  si 
j'avais  des  chances;  après  avoir  tremblé  quelques  jours,  Venise  retrouve- 
rait son  éijuilibre;  et,  par  le  fait,  vous  et  moi,  nous  ne  serions  à  tous  les 
yeux  que  de  vils  insirucieiis.  Je  ne  tieos  pas  à  des  concessious  de  circons- 
tances, à  des  sympathies  tarées.  Madélicaiesse  exigerait  fout  ;  el  ina  con- 
science ne  me  demande  rien.  Vivez  dans  mon  estime,  comtesse  de  Vaï 
Marina!  Je  la  sais  assez  grande,  cette  estime,  pour  vous  tenir  lieu  d'uili- 
vers  !  et  uiniércssous  pet'souHej,  .ni  le  peuple,  ni  les  cours,  ni  Ips  aiplii- 
lion?,  ni  les  haines,  dans  les  ahlécédens  ensevelis  de  no:rc  exijlencp; 
surtout  lorsqu'il  nous  reste  assez  de  trésors,  6  mon  Dieu  !  pour  fairt  io- 
meiisément  de  bien,  assez  d'obscurité  pour  nous  soustraire  à  tgus  les  ora- 
ges. —  Oui  !  vous  avez  fait  de  voMc  fils  un  homme  ;  mais  Paolo  n'est  pas 
plus  un  insensé  qu'un  tigre.  L'insensé  caresse  l'opinion  qui  doit  le  raûrr 
di'c  ;  le  tigre  lui  livre  uu  combat  cl  périt.  Je  suis  chrétien  ;  je  ne  lancerai 
personue  dans  ces  jeux  du  cirque.  Vous  avez  orné  monespiit,  m::dame! 
soyez-en  remerciée  !  Comme  érudition  suprême,  j'ai  précisément  à  médi- 
ter dès  ce  jour  sur  le  sortinfortuné  de  l'homme  illustre  qui  fut  mou  jièrç  ; 
et  lorsque  je  plonge  mes  regards  dans  son  sépulcre,  je  ûc  vois  que  trop,! 
face  à  face,  et  ce  que  c'est  que  la  gloire  et  ce  que  c'est  que  la  vengeance. 
La  gloire  !  c'est  une  expantion  de  joie  passagère  que  le  soolUe  impur  d'ua 
Esclavon  peut  envenimer  pendant  notre  vie  avec  des  propos  de  cabaret. 
La  vengeance!  c'est  un  transport  de  fureur  suivi  d'une  punition  méritée 
dont  on  grave  l'ignoaiiiiic  a.ec  iu  saug  sur  la  poussière  d'une  promenade 
publicpie.  Je  ne  jirêterai  pas  mon  ame  a  cette  publicité  fétide,  mon  bras 

à  c(s  représalll-s  de  faugc.  Les  horloges  de  Saint-Marc  ne  sounerout  ja- 
mais l'heure  de  mon  rendez-vous  avec  le  bourn-au  sur  les  marcLes  de 
l'escalier  des  Géaus.  Je  ne  veui  pas  de  la  gloire,  et  je  ne  me  vengerai 
PîlS.  .,  ,;   ,-,.  ,,y  ,  ■'■■ 

La  poitrine  de  là  comtesse  se  soulevait  et  voulait  rompre  la  soie  âi.\ 
cor.spge.  Vingt  années  de  sa  vie  s'évanoiussaicnl  comme  un  rêve  ;  'a}>f'î 
avoir  savouré  sa  co'ère,  plie  n'embri'sjaii  qu'une  ironie.  Son  ame  lom'oJt 
en  ruines,  dans  uu  immeusc  démenti.  Elle  dit  enfin  avec  qq  ai  dO 
rage  : 

—  Mais,  Paelo,  je  suis  donc  une  inGime,  moi!  ,, 

—  Qui  vous  a  dit  cela,  ma  mère? 

— Ton  içfus ,  malheureux  !  — Ne  m'approchepas  I  tu  \ieus  de  rompre 
avec  moi;  tu  m'as  tuée.— Il  me  fallaiî  sur  la  terre,  aiin  d'y  supporter  (^ 
vie,  une  manifestation  éclatante  que  l'.m  croyait  à  ma  vertu,  que  l'on  pou- 
vait s'y  dévouer,  (pioc'étai  une  s.iiiite  cause!...  Tu  me  refuses'...  Je 
sais  pourquoi.  —  Paolo ,  Paolo,  vous  me  démentiriez  eu  vain  I  je  suis  uoe 
femme  souillée  dans  la  conviciion  de  mon  fils!...  .'' 

—  iN'eu  croyez  rien  !  le  démon  vous  inspire  un  mensonje  ,  ma  m^rt l 
El  qui  donc,  cucffet,  après  vingt  longuei  années  de  sile:ice,  vous  forçait, 
pauvre  femme,  à  cette  révélation  terrible?  Uu  dou'.e,  il  est  vrai,  m'est 
échappé,  mais  comme  un  éclair.  Lisez  dans  mes  regai°d> ,  et  pardonnez  à 
voti  e  enrant.  Oui,  j'ai  tous  les  traits,  je  me  se  s  l'ame  J'uii  Vjt  Mai  ina, 
l'ame  qu'il  avait  <|iiaiul  il  iravaiiiaii  si  iioblemeut  .^  rendre  Venise  i^igiate. 
Le  cœur  ne  se  trouvait  pour  rien  uaus  un  hla^phêmc  doni  ma  raUu  so 
d<  gagi.  l.t  l'c  luêiue  que  j'ai  fiit ,  peur  le  tenir,  le  serment  de  uc  janiiîs 
ensanglanter  les  eaux  de  ce  golf»'  au  profit  de  ma  cause,  je  Vv,..j  jure,  ma 
mère,  que  je  crois  à  votre  tin  eriié.  Voire  parole  n'a  pjSjj  ■  ^?. 
preuves  pom"  moi  que  la  revilaMui),  nièaie  U'i  Cbrist,       , 

Tottie  une  résolution  mytlcricuse  se  cguccntia  oans  ta  \ûi,V|  g^atu  de  la 

comfc&ie  ;.,.,■ 
-^.Tujie  ui*eu)j)èctieics  pas  de  ''.  Soû» 


non  1 


ne  veax  pas  qu.-  co  sjt 


uù  COOl* 


i6 


LE  MAGASIN  LITTERAIRC. 


plaisant  bandeau  sur  les  yeux,  ni  le  respect  humain  de  la  corapnsîionqui 
t'arrache  un  bénévole  men.^ongc.  Tu  risijuerais  tous  les  sacrifices  pour 
m'ap''isci',  mon  Cl».  Qui;  rexiravagaiice  même  de  la  prouve  détruise  à  ja- 
mais tous  tes  doute?.  11  me  lu  laut.  Je  te  donnerai  le  léaiuignagc  des  saints 
martyrs  ! 

—  Je  n'ai  besoin  que  de  votre  témoignage,  ma  mère. 

—  Eh  bien,  je  prétends,  moi,  te  donner  celui-là. 

Une  courte  lame  de  poignard  éiinccla  dans  les  mains  de  la  comtesse. 

Bétrix  accourut,  poussant  des  cris. 

Paolo  s'était  en  vain  précipité. 

L'altièrc  pairicicnnc  tomba  mortellement  frappée  sur  le  prie-Di^u. 

Témoins  impuissans  de  cet  acte  réiléchi  de  délire,  Béairix  et  l'aolo  la 
soutinrent  avec  des  frémissemens  entre  leurs  b-as;  le  poignard  fut  chassé 
par  le  sang  qui  jaillit  î\  gios  bouillons  de  la  plaie. 

Tout  secours  humain  était  superllu. 

La  main  épuisée  de  la  comtesse  cherchait,  mais  inutilement,  à  se  saisir 
<lu  cruciQ.f. 

Béairix  étoulTa  ses  propres  sanglots,  et  lui  porta  le  signe  de  la  rédemp- 
tion contre  ses  lèTrcs. 

—  Ma  mère!  s'écria  Paolo,  en  prévenant  sur  voiis-mènic  les  décrets  de 
l'Eternel,  tandis  que  votre  cœur  étiiit  gonllé  de  vengeance  contre  vos  sem- 
blables, vous  venez  de  joindre  péché  mortel  à  péché  mortel.  Pérircz-vous 
ainsi  doublement  criminelle  devant  Dieu?  L'intercession  de  voire  (ils  vous 
sauverat-clle  comme  l'interveniion  de  Jésus-Chiist  rendit  les  voies  de  fa- 
lut  à  ce  monde?...  Ce  monde,  0  ma  mère,  ni  vous  ni  moi,  nous  n'y  som- 
mes plus  rien  dès  ce  jour,  et  je  vais  essayer  de  conquérir  votre  grâce 
dans  l'autre.  Vous  aurez  frappé  deux  existences  à  la  fois;  j'expierai  votre 
crime  dans  ua  couvent.  uiciiel  raymomd. 

[Revue  du  Siècle.) 


liES  I]yCO^'VE3>IE:;VS   DE  liA  CEIiEBSSSTSi;. 

UISTOir.E  ANECDOTIQUE  DU  DIX-\EUVlÈiHE  SIÈCLE 

Feu  Robertson,  célèbre  physicien  aéronaule,  comme  il  s'intitulait,  n'a 
point  raconté  dans  les  deux  volumes  in-8  de  ses  Mémoires,  touter,  les  a- 
vcntures  qui  lui  sont  arrivées.  Ainsi,  par  exemple,  il  fait  bien  moniion  des 
nombreuses  séances  de  physique  amusante  qu'il  a  données  à  Bruxelles, 
avec  tant  de  succès ,  en  1810  ,  mais  il  n'ajoute  point  le  récit  de  certaine 
scène  dont  il  fut,  sinon  le  deus,  du  moins  la  machina,  —  pour  employer 
les  termes  de  l'art  théâtral  consacrés  par  les  anciens. 

Le  soir,  quand  Robcrisoii  ne  réunissait  point,  au  petit  théâtre  du  Parc, 
la  foule  des  spectateurs  pour  les  émerveiller  des  mliatles  de  la  fai  t^isnia- 
gorie  et  rie  cent  miraruieux  tours  de  passe-passe ,  il  allait  habilueile- 
mont  dîner  à  l'un  des  hôtels  en  vogue.  Là,  il  aimait  à  raconter,  aux  habi- 
tués de  la  table  dhôie,  les  événemens  c\iraordinai;es  de  sa  vie  d'artiste, 
les  dmgers  qu'il  avait  courus  en  Suisse,  oii  des  paysans  l'avaient  p:  is  pour 
un  sorcier  et  l'avaient  jeté  dans  un  four  ;  ce  qui  lui  était  arrivé  dans  les 
airs  quand  il  voyageait  en  ballon;  les  bonnes  fortunes  sans  nombre  qu'il 
d.'vait  à  son  talerjt;  enOn  les  hauis  personnages  et  les  hommes  célèbres 
qui  s'empressaient ,  à  Paris  ,  de  lui  ouvrir  leurs  salons  et  nième  de  l'ad- 
nietlrc  dans  leur  plus  étroite  iniiinité.  A  l'cniendre,  Cainbacérès  oubliait, 
pour  deviser  avec  M.  Robertson,  son  titre  d'arebi-chatueiier  de  l'enipiie; 
M.  de  Tallcyrand  ne  connaissait  pas  de  plus  vif  plaisir  que  de  se  donner 
une  heure  d'escamotage  et  de  conversation  avec  l'illustre  pliysicien  ;  Ma- 
rie-Louise (demandait,  chaque  jour,  avec  insiance,  une  \isiie  du  sorcier  à 
qui  la  fantasmagorie  devait  tant  de  perfectionnemens.  O'ianti»  'a  majesté, 
quanta  l'empereur  et  roi ,  il  tutoyait  M.  Robertsim  cl  lui  liiait  l'oreille, 
témoignage  d'alTeciion  et  de  familiarité  qu'il  ne  daiguait  accorder,  on  le 
sait,  qu'à  deux  ou  trois  de  ses  favoris. 

Mais  M.  Rubertson  l'avouait  sans  façon,  a  tous  les  princes,  à  tous  les 
monarques,  il  préférait  la  société  des  artistes  et  des  écrivains;  il  dînait 
régulièrement,  une  fois  la  semaine,  avec  Lebrun,  lepoMedu  Fe»geur; 
Andricux  no  dédaignait  pas  de  le  consulte,- sur  ses  leçons  au  collépeda 
Franco;  Delillc  lui  lisait  ses  vers;  Arnauld  lui  donnait  les  prémices  de 
S'  i  épigraœmcs;  V.  de  Jouy,  cet  empereur  de  la  criiique,  lui  devait  plus 
(I  un  de  ses  spirituels  feuilletons  ;  enfin  Marie-Joseph  Chénier  ne  pouvait 
vivre  sans  lui.  Quand  deux  jours  s'étaient  passés  sans  qu'il  eût  vu  llol  ert- 
son,  il  accourait  chez  son  ami,  lui  sautait  au  cou  et  ne  savait  plus  se  ré- 
soudre à  le  quitter. 

—  Alors,  vous  allez  être  bien  content,  interrompit  le  maître  del'hôlel, 
car  M.  Chénier  vient  d'arriver  à  Bruxelles.  Il  est  descendu  ici,  chez  moi, 
dans  ma  maison. 

—  Marie  Joseph  Chénier?  s'écria  Robertson  avec  une  joie  bruyanie  à 
travers  laquelle,  cependant,  il  eût  été  facile,  avec  un  peu  de  méfiance,  de 
recontiattrc  de  l'embarras. 

—  Lui-même  !  il  a  écrit,  sur  mon  registre,  son  nom  en  toutes  lettres  : 
ciiiiNtKii.  J'avais  d'ailleurs  lu  ce  nom  sur  l'adresse  de  sa  malle  ;  adresse 
précédée  de  l'initiale  M.  Vous  devez  reconnaître  sur  mon  rcyisirc  l'écri- 
ture de  voire  ami  ? 

—  Parfaiicrrentl  C'est  lui,  à  n'm  pas  douter,  reprit  Robertson.  J'irai, 
demaio  matin,  lui  prcsenicrmcs  hommages. 


—  Demain  ?...  Attendre  à  demain  pour  embrasser  un  ami  ?... 

—  Ah  !  c'est  que  nous  avons  eu  ensemble,  avant  mon  départ,  quelque 
petite  querelle. 

—  Liie  querelle  avec  l'auteur  de  Clun-lcs  IX,  de  Fàtéton,  de  Caius 
Griicchus  !  inlerromi)il  un  jeune  homme  qui  se  p'quait  de  gofiis  littéraires. 
Ah  !  si  j'étais  son  ami  comme  vous  ,  je  le  presserais  déjà  dans  mes  bras, 
et  je  lui  denisndei  ais  i)ardon  des  toits  qu'il  pouriait  avoir  à  mon  égard, 
au  lieu  de  m'<  n  fonualisor. 

—  Voilà  de  nobles  sentimens,  des  sentimeiis  que  'approuve,  jeune 
homme.  Eh  bien  !  je  vais  les  imiter;  je  vais  me  rendre  de  suite  près  de 
mon  ami  Chénier. 

—Et  nous,  messieurs,  reprit  l'enthonsiasie  littéraire,  posséderons-nous 
dans  notre  ville  de  Bruxelles  un  des  grands  écrivains  de  l'époque  sans  lui 
léiiio  gner  combiiii  nous  l'admirons?  Hier  encore,  au  théâtre,  nous  ap- 
plaud  ssions  une  tragé.li-!  de  Ché;iier!...  aujourd'hui,  Chénier  ne  recevrait 
pas  une  preuve  de  notre  sympathie?  Il  n'en  peut  être  ainsi  !  Il  faut  que 
Chénier  sache  com!;i:'n  les  Bruxellois  apprécient  les  grands  poètes  1  11 
faut  lui  donner  une  sérénade  ! 

—  Oui,  il  faut  lui  donner  une  sérénade  !...  C'est  cela!  rcpéla-t-on  de 
toutes  parts  avec  enihousiasme.  Une  sérénade!  une  sérénade  1 

Aussitôt,  chacun  s'occupa  d'organiser  la  fête  musicale,  non  sans  emme- 
ner Roberson,  que  l'on  allilia  forcément  à  la  joyeuse  conspiration  ,  et 
que  l'on  chargea  de  haranguer  le  poète  en  lui  présentant  les  admirateur» 
qu'il  comptait  à  Bruxelles.  Roheiison  voulut  décliner  cet  honneur,  qui  de- 
vait appartenir,  disait  il,  à  un  habitant  moine  du  pays;  mais  on  ne  tint  pas 
compte  de  ses  scrupules,  et  on  l'entraîna. 

Pour  expliquer  ce  qu'on  vient  de  lire,  il  faut  ajouter  que  les  Belges 
senties  plus  grands  donneurs  de  férénadcs  (ju'il  y  ait  sur  terre.  Les  Es- 
pagnols eux  inéuies  n'usent  que  sobrement  de  ces  concerts  nocturnes,  en 
comparaison  des  dignes  Flamands!  'J'out,  pour  ces  derniers,  est  matière  à 
sérénade!  Quelqu'un  part-il  ?  sérénade!  Quelqu'un  arrive-t-il  ?  sérénade. 
Si  l'on  se  marie,  s'il  naît  un  enfant,  si  l'on  célèbre  un  anniversaire,  la  sé- 
rénade ne  manque  jamais  d'accourir  avec  sa  contrebasse,  ses  trois  violons, 
sa  llijie,  sa  clarinette,  son  iromboinie  et  son  violoncelle.  Ou  arrive  mys- 
térieusement, vers  neuf  heures  du  soir;  on  se  place  en  silence  sons  la  fe- 
nêtre de  la  persoiHie  à  qui  l'on  veut  donner  la  fête.  Un  !  dcuî  !  trois  !  Le 
maître  du  pciit  orchestre  étend  son  aichet,  donne  le  signal...  Un  air 
triomphant  éclate  !  La  foule  accourt  à  ce  bruit;  les  fenêtres  s'ouvrent  et 
le  garnissent  de  curieux  ;  on  applaudit,  on  pousse  des  hourrah.  Le  tout 
le  termine,  d'ordinaire,  par  une  allocution  que  prononce,  du  haut  d'une 
croisée,  le  sérénade,  souvent  surpris  en  robe  de  chambre:  son  bonnet  de 
nuit  au  front,  il  relient,  d'une  main,  ses  vêtemcns,  tanuis  que  de  l'autre  il 
gesticule  des  rcmerciemcnset  essuie  ime  larme. 

Pendant  que  l'on  s'occupait  activement  de  la  sérénade  destinée  à  M. 
Chénier,  celui-ci,  après  s'être  déchaussé  et  avoir  fait  allumer  du  feu  dans 
sa  chambre,  car  le  mois  de  novembre  commençait  à  souiller  sa  bise  avec 
âpreté,  (initiait  ses  habits  de  voyage  pour  ievêtir  une  chaude  et  large  re- 
dingote de  fuiaine.  11  avait  ordonné  qu'on  lui  montât  à  souper  dans  sa 
chambre  :  il  était  facde  de  reconnaître,  dans  toutes  les  allures  de  ce 
petit  ho  unie,  âgé  de  cinquante  ans  environ,  le  bien-être  immense  d'une 
personne  qui  échappe  à  un  grand  péril,  ou  du  mois  à  un  grave  inconvé- 
nient. Il  respirait  à  l'aise,  il  se  prélassait  dans  son  fauteuil,  il  se  gobergeait 
à  l'uvaiico  de  son  souper.  Le  repos  et  l'appétit  dont  il  avait  été  privé,  par 
quelque  incident ,  renaissaient  enfin  pour  lui ,  la  (hose  était  certaine. 

Néanmoins,  un  peu  de  son  premier  malaise  lui  revint,  quand  il  vit  le 
maître  d'hôtel  en  personne,  et  la  serviette  sous  le  bras,  monter  lui-même 
le  souper,  au  lieu  de  laisser  ce  soin,  comme  d'habitude,  à  l'un  des  gar- 
çons. 

Et  puis  il  y  avait  dans  les  manières  de  cet  homme,  dans  son  sourire 
d'intelligence,  dans  ses  façons  obséquieuses,  je  ne  sais  quel  mystère  prêt 
à  se  trahir.  L'aubergiste  mettait  en  outre  une  affectaiion  profonde  à  répé- 
ter sans  cesse  le  nom  de  son  hôte.  Ce  nom  semblait  agir  désagréablement 
sur  les  nerTs  du  voyageur. 

—  Monsieur  Cbénier  ne  voulait  il  plus  rien  ?  Monsieur  Chénier  était  il 
satisfait?  Monsieur  Chénier  n'avait  il  point  d'ordre  à  donner?  Comment 
nioiisieur  chénier  trouvait  il  le  poulet  rôti? 

Cel  li  qui  était  l'objet  de  tant  d'ohséquinsités  suivait  de  l'œil,  avec  in- 
quiétude, tous  les  mouvcmcns  du  maître  d'hôtel  ;  car  à  travers  cette  exa- 
gération de  politesse,  il  et  oyait  distinguer  de  l'ironie.  11  cherchait  à  péné- 
trer le  secret  de  cette  énigme,  et  je  vous  l'ai  dit,  une  pareille  recherche 
n'était  pas  sans  tro,ible,  quand  soudain  la  sérénade  jeta  a;:  vent,  comme 
un  coup  de  tonnerre,  sa  première  et  gigantesque  acclamation  ! 

1,1  fourchette  tomba  des  mains  de  Chéisier,  et  son  visage  se  couvrit  de 
la  pâleur  d'un  irépas.é,  surtout  quand  i'hùle  s'écria  : 

—  Monsieur  Chénier  ne  s'attendait  point  à  celte  réception,  n'est-il 
point  vrai? 

—  Comment  sait-on  mon  arrivée  h  Bruxelles? 

—  Vous  devez  cette  fête  à  l'un  de  vos  amis  de  Paris  qui  vous  a  re- 
connu. 

—  L'enragé  !  le  brigand  !  s'écria  le  \o\  agcur  ;  je  quille  Paris  pour  l'é- 
viter, et  il  me  pour.-uU  ,  et  il  a  recours  à  un  pareil  éclat!  U:)  chjrivaril 
un  cliaiivari  !  (.)ii'ai  je  doue  fait  à  cet  homme? 

—  Que  nionsieui  Chénier  ne  se  fâche  point,  (iit  humblcmnit  le  maître 
d'hôtel,  qui  se  piquait  de  bcll  s-lettres  ;  on  Eait  l'apprécier  à  Bruxelles 


LE  MAGASLN  LITTliPiAmE. 


•17 


comme  à  Paris.  Nous  ne  pouvions  rcspccler  l'incogniio  d'un  homme  ici 
que  :il.  Cliénier. 

Ces  paroles,  loin  d'apaiser  lai  colère  et  les  mouvemens  fébriles  du  héros 
de  la  fête,  semlilaicnt  au  contraire  IVxaspi'Ter  davantage.  Cependant,  la 
sérénade  continuait  avec  plus  de  magnilicenre  que  jamais!  Si  les  musi- 
ciens s'arrc:aient  un  mnnu'iit,  la  foule  jetait  des  cris  dans  lesquels  l'éiran- 
gcr  ne  reconnaissait  que  Iro;)  bien  son  nom  ! 

Chénier  !  Chénier  I  Chénicr  ! 

—  Après  un  tel  éclat  il  n'y  a  plus  à  reculer,  murmura-t  il,  il  faut  se  ré- 
signer à  son  sort. 

Il  se  leva,  ouvrit  sa  malle,  y  prit  d'une  main  tremblante  des  pistolets 
f  t  les  piaça  ft;r  fa  (hrmiiice.  L'hôte  qui  ne  comprenait  plus,  ou  plutôt 
qui  n'avait  jamais  compris,  se  glissa  furtivement  hors  c'e  la  chamijre  et 
gagna  au  larpe,  stupéfait  de  voir,  pour  la  première  fois,  un  homme  exas- 
péré à  ce  point  par  une  strOnado. 

—  Maintenant,  dit  le  jeune  littérateur  qui  avait  provoqué  les  hommages 
rendus  au  poètf^,  M.  Chénier  va  sans  doute  se  montrer  à  son  balcon, 
haranguer  et  remercier. 

—  Je  n'en  doute  pas,  répliqua  le  physicien,  qui  se  tenait  dans  la  partie 
:1a  moins  éclairée  de  h  cour.  Il  faut  l'appeler. 

—  Bravo  !  hravo  !  Chénicr  !  ChénieV  !  cria  la  foule.  Qu'il  paraisse  I 
Chénier!  Chénier! 

—  Bravo!  Lne  couronne!  Il  faut  lui  Offrir' une  couronne,  proposa 
<iuelqu'un. 

Les  Belges  ont,  pour  donner  des  couronnes,  la  même  ardeur  que  pour 
les  sérénades.  La  proposition  fut  donc  acceptée  avec  transport  :  on  cou- 
rut chercher  une  couronne. 

î  ■ — Puisqu'il  ne  se  rend  pas  à  nos  vœux,  puisqu'il  ne  paraît  pas,  vous 
allez  monter  chez  votre  ami,  dit  l'auteur  de  la  motion  triomphale  ;  vous 
l'engagerez  à  se  met're  à  la  fenêtre  ;  pendant  qu'il  y  sera»  je  lui  placerai 
adroitement  la  couronne  sur  la  tète. 

Il  fallut  bien  que  Ucberston  obéît. 

Tous  les  deux  montèrent  donc  à  la  chambre  du  poète  et  frappèrent 
doucement  à  la  porte.  Chénicr  vint  leur  ouvrir  lui-même. 

—  Je  connais  le  motif  qui  vous  amène,  etjesais  la  personne  qui  vous 
envoie,  dit  le  vovRgcur.  Je  suis  à  vos  ordres;  je  ne  vous  demande  que  le 
temps  de  m'habiiler, 

—  Vous  n'en  avez  pas  besoin  ;  on  vous  attend  avec  une  si  vive  impatien- 
ce que  l'on  ne  prendra  point  garde  h  la  négligence  de  votre  costume  ;  né- 
gligence bien  excusable  d'ailleurs  chez  un  voyageur  comme  vous. 

—  Mais  qui  donc  a  pu  vous  apprendre  mon  arrivée?  s'écria-t-il  avec 
impatience.  A  qni  suis-je  redevable  do  pareilles  persécutions? 

—  Quelle  nitidoitie!  appeler  persécutions  les  honneurs  si  mérités  qui 
vous  sont  nemlus  I  C'est,  du  reste,  monsieur,  votre  ami  Roberison  qui  a 
reconnu  Tbire  écriture. 

—  Robertson  ?  mon  ami?  Mais  je  n'ai  jamais  connu  de  Robcrtson!  je 
n'ai  jamais- entendu  parler  de  Robertson! 

—  Ou!,  moi,  (it  l'aéronaute  qui,  en  désespoir  de  cause,  se  jeta  dans  les 
bras  du  voyageur  stupéfait.  "'•  " 

—  Mais  je  ne  vous  connais  pas,  monsieur.  ■'  -'■3''' 

'  —  Pard  jnne  zhù,  en  ce  jour  solennel,  les  tdrtà-qij'il  a  envers  vous.  Il 
les  confesse,  il  s'enrepent,  ajouta  le  jeune  Belge;  ne  l'en  punissez  pas  en 
feignant  de  ne  point  le  reconnaître. 

'  'i—  Si  je  ne  suis  point  déjà  tout  à  fait  fou,  vous  détruirez  le  peu  de  rai- 
son qui  rae  reste,  rugit  le  pauvre  homme  evaspérô. 

—  Chénier!  Chénier  !  hurlèrent  mille  voix  sous  la  fenêtre. 
Il  retomba  pâle  et  sans  force  sur  son  fauteuil. 

'  —  C'est  donc  un  véritable  assassinat?  Je  ne  croyais  avoir  affaire  qu'à 
tine  seule  personne,  et  voici  toute  une  population  qui  demande  ma  tête  ! 
lit-il  avec  un  rire  amer, 

—  Oui,  c'est  votre  tête  qu'on  demande,  interrompit  le  Belge,  se  mé- 
prenant sur  le  sens  de  cette  phrase.  Ne  la  iui  refusez  pas  plus  long-temps. 
Daignez  la  lui  accorder. 

—  Donner  ma  tête!  donner  ma  tôle  !  répéta  l'infortuné  qui  s'agitait  com- 
me dans  un  rêve  iconfus  et  ne  comprenait  plus  rien. 

Le  jeune  B^lgieouvrit  la  fenêtre  avec  prestesse,  s'élança  sur  le  Français 
et  l'entraîna  vers  la  fenêtre.  Celui-ci  crut  qu'on  voulait  le  précipiter  et  le 
jeter  à  la  foule,  tl  se  cramponna  de  toutes  ses  forces  au  balcon.  Dès  qu'on 
l'aperçut,  les  spectateurs,  touchés  de  la  modestie  du  poète  et  de  la  résis- 
tance qu'il  opposait  à  leurs  hommages,  poussèrent  des  vivat  capables 
d'assourdir  un  artilleur  habitué  aux  hurleinens  d'une  batterie  de  canons. 
Au  même  instant,  l'objet  de  tout  ce  tapage  sentit  quelque  chose  de  froid 
se  poser  sur  sa  tète. 

11  parvint  enfin  à  s'arracher  des  bras  du  Belge  tandis  que  Robertson 
s'esquivait ,  poussa  l'entliouMasie  hors  de  la  chambre,  non  sans  lui  cau- 
ser une  vive  surprise  d'un  pareil  procédé,  mit  le  double  tour  de  la  seriu- 
re,  ferma  la  fenêtre  et  tira  hermétiquement  les  rideaux.  Alors  il  se  jeta 
sur  son  lit  et  quelque  chose  tomba  à  ses  pieds. 

—  Une  couronne!..,  une  couronne  !...  C'était,  commeil  le  disait,  à  en 
devenir  fou. 

Tandis  qu'il  restait  Ta ,  dans  la  stupéfaction,  et  qu'il  se  croyait  le  jouet 
d'un  de  ces  cauchemars  où  le  vrai  se  mêle  au  faux  de  la  manière  la  plus 
fantastique,  il  entendit  tout  à  coup  une  rumeur  sourde  dans  l'escalier.  Des 
AOix  parlaient  bas ,  et  des  pieds  s'avançaient  avec  précaution.  Bientôt,  ce 

PftCEMwnE  1841. —TOME  1. 


bruit  devint  plus  sensible  et  plus  rappi  oché.  On  s'arrêta  devant  la  porte 
de  sa  chambre;  on  parut  mystér  eusemeiil  se  concerter  ;  on  frappa  dou- 
cement. Comme  il  ne  répondait  pas,  on  insista,  et  une  voix  cria  à  lia.' 
vers  ie  trou  de  la  serrure  : 

—  Monsieur  ChC'nier,  ouvrez-nous  !  Ne  persistez  pas  !  Ne  regardez  pas 
pins  longtemps  un  incogniio  inutile.  Un  de  vos  amis  qui  se  trouve  à  Bru- 
xelles, M.  Robertson,  le  célèbre  physicien,  vous  a  parfaitement  reconnu. 

—  Je  ne  vous  connais  pas  !  je  n  ai  jamais  connu  de  Robertson  et  de 
physicien!  Quand  finira  toute  celte  mystilicaiion ?  que  voulez-vous  de 
moi? 

—  Vous  prier  d'honorer  de  votre  présence  le  banquet  improvisé  que 
nous  voulons  vous  offrir. 

—  Un  banquet  !  A  moi?  Pourquoi  ?  Je  ne  vous  connais  point  et  vous 
ne  me  connaissez  pas  ! 

—  Que  ces  grands  poètes  sont  originaux  !  dit  a  ses  compagnons  l'un  de 
ceux  qui  assiégeaient  la  porte.  Jamais  on  n'a  vu  pareil  entêtement  !  Eh 
bien  !  il  faut  obtenir,  de  vive  force,  ce  qu'il  refuse.  On  m'a  conté  qu'on 
avait,  une  fois,  dii  eu  venir  à  pareille  extrémité  avec  J.  J.  Rousseau  et  que 
le  grand  homme  s'en  était  montré  chaiiné.  Vous  allez  voir! 

Il  s'adossa  contre  le  chambranle  de  la  porte,  arcbouta  énergiqucment 
scspictls  et  Ot  levier  avec  ses  épaules.  Tout  à  coup,  la  serrure  céda,  et  la 
porte  s'ouvrit  avec  violence.  L'ingénieux  auteur  de  ce  pro'.édé,  lier  de 
son  succès,  se  précipita  le  premier  dans  la  chambre,  saisit  le  voyageur 
dans  SCS  bras  et  l'emporta,  à  la  tête  de  ses  amis  qiji  poussaient  dés  cris 
de  juif  !  Cinq  minutes  apr.s,  l'étranger  se  trouvait  a.'sis  à  la  place  d'hon- 
neur d'une  longue  table.  En  vain  il  prolesta  de  nouvca.!,  eu  vain  il  de- 
manda qu'on  lui  laissât,  du  moins,  le  répit  d'échanger  sa  robe  de  chaai- 
bre  couti  c  un  habit,  on  le  retint,  bon  gré  malgré,  prisonnier  de  guen^e. 
Il  lui  fallut  forcément  prenire  sa  part  d'un  excellent  souper. 

L'aéronaute  Robertson,  placé  à  la  droite  du  héros  de  la  fête,  fut  peut- 
être  le  seul  des  coniives  qui  ne  lit  point  honneur  à  la  chère  :  il  semblait 
mal  à  l'aise,  il  échangeait  inutilement  un  regard  d'intelligence  avec  les  au- 
tres convives,  chaque  fois  que  Chénier  s'obstinait  à  recevoir  avcÇ surprise 
les  paroles  familières  de  son  voisin  :  on  commençait  généralement  à  croire 
que  le  digne  physicien  connaissaitbeaucoup  moins  qu'il  ne  PWait  dit  le 
célèbre  personnage ,  et  qu'il  s'était  beaucoup  vanté  dans  sa  prétendue 
amitié  de  frère  avec  le  poète.  Honteux  et  désappointé  comme  tout  men- 
teur pris  sur  le  fait  et  qui  sent  s'écrouler  l'érbaf.'udage  sur  lequel  il  s'était 
hissé,  il  eilt  donné,  avec  joie,  mille  écus  pour  se  trouver  à  cent  beues  de 
Bruxelles  et  de  la  salle  du  festin.  Hélas  !  Il  fallut  rester  là,  au  pilori  où  il 
s'était  attaché  lui-même,  et  faire,  du  moins,  bonne  mine  à  mauvais  jeu  ! 

Enfin,  le  dessert  arriva,  un  des  convives  se  leva.  Troublé,  ému  et  la 
voix  tremblante,  il  tira  un  papier  de  sa  poche  et  prononça  le  toast  sui- 
vant: :' 

—  A  Chénier  !  Au  grand  poète  !  A  l'illustre  auteur  (Irnmaiique  dont  la 
Belgique,  comtne  la  France,  admire  le  talent  sublime  !  P«isse-lil  garder 
le  souvenir  de  l'accueil  hospitalier  que  la  ville  do  Bruxelles  s'estime  heu- 
reuse et  tière  d'avoir  pu  lui  oflV ir  !  A  Chénier  !  Au  grand  poète  !  ,  ; 

—  A  Chénier  !  Au  grand  jjoète!  répétèrent  en  chœur  les  convives.   ,  u 
Celui  à  qui  s'adressaient  ces  hommages  se  leva.  On  fit  silence  de  toutes 

parts  et  l'on  écouta  religieusement. 

—  Messieurs,  dit-il,  je  suis  sensible  àvotre  bonne  réception;  maisjeue 
pense  la  devoir  qu'à  une  méprise.  Peut-être  y  a-l-il  un  poète  qui  porte 
mon  nom,  mais,  grâce  à  Dieu,  je  n'ai  jamais  connu  ni  lui,  ni  ses  vers.  Je 
suis  Mathieu-Jean  Chénier,  négociant  en  vins  à  Bordeaux.  J'arrive  de  Pa- 
ris pour  txercer  ici  mon  commerce... 

Un  vif  murmure  de  mécontentement  riuterrompit. 

—  C'est  vraiment  trop  fort!  disait-ou.  Son  entêtement  devient  toutà 
fait  de  mauvais  goût.  Pour  qui  nous  prend-il  donc  ?  On  ne  mystifie  pas 
ainsi  d'honnêtes  gens  ! 

Puis  on  en  vint  à  apostropher  Robertson. 

—  Voyons,  monsieur,  mettez  un  terme  ù  la  persévérrnce  qu'apporte 
M.  Chénier  à  nier  son  identité.  N'est-il  point  le  grand  poète  que  nous 
sommes  hors  de  recevoir?  Sa  plume  éloquente  n'a-i-ello  peint  écrit  la  tra- 
gédie de  Charles  IX.  ^ , 

—  M.  Chénier  est  un  grand  poète  !  affirma  Roberison.  '^ 
N'êtes- vous  point  son  ami  ?  ^ 

—  L'amitié  d'un  grand  homme  est  un  bienfait  des  dieux. 

—  Mais  vous  ns  répondez  directement  à  aucune  de  nos  questions,  in- 
terrompit l'Hercule  qui  avait  naguère  brisé  la  porte.  .Mousieur  est-il, 
oui  ou  non,  M.  Chénier  le  poète  ?  Eu  avei-vous  menti,  oui  ou  non  ? 

—  M.  Chénier  le  poète,  balbutia  l'escamoteur. 

—  Eh  bien  !  monsieur  Chénier,  contimia  le  rude  gaillard,  qui  s'ani- 
mait de  plus  en  plus,  je  vous  déclare  en  mon  nom,  et  au  nom  de  mes 
concitoyens,  que  refuser  plus  long  temps  nos  hoaiui  ges  serait  une  grave 
insulte,  et  qu'il  iiiudrait  nous  en  rendre  raison  l'épée  à  la  main. 

—  Un  duel  I  encore  un  duel  ! 

—  Notre  amitié  ou  notre  vengeance  1  Choisissez.  ^ 

—  Puisque  vous  le  voulez,  dit-il  avec  rage,  soit  !  je  suis  un  grand 
poète  !  Allez  ! 

On  applaudit  vivement ,  on  vint  h  Ini,  on  lui  serra  les  mains,  on  rero< 
brassa,  on  lui  fit  mille  tendres  reproches  sur  son  obstination. 
L'orateur  demanda  de  nouveau  la  parole  ; 


!S 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Maintenant,  messieurs,  il  faut  supplier  M.  CUénier  de  nous  réciter 
des  vers. 

—  Mais  je  n'en  ai  jamais  Fait,  mais  je  n'en  ai  jamais  lu  un  seul  ! 

—  Encore  !  niiigii  la  voi.v  de  Sienior  du  préopinant,  tandis  que  l'indi- 
gnaiion  se  répandait  de  noupeau  sur  tous  les  usages  animés  par  le  vin. 

—  Messieurs,  dit  un  voyagi  ur  modestement  assis  au  bas  de  la  tabl?, 
et  qni  avait  demandé  la  permission  de  coopérer  au  banquet,  quand  il 
avait  appris,  en  descendant  de  voilure,  que  le  héros  de  la  fête  était  Ché- 
liier,  messieurs,  M.  Cliénier  a  bien  voulu  me  lairc  confldeuce  des  der- 
niers vers  qu'il  a  composés.  Si  vous  voulez  me  le  permettre.  Je  vous  les 
réciicrai  :  par  ce  moyen  tout  se  conciliera. 

—  Accepté  !  accepté  ! 

Tandis  que  M.  Ciiénier  le  regardait  avec  stupéfaction,  !e  voyageur  se 
le» a,  et  récita  YEpilre  sur  la  Calomnie  avec  tant  de  grâce  et  de  cbar- 
mi-,  que  des  applaudi  scmcns  uuaniines  le  remercièrent.  Il  fallut  ensuite 
que  le  roi  de  la  féie  reçu:  les  accolades  de  chacun  et  des  i'elicitalions 
sur  ses  beaus,  sur  ses  admirables,  sur  ses  incomparables  vers. 

Enfin,  cinq  heures  du  niiitin,  grâce  à  Dieu,  viuiont  meUre  un  terme  à 
celte  fcie  bruyante.  On  I.;isja  le  poète  libre  de  se  reiirer;  quelque  cm- 
l)re=semeni  qu'il  en  cfit,  il  ne  voulut  pourtant  pas  quilter  la  salle  sans  ser- 
rer la  main  de  celui  qui  était  venu  généreusement  à  son  aide. 

—Je  vous  le  répète,  monsieur,  sjouta-t-il  en  terminant  ses  remercîmens; 
je  ne  suis  point  poète  ;  je  ne  connais  point  M.  Chénicr  qui  fait  des  vers. 
Je  le  déteste  même  pour  pU;s  d'un  moiif.  J'ai  le  malheur  de  porter  son 
nom,  voilà  tout.  DernicreHicnt,  il  m'a  déjà  valu  je  ne  sais  combien  d'a- 
vanies. A  Paris,  tranquillement  assis  dans  le  jardin  du  PaLiisIloyal,  je 
prenais  mon  calé  avec  un  de  mes  amis.  Il  me  quiiia  en  me  disant:  —  A 
revoir,  Chénier  !  —  Ausiiiôt,  je  vois  tous  les  regards  des  personnes  qui 
se  trouvaient  pri'S  de  mai  me  regarder  d'un  air  de  surprise.  Le  bœuf-gras 
n'exciic  point  plus  de  curiosité.  Enliu  ,  tandis  que ,  pour  m'e.ip'iquer  ce 
pliéiiomène,  je  vériliais  si  je  n'avais  rien  de  ridcule  dans  mon  costume, 
un  jeune  homme  sortit  d'ungroupe  voisin  et  me  cria  CD  me  renversant  ma 
tasse  : 

—  Assassin  !  qu'as-tu  fait  de  ton  frère  André  ? 

Je  me  lève  ;  je  protcsic  ;  je  dis  que  je  n'ai  janiDis  eu  de  frère  ;  je  l'ap- 
pelle calomniaicur  ;  je  le  menace  de  recourir  à  la  justice.  Il  me  donne  sa 
carte,  m'oblige  à  lui  donuer  la  mienne,  et  déclare  que,  le  lendemain,  il 
vien.lramc  prendre  pour  me  couper  lagor^e.  Je  n'ai  point  l'hiimeur  bd- 
liqupuse,  monsieur!  Cette  scène  m'a  fait  hâter  de  huit  jours  mon  départ 
pour  Bruxelles...  Et  voilà  que  ces  e;;ragés  Belges  ra 'assassinent  de  seré- 
nadrs  et  de  banquets!  Que  le  diable  emporte  tous  les  poêles  en  général, 
et  Cbénicr  en  particulier  ! 

—  Monsieur,  reprit  en  souriant  l'inconnu,  M.  Cbcnier  éprouvera  cer- 
tainement un  grand  regret  des  tribulations  qu'il  vous  a  valu  ,  quoique 
certes  il  en  soit  bien  innocent. 

Pu's  il  s'avança  vers  Roberison. 

—  Vous  connaissez  beaucoup  Chénicr  le  poète,  cher  prestidigitateur. 
Vous  pourrez  lui  raconter  tout  ceci.  Je  suis  sûr  qu'il  en  sera  désolé.  Mais 
pourquoi  n'avez-vous  poiut  tiré  monsieur  d'aiïaire,  en  déclarant  qu'il  n'é- 
tait pas  le  poète? 

L'escamoteur  rougit,  fit  une  grimace  significative  et  murmura  le  mot 
mystification. 

' —  Monsieur,  continua  l'étranger,  vous  êtes  une  personne  trop  aniu- 
snnie  pour  que  je  ne  cherche  point  de  nouveau  à  jouir  de  votre  sociéié. 
Quand  vous  viendrez  à  Paris,  promettez-moi  de  me  rendre  visite.  Voici 
min  adresse. 

Et  il  lui  remit  sa  carte.  Je  ne  sais  quel  nom  y  lut  le  physicien,  mais  il 
pâlit,  salua  jusqu'à  terre,  et  partit  le  lendemain  pour  l'Allemagne, 

Quant  à  M.  Chénier.^voyageuret  commerçant  en  vins,  il  repartit  le 
lendemain  pour  Paris,  et  se  pourvut  immédiatement  devant  le  conseil 
d'état  alin  d'obtenir  l'aiitorisaiion  d'abord  d'ajouter  un  S  à  son  nom  de 
Chénier,  et  de  le  faire  suivre  du  nom  de  sa  ville  natale.  Il  s ijna  donc  dé- 
sormais Cnesnier  de  Mâcon.  s.  iieshï  dertholid, 

IPresse.) 


liC  IPartcrre  û'îssa  tltéàive. 

ESQUISSE  DE  MOEURS  DRAMATIQUES. 

Choisissez  le  théâtre  qui  vous  sera  le  plus  agréable,  mais  cependant  ne 
prenez  pas  un  parterre  dans  lequel  1rs  femmes  sont  admises;  ceux-là  ne 
vous  coa\iennent  pas;  François  1"  a  dit  qu'un  soir  sans  femmes  était  un 
priuteû>ps  sans  rosis;  m.ils  en  vérité  ers  roses  là  sont  fort  mal  placées 
«lans  le  parterre  duii  ihé.'iire,  et  d'ailleurs  si  toutes  les  femmes  suit  des 
Denis,  comme  Je  me  plais  à  le  croire,  ce  ne  sont  pas  ordinairement  les 
plus  fraîches  et  les  plus  suaves  qui  vont  au  spectacle  au  parterre. 

Nous  avons  donc  un  parterre  d'hommes;  nous  le  [îrcndrons  au  com- 
nifncemei'.t  du  spectacle,  avant  qu'il  ne  suit  eiitirement  plrln.  Du  resie, 
EO'JS  avons  des  parterres  qui  no  le  sont  jamais,  même  lorsque  le  specta- 
cle es',  avancé  ;  il  y  en  a  d'autres  qui  ne  sont  b:en  c^rnis  que  les  jours  de 
preiiiière  représeiituion.  Ces  jours  là,  comme  s'ils  voulaier.t  se  dédom- 
mugcr  de  leur  solitude  habituelle,  ils  sont  bourrés  comme  des  omnibus 
par  UD  temps  de  pluie  ;  on  met  dedans  plus  de  monde  qu'il  n'eu  peut  ou 


du  moins  qu'il  n'en  devrait  contenir;  bien  entendu  qee  ceu\  qui  seront 
au  milieu  de  celte  foule  n'auront  besoin  ni  de  se  moucher,  ni  de  prendre 
leur  tabaiièic  dans  leur  poche,  c'est  un  exercice  qui  leur  est  défendu,  à 
moins  d'être  un  Hercule  du  Nord,  un  Alcide  de...  n'imporie  où,  et  de 
pouvoir,  avec  des  bras  de  fer,  dompter  et  contenir  les  mouvemens  de 
ses  voisins. 

Quand  vous  êtes  entré  dans  un  parterre  où  la  foule  est  comoa!  te,  où 
les  portes  sont  encombrées,  où  touies  les  issues  font  parfaitement  bou- 
chées, vous  devez  vous  résoudre  à  n'en  plus  sortir,  ntalgré  l'envie  pres- 
sante que  vous  pourriez  en  avoir;  si  cependant  vous  ne  pouvez  résister 
au  désir  de  prendre  l'air,  -de  respirer  un  moment  dans  une  atmosphère 
moins  épaisse,  alors,  pour  revenir  à  votre  place,  pour  rentrer  dans  ce 
fortuné  parterre,  séjour  des  eus  et  des  romains,  il  faut  vous  attendre  à 
faire  une  petite  partie  de  boxe  avec  les  personnes  entassées  à  la  porte... 
Ce  n'est  pas  toujours  agréable,  surtout  si  vous  n'éies  p>s  d'une  certaine 
force  à  ce  jeu-là  ;  enfin,  ce  sont  quelques  coups  ce  poing  que  cela  vous 
coulera.  Désaugicrs  vous  aurait  dit  ; 

Une  vestale  vaut  bien  ça. 

Mais  !a  pièce  que  l'on  donnera  ne  les  vaut  peut-être  pas.  N'importe  ; 
vous  avez  combattu,  vous  avez  à  peu  près  vaincu,  c'est-à-dire  que  vous 
vous  êtes  fait  jouj  entre  plusieurs  personnes  qui  ne  voulaient  pas  se  dé- 
ranger ;  ensuiie,  pour  se  fiébarrasscr  de  vons  pîuj  proiiiplenieut,  on  vous 
aide  à  entrer  ;  ce  qui  s  gniae  que  l'on  vous  pousse  en  avimt  ;  vous  tombez 
sur  plusieurs  tctes  dont  vous  vous  servez  comme  de  point  d'ajipui  pour 
regagner  votre  banquette.  Après  avoir  nagé  ainsi  pendant  qiiebpie  temps 
sur  ces  flots  vivans ,  qui  ne  sont  pas  encbantés  de  vous  soulmir,  vous 
parvenez  à  regagner  votre  place...  que  l'on  a  prise  pendant  votre  absen- 
ce. Mais  vous  reconnaissez  un  voisin  et  vous  dites  :  —  J'étais  là  ! 

L'intrus,  qui  est  venu  se  meltrc  à  la  place  que  vous  occupiez ,  no  vous 
répond  pas,  et  a  l'air  de  lorgner  quelqu'un  à  la  galerie.  Vous  vous  impa- 
tientez, vous  poussez  ce  monsieur,  en  répétant  :  J'étais  là.  Alors,  il  se  re- 
tourne et  vous  dit  : 

—  Qu'cst-cequi  me  prouve  que  c'était  votre  place?...  Aviez-vous laissé 
un  gaii'...  votre  mouchoir  ? 

—  Je  n'avais  rien  laissé,  parce  qu'on  ne  retrouve  pas  toujours  ce  qu'on 
laisse  dins  un  pat  terre  ;  mais  voilà  monsieur  qui  vous  dira  que  j'étais  à 
cût-^  de  lui. 

Celui  dont  invoque  le  témoignage  est  un  de  ces  personnages  qui  crai- 
gnent toujours  de  se  compromettre  en  prenant  parti  pour  quoiqu'un.  Il 
répond,  en  se  grotiantle  nez  :  —  Ah  !  vous  édez  là...  ma  foi,  c'est  pos- 
sible... Mais  quand  il  y  a  tant  de  monde,  on  ne  peut  pas  remarquer  toutes 
les  personnes  qui  vous  entourent.  Tout  cela  ne  vous  satisfait  pas,  vous 
vous  tenez  bon  et  vous  repoussez  votre  usurpateur,  en  écriant:  —  Je  veux 
ma  place! 

L'usurpateur  ne  cède  pas;  en  général,  les  gens  qui  se  mettent  à  la 
place  d'un  autre  n'ont  pas  pour  habitude  de  la  lui  restituer  ;  avant  de  se 
rendre  coupable  d'une  action  aussi  bardic,  ils  en  ont  mesuré,  calculé 
toutes  les  conséquences,  tous  les  dangers,  et  ils  sont  décidés  à  les  afiron- 
ter.  lisse  rappellent  que  le  idccdi  justifie  tout,  maxime  qui  n'est  pas 
neuve,  mais  qui  est  désolante  pour  ceux  qui  sont  usurpés. 

Ces  messieurs  s'échauffent,  des  mots  piquans  sont  échangés  ;  la  que- 
relle va  devenir  sérieuse,  déjà  on  a  enteiidu  murmurer  ces  phrases  :  <<  Je 
suis  Français...  vous  êtes  Français...  ça  ne  peut  pas  s'arranger.  »  Mais 
les  voisins  qui  aiment  mieux  voir  la  pièce  nouvelle  que  d'avoir  à  en- 
tendre une  querelle ,  se  serrent  un  peu  de  chaque  côté  ,  de  façon 
à  ce  que  ces  deux  messieurs  puissent  s'asseoir;  alors  chacun  ayant  une 
place,  le  motif  de  la  dispute  n'existe  plus;  on  se  calme,  on  s'apaise,  et  ce 
petit  incident  est  bien  vite  oublié,  d'autant  plus  qu'il  est  très  commun  dans 
le  parterre  d'un  théâtre. 

11  ya  quelques  parterres  qui  sont  toujours  pleins,  même  lorsqu'on  ne 
joue  pas  une  pièce  nouvelle,  ceux-là  sont  les  heureux  du  siècle,  et  en  (gé- 
néral on  remarque  qu'ils  sont  les  moins  méchans.  Pourquoi  ?  cela  me  sem- 
ble assez  facile  à  expliquer.  Les  théâtres  où  il  y  a  toujours  beaucoup  de 
monde  doivent  être  nécessairement  ceux  où  l'on  s'amuse  le  plus;  or. 
peut-on  être  méchant  quand  on  est  heureux  (et  l'on  est  très  heureux  quand 
on  s'amuse)  ?  Encore  une  maxime  qui  n'est  pas  neuve,...  mais  celle-ci  est 
consolante. 

C'est  une  singulière  chose  qu'un  parterre  de  ihéâlre;  pour  celui  qui 
pourrait  observer,  écouler,  que  n'éludes  à  faire,  comb  en  de  types  sont 
cachés  là,  assis  modestement  dans  la  loiile,  que  de  gens  d'e-prii,  d'origi- 
naux,de  sots,  de  luiilites!  El  si  l'on  pouvait  lire  dans  la  pensée  de  tous  ces 
hommes  jeunes,  vii  ux,  riches,  pauvres,  triste-*,  gais,  malheureux,  contons, 
bonnélps,  inirigatis,  (pie  le  hiisard  vient  de  ras.^embler  la,  combien  iiese- 
rait-on  pas  surpris  pa:  fois  de  v-dr  à  côté  l'une  de  l'autre  deux  peisonues 
si  peu  faites  pour  se  trouver  léunics  ! 

Mais  le  hasard  qui  vient  de  vous  placer  à  côté  de  quelqu'un  avec  qui, 
durant  la  soirée,  vou>  avezéchmgé  quelques  mots,  ne  se  renouvellera 
ppu-t-étrej.inia;s.  Vous  ne  renronireii  z  |das  celte  personne  avec  qui  vous 
av(z  causé  pendant  quelciics  heures  cl  dont  les  remnques,  les  réilexions 
piijiMires  vous  Piit  fait  oublier  la  longueur  desentr'acics.  Vous  rcgr.  ttcz 
de  ne  point  savoir  qu  1  était  ce  monsieur,  vous  seriez  charmé  de  le  re- 
trouver encore....  Vous  espérez  que  le  Lasanl  vous  replacera  près  de  lui. 
Mais,  non.  Vous  allez  presque  tous  les  soirs  au  spectaele,  ce  monsiem-  y 


tE  MAGASIN  LITTERAIRE 


19 


va  tout  aussi  souvent  de  son  côté,  et  cependant  vous  ne  vous  rencontrez 
plu?. 

Mais  en  revancbd,  vous  ne  pouvez  entrer  dans  le  parterre  d'un  théâtre, 
sansiiu'un  individu  ennuyeux,  remuant,  insupportable  par  son  bavardage, 
et  dont  vous  avez  eu  déjà  le  malheur  d'être  le  voisin,  ne  vienne  se  placer 
encore  près  de  vous.  C'est  le  hasard  qui  le  veut.ainsi,  et  il  ne  nous  est  pas 
toujours  favorable. 

Vous  croyez  peut-être  que  le  même  motif  a  conduit  dans  celte  salle  tous 
les  hommes  que  vous  voytz  ras?emblds  dans  le  parterre;  qu'ils  sont  venus 
parce  que  le  spectacle  annoncé  leur  promettait  une  soirée  agréable?  Dé- 
trompez-vous !  parmi  ces  personnes  qui  sont,  en  effet,  attirées  par  les 
pièces  que  l'on  joue,  combien  d'autres  se  trouvent  là  par  ua  tout  autre 
motif! 

Ainsi,  ce  monsieur  que  vous  voyez  là  bas  dans  le  coin...  avait  un  ren- 
dez-vrus  avec  un  ami  pour  causer  d'un  placement  de  fonds  ;  c'est  pour  lui 
une  affaire  importante;  mais  son  ami  n'est  pas  venu  au  rendez-vous.  Après 
voir  attendu  long-temps,  ce  monsieur  a  dîné  dans  le  quartier  parce  qa'il 
était  trop  tard  p')ur  rentrer  ciiez  lui;  puis,  se  trouvant  près  de  ce  théâtre, 
il  y  est  entré  pour  se  distraire,  et  sans  s.ivoir  même  ce  que  l'on  jouait. 
Mais  au  lieu  d'écouter  la  pièce,  il  pense  toujours  à  ses  alfjires,  à  son  pla- 
cement de  fonds,  et  après  le  spectacle,  je  crois  qu'il  serait  bien  embar- 
rassé pour  vous  dire  ce  qu'on  a  joué. 

Cet  autre  a  dîné  chez  un  traiteur  avec  un'ami  ;  ces  messieurs  se  sont  mis 
en  gaité,  ils  se  sont  donné  une  peliie  pointe  et  ils  se  sont  dit  ensuite  :  «Al- 
lons au  spectacle.»  Pendant  que  l'on  joue,  ils  parlent  sans  cesse,  ils  rient, 
ils  toussent,  ils  crachent,  ils  ont  trop  cliaud,  ils  ne  sont  pas  une  minute 
sms  se  remuer,  ils  ne  sont  pas  en  état  de  comprendre  la  pièce,  mais  ils 
s'écrient  de  temps  à  aiiire  :—  Mon  Dieu  !  que  c'est  mauvais! 

Demandez-leur  ensuite  ce  qu'ils  ont  vu,  ce  qu'on  a  joué,  et  ils  seront 
aussi  embarrasses  que  le  monsieur  au  placement. 

Voilà  un  spectateur  qui  paraît  bien  attentif,  qui  semble  ne  point  perdre 
un  mot  de  h  pièce.  C'est  un  hamme  d'une  trentaine  d'années,  fort  bien 
mis,  a?sez  joli  garçon,  mais  dont  la  figure  est  sérieuse  et  même  sévère. 
Vous  croyez  que  celui  là  serait  en  état  de  faire  le  soir  une  critique  raison- 
née  de  l'ouvrage  que  l'on  joue  en  ce  mome.it...  Vous  n'y  êtes  pas. 

Ce  monsieur  est  marié  ;  il  a  une  femme  qui  est  jolie  et  coquette.  Il  est 
bien  rare  que  l'un  aille  sans  l'autre;  cepeudaiit  nous  voyons  des  femmes 
laides  qui  tontcoqueites  aussi.  Ce  mon-;ieur  est  jaloux,  c'est  un  malheur, 
c'est  plus  qu'un  malheur,  c'est  une  maladie  ;  c'est  plus  qu'une  maladie, 
c'est  une  infirmité.  Quand  on  est  jaloux,  on  est  donc  malheuieus  et  in- 
firme, et  (|uelquefois  on  est  encore  autre  chose.  Le  mari  jaloux  est  rentré 
chez  lui  plus  tôt  qu'à  son  ordinaire.  Ceci  est  une  faute  ;  quand  vous  êtes 
en  ménage,  il  ne  faut  rien  changer  à  voshabitudes,  les  dames  aiment  beau- 
coup cela. 

Ce  monsieur  est  donc  rentré  trop  tôt;  il  a  trouvé  chez  lui,  avec  sa 
femme,  un  de  ses  amis  qui,  depuis  quelque  temps,  a  pour  lui  une  recru- 
descence d'amitié  extraordinaire,  mais  qui  pourtant  trou  e  moyen  de  ne 
lui  rendre  visite  que  lorsqu'il  est  absent.  A  son  arrivée  l'ami  a  paru  un 
peu  embarrassé  ;  la  femme  s'est  troub'ée  et  il  y  avait  une  chaise  bien  près 
d'une  causeuse.  Ce  monsieur  n'a  rien  Lissé  paraître;  mais  il  a  des  soup- 
çons; il  n'a  rien  dit  à  sa  femme;  mais  il  lui  a  fait  une  moue  très  pronon- 
cée; erdin,  il  est  sorti  le  soir,  poursuivi  par  ces  malheureuses  idée?,  qui 
reviennent  toujours  à  l'esprit  d'un  jaloux.  11  est  entré  au  spectacle  dans 
l'espérance  d'y  oublier  ses  ennuis  ;  vous  croiriez  qu'il  écoule  attentive- 
ment la  p  èce,  et  il  n'entend  pas  un  mot  de  ce  que  disent  les  acteurs;  il 
pense  continuellement  à  cette  chaise  qui  était  si  près  de  la  causeuse.  Puis 
il  se  dit  :  Certainement  je  me  tourmente  mal  à  propos,  ma  femme  a  bien 
le  droit  de  s'asseoir  sur  la  causeuse...  et  mon  ami  sur  une  chaise...  Cela 
vaut  encore  mieux  que  s'ils  avaient  été  tous  deux  sur  la  causeuse  !  Et  puis 
ma  femme  est  incapable...  j'ai  tort... 

Pauvre  mari  !  et  dans  ces  pièces  que  l'on  joue  il  n'a  entendu  que: 
«  femme,  époux,  amant  !  »  Ces  mots-là  lui  tintent  continuellement  aux 
oreilles. 

Ce  jeune  homme,  qui  a  sans  cesse  le  nez  en  l'air  et  regarde  daos  la 
salle  au  lieu  de  regarder  sur  la  scène,  cherche  une  dame  qui  lui  a  fait  es- 
pt^rer  qu'eUe  serait  au  spectacle  ;  il  la  cherche  de  tous  côtés  ;  ses  yeux 
on!  pan  iiurii  chaque  loge,  chaque  rang  de  galerie,  et  il  ne  la  voit  pa';;  le 
pauvre  jri  ne  lioniuie  est  (tésole,  c'est  p'ur  \oir  (Ctie  daniecpi'd  est  venu 
à  Cl-  ihcà  re  ,  (;ue  lui  ioiporte  à  lui  les  pièc  's,  l'ccprii  de  l'aiileur  et  li'  ta- 
lent des  acîeurs  ?  il  e^l•  mourcux  !...  l'encan;  que  l'on  joue,  il  se  demande 
qu  1  obstacle  a  pu  cmpêclier  cettedame  de  leiiii  sa  promesse,  et  il  pousse 
de  gros  si'upirs  dai^s  les  niomins  les  plus  gais  de  la  pièce. 

Plus  loin  un  autr(?  ji'uiic  honiiue  est  amoureux  aussi ,  mais  c'est  d'une 
actrice  de  ce  théâtre,  (pii  joue  dans  la  pièce  ,|uc  l'on  donne,  (pii  e.t  en 
scène  en  ce  luonicnt  ;  aussi  voyez  quel  leu  brilb;  dans  les  rev:auls  de  ce 
monsieur,  comme  il  s'agite  a  sa  place  ;  on  cioir.di  qu'il  va  s'ékiiioer  sur  la 
Scène;  il  ri,  il  i>arle  tout  setil,  puis  il  re;;arde  quel.piCiOis  a' tour  de  lui 
cornue  pour  dierclurdes  visages  qui  |  arlat;ent  sdu  eiilhoii>iJsme  ;  il 
s'ac're.'.siiiilout  le  lUdOile.  ens'êeiianl  :  «Coinnio  c'est  bien  joiu!  !...  coiunie 
elle  a  diuela  !  Kile  est  charmante...  Elle  est  ravissante...  C'est  la  meil- 
leure adrice  de  Paris,  n 

i\!ais  comme  il  reiicouiro  fort  pen  de  cens  de  son  avis,  alors  il  tâche 
dccoiicenlier  son  admit  ation,  et  tant  qtie  l'actrice  cat  en  scène,  il  ne  la 


perd  plus  de  vue.  Mais  à  peine  est-elle  rentrée  dans  la  coulisse,  qu'il  s'a- 
dresse de  nouveau  à  un  voisin  en  lui  disant  : 

—  On  vient  de  renouveler  son  engagement  pour  trois  ans...  sans  quoi 
Bordeaux  nous  l'enlevait. 

Le  voisin  hausse  les  épaules  et  se  contente  de  murmurer  entre  ses 
de!:ts  :  Qu'est-ce  que  ça  me  fait,  à  moi?...  Bordeaux  peut  bien  nous 
l'enlever  tant  qu'il  voudra,  je  n'y  liens  pas  !  Qu'est-ce  qu'il  a  donc,  ce 
monsieur  ? 

Un  peu  plus  loin,  vous  apercevez  un  personnage  entre  deux  âges,  rais 
avec  une  prétention  ridicule  ;  un  camée  monstre  au  nœud  de  sa  trav;  ttc, 
une  perruque  ébourillànte,  une  lorgnette  qui  pourrait  serfir  de  télesco- 
pe, des  gants  serins  et  une  ligure  qui  s'harmonise  parfaitement  avec  les 
gants.  Celui-là  a  soin  de  se  placer  toujours  contre  l'orchestre  ;  dan»  chi- 
que entre  acte,  il  s'adosse  sur  la  séparation,  tournant  le  dos  à  la  scène  et 
lorgnant  toutes  les  dames,  leur  faisant  des  mines,  des  œillades,  quelque- 
fois même  se  permettant  de  leur  sourire  d'un  air  d'intelligence,  et,  pen- 
dant tout  ce  œanége  fort  divertissant  pour  les  spectateurs,  s'amusant  à 
faiie  ses  réllCAions  tout  haut. 

— ■  Voilà  une  brune  là  bas  qui  serait  bien,  si  elle  avait  des  dents;  mais 
elle  n'en  a  pas,  c'est  dom;uage.  Ne  riez  pas,  madame,  je  vous  en  prie, 
alin  qu.e  l'on  puisse  croire  que  vous  avez  des  dents.  Ah  !  cette  petite  blon- 
de, à  la  galerie,  fait  bien  voir  ses  épaules...  Elle  croit  donc  les  avoir 
belles...  On  pourrait  suivre  là-dessus  un  cours  d'ostéologie...  J'aime 
mieux  autre  chose.  Voyons  dans  cette  baignoire...  Un  petit  bonnet  qui 
est  assez  piquant...  le  bonnet  seulement;  quanta  la  tête  qui  est  dedans... 
hum  !...  je  crois  qu'elle  a  bien  fait  de  se  mettre  à  l'ombre. 

Et  ce  monsieur,  si  difficile  en  apparence,  a  les  poches  remplies  de  pe- 
tits billets  doux,  espèce  de  circulaire  qu'il  glissera  à  la  sort  e  du  specticle 
à  toutes  les  femmes  qu'il  vient  de  critiquer,  espérant  que,  dans  le  nombre, 
il  y  aura  une  de  ses  déclarations  qui  obtiendra  une  réponse.  C'est  dans  ce 
but  seul  que  ce  monsieur  va  au  spectacle;  il  veut  ab.'-olument  être  ua 
homme  à  bonnes  fortunes;  il  prétenJ  que  ses  moyens  le  lui  permettent. 

Mais  voici  un  nouveau  personnage  qui  pénètre  dans  te  parterre  :  c'est 
un  homme  d'une  quarantaine  d'années,  qui  paraît  p!usque  son  âge,  grâce 
à  une  ligure  moutonne,  Uanquée  de  deux  gros  yeux  bien  ronds,  qui  ont 
une  expression  de  bêtise  bien  prononcée,  et  à  des  cheveux  presque  cré- 
pus qui  s'avancent  fort  près  des  sourcils  ;  joignez  à  cela  un  nez  en  limace, 
une  cravate  qui  a  l'air  de  l'étrangler  et  un  col  qui  monte  jusqu'au  milieu 
des  oreilles,  et  vous  aurez  une  idée  de  ce  monsieur. 

Le  voilà  qui  enjambe  une  banquette...  puis  une  autre...  Il  a  l'air  fort 
embarrassé  pour  trouver  une  place,  et  il  y  en  a  partout.  11  s'asseoit,  enfin; 
mais  il  a  devant  lui  un  homme  très  gros  qui  le  gêne  ;  il  se  relève  et  va  se 
mettre  autre  part.  Il  s'aperçoit  alors  que  la  manche  de  la  contrebasse  est 
vis-à-vis  de  lui,  il  change  encore  de  place.  Enfin  le  voilà  qui  se  tiouve 
bien.  Il  sourit,  il  regarde  ses  voisins,  il  ôte  son  chapeau,  il  prend  son  mou- 
choir, il  remet  son  chapeau  sur  sa  tèle,  il  se  mouche,  il  prend  sa  taba- 
tière, il  regarde  encore  autour  de  lui.  Il  a  grande  envie  de  faire  la  con- 
versation aver  quelqu'un.  Il  se  décide  pour  son  voisin  de  gauche,  jeune 
homme  de  vingt  ans  tout  au  plus,  et  lui  présente  sa  tabatière  d'un  air  ti- 
mide en  lui  disant  :  En  usez-vous? 

Le  jeune  homme  le  regarde  d'un  air  moqueur,  se  met  à  rire  et  répond  : 

—  Par  exemple'  le  plus  souvent...  Du  tabac  à  fumer,  à  la  bonne  heure. 
On  ne  fume  pas  encore  dans  les  théâtres,  mais  ça  viendra...  Il  faut  que  ça 
vienne...  Le  siècle  des  lumières  veut  cela...  Ah!  quel  plaisir,  quaud  ou 
écoutera  une  pièce  en  fumant!...  quand  on  respirera  une  boullee  odo- 
rante, en  lorgnant  une  jolie  actrice!...  C'est  alors  qu'on  s'amusera  au 
spectacle.,,  et  qu'ils  seront  toujours  pleins  ! 

—  Ils  seront  pleins  de  fumée...  c'est  juste...  Mais  les  dames...  croyez- 
vous  qu'elles  s'accommoderont  de  cette  odeur  de  tabac? 

—  Oh  !  que  oui  !...  et  d'ailleurs  elles  fumeront  aussi. 

—  Oh!  alors,  c'est  différent...  Monsieur,  la  pièce  qu'on  va  jouer  est- 
elle  commencée? 

Le  jeune  homme  regarde  son  interlocuteur  d'un  air  goguenard,  en  lui 
répondant  :  Si  elle  elle  n'est  pas  jouée,  j'ai  dans  l'idée  qu'elle  u'cst  pas 
commencée. 

—  C'est  q'ie  nous  en  avons  entendu  beaucoup  parler...  mon  épouse 
et  moi,  et  comme  mon  épouse  a  beaucoup  d'esprit,  elle  ne  peut  pass'i  ;f- 
fric  les  p  èces  mauvaises;  alors  elle  m'envoie  d'abord  les  vo  r  p.'ur  (jue 
ji'  me  [orme  une  opii  i'in...  Elle  m'a  tlit  :  Va  V(iir  rciie  p  ère...  tu  le  f  r- 
merasune  opinion,  cl  tu  me  la  rjipuri''ras.  — La  pièc-  ?-Non,  mou  opi- 
niiiii.  La  conniis'CZ-vous?  -  Voire  opiiiiou?  — Nom,  la  pièce. 

Le  jeuiiC  homme  se  met  à  rii  e  eu  inurnturaet  :  AIi  ça,  iiii-'s  dnnc .  est- 
ce  que  ça  ne  va  pas  linir?  Piii-;  il  se  lève  ci  inuroc  le  di^s  à  ce  i::oiisieur, 
qui  se  dit  :  Appareum  ont  qu'd  n'a  pas  vu  la  pièce  non  plus...  alors  il  ne 
peut  pa<  er.coie  me  dire  sou  opiu  ou. 

On  frappe  les  trois  coups;  l'or  chesne  joue  l'ouvcriure,  laioilesi>  I^vc. 
La  i)i'''ce  iiiumieuce.  Ce  mous  eur  ipii  a  un  roi  au-dessus  des  «ri  », 
écoule  avec  la  i>lus  grande  atieuiien  ,  en  rou'ant  ses  gros  ycuxcM.ue 
pour  lâcher  de  mieux  coui|ueiidre. 

Au  iiiili  u  de  l'ai  le,  d  s'adusseà  un  gros  monsiair  qui  est  à  sa  dro  le, 
en  lui  disant  :  Trouvez-vous  qm-  sa  inar--lie '■"...  e'e.»t  (pie  ma  femme  m'a 
envoyé  pour  que  je  me  ioriue  une  opiiii>  n  sur  cote  pièce...  et  qtiîird  les 
aeieiirs  ont  des  costuuies  turcs  ,  je  trouve  que  c'est  bien  plus  dillicile  à 
compreudre...  et  vous  ?... 


r^. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Ali  !  Dchtre  ,  monsieur,  i.TSPz-roiis  donc  etlais-ez-mo:  écouter  !  ré- 
pond 11'  gro.î  iHODsiciir  en  faisant  un  geste  d'impatience.  ->  Noire  homme 
n'ose  plus  rien  dire.  Il  écoute  en  silence  ,  et  se  coniente  de  farfouiller 
dans  sa  tabatière,  où  il  cherche  peut-élre  une  opinion. 

Aprïs  le  prcmipr  acle,  il  veut  de  nouveau  parler  au  jeune  homme  de 
gauhe  ;  mais  celui-ci  lui  tourne  le  dos  en  riant  dis  qu'il  lui  adresse  la 
parole.  Il  s';  dresse  alors  à  un  petit  monsieur  maigre,  sec,  jaune  et  por- 
tant des  Lrsicles  bleues,  qui  est  devant  lui.  Il  lui  préyenie  sa  tabaiiére  ; 
cette  f  Js  son  olfre  est  acceptée.  L'homme  aux  bcsiclesy  plonge  ses  doiyis 
se  bourre  le  rcz,  éternue,  crache,  touse,  fredonne  dans  s's  dents  quel- 
que chose  qui  voudrait  ressembler  à  di  tanti  pulpUl,  et  pendant  ce 
temps  n(>lrc  monsieur  a  eu  le  temps  de  lui  dire  :  liles-vous  cont(>iit  de 
l'acicqu'on  vient  de  jouer?...  c'eaque  je  voudrais  bien  me  former  une 
opini  ^n...  pr.rce  qu3  ma  femme  va  me  la  demander  quand  je  rentrerai. 

Le  monsieur  aux  besicles  prend  un  air  iuipor'nnt  el  répond  : 

—  Ma  foi,  je  viens  bien  rarement  à  ces  théâtres-ci...  C'est  un  grand 
hasard  de  m'y  voir.  Parlez-moi  dis  Bouffes ,  monsieur  ;  ali  !  parlcxmoi 
des  noufl'es...  à  la  bonne  heure...  Depuis  vin^t  ans,  je  n'ai  pas  manqué 
une  de  leiusrcprésf  mations!...  Voilà  un  théàire...  delà  musique,  des 
chanteurs...  Avez-vous  entendu  lu  Pasta? 

—  Monsieur,  pardon...  c'est  qu;  je  vous  demandais  votre  idée...  sur  ce 
qu'on  vient  déjouer...  c'éiail  alia  de  pouvoii.... 

—  Ah!  la  Pctsta!  monsieur,  la  Pai/a  !...  quelle  voix!...  quel  timbre! 

—  Alors  vers  ne  voulez  pas  me  dire  ce  que  vous  pensez  du  premier 
acte  de  la  pièce  que... 

—  Et  la  Malibran f  monsieur,  la  Malibran\,,,  C'est  à  force  de  l'admi- 
rer que  je  me  suis  pcidu  la  vue...  O  diva  !  diva  ! 

Notre  monsieur  cherche  des  yeux  s'il  ne  pourrait  pas  offrir  du  tabac  à 
une  autre  personne.  Mais  on  commence  le  second  act\  11  rc.  te  qiselque 
temps  tranquille  et  écoute.  EnQn,  ayant  remarqué  la  Ggure  pleine  de  bon- 
homie d'un  vieux  monsieur  assis  derrière  lui,  il  se  retourne  ei  lui  dit  tout 
doucement  :  —  Est-ce  que  vous  êtes  content?...  C'est  que  ma  femme  veut 
que  je  me  forme  une  opinion  sur  celte  pièce...  et  quand  il  y  a  des  Turcs, 
ça  m'embrouille. 

Le  vieux  monsieur  sourit,  et  répond  en  bégayant  : 

—  Il  fuit  voi...  voi...  il  faut  voi  voi...  voir  la  su...  su...  la  suite...  a... 
attend...  aiicndons. 

Ni.tre  pauvre  mari  pousse  un  gros  soupir  en  se  disant  :  Ce  vieux  mon- 
sieur lii  ne  pourra  jamais  achever  de  me  faire  connaître  soa  opinion... 
J'ai  du  malheur  !...  c'est  le  seul  qui  avait  l'air  disposé  à  causer. 

Enfin  la  pièce  est  terminée.  Notre  homme  écoute  alors  de  toutes  ses 
oreilles,  car  chacun  dit  îout  haut  son  opinion. 

—  C'est  cha...  rha...  aimant  !  s'écrie  le  vieux  monsieur  bègue, 

—  C'est  pitoyable  !  dit  le  monsieur  aux  besicles. 

—  C'est  plein  d'esprit  !  murmure  le  gros  monsieur  de  droite. 

—  C'est  ierri!)lcmcnt  bête  !  s'éci  ie  le  jeune  homme  de  gauche. 

Alors  notre  pauvi  e  monsieur,  qui  a  écouté  ces  différons  jugemens,  s'en 
retourne  chez  lui  en  se  disant  : 

Qu'est-ce  que  je  vais  donc  dire  en  rentrant  à  ma  femme...  quand  elle 
me  deirandera  mon  opinion?...  Ma  foi,  elle  n'en  voulait  qu'uiie  et  je  lui 
en  rapporterai  quatre!  elle  choisira  là  dedans.  i'Aul  de  kock. 

{Dix-ncuvUme  Siècle.) 


L'ASSUEMCE  lUTUElM, 
I. 

Celte  bisloire  pourrait  commencer  comme  une  fable  de  La  Fontaine  : 
Deux  pigeons  s'aimaient  d'amour  tendre, 

A  la  place  des  deux  pigeons  mettez  deux  époux,  et  aussitôt  vous  sa- 
vez à  quoi  vous  en  tenir  sur  la  s'iuation  do  M.  et  de  Mme  Dalverny. 

Toujours  est-il  que  ce  couple  était  cité  pour  un  modèle  par  tous  ceux 
qui  désespéraient  de  l'imiter  et  fasait  l'admiration  des  autres.  M.  Dal- 
verny, banquier  de  la  rus  de  Provence,  passait  pour  un  époux  accompli 
surtout  en  ce  qui  concerne  les  égards,  prévenances  et  menues  largesses 
2uxqiiellcs  de  tout  temps  les  femmes  se  sont  montrées  si  sensibles.  Pour- 
quoi tant  de  frais?  disait  le  publie.  —  Parce  qu'il  aime  sa  femme.  — 
IV'on,  mais  parce  qu'il  me  trompe,  répondait  du  funl  du  cœur  Mme 
Dalverny. 

Du  moins  nous  la  trouvons  dans  de  tels  sen'.imens  le  premier  jour  que 
son  cœur  et  son  salon  nous  sont  ouverts.  Pourtant  rien  n'annonce  autour 
d'elle  le  délaissement  dont  elle  se  plaint.  Tout  respire,  au  contraire,  la 
femme  heureuse.  11  est  vrai  qu'elle  s'effraie  mémo  des  choses  qui  devraient 
la  réjouir.  F-lle  poste  une  peifidie  derrière  une  pré\:ei!ance  et  voit  un  piè- 
ge jusfîue  sous  les  (leurs  dont  tous  les  matins  il,  Dalverny  fait  orner  la 
chambre  de  sa  femme. 

—  Ou'avez-vous  donc,  madame?  A  vingt  cinq  ans,  avec  les  jolis  5'cux 
que  vous  avez,  l'esprit  qu'on  vous  reconnaît  et  qu'on  admire  ;  pensez- 
vous  que  votre  mari  ferait  assez  bon  marché  de  vos  charmes  pour  forcer 
Votre  chanoanto  bouche  façonnée  cour  îe  sourire  et  lé  Ijonl>eur  à  se  dé-' 


former  sous  la  rude  expression  du  reproche  et  de  la  colère  ?  Ne  le  croyez 
pas. 

Elle  le  croyait  pourtant.  La  jalousie  avait  fait  germer  le  soupçon  dans 
son  ame.  Elle  aimait  tant  sou  mari  qu'elle  ne  pouvait  lui  permettre  une 
action,  une  pensée  dont  elle  ue  fat  la  cause,  le  motif  ou  le  but.  L'amour 
a  ceci  de  particulier,  quiî  plus  il  est  vif,  plus  il  est  intolérant,  et  plus  dans 
ses  démonstrations  il  ressembla  à  de  la  haine.  Les  extrêmes  se  touchent. 

Depuis  bientôt  quinze  jours,  Mme  Dalverny  a  remarqué  dans  son  mari 
quelque  embarras,  des  réticences  inaccoutumées  et  une  incertaine  préoc  • 
cupaiiouqu'elle  déplore.  A  quoi  penset-il?  Elle  l'ign  ire.   Les  prétexte' 
d'airdrcs  sa  mulU))lient  :  il  la  quitte  à  tout  propos  ,  sans  trop  diie  poui 
quoi,  sans  même  le  dire  assez.  «  C'en  est  fait,  conclut  Hélène,  j'ai  uneri 
vale.  )i 

Une  rivale  après  un  an  de  mariage  !  que  sera-ce  plus  tord? 

Ne  demandez  pas  à  cette  femme  sur  quelles  raions  plausibles  ella 
fonde  ses  soucis,  Ede  serait  fort  empêchée  de  vous  repondre.  Pas  une 
preuve,  quelques  indices  à  peine,  des  presseniimen3,  dts  instincts  secrets 
dontsepaipiit  toutes  les  imaginations  ombrageuses.  Les  soins  dont  elle 
est  entourée  ne  se  sont  p.is  ralentis;  mais  ledoute  désenchante  et  tout 
lid  présent^  les  objets  sous  un  aspect  sinistre,  à  ce  point,  que  ce  jour, 
qui  est  celui  de  sa  fête,  ne  lui  a  apporté  aucune  consolation  qui  peut  é- 
claircr  sa  pensée.  Elle  sait  bien  néanmoins  que  quelque  parure  de  prix, 
quelque  attention  coûteuse  et charmiinie,  raccueillcront  à  ta  maison  des 
champs  oii  elle  va  le  soir  même  pour  inaugurer  ce  jour  qui  devrait  être 
sans  nuage  dans  son  cœur  aussi  bien  que  d  i -.s  le  <  iel.  Au  lieu  de  cela, 
Eélènc  fait  ses  préparatifs  en  silence,  comme  si  elie  se  disposait  pour  un 
exil.  Elle  s'inquiète  de  ce  que  .son  mari  la  laisse  partir  seule  et  se  fait  pré- 
céder de  quelques  heures.  Ce  retard  cache  quelque  coupable  projet. 
Pourquoi  ne  pas  partir  ensemble  ? 

Celle  réponse  que  ses  doutes  demandent  à  sa  jalousie  augmente  encore 
ses  alarmes.  Bref,  pour  asseoir  ses  soupçons,  que  lui  u.anque-t-il  ?  nu 
fait,  une  preuve,  et  un  malheureux  hasari  se  chargera  de  les  lui  fournir. 

Un  détail  de  toilette  obligea  Mme  Dalverny  de  se  faire  assister  par  sa 
femme  de  chambr'\  Les  personnes  inquiètes  sont  brusques  dans  leurs 
mouvemens,  et  l'agitation  de  lenr  ame  pas=e  dans  leurs  moindres  gestes. 
Hélène  fe  saisit  de  lasnnneilc  et  lui  communiqua  quelque  chose  de  son 
im|)atience.  A  cet  appel  si  vivement  sijîniliô  Nauette  accourut,  et  dans  sa 
précipitation,  laissa  de  son  sein  tomber  une  lettre. 

La  pauvre  fdie  rougit  aussitôt,  la  releva  en  louie  hiltc  ;  mais  cette  pré- 
cipitation elle-n.ême,  au  lieu  d'atténuer  sa  maladresse,  ne  servit  qu'à  la 
rendre  plus  visible,  et  à  démontrer  combien  Naueltc  avait  intérêt  à  la 
réparer. 

—  Qu'est-ce  ?  demanda  Mme  Dalverny,  à  qui  rieii  n'échappa  de  ce 
trouble  et  de  ce  manège. 

—  Une  lettre  !...  balbutia  la  suivante. 

—  Je  le  vois  bien  assez  !..  reprit  sévèrement  la  dame,  mais  encore.... 
Puis  s'approcliant  de  la  camériste  intimidée  :  Je  reconnais  l'écriture  de 
mon  mari.  C'est  lui  qui  vous  l'a  remise. 

La  femme  de  chambre  n'osant  ni  résister  ni  répondre,  prit  un  moyen 
terme,  et  par  un  geste  muet  se  contenta  d'adhérer  de  la  tète. 

—  J'en  étais  siire.  Donnez  !  Ot  Mme  Dalverny. 

En  même  temps,  elle  avançait  la  main  pour  prendre  cette  lettre. 

—  C'est  que,  murmura  gauchement  Nanette,  monsieur  m'avait  bien  re- 
commandé de  me  cacher  de  madame. 

—  Raison  de  plus  ;  je  vous  ordonne,  moi,  de  vous  cacher  de  lui.  Vous 
ne  pouvez  obéir  à  tous  les  deux. 

Puis,  pour  lever  tous  les  scrupules  et  passer  outre  les  réiicences,  elle 
s'empara  de  ce  qu'on  ne  lui  donnait  pas  assez  vite  à  son  gré. 

—  Au  moins,  madame,  objecta  la  puivrc  lille  afin  de  se  décharger  de 
toute  la  responiabililé  qu'elle  pouvait  décliner,  vous  voyez  que  c'est  bien 
malgré  moi,  sans  le  vouloir  et  nullement  par  mon  fait  que... 

—  Suffit  !  je  prends  tout  sur  moi. 

—  Mais,  madame,  observa  timidement  Nanelte,  on  m'avait  donné  celte 
lettre  pour  la  jcicr  à  la  poste.  Si  vous  la  gardiei? 

—  Je  vais  vous  la  rendre,  interrompit  la  femme  du  banquier,  dans  un 
instant.  Laissez-moi  seule. 

Nanelte  exécuta  cet  ordre  et  sortit,  déplorant  fa  maladresse  pour  les 
conséquences  qui  pouvaient  s'ensuivre.  Une  fois  qu'elle  fut  sans  témoin. 
Mme  Dalvcrnv  sa  livra  tout  à  loisir  à  ses  récriminations  et  h  sa  jaousie. 
Au  milieu  des  ténèbres  du  doute,  elle  venait  tout  à  coiipd'oire  viiiée  par 
la  lumière,  une  triste  lumière  qui  la  désespérait.  Elle  sonda  cette  lettre, 
dont  la  SHScripiioa  l'avait  effrayée,  l'examina  par  toutes  sfs  faces.  Sous 
ses  jolis  doigis,  elle  f  rroudissait  les  angles  de  ce  papier  mystérieux.  Ell3 
ca'cu'a  si  on  pouvait  le  lire  par  lambeaux  en  iulroiiuisant  un  œil  furlil 
et  sagace  à  travers  ces  plis  que  faisait  respecter  un  cachet  de  cire.  Son 
œil  circonvenait  cette  épîire  comme  le  lion  des  livres  saints  :  qiiœrem 
quem  dcvorct.  On  eût  dit  un  voleur  timide  tournant  autour  d'un  secré- 
taire pour  voir  s'il  y  aurait  quelque  moyen  de  le  fouiller  sans  recourir  à 
l'effraction. 

Peines  et  recherches  inutiles.  La  lettre  était  sous  la  plus  discrète  et  îa 
plus  avare  des  enveloppes.  Pour  jusiilier  celte  vive  curiosité,  il  est  ur- 
gent de  donner  en  ce  lieu  la  description  et  la  topographie  exactes  de  cette 
enveloppe.  Dans  les  maisons  de  commerce,  où  la  correspondance  est 
♦"es  active  et  les  écriture»  très  tharcéef ,  on  a  cotsiwne  c!e  slmolifler  1* 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


besngne  du  innnuscrit  en  le  dt^barrassant  au  moyen  de  l'iraprinii;  de  lous 
'l'.s  liiîUï  communs,  île  toutes  les  expressions  oniniljus.  Ain.'-i  on  fait  im- 
primer des  lèics  de  leiires  imiiquant  le  nom  de  la  maison  ,  le  lieu  de  ses 
opL^ations  et  tiiiit  ce  quidans  la  date  peut  s'adapter  à  nne  foule  de  cas 
pariiculiers  sur  une  grande  laliiude.  Cela  se  pratique  à  peu  près  de  la 
sorte  en  linsuisliiiuc  pour  la  racine  des  mois  et  en  maçonnerie  pour  les 
pierres  d'attente.  La  lettre  qui  joue  un  si  grand  rôle  dana  ces  combinai- 
sons, c'est  le  M  qu'oa  place  en  vedette  et  qui  s'inlerpicte  selon  la  per- 
sonne à  qui  la  lettre  est  destinée  par  «  Monsieur,  Madame,  Mademoi- 
selle. »  Cet  M  majuscule  et  iini))inié  était  aussi  inscrit  sur  l'enveloppe 
dont  il  s'agit;  mais  soit  qu'on  eût  été  trop  pressé,  £oit  qu'on  eût  trouvé 
le  cumplément  oiseux,  cet  M  n'avait  pas  été  rempli  et  il  ouvrait  seul  une 
ligne  composée  de  ces  mots  à  la  mai:i  :  '•  Eléoiiore  Gonlaid.  »  Les  abré- 
ïiaiions  imprimées  de:  «Rue  —  à  —  par —  département  de»  dissémi- 
nées à  distance,  avaient  été  effacées  et  remplacées  par  ces  mots  à  la 
main  :  «  Rue  de  Verneuil ,  35.  »  Samme  toute  ,  voici  à  la  lettre  le  tcite 
et  la  disposition  de  celte  adresse  : 

M.  Eléonore  Gontard , 
Rued2  Vern:uil,  35.  Paris. 

,Plus  de  doute ,  s'écria  la  dame ,  qui  enveloppait  d'un  regard  question- 
neur celte  discrète  missive.  Je  suis  trahie.  Déjà  !  qui  jamais  s'y  serait  at- 
tendu? moi  qui  l'aime  tant,  l'ingrat  ! 

Ensuite,  froissant  l'épître  enire  ses  délicates  mains  :  et  que  peut  il 
doue  lui  dire  à  celle  maîtresse,  coniinua-telle,  à  son  Eléonore?  Est-ce 
une  femaie  mariée  ou  une  jeune  fille  ?  Ce  maudit  M  tout  seul  n'explique 
rien.  Je  veux,  je  dois  le  savoir.  Après  tout,  ceci  n'est  qu'une  enveloppe. 
Si,  après  l'avoir  déchirée,  je  lui  en  substitue  une  autre,  qui  pourra  s'a- 
percevoir de  celte  rupture  de  sceau?  toutes  les  enveloppes  se  ressem- 
blent. Je  saurai  bien  imiter  pour  une  simple  adresse  l'écriture  de  mon 
mari.  Et  puis  n'ai-je  pas  un  cachet  à  ma  disposition?  Enhardie  par  un  tel 
raisonnement  qui  ne  manquait  pas  de  logique,  Mme  Dalverny  prit  alors 
cette  lettre  entre  ses  deux  mains,  et  sans  user  d'aucune  précaution,  tou- 
tes par  son  procédé  devenant  superflues,  elle  rompit  résolument  le  cachet 
sans  plus  de  façon  que  si  l'épître  eût  été  à  son  adresse.  L'enveloppe  jetée 
au  feu,  la  femme  du  banquier  prit  conna  ssance  de  ce  billet  dont  nous 
conservons  religieusement  le  texte  pour  le  reproduire. 

<<  Aujourd'hui,  il  une  heure,  ma  femme  sera  partie,  ce  qui  me  laissera 
seul  et  libre.  Si  vous  éiicz  bien  aimable,  vous  viendriez  chez  moi,  ainsi 
que  vous  me  l'avez  fait  espérer  lors  de  notre  dernière  entrevue.  J'ai  pris 
mes  précautions  et  mes  mesures  pour  que  personne  ne  puisse  nous  dé- 
ranger. Mon  neveu,  que  j'ai  mis  dans  le  secret,  a  charge  de  vous  intro- 
duire en  cachette.  C'est  un  garçon  sûr,  dont  je  puis  répondre  et  auquel 
on  peut  se  fier;  car  vous  comprenez  bien  que  je  me  suis  mis  5  l'abri  des 
indiscrétions,  sans  cela  tout  serait  compromis  et  perdu.  Ainsi,  ne  crai- 
gnez rien  et  venez  dans  le  plus  grand  mystère  vers  celui  qui  vous  attend 
avec  la  plus  vive  impatience. 

»  Votre  tout  dévoué  pour  la  vie,  »  Hector  Dalverny.  » 

Hélène  eut  peine  à  en  croire  ses  yeux,  où  tremblaient  quelques  larmes. 
Elle  relut  cette  singulière  épitre  dont  le  contenu  devait  l'aûectcr  si  fort. 

—  Un  rendez-vous,  dit-elle  amèrement,  je  m'en  doutais  bien...  Oh! 
j'ai  été  trop  confiante,  trop  crédule,  pauvre  femme!...  Comment  faire?... 
liclater,  l'accabler  de  honte  et  de  rqirochcs.  Allons!  Sur  quoi  Mme  Dal- 
verny fit  quelques  pas  vers  la  porte.  Mais  elle  s'arrèia  soudain,  dominée 
par  d'autres  réflexions  :  —  Quelle  faiblesse  !  Je  n'ai  pas  la  vertu  de  conte- 
nir mon  indignation.  Il  le  faut  pourtant;  sinon  ce  serait  fournir  au  per- 
fide une  facile  voie  de  dénégations  et  de  retraite.  Il  faut  plus  qu'une  lettre 

Ïiar  devers  moi.  Attendons  ce  rendez-vous,  laissons  aller  les  choses,  ayons 
a  courage  de  dis  iinuKr  jusque-là  !  Ah  !  c'est  à  une  heure  qu'arrive  cette 
demoiselle...  ou  plutôt  celte  dame,  car  le  ton  cavalier  dont  il  lui  parle 
semble  ineliqucr  sullisamment...  A  une  heure  elle  vient,  parce  que  je 
dois  partir  ii  raidi.  Eh  !  bien  non,  monsieur,  vous  avez  mal  fait  voire 
compte.  Je  ne  partirai  pas,  je  resterai,  j'attendrai  de  pied  ferme,  je  joui- 
rai de  votre  embarras,  je  triompherai  de  votre  trahison ,  je  dévoilerai  vos 
trames  ténébreuses  ;  et  afin  que  votre  complice  conserve  ainsi  que  vous 
une  parfaite  sécurité  sur  vos  coupables  intelligences ,  je  vais  lui  faire 
parvenir  cette  lettre  comme  si  je  ne  l'avais  pas  interceptée  un  instant. 

Or,  pour  meure  ce  stratagème  à  cxécuiion,  la  jeune  femme  rendit  scru- 
puleusement au  billet  ses  plis  piimilifs,  l'enfouit  dans  une  enveloppe 
neuve,  sur  laïuelle,  après  l'avoir  scellée  du  cachctde  son  mari,  elle  écii- 
vit  l'ailrcsse  que  voici,  mot  à  mot  : 

Madame  Éléonorc  Gontard,  rue  de  Verneuil,  35,  Paris. 

Peste,  dit-elle,  je  me  risque  de  trancher  ainsi  la  question  et  d'écrire 
tout  au  long  Madame,  Je  ne  crois  pas  me  tromper,  il  ne  se  permettrait 
pas  de  parler  de  la  sorte  à  une  demoiselle. 

Ce  parti  une  fois  bien  arrêté,  niaJamc  Dalverny  se  composa  un  air 
riant  et  sonna  sa  suivante. 

Celle  ci  parut  iinmédiaicineni,  car  elle  attendait  pour  avoir  sa  lettre. 

On  comprendra  que  Mme  Dalverny  de  son  côté  avait  hâte  de  la  lui 
rendre. 

—  Nanette,  lui-dit  elle,  je  suis  folle  en  vérité  ;  je  ne  sais  quelles  extra- 
vagam  es  m'avaient  passé  par  la  lète.  D'absurdes  buppositions ,  des  idées 
qui  n'ont  pas  le  sens  coaimun.  N'en  parlez  pas  i»  mon  mari,  il  sa  moque- 
rait de  ffioi;  CtJ'avouc  qu'il  aurait  beau  'eu.  Tcuei.  voilà  ceiio  .' 


je  vous  la  rends  intacte.  Faites-en  ce  qui  vous  a  été  ordonaé  ;  je  n'ai 
rien  à  y  voir. 

La  suivante,  sans  trop  démêler  ce  qu'il  fallait  penser  de  cette  res- 
titution, sortit  pour  aller  jeter  celte  lettre  à  la  poste  et  lime  DaUerny  de 
son  côté  s'enferma  dans  son  boudoir. 

II. 

La  scène  que  cette  double  désertion  vient  de  laisser  vacante,  fut  bien- 
tût  occupée  par  deux  personnages  qui  étant  destinés  à  l'honneur  de  fiire 
votre  connaissance,  réclament  celui  de  vous  être  présentés.  Un  mot  d'in- 
troduction. Et  d'abord,  pour  procéder  comme  dans  le  monde,  souffrez 
que  je  vous  présente  M.  Dalverny,  que  vous  connaissez  un  peu  par  sa 
femme,  et  en  second  lieu  M.  Léonce  que  vous  connaissez  par  la  lettre  de 
Dalverny.  Vous  savez  que  ce  dernier  est  neveu,  secrétaire,  et  de  plui 
garçon  très  sûr.  C'est  déjà  quelque  chose.  L'entretien  que  vont  avoir  ces 
deux  personnages  éclaircira  le  reste. 

Que  si,  avant  d'entrer  en  matière,  vo:s  tenez  à  vous  renseigner  sur  le 
physique  de  M.  Dalverny,  je  vous  réi:ondrai  naïvement  qu'il  n'y  est  pas 
lui-même  plus  intéressé  que  vous,  mais  qu'en  fin  de  compte,  je  n'ai  rien  à 
vous  refuser.  M.  Dalverny  donc  est  un  de  ces  hommes  comme  vous  allez 
en  rencenircr  en  sortant  de  chez  vous;  distingué  sans  doute,  mais  de  cette 
distinction  qui  court  la  rue  et  qui  peuple  le  salon  sans  s'y  faire  remar- 
quer. Il  appartenait  à  ces  meubles  de  société  qu'on  n'est  pas  fâché  d'a- 
voir ni  de  perdre.  Bref,  un  de  ces  hommes  qui  réalisent  assez  bien  ce 
qu'on  nomme  un  cavalier  sur  les  invitaiions  d'un  bal  public.  Toilette  et 
figure  fort  correctes,  mais  privées  l'une  de  caractère,  l'autre  de  ce  qu'on 
peut  appeler  le  goût  personnel.  Voilà  pour  les  dehors. 

L'intérieur  est  à  l'avenant.  Dalverny  S2  tirait  de  partout  avec  ces  for- 
mules, fort  bien  désignées  par  ce  mot  :  l'usage  du  monde.  Rien  de  pro- 
pre, d'individuel ,  rien  de  marqué  à  un  cachet  particulier.  Contant  d'un 
air  avantageux  les  propos  les  plus  vulgairesj  voulant  mettre  de  l'esprit  là 
où  il  n'y  en  avait  pas  l'ombre  ;  ne  recevant  jamais  les  choses  que  de  se- 
conde main  ;  et  si  l'on  nous  laisse  comparer  les  richesses  inteilectuc  les 
aux  autres  nous  dirons  qu'en  ces  matières  le  banquier  ne  battait  i)as  mon- 
naie comme  les  rois  du  genre ,  mais  qu'il  se  servait  de  celle  qui  avait 
Cours,  sans  même  trop  se  soucier  de  la  date,  et  attribuait  à  toute  même 
valeur,  comme  nous  faisons  des  écus,  qu'ils  aient  été  frappés  sous  l'Em- 
pire ou  bien  sous  la  Restauration.  Pour  le  faire  plus  court  :  en  prenant  le 
contre-pied  du  mot  de  Montaigne  sur  l'amitié:  c.  L'auii.ié  est  une  bête  de 
compagnie  et  non  pas  de  troupe,  »  nous  obtiendrons  une  idée  a^sez 
exacte  de  l'homme.  Noire  banquier  était  une  bête  de  troupe,  et  non  pas 
une  bête  de  compagnie.  Dans  le  nombre,  il  passait  fort  bien  !  mais  il  gè  • 
nait  dans  le  tête  à  tête. 

Ceci  posé,  on  comprendra  que  nos  personnages  seront  ordinaires  com- 
me les  événeraens  que  nous  mettons  en  jeu.  Il  faut  que  les  uns  soient  ap- 
propriés aux  autres  :  ce  n'est  pas  pour  qu'on  nous  sache  gré  de  celle  har- 
monie qui  est  trop  selon  le  sens  général  pour  qu'il  y  ait  le  moiudrc  mé- 
rite à  le  respecter.  Les  natures  communes  ne  feront  jamais  de  grandes 
choses  qu'en  cessant  d'être  elles-mêmes,  en  se  transfigurant. 

—  Mon  cher  Léonce,  dit  le  banquier  à  son  neveu,  vous  savez  que  c'est 
pour  aujourd'hui  midi.  J'ai  peut-être  eu  tort  de  vous  meure  dans  la  con- 
fidence. 

—  Ah  !  mon  oncle,  reprit  le  jeune  homme,  vous  aurais-je  donné  sujet 
de  vous  repentir? 

—  Je  ne  dis  pas  cela;  mais  l'affaire  est  tellement  délicate.  Si  ma  femme 
s'en  doutait  se'i'emeni!  bonsoir! plus  personne! 

—  Et  pensez-vous,  ajouta  Léonce,  que  j'aie  été  lui  raconter... 

