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Full text of "Maman Colibri : L'enchantement"

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M^MSJL    :    rnOiS      FRANCS 


SditiOm  Ulustri't. 


HENRY    BATAILLE 


i^AMAN  COLIBRI 


L'ENCHANTEMENT 


PARIS 
MODERN-THÉATRE 

ARTHÈME    FAYARD    et    O^  ÉDITEUR^ 

18-20,  RUÇ  DU  SAINT-GOTHARD,    l8-?0 


fÂRBOR I 


Presenîed  îo  îhe 

LIBRARY  ofîhe 

UNIVERSITY  OF  TORONTO 

from 

îhe  esîaîe  of 

GIORGIO  BANDINI 


K 


À 


MAMAN  COLIBRI 


L'ENCHANTEMENT 


(Photo  Henri  Manuel.) 


M.  Henry  Bataille. 


HENRY    BATAILLE 


MAMAN  COLIBRI 


L'ENCHANTEMENT 


0    0    0 

ILLUSTRATIONS    d'aPRÈS    LES    DESSINS 

DE 

RENÉ   PRÎNET 


PARIS 

IVIODEt^fl-THÉRTlîB 

ARTHÈME   FAYARD  et  C^   ÉDITEURS 

18-20,    RUE    DU   SAINT-GOTHARD,    18-20 

Tcus  droits  de   reproduction,   de  traduction,  d  adaptation,   de   représentation  ev  d'exécutior 

réservés  peur  tous  pays. 


PERSONNAGES 


MM. 

BARON  DE  RYSBERGUE Lérand. 

RICHARD  DE  RYSBERGUE Louis  Gauthier. 

VICOMTE  GEORGES  DE  CHAMBRY André  Brûlé. 

LOUIS  SOUBRIAN Baron  fils. 

LIGNIERES Roger  Monteaux. 

SOUBRIAN  PERE Joffre. 

PAULOT  DE  RYSBERGUE Grésy. 

FRANÇOIS ..o  Lalbarède. 

Un  Domestique Suarès. 

BARONNE  IRENE  DE  RYSBERGUE -.  . .  Berthe  Bady. 

MADAME  LEDOUX ; Cécile  Caron.   . 

COLETTE    DE  VILLEDTEU Paule  Axdral. 

MIS'^   DEACON Harlay. 

MADELEINE  CHADEAUX de   Bray. 

MADAME   CHADEAUX Netza. 

MARQUISE  DE   SAINT-PUY Henriette  Andral. 

LOUISA de  AIornand. 

JENNY Welsonn. 

La  Nourrice Becker. 

Première  petite  Fille  arabe Angèle  Henry. 

Deuxième  petite  Fille  arabe ,  Suzanne  Cruau. 


MAMAN  COLIBRI 

* 

COMÉDIE  EN  QUATRE  ACTES 

l^présentée  pour  la  première  fois  sur  la  scène  du  théâtre  du  Yaudevitlc, 

le  8   novembre    1904. 


Irène.  —  Chut!...  Laisse  mes 
lèvres  sur  ton  front... 


LIGNIERES.  —  Enfin,  monsieur  Soubkian,  nous  vous  faisons  juge. 


nCTE     PREMIER 


Dans  un  hôtel  particulier  de   l'avenue  Friedland. 

Uji  salon  fumoir,  vaste,  attenant  'par  le  fond  au  grand  salon. 
C'est  une  pièce  d'assez  grand  luxe  raffiné.  Tout  est  tendu  d'étof- 
fes rares  de  l'Inde,  très  flottantes,  même  le  plafond;  mais  sans 
verser  dans  le  mauvais  goût.  —  Le  piano  à  queue  recouvert  d'une 
dA~iirahle  vieille  chose  asiatique  qui  traîne  à  terre.  —  La  porte 
qui  sépare  le  qrand  salon,  et  qui  est  fermée  au  lever  du  rideau, 
est  toute  en  vitraux  Tiffany,  opalins,  ni  trop  clairs  ni  trop  fon- 
cés. —  Au  milieu  de  tout  cela  pourtant,  la  tache  brutale  qui  mar- 
que des  gens  d'affaires;  le  téléphone  dans  un  coin,  près  du  piano, 
—  une  table  encombrée  de  pajners,  des  journaux  qui  traînent, 
etc.,  etc..  —  Quatre  jeunes  gens  et  un  monsieur  d'une  cinquan- 
taine d'années,  tous  en  habit,  causent  en  fumant. 


SCENE  PREMIÈRE 


RICHARD  DE  RYSBERGUE,  PAULOT  DE 
RYSBERGUE,  LOUIS  SOUBRIAN,  LI- 
GNIERES, SÔUBRIAN. 

RICHARD.  —  Elle  est  encore  très  bien. 

LOUIS  SOUBRIAN.  —  Conservée...  mais  rude- 
ment touchée...  Tout  ce  que  tu  voudras,  elle 
est  trop  vieille  pour  toi. 

RICHARD.  —  Avoue  en  tout  cas  qu'elle  a  été 
épatante.  J'ai  été  avec  elle  à  Monte-Carlo  et 
à  Aix  en  1902. 


LOUIS  SOUBRIAN.  — Oui,  je  t'ai  vu  avec... 
La  crevaison  à  chaque  pas  ! 

LiGNiF.RES.  —  Enfin,  monsieur  Soubriam, 
nous  vous  faisons  juge...  Votre  fils  est  d'une 
mauvaise  foi  ! 

SOUBRIAN.  —  Oh!  moi,  jeunes  gens,  je  ne 
m'en  mêle  pas...  Ces  questions  ne  sont  plus  de 
mon  âge...  Maintenant  que  j'ai  fini  votre 
cigare,  je  rentre  au  salon  rejoindre  ces 
dames...  (A  son  fils.)  Tu  restes  avec  tes  cania- 
r  a  des  ? 

LOUIS.  —  Encore  un  peu. 

RICHARD.  —  Enfin,  dites,  dites,  monsieur 
Soubrian,  qu'elle  est  épatante. 


» 


Maman  Colibri 


80UBRIAN. 


nesse 


Epatante,    oui...    Ah!    jeu- 


II  ouvre  la  porte  du  salon,  très  éclairé,  on  voit 
des  dames  en  robes  décolletées,  un  instant.  — 
Il  referme  la  porte  derrière  lui. 


SCENE  IJ 


Les  Mêmes,   moins  SOUBRIAN 


Tout  ça,  parce  que  tu  es  ja- 
Quand  je  voudiai 


RIGHARD. 

loux. 

LOUIS.  —  Pourquoi  ?. 
j'aurai  mieux. 

RICHARD,  —  Bien  sûr...  je  ne  dis  pas  le 
contraire,  mais  je  maintiens  que,  pour  son 
temps,  elle  a  été  remarquable. 

LOUIS.  —  Enfin,  d'où  sort-elle?...  Qu'est-ce 
que  c'est?... 

RICHARD.  —  Ce  que  c'est?  une  Peugeot... 
du  soixante  à  l'heure,  mon  bon,  comme  du 
pain. 

LOUIS.  —  Avec  un  moteur  qui  cale  à  la 
oioohe...   oui. 

LiGNiÈRES.  —  Tu  sais  qup  les  Knapp  en 
font  une  oii  le  moteur  est  en  prise  directe 
avec  l'axe...  ce  qui  donne  ic:\  démarrage  à 
mouirir  de  joie. 

LOUIS.  —  Non  ? 

LIGNIÈRES,  —  Comme  je  te  dis. 

RICHARD,  versant  des  liqueurs.  —  Oliar- 
treuse?...  curaçao,  bière? 

LOUIS.  —  Verse-moi  un  peu  de  sherry. 

RICHARD.  —  Y  eu  a  pas... 

LOUIS.  —  Quelle  boîte  chez  toi!...  Pas  1: 
sherry...  Tu  ne  pourrais  pas  dire  à  ta.  mère 
de  s'occuper  un  peu  plus  de  sa  cave  ? 

RICHARD.  —  Oh  !  si  tu  crois  que  maman  a 


RICHARD.— 1)0  SOIXANTE  a  l'heure,  mon  bon... 

le  temps  de  s'occuper  de  la  maison!  Elle  ne 
s'occupe  même  pas  des  dîners. 

LOUIS.  — Alors,  qui  s'en  occupe?...  Ce  n'est 
pas  ton  père,  je  suppose,  qui  téléphone  du  bu- 
reau de  faire  un  poulet  Marengo  à  déjeuner. 


RICHARD.  —  Et  le  cuisinier  donc!...  Il  est 
là  pour  ça.  Et  puis  moi  ;  moi,  j'ai  l'œil  sur  la 
maison,  parfaitement,  entre  deux  affaires  de 
Bourse...  et  il  faut  que  ça  inarche  sec!... 
C'est  moi  qui  flanque  les  domestiques  dehoi-s. 

LOUIS.  — Alors,  quand  tu  vas  être  marié, 
que  deviendra-t-on  chez  toi  ? 

RICHA.RD.  —  D'abord,  rien  n'est  encore 
fait,  et  puis  il  y  aura  Paulot  qu'oai  dressera 
à  avoir  l'œil,  pas  Paulot  ? 

Il  désigne  son  frère,  qui  ne  dit  rien,  dans  le 
fond...  Dix-. mit  ans,  doux,  blond  et  le  regard 
très   bleu 

LIGNIÈRES.  —  Pour  l'instaut,  il  a  l'œil  sur 
les  bonnes,  Paulot...  Je  l'ai  aperçu  hier  qui 
pelotait   Louisa  dans  l'antichambre. 

PAULOT.  —  Oh  !  ce  n'est  pas  vrai  ! 

LIGNIÈRES.  —  Ce  n'est  pas  vrai  ?...  Répète- 
ie  pour  voir,  morveux  ? 

RICHARD.  — 'Ha  mieux,  Paulot.  li  a  une 
correspondance  avec  une  femme  mariée. 

LOUIS.  —  Ça,  c'est  tordant...  A  son  âge!... 
seize  ans...  11  va  bien. 

RICHARD.  —  Pas,  Paulot?...  C'est  la  femme 
de  qui,  déjà?...  du  bouquiniste  de  la  rue  Mar- 
gueritte. 

LOUIS.  —  Mais  il  est  déjà  très  gentil  ton 
frère...  avec  ses  grands  cols  anglais...  (//  lui 
prend  la  main.)  Et  il  se  fait  les  ongles,  ma 
parole...  du  vernis! 

RICHARD.  —  Voilà;   c'est  l'amour. 

LOUIS,  regardant  en  riant  Faulot.  — ■  Il 
rougit  gentiment  Paulot.  Une  femme  mariée 
à  seize  ans!...  Tiens,  mais  au  fait,  Lignières. 
a  commencé  ainsi  en   rhéto... 

LIGNIÈRES.  —  Et  ça  dure  encore. 

LOUIS.  —  Non?...  Toujours  la..= 

LIGNIÈRES.  —  La  papetière  d'en  face  le 
lycée. 

RICHARD.  —  Mais,  c'est  un  collage! 

LIGNIÈRES.  —  Deux  aus  !  Oui,  ça  a  com- 
mencé en  rhéto.  Je  l'ai  lâchée  en  philo  et  puis 
je  l'ai  reprise  quand  je  suis  entré  à  l'Acé- 
tylène. Dame,  ça  ne  nous  rajeunit  pas!... 
Oui,  c'est  du  temps  de  la  classe  du  père  De- 
laître  que  j'ai  fait  cocu  le  papetier...  C'est 
une  femme  charmante,  du  reste...  Elle  a  des 
idées  sur  la  vie...  C'est  une  mélancolique. 

LOUIS.  —  Elle  doit  sentir  la  gomme  et  le- 
papier  calque. 

RICHARD.  —  Je  me  rappelle,  en  sortant  de- 
classe,  à  Janson,  je  lui  achetais  des  cahiers  de- 
deux  sous...  elle  me  les  comptait  trois.  Ce 
n'est  pas  pour  te  vexer  ce  que  j'en  dis,  mais 
tu  me  dois  des  tas  de  sous. 

LiONTÈRKS.—  Blaguez  toujours. ..au  moins, 
c'est  une  femme  mariée.  Evidemment,  je  ne 
dis  pas  que  ce  soit  gai,  gai...  Le  soir  quand 
elle  allume  le  bec  Auer  dans  la  boutique,  je 
me  sens  le  cœur  fade...  mais  enfin  ça  vaut 
toujours  autant  que  de  courir  vos  grues. 

LOUIS.  —  Non,  moi  je  ne  comprends  que 
les  grues.,,  c'est  propre,  net  et  chic;  on  sait 
sur   quoi     on    marche...     Toutes     les    autres 


Maman  Colibri 


femmes  me  font  l'effet  de  femmes  de  oham- 
ore. 

LiGNiÈRES.  - —  Paulot  dirait  que  ce  n'est 
déjà  pas  si  mal  ! 

RICHARD,  à  Louis  ISoubrian.  —  Et  Mar- 
xienne? Ça  bioheP... 

LOUIS.  —  Epatamment...  merci...  Tu  l'as 
vue  la  gosse  da.ns  la  revue  de  la  Cigale? 

RICHARD.  —  Oui....  je  la  trouve  char- 
mante... 

LOUIS.   —  Merci...  n'est-ce  pas? 

RICHARD.  — •  Paulot,  sais-tu  si  Georget  doi< 
venir  ? 

PAULOT.  —  11  me  l'a  dit,  du  moins. 

LiGNiÈRES.  — ■  Qui,  Georget?  Ah!  oui,  votre 
inséparable,  le  petit  de  Chambry. 

RICHARD.  —  N'eh  dites  pas  de  mal...  c^est 
mon  meilleur  lami. 

LOUIS,  prenant  Richard  par  le  hras.  — 
Psstt!...  Richard.  On  peut  te  parler  à  cc&ur 
ouvert? 

RICHARD.  —  Vas-y. 

LOUIS.  —  Papa,  m'a  assuré  que  tu  étais 
fiancé  à  M'^^  Chadeaux. 

RICHARD.   —  Après? 

LOUIS.  —  Après?  je  vous  ai  observés  tous 
deux  pendant  le  dîner... 

RICHARD.  — Eh  bien? 

LOUIS.  —  Eh  bien!  si  vous  êtes  fiancés, 
vous  cachez  bien  votre  jeu!...  Et  encore,  me 
disais-je,  après  dîner,  il  va  rester  au  salon, 
auprès  d'elle...  Du  tout!  voilà  une  demi-heure 
que  nous  sommes  ici  à  nous  croire  obligés  d'al- 
ler jusqu'au  bout  de  nos  cigares  et  tu  ne  ma- 
nifestes pas  la  moindre  intention  de  déca- 
ïiiller... 

RICHARD.  —  C'est  exprès. 

LOUIS.  —  Comment? 

RICHARD.  —  Je  tiens  à  bien  manifester  ce 
soir,  —  parce  que  sa  mère  est  là,  —  que  rien 
n'est  moins  décidé,  que  rien  ne  justifie  encore 
cette  position  de  fiancé  que  tout  le  monde 
m'octroie,  sans  l'ombre  de  raison...  J'ai  vingt- 
deux  ans,  je  suis  l'associé  de  mon  père  et  j'en- 
tends rester  libre  entièrement  de  mes  actes  et 
de  mes  goûts...  J'exige  que  personne,  pas 
même  M"^®  Chadeaux  mère,  ne  me  force  la 
main. 

Un  domestique  entre  par  la  gauche. 

LE  DOMESTIQUE.  —  Monsieur  Richard...  on 
vient  de  laisser  oe  paquet  pour  monsieur.  On 
m'a  dit  de  le  remettre  de  suite. 

RICHARD,  prenant  le  paquet.  —  Bon...  Y 
a-t-il  la  facture? 

LE  DOMESTIQUE.  —  jSIon,  Monsieur. 

Lô  domestique  sort. 

RICHARD.  —  Regardez,  mes  enfants. 

Il  ouvre  un  écrin. 

LIGNIÈRES.   —  C'est   admirable! 
LOUIS.  —  Qu'est-ce  que  c'est  ? 


uiciiARu.  —  Lin  pendentif...  Emeraudes  et 
perles. 

LOUIS.  —  Ah,  Ah  !  Tu  vois  bien...  le  cadeau 
de  fiançailles? 

RICHARD.  —  Non,  c'est  un  cadeau  de  rup- 
ture. 

LIGNIÈRES.   Déjà? 

RICHARD.  —  Avec  Nichette. 


LIGNIÈRES.  —  Je  l'ai  aperçu  hier  qui  pelotait 

LOUISA    DANS    l'antichambre. 


LOUIS.  —  Ah!  c'est  Nichette? 

RICHARD.  • —  Oui...  j'essaie  de  rompre  ho- 
norablement. Elle  fait  un  pétard  du  diable. 
J'ai  eu  une  scène  terrible  hier...  Elle  m'a 
menacé  de  vitiriol. 

LIGNIÈRES.  —  Alors  toi,  prudent... 

RICHARD,  montrant  le  bijou.  —  Tu  vois... 
là...  j'ai  fait  mettre  deux  dates  :  celle  de 
notre  première  nuit  et  celle  de  notre  der- 
nière. 

LIGNIÈRES.  —  Mais  on  a  écrit  mai  pour  la 
dernière,  et  nous  ne  sommes  qu'en  avril. 

RICHARD.  —  C'est  pour  lui  donner  le  temps 
de  s'habituer. 

LOUIS.  —  La  nuit  de  mai  !...  C'est  un  cou- 
pon pour  le  mois  prochain,  quoi  ?... 

RICHARD.  —  Oh!  un  tout  petit  coupon... 
une  avance...  Mon  père  m'a  dit  qu'il  faudrait 
lui  donner  une  gratification  de  vingt  mille 
francs.  Il  me  les  a.  promis. 

LIGNIÈRES.  —  Ah  !  veinard,  d'avoir  une 
famille  qui  peut  doainer  vingt  mille  balles 
aux  maîtresses  de  ses  fils!...  Quel,  fonds  de 
papeterie  on  achèterait  avec  vingt  mille 
francs  ! 


lO 


Maman  Colibri 


LOUIS.  —  Au  fait,  Richaixl,  explique-moi, 
une  bonne  fois,    pourquoi    tu    dis    toujours 


RICHARD.  —  Regardez,  mes  enfants. 


mon  père,  en  parlant  de  monsieur  de  Kys- 
bergue,  et,  maman,  en  parlant  de  madame  de 
Rysbergue...  Faudrait  s'entendre.  Les  pou- 
pées qui  disent  ((  maman  »  disent  aussi 
((  papa  »... 

RICHARD,  l'interrompant,  en  riant.  — 
Papa  serait  impossible  et  mère  serait  si  drôle, 
si  grave  pour  maman!...  Cela  lui  irait  si  mal 
avec  sa  frimousse...  (t  Mère!...  mère  ché- 
rie!... »)  J'aurais  presque  envie  de  rire... 
«  Maman  »,  même,  sonne  trop  vieux  pour 
elle...  Nous  a^vions  ajouté  un  surnom,  Paulot 
et  moi,  ces  vacances  à  Trouville,  pas,  Paulot? 
tant  cela  nous  semblait  ridicule  d'appeler  sur 
la  plage  cette  grande  jeune  femme  maman 
tout  court...  c'était  honteux...  on  se  retour- 
nait. 

LOUIS.  — ■  Comment  l'appeliez-vous  ? 

RICHARD.  —  Colibri.  Maman  Colibri. 

uiGNiÈRES.  —  C'est  gentil,  mais  c'est  un 
peu  long. 

LOUIS.  —  Je  n'aime  pas  les  surnoms,  ça 
fait  toujours  factice  et  bebête. 

RICHARD.  —  Paulot  qui  avait  trouvé  ça 
en  jouant  au  tennis...  Il  disait  que  derrière 
le  âlet  du  tennis  elle  avait  l'air  d'un  colibr? 
à  travers  les  barreaux  d'une  cage...  Oh!  mais 
c'est  qu'il  est  très  poète,  Paulot  !...  une  nature 
en  dessous...  on  ne  sait  jamais  ce  qu'il 
pense...  et  puis  on  est  étonné... 


LOU\3.  —  La  voilà  bien  la  poésie  pour  les 
imbéciles!...  Colibri!  Comme  si  un  surnom 
d'oiseau,  c'était  plus  poétique  et  plus  flat- 
teur qu'autre  chose...  Les  oiseaux,  c'est  des 
petites  bêtes  malpropres  qui  mangent  des  as- 
ticots... 

PAULOT.  —  Le  colibri,  il  boulotte  des  fleurs. 

LOUIS.  —  Et  ta  sœur  ? 

PAULOT.  —  Je  l'ai  lu  l'autre  jour  en  potas- 
sant mon  Michelet. 

LOUIS.  —  Et  ta  sœur  ? 

PAULOT.  —  Qu'est-ce  que  tu  veux  parier? 

LOUIS.  —  Cent  sous  si  je  gagne  et  qua- 
rante sous  si  je  perds. 

PAULOT.  —  Tenu.  ( 

Il  sort. 

LOUIS.  —  Ouvre  la  fenêtre,  ça  pue  la  fu- 
mée ici...  c'est  une  infamie. 

LiGNiÈREs,  avec  un  sourire  indéfinissable. 
—  Je  ne  déteste  pas...  Cela  fait  un  agréable 
mé>ange  avec  l'odeur  de  la  maison. 

RICHARD.  —  Comment  l'odeur  de  la  mai- 
son?... Elle  a  donc  une  odeur  particulière  ma 
maison  ? 

LIGNIÈRES.  —  Je  te  crois  !  On  la  renifle  de 
la  rue  quelquefois,  quand  les  fenêtres  sont 
ouvertes...  un  parfum  trop  fort,  qui  sent  jus- 
que dans  l'escalier...  C'est  pénétrant...  ça  en- 
vahit tout...  Tu  y  es  habitué,  tu  ne  le  sens 
plus,  toi...  mais  poux  ceux  qui  arrivent,  c'est 
exquis. 

RICHARD.  — ■  Le  parfum  de  maman...  Du 
^5iypre,  de  l'œillet  blanc  et  du  foin  coupé,  je 
crois. 

LIGNIÈRES,  reniflant.  —  On  dirait  qu'il  y 
a  autre  c-hose  aussi...  je  ne  sais  pas  quoi... 
c'est  un  parfum  porté,  volatilisé,  depuis  des 
années,  dans  les  chambres...  Tiens,  sens  ce 
coussin. 

Il  prend  un   coussin  et  le  met  sous   le  nez  de 
Richard. 

RICHARD.  —  Cest  embêtant,  pour  des  gens 
d'affaires. 

LIGNIÈRES.  —  Il  en  est  de  ta  maison 
comme  des  femmes,  dans  la  rue,  trop  parfu- 
mées. 

RICHARD.  —  On  les  fuit? 

LIGNIÈRES,  doucement.  —  Mais  on  y  songe. 

PAULOT,  rentrant  un  livre  à  la  main.  — 
Tiens  voilà. 

LOUIS.  —  Lis  toi-même,  j'ai  conâance... 
mais  ne  triche  pas. 

PAULOT,  lisant.  —  ((  Ces  oiseeaux  vivent 
des  fleurs  de  là-bas,  de  leurs  sucs  brûlants  et 
acres,  en  réalité  de  poisons  qui  semblent  leur 
donner  leur  âpre  cri  et  l'éternelle  agitation 
de  leurs  mouvements  colériques,  et  aussi  ces 
reflets  étranges...  or,  acier,  pierres  pré- 
cieuses... La  vie  chez  cette  flamme  ailée,  est 
si  brûlante,  si  intense,  qu'elle  brave  tous  les 
poisons...  Tête  basse,  il  plonge  du  poignard 
de  son  bec  au  fond  d'une  fleur,  puis  d'une 
autre,  en  tirant  les  sucs...  parfois  empoilé  de 


Maman  Colibri 


1 1 


furie,  conttf*  qui  ?  contre  une  fleur  déjà  dévas- 
tée à  qui  il  ne  pardonne  pas  de  ne  pas  l'avoir 
xtteiidu...  » 

LOUIS.  —  Bigre!  11  en  a  une  santé  cet  oi- 
seau-là!... Enfin,  tiens,  voilà  vingt  sous, 
mais  il  faut  que  je  vérifie...  je  sens  que  tu 
as  triché. 

A  ce  moment,  la  sonnerie  du  téléphone. 

BTCHARD,  décrochant  V appareil.  —  Allô... 
allô...  Vous  demandez!  Ah?  pour  un  rensei- 
gnement... alors  téléphonez  à  notre  siège  cen- 
tral, demain,  rue  Taitbout...  Quoi?  Ah!  c'est 
vous,  monsieur  Crouzet...  Oui,  je  suis  au 
courant...  (Aux  autres.)  Taisez-vous  donc,  je 
vous  en  prie,  mes  enfants,  une  seconde  ;  je 
n'entends  rien;  c'est  sérieux...  {Reprenant 
V appareil.)  Mon  père  est  là-ihaut  dans  son  bu- 
reau. N'est-ce  pas,  Paulot? 

PAULOT.    Oui. 

'  RICHARD,  continuant.  —  Oui,  il  est  là- 
haut...  n  est  très  occupé  ce  soir,  il  part  de- 
main pour  Vienne...  Oui,  toujours  en 
voyage...  grosse  affaire...  nous  allons  avoir  la 
concession  de  tous  les  tramways  électriques... 
oui,  notre  modèle  de  Saint-Quentin.  Ah!  c'est 
pour  l'Asseimblée  générale  que  vous  télépho- 
nez... Eh  bien,  la  souscription  de  dix  mille 
actions  est  déjà  prise  ferme,  par  un  groupe 
important...  mais  vous  savez  sur  les  nouveaux 
titres  créés  on  en  a  réservé  pour  une  sous- 
cription en  espèces  qui  servira  à  doter  la... 
(S' interrompant.)  mais  taisez-vous  donc, 
nom  de  Dieu!...  (Il  reprend.)  à  doter  la  Belge- 
Américaine...  Miaintenant  si  vous  voulez  des 
renseignements  plus  amples...  Mon  père,  lui- 
même?...  Diable!  c'est  que  je  vous  dis,  avant 
son  départ...  Attendez  une  seconde...  (.4  Fau- 
lot.)  Paulot,  veux-tu  lui  téléphoner  là-haut, 
s'il  peut  recevoir  demain  matin,  monsieur 
Crouizet...  (A  l'appareil.)  Une  seconde,  mon- 
sieur... Oui,  nous  avons  quelques  personnes  à 
dîner...  Vous  entendez  ça  d'ici?...  Je  vous  re- 
mercie... elle  va  bien...  Oh!  ma  mère  ne 
compte  pas  aller  à  Cannes  cette  année...  il 
est  si  tard  ! 

PAULOT,  téléphonant  à  un  petit  appareil 
^intérieur,  contre  le  mur.  —  Richard  de- 
mande si  peux  recevoir  demain  matin  mon- 
sieur Crouzet...  A  dix  heures?...  (>S'e  retour- 
nant, à  Richard.)  Oui,  à  dix  heures. 

RICHARD.  —  Mon  père  vous  attendra  à  dix 
heures...  c'est  cela...  c'est  entendu...  Oui, 
oui...  ici...  parfaitement...  bonsoir.  (Il  rac- 
croche les  récepteurs.)  Je  vous  demande  par- 
don... vous  pouvez  regueuler,  maintenant, 
tant  que  vous  voudrez. 

LOUIS.  —  Merci. 

Durant  cette  conversation,  Lignières  s'est  ap- 
proché du  piano,  où  il  a  commencé  en  sour- 
dine à  tapoter  un  air  de   café-concert. 

PAULOT,  à  Richard.  —  Père  a  dit  qu'il  al- 
lait dcficeindre  dans  une  seconde. 


LOUIS,  s' interrompant  de  parcourir  un 
journal,  à  Richard.  —  Hé?...  Qu'est-ce  que 
je  vois  là?...  Cet  article,  souligné  au  crayon 
bleu  dans  le  Journal...  tu  as  vu? 

RICHARD.  —  C'est  de  et?  saJe  petit  Chimène, 


RICHARD.  —  Allô.,    allô...  Vous  de-^andez? 

que  nous  avons  évincé...  La  prochaine  fois,  je 
le  calotte  publiquement.  Et  d'ailleurs,  je  vais 
lui  faire  demander  des  excuses,  demain. 

LOUIS.  —  Est-ce  la  peine  de  déranger  deux 
messieurs  pour  ra importer  des  choses  aussi 
plates  ? 

RICHARD.  —  Ah!  non,  tu  sais...  je  ne  plai- 
sante pas  sur  ce  chapitre-là...  Le  respect  du 
nom  avant  tout.  Il  y  a  une  chose  sur  laquelle 
je  n'admets  pas  qu'on  transige  :  l'honneur  de 
la  famille. 

LOUIS.  —  Ce  n'est  pas  moi  qui  te  contre- 
dirai... avec  quinze  ans  de  salle  d'armes  que 
tu  as  dans  les  jambes.  Mais  tu  t'emballes  pour 
un  rien  !  Nini  le  disait  l'autre  jour  à  la  gosse  : 
c(  Il  s'emballe!   Il  s'emballe!  » 

RICHARD.  —  Pas  le  moins  du  monde...  seu- 
lement j'ai  un  autre  principe,  très  net... 

LOUIS.  —  Prends  garde.  Quand  on  a  trop 
de  principes,  c'est  comme  si  on  n'en  avait  pas 
du  tout. 

RICHARD.  —  Celui-ci  :  que  l'humanité  ne 
vaut  pas  la  corde  pour  la  pendre...  et  qu'il 
faut  traiter  les  gens  à  coup  de  pieds  dans  le 
derrière.  Une  bonne  gifle  dans  la  vie  est  une 
réponse  à  tout. 

LOUIS.  —  Pan,  pan!...  11  fait  bon  se  sentir 
de  VOS  amis.  Justement,  sais-tu  oii  est  mon 
père,  pendant  que  nous  causons? 

RICHARD.  —  Au  salon. 

LOUIS.  —  Du  tout,  là-haut,  avec  ton  père 
à  toi,  en  train  de  lui  proposer  une  affaire... 
la  commandite  du  Grand  Radical...  qui  sou- 
tiendrait vos  intérêts. 


i2 


Maman  Colibri 


RICHARD.  —  Comment?  Quoi?.  .  Votre  sal© 
canard? 

LOUIS.  —  11  tire  à  30.000,  notre  sale  ca^- 
nard  ! 

RICHARD-  —  D'abord,  nous  ne  nageons  pas 
dans  ses  eaux...  Nous  sommes  orléanistes  et 
je  croyais  que  ton  père  avait  des  idées  pas 
trop  éloignées  de  celles  qu'il  défend,  tous  les 
jours,  dans  son  journal. 

L0UI9.  —  Oh!  papa,  papa!...  Quand  il  est 
à  jeun,  il  est  républicain  ;  quand  il  est  pom- 
pette, il  devient  royaliste,  et  quand  il  est 
saoul,  il  est  anarchiste. 

La   porte  du   salon  s'ouvre  et  Irène  de  Rysber- 
gue  entre  avec  vivacité,  en  refermant  la  porte. 


SCENE  III 


Les  Mêmes,   IRENE 

IRÈNE.  —  Arrivez  donc!...  Vous  n'avez  pas 
encore  fini?  Ce  qu'on  se  rase  par  là,  mes 
petits,  ouf  ! 

RICHARD.  —  Mon  cigare  n'a  plus  qu'un 
centimètre  et  demi,   regarde. 

IRÈNE.  —  Dis  donc,  hein  ?  Crois-tu  ! 

RICHARD.  —  Quoi?  la  Brécourt? 

IRÈNE  —  Cette  vieille  calamité  qui  ne  peut 
pas  supporter  la.  fumée  de  tabac,  à  son  âge! 
Elle  a  pourtant  eu  un  siècle  pour  s'y  habi- 
tuer.   Je  la  retiens  ! 

RICHARD.  —  Non  lâche-la. 

IRÈNE.  — -  Ce  n'est  pas  l'envie  qui  m'en 
manque»  Si  tu  crois  cette  petite  corvée  foli- 
chonne!... La  Brécourt,  la  marquise,  et  ta 
future  belle-mère...  le  wagon  des  dames 
seules  ! 

RICHARD.  —  Reste  dans  celui  des  fumeurs. 

LiGNiÈRES.  —  Oh  oui  !  madame,  faites  ça  ! 

IRÈNE.  -^  Il  ne  faudrait  pas  m'en  défier  1 
De  quoi   parlez-vous  dans     votre    comparti- 


IRÈNE.    —    TJn    DEMI,    MON    GARÇON,   "DN   DEMI  1 


ment?  Nous,  en  parle  mariage...  c'est  à  mou- 
rir J'ai  beau  essayer  d'amener  la  conversa- 
tion de  ta  fiancée  sur  le  divorce,  ça  a  l'air  de 
lui  paraître  trop  prématuré. 

RICHARD.  —  Dis  donc,  maman,  ne  donne 
pas  de  mauvais  conseils  à  ma  femme,  je  te 
prie. 

IRÈNE.  —  A  la  condition  que  vous  allez  ren- 
trer immédiatement...  Oh!  vous  avez  de  la 
bière,  veinards  ! 

LOUIS,  se  précipitant.  —  Vous  en  désirez, 
madame  ? 

IRÈNE,  riant.  —  Je  vous  crois!  {Il  lui  en 
verse  dans  le  verre  qu'elle  tend.)  Allez,  n'ayez 
pas  peur.  Un  demi,  mon  garçon,  un  demi  ! 

RICHARD,  à  Lignières.  —  Est-elle  jeune, 
maman  ! 

IRÈNE.  —  On  nous  prend  pour  frère  et 
sœur  quelquefois...  moi  ex,  Richard?...  Oh! 
dites  donc,  monsieur  Soubrian,  figurez-vous 
que  l'autre  jour  à  Armenonville,  en  descen- 
dant d'auto,  bras  dessus  bras  dessous,  mais 
pas  plus  que  cela,  (Elle  prend  le  bras  de  Ri- 
chard )  pouT  m'appuyer  un  peu,  parce  que 
j'avais  les  jambes  engourdies,  le  garçon  a  cru 
que  nous  étions  en  bonne  fortune...  Il  nous  a 
offert  un  cabinet  particulier...  ma  parole I... 
Moi  j'étais  ra^vie...  Richao-d  fulminait!... 

RICHARD.  —  Cette  blague  ! 

irènt:.  —  Allons  donc!  Ça  te  met  en  rage 
d'avoir  une  mère  qui  a  l'air  aussi  jeune  que 
toi...  {Un  temps.)  Seulement,  au  fond  tu  en 
es  fier.  Ça  compense.  {Mie  lui  donne  une  tape, 
de  Véventail,  sur  la  joue.)  Georget  n'est  pas 
arrivé  ? 

PAULOT.  —  Il  ne  doit  pas  tarder. 

IRÈNE.  —  Lequel  de  vous  jouait  si  mal  du 
piano,  tout  à  l'heure? 

LOUIS,  désignant  Lignières.  —  Lui. 

IRÈNE.  —  Je  ne  vous  félicite  pas, 

LIGNIÈRES.  —  Oh  1  mais  je  joue  très  bien  l<a 
Valse  Bleue;  seulement  avec  un  seul  doigt, 
alors  ça  fait  moins  d'effet. 

IRÈNR,  près  du  piano,  —  Voulez-vous  que 
je  leur  exprime  mon  état  d'âme,  à  travers  la 
porte  ? 

RICHARD  —  Maman,  maman,  je  ne  suis 
jamais  tranquille  avec  toi  ! 

Elle  s'assied  au  piano,  rapide,  légère,  toutes  ju- 
pes papillotantes   et  attaque  le  Dies   irœ. 

LIGNIÈRES,  bas  à  Louis  Soubrian.  —  Je 
préférerais  la  mère  à  la  future  belle-fille. 

LOUIS,  de  même.  —  Tu  n'es  pas  dégoûté!... 
Mais  ce  n'est  qu'une  supposition;  rien  à 
faire.  Maman  Colibri,  oui.,o  mais  la  Vertu 
par  un  grand  V.  Pas  la  plus  petite  histoire... 
Nickelée!...  Chaulin  a  essayé...  Il  s'est  fait 
rembarrer  dans  les  grands  prix. 

LIGNIÈRES.  —  Dommage!  dommage!... 
Quels  yeux  ! 

LOUIS.  —  Et  le  décolleté  donc!...  {Ils  la 
détaillent  tous  deux  du  regard.)  Le  corps 
doit  être  charmant. 

RICHARD,  s' approchant  d'eux.  —  Elle  a  un 
aplomb,  maman  ! 


MamaL  Colibri 


î? 


IRÈNE.  —  Voulez-vous  que  je  leur  exprime  mon  état  d'ame,  à  travers  la  porte? 


HGNiÈRES,  avx  un  sourire.  —  C'était  c«. 
•que  nous  étions  en  train  de  dire. 

RICHARD,  de  loin,  à  sa  mère.  -  Tu  sais  que 
Madeleine  va  parfaitement  reconnaitre  que 
c'est  toi  qui  joues. 

IRÈNE,  se  levant.  —  Ça  lui  donne-ra  un 
avant-goût  de  la  famille...  (Méprenant  son 
éventail.)  Qui  est-ce  qui  vient  à  l'Hippique, 
demain  ?  Oh!  vous  verrez  ma  ro-be,  un  amour! 

RICHARD.  —  Tant  mieux,  parce  que  celle 
que  tu  portes,  ce  soir... 

IRÈNE.  —  Elle  ne  te  plaît  pas?  Je  vais  al- 
ler en  changer,  si  tu  veux  F...  Voyez-moi  ça  H 
vrai,  mou  garçon,  je  plains  ta  femme  ! 

L.IGNIÈRES.  —  Je  ne  sais  ce  qu'il  a  contre 
cette  robe  ;  elle  est  adorable  ! 

IRÈNE.  —  Moi,  je  sais!  11  la  voudrait  cou- 
leur aubergine  avec  des  pensées  en  applica- 
tion... et  des  choux...  violets...  avoue,  hein? 
que  tu  voudrais  des  choux...  tu  en  meurs 
d'envie  !... 

RICHARD.  —  Ce  n'est  pas  ce  que  je  veux 
dire. 

IRÈNE,  —  Tais-toi,  tiens!...  Je  t'excuse  en 
pensant  que  si  j'avais  une  fille,  il  y  a  déjà 
cinq  ans  qu'elle  ne  me  pardonnerait  ni  la 
robe,     ni    le    visaere...     Et     maintenant    en 


wagon 


Oh  !  une  luu^ 


-•rmo  %ire  enra- 


ger la  Brécoi-    ...  o.  auiot,  une  cignx^-.l*  .  vite, 
vite...  des  miennes...  Je  vais  rentrer  comme 


si  j'avais  oublié  la  consigne...  vous  allez 
voir...  Et  a,vec  mon  plus  gracieux  sourire 
encore. 

Et  la  cigarette  aux  lèvres,  elle  ouvre  la  porte 
du  salon,  d'un  air  distrait  et  naturel  ;  elle  re- 
ferme la  porte  derrière  elle. 

LiGNiÈREs.  —  C'est  vrai  qu'on  dirait  d'une 
grande  sœur  qui  ne  vous  ressemblerait  pas... 
D'ailleurs,  la  phrase  est  courante  :  «  Madame 
de  Rysbergue?...  On  dirait  la  sœur  de  ses 
enfants.  » 

RICHARD.  —  Mais,  mon  Dieu,  c'est  un  peu 
ça...  Maman  s'est  mariée,  elle  n'avait  pas  dix- 
sept  ans...  j'en  ai  vingt-deux...  comptez, 

LOUIS.  —  Trente-neuf...  Elle  en  paraît 
trente. 

IRÈNE,  apparaissant  par  la  porte  entre- 
hâillée,  à  voix  basse,  et  avec  un  clin  d'œil.  — 
Ça  y  est,  mes  enfants...  Tableau!...  Tiens, 
Paulot,  le  cendrier...  (Elle  lui  tend  sa  ciga- 
rette, qu'il  prend.)  Et  puis  arrivez,  hop! 

La  porte  se  referme. 

RICHARD,  aux  autres.  —  Allons,  vous  ve- 
nez ?  (Ils  jettent  leurs  cigarettes.  A  Fauiot, 
en  lui  tapant  sur  Vépaule.)  Fasse! 

Paulot  entre  le  premier  au  salon 


14 


Maman  Colibri 


L, 


À 


IRÈNE.  —  Ça.  Y  est,  mes  enfants. 


LiGNiÈRES,  les  mains  dans  les  poches,  se 
balançant,  à  Louis.  — C'est  dommage...  c'est 
dommage... 

LOUIS.  —  Tu  y  penses  encore? 

LIGNIÈRES.  —  Elle  est  rudement  désirable... 
je  vendrais  le  lui  dire. 

LOUIS.  —  Je  ne  te  le  conseille  pas... 
Penses-y  toujours,  mais  n'en  parle  jamais. 

Lignières  entre  au  salon.  Au  moment  où  Louis 
et  Richard  sont  sur  le  seuil,  M.  de  Rysbergue 
et  Soubrian  entrent  par  la  porte  de  gauche,  le 
pardessus  sur  le  bras  et  le  chapeau  à  la  main., 


SCÈNE  lY 


MONSIEUR  DE  RYSBERGCE,S0UBRIAN, 
RICHARD,    LOUIS 

MONSIEUR  DE  RYSBERGUE,  appelant.  —  Ri- 
chard!...  (Hichard  se  retourne   et  redescend 


avec  Louis  qui  a  aperçu  aussi  son  père.)  Je 
vais  au  Cercle,  un  instant,  avec  Soubrian.  Le 
train  de  Vienne  est  à  midi  10  demain.  Je 
déjeunerai  dans  Paris...  Le  coupé  portera 
mes  valises  à  la  gare...  j'ai  donné  mes  or- 
dres... Toi,  sois  au  bureau  demain  matin  à 
sept  heures.  Je  t'indiquerai  les  dernières  ins- 
tructions... 

RICHARD.  —  Bien. 

LOUIS,  à  son  père.  —  Bonsoir,  papal 

Soubrian  et  son  fils  échangent  un  clin  d'œil  en 
se   sénarant. 

RICHARD.  —  Tu  seras  de  retour  quand  ? 

RYSBERGLTî.  —  Dans  huit  jours...  Je  ne 
partirai  de  Vienne  qu'avec  le  traité  signé  et 
la  prime  dans  ma.  poche. 

RICHARD.  —  Parbleu!..,  C'est  tout  pour  ci; 
soir?...  Tu  sors  avec  ce  pardessus  d'été?  Tu 
auras  froid,  je  t'avertis. 

rysbergut:.  —  Fais-moi  descendre  l'autre^ 
si  ça  peut  te  faire  plaisir. 

Richard  a  parlé  à  son  père,  du  ton  docile  et 
respectueux  que  l'on  a  avec  un  supérieur  dont 
on  ne  discute  pas  les  ordres. 


SCÈNE  V 


RYSBERGUE,  SOUBRIAN,  seuls. 

RYSBERGUE.  —  Un  cigare  en  sortant,  Sou- 
'orian  ? 

Il  lui  tend  la  boîte, 

SOUBRIAN.  —  Volontiers, 

RYSBERGUE.     CeUX-ci  ? 

SOUBRIAN,  coupant  son  cigare  et  allum^- 
—  Quelle  existence  que  la  vôtre!...  Tor 
par  monts  et  par  vaux!...  On  peut  d._-    ,^e 
vous  ne  volez  pas  votre  argent,  vous!...  Vous 
êtes  un  glorieux    brasseur    d'affaires,    mais 
nom  d'un  chien,  votre  vie  n'est  pas  une  siné- 
cure. Vous  n'avez  pas  même  le  temps  de  prn 
fiter  de  votre  luxe. 

RYSBERGUE.  —  Mon  luxe,  mais  c'est  pour 
ma  famille,  ma  femme,  mes  enfants...  Moi, 
je  vivrais  avec  un  lit,  une  table  et  une  chaise. 

SOUBRIAN.  —  Comme  Napoléon. 

RYSBERGUE.  —  Si  VOUS  voulez  !  Le  luxe, 
pour  les  amuser,  eux...  le  travail,  pour  m'a- 
muser,  moi...  histoire  de  passer  mon  acti- 
vité.. 

SOUBRIAN.  —  Comme  Napoléon. 

RYSBERGUE.  —  Formidable,  oui.  Cela  vous 
étonne?...  Bah!  c'est  une  revanche  d'activité 
que  nous  prenons,  nous  autres  aristocrates, 
sur  la  vie  immobile  et  contemplative  de  nos 
aïeux. 

SOUBRIAN.  —  Les -fils  ont  des  fourmis  dans 
les  jambes...  Alors,  mes  pères  devaient  être 
rudement  plébéiens,  car  j'ai  bien  envie  dq 
m' asseoir.  "^ 


Maman   Colibri 


'5 


WTSBERGUE,  —  Moi,  (le  marcher,  vivre,  as- 
pirer !  Ce  train  de  maison  dont  voiis  parlez, 
je  n'on  jouis  même  pas!  C'est  vrai...  j'aime 
le  sentir  prospérer,  certes,  mais  au  fond  il 
m'ennuie...  Tant  de  bruit  ne  laisse  pas  de 
m'agacer,  toutes  ces  femmes,  ces  jeunes  gens, 
ces  soirées  de  musique  me  porteraient  pour 
un  peu  horriblement  sur  les  nerfs...  Non, 
mais  revenir  comme  je  vais  le  fa're,  dans  huit 
jours,  'avec  un  petit  demi-miliion  à  jeter  aux 
enfants  et  à  ma  femme,  voilà  mon  plaisir... 
Faire  fructifier  ma  fortune,  établir  une  fa- 
mille honorée,  enviée,  digne  de  ma  branche 
passée,  de  mon  nom,  —  quitte  à  le  faire  re- 
luire d'un  éclat  nouveau  sur  tous  les  essieux 
des  tramways  électriques,  —  voilà  ma  joie... 
Sans  quoi,  que  me  faut-ii  ?  pas  même  une 
bonne  table...  un  cheval  de  selle...  des  chiens 
de  chasse...  d'excellents  cigares...  (Il  en  prend 
un  dans  la  boîte.)  Comme  celui-ci... 

souBRiAN,  clignant  de  Vœïl.  —  Des  fem- 
mes... 

RYSBERGUE,  après  avoir  regardé  dans  le 
vague,  un  instant.  —  Peah!...  Je  n'ai  pas  le 
temps  de  me  payer  une  conscience  compli- 
quée !  {Changeant  de  ton.)  Vous  voyez  que  je 
réponds  a.vec  fa-anchise  à  votre  interview, 
hein?...  Je  vous  vois  venir,  vous,  depuis  une 
heure...  Vous  voulez  me  tirer  les  vers  du 
nez...  On  ne  me  fait  dire  quie  ce  qu'il  me 
plaît. 

SOUBRIAN.  —  Oh  !  mes  intentions  sont 
pures...  Evidemment  un  article  sur  vot.e 
.ndustrie  m'intéresserait... 

RYSBERGUE.  Ivouvant  U  journal  soyligné 
au  craucyïi  lieu  sur  un  canapé.  —  Comm.e 
celui-ci  ?...  (Gesle  de  protestation  de  Sou- 
brian.)  Attende-.^  donc  que  je  plie  ça  « 
Absolument  inutile  de  laisser  traîner  ces 
petites  choses  sur  les  fauteuils. 

Il  va  au  tiroir. 

SOUBRIAN.  —  Voyons,  Rysbergue...  une 
fois,  deux  fois,  avant  de  franchir  ce  seuil, 
■'acceptez-vous  la.  commandite  du  Grand  Badi- 
cal .? 

RYSBERGUL^  avec  vne  moue.  —  Hum!  Le 
titre... 

SOUBRIAN.  —  Ça  se  change. 

RYSBERGUE,  souriant  avec  mépris.  —  Mais 
((  radical  »  c'est  difficile  à  faire  disparaître 
d'une  manchette. 

SOUBRIAN.  —  Il  y  a  des  benzines  très  puis- 
santes... Si  on  le  changeait? 

RYSBERGUE,  trusquement .  —  Je  serai  très 
net...  Xon. 

SOUBRIAN    —  Et  pourquoi  ? 

RYSEERCoTE  —  Farcc  que,  mon  chetr... 
Vous  permettez  que  je  sois  franc  ? 

SOUBRIAN,  —  Faites  donc. 

RYSBERGUE,  refermant  le  tiroir  où  il  a 
glissé  le  journal.  —  Eh  bien,  si  je  portais  un 
grand  nom  français,  ce  me  serait  égal  de  le 
compromettre  un  peu.  Il  est  des  gloires  natio- 
nales qui  supportent  vaillamment,  et  même 
peuvent  tirer  une  légère  coquetterie  de  cer- 


taines compromissions.  Ce  n'est  pas  la  mêm« 
chose  pour  nous,  les  étrangers...  {Un  do- 
mestique entre  avec  un  pardessus  et  aide 
M.  de  Byshergue  à  le  passer.)  Bien  que 
ma  femme  soit  très  française  et  de  vieille 
souche  incontestée,  je  n'en  reste  pas  moins 


■"\^filiiN.   —   Il   Y    A    DES   BENZINES  TRÈS 
PUISSANTES... 

étranger.. .  et  il  s'attache  toujours  un  peu  de 
di'^'^redit,  vous  le  savez,  à  un  nom  de  là-bas... 
9n  ?  beau  faire,  nous  avons  toujours  vague- 
ment l'air  rastas. 

SOUBRIAN.  —  La  Belgique  est  une  petite 
France.         , 

RYSBERGUE,  souriont.  —  Vous  êtes  bien  ai- 
mable, mais  un  grand  Belge  n'est  j^amais 
qu'un  petit  Français.  (Au  domestique  qui  a 
fini.)  .Merci,  mon  ami.  (Le  domestique  sort.) 
Je  dois  être  susceptible  en  proportion  de  cette 
infériorité.  Qui  plus  est,  de  mon  nom  pres- 
que royal,  —  là-bas!  —  j'ai  fait  une  raison 
commerciale  !  Songez  donc  comme  il  faut  que 
je  le  préserve  et  ne  laisse  point  retomber  sur 
moi  ou  sur  ma  famille  la  plus  petite  des  sus- 
picions, de  quelque  nature  qu'elle  soit!...  J'ai 
plaoé  cet  orgueil  plus  haut  que  tout  dans  ma 
vie,  prêt  à  châtier  qui  en  douterait;  mes  en- 
fants sont  élevés  dans  ces  idées...  elles  sont 
déjà  le  but  de  leur  vie,  j'en  suis  sûr.  Le 
marclié  que  vous  me  proposez  n'a  rien  de  dés- 
honorant en  soi,  il  est  de  commerce  courant  ; 
je  ne  puis  l'accepter,  voilà  tout.  Je  vous  prie 
de  m' excuser. 

Ceci    a    été    dit    avec    une    certaine    morgue    et 
grande  fermeté. 

SOUBRIAN.  —  Mais  comment  donc  !  Ce  point 
de  vue  est  trop  respectable...  Seulement  il 
était   inutile  de   me   faire  toute  cette  vaste 


i6 


Maman  Colibri 


profession  de  foi  pour  un  refus  aussi  natu- 
rel... Je  vous  lai  t-ransmis  une  proposition  de 
nos  actionnaires...  moi,  pour  ma  part  per- 
sonnelle, vous  savez,  je  m'en  fous! 

RYSBERGUE.  —  J  e  ne  vous  ai  pas  dit  autiTe 
chose. 

souBRiAN.  —  Nous  sommes  d'aoeord. 

RYSBERGUE.  —  Vous  ie  voj^ez. 

souBRiAN.  —  Allons  au  Ceicie, 


SCENE  YI 


Les  Mêmes,  IRENE 


C^est 


IRÈNE,  ouvrant  la  porte  du  salon. 
toi? 

RYSBERGUE.  —  Tu  fermes  donc  la  porte 
des  deux  salons,  maintenant? 

IRÈNE.  —  M.^^  Brécourt  ne  peut  pas  sup- 
porter la  fumée,  mais  elle  vient  de  s'en  aller, 
justement,  je  rouvrais  quand  j'ai  entendu  ta 
voix...  (EUe  ouvre  grande  la  porte.  On  voit 
Vautre  salon.)  Te  reverrai-je  avant  ton  dé- 
part ? 

RYSBERGUE-  —  Je  ne  sais  pas...  J'irai  de 
bonne  heure  au  bureau  et  le  train  est  à  midi. 

IRÈNE.  —  AloTs  adieu...  Seras-tu  de  retour 
pour  le   dîner  du  14. 

RYSBERGUE.  — •  Oii !   je  ne  pense  pas...   Il 
me  faudra  bien  dix  jours... 
l       IRÈNE.   —  C'est  la  série   des  Duohâtel  et 
C^®,  le  quatorze. 

RYSBERGUE.  —  Tant  mieux,  tant  mieux... 
L'important  est  que  je  sois  là  pour  le  dîner 
du  prince  Paul...  Ah!  fais  attention  au  che- 
val gris,  en  mon  absence. 

IRÈNE.  —  Il  est  malade  ? 

RYSBERGUE.  —  Le  A'étérinaire  viendra 
après-demain...  Je  te  serai  reconnaissant  de 
le  voir  toi-même.  Je  crois  qu'il  faudrait  quel- 
ques pointes  de  feu...  En  tous  cas  ne  le  sur- 
mène pas. 

IRÈNE.  —  Entendu. 

RYSBERGUE.  —  Adieu... 

IRÈNE.  —  Bon  voyage,  si  je  ne  te  revois 
pas. 

Elle  serre  la  main  à  M.  Soubrian. 


SCÈNE  VU 


IRENE,  puis  peu  à  peu  COLETTE  DE  VIL- 
LEDIEU,  LOUIS  SOUBRIAN,  MADE- 
LEINE CHADEAUX,  RICHARD,  MA- 
DAME CHADEAUX,  LA  MARQUISE  DE 
SAINT-PUY,  LIGNIERES. 

IRÈN-E,   appelant.  —  Colette!  Madame  de 
Saint-Puy  !...  Enfin,  circulons  un  peu,  main- 


tenant... Venez  voir  ma  vieille  peinture  in- 
dienne... J'adore  mon  petit  coin...  On  est  si 
bien,  là... 

LOUIS.  —  J'admirais  tout  à  l'heu/re  ce 
panneau. 

IRÈNE.  —  N'est-ce  pas  ?  Et  enfumez-nous, 
surtout,  jeunes  gens...  Colette,  tu  ne  veux 
pas   boire? 

COLETTE-  - —  Si,  mon  petit  chou.,,  du  frais, 
du  très  frais,  (rendant  qu'Irène  prépare  une 
boisson.)  Quel  numéro  encore  que  ta  mar- 
quise de  Saint-Puy  ! 

IRÈNE  —  Elle  est  du  meilleur  faubourg. 
Fais-la  causer,  c'est  adorable.  Vous  ne  con- 
naissiez pas  mon  amie  Colette,  monsieur  Sou- 
brian?,.. On  a  été  au  Sacré-Cœur  ensemble, 
dans  la  classe  de  Sœur  Marie- Jacques... 
Dites-lui  des  choses  énormes;  elle  adore  ça. 

COLETTE.    —  Oh!  Irène! 

IRÈNE.  —  Et  M.  Soubrian,  ma  chère,  sait 
des  histoires  d'iin  roide!...  Racontez-lui  celle 
de  l'anglaise,  et  des  quarante  voleurs.,. 

LOUIS.  —  Celle-là,  je  ne  la  raconte  qu'aux 
jeunes  filles. 

IRÈNE.  —  Colette  est  veuve...  C'est  pres- 
que pareil. 

LOUIS.  —  Alors...  venez  là.,,  et  pâlissez. 

On  voit  dans  le  salon  du  fond  la  marquise  de 
Saint-Puy  causant  avec  M"*  Chadeaux  et 
Lignières. 

RICHARD,  à  WT-voix,  possant  à  droite  arec 
Madeleine  Chadeaux  qui  va  s'appuyer  au 
piano,  en  tripotaillant  des  fleurs.  —  Vous 
habituez-vous  un  peu  à  la  maison,  Madeleine  ? 

MADELEINE.  —  Votre  milieu  m'effraye  énor- 
mément. 

RICHARD.  —  Pourquoi  ? 

MADELEINE.  —  Je  ne  sais...  je  suis  mal  à 
l'aise. o.  J'ai  été  élevée  bourgeoisem_ent...  Te- 
nez, cette  femme  qui  rit  si  fort..  (Elle 
montre  Colette  dans  un  coin  avec  Louis  Sou- 
hrian.)  sdn  rire  m'inquiète,  me  trouble,  vous 
n'avez  pas  idée  ! 

RICHARD,  —  La  petite  de  Villedieu?... 
Elle  n'est  pas  terrible. 

MADELEINE.  —  J'ai  besoîn  d'être  rassurée. 

RICHARD.  —  N'ayez  pas  peur;  je  suis  là... 
Alors  si  popotte?...  Tant  mieux.  Je  voudrais 
une  femme  très  popotte. 

MADELEINE    — -  Oli  !  bien!  moi.. 

RICHARD.  —  Vous  fcrcz  dos  confitures  à 
votre   mari  ? 

MADELEINE.  —  S'il  me  les  demande. 

RICHARD.  —  Il  vous  Jes  demandera.,  en- 
tendu. Nous  avons  des  goûts  très  pareils, 
c'est  attendrissant. 

MADELEINE.    Ccst    CUnuyCUX. 

RICHARD.  — Pourquoi? 

MADELEINE.  —  Parcc  quc  si  nous  nous  Aper- 
cevons que  nous  sommes  faits  l'un  pour  l'au- 
tsre  et  si  nous  en  restons  là,  ce  sera  pour 
éprouver  des  regrets  considérables. 

RICHARD.  —  Allons  donc  !  je  connais  une 
personne  qui  était  tout  à  fait  persuadée  que 


Maman  Colibri 


'7 


j'étais  indispensable  à  sf>n  bonheur  à  venir.,. 
Eili  bien,  maintenant  elle  est  très  heuireuse 
avec  uai  monsieur  très  différent. 

MADELEINE.  —  Il  cst  pcut-ètre  mieu::  que 
vous... 

RICHARD.  —  11  est  très  bien.  C'est  ur  juge 
Buppléaait  au  parquet  de  Limoux  ;  ainsi,  vous 
voyez  ! 

MADELEiN-E.  —  Merci,  au  moins  vous  êtes 
encourageant. 

MADAME  cHADEAux,  qu i  est  desceudiu  \  — 
Madeleine  ? 

MADELEINE.    —  Maman  .^ 

Richard    remonte    au    fond    et    va    parler    à    la 
vieille  marquise  de  Saint- Puy  et  Lignières. 

MADAME    CHADEAUX,    huS .    Quaud    tu    VOU-- 

dras  pajrtir... 

MADELEINE.  —  Non,  j'ai  encore  à  causer. 

MADAME  CHADEAUX.  Il  te  plaît? 

M.vDELEiNE.  —  Je  ne  sais  pas.  v 
MADAME  CHADEAUX.  —  Il  n'est  pas  iiicoiive- 
nant  avec  toi,  au  moins?... 
M.\DELEiNE.   —  Oh!  maman... 

MADAME    CHADEAUX.    — ■      Sait-OU  !      Ils      SCUt 

tellement  hurluberlus  dans  cette  famille... 
Cette  mère... 

MADELEINE,  hos.  —  La  voilà. 

IRÈNE.  —  Comme  elle  est  jolie  votre  Made- 
lon...  Et  l'air  si  bon,  si  droit... 

LOUIS.  —  Et  si  gai! 

MADAME  CHADEAUX.  —  C'est  unc  enfant. 

LOUIS.  —  Oh!  quelle  mauvaise  raison! 
Ainsi,  moi.  depuis  l'âge  de  dix-sept  ans,  je 
suis  mélancolique,  sombre,  taciturne... 

IRÈNE,  riant.  — ■  Ne  désespérez  pas,  jeune 
homme,  la  jeunesse  vient  avec  l'âge!...  {Ga- 
minement  à  la  marquise  de  Saint-Puy  qui 
s'approche.)    X'est-oe  pas,   marquise? 

LA  MARQUISE.  —  Je  n'ai  pas  entendu...  Je 
suis  un  peu  distraite,  vous  le  savez. 

LIGNIÈRES.  — ■  Je  crois  bien  !  elle  est  soui'de 
comme  un  pot. 

rRÈNE.  —  Je  demandais  à  quelle  œuvre 
nouvelle  vous  vous  intéressez  en  ce  moment? 
Car  madame  de  Saint-Puy  est  celle  qui  a  ou- 
vert les  portes  de  son  hôtel  seigneurial,  à 
50  centimes,  au  bénéfice  des  blessés  des 
Balkans...  Elle  est  la  charité  intrépide.  {Ele- 
vant la  voix.)  Dites-nous  à  quelle  œuvre  vous 
apportez  vos  soins. 

LA  MARQUISE.  —  J'ouvTe  Une  souscription 
mondaine  pour  le  buste  de  Camoëns. 

LOUIS.  —  Ah  !  excellente  idée  ! 

LIGNIÈRES.  —  Le  besoin  s'en  faisait  sentir 
depuis  quelques  années. 

LOUIS.  —  Je  me  demandais  :  qu'est>ce  qui 
me  manque  donc?...  C'était  le  buste  de  Ca- 
moëns. 

IRÈNE,  has.  —  Ne  vous  moquez  pas  trop 
d'elle.  D'abord,  elle  pourrait  vous  entendre... 

LOUIS.  —  On  ne  sait  jamais! 

IRÈNE,  même  jeu.  —  Et  puis  elle  est  si 
brave  personne  ! 

Un  domestique  est  entré,  il  s*approche  d'Irène. 


LE  DOMESTIQUE.  —  Une  femme  de  chambra 
vient  d'apporter  cette  lettre,  en  priant  de  la 
remettre  immédiatement  à  madame  ;  c'est 
très  pressé. 

IRÈNE.  —  Y  a-t'il  une  réponse?  *  ^ 

LE  DOMiiSTiQUE.  —  Là  femme  -le  cbL-mbrt 
est  repartie   de  suite. 

IRÈNE.  —  Bien.  (Aux  autres.)  Vous  per- 
mettez?.. [Le  domestique  sot-:  Irène  s'éloi- 
gne un  peu  pour  lire  la  lettre.  Elle  pousse 
une  exclamation.)  Oh!  (En  se  retournant  vers 


RICHARD.  —  Vous  habituez-vous  un  peu  a  la 
MAISON.  Madeleine? 

Bichard,  qui  a  repris  au  fond  son  aparté  avec 
la  jeune  Aladeleine.)  Richard! 

RICHARD,  descendant.  — Quoi? 

IRÈNE,  à  r écart,  avec  Richard.  -  C'est 
trop  fort!  Une  lettre  de  chantage,  adressée  à 
moi,  menaçant,  si  tu  te  maries,  de  faire  rom- 
pre ton  mariage.  Et  dans  quels  termes!  J'en 
suis  malade.  Quel  toupet!  Et  portée  à  domi- 
cile encore  ! 

RICHARD.  —  Mais  de  qui,  sapristi  ! 

IRÈNE.  —  De  ta  Nichette,  parbleu  i 

RICHARD.  — •  Impossible. 

IRÈNE    —  C'est  signé. 

RICHARD,  —  En  effet!  (Il  lit)  Une  ano- 
nyme :  Nichette  de  JSUinteuil...  La  grue' 

IRÈNE.  —  Je  te  l'ai  toujours  dit  que  c'était 
une  femme  dangereuse,  qu'elle  te  ferait  avoir 
des  ennuis...  Qui  a  toujours  raison? 


i8 


Mariiaii  Colibri 


RICHARD.  —  Ah  !  la  grue  des  grues  ! 

IRÈNE.  —  Et  elle  est  capable  d'en\  oyer  des 
lettres  de  ce  genre  à  M"^^  Chadeaux.  Cela 
promet  !  Si  tu  tiens  un  tant  soit  peu  à  entrer 
dajis  cette  famille  ! 

RICHARD.  —  Quand  je  venais  juste  de  lui 
acheter  un  bijou  de  cent  louis.  Je  l'ai  dans 
ma  poche. 

IRÈNE.  —  C'est  oe  qui  s'appelle  du  flair... 

RICHARD,  sortent,  penaud,  Vécrir.  de  sa 
poche.  —  Levoild!  Que  vais-je  en  faire  main- 
tena-nt  ? 

IRÈNE,  riant.  —  Tu  le  mettras  dans  la  cor- 
beille de  mariage  de  ta  fiancée;  ce  sera  ton 
premier  cadeau. 

RICHARD.  —  C'est  une  idée...  mais  je  ne 
peux  pas.  J'ai  fait  inscrire  des  dates...  oui, 
des  dates  qui...  enfin... 

IRÈNE.  — Des  dates?  Fais  voir...  (Elle  ins- 
pecte le  hijou.)  !"■  juin  1903-15  mai  1904... 
On  dirait  un  règne...  15  mai?  Ah!  bon!  je 
comprends...  L'abdication!...  Mon  pauvre 
ami  !  tu  t'étais  trop  avancé. 

RICHARD.  —  Te  fiche  pas  de  moi  !  Ah  !  la 
grue  ! 

IRÈNE.  — •  Voilà  déjà  trois  fois  que  tu  le 
constates;  tu  aurais  pu  le  faire  plus  tôt. 

RICHARD.  —  Elle  ignore  à  quoi  elle  s'ex- 
pose. La  répoEre  ne  va  pas  se  faire  atten- 
dre... Dès  oe  soir... 

IRÈNE.  —  Fais  attention  ;  on  t'épie. 

RICHARD.  —  Je  vais  prendre  conseil  de 
Soubrian  et  de  Lignières.  Ils  vont  m'aider  ! 

IRÈNE.  —  Et  n'agis  pas  à  la  légère.  Pour 
î'instajit,  je  te  prie  de  faire  attention.  Qu'o«i 
ne  t'entende  pas  !  Rien  n'est  grave  là-deda«ns, 
seulement  Chadeaux  mère  semble  un  peu... 
bégueule...  au  point  même  de  me  taper  sur 
les  nerfs,  et  je  te  conseille  d'étouffer  le  son  de 
votre  voix. 

RICHARD.  —  Nous  allons  délibérer  à  côté. 

IRÈNE.  —  Ferme  la  porte  surtout. 

RICHARD,  appelant  ses  amis.  —  Lignières... 
Soubrian... 

Richard  leur  dit  un  mot  à  voix  basse  et  les  en- 
traîne dans    le   grand  salon. 

COLETTE.  —  Quoi?  quoi?...  Ils  nous  pla/- 
quent  encore?...  Délicieux  jeunes  gens! 

La  porte  se  referme. 


SCÈNE  YIII 


IRENE,  COLETTE,  MADAME  CHA- 
DEAUX,   MADELEINE,    LA    MARQUISE 

IRÈNE,  vivement.  —  Une  minute.  Un  petit 
Becret  à  se  dire... 

COLETTE.  —  Que  nous  ne  pouvons  pas  sa- 
voir et  que  toi  tu  sais. 

IKÈNE.  —  Parbleu! 


MADAME    CHADEAUX.     —      AloTS,    VOUS      êtvjd, 

madame,  la  confidente  de  vos  enfa^nts? 

IRÈNE.  —  Je  suis  leur  meilleur  camara-de. 

COLETTE.  — ■  Leur  grand  copain. 

IRÈNE.  —  Voilà.  Elle  l'a  dit. 

MADAME  CHADEAUX.  —  Le  souvcnir  que  vous 
êtes  aussi  leur  mère  doit  bien  vous  gêner 
quelquefois. 

IRÈNE.  —  Mon  Dieu,  madame,  je  crois  que 
j'ai  été  une  excellente  mère.  On  n'en  aurait 
pas  trouvé  de  meilleure,  pas  Colette?... 

COLETTE.  —  Ça,  tur  as  été  exemplaire.  Tu 
as  passé  tes  plus  belles  années  à  leur  enlever 
l'encre  des  doigts  et  à  corriger  leur  arithmé- 
tique. 

IRÈNE.  —  Maintenant  que  mes  bambins 
sont  devenus  de  beaux  grands  garçons,  du 
moins  l'un,  j'estime  que  c'est  bien  un  peu  à 
leur  tour  de  m'amuser  ;  il  s'est  trouvé  que 
leur  mère  n'était  pas  d'âge  trop  affligeant  • 
ils  en  ont  fait  leur  camarade  et  leur  amie. 

COLETTE.  —  Et  vous  VOUS  entendez  bien, 
vous  trois!... 

IRÈNE.  —  Le  souvenir  de  maman  ne  s'ef- 
face pas,  j'eepère,  pour  eux...  ils  ont  eu 
robligeance  d'y  ajouter  Colibri. 

MADAME  CHADEAUX,  pincce.  —  Vous  rattra- 
pez le  temps  perdu. 

IRÈNE.  —  La  vie  est  belle. 

MADAME  CHADEAUX.  —  Aiusi  VOUS  rccevez 
leurs  confidences  de  jeunes  hommes  ? 

IRÈNE.  —  J'y  mets  le  plus  de  tact  pos- 
sible. 

MADAME  CHADEAUX.  —  Et  ils  VOUS  disent 
tout? 

IRÈNE.  —  Je  ne  suis  pas  leur  confesseur; 
je  ne  suis  que   lei^r  amie. 

MADAME  CHADEAUX.  —  Madeleine,  veux-tu 
jouer  du  piano,  mon  enfant? 

Madeleine   s'éloigne,   sur  cet  ordre,   et   va  s'as- 
seoir au  piano. 

iRÈKE,  has  à  Colette.  —  Oh!  mais...  elle 
abuse!... 

MADAME  CHADEAUX,  intentionnellement .  — 
Cette  camaraderie  avec  ses  risques  et  périls 
s'explique  parce  que  c'est  ici  une  înaison 
sans  fille...  et  ça  se  sent  !  S'il  y  en  avait  une, 
ah,  comme  tout  serait  changé  !  Vous  auriez 
eu  à  protéger  sa  pudeur,  sa  délicatesse,  vous 
auriez  été  obligée  à  plus  de  retenue. 

IRÈNE.  —  Avec  des  garçons  la  vie  est  plus 
franche  !  Alors  je  bénis  le  ciel  de  ne  m'avoir 
pas  donné  de  fille,  rien  qu'à  la  pensée,  en 
effet,  de  l'éducation  qu'il  eût  fallu  lui  in- 
culquer, à  la  pauvre  petite  !  toute  cette 
ennuyeuse  mise  en  scène  dont  se  compose 
la  jeunesse  de  nos  filles,  jusqu'à  leur  déli- 
vrance... 

COLETTE.  —  Seigneur!...  Qu'entends-tu 
par  la  délivrance  d'une  jeune  fille?... 

IRÈNE.  —  Mais  cette  cérémonie  de  Zoulous 
qu'on  appelle  la  journée  du  mariage. 

MADAME  CHADEAUX.  —  Madeleine,  joue  plus 
fort,  mon  enfant! 


•«^sSSjëJgy 


-... ,^  w.w.^  ,-..^i^<.-;t., ......^  ii^'--' -'iir 


Colette.  —  OhI  en 

EFFET,    voyez!,. 


2Q 


Maman  Colibri 


ne  craignez  rien  ;   moi,  je 


IRÈXE.    —    Oh 
parie    bas. 

COLETTE,  à  Madeleine,  en  regardant  Irène. 
—  La  prière  d'une   vierge,  mademoiselle. 

MADAME  CHADEAUX,  reprenant  avec  insis- 
tance. —  P&rmett-ez-moi  de  m'étonner  que 
vous  traitiez  dé  cérémoiiie  de  Zoulous  l'insti*- 


GEORGET.  —  Quoi?  Q^-'est-ge  que  G*bst  ?.,. 

taition  la  pl^s  noble  et  la  pins  sacrée  Et 
peut-on  savoir,  dii  moioi-s^  à  quoi  voïfô  dev«z 
un  aussi  sau^'iage  souv^nÏT  ? . . . 

iRBNB.  ^-  VoHs  y  t'eniez?...  Oli  !  le  jour,  oa 
allait  encorde!  ÏLe  t^olnr-bohiu ,  les  poignées  de 
main,  lès  fétici'tataons ,  passe!...  mais  le  soir, 
'  —  .ie  P 'avais  pais  dix--sept  aïns,  on  m'a  mariée 
orpheline,  vous  le  .savez,  —  lorsque  me  fut 
ré^-^lé  c«  soir-là  ce  que  tous  mes  amis  étaient 
officiellement  invités  à  penser  de  moi,  j'ai  été 
remplie  d'une  confusion  indicible!...  En  une 
seconde,  j'ai  revu,  fixés  sur  moi,  les  yeux  de 
mes  ta-ntes,  de  mes  cousins,  du  petit  Frédéric 
;^  surtout,  si  farceur  I...  Je  les  devinais  en  t^i-ain 


de  se  représenter  la  scène  intime  à  laquelle 
la  société  les  conviait,  et  j'éprouvais  dans 
mon  âme  quelque  chose  qui  ressemblait  à  de 
la  rage  ou  de  la  honte,  je  ne  sais  plus,  mai» 
que  les  regards  bêtes  ou  ironiques  du  lende- 
main ne  furent  pas  pour  atténuer!... 
Et  j'ai  compris  et  excusé,  ce  jour-là,  le  tact 
et  la  pudeur  qui  poussent,  —  évidemment,  — 
certaines  jeunes  filles  à  choisir  un  amant  non 
garanti  par  le  gouvernement: 

LA  MARQUISE»  —   Bravo  ! 

COLETTE.  —  Tiens,  elle  a  entendu. 

MADAME  CHADBAux.  —  Savez-  %^us  ce  que 
prouve  votre  petite  histoire,  madame.^  tout 
simplement  que  vous  n'aimiez  pas  votre 
mari. 

iRSNfi.  —  Sapristi  !  c'est  que  je  ne  me  sou- 
viens pkis  tî^  bien...  Il  y  a  longtemps!... 
Mais  je  vevLisi  ajouter,  au  cas  oiî  vous  seriez 
en  pfeine  pour  mes  sentiments,  madame,  quie 
mon  mari,  quoique  très  occupé,  se  trouvait 
êti'e  un  excellent  homme,  qui  m'a  rendue 
heure^use,  et  ces  vingt  ans  de  ôdélit-é  m'ont 
paru  un  jour...  Et  délivrons,  je  vous  en  prie, 
cette  pauvre  Madeleine...  c'est  absolument 
ridicule!  Madoleifie,  venez  it;i..i  Voulez-vous 
servir  le  thé  avec  Colette  ? 

COLETTE,  bas  à  Irène.  —  Il  était  temps. 
La  prière  d'une  vierg'e  devenait  plus  ardente. 

l'RïîNE,  minable,  à  Mudehine .  —  C'est  très 
joli  ce  que  vous  jouiez. (^lu  domestique  qui  est 
entré  avec  le  thé.)  François,  qm  a  sonaé,  il  y 
a  un  instant? 

LE  DOMfcSTiQUE.  —  M.  de  Chambry,  ma- 
dame. 

cotETi'K,  à  Irèn-e,  en  passant  le  tiié.  — 
Tu  es  peut-être  allée  un  peu  loin  avec 
M/"^  Chadeaux.  Ces  alhi-iions  au  mariage- 
et  ces  coups  droits  à  sa  Mie!... 

IRÈNK.  —  Tant  pis,  ellie  m'agaçait  avec  ses 
pointes.  Il  faut  qu'elle  sache  quelle  belle-mère 
je  sei*ai.  Nous  ne  coudrons  pas  ensemble  des 
bretelles  pour  rœu\i>e  des  petite  Bretoois  ! 

COLETTE.  —  Je  pen.se  qu'elle  a  renoncé  à 
cet  espoir. 

IRENE.  —  D'abord  elle  est  trop  vieille  pour 
une  beMe-mère,  c'est  dégoûtant.  {Pirouettant 
sur  ses  talons^.)  Personne  ne  veut  de  mon 
thé,  alors? 

LA  MARQUISE,  elaifi'S  un  sil^nm,  continuant 
à  Gowven-ser  a'nec  3/™*"  Cha^leaux.  —  Ohl 
les  enfants^  voilà  la  joie  de  notre  crépus- 
cule l. . . 

Depuis  quelques  instants,  coût  en  parlant,  Irène 
se  retourne  souvent  vers  la  porte  du  salon  ;  à- 
travers  les  vitraux  opaques  et  lumineux  on 
voit  l'ombre  de  quelqu'un  qui  s'y  est  appuyé. 

COLETTE,  à  Irène.  —  Qu'est-ce  que  tu  as? 
Tu  es  ennuyée  ? 

IRENE.  ■ —  Moi  ?  pas  du  tout, 

COLETTE,  suivant  ses  yeux.  —  Que  regar- 
des-tu derrière,  tout  le  temps?  (Elle  se  re^ 
tourne  à  son  tour.)  Oh!  en  effet,  voyez!... 

LA  MARQUISE.  —    Quoi?...  Oh!    ouij  cette 


Maman  Colibri 


31 


ombre  chinoise!...  On  ferait  ça  en  peinture, 
on  ne  le  croirait  pas. 

L'ombre  se  dessine,  en  effet,  nettement,  en  un 
profil  q-.ii  bouge  de  temps  en  temps,  s'efface 
ou  se  précise. 

IRÈNE.  —  C'est  le  grand  lustre.  Comme  il 
éclaire  beaucoup,  cela  fait,  quand  on  passe 
déviant,  une  vraie  projection  sur  les  vitraux 
Tiffany,  comme  sur  une  vitre  dépolie. 

COLETTE.  —  Surtout  que  '3elui  qui  s'appuie 
est  tout  contre...  Il  fume  son  cigare... 

MADELEINE.  —  Qui  cst-ce  ?  Ce  n'est  pas 
M.  Ricihaird,  ni  M.  Soubrian  ;'  il  a  le  nez  plus 
long,  M.   Soubrian. 

IRÈNE.  —  Je  or  ois  que  c'est  Georges  de 
Ohambry,  l'ami  intime  de  mes  enfants  ;  il 
devait  venir  rejoindre  ses  camarades  et  sera 
entré  dareotemenît   au  salon. 

MADAME  cHAi>EAiTx.  —  Ah!  le  petit  Geor- 
get... 

IRÈNE.  —  Vous  l'avez  déjà  vu  ici,  je  crois... 

MADAME  CHADEAUX,  —  Oui...  oui,,.  uu  geu- 
dl  garçon...  Et  d'excellente  famille,  n'est-ce 
.pas  ? 

IRÈNE.  —  Oui...  très  chic.  Sa  mère  est  une 
Dangreville. 

COLETTE.  —  On  prendrait  un  crayon,  on 
le  dessinerait  de  profil  admirablement... 

IRÈNE.  —  Attendez,  je  vais  cogner  à  la 
vitre. 

Irène  s'approche  des  vitraux  et  toque  avec  le 
doigt. 

MADELEINE.  —  Ah!  il  s'est  retourné! 

La  porte  s'entr'ouvre,  un  jeune  homme  passe  la 
tête.  C'est  Georges  de  Chambry. 

GEORGET.  —  Quoi?  Qu'est-ce  que  c'est?... 
[Apercevant  Irène.)  Bonjour,  madame.  [Fuis 
les  mitres.)  Oh!  mesdames! 

liA  MARQUISE.  —  Eutrcz  douc,  vicomte! 


SCENE  iX 


Les  MÊME8.  GEORGET,  puis  RICHARD  et 
LIGNIERES 

Georget  s'avance  en  laissant  la  porte  ouverte,  et 
vient  serrer  les  mains  à  l'avant-scène. 

LA  MARQUISE.  —  Nous  regardions  l'ombro 
que  vous  faisiez  sur  la  vitre.  C'était  extraor- 
diinaire. 

GEORGET,  se  vetournant,  sans  bien  com- 
prendre. —  Ah!  oui...  là...  Je  devais  avoir 
Tair  idiot  I 


COLETTE.  —  Eh  bien,  c'est  fini  votre  petit 
complot? 

RICHARD.  —  Fini,  fini. 

IRÈNE.  —  Qu'est  devenu  Soubrian?  Vous 
l'avez  invalidé  ?...  Et  Paulot. 

RICHARD.  —  Soubrian  avait  un  rendez- 
vous,  et  Paulot  est  allé  finir  son  devoir  d'his- 
toire dans  sa  chambre. 

MADAME  CHADEAUX,  Se  levant.  — Nous  vous 
attendions  pour  prendre  congé.. 

IRÈNE.  —  Déjà  ! 

MAj>AME  CHADEAUX. —  Madeleine  a  un  cours 
demain  matin  de  bonne  heure. 

MADELEINE,  à  lUchard,  en  passant.  — 
Vous  n'avez  pas  été  gentil  pour  moi,  ce  .soir. 

RICHARD.  —  Je  vous  demande  pardon.  Des 
affaires  pressées.  Mais,  si  vous  le  permettez, 
je  vais  vous  mettre  à  votre  porte. 

IRÈNE,  de  loin,  à  Bichard.  —  Richard?  Tu 
accompagnes  madame  ChadeamXc 

MADAME  CHADEAUX.  —  Oh  !  ce  n'est  pas  la 
peine. 

MADELEINE.  —  Mamaii,  nous  allons  aller  à 
pied  ;  c'est  si  près. 

IRÈNE,  à  la  marquise.  —    Madame    Cha- 
deaux  habite  rue  Margueritte,   à  deux   par 
(Prenant   à  part  Richard,   pendant   que   les 
Chadeaux  se  préparent.)  Eh  bien? 

RICHARD.  —  Eh  bien,  je  viens  d'arranger 
quelque  chose  avec  Soubrian.  11  va  d'abord 
âlleT  la  trouver  aux  Variétés  où  elle  devait 
passer  la  soirée  .avec  des  amis.  Moi,  j'irai  chez 
elle  directement,  et  je  serai  net. 

IRÈNE  —  Modère-toi,  surtout.  Pas  de  bê- 
tises, [A  Georget  qui  se  rapproche.)  Vous  êtes 
au  courantj  Georget? 

GEORGET.    —   Oui,    OUi  . 

IRÈNE.  —  Hein?  Qu'est-ce  que  j'avaie  tou- 
jours dit?  Cette  femme  !..= 

GEORGET,  à  Richard  —  Et  du  calme,  mon 
vieux.  Souviens-toi  qu'on  ne  doit  pas  battire 
une  femme,  même  avec  sa  canne. 

IRÈNE,  à  Georget.  —  Vous,  restez.  Vous 
n'allez  pas  me  laisser  seule  avec  la  Saint-Puy. 

GEORGET,  —  Bon...  J'ai  tous  les  dévoue- 
ments. 

RICHARD,  aux  Chadeaux  —  Vous  êtes 
prêtes?.., 

MADELEINE.  —  Mon  éventail?* 

Sa  mère  le  lui  passe. 

MADAME  CHADEAUX.  • — ^  Ah!  mou  enfant,  si 
oe  mariage  se  fait,  c'est  bien  pour  toi. 

MADELEINE,  —  Dame!  ce  n'est  pas  pour  toi 
maman. 

RICHARD.  —  Lignières,  tu  descends  avec 
moi  ? 

LIGNIÈRES.  —  Naturellement 

IRÈNE,  les  accompagnant  tous  à  gauche,  — 
Au  revoir,  mon  petit  Madelon, 

Sortent  M"*  Chadeaux,  Madeleine,  Richard,  Li- 

çcnières. 


Biebard  et  Lignières  entrent  en  causant. 


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Maman  Colibri 


SCENE  X 


IRENE,  GEORGET,  et  COLETTE,  LA 
MARQUISE 

IRÈNE,  brusquement,  à  Georget.  —  Causez 
littérature  avec  la  uia.rquise. 

GEORGET.  —  De  qui,  de  Balzac? 
IRÈNE.  —  De  qui  vous  voudrez... 

Elle  va  à  Colette,  pendant  que  Georget  se  dirige 
vers  la  marquise. 

IRÈN'E.  —  Et  toi,  mon  petit  coco,  il  faut 
t'en  aller.... 

COLETTE,  interloquée.  —  Ah!   bon.    bon. 

IRÈNE.  —  Je  te  dirai  pourquoi  demain. 
''     COLETTE.  —  Oh!  qu'à  cela  ne  tienne!... 

IRÈNE.  —  Mais  attends  une  minute,  que 
les  autres   soient   partis. 

COLETTE.  —  Compris. 

IRÈNE,  se  retournant,  à  Georget.  —  Tenez, 
montrez  donc  à  la  mai*quise  ces  reliures  qui 
sont  sur  le  piano.  (A  la  marquise.)  Vous  qui 
êtes  amateur,  elles  vous  intéresseront. 

COLETTE,  à  Irène.  —  Pauvre  mairquise!  Il 
faut  la  ménager.  C'est  un  utile  chaperon. 

IRÈNE.  —  Dis-donc!  Pas  pour  moi. 

COLETTE.  —  Je  sais...  mais  il  ne  faut  jurei" 
de  rien,  n'est-ce  pas?  Pauvre  marquise! 
quand  elle  s'en  ira  de  ce  monde,  en  sera-t-il 
pa,ssé  sur  sa  tête,  dans  l'ombre  d'une  bai- 
gnoire ou  d'un  thé  élégant,  des  baisers,  des 
soupirs  qu'elle  n'aura  pas  entendus,  e'n  sera^ 
t-il  né,  sans  qu'elle  en  ait  rien  su,  de  ces 
amours  sérieux  ou  passagers  qu'elle  aura  si 
doucement  obligés  de  ses  bons  yeux  endormis 
et  délicats...  Bonne  vieille,  que  la  mort  lui 
soit  légère  ! 

IRÈNE.  —  Tu  es  gaie,  ce  soir.  Ecoute,  do- 
main je  t'expliquerai... 

COLETTE.  —  A  quoi  bon?... 

IRÈNE.  —  Cinq  heures,  demain  ? 

COLETTE,  disparaissant  à  l'anglaise.  —  Si 
tu  veux. 


SCENE  XI 


IRENE,  LA  MARQUISE,  GEORGET 

IRÈNE,  redescendant.  —  De  quoi  parliez- 
vous? 

GEORGET.  —  De  Balzac. 

IRÈNE.  —  Ah!  Balzac! 

LA  MARQUISE.  —  N'cst-ce  pas ?  il  ne  vieillit 
jamais. 

IRÈNE.  —  C'est-à-dire  que  je  ne  sais  pas 
comment  il  fait! 

Georget,   dans   le  dos   de   la  marquise,    esquisse 
^  pour  Irène  une  vive  pantomime  d'impatience. 


GEORGET,  gamin,  à  voix  basse.  —  Gli  !  la. 
barbe  ! 

IRÈNE,  avec  un  geste  sec  de  Vévenïail.  — . 
Chut!...  (A  la  marquise.)  U  y  a  aussi  Bour- 
get...  n'est-ce  pas  marquise? 

LA  MARQUISE,  d'une  voix  profonde.  —  Ahî 
nous  autres  femmes,  il  noms  vilipende,  mais 
nous  l'adorons. 

Georget  et  Irène  ont  un  même  mouvement  d'ad- 
miration pour  cette  exclamation. 

IRÈNE,  bas  en  riant.  —  Oh!  il  nous  vili- 
pende ! 

GEORGET,  même  jeu.  —  Ma  chère  I... 


GEORGET. 


AdMIRFZ    CETTE  FINESSE. 


IRÈN'E,  haut  —  Vous  regardiez  cette  édi- 
tion italienne...  Cest  en  galuchat;  c'est  très- 
rare. 

GEORGET,  précipitamment.  —  Examinez- 
cette  gravure-là. 

Il  lui  pose  le  livre  sur  les  genoux.. 

LA  MARQUISE.  —  Je  l'ai  déjà  vue. 

GEORGET.  —  Pas  assez,  pas  assez...  tenez... 
(Il  se  met  derrière  la  chaise  de  la  marquise 
et  se  penche  en  avant.  D'une  main,  il  montre 
la  gravure.  De  Vautre,  sons  que  la  marquise 
puisse  le  voir,  il  a  atteint  Irène,  toute  pro» 
che,  et  lui  caresse  longuement,  autoritaire' 
ment,  la  nuque  et  les  épaules,  sans  que  celle- 
21  esquisse  le  moindre  geste  de  protestation^ 
comme  si  elle  était  habituée  dès  longtemps  à 
cette  caresse  et  s'y  soumettait  naturelle- 
ment.) Admirez    cette    finesse...  C'est    d'un 


Maman  Colibri 


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burin...  «uh!  quel  burin  1...  c'est  doux...  c'est 
doux... 

La  main  de  Georget  se  promène  sur  les  épaules 
et  les  bras  d'Irène. 

LA  MARQUISE,  pencliée  sur  le  Livre.  —  Une 
caresse  ! 

GEORGET.  —  Je  vous  crois  ! 

Georget,  gar  n,  essaye,  tout  d'un  coup,  d'enle- 
ver  le  peigne    des   cheveux  d'Irène. 

IRÈNE,  se  dégageant,  à  voix  étouffée.  — 
Non,  non!  que  c'est  bête!... 

GEORGET,  vivement,  à  la  marquise  qui  al- 
lait lever  le  nez.  —  Et  puis  vous  voyez,  là, 
le  galuchat. 

LA  MARQUISE.  —  Qu'cst-ce  que  le  galuohat, 
en  somme  ? 

GEORGET.  —  En  somme,  oui...  en  somme? 

IRÈNE.  —  C'est  un  petit  poisson. 

GEORGET.  —  Qui  va  daus  l'eau...  vert  et 
bleu. 

LA  MARQUISE.  —  Mals  non,  je  crois  que 
c'est  un  reiquin. 

GEORGET.  —  C'est  un  petit  poisson  qui  est 
un  requin...  voilà! 

Irène  est  tout  à  coup  prise  d'un  fou  rire,  stupide 
et  irrésistible,  elle  est  obligée  de  s'éloigner,  en 
pouffant  dans  son  mouchoir. 

LA  MARQUISE,  à  Irène.  —  Qu'avez-vous, 
chère  amie  ? 

IRÈNE,  de  dos,  au  fond,  la  voix  étran- 
glée.  —  Rien...  ce  n'est  rien...  un  peu  de 
hoquet... 

GEORGET,  se  miordant  les  lèvres,  et  pour 
détourner  Vat^ention  de  la  marquise.  —  Ma- 
dame de  Rysbdrgue  adore  les  éditions  cu- 
rieuses. 

LA  MARQuisn.  —  Mou  hôtol  en  est  plein. 
Et  vous? 

GEORGET.  —  Oh!  moi  aussi...  seulement  je 
n'y  connais  rieoii. 

IRÈNE,  redescendant,  calmée;  à  Georget, 
sévèrement.  —  Assez...  assez...  asseyez-vous! 
(Haut  à  Georget  qui  ne  veut  pas.)  Je  vous 
prie  de  vous  asseoir,  monsieur  de  Cham- 
bry. 

Maintenant,   ils  sont  assis,   très  sages,   tous  les 
trois  en  rond. 

GEORGET,  après  un  long  silence.  —  Avez- 
Tous  remarqué  comme  le  printemps  est  long 
à  venir  cet  hiver? 

LA  MARQUISE.  —  Ah  !  les  saisons  sont  telle- 
ment troublées,  depuis  quelque  temps. 

GEORGET,  parlant  très  vite  tout  à  coup  et 
sur  un  ton  très  naturellement  mondain.  — 
Cest^à-dire  qu'on  ne  sait  plus  quel  est  le 
printemps^  quel  est  l'hiver.  Je  t'aime. 

IRENE,  même  jeu.  — •  N'est-ce  pas?  positi- 
vement! Moi  aussi. 

GEORGET,  de  plus  en  plus  vite.  —  Cest  à  ae 


plus  vous  faire  croire  qu'il  y  a  un  Dieu!.., 
Disons  plus  rien.  , 

IRÈNE,  même  jeu.  —  Et  le  printemps  est 
si  divin!...  Ça  la  fera... 

GEORGET,  même  jeu.  —  Absolument...  par- 
tir. 

LA  MARQUISE,  le  souvire  pâmé.  —  Mais  le 
printemps  n'est  vraiment  agréable  qu'en 
Italie!...  (Fer sonne  ne  lui  répond  plus.  Son 
bon  œil  si  doux  s'en  étonne  d'abord,  puis  les 
ayant  regardés,  elle  dit)  :  Je  bavarde,  je 
bavarde...  et  vous  retiens  jusqu'à  des  heures 
indues. 

IRÈNE,  sans  conviction.  —  Pas  le  moins  du 
monde. 

LA  MARQUISE.  —  Quelle  heure  peuit>il  bien 
être  ? 

IRÈNE.  —  Quelle  heure,  Georget? 

GEORGET,  regardant  sa  montre.  —  Ona» 
heures  et  demie  ! 

IRÈNE,  à  la  marquise.  —  Il  n'est  que  mi- 
nuit trente-cinq. 

LA  MARQUISE,  Se  Icvout  précipitamment .  — 
Minuit  trente-cinq!  c'est  effrayant...  mes 
<3heva.ux  doivent  attendre  depuis  une  heure... 
J'avais  commaindé  la  voiture  pour  onze 
heures.  Au  revoir,  monsieur.  Quand  vous 
passerez  de  mon  côté... 

GEORGET.  —  Infiniment  aimable! 

LA  MARQUISE,  à  Irène  qui  la  conduit.  —  Ne 
me  raccompagnez  pas,  chère  amie,  je  vous  en 
prie. 

IRÈNE.  —  Comment  donc! 

LA  MARQUISE.  —  Il  est  charmant,  oe  gar- 
çon. Et  bien  élevé! 

Elles  sortent  toutes  deux.  Une  seconde  Georget 
reste  seul. 


SCÈNE  XII 


GEORGET,  puis  IRENE 
Irène    rentre.    Elle    arrête    Georget   d'un    geste. 

IRÈNE.  —  Non  !  non  !  je  suis  furieuse.  Va- 
t'en.  Tu  es  d'une  imprudence  folle. 

GEORGET.  —  Ce  n'est  pas  vrai.  Je  suis  très 
habile. 

IRÈNE.  —  Va-t-en  !  va-t-en  !  je  frémis  à 
chaque  instant,  à  cause  des  enfants!...  Fais 
attention,  je  t'en  supplie...  S'ils  s'a.pero&- 
v^aient  de  quelque  chose  ! 

GEORGET.  —  Allons  donc  !  je  manœuvre 
très  habilement;  c'est  toi  qui  grondes  et 
c'est  toi  la  plus  imprudente.  (//■  tire  de  sa 
poche  un  petit  portefeuille.)  Tu  avais  oublié 
ça  chez  nous,  à  cinq  heures...  avec  tes  cartes 
dedans.  Le  concierge  pourrait  très  bien  fouil- 
ler et  voir  ton  nom. 

IRÈWE.  —  Vrai?...  oh!  crois-tu?  [Elle 
prend  le  portefeuille.)  Mais  toi,  de  ton  côté, 


24 


Maman  Colibri 


jet'eai  conjuras, rais  bien  attention  à  Richard, 
à  Paulot... 

GEORGET.  —  Pas  de  danger.  Mon  petit  m-a- 
nège  est  parfait;  avoue.  Je  m'admire  moi- 
même.  Je  mad'ohe  dans  les  combinaisons  du 
jeune  Paulot,  je  me  charge  des  courses  de 
Richard,  et  je  leur  fais  croire  à  tous  deux  que 
j'ai  une  première  de  magasin...  qui  va  lâcher 
ses  par«nts  pour  moi...  D'aboixl  tes  fils  ne  me 
croiraient  pas  capable  d'avoir  une  aventiia-e 
aussi  importante. 

lEÈXE.  —  C'est  vrai  tout  de  même  que 
c'est  une  chose  considérable  pour  un  garçon 
sans  conséquence  comme  toi  !  Qu'est-ce  que 
tu  as  pensé  quand  tu  t'es  aperçu  que  je  t'ai- 
mais? 

GEORGET.     -Ce  que  j'ai  pensé? 

IRÈNI-.  —  Oui. 

GEORGET.  —  Je  me  suis  dit  :  Je  ne  l'aurai 
jamais.  C'est  trop  beau!...  Je  m'imaginais 
que,  si  je  m'y  mettais,  il  faudrait  des  années 
pour  te  conquérir. 

IRÈNE.  —  Tu  as  été  heureux,  hein  ? 

GEORGET.  —  J'ai  été  surtout  stupéfait. 

ïRÈNE.  —  Sale  bête! 

GEORGET.  —  Mais  c'est  une  impression  qui 
a  passé  vite.  Je  m'y  suis  fait. 

IRÈNE.  —  Quand  t'es-tu  aperçu  pour  la 
première  fois  que  je  t'aimais?  Tu  ne  me  l'as 
jamais  raconté. 

GEORGET.  —  Un  jour,  au  tennis,  chez  les 
Dubreuil...  Tu  mje  rega.rdais  tout  le  temps... 
tu  ratais  toutes  les  balles...   - 

IRÈNE.  —  Tu  étais  si  joli  ce  jour-là! 

GEORGET.  —  Ne  dis  pas  ça!...  J'avais  un 
rhume  de  cerveau  terrible,  un  bouton  de  fiè- 
vre gros  comme  un  gnon.  J'étais  furieux  que 
tu  m'aimes  juste  à  ce  moment-là. 

IRÈNE..  —  C'est  ce  que  les  poètes  appellent 
le  premier  émoi. 

GEORGET.  —  Je  suis  sincère. 

IRÈNE.  —  Je  le  vois  bien.  (Silence.  Elle  le 
regarde  longuement  dans  ses  yeux  bleus. 
Puis,  tant  à  coup,  elle  ponsse  vn  soupir.) 
Toai;t  de  même  ! 

GEORGET.  —  Quoi,  toTit  de  mêmfe? 

IRÈNT..  —  Rien!  Tout  de  même...  voilà 
tout!...  Il  y  a.  des  minutes  où  je  me  demande 
si  je  ne  rêve  pas.  Toi,  Georget,  le  Georget 
dç  wes  enfants,  devenu,  tout  à  coup,  ainsi 
sans  raison,  mon  amant...  Mon  amant! 
.'gongè,  c'est-à-dire  celui  qui  surpasse  tout 
daiLs  mon  cœur...  quelle  effrayante  chose! 

oBioRGET.  —  Ne  mê  regarde  pas  ainsi.  Ça 
m'intirtiide.  Il  me  semble  que  j'ai  fait  un 
maiheur. 

IRÈNE.  —  C'en  est  un!  que  tu  as  commis, 
•délibérément...  C^en  est  un  que  de  s'être 
•donné,  corps  et  âme,  à  un  enfant  comme  toi, 
qui  tient  désormais  toute  ma  vie  dans  ses 
mains,  tout  :  passé,  avenir...  C'est  à  ce  ga- 
min que  devaient  alioutir  mes  années  graves 
de  mère  de  famille,  d'épouse,  mes  devoirs, 
mes  deuils,  mes  scrupules,  mes  illusions  de 
moi-même...  Si  tu  n'appelles  pas  cela  un  mal- 
heur, que  "te  faut-il  ? 


GEO'RG'ET.  —  Mais  c'cst  agaçant,  à  la  fin, 
cette  conception  que  tu  te  fais  de  moi...  Je 
suis  un  homme  !  un  homme  à  qui  l'on  peut  se 
confier  sans  peur...  Tu  verras  si  je  ne  con- 
duis pas  bien  notre  barque.  Ah!  ah  ! 

IRÈNE.  —  C'est  peut-être  vrai.  Mais  que 
veux-tu?  il  m'est  difficile  d'oublier  que  je  t'ai 
vu  collégien.   Ça  te  nuit  dans  mon  esprit. 

GEORGET.  —  Ça  me  déshonore. 

IRÈNE.  —  Tu  te  souviens,  la  première  fois 
que  je  t'ai  vu  ?  Richard  m'avait  demandé  de 
te  faire  sortir,  un  dimanche,  du  lycée. 

GEORGET.  —  Ne  parle  pas  de  ça,  ne  parle 
pas  de  ça,  je  t'en  supplie! 

IRÈ::  —  Je  te  vois  encore,  gauche,  un 
peu  ridicule  —  parfaitement.  —  et  bougon... 
Tu  te  rappelles  quand  je  vous  ai  emmenés  au 
bois  de  Vincennes,  gamin  que  tout  ennuie, 
maussade,  regardant  tomber  les  gouttes  de 
pluie  de  ta  visière  en  toile  cirée...  Tu  faisais 
une  si  drôle  de  figure,  dans  ce  dimanche  fo- 
rain de  soldats,  de  guinguettes,  et  de  pelures 
d'orange  ! 

GEORGET.  —  Si  tu  ne  m'avais  pas  connu 
petit,  je  n'aurais  pas  été  le  camarade  de  tes 
enfants,  et  si  je  n'avais  pas  été  le  ca... 

IRÈNE,  lui  fourrant  un  honhon  dans  la  bou- 
che. —  Oui,  La  Palisse!  Tiens,  mange  un 
bonbon. 

GEORGET,  bafouillant.  —  Zut  !  zut  !  zut  ! 

Elle  l'embrasse  doucement  sur  le  front. 

IRÈNTS.  —  Et  puis,  mon  chéri,  qu'importe  ! 
Que  je  t'aime  pour  telle  ou  telle  raison,  c'est 
que  cela  devait  arriver  ainsi...  L'essentiel 
est  que  je  t'aime...  et  infiniment  encore!.. 
Je  trouve  cette  sensation  si  délicieuse  de  ne 
penser  qu'à  tci  tout  le  jour^  de  haïr  tout  ce 
•qui  me  dérange  de  ta  préoccupation.  .  C'est 
violent,  silencieux  et  bien  agréable  ! 

GEORGET,  avec  conviction.  —  N'est-ce  pas? 

IRÈNE.  —  Tais-toi!  tais-toi! 

GEORGET.  —  Qu'est-ce  que  j'ai  dit? 

ii.ÈNE  —  Ne  me  fais  pas  souvenir  de  tes... 
aventures. . .  gredin  ! 

GEORGET,  —  Ce  n'est  pas  à  elles  que  je  fai- 
sais allusion. 

IRÈNE  —  C'est  écœurant,  tiens!  Songer 
que  tu  as  déjà  un  passé!... 

GEORGET.  —  Tu  ne  veux  pas  me  croire 
quand  je  dis  que  c'est  toi  la  gosse  ! 

irèn::,  vivement.  —  Ne  blague  pas!  Je 
t'apporterais  peut-être  à  cette  heure,  comme 
les  autres,  un  amour  sans  illusion,  sans  mys- 
tère et  sans  curiosité...  Dans  quelques  années 
seulement,  tu  apprécieras...  trop  tard...  et 
alors  ce  sera  avec  regret  et  tristesse... 

GEORGET.  —  Mais  commeiit  se  peut-il  qu€ 
tu  n'aies  jamais  aimé?...  Au  fait,  c'est  bête 
ce  que  je  demande  là. 

IRÈNE.  —  Non,  ce  n'est  pas  bête.  Je  me  le 
suis  demandé  moi-même  si  souvent  !  Mariée 
tout  enfant  à  un  mari  qui  ne  m'épousa  que 
pouj"  fonder  une  famille  et  unir  sa  race  belge 
à  du  joli  sang  français,  j'ai  poussé...  Et  les 


Maman  Colibri 


25 


hommes  ne  me  troublaient  pas.  Je  me  suis 
habituée  jeune  à  leur  danger...  Leur  gaîté 
me  plaisait,  leur  compagnie  m'amusait...  mais 
je  les  ai  vus  toujours  saais  mystère  et  leur 
présence  ne  m'a  jamais  fait  rougir.  On 
n'explique  pas  ces  choses-là. 

GEORGET.  —  Ça  ne  te  tardait  pas? 
IRÈNE.  —  Que  si!  Seulement  à  la  fin  j'y 
avais  renoncé  et  je  n'y  pensais  plus...  Dame  ! 
C'est  comme  quand  jo  croyais  que  je  n'aurais 
jamais  ma  voiture  à  moi  :  je  n'en  avais  pas 
•envie. 

GEORGET.  —  Heureusement  que  je  devais 
venir...  Bibi  était  là. 

IRÈNE.  —  Dieu  que  tu  es  stupide,  mon 
pauvre  ami!...  Et  puis  non,  tiens,  j'adore 
quand  tu  es  radieusement  bête  comme  ça!... 
que  toute  ta  jeunesse  éclate  d'un  bon  gros 
rire  qui  ne  peut  pas  tenir  en  place... 

GEORGET.  — ■  Chez  moi  on  me  trouve  triste 
eoonme  un  bonnet  de  nuit. 

IRÈNE.  —  Eh  bien,  tu  es.  méconnu  chez 
toi,  voilà  tout...  Ah!  non,  que"  je  ne  te 
reproche  pas  tes  vingt  et  un  ans!...  Sois 
jeune...  sois  jeune,  aussi  longtemps  que  ti; 
pourras. 

GEORGET.  —  Ça  ne  se  commande  pas. 

IRÈNE.  —  Tu  crois? 

GEORGET.  — ^Dame! 

IRÈNE.  —  Cest  lugubre  ce  que  tu  dis  là. 

GEORGET,  haussant  les  épaules.  —  Oh! 
pourquoi  .P  Toi  qui  es  toujours  si  jolie,  si 
jeune!... 

IRÈNE.  — ^  Il  y  a  de  quoi  mourir  de  tristesse 
d'entendre  un  amant  qui  vous  dit  :  ((  Tu  es 
si  jeune!...  »  Ah!  la  jeunesse,  vois-tu,  quand 
passe  dans  la  conversation  ce  mot-là,  je  fré- 
mis de  tout  moi...  C'est  le  plus  beau  mot  de 
la  vie. 

GEORGET.  —  Pour  les  uns,  c'est  l'amour; 
pour  les  autres,  c'est  patrie,  et  ainsi  de 
suite...  Le  plus  beau  mot  de  la  vie  varie  selon 
les  gens. 

IRÈNE.  —  Pour  les  femmes,  c'est  toujours 
jeunesse.  Ahl  gredin,  qui  £.&  ce  trésor-là  dans 
les  yeux  et  qui  ne  le  sais  pas! 

GEORGET.  —  C'est  un  refrain  chez  toi,  cette 
idée. 

IRÈNE.  —  Mais  c'est  aussi  le  refrain  qui 
aocompagne  ta  beauté,  petit  malheureux!... 
Quand  tu  arrives  dans  la  maison,  c'est  comme 
du  printemps,  c'est  comme  quelqu'un  qui  ap- 
porte des  fleurs...  Quand  je  te  regarde  par 
le  balcon,  en  bas,  tu  fais  sur  le  trottoir 
comme  une  tache  claire  et  lumineuse... 

GEORGET.  —  Je  suis  oommc  un  peni  de  ra- 
dium, quoi  ! 

IRÈNE.  —  Ce  n'est  pas  si  idiot  que  tu  le 
crois  ce  que  tu  dis  là. 

GEORGET.  —  Colibri,  va!  On  ne  peut  pas 
être  plus  exquise  que  toi. 

IRÈNE.  —  Mais  on  peut  être  plus  jolie... 
<î'est  embêtant. 

GEORGET.  —  Non,  OU  ne  peut  pas. 

IRÈNE.  —  Si,  on  peut..  Au  moins,  je  vou- 
diTiais  savoir  si  je  suis  seulement  jolie. 


GEORGET,  avec  autorité.  —  Tu  l'es. 

IRÈNE.  —  Ce  n'est  pas  sûr. 

uEORGET.  —  Si,  puisque  je  te  le  dis. 

IRÈNE.  —  Je  n'ai  pas  confiance  en  toi...  tlj 
es  partial. 

GEORGET.  — ■  Que  t'importe  alors,  si  moi  je 
te  trouve  belle. 

IRÈNE.  —  Il  n'y  a  que  le.s  femmes  qui  n'ai- 
ment p^s  beaucoup  qui  se  satisfont  de  cette 
illusion!...  Est-ce  que  tu  m'imagines  quand 
j'avais  vingt  ans?  J'étais  rudement  bien 
alors!...  Quel  dommage!...  Pense,  imagine 
un  peu,  comme  je  devais  être  à  vingt  ans  ! 

GEORGET    —  Moins  bien. 


mÈNE.  —  Oui,  La  Palisse!  Tiens,  mange 

UN    BONBON. 

IRÈNE.  —  Tiens  parbleu!...  (Un  temps.) 
Mais  à  part  ça,  j'étais  très  bien...  Dire  que 
tu  ne  m'auras  pas  connue  à  cette  époque!... 
Quelle  drôle  de  chose  que  de  s'accrocher  ainsi 
à  un  certain  moment  de  la  vie...  et  que  tout 
le  reste  ce  soit  de  l'ombre!...  Imagine-moi... 
J'avais,  tiens,  l'ovale  bien  plus  régulier... 
les  tempes  ont  l'air  de  s'être  allongées,  vois- 
tu  ?  (E^/e  se  reprend  vite,  craintivement.) 
J'étais  plus  jolie,  mais  j'avais  moins  de  ca- 
ractère. 

GEORGET.  —  Oui,  je  Comprends. 

IRÈNE.  , —  Comme  ça  change  la  figure!... 
Moi  aussi,  je  voudrais  savoir  comment  tu 
seras...  pluis  tard...  bien  plus  tard...  quand  il 
y  aura  longtemps  que  tu  ne  m'aimeras  plus... 
lorsque  nous  ne  nous  connaîtrons  plu-Si. 

GEORGET.  —  Méchante  ! 

IRÈNE.  —    Chut!    tais-toi...    laisse-moi  te 


26 


Maman  Colibri 


voir    une    seconde,  en     fermant  les    yeux... 
Ohut. 

Elle  met  ses  mains  devant  les  yeux. 


GEORGET,  riant.  —  Quelle  enfant! 
IRÈNE.    —  Pense   aussi  de  ton    côté 
moi...  {Vivement.)  Mais  à  rebours. 
GEORGET.  — ■  Naturellement. 


poui 


Par  complaisance,  il  fait  la  même  chose  qu'elle  et 
met  sa  figure  dans  ses  mains,  mais  il  y  a  dans 
les  deux  poses  la  différence  d'un  qui  n'y  songe 
pas  et  de  l'autre  qui  y  songe.  —  Un  silence. 

GEORGET,  interrompant  subitement  en 
riant.  —  Eh  bien,  tu  es  rudement  mieux, 
maintenant,  il  n'y  a  pas  de  comparaison  ! 

IRÈNE,  avec  élan.  —  Tu  me  trouves  un  peu 
folle,  pas?...  0  mon  chéri,  mon  grand  amour 
que  je  t'adore! 

GEORGET.  —  Pas  plus  quc  je  ne  t'aime. 

IRÈNE,  —  Bien  plus!...  bien  plus!...  Mais 
qu'importe!...  Ah!  le  bonheur  seul  de  t'aimer 
me  paye.  Mon  petit,  mon  petit,  comme  je  te 
défendi-ais  si  on  voulait  te  faire  du  chagrin 
dans  la  vie,  si  tu  n'étais  pas  heureux!...  Que 
je  t'aime  !  Il  y  a  un  vieux  reste  de  maternité 
da-ns  la  passion  que  j'ai  de  toi...  Qu'advien- 
dra-t-il  de  tout  cela,  mon  Dieu,  mon  Dieu  ? 
Et  où  allons-nous? 

">    GEORGET.  —  Tu    réfléchis    trop,    tout    le 
temps...  Qu'est-ce  que  ça  tait! 


IRÈNE.  —  Petit,  petit,  mets  ta  tête  la. 


IRÈNE.  —  Tu  as  raison.  Laissons-nous  em- 
porter... Ah!  que  ça  dure  ce  que  ça  durera!... 
Flamber...  Puis  baste!...  Petit,  petit,  mets 
ta  tête  là.  Oh!  te  respirer  comme  les  pre- 
mières violettes  ! 

Elle  l'attire  contre  son  cœur. 

GEORGET,  dans  nn  murmure.  —  Irène. 
IRÈNE.  —  Tout  à  l'heure,  quand  ton  ombre 
est  apparue  sur  la  vitre,  positivement  je  l'ai 


sentie  là...  dans  le  dos...  elle  m'attirait...  je 
me  retournais  tout  le  temps  inquiète...  je 
n'étais  plus  à  ce  qu'on  disait...  je  me  suis, 
presque  trahie,  par  amour  d'elle...  Ce  n'était 
pas  toi  et  c'était  toi  tout  de  même,  cette  om- 
bre, et  quand  j'ai  été  cogner  dedans  avec  le 
doigt,  j'ai  eu  l'impression  de  la  toucher 
comme  un  oiseau...  Et  devant  tout  le  monde^ 
instinctivement,  par  une  irrésistible  impul- 
sion, je  m'en  suis  si  fort  approchée  que  j'ai 
senti  le  contact  de  la  vitre,  là,  sur  mes  là- 
vires...  J'avais  baisé  ton  ombre  sans  le  vou- 
loir. 

GEORGET,  à  voix  hosse.  —  Je  te  veux  !  je  te 
veux!...  Tes  yeux!...  si  tu  savais...  tes 
yeux!... 

Une  grande  lueur,  pâle,  dehors  j.  la  fenêtre. 

IRÈNE,  sursautant.  —  Oh  !  tu  n'as  pas 
vu?...   un  éclair...  J'ai   eu  peur. 

GEORGET.  —  C'est  uu  éclair  de  printemps, 
à  l'horizon.  Il  ne  pleut  pas... 

IRÈNE.  —  Ferme  la  fenêtre.  Il  y  a  un 
souffle  qui  passe  sur  le  boulevard...  Tu  en- 
tends les  platanes  qui  se  courbent?...  Ferme. 
J'ai  les  épaules  nues...  et  ce  soir  elles  sont 
trop  prêtes  à  frissonner...  (Georget  se  penche 
sur  ces  épaules-là,  et  y  pose  les  lèvres...  Irènej. 
le  repoussant,  les  yeux  troublés,  avec  une 
voix  suppliante.)  Non,  va-t'en...  va-t'en... 
Ici  je  suis  la  mère,  Georget,  la  mère...  Et 
puis  Paulot,   Paulot  au  faitî^... 

GEORGET.  —  Il  est  daiîs  sa  chambre  à  tra- 
vailler. 

IRÈNE.  —  Va  voir  s'il  y  est  encore. 

GEORGET,  —  Pourquoi  ? 

IRÈNE.  —  Si,  je  veux...  va  t'assurer  qu'il 
y  est...  je  serai  plus  tranquille...  (*.S'e  levant.} 
Ah!  puis,  nous  sommes  fous...  Désénervons- 
nous...  pensons  à  autre  chose...  Passe-moi  un, 
livre,  tiens,  n'importe  lequel,  celui-là.  Va, 
va  vite...  je  t'en  supplie.  {Georget  sort  rapi- 
dement, par  le  grand  salon;  on  le  voit  dis- 
paraître. Irène  lisant.)  Tiens!...  Colibri! 
{Elle  se  penche  curieusement  sur  le  livre.) 

Un  instant  s'écoule  ainsi.  Puis  on  voit  rentrer 
Georget...  Il  considère,  de  loin,  au  fond,  Irène, 
qui  ne  l'entend  pas  rentrer...  Et  alors,  tout 
doucement,  sur  la  pointe  des  pieds,  à  pas  de^ 
loup,  il  traverse  la  pièce  et  s'approche  d'elle, 
par  derrière,  pour  l'embrasser  dans  le  cou  A 
la  porte  de  gauche,  Richard  vient  d'apparaî- 
tre. Il  s'est  arrêté  sur  le  seuil,  et  regarae  son 
ami  traverser  de  cette  étrange  façon  le  salon. 
Au  moment  où  il  s'approche  d'Irène,  Georget, 
qui  a  dû  entendre  un  bruit  tourne  la  tête  du 
côté  de  Richard  et  l'aperçoit.  Interloqué,  il 
reste  la  jambe  pliée,  dans  une  posture  stupide 
et  balancée. 

GEORGET,  s'efforçant  d^être  très  naturel. 
—  C'est  toi?  {Souriant  et  montrant,  bête- 
ment, du  doigt  le  chemin  parcouru.)  J'allais 
faire  peur  à  ta  mère. 


Maman  Colibri 


27 


GE0R6ET.  —  C'est  toi  ?  J'allais  faire  peur  a  ta  mère. 


SCÈNE  XIIJ 


Les  Mêmes,    RICHARD 

IRÈNE,  se  retourn<int.  —  Qu'est-ce  que 
c'est  ? 

GEORGET,  avec  volubilité.  —  Vous  l'avez 
échappé  belle,  vous  savez!  Figurez-vous  qu'il 
m'a  surpris  juste  au  moment  où  j'allais  vous 
faire  une  de  ces  peurs!...  Il  m'a  coupé  mon 
effet. 

IRENE,  qui  ne  s'est  pas  rendu  compte  de  ce 
qui  s^est  passé.  —  Tant  mieux.  J'ai  horreur 
de  ces  petites  plaisanteries. 

GEORGET.  — •  Figurez-vous  que  j'avançais  à 
pas  de  loup...  j'étais  déjà  à  deux  pas  et... 

RICHARD,  Vinterrompant .  —  Pauiot  n'est 
pas  là? 

GEORGET.  —  n  finit  son  devoir...  Moi  ça 
m'iarrête  la  respiration  quand  on  me  fait  une 
frayeur.  (Essayant  de  mêler  Uichard  à  la 
conversation.)  Et  toi  ?  est-ce  que... 
•  RICHARD.  —  Je  t'ai  demandé  si  Pauiot 
était  là. 

GEORGET.  —  Je  t'ai  répondu. 

RICHARD.    —  Ah! 

GEORGET,  qui  s^ cst  rcpris,  à  Irène.  —  Oh! 
mais  il  est  d'une  humeinr,  ce  soir!... 

IRÈNE,  à  Richard.  < —  Pourquoi  es  tu  re- 
vcmu?  Tu  ne  vas  pas  là-bas? 


RICHARD.  —  J'étais  remonté,  en  atten- 
dant; il  n'est  pas  minuit,  je  suis  en  avance. 
Mais  je  ressors  à  la  minute. 

IRÈNE.  —  Alors,  en  définitive,  que  vas-tu 
lui   dire  ? 

RICHARD,  sèchement.  —  Ce  qu'il  faudra. 
Ne  te  préoccupe  pas  de  ça. 

GEORGET.  —  Il  n'est  pas  à  prendre  avec 
des  pincettes. 

Richard  se  dirige  vers  la  porte  de  sortie. 

IRÈNE.  —  Tu  t'en  vas  ? 

RICHARD.  —  Oui. 

IRÈNE,  vivement.  —  Mais  Georget  s'en  va 
avec  toi. 

GEORGET.  —  Oui,  oui.  Je  t'accompagne. 

RICHARD.  —  Viens  si  tu  veaix,  mais  je  to 
prierai  de  ne  pas  m'acoompa-gner,  au  con- 
■^iraire.  J'ai  besoin  d'être  seul. 

GEORGET.  —  Je  te  proposais  cela  pour  te 
faire  plaisir,  mais  du  moment  que  tu  es  dans 
ces  dispositions...  (A  Irène.)  Vous  avez,  ma- 
dame, un  fils  qui  a  bien  le  plus  fichu  carac- 
tère que  je  connaisse... 

RICHARD,  avec  un  froncement  de  'sourcils 
et  un  geste  d'impatience  subit  —  Oh!  mon 
vieux,  dispense- toi,  ce  soir,  de  ces  plaisante- 
teries  dont  tu  es  coutumier  et  que  des  per- 
sonnes comme  ma  mère  pouvaient  passer  à 
un  gamin,  mais  qui  ne  sont  plus  guère  de  ton 
âge,  je  t'assure...  C'est  pour  toi  ce  que  j'en 
dis... 


28 


Maman  Colibri 


GEORGET,  une  imperceptible  petite  rougeur 
au  visage,  mais  s'efforçant  de  rire  tout  de 
même  en  regardant  Irène.  —  Tu  es  bien  ai- 
mable. Je  ne  sais  sur  quel  ton,  je  dois... 

RICHARD,  plus  doucement  et  sérieux.  — 
Sur  aucun;  je  n'ai  voulu  te  donner  amcujie 
le^oai  ;  c'est  mon  affection  pour  toi  qui  a 
parlé...  Et  devant  ma  mère  nous  n'avons  pas 
à  nous  gêner,  n'est-ce  pas?  (Il  lui  donne  une 
tape  sur  l'épaule.)  Allons  viens  mettre  ton 
pardessus,  et  filons... 


SCENE  XJV 


Les  Mêmes,  PAULOT 

PAULOT,  arrivant  du  salon,  —  Où  allez- 
vous  tous  les  deux?  Vous  sortez?...  Je  des- 
cends avec  vous. 

RICHARD.  —  Nous  n'alIons  pas  du  même 
côté. 

PAULOT.  —  Ça  ne  fait  rien.  Georget  \"a 
m'emmener  prendre  uin  bock  chez  Zimmer... 
Tu  veux  bien?...  Chouette!...  {Richard  et 
Georget  sont  sortis.)  Maman,  je  peux  pren- 
dre une  de  tes  cigarettes? 

IRÈNE.  —  Tant  que  tu  voudras. 

Paulot  choisit  une  cigarette  dans  un  étui  sur  la 

table. 


LA  VOIX  DE  RICHARD.  —  Bépêche-toi . . .  Je 
vais  vous  déposer  en  voiture... 

Paulot  les  rejoint  en  courant,  et  la  porte  de 
oauche  reste  ouverte  derrière  lui.  Irène,  qui  ne 
s'est  pas  levée  de  tout  ce  temps,  le  iivre  but 
le;,  «enoux.  et  à  qui  d'ailleurs  <ett<^  petite  scène 
a  échappé  complètement,  repi'end  sa  lecture... 
La  lampe  éclaire  sa  nuque  penchée  et  ses  épau- 
les blondes.  Un  temps  s'écoule.  Richaixi  ren- 
tre à  gauche,  il  avait  laissé  son  châpea-u  sur  une 
chaise,  près  de  la  porte.  Il  vient  le  repreivire. 
A  son  tour,  il  considère  sa  mère  de  loin.  On 
dii-ait  qu'il  l^ésite...  P^ais.  il  se  met  à  fAÎre  ce 
qu'il  â  vu  faille  à  Georget  tout  à  Tlieure  :  il 
marche  de  la  même  façon,  sur  !a  pointe  des 
pieds.  De  l'œil  il  se  remémore  le  chemin  par- 
couiii  |3iar  l'autre.  Il  fait  exactement,  pas  à  pius, 
tout  ce  qu'fî  fait  Georget.  On  sent  qu'il  se  re- 
constitue à  lui-même  la  scène  ou'il  a  surprise. 
Irène  ne  l'entend  pas.  Quand  il  est  près,  towt 
près,  à  portée  de  souffle,  derrière  sa  roère,  on 
le  voit  nettement  hésiter,  puis  faire  comn»©  un 
p-and  effort  sur  lui-même,  et,  le  cœur  battant, 
il  ose  sur  la  nuque  de  sa  mère  un  baiser  qui 
n'est  pas  de  fils,  un  baiser  prolongé,  qui  la 
fait  frissonner,  toute,  dune  délicieuse  erreiur. 
Elle  renverse  La  nuque  en  arrière,  sans  une  hé- 
sitation,  sans  un  doute,  livrant  sa  chair  aax 
lèvres  de  l'amant  et  on  l'entend  murmurer 
d'une  voix  chaude  et  imperceptible,  comme 
dans  un  soupir  :  «  Chéri!  »  Une  seconde...  Les 
yeux  de  la  mère  et  du  fils  se  rencontrent.  C'est 
brusque  et  terrible.  Ils  sont  pâles,  tous  deux, 
de  ce  qu'a  d'efïrayant  l'éclair  de  cette  minute 
et  de  cette  méprise... 


RICHARD,   simplement. 
man. 


Bonsoir,     ma^ 


Il  sort,  en  mettant  son  chapeau,  pendant  que 
le  rideau  tombe. 


WCHARD.  —  J'ai   a.  te  parler,  Paulot. 


ACTE    DEUXIÈME 


Une  sorte  de  hall-salon  dans  une  vïlla-locative  donnant  sur 
un  grand  parc.  Une  villa  moitié  château,  moitié  maison  de  'plai- 
sance d'assez  grand  air.  Les  portes- fenêtres  au  fond  donnent  di- 
rectement sur'  le  jardin,  sans  perron.  C'est  une  chaude  journée 
d'orage.  Les  portes  sont  ouvertes  à  tous  les  courants  d'air. 


SCÈNE  PREMIÈRE 


PAULOT,  RlCHxVRD 

Pauïot  est  assis  à  une  table,   sur  la  gauche,   à 
côte  d'une  pile  de  bouquins   d'écolier. 

RiiHARD,  entrant.  —  Je  te  dérange,  tu  tra^ 
viailles?... 

PAULOT.  —  Je  finis  un  exemple  de  colle 
pour  le  bachot  d'octobre.  Ce  n'est  pas  pressé. 

RICHARD.  — ^  J'ai  à  te  parier,  Pa,ulot... 
Non,  non,  reste  assis. 

PA.ULOT.  —  Important? 

HJCHARD.  —  Grave...  Pasee-moi  une  allu- 
mette. (It  allume  une  cigarette.)  A  quelle 
heukre  Georget  doit-il  venir  de  Trouville? 

FAULOT.  —  Je  crois,  par  le  train  qui  part 
à  2  heures  de  Trouville. 

RICHARD.  —  Il  faut  un  quart  d'heure,  au 
plu®,  de  trajet,  n'est-ce  pa-s,  pour  venir  jus- 
qu'à Touques? 


FAULOT.  —  Comment  !  tu  n'as  pas  encore 
pris  le  train,  depuis  que  nous  avons  loué?  Je 
croyais  que  tu  étais  allé  à  Trouville  avant- 
hier. 

RiCHAUD,   —  A  cheval. 

PAULOT.  —  Par  le  train,  moi,  je  mets  un 
quart  d'heure,  juste,  et  dix  minutes  pour  ve- 
nir de  la  gare  ici,  à  pied. 

RICHARD,  regardant  sa  montre.  —  Bien. 
Nous  avons  le  temps  de  causer.  11  va  se  pas- 
ser peut-êtft'e  aujourd'hui  quelque  chose  de 
grave.  Il  vaut  mieux  que  tu  sois  averti...  Ne 
t'effraie  pas.  ^ 

PAULOT.  —  Que  veux-tu  dire?...  Je  ne  com- 
prends rien.  En  quoi  Georget  est-il  mêlé  à... 

RICHARD,  avec  solennité.  —  Georget  a  for- 
fait à  l'honneuT.  (Mouvement  de  Faiilot.)  Ne 
m'interroge  pas.  C'est  un  misérable.  Je  suis 
décidé  à  ne  pas  te  répondre  sua-  ce  chapitre. 
Qu'il  te  suffise  de  savoir,  quelle  que  soit  sa 
faute,  qu'elle  est  gi'ave,  très  grave.  Il  nous  ;i 
traJîis  de  la  plus  odieuse  façon. 

PAULOT.  —  Mais  dis  quoi?...  Un  abus  de 
confiance?  un...  vol,  peut-être?...  dee  docu- 


}o 


Maman  Colibri 


ments  de  la    maison?...   Quoi?...  des    tripo- 
tages d'argent?...   dis?... 

.  RICHARD.  —  N'importe  !...  la  question  n'est 
pais  là. 

PAULOT.  —  Mais  nous  y  sommes  mêlés? 

RICHARD.  —  De  très  près. 

PAULOT.  — I  Papa  sait? 

RICHARD.  —  Non.  Et  il  importe  qu'il  ne 
sache  pas.  Ta  parole  que  tout  ce  que  nous 
'disons  restera  secret  pour  lui,  pour  maman  et 
pour  qui  que  ce  soit  d'ailleurs. 

PAULOT.  —  C'est  juré. 

RICHARD.  —  Merci,  vieux.  Je  sais  qu'on 
peut  déjà  se  confier  à  toi  comme  à  un  homme. 
Du  feu?  (Paulot  tend  une  autre  allumette  à 
Eichard.)  Merci. 

Bichard  est  assis  auprès  de  la  table.  Il  balance 
lentement  sa  jambe  croisée  et  envoie  de  lon- 
gues bouffées  au  plafond. 

PAULOT.  —  Père  doit  ignorer,  dis-tu  ? 

RICHARD.  —  Il  faut  à  tout  prix  lui  éviter 
cette  émotion^et  les  conséquences  en  seraient 
trop  graves.  De  plus,  la  chose  doit,  tu  en- 
tends? doit  être  réglée  de  lui  à  moi.  Si  je 
me  confie  à  toi,  petit,  c'est  que  j'ai  besoin 
d'un  confident.  Ce  me  serait  dur  de  garder 
pour  moi  souil,  sans  un  témoin,  la  responsa- 
bilité de  ce  qui  va  se  passer.  On  est  des  amis, 
pas  vrai?...  et  puis  aussi,  on  est  des  frères. 
Ça  ne  s'oublie  pas  dans  les  moments  graves. 
Et  on  ne  sait  jamais  ce  qui  peut  arriver. 

PAULOT,  les  yeux  dans  les  yeux.  —  A  ce 
point-là  ? 

RICHARD,  hochant  la  tête.  —  A  ce  point-là. 

Silence.  On  voit  que  Paulot  réfléchit;  puis  il 
baisse  les  yeux. 

PAULOT,  sur  ses  cahiers,  simplement.  — 
Bien. 

RICHARD,  se  balançant  toujours,  tout  en 
agitant  nerveusement  sa  cigarette.  —  Voilà. 

PAULOT.  —  Bien. 

RICHARD,  après  un  silence.  —  Je  t'affirme, 
Paulot,  que  tu  peux  t'en  rapporter  absolu- 
ment à  moi.  J'ai  dit  le  mot  :  un  misérable. 

PAULOT.  —  Tu  es  certain  de  ne  pas  te 
tromper? 

RICHARD.  — Oh!  j'ai  attendu...  Il  y  a  deux 
mois  je  n'avais  que  des  doutes  sur  sa  con- 
duite. La  première  chose  inquiétante  me  fut 
révélée  le  jour  même  où  j'ai  rompu  avec  Ni- 
chette...  li  s'en  est  aperçu...  Et  les  semaines 
qui  suivirent,  je  ne  pus  pas  le  pincer...  Il  se 
méfiait...  J'espérai  alors  m'être  trompé,  et 
dès  lors  j'ai  été  oooLipé  par  mes  formalités  de 
fiaaiçailles  avec  Ma^leleine...  11  m'a  fallu  aivssi 
vérifier  les  affaires  de  M"^^  Chadeaux  qui 
n'étaient  pas  en  ordre,  puis  c'est  moi  qui  suis 
venu  choisir  et  louer  cette  villa...  tu  te  sou- 
viens? Ce  fut  long  à  trouver,  puisque  maman 
ne  voulait  pas  une  villa  avec  l'air  direct  de 
la  mer  ;  bref,  je  n'ai  pas  pu  surveiller  les 
agissements  de  Georget.  Ce  n'est  qu'il  y  a 
ti'ois    semaines    juste...    [IL  réfléchit.)     oui, 


juste...  deux  ou  trois  jours  à  peine  avant 
notre  départ  de  Paris  et  notre  installation 
ici,  que  j'ai  acquis  la  certitude  absolue  que  je 
redoutais...  Alors,  comme  il  était  convenu 
que  Georget  devait  aller  passer  l'été  à  Trou- 
ville,  j'étais  sûr  que  l'on  se  verrait  tous  les 
deux  jours  au  moins  :  j'ai  attendu...  J'ai 
calmé  mon  émotion,  j'ai  supporté  mon  dé- 
goût. Maintenant  j'estime  que  cela  a  assez 
duré...  Tout  le  monde  ici  est  tranquille,  bien 
installé;  père  tire  les  oiseaux  de  mer...  il  va 
tous  les  jours  à  cheval  prendre  son  bain... 
J'ai  donc  bien  mes  journées  à  moi,  toutes  à 
moi.  Nos  affaires,  très  en  ordre,  peuvent  dor- 
mir jusqu'en  octobre;  Madeleine  est  en  Au- 
vergne avec  sa  mère  et  nous  ne  nous  verrons 
qu'en  novembre,  juste  pour  le  mariage...  Tu 
vois  que  tout  est  pesé,  que  je  n'agis  pas  à  la 
légè-re  et  que  j'ai  choisi  mon  moment  pour  in- 
tervenir. (7^  56  lève.)  Mais,  par  exemple, 
j'ai  hâte  maintenant,  ah  !  oui  j'ai  hâte  d'ef- 
facer sur  sa  figure  ce  vilain  souvenir!... 
Chasser  le  bonhomme  de  chez  nous,  ce  n'est 
pas  suffisant;  je  lui  donnerais  le  moyen  de 
profiter  ailleurs  de  sa  faute,  et  plus  à  l'aise... 
Non,  un  bon  coup  d'épée,  voilà  la  seule  signa- 
ture qu'il  faille  au  bas  de  cette  histoire  et 
qui  servira  en  même  temps,  pour  la  galerie, 
de  prétexte  à  ne  plus  jamais  nous  revoir. 

PAULOT.  —  Alors,  expliquez-moi  bien  mon 
rôle,  veux-tu,  que  je  ne  commette  pas  de 
gaffe. 

RICHARD.  —  Je  vais  procéder  ainsi  :  après 
l'explication  que  nous  allons  avoir,  nous  pren- 
drons un  prétexte  banal...  Par  la  suite,  quoi 
qu'il  advienne,  tu  ne  nous  démentiras  jamais. 

PAULOT.  —  Compris. 

RICHARD.  —  Je  te  tiendrai  au  courant  de 
ce  que  nous  aurons  décidé,  au  fur  et  à  me- 
sure. Je  te  donnerai  aussi  en  dépôt,  —  pour 
quelques  heures  seulement,  rassure-toi,  — 
deux  ou  trois  lettres.  On  ne  sait  jamais!  11 
peut  arriver  un  malheur  ;  il  faut  que  nous 
soyons  d'accord. 

PAULOT,  timidement  —  Est-oe  que?... 

RICHARD.  —  Est-ce  que?... 

PAULOT.  —  Rien. 

RICHARD.  —  Si,  parle.  Tu  voudrais  dire 
quelque  chose 

PAULOT.  -^  Non,  rien. 

RICHARD.*^  Je  vois  tcs  grands  yeux  bleus 
qiri  essaient  de  me  percer...  Rassure-toi.  Si 
j'affij'me  que  nous  devons,  moi  agir,  et  toi  te 
taire,  tu  peux  vivre  tranquille  et  sans  émo- 
tion. 

PAULOT.  —  Je  n'en  ai  pas. 

RICHARD.  —  Bravo  ;  voilà  comme  je 
t'aime...  Quant  a.ux  vraies  raisons,  je  ne  te 
les  donnerai  pas,  je  t'avertis.  Il  y  a  des  choses 
dans  la  rie  qui  ne  sont  point  de  ton  âge,  des 
responsabilités  peu  drôles...  ah!  (Il  fait  un 
geste  emphatique.)  Tu  n'as  vraiment  aucun 
soupçon  de  rien? 

PAULOT.  —  Non,  je  te  jure... 

RICHARD.  —  Nous  prendrons  très  proba- 
blement un  prétexte  de  femmes...  une  cocotte 


Maman  Colibri 


3ï 


quelconque...    la    petite    Aline,     peut-être... 

PAULOT.  —  Aline,  c'est  bien  invraisem- 
blable. 

RICHARD.  —  Ou  Liane. 

PAULOT,  interrogeant.  —  Et  vis-à-vis  de 
Georget  lui-même,  que  dois-je?..o 


RICHARD.  —  Tu  es  un  chic  type. 

RICHARD.  —  Règle-toi  sur  moi...  Adopte 
mon  attitude.  (Nouveau  silence.  Regardant 
Paulot  qui  a  la  figure  baissée  et  contractée.) 
Paulot,  tu  n'es  pas  ému  ? 

PAULOT.  —  Non.  J'ai  un  peu  chaud,  à 
cause  de  l'orage. 

On  sent  que  le  petit  ne  veut  pas  laisser  percer 
la  moindre  impression.  Il  est  simple  et  raide. 

RICHARD,  essayant  un  ton  délibéré.  —  Le 
fait  est  que  le  temps  est  éreinfcant!  (Faulot 
s^est  remis  à  travailler  doucement,  comme  si 
de  rien  n^ était.  On  devine  que  c^est  pour  ca- 
cher courageusement  les  cillements  de  ses 
yeux.  jRichard  se  lève,  va  à  lui  et  lui  soulève 
de  la  main  une  boucle  blonde  sur  le  front. 
Avec  émotion  :)  Tu  es  un  ohic  type. 

Il  l'embrasse  brusquement. 


SCENE  II 


Les  Mêmes,  GEORGET 

GEORGET,  paraissant  à  la  porte  du  jardin, 
sanglé  dans  un  costume  d'été,  strict,  frais  et 


joli.  —  Ouf!  11  y  en  a  une  petite  trotte  de  la 
gare,  mes  enfants!  C'est  gentil,  hein,  de 
venir  par  cette  chaleur?  Dites  encore  que  je 
ne  suis  pas  un  aminohe  !  B'jour,  Paulot  !  Tu 
travailles  P  Va,  va,  mon  vieux,  que  je  ne  t'in- 
terrompe pas. 

PAULOT,  après  avoir  regardé  ion  frère.  — 
Oh!  j'ai  fini. 

GEORGET.  —  D'ailleurs,  comme  tu  seras 
t.ollé  en  octob»©  de  toute  façon...  ne  te  foule 
pas. 

RICHARD,  souriant.  —  11  me  semble  que  tu 
es  bien  beau. 

GEORGET.  —  N'est-ce  pas?  J'ai  sorti  un 
petit  complet!  Je  n'ai  pws  encore  osé  le  met- 
tre à  Trouville,  sur  la  plage...  je  l'essaie  ici... 
C'est  peut-être  un  peu  osé...  qu'en  penses-tu? 
Il  y  a  le  ruban  du  chapeau  qui  est  dune  au- 
dace !  Et  qui  me  donne  un  peu  l'air  calicot, 
hein  ?... 

RICHARD.  —  Tout  à  fait. 

GEORGET.  — Ah!  bien!  compris...  (S'adres- 
sant  à  son  costume.)  Toi,  tu  vas  retourner 
dans  la  malle.  (A  Eicfiard  et  à  l'aulot.) 
Alors  on  ne  vous  verra  pas  un  peu?  Vous 
allez  vous  terrer  ici,  tous  deux?  Venez  donc 
un  peu  rigoler  à  Trouville.  Richard,  le  casino 
t'attendra  de  huit  à  onze,  entends-tu  ?  de 
huit  à  onze,  toi  et  ta  galette. 

RICHARD.  —  Mais  c'est   possible..  = 

GEORGET,  d'un  air  distrait  et  empressé.  — ■ 
Ta  mère  va  bien?  J'oubliais  de  te  le  deman- 
der. 

RICHARD.  —  Merci,  merci. 

GEORGET.  —  Et  M.  de  liysbergue...  natu- 
rellement. . . 

RICHARD.  —  Il  tire  en  ce  moment 

GEORGET.  —  A  quoi?  la  chasse  n'est  pas 
ouverte. 

RICHARD.  —  Oh!  dans  la  propriété...  quel- 
ques oiseaux  de  mer  qui  volent  ju.squ'à  Tou- 
ques. Les  gardes  ne  peuvent  rien  dire. 

GEORGET,  sentant  le  froid  et  parlant  avec 
abatage.  — ■  Vous  ne  savez  pas  qui  est  arrivé 
hier  aux  Roches?...  la  petite  madame  Stauf... 
et  ses  filles...  Charmantes,  ses  filles!  je  ne  les 
connaissais  pas.  Et  Stauf,  lui,  a  installé 
Adrienne  Véry  à  deux  pas,  dans  une  villa... 
Il  se  cherche  des  alibis  pour  avoir  l'air  moins 
cocu.  Les  de  Rieux  sont  au  Continental...  tu 
le  savais?  C'est  tou.t  ce  qu'il  y  a  de  neuf,  je 
crois...  Oh!  puis,  Mélita!...  Figure-toi,  la 
grosse  Mélila,  en  costume  de  bain  tonkinois, 
avec  des.  dentelles  couleur  orange  et  un 
maillot  lophophore...  elle  a  l'air  d'un  pa- 
villon de  yacht...  Inénarrable,  mon  cher!... 
Tous  les  mineurs  se  détournent  quand  ils  la 
voient. 

A  ce  moment,  on  entend  dans  la  maison  la  voix 
d'Irène  qui  chante.  La  voix  avance  précipi- 
tamment. Tous  les  trois  l'écoutent,  comme  si 
cette  voix  était  un  personnage  important. 


32 


Maman  Colibri 


SCÈNE  III 


Les  Mêmes.  IREXE 

La  porte  de  droite  s'ouvre.  Irène  entre,  la  chan- 
son sur  les  lèvres,  joyextse.  les  yeux  brillants. 
Elle  a  un  petit  tablier  blanc  brodé  par-dessus 
.sa   robe. 

IRÈNE,  de  la  parie,  en  rianf.  —  Je  ne  me 
trompais  pas.   J" avais  entendu  votre  vois... 


ISt-Vî.  —  Ne  suis-je  pas  gentiluc,  hein*, 

AVEC  GK  TABLIER  DE  POUPÉE  ? 

et  votre  pas  sur  le  sable...  Bonjour.  Geo... 
Vous  ne  savez  pas  ce  que  je  fais?...  Et 
d"aix)rd.  ne  suis-je  pas  gentille,  hein,  avec  ce 
tablier  de  poupée  ? 

GEORGET.  —  Voiis  ave?  Tair  Louis  XV. 

ihLnt.  avec  une  grimace.  —  Horreur! 
Voufi  ne  savez  pas  c-e  que  je  fais?...  Des  pra- 
lines... des  pralines  à  la  rose,  une  recette  à 
moi  ;  c'est  délicieux.  Si  vous  êtes  sage,  votis 
en  anr^z...  {à^Ue  en  iire  vne  de  lu  poche  de 
toNier  et  la  croque.)  Xe  vou»  imaginez  pas 
qiie  c'eist  à  la  cuisine  que  j'of)ère.  Je  fais  ça 
sur  une  lampe  à  esprit  de  vin  :  et  je  tourne. 
je  tourne...  Je  dois  être  toute  rou^e. 

GEORGET,  montre  h  rrthai\  de  son  chapeau. 
—  Pas  tant  que  mon  ruban!... 

IRÈNE,    croquant   une  seconde  praline.  — 


—  C'est  vrai,  vous  avez  un  petit  genre  bal- 
néaire, mon  cher...  {Elle  fait  claquer  sa  Lan- 
gue.)  Ça  vous  va  très  bien  d'ailleurs.  Je  ne 
vous  fais  pas  souvent  de  compliments,  mais 
quand  je  m  y  met,sl...  A  part  vos  gants...  ils 
vous  aveuglent  '...  Des  gants  blancs,  à  quatre 
heures,  à  la  campagne?  Georget  vous  êtes 
fou  ! 

(^ORGET.  —  On  a  une  manière  de  me  dire 
mes  vérités  dans  cette  maison  ! 

iss^E.  —  Dieu,  que  j*ai  chaud! 

GBo&GET.  —  Sans  doute  cet  affreux  temps 
lourd. 

IKÈNE.  —  Pouvez-vcus  dire!  Il  fait 
exquis...  Cest  un  temps  d'abeille.  J'adore. 
Xcins  aUcffis  sortir  tout  de  sttite,  rite.,.  J'»i 
envie  de  faire  dœ  kilMnètres  aujourdlmi.  On 
va  se  pajer  vae  loi^ue  promenade  tous  les 
trois,  pas? 

RiCTiARD.  —  Pour  ma  part,  je  suis  f»tigaé. 

TEŒZfE.  mns  hésiter,  —  Bon.  G^rget  m'ae- 
compa^nera...  {Elle  le  regarde  dans  les  yeuje.} 
si  ça  ne  l'ennuie  pas  trop,  tcmt  de  nénie,  ce 
jeune  hoiiae! 

wmmwâmmt.  —  Chère  madame... 
jette  ^fne  fleur  de  son  corsage  en 
t'air,  9H  piafond.  comme  ça,  sans  raison; 
puis  elle  pirouette  sur  ses  talons  et  se  dirige 
vers  la  porte.  —  Je  rais  mettre  moB  ciâr- 
peau...  Allons,  bien!... 

GEOKGET.    Quoi? 

rRÈNE.  sur  le  pas  de  la  porte,  la  mctin 
tendue    —  La-  pluie. 

GEORGET.  —  Un  nuage  qui  passe.  Toyess,  il 

y  en  ii  pour  cinq  minutes!... 

IRÈNE  —  Cinq  minutes,  cinq  minutes!... 
Oh!  que  c  est  rageant!...  J'avais  une  envie 
folle  de  sortir,  de  courir.  Mes  jambes  se  sont 
engourdies  à  travailleur. 

GEORGET.  —  Ça  va  passer...   Attendons. 

IRÈN'E,  le  rc'jajrdont.  —  Je  ne  peux  pa5 
supporter  les  déceptions. 

GEORGET,  liant.  —  Eh  bien,  jouons  à  quel- 
que chose...  Une  petit  jeu  innocent... 

IRÈN'E  —  Vous  faites  bien  d'enlever  vos 
gants!  Dieu  qu'ils  sont  laids!...  Donnez-moi 
ça;  TOUS  ne  les  remettrez  plus...  je  vais  les 
jeter  dans  le  puits. 

GEORGET.  —  Hé!  hé  là!  pas  de  blague... 
rendez-les-moi. . . 

iRÈNT.  —  Jamais  de  la  vie!  Ils  ont  besoin 
d"ê«-e  salis  un  petit  peu.  La  pluie  leur  fera 
du  bien. 

GEORGET.  —  Voulez-vous!...  J'en  ai  besoin 
pour  ce  soir!... 

IRÈNE.  —  \'enez  les  prendre...  Je  vous  défie 
de  les  attrapej-...  morveux!... 

GEORGET.  —  Ah!  si  VOUS  êtes  poUe.  alors... 
(Comme  une  enfant  en  récréation,  elle  le 
défie  du-  geste  et  de  la  voix.  Leurs  yeux  amou-- 
reux  brûlent  à  se  fixer.)  Je  ne  les  attraperai 
pa5?  Je  ne  les  attraperai  pas? 

Avec  de  petits  cris  de  joie,  des  rires,  elle  court 
et  ils  se  cherchent  de  meuble  en  meuble  sans 
voir  les  deux  enfants,  graves  et  accotés,  qui 
lee  fixent,  sans  bouger." Un  moment  Irène  er 


Maman  Colïbjj 


}} 


Cîeorget  sortent  en  courant,  par    La    porte  dii 
jardin. 

PAULOT.  — ■  Ohl  Richard!... 
RICHARD.  —  Quoi  ? 
PAULOT,  pâle.  —  Rien,  rien. 
IRÈNE,  rentre,  poursuivie  par  Georget.  — 
Ah!  est-il  bétel  il  a  failli  tomber...  Pouce!... 


SCÈNE  IV 


IRÈNE.  —  La  pluie. 

(Elle  a  les  cheveux  presque  défaits,  le  teint 
animé;  sa  poitrine  se  soulève  avec  force.) 
Je  n'en  peux  plus!  Je  suis  essoufflée!...  Te- 
nez, les  voilà  vos  gants!,..  {Elle  tombe  sur  un 
fauteuil,  près  de  Georget.  A  Georget,  à  voix 
basse.)  Chez  nous...  pars  le  premier...  Je  te 
rejoindrai... 

GEORGET,  même  jeu.  —  Donne-moi  un  pré- 
texte de  partir.  (Il  fait  un  signe  en  montrant 
les  gants.)  Ils  sont  jolis  maintenant...  pleins 
de  terre  mouillée. 

IRÈNE.  —  Richard  vous  en  prêtera.  N'est- 
ce  pas?... 

RICHARD.  —  Certainemerit. 

Richard  a  échangé   quelques   mots  avec   Paulot 
qui  s'en  va. 

GEORGET,  à  la  porte,  montrant  le  ciel 
éclairci.  —  Qa'est-ce  que  je  disais? 

IRÈNE.  —  C'est  vrai?  Vite,  vite!...  Geor- 
get, allez  détacher  le  lévrier  noir...  nous  le 
prendrons  avec  nous.  Et  passez  devant,  par 
l'allée  des  noisetiers.  Je  vous  rejoindrai.  Je 
vais  mettre  mon  chapeau, 

Georget  sort. 


IRENE,  RICHARD,  seuls. 

IRÈNE.  —  Vraiment,  je  ne  te  comprends 
pas...  Je  ne  suis  pas  fâchée  d'avoir  envoyé 
Georget  en  avant,  pour  avoir  l'occasion  de 
te  dire  que  ton  attitude  vis-à-vis  de  ton  ami 
est  tou<t  à  fait  inconvenante.  On  n'a  pas  idée 
d'être  ours  à  ce  point!...  Etnfin,  voilà  un  gar- 
çon qui  vient  nous  voir  exprès,  et  se  déplace 
tous  les  jours  de  Trouville  pour  nous  tenir 
compagnie...  en  somme,  c'est  très  gentil;  et 
tu  le  traites  avec  un  sans-souci  extraordi- 
naire !  Il  entre,  il  sort,  c'est  pour  toi  comme 
s'il  n'existait  pas...  Il  finira  par  se  froissear. 
^  RICHARD,  les  joues  empourprées.  —  Tu 
crois? 

IRÈNE.  —  J'en  suis  sûre.  Et  l'on  se  frois- 
serait à  moins.  Il  est  possible  que  la  présence 
de  votre  camarade  vous  ennuie,  soît  ;  mais 
laissez-le  moins  paraître,  que  diable!...  Avez- 
vous  eu  des  dissentiments  ensemble  ?  Non, 
n'est-ce  pas? 

RICHARD. AUCIHI. 

IRÈNE.  —  Eh  bien  alors,  par  égard  pour 
nous  tous,  je  te  prie  désormais  de  mieux  re- 
cev'^oir   tes  amis. 

RICHARD,  5e  contenant.  —  C'est  à  moi  qu« 
tu  parles  de  la  sorte? 

IRÈN'E.  —  A  qui  voudrais-tu  que  ce  soit? 
Simple  remontrance  domestique  dont  je  te 
prie  de  tenir  compte,  voilà  tout. 

RICHARD,  avalant  sa  rage,  les  yeux  ar- 
dents, et  -un  petit  rire  nerveux  aux  lèvres.  — 
T\i  exagères,  je  «rois... 

IRÈNE.  —  Du  tout. 

RICHARD.  —  Si,  si,  tu  es  très  nerveuse  de- 
puis quelque  temps  ;  le  premier  air  de  la  cam- 
pagne te  met  trop  de  joie  en  tête...  C'est  ton 
excuse.  Et  pour  que  tu  en  arrives  à  me  par- 
ler SUT'  ce  ton,  c'est  que  tu  as  perdu  évidem- 
ment la  notioji  dea  choses...  tu  te  grises...  tu 
ne  vois  plus... 

IRÈNE,  sévèrement.  — ■  Richard,  veux-tu 
parler  plus  poliment  à  ta  mère,  s'il  te  plaît  !... 

RICHARD.  —  Si,  si,  tu  perds  pied. 

IRÈNE.  —  Richard,  assez!...  Tu  es  encore 
à  l'âge  de  l'obéissance,  et  je  te  le  montrerai... 
Puis!...  (elle  hausse  les  épaules.)  je  vais  met- 
tre mon  chapea-u...  J'inviterai  probablement 
à  dîner  notre  ami,  et  j'espère  que  tu  tiendras 
compte  de  mon  observation. 

Elle  se  dirige  vers  la  porte  de  gauche. 


RICHARD. 

IRÈNE.   — 


—  Maman!... 
Quoi?... 


Richard  la  regarde  fixement,  les  lèvres  tremblan- 
tes, puis  soudain,  très  calme,  très  doucement, 
mais  avec  une  voix  ferme. 

RICHARD.  —  Je  te  prie,  tu  entends?...  je 
te  prie  de  ne  pas  aller  aux  Granges. 


34 


Maman  Colibri 


IRÈNE,  sursautant.  —  Aux  'Granges!... 
Que  veux-l7u  dire.^  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça, 
les  Granges? 

RICHARD.  —  C'est  une  petite  maison  à 
droite,  sur  le  chemin  de  la  Touque,  où  tu  vas 
tous  les  jours,  et  où  Georget  se  dirige  en  ce 
moment. 

IRÈNE,  balbutiant,  décontenancée.  — 
Qu'est-ce  que  tu  veux  insinuer  ?  Peut-être, 
en  effet,  oui,  suis-je  allée  par  hasard... 

RICHARD,  Vinterrompant.  —  Maman... 
oomprends-moi...  Tu  n'iras  pas...  tu  n'iras 
plus  jamais  aux  Granges... 

IRÈNE.   —  Je... 

Elle  le  regarde,  effarée;  elle  suffoque.  Elle  es- 
saie de  parler  ;  devant  le  regard  de  son  fils, 
elle  ne  peut  pas.  Elle  tombe  sur  une  chaise 
contre  la  table,  la  tète  dans  ses  coudes. 

RICHARD,   émotionné,   cherchant  ses  mois. 
^—  Je  n'ai  pas  à  te  juger...   Un  fils  ne  juge, 
pas  sa  mère.  Rien  de  ta  vie  ne  me  regarde... 
J'ai  voulu  seulement  t'avertir...  Je  n-e  t'au- 


RICHARD.  —  Je  n'ai  pas   a  te  juger... 

rais,  je  crois,  jamais  rien  dit...  mais  vrai- 
ment, l'affront  que  tu  viens  de  me  faire...  ah  ! 
c'était  trop!  Il  faudrait  être  de  marbre!  Il 
y  a  près  d'un  mois  que  je  garde  seul  oe  se- 
cret... H  ne  sortira  pas  d'entre  nous,  je  te  le 


jure...  Tu  peux  être  tranquille,  mon  père  ne 
s'en  doutera  jamais...  Il  faut  qu'il  ne  s'eii 
doute  jamais. 

IRÈNE.  —  Ah!  mon  pauvre  RichaTd!  mon. 
pauvre  enfant  ! 

Elle  pleure  maintenant,  la  tête  enfouie  :  on  n'en- 
tend que  ses  sanglots  dans  le  silence. 

RICHARD.  —  Je  n'ai  pas  autre  chose  à  te 
dire...  voilà. 

Il  se  dirige  vers  la  porte. 

IRÈNE.  —  Pourquoi  t'en  aller,  Richard .?  A 
quoi  bonr  Ah!  maintenant!...  Puisque  c'est  à 
toi  et  non  à  tcn  père  que  le  sort  a  réservé  le 
terrible  choc...  pourquoi  hypocritement  nous 
éviter,  nous  fuir,  sans  une  parole  échan- 
gée P.. .  Ce  serait  trop  affreux.  A  mon  fils  je 
dois  l'explication,  si  possible,  de  ma  con- 
duite 

RICHARD,  secouant  la  tête.  —  Non! 

IRÈNE.  —  Ah!  folle  que  j'étais,  en  effet!... 
folle  qui  ne  voyais  pas  les  regards  de  son  fils, 
foUe  qui  ne  croyais  même  que  cette  chose  fut 
possible  !... Richard,  écoute. ..tu  vas  te  marier 
bientôt...  tu  vas  nous  quitter...  voici  que  la- 
vie  commence  pour  toi...  Le  passé  que  tu 
laisses  derrière,  qu'il  ne  soit  pas  trop  gâté 
dans  ta  mémoire...  Garde-moi  ton  souvenir 
pareil...  Ne  juge  pas  trop  mal  ta  mère. 

RICHARD.  —  Je  répète  que  je  n'ai  pas  à  te 
juger.  J'adore  mon  père  infinimemt...  je  le 
vénère...  mais  je  sais  que,  dans  une  certaine 
mesure,  il  n'a  pas  toujours  été  bon...  atten- 
tif... il  t'a  délaissée...  Il  a  eu  des  maî- 
tresses. . .  Et  sa.ns  doute  cela  est-il  suffisant 
pour  expliquer... 

IRÈNE,  l'interrompant.  —  Non,  je  n'ai  pas 
besoin  d'excuse.  Une  jeune  fille  peut  être 
abusée,  une  femme  ne  l'est  pas...  Seulement, 
je  ne  sais  pas,  moi...  c'est  allé  si  vite,  ces 
quinze  dernières  années!...  La  vie  est  si 
courte,  mon  Dieu!  cela  va,  cela  va...  Il  me 
semble  que  c'est  d'hier  que  je  t'ai  eu...  Je  te 
vois  encore  petit,  comme  oa...  avec  tes  che-^ 
veux  dans  le  dos.  Mon  Dieu  !  on  n'a  pas  le 
temps  de  se  retourner,  de  comprendre  ce  qui 
se  passe...  Est-ce  que  je  sais,  moi,  seulement, 
ce  qui  me  tombe  là,  au  plein  milieu  de  ma 
vie?...  On  m'a  mariée  à  ton  père,  toute 
jeune...  et  ensuite,  les  années  ont  filé,  filé,. 
c'est  effrayant!...  Te  voilà  grand,  mainte- 
nant; je  vais  bientôt  te  conduire  à  l'église, 
et  il  me  semble  que  c'est  moi  qui  en  sors,  que 
j'ai  toute  la  vie  devant  moi,  que  ça  com- 
mence... Ah!  on  devrait  se  cacher,  je  le  saisr 
bien,  de  ses  enfants,  tant  qu'on  est  capable 
d'être  encore  une  amante...  les  efnfants  ne 
devraient  pas  savoir...  Je  te  demaïude  pao*- 
don,  alors,  Richard,  si  je  te  scandalijse  ;  mais 
oe  n'est  pas  ma  faute...  J'ai  un  printemps  en 
retard...  tu  sais,  ça  arrive...  regarde...  nous 
en  parlions  hier,  tu  te  souviens  ?  Il  y  a  des 
oiseaux  qui  se  mettent  à  bâtir  leur  nid  très 
tard...    On  se   dit    :  «  Sont-ils  bêtes!    Voilà 


Maman  Cchbi: 


3^ 


l'automne!  »  Il  faut  nous  excuser;  c'est  une 
errevir  de  saison...  Vois  en  ta  mère  une  chose 
fragile  et  désolante.  Ferme  les  yeux,  mon 
petit,  si  je  t'offusque...  Moi,  j'ai  um  médail- 
lon où  il  y  a  des  clieveux  de  maman  quand 
elle  avait  vin^  ans...  des  cheveux  blonds, 
exquis...  ça  m'a  toujours  presque  choquée  : 
ils  sentent  les  baisers,  ces  cheveux...  Il  faut 
oublier  ça,  vois- tu,  c'est  des  impressions...  et 
penseï'  que,  si  rien  de  tout  cela  n'est  bien 
fameux,  il  faut  être  bon  tout  de  même,  parce 
que  les  cœurs  ont  déjà  beaucoup  de  peine  à 
être  les  cœurs  qu'ils  sontl 

Elle  éclate  en  sanglots. 

RICHARD.  —  Tu  n'avais  pas  à  t' excuser... 
Rien  n'entache  mon  respect  pour  toi.  Tout 
cela  doit  me  rester  absolument  étranger.  Ma 
mère,  c'est  ma  mère.  Ce  qu'elle  a  fait,  ce 
qui  s'est  passé,  échappe  complètement  à  mon 
jugement  et  ne  me  regarde  pas;  c'est  lettre 
morte,  un  voile  baissé  {Avec  véhémence.) 
Mais  ce  qui  me  regarde,  par  exemple,  c'est 
l'affront  fait  à  mon  père  ! 

IRÈNE.  —  Que  veux-tu  dire  par  là?... 

RICHARD.  —  L'offense  qu'il  ignore  et  qui 
insulte,  venant  d'oii  elle  part,  toute  la  fa- 
mille et  l'amitié  trahies,  voilà  ce  qui  me  con- 
cerne !  Mon  père  est  forcé  de  sourire  tous  les 
jours  à  qui  lui  a  pris  l'honneur  de  son  foyer... 
Je  suis  là,  moi,  pour  le  représenter. 

IRÈNE.  —  Ah  ça,  mais!..,  Kichard,  tu  ne 
m'as  pas  comprise?  J'excuse  ta  première  im- 
pulsion, dans  l'emportement  bien  naturel  de 
la  jeunesse...  La  seconde  sera  toute  de  raison, 
de  pitié,  j'en  suis  sûre. 

RICHARD,  avec  emportement.  —  Tu  n'ias 
pas  imaginé,  j'espère,  maman,  que  je  touche- 
rai seulement  une  minute  de  plus  la  main  de 
cet  individu,  que  je  tolérerai  sa  présence  seu- 
lement un  joiiîr  !... 

IRÈNE.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  cela...  Après 
la  révélation  que  tu  viens  de  me  faire,  Ri- 
chard, sois  sûr  que  je  n'imposeiiai  pas  à  ta 
délicatesse  la  moindre  s/tuation  qui  la  puisse 
blesser.  Tu  ne  re verras  pas  Georget,  que  peut- 
être  dans  la  mesure  des  circonstances  forcées 
pour  ne  point  éveiller  les  soupçons  de  ton 
père...  Mais  tu  peux  t'en  reposer  sur  moi, 
sans  nulle  crainte.  Cette  conversation,  ce 
qu'elle  ouvre  tout  à  coup  dans  ma  oonscieçnce 
de  nouveau,  tout  va  m'en  donner  le  courage 
et...  (Un  soupir.)  peut-être  aussi  la  force! 
En  tout  cas,  tu  peux  t'en  reposer  sur  moi 
pour  que  rien  ne  t'atteigne;  cela  je  te  le 
jure. 

.  RICHARD.  — •  Ah!  non,  non!  Ta  vie  te  con- 
cerne, entendu!...  arrange-t'en.  Mais  nous 
avons  un  compte  à  part  à  régler,  d'homme  à 
homme.  Il  sera  réglé,  j'en  réponds.  Comment, 
oe  garçon  que  j'ai  introduit  chez  nous,  aur 
quel  j'ai  donné  mon  amitié  et  ma  confiance, 
qui  m'a  trahi  lâchement,  hypocritement,  qui 
est  venu  introduire  ici  le  déshonneur...  eh  1 
oud,  appelons  les  choses  par  leur  noml...  le 


déshonneur  dans  la  maison  intacte,  ce  gaS- 
lard-là  resterait  impuni?...  Mais  je  voudr.H8 
me  retenir  de  lui  souffleter  la  face  que  je  ne 
le  pourrais  pas!  Tout  mon  sang  ne  fera^ 
qu'un  t':^"^!  Non,  non,  c'est  un  compte  parti' 


IRÈNE.  —  L'ennemi!...  je  l'ai  vu,  la,  dkns 

LES   YEUX    DE    MON    PROPRE   ENFANT  !... 


culier,  en  dehors  de  tout,  qui  ne  ressort  qm 
de  moi!  Cela  ne  s'appelle  pas  une  répai» 
tion,  mais  de  la  vengeance  ! 

IRÈNE,  poussant  un  cri.  —  Ah!..^ 

RICHARD.    Quoi? 

Elle  est  droite,   le  doigt  fixé  vers   le  îront  âe 
son  fils. 

IRÈNE.  —  L'ennemi!...  je  l'ai  vu,  là,  dam. 
les  yeux  de  mon  propre  enfant!...  rennemi'. 

RICHARD,  se  redressant.  —  Le  justicieC; 
tu  veux  dire. 

IRÈNE.  —  Le  jus;ticier!  Ah!  le  gnaîtf 
mot!...  La  jeunesse  s'en  enivre,  de  ces  iz^^i» 
là  !  Tu  en  pèseras  plus  tard  la  vanité.  EoG?^idj. 
Richard...  la  situation  est  assez  pénible,  m 
nous  payons  pas  de  phr-ases  creuses,  <d':atiî- 
tudes.  Appelons  du  fond  de  nous,  an  «con- 
traire, tout  ce  que  nous  pouvons  de  sagesse» 
sans  excès,  mais  sans  faiblesse.  Tâche  de  bÎMi 
comprendre  ceci,  posément  et  sagement  '  jfe 
t'ai  élevé,  j-e  t'ai  consacré  mes  années,  avec 
un  amour  et  un  dévouement  de  tous  les  ins- 
tants; te  voici  grand;  maintenant  tu  va« 
bientôt  voler  de  tes  propres  ailes,  partir,^- 
a,ii  mois  d'ootobre  tu  seras  marié;  tu  v^ 
aimer  à  ton  tour,  fonder    une    famille   noa^ 


;6 


? 


Maman  Colibri 


velle  :  j'ai  accompli  mon  devoir  vis-à-vis  de 
toi,   ma   fonction   de  mère  est  terminée.  Va 
Ters  ta  vie.  Ne  retourne  pas  la  tête.  Ce  qu-e 
tu  laisses  derrière  ne  t'appartient  plus.  Dis- 
toi  cela    qui     est  la    vérité...  et    va!    Nous 
sommes  qiiittes. 
■"^       RICHARD.  —  D'abord  je  ne  suis  pas  encore 
.  |>a,rtJ  !  Et  puis  j'ai  eu  tort  de  dire  le  moin- 
dre mot  là-aessus...   Je  me  suis  emballé;  je 
.  rétracte. 

IRÈNE.  —  Tais-toi!  tais-toi!  Que  comptes- 
tn  faire  ?... 

RICHARD.   —  Ça   me   regarde. 

IRÈNE.  —  Moi  aussi...  Réponds,  réponds... 
Mais,  mallieureux,  ce  n'est  pas  possible!  Tu 


IRÈNE.  —  Pour  moi,  Richard,  pour  moi, 
JE  t'en  supplie... 


es  d'une  force  exceptionnelle  aux  armes... 
je  l'iai  voulu  ainsi!...  Lui,  ne  pourrait  pas  se 
défendre,  il  ne  se  défendrait  pas,  je  le  con- 
nais... Ce  serait  un  crime  abominable!...  Ri- 
chard !  tu  ne  vas  pas  te  battre  ? 

RICHARD.  —  Je  n'ai  pas  dit  cela...  Je  n'iai 
rien  dit.  D'ailleurs,  rassure-toi  ;  en  tout  cas, 
■Ui  personne  sera  écartée  soigneusement... 

IRÈNE.  —  Je  te  défends  de  te  battre!... 

RICHARD.  —  Ah  !  je  t'en  prie,  maman,  as- 
sez!... On  a  ça  dans  le  sang  ou  on  ne  l'a  pas! 
On  ne  discute  pas  ces  sentiments-là,  d'abord. 
Ht  mettons  que  je  n'aie  rien  dit...  D'ailleurs 
oui...  tu  as  raison...  Je  réliéchirai. 

IRÈNE,  arec  désespoir.  —  Ecoute...  je  te 
Bromets,  je  te  jure  que  tu  ne  le  verras  plus. 


Je  ne  peux  pas  mieux  dire,  mon  Dieu!...  Que 
je  ne  le  verrai  plus,  même... 

RICHARD.  —  Eh  bien...  oui...  oui...  je  ré- 
fléchirai. 

IRÈNE.  —  Tu  mens!  je  vois  bien  que  tu 
mens,  pour  ne  pas  m'e/f rayer...  Songe  que 
c'est  moi  la  coupable.  Tu  parles  de  justice! 
Songe,  s'il  y  a  une  punition,  elle  est  pour 
moi!  C'est  un  enfant,  lui...  un  vrai  enfant... 
Tu  commettrais  un  assassinat! 

RICHARD.  —  Ce  n'est  pas  pour  moi  que  tu 
as  peur  !,.. 

IRÈNE.  —  Ah!  je  sens  que  je  ne  fais  que 
t'exaspérer  !  .Mais  je  suis  au  martyre!... 
Songe  à  moi...  c'est  effrayant!  Calme-moi, 
Richard...  je  ne  devrais  pas  te  montrer  cette 
aruxiété...  Mais  que  veux-tu,  on  n'a  pas  le 
cœuiT  tout  d'une  pièce...  On  en  a  des  mor- 
ceaux qui  appartiennent  à  tous  ceux  qu'on 
aime...  il  faut  avoir  pitié... 

RICHARD.  —  Là,  là...  c'est  entendii!... 
Calme-toi...   Puisque  je  te  dis... 

IRÈNE.  —  Pour  moi,  Richard,  pour  moi, 
je  t'en  supplie...  (Elle  est  presque  à  genoux, 
les  yeux  cramponnés,  le  geste  errant.  Tout  à 
coup,  elle  se  relève  d^un  bond.)  Ah!  malheu- 
reux !  malheureux  !  je  vois  dans  tes  yeux  la 
résolution  implacable...  Tu  verras,  tu  aimeras 
un  jour...  que  dis- je .^  tu  aimes!...  Un  jour,  à 
ton  tour,  tu  subiras  la  force  de  ton  co^tir... 
tu  souffriras...  Puisses-tu  te  rappeler  alors... 
et  qu'il  ne  soit  pas  trop  tard  ! 

RICHARD.  —  Mère... 

IRÈNE.  —  Richard,  écoute...  Ne  fais  rien. 
(Elle  halète.)  C'est  le  grand  amour  de  ma 
vie. 

richarId.  —  Mais... 

IRÈNE,  avec  passion.  —  Ne  cherche  pas  à 
comprendre  ce  que  tu  ne  peux  pas  compren- 
dre, comment  une  femme  se  sent  assez  af- 
folée, acculée  à  assez  d'effroi  pour  laisser 
écha.pper  un  cri  pareil  devant  son  fils.  .  com- 
ment il  se  fait  qu'un  enfant  —  un  insigni- 
fiant camarade  pour  toi  • —  soit  pour  moi  la 
source  vive  de  ma  vie,  tout  le  tressaillement 
de  ma  poitrine;  mais  crois-le!...  Bouche-toi 
les  yeux,  sans  comprendre  ;  sauve-toi  de  cette 
flamme...  et  laisse-moi! 
RICHARD.  —  Voilà  père. 