—  Dieu  vous  eu  garde  !  s'écria  le  banquier.  Je  compte  sur  vous  autant 
que  sur  moi-même.  Aussitôt  que  ma  femme  sera  partie,  je  m'enferme  dans 
mon  cabinet  et  vous  introduirez  sccrèlement  la  femme  en  question.  3^  l'a 
prévenue  de  cela. 

—  Sullit,  vous  serez  content  de  moi,  répartit  le  neveu  avec  une  défé- 
rence obséquieuse. 

En  même  temps,  il  prit  cet  a'r  d'embarras  plein  de  calincrie,  à  l'usage 
des  solliciteurs  timides  ;  il  baissa  la  voix,  et  s'élant  approché  de  sou 
oncle  : 

—  Et  moi?  lui  dit-il. 

Le  banquier  savait  à  merveille  toute  la  signification  de  ce  mot  de  rap- 
pel, et  même,  à  la  seule  pantomime,  i!  en  eût  deviné  le  sujet.  Touieùiis  il 
feignit  de  n^  pas  comprendre,  soit  pour  prouver  que  son  ido<'  était  à  de 
bien  autres  objets  que  ceux  sur  lesquels  voulait  l'appc'er  Léonce,  soit 
encore  qu'il  voulût  laisser  à  celui-ci  tout  l'embarras  d'une  demande  qui 
resterait  sans  réponse,  pour  peu  qu'il  n'eût  pas  le  courage  de  la  pré- 
ciser. 

—  Et  moi  ?  que  voulez-vous  donc  dire  ?  demanda  l'oncle  jouant  la  naï- 
veté. 

—  Je  veux  dire  :  Et  moi  ?  Pardieu  !  vous  le  savez  bien  .  insista  Léonce 
avec  nue  pointe  d'humeurde  ce  qu'on  refusait  de  l'entendre  h  demi  mots, 
et  qu'on  le  réduisait  à  une  explication  catégorique  ;  je  profile  de  la  joie 
de  ce  jour  pour  vous  iniéressor... 

—  .\  quoi  donc  ?  fil  le  banquier  avec  une  légère  impatience ,  laquelle 
démontrait  clairement  que  son  interrogation  était  f  irt  oiseuse  ,  puisqu'il 
en comwissail  la  réoonse:  sans  cela, "^cùi-il  pu  par  prcvifiou  icmoi^uw 


22 


LE  MAGASIN  LITTÉRABRE. 


du  dépit  contre  une  cliose  qu'il  eût  ignorée.  Il  répéta  pourtant  :  A  quoi 
donc  voulez-vous  m'intôrcsser  ? 

—  Parbleu,  à  mon  mariage,  répéta  Léonce. 

—  A  votre  mariage,  reprit  le  bamiuicrd'un  air  détaché  ;  ma  foi,  je  n'y 
pensa  s  plus. 

—  Voilà  la  différence  entre  nous  ;  moi  j'y  pense  toujours.  J'ai  cela 
tant  à  cœur  ! 

—  Et  c'est  là  votre  tort,  mon  ami,  poursuivit  le  banquier,  cherchant  à 
racheter  par  Taméniié  de  ses  paroles  la  rigueur  de  sa  pensée.  11  ne  faut 
plus  singer  à  celte  veuve.  Elle  ne  peut  vous  convenir. 

—  Commeut  donc  ;  est-ce  que  les  rensei£neu)eiis  qui  nous  sont  parve- 
nus sur  son  compte  ne  sont  pas  favorables  de  tout  point  ?  ajouta  le  se- 
crétaire fort  contrarié  de  cet  échec. 

—  Ce  n'est  pas  cela,  continua  le  banquier.Sans  doute  que  Mme  de  Lu- 
cienncs  est  un  parti  sorlablc  pour  tout  aiUre  que  pour  vous.  Il  ne  m'est 
revenu  que  de  btns  témoigna. es  à  son  sujet,  Bonne  réputation,  fortune 
et  ligure  passables,  m'a-t-ou  dit.  Mais,  outre  que  nous  ne  la  connaissons 
pas... 

—  Vous  ferez  connaissance,  interrompit  chaleureusement  le  neveu. 
Si  vous  la  connaissiez  vous  n'en  parleriez  pas  ainsi  ;  vous  l'adoreriez. 

—  Nous  vetroiis!  se  contenta  de  répliquer  froidement  Dulicrny.  Pro- 
pos d'amoureux;  mais  tout  cela  ne  serait  pas  un  obstacle. 

—  Eh  bien!  alors,  qui  m'empêche? 

—  AVcZ-vous  oublié  que  vous  êtes  dans  une  position  exceptionnelle  ? 
Est-il  besoin  de  vous  rappeler  que  ma  femme  vous  destine  à  une  jeune 
pensionnaire  charmante? 

—  Charmante  si  l'on  veut,  objecta  Léonce. 

—  Vous  le  voudrez,  poursuivit  le  banquier.  Cette  pensionnaire  est  vo- 
tre cousine  et  la  nièce  de  ma  femuic,  et  celle-ci,  à  la  condition  que  vous 
épouserez  celle-là,  vous  donne  par  contrat  de  mariage  cent  mille  francs. 
Et  de  mon  côté,  mtJ,  ea  faveur  de  cette  union  désirée  pir  toute  la  famille, 
je  vous  ossoeie  à  ma  maison  de  banque  !  De  tels  avantages  valent-ils  pas 
ïa  peine  qu'on  y  songe  ? 

—  Je  ne  songe  qu'à  Mme  de  Luciennes ,  répliqua  vivement  Léonce. 
Vous  ne  la  connaissez  pas,  dites-vous,  et  c'est  précisément  là  noire  mal- 
teur.  Si  vous  la  connaissiez  î...  Mais  cela  viendra  ,  ou  plutôt  elle  viendra 
un  de  ces  jours,  peut  èii  e  aujourd'hui;  elle  m'a  promis  de  se  présenter  ici 
pour  s'entretenir  avec  vous. 

—  La  journée  serait  mal  choisie. 

—  La  journée,  c'est  possible,  mais  la  femme  ;  oh  !  mille  fois  non,  vous  la 
verrez,  je  ne  vous  eu  dis  pas  davantage.  Quelle  grâce!  quelle  tenue  ! 
quelle  conversation  !  Je  suis  certain  qu'elle  vous  mettra  dans  nos  inté- 
rêts. Mais  dès  à  présent  prépaiez  lui  les  voies,  je  vous  en  supplie  ;  plai- 
dez ma  cause  auprès  de  ma  tante. 

—  Mon  ami,  vous  demandez  l'iaipossible,  objecta  tristement  Dalverny; 
non  pas  que  je  le  tente  si  vous  l'exigez;  mais  ce  sera  eu  pure  perte,  ma 
femiiie  est  là-dessus  d'une  inllexible  opiniâtreté. 

—  Essayez  toujours,  je  vous  en  conjure  par  tout  le  bonheur  qui  vous 
ai:cnd  aiijourù'hui,  occupez-vous  un  peu  du  mien. 

—  Pour  vous  complaire,  je  m'y  engage,  répondit  Dalveriiy.  D'ailleurs, 
ce  n'est  pas  pressé. 

—  Comment  !  ce  n'estpas  pressé.  Je  suis  très  pressé  pour  ma  part,  je 
vous  jure,  observa  le  secréiaire.  Je  ne  puis  pas  plus  long-temps...  Il  allait 
ajoiitcr  :  tenir  le  bec  dans  l'eau  à  cette  veuve.  Mais  trouvant  sans  doute 
que  ce  bec  était  une  figure  indigne  de  la  personne  qui  en  était  l'occasion, 
il  se  reprit  en  disant  :  Je  ne  puis  pas  plus  longtemps  ajourner  une  réponse 
que  ic  dois  à  cci!e  veuve.  Quanti  j'imagine  que  voire  femme  ne  seit  pas 
encore  la  premier  mot  de  celte  affaire.  Je  veux  en  finir  avec  Mme  de 
Luciennes.  11  y  va  de  mon  honneur,  du  sien  surtout,  et  de  notre  bonheur 
à  tous  deux,  Élio  viendra  elle-même  chercher  une  solution,  faites  qu'elle 
soit  favorable  ;  sinon  je  crains  bien... 

—  Pauvre  garçon,  interrompit  d'un  air  piteux  M.  Dalverny ,  je  vous 
plains.  Vous  vous  préparez  là  un  crel  mécompte  que  vous  me  faites  accé- 
lérer en  le  provoquant.  Ma  femrarî  sera  inébranlable. 

—  Et  moi  aussi,  répliqua  résolument  le  secrétaire. 

—  Calmez-vous;  je  vous  promets  d'intervenir  en  votre  faveur,  sehâta 
d'ajouter  l'oncle,  aOii  de  tempérer  cette  effervescence  sur  le  point  d'écla- 
ter. Il  faut  seulement  ce  riea  brusquer,  gagner  du  temps  pour  gagner 
duier:ain.  Kc  nous  inquiétons  aujourd'hui  que  de  l'importante  et  mys- 
térieuse entrevue... 

—  Soit ,  j'y  consens;  mais  demain,  mon  oncle,  je  compte  que... 

—  Demain  nous  verrons  cela,  interrompit  Dalverny.  Pour  le  momcn, 
rentrez  à  votre  bureau.  Dépêchez  votre  besogne,  car  je  vais  bientôt  vous 
déranger.  Midi  n'estpas  loin,  on  arrive  à  une  heure,  ne  l'oubliez  pas.  Ha 
femme  muse  peut-être,  je  vais  accélérer  les  préparatifs  de  son  départ. 

—  C'est  entendu,  je  vous  laisse,  dit  Léonce,  mais  j'emporte  votre  pro- 
■lesse.  Cette  assurance  me  donnera  du  cœur. 

—  Oui ,  oui  !  allez-vous-en,  interrompit  l'oncle,  pour  couper  court  à 
celle  Clamlreuse  phraséologie  des  amoureux  et  aussi  à  l'eulreiien  déjà 
long  qu'il  venait  d'avoir  avec  son  secréiaire. 

Celui-ci  sortit  donc  du  salon,  et  M.  Dalverny  demeura  seul. 

Pas  long-temps  ;  car  bicuiût  il  sonna,  et  Ivauetlc  accourut  à  cet  appel. 


III. 

Après  s'être  enquis  du  sort  de  sa  leitre  et  avoir  appris  que  scion  son 
ordre  elle  avait  été  jetée  à  la  poste  depuis  deux  heures,  le  banquier  s'in- 
forma si  tout  était  disposé  pour  le  dépaitde  sa  femme. 

—  Mon  Dieu!  il  s'en  faut,  répondit  Naiiette.  Madame  a  été  dérangée 
toute  la  matinée  et  j'ai  bien  peur  qu'elle  ne  puisse  être  prête  de  sitôt. 

—  Mais  c'est  inouï,  s'éciia  le  banquier  que  cette  nouvelle  contrecar- 
rait dans  ses  projets,  vit-on  jamais  pareille  lenteur?  Voilà  bien  les  femmes. 
Pour  Dieu,  Nanette,  je  vous  en  prie.  S'il  le  faut,  nous  vous  aiderons./ 
Dépêchez,  au  nom  du  ciel,  dépêchez!  (,)u'ailendez-vous  donc? 

—  Dam,  monsieur,  si  cela  ne  dépendait  que  de  moi. 

—  Et  cela  dépend  de  vous  en  grande  pulie....  Allez!  pressez-vous!; 
Voici  l'heure,  La  voilure  estdéià  dans  la  cour. 

—  Eh  bien  si  elle  y  est,  elle  aura  le  lemps  d'attendre,  celle-là,  reprit 
Nanette,  qui,  malgré  les  exhortations  de  son  maître,  ne  faisait  pas  plus  de 
dijgence. 

—  Comme  si  déjà  toutes  choses  ne  devraient  pas  être  arrangées.  Il 
vous  faudrait  à  cette  heure  n'avoir  plus  à  vous  occuper  de  rien  que  de 
partir. 

—  C'est  possible,  répondit  la  suivante  ;  mais  cela  ne  me  regarde  pas. 
Adressez-vous  à  madame,  qui  justemtiU  vient  par  ici. 

—  F^aissez-nous  et  silence,  se  coiiicuta  de  répondre  le  mari,  fortiOant 
son  injonction  verbale  par  ce  geste  du  doigt  ois  en  travers  sur  la  bou- 
che, et  qu'on  pose  ainsi,  comme  un  verrou  ,  pour  interdire  le  passage  à 
toute  indiscrétion. 

Cette  pantomime,  Mme  Dalverny  ne  put  la  voir;  mais  elle  n'eut  pas  de 
peine  à  la  soupçonner.  On  se  ligure  à  tort  que  toutes  les  fois  qu'on  n'est 
pas  pris  en  lîagrant  délit  de  culpabilité  ,  cela  suffit  poai  n'être  pas  décou- 
vert. Quelle  erreur  !  Toute  action  laisse  après  elle  une  suite,  un  reiîet , 
une  traînée  lumineuse  ou  som'nre  qui  noi:s  trahit.  En  vain  essaiet-on  d'y 
donner  le  change,  un  œil  clairvoyant  refait  tout  sur  cet  indice  tardif, 
comme  un  algébriste  trouve  une  proposition  avec  trois  termes.  Suppri- 
mez tout  à  coup  la  force  motrice  qui  la  pousse ,  une  voiture  ne  s'arrêtera 
pas  iiistsntanément  pour  cela  :  le  bruit  de  la  cloche  ne  cesse  pas  aussiiô' 
que  le  ballant  cesse  do  la  frapper;  de  même  notre  ligure  ne  se  délivre  pa 
de  l'empreinte  dont  l'a  marquée  un  sentiuient  qui  nous  a^ite  aussitôt  qu'/ 
nous  convient  de  refouler  ce  sentiment. 

Mme  Dalverny  comprit  tout  à  l'embarras  des  deux  personnages  et  sur 
tout  à  la  peine  que  se  donnait  le  bmquicr  pour  cacher  le  sien  sous  l'ap- 
parence d'une  grande  liberté  d'esprit  et  d'action. 

Celle  affectation  sauta  aux  yeux  déjà  prévenus  de  la  dame.  Pourlant 
son  mari  faisait  bien  lotit  son  possible  pour  ne  rien  laisser  paraître  de  ses 
inquiétudes  ;  il  l'aborda  par  ces  paroles  qu'il  prononça  d'un  air  très  deli 
béré  en  se  frottant  les  mains  : 

—  Eh  bien  !  mon  amie,  je  vais  te  perdre  pour  quelques  heures.  Tu  vas 
partir. 

—  Oh  !  reprit  la  dame  avec  une  minauderie  charmante.  Tu  es  bien 
prompt  à  l'alarmer.  Je  ne  te  quille  pas  de  sitôt.  Quand  il  s'agit  de  se 
mettre  en  campa;^ne,  on  n'en  a  jamais  fini, 

—  Je  m'en  aperçois  bien,  observa  le  mari,  qui  laissa  percer  dans  celte 
réflexion  une  pointe  de  mécoutentement.  Les  femmes  !  vous  n'êtes  jamais 
prêles  à  l'heure.  • 

—  Est-ce  que  par  hasard  tu  aurais  le  grossier  courage  de  t'en  plaindre, 
objecta  la  fi  mine  ;  ur  un  ton  de  spiriiuelle  sensiblerie. 

Le  banquier  se  sentit  pris  au  piège;  il  tomprit  qu'il  était  allé  trop 
loin,  et  il  lit  ce  qu'on  fait  presque  toujours  en  paieil  cas,  il  recula 
trop,  c'est-à-dire  que  c'est  par  une  maladresse  plus  grande  qu'il  voulut 
racheter  celle  qu'il  venait  de  commctîrc. 

—  Moi,  m'en  plaindre  ?  y  penses-tu,  s'écria-t-il  ;  que  tu  interprètes 
mal  mes  intentions!  Esl-co  que  pour  ce  qui  me  conceriie  ie  ne  serais  pas 
enchanlé,de  ce  relard?  Va!  tune  partirais  que  ce  soir  avec  moi  pour  no- 
tre maison  de  cair.pagnesije  n'écoulais  quemoncjeur. 

—  Et  pourciuoi  ne  pas  écouter  ton  cœur,  demanda  la  dame,  non  sans 
une  légère  inflexion  malicieuse,  communiquée  à  sa  voixparun  senlimcnt 
de  raillerie  iuiériture.  Je  l'aimerais  bien  mieux  pour  ma  part. 

—  Eh  !  le  pouvons-nous,  objecta  le  banquier,  ne  faut-il  pas  savoir  se  sa- 
crifier aux  bienséances.  Convient-il  que  les  amis  qui  assisteront  ce  soir  à 
la  fête  ne  trouvent  là-bas  personne  pour  les  recevoir  à  leur  arrivée?  Il  est 
indispensable  que  tu  partes  le  plus  tôt  possible.  Le  lemps  presse, 

—  Ne  t'inquiètes  pas  tant  de  mon  dépait,  répliqua  Mme  Dalverny.  qui 
voulait  prendre  l'olfecsiveà  son  tour.  Que  t'importe  après  tout,  pourvu 
que  j'arrive  assez  tôt.  Cela  me  rep'^rde. 

— Sans  doute  ;  mais  tu  n'arrivf  if  jamais  à  point  si  ta  ne  fais  pas  plus  de 
diligence. 

Jusqu'ici  tout  s'est  passé  à  l'amiable.  Ni  l'un  ni  l'autre  n'ont  abordé  ou- 
vertement le  point  en  litige.  Mme  Dalverny  entama  la  première  celle 
question  essentielle. 

—  Crois-tu,  mon  ami,  qu'il  soit  aimable  de  se  Ecltre  en  route  par  celle 
chaleur?  Partir  à  midi, c'est  vouloir  étontler  en  cliemin. 

Celte  objeciion  était  assez  spécieuse  cl  très  fondée  dans  la  bouche  d'une 
élégante.  Le  banquier  mesura  la  portée  de  ce  coup,  en  frémit  et  le  para 
de  celle  manié:  e. 

—  Est  ce  que  C'est  moi  qui  ai  choisi  celte  heure?  Il  te  fallait  prendra 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


23 


I 


auirement  tes  dispositions.  Maintenant  il  est  trop  tard  pour  revenir  là- 
dessus. 

Ici  i.'intercala  un  temps  d'arrêt  et  de  silence  durant  lequel  nosdeux  per- 
sonnages regardaient  l'a  guille  de  la  pendule  qui  avait  dépassé  le  chiffre 
le  plus  élevé  du  cadran. 

<•  Il  est  temps  qu'elle  parle ,  réllécliissait  le  mari.  Si  elle  tardait  en- 
core elle  risquerait  de  rencoiitrer  ici...  et  alors  tout  serait  perdu;  mais 
coniaieul  la  décider  ?... 

De  son  côté,  la  femme  n'en  pensait  pas  moins  :  «  Gagnons  une  heure, 
se  disait-elle,  et  ma  jalousie  aura  des  preuves  vivantes,  et  pourra  se  ma- 
nifester à  l'aise.  » 

Naucttc,  qui  entra  portant  à  ses  deux  mains  des  paquets  et  des  cartons, 
interrompit  ce  silence. 

—  Uh  !  mon  Dieu  !  s'écria  le  mnri ,  elTrayé  do  voir  toutes  ces  choses 
loin  d'être  en  état ,  vous  eu  êtes  eucore  là  ;  mais  vous  ne  partirez  pas 
d'aujourd'hui. 

i  Alors  écoutant  les  conseils  de  son  intérêt  plutôt  que  ceux  de  la  pru- 
dence ,  voilà  qu'il  se  met  en  devoir  de  ployer  les  rohes  ,  d'accommoder 
les  chapeaux.  Tous  ces  meuus  détails,  voiis  l'imaginez  bien,  mettaient  en 
relief  chez  le  banquier  une  gaucherie  qui  eût  été  fort  divertissante  pour 
tout  autre  spectateur  que  Mme  Dalverny;  mais  c'était  dans  d'autres  sen- 
timens  qu'elle  assistait  à  cette  scène  comique.  Ce  manège  dont  elle  était 
témoin  achevait  de  lui  prouver  avec  quelle  ardeur  son  mari  désirait  son 
départ ,  puisque  pour  l'accélérer  il  ne  reculait  pas  devant  les  soins  les 
plus  ridicules. 

La  femme  et  l'épouse  se  révoltèrent, et  Mme  Dalverny  se  voyant,  si  on 
peut  le  dire,  froissée  à  la  fois  dans  ses  parures  et  dafâS  ses  aQ'eclions, 
courut  à  son  mari. 

—  Grand  Dieu  !  s'écria-t-el!e ,  comme  vous  me  rangez  tout  cela. 
Quelle  maladresse!  Vous  m'ajustez  ces  vêtemens  d'une  singulière  façon. 
Respeclez-donc  ma  garde-robe  ! 

Puis ,  après  avoir  satisfait  à  cette  première  protestation  de  la  femme , 
l'épouse  reprit  ses  droits.  Et  Mme  Dalverny,  croisant  ses  bras  ,  se  posta 
en  face  de  son  mari  et  d'un  air  sérieux  l'apostropha  de  la  sorte  en  ces- 
eant  de  le  tutoyer. 

—  Il  faut  convenir,  monsieur,  que  ma  présence  vous  pè?e  étrange- 
ment, que  vous  ayez  tant  de  souci  ettant  de  hâie  de  vous  en  débarrasser. 

Celle  interpellaiion  directe  faite  avec  une  solennelle  autorité  interloqua 
le  mari.  Un  instant  il  demeura  confondu. 

—  Moi,  dit-il  enfin,  je  ne  sais  en  vérité  où  vous  allez  prendre  ces  ima- 
ginations. Et  pourquoi  voulez-vous  que  votre  présence  me  gêne  ? 

—  Que  saisje  ?  repartit  la  femme,  on  le  dirait  à  l'empressement  que 
vous  mettez  à  ra'expédicr. 

A  CCS  mots  le  banquier  s'aperçut  qu'il  avait  fait  une  fausse  manœuvre  ; 
il  voulut  en  détruire  l'effet  coûte  que  coûte,  et  il  se  figura  être  bien  habi- 
le de  répondre: 

—  Ma  foi,  ma  chère,  à  ta  guise.  Reste  jusqu'à  demain  si  cela  te  plaît. 
Je  ne  m'en  mêle  plus  puisqu'on  interprète  si  mal  mes  pensées,  mes  paro- 
les et  mes  actions. 

Alors  jouant  une  indifférence  qu'il  était  loin  d'éprouver,  il  s'assit 
dans  un  fauteuil  ,  étend.t  ses  jambes  d'un  air  nonchalant ,  non  sans 
jeter  de  temps  à  autre  un  regard  furiif  et  effrayé  sur  1  aiguille  de  la  pen- 
dule. 

Afin  de  retirer  de  son  système  tout  ce  qu'il  pouvait  produire,  Dalver- 
ny le  poussa  jusqu'à  ses  dernières  limites.  Il  fit  comme  si  le  voyage  de  ta 
femme  était  à  mille  lieues  de  sa  pensée.  Il  se  livra  à  une  foule  de  consi- 
dérations générales,  n'ayant  aucun  rappoitavec  ces  matières.  Malgré  lui, 
cependaiit,  par  voie  indirecte  et  d'allusion,  il  retombait  de  ces  hauteurs 
à  l'objet  essentiel  :  à  peu  près  comme  les  écuycrs  dans  cet  exercice  d'é- 
quiiaiion  qui  consiste,  lorsque  le  cheval  est  lancé  au  galop,  à  s'abatlre 
jusqu'à  terre  pour  enlever  adroitement  des  anneaux  au  bout  d'une  pique 
rasant  le  sol. 

Cette  gymnastique  ne  tarda  pas  à  fatiguer  Da'verny,  et,  fâché  du  peu 
de  résultat  qu'il  en  lirait,  il  se  tut  pour  la  seconde  fois,  mais  avec  riuteu- 
tion  d'attendre,  la  bouche  close,  la  marche  des  événeiucns. 

Il  faut  croire  que  ce  silence  ne  fit  pas  le  compte  de  la  daaae,  puisqu'elle 
se  hâta  de  le  rompre. 

—  Causons,  dit-elle,  en  approchant  un  fauteuil  de  celui  de  son  mari, 
sans  avoir  l'air  de  prendre  garde  à  la  contrariété  que  celui-ci  ne  se  don- 
nait plus  la  peine  de  dissimuler  ;  causons  ! 

—  De  quoi  ?  reprit  le  mari  d'un  ton  sec. 

—  De  ce  que  tu  voudras.  Conte-moi  quelque  chose  d'aimable. 

—  Le  marteau  frappa  sur  le  timbre  de  la  pendule.  Ce  son  fit  tres- 
saillir le  banquier. 

—  La  demie  !  dit-il  avec  cQ'roi  dans  un  a  parte,  comme  le  temps 
passe  ! 

—  Eh  bien  !  observa  la  femme,  tu  ne  commences  pas  ?  Je  t'écoutc,  mon 
ami. 

—  C'est  inutile,  ajouta  le  banquier,  je  n'ai  pas  du  tout  l'esprit  à  lac  on- 
versation. 

Ce  qu'il  prouva  en  se  levant  pour  marcher  dans  la  chambre.  Comme  il 
passait  à  côté  du  balcon  : 

—  La  voiture,  remarqua-i  il,  est  dans  la  cour,  les  chevaux  s'impaticu- 
Uiit...  comme  moi,  i'jouta-t-il  bien  bas. 


C'est  tout  ce  qu'il  pouvait  se  permettre  que  ces  réminiscences  éloi- 
gnées ;  car  pour  ce  qui  est  d'aborder  de  front  la  question  du  départ,  il  no 
l'osait  pas. 

Mais  sa  femme,  qui  comprenait  fort  bien  les  sens  détournés,  redressa 
celui-ci  pour  en  faire  le  texte  d  une  plainte. 

—  Mon  cher,  tu  m'avourais,  dit-elle,  que  c'est  de  la  part  une  obstina- 
tion très  ia'polie. 

—  Jloi  !  fit  le  banquier,  je  ne  dis  plus  rien.  C'est  une  ilée  qui  me  pas- 
sait par  la  tète  en  regardant  les  chevaux.  Ces  pauvres  béies  !...  Je  cède 
avec  pla'sir  à  tous  tes  caprices. 

Cette  dernière  phrase  n'était  pas  prononcée  avec  le  ton  da  sincérité 
auquel  elle  peut  prétendre  à  la  simple  lecture  ;  mais  Mme  Dalverny  avait 
ses  raisons  pour  la  prenrlre  à  la  lettre. 

—  Bon  !  dit-elle  à  la  fin,  je  te  trouve  raisonnable.  Que  l'importe  que 
je  parte  une  heure  plus  tôt  ou  plus  tard  ? 

—  En  ce  cas,  autant  vaut-il  ordonner  au  cocher  dedételer  et  de  metaai 
la  voilure  sous  la  remise. 

Diilvcrny  fe  flattait,  en  poussant  ce  stratagème,  que  sa  femme  recule- 
rait devant  cette  extrémité,  et  que,  pour  éviter  d'y  recourir,  elle  se  met- 
trait en  mesure  de  la  rendre  iuutil''.  Cette  tactique  ne, lui  réussit  guère. 
Sa  femme  réponriit  très  na'ivemcm  : 

—  Fais,  mon  ami,  ce  que  tu  jugeras  à  propos. 

Ce  fut  le  coup  de  grâce  pour  ce  pauvre  banquier  ;  il  n'en  demanda  pas 
davantage.  «  Diable,  pensa-til,  ceci  se  complique.  11  me  faut  comrcman- 
der  le  rendez-vous  et  prévenir  qu'on  n'y  vienae  pas.  » 

Cela  conclu  à  part  lui,  et  peur  se  donner  uc  préiexle  licite  d'opérer  sa 
sortie. 

—  Madame,  dit-il,  lu  m'excuseras  ;  mais  je  n'ai  pas  comme  toi  tout  le 
temps  que  je  veux.  Il  faut  que  j'aille  à  mes  affaires. 

—  C'est  trop  juste,  répondit  Mme  Dalverny  ;  est-ce  que  je  prétends  te 
déranger  en  quoi  que  ce  soit?  Adieu. 

Sans  se  faire  autrement  congCder,  le  banquier  gagna  prestement  la 
porte. 

Sa  femme,  l'air  moitié  chagrin,  moitié  dépité,  le  regarda  partir;  puis 
au  moment  oit  elle  allait  le  perdre  de  vue,  elle  le  rappela  par  ce  re- 
proche. 

—  Mon  ami,  c'est  ainsi  que  tu  me  quittes?  Quand  je  soutenais  que  ta 
es  préoccupé,  distrait,  av-ais-je  tort  ? 

Docile  à  cette  semonce  conjugale,  le  mari  revint  sur  ses  pas,  car  il  sa- 
vait que,  comme  les  rois,  les  femmes  aiment  qu'on  leur  pdic  tribut  de  po- 
litesse à  l'accueil  et  au  congé.  Afin  de  réparer  ce;te  omission,  il  baisa 
sans  mot  dire  la  main  de  sa  femme,  mais  si  froidement  qu'il  avait  plutôt 
l'uirde  se  soumettre  aux  prescriptions  d'un  cérémonial  qu'à  uce  galan;erie 
partie  du  cœur. 

Après  cette  formalité,  car  la  manière  dont  il  s'en  acquitta  nous  autorise 
à  la  nommer  ainsi,  le  banquier  s'éloigna  au  plus  vite. 

IV. 

Dès  qu'elle  fut  seule,  Mme  Dalverny  laissa  tomber  sa  jolie  tête  dans  ses 
mains  cl  rélléchit  amèrement  :  «  Mon  mari,  se  dit-elle,  a  réparé  cet  ou- 
bli de  façon  à  me  prouver  que  ce  n'en  était  pas  un.  M'a-t-il  seulement 
demandé  pardon  ?  Sou  cœur  n'est  plus  à  moi,  sa  tête  n'est  plus  à  lui,  je 
suis  la  plus  malheureuse  des  femmes!  » 

On  ne  prendra  certes  pas  au  mol  celte  exagération  malgré  les  prétextes 
sur  lesquels  elle  se  fonde.  11  est  aussi  abusif  et  aussi  facile  de  se  procla- 
mer la  plus  mulhcurcuse  des  femmes  qu'il  est  vulgaire  de  se  prétendre 
la  plus  heureux  des  hommes.  Les  sentimeas  outrent  en  général  leurs  ex- 
pressions. Les  amoureux  en  particulier  sont  comme  ces  esprits  iileius  de 
feu  dont  |)arle  Labruyère.  «  Ils  ne  peuvent  s'assouvir  d'hyperboles.  »  Et 
cela  se  coiiçuil  ;  l'amour  étant  une  royauté  qui  arrive  après  la  conquête,  les 
amans,  dans  quelque  état  que  les  mette  leur  passion,  ont  besoin  d'être  Is 
/j/«i  quelque  chose,  n'importe  quoi,  pourvu  qu'ils  érigent  en  leur  hon- 
neur un  superlatif  absolu. 

Vous  savez  combien  Mme  Dalverny,  qui  se  flattait  d'être  tant  malheu- 
reuse, l'était  en  réa  lié,  puisque  vous  avez  pu  apprécier  ses  motifs.  11  est 
vrai  qu'elle  le  croit,  ce  nui  devieul  très  sérieux;  car  de  même  que  la  foi 
sauve,  la  foi  perd  aussi,  et  les  maladies  imaginaires  sont  les  plus  iucura- 
b^cs,  ne  serait  ce  que  pour  la  raison  qu'elles  n'existent  poiut.  Toutefois, 
l'infortune  conjugale  de  Mme  Dalverny  ne  gisait  pas  tout  entière  dans  son 
maginalion;  celle-ci  ne  lui  sériait  seulement  qu'à  en  e.\a;:oror  la  gravité. 

En  proie  à  ces  désolantes  médiialions,  la  jeune  femme  voyait  sous  ua 
our  sinistre  l'événement  de  la  matinée,  cet  événement  qui  avait  boule- 
versé son  intérieur.  La  tê;e  penchée  sur  le  bras  d'un  fauteuil,  elle  son- 
geait au  résultat  de  la  malencontreuse  lettre.  L'hésiiaiiou  et  l'obsiiuation 
de  son  mari  durant  la  scène  précodeiiic  ne  faisaient  qu'enfoncer  plus 
avant  dans  sou  cœur  la  triste  ceriiiude  d'une  trahison  indigne,  o  J'aurais 
dû  tclaier,  pensait-elle,  ot  couper  le  mal  à  sa  racine  :  que  dis-je ,  à  sa  ra- 
cine? Qui  m'assure  qu'il  n'est  pas  inviHéré?  Cette  lettre  n"aunouce4-elIe 
pas  une  intelligence  de  longue  date?  On  m'cloigne  :  le  secrétaire  doit  in- 
troduire ma  rivale;  il  faut  que  je  l'attende,  que  je  la  voie,  que  je  la  dé- 
masiiue  ;  mon  sang  houilloane,  ma  tête  s'exalte  ;  poiffrai  je  jusque-là  maî- 
triser n:on  indignai  on  ?  » 

Tout  à  coup  llê.è'jc  se  leva,  regarda  la  pcudulo.  Une  heure  allait  soib 


2/. 


ner,  —  Si  elle  n'allait  pas  venir,  raurmurat-elle.  0  mon  Dieu  !  je  n'au- 
rais pas  dû  laisser  sortir  mon  mari.  A  présent  que  j'y  so.ige,  il  sera  allé 
l'avcriir  ;  ajourner  ce  lè'.e-àiètc,  et  des  deux  victimes  que  je  proincts  à 
ma  juste  vengeanre,  il  ne  me  rrs'.era  que  celle  que  j'ai  le  ntoins  à  cœur 
de  punir.  Car,  je  ne  puis  le  dissimuler,  malgrii  sa  lâche  conduite  ,  je  l'ai- 
me toiijoms,  lui,  le  perlide!... 

Nonol)siant  cette  \ivc  agitation  Mme  D.ilverny  voyait  assez  clair  dans 
celle  trame  dont  mallieureuseinent  elle  ne  tenait  pas  tous  les  fils.  Sa  ven- 
geance venait  de  lui  Échapper  avec  siinmari,  mais  quelques  chances  lui 
restaient  encore.  Quoi  de  plus  naturel  par  exemple  que  Mme  Eléonore 
Goiitard  (  elle  avait  décidé  que  ce  ne  pouvait  être  qu'une  dame  )  ne  prît 
une  autre  route  que  celle  du  banquier;  et,  en  prenant  tous  les  deux  la 
même,  ne  pouvaient-ils  pas  bien  encore,  au  milieu  de  la  fotde  de  piétons 
et  de  voilures  qui  encombrent  Paris,  se  croiser  sans  se  voir? 

11  fa!l?ii,  dans  ce  cas  qu'on  devait  prévoir,  se  tenir  sur  ses  gardes  et  bien 
disposer  ses  batteries.  En  guerre  opère-ton  jamais  autrement  que  sur  des 
probabilités?  Conséquemment  Mu:c  Dalverny  se  souvint  que  d'après  la 
missive,  c'était  M.  Léonce  le  secrétaire  qui  était  ch  irgé  d'iniroduire  cette 
dame,  et  si  elle  l'eût  oublié,  celui  ci  n'eût  pas  mani|ué  de  lui  en  rafraîchir 
b  mémoire  en  se  prés  ntant  au  sa'on  sur  le  coup  d'une  heure. 

La  présence  de  Mme  Dalverny  parut  surpiendrc  le  secrîtaire,  ce  qu'il 
eut  le  tort  d'exprimer  par  un  hànt-le-corps  que  sa  jeune  tante  ne  laissa 
pas  éihjppcr.  L'homme  de  confiance  du  banr|uier  regretta  ce  geste  au- 
quel il  n'.-itarin  pourtant  pns  l'importance  qu'il  prenait  auK  yeux  de  celle 
femme  déjà  instruite  et  sur  le  qui  vive;  il  ec  composa  ausiitOt  un  aird'iu- 
diUëience,  et  se  contenta  de  dire  : 

—  Je  vous  croyais  partie,  matante. 

—  J'ai  changé  d'idée ,  répartit  celle-ci ,  j'ajourne  mon  voyage  de  quel- 
ques heures. 

—  Lt  mon  oncle  connaît-il  cette  nouvelle  résolution  ?  se  hâta  de  de- 
mander Léonce,  qui,  par  là  disait  tout  en  croyant  ne  rien  dire. 

—  Il  la  coanait  si  bien,  répartit  ingénuement  la  dame,  que  c'est  .ivec 
lui  que  le  tout  a  été  concerté.  Mais  une  personne  (lui  l'ignore,  et  à  qui  je 
dois  rap|)rendre,  parce  que  nous  devions  nous  mettre  en  route  ensem nie , 
c'est  mon  amie .  Mme  de  Lacioix.  Or,  comme  pour  celte  mission  déli- 
ca  e  j'ai  besoin  d'un  mandataire  habile  à  m'cxcuser ,  j'ai  jelé  les  yeux  sur 
vous. 

Cette  conclusion  qu'il  était  loin  de  prévoir  et  qui  lui  était  si  gracieuse- 
ment intimée  étonna  beaucoup  le  jeune  homme. 

—  Moi  ?  répondit-il,  un  peu  auasoui  di  de  ce  qu'on  voulait  lui  faire  quit- 
ter son  poste  juste  au  moment  où  il  avait  charge  de  le  tenir. 

11  est  clair  que  c'était  bien  là  le  jeu  et  le  but  de  la  dame.  Dans  l'espoir 
que  sa  rivale,  ne  recevant  pas  de  contre-ordre,  arriverait  au  rendez-vous, 
elle  voulait  lui  préparer  les  voies,  dans  le  Eême  sens  que  les  Grecs  i)ré- 
parèrent  les  Thermoiiyles  à  larmée  de  Xcrcès.  11  était  donc  important 
j,our  e!le  de  se  débarrasser  du  neveu  qd  pouvait  devenir  un  auxiliaire 
pour  la  survciiante,  et  qui,  étant  nommé  par  la  banquier  sonmaître  de  cé- 
rémonies, ris  [uerait  de  les  diriger  d'une  tout  autre  façon  que  1  entendait 

la  jeune  épouse.  ,  .  <.  ,i  • 

Le  secret  :ire  comprit  toute  l'étendue  de  cette  ruse  qu  il  lui  fallait  con- 
trcminer  adroilcaent  sans  avoir  l'air  de  la  redouter  et  de  la  soupçonner 
même.  „     „ 

—  Madame  ne  pourrait-elle  se  passer  de  moi  pour  cet  office  ?  opposa- 
l-il,  j'ai  sur  mon  bureau  des  aiïaiies  bien  pressées  à  expédier. 

—  Pas  si  pressées,  observa  Mme  Dalverny  avec  un  (in  sourire,  qu'eles 
y.e  vous  aient  permis  de  vous  déranger  pour  venir  au  salon  où  vous  voilà  ! 
Tenez!  avec  un  peu  de  bonne  volonté,  qui  peut  le  moins  peut  le  plus. 

Le  secrétaire  se  mordit  les  lèvres  en  songeant  qu'il  avait  allaire  à  forte 
pariie,  puisqu'on  proliiait  de  tous  les  avantages  avec  une  rare  sagacité. 

Mme  Dalvernv  coniinua  : 

—C'est  un  service  important  que  vous  seul  pouvezmc  rendre,  une  cé- 
raarrhe  que  vous  élcs  seul  capable  de  bien  faire.  ,     . 

— 11  me  semble ,  ma  tante ,  objecta  le  secrétaire  ,  qui  ne  se  désistait 
pas  de  son  svsième  de  résistance,  il  me  semble  qu'une  lettre  suffirait. 

—  Y  pensez  vous?  interrompit  Mme  Dalverny,  uneMtre!  mais  Mme 
de  Lacroix  ne  me  le  pardonnerait  jamais,  je  la  connais  tellement  suscep- 
tible. Elle  prendrait  mes  raisons  pour  des  prétextes  ,  mes  obstacles  poui 
des  défaites.  Non,  non,  vous  seul  pouvez  me  faire  excuser  d  elle,  lui  ex- 
pliquer qu'une  allaire  m'a  retenue  à  l'improvistc,  enfin,  de  quelque  manière 
lui  f^ire  accepter  cl  me  faire  pardonner  ce  retard.  Une  lettre  ':'...  je  m'en 
garderai  bien,  je  me  souviens  irop  de  cet  ancien  j  roverbc  des  Normauus  ; 
f'isage  (l'homme  fait  vertu. 

Le  neveu  s'aperçut  avec  clfroi  qu'on  le  forçait  dans  tous  se?  retranche- 
mens,  et  qu'à  s'obstiner  plus  long-temps  il  risquait  d'éventer  un  secret 
qui  n'était  pas  le  sien. 

Par  acquit  de  conscience  il  tenta  encore  une  dernière  oppositiotî. 

Mme  Dalverny  cette  fois  prit  un  petit  air  d'autorité  qui  lui  seyait  à  mer- 
veille. ,  ,^,  .  ., 
\  —  Mais,  monsieur  mon  neveu,  dit-elle,  non  sans  quelque  dédain,  il  me 
semble  qiK?  vous  vous  donnez  bien  du  mal  pour  me  déplaire.  Le  temps 
vous  manfiue,  prétendez-vous;  mais  depuis  que  nous  bataillons  ici,  vous 
auriez  reiapli  ma  commission.  Et  à  moins  que  M.  Dalverny  ne  vous  ait 
enjoint  exprcss'hncnl  de  ne  pas  vous  absenter  à  cette  heure... 

—  Oh!  point  du  tout,  imerrompit  le  neveu,  pour  aller  au  devant  de 


ce  qu'il  croyait  une  supposition  gratuite  de  la  part  de  la  dame,  et  que 
celle-ci ,  pourtant ,  savait  aussi  bien  que  bii  clic  une  vérité.  Celle  vérité 
donc  fut  signifiée  d'une  si  étrange  manière  par  \'œ'\  pénélront  de  la  dame, 
que  Léonce  eut  peur  d'en  avoir  trop  dit  ou  trop  fait. 

—  Se  douterait  elle  de  quelque  chose? 

Cette  idée  lui  vint  à  l'esprit.  Mais  pour  ne  rien  découvrir  par  une  plus 
longue  résistance  de  l'intérêt  qu'il  avait  à  demeurer,  il  s'éloigna  ,  la  con- 
science tranquille,  d'ail  curs  ,  car  il  considéra  que  le  mari ,  instruit  de  ce 
relard  par  sa  femme,  avait  pu  prendre  ses  mesures  pour  prévenir  ou  ré- 
parer tous  les  incunvéniens. 

Seule  pour  la  seconde  fois,  Mme  Dalverny  respira  comme  nprès  l'ac- 
complissement d'une  œuvre  pénible.  Et  de  fait,  son  neveu  lui  avait  donné 
autant  de  peine  à  s'en  aller  qu'elle  en  avait  eue  eile-mème  pour  dememef 
une  heure  auparavant. 

Elle  pouvait  se  rendre  la  justice  d'avoir  fiit  pour  l'avènement  de  sa 
vengeance  tout  ce  qui  était  dans  ses  moyens;  mais  son  maii  opérait  à 
l'extérieur,  et  peut-être  que  ses  manœuvres  remlraieni  vaines  celles  ([u'cllc 
avait  si  ingénicuscmenl  concertées  et  si  la'Liorieuscment  conduites. 

Dans  cette  incertitude,  la  vol  à  toujours  maîtresse  du  champ  de  batailie 
et  atiendant  l'ennemi  de  pied  ferme. 

Par  un  instinct  qui  est  naturel  à  toute  personne  qui  prémédite  me 
lutte  de  quelque  nature  qu'elle  soit,  la  femme  du  banquier  examina  le 
terrain  sur  lequel  allait  se  livrer  ce  combat.  Elle  se  tenait  debout,  les  na- 
rines gonllées,  l'a'titude  beliifiueuse,  ses  mains  crispées  sur  le  dossier 
d'uû  fauteuil,  et  sou  œil  foudroyant  dirigé  vers  la  porte. 

V. 

La  porte  s'ouvrit  et  livra  passage  non  pas  à  une  femme,  mais  bien  à  uo 
homme. 

Le  survenant  paraissait  essouHlé.  A  la  main  il  tenait  un  mouchoir  dont 
il  s'était  servi  pour  essuyer  un  Iront  encore  baigné  de  sueur  et  rafraîchir 
uie  figure  vivement  colorée  par  l'action  d'une  uiarche  très  rapide.  Indé- 
pendamment de  la  faiiguc,  un  bouleversement  moral,  une  agitation  men- 
tale se  lisaient  dans  l'ixpression  de  tous  ses  traits  dont  l'ensemble  présen- 
tai; quelque  chose  d'un  peu  hagard. 

— Monsieur  Dalverny  ? 

Là  se  bornèrent  les  paroles  que  cet  homme  put  prononcer  entre  deux 
temps  (le  sa  respiration. 

—  11  n'y  C5t  pas,  monsieur,  répliqua  la  femme  du  banquier. 

—  Madame...  me  pernietie7-vi)us...  de  m'usseoir?...  continua-t-il  en 
mandant  chmiue  mot  comme  s'il  eût  mesuré  des  vers  lalin. 

—  Très  volontiers,  monsieur,  lui  fut  il  répondu. 

Le  pauvre  boninie  avait  devancé  cette  permission  et  venait  de  tomber 
sourdement  sur  un  canapé. 

Or,  avant  que  ses  moyens  lui  permettent  d'entamer  un  discours  un  peu 
suivi,  nous  avons  le  loisir  de  l'oljicrver  comme  taisait  la  dame,  et  de  le 
réduire  pour  ceux  qui  ne  jouissent  pas  du  même  privilège  qu'elle. 

Cet  homme,  sur  un  long  ne?,  poriait  des  lunettes  ,  ce  qui  lui  offrait  l'a- 
grément de  cacher  de  vilams  petits  yeux.  Des  .sourcils  incomplets  ne  sur- 
montaient pas  directement  ses  yeux  qui  ressemblaient  par  cette  bizarrerie 
à  des  Eouvcits,  dont,  à  cause  de  la  précipiiatiou  de  l'écrivaio,  les  accents 
oni  été  jetés  de  travers  et  au  hasard. 

Un  front  très  luisant  se  développait  jusqu'au  sommet  de  la  tète  entre 
ceux  touliès  latérales,  comme  un  mamelon  dénudé  d'une  montagne  boi- 
sée 3ur  ses  flancs.  Ce  qui  (levait  consolercelhomme  de  cette  calvitie,  c'est 
que  ses  cheveux  étaient  roux,  cl  la  couleur  de  ceux  qui  lui  restaient  fai- 
sait qu'il  no  regrettait  pas  ceux  qu'il  avait  perdus.  Sa  bouclic  qui  s'ou- 
vral  sur  une  pesante  mâchoire,  se  fermait  assez  mal  à  cause  de  certaines 
dents  mal  alignées  ;  on  eût  dit  les  deux  coqiii'ies  d'une  huitre  que  de  petits 
cailloux  interposés  empêchent  de  se  rejoindre. 

B:ef,  il  rentrait  dans  la  catégorie  de  ce  qu'on  appelle  un  homme  d'un 
certain  âge  ;  quand  au  contraire  ri?n  n'est  plus  inc.  rtain  que  l'âge  de  ces 
gcns-lJ,  qui  varie  dans  une  grande  latitude  depuis  plus  de  quarante  jusqu'à 
soixante  ans. 

Les  hommes  de  l'âge  et  de  la  condition  de  celui-ci  ont  pour  coutume 
de  porter  un  cLaprau  de  feutre  aux  larges  bords .  des  véicmens  très  am- 
ples, et  d'être,  à  l'instar  des  pages,  de  noir  tout  habillés. 

Nous  pourrions  encore  prolonger  ce  portrait  si  nous  voulions  utiliser 
la  pause  que  fc  donna  notre  personnage  avant  de  reprendre  haicine  et 
de  renouer  l'eiitreiien. 

—  Savez-vous,  aadame.s'il  rentrera  bientôt,  demanda  le  survenant. 

—  Mon  mari  n'a  rien  dit  en  sortant,  continua  Mme  Dalverny. 

—  Son  mari  !...  Pauvre  femme  !  clic  est  aussi  à  plaindre  que  moi,  sou- 
ra  notre  homme,  en  à  parti:. 

—  Est-ce  que  mon  mari  vous  attendait  ? 

—  Pas  moi,  madame  ;  mais  il  devrait  se  trouver  ici. 

Celle  réponse  mil  en  éveil  la  curiosité  de  la  dame.  Elle  s'informa  avec 
politesse  ; 

—  A  qui  ai-jc  l'honneur  de  parler? 

—  A  M.  Goiilard,  avocat  et  notaire. 

—  Rue  (le  Verneuil.  n"  35 ':>  ajouta-t-cllc. 

—  Précisément,  madame.  Comment  se  fait-il  que  mon  adresse  soU  COU' 
r-H"  ii  Vous  quand  ma  personne  ne  l'est  pas  ? 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


2S 


Mme  Dalverny  sentit  toute  la  maladresse  que  son  premier  mouvement 
venait  (le  lui  inspirer.  Comment  y  porter  remède?  C'éiaildilTicile,  et  cette 
dillicuUé  seule  la  jetait  dans  un  grand  trouble.  D'un  autre  cô'é,  reildcliis- 
saii-elle,  je  ne  puis  me  résoudre  à  dtîsolcr  ce  pauvre  homme.  11  a  l'air 
bien  assez  niallieureux  sans  cela. 

Dans  celte  intention  et  pour  le  bien  du  visiteur,  elle  chcrcba  à  expli- 
quer coramj  elle  put  celte  singularité  que  lui  reprochait  si  pertinemment 
le  notaire. 

—  Je  pais  votre  adresse,  reprit-elle,  parce  que  mon  mari  va  quelquefois 
chez  vous  et  qne  je  l'ai  entendu  la  donner  au  cotlier. 

—  Je  sais  pourquoi  il  vient,  ton  lâche  mari ,  se  dit  intérieurement  le  no- 
taire. Malame,  coiitinua-t-il  en  élevant  la  voix  ;  y  a-t-il  long  temps  que 
vous  êtes  ici  ? 

—  Depuis  ce  matin. 

—  Bon  !  Et  vous  n'avez  pas  vu  entrer  ici  Mme  Gonlard? 

—  Est-ce  qu'elle  devait  venir? 

A  cette  interrogation  le  notaire  se  leva  gravement,  s'approcha  d'un  air 
de  mystère  de  l'oreille  de  Mme  Dalverny,  précauliou  fort  inutile,  puis- 
qu'ils étaient  seuls,  et  lui  dit  à  l'oi  eiUe. 

—Oui,  elle  devait  venir. 

— Comment  le  savfzvous? 

— J'ai  surpris  une  lettre. 

—  C'est  comme  moi. 

— L'adresse  m'ayantparu  suspecte... 

—  Eiaciement  comme  moi,  interrompit  la  dame. 
—Ma  femme  n'y  étant  pas... 

— Mon  mari  étant  occ^ipé  ailleurs... 

—J'ai  ouvert  celte  lettre. 

— Après  moi,  repartit  la  femme  de  banquier. 

—Et  j'ai  lu  !...  quoi....  vous  le  dirai-je  ? 

— Non,  puistjue  je  le  sais, 

— Suffit,  ajouta  le  notaire  d'un  air  discret.  Alors ,  au  lieu  d'éclater,  ce 
dont  j'avais  bonne  envie.  . 

—Et  moi  donc  ?  interrompit  la  dame.  Mon  sang  bouillonnait. 

— Mes  cheveux  se  dres  ;ii.'nt. 

Malgré  elle  et  son  allliciion,  Mme  Dalverny  ne  put  se  tenir  à  ce  mot 
de  cheveux  de  regarder  si  son  interlocuteur  ne  se  llattjit  pas,  et  s'il  avait 
les  moyens  de  ressentir  cet  tll'et  qu'on  attribue  à  la  peur.  Suit  qu'il  eût 
commis  le  regard  de  la  veuve,  ou  qu'étant  à  moitié  chauve  il  crût  de  son 
nlérèt  de  répéter  sa  formule  capillaire  comme  s'il  devait  par  là  multiplier 
son  peu  de  cheveux,  il  reprit  : 

—  Oui,  madame,  ils  se  dressa  ent  sur  ma  tète,  et  poiirtsnt  je  me  con- 
tins; je  résolus  de  laisser  aller  les  choses. 

—  Justement  je  m'arrêtai  a  la  même  détermination. 

—  Pour  Cfla,  je  recacheiai  soigneusement  la  lettre. 

—  J'en  avais  lait  autant  le  mat  n,  répliqua  la  dame. 

—  Et  cela  pour  que  ma  femme  ne  s'aperçût  de  rien,  continua  le  no- 
aire. 

—  Et  moi,  pour  que  mon  mari  ne  pût  soupçonner  aucune  infidélité. 

—  Lui  qui  vous  en  faisait  une  si  impardonnable,  interrompit  le  notaire. 
Absolument  comme  ma  femme. 

—  Je  tenais,  insista  Mme  Dalverny,  à  ce  que  le  rendez-vous  eût  lieu. 

—  C'est  pour  le  fjvoriser  que  j'ava's  agi  de  la  sorte,  appuya  Gonlard. 

—  Par  lii,  je  voulais  les  surprendre  tous  deux. 

—  Je  suis  venu  exprès  pour  cela,  poursuivit  le  notaire. 

—  Par  malheur,  mon  mari  n'y  est  pas. 

—  C'est  comme  ma  femme,  qui  avait  déserté  la  maison  quand  je  suis 
parti. 

—  Oii  sont-ils  ?  s'écria  la  dame. 

—  Ensemble  !  peut-être,  répondit  Gonlard,  en  se  jetant  presque  dans 
les  bras  de  sa  compagne  d'infortune.  Pardon,  lui  dit-il  sous  forme  d'ex- 
cuse po'r  celte  privante  seniiœentale.  Le  malheur  est  comme  l'amour,  il 
unit  ceuxqiii  l'éprouvent  au  même  degré  ;  or,  peut-il  y  avoir  plus  grande 
parité  dans  notre  désastre  ?..  Et  dire  que  j'aime  si  fort  ma  femme  ! 

—  Que  je  meurs  d'amour  pour  mon  niaii. 

—  Le  m'jiistie  !  et  il  paraissait  bien  vous  le  rendre,  observa  le  notaire. 
C'est  il  l'aide  de  ces  beaux  sembluis  qu'il  avait  pénétré  dans  mon  inti- 
mité, rigurez-vous  qu'il  ne  parlait  que  de  vous. 

—  Le  traître,  s'écria  Hélène. 

—  Il  n'avait  l'air  de  vinir  me  voir  que  dans  l'intérêt  de  sa  femme,  tan- 
dis qu'il  ne  venait  que  dans  l'inlérêt  de  1.1  mienne.  Imbécile  que  j'ai  été 
aussi  de  me  payer  de  ses  raisons.  Il  prétendait;  —  mais  non,  je  ne  vous 
h  (lirai  pas,  c'était  si  absurde  que  je  ne  comprends  plus  maintenant  com- 
ment j'ai  pu  donner  dans  ce  piège  grossier. 

—  Mais  que  disait-il  pour  colorer  ses  visites  ? 

—  Tenez,  riposta  Gontard,  ne  m'en  parleipas,  le  rouge  me  monte  au 
front  rien  que  d'y  penser.  Je  vous  obligerais  de  vous  moiiuer  de  moi, 
vous  qui  ne  voulez  que  me  plaindre.  Puis  il  ajouta,  à  part  lui  :  Puis-jelui 
dire  que,  sous  prétexte  de  lui  faire  un  cadeau  cl  une  surprise,  son  tar- 
tufe de  mari  m'avait  fait  arcroiie  qu'il  voulait  ni'acheter  une  maison  de 
campagne.  Ce  n'était  pas  ma  maison  qu'il  niaii handa't,  le  traître,  c'était 
mon  honneur.  Où  sont  les  banquiers  qui  jettent  des  châteaux  à  la  tête  de 
leurs  femmes? 

;    —  Ecoiueï,  dit  Mme  Dnivp'-nv  oui  oaraissait  vouloir  produire  le  fruit 


d'une  réllexion  à  lariuelle  elle  s'était  livrée  durant  cet  a  parte  ;  nou 
sommes  bien  certains  d  être  trompés? 

—  Que  trop,  malheureusement ,  répondit  Gontard  d'union  piteux. 

—  Eh  bien,  associons-nous  contre  l'ennemi  commun. 

C'est  me  proposer  d'être  amis,  reprit  galamment  le  notaire  chez  qa 
la  jalousie  n'étoulf.iit  pas  entièrement  cotte  courtoisie  annexée  aux  hom- 
mes sur  le  retour.  J'accepte  avec  reconnaissance. 

—  Nous  défendons  la  même  eau  e. 

—  La  bonne  cause,  iiiierrompit  le  notaire,  et  vous  voulez  que  nous 
formions  une  assm-ance  mutuelle.  Je  vous  comprends ,  et  j'applaudis  à 
votre  idée. 

—  Pour  la  mettre  à  exécution,  poursuivit  la  dame,  il  faut  veiller  chacun 
de  notre  côté.  Les  infidèles  sont  dehors.  Que  nos  maisons  leur  soie;it  in^ 
terdites  s'ils  y  viennent  ense.nble.  Je  réponds  de  celle-ci. 

—  Quant  à  moi  ,  je  vais  les  recevoir  de  la  belle  manière ,  s'ils  ont  le 
front  de  se  présenter  chez  moi. 

Et  pour  réaliser  cette  niouace,  M.  Gontard  se  mit  en  devoir  de  rega- 
gner ses  foyers. 

VL 


Cette  guerre  qui  nécessitait  tant  d'art  pour  la  combiner  et,  pour  la  faire, 
tant  d'ardeur,  absorbait  Mme  Dalverny  au  point  de  ne  pas  la  laisser  abat- 
tre sous  l'allliction  qui  intérieurement  la  dévorait  et  dont  la  voix  intime  se 
ferait  entendre  aussitôt  que  le  bruit  et  le  mouvement  dont  elle  s'étourdis- 
sait se  serait  apaisé.  C'était  une  lutte  en  règle  et  qui  présentait  des  chan- 
ces à  peu  près  égales.  Deux  contre  deux.  Le  morale  coutie  l'aaiour.  La 
scène  que  nous  venons  sommairement  d'indiquer  n'avait  pas  laissé  de  pren- 
dr"*  quelque  temps,  et  l'heure  du  rendez-vous,  qui  était  une  heure,  avait 
déjà  sonné  depuis  vingt-cinq  minutes.  <•:■. 

A  l'aide  de  la  contidence  qu'elle  avait  reçue,  Mme  Dalverny  n'eut  pas 
de  peine  à  s'expliquer  ce  retard  et  à  le  trouver  très  naturel.  M.  Gontard, 
ayant  lu  et  décacheté  la  lettre  portant  pour  suscription  l'adresse  de  sa 
femme,  l'avait  remise  en  l'état  premier  et  était  sorti.  Mme  Gonlard  était 
absente  de  chez  elle  à  celte  époque  ,  il  fallait  qu'elle  rentrât ,  prit  con- 
naissance de  sa  lettre  et  accourut  enlin  au  lieu  indiqué.  Pi-r  ainsi,  ce  re- 
lard, loin  de  prouver  contre,  prouvait  pour  ;  mais  une  chose  à  craindre 
et  qui  devait  détruire  toutes  ces  mesures,  c'était  uue  rencontre  ,  un  aver- 
tissement, entre  M.  Dalverny  cl  M.  Gontard. 

La  femme  du  banquier  était  agitée  par  ces  diverses  appréhensions,  et 
certes,  quelquefois  elle  se  surprenait  il  désirer  que  sa  rivale  ne  se  pré 
semât  pas.  Maintenant  que  le  moment  approche,  elle  souhaiterait  de  n'être 
pas  mise  en  face  de  cette  femme  ;  car  ne  la  voyant  pas,  elle  s'accroche- 
rait à  toutes  les  espérances,  elle  chercherait  à  se  délivrer  de  ses  doutes. 
Les  amans  ne  demandent  pas  mieux  que  des  apparences  de  preuves  qui 
leur  démontrent  leur  erreur.  Ils  ne  sont  pas  difficiles  à  les  admettre;  tout 
raisonnement  est  bon  quand  c'est  le  cœur  qui  l'écoute.  La  logiiue  et  le 
bon  sens  sont  prudemment  tenus  hors  de  cause;  et  celui  qui  aime  vérita- 
bleuient  répétera  dans  l'occasion  ces  deux  vers  que  Régnier  a  imités 
d'Ovide  : 

Bien  que  je  sache  au  vrai  les  façons  et  tes  ruses, 
Fais-moi,  par  quelque  adresse,  excuser  les  eicuses. 

Cette  consolation  n'était  pas  réservée  à  Mme  Dalverny,  car  une  trop 
évidente  réalité  devait  mettre  en  luiie  les  ombres  consolantes  au  milieu 
desquelles  flottaient  ses  doutes. 

Une  femme  d'une  toilette  et  d'une  tenue  élégantes  pénétra  dans  le  salon. 

Mme  Dalverny  se  sentit,  ù  sa  vue,  emportée  par  toute  cei'e  exaltation 
de  la  jalousie  qui  dominait  sourdement  eu  elle  ,  et  marcha  délibérément 
vers  la  dame. 

—  Vous  demandez  M.  Dalverny,  n'est-il  pas  vrai,  madame?  lui  dit-elle 
en  l'interronipain. 

—  Oui,  madame,  répondit  celle-ci,  et,  à  son  défaut,  je  désirerais  par- 
ler à  son  neveu  et  secrétaire,  M.  Léonce. 

—  C'est  cela  même,  pensa  tout  bas  la  femme  du  banquier,  elle  a  lu  la 
lettre  ;  n'est  il  pas  dit  que  c'est  Léonce  qui  doit  l'introduire?  Voyons  jus- 
qu'oii  ira  son  impudence. 

—  Madame,  continua-tellc  tout  haut,  je  sais  qui  vous  êtes  et  ce  que 
vous  venez  faire  ici. 

—  Je  m'en  félicte  ,  répondit  la  survenante  ,  cela  me  dispense  de  vous 
apprendre  l'un  cl  l'autre. 

—  Votre  réponse,  continua  Mme  Dalverny  ,  dépitée  par  tant  de  sang- 
froid,  votre  réponse  me  prouve  (pie  vous  n'êtes  pas  aussi  bien  rcEsei- 
guée  à  mon  égard.  Vous  ne  savez  pas  qui  je  suis. 

—  Je  m'en  doute  ;  vous  êtes  Mme  Dalverny. 

—  Vous  l'avez  dit. 

—  J'en  suis  eHchantéc,  madame,  et  jespère  que  ce  hasard  qui  ma  fait 
vous  rencontrer  ici ,  me  vaudra  voire  concours  poui  la  solenu«.ile  dé- 
marche que  je  viens  accomplir. 

—  iju'il  vous  sulliso,  nndainc  ,  riposta  la  femme  du  banquier  outrée 
de  cette  outrecuidance,  qu',1  vous  sulUse d'apprendre  que  ;e  sais  tout. 

—  En  ce  cas,  voulez-vous  me  penuetiro  d'atienJre  .'kl.  Dalverny  ? 
Ce  que  disant,  la  femme  s'assii  sans  plus  de  façons. 

—  Mais  je  vous  répète  que  je  tais  tout,  madame,  reprit  Hélène  que 
celle  effronterie  altérait. 


fi6 


LE  MAGASIN  LlTTERzVmE. 


—  En  ce  cas,  je  vous  répèle  que  j'en  suis  ravie,  insisia  l'aulre,  qui  cooi- 
me nçail  à  se  trouver  blessée  de  l'accueil  trop  saus  façons  qu'on  lui  faisait. 

Mais  quelle  était  donc  celle  l'eiiime  pour  avoir  le  (iroit  (!e  ne  pas  se 
contenter  de  cet  accueil.  A  coup  tùc  il  eût  été  encore  trop  indulgent  pour 
Mme  lioiilard;  donc  ce  ne  pouiait  être  tl!c,  c'était  Rime  de  Lucicnncs, 
la  »euve  qui,  pour  convoler  eu  secondes  noces,  avait  déjà  l'asseuiimcnt  de 
Léonce  et  veuait  réc'atuer  celui  de  ses  parens. 

Malbeureuseuient  l'entreiien  se  trouvaitengagéde  telle  sorte  qu'il  parais- 
sait vouloir  se  passer  de  tous  éclaircissemeus,  seul  moyen  pourtant  de  ne 
p;is  faire  Oquivoqucr  nos  personnages  et  de  les  présenter  sous  leur  jour 
vériiabie.  Mais  Mme  Dalverny  en  était  en  ceci  à  l'état  des  igriorans  qui  ne 
veulent  rien  apprendre,  persuadés  qu'ils  savent  tout;  car  je  vais  vous  le 
dire  en  passant,  celui-là  n'tsl  pis  tout  à  f<iit  ignor.inl  qui  croit  l'être,  car 
il  sait  au  moins  une  chose,  et  comme  le  dit  le  prcerbe  persan  :  *  Le 
sa\ant  sait  ets"enquieil,riguorant  ne  sait  pas  même  de  quoi  s'enquérir.  » 

Mme  Dalverny  avait ,  il  est  vrai,  bien  des  raisons  par  devers  elle  de  se 
croirebieu  inlormée.  £n  premier  lieu, elle  n'avaitj^mais entendu  parler  du 
proet  de  nijriage  entre  son  neveu  et  Mme  de  Luciennes  qu'elle  ne  con- 
naissait pas.  La  veuve  éiait  d'âge  et  de  tenue  à' réaliser  parfaitement  la 
ligure  que  sur  le  mari  Mme  Daiverny  avait  pu  se  tracer  de  Mme  Goniard. 

Blme  de  Luciennes,  outre  nu  tout  ccqi^et  dont  s'animait  sa  pliy^iono- 
mie  et  toute  sa  pcrjoune,  posséd;  it  cette  science  des  poses  et  du  maiuiicn 
que  l'âge  seul  enseigne  aux  femmes  quand  il  leur  enlève  d'auires  char- 
lijcs  :  prévoyante  nature,  qui  ne  vert  pas  ainsi  donner  à  la  femme  toutes 
SCS  séductions  à  la  fois,  car,  réunies  ensemble,  elles  risqueraient  de  ren- 
dre folle  la  plus  vilaine  moitié  du  genre  humain  !  Donc,  ce  que  nous  appe- 
leions  la  science  corporelle  annonçait  chez  la  faiissj  Mme  Conta! d  une 
trentaine  d'années  qui  certes  ne  se  lisaient  pas  sur  son  front  ni  dans  ses 
yeux  noirs  qui  semblaient  s'illuminer  de  toute  l'ardeur  vivifiante  de  la 
jeunesse;  sa  buuclie seule  élaitdel'àgeque  supposait  Mme  Dalverny.  Des 
lèvres  un  peu  blanches ,  aux  coiitoui's  relevés  par  quelques  plis,  don- 
naient à  toute  cette  figure  un  ton  mat  et  chaud  reinlu  plus  saillant  par  des 
cheveux  très  touffus  et  très  noirs  dont  les  ondulations  naturelles  em- 
brassaient cet  ensemble  dont  l'expression  était  attirante  et  la  mine  pro- 
vocalrice. 

Joignez  à  toutes  ces  preuves  l'entrée  de  Mme  de  Luciennesjuste  au  mo- 
ment où  Mme  Goniard  est  attendue,  ses  premiers  mots  qui  se  rapportent 
si  parfaitement  au  contenu  de  la  lettre,  pesez  louics  les  coïncidences,  et 
vous  n'aurez  pas  de  peine  à  excuser  et  à  comprendre  la  méprise  très  ra- 
lionnelede  Mme  Dalverny. 

Au  point  où  nous  avons  laissé  la  conversation,  elle  fut  interrompue  par 
une  pause,  nous  pourrions  dire  par  une  irève  :  cet  entretien  n'éiait-il  pas 
un  combat?  La  femme  du  banquier  recommença  les  hostilités,  prenant 
l'air  le  plus  dédaigneux  tt  le  plus  mépiis.^nt  qu'elle  put. 

—  Madame,  dittUe,  cet  accueil  n'a  pas  le  droit  de  vous  surprendre. 
Sachez  que  vous  étiez  attendue. 

filme  de  Luciennes  se  leva  alors  avec  dignité  et  répondit  : 

—  Ln  vérité,  madame,  je  vous  remercie  de  me  l'appr^îiidie;  certes,  je 
ne  m'en  fusse  p^s  doutée.  On  m'avait  bien  [iréveniie,  pourtaui,  à  votre 
sujet,  et  j'avais  mes  raisons  pour  demander  M.  Dalverny. 

—  Lt  moi  les  miennes  pour  me  présenter  à  sa  place,  riposta  la  femme 
du  banquier,  confondue  par  tant  d'audace.  Il  est  évident  qu'à  son  point 
de  vue  rieo  n'était  plus  monsirueuxque  le  naturel  de  Mme  de  Luciennes; 
ce  qui  était  candeur  chez  celle-ci  devenait  une  outrecuidance  inqualifiable, 
puisqu'on  l'attribuait  à  Mme  Goniard.  Enfin,  la  femme  du  banquier  neput 
répr.mcr  les  mouvemens  de  la  rage  qui  la  dévorait,  étouUér  le  feu  inté- 
rieur de  sa  colère  qni  péiillait  pr.r  ses  yeux  enllammés. 

—  Je  ne  comprends  pas,  poursuivit-elle,  qu'une  femme  puisiC  ainsi  ro- 
r.onrer  à  la  modestie  rie  notre  sexe,  divorcer  avec  toute  pudeur  et  pren- 
dre l'initiative  d'une  démarche  qu'aux  hommes  seuls  il  appariicnt  de  faire. 

Mme  de  Luciennes  crut  voir  dans  ce  vigoureux  repro:he  un  blâme  san- 
glant de  la  visite  intéressée  qu'elle  venait  rendre  à  l'oncle  ili  son  futur. 
Son  orgueil  de  femme  se  révolta  d'éfe  humilié  de  la  sorte.  Alors  elle  re- 
dressa la  tète,  et  dirigeant  un  regard  hautain  sur  la  femme  du  banquier: 

—  Madame,  lui  dit-elle,  quand  on  a  besoin  de  leçons  pour  soi,  ou  de- 
vrait bien  n'en  pas  donner  aux  autres. 

—  Il  dépend  de  vous  de  ne  pas  les  entendre,  riposta  Mme  Dalverny  en 
montrant  la  porte  du  doigt. 

—  Vous  ine  chassez,  madame,  s'écria  la  veuve,  dont  la  voix  tremblait 
sous  celte  avanie  inexplicable  pour  elle;  vous  me  chassez...  Tenez,  je 
si!..s  heureuse  que  votre  sauvage  grossièicié  vous  ait  placée  si  bas  que 
mon  indignation  ne  pui«a  descendre  jusqu'à  vous...  i'nis,  la  menaçant 
de  la  main,  de  l'œil  et  de  la  voix  :  Vous  vous  en  repentirez,  madame, 
acheva  t-elle,  il  me  vengera.  Ce  dernier  mot,  sur  lequel  Mme  de  Lu- 
ciennes sortit  triomphante,  éiait  encore  de  ceux  qui  pouvaient  donner  le 
change  à  Mme  Dalverny.  Pauvre  femme,  qui  voyait  tout  conspirer  autour 
d'elle  pour  perpétuer  sa  déplorable  erreur. 

vn. 

Cette  orDgcu?c  entrevue  plongea  Mme  Dalverny  dans  une  cuisante  af- 
Oiction.  La  vicu  ire  l'avait  trahie  :  elle  ne  pouvait  se  le  dissimuler.  Et  les 
rôles  avaient  éié  changés  h  son  préjudice,  grâce  à  l'insolence  de  sa  ri- 
vale. Celte  défaite  la  trouvait  d'autant  plus  sensible  qu'elle  l'avail  moins 


prévue,  elle  croyait  n'avoir  qu'à  se  montrer  po;ir  oblenir  un  entier  trioiu 
phv^',  et  que  par  la  seule  vertu  de  sa  position,  par  le  simple  avantage  de 
terrain,  elle  l'emporterait  sans  mot  dire  et  sans  cou;)  férir.  Point  du  tout , 
celte  assuiance  qu'elle  avait  et  qu'elle  était  loin  de  supposer  à  son  anta- 
goniste ,  c'était  là  précisément  ce  qui  l'avait  désarçonnée  et  conduite  à 
une  déroule  complète,  car  l'avantage  moral  elle  n'avait  pas  dû  le  con- 
server, et  tout  au  jjlus  si  le  champ  de  bataille  lui  était  re-té.  Encore 
avait-il  été  bien  plutôt  abandonné  par  sa  rivale  que  conquis  par  elle- 
même. 

Celte  humiliation  ,  exagérée  par  la  jalousie  croissante  qui  la  dévorait , 
acheva  d'exaspérer  ceite  pauvre  femme  ,  et  elle  ne  commença  à  avoir  de 
l'énergie  et  de  la  fermeté  que  lorsqu'ella  n'eut  plus  personne  à  qui  les 
faire  resscniir.  Je  me  trompe,  M.  Goniard  venait  d'entrer. 

Le  brave  homme  éiaiuuls^i  effaré  que  lors  de  sa  preaiière  introduction; 
seulement  il  ;e  mêlait  à  l'altéraiion  de  ses  trails  quelque  chose  de  coléri- 
que, lêg  limé  sans  doute  par  quelque  découveric  récente.  A  les  voir  ainsi 
en  présence,  ces  deux  amis,  on  les  eût  pris  pour  les  adversaires  les  plus 
déclarés.  L'irritaiioa  paraît  être  la  même  chez  tous  les  deux;  le  choc  pro- 
met d'être  brutal.  Ecoutons. 

Le  notaire  ,  son  chapeau  sous  le  bras  et  sa  canne  à  la  main  droite  , 
marche  précipitamment  dans  le  salon,  aux  yeux  de  Mme  Dalverny  immo- 
bile, dont  il  n'ose  soutenir  le  regard. 

—  Eh  bien!  monsieur,  que  savez-vous?  demande  la  femme  d'un  ton 
peu  engageant. 

—  Rien  I  répliqua  le  notaire  désolé. 

—  Alors,  ce  n'était  pas  la  peine  de  vous  déranger,  monsieur,  coniinna- 
t-elle  sans  changer  d'intonation;  vous  n'avez  pas  rencontré  M.  Dalverny 
chez  vous  ? 

—  Personne;  je  n'ai  trouvé  que  l'enveloppe  de  son  criminel  billet  ;  la 
voilà.  Aussitôt  j'ai  imaginé  que  ma  femme  avait  pris  connaissance  du 
contenu  ,  en  prenant  le  contenu  lui-même  ;  que  sur  ces  indications  elle 
avait  dû  accourir  ici,  et  j'ai  volé... 

—  Voui  avez  deviné  juste. 

—  Comment  !  ma  femme  serait  déjà  venue? 

—  Il  n'y  a  qu'un  insiant. 

Cette  réponse  arrêta  tout  court  M.  Goniard  dans  sa  marche. 

—  Vous  l'avez  donc  vue  ?  dcinanda-t-il  vivement  ? 

—  J  ai  fait  plus  ,  j'ai  eu  le  tort  de  lui  parler...  Une  impertinente,  une 
effrontée,  qui  chez  moi  avait  encore  l'air  de  me  braver  ! 

—  Elle  n'en  fait  jamais  d'autres  ;  c'est  elle  !  Je  la  reconnais  bien  là,  ré- 
partit le  notaire  sur  uie  note  dolente,  puis  se  reprenant  à  sa  coière,  il 
prononça  cette  phrase,  dont  les  poroles  contesiaient  singulièremedt  avec 
la  musique  sinistre  dont  il  l'acconipagiia  :  «  Je  désirerais  avoir  l'honneur 
d'èire  présenié  à  ma  feaimc.  » 

—  Que  n'arriviez-vous  plus  tôt?  répartit  Mme  Dalverny.  Elle  sort  d'ici, 
je  l'ai  chassée. 

—  Eh  !  tant  pis,  madame,  s'écria  Gontard.  Permettez-moi  de  vous  dire 
que  c'est  une  maladresse. 

Celle  observation  fut  faite  d'un  ton  d'humeur  qui  jeta  au  cœur  de  Mme 
Dalverny  cette  dernière  goutte  qui  devait  en  faire  déborder  l'amertume 
qui  le  reniplis.'aii. 

—  Je  crois ,  monsieur,  dit-elle  en  pinçant  ses  lèvres  sous  l'expression 
d'une  orgueilleuse  ironie,  je  crois  que  vous  me  faites  des  reproches,  n'est- 
ce  pas  ? 

—  Non,  madame,  se  bâta  de  répondre  le  notaire  ;  mais  votre  si  étrange 
conduite  ne  m'en  donnerait-elle  pas  le  droit? 

Puis,  considérant  sur  la  figure  de  la  dame  l'effet  de  ses  paroles,  il  s'ef- 
força bien  vi  e  d'en  aiténuer  la  portée,  et  ajouta  : 

-^  Il  me  semble  que  dans  l'intérêt  commun  il  eût  mieux  valu  garder 
ma  femme. 

—  Ah  !  vraiment,  mor.sieur,  persista  Mme  Daiverny.  Vous  en  parlez  là 
à  votre  aise.  Garder  votre  femme!  une  mé^'èro ,  une  malapprise,  une 
impudente.  La  garder  !  c'était  bien  plutôt  à  vous  de  la  girdtr;  car  enfin, 
tout  le  mal,  de  qui  vient-il  ?  de  vous  seul.  Un  homme  doit  avoir  l'œil  sur 
sa  femme,  veiller  sur  sa  conduite,  et  ne  pas  la  laisser  courir  à  l'aveniare. 
Le  beau  mari ,  vraiment,  que  vous  faites.  Le  rôle  charmant  que  vous 
jouez,  de  courir  tout  ce  mutia  après  Totre  femme.  Ceci  va  vous  rendre 
ridicule... 

—  Parbleu,  madame,  pourvu  que  je  ne  I-^  sois  pas  déjà,  interrompit  1  a- 
voeal,  d'une  très  fâcheuse  hiimiur...  Mais  vous  qui  parlez,  si  vous  aviez 
su  retenir  votre  mari,  l'encliainer,  lui  plaire,  euUn  ,  aurait-il  cherché  ail- 
leurs ce  qu'il  eût  trouvé  près  de  vous? 

A  merveille.  L'acrimonie ,  on  le  voit .  se  glisse  dans  cet  entretien. 
La  femme  blesse  l'homme  dans  sa  dignité ,  l'homme  blesse  la  femme 
dans  sa  coïuetterie.  Deux  endroits  très  susceptibles  chez  l'un  et  chez 
l'autre.  .     i 

—  C'est-à-d're,  riposta  la  dame  piquée  au  vif,  que  votre  femme  mérite 
de  m'ctre  préférée.  '' 

—  C'est  du  moins  l'opinion  de  votre  mari  qui  la  poursuit,  objecta  le 
notaire. 

—  Dites  plutôt  que  votre  femme  poursuit  mon  mari,  et  que  c  est  le  peu 
d'affeciion  et  le  peu  de  respect  que  vous  lui  avez  inspiré  qui  la  détermi- 
nent à  celte  honte. 

Ainsi  s'animait  celle  'utte  et  s'échauffaient  ces  deux  lêtes  qui  néanmoins 


tE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


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auraient  dû  s'accorder.  Loin  de  là.  Dans  tout  ceci,  en  d(!pit  du  mot  de 
Rousseau,  il  n'y  a  que  les  absens  qui  n'aient  pas  tort.  On  a  dit  qu'il  faiil 
avoir  connu  le  mallunu-  iiodi-  savo  r  y  coinp  liir.  Cela  est  vnii,  il  faut  l'avoir 
connu  ;  mais  il  ne  faut  pas  le  connaître.  Celle  question  de  cœur  n'est  qu'u- 
ne  que  lion  de  teœps.'Le  souveiiir  de  1  adversité  attendrit  noire  sensibi- 
lité, sa  pr(:'sence  la  resserre.  Envers  un  inaiijcureux,  rien  n'est  plus  dur 
qu'un  autre  malheureus.  Au  lieu  de  se  plaindre  ils  s'accusent,  et  quand 
ils  devraient  se  consoler  ils  récriminent. 

Considérez  la  situaiion  actuelle  ;  n'est-il  pa^  bizarre  de  voir  ces  deux 
personnages  se niatlraiter  comme  s'ils  étaient  coupables  des  fautes  dont  ils 
ne  sont  que  les  innocentes  victicies?  N'eit-il  pas  singulier  qu'avec  tant  de 
bonnes  raisons  de  s'entendre  ils  n'en  trouvent  que  d'excellentes  pour  se 
quereller?  C'est  le  train  des  choses.  Lahoniie  ou  la  mauvaise  foriune  nors 
glorilie  ou  nous  atterre,  comme  si  elles  dépendaient  de  nous.  La  première 
absout,  la  seconde  condamne  sansaiipel.  Le  monde  n'appartient  pas  au 
plus  digne,  comaie  le  voidait  Alexandre,  il  appirlii'ntaaplus  heureux. 

Mme  Dalverny  avait  pourtant  le  beau  rôle  dan;  ses  récriminations. 
D'abord  son  sexe  et  le  code  civil  ne  faisaient  pas  porter  sur  elle,  pour  l'iu- 
fidélilé  de  son  mari,  la  responsabilité  qui  pesait  sur  M.  Gontard  pour  les 
faits  et  gestes  de  sa  femme.  Sur  ce  point  donc  les  reproc'ues  qu'i  n  lui  a- 
dressait  étaient  fondés.  Mme  Dalveray  avait  de  prime  abord  une  supério- 
rité évidente,  puis  elle  combattait  vaillaaiment.  llicn  ne  foriilie  pour  une 
prochaine  bataille  comme  le  sentiment  d'une  défaite  qu'on  sait  n'avoir  en- 
courue que  par  sa  faute.  Mme  Dalverny  regagnait  donc  avec  le  mari  le 
terrain  qu'elle  avaitperdu  avec  celle  qu'elle  prenait  pour  sa  femme.  Aguer- 
rie par  une  récente  épreuve,  elle  s'clforça  de  ne  pas  mériter  le  reproche 
que  Naarbal  a'iressaitau  général  carthaginois,  de  savoir  vaincre,  ninis  de 
ne  pas  savoir  proîiicr  de  la  \icoire.  Elle  maintint  tous  les  avant  ges  de 
son  triomphe  et  dédaigna  mêœe  de  faire  prisonnier  son  ennemi.  Ede  es- 
saya au  contraire  de  le  congédier,  battu  et  mécontent.  Voici  comment  elle 
ménagea  ce  dernier  coup  à  M.  Gontard. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  je  reconnais  que  nous  ne  pouvons  plus  mar- 
cher de  concert;  vous  désapprouvez  mes  actions  et  probablement  que  je 
vous  rtnilrais  la  pareille  si  vous  aviez  fait  quelque  chose. 

—  Comment  !  je  n'ai  donc  rien  fait?  s'écria  le  notaire  afiligé  qu'on  lui 
déniiit  la  justice  qu'il  croyait  méri  er.  Je  cours  depuis  ce  malin  après  ma 
femme;  vous  appelez  cela  ne  rien  faire.  J'ai  lu  cette  maudte  lettre,  je 
l'ai  recachetée,  j'en  ai  piis  l'enveloppe,  je  suis  venu  deux  fois  ici;  je  vais, 
je  vole,  je  suis  furieux,  je  suis  en  nage;  et  vous  m'accusez  de  n'avoir  rien 
l\iit  ! 

—  Rien,  répondit  sèchement  la  dame,  pourrassociaiion  que  vous  m'a- 
vez offerte.  Par  conséquent,  je  voas  remercie  de  voire  concours.  Jt;  me 
pascerai  d'auxiliaire  :  chacun  pour  soi.  Par  ce  moyen,  j'agirai  comme  l;on 
jDC  semblera  sans  que  personne  y  puisse  troisver  à  reprendre.  En  d'autres 
termes  fort  transparens,  c'était  signifier  le  congé  au  notaire,  c'était  rom- 
pre l'assurance  uiuluelle  qu'il  avait  proposée  et  fait  accepter  à  ladatne. 

Gontard  comprit  tout  ce  que  lui  enlevait  cette  alliance  qu'il  allait  per- 
dre par  sa  faute.  Alors  il  s'humilia,  et  demanda  pardon  de  ses  loris,  et 
promit  de  s'en  référer  à  Mme  Dalverny  pour  l'ciécution  de  loulcs  les  ma- 
nœuvres à  opérer  dans  l'intérêt  commun. 

La  paix  conclue  de  celte  sorte,  Mme  Dalverny  démontra  sommairement 
à  M.  Gontard  que  son  poste  était  chez  lui,  que  lorsqu'une  armée  ne  se 
composait  que  de  deux  personnes,  il  ne  fallait  pas  faire  double  cmpioi, 
que  toute  seule_ elle  suffirait  aux  événemenî  qui  pourraient  se  protluire 
sur  le  point  qu'elle  défecdait,  et  que  le  mari  devait  occuper  l'autre  pour 
éviter  une  coalition  entre  les  ennemis  qu'il  fallait  isoler  le  plus  possible. 

Enfin,  de  toute  manière  on  s'apercevra  que  le  malheureux  Gontard 
était  destiné  aux  évolutions  et  condamné  aux  marches  forcées. 

11  se  sépara  donc  de  son  alliée  pour  aller  défendre  son  honneur  dans 
ses  foyers,  promenant  de  ne  faire  aucun  quîi  lier  à  l'ennemi,  soit  qu'il  le 
rencontrât  eu  route,  soit  qu'il  eût  établi  garnison  dans  son  propre  domi- 
cile. Et  alin  que  cette  incessante  locomotion  constituât  jusqu'au  bout  le  ca- 
racli're  de  ce  personnage  qui  n'en  a  point  d'autre,  il  fut  convenu  que  si, 
dans  cette  reconnaissance,  leiabellioa  ne  rencontrait  personne.il  se  replie- 
rait immédiatement  vers  son  alliée,  qui ,  probablcuicut ,  dai)s  celle  occur- 
rence, aurait  l'ennemi  sur  ses  jolis  bras. 

VIII. 

Une  chose  naturelle  à  l'homme  et  plus  naturelle  encore  chez  la  femme, 
c'est  l'esprit  d'opposition.  Luttez,  la  femme  résiste  jusqu'à  extinction  de 
voix;  laissez  laire,  laissez  passer,  et  aussitôt  elle  se  rendra  justice  et 
s'accusera  elle-même,  plus  vigoureusement  que  vous  ne  sauriez  le  faire 
armé  de  toute  la  logique.  Avec  quelle  obstination  Mme  Dalverny  n'a-t- 
elle  pas  défendu  la  manœuvre  à  la  suite  de  laquelle  la  fausse  Mme  Gontard 
avait  été  éconduite  ?  Vous  venez  de  l'entendre. 

Eh  !  bien  maintenant  qu'elle  est  seule  cl  quelle  n'a  plus  de  contradic- 
teur, elle  reconnaît  très  bien  un  tort  si  grave.  Elle  s'accuse  très  énergi- 
queinenl  et  convient  que  dans  cette  guerre  domestique,  limrortant  pour 
elle  t'est  de  faire  un  6tage.  Aussi,  c'est  bien  ;i  ce  dernier  parti  qu'elle  est 
décidée,  et,  p;ir  force  ou  par  ruse,  se  promet-elle,  si  sa  rivale  se  représen- 
te, de  la  constituer  prisoiniière.  La  femme  du  banquier  étiiit  plongée 
dans  un  fauteuil  et  dans  ses  méditations  stratégiques,  lorsqu'elle  entendit 
la  porte  du  salou  s'ouvrir  derrière  clic.  Cette  manière  d'culrcr  sans 


l'avertissement  d'usage,  lui  fit  tout  de  suite  conclure  que  c'était  un  hali- 
tué  de  la  maison  qui  seul  pouvait  se  dispenser  de  ce  préliminaire.  Mais 
qui  encore i^  s^^n  mari  ou  son  neveu.  En  ellèt  c'éla.t  ce  dernier;  mais  il 
n'était  pas  seul. 

Mme  de  Lucienncs  l'accompagnait. 

Direqtie  cette  double  entrée  combla  pleinement  les  souhaits  de  Mme 
Dalverny,  dire  qu'elle  dîit  se  montrer  ravie,  comme  le  font  en  pareille 
conjonclure  les  héros  de  t'iiéâtre  qui  pourtant  voient  toujours  arriver  à 
point  le  personnage  qu'ils  attendaient,  non,  on  se  tromperait  en  l'assurant. 
Nous  connai'sons  qu'elle  eût  préféré  voir  celui  sur  lequel  devait  s'appe- 
santir pariiculièreuient  sa  colère,  il  avait  tout  son  amour. 

Mais  eiilin  deux  choses  concouraienti  la  dédommager  un  peu  ;  d'abord 
ne  tenait-elle  pas  sous  la  main,  en  la  personne  du  secrétaire,  le  complice 
de  son  iniidèle  mari  ?  En  second  lieu,  la  présence  de  Mme  de  Lucienne?, 
qui  à  ses  yeux  représentait  Mme  Gontard,  la  tranquillisait  sur  les  manœu- 
vres du  dehors.  Elle  était  bien  certuine  que  la  coaliiion  ennemie  qu'elio 
avait  tant  recommandée  au  notaire  d'empêcher  ne  saurait  avoir  lieu  ;  noa 
pas  faute  de  combatcans,  comme  a  écrit  Corneille,  mais  bien  faute  ds 
conlraclans. 

Ces  considérations  diverses  lui  composèrent  un  demi-contenleracnt 
dont  sa  physionomie  fit  paraître  quelques  marqjcs.  Et  puis  sentant  qa'ellii 
avait  ailaire  à  forte  partie  si  elle  voulait  lutlcr  ouvertement,  elle  résolut 
de  masquer  ses  batteries  pour  ne  point  effrayer  ses  adversaires,  et  d'user 
de  ruse  sans  en  rien  donner  à  connaître  à  ceux  contre  qui  elle  allait  l'em- 
ployer. 

Ci  lie  première  confrontation  qui  est  le  langage  de  l'œil,  qui  précède 
toujours  la  parole  et  lui  sert  comme  de  préface,  parut  de  bon  augure  à 
la  veuve  qui  s'ébahissait  de  voir  une  figure  presque  avenante  là  où  elle 
avait  rencontré  naguère  un  visage  rien  moins  qu'attirant. 

Léonce  au  contraire,  qui  venait  d'être  chaufj'é  contre  sa  tante  par  le 
ressentiment  niolivé  de  sa  future,  conS'M'vait  seul  sur  ses  traits  une  iriila- 
tion  qu'il  se  proposait  de  faire  passer  dans  sa  voix  et  dans  ses  paroles. 
Mais  la  veuve,  fortement  radoucie  par  la  vue  de  son  ennemie  de  tout  à 
l'heuifl,  songea  bien  vite  qu'un  esilandre  tel  qu'el'e  l'avait  prémédité  ne 
'•emédierait  à  rien,  et  qu'il  valait  mieux  llécbir  qu'attaquer  de  front  ;  c'est 
pourquoi  elle  pressa.couire  son  cœur  le  bras  de  Léonce  qu'elle  tenait  et 
i\x\  dit  à  l'oreille  : 

—  De  la  douceur  !  pour  moi ,  je  vous  en  prie  :  après  tout,  c'est  votre 
tante. 

Le  secrétaire,  qui  foncièrement  n'était  pas  guerroyeur,  ne  fut  pas  fâché 
qu'on  lui  imposât  comme  un  devoir  de  suivre  son  penchant  naturel:  il 
salua  donc  sa  tante  d'un  airres  ectueux,  qu'il  n'avait  pas  mis  dans  son 
progrannne,  et  fil  asseoir  la  veuve  en  même  temps  que  lui. 

Puis  alin  de  se  faire  une  contenance  et  de  prendre  le  diapazon  delà 
scène  solennelle  où  il  allait  avoir  un  rôle,  il  s'essaya  avant  d'aborder  le 
principal  objet,  à  rendre  compîe  de  la  commission  que  lui  avait  donné  î 
sa  lame  auprès  de  Mme  de  Lacroix  :  à  peu  près  comme  ces  musiciens  qui, 
avant  d'entamer  ctisemble  une  partition,  accordent  leurs  instrumeos. 

Ce  jeu  ne  servit  qu'à  laî  démontrer  que  sa  tante  regre'tait  son  premier 
emportement  suivi  de  l'exclusion  brutale  de  Mme  de  Lu -ieunes  et  qu'elle 
saisirait  tout  prétexte  de  satisfaction  qui  pourrait  s'offrir.  11  commença 
donc  a'iisi. 

—  Ma  chère  tnntc,  de  quel  malaitendu  a  pu  résulter  votre  façon  d'agir 
envers  madame  ? 

—  Un  malentendu,  vous  l'avez  dit.  répondit  Lltne  Dalverny,  prenant 
au  hasard  la  premi.re  excuse  qu'on  lui  présentait.  J'étais  souffrante,  cou- 
trarié',  et  je  ne  ccnnaissais  pas  madame. 

—  C'est  vrai,  appuya  le  uevcu.  Madatne  n'était  connue  que  de  M,  Dal- 
verny et  de  moi. 

—  Où  veulent  ils  donc  en  venir?  se  dcrannda  intérieurement  la  femme 
du  baniuicf.  Voilà  qu'ils  commencent  à  se  trahir,  je  vais  les  cuibarrasser 
un  peu. 

Et  pour  mettre  cette  prns.'c  en  ariion,  elle  rogirda  fixement  la  veuve, 
dans  l'espoir  de  la  déconcerter,  et  l'interpella  ainsi  : 

—  Maintenant  que  mahme  connaît  la  cause  de  ma  brusquerie,  cl 
qu'elle  me  la  pardonne,  je  lui  demanderai  dans  quel  bat  elle  était  venue. 

Cette  mise  en  demeure  de  répandre  caiégoriiucmcnt,  posée  dans  »ics 
matières  si  délicates  que  vear.it  de  traiter  Mme  de  Luciennes,  et  la  fjçon 
tout  imprévue  dont  on  lui  présentait  celte  question,  devaient  la  décou- 
tenanccr  beaucoup  ;  c'est  ce  qui  arriva  aussi. 

Elle  rougit  et  balbutia  c;  tte  réponse  : 

—  Je  croyais  que  madame  conurissait  le  motif  de  ma  visite. 

—  Nullvuient,  repartit  Mme  Dalverny,  qui  so  tut  après  cette  brève  ré- 
plique pour  tenir  toujours  sa  prétendue  rivale  en  échec. 

—  En  ce  cas, madame,  poursuivit  la  veuve  à  qui  celte  insistance  ne' 
rendait  pas  son  sang-froid...  alors  je  ue  sais  pas  trop  comment  m'y  prcn-  ' 
drc...  pour  vous  exposer... 

—  C'est  juste,  interrompit  Léonce,  venant  à  l'aide  de  U  Vcuvo,  il  est 
naturel  que  madame  soit  embarrassée. 

—  Je  le  crois  bien,  ma  foi,  dit  à  part  elle  Mme  Dalverny,  qui  coniinuait 
S'iW  quiproquo. 

—  C'est  si  naturel,  persista  Léonce,  que  moi-même  j'éprouve  une  cer- 
tuine émotion  ;  mais  culiu  puisque  mon  cuclc  oe  vous  a  rieu  dit,  puisqu'il 


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ne  vous  a  pas  préparée  à  recevoir  cette  conQclence,  je  tremble  de  vous 
l'idrosscr. 

—  Je  jouis  de  leur  confusion.  Voyons  comment  ils  sa  tireront  de  la  ! 
Telle  fut  la  pensée  qui  iraversa  l'cspilt  de  Mme  Dalvoriiy.  Tuis,  élevant 
la  voix  :  Voyons,  ajouta  t-elle  avec  un  sourireoù  se  jouaient  la  malice  et  le 
pcrsiUliige,  est-ce  que  je  vous  fais  peur? 

—  Peur  !  ob  !  non,  ma  tante,  lâcha  de  répliquer  le  secrétaire  sur  le 
même  ton  ;  mais  puisque  mon  oncle  n'a  pas  jugé  à  propos  de  vous  en 
parler  le  premier...  il  faut  bien  qu'il  ait  pensé  que  ce  serait  vous  déplaire. 

Toiitcsces  rélicenres  de  part  et  d'autre  ne  faisaient  qu'enraciner  l'er- 
reur dont  la  femme  du  banquier  était  le  jouet. 

—  Mais  encore,  dit-elle,  avant  de  me  fâcher,  faut-il  savoir  de  quoi  il 
b'agit. 

—  Eh  bien  !  le  voici,  hasarda  enGn  Léonce  avec  une  volubilité  qui  pré- 
sageait <iu'il  allait  d'un  seul  coup  exposer  toute  son  aflaire,  ii  peu  |  rès 
comme  ces  natures poltronncsqui,  une  fois  que  toute  voie  de  retraite  leur 
est  fermée,  uieiient  d'autant  plus  de  prompiiiuile  à  faire  qu'ils  ont  mis  de 
lenteur  à  prendre  un  parti;  il  s'agit,  madame,  de  mon  mariage. 

—  De  voire  mariage?  Mme  Dalvcrny,  un  peu  stupéfaite,  dit  cela  et  pen- 
sa ceci  :  —  Je  ne  m'aticndais  pas  à  celte  ruse,  le  moyen  est  uouveau.  De 
votre  mariage,  reprit-elle;  avec  qui? 

—  Avec  madame,  répondit  Léonce  en  désignant  la  veuve.  Nous  hési- 
tions à  vous  le  dire,  parce  que  mon  oncle  m'avait  assuré  que  vous  vous 
y  opposeriez  de  toutes  vos  forces. 

—  C'est  bien  cela,  réfléchit  Mme  Dalverny;  ils  savent  que  je  m'oppo- 
serai à  ce  prétendu  mariage,  et  ils  l'emploient  comme  une  ruse  sans  dan- 
ger. 

Pariant  de  cette  idée,  la  tante  s'imagina  avoir  un  tour  excellent  a  leur 
jouer,  si  pour  un  moment  elle  feignait  de  traiter  sérieusement  celle  union 
et  de  prendre  au  mol  ceux  qui  demandaient  à  la  coniracter.  C'est  pour- 
quoi, dans  le  but  d'eApérimeuter   si,  comme  l'assure  le  coq  de  la  fable  : 

C'est  un  double  plaisir  de  tromper  un  Irompcur , 

La  femme  du  banquier  se  décida  à  abonder  dans  le  sens  de  son  neveu, 
mais  tourefois  avec  quelque  hésitation  simulée,  afln  de  donner  plus  de 
vraisemblance  à  l'adhésion  qu'elle  préméditait. 

Elle  n'eut  donc  pas  l'air  de  se  gendarmer  contre  cette  proposition 
qu'ell'i  prenait  pour  un  simple  stratagème;  néanmoins  elle  se  laissa  prier, 
opposa  quelques  réticences. 

—  Vous  n'ignorez  pas,  finit-elle  par  dire  à  son  neveu,  que  j'avais  ca- 
ressé pour  vous  d'autres  projets,  que  liî  mariage  avec  votre  cousine  était 
selon  mon  cœur;  mais,  puisqu'il  n'est  pas  selon  le  vôtre,  je  conçois  bien 
que  vous  reculiez  devant  cette  union. 

—  Vraiment,  s'écria  le  neveu  abasourdi  de  cette  indulgence  insolite... 
Vous  comprenez  que...  Par  exemple,  je  ne  m'y  serais  jamais  attendu.  Cela 
me  confond  I 

—  Je  n'en  doute  point,  fit  tout  bas  la  tante. 

—  Comment,  vous  m'excuseriez? 

—  Bien  plus,  je  vais  presque  jusqu'à  vous  approuver  ;  et  puisque  ce 
mariage  est  votre  désir  h  tous  les  deux  ,  je  n'y  meiirai  pas  de  graves  em- 
pêchemens.M.Daheriiy  vous  a  trompés  en  prétendant  que  je  serais  inflexi- 
ble. Je  vous  déclare  ici  que  toute  opposition  ne  proviendra  que  de  son 
fait. 

Cette  facilité  si  imprévue,  ce  revirement  soudain  jetèrent  Léonce  et 
Mme  de  Luciennes  dans  un  ébahissement  que  Mme  Dalverny  interpréta 
comme  l'expression  d'une  déroute.  El  tout  ce  que  put  ajouter  le  neveu 
ne  put  que  la  conflrmer  davantage  dans  celle  opinion. 

—  Quo.  !  ma  lanie,  lui  dit-il,  vous  consentiriez  à  me  favoriser  des  mê- 
mes avantages  que  vous  ne  m'accordiez  que  sous  la  condition  d'épouser 
ma  cousine? 

—  Ne  faui-il  pas  bien  faire  quelque  chose  pour  un  neveu  qu'on  aime? 
répondit  Mme  Dalverny,  jouant  uns  bienveillance  derrière  laquelle  per- 
çait toute  la  jiiie  malicieuse  de  son  prétendu  triomphe. 

—  Quoi!  insista  Léonce  qui  avait  peine  à  donner  sa  confiance.  Ne  me 
trompez-vous  pas?  Les  cent  mille  francs  que  par  ce  contrat... 

—  Je  vous  \iii  donne,  interrompit  la  femme  du  banquier. 

—  Je  ne  puis  y  croire,  je  rêve...  c'est  impossible  !... 

—  Si  c'est  impossible,  répartit  la  tante  avec  un  sourire  plein  d'une 
moquerie  rayouuautc,  ce  ne  sera  pas  du  moius  par  ma  faute. 

IX. 

Léonce  et  Mme  de  Luciennes  se  disposaient  à  donner  un  libre  cours  à 
leurs  rcmerrlmens  et  ii  faire  éclater  la  reconnaissance  la  plus  vive  quand 
on  entendit  dans  l'escalier  les  pas  de  monsieur  Dalverny. 