M.  de  Rysbergue  entre  par  la  porte  du  jardin. 


SCENE  Y 


•  Les  MÊMES,  RYSBERGUE 

Irène  s'est  vivement  détournée  et  se  compose  un 
visage. 

RYSBERGUE,  —  Qu'est-ce  qu'il  y  a?  (Il  con- 
sidère leur  trouble  et  les  yeux  mouillés  de  sa 
femme.)  Tu  fais  encore  pleurer  ta  mère,  à 
ton  âge,  garnement.'' 


Maman  Colibri 


37 


IRÈNE,  se  leyvani  vivement.  —  Ce  n'est 
rien,  ce  n'est  rien  ! 

KYSBERGUE.  —  Qu'y  a-t-il  ?  Des  fâcheries 
entre  vous? 

IRÈNE.  —  A  peine...  ne  t'occupe  pas. 

Elle  sort  par  la  gauche,  sans  retourner  le  visage 
vers  son  mari. 


SCÈNE  VI 


RICHARD,  RYSBERGUE 

RTSBERGUE,  à  soTi  fUs,  lui  montrant  Irène 
qui  s'en  va.  —  Tu  vo'is...  Je  ne  puis  admettre 
que,  quelque  lubie  qui  te  passe  par  la  tête, 
ta  mèi^e  nous  en  ressorte  les  yeux  rougis. 

RICHARD.  —  Mais  il  n'y  a  là  rien  d'impor- 
tant... 

RYSBERGUE,  V interrompant  en  -posant  sur 
une  tahle  le  fusil  et  la  carnassière  qu'il  por- 
tait en  handoulière.  —  Deux  mouettes...  Ce 
passe-tenips  est  idiot...  Je  me  s^iiis  amusé,  en 
plus,  à  tirer  sur  une  couleuvre  d'eau...  C'est 
intelligent,  hein?  (//  rit.)  Ah!  a*u.  fait...  je 
viens,  au  bout  du  parc,  de  rencontrer  Geor- 
get. 

RICHARD.  Ah! 

RYSBERGUE.  —  Oui.  Nou«  avons  caoisé  un 
peu.  Il  est  décidément  très  intelligent,  oe 
garçon...  Déjà  une  compréhension  sainte  des 
affaires...  Nous  avons  eu  tort  de  le  négliger. 
Qu'en    dis-tu  ? 

RICHARD.  —  Je  dis  que... 

RYSBERGUE,  V  interrompant,  —  Grand 
tort!...  On  cherche  des  valeurs  très  loin, 
pairfaig,  alors  qu'on  les  a  sous  la  main.  Et  il 
est  utile  d'intéresser  de  tous  jeunes  gens  à 
notre  industrie,  pour  que,  plus  tard,  ils 
connaissent  les  rouaiges  comme  de  vieux  rou- 
tiers. Aussi,  je  t'annonce  une  résolution  qui 
ne  sera  pas  sans  te  faire  plaisir...  A  la  ren- 
trée, je  compte  mettre  ton  ami  Georget  au 
bureau,  à  la  place  de  Waldteufel  qui  s'en 
va...  Déjà,  je  viens  de  lui  souanettre  ce  pro- 
jet. Il  a  accepté  a.vec  empressement. 

RiCHARp.  —  Tu  dis?...  Voyons,  père,  tu  te 
moques  de  moi!...  C'est  un  projet  insensé, 
fou... 

RYSBERGUE,  l'interrompant.  —  Pour- 
quoi?... Ah!  ça,  je  croyais  te  faire  plaisir... 

RiCHAR».  —  Tu  t'amuses...  A  quoi  rime 
cette  résolution  soudaine  et  absurde  ?  Geor- 
get! Ce  serait  risibleî...  Il  est  aussi  fait  pour 
les  affaires  que... 

RYSBERGUE.  —  Que  bien  d'autres.  Tu  ver- 
ras. Nous  nous  servons  trop  d'ingénieurs  ;  on 
se  sert  toujours  trop  d^ ingénieurs...  Je  ne  me 
•trompe  pas  sur  la  valeur  de  ce  garçon.  La 
jugeotte  est  bonne. 

RICHARD.  —  D'abord,  il  est  appelé  par  son 
service  militaire... 


RYHBERGUE.  —  En  novembre  seulement... 
D'ici-là  il  prendra  le  pli.  Et  puis  nous  lui 
ferons  avoir  des  congés. 

RICHARD.  —  Tu  lui  donnerais  le  po.ste  de 
Waldtoulel?  C'est  trouvé. 

RYSBERGUE.  —  Et,  phis  tard,  s'il  réussit, 
je  l'intéresserai  de  façon  plus  particulière  à 
nos  affiaires...  Allons,  voilà  qui  est  dit  :  le 
mois  prochain  il  aura  son  bureau  non  loin  du 
tien  ;  vous  pourrez  griller  des  cigarettes  en- 
semble, tout  en  causant  d'exploitation,  hé! 
hé!... 

RICHARD,  haussant  les  épaules.  —  D'abord 
je  suis  bien  bon  de  m'inquiéter...  J'y  aurai 
mis  ordre  auparavant. 

RYSBERGUE.  —  Plaît-il  ?  Alors,  désormais 
je  dis  :  Je  veux...  Et  cela  suffit! 

RICHARD.  —  J'aimerais  mieux  ne  plus 
mettre  les  pieds  au  bureau! 

RYSBERGUE.  —  Bah?  mou  garçon,  il  y  a 
donc   quelque   dhose  qui   cloche  entre  vous? 

RICHARD.  —  Un  compte  à  régler,  peut- 
être. 

RYSBERGUE.  —  Eh  bien,  les  bons  comptes 
font  les  bons  amis.  La  raclée  passée,  tout  ne 
s'en  portera  que  mieux. 

RICHARD.  —  Cessons  oe  genre  de  plaisan- 
teries. 

RYSBERGUE,  s'approcliunt  de  lui.  —  Non... 
non.  Tu  aîS  quelq-ue  chose  sur  le  cœur,  Ri- 
chai'.d   :  diss-le  moi... 

1U€HARD,  battant  en  retraite.  —  Des  ba- 
gafteûes . . .    saîtts    conséq ueiirce . . . 

Irène  rentre  chapeautée.  Elle  passe  rapide  et -se 
dirige  vers  le  jardin. 


SCÈNE  VU 


RYSBERGUE.    Tu    SOrS  ? 

IRÈNE.  —  -  Un  petit  peu... 

RYSBERGUE,  d'uu  air  détaché.  — Tu  tiens  à 
sortir  ? 

IRÈNE.  —  Pas  le  moins  du  monde...  même, 
si  cela  peut  te  faire  plaisir  que  je  reste?... 
Je  n'avais  rien  à  faire. 

RYSBERGUE.  —  C'est  ça...  Seulement  c'est 
impoli  ce  que  je  te  fais  faire  là. 

IRÈNE.  — •  Pourquoi  donc? 

RYSBERGUE.  —  Je  viens  de  rencontrer 
Georget  qui  m'a  dit  qu'il  te  devançait  dîans 
l'allée  des  noisetrers...  Il  va  t'attendre,  ce 
pauvre  garçon. 

IRÈNE.  —  Oh!  bien!  il  se  promènera  tout 
seul;  il  a  l'habitude. 

EU©  enlève  son  chapeau. 

RYSBERGUE.  —  C'est  égal !...  Tiens,  pen- 
dant que  vous  allez  vous  réconcilier,  ton  fite 
et  toi,  —  car  je  ne  vous  conseille  pas  de  res- 
ter sur  des  malentendus,  —  je  vaia  lui  t^nir 


58     • 


Maman  Colibri 


coKipagnie,  à  Georget...  J'ai  des  choses  à  lui 
làîrfi...  et  l'on  bavardera  avec  ce  bon  petit 
Je>KJie  homme. 

IRÈNE,  inquiète,  regarde  son  fils.  D'un  air 
imlifférent  ù  son  mari.  —  Mais  je  croyais 
^ne  vous  n'aviez  jamais  de  conversation  sé- 
TJeuse   ensemble. 

RYSBERGUE.  —  On  chauge...  Nous  man- 
jjcsîons  de  sujets...  (li  va  à  son  fusil  comme 
fsmr  le  remettre  en  bandoulière.)  Allons. 

Il  se  dirige  vers  la  porte. 

IRÈNE,  se  levant  en  sursaut.  —  Je  t'ac- 
oampaene. 

RYSBERGUi:.  —  Tu  avais  décidé  de  ne  pas 
sortir. 

IRÈNE.  —  J'aime  autant  t'accompagner. 
Nous  n'avons,  je  t'assure,  Richard  et  moi, 
plus  rien  à  nous  dire. 

RYSBERGUE.  —  Tu  VOIS,  Richard,  comme 
tiî  rends  ta  mère  nerveuse...  et  craintive  do 
iout. 

IRÈNE.  —  Craintive,  pourquoi? 

RYSBERGUE,  pose  son  fusH.  Il  se  met  entre 
Irène  et  Bichard  et  le  prend  par  les  épaules. 
—  Voyons...  vous  avez  des  querelles?  Ce  n'est 
pais  bien.  Racontez-moi  ça,  hein?  On  n'a.rien 
àe  caché  pour  moi,  n'est-ce  pas? 

BrïCHARD,  essayant  de  rire.  —  Des  discus- 
.^ions  de  domestiques,  qu'est-ce  que  ça  peut 
>e  faire? 

IRÈNE,  avec  un  sourire  contracté.  —  Oui, 
Ti'est-ce   pas,   Richard?... 

RYSBERGUE.  —  Ce  u'cst  pas  bien  de  ne 
point  me  donner  la  part  de  vos  soucis... 
C'est  donc  si  grave?...  Un  gros  secret  qui 
TOUS  pèse?  Dites-le-moi. 

IRÈNE.  —  Je  te  raconterai...  Viens,  sor- 
tons. 

RYSBERGUE.  ' —  Pourquoi  trembles-tu  ?... 
mais  oui,  comme  une  feuille...  Oh!  comme  il 
doit  être  lourd  et  étouffant,  ce  secret-ià,  et, 
pour  me  le  cacher,  comme  il  faut  avoir  peur 
de  moi... 

IRÈN-E.  —  Tu  es  fou. 

RYSBERGUE.  —  Malheureuse  !  Ce  secret  qui 
&st  entre  vous,  Vu  ne  vois  donc  pas  que  je  le 
eonnais  maintenant!...  {J^lontrant  Bichard.) 
Ton  fils  vient  de  me  le  révéler. 

IRÈNE,  dans  un  cri.  —  Que  veux-tu  dire? 

RICHARD,  en  même  temps  qu'elle.  —  Père, 
je  ne  comprends  pas... 

BYSBERGUE,  V interrompant .  —  Oui,  tu  me 
fas  crié  par  ton  silence,  par  tes  yeux,  par 
tout  ton  brave  petit  cœur  qu'on  a  offensé 
6t  que  je  voyais  ti-épigner  de  colère,  tandis 
que  j'inventaj£  cette  imbécile  histoire  pour 
»pier  la  flamme  dans  tes  yeux!...  Depuis 
Ijuit  jours,  cette  foile  hypothèse  m'était  ap- 
parue, mais  ma  raison  se  refusait  à  l'ad- 
mettre.  Je  me  disais  :  c(  Une  preuve  de  la 
trahison,  une  preuve  logique,  il  n'y  en  a 
pa^»  »  Quand  je  suis  entré,  là,  tout  à 
ilseure,  vous  me  l'avez  donnée  subite,  ef- 
frayante !   Oh!    votre    attitude!...    Oh!     t-es 


yeux  rouges  et  glacés  de  tout  à  l'heure,  oe 
qu'ils  révélaient!...  Ainsi  ton  fils  était  ton 
confident!  tu  as  sali  ton  fils  de  cet  aveu,  tu 
le  faisais  vivre  avec  ce  secret  !  Quelle  horreur! 
{Tout  à  coup.)  Et  l'autre,  l'anitre...  ahl 
celui-là,  par  exemple!... 

Il  se  précipite  vers   la  porte  du  jardin.    Irène 
la  barre. 

RICHARD,  retenant  son  père.  —  Père,  père, 
voyons,  du  calme...  Dans  cet  état-  d'agita- 
tion, tu  ne  serais  plus  maître  de  toi!... 

RYSBERGUE,  essayant  de  se  dégager.  — 
Laisse-moi...  Je  sais  oii  il  est!  Je  vais  le  re- 
joindre. 

IRÈNE.  —  Ne  passe  pas  !  Que  veux-tu 
faire?  Tu  as  la  coupable  sous  la  main... 

RICHARD.  —  Père! 

RYSBERGUE.  — ■  Je  suis  maître  de  ma  vie  et 
de  mon  honneur    ! 

RICHARD,  r entraînant.  —  Ton  honneur? 
tu  veux  dire  }e  nôtre!  Père,  ce  n'est  pas  de 
ton  âge,  ni  de  ton  rang,  de  te  colleter  avec 
cet  individu.  Ressaisis  ta  dignité  :  tu  seras 
vengé... 

RYSBERGUE.  —  Je  n'en  céderai  la  joie  à 
personne...  Ah!  la  canaille!...  Attends  un 
peu,  que  je  le  prenne  à  la.  gorge,  et... 

Il  s'élance.  Irène,  épçjivantée,  contre  la  porte. 

IRÈNE.  —  Pas  lui...  pas  lui!...  C'est  moi 
qui  t'ai  trompé,  Jacques.  C'est  moi  que  tu 
dois  accabler  de  ta  colère.  Pourquoi  ne  le  fais- 
tu  pas?  Pourquoi  n'as-tu  pas  même  un  cri, 
une  insulte  pour  celle  qui  te  trahit? 

RYSBERGUE.  —  Commcut  oses-tu,  malhex*- 
reuse!... 

IRÈNE.  —  Eh  oui  !  je  dis  que,  s'il  te  restait 
l'ombre  d'amour  pour  moi,  tu  m'aurais,  de- 
puis cinq  minutes,  jetée  à  terre!  Mais  tu  ne 
m'aimes  plus;  alors,  tes  yeux  sont  fixés  ai 
dehors,  vers  ce  petit  que  vous  avez  con- 
damné. Non,  non  !  c'est  moi  qu'il  faut  frap- 
per, Jacques,  Jacques!  car  c'est  moi  qui  t'ai 
trahi  et,  sache-le,  c'est  moi  qui  me  suis 
donnée  librement,  volontairement  et  avec 
joie!...  Si  après  ce  cri-là,  tu  ne  me  tues  pas, 
—  tu  n'es  qu'un  lâche  ! 

RYSBERGUE.  —  Je  te  devine  :  tu  voudraiv 
détourner  ma  colère  sur  toi,  pour  que  ton 
am.ant  soit  épargné.  Non  il  ne  le  sera  pas, 
il  ne  peut  pas  l'être,  car  il  y  a  ici  en  cause 
plus  qu'une  trahison  d'amour,  en  effet... 
(Montrant  son  fils.)  la  présence  lamentable 
de  ton  fils  en  est  le  témoignage!  Ce  qui  est 
offensé...  et  de  quelle  façon!...  pour  que  nous 
en  soyons  là,  que  notre  enfant  nous  écoute  et 
nous  juge,  c'est  une  chose  plus  haute  que 
notre  amour  passé,   fini,.. 

IRÈNE,  rinter rompant.  —  Notre  amoar  est 
mort,  dis-tu  ?  Ah  !  cela  seul  suffit,  Jacques, 
que  parles-tu  d'autre  chose? 

RYSBERGUE.  —  Si,  il  v  a  mou  nom,  mon 
honneur,  mon  foyer!  Et  ces  droits-là,  tu  vae 


Maman  Colibri 


39 


iOe     conia'aître,    car     ils    ne     font  pas  grâce. 

lïiHNE.  —  Depuis  une  heure,  je  n'entends 
parler  qu-e  de  justice,  de  droits  de  la  famille, 
de  devoirs!  On  dirait  la  discussion  d'un 
traité!...  Il  n'y  a.  qu'une  chose  qui  compte  : 
nos  cœurs!  Oui,  je  me  suis  mal  conduite,  je 
t'ai  trompé...  oui,  je  suis  cent  fois  coupable 
'de  oela...  Souffres-tu?  Alors  frappe-moi  :  je 
il'ai   mérité. 

RYSBERGUE.  —  Tu  fais  crreur  !  Il  n'y  a  pas 
que  ces  souffrances  ni  que  ces  vengeances!  Il 
y  en  a  de  plus  hautes.  Ce  sont  celles  qui 
naissent  des  djroits  acquis  de  la  famille... 

IRÈNE.  —  La  famille,  allons  donc  !  Vous 
allez  tuer  cet  enfant  au  nom  de  la  famille  et 
de  l'honneur  !  Des  justiciers,  si  c'est  cela  la 
fr»mille,  alors  mensonge,  mensonge!...  Il  faut 
une  de  ces  épreuves  oii  la  vie  vous  accule, 
'comme  vous  m'acculez  contre  des  parois  ef- 
froyables, pour  le  sentir  aussi  nettement 
tout  à  coup  ! 

RYSBERGUE,  à  SOU  fils.  —  Retire-toi.. . 
*iaisse-nous,  ta  mère  et  moi. 

Kichard  fait  un  mouvement  pour  se  retirer. 


RENE.  —  Pas  lui...  pas  lui!... 


IRENE.  —  Pudeur  tardive  vî^aiment!  C# 
fils  qui  n'allègue  plus  que  des  droits  d'homme^ 
qu'il  reste!  Il  peut  entendre  souffrir  la 
femme,  —  la  mère  n'est  plus!... 

RYSBERGUE.  —  PauvTe  égarée!...  tu  ne  re- 
connais plus  les  tiens...  Si  tu  te  voyais!... 
Tu  es  comme  ces  bêtes  sous  l'empire  d'un  ins- 
tinct de  protection  passager  qui  se  préci- 
pitent, folles,  sur  ceux  qu'elles  aimaient 
la  veille,  comme  sur  des  ennemis  imagi- 
naires... 

IRÈNE.  —  Ce  qu'elles  défendent,  ces  bêtes, 
c'est  leur  petit,  c'est  leur  chair.  (A  son  fils.) 
J'ai  été  pour  toi  cette  bête  folle,  Richard, 
quand  tu  étais  mon  petit.  Je  n'aurais  eu  que 
de  la  piété  et  de  l'amour  pour  toi  —  dajis 
n'importe  quelle  circonstance!...  Et  ma  pas- 
sion, je  t'cai  réponds,  aurait  parlé  plus  haut 
que  ne  parle  maintenant  ta  justice  !  Je  me 
serais  laissé  tuer  pour  toi,  sans  discuter... 
Maintenant,  c'est  vous  qui  faites  renaître  cet 
instinct-là  dans  mes  entrailles,  pour  un 
amour  coupable,  soit!  mais  que  vous  me  for- 
cez à  défendre  et  que  je  défendrai  de  toutes 
mes  forces,  je  vous  en  avertis...  Essayez!... 


40 


Maman  Colibri 


Elle  s'agrippe  à  la  porte,  dressée,  presque  ter- 
rible. 


RYSBERGUE.  —  Et  bien,  si  tTi  veux  être 
frappée  senile,   tu  le  seras! 

IRÈNE.  — .  A  la  bonne  heure! 

RYSBERGUE,  —  Mals  pas  comme  tu  l'en- 
tends !  Je  ne  suis  point  un  mari  qui  tue  sa 
femme.  Depuis  un  quart  d'heure  im.  te  mé- 
prends étrangement  ;  tes  nerfs  t'affolent  et 
t'abusent.  Puisque  tu  nous  reproches  comme 
un  crime  de  vouloir  châtioi'  ce  petit  misé- 
rable, j'-ahandonne  toute  expiation;  sois 
heureuse  !  Seulement,  puisque  aussi  tu  répu- 
dies les  liens  les  plus  saints  de  la  femme  et 
de  la  mère,  puisque  tu  nous  bafoues  et  jettes 
un  défi  pareil  aux  tie^is^  à  ta  famille...  hors 
les  lois,  hors  le  monde  '    - 


IRÈNE.  —  Ah!  le  monde!...  c'est  lui  qui 
m'est    égal!... 

RYSBERGUE,  continuant.  —  ïu  trouveras 
juste  et  bon  qu'à  cette  famille  tu  ne  fasses 
plus  jamais  appel  !  Elle  ne  te  répondra 
pas!  Tu  peux  partir,  si  tu  le  veux...  tu 
romps,  mais  c^est  pour  toujours  !  Sache- 
le...  Tu  es  avertie  et  tu  as  encore  le 
choix, 

IRÈNE.  —  C'est  tout  choisi. 

RYSBERGUE.  —  Alors,  passc  immédiate- 
ment ce  seuil  que  tu  ne  fraaic^iiras  plus  ja- 
m-ais...  (Le  poing  dressé.)  Va-t'en!  va-t'^a 
donc  !  (//  la  pousse  et  refei-me  brutalement  la 
porte  du  jardin  derrière  elle.  —  Bichard 
veut  s^ élancer  vers  sa  mère.  —  D'un  geste 
impérieux,  son  fpère  Ven  empêche.)  Toi,  reste- 
là!...   C'est  fini!... 


i 


-^.-Tr^rT-wTBas» 


LODISA.  —  Madame  s'ennuie  a  i>iner  seule? 


ACTE  TROISIÈME 


Une  maison  d'habitation  à  'El-Biar,  sur  les  coteaux  d'Alger. 
C'est  la  salle  à  manger  aiyec  vaste  ouverture  sur  le  jardin,  bourré 
de  roses  et  de  géraniums.  Des  glycines  battent  au  vent  sur  Iki 
po.ie.  Très  loin,  on  aperçoit  la  mer.  —  Le  soleil  se  couche  sut 
Alger.  —  La  salle  à  manger,  à  Vorientale,  est  tout  à  la  chaux 
blanche,  —  avec,  seulement,  de  vieilles  céramiques  qui  font  le 
tour  de  la  pièce.  On  aperçoit  dans  tous  les  coins,  au  plafond,  des 
guirlandes  de  fleurs  fraîches,  un  peu  comme  pour  les  processions. 

—  Des   coussins  Liberty  mettent   partout  leur  note  acidulée.  

Irène  mange  sur  une  table  d'ébène,  sans  nappe. 


SCENE  PREMIÈRE 


IRENE,  UN  Domestique,  puis  LOUISA 

IRÈNE,  à  un  domestique.  —  La  suite!... 
MonsieujT  ne  rentrera  probablement  plus 
dîner...  Je  ne  comprends  pas...  11  n'avait  pas 
averti  ? 

LE  DOMESTIQUE  —  Non,  madame. 

IRÈNE.  —  A  quelle  heure  le  cocher  av^ait-il 
ordre  d'aller  chercher  monsieur  ? 

LE  DOMESTIQUE.  —  Comme  d'haibitude;  il 
devait  être  à  la  caserne  à  cinq  heures, 

IRÈNE.  —  Quelle  voiture  Jean  a-t-il  prise.'' 


LE  DOMESTIQUE.  —  La  victoria,  madame, 
attelée  à  deux. 

IRÈNE .  — ^  A  la  'bonne  heuire  !  Avec  un 
seul  cheval  nous  avions  mis  plus  de  vingt- 
cinq  minutes  pour  monter  d'Alger,  le  même 
temps  que  par  le  tramway,  (/l  Louisa  qui 
entre.)  Ah!  Louisa,  est-ce  que  vous  avez  mis 
le  mainteau  de  monsieur  dans  la  victoria? 
Je  vous  l'avais  leoommandé.  11  fait  un  peu 
froid  quelquefois  au  tournant  d'El-Biar,. 
avec  le  vent  de  la  mer  qui  monte. 

LOUISA.  —  Non,  madame,  monsieur  m'ô^ 
attrapée  la  dernière  fois,  en  me  disant  qu'un 
macfarlane  ce  n'était  pas  d'ordonnance,  et 
qu'il  n'était  pas  un  soldat  en  sucre. 

IRÈNE.  —  Si,  si...  voilà  oii  est  son  erreur. 


42 


Maman  Colibri 


JInfin  !  Pourvu  qu'il  n'attrape  pas  mal  !  (Tout 
en  mangeant,  elle  regarde  la  pendule.)  Huit 
heures...  Il  ne  dînera  pas.  C'est  dommage. 

LOUiSA,  s' approchant  de  la  table.  —  Mar 
dame  s'ennuie  à  dîner  seule? 


IKiiWt.  —  jHjH  BIEN,  QUOI,  CHÉRI  V...  TU  AS  DÎNÉ? 

IRÈNE.  —  Oh!  ce  n'est  pas  pour  ça.  Je  lui 
avais  fait  faire  des  sorbets  à  l'orange  qu'il 
aime  tant. 

LOUISA.  —  Madajne  se  trompe;  il  ne  les 
^ime  pas  à  l'orange.  Cest  à  la  violette  qu'il 
les  aime...  Madame  ne  se  souvient  pas? 

IRÈNE.  —  C'est  vrai.  Suis-je  bête!...  Eh 
bien,  alors  tant  mieux,  vous  voyez,  qu'il  ait 
dîné  à  Algerr  !  Il  y  a  une  providence,  évidem- 
ment. (Au  domestique  qui  passe  un  plat.) 
Qu'est-ce  que  c'est  que  ça? 

LE  DOMESTIQUE.  —  Ce  sout  de  petites 
pommes  de  terre  de  la  propriété. 

IRENE.  —  Bu  jardin?  (A  la  femme  de 
chambre.)  Admirable!  Croyez-vous,  Louisa, 
quelles  amours!  Est-ce  qu'elles  sont  aussi 
petites  quand  elles  sont  vivantes?...  Jam-ais 
je  n'aurais  cru  que  notre  jardin  produirait 
comme  il  produit.  Faudra  envoyer  ça  au 
concours  agricole  d'El-Biar.  (Montrant  les 
guirlandes  aux  quatre  coins  de  la  pièce.) 
Pourvu  qu'il  rentre,  monsieur...  Nous  en  se- 
rions pour  nos  frais. 

LOUISA.  —  Ah!  oui,  les  lampes  de  fleurs! 
Madame  peut  être  tranquille;  monsieur  ren- 
trera.  Il  a  sûrement  demandé  la  permission 


de  minuit  puisqu'on  doit  voir,  ce  soir,  à 
onze  heures  trente-cinq,  la  fameuse  éclipse 
de  lune,  a^vec  miss  Deacon  et  sa.  mère.  Mof 
dame  se  souvient?  '' 

IRENE.  —  C'est  vrai.  Je  n'y  pensais  déjà 
plus!  Dieu,  que  c'est  ennuyeux!  Voilà  ma 
soirée  gâtée.  11  y  a  trop  d'Américaines  à  Elr 
Biar.  11  y  a  trop  d'Américaines  partout  d'ail- 
leurs. Je  vous  demande  un  peu  pourquoi  tou- 
tes les  Améî'icaines  ne  restent  pas  en  Améri- 
que! (On  entend  dehors,  du  côté  du  jctrdin  de 
lointains  bruits  de  voix  rieuses.)  Tenez,  écou- 
tez-là  !  (c  Play  ».  Comment,  elles  jouent  en- 
core au  tennis  à  huit  heures  du  soir?... 
Enfin  !  je  leur  pardonne  les  bruits  qui  vien- 
nent de  leur  jardin,  à  cause  de  l'odeur  de 
leurs  vieux  orangers.  En  ce  moment,  c'est 
exquis...   Vous  sentez,  Louisa? 

LOUISA.  —  Oh  !  madame,  moi,  la  fleur 
d'oranger,  ça  ne  m'emballe  pas.  Je  trouve 
qu'on  fait  beaucoup  de  chichi  pour  cette 
fleur-là.  Je  me  disais  toujours  que  ça  devrait 
être  mieux  sur  les  arbres  que  sur  les  robes 
de  mariage,  mais  depuis  que  j'en  vois  tant, 
je  trouve  que  ça  fait  encore  bien  mieux  sur 
les  robes  de  majiage. 

IRÈNE.  —  Cest  une  opinion  de  couturière 
qui  a  sa  poésie.  En  attendant,  tournez  le 
bouton  pour  voir  si  l'électricien  a  bien  donné 
le  couvrant. 

La  femme  de  chambre  tourne  un  bouton  électri- 
que. Toutes  les  guirlandes  s'embrasent.  Les 
lampes  sont  cachées  dans  les  fleurs. 

LOUISA.  —  Oh!  ce  sera  superbe,  madame, 
quand  il  fer^  tout  à  fait  nuit. 

IRÈNE.  —  N'est-ce  pas?  c'est  assez  réussi... 

LOUISA.  —  Le  jardinier  a  eu  beaucoup  de 
mal  à  se  procurer  les  ibiscus  et  autant  de 
bougainvilleas. 

IRÈNE.  —  Oh!  j'entends  la  voiture.  Vite, 
voilà  monsieu*r,  éteignez.  (Louisa  éteint  les 
guirlandes.  —  Irèn-e  se  lève.  Elle  va  sur  le 
seuil  et  fait  des  gestes  en  Vair  avec  sa  ser- 
viette.) Eh  bien,  quoi,  chéri?...  tu  as  dîné? 

LA  VOIX  DE  GEORGET,  dchors.  —  Ne  m'en 
parle  pas!  Cette  brute  de  margi  à  qui  il  a 
fallu  que  j'offre  à  dîner!...  Je  me  sauve  seu- 
lement à  la  minute...  Oui,  oui,  vous  pouvez 
dételer.   A  minuit...  le  cheval  alezan... 


SCENE  II 


MENE,  GEORGIET 

Il  est  en  uniforme  de  chasseur  d'Afrique.  A  son 
entrée,  Irène  se  recule  et  part  d'un  grand  éclat 
de  rire.  Georget  fronce  les  sourcils. 

IRÈNE.  —  Ecoute,  je  ne  peux  pas  encore 
m'y  habituer!...  Ne  me  gronde  pas,  je  ne  le 
fais  pas  exprès.  Mais  ils  ont  l'air  de  t'avoir 
déguisé,   mon  pauvre  amour!... 


Maman  Colibri 


43 


GEORGET,  vexé.  — ■  Tes  plaisanteries  tom- 
Ibent  à  pic  ! 

IRÈNE,  se  jetant  à  son  cou.  —  Pardon,  paj"- 
don,  petit  trésor,  je  ne  recommencerai  plus. 
Je  te  jure  que  c'est  la  dernière  fois...  Je 
serai  bien  sage!...  puisque  je  te  le  jure!  Il 
n'y  la  pas  de  ma  faute.  Moi,  je  n'ai  pas  l'es- 
prit militaire...  Tu  comprends,  dans  mon 
cœur,  je  te  vois  a.vec  des  grandes  soies  bleu 
-pâle,  comme  un  jeune  seigneur  de  Van 
Dick...  alors!... 

GEORGET.  —  Justement...  je  finirai  par 
avoir  l'air  d'un  militaire  d'opéra-comique, 
•en  conciliant  les  goûts  de  ma  maîtresse  et 
ceux  de  ma  patrie...  Il  vient  de  recevoir  un 
■savon  de  son  colonel,  ton  Van  Dick...  qui  se 
porte  bien  ! 

IRÈNE.  —  Non?...  Pourquoi?  Quel  tou- 
pet!... 

GEORGET.  —  Il  m'a  dit  que  je  dépassais  la 
•mesure,  qu'il  n'avait  jamais  vu  un  soldat  se 
faire  amener  au  quartier,  en  voiture  à  deux 
«chevaux. 

IRÈNE,  avec  indignation.  —  Il  voudrait 
peut-être  que  tu  ailles  à  pied  d'El-Biar  ! 
Vieille  baderne!...  Je  connais  justement  la 
-cousine  du  gouverneur  qui  est  très  en  cour 
et  je... 

GEORGET,  Cinterrompant.  —  Oh!  non, 
non!  je  t'en  prie!...  ne  t'en  mêle  ^jas.  Avec 
ta  compréhension  des  choses  m.iJîtaires  !...  Et 
puis  le  colon  m'a  encore  dit  qu'il  savait  que 
je  jouais  beaucoup  dans  les  cercles  et  que  ma 
maîtresse  s'affichait  trop  avec  moi. 

IRÈNE.  —  11  ne  voudrait  pourtant  pas 
que  je  m'affiehe  avec  un  autre  pour  lui 
faire  plaisir. 

GEORGET.  —  C'est  cc  quc  j'ai  failli  lui  ré- 
pondre. 11  m'a  encore  dit  que  lorsqu'on  por- 
tait un  nom  illustre  comme  le  mien  dans  les 
•fastes  de  l'armée,  etc.,  etc.. 

IRÈNE.  —  Alors,  qu'as-tu  répondu? 

GEORGET.  —  J'ai  répondu  que,  précisé- 
ment, je  me  conduisais  comme  un  fils  de  fa- 
milip  doit  se  conduire  au  régiment,  et  que  si 
'on  voulait  républioaniser  l'armée,  j'étais 
décidé  à  m'y  opposer,  en  ce  qui  me  concerne, 
dans  la  mesure  de  tous  mes  moj'^ens. 

IRÈNE.  —  Alors,  il  t'a  flanqué  quinze  jours 
de  salle  de  police? 

GEORGET.  —  Non.  11  a  souri,  La  politique 
in'avai»t  sauvé  encore  une  fois!...  Du  coup, 
j'ai  offert  prudemment  à  dîner  au  margi... 
je  me  suis  pauvé  aux  liqueurs  et  me  voilà... 
^t  au  lieu  des  effusions  bien  naturelles  que 
j'attendais,  je  reçois... 

IRÈNE,  se  rejetant  à  son  cou.  —  Si  on 
peut  dire!  D'abord,  au  fond,  tu  es  charmant 
de  la  sorte.  C'est  autre  chose.  Tu  as  du  chic. 

GEORGET.  —  C'est  ce  qu'on  me  dit  tous  les 
jours  dans  la    rue. 

IRÈNE  — ■  Et  puis,  il  faut  bien  se  blaguer 
un  peu,  hein  ?  On  ne  peut  pas  .toujours  être 
sérieux. 

GEORGET,  avec  timidité.  —  Enfin...  je  vais 
passer  un  veston,    tout  de  même...   {Mouve- 


ment de  rire  d'Irène.)  Mais  simplement  parce 
que  je  suis  couvert  de  poussière.  La  route  est 
un  tourbillon,  avec  le  vent  du  soir.  Réserve- 
moi  un  peu  de  dessert,   ij^' approchant  de  Ic^ 
table.)  C'est  bon  ça? 


IRÈNE,  —  Pardon,  pardon,  petit  trésor,  je 

NE  RECOMMENCERAI    PLUS. 


IRÈNE.  —  Tu  m'en  diras  des  nouvelles. 
Va... 

GEORGET,  sort  en  appelant  le  domestique, 
—  Charles  ! 


SCENE  m 


IRENE,  LOUISA 

IRÈNE,  à  Louisa  qui  est  rentrée.  —  Mon- 
sieur n'a  pas  remarqué  les  fleurs...  tant 
mieux.  (Louisa  a  un  grand  carton  sous  le 
hras;  elle  le  déhalle.)  Qu'est-ce  que  c'est? 
(Elle  s'approche.)  Ah!  les  é<^harpes  égyp- 
tiennes... Enfin!  La  bonne  femme  vient  de 
les  apporter  ? 

LOUISA.  —  Elle  a  dit  que  madame  choi- 
sisse celle  qu'elle  voudra.  Elle  en  a  mis 
trois. 

Irène  en  essaye  une.  Elle  a  défait  son  peignoir 
léger. 


14 


Maman  Colibri 


ïRÈNE.  —  Tenez,  aidez-moi.  Voilà  com- 
ment on  l'accroche  sur  la  poitrine...  {Parlant 
à  la  porte  ouverte,  par  où  Georget  est  sorti.) 
Geo,  on  m'a  apporté  de  vieux  voiles  de  ma/- 
riée  égyptiens. 

VOIX  DE  GEORGET.  —  Ah!  parfait! 

IRÈNE.  —  Tu  verras  comme  ils  sont 
exquis!...  Celui  que  j'essaie  sent  le  benjoin 
et  l'encens.  Il  a  servi  sûrement...  Il  a  cou- 
rei't"  d'autres  épaules...  et  s'en  souvient. 

louisa".  —  Ben,  vrai,  le  drôle  de  voile  de 
nooefe  ! 

IRÈNE.  —   On  ^s   porte   ainsi...   là-bas. 

LOUISA.  —  Il  ne  ressemble  guère  aux 
nôtres...  quand  je  dis  aux  nôtres...  je  veux 
dire,  du  moins,  celui  que...  par  exemple... 
madame... 

IRÈNE,   vivement.  —    Oui...     oui...     C'est 
celui-là,  voyez-vous,  rose  et  argent,  avec  tou- 
tes ses  étoiles,   que  je  garderai...    Vous  ren- 
drez les  autres. 
^     LOuisÀ.  —  Cest  le  plus  joli. 

IRÈNE,  serrant  d'un  joli  mouvement  sa 
gorge  nue  sous  le  voile  rose,  et  les  yeux  volup- 
tueusement clos.  —  Je  ne  sais  pas,  mais  c'est 
le  mien.  (Entendant  les  pas  de  Georget.)  At- 
tention!... à  la  manœuvre!...  Une,  deux... 
tJTois. .. 

Les  fieurs  se  rallument,  partout» 


même!  Je  me  sens  une  âme  hoùrgeoise  que 
mon  pays,  hélao,  ne  sait  pas  apprécier. 

IRÈNE.  —  Oui...  Qu'on  est  heureux  dis? 
Je  ne  rêvais  pas  un  tel  bonheur.  (Tout  à 
coup  effrayée  de  ce  qu'elle  a  dit.)  Mon  Dieu, 
touche  du  bois,  vite  ! 

GEORGET.  —  Le  pied  de  la  tafcle.P..»  C'est 
bon  tout  de  mêmer. .. 

IRÈNE.   —  Tiens,   pourquoi   pasi 

GEORGET.  —  Alors,  tu  ne  te  fiches  plus  de 
ton  pauvre   bleu  ? 


IRÈNE.  —  Prends.  Et  prends. 


SCENE  lY 


Les  Mêmes,  GEORGET 

IRÈNE,  battant  des  mains.  —  Qu'en  dis- 
tu? 

GEORGET.   —  Epatant!  c'est  féerique!...   et 
d'une  cou' pur  adorable... 

IRÈNE.  -  J'ai  fait  arrant;er  ça,  ce  matin, 
par  l'électj  Gien  qui  est  venu  poser  les  fils  de 
la  salle  de  oiain...  Tu  vois,  c'est  très  simple, 
des  lampouies  dans  des  fleurs 

GEORGE1  —  Maie  il  fallait  avoir  le  goût 
de  l'assortiment. 

IRÈNE.  -  Voilà!  Je  n'ai  rien  à  faire  pen- 
dant que  tu  es  à  la  caserne...  il  faut  bien  que 
je  m'amuse...  Et  maintenant,  mange!  Tout 
à  l'heure  tu  n'aurais  plus  faim.  Qu'est-ce 
que   tu    guignais  ? 

GEORGET,  s'approchant  de  la  table  et  mon- 
trant un  fruit.  —  Ça.  (Fuis  désignant  du 
doigt  la  gorge  d'Irène  entr'ouverte  sous  le 
voile.)  Et  ça... 

IRÈNE,  lui  servant  le  fruit.  —  Prends. 
(Puis  elle  s'approche  de  lui  le  cou  levé.)  Et 
prends. 

Xi  l'embrasse  sur  un  coin  de  chair  rose. 

GBORGET,  après  s'être  assis  à  la  table.  — 
Ah!  qu'il  fait  bon  d'être  chez    soi,  tout    de 


IRÈNE.  —  J'iadore  le  bleu. 
GEORGET.  —    Terrible!   Qu'est-ce    qui    te^ 
rend  si  bête?... 

IRÈNE.  —  L'amour!  le  pauvre,  absurde 
et  doux  amour!...  Ah!  l'heure  adorable, 
chéri!  Je  les  goûte  en  avare,  ces  heures...  Je 
les  respire  comme  des  pêches...  Voilà  notre 
soir,  notre  beau  soir  qui  monte,  qui  entre  par 
les  fenêtres...  Le  coucher  du  soleil  arrive  en 
même  temps  que  toi,  tous  les  jours;  c'est  un 
phénomène  naturel  dont  il  me  semble  que  je 
ne  pourrai  plus  jamais  me  passer,  quand  tu 
auras  fini  ton  service  et  qu'il  nous  faudra 
quitter  mon  paradis  potager  et  ma  colline  et 
tout  ce  que  je  lui  laisserai  !... 

GEORGET.  —  Rien  ne  nous  obligera  à  nous 
en  aller,   d'ailleurs... 

IRÈNE.  —  Si.  Vois-tu,  il  y  a  des  forces^ 
supérieures  à  nous-mêmes  qui  nous  chassent 
toujours  en  avant...  En  avant!  Il  faudrait 
pouvoir  arrêter  les  minutes  ineffables!  On 
les  prolonge,  mais  ce  n'est  plus  la  même 
chose  !  Jamais  plus  je  ne  retrouverai  ce  mo- 
meint  unique,  bête  et  charmant  de  ton  exis- 
teaice,  qui  est  un  signet  si  étonnamment 
précis  parmi  les  feuilles  éparses  des  an- 
nées...  Arrête-toi   donc,    soleil! 

GEORGET.  —  Si  tu  y  ticus  absolument,  je 
peux  faire  trois  ans  de  service,  tu  sais?... 
Ma   galanterie  ne  connaît  pas  de  bornes. 

IRÈNE.  —  Bah!  après  cela,  ce  sera  autre 
chose...  d'autres  formes  de  nous-mêmes... 
Mange  va,  mon   petit!,  mange,  ne  m'écoute 


Maman  Colibri 


4'> 


pas  rabioter.  J'aime  te  voir  avoir  faim, 
avoir  bien  faim...  Tiens,  encore  un  fruit, 
tu  veux  F 

GEORGET.  —  Il  est  de  chez  nous? 
RENE,  extasiée.  —  De  chez  nous!  comme 
tu  as  bien  dit  cela!...  oui,  de  chez  nous,  de 
notre  boîte...  Avoue  qu'elle  est  exquise  notre 
maison,  quand  on  la  voit  de  la  route  ©n 
montant...  Elle  dit  bien  ce  qu'elle  est, 
^hein?  Elle  est  positivement  plus  tendre  que 
les  autres  dans  le  feuillage...  avec  le  bruit 
gai  de  sa  fontaine  et  de  ses  oiseaux... 

GEORGET.  —  Tu  es  lyrique,  mais  juste. 

IRÈNE.  —  Je  suis  lyrique  parce  que  je 
réalise  wa  rêve...  le  grand,  grand  rêve!  Je 
suis  lyrique  pour  la  maison,  parce  que  je 
n'en  ai  jamais  eu  qu'une  :  celle-ci. 

GESORGET.  —  Ingrate!  Et  les  nôtres 
d'avant?...  EHes  ont  eu  leur  bon. 

IRÈNE,  —  JNon,  non,  elles  n'existaient 
pas  :  nou-s  n'y  ét^'ons  pas  ensemble;  nous  les 
volions...  Ces  choses-là  se  passaient  avant 
moi,  je  ne  m'en  souviens  pas...  je  ne  me  sou- 
viens de  rien...  Maintenant  seulement 
j^ existe...  Mon  corps  est  nouvetru.  Il  me 
semble  que  je  vivais  dans  des  gaines,  à 
l'ombre...  maintenant  tout  mon*  être  est 
libre.  Je  pousse...  La  cosse  est  craquée. 

GEORGET,  montrant  en  souriant  sa  robe 
lâche,  où  elle  paraît  effectivement  très  nue. 
—  Et  bien  craquée  encore!...  Je  ne  m'en 
plains  pas...  C'est  vrai,  tu  es  autre,  tu  n'es 
plus  la  même  maîtresse...  Ce  n'est  pas  l'hi- 
ver dernier,  dans  tes  salons  de  l'avenue 
Friedland,  que  tu  aurais  osé  une  toilette 
pareille. 

IRÈNE.  —  Ajoute  tout  de  suite  que  je 
m'encanaille!..  Ah!  si  tu  savais  la  joie  que 
j'éprouveî  Je  peux  dire  à  mes  bras  ':  vous 
•êtes  libres  d'être  nus,  d'être  beaux,  d'être 
roses,  ne  vous  gênez  pas...  Ces  petits  doigts- 
là  craignaient  les  bagues  trop  chargées  ;  ma 
gorge,  les  parfums  trop  forts...  Mainte- 
nant, je  ne  suis  plus  que  de  l'amour.  J'ai 
les  ongles  trop  faits,  les  veines  plus  pou- 
drées, les  vêtements  indécents,  communs  et 
lâches...  et  je  laisse  aller  tout  le  corps,  li- 
tre, herureux  de  ta  maîtresse,  comme  un 
Douqu-et  trop  serré  qui  se  dénoue  tout  à 
coup.  Dieu  qu'il  fait  bon! 

GEORGET.  —  Ah  !  quelle  griserie  monte  de 
toi  et  de  tes  parofesl  Oui,  c'est  autre  chose... 
Tu  vous  laisses  dans  une  atmosphère  extra- 
'Ordinaire  qu'on  emporte,  ensuite,  avec  soi, 
partout,  et  qui  enivre  les  heures  les  plus 
banales  de  la  jon/née...  à  ce   point  que... 

IRÈNE.  —  Que   d'autres  en  profiteraient? 

GEORGET.  —  Non...  mais  presque.  (Le  do- 
Tnestique    entre.)    Prends    garde! 

IRÈNE,  sans  détacher  ses  bras  du  cou  de 
Georget.  —  Par  exemple!...  c'est  un  sou- 
venir d'esclavage!  Prendre  garde,  à  quoi? 
Laisse-moi  savourer  en  paix  les  privilèges  de 
mon  déshonneur. 

Elle  reste  enlacée,  devant  le    domestique. 


GEORGET.  —  Qu'est-ce  que  c'est? 

LE  DOMESTIQUE.  —  Un  livro  que  M"®  Dca- 
con  envoie  à  monsieur. 

GEORGET.  —  Ah!  au  fait!...  (.4  Irène.) 
Oh!  rien...  un  rDman  dont  elle  me  parlait 
hier  et  qu'elle  avait  promis  de  me  prêter. 
C'est  sans  aucune  importance...  Pourquoi 
fen   vas-tu? 

IRÈNE.   —   Moi?    je    ne   m'en   vais    pas... 

GEORGET.  —  Si,  pour  une  raison  ou  une 
arutre,    tu  trouves  qu'on  se   voit  trop... 

IRÈNE.   —   Mais  tu  es  tou,  chéri! 

GEORGET.  —  Non,  nou,  tu  as  tiqué  quand 
on   a  apporté  le   livre. 

IRÈNE.  —  Je  n'ai  pas  tiqué  du  tout.  Tu 
te  tcompes  mon  chou...  Que  veux-tu  que  ça 
me  fasse?  Je  la  trouve  charmante,  notre 
voisine...  très  distinguée...  un  peu  snob, 
mais  charmante. 

GEORGET.  —  Oui,  uu  peu  snob...  Il  faut 
penser  qu'elle  est  cousine  par  alliance  du 
président  des  Etats-Unis.  Elle  croît  que 
cela  lui  crée  des  titres  au  respect  des  mu- 
fles. 

IRÈNE.  —  Je  ne  l'aurais  pas  reçue  chez 
moi!...  Il  est  vi'ai,  qu'elle  n'en  sait  rien!... 
La  chose,  précisément,  que  je  trouve 
étrange,  c'est  que  des  gens  aussi  bien  élevés 
qu'elle  et  sa  mère,  mettent  tant  d'insistance 
à  frayer  avec  nous.  Enfin,  elles  ne  peuvent 
pas  se  faire  d'illusion,  .  franchement,  sur 
notre  situation  ir régulière?...  S'il  est  une 
union  qui  ne  laisse  pas  flotter  de  doutes, 
c'est  la  nôtre...  Alors? 

GEORGET.  —  Oh!  les  Américains,  tu 
sais...  En  pays  étranger,  ils  ferment  les 
yeux  devant  nos  mœurs  de  sauvages... 

IRÈNE.  —  Les  jeunes  filles  ne  ferment 
jamais  les  yeux  dans  aucun  pays,  mon  cher  ; 
excepté  quand  elles  sont  en  quête  d'un  mari 
et  d'un  titre... 'Un    parti  pour  toi,    tiens! 

GEORGi».  —  Méchante!  je  n'aime  pas  ce 
genre  de  plaisanteries  de  mauvais  goût. 

IRÈNE.  —  Je  m'amuse.  Tu  peux  voir  miss 
Deacon  tant  que  tu  voudras,  ici,  chez  elle. 
Je  ne  suis  pas  jalouse;  tu  le  sais  bien,  cher 
chéri.  Je  suis  même  très  heureuse  qu'elles 
viennent  ce  soir,  nos  voisinee,  car  elles  vont 
venir,  tu  sais,  pour...   la  machine,  là... 

Elle  montre  le  ciel. 

GEORGET.  —  Je  sais.  On  ne  m'a  accordé  la 
permission  de  minuit  qu'en  faveur  de  cet 
événement. 

IRÈNE.  —  C'est  curieux,  une  éclipse?  Je 
n'en  ai  jamais  vue.  Ça  m'impressionne... 

GEORGET.  —  Il  faut  avojr  vu  ça.  Puis, 
c'est  une  distraction. 

LouisA,  entrant  par  le  jardin.  —  Ma- 
dame, voilà  M^«  Ledoux  qui  arrive  à  la 
grille. 

GEORGET.    Zut! 

IRÈNE,  —  Pourquoi? 

GEORGET.  —  Cette  vieille  roulure  m'iu' 
supporte... 


46 


Maman  Colibri 


IRÈNE,    —   Georges! 

GEORGET.  —  Vrai,  je  ne  comprends  pas 
cette  relation...  ni  ton  intimité  avec  un 
laissé    pour   compte  pareil!... 

IRÈNE.  —  Dame  !  je  ne  peux  plus  rece- 
voir de  princesses  maintenant...  que  celles 
qui  ont  épousé  leur  chauffeur,  îT'aime 
mieux  M^^  Ledotfx.  Elle  est  très  bien  ;  c'est 
une  philanthrope;  elle  a  admiraMement 
monté  —  et  avec  son  seul  argent  —  cette 
fabrique  de  tapis  orientaux  pour  rappren- 
dre aux  petits  Arabes  leur  art  et  leur  in- 
dustrie... C'est  très  louable,  et  très  artiste. 

GEORGET.  —  Ce  qu'elle  a  turbiné  !  On  m'ta 
raconté  sa  vie...  quelqu'un  qui  l'a  connue... 
Elle  en  a  fait  des  f rasqoies,  dans  son  temps  ! 


LOUISA.  —  Madame,  votla.  madame  Ledoux 

QUI    ARRIVE   A    1,A    GRILLE. 

Elle  a  été  la  maîtresse  du  prince  Grimaldi, 
paraît-il,  à  qui  elle  doit  sa  fortune;  elle  a 
été  célèbre  dans  la  diplomatie  à  Vienne,  et 
c'est  un  peintre,  avec  lequel  elle  était  venue 
ici,  qui  lui  a  laissé  le  goût  des  arts...  Le 
nom  bien  calme  et  bien  sage  de  Ledoux, 
qu'elle  honore,  ne  l'a  pas  protégée  contre 
les  orages  et  son  tempérament.  C'est  un 
wimirable  échantillon. 

IRÈNE,  assise  et  lançant  au  loin  une  bouf- 
fée de  cigarette.  —  Pas  bien  rare,  va,  ma 
Gette!...  Dans  tous  les  faubourgs  élégants 
des  grandes  villes  cosmopolites,  sur  toutes 
les  hauteurs  des  beaux  points  de  vue,  il  y 
a  de  ces  vieilles-là.  On  en  rencontre  tou- 
jours. Ce  sont  des  ruines  errantes  qui  ont 
voulu  bâtir  leur  dernier  refuge  sur  un  beau 
fiite  autrefois  admiré  en  passant,  dans  les 
époques  de  joie...  Elles  s'en  souviennent  et 
alors  elles  y  viennent  mourir.  Il  y  en  a  comme 
cela  en  Suisse,  en  Algérie,  ailleurs...  C'est 
toujours  sur  un  coteau  où  il  y  a  des  villas 


et    un    joli    cimetière...    M™^   Ledoux    m'e&t 
infiniment   sympathique. 

Elle  sourit,  rêveusement,  en  regardant  une  volut© 
de  fumés  qui  s'en  va  vers  la  fenêtre. 


SCÈNE  V 


Les    Mêmes,    MADAME   LEDOUX 

accompagnée    de     deux    petites    Arabes    qu' 
pousse  devant  elle. 


MADAME  LEDOUX.  —  Je  VOUS  avais  promib 
de  vous  amener  deux  de  mes  jeunes  élèves... 
Vous  voyez  que  j'ai  tenu  parole. 

IRÈNE.  —  Ce  sont  des  petites  filles? 

MADAME  LEDOUX.  - —  Autheoitiques.  (Aux 
petites.)  Et  montrez  de  suite  à  madame  vos 
échantillons.  Voyez,  nous  vous  avons  ap- 
porté des   échantillons  de  notre  travail. 

IRÈNE.  —  Comment!  elles  font  déjà  des 
choses    aussi    compliquées  ? 

MADAME  LEDOUX.  —  D'apfès  Ics  vicux  des- 
sins  arabes.  Il  faudra,  vraiment,  que  vous 
veniez  un  jour,  à  la  fabrique,  les  voir,  at- 
tablées derrière  leurs  métiers.  (Ait«  pe^ 
tites.)  Qu'eet-ce  qu'on  dit,  allons?  Goul'es- 
Salam?  (Elles  murmurent  quelques  mots 
arabes  avec  gravité  :)  «  Msal-1-rheîr,  ia- 
lalla.   Ouaoh  h'alek.  » 

IRÈNE.  —  Elles  sont  mignonnes  tout 
plein. 

MADAME  LEDOUX.  —  Et  faites  le  salut... 
Voilà... 

IRÈNE.  —  Elles  ne  disent  pas  un  mot  de 
français  ? 

MADAME  LEDOUX.  —  Ellcs  savent  dire  bon- 
jou.  Et  puis  elles  chantent  aussi  quelques- 
petites  chansons... 

iRÈNEc  —  Ohl  qu'elles  nous  en  disent 
une! 

MADAME  LEDOUX.  —  Chantcz,  à  ^'-.  dame, 
l'hirondelle  de  Mustapha. 

LES    PETITES  chantant. 

Tu  t'en  vas  la  z'hirondelle, 
Tu  t'en  vas  la  z'hirondelle, 
Dis  bouzou  à  Mustapha, 
Dis  bouzou,  bouzou,  bouzou... 

Irène  rit. 

IRÈNE.  —  Georges,  veux-tu  les  mener  à 
la  cuisine;  tu  leur  feras  verser  un  verre  de 
sirop  et  donner  des  gâteaux.  On  peut... 

MADAME    LEDOUX.    ' —    Si    VOUS    VOulcZ.    VoUS 

êtes  bien  aimable. 

GEORGET,  avec  un  souverain  mépris  tout 
militaire.  —  Allez,  oust,  là,  le  gourbi  I 
Inaaldinoummek!...  Croyez-vous  que  je 
parle  bien  a«rbi!...  (^Se  retournant,  à  Irène.) 
Je  vais  passer  chez  les  Deacon  leur  deman- 
der à  quelle  heure  elles  comptent  venir, 

IRÈNE.  —  Mais  certainement,  mon  loup... 


Maman  Colibri 


47 


MADAME  LEDOUX.  —  Je  vous  avais  promis  de  vous  amener  deux  de  mes  jeunes  élèves... 


SCENE  YI 


IRENE   et  MADAME  LEDOUX,   seules. 

IRÈNE.  —  Eh  bien,  ça  ma.rc'he  aveo  la  pe- 
tite Deacon,  ça  marche  même  à  pas  de 
géante.   Qu'est-ce   que  je  vous  disais?... 

MADAME   LEDOUX.   —   Saprelotte,   ne   vous 


mettez  donc   pas  martel  en  tête  pour  queK 
ques  peccÊwiilles... 

IRÈNE.  —  Ils  en  sont  déjà  loin.  Tenez, 
vous  n'avez  pas  remarqué  que  je  jouais  très 
incidemment  aveo  ce  livre,  mais  sans  le  lâ- 
cher, pendant  que  nous  causions...  Il  était 
très  ennuyé  ;  il  aurait  bien  voulu  me  le 
prendre...  C'est  un  livre  qu'elle  vient  de  lui 
envoyer,  à  lui...  Je  suis  sûre  que,  si  nous 
l'ouvrons,  nous  trouverons  quelque  raison  à( 


4& 


Maman  Colibri 


cet  envoi...  (Elle  ouvre  le  livre.)  Tenez... 
une  page  cornée...  une  phrase  soulignée  : 
<(  Prenez  gar'cle,  l'amour  d'une  jeune  fille 
ressemble  à  ces  eaux  qui  ne  sont  trop  froi- 
des que  parce  qu'elles  sont  pures...  »  Hypo- 
ca'ite,  va!  {Elle  furète  encore  dans  le  livre.) 
Et  là,  tenez,  tenez...  comme  par  hasard... 
sa  photographie!...  oubliée  là-dedans  pour 
qu'il  la  prenne.  (Elle  a  un  mouvement  im- 
pulsif, comme  pour  jeter  le  livre.  Elle  se 
reprend  et  le  pose,  avec  douceur,  sur  la 
table.)  Allons,  remettons  tout  en  place...  11 
ne  faut  pas  déranger  les  nids  qui  se  forment. 

MADAME  LEDOUx.  —  Vous  pleurez  ? 

IRÈNE.    —  C'est  possible...    J'ai     regardé 


lEÈNE.  —  C'est  vrai  qu'elle  est  très  coupée. 


LA    LIGNE   DE   CHANGE 


ma  main  depuis  hier...  Ça  m'inquiétait  ce 
que  vous  m'aviez  dit...  c'est  vrai  qu'elle  est 
très  coupée,  la  ligne  de  chance  ! 

MADAME  LEDOUX.  —  Seulement,  elle  est 
longue. 

IRÈNE.  —  Oui,  mais  il  y  a  des  routes, 
toujours  de  petites  routes  sèches  et  ravi- 
nées qui  traversent...  et  ça  s'en  va...  ça  s'en 
v^...  La  première,  c'est  peut-être  celle  de 
maintenant,  dites?...  Elle  est  plus  creuse... 
plus   impressionnante... 

MADAME  LEDOUX.  —  Voyous,  VOUS  n'allez 
pas  croire  à  ces  calembredaines!  Je  m'amu- 
sais... Ne  restez  pas  ainsi,  votre  petite  main 
tendue...  Elle  a  l'air  de    demander  l'aumône. 

IRÈNE.  —  Au  destin,  madame  Ledoux,  au 
destin...  elle  demande  sa  pauvre  aumône 
(Elle  soupire  :  un  temps.)  Dites?  dites?... 
Est-ce  dur,  la  vieillesse?... 

MADAME  LEDOUX,  éclatant  de  rire.  —  Mais 


c'est  très  impoli  ce  que  vous  me  demandez  là  ! 

IRÈNE.  —  Vous  ne  m'avez  pas  comprise. 

MADAME  LEDOUX.  —  Si,  si,  alicz...  je  ne 
m'illusionne  même  point.  Vous  avez  été  atti- 
rée par  moi,  moins  à  cause  de  votre  voisinage, 
qu'à  cause  de  ma  ((  légende  »...  Ah!  la  mère 
Ledoux!  Ce  qu'elle  représente  pour  vous!... 
Vous  interrogez  ce  vieux  visage,  autrefois  ca- 
ressé... C'est  le  pressentiment  de  vous-même 
qui  vouis  attire...  Eh  bieii,  ma  petite,  on  ne 
vous  a  pas  trompée.  J'ai  aimé...  j'ai  étreint... 
j'ai  désiré...  un  peu  de  tout...  pêle-mêle... 
Ça  été  exquis  et  féroce. ..  Et  il  y  a  encore  des 
jours  oii  ce  tas  de  souvenirs,  ça  plaque,  là... 
comme  une  brûlure...  Oui,  c'est  ti'ès  dur,  la 
vieillesse.  Rien  ne  guérit  et  tout  y  sèche. 

IRÈNE,  —  Oublie-t-on  ? 

MADAME  LEDOUX.  —  Bieu  peu...  bien  peu!... 

IRÈNE.  —  Est-on  hanto? 

MADAME  LEDOUX.  —  Ce  sont  les  beaux  jpurs 
qui  font  le  plus  de  mal... 

IRÈNE,  fronçant  les  sourcils,  avec  angoisse. 
• —  Taisez-vous,  taisez-vous,  c'est  affreux!... 
(Un   silence.)   Cependant,    la   résignation?... 

MADAME  LEDOUX,  sccoue  la  tête.  —  Pas 
nous. 

IRÈNE.  —  Ohut!...  chut! 

•Elle  se  met  les  mains  sur  le  visage. 

MADAME  LEDOUX,  troublce,  essayant  de  vivi^ 
fier  la  conversation.  —  Laissez-moi  rire! 
Vous  en  êtes  encore  à  la  plus  belle  période  de 
la.  vie...  La  durée  d'un  collage  comme  le 
vôtre,  —  passez-moi  le  mot,  —  avec  votre 
beauté,  ces  yeux-là  et  cette  bouche,  mais  ça 
doit  vous  mener  dans  un  fauteuil,  à  la  cin- 
quantaine!... Dame,  c'est  déjà  beau!... 
Alors,  vous  pourrez  commencer  à  vous  inquié- 
ter des  petites  frimousses  qui  passeront... 
Mais  jusque-là,  laissez-moi  rirel  Qu'elle 
vienne  celle  qui  s'y  frottera!... 

irènt:.  —  Elle  approche,  elle  approche!... 
Dh!  ce  n'est  pas  plus  la  petite  Deacon  que  je 
désigne...  elle  ou  une  autre,  qu'importe!...  Ce 
qu'il  y  0.  de  sûr,  c'est  qu'elle  doit  venir;  c'est 
fatal,  cest  mathématique...  Lui  aussi,  mon 
petit  Georget,  il  faut  qu'il  aille  vers  la  vie  !... 

MADAME  LEDOUX.  —  Que  ne  vous  êtes-vous 
dit  cela  un  peu  plus  tôt!...  Vous  vous  seriez 
peut-être  évité   bien  des  tracas. 

IRÈNE.  —  Madame  Ledoux,  écoutez  bien 
ceci  :  ma  famille,  mes  enfants,  mon  mari, 
une  situation  mondaine  unique...  j'ai  tout 
brisé,  sans  une  liésitation,  parce  qu'il  était 
en  danger,  lui,  le  gosse...  J'ai  bondi  vers 
lui...  Eh  bien,  c'est  à  peine  croyable,  cette 
chose  énorme  qui  a  broyé  à  jamais,  d'un 
coup,  plus  de  vingt  ans  de  ma  vie,  et  toute 
l'économie  de  mon  bonheur  à  venir,  je  l'ai 
accomplie  —  écoutez  bien  cela  —  sans  une 
lueur  d'espoir,  avec  la  certitude  absolue  de 
sombrer  tout  de  suite.  Je  me  suis  dit  claire- 
ment, nettement,  comme  on  se  suicide  :  cela 
va  être  une  seconde,  une  heure,  je  vais  atta- 
cher ma  vie  à  la  course  de  ce  jeune  fou  léger. 


Maman  Colibri 


49 


qui  me  brisera  de  suite...  Une  seconde,  mon 
I)ieu,  une  seconde!...  Et  d'avoir  vécu  cett^ 
seconde-là,  voyez-vous,  je  renoncerais  facile- 
ment au  pairadis,  tant  elle  a  été  divine!...  Il 
peut  me  martyriser,  le  cher  ange,  que  je  de- 
vrais lui  dire  encore  :  merci  pour  ta  grâce  et 
ta  beauté...  merci  d'avoir  fait  sortir  de  moi 
ce  dernier  parfum  dont  je  t'ai  marqué  pour 
la  vie,   merci,   merci!,.. 

MADAME  LEDOux.  —  V^ous  u'eu  êtes  pas  là, 
je  vous  répète,  que  diantre!...  Votre  liaison 
a  déjà  pas  loin  de  deux  anjs  d'existence... 
deux  ans,  ça  coitipte...  Des  habitudes  prises... 
•Si  vous  savez  être  habile,  roublarde  même... 
■entretenir  vos  charmes...  Moi  j'ai  bien  mis 
quinze  ans  à  crouler...  Puis  il  y  a  les 
Iructs!...  Tenez  si  vous  êtes  sage,  j'ai  une  re- 
■cette  pour  la  peau... 

IRÈNE.  —  Ah!  Dieu!...  lutter?  lui  appor- 
ter, à  côté  du  jeune  visage,  contre  lequel  il 
faudrait  combattre,  mon  visage  à  moi  d'an- 
née en  année  flétri,  contracté...  lui  exhiber 
chaque  matin  in  a  consomption,  être  la  vieille 
maîtresse  qui  s'accroche  et  qui  dispute  âpre- 
ment  ses  rognures  de  bonheur...  jamais...  ja- 
mais!... Il  a  vingt-deux  ans,  j'en  ai  quarante. 
Que  voulez-vous  faire  à  cela?  C'est  une  ruine 
mathématique,  une  lutte  sans  merci!...  A 
quoi  bon  la  prolonger  jusqu'à  l'horreur?... 
^Quoi,  ma  belle  image  remplacée  dans  ses 
yeux  par  une  caricature?...  Oh!  la  rancnne 
sourde...  la  porte  de  la  maison  qu'on  ouvre 
4tvec  humeur...  le  regard  mauvais  qui  guette 
la  grimace  de  vos  chairs...  Dieu!  mon  pauvre 
amour,  mon  grand  amour  devenu...  ça?  Ja- 
mais, vous  dis-je,  jamais!  INon,  non,  partir 
à.  temps,  s'enfuir...  Je  saurai  lui  laisser  le 
-souvenir  d'i^ne  aventure  exquise,  d'une 
image  adorable  à  laquelle  il  pourra  toujours 
penser  d'une  façon  reposante,  sur  laquelle  ne 
planera  pas  le  souvenir  même  d'une  scène, 
d'une  rancœur...  Que  le  cadavre  de  cet 
amour-là  me  survive!...  alors,  vo}'6z-vous,  de 
loin,  je  m'imaginerai  que  je  ne  suis  ni  vieille, 
ni  morte  pour  lui...  et  je  serai  consolée. 
MADAME  LEDOUX.  —  Ce  qui  veut  dire? 

IRÈNE.  —  Qu'un  jour,  je  ferai  mon  paquet, 
simplement,  sans  phrases.  Il  n'entendra  plus 
parler  de  moi  ..  voilà  tout...  Il  ne  m'aura  pas 
vue  faire  autre  chose  que  sourire  et  l'adorer. 

MADAME  LEDOUX.  —  Oui,  de  l'ouvrage  bien 
propre...  pas  de  déchet...  beau  rêve!...  On 
n'en  a  pas  la  force  !  On  se  retient,  on  espère 
toujours  être  la  plus  forte.  Le  cœur  vous 
cloue. 

IRÈNE.  —  Eh!  parbleu,  je  devine  bien  que 
lorsque  l'heure  arrive,  rien  ne  doit  empêcher 
les  grincements  de  dents,  les  mains  tordues  : 
u  Pitié,  pitié  pour  ta  vieille  chérie!...  »  Brr... 
Aussi  ai-je  préparé  d'avance  ma  retraite.  Ce 
qui  doit  vous  perdre  c'est  d'attendre.  Voilà 
la  gaffe.  Il  y  a  un  instant  où  il  faut  partir, 
net,  en  cinq  minutes.  Eh  bien,  vous  me  croi- 
rez si  vous  voulez,  je  suis  prête  à  quitter  la 
maison  demain,  s'il  le  fallait,  lent  est  pré- 
paré. 


MADAME    LEDOUX.    PoUF      le     COUp     VOUS 

m'estomaquez,  ma  petite!... 

Irène  va  à  un  secrétaire,  l'ouvre  avec  une  petite 
clé  et  en  tire  une  lettre. 

IRÈNE.  —  Savez-voxis  ce  que  c'est,  cela? 
Regardez  la  suscription. 

MADAME  LEDOUX,  lisant.  —  A  Georçcs  de 
Chamhry... 

IRÈNE.  —  C'est  ma  lettre  d'adieu...  Oui, 
je  l'ai  écrite,  cette  lettre,  d'avance,  mainte- 
nant que  je  pouvais  encore  l'écrire...  Après, 
au  moment  voulu,  je  n'aurais  pas  pu,  voua 
avez  raison,  je  le  sens...  C'est  des  cris,  des  in- 
jures, des  -supplications  égarées  que  j'aurais 
mises  là-dedans.  Tandis  qu'il  y  trouvera  tout 
le  cœur  pur  de  celle  qui  l'aura  tant  aimé... 

MADAME  LEDOUX.  —  Etounant  de  sang- 
froid...  mais  imprudent.  On  fait  d'excellents 
replâtrages  ;  si  vous  partiez,  tout  étant  encore 
réparable  ? 

iRÈN^.  —  II  y  a  des  rides  qui  ne  sont  plus 
réparables... 

MADAME  LEDOUX.  —  Vous  VOUS  Supprimez 
peut-être  dix  ans  de  bon,  avec  ce  système-là! 

IRÈNE.  —  Enfant!...  Faut-il  vous  dire  que 
je  ne  m'en  irai  que  sûre  et  certaine  que  le 
coup  de  cloche  est  sonné?...  quand  je  ne 
pourrai  plus  m'empêcher  de  crier!...  J'écono- 
miserai, jusque-là,  ce  que  je  pourrai  de  bon 
temps...  Oh!  le  coup  de  cloche!...  On  ne  s'y 
trompe  pas,  allez  !  Le  sinistre  coup  de  clo- 
che! Partir,  laisser  la  place  à  d'autres!... 
comme  dans  la  chanson,  tenez,  que  chantait 
tout  à  l'heure  votre  petite... 

MADAME  LEDOUX.    Ah!    Oui... 

Fredonnant. 

Tu  t'en  vas  la  z'hîrondelle, 
Dis  bouzou  à  Mustapha. 

IRÈNE,  souriante.  —  Avec  cette  différence 
que  la  vieille  hirondelle  partira  seule,  infini- 
ment seule.  Et  encore  ceci  :  que  ce  n'est 
point  l'hiver  qui  la  chassera... 

MADAME  LEDOUX.  —  Et  que'  ^na-ce  alors? 

IRÈN'E,  montrant  (a  porte  où  apparaît 
miss  Deacon  à  ce  moment.  —  Mais  le  prin- 
temps! 


SCÈNE   VU 


Les  Mêmes,  MISS  DEACON,  GEORGET 

MISS  DEACON,  entrant,  suivie  de  Georget, 
st  écartant  d'un  joli  geste  les  glycines  de 
Ventrée.  —  Bonjour,  madame...  je  n'entre 
qu'une  seconde... 

IRÈNE.  —  Mais  comment  donc!... 

MISS  DEACON.  —  J'ai  accompagné  votre 
mari  jusqu'au  bout  du  jardin,  je  me  sauve! 

IRÈNE,  bas  à  M^^  Led/^ux.  —  Mon  mari.. 
Gredine,  va!... 

MISS  DEACON,  c'cst  une  jolie  fiile  de  vingt 


30 


Maman  Colibri 


ans,  pâle  et  fine,  avec  des  sveltesses  de  lé- 
vrier. —  Je  venais  seulement  vous  prier 
moi-même,  de  la  part  de  ma  mère,  de  venir 
chez  nous,  tout  à  l'heure,  pour  l'éclipsé. 
Nous  la  verrons  bien  mieux  de  la  terrasse  de 
notre  maison  et  ma  mère  a  été  forcée  d'invi- 
ter une  dame  que  vous  ne  connaissez  pas,  la 
présidente  d'une  œuvre  très  intéressante  à 
Londres,  la  Ligue  des  Repentirs  momentanés. 
GEORGET.  —  J'ai  pensé  que  cela  ne  t'en- 


6E0RGET.  —  Le  petit  lapin  va  me  donner 

LA    ROSE    qu'il   MACHONNE. 

nuirait  pas  d'accepter    l'invitation    de    miss 
Deacon  ?.,. 

IRÈNE.  —  Du  tout,  du  tout!  Ici  ou  ail- 
leurs... Seulement  voilà,  vous  serez  privé  du 
petit  éclairage  que  j'avais  préparé  poiir 
faire  la  nique  à  la  lune. 

Elle  allume  les  guirlandes. 

MISS  DEAGON.  —  Ah!  délicieux!  J'indique- 
rai votre  idée  à  miss  Pink...  Il  faudra  faire 
cela  pour  le  dîner  de  l'ambassade.  Cela  com- 
plète génialement  votre  villa-bijou  que 
j'adore. 

GEORGET.  —  C'esi  uu  joli  petit  pied  en 
terre  (Galant.)  mais  le  vôtre  le  surpasse. 

MISS  DEACON.  —  M.  de  Chambry  a  tant 
fait  plaisir  à  ma  mère  tout  à  l'heure  en  di- 


sant des  choses  si  charmantes  sur  notre  mai- 
son... et  qu'elle  était  plus  tendre  que  les  au- 
tres dans  le  feuillage,  avec  le  bruit  gai  de  sa 
fontaine  et  de  ses  petits  oiseaux.  Heureuse- 
ment, nous  n'en  avons  pas  cru  un  mot...  Ca' 
Paiisiens  sont  si  blagueurs! 

IRÈNE.  —  Pas  à  Alger.  (A  M"^^  Ledoux.} 
La  canaille  !  il  a  utilisé  une  phrase  que  je  ve- 
nais de  lui  dire. 

MIS3  DEACON.  —  Ce  quB  je  préfère,  ee  sont 
les  guirlandes  mauves. 

GEORGET.  —  Seulement,  elles  vont  se  faner 
tout  de  suite.  « 

IRÈNE,  entraînant  ver.-^  la  droite  11™«    7^5- 
doux.    —   I?emontrez-moi    vos    éciiantilloas, 
voulez-vous  ? 

GEORGET,  tas  à  mîss  Veacon  qui  tient  une 
rose  entre  ses  dents.  —  Le  petit  lapin  va,  me 
donner  la  rose  qu'il  mâchonne. 

MISS  DEACON.  —  Preiiez-la. 

GEORGET.  —  Ce  n'est  pas  commode. 

MISS  DEACON.  —  Prenez-la  comme  il  me 
plaît  que  vous  la  preniez. 

Elle  va  se  placer  derrière  Irène  oui  déplie  siir 
ses  genoux  un  des  échantillons 

Oh  !  elles  sont  jolies,  ces  petites  choses 
hleues,  vertes,   rouges... 

IRÈNE.  —  N'est-ce  pae.^  C'est  tout  un  petit 
rêve. 

Elle  laisse  tomber  la  rose  sur  les  genoux  d'Irène. 
Il  y  a  un  mouvement  d'hésitation.  Georget  hé- 
site à  la  prendre.  La  rose  reste  une  seconde  sur 
les  genoux  d'Irène. 

GEORGET.   —  Oh!  pardon... 

îl  ramasse  finalement  la  rose  et  la  fourre  dans 
la  poche  de  son  veston. 

MISS  DEACON,  vivement.  —  M.  de  Chambry 
ne  s'intéresse  pas  aux  choses  artistiques.  Re- 
gardez comme  ils  sont  curieux,  ces  dessins. 

GEORGET.  —  Je  les  ai  déjà  vus. 

IRÈNE,  pâle,  leur  passant  les  étoffes.  — 
Pas  assez...  pas  assez...  (Elle  remonte  hrus- 
quement  vers  la  fenêtre  en  entraînant 
^jme  Jjedouj'.)  Tenez...  venez  voir,  madame 
Ledoux...  Je  vais  vous  expliquer,  d'après  ce 
que  j'ai  lu  dans  lé  journal,  ce  qui  va  se  pas- 
ser... Ici,  vous  voyez,  elle  va  décrire  un  cer- 
cle, et  juste  à  côté  de  cette  petite  étoile  toute 
petite,  alors... 

MADAME  ledoux.  —  Ah!  oui...  celle  qu'on 
voit  à  peine  ? 

Elles  sont  toutes  deux  de  dos  à  Georget  et  a  misa 
Deacon. 

IRÈNE,  bas  à  j\I^°  Ledoux,  sans  se  re- 
tourner. —  Admirez  comme  mon  visage  n'a 
pas  sourcillé...  Et  ce  sera  toujours  pareil... 
toujours...  je  le  jure  par  ce  heau  ciel... 
Ainsi,  à  ce  moment,  savez-vous  ce  qu'ils 
font?  Voulez-vous  que  je  vous  le  dise? 

MADAME    LEDOUX.    —    Oui. 

Georget  et  Miss  Deacon  se  font  des  signes 

IRBINE,  toujours  sans  se  retourner,  poin- 
tant son  doigt  vers  le  ciel.  —  Mais  paraisses 


Maman  Colibri 


51 


vivement  intéressée  piar  la  lune...  Ils  se  re- 
ga,rdcint  longuement...  sans  rien  dire...  ils 
se  pressent  les  mains,  avec  la  peur,  la  déli- 
cieuse peur  de  moi...  je  le  sens,  j'en  suis 
sûre...  Ils  font  comme  nous  faisions,  Georges 
et  moi  autrefois.  C'est  leur  tour  mainte- 
nant!... c'est  de  moi,  maintenant,  qu'on  se 
crache...  (Georges  et  Miss  Deacon  se  sont  rap- 
proches  Viin,  de  Vautre  et  se  pressent  la  main.) 
Je  souffre  !...  Je  sens  mes  jambes  flageoler  et 
quelque  chose  de  lourd  qui  m'étreint  et  quii 
fait  si  mal...  si  mal...  Eh  bien,  je  vais  me 
retourner  lentement,  naturellemeint,  en  leur 
laissant  tout  le  temps  de  se  détacher  et  il  ne 
paraîtra  rien  sur  mon  visage,  rien  que  le 
sourire  le  plus  parfait  et  i'indifïéreîice  la 
plus  heureuse...  regardez...  [Elle  se  retourne 
très  lentement,  en  sorte  que  Georget  et  la  pe- 
tite se  sont  détachés.  Irène,  avec  nn  sourire 
exquis  à  miss  Deacon.)  Et  ne  changez  surtout 
pas  cette  robe  qui  va  si  délicieusement  avec 
le  ton  de  vos  cheveux  et  la  couieur  du  soir. 
(Et  avec  le  même  sourire,  elle  se  retourne  en- 
core vers  J/™®  Ledoux  et  Iv'i  dit  ;)  Vous 
voyez,  ce  n'est  pas  plus  difficile  que  ça. 

MISS  DEACON.  —  Madame  de  Chambry  me 
gâte  toujours. 

IRÈNE.  —  Comme  c'était  délicat  et  im- 
pressionnant le  son  de  votre  banjo,  hier  au 
soir,  à  travers  les  bosquets  du  jardin  ! 

MISS  DEACON.  —  Oh  !  VOUS  pouvez  supporter 
mon  petit  banjo?...  Cela  ne  vous  horripile 
pas?  Quand  j'en  joue,  c'est  pouf  m'amuser... 
Vous  ne  prenez  pas  cela  au  sérieux  au  moins  P 
Le  violon...  c'est  pathétique...  j'aime. 

GEORGET.  —  Nous  aimous  bien  aussi  l'au- 
tre.. N'est-ce  pas,   Irène? 

MISS  DEACON.  —  Oh  !  je  ne  joue  avec  que  ces 
navrantes  romances  anglaises  si  bêtes,  si 
vulgaires...  Elles  n'ont  pas  de  sincérité... 

IRÈNE.  —  Cela  m'est  complètement  égal... 
J'aime,  moi,  la  musique  italienne  de  M.  Tosti. 

MISS  DEACON.  —  Oh!  l'horrour!...  Ce  que 
je  chantais  hier,  peut-être  P.. . 

«  Era  qua  l'ora  che  volge...   » 

Elle  chantonne.    ' 

IRÈNE.  —  Oui,  c'est  cela. 

MISS. DEACON.  —  Je  u'aime  pas  cet  air... 
Il  n'a  pas  de  sincérité. 

IRÈNE,  has  à  J/™«  Ledoux.  —  Que  veut- 
elle  dire  par  là?  Ce  doit  être  une  allusion 
que  nous  ne  comprenons  pas. 

MISS  DEACON.  —  J'cnteuds  ma  mè-re  qui 
m'appelle...  Excusez-moi...  A  tout  à  l'heure... 
(Elle  prend  congé.  Serrements  de  mains, 
Georget  Vaccompagne  jusqWà  la  porte...  A 
voix  basse,  sur  le  seuil.)  Georget...  Dearest!... 

GEORGET,  même  jeu.  —  Quoi?... 

MISS  DEACON.  —  Tout  à  l'hcure,  écoutez...^ 
je  vais  chanter  pour  vou^,  pendant  quje  voua 
attendrez  la  lune,   ici...  comme  moi...  Selon 
que  je  sentirai  que  je  pense  à  vous  ou  non... 
je  jouerai  du  banjo  ou  du  violon. 

GEORGET.   —  Si  c'est  du  banjo  I' 


MISS  DEACON.  —  Si  c'est  du  banjo,  je  me 
moque...  vous  savez  bien. 

GEORGET.  —  Si  c'est  du  violon? 

Mibâ  DEACON.  —  Alors,  je  vous  aime,  et  Je 
pense  beaucoup  à  vous. 

Elle  3orfc. 


SCENE  YIII 


IRENE,    MADAME    LEDOUX,    GEORGET 

IRÈNE,  à  M^^  Ledoux.  —  Elle  est  char- 
mante, n'est-ce  pas?'  Si,  si...  elle  est  char- 
mante... Comme  c'est  calme  l'amour  chez  ces 
êtres-là!  Heureux,  heureux  printemps! 

GEORGET,  redescendant.  —  Fourbu!...  Je 
tombe  de  sommeil.  J'ai  eu  des  corvées  de 
fourrage  aujourd'hvui.  Je  ne  sais  pas,  d'ail- 
leurs, si  je  la  verrai,  cette  éclipse.  Il  faut 
que  je  sois  au  quartier  à  minuit  et  demi,  si 
je  ne  veux  pas  encore  me  faire  attraper. 


GEORGET.  —  J'ai    eu  des  corvées  de 

FOURRAGE    aujourd'hui. 

IRENE.  —  Etends-toi  là,  mon  chéri...  r^ 

pose-toi  un  peu. 

MADAME  LEDOUX,  sc  levant.  —  Moi,  je  n'ai 
que  Le  temps  de  ramener  mes  deux  petites 
au  dortoir  ! 

GEORGET.  —  Elles  sout  à  jouer  avec  les 
bonnes... 

Il  s'étend  sur  le  divan  près  de  la  fenêtre  ouverte. 

MADAME  LEDOUX,  à  Irène.  —  Ne  vous  dé- 
rangez pas...  Je  reviendrai  demain.. 


J2 


Maman  Colibri 


IRÈNE.  —  Oui...   demain!  Cest  un    beau 


.  MADAME  LEDOux.  —  Vous  verrez...  j'ai 
niîle  bonnes  raisons  à  vous  donner. 

IRÈNE.  —  Donnez-les  vite,  alors...  car  le 
aaatin  ne  doit  pas  être  bien  loin  où  vous  re- 
cevrez ma  oarte  avec  les  trois  petites  lettres 
étales  P.  P.  C. 

MADAME  LEDOUX,  lui  Serrant  la  main  avec 
effusion.  —  Ne  dites  donc  pas  de  sottises! 
Sentez-vous,  au  moins,  comme  je  vous  aime, 
îombien  vous  m'intéressez?... 

IRÈNE.  —  Ce  sera  plus  tard,  un  bien  très 
précieux  pour  moi  de  me  le  rappeler...  Lors- 
que j'aurai  besoin  d'attendrissement,  je  pen- 
serai à  vous. 

MADAME  LEDOUX.  —  Tout  Cela  est  désolant  ! 

IRÈINE.  —  Non  pas.  Ce  sont  les  heures  les 
plus  cruelles,  mais  les  plus  belles  de  la  vie. 
Uîi  souvenir  réussi,  c'est  souvent,  pour  les 
femmes,  avoir  su  faire  un  chef-d'œuvre...  A 
iemain  encore,  madame  Ledoux. 


SCENE  IX 


GEORGET  et  IRENE,  seuls. 

IRÈNE,  s'approchant  lentement  du  divan 
#ù  Georget  s'est  allongé.  —  Tu  t' as- 
soupissais, mon  trésor?  Tu  es  fatigué?... 
Dors  un  peu.  , 

.  GEORGET.  —  C'est  Cette  existence  de  oa- 
aerne!...  Ce  capitaine  qui  nous  fait  lever  à 
cinq  heures,  c'est  intolérable  !  Je  me  plaindrai 
fiu  colon. 

IRÈNE.  —  Chut  !  Tu  as  une  bonne  heure  de 
«ieste  devant  toi...  Je  lirai  pendant  ce 
temps...  Veux-tu?  tu  vas  t'endormir  avec 
mes  lèvres  sur  ton  front,  dis?...  comme  nous 
laisions  autrefois,  tu  te  souviens,  dans  notre 
jjetit  nid  de  la  rue  d'Auteuil... 

GEOGETc  —  C'est  vrai  pourt-ant... 

IRÈNE,  le  berçant.  —  Là... 

GEORGET.  —  Comme  il  fait  chaud  le  soir  ! 
Nous  aurons  un  mois  d'août  terrible  dans  ce 
^ays... 

IRÈNE,  comptant  mélancoliquement  sur 
ies- doigts.  —  Mai...  juin...  juillet... 

GEORGET.  —  Aussi  l'hiver  prochain  nous 
îTfjns,.. 


IRÈNE,  V interrompant.  —  Oui,  oui,  l'hivei 
prochain  nous  irons  où  tu  voudras...  Dors, 
ma  Gette,  dors...  Il  y  a  une  toute  petite  brise 
et  des  étoiles...  Encore  une  de  nos  belles  jour- 
nées monotones  qui  est  finie!...  Dors.  Tu  es 
bien  là...  un  aboiement  de  chien...  une  chan- 
son, dans  un  café  d'Alger,  arrive  jusqu'ici... 
Sur  la  mer,  là-bas,  la  lueur  d'un  paquebot 
qui  s'en  retourne... 

GEORGET,  les  ycux  fermés,  la  voîx  déjà 
lointaine.  —  J'ai  déjà  fait  cette  remarque. 
Tu  dis  toujours  de  tous  les  bateaux  :  ((  Ils 
s'en  retournent  »...  Pourquoi?...  il  y  en  a 
qui  partent,  aussi  bien... 

IRÈNE.  —  C'est  vrai,  c'est  absurde!... 
Chut!...  Laisse  mes  lèvres  sur  ton  front...  ne 
parlons  plus...  Laisse  mes  lèvres... 

Ils  restent  ainsi  un  grand  moment,  lui,  étendu 
sur  le  divan,  elle  à  ses  côtés,  et  la  bouche  col- 
lée à  son  front.  Peu  à  peu  on  entend  sa  res- 
piration plus  forte.  Il  s'est  endormi...  Tout  à 
coup,  au  loin,  un  chant  de  violon. 

Tiens!  le  violon...  C'est  pour  lui  qu'elle 
joue  sûrement...  et  il  ne  l'entend  pas...  il 
s'est  endormi...  Son  bon  sommeil  de  vingt 
ans  a  été  plus  fort  que  tout!... 

Elle  le  contemple,  un  sourire  triste  aux  lèvres. 
Il  dort,  calme,  la  bouche  entr'ouverte.  Et  le 
violon  de  miss  Deacon  joue  toujours,  au  fond  ' 
du  jardin,  derrière  les  orangers,  un  nocturne 
de  Chopin,  poncif  et  passionné...  La  lune 
monte...   Des  étoiles  bougent... 

Alors  Irène,  lentement,  sans  bruit,  se  lève.  Elle 
va  se  placer  sous  la  lumière  d'une  lampe...  Du 
livre  où  elle  l'avait  cachée  elle  sort  la  lettre 
que  tout  à  l'heure  elle  avait  montrée  à  M°"  Le- 
aoux  ;  elle  en  ôte  l'enveloppe.  Elle  pleure. 

IRÈNE,  lisant.  —  Adieu,  mon  enfant.,.  Qu& 
la  vie  te  soit  belle  et  heureuse!...  Je  t'ai 
écrit  cela  pendant  que  fen  avais  encore  la 
force...  Adieu,  ma  lumière,  adieu,  mon  grand 
amour.  Oh!  que  le  bonheur  Raccompagne, 
chaque  jour  plus  pur,  comme  j'aurais  voulu 
t'accompagner  moi-même...  longtemps!.,. 
Vois-tu,  il  vaut  mieux  que  je  sois  partie... 
Seulement,  mon  enfant,  mon  pauvre  petiot  ., 
que  je  ne  verrai  plus  jqmais...  lorsque,  plus 
tard...  tu  te  rappelleras  Colibri...  lorsque. ..j 

Et  elle  continue,  ainsi,  de  lire,  durant  qu'il  dort,  i 
et  que  le   violon   chante,   chante,   dans   le   si-  i 
-     lence,  là-bas,  derrière  les  orangers,  son  air  pon- 
cif et  passionné. 


SOUBRIAN.  —  Vous  êtes  sure  que  c'est  un  petit  garçon  ? 


ACTE  QUHTRIÈME 


Un  salon  cossu  et  bourgeois.  Madeleine,  Richard  et  Louis  Sot^ 
hrian  prennent  le  café,  après  déjeuner.  Une  nourrice  est  là,  avec 
un  poupon  dans  les  bras,  un  poupon  accablé  de  dentelles  et  dA 
voiles. 


SCENE  PREMIERE 


MADELEINE,    RICHARD,    LOUIS    SOU- 
BRIAN, LA  Nourrice 

LOUIS,  soulevant  le  voile  de  l'enfant.  — 
Dieu,  que  c'est  Laid  un  enfant  de  deux 
mois!,.  Il  paraît  que  quand  je  suis  venu  au 
monde,  moi,  j'étais  charmant...  J'ai  perdu 
depuis...  Est-ce  qu'il  dit  papa  et  maman? 

MADELEINE.  —  Vous  êtes  bête!  A  de\ix 
mois? 

SOUBRIAN.  —  Je  ne  suis  pas  au  courant,  je 
n'ai  pas  l'habitude...  Vous  êtes  sûre  que  c'est 
un  petit  garçon?...  C'est  curieux,  il  a  tout 
à  fait  l'air  d'une  fille?...  A  votre  place,  je 
me  méfierais,  A  moins  que  ce  ne  soit  un 
nain...  Et  maintenant,  enlevez-le,  hein?...  je 
veux  prendre  mon  café  en  paix... 

MADELEINE.  —  Mousieur  Soubrian,  vous  se- 
rez puni  :  vous  aurez  beaucoup  d'enfants. 


SOUBRIAN.  —  Si  vous  voulez. 

RICHARD.  —  Est-il  spirituel  cet  imbécile- 
là!...  Nounou,  vous  ne  sortirez  pas  avant 
trois  heures.  Vous  accompctgnerez  madame 
chez  le  médecin,  avec  le  petit...  C'est  pour  le 
lait  stérilisé. 

SOUBRIAN.  —  Tu  vas  faire  stériliser  la 
nourrice  ? 

La  nourrice  sort. 

RICHARD.  —  Le  médecin  veut  essayer  un« 
alternance  de  biberon  et  de  sein. 

SOUBRIAN.  —  Ça  va  la  vexer,  cette  femîne; 
la  concurrence.  Elle  ne  débitera  plus,  vous 
verrez. 

RICHARD.  —  Dis  donc...  pour  te  ramener  à 
des  choses  sérieuses,  je  vais  alors  t'écrire 
cette  lettre.  Tu  passes  aux  Messageries,  tu  la 
remets  en  te  nommant  et  en  disant  que  tu  es 
le  fi-ls  du  directeur  du  Grand  Radical... 

SOUBRIAN-  —  Ça  ne  leur  produira  aucaïc 
effet...  La  presse  ne  fait  plus  peur  qu'<a5ii 
journalistes. 


54 


Maman  Colibri 


RICHARD.  —  Allons  donc  !  Tu  verras  qu^ils 
lembourseront    dare-dare.  Et  tu    reviendras 
m' apporter  la  réponse  ici...  Je  ne    sors    pas 
avant  trois  heures.,.  J'attends  mon  père. 
MADELEINE.  —  Tou  père  doit  venir? 
xicHARU.  —  D'un  moment  à  l'autre.      -*^ 
sotJBRiAN.  —  Vous  allez  au  bureau  ensem- 
ble? 

RICHARD.  —  Non...  nous  devons  aller  au 
Comptoir  International  pour  une  affaire... 
janis  grande  importance,  d'ailleurs...  une 
iïimple  signature. 

souBRtAN,  —  Je  le  trouve  un  peu  change, 
ton  père,  depuis  quelque  temps. 

RICHARD.  —  Il  vieillit,  n'est-ce  pas? 
souBRiAN.  —  Je  ne  veux  pas  dire  ça.   Il 
^t  moins  à  crin,  voilà  tout.  Ah  !  il  a  mis  de 
l'eau  dans  son  vin...  Ce  n'est  pas  comme  mon 
j»aternel   à   moi... 

RICHARD.  —  Les  événements  intimes  de  ces 
àemières  années  n'ont  pas  été  sans  influer 
sojr  lui.  C'était  un  homme  qui  avait  mis  tout 
son  plaisir  dans  le  tram  de  la  maison,  les 
yéceptions,  le  décorum...  Maintenant,  cette 
vie  de  garçon  n'a  plus  grand  charme  pour- 
lui.  L'hôtel  de  l'avenue  -briedland  est  trop 
grand....  on  n'ouvre  plus  le  rez-de-chaussée... 
Et  mon  mariage  a  coïncidé  avec  ces  événe- 
ments. 

SOUBRIAN.  —  Pourquoi  ne  divorce-t-il  pas 
et  ne  se  remarie-t-il  pas? 

RICHARD.  —  Oh!  non...  le  divorce  n'entre 
pas  dans  ses  idées  ni  dans  ses  principes.  Il 
ae  faudrait  guère  lui  en  parler...  Au  fait, 
Madeleine,  tout  à  l'heure,  invite-le  à  dîner 
pour  dimanche.  Même  s'il  refuse,  l'intention 
lui  fera  plaisir. 

MADELEINE.  —  Entendu. 
RICHARD.  —  Je  vais  t' écrire  la  lettre  tout 
ée  suite,  veux-tu? 

Il  écrit  sur  un  petit  bureau  à  droite. 

MADELEINE,  à  SoutHan.  —  Vous  avez  eu 
tort  de  faire  allusion  au  grand  scandale...  Au 
f«nd,   cela  le  désoblige  toujours. 

SOUBRIAN.  —  U  doit  être  blasé  pourtant. 

MADELEiNi!:.  —  Il  aime  tant  son  père  ! 

SOUBRIAN.  —  Vous  n'en  parlez  pas  ensem- 
We? 

MADELEINE.  —  lie  moins  possible.  Nous 
avons  épuisé  ce  sujet  au  moment  de  la  rup- 
ture de  nos  fiançailles... 

SOUBRIAN.  —  Est-il  possible  que  vous  ayez 
isérieusement  voulu  rompre  ? 

MADELEINE.  —  Il  a  fallu  uu  moîs  pour 
nous  décider,  ma  mère  et  moi...  Dame!  après 
îe  bruit  suscité  dans  Paris...  Cette  horrible 
femme,  songez  donc!...  Si  vous  croyez  que 
c'est  gai  d'avoir  cette  célébrité  dans  sa  fa- 
mille... Et  encore,  elle  n'a  pas  fini  de  faire 
pfiurler  d'elle,  vons  verrez...  Heureusement, 
mes  dispositions  sont  prises.  Quoi  qu'il  ad- 
vienne, nous  n'aurons  jamais  aucun  rapport, 
même  lointain,  avec  elle,  et  nous  nous  arran- 
gerons toujours  pour  étouffer  le  bruit  qu'eUe 


pourra  soulever.  Les  idées  de  Richard  sont, 
grâce  au  ciel,  absolument  les  miennes  sur  c© 
chapitre.  C'est  un  garçon  très  fier,  vous 
savez,  et  il  a  gardé  une  rancune  profonde  à 
sa  mère  de  toutes  les  horreurs  qu'elle  leur  a 
débitées,  au  moment  oii  elle  a  claqué  les 
portes.  Car  il  parait  que  c'a  été  inouï  le  dé- 
part à  la  campagne...  Que  ne  leur  a-t-elle 
pas  dit!...  que  les  Chioiois  avaient  bien  rai- 
son de  détruire  leurs  petits  à  la  naissance 
et  qu'elle  regrettait  bien  de  n'en  avoir  pas 
fait  autant!...  Croyez-vous?...  la  vilaine 
femme  ! 

SOUBRIAN.  —  Et  elle  est  toujouirs  en  Algé- 
rie avec  lui!...  Elle  doit  révolutionner  la  ca- 
serne, cette  femme-là  !  Et  je  lui  aurais  donné 
le  bon  Dieu  sans  confession!...  Vous  avez  des 
tuyaux  sur  eux  ? 

MADELEINE.  —  Oui,  j'ai  SU  des  choses  in- 
conoevaibles.  Ils  mangent  un  argent  fou.  Ils 
ont  des  esclaves,  il  parait.  Elle  s'habille  en 
reine  éthiopienne...  Elle  a  une  baignoire 
d'argent... 

SOUBRIAN.  —  Non  ? 

MADELEINE.  —  Comme  je  vous  le  dis.  Elle 
est  timbrée,  cette  femme-là  ;  elle  finira  dans 
un  cabanon...  J'ai  vu  une  Anglaise  qui  a 
passé  quelques  jours  chez  des  voisins,  à  eux  ; 
on  n'a  pas  idée!...  Elle  se  promène  dans  son 
jardin  presque  toute  nue...  Et  elle  habille 
son  Chambry  avec  des  costumes  insensés. 
L'Anglaise  me  disait  :  ((  Oh!  madame,  je  l'ai 
vu...  il  était  beau!  Il  était  sur  un  divan  tout 
habillé  d'une  écharpe  de  soie  pâle  bleue... 
oh!  c'était  excitant! 

SOUBRIAN.  —  Beuj  elle  en  avait  du  vice 
votre  Anglaise! 

Richard  se  lève. 

MADELEINE.  —  Hum  !  Parlous  d'autre 
chose  (Raut.)  Comment  va  votire  ami  Li- 
gnières  ? 

SOUBRIAN.  —  Pas  mal.  Merci  pour  lui. 

RICHARD.  —  Voilà...  Je  la  cacheté,  bien 
entendu. 

SOUBRIAN.  —  S'il  te  plaît. 

RICHARD.  —  Vous  parliez  de  Lignières?... 
Au  fait,  comment  vont  les  anciens  amis?  Je 
ne  les  vois  plus  guère. 

SOUBRIAN.  —  Ça  vieillit,  ça  vieillit,  mon 
vieux...  Eh  oui!  Ohaulin  a.  une  grande  ba,rbe 
noire  et  une  situation  dans  les  automobiles... 
Lignières?  Tu  te  rappelles  un  après-dîner, 
il  y  a  déjà  deux  ans  passés,  comme  c'est 
loin  déjà!  chez  toi,  avenue  Friedland?... 
il  nous  parlait  de  sa  papetière...  eh  bien, 
fini,  la  papetière!  Elle  est  partie  avec 
un  répétiteur  du  lycée  Condorcet...  Pauvre 
Lignières!... 

La  femme  de  chambre  entre  et  passe  une  carte 
à  Richard.  —  Richard  contemple  la  carte  un 
instant  sans  rien  dire. 


Maman  Colibri 


5^ 


SCENE  II 


Les  Mêmes,  une  Femme  de  Chambre 

RICHAUD,  à  la  femme  de  chambre.  — 
Cette  personne  est  dans  l'aiitichanibre? 

LA  femme  de  chambre.  —   Oui,  monsieur. 

RICHARD.  —  Attendez...  Madeleine.  {Ma- 
deleine s'approche.  Il  hn  montre  la  carte.) 
Rega-rde. 

MADELEINE,  glaciale.  —  Parfait.  C'était 
fatal.  (Un  silence.)  Que  vas-tu  faire .^ 

RICHARD.  —  Voyons,  je  ne  puis  décem- 
ment... 

MADELEINE.  —  Entendu,  entendu  ;  tu  es 
libre.  Seulement,  rappelle-toi  une  chose... 

RICHARD.  —  Prends  gurde  à  La  femme  de 
chambre.  Parle  bas. 

MADELEINE.  — -  Si  tu  ogis  autrement  que  tu 
t'y  es  engagé,  demain,  demain,  je  serai  chez 
ma  mère. 

RICHARD.  —  Mais  que  vas-tu  chercher? 


MADELEINE.  —  Parfait,  c'était  fatal.  Que 

VAS-TU  FAIRE? 


MADELEINE.  —  Ceci  dit,  je  n'ajouterai  pas 
■un  mot,  pias  un.  Je  me  retire  dans  ma  cham- 
bre. 

RICHARD.  —  Voyons,  Mideleine...  nous 
sommes  d'iaccard...  parlons  un  peu...  discu- 
tons,  que  diable!... 


MADELEINE.  —  La  femme  de  cnambre  at- 
tend  la  réponse. 

LA  FïîMME  DE  CHAMBRE.  —  OÙ  faut-il  faire 

entrer,   monsieur  ? 

RICHARD.  —  Attendez. 

souBiiiAN.  —  Ah  !  je  me  sauve,  moi,  mes 
enfa^n-bs...  J'en  profite  pour  aller  porter  ma 
lettre.  A  tout  à  l'heure... 

RICHARD.  —  Une  minute...  Je  préfère  que 
tu  ne  oroises  pas  cette  personne  aaais  l'anti- 
chambre... Faites  entrer  dans  mon  cabinet, 
Françoise. 

MADELEINE.  —  Du  tout.  Faites  entrer  ici. 
Les  portes  doivent  être  grandes  ouvertes  I 

RICHARD.  —  Mon  petit... 

MADELEINE.  —  J'ai  d' ailleurs  un  mot  à  dire 
ia\'«ant  son  départ  à  monsieur  Soubrian.  Vous 
voulez  bien,  monsieur   Soubrian  ? 

SOUBRIAN  —  Mais  comment  donc. 

Il  serre  la  main  à  Pâchard. 

MADELEINE,  à  Souhrian  à  la  porte.  —  Pas- 
sez. 

RICHARD.    EcOUte- 

MADEL7<:iNE.  —  Je  n'ai  rien  à  écouter... 
rien  à  dfre...  C'est  à  toi  de  te  souvenir...  Tu 
s^is  ce  qu^  ai  as  à  faire...  et  c'est  toi  seul 
que  cela  regarde,  toi  seul...  Ma  dignité  s'op- 
pose à  ce  que  j'en  entende  davantage. 

Elle  entre  à  gauche  avec  Soubrian.  Richard  reste 
seul. 


SCENE  III 


RICHARD,   IRENE 

La  porte  s'ouvre.  La  femme  de  chambre  intro- 
duit Irène. 

RICHARD.  —  Bonjour  maman...  (Irène 
reste  dans  une  posture  vague  et  figée.)  As- 
sieds-toi, maman...  (Elle  s'assied.)  Tu  es  de 
paasa^e  à  Paris... 

IRÈNE.  —  Oui...  de  passage...  alors... 
(Long  silence.)  Je  te  remercie  de  ta  lettre... 
où  tu  m'as  annoncé  la  naissance  de...  tcm 
petit... 

RICHARD.  —  C'était  bien  naturel. 

IRÈNE.  —  Sij  si.  (Un  silence.)  Tii  es...  (!Se 
reprenant.)  vous  êtes  très  bien  installés  ici... 
c'est  gentil. 

RICHARD.  —  Oh  !  du  Louis  XVT  bien  or- 
dinaire. J'"ai  acheté  moi-même  les  meilleures 
pièces  à  l'Hôtel  des  Ventes. 

iRÈr^,  après  une  hésitation  visible.  — 
Et...  Paulot? 

RICHARD.  —  Eh  bien...  tu  dois  savoir... 
je  te  l'ai  écrit...  Il  a  été  reçu  trentième  à 
l'Ecole  polytechnique...   c'est  très  beau... 

IRÈNE.  —  Oh!  oui,  c'est  très  beau...  Et  il 
est  dans  cette  école  alors...  Il  y  vit.^... 


56 


Maman  Colibri 


RICHARD.  —  Naturellement. 

IRÈNE.  —  Je  pourrai  peut-être  aller  le 
voir...  si  on  me  laisse  entrer...  parce  que, 
qutand  on  passe,  n'est-ce  pa,s? 

RiciiARo.  —   Mais  rien  n'est  plus  facile... 


RICHARD.  —  Non,  non,  je  te  remercie... 
Elle  a  été  très  bien  soignée.  Nous  sommes  à 
Paris  depuis  peu  en  somme...  pour  les  der- 
niers mois...  Nous  avons  séjourné  très  long- 
temps en  Italie. 


RICHARD. 


Bonjour  maman... 


Tous  les  jours  à  six  heures  tu  pourras  le  de- 
mander. 

IRÈNE.  —  S'il  vaut  mieux  ne  pas  dire  que 
je  suis  sa  mère... 

RICHARD.  —  Tu  plaisantes, 

IRÈNE.  —  On  ne  sait  jamais...  Ça  pour- 
rait le  gêner.  (Un  long  silence.)  Et  -ta  femme 
va.  bien?...  Elle  n'a  pas  été  trop  éprouvée? 


IRÈNE.  —  Vous  étiez  partis  tout  de  suite- 
après  le  mariage? 

RICHARD.  —  Le  jour  même. 

IRÈNE.    —   A  quelle  église  vous  êtes-vous 
mariés  ? 

RICHARD.  —  A   Saint-Louis  d'Antin. 

IRÈNE.  —  Ah!  pas  à  Saint-Augustin? 

RICHARD.  —  Non...    (Gêné.)  nous  n'avons; 


Maman  Colibri 


5; 


pas  fait  grande  invitation...  Alors,  la  pa^ 
roi^se  de  nta  femme  noiiKS  a  paru... 

IRÈNE.  —  Oui,  c'est  juste.  {Elle  baisse  la 
tête.  Avec  jAus  d'effort  encore  cette  fois.) 
Et  le  petit...  llaoul... 

RICHARD.  —  Très  gentil,  très  fort...  deux 
mois...  [Vivement.)  11  est  à  la  promenade 
justement  en  ce  moment...  avec  sa  nounou.... 
au  parc  Monceau. 

IRÈNE,  désappointée.  —  Ah! 

RICHARD.  —  Toi,  tu  as  très  bonne   mine. 

IRÈNE,  avec  un  amer  sourire.  —  Tu 
trouves?... 


SCÈNE  IV 


Les  Mêmes,  la  Nourrice 

La  nourrice  entre  rapidement. 

LA  NOURRICE.  —  Monsieur,  je  viens  pren- 
dre le  manteau  de  bébé...  que  j'avais  laissé 
tout  à  l'heure. 

RICHARD.  —  Pi'enez,  prenez...  Vous  n'êtes 
donc   pas  partis  ?...  Je  oroy ads. . . 

LA  NOURRICE.  —  Mais  c'est  monsieur  lui- 
même  qui  m'a  dit  d'attendre  madame,  pour 
aller  à  quatre  heures  chez... 

RICHARD,  L'interrompant  sèchement.  — 
C'est  bon...  Je  ne  me  rappelais  plus. 

La  nourrice  sort. 


SCENE  Y 


RICHARD,   IRENE 

•    RICHARD.  —  C'est  curieux,  je  croyais. 
IRÈNE,  les  larmes  aux  yeux,  en  souriant. 
—  Oh!  ça  ne  fait  rien... ça  ne  fait  rien... Vous 
avez   aussi   une   très   jolie  vue,    là,    dans  \r 
galerie. 

Elle  détourne  la  tête. 

RICHARD.  —  On  voit  le  parc  Monceau. 
{Elle  pleure  sous  sa  voilette.  Allant  à  elle, 
ému.)  Maman... 

IRÈNE,  V arrêtant  nettement  du  geste.  — 
Laisse.  J'ai  du  chagrin.  ,  beaucoup  de  cha- 
grin ..  Laisse,  je  t'en  prie...  ça  va  passer... 
L'ém  "»tion  du   premier  moment. 

Il   se  rassied.    Silence. 

RICHARD.  —  Quand  es-tu  arrivée  à  Paris  P 

IRÈNE,  —  Hier  soir. 

RICHARD,  avec  intention.  —  Seule? 

IRÈNE.    Oui. 

RICHARD.  ■ —  Et  tiii  retourneras  après  di- 
rectement à  Alger  ? 
IRÈNE.  —  Non. 


RICHARD.  —  Cependant  monsieur  de... 
i*RÈNE.   —  J'ai  rompu  avec  monsieur    do 
Chamb-ry. 

RICHARD.   —  Ah! 

IRÈNE.  —  Oui.  C'est  fini! 

Elle  pleure. 

RICHARD.  —  Désires-tu  ^  revoir  mon 
père?...  Il  est  à  Paris  en  ce  moment. 

IRÈNE.  —  Ne  me  parle  pas  de  ton  père. 
Tu  ne  m'as  pas  comprise.  Je  suis  venue  te 
voir,  toi,  seulement...  et  je  désire  ne  voir 
que  toi...  D'ailleurs,  ma  visite  sera  courte. 
Demain,  j'irai  voir  Paulot  à  l'Ecole  polytech- 
nique et  puis  je  repartirai  sans  doute... 

RICHARD.  —  Où  comptes-tu  passer  l'hiver  i* 

IRÈNE,  souriant  tristement.  —  Ah  !  oui, 
passer  l'hiver...  Dans  La  Riviera,  peut-être... 
Seulement,  c'est  bien  coûteux  JDar  là...  Si  je 
trouve  une  pension  de  famille  à  six  francs, 
sept  francs  par  jour...  dans  un  petit  trou... 
au    Camet,    par   exemple... 

RICHARD.  —  Mais  tu  n'en  es  pas  là?... 
Voyons!... 

IRÈNE,  simplement.  —  Je  n'ai  plus  d'ar- 
gent. J'avais  deux  cent  mille  francs  de  dot. 
Je  les  ai   mangés...  il  me  reste    vingt-cinq 


.RÊNE. 


Laisse,  j'ai  du  chagrin. 


mille  francs  à  peu  près...  En  les  mettant  en 
viager... 

RICHARD.  —  Mais,  maman,  et  moi  ne 
suis- je  pas  là  ? 

IRÈNE,  rinterrompant  avec  une  simple  fer- 
meté. —  Encore  une  fois,  tu  viens  de  ne  pas 


Maman  Colibri 


me  oom prendre.  Si  j'ai  pu  m' humilier  jus- 
qu'à te  parler  de  cela,  ce  n'était  pas  pour 
demander  l'aumône...  Retire  toii  offre! 

RICHARD.  —  Oli  !  je  te  connais  trop  pour 
supposer  que  tu  daignerais  t'adresser  à 
moi!  Seulement  il  ne  s'a.git  pas  d'orgueil... 
il  s'agit  de  vie  pratique...  et...  {Elle  fond  en 
sanglots.)  Ma  pauvre  maman! 

IRÈNE.  —  J'ai     mal!...  j'ai     mal!  Ah!  je 
iais  bien,  tu  dois  te  dire   en   ce   moment   : 
(  C'était  prévu...  la  scène  de  larmes!  »  J'au- 
rais dû  avoir  plus  de  courage. 

RICHARD.  —  Que  c'est  bête,  ce  que  tu  ra- 
•  contes-là! 

IRENE.  —  Mais  j'ai  menti,  tout  à  l'heu^re, 
j'ai  menti...  C'est  vrai  que  je  ne  suis  plus 
avec  Georget,  que  c'est  fini  pour  j;amais... 
c'est  vrai  aussi  que  je  ne  v^ux  plus  entendre 
jamais  parler  de  ton  père;  mais,  si  je  suis 
venue,  ce  n'était  pas  pour  te  voir  seule- 
ment... c'était  pour  rester,  pour  qu'on  ne 
me  obasse  pas!...  Ah!  n'est-oe  pas?  il  ne  faut 
guère  être  fière  pour  venir  réclamer  du  se- 
cours à  ceux  qu'on  a  défiés?...  Je  n'ignore 
pas  aussi  tous  les  ennuis  que  je  vais  te 
créer...  et  que  je  vais  transformer  ton  at- 
tendrissement en  gêne  et  en  embarras... 

RICHARD,  sans  conviction.  —  Mais  non, 
mais  non... 

IRÈNE.  —  Si.  Je  connais  la  vie...  C'est 
maladrait,  j'aurais  dû  m'y  prendre  petit  à 
petit...  mais  tpait  pis!  Oh!  je  ne  réclame  pas 
grand' chose!  Je  ne  serai  pas  un  bien  grand 
embarras...  qu'on  ne  me  case  pais  trop  loin 
de  chez  vous,  voilà  tdut.  Bien  sûr,  je  ne  de- 
mande pas  à  vivre  ici...  complètement... 
Pourvu  que  je  puisse  embrasser  ton  enfant... 
le  voir  souvent...  ce  petit  que  t«u  n'as  pas 
voulu   me  montrer  tout  à  l'heure... 

RICHARD.  —  Simple  mouvement  machinal, 
je  t'assure... 

IRÈNE.  —  Bien  naturel.  Ta  femme  a  mis 
•comme  condition  à  ton  mariage  qu'on  enten- 
drait plus  parler  de  moi...  et  je  sais,  en  effet, 
qu'on  n'en  parle  plus  nulle  part.  Je  suis  un 
nom  de  scanda-ile,  banni  de  la  société.  {Avec 
une  voix  lourde  et  somhre.)  Il  y  a  des  reve- 
nants qui  ne  doivent  pas  revenir.  .  Votre 
monde  à  vous,  maintenant,  vous  fuirait... 
Et  ta  femme  le  sait  bien...  Oh!  mais  je  serai 
cachée,  très  cachée...  on  ne  me  verra  pas,  je 
vous  le  promets...  vous  n'aurez  pas  à  souf- 
frir... Seulement,  moi,  j'aurai  ma  petite 
place  ici...  On  l'emmènera  me  voir...  voilà 
tout  ce  que  je  demande. 

RICHARD.  —  Mais  oui,  c'est  arrangeable! 
Ça  ne  peut  pas  se  faire  en  un  jour,  tout  à 
coup...  mais... 

IRÈNE,  avec  emportement.  —  Et  puis, 
même  si  je  vous  gêne,  même  si  tu  ne  m'as 
pas  pardonné  dans  le  fond  de  ton  cœur, 
tant  pis...  je  reste  tout  de  même!...  Que 
veux-tu  que  je  devienne,  moi?...  Où  veux- 
tu  que  j'aille  maintenant?...  La  vieillesse, 
la  misère,  quoi  ?  Il  faut  bien  que  je  pose 
mon     front     et     mosS     lèvres     quelque     part 


Tout  n'est  pas  mort  en  moi  pourtant  !... 
Il  y  a  des  tendresses  qui  me  reclament  en- 
core... Je  saris  bien  que  j'ai  tout  envoyé  pro- 
mener autrefois,  famille,  foyer  !  Mais  qu'est- 
ce  qu'on  veut  que  je  devienne  tout  de 
même?...  Me  tuer?...  J'y  a»i  pensé... 

RICHARD,  pousse  un  cri.  —  Oh! 

IRÈNE.  — .  Oui,  j'y  ai  pensé...  Mais  on  ne 
meurt  pas  comme  ça...  Alors  quoi?...  oîi 
voulez-vous  que  j'aille  ?  Il  faut  bien  qu'on 
me  dénicâie  un  coin...  On  ne  peut  pourtant 
puas  me  mettre  da,ns  un  asile!...  Consultez- 
vous,  arrangez-vous  et  trouvez-moi  une  fin, 
le  petit  coin  où  se  consumer...  Bonheur, 
beauté,  jeunesse,  tout  s'en  va...  mais  la  vie 
reste...  c'est  long  à  eai  finir!  Trouvez-moi  ma 
petite  place...  et  puis  vous  m'oublierez!...  Je 
me  chafrge  de  m'éteindre,  toute  seule,  pro- 
prement et...  sans  fumée... 

RICHARD,  au  comble  de  L'émotion  courant 
à  elle.  —  Maman! 

IRÈNE,  fondant  en  sanglots  sur  son 
épaule.  —  Richard!  Richard!...  Et  puis  ne 
crois  pas  que  ce  soit  indifférent  de  sentir 
que  ce  sont  tes  bras  qui  me  soutiennent... 
C'est  le  dernier  berceau  que  l'on  souhaite!..: 

Ils  restent  un  instant  enlacés  l'un  à  l'autre. 

RICHARD,  brusquement .  —  Ecoute,  il  faut 
régler  cette  situation  tout  de  suite.  Je  vais 
appeler  Madeleine. 

IRÈNE,  avec  effroi.  —  Oh  !  je  t'en  prie.,. 
Pas  devant  moi!... 

RICHARD  —  Non...  Tu  vas  entrer  cinq  mi- 
nutes dans  mon  cabinet  de  travail...  J'aime 
mieux  expliquer  l'affaire  à  Madeleine,  à 
l'écart  de  toute  domesticité  indiscrète... 
Va...  Pour  ma  part,  je  ne  puis  t'assurer 
qu'une  chose  :  c'est  que,  si  longtemps  j'ai 
g.ardé  un  ressentiment  violent,  je  l'avou«, 
depuis,  tout  ressentiment  est  tombé...  Mon 
rôle,  aujourd'hui,  est  indépendant  de  celui 
de  mon  père.  Et  je  vais  agir  de  mon  mieux... 
(Tout  à  coup.)  Mais  entre  nous,  avoue  tout 
de  même  —  j'ai  besoin  de  cette  satisfaction 

—  avoue,  maman,  qu'elle  a  du  bon,  la  fa- 
mille? 

IRÈNE,  les  yeux  baissés.  —  Oui. 

RICHARD,  triomphalement.  —  Hein,  les 
fils  criminels,  les  ennemis?...  Tti  y  retournes 
tout  de  même!...  Les  luttes  de  l'amour  et  de 
la  famille?...  Quelles  balivernes!  Tu  te  rap- 
pelles ? 

IRÈNE,  sans  qu'on  puisse  lire  une  impres- 
sion  quelconque  sur  son  visage.  —  Tout...  je 
me  rappelle  tout. 

RICHARD,  comme  s'il  voulait  la  faire  par» 
1er.  —  Quels  regrets  tu  as  dû  subir  !..c 

IRÈNE,  les  yeux  impénétrablement  baissés, 

—  Oui. 

RICHARD,  s'animant  en  parlant.  —  Je 
vois  ta  vie,  là-bas!...  Et  le  revirement  quand 
les  écailles  te  sont,  peu  à  peu,  tombées  des 
yeux! 

IRÈNE.    —  Oui,  oui... 


Maman  Colibri 


59 


RICHARD,  insistant  comme  avec  rage.  — 
Comme  tu  dois  être  punie,  pauvre  mère,  par 
Je  remords!...  Et  cet  être!  qu'elle  na-Uusée  de 
lui  tu  dois  éprouver,  mniiiteiumt  que  tw  vois 
olair!...  Dis-le,  hein? 

IRÈNE,  sans  sourciUer.  —  Oui. 

RICHARD.  —  Et  comme,  dans  ta  déchéance, 
^Ue  a  dû  te  paraître  pure  et  belle  la  famille, 
que  tu  avais  lioîinie!...  C'est  tout  de  même 
nous  qui  sommes  la  vraie  vérité  de  la  vie... 
{Il  pousse  un  large  soupir  de  satisfaction.) 
Je  te  dem-ande  pardon  de  t'avoir  fait  souf- 
frir cette  petite  confession,  mais  j'avais  tout 
de  même  besoin  de  t'entendre  rétracter  tes 
pad'oles  d'iautrefois  qui  me  sont  toujours  res- 
tées sur  le  cœur...  Ce  n'est  qu'une  petite  sa- 
tisfa^ction  —  mais  ça  soulage!...  Maintenaoït, 
«iutre  là,  veux-tu?...  Je  vais  entreprendre 
Madedeine. 

Il  la  fait  entrer  dans  le  cabinet  de  travail,   à 
droite. 

IRÈNE.  —  Je  t'attends. 


SCÈNE  YI 


RICHARD,  MADELEINE 

RICHARD,  reste  seul;  il  va  à  la  porte  du 
fond  et  appelle.  —  Madeleine!  {Madeleine 
entre.  Richard  tout  de  suite.)  Ecoute,  ne 
proteste  pas...  Ne  réponds  même  pas  à  oe 
■que  je  vais  te  demander...  Accepte  sans  mot 
dire,  sans  discuter...  Je  fais  appel  à  ton 
cœur. 

MADELEINE.  —  Allons,  bonl...  De  quoi 
s' agit-il  ? 

RICHARD.  —  Maman  a  rompu  toute  rela- 
tion avec  Chambry,  ils  se  sont  séparés. 

MADELEINE.  —  Et  elle  veut  vivre  avec 
nous...  c'est  cela?  Jamais. 

RICHARD.  —  Madeleine! 

MADELEINE.  —  Jamais!  Nous  avions  prévu 
ce  petit  coup,  ma  mère  et  moi...  Tu  te  rap- 
pelles à  quelles  conditions  j'ai  consenti  à  ne 
pas  rompre  notre  mariage? 

RICHARD.  — ■  Eh  bien,  les  conditions  ne 
sont  plus  les  mêmes,  voilà  tout...  D'ailleurs, 
ce  n'est  pas  à  vivre  avec  nous  qu'elle  de- 
mande... Un  petit  appartement  dans  le  quar- 
tier. 

MADELEINE.  —  Dans  la  maison  peut-êt-re? 

RICHARD.  —  Etre  reçue  ici... 

MADELEINE.  —  Et  invitée  à  nos  réceptions, 
n'est-ce  pas?  Cest  déjà  suffisant  d'avoir  une 
belle^mère  qui  a  mal  tourné  et  s'est  enfuie 
a.vec  un  gigolo...  Elle  n'avait  au  moins  qu'à 
rester  avec  lui  ! 

RICHARD.  —  Je  te  défcTids  de  parler  ainsi  ! 
Elle  souffre...  tu  dois  avoir  pitié.  D'ailleurs 
nous  ne  pouvons  lui  interdire  d'embrasser  le 
petit,  de  temps  en  temps. 


MADELEINE.  —  C'est  bieii  pour  cela  que  je 
m'Lrtsurge!...  Nous  ne  pouvons  pas,  bien  sûr! 
nous  sommes  du  même  avis...  Seulement,  je 
sais  08  qui  va  aiTiver,  parce  qu'on  ne  peut 
pas  lui  interdire  d'embrasser  Raoul;  à  me- 
sure, elle  s'installera  ici...  elle  prendra  ses 
repas...  voudra  renouer  ses  relations,  con- 
naître les  nôtres...  car  c'est  cela  surtout  qui 
la  fait  mourir  d'envie  !  Elle  est  déclassée  : 
elle  voudrait  reprendre  un  rang...  Eh  bien, 
nooi,  qu'elle  ne  se  fasse  pas  d'illusions.  Elle 


RICHARD. 


Je  FAIS    APPEL  A   TON    CŒUR. 


est  une  femme  à  l'eau...  elle  ne  peut  plus 
regrimper  sur  la  rive  et  il  ne  faut  pas  qu'elle 
en  prenne  prétexte  pour  nous  entraîner  avec 
elle. 

RICHARD.  —  Si  tu  crois  que  c'est  le  mobile 
qui  la  fait  agir! 

MADELEINE.  —  Parfaitement.  Je  connais 
les  femmes,  mon  cher!...  Et  notre  maison 
sera  tarée  définitivement...  <(  Je  vous  pré- 
sente ma  belle-mère,  retour  d'Alger.  »  C'est 
gai. 

RICHARD.  —  Mais  puisqu'elle  offre  de  ne 
venir  qu'en  cachette...  quand  il  n'y  aura  per- 
sonne. 

MADELEINE.     —    Tu     UC    VOÎS     paS    pluS    lolll 


oO 


Maman  Colibri 


que  le  bout  de  ton  nez,  mon  pa.uvre  ami  !  Et 
puis,qiii  te  prouve  qu'elle  ne  va  pas  continuer 
de  voir  son  monsieur  ?  Ou  qu'elle  ne  partira 
pas  un  de  ces  quatre  matins,  avec  un  nouvel 
ami  à  toi  ? 


MADELEINE. 


Passez,  madame. 


RiCHABD.  —  Madeleine! 

MADELEINE.  —  Elle  nous  a  mis  en  droit  de 
tout  supposer,  et  dire  qu'elle  vient  vers 
Raoul  avec  ses  lèvres  embrassées  par  des 
hommes,  par...  Sais-tu  ce  qu'elle  nous  ap- 
porte, le  sais-tu?...  tout  simplement  le  dés- 
honneuir. 

RICHARD.  —  Tiens! 

MADELEINE.   Quoi  ? 

RICHARD,  -r-  Rien.  Je  me  rappelle  seule- 
ment avoir  prononcé  cette  phrase-là  autre- 
fois... 

MADELEINE.  —  Tu  as  bien  changé  depuis  ! 

RICHARD.  —  Non,  c'est  l'honneur  qui  a 
changé  de  côté...  Faut  croire  que  ça  se  dé- 
place... 

MADELEINE.  —  Ne  fais  pas  d'esprit. 

RICHARD.  —  Je  n'en  ai  jamais  moins  fait.. 
Ne  te  doane  pas  pour  plus  méchante  que  tu 
n'es.  Je.  connais  ton  bon  cœur,  au  fond,  Ma- 
deleine. Ne  discute  donc  pas  une  chose  que 
tu  as  d'avance  acceptée  et  que  tu  ne  peux 
pa«  refuser.  Tu  ferais  bien  mieux  de  te  dé- 
cider d'un  coup...  et  de  ne  pas  diminuer  le 
mérite  que  tu  auras  à  paa-donner,  tout  à 
l'heure. 

MADELEiNTE.  —  Pourquoi  ne  s'adresse-t-eMe 
paiS  à  ton  père?  Il  n'est  pas  divorcé...  Qu'ils 
se  remettent  ensemble,  c'est  bien  simple. 

RICHARD,  haussant  tes  épaules.  —  En 
effetj  c'est  simple. 

MADELEINE.  —  On  ne  la  recevra  pas  plus... 
mais  enfin,  dans  un  salon,  on  pourra  ne  pas 
s'apercevoir  qu'elle  est  là.  Ce  sera  déjà  plus 
nommode. 

RicflARD.  —  Tu  criailles  bien  inutilement. 


MADELEINE.  —  Ma  baigneuse  me  dit  ça. 
quand  elle  me  donne  ma  douche...  Je  t'as- 
sure qu'on  ne  reçoit  pas  des  douches  de  ce- 
genre,  impunément. 

Elle  est  à  la  cheminée,  accoudée.  Elle  rage. 

RICHARD.  —  Eh  bieni  maintenant  que  tu 
as  poussé  ton  cri. 


—  Au   moins,     que    ceci    soit 
et   qu'elle   le  sache  ! 

-  Ah  !  tu  vois  que  tu  as  cédsé  de 


MADELEINE 

bien   décidé.. 

RICHARD.  

toi-même  ! 

MADELEINE.  —  Qu'elle  le  sache  !  Je  ne  la 
présenterai  à  personne...  Elle  ne  viendra 
qu'aux  heiures  où  je  voudrai...  Et  puis,, 
qu'elle  n'aille  pas  s'imaginer  que  je  sortirai 
avec  eWe...  Pas  même  pour  des  courses. 
^  RICHARD.  —  Entendu...  On  ne  vo^s  ren- 
contrera pas  ensemble, 

MADELEINE.  —  Ce  n'est  pas  seulement  à 
cause  des  gens  qui  la  connaissent...  mais  je 
ne  voudrais  pas  qu'on  me  rencontre  avec  une 
personne  qui  marque  aussi  mal...  Elle  est  ma- 
quillée comme  une  cocotte,  ta  mère...  et  fa- 
gotée!... A  son  âge! 

RICHARD.  —  Oh  !  si  tu  la  voyais,  tu  ne  La 
reconnaîtrai  pas,  va...  Elle  a  bien  changé,  la 
pauvre  vieille!... 

MADELEINE.  —  Changée?  Ce  chapeau!... 

RICHARD.  —  Quel  chapeau? 

MADELEINE.  —  Ce  chapeau  de  roses  qu'elle 
porte. 

RICHARD.  —  Tu  l'as  donc  aperçue? 

MADELEINE.  —  Oui...  Nou...  par  la  ser- 
rure... là,  j'ai  jeté  un  coup  d'œil.  Non,  ce 
chapeau  de  jeune  fille!...  Elle  ne  se  voit  pas! 

RICHARD.  —  Allons  Mad,  ne  réfléchis 
pas....  Un  bon  mouvement  Je  ne  doute  pas 
de  ton  cœur...  Tu  hésites  déjà...  Encore  une 
seconde  et... 

MADELEINE.  —  OÙ  l'as-tu  mise? 

RICHARD,  montrant  la   porte   —  L^. 

MADELEINE,  Subitement,  sans  transition^ 
va  droit  à  la  porte  du  cabinet  et  Vouvre. 
Sur  un  ton  d'huissier.  —  Madame,  si  vous 
voulez  vous  donner  la  peine  d'entrer.  (Irène 
s'avance.)  Je  vais  vous  conduire  auprès  du, 
petit. 

Elle  dit  cela  d'un  air  digne  et  cérémonieux. 

RICHARD.  —  Va,  ma  mère,  va. 

IRÈNE,  avec  un  élan  maladroit.  —  Oh!' 
merci,  merci!  Mad... 

M.\DELEiNE,  l' interrompant  en  lui  mon^ 
trant  froidement  la  porte  du  fond.  —  C'est 
par  ici.  (Elle  va  Vouvrir.  Irène  reste  interlo- 
quée, émue,  interrogeant  doidoureusement 
son  fils  du  regard.  —  Madeleine  attend  à  la 
porte  ouverte,  comme  pour  faire  passer  Tràne 
devant  elle.)  Passez,  madame. 

Irène  se  décide  et  le  mouchoir  aux  lèvres,  la  tête- 
basse,  les  épaules  serrées,  humble  ^  pauvre^ 
elle  entre  avec  Madeleine. 


Maman  Colibri 


6i 


SCÈNE  VU 


RICHARD  seul,  puis  la  Femme  de  Chambre 

RICHARD,  seul.  —  Maintenant  le  télé- 
phone! (Il  va  au  téléphone.)  Allô!  Voulez- 
vous  me  donner  le  225.53F...  Allô... 

LA  femme  de  chambre,  entrant.  —  Mon- 
sieiur  de  Jlysbergue  demande  s'il  ne  dérange 
pas  monsieur...  Sans  quoi  il  repas&eia  après 
le  bureau. 

RICHARD,  vivement,  —  Faites  entrer... 
faites  entier! 

*    La  femme  de  chambre  sort. 

RICHARD,  parlant  à  V appareil.  —  Merci... 
Non...  ça  va...'  {Uyshergue  e-ntre.)  Ah!  père, 
je  te  téléphonais  justement.  (A  la  femme  de 
chambre.)  Vite...  Voulez-vous  allez  dire  à 
madame,  dans  la  chambre  de  bébé,  qu'elle 
ne  rentre  ici  au  salon,  avec  cette  dame, 
qu'au  cas  où  je  l'appellerais...  Sinon  qu'elles 
restent  toutes  deux  jusqu'à  ce  que  je  vienne 
les  retrouver...  N'est-ce  pas,  c'est  compris? 

LA  femme  de  CHAMBRE.  —  Bien,  monsieur. 

Elle  sort. 


SCÈNE  YIII 


RICHARD,   RYSBERGUE 

KYSBERGUE.   Qu^J  a-t-il  doUC? 

RICHARD.  — .  Père...  Elle  est  ici. 

RYSBERGUE.    Qui  F 

RICHARD.  —  Maman. 

RîSBERGUE.  —  Ah  ! 

RICHARD,  parlant,  rapidement,  empressé. 
- —  Une  grosse  nouvelle...  Je  ne  sais  pas  en- 
core ce  qui  s'est  passé...  Mais  elle  a  rompu 
avec  de  Chambry,  définitivement.  Elle  re- 
tourne ici,  à  Paris,  repentante,  et  c'est  à 
nous  qu'elle  vient  demander  pajrdon...  Et 
asile.  Elle  est  là,  dans  la  chambre  de  bébé 
avec  Madeleine,  qui  n'y  a  pas  mis  trop  de 
façons...  Elles  doivent  être  déjà  en  train  de 
se  réconcilier.  Alors  écoute,  puisque  te  voilà, 
ne  crois-tu  pas,  père,  qu'il  faudrait  faire 
bonheur  complet.  C'est  le  moment.  Du  temps 
a  passé...  deux  ans.  Réfléchis!  Ce  serait  si 
bien  de  ta  part. 

RYSBERGUE,  allant  à  son  fils.  —  Un  mot... 
Mais  réponds  sincèrement,  sans  mentir... 
Tu  le  promets? 

RICHARD.    —  Oui. 

RYSBERGUE.  —  Dans  la  conversation  que 
tu  a.s  eue  avec  ta  mère  mon  nom  a-t-il  été 
prononcé  par  elle? 

RICHARD.  —  Mais.,. 

RYSBERGUE.  —  A-t-ellc  témoigné  du  désir 


que  nous  nous  réconcilions  tous  deux  ?  Sois 
tira  ne. 

RICHARD.  —  Mais  cela  n'implique  pas  né- 
cessairement... 

RYSBERGUE.  —  Allous  doHc  !  N  ïiisiste  pas, 
Richard...  J'ai  réfléchi,  j'ai  admis  parfois 
cette  hypothèse  d'un  retour  qui  se  réalise  a.u- 
jourd'hui...  eh  bien,  je  suis  toujours  arrivé 
à  cette  même  conclusion  :  vaut  mieux  pas... 
vaut  mieux  pas.  (Il  Jioche  lentement  la  tête.) 
Réconcilier!  quel  affreux  mot!...  Quelle  paix 
factice  d'intérêts  cela  suppose!...  Ce  qu'on 
ne  réconcilie  pas,  ce  sont  les  cœurs  que  Fin- 
différence  a  séparés,  et  que  plus  rien  ne  r 
rappelle  l'un  à  l'autre.  Non,  je  suis  heureux 
poua'  nous,  pour  toi,  pour  tout  le  monde, 
qu'elle  soit  revenue  et  aissagie,  et  que  cette 
histoire  fi^nisse  de  la  sorte  ;  je  suis  là  pour 
subvenir,  tacitement,  à  tous  ses  besoins. 
J'aurai  le  savoir-vivre  nécessaire...  mais  ce 
sera  tout.  Orois-moi,  je  suis  très...  très  con- 
tent, oui,  de  ce  que  tu  m'apprends...  Mais  le 
reste...  vaut  mieux  pas...  je  sais  ce  que  je 
dis. 

RICHARD.  —  Cependant,  toi,  lui  pardon- 
nerais-tu F  Reviendrais-tu  sur  ce  que  tu  lui 
disais  en  la   chassant  F 

RYSBERGUE.  —  Oii  ne  tient  jamais  ses  en- 
gagements. 

RICHARD.  —  Bien.  C'est  l'essentiel. 

RYSBERGUE. NoU.     Vois-tu,     06    jOUr    OÙ 

j'ai  crié  :  ((  Va-t'en!  >)  le  poing  levé,  te  sou- 
viens-tu F  Ah!  j'en  ai  eu  alors  la  sensation 
soudaine,  ce  n'est  pas  moi  qui  la  chassait, 
c'était  elle  qui  se  détachait.. c  c'était  la  vie 


RYSBERGUE.  —  Maintenant,  c'est  a  lui 

LE  TOUR...  ! 


qui  l'emportait...  Oui,  j'avais  beau  crier,  je 
ne  réussissais  même  pas  à  l'impressionner... 
Les  mots  tournaient  machinalement  dans  ma 
bouche...  Cette  sensation  m'est  restée  tou- 
jours très  nette,..  Que  parles-tu  de  pardon, 
alors  que,  si  je  le  lui  offrais,  c'est  elle  qui  ne 
l'accepterait  pas! 

RICHARD.   —  Ah!  c'est  que  tu    te    l'ima- 


02 


Maman  Colibri 


gines  comme  autrefois...  Elle  a  bien  changé 
en  deux  ans...  Il  ne  s'agit  pas  de  révolte, 
va  !  Si  tu  l'avais  entendue,  ici,  tout  à  l'heure, 
elle  t'aurait  touché,  si  simple,  si  repentante, 
si  humble  et  lamentajble,  la  pauvre  femme. 

RYSBERGUE,  —  Elle  s'cst  accusée,  n'est-ce 
pas? 

RiCHAiiD.  —  Formellement. 
RYSBEUGUE.    —   Ello     a     témoigné   de    sa 
honte?  Pour  un  peu,  si  tu  lui  avais  demandé 
de  honnir  son  Georget  avec  hoTreur,  elle  l'au- 
rait fait. 

RICHA3D.  —  Je  le  lui  ai  demandé. 
RYSBERGUE.  —  Il  n'y  a  pas  de  renoncem«int 
qu'elle  ne  te  consente!...  Toutes  les  lâchetés, 
toutes  les  humilités,  tu  les  auras,  à  une  con- 
dition, une  seule  :  c'est  que  tu  lui  donnes  oe 
petit  bout  de  gosse  q*ui  est  là,  qu'elle  attend...' 
et  qui  est  devenu  la  seule  espérance  à  laquelle 
elle  puisse  se  raccrocher...  Je  vais  même,  mon 
pauvre  Richard,  t'enlever  une  illusion,  et  ce 
te  sera  pénible,  mais  que  veux-tu?...  EJ'le  t'a 
probablemeînt  fait  aussi  des  protestations  de 
tendresse  et  elle  t'a  donné  à  comprendre  que 
c'était  beaucoup  pour  toi  qu'elle  revenait? 
RICHARD.  —  Sans  doute. 
RYSBERGUE,  hd  donnant  une  tape  ironique 
sur  Vépaule.  —  Et  tu  en  as  conçu,  avo'Ufe,  \m 
peu  de  fierté?  Naïf!  Je  suis  fâché  de  t'erkle- 
ver  cette  illusion  facile,  mais  si  nous  étions 
seuls,  toi  et  mod,  ni  l'un  ni  l'autre,  nous  ne 
la  reverrions.  Celle-ci  va  droit  à  sa  continua- 
■tion,  son  instinct  la  dirige  égoïstement  tou- 
jours... vers  ce  qui  est  son  nouveau    destin. 
Le  passé  est  mi  fleuve  qu'on  ne  remonte  pas. 
Madnt'^nant  (montrant  l^  porte  de  la  cham- 
bre du  6éb^.)  c'est  à  lui  le  tour!...  Mais  nous, 
mais    nou«...    mon   pauvre   Richard!...    Sans 
celui  quà  vient  de  naître,  que  serais-tu    pour 
elle!  Va,  va,  quoi  qu'elle  t'en  ait  dit,  oe  n'est 
pas  vrai...  Elle  a  employé  l'halpile  pitié  des 
larmes  pour  t' attendrir...  Que  ne  ferait-elle, 
probablement,    pour    gagner    oet     enfant?.,. 
Elle  revient  avec  la   dernière  des  platitudes 
se   ranger  sous   les   lois  qu'elle   a   reniées,   il 
n'y  a  pas  deux  ans,   et  avec  quel   orgueil... 
Contradiction,    oui,    nmis   contjadiction    ap- 
parente... Et  regarde  la  courbe    de    sa  vie, 
comme  elle  est    dessinée,     nette,     précise!... 
Mon  pauvre   Richard,    va,    tu    as    beaucoup 
à  apprendre...  Et    les    femmes    te    rouleront 
encore. 

Et,  paternellement,  il  lui  allonge  une  pichenette 
sur  la  joue.  On  dirait  qu'il  y  a  une  jalousie 
sarcastique  et  triste  dans  cette  caresse. 

RICHARD,  regarde  son  père,  sans  bien  com- 
prendre. Ses  yeux  francs  et  clairs  un  peu 
ahuris.  —  Alors,  père,  tu  attribues  à  une 
basse  comédie,  son  attendrissemenrt  de  tout  à 
l'heure,  ses  larmes? 

Il  est  presque  indigné. 

RYSBERGUE.  —  Non  pas,  c'est  incons- 
cient! ..  Et  qui  sait  même,  peut-être  est-elle 


sincère...  Sait-on?  (It  s'assied  nerveusement 
sur  le  bord  de  la  table.)  Peut-être  ne  se  sou- 
vient-elle déjà  plus...  car  c'est  effrayant,  nouis- 
l'avons  éprouvé   nous-mêmes,  ce  don  d'oubli, 
total  !  C'est  comme  les  bêtes,  oui,  — ■  elle  trou- 
vait la  comparaison  ju-ste,  dans  son  délire  — 
qui    donneraient  leur    vie,  se    haussent  jus- 
qu'au plus   complet  sacrifice,  pour  défendre 
leurs  petits  ;  puis  qui,  cet  instinct  apaisé,  ne 
se  souviennent  plus  de  rien,  et  subitement, 
en  un  jour,  passent  du  renoncement  le  plus 
fou  à  l'indifférence  la  plus  morne;  c'est  fini,  ' 
la   fonction  est    terminée.    A    une    autre!... 
Vois-tu,  j'ai  réfléchi  beaucoup  pendant  deux 
ans  de  solitude.   Des  mots  qu'elle  disait   me- 
revenaient  à  la  mémoi^'e,  me    -tarabustaient 
sans  cesse.  ((  Ma  fonction  envers  vous  est  ter- 
minée...  »  clamait-elle,  et  j'ai  compris,  j'ai 
compris    la     vérité.    Elle     avait     raison.    La 
femme  n'est  pas  un  être  indépendant  et  libre 
comme  no-us,  elle  est  asservie    à    des  lois    de 
nature  qu'aucune  civilisation  n'a  encore  abo- 
lies et  n'aboliera  jamais.  Elle  est  une  succes- 
sion   de  fonctions,  et   absolument   contradic- 
toires. Toutes  ces  fonctions,  la  société  est  ar- 
rivée à  peu  près  ^  les  concilier,  par  des  épo- 
ques fixes  et  observées,  de  mariage,  d'évolu-- 
tion...  Ça  va  tant    bien    que  mal...  ça    va... 
Mais  qu'il  survienne,   dans    cette    évolution 
une  simple  erreur  de  date,  de  tour,  comme  il 
est  arrivé   à  ta  mère,  dont   le  cœur  ne  s'est 
éveillé  qu'à  l'été  de  sa  vie,  patatras,  l'édifice 
de  paix  s'écroule  !  Et  alors,  c'est  l'amas  des 
drames,    les  instincts    lâchés,    les   deuils,    les 
irréparables  vérités.  Alors,  petit,  il  arrive  ce 
qui  nous  est  arrivé.  Les    volières    heureuses 
oti  l'on  vivait  ensemble  se  brisent,  et  les  dis- 
sentim^eoits  effrayants  ne  se  taisent  et  ne  se 
rejoignent  une  seconde  qu'autour  du  premier 
vagissement  de  l'enfant  qui  vient  de  pousser 
le  cri  de  la  vie,  et  du  renou\'eau  éternel. 

Il  y  a,  dans  son  ton,  la  grande  émotion  contenue 
d'un  père  qui  éduque  encore  son  enfant.  , 

RICHARD,  —  Père,  que  ta  sagesse  <*st  deve- 
nue amère  !  >  ,.     .    . 

RYSBERGUE,  le  regardant  avec  une  infinie- 
tendresse. —  J'ai  vieilli. Ça  t'arrivera  bientôt. 
Déjà  tu  t'es  bien  modifié...  Maintenant,  si  tu 
me  demandes  pourquoi,  possédant  cette  sa^ 
gesse,  comment,  étant  capable  d'admettre  et 
de  pardonner,  je  n'ai  pas  assez  de  supériorité 
ou  trop  d'égoïsme,-  comme  tu  voudras,  pour 
me  résoudre  à  l'approcher,  la  revoir  sans  rien 
lui  demander  d'elle-même,  je  te  répondrai  que- 
je  manque  de  courage...  Peut-être  un  jour, 
des  hommes  viendront,  assez  foi-t.s,  assez  li- 
bres, pour  assister  au  phénomène  de  la  femme 
avec  une  simple  indulgence  et  une  pins  calme 
équité.  Pour  nous,  notre  passé  religieux,  des 
préjugés,  de  vieilles  et  adorables  coutumes 
n«  peuvent  chasser  de  notre  mémoire  cette 
conception  de  l'épouse  pure  et  chaste,  de 
l'amour  unique,  fidèle  au  foj^er  domestique. 
On  ne  porte  pas  en  vain  le  poids  de  tant  de 


Maman  Colibri 


6y 


siècles  catholiques.  Sans  doute,  c'est  étroit, 
égoïte,  mesquin...  mais  que  veux-tu  ?  J'envie 
ceux  qui  sauront  un  jour  se  libérer  de  cette 
conception  ©t  s'atfraneliir  de  ce  passé.  Oui, 
je  pressens  une  plus  mâle  et  plus  juste  sa- 
gesse qui  diminuei-^  d'autant  la  somme  des 
douleurs  courattites,  mais  nous,  on  a  trop 
d'attaches...  On  voudrait,  on  ne  peut  pas! 
Nous  sommes  ceux  qui  auront  côtoy^une  es- 
pérance, sans  avoir  eu  la  force  de  la  saisir. 


RYSBERGUE.  —Je  vais  aller  a  pied...  Bonsoir... 

Voilà...  maintenait  que  je  t'ai  tout  expliqué, 
je  te  laisse  à  ta  mère. 

RICHARD.  —  Alors? 

RYSBERGUE.  —  Alors,  je  désire  qu'on  m'en 
parle  le  moins  possible.  Rends-la  heureuse, 
Kioliard.  Sois  bon  pour  elle...  Je  ne  puis  pas 
dire  autre  chose...  sois  bon,  mais  moi...  vaut 
mieux  pas...  As-tu  un  cigare? 

richard.  —  Là,  sur  la  table. 

RYSBERGUE.  —  Oîî  as-tu  acheté  cetle  boîte? 
Ils  ne  sont  pas  trop  mous,  j'ai  déjà  remar- 
qué. Où  les  prends-tu  ? 

RICHARD.  —  Toujours  au  bureau  de  la  rue 
Tronohet. 


RYSBERGUE.  —  J'y  passerai  (H  aspire  une 
bouffée.)  Voilà...  Alors  je  vais  aller  tout  seul 
au  Comptoir  international. 

RICHARD,  vivement,  empressé.  —  Mais, 
père,  jo  t'accompagne. 

RYSBERGUE.  —  Noii,  noài,  ce  n'est  pas  la 
peine,  lieste  ici,  tu  as  à  faire.  Je  t'avais 
donné  rende^^vous  parce  que  je  passais  sous 
tes  fenêtres;  autrement!...  Qu'est-ce  que  tu 
fais  ce  soir?...  Ah!  c'est  juste,  tu  ne  sortiras 
ppiut-être  pas. 

RICHARD.  —  Mais  si...  Veux-tu  que  nous 
allions  quelque  part  ? 

RYSBERGUE.  —  Non...  mais  nous  aiirions 
pu  faire  une  partie  bu  cercle...  ou  un  bil- 
lard... Je  n'ai  plus  la  main  depuis  quelque- 
temps. 

RICHARD.  —  Entendu...  avec  plaisir. 

RYSBERGUE.  —  C'cst  ça...  si  tu  u'as  rien 
de  mieus  à  faire,  passe  me  prendre.  Bonsoir. 

RICHARD,  encore  une  fois  timidement.  — 
Tu  ne  veux  même  pas  la  voir  ? 

RYSBERGUE.  —  Non,  non,  ne  parlons  plus 
jamais  de  ces  choses,  veux-tu?...  Voilà... 
Alors,  à  après  dîner...  il  fait  un  beau  froid; 
je  vais  aller  à  pied...  Bonsoir... 

Il  sort,  le  col  relevé,  la  canne  dans  la  poche  de 
son  pardessus,  le  pas  traînant,  le  dos  voûté. 


SCENE  IX 


RICHARD,  MADELEINE,  IRENE 

Richard  attend  une  seconde,  en  réfléchissant  ou 
en  rêvant,  puis  va  à  la  porte  par  où  est  sortie 
Madeleine;  on  entend  la  voix  de  la  nourrice. 

LA   VOIX   DE  LA  NOURRICE, 

Ainsi  font  font  font,  les  petites  marionnettes. 

Ainsi  font  font  font, 

Trois  petits  tours  et  pu^s  s'en  vont... 

Richard  reste  accoudé  à  la  porte.  On  le  voit  sot 
rire  aux  femmes.  Puis  entrent  Irène  et  Made 
leine.    Irène   va   quasiment   s'affaisser   sur   un 
canapé,  le  mouchoir  sur  la  bouche,  prise  d'une 
faiblesse. 

RICHARD.  —  Qu'a-t-elle? 

MADELEINE.  —  L'émotion. 

IRÈNE.  —  Ah!  mes  enfants!  Cela  m'a  fait 
bien  plaisir.  Comme  il  est  beau  ton  petit,  Ri- 
chard ! 

RICHARD.  —  Il  te  ressemble;  on  le  dit. 

IRÈNE.  —Ah!  on  le  dit?  (Vivement.)  Mais 
il  a  beaucoup  de  sa  mère  aussi.  Il  aura  sa 
jolie  figure. 

MADELEINE.  —  Oh  !  VOUS  êtes  trop  aimable, 
madame. 

IRÈNE.  —  Madame!...  Bah!  ca  viendra... 


64 


Maman  Colibri 


Elle  a  été  bonne,  Richard,  j'ai  été  très  tou- 
shée,  je  tiens  à  vous  le  dire...  si,  si... 

RICHARD.  —  Je  ne  puis  t' affirmer  qu'une 
chose,  maman,  c'est  que  tu  peux  te  considérer 
ici  comme  chez  toi...  aujourd'hui,  demain  et 
toujours.  Madeleine  elle-même  va  te  le  dire. 

IRÈNE,  se  levant  sans  laisser  à  Madeleine 
le  temps  de  répondre.  —  Oh  !  non,  qu'elle  ne 
le  dise  pas  !  Qu'elle  me  donne  seulement  son 
front  à  embrasser,  cela  vaudra  mieux  que 
toutes  les  paroles! 

Elle  l'embrasse. 

MADELEINE.  —  Vous  voyez,  je  pleure  moi- 
même... 

RICHARD.  —  Je  suis  bien,  bien  content.    ; 

On  entend  sonner  à  la  porte  d'entrée. 

MADELEINE.  —  Allons,  bou  !  OU  sonue... 
Nous  ne  pouvons  pas  être  deux  minutes 
tranquilles  dans  cette  maison.  Je  ne  veux 
pas  qu'on  nous  voie  avec  les  yeux  rouges... 
^enez  par  là. 

RICHARD.  —  Oe  ne  peut  être  que  Soubrian 
qui  revient. 

MADELEINE.  —  N'importc.  En  tous  cas,  en- 
trons dans  la.  chambre  de  bébé,  voulez-vous  ? 
(A  Irène.)  Vous  préférez  sans  doute  cela? 

IRÈNE.  —  Je  crois  bien  ! 

MADELEINE.  —  Vcux-tu  rappeler  la  nou- 
noa,  Richard,  à  qui  j'avais  dit  de  sortir...  Je 
vais  chercher  vtu  mouchoir  dans  ma  chambre. 


et  j'arrive.  (En  sortant  elle  laisse  la  porte 
ouverte.) 

RICHARD,  la  suivant  et  à  sa  mère.  —  Tu 
viens,  maman  P 

IRÈNE.  —  Je  prends  mon  chapeau...  voilà. 


SCENE  X 


IRENE,  seule,  puis  une  Femme  de  Chambra 

IRÈNE,  seule,  prend  son  chapeau  sur  la  ta~ 
ble.  En  le  prenant,  elle  a  une  espèce  de  long 
sourire  mélancolique.  —  Ce  chapeau,  ce  cha- 
peau de  jeune  fille...  avec  des  roses!...  Pau- 
vre vieille,  ils  ont  dit,  la  pauvre  vieille!... 

Elle  se  regarde  dans  la  glace  avidement  :  on  di- 
rait qu'elle  fait  en  arrangeant  ses  cheveux  le 
dernier  geste  de  la  femme  et  qu'elle  ensevelit 
tout  un  passé  ;  on  dirait  que  les  cheveux  blan- 
chissent, que  la  figure  se  tire,  sous  l'effet  de 
la  volonté  fixe. 

une  femme  de  chambre,  entrant  en  coup  de 
vent.  —  Madame,  c'est  monsieur  Soubr... 

IRÈNE.  —  Faites  entrer. 

LA  FEMME  DE  CHAMBRE,  hésitant  cn  voyant 
cette  personne  inconnus.  —  Miais,  madame, 
je  ne  sais  si  je  dois... 

IRÈNE.  —  C'est  juste!  Oh!  vous  pouvez... 
Je  suis  la  grand'mère. 


L'ENCHANTEMENT 


COMEDIE  EN  Q.UATRE  ACTES 

T{eprésenfée  pour   la  première  fois  sur  la  scène  du    Ihéâhe  nationaî   de   tOdéon, 

le  4  mai  1900. 


PERSONNAGES 


MM. 

GEORGES  DESSANDES .  . .  .';-.-7-.  . . TarridEo 

PIERRE    BOISSIEUX Rameau. 

VICTOR  DE  CHELLES Dauvillcers. 

JOSEPH Taldy. 

Etc.,  etc. 

ly/fmeB 

ISABELLE  DESSANDES Jane  Hading. 

JEANNINE Marthe  Régnier. 

ODETTE  HEIMAN Emma  Bonnet. 

FRAULEIN J.  Fromant. 

GEORGETTE de  Villers. 

MADAME  DE  ROUVRAY Muraour. 

AUGUSTINE J.  RoLL. 

Etc.^  etc. 


VICTOR.  —  Non...  non--  faites  donc  !...  te  vous  en  prie. 


HCTE  PREMIER 


Un  petit  .falon  rotonde  avec,  dans  le  fond,  deux  grandes  baies 
vitrées,  donnant,  Vune,  sur  une  sorte  de  hall  'jardin  d* hiver,  Vau- 
tre sur  un  salon  que  Von  voit  grandement  éclairé  à  travers  les  vi- 
trages de  la  porte.  L'électricité  est  éteinte  dans  le  jardin  d'hiver. 
La  rotonde  est  médiocre  ment  éclairée,  avec  beaucoup  de  petites 
lampes  aux  épais  abat-jour. 


SCENE  PREMIERE 


VICTOR    DE    OHELLES, 
MADAME  HEIMAN 


A.U   lever   du  rideau,   Victor 
causent. 


et    M^e   Heiman 


quelqu'un,  ouvre  la  porte  et  la  referme 
"brusquement  en  disant.  —  Oh!  pardon! 

VICTOR,  se  lève  et  s'adressant  à  la  porte 
refermée.  —  Non...  non...  faites  donc!...  je 
vous  en  prie.  {Riant.)  Sont-ils  bêtes!...  (A 
M^^  Heiman.)  Est-ce  que  tu  restes  encore 
longtemps?...  Je  suis  éreinté...  Odieuse, 
cette  journée!...  Nouts  avons  été  de  toutes 
les  corvées. 

MADAME  HEIMAN.  —  Dis,  crois-tu,  mainte- 
nant que  la  voilà  mariée,  que  Georges  va 
nous  recevoir  ensemble,  comme  avant?... 
va-t-il  falloir  faire  semblant... 


VICTOR.  —  Mais  non,  mon  ohéri;  je  te  l'ai 
déjà  dit,  Isabelle  est  une  femme  sans  pré- 
jugés. Je  la  connais  bien.  Elle  trouverait  ri- 
dicule que  xious  nous  gênions...  On  nous  rece- 
vra en  petit  ménage...  au  moins  dans  l'inti- 
mité... Elle  te  plaît,  la  mariée? 

MADAME  HEIMAN.  — ■  Oui,  mals  pourquoi 
cette  idée  de  recevoir  le  soir  de  la  messe  de 
mariage?  Ça  ne  se  fait  plus.  On  dirait  une 
noee  de  boutiquiers. 

VICTOR.  —  Justement,  pour  oela  même, 
parce  que  c'est  province!  Ah!  on  voit  bien 
que  tu  ne  la  connais  pas...  Elle  tient  à  ce 
genre;  c'est  de  la  pose  à  rebours...  Au  fond, 
malgré  ses  airs  modernistes,  regarde  son 
buste,  (Il  montre  un  buste  de  femme  sur  la 
cheminée.)  elle  est  très  Fanny  Lear...  très 
Piano  de  Berthe...  Tiens,  un  détail  :  la  petite 
sœur  s'appelait  Jeanne,  elle  en  a  fait  Jean- 
nine!  Toute  une  époque.  Est-ce  assez  second 
empire  ?  Et  puis,  elle  se  serait  fort  bien  con- 
tentée du  lunoh...  mais  oela  veut  dire  aussi 
autre  ohose,  cette  soirée 


68 


L'Enchantement 


MADAME  HEIMAN.  Ah! 

VICTOR.  —  Tu  n'a«  pas  compris?...  Il  faut 
bien  mettre  en  évidence  que  c'est  un  mariage 
de  raison...  qu'on  se  couchera  très  tard  et 
qu'elle  s'en  fiche...  qu'elle  se  marie  avec  un 
vieil  ami. 

MADAME     HEIMAN.     —     VoUiS     êtCS     tOUS     SCS 

vieux  amis. 

VICTOR.  —  Oh  !  pas  le  moindre  d'entre 
nous  ne  peut  se  flatter  de  la  moindre  pri- 
vante, tu  sais!...  C'est  une  vertu!...  En 
somme,  sa  position  d'orpheline  jadis,  de 
vieille  fille  maintenant,  et  surtout  l'éduca- 
tion de  sa  sœur,  l'ont  entraînée  à  ces  allures 
libres  de  camarade...  Elle  a  été  la  camarade, 
—  trop  rare  espèce  de  femme  !  —  et  c'est 
toute  une  génération  qui  finit  ce  soir  !...  Mais, 
au  fond,  crois-le  bien,  personne  n'a  jasé...  et 
c'est  tout  de  même  une  femme  de  grand  mé- 
rite. 

MADAME  HEIMAN.  —  Oui,  oui,  je  connais  la 
rengaine.  Elle  a  élevé  la  petite  au  biberon, 
ses  amis  à  la  cravache,  et  vous  êtes  là  une 
douzaine  qui  avez  l'air  d'enterrer  votre  jeu- 
nesse. 

VICTOR.  —  Oh!  moi,  tu  sais,  je  ne  suis 
j/as  de  la  promotion...  je  ne  la  connais  que  de 
deux  ans.  Ce  sont  les  amis  qui  m'ont  attiré... 
Il  y  avait  une  bonne  table.  Ils  doivent  tous 
être  rudement  furieux  contre  Dessandes  !  Et, 
ma  foi,  elle  a  bien  fait  de  l'épouser,  pour  elle 
et  pour  la  gosse.  Il  fallait  une  fin.  Ils  seront 
heureux  et  de  cette  fleur  d'oranger  ils  sau- 
ront se  faire  d'excellente  tisane...  Mais 
quelle  journée  ! 

MADAME  HEIMAN  —  Il  y  a  eucore  du  monde 
au  salon? 

VICTOR.  —  Quatre  chats...  Tu  viendras  de- 
main déjeuner? 


ISABELLE.  —  Pas  même  religieuse...  Maià 
j'ai  prié  tout  de  même,  ce  matin,  sou  mon 
voile. 

MADAME  HEIMAN.  —  Pourquoi  avoir  quitté 
votre  robe  de  mariage?  Vous  étiez  si  belle 
là-dessous. 

ISABELLE.  —  Taisez-vous,  j'avais  l'air 
d^une  mariée  de  banlieue...  Que  c'est  bête  de 
se  déguiser  ainsi,  comme  un  clown  !  C'est 
complètement  ridicule  ce  genre  d'exhibition 
à  mon  âge.  {Débouche  une  bande  (V enfants 
de  tout  âge,  courant.)  Oh!  les  bébés!  Où  cou- 
rez-vous comme  ça  ?  On  ne  passe  pas. 

UNE  PETITE  EiLLE.  —  Nous  oherchous  Jean- 
nine  pour  lui  dire  adieu,  mademoiselle. 

is.\BELLE.  —  Madame,  ma  petite  Thérèse, 
c'est  madame  qu'il  faut  dire...  Répète  un 
peu   :  madame...  quoi? 

THÉRÈSE.  —  Madame  Dessandes. 

ISABELLE.  —  C'est  parfait. 

THÉRÈSE.  — •  Oii  est  Jeannine? 

ISABELLE.  —  Je  ne  sais  pas;  voyez  dans 
sa  chambre.  Si  vous  la  trouvez,  vous  lui  direz 
de  venir  me  trouver.  Embrasse  encore,  tout 
petit.  Là...  oup  !  Vous  êtes  libres.  (Ils  sortent 
par  la  porte  du  salon.)  C'est  gentil,  les  en- 
fants ! 

MADAME  HEIMAN.  —  Ah!  voilà  uno  boune 
petite  parole  franche  de  jeune  mariée. 

ISABELLE.  —  Ne  dites  pas  cela.  Mon  seul 
enfant,  tenez,  entendez-le  rire  là^haut.  (Elle 
désigne  une  porte  à  droite.)  Il  me  semble 
que  je  volerais  quelque  ohose  de  mon  cœur  à 
Jeannine.  Mon  temps  de  maternité  est  fait, 
voyez-vous. 


SCÈNE  IIÎ 


SCÈNE  II 


Les  MÊMES,  ISABELLE  DESSANDES 

ISABELLE,  entrant.  —  Tiens?  Ah!  vous 
cherchez  le  frais!  (A  Victor.)  Oui,  c'est  ça, 
allez-voiLS-en !  (.4  il/™®  Eeiman.)  Pas  vous; 
nous  avons  beaucoup  de  choses  à  nous  dire. 
Voulez-vous  que  je  ferme  lu  porte  du  hall  ? 

Victor  entre  au  salon. 

MADAME  HEIMAN.  —  Je  VOUS  en  prie,  ma- 
dame, vous  vous  occupez  beaucoup  trop  de 
moi. 

ISABELLE.  —  Non,  jo  suis  très,  très  heu- 
reuse près  de  vous.  Je  sens  que  nous  commen- 
çons une  grande  amitié  ;  Georges  m'a  tant 
parlé  de  vous. 

MADAME  HEIMAN.  —  Vous  n' étiez  pas  ja^ 
louse  ? 

ISABELLE.  —  Non.  Vous  aurait-il  aimée  un 
peu  que  je  ne  serais  pas  jalouse...  C'est  joli, 
vos  bagues,..  Oh!  une  opale! 

MADAME  HEIMAN.  —  Superstitieuse? 


Les  MÊMES,  une  Dame 

UNE  DAME,  entrant.  —  Je  vous  cherchais 
partout,  chère  amie.  Je  n'arrivais  pas  à  voms 
trouver. 

iSABELDE.  —  Vous  partez?  Vous  avez  une 
voiture  ? 

LA  DAME.  —  Oui,  oui,  la  mienne  eat  en 
bas...  merci. 

ISABELLE.  —  Je  vais  vous  accompagner. 

LA  DAME.  —  Mais  non,  laissez-nous^  donc, 
chère  madame,  vous  devez  être  excédée. 

ISABELLE.  —  Du  tout,  il  fiiut  quc  j'aille 
encore  serrer  les  dernières  mainsw,  et  puis  je 
redoute  qu'il  n'y  ait  pas  assez  de  voitures 
pour  tout  le  monde.  Nous  habitons  un  quar- 
tier si  mal  desservi. 

LA  DAME.  —  C'est  joli  de  couleur,  ici. 

ISABELLE.  —  C'était  un  petit  salon  que  j'aa 
fait  tra.nsformer  en  fumoir...  Il  faudra  un 
fumoir,  maintenant...  Passez,  je  vous  en 
prie...  (A  Af^®  Eeiman,  bas.)  Restez,  vous. 
Je  reviens. 

Elles  sortent,  Odette,  seule,  se  dirige  vers  le  so 
'  Ion  dont  la  porte  est  ouverte. 


L'Enchcantemeni 


ISABELLE.  —  Répète  un  peu  :  madame...  quoi? 


SCÈNE  ÏY 


PIERHE,  M^^  HEIMAN 

PIERRE,  Vaperçoit  du  salon  et  vient  à  elle. 
—  Eîi  bien  !  av«z-vous  échangé  des  sympa- 
thies avec  M™®  Dessandes? 

MADAME  HEIMAN.  —  Oui,  je  la  trouve  très 
curieuse...  attirante  extrêmement. 

PIERRE.  —  Peuh  !  pas  plus  que  tout  le 
anonde...  Elle  a  ses  défauts  et  ses  vertus. 


MADAME  HEIMAN.  —  Et  puis  d©9  idées 
larges...  droites...  tout  de  même  particu- 
lières. 

l'iERRE.  —  Une  nuance  entre  la  veuve  et 
la  vieille  fille.  C'est  vrai,  tout  de  même, 
qu'elle  est  très  dame!  Ce  sera  plus  ta.rd  la 
vraie  dame  européenne,  un  peu  libérale,  un 
peu  ennuyeuse.., 

MADAME  HEIMAN,  Hant.  —  Taiscz-vous 
donc,  vous  et  es  son  meilleur  ami. 

PIERRE.  —  Mais  si  je  n'étais  pas  son  meil- 
leur ami,  je  ne  me  permettrais  pas  de  parler 
ainsi.  ]S'est-oe  pas  qu'elle  a  un  visage  déli' 


■?:> 


L'Enchantement 


cieux.  un  visage  qui  vous  saisit  dè«  l'abord 
comni€  certains  parfums...  La  petite  aussi 
est  intéressante...  vous  verrez!  (Ironique.) 
Ah  !   ce  sont  deux   sœurs   accomplies.    Je   ne 


sais  pas  ce  (juc  ça  veut  dire  au  juste,  mais 
Texpression    me   plaît.    Elles    sont    «■    accom- 

y    a-t-il    longtemps 


plies 

MAL'AME      HETMAN. 

qu'ils  s'tiiment  ? 

PIERRE.  —  Ce  détail  les  regarde  exclusive- 
ment. S'ils  s'aiment,  ce  doit  être  depuis 
longtemps,  sinon  c^est  une  vieille  amitié  qui... 
qui.,.  s'acJhève...  (Sourire.)  Cest  très  peu  in- 
téressant. 

MADAME  HEiMAN.  —  Maintenant,  un  con- 
seil, Pierre.  Dans  notre  position,  Victor  et 
moi,  ne  devons-nous  pas... 

PIERRE,  haussant  les,  épaules.  —  Peuh  ! 
elle  est  au-dessus  de  ces  préjugés.  Allez  en 
confiance...  Et,  quant  à  moi,  il  est  temps  que 
je  file  me  coucher. 

MADAME  HEIMAN.   Déjà  ? 

PIERRE.  —  Mais  oui,  ma  chère;  vous 
n'avez  pas  l'air  de  vous  douter  que  je  prends 
le  paquebot  demain  à  Bordeaux.  J'en  ai  pour 
plusieurs  jours  de  tanga.ge. 

MADAivrE  HEIMAN.  —  Ah  bah!  personne  ne 
m'avait  prévenue.  Le  tour  du  monde? 

PIERRE,  vague.  —  Un  voyage  de  quelques 
moii?.  Je  vais  aller  jouer  au  lazzo,  chez  un 
oncle,  dans  l'Amérique  du  Sud. 


SCÈNE  V 


Les  Mêmes,  ISABELLE 

ISARELLE.  rentrant .  —  Vous  êtes  encore  là 
tous  ](^  deux?  Voup  savez,  Pierre,^  que 
M™^  Heiman  a  l'amabilité  de  nous  rejo<indre 
à  Saint-Meilhan  dans  quelques  jours,  car  vous 
n'ignorez  pas  que  nous  sommes  voi.sines  de 
campagne,  toutes  deux?... 

PIERRE.  —  Comment  donc!  J'ai  logé 
quinze  jours  dans  la  propriété  de  Georges. 
De  nva  fenêtre,  je  voyais  la  maison  de 
M™^  Heiman,  et  on  a-besoin  de  cette  distrac- 
tion là- bas.  car  c'est  mortel,  vous  savez,  ce 
petit  trou  ! 

ISABELLE.  —  Je  connais  les  photogra- 
phies... qui  me  plaisent  beaucoup.  (Bas  à 
Pierre,  à  distance  de  3/°^^  Eeiman.)  Dites 
donc,  quelle  femme  est-ce,  M™«  Heiman? 

PIERRE.  —  Elle  vous  le  dira. 

ISABELLE.  —  Merci.  Je  m'en  doutais. 

PIERRE.  —  Elle  est  charmante. 

ISABELLE,  —  Je  l'adore. 

PIERRE,  haut.  —  Quand  partez-vous? 

ISABELLE,  —  Demain  soir.  Quelques  malles 
à  fermer.  Jeannine  est  très  maniaque.  Il  lui 
faut  le  temps  de  ranger  ses  petites  affaires 
elle-même.  Tenez,  elle  doit  être  encore  en 
train   de   fureter  dans  sa  chambre.   Georges 


lui  a  donné  un  nécessaire  dont  elle  est  très 
fière. 

Les  enfants  de  tout  à  l'heure  repassent. 

ISABELLE.  —  Vous  lie  ramcucz  pas  Jean- 
nine ? 

UNE  PETITE.  —  Elle  est  dans  sa  chambre.. 
elle  va  descendre. 