—  Voici  mon  mari,  s'écria  la  femme  du  banquier.  Je  tiens  à  èlre  seule 
avec  lui.  Enfermez-vous  dans  ce  cabinet.  Je  vais  moi-même  lui  adresser 
votre  demande.  Car  j'ai  peur  qu'il  soit  moins  bien  disposé  que  vous  le 
pensez. 

—  Au  contraire,  il  m'a  bien  promis,  dit  Léonce. 

—  Vous  verrez  qu'il  refusera  ;  j'ai  mes  raisons,  j'en  suis  certaine.  Mais 
jllezviie,  le  voici. 

Effectivement,  la  femme  du  bautiuicr  fermait  ù  Kiae  sur  les  talons  des 


deux  amoureux  la  porte  d'un  cabinet,  que  sur  le  seuil  de  celle  du  salon 
parut  M.  Dalverny. 

Pouvait-il  nrriver  plus  à  propos  ?  Hélène  tient  en  charte  privée  deux 
ennemis  qu'elle  ne  délivrera  qu'au  moment  le  plus  favorable  pour  assu- 
rer si  victoire  et  triompher  du  dernier  et  du  plus  puissant  qu'il  lui  reste 
à  combattre. 

L'iniérêide  la  dame  était  de  bien  laisser  s'enferrer  son  adversaire,  de 
l'accabler  coup  sur  coup  de  questions,  pour  multiplier  l'embarras  d'y  ré- 
pondre. De  jouir  par  là  de  son  trouble  ,  de  sa  honte,  de  ses  mensonges, 
et  de  couronner  l'œuve  en  aiiéraiit  l'imposteur  et  le  perliile,  en  produi- 
sant à  ses  yeux  h  dame  qu'elle  tenait  en  réserve  pour  ce  coup  de  théâtre. 

Ce  plan  bien  arrêté  dans  sa  tête,  Hélène  attendit  les  manœuvres  de 
l'ennemi. 

—  Ah  !  je  te  retrouve  encore  I  fit  le  mari,  en  posant  son  chapeau  sur 
un  meuble. 

—  Tu  me  dis  cela  d'un  ton,  répondit  la  femme,  qui  ressemble  assez  à 
un  reproche. 

—  Tu  me  calomnies,  répliqua  le  banquier.  Je  ne  suis  même  pas  étonné 
de  ta  présence.  N'ai-je  pas  appris,  il  y  a  deux  heures,  qu'il  me  suffis. lit  de 
te  manifester  un  désir  pour  que  tu  en  prisses  l'occasion  de  faire  exacte- 
ment le  contraire  ? 

—  Et  alors...  tu  vas  me  prier  de  rester  pour  que  je  m'éloigne,  poursuit 
la  femme  d'un  petit  air  où  il  entrait  une  grande  malice  qui  voulait  en  vain 
se  déguiser  en  bouderie. 

—  Non,  madame,  je  me  résignerai  en  te  disant  comme  à  Dieu  :  «  Que 
votre  volonti^  soit  faite  !  » 

11  y  eut  ici  une  minute  de  silence  que  Dalverny  utilisa  dans  cet  à  parte  : 
«  Elle  ne  sait  encore  rien...  elle  n'aurait  pu  se  tenir  d'en  témoigner  quel- 
que chose...  El  dire  que  je  ne  puis  pas  mettre  la  main  surGoniardqucje 
pourchasse  depuis  ce  malin  !...  Informons-nous  s'il  est  venu  iri.  » 

—  Mon  amie,  demanda-t-i.J,  personne  n'est  vciiuen  mon  absence? 

—  Pardon!  un  notaire,  un  certain  monsieur 

—  Gonlard  ? 

—  Précisément  !  comment  l'as-tu  deviné  ?  est-ce  que  tu  l'attendais? 

—  Non,  mais  je  ne  suis  pas  surpris  de  sa  visite.  Lue  petiie  affaire  que 
nous  avons  ensemble.  N'en  a-til  pas  parlé? 

—  Pas  du  tout.  Seulement  il  doit  repasser. 

—  Bon  !  rien  n'est  découvert,  dit  tout  bas  le  mari.  Et  puis  il  ajouta: 
A  quelle  heure  as-iu  fixé  ton  départ? 

—  Ne  l'impatientes  pas.  A  bienlôt,  répliqua  la  dame,  j'ai  maintenant 
peu  de  chose  à  faire  ici.  Veux  tu  savoir  la  cause  de  mon  retard? 

—  J'en  serais  assez  curieux. 

—  Je  suis  restée  pour  organiser  un  mariage. 

—  Un  mariage?  lit  le  banquier  de  l'air  d'un  homme  qui  tomberait  des 
nues. 

—  Un  mariage,  répéta  tranquillement  la  dame.,  Léonce.,,  de  notre  ne* 
veu,  avec  une  femme... 

—  Parbleu,  je  le  pense  bien!..; 

—  Une  femme  qui  est  venue  tout  exprès  pour  solliciter  sa  main,  une 
femme  qui  se  recommande  de  toi. 

—  Le  nom  de  celle  femme  ? 

—  Ma  foi ,  tu  m'en  demandes  plus  que  je  n'en  sais.  Venant  de  ta  part, 
je  n'ai  pas  songé  à  lui  demander  son  nom. 

—  Je  vois  qui  ce  peut  être,  une  veuve.  Léonce  s'était  déjà  ouvert  à  moi 
de  ce  projet,  mais  je  n'imaginais  pas  qu'il  y  donnât  suite  et  je  m'aperçois 
bien  que  tu  n'as  pas  pris  la  chose  au  ^sérieuï ,  puisque  même  tu  n'a  pas 
songé  à  l'enquérir  du  nom  de  la  dame. 

—  C'étaii  inutile,  puisque  tu  le  savais  toi-même. 

—  Sans  doute.  D'ailleurs  comme  tu  as  refusé  ton  consentement... 

—  Au  contraire,  interrompit  la  dame  ,  je  l'ai  accordé. 

—  y  penses-tu?  et  ta  cousine,  se  récria  Dalverny. 

—  Bah  !  ma  cousine  trouvera  un  aune  mari ,  riposta  Hélène  ,  dont  la 
alousie  était  étouffée  par  le  triomphe  qu'elle  croyait  se  ménager  à  l'aide 

de  tous  ces  détours. 

—  Mais  il  me  semble,  insista  le  mari,  que  tu  étais  bien  décidée  à  t'op- 
poser  à  toute  union  qui  n'aurait  pas  été  celle-là.  Tu  avais  sur  ce  point  une 
opinion  inébranlable. 

—  Tu  vois  qu'on  change  d'avis,  ajouta  la  femme,  d'un  accent  délibéré. 

—  Allons!  c'est  une  plaisanterie,  'lu  veux  me  sonder? 

—  C'est  ce  qui  te  trompe.  Rien  de  plus  sérieux,  mon  cher. 

—  C'est  impossible. 

—  Ahl  et  pourquoi  donc,  s'il  te  plaii?  demenda  Mme  Dalverny,  lan- 
çant celte  interrogation  comme  une  flèche  à  la  figure  de  son  mari. 

—  Parce  que,  répondit-il,  ce  n'est  pas  vrai parce  que  cela  ne  peut 

être on  ne  change  pas  ainsi  en  une  minute  de  sentiment  et  d'opinion 

sur  une  aflaire  aussi  grave. 

—  C'est  ce  que  tu  avais  imaginé,  fit  la  dame  d'un  air  vainqueur;  mais 
il  te  faudra  bien  en  revenir.  Puis,  prenant  un  ton  douceurcusement  pate- 
lin :  Ces  jeunes  gens  m'ont  intéressé,  continua-t  elle;  cette  femme  sur- 
tout :  elle  est  si  gracieuse,  si  avenante.  Comment  la  trouves  tu  ? 

—  Fort  bien  !  mais  tout  cela  ne  suffit  pas  pour  l'avoir  déterminée ,  et  je 
ne  croirai  jamais... 

—  gue  lorsque  m  verras.  Aliénas  un  peu.  Celte  '"ome  est  ici  dangce 


LE  MAGASIN  LÏTTÉRAIRE- 


20 


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cabinet.  Or,  comme  je  me  suis  engag(?e  d"honncur  à  appuyer  auprès  de 
toi  sa  démarche... 

A  ce  moment  précis,  Nanette  interrompit  cet  cntreticD  pour  annoncer 
M.  Gontaid. 

—  Priez-le  d'attendre  une  seconde,  dit  Mme  Dalverny. 

—  Pourquoi  faire?  demanda  le  banquier,  je  le  cherche  depuis  ce  ma- 
tin. 

—  Et  lui  aussi,  répliqua  la  dame. 

—  Raison  de  plus  alors. 

—  Vous  ne  vous  rencontrerez  que  trop  tôt  !  dit  Mme  Dalverny  d'un 
accent  sinistre. 

—  Je  t'assure  que  j'ai  besoin  de  lui  parler  en  particulier. 

—  Et  moi  aussi  ,  riposta  la  dame.  Peux-tu  me  refuser  un  tour  de  fa- 
veur ? 

—  Non,  certes  !  mais  je  ne  puis  comprendre,  observa  le  banquier  aba- 
sourdi de  ce  caprice  c'c  sa  femme.  Je  liens  beaucoup  à  cette  entrevue. 

—  Aprîs  la  mienne,  persista  lUme  Dalverny. 

—  Elle  est  donc  urgente  ? 

—  Inriispenscble  ! 

—  En  ce  cas  tu  as  découvert  quelque  chose  ? 

—  Oui,  monsieur,  je  fais  tout,  répondit  Ilé'ène  d'une  voix  pathétique. 
Je  veux  parler  la  première  à  cet  homr.ie  pnur  éviter  quelque  ninlheur. 

—  A  ton  aise,  mon  amie,  répliqua  le  banquier,  qui  marchait  dans  un 
pays  d'enchaniemcns  ;  et  puis  il  ne  savait  trop  qu'opposer  au  désir  de  sa 
femme,  dont  il  était  loin  de  soupçonner  la  véritable  cause. 

Ce  que  disant,  il  se  dirigea  vers  le  cabinet  où  Léonce  et  I\fme  de  Lu- 
ciennes  étaient  enfermés. 

—  Comment!  monsieur,  n'avez-vous  pas  de  honte,  s'écria  sa  femme 
qui  le  saisit  par  le?  pans  de  sa  redingote,  vous  oseriez  en  ma  présence.... 
Pas  par  là,  monsieur,  par  ici! 

El,  d'une  rude  éireinte,  elle  s'attacha  au  bras  de  son  mari  et  le  poussa 
dans  un  cabinet  opposé. 

Le  banquier,  stupéfié  de  ces  manières,  commença  p^r  croire  que  sa 
femme  perdait  la  raison.  Toutefo's,  son  air,  ses  gestes,  l'aliération  de  sa 
voix  lui  imposèrent  une  obéissance  passive,  et  il  se  laissa  conduire  sans 
se  rendre  compte  de  cet  ascendant. 

M.  Gontard  n'attendit  pas  l'autorisation  d'entrer.  11  la  prévint  et  se  pré- 
cipita furieux  dans  le  salon. 

—  Oii  sont-ils?  demanda-t-il  avec  rage.  A  la  maison  je  n'ai  trouvé 
personne  ;  dariS  la  ruf ,  personne.  Moi  qui  les  poursuis  depuis  si  long- 
temps! moi  qui  ai  soif  de  jistice  et  de  vengeance  ! 

—  Je  les  liens!  répondit  Mme  Dalverny  qui  était  déjà  montée  au  niveau 
de  celte  ind'gnaiion. 

—  Tous  deux  ?  demanda  Gontard.  qui  ne  put  s'empêcher  de  baisser  lé- 
gèrement le  ton  à  l'annonce  de  celle  confrontation  imminente. 

—  Tous  deux,  répéta  Mme  Dalverny. 

—  Les  misérables  1  s'écria  le  notaire,  qui  recommença  de  faire  autour 
du  salon  sa  promenade  d'énergumène.  élevant  la  canne'  et  la  voix  à  me- 
sure que  grandissait  sa  colère.  Les  malheureux  !  en  quel  état  ils  m'ont  mis. 
Je  ne  me  connais  plus...  Ces  choses-là  n'arrivent  qu'à  moi. 

—  A  vous  et  à  bien  d'autres,  répondit  la  femme  pour  consoler  son 
compagnon  d'infortune. 

—  Il  faut  nous  venger,  continua  le  notaire.  Commençons  d'abord  par 
ma  femme.  Où  est-elle? 

—  Ici,  dans  ce  cabinet,  répliqua  Hélène  en  désignant  la  porte  dont  elle 
tenait  la  clé. 

—  Elle  est  ici,  dans  ce  cabinet?  répéta  le  notaire. 

A  ces  mots  son  front  se  rembrunit,  ses  mains  tremblèrent;  il  eut  be- 
soin de  s'appu;  er  sur  sa  canne.  Puis ,  reprenant  une  énergie  suprême,  il 
aventura  en  frémissant  cette  délicate  interrogation  : 

Mme  Gontard  y  est-elle  seule  ? 

—  Non,  répondit  la  femme  du  banquier  sans  mesurer  la  perlée  de  ses 
paroles. 

—  Comment!  s'écria  le  notaire  au  combli;  du  désespoir,  vous  avez 
souffert  que  les  coupables  se  réunissent!  vous  les  avez  enfermés  ensem- 
ble !  Mais  c'est  de  la  démence,  de  l'infamie  !  c'est  être  leur  complice  !... 
Votre  mari... 

—  Est  là,  interrompit  Mme  Dalverny,  montrant  l'autre  cabinet. 

—  Ah!  je  respire  enOn  !  Mais  avec  qui  donc  est  ma  femme? 

—  Avec  mon  neveu. 

—  Tant  mieux.  Je  préfère  encore  celui-là  quoique  je  ne  le  connaisse 
pas,  après  tout.  Vous  m'avez  fait  une  peur...  Oh!  ma  femme,  ma  femme, 
vous  le  paierez  cher. 

Et  cette  menace  à  la  bouche  et  sa  canne  à  la  main  ,  le  notaire  s'avan- 
çait d'un  air  féroce  vers  ce  cabinet  qui  était  réputé  servir  de  refuge  à  sa 
femme. 

Le  banquier,  témoin  auriculaire  de  celte  algarade  dont  il  ignorait  les 
molifs ,  s'élança  de  son  cabinet  pour  prévenir  toute  collision  fâcheuse  et 
faire  prendre  aux  affaires  une  tournure  plus  honnête. 

—  Quoi!  s'écriat-il ,  en  se  jetant  en  travers  de  la  porte  du  cabinet  où 
Mme  de  Luciennes  était  emprisonnée,  Mme  Gontard  serait  ici? 

—  Comme  si  vous  ne  le  saviez  pas,  traître,  répondit  Mme  Dalverny. 

—  Ne  ta  défendez  pas,  cette  épouse  coupable,  votre  complice,  persista 
te  notairo  oui  continuait  à  3'avoncer  vers  la  fatale  porte, 


—  Je  croyais  que  c'était  une  autre,  répliqua  le  banquier  avec  fermeté; 
mais  puisque  c'est  Mme  Goniard,  qu'elle  est  chez  moi,  je  dois  la  proté- 
ger; je  la  défendrai  cciiire  von.". 

—  J'enirerai,  monsieur,  objectait  le  notaire  au  comble  de  l'exaspéra 
lion,  j'entreiai  et  je  me  vengerai. 

—  Non,  vous  ilisje,  vous  n'entrerez  pas,  ripostait  plus  fort  Dalverny, 
ou  du  moins  avant  d'approchr  r,  vous  me  direz  pourquoi. 

—  Pourquoi  ?..  C'est  vous,  infiiine,  qui  me  demandez  pourquoi,  s'é- 
criait le  mai'i  en  Icant  les  mains  au  ciel. 

—  Il  ose  demander  pourquoi  !..  répondait  en  écho  Mme  Dalverny, 
scandalisée  de  tant  d'audace. 

—  Oui,  pourquoi?  répétait  le  banquier  d'un  ton  et  d'un a'r  détermi- 
nés. 

—  Vous  joignez  donc  la  raillerie  à  l'insulte,  hurla  le  notaire.  Quand  je 
vous  dis  qu'il  faut  qup.  je  voie  ma  femme. 

—  Je  m'y  opposerai  de  touies  mes  forces,  poursuivit  l'autre,  dans  une 
attitude  redoutable. 

Déjà  les  deux  adversaires  se  débattaient  corps  à  corps;  la  lutte  pro- 
mettait d'être  longue  et  la  victoire  douieu'e.  Mme  Dalverny  termina  le 
dillérend  en  ouvrant  la  porie  du  cabinet. Elle  y  pénétra  aussitôt.  Elle  prit 
Mme  de  Luciennes  par  la  main  et  la  conduisit  violemment  au  notaire  ,  à 
nui  elle  dit: 
'  —  Voilà  votre  femme  ! 

A  ces  mois,  M.  Gontard  recula  stupéfait.  Puis,  la  joie  revenant  sur  celte 
figure  crispée  par  la  fureur,  il  s'écria  : 

—  Mais  ce  n'est  pas  ma  femme. 

—  Comment,  ce  n'est  pas  votre  femme,  demanda  Mme  Dalverny,  do- 
minée par  le  plu;  vif  éionnement  ? 

—  Non,  ce  n'est  pas  ma  femme,  Dieu  merci  ! 

—  Dieu  merci!..,  Quenteu'.lez-vous  Dar  ces  paroles  blessantes,  mon- 
sieur Gontaid?  se  récria  le  neveu  qui  s'interposa  brusquement.  Celte 
femme  va  devenir  la  mienne,  et  je  dois... 

—  Pardon,  monsieur,  répondit  naïvement  le  notaire.  Dieu  merci  !... 
c'est  pour  ma  femme,  ce  n'est  pas  pour  madame  que  j'ai  prononcé  ce 
ce  Dieu  merci  !  Dieu  m'en  garde! 

—  Vraiment,  ce  n'est  pas  là  Mme  Gontard,  ajouta  Hélène,  qui  ce  pou- 
vait revenir  d'une  telle  surprise. 

—  Non,  certes,  madame,  répéta  Gontard  ;  non,  certes.  Dieu  merci!  je 
puis  le  dire,  maintenant  que  j'ai  expliqué  le  sens  de  cette  exclamation. 

—  Mais  enfin,  que  signifie  cet  imbroslio?  demanda  le  banquier,  qui  était 
le  moins  avancé  dausTinteiprêiaiion  de  celte  énigme.  Je  veuxsavoir... 

—  C'est  à  vous  de  nous  l'apprendre,  répondit  l'avocat-no  aire,  qui, 
pour  cette  occasion,  prit  sa  voix  la  plus  grave  et  sou  air  le  plus  imposant. 
Madame  s'est  trompOe  ,  mais  cela  iie  prouve  rien.  Vous  aviez  donné  ua 
rendez  vous  à  ma  femme  pour  midi. 

—  Moi! 

—  Oui,  vous.  Ne  jouez  pas  ainsi  l'étonnemcnt;  vous  avez  écrit. 

—  A  voire  femme? 

—  Parbleu  !  5  qui  donc  ? 

—  A  vous. 

—  A  moi?  quel  conte. 

—  A  vous-même.  Ne  vous  appelez-vous  pas  Eléonore  Gontard? 
—D'accord  ;  mais  je  ne  m'appelle  pas  madame  (en  toutes  lettres),  ma- 
dame Eléonore  Goniard.  Il  n'y  a  que  ma  femme  qui  s'appelle  ainsi. 

Or,  l'avocat  qui  en  cette  cause  ressemblait  à  celui  des  Plaideurs  de 
Racine,  avait  aussi  ses  témoins  dans  sa  poche.  El  comme  démonstration 
de  son  dire,  il  produisit  l'enveloppe  qui  portait  bien  la  dénomination  ag- 
gravante de  madame.  Après  avoir  fait  circuler  cette  pièce  probante, 
Gontard  interpella  le  banquier. 

— Nierez-vous  maintenant  ? 

—Plus  que  jama's,  reprit  le  mari,  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  écrit  cette 
adresse. 

—  C'est  moi,  dit  Mme  Dalverny,  intervenant  dans  ce  conflit.  La  jalou- 
sie m'avait  égarée.  Celte  suscription  m'inspira  des  doutes  que  ma  curio- 
sité voulait  éiablir.  Votre  nom  de  femme... 

—  Je  sais  que  rien  n'est  plus  absur.ie,  répondit  Gontard,  que  celle 
confusion  du  sexe  des  noms  de  baptême.  Par  malheur  j'étais  un  peu  trop 
jeune  pour  protester  alors. 

—  Tout  cela,  poursuivit  Mme  Dalverny,  tout  cela  me  Ct  supposer  ce 
que  je  crois  encore,  que  ce  billet  était  de«iiné  à  une  femme.  Je  rouvris, 
et  son  contenu  continua  tous  mes  soupçons. 

A  ces  nists,  se  posant  en  fare  de  son  mari  : 

— Me  pcrsuadercz-vous,  lui  dit-elle,  qu'un  pareil  billet  fût  destiné  à  M. 
Goniard? 

—  Parfaitement,  repartit  le  mari  sans  se  déconcerter. 
—Comment!  Celte  discréiioiî  que  vous  lui  demandez,  cet  avis  de  moo 

départ  ? 

—  Tout  cela  était  indispensable. 

—  Pourquoi.  Me  l'explique!  cz-vous? 

— Pour  conelureune  allaiie  quetu  dcvai-î  ignorer.  Pour  te  ménatrer... 

—  Lue  surprise  que  mon  onelo  voulait  vous  faire,  interrompit  le  secré- 
taire, qui  en  ctttc  qualité  avait  reçu  co  secret. 

—  Me  direz-vous  enfin  quelle  était  cette  affaire  œysiériettse  7  dcmindé 
la  femme  du  banquier, 


30 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Celui-ci  s'approch;\  (rol!i\ 

—  Te  lappcllcs-iii,  lui  dit-il,  que  le  mois  dernier  en  passant  àAuteuil, 
lu  remarquas  une  jolie  niai.-'On  de  campagne  ? 

—  Oui,  ajouta  la  dame,  un  pavillon  ravissant,  un  site  enchanteur. 

—  C'est  cela  mèuiclili  liion!  M.  Kléonore  Goiitard  en  est  le  prcprit'iai- 
re,  et  je  voulais  la  lui  acheter  à  ton  in^u  pour  le  1  oflVir  en  cadeau  aujour- 
d'hui même  pour  la  fête. 

—  C'est  juste,  remarqua  le  notaire;  j'aurais  dO  m'en  douter,  puisque 
voilà  trois  semaines  que  nous  étions  en  pourparlers.  C'ost  ce  <lial)le  de 
mot  de  madame  qui  m'a  fourvoyé.  En  général,  le  féminin  m'est  con- 
raire. 

—  Dieu  !  se  ponrrait-il  !  s'écria  la  femme  du  banquier  en  se  jctnnt 
avec  des  larmes  de  joie  dans  les  bras  de  son  mari.  Que  je  suis  coupable 
envers  loi  !  Te  soupçonner,  l'accuser,  le  condamner  à  l'heure  même  que 
tu  me  préparais  un  bonheur  si  délicat. 

—  Je  saisis  ce  moment,  dit  le  neveu  qui  prit  la  veuve  par  la  main,  pour 
rappeler  à  ma  tante  qu'elle  m'a  donné  sa  parole. 

—  Je  suis  trop  heureuse  pour  me  dédire,  riposta  Mme  Dalverny. 

En  même  temps  le  neveu  et  Mme  de  Lucii'nnes  s'approchèrent  du 
groupe  scntimenial  des  deux  époux  pour  en  f.;ire  le  pendant  et  manifes- 
ter leur  bonheur  et  leur  reconnaissance. 

Ce  touchant  tableau  d'intérieur  avait  M.  Eléonorc  Gontard  pour  spec- 
tateur attendri. 

Le  notaire  essuya  une  larme,  regarda  autour  de  lui  comme  pour  cher- 
cher quelqu'un  à  qui  communiquer  son  émotion  et  son  allégresse.  Après 

lie  revue  infructueuse  il  partit  en  sursaut  par  celte  exclamation  : 
ce—  Mais  je  m'en  aperçois,  il  n'y  a  que  moi  ici  qui  n'aie  pas  ma  femme. 
Ce  n'est  pas  faute  de  la  chercher  pourtant  !  Je  n'ai  pas  fait  autre  chose 
de  la  journée...  Je  vais  voir  si  je  puis  enlia  la  renroatrer  chez  moi  ! 

—  Et  votre  maison  de  campagne  ?  lui  cria  le  banquier. 

^  —  Je  vous  la  vendrai  ,  répondit-il,  en  s'en  allant  et  déjà  au  milieu  de 
l'escalier.  Je  vous  la  vendrai,  mais  pas  avant  d'avoir  retrouvé  ma  femme, 
[Messager.)  FRÉDÉRIC  THOMAS. 


MADAME  PALMYllE. 


l.'B»e  Mojîtpe  pïaïc. 

Au  coeur  d'un  de  ces  quartiers  qui  sont  noirs  de  misère,  dans  une  mai- 
son dont  la  vétusté  suintait  au  travers  d'un  sale  bad'geonnage,  au  qua- 
trième, au  dessus  d'uue  cour  étroite  et  profonde,  distribuant  à  tous  les 
étages  l'humidité  que  les  Parisiens  prennent  pour  de  l'air,  habitaient 
deux  familles. 

D'un  côté,  dans  une  chambre  nue.aux  vitres  ternes,  sur  un  tapis  troué, 
deux  petits  enfans,  dont  les  yeux  étaient  brillans  et  le  teint  étiolé,  jouaient 
aux  pieds  de  leur  mère,  femme  jeune  encore  ,  velue  d'une  de  ces  robes 
sans  couleur,  usées,  fanées,  humiliées,  triste  livrée  delà  misère. 

Marcel  Guérin,  jeune  homme  de  vingt  ans,  que  la  mort  de  son  père  a- 
vait  fait  le  chef  de  celte  pauvre  famille,  travaillait  près  de  la  fenêtre, pen- 
ché sur  un  établi  couvert  de  cadrans,  d'archets  et  de  ressorts  de  montres. 
Marcel  étant  laîoé  des  enfans ,  avait  eu  un  majorât  ;  on  l'avait  mis  en  ap- 
preniissagc.  Maintenant  il  travaillait  pour  son  compte  ;  il  était  ouvrier 
horloger. 

De  l'autre  côté  du  palier,  Mme  Palmyrc  et  sa  fille  demeuraient  dans  un 
appartement  mansardé  dont  la  première  chambre  vaut  bien  qu'on  s'y  ar- 
rête. 

D'abord,  sous  la  teinte  uniforme  do  la  poussière,  essayons  de  distinguer 
les  objets.  Si  nous  nous  réfugions  près  du  lit,  seul  endroit  où  l'on  puisse 
poser  le  pitd,  nous  jouirons  de  la  vue  à  vol  d'oiseau,  ou,  pour  mieux  dire, 
à  Tol  de  mouche,  du  plus  beau  désordre  qui  se  puisse  imaginer. 

Où  nous  sommes,  la  véluslé  a  déchiré  a  belles  dénis  les  draperies  de 
l'alcôve.  A  droite,  nous  trouvons  une  commode  toute  détraquée  ;  à  gau- 
che, un  canapé  de  velours  d'Uirech  fort  échevelé<le  tout  agréablement  par- 
semé de  chaises  rembourrées  qui  rendent  leurs  entrailles.  Sur  le  carreau, 
une  robe  tend  les  bras  ii  un  liclm  dédiiré,  des  bas  courent  en  folàiraut 
l'un  api  es  l'auirc.  Aux  fenêircs,  les  tringles  se  pcnhentdun  air  éploré 
pour  rat  rapcr  l'Mir  riicau  qui  s'échappe.  Dans  un  angle  d'ombre  est  po- 
sée une  harpe  où  des  araignées,  — sans  doute  mélom;ines,  —  ontteidii 
leuis  lils  en  |)lace  dos  cordes  qui  maiiqucui;  enfin,  pariout  des  chiffons, 
des  papillottrs,  dis  épingles  noires.  Désordre  comilet.invé.éré, poudreux, 
et  s^iis  rontiedit  rcs|iec;ublc  par  l'andtnn'lô. 

Mais  il  serait  peut-êire  plus  lacilc  de  dobrouillcr  ce  chaos  que  de  vous 
faire  conn^îire  Mme  Polmyre.  C'était  une  femme  qu'on  ne  comprenait  pas 
du  II. ni  d'abord. 

On  ne  pouvait  pas  parler  de  son  âge;  on  ne  devait  plus  parler  de  sa 
figure,  et  on  eût  été  cinljarrassé  de  parler  de  sa  vertu. 

Sa  lille,  Cœlim,  avait  si;izc  ans,  'tes  yeux  e^pièglfs;  fur  sa  Ogurc  le 
rose  u'appaiaissait  que  par  place,  comme  si  les  pleurs  l'avaient  fait  dé- 
ci  ndre.  En  résumé,  n'eût  été  quelque  maigreur,  ses  cheveux,  lissés  sur 
■oues  comme  un  large  ruban  de  eatin,  auraient  encadré  des  contours 
^caulé  ravissante. 


Cependant  on  voyait  briller  dans  sa  prunelle  cette  étincelle  fixe  de  la 
réflexion  qui  attriste  le  regard  des  enfans  malhcurtnx  dont  l'ame  a  vieilli 
plus  \ile  (|ue  le  corps.  Sou  front,  que  la  joyeuse'  insouciance  n'éclairait 
[as,  ét;.it  rêveur,  et  quand,  bien  rarement,  la  gaîté  des  autres  arrivait 
jusqu'il  ell?,  ses  lèvres  se  contractaient  daucemeni,  semblant  avoir  do- 
sa;.piis  le  sourire. 

Lu  soir,  Jlarccl,  vêtu  de  son  habit  des  grands  jours,  vint  frapper  à  la 
porte  (!c  ses  voisines.  Sa  respiraiion  était  oppressée  ;  il  paraissait  ému  et 
iort  disi)Osé  à  retourner  sur  ses  pas  quand  Cœlina  lui  ouvi  it. 

lienlra  et  s'approcha  en  rougissant  de  Mme  Piilmyre,  qui,  couchée  à 
demi  sur  le  canipé,  ti  nail  un  roman  ouvert  sur  ses  genoux.  Auprès  d'elle 
était  un  guéi  idon,  et  de  temps  en  temps  sa  main,  qu'elle  paraissait  soule- 
ver avec  effort,  allait  y  chercher  une  petite  lasse  pleine  de  café,  dont  elle 
humait  quelques  goigecs  en  fermant  les  yeux  avec  ciliinerie  et  componc- 
tion. 

Je  dois  dire,  en  historien  véridique,  que  cette  demi-tasse  était  posée  sur 
un  plateau  et  portait  le  chiffre  du  café  voisin. 

Câlina  revint  s'asseoir  auprès  de  la  fenêtre,  et  reprit  sa  broderie  inter- 
rompue avec  celte  attention  que  les  jeunes  iiUes  apparient  ou  feignent 
d'apporter  à  leur  ouvrag.;  quand  un  jeune  homme  est  devant  elles. 

—  Ah!  c'est  vous,  M.  Marcel,  s'écria  Mme  Palmyre;  mon  Dieu!  que 
vous  êtes  donc  gentil  d'être  venu  si  tôt.  Vous  m'apportez  ma  montre? 

—  Une  montre  !...  Vous  achetez  une  montre?  dit  Cœlina  d'une  voix 
émue. 

—  Oui,  ma  chère.  Tu  me  diras  que  j'en  ai  déjà  de  toutes  les  façons  ; 
mais  elles  ne  sont  pas  plates.  M,  Marcel,  asseyez-vous  donc. 

Mme  Palmyre  accompagna  sa  réponse,  insigniûanle  en  apparence,  d'un 
regard  impérieux.  Cœlina  rougit  et  ne  souilla  plus  mol. 

L'ouvrier  s'assit  sur  le  bord  d'un  fjutcuil ,  et  lança  à  la  dérobfiC  une 
timide  œillade  à  la  jeune  lille  ,  qui,  bien  qu'elle  n'eût  pas  bvé  les  yeux, 
sentit  cependant  qu'on  la  regardait,  et  parut  s'impatienter  1res  fort  contre 
son  lil,  qui  ne  se  tortillait  pas. 

Mme  Palmyre  était  en  extase  devrnt  la  montre  ;  une  montre  si  mignon- 
ne, guiUochée  d'arabesques  si  légères,  qu'on  devinait  tout  d'abord  qu'elle 
devait  se  glisser  entre  la  ceinture  et  la  taille  svclte  d'une  jeune  fille. 

Evidemment,  l'ouvrier  n'avait  pas  songé  à  Mme  Palmyre  en  faisant  ce 
bijou. 

—  Oh  !  mais,  c'est  charmant,  monsieur  Marcel  ?  sera-ce  bien  cher  ? 

—  Madame,  le  prix  est  convenu  entre  nous. 

Hélas  !  la  montre  livrée  à  moitié  prix,  et  ce  n'était  pas  Cœlina  qui  de- 
vait la  porter  ! 

—  C'est  un  fort  joli  ouvrage,  continua  Mme  Palmyre,  et  vous  n'avez 
pas  été  trop  long,  monsieur  Marcel,  c'est  justice  à  vous  rendre. 

— Madame.... 

—Oh  !  je  sais  que  vous  êtes  travailleur.  Il  n'y  a,  pour  vous,  ni  diman- 
ches ni  fêtes.  Et  votre  mère,  comme  elle  a  l'air  brave  femme  !  Et  vos  pe» 
tiis  frères,  les  aimables  enfans  !  vous  méritez  bien  tous  de  réussir. 

—  Madame... 

—  Moi,  d'abord,  j'aime  beaucoup  les  bijoux...  Vous  aurez  ma  pratique 
et  celle  de  mes  amis. 

Cœlina  brisa  son  aiguille,  frappa  du  pied  etplissa  son  beau  front. 

—  J'ai  beaucoup  de  connaissances  dans  le  grand  monde...  Nous  vous 
ferons  travailler.  En  vérité,  cette  mon're  est  une  petite  merveille  !...  A 
propos,  pouvez-vous  me  rendre  sur  un  billet  de  cinq  cents  francs  ? 

Et  Mme  Palmyre  lit  un  mouvement  pourse  diriger  vers  son  secrétaire. 

—  Non,  madame,  dit  l'ouvrier  en  rougissant;  mais... 

—  Eh  bien  !  je  vous  donnerai  cela  un  autre  jour. 

Cœlina  se  leva  avec  brusquerie,  et  passa  dans  une  auire  chambre. 
Après  quelques  minutes  elle  reparut.  Elle  se  montra  plus  calme,  mais  ses 
paupières  étaient  rouges.  Elle  avait  pleuré. 

Cependant  Marcel  se  relira  et  jeta  un  dernier  regard  à  la  jeune  fille,  qui 
baissa  les  yeux. 

Quand  le  jeune  homme  rentra  chez  lui: 

—  Eh  bien  !  lui  dit  sa  mère. 

—  Eh  bien!  Mme  Palmyre  a  voulu  me  payer,  et  c'est  moi  qui  n'ai  pas 
voulu  lui  faire  changer  un  billet. 

—  L'i^s-tuvu,!e  b.llet? 

—  Oui...  c'est-à  dire,  elle  ouvrait  son  serrétaire. 

—  M.ircel,  cnicnds-lu,  ce  n'csi  pas  comme  cela  qu'on  fait  le  commerce. 
Tu  as  passé  Je  ne  sais  coml)ien  de  i-uiis  sur  cet  ouvrage;  tu  es  pâle  et  tu 
as  des  êlourdissemens  duns  la  tête.  Cependant  tu  ne  demandes  pour  celle 
montre  que  la  moitié  de  sa  valeur... 

—  Le  métier  est  salé. 

—  Et,  de  plus,  lu  le  laisses  duper  par  ces  aventurières. 

—  Ma  mère,  vos  parole.^  sont  injustes.  Je  ne  puis  souffrir  que  vous  trai- 
tiez ainsi  Mme  Palmuc  devant  moi.  i;iiili>antc-la  Marcel  soi  lit  tremblant 
de  colère  et  rejeta  la  (lorie  avec  violence  derrière  lui. 

Ne  vous  cst-il  p;ts  arrivé,  dans  une  grande  douleur,  d'errer  par  les  rues 
torlui  uses  et  .'Oudiros,  au  hasard,  coudoyé  des  passans  étourdi  par  le 
bruit  confus  (le-;  voix,  le  roiilcment  d.  s  votures,  le  piétinement  de  la 
lou  c,  et  cependant  isolé  dans  voire  aQl  ciion,  indifférent  à  ce  tumulte 
des  gens  iiidiffercns,  et  cherchant  il  fuir  voirc  tourmci.t,  comme  si  l'oti 
n'em|icrtait  pas  avec  soi  son  cœur  et  ta  blessure? 

Toute  la  soirée,  Marcel  erra  ainsi.  Les  grands  angles  de  lumière  don- 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Sï 


tcusc  (jue  projetaient  les  roujcs  réverbères  étaient  rayés  par  une  pluia 
si  liiic  (lu'ori  ne  renteiulait  pas  tomber. 

En  peu  (ie  tL'inps,  le  jeune  ouvrier  fut  trempé  jusqu'aux  os.  Le  froid 
qui  li'  giTl'jltor  ses  membres  gagiia-l  il  jusqu'au  cerveau  brûlant  de  fiè- 
vre? Je  n;  sais;  toujours  est-il  que  Marcel  mit  lin  à  ses  rêveries  vagabon- 
de?, et  parut  se  dir  ger  vers  sou  logis  parle  cbemln  le  plus  court. 

Il  n'avuit  plus  que  quelques  pas  à  fa  re  pour  se  mettre  à  l'abri  de  cette 
pluie  sournoise  qui  noyait  les  gens  sans  avoir  l'air  d'y  louclier,  (juand  une 
jeune  lille,  ([ai  niarcliait  très  vite,  reillcura  légèrement,  et  entra  dans  la 
ijQutiquc  d'un  bijoutier.  Mais  elle  ne  put  passer  avec  assez  de  rapidité 
pour  trompir  les  yeux  d'un  amant. 

C'était  Cœlina. 

Le  jeune  ouvrier  s'approcha  de  la  devanture  élincelante.  Mais  les  vitres 
moites  de  vapeur  ne  lui  permirent  pas  de  voir  ce  qui  se  passait  à  l'inté- 
ri:  ur. 

Un  doute  affreux  d^cbira  le  cœur  de  Marcel.  Mme  Palmvre  ne  lui  avnit 
pas  (îiontréle  billet  de  500  francs.  D'aiileuis  c!Ie  auijii  dii  savoir  qu'un 
ouvrier  ne  pouvait  pas  le  lui  cii;inger.  C'éiaii  bieu  siiîip'e;  pourquoi  n'a- 
v.iit-il  pas  Eongé  à  cela?  Ces  femmes  avaient  sans  doute  besoin  d'argent, 
et  Cœlina  venait  vendns  à  vil  prix,  celte  nionae  qui  lui  avait  coûté,  à  lui, 
tant  d'heures  de  travail  et  dont  il  attendait  le  paiement  pour  faire  vivre  sa 
mère. 

Que  Mme  Palmyre  l'eut  trompé,  c'était  une  pcr;e  d'argent,  voilà  tov.t. 
Qu'y  avait  il  de  commun  entre  son  cœur  et  cène  misérable  peine  !  ft'ais 
Cœlina!  que  Cœlina  se  fût  prêtée  à  celte  fouroerie;  qae  cette  jeune  fille 
eût  caché  de  son  sourire  et  de  sa  figure  charauin:e  c^-tte  vilaine  action  , 
comme  on  jetterait  des  feuilles  de  rose  sur  de  la  fange,  voilà  ce  qui  bou- 
leversait son  ame,  ce  qui  le  rendait  fou. 

Marcel  se  relira  du  deii  i-ccrde  lumineux  que  l'éclairage  de  la  lîouti- 
que  in aiiait  sur  le  pavé  brillant,  et  attendit  patiemment,  sans  s'aperce- 
voir que  la  pluie  collait  ses  cheveux  sur  ses  joues. 

—  Oh  !  se  disait-il,  je  vais  la  voir  sortir  le  visage  riant,  elle  qui  est 
toujours  si  triste  !  Eh  bien  !  un  mois  de  travail  nuit  et  jour  vaut-il  uu  de 
ses  sourires  !...  mais  elle  ra"a  trompé  ! 

Cœlina  reparut.  En  effet  son  front  rayonnait  de  joie.  Elle  fit  une  pe- 
tite moue  mutine  et  channap.te  en  voyatit  que  la  pluie  avait  redoublé, 
s'envi  loppa  follement  la  télé  dans  son  châle  et  traversa  la  rue  en  courant. 

Marcel  la  suivit  et  arriva  en  même  temps  qu'elle  aux  premières  niar- 
chesde  l'escalier  qui,  pour  employer  l'expressionde  Saint-Amant,  je  crois, 
était  certainement  plus  sombre  que  lanuit. 

La  jeune  fille,  entendant  un  bruit  de  pas  derrière  elle,  se  mit  à  monter 
avec  prestesse  et  gagna  de  l'avance  sur  celui  qui  la  suivait. 

—  Elle  m'évite,  pensa  l'ouvrier! 

["Arrivé  au  quatrième  étage,  Marcel  vit  comme  une  ombre  se  dessiner 
siîr  la  rampe  de  l'ccalier,  il  s'arréia. 

—  C'est  donc  vous,  monsieur  Marcel,  s'écria  Cœlina.  Vous  m'avez  fait 
une  peur! 

—  J'en  suis  fiîché,  mademoiselle,  répondit  le  jeune  homme,  qui,  comme 
tous  les  vrais  amoureux,  ne  trouvait  qu'à  être  niais  auprès  de  celle  qu'i  1 
aimait. 

—  Eh  bien!  puisque  vous  voilà,  t-^nez...  tendez  la  main  et  prenez  ce 
rouleau.  Ce  sont  les  deux  cents  francs  que  ma  mère  vous  doit.  Elle  m'a 
prié  de  vous  les  remettre. 

—  Mais  ce  n'était  pas  pressé. 

—  Bonsoir,  monsieur  Marcel;  et  la  jeune  fille  rentra  brusquement  chez 
elle. 

—  Que  disais-tu  donc  à  M.  Marcel,  et  d'où  viens-tu  ?  demanda  Mme 
Palmyre  à  sa  fille. 

—  Je  viens  de  vendre  mes  bijoux. 

—  Vos  bijoux? 

—  Oui,  j'ai  payé  M.  Marcel. 

—  Vous  êtes  une  petite  sotte. 

En  disant  ces  mots,  Mme  Palmyre  haussa  les  épaules  et  tourna  le  dos  à 
Cœlina. 

Aiiioairs  et  FltPiars. 

Ces  événemcns  petits  et  mesquins ,  qne  l'amour  éternellement  jeune, 
<!terncl!ement  beau,  dorait  de  ses  rclleis  de  poésie,  se  passaient ,  comice 
je  lai  déj  i  dit ,  au  quatrième  étage  O'inie  vieille  et  sale  maison.  L'unique 
chambre  de  Marcel,  et  ce  (|uo  Mme  Palmyre  appelait  son  apparcimcnt, 
donnaient,  s'il  vous  en  souvient,  au  dessus  d'une  ciuir  très  profonde. 

Cette  cour  formait  un  parai iilo;;ramme  parfait.  Comme  dans  beau- 
coup de  maisons  auiiipn's  ,  un  des  cô  es  était  à  jour  ou  à  peu  près. 
On  u)\  ait,  de  pâli  t  en  .rdier  ,  mouler  l'rsi-alier  tortueux  ,  protégé  ,  du 
Côté  (If  la  coin- ,  par  d^  lourds  bahistres  d  ■  bois.  De  simples  liarroauv 
de  frr  garnissaient  ruuverture  d'un  étage  à  l'autre.  Ainsi,  pour  me 
n'-sunier,  pas  de  niuriiille  de  ce  côté,  ou,  pour  mieux  dire,  une  mu- 
raille l'e  barreaux  de  fr  inierro'upus,  d'étage  en  éirge  ,  par  les  balus- 
trts  de  l'escalier,  qui  se  morlrait  à  vii  et  ne  ressi'(nld  iii  pas  mal,  p;is-ez- 
nioi  la  Cduiparaiscui,  à  un  serpent  roulé  dans  un  bocal.  Il  n'est  pas  d'ail- 
leurs que  viius  n'ayez  vu  de  maison  cunsiriiite  ainsi. 
j  Les  deu\  chambreitcs  de  Marcel  et  de  Cœlina  se  trouvaient  en  face 
l'une  de  l'autre,  et  n'étaient  séparées  qii»  par  un  des  cfués  de  la  cour,  ce- 
lui justement  aux  ouverlurcs  grillées.  En  posant  les  pieds  sur  les  balus- 


trcs  du  quatrième  étage ,  et  en  se  tenant  solidement  aux  barreaux , 
il  est  probable  qu'on  aurait  pu  aller  d'une  chambre  à  l'autre.  Aussi  les 
deux  exlr.'mités  de  ce  péiilleux  passage  avaient  elles  été  autrefois  gar- 
nies de  quelques  broussailles  aux  flèches  aiguës.  Ces  formidables  ouvra^ 
ges  de  fortifications  avaient  été  enlevés. 

Des  étapes  inférieurs  montaient,  de  chaque  côté,  des  pieds  de  capuci- 
nes et  de  cobikis,  pauvres  plantes  qui  cherchaient  de  l'air,  et,  comme 
toutes  joyeuses  d'en  respirer  un  peu  en  approchant  du  toit,  festonnaient 
de  leurs  arabesques  rouges  et  vertes  la  fenêtre  sombre  de  l'ouvrier,  com- 
me ai:s-i  celle  plus  riante  de  la  jeune  fille,  et  hasardaient  deux  tiges  tou- 
tes tremblantes  cl  craintives  sur  un  frêle  fil  qui  traversait  la  cour,  unis- 
sant une  chambre  à  l'iiutre. 

Par  un  de  ces  soirs  d'automne  qui  seraient  beaux  comme  des  soirs  de 
piinlcmps,  si  le  souvenir  valait  l'espérance,  Marcel,  sa  lâche  finie,  enleva 
son  établi  et  se  mit  à  sa  fenêtre.  Etait-ce  pour  respirer  les  quelques  bouf- 
fées de  brisa  qui  glissaient  sur  les  toils  poudreux  ?  Oh  !  quand  on  a  vingt 
ans,  on  a  plus  besoin  pour  vivre  d'uu  peu  d'amour  que  de  beaucoup  d'air 
pur. 

Une  échappée,  un  rayon  de  soleil  couchant,  entré  dans  la  cour  par  je 
ne  sais  quel  cuin,  éclairait  la  mâle  figure  du  jeune  ouvrier  et  s'enfonçait, 
comme  un  large  peigne  d'or,  dans  sa  chevelure  bouclée. 

Cœlina  vint  aussi  se  poser  à  sa  fetiétrc;  mais  la  jeune  fille  ne  voulut 
pas  voir  Marcel,  car  elle  pencha  son  corps  souple  sur  le  balcon  de  fer  et 
plongea  ses  regards  dans  la  cour  obscure. 

Puis  elle  se  retira,  aris  pour  revenir  peu  après;  et  tout  en  fredonnant 
une  romance,  elle  se  mit  à  arroser  quelques  marguerites  parées  encore 
des  perles  dont  une  tiède  ondée  les  avait  couvertes  une  heure  aupara- 
vant. 

L'arrosoir  était  au  moins  superflu. 

Ce  petit  manège  fini,  Cœlina  attacha  quelques  touffes  vagabondes  qui 
se  tortillaient  devant  elle,  et  parfois  à  la  dérobée,  sa  prunelle  effleura, 
comme  un  éclair,  la  fenêtre  d'en  face,  d'où  Marcel  souriant  la  regardait. 

Le  jeune  homme  était  fou  d'amour  de  la  voir  ainsi  faire  la  coqueiie  et 
n'en  avoir  pas  l'air.  Il  posa  ses  lèvres  sur  ure  fieur  qui  s'épanouissait  de- 
vant lui,  et  fit  trembler  la  corde  qui  communiquait  au  jardinet  de  la  jeune 
fille.  Cœlina  se  retourna,  cflleura  de  même,  de  sa  bouche,  une  capucine 
écarlaie,— moins  écarlate  pourtant  que  ses  lèvres.  —  et  la  corde  trembla 
de  nouveau.  Une  légère  rougeur  passa  sur  les  joues  de  la  jeune  fille;  elle 
ferma  la  fenêtre  et  lie  reparut  plus  de  la  soirée. 

Si  c'était  un  baiser,  ce  n'était  du  moins  qu'un  baiser  électrique. 

L'automne  passa,  les  feuilles  s'éparpillèrent,  puis  vint  l'hiver  qui  mit  au 
vitres  tes  rideaux  broJés  de  pierreries.  Eu  vain  Tilarcel  ouvrait  sa  fcnê 
trc;  le  froid  bleuissait  ses  joues,  sans  que  ces  belles  couleurs,  —  moitié 
amour,  moitié  timiiliié  , -^  que  fait  monter  au  visage  la  vue  d'une  jeiiOe 
fille,  vinssent  les  réchauffer. 

Mais  un  jour  il  aperçut,  sur  une  des  vitres  de  la  fenêtre  de  Cœlina,  un 
rond  de  glare  qui  perdit  de  fa  blancheur,  puis  se  foudit ,  et  il  crut  voir 
briller  au  milieu  l'œil  mutin  de  la  jeune  fille. 

Vn  bo»  £>nrti. 

lis  en  étaient  là  de  leurs  amours,  quand  un  beau  jour,  Mme  Palmyre 
prit  son  visage  des  grandes  occasions  et  parla  à  sa  fille  à  peu  près  en  ces 
termes  : 

—  Cœlina,  voici  que  tu  as  seize  ans  (début  formidable)  ;  je  n'ai  rien 
épargné  pour  ton  édui:ation  ;  tu  as  eu  des  maîtres  de  danse  et  de  piano. 
Si  je  ne  consultais  que  mon  cœur,  je  ne  saurais  me  résoudre  à  me  séparer 
de  loi  ;  mais  ton  bonheur  aussi  m'est  cher,  et  je  veux  te  marier. 

—  Me  marier!... 

—  Certaines  jeunes  filles,  continua  Mme  Palmyre.  s'imagincat  follement 
que  pour  cire  heureuses  en  ménage,  il  faut  aimer  son  mari  avec  passion, 
marcher  sous  son  regard,  mettre  toute  volonté  sous  la  sienne.  Si  tu  penses 
ainsi,  Cœlina,  détrompe-toi.  Pour  étrj  heureuse  ,  il  faut  commander,  et 
l'on  ne  commande  à  son  mari  que  lorjf,u"on  ne  l'aime  pas.  Dans  les  pre- 
miers jours  de  l'union,  pendant  qu'il  n'est  occupé  qu'à  vous  baiser  les 
doigts,  on  avance  un  pied,  puis  l'autre;  on  met  la  main  sur  uu  privilège, 
puis  sur  un  second,  et  quand  le  mari  commence  à  bâiller,  on  estmiiiresse 
au  logis,  cl  on  lui  dit  :  Bdille,  vion  cher.  C'est  comme  cela  que  j  al  fjit 
avec  ton  père. 

—  Vous  ne  l'aimiez  donc  pas  ?  demanda  Cœlna  avec  un  éclair  de  mali- 
gnité qui  traversa  les  larmes  dont  ses  yeux  .creiiip  issaient. 

—  Je  l'istiniais,  ma  filP',  c'est  le  mot.  Aussi,  il  se  pr^  sente  aujourd'hui 
pour  toi  un  parti  magnifique  sous  le  rapport  de  la  loi  tune,  convenab'c 
s')us  celui  de  l'âge,  et  je  me  suis  empressée  de  l'accueillir  ,  ne  duuiaut 
point  (jue  lu  serais  assez  raisonnable  pour  ne  pas  faire  l'cnraut. 

Cœlina  entoura  de  ses  deux  bras  le  cou  de  Mme  Palmyre,  la  baisa  au 
front,  et  lui  dit  tout  bas  à  l'oreil'e,  connue  une  confidence  : 

—  Oh  !  ne  nous  séparons  pas  encore. 

Ces  mois  si  simjiles  en  apparence,  mais  d.ls  d'une  façin  disciète.  une 
bonne  mère  eûl  compris  qu'ils  cacli  lient  un  amou:-  secret  .  co.iime  sur 
l'eau  cerlains  détours  mystérieux  du  Ilot  .-nnonceiit  un  gouffre. 

iUme  Palmyre  jugea  à  propos  de  ue  pis  compieiulre.  et  i  lie  continut  ( 

—  M.  Farny  l'aime  avec  passion,  cl  il  a  vingt  mille  livres  de  renies. 
La  jeune  fille  répondit  à  sa  mère  avec  naïveté  : 


S2 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Il  a  cinqrante  ans. 

— .  Il  te  domicra  une  fi'mme  do  chambre;  lu  auras  des  chapeaux  à  plu- 
mes ,  des  dianians  ,  une  loge  au  théâtre  ;  il  ne  songera  qu'à  te  plaire  ;  il 
sera  soumis  à  tes  moindres  volontés.  Va ,  ma  fiUo ,  il  n'y  a  pas  d'amour 
dans  la  misère. 

—  Il  a  cinquante  ans,  reprit  Cœlina. 
.—  Il  l'aimera... 

—  Comme  on  aime  une  gardc-malarte. 

—  Tu  repouseras,  pourtant;  il  le  faut;  je  l'ai  promis. 

'-  Oh  !  ne  me  dtes  pas  cela,  ma  iiiôre  ;  je  vous  aime,  mais  je  le  dé- 
teste, lui.  Pour  vous  obiHr  je  dirais  oui,  je  nie  laisserais  faire,  vous  m'iia- 
billerie?, en  mariée,  vous  me  mettriez  une  couiunne  sur  la  lète,  un  bou- 
quet à  la  ceinture,  mais  vous  ne  pourriez  me  mettre  cet  amour  dans  le 
cœur,  et  quand  je  serais  arrivée  à  l'autel,  je  dirais  non  !  Vous  comprenez 
que  cela  fi'rait  du  scan  laie  ,  et  qu'il  faut  avoir  pitié  de  moi  !  Je  ne  lui 
pronie'.trai  jamais  de  l'aiiiier,  parce  que  je  ne  le  pourrais  pas  !  Mon  Dieu  ! 
mes  paroles  vous  ollen^'ut.  Regurdcz-moi,  lais  cz  moi  vous  embrasser,  ne 
me  repoussez  pas  '  Je  sens  que  j'ai  tort...  que  nous  sommes  pauvres  et 
qu'il  nous  ollre  la  richesse  !  Dites-lui  de  venir  ici  tous  les  jours  ;  je  m'ac- 
coutumerai peut-être  à  le  voir...  Oh  !  non,  ne  lui  dites  pas  ;  je  ne  veux 
;''  puint  de  lui,  et  je  tsc  jetterai  plutôt  à  l'eau  que  de  lui  appartenir. 

Mme  Palmyre,  à  ces  mots,  partit  d'un  éclat  de  rire  et  répondi  l: 

—  Dans  (luel  rom  in  avczvous  lu  cette  tirade  aitemlrissanie?  Vous  épou- 
serez M.  Faniy,  je  le  veu'i,  et  dans  quinze  jours  ce  sera  fiit. 

Cœliiia  pâlit  ;  ce  rire  cruel  lu  b'essa  au  cœur.  Ce  sont  là  de  ces  coups 
qui  brisent  les  liens  les  plus  étroits  de  manière  à  ce  qu'ils  ne  se  renouent 
jamais.  La  jeune  lille  sourit  et  regarda  fixement  sa  mère,  et  ce  fui  au  tour 
de  Mme  Pa  rayre  de  pidir,  car  elle  lut  dans  les  yeu\  de  Cœlina  une  réso- 
Itiion  fi.\e,  rayonnante,  sereine,  immobile  comme  les  étoiles,  et  comme 
tlles  hors  tle  toute  portée. 

<L'u  bal  de  louage. 

Quelques  jours  après  cette  scène,  Mme  Palmyre  donna  une  soirée  dan- 
sante. 

Ce  fut  chez  Mme  Palmyre  un  bouleversement  complet.  On  fit  enlever 
une  cloison  qui  coupait  en  deux  une  pièce  assez  grande.  On  loua  un  pia- 
no, un  canapé  respectable,  des  banqu^ttes.  des  glaces,  des  candélabres; 
on  étala  toutes  ces  apparences  et  on  les  lit  briller  aux  yeux,  comme  on 
lait  étiuceler  un  miroir  pour  prendre  des  alouettes. 

Tous  les  vieux  meubles  entassés  dans  une  chambre  du  fond  confon- 
daient trisieracnt  leurs  regrets  et  leur  poussière. 

Et  s'il  fallait  vous  dire  toutes  les  ruses  que  demanda  cette  richesse 
d'emprunt  !  des  tableaux,  —  et  quels  tableaux  I  —  loués  tout  exprès  pour 
cacher  certaines  parties  du  papier  ;  ce  qui,  au  bout  du  compte,  était  sub- 
stituer des  taches  de  peinture  à  des  taches  de  graisse.  Un  canapé  de  con- 
nivence avec  les  galeries  souterraines  pratiquées  par  les  souris  ;  des  portes 
qui,  seules,  restées  fidèles  à  leur  saleté  éhontée,  semblaient  s'étaler  avec 
cynisme  et  narguer  la  tenture  qui  se  cachait  comme  elle  pouvait.  Enfin, 
que  vous  dirai  je  !  figurez-vous  une  reprise  de  fil  d'or  sur  un  haillon. 

Ces  préparatifs  de  fOte  attristèrent  Marcel.  Il  ne  mangea  pas  au  souper, 
et  il  eût  pu  dire  avec  Cyrano  de  Bergerac  :  Je  soupirt:  plus  que  je  ne 
respire.  Mais  trompez  donc  une  mère!  Mme  Guérin s'avança  doucement 
près  (le  son  fils,  câ  ine  comme  une  chatte,  releva  les  cheveux  qui  cou* 
vraient  le  front  du  jeune  homme^  et  lui  dit  tout  bas  avec  une  sorte  de  co- 
quetterie maternelle  : 

—  Marcel,  veux-tu  que  je  te  dise  ton  secret  ? 

—  Je  n'en  ai  pas. 

Mme  Guérin  ne  se  découragea  pas,  et  contiDua  d'une  voix  plus  douce 
encore  : 

—  Tu  aimes  Cœlina. 

—  Et  si  je  l'aimais?  dit  Marcel  en  souriant  et  rougissant  à  la  fois. 

—  Avoue  le. 

—  C'est  vrai. 

Qua;id  la  pauvre  mère ,  qui  doutait  encore  et  qui  se  faisait  caressante 
pour  avoir  cet  aveu,  se  vit  une  rivale  dans  le  cœur  de  son  fils,  sa  jalousie 
s'éveilla  et  elle  dit  d'un  ton  froid  : 

—  C'est  une  petit-;  fille  bien  gentille,  mais  si  mal  élevée. 
Alors  le  plai  loyer  commença. 

—  Elle  est  si  nioilesie  ! 

—  Oh!  un  peu  co  lueite. 

—  E\lf,  coqui  lie  !  Elle  est  timide. 

—  Quand  elle  baisse  les  yeux. 

—  Ah  !  vous  voila  bien  !  Elle  a  les  yeux  grands,  elle  est  hardie;  si  elle 
les  avait  pet  ts,  elle  serait  sournoise. 

—  Et  paresseuse!  et  nonchalante! 

—  Elle  n'a  pas  l'activité  mécanique  des  jeunes  filles  qui  ne  pensent  à 
rien. 

—  Et  puis  une  mère! 

;      —  J'en  étais  sûr!  Mme  Palmyre.. i 
1     —  C'est  criblé  de  dettes. 
.—  Calomnie  I 

—  Ce  n'csi  qu'un  cri  d«ns  le  quartier/ 

—  Calomnie  t 


—  Ça  vit  on  ne  sait  comment. 

—  (Calomnie  !  calomnie  ! 

—  C  domnie  si  tu  veux,  répondit  Mme  Guérin  avec  des  larmes  dans  la 
voix.  J'ai  dû  te  dire  la  vérité  ;  je  savais  bien  que  je  ne  serais  pas  écoutée. 

Marcel  se  leva  ,  s'approcha  de  la  fenèirc  ,  fredonna  un  air  et  battit  la 
mesure  sur  les  vitres;  mais  une  larme  roulait  dans  ses  yeux. 

Le  caractère  de  Cœlina  ,  c'était  l'honnèieié.  Sou  ame  pure  laissait  voir 
au  fond  celle  noble  qualité  ,  comme  un  fiot  limpide  laisse  voir  son  lit  de 
sable  d'or.  Lne  fois  que  cette  jeune  fiile  avait  fait  uiie  promesse,  aucune 
torture  morale  ou  physique  n'eût  pu  la  lui  faire  létracter.  Pour  elle,  une 
parole  était  un  fait.  Mme  Palmyre  la  connaissait,  et  ne  désirait  d'elle  que 
son  consentement  à  son  mariage.  Ce  mot  prononcé,  elle  se  serait  livrée, 
éireisnant  les  batiemens  de  son  cœur  et  fermant  les  yeux;  mais  ce  mot, 
il  fallait  le  lui  arracher. 

M.  Farny  avait  eu  l'idée  de  cette  soirée  dansante,  dont  il  avait  pris  sur 
lui  tous  les  frais.  Il  essayait  de  faiie  épanouir  en  elle  l'amour  des  plaisirs, 
cette  passion  qui  prend  fiicilement  racine  dans  le  cœur  des  femmes  froi- 
des, comme  cerialnes  Heurs  sur  un  rocher. 

Cependant  le  salon  de  Mme  Palmyre  étiit  éclairé.  Déjà  quelques  jeunes 
demoiselles  se  redressaient  avec  coaiplaisance  sous  ses  regards,  et  mi- 
naudaient de  toutes  les  façons  les  moins  gracieuses  du  monde,  comme  si 
les  manches  courtes  faisaient  les  beaux  liras;  comme  si  on  avait  un  beau 
visage  pour  les  dimanches  et  pour  les  fêtes,  de  même  qu'on  a  une  robe 
parée  et  une  riche  coiffure. 

En  entrant  dans  ce  bal,  un  paysan  encore  tout  hâlé  du  soleil  de  son  vil- 
lage, n'eût  pas  hésité  à  se  croire  parmi  les  gens  de  la  haute  volée;  mais 
quiconque  a  vécu  dans  le  monde  civilisé  aurait  coïKpris  tout  d'abord  que 
celuxc  était  de  mauvais  aloi  et  que  cet  or  sonnait  mal.  11  aurait  reconnu 
tout  de  suite  toutes  ces  baronnes  à  la  détrempe  et  tous  ces  fashinnables  au 
rabais,  tous  ces  littérateurs  de  journaux  d'annonces,  et  tous  ces  peintres 
dont  le  musée  perpétuel  est  en  plein  vent. 

Au  milieu  de  celte  foule  étrange  S3  promenait  un  homme  dont  la  mise 
vraiment  élégante  et  simple,  dont  les  excellentes  manières,  dont  la  figure 
accentuée  de  bon  goût,  si  je  puis  le  dire,  se  faisaient  remarquer  et  res- 
sortaient  en  riche  dessin  sur  la  trivialité  du  fond. 

C'était  M.  Farny.  il  faisait  impression.  Le  bruit  circulait  sourdement 
que  c'était  un  homme  très  riche. 

—  Un  banquier. 

—  Un  marchand  de  vins  en  gros, 

—  Un  ambassadeur. 

—  Un  Anglais. 

—  Il  était  venu  en  voiture.   , 
— 11  avait  de  vrais  diamans. 

— 11  était  amoureux  fou  de  Cœlina. 

—  On  allait  déclarer  le  prochain  mariage,  etc. 

De  toutes  ces  asseï  lions,  une  seule  était  vraie.  M.  Farny  était  amou- 
reux fou.  Je  n'entreprendrai  pas  une  analyse  de  sa  passion  ;  ceux  qui 
peuvent  aimer  me  comprendront.  Quant  aux  autres,  je  leur  ferais  un 
traité  ex  professa  sur  ce  sujet ,  qu'ils  n'en  seraient  pas  plus  avant 
ces. 

Ainsi  je  me  résume.  M.  Farny  était  amoureux  fou,  parce  qu'il  épousait 
Cœlina,  et  il  épousait  Cœlina  purce  qu'il  était  amoureux  fou. 

C'est  par  des  raisons  de  cette  force-là  que  procède  la  logique  du  cœur. 

Et  la  jeune  fille  ? 

Cœlina,  pauvre  ignorante,  prenait  ce  monde-là  au  sérieux.  Elle  était 
étourdie,  enivrée  d'une  galle  folle.  Elle  brillait  sous  les  regards  comme  un 
diamant  sous  la  lumière.  Elle  souriait  à  celte  représentation  du  monde  et 
ne  s'apercevait  ni  du  fard  ni  du  strass. 

Parfois  une  pensée  glissait  dans  son  ame,  rapide  comme  l'ombre  des 
ailes  d'un  oiseau  sur  l'onde;  elle  voyait  Marcel,  accou'lé  sur  son  établi, 
dans  sa  chambre  ohscure  et  froide,  écoulant  le  son  étouffé  des  galops,  et  ne 
pouvant  dormir.  Mais  la  valse  l'appelait,  et  puis  les  objets  tournaient  et 
s'efi'açaient  autour  d'elle,  cl  les  lumières  formaient  de  tous  cô!és  un  cer- 
cle éblouissant  que  la  sombre  apparition  ne  pouvait  plus  rompre. 

Le  bal  était  déjà  très  animé  lorsque  arriva  M.  Dmlossier,  estimable  em- 
ployé, qui,  sous  son  hab  t  noir  au  collet  recroquevillé,  cachait  ccpen  laiit 
un  cœur  suscepiible  d'aimer.  Cet  homme,  dont  la  fiïure  était  jaune  comme 
un  vieux  document,  le  corps  plié  par  l'Iiabiiude,  lame  desséc bée  par  la 
poussière  des  cartons,  aimait  aussi  Cœlina,  non  pas  d'un  amour  échevelé, 
jaloux;  mais  le  cœur  du  bureaucrate  battait  auprès  de  la  jeune  fille,  pau- 
vre cœur  dont  on  ne  se  serait  jamais  douté,  et  qui  se  révélait  tout  a  coup, 
semblables  à  ces  arbres  gelés  au  printemps,  qui  se  couronnent  de  quel- 
ques maigres  Oeurs  en  août.  . 

Quand  M.  Dudossier  se  trouva  devant  Mme  Palmyre,  il  lui  dit  : 

—  Malame,  agréez  mes  hommages... 

—  Bonjour,  monsieur  Dudossier,  répondit  Mme  Palmyre  avec  une  lé- ' 
gère  inilexion  aristocratique  qui  faisait  assez  bon  ciïet,  f 

—  Madame,  je  puis  dire...  ou  du  moins  je  regarde  comme  le  plus  beau 
de  ma  vie... 

—  Vous  voulez  dire  celte  soirée,  fit  observer  M.  Farny,  qui  s  amusai» 
de  l'embarras  de  l'humble  employé. 

—  Cette  réflexion  est  très  spirituelle,  balbutia  M.  Dudossier  ;  et  il  con* 
tlnua  ;  Puisque  je  me  vois  adiais  à  rbonneur  (J«  venir,.,  d'être  Invité.... 
deiM 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


—  Comment  donc,  reprit  Paiaiyre,  c'est  à  nous  que  vous  faites  l'hon- 


nciir. 


M.  Du(lo«icr  cbarmé  tourna  son  chapeau  dans  ses  mains  et  poursui- 
vit : 

—  Je  présente  mes  complimens  à  votre  charmante  demoiselle.  On  se- 
rait embarrassé...  c"est-"a  dire...  oui,  je  dis  bien...  elle  semble...  vous 
paraitscz  loiitcs  deux  du  niènie  âge. 

—  Oli!  mais  vous  êtes  galant,  il  me  vient  à  l'idée  de  vous  marier. 

—  Mais,  madame,  j'arrive...  ou  plutôt  j'approcbe  de  l'âge  oii  un  hom- 
ire...  de  la  force  de  l'âge...  A  quarante  aus,  on  est  jeune  encore...  je 
veux  diie  qu'on  n'est  pas  encore  v  (ux. 

—  Sans  doute,  ^ious  verrons.  Monsieur  Farny,  vous  savez  qui  je  veux 
dire? 

—  Oui ,  répondit  celui  ci  en  se  pinçant  les  lèvres ,  ce  ménage  serait 
très  convenable. 

—  Ah  !  madame  ,  dit  à  voix  basse  M.  Dudossier ,  l'émotion  me  coupe 
la  parole...  Mademoiselle  Cœliiia  est  un  ange  qui...  que...  qui  doit  faire 
le  bonheur. 

—  Mais ,  monsieur  Dudossier,  b  jeune  personne  que  je  vous  propose 
est  fort  bien  aussi... 

Le  pauvre  employé,  déçu  dans  son  tendre  espoir,  ne  soudla  mot.  Il  re- 
garda piteusement  Cœlina,  prit  ses  lunettes  et  se  mit  à  les  essuyer.  Mais 
les  verres  n'étaient  pas  ternes ,  et  eéiait  une  larme  qui  lui  obscurcissait 
la  vue.  Une  lai-nie!  la  première  qu'il  eût  versée  ! 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  fut  obligé  d'inviter  à  danser  une  vieille 
fille,  qui ,  lorsqu'elle  vit  s'avanc  r  la  main  d'un  danseur,  bondit  sur  sa 
banquette  comme  si  elle  eût  ressenti  une  secousse  électrique. 

La  jalousie  donne  ne  certaine  intelligence  ix  ceux  qui  n'en  ont  pas. 
M.  Dudossier  comprit  qu'il  était  scpplanlé  par  M.  Farny.  Et  cependant  il 
avait  déjà  errangé  sa  vie  avec  cet  amour.  Il  l'avait  casé  dans  le  dossier  de 
son  aveiii.".  Cœlina  était  une  fille  si  raisonnable,  si  peu  jeune,  qu'il  croyait 
avoir  trouvé  la  perle  des  vieux  garçons,  uae  ménagère  !  Aussi  il  résolut 
di'  se  venger,  et  il  le  lit  sournoisement.  C'était  dans  son  caractère. 

11  trouva  un  moment  pour  dire  à  Cœliua  : 

—  On  veut  vous  marier. 

—  C'est  vrai. 

—  Vous  n'aimez  pas  celui  qu''on  vous  destine. 

—  Iléias!  j'obéirai,  mais  je  mourrai. 

—  Cependant,  rien  ne  vous  force  à  ce  mariage.  Mme  Palmyre  vous  a 
adoptée,  mais  elle  n'est  pas  voii  e  mère. 

La  jeune  fille  tiessailiit.  —  Comme  Mme  Pabnyre  venait,  Cœlina  rom- 
pit brusquement  l'entretien,  donna  de  l'éventail  sur  1rs  doigts  de  M.  Du- 
dossier, courut  vers  ses  compagnes  et  se  mit  à  rire  aux  éclats  pour  le 
premier  mot  qu'elle  entendit. 

Quand  le  dernier  galop  se  fut  terminé  dans  la  poussière,  Cœlina,  le 
froiit  alourdi,  les  paupières  brûlées  p^ir  la  fjtigue,  se  retira  dans  sa 
chambre. 

Tout  le  monde  était  parti,  tout  le  monde,  excepté  M.  Farny,  qui,  ins- 
tallé dans  un  fauteuil,  ranimait  le  feu,  que  le  sommeil  gagnait  aussi. 

Vca'i'OM  tiré. 

La  jeune  fille  tira  un  verrou  derrière  elle,  s'approcha  de  la  fenêtre,  et 
releva  les  rid 'aux  de  mousseline. 

En  face,  à  la  fenêtre  de  Marcel,  brillait  une  lumière.  L'ouvrier  avait 
passé  la  nuit  à  travailler...  Et  elle?.. 

Elle  détacha  lentement  de  ses  cheveux  les  nœiuls  de  fatin  si  frais  quel- 
ques heures  auparavant,  maintenant  si  froissés,  si  ternis,  et  elle  se  de- 
manda si  le  plaisir  de  ce  bal  valait  un  seul  des  baisers  que  Marcel  confiait 
au  vent. 

La  jeune  fille  déroulait  les  tresses  parfumées  de  sa  chevelure,  quand 
elle  entendit  (lu'uno  main  tournait  la  clé  de  la  porte. 

Elle  retint  sa  respiration,  se  bloiiit  dans  son  alcôve  en  serrant  contre 
ses  joues,  par  un  geste  charmant  de  pudeur,  les  mèches  vagabondes  de 
SCS  cheveux. 

La  main  s'impatienta  de  ne  pouvoir  ouvrr  et  secoua  rudement  la  porte. 

—  Qei  est  l.i  ?  murmura  faiblement  Cœllnn. 

—  Qui  ?  moi,  sans  doute,  répondit  Mme  Palmyre  d'une  voix  tremblante 
de  colère  ;  venez  donc  m'ouvrir  ! 

—  Uh  1  je  suis  couchée  !  dit  la  jeune  Ollc  en  prenant  un  accent  pares- 
seux. 

—  Quelle  est  cette  nouvelle  manie  de  s'enfermer? 
La  jeune  fille  ne  répondit  pas. 

—  Cœlina,  venez  m'cuvrir  à  l'instant. 
Même  silence. 

—  M'eniendez-vous? 

—  Non  ;  laissez-moi  dormir,  dit  la  jeune  Clic  feignant  une  obstination 
cnfnniine. 

Mme  Palmyre  marcha  quelque  temps  d'un  pas  agité,  puis  elle  revint, 
et  d'une  voix  duucc  et  persuasive  : 

—  Ma  fille,  que  signifie  cet  eufantilLigc?  venez  tirer  es  verrou,  j'ai  à 
vous  parler. 

Cœlina  reprit  son  premier  système  de  défense;  elle  ne  répondit  plus. 

DÉCC9IBRE  18)1,  —  TOiHË  1. 


M.  Farny  était  pâle  ;  la  comédie  qu'il  avait  préparée  tourtîait  au  mono- 
logue. 

Ollrir  sa  fortune  à  Cœlina  au  moment  où,  les  yeux  tout  éblouis  parles 
lustres  du  premier  bal  où  elle  eût  jamais  assisté,  elle  jette  un  rej^ard  triste 
sur  sa  vie  humble  et  retirée  ;  en  cette  heure  de  surexcitation  fébrile,  de 
fat  gue,  de  délire,  pleine  de  fantômes  de  bonheur,  de  lambeaux  de  mélo- 
dies, qui  suit  la  dernier  galop  dansé,  heurc|  où  on  ne  s'appariieut  plus,  où 
la  lète  est  faible  et  remplie  de  vertiges.  Oh  !  c'était  admirablement  cal- 
culé! 

Mais  ce  verrou  tiré  dérangeait  tout  l'elTet  de  la  scène  qui  allaiise  jouer. 
Le  principal  personnage  restait  à  la  cantonade.  Les  gestes  de  désespoir 
seraient  en  pure  perte,  les  soupirs  ne  pourraient  être  entendus,  et  la  mi- 
se en  scène  devenait  superflue. 

M.  F^irny  se  hasarda  cependant  à  aborder  son  rôle.  Il  s'approcha  delà 
porte  obstinée  et  dit  avec  une  voix  de  jeune  premier  : 

—  yademoiselle.si  c'est  ma  présence  qui  vous  effraie  à  ce  point,  je  vais 
me  retirer  ;  mais  auparavant,  daignez  m'enlendre. 

—  Jloiisieur,  je  vous  écoute  d'autant  plus  volontiers  que  je  ne  puis  m'en 
dispenser,  répondit  Cœlina,  qui  pouvait  bien  tirer  le  verrou  de  sa  cham- 
breite,  mais  ne  pouvait  pas  fermer  la  porte  à  ses  espiègleries. 

Elle  comprit  combien  était  ridicule  la  position  de  M.  Farny,  et  elle  fut 
impitoyable. 

—  Je  vous  aime,  mademoiselle,  et  je  ne  voulais  que  me  jeter  à  vos 
pieds  pour  vous  offrir  ma  main  et  ma  fortune. 

—  Avez-vous  au  moins  pris  la  peine  de  vous  asseoir,  monsieur;  je  suis 
fâchée  de  ne  pouvoir  moi-même  vous  offrir  un  siège. 

—  Mademoiselle,  ces  plaisanteries  sont  tout  à  fait  déplacées.  Je  von* 
aime  !  Je  ne  demande  qu'à  vivre  votre  esclave  soumis.  Si  vous  ne  m'ai- 
mez pas  encore,  eh  bien  !  cela  viendra.  Je  vous  entourerai  de  tant  de 
bonheur,  de  soins,  de  prévenances,  qu'il  [faudra  bien  que  vons  ayez  quel- 
que amitié  pour  moi.  Oh  !  je  vous  en  prie,  dites  un  mot,  un  seul  qui  me 
lasse  espérer,  ou,  si  c'est  trop  demander,  laissez  ce  ton  railleur  qui  me 
désespère  ;  ne  m'accueillez  point  si  ce  mariage  vous  est  odieux,  mais  ne 
me  repoussez  pas. — Ce  n'est  pas  votre  amour  que  je  veux  maintenant  ;  je 
désire  seulement  que  vous  me  regardiez  comme  un  père,  que  vous  me  té- 
moigniez des  volontés  et  que  j  aie  assez  de  ma  fortune  pour  les  satisfaire. 

Certes,  la  tirade  était  attendrissante,  et  cela  faisait  peine  de  voir  cet 
homme  respectable  par  l'âge,  les  yeux  pleins  de  larmes  et  les  mains  trem- 
blantes, descendre  à  de  pareiilcs  supplications. 

Mais  le  verrou  tiré  gâtait  tout.  Cœlina  mettait  son  œil  au  trou  de  la  ser- 
rure pour  savoir  quelle  mine  il  faisait,  et  tantôt  elle  voyait  un  de  ses  yeux 
levés  au  ciel,  tantôt  un  coin  de  sa  bouche  entrouverte  ;  jamais  l'ensemble 
de  sa  figure  vraiment  touchante  de  douleur. 

Le  moyen  d'être  attendrie  qua:id  on  a  envie  de  rire! 

Et  puis,  de  l'autre  côté,  elle  entendait  le  marteau  matinal  de  l'ouvrier 
qui  lui  disait  : 

—  Va,  Cœlina,  ne  l'écoute  pas;  mon  maître  l'aime  bien  mieux  encore; 
il  a  de  beaux  cheveux  noirs,  ainsi  que  toi,  et  tu  sais  comme  ses  yeux  har- 
dis sont  doux  en  te  regardant.  Vous  aurez  une  petite  chambre  proprette 
où  vous  chanterez  tout  le  jour.  Le  soleil,  qui  entrera  par  la  fenêtre  sans 
rideaux,  en  fera  les  lambris  plus  dorés  que  ceux  des  somptueux  apparte- 
mens  qu'on  t'offre.  Tu  seras  moins  lasse,  appuyée  sur  son  bras  fort,  que 
couchée  dans  les  calèches  les  plus  moelleuses.  Sou  amour  te  rendra  plus 
belle  que  le  satin  et  les  plumes,  et  l'éclair  de  son  regard  te  parera  mieux 
que  les  aigrettes  de  diamans. 

Aussi  la  jeune  fille  répondit  : 

—  Je  vous  avoue,  monsieur,  que  mon  seul  désir  en  ce  moment  est  de 
dormir. 

Alors  ce  fut  au  tour  de  Mme  Palmyre  : 

—  Cœlina,  votre  conduite  est  indigne  ;  vous  ferez  monrir  votre  mère 
de  chagrin. 

fra-  Madame,  reprit  la  jeune  fille,  si  ma  mère  était  là,  elle  me  défendrait 
contre  cette  odieuse  persécution. 

Ce  fut  un  coup  de  foudre.  Mme  Palmyre  comprit  enfin  la  résistance  de 
Cœlina,  et  crut  qu'elle  était  instruite  de  tout  ce  qui  concernait  sa  naissan- 
ce et  sa  fortune.  Elle  pâlit  et  ne  soufila  plus  mot. 

Au  tond,  Cœlina  ne  savait  rien. 

Mais  il  eu  est  ainsi  des  échafaudages  qui  ne  sont  pas  élevés  sur  la  base 
lari;e  et  solide  de  l'honnêteté  ;  un  souille  ks  ébranle. 

Alors,  pour  arriver  à  ce  mariage,  déiioùmcut  tant  désiré,  on  eut  re- 
cours an  drame,  la  comédie  échouant. 

Et  voici  re  que  la  jeun",  fille  entendit  : 

—  Monsieur  Faruy,  monsieur  Farny,  je  vous  en  conjure,  calmei-vous! 
Oh  mon  Dieu  !  que  faire  ? 

—  Laissez-moi,  madame,  laissez-moi  ! 

—  Attenter  à  vos  jours,  malheureux! 

—  Oui,  je  veux  mourir! 

—  Donnez-moi  cette  arme  ! 

—  Liiss(z-mni,  vousdis-je. 

—  i\;>n,  je  m'atuche  à  vous! 

—  Madame  ! 

—  Ah  !  monsieur  Farny  !  raonsicBr  Farny  !..." 

Et  au  son  des  voix  se  luèlaieni  le  bruit  d  une  lutte  et  celui  de  la  batte- 
rie d'un  p  stolct. 


sa 


LE  MAGASIN  LITTliRAIRE. 


On  s'attendait  que  Cœliiia  e iï.  ayée  allait  sortir  de  sa  chambre,  et,  pour 
détourner  le  bi  as  de  M.  Faniy,  proniolire  enliii  de  lYpouscr. 

La  ji'une  fille  sedouia  d'abord  du  pii  Ke;  cependant  l'cllVoi  la  saiîit,  son 
cœur  s'émut  ;  elle  roiirul  à  la  fiuètre,  l'ouvrit  et  appela  :  Marcel  !  Marcel  ! 

Puis  elle  tira  le  verrou  cl  ouvrit  sa  porte  ;  mais,  au  niouieiit  où  elle  pa- 
rut, l'ouvrier  arrivait,  tenant  en  injiu  une  petite  lampe  qui  éclairait  ses 
traits  beaux  et  bouleversés  par  l'inqiiiitude. 

H.  Farny  et  Mme  l'almyre  demeurèrent  stupéfaits. 

—  Mi  !  mon  Dieu  !  c'est  vous,  inonsieur  Farny  !  s'écria  Cœlina  en  se 
frottant  les  yeux  avec  un  sourire  plein  de  nulice.  Ma  uière,  j'étais  à  moi- 
tié en  lorniie;  je  r^Hais  de  voleurs,  d'assassins,  de  coups  de  pistolet,  que 
sais-js!  Je  n'ai  pas  reconnu  voire  voix,  et,  aia  fui!  je  vous  ai  appelé, 
monsieur  Marcel,  et  je  vous  remercie  d'èire  venu. 

—  Vous  savez  que  je  sais  toujours  là,  mademoiselle,  répondit  l'ouvrier 
avec  expression  ;  et  si  vous  èies  peureuse,  je  ne  dormirai  plus  la  nuit 
pour  niivux  entendre  voire  voix. 

M.  Farny  prit  son  chapeau,  lit  un  li  èj  profond  salul  à  Mme  Paimyre  et 
se  relira. 

—  Faut-il  vous  éclairer,  monsieur  ?  demanda  Marcel  avec  un  soutire 
sardonique. 

M  iue  l'almyre  et  Cœlina  rcsièrent  seules  et  échangèrent  un  rea;ard  rem- 
pli de  haine  et  de  colère  d'un  côié,  de  crainte  et  de  malice  de  l'autre. 

CEBajiître  qca'on  ne  isesit  sauter. 

Veuve  à  vingt-quatre  ans,  Mme  Delaunay,  le  délai  voulu  expiré,  avait 
épousé  en  secondes  noces  le  vicomte  de  Saverne. 

De  soj  premier  mariagi;,  Mme  Dela.inay  n'avait  eu  qu'une  fille,  âgée 
de  trois  mois  au  plus  à  la  mon  de  son  père  et  par  conséquent  en  nourrice 
encore  au  moment  de  ce  seronJ  m  iri:ige.  C'était  Cœlina. 

M.  de  Saverne  devait  à  la  nature  une  (jualii'^  et  un  défaut  fort  mal  as- 
sortis sans  aucun  doute.  11  étiiii  passionné  et  il  n'était  pas  brave.  Or,  à 
Paris  oit  l'on  ne  peut  iravcr-cr  le  bouleiart,  en  donnant  le  bras  à  une 
femme,  sans  voir  naître  sous  s>'S  pas  autant  de  querelles  que  Calypso 
voy."!!  naître  de  Heurs  sous  les  siens,  celle  organisation -là  éiait  fnrt  mal- 
heureuse. Ajou'ons,  puisque  nous  soaimes  en  veine  de  mythologie,  que 
M.  de  Saveiiie  aurait  ruiné  le  seigneur  Plut  is  en  personne,  et  qu'en  at- 
tendant il  avait  dévoré,  —  c'est  le  mot,  —  sa  fortune  paternelle  et  donné 
quelques  coups  de  dent  aux  fortunes  collatt^rales. 

Or,  il  arriva,  en  mèaie  temps,  que  M.  de  Saverne  séduisit  la  Olle  d'un 
odirier  en  retraiie,  bretailleur  d'état  et  de  caractère,  etqu  il  se  trouva,  ce 
qui  n'est  pa'sfjit  pour  donner  du  cœur,  sans  un  sou  vaillant.  L'argent  est 
à  l'htimme  ce  (]ue  le  lest  est  au  navire. 

Pour  coni.iiiipier  sa  s  luaii)!!,  un  sien  parent  se  mit  en  tête  de  le  ma- 
rier. Il  y  a  force  L'ens  dont  c  esi  k  manie  de  nouer  ces  liens  de  fleurs  d^ns 
lesquels  on  s  étrangle  si  snuieni.  Ce  parent  ét.iit  de  l'espèce  la  plus  for- 
micablo  des  parens.  D'aliord  il  propisa  une  veuve  jeune  et  riche,  peu 
jolie,  c'est  vrai.  c'<'st-ii-dire  une  be  le  foriune  et  une  femme  hy[)otlié  ji  ée 
sur  cet  immeuble  qu'on  nomme  la  laideur  ,  car,  en  vérilé,  eileétait  IdiJe. 
Le  parent  d'innait,  pour  sa  part,  une  dot  de  cent  mille  francs. 

•M.  de  Saverne  se  lai>sa  marier. 

Discrétion  d'amoureux  ou  tout  aiure  motif,  il  demanda  que  le  mariage 
se  fit  incognito. 

Son  ollicier  tranclcr-montagne  lui  faisait  peur.Le  fait  est  que  !e  p'u- 
TiCiière,  qui  avait  découveit  la  faute  de  sa  liile,  était  commj  un  tigre 
et  battait  le  pavé  de  Pari»  dans  tous  les  sens,  cherchant  et  flairant  ie 
féduc;eur. 

Piigoureusemcnt  parlant,  M.  de  Saverne  n'était  tenu  qu'à  se  marier. 
Aussi,  qmi'qurs  jours  après  cet  acte  u'ubnégatioii  et  de  courage,  il  jugea 
à  propos  n'aller  voyager  en  Italie  pour  son  instruction  personnelle,  eu 
«•omp'gnie,  comme  on  le  sut  plus  tard,  d'une  jeune  daiiseiise  de  l'Opé- 
ra et  des  cent  mille  francs  qu'il  avr.it  ga;;iiés. 

Il  éerivii  à  sa  femme  qu'un?  alfuire  exlrfmcment  grave  le  forçait  à 
se  rendre  à  Rome;  qu'il  n'avait  pas  voulu  lui  faire  partager  les  soucis 
de  ce  vnyagp,  où  lancd'intéréis  étaient  c  vipromis,  et  qu'il  avait  craint 
de  perdre,  dans  un  den.ier  adieu,  le  peu  de  forces  qui  lai  restaient  pour 
se  séparer  d'elle. 

Jugez  de  l'ell'et  de  celte  lettre  mys'érietise. 

La  vicomtesse  aimait  son  mari.  !■;  le  eut  bientôt ,  avec  celte  verve  que 
donne  la  douleur ,  inrginé  les  malheurs  les  plus  terribles;  mais  le  plus 
tcrrib'e  de  tous,  l'abanilon,  elle  n'y  pensa  même  p:is.  Son  déioùnient 
s'c.xalta.  Elle  vit  dans  son  mari  nno  noble  victime  qui  eachait  quelqua 
grave  blessure  sors^le  uiaiiti  au  île  la  délicatesse.  E'ie  résolut  de  le  suivre. 
N'éiait-ellj  pas  sa  fecime?  et  celte  vie,  peines  et  joies ,  ne  devait-elle  pas 
y  avoir  pan? 

I£i:e  avait  des  diamans ,  t'es  dcniellcs,  un  mobilier  des  plus  élégans  ; 
tout  fL't  vendu.  Ne  voulant  pas  eiposer  aux  hisardi  de  la  route  la  frêle 
santé  de  sa  chère  Ca'linn,  pauvre  peiiie  eolarit  qui  lui  souriait  sars  la  ron- 
raitre,  elle  la  conlia  à  un;;  de  ses  cniies  de  pensijn,  Mlle  Palmvre  P,*", 
trrivée  depuis  deux  jouis  de  Lyon  ,  sa  patrie,  et  qui  apprit  on  même 
icmpi  le  maiiage  de  Rime  Deh\enay  avec  M.  do  Saverne  et  le  départ  ex- 
traorilinaire  de  ceUii-ri. 

La  vicomtesse  remit  à  Mlla  Paimyre  la  somme  de  vingt  raille  francs. 
Le  rCite  de  sa  fortune  était  ccnlié  aux  soins  de  son  notaire. 


Onelqi'cs  riches  bijoux  furent  réservés  à  Cœlina;  c'éiaient  ceux  que  la 
jeune  (ille  avait  vendus 

Du  reste,  on  n'avaii  pas  eu  de  nouvelles  de  Mme  de  Saverne. 
Il  est  vrai  one  Mlle  Paimyre  déménageait  à  chaque  trimesire  régulière» 
ment,  et  qu'elle  ne  laissait  jamais  sa  nouvelle  adresse  au  portier. 

Revenons  à  notre  récit. 

Après  que  le  tapissier,  le  lampiste  elles  autres  fournisseurs  eurent  rem- 
porté tout  < e  luxe  d'une  soirée,  lis  vieiix  meubles  re|)ariireni  et  le  désor- 
dre revint  ci'ans,  avançant  un  pied,  puis  l'aune,  f-i  bien  qu'au  bout  de 
quelque  temps  il  se  retrouva,  comme  devant,  le  maîire  du  logis. 

Cependant  une  lutte  terrible  s'était  eng^'.gée  entre  Mme  Paimyre  et  Cœ- 
lina. luite  intérieure  dont  rien  ne  perça  au  dehors,  lutte  de  deux  in.'ectes 
dans  une  fltur  close,  lutte  de  tomes  les  secondes,  où  la  jeune  (ille  eut  be- 
soin de  toute  sa  force  d'esj  rit  pour  ne  pas  succomber. 

Tuues  les  l'ois  que  M.  Farny  enirait,  Cœlina  se  retirait  dans  sa  cham- 
bre, truand  Mine  Paimyre  lui  proposait  une  promenade,  la  jeune  li  le  se 
plaignait  de  mi^^raines.  C'était  un  mensonge  continuel,  un  voile  toujours 
jeié  sur  la  persée  d 's  deux  femmes.  Sairs  cesse  elii  s  s'iniei  rogea  ent  du 
regard  comme  deux  faux  amis  marchant  cûie  à  côie  et  dont  l'un  doit  tra- 
hir rautic. 

Un  soir  elles  étaient  toutes  deux  assises  devant  une  cheminée  à  la  prus- 
sienne dunt,  par  parenthèse,  la  chaîne  décrochée  étalait  devant  le  feu  uu 
éventail  de  plaques  de  tôle. 

—  Cœlina,  oit  Mme  Paimyre,  nous  allons  ce  soir  à  l'Opéra. 

—  Ah!  lit  la  jeune  fille. 

—  M.  Farny  m'a  envoyé  un  coupon  de  loge. 

—  Il  arrive  mal  à  propos,  car  je  ne  pourrai  sortir. 

—  Et  pourquoi  cela? 

—  Je  ne  sais...  des  éiourdissemeos. 

—  Cœl.na,  c'est  trop  abuser  de  ma  patience,  vous  viendrez  ce  soir  à 
l'Opéra. 

—  En  vérité,  je  ne  pourrai  pas. 

—  Vous  pouvez  bien  mieux  recevoir  M.  Marcel. 

—  M.  Marcel  vient  ici  quand  vous  y  êtes. 

—  Je  sais  ce  que  je  dis.  Cependant  hab.llez-vous,  vous  ne  pouvez  sortir 
comm  ■  vous  voilà. 

—  Ecoulez,  madame,  dit  la  jeune  fille,  et  ses  couleurs  s'elfacèrent,  je 
ne  sortirai  p  lint.  Je  n'irai  pas  avec  cet  homme  ;  si  l'on  veut  m'eniraîiier  de 
force,  je  cr.erai  comme  l'antre  lois.  Ma  mère  seule  pouriait  m'urdonner, 
non  pas  de  l'aimer,  car  c'est  impossible,  mais  de  soullrir  son  amour.  Qui 
vous  êtes,  madame,  je  l'ignore,  Vojs  n'avez  pas  jugé  à  propos  de  me  le 
dire,  et  M.  Du  lossier,  inûmidé  par  vous,  s'est  trouvé  tout  à  coup  avoir 
perdu  la  mémoire.  Je  vois  quj  je  vous  suis  à  charge,  et  je  ne  vous 
demande  que  huit  jouis  pour  quitter  cette  maison.  On  accorde  ce 
temps  à  une  domestique.  Je  chercherai...  je  trouverai  de  l'ouvrage,  je 
vivrai  seule,  pnis'iu'il  le  faut. 

Mme  Paimyre  hauss»  Is  épaules,  mit  un  châle,  un  chapeau,  ouvrit  la 
porte  et  dit  à  la  Jeune  lille  : 

Pour  sortir  d  ici,  il  faudrait  que  vous  le  pussiez,  et  elle  ferma  la  porte 
à  double  tour. 

Quand  la  jeune  lille  se  trouva  seule,  elle  se  réfugia  dans  sa  chambre, 
et  se  mit  à  sa  lenétrc.  Marcel  était  à  la  sienne. 

La  nuit  était  sombre,  et  l'on  ne  distinguait  que  les  angles  noirs  des  toits 
et,  dans  la  cour  profonde,  quelques  trouées  lumineuses  sortant  des  cham- 
bres éclairées. 

—  Hum  !  lit  le  jeune  homme. 

—  Je  suis  enfermée. 

Marcel  monta  sur  sa  fenêtre,  se  tint  fermement  au  balcon,  mit  le  pied 
£ur  les  ba'usires  de  l'ouverture  grillée  qui  unissait,  comme  je  l'ai  dit,  les 
deuxaif'sdu  bàiiinent,  et  se  retenant  de  barreaux  en  barreaux,  arriva 
jusqu'à  la  fenêtre  de  la  jeune  (ille. 

Cœlina,  en  le  voyant,  jeta  un  cri  d'ell'roi. 

—  D'où  j'étais  je  ne  pouvais  pas  vous  voir. 

—  Oh  !  tenez-vous  bien  !  mon  Dieu,  si  luelqu'un  passait  dans  l'esca- 
lier! si  lercllei  d'une  lumière  venait  sur  vous!  Marcel,  allez-vous  en , 
je  vous  en  prie  ;  vous  me  ferez  mourir  de  peur. 

—  Je  lie  m'en  irai  que  lorsque  vous  m'aurez  dit  que  vous  m'aimez. 

—  Je  vous  le  dirai,  Marcel,  et  d'autres  choses  encore  quand  vous  ne 
serez  plus  lii. 

L'ouvrier  retoitraa  à  sa  mansarde  par  le  même  chemin. 

Alors  Cœlina  lui  conta  tout  bas,  — si  bas  qu'elle  ne  dut  pas  éveiller  les 
hirondelles  blotties  sous  la  toiture  à  deux  pas  de  la,  — elle  lui  conta  qu'en 
secret  elle  faisait  de  la  tapisserie,  qu'elle  gagnait  ipielque  argent  ainsi. 
Puis  vinrent  les  gran:!s  scrmens  et  lei.  pctiis  projets. 

li'iîaîtnïïCMip  et  fi'raBEioass». 

Le  soir,  quand  Mme  Pe.lmyre  revint,  elle  raraissait  lo'jte  troublée.  Elle 
ouvrit  un  secrétaire  où  se  irouvuient  quel  jues  bijoux  qu'elle  prit  et  en- 
ferma dans  s;in  soc,  puis  elle  parut  se  disposer  ii  snriir  de  nouveau;  mais 
elle  s'arrêta  et  jeta  uu  regard  sur  la  pendule.  Les  deux  aiguilles  étaien  t 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


sur  minuit.  Il  y  eut  pour  elle  un  momeut  de  dout  '  et  d"aiixiét'\  car  elle 
respi'ait  à  pciii;-  :  ses  yeux  éi.iieiu  lingarUs  tes  mains  ticiiiblaitiit. 

Cœina,  io;u  énnic,  vint  auprès  {l'ol.u  <  l  lui  (lit  :  Ou'iivt"z-\ous  ? 

^- Fiirii,  nio:i  cuîaiit,  ripu,  rL'(;ou(Iil  Mme  Palinyie  d'uuc  voix  agitée; 
pourqu  ;i  m'as-tu  atti'U  .ue?  Preudi  quelque  soQiui^il. 

La  jruiie  lillc  sM'.ii.'iin. 

—  Ati!  dis-moi,  lûlie  da  mVv.^illcr  de  bonne  heure;  avant  le  jour, 
n'est-ce  pas?  Peut  èii  eue  dorir.ir.  i  j<;  |:oint. 

A  ([iiaiielicun's,  (œl.iia  ciiir'ouuit  la  po'tc  et  voulut  réveiller  Mme 
Palinjie.  Eu  ce  m  iiicni,  la  liinqju  se  uiour  il  et  poussait  si'sdcruie.s 
si>n|)iis  liimi'.iciix.  Klle  avait  brûlé  loule  la  nuii.  Assiiupi;'  dans  um-  bcr- 
^è  e,  îl:UB  P.ilmyrc  ii'avii  pis  uièiiic  ôté  la  hioriK;  gui  reii'uait  sun 
tliâl  -,  et  soncli.ipcau  ("lait  posé  aujuis  d'elle  ^ur  uiiecliase.  Qu.uul  (Ile 
cul 'hJU  ùd  bruit,  elle  boadil  avec  lu  geste  d'cllroi,  et  demanda  :  Qui  est 
là? 

— !\îoi,  f'it  Cœli':a.  Quoi  !  vous  ne  vous  ètos  pas  cou'-hsîo  ;  ah  !  je  vois 
bien  qic  vois  avez  ([Ufique  cba^iia  que  vouj  voulez  me  cacher. 

—  Non  ,  je  n'ai  rien. 

—  Ma  lame!...  ma  mère!... 

—  Laiss  z-m  n  !  ^i  je  suis  uiallieurcus?,  vou-.  seule  en  êtes  cause. 

El  Aime  Pal.uyre  se  l'Vn,  passa  à  a.ni  cou  une  moi.tre  (pu  éia  t  accro- 
chée au  cadre  de  la  glace,  et  sortit  eu  disant  qu'e.le  u'uliait  pai  laider  à 
rentier. 

A  huit  heures  environ,  Cœlina,  croyant  ouvrir  la  porte  à  sa  mère  adop- 
tive,  se  trouvaeu  faiede  il.  FaMiy  ipii  entra  baus  saluer,  allaoïtvnr 
toutes  lis  portes  et  revint  en  s'écriaut  : 

—  Mme  Pa'mjrc  n'est  pas  ici  ? 

—  M:)risieur,  répiin  Ht  la  ji'una  fdlf,  Mme  Palinyre  est  sortie. 

—  Sortie  !  je  suis  peu!  a  !  Y  a-t-il  longtemps?  où  est  elle  ? 

—  iMiiusieur,  je  l'aiteuils. 

—Vous  l'aiteiidiz  ?  je  n'en  sais  rien  ;  et  il  ouvrit  le  secrétaire  et  se  mit  à 
faire  de  minuiicnses  re<  lien  hcs. 

—  Miin^ieiii  !  s'i  ciia  Cœlna,  celte  in;li<;crétini).,. 

—  ln:liscréiio;)!  le  nu;t  e^t  chai  niam,  et  je  vous  conseille  de  jouer 
riiuliguati  in  !  D, nx  c  quiiics  qui  mo.  t  trompé,  dcvallsê  !  Rien  rien  !  Je 
ne  iiouve  rien!  Oh!  eie  a  pris  son  temps!  elle  es;  paMie!  elle  a  tout 
eiiipo  tu'!  Et  e  le  vous  a  laissée  là  avec  Vdiic  s  'uri  e  d  iii^é  ue  p'  ur  faire 
bonne  coiitenauce.  Parbleu!  mademoiselle,  vous  eu  savez  long  pour  voue 
âge. 

—  Monsieur,  dit  la  jeune  fill'^  avec  dignité,  je  ne  comprends  rien  à  vos 
insuit-  s.  So.ilV.  cz  que  je  !i:e  relire  ;  dans  un  kstaut,  mu  mère  ttra  de  re- 
tour; vous  vous  eA|)l  qiierez  aiec  elle. 