ISABELLE,  à  une  enfant.  — Veux-tu  dire  à 
un  domestique  d'apporter  ici  un  plateau  de 
soda...  et  une  tasse  de  thé  P  Pierre,  votre  tasse 
de  thé  habituelle  ? 

PIERRE.  —  Non,  je  vais  vous  demander  îa 
permission  de  m'en  aller...  J'ai  basoin  de 
quelques  heures  de  «sommeil  avant  le  train, 

ISABELLE.  —  Comment,  vous  partez  ainsi  P 
Et  Georges,  vous  ne  lui  serrez  même  pas  la 
main  ? 

PIERRE.  —  Il  a  le  tort  de  ne  pas  se  trou- 
ver là,  et  comme  je  ne  veux  pas  rentrer  au 
salon... 

MADAME  HETMAN,  —  Attendez,  je  vais  aller 
vous  le  chercher,  moi. 

PIERRE.  —  Ça,  c'est  gentil. 


SCÈNE  Vï 


PIERRE,  ISABELLE,  seuls. 

PIERRE.  —  Adieu,  ma  grande  amie. 

ISABELLE.  —  Pourquoi  me  dites-vous  adieu 
d'un  ton  si  grave? 

PIERRE.  —  Parce  que,  ne  le  savez-vous 
pas,  Isabelle?  c'est  un  grand  adieu  que  je 
vous  donne!  Toute  une  moitié  de  ma  vie  qui 
disparaît  ! 

ISABELLE.  —  Mais,  Pierre,  votre  place  ne  , 
sera  pas  changée  ici...  Gardez-la, 

PIERRE.  —  J'ai  attendu,  vous  le  voyez, 
jusqu'au  dernier  jour  pouir  perdre  tout 
espoir.  C'est  du  fond  du  cœur,  ma  grande  et 
forte  amie,  que  je  vous  'dis  adieu  !  Oh  !  la 
mélancolie  que  j'y  mets  n'est  que  tout 
égoïste...  c'est  im  vieux  pleur  de  vieux  gar 
çon  qui  grogne  contre  des  habitudes  déran- 
gées... oh!  sans  quoi!  vous  m'avez  donné 
l'exemple  de  la  sagesse...  Vous  êtes  une 
femme  parfaite  et  sans  faiblesse.  Un  beau 
jour,  vous  avez  choisi  entre  vos  intimes 
riiomme  qui  paraissait  le  plus  propre  à  vous 
rendre  heureuse  et  votre  choix  fut  longue- 
ment médité  !  Vous  avez  exclu  celui  qui  vous 
aimait  <(  le  trop  »...  Vous  passerez  ainsi,  bien 
calme,  de  l'amitié  à  l'amour.  Et  c'est  pour- 
quoi je  vous  quitte  sans  autre  regret  que  ce- 
lui de  quelques  habitudes  chiffonnées. 

ISABELLE.  —  Ah!  Pierre!  Pierre!  vous  ne 
serez  jamais  sage  ! 

PIERRE.  —  Tout  le  monde  ne  le  peut  pas.. 
Enfin,    vous,    vous    serez    heureuse...     Tout 
compte    fait,    votre    vie    promet...    Tiendra- 
t-elle? 


L'Enc-hantement 


7ï 


iSABEi.i£.  —  J'espère. 

Leurs  yenx   se   fixent  clans   la   lumière   brusque 
d'une  lampe. 

PIERRE     —    Vous    avez    raison,    il    fallait 
garder  to&  veux  des  lumières~trop  vives;  ils 


riîlREI.  —  Adieu,  ma  grande  amie. 

étaient  peut-être  bien  faibles  pour  les  sup- 
porter. 

ISABELLE  —  Que  voulez-vous  !  Je  me  rési- 
gnerai à  î'abat-jour. 

PIERRE,  la  regardant.  — ■  Oui,  votre  visage 
l'en  sera  pas  moins  joliment  éclairé. 

ISABELLE.  —  Allons,  allons...  c'est  cette 
^tupide  musique  qui  vouk  rend  mélanco- 
lique. 

piERBJi;  —  Peut-être.  Mais  que  vous  ne 
vous  trompiez  pas  sur  cette  mélancolie...  Elle 
est  doucement  méprisante  et  orgueilleuise, 
Isabelle.  On  ne  pleure  dans  la  musique  que 
des  bonheurs  médiocres  — et  qu'on  ne  devrait 
même  pae  regretter  ! 


SCENE  VII 


Les  MÊMES,  GEORGES 

GEORGES,  entrant.  —  Alors,  vrahneiit  vrai, 
tu  noue  quittes? 


PIERRE.  —  Comme  si  tu  ne  m'avais  pas 
toi-même  fait  prendre  mon  coupon. 

GEORGES.  —  Ah!  tu  l'as  trouvé?  J'avais 
peur  qu'on  ne  l'ait  dépasé  trop  tard  chez  toi. 

PIERRE.  —  Merci,  tu  vois... 

Geste  d'adieu. 

GEORGES  —  Non,  pas  encore...  noua 
n'avons  pas  eu  le  temps  de  t' apercevoir  dants 
la  oohue. 

PIERRE.  —  Ta.  présence  est  indispensable 
au  salon. 

GEORGES.  —  Pas  du  tout...  Je  venais,  au 
contraire,  une  seconde  aspirer  deux  ou  trois 
bouffées  de  cigare.  Il  n'y  a  plus  personne, 
que  quelques  rebuts  de  famille...  ça  leur  fera 
comprendre  qu'il  est  tard.  Ah!  (Il  respire 
bruyamment.)  Tiens!  il  pleut!...  La  boiine 
pluie  d'été  qui  crève  sur  Paris!  C'est 
moite  et  doux...  Que  t'en  vas-tu  chercher 
ailleurs? 

PIERRE.  —  Peut-être  pas  l'aventure...  mais 
dos  ciels  moins  gris  que  les  nôtres,  tu  vois  .. 
{Georges  lui  tape  sur  Vépanle  en  riant.)  Eh! 
oui,  mon  vieux,  c'est  ainsi. 

GEORGES.  —  Soit  !  Je  ne  t'envie  pas  tant  de 
jeunesse. 

ISABELLE,  de  loin  en  préparant  le  thé  que 
le  domestique  a  apporté.  —  Bien.  Grondez-le 
à  votre  tour,  Georges...  Parfaitement,  vous 
avez  besoin  d'être  grondé  ;  on  n'est  pas  plus 
romanesque. 

PIERRE.  —  Oui,  mais  on  devient  trop  dis- 
tingué;  ça  m'inquiète. 

GEORGES.  —  Tu  es  amer. 

PIERRE.  —  Tu  ne  sens  pas  ça,  toi?  J'ai  be- 
soin d'aller  voir  des  haillons...  de  beaux  hail- 
lons qui  aient  vécu... 

ISABELLE,  V interrompant.  —  Du  thé,  mon 
ami? 

Elle  lui  présente  une  tasse  et  le  sert. 

PIERRE.  —  Oui...  du  thé...  (Avec  un  sou- 
rire, en  la  regardant.)  Merci  pour  le  sucre. 

ISABELLE,  près  de  lui,  à  mi-voix.  —  Ah! 
Pierre,  si  romanesque  vraiment...  et  si  peu... 
moderne  ! 

PIERRE,  très  haut,  exprès.  —  Comme  vous 
avez  joliment  dit  ça  !  Tout  un  petit  monde 
d'ironie  et  de  fatuité  là-dedans.  Si,  si,  mo- 
derne, au  contraire...  à  satiété...  Hé  oui!  les 
appartements  deviennent  trop  confortables... 
la  vie  est  trop  caoutchoutée...  Je  m'y  sens 
trop  bien  préservé  contre  tout,  le  froid,  le 
chaud,  les  inconvénients  et  la  passion.  Vrai, 
il  se  répand  partout  une  espèce  de  médiocrité 
élégante  du  bonheur  ;  c'est  fastidieux  !  Nous 
avons  tous  le  même  appartement  et  la  même 
âme...  Ça  devient  une  espèce  de  parcage,  un 
nivellement  général  ;  chacun  j  a  sa  petite 
case  laquée  blanc...  Le  socialisme  des  riches, 
quoi  !  Je  fuis  tout  le  mauve  contagieux  de 
vos  robes  qui  m'ont  si  bien  apprivoisé  à 
elles...  Ah!  la  vie  qui  salit,  n'importe  quoi! 
mais  de  la  vie  vive  et  des  passions. 


72 


L'Enchantement 


GEORGES,  à  la  cheminée,  en  coupant  un 
cigare.  —  Je  vois  évidemment  que  tu  as  be- 
soin de  changer  d'appartement. 

PIERRE.  —  J'ai  besoin  de  ne  plus  me  sentir 


PIERRE.  —  Eh!  eh!  mon  Dieu,  quels  yeux 

MAUVAIS  ! 


préservé,  voilà  tout,  de  me  délivrer  de  cette 
éducation  médiocre  dont  vous  êtes  la  pa- 
tronne agaçante.  [Jeannine  entre  à  ce  mo- 
ment Elle  passe  devant  Pierre  qui  la  happe 
au  passage.)  Tenez,  là,  votre  petite  élève... 
la  chouchoute...  Vous  en  serez  fière,  allez!,., 
que  voulez-vous  qu'il  pousse  dans  de  pareilles 
caboches  ?  Ah  !  l'aurez-vous  préservée  celle-là, 
avant  la  vie,  Isabelle!...  Eh!  eh!  mon  Dieu, 
quels  yeux  mauvais!  Voyez-moi  ça!...  la  pe- 
tite poison  ! 

Jeannine  se  dégage  d'un   coup  d'épaules   et   va 
froidement  à  sa  sœur. 

GEORGES.  —  Tu  l'embêtes,  cette  enfant, 
avec  ton  lyrisme  ! 

JEANNINE,  à  Isabelle.  —  Tiens,  voilà  tes 
clefs. 

Elle  jette  les  clefs  sur  la  table   avec   bruit   et 
s'en  va. 

ISABELLE,  à  Jeannine.  —  Jeannine!  Eh 
bibii  ?  Jeannine,  où  vas-tu? 

Jeannine  sort  sans  répondre,  sans  se  retourner. 

ISABELLE,  à  Pierre.  —  Vous  l'avez  froissée! 
C'est  intelligent.  N'importe,  vous  m'amu- 
sez... Comme  si  tout  le  monde  avait  à  se  pré- 
server, comme  si  c'était  une  loi  de  nais- 
sance! 

GEORGES.  —  Le  passionnât  obligatoire. 

PIERRE.  —  Vous  préférez  la  petite  épargne 
bien  française. 

GEORGES.  —  Non,  mais  il  devient  extraor- 
dinaire, ma  parole...  On  dirait  qu'il  s'en 
prend  à  nous...  Pourquoi  cet  air  rogue? 

ISABELLE,   interrompant  encore  vivement. 


—  Oui,  que  voulez-vous  dire?  Que  nous  ne 
sommes  que  de  petits  bourgeois?  Mais  pour- 
quoi nous  en  faire  un  crime  !  C'est  curieux, 
Pierre  n'a  jamais  pu  admettre  qu'il  y  ait  des 
âmes  totalement,  oh  !  mais  to-ta-le-rnent  fer- 
mées à  ce  qu'il  appelle  avec  tant  de  fracas 
((  la  passion  ».  Elles  peuvent  aimer  beaucoup 
tout  de  même,  soyez-en  sûr...  C'est  ceir: 
que  vous  voulez  me  faire  dire?  (Elle  se  re- 
tourne vers  Georges  et  très  sérieuse.)  Eh 
bien  !  je  le  dis  sans  gêne,  et  Georgas  ne  le 
trouvera  pas  déplacé  :  nous  nous  épou&r'^'' 
tous  deux,  oh!  mon  Dieu,  sans  passion.. 
3t  c'est  tout  de  même  une  belle  union  que 
la  nôtre. 

PIERRE.  —  Je  n'ai  pas  dit  le  contraire. 
Seulement,  pourquoi  ce  petit  air  fat  et  com- 
patissant? 

ISABELLE,  riant.  —  Mais  non!  vous  êt^s 
extraordinaire.  Question  de  nature,  de... 
tempérament,  je  ne  sais  pas,  moi...  vous 
allez  me  faire  dire  des  bêtises. 

PIERRE.  —  Oui,  vous  avez  la  prétention 
d'être  supérieurement  équilibrée.  Quelle 
erreur  est  la  vôtre!  Je  n'en  veux  d'autre 
preuve  que  cet  amour  désordonné  et  insup- 
portable pour  Jeannine. 

ISABELLE,  avec  volubilité.  —  Ça,  c'est 
•autre  chose,  mon  cher!  Cet  amour-là  est  fait 
de  quinze  années  de  dévouement,  d'abnéga- 
tion,  de... 

PIERRE,  V interrompant.  —  Je  m'en  fiche. 
C'est  de  la  passion,  et  de  la  plus  déséquili- 
brée, encore  !  ** 

ISABELLE.  —  Oh!  puis,  la  passion!  On  ne 
s'en  lassera  alors  jamais  de  ce  vieux  senti- 
ment si  fatigué,  si  usé?...  Voyons,  Pierre, 
vous  ne  trouvez  pas  qu'il  serait  temps  d'y 
substituei  autre  chose,  um  sentiment  plus 
grand,  plus  noble,  plus  sain? 

PIERRE.  —  Là!  vous  croyez  avoir  dit 
quelque  chose  de  très  fort  !  On  le  voit  à  votre 
air  épaté.  Mais  vous  parlez  comme  une  insti- 
tutrice libérale  !  Mais  vous  n'êtes  rien  moins 
qu'une  émancipée,  ma  pauvre  ajnie.  Quelle 
illusion!...  Et  puis,  diantre,  attendez  au 
moins  demain  matin.  Vos  idées  changeront 
peut-être  d'ici-là! 

ISABELLE.  —  Continuez,  vous  m'amusez. 

PIERRE.  — •  Non,  je  vous  vexe...  Seule- 
ment, tant  pis!  c'est  agaçant...  A  la  veille, 
que  dis-je?  à  la  minute  du  sacrifice,  voue  avez 
une  manière  de  sublime  tranquille  qui  dé- 
passe tout  ce  qu'on  peut  rêver!...  (Sarcas- 
tique.)  Hé!  toi,  là-bas,  l'homme,  que  penses- 
tu  dans  ton  coin  de  cette  conversation  de 
soir  de  noces? 

GEORGES,  négligé.  —  Continuez,  ne  vous 
gênez  pas  pour  moi. 

ISABELLE.  —  Nous  peiisons  de  même,  n'est- 
ce  pas,  Georges?  Oh!  nous  nous  sommes  très 
approfondis. 

GEORGES,  se  rapprochant,  la  boîte  de  ci- 
gares à  la  main.  —  En  tout  cas,  un  fond 
commun,  que  je  ne  crains  pas  d'avouer,  '''est 
l'amour  de  la  paix...   Je  redoute  les  p'^^.gea 


L'Enchantement 


73 


sublimes...  Je  no  vois  pas  pourquoi  je  ne 
)  me  passionnerais  pas  pour  mon  bonheur... 
mon  travail  aussi.  J'aime  bien  mon  tra- 
vail... je  crois...  il  me  semble...  Tu  veux  un 
cigare  ? 

l'TEiiRE,   risihlement  moins  maître  de  lui. 
-  Le  calumet  de  la  paix? 


'     à 

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iHlfiîmf 

*1 

^'i^Êsê 

aliORGES,. —  Je  Nk   suis  pas  un    homme  PLU^1 
MÉDIOCRE  qu'un    AUTRE. 

GEORGES  —  Ne  raille  pas,  vieux.  Oui,  j'ai 
an  penchant  au  bonheur,  un  irrésistible  pen- 
chant à  la  paix.  Tout  petit,  je  me  souviens 
que  je  te  cédais  déjà  aux  billes,  au  collège, 
quand  tu  trichais,  ce  qui  t' arrivait  souvent 
dans  la  fièvre  des  jeux  illusoires,  pour  avoir 
la  paix.  Ça  dure  encore.  Et  ne  hausse  pas 
les  épaules.  Je  ne  suis  pas  un  homme  plus 
médiocre  qu'un  autre. 

Ce  disant,   il  a  un  peu   brutalement  appuyé  la 
main  sur  l'épaule  de  Pierre. 

PIERRE,  énervé.  —  Possible!  c'est  toi  qui 
railles,  eh  bien!  écoute.., 

ISABELLE,  interrompant  avec  vivacité.  — 
Quoi?  (Elle  le  regarde  fixement.)  Je  vous 
défie,  Pierre,  de  ne  pas  rire. 

PIERRE,  après  un  court  silence,  haussant 
les  épaules.  — •  Vous  avez  raison.  (La  voix 
changée.)  Tiens,  veux-tu  me  faire  chercher 
mon  vestiaire  et  une  voiture,  c'est  plus  im- 
portant. 

GEORGES.  —  Comment  donc! 

Il  sort. 


SCÈNE  Ylll 


PIEHRE,  ISABELLE 

PIERRE.  —  J'ai  failli  devenir  tout  à  fait 
ridicule.  Merci  de  m'avoir  arrêté  à  temps 
AJi  !  décidément,  oui...  pas  dans  le  train! 

ISABELLE.  —  l'ersonne  n'est  parfait. 

PIERRE.  —  Oh  !  je  sens  la  tare,  allez  !  Je 
iie  m'illusionne  guère.  Je  possédais  autrefois 
une  petite  amie  (ne  cherchez  pas,  je  vous  en 
prie,  vous  n'avez  pas  connu)  qui  s'intéressait 
vivement  à  un  jeune  auteur  dramatique  dont 
le  nom  ne  nous  est  pas  encore  parvenu.  Il 
est  de  Nantes,  disait-elle,  et  il  prétend  que 
c'est  pourquoi  il  ne  réussira  jamais.  J'essayai 
vainement  de  protester.  ((  Non,  non,  reprit- 
elle,  il  me  répète  souvent  :  Vois-tu,  il  y  a 
quelque  chose  qui  me  manque;  si  j'étais  né 
à  Paris,  mais  né...  ce  qui  s'appelle  né...  eh 
bien  !  je  l'aurais.  » 

ISABELLE,  riant.  —  Que  lui  manquaït-il? 

PIERRE.  —  Le  dialogue. 

ISABELLE.  —  Et  alors? 

PIERRE.  —  ((  Je  iie  sais  pas,  moi,  ce  que 
c'est  que  le  dialogue,  »  —  ma  petite  amie 
parle  toujours  —  ((  mais  il  paraît  qu'au 
théâtre  on  ne  peut  rien  faire  sans  le  dia- 
logue. —  Ce  n'est  pas  l'esprit  qui  me  gêne, 
dit-il  ;  l'esprit,  ça,  c'est  national  ;  il  n'y  a  pas 
de  départements.  Alors,  les  deux  premiers 
actes,  tout  marche.  Seulement,  c'est  lorsque 
arrive  l'émotion,  au  troisième  acte...  (l'émo- 
tion, il  paraît  que  c'est  au  troisième  acte) 
alors  ça  n'y  est  plus,  je  .me  laisse  aller,  tu 
comprends,  j'ai  l'air  de  croire  que  c'est 
arrivé,  d'y  couper.  Il  doit  y  avoir  une  ma- 
nière de  ne  pas  avoir  l'air  d'y  couper!  Seule- 
ment, voilà,  il  faudrait  être  de  Paris.  »  Eh 
bien  !  tel  ce  bon  jeune  homme  qui  se  destinait 
à  l'art  dramatique,  quand  arrive  l'émotion, 
il  vaut  mieux  que  je  retourne  en  province, 
voyez-vous...  je  n'ai  plus  la  nuance. 

ISABELLE.  —  Revenez  guéri. 

PIERRE.  —  Adieu,  Isabelle.  Je  ne  vous  en 
veux  pas.  Vous  me  croyez? 

ISABELLE.    Oui. 

Un  temps.  —  Le  domestique  apporte  le  chapeau 
et  le  pardessus. 

PIERRE,  mettant  son  pardessus.  —  Je  vous 
écrirai.  Quel  souvenir  vous  allez  garder  de 
moi!  J'ai  honte  un  peu.  (Il  se  regarde  com- 
plaisamment  dans  la  glace  en  mettant  son 
chapeau.)  Bah!  en  somme,  rococo,  mais  j'aur 
rai  été  ce  qu'on  appelait  autrefois  un  galant 
homme...  la  jolie  expression!...  un  de  ces 
voyageurs  surannés  comme  on  en  rencontrait 
jadis,  dont  on  disait  :  Je  l'ai  oonnu  à  Chias- 
setti,  ou  ailleurs,  il  aimait  une  belle  dame, 
qui  avait  un  chapeau  de  satin  blanc,  et  il 
mourut  en  lui  écrivant  des  vers  sur  son  Pé- 
trarque. (Il  rit.)  Allons,  adieu.  Quelle  stupide 
conversation  de  départ  J 


74 


L'Enchantement 


GEORGES,  rentrant,  —  La  voiture  est  là. 

PIERRE.  —  Je  me  sauve.  {A  i¥™®  Heiman, 
qui  vient  d'entrer.)  Au  revoir,  vous.  Oh! 
nous  sommes  gens  de  revue  ! 

ISABELLE,  lui  tendant  la  main.  —  Bon 
courage,  mon  ami. 

Ils  te  regardent. 

PIERRE.  —  Bonne  ohance,  Isabelle.  {A 
Georges,  en  sortant,  la  voix  un  peu  con- 
tractée.) Fermée,  la  voiture?  Il  doit  faire  un 
temps! 


SCENE  IX 


ISABELLE,   M^^  HEIMAN, 
puis  JEANNINE  et  GEORGES 

ISABELLE    —  Parti! 

Elle  se  dirige  vers  le  salon. 

MADAME  HEIMAN  —  'Prenez  garde,  vous 
avez  un  volant  de  défait  à  votre  corsage. 

ISABELLE.  —  Ce  n'est  rien,  ne  vous  donnez 
pas  îia  peine.  J'ai  une  épingle. 

MADAME  HEIMAN,  arrangeant  la  robe.  —  Ce 
pauvre  Pierre,  il  vous  aimait.  Que  lui  avez- 
vous  dit? 


plus  tard,  j'en  suis  sûre.  Vous  savez,  lorsque 
le  médecin  est  parti,  les  malades  aiment  bieo 
se  rappeler  qu'il  riait...  Oh!  merci,  vraiment, 
vous  êtes  trop  aimable...  (Jeannlne  entre.) 
Te  voilà,  toi  ;  on  te  cherche  partout.  C'est 
très  impoli,  ce  que  tu  fais  là.  Pierre  est 
parti.  Tu  entends? 

MADAME  HEIMAN.  —  Oli  !  ne  la  groudez  pas. 
je  vous  en  prie.  Pas  aujourd'hui.  Elle  est  si 
jolie^  cette  enfant  ! 

GEORGES  rentre.  Bas,  à  Isabelle,  en  pas- 
sant. —  Dites  donc,  j'ai  cru  un  moment  que 
ça  allait  se  gâter. 

ISABELLE.  —  N'est-ce  pas?  Il  s'en  est  fallu, 
de  peu.  (A  un  domestique  qui  entre.)  Y  a-t-il 
assez  de  voitures  ?  Tout  le  monde  est-il  à  peu 
près  parti  ? 

LE  DOMESTIQUE.  —  Il  restc  eucore  les  pa- 
rents de  monsieur  et  trois  ou  quatre  per- 
sonnes. Il  y  a  aussi  la  mère  de  M'^®  Thérèse 
qui  attend  madame  dans  le  petit  salon. 

ISABELLE.  —  Bien.  Nous  allons  renvoyer  le 
tout.  {Aux  autres.)  Passons,  voulez-vous? 

Georges  passe  le  premier. 

MADAME  KEiMAN,  montrant  Jeannine  qu'elle 
voit  de  dos,  à  une  table,  comm,e  plongée  dans 
la  contemplation  de  photographies.  — Regar- 
dez-la. Est-elle  jolie  dans  cette  pose! 

ISABELLE,  appelant.  —  Jeannine! 

MADAME  HEIMAN.  —  Elle  est  plongée  dar^ 
la  contemplation  de  Saint-Meilhan.  Elle 
n'entend  pas. 

ISABELLE.  —  Elle  fait  semblant  de  ne  pas 
entendre. 

MADAME  HEIMAN.  —  Attendez! 

ISABELLE.  —  Oh  !  vous  allez  lui  faire  peur, 

MADAME  HEIMAN,  s'approchc  à  ptts  de  loup 
de  Jeannine  et  lui  met  la  main  sur  les  yeux. 
—  Coucou!  (Elle  retire  brusquement  les 
mains.)  Oh!  vous  pleure^:,  mademoiselle? 

ISABELLE.  —  Elle  pleure? 

MADAME  HEIMAN,  gênée.  —  Mais  oui,  elle 
pleure  !  Oh  !  je  vous  demande  pardon,  made- 
moiselle... je  ne  savais  pas... 

ISABELLE,  vivement.  —  Ce  n'est  rien,  ce 
n'est  rien.  Ne  vous  en  occupez  pas. 

MADAME  HEIMAN.  —  L'émotiou  de  la.  jour- 
née, sans  doute. 

ISABELLE,  —  Oui,  elle  est  un  peu  nerveuse, 
ce  soir...  Voulez-vous  bien  dire,  s'il  vous  plaît. 
à  Georges,  de  s'occuper  des  départs  sans 
moi...  qu'on  ne  m'attende  pas,  qu'il  m'ex- 
cuse. 


SCENE  X 


MADAME  HEIMAN.  --  GOUCOU', 

ISABELLE  —  J'ai  essayé  de  lui  donner  du 
coTirage,  sans  mentir  pourtant.  Il  ne  faut  ja- 
mais mentir.  Mon  sourire  lui  fera  grand  bien 


JEANNINE,  ISABELLE 

ISABELLE,  rapidement.  —  Voyons,  Jean- 
?.ine,  pourquoi  pleures-tu?  Tes  petites  amies 
te    cherchaient    partout,    tu    boudais    dans 


L'Enchantement 


75 


ta  chambre  et  maintenant  voilà  que  tu 
pleiiTos?...  Voyons,  réponds,  je  veux  que  tu 
répondes. 

JEANNTNE.  - —  Je  n'ai  rien.  Laisse. 

ISABELLE.  - —  Depuis  plusieurs  jours  déjà, 
on  t^  voit  passer  silciieieusenient  dans  l'ap- 
part-ement,  tu  t'enfermes,  tu  ne  réponds  plus 
lorsqu'on  te  parle...  Jeannine,  ne  pi'ends  sur- 
tout pas  en  mauvaise  part  ce  que  je  dis;  je 
ne  t-e  fais  aucun  reproche,  mais  si  quelque 
chose  dans  mon  attitude  t'a  blessée  le  moins 
du  monde,  si  tu  souffres,  parle.  Jamais  un 
^oute  ne  s'est  élevé  ni  ne  s'élèvera  entre  nous. 

JEANNINE.  —  Laisse,  je  t'assure,  je  suis  fa- 
tiguée. 

ISABELLE.  —  Ces  jours-ci,  nous  avons  été 
très  séparées,  c'est  vrai...  Mais  regarde-moi 
donc,  chérie.  M'en  voudi-^is-tu  ?  Si  tu  crois, 
si  tu  peux  pe-nser  seulement  que  ce  mariage 
doive  changer  quelque  chose  à  notre  vie... 
Est-ce  cela?  Tu  ne  réponds  pas...  Est-ce 
cela?...  O  Jea-nnine,  est-il  rien  qui  puisse  ve- 
nir déranger  notre  intimité?  N'es-tu  pas  au- 
dessus  de  tout  dans  ma  vie?  Je  sais  bien,  à 
ta  place  j'éprouverais  aussi  ce  petit  sentiment 
de  jaioxisie,  mais,  ma  ohérie,  ma  ciiérie,  peux- 
tu  penser!...  Tournez  votre  figure  par  ici... 
Est-ce  que  j«  ne  t'aime  pas  plus  qvie  tout  au 
monde  ! 

.JEANNINE.  —  Oh!  tu  dis  ça,  tu  dis  ça  ! 

ISABELLE..  —  As-tu  bosoin  que  je  te  le  ré- 
pète, enfant? 

JEANNINE.  — •  Si  j'étais  sûre  de  cela,  au 
moins,  .bien  sûi'e  !  Tu  m'aimes  plus  que  tout 
au  monde  ?  Songe  bien  à  ce  qu«  tu  dis- 

ISABELLE,  dans  un  élan.  —  Ah!  quand  ma 
vie  nft  l'aurait  pas  prouvé,  quand  je  ne  t'au- 
rais pas  doané  la  becquée  jouj-  par  jour,  ne 
peux-ta  lire  en  cette  minute  dans  mes  yeux 
que  c'est  toi  l'adorée  !  Ne  sais-tu  pas  que  c'est 
ta  faute  s'il  ne  reste  plus  rien  pour  les 
autres  ? 

JEANNINE.  —  Plus  rien? 

ISABELLE.  —  Parole,  va,  pas  grand'ehose  ! 
Tiens,  je  suis  flattée,  au  fond,  de  cet  accès 
de  jalousie;  j'y  comptais  un  peu,  je  te  dirai. 
(Elle  rit.)  Embrasse...  O  Ninette,  s'il  avait 
fallu^  pour  t'épargner  une  grande  peine  quel- 
conquCj  sacrifier  ce  mariage,  je  n'aurais  pas 
hésité. 

JIL'ANNIN'E.  —  Ah  !  Sacrifier  à  moi,  rien  que 
pour  moi  ?  Et  cependant,  c'est  ton  bonheur, 
ce  mariage!  Je  dois  te  paraître  bien  égoïste 
en  ce  moment,  hein,  Isabelle?...  C'est  ton 
bonheur  ? 

ISABELLE.  —  Voyons,  comprends...  Il  y  a 
des  choses  embarrassantes...  beaucoup  plus 
difficiles  à  expliquer  à  une  petite  fille  qu'à 
d'autres. 

JEANNINE.  —  Va  donc!  te  gêne  pas... 

.3ABELLE.  —  D'abord,  je  te  l'ai  expliqué 
aéjà  maintes  fois.  Ce  mariage  est  de  toute 
raison  et  de  toute  nécessité...  les  conve- 
nances... et  puis,  il  faut  bien  prévoir  l'avenir, 
pour  moi  comme  pour  toi.  Il  y  a  même  des 
questions  d'intérêt. 


JEANNINE.  —  Oui,  je  sais...  Après? 

isabeltjE.  —  Quant  à  Georges,  c'est  mon' 
plus  vieil  ami.  J'ai  une  énorme  affection^ 
pour  lui  et  tu  es  assez  grande  pour  com- 
prendre que  je  ne  l'aime  pas  d'amour. 

jEANNiNi-:.  --  Oh!  tu  dis  ça!  tu.  dis  ça  ! 

iSABELu:.  —  Si  je  l'avais  aimé,  je  ne  l'au- 
rais pas  épousé. 

JEANNINE,  comme  quelqu'un  à  qui  ov  veut 
en  trop  faire  accroire.  —  Tu  ne  l'aurais  pas 
épousé  ?  Pourquoi  ? 

ISABELLE,  simplement.  —  Parce  qu'il  nous 
aurait  dérangées,  sœurette...  Saisis-tu? 


ISABELliE.  —  Voyons,  Jeannine,  pourquoi 

PLEURES-TU? 


JEANNINE,  met  un  doigt  grave  sur  sa  tempe. 
—  Je  te  demande  tout  ça,  Isabelle,  parce  que 
j'ai  besoin  de  mettre  de  l'ordre  dans  ma  tête. 
Ainsi,  c'est  ton  ami  seulement.  Mais  si  toi 
tu  ne  l'aimes  pas  d'amour,  lui,  il  t'aime? 

ISABELLE.  —  Mon  Dieu!...  sûrement...  à 
ma  manière...  {L^ entourant  de  ses  hms.)  Oh! 
tu  verras,  tu  verras  !  cxjmbien  tu  seras  heu- 
reuse, comme  notre  affection,  au  contraire, 
délivrée  de  tant  de  soijcis  matériels  d?' avenir, 
deviendra  plus  étroite,  plus  serrée!... 

JEANNINE.  —  C'est  ça,  dorlotte...  dorlotte... 

ISABELLE,  lui  pinçant  le  bout  du  nez.  — 
Oh  !  la  vilaine  petite  fille  ! 

JEANNINE,  se  redressant  hrusquement.  — 
Je  ne  suis  pas  si  petite  fille  que  ça!  Je  la 
fais. 

ISABELLE,  riant.  —  Tu  n'as  pas  besoin  de 
le  dire  !  Je  sais  bien  que  tu  y  mets  de  la  co- 
quetterie. 

JEANNINE.  —  Je  suis,  au  contraire,  très 
avancée  pour  mon  âge...  Ne  ris  pas.  Tu  m'of- 
fenserais en  ce  moment,  je  t'assure... 

ISABELLE.  —  Tu  es  amusantc  quand  tu  es 
digne  ! 

JEANNIN'E,  se  lève.  —  Je  suie  capaJble 
de  grandes...  grandes  choses...  tout  comme 
toi. 

ISABELLE,  lui  prenant  les  deux  mains.  — 
Je  sais  que  sous  ces  apparences  nerveuses  et 
folles,  tu  as  des  côtés  déjà  très  beaux,  très 


6 


/Enchantement 


profonds,  et  un  vrai  petit  cœur  de  femme 
J'ai  voulu  faire  de  toi,  à  ton  tour,  une  femme 
forte  et  libre.  Aussi,  ne  me  déplaît-il  pas  que 
tu  fasses  beaucoup  de  footing,  du  yacht,  du 
cheval...  et  quand  je  te  laisse  même  fumer 
une  cigarette,  après  diner,  il  ne  me  déplaît 
pas  qu'on  y  voit  le  geste  d'une  petite  indépen- 
dance très  crâne...  Et  c'est  ma  fierté  de 
t' avoir  faite  ainsi. 

EANNiNE,  hochant  la  tête,  doucement.  — 
Oui,  c'est  encore  à  toi  que  je  dois  d'être 
comme  je  suis.  Je  te  dois  tout,  même  cela, 
c'est  vrai...  oh!  tu  mérites  beaucoup  de  re- 
connaissance ! 

ISABELLE.  —  Maintenant,  oust!  assez 
causé.   Viens  au  salon. 

JEANNINE.  —  Non..=  non,  dorlotte...  dor- 
iotte  encore.,,  au  moins  une  petite  minute. 

ISABELLE,  la  berçant  un  peu.  —  Tu  verras, 
comme  on  te  fera  une  vie  belle!  On  fera  ceci, 
on  fera  cela...  et  plus  tard,  qu'est-ce  qu'on 
fera?  On  te  cherchera  un  petit  mari! 

Jeannine  a  les  yeux  clos  sur  la  poitrine  de  sa 
sœur, 

.7EANNINE,  riant  du  petit  rire  qu'ont  les  en- 
hjnts  rlans  les  larmes.  —  Un  petit  mari!... 
oh!  tu  dis  ça!...  Oui,  raconte  encore  ce  que 
tu  aurais  fait 

iSABELijïï.  —  Tout  ce  qu'on  fera.  D'abord, 
on  t'achètera  à  la  campagne  une  belle  écurie 
de  poneys.  Tu  recevras... 

jïîANNiNE,  les  yeux  toujours  fermés.  —  - 
Oui..,  oui.  . 

ISABELLE.  —  Et  puis,  et  puis...  je  ne  sais 
pas,  moi  !  Tu  es  bête  ! 

Elle  J'embrasse. 

JEANNINE.  —  Dis,  c'est  vrai  que  je  ressem- 
blais beaucoup  à  maman  ?  Dis  encore,  je  fai- 
sais beaucoup  de  mauvais  tours?  Raconte. 

ISABELLE.  —  Je  crois  bien  !  Tu  m'en  as 
fait  voir,  va  !  Tu  te  rappelles,  la  fois  du  bas- 
sin? 

JEANNINE.  —  Oui,  je  me  rappelle.  C'est 
drôle,  hein  ?  {Un  temps.  Elle  ouvre  les  yeux 
et  regarde  au  loin  dans  sa  pensée.)  J'ai  tou- 
jours été  très  originale. 

ISABELLE.  —  Entends-tu  gratter  à  la 
porte  ?  C'est  Neyt  qui  veut  venir  te  dire  bon- 
jour. Faut-il  lui  ouvrir  ? 

JEANNINE,  sa  rêverie  coupée,  avec  une  pe- 
tite voix  sèche.  — ■  Merci!  si  tu  t'imagines 
qu'elle  m'intéresse,  cette  bête! 

ISABELLE,  se  Icvuut  aussi,  —  Nous  ne  pou- 
vons pas  ne  pas  aller  dire  adieu  aux  per- 
sonnes. Si  cela  t'ennuie,  reste.  Je  t'enverrai 
Georges  qui  n'a  pas  eu  le  temps  de  te  parler 
de  toute  la  journée 

JEANNINE.  —  Oh!  non.  Encore  moins! 

ISABELLE.  —  Je  suis  sûre  que  tu  te  trompes 
sur  les  sentiments  de  Georges  à  ton  égard. 

JEANNINE,  avec  une  volubilité  subite.  —  Je 
ne  crois  pas!  En  tout  cas,  ça  n'a  pas  la 
moindre    importance,    là,    là!...    On    fait    ce 


'•-;u'on  fait  dans  la  vie,  pour  soi,  sans  s'inq-ié- 
ter  de  ce  qu'en  penseront  les  autres  ap.ès. 
S'il  fallait  seulement  compter  sur  leur  recon- 
naissance, ah!  là!  là!  ça  ne  vaudrait  ;  as, 
vrai,  de  se  donner  tant  de  mal!.,- 

Elle  a  dit  cela  si  vite  qu'on  comprend  à  peine, 
et  puis  elle  s'arrête  net. 

ISABELLE,  suffoquée.  —  Qu'est-ce  que 
c'est  ?  Qu'est-ce  que  c'est  que  cette  divagation 
philosophique,  tout  d'un  coup? 

JEANNINE.  —  Je  ne  sais  pas...  fais  pas 
attention. 

Elle  se  blottit  dans  les  bras  de  sa  sœur,  yeuj 
clos,  avec  un  petit  grognement. 

ISABELLE.  —  Comme  il  t'échappe  des  bribes 
de  phrases  par  moments,  Jeannine,  que  je 
n'aime  point,  pleines  d'amertume,  bizarres, 
communes... 

JEANNINE.  —  T'occupes  pas...  c'est  ma 
moue,  cest  quand  je  fais  ma  moue  l 

ISABELLE.  —  Allons,  je  ne  réussis  qu'à 
t' impatienter. 

JEANNINE.  —  Ecoute  ..  dis-lc  moi  dans  les 
yeux.  Tu  seras  profondément  heureuse  ? 

Elle  regarde  sa  sœur  avec  des  yeux  tout  grands 
et  sérieux. 

ISABELL.E.  —  Profondément. 

JEANNINE.  —  Eh  bien,  alors,  voilà,  c'est 
fini!  Je  suis  calmée  tout  à  fait...  Ce  n'était 
pas  plus  difficile  que  ça  ! 

ISABELLE.  —  Calmée,  calmée  ? 

JEANNINE,  —  Oh!  complètement!  Je  suis 
même  bien- 

iSABEiiLB.  — ■  Alors,  vite,  lève-toi..  Cette 
fois,  je  ne  peux  plus  attendre  une  seconde; 
viens. 

.JEANNINE,  avec  un  mouvement  crispé.  — 
Pas  encore!  pas  encore!  Non,  écoute...  j*^  ne 
veux  pas.  Ça  m'ennuie. 

ISABELLE.  -—  Alors,  désircs-tu  que  je  t'ap- 
porte quelque  chose  ici?  Il  doit  rester  de  ce 
que  tu  aimes  au  buffet. 

jeaMïne.  —  C'est  cela,  c'est  cela... 

ISABELLE.  —  Une  coupe  de  fruits?  Je  te 
l'apporterai  moi-même.  Oh!  je  te  gâte. 

JEANNINE,  agitée  au  possible.  —  Mon 
Dieu!...  pa-o  si  vite,  je  t'en  supplie...  Reste 
une  petite  seconde. 

ISABELLE.  —  Tu  fis  Vraiment  dans  un  émoi 
extraordinaire,  Jeannine.  l'u  ne  te  sens^  pas 
malade  ? 

JEANNINE,  se  ravisant  et  s'' efforçant  de  pa- 
raître naturelle.  —  Tu  as  raison;  il  faut. que 
tu  t'eii  ailles.  Tu  dis  une  coupe  de  fruits?...' 
Oui,  une  coupe  de  fruits...  je  veux  bien... 
Seulement,  ne  l'apporte  que  dans  un  qmart 
dlieure...  pas  avant...  lorsque  je  serai  tout  à 
fait  bien...  Je  vais  m'o+endro  ici,  sur  le  ca- 
napé. C'est  compris?  ""is  r.vant  \vn.  Qv.?.\t 
d'heure?... 


L'HnchaïUernei 


TJ 


ISABELLE.  —  Capricieuse;... 

Elle  s'éloigne,  Jeannine  s'allonge  sur  le  canapé 
et  alors  on  entend  comme  une  plainte. 

JEANNINE.  —  C3wjurette!  sœurette!...  quel 
dommage  !... 

iSAHELLE,  56  retoumanf.  —  Oli  !  un  repro- 
che? Encore! 

JEANNINE.  —  C'est  parce  que  je  t'aime 
tant!...  tant!  T'o-ccupe  pas  de  moi  mainte- 
nant, ne  t'occupe  plus.  (Quand  Isabelle  va 
passer  la  porte.)  Isabelle!...  regarde-moi  en- 
core, gentiment...  de  la  porte...  là,  comme 
ça...  Va,  maintenant,  va!  {Isabelle  est  par- 
tie. Seule,  d'une  voix  étranylée,  Jeannine 
appelle  encore.)  Isabelle!  Isabelle!...  Oh! 

Elle  se  met  à  trembler  fiévreusement  des  mains. 
Un  moment  se  passe.  Alors  on  la  voit  se  rele- 
ver, dégrafer  son  corsage,  y  prendre  une  en- 
veloppe qu'elle  cacheté  avec  un  soin  extraor- 
dinaire. Elle  remet  la  lettre  dans  son  corsage, 
regarde  si  on  ne  la  voit  pas,  puis  se  sauve  à 
pas  précipités  par  la  porte  de  droite. 


une  feinme  à  poigne  et  d'une  beauté...  un 
peu  froide...  mais  si  supérieure!...  Enfin!... 
Seulement,  moi,  vrai,  j'ai  honte  avec  mon 
gros  désir  vulgaire...  J'ai  peur  de  vous  dé- 
goûter... 

ISABELLE.  —  Non,  (jfcorgcs,  je  vous  estime 


SCENE  XI 


ISABELLE,  puis  GEORGES 

VOIX  d'isabelle.  —  Non,  non,  ne  vous  dé- 
rangez pas,  ce  n'est  rien. 

Elle  entre,   avec  à  la  main   une  coupe  sur  une 
assiette. 

GEORGES,  la  suivant.  —  Elle  est  malade? 

ISABELLE.  —  Seulement  un  peu  énervée... 
Jeannine?  Où  donc  a-t-elle  passé?  {Allant  au 
hall)  Tu  es  là?  {Georges  V embrasse  sur  la 
nuque.)  Taisez-vous!  Vous  avez  failli  me 
faire   tout   renverser. 

GEORGES.  —  Posez  douc  ce  meuble,  c'est 
gênant. 

ISABELLE.  —  Retournez.  Nous  sommes  ri- 
dicules. Depuis  une  heure  on  doit  prendre 
nos  petites  absences  pour  des  abusions  d'im- 
patience. C'est  grotesque.  Nous  avons  l'air 
^e  le  faire  exprès.  • 

GEORGES.  —  Ça  vous  cnuttierait  donc  tant 
d'avoir  l'air  de  le  faire  exprès?  Tu  m'aimes? 

ISABELLE.  —  Je  t'aime,  v 

GEORGES.  —  Oh  !  co  premier  ((  tu  »  !  Ce 
n'est  pas  mal  pour  une  première  fois,  mais 
il  y  a  mieux.  On  dit  ((  tu  »,  très  fort.  Ça  doit 
durcir  les  lèvres.  {Ils  s'embrassent  )  J'ai  été 
irréprochable,  tout  à  l'heure,  dites? 

ISABELLE.  —  Comme  toujours. 

GEORGES,  avec  un  rire  malin.  —  C'est  égal, 
Je  ne  suis  pas  fâché  de  cette  conversation  ! 
Je  n'avais, pas  besoin  d'être  renseigné,  certes, 
mais   on   apprend   toujours...   Ah!  vous  êtes 


ISABELLE.  —  Taisez-vous  !  vous  avez  failli 

MF    FAIRE    TOUT   RENVERSER. 

et  je  vous  aime  ;  si  je  mets  le  devoir  de  la  vie 
plus  haut  que  tout,  mon  affection  pour  vous 
n'en  est  pas  diminuée...  Allez,  n'ayez  crainte. 
Notre  part  est  la  bonne.  Je  me  charge  de 
nous.  {Georges  lui  tient  les  mains  et  la  re- 
garde dans  les  yeux.)  Eh  bien?  quoi? 

GEORGES .  —  Eh  bien  !  eh  bien  !  est-ce  que 
tu  ne  vois  pas  que  je  me  retiens  pour  ne  pas 
t'écraser  dans  mes  bras? 

ISABELLE.  — ■  Chut!  Je  vous  assure  que 
nous  nous  couvrons  du  plus  complet  ridi- 
cule... Filez!,..  Mais  oii  est-elle  donc  passée? 
Elle  a  dû  grimper  dans  sa  chambre. 

GEORGES,  souriant  finement.  —  A  tout  à 
l'heure,  alors... 

ISABELLE,  haussant  les  épaules.  —  Ah  ! 
Français  que  vous  êtes!...  Les  vieilles  plai- 
santeries ne  perdent  pas  leur  droit...  et  il  y 
a  toujours  du  commis  voyageur  chez  l'homme 
le  plus  intelligent. 

GEORGES.  —  A  tout  à  l'heuTe  tout  de  même. 

Il  sort. 

ISABELLE,  restée  seule,  va  vers  la  porte  de 
droite,  puis  elle  se  ravise,  remonte  au  fond, 
ouvre  la  porte  vitrée  du  jardin  d'hiver  plongé 


7S 


L'Enchantement 


îans    Vohscurité.    Elle    appelle.  —   >iine!... 
ane  !  c  s-tu  là  ? 

Elle   tourne    le   bouton    électrique,    inspecte   et 
'^essort. 


SCÈNE  XIJ 


JEANNINE,  ISABELLE 

A  ce  moment  la  porte  s'ouvre  violemment,  Jean- 
nine  se  précipite  en  courant  dans  le  sens  du 
Balon. 

ISABELLE.  —  Eh  bien!  qu'est-ce  que  c'est? 
Pourquoi  cours-tu  comme  une  folle? 

JEANNINE,  se  retourne  d'un  élan  et  se  jette 
éperdue  au  cou  d'?  sa  sœur.  —  Adieu  !  adieu  ! 
Isabelle  !  adieu  ! 

ISABELLE.  —  Mais  qu'y  a-t-il?  Qu'est-ce 
qui  te  prend?  Tu  es  folle!...  Tu  m'étran- 
gles!... 

JEANNINE,  accrochée  désespérément,  dans 
un  (jrand  sanglot.  —  Adieu!...  Adieu!... 

ISABELLE.  —  Mais  c'est  insensé!...  Ré- 
ponds?... Lâche-moi...  Ah  çà  !  chérie,  chérie... 
mais  tu  m'épouvantes...  voyons...  c'est  fou!... 
Oh!  mais  parle  donc...  Jeannine!...  Mon 
Dieu!  qu'est-ce  que  tu  sens?  Ou^vre  la  bou- 
che... Qu'est-ce  que  tu  as  bu?  Malheureuse! 
Ce  n'est  pas  vrai,  Jeannine,  ce  n'est  pas 
vrai?... 

JEANNINE.  —  Adieu  I.c. 

ISABELLE.  — '  Ohl...  au  secours!  au  se- 
cours! Ah!  malheureuse!  Au  secours,  donc! 
'quelqu'un...  Georges!... 


SCÈNE  XIII 


Xes  MÊMES,  GEORGES,  puis  M^e  HEIMAN, 
puis  UNE  M^"®  DE  ROÛVRAY,  une  Jeune 
Fille,  etc. 

Georges  accourt. 

ISABELLE.  —  Elle  s'est  tuée  !  Elle  s'est  em- 
poisonnée! Elle  vient  de  s'empoisonner... 
Greorges  !  au  secours  !  au  secours  !  mon 
Dieu!... 

MADAME  HEIMAN,  entrant.  —  Un  malheur? 

GEORGES.  —  Vite,  vite!  Voyez  si  M.  Bar- 
guier,  un  ami  d'Isabelle,  est  parti...  Je  crois 
qu'il  a  été  médecin  dans  la  marine...  M.  Bar- 
guier...  Sinon,  prévenez  mon  médecin  par  té- 
léphone, 225-30...  Pas  un  mot  surtout,  ne 
laissez  entrer  personne...  Que  personne  ne 
ijaohe  L . . 

Il  h"  pousse  toutes  deax  dans  le  jardin  d'hiver 
dont  il  referme  la  porte,  derrière  lui. 


On  entend  dans  le  salon  le  bruit  des  voix  des 
quelques  rares  personnes  qui  restaient  encore  j 
quelques  phrases:  Où  cela/,..  Téléphone/  etc.. 

MADAME  HEIMAN,  rentrant,  suivie  de 
M.  Barguier.  —  Là,  monsieur...  cette  porte... 
Entrez,  je  vous  en  supplie  !  {Elle  fait  entrer, 
puis  barrant  la  porte  à  deux  ou  trois  per- 
sonnes accourues.)  C'est  Jeannine  qui  vient 
de  se  trouver  mal...  Elle  s'est  surmenée  toute 
la  journée...  l'émotion  de  ce  mariage...  Elle 
se  contenait  depuis  plusieurs  heures,  elle  a 
été  prise  d'une  syncope  subite...  M*^®  Des- 
sandes  a  perdu  la  tête!  c'est  bien  compréhen- 
sible... 

UNE  VIEILLE  PARENTE.  —  Sa  Jeanniuel 
Elles  s'aiment  tant!...  Pourvu  qu'il  n'arrive 
rien  1 

UNE  DAME,  en  sortie  de  hal,  la  tête  couverte, 
—  Mais  vous  pensez  que  ce  ne  sera  pas 
grave  ? 

MADAME  HEIMAN.  —  Nullement.  Quoique  le 
contre-coup  sur  M^^  Dessandes...  Naturelle- 
ment, elle  va  s'effrayer. 

LA  DAME.  —  J'étais  déjà  dans  l'escalier.  Je 
suis  remontée  précipitamment  avec  M'"®  de 
Rouvray  et  sa  fille,  en  entendant  ces  cris!... 
On  ne  peut  pas  entrer? 

MADAME     HEIMAN.     NoD,     nOU...     OD     m'a 

bien  recommandé...   Vous  savez,   la  solitude 
dans  ces  sortes  d'indispositions... 

MADAME  DE  ROUVRAY.  —  Comuie  c'est  Con- 
trariant!... Il  y  a  tant  d'anémieis  cérébrales 
depuis  quelque  temps  ! 

M"°  Heiman  répète  ses  explications  à  voix 
basse  à  un  monsieur,  dans  l' encoignure  du 
salon. 

LA  VIEILLE  PARENTE.  —  Quelle  est  cette 
dame  qui  a  l'air  si  intime?... 

UN  MONSIEUR.  —  Je  ne  sais  pas...  une 
M^^Hermann...  Heiman...  un  nom  isaaélite... 
Il  n'y  a  que  des  israélites  pour  devenir  des 
amis  intimes  en  cinq  minutes. 

UNE  PETITE  JEUNE  FiLi^,  à  so  mère,  M^^  de 
Bouvray.  —  Pff!  en.  voilà  une  révolution! 
Cette  Jeannine!  C'est  de  la  pose!...  Mais  oui, 
elle  adore  faire  son  intéressante.  Je  ne  la 
connais  pas  d'hier,  tu  penses!  Tiens,  tu  de- 
manderas à  Georgette  !  Est-ce  qu'elle  ne  fait 
pas  ses  embarras  tout  le  temps,  à  la  pen- 
sion? Elle  est  trop  gâtée,  voilà...  Et  ja- 
louse, quand  on  ne  s'oecupe  pa^  d'elle!  Est-ce 
qu'à  la  représentation  des  grandes,  quand  on 
a  joué  Vercingétorix,  il  y  a  quinze  jours,  elle 
ne  vient  pas  faire  des  histoires  parce  qu'on 
lui  avait  distribué  le  rôle  de  Celtill!  Elle  a 
piqué  une  crise  de  nerfs.  Elle  voulait  à  tout 
prix  jouer  Vercingétorix. 

MADAME  DE  ROUVRAY.  —  Le  fait  est  qu'elle 
a  bien  mauvais  genre,  ta  petite  amie...  Cette 
ferronnière  sur  le  front  ! 

LA  PETITE.  —  Et  ses  bague!?!...  Elle  en  a 
jusqu'à  l'index,  comme  les  peintresses  d^Ja 
rue  de  Berri. 

UNE  DAME,  en  s^en  allant,  à  M°^^  Heiman, 


L'Enchantement 


79 


—  Dites  bien  à  M"^^  Dassandes  toute  la  part 
quie  j'ai  prise... 

MADAME  HEiMAN.  —  Jc  n'y  manquerai  pas. 

A  ce  moment,  Georges  rouvre  la  "c  te.  Il  paraît 
très  maître  do  lui  et  sourit. 

GEoiicES,  répondant  aux  uns  et  aux  autres. 

—  Vraiment,  jo  suis  désolé...  quel  contre- 
temps!... Ce  n'est  rien  du  tout...  un  léger 
étourdissement...  la  chaleur,  le  bruit...  Je 
vous  en  prie...  Oui,  ma  femme  s'est  un  peu 
émotionnée...  Mille  fois  trop  bonne...  Ma 
chère  tante,  voulez-vous  vous  occuper  de  ces 
dames?... 

Il  les  a  menées  en  souriant  jusqu'à  la  porte  du 
salon. 

MADAME  HEIMAN,  prenant  Georges  à  part. 

—  Eh  bien!...  vite,  vite!  dites .^..o  Vous  sou- 
riez ? 

GEORGES.  —  Eh  bien  !  fausse  alerte,  Dieu 
merci!  Elle  n'a  même  pas  eu  le  temps  d'ava- 
ler le  laudanum...  Aucun  danger.  A  peine 
avait-elle  bu,  qu'elle  a  tout  à  fait  perdu  la 
tête,  et  s'est  jetée  au  cou  de  sa.  sœur...  Per- 
sonne ne  se  doute  de  rien,  au  moins? 

MADAME  HEIMAN.   PerSOUn©. 

t^GtEORGEs.  —  Vous  êtes  sûre?  J'y  tiens... 

MADAME  HEIMAN.  —  Mais  quel  coup  de 
folie! 

GEORGES.  —  Oui,  je  ne  sais  pas,  c'est  fou  ! 
c'est  ahurissant  ! 

MADAME  HEIMAN.  —  Vous  êtes  sûr  qu'il  n'y 
a.  ^\us  de  danger  ? 

GEORGES.  —  Il  n'y  en  a  même  pas  eu. 
Faites  filer  cette  peste  de  M™^  de  Rouvray, 
surtout...  hein?  Je  vous  demande  pardon... 
Et  que  la  porte  soit  interdite  à  qui  que  ce 
6oit  ! 

MADAME  HEIMAN.  —  Je  croLs  bien...  mon 
pauvre  ami...  Ne  vous  occupez  de  rien. 
{Georges  rentre  rapidement  dans  le  hall. 
j/me  ^eiman  appelle  un  domestique.)  Mon- 
sieur vous  fait  dire  de  veiller  aux  voitures 
et  de  ne  laisser  entrer  absolument  personne... 
m.ême  la  tante,  de  monsieur...  Qu'elle  envoie 
prendre  des  nouvelles  demain  matin  si  elle 
yeut. 

LE  DOMESTIQUE.  —  Bien,  madame. 

Tout  le  monde  est  rentré  au  salon  à  l'exception 
de  M°"  Heiman  et  de  Victor  de  Chelles. 


SCENE  XIY 


j1^^  HEIMAN,  VICTOR  DE  CHELLES, 

seuls. 

VICTOR  DE  CHELLES,  quî  s^est  rapproché  de 
jfme  heiman,  dans  V embrasure  de  la  porte.  — 
Alors,  tu  restes? 


MADAME  HEIMAN.  —  Il  faut  bien.  r.;  ne 
puis  n)'en  aller  ainei... 

VICTOR.  —  Bon  agrément!...  Tu  vich  ''^-" 
jeûner  demain  ? 

MADAME  HEIMAN.  Oui,   Oui. 

VICTOR.  —  Tu  as  l'air  émue? 
MADAME  HEIMAN.  —  On  le  serait  à  moins... 
Figure-toi... 

Elle  va  fermer  la  purte  du  saloa. 

VICTOR.  —  Quoi? 

MADAME  HEIMAN.  —  Figurc-toi. . .  cc  ncst 
pas  un  évanouissement. 

VICTOR.  —  Bah! 

MADAME  HEIMAN.  —  C'est...  (A  ce  moment, 
le  jardin  d^  hiver  s'ouvre  et  Isabelle  et 
Georges  apparaissent.,)  Chut!...  à  demain... 
je  te  raconterai. 

V^ictor  s'éclipse. 


SCÈNE   XY 


M'"^  HEIMAN,  ISABELLE,  GEORGES 

Isabelle  et  Georges  sortent  du  jardin  d'hivei.  elle 
est  toute  défaite  ;  lui  la  soutient  un  peu- 

MADAME  HEIMAN,  56  précipitant  à  sa  ren- 
contre. —  Madame! 

ISABELLE.  —  Ah!  c'est  vous!...  Au  fait, 
TOUS  savez... 

GEORGES.  — -  Elle  seule! 

ISABELLE,  vague.  —  Merci,  merci... 

MADAME  HEIMAN.  —  Comme  VOUS  êtes  pâle! 

ISABELLE.  — ■  J'ai  deux  mots  à  dire  à 
Georges.  Voulez- vous  nous  laisser  seuls,  s'il 
vous  plaît?  Oh!  vous  pouvez  entrer...  Au  con- 
traire, je  vous  en  prie...  vous  me  rendrez 
service. . .  Veillez  sur  elle  ! 

M"  Heiman  entre  dans  le  jardin  tout  doucement. 


SCENE  XVI 


ISABELLE,  GEORGES 

ISABELLE.  —  Tiens,  prends  cette  lettre. 
Elle  t'est  adressée.  Je  l'ai  trouvée  sur  sa 
poitrine.  Lis. 

GEORGES,  a  un  mouvement  de  suri^ifàt, 
puis  il  prend  la  lettre  que  lui  tend  Isabelle, 
On  entend  des  bribes  de  phrases.  —  Parce 
que  je  vous  voulais  à  moi...  à  moi.,,  alors  sans 
rien  dire...  j'aurais  désiré  vous  embrasser 
avant  de  mourir...  Et  toi,  sœurette,  .  faire  du 
mal...  très  bien  ainsi..,  tu  verras...  (il  laisse 
tomber  la  lettre,  stupéfait.  Silence.  Il  se  rap- 


bo 


L'Enchantement 


proche  timidement,  avec  émotion,  d'Isabelle.) 
Isabelle,  vous  pleurez? 

ISABELLE.  —  Non...  je  reste  atterrée... 
atterrée. , .  oh  ! 

GEORGES.  —  Je  vous  jure  que,  pour  ma 
part,  j'ignorais...  {Geste  d'impuissance.)  Je 
vous  demande  pardon. 

ISABELLE.  —  Pourquoi  prenez-vouis  cet  air 
honteux,  comme  si  vous  aviez  à  vous  excuiser 
de  quelque  chose?  (Le  regardant.)  Dieu!  il 
s'agit  bien  de  cela!  Ma  Jeannine  qui  voulait 
s'en  aller!  ah  bien!... 


GEORGES.  —  Parce  que  je  vous  voulais  a  moi. 


GEORGES.  —  Oh!  s'en  aller!...  l'aurait-elle 
pu?  Vous  voyez... 

ISABELLE.  —  Avoir  tout  pensé,  tout  cal- 
culé, s'être  appliqué  l'âme  à  la  sienne,  on 
peut  dire,  avoir  tout  prévu...  pas  une  minute, 
cette  chose  stupide,  cette  insipide  banalité... 
C'était  trop  simple  à  imaginer,  évidem- 
ment!... Ah!  la  vie  est  encore  trop  bête  pour 
que  la  raison  soit,  bonne  à  quelque  chose! 

GEORGES.  —  Mais  aussi,  que  diable,  qui  eût 
pu  prévoir?...  (Levant  les  bras  au  ciel.)  Ça 
arrive  donc  encore,  ces  ohoses-là  ? 

ISABELLE,  continuant  fiévreusement,  — 
Ainsi,  elle  m'a  caché  cela  à  moi,  obstinément! 
Mais  à  y  réfléchir  une  seconde,  on  est  épou- 
vanté, Georges!  Oh!  comme  elle  a  dû  souf- 
frir !  Le  drame  est  horrible  !... 

GEORGES,  essayant  de  calmer  le  tumulte.  — 
Peutr-être  a/-t-elle  cédé,  au  contraire,  à  une 
ivresse  nerveuse.  Elle  n'a  peut>être  pas  du 
tout  réfléchi.  A  seize  ans,  on  veut  toujours 


mourir  tout  de  suite  !  Elle  attribue  peut-être 
à  l'amour  des  déceptions  imaginaires.  A  cet 
âge,  sai1>on  ?  > 

ISABELLE.  —  Allons  douc  !  Regardez,  pré- 
cisez. C'est  effrayant!  Elle  a  attendu,  jusqu'à 
ce  jour,  que  tout  fût  irrémédiablement  con- 
sommé, que  tout  espoiir  .pour  elle  fût  bien 
mort!  Ah!  égoïstes  que  nous  sommes!  (Avec 
passion.)  La  chérie!  la  chérie!  Et  pour  moi, 
cela  !  Comment  oaJmer  les  tnaces  de  sa  bles- 
sure, maintenant?  Car  c'est  fini...  Elle  a 
attendu  jusque-là,  que  mon  bonheur  fût  irré- 
parable ! 

Georges  se  retourne  brusquement. 

GEORGES.  —  Que  voulez-vous  dire  par  là? 
Que  vous  m'eussiez  sacrifié  ? 

ISABELLE.  —  Il  l'aurait  bien  fallu. 

rj<:ORGES.  —  Ah! 

ISABELLE.  —  Et  comme  elle  le  savait!... 
Mais  vous,  le  premier,  vous  l'auriez  trouvée 
juste,  notre  séparation  ! 

GEORGES,  avec  un  léger  sourire.  —  Evi- 
demment! Ce  n'est  qu'une  iiusignifiante  ques- 
tion d'amour. 

ISABELLE,  du  bout  dcs  dcuts.  —  Et  je  vous 
aime  pourtant.  Dieu  sait  ! 

GEORGES,  a  Vair  d'hésiter  une  seconde  à 
dire  quelque  chose,  puis  il  se  ravise.  —  Oui. 
EÀi  bien  !  laissez-moi  vous  dire  que  vous  êtes 
dans  un  trouble  fort  légitime,  mais  toutes  les 
hypothèses  que  vous  feriez  en  ce  moment  sur 
le  compte  de  Jeannine,  sont  bien  gratuites... 
Il  ne  faut  pas  exagérer  les  choses.  Les  dou- 
leurs d'enfant,  qu'est-ce?  Dès  qu'elle  a  senti 
qu'elle  perdait  pied,  elle  s'est  raccrochée  à 
vous.  Suicide  même,  en  l'occasion,  serait  un 
bien  gros  mot.  Et  tout  cela  va  et  vient  dans 
ces  petites  cervelles,  il  n'y  faut  pas  ajouter 
l'importance  que... 

ISABELLE,  sèchement.  —  Ce  n'est,  en  tout 
cas,  pas  à  vous  à  le  faire  remarquer!...  Vous 
restez  vraiment  d'un  calme!...  Seriez-vous 
étranger,  pour  n'être  pas  de  la  famille?  C'est 
pour  vous  qu'elle  s'est  tuée  !  Et  vous,  le  pre- 
mier, mon  cher,  vous  lui  dévoriez  au  moins  des 
paroles  moins  indifférentes  ! 

george's.  —  Aïe!  Aïe!  Il  vaudrait  peut-être 
mieux  que  nous  n'entrions  pas  dans  ces  sortes 
d'appréciations...  (Vivement.)  Il  y  a  des 
choses  plus  pressées...  D'abord,  que  faire? 

ISABELLE.  —  Ah  !  oui,  que  faire  ! 

GEORGES.  -—  Le  remède,  nous  ne  le  trouve- 
rons pas  ainsi  en  cinq  minutes...  Mais  puis- 
qu'il est  préférable  de  laisse^'  Jeannine  seule 
un  peu  avec  Barguier,  et  que  nous  disposons 
déjà  d'une  seconde  pour  nous  concerter,  je 
voudrais  que  vous  m'indiquiez  tout  de  suite, 
en  ce  qui  me  concerne,  le...  comment  dire? 
(Il  cherche.)  l'attitude  que  je  dois  avoir  dès 
que  nous  allons  rentrer. 

ISABELLE.  —  L'attitude!  Quel  mot  sec!  Il 
n'y  a  pas  d'attitude  à  avoir...  (Avec  un  grand 
geste.)  Celle  du  cœur!...      <^ 

GEORGES.  —  C'est  un  peu  vague.  (Sursaut 
d'Isabelle.)  Oh!  Isabelle,  comme  je  sens  sai- 


L'Enchantemer 


gner  votre  âme!...  Elle  souffre  aigrement,  ma 
pauvre  femme!  c'&st  bien  naturel...  Mais  vou!:; 

verrez,  vous  verre/>,  comme  tout  s'aplanira 

vous    en    serez    étonnée,    j'en   suis   isûr...    Le 
moindre  dérivatif  à  son  idée  fixe...  il  suffira 
n  peu  d'éloignement... 

'SABELLE.  —  Ah  çà  !  ôtcs-vous  f OU  ?  L'élol- 
.;,iier  ?  Me  séparer  d'elle  une  minute,  main- 
tenant? Vous  ne  pensez  pas  à  ce  que  vouts 
dites!  C'est-à-dire  que  je  vais  être  rivée  à 
elle  simplement,  moi!  S'il  y  a  seulement  une 
porte  entre  nous  désormais,  je  ne  vivrai  pas! 
Quelle  épouvante  si  je  ne  l'avais  pais,  là,  sous 
la  main,  tout  de  suite,  mon  Dieu,  mon 
Dieu!...  j'aimerais  mieux  mourir  tout  de 
suite  !  Ah  !  c'est  que  je  la  connais  !  Elle  est 
capable  de  recommencer  demain...  -L'éloi- 
gner ?  Quel  crime  !  Non,  non,  on  ne  passe 
pas  deux  fois  par  où  je  viens  de  passer!... 
L'horrible  petite!  Elle  a  mis  la  mort  entre 
nous. 

GEORGES.  - —  Je  disais  :  éloignement... 
comme  ça...  sans  rien  préciser... 

ISABELLE,  se  .redressant  et  allant  droit  à 
lui.  —  Voyons,  Georges,  au  lieu  de  nous  réu- 
nir étroitement  contre  le  malheur,  il  y  a,  au 
contraire,  entre  nous,  depuis  tout  à  l'heure, 
comme  une  hostilité  réelle,  comme  si  nous 
avions  senti  tout  de  suite  que  nous  allions 
défendre  différemment  notre  bonheur.  Nous 
valons  mieux  que  cela. 

GEORGES,  effondré.  —  Ah!  notre  pauvre 
bonheur,  parlons-en!  Quel  cataclysme!  Qu'est- 
ce  que  nous  allons  faire,  maintenant  ?  Com- 
ment sortir  de  là  ? 

ISABELLE.  —  Vous  le  demandez.''  Mais  nous 
jeter  à  son  secours  !  La  guérir  !  La  guérir  : 
t»enter  cela  !  Et  que  voulez-vous  que  nous 
iassionis  d'autre  maintenant?  Me  séparer 
d'elle,  une  minute,  du  moins  pour  l'instant, 
n'y  revenons  plus,  n'est-ce  pas?  Je  considère 
le  petit  voyage  ou  la  maison  de  santé  que 
vous  m'offrez  comme  une  monstruosité. 
Quelle  réponse  à  son  abnégation  !  Pour  l'ins- 
tant, je  la  garde...  voilà  ce  que  je  sens. 
Après,  on  verra. 

GEORGES.  —  Alors  la  prendre  entre  nous, 
avec  nous,  à  Saint-Meilhan?...  Non,  non,  je 
ne  contredis  pas,  notez  bien!...  je  vous  de- 
mande simplement...  je  m'informe. 

ISABELLE.  — -  A  moins  que  vous  ne  préfériez 
que  nous  nous,  disions  adieu  ? 
GEORGES.  —  Merci. 

ISABELLE.  —  Ah  !  si  jamais  ce  petit  être  se 
tuait  pour  de  bon,  à  cause  de  nous,  songez 
quel  serait  le  reste  de  notre  vie!...  Pauvre 
enfant  désemparée  !  Ce  qu'il  faut,  au  con- 
traire, c'est  ne  pas  l'abandonner,  la  calmer 
tout  de  suite,  la  réconforter,  pour  arriver  à 
la  guérir  ensuite,  petit  à  petit...  à  lui  sor- 
tir cet  amour  du  cœur. 

GEORGES,  arpentant  le  salon  désespéré- 
ment. —  La  guérir,  la  guérir!...  Songez-vous 
à  tout  ce  que  cela  comporte?  Tout  ce  que 
cela  veut  dire  ? 

ISABELLE.   —  Oui,   je  le   comprends   aussi 


tien  que  vous  Avec  d'autres  natures  que  iea 
nôtres  ce  serait  peut-être  impossible..,  maia 
nous  Siommes  trop  chics,  tiop  incapable.s  l'un 
et  l'autre  do  tomber  dans  les  vilenies!... 
Vous  ne  doutez  pas  de  vous,  je  suppose  ? 

GEORGES,  haussant  les  épaïUes.  —  Bien  en- 
tendu. Seulement,  réfléchisisez  à  la  situation 
que  cela  nous  crée  !  ,_. 

ISABELLE,  avec  emportement .  —  Mais  oui, 
nous  souffrirons,  parbleu!  Tant  pis!  Oui, 
certes,  une  vie  de  soins,  une  tâche  très,  très 
lourde;  c'est  une  affaire  de  volonté.  Et  com- 
ment lui  marchanderions-nous  nos  peines, 
dites,  car  c'est  sublime,  ce  qu'elle  vient  de 
faire  là,  cette  petite,  je  ne  sais  pas  si  vous 
vous  en  rendez  bien  compte!...  Et  vrai,  ce  ne 
serait  pas  la.  peine  d'êU'e  les  gens  que  nous 
sommes  et  que,  grâce  à  Dieu... 

GEORGES,  r interrompant,  un  peu  iïRpa- 
fiente.  — -  Oh  !  vous,  évidemment,  je  sais  à 
quoi  m'en  tenir,  vous  m'aimez  d'une  façon 
si...  supérieure!  Mais  moi,  je  ne  suis  a-u- 
dessus-  de  rien  du  tout,  moi  !  Mon  devoir  est 
de  vous  ouvrir  les  yeux  sur  l'avenir...  Gué- 
rir? vous  en  parlez  à  votre  aise...  Y  parvien- 
drez-vous  ? 

ISABELLE.  —  Sûrement! 
GEORGES.  —  Peut-être. 
ISABELLE  le  regarde,  puis  avec  un  sourire 
un  peu  méprisant.  —  Mais  si,  Georges,  mai? 
si!...  nous  arriverons  parfaitement  à  la  déli- 
vrer de  vous,  petit  à  petit...  Que  voulez-vous? 
nous  apprendrons  comment  à  mesure...  Rai- 
son, douceur,  morale,  que  sais-je  !  C'est  une 
question  de  tact,  de  précaution  infinie.  Mair? 
dès  las  premières  paroles  douces  que  nous  lui 
dirons,  vous  verrez,  son-  étonnement  sera 
doux  d'apprendre  que  l'amour  c'est  une 
ciiose  naturelle,  doi^it  on  parle,  nullement 
offensante,  et  qui  se  traite.  Elle  l'a  caché 
comme  une  honte.  Il  faut  qu'elle  arrive  à 
s'en  exprimer  au  grand  jour,  quotidienne- 
ment, comme  de  sa  santé,  d'une  maladie  na- 
turelle, admise  entre  nous...  Et  puis, 
l'amour,  ça  s'use  à  en  parler!...  Je  .sais,  en 
tout  cas,  moi,  qu'elle  n'en  mourra  plus. 
C'est  l'essentiel,  d'abord.  Toutefois,  puisfiue 
vous  paraissez  ne  pas  m'approuver... 

GEORGES.  —  Voyons,  vous  savez  bien,  ma 
chérie,  que  votre  volonté  n'entre  même  pas 
en  discussion.  Que  voule7.-vous  que  je  fasse  ? 
C'est  une  impasse  :  soit  !  Plus  tard,  plus 
tard  seulement,  je  me  permettrai  de  vous 
poser  quelques  questions.,  oh!  absolument 
personnelles,  d'ailleurs  !  elles  manqueraient 
d'à-propos  en  ce  moment.  Juisque-là,  je  me 
iieiidrai  dans  mon  coin. 

ISABELLE.  —  Non  pas.  Je  compte,  au  con-. 
traire,  beaucoup  sur  vous. 
GEORGES.  —  Oh!  oh! 

ISABELLE,  frappant  des  doigts  sur  Je  ca- 
napé. -  -  Cessez  de  railler,  voyons;  c'est  dé- 
placé. 

GEORGES.  —  Je  raille,  moi  ?  Alors,  c'est 
une  façon  de  sagesse  vague  que  je  cherche  à 
opposer,  comme  ça...  sans  bien  savoir  ..   un 


82 


L'Enchantement 


ISABELLE.  —  Ma  petite. 


eontiepoids. . .  Et  puis,  je  m'essaie  en  même  Georges.  —  Parbleu,  vous  n'aurez  que  lee 

temps  déjà  à  une  contenance...  Quand  je  me      belles,  vous! 


sentirai  ridicule,  je  m'en  tirerai  par  l'ironie. 
Voilà 


ISABELLE,  avec  voluUlUé.  —  Belles,  oui,  et 

je    vous    communiquerai    de    cette    beauté, 

Georges!   Quelle  haute  tâche  que  la  nôtre! 

Il  fourre  rageusement  les  deux  mains  dans  ses       Quel  enthousiasme  à  éclairer  cette  petite  âme 

confuse,  à... 

Georges  cette  fois  perd  patienc 

GEORGES.  —  Pardon,  pardon,  plus  je  vais. 


poches. 

isABELLiE.  —  Ridicule!  Quelle  préoccupa- 
tion! 


L'Enchantement 


8? 


plu  je  me  persuade  qme  je  suis  un  Jionime 
vulgiire-,  trè«  terre  à  terre.  J'ai  besoin  que 
nous  ne  nous  égarions  pas.  Et  comme  il  me 
semble  percevoir  dans  vos  parolecs  un  peu 
d'emphase,  et... 

ISABELLE.  —  Oh!  insulter  ainsi  ce  qu'il  y 
a  de  meilleur  en  moi  ! 

GEORGES,  se  rapprochant,  plus  doucement. 
—  Pardon  si  je  vous  ai  blessée,  IsaJ>elle...  je 
_'avaiis  pas  cette  intention.  Je  suis  là  seule- 
ment pour  ramener  la  situation  à  toute  sa 
vulgarité..,  j'insiste  :  vulgarité...  Se  dé- 
vouer, c'est  bien...  mais  je  no  voudrais  pas 
que  nous  soyons  dupes  d'un  lyris-me  un  peu... 
en  dehors  de  la  question.  Ecoutez,  j'a-urais 
trop  à  dire,  et  cela  ne  servirait  à  rien  !  Au- 
tant lancer  des  cailloux  dans  l'infini!... 
Votre  fièvre  est  bien  légitime,  après  tout,  et 
je  ne  veux  pas  être  taxé  d'égoïsme.  Itéflé- 
chissez  à  tout  ;  décidez  ;  puis  que  ce  soît  chose 
entendue.  Décidez  de  no  tire  vie  comme  vous 
le  voudrez  !  Vous  êtes  libre,-  maîtresse  de 
notre  sort...  Et  cela  fait,  je  prends  ma  pipe, 
mes  bou'quins,  je  me  mets  au  travail,  en 
pleine  paix,  comme  si  de  rien  n'était.  Il  ne 
faudra  pas  me  le  répéter  deux  fois.  Vous  con- 
duirez la  barque  et  j  attendrai,  patiemment. 
Arrive  que  pourra!...  soit.  Ce  que  je  vous 
certifie,  par  exemple,  c'est  que,  quoi  qu'il 
advienne,  je  ne  m'en  mêlerai  pas  !  Jeannine 
est  votre  sœur...  vous  la  soignerez  à  votre 
guise.  Moi,  je  ne  vous  suis  qu'un  étranger; 
je  n'existe  pas.  Soyez-en  bien  avertie  et  re- 
tenez-le, je  vous  prie!...  Je  me  ferai  tou- 
jours une  vie,  d'ailleurs^  et  vous  me  donnerez 
de  votre  amour  ce  qu©  vous  voudrez...  ce  que 
vous  courrez.  Je  m'en  contenterai. 

Il  a  dit  cela  du  ton  d'un  homme  qui  lutte  vio- 
lemment contre  lui-même,  puis  prend  son  parti. 
La  porte  s'ouvre.  M""  Heiman  sort  sur 
la  pointe  des  pieds 

MADAME  HEIMAN.  —  Madame  ; 

ISABELLE.  —  Quoi  ?  Ça  ne  va  pas  ? 

MADAME  HEIMAN.  —  Si,  &i,  au  contraire. 
Steitlement,  elle  a  une  grosse  crise  de  larmes. 
Je  crois  que  vous  pourriez  rentrer  sans  in- 
convénient. Elle  pleure,  elle  sanglote,  elle 
dit  qu'elle  ne  veut  plus  vous  voir,  madame... 
oh!  des  mots  d'enfants! 

Elles  se  sont  rapprochées  de  la  porte  entr'ou- 
verte.  Isabelle  regarde  avec  précaution^  puis 
dit  quelques  phrases  a  voix  basse  à  M""'  Hei- 
man qui  rentre,  toujours  sur  la  pointe  des 
pieds.  Pendant  ce  temps,  Georges  s'est  assis, 
nerveux,  sur  le  bras  d'un  fauteuil.  Isabelle 
descend  et  vient  l'embrasser,  les  bras  au  cou. 

ISABELLE.  — Allons,  votre  main,  Georges... 
©t  courage!  Il  ne  faut  plus  rien  regretter. 

GEORGES,  soupirant.  —  Je  vous  aimais, 

isabelXlE.  —  Vous  m'aimerez.  C'est  notre 
bonheur  remis  à  un  peu  plus  tard,  mon  ami, 
voilà  tout. 

GEORGES.  —  Notre  bonheur  !  notre  bai- 
ser !..,  les  voilà  loin! 


ISABELLE,  douce.  —  Qui  sait?  {Georges  re- 
lève la  tête.)  Oui,  je  dis  :  qui  siaitr'  "Laissez'- 
moi  ménager  l'avenir.  Vous  savez  bien  quelle 
femme  logique  je  suis  ? 

GEORGES.  —  Après  tout,  des  êtres  comme 
vous  «ont  peut-être  capables  de  miracles! 

ISABELLE.   —  Allons,    souricz  ;    vous  voyesr 
bien  que  j'a-i  la  force  de  souriîe,  moi.  Levez- 
la  tête.  Je  comprends  votre  peine  ;  mais  ne 
vous  attristez  plus  de  moi    Gcoiges!  Il  fal- 
lait bien  payer  un  bonheur  crop  facile. 

GEORGES.  —  C'est  cher  !^ 

ISABELLE.  —  Oui,  mais  lorsque  nous  nous 
retrouverons  après,  seuls  et  fiers,  avec  notre 
a-mouT  ? 

GEORGES,  se  lève  et  résume  la  situation 
avec  effondrement.  —  Alors  quoi?  nous  par- 
tons toujours  à  Saint-Meilhan,  et  elle  nous 
suivra  ? 

ISABELLE,  ferme.  —  Demain  ! 

GEORGES,  hêtement  accablé.  —  Mon 
Dieu  !.,.  mon  Dieu  !...  qui  aurait  pu  prévoir... 
il  n'y  a  qu'un  instant? 

iSABELiiE.  —  C'est  un  tort;  nous  aurions 
dû  prévoir. 

Georges  est  debout,  Isabelle  va  comme  pour  l'em- 
brasser, mais  elle  lui  prend  la  tête  entre  les 
mains  et  le  regard2  longuement  dans  les  yeux. 

GEORGES.  —  Pourquoi  me  regardez- vous 
ainsi  ? 

ISABELLE.  —  Je  cherche.  Je  m'habitue  à 
l'idée  que  c'est  vous  qu'elle  aime...  vous... 
toi...  qu'elle  t'aime,  à  en  vouloir  mourir.  , 
Ah!  quel  est  donc  ce  mal  mystérieux  et  ter- 
rible, et  pourquoi  faut-il  qu'il  choisisse  tou- 
jours les  épaules  les  plus  f.aibles  ! 

La  porte  du  hall  s'ouvre  à  cet  instant. 


GEORGES.  - 
ISABELLE. 


Tenez  ! 
-  Ma  petite. 


Jeannine  est  presque  portée  par  M""  Heiman 
et  M.  Barguier,  On  \a-  dépose  sans  bruit, 
sur  un  canapé.  Elle  est  décorsetée,  elle  a  ses 
petites  mains  baguées  sur  la  figure  et  se  cache 
dans  le  dossier  du  canapé.  Discrètement 
M'^^  Heiman  et  M,  Barguier  se  retirent 
au  fond,  Georges  reste  à  distance  aussi.  Si- 
lence, Isabelle  s'approche  doucement. 


SCENE  XVII 


GEORGES,    ISABELLE,    JEANNINE. 
M^e  HEIMAN,  M,  BARGUIER     .^ 

ISABELLE,  murmure  à  Voreille  de  sa  sœur. 
—  Jeannine!.,,  C'est  moi,  Jeannine!  Oh!  la 
méchante  petite  fille  qui  voulait  nous  quitter 
ainsi,  nous  abandonner...  Vous  n'avez  pas 
honte,  mignon,  mon  mignon?...  Et  pour 
cela  ! 


i84 


L'HiicIianiement 


GEORGES.  —  Vous  ne  voulez  pas  me  donner  la  m.vin? 


JEANNINE,  sans  bouger,  lo  tête  enfouie  dans 
les  bras.  —  Plus  bas...  plus  bas...  Isabelle..." 

ISABELLE,  souriante.  —  Oui,  oui...  a 
l'oreille...  Comme  ^i  tu  n'aurais  pas  eu  plus 
vite  fait  de  me  le  dire!  Ouvrez  vos  yeux! 
voulez-vous  ouvrir  s  os  yeux!  Oh!  je  vous 
gronderai,  je  vous  gronderai...  mademoiselle! 

JEANNINE,  les  yeux  obstinément  fermés,  ne 
voulant  pas  les  rouvrir  au  monde  extérieur, 
larice  à  voix  étouffée.  —  Est-ce  que  Georges 
sait? 

ISABELTJ3.  — •  Mais  ouj,  Georges  sait!  Je 
croi^  bien.  11  est  là!  (Haut.)  Georges! 

JEANNINE.  —  Non,  njn!  je  ne  veux  pas!... 
je  ne  veux  pas  ! 

Elle  se  renfonit  dans  les  coussins,  cette  fois 
complètement.  Isabelle  fait  un  geste  impérieiix 
à  Georges  et  mimique  de  Georges  qui  a  l'air 
de  dire  :  «  Tout  à  l'heure...  on  a  bien  le 
temps/  »...  11  s'échange  à  ce  moment,  entre 
Georges  et  Isabelle,  une  pantomime  agitée, 

ISABELLE,  appelant  très  haut.  —  Georges! 


(A  .Jeannine.)  Tiens,  le  voilà  devant  toi!... 
Ouvrez  les  yeux  ! 

JEANNINE,  sanglotant  et  trépignant,  la 
bouche  contre  les  coussins.  —  Je  ne  veux  pas  ! 
Je  ne  veux  paiS  ! 

ISABELLE.  —  Tiens,  le  voilà  qui  te  tend  la 
main  et  qui  te  parle.  Regarde. 