—  Crciyez-vous  q^i'elle  rewcuue?  Oh!  non,  VQUS  répétez  votre  leçon! 
vous  êtes  bonne  comidienue. 

—  De  glace,  nions  eur,  dites-u;oi  ce  que  signifient  ces  paroles? 

—  Elles  signili^nt,  si  vous  ligiio:  i  z,  que  Votre  mère  ma  volé  v.riiit-cinq 
mille  francs  !  vingt  ciuf|  beuux  bidets  que  j'avais  eu  poneleuille  !  Et 
M.  faniy  se  fia.ipait  le  front. 

—  Monsieur,  ne  parlez  pas  si  haut.  Cela  est  impossible;  ma  mère  re- 
viendra sans  doijte;  elle  ne  m'aurait  pas  abanuouuée  ainsi  ! 

—  E'ie  ! 

—  C'est  quelque  falalc  erreur.  Veuillez  afcn'Jre.  Regardez,  il  n'est  que 
huit  heures.  Ttuez,  je  crois  rcntenarc  I  Nuu ,  ce  n'est  pas  cite;  mais 
bien  sûr  elle  va  venir. 

Ei  la  piuvro  cn''ant  alla  se  pencher  sur  la  rampe  de  l'escalier;  puis 
elle  retdurna  sur  le  palier  et  se  mit  à  éi  oiiter  de  nouveau. 

Elle  tremblait;  ses  lèvres  éiaienl  pâles  et  ses  genoux  pliaient. 

Une  heure  se  pissa  ainsi.  M.  Earuy  s'asseyait  et  m  Tchait  tour  à  tour, 
frappait  du  pie  i ,  puis  jetait  di  sevcl.uuaiions,  et  à  rhaqae  nouveau  s  gne 
d'impaiience  ,  Cœlma  se  penchait  pour  écouler  et  par  son  air  suppl.aut 
temL/Iaii  dire  :  Aiieiidez  encore. 

—  Ué'as!  clic  n'avait  que  trop  de  raisons  de  craindre!  elle  souriait  à 
M.  Farny  et  lui  uionti  ait  une  figure  serein"  pour  le  rassurer  ;  mais  elle  rcs- 
spotait  (lle-mème  les  tonures  de  ce  po.  oii(|u'ou  appelle  le  doute.  Ce- 
peadant,  quand  M.  Farny  lui  prit  les  deux  mains  cl  lui  dv:mauda,  comme 
en  s'ailressatit  à  l'a  couse  eiice  : 

—  C- oyez-vous  que  votre  mère  revienne? 

La  jeune  lille  répundit  :  Kon.  Elle  ne  tavsii  pan  mentir. 

M.  Farny  luilsun  cha.ieau  poiir  soi  tir  et  muiinurai|Ui  l^ues  mois  parmi 
lesquels  ceux  de  commissaire  du  police  se  lireiit  cntcnùre  distinctement. 
Cœlina  se  plaça  devant  lui  et  s  écria  ; 

—  Ah  !  monsieur,  vous  ne  ferez  pas  cela  !  vous  ne  perdrez  pas  deux 
niallipurcusps  femmes  !  vous  êtes  boj,  vous  sur.  z  piiié  de  nous! 

CiMiime  elle  était  belle  ainsi,  avec  ses  yeux  moiiillrs  de  larme';,  ses 
cheveux  à  deminoués,  sou  pc  gnoir  buinc,  que  sa  niaia  retenait  chaste- 
ment sur  sa  laillr!  M.  Farny  seiiiit  se  réveiller  son  aa;Our;  se»  yeux  1  ril- 
lèreiit;  mais  voici  quelujuiue  bile  baissa  les  siens  et  rougit,  |allemiaut 
alors  qu'il  partit. 

—  Moii  Dieu!  ne  pe'it-nn  vous  regarder  sans  vo'as  troubler,  Cœliua  ? 

—  l\lcii'>i!  ur,  ayez  piiié  d'^  ma  mère  ! 

—  Oui,  si  vous  voulez  avoir  piùé  de  moi. 

—  MoiMiur! 

—  Je  vous  aime,  petite  sournoise,  vous  le  oavcz  bien.  Je  raû'olc  de  vous.  1 


Votre  mère  m'avait  assuré  que  vous  ne  me  détestiez  p^s.  Soyez  ma  fem- 
me. Vous  ue  répondez  point?  Je  vous  suis  donc  bien  od.eux  ? 

—  Oh  !  monsieur,  je  sais  que  .vous  êtes  bon,  que  vous  ne  voudrez  pas 
voir  Ueli  ir  notre  i.oai  p  r  les  tribunaux  ! 

—  .  e  promettez-vous  de  m'ainit-r...  pas  tout  de  sniic,  plus  tard?... 

—  Monsieur,  voici  que  la  matinée  s'avance.  N'allez  pas  croire  que  je 
veuille  vois  reicirr.  Allez  faire;  voire  déclaraiion.  Je  pnaiirai  devant  la 
jusiice  s  il  le  faut.  Je  tiens  plus  îi  ma  prop  e  e-time  qu'à  celle  des  autres. 

M.  Fariiy,  dépité,  bl  un  uiouvemcut  pour  sortir;  mais  il  revint  sur  ses 
pas. 

—  Ah!  s"écria-t-il,  vous  êtes  charmante,  et  je  vous  aime  comme  ja- 
mais je  n'ai  aime.  Mon  Dieu!  si  vous  pouviez  m'ainier  !  Que  laut-il 
faire  iJtur  cela?  Ecoutez,  je  renonce  à  mes  poursuiies.  Vofe  mère  re- 
vi.  nd  a  ou  ne  rewendea  pas,  je  ne  vi'ux  poi;  t  taire  cou  er  vos  belles  lar- 
mes! Ah  !  si  vous  vouliez!  Je  vousoll're  mon  nom,  ma  fur  une...  ou  plus 
t()t  je  ne  vous  deuiamie  rien.  Quelle  somme  pourrait  i^ayer  votrî  amour  ! 
Je  ne  veux  de  vous  qu'une  pronie>.se,  c'est  de  tâcher  de  m'aiiuer. 

Eu  ce  moment  on  ei  lendit  la  voix  jojcuse  de  l'ouvrier.  Il  chantait  une 
romance  d'amour  qu'il  brodait  de  fjlies  cl  bondissattes  fioritures,  grêle 
échj  (le  la  voix  qui  chantait  en  hi. 

—  Je  ue  puis ,  dit  Cœliua  à  voix  basse  et  en  baissant  la  tête ,  j'en  aime 
un  autre. 

—  Vous  l'oublierez. 

—  Kun. 

—  Adieu  donc! 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  vous  savez  b'en  que  je  ne  suis  pas  coupable  !  Vous 
vouli  z  donc  que  I  on  me  inmiire  du  doigt,  que  lui-mime  rougisse  de  moi  ! 

—  Je  vous  ai  dit  mon  dernier  mot. 

Il  a'iait  for  ir  lorsqu'on  frappa  à  la  porte.  C'était  le  tapissier,  qui 
demanda  Mme  PaImyie  et  prtsi  ma  son  méuioire.  Sur  la  prière  que  lui 
fit  la  jeune  liUe  de  rcpas^cr  uu  airire  jour,  il  é'eva  la  voix,  lit  l'inso- 
|.  lit,  et  Bssura  que  les  meuliles  de  Muie  Paimyie  serniMit  faisis,  Oiert 
qu'Us  ne  valussent  pus  deux  tous.  La  jiauvre  jeune  lille,  tremblante  et 
la  rut.geer  eu  fiuai,  se  taisait  et  le  laiisail  dire.  M. Furuy  prit  le  mémoire 
et  renvova  le  lap>sicr  (i'un  gest?. 

Crini-ci  se  cania  loiit  à  coup,  lit  un  profond  salut,  et  se  retira  avec  je 
ce  s. ils  quel  sonriie  à  deaii-lin,  à  demi-niais,  qui  ble.-sj  au  cœur  Cœ  iiia. 

D'un  coupd'œil  elle  compi  ii  sa  pi^sition.  Elle  vil  à  la  suite  de  celle- 
là  accomir  a  la  hâte  ,  le  fru.l  levé  ,  le  verbe  haut,  toutes  les  autres 
dettes  miscj  en  énini  pnr  la  dspaiii  n  de  Mme  Palinyre.  L-s  secuiirs 
de  M.  Fariiy,le  mondj  les  lui  jeileiait  à  la  face;  puis  (elle  (|u'elle 
avait  ju.^q  l'alors  ajipe  ée  sa  meie  ,  celle  qui  s  'US  doute  l'avait  adupiéc  , 
nourrie  ,  celle  qui(lev:<it  irimver  dans  son  cœur  au  moins  un  enfant 
veriiablemcnt  à  i  Ile  ,  je  veux  du  e  la  reconnaissance  ,  ou  cllail  la  l  aî- 
ncr  en  prison.  Ilel.is!  elle  S3  rappelait  ces  derniers  mots  de  Mme  Pal- 
mu'e  :  Si  je  suis  maUwureu-'e,  c'est  vous  qui  en  Ctcs  cause.  El  puis,  à 
distance,  iCi  Espérii(''S  du  cai  artère,  comme  celles  de  notre  gobe  dans 
l'espace,  disparaissent.  On  se  souvient  du  bien,  et,  au  foud,  Mme 
Palfii)re  éiait  boiiae.  Et  puis  surioiit  la  jjs'.ice,  ce  gr,iu  l  faiiiûiiiC  uoir, 
leiiiiile  même  à  l'innocrnt,  la  poursuivait,  et  la  léie  lui  tourna. 

Câlina  mit  sa  maiu  daas  celle  de  M.  Farny  et  murmura  d'une  vois 
élranglêe. 

—  Vous  leur  direz  que  c'est  pour  votre  femme  que  vous  payez  ces 
dettes. 

La  jeune  lille  ne  put  on  dire  plus;  elle  se  laissa  tomber  comme  ivre 
dans  un  fauteuil,  et  M.  Fany  sourit  fou  de  joie. 
Ccpeudiuit,  daussa  chambre,  Marcel  chaulait  toujours. 

ili»  dernière  entrevue. 

M.  F?rny  prcfsa  singulièicmeni  les  préparatifs  desnn  mariage. 

Il  proposi  à  Coîliin  de  lui  louer  un  appaitemonl  q'i'elk-  hab.trait,  cu 
compagnie  d'une  vieil  e  domesiique,  juM|u'au  jour  de  leur  union. 

La  jeui.c  lillc  refusa  etiui  demanda  avec  dignité  s'il  n'avait  pas  conSan* 
ce  en  e  le. 

Elle  lui  offrit  d'èire  témoin  de  sa  dernière  entrevue  avec  Marcel.  M. 
Farny  ue  voulut  p.is  y  consentir. 

Mais  il  soulbaii,  car  il  était  jaloux. 

Et  elle!  la  triste  ijaiirée  qu'elle  faisait!  Quand  elle  était  seule,  c'Ie 
s'arrachait  Ici  chevc'jx  et  usa. i  sa  beauté  dans  les  larmes.  Parfois  elle 
(.•.relouait  et  ses  (lents  claquaient;  ou  bien  sa  tète  éiait  brûlante  et  elle 
allait  coller  son  font  sur  les  marbres.  Comment  elle  vécut  pendant  ce 
temps,  je  l'ignore.  Elle  ne  maucca  t  qi:o  ce  qii'd  faut  pour  ne  pas  uioerir. 
Sin  iroube  était  si  grand  qu'el  e  n'avait  mèine  pas  soi  gé  à  ch'-rchcr, 
dans  les  papiers  de  Mme  Palmure,  ceux  qui  la  coiiceriiiieut.  Que  lui  im- 
poriaitsoii  n  un,  p:i!s  pi'elle  a'Iaitl  '  per.l  e  !  E  l 'se  sentit  au  contraire 
ime  pi  ofaiideréiinlsioii  à  faire  In  moindre  démarrUe  pour  le  savor,  ce 
iioai  qu'elle  ne  devait  pirt' rqu'ui  jour.  Il  lui  semlil.iii  qie  tai't  Qu'elle 
ne  s'appelait  que  Cœliua  Paimyre,  die  éldt  plus  loiu  de  ce  mcri.îge  qui 
luifi-ail  piur. 

Plus  defenèires  ouvertes,  plusdc  ridi'anx  relevas  au  roin.  Ceperdmt 
le  printemps  souillait  si  s  brises  pai  fumi  es  d'amour;  mais  les  flci-rs  du  jar- 
dinet de  Cielina  n'éuiicut  plus  arrosccs  cl  peuchaieut,  comme  die,  leur 
tête  triste  cl  flétrie.    • 


36 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Un  soir,  la  jVune  fille  fit  prir-r  Mme  Giiérin  et  Marcel  de  veii'r  chez  elle. 
Quand  les  deux  amans  se  tinmèrcnt  en  face  l'un  de  l'ainre,  ils  échangè- 
rent un  regard,  un  seul.  Ce  f/rent  comme  deux  fers  qui  se  croisèrent,  et 
tous  les  dc'uxlinnl  Icrr  b'esurc. 

Cœlina  ne  releva  plus  les  yeux.  Hélas  !  c'était  inutile,  l'image  de  Marcel 
tlemcarait  gravée  dans  son  cœur. 

Lesjoyes  du  jeune  ouv;icr,  si  rondes,  si  joviales  autrefois,  étaientde- 
vcnues  creuses  et  pfdes.  Un  pi'iite  tache  riu.^e  apparaissait  encore  au 
f(;n  I  de  (  et  c  cavité  comc.se  une  dern;ère  trace  de  Si!s  hell'  s  couleurs.  Ses 
y;  ux  é  aient  gouUés  par  les  pleurs  et  sa  barbe  était  en  désordre.  11  avait 
lantsoullVrt! 

Je  vous  le  dis,  Cœlina  ne  releva  plus  les  yeux.  Au  second  regard,  elle 
serait  tondjcc  m  irte. 

—  Madame  liuérin,  dit-elle  d'une  voix  éteinte,  je  vous  ai  fait  venir... 
j'ai  h  vous  parler...  et  à  vous  aussi,  monsieur  Marcel...  Je  dois  vous  dire 
toute  la  ver.;*;'.  Je  crois  que  \otie  li!s  m'aimait...  Nous  nous  aimions... 
Je...  (La  pauvre  enfant  éioallaii.)  l\loiisieur  Marcel  est  uu  bon  iravail- 
le^ir  ;  il  lui  faut  uiie  femme  qui  soit  toujours  assidue  à  loavrago,  qui  ai- 
me la  vie  intérieure,  qui  raccoainiode  le  Imge  et  s'occupe  de  tous  les  s  iins 
d'une  maison.  J.'.  ne  lui  cuuveuaispas;  je  l'ai  seiui,  et  peut  être  ne  l'au- 
rais-je  pas  rendu  iieurux.  Mei,  je  n'aime  pas  à  iravuller  ;  je  !ie  coni- 
prei;di  rien  aux  cli  ses  du  ménage,  et  j'aurais  eu  sans  doute  heaucouj)  de 
peir.c  à  prc.idre  un  genre  de  vie  auipiel  je  ne  suis  pas  faite.  Ainsi,  je 
croi'i  qu'il  ne  l'.mt  plus  penser  i»  une  union  qui  ne  nous  convenait  ni  ii  l'ua 
ni  à  l'autre. 

Marcel  se  leva  avec  impétuosité  et  s'écria  : 

—  Ma  mère,  panez  d''ici  !  ce  n'est  pas  un  lieu  convenable  pour  une 
hO!)nète  (emme  !  Si  vous  nous  avez  fait  V'  nir,  niadomnistille,  pour  rompre 
ce  mariage,  c'était  peine  inutile  !  il  y  a  long-iemps  que  je  n'y  pense  plus  ! 
Je  ne  précCiids  p;is  liiiicher  sur  les  bris  es  de  *J.  Fainy  et  le  m  itie  cie 
ma  fiuulie.  Je  ne  tuis  qu'un  ouvrier,  mais  j'.ii  du  cœur.  Il  paraît,  mulc- 
raoiselle,  que  c'est  plus  rare  chez  les  belles  dam^s.  Ah  !  vous  me  reiusez! 
vous  êtes  trop  bonne,  en  vérité,  et  je  vous  renurcie!  Vous  médîtes  qu'il 
me  faut  une  ménagère  pour  femme,  tt  (pie  vous  no  me  conveniez  pas.  Je 
m'en  suis  apeieu,  et  ne  vous  s.iis  pas  gi  and  ntérite  de  voire  aver;iseairnt. 
Vous  veirez  bien  du  nioiide,saas  doute,  maintenant,  ajoutât  il  av(c  iro- 
nie: ifi  me  recommande  ii  vous  pour  mon  é  ai.  Allons,  ma  mère!  sor- 
tons ;'tu  vois  bien  que  nous  dérangeons  mademoiselle,  et  qu'il  lui  tarde  de 
nuus  voir  partis  pour  recevoir  M.  Fai  ny  ! 

Et  tous  deux  se  retirèrent.  Cœlina  n'avait  entendu  que  la  moitié  de  ces 
incultes;  elle  étiiit  évanouie. 

Woptem  et  ieiiêirem  cScises. 

Quand  la  jeune  fille  reprit  ses  sen?,  elle  courut  au  secrétaire,  l'oavrit, 
força  un  tiroir  reste  fermé  jusqu'alors,  et  s'éeria  : 

—  Oh  !  je  veux  changer  de  loin  maintenant  !  le  mien  m'est  odieux  !  je 
le  sens  sur  mou  feoiu  comme  njarqué  par  u:i  f -r  brûiant.  Celui  de  M.  Far- 
ny,  c'est  la  murt,  peut  être,  nr.is  c'est  l'Iionncur! 

Et  au  for.d  d'un  porleleuilo  elle  trouva  un  pipier  plié  en  quatre  :  c'é- 
tait son  extrait  de  naissance,  E  le  apprit  qu'elle  se  nommait  Cœlina  De- 
kunay. 

Le  lenderain  mitin,  le  ciel  était  bleu,  les  murs  se  dor.icnt  au  soleil, 
et  l'on  vovait  eu  1  in  reluire  les  toits  d'ardoi.'^es  au  iiiiliiu  des  toit^  de  tui- 
les biun  s,  comme  des  lacs  d'azur  avei;  leuis  riva;^es  de  terre.  C'éait  un 
de  ces  becux  jours  où  il  semble  que  tout  doive  vous  sourire  et  oii  lespc-i- 
n;s  qui  vo;is  reuqjl  ssent  l'ame  sont  plus  sombres  de  tout  l'éclat  d'alentour. 

Cejoirlii  éta  t  pour  Cœlina  le  jour  fatal;  un  de  ces  momens  dans  la 
vie  où  un  mol  déciiie  de  l'avenir  ;  une  de  ces  frontières  entre  le  bien  et  le 
mal  que  l'on  franchit  d'un  pas. 

M.  Farny  devait  venir  prendre  les  papiers  de  la  jeune  Clle  pour  les 
porter,  avec  les  siens,  à  la  mairie  et  à  l'église,  et  presser  la  pu'olication 
des  bans. 

Câlina  se  revèiit  d'une  robe  blanche,  car  une  ro'ie  blanche  est  im  vê- 
tement de  noce  cotn-ne  ua  vêtement  de  UiOi  t,  et  cl'c  attendit. 

Mais  voici  que  coume  elle  écoutait  avec  anxiété  les  pas  qui,  en  mon- 
tant IV'Scalier,  scinhlaieiit,  à  raesuie  qu'ils  a;iproihaieiit,, peser  davantage 
snr  son  (  œur,  et  qui,  on  s'éi'»ignant,  la  Idjtaieiil  resi^irer,  clle  entendit 
s'ouvrir  la  porte  de  .".larce!,  et  elle  ditingna  ces  mois  : 

—  Ce>  (.auvres  ccfan? ,  ils  étaient  Lien  tranquilles;  pourquoi  les  as-tu 
envoyés  à  l'école  un  jeudi? 

— ^"lls  me  brisaient  la  tète. 
Et  Mme  Guérin  continua  : 

—  Est-ce  d  jnc  bien  nécessaire  de  porter  cet  ouvrage  si  matin  ? 

—  Ma  mère,  réionciil  Marcel,  vous  me  rendrez  service.  Vousvoyezquc 
je  ne  puis  me  tenir  dc:;out,  et  cependant  il  faut  que  ces  moiwemens 
Boient  livrés  avant  midi. 

—  r.épèe-nioi  l'adresse;  je  ne  m'en  souviens  déjà  plas. 

—  r.uedis  Martyrs,  n°  o. 

C'était  à  l'autre  extrémité  de  Paris.  Mme  Guérin  partit ,  et  la  porte  se 
referma. 

Cttiiia  se  relira  dans  sa  chambrette ,  et ,  cachée  derric  r  ;  le  ri  / /au  de 
mou.'^seline,  le  cœur  terré,  les  yeux  remplis  de  larmes,  cil  ;  Spia'  /j.ricr. 

£!lc  cn'cniiit  le  bruit  d'i;n  soulilet  qui,  sans  rclîiche,  ar  li  lail  /  /eu. 


—  Hélas!  pensa  t-elle,  il  est  malade,  il  a  froid. 

Mais  voici  que  les  vitres  de  la  fciiéire  prirent  une  teinte  bleuâirc  ,  de 
momens  in  momens  plus  intense.  On  efit  dit  quelachamb  e  seremiilissait 
de  brouJIard.  Cependant  Marcel  ne  passait  pas  devant  la  fcnéli  e.  D'où 
pouvait  provenir  cette  vapeur  ?  Cœlina  détourna  la  tète  et  se  dit  :  Que 
L\i'im;jorie  après  tout?  Jh.is  c'était  sa  bouche  teule  qui  parlait.  Je  ne  sais 
quelle  vague  inquiétude,  prenant  le  masque  rieur  de  la  curiosité,  la  pres- 
sait d'en  savoir  l'avaiitige.  Elle  sertit  sur  le  palier  et  s  approcha  île  la 
porte  de  Marcel.  Le  silence  était  complet.  Seulement,  de  temps  en  temps, 
elle  entendait  un  pétillement.  Puis,  tout  il  coup,  elle  jeta  un  cri;  elle 
avait  senti  l'odeur  du  chaibiuil 

Alors  elle  frappa  i»  la  porte,  elle  heurta  les  planches  avec  ses  pieds, 
avec  son  fionl;  clic  était  folle.  Elle  appela:  Marcel!  Marcel!  mais  per- 
sonne ne  réîiunilait  que  les  fatal,  s  éiim  elles.  Que  faite?  Quérir  des  voi- 
sins! al  er  chercher  un  serf  uriei!  Il  faut  des  siècles  pnur  tout  cela,  et 
c'était  des  secondes  qu'il  s'a;•i^s;lit.  Elleécorcha  se^  belles  mains,  seslrrl.  s 
m  lus  de  fcinuie  pour  abattre  celte  porte;  clle  se  cassa  les  ongles  aux  vis 
qui  ne  bougeaient  pas.  Elle  temps  iiiirchait,  u)areh;iit  lonj  lurs,  et  l'odeur 
délétère  l'étici.Miait  comme  un  lourd  ma  lîeau,  et  le  silence  éiailelliayaiii  ! 

Alurs  il  lui  vint  une  pensée  terriiile,  désespérée,  sublime  !  el  e  se  sou- 
vint du  suir  où  Marcel  art  iva  jusiju'ii  elle  bravant  un  abime  pour  la  voir  ; 
il  résolut  de  ia  .'auvcr. 

La  douleur,  l'exaltai  on  produisent  coinmo  une  sorte  de  somtiambulisine 
mural  ;  alois  oa  liiave  des  danacrs  dont  la  pensée  seule  ,  aux  heures  de 
sang  froiîl,  v.itis  ferait  mourir  de  terreur. 

Le  soldat  qui  se  bat  et  qui  sent  l'odeur  du  sang  et  la  fumée  du  canon 
est  ivre  ;  la  r.ii^re  qui  se  jette  l'ans  les  tlamuies  pour  sauver  sun  eufaut  est 
ivre  ;  Cœ'iua  donc  eiaii  ivie. 

Elle  ouviit  sa  fenêtre;  elle  s'accrocha  aux  barreaux  de  l'ouverture 
grillée,  clle  avança  lin  pied,  piis  l'au're,  une  miin,  puis  l'anlre,  et  ainva 
ainsi  il  la  fenéire  de  Mariel.  O'-Toià  la  liauteur  où  elle  se  trouvait,  h  la 
profondeur  de  la  cour,  aux  pavés  qui  reluisaient  ai  fond,  petits  couiuie 
les  carrés  d'un  damier,  elle  n'y  pensa  pas  ;  cl'e  ne  vit  rien. 

Marcel  se  trouvait  il  demi  renversé  .-ur  son  lit;  son  ortiile  était  pleine 
de  bourdoiîueinens,  satcle  pleine  de  vei  liges.  Mais  les  \eux  n'étaient  pas 
encore  clos.  Seulement  il  disliuguaii  mal  les  objets.  Le  papier  à  fleurs  sur 
la  muraille  avait  des  ondulations  tt  fonnait  comme  le>  p'i.s  d'uiu  robe  de 
femme.  11  prenait  pour  des  regards  fixés  sur  lui  les  points  lumineux  et 
sciniillans  qu'un  isiiioir,  frappé  par  le  soleil,  rellé'a  t  au  plafond;  les 
vieux  meubles  reninuraient  dius  une  ronde  faniasiiriue  et  rapide.  Quand 
Cœlina  parut  à  la  fenêtre,  il  lui  sembla  voir  un  Bnge  avec  s'S  blanches 
ailes  qui  de.cendait  du  ciel.  Déjli,  dans  so:i  éblouissemenl,  il  croyait  que 
son  corps  quittait  la  terre  et  nageait  dans  l'es  ace.  Cœ'iiia  biisa  un  car- 
reau, leva  l'cspagnokiie,  po.-a  son  pied  sur  l'iHabli  et  sauta  dais  la 
chambre.  A\ec  une  force  inouïe,  elle  rrit  Marcel  dans  ses  bras,  le  traîna 
et  le  porta  à  la  fois  auprès  de  la  fenêtre,  releva  sa  tête  qui  pcncliaiî  «la 
présenta  à  l'air  pur.  Peu  à  peu  l'animation  revint  au  tciat  ds  l'oiivrier; 
le  voile  qui  vi  rail  ses  yeux  svclaircit  ;  il  reconnut  Ccclina,  et,  Inoitié  dé- 
faillance, moitié  amour,  il  tomba  à  ses  ()icr!s  eu  mtîi  murant  ; 

—  Pouiquoi  nu  m'avez-vous  pas  laissé  mourir  ? 

'    —  Oh  !  iVli  rcel,  il  faut  vivre  !  uvre  pour  votre  mcreî  vivre  pour  ces 
pauvres  enfans  qui  sans  vous  dioui  raient  de  faim! 

—  Vivre  !  réiiétait  le  jeune  homme  en  balbutiant. 

—  Oui,  il  faut  vivre  ;  et  comre  il  secouait  liisteirent  la  tête,  Cœlina 
ajouta  :  Il  faut  vivre  pour  mo  isi  vous  m'aimez, 

—  Pour  vous  I  avec  vous  ! 

La  jeune  file  ne  répo-d.t  pas. 

—  Avec  vous  !  répiila  l'ouvrier  en  se  soulevant  à  deaii  et  en  se  tenant  à 
une  cbflise  cotiime  un  enfant  qià  fait  ses  premi  rs  pas.  Vivre  pour  toi  ! 

Cœlina  secoua  tristement  la  lêle. 

—  Alor.s,  mieux  vaut  mourir. 

—  Eh  bien  !  mourons  ensemble  ! 

Et  Cœlina  referma  la  fenêtre,  prit  p'cin  ses  bras  de  charbon  et  le  jeta 
sur  le  brasier. 

Jamas  jeune  époux  ne  fat  plus  enivré,  plus  fou  d'amour  en  voyant  ve- 
nir ia  nui!  nuptiale,  que  Mircel  ne  le  fut  en  préseu'  e  de  cette  mort  à  di'ux. 

11  se  w  t  il  genoux  ,  prit  la  main  de  la  jeune  fille  ,  la  couvrit  de  baisers 
et  lui  demanda  paruon  de  l'heure  d'égarement  où  il  avait  osé  douter  d  elle. 

Cœlina,  en  retour,  loi  dU  toute  h  venté,  la  luiie  de  Mue  Paimyre,  la 
dispariiioii  du  port  feuille,  les  menacesdc  M.  Farny.et  ce  mariau'<'  pré- 
féré h  la  prisiu.  la  doiilear  préférée  a  la  honte.  Cet  aveu  fait,  elle  lut 
joveuse  :  on  eût  dit  ;u'elle  venait  de  retirer  sa  co>jro;!i)e  dépiues  ;  mais  hé- 
las !  quelle  couronne  nuptiale  la  remi.laçait  !  un  bandeau  d^i  1er  qui  lui 
bris;;;t  le  front. 

El  le  feu  ,se  ra'hnnait  avec  une  etTrayanle  activité,  cnvoyati!,  comire 
une  boucli;;  de  l'enlèr,  ces  légions  d'atomes  qui  portent  la  mort. 

En  ce  moment,  on  frqip a  â  Ij  porte. 

—  C'est  ma  mère  !  .s'é<ria  IWarcel. 

—  N'ouvrez  pas, dit  h  jeunclilic. 
Et  on  frajipa  d  i  nouveau. 

—  C'est  ma  mère  ! 

Que  nous  iiiiporto  !  puisque  nous  nous  aimons  tous  deux,  puisque  nous 
son;  m  es  la  ré  un  s! 

—  C'ett  uta  mère!  Ah  !  j»  veux  l'ciib;-"'S5cr  encore  avart  de  iitoarir. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE 


Ce  matin  elle  était  fàrhée  contre  moi,  je  ne  puis  la  qaitier  ainsi.  Tu  com- 
prends bien  cela.  Si  lu  savais  eorniiic  elle  ni'.iime  !  q.iaiul  je  soiiOre .  olla 
ploare;  quand  je  cliante  ,  elle  rit.  E'!e  ctt  pariie  ce  lua'in  conliaiitc  et 
joyi'use.  Je  l'ai  trompiSe  !  c'est  ma  mère  !  oli  !  laisse  moi  cmbraiser  ma 
mère  ! 

El  Marcel  se  précipita  vers  la  porte  qu'il  ouvrit. 

Une  femme  incounue  eatra  et  demanJa  Mme  Palniyre. 

Sies  Jeus  «Isa  lesaï-Snsc  ci  *^<i  iaRscaicd. 

—  Elle  n'y  est  pas,  répondit  Cœliia. 

—  Mais  n'y  a-til  pas  aupièsdcUe  un  enfant,,,  une  jeune  personne 
maintenant?  reprit  l'incoiinue? 

—  C'est  moi,  d;t  la  jeune  liîle. 

—  Vous  vous  nommez  Cœliaa? 

—  Oui,  madame. 

—  Ma  lille  !  ma  lille  !  s'écria  Mme  Delaunay,  —  car  c'étaii  elle;  —oh! 
merci,  mon  Dieu,  qui  me  la  rends  ! 

Cœlin»,  étoiinéc,  aiieudrie,  se  la'ssa  embrasser.  Et  ce  furent  des  lar- 
mes et  (les  sourires,  d"s  c.tclamaiitns  et  de  charman;  babils,  des  conO- 
dences  interrompues  par  des  baisers,  tt  des  Laiicrs  qui  s'arrctaieLt  pour 
écouter  les  conlidences. 

Je  vous  dirai  en  deux  mots  Thistoire  de  la  vicomtesse. 

Elle  avait,  comme  vous  le  savez,  suivi  sou  mari  en  Italie,  mais  sans 
pouvoir  1j  remontrer.  Qunnd  elle  arrivait  dans  une  ville,  M.  de  Saveine 
venait  (l'on  partir  à  l'instant.  A  la  (Jernière  station,  la  poussière  soûle'  ée 
par  la  chaise  de  poste  de  M.  de  Savernc  n'éiait  pas  dissipée,  quand  à  de- 
mi morte  de  fatigue  et  de  douleur,  on  la  transpijrta  dans  l'Iiôtel  qu'il  ve- 
nait de  quiiter.  Là  elle  lit  une  longue  et  douloureuse  maladie  qui  épuisa 
ses  dernières  ressources.  Elle  écrivit  h  son  notaire,  et  peu  do  temps  après 
elle  appi  it  à  la  fois  la  disparition  frauduleuse  de  cet  homme  et  la  mort  du 
parent  de  M.  de  Saverne,  la  seule  personne  au  inonde  qui  s'intéres  ât  à 
elle.  Elle  était  ruinée,  seule,  malade,  dans  un  pays  é.raiiger.  Ses  lettres 
à  Mme  Paimyre  restaient  sans  réponse.  La  vente  d'une  cbaîne  d'or  lui 
permit  de  poursuivre  sa  roule  jusqu'à  Rome.  Là  elle  eut  des  nouvel  es  du 
vicomte.  Il  avait  passé  quelques  semaines  dans  celte  ville,  puis  il  était 
reparti.  Où  était-il  allé  ? 

Nul  ne  put  le  dire.  Sans  argent,  sans  amis,  Jîme  de  Saverne  fut  trop 
heureuse  de  trouver  une  place  dans  une  maison  do  commerce  française. 
Sesappointemens  étaient  irès  modiques.  Aussi  de  longs  jo'jrss'eiicliaînè- 
rent  ils  l'un  à  l'autre,  cl  des  mois,  et  des  années,  avant  qu'elle  eût  re- 
cueilli la  somme  nécessaire  pour  son  retour, 

A  Paris,  elle  n'avait  pas  ce  qu'il  faut  pour  subsister  huit  jours,  mais 
elle  reiruuvait  son  enfant,  cet  or  du  paradis  dont  Uieu  fait  l'aumône  aux 
malheureux. 

Cœlina,  à  son  tour,  lui  conta  sa  vie  avec  Mme  Paimyre,  ses  souffran- 
ces, sa  misère... 

—  Mais  tu  avais  vingt  mille  francs  !  s'écria  Mme  de  Saverne. 

La  jeune  lille  fit  un  gesie  de  surprise  et  répondit  avec  une  indulgence 
angélique  :  —  Oh!  des  malheurs  peut-être...  un  notaire  qui  prend  la 
fuite...  vous  savez. 

—  Mais  je  t'avais  laissé  desbij(;;ix. 

—  Je  les  ai  vendus  moi-même. 

Et  il  fallut  que  Marcel  contât  l'histoire  de  la  montre  plate,  en  dépit  de 
tous  Us  signes  que  lui  faisait  Cœlina  pour  qu'il  épargnât  Mme  Paimyre. 

Quand  la  jt'une  fille  en  fut  à  l'amour  de  iil.  Fariiny,  aux  persécutions 
éprouvées,  Mme  de  Saverne  comprit  le  reste.  —  Une  mère  c'est  une 
fée.  —  Elle  prit  la  main  de  sa  fille  et  celle  de  Marcel  et  les  unit  sur  son 
cœur  en  s'écriant  :  —  Oh  !  maintenant,  nul  ne  poura  nous  séparer  tous 
les  trois. 

Cœlina  pâlit,  ses  lèvres  devinrent  blanches,  et  elle  fit  un  geste  négatif 
avec  sa  main  qui  tremblai:. 

—  Ma  mère,  je  serai  la  femme  de  M.  Farny,  il  eu  a  ma  parole. 
Mnrceltoml)aàgeiiou\  et  couvrit  la  maiude  Cœlina  de  ses  baisers  et  de 

ses  larmes,  en  prenant  à  témoin  son  amour ,  sa  pCdeur,  les  causeries  du 
Soir,  promesses  bien  plus  sacrées,  car  elles  sont  écrites  au  ciel. 

Mme  de  Savernî  elle-nième  ne  comprenani  ricii  à  cette  volonté  de  fer 
où  le  cœur  de  la  jeune  fille  sa  brisait,  juignit  ses  prières  à  celles  de 
Marcel. 

Alors  Cœlina  leur  conta  à  voix  basse,  la  noble  fille,  comme  si  les  pa- 
roles à  peine  prononcées  se  gravaient  moins  profondément  dans  le  cœur, 
elle  leur  conta  la  disparition  de  Mme  Paimyre  et  du  portefeuille,  et  com- 
ment, dans  la  crainit'  de  la  jusiice  ,  du  déshoiineur,  clic  avail  consenti  à 
ce  mariage  dans  l'espoir  de  mourir  avant. 

—  Mais,  ma  lille,  les  juges  reconnaîtront  ton  iar.occnce. 

—  Il; las!  j'ai  promis. 

—  Mais  je  suis  ta  mère,  on  ne  peut  te  marier  sans  ma  volonté. 

—  J'ai  promis,  je  slois  tenir  ma  promesse. 

—  Ah!  vous  ne  l'épouserez  pas,  s'écria  Marcel.  Je  le  tuerai,  voyez- 
vous,  cet  hnmmelà  !  Mais  vous  ne  lu'aimoz  donc  pas,  que  vnus  n'êtes 
point  venue  me  due:  Marcel,  proiége-moi  !  Vous  avez  promis':'  Paroles  de 
femme!  Est-ce  que  l:s  femmes  promettent  !  D'ailleurs,  voilà  madame, 
qui  est  votre  luèru,  et  qui  ne  veut  pas  rue  ce  inari.igc-là  se  fasse,  N'est- 
ce  pas,  madame?  Cœliaa,  r'poudez-moi'?  Vous  serrez  vos  lèvres  !  Ah  ! 


quond  il  y  a  une  v(jlont(^  dans  ces  petites  tètes-l^  !  Eb  bien  !  je  veux  aussi, 
moi  !  Vous  ciaignez  la  honte,  la  justice!  je  dirai  devant  le  tribunal  que 
c't  st  moi  qui  ai  fait  le  vol,  mais  vous  n'épouserez  pas  cet  homme,  vous  ne 
l'épouserez  pjs! 

—  Ah  !  monsieur  !  s'écria  Cœlina,  je  l'entends  venir  ;  Marcel,  parieiî 

—  Non  jeresie. 

—  Je  vous  l'ordonne  ! 

—  Je  resie,  vous  dis-je. 

—  Je  vous  en  prie.  Le  voici  ;  retirez-vous  dans  cette  chambre.  Ma 
mère,  allez  avec  lui,  quil  ne  fasse  pas  de  folies.  Je  verrai...  je  tâcherai 
de  reculer  ee  mariage...  detrouver  des  prétextes...  des  obstacles,.. 

Et  Mme  de  Saverne  emmena  Slarcel  piesijue  de  force. 

—  Ah  !  pensa  Cœlina  quand  elle  fut  seule,  parjurer  sa  proicesse,  ce 
n'est  pas  d'une  ame  honnête. 

M.  Farny  entra;  il  était  en  habit  noir,  en  cravate  blanche ,  et  sa  figure 
rayonnait  de  bonheur. 

—  Eh  bien!  ma  petite  femme,  s'écria-t-il  en  entrant,  et  ces  papiers? 

—  Vraiment  je  ne  sais  comment  cela  se  fait ,  je  ne  les  ai  pas  encore 
trouvés. 

Et  Cœlina  se  mita  faire  de  nouvelles  recliercbes  dans  le  secrétaire. 

—  Ils  doivent  être  là,  cependant,  ma  bille  enfant...  dans  un  p?'it  por- 
tefeuille,., au  fond  d'un  tiroir.  Mme  Paimyre  m'a  assuré  qu'ils  y  étaient. 
Les  trouvez  vous  ?  Moi,  il  faut  que  je  vous  fasse  part  a;:ssi  d'une  petite 
supcicherie.  Uns  a«scz  fâcheuse  allaire  m'a  forcé  de  cacher  jusqu'à  ce 
jour  mon  véii:able  nom.  Depuis  un  an  environ  je  suis  maître  d^i  le  re- 
prendre ;  niaisj'ai  gardé  le  nom  que  vous  me  connaissez  ,  voulant ,  pour 
voire  niari.iKe,  déposer  au  fond  de  voue  corlîelle  de  noces  le  plas  beau 
diamant  pour  une  lèmnie  :  le  titre  de  vicomtesse.  Je  me  i.omme... 

—  Le  vicomte  de  Saverne  !  s'écria  w.e  vuix  derrière  lui,  et  vous  D'é- 
penserez  pas  la  fille  a\a,it  d'avo'r  lué  la  mère  ! 

M.  de  Farny  se  retourna  et  reconaui  sa  femme. 

ConcIiegiGu, 

M.  de  Saverne  avait  appris,  à  son  retour  d'Italie,  que  des  poursuites 
avaient  été  fii;es  contre  lui,  pour  détournement  de  mmeure,  parle  père 
de  la  jeu. le  fille  qu'il  avait  séduite.  La  pauvre  cnfint,  sur  le  point  d.;  de- 
venir mère,  s'était  jetée  à  l'eau.  D'un  autre  côté,  le  vieil  ofliier,  fou  de 
désespoir,  s'était  fait,  par  manière  d'horrible  distnclio:i,  une  sa'  glante 
répntaiion  de  spadassin.  Troisièniemcnt,  le  vicomte  était  mal  dans  ses  af- 
faires et  pouisuivi  par  ses  créanciers.  Enlin,  il  avait  toujours  grand'reur 
de  reiKoiiircr  sa  femme.  Toutes  ces  raisons,  ma's  surtout  la  première, 
lui  avaient  laii  prendre  le  nom  de  Farny. 

Depuis  un  an,  Vojjicirr  avaii  été  tué  en  duel;  d'un  autre  cô!é,  il  avait 
appiis  (juc  sa  femme  élait  à  la  dernière  extrémité,  et  depuis  longtemps  il 
la  teiiùii  pour  rauite.  Je  dois  ajouter  que  le  parent  qai  l'ava  t  dote  de 
ce^it  mille  francs  était  mort,  lui  laissant  toute  sa  fortune  légèrement  enta- 
mée par  Mme  Paimyre. 

Si  vous  avez  pris  quelque  intérêt  à  Marcel  et  à  Cœlini,  je  suis  heureux 
de  vous  apprendre  qu'ils  sont  mariés  et  vivent  auprès  de  .''.Ime  Guéiin  et 
de  Mme  de  Saverne.  L'ouvrier  a  prospéré.  C'est  un  de  ces  ménages  tapis 
dans  im  angle,  heureux  chez  eux,  huiuliles  et  petits  comme  le  moineau, 
mais  que  nul  coup  de  fusil ,  nul  grand  malheur  ne  font  trciubler  ;  ména- 
ges riches  de  p"u,  cossus,  où  l'on  chante  du  malin  au  soir,  et  dont  les 
jours  défilent  remidis  par  le  travail  et  parsemés  de  plaisirs;  chapelet  où 
il  y  a  beaucoup  de  grains  d'or. 

M.  de  Saverne  court  le  monde  de  nouveau.  Cet  homme  n'était  pas  fait 
pour  le  ménage.  Vieux  papillon  terni ,  il  tourne  autour  de  ce  ûambtau 
qu'on  nomme  Sainte-Pélagie;  il  finira  par  s'y  brûler  les  ades. 

Mme  Paimyre  est  aux  Etats-Unis  ;  elle  est  chargée  d'une  éducation  par- 
ticulière. 

M.  Dudossier  a  l'honneur  de  vous  faire  part  de  son  marlag-f  avre 
Mlle  *"  (la  vieille  lille  dont  vous  avez  lait  connaissaace  à  la  soLce  dan- 
sante de  Maie  Palmvre), 

Et  vous  prie  d'assister  à  ta  bénédiction  nuptiale,  etc. 

WILHEU  TÉSl\T.— {Presse.} 


L'Administration  jugée  par  un  ministre. 

Duc  des  plus  hautes  intelligences  de  notre  époque  a  jeté  dans  une  pe- 
tite brochure,  mystérieiisr'ment  publiée  pour  les  salons  poliil  m  s,  ii"(* 
brillanlc  esquisse  du  mouvement  de  l'esprit  français ,"!  la  lin  du  de-,  i  r 
siècle  et  au  commencement  de  celui  ci.  ISous  eu  extrayons  le  f.agnci.t 
suivant  : 

L'Administration  compte  en  France  trois  grandes  époques.  Elle  a  »'té 
créée  au  dix-septième  sièe.c,  sous  Liuis  AlV.  Au  dix-huit  ème,  de  i7J0 
à  17.S0.  elle  est  entrée  dans  les  voies  du  progrès  scientili  jue  et  de  la  civi- 
lisation universelle.  C'est  de  nos  jours,  et  d'abird  par  rimpnlsion  de 
l'Assemblée  Constituante,  qu'elle  a  re(;u  sr.  fnrme  sy^^en)aIi.^,ue.  cl  pris 
dans  la  société  aussi  bi^-Mi  que  le  go.ivernoment  une  inllucnce  desti- 
née, si  je  ne  tue  trompe,  à  s'accroiirc  encore,  ca  se  combinant  avec  Ici 
instiluiions  libres. 


38      


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


La  fecoiifie  de  ces  époques  a  rendu  à  la  Fiance  des  services,  à  mon 
avis,  trop  peu  connus  et  mal  apprécity-:.  Au\  gi  an.li'S  quc>iliiin<  de  l'ordre 
moral  appariicnt  la  iJrOcJniiinMice.  J<j  ne  m'en  donne  ni  ne  m'en  plains. 
Ces  (|ue.stions,  soulevé  s  alors  avec  lani  d'écLt  et  «l'clU  t.  ont  éclipsé  tou- 
tes les  autres.  L'Ad.i.inislralioi)  s'est  (  ffacve  devant  la  p  iliiijue.  Ses  tra- 
vaux, s  s  piojels  étaient  niode^les  au  m  lieu,  telon  les  uns,  du  lioule- 
veisenien',  selon  les  aiilics,  de  la  ré^'énéialion  de  la  société.  Un  grand 
fait  pijuilant  date  de  ce  trnips,  la  créalion  des  sciences  qui  planent  au- 
dcss'fsde  l'AdHiinisiraliui  et  lui  révèlent  li's  lois  des  laiis  qu'elle  est  ap- 
pel e  à  régi".  Personne  n'a  encore  er)trevH  et  peut-èlre  ne  saurait  encore 
en'i  ev'iir  le  rôle  (pie  ces  sciences  sont  destinées  à  jouer  dans  le  mou  le, 
rôle  immense,  (pioiqu'.l  ne  doive  et  ne  puisse  jamais  élie  le  premier.  Au 
dix-liuiiiéuie  siècle  en  appartiendra  le  principal  hauneur  :  c'est  là  sou 
oeuvre  la  plus  oiiginule. 

La  partie  iliéoncpie  de  cette  œuvre  n'a  point  à  se  plaindre  de  la  renom- 
mée, hllc  lit  gratid  biui  en  naissant.  Les  divi  rfes  écoles  économi.stes, 
leurs  débals,  n'ont  jamais  cessé  d  attirer  puissaui  neut  l'altent  on  publi- 
que. Mais  la  partie  iiraiiipiede  l'Adrnin'sraiioa  Irançase  dans  hi-eciinde 
moitié  du  dix-hu.lième  sii'cle,  l'esprit  général  qui  y  présidait,  son  respect 
pour  la  sri'Miceet  pour  l'iiu  aaiiité  ;  ^es  ell'orts,  d'une  part,  pour  a  suier 
l'eiiipire  des  principes  sur  les  faits,  de  l'anire  pour  diiiger  les  faits  ^t  les 
priacipes  vers  te  b  en  d-,i  la  S'ic  été  tout  entièi  o  ;  les  résultais  p  sit  fs  de 
ces  efforts  ;  les  iunombr.ibles  et  inappréciables  améliorations  accomplies, 
ou  commencées,  ou  prépaiée.s,  ou  rai5ditées5  celle  époque  dans  tons  les 
services  publies  ;  les  travaux,  en  uu  mot,  et  les  mérites  des  adniiiiisira- 
teurs  de  tout  genre  et  de  tout  rang  qui  ont  eu  alors  (n  main  les  affjiies 
du  pays,  c'est  c>'  qu'ont  troj)  effacé  les  orages  et  les  triomphes  de  la  po- 
litique, ce  qui  n'a  pas  oijieuu  sa  juste  part  de  rccounaissanec  et  de  ce- 
lébrilé*..  guizot. 

(France  administ/ alive.) 


VETITES  CHK®j^'ï©ÎJE&  SU  X1S.«  SSiiCILS. 
Xajtaléou  et  ie  roi  cVÏTi'eîot. 

OU  QU.VTRE-VI\GT-Tr.OIS  'm.\USOLÉES  ET  U.\E  PETITE  TOMDE. 

En  179'i,  il  se  trouvait,  dans  une  mnisin  de  la  rue  Can'^bitre,  à  Mar- 
seille, un  por  ier,  tailleur  et  iias-N'irman  1,  qui  chaulait  toute  la  journée 
en  racconmoduit  les  culottes  lie  ses  pratupies,  pc.Kiaiu  que  son  é|iouse 
distribuait  des  pommes  de  terre  frites  aui  consommateurs  du  voisinage, 
qui  cc-nsidéraient  alors  le  piin  coaime  un  objet  de  luxe. 

Psi  mi  les  lo  atii.'cs  de  la  maison  et  les  piatiques  liabituelles  des  deux 
époux,  on  remarquait  une  fa  uille  corse  réfugiée  depuis  peu  en  France, 
et  qui  venait  dans  la  gargotic  noraia  ide  clrreiier  i\n  supiléincnt  obligé 
aux  irop  maigres  portions  octroyées  pir  la  municipalité  maiseillaise. 

Le  portier  M.iili;eu  et  sa  dig  le  moitié  fiient  iilus  d'une  fois  crédita 
colle  faaiille  intércssan'.e,  sur  la  bonne  mine  de  la  mère  et  la  parole  du 
lib  cadet,  jeune  olfic.er  d'artillerie  de  belle  espérance. 

Quand  ra;>picnii  lié -os  venait  à  î\Iarsei  le  ,  il  n"  manquait  jamais  de 
dire  au  péi  éreiix  pourvoyeur  né  nat.f  des  envi'ons  d'Yvelot  : 

—  Père  .Mathieu,  .^:i  jamais  je  deviens  quelque  chose  en  France,  je 
TOUS  ferai  nommer  roi  d  Yvetot. 

—  Et  moi.  rép 'niait  en  riant  le  tailleur,  je  vous  proclame  dès  ce  mo- 
ment généra:is.-ime  de  nifs  aimées. 

—  Ml  rci,  dis:ut  l'ollicier,  j'accepte  en  atientlant  mieux. 

^-  Est  ce  que  vous  co  nptez,  par  hasard,  commiiidcr  celles  de  France  ? 

—  Qui  sait?  j'ai  le  bâton  de  maréchal  dans  ma  poche. 

—  Diabli^  !  vous  élf-s  an  bilieux,  mou  général. 

—  Un  |)PU  ;  cl  votre  majc.'^lé? 

—  OIi!  m  Ml  Dieu,  ma  i:iajc:-tâ  est  forî  accommodante;  elle  secon- 
tenipra  d'une  thaum'èrc  dans  mon  village,  d'un  ca'jaret  ei  d'un  établi  de 
tailleur. 

—  L'n  palais  de  chaume?...  voilà  qui  est  bien  modeste;  je  vous  le  pro- 
mets, à  l'avance,  sire. 

—  Et  moi  j.'  vous  en  souhaite  un  en  marbre,  général. 

Ce  soir-là,  une  vieille  gilana,  qui  se  trouvait  daus  la  bouliqae,  leur  dit 
en  les  examinant  : 

—  Vous  les  aurei  l'un  et  l'autre,  mcsscigncurs;  vous  sercs  rois  Cous 
les  deux. 

—  l'.ois,  s'écria  en  riant  le  père  Mathieu?.,.  Et  quel  sera  le  plus  puis- 
sant des  deux? 

—  Vous,  répondit  la  vieille  en  désignant  le  lieutenant. 

—  El  le  plus  lieurcus'' 

—  Vous,  ajouta  i-cl  c  en  regardant  Mathieu. 

te  portier  se  prit  ii  rire  aux  écUls;  mais  le  lieutenant  ne  rit  pas,  lui,  et 
s'éloigna  d'un  air  rêveur. 

Le  len  Icmain  l'officier  alla  guerroyer;  sa  famille  partit  pour  la  capitale, 
et  le  portiertailleurgargo'ier  continua  à  raccommoder  (les  culuties  et  ii 
faire  bire des  poimnes  de  lerrc. 

Il  ne  songeait  plus  à  son  horoscope,  lorsqu'un  beau  malin  il  reçut  par 
la  diligence  uuepwiic  somme  assez  londeletie,  avec  un  billet  aiusi  conçu  : 


«  Je  suis  Téuéral,  il  est  juste  que  vous  sovez  roi  d'Yvelot;  voici  de  quoi 
«subvecir  aux  premicis  IVuiij  do  voire  insi;.ll.!:ion. 

"Legciiéial  Bonaparte.  » 

Le  tailleur  accepta  i'iirgent  et  le  présage,  il  ijnitia  soii  cordon  et  sa 
bjuiique  ei  pa  lii  avec  sa  teinme  |)i)ur  .son  vdUige  natal. 

A  soii  an'i\<  0,  il  ap;irit  (|u'on  allait  meitrc  en  venle  !e  (l'bris  d'un  vieux 
cas  el,  que  l'on  appela  t  dans  !<•  pays  |i'  pa  ais  du  roi  d'Yv  lot;  on  le  lui 
adju.^^a  miiyeeiKHU  (pie'qui'S  ass  gnal.s.  Il  ne  restait  (lUis  que  deux  ou  trois 
pans  de  muraille,  il  le.s  lii  ah  iltre,  el  le.s  piei  res  de  l'ex  clifiu  au  royal  ser- 
virent à  élever  une  jo  ie  guinguet  e,  à  la  pur  e  de  biqu  lie,  au-d '.ssus  de 
la  branche  de  houx,  on  li  ail  en  gros  caractères  :  A  Uirépubitquc  d  ïve- 
tôt.  Les  rois  élaii  ni  prohibes  pour  le  nionic:,t. 

A  peu  près  vers  le  même  temps,  l'evliciii  nant  d'artillerie,  devenu  gé- 
néral en  chi'f,  déiiiolisbaii  la  (iernièrc  pierre  de  la  cnnsiiiiuion  rép"blic<ii- 
ne,  lais.iit  tauier  ses  ré|;ré.ientans  par  les  fenêtres  cl  s'installait  c"  me 
souverain  provisniie  au  Luxeaibuurg,  en  aiienJanl  qu'il  put  trôner  délini» 
livement  aux  Tuil  cries. 

—  Est-ce  (-ui*  la  giiana  aurait  dit  vrai?  s'éc.  iî  le  père  Mathieu  quelques 
jours  api  es  le  18  brumuiio  ;  mon  (lliiier  a  fait  sortir  de  ta  poche  le  bâton 
de  maréchal,  s'il  al  ail  y  trouver  une  (O  :ro  ine  ! 

11  lu  trou,  a  comme  cliacunle  sait;  il  eu  trouva  même  deux  au  lieu  d'une, 
et  plus  larl  il  en  dis:iil)ua  à  ses  pirens,  ûaiis  et  coiin  .iss 'lires. 

L"  jimr  où  le  ri  devant  licueuiiiit  p  aça  sur  s'i  lele  'a  dojble  couronne 
de  France  et  «l'Ilalie,  le  père  I\lhiliieu  se  coiM'i  d'un  lioair't  de  colon  or- 
né d'un  ruban  pon-ean  ;  il  s'emeiessa  d'ubulir  sa  petite  république  el  prit 
pour  enseigne  :  Au  rouCYvf-.lot. 

Et  les  buveuis  de  sou  cibarci  lui  oclroyèrent  gaîmcDt  ce  tiire,  le  verre 
à  la  ma;n,  en  même  iciiips  que  le  pontife  suprême  sacait,  bien  malgré 
Li,  le  chef  du  nouvel  caijiire. 

•—La gilana  avait  deviné  juste,  se  dit  le  monarque  cabarelier,  nous 
commençons  chacun  notre  c'ynas  ie  :  nous  voilà  cous'iis  on  à  peu  près. 

Or,  pendant  que  le  moilfiu'î  César  accaparait  des  (r.iviareset  des 
royaumes  pour  en  faire  cadeau  à  sa  fami  le,  le  modeste  .souverain  d  Yve- 
tot se  ciinieiitait  de  joindie  à  sa  g:iingue;teun  débit  de  tabac  et  un  petit 
restaurant  dirigé  \.av  ^a  caisinièru  Jtanneton, 

—  Mon  cousin  va  plu?  vile  qua  moi ,  disait  le  roi  Mathieu  ;  il  a  déji» 
fait  le  tour  de  l'Europe,  et  nvii ,  je  n'a;  pas  perdu  de  vue  le  clocher  de 
mou  v  llige;  (('li  sait  pouiiant  si  nous  n'arrivennis  pas  au  mcaie  but  ? 

Lorsque  l'oigueiiienx  empiMeur  lépiidii!  l'épouse  bieii-aimce  du  géné- 
ral Boiiaiiarte  pour  .s'al  ier  ù  la  fille  du  sii-ci  s-t  ur  des  Césars  ,  le  père 
Malhieu,  qui  avait  perdu  son  épousa  ,  su  conleiua  de  prendre  Jeaiiueton 
pour  sa  leénazère. 

—  Oh  !  se  disait  il,  mon  cousin  dcvietû  fou;  il  renie  son  origine  ,  ça 
lui  pniiera  malheur.  Moi,  je  reste  Uîathied  comme  devant,  et  Joannetcn, 
pour  moi,  vaut  bien  uie  archiduchesse. 

A  cette  époque  de  triomphe  et  de  gloire  pour  le  grand  monarque ,  «n 
modeste  bare.uicraie  o^a  chanter  1  s  vertus  champêtres  el  pa  iliques  du 
bon  roi  «'Yveioi,  au  lisipie  d'effaroucher  l'ùuuieur  belliqueuse  et  enva- 
hissante (lu  terrible  eniiiereiir. 

La  cfansoii  eut  un  succès  populaire  :  elle  troubla  le  sommeil  du  mo- 
narque, il  voulut  .^avo  r  le  nom  de  l'auteur  ;  l 'ii  avait  été  prince,  il  I ai  au- 
rait déclaré  la  guerre,  il  l'aurait  déii  ûué,  peut-être  :  c'était  un  .simple  ex- 
pédiiioniiaire,  il  n'osa  pas  le  de  liluer. 

Ou  assmc  qu'au  monieiit  où  le  m  lîire  hésitait,  un  courtisan,  homme 
d'esprit.  Ta!  eyiMiiii,  je  suppose,  se  h.siidi  ù  lui  dire,  en  souriant  : 

—Sire,  le  droii  de  rlnuisun  est  lesi  ul  que  vot'C  majesté  ait  laissé  au 
peuple  snuveiainde  laFiMnce;  Ma  orin  le  respeeiaii,  ainsi  que  .son  au- 
guste élève;  e',  piiuitiiit,  le  iroepiau  des  chanicnrs  était  alcrs  co^  véahle 
ù  meci.  Seiezvous  moins  inuulgeiit  pour  votre  peuple?  Il  paie  bien  ; 
laissez-le  chanter  pour  son  aigent:  une  chanion  de  plus,  sire,  c'est  une 
conspira  ion  de  moins. 

Le  conseiller  n'osait  pas  ajouter  :  c'est  quelquefois  une  leçon  profita- 
ble ei  salutaire.  C'en  était  une  L'empereur  l'i  iiireù',  dit-on,  un  instant  ; 
il  eutlapen-ie  de  metire  un  t  rine  à  son  aailniion,  à  ses  en  pries,  un 
instant  il  soegea  à  laisser  l'Europe  en  ri'|ios.  Une  cliansoii  nlUii  duni.cr  la 
paix  au  n  onde...  Mais  ledcmou  fatal  de  l'ambitioii  reprit  bici.lùt  .son  Oiii- 
pire.  et  le  lendemain  l'apologue  f.t  oublii'.  ■ 

Celle  chanson  ne  lit  p;:sseiisa;ion  se  dément  à  la  conr  de  FrancOi  cl  e 
fut  un  vériiabeeviiiemeiit  poui-  le  royaume  d'Yvetot,  car  elle  tu.ilil  y  oc- 
casionnicr  une  grave  perttnbalion,  une  révoliiliou  poliliipic. 

La  révdkiti' n  dont  il  s'agit  ne  li;;uie  mil;  pa:t  dans  l'histoire  ;  il  est 
vrai  qu'elle  dura  muns  da  viugt-quairc  heures  et  ne  cau.-a  la  mort  de  per- 
sonne. ,  .       ,  .       , 

Certes,  alors  que  de  vastes  empires  croulaient  da  toutes  parts,  alors 
que  le  canon  inuissontiait  des  nriuées  entières  et  changeait  des  dynas- 
ties de  dix  siècles  ,  une  révolution  aussi  ianucenic  devait  passer  ina- 
perçue. 

Toutefois,  je  vais  essayer  d'en  raconter  les  phases  ,  d'après  des  docu- 
mcns  au' berniques  que  j'ai  recueiliis  sur  les  lieux  mêmes ,  d'un  témoin 
oculaire  his'.oriograp'iic  el  perruquier  de  l'endroit. 

Or  d(mc,  voici  le  irrand  et  l'uniqu  -  événement  qui  figure  dans  les  mo- 
dernes annales  do  cet  iiupeiceplible  royaume. 

11  y  avait  à  Paris  un  fort  hounéie  homme  qun  beaucoup  de  gens  ont 
pu  connaître,  lequel  avait  Clé  vainquent'  de  la  li.blille  eu  89,  motou» 


LE  MAGASIN  LlTTÉUAIRE. 


3d 


nairc  on  90  ,  rédacteur  d'une  feuille  à  deux  liards  en  93,  et  plus  tard 
fcibricanlile  constitiuioiis  et  péliiimiuaire  iiilaii^able  aux  Ciiii-Ceiits  .  au 
iribnii:"  '•!  à  la  rbambre  ries  dOpuirs.  La  prise  delà  Bastille  lui  avait 
procuré  la  lilii^rié  de  tout  dire  et  de  tout  écrire,  mais  la  coi'siiuiaule  a- 
vait  passé  à  l'ordre  du  jour  à  propos  de  sa  motion  ,  I\I.  de  Robrspicrre 
avait  fait  saisir  soiij'iuinal  à  «Jeux  liards,  Icdiredoire  avait  rejeté  ses 
cousiitut  ons  saiis  les  lire,  et  lui  avait  préféré  celles  de  l'abbé  Siejès;  eu- 
fin  le  preuiier  consul  apoitilUit  ainsi  un  de  ses  projets  :  Procurer  une  pla- 
ce à  l'auteur,  à  Ciiareulon. 

L'info  tu  né  lé{,'islaicur-publiriste,  que  nous  noni'nprons  tout  simple- 
ment lialiha/ar,  ne  se  tint  pas  pour  ba.tu.  11  lui  fallait,  à  quel(]ue  prix 
que  ce  fût ,  un  nivamne  queiconquo  qu'il  put  adniiublrer  ,  un  peuple 
plus  ou  nioini  civilisé  qui  voulu  bien  essayer  de  sa  constitution  :  c'é- 
ta  t  S"n  idée  lixe,  invariable.  Et  que  l'on  ne  dise  pas  que  ce  toit  là  un 
personna^'e  inveiiié  à  plaisir;  je  connais,  par  le  teniiis  qui  court,  plus 
(l'un  Balibazar  politiqne. 

Or  donc,  voyant  qu'il  n'y  avait  rien  à  obtenir  du  despote  impérial,  no 
Ire  lionime  se  raliaiiit  sur  les  roitelets  et  les  principicule»  de  l'Alleinngne. 
Aucun  d'eux  ne  daiana  répondre  à  sa  circulaire.  11  est  vrai  que  l'empe- 
reur, son  concurrent,  coiilisqiiaii,  au  piolit  du  gouvernemmit  fi aiiçais, 
les  peiiis  étals  des  confédérés  allemands.  Le  futur  législateur  jie  fut  pas 
pUr-  heureux  auprès  de  la  tépublitiue  de  Saint-Marin  et  de  la  principauté 
de  Monaco. 

Il  ne  lui  restait  plus  qu'à  s'adresser  à  quelque  souverain  du  Nou- 
veau-Monde, a  queUjue  roi  de  l'Océanie,  et  il  était  bomnie  à  tenter  l'a- 
venture, lorsque  la  cliiiiison  du  roi  d'Yvetot  vint  lui  rapptler  ce  monar- 
que normand  de  la  fabrique  du  loiLoihaire  I". 

—  Au  fait,  se  dit  le  niarcliaiid  de  cousiiuiiioDS,  si  je  pouva's  reconsti- 
tuer ce  royaume  avec  ses  privilèges  et  sis  franchises,  autant  vaut  celui- 
là  qu'un  autre.  —  Et  il  se  mit  à  la  recbfrclie  des  descendans  du  roi  d  Y- 
vetot.  On  ki  indiqua  leur  ancienne  demeure.  Quelle  fut  sa  surprise,  lors- 
qu'au lieu  d'un  châtfau  il  trouva  un  cabaret!... 

—  C'c-)t  égal,  dit-il  après  un  niunient  de  réflexion  ,  la  Providence  a 
bien  fait  un  prend  empereur  d'un  petit  sous-lieuicnant ,  elle  m'aidera 
à  faire  un  roi  de  village  d'un  cabareiicr  normand.  —  Et  il  aborda  l'héii- 
lier  présomptif  qui  plumait  des  canards  sur  le  seuil  du  palais. 

C'était  jusicutent  le  jour  de  h  SaintMaibieu,  la  fête  du  mona-que 
d'Yvc  toi  ;  il  y  avait  liai  champêtre  et  prand  gala  à  la  cour,  je  veux  dire  au 
cabaret.  La  circonslance  était  opportune;  le  monarque  se  trouvait  tan 
soit  peu  en  goguetie.  Le  fabricant  de  constitutions  ne  taida  pas  à  lui  en 
faire  ava'er  une  pour  le  moins. 

Muni  des  renscigiieinens  nécessaires,  il  attendit  le  retour  du  roi  Ma- 
Ibicu,  que  l'on  promenait  en  triomphe  sur  un  âup  autour  de  ses  états.  Les 
arclamaiions  étaient  furibondes  et  l'allrg-esse  tout-à-fait  délirante. — C'est 
bon  !  c'est  bon!  se  dit  le  ministre  en  perspeciive,  noui  aurons  de  l'en- 
Ihousiasiiie  à  bon  marché  dans  notre  gouvernement  :  c'est  le  ciJre  nor- 
mand qui  en  fera  tous  les  fi  ais. 

Le  coitcge  s'arrèia  sur  la  grande  place,  à  la  porte  du  cabaret  royal. 
Le  veriueux  monarque  remercit  son  peuple  :  il  déclara  qu'il  était  tris 
content,  et  comme  ses  sujets  devaient  avoir  gagné  soif  à  force  de  célé- 
brer ses  vertus,  il  les  renvoyi  boire  à  sa  sanie  et  danser  dans  son  parc, 
auirenient  dit  son  verger,  puis  la  ma;csté  chainpèire  se  jeta  sur  un  banc 
pour  se  remeUre  un  peu  des  fatigues  de  la  royauté. 

Le  niomeui  éiait  favorable;  Ballhazar  s'approche  doucement  de  son 
mfmarque,  et  d'una  voix  catrcssanie  il  dit,  en  s'inclinant  respectueuse- 
ment : 

—  Votre  nnjpsté  doit  être  bien  heureuse  de  se  voir  fêter  ainsi? 

—  Ali  !  par  ma  foi,  reprit  Mathii  u  en  regardant  son  interlocuteur  d'un 
air  étonné,  ma  majesté  est  très  satisfaite  et  passablement  érintée;  heureu- 
sement, ajonta-t  il  en  riant,  que  c<  la  ne  dure  qu'un  jour. 

—  Et  si  cela  dm  a't  plus  long-temps,  lit  Ballhazar  d'un  air  mystérieux?.,. 

—  IJcai  !  i:lait-il  ?  s'écria  le  père  Mathieu. 

—  Je  dis:  si  cela  durait  plus  long  ti-mps?., 

—  Au  diable  !..  Ma  mijcslé  serait  bientôt  ruinée,  s'il  fallait  régaler  mes 
sujets  tous  les  jours. 

—  Et  si  les  sujets  régalaient  à  leur  tour  la  royauté? 

—  Obi  alors  cela  serait  diU'ércnt;  mai;,  par  malheur,  cela  uc  se  peut 
guère. 

—  Un  mot  de  vous,  majesté,  cc!a  est  possib'.c. 

—  Ou'cst  ce  que  vous  me  chante?,  donc  là? 

—  Oui,  sire,  dites  un  mat,  et  je  vous  fais  gratis  un  trône,  une  couron- 
ne et  un  budget. 

—  Laissez  donc,  vous  voulez  rire!..  Mon  trône,  c'est  mon  établi  de  tail- 
leur; ma  couronne,  mon  bonnet  de  coton;  quant  au  budget,  ça  regarde 
Jeannoion,  mon  iniendanie. 

—  Jeanneion,  dit  à  pan  le  diplomate,  il  paraît  quecVstune  puissance 
dans  l'état  .•  nous  verrons  à  la  gagner. 

Puis  11  reprit  avec  force  cl  d'un  air  solennel: 

—  Siie,  vousèlos  roi  ! 

—  Du  tout,  s'éciia  Mathieu,  je  suis  tailleur. 

—  Vous  èies  roi,  vous  disje  ! 

—  Et  moi  je  vous  soniicis  que  je  su's  tailleur,  cabaretier,  débitant  de 
tabac  et  roi  peiulaiit  vingt  quatre  heures,  tuus  les  au?,  à  la  Saint- .\hihicu 
c'est-à-dire  roi  pour  rii  e. 


—  Roi  défait,  reprit  Batihasar,  et  je  le  prouve  :  n''occupez-vous  pas  le 
domaine  des  anciens  rois  d'Yvetot  ? 

—  Il  est  vrai  ;  seulement  le  château  est  devenu  un  cabaret. 

—  Quiuiporle  !  nous  en  ferons  un  palais  ;  et  le  nom  que  vous  donne 
en  riant  votre  peuple  peut  devenir  un  titre  sérieux  et  réel.  —  Et  il  se  mit 
à  lui  détailler  tous  les  avantages  de  la  royauté. 

Le  père  Mathieu  était  resté  stupéfait,  abasourdi. 

—  Tout  cela  est  fort  agréable,  sans  doute,  dit-il  un  moment  après  ;  miis 
il  n'y  a  qu'un  petit  inconvénient,  c'est  que  je  û'tutends  rien  au  métier 
de  roi. 

— Oii'«-'st-ce  que  cela  fait?  avec  un  bon  ministre,  vous  n'aurez  qu'a  ''ous 
promener  et  à  damier  voire  signature  :  à  propos,  savons-nous  signer? 

—  Certainement. 

—  C'est  à  meneillc  :  on  ne  vous  en  demande  pas  davantage,  voira  mi- 
nistre se  charge  du  reste. 

—  Ah  !  ça,  mais  où  diab'c  voulez-vous  que  j'aille  ea  prendre  an  ? 

—  Eh  bien,  est-ce  que  je  ne  suis  pas  là  ? 

—  Vous? 

—  Moi,  Athanase-Jean-Biptisle  Ballhazar,  professeur  de  science  goa« 
vernetiientale,  auteur  de  siixame-trois  constitutions,  candidat  à  tous  les 
ministères  de  l'Europe,  m  ùntenant  en  disponibilité,  vu  la  concurrence. 
Comme  vous  le  verrez  par  ma  circulaire  à  tous  les  souvera  ns  quelcon- 
ques, j'o  lire  mes  services  à  un  rabais  considt'^rable;  j'entreprends  les 
gouveinemens  au  meilleur  marché  possible,  et  je  garantis  le  bonheur  des 
peupli  s  au  bout  de  trois  mois,  nonobstant  les  opposiiions,  les  insurrec- 
tions, les  émeutes  et  les  journaux. 

—  Diable  !  il  paraît  que  vous  êtes  un  habile  homme  ? 

—  Ça  n'est  pas  p  ur  me  vanter,  reprit  Ba  ihazaru'un  air  de  fatuité, 
mais  c'est  joliment  heureux  pour  vous  que  je  me  trouve  d  sponible  ;  j'al- 
lais entrer  en  fonctions,  je  vous  donne  la  préférence  sur  le  bey  de  Tittcry 
et  le  pacha  d'Egypte. 

—  J'ensuis  très  reconnaissant.  Ah!  ça,  est-ce  que  vous  croyez  que 
H.  le  procureur  du  roi  de  la  ville  d'Yvetot  me  laisiera  régner  paisible- 
ment? 

—  Certes,  je  me  charge  de  maintenir  vos  droits  sacrés,  imprescripti- 
bles; nous  ferons  des  protocoles,  ça  ne  Cuira  pas...  Pendant  ce  temps, 
nous  assurerons  le  bonheur  de  vossujels...  car  c'tst  leur  bonheur  que 
nous  voulons,  et  c'est  ce  que  nous  obtiendrons. 

—  Dam!  puisque  vous  avez  la  recette!  < 

—  r.cceitc  infiillible  ,  immanquable...  Voyons  quel  système  de  goa- 
vernement  adoptons  nous?  Monarchique,  despotique,  oligarchique,  théo- 
cratlque,  démocratique,  fédéral,  diciatoiial  ou  consulaire  ? 

—  Ah!  raon  Dieu!  moi  Je  deaiaudj  ce  qu'il  y  aura  de  plus  avantageux 
et  à  meilleur  marché. 

—  J'ai  vo!re  all'aire  :  ma  constitution  n"  3'.  Une  monarchie  champêtre 
et  paternelle  à  l'usage  d'un  peuple  primitif  et  bon  entant;  i;ne  fort  jolie 
constitution  qui  m'a  fait  beaucoup  d'honneur.  Ça  ne  ressemble  à  rien  ; 
c'est  très  original  et  en  mèiue  temps  productif. 

—  Oui,  au  moyen  des  impôts...  mais  je  vous  préviens... 

—  Vous  n'y  êtes  pas,  majesté  ;  nuus  n'avons  point  d'impôts ,  point  de 
budget...  c'est  trop  commun... 

—  Ah  ça  !  mais  comment  faites-vous  pour  payer  les  frais  du  gouverEe- 
meat? 

—  Fiien  de  plus  facile.  Nous  créons  des  places  pour  fout  le  monde  « 
et  rons  les  mettons  à  1  enchère,  au  plus  oiTrant  et  dernier  ciRhéiis-eur, 
avec  a<  coTpagirment  de  croix,  rubans,  cordons  de  toutes  les  grandeurs, 
de  Kmics  II  s  cotilerrs.  Non;  aurons  cointiic  cela  une  nation  rompos  e  de 
fo-aciion;  aires  publics  non  réiribnés ,  et  qui  paieront  toujours,  sans  s'en 
ape:ce\oir,  atiii  de  monter  plu;  haut;  p:ircc  que  ,  voyez-vous,  d.ins  tous 
les  (  t  ts  du  monde  on  ne  demande  q'.i'à  monter,  et  tel  (|iii  ne  donnerait 
p.is  cinquante  centiiiies  dans  rintérêt  du  pays  iro  iucrait  sa  fortune  et  sa 
i'emiiic  (  onire  un  habit  hi  o:!é  ou  uu  tilro  de  chamiicllan. 

—  Tiens  !  mais  ce  n'est  p.is  trop  ntal. 

—  Avci-  ça  que  notre  bureau  i:c  ta').ic  devient  un  entrepôt  général,  et 
que  no.is  soniiiies  restaurateurs  et  tailleurs  de  la  nation.  Ce  qui  fait  qu'au 
moyen  du  monopole,  on  ne  pourra  plus  priser,  boire ,  manger  et  s'habil- 
ler aillenis  que  chez  nous. 

—  C'est  au  Diicux...  Ah  ça  !  cornaient  allez-vous !cur  cnnouccr  ce  grand 
événement? 

—  A  la  suite  d'un  bm  dtner;  quand  ils  auront  bien  trinqué  préalable- 
ment, je  cur  ferai  un  discours  superbe  ;  puis  vient  l'adjudi^-.ition  des  p  a- 
ccs;  l'ambition  fermente,  l'eirhousiasmc  gagne  de  proche  ea  proche: 
notre  consituion  est  acieptée  d'emb'ée,  et  nous  faisons  uu  dii-bjit 
bi  um  ^ire  en  iuii:iatuie.  sans  tirer  uu  pétard. 

—  Va  donc  pour  le  dix-huit  brumaire  en  miniature,  dit  MaMiien. 

Tout  se  pa  sa  ainsi  que  l'avait  r.nnonré  Balîhazar.  Après  le  l).inq'.)ct, 
pendant  lequel  le  cidre  normand  Di  rollicc  d'agent  provocateur,  Biilibazir 
traça  un  tableau  séduisant  de  l'aricirn  royaume  d'Yvetot,  et  développa  soa 
projet  de  rcsiauratiiin,  en  priunetiant  d's  places  à  tous  les  convives. 

Tel  fui  l'effet  de  la  harangue  iniuisii  rielle,  que  les  ass  sians  votèrent  en 
massif  et  par  acclamation  la  rcsiauration  proposée;  puis  cul  lieu  l'adju- 
dicaiion  des  places  :  (  n  se  les  dispu;a,  on  se  les  arrarla  à  qui  mieux;  les 
pins  mode.-ies  se  concntèieiit  d'eu  prcuorc  une  elcnii  don  aine;  tout  fut 
tulcvé  Cil  un  moiU'Mil,  cl  il  uN'  eu  cul  pas  «;stz  pour  nm  le  mou:e. 


fiO 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


Le  Bouverncmcnt  lîtait  instollé  et  reconnu,  la  constiUition  allait  fonc- 
tionner librement.  Par  raalhcar,  le  père  Bertrand,  le  garde-cbampètre, 
'w^  premier  fonctionnaire  de  l'endroit,  qui  était  arrivé  trop  lard  pour  pren- 
|;1  tire  part  ù  la  curée,  forma  opposition  contre  le  nouvel  ordre  de  choses;  il 
i'-  entraîna  dans  son  parti  Jeannetou,  la  cuisinière  que  Ualiliazar  avait  des- 
■    tituéc  par  mesure  de  sûreté  générale,  et  de  plus  l'iiérilier  présomptif,  qui 
sacrilia  un  trône  et  une  couronne  pour  les  beaux  yeux  de  Mlle  Bertrand  ; 
ils  recrutèrent  tous  les  mécontens  qui  n'avaient  que  des  places  à  quatre 
sous,  ou  qui  en  étaient  totalement  privés.  Dès  lors,  une  conspiration  for- 
midable se  forma  contre  le  nouveau  ministère  ;  celui-ci  ne  fut  pas  un  ins- 
(ajit  eiïrayé,  il  se  contenta  de  donner  l'ordre  d'arrêter  tous  l's  conspira- 
tei;rs  eu  masse;  il  voulait  frapper  un  grand  coup,  disait-il  à  son  monar- 
que. 

—  Ce  diable  d'homtae,  criait  Mathieu  épouvanté,  a  donc  juré  de  tout 
bouleverser  ici  !  Vous  allez  voir  que  nous  aurons  une  guerre  civile  dans 
le  village...  c'eît-à-dire  dans  le  royaume. 

—  Uu  tout, du  tout,  majesté,  répondait  le  ministre,  c'est  un  petit  orage 
politique  ;  l'horizon  va  bientôt  s'éclaircir  et  devenir  plus  radieux.  Vos 
sujets  apprécieront  mieux  leur  bonheur  après  cela.  Allons,  une  cotite- 
iiaiice  héroïque  ;  faites  preuve  d'une  stoicité  romaine,  montrez  les  vertus 
d'un  Brutus. 

—  Mais  je  ne  suis  pas  Brutus,  je  suis  Maibieu. 

—  Je  vais  écrire  ma  proclamation,  s'écria  Ballhazar  en  quittant  la  salle. 
Tenez  ferme,  sire,  je  suis  à  vous. 

A  peine  le  ministre  venait-il  de  disparaître,  que  les  conspirateurs  qui 
assiégeaient  la  porte  d'entrée  pénétrèrent  dans  le  palais.  Bci  Iran. i, revêtu 
de  ses  insignes  de  garde- champêtre,  parut  le  premier  et  somma  le  roi  de 
se  rendre. 

—  Ah  !  mon  Dieu!  je  suis  tout  rendu,  mes  enfans,  répondit  Mathieu, 
j'abdique  indéfinimeut.Au  diable  le  métier  de  roi!  il  ne  m'a  fait  faire  que 
des  bêtises. 

—  lit  vous  consentez,  not'  maître,  dit  aussitôt  Jeaniieton,  à  redevenir 
le  père  Mathieu  comme  devant. 

— Ceriainemeut,  ma  chère  Jeanneton,  et  tu  resteras  toujours  mon  pre- 
mier ministre. 

—  Ah!  je  le  savais  bien  :  allons!  embrasse-raoi,  et  ce  sera  Gni. 

—  Comme  ..a,  dit  Bertrand,  je  ne  serai  pas  obl.gé  d'empoigner  Icgcu- 
vernement  et  ile  dresser  procès-verljal. 

—  Il  n'y  a  plus  de  gouvernement,  répoJidit  le  père  Mathieu  en  saisis- 
sant sa  cornemuse  et  en  iiiontant  siir  une  barrique  à  la  porte  de  son  ca- 
baret, il  n'y  a  [lus  qu'un  roi  pour  rire.  En  avant  deax ! 

Aussilôt'lcs  conspiiaieurs  entrèrent  en  danse;  les  l'onc:ionnaircs  pu- 
blics pour  rire  (ireul  de  même  :  ils  avaient  lélléchi  que  les  plus  belles 
places  qu'il  faut  payer  coûtent  toujours  trop  cli.T,  Uu  moment  qu'elles 
ne  rapportent  rien. 

BaU'oazar,  furieux,  voulut  protester. 

—  Protestez  ,  et  gouvernez  tout  seul ,  si  ça  vons  fait  plaisir,  mon  cher, 
lui  dit  Mathieu  en  riant  ;  quant  à  moi,  j'abdique  inaéQuimeni  :  j'en  ai  as- 
sez comme  cela. 

—  Allons,  s'écria  tristement  le  ministre,  encore  un  gouvernement  qui 
m'échappe  !  ,    . 

Ne  pouvant  être  ministre  du  roi  d'Yvetot,  l'infortuné  gouvernant  devint 
maître  ù'érôle  du  village,  et  lit  l'essai  de  ses  constitutions  avec  ses  bam- 
Liiis...  Après  tout,  disait  il,  le  roi  Den'S  fut  bien  maître  d'école  aussi,  lui, 
après  avo:r  été  roi  absolu  ! 

Telle  est  Ihistoira  de  la  grandeur  et  de  la  décadence  du  royaume  d'Yve- 
tot, Telle  fat  à  peu  rrés  celle  de  l'empire  français,  à  l'excepiion  toutefois 
que  les  fouciionnaircs  publics  demandèrent  à  conserver  leurs  places  :  il 
est  vrai  qu'ils  les  avaient  obtenues  pour  rien,  cl  qu'elles  leur  rappoiiaitnt 

que'que  chose.  .....  ,       , 

Un  garde-champêtre  avait  arrêté  a  lui  seul  le  gouvernement  du  cûbare- 

tier-roi.  ,  . 

li  fallut  deux  invasions  et  six  cent  CiiUe  étrangers  pour  renverser  celui 
du  sous-lieu:enant-empereur.  .  .     ^.         .      ,  . 

Après  le  désastre  de  Waterloo,  le  père  Mathieu  écrivit ,  dit-on  ,a  relui 
qu'il  appelait  encore  son  cousin,  pour  mettre  ses  états  a  sa  disposition. 

La  lettre  ne  parvint  pas  à  son  adresse  ;  le  raonaniue  déchu  alla  deman- 
der un  asile  à  l'Anglitcrre,  qui  le  jeta  captif  sur  un  rocher.— Ah!  s'écriait 
de  temps  en  temps  le  père  Mathieu  à  la  porte  de  son  cabaret ,  la  giiana 
avait  raison  :  Je  suis  plus  heureux  que  mon  cousin;  il  ea  prisonnier  dans 
une  ile,  je  règne  en  libcïté  dans  mon  village. 

—  Ah  !  s'écriait  à  son  tour  Balthazar ,  s'il  avait  voulu  essayer  mas 
soixante  trois  constitutions,  pcui-Étrc  aurait-il  fini  par  en  trouver  une 

—  Elle  n'aurait  pas  valu  celle  du  roi  d'Yvetot,  répondaient  les  convi- 
ves, en  frappant  sur  le  ventre  du  père  Mathieu. 

On  assure  que  parfois  le  prisonnier  de  Sainte-Hélène  se  rappela  en  sou- 
pirant la  char,son  du  roi  d'Yvetot  et  le  refrain  de  Bêranger. 

Hélas!  de  tous  les  monarques  qu'avait  faits  le  grand  empereur,  le  père 
Wa'hieu  était  à  peu  près  le  seul  qui  fût  resté  debout  ;  c'est  qu'aussi  pcr- 
soiinene  songeait  à  lui  disputer  son  litre,  lleurcui;  les  rois  dont  lias- 
toirc  ne  parie  pus. 

Ilesivrai  (ju'après  sa  mort,  le  grand  empereur  a  qualrc-vingt-tiois  maa 


solées  à  choisir,  et  que  le  roi  d'Yvetot  n'a  qu'une  petite  croix  de  boissur 
sa  tombe...  us  ciii\osiqij£Ur  imcowu. 

{Le  Globe.) 


ESPRIT  DU  PRIi\CE  DE  TALLEYRAND. 

Au  premier  rang  des  puissances  de  ce  monde  il  faut  compter  l'esprit; 
avantage  tout  personnel  qui  nous  suit  dans  toutes  les  positions,  et  le  seul 
à  peu  près  dont  l'âge  ne  nous  puisse  dépouiller.  Quelques  jugemens 
qu'on  ait  portés  à  d'autres  éjards  sur  M.  de  Talleyrand,  umis  cl  ennemis 
se  sont  unanimement  accordés  ii  lui  reconnaître  inliriiment  d'esprit. 

Il  a  subi  les  conséquences  naturelles  de  cette  tépuiaiion  ;  il  n'est  sorte 
de  contes  graveleux,  de  fades  plaisanteries,  de  calembourgs  même,  qu'on 
ne  lui  ait  prêtés,  toujours  en  partant  de  ce  principe-proverbe  qu'on  ne 
prèle  qu'aux  riches.  Lui  qui  était  extrêmement  riche,  sous  ce  rapport 
aussi,  trouvait  qu'on  lui  prêtait  inIJnimeat  trop  et  des  choses  dont  il  sa 
fût  volontiers  passé. 

En  aUen:!aiu  que  le  temps  fût  venu  de  publier  son  testament  politique, 
le  prince  voulut  établir  au  juste  le  budget  de  son  esprit.  J^os  lecteurs  en 
pourront  juger  par  les  extraits  suivans. 

—  En  réfutant  M.  de  Talleyrand  dans  la  Constituante,  Mirabeau  s'a- 
visa de  lui  dire  :  Je  vais  vous  enfermer  tlans  un  cercle  vicieux. 

—  Coaimeni!  dit  vivemei.t  celui  ci,  est-ce  que  vous  auriez  envie  de 
m'embraiscr  ? 

—  Ministre  des  affaires  étrangères  sous  le  Directoire,  M.  de  Talley- 
rand n'était  pas  encore  riche,  ou  ne  se  souciait  pas  encore  de  le  paraître. 
Il  avflit  fiiit  faire  une  voiture  dont  tout  Paris  admirait  l'élégance,  n  ais  il 
ne  l'avait  point  payée.  Lassé  de  ne  pis  recevoir  d'argent,  le  sellier  prit 
le  parti  a'attendrele  ministre  dans  sa  cour,  et  au  moment  ou  il  montait 
dans  ccue  même  voiture,  il  lui  en  présenta  le  mémoire. 

—  Bien  de  plus  juste,  dit  M.  de  Talleyrand,  on  vous  doit,  il  faut  que 
vous  soyez  payé. 

—  Ah!  citoyen  ministre  ,  que  d'obligations!  les  temps  sont  si  durs  ! 
vous  me  rendez  un  véritable  service.— Il  n'y  a  pas  de  service  lii-dcflaiis  ; 
quant  on  doit,  il  faut  s'acquitter.  —  Vous  me  paierez,  citoyen  niii-istre , 
mais  quand  ?  —  Qeaiid  1  vous  et  s  bien  curieux  !  »  Et  le  pauvre  rellier, 
élialii  de  celle  n'ponse,  put  s'assurer  deux  secondes  après  que  sa  voilure 
roulait  parraiieiiicnt. 

—  Napoléon ,  qui  n'aimait  pas  les  concussionnaires,  demanda  un  jour  ;i 
lî.  de  Tall.'vraiid  s'il  était  vrai  qu'il  fût  riche.  —  «  Oui,  citoyen  pieini.T 
consul.—  Comment  cela  se  peut-il  ?  —  J'ai  acheté  beaucoup  de  renies  la 
veille  du  18  brumaire,  et  je  les  ai  vendues  le  lendemain.  » 

—  Le  comte  Louis  de  Narbonne  récitait  un  jour,  sur  la  terrasse  du 
bord  de  l'eau,  des  vers  de  sa  façon,  ii  M.  de  Talleyrand.  Celui-ci  l'intei- 
ronipit  pour  lui  faire  remanjucr  un  homme  qiii  bàilhit  :  «  JS'arbonne,  M 
dil-ii,  regarde  donc,  tu  parles  onjours  trop  haut.  » 

—  Un  jour,  quelqu'un  demandait  à  M.  de  Talleyrand  l'adresse  de. 'a 
princesse  de  Vaudeinont  :  <■  Rue  Sa'nt-Lazare,  »  répondit-il  ;  puis  le  nu- 
méro de  l'hôtel  lui  échappant  :  «  Au  surplus,  ajnula-t-il,  vous  n'aurez  qu'à 
deman  :cr  au  premier  pauvre  que  vous  rencontrerez;  ils  cunnaisscni  tous 
sa  demeure.  » 

—  Le  Relierai  Uonlbrun,  qui  s'était  fait  un  jour  attendre  à  dîner  chez 
M.  de  Talleyrand,  se  confondait  en  excuses.  «Eh  bien!  eh  Ineu  !  vo.is 
venez  le  (ier'nicr,  répondii  le  prince,  qu'est-ce  que  cela  prouve 'i»  C'est  que 
vous  n'éiiez  pas  in^iié  il  venir  sur  un  champ  de  bataille,  car  alors  vous  se- 
riez anivé  le  premier.  » 

—  M.  de  Talleyrand  arrivait  en  poste  à  Paris  avec  un  étranger  de  dis- 
tinction. Cciuid'lai  demanda  à  quel  édilics  appartenait  le  dôr.ie  qu'il 
voyait  s'arrondir  dans  les  airs.  —  Au  Panthéon,  dii  le  prince.  —  Oh  !  re- 
prit l'étranger,  c'est  lii  que  la  patrie  reconnaissante  placera  la  déiiomlle 
moi  telle  des  grands  hommes  qui  l'auront  illustrée  ■'  —  Justement...  0;i  y 
uietdes  sénateurs  en  attendant. 

—  M.  de  TuUevrand  disait  :  Si  Mme  M...  avait  des  dents,  elle  serait 
aussi  1  ùfle  que  Mlle  Duehcsiiois,  qui  en  a  d'alTrcuses.   _ 

—  Le  petit  comte  de  Cobentzel ,  ambassadeur  d'Autriche  ,  étant  a  sou- 
per chej  M.  de  Talleyrand  au  milieu  d'une  foule  de  leia.nes  aussi  diam- 
guées  par  loar  esprit  que  par  leur  position  dans  le  monde  diplomatique, 
raconta  ranecdotc  suivante  :  .,..••    j      •.    • 

«  J'avais  obtenu  un  congé  d'une  semaine,  et  j  en  jouissais  depuis  trois 
jours,  dans  une  terre  située  à  quelques  lieues  de  Vienne.  Un  courrier  ar- 
rive en  toute  hâte,  et  me  remet  l'ordre  de  ma  rendre  sur-le-cbamp  au 
palais  impérial.  Il  commençait  il  se  faire  lard,  et  j'arrive  a  plus  de  dix 


heures  du  soir  dans  un  faubourg  de  Vienne,  quand  l'essieu  de  ma  voilure 


grosse  servante  m'inlroîlnisit  dans  un  bouE;e.  Ce  n'était  rien  encore  : 
voiUi  assis  sur  deux  ais  ma:  joints,  mal  alleriiiis;  ils  tombent,  ei.ie  tombe 
avec  eux.  —  Jusqu'où  en  aviez  vous?  demanda  Mme  de  Lewingston.  — 
Mais...  très  haut.  —  "Eniio,  iusqu'où':'  insista  la  matoise  de  Oallo.  —  S'd 
•faut  VQUS  le  dire,  mesdames,  j'en  avaii  jusqu'à  la  lèvre  liiftruu.e,  —  Nq 


LE  MAGASIN  LITïERAmE. 


voustrompcz-vûus  pas,  monsieur  le  comte,  dit  ni.  >^e  Tallc}raiul  :  ne  se- 
ra t-ce  pas  jusqu'à  la  lèvre  supérieure  que  vous  voulez  dire? 

—  Napoléon  disgracia  coiniilèiemeiU  l'ancien  cvOqued'Autun  après  son 
séjour  à  Bayonue.  On  attribua  celte  disgrâce  àropiiiitui  que  celui  ci  avait 
émise  daus  le  conseil  contre  la  guerre  d'iispsigne.  Voici  comment  il  l'avait 
formulée. 

(1  L'Espa;ne  est  pour  la  France  nne  grande  ferme,  on  en  paie  bien  le 
revenu  elles  redevances,  mais  le  terrain  n'Cii  est  piscounu,  et  l'on  s'ex- 
posera à  tout  perdre  on  chercliant  à  le  faire  valoir  par  soi-nièiie.  « 

—  On  parlait  avec  iiidignatioii  de  la  conduite  du  maréchal  duc  de  Ra- 
giise.  On  commentait  avec  amertume  les  effeis  de  ce  (pi'on  avait  l'imper- 
tinei.ce  d'appeler  l'iiii  iaiive  de  la  défection  :  «  Oh!  mon  Dieu ,  dit  le 
prince  ,  tout  (ch  ne  prouve  chose...  c'est  que  sa  montie  avançait ,  car 
tout  le  nion:le  trah  S'ait. 

—  J'admire,  lui  disait  Louis  XVin,  votre  influ  nce  sur  tout  ce  qui  s'est 
passé  en  France.  Comment  avez  vous  fait  pour  abattre  d'abord  le  Direc- 
toire, et  plus  lard  la  paissaiics  colossale  de  Napuléoii  ? 

—  Mon  Dieu!  sire ,  répliqua  le  minisire  ,  je  n'ai  rien  fait  pour  cela; 
c'est  quelque  chose  d'inexplicable  que  j'ai  eu  mofT  qui  porte  malheur  aux 
guuveiniuuns  qui  me  négligent. 

—  Pourquoi,  disait-il  un  jour,  pourquoi  ces  gens  ne  sauveraient-ils  pas 
laFrance?  Les  oies  ont  bien  sauvé  le  Cnpitole. 

—  Piqué  de  l'opposiiion  que  M.  de  Talleyraiid  avait  faite  à  la  chambre 
des  pairs,  lors  du  projet  de  loi  sur  la  guerre  d'fspagne,  Louis  XVllI  vou- 
lait l'envoyer  tout  doucorneat  en  exil.  «  Est-ce  que  vous  ne  compiei  pas, 
lui  liit-il,  retourner  à  la  canipagriC?  —Non,  sire  ;  à  moins  que  vuire  ma- 
jesté n'aille  à  Fontainebleau  ;  alors  j'aurai  l'honneur  de  l'accompagner 
pour  rcmp'ir  les  devo  rs  de  hi:\  i  barge.  —  Non,  non,  ce  n'est  paï  ceh  que 
je  veux  dii  e  ;  je  (îeaiaiide  si  vous  n'allez  pas  ropariir  pour  vos  terres  ?  -^ 
Non,  sire.  —  Ah!.,  mais  ditei-imi  ui  peu,  c^imbien  y  al  il  de  Paris  à 
Valenrey?  — Sire,  il  y  n...  HlieuCi  de  pliisqaede  Paris  à  Gand!  « 

—  Vers  la  Dn  de  Isiô,  un  solli  i  cur  lui  disait:  «  Je  suis  allé  à 
Gand... -^  A  Gand..  en  ctes-vous  bien  Eûr?  —  Goinmeiit  i  —  Oui, 
dites-moi  franchement  si  vous  y  clos  allé ,  ou  si  vous  n'avez  fait  qu'.  n  re- 
venir... Car,  voyez-vojs,  j  /  étais  à  Gaad  ,  luni...  Nous  y  étioiis  sept  à 
huit  cents;  et,  ii  ma  coniia:s5ance,  il  en  est  revenu  plus  de  cinquante 
mille. 

—  Un  jour,  M.  de  Talleyrand  voyant  dans  la  salle  du  Trône  les  trois 
ccais  de  M.  de  V.llèle  aa  grand  complet ,  s'approcha  d:j  premier  minis- 
tre, et  désignant  tout  ce  monde  d'un  gc;te  dédaigneux,  il  mi  dit  :  «  Die 
mihi,  Dcimeia,  ciium  pecus?  » 

—11  y  a  bien  loiig-icmps,  disait-il  que  je  n'ai  vu  S...,  comment  se  porte- 
t-il?  —  Très  Lien  ,  monseigneur;  il  engraisse  même  un  pen.  —  S...  en- 
graisse... Je  ne  comprends  pas,.,— 0«oi  donc,  monseigneur  î— Non,  je 
ne  com;.rcnd3  pas  quel  intérêt  S...  peut  avoir  à  enjra  sser... 

—  Lors  du  premier  bal  de  l'Opéra,  sous  !'<  dmiiiistration  de  M.  Dcla- 
veau,  tt  au  mument  où  la  fou'.i  des  dominos  allait  être  admise  ,  un  gen- 
darme apporta  une  dépêche  très  pressée,  par  suite  il:  laquelle  la  pemlulc 
du  fjyer  cessa  lout  à  cou,)  de  marquer  les  heures.  N'osant  interdire  les 
liais  masques,  le  dévot  préfet  de  police  avait  irouvé  cet  ingénieux  moyen 
de  prévenir  bien  des  rendez-vous  illiciies.  M.  de  Talleyran;!,  auquel  on 
racontait  la  chose  le  len;lemain  ,  répo.idit  :  «  C'est  pousser  un  peu  trop 
loin  le  zèle  des  arrestaiions,  que  de  faire  arrêter  une  pendule  par  la  gen- 
darmerie. » 

—  On  demandait  d  M.  de  Tul'cyrand  ce  qui  s'était  passé  dans  une  séance 
oi'i  la  discussion  s'était  établie  eiiire  £î.  d'ilermoj.olis  et  M.  Pasquicr:  «  Le 
minifi'ic  ;'es  affaires  cccléàiastiques,  dit-il,  a  été  comme  le  3  0, 0  :  toujours 
au  dessous  du  pair.  » 


munîÊ^  HiSTOHiQU^D. 


Non  loin  de  Cbcvreuse ,  petite  ville  siiuée  à  sept  lieues  au  sud -ouest  de 
Paris,  et  dont  le  nom  réveille  le  souvenir  d'une  gracieuse  héroïne  du 
temps  de  la  Fronde,  au  milieu  d'une  plaine  solitaire,  qu'une  ceinture  de 
forcis  environne  de  tous  côiés  d'ombre  et  de  silence,  il  existe  une  por- 
tion de  sol  ;'^'.ez  considérable  recouverte  d'une  pauvre  ci  iiia-gre  vég.  la- 
tion  ;  çà  et  là  on  rencontre  socs  l'herbe  quelques  pierres  moussues,  quel- 
ques vestiges  informes  de  matériaux  de  construction.  C'est  qu'il  y  a  cent 
trente  ans,  ii  cette  place,  aujourd'hui  nue  et  qui  semble  frappée  de  stéri- 
lité, s'élevait  une  abbaye. 

Ce  n'élait  point  une  de  ces  riches  et  grasses  alibayes,  séjoiw  de  Inxe  et 
de  bonne  clièie,  dont  Habclais  nous  a  Ugaf'  la  méniuire  dans  ses  joyeux 
écrits  ;  ce  n'élait  point  Jutriéiies  avec  ses  pi  o;liscs  d'architecture  f;othique, 
ni  St-Trophyme  avec  les  ogives  de  son  cloîirc,  ni  Fontcviault  où  tant  de 
télrs  royales  sont  venues  se  cacher  sous  le  voile;  c'était  un  a-ser.iblage  de 
Lâtiiiiens  bas  et  humides,  la  pluparidans  un  état  complet  de  dégredation,  où 
tous  les  stylos  d'architecture  se  trouvaient  confondus.  De  loin  on  aurait  élé 
assez  tcn:é  de  prendre  ces  bâtimcns  rour  nne  ferme  que  le  prot'riélaire 
laissaitlombcrca  ruines,  si  lo!î  ii'aviiit  remarqué  sur  le  sommet  delà 


grille  d'entrée  une  gra;iî!e  croix  de  fer  rouillé,  d'un  travail  a^sez  curicuT, 
et  où  apparaissaient  encore  au  sob-il  (|ue'ques  vesiiges  de  doruie.  Aux 
bâiiinens  aliénait  un  jardn  dont  la  culiure  et  le  dessin,  [jcu  en  rapp  at 
avec  la  symétrique  mcgailicence  que  le  célèbre  Le  Nùirc  avait  introduite 
à  celle  époque,  attristaient  l'œil;  u'i  pen  plus  loin,  au  nord  de  ''église,  un 
humble  et  étroit  cimetière  ;  mais  ce  jardin  avait  été  planté  par  les  hommes 
les  plus  savans  du  dix-septième  siècle,  Arnaud,  Lancelot,  Lemaisire  do 
Sacy  ;  Biaise  Pascal  était  venu  méditer  sous  ses  ombrages  naissans  le  livre 
sublime  des  Pensées;  mais  dans  cet  humble  et  étroit  cimetière  reposaient 
les  restes  d'un  grand  poète,  de  Jean  Racine.  Cette  solitude  se  nommait 
Port-Royal  desChaniiiS. 