Nouvelle  mimique.  Il  faut  enfin  que  Georges  se 
décide.  Alors  il  tire  brusquement  ses  manchet- 
tes de  l'air  de  quelqu'un  qui  prend  un  grand 
parti  et  il  s'avance. 

GEOROES,  avec  un  sourire  bête  et  figé  sur 
les  lèvres.  —  Eh  bien!  Jeannine,  eh  bien!... 
vous  nous  en  faites  des  peurs !..^  Vous  ne  vou- 
lez pas  me  donner  la  main  ? 

JEANNINE,  pleurant  à  gros  bouillons-.  —  Isa- 
belle! Isabelle! 

ISABELLE,  essaijant  de  lui  forcer  douce- 
meni  les  paupières  avec  les  doigts.  —  Ouvrez 
les  yeux!...  Je  veux  que  t«  ouvres  tes  petits 
veux...  Si,  si...  qu'est-ce  que  c'est  que  ça! 


4f*^ 


5E0RGES.  —  Quatre  heures,  déjà!  Gomme  nous  avons  déjeuné  tardi 


ACTE    DEUXIÈME 


A  Saiîit-Meilhan.  —  Résidence  sans  grand  style,  bâtie  sous  la 
Restauration.  —  Une  grande  fièce  du  rez-de-chaussée  donnant, 
par  une  large  -porte- fenêtre  en  fer  forgé,  comme  une  grille  avec 
vitres,  sur  un  perron  et  sur  un  long  parc  feuillu  à  peine  un  (peu 
roux  déjà.  —  La  pièce  est  vaste,  gaie  et  froide;  habilement  mo- 
dernisée, dans  les  détails,  par  des  mains  de  femme.  A  droite  et  à 
gauche,  portes.  Piano  à  queue.  Grande  cheminée  ancienne,  arran- 
gée à  l'anglaise,  à  gauche.  —  Les  meubles  sont  jolis. 

Le  rideau  se  lève  sur  une  scène  d'intimité  deux  mois  après  le 
premier  acte.  A  gauche,  Isabelle  et  M"'  Heiman,  près  d'une  pe- 
tite table  où.  il  y  a  des  boissons.  A  droite,  à  distance,  Georges 
tape  avec  un  marteau  sur  quelque  chose  qu'on  ne  distingue  pas 
très  bien;  et  au  milieu  d'eux,  sur  un  pouf,  face  au  public,  com- 
plètement isolée  :  Jeannine.  Elle  se  ronge  un  peu  les  ongles.  Elle 
a  un  petit  polo  sur  la  tête  et  une  cravate  rouge. 


SCÈNE    PREMIÈRE 


GEORGES/ISABELLE,  M^^^  HEIMAN, 
JEANNINE 

GEORGES.  —  Quatre  heures  déjà!  Comme 
nous  avons  -déjeuné  tard  ! 

ISABELLE.  —  Et  vous  n'avez  pas  encore 
travaillé  aujourd'hui  r 

GEORGES.  —  Chiche!  J'y  vais. 

ISABELLE,  à  M°ie  Heimau.  —  De  la  glace? 

madame  heiman,  —  Merci.  Maintenant, 
on  n'en  a  guère  plus  besoin...  Comme  c'est 
joli  toute  cette  descente  vers  l'OisQ,  d'ici  ! 


GEORGES.  —  C'est  une  merveille,  par  les 
premiers  jours  de  froid...  Avec  le  petit  vent 
du  nord  qui  rebrou,sse  les  feuilles,  c'est  tout 
d'argent.  Si  vous  voyiez  ça  à  cinq  heures  du 
matin!...  Seulement,  voilà,  il  faut  être  levé. 

MADAME    HEIMAN.    VoUS    VOUS    leV^Z    donC 

à  cinq  heures  du  matin  ? 

GEORGES.  —  A  la  bougie,  quelquefois. 

MADAME  HEIMAN.  —  Vous  ohass^z  en  ce 
moment?  C'est  donc  vous  qui  faites  tout  ce 
bruit  de  fusillade  au  bout  de  mon  parc?  On 
ne  peut  plus  dormir. 

GEORGES.  —  Peuh  !  je  vais  plus  loin  que 
ça...  J'ai  été  jusqu'à  Laurac,  hier. 

MADAME    HEIMAN.    Mâtin  ! 


86 


L'Enchantement 


ISABELLE.  —  Vous  ne  voulez  pas  nous  ai- 
der à  arranger  ces  chrysanthèmes? 

MADAME  HEiMAN. —  Noujs  mauquons  de  chic. 

GEORGES.  —  C'est  très  bien,  au  contraire. 
N'y  touchez  plus...  Mon  lemonscoach  est 
sucré? 

ISABELLE.  —  Non,  j'ai  oublié. 

GEORGES.  —  Où  est  le  sucre  pilé? 

JEANNINE,  se  levant  subitement  de  son 
pouf,  comme  réveillée  d'un  rêve,  et  se  préci- 
pitant.  —  Voilà. 

Elle  empoigne  le  sucre  pilé  et  le  porte  à  Georges. 


GEORGES.  —  Ah  I...  on  va   vous  mettre 

VOTRE   BEAU   COLLIER...   SALE  BÊTE.. - 

GEORGES.  —  Ah  !  merci,  merci. 

Jeannine  se  rassied. 

MADAME  HEIMAN.  —  Vcus  voudrez  bien 
faire  un  petit  tour  de  voiture  avec  moi, 
ivant  d'aller  à  la  gare? 

ISABELLE.  —  Pourquoi  à  la  gare? 

MADAME  HEIMAN,  emharrassée.  —  Je  ne 
vous  ai  pas  dit?...  M.  de  Chelles  arrive  au 
train  de  six  heures. 

GEORGES.  —  Victor?  Tant  mieux! 

MADAME  HEIMAN.  —  Il  passait  dans  le  dé- 
partement,  alors... 


GEORGES.  —  Oui,  oui...  S'en  donae-t-elle 
du  mal  ! 

ISABELLE.  —  Eh  bien!  à  cinq  heures,  si 
vous  voulez  ;  je  vous  accompag;Qerai  peut- 
êti^e  jusqu'à  la  gare. 

MADAME  HEIMAN.  —  Jeannine  voudra  bien 
se  joindre  à  nous? 

ISABELLE.  —  Je  ne  sais  si  cela  lui  con- 
vient... Veux-tu  venir  en  voiture,  à  cinq 
heuras,  avec  nous  ?  {Elle  se  retourne  en 
s^ adressant  à  Jeannine.  Jeannine  est,  depuis 
le  commencement  de  la  scène,  perdue  dans 
la  contemplation  béate  de  Georges;  elle  ne  le 
quitte  pas  des  yeux.  En  ce,  moment,  elle  a 
la  bouche  grande  ouverte  et  n'entend  abso- 
lument rien.  —  lîeprenant  à  voix  basse  :) 
Jeannine  ? 

MADAME  HEIMAN,  comblont  habilement  le 
silence.  —  Ah!  l'eau  déborde!...  prenez 
garde  ! 

ISABELLE.  —  Mais  nou,  elle  ne  déborde 
pas. 

MADAME  HEIMAN.  —  Ah!  je  croyals.  Con- 
naissez-vous le  petit  bois  des  Cheminîères,  à 
trois  kilomètres  d'ici  ?  Comment,  vous  ne 
l'avez  jamais  visité?  Cest  exquis,  ma 
chère...  il  faut  absolument  que  vouss  voyiez 
ça...  Peur  une  fois  que  je  vous  tiens,  je  n© 
vous  lâche  pas.  Nous  irons  tout  à  l'heure. 

ISABELLE.  —  Quoi?  Si  VOUS  voulez...  ça 
m'est  égal. 

MADAME  HEIMAN,  à  Gcorgcs.  —  Quo  faites- 
vous  là-bas  ? 

GEORG'ES.  —  J'arrange  le  collier  de  Neyt 
qui  est  détraqué...  Elle  perd  tout  le  temps 
son  collier,  cette  bête!...  Allons  bonî...  Où 
ai-je  mis  le  tournevis,  maintenant? 

JEANNINE,  56  précipitant  de  son  pouf.  — 
Le  voilà  ! 

Elle  a  tout  de  suite  trouvé  le  tournevis  et  le  porte 
à  Georges. 

GEORGES.  —  Ah!  merci,  merci.  (Il  dépose 
son  cigare  et  siffle.)  Neyt!  Neyt! 

JEANNINE.  —  Elle  n'est  pas  là .  elle  doit 
être  dehors. 

GEORGES,  appelant  plus  fort.  —  Neytl 
Neyt  ! 

JEANNINE,  va  vite  à  la  porte  du  perron, 
siffle  et  fait  des  gestes.  —  Allons,  ajrivez 
ici,  tout   de  suite  ! 

Elle  prend  le  petit  chien  dans  ses  bras  et  le  dé- 
pose sur  les  genoux  de  Georges. 

GEORGES.  —  Ah!...  on  va  vous  mettre 
votre  beau  collier...  sale  bête...  sale  chien.... 
Et  ne  m'embrassez  pas  surtout!  Allons, 
debout...  sur  votre  derrière!...  Eh  bien! 
eh  bien!...  ce  n'est  pas  la  ^eine  de  me 
mettre  en  quatre  pour  vous...  Voulez-vous 
bien!... 

JEANNINE,    riant.   —   Vous   lui   dites   tou 
jours  des  méchancetés,  ce  n'est  pas  étonnant 
si  elle  vous  désobéit...   Je  vais  lui   tenir  le 
cou. 


L'Enchantement 


8- 


GE0ÏMSE8,  —  C'est  ça,  allons...  (Jeannine 
rit  en  essayant  ch  retenir  Neyt  sur  les  ge- 
noux de  (Jeorges.)  Je  vous  ai  pincée! 

JEANNINE.   —   Non,   ce   n'est   rien  ! 

GEORGES.  —  Si,  je  vous  ai  pincée! 

ISABELLE,  qui  les  regarde,  interrompant 
fout  à  coup.  —  Voyons,  Jeannine  !  laisse 
donc  ce  chien  une  minute...  il  est  insuppor- 
table, on  le  trouve  partout...  Il  n'y  a  que 
lui  dans  la  maison. 

JEANNINE.  —  Mais  on  arTange  son  collieir. 

ISABELLE.  —  II'  a  les  pattes  dégoûtantes. 
"1  vous  salit,  il  ejiinuie  tout  le  monde. 

JEANNINE.  —  Mais  puisque... 

ISABELLE.  —  Al'lbns,  laissc-lc,  je  te  dis... 
envoie-le  coucher. 

JEANNINE,  prend  vi cément  le  cJiien  sous 
son  hras.  —  Bien! 

ISABELLE.  — r  Cc  u'est  pas  uue  raison  pour 
t'en  aller  ! 

JEANNINE,   blême.  —  Viens,   Neyt! 

Elle  sort  en  claquant  la  porte. 

ISABELLE,  bas  à  J/"^®  Heiman.  —  Allons, 
voilà  encore  qu'elle  -a  bouder!...  Rendez- 
moi  un  service. 

MADAME    HEIMAN    —   VoloutierS  ! 

ISABELLE.  —  Sans  avoir  l'air  de  rien,  vou- 
lez-vous regarder  oii  elle  s'en  va  ?  Je  ne  veux 
pas  trop  paraître  la  surveiller,  vous  compre- 
nez?... mais  je  n'aime  pas  quand  elle  boude. 

MADAME  HEIMAN.  —  Comment  donc  ! 

GEORGES.  —  Vous  dites,  chère  amie? 


ISABELLE. 

cher  ami. 


Il  appuie  sur  «  chère  amie  »^ 
-  Rien,  ne  vous  occupez  pas... 

M""  Heiman  est  sortie. 


ICENE  II 


ISABELLE,  GEORGES,  seuls. 

Ils  mesurent  un  instant  le  silence,  puis  se  lèvent 
en  même  temps  et  se  font  signe  :  «  Oui  ».  Ils 
se  collent  dans  un  coin,  s'étreignent. 

ISABELLE,   tout  à  coup.  —  Prends  "garde, 
elle  est  peut-être  derrière  la  porte  ! 

Elle  se  dégage. 

GEORGES.  —  J'ai  compté,  cette  fois    nous 
en  avons  pour  cinq  minutes. 

ISABELLE.  —  En  voilà  une  de  passée. 
GEORGES.  —  Restent  quatre. 

Il  l'attire. 

ISABELLE.  —  Prends  garde...  la  voilà... 

Ils  se  séparent  brusquement.  —  la  porte  vient 
de  s'ouvrir. 


GEORCEs,  empoté,  détachant  ses  mots.  — 
Vous  ne  pensez  pas,  ma  chère  amie,  qu'il 
soit  alors  absolument  nécessaire... 

C'est  la  femme  de  chambre  qui  est  entrée. 

LA      FEMME      DE      CHAMBRE.      —      Madame... 

voilà  les  chapeaux  dé  mademoiselle  qu'on 
apporte. 

ISABELLE.  —  C'est  bien...  posez-les  là. 

GEORGES,  furieux.  —  Vous  ne  pourriez  pas 
frapper  avant  d*entrer  .^...  Votre  service  se 
néglige  considérablement  à  la  campagne... 
V0UJ3  entendez?...  ne  me  le  faites  pas  répé- 
ter! 

LA  FEMME  DE   CHAMBRE.   —  Oui,  moU.sieur... 

GEORGES.  —  Allez!...  C'est  insupportable^' 
(Elle  sort.)  Chérie!... 

Ils  s'étreignent  à  nouveau. 


LA  FEMME  DE  CHAMBRE.  —  Madame...  voil» 

LES     CHAPEAUX    DE     MADEM0ISE-LLE     QTj'O 
APPORTE. 

ISABELLE,    réprimant  de  la  main   un   bat- 
tement de  cœur.  —  Ah!  j'ai  eu  peur! 

GEORGES.  —  Tu  as  eu  peur?...  C'est  déli- 


cieux. 

ISABELLE 
GEORGES. 

cieux!...    Il 


—  Non.  Je  ne  trouve  pas. 

—  Ne    dis    pas    ça  !    c'est    déli- 
me semhle   que   je   trompe   ton 

mari...  chose  exquise. 

ISABELLE.  —  Nous  trompous  quelqu'un, 
en  effet...  Chaque  baiser  est  un  remords. 

GEORGES.  —  C'est  ce  que  je  dis...  [U'i, 
f  m2)s.)  sous  une  autre  forme,  vTDilà  tout. 

ISABELLE.  —  Tu  ne  trouves  pas  qu'il  y  a 
quelque  chose  de  honteux  et  même  de  vilain 
dans  nos  baisers? 


88 


L'Enchantement 


GEORGES.  —  Oui,  il  y  a  de  l'adultère...  Mu 
maîtresse!  ma  petite  maîtresse!... 

ISABELLE.  —  On  dirait  que  ça  t'amuse! 

GEORGES.  —  Plus,  ça  m'excîte  ! 

ISABELLE.  —  Tu  as  un  excellent  caractère. 

GïEORGES.  —  On  le  fait,  son  caractère!  Le 
^ien  devient,  en  effet,  excellent.  Je  com- 
mence à  comprendre  le  charme  de  notre  si- 
tuation... J'ai  vingt  ans...  je  sors  du  collège 
et  j'ai  une  aventure  avec  toi.  Ecoute,  sup- 
pose que  tu  es  la  bonne  de  ma  mère... 

Il  lui  prend  la  taille. 

ISABELLE.  —  Tu  es  stupîdo  ! 

GEORGES.  —  Je  trouve  cela  amusant,  très, 
très  drôle,  et  plus...  Ces  baisers  dérobés, 
ces...  Nous  qui  partions  pour  un  ménage 
bourgeois  ! 

isABELiiE,  froidement.  —  Celui-ci  te  va 
mieux,  je  comprends  ça. 

GEORGES,  tirant  tout  à  coup  sa  montre. 
—  Voyons,  deux  et  une  font  trois...  Dépê- 
chons-nous. (On  frappe  à  la  porte,  machina- 
lement il  dit    :   )  Entr... 

ISABELLE.  —  Chut! 

Ils  se  séparent  et  vont  s'asseoir  diversement. 

GEORGES,  une  fois  installé,  un  journal  à  la 
main.  —  Entrez  ! 


SCENE  III 


Les  MÊMES,  JEANNINE 

_dABELLB.  —  C'est  toi,  Jcaunine  ?  Pour- 
quoi frappes- tu  ? 

JEANNINE,  du  haut  des  dents.  —  Au  cas  où 
je  vous  aurais  dérangés. 

ISABELLE.  —  Tu  saîs  bien  que  tu  ne  nous 
gênes  jamais. 

JEANNINE,  petit  air  faussement  naturel. 
— •  Je  venais  chercher  mes  jonchets  que 
j'avais  oubliés...  Je  peux? 

ISABELLE.  —  Jeannine,  écoute  ici. 

JEANNINE.    —  Quoi? 

ISABELU5,  lui  fait  signe  de  venir.  —  Ma 
question  quotidienne.  Si  M™®  Heiman 
n'était  pas  venue  déJGuner  ce  matin,  je  te 
Vaurais  déjà  posée...  Je  ne  voudrais  pas 
l'importuner  non  plus;  tu  es  libre...  Je  te 
demande  seulement  :  Es-tu  dans  les  mêmes 
dispositions  aujourd'hui  que  les  autres 
jojirs?  Tu  ne  veux  pas  que  nous  causions  un 
pe ')?...  Non?  Ce  que  j'en  dis,  tu  le  sais  bien, 
n'-.  t  uniquement  que  pour  ton  bonheur. 

JEANNINE,  les  sourcils  très  écarquïllés.  — 
.Vi.is  je  suis  très  heureuse,  je  te  remercie, 
je  suis  très  heureuse  comme  cela  !  Pour- 
quoi?... Avec  tout  ce  que  tu  as  eu  la  bonté 
-de  m'acheter...  mon  jeu  de  géop^rophie,  mon 


Eurêka,  et  mes  jonchets^  surtout  mes  jon^ 
chets...  C'est  encore  ce  que  tu  pouvais  trou- 
ver de  mieux  dans  les  jeux  à  un.  (»S'e  levant 
vivement.)  Tu  permets?  Ils  sont  là,  dans  le 
tiroir,  n'est-ce  pas? 

ISABELLE,  la  figure  un  peu  contractée, 
avec  un  regard  vers  Georges  qui  lit  le  jour- 
nal sans  bouger.  —  Je  t'achète  des  jouets 
pour  te  forcer  à  te  distraire...  à  t'occuper 
manuellement  un  peu,  malgré  toi,  d'une  fa- 
çon quelconque...  Voyons,  mon  petit,  viens 
entre  nous...  ici.  Je  voudrais  que  tu  nous 
parles. 

JEANNINE.  —  Mais  quoi?  Qu'est-ce  que  tu 
as  ?  Je  ne  comprends  pas  bien  ce  que  tu  veux 
dire...  Il  ne  faut  pas  que  j'aille  jouer?... 
c'est  ça?  Attends  que  je  pose  cette  boîte. 
Voilà. 

Elle  s'assied,  les  mains  aux  genoux  comme  à  la 
classe. 

ISABELLE,  avec  un  soupir.  —  Allons,  ce 
n'est  pas  encore  aujourd'hui  que  nous  tire- 
rons quelque  chose  de  toi  et  que  naîtra  un 
peu  d'intimité  et  de  confiance.  Tant  pis! 

Silence, 

JEANNINE.  —  Alors,  je  peux  remonter? 
(Elle  se  lève,  remonte  et  va  sortir.  A  la 
porte,  elle  se  ravise;  très  haut  :)  Tu  sais, 
j'ai  réfléchi  pour  le  professeur  de  gymnas- 
tique. 

GEORGES,  levant  le  nez  de  son  journal.  — 
Quel  professeur  de  gymnastique  ? 

ISABELLE,  gcnée.  —  Oui,  j'ai  chei'ché  quel- 
qu'un qui  pourrait,  de  temps  en  temps,  ve- 
nir lui  faire  faire  un  peu  d'exercice,   ici. 

JEANNINE,  de  la  porte,  cinglant  les  mots. 
—  Comme  je  fais  déjà  beaucoup  d'hygiène, 
je  crois  que  ça  me  fatiguera.  Tu  remplaceras 
cela  par  autre  chose,  si  tu  veux  bien. 
(Fausse  sortie  encore.)  Ah!  puis,  si  tu  vas 
à  la  ville,  veux-tu  avoir  la  complaisance  de 
m'acheter  une  autre  balle?...  La  mienne  est 
usée. 

Au  moment  où  elle  sort,  elle  heurte  dans  la  porte 
M"'  Heiman  qui  rentre. 

MADAME    HEIMAW.    —    TieUS,    VOUS    étîcz    là? 

JEANNINE.  —  Vous  me  cherchiez? 

MADAME   HEIMAN.   —    Du   tout,   mais  je  VOUSi 

croyais  sortie. 

JEANNINE.  —  J'étais  rentrée,  vous  voyez.. 
(Imperturhahle,   les  mains  derrière   le   dos.) 
Pardon,  madame. 

MADAME    lîEiMAN,    qui    cst   rcstéc    dans    la- 
porte,  ne  comprenant  pas.  —  Quoi? 

JEANNINE.  —  Pardon,  je  voudrais  passer. 

MADAME  HEIMAN.  —    Ah!  OUÎ  ! 

Une  seconde  et  la  porte  se  referme  ;  Jeannine  &r 
disparu. 


I 


L'Enchantement 


89 


SCÈNE  IV 


GEORGES,  ISABELLE,  M"»»  HEIMAN 

GEORGES,   jette  son  journal  en  pouffant. 

—  Elle  ne  vous  l'a  pas  envoyé  dire,  hein'r 
Seis  jonchets!...  Et  son  profetsseur  de  gym- 
nastique!... Elle  est  extraordinaire,  cette 
petite  ! 

ISABELLJ5.  —  Ça  te  fait  rire?  Tu  as  de  la 
chance. 

GEORGES,   aifec   un  haussement  d^ épaules. 

—  Oh!  il  n'y  a  pas  de  quoi  pleurer...  mon 
Dieu  ! 

ISABELLE.  —  Je  ne  trouve  pas  ces  petitCiS 
scènes  d'une  drôlerie  irrésistible...  Mainte- 
nant, je  n'en  comprends  peut-être  pas  tout 
le  sel,  il  est  vrai  ! 

MADAME  HEIMAN,  qui  s^ est  tenue  éloignée, 
et  regarde  à  la  fenêtre  pour  se  donner  une 
contenance.  —  Alors,  que  fait-on  aujour- 
d'hui?... Il  serait  temps  de  se  décider. 

GEORGES.  —  Sortez,  vous...  moi,  je  monte 
travailler. 

ISABELLE,  à  Georges.  —  Vous  montez? 

GEORGES.  —  Il  le  faut  bien. 

ISABELLE.  —  A  votre  aise!  (Elle  remonte; 
bas  à  il/™®  Heiman.)  Je  vous  remercie,  vous 
savez,  et  m'excuse. 

MADAME  HEIMAN.  —  De  rieu,  de  rien.  Je 
la  croyais  au  jardin.  Elle  a  dû  faire  le  tour 
par  la  cuisine  pour  rentrer  ici...  Quel  petit 
furet  ! 

GEORGES.  —  Dites  donc,  ne  partez  pas 
sans  que  je  vous  aie  serré  la  main  ;  d'ailleurs, 
je  n'en  ai  que  pour  une  heure,  vous  serez 
encore  là  quand  je  redescendrai  ;  hêlez-moi, 
en  tout  cas,  par  la  fenêtre. 

MADAME  HEIMAN.  — '  Paresseux  !  Est-ce 
qu'il  avance,  votre  livre? 

GEORGES.  — -  Ça  boulotte,  ça  boulotte...  Je 
vous  le  lirai  un  de  ces  jours. 

ISABELLE.  —  Allez  travailler,  mon  ami, 
allez  ! 

GEORGES.  —  Je  me  sens  beau,  La  sensa- 
tion du  devoir  !  A  tout  à  l'heure. 

Il  sort 


SCÈNE  Y 


ISABELLE,  d'un  air  candide.  —  Vous  au- 
riez pu  venir  plus  souvent,  autant  que  vous 
auriez  voulu. 

MADAME  HEIMAN.  —  N0U6  u'avoufi  échangé 
que  des  paroles  volontairement  indifférentes. 


M°^e  HEIMAN,   ISABELLE, 
puis  GEORGES 

MADAME  HEIMAN.  —  Ah  !  ma  chère  amie, 
je  ne  suis  pas  fâchée  que  l'occasion  se  pré- 
sente, —  si  vous  m'en  donnez  la  permission, 
toutefois,  —  de  causer  un  peu  librement. 
Depuis  quinze  jours  que  je  me  suis  installée 
chez  moi,  j'ai  craint  beaucoup  d'être  indis- 
crète, et  je  me  suis  tenue  à  l'écart,  vous 
avez  dû  voir  avec  quelle  réserve  ! 


MADAME  HEIMAN.  —  Gomment  cela  va-t-il 

ICI,    DEPUIS  CES   DEUX  MOIS? 

par-dessus  les  haies...   Alors,   dites?...   Com- 
ment cela  va-t-il  ici,  depuis  ces  deux  mois  ? 
ISABELLE.    —   Mai»   très   bien,    très   bie«, 
tr^  bien.  ^ 

Isabelle  feuillette  un  livre. 

MADAME  HEIMAN.  —  Ah!  j'avais  cru... 
j'avais  cru  vous  sentir  eincore  en  proie  à 
des  inquiétudes,  des  transes... 

ISABELLE.  —  Pourquoi  ?  Parce  que  je  vous 
ai  envoyée  à  la  recherche  de  Jeannine?... 
Simple  formalité.,.  Tout  va  très  bien,  très 
bien... 

MADAME  HEIMAN.  —  Vous  me  rassurcz  !  Je 
suis  bien  contente.  C'est  curieux  comme  on 
se  trompe!  Il  m'avait  semblé  percevoir... 

ISABELLE.   Quoi? 

MADAME  HEIMAN,  coup  d'œil  malin.  —  Ohl 
une  atmosphère  générale...  un  je  ne  sais 
quoi  dans  la  conversation. 

ISABELLE.  —  Vous  VOUS  trompiez...  Tout 
va  à  merveille,  je  vous  le  répète...  tout  est 
pour  le  mieux. 

MADAME  HEIMAN.  —  Alors,  Jeannine? 

ISABELLE.  —  Jeannine  est  parfaite, 
Georges  est  parfait,  j'ai  lieu  d'être  pleine- 
ment satisfaite. 

MADAME  HEIMAN.  —  Je  pensais  bien  que 
cette  petite  crise  d'enfance  se  dissoudrait 
d'elle-même  au  beau  soleil!...  Et  vous?  Com- 
ment avez-vous  supporté  une  situation,  en 
somme  bien...  pénible,  bien  difficile .?       -4. 

ISABELLE.  —  Comme  vous  le  voyez. 

MADAME   HEIMAN.    VoUS  aveZ   été  SI    COU- 

rageuse  !  Ah  !  peu  de  femmes  auraient  eu 
votre  énergie!  Votre  mine,  d'ailleurs,  laisse 
à  désirer...  Jeannine,  elle,  a  repris,  son  petit 
air  calme.  Georges,  je  n'en  parle  même  pas... 
ISABELLE.  —  Mais  si,  parlons-en,  au  con- 
traire. Quel  visage  florissant^  n'est-ce  pas<^ 
Il  en,graisse  ! 


90 


L'Enchantement 


MADAME  HEiMAN.  —  Je  n'ai  pas  fait  atten- 
tion. 

ISABELLE.  —  Vous  n'avez  pas  vu?  Il  en- 
grai.sse.  C'est  remarquable,  sérieusement... 
Il  Drend  du  ventre. 

On  rit. 

MADAME    HEIMAN.    Et... 

ISABELLE.   Et? 

MADAME   HEIMAN,    SOUrîailt.    Je   Vaîs   VOUS 

paraître  indiscrète...  indélicate,  mais  excu- 
sez une  question  qui  me  vient  naturellement 
aux  lèvres. 

ISABELLE.    Dites. 

MADAME  HEIMAN.  —  J'ai  0-bservé  que  vous 
employiez,  Georges  et  vous,  le  vouvoiement 
avec  une  affectation  bien  naturelle  devant 
Je^nnine...  Je  veux  savoir  si  ce  sont  encore 
les...  comment  dire?...  les  mêmes  formules 
que  vous  employez  dans  l'intimité? 

ISABELLE,    avec   un   mouvement.   —   Mais 
voyons!  Georges  et  moi  nous  ne  sommes  qu 
■des  amis. 

MADAME  HEIMAN,  infeiioqvce.  —  Ah!  bah! 
Mais,  au  moins,  vous  ne  m©  ferez  pas  croire 


MADAME     HEIMAN.    —    Mon    Dieu,    chère 

AMIE...  JE  CROIS  QUE  MA  PRÉSENCE  EST 
TRÈS  DÉPLACÉE.  • 

•que  vous  n'aye'..  ^joiut  quelque  rapproche- 
ment, quelques  heures  d'intimité!  Vous  ne 
gardez  pas  cette  contrainte  superflue  l'un 
devant  l'autre,  je  suppose? 

iSABELiJS,  gênée.  —  Mais  si,  mais  si... 
Cela  fait  partie  de  mon  programme. 

MADAME  HEIMAN.  —  Fichtre  !  Vous  êtes 
^une  femme  de  caractère.  (Se  levant.)  Allons, 


je    vois    que    tout    est    pour    le    mieux,    en 
effet... 

ISABELLE.    Vous    VOUS    IcVCZ  ? 

MADAME  HEIMAN,  battant  froîd.  —  Mon 
Dieu,  ohère  amie...  je  crois  décidément  que 
ma  présence  est  très  déplacée.  Et  je  n'ai 
plus  qu'à  m'excuser  d'avoir  été  indiscrète. 

ISABELLE,  hrus^uement .  —  Rasseyez-vous, 
Odette.  Eh  bien!  oui,  c'est  vrai...  pourquoi 
essayer  de  nier  plus  longtemps  l'évidence 
même?...  oui,  ça  ne  va  pas,  ici...  ça  ne  va 
pas  comme  je  l'espérais. 

MADAME  HEIMAN,  tout  de  suite  ras&ê renée 
et  curieuse.  —  Pauvre  amie!  Vous  deviez 
vous  attendre  pourtant  à  toutes  les  diffi- 
cultés ! 

ISABELLE.  —  Ah!  ditas  à  toutes  les  affres  1 
J'avais  tout  prévu.  Aussi,  je  ne  parle  pas 
de  mes  angoisses  personnelles...  elles  ne 
comptent  pas...  J'avaie  prévu  l'état  d'anxiété 
chronique  dans  lequel  je  devais  désormais 
vivre,  par  peur  insurmontahle,  irraisonnée 
même,  de  ce  que  ces  yeux-là  ont  déjà  vu!... 
Il  y  avait  pourtant  une  chose  sur  laquelle 
je  n'avais  pas  compté  :  le  silence  de  Jean- 
nine,  un  silence  résolu,  entêté...  un  mutisme 
mystérieux  contre  lequel  je  ne  peux  rien, 
aJbsolument  rien!...  Et  cela,  c'est  mal  de  sa 
part,  je  crois  avoir  le  droit  de  le  dire  ! 

MADAME    HEIMAN,    poussant    Stt    chaîse.    

Mais    racontez  ;    je    ne    suis    au    oourant    de 
rien,  moi! 

ISABELLE  —  Sa-ns  quoi,  je  ne  sais  que 
tT<yp  la  tâche  terrible  que  j'ai  assumée!... 
Oh  !  ces  premiers  jours  !  Je  les  prévoyais, 
mais  rien  ne  peut  vous  en  donner  une  idéel 
Nous  avons  fait  tout  ce  que  nous  avons  pu... 
Nous  ne  nous  quittions  pa«  tous  les  trois. 
J'évitais  de  me  trouver  seule  avec  Georges. 
Je  voyais  tellement  ses  pauvres  regards  na- 
vrés dès  que  nous  étions  obligés  de  la  quit- 
ter!,.. Ji  devinais  tellement  ce  qui  ;se  pas- 
sait en  elle!...  Mais  quoi?  il  fallait  bien  nous 
séparer,  ne  fût-ce  que...  pour  la  nuit...  Oh! 
ces  promiscuités  inévitables!  Cette  espèce  de 
honte  continuelle!  l'inévitable  détail  de  l'in- 
timité auquel  il  a  fallu  descendre!  A^h!  elle 
eût  été  autre,  cette  petite,  mais,  comme  on. 
me  l'a  changée!  Vous  ne  poua^ez  vous  douter 
de  son  insistance  froide  et  silencieuse...  cet 
œil  qui  voit  tout,  devine,  cherche  à  percer, 
va  au-devant  des  pensées...  Et  cela  avec,  je 
puis  dire,  une  impudeur,  un  soudain  cy- 
nisme, une  sorte  de  fièvre  froide  extraordi- 
naire!... Nous  avons  placé  naturellement 
nos  trois  chambres  à  des  paliers  différents... 
mais  que  de  nuits,  je  peux  vous  le  confier, 
où  j'ai  entendu  son  petit  pas  nu  monter  fur- 
tivement l'escalier!...  que  de  nuit  où  j'ai 
senti  son  haleine  anxieuse  derrière  la 
porte!,..  Elle  épiait...  puis  je  l'entendai» 
descendre;  alors  mon  cœur  se  remettait  à 
battre...  Oh!  ces  lendemains,  oii  je  la  voyais 
toute  pâle,  avec  des  cernures,  et  déjà  vieillie 
par  la  mauvaise  anxiété!  Partout,  dès  que  < 
nous    nous    trouvons    ensemble,    Georges    et 


L'Enchantement 


93 


moi,  elle  nous  traque.  On  ouvre  une  porte... 
crac...  elle  est  là,  derrière,  droite,  les  lèvres 
pincéeis.  Elle  vous  regarde,  puis  pasise  comme 
une  ombre.  Elle  fait  deiS  irruptions  brus- 
ques ;  sa  petite  tête  les  prépare,  les  calcule 
toute  la  journée.  Oh  !  le  reprodie  perpétuel 
de  son  attitude!  Et  j'ai  tenté  tout,  toutes 
les  paroles,  toutes  les  tendresses!  J'ai  essayé 
toutes  les  conversations,  à  trois,  à  deux,  sur 
son  «imour;  j'en  ai  ri...  j'en  ai  pleuré... 
Rien.  Rien  ne  peut  la  faire  sortir  de  ce  si- 
lence. Elle  me  revient  d'ailleurs...  d'autre 
part...  d'une  autre  vie...  où  elle  a  laissé  la 
mémoire  et  le  passé...  Des  mots  de  haine 
parfois  lui  échappent;  elle  n'a  plus  que  cela 
à  mon  service,  de  la  haine! 

MADAME  HEiMAN.  —  Oh  !  de  la  haine  !  à 
coup  sûr,  vous  exagérez  ! 

ISABBLTJB.  —  Non,  je  ne  m'illusionne  pas, 
allez!  Elle  me  hait.  Ah!  ma  tâche  ne  sera 
guère  facile  !  Enfin,  tout  cela  n'est  pas  à  ra- 
conter... 

MADAME     HEIMAN.     VoUS     êtcS    du    moius 

certaine  qu'elle  a  renoncé  à  ises  idées  noires? 

ISABELLE.  —  Rien  moins  que  certaine! 
Allez  savoir,  avec  un  pareil  mutisme  !  Je  vis 
dans  des  transes  perpétuelles.  Je  l'épie 
comme  je  peux;  je  la  fais  surveiller  jusque 
dans  sa  chambre  par  les  domestiques...  Vous 
devinez  aisément  toute  notre  vie  ! 

MADAME  HEIMAN.  —  Et  Gcorges,  au  milieu 
de  tout  cela? 

ISABELLE.  —  Georges  ?  Parfait,  parfait  ! 
Il  est  très  correct. 

MADAME  HEIMAN.  —  Car  lui  aussi  a  sa 
bonne  part  d'ennuis...  et  chez  un  concentré 
comme  lui... 

ISABELLE.  —  Esprit  beaucoup  plus  su- 
perficiel qu'on  ne  le  croit  en  général!... 
Je  le  connais  bien...  Il  y  a  du  fond,  certaine- 
ment, chez  ce  garçon,  mais  de  la  surface  sur- 
tout... 

MADAME  HEIMAN.  —  Vous  trouvcz  ?  Je  l'ai 
toujours  connu  plutôt  méthodique,  posé... 

ISABELLE.  —  Oui,  je  sais...  c'est  l'impres- 
sion qu'il  donne  en  général!...  (Elle  hausse 
les  épaules.)  Il  chasse,  il  travaille  un  peu... 
Il  est  d'attitude  très  joviale...  avec  moi,  du 
moins.  (Négligemment.)  Je  ne  sais  comment 
il  se  comporte  avec  Jeannine,  quand  ils  sont 
seuls. 

MADAME  HEIMAN.  —  On  1©  devins! 

Elle  a  dit  cela  sans  y  ajouter  d'importance. 

ISABELLE,  de  but  en  blanc.  —  Vous  le  de- 
vinez ?  Eh  bien  !  dites,  pour  voir  ? 

MADAME     HEIMAN,      prîse     ttU     dépOUTVV.     

Mais...  mon  Dieu!...  à  les  voir  ensemble, 
lui,  l'air  raisonneur,  paternel...  les  mains 
dans  les  poches...  elle,   bougon... 

ISABELLE.  —  Vous  les  avcz  vus  ensemble? 

MADAME    HEIMAN.    Oul. 

ISABELLE.  —  Oii  ça? 

MADAME  HEIMAN,  un  peu  gênée.  —  Mais 
plusieurs  fois...  avant-hier  encore...  au  bout 


du  pnrc,  au  tournant  de  la  vigne  phyllociérée. 
rsABELLifi.  —  Avant-hier,  mercredi? 

,      MADAME    HEIMAN.    Oui. 

ISABELLE.    Ils    VOUS    OUt    VUe  ? 

MADARfE  HEIMAN.  —  J'ignore.  IIb  pas- 
saient. 

rsAJJELLB.  —  A  quelle  heure,  mercredi  ? 

MADAME  HEIMAN,  évasivc.  —  Ah!  je  ne  me 
rappelle  plus  ! 

ISABELLE.  —  Le  matin  ou  le  soir? 

MADAME  HEIMAN,  hésitation.  —  Plutôt  le 
soir. 

ISABELLE.   —  Quatre   heures? 

MADAME  HKiMAN.  —  Oui,  quatre  heures, 
c'est  ça...  Pourquoi? 

ISABELLE.  —  Pour  rien.  (Elle  remonte.) 
Eh  bien!  sort-on,  décidément? 

MADAME     HEIMAN.     Qu'cst-CC     que      VOUS 

avez?  Ah!   pauvre  de  moi,  qu'ai-je  fait  en- 
core?... 

ISABELLE.  —  Rien,  mais  mercredi,  à  deux 
heures,  Georges  est  partd  à  bicyclette  pour 
la  ville...  et  il  m'a  dit  y  être  resté,  sans  bou- 
ger,  jusqu'à  sept...   Voilà. 

MADAME  HEIMAN.  —  Je  me  sm&  donc 
trompée  de  jou.r...  Attendez...  mais  oux,,  jus- 
tement, je  crois  que... 

ISABELLE,  lui  mettant  la  main  sur  V épaule 
en  riant.  —  Non,  non,  je  "vous  en  prie,  ne 
cherchez  pas  à  rattraper!...  Comme  ça  n'a 
pas  d'importance...  Ils  se  cachent,  voilà 
tout...  Déjà! 

MADAME  HEIMAN.  —  Je  counais  Georges, 
et,  tel  que  je  le  connais,  je  suis  sûre  de 
n'avoir  pas  gaffé...  Voyons,  voyons..»  depuis 
le  déjeuner  je  vous  observe...  Ne  seriez-vous 
pas  tout  sim-plement  jalouse? 

ISABELLE.  —  Plaît-il? 

MADAME  HEIMAN.  —  Oui,  ne  senei3-vou3 
pas  j  louse? 

ISABELLE.  —  Jalouse,  moi?  Ah!  vous  tom- 
bez bien!  Jalouse!  Dieu  non,  par  exemple!... 
Pas  é&  ça,  Lisette!  Vous  me  connaissez 
peu...  Moi!...  Je  ne  voudrais  pas  que  vous 
le  pensiez,  surtout  l 

MADAME  HEIMAN.  —  Est-ce  bien  vrai, 
aussi,  ce  que  vous  me  disiez  tout  à  I  heure 
de  votr©  intimité,  ou  du  moins  de  votre 
manque   l'intimité  avec  Georges  ? 

isabeîîM:,  avec  un  mouvement  d'hésita- 
tion et  f rapidement.  — •  Qu'importe! 

MADAM    HEIMAN.  —  Ah!  bien,  parfait' 

isABBLî' 5,  embarrassée,  à  voix  bassK.  — 
J'ai  été  oligée  de  céder  à  Georges.  Oui,  je 
n'ai  pas  {»a  agir  autrement...  il  m'a  semblé 
-jiue  mon  devoir. o 

MADAME  îEiMAN,  riant.  —  Parfait!  Œlle 
va  sur  le  perron  et  appelle  en  Vair.) 
Georges  ! 

ISABELLE.    —   Que  f aitcs-vous  ? 

:jadame  HEIMAN.  — Après  ce  que  vous  ve- 
i-iec  de  me  conter  là,  je  suis  complètement 
assurée.  Vous  allez  voir...  j'ai  hâte  de  vous 
démontrer  que  je  n'ai  pas  gaffé. 

LA  voix  DE  GEORGES,  par  la  fenêtre  du  pre- 
mier étage.  —  Quoi? 


92 


L'hncliantement 


MADAME  HEiMAN,  du  perroîi.  —  Je  m'en 
vaie...  Alors,  je  vous  appelle,  comme  vous  me 
l'avez  demandé.  "• 

VOIX  DE  GEOKGES.  —  Je  descends  1 

ISABELLE.  —  L'absurde  histoire! 

MADAME  HEIMAN.  —  JQ  ne  faut  pas  laisser 
traîner  les  malentendus.  Axiome.  Vous  dé- 
buter; ;  moi,  j'ai  quinze  ou  vingt  ans  de... 
virtuosité.  Fiez-vous-en  à  moi,  ma  ohère... 
Je  vais  commander  ma  voiture  pour  la  pro- 
menade. Pendant  ce  temps,  vous  allez  dire 
votre  soupçon  tout  franchement  èr  Georges 
et...  je  reviendrai  vous  prendre  en  Victoria... 
Tenez,  je  ris! 

ISABELLE.  —  Vous  me  rendez  ridicule  ! 

MADAME  HEIMAN.  —  Faut-il  que  je  sois 
sûre  de  votre  mari  pour  risquer  le  paquet!... 
Dites-lui  tout  en  deux  mots,  et  vous  ver- 
rez!... Mais  abordez  très  franchement  la 
question,  hein?  Pas  de  oomplications,  sur- 
tout ? 

ISABELLE.  —  Oh!  des  complications!  que 
vous  me  connaissez  peu!...  Droit  au  but... 
telle  est  ma  devise,  toujours...  Vous  allez 
voir. 

MADAME  in  I M  AN.  —  Nou,  je  ne  verrai  pas. 

ISABELLE.  —  Ça  ne  fait  rien.  Droit  au 
but.  Deux  mots  :  oui  ;  non. 


SCÈNE  YI 


Les  Mêmes,  GEORGES 

GEORGES,  entrant  de  droite.  —  Donc,  vous 
ne  sortez   pas   ensemble,   décidément? 

MADAME  HEIMAN.  —  J'avais  oublié  un  ren- 
dez-vous, chez  moi,  très  pressé...  Je  sertirai 
peut-être  tout  à  l'heure...  si  Isabelle  veut 
venir  me  prendre  ? 

ISABELLE.  —  Peu  probable. 

MADAME  HEIMAN.  —  Adieu,  mes  enfants! 

GEORGES.  —  Quelle  hèche  ! 

MADAME  HEIMAN.  — ■  C'était  inutile  de  des- 
cendre... mais  vous  l'avez  voulu. 

GEORGES.  —  Et  je  ne  le  regrette  pas.  Je 
n'avais  pas  le  courage  de  venir  pretndre  un 
livre  dont  j'ai  besoin...  là,  dans  la  biblio- 
thèque... Vous  ne  voulez  pas  que  je  vous 
accompagne  ? 

MADAME  HEIMAN,  ouvroTit  son  Ombrelle.  — 
Non,   non,  bonsoir. 

.  .  Elle  s'en  va. 

GEORGES,  du  perron.  —  Bonne  prome- 
nade!... Quel  temps,  hein?...  Ne  vous  re- 
troussez pas  si  haut...  je  suis  encore  là... 
Quoi?...  Mais  non,  je  ne  suis  pais  si  bête  que 
ça! 


SCENE  VU 


GEORGES,  ISABELLE,  puis  la  Bonne, 

Resté  seul  avec  Isabelle,  Georges  redescend  et  ?e 
frotte  les  mains  en  chantonnant,  puis  il  s'ap- 
proche de  sa  femme  et  va  l'embrasser.  A  et 
moment,  fracas.  Par  la  porte-fenêtre  du  fond 
un  grand  ballon  de  jardin  a  bondi  sur  eux.  Ils 
se  séparent  effrayés.  Puis,  Georges,  ayant 
compris  d'où  et  de  qui  est  parti  le  projectile, 
sourit,  hausse  les  épaules.  Il  ramasse  le  ballon, 
va  à  la  fenêtre. 


GEORGES,    riant. 
clés. 


Le  ballon   de  Damo- 


II  envoie  promener  le  ballon,  d'un  grand  coup  de 
pied,  dans  in  jardin. 


GEORGES.  —  Le  ballon  dé  Damoglès. 

ISABELLE.  —  Tu  es  bicoi  joyeux,  Georges; 
tu  fais  des  mots...  c'est  ravissant...  seule- 
ment, si  tu  pouvais  avoir  une  joie  moins 
bruyante,   je  t'en  serais  reconnaissante.        ^ 

GEORGES.  —  Je  serai  triste,  si  tu  y  tiens  ;, 
mais  je  n'ai  pas  de  raison  d'être  triste. 

ISABELLE.  —  Je  sais;  mais  moi,  j'en  ai.... 
Je  t'en  prie,  mets  la  sourdine...  ce  sera  plus 
décent.  ^' 

GEORGES.  —  N'est-ce  pas  toi  qui  m'as  re- 
commandé d'être  aussi  gai  que  possible?... 
Je  pensais  que  cela  faisait  partie  du  pro- 
gramme. C'est  Une  gaieté  de... 

ISABELLE.  —  ...  de  commande. 

GEORGES.   —  Oui. 

ISABELLE.    — '    Merci.    Tu    t'en    es    bien» 


L'Enchantement 


9^ 


!  .  ttté.  Je  me  rappelle,  en  efïet,  je  croyais 
Ov.acvole-ment  que  la  situation  allait  te  gê- 
ner un  tant  soit  peu,  t'être  désagréable... 
Je  croyais,  oui,  je  l'avoue,  que  tu  allais 
souffrir  de  ton  côté. 

GEORGES.  —  Je  veux  bien  souffrir,  si  tu 
y  tiens  absolument...  mais  je  n'ai  pas  de 
raisons  de  souffrir. 

ISABELLE.  —  C'est  que  c'est  vrai,  pour- 
tant 1...  Quelle  raison  aurait-il  de  souffrir,  en 
effet?...  C'est  admirable!  Tu  es  là,  à  l'aise, 
confortablement . . . 

GEORGES.  —  Confortablement,  non,  non... 
n'exagérons  rien...  Je  ne  suis  pas  mal,  ac- 
tuellement, voilà  tout. 

ISABELLE.  — ^  Il  y  a  deux  femmes  qui  t'ai- 
ment, au  lieu  d'une!  C'est  tout  le  résultat 
que  t'a  apporté  ce  changement  de  vie!...  Il 
a  parbleu  raison!...  Seulement,  moi,  qui  n'ai 
pas  les  mêmes  sujets  de  gaieté,  ce  que  je  te 
demande,  c'est  un  peu  de  décence  dans  tes 
expansions  —  pour  celle  qui  souffre. 

GEORGES.  —  De  décence?.,.  J'ai  fait  quel- 
que chose  d'indécent? 

ISABELLE.  —  Ce  que  je  te  demande,  c'est, 
devant  Jeannine,  un  peu  de  retenue...  afin 
de  ne  pas  entraver  ma  tâche  à  moi,  suffi- 
samment pénible,  telle  qu'elle  est. 

7  3E0RGES.  —  Parce  que  j'ai  ri  tout  à 
1  neure,   après  la  sortie  de  Jeannine? 

ISABELLE.  —  Sans  quoi,  mon  Dieu,  je 
comprends  tellement!...  Oh!  je  ne  t'en  veux 
pas...  c'est  si  naturel,  en  effet!...  Tu  es 
flatté...  Ce  sont  des  faiblesses  d'amour-pro- 
pre si  compréhensibles  ! 

GEORGES.  —  Flatté? 

ISABELLE.  —  Ne  t'en  défends  pas  ;  à  quoi 
bon?  Il  y  a  beau  temps  que  j'ai  fait  la  re- 
marque... en  souriant...  Je  ne  t'en  ai  pas 
parlé,  parce  que,  nous  autres  femmes,  nous 
corrkprenons  si  bien  ces  choses-là...  et  leis 
hommes  so«it  si  fats  ! 

GEORGES.  — -  Elle  est  bonne! 

i&ABELLE.  —  Tu  crois  que  je  ne  vois  pas 
toutes  tes.  petites  manigances? 

GEORGES.  —  Oh  !  conte-moi  les  petites  ma- 
nigances...  j'en   serai   bien  aise! 

ISABELLE.  —  Tu  veux?...  Au  hasard... 
dans  le  tas...  tiens.  Dujant  les  regards 
qu'elle  te  jette,  ces  longs  regards  insistants 
■et  béatjs,  qui  ont  l'air  de  dire  :  ((  Est-il  beau. 
Seigneur,  est-il  beau!  »,  tu  prends  alors  i^n 
air  modeste,  détaché...  qui  est  très  amusant, 
je  t'assure,  à  observer!  Mais  oui,  mon  ami, 
vous  avez  des  manières  de  faii'e  des  effets  de 
mains,  quand  vous  voyez  que  son  regard  se 
pose,  s'installe  sur  vous...  des  gestes  enfuis 
vers  1-a  cravate... 

GEORGES.  —  Vous  êtes  un  vrai  miroir, 
nais  un  miroir  qui  rend  bien,  sapristi  ! 

^  jABELLE,  —  Le  petit  ton  poli,  condescen- 
.xnnc,  et  joliment  fat,  avec  lequel  vous  lui 
demandez  :  ((  Jeannine,  voulez-vous  me  pas- 
ser telle  chose?  » 

GEORGES.  —  Quoi  eucore ?  quoi  encore? 

ISABELLE.    —    Un    petit    détail...     entre 


mille...  mais  assez  drôlet.  Vous  fumiez  la 
pipe,  à  Paris.  Pendant  six  ans,  vous  avez 
fumé  la  pipe  chez  moi,  sans  vous  gêner,  oui, 
ma  foi...  je  vous  aurais  brodé  dos  pantou- 
fles!... Eh  bien!  maintenant,  vous  vous  êtes 
mis  à  la  cigarette!...  Oh!  c'est  un  rien,  je 
le  sais  bien,  mais  un  rien  significatif  pour 
l'observateur! 

GEORGES.  —  Pardon,  voilà  une  améliora- 
tion dont  vous  profitez  aussi...  L'hommage 
est  de  moitié  pour  vous...  il  y  a  ingratitude 
à  me  le  reprocher. 

ISABELLE.  —  Tenez  encore...  mais  non... 
ceci  me  gêne  un  peu  à  dire...  Vous  m'en 
voudrez. 

GEORGES.  —  Dites,  dite®,  pendant  que 
vous  y  êtes,  vous  auriez  tort  de  vous  gêner. 

ISABELLE.  —  Quand  elle  chante  sa  Chan- 
son de  Florian,  vous  savez,  avec  l'expression 
en  coulisse  :  «  Qu'on  chérisse  au  premier 
moment,  qu'on  aime  ensuite  davanta-a-ge  », 
si  vous  voyiez  votre  air,  lorsque  vous  lui  ré- 
pondez :  ((  Bien,  ça,  Jeannine...  très  bien.,, 
recommencez  donc  !  »  Vous  avez,  à  ce  mo- 
ment, une  expression  générale...  extraordi- 
naire., oh!  intraduisible!...  mais  très  co- 
mique. Il  y  a  ainsi  tout  un  côté  de  vous  que 
je  ne  connaissais  pas  autrefois  et  que  vous 
m'avez  révélé...  un  côté  ((  calicot  »,  mon 
pauvre  ami!...  Mais  j'ai  tort  de  vous  dire 
tout  cela,  sans  doute,  vous  m'en  voudrez  ! 

GEORGES,  —  Je  vous  suis  très  reconnais- 
sant, au  contraire. 

ISABELLE.  —  Je  ne  vous  cacherai  pa^  que, 
par  moments,  vous  m' apparaissez  un  peu 
ridicule,  voilà  tout. 

GEORGES.  —  Ah!  qu'est-ce  que  j'avais  dit? 
Ridicule!...  Ecoute  ça,  mon  bonhomme, 
écoute  ça! 

ISABELLE.  • —  Mais,  dès  les  premiers 
jours,  je  l'ai  si  nettement  senti,  Jeannine 
vous  est  devenue  tout  à  coup  si  sympa- 
thique!... vous  ne  la  croyiez  pas  si  intelli- 
gente que  cela,  cette  petite!...  Tenez,  le  soir 
même  de  notre  mariage,  après  le  coup  de 
folie  de  Jeannine,  alors  que  nous  nous  con- 
certions, je  me  rappelle  déjà  que  j'ai  été 
obligée  de  vous  interrompre... 

GEORGES,  stupéfait.  —  Moi? 

ISABELLE.  —  Oui,  quand  je  vous  ai  dit  : 
((  Nous  la  guérirons  de  vous  »,  je  me  rap- 
pelle, vous  m'avez  répondu  déjà  de  ce  petit 
ton  intraduisible   :  ((  Pas  si  sûr  que  ça!  » 

GEORGES.  —  Moi  ?  ? 

ISABELLE,  —  A  ce  point  que  j'ai  été 
obligée,  vous  ne  vous  en  souvenez  pas?  de 
vous  reprendre...  et  d'ajouter  :  ((  Mais  si, 
mon  ami,  mais  si...  »  en  souriant,  honteuse 
un  peu  pour  vous. 

GEORGES.  ■ —  C'est  le  comble,  par  exemple  ! 

ISABELLE,  continuant .  —  Et  ça  vous  gêne- 

lait,  en  effet,  qu'elle  guérisse!  ça  vous  vexe- 

»'ait...     car    elle    ne    peut    guérir    que    par 

l'amoindrissement    de    votre    charme!    Vous 

'^rrez   diminuer   votre   puissance   de   séduc- 

i^ii   jour  par  jour...   ah!   ce  sera  dur!   Et 


94 


L'Enchantement 


îomme  je  comprends  que  vous  désiriez  voir 
se  prolonger  cet  état  de  choses  le  plus  long- 
temps possible,  quitte  à  entraver  mon  ou- 
vrage!... car  c'est  contre  vous  que  je  tra- 
vaille, en  effet,  mon   ami...   et  ce  n'est  pas 


ISABELLE.  —  Je  connais  trop  moi-même  le 

POUVOIR  DE  vos    ARMES. 

commode...  j'aurais  mauvaise  grâce  à  le 
nier!  Je  connais  trop  moi-même  le  pouvoir 
de  vos  armes  ! 

Avec  une  révérence. 

«BORGES,  s'indinant.  —  Vous  êtes  bien 
aimable  ! 

ISABELLE.  —  Cependant,  vous  vivez  votre 
seconde  jeunesse.  Et  c'est  ce  qui  vous  donne 
patte  mine  d'admirable  prospérité! 

GEORGES.  —  Je  ne  vais  pas  mal,  je  vous 
remercie...  Oh!  du  côté  de  la  santé!...  Enfin, 
je  tâcherai  d'aller  moins  bien,  s'il  y 
a  moyen. 

ISABELLE.  —  Tout  Cela  est  bel  et  bon,.,  je 
ris  maintenant,  mais  il  y  a  des  moments  où 
je  trouve  cela  m-oins  spirituel  !  La  situation 
a  complètement  dévié  et  se  retourne  contre 
moi.  Ma  parole,  je  deviens  la  femme  en- 
nuyeuse à  laquelle  on  se  résigne.  C'est 
inouï!  . 

GEORGES.  —  Est-ce  de  ma  faute? 

ISABELLE.  — .  Je  comptais  sur  un  peu  de 
bonne  volonté  de  part  et  d'autre...  sur  sa 
tendresse...  sur... 

GEORGES.  —  Ah  !  voilà  bien  le  grand  tort  l 


Vous  comptiez  sur  ce  que  vous  désiriez,  tout 
simplement.  Je  vous  ai  assez  prévenue,  j'ai 
rabâché....  maintenant,  vous  êtes  sociale- 
ment responsable  de  nous!  je  ne  m'en  mêle 
plus,  je  ne  veux  rien  savoir  !  Je  suppose  que 
vous  avez  réfléchi,.,  alors,  la  paix!  Il  fallait 
tout  prévoir. 

ISABELLE.  - —  J'espérais  appuyer  sur  un 
terrain  quelconque,  mais  rien!..  Elle  se  dé- 
robe à  toute  guérison. 

GEORGES.  —  Guérison!  Vous  parlez  tout 
le  temps  de  ça  comme  d'une  maladie! 

ISABELLE,  —  C'en  est  une!  ..  et  conta- 
gieuse encore  ! 

GEORGES  —  A  vous  entendre,  on  dirait 
tout  le  temps  qu'il  y  a  un  agonisant  dans  la 
maison  !  J'en  arrive  à  marcher  sur  la  pointe 
des  pieds...  Alors,  faites  l'opération,  sa- 
pristi ! 

ISABELLE.  —  C'est  par  vine  lente  hygiène 
que  j'espérais... 

GEORGES.  —  Par  un  régime,  dites  donc  le 
mot!...  Tout  le  temps,  à  Paris,  que  vous  me 
découvriez  vos  intentions,  ce  mot  me  venait 
aux  lèvres  :  Un  régime.  Bains  le  matin.., 
bain  le  soir...  gymnastique  suédoise...  pro- 
menade... travail  à  cinq  heures... 

ISABELLE.  —  C'est  Cela,  appelez-moi  pion, 
tout  de  suite!...  Je  suis  le  pion! 

GEORGES.  —  Tout  ce  quo  VOUS  me  dites  là, 
je  l'ai  prévu,  tout  noté...  (Sortant  un  car- 
net.) dans  mon  almanach  prophétiîjue  pour 
1900...  Tenez,  le  26  septembre...  (Il  consulte 
le  carnet.)  Ah!  non,  vous  êtes  en  avance! 

ISABELLE.  —  Avouez-le,  vous  êtes  extraor- 
dinaire! Rien  ne  vous  enlève  votre  bonne 
humeur  !  Mais  votre  sourire,  au  moins,  expli- 
quez-moi votre  sourire  ! 

GEORGES.  —  Impatiente!...  Joconde,  de- 
puis le  temps,  n'a  pas  encore  expliqué  le 
sien!...  Voyez-vous,  Isabelle,  c'est  des  idées 
à  moi,  des  petites  idées  à  moi...  Dans  la  vie, 
je  ne  sais  jamais  s'il  faut  rire  ou  pleurer... 
ou  plutôt,  j'ai  la  sensation  très  nette  qu'il 
faut  à  la  fois  rire  et  pleurer  des  mêmes 
choses,  car  toute  chose  a  une  double  face, 
l'une  drôle  et  l'autre...  pas  très  drôle...  et 
je  ne  sais  jamais  laquelle  est  la  bonne.  Ce 
n'est  peut-être  d'ailleurs  ni  l'une  ni  l'au- 
tre!... En  tout  cas,  je  n'ai  pas  assez  con- 
fiance pour  me  laisser  pleurer  ;  c'est  pour- 
quoi je  commence  toujours  par  sourire..  =  par 
peur  des  dieux,  avec  la  juste  crainte  d'un 
comique  supérieur.  C'est  plus  prudent. 

ISABELLE,  avec  mépris.  —  Philosophe  ! 

GEORGES,  tout  d\in  coup,  il  la  saisit  à 
plein  hras.  —  Et  puis,  ce  n'est  pas  tout 
ça!...  Il  y  a  quelque  chose  qui  me  fait  tran- 
quille et  patient  :  tes  baisers,.,  oui,  tes  bai- 
sers à  toi,  les  tiens,  ceux  que  tu  m'as  donnés, 
car  je  te  les  ai  arrachés...  car  ils  ont  passé 
tes  lèvres  serrées...  car  il  su  bien  fallu  que  tu 
cries  ta  volupté... 

ISABELLE.  —  Tais-toi!...  tais-boil... 

GEORGES.  —  Ah!  nie-le  donc  un  peu!... 
j'en  ai  encore  la  brûlure  et  le  désir! 


I 


L'Hnchantement 


95 


isAïniLLE.  —  Tais-toi...  je  t'en  conjure! 

GEORGES.  —  Que  m'imparte,  dès  lors!  J'ai 
ie  sentiment  calme  de  la  victoire,  et  de  l'at- 
fcente  ausisi.  Pourquoi  ne  veux-tu  pas  que  je 
soiis  heureux,  réponda,  toi  que,  si  je  le  vou- 
lais, je  défierais  de  sortir  de  ces  bras-là!... 
Ne  te  cache  pas  la  tête  ainsi,  va,  lève-la 
haut...  lève-la!  {Il  lui  relève  la  tête.)  Tu 
pleures  ? 

ISABELLE.  —  Oui,  un  peu...  Tu  n'aurais 
pas  dû  dire  cela...  tu  as  eu  tort. 

GEORGES.   —  Oh  !  Isabelle  ! 

ISABELLE.  —  Laisse,  laisse...  (Elle  passe.) 
Je  suis,  à  mon  tour,  nerveuse  aujourd'hui... 
Et  puis,  que  oc  soit  fini!...  Je  ne  sais  ce  que 
j'avais,  un  besoin. malsain  de  parler...  On  a 
tort.  Cessons. 

GEORGES.  —  Mais  tu  m'en  veux. 

ISABELLE.  —  Je  te  jure  que  non  ..  C'est 
moi  qui  me  juge  absurde.  Remonte  travail- 
ler... et  redevenons  sérieux.  (Elle  va  à  la  son- 
nette et  sonne.)  A  propos  de  choses  sérieuses, 
j'attends  toujours  le  notaire  pour  l'acte. 
Es-tu  passé  chez  lui,  mercredi?  Qu'a-t-il  dit 
de  ma  lettre? 

GEORGES.  —  Mercredi?...  non,  je  n'y  suie 
pas  passé...  je  n'ai  pas  eu  le  temps...  J'irai 
demain. 

ISABELLE.  —  Comment,  tu  n'as  pas  eu  le 
temps  de  deux  heures  à  sept?  Qu'as-tu  donc 
fait  à  la  ville? 

GEORGES,  embarrassé.  —  Ben,  pas  mal  de 
«mmissions. . .    je    me    suis    attardé    chez    le 
^ellier...  Et  puis  la  vie  de  province,  déjà!... 
J'ai  flâné  au  café  Lebrault,  avec  des  amis. 

ISABELLE.  —  Jusqu'à  scpt  heupes  ? 

GEORGES.  —  Je  te  demande  pardon...  j'en- 
verrai le  ooc'ier  demain  matin...  Il  n'y  a  pas 
de  mal. 

ISABELLE.  —  Merci. 

Silence. 

GEORGES.    Quoi  ? 

ISABELLE.  —  Rien...   bonsoir. 

GEORGES.  —  Je  croyais  que  tu  me  disais 
quelque  chose. 

LA  BONNE,   entrant.  —  Madame... 

ISABELLE. —  Voulez-vous  appeler  M^'^  Jean- 
nine,  et... 

Elle  s'arrête,  attendant  que  Georges  veuille  bien 
sortir. 

GEORGES.  —  Eh  bien!  je  vous  laisse,  je 
vais  finir  ma  page. 

Il  sort. 

ISABELLE,  à  la  bonne.  —  Dites-lui  que 
c'est  pour  essayer  des  chapeaux... 

LA  BONNE  ,  cVun  air  confidentiel.  — 
Madame,  je  dois  prévenir  madame  que 
M"«  Jeannine  s'est  enfermée  dans  sa 
chambre,  hier  soir,  à  double  tour...  J'.ai  eu 
très  peur...  je  l'ai  surveillée...  j'ai  vu  la  lu- 
mière jusque  très  tard. 

ISABELLE,  impatientée.  —  Mais  oui... 
mais  oui...  je  sais! 


LA  BONNE.   —  Je  dis  ça. 
dame  m'avait  recommandé. 
•    ISABELLE.  —  Oui...  OUI...  allez. 


parce  que  ma- 


SCÈNE  Ylll 


ISABELLE,  seule. 

ISABELLE.  —  Ah  !  comme  il  a  menti  !  comme 
il  a  menti!  Cette  fois,  je  n'ai  plus  à  douter... 
Bonne  bête  que  je  suis!...  Oh!  mais  je  sau- 
rai... je  saurai  tout!...  A  l'autre  mainte- 
nant! Je  la  forcerai  bieji  à  j^arler...  mai& 
comment?  Je  veux  savoir  pourtant... 
J'existe,  moi  ! 

On  entend  la  voix  de  Jeannine  dans  le  couloir. 

VOIX  DE  JEANNINE.  —  OÙ  ça?  daus  le  sa- 
lon ? 


SCENE  IX 


ISABELLE,  JEANNINE 

JEANNINE.   —  Tu  m'as   appelée? 

ISABELLE,  à  part:  —  Elle...  Oh!  elle! 

JEANNINE.  —  Qu'est-ce  que  tu  veux? 

ISABELLE.  — Oui,  je  t'ai  appelée  pour  que 
tu  essayes  tes  chapeaux  qu'on  t'a  apportés 
(Elle  ouvre  les  cartons,  elle  met  un  chapeau 
sur  la  tête  de  Jeannine.)  Il  n'est  pas  laid, 
celui-là. 

JEANNINE.  —  Fais  voir  l'autre.  Non... 

ISABELLE.  —  Tu  u'aimes  pas  le  pailleté, 
là,  devant?  Ça  se  fa'it  beaucoup. 

JEANNINE.  —  Je  préfère  le  grand  bord. 

ISABELLE.  —  Le  pailleté  a  du  genre,  tu 
sais...  Puis,  tu  as  raison. 

JEANNINE.  —  Et  les  tiens,  ils  ne  sont  T»as 
a.^ 

ISABELLE.  —  Oh!  moi...  avec  mon  grand 
noir...  c'est  suffisant...  La  toilette  m'est 
bien  égale...  à  la  campagne...  je  ne  suis  plus 
assez  jeune,  ni  assez  belle...  Toi,  c'est  amu- 
sant de  t'habiller,  parce  que  c'est  comme 
une  poupée  chic...  Tu  es  si  jolie!  Tout  te 
va  !  Regarde  les  chapeaux,  ils  te  coiffent 
tous...  la  modiste  me  le  disait  encore  hier... 
Alors,  c'est  celui-là  que'  tu  as  choisi?  Re- 
mets-le dans  la  boîte...  (Au  moment  où 
Jeannine  va  sortir,  elle  tend  vivement  un 
porte-cigarettes.)  Will  you  hâve  cigarette, 
miss? 

JEANNINE.  —  Certainly. 

ISABELLE.  —  Take. 

JEANNINE.   Well. 

Elles  allument  leur  cigarette 


96 


L'Enchantement 


ISABELLE,  la  poussant  vers  le  canapé.  — 
Assieds-toi  là...  Tu  as  le  temps...  Tiens,  leis 
allumettes.  {Elle  rit  et  la  tient  enlacée.) 
•Cli'tit  bout,  va!...  tu  ne  sais  pas  ce  que  ça 
veut  dire  :  ch'tit  bout?  c'est  les  paysans 
d'ici  qui  disent  comme  ça...  c'est  vrai!  {Elle 
V embrasse.)  Je  t'aime  bien...  AJi  !  on  arri- 
vera un  jour  à  se  retrouver  !  Tu  ne  peux  pas 
rester  dan<s  cet  état  de  claustration  morale 
indéfiniment.  Laisse-toi  aller...  dis-moi  touE 
tes  secrets...  comme  à  une  amie  de  couvent. 
{Enfantin.)  Si  tu  étais  au  couvent,  tu  au- 
rais bien  des  amies,  n'est-ce  pas? 

jEANNiNE,  faisant  tomber  la  cendre  de  sa 
cigarette.  —  Mais  quoi,  quoi  te  raconter?... 
Oh  !  que  c'est  agaçant  ! 

ISABELLE.  — -  Tout.  J'ignorc  tout  de  toi... 
depuis  deux  mois.  Pourquoi  ne  ve'ux-tu  pas 
parler?  Les  premiers  jours,  tu  as  été  exquise 
d'abandon...  et  maintenant... 

JEANNINE.  —  Oh!  que  c'est  agaçant!... 
Qu'est-ce  que  tu  veux  savoir?  Tu  ne  seras 
pas  plus  avancée!...  Lundi  je  l'aime,  mardi 
je  l'aime,  mer-credi  je  l'aime....  et  c'est  toute 
la  semaine  ainsi...  Qu'est-ce  que  tu  veux,  ça 
ne  se  raconte  pas,  ce  que  j'éprouve!...  {Deux 
longues  bouffées  de  cigarette.)  Ah!  si  j'écri- 
vais mon  roman...  peut-être!...  {Grave  so*- 
bitement.)  Tiens,  j'ai  pensé  à  toi,  juste- 
ment, hier  soir. 


JEANNINE  —  Ne  me  regarde  pas,  ça  me  gêne. 

ISABELLE.    Oui? 

JEANNINE.  —   J'ai   commencé   une   narra- 
tion. 

ISABELLE.  —  Une  narration? 

JEANNINE.  —   Si   je   la   continue,   je  t'en 


montrerai  peut-être  des  passages...  ce  qui 
pourra  se  montrer...  {Mouvement  d^  Isa- 
belle.) oh!  peut-être!...  je  ne  promets  pas... 
{Elle  laisse  tomber  sa  cigarette.)  Oui,  j'ai 
pensé  écrire  certaines  choses...  pour...  pour 
quand  je  ne  serai  plus  là...  plus  tard. 

Elle  hoche  la  tête. 

ISABELLE.  —  Ne  parle  donc  pas  ainsi!... 
Quelle  phraséologie  de  mauvais  goût!  Tu 
parles  comme  les  petites  filles  du  Musée  des 
familles!...  {Isabelle  glissant  sur  le  canapé, 
tout  contre  Jeannine.)  Tu  ne  veux  pas  me 
montrer  ça  tout  de  suite  ?  Tu  ne  peux  pas 
aller  me  le  chercher  ? 

JEANNINE,  secouant  la  tête  avec  une  froi- 
deur de  reine.  —  Oh!  non,  non!  C'est  tout  à 
fait  impossible  pour  le  moment! 

Silence. 

ISABELLE,  lu'i  entourant  la  taille,  et  à  voix 
basse.  —  Alors,  dis...  tu  l'aimes  toujours 
fort  ? 

jea:;nine  prend  un  air  de  grand  mystère 
et  laisse  tomber  du  bout  des  dents,  à  peine. 

—  Oui. 

ISABELLE,  r embrassant  tout  à  coup.  — 
Oh'ti  bout,  va!...  Est-elle  gentille  tout  de 
même!...  Tu  vois,  qu'est-ce  que  tu  veux  que 
ça  me  fasse,  qu'est-ce  que  tu  veux  que  ça  me 
fa«se!...  Tu  as  raison  de  l'aimer;  il  le  mé- 
rite... Et  après? 

jeannin^e.  —  Oh,!  mais  tu  me  serres,  tu  me 
fais  mal!...  Je  t'assure...  je  voudrais  bien  te 
faire  plaisir,  mais  je  ne  sais  pas  quoi  te  dire  ! 

ISABELLE,  les  ycux  brillants,le  visage  avide. 

—  Ce  que  tu  penses,  ce  que  tu  fais...  vos 
confidences  de  la  journée...  oe  que  tu  dis  à 
Georges...  n'importe  quoi...  les  détails  les 
plus  insignifiants. 

JEANNINE.  —  Je  cherche. 

Un  sourire  imperceptible  passe  sur  ses  lèvres. 

ISABELLE.  —  Ah!  je  te  vois  sourire...  tu  as 
quelque  chose  sur  les  lèvres... 
JEANNINE.  —  Non  ! 
ISABELLE,  la  serrant  très  fort  contre  elle. 

—  Si,  dis... 

JEANNINE,  baissant  la  tête  en  souriant.  — 
C'est  bête! 

ISABELLE.  —  Quoi...  quoi...  chérie? 

Elle  attend  anxieusement,  le  visage  crispé,  ce 
qui  va  sortir  de  la  bouche  de  Jeannine...  Le 
silence  est  immense. 

JEANNINE.  —  J'ai  fait  quatre  vers  hier. 

Isabelle,  un  instant  désarçonnée  pai  cet  enfantil- 
lage, ne  dit  rien  d'abord,  puis  tout  de  suite 
l'œil  rebrille,  la  bouche  se  contracte. 

ISABELLE.  —  C'est  vrai?...   dis-les-moi? 
JEANNINE,  maniérée,  se  balançant.  —  Non! 


\ 


L'Enchantement 


97 


iSAiîELLB.  —  Si,  dis. 

JioANNiNK,  riant,  gafjnée.  —  Je  n'ok^serni 
pas...  Attends  alors...  j(>  vais  te  les  écrire... 
ŒUe  se  lève,  va  à  la  tahie  en  courant.) 
D'abord,  je  ne  mo  les  rappelle  plus! 

Elle  cache  sa  tête  dans-  ses  coudes  avec  un  joli 
geste  d'enfant  hontetix:. 

ISABELLE.  —  Menteuse! 

Jeajinine  écrit  en  s'appliquant  et  en  mouillant  !e 
crayon  avec  sa  langue.  Isabelle  se  rapproche 
d'elle. 

ji^ANNiNB.  —  Ne  me  regarde  pas,  ça  me 
gêne. 

Elle  cache  le'  papier  sous  son  bras. 

ISABELLE.  —  Je  m'en  vais,  je  m'en  vais. 

JEANNIM-::,  continue;  quand  elle  a  fini,  elle 
tend  le  papier  à  Isabelle  sans  Ut  regarder, 
par  dessus  V épaule.  — Tiens,  prends!...  (Ma- 
pidement;  elle  se  précipite  au  piano,  rougis- 
sante, et  se  met  à  tapoter  de  la  main  droite.) 
Tu  lis? 

ISABELLE.    — ^   Oui. 

Isabelle  parcourt  avidement  des  yeux.  —  Silence. 

JEANNiNE,  toujours  de  dos,  de  loin,  sans  se 
retourner,  en  tapotant.  —  Ne  fais  pas  atten- 
"tion  à  l'orthographe,  ni  à  la'  rime,  tu  sais... 
Tu  as  lu  ? 

♦  ISABELLE,  ridnt  mal.  —  Oui...  (Fuis  tout 
■d'un  coup,  la  voix  changée  et  sifflante,  mal- 
gré elle.)  Ce  n'est  pas  méchant,  c'est  naïf  ! 

Jeannine  se  lève  brusquement.  Elle  fixe  sur  sa 
sœur  un  regard  interrogateur  et  haineux. 

JEANNINT3.  —  Je  pourrais  peut-être  te  dire 
des  choses  moins  naïves,  si  je  A^oulais!... 
Rends-moi  ^... 

ISABELLE,  cachant  le  papier  derrière  son 
dos.  —  Pourquoi,   Jeannine  ? 

JEANNINT3.  —  Rcnds-moi  ça  tout  de  suite... 
rends,  tu  te  moques  de  moi! 

ISABELLE,  avec  un  ricanement  dans  la 
voix.  —  Tu  ne  veux  pas  que  je  les  m.ontre  à 
"Georges  ? 

JEANNINE.  —  Rends,  je  te  dis... 

Elle  atteint  le  papier  et  le  déchire  en  mille  pe- 
tits morceaux. 

ISABELLE,  continuant.  —  Georges  ne  les 
connaît  pa^P 

JEANNINE,  cramoisie  de  colère  et  de  dépit. 
—  Je  ne  te  répondrai  plus  jamais,  jamais!... 

ISABELE.  . —  Ils  ne  sont  pas  mal  du  tout, 
ces  vers...  Je  n'ai  pas  voulu  te  vexer.  Il 
faudrait  les  montrer  à  Georges...  Il  ne  les 
connaît  certainemetit  pas...  S'il  les  connais- 
sait, il  m'en  aurait  parlé...  (Elle  relève  la 
tête  an'ec  orgueil.)  Comme  il  me  dit  tout! 
"^  JEANNINE.  —  Alors,  pourquoi  me  le  de- 
^andes-tu  ? 


ISABELLE.  —  Parce  que  tu  aurais  pu  les 
lui  montrer  aujourd'hui,  par  exemple...  ou 
tout  dernièrement. 

JEANNINE.  —  Eh  bien,  demande-le-lui 
donc...  puisqu'il  te  dit  tout.,,  c'est  plus 
simple! 

< 
Elle  se  dirige  vers  la  porte  rapidement. 


JEANNINE.  —  Rends-moi  ça  tout  de  suite... 

ISABELLE,  fait  un  mouvement  en  avant.  — • 
Voyons...  mignon... 

JEANNINE.  —  Si,  je  t'assure...  moi,  j'en  ai 
assez...  je  m'en  vais.  (A  la  porte  elle  se  re- 
tourne une  dernière  fois,  gouailleuse  et  re- 
gardant Isabelle  dans  les  yeux,  elle  lance  :) 
Pour  le  reste,  si  tu  as  besoin  de  renseigne- 
ments... tu  n'as  qu'à  demander  à  Georges! 

Et  puis  elle  claque  la  porte  du  jardin.  L'appar- 
tement en  a  tremblé. 

ISABELLE,  seule.  —  Oh!  j'ai  été  mala- 
droite!... Oh!  je  m'en  veux!...  Elle  se  moque 
de  moi,  maintenant...  (On  entend  la  voix  de 
Jeannine  qui  chante  très  haut  dans  le  jar- 
din.) Allons,  la  voilà  qui  ohante!...  Cest 
clair...  Je  t'entends,  je  t'entends,  va!  Voilà 
une  chanson  qui  parle  mieux  que  toutes  les 
paroles.  (Elle  passe  ses  mains  sur  sa  figure.) 
Oli  !  puis...  (Elle  rejette  la  tête  en  arrière, 
comme  pour  en  faire  tomber  tout  un  poids.) 
Ah  !  il  y  a  encore  de  belles  préoccupations  ! 

Elle  se  précipite  sur  le  piano  ouvert  et  elle  se 
met  à  jouer  avec  fureur  des  mains,  de  la  tête 
et  des  épaules. 


98 


L'Enchantement 


SCÈNE  X 


ISABELLE,  MADAME  HEIMAN 

MADAME  EŒiMAN,  entrant.  —  Vous  venez? 
Je  suis  prête. 

ISABELLE.  —  Oui...  Eooutez  comme  c'est 
passionnant,  hein  ...  Vous  aimez  Schu- 
man n  ? 

MADAME  HEIMAN.  —  Beaucoup,  beaucoup... 
Figurez-vous,  ma  chère,  que  je  viens  de  re- 
cevoir une  dépêche  de  Victor...  Contr'ordre... 
Il  n'arrivera  que  d'aujourd'hui  en  huit.  {Un 
temps.)  Eh  bien! 

ISABELLE,  joue,  joue  éperdument  et  tout 
d'un  coup  se  lève  toute  droite,  appuyée  au 
piano.  —  Ma  petite  Odette,  je  suis  au  bord 
d'une  grande  chose  qui  me  fait  peur...  je  le 
sens  bien,  allez...  J'ai  compris  de  quel  mal  je 
Bouffre. 

MADAME  HEIMAN,  vivement.  —  Il  a 
menti?...  Ah!  prenez  garde,  Isabelle,  ne  ra- 
massez pas  le  mouchoir  d'Othello!...  Ce  Geor- 
ges !  dites  donc  un  peu  que  vous  ne  l'aimez 
'>ai! 

ISABELLE.  —  Oui,  u'est-ce  pas?  Cest  visi- 
ble ...  {Elle  parle  lentement,  à  voix  à  peine 
perceptible,  tant  elle  est  basse  et  trem- 
blante.) Mais  sentir  que  je  dois  cela,  Odette, 
que  je  dois  cela  à  un  baiser!...  que  je  dois 
cela  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  vil  en  moi,  à  l'hu- 
miliation d'une  caresse  d-e  chair!...  Et  dire 
qu''il  a  suffi  d'une  minute,  d'une  étreinte, 
pour  faire  sombrer  toute  ma  vie...  et  me  li- 
vrer, poings  liés,  à  cet  asservissement...  oh! 
j'en  pleurerais,  j'en  pleurerais  d'une  grande 
honte  blessée...  Et  où  vais-je  maintenant,  oii 
vais- je?...  Alors,  c'est  ça  la  jalousie?...  Elle 
aussi,  il  va  falloir  qu'elle  entre  en  moi  ?  car 
je  sens  venir  quelque  chose  de  louche,  de 
malsain,  d'effleureur...  C'est  comme  une  es- 
pèce d'enchantement...  On  dirait  que  cette 
petite  est  un  foyer  d'amour,  qui,  par  sa  seule 
pirésence,  attire,  attire  et  brûle...  Il  se  dé- 
gage d'elle  des  parfums  que  je  n'ai  pas  res- 
pires... d'affreux  parfums  qui  gi'isent! 
M  MADAME  HEIMAN,  hochant  la  tête.  —  C'est 
ça!  c'est  bien  ça!...  Ah  !  on  n'est  pas  fier  ! 

ISABELLE.  —  Vous  devez  voir  à  mes  yeux 
que  je^uis  toute  épouvantée,  n'est-ce  pas? 

MADAME  HEIMAN.  —  Oui,  ils  imploreut... 
ils  ont  la  fièvre... 

ISABELLE.  —  Je  suis  toute  novice,  vous 
comprenez...  vous  comprenez,  je  paie  double, 
probablement,  moi...  je  ne  savais  pas! 

MADAME  HEIMAN.  —  Vous  n'étiez  pas 
femme.  Dites  tout  franchement  à  Georges... 
expliquez-vous. 

ISABELLE.  —  Ils  sc  cacherout  mieux,  voilà 
oe  que  j'y  gagnerai. 

MADAME  HEIMAN.  —  Ah!  VOUS  êtes  déjà  bien 
Bubt'le,  Isabelle. 

ISABELLE.  —   Non  non  !   ne  rien  lui  dire. 


au  contraire...  et  je  compte,  ma  petite 
Odette,  sur  votre  silence  absolu...  Rien  de  ce 
que  j'avoue  ici,  ne  doit  arriver  jusqu'à  Geor- 
ges... Il  faut  me  le  jurer. 

MADAME  HEIMAN.  —  Oh  !  ce  Sera  absolu- 
ment comme  vous  voudrez,  je  le  jure!...  Mon 
Dieu  !  dans  quelle  équipée  vous  ête6-vou& 
lancée!...  Si  elle  débute  ainsi!  Il  faut  l'ar- 
rêter de  suite...  Eloignez  Jeannine.  Donnez- 
la  moi  pour  un  temps. 

ISABELLE.  —  Jeannine?...  Vous  êtes 
folle!...  Vous  vous  mettriez  à  mille  que  vous 
ne  m'en  sépareriez  pas!...  Je  ne  pourrais 
plus  vivre  un  jour!...  Jeannine!...  Mais 
qu'elle  ne  sache  jamais,  jamais,  quoi  qu'il 
advienne,  ce  qui  se  passe  en  moi!...  Elle  ne 
peut  être,  en  aucun  cas,  responsable  de  ma 
souffrance  à  moi...  Elle  est  la  dernière  au 
monde  qui  doive  la  comprendre  !  et  quand  je 
mourrais  de  chagrin,  qu'aucun  soupçon  ne 
s'élève  en  elle,  grand  Dieu!...  J'ai  juré  à  la 
mémoire  de  notre  mère  que  je  rendrais  cette 
petite  âme  à  la  vie,  et  je  tiendrai  parole  !  Vu 
scrupule,  une  impatience,  elle  recommence- 
rait demain!...  oui,  oui...  car  elle  n'a  pas- 
abandonné  son  sinistre  projet,  j'en  suis  sûr... 
c'est  là,  dans  ses  yeux,  l'idée  fixe...  Je  ne 
peux  pas  lui  dire  un  mot,  un  seul  mot... 
Voilà  l'horreur!...  Songez  à  cette  chose  épou- 
vantable!... vingt  fois  le  jour,  une  angoisse' 
se  glisse  entre  elle  et  mon  regard!  Mais, 
chose  atroce,  entexidez-vous  ?  elle  joue, 
même  de  son  suicide  !  Elle  a  des  manières  fur- 
tives...  des  façons  de  sortir  brusquement... 
ah!  j'étouffe  parfois  de  terreur!...  Il  y  a 
maintenant  le  chantage  de  la  mort... 

MADAME  HEIMAN.  —  C'cst  impossible...  elle 
vous   haïrait  ! 

ISABELLE.  —  Depuis  le  jour  oii  je  l'ai  sau- 
vée, elle  me  hait...  Oh!  le  reproche  de  se«- 
yeux,  de  ses  pauvres  yeux  de  chien  blessé,. 
qui  me  disent  toute  la  journée  :  Sœurette!... 
Sœurette!...  qu'as-tu  fait?...  Ahfoui,  qu'ai- 
je  fait? 

Elle  pleure. 

MADAME  HEIMAN.  —  Allous,  ne  VOUS  désolez 
pas...  Venez,  nous  parlerons  de  tout  cela 
dehors...   la  voiture  nous  attend. 

ISABELLE,  machinale.  —  Oui,  la  voiture 
nous  attend...  (A  la  bonne  qui  est  entrée.) 
Augustine,  vous  arrangerez  tout  ici...  Faites 
maTcher  le  feu  pour  quand  je  rentrerai...  on 
gèle. 

LA  BONNE.  —  Bien,  madame...  Madame  met 
son  manteau  ?  Il  fera  froid  tout  à  l'heure. 

MADAME  HEIMAN.  —  Oui,  couvrcz-vous  bien. 

ISABELLE.  —  Merci,  je  suis  prête. 

MADAME  HEIMAN.  —   AlloUS,  VeneZ. 

ISABELLE.  —  Ah!  mon  Dieu,  mon  Dieu!... 
Passez,  je  vous  en  prie. 

Elles  sortent. 

La  bonne  arrange  le  feu,  puis  elle  allume  une 
grande  lampe  à  pied,  derrière  le  canapé,  qui  se 
trouve  auprès  de  la  cheminée. 


L  Enchantement 


99 


ISABELLE. —  Ma  petite  Odette,  je  suis?  al  uukjl-  d'une  grande  chose  qui  me  fait  peur. 


SCENE  XI 


JEANNINE,  LA  Bonne. 

JEANNiNE,  ouvrant  doucement  la  porte. 
Ces  daines  sont  parties  ? 
LA  BONNE.  —  A  l'instant. 


JEANNINE.  —  En  voiture?...  Savez-vous  où 
elles  allaient? 

la  bonne.  —  Non,  mademoiselle. 

JEANxNiNE.  —  Bon. 

la  bonn'e.  —  Mademoiselle  veut-elle    que 
j'allume  la  lampe  maintenant? 

JEANNINE,  —  Oui. 

Un  temps. 


lOO 


L'Enchantement 


LA  BONNE,  allume  la  lampe.  —  Il  a  fait  une 
belle  journée  aujourcrnui! 

JEANNÏNE.  —  Oui.  {Un  temps.)  Vous  fer- 
merez les  volets  clans  cinq  minutes,  quand  le 
soir  sera  t-out  à  fait  tombé, 

LA  BONNE.  —  Bien,  mademoiselle...  C'est 
tout  ? 

JEANNINE.  Oui. 

Elle  prend  un  livre  et,   songeuse,   s'installe  sur 
le  canapé  et  lit. 


SCÈNE   XII 


JEANNINE,   GEOKGES 

GEORGES,  entre  hri'squement  par  la  porte 
de  droite.  —  Dites  d...  Tiens!  c'est  vous  quï 
êtes  làP...  Votre  sœur  est  partie? 

JEANNINE.  —  Elle  vient  de  sortir  avec 
l^me  Heiman. 

GEORGES.  —  Ah  !  elle  est  revenue,  celle- 
là?...  Vous  permett'ez  F...  je  vous  dérange... 
je  viens  prendre  un  bouquin  dont  j'ai  be- 
soin... je  remonte  travailler. 

jEANNïN'E.  -■  Faites  donc. 

Georges  ouvre  la  petite  bibliothèque-étagère  qui 
est  au  rnui. 

GEORGES.  —  Mettez  donc  une  bûche  au 
feu...  Vous  allez  attraper  un.  rhume  ici!... 
Je  ne  sais  pas  comment  vous  pouvez  tenir. 

JEANNINE.   Si  vous  VOUleZ. 

GEORGES.  —  Quel  livre  lisez-vous  là? 

JEANNÏN15.  —  Je  ne  sais  pas. 

GEORGES.  —  En  voulez-vous  un  autre  P 

JEANNINE.  —  Ça  m'est  égal.  (EUe  se  lève, 
en  proie  à  iine  très  grande  animation  :  elle 
est  bouleversée,  elle  respire  fort,  comme  lors- 
ou' on  va  prendre  nne  décision.  —  Quand 
Georges  descend  de  sa  chaise,  elle  se  précipite 
vers  lui.)  Georges! 

GEORGES.   —  Quoi? 

Ils  sont  face  à  face. 

JEANNINE,   baissant  la  tête.  —  Rien!... 

Elle  reste  ainsi  fixe,  plantée  devant  lui,  en  re- 
gardant ses  bottines. 

GEORGES.  —  Savez-vous  ce  que  va  faire  la 
petiLe  Jeannine  si  elle  est  bien  p^entille?... 
Elle  va  mettre  ses  pieds  au  feu,  là-bas,  sur  le 
canapé...  ou-vrir  ce  livre  qui  est  très  intéres- 
sant... que  j'ai  choisi  exprès  pour  elle...  (Il 
lui  mit  le  livre  dans  la  main,  en  la  condui- 
sant doucement  par  V épaule.)  elle  va  lire.., 
on  le  tient  comme  ça,  le  livre...  là...  pen- 
dant que  les  gens  sérieux  vont   remonter  à 

leur  travail.  _,  ,,.    ^  „ 

11  Imstalle. 


JEANNiNTE,  Suppliante.  —  Tout, de  suite. 

GEORGES.  —  Tout  de  suite!...  Voilà  ce  que 
va  faire  la  petite  Jeannine,  parce  qu'elle  est 
bien  obéissante...  Et  quand  sa  sœur  rentrera, 
elle  la  trouvera,  gentiment,  dans  la  même 
position...   les  pieds  au  feu... 

JEANNINE.  —  (jeorges!... 

GEORGES.  —  Et  comme  comble  de  généro- 
sité, c'est  moi  qui  vais  mettre  la  bûche  dans 
le  feu!...  {Il  met  une  bûche  dans  la  cheminée. 
—  Une  dernière  fois,  on  entend  dans  la  hou^ 
che  de  Jeannine  roucouler  plus  faiblement  le 
mot  ((  Georges  ».  — •  Au  moment  de  s'en  al- 
ler, arec  douceur,  il  lui  tape  la  joue,  et 
grave  :)  Allons,  bonne  lecture,  mon  petit... 
(Brusquement.)  Je  ne  sais  pas  comment  vous 
pouvez  tenir  dans  cette  pièce,  vrai...  il  fau- 
dra que  je  fasse  bourreler  les  portes.-,  brrr! 

Il  soit. 


SCENE  XIIÎ 


JEANNINE,  puis  ISABELLE 

Restée  seule,  Jeannine  ne  chanf^e  pas  de  posi- 
tion, La  tête  est  seulement  inclinée  toute  basse 
sur  le  livre.  —  Un  grand  temps  se  passe  ainsi. 

iSABk»jJs,  rentrant  par  la.  gauche  sur  la 
pointe  des  pietf^,  —  Rien...  elle  est  seule... 
Tout  est  comme  à  l'ordinaire...  la  lampe 
brûle...  la  bûche  chante...  (On  entend,  et  on 
voit  au  dehors  la  bonne  qui  ferme  tes  vo- 
lets.) On  ferme  les  volets...  Elle  ici...  lui  là- 
haut...  C'est  ma  maison...  ma  calme  maison 
du  soir...  Tout  est  en  place...  Et  me  voici, 
moi...  le  cœur  battant  clans  ce  silence...  Ah! 
Isabelle!  ma  pauvre  Isabelle!...  que  fais-tu 
là...  en  cette  minute...  et  oii  t'en  vas-tu? 
(EUe  prend  ses  gants  et  se  rapproche  der- 
rière le  canapé.)  Elle  pleure!...  j'entends 
tombe^r  ses  grosses  larmes  sur  le  livre...  dans 
le  silence...  une...  deux...  On  pourrait  les 
compter...  Et  c'est  toi,  toi,  petite  sœur...  toi 
que"  j'aimais  tant...  Ah!  méchante...  mé- 
chante... Qu'y  a-t-il  au  fond  de  cette  horrible 
petite  tête!...  de  la  vengeance...  et  puis... 
autre  chose  encore...  Voleuse,  entends-tu!... 
voleuse!...  Oh!  cette  petite  tête  que  je  h... 

Jeannine  se  lève  en  sursaut,  effarée,  avec  un  cri. 

JEANNINE.  —  Ah!  tu  m'as  fait  peur... 
Qu'est-ce  que  tu  faisais  là?...  qu'est-ce  que 
tu  disais? 

ISABELLE,  V enlaçant  des  deux  bras.  —  Que 
tu  étais  jolie  comme  cela,  en  ce  moment!... 
oh  !  ipais  jolie,  non,  tu  ne  peux  pas  savoir 
comme  tu  étais  jolie!... 


I 


4:^^- 


«Wi^lMIIrt* 


-"-'^ili^iidi''  ■ 


JEAMINE.  —  Bonjour!  C'est  moi  !...  Ça  vous  embête,  hein? 


ACTE    TROISIÈME 


Au  premier.  Cabinet  de  travail  de  Georges,  très  gai,  très  neuf. 
C'est  ta  pièce  moderne  de  la  maison.  Très  fouillis.  Window  sur  le 
jardin.  Le  jardin  se  reflète  dans  les  vitres  de  l'énorme  biblio- 
thèque. 


SCÈNE  PREMIERE 


GmORGES  est  assis  à  son  bureau  et  écrit, 
puis  JEANNINE 

On  frappe  à  la  porte  de  droite. 

GEORGES.    —  Entrez! 

JEANNINE,  entrant.  —  Bonjour!  C'est 
moi!...  Ça  vous  embête,  hein?  de  me  voir 
ici  ?  Mais  rassurez-vous.  Je  ne  viens  pas  pour 
moi,  je  viens  pour  mon  appareil  photogra- 
phique. Voulez-vous  être  assez  aimable  pour 
me  changer  mes  plaques?  Mes  douze  sont 
faites. 

GEORGES,  de  son  bureau.  —  Posez  ça  là... 
Je  finis  cette  page...  Dans  un  quart  d'heure 
je  passerai  au  cabinet  noir. 

JEANNINE.  —  Il  y  en  a  une,  une  instanta- 
née où  vous  serez  très  bien. 


GEORGES,  contlnitant  à  écrire.  —  Qui... 
moi? 

JEANNINE.  —  Vous  savez  bien  que  je  ne 
fais  que  vous.  C'est  ma  spécialité.  Je  vous  ai 
pris  tout  à  l'heure  quand  vous  descendiez  de 
bicyclette.  Je  vous  ai  bien  attrapé  au  mo- 
ment où  vous  sautiez  en  arrière.  Vous  devez 
avoir  les  deux  jambes  en  l'air  et  la  tête  sur 
la  selle...  Ce  doit  être  charmant... 

GEORGES.  —  Tout  à  fait  réussi. 

JEANNINE.  — ■  Vous  aviez  une  tête!  Les  che- 
veux vous  dégoulinaient  tout  le  long  de  la 
fiigure!... 

GEORGES.   —  Exquis  tableau. 

JEANNINE.  —  Ne  vous  inquiétez  pas.  Si 
vous  me  plaisez  comme  ça!  (Georges  se  remet 
à  écrire.  Jeannine  sHnstalle  sur  une  chaisCf 
les  mains  sur  les  genoux,  les  yeux  au  plafond. 
Silence.)  Un  ange  passe.  (Silence.)  Hum  I 
(Silence.)  Hum!  Hum!  (Silence.)  Mais  je 
cause,  je  cause,  je  ferais  peut-être  bien  d» 
m'en  aller.  Vous  aJlez  vous  faire  attraper» 


102 


L'Enchantement 


GEORGES.  —  Jeannine,  j'ai  des  choses  sé- 
rieuses à  vous  dire. 

JEANNINE.  —  Mettez-moi  à  la  porte,  J€ 
vous  prie...  Je  serais  désolée  si  vous  aviez  des 
ennuis  à  cause  de  moi,  vous  comprenez. 

GEORGES.  —  Je  suis  tout  à  fait  résolu  à 
éviter  désormais  ces  rencontres  à  deux...  que 
vous  entretenez...  surtout  du  genre  des  der- 
nières! Cela  ne  peut  nouvS  mener  à  rien  de 
bon.  Vous  m'avez  tendu  un  piège  l'autre 
jour. 

JEANNINE.  —  Oh!  un  piège! 

GEORGES.  —  Vous  m'avez  dit  que  vous 
aviez  des  choses  très  importantes  à  me  révé- 
ler, que  vous  ne  pouviez  pas  me  les  confier 
devant  votre  sœur,  et  ce  n'était  pas  vrai. 
Vous  n'aviez  rien  d'important  du  tout. 

JEANNINE.    Pour    VOUS. 

GiîORGEs.  —  Et  j'ai  été  obligé  de  mentir 
à  votre  sœur.  Je  n'aime  pas  beaucoup  ça  ! 

JEANNINE.  —  Puisqu'il  paraît  que  vous  lui 
dites  tout,  vous  n'avez  qu'à  le  lui  dire. 

GEORGES.  —  Reprochez-le-moi  donc. 

JEANNINE.  —  Non,  c'est  vrai,  J3  vous  re- 
mercie. 

GEORGES.  —  Mais  je  ne  veux  pas  que  pa- 
reille chose  se  renouvelle.  Ça  nous  crée  des 
airs  de  confidence  que  je  réprouve.  Vous  sa- 
vez quelles  sont  nos  convictions  à  tous  les 
trois?  Très  sérieusement,  j'ai  à  vous 
gronder.  C'est  comme  cette  histoire  de  pal- 
lier l'autre  soir...  quand  nous  sommes  allés 
nous  étendre  tous  les  trois  après  dîner...  Isa- 
belle peut  très  bien  nous  avoir  vus.  J'étais 
1res  embarrassé. 

JEANNINE,  riant.  —  Je  le  sais  bien. 

GEORGES.  —  Oui.  Alors,  si  c'est  un  jeu,  il 
est  temps  d'enrayer. 

JEANNINE.  —  C'était  si  bon,  l'autre  soir  ! 
J'ai  bien  mis  cinq  minutes  à  faire  ramper 
ma  main  sous  la  paille,  pour  atteindre  la 
vôtre,  sans  que  ni  vous  ni  Isabelle  ne  me 
voyiez.  Puis,  quand  j'ai  saisi  le  bout  de  vos 
doigts,  j'ai  serré,  serré  de  toutes  mes  forces! 
Vous  ne  pouviez  plus  bouger.  Il  aurait  fallu 
qu'Isabelle  voie,  pour  retirer  votre  main,  et 
alors...  je  sentais  tout  doucement  mon  bras 
s'engourdir  sous  la  paille...  et,  comme  ça, 
sous  la  lune,  avec  l'odeur  d'une  grosse  rose 
qui  était  à  mon  corsage...  c'était  si  bon!... 
Et,  taisez-vous,  je  vous  ai  été  si  reconnais- 
sante que  vous  ne  retiriez  pas  votre  main!... 

GEORGES.  —  Pas  du  tout.  Ma  lâcheté  vient 
de  ce  que  je  ne  pouvais  pas  faire  un  mouve- 
ment sans  appeler  l'attention  d'Isabelle... 
Et  notre  vie  est  assez  compliquée  comme  elle 
l'est!... 

JEANNINE.  —  Laissez-moi  croire  au  moins 
que  c'était  un  peu  pour  moi. 

GEORGES  —  Et  puis  ce  sont  des  sortes  de 
situations  parfaitement  grotesques! 

JEANNINE.  —  Faites-m'en  donc  des  repro- 
ches !  Ça  vous  va  bien  ! 

GEORGES.  —  Je  sais...  Enfin,  je  prétends 
que  ces  scènes  ne  se  renouvellent  plus.  Evi- 
tons de  nous  "^rouver  seuls,  le  plus  possible. 


Il  le  faut.  Maintenant,  je  sens  qu'il  le  faut. 
Devant  votre  sœur,  au  contraire,  tout  oe  que 
vous... 

JEANINE.  — ■  Tout  oe  que  je  voudrai.  Vous 
êtes   bien   aimable! 

GEORGES.  —  Comprenez  donc. 

JEANNINE.  —  Et  moi.^...  Est-ce  que  vous 
pensez  à  moi  P  C'est  bien...  je  me  tairai... 
je  me  tairai  complètement,  par  exemple,  car 
vous  ne  voudriez  pas  tout  de  même  que  je 
raconte  à  Isabelle  tout  ce  qu'elle  me  de- 
mande! Du  matin  au  soir  elle  me  torture  à 
m'arracher  des  questions!  11  est  possible  que 
ça  l'intéresse,  mais  si  vous  étiez  gentil,  vous 
devriez  lui  faire  comprendre  que  c'est  moins 
drôle  pour  moi...  et  que  ce  sont  des  choses 
qu'on  ne  fait  pas...  et  que  je  n'en  veux  plus! 
Du  reste,  elle  n'a  pas  de  tact...  Je  ne  suis 
qu'une  petite  tille,  mais  je  l'ai  toujours  vu 
dans  la  vie,  je  l'ai  toujours  remarqué,  elle 
n'a  pas  de  tact  ! 

GEORGES.  —  Il  ne  s'agit  pas  de  cela. 

JEANNINE,  vivement.  —  Oh!  elle  a  d'autres 
qualités!...  ne  vous  fâchez  pas!  Elle  est 
belle,  elle  est  plus  belle  que  moi,  certai- 
nement! {Avec  colère.)  Elle  n'a  pas  une  vite- 
lotte  au  milieu  de  la  figure,  comme  elle  a 
dit  encore  hier  devant  vous  pour  me  vexer... 
pour  me  faire  passer  pour  laide  !  C'est  bien, 
je  ne  vous  parlerai  plus,  je  ne  vous  cherche- 
rai plus,  j'obéirai.  Mais  alors,  qu'est-ce  qui 
me  restera,  si  vous  m'enlevez  même  ces  pe- 
tites 'choses,  ces  petites  compensations,  qui 
sont  la  seule  joie  de  mon  existence?  Ah!  je 
me  contentais  de  pas  grand'ohose,  vous 
l'avouerez  !  Mais  il  y  a  clés  jours  oh.  je  me 
disais  :  Il  ne  m'aime  pas,  seulement  nous 
avons  tout  de  même  des'  intelligences  à  deux, 
qu'on  ne  sait  pas...  C'est  bien,  je  me  tairai... 
Je  ne  ferai  même  plus  mon  cri,  vous  savez  ? 
quand  je  veux  attirer  votre  attention...  Oui; 
ça  n'a  l'air  de  rien,  mais  pour  moi,  c'est 
beaucoup,  parce  que,  rien  que  ce  cri,  ça  veut 
dire  pour  moi  des  choses  que  les  autres  ne 
comprennent  pas...  à  part  vous. 

GEORGES.  —  Avec  cola  qu'il  est  joli  votre 
cri!  Vous  n'y  perdrez  pas  grand'chose...  un 
aboiement  ! 

JEANNINE.  —  Oh  !  moi  je  ne  suis  pas  poéti- 
que, vous  savez!...  Vous  ne  le  trouvez  pas 
bien?  Oh!  c'est  une  trouvaille!  Je  l'aime 
beaucoup.  Ecoutez. 

T^lle  le  fait. 

GEORGES.  —  On  dirait  le  cri  d'un  gondo- 
lier de  Venise. 

JEANNINE.  —  Oh!  Venise!  c'est  ça  qui  est 
beau!  Oh!  c'est  là  que  j'aujais  voulu  partir 
en  voyage!  Ce  que  c'est  beau!...  (Ses  yeux 
regardent  le  plafond.)  Je  pense  quelquefois 
que  si  je  vous  avais  épousée,  on  y  serait 
parti...  tous  les  deux. 

GEORGES.  —  Vous  u'avez  pas  trouvé 
quelque  chose  de  bien  neuf  ! 

JEANNINE.  —  Qu'est-ce  que  ça  me  fait!  Ohl 
Venise!  !... 


L'Enchantement 


103 


GEORGES.  —  A  la  bonne  heure  !  Parlons 
donc  un  peu  de  géographie! 

JEANNINE,  se  levant.  —  Ah!  au  faitî.-.Voiis 
avez  peur  d'une  scène!  En  effet,  il  faut 
même  que  je  m'en  aille,  sans  quoi,  si  Iso/- 
belle  sait  que  je  suis  montée,  ce  que  vous 
allez  vous  faire  attraper,  oh!  mon  ami,  ce 
que  vous  allez  vous  faire  attraper!... 

GEORGES.  —  Oh!  pas  d'esprit!  Votre  sœur 
souffre  votre  entêtement  à  bouder,  à  l'évi- 
ter, au  lieu  de  la  rassurer...  elle  si  bonne 
pour  vous!...  Ce  qu'elle  a  fait  pour  vous  est 
admirable,  et  vous  la  récompensez  en  ne  lui 
donnant  que  des  inquiétudes...  Enlin,  je  ne 
veux  pas  recommencer  à  vous  sermonner  à 
mon  tour.  Tout  cela  doit  vous  être  redit  sou- 
vent, n'est-ce  pas?  Passons...  ce  n'est  pas 
mon  affaire!...  Seulement  je  vois  très  bien 
qu'Isabelle  commence  à  s'énerver...  et,  à  des 
mots,  à  des  indications  vagues,  je  vois  qu'il 
commence  à  entrer  en  elle  de  la  défiance  et... 
autre  chose.  Je  ne  devrais  pas  vous  avouer 
cela,  mais  enfin  elle  souffre  et... 

JEANNINE,  fronçant  les  sourcils.  — ■  C'est 
bien  son  tour  ! 

GEORGES.  —  Quelle  méchanceté  vous  ve- 
nez de  dire  là  ! 

JEANNINE.  —  Elle  peut  bien  souffrir  un  peu 
à  son  tour,  pour  voir  ce  qu'on  éprouve!...  Et 
ce  ne  sera  jamais  une  compensation  ! 

GEORGES.  —  C'est  affreux  de  pa.rler  ainsi  ! 
Votre  soeur!... 

JEANNINE.  • — '  Je  la  déteste,  je  la  déteste... 
Ça  vous  étonne  ? 

GEORGES.  -—I  Non;  ce  n'est  pas  vrai. 

JEANNINE.  «^  Si;  autrefois  je  l'aimais, 
mais  maintenant  je  la  déteste  !  du  matin  au 
soir,  la  voir  se  rapprocher  de  vous, vous  pren- 
dre la  main,  l'entendre  vous  tutoyer,  vous 
faire  des  mines  tout  à  son  aise!...  Chaque 
fois  qu'elle  est  là,  contre  vous,  et  que  je  me 
dis  :  ((  Mon  Dieu,  comme  elle  a  de  la 
chance!...  »,  chaque  fois  qu'elle  vous  appro- 
che de  troip  près,  vous  tient  les  mains...  oh! 
je  la  tuerais!  Et  puis... 

GEORGES.  —  Et  puis  quoi  ?  Laissez  donc  ce 
verre  !  Vous  allez  le  casser,  dans  le  feu  de 
vos  démonstrations,  et  comme  c'est  mon 
verre  de  conférence... 

JEANNINE.  —  Décidément,  si  je  vous  ai 
bien  compris,  vous  me  défendez  de  vous  par- 
ier en  particulier,  parce  que  ça  ne  lui  plaît 
pas,  et  parce  que  je  vous  gêne  P 

GEORGES.  —  Ce  n'est  pas  exact. 

JEANNINE.  —  Ah!  oui,  commc  elle  vous 
gêne,  la  petite  Jeannine  !  comme  vous  préfé- 
reriez qu'il  n'y  ait  jamais  eu  de  petite  Jean- 
nine sur  la  terre  !  Merci  toujours  de  me  le 
rappeler,  au  cas  oîi  je  l'aurais  oublié. 

GEORGES,  tout  d^uu  coup  lève  le  poing  sur 
la  table.  —  Mais  sapristi  de  sapristi!... 

JEANNINE.   Quoi? 

GEORGES,  reste  une  seconde  le  hras  en  Vair, 
puis  le  laisse  retomber  mollement.  —  Rien. 

.  Un  temps. 


JEANNINE,  une  moue.  —  Tenez,  vous  êtes 
tous  les  deux  très  gentils  au  fond,  et  vous 
faites  ce  que  vous  pouvez  !  Seulement,  puis- 
que vous  venez  de  me  dire  carrément  votre 
façon  de  penser,  je  voudrais,  à  mon  tour,  ces- 
ser une  minute  mon  genre  petite  fille  qui  me 
va  si  bien...  Le  moment  est  venu  pour  moi 
aussi  de  dire  les  choses  sérieuses.  Donc,  ne 
bondissez  pas,  je  vous  en  prie,  oh  !  cela  sur- 
tout! j'ai  si  mal  à  la  tête  aujourd'hui!../, 
comprenez-moi  en  ami  et  écoutez-moi.  {Geor- 
ges fait  signe  qu'il  est  tout  ouïe,  avec  Vair  de 
dire    :   Asseyez-vous  donc,   mademoiselle!  — 


JEANNINE.    —    Cinq    minutes... 

GONSAGREZ-MOI  CINQ  MINUTES. 

Jeannine  se  rassied,  puis,   comme  une  leçon 
apprise,  avec  calme,   mais  d'une  voix   funè- 
bre  :)  Vous  savez  que  pas  une  seconde,  ja- 
mais, je  n'ai  renoncé  à  mourir. 
GEORGES.  —  Nom  de  nom  ! 

Il  envoie  promener  deux  livres  dans  la  chambre, 
d'un  coup. 

JEANNINE.  —  Vous  voyez  ! 

GEORGES,  furieux,  tout  rouge.  —  Je  vous 
défends  d'ajouter  un  mot  de  plus,  vous  en- 
tendez !  C'est  révoltant,  écœurant  ! 

JEANNINE  —  On  dirait  que  vous  apprenez 
une  nouvelle  ! 

GEORGES,  déambulant,  les  bras  au  ciel.  — 


104 


L'EnGhantement 


Et  voilà  la  vie  que  vous  nous  faites!...  Vous 
êtes  embêtante!...  Oh  î  ça!!..=  Vous  pouvez 
vous  vanter  de  savoir  raser  les  gens  avec  une 
persistance!!...  Heureusement  on  est  meil- 
leur que  vous,  on  vous  pardonne  votre  dada  ! 
Vous  êtes  aussi  une  gosse,  une  vraie  gosse,  et 
cela  explique  tout.  Vous  verrez  plus  tard, 
comme,  elle  vous  fera  rire  votre  funeste  pas- 
)  sion,  quand  je  serai  encore  un  peu  plus  décati 
que  maintenant,  et  que  nous  en  reoauserons 
■avec  votre  ma,ri,  un  garçon  charmant  et  bien 
mieux  que  moi...  (Geste  de  protestation  de 
Jeannine...)  si,  si,  bien  mieux  que  moi!  Vous 
verrez  mon  nez  dans  son  vrai  jour  alors.  Re- 
gardez-le mon' nez  :  si  c^est  celui  d'un  homme 
pour  qui  on  se  suicide  ! 

^    JEANNINE,  suppliant.  —  Georges,  vous  ne 
pouvez  pas  me  refuser  si  peu  de  chose   :  cinq 


GEORGES.  —  Assez  !...  allez-vous-en  î 

minutes...  consacrez-moi  cinq  minutes  dans 
v^otre  vie,  dans  toute  votre  vie  !  Comme  c'est 
peu  pourtant.  Ne  jamais  vous  parler,  ne  ja- 
mais m'épancher  contre  votre  épaule!...  Oh! 
voyez-vous,  c'est  l'idée  fixe  maintenant!  et  je 
mourrai  contente...  Quelques  secondes  de 
pitié  pour  moi  seule.  Oh!  ne  reculez  pas 
comme  ça...  je  suis  si  loin  !...  (Les  larmes  aux 
yeux.)  Ecoutez,  je  souffre  bien  pour  vous 
dire  cela...  j'ai  beaucoup  de  peine,  j'ai  tant 
de  peine!...  et  c'est  pour  vous!...  Oh!  aimez- 
moi,  dites,   aimez-moi!... 

Elle  a  dit  cela  sur  un  ton  de  petite  plainte 
•  douce  ..    et  on  l'entend  pleurer. 

GEORGES,  ému.  —  Mon  pauvre  petit! 
i  JEANNINE,  reniflant  ses  larmes.  —  Merci. 


J'aime  tant  quand  vous  m'appelez  mon  paur- 
vre  petit!  Ça  me  fait  du  bien  pour  quelques^ 
temps...  (Viveraent.)  C'est  vrai  que  j'ai  des 
choses  à  vous  dire  ..  J'ai  des  papiers  très  sé- 
rieux à  vous  reimettre...  un  grand,  grand  mys- 
tère... Je  vous  en  conjure...  ce  soir,  après 
dîner... 

GEORGES,  V interrompant.  —  Non,  inutile! 
Pas  de  cachotteries.  Ça  ne  prend  plus. 

JEANNINE.  —  Bien,  parfait  !  Oii  avais-je  la 
tête,  en  effet?  je  suis  stupide!  Vous  avez 
trop  peur  d'une  scène!  Vous  manquez  de 
chic,  décidément  vous  n'avez  pas  d'allure, 
mon  ami...    Alors,  c'est  non,  :non  P 

GEORGES.  —  Non.  {^Brusquement,  Jean- 
nine, qui  jouait  avec  le  verre  de  couleur,  le 
casse.)  Là!  vous  l'avez  oa«sé!  Je  l'avais  jpré- 
paré  pour  ma.  lecture!  Et  vous  vous  êtes  fait 
mal?...  oh!  mais  très.,,  vous  saignez? 

JEANNINE.  —  Peuh  !  (Georges  a  pris  son 
mouchoir  et  lui  essuie  la  main.  Jeannine  es- 
saye de  se  rapprocher.)  Georges! 

Il  retire  froidement  sa  main,  met  son  mouchoii 
dans  la  pochette  de  son  veston. 

GEORGES.  —  Allons,  il  faut  vous  en  aller, 
Jeannine.  Vous  savez  que  je  vous  lis,  à  tous, 
le  premier  chapitre  de  mon  livre,  dans  un 
quart  d'heure?  Vous  en  êtes,  n'est-ce  pas? 
oui?...  eh  bien,  alors,  il  faut  vous  en  aller... 

JEANNINE.  —  Venez,  Georges,  ce  soir... 
vous  ne  voulez  pas? 

GEORGES.  —  Non. 

JEANNINE.   —   Oh  ! 

Elle  fait  un  mouvement  de  déception  triste. 

GEORGES,  après  un  temps,  et  après  avoir 
paru  réfléchir  quelc[ues  secondes,  se  rapprO" 
allant  d'elle.  —  Dans  les  campagnes,  quand 
l'enfant  souffre,  Jeannine,  et  qu'il  a  la  fièvre, 
les  gens  qui  le  soignent,  autour  de  lui,, 
a.yant  défense  de  lui  donner  à  boire,  répan- 
dent parfois  un  peu  d'eau,  sur  les  carreaux, 
de  la  chambre,  pour  que  la  fraîcheur  en  ar- 
rive jusqu'à  l'enfant  et  qu'il  se  calme...  Con- 
tentez-vous, Jeannine,  de  ce  .que  j'en  peu*, 
répandre  et  tâchez  d'être  heureuse,  s'il  vient 
parfois  jusqu'à  vous  la  fraîcheur  de  quelque 
larme  évaporée... 

jEANNiNg,  tout  bas,  tout  bas.  —  Venez  ! 

GEORGES,  changeant  de  ton.  —  Oh!  main- 
tenant, Jeannine,  je  vais  me  faucher  ! 

JEANNINE.  —  Georges!  ^ 

GEORGES.  —  Assez!...  allez-vous-en!  Viptor 
ou  Odett^e  vipnt  jarriver  d'un  moment  à  l'au- 
tre. Allez-vous-en  ! 

Il  la  pousse  par  les  épaules  jusqu'à  la  porte.. ► 
Jeannine  résiste  comme  un  enfant  en  gro- 
jËjnant...  La  porte  se  referme...  Georges  reste 
seul,  réfléchit,  et  va  s'asseoir  à  sa  table.  La 
porte  de  droite  s'ouvre.  Victor  de  Chelles  en- 
tre,  —  chapeau  de  paille,  fleur  à  la  bouton- 
nière. 


L'Enchantement 


105 


SttNE  II 


Eh, 


GEORGES,  VICTOR  DE  CHELLES 

GEORGES.  —  Un  homme! 
'         VICTOR.  — Tu  disP 

GEORGES.  — 'Je  dis   :  Un  homme.  J^>i£n  ! 

VICTOR,  stupéfait,  sur  le  seuil.  —  Qu'est* 
06  que  tu  chantes-là? 

GEORGES.  — •  I>es  culottes...  un  l'estCii... 
des  moustaches...  quelqu'un  comme  moi!... 
Ah  !  ça  fait  du  bien  tout  de  môme  !  ça  me  re- 
trempe!... Eh  bien,  voilà,  mon  vieux,  voilà, 
je  SUIS  content!...  11  me  faut  peu  de  chose, 
hein  ...  Ce  bon  Victor! 

VICTOR.  —  Si  tu  te  paies  ma  tête,  tu  sais, 
tu  pourrais  le  faire  d'une  façon  plus  spiri- 
tuelle. 

GEORGES.  —  Me  payer  ta  tête  P.. .  non...  la 
voir  seulement,  la  voir  !  Tu  m'as  trouvé  dans 
l'état  de  ces  pauvres  voyageurs  français  qui 
n'ont  pas  entendu  parler  leur  langue,  leur 
langue  maternelle,  depuis  des  temps  immé- 
moriaux, et  qui  embrasseraient  le  premier 
Français  que  le  ciel  fait  surgir  à  leurs  yeux  ! 
Eh  bien,  voilà,  j'avais  comme  besoin  de  par- 
ier ((  homme  ».  Jamais  je  ne  me  suis  senti  si 
attaché  à  toi!... 

VICTOR.  —  C'est  que  tu  es  soûl...  J'étais 
venu  voir  si  cette  lecture  tenait  toujours.  Je 
juge,  d'aprfi«  cette  entrée,  que  c'est  partie 
remise . 

GEORGES.  —  Comment  donc,  si  elle  tient: 
Plus  que  jamais!  Voilà;  te  paquet  est  là... 
127  pages.   Vous  les  avalefez  jusqu'au  bout. 

VICTOR,  timidement .  —  C'est  une  histoire 
d'amour  ? 

GEORGES,  hondlssant.  —  Ah  ça!  non,  par 
exemple!  ah  ça!  bigre  non!  Même  je  t'aver- 
tis, nous  allons  bien  passer  cinq  minutes  en- 
semble, si  tu  es  venu  avec  la  moindre  velléité 
de  me  parler  de  tes  aanours  avec  .Odette,  de 
me  narrer  si  vous  êtes  en  bonne  intelligence, 
si  vous  vous  disputez,  etc..  je  ne  le  souffrirai 
pa,s  une  minute,  contrairement  à  mes  habi- 
tudes! C'est  un  simple  avertissement. 

VICTOR.  —  Oh!  mais  sur  quai  a@->tu  mar- 
ché ce  matin  ?  Au  fait,  depuis  que  je  suis  ici, 
Odette  prend  des  airs  de  grand  mystère 
chaque  fois  que  je  parle  de  vous.  Isabelle?... 
chutt  !  La  petite?  qu'est-ce  qu'on-' en  fait? 
Est-eJle  un  peu  revenue  de  Georges  ?  Quand 
la  m^,rie-t-on  ?..,  ohuttt!!  De  tant  de  mys-' 
tère  je  conclus  que  tu  ne  dois  pas  être  tous 
les  jours  à  la  noce! 

GEORGES,  radieux.  —  ■  C'est  le  cas  de  îe 
dire  ! 

viCTOK.  —  Heureuisement,  tu  as  épousé 
une  femme  exemplaire,  la  femme  forte  de 
rEvangile...  telle  que,  toute  ma  vie,  je  m'eïi 
suis  souhaité  une...  et  les  rênes  dans  sa. 
main,  tous  les  embêtements  que  tu  peux  avoir 
doivent  être  tellement  mitigés...  Ah!  tu  as 
eu  de  la  ohanoe!  il  n'y  a  pas  à  dire! 


GEORGES.  —  Il  n'y  a  pas  à  dire. 

VICTOR.  —  Don  Juan! 

GEORGES,  lui  allongeant  une  tf^pe. 
eh  !   petit  fo  rceur  ! 

VICTOR.  —  Ne  fais  pas  de  manières.  Tu 
es  ici  comme  un  coq  en  pâte.  JNon?  Tu  n'es 
pas  heureux? 

GEORGES.  —  Heureux  !  si  je  ne  suis  pas 
heureux?  Il  faudrait  vraiment  que  je  soitj 
difhoile!  On  ne  peut  pas  être  plus  heureux 
que  moi.  Songe  donc,  tu  m'as  défini  d'un 
mot  à  l'instajit,  je  suis  l'homme  aimé,  —  su- 
blime secret  du  bonheur  !  Cet  état  de  grâce, 
je  le  porte  à  même  mon  visage.  Toute  per- 
sonne qui  m'approche,  sachant  notre  aven- 
ture —  et  qui  ne  la  saurait  pas,  grand 
Dieu  !  — ■  toutes,  sans  exception,  m'entendB- 
tu  ?  m'abordent  avec  le  même  sourire,  ce  bon 
sourire  de  componction  attendrie  :  ((  Homme 
aimé,  va!  »  C'est  le  bénélice  de  la.  situation. 
Il  y  a  des  gens  qui  pourraient  se  trouver  en-, 
nuy^és;  moi  pas!  Je  suis  à  l'aise,  je  me  pro- 
mène dans  un  murmure  très  Hatteur...  Ainsi, 
tiens,  fais-toi  une  faible  idée  de  cela...  Ce 
secret  qu'on  devait  si  bien  enfouir,  il  n'-est 
pas  de  bedeau  du  village  voisin  qui  l'ignore  ! 
Il  a  d''abord  fallu  le  dire  à  l'institutrioe,  à 
Fraiilein,  à  cause  de  la  surveillance  à  exer- 
cer sur  Jeannine.  A  l'heure  actuelle,  il  n'est 
pa<s  un  domestique,  pas  un  jardinier  d^fins  la 
ntaison  qui  ne  soit  au  courant.  Us  sont  là,  en 
rond,  autour  de  nous,  intéressés...  Ils  me 
placent  les  plats,  à  table,  avec  une  encoura- 
geante bienveillance.  Ils  ne  perdent  pas  un 
coup  d'œil  de  la  petite,  ils  guettent  ses  moin- 
dres mouvements...  Et  toujours  ce  regard 
qui  a  l'air  de  dire  du  manant  au  grand  sei- 
gneur   :  Je  sais  le  secret...   Don  Juan! 

VICTOR.  —  En  effet,  ce  ne  doit  pas  êtr©^ 
par  moments,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus... 

On  frappe. 
GEORGES.  —  Qu'est-ce  que  c'est? 

LA  VOIX  DE  PRAULEIN,    fo^'^t  aCCCUt.  Moil« 

sieur,  je    venais    voir  si    mademoiselle  était 
ta?... 

GEORGES.  —  Mais,    entrez,    entrez    donc, 
quand  vous  avez  frappé. 


SCEME   III 


Les  Mêmes,  FRAULEIN 

Fraiilein  entre,  yeux  baissés,  mains  basses. 

GEORGES.  —  Là...  Eh  bien,  elle  n'est  pas  là, 
mademoiselle.  Voilà...  Maintenant,  voua 
pouvez  vous  retirer. 

Fraiilein  sort  comme  elle  est  entrée. 


T06 


L'Enchantement 


SCÈNE  lY 


GEORGES,  VICTOR  DE   CHELLES 

GEORGES.  —  Tu  vois  Cette  institutrice  alle- 
mande? Eh  bien,  elle  n'osait  pas  entrer.  Et 
tu  ne  sais  pas  pourquoi  ?  Parce  qu'elle  a  peur 
de  moi.  C'est  ainsi...  j'en  suis  sûr.  Elle  n'ose 
pas  lever  les  yeux  sur  moi,  de  la  journée,  sur 
cet   homme    terrible!    elle    m'évite...    elle    a 


GEORGES.  —  j'ai  l'air  d'avoir  une  tête 

SUR  CETTE   PHOTO. 

peur  de  tomber  morte  d'amour,  subitement, 
là,  rai  de,  à  mes  pieds...  Comme  je  te  le  dis! 

VICTOR,  riant.  — ■  C'est  drôle. 

GEORGES.  —  Oui,  c'est  drôle.  Et  tu  n'en- 
trevois qu'une  des  mille  facéties  de  cette  si- 
tuation ou  sublime  ou  grotesque!...  Je  ne 
suis  pas  encore  fixé!  Ceci  n'est  qu'un  détail... 
Si  je  te  disais  le  reste!...  Certes,  un  autre 
pourrait  s'en  trouver  un  peu  excédé,  en 
éprouver  un  peu  de  malaise.  Je  ne  te  cache- 
rai pas  même  que  les  premiers  temps  ont  été 
légèrement  durs,  mais,  n'est-ce  pas,  comme 
on  fait  son  bonheur  on  se  couche  ?  Il  s'agit  de 
savoir  le  faire,  voilà  tout.  Eh  bien,  oui,  mon 
ciher,  je  suis  l'homme  le  plus  heureux  du 
monde  !  J'ai  fini  par    trouver    une    certaine 


saveur  dans  mon  état  ;  je  ne  suis  pas  éloigné 
d'un  sadisme  philosophique  eftray aîit . . .  C'est 
une  affaire  d'entraînement!...  Je  me  fais 
V&Set  de  ces  rois  de  féerie  à  qui  les  bonnes 
fées  réservent  toutes  sortes  de  blagues.  La 
meilleure  est  toujours  la  dernière.  Ils  par- 
courent le  monde,  la  valise  à  la  main,  dans 
leur  sort  incertain,  souriant  à  la  gifle  qui 
les  attend,  au  coup  de  pied  qui  les  guette. 
Par  babitude,  ce  n'est  plus  pour  eux  que 
matière  à  bons  mots,  et  ils  en  trouvent 
d'excellents,  qui  les  satisfont  pleinement.  Dis- 
cuter avec  les  puissances  suprêmes,  regimber, 
plaider,  à  quoi  bon  ?  Ils  en  savent  la  parfaite 
et  merveilleuse  inutilité,  puisqu'elles  sont 
femmes  !  Non,  le  sourire  aux  lèvres  et  la 
joue  roide,  ces  rois  voyageurs  savent  être 
commis-voyageutrs  avec  grâce.  Ainsi,  je  vais, 
alerte,  au  milieu  des  avaries,  coriace,  et  je  ne 
m'en  tire  pas  trop  mal.  Je  ne  discute  jamais, 
jamais,  jamais!...  J'attends  toujoui's  la  pro- 
chaine blague  des  puissances  suprêmes,  sans 
surprise.  Et,  tiens,  je  ne  serais  pas  autre- 
ment étonné  si,  en  ce  moment,  ma  tête  se 
couvrait  d'un  bonnet  de  coton,  et  si  mes 
meubles  se  mettaient  à  danser  la  gigue  en 
me  faisant  les  cornes  ! 

VICTOR.  —  Tudieu  !  mon  cher,  quelle 
verve! 

GEORGES,  réprimant  vite  un  geste.  ■ —  Oh! 
puis  je  dis  ça  !  c'est  histoire  de  rire  un  peu, 
parce  que  j'en  ai  besoin,  et  parce  que  ça  me 
fait  plaisir  de  te  voir,  mais  au  fond  de  cette 
histoire...  il  y  a  de  vraies  larmes  et  de  vrais 
ohagi-ins.  Je  n'en  perds  aucun. 

VICTOR  —  Ah  çà  !  voyons...  Est-ce  que  ta 
femme?... 

GEORGES,  Viïiterrompt  brusquement  en  lui 
frappant  sur  V épaule.  —  Ah!  non,  non!  Tout 
ce  que  tu  voudras...  mais  pas  di  explications .. . 
pas  ça  !  Je  bavarde,  pour  me  débonder.  Tout 
ce  que  je  réclame  de  toi,  c'est  de  me  montrer 
ta  bonne  grosse  figure  de  camarade...  je  te 
l'ai  dit,  je  ne  suis  pas  difficile!...  rien  que  de 
t'avoir  vu,  j'en  ai  pour  plusieurs  jours  à 
être  remonté.  Mais  voilà  tout!...  Les  expli- 
cations, c'est  pour  les  femmes...  Au  travail! 
Ainsi,  pour  le  moment,  mon  travail  c'est 
douze  plaques  à  développer.  Je  vais  te  de- 
mander la  permission  d'entrer  dans  le  cabi- 
net noir.   Tu  peux  rester  là,  d'ailleurs. 

VICTOR.  —  Mais  non,  je  te  remercie...  Je 
vais  chercher  Odette  à  la  maison,  si  on  lit. 

GEORGES,  prenant  Vappareil  et  le  balan- 
çant lentement  dans  Vair.  —  Et  puis,  mon 
vieux,  il  y  a  Montaigne  dans  un  coin...  Un 
petit  chapitre,  de  temps  en  temps,  qui  ne 
vous  fait  pas  de  mal,  une  bonne  pipe,  et  l'on 
se  dit,  qu'après  tout,  il  faut  savoir  s'arran- 
ger, et  que  tâcher  de  faire  le  moins  de  mal 
possible,  c'est  encore  la  vraie  définition  de 
ce  mot  un  peu  emphatique...  (Un  temps...) 
mais  beau  tout  de  même...  (Un  temps...)  la 
bonté...  Parlons  d'autre  chose,  veux-tu? 

VICTOR.  — ■  Je  n'ai  pas  besoin  de  t'assurer 
que  je  me  mets  à  ton  entière  disposition,  ne 


L'Enchantement 


107 


serait-ce  que  pour  t-e  tenir  compagnie,  chas- 
ser, cajîoter,  pêcher,  le  peu  de  tempis  que  je 
passerai i  ici... 

GEORCES,  allant  à  la  porte  du  calinet  noir. 
—  Merci,  je  connais  ton  amitié.  Tu  per- 
mets?... 

VICTOR.  —  Fais.  Je  vais  chercher  Odette. 

GEORGES.  —  Attends  donc,  j'en  ai  pour 
une  minute;  je  vais  mettre  les  clichés  dans  le 
bain.  Je  ne  t'ai  rien  demandé  de  tûi.  Alors, 
ça  va?  tu  es  ici  pour  quelques  jours?... 

VICTOR.  —  Je  repars  après-demain. 

GEORGES.  —  Si  tôt?  Et  les  affaires? 

VICTOR.   —  Bah!   couçi-couça... 

GEORGES.  —  Une  seconde...  je  ferme  la 
porte.  Tu  as  les  journaux  là. 

VICTOR.  —  Merci. 

Resté  seul,  il"  s'assied  et  prend  un  journal. 

LA  VOIX  DE  GEORGES,  ()  travers  la  porte  du 
cabinet.  —  Alors,  tu  pars  après  demain? 

VICTOR.  —  Je  te  l'ai  déjà  dit. 

LA  VOIX  DE  GEORGES.   —  C'cst  dégoûtant. 

VICTOR.  —  Quoi  ? 

LA  VOIX  DE  GEORGES.  —  Que  tu  partes 
après  demain...  (Un  temps.)  Oh!  sapristi, 
mon  vieux,  j'ai  l'air  d'avoir  une  tête,  sur 
cette  photo  ! . . . 


avez  très  bonne  mine.  Odette  va  venir  pour 
la  lecture? 

VICTOR.  —  Je  crois  bien...  je  vais  la  cher- 
cher. 

Il  prend  son  chapeau. 

LA  VOIX  DE  GEORGES.  —  Après  tout,  je  suis 
peut-être  comme  ça  ! 

ISABELLE,  riant  à  Victor.  —  Dites-lui,  oui. 
VICTOR,  d'une  voix  de  stentor.  —  Oui. 

Isabelle  se  recule  pour  admirer.  Les  manuscrits 
eux-mêmes  sont  enterrés  sous  les  fleurs.  * 

ISABELLE,  satisfaite,  à  Victor.  —  Attendez, 
nous  allons  sortir  ensemble.  Je  vais  me  ca- 
cher derrière  La  porte,  pour  juger  de  l'effet. 

Ils   sortent   sur   la   pointe   des   pieds.    La   scène 
reste  vide. 

LA  VOIX  DE  GEORGES.  —  C'est  curicux 
comme  c'est  trompeur,  la  photographie, 
hein?...  Il  y  a  une  optique  particulière,  tu 
comprends?...  (Un  temps.)  Hein?...  (Un 
temps.)  Est-ce  que  tu  es  parti?... 


SCÈNE  YI 


SCÈNE  Y 


Les  MÊMES,  ISABELLE,   Un  Jardinier 

ISABELLE,   entr'ouvre   la  porte  de  gauche, 

—  Il  n'est  pas  là? 

VICTOR,  désigne  le  cabinet  noir.  —  Non... 
là... 

ISABELLE,  lui  faisant  signe  de  parler  bas. 

—  Chut!   (Elle  revient  à  la  porte.)  Entrez! 

On  voit  entrer  un  jardinier  avec  des  monceaux 
de  roses  sur  les  bras.  Elle-même  porte  les  plus 
belles  et  elle  est  habillée  d'une  robe  extraordi- 
nairement  bleue. 

VICTOR.  —  J'espère!... 
ISABELLE    —  Une  surprise.  Bonjour.   Là  ! 
on  va  en  profiter  pour  en  mettre  partout. 

Elle  prend  les  bottes  des  bras  du  jardinier  et  les 
fourre  dans  des  pots. 

LA  VOIX  DE  GEORGES.  —  Elle  vient,  ma  tête, 
elle  vient!  C'est  tout  à  fait  un  phoque. 

VICTOR.  —  Eh  bien,  de  quoi  te  plains-tu? 

ISABELLE,  sautillant  de  coin  en  coin,  et  à 
voix  basse.  —  Il  y  a  longtemps  qu'il  est  là- 
dedans  ? 

VICTOR.  —  Dépêchez-vous,  il  va  sortir. 
"^        J3ABELLE,  OU  jardinier.  —  Ici,   ici...  dans 
oe  vase!...   Dieu,  qu'il  fait  de  bruit  avec  ses 
sabots  !  Vous  avez  bien  dormi  ?  Vous  êtes  re- 
posé? Ah!  tant  mieux!  (Indifférente.)  Vous 


GEOKGES,  seul. 

Il  sort  du  cabinet  noir.  Apercevant  les  roses. 

GEORGES.  —  La  fée!...  Qu'est-ce  que  je 
disais?  La  fée!...  Me  voici  couvert  de  roses!... 
Elles  sont  exquises,  d'ailleurs...  (//  en  prend 
une  sur  la  table.  Saluant  à  droite  et  à  gau- 
che.) Merci,  madame,  merci  beaucoup!... 
(Après  quoi,  il  va  aux  rideaux  de  la  fenêtre 
et  cherche.  Ne  voyant  personne,  il  regarde 
derrière  un  fauteuil,  puis  va  à  la  porte,  qui 
lui  résiste.)  Ah!  bon!  (Jt^uis  il  réfléchit.) 
Oui...  mais...  laquelle?...  (Criant.)  Comme 
c'est  gentil  d'avoir  eu  cette  attention!... 
Quoi?...  c'est  vraiment  trop  gentil...  (IL 
écoute  pour  reconnaître  un  son  de  voix.)  Je 
suis  confus... 

Isabelle  fait  irruption. 


SCENE  YII 


GEORGES,  ISABELLE 

GEORGES,  immédiatement .  —  Il  n'y  a  que 
toi  pour  avoir  des  idées  pareilles  ! 

Il  l'enlace. 

ISABELLE,  désignant  les  roses.  —  Elles  sont 
jolies,  hein? 


io8 


L'Enchantement 


GEORGES.  —  Et  cette  toilette?... 

ISABELLE.  —  Ckii,  c'est  un  parti  que  j'ai 
pris.  Je  me  négligeais.  Je  le  faisais  un  peu 
exprès,  tu  comprends  !  autrement  ce  n'est  pas 


envie  de  condamner  ma  porte  au  milieu  de 
toutes  ces  roses...  {Il  la  renifle...)  et  de  ton 
saviant  parfum,  que  de  lire  127  pages  !  Si  on 
les  laissait  à  la  porte^  les  autres  H 


ISABELLE.  —  Entrez! 


dans  ma  nature.   Mais,  il  ne  faut  pas...  Je 
suis  belle,  hein?  Je  te  plais? 

Elle  se  met  sur  ses  genoux. 
GEORGES.  —  Dis  donc,  j'ai  mille  fois  plus 


ISABELLE,  lui  mettant  vivement  les  bras  au 
cou.  —  Comme  tu  es  gentil!  Mais  ce  serait 
exagéré...  {Elle  lui  arrange  la  raie  de  ses  chC' 
veux.)  C'a  m'a  amusée  de  t'envoyer  ces  roses 
parce  que  la  rose  c'est  la  âeur  la  plus  fémi- 
nine, et,  je  ne  sais  pas,  c'eet  plus  amoureux 


L'Enchantement 


109 


de  donner  des  nxèes,    à    un    homme...    c'est 
plus...   comment  dire?   {Elle     Lui     souffle     à 
VoreUle.)  inconvenant...   Tu  comprends? 
GE  )|{,GES,  —  En  rougissant. 

Il  la  caresse  a  son  tour  de  la  main, 

ISABELLE,  5e  détachant.  —  (^  I  mais  tais- 
toi  !  Je  ne  sais  pas  oe  que  tu  as..."  je  ne  t'ai 
jamais  vu  comme  ça  ! 

GEORGES,  étonné.  —  Moi? 

ISABELLE.  —  Oui,  c'est  extraordinaire,  de»- 
puis  quelque  temps...  tu  e«  tout  chose... 

GEORGES,  très  étonnéy  mais  satisfa.it.  — 
Ah,  bah!  tiens!...  je  n'ai  pas  remarqué... 

ISABELLE,  souriant.  —  Oh!  moi  si,  chéri! 
(Elle  se  rassied  sur  Vautre  genou  de  Georges. 
Elle  lui  mordille  VoreiUe,  puis  tout  d'un 
coup.)  Ecoute.  Donne-moi  im  rendez-vous, 
très  Loin...  (Les  yeux  perdus  cm  loin.)  où 
j'irai  te  retroui^er, comme  un  amant,  un  ren- 
dez-vous très  caché!  Que  ce  soit  plus  mysté- 
rieux, plus  doux  qu^ici.  Tu  veux  pas? 

Eiie  renlace,  voluptueuse. 

GEORGES,  TTiinaudxj/nt .  —  Je  ne  sais  si  je 
dois... 

ISABELLE,  vivement.  ■ —  Mais  pas  maint-e- 
nant,  tout  à  l'heure...  quand  il  y  aura,  'du 
monde.  x4.1ors  tu  me  diras  tout  bas,  tout  à 
coup  :  à  ce  soir,  telle  heure,  près  de  tel  en- 
droit... 

Georges  demeure  un  instant  interloqué,  puis  la 
menaçant  du  doigt  en  riant. 

GEORGES.  —  Ah,  ah!  tu  p^ends^  goût  à  ce 
petit  jeu,  tu  vois? 

ISABELLE.  —  Oh!  je  t'aime! 

Elle  se  blottit  en  lui  comme  un  chat. 

GEORGES,  la  balance  un  instant  de  droite  à 
gauche,  avec  calme  et  méthode;  tout  à  coup, 
il  lui  vient  une  idée.  —  Elles  sont  admirables 
ces  roses^  mais  nous  allons  être  asphyxiés  pen- 
dant la  lecture.  L'odeur  des  cretonnes  neuves 
et  des  roses,  cela  étouffe!... 

ISABELLE.  —  Tu  crois  ?  Ouvre  la  fenêtre. 
Non,  non,  ne  rou\Te  pas,  tu  prendrais  mal  ! 

GEORGES.  —  Il  n'y  a  pa,s  de  danger. 

ISABELLE.  —  Si,  tu  prendrais  mal.  Tu  es 
très  délicat  de  poitrine. 

GEORGES.  —  Moi,  délicat?  Je  me  porte 
comme  un  bœuf. 

ISABELLE.  -,—  Tu  te  l'ima^ines,  mais,  au 
fond,  tu  es  très  délicat,  du  côté  de  la  poi- 
trine, j'ai  déjà  remaa^qué.  Tu  t^enrh urnes 
pour  un  rien. 

GEORGES.  —  Tiens,  tu  es  adorablement  co- 
mique !... 

Il  va  fejrmer  la  fenêtre. 

iSABEiiLE,  a  eu  un  froncement  de  sourcils 
triste;  quand  il  redescend,  elle  dit  douce- 
ment. —  Il  faut  me  pardonner,  tu  comprends. 
J'ai,  profotnd  en  moi,  ce  sentiment  maternel 
et  vieilli  que  la  chose  que  j'aime  devient,  par 


ce  fait,  extrêmement  fragile,  se  met  un  peu 
à  dépérir...  et  j'ai  comme  lui.  besf>in  de  la 
couvrir  d'un  châle  de  tendresse...  et  une  si 
grande  peur  qu'elle  ne  m'échappe! 

Un  joupir. 

GEOUGES,  —  N'aie  pae  peuf.  Je  me  retien- 
drai. 

Il  montre  so,n  biceps. 

ISABELLE,  changeant  de  ton.  '  Gaie.  — 
D'abord  cet  air  de  la  campa-gne  ne  nous  vaut 
rien.  Plus  tard,  lorsque  nous  serons  libres,  et 
que  Jeannine  sera  complètement  guérie, 
nous  irons  faire  notre  voyage  de  noces.  Tu 
veux?  Nous  irons  à  Venise.  Oh!  que  ce  doit 
êt-re  beau,  Venise!...  Pourquoi  ris-tu? 

GEORGES.  —  Rien,  mais  je  n'ai  pas  de 
chance!  Toutes  les  femmes  que  j'ai  connues 
ont  voulu  ni' emmener  à  Venise!  C'est  na- 
vrant. Je  suis  très  bien  ici,  moi!  (>b'e  levan^t.) 
Qu'est-ce  qu'ont  donc  ces  chiens  à  aboyer? 
Neyt!  Homère!  Callipyge!...  Ah!  c'est  le  fac- 
teur, et  M™e  Heiman.  Le  facteur  et  M"i°  Hei- 
man,  c'est  trop  pour  eux. 

ISABELLE.  — ■  Déjà  !  quel  ennui  ! 

MADAME  HEIMAN,  du  dekovs,  à  Gcorges  sur 
le  balcon.  —  Bonjour. 

GEORGES,  à  la  fenêtre.  ■ —  Vous  n'avez  pas 
reneontj'é  Victor  ? 

MADAME  HEIMAN-,  du  dchors.  —  Non.  Il 
était  là  ?  C'est  bête  !  11  a  dû  passer  par  le 
petit  pont.  Je  fais  dételer...  vous  permet- 
tez?... 

GEORGES.  —  Oui,  oui.  Fourrez  le  zèbre  à 
l'écurie... 

Il  revient  à  Isabelle. 

iSABBu^B.  —  C'est  ça,  mets-moi  les  mains 
au  front.  J'entends  battre  ton  pouls  à  ma 
tempe,  et  c'est  un  bruit  si  calme,  si  rassu- 
rant (Elle  9e  laisse  aller  sur  sa  poitrine.) 
Qu'est-ce  que  c'est?  Tu  as  saigné? 

Elle  tire  le  mouchoir  qui  dépasse  de  la  poche  du 
veston. 

GEORGES.  —  Oh!  rien...  ce  n'est  rien...  Le 
verrej  tu  sais,  le  verre  de  couleur... 

ISABELLE.  —  Pauvre  chéri  !  tu  t'es  fait  mal 
et  ta  ne  me  disais  rien.  Où  ça?  vite,  fais 
voir. 

GEORGES,  cherche  désespérément  une  bles- 
swre  sur  ses  mains.  —  Non...  ce  n'est  pas  moi 
qui  me  suis'  blessé...   c'est  Jeannine. 

ISABELLE.  —  Ah!  c'est  Jeannine!...  EJle  est 
venue  ici  ? 

GEORGES.  —  Oui,  en  m'apportant  des  pho- 
togi'aphies  à  développer,  elle  a  fait  un  mou- 
vement ba'uisque,   et  alors... 

ISABELLE.  —  Et  alors,  tu  Itfi  as  pansé  sa 
blessure. 

GEORGES.  —  Instinctivement  j'ai  pris  mon 
mouchoir...  oh!  une  petite  coupure  de  rien... 
ne  t'inquiète  nullement. 

ISABELLE,  blême . —  Je  m'en  rapporte  à  toi. 

GEORGES.  —  Sans  quoi,  il    ne    s'est    rien 


ï  ÎO 


L'Enchantement 


passé  de  particulier  aujourd'hui...  Juste- 
ment, il  se  trouve  qu'elle  ne  m'a  même  rien 
dit  en  dehors  de...  de  la  photographie...  Je 
ne  vois  absolument  rien  à  te  signaler,  aujour- 
d'hui. C'est  en  posant  1  'appareil  ainsi... 
Qu'est-ce  que  tu  asP...  Tu  me  crois,  au  moins? 
ISABELLE,  voix  faible.  —  Ce  serait  la  pre- 
mière fois  que  je  ne  te  croirais  pas- 


vre  la  lettre  qu'on  lui  a  remise,  son  visage  a. 
une  expression  de  grande  anxiété. 

Madame  Heiman  entre. 


SCÈNE  YIII 


Les  Mêmes,  Un  Domestique 

UN  DOMESTIQUE,  entrant.  —  Le  courrier, 
monsieur.  Le  facteur  a  une  traite  et  une  let- 
tre recommandée  pour  monsieur,  il  y  a  à 
signer. 

GEORGES.  —  Je  descends. 

LE  DOMESTIQUE.  —  V'oilà  le  courrier  de  ma- 
diame,  et  un  paquet. 

Il  le  donne  à  Isabelle. 

GEORGES,  heureux  de  cette  diversion,  va 
s'en  aller.  Avant  de  sortir,  d'un  air  naturel 


LE  DOMESTiaUE. 


-    YOIL.V    LE     COURRIER    DE 
MADAME. 


il  se  croit  obligé  de  dire.  —  Rien  d'impor- 
tant? 

ISABELLE.  —  Rien. 

LA    VOIX   DE    MADAME     HEIMAN.      —     Peut-On 

mcxnter  ? 

GEORGES.  —  Je  crois  bien...  Isabelle  est  là, 
montez  donc. 

Il  va  au-devant  d'elle  dans  l'escalier.  Isabelle  ou- 


SCÈNE  IX 


ISABELLE,  MADAME  HEIMAN 

ISABELLE  - —  Ah  !  VOUS  en  avez,  vous,  des 
idées!  J'ai  suivi  vos  conseils,  j'ai  étrenné 
une  robe  neuve... 

MADAME  HEIMAN.  —  Elle  est  charmante, 
bravo!...  et  dans  la  note! 

ISABELLE.  —  Je  me  suis  humiliée  un  peu 
plus,  voilà  tout  le  résultat!...  Pouvais-je  de- 
■viner  qu'au  moment  où  je  me  traînais  comme 
une  fille,  oui,  comme  une  fille,  à  ses  pieds,  je 
venais  de  déranger  une  scène  d'amour?...  et. 
quelle  scène!...  tenez,  en  voici  les  débris... 
Et,  ià,  le  mouchoir  avec  lequel  il  lui  étan- 
chait  tendrement,  ah!  si  tendrement,  la 
main...  c'est  touchant!...  Je  la  vois,  la  scène, 
je  la  vois  !  Que  le  hasard  est  donc  bête!  Voilà, 
roilà,  au  moment  où  je  m'écroulais  de  ten- 
dresse, ce  que  j'ai  trouvé  sur  son  cœur!... 
(Elle  jette  le  mouchoir  à  terre.  Après  quoi, 
elle  regarde  Ji™®  Heiman  avec  an-goisse.)  Ah!' 
je  ne  pourrai  pas  le  supporter  !  je  le  sens  bien, 
c'est  inutile,  je  ne  pourrai  pas! 

M.\DAME  HEIMAN.  —  Si  j'ai  compris  un  mot 
à  tout  ce  que  vous  venez  de  me  débiter,  je 
veux  bien  être  pendue!  Bon  dieu,  qu'est-ce 
que  tout  ça  veut  dire?...  Je  regarde  avec 
stupeur  les  pièces  à  conviction  !  On  dirait 
d/'un  assassinat...  Du  verre  pilé...  le  bâillon 
du  crime!...  Cela  vient  donc  de  se  passer  à 
la  minute  ?  Georges  avait  pourtant  l'air  le 
plus  naturel  du  monde. 

ISABELLE.  —  Est-ce  quc  je  lui  laisse  voir 
quoi  que  ce  soit  ? 

MADAME  HEIMAN. —  Cest  douc  ccla  quc  vous 
pleuriez  toute  seule  comme  un  pauvre  petit 
bout  de  Madeleine...  dans  cette  purée  de 
fleui*s!... 

ISABELLE.  —  D'autres  choses  aussi.  On  di- 
rait qu'il  y  a  des  minutes  dans  la  vie  qui 
contiennent  toutes  nos  douleurs  ensemble, 
comme  pour  nous  faire  tout  plei^rer  en  une 
seule  fois,  par  économie.  Cela,  tenez,  que  je 
lisais  quand  vous  entriez,  c'est  une  lettre. 
Elle  est  datée  de  Coljao.  Vous  connaissez  ? 
Xoei  ?  Ce  doit  être  loin,  Collao  ? 

MADAME  HEIMAN.  — ■  Pierre  ? 

ISABELLE.  —  Ecoutez  :  (Elle  lit.)  a  Je  vous 
écris,  mon  amie,  d'un  grand  jardin  sur  le 
bord  de  la  Madeira.  Les  camélias  lu<cueux, 
les  mille  étoiles  des  azalées  dans  les  lourds 
massifs,  me  cachent  la  mer  qui  m'attend.  La 
verdure  de  ce  pays  est  sombre,  luisante,  et 
sans  bruit.  De  temps  en  temps  seulement, 
un  ca-mélia  pourri  tombe  cohime  un  fruit 
lourd  à  travers  les  branches.  C'est  tout.  Seu- 


L'Enchantement 


1 1 1 


îement  voici  :  il  y  a  au  milieu,  caché  dans  les 
massifs,  un  peuplier  de  monjmys,  un  (jrand 
peuplier  qui  monte  vers  le  ciel.  Je  le  distin- 
gue m(d  d'où  je  suis,  mais  je  Ventends  fris- 
sonner dans  les  cimes.  Il  est  extrêmement 
sensible  et  très  seul.  Il  n'est  pas  d'ici.  Il  n'y 
a  nul  souffle  dans  Vair  tiède  et  pourtant  il 
frissonne  à  je  ne  sais  quel  vent  invisible 
pour  nous,  et  il  murmure  là-haut,  tout  seul, 
sa  longue  peine  natale.  Il  ne  me  voit  pas,  et 
pourtant  dans  cette  grande  immobilité  de  si- 
lence, le  peuplier  de  mon  pays  et  moi  nous 
nous  comprenons.  Et  voici  que  de  cette  peine 
inconnue  et  légère  qui  l'agite  naît  une  forme 
féminine.  Je  pense  à  vous.  Etes-vous  heu- 
reuse, mon  amie?  Moi,  je  repars  demain, 
pour  un  peu  plus  loin,  dans  ces  contrées 
graves  et  amères.  Ce  sont  de  belles  patries, 
que  vous  ne  connaîtrez  jamais,  Isabelle  II 
y  a  des  coutumes  bizarres  et  naïves  qui  vous 
étonneraient,  entre  autres,  celle-ci  (qui  expli- 
que le  petrf:  paquet  joint  à  cet  envoi)  Les 
femmes  d'ici  veulent  que  quand  le  grand  mal 
d'amour  vous  a  pris,  on  trouve,  en  respirant 
certains  parfums  locaux,  l'oubli  de  son  mal. 
Ce  parfum  est  considéré,  ici,  comme  iin  re- 
rnède  infaillible.  Au  fond,  je  crois  bien  que 
c'est  simplement  de  l'eau  de  roses.  Il  est 
peut-être  ironique  de  vous  envoyer  ce  flacon, 
mais  c'est  une  garantie  que  vous  avez  dans 
votre  tiroir...  Ne  vous  étonnez  pas  si  le  fla- 
con est  débouché  :  c'est  que  je  l'ai  respiré... 
Adieu,  ma  grande  amie.  Il  est  tard.-  L'air 
doit  être  encore  plus  doux  que  de  coutume, 
car  tout  s'est  calmé  et  je  n'entends  plus  le 
peuplier  de  mon  pays.  »  Pauvre  ami,  comme 
il  a  dû  souffrir  ! 

MADAME  HEiMAN.  —  RomancG  de  guitare!... 
ISABELLE.  —  Oh!  je  ferai  comme  lui,  je 
partirai  !  Il  ne  sera  pas  dit,  au  moins,  que  je 
n'aurai  pas  su  disparaître!  Je  m'en  irai 
loin,  si  loin,  qu'ils  n'entendront  plus  parler 
de  moi  ! 

MADAME  HEIMAN.  —  Mais  nou,  mais 
non  !...  Ne  vous  laissez  pas  ga.gner  par  le  sen- 
timentalisme italien  de  ce  phraseur  de 
Pierre...  Vous  ferez  ce  que  vous  eussiez  dû 
faire  dos  le  premier  jour...  Vous  surmon- 
terez la  terreur  nerveuse  qui  vous  lie  à  cette 
enfant  et  vous  me  la  confierez  quelques  mois. 
Je  vous  ai  dit  que  je  m'en  chargeais...  (Isa- 
belle hausse  les  épaules  de  l'air  de  dire  : 
C'est  tout  ce  qu'ils  trouvent,  eux!!  p^ds  elle 
ouvre  le  paquet.  —  A  part.)  Oh!  mais!  oh! 
mais!... 

GEORGES,  du  dehors.  —  Un  verre  d'eau 
dans  mon  cabinet...  oui,  avec  un  citron. 

MADAME  HEIMAN.  —  Voilà  Georges...  Allons, 
cachez-lui  ces  vilains  yeux  rouges,  au  moins 
GEORGES,   du     dehors.    —    Et    ne    laissez 
monter  personne. 

MADAME  HEIMAN.  —  Pristi,  c'est  Vrai,  cette 
lecture!  Je  n'y  pensais  plus...  La  Logomachie 
depuis  Charles  le  Téméraire...  Et  Victor  qui 
no   revient  pas  I 


SCÈNE  X 


Les  MÊMES,  GEORGES,  puis  JExVNNINE- 

*-  MADAME  HEIMAN.  —  Je  suis  désolée^ 
Georges!  Je  vous  demande  bien  pardon  pour 
M.  de  Chelles  de  ce  reta.rd.  11  n'en  fait  ja^ 
mais  d'autres!  11  y  a  un  malentendu.  Je  lui 
avais  bien  dit,  en  effet,  de  passer  me  prendre 
à  la  maison,  mais  pas  si  tard... 

GEORGES.  —  Oh  !  nous  avons  encore  le 
temps!  [Tirant  sa  montre.)  Hé!  hé!  cinq 
heures  moins  le  quart.  Si  nous  voulons  lire. 
(Ennuyé.)  A  moins  que  nous  remettions  à  de- 
main ? 

MADAME  HEIMAN.  —  Et  le  pis  c'est  qu'il  est 
capable  de  m'attendre.  Je  n'ai  averti  per- 
sonne que  je  sortais.  11  est  assez  stupide  pour 
m'attendre... 

ISABELLE,  à  Jeannine  qui  entre.  —  Tu  as- 
sistes à  la  lecture,  n'est-ce  pasî^ 

JEANNINE.   Oui. 

GEORGES,  à  Ji™^  Heiman.  —  Nous  allons 
faire  sonner  la  clociie  du  jardin.  Eh  bien,  que 
faites-vous  ?   vous   filez   aussi  ? 

MADAME  HEIMAN.  —  La  voiture  ne  doit  pas 
encore  être  dételée.  C'est  encore  ce  qu'il  y  a 
de  plus  simple.  (A  part.)  Veine!  ça  prend! 

GEORGES.  —  Vous  VOUS  croiserez  en  route  ! 

MADAME  HEIMAN.  —  J'en  ai  pour  cinq  mi- 
nutes, aller  et  retour.  Préparez  vos  papiers; 
je  vous  le  ramène.  (A  la  porte,  elle  revient.) 
Et  puis,  commencez  sans  nous.  Si  ça  part  de 
Charles  le  Téméraire,  nous  pouvons  bien  ar- 
river un  peu  en  retard. 

Elle  dit  cela  d'un  petit  air  malin  et  avertisseur. 

GEORGES.  —  Comment,  comment,  Charles 
le  Téméraire  ?  Vous  brouillez  le  titre  et  le 
sous-titre,  ma  chère  amie.  Charles,  ou  le  petit 
téméraire.  Ce  n'est  pas  du  tout  la  même 
chose!  (J/™"^  Heiman  s'est  déjà  enfuie.)  Est- 
elle bête!...  Excellent  début!... 

Il  remonte  en  sifflant. 


SCENE  XI 


ISABELLE,   JEANNINE,  GEORGES 

ISABELLE,  prenant,  naturellement^  la  main 
de  Jeannine  qui  passe  près  d'elle.  —  Tiens, 
tu  t'es  coupée  ? 

JEANNINE  —  Oh!  rien!...  C'e.st  en  jouant 
dans  le  jardin 

GEORGES,  continuant  de  maugréer.  —  Ils 
sont  d'une  inexactitude  intolérable,  ces  deux- 
là!  Et  dire  qu'il  en  est  ainsi  dans  tous  les 
ménages  irréguliers!...  Ça  fait  frémir!.  .  Eh 
bien,    attendons,  nous    autres,  mes    enfn.nts! 


I  12 


L'Enchantement 


Tournons-nous  les  pouces.  {Les  deux  sœurs 
sont  assises,  prostrées.  —  Georges  tes  re- 
garde avec  méfiance.)  Etonnant  combien  ma 


Les  cordes  de  la  guitare  sonnent  une 
A  une  dans  le  vide. 

lecture  a  l'air  de  soulever  d'enthousiasme!... 
C'est  dommjage!...  il  y  avait  quelque  chose, 
là!... 

Il  se  frappe  le  front  et  rallume  sa  pipe. 

ISABELLE,  à  elle-même.  —  En  jouant  dans 
Ire  jardin!...  Ils  ne  m'auront  pas  même  fait 
la  grâce  d'un  doute!... 

Silence. 

GEORGES,  de  la  table  où  il  soupèse  son  ma- 
nuscrit. —  Alors,  rien  dans  le  courrier  P 

ISABELLE.  —  Kien.  (Georges  se  met  à  nu- 
méroter ses  pages  avec  un  crayon.  Isabelle 
immobile,  assise  sur  un  caimpé.  Jeannine  se 
lève  distraitement  et  va.  dans  le  fond  de  la 
pièce,  loin,  derrière  le  canapé,  prendre  une 
guitare  qui  se  trouvait  là.  Elle  V accorde .)' 
Comme  ils  ont  l'air  naturel.  C'est  effrayant! 

GEORGES,  numérotant.  —  Cinquante,  cin- 
quante-deux... Bon!  oii  est  le  cinquante  et 
un?... 

Les  cordes  pincées  de  la  guitare  sonnent  une  à 
une  dans  le  vide.  Chacun  est  à  sa  pensée. 

ISABELLE,  à  elle-même.  —  Comme  ils  doi- 
vent se  comprendre  dans  le  silence!...  (Haut.) 
C€Bt  décidément  une  femme  charmante  que 
cette  Odette. 

GEORGES,  continuant  de  numéroter.  — 
Charmante  !  On  est  sûr  de  la  trouver  là,  au 
momettt  où  on  em  a  besoin.  Ah!  c'est  la  vraie 
amie!  l'amie  des  mauvaises  heures...  Cent 
vingt-deux,  cent  vingt-trois... 

ISABELLE,  à  part.  —  Elle  se  met  derrière 
moi,  pour  je  ne  puisse  pas  la  voir.  Il  y  a  la 
glace,^  ma  petite!  (Elle  saisit  nerveusement 
un  miroir  à  portée  de  sa  main.)  Elle  tousse. 
Est-ce  bête! 
"«^     GEORGES.  —  Victor  vaut  mieux.   (Comme 


personne  ne  répond.  Georges  lève  la  tête  et 
contemple  la  scène.  A  part,  entre  les  dents.) 
Bigre!  Le  silence  est  tendu.  II  y  aura  de 
Fora-a^ge!  (Haut.)  Je  me  demande  si  je  dois 
laisser  subsister  cette  phrase  qui  ne  me  paraît 
pas  bien  académique  pour  moi,  mais  si  hu- 
maine, pourtant,  si  humaine!...  (D'une  voix 
grave  et  profonde)  :  Qui  me  dira  pourquoi 
au  théâtre  dans  les  silences  solennels,  les  ac- 
teurs boutonnent  le  dernier  bouion  de  leur 
redingote i 

Et  après  avoir  mesuré  d'un  nouveau  coup  d'œil 
la  scène  et  les  deux  femmes  immobiles,  d'un 
geste  large,  il  boutonne  son  veston,  avec  une 
joie  féroce  et  solitaire. 

ISABELLE,  tout  (i  coup.  —  C'est  charmant! 
GEORGES.  —  N'est-ce  pas?  (A  part.)  il  y 
aura  de  l'ora-age!... 

n  referme  un  tiroir.  La  guitare  égrène  toujours 
ses  notes  fausses. 

ISABELLE,  a  part.  —  Elle  lui  tend  les 
lèvres  !  Oh  !  la  petite  rusée  !  la  rusée  !  Elle  lui 
envoie  un  baiser  !  Cela  a  l'air  d'une  petite 
grimace  de  rien  du  tout...  (i'n  sourire  ef- 
fleure les  lèvres  de  Georges  qui  relit  une 
page.)  Ali!  il  a  souri!  Je  suis  blême!...  C'est 
afïi'eUx...  Elle  se  rapproche.  Ah!  mais  ils  se 
moquent  de  ihoi  !  Je  vais  le  leur  crier!... 
C'est  trop  à  la  fin!...  Je  suis-Ià,  pourtant,  je 
compte,  j'existe...  [Soudain,  haut,  éclatant.) 
Georges,  embrasse-moi.  (Georges,  stupéfait, 
lève  la  tête.)  J'ai  dit  :  llîmbrasse-moi  ! 

La  petite  n'a  pas  bougé.  Elle  regarde  sa  sœur 
avec  une  haine  indicible.  Puis,  jette  la  guitare 
et  s'enfuit,  muette,  claquant  la  porte. 


SCÈNE  IX 


ISABELLE,  GEORGES 

GEORGES.  —  Qu'est-ce  qui  te  prend?  Mais 
réponds,  qu'est-ce  qui  t'a  pris? 

ISABELLE.  —  Je  ne  sais  pas...  Je  te  de- 
mande paj-don. 

GEORGES.  —  De  ce  train,  tu  finiras  par  être 
la  cause  même  du  malheur  que  tu  redoutes!... 
Il  faudrait  bien  savoir  véritablement,  ma 
chère  amie,  puisque  vous  imposez  à  cette  en- 
fant de  vivre  entre  nous,  ce  que  vou-s  voulez 
au  juste.  Avant  vos  remèdes,  il  n'y  avait 
rien  à  craindre,  mais  maintenant,  il  y  a  tout 
à  craindre  !  Si  c'est  ainsi  que  vous  comptez  la. 
traiter!...  Mais,  au  nom  du  ciel,  quel  accès 
t'a  pris?  réponds?... 

ISABELLE.  —  Je  ne  sais  pas...  un  coup  de 
folie,  tu  as  raison,  un  besoin  irrésistible  que 
j'ai  eu,  tout  à  coup,  de  t'embrasser,  un  besoin 
de  tes  lèvres,  juste  à  oe  moment...  Je  ne 
m'explique  pas.  C'a,  été  plus  fort  que  moi... 

GEORGES.  —  Depuis  deux  mois,  j'ai  accepté 


L'Enclh'antement 


Vf} 


la  situation,  complète,  intégrale...  à  tant 
faire,  je  me  suis  payo  Ife  bloc,  y  comprie  les 
bons  saa'casmes  dont  tu  m'abreuves!...  Ils  fai- 
Baient  partie  de  mes  prévisions  et  la  joie  de 
ma  mathématique!...  J'attendais  le  tota/l  qui 
te  convaincrait,  sans  plus  intervenir  jamais... 
Mais,  poiir  t©  rendre  joupable  d'actes  pareils, 
il  faut  que  tu  aies  dépassé  mes  prévisions  et 
que  tu  me  caohes  d©  bien  étranges  soup- 
çons!... Allons,  voilà  qui  va  finir!...  Qxhe 
Ttius  le  vouliez  ou  non,  nous  nous  explique- 
rons ce  soir,  ma  chère  amie  !  l^as  un  mot  de 
plus.  Cet  état  oardiaqu'e  va  cesser  ! 

ISABELLE.  —  Tu  as  raisou  de  te  fâcher.  J'ai 
©u  tort.  Mais  je  vais  réparer,  tu  verras.  Va 
m&  la  cheroher . . . 

GEORGES.  —  Ma  parole,  c'est  moi  mainte- 
nant qui  prends  le  parti  de  cette  enfant!... 
C'est  moi  qui  suis  obligé  de  la  défendre 
contre  toi,  et  c'est  moi  qui  commence  à  avoir 
réeMement  peur,  maintenant!...  Car  je  ne 
sais  si  tu  vois  oe  que  tu  fais...  F'our  la  pre- 
mière fois  j'ai  le  sentiment  d'un  danger  véri- 
table... Oii  est-elle,  maintenant?  Où  est-elle? 

ISABELLE.  — ^  Là!...  lu!  JMe  te  fâche  pas  si 
fort,  mon  Dieu!...  puisque  je  te  dis  que  je 
vai»  teiat  réparer...  Au  lien  de  crier,  tu  ferads 
bien  mieux  d'aller  me  la  chercher. 

GEORGES.  —  Ah!  nous  allons  encore  couler 
quelques  heuTes  channantes  !...  (l'Il  sort  en 
e'vkmff.)  Jeaniaine!'  {Mats  Jeannrne  ne  devait 
p&sr  être-  Imii,  peut-êire  même  derrière  la 
pcyrte,  car  Isabelle  a,  à  peine,  le  temps  de  se 
précipiter  au  balcon  que  Georges  rentre, 
poussant  la  petite  devant  lui.  —  Bas  à  Jean- 
nine.y  J'^en  ai  assez  de  cette  existence,  il  faut 
qu'^eW^  cesse. 

ISABELLE,  se  retoumc.  —  Ah!  te  voilà  ! 

EîTe  fait  un  signe  suppliant  à  Greorges.  pour 
qu'il  les  laisse  seules.  Jeannine  attend,  droite. 
Georg^es  sort. 


SCENE  XIII 


ISABELLE,  JEAiSJNliN'E 

ISABELLE.  —  Pardon,  Jeannine,  je  te  de- 
mande pardon  de  ce  qu«  je  viens  de  faire  là. 

JE.\NNINE,  imperceptiblement .  —  De  rien, 
j'en  ai  vu  d'autres. 

ISABELLE.  —  Si,  j'ai  besoin  que  tu  me  par- 
donjies.  Il  y  a  longt-emps  que  je  voulais  te  le 
dire. 

JEANWIXE.  —  Ça  n'a  pas  d'importance.  .  et 
tu  as  tous  les  droits  ! 

ISABELLE.  —  iRegarde-moi  puisque  tu  m'as 
comprise,  Jeannine...  J'en  fa^is  humblement 
l'aveu  devant  tes  yeux  de  quinze  ans,  en  bais- 
sant les  miens  :  je  souffre,  Jeannine,  je 
souffre  du  même  mal  que  toi...  11  faut  être 
bonne.  Pardonne-moi^  mon  petit. 

JEANNINE,  gênée.  —  Voyons,  c'est  une  plai- 
santerie!... 


ISABELLE.  —  N"on,  je  t'assure.  Qnoi  qu'il' se 
soit  paftsé,  entre  vous  deux,  en  aucun  cas  je 
n'avais  lé  dtoit  de  te  faire  du  mal,  et  sois 
sûre  que  si  je  n'ai  pas  toujours  été  à  la  hau'- 
teur  de  ma  tâche,  que  je  saurai  conduire  jus- 
qu'au bout,  dorénavant,  ma  bouche  a  parlé 
toujours  contre  mon  cœur  et  de  cela,  je  te 
demande,  Jeannine,  très  hirmblement  pardon. 