Poit-liOjal  !  que  de  souvenirs  attachés  à  celte  abbaye  qui  semble  pro- 
je'er  son  ombre  stir  toute  l'îiistoire  du  dis-septième  siècle  !  Religion,  po- 
litiqui',  sciences  et  ans,  amour  même,  durant  une  période  de  cent  années, 
de  1C08  à  1709,  Portl'.ojal  a  tout  envahi.  Son  nom  se  trouve  mêlé  à 
chaque  pa;;c  de  nos  annales,  ce  n'  m  qui  a  empêché  Louis  XIV  dedormir, 
et  qui  plus  d'une  fois  est  venu  le  troubler  au  milieu  de  ses  fêles,  conmic 
le  spectre  de  lianquo  s'asseyant  au  festin  de  Macbeth;  Port-Royal ,  prr- 
sonnilication  vivante  de  l'opposition  telle  qu'elle  pouvait  exister  soas  le 
gouverneiBcnt  absolu  du  gr,ind  roi,  c'est-à-dire  à  l'état  de  commentaire 
mystique  et  d'ascétique  aigumeata.ion  sur  le  dogm?,  car,  politiquement 
parlant,  elle  était  inqiossible  ;  hysirc  aux  cent  lêtcs  encapuchoriiiées  «l'.ie 
Louis  XIV  essaya,  mais  en  vain,  de  museler,  et  qu'il  se  résolut  un  beau 
jour  à  étouffer. 

Si  jamais  histoire  a  présenté  les  conUiiocs  du  drame,  ce  fut  à  coup  sûr 
celle  de  Port  Royal-des-Ciiamps  durant  les  cent  années  dont  il  s'agit  ; 
drame  touchant  et  sévère  où  l'unité  antique  est  Odèlemcnt  observée,  où  la 
chœur  lui  même  apparaît  par  inicrvalles  et  vient  saluer  tour  à  tour  nar 
des  ch  ;nis  de  triorophe  ou  des  gémissemens  les  phases  diverses  de  l'al;- 
bayc,  où,  à  la  sinte  d'en  des  plus  me;  ve.lltux  prologues  qu'il  soit  possible 
d'im  giner,  l'action  se  non  ■  d'u-e  manière  tragique  et  imprévue,  et  se  con- 
tinue au  milieu  de  toutes  les  iliernatives  d'une  lutte  pleine  d'anjoisscs 
pnur;c  terminer  par  un  dénoûment  plus  paihétique  peut-être  que  tous 
ceux  qu'a  pu  enfanter  l'iiaaginaiion  fiéweuse  des  plus  grands  poètes  ara- 
maii  ues. 

Fondé  en  1204  par  Eudes  de  Sully,  évêque  de  Paris,  en  un  lieu  qei, 
dit-on,  dans  une  partie  de  chasse,  avait  servi,  au  roi  Philippe-Auguste,  de 
retraite  et  d'abri  contre  l'orale,  l'abbaye  de  Port-Uoyal  des  Champs  était 
l'une  ces  plus  ancieinies  cornmunauiés  île  feintues  de  l'ordre  de  Citeaux. 
Ellecot:  ptail  au  ncr.ibre  de  ses  principaux  bienraiieiirs  lis  seigneurs  de 
^!l■nlinorency,  l.s  comtes  de  illontfurt  et  le  saint  roi  Louis  IX.  iJe  [)lus, 
clic  te.'iait  de  la  inunilieence  des  paires  de  grands  privilèges,  comme,  entre 
au  res,  celui  de  pouvoir  célébrer  l'oUice  divin,  quand  même  tout  le  p  ys 
seiait  en  interdit.  Il  était  aussi  permis  aux  religieuses  de  donner  retraite  à 
des  séculières  qui,  dégoûtées  du  momie,  voiidrdieni  se  réfugier  dans  leur 
cou. eut  puni'  y  faire  péuiicnce,  sans  se  lier  par  des  vœux.  Né.;n  noms, 
veis  latin  d!  sciziètne  siècle,  le  monastère  de  Port-lloyal-des-Cha  ips, 
comme  tant  d'autres,  avait  suivi  la  pente  générale  q  le  le  relâchement  des 
mœurs,  les  dé-ordres  enfantés  par  les  giieires  rivites,  et  la  corrup'ion  de 
la  cour  soiis  les  derniers  Valois,  avaient  pi  opagée  jusque  dans  les  commu- 
nautés religieusis.  La,  comme  ailleurs,  la  rè^le  de  saiut  Benoit  avait  ctâ 
mise  en  oubli,  la  clôture  même  n'était  plus  observée  et,  il  faut  bien  le 
dire,  de  tous  les  vœux  prescrits  par  le  célèbre  fondateur  de  l'oi  dre  de  Ci- 
teanx.  celui  de  chasteté  était  peut-être  le  mo  iis  prati((ué. 

En  1602,  Marie-Angélique  Al naud  d'Andi  ly,  jeuiic  fille  issue  d'une 
illustre  fatni  le  de  robe,  fut  faite  abbesse  de  Port-Royal  des-Charaps.  Ede 
n'„vait  p;;s  encore  onze  atis  accomplis  et  il  y  avait  peu  d'apparence 
que  le  couvent  lût  destiné  à  se  régénérer  sous  le  sceptre  abbatial  de 
cette  enfant.  Au^si,  le  dés  rdr^  continua  toujours  à  régner  dans  l'enceinte 
consacrée  au  Seigneur.  Aux  austérités  de  la  règle  avaient  succédé  toutes 
Icssompluosiiés  du  luxe  le  [lus  raondrin.  Ce  n'était  tous  les  jours  aumo- 
nasicrc  que  fêles  et  joyeux  banquets.  Le  veleurs  et  la  soie  avaient  rem- 
placé dans  la  toilette  des  nonnes  la  s^rge  et  la  bere.  Dans  chaque  c- 1  de 
s'épaiioiissait  sous  les  plus  riches  tcniurcs,  se  rcllét^itdjnsles  plus  be  ux 
miroirsde  Vinise,  tout  l'aiiirail  de  la  coquetterie  la  plus  rallinée.  P.iei» 
plus,  le  moment  n'était  pas  éloigné  peut  être  où,  cédant  à  la  con'.a^ion  de 
l'exenip'e  et  a  la  voix  impérieuse  des  sens  que  1  ù^e  allait  évciili  r  en  elle, 
la  jeune  abbesse  s'associerait  clle-mimc  aux  coi'pibles  éga-e;n  ns  de 
celles  qui  l'eiitrainaient  en  riant,  sur  leurs  pas,  par  des  chemins  semés 
de  lieuis,  vers  le  précipice  de  la  damnation  lit  'rne'le.  Qui  sait  nieiae  si  ce 
momeiit  n'était  pas  encore  venu  en  IGtlS?  Car,  h  cette  épo  p  c.  '"abbesse 
de  Poit  Royal-dcs-Chanips  V(na  t  «"entrer  dans  sa  dix-scpiiènie  année  ; 
(lie  était  belle,  elle  avait  l'aine  sensible  et  aimante;  I  -joyeux  H  i  ri  IV 
régnait  encore,  cl  les  parties  de  cha<se  s'élcn  laient  des  bois  de  Vcr-\aircs 
dans  les  bois  de  Chevrcuse,  voisins  de  r.dbaye,  et  les  ifignons  de 
Henri  lll  n'étaiini  pas  tous  morts  sans  postérité  ccmine  Quélusc!  .'^ni.t. 
Mes, rin.  Plusieurs  avaient  laissé  des  lils  non  moins  cnircprci  ans  qu'eux 
anpiùs  des  belcs  dames  cldes  ii^lies  lilics,  soit  (pi'il  fallût  assiéger,  pour 
parvenir  jus(|ii'à  elles,  des  châteaux-forts  ou  dos  monastères  .  des  rbain- 
blettes  ou  des  ccll  iKs.  Or,  on  .ait  déjà  qu'à  PortRoyal-des-Champs,  ea 
IGOS,  les  cellules  n'étaient  pas  ini|  renabI,  s. 

Par  niio  soirée  orasense  d  >  l'automne  de  cette  mèpte  année  IGOS,  k 
l'heure  où  la  commu'i  uilé  était  rassemblée  au  rélee'o  rc  pour  le  soupr, 
eu  sonna  à  la  gri  k'  (ie  l'abbaye.  La  touricre,  iixubke  dans  l'occupaiioi 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


à  laquelle  elle  se  livrait  d'oriliruire  avec  !e  phu  de  ferveur,  prit  sa  lan- 
terne ei  se  mit  en  devoir,  avec  une  mauvai^e  huiiicur  évi  lenie,  d'aller  re- 
toniiiiiuc  quel  visiteur  pouvait  se  préscnier  au  niunasîère  à  une  pareille 
beure.  Clicm  n  fai>aijt,  elle  pensait  en  elle-nionie  que  ce  pouvait  ètic 
qiiel(|ue  jeune  seigneur  de  la  cour  qui  s'en  ven,:it  (leiiiaiiiier  asile  ;  car 
loi  âge  menaçait;  le  roi  étii!  alors  à  lianihouillet ,  (lo:it  la  lorèt ,  coniaie 
on  sait ,  conline  aux  bois  de  Clievrcuse  ,  et  toute  la  journée  on  avait  en- 
teuilu  releniir  dans  le  loiiilain  les  sons  du  cor.  U'apit's  celte  induction,  la 
tonrière  ,  qui  avait  depuis  long'emps  passé  ràg(;  où  les  feniinessunt  le 
plus  accpssililes  aux  reipnles  de  tou;c  c^pèce,  se  promit  bii  n  que,  en  pu- 
nition (lavoir  trouille  f(in  repas ,  le  biau  diasseiir  en  serait  pour  le  pro- 
duit (le  sa  chasse  de  la  jom  née  ,  et  c't  si  diins  cette  disposiiis  n  qu'elle  ar- 
riva à  la  gril  c  du  couvent.  A  la  double  lueur  ,  projeiée  d'un  coi(5  par  sa 
laniei  ne,  et  de  l'auire  par  les  éclairs  qui  sillonnaieni  la  nue ,  elle  a]:eri;iit, 
à  travt  r»  les  barreaux,  un  persoinia^e  à  harhe  noire,  enve'oppé  dans  une 
vaste  robe  de  kiine  gri>e  dont  les  plis  grossiers  ne  (lissimuia  eut  qu'avec 
peine  une  taille  pleine  de  ritbessc  et  d'élé!,'aiicc.  Sous  le  capuchon  rabatlu 
sur  la  lète  de  ce  iiersoiiiiage  élincelaient  deux  grands  yeux  qui  voulaient 
paraître  humbles  et  coniiiis,  mais  dont  l'éclat  mal  voiié'trahitsait  bien  d(  s 
conoiiiscs.  et  peutèire  de  mauvi^ises  passions.  Cclhc-nmc  s"(îcria  d'une 
voix  lauientable  : 

—  La  paix  du  Seigneur  soit  avec  vous ,  ma  très  chère  sœur ,  et  avec 
toute  voire  sainte  coiiiuiunauié  ! 

—  Que  voulez-vous,  mon  fièrc?  dit  la  tourii^'rc  en  lançant  à  riiiconnu 
un  regard  narquois. 

—  Ne  le  vojezvous  pas,  ma  sœur?  r('ponditctlui-ci,  je  suis  un  pauvre 
mni  e  de  l'orùredc  Saint-I'raiiçois,  (]ui  vient  vous  demander  un  gîte  pour 
la  nuit  et  un  peu  de  nourritaie  ;  car  il  se  priîpare  un  violent  orage,  et  je 
n'ai  encore  rien  m.mgé  de  la  journée. 

—  Oui-di) ,  mon  très  cher  frère  capucin  ,  reprit  !a  tonrière  ,  si  vous 
avez  faim  et  soif,  m'est  avis  que  ce  n'est  pas  le  pain  et  le  vin  de  la  coui- 
riiunauté  de  Port  Royaldes-Chainps  qui  vous  altii  cnt  ici,  et  si  vous  venez 
y  demander  un  gîte ,  m'est  avis  égalemeat  que  ce  n'est  pas  pour  y  dor- 
mir. 

—  Que  je  sois  excoinninnié  dans  cette  vie  et  damné  dans  l'autre,  si  j'ai 
menti  !  Voyez,  ma  très  chère  sœcr,  je  me  soutiens  à  peine.  Laissez  moi 
tôt  entrer  dans  voire  sainte  maison ,  si  vous  lie  voiUcz  pas  que  Je  icmlie 
en  défaillance  devant  vous. 

—  Ouais!  beau  frère  mendiant,  failes-le  si  bon  v.-,u5  semble;  mais 
cela  ne  me  peisuadera  nullement.  Tenez,  t,e  chi  rchcz  pas  davjiitsge  à 
me  tromper;  car  je  vous  avertis  que  ce  ter.iit  peine  perdue.  Faites 
mieux  :  dites  moi  qui  vous  êies  ,  là  ,  m  bonne  vériié  ,  et  peuiclre  me 
laisserai  je  attendrir  ,  si  vous  me  donnez  voire  foi  de  genlillionime  que 
TOUS  n'avez  que  d'honuèlcs  inteulioiis;  mais  autrement  je  ne  vous  ouvri- 
rai pas. 

lin  s'eniendant  parler  ainsi,  le  capucin,  ou  du  moins  le  ci-devant  tel, 
équarquilla  t  les  yeux  ,  et  demeurait  la  bouche  béante  absoI:jment 
ronuuu  si  ou  lui  eût  parié  hébreu  ;  à  la  Cu ,  il  s'écria  avec  une  grande  vi- 
vaché  : 

—  Ma  très  chère  sœur,  je  ne  suis  point  un  laïque,  alusi  que  vous  le 
supposez,  je  suis  un  capucin,  un  vériiab'e  capiain. 

E;  en  méms  temps  il  rt  jeta  en. arrière  le  capuchon  sous  lequel  sa  tèle 
était  comme  ens'  velie,  et  montra  aux  yeuxdela  tourièrc  un  visage  eixore 
jeune  et  d'une  beauté  reniiinpiable,  mais  où  l'on  cûl  pu  croire  que  la  dé- 
bauche avait  impiimô  de  hâtives  fl'trissures,  s'il  n'vûl  é'é  plus  tuiiurel  de 
les  attribuer  aux  macérations  du  cloître  ;  sa  tète  presque  entièrement  ra- 
sée, sauf  le  cilice  de  cheveux  qui  l'entourait  en  forme  de  couronne ,  scni' 
bliiit  in  liquer  au  surplus,  d'une  manière  positive,  qu'il  appai  lenait  en  cIlVl 
à  l'ordre  de  Saint-François,  à  moins  de  supposer,  ce  qui  n'étaii  guère  art- 
mi-bible,  que  celte  cciliure  même  était  un  déguisemrnt.  La  lourioie  parut 
ébranl.'c;  toutefois,  comini!  elle  exerçait  depuis  longues  années,  et  qu'elle 
avait  été  i»  même  (le  se  C'invaincie  couibien  l'e-piit  des  jeunes  seigueurs 
était  Inventif,  elle  lit  un  retour  sur  ellc-mOnic,  et  frappée  d'une  pensée  su- 
Liie: 

—  Si  vous  êtes  réellement  un  capucn  ,  dit-elle,  il  y  a  tout  proche  d'ici 
un  couvent  de  cet  ordre,  une  deaii-lieue  au  plus;  prenez  le  chemin  tout 
droit  dev.nt  vous,  et  pressez-vous  un  peu ,  vo;;s  aniverez  avant  l'oraje. 
Dieu  vous  gordc,  mon  frire  ! 

En  par  ant  ainii ,  r  le  lit  volte-face  et  se  disposa  à  rentrer  dans  !o  cou- 
*(?n'.,  car  la  pluie  commençait  à  tomber,  et  les  sourds  prondemcns  de  la 
foudre  redoublaient  d'intensité.  Quelques  minutes  encore  ,  (jiiel  pies  se- 
condi'S  peut  cire,  et  l'orage  allait  fe  déclarer  :  tout  aun-jnçait  qu'd  ::ciait 
terril)  e.  L'infortuné  capucin,  nifiiacé  d'en  subir  Imde  lu  violence  pnisqu'à 
une  demi-lieue  à  la  ronde  il  ne  se  trouvait  pas  un  abri,  pas  un  »rbre  même 
pour  le  garantir,  s'attacha  aux  barreaux  de  la  giille  par  un  clf  ^rt  déses- 
péié.  elles  secouant  dans  une  étreinie  convulsive,  s'éciia  d'une  voix 
ÉloulTée  : 

—  Ma  sœur!  ma  sœu"!  oyez  pitié  de  moi ,  ne  me  laissez  pas  ainsi  ex- 
posé au  feu  du  cif  I  !  Je  jure  Dieu  q'ic  j'ai  dit  vrai. 

A  prine  il  avaii  prononcé  ces  derniers  mots,  qu'une  lueur  blafarde  inonda 
l'atmosphère,  et  la  foudre  éclatant  avec  un  grand  fracas,  vint  tomber  h 
quelijues  pas  de  distance  :  la  touiièie  et  le  capucin  fuient  renversés  du 
coup.  Cependant  ni  l'un  ni  l'autre  ne  furent  aU''inls,  et  la  nonne  voyant 
çeui-Élre  dans  cet  événemcul  un  avertissement  du  cithiui  &'in(ligna'tdeson 


inhumanité,  s'empies-a,  en  se  relevant,  d'aller  ouvrir  la  grille  au  jeune 
moine,  qui  eiilra  plus  mort  que  vif  dans  le  réfectoire  du  monastère. 

Moins  d'un  quart  d'heure  afirès,  noire  homme,  entouré  d'une  bonne  par- 
tie des  nonnes,  (litre  lesquelles  les  plus  jeunes,  et  l'abbessc  surtout,  se 
faisaient  remarquer  par  leur  curiosité,  était  attablé  devant  un  copieux  sou- 
pi  r  au  jue!  il  faisait  honneur  de  toutes  ks  lorccs de  sis  mâchoires.  Il  sem- 
blait qu'il  eût  à  cœur  de  prouver  à  la  tonrière  de  Port-P.oyal-des-Champs 
que,  sous  le  rapport  de  la  faim  et  de  la  soif,  il  n'avait  point  menti,  et  dans 
sa  préoccupation  gastronoiiiiiiue,  il  ne  donnait  pas  le  moindre  signe  d'at- 
teniioii  aux  ch  jrmatiles  hébés  embi'guiiiées  qui  se  disputaient  la  faveur  de 
remplir  son  verre  et  son  assiette.  Tout  à  coup  ou  sonna  de  nouveau  à  la 
g:rille  de  l'abbaye  :  le  convive  tressaillit  comme  par  un  insinciif  pressenii- 
uienl,  et  baissant  les  yeux  sur  la  table  avec  une  terreur  mal  dissimulée,  il 
laissa  sa  fourchette  et  ses  mâchoires  oisives.  Il  se  lit  un  grand  .'■ilence  dans 
la  salle  du  réfectoire;  on  eût  dit  que  loute  la  communauté  était  dans  l'at- 
tente de  quelque  événement  extraordinaire.  La  touiière  ,  qui  était  sortie, 
revint  peu  après,  amenant  avec  elle  un  frère  lai  porteur  d'un  message. 

—  C'est,  dit-elle  à  haute  voix,  une  lettre  du  prieur  du  couvent  des  ca- 
pucins pour  madame  l'abbesse. 

Celle  fois ,  le  jeune  moine  devint  pâle  comme  un  mort  et  tomba  à  ge- 
noux. 

Marie-Angéliqne  décacheta  la  lettre  et  la  lut  avec  avidité.  Lorsqu'elle  eut 
terminé  sa  lecture  ,  elle  aunouça  l'intention  do  demeurer  .'eule  avec  son 
hôie.  C't  tait  la  première  fois  peut-être  que  cette  jeune  fille  de  dix-sept  ans 
avait  occasion  d'exprimer  une  volonté;  et  bi-'U  qu'à  Port-Hoyal  des-Champs, 
au  milieu  du  naufrage  de  toutes  les  croyances  et  de  tous  les  devoirs,  la  su- 
bordination eût  disparu  comme  le  reste,  toute  la  communauté  se  relira 
lans  murmurer,  car  il  y  aval  dans  l'atiiiude  de  l'abbesse  quel  pie  chose 
qui  annonçait  qu'elle  était  faite  pour  commaii:lcr  et  qu'elle  en  était  digne. 
Restée  scu'e  avec  le  moine,  elle  eut  avec  lui  ie  dialogue  suivant  ; 

—  C'est  vous  qui  êtes  le  frère  André  ? 

—  Oui. 

—  Vous  avez  été  chassé  de  votre  couvent? 
Le  moine  baissa  la  tète. 

—  S'il  faut  en  croire  la  lettre  que  j'ai  sous  les  yeux,  votre  conduite  est 
indigne  d'un  chréiien.  On  vous  reproche  de  vous  livrer  au  libertinage  et  à 
la  débauche;  on  vous  accuse  d'avoir  voulu  mettre  à  mort  une  jeune  fille 
qui  avait  résisté  à  vos  séductions;  et  c'est  pour  ne  point  désiionorer  leur 
ordre,  en  vous  livrant  au  bras  séculier,  que  vos  supérieurs  vous  ont  banni 
de  leur  maison,  en  vous  signiUant  de  sortir  sans  délai  du  royaume  :  tout 
cela  est  livrai? 

Le  moine  se  frappa  la  poitrine  en  soupirant. 

—  Ainsi  vos  si;i)éricurs  ont  raison  en  me  demandant ,  au  cas  où  vous 
vous  présenteriez  à  Poi  t-Royal-des-Cbaraps,  de  vous  refuser  l'hospitalité  ? 

Le  moine  se  leva  et  croisa  les  bras  avec  résignation.  L'orage,  qui  s'était 
ap lise  un  instant,  ri:comini'nçait  à  gronder  au  dehors;  la  pluie  fouettait 
avec  force  les  vitres  de  la  salle,  et  l'on  entendait  par  intervalles  le  grince- 
ment funèbre  desg  roiicties  que  le  vent  chassait  incessamment  dans  raille 
directions  contraires.  L'abbesse  demeura  quekiues  iusians  pensive  et  re- 
cueillii ,  puis  elle  reprit: 

—  Que  ferez- vous  en  sortant  d'ici? 

—  Je  compte  gagner  la  frontière  en  dcmandaat  l'hospitalité  de  couvent 
en  couvent,  selon  la  règle  de  mon  ordre. 

—  Et  quand  vous  serez  en  pays  étranger  ? 

Le  moine  roula  ses  grands  yeux  noirs  a  droite  et  à  gauche,  d'un  airspiU; 
Ire,  et  il  parut  hésiier;  h  là  lin,  s'armantde  résolution,  il  répondit  : 

—  Je  me  ferai  apnslat. 

—  Faites  entier  le  messager!  s'écria  vivement  l'abbesse. 
Puis  s'avançant  au  devant  de  cet  homme  : 

—  Mon  frère,  ajoula-t-elle,  vous  dires  à  celui  qui  vous  a  envoyé  vers 
moi  avee  ce  mrssage,  queje  suis  son  huiiible  servante,  mais  que  je  ne 
saurais  pour  cela  renvoyer  de  mon  abbaye  l'homme  (pii  y  est  venu  cher- 
cher a^ile.  Le  frère  Andrô'  est  mon  bôlc,  et  tant  qu'il  lui  plaira  de  de- 
meurer ici,  il  sera  le  bien  venu. 

Le  frère  lai  s'inclina  et  sortit  précipitimment,  non  sans  S2  signer  plu- 
sieurs fuis,  comme  si.  semblable  aux  vil  es  maudites  dont  parlent  les  Sain- 
tes Ecritures,  l'abbaye  de  Portaoyal-des-Champs  allait  s'écrouler  de  fond 
en  comble  dès  qu'il  aurait  le  dos  tourné. 

Il  n'en  fiit  rien  pourtant,  et  le  lendemain,  lorsque  la  jolie  petite  ab- 
bessc  ouvrit  les  yeux  après  une  nuit  des  plus  agitées  et  sur  laquelle  le 
souvenir  du  jeune  moine  si  beau  et  si  criminel  ne  fut  peut-être  pas  sans 
quelque  inlluince,  le  temps  était  magi  iliquc,  et  le  soleil,  brillant  dans  un 
ciel  sans  nuages,  illuminait  i'abbaye  des  plus  joyeux  rclb  ts.  , 

Pendant  ce  temps  là,  retentissai  dans  toute  l'étendue  du  monastère  un 
bourdonnement  assez  semblalile  à  celui  d'une  ruche  d'abeilles.  Car,  con-i 
tic  l'oid  naire.  les  nonnes  s'était nt  levées  de  fart  bonne  heure,  non  pa-, 
comme  on  pourrait  le  penser,  pour  se  rendre  à  m.itines,  mais  bien  pour^ 
deviser  sur  Ihôte  mystérieux  de  la  veille,  et  Dieu  sait  toutes  les  conjee-| 
turcs  auxqueles  on  se  livrait  à  cet  égard.  Le  célèbre  Vert-Vert  n'exc  ta 
pas  plus  d'émoi  cent  cinquante  ans  plus  tard  chez  les  Visiiandincs.  Les 
plus  charitables,  entre  le>  religieuses,  ne  voulaient  voir  dans  le  jeune  ca- 
pucin qu'un  amant  déguisé  venu  tout  exprès  pour  leur  gentille  abbesse; 
mais  ce  fut  bien  pis  lorsque  l'une  d'elles  qui,  pou-s.e  par  ^a  curiosité, 
s'était  tendue  l'invisible  témoin  de  l'entrevue  particulière  cime  la  frère 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


An;lit5ct  Marie-Anséliqi'e,  s'en  vint  raronior  eo  confidence  et  i  îoiir  de 
ïùU-,  à  S'  s  q"auev.ii,L;ts  sœurs  en  JiSiis-Clirisl,  ce  que  c  iHiiit  r(^rlk'iii!-i;t 
qui;  ce  fii-.ie  AiiiJrt^  Aluis,  <  lM(|iie  ii  liiiie  de  liic  (il  lapinoi.s  sur  l'iiiiro- 
tluiliiiii  de  ce  l'i!:i>d-ns  la  liergoric,  et  sur  l'étroii'.'e  [)iY;letiiioii  de  la  lirr- 
gèrL".  qui  vdu'iiil  laire  un  mi  stère  nu  troupcam  d'une  pareille  avetiUiie.  On 
tl  il  au  p'us  fui  I  de  la  pani<",  lor.^quc  1 1  luui  ière  psriil.  (Me  kl  iinniédia- 
leuifUl  eMviio:;n(''e  par  louic  la  toinu:  niuiié,  et  ass:ii  lie  de  mil  e  ipics- 
tioiis.i  l'eiidro  idu  Ircre  capuiin,  diacpie  no  "lie  dé  iiaut  savoir  founneut 
ce  litau  m  iui;  aviiit  la-^sc-la  iiull,  et  t.'i(  av;iit  lu.  n  do  lui,  <t  ([uels  rêves 
j!  avaii  eu:...  O'^c  sais-jc?  La  ti.u:  :èic  demeura  furi  éhaliie  d.;  ce  déluge 
d.>  I  aniles.  car  ele  i.;nordil  toaij,léi.  meut  les  détd'.'î  de  rtiilievue  se- 
crt  te,  ei  lor.-qu".  m-  di  s  s  i  urs,  la  pieiia'it  à  pirt,  lui  d' luaud.i  tout  bjs, 
avec  milice,  cdm'i/u'u  de  tenqjs  'e  tVère  Aiidre  cuinpiaii  donui  r  s  la  cuai- 
ni;;naui.'  de  Piut  Huy  l-ies-Cli  nips,  elleréi'O-.dit  à  liame  voix,  et  tans  te 
(li)i;t:  r  de  rcil'ei  pio  iiiieuv  qu'ai  aient  pr^  diiii  e  ses  pai o!cs. 

—  I.e  frère  Audré,  couiaie  vous  Tappiilcz,  va  quitter  le  couvent  aujour- 
d'hui même. 

—  Aujourd'hui  !  r('pr'i('rcnt  les  nnnnes  toutes  d'une  voix ,  c'est  ioipossi- 
ble.  Vou^  aurez  lUfil  <  iiieiidu.  nn  sœur. 

—  J'ai  si  liien  cn^eiidu.  que  je  \ieiis  de  voir,  rie  sa  part,  mrdame  l'ab- 
befse,  pour  la  re;,  orcierde  l'Iio-piiaUlé  q  l'e  lo  a  bien  vuu.u  luiatcoidcr, 
et  lui  due  qu'il  den. aude-  ;■.  payer  snn  C'coi. 

Ce>  der  iier=  u'.ol.s  fiucut  accueillis  par  un  0< lal  de  rire  ur.ivers-l. 

—  Son  ()(.ot  !  s'Ocrièrcnt  les  nuiiuCi  en  chœur.  Ah  ça!  est-ce  qu'il  se 
croit  à  l'aul)  rge  ? 

—  Il  l'a^it  qu'il  .'lit  perdu  la  rnison,  interrompit  une  vicil'e  re'igieuse, 
pour  ouIpI  er  (|u'il  ap  ;iiriieul  ii  un  ordre  raeudiai.t,  et  qu'en  sa  qual.tj  de 
capucin,  il  ne  s.iur.ut  lii  n  posséder. 

—  Si  vous  me  la-ssiez  le  lenips  de  pailcr.  reprit  la  lourière,  vous  sau- 
riez que  ce  qu'il  propose  n'a  rien  de  contraire  aux  st-lalj  .  e  Si»a  ordre. 

—  Que  p  opo-L-til  donc? 

—  De  pr  cher. 

.îusqu'aiors  l'hil.iriitî  i\e'<  nonnes,  bien  q  l'asscz  vive,  sViait  reiircrniL^e 
dans  des  horiics  rou\eii,d)les;  niais  à  rcite  suiirème  révélation  de  la  tuu- 
riere,  cl  e  ne  coiinui  plu>  de  frein  et  désénér.i  eu  vérilaliles  convulsion-'. 
On  (  û!  dit  que,  couini  ■  diins  les  vi  il  e>  légendes,  Saian  (  n  personne  irô 
luii  invibdi  e  au  niiheu  de  la  coinuiuiiauié,  et  animait  cho(|ue  nuni;e  du 
gcs  e  c!  de  la  voix 

—  Ah  ça,  s'écria  Éinur.liinent  une  j^une  novice,  ost-ce  que  le  frère 
Ardre  voudra  t  vous  exhorter  à  apo-ia  ier  comme  lui  et  à  le  suivre  en 
pays  éiraii^îtr  ?  jc  ticrais  curieuse  d'en, end:  e  son  sera:on. 

ICtiKoi  aus>i,  répoudiient  CDiuino  auiaut  n'échos  loaies  les  veix.  depuis 
les  pUii  jejiies  et  les  plas  fiaîchcs  jusqu'aux  plus  vieilles  et  aux  plus 

ta;ilCS. 

—  Oh  !  s'il  en  est  ainsi,  reprit  la  tourière,  vuî  allez  être  sniistiilos, 
car  je  vic:;s  de  l'aire  préparer  la  (hap.lle  par  oidre  de  madame  l'ulibe.-se, 
et  Ij  pré.licaieur  est  déjit  en  chaire. 

L' s  nunnes  ne  voulareut  pas  en  entendre  davantase,  et  sans  atleiidrc 
môiuiMjue  la  clneiie  eût  sonné,  elles  se  précipiièrent  avec  un  ciniire  se- 
1111  ut  Ci  une  confusion  fort  peu  luoiia  t  ques  d.ius  la  ch  .pelle  du  cmneiil. 
Peu  d  ■  te.ups  a|ircs  le  sermui  comiaença.  L  "rsiiue  le  pi  é  licateur  éleva 
la  voix  pour  a;  noncer,  selon  l'u^^iige,  le  lexte  q  iM  av.iit  eh  usi,  T.  roai- 
ninnaute  d  •vint  fjut  yeux  et  tout  oreilles  ;  mais  quelle  ne  fut  pis  la  sur- 
prise yé.péiale,  loisiiu'.n.'  l'eniendit  ar  icu  er  disl  n  lenieu!  ces  mois  : 

—  Mes  sœurs,  jc  vais  traiter  du  bunaeur  qu'on  goûte  dans  la  vie  reli- 
gien.îe. 

C  r;es,  il  s;'  serait  mis  à  parler  chinois  ou  héhrcu  que  les  nonnes  n'eus- 
scn:  pas  été  plusstupi'f.tiies.  Aujsi  ce  fat  ou  mi  ieu  d'un  co  ceit  de  chii- 
choteriuns  ass^z  peu  auréjlile  qu'il  dut  coinaieiicer  son  ser.uon;  mais 
liiei.iôt  le  charme  de  sou  organe,  qui  ii'éiait  p:'S  mo  ndrc  qne  c,  lui  de 
toute  fa  pei  sonne,  rouiuirnca  à  capiiver  son  iuidiioire,  et  puis  il  y  avait 
tant  d'éloiiueure  dans  le  jeu"  de  sa  p'iysionoinie  et  ju-que  dans  ses  r.ioin- 
ûrci  g  ■stes,  qu'il  était  dliieile  de  ne  pas  éire  suhj  gué.  fie  capuein,  dans 
lequel  Lewis  air:.'>t  pu  trouer  plus  d'un  trait  po  ir  son  livre  véléluv,  du 
iloinr,  possédait  au  t,nprènie  dogié  tomes  h  s  retsourres  de  l'art  oraioire; 
il  av.iit  de  ces  acccns  qui  vont  clierclur  au  fond  de  notre  cœur  les  lihros 
les  p'usfe<rèics,  et  y  font  passer  tour  à  lotir  toutes  les  impressions  les 
pliH  diverses,  comme  si  celui  qui  pai  le  é.ait  doué  du  don  de  ningic.  Ses 
inains  ireinl.laiv.es,  ses  yeux  animés  p'.r  une  flamme  siinntni-ellc,  seni- 
Lliient  répandre  à  son  gré  sur  tout  son  au  litore  je  no  suis  quel  lluid.,; 
nuignéiiiiue  q  d  le  retenait  pa'pitant  à  ses  pieds.  11  y  eut  un  niemcnt  sur- 
t!  ui  où  les  LiruK  s  coulèrent  de  tous  le»  veut,  lorsque  se  wcuant  lui- 
même  en  si  eue,  lui  qui  s'élail  dé  hérité  de  ce  lionheur  p  d^ible  ([Ui  s'.  Iti- 
ciie  à  la  vie  du  cloîii-e,  il  se  représenta  pioiuenant  de  ccniréc  en  contrée, 
ainsi  qiielejuifcir.ini,  raiia'iièaie  iescritsur  ton  front,  cl  c.unaie  lui  i  ar- 
tout  rcpouîsé.  Il  s'agenouilla  en  |  leuraiil  'laus  la  chaire  et  demaeda  r.i'.ici! 
à  l>ieu  pour  avoir  violé  les  saintea  prescrii.tiens  de  la  régi  '.  et  il  n'y  t  ut 
pas  une  de  Celles  qui  l'écou'.aieiit  daiis  la  poiiriue  de  Lejuclle  si  prière 
lie  irouvâi  un  puissant  é< ho;  niais  (juf  lie  ne  lui  pis  leur  terreur  lors- 
qu'elles le  virent  se  relever  tout  à  coup  le  Iront  ,'ouillé  de  poussière,  la 
bouche  écumaiiie,  l'œil  lia'oid,  et  (iu'elles  reniemlirenl,  évoquint  lui- 
même  l'ai  rét  de  la  just  ce  divine,  s'écrier  par  trois  fois  d'une  voix  mena- 
çante qui  lit  vibrer  la  chap'j.Ic  jusque  dans  ses  foiidemens  : 
/  «  toiuldegracti!.,  » 


A  celte  cruelle  parole,  toute  la  communauté  écbta  en  sanglot?,  et  la 
jpuiie  alibi  fse  tomba  évanouie.  On  s'empressa  tuprès  d'elle  pour  la  seceu- 
rii'.cl  il  s'ensuivit  un  moment  de  confusion  inéviable  en  pareille  owur- 
rciice.  Dès  que  l'abbesse  commença  ii  reprendre  ses  sens,  elle  poiia 
avec  un  inexprinialde  si  ntimeul  de  piété  et  de  terreur  ses  regards  tur  la 
chaire;  ma  s  la  chaire  était  ville,  et  le  prédicateur  a- ait  disparu  .. 

Nul  des  serviteurs  de  labbjye  n'avait  vu  pas'r  le  frère  Amiré;  nul  ne 
pat  diic  e'C  (pi'il  était  devenu,  et  comme,  au  temps  de  Henri  IV,  les  idées 
syperstiiieubcs  Irûiuienl  aussi  bien  au  couvent  qu'à  la  cour,  on  ne  manqua 
pas  d'ailribuer  toute  rcl'e  aveilure  à  1  iniei  Vf  ntion  de  quelque  esprit  .'ur- 
natuid  ([ui  avait  pris  la  forme  d'un  révérend  opu  in  poer  s'introduire 
dois  l'abbaye  de  l'on  Roval-des-Chanips.  C  tle  opinion  s'arcrédiia  d'au- 
tant ndeux,  que  le  prieur  d.  s  capucins,  interrogé  sur  l'exisience  d'un 
frè  e  André  qui  aurait  été  eximl-é  de  son  couvent  par  une  so-rée  orageuse 
de  riutonine  de  1G08,  s'attacha  consiamuieit  à  éluder  ton  es  les  ques- 
tions qui  lui  fureni  adressées  il  ce  ;ujet,  ci  finit  même  par  déclarer  n  a- 
vor  pont  sonviiiance  que  ce  religieux  eût  jamais  fait  panie  de  sa  com- 
uiunauié;  m:ds  il  y  a  ti  ut  sujet  de  penser  qu  il  n'avait  d'autre  bal  dans 
celte  cil  ciisiance  que  de  inamienir  sans  fliMnssure  l'honneur  de  l'oidre 
,nui|!el  il  a,  panena  t;  car  on  apprit  bientôt  qu'un  capuciudu  namde  frère 
An  lié  étaii  passû  en  Turquie,  cts'éiait  fa  t  m  isulman. 

Quoi  qu'i  en  soit  l'n  sort  de  ce  misérable  dont  l'aventure  n'est  point 
un  roman  l'on-é  à  pl.isir,  ctse  trouve  rappel,  e  avec  plus  ou  moins  de  do- 
tai s  d.ui-;  loutesles  Insloires  de  l'url-Fioval  (1),  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  de  son  iniroduciion  mysiérieusedai  s  cet  eabii.iyed  te  pour  eliei.ne 
nouvelle  (  re,  ([ui  fui  ce  e  du  rélablissement  de  la  discipline  écriés  asliijue 
et  de  la  rè.le  de  .'ainl  IJeiioit  dans  toute  ra  rigueu".  Dès  lors,  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  mondain  et  de  sensuel  dans  le  régime  intérieur  de  la  rom- 
muu.iuté,  dis  arul  pour  faire  place  au  jeûie,  à  la  veille  de  nuit,  au  silen- 
ce, et  enlin  àteu'es  les  ausi('"iiiis  de  l'ordre  de  CItcaux.  Les  poésies  eroti- 
ques de  Ronsard  el  de  li.êif,  (pii  avaient  tant  charmé  les  nonnes,  furent 
bri'ilées  en  ho!o;  anste  au  ndiieu  du  cloître  avec  louîcs  ces  parures,  tous 
ces  ornemeiis  epd  avaient  rein, d  ce  la  serge,  la  bure  et  les  ci  ices.  La,  cii 
avaient  reie'Hi  si  longtemps  les  sons  du  luth  et  les  chai  sons  i  rofanes,  on 
n'eiiiendit  plus  que  les  sol'  nuelles  harmonies  du  chant  grégorien,  et  l'ange 
ties  téiièla-es,  qui  avait  établi  sa  deimure  ci  Ire  les  muis  suuil.és  ilu  mo- 
na  tère,  s'envola  à  tire  il'ailes,  chasé  par  l'élo  lueme  ri'uu  capucin  apos- 
tat. En  véiiié.  n'y  a-t  il  p:!S  là  un  ele  ces  grands  ens^ignemens  dont  purle 
Bossnct,  et  qui  o'ongent  l'a  ne  dans  une  niéditation  profonde? 

L\  rel'urme  de  l'orl  Royal-dcs-f.h.ioips  fil  gr^nd  iiruit;  elle  eut  la  des- 
tinée que  les  plus  S  dûtes  choses  ont  toujours  eue,  c'est- ii-iire  qu'elle  fut 
pour  les  uns  une  orcas'on  de  sca'idale,  et  d'éduicaîon  pour  les  autres, 
lille  fut  extrê^mcinent  désapprouvée  par  un  grand  nmib  e  do  moi  es  et 
d'ab'.iés  ni  nie,  epii  regardaient  la  lionne  chère,  l'oisiveiê  et  le  libcitinaie 
comiue  eraiiciennes  coul  mes  de  l'ordre  auxquelles  il  uV'.ait  pas  pe  mis 
de  loueher.  Tous  déclamèrent  avec  beaucoup  d'emportement  contre  les 
rel  g  euses  de  Por  -Royal,  les  traitant  de  folles,  d'e  ahé;;uiu'''es,  de  n^iva- 
triées,  de  scliis;ria'iq  lès  même,  et  ils  ne  parla  ent  de  rien  moins  que  de 
Us  faiie  exco  nmnuier.  Mais  Louis  XllI  venait  de  succéder  à  H 'mi  IV,  la 
dévoiiun  à  la  g  lanlerie,  et  corani.-,  dans  l'or  Ire  naturel  des  chosf  s,  une 
réaciiui  est  d'iiutaut  plus  viol  ele  qec  le  régime  qui  l'a  précédée  a  été 
poussé  plus  avant,  bieniôt  tout;  la  Fra'  ce  catholique  eut  les  yeux  fixés 
sui  l'oit- Royal.  Ce  fut  le  cou  eut  modèle  cho  s'  j  ar  Dieu  lui-mcne  pour 
servir  d'exemple  atout  ce  qui  portai  le  fr^  c  ou  la  guimpe.  Toutes  les 
abb  lyes  du  royaume  imploraie.it  à  grands  cns  l'assis  ance  de  Porl-Roval 
pour  se  r;  générer.  Maiie-Angélique  et  ses  religieuses  n'étaient  occnj:é-'S 
qu  il  se  iransporter  de  couvent  c  >  cmvfut  poir  y  ï::quer  à  ce  grand  œa- 
vre  de  régenêiaiion,  et  il  ea  était  p'uMeurs  où  e;!cs  avaieni  fjii  à  faire, 
téiu  lin  ce  (;ui  leur  arriva  au  monasière  de  Maubuis<on,  d'où  l'abbesse, 
escoriée  d'une  troupe  de  jeunes  goniilshoiames  le  pistolet  au  pai-g.  bs 
lor.a  de  soi  tir.  11  csi  vrai  i(ac  celte  abliesseciait  sœur  de  Mme  Gain  iclle 
d'Eslrées,  ci  que,  comme  b:;n  sang  ne  peut  mcniir,  elle  s'était  échappée 
du  couvent  des  lilles  pénitentes,  où  elle  avait  éti*  curcrmée  en  rxpi.iion 
de  sa  vie  pa  s':e,  tout  exprès  pour  venir  accomplir  re  nouveau  nicfaii. 
C'était  par  une  nuil  pluvieuse  du  mois  de  scpie  ubre  1619  :  dcsiiiuées  de 
tout  secours,  ne  sachant  où  se  retirer,  les  rel  gieusis.  les  mains  joiniO'i  et 
leur  Voile  codé  sur  le  visage,  s'a;  hem  nè'cnt  en  silence  vers  la  vide  da 
Ponioiso,  où  elles  trouvèrent  enGn  asile.  N'y  avaiiil  ras  là  comme  un 
avertisseuient  du  ciel  qui  venait  mêler  un  malheur  prophétique  à  la  gloire 
naissanie  de  Pori-Royal-des Champs? 

Rien  ne  devait  manquer  à  celte  j^loirc.  Lors-qn'en  16'26,  raccro's'craenl 
du  nouibi  e  des  religii  uses  f-  rça  la  communauté  à  se  séparer  en  deux 
parties,  dont  l'une  vint  habiter  h  Paris  la  succursale  de  la  rue  Salai-Jac- 
ques, tandis  que  l'auire  deuic.irail  dans  la  maison  des  Champs,  une  nou- 
velle consi  léraiioii  s'il  acha  à  la  vieille  a'baye.  et  lasrien-e.  cnnvc  per- 
sonniliée  dans  cette  illustre  fa  iiile  des  Aruau-l,  co  nui.'  l'Olail  déjà  la  re- 
li','ion,  vint  éclnrer  de  son  llambeau  la  re'généraiion  de  Pori-Roja'.-lcs- 
Cuamps.  C'est  alors  que  d'illus'res  s  iliiaires,  renoneaM,  à  la  fleur  de  I  ur 
âge,  à  un  monde  dont  ils  n'ont  encore  coniuiqueles  plai«ii-s.  «ieunent 
cens.icier  leur  vie,  dans  ce  d.'S'rt.  au  silence  el  à  la  retraite.  D'aberrt 
c'esl  Arnaud  trAnJilly,  puis  Antoine  Arnaud,  l'iuuiio.  tel  doiteur  de  Sur- 


(1)  Voir  VAbrègi  de  lllisicire  d«  Port-Royal,  far  J«i  Rac-uf. 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


bonne,  l'un  fièrc.raulrc  neveu  de  l'abbcsse.  Les  loilres,  les  sciences,  les 
arl<,  le  l)airi\Tii,  les  ariars  nièaïc,  Uiules  les  coiiiiuissaiices  (jui  olèvent 
riuini.iiiiié,  toutes  les  pi  ofessioDS  qui  riioiioimt,  ont  u::  repicscntoii!  à 
Poa-Uoyal,  Cl  quels  rcproentjus  que  Lena  suède  Sacy,  le  celébic  jiiris- 
cou  u' le  ;  Lanrclot,  le  l\iniou\  philologue  ;  Mcole,  le  grand  tliooliigicn  ; 
Pliilippe  de  Cliauipagne,  riuiuioitel  (iciiilre,  et  K-  donii  r  \enu  de  tous,  le 
pi.  s  profond  de  nus  pliiloi.oplies,  le  plus  li.udi  de  nos  penseurs,  lilaisc 
Pascal  !  Là,  pendant  que  les  uns  prennent  connalssai  ce  du  personnel  de 
l'abbaye  et  iravailieui  a  en  rétablir  les  alïaires,  les  aun  s  culiivint  la 
lei  re  comme  de  simiHcs  gens  de  journcc  ;  puis,  quand  le  corps  est  fati- 
gué di?  ces  occupations  matérielles,  ils  composent  des  livres  pour  Tins- 
Iruciionde  la  jeunesse,  des  livres  qui,  deux  cents  ans  plus  tard,  serviront 
encore  de  ba^e  à  l'enseignement.  Port-R  .yal-des-fhauips  devieit  école, 
elles  plus  grai  ds  seigneurs  du  royaume  tiennent  à  honneur  d'y  faire  ins- 
truire leurs  eiifans.  —  Attention  !  l'un  de  ces  enfans  n'a  point  de  blason, 
lui  ;  c'est  tout  simplement  le  fils  d'nu  bon  bourgeois  de  la  FertéMilon, 
nia's  il  se  nomme  Jean  Uacine.  U  ne  manquait  plus  .i  Poi  t-PiOyal-Jes-Cbamps 
qu'un  poète;  ce  poète  esl  trouvé.  Que  vous  dirai-je  de  plus?  La  reine 
Maiie  de  Médicis  a  pris  celte  abbaye  sous  sa  proteciion  spéiiale,  elMlle 
de  Siudéry  lui  a  cousiicré  [dusieui s  pages  dan-i  son  roman  de  Clélie. 

Quel  beeu  temps  (|ue  celui  là,  où,  dans  (elle  liuiable  retraite  séparée 
par  nu  fi  faible  inlervaUe  de  tout  ce  bruit  ipii  te  fli  autoerde  Louis  XIV 
depuis  son  enfance  jusqu'.i  son  âge  nuu',  on  \oii  se  promener,  pensives  et 
reçu,  ili.es,  dans  celle  prairie,  au  bord  de  cet  étang,  qui  ont  in-piré  au 
cliantre  û'Esther  et  d'/lthutie  ses  preir.icrs  vers,  toutes  ces  nobles  et 
grandes  lji;ures,  obji'ts  de  respect  et  d'admiialion,  tant  i\\xe  la  ver  u  et  la 
fcienre  seroiiten  honneur!  Aujonru'liui  même,  tous  ics  idusirrs  luoiis  ne 
semblent-ils  pas  revivre  encore  dans  ce  tableau  de  la  Sainte-Cène  où  Phi- 
lippe de  Oiiamp  gne,  ayant  à  reirac»  r  les  traits  des  apôtres,  ne  crut  pou- 
voir mieux  fa:re  que  de  pn  ndre  pour  modèles  les  pieux  solit.iireo  de 
Port  Royal-des-Champs?  Plus  lard,  dans  une  cifcunstance  funèbre  et 
mémorable  qui  iinpiia  au  grand  peintre,  au  déclin  de  sa  vie,  le  tab'cau 
qui  esl  peut  être  son  chef-d'œuvre,  c'est  encore  un  souvenir  de  l'abbaye 
qui  devait  prêter  ii  ses  pinceaux  u:.c  nouvelle  immortalité.  Sa  liHe,  rcli- 
gieuse  à  Port-lloyal  de.s-Gliamps,  était  nn'ade  et  à  touie  exlrémiiô.  Un 
jour,  dans  une  hallucination  sublime,  Philippe  de  Champagne,  alurj  âgé 
d".  soi.\ai.te  ans,  saisit  sa  palelie,  et  il  esquisse  à  grandi  tri  ils  cet  arim  râ- 
ble ex-voto  où  la  jeune  religieuse  est  repiéseniée  agonisante  sur  une 
chaise  len.;ue,  eiit;c  les  bras  de  la  mère  Catherine  Agnès,  et  prête  à  pa- 
raîre  devant  Dieu.  Les  deux  nonnes  SiUii  en  trières:  encore  quelques 
niinuies,  quelques  secoiides  peulèire,  et  la  vie  aura  cessé  d'animer  ce 
coriJS  défaillant;  ces  lèvres  pâles  et  glacées,  qui  semblent  murmurer  tout 
bas  quelque  suprême  oraison,  seront  s.ms  moiivemenl...  O  prodige  ! 
voilà  que  sous  les  piuceaux  que  le  vieillard  promène  sur  sa  toile  d'une 
niain  tremblante,  ce  visage,  déjà  couvert  des  ombres  de  la  mo  t,  semble 
rayonner  O'uii  éclat  surnaturel  ;  U:  malheureux  père  e  suie  ses  yeux  bai- 
gnés de  larmes  ;  car  ce  sont  ces  larmes  sans  clouie  qui  l'empêchent  d'a- 
percevoir iiisiiiulenient  la  teinte  qu'il  emploie,  et  il  reperie  sou  regard 
sur  sa  liilc,  sur  sa  (ille  qui  est  là  mourante  devant  lui  comme  dans  son  ta- 
bleau ;  mais  soudain  le  Iront  de  l'agonisante  s'illumine  de  je  ne  sais  quelle 
douce  et  mystérieuse  auréole,  toute  semblable  h  celle  qui  vient  de  jaillir 
tous  les  pinceaux  du  grand  maître  ;  et  une  vuix,  une  voix  céleste  san 
doute,  murmure  à  sua  oreille  :  »  Vieillard,  va  donc  embrasser  ta  lille,  dis 
a  re:  ouvré  la  santé!  » 

Voilà,  choisi  entre  mille,  l'un  des  souvenirs  nai  s'attachent  à  ral)l)aye 
de  Poit-Royal-des-Cliamps;  il  est  vrai  que  celui-là  n'est  pas  le  moins  lou- 
chant de  louj  ceux  qu'on  pourrait  évoquer.  A  quoi  bon  dès  lors  parler 
des  auires?  11  famir.ot  des  volumes  pour  cela  :  aussi  bien  l'horizon  si  pur 
et  si  serein  tous  lequel  le  moniistère  vient  de  vous  apparaître  commence 
b  s'obscurcir,  et  voici  que  plaue  déjà  sur  Port-Royal  le  nuage  noir  qui  re- 
cèle dans  ses  flancs  la  foudre  et  la  lempèie.  Voyez-vous  passer  sous  les 
murs  du  couvent  le  confident,  l'es'jion  ,  l'ame  dainnéa  du  cardinal  de  Ri- 
chelieu, l'homme  qu'on  a  nommé  l'éminence  Riise,  le  fameux  père  Jo- 
seph? Les  prespéiités  de  Port-Royal-des-Champs  ne  sauraient  durer  bien 
loi.giemps. 

Enire  tous  les  confesseurs  de  l'abbaye,  un  surtout  était  renommé  pour 
son  savoir,  sa  piété,  son  éloquenre  :  c'était  le  célèbre  théologien  Duver- 
giiT  de  Uauraune,  abbé  de  Saini-Cyran.  A  la  voix  du  père  loseph ,  jaloux 
de  sa  gloire  ,  il  est  jeté  d.ins  les  cachots  de  Vincennes  ;  et  un  fameux  ca- 
piiaine,  Ji'an  de  Werth,  peut  s'écrier  en  retournant  dans  son  pays,  que 
ce  ipii  lui  a  paru  le  plus  curieux  en  France,  c'est  de  voir  tes  saints  en 
prison  et  les  évéqties  à  la  comédie. 

Mai>  ce  n'est  nen  d'avoir  porté  ombrage  au  père  Joseph  et  au  cardinal 
de  Richelieu,  voici  venir  pour  la  communauté  de  Port  lioyal-desChamps 
des  cnneniis  bien  aulremenl  terribles.  I,p3  pieux  solitaires  ont  oub  lô 
qu'en  f.dsant  des  édu'  aiioiis  et  des  livres,  ils  osaient  marcher  sur  les  bri- 
sées de  la  compagnie  de  Jésus  :  Malheur  !  malheur!  trois  fois  malheur  à 
Poil-Roval-des  Champs. 

Mem'cés  de  voir  s'anéaniir  pour  eux  tous  les  bénéfices  d'une  exploita- 
tion sur  laquelle  repose  lu  mj-urc  partie  de  leur  iiilluence  et  la  rlus  iii- 
conieslablede  leurs  gloires,  les  jésutis  commencent  à'  miner  so  •rdement 
'iSdilice  qu'  U  ne  p  •uvenl  encore  songer  à  abailre.  Dans  celte  vue,  les  li- 
vres émanés  de  la  plume  savante  des  solitaires  sont  soumis  à  une  aiiahrC 
piomicusc  ;  car  les  bons  pères  se  souvienijeat  d'avoir  enleudu  dire  au 


cardinal  de  Richelieu,  qu'il  ne  voulait  que  deux  lignes  de  l'écriture  d'un 
homme  pour  le  faire  pendre.  Commenfs'étonner  après  cela  que  dans  les 
onvrag(s  diciés  par  la  loi  la  plus  éclairée,  pjr  la  vertu  la  plus  pure,  ils 
soieiii  parvenus  à  découvrir  les  gerim  s  de  la  plus  ell'roy  ble  hérésie? 
Bienlôt  le  livre  fameux  de  ta  fréquente  communion  devient  le  signa 
d'une  persécution  qui  ne  s'éleiodia  désormas  que  sous  les  ruines  de 
l'abbave.  Son  auteur,  Antoine  Arnaud,  décrété  d'accusalion .  est  forcé 
de  s'eniuir  ;  ses  parens,  ses  amis  sont  signalés  à  l'opinion  publique  comme 
des  ennemis  de  Dieu  et  du  roi.  Bien  plus,  on  va  jusqu'à  refuser  h  s  sacre- 
me.sùundncct  pair  du  royaume,  parce  qu'il  a  recueilli  chez  lui  un 
pauvre  ecclésiastique  de  Port-Royal. 

Alors  ri'teniisent  pour  la  première  fois  les  noms  fameux  de  jansénistes 
et  de  inuli.  i~les(l),subiile  et  fatale  distinction  qui,  en  ressusciianl  les  que- 
relbs  scbolasiiques  du  moycn-."ige,  allait  diviser  en  deux  camfis  opp.sés 
les  si'Ciateurs  d'un  même  culte.  Une  foissliginaiisé  de  la  première  de  ces 
épiihètes,  le  monastère  de  Port  R<jyai-des-Chjmps  demeura  fiai)pâ  au 
cœ.ir  et  ne  se  releva  plus.  C'était  le  drapeau  noir  qu'une  main  ennemie 
avait  arboré  sur  ses  murailles,  et  qui  le  signalait  à  tous  comme  un  lieu 
infesté  par  la  peste  et  do[it  on  aUend  seulement,  par  un  lesle  de  piiié, 
que  tous  les  hôtes  aient  succombé  p^nir  livrer  les  bà'imens  aux  flammes. 
El  cette  comparaison  n'est  point  ici  une  vaine  Heur  de  rhétorique  ;  le 
fait  esl  réel.  Un  jour  Louis  XIV,  dont  tous  les  confeiseurs  furent,  comme 
on  sait,  des  jésuites,  céda  aux  soilicilaiions  de  ce  parti  puissaut  qui  pres- 
que au  même  instant  lui  faisait  signer  la  lévoeation  de  l'Eilii  de  Naines,  et 
il  I  aya  d'un  trait  de  plume  l'une  des  iilusli  allons  de  son  règne,  en  défen- 
dant aux  religieuses  de  Pori-Royal-des  Champs  de  re  evoir  à  l'avenir 
aucune  profession.  U  voulut  qu'avec  les  débris  de  celle  glorieuse  conmù- 
nauié  tout  ce  qui  restait  d'elle  descendît  dans  la  tombe,  aûn  de  n'entendre 
plu.;  rete'iitir  à  ses  oreilles  un  nom  qui  l'importunait  ;  et  comme  si  ce 
n'était  pss  assez  d'une  Sr-nteiice  de  mort  dont  l'exécution  était  nôcessaire- 
nii m  indélinie,  il  y  ajouta  la  torture  ;  non  point  celle  loriure  physique! 
qui  brise  le  corps  et  dimt  la  durée  ne  peut  excéder  certaines  limitis, 
mais  celte  torture  morale  qui  brise  l'ame  incessamment  et  sims  relâche 
dans  ses  plus  chères  idl'ections,  dans  ses  senlimeus  les  plus  intimes. 

Les  religieu  es  de  Porl-Royal-des-Champs  se  consacraient  à  l'éducation 
de  quelques  jeunes  Dlles  de  noble  maison  qu'elles  aimaient  d'un  amour  de 
mère  ;  un  jour  on  força  l'entrée  de  I  ur  couvent  et  on  a  raeha  ces  jeunes 
filles  de  leurs  b  as  ;  elles  avaient  quelques  biens  légués  par  la  piété  d'illus- 
tres proiei  leurs,  il  pari.t  un  édit  qui  en  atiribua  la  possession  à  la  coin- 
niunauié  (le  Paris;  elles  avaient  des  confesseurs  en  qui  repo.-ait  toute 
leur  conliance,  vénérables  vieillards  qui  avaii  nt  assisté  à  la  splendeur  de 
l'abbaye,  et  qui  les  conso'aient  aujourd'hui  de  sa  décadence,  ces  ecdé- 
siasii ques  furent  deci  étés  d'accusalion,  jetés  dans  les  cachots  ou  forcés  de 
fuir  hors  du  royaum.'.  A  leur  place,  ..:.'  envoya  des  pré  licaleurs  dévoués 
ii  leurs  cnneiiiis  et  qui  leur  prodiguèrent  i'.:;siilte  et  l'outrage;  et  elles 
soiiUrireut  tout  cela  sans  proférer  une  seule  plainte.. .  "i^stil  donc  néces- 
saire que  le  sang  coule  pour  ob:enir  la  palme  du  martyre  ? 

Mais  ce  n'était  pas  enco:  e  asse^  pour  les  ennemis  de  Port-Royal  des- 
Champs.  Tant  que  ce  monastère  subi  ler.it,  la  société  de  Jésus  ne  pou- 
vailcormir  en  paix.  Aussi,  le  père  Tellicr,  confe^seurdu  roi,  lui  répé- 
tait-il tou^  les  jours  que  le  seul  moyen  de  faire  son  salut  dans  ce  monde 
et  dans  l'autre,  était  d'éiouir.'r  la  rébellion  et  l'hérésie  dans  leur  foyer, 
en  brisant  sur-le-champ,  par  un  acie  de  sa  volonté,  une  communauté  or- 
gueilleuse dont  le  cardinal  de  Reiz  avait  osé  jadis  se  déclarer  le  proiec- 
t  ur.  C'était  un  argmuent  sans  réplique  auprès  de  Louis  XIV,  qui  avait  en 
horreur  louslessouvpniisdelaFronde.etqui  n'avait  pas  besoin  de  celui-là 
pour  haïr  coi  diaicmeni  les  jansénistes,  lui  qui  avait  dit  un  jour  qu'il  leur 
préférait  les  atbées.  Cependant,  soit  qu'il  voulût  laisser  au  temps  le  soin 
d'accomplir  l'œuvre  de  deslruciion  qu'il  avait  lui  même  si  bien  coaimenréc, 
soit  iiu'il  reculât  devant  unemesuie  que  sa  conscience  lui  représentait 
peut-être  comme  un  sacr.lége  ,  l'abbaye  de  Port-Royal  des-Champs  éiait 
encore  deliout  dans  les  premiers  joui  s  d'automne  de  1709  ;  mais  ce  n'é- 
tait di'j  1  plus  qu'une  ruine  où  l'on  pouvait  lire,  dans  chaque  dégradation, 
les  lenibli'.;  cUels  de  la  vengeance  u'une secte  qui  n'a  jauiais  pardonné  à 
ses  ennemis. 

Des  quatre-vingts  religieuses  qu'on  y  comptait  jadis,  il  n'en  restait  plus 
alors  que  vingt-trois  ;  car,  par  une  sorte  d'accord  sympatliquc,  le  mo- 
na-tère  et  ses  hôtes  scmblaieni  s'incliner  en  même  temps  vers  une  tombe 
comiiiune.  Le  jour  où  la  dernière  abbesse  était  morte,  une  des  chapelles 
latérales  de  régi:se  s'était  affaissée  sous  le  sol  :  quelque  temps  après,  un 
ouragan  avait  renversé  ut)  pan  de  mur  du  doi  loir  que  monseigneur  le 
duc  de  Luynes  avait  lait  construire  en  IC/iO.  Privée  de  ses  revenus  tem- 
porels ,  la  communauté  n'avait  aucun  moyen  de  réparer  ces  d"asiie3. 
Déjà  l'herbe  commençait  à  désunir  les  pavés  des  cours,  (t  lorsque  le 
vent  faisait  craquer  les  toits  ver.noulus  ,  on  voyait  les  oiseaux  de  nuit 
eux  mêmes  s'enfuir  épouvantés  d'un  séjour  où  ds  ne  se  croyaient  plus  en 
sûre'é. 


"'  (1)  Un  cortoin  Janscnius  ,  évoque  d'Vprcs,  avait  entrepris,  dans  un  livrj  qui 
ne  parut  qu'apiès  sa  mort,  de  jusiilicr  saint  Angiislin  îles  reproches  etnescri  i- 
ques  ilnrii  te  pèrii  île  l'église  avait  été  l'ol.jel  de  la  part  (lu  jéMiile  Jloliiia.  (.  C:t 
delà  que  les  solitaires  de  Port-Royal ,  q;ii  embrassèrent  in  ce  iinlcur  s(js  doc- 
trines, reçurent  le  nom  do  Jaménislfs,  pir  opposiiion  à  celui  de  Molinistes 
iC  prireiil  leurs  adversaires, 


<ju 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Un  nouvel  été  venait  de  s'écouler  :  a  combien  de  reliKii'usrs  serait-il 
donné  d'en  co!:ten:p'ei-  un  autre  ?  Combien  même  punrraient  saluer  le 
retour  des  fvuillcs?  Encore  si ,  dans  leur  déiresse  ,  des  secours  et  des 
consolations  leur  fussent  venus  de  l'extérieur;  mais  non  ,  c'ct.iil  courir  le 
p;u-f  grand  danger  que  de  se  moiitier  leur  ami ,  et  leurs  plus  prociies  pa- 
rens  devaient  -enrincer  à  les  voir  :  ainsi  l'avait  voulu  louis  XIV  qui ,  par 
une  de  ces  capitidaiioiis  de  conscience  si  coniiiiurips  ;iux  dévôis ,  espérdit 
qu'en  assujéiissnnl  Its  reli;^ieuses  à  une  toriure  mor.ili;  de  tous  les_  ins- 
laiis,  siius  laiiucHe  leur  ame  saignerait  sans  lelùclic,  il  les  forcerait  à  ini- 
plurcr  sa  clémence  cl  à  fléchir  le  genou  devant  la  secte  qui  les  écra- 
sait. 

A  rbacnnc  de  ces  épreuves,  un  dignitaire  (Je  l'éslise  apparaissa't  sur  le 
seuil  de  l'abbiye  :  c'était  l'archevêque  de  Paris  ou  le  viciiire  g- nér:-.!  du 
diocèse.  Ils  éiiiien'.  là  comme  le  proconsul  rcma^n  qui  veiuvt  assister  au 
fup.ilice  (les  preiiiiei  s  chrétiens,  ou  coiniiia  le  lieutenant  ci  i:;iinel  près  du 
piiiimt  dont  on  déchire  les  menilires.  Comme  eiu,  i's  avaieit  aiissi'in 
d'arracht'r  une  abjuration  ou  un  aven  aux  convuls  ons  do  l'uijouie  ;  co'iime 
eux,  ils  eniploj aient  t  lur  h  tour  les  promcssi  s  on  1 1  mina  c. 

—  Le  ni  est  toui-pui^sant,  di~a  eut  ils.  s(iu';i;  llcz-voiis  à  fa  justice ,  cl 
l'on  vous  rendra  les  jeunes  (illes  que  vous  éle-ii;;,  et  l'on  rappellera  vos 
confesseurs  qui  g  inis^ent  dans  l'exil  on  dans  les  cachuls  .  et  vous  ne  se- 
r;Z  plus  conlaiii;  (sn  niouiirdc  fiiim  <  t  de  froil  au  milieu  de  ces  ruines. 

—  Que  faut  il  faire  pour  Cfla?  répondaieu:-ellis  tristement. 

—  Pour  cela,  il  fuit  renier  les  doilrines  des  réiirouvis  ipii  ont  terni 
l'érli'.t  de  celte  saiuic  maison,  les  Arnaud,  les  Lau'-clot,  les  Pascal  ;  il 
faut  quitter  ces  muis  que  souille  eucoro  le  contact  de  leurs  osicmens.  Le 
vou  cz-vous  ? 

Pour  toute  réponse  les  religieuses  levaient  les  yeux  au  ciel ,  puis  elb^s 
rentraictit  ilaiislem-s  cellules,  aliti  de  puiser  dans  la  prière  la  résiL;naiion 
à  de  r.oiiveay\  tuiumens.  Un  jour,  le  cardiuid  de  Nuaiib's  s'indigna  de 
ceili>  résiynaiion  même,  et  il  pri)non(;a  contre  Port  Uoyal-des  Champs  l\ 
rcddu  able  lormnle  de  l't  x'oniiuiinic.iiiO'i. 

Alors,  toui  le  coura^'e  qui  aiiiin  il  eiiciu'e  ces  pac.vrs  filles  les  aban- 
donna. 11  fiu  Irait  pouv  !'•  res>u-ciler  à  l'aide  -In  (iainhe.u  de  la  foi  tout 
un  m :)tule  qui  n'exi'^ie  plus,  tout  un  ordre  d'idées  qui  est  ilcjii  loiii  de 
nous,  pour  coininudre  tout  ce  que  durent  é|irouvcr  ces  femmes  déshé- 
ritées tout  à  csup  de  h  pratique  des  devoirs  pieux  qui  cimslilinient  toute 
leur  cxi.-leme.  Plus  de  préln  s  pour  les  consof  r  dans  leins  misères,  pour 
leur  apporter  le  pardon  du  ciel  ;  le  confcNsionnal  éiaiiv;de  !  Plus  de  saints 
sacrilites  f'e  la  messe ,  de  cérémonies  solinnclles  ;  nuit  et  jour  l'autel 
étnit  désert,  nuit  cl  jour  l'église  et  lit  oititne.  lîll.'s  s'y  rendaient  machijia- 
lement,  comme  si  elles  eussent  espéré  que  D  eu,  dans  sa  miséricorde  in- 
linie,  ferait  un  prodige  en  leur  faveur  et  ((U'elles  venaieni  soudain  su'gir 
il  l'autel ,  revêtu  de  l'étole  cotisaciée,  l'un  de  ces  vénéraldes  eccKsiasù- 
qnes  riulo; mis  a  (pielques  pas  de  lii  de  l'élornel  soinvieil  ;  mais  liélas  ! 
c'est  eu  vi'in  qu'elles  allumaient  tous  les  cieigeseï  (pi'elles  pirtreiit  le  ta- 
bernacle di's  dernières  Heurs  de  la  saison,  toujours  l'autel  était  désert, 
toujours  l'é'glise  était  mueilc. 

l'i  is;ej,  abattues  ,  on  les  voy  it  errer  du  ma'n  au  soir,  les  pauvres  re- 
ligieuses, duis  le  jrrdia  et  le  long  des  doit  c,  souienant  d'un  ■  ma  a  dé- 
laie leurs  rosaires,  dont  les  grains  échap  aient  souvent  de  leurs  d  ngts. 
Cepcndaii!,  par  un  de  cesconna^ics  si  fiéq:  ens  eniic  le  monde  phy.ique 
et  le  uionii!  iiioi  al  ,  l'au  oiune,  qui  s'était  aanoncé  sou-;  de  funestes  aus- 
pices, était  devenu  beau  ;  les  gazons  avaient  reverdi,  les  arbres  n'avai  nt 
pas  encore  perdu  (ouïes  lenrs  IVuilies,  le  :oleil  illuminait  douement  de 
sei  joyeux  icfeis  les  mille  loulles  de  lierre  grimpant  aux  lianes  de  la 
vieille' abbaye,  les  oiseaux  chantaient,  et  la  naiure  entière  sembla  tse  ra- 
nimer pour  être  tém  lin  d'une  rgonlc. 

Pourtant ,  il  faut  bien  le  dire ,  quelle  que  fût  rétetiilue  de  leurs  maux, 
aucune  des  religieuses  de  Portlioyal-des  Champs  n'aurait  voulu  racheter 
la  jouissance  de  tous  les  biens  qu'elle  avait  perdus  au  prix  de  l'abandon 
de  sou  pauvre  mona^tèrc.  C'est  une  si  grande  consolation  que  de  suull'rir 
ensemble!  On  dit  qu'un  bonheur  ignoré  devient  un  sU|)|.liie  ;  mais  un 
maloeur  partagé  c'est  presque  du  bonheur.  Kl  puis,  par  combien  de  liens 
ces  saintes  lilles  n'étaieiil-elles  pas  attachées  à  un  séjour  témoin  de  toutes 
les  phases  de  leur  existence,  où  s'étaient  concentrées  toutes  leurs  joies 
c  milles  toutes  leurs  peines,  tous  leurs  .«souvenirs  comme  aus^i  toutes 
leurs  espérances  !  Il  n'y  ava.''  pas  une  loise  de  terrain  dans  cette  solitude, 
pas  un  arbre  dans  le  jardin,  pas  un  i'iier  dans  le  doî  re,  pas  un  laid,  au 
dans  11  cliapelle ,  qui  n'eussent  droit  à  leur  mémoire,  peiu-élre  même  à 
leurs  larmes.  Celait  lii  qu'elles  avaient  lUié,  dormi .  aimé  penilai.t  un 
(iemi-sieele.  Toule  leur  vie  n'éiait-el!e  pas  dans  ces  trois  mois  ?  fiilin  c'é- 
laii  11  (pie  re,  osai>nt,  en  les  attendant,  celles  de  leurs  sœurs  (|iii  les 
avaient  devanc.  e- dans  la  tomba.  Parfois,  d'ailleurs,  l'es  élance  qil  vient 
s'asseoir  au  di'vet  du  nuriboiul  juîqu'au  moment  où  il  ren  1  le  dernier 
.sou;  ir,  planait  encore  sur  l'abbaye.  Louis  XIV,  (lus  que  septuagénaire, 
no  po  ivail  régner  bien  longtemps.  Que  ne  devait-on  pas  attendre  de  son 
Fuecesseur,  du  jeune  Daiipliin,  élève  de  l'énélou?  Sous  re  nouveau  roi, 
Poi  I  lîoyal-d'  s-Cliamps  ne  pouvait  manquer  de  renaître  de  ses  i  uincs  ,  et 
des  jours  de  prospérité  et  (le  gloire  lui  étaient  encore  promis. 

Une  nuit  de  la  lin  d'octobre  17US>,  ru  tnouientoù  les  religieuses  se  rcD- 
daieiil  iuuaiines,  il  leur  sembla  (|ue  des  biuils  étranges  reteiiiissaicnt  non 
loin  de  l'abbaye.  C'était  comme  le  piétinemeut  sourd  et  mesuré  d'une 
troupe  de  cavaliers,  ui'ilé  au  mouvemeutdes  roues  de  nombreux  cari  es- 


ses. Toutes,  par  un  vague  pressentiment,  se  rapprochèrent  les  unes  des 
autres,  et  elles  se  disposaient  déjà  à  rentrer  dans  la  chapelle,  lorsqu'un 
vieux  serviteur  de  l'abbaye,  haletant,  le  visage  décomposé  par  la  plus 
vive  terreur,  se  présenta  devant  elles.  Il  s'approcha  de  l'abbis-e  àlaqinlle 
il  parla  quel(|ue  temps  et  a  voix  liasse.  Quel  rouveau  malheur  pouvoit 
menacer  la  canmuiiauié  ?  La  mesure  de  ses  maux  n'étutelle  pi.s  com- 
blée ?  En  écou'ant  le  récit  de  cet  ancien  serv.ieur,  le  front  de  l'iibbesse 
resta  empreint  de  sa  sérénité  habituelle.  Seu'ement,  lorsque  te  retour- 
nant vers  les  leligieuses,  elle  éleva  la  voix  pour  leur  parler,  peut-eire 
put-on  remarriner  que  ses  paroles  pleines  d'onciion  et  de  riou  cur  traLij- 
saieut  par  l'aliéralion  de  l'organe  une  profonde  émotion  intérieure. 

—  Mes  lilles,  dit-elle,  suivez-moi  dans  la  grande  falle  de  l'abbaye  où 
monseigneur  le  lieuteaanl-général  de  police  nous  attend  pour  nous  com- 
lunniuucr  les  ordres  du  roi.  Monseigneur  le  lieuieuai.t  général  désire  à 
c  t  ell'et  que  la  communauté  s'assemble  siir-;e  champ  en  chapitre  :  mes 
lilles,  rendons  h  César  ce  qui  appartient  à  César. 

Un  trouille  alfreui  s'empara  des  re  igii  usi  s  en  recueillant  ces  paroles, 
et  l'on  se  mit  eu  marche.  Le  jour  commençait  à  poindre,  et  l'on  put  aper- 
cevoir distiuctemen',  en  s'appiodiani  des  bâ  imcn<,  toutes  les  cours  Inté- 
i-iei  rcs  l'i'iiplies  de  détaelienieiis  de  gardes  françaises  et  suiss  s,  L'ab- 
aye  semblait  méiamorplieisée  en  u  ,e  pi  :ee  de  gierro.  Treuibla  ues 
éperdues,  les  religieuses  eeti  èrent  les  yeux  b  -issés  dans  la  graïK'e  .'aile  du 
"liapitie.  C'éta  t  jadis  la  plus  s|)|.  n  lide  comme  la  |  lus  vaste  du  couvent, 
et  elle  était  décorée  des  pirlraits  des  abbesses  de  I  ori-R  yal  de-.-Chanipî 
et  des  lalile 'ux  de  l'In  ippe  de  (;hampagne;  n.iùs  depui-  que  le  tem;)s 
avait  imprim';  ses  ravages  su.'  les  fenéires  disjointes  et  sur  les  clnisoi  s  de 
chêne  VI  rmoii  nés,  ceue  salle  élai'  abandonnée  et  elle  et  di  re.siée  f  rmic 
jusqu'au  jour  où  une  grossière  so  dat'sqne  vintenfoner  lesjioMe.s  et  i  h;is- 
ter  bs  oiseaux  de  nuit  qui  y  avaient  éta'jli  leur  séjour.  A  1  une  des  extré- 
mités, sur  une  estrade,  à  la  lueur  des  torches  dont  lei  lu.ubrcs  fellels 
rendaient  à  la  Imiière  tout  ses  pâles  ligures  d'abbi'Sses,  enlormics  de- 
puis lant  d'aunéi  s  sur  la  loile  dans  leurs  ca  1res  no  rcis,  au  milieu  d'en 
grand  appareil  mi  iiairc,  se  tenait  debout  un  homme  d'nne  physionomie 
ellray  iiiie.  C"i''iaii  nion^eigue  r  de  Voyer  d'Artjensun,  lieutenant  général 
de  la  police  du  royaume.  Il  (it  signe  aux  re^  gieuses  de  s'asseoir,  et  dé- 
plojant  un  parchem  n  scellé  aux  armes  de  France  : 

—  Je  viens,  di-il,  accomplir  une  m  s^ion  de  rigueur.  Vo 's  avez  déso- 
béi au  roi,  et  re  n'e.-it  jamais  impunément  qu'on  l'oOense.  Touii  fois  S.  .\J. 
a  enrore  eu  pitié  de  vous.  Ecoutez  l'arrêt  que  le  roi  a  rendu  dans  sou 
conseil. 

En  même  temps,  il  lut  d'une  voix  solennelle  et  à  laquelle  bs  voâtes  hu- 
mides de  la  (Tande  salle  ca|iiiul.iire  prêtaient  un  lug  .l,re  retcni  s  eaier  t. 
cet  arrêt  de  colère,  dirté  iiar  les  jésuites,  qui  coiidamnaii  les  religieuses 
à  quitter  leur  monasère,  afin  q^i'après  leur  départ  les  bàtimei).-<  pussent 
être  rasés  de  fond  en  comb  e  et  l't  mplacement  livré  à  la  culture,  tant  on 
avait  hât"  d'effacer  jusqu'au  moindre  vestige  du  nom  de  Port-liny,d  des- 
Cbamps!  Aux  termes  d.:  cet  arrêt,  la  tombe  même  perdait  son  droit  d'a- 
sile, et  tous  les  ossemens  enfouis  dans  le  cimetière  devaient  en  cire  ex- 
humés alj'!,  sans  djulc,  qu'il  fût  bien  prouvé  désormais  qu'il  ne  resta  t 
rien  de  janséniste  dans  cette  eiircinte.  A  [lartir  du  29  octobre  1709,  la 
communauté  de  Port-lloyal-des-Champs  n'existait  plus. 

A  ces  dernières  paroles  un  long  gémissement  se  lit  entendre,  puis  un 
silence  de  morts'élablii  dans  la  salle  :  c'était  coninie  le  dernier  soup:r  de 
la  vieille  abbave;  d'A'gen^on  !ui-méma  en  fut  g.'acé  de  terreur.  1!  sem- 
blait que  touti-s  les  religieuses  fussent  passées  soudain,  et  chacune  dans  le 
même  in  tant,  de  xie  :,  trépis,  tant  leur  visiige  était  pâle  et  inanimé,  lant 
leur  aiiiiude  éiaii  immobile.  Entre  cet  auditoire  en  chair  et  en  os  accroupi 
dans  les  stalles  vermoulues  du  ciiapitre,  et  cet  autre  auditoire  en  t-lTiuie 
appendu  aux  murailles  lézardées  de  la  salle,  il  n'y  avait  de  diiTereure 
que  celle  qui  existe  entre  la  peinture  et  la  statuaire.  Au  bout  de  quel- 
ques minutes,  une  voix  s'éleva  comme  du  fond  d'un  cercueil,  c'était  celle 
de  l'abbesse. 

— -  Monseigneur,  dit-elle,  mes  filles  et  moi  nous  sommes  prêtes.  Quand 
cela  arrivcra-i-il  ? 

—  Tout  à  l'h  ure,  répondit  la  voix  toujours  impassible  du  lieutenant 
depolice.  Vous  êtes  ici  vingt  trois  reiiijieuses,  il  y  a  à  la  grille  du  couvent 
vingt-trois  carrosses  qui  vous  conduiront  dans  vingt-trois  mona<<tè<es  dif- 
férens  où  vous  devez  linir  vos  jours.  Vous  avez  uue  heure  pour  faire  vos 
préparatifs  et  vos  adieux. 

En  disant  ces  mo  s,  d'Argenson  sortit  brusquement  de  h  siUe.  A'o^s 
cps  murs  furent  témoins  d'une  scène  de  des  d.ulon  riifùcde  à  décrire. 
Elles  pleuraient,  ces  pauvres  tilles,  sur  leurs  ^iii.'.chemeu»  brisés,  sur  cur 
couvt  nt  déiru  t.  sur  leur  lit  de  mort  solitaire  et  désolé  où  nulle  m  iii 
amie  ne  xieudrait  Icurfeimer  les  jeux.  Dans  leur  désespoir,  «l'es  s'é- 
criaient :  0  Seigneur,  nous  étions  si  heureuses  !  a  L'abbesse  seule  pa- 
raissait résignée,  et  allait  de  l'une  à  l'autre  en  disant  :  •  Ne  pleurez  pas, 
mes  lilles,  nous  nous  retrouverons  dans  un  monde  meilleur.  •  Mas  les 
religieuses,  en  l'éeoutani,  hochaient  tristement  la  léte  et  pleuraieni  tou- 
jours. Hélas  !  le  (lésispoir  î^,ei-;l  donc  la  io\'f  Tout  à  coup  le  fr.>nt  de 
l'abbesse  parut  s'illuminer  d'uuj  céleste  auréole  ;  quelque»  chose  d'ins- 
piré étincela  dans  son  regard. 

—  nies  lilles,  s'écria  telle  d'une  voix  qui  domina  tous  les  gémisse- 
mcns,  suivez-moi. 

Los  religieuses  obéissant  à  cette  impulsion  machinale,  résultat  de  la 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


disripliiie  monastique,  reprirent  silencieusement  lems  ranis  et  snrtireiit 
delà  ijiMiiilo  salle,  lill's  HMvcr.sfiri'nt  prociss.sjinnelicun'ni  les  c>mi's,  au 
railiini  d'uie  fo  île  d.;  s  )UI  us  (|;ii  se  li'.nge  ne  it  sur  le  i  '  p  issago  avec  uie 
respeciueuse  coiii  niséiaiioii,  cl  arrivéreiiihien'ôt  h  l'i^^ilise.  Là  elles s'a- 
genouillèieul,  et  les  portes  ayant  6lé  feiinJ.'S,  l'abhe^se  eiilonm,  d'une 
voi\  encore  pleioî  de  force  ei  de  uiaie->t's  le  premier  vcset  du  p'.auiue 
109,  ei  toute  la  coin  uunauié  reprit  eu  ciiœ  ir  le  vcrsjt  suivaii'.  D'a'iu'd 
l'S  chants  ret-Miiireat  faibles  et  indécis  ;  il  y  avait  encore  des  larmes 
«lanscliaque  voi'i;  mais  bientôt,  s'auiiu.int  aix  soi!s  de  l'orgue  dont  les 
basses  sonores  (îbr.inlaieat  la  n:'f  j  H([:ie  da'is  s^^s  fonJ  m  mis  et  eni- 
vraient l'a  iie  d'une  v^'gie  m'Ioilie,  les  reli^'i 'mes  rerouvèri-nt  au  fond 
de  leurs  pui'rines  dessécliées  par  l'Age  et  les  inlirmi  es  ces  acccns  iui- 
pires  qai  n'apparticuneut  ph  s  à  la  terre,  et  que  lai>saieat  fîcliapper  les 
premiers  chrétiens,  lorsqu'au  milieu  des  11  imni;'s  prêtes  à  consuiuer  leurs 
corps,  on  les  e.ilenrlalt  ch  nter  leurs  picui  cantiiiuc'!. 

L'heure  éiait  pa^s.^e  depuis  long  leaips  que  l.'s  chants  retentissaient 
cnrore.  Cependant  d'Arge.ison,  in  pd  t  de  ne  pas  voir  se i  cidres  exécu- 
tés, arrive  csrorté  d'une  honlc  de  solJats  du  guet  et  d'agens  de  p>lice. 
Les  port'  s  étaient  fernées  ;  il  ordonne  de  les  enfomer.  et,  sans  respect 
pour  la  niajesié  du  sa  nt  lieu,  il  péuère  le  prcaiier  dans  l'église,  l'épée 
nue  et  la  menace  à  la  lioufhe. 

—  Au  nom  du  roi,  s'érie  til  d'une  voix  tcnibl:',  sortez  d'ici  sur-le- 
cbanip,  ou  mallipur  il  vous,  jansénistes  ! 

Il  fdut  renoncer  à  peindre  la  scène  terrible  dont  ces  derniiTS  mots  fu- 
rent le  prélude.  Les  satellites  de  d'Argenson  s'élancèient  dans  le  chœur 
et  arrachèrent  les  religieuses  de  leurs  fta  les  pour  b  s  traîner  dans  les 
carrosses  qui  les  attenda  eut.  Ce  fut  cendantquilque  temps  un  efiVnyabie 
concert  de  trs,  de  sangloi^^  de  prièies,  de  blaspli>  mes.  \  l'extérieur,  la 
popu'ation  ries  hameaux  voi~ius  qui  étiit  accourue  à  la  nouvelle  de  l'œu- 
vre de  destruction  qui  se  préparait,  franrlii-.s;iit  les  niiuailles  du  <  ou  vent, 
brisait  les  clôiure.^  et  venait,  les  >eux  baignés  de  lurmes,  s  ;ig 'iiOMil  er  en 
^ilen<■e  sur  le  passage  des  pauvres  nligitusi  s  qu'on  enlruînait  vi'antes, 
mourantes  et  inanimée.  On  s'ai  radiait  les  lauibeaux  de  leurs  voili  s  dé- 
chirés dans  cette  luile  impie;  on  les  couvrait  de  baisfrs  comme  la  dé- 
poui  le  des  saints  martyis.  Même  apiès  qu'elles  avaimt  disparu,  les  rieux 
échos  du  cloiire  répétaient  ciiroie  leurs  sanglots  et  leurs  déchirans 
adieux  ;  mais  bieniôt  un  lourd  carnsse  ébranlait  le  pavé;  pui-;  alors  c'é- 
tait le  tour  d'une  auire  viiiuie.  A  la  li»,  il  vint  un  moment  oiî  le  silence 
régna  dans  l'uLbaye.  Il  n'y  avait  plus  une  seule  janséniste  à  fort  Royal- 
ties-Champs. 

I.e  lendemain,  l'antique  monnsièrc  fut  livré  nn  démolisseurs. 

Ne  serait-ce  pas  pjr  une  juste  ptuiiiion  du  ciel  vengeur  <li  spiiuvres  reli- 
gieuses, que  les  anu'  es  siivanies  tant  de  mallieurs  sont  \enus  fondre  sur 
la  tète  de  «e  loiqui  les  avait  prosrries,  et  (jue  nus  aïeux  ont  v.i  le  même 
jour,  en  1712,  trois  cnfans  de  Fiance  inhunr  sdans  lescav(aux  de  Saint- 
Denis  ALEXANDUK  DliLAVEUGNE. 


DEUX  :.£TTai:S  SE  CASIXIOSTHO. 

On  sait  que  le  comte  de  Caglioslro  ayant  él(î  impliqué  dans  1  .iffairc  du  collier 
par  lesdc''posUlijns  mcnsongèits  de  Mme  de  La  Aiuite.  |i!ssa  dix  mois  a  la  Uus- 
tille.  ainsi  que  sa  femme,  la  belle  romaine  Sera|ihiiia  Feliciaiii,  laquelle  par  pa- 
r.  iilliése  ne  savait  ni  lire,  ni  signer.  Le  31  mai  HSIi  ,  un  arrêt  solenuil  du  par- 
lement le  décliargca  de  toute  accnsalion  avec  le  cardinal  ,  son  proieclcur  et  son 
élève.  Le  l"  joiii  il  fnt  mis  en  liberté.  Dix  inille  hommes  l'allendaiint  à  la  porte 
el  le  conduisirent  trionqihalemcul  jusque  dans  son  peiit  liotel  de  la  rue  Saint- 
Claude  ,  au  Marais  ;  les  dames  de  la  biiUc  lui  apporiérent  des  bouquets  ,  les 
musiciens  lui  domiérent  une  sérénade,  les  poêles  lui  réeiièrent  force  \ers  eu  son 
iiouiieur.  11  admit  a  souper  dans  sa  inuisou  tous  ceux  qui  purent  y  entrer  ,  et 
jeta  de  l'or  elde  l'argent  aux  autres  par  la  fenêtre.  Tout  allait  pour  le  mieux  ; 
inais  le  lendemain  parut  un  conunissaire  rie  police,  M.  Che-non  bis,  qui  lui  ap- 
portait un  ordre  du  roi  de  quitier  l'aris  dans  les  viiigl -quatre  heures  et  la  l'raii- 
ce  sous  huit  jours.  Le  f;raiid  homme  fut  donc  loné  dj  se  réfugier  à  Loudros  , 
que  déjà  il  avait  quitté  eu  1777  a  la  suite  de  malcutendus  fâcheux  entre  lui  et 
la  justice. 

Pour  son  malheur,  il  y  trouva  un  certain  niorande  ,  qui  y  faisait  un  journal 
inlilulé  :  («  Courrier  de  l'/iurope.  Chassé  de  France  ,  après  un  empii>oiine- 
mcnt  de  quinze  mois  ,  ce  Jlorande  n'avait  fond?  son  journal  (|iii!  pour  nieilre^à 
conlribulion  les  ijuissaiicc»  du  jour.  iMinc  Dubarry  avait  acheté  smi  silence  au 
pris  de  ilJO  guinécs  (12.500  fr  ,  une  fois  |iovées,  cl  de  '<,C0()  livies  de  reiite.-  dont 
moitié  revcr.^ible  sur  sa  remiiic.  Vollaire  ,  qu'il  avait  voulu  t.ixer  aussi  ,  s'était 
contenté  défaire  insérer  dans  tous  bs  journaux  de  l'Europe  la  Icllre  dms  la- 
quelle il  lui  faisait  ses  conditions.  I\l.  de  Lauraguay.  depuis  duc  de  lirancas, 
avait  fait  mieux  ,  il  avait  traversé  la  .Manche  uuii|iiemeot  (loiir  administrer  ù 
Moraude  une  volée  de  coups  de  canne  dont  il  avaii  exigé  un  rcfii  motivé. 

Tel  était  rnornuie  que  M.  de  Itrcieuil  avait  chargé  d'écrire  à  Londres  contre 
La  .Molle  et  Caglioslro,  eu  même  temps  qu'il  les  cpioiinail  ci  lui  rendait 
compte  jour  par  jour  de  leurs  pas  cl  déinarches.  Caglioslro  le  savait,  el  sans  al- 
lemlre  que  les  allaques  de  .Mo.'anje  devinssent  plus  aceibcs,  il  vo  dut  b;  dé- 
masquer el  metlre  a  l'avance  les  rieurs  de  son  coté.  Il  prolila  donc  de  qucbiues 
plai-anteries  que  Morande  s'éiail  permises  sur  une  piêlendnc  expérience  qui 
consi.-lail  à  accoulunier  insensiblement  un  animal  a  une  nourriture  einpiiisim- 
néc,  et  a  rciuIre  ainsi  su  propre  chair  un  pouou  des  plus  subtils,  cl  lui  écrivit 
la  lettre  suivaulc  : 

Lattre  du  comte  de  Caglioslro  au  sicw  Moranlc,  du  3  septembre  1780. 

«  Je  ne  connais  pas  assez,  monsieur,  les  finesses  de  la  langue  française  pour 
vous  faire  tous  les  complimens  que  méritent  les  cxcilleriles  plaisanteries  coiilc- 
nuc»  dans  les  n*  10,  17  et  18  du  Courner  de  l'Europe  ;  mais  comme  tous 


ceux  qui  m'en  ont  parlé  m'ont  assuré  qu'elles  réunissaient  la  grûre  à  la  finesso 
et  la  di'Cince  du  Ion  à  l'élég.ince  du  style,  j'ai  jogé  que  vous  élcs  un  hnniine  de 
bonne  coiii|iagnie,  el,  a  ce  litre,  j'ai  conçu  le  plus  vit  désir  de  faire  comiais-aiice 
avec  vous.  C  pendant,  connue  Icdinéelians  s'êiaient  |ierniis  de  d  b  ter  sur  voire 
compie  de  1res  vilaines  liiiloiras,  j'ai  cru  devoir  les  crlaiicir  avant  de  me  livrer 
Idiil  a  fait  à  l'inclin^aion  (jne  je  ressens  pour  vous  J'ai  vu  avec  bien  de  la  sa- 
isfielion  ipie  tout  ce  qu'on  avait  dit  à  voire  sujet  était  pore  médisance,  qii  c 
vous  iiNliez  point  du  iiomljre  rie  ces  cdomiiiaieurs  périmliques  qui  vendent 
leur  pliiiiie  au  plus  olVr.jnt,  et  fuit  payer  jusqu'à  leur  silence  ;  et  qn  cnlin  les 
proposilions  sccriles  que  vous  ni',ivi;2  luit  laiie  par  votre  di;;ne  ami,  M.  Svviu- 
lon,  ni  avaieiil  elViroutbé  mal  à  prop  s,  étant  aussi  ualurel  de  demander  de  l'or 
à  ui\  adc|Ue  que  de  puiser  do  l'eau  dans  la  Taïuise. 

»  De  toutes  les  lionnes  .'/nfoirfs  que  vous  failes  sur  mon  compte,  la  meil- 
leure, sans  contredil,  esl  celle  du  coi  bon  engraissé  d'ar-enic,  qui  cnipoisoiina  les 
lions,  les  tigres  e  les  léopards  des  joiéts  de  .Mciline.  Je  vais,  moiijieur  I  •  rail- 
leur, vous  iiiellre  a  piiriée  de  plaisanter  en  connaissance  d- cause.  Lu  fait  de 
physique  el  de  chimie,  les  raisonnemeiis  prouvent  peu  rie  chose,  le  pcrslfllage  nu 
prouve  rien  ,  rexpencnce  est  lout.  l'crinellez-moi  riiinc  de  vous  propnsir  une 
pelile  expérience  qui  diverlira  le  publie,  soit  à  vos  dépens,  soil  aux  miens.  Je 
vous  iiuile  a  déjeuner  piiur  le  neuf  novembre  prochain ,  a  nci  f  hi'iires  de 
malin.  Vous  fiiuriiircz  le  vin  cl  Ions  les  accessoires;  moi,  je  fournirai  seule- 
ment un  plal  de  ma  façon  ;  ce  sera  un  petit  corlioii  de  lait,  engraissé  selon  ma 
méihode.  Deux  heures  avant  le  déjenncr  je  vous  le  présentera'  eu  vie,  bien  gras 
el  bien  [lorlanl.  Vous  vous  chargerez  de  le  faire  tuer  et  de  le  faire  apprêter,  et 
je  n'en  approcherai  plus  qu'au  inoinenl  où  ou  le  srrviia  sur  la  taliit.  Vous  le 
couperez  vous-même  en  quatre  parues  égales,  vous  (hiii>ire2  celle  qui  dallera  le 
plus  volic  appétit  el  vous  me  servirez  celle  que  vousjugerez  à  projios. 

"1  Le  leniicmain  de  ce  déjeuner,  il  sera  arrivé  de  qiiaiie  choses  l'une  ;  ou  nnu 
serons  morts  lous  1  s  deux,  ou  nous  ne  serons  mm  ts  m  1  un  ni  l'autre  ,  ou  je  se- 
rai mon  et  vous  ne  le  serez  pas,  ou  vous  serez  mort  cl  je  ne  léserai  p.is.  Siirces 
quatre  chances  ,  je  vous  en  donne  trois,  cl  je  parie  5,009  giiinées  (i;î!>,OUO  fr.) 
que  le  lendemain  du  déjeuner  vous  serez  mon  et  que  je  me  porterai  bien  Vous 
conviendrez  qu'on  ne  peut  pas  être  plus  beau  joueur  ei  qu'il  laut  iiéces.-aircnient 
ou  que  vous  acceptiez  le  paii,  ou  que  vous  conveniez  que  vous  el  s  un  ignorant, 
et  que  vous  avez  sottement  plaisaulé  sur  un  fait  qui  u'était  pas  de  votre  tom- 
pélence. 

M  Si  vous  acceplcz  le  pari ,  je  dépose  incontinent  les  5,000  gninécs  chez  le 
banquier  qu'il  vous  plaira  de  choiir.  Vous  voudrez  bien  en  l'aire  aut.int  dans  la 
quinzaine,  pendant  lequel  lemps  il  vous  sera  loisible  de  mcitre  vos  croupiers  el 
vos  souteneurs  à  conlribulion. 

»  quelque  parti  que  vous  preniez,  je  me  balte  que  vous  voudrez  bien  insérer 
ma  letire  dans  votre  prochain  numéro,  cl  lajoulcr  par  post  sciptum  à  la  cri- 
tique charmante,  quoiqu'un  peu  tardive,  dont  vous  voulez  bien  honorer  mon  mé- 
moire. 

»  Je  suis,  monsieur,  avec  lesseniimensqu'éprouvent  tous  ceux  qui  ont  le  bon- 
heur d  avoir  des  relations  avec  vous, 

»  'Voire,  etc.  » 

Qui  fut  Lien  empêché  a  la  réception  de  collcle'.lreî  ce  fui  le  pauvre  .Moran- 
de. L'allaire  élail  ijieii  embarrassante  :  chiinisle  ou  presiiiiiglaleur,  ('.agliu>lro 
n'étail  pas  un  homme  ordinaire  ;  ce  n'était  pas  l'argent  qui  embarrassa  l  Aloran- 
de  ;  d'abord  il  eu  gaginiil  beaucoup  au  vilain  métier  qu'il  faisait  ;  el  puis  on  lui 
en  oCr.  Il  de  lous  les  cotés  :  les  Anglais  parieraient  sur  la  durée  de  1  agonie  de 
leur  mère.  On  n'avait  pas  encore  vu  de  duel  au  petit  cochon  de  lail  ;  avant  la  lin 
de  la  semaine  il  y  avait  dos  milions  de  pariés  pour  ou  contre.  Que  Ut  eiibii  Mo- 
rande'? il  accepta  ..  par  procureur  !!! 

Pour  ne  p.js  gâter  cette  histoire,  j'aime  mieux  vous  la  donner  dans  la  seconde 
lettre  de  Caglioslro. 

Secon'le  leltrt  du  comte  de  Caglioslro  au  rédacteur  du  Courrier  de  l'Europe. 

«  Recevez,  monsieur,  mes  rcmercimens  d'avoir  bien  voulu  insérer  ma  lettre 
dans  le  Courrier  ri'aujourd'lini.  Voire  réponse  est  finie,  honnête  et  modérée; 
elle  métiie  une  réplique.  Je  me  hâte  de  vous  1  euvoyer,  pour  qu'elle  puisse  pa- 
raître dans  votre  prochain  numéro. 

»  La  Connaissance  de  l'art  de  conserver  est  essentiellement  liée  avec  celle  de 
l'art  de  délruire.  Les  remèdes  et  les  poi-ons  dans  les  mains  d'un  ami  des  hom- 
mes peuvent  également  servir  au  bonheur  du  genre  humain,  les  premiers  en 
conservani  les  êtres  utiles,  les  derniers  en  détruisant  les  êires  malfai-ans.  Tel  est 
l'usage  que  j'ai  toujours  lait  des  uns  et  des  autres  ;  et  il  ne  tenait  qu'û  vous, 
monsieur,  que  mon  j/ourruion  de  Londres  ne  fut  autant  et  plus  utile  à  l'Eu- 
rope que  celui  de  Médiiie  ne  l'aéléjadis  a  l'Arabie.  J'en  avais,  je  vous  l'avoue, 
le  plus  vif  ilésir;  vous  avi:  z  eu  la  bon  é  de  me  faire  connaître  quel  élail  le  genre 
d  appât  le  plus  propre  à  vous  attirer.  Le  pari  de  5,000  guinées  était  justement 
ranioicc  à  l'aide  de  laquelle  j'espérais  vous  prendre  dans  mes  filets. 

»  La  prudence  extrême  dont  vous  avez  donné  des  preuves  dans  plus  d'une 
renconlic,  ne  vous  a  pas  permis  de  mordre  a  l'haineçoii.  Mais  comme  les  5,t)00 
guinées  vous  tiennent  foriement  au  cœur,  vous  acceplcz  le  pari ,  à  une  coudi- 
lioii  qui  en  déiruil  lout  l'inléret  et  à  laquelle  je  ne  dois  pas  souscrire.  Il  m'im- 
porie  peu  de  gagner  5,0110  guinées,  mais  il  importe  beaucoup  à  la  société  d  être 
délivrée  d'un  lléaii  périoilnpic. 

»  Vous  refusez  le  déjeuner  auquel  je  vous  invite  el  vous  me  proposez  de  faire 
remplir  votre  place  par  un  oiiiiunl  cirnivorel  Ce  n'est  pas  la  mon  compte.  Va 
semblable  convive  ne  vous  représenlerail  que  très  imparlailemenl.  Où  trouve- 
riez-vous  un  otiirniil  ciirn  v<  re  qui  l'Ut  paiini  lis  animaux  .le  sou  espèce  ce  que 
vous  êtes  parmi  les  hommes  !  D  ailleurs  les  volonlés  sont  libres.  Ce  n'est  pas 
voire  représenlaiil ,  c'est  vous  que  je  veux  traiter.  L'usage  de  comballre  par 
chanipi.ns  esl  passé  de  mode  depuis  long-temps;  mais  quand  bien  même  on 
vous  rendrait  leservicc  de  le  remet. re  en  vigueur  ,  l'honneur  me  dé'eiidrail  de 
luiler  contre  le  champion  que  vous  m'o.l'rez.  Un  champion  ne  doit  pus  éiro 
Iraiiié  ilaiis  l'arène  ;  il  d(nl  >')■  montrer  do  bonne  grâce  ,  et  vous  conviendrez  , 
pour  peu  que  vous  supposiez  de  raison  aux  animaux,  qu'il  no  s'en  liouvera  pas 
un,  soil  Carnivore,  soit  lieibivore,  qui  consente  à  devenir  le  vôlre.  (jessez  donc 
de  me  l'aire  des  propoMlions  auxquelles  je  ne  puis  pas  entendie.  Votre  accepta- 
tion eoiidiliounelle  est  un  véritable  refus,  et  mon  dilemme  subsiste. 

»  Je  suis,  etc.  » 

Caglioslro,  condimné  à  Rome,  en  1791,  It  uncmpri-onnement  perpétuel  com- 
me suspect  de  franc-maçoninrie,  niouiul  ,  dit-un,  en  1795  au  chàleaii  rie  Saint- 
Lcu.  11  y  élail  ébroua  sous  le  nom  de  Joseph  Bassamo.  Quant  à  son  malencon- 
treux convive  aiorande,  il  rcmra  en  France  à  l'époque  de  la  révoluliou,  écrivit 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


pour  cl  contre  lous  les  partis  et  fui  massacré  à  l'Abbaye  dans  la  nuit  du  2  au  3 
sepleiiibie.  {Gazetle  des  l'ribunaux.) 


É^l>lsfnles  de  la,  WLéwsîuiîozi. 

Marenconlre  avec  Saint-Just.  —  DtHails  sur  sa  personne.  —  Intérieur  des  bu- 
reaux du  comiié  de  sjlul  public.  —  Les  sabins  du  cornili'.  —  Crupns joyeux.  — 
Arrêts  de  mort.  —  Suupeis  lins.  —  llobcspicrre  et  Guinjzuene.  —  lirujuus  du 
louge.  —  Les  paniers  de  gibier.  —  Le  iiépublicain  sensiOle  de  l'iis. 

Je  connaissais  un  huissier  c!c  la  convention  appelé  Royer  (1)  qui  nie 
piocurait  souvent  des  enirt-esde  faveur  dans  l'une  des  tribunes  lOservées; 
car  Ci's  légijlateurs  démocrates  (jiii  a\aipin  fait  niaiii  Lasse  sur  tous  les 
/  riviicj^'iés  ,  avaient  niaiiitrnu  chez  eux  pour  ietirs  a;iiis  des  privilèges 
de  tiiluiiic.  De  mon  côié,  je  rendais  à  l'buis?icr  complaisant  lous  les  pe- 
tilsseï  vices 'U'i  dOpeiidaieiit  de  moi,  dans  ma  posiiiOii  de  clerc  de  notaire. 
Ainsi,  ce  jour-là,  c'étaii  dans  la  première  décade  de  vcnlosa  an  II,  je  lui  ap- 
portais une  piocuration  qu'il  était  venu  signer  la  veille  à  mou  étude. 
(Juaud  je  uiepiéseiitai,  on  me  dit  qu'il  venait  d'être  maidé  au  bureau  des 
inspeceurs  de  la  salle  (2).  Je  l'y  tiouvai  en  effet,  u)a  s  non  pas  seul  :  un 
jeune  homme  de  vingt  quatre  5  vingt-ciitq  an>,  d'une  ligure  distinguée, 
d'une  phy^i<'Ilotllle  douce,  d'une  tournure  élégante,  d'une  mise  recher- 
chée, assis  près  d  une  table  couverte  de  cartons,  feuil  ciait  quelques  pa- 
piers qu'il  tenait  à  la  main.  Tout  entier  à  son  travail,  il  ne  prit  pas  garde 
à  moi.  Cependant  l'ioyer  mit  deux  doigts  sur  sa  bouche,  à  la  manière  de 
il  sii'tue  d'ilariocrale,  me  recominandaut  ainsi  le  silence  et  la  discrétion. 
Je  n'avais  pas  besoin  de  telle  recommandation  :  le  temps  et  le  heu  m'in- 
vitaient assez  puissamment  ii  ne  laisser  échapper  aucun;  parole  indiscrè- 
te.—Ciiojen  Royer,  lui  dis-je  à  haute  voix,  voici  la  procuration  que  vous 
m'avez  demandée.  Comme  je  la  lui  présentais,  le  beau  jeune  homme,  tars 
lever  les  yeux  de  dessus  les  papiers  qui  alliraient  son  aiiention  : 

—  Une  procuration,  Royer  !  vous  avez  donc  des  aUaires,  mon  cher  ? 

—  Oui,  citoyen,  il  vient  de  m'échoir  une  petite  succession  à  Versailles; 
et  encore  je  ne  puis  m'absenicr  pour  l'aller  recueillir... 

—  Vcus  chargez  un  autre  de  la  recueillir  pour  vous;  c'est  fort  bien. 
Puis  un  moment  de  silence.  Je  me  dispesais  à  sortir,  lorsque  le  même 

pertonnage,  après  m'avoir  toisé  de  la  tête  aux  pieds  : 

—  Vous  travaillez  chez  le  notaire? 

—  Oui,  citoyen. 

—  Taiit  pis  pour  vous.  Les  notaires  de  Paris  sont  un  tas  de  gueux  qui 
luéritcnt  la  guillotine,  et  ils  y  passeront  tous. 

Celte  mainère  d'entrer  enciinversaion  me  Dt  trembler,  depuis  le  bout 
des  pieds  jusqu'à  la  pomie  des  cheveux,  et  je  demeurai  cloué  tur  place. 
Et  il  se  remet  à  feuilleter  ses  papiers.  Au  bont  d'une  minute  : 

—  Cependant,  puisqu'on  leur  permet  encore  degiiffonner,  et  que  j'ai 
moi  a'jssi  besoin  d'envoyer  mes  pouvoirs  à  Noyon,  pour  le  recouvrement 
d'une  créance,  préparci  moi,  quand  vous  serez  de  retour  à  votre  élude, 
Uiie  procuration  à  cet  cil'ot, 

—  Ti  es  volontiers,  citoyen,  mais  il  faudrait  me  donner  une  note. 

—  C'est  juste  :  écrivez. 

Je  prends  une  plume,  il  me  dicte  la  note,  et  c'est  alors  que  j'apprends 
que  je  me  trouvais  devant  Saint-Just.  La  télé  de  !\léduse  ne  m'eût  pas  pé- 
irilié  davantage.  Puis,  après  avoir  ferré  ma  noie  : 

— Vous  pouvez  être  sûr,  citoyen,  que  dès  ce  soir.... 

— Pourquoi  pas  plus  tôt  ? 

— Dans  une  heure,  si  vous  le  déSTOZ. 

—Dans  une  heure,  soit.  C'est  une  all'aire  que  je  ne  veux  pas  laisser 
languir.  Mon  débiteur  est  un  ci-devant  qui  ne  gardera  pis  long-temps  sa 
tête  sur  ses  épaules,  et  je  veux  qu'il  me  paie  avant  qu'elle  ne  tooibe.  Al- 
lez donc  et  revenez  vite. 

Avant  l'heure  écoulée,  j'étais  de  retour  avec  ma  procuration.  Je  la  fais 
signer  à  Saint-Just  qui  me  remercie  démon  CiL'presscment,  en  ni'a'surant 
qu'il  aimait  par  dessus  tout  les  gcnsexpéditifs,  et  me  recommande  de  la 
lui  rapporter  signée  eicnregisuée  le  lendemain  malin,  chez  lui,  rue  des 
Moulins. 

Le  lendemain  donc,  à  neuf  heures  du  matin,  je  me  dirigeai,  rapide 
comme  l'éclair,  à  la  demeure  du  terrible  repré-eniaut. 

llocrupaii  un  fort  bel  appartemeni  au  premier.  Son  officieux  (3)  me 
reçut  dans  la  salle  àmanger,  au  milieu  de  latiuelle  était  un  joli  guérMlon 
d'ac.'jou  sujipnrtant  des  assiettes  chargées  de  viandes  froides,  de  fi  uits  de  la 
saison,  de  pots  de  co'iliiures,  eiiliu  de  tout  ce  qui  C(in>liliie  vn  CMcllent 
dé;cuiier,  car  je  dois  dire  que  Siint-Ju-t,  co  républicain  austère, 
qui  disait  à  la  tribune  de  la  Convention  que  les  Français  ne  devaient  plus 


(1)  Celait  un  ancien  gar(;on  de  Rnbele  de  I,i  maison  de  lledames  ,  d'un  pa- 
Iriolisiiio  éprouvé  ,  et  (pii  clail  dans  bs  bonnes  grâces  de  StJusl.  Il  csl  mort 
tioycii  des  llui^si(■rs  de  la  cour  dos  comptes. 

(2)  Les  inspecteurs  de  la  snlle  ,  au  icnips  de  l,i  convention  ,  remplissaient  les 
Uiènii-s  f..nclions  qu'aujourd'hui  les  (|uesleius  de  la  ;banibre  des  .Kpulés. 

(;j)  Une  loi,  je  lu'  sais  plus  laipiclle,  ayant  aboli  l'étal  île  domeslicilé,  comme 
ini'oni|iatible  avec  la  (li,miiié  de  l'Iioiniue  ,  on  aduiii  celte  lielion  légale  ,  qu'un 
indivi.lu  aux  yayi's  d'un  aiilre  n'était  pas  censé  le  servir,  mais  siniplemenl  lui 
rendre  de  ions  offices;  do  lit  celle  dénomiualion  dofficicux. 


soii:;er  aux  dé'ices  de  Persépolis,  ma^s  se  résigner  à  la  sobriété  des  Spar- 
lia  es,  ne  faisait  peis  Huieilemcnt  aucun  cas  du  brouet  noir,  et  consacrait 
réyiilièremenl  aux  pl,d.si.'s  de  la  table  le  temps  qu'il  ne  passait  pas  à  la 
Convention  ou  bien  au  comité  ;  ce  en  quoi  il  ressemblait  à  Caaumelie,au 
linancier  Cuinhon  et  autres  républicains  de  trempe  aussi  liue,  desquels  on 
pouvait  raisonnablement  dire  : 

Qui  Curios  simulant  et  bacchanalia  vivunt  (1). 

Ayant  appris  pourquoi  je  venais,  l'olTicieux  alla  prévenir  de  mon  arri- 
vée li^  repiéseiiiant,  qui  achevait  sa  toilette  du  malin,  et  qui  m'apparut 
bieniôt.  velu  d'une  robede  cliambre  debasin  d'une  blancheur  éclatante. 
Ses  pieds  élaient  emprisonnés  dans  des  babou.  hes  élégantes  de  maro- 
quin jaune,  de  même  que  s'il  eût  descendu  de  Mahomet  en  ligne  directe. 
1'  pa^.saii  et  repassait  ses  mains  dans  les  boucles  ondoyantes  de  sa  cheve- 
lure parfuinée.  qu'il  di -po-ail  àl'entour  de  son  col,  avec  un  soin  aussi  minu- 
lieux  que  l'orateur  Huricnsius  les  plis  de  sa  to;.'e.  A  peine  l'eus-je  aperçu, 
que,  m'appioih.mt  de  lui  re-pcclueuseincni,  je  lui  rais  en  main  sa  pro- 
curation parfaienieut  en  règle.  Il  me  lit  de  nouveau  complimei.t  de  ma 
promptitude,  et  me  proposa  tout  de  suiie  de  déj'  uner  avec  lui.  Je  bôl- 
butiai  quelques  mois  de  remi  rciement,  et...  j'acceptai  l'offre. 

Déjeuner  faisant,  Saint-Just  me  dit  : 

J'ai  causé  de  vous,  hier,  avec  Royer,  et  j'ai  élé  Lien  aise  d'apprendre 
que  vous  étiez  un  bon  patriote. 

(Royer  m'avait  siegul.èrement  flatté!) 

—  Comme  tout  Français  doit  l'être. 

— Sans  doute,  mais  comme  tout  français  ne  t'est  pas...  Â  propos,  que 
pensez  vous  des  GironJins  ? 

—  Moi? 

—  Oui,  vous. 

—  Hé!  mais... 

—  Voyons,  que  pensez-vous  des  Girondins? 
Un  éclair  lumineux  s  llunna  mon  cerveau. 

—  Je  pense...  qu'ls  ressemblent  à  Néron  disant  :  «J'embrasse  mon 
rival,  ma  s  c'est  pour  l'éiouffer.  »  Et  qu'eux  aussi  n'ont  cmbrais  la  répu- 
blique que  pour  l'éioulVer. 

—  Nous  ne  leur  en  donnerons  pas  le  temps,  et  ce  sera  la  république 
qui  les  étreindra  de  manière  à  ce  qu'ils  perisseci  dans  ses  embrasse- 
mens. 

El  en  prononçant  ces  paroles  ses  yeux  brillaient  d'une  joie  infernale, 
et  il  ressemblait  à  la  hvène  qui  s'élance  sur  sa  proie. 
Ici  une  nouvelle  pause,  aprôi  laquelle  : 

—  Je  suis  coulent  de  votre  réponse;  revenez  me  voir.  Qnanl  je  serai 
seul,  et  que  j'aurai  le  temps,  nous  causerons,  el  nous  verrous  ce  que  l'on 
poni  ra  faire  de  vous. 

Api  es  laque  le  allocution,  il  me  congédie  et  va  faire  .«a  toilette  de  vi'le 
pour  se  rendre  à  la  Convention;  car.  Saint  Just,  à  l'exempie  de  Robes- 
pierre, son  idole,  avait  un  piofond  dégoût  pour  le  sale  costume  des 
sans-culottes,  et  ne  paraissait  en  public  que  vêtu  avec  une  recherche  qui 
ajoutait  à  sa  tournure  élégan  e  et  à  ses  gi  âces  naturelles. 

On  se  doute  bien  que  je  n'eus  garde  de  négliger  une  aussi  précieuse 
connaissance,  et  que  je  me  mis  en  mesure  de  pi  oiiter  de  l'abri  que  m'of- 
raii  un  pai  alonnerre  dont  la  pointe  était  si  bien  aimantée.  Au  bout  do  cinq 
à  six  jours,  je  me  ( féseniai  de  nouveau  chez  lui  :  il  éiait  enfernii  avec 
Robespierre;  le  décadi  suivant,  il  iiavaillail  avec  Coubon;  un  jour,  il 
donnait  des  insiruc:io!>s  à  iitaignel,  partant  pour  incendier  Bédouin  cl  en 
exterminer  tous  les  habiians;  un  autre  jour,  il  préparait  avec  Foujuier- 
Tinviile  la  li^te  des  conspirateurs  à  envoyer  le  lendemain  au  tribunal  ré- 
volutionnaire ;  euGn  je  le  trouvais  perpétuellement  veillant  au  salut  public. 

Rebuté  de  toutes  ces  tentatives  inuiilcs,  je  n'osais  en  faire  de  nouvelle», 
lorsque,  à  la  sortie  de  l'une  des  séances  du  soi'-,  je  l'aperçus  dans  un  des 
couloirs  de  la  coiiveniion.  J'bésiiais  à  l'aborder,  lorsque  lui  même  s'avan- 
ça vers  moi  et  me  dii  d'un  air  obligeant  :  — Vous  voilà,  tant  mieux.  On 
m'écrit  de  Noyon  que  mou  fondé  de  pauoir  est  malade.  Si  vous  n'avez 
rien  de  mieux  à  faire,  allez-y  recouvrer  ma  créance.— Avec  le  plus  grand 
plaisir.  (Juand  faul-il  que  je  parte?  —  Demain.  Venez  avec  moi ,  je  vîis 
vous  donner  un  passeport  du  comité  de  sa'ut  publie. 

Le  lendemain  ,  en  ell'ei ,  je  partis  pour  Noyon.  Je  tcrmitiai  l'alTiirc  en 
deu\  jours  et  je  rapportai  à  Saini-Jjst  les  fcpt  ou  huit  mille  francs  eu  as- 
signats, niontiiiit  de  si  créance  (2).  A  comj.ier  de  ce  jour,  je  devins  pres- 
que son  homtr.o  d'aûnircs ,  et  je  reçus  de  lui  lui  accueil  de  plus  en  plus 
encourageant. 

Je  travaillais  alors,  si  on  peut  appeler  cela  travailler,  chez  U.  Etienne, 
noiaiie,  lue  Saiiii-Jaciiius.  Le  comité  de  la  SiC  ion  du  l\in:i)ooi)  lui  .nvant 
piociné  un  logement  dans  le  ci-devant  collège  du  Plessis  ,  devenu  l'un 
des  trois  cents  gurd'  -munger  de  la  guillo  iue ,  je  me  iroiiv.ii  sur  le 
pavé  (3).  J'allai  tout  ualvcuicnt  faire  pan  de  mon  embarras  à  Samt-jLSt. 

(1)  Qui  «(Teclcnt  la'scbriélé  de  Curitit  cl  font  des  vies  de  Sanfanapc/cx. 

(i)  Snndétnieur,  qui  ne  l'était  plus,  Tut  guillotiné  à  quinze  jours  de  la,  comme 
Saiiit-Jusl  Tavail  i>révii. 

(3)  M.  rilenne,  qui  avait  donné  d'abord  on  plein  collier  dans  la  rcvpinlion, 
fut  nommé,  en  i'^'J.  coiunianJaut  du  baLsillon  de  la  pjrdf  nniionnic  tU-  S.niii- 
Elieniie-du-.Munl.  In  jour  que  son  bataillon  s  •  irouvàii  lie  carde  aai  Tui  er;p«, 
il  faisait  caracoler  son  cheval  âu  dessous  du  balcon  de  l'ilûrloge ,  où  se  trouvait 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


qui  m'offrit  tout  ci  ûiiv  ni  un  rmploi  de  f omniis  auxiraiic  dans  les  bureaux 
lUi  1  omiié  (lu  snliii  public.  J'acceptai  avec  cmprcssemcui  cette  nouvelle 
sauvi'^'inte,  et,  df-s  It;  lendemain,  Sa'iit-Ju>t  m'ins;ala  dans  mon  nouvel 
cm  loi;  par  un  liasa'd  favorable,  je  me  trouvai  placé  sous  les  ordres  de 
'1  il  o  tore  LabussiLve,  que  je  connaissais  bi'au:oup.  Dans  le  même  bu- 
n  au,  travaillait  aus.'-i  M,  Dog^sors,  le  |;ère  de  l'architecte  actuel  du  palais 
du  L-ixembour;:,  et  depuis  chef  de  bureau  au  minisière  de  l'ait,  rieur,  La- 
biiss (TC  eut  le  hoiilioiir  et  l'a.lresse  de  sauver  la  vie  à  pluscurs  victimes 
c!tî-ignées,  niiiaiiimcnt  aux  coinCd  eus  français  alors  riclcuus  aux  Ma<lelou- 
;ie;tes,  e;  (pd,  en  y?,  lui  eotémoiguèrent  l.'ur  reconnaissance  en  donnant 
iine  rcpré.seniaiiiin  à  son  bénciicq.  Sous  l'empire,  il  fut  envoyé  comme 
fou  à  bicétre  oîi  il  est  mort. 

C'est  ici  le  lieu  de  placer  quelques  détails  qu'on  ne  lira  pas  sans  intérêt, 
et  qui  feront  connaître  l'intérieur  des  comités  de  salut  public  et  de  sûreté 
générale. 

Le  comité  de  salut  public  s'était  installé  dans  les  petits  appartcmcnsdu 
roi,  dans  le  cbàic.iu  des  Tuileries,  Louis  XI,  dans  son  cbàieiiu  du  Plessis- 
iesTouis  ,  s'était  entouré  de  moins  de  précau.ious  et  inspirait  moins  de 
terreur.  De  nombreux  cnrps-degnrde,  tant  du  (ûié  du  jardin  que  du  côlé 
de  hi  cour  des  princes,  défend  lent  les  apiirochcs  de  cet  an  re  du  despo- 
ti<ine  le  plus  horrible,  et  en  même  temps  le  plus  ond)rageux  ;  et  ce  n'était 
qu'i  fi  tre.iibiant  qu'on  y  jetait  un  coup  d'œil  rapide  et  f  jriif.  Une  foule  de 
bureaux  occupaient  la  seconde  enceinte  :  ils  étaient  peuplis  de  commis 
qui  faisaient  leur  besogne  en  trendjlant ,  et  dont  les  uns  portaient  sur 
leur  physionomie  l'empreinte  de  l'cû'roi ,  d'autre  celle  de  la  scéléra- 
tesse ,  d'auires  celle  de  la  plus  basse  adulation.  On  y  était  entouré 
d'espions  et  de  dénonciateurs;  et  qiiiconq'je  eût  laissé  échapper  u  le  pa- 
role suspecte,  était  !)ûr  d'être  reco.aniaiidê  dans  lajournée  mése  à  Fou- 
quitr-l'iuville,  qui  ne  les  faisait  pas  languir,  Ce'a  airivi. ,  un  mois  après 
mon  arrivée,  à  deux  de  nos  camarades  appelés  Garnaud  et  Mélivier,  qi;i, 
d  ux  ou  trois  mois  plus  tsrd,  allèrent  à  l'échafjuJ  avec  LaJniirid,  Cécile 
Re::aul,  madame  Saiiiie-Amaraiillie,  Devcux,  etc. 

La  nuit  et  le  jour,  des  canons,  mèches  alli:niées,  étaient  placé.";  aux  por- 
tes extérieures,  c',  semblables  aux  muels  du  sérad  ,  les  compagnons  de 
ta  Ctuciire  veillaient  aux  entrées  immédiates  ,  et  exécutaient  à  la  rigueur 
les  insiiuciions  secrètes  qui  leur  étaient  données.  Pour  parvenir  aux  an- 
lithinibres  du  coniité,  vous  Étiez  obligé  d'errer  à  tâtoiis  dans  un  long 
corridor,  éc'airé  seulement  par  un  pâle  reverbèie  fixé  au  mur  à  chacune 
des  deux  extrémités.  Toutes  les  avenues  en  général  de  celle  caverne  de 
brigands  étaient  sombres,  triâtes,  et  poriaient  la  terreur  dans  l'arae  ;  l'en- 
trée du  Tarlarc  n'avait  rien  de  plus  eûVayant.  Mais  quelle  surprise  n'é- 
prouvait pas  celui  qui  pouvait  parvenir  d.uis  les  salons  où  se  réunissaient 
les  doccmvirs  !  et  comme  il  se  trouvait  ébloui  de  ce  changcnent  subit  de 
décoration!  De  raagnifii|ues  tapis  des  Gol;elins  en  recouvraient  les  par- 
quets. Le  mai  bre,  les  bronzes  dorés,  les  glaces  brillaient  de  tories  parts. 
De  magnifiques  pendules,  de  fas  ueuses  girandoles  garuissaicnt  les  che- 
rainées.  De  riches  fauieuils,  de  voluptueux  canapés  reposaient  les  mem- 
bres fatigués  de  ces  ausièros  républicains,  qui  affectaient  en  public  les 
ciœurs  et  le  langage  des  Sparûates  de  Lycurgue,  Dans  des  cabinets  atte- 
nans  on  voyait  des  buffets  toujours  amplement  garnis  de  viandes  froides 
ci  de  vir.s  rechercliés ,  dont  les  membres  du  comité  ne  se  faisaient  pas 
fautes 

Un  jour,  étant  allé  là,  avec  Labussière  ,  porter  à  Saint-Just  quelques 
dossiers  qu'il  avait  demandés,  nous  aperçûmes,  cuvant  son  vin  elronllant 
sur  l'un  des  canapés,  le  financier  Cauibon,  en  bonnet  rouge,  en  carma- 
gnole sale  et  dégoûtante,  et  ayant  aux  pieds,  selon  sa  coutume,  une  p'.ire 
de  sabots  telbment  couverisde  boue,  qu'on  ne  distinguait  pas  l'étoile. 

Au  milieu  du  salo  i  principal  était  une  grande  table  ovale,  recouverte 
d'un  tapis  vert,  autour  de  laquelle  se  rangeaient  les  décemvirspourdictcr 
leurs  arrêts  de  proscription  et  de  mort.  Le  comité  était  permanent,  c'est- 
à-dire  qu'à  toute  heure  du  jour  et  de  la  nuit  il  s'y  trouvait  toujours  de 
garde  un  ou  deux  membres ,  en  sorte  que  li  le  g  nie  du  mal  ne  dormait 
jamais.  Les  bureaux  aussi  étaient  permaneos,  mais  avec  celle  différence 
au  grand  dé-avant;igc  des  commis  ,  qu'il  fallait  qu'un  tiers  su  moins  fût 
toujours  présent.  Les  membres  du  comité  se  rossemblaienl  ordinairement 
vers  dix  heures  du  soir.  Robespierre  n'arrivait  jamais  que  long  temps 
aprô<  les  autres.  Tendant  qu'il  ny  était  pas,  ces  dignes  citoyens  se  don- 
naient du  bon  temps  et  si;^naient  la  plus  gaîment  du  monde  les  listes 
qu'on  expéli.iit  chaque  jour  à  FouTuier-linville,  p'^ur  lajournée  du  len- 
demain. On  y  f.iisail  des  gorges  chaudes,  on  y  buvait  à  la  santé  des  aris- 
tocrates qui  avaient  lâté  ou  allaient  tâier  du  rasoir  national.  On  y  rece- 
vai'  ordinairement  la  visite  de  quelques  membres  r'u  comité  de  sûreté  gé- 
néra'e  ,  qui  tenait  ses  séances  dans  l'hôtel  de  Brionne,  tout  à  côté.  C'é- 
taient laniôt  Aniar,  tantôt  Vadier,  qui  venaient  donner  des  f  nrouriigemens 
à  leurs  collègues,  c'était  surtout  David  ,  le  peintre  national,  qui  ne  man- 


ia reine  en  ce  moment  ;  et,  comme  il  était  meilleur  notaire  qu'écuyer,  un  niou- 
vomenl  de  son  cheval  le  jeta  à  Urrc  et  il  fut  blissé  priivemcnl.  La  reine  lui  en- 
voya au'silôt  son  médecin  ,  et  rceommanda  qu'on  pi  il  de  lui  tous  les  soins  pos- 
siiilts.  Elle  envoya  demander  de  ses  nouvelles  jusqu'à  ce  <\u]\  fiit  parl'aiicment 
rétabli.  Sensible  a  ces  marques  de  bonté ,  M.  Etienne  voua  depuis  lors  un  alla 
clicinenl  sincère  à  la  Papiille  royale;  ce  qui  lui  valut,  eu  U3,  I  incarcération  dont 
•  rochafaud  ,  M.  Etienne,,  peu  de  jours  après,  se  coupa  la 


je  parle.  Pour  éviter  1 
gorge  avec  un  rasoir. 


quait  jamais  de  leur  recommander  de  broyer  du  rouge,  et  qui  se  fâchait 
quand  on  n'en  broyait  pas  assez.  C'est  qu'il  lui  en  fallait  beaucoup  ,  à  Da- 
vid. 

Quanl  Robespierre  arrivait,  toutes  les  espiègleries  cessaient,  on  ca- 
chait les  virres  et  les  bouttillos,  elles  dôlibéralions  prenaient  une  teinte 
plus  rembrunie;  on  ne  riait  plu5 ,  ou  composait  son  visage  sur  celui  du 
uiaiiie,  on  discuait  plus  gi-avement ,  et  l'on  commeuaii  le  crime  avec 
Dioins  (!e  Légèreté. 

L'appaiiiion  de  Robespierre  produisait  le  plus  grand  silence.  Il  entrait 
oriiinjirement  sans  mot  dire  lui-même,  faisait  le  tour  de  la  table,  en  re- 
garda'jt  les  ar  'êtes  préparés.  Ceux  qu'il  approuvait  recevaien  t  leur  exécu- 
tion ;  on  remettait  à  un  autre  jour  ceux  qu  il  n'approuvait  pas.  Un  jour  il 
advint  ([uesix  membres  du  cumilô  présens  ,  Carnol ,  Couihon,  BaiTàre, 
Lacroix,  St-Jusi  et  Guyton-Morveau,  avaient  pris  un  arrêté  ordonnant  la 
mise  en  liLieriéde  Giiijîuené, 

Lorsqie  Robespierre  se  présenta,  on  lui  montre  cet  arrêté;  il  le  prend, 
le  lit  et  le  déehii  e ,  en  disant  avec  humeur  :  o  U  n'y  a  que  des  conlrc- 
révolutionnaircs  qui  puissent  s  intéresser  à  un  aristocrate,  »  On  se  mordit 
les  lèvres,  personne  n'osa  répliquer,  et  Guinguené  resta  en  prison. 

Dès  que  les  membres  du  comité  se  trouvaient  au  grand  complet,  ils 
donnaient  leurs  instructions  aux  brigands  subalternes.  C'est  li  que  le  géné- 
ral Rossignol  alla  prendre  les  ordresponr  l'embrasement  de  laVendée  ;  c'est 
là  que  Cairier  crgaiiisa  les  noyades  de  Nantes;  c'est  là  que  Lecarpentier, 
envoyé  en  mission  dans  ledéparlcment  de  la  Manche,  se  chargea  d'envoyer 
chaquejoi;rde6o)!spa>i(cric/(;^'-i7j/eràlaguilloiin2(l);c'estlàqueCoulboi), 
le  cul-de  jatte,  à  la  veille  de  partir  pour  Lyon,  d  sait  en  plaisantant  {il 
était  fort  gai,  Couihon)  :  «  Je  n'ai  plus  que  la  tète  et  le  tronc.  Eh  bien  ! 
«c'est  pourtant  moi  qui  vais  donner  le  premier  coup  de  marteau  à  liulàoie 
«commune  affranclUe  (ci-devant  Lyon)  pour  la  démolir.  » 

C'était  aussi  dans  ce  hiileux  repaire  qu'on  organisait  les  conspirations 
des  prisons,  et  qu'on  rédi4eait  le  plan  de  dépopulation  de  la  France,  dont 
une  large  carte  était  sans  cesse  déployée  sous  les  yeux  des  déceinvirs  ; 
c'est  là  que  tous  les  comités  révolutionnaires  de  France  envoyaient  ou 
apportaient  les  listes  contenant  le  nombre  de  têtes  que  chacun  d'eux  four- 
nissait pour  sa  pari;  c'est  là  enfin  que  les  autres  députés  venaient  mendier 
des  missions  dans  les  départemeus.  Ces  ignobles  scélérats  faisaient  anti- 
chambre des  heures  entières,  et  alleadaient  dans  un  silence  respectueux 
que  Robespierre  vint  à  passer  pour  solliciter  humblement  de  lui  un  coup- 
ri'œil  de  protection  ,  ou  la  faveur  d'aller  porter  l'épouvante  et  la  mort 
d^ns  quelque  département  au  nom  du  couiiié  ,  et  recevoir  de  lui  leui  s 
brevets  de  proconsuls-bourreaux.  Jamais  on  ne  vit  autant  de  scélératesse 
unie  à  autant  de  lâcheté.  Guerre  et  finances ,  toutes  les  lois  ,  toutes  les 
mesures  de  carnage  et  de  dépopulation  partaient  de  l'antre  décemviral, 
La  convention  n'était  autre  chose  que  la  place  publique  où  on  les  procla- 
mait; et  ses  membres  n'é'aicnt  que  de  misérables  colporteurs  auxquels 
on  distribuait  les  décrets  fabriqués  sans  leur  participation  ,  en  leur  inti- 
mant l'ordre  de  les  mettre  à  exécution  ,  ce  à  quoi  ils  ne  se  refusaient  ja- 
mais. 

Outre  les  canons  dont  il  s'entourait ,  le  comité  de  salut  public  avait , 
dans  les  souterrains  des  Tuileries ,  une  artillerie  d'une  autre  nature,  je 
veux  dire  une  iypo;5raphie  complète  ou  l'on  imprimait,  la  nuit,  les  rap- 
ports, les  arrêtés,  les  décrets  révolutionnaires  qui  allaient  journellement 
dépeupler  et  eusanglautcr  la  France. 

Du  (este,  les  abords  du  comité  de  salut  public  étaient  encombrés  da 
paquets  et  d'objets  de  tout  genre  saisis  sur  les  aristorrates  incarcérés  et 
mis  à  la  discrétion  de  leurs  bourreaux.  A  chaque  pas,  dans  les  corridors 
elles  couloirs  aboutissant  au  repaire,  on  se  heurtait  aux  dépouilles  des 
victimes ,  et  je  n'ai  sans  doute  pas  été  seul  à  faire  la  réUexion  que  l'on 
semblait  an  iver  à  la  caverne  de  Gil  Blas  bien  pluiôl  qu'à  une  salle  de 
réunion  de  représentans  du  peuple  français. 

Plus  d'une  fois  j'ai  vu  venir  au  comité,  en  qualité  de  solliciteurs  ,  des 
auteurs,  des  acteurs,  d3s  actricei  de  l'Opéra,  du  théâtre  de  la  Répu- 
blique et  de  diiférens  autres  théâtres ,  car  il  est  bon  de  savoir  que 
le  comité  de  Ealui  pablic  se  mêlait  de  tout,  et  qu'aucune  pièce  nouvelle 
n'aurait  osé  paraîire  sur  l'affiche ,  à  plus  forte  raison  sur  le  théâtre  ,  sans 
le  visa  de  Uarrère.  Un  jour  qu'il  le  refusait  à  Piis,  qui  éiait  pourtant  un 
fier  patriote,  pour  la  représentation  d'une  pièce  in  i  ulée  :  La  RépabU- 
cuin  sensible,  et  que  l'iis\\.i\  fais.it  observer  que  sa  pièce  était  faite  dans 
les  principes  les  plus  purs  du  républicanisme:  Je  sais  tout  cela,  lui  dit  Dar- 
rère  ;  mais  que  voulez-vous?  Robespierre  ne  veut  pas  qu'onjoue  votre  pièce; 
le  ti'.re  lui  paraît  faux;  un  vrai  républicain  ne  doit  pas  être  sens  ble.Piis  rem- 
porta son  minus'iii,  et  la  pièce  ne  fut  pas  représentée.  Je  tiens  cet:e  anec- 
dote de  l'iis  lui  même,  qui  nous  l'a  racontée  un  jourchezBrion,  commis- 
saire de  police  du  quartier  Saint-Médard.  U  était  alors  ua  des  adminiitia- 
teurs  du  buretu  ceuiral. 

Vers  le  commencement  de  prairial,  St-Just  étant  parti  pour  l'armée  d 
Nord  pour  y  représenter  la  convention  et  y  surveiller  généraux  et  soldats. 
et  sa  haute  protêt  tien  venant  ainsi  à  me  manquer  ,  un  grand  désir  me 
viLt  de  quii;cr  les  bureaux  du  comité  ,  et  je  me  préparais  à  donner  ma  dâ 


(1)  A  chaque  nouvel  envoi  de  victimes  que  le  Lecarpentier  adressait  au  co- 
mité de  salut  public,  ce  digue  représentant  ne  manquait  jamais  de  dire  :  En- 
core  un  bon  panier  do  gibier  que  je  vous  envoie ,  en  attendant  un  autre. 


/lO 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


inis.^iaii,  I  M^que  deux  île  uicî  camarades  ay;iiu  '  u  la  même  idée  que  moi 
ei  liiyani  nIi^e  à  cx''CiUioit,  furent  e  vojôsàla  Bourbe  pour  1  s  cuipiklier 
de  raroiiter  ce  qu'ds  savaitiit.  Got  exeiaiile  me  rendit  prudent,  il  je  me 
(iécidiii  il  rcsicrdans  l'anire  et  à  m'observer  plus  siriciemcnt  que  jamais. 
J'y  dcmei. "ai  jusiju'au  9  tbermidor,  et  lorsque  j'en  fii;  sorti,  je  respirai 
l'ar  pur  du  deiiors  avec  non  moins  de  volupté  que  le  moineau  frauc  que 
lie  suûoque  plus  le  piston  de  la  macbine  pneumatique. 

GEOivGEs  DUVAL.  [lievue  du.  Siècle.) 


Anecdote  de  I7S8  (i) 

Au  mois  de  juin  de  l'année  18IG,  je  fus  invité  partie  chevalier  de  Bon- 
ncfoi  t,  à  venir  passer  quelques  joui  s  avec  lui  à  sa  terre  de  V*",  près  de 
Kéra".  Je  me  rendis  avec  u'aiilaiit  plus  d'empressement  à  celte  invitation, 
que  j'éprouvais  un  vif  désir  de  pioliter  de  cetf;  circo.  siance  pour  visiter 
ausbi  i  bai)ii<iiion  des  seigneurs  d'Albret,  et  de  iiariouiir  celle  garenne 
sous  les  ombiages  de  laque  le  le  Béarnais  avait  faii  olïiaade  de  soa  pre- 
mier auour  il  la  ^racieu^e  et  iniér^^ssaiite  florette. 

Le  cbeval.er  de  Boiinelort  était  un  aiicii'n  ollioier  du  régiment  de  Sois- 
soniiaij.  Fidèle  ii  la  foi  de  ses  pères,  il  avait  émigré  dans  les  commence- 
nieiis  de  la  révolution  de  89,  et  état  ail:!  promener  ii  l'étranger  ses  senti- 
uieiis  riiya!isies,  sa  misère  et  1  insouciance  la  plus  complète  delaplii- 
sophic.  Au  reste,  quan'-l  j'emploie  ce  dernier  mol,  ce  n'est  pas  que  je  croie 
qu'il  sou  préciséiu.  ni  facile  de  bien  déliiiir  ce  qu'est  celte  cbo^e  dont  tant 
de  l'ens  parlent  à  tort  et  ii  iravei  s  ;  car  si,  pour  les  uns,  c'est  une  sorte  de 
praiiiiue  de  quelque*  d  jcirines  lavoribles  au  bien-éire  de  l'espèce  humai- 
ne, peur  l?s  autres  aussi  c'est  un  niaiiieau  sous  lequel  on  se  livre  le  plus 
souvent  an  cynisme  le  plus  honteux,  ii  la  dépravaiioii  la  plus  révoltante.  Je 
dois  même  conlesser  que  la  inaiilère  do:it  le  cbevelier  de  Boniielort  con- 
sidérait la  pbilosopbie,  donnait  à  ses  mœurs  les  coudées  les  plus  franches, 
et  que  le  proond  mépris  qu'il  professait  pour  le  jugeaient  des  hommes 
fais.iit  qu'il  s'inquiéiait  très  peu,  en  général,  que  sesactes  méritassent  leur 
censure  ou  leur  approbaiioii.  Il  en  résulta  t  alors  que  sa  conduite  était 
fréquemment  en  opposition  avec  les  préjugés  les  plus  respectables  de  la 
fiocitlé,  et  qu'avec  la  volonté  siucére  de  ne  point  manquer  aux  devoirs 
d'un  loyal  geniiîhoniuie,  notre  olDcier  se  laissiiit  aller  néanmoins  ,  avec 
beaucMup  liopd'asauce,  àde  certains  travers.  A  part  cela,  il  avait  servi 
avec  ilistiiiciion  en  Alle.iiagnc,  eu  Prusse  et  en  Russie;  et  s'il  était  rentré 
C!»  France  aussi  uueux  qu'il  en  était  parti ,  du  moins  sa  poitrine  était  cou- 
ve" le  de  décorations  qu  il  avait  gagnées  de  bon  aloi  en  payaat  de  sa  per- 
sonne. 

filais  s'il  avait  été  ramené  dans  sa  province  les  poches  vides ,  il  y  trouva 
une  sœur  qui  avait  tu  lui  conserver  une  partie  de  son  patrimoine ,  ce  qu 
lui  donna  une  aisance  sullisante  pour  le  coniuire  jusqu'à  ses  derniers 
jours.  L'émigré  avait  besoin  de  repos  après  sa  longue  vie  errante  et  la- 
borieuse ,  aussi  il  ne  songea  nullement  il  reprendre  liu  service,  il  sollici- 
ter des  faveurs  ;  il  eut  le  bon  esprit  de  demeurer  ii  planter  ses  choux  ;  et 
l'emploi  de  son  lemps  fut  dé.-orniais  partagé  entre  les  plaisirs  de  la  chasse 
et  de  la  table ,  la  lecture  d'un  journal ,  et  des  parties  de  piquet  avec  le 
curé  et  le  notaire  du  vilinge.  C'est  ainsi  que  je  le  trouvai  occupé ,  lorsque 
j'arrivai  à  son  modeste  mauoir. 

Ma  présence  fut  célébrée  par  un  splendlde  festin.  Nous  avions  pour 
convives,  d'abord  le  curé  et  le  notaire,  comiiiensau\  habiiuels  de  la  mai- 
son, puis  un  receveur  des  contributions,  puis  un  adjoint,  et  quelques  au- 
tres capacités  campagnardes.  Tous  ces  gens  lit  étaient  gens  probes ,  sans 
contredit ,  et  leur  compagnie  n'avait  rien  que  de  fort  honorable  ;  mais  , 
malheureusement,  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  attaques  qu'ils  portaient  aux 
plais  et  aux  bouteilles,  assaut  dont  l'auifiee  était  digue  des  plus  il- 
lustres guerriers  d'Homère,  ils  se  jetèrciit,  quoique  ayant  toujours 
la  boucbc  p'eine,  sur  le  chapitre  de  la  politique ,  et  Dieu  sait  alors 
quelle  boucherie  de  ministres,  de  députés  et  de  fonctionnai.es  eut  lieu  , 
en  même  temps  que  les  perdrix  et  les  poulets  étaient  en  lambeaux  ! 
Le  vacarme  de  la  mêlée  éiait  si  grand,  que  j'en  demeurai  réellement  as- 
sourdi. 

Je  lus  beaucoup  plus  h  l'aise  lorsque  M.  de  Bnnneforteut  congédié  ses 
voisins  Cl  que  nous  restâmes  plusieurs  jours  eu  léie  il  tète,  soit  il  la  chasse, 
soit  il  lab'e.  Cetie  dernière  alfiire  étiiit  au  surplus  la  seule  imnoiliiitc 
pour  mon  liôie,  et,  soit  que  nous  fussions  seul»  ou  en  cumpagiiie,  il  était 
r;  re  qu'..  s'i  n  al  Tu  se  coucher  sans  se  trouver  arrondi  d'une  manière  iu- 
Cn  uiiiit  COI  loi  table. 

lin  soir  donc  ipio  le  chevalier  était  ainsi  repu,  il  me  dit  d'un  ion  mys- 
térieux, qu'il  lai  ail  que  le  lendeiiKii.i  je  l'uidjvsc  dans  une  cxpédiiion 
qu'il  inéiliiait  depuis  son  retour  di!  l'émigraioii,  niisq'.'ll  n'avai;  pu  réa- 
liser seul  ei  pour  la.i.ielle  il  mail  craiiii  de  se  ton'ier  aux  gens  du  pays, 
li  nes'exi  liqui  pas  dans  le  mouieiit,  et  nous  n.nis  sépariimes. 

Le  jour  suiwuil.  après  le  dé  euner,  mon  hôic  me  pii»  do  le  suivre.  U 
prii  une  lanterne  ft  me  coiiilu.sii  d'abord  dans  une  salle  ba^sc,  oi'i  nous 
nous  ch;ir.'e;"\mes  de  piiiihes  et  (1-  pelés,  l'uis  nuas  desceiidiui,»s,  a>a  it 
toujours  ralleiiiion  de  n'eire  vus  de  j  er.'-nniie  ,  d  ins  un  civeui  reculé  , 
dont  on  ne  se  servait  plus  et  d.ml  la  clé  eut  beaucoup  de  peine  ii  jouer 

(P  Coitp  anecdote  est  véritable  :  le  fait  a  eu  lieu  dans  le  déparlcmcnt  du  Lot- 
et-Garonne. 

DLCtMBllE  iS-'ll.— TOMli  1 


dans  la  serrure  rouillée.  Une  fois  entrés,  nous  nous  enfermâmes  à  doublî 
tour.  -Mon  hôte  se  débarrassa  alors  ue  son  babil ,  m'engagea  à  en  faire 
autant ,  et  s'armaut  d'uue  pioche ,  après  m'en  avoir  place  une  dans  les 
maii.s,  il  se  mit  à  creuser  au  milieu  d'un  carré  qu'il  avait  d'abord  tracé 
avec  la  puiate  de  son  outil.  Notre  travail  dura  plus  d'une  heure.  Parvenus 
à  peu  près  à  soixante  ceuiimèlres  de  profondeur,  le  chevalier  me  dit  de 
le  'aisser  continuer  seul ,  et  écartant  ses  jambes,  il  procéda  avec  la  plus 
scrupuleuse  attention.  Au  bout  de  quelques  minutes,  sa  pioche  rencontra 
un  corps  sphérique  ;  il  le  désencomi^ra  avec  soin  de  la  terre  qui  l'envi- 
ronnaii,  et  dans  les  pelletées  qu'il  envoyait  sur  les  bords  de  la  fosse,  jere- 
niiirquai  un  certaiu  nombre  d'ossemens.  M.  de  Bonnefori  parvint  eniin  à 
dégager  un  panier,  il  le  souleva,  et  au  cri  de  joie  qu'il  poussa  après  l'avoir 
enlevé,  je  crus  qu'il  venait  de  se  mettre  en  possession  d'un  trésor.  Cepen- 
dant, je  n'aperçus  que  deux  bouteilles,  qu'il  me  remit  ensuite  avec  les  plus 
Hiiiiutieuses  précautions,  me  suppliaut  d'à  .porter  moi-même  le  plus  grand 
soin  pour  qu'elles  ne  fussent  point  brisées.  Puis  le  chevalier  sortit  de  la 
fosse,  nous  y  repoussîiaies  la  terre  que  nous  en  avions  sortie,  nous  l'ar- 
rangeiimes  le  mieux  possible  pour  cacher  notre  exhutuat  on,  et,  munis 
des  précieuses  bouteilles,  nous  aliàmes  retrouver  les  rayons  du  soleil. 

Tout  le  restant  de  la  journée,  je  remarquai  de  la  préoccupation  chez  le 
chevalier.  Moi  même  j'étais  intrigué  de  la  besogne  que  nous  avions  faite 
et  du  silence  que  mon  hôte  gardait  ii  ce  sujet.  Ma  curiosité  fut  satisfaite 
le  soir  même.  Vers  la  lin  du  souper,  M.  de  Bonnefort  congédia  le  vale 
qui  nous  servait,  il  plaça  sur  la  table  les  deux  mystérieuses  bouteilles  et 
les  déboucha.  Pendant  cette  opération,  ses  yeux  brillaient  d'une  manière 
indéliiiissuble  :  cen'etiiiipasunsentimenlordinairequifjisaiiencemomeBt 
scintiller  SCS  prunelles  ;  c'était  comme  une  émotion  saianique,  comme 
u:i  rire  du  démon,  il  com:uença  par  boire  deux  verres  pleins  de  la  li- 
queur que  contenaient  les  bouteilles,  puis  il  m'en  versa. 

Quant  ii^moi,  je  ne  parl.igeais.nu)iem?iit  l'enthousiasme  de  mon  hôte 
pour  son  vin  ;  je  trouvais  celui-ci  aussi  faible  que  décoloré,  et  j'étais  bien 
plus  impatient  de  connaître  son  origine  que  de  le  boire.  Lorsque  le  che- 
valier eut  vidé  les  bouteilles,  ce  qui  ue  fut  pas  très  long,  heureusement, 
il  prit  la  parole  en  ces  termes  : 

"—En  17S8,  vers  la  fin  du  mois  de  novembre,  je  réunis  dans  celte  mai- 
son, et  dans  cette  salle  même,  quatre  de  mes  meilleurs  amis.  C'était  d'a- 
bord mon  cousin,  le  baron  d'Ascous,  l'un  des  plus  aimables  et  des  plus 
betiux  garçons  de  la  contrée,  lequel  avait  séduit  plus  de  vingt  lilles  de 
condiiion,'dont  la  plupart  étaient  allées  expier  au  couvent  leur  sympathie 
ei,leurs  sacrijces  pour  l'Adonis.  Puis  c'était  le  vicomte  de  Nnrval,  le  plus 
intrépde  chasseur  qui  se  puisse  rencontrer  et  qui  n'uésitait  jamais  à  s'em- 
paier  delà  femme  d'un  manant,  lorsqu'elle  était  jolie  et  qu'd  la  trouvait 
en  fraude  sur  ses  terres.  Venait  ensuite  le  bailli  de  Ferment,  qui  se  bat- 
tait comme  Saint-Georges  et  lapidait  tous  ceux  de  ses  amis  qui  refusaient 
de  lui  ouvrir  leur  bourse.  Puis  euUn  c'était  le  brave  capitaine  Sarmine, 
ollicier  de  fortune ,  qui  avait  mérité  notre  estime  à  tous  ,  par  la  man  ère 
noble  avec  laquelle  il  perdait  son  argent  avec  nous,  ou  nous  aidait  à  g.!goer 
celui  de=  autres.  C'était,  comme  vous  le  voyez,  une  réunion  de  chou,  ua 
petit  comité  ttc  faveur. 

»  Il  n'est  pas  besoin  de  vous  dire  combien  rous  filmes  joyeux,  com- 
bien nos  libations  furent  copieuses  ,  combien  nous  fîmes  de  folies  !  c'était 
à  qui  enchérirait  sur  l'autre.  Cependant,  tout  se  passa  décemment ,  et  no- 
tre gaîié  ne  franchit  point  cotte  enceinte.  Après  quelques  espiègleries  , 
nous  engageâmes  une  lutte  de  buveurs,  et  dans  notre  délire  bachi'^ue  nous 
convînmes  que  le  premier  d'entre  nous  qui  succomberait  dans  la  lice  et  se 
laisserait  aller  sous  la  lable,  serait  enterré  vivant. 

"La  fâcheuse  destinée  démon  cou~in  d'Ascous  lui  attira  ce  désagrément. 
11  cul  la  bciisc  de  choir  et  nous  reulerrâmes  comme  il  avait  été  dit.  Ce 
matin,  vous  avez  vu  sa  fosse ,  et  je  crois  même  quelques  uns  de  ses  os. 
Par  une  insp.rati  lupoéiique^  nous  plaçâmes  en  croix  sur  sa  poitrine  deux 
bouteilles  de  vin  de  Bordeaux,  que  nous  couvrîmes  d'un  panier  pour  les 
protéger,  attention  dictée  par  notre  respect  pour  le  crû.  Mon  cou»in  ron- 
llaii  comme  un  bienheureux  lorsque  nous  l'iusiallàmes  dans  sa  dernière 
demeure;  nous  lui  souhaitâmes  un  bon  voyage  et  nous  le  mimes  à  l'abri 
sous  la  terre  que  nous  avions  enlevée  pour  lui  faire  place. 

»  Je  ne  sais  pas  s'il  y  aurait  ua  chapitre  a  ajouter  à  l'aventure  de  ce 
pauvre  d'Ascous,  car  il  ne  m'a  poirt  depuis  lors  donné  de  ses  nouvelles  ; 
mais  vous  et  moi  savons  miintcniiit  à  quoi  nous  en  tenir  sur  le  sort  les 
dem  hou  eilles  de  vin  de  Bor.leaux.  Combien  de  fois,  dans  mes  pé'Cgri- 
naiions  il  l'étranger,  j'ai  son^é  il  ce.s  bo  t'illes-là  !  Co  nbieii  tie  f  is  je  me 
suis  (lit  que  lenr  ciniieim  devait  être  délicieux,  si  aucin  ac  i.leoi  n'.'Ydit 
troublé  leur  repos!...  Lnlin,  j'en  ai  eu  le  cœ.ir  ncl  e:  je  vi-us  remercie  de 
»oiie  ob  igeant  concoui;-.  Tou  eluis,  gaidci  moi  le  secret,  car  il  y  a  des 
gens  si  ridicules  dans  le  mon. le  I  a 

Je  n'eus  pas  la  force  de  faire  la  moindre  réflexion  ai  chevalier  de  Bon- 
nefort ;  je  in'enijiressai  d  ;  me  lever  di-  table  cl  de  l'y  lais.»cr  cuver  toa 
c.xéei  allie  vin!  Je  ne  piiiivais  roiieeuiir  cet  être  sautase  q'i  avjîl  voca 
penlaiii  près  de  ircnle  années  sans  ép  onver  le  reiiioril-  de  si'n  rnuic, 
et  qui,  duiMiii  le  nicine  l.ipsde  temps,  éiait  absorbé  par  ledé-ir  d  ■  con- 
naître qui  Ile  étâîi  la  boute  du  vin  enseveli  !  Le  lend  mam  ,  je  qui  tai  le 
manoir  d--  l'olUei  r  de  Soissonnais;  et  «iepuis  ce  te  op.iq.ie.  loutcs  ic-  foi» 
que  je  songe  ii  cet  e  inleina.e  histoire,  il  me  >em  >!e  ipie  le  veirc  de  via 
que j  ai  avalé  me  preua  il  la  ijwge.  DE  .s\i\T  ki.uoxt. 

lUsiue  de  f' ersuiiitt.) 

U  i 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


HISTOIRE  DE  lA  REVOLllTIOIV  DE  S 830. 


RETRAIT  DES  ORDONNANCES  DE  JUII.I,ET. 


Fragment. 

Les  n'armes,  au  chîteau  de  Saint  Chiid,  avaient  cessé  drpuis  qiielq-'es 
heures.  Le  grand  salon  donnant  du  cùt4  de  l'arii  présenia  i  un  donnant 
specucl?.  Le  roi  élaii  as-is  avec  Al.  de  Duras,  gcniilbonune  de  li  cliam- 
1)1  e.  M.  de  Luxenibcurg.  npiu.ine  dos  ganlos,  tt  la  duclie.sse  de  I5erry, 
à  une  iab:e  de  jej.  Le  (lau|)liii),  (|ul  se  la  s>ait  tonjuurî  alisorber  par  lis 
pi-ii  «s  choses  et  no  lensaii  j  luiaii  aux  grandes,  conirniplail  ii'un  air  nié- 
(iiiat  f  imc  tarie  géograjihKiuc.  M.  de  Mort,  mirl,  agiiéau  uiiiicu  de  tous 
«Ts  pcrsoMP.iges  iianiiuil  es,  allait  à  tbaque  iusiant  sur  le  lakon, prêtant 
l'ureille  à  Av  biiiit»  lonitains. 

La  partie  de  whist  que  Charles  X  joua  dans  celle  so'rde,  ne  larda  pas 
è  c  re  laiontL'c:  dans  la  capiiale.  Elle  y  ex(ila  une  grande  colère,  très 
raixinfabl-;  fiiez  ciux  qui  ne  voii'aienl  plus  de  royaijté,  puôrilo  chez 
ceux  qui  boceiip.iiint  à  fa  re  un  au;re  roi. 

Le  duc  de  Luxenibnurg  avait  don  é  ordre  à  un  liculenanl  des  gardos 
do  se  iiieilre  à  la  tète  ne  f;nel  |uis  cavaliers  et  d'éclairer  |j  route  de 
Niu  lly.  Lullicicr  de  relo  irapprit  à  M.  do  Lu\ind)Turg  qu'il  avait  reii  ar- 
flué  tni  m  (uvcineni  inïccouinmé  dans  le  parc  de  NeidUy  et  aux  enurons 
du  ciiâteau.  1;  ajouta  ipie,  s'il  y  avait  été  autoiisé,  il  lui  efil  été  fade 
d'cidever  le  duc  d  Orléans.  Charles  X.  cnlenJanl  cesdeniiers  mois,  dit  à 
l'ollicier  d'un  ion  sévèi  e  :  «  Si  vous  aviez  fait  cela,  luousieur,  je  voils  au- 
»  rais  bautenieni  de.-avoaé.  » 

La  nul  aait  ven  le,  et  on  allait  se  séparer,  quand  le  duc  de  Morte- 
mari  s'appiocba  du  dauplii'i  cl  le  pria  do  révoquer,  au  moins  pour  lui 
que  le  roi  unoy.iit  a  Taris  avec  u:ie  mission,  h  consigne  qui  coupiit 
toute  coinmun'c.it  on  entrr  P.iris  el  Saint  Cloul.  "  C>niHicut  ?..  la  con- 
tigne?..  c'est  bi 'n...  nous  \erran«.  »  Le  duc  de  Mortemart  ne  put  pas 
Oi'ieiur  une  réjionse  plus  prôci-e.  Il  se  rel  ra  diins  son  appartement,  p'.us 
allligé  que  surpris,  car  il  si  lit  dt  peser  sur  son  cœur  ces  paroles  de  Cliar- 
1l>.-  X  :  <■  heureux  qui  s  ne  m'iniposent  que  vou»,  »  paioles  bii  n  amères, 
adp  s-ées  à  un  homirc  qui  croyait  jouer  sa  icte  pour  le  salulde  son  roi  ! 
Wa's  Cli-iilcs  X  ne  se  liml  qu'à  ceui  qui  avaient  un  assez  grau  I  fonds  de 
Lasisesse  pour  asservir  sans  réseive  leur  pensée  à  la  sienne.  C'était  peu 
coiinaîlie  l'art  de  léguer,  qui  consiste,  iioupisà  annuler  liniiijtive  du 
génie  d'aulrui,  mais  à  se  l'aiipropiier,  comme  firent  Louis  XIV  et  Napo- 
léon. 

Du  reste,  cl  par  une  de  ces  contradiciions  faciles  à  comprendre  dans 
des  journées  ans  i  p'eincs  d'imprévu,  Chaiies  X  moHira  auiaiit  d'hésii.- 
lion  (|U  uid  .'e  duc  de  Morieinai  l  voul  il  i  emp'ir  sa  mission,  qu'il  avait  mis 
d'eii'jjressenient  à  la  lui  l'.ni  e  aci  epter.  «  S.re,  lui  dis.;it  son  nouveau  mi- 
lîis  re,  le  i.^nips  presse;  il  faut  que  je  parle,  a  Et  le  roi  répondait  :  «  Pas 
encore,  pas  encore  ;  j'aiicnds  des  nouvclies  de  Paris.  » 

Pendant  ia  nuit  arrivi'rcnt  MM.  d'Arjorn  cl  de  Viirolles.  Ils  coururent 
chez  M.  (le  Mdrtem  irt  pour  le  snlliiiter  à  unedé'iiarche  prompte.  «  Mais 
»  comment  me  taire  rcconnaî  re  dans  la  cjpitale?  disait  le  duc  de  Jloiie- 
Dui;;!!.  Voulez-vous  que  je  m'y  présente  comme  un  aventurier  p»liiif[uo  ? 
ullme  faudrait  au  moins  la  signature  du  roi.  »  Les  nouveaux  venus  insis- 
lèient.  l's  avaient  vu  Paris  dans  une  de  ces  situations  violentes  où  il  sulB- 
rail  d'une  minute  pour  douner  comme  pour  enlever  un  empire. 

11  fut  donc  décidé  qu'on  rédigerait  à  la  hâte  des  ordonnances  révo- 
quant celles  du  25  ;  réiiblissant  la  garde  nationale,  dont  le  commande- 
ment élait  conlié  ■■  u  mari'chal  Alaison  ,  nommant  M.  Casimir  Périer  aux 
Cninres  cl  le  géni'r.il  Gérard  à  la  guerre.  Mois  tout  manquait;  encre, 
piume,  pap  er;  on  n'avait  pa<  même  un  protocole  qui  put  servir  de  mo- 
dèle ;  on  eni  beaucoup  do  (leine  à  sortir  de  ces  petits  emb  nras ,  lits  im- 
peirepi  ble-.  auxquels  Dieu  se  pkiîl  h  snspeiK're  le  destin  des  fandllcs 
royales  !  La  di:iiculté  s'accrut  quand  il  fallut  obtenir  la  signature  de  Char- 
les X.  Potir  parvenir  à  son  appar:cme;il ,  il  y  avait  plusieurs  lignes  de 
gaides-ducoips  à  tiaverscr.  Le  ducd  Mortcmrrt  mil  tout  i  n  œuvre  pour 
faire  Uécbir  l'eiiqueite  dans  ce  oinineiit  solennel.  Ce  fut  en  vain.  Les 
gades-dii-coipsse  croyaii  »' crchaî  é  daul:int  plus  éiroilemcnt  à  leur 
consigne,  q  le  la  royauic  élait  en  péril.  Inipuiieulé.  irrité,  le  duc  de  Mor- 
ttmari  se  iil  (onluiie  chez  le  valet  de  chambre  de  sernie,  ci,  d'un  ton 
cxiiéiinnient  animé  :  "Monsieur,  je  vous  rends  responsable  de  ce  qi  i 
«peut  arriver.  ■>  linlin  il  fut  inirodnit  dans  l'appartement  de  Charles  X.  Le 
xiC'ix  roi  élait  au  lit:  il  se  sou  eva  'anguissauiinei.t  :  «  Ah  !  c'est  vous,  mon- 
Dsii  ui'  le  duc?  (bt  il  d'un  air  abaliu.  ■>  M.  de  iVlericmart  lui  l.t  observer 
qn'  1  faliaitse  bâter;  que  les  ordonnances  voulaient  èiro  sifiiiécs  à  l'instant 
niéiiie,  cl  que,  pour  .ui,  il  était  prêt  à  parir.  «  Aliénions  encore,  répon- 
))dit  Charles  X.  — ".ais.  Sire,  le  comle  d'Argoul  est  là  ;  il  vous  dira  quelle 
»e^t  à  Paris  la  s  tu  it'on  des  rliose-.  —  Je  'le  veux  point  voir  M.  d'Argout, 
«dilCjailesX,  quine  l'aimait  pas. — £h  bien!  Sire,  le  baron  de  VitroUes 


»esl  avec  lui.  Voulez  vous  qu'on  l'introduise?  —Le  baron  de  Vitrolles? 
"Oui,  qu'il  entre.  » 

On  aope'a  M.  de  Vilro'Ie.c  II  sortait  de  l'appartem-nt  de  M.  de  Poli- 
gnac;  il  avait  trouvé  le  prince  à  moitié  erdnruii,  et  comme  il  lui  deman- 
dait par  quelle  inconcevable  témérné  il  avi.ii  jeié  un  aussi  oigurii'cux  dCÛ 
il  1  esprit  iévolMton:iaiic,  n'ayant  à  sa  disposition  que  7,0U0  h'immes, 
0  les  étals  en  porUient  13,000,  »  avait  lépoiidu  le  prince  de  Polignac. 

M.  de  Vilrolles  s'étant  approché  du  lit  du  roi.  Chines  X  lit  signe  au 
duc  de  Moriemarl  de  se  retirer.  Le  ministre,  blessé,  dit  à  voix  basse  : 
"  Ah  !  s'il  ne  s'aglisait  pis  de  sauver  la  tele  du  roi  !  »  et  il  soriii. 

En  apercevant,  dans  de  seaiblables  circons'anccs,  celui  qui  avait  tou- 
jours exercé  sur  son  esprit  un  si  puissant  e  npiic,  Cliail  s  X  pi  il  un  vi.-a- 
ge  sévè'-e  :  nCimmenil  c'est  vous,  monsieur  de  Vilrolles,  qui  venez 
ni'engager  à  céder  devant  des  sujets  rebe  les!  »  M.  rie  Vino  les  lépoeidit 
avec  une  viv,?cité  qu'au  poini  où  en  éiaiml  les  choses,  il  n'avait  pas  cru 
pouvoir  donner  à  son  roi  une  plus  giande  preuve  de  déveûinen',  et  que 
ce  serait  le  tromper,  que  de  cbriclier  à  lui  adoucir  l'unieriunie  de  relie 
situation.  «  Je  v,is  plus  loin,  njouia-t  il,  et  je  doide  que  voiie  majesté 
puisse  désiirinais  rentrer  dans  Paris  lé  nlté;je  sens  que  ladigidiéde  vo- 
tre coiironne  en  recevrait  une  rude  aiieiii  e  ;  mais  que  f.iie?  C^miuent 
vaincre  une  popu  aiion  de  t.)ules  p  ris  soulevée?  Mieux  vaudrait  cent 
fois  iransp'irier  udlrurs  le  centre  de  celle  de  gui-ne  ci  ile.  Croy  z-vous 
poiMorcoii  p  ersurla  Vendée?  Je  suspret  à  me  dévouer  jjsqn'au  bout.  » 
Ch  ries  X  [1.  rut  un  iiionieni  réiléi  hir.  «  La  Venlée  !  dit-il,  comme  lépon- 
djulà  ses  propres  pensées...  c'est  biend  llicile!...  bien  dillicilel...  » 

Le  duc  de  Mor  ein  rt  fut  rappelé.  Lis  dispositions  du  loi  lui  parurent 
tout  à  f.iil  changées.  Son  iiccableincnt  ai  ait  laii  pl.ce  à  une  sorte  U'ardear 
.singulière;  il  mit  pies|ue  de  reuipnsieineiil  à  si|iiier  les  ordoi  nances, 
s'airélaiit  toute  ois,  dans  ses  concessions,  à  ci.rtaines  limites.  Voilà  corn- 
aient la  monarchie  rend. i  son  épée. 

Qnand  le  duc  de  Mnrieinart  snritde  la  chambre  du  rni,  il  faisait  près» 
que  jour.  Il  lenronlra  M.  de  Polignac  sur  1 1  icriMsye.  Celait  la  premiers 
luis  qu'il  le  voyait  revêtu  de  l'uniuir  ne  d'oUi  iergém'ral.  M.  de  Polignac 
était  vivcnient  éuiu.  Devant  eux,  Paris  se  cadiaii  dans  un  nuage  composé 
de  brouillard  et  de  fumée  ;  on  enten  l.dt  par  inter\alles  les  coups  de  f<u 
des  avant-postes.  Tout  à  coup  M.  de  Polignac,  étendant  les  bras  vers  la 
caiiiiale,  s'cciia  d'un  air  ins  né  :  «  Quel  ma  heur  que  mon  épée  se  soit 
brisée  entre  mes  mains  ;  j'éiablisais  la  chiirie  sur  des  bases  indestructi- 
bles! i>  Puis,  se  reioiiruani  vers  M.  de  Mortemart:  «  Ne  cmignez  point 
qucjefas-e  ici  obstacle  à  vuti'e  mission.  Vous  partez  pour  Paiis;  moi, 
pour  Versailles.  « 

Une  ca'èihe  conduisit  M.  de  Mortemart  jusqu'au  bois  de  Bou'ognc.  MM. 
d'Argout  et  Ma/.as  l'ijcconipagnaii  ni.  Là  on  refusa  de  les  laisser  passer. 
Le  dauphin,  qui  la  veil'e  avaii  pris  le  conmandemenldis  troupes  ri  qui 
voilait  à  tout  pi'ix  cmpèihi-r  les  (onceï^ ions,  le  dauphin  avait  écrit  aux 
chefs  des  avant-|)osies  poir  leur  dél'  n  ire,  sous  peine  de  la  vie,  d'ouvrir 
pas-age  à  quiconque  vi'n'r.iit  de  SaintCloud.  Après  une  discussion  fort 
vive,  M.d^'  Morieinaii  obtiui  de  continuer  sa  route,  mais  ildultouincr  à 
piid  le  bo  s  de  lioulo^ne.  Civdfjn  ut  d'être  arréié  à  la  bariière  de  Passy, 
il  fil  un  bmg  déour  pour  gagner  la  capitale.  Du  Point-du-Jour  au  pont  de 
Grenelle,  il  reuianpia  que  tout  éiait  sidiiude  cl  silen  e.  Il  entia  dans  Pa- 
lis en  escalidant  un  mur  dans  lequel  avait  été  pratiquée  une  brèche  par 
où  on  faisait  pas>er  des  vins  de  conlrebaiide. 

Sans  cravate  et  sa  redingote  sur  le  bras.  I!  marchait  mêlé  à  quelques 
bonnnes  du  peuple  dont  il  déjouait  la  surveillance  par  des  propos  mili- 
taires, et  c'est  ainsi  qu'il  ariiva  sur  la  place  Louis  XV.  Il  était  environ  huit 
heures  du  matin  ;  la  ville  était  muette  et  toutes  les  fenêtres  fermées  ;  on 
n'apercevait  dans  les  rues  que  de  tranquilles  passans.  o  C'est  le  Colme  de 
ta  force,  »  dit  le  duc  de  Mortemart  à  ceux  qui  l'accompagnaient. 

Les  Parisiens  avaient  employé  la  nuit  à  construire  des  barricades  pour 
se  mettre  à  "abri  de  toute  aliaque.  Des  lampions  placés  aux  fenêtres  et 
sur  les  pierres  amoncelées  dans  les  rues,  éclairaient  les  iravailleuis  grou- 
pés de  di  lance  en  riisiance.  Dequ'e  le  condition  étaient  ces  travailleurs? 
pour  qui  veilaicnt-ils  auprès  de  ces  monceaux  de  pierre?  et  quel  était 
leur  espoir?  On  ei.fmlii  s'élever,  du  sein  des  quartiers  reculés,  descla- 
m^uis  éiranges  aussiifll  suivies  d  un  long  silin>e.  Et  les  patrouilles  de 
bourgeois  s'.irrèiaicnt  pour  écouter  celte  voix  du  peuple  dans  la  nuit.  On 
veillaii  aussi  à  l'hôtel  Lallitie. 

LOUIS  BLANC. 


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o  o  g  g  ':  Q 

'i'  y  i-  H' 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


FOSTRAIT    BS    ta.    Z>  ABGOUT. 

Quoique  le  gnuvprneiir  de  !a  B:inqiio  ne  fiRuro  point  dnns  les  conseils  de  la 
po'ili(|Me,  il  e>l,  coiiiincle  pi-rM  île  lii  Siir'e,  p.ir  rétciiiliie  el  la  (çravilii  du  srsal- 
tribuiions,  plus  iiiiporlanl  (pi'un  ministre  II  l'iiidniil,  d'après  d'ciniiiens  rosiiis- 
les  ,  qn'iiinovililc  cimmc  les  syslèiues  ,  le  gouverneur  de  la  Banque  suiul  la 
deslint'e  (le- cabincls. 

N'i  n  cslil  pas  airi'^i  du  Comme-ce,  avec  son  buil^zot  de  deux  î>  trois  millions, 
sa  pelile  c-ciiii:ide  il'oriipliiyés  el  sou  aduiinistraiioii  vide? 

Le  représentaul,  de  la  Biiiqne  d.;  t'r.iiice.  celui  qui  louctlie  du  doigt  le?  puls.i- 
tioiH  du  erédil  iiiib'ie,  qui  vil  eu  conticl  et  eu  concert  piTpi'Muel  avec  le  Trésnr, 
pour  lequel  il  |iai  ■  rréqi.einmi-nt,  n'esl-il  p,is  plus  cousidéi-dble  que  le  \ieux  sa- 
cristain enmninreial  ou  le  jeune  enfaul  de  elKeiir  p'diiicpic  i;i''>i\  va  recruter 
dans  qnidqiie  coin  des  dinjobres  pour  fjiro  les  appoints  des  cabuiets  ? 

A  ceci  il  y  a  une  mauvaise  objeclinn. 

C'est  que  le  gouierueur  de  la  Unique  est  le  mandataire  des  actionnaires. 

I>.  u  ini|)orle  que  les  slatuls  de  celle  société  bâtarde  résistent  à  celle  Iransfor- 
niaiinri  ;  qu'on  Is  chinée  s'il  y  a  ulililé. 

Ce  q  .i  pi-Diive  d'à  Heurs  l'aU'inité  qui  lie  retlc  pri^lendiie  société  parlieuliére  5 
l'adiniui  triitinu  de  l'élal,  c'est  le  choix  même  des  bon  mes  (|ui  l'ont  gouvernée  : 
il  «'Si  loujours  dicte  par  ibs  c  usidératious  poliiitiues,  et  il  n'esl  pas  tombé  sur 
BJ.  d'Arnoul  à  lilre  couimere  al. 

C'est  un  cadeau  doctrinaire,  c'est  une  récompense  ,  une  retraile  qu'il  doit  à 
rinfluciîce  des  meudues  éininens  du  11  cilulire. 

Au  surplus,  la  spécialité  de  M.  d'Aif;rul  entre  comme  un  tiroir  dans  cette  place 
pral  i(|ui'e  |iour  la  recevoir.  En  effcl,  boinuie  délai  d  i  dcuiiéme  ordre,  m.ii'.  ad- 
ininl-iraicur  du  premier  ,  J).  d'Argoiil  se  rapproche  du  type  de  capacité  que 
nous  avons  dcliui  dans  fli   de  Ville  e  :  c'esl  un  loalicii'U. 

Avec  la  iiiiile  don  çein'aiiue  d'élite,  la  criiniuie  d'un  housard  ,  les  penrhans 
d'un  iiKiinais  sujet  de  bonne  l'auiille  et  le  pnùl  de  l'escriine,  IM.  d  Argout  n  a  ce- 
pendant minié  (pie  des  do-siers  el  des  p'ocès-veilianx  ;  ses  folii  s  de  jeunesse  ne 
Consis  eni  que  il.ins  des  bonnes  rerliines  rie  procédure. 

^él■u  D.iuphiué,  de  la  p-llie  mais  irés  bonne  noblesse  de  celle  province,  dont 
les  iKibilins  sont  si  recoiniaiss  ibles  à  ce  Ciiracléie  lin  et  brusciuc.  cbi' anier  et 
impéiiieux  (|ui  u'-xi  lut  pas  les  Riaudes  idées  en  admellaui  les  pdits  ninyens.  et 
qui  ciplique  (Casimir  l'eiier  ,  banquier  très  ûpre  et  grand  huuime  d'ilat,  SI. 
(l'Af^oul,  à  l'àj^e  'e  viiigtaus,  n'aviit  encore  (pie  désespéré  .sa  rainille  par  .-on 
goût  du  laiiage,  quand  il  fut  appelé  djns  les  droUs-réuuis  par  M.  Français,  son 
cou.pair  o'e. 

l'ro  ccicur  de  tous  les  g-ns  bien  nés  qu'avait  persécutés  la  révolution  ,  M. 
Fraeç^ls  distingua  M.  d'Argnui  et  l'envoya  à  Anvers  et  à  l'Icsingue  en  qualité 
d  ii'spi'ctur  des  ser\iees,  giihelou  di''ja  supérieur  el  presque  militaire  ,  p;él,  au 
besoin  .  à  faire  le  coup  de  sabre  avec  les  Anglais.  Les  droits-réunis  évi  i  léieut 
chez  lui  la  passion  delà  sta  i-lique.  |>as~jon  quelquefois  umI heureuse  pir  la  sui- 
te, mais  qui  le  p  iiis-a  au  conseil  il'élal.  ml  il  fut.  coanue  auditeur  ,  aiiaelié  A  la 
diriMiiou  tén'^rale  .  et  on  il  brilla  pir  des  allures  [dus  libres  et  plus  décidées 
que  celles  des  oulres  pflcus  de  l'cn'lrnit  el  de  l'époipie. 

Jeune  et  ami  du  plaisir,  mais  >ans  aller  jiis.pi'au  lioiuloir  ,  il  s'amusait  vile  el 
à  ei^rlaines  h  iires,  comme  un  sous-lieuienant  ,  el  sans  laisser  suullrirson  tra- 
V.iil.  qui  valait  celui  des  plus  as-ldiis  et  des  plus  liypocriles. 

I' n  IS'i,  il  fui  luainienii  au  conseil  d'eini  sans  eue  forcé  ni  accusé  de  trahir 
son  liienlaiKmr  :  car  ce  fut  le  mouveiiienl  na»urel  et  général  des  choses  qui  le 
Muiia  des  droiis- réunis,  cet  le  (  S|ièce  de  len  itoire  ne u Ire,  ce  (]obleniz  intéi  ieur 
où  se  Ironviienl  internés  tant  d'ainni^tiés  qui  avaient  coniiuué  leur  émi;;ialion, 
diii.s  eel  a  ile,  jusqu'au  iouroù  ils  roin|iirenl  leurs  bans  pour  redevenir  ce  qu'ils 
avi>ient  été  ou  avaient  dû  être,  colonels,  capiuiiies  de  vaisseau  ,  ambassadeurs, 
piéfcls. 

HL  d' Argent  entra  dans  l'administration  gén('ralc  el  fut  sous-préfet. 

l!n  1H1.T,  .lu  second  relour  (les  liouiiiuns,  lié  avec  SI.  Decazes,  di'ji  ministre 
de  la  police,  il  lui  dut  les  préf  etnie-  de  l'un  el  de  Niiues.  C'est  a  l'au  qu  on  lui 
reprocha  d'avoir  fait  brûler  le  drapeau  tricolore. 

m  d  .Vcgoiii  esl,  avant  tout,  un  humilie  de  devoir  et  de  disripline  ,  qni  obéit 
à  sps  iii-lriicl'ons  p'iis  qii'ji  ses  senliuieus  II  a  f.iil  brider  le  diapcau  liieolorc 
avec  une  griinde  sérénité  de  conscience,  comme  il  iiiimii  fait  un  iJii  plus  lui  luù- 
liT  le  draiii  au  blanc;  c'est  un  houiine  qui  fdil  brûler  tout  ce  qui  u'a  pas  le  droit 
légal  d'elle  arboré. 

Néaiunoins  ,  préfet  libéral  de  cette  resiauration  pour  le  service  de  laquelle  il 
faisait  <Jes  antodal'és  de  drapeaux,  il  nKmlra  à  Nimes  la  ferineié  de  son  carac- 
tère, en  défendant  l'auloriié  royale  débordée  par  le  myali-uie  de  querelles  et  de 
couteaux  des  vcrdets  du  .Midi.  A  propos  d'une  coniradicliuii  mal  .s(uinai!le  que 
lui  suscita  une  des  hantes  autorités  du  déparleirent,  un  beau  soir  il  lit  descen- 
dre dans  la  rue  le  monsieur  ullrà-fanatique,  dégiina  il  Icinl  roclia  sous  un  ré- 
verhi're. 

Celte  prouesse  de  fonctionnaire  énergique  et  d'Jmmme  de  oœur  qui  fait  res- 
pepier  ses  fondions  et  sa  personne,  le  mit  en  grande  faveur,  en  grande  renom- 
mi-eadmicislialive  auprès  de  ses  patrons  des  uiinistér(ssen\i-libéiaui  de  l'époque. 

Noiiiuié  succe'Sivement  pair  de  Tranec  et  conseilhr  d'é'.lat,  l\  c'iule  de  .M. 
Dec.izcs  le  refoula  dans  le  service  cxlraoïiliiiaire.  Aus-i  figu."a-l-il  d  isscz  bonne 
lieice  dans  l'oppusi  imi  nvulérée  de  la  chambre  haiile. 

C.'e^l  dans  le  salon  de  IM.  Deca/es  (jue  Inilialeiit  les  "traces  cclos*  aies  de  .M. 
d'Arg.iul  On  l'y  adinii.iii  coniinc  un  nianicli  ni  k  et  cnvcco'  'aitc  'uinie  un  Ad- 
dissiui.  Courdii  de  >peci;ic!es  et  de  jnuinauj,  il  anahsiiil  les  priui  ces  re|  ri'- 
srnsalions,  et  ra|iporl,iil  ses  enirclieiis  aiec  iM.  Choassusdu  (  o»i,v/.<i/'iV'Hu  /, 
(pi'il  avail  connu  aux  droits-réunis  :  au  coiiraiil  do  tout  en  polile  [loiilique,  eu 
pc  lile  liticra'iire,  il  p  i-s  il  piuir  un  hiuiiUie  ainiisanl.  pour  i:n  lion  cuMcnr, 

hous  i'e\(Uis  le  duc,  il  se  hissa  un  peu  de  son  iij'.e  d  opposant,  et  a  la  faveur 
de  quelques  questions  iiialériclles  (pii  lui  fouriiircnl  smi\eiit  l'oceasioii  de  piirler, 
il  essaya  friiclueus( ment  de  di'iiKuUrer  que  les  biniiiies  pr^luiue»  el  poiiifs 
eomine  lui  poin.iieiit  Olre  ciupkiyi's  scnh  iiiei  l  A  iilre  spéiial.  Avec  l'ds.-cinl- 
nient  de  ses  ani's  de  l'opposilimi,  il  eut  l'ail  de  se  faire  offrir  sa  reiilri'e  nu  con- 
seil d'élat  en  service  ordinaire;  il  y  ae(|uil  bicnu'it  auprès  des  maiins  des  rc- 
qiièies  liihoneiix  et  du  pciii  nnnibre  dam  icns  coi.scilleistiui  nvaicnl  survécu  aux 
épuialions,  nue  ri  piiiaiion  I  ovine  de  lr;i\aiileur  ;  l'un  d'eux,  le  coniie  llcren- 
ger,  le  sornoniina  I  e/lcnilriiir  i<e(li'isie<s. 

Comme  jamai<.ce  q  'il  fail  ne  poric  le  carsrlér»  de  In  duplieilé,  il  n'y  ■  rien 
de  désobligeaui  il  rappeler  que  sous  le  niiinslcrc  roli(!iuic,  M.  d'Aigoul,  tout  eu 
\olttut  avec  reiipositiou  à  la  chambre  des  paiis,  ue  se  démit  pas  des  l'uutliuus  do 


cousei'Icr  d'élat,  comme  les  Cambon,  les  Berlin  de  Vaux  les  Delahorde  crurent 
de\oM"  le  fiire  en  face  du  pro^riiinnie  du  8aoùt.  Lui  sixième,  il  conduisait  l.i  dé- 
pulalion  du  con-eil  d'élal  qui  \enoii  feliciier  ;M.  de  l'oli.;iiac  :  toujours  par  es- 
prit de  souini'Sioii  disci|dinalrc  a  la  règle  qui  prescrit  ù  un  liiinime  qui  n'a  as 
brisé  SCS  liens  atec  un  corps  consliluc  ,  de  satisfaire  aux  coiivcnaiic<  s  ulliciclics 
qu'il  impose.  Celait  sans  doule  de  la  part  de  M.  d'Aigout,  au  lieu  d'un  Lum- 
iiiage  à  la  po'iiKpie,   une  simple  déférence  à  la  hiérarchie. 

A  la  ié\olulioii  de  juillet ,  il  fut  un  des  paTs  que  la  chambre  chargea  de  sa 
célèbre  négocalion.  Avec  .M.  de  Sénionvile,  il  se  mêla  aux  tentarnes  essayées 
pour  obtenir  le  reliuil  des  ordonnances  et  rendre  moins  révolulionuaires  les  ab- 
dicvitions  successives  des  priinipes  nionachiqucs. 

Sous  le  miiii^ière  Lalliite.  M.  d  Argoiii,  comme  ministre  de  la  marine,  (Il  parlie 
de  ce  cahiii  t  qui  avait  a  passer  le  dénié  du  procès  des  luinisiies,  de  celle  alni  ni>— 
tratiou  d'cxlréine  gauche  où  I  s  Dupont  de  l'Curc,  les  LaQitte  se  IruuvaitDl  lein- 
pérés  par  ,'M.\I    de  .Momalivtt  cl  hébasliaiii. 

La  grosse  libnriuiilé  de  M.  d'.Vrgoiit  fil  merveille.  Les  arseraui  de  la 
marine  n'en  lurent  pas  mieux  approviiimiiés;  ma  s  les  cirions  furent  pi  ins. 
Comme  dans  ce  pays-ci  un  liumnie  qui  travai  le  esl  réputé  phenoniène.  31.  Ca- 
simir l'èrier  reiifonça  cmunK-  un  coin  dans  la  Cinfecliou  de  sou  iMbiuil .  mais, 
ri'preniinl  la  Iradiliun  des  ani  riiux  uiinislrcs  de  la  marine  ,  le  chef  du  1^'  fn<<rs 
rappniclia  de  lui  son  cmnpatriute  lidctu  Cl  brave  aux  affaires  el  a  l'émeule,  ea 
lui  ciiiili.iiii  les  travaux  publics. 

Ce-i  vers  celle  phase  de  la  vie  de  M.  d'Argont  que  commencèrent  contre  une 
parlicul  irué  pliy-i(|ue  de  sa  personne  les  plus  étranges  persécutions.  C'cal  alors 
que  la  fureur  des  pai  lis  lit  entrer  sou  nez  dans  la  pnl  lui  |uc. 

Tins  les  petits  juuriiaux  moulaient  i  haque  jour  i  I  asSdUl  de  ce  nez  el  en  fai- 
saient les  descripiions  les  p'.us  dé-risoires. 

La  véiilé  sur  ce  nez,  la  voilà  :  il  esl  immense. 

Lec.ibincl  pariiculier  de  .M.  Perler  était  coinpo-é  de  je-ncs  gens  d'esprit  et 
d'epéianco,  que  le  leuqis  a  mûris,  à  l'exceplioii  de  M.  Reniusal,  qui  ne  devait 
jamais  dcvinir  que  1  Auriol  des  enl reprises  À'fancofiK/iK;*  de  M    1  hi.  rs. 

Unis  ce  cahinel,  d'où  le  soin  UlS  atf lires  u'cxclua.t  pas  la  g^ite,  on  riait 
beaucoup  du  pndil  de  Jl.  d'Aigoul,  et  l'Ius  d  une  lois,  quand  celui-'  1  travc■^a.t 
le  jardin  de  .^1.  l'èrier  pour  venir  le  visiter,  il  avait  foulé  du  pied  son  vidage, 
m  ■(  hanimeul  dessiné  sur  le  sab.e  des  allées.  M.  d'Argoul  s'inipalienlaii  de  cef 
acharueuiciit  .miiichique.  Un  soir,  a|iiès  un  dîner  donne  par  le  pie.Mdenl  du  roD. 
seil,  il  se  piouieiidit  solilaiienieul  (i.ns  lu  jardiy  du  niiinslère,  quand  an  détour 
d'une  allée  il  fut  étourdi  par  (Jes  rues  fous  qui  pariaienl  d  un  groupe  forme  des 
jeunes  pages  de  SI.  l'èrier.  Ces  rires  avaient  la  iiiéiue  it  cleruel  e  cause  :  tju— 
jours  le  liez  de  SI.  d'.\rgout  sur  lequel  on  se  livrait  à  un  désoidre  de  c«- 
lemhourgs,  de  rébus  el  de  lazzis. 

SI  d  Aigoiit  s'en  alla  se  plaindre  à  M.  Périer,  qui  rit  tout  seul  puis  furl  que 
tout  soncaliiuel,  mais  en  cxigcaiu  le  lendemain  (jUe  le  cabinet  pariiculier  a  lat 
en  corps  i  hez  SI  d'Argont  lui  protester  de  sou  regret  el  assurer  qu'a  l'avenir 
on  le  liendiail  pour  camard. 

Niius  ne  parlerons  pas  du  va-et-vient  d'un  ministère  h  l'antre  ,  et  dujiu  de 
barres  qui  s  éiablit  eiiire  lui  et  M.  'Ihicrs,  et  de  la  complaisance  que  miuilia  dès 
celle  époque  SI  d  Areout  pour  les  capiices  de  cet  ecuieuil  qui  le  peliiiii.t  a  son 
g  é  Seulemenl  on  aviiil  soin  que  SI.  il  Argout  fùl  ministre  ut  riniericur  qudiid 
se  di^eu!|llenl  les  fonds  secri  Is,  pane  que  son  inlegiilé  fail  foi,  parce  que  seP 
aHiinuitluns  valent  des  pi'èccs  complablcs  el  fon  eut  le  vole. 

Coiio  li-scor  en  esprit  et  n'ayant  pas  cmimc  -M.  l'biers  le  goill  des  médiocres, 
comme  SI.  Uéinasiit  le  goùi  plis  siujjulicr  des  inliinie-,  des  sourds,  des  pui- 
Iri  iix,  M.  d'.Vigout  aune  les  geiisdu  niuuviiucnl,  les  cu'urs chauds ,  les  lé  Cs  vi- 
ves, el  personne  n'est  plus  indulgent  aux  désordres,  aux  puerililc.<  disiingué  . 
Tiois  hommes  d'un  grand  esprit,  doiil  il  savait  cinj  loyer  U  plume  el  coiiipr  n- 
dre  la  cunver-a  iun,  s'elaienl  l'ail  autour  de  lui  une  vie  d  écoliers.  Quand  leiiiul- 
Ire,  après  avoir  traité  ses  affaires  du  inaliu  avec  ces  secrétaires  u  élin,  parlait 
pour  le  conseil  ou  la  i  bauibre,  ces  c-i  iéjles  ji  unes  hnnimes  délai  s'elabiissulciit 
dans  le  jardin  du  niiiii-ire.  y  organisaient  dos  exercices  gyiunasiiques  ,  des  par- 
lies  (le  î  il/e  ■  tiipois  nni'e,  de  saut  de  mou'on,  cl  plus  d  une  fois  SI.  d  Argout 
est  venu  eu  souriant  les  surprendi%  au  milieu  des  émulions  d'une  lapelle  lur— 
ccnée. 

Le  penchant  de  31.  d'Argout  pour  l'esprit  est  prononcé:  il  le  respire  et  .le 
hume  à  plein  s  narines  de  ce  nez  qui,  coiuuie  l'inlel  igeiile  liouipc  i^o  1  la  na- 
ture a  doué  léléphant,  semble  être  un  lustruinent  lutesligateur  el  curieux  de 
tout  ce  qui  flatte  le  g'  ùt. 

Au  22  février,  SI.  d'Argout,  en  acceptant  les  finances,  commit  une  faite  dans 
laquelle  il  ne  retomba  pis  au  1"'  mars,  malgré  son  inexplicalile  undre-e  pour 
SI  lliiers,  qui  se  sert  de  lui  connue  d'un  ubj-i  d  aniuseiiicnt  pour  c  •>  dame-, 
d  un  dernier  irucheuicut  avec  la  cour  cl  les  conservaleurs,  d'uu  poile-tespict 
auprès  des  gens  d'aiVairos,  jouant  comme  un  traître  chul  avec  celle  bonne  na- 
ture de  dogue  énergique  el  dévouée. 

Mous  avons  dit  que  M.  d'.Argoul  n'était  qu'un  homme  politique  du  deuxième 
ou  troisième  ordre.  Il  possède  pourtanl  trois  omiuentcs  qualités:  la  probité, 
l'amour  du  travail  el  le  courage. 

Ce  courage  peut  le  conduire  et  le  soutenir  au-devant  dune  émeute,  d'un  conp 
d'épée,  d'une  explosion  île  poudrière,  de  tous  les  duiig<  rs  qui  ne  salTioiicnt 
qu  avc'  le  mépris  de  la  vie;  maî>  ce  courage,  qui  ne  ser.,it  qu.-  brut  .1,  se  rclexe 
par  lin  rAté  plus  noble  quand  il  devient  le  couiage  de  la  responsal.ililé,  qu. I.;£ 
SI  cniii  re  chez  M.  d'Areo  .t,  si  rare  ihei  les  poltrons  rcpre>vntaiif.<,  dan»  ces 
lenips(e  d  MOides  Civdes. 

tainiiuen.  se  fiit-il  qie  celte  énergie,  loujnuri  picle  au  d.inger  présent  rotiime 
A  lu  resiumab.lite  luiuiaine,  son  seulcmeiit  dans  le  lOCi  r,  cl  qu'c.lc  cidueclui 
31.  il'.Vrgoi  l  ces  alliir  ;  d'iinl  peuLnicc  cl  de  fierté  persuiiiicllc  auxquelltsto 
recoiiii.  isseiil  les  rarac.ères  pulUipust 

SI.  d  .\riout  a  loj  i  irs  b  soin  il  être  soumis  à  qiieliju'un  de  ses  col'Ognes  ,  et 
de  prcléreuce  iiu  piés  dent  du  con-eil.  il  poiis-e  si  Ion  le  rcspcci  de  torde  cl. 
dcsgn   ,1$,  qu'il  seiiibe  servie  inéiiie  quand  il  loniiuaiide. 

SL  d'Ari"<ui  est  un  bon  adniiiiisiraicur  ,  s  il  isl  entendu  qu'on  ne  Se  consti- 
tuera pn>  eu  Ir.iis  d'irveniiiui  el  de  siibiiiité,  cl  qu'un  le  re  lendfii  d<u>  >oo 
cercle  d'aclimi  ciiiniue  un  cheval  înta  îgable  q'<i  tourne  un  innulin  ;  bon  ixécu— 
leur,  nms  discoureur  ■-onvent  mal  habile,  il  '  ><ulul  trop  saeiillei  s  son  amour 
de  la  laiétie  adminiMr.ilive  et  carioimièie,  '.ejonr  où  il  •.;Toi;s.i  la  chauibr,  des 
pairs  par  celle  slaii-liqne  dont  le  résult,il  fit  ceci  :  Pmev  r  i.  la  ch.nib  c  d  s 
pans  eu  masse,  quand  inèuie  elle  serait  rc.ppciablo  1 1  i  '  ar  srsluu.îé— 

rcs,  devraii,  il  cause  de  sou  grand  àp',  éir.-  cnibaunKc  --temps. 

U  laul  rendre  a  .\1.  d'.\rguul  celte  just  xe  :  iMur  sou  kuuI  que  1  ccouwuiic  po> 


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LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


litiqticct  les  <;tu<lcs  de  la  science  libérale  ne  l'ont  jamais  égaré  clans  aucune 
niaiserie  pliilanlrrpiquc. 

Sa  passion  pour  le  travail  peut  s'appeler  une  manie.  Il  aime  d'amour  les  pa- 
perasses. It's  dossier.'!,  il  est  si  heureux  d'écrire  lui-mèmo  et  de  .«igiier,  qu'il  tom- 
ba sérieusement  malade  de  fatigue,  on  ne  sait  à  l'occasion  de  quelle  cérémonie, 
pour  avoir  passé  plusieurs  nuits  à  sisni'r  lui-même  quelques  milliers  de  billets 
d'invilalion  qui  pouvaient  se  lilhographier. 

Rien  n'est  plus  curieux  à  surprendre  qu'une  matinée  de  travail  de  M.  d'Ar- 
gout  dans  son  cabinet  de  ministre. 

Sa  tète,  enveloppée  d'un  bonnet  de  soie  noire,  offre  une  surface  unie  et  ronde 
comme  celle  du  vautour,  dont  le  bec  est  nprésenlé  p;ir  le  prolongement  de  ce 
nez  tant  de  fois  décrit  :  courbé  en  deux  et  plongeant  dans  une  mare  de  documcns, 
il  a  bien  l'air  d'un  oiseau  aquatique  qui  pêehe  des  petits  poissons  aans  un  étang. 

Autour  de  lui  s'amoncélcnt  des  piles  de  dossiers,  les  uns  ouverts  et  en  désor- 
dre, les  autres  attachés  par  des  sangles.  Des  livres,  des  collections  du  nianite.ur 
et  du  Bulletin  des  Lois,  pavent  le  plancher;  des  liasses  de  rapporis  errent  d'u- 
ne ch.iiseà  l'antre;  des  cartons  béans  déversent  sans  cesse,  sur  le  bureau,  des 
olimens  nouveaux  à  ce  travail  carnassier:  les  yeux  armés  deinnetles,  les  mains 
tachées  d'encre,  Jl .  d'Argout  savoure  avec  volupté  le  parfum  de  poussière  et  de 
moisissure  qu'exhile  ce  charnier  admiiii^ratif  au  milieu  duquel  il  se  comblait. 

Pendant  de  longues  heures  il  dissèque  ainsi  toutes  les  divisions  de  son  dépar- 
tenicnt,  ne  prenant,  comme  repos,  que  le  temps  nécessaire  pour  priser  à  pleins 
doigts,  releier  ses  chausselles,  reboucler  des  bretelles  qui  fixent  un  pantalon 
inonlnni  sous  les  aisselles,  et  boire  quelques  tisonnes  ordonnées  par  son  méde- 
cin litholrilcur;  car  c'est  encore  là  un  des  courages  de  SI.  d'Argout,  de  suppor- 
ter bravement  la  cruelle  maladie  dont  il  est  atteint.  Quand  il  est  minîslre,  il  se 
soigne  à  peine,  parce  qu'il  aime  mieux  paperasserque  de  s'aliter;  mais,  dans  ses 
interrègnes,  dans  ses  vacances  d'homme  politique,  il  se  livre  aux  cruels  iustru- 
mens  de  la  chirurgie.  Ce  sont  li  ses  loisirs. 

M.  d'Argout  est  un  homme  bien  élevé,  aimable,  bienveillant  et  même  galant, 
non  pas  à  la  manière  de  M.  de  Ramhuteau,  papillon  dont  les  ailes  ne  frémissent 
qu'au  milieu  des  vapeurs  tièdes  et  parfumées  d'un  boudoir,  mais  à  la  mnniérc 
lies  anciens  gardes  d'honneur  en  campagne,  c'est-à-dire  au  moment  même  et 
pour  le  moment,  sans  engagement  et  sans  suite,  peu  propre  aux  patientes  opé- 
rations du  siège,  mais  très  dèierminé  à  l'assaut. 

Poli  elalTeetucux,  quoique  brusque  et  fantasque,  il  accueille  les  gens  qui  lui 
inspirent  quelque  penchant  par  cette  exclamation  favorite  :  Bonjour,  cher  I 

Aimant  la  controverse,  appelant  même  la  contradiction,  il  argumente  avec  dé- 
lices, mais  n'en  fait  guère  qu'à  sa  tête,  à  moins  que  la  volonté  de  son  chef  hié- 
rarchique ne  se  place  au-dessus  de  la  sienne  :  il  se  dévoue  alors,  marche  en 
avant,  s'oublie  pour  se  donner  à  d'autres,  et  brave  tout  en  résumant  soq  carac- 
tère lui-même  par  ce  mot  :  Je  suis  bon  cheval  de  trompette- 

{Nouvelles  à  la  main.) 


IJSr  CORSAIKE. 

FRAGUENT  DU  JOURNAL  D'UN  I.\CO.\XU. 

V,7„.>  Ayant  obienti  tle  mon  amiral  ud  congé  de  quelques  mois,  je  visi- 
lais  alors  en  ciiricu.x  presque  tous  les  ports  de  !a  Manclie,  qui,  da.ns  notre 
dernière  guerre  avecles  Anglais,  ont  fourni  une  si  grande  quanlité  d'intré- 
pides corsaire-. 

3'étais  fort  jeune  alors,  et  comme  je  n'avais  jamais  vu  de  corsaire, 
j'aurais  t)ul  donné  au  monde  pour  en  voir  un,  mais  un  vrai,  un  lype,  le 
blasplièine  et  la  pipe  à  la  bouche,  fumant  de  la  poudre  à  défaut  de  tabac, 
l'œil  sanglant,  et  le  corps  couvert  d'un  réseau  de  cicatrices  profondes  à  y 
fourrer  le  poing. 

Comme,  dans  une  de  mes  stations  sur  !a"c6te,  j'exprimais  ce  naïf  désir 
à  un  ami  de  ma  fami!  e,  homme  fort  aimable  et  fort  spii  ilucl,  auquel  j'é- 
tais reroir  mandé,  ",1  médit: 

—  Kli  bien  !  demain  je  vous  ferai  dîner  avec  un  corsaire. 

—  Un  corsaire  !  lui  Ds-je. 

—  Un  vrai  cor.'aire,  reprit-il,  un  corsaire  comme  il  y  en  a  peu,  un 
corsaire  qui  à  lui  seul  a  fait  plus  de  prises  que  tous  ses  confières  depuis 
Durikerque  jusqu'à  Saint-Malo. 

Je  ne  dormis  pas  rie  la  nuit,  et  le  jour  me  parut  démesurément  long, 
quoique  j'eusse  essayé  de  lire  le  Conrad  de  Byron  pour  me  préparer  à 
celte  s  inle  entrevue. 

A  cinq  heures  j'arrivai  chez  mon  ami.  C'est  stupide  à  dire,  mais  j'avais 
près  jue  mis  de  la  recherche  dans  ma  toilette.  En  entrant,  je  trouvai  à 
mon  hôte  un  aspect  soucieux  qui  m'effraya,  et  je  frémis  involontaire- 
ment. 

—  Notre  corsaire  ne  viendra  qu'à  la  fin  du  dîner,  me  dit-il  ;  il  est  en 
conféreticc  avec  le  cipitaine  du  po;  t. 

—  Hélas  !  j'attendrai  donc,  répondisje  en  sentant  mon  cœur  se  rassé- 
réner. 

Oii  ."ie  mit  à  table.  J'étais  placé  à  côté  de  la  femme  de  mon  hôte  ;  et, 
à  ma  droite,  j'avais  un  monsieur  de  soixante  ans,  q;ii  paraissait  fort  iii- 
linie  dans  li  m.iison,  et  qu'on  appelait  familièrement  Tom. 

Ce  mcin-icur,  fort  carrément  velu  d'un  habit  noir,  qui  iranchiit  tner- 
Vfilleu.seinent  tur  du  linge  d'une  éblonissaiiie  blancheur,  ce  monsieur, 
dis-je,  avait  une  fianrhi'  et  joviale  ligure,  r<eil  vif,  la  joue  pleine  et  lui- 
sante, et  un  air  de  tionhomie  épaiiilu  dans  tou'e  sa  pcrsonij  qui  fjisait 
plais  r  à  voir.  11  me  lit  mille  rétiisfur  sa  >ille,  dont  il  p  raissait  lier,  me 
parla  des  euibelUsseniens  projetés,  de  la  rivalité  de  l'école  des  fièies  et 
de  l'cnsi  igieinent  niutuil,  et  Unit  par  m'appreudre,  avec  une  sorte  d'or- 
gueilleuse modesiie,  qu'il  étiii  membre  du  conseil  municip  I,  capitaine 
de  la  gar.le  nationale,  et  qu'il  Jouissait  même  d'un  certain  crédit  ii  la  fa- 
orique.  Je  le  crus  sur  parole.  Ces  détails  m'eussent  prodigieuseraeut  in- 


téressé dans  toute  autre  circonstance  ;  mais  je  dois  l'avouer,  ils  me  pa- 
raissaient alor.i  a^sez  monotones,  dévoré  que  j'éinis  du  désir  de  voir  mon 
corsaire.  Et  mon  corsaire  n'arrivait  pas.  En  v  lin  niire  hôe,  par  «ne 
charitable  attention,  et  dans  le  but  de  me  distraire,  s'était  mis  à  taquiner 
M.  Tom  sur  je  ne  sais  quelle  fontaine  qui  tombait  en  ruines,  quoique  lui, 
Tom,  fût  spécialement  chargé  de  la  survcilkince  de  ce  quartier.  Je  ne  re- 
tirai de  ce  charitable  procédé  de  mon  hôte  que  celte  con-.iciion  :  que  M. 
Tom,  au  nombre  de  ses  autres  qualités  sociales  et  municipales,  joignait 
le  caractère  le  plus  doux,  le  plus  gai  et  le  plusconciliantdu  monde. 

On  servit  le  dessert.  Les  gens  te  reiirèreiit  ;  j'oiais  désespéré  ;  n'y  te- 
nant pas,  je  m'adressai  d'un  air  lamentable  à  l'amphytrion. 

—  Hélas  !  votre  corsa're  vous  oublie,  lui  dis-je. 

—  Quel  corsaire  ':•  dit  M.  Tom  ,  qui  cassait  ingénument  des  noi- 
settes. 

—  Mais  le  commissaire  de  marine  que  j'avais  invité,  dit  mon  hôle  en 
riant  aux  éclats  de  celle  bêtise. 

J'étais  rouge  comme  le  feu,  et  pardieu  si  colère,  qu'il  fallut  la  présence 
des  deux  femmes  pour  me  contenir. 

Je  ne  sais  oii  ma  vivacité  allait  m'emporler,  lorsque,  pour  toute  ré- 
ponse. Je  vis  mon  hôle  sourire  en  regardant  les  au'res  convives,  qui  sou- 
riient  aussi.  J'en  excepte  pourtant  M.  Tom,  qui  devint  rouge  jusqu'aux 
oreilles,  et  baissa  la  tête  d'un  air  honteux. 

Il  n'y  a  que  cei  honnèie  bourgeois  qui  soit  indigné  de  cette  scène  ri- 
dicule, peusai-je  eu  vouant  un  remerciment  intime  au  digne  conseiller 
municipal. 

—  C'est  assez  plaisanter,  monsieur,  me  dit  alors  l'hôte  d'un  air  s^rieu-. 
sèment  all'ectueux;  excusez-moi  si  j'ai  ainsi  usé  ou  abusé  de  ma  position 
de  vieilUird  pour  vousmetire  à  l'abri  des  inspres.^ionscalculéis  à  l'avance; 
car,  grâce  à  ces  préventions,  monsieur,  on  Juge  mal.  Je  crois,  les  hom- 
mes iiiléressans.  Oui,  quand  on  les  reiicoiil.-e  tels  qu'ils  sont,  au  lieu  de 
les  trouver  tels  qu'on  se  les  éiait  figurés,  voire  poésie  s'en  prend  quel- 
quefois à  leur  réalité,  et,  par  dépit  d'avoir  mal  préjugé,  vous  les  appré- 
cici  mal,  ou  vous  persistez  dans  l'iilusioa  que  vous  vous  étiez  faite  à  leur 
égard. 

Je  regardais  mon  hôte  d'un  air  étonné.  J'avais  seize  ans  ;  il  en  avait 
soixante,  et  puis  je  trouvais  tant  de  raison,  et  de  bienveillanie  raison,  dans 
ce  peu  de  mots,  que  je  ne  savais  trop  comment  me  fâcher. 

—  Une  preuve  de  cela,  ajouia-t-il;  si  tout  à  l'heure  je  vous  avais  mon- 
tré notre  corsaire,  en  vous  disant  :  Le  voici  ;  vous  eussiez,  j'en  suis  sûr, 
éprouvé  une  tout  auire  impression  que  celle  que  vous  avez  éprouvée; 
et  pourtant  cet  intrépide  dont  je  vous  ai  parlé  est  ici  au  milieu  de  nous; 
il  a  dîné  avec  nous. 

Je  lis  un  mouvement. 

—  Je  vous  en  donne  ma  parole,  dit  mon  hôte  d'un  a'r  si  sérieux,  que 
je  le  crus. 

Alors  Je  promenai  mes  yeux  sur  tous  ces  visages,  qui  s'épanouirent 
complaisamnient  à  ma  vue,  mais  rien  du  tout  de  corsaire  ne  se  révélait. 

—  Regardez-nous  donc  bien,  me  dit  M.  Tom  avec  un  rire  singulier. 
Alors  mon  hôle  me  dit,  en  me  désignant  M.  Tom  de  la  main  : 

—  J'ai  l'honneur  de  vous  présenter  le  capitaine  l'Iioutas  S.... 

—  Le  capitaine  S...!  vous  êtes  le  brave  capitaine  S... ?  m'écriai-je, 
car  le  nom,  l'intrépidité  et  les  miraculeux  combats  de  l'homme  m'étaient 
bien  coinius,  et  je  restai  immobile  d'admiration  et  de  surprise;  mon  cœur 
battait  viie  et  fort. 

—  Eh  !  mon  Dieu  oui,  je  suis  tout  cela...  à  moi  tout  seul,  me  dit  le 
corsaire,  en  continuant  d'éplucher  et  de  grignoter  ses  noiseiies. 

—  Vous  êtes  le  capitaine  S....  ?  dis-je  encore  à  M.  Tom  en  le  couvant 
des  yeux,  et  m'aliendant  presque  à  voir,  depuis  celle  révolution,  le  front 
du  conseiller  municipal  se  couvrir  tout  à  coup  de  plis  mcnaçaus,  son  œil 
flamboyer,  sa  voix  loimer 

Mais  rien  ne  flamboya,  ne  tonna  ;  seulement  le  corsaire  lEe  dit  avec  la 
plus  grande  politesse  :  Et  je  me  mets  à  vos  ordres,  monsieur,  pour  vous 
faire  visiier  la  rade  cl  le  poi  t. 

Apres  quoi  il  se  remit  à  ses  noisettes.  Il  me  parut  trop  aimer  les  noi- 
settes pour  un  corsaire. 

En  vérité,  j'étais  confondu,  car,  sans  trop  poétiser,  je  m'étais  fait  une 
tout  autre  figure  de  l'homme  qui  ava't  vécu  de  cttie  vie  saii>;l.uiie  et  ha- 
saideuse.  Je  ne  pouv,ii;icoiirev.)ir  quêtant  d'éuiuiions  pni-saiiies  et  ter- 
ribles n'eussent  pas  laissé  une  ride  à  ce  front  lisse  et  rayonnant,  un  pli  à 
ces  joues  rieuses  et  vermeilli'S. 

Moi)  hôle  voyant  mon  étonnement,  dit  au  corsaire  :  «  Oh  !  maintenant 
il  ne  vous  croira  pas,  Tom  ;  pour  le  couvaincr-,  parlez-lui  niéiier,  ou 
mieux,  raronuz  lui  votre  évasion  de  SotUUampton,  » 

Ici  le  capitaine  Tom  fit  la  moue. 

Sîir  mon  observation,  mon  hôie  n'insistapas,  et  je  me  misa  causer  avec 
le  capitaine  serein  et  placide,  de  r;uelqueiuns  de  sesniagiiitiques  cjmbats 
avec  lesquels  nous  avions  été  bercés,  iiois  auti  es  aspii  ans. 

Cette  aiiention  de  ma  part  llaita  le  capitaine  T. un  ;  1 1  conversai'on  s'en- 
gagea ertrc  lijus  deux  :  il  me  donna  même  queliues  déiails  sur  sa  façon 
de  coiidi al' rr,  ma's  tout  cei>  o"uo  air,  d'un  tin  d  mx  et  calme  q  li  fa  sait 
un  siiigu  i  .'r  cou  raite  avec  la  couleur  trafique  et  sombre  du  sujet  de  no- 
tie  couvrsilie.i. 

Entre  ar.tr'.s  hojes,  je  n'oub'ierai  jamais  que,  lui  demandant  de  quel'e 
manier.'  j',',oordait  l'ennemi,  il  me  répondit  tranquillement  ca  jouant 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


53 


avec  sa  fourrlietlc  :  «  Mon  Dieu  je  l'ahordais  presque  toujours  de  long  en 
lonsî,  mais  j'ava's  une  halillude  que  je  ciois  bunue  et  que  je  vous  recum- 
niaudeilansl'oi  vision,  car  c'ea  l);eii  simple,  »  ajouta-l-il  à  peu  près  du 
ton  d'une  ni;'na„ère  qui  lusarde  l'Olo^'C  d'une  excellente  recette  pour  faire 
les  coiilitures.  J  Cette  habitude,  reprit-il,  la  voici  :  Au  moment  où  j'é:ais 
bord  à  bord  de  l'ennemi,  je  lui  envoyais  loul  bonnement  ma  vol<5e  coai- 
p'ète  de  niousqueterie  et  d'artillerie  bourrée  à  triple  charge.  Eh  bien, 
vous  n'avci  pas  l'idée  de  l'ellet  que  ça  produisait»,  ajouta  le  capitaine  en 
se  tournant  à  demi  de  mon  côté  el  secouaut  la  tèie  d'un  air  de  cou- 
viciion. 

—  Je  pris  la  liberti^  d'assurer  au  capitaine  que  je  me  faisais  parfaite- 
ment une  idée  de  l'effet  que  devait  produire  celle  excellente  habitude  qui, 
Uûus  le  fait,  éia  t  bien  simple. 

—  Cah!...  Tora  fait  le  crâne  comme  ça,  dit  mon  hôte  d'un  air  malin, 
et  il  ne  vous  c'it  pas  qu'il  a  peur  des  revenans! 

—  Oh  !  des  revenans  !  dit  joyeusement  Tom  en  remplissant  son  verre 
d'excellent  curaçao. 

—  Ues  revenans,  reprit  mon  hôte,  enOn  l'homme  aui  yeux  mangés 
ne  vous  v  si  e-t-il  jamais,  Tom  ? 

La  (igure  du  capitaine  prit  alors  une  bizarre  expression  :  il  rougit,  son 
œil  s'anima  pour  la  premièi  e  fois,  et,  posant  son  verre  vide  sur  la  table, 
il  me  dit  en  passant  la  main  dans  ses  cheveux  gris  et  découvrant  son  large 
front  :  «  Aussi  bien  il  voulait  me  faire  raconter  mon  évasion  de  Sou- 
thaiiipton;  cette  diable  d'aventure  s'y  rallache.  Ecoutez-moi  donc,  jeune 
homme.  » 

—  Ah  ça,  Tom,  songez  à  ces  dames,  dit  mon  hôte,  en  montrant  sa 
femme  et  une  de  ses  amies. 

—  Ma  foi,  dit  le  capiiaine,  si  la  chaleur  du  r^^cit  m'emporte,  Cgurez- 
Tous  bien,  mesdames,  qu'au  lieu  du  mot  il  y  a  des  points. 

Je  ne  sais  si  ce  fut  une  illusion,  ou  l'tffet  du  curaçao  réagissant  sur  le 
cspiiaine,  ou  le  charme  sombre  et  magique  que  jette  sur  tout  homme  ce 
fier  nom  de  corsaire  qu'on  lui  a  écrit  au  front...  ;  toujours  est-il  que  lors- 
que le  capiiaine  commença  son  récit,  il  s'empara  de  l'aitention  par  un 
gesie  muet  de  commanlenient.  Il  me  sembla  un  homme  extrêmement  dis- 
tinct du  conseiller  muiiicipal. 

Le  capitaine  commença  donc  en  ces  termes  : 

«  Celait  dans  le  mois  de  septembre  1812,  autant  que  je  puis  m'en  sou- 
venir. Il  ventait  un  joli  frais  de  nord-ouest,  j'avais  fait  une  pas  trop  mau- 
vaise croisière,  et  je  m'en  revenais  bien  tranquillement  à  Calais  grand 
large  avec  une  prise,  un  brirk  de  280  tonneaux  chargé  de  sucre  et  de  bois 
des  lies,  lorsque  mon  second  qui  le  commandait  signale  une  voile  au  vent 
à  nous.  Je  regarde:  allons  bien...  Je  vois  des  huniers  grands  comme  une 
maison  :  c'était  une  frégate  de  premier  rang.  Le  damné  brick  marchait 
comme  une  bouée;  je  donne  ordre  à  mon  second  de  forcer  de  voiles,  et 
je  commence  à  couvrir  mon  pauvre  petit  lougre  d'autant  de  loile  qu'il  en 
pouvait  poi  ter  ;  il  était  ardent  coaame  un  démon,  et  ne  demandait  qu'à  al- 
ler de  l'avant;  aussi  voilà  que  nous  commençons  à  prendre  de  l'air....  et 
à  Cler  ferme...,  ce  qui  n'empêcha  malheureusement  pas  la  frégate  d'être 
djms  nos  eaux  au  bout  de  trois  quarts  d'heure  de  chasse. 

11  Pour  me  prier  d'amener,  elle  m'envoya  deux  coups  de  canon  qui  me 
tuèrent  un  novice  et  me  blessèrent  trois  hommes. 

11  Pour  la  forme,  seulement  pour  la  forme,  je  lui  répondis  par  ma  volée 
à  mitraille,  qui  pinça  une  demi  douzaine  d'Anglais;  c'était  toujours  ça,  et 
tout  fut  dit.  Je  fus  genoppé,  mais  par  exemple  traité  avec  les  plus  grands 
égards  par  le  commandant  anglais  qui  avait  entendu  parler  de  moi,  car 
C'était  la  troisième  fois  qu'on  me  faisait  prisonnier;  mais  j'avais  toujours 
eu  le  bonheur  de  m'évader  des  pontons. 

»  Nous  ralliâmes  Porlsmouth  et  nous  y  arrivâmes  à  peu  près  à  l'heure 
à  laquelle  je  complais  rentrer  à  Calais.  Oui,  au  lieu  d'embrasser  ma  mère 
et  mon  fière,  de  conduire  ma  prise  au  bassin  ci  de  coucher  à  terre,  j'al- 
lais droit  vers  un  ponion,  et  peut-être  pour  y  rester  long-temps.  C'était 
dur;  mais  alors  j'étais  entreprenant,  j'éiais  jeune  et  vigoureux,  j'avais  une 
honne  ceinture  rem.ilie  de  guinées ,  et  par  dessus  tout  une  rage  de 

France  qui  me  rendait  bien  fort,  allez Aussi  quand  le  commandant, 

devant  tout  son  animal  d'état-major,  me  lit  un  grand  discours,  pour  me 
dire  que  désormais  j'allais  être  serré  de  près...,  mis  dans  une  chambre  à 
part,  surveillé  à  chaque  minute...,  que  c'était  ma  vie  que  je  jouais  en  ten- 
tant de  m'évader...,  cnlin  une  bordée  de  paroles  superbes,  je  ne  lui  ré- 
pondis, moi,  par  autre  chose  que  je  m'en....  • 

—  Tom...,  Tom...,  s'écria  fort  heureusement  mon  hôie...;  car  le  ca- 
pitaine, dans  la  chaleur  du  récit,  avait  déjà  fait  entendre  certaine  con- 
sonne silllantc  qui  annonçait  un  mot  des  plus  goudronnés. 

—  Mais  c'est  que  c'était  vrai,  c'est  comme  je  vous  le  dis,  reprit  le  ca- 
pitaine. Je  m'en... 

—  Tom ,  s'écria  encore  mon  hôte,  ce  n'est  nullement  votre  véracité 
que  j'interromps;  mais  songez  à  ces  dames,  Tom  ! 

—  Ah!  tiens,  c'est  vrai,  reprit  le  capitaine.  —  Eh!  bien,  non.  —  Je 
dis  au  romniiindant  :  Je  m'en  moque.  Je  m'évaderai  tout  de  même.  — 
Nous  verrons,  répondit  l'An^^las.  —  Je  l'espère  bien,  lui  dis  je.  —  Et  ou 
m'envoya  à  SoitlIiampton-l.aliC,  à  bird  du  ponton  la  Couronne. 

«  Soutliamiiton-Lalxc  est  un  assez  grand  lac,  situé  à  environ  quinze 
lieues  de  Portsinonth  ;  ce  lac  n'a  d'autre  issue  qu'un  étroit  chenal,  ce  che- 
nal débouche  dans  un  bras  de  mer  qui  court  du  N.-O.  au  S.-K.,  et  ce 
liras  de  mer,  ^n•is  avoir  formé  les  rades  de  Ponsmuuih,  de  Spithcad  et 


de  Sainte-Hélène,  se  jette  enOn  dans  la  Manche,  après  avoir  contourné 
les  îles  Portsea,  Haliiig  et  Torney. 

»  Je  ne  vous  donne  tous  ces  détails  qu'afin  de  vous  faire  voir  que  ce 
diable  de  lac  était  une  position  inexpugnable,  et,  5  cause  de  cela  même, 
parfaitement  choisi  pour  servir  de  mouillage  à  une  douzaine  de  pont'ms 
qui  renfermaieut  alors  quelques  milliers  de  prisonniers  de  guerre  français, 
au  nombre  desquels  j'allais  me  trouver,  et  au  nombre  desquels  je  me 
trouvai  bientôt ,  comme  je  vous  l'ai  dit,  à  bord  de  la  Couronne,  vais- 
seau de  80  rasé. 

i>Ce  ponion  était  commandé  par  nn  certain  manchot,  nommé  Rosa,  ua 
malin,  un  lin  matois  s'il  en  fut,  beau,  jeune  et  brave  garçon  d'ailleurs, 
qui  avait  perdu  un  bras  à  Trafalgar,  et  exécrait  autant  les  Français  que 
moi  les  Anglais:  c'était  de  toute  justice;  je  ne  pouvais  lui  en  vouloir  pour 
cela  ;  il  était  de  son  pays  el  moi  du  mien. 

"Le  premierjourque  je  vins  à  son  bord,  il  me  fit  voir  son  ponton  dans 
tous  ses  détails,  ses  grilles,  ses  serrures,  ses  pièges,  ses  trappes,  ses  ver- 
rous, ses  barres  ,  les  rondes  qu'on  faisait  tous  les  quarts  d'heure  ,  les  vi- 
sites ,  les  sondages  qui  ne  laissaient  pas  une  minute  de  repos  aux  murail- 
les de  ce  pauvre  vieux  navire.  Puis  il  finit  par  m'annoncer  qu'en  outre  de 
ces  précautions ,  j'aurais  encore  à  mes  trousses  el  à  mes  ordres  un  capo- 
ral qui  ne  me  quitterait  pas  plus  que  mon  ombre,  alin  ,  disait-il  d'un  air 
gouailleur,  que  mes  moindres  désirs  fussent  sa'isfaits. 

«Cependant,  ajouta  t-il.  si  vous  vouliez  me  donner  votre  parole  d'hon- 
neur de  ne  pas  cherchera  vous  évader,  capitaine,  je  vous  laisserais  libre 
d'aller  à  terre  tous  les  jours,  et,  à  bord,  votre  chambre  ne  serait  jamais 
visitée. 

«Vous  êtes  trop  aimable ,  lui  dis-je  ;  mais  je  ne  peux  pas  vous  donner 
celle  parole  là  ,  parce  que,  vovez-vous,  le  soir  et  le  matin  ,  la  nuit  et  le 
jour,  je  n'ai  qu'une  pensée  ,  qu'une  idée ,  qu'une  volonté ,  celle  de  m'é- 
vader. 

—  «Vous  avez  bien  raison  ,  et  j'en  ferais  autant  à  votre  place  ,  me  ré- 
pondit le  manchot;  seulement  je  vous  préviens  d'une  chose  ,  c'est  que 
vous  me  piquez  au  jeu ,  et  que,  pour  vous  retenir,  tout  moyen  me  sera 
bon. 

—  «Mais  c'est  trop  juste ,  lui  dis-je  ,  puisque  tout  moyen  me  sera  bon 
pour  me  sauver. 

»Le  fait  est  que  pour  se  sauver  c'était  tien  le  diabb.  Figurez-vous  que 
tous  les  sabords  ou  ouvertures  qui  donnaient  du  jour  dans  les  batteries 
étaient  grillées ,  regrillées  et  surgrillées  de  telle  sorte  ,  qu'on  ne  pouvait 
songera  y  passer,  d'autant  plus  que  ces  barreaux  étaient  visités  cinq  à  sis 
fois  par  jour  el  autant  de  fois  par  nuit;  en  admettant  même  que  vous  eus- 
siez pu  passer  par  un  de  ces  sabords,  il  régnait  au  de  sous  une  espèce  de 
petit  parapet  qui  faisait  tout  le  tour  du  navire,  et  sur  cette  galerie  se  pro  - 
menaient  continuellement  des  sentinelles.  Or,  dans  le  cas  où  vous  auriei 
échappé  à  ces  sentinelles,  vous  n'eussiez  pas  échappé  aux  rondes  de  ca- 
nots armés  qui ,  la  nuit ,  se  croisaient  dans  tous  les  sens  autour  de>  pon- 
tons. EnOn  eussiez-vous  même  eu  ce  bonheur  ,  il  vous  fillait  encore  ga- 
gner à  la  nage  les  rives  de  ce  lac  qui  étaient  environ  éloignées  d'une  lieue 
et  demie  de  tous  les  côtés  du  ponton. 

«  Ce  n'est  pas  tout,  si  l'eau  de  ce  lac  eût  été  partout  profonde  on  guéa- 
ble,  quoique  extrêmement  hasardeux,  nn  tel  trajet  eût  été  possible  ;  mais 
ce  qui  le  rendait  presque  impraticable,  c'est  que  pour  aller  à  lerre  il  fal- 
lait absolument  traverser  iroi»  bancs  d'une  vase  épaisse,  molle  et  gluante, 
dans  laquelle  on  ne  pouvait  ni  nager,  ni  marcher... 

11  Aussi,  à  vrai  dire,  ces  bancs  de  vase  faisaient-ils,  en  partie,  la  sûreté 
des  pontons. 

«L'espionnage  aussi  servait  assez  les  Anglais ,  vu  qu'il  y  a  des  gredins 
partout  et  plutôt  sur  les  pontons  qu'ailleurs,  car  la  misère  déprave  ;  et , 
sur  dix  évasions  manquées,  il  y  en  avait  toujours  neuf  qui  avortaieut  par 
ta  trahison  de  faux  frères. 

«Les  prisonniers  avaient  bien  essayé  de  remédier  à  ces  désagrémcns 
en  tuant,  avec  des  circonstances  assez  bizarres,  que  je  tairai  d'ailleurs  à 
cause  de  ces  dames  (ajouta  fort  galamment  le  capit.dne),  eu  tuant,  dis-je, 
les  traîtres  qui  les  vendaient ,  quand  les  commandans  anglais  ne  les  reti- 
raient pas  assez  vi'c  du  bord;  mais  rien  n'y  faisait ,  et  la  délation  allait 
son  train,  parce  que  les  Anglais  la  payaient  bien. 

«J'étais  donc  depuis  huit  jours  à  bord  de  ta  Couronne,  lorsqu'un  ma- 
tin ou  apprend  qu'un  nommé  Dubreuil ,  un  matelot  de  mon  pa>s  ,  assez 
mauvais  gueux  du  reste  ,  s'était  évadé  pendant  la  nuit ,  avant,  à  ce  qu'il 
parait,  trouvé  moyen  de  se  cacher,  le  soir,  dans  une  grande  chaloupe  de 
ronde.  Une  fois  l'embarcation  poussée  au  large  ,  comme  le  temps  ttait 
noir,  on  le  prit  pour  un  matelot  de  service;  puis,  quand  il  vit  le  moment 
favorable,  il  se  jeta  à  l'eau,  plongea  et  disparut  sans  qu'on  ail  pujamais 
parvenir  à  le  rejoindre. 

u  Vous  concevez  si  cette  nouvelle  irrita  mon  désir  de  m'échappcr  à 
mon  tour  ;  mais  je  ne  trouvais  personne  de  sûr  à  qui  me  confier,  et  je  ne 
voulais  rien  hasarder  par  les  motifs  que  je  vous  ai  dit,  lorsque  ma  bonne 
étoile  amena,  comme  prisonnier  à  bord  de  la  Couronne,  un  capitaine 
corsaire  de  mes  amis,  paillard  solide,  entreprenant....  an  homm^  eniin. 

«Dès  que  nous  nous  fdmis  reconnus  .  nous  comprimes  tout  do  suite  , 
sans  nous  le  dire,  qu'il  fallait  surtout  laisser  iguoicr  cette  rencontre  au 
commandant  ;  aussi  j'eus  toujours  l'air  d'être  plutôt  mal  que  bien  avec 
Tilmont  (c'est  comme  ça  qu'il  s'appelait). 

«Tilmout  avait  avec  lui  un  vieux  matelot ,  nommé  Jolivet ,  dont  il  «.'tait 


5& 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


£Ûr,  car  ils  naviptiaiont  rnscnihle  dopiiis  vingt  ans;  nous  convînmes  de 
nos  fais,  et  liiiii  |..iii  s  iipi  6s  la  fuite  de  Dubituil,  jour  pour  jour,  ks  cho- 
ses einieiit  cil  lion  train. 

»l.e  iiKiim  de  ce  juiirlà,  le  manchot  mp  fit  appeler  dins  sa  chambre: 
il  était  v.\  iicux,  pinij  aiit  <  t  se  carrait  en  si;  fioilaiit  le  mciiloa  plutôt  d'un 
air  il  se  f.iire  rasser  les  ixins...  que  soiiliaiier  le  lionjour  : 

—  »Cnpii:iini''.  irc  dit  il ,  vims  avez  voulu  jouer  ^mo.  jru  contre  itni , 
vous  avez  perdu;  c'est  malheureux  ,  une  auiie  fois  cliuiiisscz  mieux  vos 
cunùdciis. 

—  »  Comment  cela?  liii  dis-je  sans  me  dt'concortor. 

—  "Oui,  reprit-il  en  Oi'Ousseiant  son  collet  d'un  aird('ga;;6.  oui,  vous 
deviez  vous  sauver  dcinai.i  ou  ap;è>  par  en  trou  fait  à  la  iniii  aille  de  la 
Co(|iie  du  lunire  ,  a  basbuid  p.ès  ilu  bUick  Iwla;  c'est  un  noiiiiiié  Jolivi  t 
qui  fiisaii  le  imu  ,  voi.s  lui  av.ez  donm';  dix  louis  pour  le  faire  ,  il  m'a  de- 
mandé (piiii/.c  yuiiii'es  pour  me  le  vendre,  et  je  les  lui  ai  doniiCcs  bien  vite; 
car,  en  veiiié,  céiaii  pour  rii  n. 

«Comme  bien  vous  p^'n^e/.,  j'étais  exaspéré,  et  j'aurais  étranglé  Jo'i- 
vet ,  si  je  l'avais  tenu.  Vue  fiiiie  si  bien  ménagée  ,  disaiije  au  manchot 
en  ircpi,'oaiit.  une  fuite  à  son  heure,  sur  le  point  de  réussir...  eic,  etc. 

—  «Je  conçois  que  c'est  désolant ,  nie  répondit  le  scélérat  d'Anglais; 
mais,  ponr\oiis  consoler,  capitaine,  buvons  un  veric  deina  ère  à  voire 
prochiiiie  éva-ion. 

—  «Que  voul'  z  vous ,  lui  riis-je ,  c'est  .i  refaire...  Heureusement  qu'il 
reste  île  la  muniilie  à  pen-cr  ;  et  comme,  après  lotit,  il  n'y  a  pas  de  (juoi 
se  tuer  pour  cela,  nous  bûmes  à  la  prochuine,  et  nous  aliâiUes  nous  pro- 
mener d  ins  la  b.ilii  rie  basse. 

»J  étais  on  |iluiôt  j'ava!s  le  cœur  navré,  désespéré,  tandis  que  le  man- 
cloi  n'avait  jamais  été  plusg.n;  il  ricanait ,  il  silll.ii,  il  rOuCtiulait  en 
cl  aniaiit  faux  comme  un  Anglais  qu'il  éiait,  eniin  il  ne  pouvait  cacher 
sa  joie  d'avoir  fait  rater  ma  fuite,  et  il  était  bien  certainement  dans  son 
(îrtiit. 

«Comme  nous  nous  promeaicns  depuis  unedemi-henre  dans  la  batterie 
basse,  lui  imij.uisgnilierrt,  moi  toujours  Irisie  ,  un  tapa(;e  iiilVriiiil  par- 
tit au  dissus  lie  noire  têic ,  dans  la  batterie  du  18  ,  et  interrompit  notre 
conversai  i<'n  qui  n'était  pa>  vive. 

—  «Qu'est-ce  que  cela?  demanda  le  commandant  à  un  aspirant  qui 
descciidaii. 

—  «Commanflant,  ce  sont  les  prisonniers  qui  dansent;  il  y  a  bal  là- 
baut  coiniiie  tous  les  ioiirs. 

»Kst  ic  que  ne  voila  pis  ce  gupux  de  nwnchot  qui  s'avise  de  dire  : 
Faites  cesser,  moiisiiur ;  -elle  joie  est  iiiciinveipanie  de  la  part  des  pii- 
Foniiii  rs,  le  jour  on  l'un  d'eux  a  vu  ^ou  proj  i  de  fuite  avorter...  Faites 
cejsi'r  aijoiird'luii,  moiisienr. 

»Ki  i!\aiii  que  j'aie  i  u  l'en  empêcher,  le  cbinn  d'aspirant  remonte,  et 
ce  hiuit,  qui  lunnaii  à  nous  élouniir,  cesîeii  l'instant. 

»  Aliiis  ,  je  r.ivoiie  ,  malgré  moi  je  pâlis  comme  un  mort ,  car  au  mo- 
ment (lii  ladan^e  cessa,  un  éger  bruii,  heiirensemeiit  iisipercepiible  pour 
tout  autre  que  pour  moi .  se  lit  emeiiilic  derrière  la  cloison  qui  foi  man  la 
chiinbre  de  Tdinunt ,  chambre  sur  le  plaloni  de  laque, le  les  danseurs 
pnraiss::ient  sauter  le  plus  volonters.  Ce  lég;  r  bnit,  qui  resseniblaii  au 
cri  d'une  scie  ,  dura  à  peine  une  seconde  après  que  la  danse  n'ébranla 
plii'  le  |ilanehcr  de  la  batterie;  mais,  comme  j»;  vous  l'ai  dit,  celte  scconie 
siiirupuur  me  faire  un  damné  mal;  onm'eûlscié  le  cœur  que  ça  n'eût  pas 
été  pire. 

•) Heureusement  le  manchot  prit  celte  prileur  pour  celle  de  la  colère, 
car  lussiiO'  je  ni'éciiai  furieux  :  Et  moi ,  nious.eur.  je  nroi)pos«^  à  cela  ; 
pun  r  ces  pauvres  gens  p^rce  que  j'ai  été  assez  sot  pour  me  laisser  sur- 
prendre, cen'ist  |)iis  juste;  vous  voulez  mn  faire  haïr  rie  nus  conipario- 
tes,  c'est  une  làilicté,  monsieur,  eiiienlez-vous,  une  liîchelô;  et  si  vous 
êtes  homme  d'honneur,  vous  leur  permettiez  de  recommencer  leur 
danse. 

«Calmez-vous,  capitaine,  me  dit  obligeamment  le  manchot;  je  vais  moi- 
môii'o  leur  en  cii'iiner  l'aiiturisaiion. 

«Et  la  briiie,  le  sot,  le  triple  sot  de  manchot,  d'Anglais,  y  alla  lui- 
même...  C'incevezvous,  lui-même...  s'eiriat  le  capiiaiiie  en  bondissant 
si.r  sa  cliai-e  et  lapant  dans  ses  mains  avec  une  joie  frénétique  et  des 
Éthis  de  rire  (|ui  i.oiis  stiipélia  eut. 

n  Je  vais  Vous  e\p'iqucr  pourquoi  je  ris  tant  à  ce  souvenir,  —  ajouta-t-il 
en  se  ralmiiit,  — c'est  que  vous  ne  savez  pas  une  choso...  Ces  hommes 
qui  dansuii  nt,  c'était  moi  ipii,  de/iuis  huit  jours,  le^  payais  vingt  S'iiis  par 
teie  r.iuir  dan  er  et  faire  un  tiain  d'enfer  mi  dessus  de  la  cliainlire  de  ce 
p  uvre  Tiimoiit,  snus  le  préit  xie  de  l'emliéter  ;  mais,  dans  le  fait,  alin  (ju'oii 
n'i  nten  ît  p^s  le  breit  (|u'il  faisait,  en  me  rreibaiit,  peiulant  ce  lemps-lii, 
un  iruu  dans  la  muraille  du  navire,  qui  formait  un  des  côtés  de  sa  ca- 
bane. 

«C'est  que  la  trahison  de  Jolivet  éliit  convenue  entre  lui,  moi  et  Ti!- 
ninnt.  et  ipi'il  n'avait  vei  du  le  trou  qu'il  ni'jvaii  fait  (|ue  puur  détourner 
l'ait-iition  et  i enferrer  nos  loiuls  île  quinze  guimes  que  le  manchot  lui 
avait  do  nées  poar  sa  trahison.  C'est  qu'enlin.  pendant  relie  nuit  même, 
je  devais  m'ésider,  car  le  trou  de  Tilmont  l't.iii  il  peu  prés  lii.i,  et  les  veuts 
parai'va  eut  de. oir  souiller  vigo-ircusemcnt  du  iN.-O.,  ce  qui  nous  annon- 
çait aiv:  niiii  si.nilire  et  nrageusc. 

«C'îiimc  je  vous  l'ai  di,  cela  se  parfait  huit  jours  après  l'évasion  de 
DubiCUil;  muu  fuux  irou  avaii  (l6  veuiu,  la  daiue  av?ii  re  omiucncé,  et 


j'avais  le  désespoir  sur  le  front  et  la  France  dans  le  cœur...  car  Til- 
ment  venait  de  m'avtriir  par  un  signe  convenu  que  le  trou  était  tou.à  fait 
Uni. 

«J'allais  monler  sur  le  pont  pour  voir  encore  d'où  se  fai-ait  la  l)ri=e, 
lorsque  j'entendis  le  bruit  du  siUlet  du  maître  qui  appelait  tout  le  monde 
en  haut. 

«Au  même  instant  uniimonier  vient  me  prévenir  que  le  commandant 
me  demande  sur  la  diineiic. 

»Je  n'y  ciim|ireiiais  rien,  je  monte  tout  de  n^ême;  mais  qu'est-ce  que  je 
vois?  l'elai-inajor  anglais  en  grai.d  unilorme,  les  t  impes  s  ms  bs  armes; 
les  prisonniers  rangés  sur  les  gaillards,  et,  comme  d'hab.tude,  sous  le  feu 
de  quatre  caroiiales  chargées  a  mitraille. 

»  Le  commaiid.iin  Rusa  avait  un  air  grave  et  solennel  que  je  ne  lui  con- 
naissais pas.  H  se  tenait  debout.  A  ses  pieds  était  un  hamac  posé  sur  le 
pont  et  recouvert  d'un  pavillon  noir. 

«Le  manchot  ordonna  debaiire  un  ban;  et  quand  les  tambours  eurent 
cessé  de  rouler,  il  dii  en  Ir.niçais  : 

n  11  y  a  huit  jours  qu'un  des  prisonniers  de  ce  ponton  s^est  (oadé. 
AunivÉ  AUX  UANCs  DK  VAsii,  Hy  est  reste  engagé.  Or,  voici  ce  qui  lui 
est  arrivé.  Puis  se  imirnant  vers  nuii  :  Capitaine,  me  dii-il,  voyi  z  donc 
si  par  hasard  vous  ne  reconnaîtriez  pas  ce  camarade  !  Et  en  disant  ces 
most  il  écarte  d'un  coup  de  |)ied  le  pavillon  qui  couvrait  le  hamac.  Alors 
je  vois  un  cadavre  tout  nn,  très  gonllé  et  d'une  couleur  verdûire;  mais  ce 
qu'il  y  avait  d  horrible,  c'était  sa  ligure  toute  déchiquetée,  et  surtout  les 
orbites  sangLins  de  ses  yeux,  qui  étaient  vides  :  ils  avaient  été  mangés  par 
les  corbeaux. 

«A  voir  ce  visage  en  lambeaux,  desséché  par  le  soleil,  il  était  clair  que 
ce  nialiieureiix,  enfoui  dans  une  vase  épaisse  ei  visqueuse,  n'avait  pu  s'en 
lin  r  ;  que  plein  de  force  et  de  vie  II  y  avait  attendu  la  mort  pendant  des 
jours!  et  que  peut-être,  à  la  (in  de  son  agonie,  en  voyant  les  oiseaux  de 
proie  tourner  sur  sa  téie,  il  avait  pu  (révoir  ce  qui  l'attendait  !.. 

«Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'il  m'est  impossible  de  vous  rendre  l'im- 
pression que  fit  la  vue  de  ce  cadavre  sur  [équipage  et  sur  nioi-mèinc. 
Mon  sang  ne  fit  qu'un  tour,  je  l'avoue  ;  car  la  première  pe  isée  qui  me 
vint,  fut  que,  pendant  la  nuit,  j'allais  avoir  la  même  vase  à  traverser,  et 
que  le  même  sort  m'aliendaii  peut-être  ;  mais  roinme  j'ai  toujours  eu  assez 
d'empire  sur  moi,  je  me  contins  ;  et  q'  and  le  nnuilit  maiicliot,  après  avoir 
regardé  tout  le  monde  pour  ju^er  de  l'ffrtque  ça  proiluisdt,  se  tourna 
de  mon  côté  et  me  dit  de  nouveau  :  EU  bien  1  capitaine,  recunnaisicz- 
voui  ce  camarade'} 

«Je  croisai  niCs  mains  derrière  mon  dos,  et  je  lui  dis  d'un  air  dégagé 
(qui  me  coûta  t  dur  à  prendre,  je  vous  le  jure)  : 

»  —  Je  reconnais  paifaitemeiit  le  C(n«a»«rfe, monsieur... C'est Dubreuil, 
un  matelot  de  mon  pays;  mais  il  n'y  a  pas  mal,  c'était  un  mauvais  gueux 
qui  ba  l.iisa  mèie. 

.)Mon  sing-l'roid  déconcerta  le  manchot,  qui,  presque  furieux,  s'écria 
en  poussant  du  pied  une  des  jambes  de  ce  cadavre  à  moitié  rongées  par 
les  reptiles  : 

«—  Vous  voyez  pourtant  qu'un  banc  de  vase  est  une  promenade  fati- 
gante, car  on  y  u^e  jusqu'à  ta  peau. 

»  —  Oui,  quand  on  est  assez  soi  nonp  ne  nas  emporter  de  patins,  la 
disje  en  ricanant  malgré  moi  ;  car  l'imbécile,  en  me  montrant  celte  jambe 
motilée,  venait  de  me  donner  une  idée  qui  était  excellente. 

»ll  la  prit  pour  une  plaisaniciie,  resta  court,  et  me  dit  sérieusement  : 

» —  Vipus  eits  gai,  capitaine? 

» —  Très  gai,  monsieur,  répondis-je;  ainsi,  croyez-moi,  jetez  cette  cha- 
rogne à  la  mer.  Ne  jouez  plus  à  croquemiiaine  avec  moi,  et  persuadez- 
vous  lii'  n  ceci  :  c'est  que  te  ciel  du  bon  Dieu  tomberait  sur  moi,  que  je 
gratterais  encore  pour  y  faire  un  trou.  Sur  ce...  bonsoir,  monsieur. 

«Et  je  m'en  fus,  car  je  n'y  tenais  plus.  Ce  cadavre  en  pourriture  me 
révoltait  ;  et  puis  devant  m'éviuler  la  nuit  même,  j'avais  bien  d'autres  chiens 
à  tondre  que  de  faire  le  vis-à-vis  de  M.  Dubrtuil.  » 

—  Et  vous  avez  osé  vous  évader  cette  uuii-l.i,  capitaine?  dit  une  de  ces 
dames  dont  la  terreur  était  au  comble. 

«—  Oui,  madame,  reprit  le  capitaine  d'un  air  grave;  et,  par  l'enfer,  ce 
fut  une  bien  mauvaise  nuit  que  celle  là.  « 

Et,  probablemeiil  au  souvenir  ee  tout  ce  qu'il  avait  dépljyé  de  courage 
et  d'énergie  dans  cette  terrible  nuit,  la  figure  ducapitiine  Tom  révéla  une 
magnil:qiie  expicsssion  de  force  indompiablectde  résulution  désespérée. 
Son  regard  éla  t  fixe  et  pi  ofund,  son  attitude  puissante.  11  était  sublime 
ains'.  Un  momeni  j'avais  entrevu  l'homme  que  je  voulais  voir,  sous  sou 
enveio|)pc  raive  et  simp'e. 

El  le  capitiine  cortinua  son  récit. 

«  Ainsi  que  je  vous  l'ai  dit,  coniinua  le  capitaine,  le  trou  de  Tilmont 
étant  terminé,  si  la  nuit  devenait  bonne,  je  devais  tmicr  l'alTaire. 

«Or,  elle  devint  bonn?,  la  nuit,  et  si  bonne,  que.  vers  les  sept  heures 
du  soir,  il  vcn  ad  dans  notre  lac  une  brise  il  décorner  les  bœufs.  Le  ciel 
se  chargea  t  de  grains  dans  le  nord-ouest  ;  il  tombait  une  pluie  fine  et 
glacée,  et  le  temps  tournait  à  l'orag  ;  que  c'était  une  bénédiction. 

«A  huit  heures  du  soir  on  baitail  la  relni'e.  Les  matelots  giijjnèrcnt 

leurs  liauiirs,  les  ollicieis  leurs   chambres;  dix  minutes  api  es,  tous  les 

feux,  liiiiniis  les  leex  dcgnrde,  élaiei.t  éleiiiis.  et  l'on  n'entendit  plus  que 

la  (Marche  mcEuréodes  factioniiaiics  dos  bat'eries  et  des  paapels.  Je  me 

I  glissai  alors  à  pus  de  loup  dans  la  chambre  de  Tilmont,  Jolivet  s'y  trou. 


LE  MAGASIN  LITTÉRATRE. 


vaii.  II  Taut  vous  dire  que  le  commandant  ayanl  la  conriction  que  Tilmoni 
m*  s.ivait  pas  iia^er,  el  par  coiisi^uncni  ne  pouvait  songer  à  s'évader,  cet 
officier  et.iil  moins  gènù  yiiC  nojs  auirc. 

»  Je  me  rappelle  oh  comiiie  fi  j  y  Éiais.  Jolivct  sortit  pour  faire  le  guet 
endtliirs;  jV-iiirai.  Tilmont  i^tail  assis  sur  son  lit,dev;int  lui  était  un 
pliant,  sur  te  pl.ant  un  put  d'éiain,  et  ded.ins  quelque  chose  qui  fumait. 

—  »  Ali  ça,  ça  va  til  loujimis  pour  cetie  luiiii'  me  dit  Tituont. 

—  »  Toujours,  mon  matelot,  loujiur.s,  la  nuit  est  supeibo. 
«Là-des-ius  Tilmont  bii.'-.sa  un  peu  la  phodie  qui  c.ichait  le  lion,  el  il 

vint  dans  la  cliiimlire  uue  loue  ralfale  d  air  qui  niamiua  Oïleiiidre  une  pe- 
tite lan'pe  que  nous  avions  caillée  sous  le  lu;  nous  \îines  alors  un  ciel 
siiml)ie,  ni  e  nuit  iioiie  comiiie  de  Irnrre,  cl  quel(|uts  goûtes  de  pluie 
ou  d'écume,  loui'iiérs  par  la  violence  du  vent,  to.ui  éreni  niinic  dan<  la 
clianibie.  Alois  Tilmont  replaça  la  planche,  me  rcyarda  entre  les  dcu.\ 
yeux,  e:  nie  dii  : 

—  11  Mais  là,  sans  rire,  sais-tu qu"il  refait  f.....  pas  beau,  Tom? 

—  »  Je  le  vois,  mais  je  m>/i  moque  (pardon,  mesdames). 

—  »  Tu  y  hisseras  la  peau. 

—  »  Encore  une  fois,  je  m'en...  moque.  Crever  là  ou  ailleurs,  c'est 
tout  un. 

—  »  Mais  entends  donc  ce  vent,  Tom  ;  vois  donc  comme  il  nous  bour- 
lingue, Tom. 

'•En  ellei,  le  damné  pnnton  roulait  comiie  une  ga'ioie;  c'était  une  jo- 
lie icinpéie.  Pour  cssa)er  encore  de  me  degoùier,  Tilmont  baitsa  de  nou- 
veau Il  phnihe  du  trou,  et  mali;ré  l'obscurité,  nous  viim  s  alors  toute  l'é- 
tendiiC  nu  l.ic  lilancbic  p  r  l'ccmne  nos  lames;  des  lames  d'un  lac!.... 
Vous  jugez  s'il  vcMiaii.  Partout  le  (iel  iii  ir  el  un  ve^  t  d'enfer.  J'avoue  que 
celait  une  folie  de  s'e.\j)oscr  à  l'aiie  deux  llruis  et  d>inie  à  la  iia^e  par  un 
temps  paieil  ;  mais  je  m'éinis  dit  :  Je  par' irai  ;  je  deia  s  partir.  Aussi  je 
lins  bon  ;  et  comme  l'ilinoiit  rcgaidait  encore  à  S(mi  tiou  : 

—  »  (Junnd  tu  le  me  iras  vingt  fiis'e  wi.  à  la  fenétie,  lui  dis-je,çan'y 
cbaiigi'ia  nen  ;  encoie  un  coup,  je  pars  ;  foi  de  Tom,  j<'  pirs. 

»  liluiuiil  sa'ait  bien  que  dei  (lue  J'avais  dii  foi  de  Tom  ,  c'était  fini  ; 
aussi  me  réjioudii  il  d'un  air  très  sérieux  ,  en  fermant  sou  trou  :  ù  Dieu 
val. 

—  1) Qu'est-ce  que  cela  ,  lui  dis-je  en  regardant  dnns  le  fond  de  ce  pot 
d'étcin  fumant,  qui  ne  seiitiit  pas  ahsoluitieiit  mauvais? 

—  uCe.si  du  Ml.  re  ,  du  rliiiin  et  du  café  fondus  et  bmiillis  cnscinb'c  ;  il 
cil  a  une  piiili>  ;  et  lu  vas  d'abnr  I  cominoncer  par  me  boiie  ça  ,  Tom. 

—  »  Non,  lui  dis-je  ;  que  le  dialili?  m'éirangle  si  je  fais  comme  ces  cbiens 
d'Anglais,  qui  ne  se  tiouvcni  hommes  que  ipjauU  ils  suul  soûb... 

—  «Je  le  dis  que  tu  vus  me  boire  ça,  ïuui... 

—  »Non. 

—  «Ah!... 

»\A  malgré  tout ,  je  bus ,  parce  que  quand  cet  erragé  de  Tilmont  av^it 
queUpie  chose  fiaiis  sa  icie,  il  fallait  que  ça  fût  comme  il  le  voulait  ;  mais 
quiiKpie  j'eusse  avalé  ïcne  par  verre  sa  diable  de  fDécani(|ue,  j'avais  le 
leu  d.ins  le  venire.  Ah  ça,  main't  liant,  i-j*  uiï-je,  et  le  su  f  f 

—  »Je  l'ai,  me  dit-il  ;  car  il  en  avait  eu  six  ou  sept  livres,  comme  nous 
en  étions  ciinvcnus. 

»,le  me  mis  alnrs  nu  comme  la  main  (pardon,  mesdames)  ;  et  no  s  deux 
TiliniMit ,  nous  me  fruiirimes  d'une  couche  de  graisse  d'au  mo  us  six  li- 
gnes d'épaisseur  ;  ça  u  est  pas  1res  P'opro,  mais  c'est  un  procédé  bien 
s  mpL"  qui'  je  vous  lecoiiiinande  dans  l'ociasiou.car  aicc  ça  vous  nageriez 
dan-  l'eau  glacée  comme  dans  l'eau  tiède,  saiisseilemenl  vous  apercevoir 
du  fio  d. 

«(.lu  md  je  fus  snifé  comme  une  ba'einière  ,  T  Imont  m'atincha  au  cou 
i:n  collier  de  guinées.  cousues  dans  une  peau  d'anguille;  je  nus  dans  mon 
(  hapi  au  ciré  une  petite  carte  de  la  Manche,  que  j  avais  prise  dans  la  géo- 
graphie de  l'enlaiii  d'un  si'rgent  d'armes.  J  y  mis  encore  ui.e  boussole  , 
de  l'am  idou  et  un  bri(|uet  ;  je  passai  mon  puignard  dans  le  cordon  de  ce 
chapeau,  qii''  j'aiiacii'i  bien  ferme  sur  tua  léte;  et  je  bouclai  sur  mes 
épaules  le  petit  sac  de  cuir  qui  contenait  un  vêlement  compictpourm'ha- 
bl  er  en  soriant  de  l'eau. 

»  Comme  je  liiiissa  s  d'atiarher  la  dernière  courroie  de  re  fac  ,  je  .sens 
mon  T'Iinoni  y  glisser  quelque  chose;  c'étaient  vingt  guinées ,  tout  ce 
qu'il  1  osséilait  alnrs. 

—  «Tilmont,  lui  dis-je,  c'est  mal  ;  'u  abuses  de  ta  position. 

—  «Allot'S,  allons,  me  dit-il  d'un  air  extrêmement  impaiienté  ,  voyons  , 
pas  de  iKilalircs.,.  et  tes  patins  pour  les  bancs  de  vase,  où  sont-ils  ? 

—  »Là ,  di  riière  mon  suc  ;  en  faisant  la  plauche ,  je  pourrai  les  pren- 
dre et  me  les  metlre  aux  pieds. 

—  »  Ah  ça,  est-ce  bien  tout? 

—  "C'est  bien  tout. 

—  "  Alors ,  adieu ,  Tom  ;  bon  voyage, 

—  "Adieu  ,  T. Imont. 

—  iii;t  il  ouvrit  le  irou  en  grand.  Le  vent  était  si  fort  qu'il  éteignit  la 
lampe.  J  embia>.s,(i  Tilmoni  sans  y  voir  ;  je  lui  di?  : 

—  »ni'meicie  bien  Jolivct  pour  moi.  El  je  me  glissai  par  le  trou. 

—  "lîicn  des  rlidses  chez,  toi ,  me  dit  encore  Tiunont... 

nlU  je  n'entend  s  plus  rien  ,  car  je  m'alfilais  en  doiihle  le  long  d'une 
corde  (lue  le  vent  faisait  ba'aiicer.  Lii,  gràee  au  mil,  je  ne  m'aperçus  que 
j'éia's  dans  l'eau  que  ioisipi'clle  nie  foiielui  la  ligure. 

Il  Lu  me  laiii^ani  ullcruu  ic^sacje  me  tiouvai  près  îles  cbsfues  du  gou- 


vernail, et  là,  craignant,  malgré  le  bruit  infernal  du  vent  et  l'agiiaiion  des 
vaguis,  d'être  entendu  ou  vu  par  les  fjclioniiaiies.je  p  oiijeai  unedizaiie 
de  biasses.  Quand  je  revins  à  Ilot .  j'aviijs  le  pouton  a  gaui;  e  ;  je  Ih  ic- 
cnnna'ssais  à  ses  trois  feus ,  qui  briUaieut  comme  trois  éioiies  au  mihea 
de  l.i  nuit. 

»Ce  qu'il  y  avait  de  bon ,  c'est  que  le  temps  était  si  miuvais ,  qu'on 
n'avait  pas  osé  inctire  d'emb  rcat  ous  dehors  pour  faii  e  les  romles  il:  nuit. 
Du  côté  des  hommes  j'étais  déjà  iraiiqiille;  il  u"y  avait  plus  que  l'eiu  ,  le 
vent  et  la  vase  qui  me<hiironiia;rnt... 

"Api  es  çi,  vanité  à  part,  je  nageais  comme  un  pnis.^on.  Ce  que  m'avait 
fail  bore  Tilmont  me  réchaulfaii  au  dedans,  ft  le  suif  meinpéi  hait  de 
seiiiir  le  f oid  au  dehors.  La  potiliou  était  teiiable,  mais  il  faisait  un  biea 
vilain  temps  tm  t  de  même. 

«(Jnaud  je  fus  à  deux  cents  brasses  du  pont-n  .  je  ne  vis  plus  rien  du 
tout.  Le  seul  horiz  m  que  je  p  luvais  aperci  vo  r  tout  auiour  de  moi,  était 
un  horizon  du  gros-es  vagues  noiiâlies  qui  devenaient  blanches  à  mesure 
qu  elle  se  bri.'-aieui  sur  ma  poiliine.  Le  ciel  éalt  c  uvert  d'épais-  r  nages 
roux  qji  couraient  sous  le  vent,  et  la  (duie  qui  tombai!  à  v»  rse  me  fnuc  - 
tant  le  visage,  m'empcchaii  de  respirer  bbrcment,  ce  qui  me  géuait  le 
plus. 

"Je  nageai  cnrorc  courageusement  pendant  une  demi-heure,  et  puis 
j'eus  nu  loonient  de  faiblesse...  Je  réiléchis  que  j'aurais  peut-  tre  mi'  ux 
lait  d'aitendre  au  lendemain  ;  mais  aiiiès  ça  je  pensai  à  ma  mère,  à  ima 
frère  :  alors  mes  forces  revinrent  ;  je  me  sentis  comme  eidevé  sur  l'eau, 
et  je  ne  pus  m'empêclipr  de  crii  r  hourra.  Je  lis  à  ce  momeiit-là,  certai- 
nement, les  vingt  meilleures  brassées  que  j'aie  janais  fates.  J'étais  comme 
exaspéré.  Il  uie  semble  qu'alors  j'aurais  n.gé  dans  le  feu. 

"Il  y  avait  donc  près  Ue  trois  quarts  d  heure  que  j'étais  à  l'eau  lorsqu'il 
se  lit  au  N.-O.  une  peiiie  éclaiici'.'.  Je  vis  un  peu  <!e  bleu  et  qijp|i|ues 
éioile.s,  entouns  de  nuages  gris.  A  la  faveur  de  celle  Ocbircie.  je  d  si:n- 
puai  à  I  horizon  le  faîte  d'un  luouiiu  qui  devait  me  s<'rvir  de  direction  pour 
passi  r  les  bancs  de  vate.  Je  m'aperçus  alors  que  j'étais  plus  près  de  ces 
bancs  que  je  ne  l'avais  cru. 

»  Et  ici ,  jiî  lie  sais  comment  vous  avouer  une  chose  qui  vous  paraîtra 
bien  beie,  mais  qui  ne  me  paru'  pas  tdle  à  moi ,  car  elle  fjillii  me  tuer  ; 
c'est  qu  à  peine  j'avais  eu  pensé  »  ces  bancs  de  vase  ,  que  tout  à  coup  le 
souvenir  de  ceUubreuil  qui  avaiieu  les  yeux  mangés  sur  es  uicmis  bancs 
vint  s'emparer  de  moi  et  ne  me  quitta  plus, 

"Et  ce  souvi  nr  éiait  priSipic  une  réalité,  car  cette  diable  de  figure 
avait  laii  sur  moi  une  telle  impression  !...  je  ne  la  rappelais  si  bien,  qu'il 
me  scmblaii  la  vo  r,  el  si  bien  ipie  je  la  vovais... 

"Oui,  oui.  je  la  voyais  comme  je  la  vois  encore  quel'iu^fiis  dans  mes 
rêves  ;  ce  visage  bruni  et  déi  hiré.  ces  lèvres  noir.'iires  et  letroussées,  ces 
dents  blanches  et  surtout  ces  deux  trous  saioOians  où  il  n'y  ava:l  plus 
d'yeux.  Eniore  une  fois  ,  je  voya  s  tout  cela  ;  et  dans  ce  moment ,  au  mi- 
lieu de  c  lie  iiuii  d'orage,  voir  cela,  c'était  ennuveuv,  crovcz  moi. 

"J'eus  beau  me  raidir,  penser  (|ue  c'éta  l  le  ihuui  quej'a  ais  l:u,  ouvrir 
les  yeux  les  plus  grands  que  je  le  p  mvais,  les  fermer,  plo  g  i,  balirc 
l'eau,  uic  toucher  les  bias  et  le  corps,  la  ligure  me  pnursuivaii.  Cei.iii  uti 
caui  hemar  ;  j'avais  la  lièvre,  le  dciirc,  tout  ce  que  vous  vouJicz,  mais  j'> 
la  voyais. 

«A  ce  moment  là,  vraiment,  j'ai  maniué  devenir  fou  ;  et,  pour  me  fui  • 
moi-même,  ou  plutôt  la  damnée  fi^'ure  qui  s'atiachait  à  moi,  je  ploige.. 
avec  fuit  ur  ;  mais  au  bout  de  di  nx  liras>es  je  me  trouvai  anelé  par  uc  • 
substance  épais  e...  Le  fond  diminua  scn5iiileinent...J  éia  s  dans  la  vase.  . 

Al<u's,  comme  si  le  diable  s'en  fùi  mêlé,  le  veni  icdoulil  i  de  silll  mci;-. 
la  pluie  de  force  ;  la  nuit  deviiii  plus  épaisse,  et  il  me  sembla  voir  et  c  - 
tendre  des  nuées  de  coi  beaux  au  ml  eu  desquels  je  vovais  totijinrs  U  s 
deux  yeux  vides  de  ce  .s....  Diibri'uii  qui  me  regar  liieni.  Ce  Li  plus  fo  c 
que  moi,  je  sentis  comme  une  défai'.lanee,  et  pourtant  je  me  raidissais  i  i 
criant  ci  lâlant  du  fond  delà  gnr.ie;  /î/i .'  mon  nicu  '.  On  aurait  cû  m'<  :  • 
tcndiedii  pnnton.  quoiqu'il  y  eût  une  lieue.  A  bien  dir.',  ce  fut  le  plus  v  - 
lain  niomeiit  de  celle  nui -1,1  ;  car  après  ra  je  reviui  à  inni,  et  je  me  r.  - 
sonnai  un  peu  en  tirant  la  brasse  pour  me  siuverde  la  vase,  que  je  n'ai,  - 
leineu  ement  qii'i  lllourée.  Eiiiiii,  me  disais-je  ..  Tom  ,  tu  n'es  pas  t.  ■ 
feiuiue  ..  Si  tu  réussis,  pen'C  que  lu  vas  voir  la  mère  ,  ton  frère  ;  tu  . 
éch  ippé  à  ce  giediii  de  manchot.  Duluruil  a  éié  riuigé  dans  la  va.'e,  c'c  t 
vrai  ;  mais  Du'reuil  éiail  un  gueux,  et  iii  es  un  houiièlc  homme  :  ou,  i  •'. 
qui  est  plus  c'a  r,  tu  as  des  paiins,  et  il  n'en  avait  pas...  Auisi  du  cœur  ..  i 
veiilie,  niiirdieii,  et  va  de  lavai. t.. . 

«Je  m'écoulai ,  et  j'eus  raison.  Je  fis  de  mon  mieux  ;  et,  toujours  r.  - 
geaiit  et  sondant  avec  mes  mains  les  bords  du  banc,  je  trouvai  un  m  I.  ■  ; 
011  la  vase  était  assez  cutupacte  pour  me  .soutenir  un  insinnl.  Je  proD'a  .  ■ 
cela  pour  attacher  mes  puiiis  à  m  spieJs.  cl  je  plis.sai  arcro'iii  .«urce'  • 
bouc  li(|uide  comme  sur  des  roulettes.  Ces  patins  éta  er.t  I  .i:s  de  di  \ 
plaiicli. s  de  sapin  liés  larges  et  très  minces  qu' ,  par  la  grande  sur' 
qu'elles  oiriaieni  à  l.i  vase,  me  «péchaient  d'y  eiifoucor.  Je  traversai ai-i-i 
le  premier  bauc  .  puis  je  me  ie.nis  h  l'eau,  et  à  nrgrr  pour  g.igiicr  l.< 
autres. 

»  l  ne  fois  que  j'eus  goûté  de  mes  pains,  je  vis  que  ce  n'était  qu'un  ■  i 
d'enf  iiit  :  aussi  je  Irav.  rsai  le  second  et  le  trois  ème  ban  •  s.iiis  y  peu-  . 
cl  je  dus  arriver  au  bord  du  lac  eiiviiondeux  heures  et  demie  api  es  ..  i 
dOparl  du  pouioii. 

v'Céiaii  bicii  quelque  chose,  mais  ce  n'ii'ail  pas  inul  :  il  fallait sc'c  f 


56 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


à  sa  toilette.  J'étais  couvert  de  limon  comme  un  crabe,  tu  que  ce  que 
j'avais  traversé  tn  dernier  éiait  de  la  vase.  A  force  de  cbtrclicr,  je 
trouvai  un  rDHsenu  tout  près  du  moulin  ;  je  nie  débarbouillai ,  et  un  quart 
d  heure  après  j'oiai-i  mis  fort  décemment  en  bourgeois.  Je  bus  une  guuiie 
de  rhum  à  uue  gourde  dont  ce  pauvre  Tilraout  avait  précauiiouné  mon 
sac;  et,  consultant  ma  boussole  à  l'aide  de  mon  briquet,  je  me  dirigeai 
vers  l'est,  voulant  marcher  toute  la  nuit  afin  de  me  trouver  le  malin  assez 
loin  de  Snuihamp'on  pour  ne  pas  éveiller  les  soupçons. 

»Ce  qu'il  fallait  à  tout  prix  pour  moi,  c'était  gagner  la  cùie,  et  là,  de 
gré  ou  de  force,  trouver  un  canot  pour  traverser  la  Manche. 

«Je  ne  vous  dirai  pas  to  îles  les  transes  que  j'éprouvai,  obligé  de  me 
cacher  le  jour  et  de  ne  marcher  que  la  nuit,  pajant  quelquefois  le  silence 
à  prix  d'or,  ou  l'exigeant  un  peu  brutalement;  enlin  vous  jugerez  des  as- 
sommantes marthes  et  conire-niarches  que  je  dus  faire,  quand  vous  sau- 
rez que  j'avais  quitié  le  ponton  depuis  neuf  Jours  et  je  ne  me  trouvais  en- 
core qu'aux  environs  de  Wiuchelsea,  à  \iugtcinq  ou  trente  lieues  de 
Portsmouib  t(ut  au  plus. 

»  Je  commençais  à  me  démoraliser  :  tant  qu'il  n'y  avait  eu  que  des  obsta- 
cles à  vaincre,  ça  allait  tout  seul,  parce  que  les  obstacles...  ça  monte  ; 
mais  quand  il  n'y  eut  plus  qu'à  se  cacher  comme  un  voleur,  qu'à  prendre 
garde ,  qu'à  avoir  peur  d'uu  shérilT  ou  d'un  walchmann ,  ça  ne  m'allait 
plus. 

u Enfla,  un  maiia,  c'était,  pardicu,  un  mercredi  matin,  j'avais  marché 
toute  la  nuii,  et  je  me  trouvais  auprès  de  FolksVr.e,  petit  port  pécheur 
sur  la  côte,  à  une  douzaine  de  lieues  de  Douvres;  j'étais  harassé,  presque 
sans  argent,  abattu,  de  mauvaise  humeur;  il  faisait  chaud  et  je  m'étais  assis 
sous  deux  grands  chênes  qui  ombra;.!eaieBt  un  banc  S'iiué  à  la  porte  d'uue 
<«sscz  jolie  mai.^on,  bâtie  tout  proche  des  falaises  de  la  côte. 

»  J'étais  donc  là,  mon  bâton  entre  mes  jambes,  rélléchissant  si  je  n'au- 
rais pas  plus  tôt  fi'it  d'engager  tout  bonnement,  le  poignard  sur  la  gorge, 
le  premier  pêcheur  que  je  rencontrerais  sur  la  côte,  à  me  conOer  son  ca- 
not pour  traverser  la  Manche,  au  lieu  d'être  là  à  me  cocher  comme  un 
aairaitcur,  lorsque  j'eniends chantonner  derrière  le  murdeceite  ma, son; 
c'était  une  vo'x  de  femme.  Machinalement  ou  par  curiosité  je  monte  sur 
le  banc,  et  j'aperçois  dar.s  ce  jartiin  une  belle  jeune  femme  avec  un  grand 
chapeau  de  paille,  des  cheveux  noirs  superbes  et  une  rose  blanche.  Elle 
arrangeait  des  Ucurs  et  ne  se  doutât  pas  que  je  fusse  là  ;  mais,  au  moment 
ou  elle  se  tourne,  qu'est-ce  que  je  vois?  un  bijou  de  l'Iode,  assez  pré- 
c'eux,  mais  suitout  !orl  remarquable  ,  que  je  rccounais  tout  de  suite.  Ce 
btiuu,  et  l'endroit  de  la  côte  où  je  me  trouvais,  me  rappelèrent  une  chose 
à  laquelle  je  ne  pensais  ma  foi  pas  :  aussi  d'un  bond  je  suis  sur  le  mur,  du 
mur  dans  le  jardin,  et  assez  près  de  la  belle  dame  pour  l'arrêter  par  le 
tras  au  moment  oii  elle  se  sauvait  avec  une  peur  horrible,  ia  pauvio 
femme  tremldait  de  tous  ses  membres ,  et  il  y  avait  de  quoi  ;  mais  je  la 
rassurai  bit  mot  en  lui  disant,  en  parfait  anglais: 

—  »  Vous  êtes  la  femme  du  capitaine  Dulow.  Est-il  ici  ? 

—  -)  Oui,  monsieur. 

—  »  Vous  a-til  parlé  du  capitaine  Tom  S...,  qui  lui  a  donné  ce  b'jou, 
lui  dis  je  en  lui  montrant  un  petit  poisson  d'or  à  écailles  arliculée^;  en 
pierreries  qu'elle  portait  à  son  cou,  suspendu  à  une  chaîne  avec  sa  ooDtie? 

—  »  San>  \louie,  monsieur,  c'est  au  capitaine  S...  que  mon  mari  doit 
«a  liberté,  me  répondit  celte  femme  en  me  regardant  avec  ses  beau 
grands  yeu\  étonnés. 

—  »  Eh  bien  !  madame,  le  capitaine  Thoiaas  S...  c'est  mol,  je  suis  pri 
sonnicr,  je  me  sauve,  cachez-moi. 

—  »  Vous,  monsieur  !...  Ah!  quel  beau  jour  pour  mon  William,  mon- 
sieur... Suivez-moi. 

«Dulow  était  à  la  promenade,  il  revint  bientôt,  et  me  reçut  bravement, 
comme  j  y  complais  ;  il  me  tint  caché  dans  sa  maison  dont  la  position  était 
assez  commode  pour  cela.  Le  jour  ;e  ne  sortais  pas,  et  le  soir,  à  la  brune, 
nous  allions  promener  sur  les  falaises  avec  sa  femme  et  sa  sœur,  excel- 
lente personne  aufsi. 

"Quand  Dulow  me  quitta  dans  les  temps,  je  l'avais  trouvé  si  bon  gar- 
çon, que  je  l'avais  prié  d'accrper  pour  sa  femme,  dont  il  me  parlait  tou- 
jours, ce  bijou  quej'avais  rapporté  de  rinile,  en  lui  disant:  Dulow,  qu'elle 
le  porte  en  s  luvenir  d'un  ami  de  son  mari.  Vous  voyez  que  ça  s'est  bien 
trouvé,  car  c'est  à  ce  diable  de  poisson  d'or  que  j'ai  reconnu  Mme  Dulow. 
Quant  à  ce  que  j'ai  fait  pour  Dulow,  ce  n'est  pas  la  peine  de  vous  le  dire, 
c'est  une  misère  :  dans  ce  temps-là  c'avait  été  beaucoup  pour  lui  et  rien 
pour  moi,  mais  il  s'en  souvint;  c'était  tout  simple,  à  sa  place  j'aurais  fait 
tout  de  mime. 

•  Par  exemple,  j'avais  beau  demander  à  Dulow  les  moyens  de  traverser 
la  Manche,  il  avait  toujours  de  mauvaises  raisons  à  me  donner  :  c'était 
très  diilicile  de  trouver  un  canot...  Il  était  impo'^sible  d'éviter  les  gardes- 
côtes...  Les  vents  étaient  contraires...  cl  variables  (ce  qui  n'était  pas 
\rai).  Enfin,  je  l'avoue,  je  commençais  à  douter  de  sa  bonne  volonté. 
C'était  dur,  à  trente  lieues  de  France. 

»I1  y  avait  déjà  dix  jours  que  j'étais  chez  lui.  Un  soir,  il  dit  à  sa  femme 
et  à  sa  belle-sœur,  comme  d'habitude  : 

—  »  Mesdames,  prenez  vos  chapeaux,  et  allons  nous  promener  sur  les 
dunes. 

»J'y  allai  avec  eux.  Nous  nous  promenâmes  assez  longtemps  sans  rien 
dire;  j'étais  triste;  le  temps  se  passait;  j'étais  inquiet  de  ma  mère;  la 
guerre  continuait ,  et  je  n'y  étais  pas  ;  et  puis  cnlio  il  me  cbagrinait  de 


douter  du  dévoûment  de  Dulow  qui  pourtant  n'aurait  pas  dû  ê're  ingrat. 
Le  soleil  était  couché  et  la  nuit  commençait  à  se  faire  noire,  orstju'en  ar- 
rivant près  d'uue  petite  anse,  Dulow  me  dit,  en  levant  le  nez  en  l'air  : 

—  1)  Capitaine,  que  dites-vous  de  ce  ventlà':'  (C'était  une  jolie  brise  de 
plein  noril.) 

—  »  Pardicu,  lui  répondis-je,  il  n'en  faudrait  pas  plus  à  un  pauvre  pri- 
sonnier, qui  aurait  un  canot,  pour  se  trouver,  demain  matin,  couché  dans 
la  maison  de  sa  mère. 

—  »Eb  bien!  alors,  me  dit  Dulow,  capitaine,  embrassez  ces  dames  et 
partez. 

«Je  ne  coiDpris  pas  tout  de  suite  :  c'était  trop  loin  de  ma  pensée  du 
moment. 

»  Dulow  me  prit  par  la  main  en  haussant  les  épaules ,  et  me  mena  der- 
rière un  morne,  où  je  vis  un  assez  grand  canot  gréé  avec  une  grande 
voile,  une  misaine  et  une  trinquctie  amarrée  à  une  rorlie. 

—  »Excusez-mni,  me  dit  alors  Dulow,  si  je  vous  ai  fiit  attendre  si  long- 
temps, mais  il  fallait  que  j'attendisse  le  tour  de  service  du  garde-côie  qui 
croisera  cette  nuit  dans  ces  parsges;  il  m'est  dévoué;  il  tait  ce  que  je 
vous  dais  :  cette  nuit  vous  pourrez  passer  sans  crainte. 

nJe  reconnus  mon  Dulow  d'autreluis,  et  je  no  m'étonnai  de  rien  :  j'em« 
brassai  ces  dames  fort  bien,  1  ji  aussi,  et  je  sautai  daus  le  canot. 

«J'y  trouvai  des  vivres,  un  compas,  des  armes,  delà  poudre,  une  lon- 
gue-vue de  nuit  et  une  mèche.  Je  (Is  ua  dernier  sigue  à  ces  dames  eii 
Dulow,  et  je  démarrai.  J'étais  libre... 

iiJe  courus  grand  large;  la  mer  était  superbe;  un  temps  de  peiits  mat- 
tresse.  La  longue-vue  de  nuit  me  fut  bonne,  car,  au  bout  d'uue  heure  de 
marche,  je  distinguai  une  corvette,  peut-être  anglaise,  sur  laquelle  j'avais 
le  cap  ;  je  virai  de  bord  et  fis  (juelqiies  bi  rdées.  Ce  petit  accident  me  re- 
tarda uu  peu;  mais  le  lendemain  matin,  aupointdu  jour,  j'eus  le  bojjheuc 
de  voir  la  terre  de  France  soi  tir  de  la  brume,  et  de  distinguer  la  jeiée 
de  Calais.  11  faisait  un  soleil  magnilique,  la  mer  était  coinm  ;  un  miroir, 
la  brise  fr:use  et  toujours  du  nord.  Daus  deux  heures  je  devais  embrasser 
ma  mèie  et  mon  frère. 

»Mais  ce  qu'il  y  eut  de  bon,  c'est  que  les  pilotes,  les  marins  et  les  flâ- 
neurs du  port  étaient,  comme  d'habitude,  rassemblés  sur  la  jetée,  et  qu'en 
regardant  de  çà  et  là  avec  leurs  longues  vues,  voilà  qu'ils  m'aperçoivent 
dans  mon  bateau. 

—  «Tiens  !  un  prisonnier  qui  s'échapp»,  dit  l'un. 

—  «Bon...  Si  c'était  le  capitaine  S...,  dit  l'autre. 

—  «Ça  se  pourrait,  dit  un  troisièiue. 

oEt  lie  voilj-t  il  pas  qu'un  mousse,  au  lieu  d'entendre  :  si  c'était,  en- 
tend: c'est  le  capitaine  S...;  il  part  comme  un  trait,  et  tombe  chez  ma 
mère  et  mon  frère  en  criant  comme  un  sourd  : 

—  «Voi  à  le  capitaine  qui  arrive  d'Angleterre,  tout  seul,  dans  un  canot 
«Heureusement  que  c'était  vrai,  car  sans  cela  concevez  quel  horrible 

coup  c'ejjt  éié  pour  ma  pauvre  mère.  Enlin  elle  accourt  avec  mou  frère 
sur  la  jetée  d'où  l'on  m'avait  déjà  reconnu  ;  je  n'élais  pas  à  une  portée  de 
canon  du  port. 

i)Je  n'ose  pas  vous  dire  comme  je  fus  accueilli.  Tous  les  bateanx  pé- 
cheurs et  pilotes  de  Calais  étaient  venus  à  ma  rencontre  et  me  convoyaient 
c'étaient  des  feoaimes,  des  femmes,  des  enl'aiis;  c'étaient  des  houras,  uue 
joie,  des  cris  de  vive  le  capitaine  S...  !  qui  me  faisaient  pleurer  comme 
une  bêle;  et  puis,  au  bout  de  tout  ça,  sur  la  jetée,  je  voyais  mon  frère 
soutenant  ma  pauvre  vieille  mère  qui  avait  tout  auplus  la  force  d'agiter 
son  mouc'uoir,  tant  elle  était  émue. 

«Mais,  comme  je  mettais  le  pied  sur  l'échelle  pour  sortir  de  mon  canot, 
en  criant  bonjour  ma  mère....  !  je  me  sens  arrêté  au  bas  de  la  je:ée  par 
un  pékin  en  noir  et  en  écharpc,  flanqué  de  deux  gendarmes,  qui  me  de- 
mande mon  passeport  ! 

«C'était  pourtant  le  commissaire,  qui  était  assez  bête  pour  me  deman- 
der mon  pa^sejiorl!  Mon  passeport  !  l'animal  !  comme  si  j'arrivais  dans  sa 
vill'  par  la  grande  route  et  en  vinaigrette.  Demander  son  passeport  au 
ca(  ilaine  Tom  !  qui  s'échappait  pour  la  troisième  fois  des  pontons  d'An- 
gleteire.  C'était  à  en  devenir  commissaire  soinicme  !  Un  chien  qui  venait 
me  parler  de  passeport  quand  je  voyais  ma  mère  à  vingt  pieds  »u  dessus 
de  moi  !  Aussi  comme  il  faisait  mine  de  se  mettre  en  travers  de  l'échelle, 
movcniiant  deux  coups  de  pied  dans  le  ventre,  je  l'envoyai,  lui  et  ses 
gendarmes,  se  rafraîciiir  dans  le  port;  d'un  saut  je  fus  sur  la  jetée,  et 
vous  juîEZ  si  je  fus  embrassé  par  ma  mère  et  mon  frère.  Mais  ce  qu'il  y 
eut  de  fumeux,  c'est  que  ces  diables  de  marins  étaient  lurieu)t  et  qu'ils  ne 
vouiaient  plus  laisser  sortir  de  l'eau  le  commissaire  et  ses  deux  gendar- 
mes, qui  barbotaient  d'un  canot  à  l'autre  en  criant  comme  trois  caniches 
en  détresse,  «ajouta  le  capitaine  qui  riait  encore  de  souvenir.  «Voilà,  mes- 
sieurs, nous  dit  enfin  Tom,  de  quelle  façon  je  suis  revenu  celte  fois  là 
d'Angleterre  ;  mais  il  ne  se  passe  vraiment  pas  de  semaine  que  je  ne 
pense  à  ce  uiisérable  Dubreuil,  et  que  je  ne  voie  en  rêve  sa  damnée  ligure 
avec  ses  deux  trous  sans  yeux,  qui  ont  manqué  me  jouer  un  si  bête  de 
tour.  «  .. 

il  me  serait  impossible  de  dire  l'impression  que  me  flt  éprouver  celte 
narration,  de  dépeindre  l'âpre  énergie  des  gestes  du  capitaine,  I  inflexion 
de  sa  voix  brève  ou  sonoie  epii  se  modifiait,  qui  se  pbait  si  bien  à  toutes 
les  exigences  de  ce  récit  animé. 

Je  n'ai  rien  omis,  rien  changé;  mais  quelle  différence,  que  cela  mainte^ 


LE  MAGASIN  LITTERAIRE. 


57 


nant  me  paraît  froid,  pâle,  décoloré,  à  moi  qui  l'ai  enlendu,  à  mai  qui 
l'ai  vu! 

Et  pui",  ce  qu'il  y  avait  encore  de  mcrvpllleux,  c'était  rc  mélange  b:- 
zanc  (le  deu\  hniuine s  :  l'un  grandiose,  énrrs,'  que,  liouillant  et  in'rc'iiidc, 
dur  comme  l'aclir,  puisant  sa  furce  dans  la  résislance,  ayant  vingt  fois 
bravé  la  mon,  les  huneurs  du  carnage  et  de  la  tcni,)cie;  et  puis  l'iKimme 
doux,  simple  et  bon,  ayant  l'air,  pour  aiubi  dire,  d'avoir  assisté  seulement 
comme  spcciaieur  à  cette  iniposanie  et  terrible  paitie  de  sa  vie,  et  de 
s'en  souvenir  comme  d'un  sotnbre  et  niagnilique  drame  qu'il  aurait  vu 
jouer  j:'dis  et  qu'il  sait  par  cœur.  Ce  qui  m'avait  encore  frappé  dans  ce 
récit,  c'éiiiitce  di  vi  ûment  admi.able  des  marins  les  uns  pour  les  autres; 
ces  services  où  il  s'agit  à  disque  pas  de  vie  et  de  libei  té,  et  qu'ils  se  ren- 
dent avec  une  insouciance  si  sublime.  Et  cela  sans  se  dire:  Merci,  frtre  1 
car  ils  ne  se  disent  pas  merci  entre  etix.  Mai?  si  un  jour  le  plomb  vous 
atteint  au  milieu  d'une  grclc  de  mit  aille,  ii  les  vagues  écumanies  sont  sur 
le  point  de  vous  engloutir,  vous  sentirez  une  muin  amie  ou  recounaissantc 
vous  arra(her  à  snn  tour  à  une  mort  cert  line.  Et  puis,  quand  vous  revien- 
dra, à  la  vie,  peut-être  ce:te  main  reconnaissante  srra-i-e!h  glacée;  mais 
c'enl  comme  cela  qu'elle  vous  aura  dit  tnerci,  c'est  comme  cela  qu'une 
autre  fois  vous  direz  merci  à  d'autres. 

EUGÈNE  SUE. 


0C6îf. 


SLl^  SUIFS   1®M31. 


El  aniiqiium  documcnlura 
liovo  ccdal  l'Uui. 
(Saint  J'Itomas  d'^quin.) 


souvent,  l'ame  abattue  et  de  regrets  saisie, 
Je  me  suis  demandé  pourquoi  la  Poésie, 
Seule,  entre  tous  les  arts  qu'elle  ell'.ice  en  attraits, 
N'oblienl  plus  du  Pouvoir  que  des  regards  ili-Uaits; 
Une  lyre,  à  ses  yeux,  vaut  moins  qu'une  palette; 
Sa  main  ouverte  au  peintre  est  lerméc  au  poêle  ; 
L'un  est  le  dieu  de  l'urt,  l'autre  en  est  le  martyr  : 
Au  seul  bruit  que  Verncl  daigne  enfin  couscutir 
A  brosser  pour  l'état  ses  fastueuses  luilcs. 
L'escadre  de  Toulon  enfle  toutes  ses  voiles. 
Le  Spliinx  obéissant  allume  ses  eharbons, 
De  la  Flandre  en  Afrique  il  s'élance  en  deux  bonds  ; 
Partout  où  son  pinceau  veut  copier  l'histoire 
La  France  lui  bâtit  un  riche  observatoire. 
Et  nous,  compositeurs  de  plus  larges  tableaux 
Que  ne  détruisent  pas  la  llauune  ni  les  Ilots, 
Mous  poêles,  rivaux  des  peintres  de  batailles, 
Qui  faisons  les  héros  aussi  grands  que  leurs  tailles, 
Nous  qui,  fermant  les  yeux  aux  périls  du  rheinin, 
Serions  tout  prêts .  tout  Ccrs  d'entreprendre  demain 
Le  voyage  du  monde  avec  Dumonl-Durville. 
On  nous  laisse  éioull'er  dans  l'ombre  d  une  ville; 
Comme  un  ancre  de  fer  qui  se  crarnpoiuic  au  sol, 
Le  calcul  prosaïque  an  été  notre  vol. 
Eh  bien!  consolons-nous;  voyageurs  sédentaires, 
Des  yeux  de  la  pensée  invoquons  les  mystères  : 
Libre  a  moi  de  passer  des  plaines  d'Yémea 
Sur  1  Océan  de  Uorn  et  de  Van-l)iéiiicn  : 
Parfois  j'aime  à  quitter  les  débris  de  Palmyre 
pour  la  douce  vallée  où  s'endort  Ciiclieiuire; 
Hier,  je  méditais  aux  déserts  de  Luxor; 
Peut-être  que  demain  j'abattrai  mon  es-or 
SurNaples,  sur  Venise  où  glisse  la  gondole; 
Il  me  plail  aujourd'hui  d'cnlror  au  Capilolc, 
D'y  monter  en  litière  ou  sur  l'antique  char, 
Catholique  ou  paicn,  couitnc  pape  ou  césar. 

Bl'y  voilà  !  sous  mes  pieds  Rome  est  li  tout  entière  I 
De  tout  ce  qui  fut  grand  radieux  ciineiiére, 
Rome  cmnie  Janus,  au  doutde  front  brisé. 
L'un  baigné  d'eau  lustrale  et  l'autre  baptisé; 
Page  im  iiense,  où  les  murs,  les  pierres  entassées, 
Jettent  a  qui  les  touche  un  lorieiu  de  pensées, 
Où  lout  serait  détruit,  si  l'œil  (lu  voyii^cur 
Pouvait  user  les  blocs,  comme  le  temps  rongeur  I 
Ville  selon  mon  cœur,  ville  de  forte  race. 
Du  mont  Capitolin  souffre  que  je  t'embrasse; 
Que  le  vers  amoureux  de  mon  indigne  chant 
'le  parcoure  d'un  bond  de  l'aurore  au  couihant. 
Qu'il  s'arrête  parfois,  et  se  plaise  à  descendre 
Dans  tes  caveaux  remplis  d'une  si  noble  cendre. 
Ou  se  colle  de  joie  à  ce  dôme  loinlaln 
Diadème  promis  au  grand  peuple  latin; 
Dôme  qui,  détaché  de  ce  globe  de  fange, 
Semble  monter  aux  cienx  conduit  par  Michel-Ange, 
Et  planiiiit,  dans  son  vol,  sur  tous  ces  hauts  soniinels. 
Du  levain  des  faux  dieux  les  absout  a  jamais. 

Oh  !  que  l'heure  est  propice  !  cl  qu'un  soleil  d'automne. 

Qui  Yci'sc  au\  champs  romans  sa  teinte  monotone, 


Sert  bien  ce  payprge,  et  de  rlignes  couleurs 

Peint  celle  Nioijé,  la  mère  des  douleurs! 

Evoquons  le  passé  !  sur  la  sainte  culiine 

Ite.-siistite  pour  moi,  cane  caiiitulme!  (1) 

Que  tes  débris  sacrés  viennent  se  réunir, 

Comme  aux  jours  oii  ton  marbre  avail  tant  d'iivcnir  ! 

Oui,  Je  veux  voir  \ivante,  avant  de  la  voir  morte. 

L'imposante  cité  d'existence  ^i  forte; 

Je  veux  les  »oir  debout,  dans  'eur  vol  triomphant, 

Ces  chapiteaux  tombés,  et  qu'un  brin  d  h' rbe  fend. 

Ces  arches  de  iriouipiie,  en  ce  jour  abaliin  s. 

Ces  lignes  d'aqueducs  ce  monde  de  statues. 

Ces  cliques  où  flaltaient  les  tentures  deTjr; 

Dans  mon  songe  puis-anl  je  ^ eux  lout  rebàlir. 

Ici,  régnent eiicor les  faisceaux  et  bs  haches; 

Le  Forum  di  là-bàs  n'est  point  le  champ  des  vaches. 

Une  lande  pierrcue,  uu  chemin  blanc  cl  nu. 

C'est  le  centre  de  Uome,  et  du  monde  connu, 

La  place  souveraine  où  le  grand  peuple  en  robe 

Envoyait  ses  rayons  aux  limites  du  globe  ; 

Hippodrome  bordé  de  temples  et  d'autels. 

Olympe  de  la  lerre  où  les  dieux  immortels. 

Pour  donner  aux  Romains  de  fraîches  promenades. 

Ouvrent  sur  deux  cotés  quarante  colonnades. 

Des  portes  sont  debout  sur  ce  lerge  chemin. 

Portes  comme  en  perçait  l'archilccte  romain. 

Avec  leurs  quatre  fronts  aux  fraises  découpées. 

L'imposant  relief  des  victoires  groupées. 

Les  consuls  tnoinphans,  les  rois  humiliés. 

Les  bai  baies  vaincus,  marcliantles  poings  liés. 

Tout  ''amoncellemeiil  que  la  sculpture  antique 

Jetait  avec  tant  d'art  aux  voûtes  d'un  portique. 

En  deçà  du  Forum  quel  esl  ce  monument 

Qui  se  lève  et  qui  doit  vivre  éternellement? 

Colosse  de  Titus,  c'est  loi,  je  le  salue! 

Ta  pièce  est  neuve  encore  et  n'est  point  vernir.uluc  ; 

Lais.-e-moi  bien  fouiller  dans  ton  corps  ténébreux, 

Jeune,  acheié  d'hier  p^r  douze  mille  Hébreux, 

0  iverl  au  peuple-roi  par  l'ordre  des  édiles. 

Déjà  retentissant  du  cri  des  crocodiles. 

Des  lions  de  Barca  qu'au  rivage  latin 

La  trirème  dOslie  a  portés  ce  matin. 

Que  d'arènes  encor  aux  ellipses  parfaites. 

Où  la  foule  se  rue  à  d'éternelles  fêtes  ! 

Que  de  cirques  debout,  où  \ers  l'heure  du  soir, 

Sur  de  larges  gradins  le  peuple  va  s'asseoir  ! 

Toiisolïranl  une  coupe  cl  des  formes  si  belles, 

Tous  remplis  de  Romains  balançant  leurs  ombelles, 

El  >aloant  d'un  rire  éleié  jusqu'aux  cieui 

Les  chars  qui  sur  bi  borne  ont  brisé  leurs  essieux. 

J'aime  a  suivre  de  l'œil,  dans  ces  lies  derues. 

Les  nalions  du  monde  a  mes  pieds  accourues. 

Diverses  de  costume  et  d'allure  et  de  mœurs. 

Elevant  de  partout  leurs  confuses  clameurs, 

Comme  un  hymne  sans  ûii,  que  l'un  et  l'autre  p61e 

Par  des  ambassadeurs  chante  a  la  métropole. 

Oli  !  combien  sont  venus  par  sa  gloire  excités 

Visiter  en  haillons  la  reine  des  c>lés  ! 

Le  Germain  belliqueux,  le  Gaulois  indocile; 

Le  pauvre  lanoureur  chassé  de  la  Sicile  ; 

Ceux  que  les  Scipions  allèrent  asservir 

Sous  les  jasmins  du  Tage  et  du  Guadalquivir  ; 

Ceux  que  l'Atlas  nourrit  de  sa  mamelle  aride  ; 

Ceux  de  la  Macédoine  et  ceux  de  laTauridc  ; 

Ceux  qui  boivent  l'Araie  impatient  d'un  pont. 

Ou  qui  de  sucs  d  airain  labourent  l'Hellespout; 

Les  Africains,  vêtus  de  légères  clauiydes; 

Les  Pictes,  les  Urelons,  les  gracieux  .Ni.midcs, 

Tous,  au  centre  commun  venus  par  cent  chemins, 

Slélaiit  leurs  pas  aux  pas  des  cho^aliers  romsios. 

Caravane  du  iiiundc  et  colonie  errante 

Tombée  aux  ports  d'Aoxur,  de  Brindes,  de  Tareote, 

Qui,  dans  Rome  en  passant,  réclame  des  abris 
Aux  munumens  tombés,  aux  temples  en  débris. 
Qui,  sous  les  nuits  d'été,  change  en  hôtelleries 
Les  vuUtes  d'aqueducs,  les  arcs,  les  galeries, 
El  se  ruant  le  jour  dans  les  salles  de  bam. 
En  sort  pour  demander  des  cirques  et  du  pain. 
Devant  ce  lourLillon  l'œil <l'un  homme  se  lasse; 
Chaque  peuple  <la  monde  envahit  toute  place, 
Iniinde  les  chantiers  hérissés  d'echafauds. 
Coule  sous  les  grands  arcs  d'aqueducs  triomphaux. 
Déhorde  comme  un  fleuve,  et  celle  \ague  immense 
Qui  s'élève  au  tombeau  du  vainqueur  de  Nuujaai.o, 
Qui  monte  sur  les  ponts  du  niùie  d  A.lrien, 
'traverse  Rome  et  meurt  au  camp  proloricn, 

C'est  assez,  resserrons  l'encfinle 
De  la  noble  Mlle  aux  sept  monis  ; 
Home  iiiùlàlro  ou  liouie  sainte, 
Dr  même  amour  nous  les  aimons. 
Que  l'archit  cturc  passée 
S'écroule  dans  ootic  pensée; 


(I)  La  carte  de  marbre  gravée  au  C.ipitolc  ;  il  ca  rcslc  dos  fcgmcus. 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


Vii'illc  Rome,  prends  nos  adieux, 
El  qui'  riioiUe  de  l'tljsfe 
Ri'couMC  l'Ile  or  Ion  Culisie 
El  les  images  de  tes  dieux  ! 

Qu'ils  s' ('teignent,  ces  grands  murmures, 
C^•^  fouids  luiiliineiis  des  IraViiu», 
Ces  luinuins  eliquclis  d'uriiiuiei, 
Ce>  bruit>  de  cliuis  el  de  elieiuux; 
Tié\e  a  CCS  lie^iouiues  scènes 
Uepuis  les  jiiidins  de  .Mécènes 
Jdsqii  dii  siiiiiiiiel  ilu  Palatin; 
Que  les  \ierges  capiiolines 
Vour  les  échus  des  sept  c  illincs 
Ne  trouvent  plus  un  cri  latin. 
I 
Que  IVpode  cède  à  l'antienne 
Sou  iaiiibeaux  graves  accurds; 
Qiie  t>ytiele  à  Kimie  chiclieiuie 
£  'gue  sa  pompe  et  ses  décors  ; 
Q  ic  dans  Irs  fêtes  populaiics 
lie  la  pourpre  des  vex. lianes 
ïonib^ni  la  louve  cl  ses  cnfans, 
Et  (pie  l.i  tiare  de  laine 
Avec  la  Cl  01  s  de  sainte  Hélène 
Lliargont  les  doines  triciuiilians  I 

Le  Cirque  de  Néron,  colosse  Impérissable, 

Qui  donc  l'a  balayé  coniine  un  vil  grain  de  sable? 

Il  étiil  la  laniùl,  au  champ  tiaiistéienn, 

El  parlait  ù  la  foule  a\ee  un  bruit  d'airain. 

Avec  un  tel  fracas  de  joie  et  de  uctuire. 

Qu'il  semblait  que  le  inonde  était  son  auditoire. 

Abiiiié  1  pour  toujoiiis!  lui,  son  banc  curial, 

Ses  bornis  de  graiiil,  son  luxe  impérial, 

Son  belluairc  noir,  ses  gantelets  I  ses  disques, 

Son  épine  de  murs  a\ec  Irois  obélisques  (1), 

'l'oul  I  n  poudre  !  le  eu  que  et  le  palais  doré  ! 

Le  sol  s  e-t  ciiti'ou\erl.  il  a  tout  dévoie  I 

Ah  !  les  dieux  étaienl  faux,  Néron  1  Sur  ce  lieu  même 

Un  pécheur  de  Sion  a  mis  son  diadème  ; 

L'apiilie,  sur  ce  sol  étendant  ses  lilels, 

A  refoulé  bien  bas  ton  cirque  et  Ion  p.ilais. 

Avec  un  saint  respect  je  ferme  la  paupière. 

Le  cirque  de  IScion  est  mon  ..  Voila  S.unl-Pierre  (2)  I 

O  paroisse  du  globe,  cl  muséum  divin  1 

Seul  joyau  noble  et  grand  du  monde  où  tout  est  vaiD, 

Sur  (  e  ^ol  où  Néron  tenait  un  hippodrome, 

ïu  résumes  l'Eglise  et  la  nouvelle  Uonic; 

Romo,  c'est  loi  I  Les  yeux  n'ont  plus  de  joie  à  rien 

Quand  ils  ont  mesuré  Ion  dôme  aérien  ; 

Ombre  du  paradis,  gloire  à  toi  !  Que  m'importe 

Qu'un  pape  ait  quelquefois  cunlainiiic  ta  porte, 

Que  le  vice  en  éphori,  évéque  souverain, 

Ail  souillé  Ion  autel  aux  spirales  d  airain? 

Ki  l'orgueil  d'autrefois  pressant  rEurnpe  esilave, 

IS'i  l'Europe  accourue  aux  débats  du  conclave; 

Rien,  noble  basilique  où  le  culie  est  resté, 

Rien  n'a  pu  te  ravii  ta  sainte  majesté! 

Du  Valiran  voisin  les  secrètes  annales 

Conservent  les  feuillels  de  quelques  salurnale.?, 

Car  cet  autre  soleil,  resplendissant  ici. 

Devait  avoir  sa  tache  et  son  écume  aussi. 

Des  papes  créateurs  majeslueu>e  tille. 

Auprès  de  ta  coupole,  astre  nouveau  qui  brille, 

Auprès  de  tes  grauds  murs  tout  colose  esi  un  nain. 

Qu'il  vienne  de  Sylla.  d'Auguste  ou  d'Aiitonin  : 

Doniiiiant,  par  ton  vol,  l'aire  capiloliiie, 

ïu  formes  dans  ces  murs  la  huitième  colline, 

Tu  pianes  sur  les  sœurs;  el  la  jeune  croix  d'or 

Blouie  où  tomba  l'autel  de  Jupiter-Stator  ! 

Qu'il  t'avait  bien  comprise,  auguste  basilique 

Celui  qui  le  créa,  l'architecte  angélique 

A  qui  Dieu  dit  un  jour,  le  prenant  par  la  maio  : 

Ab^cnle-toi  du  ciel  pour  te  faire  Romain  1 

El  lu  naquis  alors;  ftlichel,  l'ange  l'ait  homme 

l'csa  le  Panthéon  comme  on  pèse  un  atome  ; 

Comme  un  joyau  d'enfant  11  le  mit  ^ur  sa  main, 

Avec  sa  colonnade  el  son  donie  d'airain; 

En  riant  de  son  poids  il  trouva  Ib  roloiide 

Etroite  pour  lo^er  tous  les  faux  dieux  du  monde, 

Et  la  jeta  dans  l'air  sur  d'agiles  ïoul'ens, 

l'our  couronner  Sainl-l'ierre  et  l'autel  des  chrétiens. 

Ces  choses  se  faisaient  quand  tonte  lltalie. 

Donnant  Iréve  un  instant  à  ses  jours  de  fulie, 

Se  jeta  délirante  aux  pieds  des  saint  autels, 

Sur  les  piliers,  garnis  de  tableaux  iimiiniiels. 

Où  l'un  voyait  partoul,  au  doux  éclat  dis  cierges, 

l.uire  dans  un  fond  noir  de  iiialeniel!e>  vierges  : 

Quand  Venise  fuyait  le  :pectacie  naval, 

Ses  boudoirs  amoureux,  son  brûlant  carnaval, 

(1)  L'épine,  spiiia,  s'élevait  au  centre  des  cirques  ;  elle  était  chargée  d'autels 
tl  d'otiélisi|ues. 

{■!)  La  basilique  de  Saint-Pierre  csl  bâtie  Sur  l'emplacement  du  Cirque  et  oe 
1«  UiiisoD  dorée  de  >érua. 


El  suivait  par  les  champs  aux  ombreuses  allées, 

Des  tableaux  lout  remplis  d'images  lévélées, 

Qu  un  portait  en  Irioiuphe,  a  la  bri-edes  soirs, 

Avec  des  chants  d'église,  avec  des  encensoirs. 

Avec  des  Heurs  volant  sur  les  saintes  peintures, 

El  que  le  beau  lévite,  aux  soyeuses  ceinture-, 

Conlundaitdans  un  cœur  le  tableau  triomphant, 

El  le  peiiitr -,  el  Marie,  el  son  sublime  eiifnit. 

C'est  alors  qu'on  bâtit,  c'est  alors  qu'on  devine 

Ce  qu'il  faut  de  coupole  à  la  grau'leur  divine; 

Quel  temple  lui  conviciit;  et  1  arihilecleioi 

Plein  (lu  culte  des  arts,  du  culte  de  la  foi, 

Pioili[;ue  les  arpens  sur  la  terre  enror  nue, 

Voit  déjà  dans  ce  vide  une  ég  ise  iiuonnuc, 

Mesure  les  piliers  encor  dans  le  néant, 

Les  SOI. de  pour  savoir  s'ils  iront  au  géant, 

Puis  il  dit.  Comme  Dieu  :  C'est  bi<'n  !  que  l'on  commence, 

El  Saint-Pierre  grandit  avec  sa  taille  iiniiiense, 

Et  tout  Rome  s'écrie,  en  abaissant  le  front, 

«  Jchova  règne  ici,  les  autres  dieux  s'en  vont  1 1> 

Où  donc  est  la  pensée  7  et  de  quel  coin  de  terre 

Eaut-il.  dans  cette  ville,  exhumer  un  mystère? 

Là,  tout  est  vide  et  sec,  lout  r.inipe,  tout  est  mort; 

La  colonne  a  porté  jusqu'au  suprême  elVort; 

Le  fronton  sillonné  d  horizontales  rides 

Jonche,  jonche  à  morceaux  ces  canip.ngnes  arides  ; 

11  semble,  en  jetant  l'œil  sur  ce  sol  désastreux, 

Que  tous  les  monumeiis  se  sont  battus  enir'eux. 

Or,  de  tanl  de  débi  is  que  le  temps  amoncelé, 

Que  le  sable  recouvre,  ou  que  le  Tibre  cèle. 

Ou  que  l'air  marin  ronge  avec  des  progrés  lents. 

Que  reste-l-il'(  Des  noms  fabiiieux  ou  sanglans; 

Une  histoire  douteuse  et  que  l'oubli  réclame  ; 

Rien  qui  puisse  donner  quelque  douceur  à  l'atnc, 

El  nous  console  un  peu  ;  car  si  de  belles  lois. 

De  hautains  monumens,  d  héroïques  exploits, 

L'orgueil  de  se  nommer  ville  des  sept  collines. 

Si  lout  cela  ne  sert  qu'a  créer  des  ruines. 

Qui  laisser  après  soi  quelques  torses  rongés, 

jjes  muséums  d'Europe  ornemcns  obligés, 

C  est  déchirant  au  cœur  ;  el  l'on  se  dit  :  Pcut-èlre 

Mieux  vaut  ne  rien  bâtir,  et  surtout  ne  pas  naître. 

Il  fjut  donc  les  chercher  ailleurs  ces  doux  éliins 

Que  Rome,  nous  dit  on,  donne  après  deux  mille  ao)  : 

Par  la  croix  et  les  arts  Rome  civilisée 

Vaut  mieux  que  le  Forum,  m. eux  que  le  Cotisée  : 

Aux  'l'Iienncs  dAnloniii  lorsqu'on  a  médité. 

Dans  un  muet  enclos,  morne  de  nudité, 

Où  le  lichen  étend  son  manteau  sur  la  pierre. 

Où  le  bloc  se  disjoint  sous  les  giilfes  du  lierre, 

Où  la  grande  herbe,  unie  à  l'ondoyant  roseau, 

Ombrage  avec  mépris  des  fontaines  sans  eau, 

On  répele  toujours  ce  chant  mélancolique, 

Qu'inspire  au  voyageur  toute  grande  relique. 

Cet  hymne  de  pitié  qui  par  les  mêmes  sons 

Aux  peuples  comme  aux  rois  soupire  des  leçons. 

Mais  c'est  au  Vatican,  c'est  dans  sa  méiropule 

Au  baldiquiii  de  bronze,  à  l'agile  coupole, 

C'est  la  que  l'on  respire,  et  que  tout  vers  moqueur 

Prend  une  note  grave  au  ballemcnt  du  coeur. 

Il  faut,  jetant  un  voile  aux  images  usées. 

Visiter  a  genoux  ces  augustes  musées, 

Ces  lambris  tout  vivans,  ces  marbres  préciens 

Que  1  Ange  cl  Kaphaél  ont  apportés  descieux; 

Ces  saints  aériens,  ces  martyrs  gigantesques. 

Peints  sur  des  pans  de  mur,  dignes  toiles  des  fresquesj 

Jérôme  et  le  Tbabor,  ces  chefs-d'œuvre  si  beaux; 

La  triste  Josaphat  entrouvrant  ses  tombeaux, 

El  tous  les  confesseurs  de  1  église  latine 

Qui  dorent  de  rayons  la  chapelle  Sixtine. 

Un  son  ensuite,  et  l'air  du  champ  transtéverin 

Est  large  a  respirer,  le  ciel  est  plus  serein. 

Notre  cœur  est  en  fétc  ;  aux  colonnes  voisines, 

Noires  encor  du  feu  des  torches  éleusines. 

Au  munumens  lonibés,  aux  profanes  jardins. 

On  n'aciorde  en  [lassant  que  de  calmes  dédains; 

El  lorsque  le  jour  tombe,  et  que  l'angélus  liiite, 

El  que  le  crêpe  noir  couvre  l.i  ville  éteinte. 

On  se  recuei.le  bien  de  peur  délie  oubl.eux. 

On  met  ses  mains  au  front  cl  l'on  dit  :  En  ces  lieux 

Vint  un  pécheur  obscur;  aux  flots  de  Césaréc 

Il  laissa  les  débris  de  sa  barque  égarée  ; 

Il  marcha  bien  long-temps,  solitaire  piéton, 

La  croix  dms  une  main  et  dans  l'autre  un  bâton; 

Lùgc  et  la  pénitence  aviiient  courbé  sa  taille; 

Seul,  il  déli.i  Rome,  et  lui  livra  bataille; 

Et  cette  Rome  avait  un  empereur  puissant 

Qui,  dans  ses  doux  loisirs,  jouait  avec  du  sang, 

El  des  soldats  si  loils,  que  d'un  seul  coup  de  lanco 

A  l'univers  mutin  ils  imposaient  silence. 

Eh  bien  !  comme  l'épi  sous  l'acier  du  faucheur, 

Tout  Home  s'écroula  quand  parut  ce  pécheur; 

Les  dieux  prirent  la  luite  ;  un  évéque  sans  glaive 

S'iiistîilla  sur  la  place  où  Saiiu-Pierre  s'élève, 

Et  ce  fol  lin  mystère  à  donner  des  frissons, 

A  briser  notre  corps  et  uutre  aine...  Pensons I 

BAniQÉLBUti 


i 


Î.E  MAGASIN  IITTERAIRE. 


59 


SfouvcEles  à  Î'A  liiain.  <-) 

(Livraison  de  novembre.) 
LES  COMIQUES. 

Pour  rr'usnr  auprès  des  fcmnips,  dans  ce  bas  monde,  charun  cherche 
une  manifre  a;ipi  <)|iic<^e  à  sa  nalure,  à  sou  carai  tèic  et  à  sa  [losiiioii. 

Le-i  «ns  s'illusireni  par  une  litiiiiaiiiie  lanienlalileel  font  gémir  le^  pe- 
tites li  Irssnr  les  mailjeursd'uii  feuillolonCciii  tout  entier  en  exclamaiiuns 
donlourcu^os. 

Les  iiuires  trava'llent  dans  l'i'loqucnce  ri  tâchent  de  devenir  d(?piit(5s, 
alin  d'oll'iir  à  desicinmcs  des  billets  de  thaiiiLire  pour  les  séances  où  se 
disiuti-  la  pé( he  de  la  morue. 

H  y  en  a  quis'cii  vont  dans  des  ateliers  de  peinture,  apprendre  dcnuoi 
faire  de»  pi  tits  poitiaiis  ou  des  cbarges  de  profil.  —  L  aiuiil  ur  déliasse 
dilllcilemeiit  le  proul.  —  Et  à  la  campagne  iis  proClenltoul  le  genre  hu- 
main, les  maîtres  cl  les  chi.  iis  de  la  UMisn», 

OneUpies  uns  cil  nieni,  non  plu;,  des  barcaroUes  comme  jadis  le  bril- 
lant colonel  liiack,  mais  des  canzonnelies  italiennes  ,  ([uaïKl  il*  se  sup- 
posent un  lénor;  ou  des  polissonnciics  napolitaines,  quand  ils  se  croient 
aussi  gros,  au  si  gais  et  aursi  basses  (|iie  Lubliclie. 

Quant  à  \.\  giiiiaie,  on  n'en  joue  |  lus  que  dans  les  colonies. 

Les  planistes  aniateur.i  sont  assez  reciiercbés  quand  ils  oc  prétendent 
pas  j'>  ier  (les  vaVes  de  leur  co.npusiiion. 

Il  y  a  encore,  pour  réussir,  la  eonvtM  saiion.  le  luxe,  la  toilette,  les  che- 
vaux I'!  U'  e  foui.;  d'aunes  iiioy(M)spar  les  lurlschaeuii  essaii-  d'être  établi, 
Belon  l'i'xpression  vulgaire,  c:iiiinie  homme  aimable  eu  soriélé. 

Car  i!  tant  bien  le  dir.',  la  (dupart  di  s  a:  lions  des  hoaime-,  même  les 
plits  sérieuses  et  les  (1  is  graves,  ont  ce  but  ;  tdaire  aux  femmes.  Et  leur 
amoui-propie  ne  ViUl  des  disiiucii  ins,  dus  imiroiines,  des  cosiuuies,  des 
flidres  et  (les  p'aqiies  ijiie  iioiir  éi)liiuir  le  regard  des  femme..'. 

Dans  celle  éiintnéi  aiioii  (  es  divers  moyens  d'éirc  uim  ihlo  en  société, 
il  en  Psi  lin  toui-à-Uii  fiamais  dont  la  naiuren'a  pas  été  étudiée,  et  qu'on 
a  négligé  d'appeler  p  ir  un  nom  géiiéi  ique. 

liaiis  le  moii'le  (i.'s  c  nmo  s  v(iy,ii,'eurs,  I  s  jenties  farceurs  qui  savent 
coiiirelaire  le  miau'oBieni  du  chat  et  l'riboieiiient  du  cliiin,  imiter  le  liri.il 
de  la  scie,  lirer  les  faites,  retourner  leurs  p.uip  ère-;,  pioler  cimiine 
Waye;iS  et  déciaiacr  comme  Fiédrrik  Leuiaitre,  l'.dre  iL'verpn  ani  1 1 
Duit  lesnolaires  elles  ace  mcheurs  sous  piéle.Ue  de  te.slanienl  ou  de  m;d 
d'eiiriiiit,  (lét''ler  les  ch. vaux  de  calinol'i,  écrire  en  rébus,  .s' nirodeiic 
dans  la  bouche  disboii^i.'s  allumées,  enilirassersur  le  lioulewul  (le.-';eiis 
inioniius,  et  ai  rè;er  les  cocliirs  de  fiacre  pour  entamer  ce  dialogue  qui 
se  termine  par  la  cil. «lion  d'un  vers  fameux, 

—  Coiher!  èies  vous  loué  ? 

—  ^Jon,  liionsieur. 

—  «  Aimez  qu'on  vous  conseille  et  non  pas  qu'on  vous  Joue.  » 

Toute  celle  engeance  fatale  aux  poriieri;,  aux  Imurgenis,  aux  épiciers, 
est  connue  sous  le  nota  de  lo'atics.  cni|iriini6  aux  farccuis  de  régimeiis. 

Mais  dans  le  momie,  ioilipi-nd  nimcni  des  tousiirs.  il  y  a  les  gens  qui 
se  dévouent  aux  |il  litirs  de  leuis  semblables  et  abordent  Irauchèmcnl  la 
position  de  comiques. 

Le  comi-jne  trav.  ille  irès  sérieusement  ses  folies,  comme  Odry  a  tra- 
vailié  ce  /(<«.'  si  larinoyanl,  quand  il  écoute  un  récit  douloureux. 

11  ne  proie  le  pus  par  la  conversation,  mais  par  des  scènes  ou  des 
chages;  on  l'oublie  (tans  uii  coia  sans  lui  lieu  dire,  jusqu'au  nioaienl  oit 
Oii  le  proiluit  pour  l'admirer. 

Alors  le  comique  &o.  développe. 

Ou  lui  d.'maii.lc  sa  scÈiic  de  la  cour  d'assises  ou  sa  chanson  du  Ga- 
min senlinicntat. 

Celte  chanson,  qui  ne  chante  rien  et  qui  s'accompatine  avec  un  lapnt- 
Jement  monoione  d'accords  sur  le  piano,  est  cntielardée  de  f.icéiies  (|ue 
le  com(V/((ff  a  composées  lui-même,  le  tout  giavé,  avec  déiliciice  îi  Ch. 
Plantade  ou  à  Bérat,  dont  il  est  iiécessaireiueiit  le  Uatleur  el  l'ami. 

Le  comique  est  iuilis|)ensable  pour  toutes  b  s  iiinoceiiles  n'aseties  du 
monde,  qui  ne  denian  leni  pas  'i'c-prii,  mais  du  mouvement,  du  dérange- 
ment et  une  cerlainc  verve  'Mi  déioidre. 

Si  pour  jouer  des  proverbes  ou  des  chara-'e^  il  faut  déplacer  des  meii- 
b'cs,  i'cpioùser  un  cos'ume  avei;  des  loques  informes,  grimer  des  vis.i- 
ges,  oiganiser  un  orelic.slic  avec  des  pimeiK s  et  des  bassinoires,  le  co- 
mique est  fécond  m  ressouices  ;  il  s'agiie  dans  celle  mise  eu  S(èiie  dont 
il  imcrrompi  chaque  délai  par  des  lazzis;  c'est  lui  qui  trouve  les  meilleure 
mots  de  charades,  qui  remplit  le  m  eux  son  lù  e,  qui  joue  le  initux  les 
charlatans,  les  commissaiies  de  police  et  les  empereurs  romains. 

Dans  la  coiin'die  de  société,  il  excelle  par  sou  universelle  bonne  vo- 
lonté :  Il  aeiepie  ions  les  emplois  tt  pousse  rnnniolaiioii  de  lui  même 
jus;|u'à  danser  des  pas  de  Taylioui  avec  uu  jupon  de  gaze  et  des  rokcs 
dans  les  cheveux. 

Et  chose  iiij  s!c! 

Ouand  le  comique  a  fini  ses  exercices  qui  ont  tant  fait  r;rc,  il  est  ré- 
compensé par  un  délaisseuieiit  ab.>.olu. 


(2)  Chsï  l'éditeur,  rue  d'Enghini,  10, 


Il  n'y  a  pas  de  vie  ("e  château  possib'e  sans  un  comique. 

C'est  une  grosse  all.iire  et  d.iiu  la  dillirulié  double  le  plaisir,  que  de 
jou"r  la  cotneilie  loin  de  Paris,  dans  les  tei  ri  s, 

El  à  côté  des  amateurs  imiurels,  sans  prétention  et  par  cette  raison  eï- 
cellens  qi;e  le  hasard  révèle  comme  de  glands  comédiens,  la  nécessilé 
d'un  comiiyHe  est  absolue  pour  organiser  l'admini-iration  de  la  troupe, 
peindre  bs  décors,  tendre  un  salon,  découper  des  arbres,  distribuer  les 
rôles  et  (pielqui  fois,  souiller. 

C'est  à  l'eiii|;loi  de  soullleur,  emploi  modes'e  en  apparence,  que  le  co- 
viique  demande  ses  ell'ets  les  plus  boulions.  Tantôt  il  so  dlle  trop,  taniOt 
pas  assf  z.  tantôt  trop  bas,  la  tôt  trop  haut,  toujours  de  manière  h  amener 
des  (oqs-à  l'âiie  eides  i ires généi aux; souvent  pour  in'im  (ler  les  ariiires, 
il  abuse  de  sa  iioilion  en  lorgnant  leuis  molcts,  et  du  fond  de  suu  trou 
leur  adresse  /(5  grimaces  lis  plus  propres  à  les  dé-'oncerier. 

Pendani  les  répeiiiions,  pi  nilant  que  les  uns  étudient  au  coin  d'une  al- 
lée de  parc  ,  que  les  aulr-  s  ,  dans  leurs  clianibi  es  ,  liu'  lei.t  comme  di  s 
cymbales,  le  comi-jue  va  de  l'un  à  l'aune,  in'juiéte  cellcci  sur  la  couleur 
de  la  rôle  qu'elle  a  choisie,  celui-là  sur  l'ellet  é  (uivoipie  de  fcs  nul  eis  , 
conduit  les  lépéiitions  partielles,  chante  les  coup  eis  de  tout  le  momie  , 
lédige  unealhcie  buileMiue.  f.dt  au  pnb'ic  des  annoi.ces  eïci  ntiiques  , 
et  trouve  euliu  dans  cette  succession  (i'evénemens  uiatière  à  glose,  à  rire 
et  à  bruit. 

Du  lete,  cpgnût  de  la  comédie  hors  Paris  se  propage  avec  une  fureur 
crois-anie  :  depuis  qu'il  n'y  a  plus  de  véi itable  socicié,  on  rei  p'are  les 
causeries  ,  les  réiinions,  les  cenles,  les  soupers,  tous  les  plni.>is  iniimcs 
d'aiiuef  lis,  par  des  plai>irs  de  passage,  paedesccui^es  de  Chantilly,  des 
voyages  au»  eaux,  par  de  la  comédie  de  château  ,  toulcs  choses  qui  ainu- 
seul,  qui  rappioehent,  mais  qui  ne  lient  pas. 

La  p.issiondu  trave>tisseineiit  est  universelle,  elle  gagne  tous  les  âges, 
tous  les  sexes  Ci  tonus  les  pi'ovioccs. 

On  parle  aussi  d  un  jeune  diplomate  qui,  désespérant  de  voir  briller  à 
sa  boutonnière  la  moire  rou^e  du  rub.in  de  Ihouieu:',  et  n'ayant  pas 
songé  pour  l'obtenir  à  se  f  aie  nommer  s"rgeiit-nia,or  dans  la  garde  iia« 
tionali',  se  coosole  par  une  illusion  théâtrale  du  Tingra  i  ud  •  du  pouvoir; 
il  court  les  châteaux  à  comédies,  et  s'uUre  toujours  pour  jouer  Us  dé- 
corés. 

Pour  en  revenir  au  comique,  sa  destinée  le  trompe  bien. 

Siius  remiiire,  un  homme  t.ait  soil  peu  ihansonnier  ou  rentrllcjoe, 
était  accue.l  i  avec  tranoporl  dans  la  sociclé,  et  chauilemtnt  pousse  dans 
les  empliiis  publics. 

Aiiioiird  hiii,  le  comique  perd  fon  temps  et  ses  frai%  les  députés  et 
les  miiiislres  euroiiiagei  t  peu  les  chanteurs  de  romances  el  les  hero^  de 
provubes.  Quant  aux  femmes,  chose  i-ingulère  ei  pouitani  explicablel 
elles  éprouii  lit  une  joie  mal  goe  et  C' qnette  à  m'pn.^er  ceux  gui  (ont 
tant  pour  les  (li^tlalre,  et  détuornant  les  yi  ox  de  ce  ui  qui  s'agde,  qui  gri- 
mace nouj- leur  amiiseaieiH,  elles  vont  choisir  d  les  uu  coin  le  giogi.on 
taciini  ne  et  froid,  qui  ne  Lgure  que  comme  trouble-féic  dans  les  plaisirs 
d'auirui. 

.Sans  doute,  les  gens  comiques  ne  sont  pas  nécessairement  amusars  ; 
mais  il  faut  cuuveuir  que  de  nos  jours  on  fait  la  part  trop  belle  aux  en- 
nuyeux. 

Voici  encore  un  agent  de  change  qui  disparaît.  C'est  un  pauvre  jeune 
homme  nommé  M.  Bonnet, 

Sans  rien  dee  de  (lés.)lilig''3nt  pour  la  mémoire  de  W,  Ronnrt,  qui  a 
eu  le  irisle  coin  âge  de  se  i.o;  er,  ni  pour  la  compagnie  des  .ageiis  de  c.  an- 
ge, qu'on  accuse  a  tort  des  désordres  pariiculars  de  quelquesuos  de  ses 
memlires. 

Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  de  remarquer  que  du  train  dont  se 
défont  tontes  les  institutions,  loiis  les  arrangemeus  sociaux  ,  il  est  proba- 
ble qu'avant  [leu  il  ne  restera  (dus  rien. 

Et  c'.  si  fort  iinpro)iremeni  (juuiie  chose  qui  mine  à  Londres,  à  Bruxel- 
les et  à  la  Morgue,  s'appclie  encore 

Une  carrit'rr. 

Les  gens  qui  vivent  de  leur  travail  et  de  leur  inlcllizence,  qui  écrivent, 
qui  peignent,  qui  cuiiiposent  de  la  iiiusi  |ue,  sans  -voir  be.^o■^l  o'une  autre 
mise  de  fonds  (|uc  leur  esprit,  ci  qui  gagnent  25  ou  30  raille  bancs  par 
an,  sans  nieitre  delioi>  d'autre  cap  lal  ipie  ce  qu'il  faut  puuracheur  une 
p'uiiie  (le  fer,  un  pin  eau  ou  du  papier  réglé. 

Sont  cmsés  n'avoir  pas  de  ranière,  ei  in  boucher  ne  lei-r donnerait 
pas  sa  lille  avec  50  mille  iraiics  de  dot  qu'ils  pl::cer.Tii'nl  "  n  renie. 

Mais  si  le  fuiur  est  huissier,  avoué,  notaire,  ngeni  de  ch.mge,  s'il  a  be- 
soin pour  cniier  dans  une  carrière  de  lont  rar^ient  que  le  b  lU  her  a 
gagné  il  vendre  de  la  vai  he  à  Taux  poils,  celui-ci  le  diniuen  vo!oiii;ers, 
sauf  à  repreiiihc  plus  tard  sa  tdlc  devenue  veine  d'un  failli  qui  a  Iréb  iché 
dans  sa  carrit-rc.  Ce  qi  i  a  fan  'lire  à  M.  Bervd:c  qui  les  pi  étendues  c.vu- 
KitiivES  ne  sont  plus  q.ie  des  cliargcs. 

M.  Saurct  raconte  que  passant  à  Clerval,  département  du  Doub-S  ,  il 
alla,  pendant  qu'on  relayait ,  cjjtcudrc  avec  sa  lemoïc  l'ûllice  du  diman- 
che. 

11  est  d'usage .  dans  les  é-^lises  de  quelques  commun-'s  de  la  Franche- 
Comté,  que  les  deux  sexes  se  divisent  ou  deux  gi  oujes  bien  dis.iaib  qui 
occupi  ni  charnu  uu  des  côiés  de  la  nef. 

L'aueicn  garde  des  sceaux  ijjnoiaui  cet  us.ige,  accouipsgua  Mme  Sauict 


60 


LE  5IAGASIN  LITTERAIRE. 


et  se  troiivî  plarô  ainsi  avec  elle  dans  les  rangs  dos  femmes.  S.'ais  au 
moaiem  où  le  cm  é  venait  de  répandi  e  sa  bOaediciiou  sur  rassemblée  , 
il  aperçiit  au  milieu  de  ses  brebis  ua  bouc. 

L'excelieiit  pajieiir  ne  put  modi^rer  son  indignation,  et ,  apostrophant 
l'intrus,  le  sorauia  au  nom  dfs  mœurs  et  de  la  ieli;^iun  oiUragites,  de  pas- 
ser de  l'aulie  côté  de  l'ôgilse  et  d'<il!er  retrouver  les  lidèles  de  son  sexe. 

M.  S.iuzct  s'empressa  d'obier  à  en  ordre  si  véliômeniement  signilié,  et 
aprts  l'ollice  il  remon'a  dans  sa  voilure,  prenant  toutefois  en  note  le  nom 
du  brave  et  rigide  curé  Brioi,  et  se  prometiani,  s'il  revient  aux  affaires  , 
de  Un  i(5moigner  son  esiinie  par  un  avancement  bien  mOritt'. 

Voilà  ce  que  raconte  M.  Sauzet;  mais  il  ne  connaît  pas  les  conséquen- 
ces de  son  passa>;e  à  «".lerval,  et  nous  le  lui  apprenons. 

M.  Monnod,  substitut  du  procureur  du  roi  à  Besançon ,  se  trouvait  à 
réalise  au  moment  de  l'esclandre.  Grand  fut  son  éioniiement  en  recon- 
naissant son  ancien  garde  des  sceaux,  et  après  la  messe  11  alla  charitable- 
men;  exposer  au  curé  rmimeasiié  de  si  bévue. 

M.  Briot  coui  ut  à  la  poste  pour  faire  ses  excuses  ;  mais  il  n'était  plus 
temps,  et  depuis  ce  jour  il  a  peidu  le  sommeil  et  l'appétit. 

Puissent  nos  profanes  Nouvelles  lui  tomber  soi.'S  la  main ,  entre  son 
Brcciaire  et  la  y  ce  des  Saints,  et  le  rassuier  en  lui  apprenant  le  bon 
souvenir  que  M.  Sauzet  garde  de  son  passage  à  Clerval ,  et  eu  lui  mon- 
trani  en  perspeciive  la  cure  dorée  de  Besancon! 

Une  actrice  d'un  petit  théâtre,  Mlle  Ozy,  aussi  connue  par  son  esprit 
que  par  son  dé^illtéressement  et  son  désordre  financier,  sacrifia,  l'été 
dernif  r,  à  cette  manie  si  commune  chez  les  artistes  d'habiter  une  villa. 

Elle  loua  dans  les  environs  de  Paris  une  petite  maison  dont  elle  oublia 
obstiiiéniiT.t  de  payer  le  luyer. 

Le  propriétiire  vendit  la  maison. 

Le  propriétaire  nouveau  s'aperçut,  au  bout  de  trois  mois,  qu'il  n'était 
devenu  acquéreur  de  bien  fonds  que  pour  l'agrément  de  Mlle  Ozy. 

Au  bout  de  six  mois,  et  après  des  sommaiious  polies,  il  alla  trouver  sa 
Iccaiaiie  : 

—  «  Ecoutez,  mademoiselle,  vous  ne  vouliez  pas  payer  mon  prédéces- 
seur, vous  ne  me  payez  pas  mieux  ;  quittez  ma  maison,  je  ne  vous  de- 
mcin  Je  pas  d'ûrriéré,  je  ne  vous  demande  rien  du  tout. 

—  i>  Ah  !  Monsieur,  que  dites-vous  là  ?  je  suis  habiiuée  h  celle  déli- 
cieuse reir.  ite,  j'y  ai  pris  mes  aises,  mes  amis  en  conn.nsscnt  le  chemin; 
je  ne  me  déciderai  pas  à  la  quitter.  Tenez,  je  consens  plutôt  à  une  aug- 
mentation, a 

Aujourd'hui  toute  opinion,  tout  dissentiment  politique  ou  non,  s'orga- 
nise en  parti. 

£i  il  y  a  le  parti  de  Rime  LatTarge. 

Dans  le  parti  LaOarge,  comme  dans  tous  les  partis,  il  y  a  des  braves 
gf  ns,  des  maris,  des  femmes  honnêtes,  et  nue  fnule  d'autres  personnes 
qui,  pir  caractère  et  par  position,  protestent  contre  1  intervention  de  l'ar- 
senic dans  les  querelles  conjugales. 

Ces  braves  gens  nous  rappellent  ce  qui  arriva  en  Angleterre  à  lord  Cas- 
leireagh,  lorsqu'il  se  rendait  à  la  chambre  à  l'époque  du  procès  de  la  rei- 
ne Caroline. 

La  reine  Caroline,  malgré  ses  erreurs,  était  fort  populaire,  et  l'on  sa- 
vait que  lord  CastcliCiigh  lui  élait  hostile. 

Une  multitude  furieuse  entoura  la  voiture  du  noble  lord,  et  voulut  le 
forcer  à  crier  :  Vive  la  reine  Caroline! 

Le  lord  lit  ouvrir  la  portière,  se  posa  sur  le  marche-pied,  et  d'un  geste 
goguenard  f  nnoDça  à  l'émeute  qu'il  allait  lui  donner  satisfaction,  pui^, 
agiinnt  en  l'air  son  chapeau,  il  cria  : 

llwrah  for  tlie  queen  !  and  may  ail  your  wives  be  like  hcr\ 

Vive  la  reine  !  et  puissent  toutes  vos  femmes  lui  ressembler  ! 


PETITES  CHROIVIQUEâ  KSI  X13^°  SIl^CIiE. 
Mademoiselle  SctieBuse. 

Il  y  a  de  cela  soixante  dix  ans  au  plus ,  au  sein  do  la  cité  lyonnaise  vi- 
vait une  fimille  de  pariarchcs,  menuisiers  et  vertueux  de  père  en  fils. 
Pfliie  dvnasl  e  bourgeoise  ,  véiiiable  souche  d'bonnètcs  gens  ,  la  famil  e 
Thi'veniii  avait ,  h  déraut  de  bla-on  et  d'historiogr^iplies  brevetés  ,  une 
vieille  enseigne  bien  noire  et  un  vieux  nom  sans  tache ,  qu'elle  montrait 
avec  l'orgueil  d'uu  Lusignan  ou  d'un  Montmorency. 

Le  père  Thevenin  régnant  (  Thevenin  IV  ou  V,  je  ne  sais  pas  au  juste) 
était  bien  la  perle  des  souverains  en  salmis,  le  roi  des  menuisiers,  le 
Dagobert  ou  le  Béarnais  de  sa  race.  Bon  vivant  et  travailleur  iuirépi- 
ile,  enioiinant  les  cliaiisons  de  maître  Adam  son  confrère,  tout  en  pous- 
sant son  rabot  ou  en  vidant  la  line  bouieille,  pi  r.-onne  ne  po  ivait  lui 
être  comparé  pour  la  bonté  du  cœur  et  la  rectitude  de  l'esprit  :  person- 
ne, si  ce  n'est  pourtant  sa  respcitable  épouse,  la  g  osse  oaniin  Theve- 
nin, toute  ronde,  touie  joulllue,  toute  vive,  toute  pitulaute,  toute 
bruyante,  gronda  .t,  brusquant,  mriudi.-sant  et  embrassant  son  monde 
tout  à  la  fois;  mais  pbis  que  ligide  sur  le  chapitre  des  niceurs  et  à  l'en- 
droit delà  rcii^ion,Q'uifflaut  rieu  tant  après  le  boa  Dieu  que  sou  mari  et 


SCS  en  fans,  de  même  que  le  père  Thevenin  préférait  sa  grosse  moitié  et 
sa  petite  progéniiure  au  plus  e\ce  lent  vin  du  crû. 

Couple  viriueux  et  pastoral  que  l'on  respectait  dans  tout  le  quartier, 
que  l'on  citait  pour  exemple  à  tous  les  ménages!...  Le  père  Tbévenin- 
était  svndic  de  sa  comaïunauté;  il  portait  le  cicrgp  d'honneur  aux  procès 
sio::s,  et  siégeait  le  premier  au  banc  des  marguiliiers  de  la  paioissf.  La 
mère  Tnôveuin  était  l'oracle  et  la  providence  de  son  faubourg,  la  dispen- 
satrice des  aumônes  de  son  curé. 

Puis,  dans  la  boutique,  au  milieu  des  planches  et  sous  les  établis, 
jouai'^nt,  riaiftit,  rouhient  cinq  ou  six  marmots  barbouillés  de  raisiné  et 
joyeux  comme  des  chérubins.  Parmi  ces  bonnes  grosses  ligures,  on  en 
remaniuail  une  par  dessus  tout  :  c'était  bien  la  mine  la  plus  éveillée,  la 
plus  luiinc,  l'œil  le  plus  intelligent,  le  plus  appétissant  sourire,  et  de  la 
grâce  comme  un  bel  archange,  de  l'esprit  comme  un  vrai  démon  ;  il  y  a- 
vait  louie  une  vie  d'artiste  et  de  femme  du  monde  inscrite  sur  cette  phy- 
siononùe  d'enfant. 

—  Celle-là,  disait  te  père  Thevenin,  en  la  montrant  à  sa  pratique, 
c'eU  le  pi.rirait  (en  beau)  de  monsieur  son  père.  Elle  a  ma  franche  gaité, 
mes  brusques  allures,  elle  répète  mes  (  hausons  à  boire  et  mes  petites 
gai  lardises;  elle  a  trop  d'esprit  pour  n'être  qu'une  ouvrière!  nous  eu 
ferons  une  femme  de  chaiiibre  ou  une  duchesse. 

—  Ou  bien  encore  une  comédienne,  disait  le  na'i'f  Michel,  le  premier 
et  l'unique  ouvrier  de  l'éiablissement. 

Là  dessus,  la  mère  Ihévenin  grondait,  s'emportait  et  criait;  elle  avait 
décidé  que  sa  lille  serait  l'épouse  d'un  bon  artisan,  la  maîtresse  au  logis 
comme  elle-même  ;  elle  ne  voulait  pas  déroger,  la  lière  petite  bourgeoise 
[u'elle  était  ! 

Mais  le  destin,  qui  en  savait  plus  long  que  la  mère  Thevenin.  devait 
décider  autrement  du  sort  de  la  jeune  hlle;  il  l'avait  désignée  d'avance  au 
nombre  de  ses  élues;  il  lui  avait  dit  tout  bas  à  l'oreille  :  n  Tu  auras  un 
uoiu,  de  la  gloire,  de  la  richesse  par  dessus  tout.  » 

En  attendant,  la  petite  croissait  en  esprit,  en  malice  et  en  beauté  ;  elle 
avait  déjà  cetie  grâce  ei.chanteresse  qui  devait  un  jour  captiver  la  foule 
et  qui  ciiarmaii  déjà  ses  voisins  et  sa  famille. 

Le  père  Thevenin  se  serait  passé  de  boire  pour  entendre  son  joli  babil  ; 
sa  grosse  épouse  oubliait  de  gronder  quand  l'enfant  parlait,  et  le  bon  Mi- 
chel au  ait  donné  sa  part  du  paradis  pour  sauver  un  chagrin  ou  procurer 
un  plais  r  à  cette  aimabl-3  enfant. 

La  petite  Marie  devint  donc  une  grande  et  belle  fil!e,  vive,  agaçante, 
intelligente,  apprenant  toute  chose  à  la  première  vue,  devisa  nt  si:r  tout, 
que  c'éiait  merveille.     Or,  IMich'-l,  quienraffollait,  lui  dit  un  jour  : 

—  Mlle  Marie,  le  machiniste  du  ihéâire  pour  lequel  j'ai  rabotté  des 
planches,  m'a  donné  des  billets  de  spectacle. 

—  Des  billets  de  spectacle,  s'écria  l'innocente  enfant.  Oh  !  que  je  vou- 
drais bien  savoir  une  petite  fois  ce  que  c'est  que  la  comédie ,  cette  œuvre 
du  démon,  comme  dit  maman  Thevenin! 

—  Il  ne  tient  quà  vous,  Mde  Marie,  de  voir  cet  enfer-là,  reprit  Michel 
en  riant,  je  prends  le  péché  sur  mon  compte. 

—  Et  ma  mère,  si  elle  venait  à  savoir? 

—  Elle  ne  saura  rien,  j'arrangerai  l'allaire  :  une  noce,  une  petite  fête, 
un  souper  d'amis... 

Et  Michel,  en  effet,  arrangea  si  bien  les  choses ,  que  la  mère  Thevenin 
conseniit  à  lui  conlier  sa  lil  e  pour  toute  la  soirée. 

Voilà  donc  Marie  juchée  au  paradis,  ouvrant  de  grands  yeux  à  l'as- 
pect de  cette  magndique  salle ,  toute  resplendissanie  de  lumières  ,  de 
ces  belles  dames  si  bien  parées  ,  de  cette  foule  impatiente  et  animée  , 
de  tout  ce  merveilleux  ensemble  qui  charmait  ses  regards  et  faisait  bat- 
tre son  cœur.  Mais  quand  le  rideau  se  leva,  quand  elle  vit  paraître 
l'acteur  par  excellence ,  l'inimitable  Préville  qui  était  venu  en  repré- 
seniation.  Quand  elle  entendit  celle  voix  si  franche,  si  naturelle,  si  pé- 
nétrante, qui  tour  à  lour  provoquait  la  gaîté ,  arrachait  les  larmes  , 
captivait,  dominait  toute  cette  assemblée  attentive  ;  quand,  près  de  lui, 
la  servante  de  Molière,  avec  son  babil ,  excita  les  rires  frénétiques,  les 
u-épi;nemens  des  spectateurs,  elle  comprit  tout  ce  qu'il  y  avait  de 
puissance  dans  le  talent  d'un  grand  ariista,  tout  ce  qu'il  y  avait  d  bon- 
heur dans  les  applaudissemens  d'une  fou'e  enthousiasie... 

Celle  soirée  avait  décidé  de  sa  destinée;  la  petite  lille  devait  être  une 
grande  artiste,  elle  aussi  devait  avoir  son  public  et  ses  admirateurs.  Dès 
ce  moment,  elle  ne  rêva  plus  quj  de  comédie  et  de  théâtre.  Plus  d'une 
fois,  elle  trompa  la  surveillance  de  la  mère  Thevenin;  et  le  bon  et  naïf 
Michel  ne  se  doutait  guère  qu'il  agissait  dans  l'intérêt  et  pour  la  gloire  de 
la  Comédie  Française. 

Elle  comprit  tout  d'abord  l'œuvre  du  grand  Molière ,  cette  prose  si 
simple,  si  vraie,  qui  réllète  le  langage,  les  habitudes,  les  passions  de  la 
vie  léeKe,  et  cette  poésie  si  amp'e,  si  naturelle,  qui  parle  à  la  fois  à  l'o- 
reille et  au  cœur.  Ede  dévorait  en  cacheite  les  pièces  du  maiire,  elle 
réoélait  seule,  la  nuit,  dans  sa  petite  chambre,  qui  se  changeait  pour  elle 
en  théâire;  elle  voyait  la  salle  splendidement  éclairée,  la  foule  frémis- 
sante, atientive  ;  elle  enieudait  les  rires,  les  applaudissemens,  et^  enivrée 
de  joie  et  de  bonheur,  elle  était  tentée  de  faire  la  révérence  et  rie  dire 
merci  à  ce  public  imaginaire,  qui  devait  avant  peu  cesser  i.e  devenir  une 
liciion  pour  elle. 

11  arriva  qu'un  jour  sa  mère  lui  annonça  qu'elle  allait  être  1  épouse  d  un 
jpclil  frabiicant;  elle ,  la  jeune  et  belle  lille,  déjà  artiste  et  poète  par  le 


lE  MAGASIN  LITTERAIRE, 


«1 


cœur ,  elle,  l'élève  de  Molière  et  de  Préviile ,  devenir  PL^pouse  d'un  mar- 
chanil,  aller  s'ensevelir  au  fond  d'une  ol)scure  bouique!  csi-ce  que  cela 
élail  posvlble,  csi-ce  qu'elle  pouvait  méconmître  sa  vocation  et  cdtevoix 
infaillible  de  sa  destinée  quilui  dirait  ce  ([u'elledit  à  tous  ses  élèves  :«  Va, 
mon  enl'ant,  va  oùl'urt  t'appelle,  où  la  gloire  t'attend.» — Elle  obûit  à  celte 
Toix,  la  jeune  fil'e. 

Et  un  beau  matin,  pendant  que  tout  le  monde  dormait  dans  la  maison  , 
elle  sortit  à  petit  bruit,  et  en  pleurant  tout  bas  ;  elle  demanduil  pardon  à 
Dieu,  à  son  père,  à  sa  mère;  puis  elle  se  lança  vers  lagraude  vile  où 
viennent  s'abattre  tous  les  gloires  d'artistes,  toutes  les  destinées  u'bommes 
de  génie. 

En  arriiantdans  la  capinle,  elle  courut  se  jeter  aux  pieds  de  Préville 

«  Oh,  monsieur ,  lui  dit-elle  ,  avec  celte  voix  si  suave  et  si  touchante 
qui  (levait  séduire  plus  tard  tout  un  public ,  par  griice  ,  so>'ez  r-ion  guide 
et  mon  maître!  d^miiez-moi  un  peu  de  votre  science  ,  un  pei  de  v(,tre 
lalejit  d'artiste,  et  Je  vous  aimerai  comme  un  second  père,  et  je  >ous  invo- 
querai comme  mon  sauveur!...» 

Le  vieux  ['résilie  aitendri  releva  la  jolie  suppliante  en  la  rcgaidant  avec 
tonte  :«  Eh  bien  ,  mon  enfant,  dilil,  voyons,  que  savez-vous?  » 

Et  laj"une  tille  se  mita  lui  dire  tout  ce  qn'e.le  savait,  tout  ce  que  ses 
souvenirs  et  son  cœur  lui  avaient  appris  ;  et  dans  ces  révélations  étimnan- 
tcs  il  y  avait  tant  d'entraînement ,  tant  de  vérité  ,  que  le  grand  comédien 
Ctonné  ,  stupéfait  et  chaimé  à  la  fois,  s'élança  vers  elle  en  lui  serrant  la 
main  ,  et  s'écria  avec  force  :«  Oui ,  ma  lille  ,  je  serai  ton  maîire,  ou  [ilu- 
tùlje  serai  ton  conseiller,  ton  ami,  ton  second  père;  car  la  nature  t'a  faite 
ariisie  et  t'a  révélé  dé,à  nos  secrets.  » 

Alors  il  prit  plaisir  a  lui  confier  les  résultats  de  ses  longues  études,  de 
ses  obicrvatioiiS  profondes;  elle  comprit  tout,  devina  tout,  proDia  de 
tout,  tant  et  si  bien  que  Préville,  comme  un  autre  l'^gmalion,  tout  lier  de 
sa  CJalatée  dramaiique,  la  j^réSL'nta  un  soir  à  son  public  bien  aimé. 

Oli  !  ce  fut  une  belle  soirée,  un  grand  événeun-nt  pour  la  jeune  fllle  et 
pour  le  public;  pour  la  jeune  lille  qui  voKiltcnlin  se  réaliser  les  doux 
rèvrs  de  son  cifance;  pour  le  public  qui  se  laissa  prendre  tout  d'abord 
à  celle  voix  séduisante,  à  ce  charmant  sourire,  à  tout  cet  ensemble  mer- 
■veilleus,  enchanteur. 

Elle  était  si  contente,  si  heureuse  de  la  joie  de  la  foide,  si  (ière  de  la 
joie  de  son  maîire,  qu'elle  croyait  voir  partout  des  amisi  et  des  frères  ; 
qu'elle réponilait  à  tous  :  Merci  mon  frère,  merci  ma  sœur;  et  quand  les 
amateurs  enihousia-ies  la  félicitaient  avec  cU'usion  et  s'étonnaient  de  la 
pt-rferiion  de  son  jeu  :  «  Mon  Dieu  ,  disait-elle  naïvement,  c'est  lui  (elle 
mon'rait  Préville)  et  lui  (p|le  montrait  Molière)  qui  ont  tout  fait;  j'ai  dit 
ce  qii'ils  m'ont  enseigné  à  dire,  et  voilà  tout.  » 

Dès  ce  moment  la  jolie  débutante  devint  la  favorite  du  public  ;  ses  ca- 
marades, la  trouvant  si  franche,  si  joyeuse,  si  modeste,  si  bonne  tille,  ne 
songèrent  même  pas  à  la  jalouser  et  l'aimèrent  comme  si  elle  n'éiait  pjs 
coniéclienne.  Tout  le  monde  l'aimait  aussi,  parce  qu'elle  était  bonne  et 
charmante  avec  tout  le  monde. 

Les  poètes  qu'elle  inspirait,  les  auteurs  qu'elle  faisait  valoir  disaient 
en  l'écoutant  et  en  l'app'audissant  : 

—  Elle  a  plus  d'esprit  que  nous  tous ,  sans  le  vouloir  et  sans  le  savoir. 

—  Quel  dommage,  s'écriait  Dorât,  qu'elle  n'écrive  pas  ce  que  je  pense  ! 

—  Je  la  Vois,  ajoutait  le  papa  Favart  devenu  a  peu  près  aveugle,  Je  la 
vois  quand  elle  parle. 

C'est  qu'en  ellet  sa  voix  révélait  son  ame ,  et  son  ame  se  peignait  sur 
SCS  traits. 

Les  marquis  et  les  ducs  saluaient  la  servante  de  Molière  comme  si  elle 
eût  été  une  princesse  ;  et  l'infortunée  reine  Marie  Antoinette,  cette  augus- 
te soubrette  du  théâtre  de  Trianon,  et  Mme  de  Montesson,  la  grande  co- 
quette du  ihéâlre  du  Palais  Royal .  lui  demandaient  à  leur  lour  un  peu  de 
sa  belle  humeur,  de  sa  grâce  piquante,  de  ce  je  ne  sais  quoi  qui  lui  ga- 
gnait tous  hs  cœurs. 

Et  quand  elle  sf  vit  ainsi  fêlée ,  et  aimée  à  son  théâtre  comme  dans  le 
monde,  entourée  chez  elle  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  i,rand,  d'illustre  dans 
les  ietircs ,  dans  les  arls ,  dans  l'état,  elle  se  prenait  à  soupirer  et  ii  se 
(lire  tout  bas  : 

—  Ah!  si  papa  et  maman  Thevenin  pouvaient  me  voir!  ils  me  pardon- 
neraient, je  gat;e. 

C'était  une  belle  et  heureu=e  existence,  un  bonheur  de  tous  les  instnns, 
et  ci'la  dura  laui  que  duia  It;  bonheur  de  la  Vi  anee  ;  mais  l'orage  gr  ondait 
au  loin,  et  la  voL\  terrible  du  lion  populaire  rugissait  déjà  autour  du 
ihéâlre. 

Vuilà  qu'un  jour,  au  moment  où  notre  charrante  actrice  assistait,  elle 
et  trois  cent  inilli'  autres  Pôri^icns,  ii  cette  prépar.nion  à  la  fois  buil  'S(|iic 
et  sublime  de  la  grande  létede  la  fédération  ,  al.rs  que  les  pramles  dames 
travaillaient a\cc  lescliaiboniii  is,  et  (juc  lesgrisi  tt.  sir  >î-aienila  brounte 
en  compagnie  je  ha:'ts  fonctiof.naires,  elle  aperçut,  la  bonne  lille,  dans 
la  personne  d'un  député  lyonnais,  son  père,  son  bon  père  tant  pleuré, 
le  icspeclable  Thevenin.  Elle  Jeta  un  cri  et  se  préoipiia  vers  lui  en  l'em- 
brassant; elle  bonliommi'.  étonné,  stupéfaii,  no  pouvait  en  croire  ses 
yeux  :  cette  belle  dame,  si  grâcieusi-,  si  aven mte,  si  bien  parce,  c  était 
sa  lille,  sa  propre  fille,  sa  petite  Marie,  (|ui  l'embrassait  en  plein  Clianip- 
de-Mart,  à  la  face  du  ciel  et  de  la  nation.  Urve.i  i  de  sa  surprise,  il  lem- 
brassa  à  son  tour  ;  il  r.e  pouvait  parler,  tant  .1    lait  ému. 

Alors  clic  prit  par  le  bras  le  menuisier  itidéralisie,  et  s'en  alla  à  pied 


avec  lui  ;  elle  le  conduisit  à  sa  demeure,  le  lit  entrer  dans  son  boudoir; 
et,  se  iDcttant  à  genoux  en  lui  prenant  la  main,  ele  dit  : 

—  Père,  votre  lille  n'a  pas  voulu  être  une  petite  bourgeoise  ,  elle  est 
commédienne:  lui  piirdonaerez-vous? 

Et  le  père  atleii-ri,  l'embrassa  de  nouveas  et  répondit  en  pleurant  : 

—  J'ai  reir;  iivé  ma  (illc,  tout  r^tt  oublié. 

Le  père  avait  pardonné,  il  consenfiit  à  vivre'  près  de  sa  fille,  mais  le 
pardt  ri  de  la  mère  Thevenin  devait  cire  plus  dillicile  à  obtenir;  puis, 
voudrait  el'e  venir  demeurer  chez  une  comédienne  !...  Le  père  Thevenin 
tenta  la  négoeiati'in  ;  gi  âce  à  une  épîlre  touchante  de  sa  Olle,  et  avec 
l'ai, le  de  Michel,  de  ses  voisins,  de  ses  autre  enfans,  qui  étaient  mariés, 
la  bonne  femme  capitula  et  se  rendit,  non  sans  peine.  Elle  céda  la  bouii- 
(lue  à  l'un  de  ses  fils,  et  après  avoir  embrassé  ses  am  s,  ses  voisins,  le  bon 
Michel,  (|ui  clgnait  de  l'œil  et  riait  en  desous,  après  avoir  caressé  sa 
chèvre  chérie  et  fait  ses  adirux  à  tout  ce  qu'elh  aimait,  elle  monta  en  di- 
ligcnrc  avec  son  mari  et  partit  pour  la  capitale. 

Quand  elle  entra  cliez  sa  Cile  ,  quand  elle  la  vit  à  ses  genoux  implo- 
rant son  pardon  ,  la  bonne  mère  se  Jeta  dans  les  bras  de  l'actrice  en 
pleurant,  et  lorsqu''elle  voulut  gronder,  il  n'était  plus  temps  ;  sa  chère 
Marie  la  p.cssait  sur  son  cœur  et  l'empêchait  de  parler  en  la  couvrant  de 
baisers. 

Dès  que  tout  fut  pardonné  et  oublié,  la  bonne  et  heureuse  fil'e  présenta 
le  papa  et  la  maiiian  aux  comédiens  ses  camarades,  à  ses  amis  les  gr.nis 
seigneurs  :  «  C'est  mon  bon  père,  c'est  ma  bonne  mère,  leur  disait-elle  , 
aiiuez-lcs  comme  vous  m'aimez.  »  Et  les  grands  seigneurs  prirent  la  main 
des  deux  époux,  et  les  comédiens  les  embrassèrent  cordialt^ment,  on  les 
plaça  à  table  près  de  leur  fille,  on  trinqua  avec  eux,  on  but  à  leur  santé  ; 
Dugazun  faisait  pouiler  de  rire  le  bonhomme  avec  ses  Joyeux  conti  s ,  le 
gros  Desess.-'rt  ^parlait  morale  avec  la  bonne  mère,  al  les  deux  époux  se 
disaient  après  diner  :  «  Par  ma  foi,  je  ne  croyais  pas  les  grands  seigneurs 
si  bous  enfans,  et  les  comédiens  ne  sont  pas  si  diables  qQ"on  veut  bien 
le  dire.  » 

Le  lendemain,  cefut  rouvelle  fête,  nouveaux  plaisirs,  l'henreuse  Olle 
voulut  montrer  ses  païens  h  toutes  ses  connaissances.  Mais  bientôt  les 
bonnes  g-  lis  demandèrent  grâce  ;  la  têie  commençait  à  leur  tourner,  ils 
voulaient  avoir,  comme  à  Lyon  ,  un  petit  logis  où  ils  puissent  vivre  à  leur 
aise  et  loin  de  tout  ce  fracas  du  grand  monde. 

La  bonne  fille  sourit  et  leur  dit  :  «Venez...  »  Puis  elle  les  Ot  monter 
en  fiacre.  Un  moment  après,  ils  descendaient  devant  une  jolie  mai.-on- 
neite  ;  aussitôt  ouvrant  une  porte,  elle  leur  dit  :  «  Entrez ,  vous  êtes  chez 
vous.  (I  Quelle  douce  surprise  pour  le  menuisier  et  sa  ft-maie!  Ils  ont 
reconnu  leur  boutique  du  faubourg  de  Lyon  :  rien  n'y  man;iue,  pas  mô- 
me le  bon  Michel  qui  rabutte  des  planch-s  et  qui  les  recuit  en  riant  aux 
éclats.  La  bonne  femme  s'él;incc  au  fond  de  la  boutique;  elle  jette  un 
cri  de  joie,  elle  a  retrouvé  son  joli  jardinet,  sa  bonne  chèvre  qui  broute 
le  gazon  et  qui  fait  enlendre  un  joyeux  bêlement  en  apercevaut  sa  mal- 
tresse. 

Les  deux  époux  ne  peuvent  en  croire  les  yeux  ;  il  leur  semble  qu'ils 
font  un  rêve.  «  Non,  vous  ne  rêvez  point ,  s'écriait  la  bonne  fille  en  sau- 
tant de  joie;  non,  tout  ceci  est  à  vous,  bien  à  vous;  je  ne  vous  demande 
qu'une  chose,  c'est  de  me  permettre  de  venir  vous  voir  i'ussi  souvent  que 
je  pourrai. ..  »  Et  tous  les  trois  s'embrassèrent  de  nouveau  en  pleurant  i  e 
joie,  et  le  bon  Michel  disait  à  part  lui  :  «  Je  savais  bien  qu'elle  serait  co- 
n-édicnne;  elle  avait  trop  d'esprit  pour  être  une  menuisière.  » 

Les  bonnes  gens  s'installèrent  joyeusement;  leur  fille,  heureuse  de  leur 
bonheur,  jouissait  de  son  ou> rage  ;  toutefois  ses'.désirs  n'étaient  pas  encore 
snl  sfails  ;  elle  vouiaitque  sa  mère  pilt  être  tdmoin  d'uo  de  ses  triomphes 
de  chaque  soir;  mais,  sur  ce  chapitre,  la  bonne  femme  se  moi. trait  iutrai* 
table  :  la  comédie  était  toujours  pour  elle  une  œuvre  du  démon. 

Il  fallut  s  ipplier  lonj-iemps.  Enfin,  de  guerre  lasse,  elle  se  laissa  en- 
traîner, tout  en  se  promenant  de  ne  rien  voir,  de  ne  rien  entendre ,  pour 
résister  plus  sûrement  à  la  tentation. 

La  voilà  donc  au  fond  d'une  lo:c  obscure,  baissant  la  tête,  se  bouchant 
les  01  cilles,  et  jurant  au  fond  de  l'âme  de  déjouer  toutes  les  cmbùchfs  du 
démon.  Le  premier  acte  de  la  tragédie  commence:  c'était  Atha'de.  Quel- 
ques mots  du  grand-prélre  qu'elle  entendit  malgré  elle  rêiounereni  :  on 
parla  t  de  rEteri.el  et  de  sa  touie-puisa-ire.  La  mère  Tbêvinin  pensa  oue 
c'était  une  ruse  du  malin  esprit;  mais  au  second  acte,  quand  elle  saLsit 
les  mêmes  mots  en  passant,  qum  I  elle  vit  paraître  le  pe  it  Joas  et  qu'clc 
ciitei  d.t  les  bel. es  niavinus  de  1  Kvangde  sortir  de  la  Louche  de  cène  io- 
iiocente  créature,  ta  bonne  femme  ri-qua  un  a'il.  puis  deux,  piiîsel;e  fut 
tout  regard  et  tout  aine.  Cette  grande  et  mrjcsiueuse  poésie  qui  <  .xprj- 
mait  si  bien  les  vérités  de  li  religion  carélieiine  la  saisissait  n'u»  saint 
respert.  Mais  que  devint-elle  q -and  cl'e  «  nteiulii  les  rbaiiis  s.irrês  (!•  s  lé» 
viles  en  rbonn.ur  de  l'El-  rnel  !...  La  pauvre  mère  êpi  rdac  loaiba  à  ge- 
noux en  se  fi  aapant  a  potrinc,  et  se  crut  dans  le  temple  du  bci^neur  ou 
dans  le  ro}aume  des  élus. 

Ce  lut  tout  antre  chose  à  la'serondc  pièi-e,  d.^ns  le  Ma'adc  imaginai- 
rc.  Ce  qu'elle  voyait  lui  senib'aii  si  niuircl.  qu'<  le  riaii,  (pi'.'  I.  ap,  lau- 
dissaii  comme  tout  le  mon  le;  elle  ne  rceoimaiss.dt  plus  sa  ihère  Marie 
sous  les  iraits  de  la  joyeuse  Toinelie;  elle  gcsiiculaii.  elle  inpi.:naii,  elle 
pleurait  de  jeie,  elle  n'avait  J;i  rais  été  si  heureuse.  Et  quâud  apiès  le 
spcifcb' sa  lille  arcoiirut  ei  lui  dit  : 

—  Eh  bien  1  ma  mère,  avezvuus  été  contente? 


63 


LE  MAGASIN  LITTI'RAIRE. 


—  Jt"  crois  bien,  s'i^criat-ellc;  j'ai  assisté  à  un  heati  sermon,  j'ai  en- 
tendu tli.uiicr  (le  hcaiix  caniiqne»,  et  j'ai  vu  noire  ancien  voisin  Guichard 
avec  sa  reiiinie,  avec  sa  lille,  avec  sa  gouvernante  ;  ciir  c  éiait  lui... 

—  El  s  lis  'Idule,  s'Orria  son  mari,  (|!ii  s.iva  t  déjà  ù  (|iioi  s'en  tenir  : 
c'est  lui,  c'est  loi,  c'e-t  moi,  c'est  nous  tous  ;  car  la  coind'die,  voisiu, 
femme,  et  la  coméifie  de  Molière,  c'est  l'I'i.sloire  de  tout  le  iiioiule. 

La  lionne  mère,  dès  lors,  fut  rccoiieilée  avec  les  coinéiliciis. 

—  Au  fait,  disiiit-i'lle,  des  gei;s  qui  dObileiit  des  sei  nions,  qui  chantent 
des  ranii(|ues  et  discuitautce  bonnes  vérités  ne  sauraient  cire  damnés 
dans  laiiire  monde. 

l'uis  c  Ile  embrassait  sa  clière  Marie  en  s'écriant  : 

—  Aiioiis,  allons,  mon  enfant,  reste  comédiame;  Toinettc,  après  tout, 
est  une  brave  et  dii.'ne  lille. 

Et  le  vieux  [Midiel  S2  d:sa't,  en  se  frottant  les  mains  : 

—  C'est  |iO(iriaiitnioiqui  ai  fjit  ce  ite  grande  coinéilienne. 

Dans  ce  moment,  la  bonne  Devienne  se  trouva  bien  lieuicuse  auprès  de 
son  père,  de  sa  mère,  de  ses  camarades,  et  de  tous  ses  adiniratc  urs. 

Mais  voilà  que  l'clfroyable  teiîipèe  révolinioiinaire  dispersa  celte  so- 
ciété si  b  illaïue,  sispiriiiielle;  acteurs,  speeia'.eursdes  tlièàtres  du  Petit- 
Triaiion  et  du  Pjlai-  Hoyal,  iiabiiuès  du  loyer  de  la  Conn  die  Française, 
tous  s'enfu'reiit  au  plus  vile  ;  ceux  qui  rcsièient  en  arrji'rc  to'iibèreiii  en- 
tre les  mains  des  bourreaux.  Adieu  les  balles  soirées,  les  joyeux  pro|)os, 
le  bon  rire.  Personne  ne  riait  désorni';is  ;  chacun  tremblait  pour  soi  et 
pou'"  les  siens.  Devienne  continua  de  garder,  pemiant  ces  mauvais  jours, 
sa  douce  voix  et  son  délicieux  sourire,  qui  fusaient  tout  onb  ier.  Les 
spectateurs,  qui  n'étaient  pas  sûrs  de  vivre  le  lenderoain,  se  hâlident  de 
venir  reniendre  pour  g  fiier  quelques  heures  d'iliusion  et  de  bonheur; 
c'était  aillant  de  pris  sur  le  bourreau. 

Mais  il  arriva  qu'un  jour  M.  de  Robespierre  comprit  que  la  Comédie- 
Franraisc  était  une  puissance,  et  il  jura  de  l'abattie.  Il  arriva  aussi  que 
M.  Collot  d'Herbois,  ce  terrible  dramaturge,  .se  souvint  que  les  Lyonnais 
avaient  siQlii  ses  p  èces,  cl  que  les  eoinéd. eus  français  avaient  refuse  celles 
qu'il  avait  préseniées.  La  Coinédie-Française  fut  aussitôt  décrétée  de  prise 
cie  corps  et  transférée  aux  Madeloneites,  avec  tous  ses  interprèles.  Là  en- 
core. Devienne,  amie  sincère  et  dévouée,  conserva  toutes  a  bonté  d'ame; 
elle  s'oublia  pour  les  autres;  elle  consolait  ses  compagnes  tremblantes. 
Du^'a7on  ies  faisait  i  ire,  grài-e  à  ses  charges  et  à  ses  bons  mots  ;  elle  les 
charma,  elle,  avec  sa  douce  voix  et  son  esprit.  Tous  en  peu  de  jours  re- 
trouvèrent leurgaité,  leur  verve  d'artistes;  la  Comédie  Française,  en  dé- 
pit du  comité  de  salut  public,  existait  toujours;  seulement  elle  avait  chan- 
ce de  local,  et  siégeait  aux  MadclOLneites,  au  lieu  d'être  au  palais  de  la 
Nation. 

Mais,  bélas!  Monfade  et  Ara^inte ,  Fi?;aro  et  Siizinne,  A'ccste  et 
Chérubin  avaient  été  déclarés  suspects;  leur  mort  était  nécessaire  au 
bonheur  de  la  nation  ,  au  lepos  de  la  république.  L'arrêt  est  prononcé  ; 
on  ré  lige  la  sentence.  Le  G  fatil  marque  tous  les  nom*  de  ces  artistes 
chéris  du  public.  Les  belles  manières  de  Fleiiry,  l'esprit  de  Contât ,  la 
beauté  de  haucourt,  la  gaîié  deDugazon,  n'avaient  pu  attendrir  les  farou- 
ches accusateurs.  Ils  n'ava  cnt  pouriant  pas  osi-  condamner  Devienne  : 
avec  -on  reg.ird,  son  doux  sourire,  elle  eût  aticndri  la  foule  et  désarmé  le 
bourreau  ;  ils  se  contemèrent  de  l'exiler. 

M.iis  des  amis  veiihient  sur  elle,  ils  prodiguaient  les  démarches  et  l'or; 
ilsTemporièientcnlin,  et  un  jour  le  geôlier  entra  dan»  sa  prison  pour  lui 
appicn;lre  q'i'elle  élaii  libre. 

—  Eh  quiii  !  seule?  s'éciia-t-elle  tristement;  et  vous,  mes  bons  amis? 

—  Qu'impirie,  disaient  les  autres,  nous  sommes  heureux  de  ton  bon- 
heur ;  va,  suis  libre  et  heureusu  ;  ne  pense  plus  à  nous. 

—  Oh  !  s'écri.itelle  en  pleurant,  vous  ser  z  libres  avant  peu,  Je  vous 
le  proniels;  que  ferais-je  sans  vous  à  présent  ? 

Elle  ne  pouvait  s'arracher  des  bras  de  ses  amis  ;  il  fallut  la  mettre  à  la 
porte. 

Dès  qu'elle  fut  en  liberté,  elle  courut  tout  d'abord  embrasser  son  père 
et  sa  mère,  en  leur  disant: 

—  Me  voilà,  ne  pleurez  plus. 

Et,  sans  perdre  de  temps,  elle  s'en  alla  frappant  à  toutes  les  portes, 
priant,  suppliant  pour  tous  ses  chers  camarades  condamnés  à  moit,  bra- 
vant la  fureur  de  l'accusateur  public,  implorant  la  pitié  des  membres  du 
comité  de  s:dut  |)Ul)  ic. 

Vains  efforts  !...  les  tijres  ne  se  laissent  pas  attendrir  et  ne  lâchent  p 
leur  pi  oie.  Qu'étaicet-ce  que  dcscotnédiens  pour  c?nx  qi:i  luaent  eliaque 
jour  des  savans  illustres,  des  poètes  sublimes,  des  hommes  de  génie?  il 
fallait  abattre  tout  ce  qui  s'élevait,  tout  ce  qui  aviiit  un  nom,  et  les  comé- 
diens français  éiaieiu  les  premiers  acteiiis  de  la  nation...  nul  ne  pouvait 
Il  s  sauver!..  Un  seul  homme  les  sauva,  pourtant;  et  cet  homme  était  un 
farceur,  mais  un  farci  ar  snOlinie,  qui  \ola,  en  riant,  onze  cents  tftes 
an  bourreau...  Cet  homme  était  Charles  de  Labussière.  C'e-t  tout  au  plus 
si  tous  ceux  dont  il  a  conservé  les  têtes  se  souviennent  encore  de  son 
num. 

Quand  l'arrêt  de  proscription  fut  annulé  ,  Devienne  accourut  la  pre- 
miire  piiur  cm!)  asser  sC'f  cainara'Ies. 

—  Je  savais  bien,  diait-  Ile  pleurant  et  liant  tout  à  la  fois,  je  savais 
bien  ',ue  nors  nous  revi  rrions  encore. 

Et  puis ,  tous  s'en  allèrent,  bras  dessus,  bras  dessous,  vers  leur  cher 
tbéâtic. 


Le  règne  de  la  terreur  était  fini;  on  avait  permission  de  s'amuser,  de 
rire,  sans  crainte  d'éire  suspecté. 

—  Ailiins!  s'érriaenl-ils,  qu'on  ouvre  la  porte  à  deux  battans;  voici  la 
gaît'  bMiiç.iise  qui  rentre  dans  son  nonvdne  :  allumez  le  Ui^tr.',  ouviez  le.s 
bureaux,  brossez  les  banquetti  s,  levez  la  rampe,  fiappcz  les  trois  coups 
et  laisse/,  entrer  tout  le  monde  ! 

Et  le  public  d'accourir  en  fou'e,  d'applaudir  en  s'écriant: 

—  Quoi  !  vous  voilà  m  s  bons  amis  !  vous  n'êtes  p,is  moits? 

—  Nin,  mon  cher  piiLifc!  ni  vous  nou  plus,  quel  bonheur  '... 
Hélas!  bi  n  des  amis  manquèrent,  ce  soir  là,  à  l'ajpcl  !...   Les  antres 

se  set  raient  pour  cacher  les  vides,  comme  les  soldats,  le  lendem.iin 
d'une  bataille,  quand  ils  passent  la  revue  de  leur  général.  Cét.iii  iine 
joie  saiis  paredle,  c'étaient  des  applaudissemens  sans  On  h  lapiiarition 
de  chaque  acteur  aimé.  Devienne  eut  sa  bonne  pari;  elle  souriait,  el.'e 
était  heureuse  de  tout  ce  bcniiCur.  Ce  bonheur  dura  pi  es  de  vingt  ans; 
puis,  un  de  ceux  qui  l'aimaient,  un  de  ceux  qui  l'avaient  sauvée,  réclama 
sa  récompense  ;  il  voulut  lenlevcr  à  son  public  pour  être  seul  à  l'aimer, 
1  ég(iï>ie  ! 

il  lui  offrit  son  nom,  sa  main,  sa  fortune.  Elle  accepta  ;  l'actrice  devint 
grande  dame,  sans  cesser  d'être  bonne  fille  et  bonne  camarade,  sans  mé- 
connaître une  seule  de  ses  vieilles  connaissances,  sans  perdre  un  feul  de 
ses  bons  amis.  Elle  fit  mieux;  elle  en  acquit  de  nouveaux.  Ceux-ci  é'a  cnt 
des  députés,  des  pairs  de  France,  voire  même  des  ministres.  Tel'c  on 
l'avait  vue  au  théâtre  ,  tel'e  on  la  retrouvait  dans  le  monde,  toujours 
bonne  toujours  aimable,  toujours  sédui^aiiti',  toujours  Di  vienne. 

Et  les  marquis  d'autrefois  lui  disaient,  en  lui  baisant  la  main  :  «  Belle 
dame,  le  ciel  vous  devait  mieux  encore;  vous  mLiii;ez  d'être  duchesse.  » 
Et  le  vieux  Préville  mourut  en  l'a])pclant  sa  fille  ,  comme  le  papa  et  la 
maman  ïiievenin;  et  le  vieux  l.arive  quitta  t  sesailmitiislrés  pour  veiiir  se 
reposer  auprès  d'e  le  des  ennuis  du  pouvoir  municipal  ;  et  le  vieux  FIcu- 
ry,  devenu  grondeur  et  moro.e,  retrouvait  sagaité,  son  entrain,  son  bon- 
heur d'autrefois  pi  es  de  sa  Benjamine.  Elle  les  aima  tous,  elle  lesronsola 
tous,  elle  les  v^t  tous  dis))araîirc  peu  à  peu.  «  Mon  Dieu  !  disait  elle  tiis- 
tement  à  chaque  séparation  nouvelle,  vous  m'enlevez  mes  amis  et  mes 
maîtres,  et  vous  laissez  leur  pauvre  servante,  alJu  de  leur  fermer  les 
yeux.  » 

Et  quand  ils  l'eurent  tous  quittée,  elle  reporta  ses  affections  sur  l^urs 
successeurs.  Elle  aimait  à  les  voir,  à  les  enten  Ire;  elle  s'intéressait  à 
leurs  succès;  elle  cherchait  tous  les  moyens  de  leur  être  utile.  Après  la 
révolution  de  1S30,  au  moment  où  il  était  question  de  supprimer  li-s  pen- 
bl'>ns  des  artistes,  une  de  ses  vieilles  amies  se  lamentait  devant  elle;  sa 
pension  était  tout  ce  qu'elle  possédait.  Devienne  la  console;  puis,  sans 
lui  rien  1  ire,  elle  va  ii-ouver  le  caissier  de  la  Comédie-Française.  «  Mon- 
sieur Vedel,  lui  dit-elle,  si  les  pensions  sont  supprimées,  con  inuez  de 
piyer  celle  de  Mlle  Desbrosscs  ;  c'est  moi  qui  rem  ilacerai  le  gouverne- 
ment sans  qu'elle  s'en  doute.  »  Un  vieux  serviteur  fa  t  une  cbule  et  resie 
imp'itent;  L  bonne  Devienne  subvient  à  tou«  ses  besoins  et  à  ceux  de  sa 
famille.  11  y  aurait  cent  autres  traits  charmans  à  raconter  sur  cette  aniiible 
feniiiu!.  <•  Devienne  !  s'écrie  Fleury  dans  ses  Mémoires  aujqmds  j'emprun- 
te une  pariie  des  détails  de  cette  belle  vie  d'ariiste,  quelle  femme  !  qufl 
cœur!  quelle  actrice!...  »  Et  le  vieux  comédien  était  en  cela  l'iuterprèic 
de  tous  ceux  qui  l'ont  connue. 

Elle  vécut  aillai,  la  di-^ne  et  noble  femme,  jusqu'à  82  an^  répandant 
partout  ses  bienfaits,  ses  consolations.  Jusqu'au  dernier  moment,  elle 
conserva  sa  gaîté,  sa  haute  raison,  son  doux  regard,  son  gracieux  sou- 
rire; puis  elle  s'éteignit  un  matin,  il  y  a  qneltpies  jours  à  peine,  en  di- 
sant :  "  Je  vais  aller  rejoindre  mes  vieux  amis  et  mon  cher  Molière.  »  Un 
de  ceux  qu'elle  avait  aimés  déposa  sur  sa  tombe  une  couronne  d'iaitnor- 
telles  avec  ces  mots  :  «  A  la  plus  aimable  de.s  actrices  et  à  la  meilleure  des 
femmes  :  A  Devienne,  »  va  ciiRO.\iQUtiiR  i\c;o.\.\u. 

(Globe.) 


JLes  Guêpes» 


(1) 


(Livraison  de  décembre.) 

Mes  anciens  voisins  de  la  ruede  Lat'>ur  d'Auvergne,  à  Paris,  voudraietit 
savoir  pourquoi  la  Préfecture  les  a  mis  hors  la  loi— La  rue  est  numéro- 
tée de  telle  sorte,  et  cela  depuis  pli'ieu'S  anni^is,  qu  un  bomnie  qui  de. 
meure  me  de  Lnour-d'Auver^ne  est  p^ls  intiouvable-quo  s'il  demeurait 
dans  la  forêt  .Noire ,   le  723'  chêne  -  à  guiche  en  cnlrnut  p.ir  la  Sonabe. 

Cela  me  convenait  assez,  lorsque  en  buiie  à  la  haine  do  iiiesi  oiiciio}ens 
—  je  r.cliais  mi  vie  et  mes  retiiords  aux  gardes  niunicipiux  Wenher,  1\:- 
pni'i  et  Uegoin  i  hargés  de  me  conduire  dans  les  prisous  de  la  garde  natio- 
nale ;  — .  mais  tout  le  monde  n'a  pas  envie  de  se  cacher,  — •  et  tout  citoyen 
a  le  droit  d'avoir  une  adresse. 

Il  y  a  dix  ma  sons  eiilre  le  numéro  13  et  le  numéro  lU  :— certains  nu- 
méros sont  triples,  d'autres  n'existent  pas  ;—  le  numéro  15  est  à  côté  du 
^9;  —  les  niiiuéros  21  sont  multipliés  à  l'tulini  et  sont  beaucoup  plus  Ijta 
que  ledit  29. 


(1)  Chez  l'édilecr,  rueduPaubourg-Uontmarirc,  7. 


LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


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On  lit  ceci  dans  un  journal.  —  iV.  B.  C'est  un  sarcasme  : 

«  Nos  escadres  de  la  Médiierranée,  qui  o/J'usquaieni.  l'Angleterre,  ont 
été  riis,  rrsées  et  désunit  s.  Mais  le  MoNi^Hr  s  empressait  tiicr  de  nous 
offrir  anc  gif' ie use  compensation  à  «lie  huniiliaiiun  mariiime;  il  ré- 
sulte d'un  rapport  du  prince  de  Joii)Villc,  daté  de  Terre-Ni  uve,  que  nous 
n'avons  pas  cfssé  d'occuper  un  rang  des  plus  brillans  sous  le  rapiiort  de 
la  pctlie  de  la  morue  et  des  harenys.  •> 

De  même  qu'en  fait  de  modes  d  babils  on  voit  succi'der  les  gilets  trop 
longs  au\  gilets  trop  courts;  — de  même,  en  lait  de  inoile  de  langage,  — 
au  rliauvinisme  qui ,  sous  la  restauration  ,  moiiiiaii  toujours  un  soldat 
françiiis  tiiomphant  drs  armées  coalisées  de  l'Europe ,  —  a  succédé,  au- 
jourd'hui, un  autre  ridicule  qui  cousisic,  de  la  part  ries  journaux. — à  mon- 
trer toujours  la  France  buuiiliée  ci  fjulée  aux  pieds.  — Ui)  journal  un  peu 
répandu  doit  au  moins  deux  fois  par  semaine— raconter  qu'un  Français  a 
reçu  des  coups  de  pied  à  Pt^tcrsbourg,— qu'un  autre  a  été  enifa'éàC'jns- 
taiiliuople,— et  un  troisième  mitigé  (|uel(|ue  auire  paît  ;  — tant  ces  hon- 
nêtes journaux  se  conipLiiscnt  dans  une  buniiliaiion  ,  (|ue  le  p'us  souvent 
ils  inveiiieiii.— Mais  ici,  on  peut  voir  d'une  maniôrc  maifeste  ce  que  c'est 
que  1 1  politique  de  ces  pauvres  carrés  de  papier. 

ll-iseiaient  fort  étonnés  si  ou  leur  disait  :  —  Mjîs  celtB  poche  du  ha- 
reng et  de  la  morue  est  une  des  lirancht'S  de  commerce  les  plus  impor- 
tantes; —  mais  c'e  lî.i  vie  de  pupulaiioiis  entières;  —  mais  il  y  avait  p^us 
de  vingt  an)  qu'oi  n'avait  pas  lait  une  bonne  pêche;  —  il  y  avait  plus  de 
vingt  ans  qu'un  nombre  prodigieux  de  faaiilles  vivaient  dans  la  misère  et 
dans  les  privations. 

Oui,  certes,  c'est  une  belle  compensation  à  une  diminution  d'appareil 
mili  aire,  et  de  fanfaronnades  inuiiles. 

Mais,— on  (lit  que  je  fjis  des  paradoxes, —  quand  je  crie.  —  comme  je 
le  fais  depuis  trois  ans,  —  que  le  premier  besoin  du  peuple,  —  c'est  de 
manger. 

^  Ab  !  si  vous  voyiez,  comme  moi,  ces  pautres  pécheurs  de  la  Normandie 
et  de  la  3ret.  giie:  — !euis  durs  travaux,  —  leurs  journées  et  leurs  nuits 
de  fatigues.  —  avec  la  mort  sous  les  pif  ds  ;  —  si  vous  voyiez,  comme  moi 
toutes  et  s  blondes  faiiiilles  de  dix  eul'ans,  —  à  pc  ne  velus,  à  peine  nour- 
1  is,  —  quand  leur  père  revient  tans  rapporier  de  quoi  souper,  remerciant 
Uieu  de  ce  qu'il  n'a  pas  permis  (|u"il  liil  englouti  dans  1  s  vagues  de  l'O- 
céan; —  vous  ne  trouveriez  pas  que  c<;  sait  une  nouvelle  si  peu  impor- 
tante,—  si  ridicule  mè^iie,  -  que  ce  le  qui  vient  vous  dire  :  que  celte 
année  la  pèche  du  hareug  a  été  favorable,  —  et  que  tous  cesgeiis-là  man- 
geront. 

Je  me  rapprlle  un  tPMtps  où  Henry  Monnier  n'avait  pas  de  phis  grand 
plaisir  que  de  chercher  les  inélieis  bi/arres  et  inconnus  auxquels  se  li- 
vrent ci  naines  g>ns.  En  voici  un  qu'il  n'a  pas  trou/é,  et  que  ni  lui  ni 
moi  nauiious  inventé. 

Les  babiians  île  la  campagne  ne  sont  guJ^re  exaosés,  en  fiit  de  mala- 
dies, qu'à  des  pleurésies  et  des  lluxiiins  de  potiine,  —on  leur  ortburie 
des  sangsue^.  —  Le  vidage  d'Augei  vi  le  liayeul  est  situé  à  cinq  lieues  du 
Hâue.  —  d'où  il  lire  ses  sangsues.  Au  Havre  chaque  sangsue  coûte  sept 
sous.  C'est  fort  cher.  Duo  brave  femme  du  pays  a  imaginé  de  louer  des 
.«angsue»,  —  elle  en  a  acheté  une  vingtaine  et  elle  s'est  faite  bergère  de 
i;e  n  dr  troupeau,  —  elle  Icssnigne  et  les  entretient  ;  quanil  un  malade  a 
besoin  de  sangsues,  elle  en  loue  la  quamité  deiuandée  à  l'heure  ou  à  la 
saignée;  —  l'opération  faite,  on  lui  rapporic  ses  sangsues. — Si  quel- 
qu'une de  ses  sangsues  m  turi  ou  fait  ui.e  ni  iladic  eiitraiiidiit  incapacité 
de  tiavail,  elle  se  fait  payer  la  valeur  de  la  morte,  —  ou  couveuablemeut 
de  la  pcrie  qui  résulte  du  riudispo^Aitiou  dâ  son  animal. 

n  y  a  me  chose  que  je  voudrais  bien  savoir ,  c'est  comment  ces  mes- 
sieurs entendent  que  cette  précaution  leur  fera  éviter  tout  soupçon  de 
plagiat. 

Qu'est-ce  qui  empéchorait  quatre  cents  écrivains  d'écrire  une  lettre 
semblable  à  la  leur,  et  qu'est-ce  que  cela  prouverait  ? 

H  est  un  nii'lhorribc.  —  un  mal  qui,  en  quelques  instans,  faitdel'hom 
me  le  plus  spiri  uelune  biife  et  a^  idiot  ;  —je  veux  parler  du  rhume  de 
cerveau.  Un  rlitmie  dccene.iu  faii  h')'iil)'enipnt  soulf  ir.  ei  icnd  en  mê- 
me temps  parluiiement  ridicule.  —  Un  jeune  honiaie  est  obligé  d'aiieiidre 
la  nuit,  dans  un  jardin,  un  eii'n'tieu  long  teiupi  di^siré  et  demandé. — 
Tout  ce  qui  renlonre  invite  à  la  plus  douce  et  à  la  pins  poéique  rêverie, 
—  la  lune  moule  à  travers  les  arbres,  —  les  clémaiiies  exhalent  de  suaves 
odeurs.  —  11  entend  lies  pas  léperseï  le  Irô'emeiit  d'urc  robe,  —  c'est 
cl!e,  —  son  cœur  bat  si  fort  qu'il  semb'e  qu'il  va  rompre  sa  poitrine  pour 
s'échapper.  —  Enlin.  il  pourra  donc  lui  dire  tout  ce  qu'elle  lui  a  inspiré 
depuis  qu'il  la  connaît;  —  il  va  lui  révéler  tout  ce  trésor  d'auiDur  qu'il  a 
amassé  dans  son  ame,  —  cl  les  premiers  mots  qu'il  prononce  sont  ceux-ci  : 

Ahl  baUube,  colieje  vous  uibel 

Le  iiialhi  ureux  s'est  cm  hiinié  à  aiicndrc  sous  les  arbres.  Un  antre  a  à 
prononcer  un  discours  en  public.  —  un  toast  à  porter  dans  un  gueuleton 

patriotique  ;  il  répète  sou  toast  d'avance  et  s'eni»  iid  avec  e ll'roi  tiii  e  ;  

DfS''ii:urs,  dons  doiissobrs  rruitis  (Unis  tulc  inlcnlion  purcbtut  patrio- 
tiqii".  —  ou  je  (Icbandf  la  bord  des  t.\  rans. 

Comaiciit  faire?  Son  discours  lui  a  coûté  bien  du  mal  —  cl  ferait  tant 


d'ef'ct  ;  —  à  coup  sûr  on  le  mettrait  dans  le  journal  ;  —  il  va  trouver  an 
médecin. 

—  Bossieur,  il  faut  qne  vous  be  rendiez  on  grand  service. 

—  V  doiitiers,  monsieur,  si  cela  dépend  de  mt^i. 

—  J'aibe  a  le  croire,  bossieur  ;  —j'ai  uil'  aUreux  rhube  de  cerbeau, 

—  Ah  !  ah  !  un  coriza. 

—  Un  rbube  de  cerbeau. 

—  Oui, — j'entends  bien,  —  c'est  re  que  nous  appelons  un  coriza.  — 
Le  malade  est  llatlé  de  vo  r  que  la  sc'eute  s'e^l  occupée  assez  spéciale- 
ment de  son  mal  pour  lui  donner  un  nom  inconnu  du  vu'gaire  ;  —  il  se 
voit  d'avance  guéri. 

—  Bnssieur.— c'est  que,  pour  ud'  adiversaire,  je  suis  hembe  d'un  dider 
et  il  d'ya  pas  boyr  n  d'y  banquer. 

-—  Cela  n'eni pèche  pas  de  manger,— seulement  les  alimens  vous  paraî- 
tront moins  savou'cux. 

—  BosMCur,  s'il  s'a^'issait  seulcbent  de  bauger...  ça  me  ferait  rien  ,  — . 
je  be  bo(|'je  des  alibens  ;  —  mais  c'c-t  que  j'ai  un  discouis  à  prodoncer, 
—  et  vous  coiupredez  qu'avec  bon  rhube  de  ceibeau,  —  ou  d'enlcndrs 
pas  le  biiindre  bot. 

—  Alors,  c'est  fort  désagréab'e. 

—  Qe'est-re  qu'il  fini  faire,  bossieur,  pour  ba  rbube  de  cerbean? 
— Pour  voire  coriza. 

—  Oui.  —  bossieur.  —  on  L'avait  dit  de  rediOer  de  l'eau  de  cologne. 

—  Ca  n'est  pas  inauvai:. 

—  Ca  n'est  pis  iiauvais.  bais  j'en  d'ai  redillô  trois  verres  et  ça  de  va 
pas  bieux.  —  Ou  b'avuit  dit  également  de  be  bettre  du  suif  de  cliandellc 
autour  du  dez. 

—  On  en  a  vu  de  bons  elTeis. 

—  Je  be  suis  bis  deux  chandelles  entières  sur  la  Cgurc  et  ça  Ta  pas 
bieux.  —  On'csi-ce  qu  il  faut  faire,  bOiSieur. 

—  Il  faut  ess.iyer  une  fumigation. 

—  Et  ça  be  puéril a-l-ir:" 

—  C'est  pns^ible. 

—  Cobeiii  !  ça  d  est  pas  sûr. 

—  Non.  monsieur. 

—  Et  vous  d'ave/,  pas  d'autre  boycn, 

—  Des  bains  de  p  ed, 

—  Ah  !  Cl  ça  be  guérira-t-il  ? 

—  Peut-être,— d'ai  leurs  ça  n'est  jamais  bien  long,  attendez  qne  ça  se 
passe. 

Et  le  mala-le  s'en  va  persuadé  que  les  médecin»,  comme  certains  par- 
rains de  coiuplaisince,  se  sont  contentés  de  donner  un  mira  de  rbume  de 
cerveau,  — sans  se  soucier  de  ce  qu'il  dew  luIrait  à  l'avenir. 

Qu'ils  sont  très  forts  sur  la  lèpie  qu  on  n'a  pins,  et  sur  la  pes'e  qu'on 
n'a  pas  ;  —  mais  qu'ils  no  savcui  rien  sur  les  rhumes  de  ccrteau  et  sar 
les  cors  aux  pieds. 

ALPIIOXSE  K4RR. 


CE  QtE  C'EST  QU'UNE  ACTRICE. 

11  y  a  un  rêve  qui  poursuit  f^u'es  les  filles  de  la  classe  ouvrière,—  après 
qne  1"  diinmclie  elles  leiircut  dans  leu'S  iiiaii  ar  les.  en  proie  aux  émo- 
tions d'un  drame  poinj.eux  ou  d'un  vau  levillc  .ugiibre.  Li-s  riches  vcie- 
mens,  les  robes  lacées  d  arge  it,  les  per  es  dans  les  cheveux,  les  éraerau- 
des  au  cou;  cette  blancheur  ébloeissaute  de  la  peau  «cet  éclat  des  yeux, 
—  que  ne  se  refuse  au'  une  actrice,  de  telle  sorte  qu'il  semble  qu'il'sudit 
d'être  actrice  pour  avoir  la  peau  blanche  et  les  veut  vifs;  —  les  appKia 
dissemens  dont  elle.s  sont  saluées,  les  désirs  q-i'ejles  inspirent ,  la  leauté 
dont  on  les  loue.  Etre  si  belle,  éire  si  bien  habillée,  dire  de  si  belles  cho 
ses,  et  tout  cela  devant  tant  de  monde  ! 

Et  puis  encore  ,  cette  indépend.mce  !  Une  actrice  gaîne  de  Cor  ;  nne 
actrice  fait  ce  quelle  veut,  tout  ce  qu'elle  veut,  et  ne  fait  pas  ce  qu'elle  ne 
veut  pas  ;  une  acirice  est  aimée,  ou  plutôt  aJorée  de  tous  ;  une  actrice  a- 
vous  les  soirs  une  cour  assidue. 

Et  ellcsessai -ni  leur  voix,  les  pnuTr'"s  petite»,  to'-il  en  nusantetenbro 
dani  ;  et  el:es  n  pètent  les  couplets  qu'elcs  ont  entendu  chanicr  ;  les  lini- 
des  <|ue  l'on  a  app  andii  s.  Puis  elles  se  rap;ielleni  les  r  rits  que  leur  ont 
faits  quelipies  vieilles  ouvreuses  (le  loges.  Mademoiselle  ***  a  i^té  coutu- 
rière. —  Madame  ***  a  été  raodis.e.  —  Mademoiselle  *"  a  été  pis  que 
cela. 

Puis  on  pense  que  ces  dames  ne  sont  plus  adolescentes,  qu'el'es  n'ont 
plus  dans  le  visage  ni  dans  la  vo:x  cette  fi  ■•îi-hcur  de  la  jeunesse  qui  a  t  -nt 
de  cbaimes.  El  d'ailleurs,  Mlle  *"  ne  va  qu'au /'ti,  taudis  que  je  mi.ntejas- 
qu'au  sol. 

Alors,  on  apprend  des  rOles  ;  on  les  répète  d'abord  5cale,  puis  à  une 
amie,  puis  .i  un  diiecieiir. 

Nous  ne  parlerons  paî  des  diverses  phases  par  lesquelles  passe  l'ac- 
Irire.  — Nous  a  l.ins  vous  mon  nr  co.nmeii'-  vii  l'ai  tricc  (j;-»irf'c;  l'artnce 
engagée  à  un  iheàtre  de  premier  ou  d-  second  ordic,  moyennant  cinq 
cents  lianes  par  mois:  l'acirice  ii  fe|uel!e  ot)  conrie  de-  réiles  d'une  Cf  r. 
tainc  imi'.ort  luce  :  rarirlce  jemi''  en  iire  et  belle,  c!  3)nn  un  conimcn 
ccmcm  de  réputation  ;  l'actrice  aimée  et  applaudie  du  public  qui  l'encoo' 


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LE  MAGASIN  LITTÉRAIRE. 


rase  et  se  plaît  à  constater  ses  progrès;  c'est-à-dire,  l'actrice  dans  la  po- 
sition la  plus  iicurouse  possible. 

Examinons  d'aljoid  que  les  six  mille  francs  qu'e'le  gagne  ne  peuvent 
compenser  les  dt-pcuses  qu'elle  est  forcée  de  faire, — niénie  en  ne  lui  sup- 
posant ni  désordre,  ui  guùis  ruineux,  ni  amour  d-s  futilités. 

Une  actrice  un  peu  en  vue  ne  peut  jouer  deux  rôles  dilfi'rensavec  le 
tnèuie  costume;  le  public  et  ses  caiiiura(le>  le  trouver.iient  foit  mauvais , 
ainsi  que  les  directeurs  et  les  auteurs ,  qui  ne  voudraient  pas  lui  couucr 
de  rôles. 

H  n'est  pas  de  rôle  qui  ne  permette  un  ou  deux  cbangemensde  toilette, 
€t  dans  ce  cas  ,  permettre  c'est  ordonner  impérieusement ,  par  le  drame 
qui  coiiri  ou  qui  tombe,  comme  vous  vou  Irez. — Une  pièce  en  six  tablciiux 
avec  prologue  et  épi!ogiic,  amène  huit  costumes dilféiens.  Il  est  impossi- 
ble qu'une  femme  se  fisse  fnre  huit  costumes,  et  suriont  de  ceux  que 
l'on  po  le  aujourd'hui  au  ihéâtie,  à  moins  de  deux  mille  francs. — SnpiO- 
scz  qu'elle  ne  crée  que  trois  rôles  dans  son  année  ;  rappelez  vous  qu'une 
atirice  est  fort  écuuome  cl  soigneuse  ,  qui  ne  salit  c!iiU[uc  soir  qu'uiiu 
paire  de  gants  long',—  c'est  une  dépense  de  cent  francs  par  mois  ;  à  peu 
prés  autant  pour  le  blanchi.ss  !ge.  Supposez  que  le  loyir,  les  costumes  de 
ville,  la  nourriture,  les  bijoux,  les  fantaisies  et  les  dépendes  initiles,— ce 
qui  est  la  moitié  de  la  dépense  de  tout  artiste,  —  ne  montent  qu'à  cinq 
cents  francs  par  mois.  Voici  le  budget  de  l'acliice  : 

Recette.  —  Cim\  cents  francs  par  mois. 

Di'pense.  —  Quinïe  cents  francs. 

li  faut  combler  ce  déficit— par  des  detles,— ou  pis  encore,— s'il  y  avait 
qui'f  |ue  chose  de  pis  que  les  dettes.  —  s'il  y  avait  quelque  chose  :ie  plus 
faiigant  et  de  plus  insupportable.— Il  ne  sullit  plus  u'a\oir  par  mois  pour 
cin((  cents  francs  de  talent ,  il  fiut  encore  avoir  piuir  mille  francs  de 
beauté  :  tout  cela  donne  du  souci ,  oblige  à  des  courses,  à  des  démar- 
ches, s     ■•• 

Maintenant,  en  fait  de  souci  !  —  je  ne  vous  ai  pas  parlé  des  cliâVrins 
de  vauilL',  des  préférences  accordi'es  par  un  aiiteui-,  par  un  d  recteur, 
par  un  journa'iste,  parle  public  ;  — d'une  cabale  à  déjouer,  d'unecabaie 
à  monter,  d'un  amant  ou  d'un  rôle  enldé,  d'un  rôle  ou  d'uu  amant  à  en- 
lève r.  Si  vous  léussissez,  tous  vos  camarades  vous  hirisscni,  —  et  ce  que 
celte  haine  a  de  particulier,  c'est  qu'elle  anime  les  hommes  contre  les 
femmes  et  les  femmes  contre  les  hommes;  car  ils  sont  là  sur  le  même 
i.errain;  c'est  la  même  paime  qu'ils  se  disputent,  qu'ils  s'envient,  qu'ils 
s'arrachent. 

Je  ne  vous  dis  rien  des  émotions  mortelles  d'une  première  représenta- 
tion, si  véhémentes,  si  poignantes,  qu'après  vingt  ans  passés  sur  les 
planches,  une  actrice  tremble  encore  et  pâlit  au  moment  d'entrer  en 
scène. 

Voyons  un  peu-ce  que  fait  une  actrice  de  ses  vingt-quatre  heures  cha- 
que jour. 

Prenons-la  au  moment  où  vous  cessez  de  la  vir,  au  moment  où  le  ri- 
deau se  baisse,  aa  moment  où  elle  soui  it  avec  grâce  à  vos  applaudisse- 
inens  ;  aujourd'hui  que  l'on  donne  deux  drames  par  représentation,  à  ce 
moment  il  est  minuit. 

Il  faut,  avec  l'aide  d'une  femme  de  chambre,  d'abord  se  déshabiller, 
puis  enlever  à  grard  renfort  de  cosmétiques  le  rouge  et  le  blanc  de  la  fi- 
gure, des  mains, il  u  cou,  des  épaules,  et  puis  ensuite  remettre  le  costume 
de  ville  :  le  moins  qu'd  faille  pour  ce'a,  c'est  une  heure  ;  pour  celles  aux- 
quelles l'auteur  a  imposé  de  la  poudre,  mettez  une  heure  et  deiiiie;  met- 
tei  le  double,  dans  le  cas  heureusement  fort  rare,  où  l'on  a  été  négresse , 
mulâtre  ou  quarteronne;  on  rentre  à  une  heure  et  demie. 

11  laut  se  déshabiller,  puis  souper,  car  vous  verrez  tout  à  l'heure  qu'elle 
n'a  pas  eu  le  temps  de  diner,  et  d  ailleurs  on  ne  peut,  en  sortant  de  ta- 
ble, ni  se  serrer,  ni  changer ,  ni  parler;  le  souper  et  la  toilette  de  nuit, 
quelques  lettres  à  lire,  les  ordres  à  donner  à  la  femme  de  chambre  pour 
le  lendemain  matin  :  ou  se  couche  à  trois  heures.  Mais  la  nuit  est  le  seul 
moment  où  l'on  puisse  apprendre  ses  rôles,  on  y  consacre  deux  heures , 
il  est  cinq  heures  et  on  dort.  Mais  il  faut  se  réveiller  à  neuf  heures,  car  la 
répétition  est  à  onze  heures  ;  il  faut  déjeuner,  s'habilltr  et  faire  le  chemin. 
La  répétition  finit  à  deux  heures,  on  a  une  course  à  faire,  un  bain  à 
prendre,  une  réponse  à  écrire  à  une  lettre.  Il  est  cinq  heures,  on  joue  à 
six  heeres  et  demie;  il  faut  être  au  théâtre  à  six  heures;  c'est  juste  une 
heure  pour  prépai  tr  ses  costumes ,  vuir  s'il  n'y  manque  rien,  prendre  un 
bouil.on,  s'halii.ler  et  se  peindre. 

Vous  »0)ez  sur  tout  cela  quijlre  heures  à  dormir,  point  du  tout  pour  la 
pronimade,  pour  recevoir  ou  rendre  une  visite,  moins  encore  pour  ne 
rien  faire  et  se  reposer. 

Itrgardcz  autour  de  vous,  jeune  fille  ,  !e  commissionnaire,  le  porteur 
d'eau,  le  portefaix,  ont  un  étal  moins  fatigant  que  celui  de  l'actrice;  vous 
êtes  plus  riche  qu'elle  avec  les  treute  sous  pai' jour  de  la  coututière.  Je 
ne  vous  parle  pas  de  sa  vieiile.-se. 

Cliauii'7,  mais  chait'Z  pour  votre  mère,  chantez  pour  votre  amant, 
chantez  pour  vous,  clianiez  parce  que  v  lUs  ê;es  joieuse  et  insouciarite; 
mais  ne  clianic/.  paspuur  qu'on  vousMiicn  !e,  enc)ro  moins  pour  gagner 
de  l'argent.  Lî  femme  renf.'i  niée  est  plus  heureuse  et  a  plus  de  bonlieur 
à  donner.  Les  talens  de  la  feuuie,  comme  sa  beauté,  sont  destinés  a  or- 
ner la  maison;  ilï  appartieiuieut  à  un  seul  et  ne  doivent  pas  être  prodi- 
gués à  tous. 

Kous  aiuioQs  la  femme,  non  pas  seulement  parce  qu'elle  est  belle,  dou- 


ce, spirituelle,  mais  aussi  surtout  parce  qu'elle  est  femme  et  qu'elle  est  à 
nous. 

La  femme,  au  théâtre,  devient  artiste  et  cesse  d'être  f'mme;  et  qui 
oserait  dire  elle  est  à  moi,  celle  qui  cliaque  soir  proligue  à  quinze  cents 
pei'sonnes  sa  beauté,  sa  voix,  ce  qu'elle  a  de  grâce  et  d'espnt  '?  On  n'ai- 
me  pas  sans  être  jaloux  :  qui  pourrait  èire  jaloux  d'une  danseuse  ?  On  est 
jaloux  de  ce  qu'on  croit  posséder  seul;  mais  après  le  ballet  dansé,  qu'est- 
ce  que  les  spectateurs  ont  à  envier  à  l'aaiant?  Us  ont  de  plus  que  lui  les 
désirs. 


niABAgZiS  DATaOREAU  A  SAINT-Sf  TSaSBOURG. 

Notre  délicieuse  cantatrice  a  quitté  la  France  ,  et  elle  est  arrivée  dans 
la  capitale  de  l'empire  de  Russie  ,  seu'e,  sans  autre  proieciion  que  son 
talent.  Ce  magnifique  passeport  ne  lui  a  pas  été  inutile,  elle  a  obienu'uu 
iuiiiîense  succès. 

Mme  Daiioreau  était  descendue  à  l'hôtel  des  Armes  Royales  ,  et  elle 
cherchait  à  se  meilre  en  rapport  avec  les  principaux  personnages  lyri- 
ques de  11  Russie  ,  quand  une  dame  est  entrée  dans  sa  chambre  :  cette 
(lame  était  voilée  et  habillée  de  noir.  Mme  Damoreau  lui  dit  en  fran- 
çais: 

«  Que  puisje  pour  vous,  madame  ? 

—  INe  me  recounaissez-vous  pas,  répliqua  l'inconnue  dans  le  même  lan- 
gage? 

—  Il  me  semble ,  observa  la  fauvette  de  l'Opéra-Comique ,  que  vous  ne 
m'êtes  pas  inconnue,  si  j'en  juge  par  le  son  de  votre  voix.  » 

La  mystérieuse  visiieuse  tira  son  voile  et  Mme  Damoreau  reconnut,. , 
Cornélie  Falcon ,  l'inimitable  cantatrice  de  notre  gct  nd  Opéra  de  Pari-'. 

Lorsque  deux  compatriotes  se  rencoiirent  sur  la  terre  éiranjère,  les 
liens  de  l'amiiié  sont  bien  plus  forts  et  plus  resserrés  que  dans  les  sym- 
pathies oriiinjires  du  monde  ;  les  deux  arlistis  s'embrassèrent  avec  effu- 
sion, et  Mlle  Fa'con  ,  arrivée  la  première  à  Saint-Péiersbourg  et  pro- 
tégée par  la  cour  ,  promit  à  sa  compagne  de  lui  eue  mile  en  plus  d'une 
occasion. 

Elle  tint  parole.  Le  lendemain,  ac  lever  du  czar,  on  ne  parlait  que  de 
Mme  Damoreau,  de  son  immense  talent,  de  sa  délicieu'.e  méthode  et  du 
plaisir  général  qu'elle  donnerait  au  public  iiristocratique  du  palais  impé- 
rial,  en  s'y  faisant  entendre.  Mlle  Falcon  fut  chargée  d'ê:re  l'inier/rète 
de  la  prière  générale,  et  la  cantauice  française  saisit  avec  Joie  l'occasioii 
qui  lui  était  olf  rie  de  se  faire  applaudir  par  les  nobles  -■«uditeurs. 

Ce  fut  une  mémorable  soirée  pour  Mme  Damoreau  que  celle  où  elle  se 

lentendreau  palais.  Les  ambassadeurs  de  France,  de  Prusse,  d'Angle- 
erre  et  de  toutes  les  puissances,  les  dames  de  la  noblesse,  la  famille  im- 
périale et  toutes  les  personnes  de  distinction  s'y  trouvaient  réunies;  l'em- 
peicnr  en  personne  conduisit  au  piauo  Mme  Damoreau,  pâle  et  trem- 
b  anie. 

La  pauvre  feaime  commença  à  chanter  son  grand  air  de  V Ambassadrice 
et  elle  jeia,  avec  cei  art  que  vous  lui  connaissez,  toutes  cej  broderies  dé- 
licieuses dont  elle  orne  la  musique  d'Aubert,  et  cela  d'une  fiçon  si  char- 
mante, que  des  tonnerres  d'applaudijsemcns  éclatèrent  parmi  les  audi- 
teurs. 

Mais  ce  fut  bien  pire  encore  lorsque ,  sans  se  faire  prier,  sans  avertir 
la  noble  assemblée,  elle  chaula  en  russe  la  Mazourka,  mélodie  nationale 
des  Moscovites.  Jugez  quels  durent  être  la  surprise  et  l'enthousiasme  géné- 
ral !... 

Celte  mélodie,  Mme  Damoreau  l'avait  apprise  avant  son  départ  de  Pa- 
ris. C'est  à  M.  Konlski,  jeune  Polonais  de  talent,  qu'elle  est  redevable  de 
celte  composition  musicale  qui  n'a  pas  peu  contribué  au  triomphe  lyrique 
qu'elle  a  remporté. 

Pendant  louie  la  soirée,  l'empereur  Nicol''s  a  été  pour  elle  plein  de  dé- 
férence et  de  politesse,  et  avant  qu'elle  o  Htâtlc  bal,  il  lui  a  donné 
une  bague  surmontée  d'un  diamant  d'un  prix  immense. 

(I  La  société  rus-e,  écrit  Mme  Damocau  à  sou  ami  M.  Levasseur,  la 
basse  chmianie  de  i'Opéra,  est  singulièrement  mal  jugée  en  France.  On 
cous  représente  l'aristocraiie  russe  coaime  une  conspiration  de  bour- 
reaux, ne  procédant  que  par  la  fnrce  du  knout.  On  dit  que  les  dauiPS  sont 
les  premiers  serfs  de  l'empif  !  Etranie  erreu!  La  presque  total  té  des 
geatilslioiiimes  de  la  cour  est  a  lorée  par  le  p.iiple,  q"i  p  o -le  amplement 
de  leurs  libif  alites  et  de  leurs  dé|icrises.  Un  ga'a^e  le  i  x  ui^e  i-ègne  dans 
les  hauts  cercles  qui  eiilouieut  la  coumnne;  les  lemmes  y  sont  resp.  ciees 
et  adorées  co.nme  des  idoles;  on  <lii\iit,  en  un  mot,  que  l'a,,  ienne  galari- 
lerie  française,  liaiiiiie  des  salons  de  Paris,  s'est  réiugiée  dans  les  salons 
élincelaus  du  p  dais  des  c/ars. 

»  L'euiperecr  Nicol  is,  (|ui'  l'on  dépeint  eu  Franre  comme  un  croque- 
mitaii  e,  est  un  des  plu^  beaux  hommes  du  monde.  Rempli  lie  noble^si-  et 
de  tnaje-lé  Icrstpi'il  s'adres.^e  a  «les  Iniinmc-,  il  esi  pour  les  dames  donï, 
affable,  préveriani  ;  il  a  les  belles  manièies  du  uraii  I  i.o  ris  ei  les  mœurs 
bévèresde  CUailemagne.»  iVi.i\  LEriciA  sTo,  iskivi. 

[Gazelle  des  l'einmes.) 


BooLÉ  et  Cie,  imprimeurs,  rue  Coq-Iléron,  r.°  3,  à  Pa  is. 


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