JEANNINE,  simple.  —  C'est  oublié! 

Elle  passe. 

ISABELLE:,  avec  un  raouvem-ent  doux  et 
peureux  des  doigts,  comme  pour  la  retenir  au 
passage.  —  Je  suis  un  peu  excusable  parée 
que  vous  m'avez  entourée  d'e  beaucoup  de 
mensonges...  sans  quoi,  je  crois  que  j'aurais 
su  être  bonne,  tonjours,  sang  me  plaindre... 
Nous  sommes  un  peu  gauches  toutes  deux... 
nous  étions  si  pen  préparées  à  ce  qui  devait 
nous  arriver!...  !ïu  as  aimé  bien  jeune,  mon 
petit...  et  moi  très  tard  !...  et  voici  que  bien- 
tôt mes  cheveux  blanchis  vont  se  couvrir  de 
honte.  Enfin!...  nous  ne  sommes  pas  respon- 
sables, hein?  Ce  n'est  pas  de  notre  faute... 
Q^  nous  eût  dit  cela  ?  On  était  si  heureuse 
à  la  maison  r  tu  te  sou\aens?...  On  se  sera 
tout  de  mêm-e  beaucoup  aimé...  Ah!  si  tu 
avais  parlé  à  temps!...  Enfin!  nous  sommes 
deux  pauvres  malheureuses,  voilà  ce  que  nous 
sommes,  n'est-ce  pas  Jeaniaine  ?  Il  n'y  a  pas  à 
s"ciî  vouloir.  Je  tâcherai  d'être  meilleure,  je 
t©  promets...  Puisque  tu  souffres,  tu  dois 
savoir  qu'on  n'est  pas  toujours  maître  de 
soi...  et  que  ça  fait  mal!  C'est  le  doute,  tu 
comprends,  dont  vous  m'avez  entourée?... 
Si  vous  m'aviez  dit  tout  simplement  ce  qui  en 
■était,  je  me  serais  arrangée...  Désormais,  tu 
verras f...  Je  m'exa^gère  peut-être,  après  tout, 
vous  n'en  êtes  peut-être  pas  encore  aussi 
loin  que  je  me  l'imagine...  Je  ne  sais  pas. 
laoïl...  {Elle  lui  tient  tes  mains  et  essaye  de 
rencontrer  ses  regards,)  Je  ne  te  demande 
qu'une  parole  de  vérité  pour  que  tout 
s'éclaire...  Je  t^assure,  quoi  que  vous  a\iez 
fait,  quand  bien  même  vous  vous  adoreriez... 
tu  seras  étonnée  l  Oh  !'  je  vois  ta  figure  qui  se 
contracte!  Laisse-toi  pleurer,  va,  ne  t'em- 
pêche pas...  Prends  mes  larmes  et  donne-moi 
les  tiennes. 

JEANNINE,  se  raidissant  et  détournant  les 
yeux.  —  'Va-t'en  î 

ISABELLE,  rapprochant  son  visage  du.  vi- 
sage de  Jeannine,  les  yeux  tendus.  —  Une 
parole  seulement!...  C'est  ton  silence,  tu 
comprends?...  J'y  ai  vu  des  remords,  de  la 
haine...  et  quelle  haine!  (Lfis  cils  de  Jean- 
nine battent,  battent.  Elles  sorit  souffle  à 
souffle.)  J'y  ai  vu  que  vous  vtqus  adoriez  a<i 
point  de  vouloir  que  je  disparaisse...  C'était 
fou,  n'est-ce  pas?  Une  parole  seulement'.. 
J'y  ai  cru  voir,  comme  en  tes  yeux,  des  abî- 
mes hideux...  j'ai  cru  toît  (Un  cri. )Moustre  î 

JEANNINE.  —  Ah!  tu  m'as  fait  mal! 

ISABELLE.  —  Odieux  petit  monstre  qui  es- 
saie de  m'enfoncer  ce  dernier  clou   dans   lu 


114 


L'Enchantement 


gorge  et  qui  veut  me  faire  croire  que  ton  si- 
lence est  un  aveu,  et  que  tu  me  Ta  pris,  et 
qu'il  est  à  toi!...  Va-t'en!  va-t'en!  Je  ne 
veux  plus  te  voir  !  Tu  me  fais  horreur  ! 

JEANNINE.  —  Et  quand  cela  serait,  à  la  fin  I 

ISABELLE.  —  Tu  meus  !  tu  mens  !  tu  es  labo- 
minable!... 

JEANNINE.  —  C'est  trop  fort  !  Ah  !  je  suis 
un  monstre  !  C'est  trop,  cette  fois,  c'est 
trop  !...  Ah!  je  suis  un  monstre,  moi  à  qui  tu 
fais  subir  la  plus  épouvantable  des  exis- 
tences!... que  tu  forces,  du  matin  au  soir,  à 
subir,  la  rage  dans  l'âme,  toute  ta  joie,  tous 
tes  baisers,  avec  des  airs  de  triomphe,  lors- 
que j'en  meurs  et  qu'il  me  faut  fuir  tes  lè- 
vres, qui  me  cherchent,  après!...  Ah!  tu  ne 
m'en  auras  pas  épargné  un  de  tes  baisers,  à 
moi,  la  petite  pauvre!.!.  Ah!  je  suis  un  mons- 
tre !  Eh  bien,  alors,  dis  pourquoi  tu  me  forces 
à  vivre,  pourquoi  tu  m'as  arrachée  à  la  mort  r' 
Qui  te  le  demandait?  Qu'est-ce  que  je  t'avais 
f^it  pour  cela!... 

ISABELLE.  —  Tais-toi  !  Tu  es  horrible  !  Tu 
ne  dois  pas  savoir  ce  que  tu  dis,  pour  me 
briser  ainsi  !... 

JEANNINE.  —  Quel  soulagement  m'as-tu  ap- 
porté? réponds?  Cite  moi  une  joie,  une!.-.. 
Tu  m'as  rivée  à  ton  bonheur!  C'est  pour  le 
voir  que  tu  me  forces  à  vivre  !  La  torture  de 
ton  questionnaire  perpétuel,  la  torture  à 
petit  feu,  sans  répit!...  Ah!  tu  ne  laisserais 
pas  même  un  jour  ma  souffrance  tranquille! 
Et  quand  je  veux  la  solitude  au  moins, 
quand  je  veux  vous  fuir,  tous  les  deux,  une 
heure...  je  ne  peux  pas!  parce  qu'il  paraît 
que  cela  te  bouleverse,  ça  te  remue  le  sang 
que  je  ne  sois  pas  là  ! 

ISABELLE.  —  Oui,  lâche !  lâche!  car  ce  que 
tu  sais  trop,  c'est  que  je  meurs  derrière  les 
portes  que  tu  fermes,  lâche  ! 

JEANNINE.  —  Mais  alors,  puisque  tu  devais 
me  reprocher  tout,  jusqu'à  l'air  de  cette  mai- 
son, que  comptais-tu  donc  m'offrir,  à  la  fin, 
quand  tu  m'as  dit  :  Rest/O,  je  le  veux? 

ISABELLE.  —  La.  vie!  T'aider  à  passer  le 
pas.  Te  porter  de  l'autre  côté  de  la  douleur. 
Te  voir  grandir  et  comprendre. 

JEANNINE.  —  J'ai  grandi  et  je  comprends. 

ISABELLE.  —  Ce  que  tu  n'as  pas,  toi,  c'est 
le  droit  de  me  torturer  lâchement  de  doutes 
a^reux,  du  doute  de  ce  qui  n'est  pas,  (Ea- 
massant  tout  son  effort.)  de  ce  qui  n'a  ja- 
mais été!... 

JEANNINE.  —  Mais  qu'en  sais-tu,  à  la  fin? 
ISABELLE,  dans  un  cri.  —  JNon,  non,  cela 
n'est  pas,  cela  n'est  pas!...  Tu  n'en  avais  pas 
le  droit!... 

JEANNINE.  —  Je  n'ai  que  celui  de  souffrir, 
parfaitement  !  Eh  bien,  si  tu  m'imposes  un 
pareil  martyre,  ce  doit  être  pour  quelque 
chose,  tout  de  même  !  Et  je  voudrais  bien 
Bavoir  ce  qui  m'attend,  au  bout  du  supplice, 
quel  bonheur?...  Mais,  à  la  fin  des  fins,  pour- 


quoi, pourquoi  suis-je  ici?  Possible  que  tu 
prennes  plaisir  à  me  faire  savourer  vos  bai- 
sers... moi,  je  n'en  ai  que  de  l'horreur!... 

ISABELLE.  —  Tu  uo  sais  pas  ce  que  tu  dis! 
c'est  monstrueux!...  Oh!  comme  tu  me  hais!... 
Rappelle-toi  Jeannine,  pourtant!...  Il  ne  me 
manque  que  de  t'avôir  portée  dans  mes 
flancs!...  C'est  mon  amour  qui  saigne!... 

JEANNINE.  —  Je  te  hais?  Mesure  à  ma 
,  haine  l'atrocité  de  ce  que  tu  appelles  ton 
amour  et  de  ce  que  tu  commets  en  son  nom. 
Et  là  dedans,  la  seule  qui  aime,  c'est  moi, 
parce  que  je  me  tuerai,  moi,  par  charité, 
pour  ne  pas  troubler  ton  affreux  bonheur!... 

ISABELLE.  —  Misérable  !  Elle  me  reproche 
de  vivre!  Sois  rassurée  va...  j'ai  compris,  je 
te  laisserai  la  place... 

JEANNINE.  • —  Allons  douc  !  pas  de  phrases! 
Tu  sais  bien  que  c'est  moi  qui  vais  dispa- 
raître. Seulement,  tu  aurais  mieux  fait  de  me 
laisser  tranquille  la  première  fois,  voilà  tout  ! 

ISABELLE.  —  N'en  dis  pas  plus.  Tu  l'auras 
petite  louve  ! 

JEANNINE.  —  La  petite  louve  en  la  assez  ! 
La  petite  louve  ?  regarde-la  une  dernière 
fois!...  Tu  te  traînerais  à  mes  genoux,  tiens, 
que  je  ne  resterais  pas  un  jour  de  plus  ici  ! 
Laisse-moi  passer. 

ISABELLE,  la  saisissant.  —  Tu  ne  vas  pas 
recommencer  l'abomination,  mon  Dieu  ? 

JEANNINE.  —  Pas  plus  tard  qu'à  la  minute! 

ISABELLE.  —  Ah  !  vous  vovcz  bien,  vous  au- 
tres, que  j'ai  raison  contre  tous  de  ne  pas  la 
laisser  arracher  de  mes  mains! 

JEANNINE.  —  Je  veux  partir. 

ISABELLE.  —  Jeannine  !  tu  ne  sortiras  pas  ! 

JEANNINE.  —  Je  sortirai...  j'en  ai  assez... 
Adieu  ! 

Elle  se  dégage  brusquement  des  bras  de  sa  sœur 
et  disparaît. 

ISABELLE,  les  genoux  fléchissants,  roide, 
dhine  voix  étranglée,  appelle.  —  Georges!... 
Georges  ! 

Georges  accourt  au  bruit,  par  la  droite. 


SCÈNE  XIY 


ISABELLE,  GEORGES 

ISABELLE.  —  Gecrges!...  C'est  fini!...  Je 
l'ai  bien  vu.  Je  ne  peux  plus  rien  sur  elle... 
Elle  va  se  tuer,  cette  fois,  pour  de  bon...  Va, 
va,  fais  ce  que  tu  veux  !  E^le  est  à  toi,  mon 
rôle  est  terminé,  je  te  la  donne!  Mais  qu'elle 
ne  se  tue  pas!...  mon  Dieu,  qu'elle  ne  se  tue 
pas!...  Va!  Va!...  mais  va  donc! 

Elle  le  pousse  hardiment  par  où  s'est  enfuie 
Jeannine,  et,  seule,  s'écrase  contre  le  canapé, 
de  tout  son  long,  la  face  en  terre,  devant  la 
porte  béante. 


4^>=f 


LE  DOMESTICIUE.  —  Madame  est  toujours  souffrante.  Elle  ne  va  pas  mieux. 


nCTE    QUATRIÈME 


Méîue  décor  qu'au  deuxième  acte.  C'est  le  soir  du  même  jour. 
Une  grande  lampe  allumée;  le  feu  pétille  encore. 

Au  lecer  du  rideau,  M"^"  Heiman,  un  chapeau  sur  la  tête,  et 
Pierre  en  costume  de  voyage.  Ils  parlent  à  un  domestique,  sur 
le  seuil  de  la  grande  porte  grillée  par  où  ils  viennent  d'entrer 
et  à  travers  laquelle  on  voit  la  nuit  claire. 


SCÈNE  PREMIÈRE 


Un   Domestique,    MADAME    HEIMAN, 
FIEHKE 

LE  domestique.  —  Non  madame.  Madame 
-est  toujours  souffrante.  Elle  ne  va  pas 
mieux,  elle  n'est  pas  descendue  de  sa  cham- 
bre, depuis  que  madame  est  venue  à  cinq 
heures...  Mais  si  madame  veut  que  je  la 
fasse  prévenir  ? 

MADAME    heiman    ET     PIERRE.    Non,    non. 

Et  monsieur? 

LE  DOMESTIQUE.  —  Monsieur  vient  de  sor- 
tir. Mais  pas  pour  longtemps.  11  est  allé 
fumer  son  cigare  dans  l'allée  des  Ormes,  pro- 
bablement... ou  du  côté  du  réservoir...  11  ne 
sera  pas  long. 

MADAME  heiman.  —  Mademoiselle? 

jLE  domestique.  —  Mademoiselle  est    cou- 


chée à  cette  heure-ci  et  d'ailleurs  mademoi- 
selle n'est  pas  descendue  de  sa  cliambre  non 
plus,  depuis  cinq  heures... 

madame  heiman.  —  Alors,  monsieur  a  dîné 
seul  ? 

le  domestique.  —  Oui,  madame.  Il  est 
resté  un  peu  auprès  de  madame  avant  le 
dîner,  et  encore,  non,  je  me  trompe...  puis- 
que  j'ai  entendu  la  voix  de  monsieur  qui  li- 
sait dans  son  cabinet, 

madame  heiman.  —  Comment  qui  lisait? 
Puisque  La  lecture  n'a  pas  eu  lieu  ? 

le  domestique.  —  Oui,  mais  j'ai  entendu 
monsieur  qui  disait  comme  ça  :  ce  Puisque 
personne  ne  veut  m'entendre,  je  vais  lire  à 
Neyt  !  »  Alors  il  a  enfermé  la  chienne  avec 
lui,  et  il  s'est  lu  tout  seul. 

pierre.  —  Je  le  reconnais  bien  là! 

madame  heiman,  riant.  —  Bien,  bien  ! 
Nous  allons  l'attendre  ici.  (Le  domestique 
sort.  A  Pierre,  en  s'asseyant.)  Ah!  ça, 
m'expliquerez-vous     maintenant,     blague    à 


ÎW 


;'feftântënfËnf 


d'ûîi  éqiiateiir  q^uéïcoh'qité  et  comméiit  vous 
débar(jii'éz,  lé  même  jour,  ùhéz  màv,  sans 
crïêt  garé,  lé  pl'ifé  n'àlti'reHément  du  mondé... 
d'àlis  M  ca'rrïolé  d'ù  père  B^'ugéP...  revêtu  (^b 
cet  â!ào¥àl3lé  pétil^'  complet  a.méri'câi'îl...  EH'é 
éd  Wïrï^l..^  C'eèt  ce  Jt^T  s'^fiëÉè  fïê^'réï' 
sbè  l^étit  effet!... 

pi^Rnï:.  ^=-  J'é  fré  rn'ê  i^iris  p^  |)tètyè  WÀè 
effiéé,  je  x^ôlife  1^^  répété..-.  F'<!m'fq^u^6i  A'ê  i^ôtt- 
fé'z-vo'Us  pus  Trié  croifé?...  Vôtfè  i'gnorâncé 
'iéâ  choses  à'drainistrativé^  rfté  i^àvît...  L'a 
yc/rtâ  bîèn  l'a  France!..,  Pauvre  î^fàft'cè!... 
îM  dérn'ièïe  l'évêfe  rié  ^ê  f ait  ji^  âèitté  tous  tes 
pàj^è  dû  mondé  a  six  }îë\:lrëk  du  soir.  Il  A'y  a 
pas  qu'à  jeter  ik  lettre,  èrac,  d-ans  un  pal- 
riïîër,  êii  passant...  pàlmîèrr  vôtts  sàvé^  c'è 
q^l  c'èè^_^ qu'un  palmier?...  k  là  b'ôM'e 
Mtirë!...  En  Wriê,  chère  fête,  ^n'ôn  pétrt 
tre§  feîén  jeter  tiriè  lettré  lè  ftindi,  pnr  èxéfti- 
ple,  se  décider  à  partir  dans  le  cbiirànt  de  la 
sèitiâ!iiié,  é't  faire  !ë  vdjûgë,  lé  lundi  sui- 
vant, en  ^a^tféto,  par  lè  ftiMte  coùfriër  c^ttô 
ladite  lettré.  Avëz-vôus  éottpitîs  ibiàî-tiiëttatit  ? 

n'iÂiDAïCte  ïïfeïMAN.  —  Mail.  C&st  ëbsctir. 

piÈRRi:.  —  Je  irié  sdis  ^étë  dans  lè  traih 
dû  Hâvfe,  immédiatement,  àû  débdtté...  et 
^  là  ,^îi,'rè  de  Saint-Meilhàtt,  Côitimë  je  vbûs 
l'ai  dit,  l'honorable  individu  que  vous  appe- 
lez Baugé  a  bien  voulu  me  cbnduire  chez 
vous...  Oui...  11  commençait  à  faire  trop 
chaud  là-bas,  et  puis  il  est  urgent  que  je  me 
rende  à  Londres...  Car  je  suis  devenu 
extraordinaire,  vous  savez!...  J'ai  dés  inté- 
rêts dans  l'Achanti-Goldlields  Corporation!... 
Je  suis  de    deux    commissions  techniques!... 

MADAME     HEIMAN.     Vousi...     C'cst     à     Se 

tordre!...  C'est  drôle  comme  quand  les  pein- 
tres coupent  leurs  cheveux  pour  le  régiment  ! 

PïERiiE.  —  Eh  bien,  il  faudra  vous  y  ha- 
bituer . 

MADAME  HEIMAN.  —  Jamais  !  je  vous  en  pré- 
viens!... Je  ne  vous  prendrai  jamais  au  sé- 
rieux comme  homme  d'affaires!...  C'est  égal! 
Vous  ici  !... 

PIERRE.  —  Oomnie  ma  petite  visite  a 
l'air  de  vous  abrutir,  ma  chère  aniîe!... 

MADAME  HEIMAN.   —    Un  pCU. 

PIERRE.  —  Malgré  que  je  trouble  un  déli- 
cieux tête-à-tête  avec  M.  de  Chelles,  vous 
ne  m'en  voulez  pas  d'être  descendu  chez  vous? 

MADAME  HEIMAN,  —  Il  u'aurait  jilus  inàn- 
4^116  ^\\e  vous  tombiez  ici  ! 

PIERRE.  —  J'ai  plus  de  tact...  Pourquoi 
me  dites-vous  çia?... 

MADAME "iiEiiSAN.  —  Ah!  paTce  qû'è!...  (A 
part  )  Je  ne  saîs  plus  que  lui  dire,  inoi... 
(Ê.àui.)  Ecoutez,  vous  revenez  de  Pontoise. 

'pierre.  —  Non,  de  plus  loin. 

^MAflAîte  fiEiMAN.  —  En  l'occasion,  c'eSt  ar- 
river de  Pontoise...  On  ne  vous  a  plus  revu, 
s'il  m'en  souvient,  voyons...  depuis  la  imesse 
de  mariage...  Malin,  va! 

PIERRE.  —  Quoi  ? 

MADAME  HlEiMan.  —  iRien.  Vous  pensez 
'^iéh  %ue    depuis  lors  îi  a  •dû  se    passer    dès 


j'é 


.  Vo* 


votfô    êtes 


votre 


c'est    là!...   oui,, 
ce  petit  para- 

Je  m'en  dou- 


qu  oh  s  amuse 


éîitt^s',  n^M^brfé  qfiiià?;-.-.  jHài^  éeé  ciiosêsl.- 
SeûleMeiit  cbm'mfe  ^àW  éft'  ê^^  resté  à  Ica 
messe  dié  niafia'^e,  V'ô\ié  céni^^è'riezv  éè  serait 
trô^  tog  d'ê  \^oûs'  mettre  a^ti^  éo-'iif  à^t!  !.-. .  €''ést 
mênié  piÔû¥q'iioi  j'ai  p>¥^é^éré  vé\\^  ti*afher  de- 
suite  chez  les  Bèssand^..-.  M?a  foi,  je  réserve 
ïè  |>a<5['uet  à  Isa  belle  ! 

^lÉRïRÉ.   —  Odettéy  W^  dé'  git^è\  Mu,. 

an  fond...  ÉBê  vô*iïs  e^jylïqiùef'a. 

t'fÊt^tiÈ.  —  Voiïs  rn'avez  Mit 
rétfcèntîès  âoM  exàspérî^nt-e^,  e% 
d'u'ûê  discret îoTfi  bien  pét  MWé'iîté! 

MADAïUfè  BfRÎïrfÀîij,  WUfiaiê.  -^  M^n. 
prétexte  de  retour?..-. 

piEi^îRlÈ.  —  NcyA,  jfe  fëidÈ,  jnfè...  t/'éternelle^ 
tentation  du  pafs^é  rè'a  fait  obtit^wèr  la  route,, 
votts  ïè  tdfët.  Mais  je  ti'M  pàÊ  le  ccëur 
d'dlyïttpio.  {îîefjdféMtî  la  pUeé.)  AlOrs,  c'est 
là? 

MADAME    HÈÏMAN.    7^    Oui, 

c'est  là  cet  endfoît  délicieux... 
dis  !...  la  m«igOh  de  la  joife  !... 
PtÊRRÈ.  —  N'est-ce  pés?... 

tèis. 

ilîADAiJft:  #Ei«tAN.  —  Ah!  ce 
ici  !  vons  he  vtiùs  eh  faites  pas  une  idée...  Et, 
en  passant,  je  vous  remercie,  de  tout  cœur, 
de  m'aVoir  ces  gèris-là...  je  m'en  féliciterai 
toute  ma  vie!...  Chaque  jour  est  un  jour  d& 
fête...  de  bamboche...  A  ce  point  que  samedi, 
moi'  aussi,  je  boucle  mes  malles...  et  vais  re- 
prendre mes  quartiers  d'hiver  au  plus  vite... 
Oh!  Pierre,  attendez-moi  jusqu'à  samedi... 
partons  ensemble...  emmenez-moi  à  Lon- 
dres!... Ce  serait  si  gentil  d'aller  faire  un 
petit  peu  la   fête  ensemble!... 

pierre,  nerveux.  —  Voyons,  qu'y  a-t-il,. 
Odette,  qu'y  a-t-il,  décidément?  Ne  plaisan- 
tez pas. 

MADAME  tiEiMAN,  lui  prenant  le  hras.  — 
Ecoutez,  je  crois  que  je  ferai  bien,  tout  de 
même,  de  vous  mettre  un  peu  au  courant, 
sans  quoi  vous  risquiez  de  he  pas  très  bien 
comprendre!...  Vous  voyez  oe  point  rouge- 
là-bas...  au  bout  de  l'allée? 

PIERRE.  —  Oui,  c'est  une  lanterne. 

MADAME  HEIMAN.  —  Non,  fc'est  Uè'orgés  qui 
fume  son  cigare. 

PIERRE.  —  Non,  c'est  une  lanterne. 

MADAME  HEIMAN.  —  Nou,    c'est  G^eorges... 
Allons  à  sa  rencontre.  Et,  oe  faisant,  je  vais 
Vous  révéler  les  choses  essentielles,  pour  que- 
vous  puissiez  ensuite...   voter  de  vos  propres- 
ailés, 

PIERRE.  —  Vite.  Vous  me  faites  moiM-ir  à 
petit  fèu... 

Ils  sortent. 

LA  voik  DE  MADAME  HEîMAN.  —  Et  au  tour- 
nant de  l'allée,  je  vous  quitte...  oh!  je  vous- 
jni^e  bien  q'ue  si...  il  faut  d'abord  que  .j'aille 
vous  sortir  des  couvertures  de  laine... 

Les  voix  se  perdent.  ïia  scène  reste  vide.  iDe  der- 
rière le  piano  où  elle  était  blottie  et  cachée ,  ort 


L'Enchantement 


:J'7 


voit  surgir  Jeannine.  Elle  est  en  petite  cami- 
sole de  nuit,  les  cheveux  dans  le  dos.  Elle  court 
vite  à  la  porte  p,ar  9^1  vie^fient  de  pj^rtir  Pierre 
•et  M"  Heiman. 


SCÈNE  11 


JEANNINE,  FiiAULElN 

JEANNINE.  —  Enfin!  (Elle  regarde  attenti- 
vement dehors  entre  les  barreaux  de  la 
grille.)  Prennent-ils  à  droite  P.. .  à  gauche?... 


JEANNINE.  —  Prennent-ils  a  droite  ?. 

A  GAUCHE  ?... 


Oui!...   Ah! 
lampe  !... 


rien    n'est     perdu!...     Vite    la 


^u  moment  où  elle  va  éteindre  la  lampe,  la  porte 
de  droite  s'ouvre  ;  c'est  Fraûlein 

FRAULEiN.  —  Je  vous  chercbals  partout... 
voulez-vous  remonter  ! 

j[EANNiNE.  .—  Alioz-voiis  Hie  fiche  la  paix  ! 
-  FRAULEIN.  — •  Ah  !  Fraûlein  !...  Fraiilein  !... 
VoUen  sie...  ,was  sagt  Madame? 

JEANNINE.  —  Wurst...  Wurst!  Voilà  ce 
qu'elle  va  dire,  madaine...  Wurst!...  Et  puis, 
si  vous  ne  voulez  pas  vous  en  ^aller,  vous 
savez  ce  que  je  vous  ai  promis?  Je  dirai  à 
monsieur  oii  j'ai  trouvé  sa  photographie, 
xlans  votre  chambre!...  Ah! 


FRAULEIN.  —  Mein  Gott! 

JEANNINE.  —  Vous  m'embêtez  av^c  votre 
Gott...  Un  vient,  trauleip,  je  vous  en  prié... 
je  vous  en  supplie,  ma  petite  fraûlein,  allez- 
vqus-enl 

FRAULEIN.  —  Oh!  nia^epipiçelle!... 

JEANNINE.  —  Vous  sjavez  bien  <ju'il  1© 
faut...  Je  vais  monj^r  mepouch^r  d,àns  <jin<i 
minutes...  ^Uez... 

FR4ULEIN.  —  Oh  !  ,p£|-4,eï^oiseUp  !  ,ipad^îï;pi- 
selle. 

Elle  pousse  violemment  Fraûlein  et  referme  h  ( 
porte.  Puis  elle  baisse  la  lampe  complètement. 
Elle  se  place  près  de  la  porte'  de  droite,  à  crou- 
peton,  par  terre.  Au  bout  d'un  moment,  Geor- 
ges arrive  sur  Je  per^'on.  l^e  çpl  .du  rnauteau 
rehaussé.  Il  enti;e,  referme  la  porte  j^rilleej  re- 
monte la  lampe,  la  prencl  ,et  se  dirigé  vers 'la 
porte  de  (ÎToite  pour  aller  se  çoucJ;ier.  Au  ipo- 


SjCÉNE  :1H 


>ÎEA|^,I^E,  'vl^giiiliiGES 

,GEpR.çî;9.  —  AJi!  .e^t  ^ç^^\  JjJistQj^(^jit, 
pajs  facile  de  vous  î-encontrer'!...  (//  .pose  la 
lampfi.)  Ali  bien  !  yous  n'r^vez  pas  de  ii^oupet  ! 
Vous  .atiei^dçz  "là,  tranquillement,  à  piect  de 
b£|,s,  m  ypus  tourn^iit  les  pQ.uç§^,  gi^ê  je 
vieJin.e  vous  dire  (ïes  douceurs  !...' Après  l-a 
scène  inimaginable  de  cet  après-iriiai  !.-. 
Votre  soeur,  depuis  ce  temps,  ne  se  reiu^et 
pa,s  iie  l'attacLue  de  nerfs  q,ue  ..y^ous  avez  pr,o- 
voquée.  Notiez  %if^e  j'i^giipre  , ce  (j^ui  s'est  pa^sé 
entre  vo,us  <^.eùs:  et  '^e  que  vous  ,avez  peut- 
être  osé  lui  faire  croire,  pour  q.u'eUe  en  ,§pit 
arrivée  là  !...  j'ai  peur  de  cornprendre  !...  Tou- 
jours est-il  qu'il  n'y  a  plus  de  raison  humaine 
qui  tienne!...  La  démence  du  sacrifice  bat 
oon  plein!  Tout  ce  que  j'obtiens  d'Isabelle, 
ce  sont  des  phrases  de  ce  genre  :  ((  Elle  est  à 
toi!...  Soyez  heureux!  »  Vous  avez  trnmé  là 
une  petite  intrigue  malpropre  et  méchante, 
à  mon  insu...  Il  y  a  deux  mois  que  vous^  ma- 
nœuvriez... et  entre  vos  deux  sourdines,  moi, 
j'ai  été  joué!...  Eh!  ma  petite,  voilà  qui  est 
fini,  cette  fois...  Vous  allez  partir. 

JEANNINE.  —  Oui,  un  peu  de  patience...  Je 
vais  partir,  en  effet,  et  c'est  pour  cela  que 
je  suis  ici,  Georges,  pour  que  vous  me  don- 
niez l'adieu  que  j'attends  depuis  si  long- 
temps... avant  que  je  disparaisse  à  jamais... 

GEORGES,  éclatant.  —  Oh  !  fini,  cette 
fois!...  Il  y  a.  d^es  bornes  aux  meilleures  plai- 
santeries!... C'était  trop  commode,  en  vérité! 
((  Vous  ne  voulez  pas  faire  un  petit  tour  de 
promenade?  Non?  Ça  vous  déplaît?...  Grac^ 
je  me  tue!  »  Ah!  vous  l'aviez  trouvée,  vous, 
la  formule!...  Mais  cette  fois... 

Il  lui. secoue  vigoureusement  les  hras. 


ii8 


L'Enchantement 


JEANNINE.  —  C'est  cela...  tenez-moi  les 
poignets...  étouffez-moi...  J'entends  gronder 
votre  voix  sur  ma  tête...  c'est  délicieux... 

GEORGES.  — ■  Si  vous  m'aimez  voilà  la  mi- 
nute de  me  le  prouver  et  de  vous  faire  par- 
donner votre  sinistre  comédie.  Je  m'adresse  à 
la  grande  Jeannine...  Vous  ne  pouvez  pas 
rester  un  jour  de  plus  ici  ;  l'épreuve  est 
faite...  Il  faut  que  vous  partiez...  (Vive- 
ment.) Quand  je  dis  partir,  je  veux  dire, 
bien  entendu,  vous  absenter  quelques  se- 
maines... quelques  semaines  au  plus...  un 
voyage  de  rien  du  tout  avec  M™^  Heiman... 
une  excursion   dans  les   Alpes,   {Il    fait    un 


GEORGES.  —  Aiil  c'est  vous!  Justement,  pas 

FÂCHÉ    DE    vous    RENCONTRER!... 

grand  geste  vague;  —  se  reprenant.)  dans 
les  petites  Alpes...  les  Alpilles!...  JNe  le  faites 
pas  pour  Isabelle,  Jeannine,  si  vous  ne  lui 
consentez  pas  ce  sacrifice,  faites-le  pour 
l'.amour  de  moi  !... 

JEANNINE,  lui  parlant  tout  près  dans  Vohs- 
curité  profonde.  —  Mais  oui...  mais  oui... 
Inclinez  un  peu  votre  tète  sur  moi,  et  tout 
^  sera  dit.  (Mouvement  de  Georges.)  Ne  me 
troublez  pas...  C'est  ma  grande  dernière  mi- 
nute... J'exécuterai  tout  ce  que  je  me  suis 
promis,  point  par  point.  Voyons...  par 
ordre...  que  je  ne  m'embrouille  pas...  (Elle 
met  ses  mains  sur  .m  figure  et  parle  avec  une 
voix  nouvelle,  timide  et  hasse.)  Ecoutez, 
Georges...  d'abord...  oh!  j'ai  la  gorge  sèche... 
laissez-moi...»  laissez-moi  vous  dire  tu!  Cela, 
d'abord,  je  me  le  suis  promis...  Oh!  je  ne 
vais  jamais  pouvoir  oser!...   (La    voix    n'est 


plus  qu'un  souffle  împerceptihle.)  Toi,  tod..^ 
mon  Georges...  je  t'aime...  Oh!  je  suis  toute 
rougissante...  si  vous  me  voyiez  dans  l'obs- 
curité... C'est  exquis...  c'est  ainsi  que  je 
vous  parle  quand  je  suis  seule  dans  ma 
chambre...  Quel  bonheur!  je  vous  dis  tUy 
comme  si  c'était  vrai... 

GEORGES.  —  Vous  m'aimez,  dites-vous  P 
Mais  quelle  sorte  d'amour  est  le  vôtre?...  Je 
ne  peux  pas  y  croire.  Non,  non,  je  n'y  crois^ 
pas,  c'est  inutile!...  Commencez  par  me  le 
prouver...  Vivez  pour  moi,  si  vous  m'aimez... 
Ah!  si  vous  me  montriez  un  peu  de  dévoue- 
ment, si...  ah  !... 

JEANNINE.  —  J'avais  préparé  des  phrases, 
vous  m'avez  embrouillée!...  Oh!  seule,  je  voue 
dis  des  choses,  des  choses!...  je  les  marque 
pour  vous  les  répéter...  vous  seriez  content... 
mais  je  les  oublie  après...  Je  n'ai  pas  beau^ 
coup  de  bonheur,  vous  comprenez... 

Elle  est  tout  proche,  tout  proche  de  lui,  et  parle^ 
les  yeux  clos. 

GEORGES,  nerveux.  —  Ne  me  faites  pas  re- 
pentir d'être  resté,  Jeannine...  Remontez 
dans  votre  chambre. 

JEANNINE,  laissant  glisser  spn  front  le  long 
du  hras  de  Georges.  —  Je  perds  la  tête...  je 
ne  sais  plus,  moi...  je  vous  aime,  Georges! 

GEORGES.  —  Ah!  détestable  rusée  qui 
voudrais  lasser  mon  courage  ! 

JEANNINE.  —  Ce  rêve,  pourtajit  !  ce  rêveî 
Etre  serrée  une  minute  dans  vos  bras!...  Je 
serais  partie  consolée...  Vous  êtes  bien  cruel, 
allez!...  Je  m'étais  tellement  dit  :  Dans  tout 
ce  que  j'oserai  lui  crier,  il  y  aura  bien  quel- 
que chose  pour  l'émouvoir...  Et  ce  sera 
comme  lorsque  je  cours  dans  la  prairie  en 
cliantant  :  ce  Je  l'aime!  je  l'aime!  je  l'aime!  » 
(Mouvement  de  Georges.)  Ah!  je  vois  celât 
vous  détournez  la  tête!  Vous  me  trouvez  ré- 
pugnante à  vous  dire  ces  choses...  vous  dé- 
tournez la  tête...  C'est  une  petite  fille  de 
seize  ans  qui  parle  ainsi!.'..  Eh  bien,  est-ce 
que  vous  croyez  que  je  ne  me  fais  pas  hor- 
reur, moi  !... 

GEORGES.  —  Mais  non,  pauvre  enfant, 
mais  non...  Ce  sont  d'autres  pensées  qui 
m'agitent  et  m'épouvantent!...  Crois-tu  que 
je  n'entende  pas  cette  mendicité  de  ten- 
dresse, orois-tu  que  je  ne  voie  pas  le  trouble 
qui  a  détruit  l'harmonie  dans  ce  corps  brû- 
lant et  cette  petite  tête  égarée,  ivre  d^amour 
et  de  mort  !... 

JEANNINE.  —  Dieu,  qu'on  est  bien  contre 
vous!...  Je  vous  aime!...  Et  puis  on  a  fait 
sécher  les  châtaignes  sur  le  perron,  dans  la 
journée...  et  c'est  ça  que  c'est  si  parfumé... 
Dieu!  qu'on  est  bien!  Vous  sentez  mon  cœur 
qui  bat  contre  vous?  Ecoutez,  je  ferme^  les 
yeux...  je  ne  verrai  pas  quand  vous  m'em- 
brasserez. 

GEORGES.  —  Jeannine!  Jeannine! 

jeannint:,  avec  un  petit  éclair^  dans  le^ 
yeux  vite  réprimé.  —  Oh  !  je  savais  bien  que- 


L'Enchantement 


119 


VOUS  étiez  bon!  Dieu!  je  vais  pleurer,  bien 
sûr,  quand  ie  vais  sentir  que  vous  me  serrez 
dans  vos  bras...  Oh!  Georges!  quelle  joie! 
'vous  m'aim...  Non,  non,  j'ai  eu  tort...  je  n'ai 
rien  dit!  Cp  n'est  pas  vrai,  non,  vous  ne  m'ai- 


JEANNINE.   —  Oh!    Georges...  c'est  moi  qui  ■ 
t'aime,  t'aime,  t'aime!... 

mez  pas!...  vous  allez  m' embrasser  '  seule- 
ment... je  n'ai  pas  dit  que  vous  m'aimiez 
pour  ça...  Oh!  Georges...  c'est  mcâ  qui  t'aime 
t'aime,  t'aime  !... 

GEORGES.  —  Mais  taisez-vOus  doac  ! 

D'un  mouvement  nerveux,  irrésistible,  il  1^  sai- 
sit brutalement.  Jeannine  a  un  cri  éiouft'é  en 
s'abattant  sur  sa  poitrine.  Ils  restent  ainsi, 
lèvre  à  lèvre,  un  grand  moment,  dans  le  rond 
clair  de  la  lampe.  Des  phalènes,  autour  d'eux, 
cognent  l'ombre  ;  un  pic-vert  réveillé  ti^averse 
la  prairie  en  criant,  et  le  croissant  de  la  lune, 
au  loin,  filtre  à  ras  .de  terre,  dans  une  haie, 
au  bout  du  jardin...  Des  pas  ont  retenti  sur 
le  perron...  la  porte  grillée  a  battu...  Georges 
et  Jeannine  se  détachent  brusquement,  ils  se 
renfoncent  dans  Tombre.  Une  silhouette,  de- 
hors, la  main  posée  sur  le  bouton  de  la  porte, 
les  regarde...  Georges  va  au-devant  d'elle  et 
ouvre   lui-même  vivement. 


SCÈNE  IV 


Les  Mêmes,  PIERKE 

GEORGES,  reconnaissant  Pierre  avec  diffi- 
culté dans  Vomhre.  —  Toi?... 

pierre,   essayant  d'être    très    naturels  — 


Tu  vois...  en  effet...  je...  j'arrive...  je  suis  de 
retour.  Alors  on  passant...  en  -allant...  à  ma- 
chin ...  à  Londres...  je  suis  descendu  chez 
Odette...  Et...  {Haussant  le  ton.)  ça  va  bien, 
toujours? 

GEORGES.  —  Mais  tu...  tru  vois. 

Silence. 

riERRE,  à  Jeannine  qui    n'a.    pas    hougéf 
près  du  piano.  —  Bonjour,  Jeannine. 
JEANNINE.  —  Bonjour,  monsieur. 

Elle  ne  bouge  toujours  pas.  Silence. 

PIERRE,  à  Jea/nnine.  —  Eh  bien,  c'est  tout 
ce  qu'on  me  dit? 

Jeannine    s'approche   de   Pierre   et   lui   tend    le 
front. 

EORGES,  à  Jeannine.  —  Jeannine,  vou- 
lez-vous, s'il  vous  plaît,  aller  prévenir  votre 
sœur  que  Pierre  est  là... qu'elle  descende  tout 
de  suite. 

Jeannine  sort. 


SCÈNE  V 


GEORGES,   PIERRE 

GEORGES,  il  va  à  Pierre,  dhine  voix  hlan^ 
che.  —  Ta  main,  Pierre.  Dans  cet  extraor- 
dinaire moment  où  tu  vieais  de  m'apparaître, 
là,  je  me  suis  demandé  si  j'avais  bien  toute 
ma  raison!...  si  ce  n'était  pas  mou  cerveau 
qui  projetait  réellement  ton  image  dans  le 
cadre  de  cette  porte...  à  deux  mois  de  dis- 
taaice!...  C'est  tellemeiit  fou!.., 

PIERRE.  — Ecoute...  je... 

GEORGES,  r interrompant.  —  Non,  ne  me 
dis  rien  encore.  Le  hasard  t'a  fait  tomber  sur 
la  minute  de  trouble  la  plus  extraordinaire 
de  ma  vie...  (Se  passant  'les  mains  sur  le 
front.)  Tu  ne  peux  pas  savoir!... 

PIERRE.  — ■  Odette  m'a  dit... 

GEORGES.  —  Non,  tu  ne  peux  pas  savoir! 
Quoi  que  tu  puisses  imaginer,  remets  à  plus 
tard  le  moindre  jugement...  Ce  sera  justice... 
En  attendant,  à  la  hâte,  pendant  que  nous 
sommes  seuls,  je  vais  te  demander  tout  de 
suite  ujie  chose.  Puisque  te  voilà...  demeure 
ici  quelques  jours...  oui...  Il  faut  que  je 
parte.  Ta  présence  précipitera  et  facilitera 
mon  départ!...  Ah!  dans  quelle  maison  re- 
viens-tu!...  On  vient...   Ta  main?... 

PIERRE.  —  Tu  t'en  vas? 

GEORGES.  —  Oui...  je  suis  dans  wi  tel  étet 
de  trouble...  tout  cela...  le  saisissement  de 
ton  aiTivée...  j'ai  besoin  d'un  moment  de  re- 
pos et  de  recueillement...  Je  ne  t'entendrais 
même  pas...  je  n'entendrais  personne  d'au- 
tre que  moi-même  pour  l'instant...  Et  puis- 
qu^Isabelle  descend,  il  est  mieux  que  je  te 
laisse  seul  avec  elle. 

PIERRE.  —  Mais... 


I20 


L'Enchantement 


GEORGES.  —  Si...  si...  cela  vaut  mieux.  (Il 
va  sortir,  tout  houleversé,  puis  il  se  ravise  et 
droit  à  Pierre,  la  voix  très  émue.)  Je  te  jure, 
Pierre,  que  je  suis  iun  honnête  homme  ! 

Silence. 
iPiERRî:.  —  Je  ne  te  demandais  rien. 

Georges  sort.  Pierre,  resté  seul,  lève  lentement  la 
lampe...  et  attend. 


SCÈNE  YJ 


PTEREE,   ISABïTLLE 

Isabelle  entre  précipitamment,  en  vêtement  de 
nuit  hâtivement  jeté  sur  ses  épaules. 

PIERRE.  —  Isabelle! 
i«ABEi.ï^.  —  Pierre  ! 

Elle  est  tombée  près  de  la  porte,  sur  la  chaise 
qui  se  trouvait  là.  Lui,  près  de  la  table.  Ils 
pleurent. 

ISABELLE,  s^essiiyant  les  yeux.  —  Quand  on 
m'a  dit  que  c'était  vous,  j'ai  reçu  un  coup 
au  coBur.  C'était  à  la  fois  trop  cruel  et  trop 
bon...    Ah!   Pierre!...   Pierre! 

PIERRE.  —  Qui  m'eût  dit  que  nous  pleure- 
rions ainsi,   en  nous  rev-oyant!... 


PIERRE.  —  Mon  pauvre  amouh  .    Gela  ne  vous 

OFFENSE  PAS   Q4JE  JE   VOUS   APPELLE  AINSI?... 


ISABELLE  se  rapproche  de  la  tahle  et  de 
Pierre.  — .Mon  ami!....  Kegardez  ce  qu'on  .a 
fait  de  votre  amie-. 

PIERRE.  —  Non.  Vous  êtes  toujours  la 
même.  {Isabelle,  élevant  la  lumière  à  hauteur 
des  yeux.  Il  la  regarde  en  plein  jour,  tiiniâe.) 
Un  peu  maigrie...  un  peu  pâlie! 

ISABELLE.  —  Vous,  VOUS  avez  bonne  mine. 

PIERRE.  —  Ah!  moi,  vous  sav^z  je... 
{Qeste.  Isabelle  tout  d'un  coup  lui  saisit  les 
leux  miains,  en  le  regardant  dans  les  yeux. 

.Pmrre  touché.)  Merci merci  !...  Vous  n'avez 

jamais  'été  meilleure  pour  moi,  dans  toute 
votre  T^ie!.,.  (ZJn  temps.)  Et  cependant,  allez, 
je  ne  bénis  pas  les  chagrins  qui  vous  rendant 
plus   compatissante. 

:ifiABELiiE.  —  -La  petite  m'a  dit  que  vous 
étiez  descendu  chez  Odette...  c'est  vrai?... 
Est-oe  que  vous  avez  tout  ce  qu'il  vous  "faut, 
au  moins?...  Et  dites?...  ce  retour?... 

PIERRE.  —  Oui,  tout  à  rheure...  tout  à 
riieure,  ge  vous  dirai...  ça  n'a  pas  d'impor- 
tance L..  Je  vous  en  prie,  ne  troublez  pas 
cette  minute,  laissez-moi  tout  au  bonheui'  de 
vous  revoir...  là.^..  là...  (Il  s'assied  et  la  con- 
temiple  -encore  longuement  un  peu  com/me  7es 
peirttres  font  en  regardant  un  nnodële,  ef  il 
dit  en  secouant  la  tête.)  Mon  pauvre 
amou3'!...  Gela  ne  vous  offense  pas  que  je 
vous  appelle   ainsi?... 

ISABELLE.  —  Pierre! 

PIERRE.  —  J'emploie  le  mot  amour,  faute 
de  mieux  ! 

ISABELLE.  —  C'est  déjà  bien  suffisant. 

PIERRE.  —  Ah  !  maintenant,  vous  avez 
fait  Fapprentis&age  amer?  Mais  aussi...  mais 
aussi!...  Ah!  si  j'avais  été  là  encore,  mon 
amitié  sûrement  vous  eût  empêchée  de  com- 
mettre une  sottise.  Vous  vous  êtes  lancée,  à 
corps  perdu,  dans  quelle  aventure!...  Oui,  je 
sais,  vous  étiez  en  droit  d'espérer  mieux  de 
leur  part...  mais  la  moindre  expérience  vous 
eût  avertie  que  vous  courriez  à  un  abîme... 
Enfin  ! 

ISABELLE.  —  Vous  aurioz  ^u,  à  ma  place, 
le  même  mouvement  généreux  que  moi... 

PIERRE.  —  Mais  comme  vous  avez  dû  ne 
pas  savoir  vous  y  prencb-e  !...  (Souriant.)  Et 
que  de  choses  charmantes  et  stupides  vous 
avez  dû   dire!... 

ISABELLE.  —  Si  vous  savioz,  Pierre!  Ah! 
comme  ils  m'ont  trompée! 

PIERRE.  —  Je  ne  le  défe'nds  pas.  Je  ne  le 
juge  même  pas  encore.  Je  vous  prie  seule- 
ment de  savoir  être  indulgente. 

ISABELLE.  —  Je  pense,  lourdement,  à  oe 
que  je  dois  faire.  On  eût  dit  que  je  sentais 
que  vous  deviez  venir  et  que  je  n'^attendais 
plus  que  vous... 

PIERRE.  —  Comme  il  faut  que  vous  l'ayez 
aimé,  mon  Dieu  ! 

ISABELLE.  —  Si  c'est  aimer  que  de  se  sentir 
tous  les  jou^-s  plus  égarée,  plus  palpitante, 
plus  chagrinée...  alors,  oui,  je  l'ai  aimé...  ^ 

PIERRE.  —  Passionnément! 

ISABELLE,   sérieuse.   —  Je   vous  demande 


L'Enchantement 


121 


/>ardon  d'avouer,  simplement,  c^U,q  trumSaT" 
uiatioû,  dcvajit  vous.  xMtids  à  qu<ji  servim.it 
■de  ne  pas  être  franche  ? 

PIERRE.  —  Oh  !  vous  ne  me  faites  ipLus  de 
m'ai!...  Il  y  a  longtemps  que  je  vous  ai  dit 
adieu.  (Cliang<ennt  de  ton.)  Bref,  iïiainte 
nant,  qu'allez-vous  devenir?  car  il  s'agit  de 
trouver  une  issue...  Vous  ne  pouvez  pas  res- 
ter plus  longtemps  dans  cette  répugnante  at- 
mosphère. 

is^UiELu:.  —  J'y  songe. 
piERRK.  —  Quel  moyen  ? 
ISABELLE.  —  J'en  ai  un  bon...  Attendez... 
Vous  nous  restez,  n'est-ce  pas? 

pxERiiK.  —  Je  repaa's  demain  par  le  train 
de  quatre  heuji'es. 
is.vDELLE.  —  Non! 
PIERRE.  — «N'insistez  pas... 
is.\BELLE.  —  Voilà  qui  va  Imter  les  choses. 
PIERRE.  —  Comment  cela? 
ISABELLE.  —  Vous  vexpez. 
PIERRE,  ému.  — Ah! 

ISABELLE.  —  Et  à  quelle  heure  êtes-vous 
arrivé  diez  Odette  ? 

PIERRE.  — ■  Au  moment  du  dîner...  il  y  a 
une  heure... 

ISABELLE.  —  Et  à  huit  heures  vous  étiez 
déjà  au  courant  de  tout!...  C'est  admirable! 
Voilà  bien  les  amies!...  Curiosité,  vanité 
et  envie...  J'en  étais  sûre!...  Elle  m'avait 
juré,  celle-là,  qu'on  la  couperait  en  mor- 
ceaux plutôt  que  de  révéler  un  mot  de  leur 
trahison,  à  qui  que  ce  soit...  même  à  de 
Chelles,  même  à  vous... 

PIERRE.  —  Vous  vous  trompez,  je  vous 
juire.  Odette  a  été  d'une  discrétion  absolue... 
même  ridicule,  je  m'en  porte  garant  pour 
elle. 

ISABELLE.  —  Mais  alors,  qui  vous  a  appris? 
PIERRE,  emharrossé.  —  Eh  bien!  je... 
ISABELLE,  d'une  voix  subitement  indiffé- 
rente et  détachée.  —  Ah!  je  comprends... 
oui,  c'est  juste...  Ils  ne  se  cachent  de  pej'- 
sonne...  Oh!  tout  le  monde  est  au  courant 
ici...  C'est  une  aventure  publique.  Georges 
lui-même  vous  aura  tout  de  suite  raconté  sa 
passion  pour  *  Jeannine.  (Mouvement  de 
protestation  énergique  de  Jt^ierire,.)  On  .alors, 
plus  simplement,  il  vous  sera  arrivé  ce  qui  est 
arrivé  à  tant  d'autres...  hier  encore,  à  de  nos 
voisins...  oh!  ne  protestez  pas...  c'est  devenu 
tellement  fréquent!  Dès  votre  entrée  ici,  vous 
avez  compris  à  leur  attitude...  (Second  mou- 
vement de  Pierre.)  Je  vous  en  prie,  cette 
fois,  Pierre,  ne  m'humiliez  pas  d'un  men- 
songe de  plus!  A  quoi  bon?...  Croyez-vous 
que  je  ne  sache  pas  ?  Ils  ne  se  cadient  plus, 
vous  dis-je. ..  Vous  êtes  tombé,  tout  de  suite, 
sur  une  scène  d'intimité...  Ils  vous  ont  donné 
le  spectacle  de  les  surprendre...  comme  on 
les  trouve  maintenant  toujours...  s'embras- 
sant,  n'est-ce  pas?...  s'étreignant  dans  un 
coin...  c'ast  cela  ?  (Pierre  hoehe  la  tête  évasi- 
vement  et  baisse  la  tête.)  C'est  cela?  (Bondis- 
sant avec  un  cri.)  Ah!  c'est  tout  ee  que  j'at- 
tendais ! 


PKKRRE  —  Que  dites-vous  ? 

iSA'iîKT.LE.  —  Je  n'attendais  que  cette 
preuve...  Cette  fois  des  yeux  ont  vu!...  Ah! 
la  bonne  délivrance!...  la  certitude  !... 
Enfin!... 

i-iERRK.  —  Isabelle  1 

IBABELUE.  —  C'est  le  ciel  qui  vous  en- 
voie!...  Enfin!  enfenJ 

Elle  va  à  un  petit  meuble  bas  près  de  la  cheïni- 
née  et  l'ouvre  avec  une  clef  qu'elle  porte  à  sa 
chaîne  de  cou. 

PIERRE.  —  Mon  amie,  mon  amie...  vous 
m'effrayez. 

ISABELLE,  proniètie  sts  mai^s  agitées  dans 
des  tiroirs.  Georges  appo^roît  à  ce  moment 
sur  le  perron.  —  Ah!  te  voilà!...  Entre! 
(Montrant  Pierre.)  Maintenant,  i'I  a  vu! 
maintenant  j'ai  la  preuve!...  Tu  ne  peux 
plus  nier...  (Elle  s'éloigne  un  peu  à  reculons 
des  deux  hommes.)  C'^  tout  ce  que  j'atten- 
dais... Adieu!...  Je  vous  délivre...  Soyez  heu- 
reux !... 

On  la  voit  faire  un  geste.  Un  revolver  est  dans 
sa  main.  Georges  se  jette  sur  elle.  Une  courte 
lutte  s'engage.  Dans  le  corps  à  corps,  Georges 
finit  par  lui  arracher  le  revolver  des  mains.  Il 
en  retire  les  cartouches. 


SCENE  XIÎ 


GEORGES,  ISABELLE,  PIERRE 

GEORGES,  jetant  simplement  le  re^volvei'  à 
terre.  —  Imbécile!  (Puis  il  va  s'asseoir,  los 
deux  mains  sur  la  face.  Un  grand  silence. 
Isabelle,  haletante,  se  soutient  à  la  chemimée.. 
Pierre  est  près  d'elle.  Personne  ne  dit  plit^ 
rien.  Enfin,  Georges  relève  la  tête.)  Voilà 
où  tu  en  étais!  oh!...  v<;ilà  où  nous  en 
sommes!...  Est-ce  croyable  que  ce  soit  toi, 
là...   ee  re^^lver  à  tes  pieds! 

ISABELLE,  montrant  Pierre.  —  Mainte- 
nant, plus  rien  ne  pourra  faire  que  ces  yeu^- 
là  n'aient  pas  vu  î 

PIERRE.  —  Isabelle!... 

GEORGES.  —  Ah!  oui...  ce  baiser!...  mais 
c'est  ton  œuvre,  malheuj'euse !  Ton  œuvre... 
ah!  parlons-en!...  Sans  que  j'aie  rien  à  me 
reprocher,  Pierre,  je  te  le  jure,  d'homme  à 
homme,  en  face  de  cette  pauvre  femme  éga^ 
rée...  voilà  de  quelle  infamie  elle  me  soup- 
çonnait, moi  !...  Ah  !  va-t-en,  tiens  !  je  ne  sais 
pfis  ce  qui  l'emporte,  de  ma  pitié  ou  de  ma 
révolte  ! 

ISABELLE,  qui  est  restée  fixe  pendant  que 
Georges  a  parlé,  subitement.  —  Ecoute, 
Georges,  en  cette  minute,  à  la  sincérité  de 
ta  colère,  de  ten  geste,  d'un  je  ne  sais  quoi 
qui  ne  ment  pas...  je  l'affirme,  —  et  c'est  so- 
lennel, cette  fois,^ —  cette  preuve,ce  baiser  in- 
déniable, cet  affreux  baiser,  je  peux  le  rayer 


Z22 


L'Enchantement 


de  ma  mémoire...  lui  donner,  à  la  rigueur, 
une  raison,  un  sens...  (Appuyant  sur  les 
hras.)  Juge  de  la  puissance  de  ma  foi  !  A  cet 
insta.nt,  si  tu  le  veux,  je  te  croirai,  je  m'y 
engage  solennellement  sur  tout  oe  que  j'ai  de 
plus  sacré...  tu  n'entendras  plus,  ni  plainte, 
ni  soupçon...  si  tu  jures  simplement,  en  cette 
minute,  devant  Pierre  qui  nous  entend,  et 
devant  qui  tu  n'oseras  pas  mentir,  que  tu 
n'aimes  pas  Jeannine.  Je  te  croirai  ! 

GEOEGES,  a  une  hésitation,  puis  fermement. 
—  Non,  je  ne  jurerai  pas  cela. 

ISABELLE,  avec  un  cri  de  triomphe. —  Ah! 
tu  vois  bien...  tu  vois  bien  que  tu  l'aimes!... 

GE0RGE3.  —  Eh  non  !  non,  je  ne  peux  pas 
et  je  ne  ferai  pas  pareil  serment  !  Assez  de 
mots  et  d'hypocrisie!...  En  toute  la  sincérité 
de  mon  âme  à  moi,  puis-je  dire  que  je  ne 
l'aime  pas  ou  que  je  l'aime?...  Cest  cela  que 
tu  demandes,^  Tu  veux  que  je  te  dise...  que 
je  te  dise...  depuis  des  mois  tu  me  harcèles! 
Tu  veux  que  je  donne  d'un  mot  l'explication 
de  oe  qu'il  y  a  en  nous  de  plus  intraduisible. 
Qu'est-ce  que  tu  appelles  aimer?  Apprends- 
moi  d'abord  oii  commence  l'amour,  où  finit  la 
pitié,  je  te  répondrai  ensuite  !  Vous  avez  des 


GEORGES.—  Imbécile!... 

distinctions  admirables!  Mais  sais- je,  moi,  de 
quel  nom  humain,  vous  autres,  femmes,  vous 
pouvez  bien  nommer  le  sentiment  que 
j'éprouve,  là,  en  ce  moment,  pour  cette  en- 
fant? C'est  peut-être  de  l'amour!...  c'est  pos- 
sible! Je  n'en  sais  rien,  rien!...  Nous  vivons 
depuis  deux  mois  dans  une  atmosphère  de 
petits  mensonges,  d'hypocrisie  sentimentale. 
Assez  !  Il  y  a  en  nous,  au-dessus  de  nous,  la 
vérité  profonde.  Je  ne  sais  si  elle  s'appelle 
amour,  ou  haine,  ou  pitié.  Elle  est  comme 
elle  est...  Je  me  refuse  à  la    profaner    d'un 


serment  inepte  !  Et  non,  mille  fois  non,  je  ne- 
sais  pas  ce  que  vous  appelez  amour,  de  vioS' 
bouches  de  femmes  ! 

ISABELLE.  —  Vois  mes  yeux,  ils  te  l'ap- 
prendront. 

GEORGES.  —  Des  mots!...  Et  je  me  ré- 
volte... Et  cette  fois  ça  va  être  ma  revanche!: 
Ah!  mes  gaillardes,  il  va  falloir  marcher 
droit!  {Respirant  largement  en  se  frappant 
la  poitrine.)  Dieu  de  bon  Dieu!  ça  fait  du 
bien!...  (Il  arpente  la  pièce.)  Je  t'ai  laissé  le 
soin  de  nos  existences  jusqu'au  bout...  tu 
vois  que  j'ai  tenu  parole,  complaisamment  ? 
je  n'ai  pas  bronché...  Voilà  le  résultat!...  A 
mon  tour,  maintenant!  (A  Pierre.)  Veux-tu 
aller  chercher  Jeannine,  s'il  te  plaît,  Pierre, 
j'ai  besoin  qu'elle  entende  ce  que  je  vais  dire. 


SCENE  YIII 


GEORGES,  ISABELLE 

Resté  seul  avec  Isabelle,  il  va  à  elle  et  l'appuie 
contre  sa  poitrine.  Elle  résiste. 

GEORGES.  —  Ma  pauvre  femme  !  Regarde 
où  tu  nous  a  menés...  Es-tu  convaincue?... 
Voilà  où  ton  orgueil  nous  a  conduits...  Al- 
lons !  reconnais  la  monstrueuse  erreur  de  ta 
tentative!...  J'attendais,  moi,  puisque  tu  ne 
voulais  pas  utiliser  ma  raison,  résigné  à  mon 
rôle  de  spectateur.  J'aurais  peut-être  dii  ten- 
ter d'intervenir  plus  tôt  ;  mais  qui  d'un  peu 
sensé  aurait  jamais  soupçonné  que  nous  en 
étions  là  de  cette  petite  course  à  l'abîme  !  Je 
ne  pouvais  pas  suivre  les  frénésies  obscures 
de  votre  silence...  Nous  étions  murés  chacun 
dans  notre  attitude  respective, et  la  vie  muette 
allait  son  train,  sans  échange!...  Ah!  quel 
criminel  joujou!...  Oui,  oui,  ma  pauvre 
grande  chérie!  je  sais  bien  tout  ce  que  tu 
pourrais  me  dire  pour  ton,  excuse.  Tu  as  cru 
tenter  une  œuvre  belle.  Et  tu  as  subi  la  con- 
tagion, l'enchantement,  pour  parler  ton 
affreux  langage,  jusqu'à  la  démence  !  Tu  as 
accompli  jusqu'au  bout  le  trajet  jadis  par- 
couru par  Jeannine,  et  ce  coup  de  pistolet 
logique,  admirable,  nécessaire,  équilibre  vos 
deux  folies!... 

ISABELLE.  —  C'est  ça...  parle,  parle...  Il 
ne  semble  que  je  te  crois,  en  cette  minute... 
parle  encore,  c'est  apaisant...  Même  si  tu 
mens'  encore,  cela  fait  du  bien,  cela  berce... 

GEORGES.  —  Ton  œuvre,  comme  tu  l'appe- 
lais emphatiquement,  ton  œuvre  n'était  pas 
belle...  non,  même  pas  cela!  elle  était  Laide... 
Le  seul  mot  de  guérison,  que  tu  employais 
sans  cesse,  eut  dû  suffire  à  t'avertir...  car  tu 
ne  pouvais  la  guérir  qu'en  tuant  son  amour. 
Et  en  cela,  Isabelle,  tu  commettais  comme 
les  autres  le  crime  essentiel,  le  grand  crime 


L'Eiuhantement 


12^ 


a«  nature,  l'atteinte  à  la  liberté  juste.  Pour 
être  juste,  il  n'eut  pas  fallu  tenter  d'assas- 
siner cet  amour,  dont  elle  était  innocente, 
mais  au  conta-aire  le  laisser  vivre  librement 
et  mourir  de  sa  belle  mort.  Cela  eut  été  la 
justice  profonde...  mais  hélas!  elle  n'est  pas 
dians  nos  moyens...  Il  est  de  ces  choses  qu'on 
peut  penser,  et  qu'il  faut  bien  se  garder  de 
faire,  et  la  morale  des  hommes  ne  va  pas  jus- 
qu'à elles!  Quant  à  moi,  comment  m'y  serais- 
je  pris  poar  détester  cette  enfant?  Je  ne 
peux  pas  lui  en  vouloir  de  m'aimer... Voilà  la 
vérité, la  belle  vérité  et  toute  simple.,  et  qu'il 
faut  oser  dire,  puisqu'elle  est  sans  offense. 

ISABELLE.  — ■  Oui,  oui...  tu  as  l'air  de  pen- 
ser tout  cela...  tout  cela  a  l'air  juste... 
(Elle  fronce  les  sourcils  tout  à  coup  et  secoue 
la  tête  de  Voir  de  revenir  à  sa  pensée.)  Mais 
cependant,  qu'est-ce  que  tu  veux  ?  ce  baiser... 
ce  baiser...  tu  auras  beau  dire...  c'est  de 
l'amour! 

GEORGES,  douloureusement.  —  Ah!  c'est 
fini  !  Ce  mot-là  est  entre  nous. 

ISABELLE,  immédiatement,  avec  crainte. 
— ■  INon,  Georges,  tu  verras...  j'hésite 
encore...  je  ne  sais  pas...  depuis  que  je 
t'aime,  je  ne  sais  plus  rien.  Mais  je  ne  de- 
mande pas  mieux  que  de  te  croire  ! 

GEORGES.  — •  Non,  c'est  fini...  J'en  suis  sûr 
maintenant,  c'est  fini!...  Ah!  je  me  souviens, 
Isabelle,  de  ton  cri  désolé  quand  tu  as  pris 
la  petite  avec  nous...  ((  L'amour  est  dans  la 
maison!...  »  O'ui,  l'amour!...  Désormais,  il  a 
été  l'invité,  avec  Jeannine,  le  personnage 
invisible,  l'hôte  toujours  présent,  et  à  travers 
lui,  nous  ne  nous  sommes  plus  jamais  retrou- 
vés... IJ  a  failli  même  me  corrompre...  oui, 
moi,  je  l'avoue,  es-tu  contente  !  Mais  si  nous 
ne  nous  dégaigeons  d'un  effort  brusque,  tu 
entends,  définitif,  Isabelle,  à  force  de  nous 
serrer  l'un  contre  l'autre,  il  va  nous  broyer 
jusqu'aux  os...   Séparons-nous. 

ISABELLE.  —  Comment?  quoi?...  que  dis- 
tu  ?  Nous  séparer  ? 

GEORGES.  —  Oui,  nous  séparer.  Le  temps 
nécessaire  pour  vous  rendre  la  raison  perdue. 
Puisque,  je  le  sens,  tu  ne  veux  pas  accepter 
le  seul  moyen  possible   :  éloigner  ta  sœur... 

ISABELLE,  r  interrompant .  —  Mais  tu  sais 
bien  que  oe  serait  le  crime  ! 

GEORGES.  —  Oui.  Hlh  bien!  justement... 
partageons  le  sacrifice  en  trois.  Annulons 
tout  bonheur,  il  n'y  aura  plus  de  jalouses!... 
Notre  part  de  malheur  à  tous  sera  égale  ;  les 
femmes  seront  satisfaites!  Ce  que  je  sais  bien, 
c'est  que  pas  un  jour  de  plus  nous  ne  vivrons 
de  cette  vie  que  tu  nous  imposes,  l'enfer! 

ISABELLE.  —  Georges,  je  m'y  oppose!  C'est 
moi  seule  la  fautive...  je  réparerai,  tu  ver- 
ras. 

GEORGES.  —  A  aucun  prix!...  n'insiste 
pas...  j'ai  dit...  Demain  recommencerait  la 
geôle.  Madame  Heiman  emmènera  Jeannine, 
elles  iront  faire  un  petit  voyage  dans  le 
Midi...  moi  ailleurs..,  toi  tu  retourneras  à 
Paris... 


ISABELLE,  tombe  effondrée  sur  une  chaise. 
■ —  Oh  !  mon  Dieu  ! 

Entrent  Pierre  et  Jeannine 


SCENE  IX 


Les  Mêmes,  PIERRE,  JEANNINE 

GEORGES.  —  Toi,  arrive  ici...  ma  petite! 
hop!  (Il  la  pousse  brutalement  devant  iui.) 
Ecoute-moi   bien...   attentivement. 

ISABELLE,  j)ieurant.  —  Ecoute-le,  Jean- 
nine !    Ecoute-le  ! 

GEORGES.  —  NouiS  allous  nous  séparer, 
puisque  vous  l'avez  voulu,  puisqu'il  le  faut. 
Tu  v£s  donc  partir...  Où  que  tu  ailles,  —  re- 
tiens ce  que  je  te  dis  là,  enferme  chaque  pa^ 
rôle  avec  soin  dans  t^a  mémoire,  —  oii  que  tu 
ailles,  plus  de  sottise!...  Sache  ceci  :  que  tu 
ne  commets  rien  de  mal  en  m'aimant.  Laisse 
vivre  en  toi  cet  amour,  librement,  sans  con- 
trainte, sans  chercher  à  en  guérir!...  Laisse- 
le  chanter  ou  pleurer  à  sa    guise,  mon    en- 


GEORGES.  — N'est-ce  pas,  Isabelle,  que'  ru 

PERMETS    QUE    JE    l'EMBRASSE-* 


124 


fL'>Enchantem€n( 


I 


ffajit...  Ne  te  presse  pas  ie  ne  plus  m'aimer... 
Puise  dans  cette  épreuve  le  courage  même 
-de  devenir  une  femme!...  Bientôt  peut-être, 
un  joua-,  nous  sentirons  que  nous  pouvons 
nous  rapprocher,  et  nous  reviendrons...  Ce 
jour-là,  il  n'y  aura  plus  de  petite  Jeannine. 
Il  n'y  a  plus  de  petite  Jeannine!...  Jure 
que  tu  vivras  pour  moi,  pour  elle.  (U  montre 
Isabelle.)  Plus  de  sottises  jamais,  n'est-oe 
pas?...  ou  je  te  tire  les  oreilles!...  Et  il  faut 
que  tu  saches  ceci,  c'est  cela  que  je  voulais  te 
dire  et  quHl  faut  que  ta  sœosr  entende  :  Du 
fond  du  cœur,  je  te  pleins,  et  je  te  prie  de 
me  pardonner  le  mal  que  je  te  cause  involon- 
tairement... Ne  te  demande  jamais  de  quel 
nom  se  nomme  le  sentiment  que  j'éprouverai, 
là-bas,  pour  toi...  et  qu'importent  les  nonjs!,.. 
Jl  n'a  de  nom  dans  aucun  langage  humain, 
Jeannine  !  Et  je  te  remercie  de  ton  amour, 
mon  petit!...  Et,  pour  cela,  ce  baiser  que  tu 
jneidemandais  tout  à  l'heure,  Isabelle  va  per- 
mettre que  je  te  le  donne  maintenant,  du 
fond  de  mon  cœur.  N'est-ce  pas,  Isabelle, 
que  tu  permets  que  je  t'embrasse? 

ISABELLE,  faiblement,  sans  conviction,  -r^ 
Oui. 

GEORGES,  embrasse  Jeann,ine  au  front.  — 
Allons,  Jeannine!...  j'attends  de  toi  mieux 
qu'un  serment.  Dis  que  tu  es  décidée  à  par- 
tir courajgeuisement!.,.  (Jeannine  ne  répond 
rien.)  Eh  bien!  tu  hésites?...  Tti  ne  \tbux 
pas  répondre?  (Jeannine  va  tomber  en  san- 
glotant sur  le  eanapé.)  Bien!...  à  ta  guise!... 
Prenez-ie  comme  vous  voudrez,  je  vous  aver- 
tie seulement,  toutes  deux,  que  ma  résolution 
est  inébrattlabic  !  Je  n'admettrai  aucuai  em- 
pêchement... VOTAS  m'entendez,  aucun!...  A 
pa^t  quoi,  à  votre  sgii&e,  mes  enfants!...  Pro- 
testez, si  bon  vous  semble!  Moi,  j'ai  dit... 
N'espérez  pas  une  minute  que  j'entre  dans  la 
discussion  de  ma  voLonté  ! . , . 

Il.gort. 


plus  facilement  à  moi...  Je  vous  rappellerai 
dans  un  moment.  Ne  vous  éloignez  pas. 

ISABELLE,  sr—  Ne  soyez  pas  trop  sévère! 

PIERRE,  sowriant.  —  Je  serai  .^sxtrêmemeni? 
sévère  ! 


SCÈNE  XI 


SCÈNE  X 


ISABELLE,  JEANNINE,  PIEï^PE 


ISABELLE,  effondrée. 
moi...  Pierre! 

FïBRjtE,  souriant.  —  Gui,  je  crois  que  vous 
ne- savez  plus  .grâ-nd'eiiose,  ni  les  uns,  ni  les 
autres! 

ISABELLE.  -^  Que  ^^-t-ellc  devenir?...  Re- 
gardez-la... tenez...  (JiJUe  va  vers  Jeannine.) 
Jeannine... 

PIERRE,  Id  ^eien.<int,  bas  à  Isabelle.  — 
Vous  n'êtes  pas,  pour  l'instant,  en  état  de 
lui  dire  quoi  que  ce  soit  d'utile.  Laissez  la 
pleurer  uii  instant...  Allez  rejoindre  votre 
mari  et  apaiser  sa  juste  colèi*e...  croyez-moi... 
!Deux  paroles  d'un  ami  et  d'un  étranger  fe- 
ront plus  que  tout  le  reste!...  Elle  se  confiera 


PIERRE,  JEANNINE 

PIERRE,  seul  avec  Jeannifie.  —  Très  be^u, 
tout  ce  qu'il  vient  de  dire  là!...  Seulement, 
pratiquement,  ça  ne  s'arrange  pas  avec  cette 
facilité!  Votre  beau-frère  a  toujours  été  up 
théoricien...  oh!  incomparable!...  Il  a  dit  des 
choses  excellentes,  et  lui,  il  lui  suffit  d'avoir 
raison  pour, être  heureux!...  "Vous  séparer! 
vous  séparer,  tous  les  trois!...  c'est  bel  à 
dire  !  Mais  ce  jugement  de  Saiomon  ne  change 
rien  !  Avec  toutes  ces  belles  paroles,  ils  n'em- 
pêcheront, ni  l'uii  ni  l'autre,  que  vous  ne 
restiez  la  victime,  et  voilà  oe  qu'avec  votre 
instinct  admirable  d'enfant,  vous  a\^ez  com- 
pris tout  de  suite!  (U  roule  machi^nalement 
une  cigarette  qu'il  ne  fume  pas  et  tourne  sur 
le  tabouret  de  piano.)  11  y  a  un  instant,  je  ne 
vous  connaissais  pas...  je  serai  franc,  vous  ne 
m'intéressiez  même  pas  du  tout...  Je  vous  ai 
toujours  considérée  comme  une  enfant  insup- 
portable, et  d'ailleurs  parfaiteinent  inu- 
tile!... Seulement,  j'avoue,  mon  pauvre 
gosse,  que  depuis  uoi  heure  je  comm,ence  à 
comprendre  (on  est  long  à  comprendre  !) 
votre  sort  à  venir...  et  ce  qui  -^iDus  attend... 
Qui  sait,  dans  tout  cela,  si  ce  n'est  pas  vous 
la  plus  intéressante,  après  tout!...  Quand, 
dans  la  vie,  il  y  a  quelqu'un  de  trop,  la  nar 
ture  s'arrange  toujours  pour  l'éliminer,  en 
lui  flanquaint  tous  les  torts  sur  le  dos  !...  C'est 
vous  qui  vous  êtes  débattue  peut-être  le 
plus  généreusement,  sans  calcul,  commettant 
toutes  les  gaffes,  sans  rien  savoir...  (Jean- 
nine fond  en  sanglots.)  Ne  vous  désolez  pas!... 
Ah  !  ce  n'est  pas  gai,  fichtre,  mais  on  n'en 
meurt  pas...  Il  y  en  a  d'autres  que  vous  sur 
la  terre  qui  ont  endossé,  avec  plus  de  ran- 
cœur, allez,  et  à  un  âge  où  on  ne  se  console 
plus,  hélas!  cette  sorte  d'emploi...  Vous  avez 
Ah  !  je  ne  sais  plus,       quel     âge?     dix-sept    ans...     dix-huit    ans? 


(Jennnine  fait  signe  de  la  tête  qu-e  non.) 
Dix-sept?...  (Jeannine  fait  signe  de  la  tête 
que  oui.)  Pfîf  !  Remerciez  le  ciel  de  vous  avoir 
envoyé  la  précocité  de  la  douleur.  Vous  en 
serez  débarrassée  plus  tôt!... 

JEANNINE,  avec  conviction.  —  Oh!  ça, -mon- 
sieur, jamais  !  jamais  !... 

PIERRE,  riant.  —  Pauvre  petit!  comme 
vous  avez  bien  dit  ça!...  Votre  angoisse  pas- 
sera tout  de  même  plus  vite  que  vous  ne 
l'espérez!...  Mais  qu'on  vous  a  mal  édu- 
quée!...  L'une  a  vu  seulement  en  vous  une 
malade  (l'éternelle  rengaine!)  l'autre,  Geor- 
ges...   il   ne    connaît     rien     aux    femmes!... 


L'Enchantement 


I2S 


C'est  même  sa  grande  force  sur  elles,  —  le 
gredin  !  {Arec  un  soupir.)  Enfin!...  Malgré 
quoi,  TOUS  a\"ez  bien  oonipris  la  nécessité  de 
vous  en  aller, vous, toute  seule...  Vous  ne  pou- 
vez pas  continuer  de  rester  ici  à  faire  souf- 
frir ((  les  grands  »  !  Piiisqu'ii  lé  faut,  voue 
saureS  partir. et  disparaître  de  leur  vie... 

JEANNINE.  —  Oui;  J'aurai  la  force  mainte- 
nant. 

pibrrb.  —  Je  ne  voulais  pas  vous  enteii'- 
dre  dire  autre  chose.  Seulement,  oii  irez- 
vous  ? 

jEAiNNîNE.  —  Je  ne  sais  pas.  Je  demanderai 
qm'on  me  mette  en  pension. 

PIERRE,  riant.  —  Quel  drôle  de  petit  an- 
gelot!... Mais  vous  avez  passé  l'âge  de  la 
pension!  il  faut  vous  faire  une  vie  à  vous!... 
Pourquoi  ne  rencontrerieiz-vous  pas,  non  dec 
valseurs,  des  cousins  amoureux  ou  des  Saint- 
Cjriens  éperdus,  je  sais  bien  qu'il  n'y  a  pas 
là  de  quoi  satisfaire  un  cerveau  comme  le 
vôtre,  frappé  d'un  don  prématuré,  mais  quel- 
qu'un qui  veuille  bien  se  consacrer  à  l'éduoa^ 
tion  d'une  âme  aussi  difficile  que  la  vôtre, 
Jeannine,  quelqu'un  qui  soit  à  même  de  res- 
pecter votre  chagrin;  et  de  l'aimer  tendre- 
ment, comme  si  c'était  son  propre  chagrin  à 
lui  qu'il  consolât,  pouvaait  vous  offrir  quel- 
que chose  qui  ne  serait  ni  de  la  paternité  ni 
de  l'amour,  mais  une  affection  infiniment 
mêlée...  Supposez  avec  cela,  comme  par  ha- 
sa/rd,  que  ce  vieil  homme,  avec  son  trop  plein 
d'im utile  tendresse,  trouve  en  vous  épousant 
l'ocoasion  de  se  dévouer  à  un  bonheur  qui 
n'est  pas  le  vôtrd,  Jeajinine,  mais  celui  de  la 
gl'ande  âme  étrange  qui  régit  cette  maison 
et  dont  VXÎU6  portée'  un  peu  l'ittiage  dans  vos 
yeux.., 

jEANN5fîvilB,  riTvterrompcmf;.  —  Arrêtez-vous. 
Je  n'ignore  pas  à  quel  point  vous  avez  aiïné 
ma  sœur;  elle  me  l'a  dit...  Jllt  quoique  je  ne 
i  sois  qu'une  enfant,  j'ai  assez  souffert  et  je 
suis  assez  intelligente,  monsieur,  poUT  devi- 
•  ner  de  quel  sacrifice  vous  seriez-  capable  pour 
Isabelle !...  Mais  non,  c'est  impossible,  tout 
j  de  même!...  Vous  ne  pouvez  pas  aller,  même 
I  à  oause  d'elle,  jusqu'à  vous  charger  de  moi, 
.  et  vous  ti«aîneriez  un  bien  pauvre  petit  pa- 
rquet I...  Merci...  Je  n'ai  besoïTi  d'aucun 
secours...   Je  m'en  ti^eï^aii  toute  seule! 

PIERRE.  —  Ah  !  mais,  savez- vous  que  vous 

|êtes  très  ohie,  décidément!...   Vous  avez  rai- 

soni,  je  lançais  à  tout  hasard  cette  bouée  de 

sa'UVetage,  oh  !  sans  bien  y  croifpfe,   à  raveu- 

I  glette,  et  pour  voir  ce  que  vous  en  diriez... 

mais  vous  avez  raison,  malgré  ce  qu'aurait 

jdfe  tentant  Fidée  paradoxaile  de    nous    unir 

j  tous  deux  pour  leur  seul  bonheur,  nous  ne 

le  pouvons  pas!... 

JEAjsTNiNE.  —  C'est  bien  tout  de  même  d'y 
avoir  songé  ! 

PIERRE,  —  Oui  c'est  bien,  parbleu,  oui, 
c'est  très  bien!...  Voilà  ce  qu'il  faut  se 
dire  !.,.  Et  je  suis  très  content  de  nous!...  Ah  î 
mais  par  exemple,  ce  qui  est  fort  possible,  ce 
que  j'exige,  c'est  qu'après  nous  être  connus 


et  rapprochés  comme  nous  venons  de  le 
faire,  nous  n©  nou&  quittions  pas  comme 
cela!...  Ah!  mais  non!,..  Vous  m'intéressez;, 
diablement,  savez-vous  !. . .  11  faut  quç  noue- 
dexenions  une  bonne  paire  d'amis...  dites, 
voue  voulez?...  Madame  Heimian,  c'e«t  bien 
sec!  même  en  voyage...  Vous  avez  besoin 
d'un  meilleur  confident...  Attendez,  attendez 
un  peu,  vous  allez  voir!  C'est  moi  qui  vais 
me  charger  de  votre  éducation!...  Promettez- 
moi  d'abord  qu'on  s'éciira,  tous  les  deux?... 
Ce  sera  très  gentil,  très  touchant!...  On  par- 
lera d'eux,  on  se  dira  leur  bonheur...  leur 
gloire...  comme  de  vieux  invalides  qui  n'en 
veulent  pas  à  leurs  généraux  de  s'être  fait 
casser  la  tête  pour  eux!...  Ah!  vous  verrez  à 
nous  deux  comme  on  se  comprendra!...  Ils  ne 
savent  pas  quels  êtres  charmants  noua 
sommes...  les  imbéciles!...  N'est-ce  pas  que  je 
suis  sympathique?...  Tope-là!  Alors,  vous 
voulez  bien  de  moi  comme  camarade  ? 

JEANNINE.    — ■  Oh!  oui,  monsieur  ! 

PIERRE.  —  J'emporte  votre  petite  amitié, 
comme  une  joiie  fleur,  née  des  ruines,  jeu*- 
nes  pour  vous,  vieilles  pour  moi,  de  nos 
deux  douleurs...  née  de  tout  l'amour  qu'ils 
n'auront  pas  compris  !,..  L?élan  précipité  de 
ce  grand  toqué  doit  vous  effaroucher  un  peu, 
mais  je  ne  veux  pas  m'en  aller  sans  que 
nous  ayons  conclu  une  vraie  alliance,  dans  le 
mystère  de  cette  belle  et  triste  soirée,  dont 
nous  garderons  le  souvenir,  et...  Allons, 
voilà  que  je  m'exprime  encore  en  style  vieux 
monsieur...   je  déraille...   c'est  désolant! 

JEANNINE.  —  Vous  êtes  très  gentil!...  Maia 
quel  ennui  tout  de  même  de  n'avoir  pas  de 
ciiancel... 

Un  gros  soupir. 

PIERRE.  —  A  qui  le  dites-vous!  Alors,  je 
peux  compter  sur  vous? 

JEANNINE.  —  De  grand  cœur. 

PIERRE.  —  Le  pacte  est  conclu?...  Je  suis 
ravi...  Et  qu^ allez-vous  faire,  ma  nouvelle 
petite  amie? 

JEANNINE.  —  Je  vais  parler  comme  une 
grande  personne...  Il  faut  que  je  sois  bien 
raisonnable  maintenant...  Rappelez  ma  sœur, 
voulez-vous?...  Et  merci,.. 

Elle  lui  serre  la  main.  —  Pierre  va  à  la  porte 
de  droite. 


SCÈNE  XIÏ 


Les  Mêmes,  ISABELLE,  puis  GEORGES 

JEANNINE.  —  Isabelle...  J'ai  à  te  dire  ce 
que  je  viens  de  décider...  {Elle  va  parler.)  At- 
tends que  Georges  soit  là,  veux-tu  ?  J'aime 
autant  que  vous  soyez  tous  les  deux. 

ISABELLE.  —  Le  voici... 

Georges  entre. 


126 


L'Enchantement 


JEANNINE,  à  voix  haute,  non  sans  émotion. 
—  Après  la  façon  dont  G-eorges  m'a  parlé  • 
tout  à  l'heure,  et  que  j'ai  bien  retenue,  je 
tiens  à  vous  dire  que  je  suis  décidée  à  partir 
•avec  madame  Heiman.  Je  ferai  le  voyage  que 
vous  voudrez.  Et  je  m'engage  à  ne  plus  ja- 
mais voujs  donner  le  moindre  sujet  d'inquié- 
tude, à  avoir  beaucoup  de  courage  et  à  ne 
jamais  vous  faire  de  peine...  ni  à  l'un  ni  à 
l'autre...  même  de  loin. 

-Elle  récite  un  peu  comme  une  leçon,  avec  peine. 
Puis,  comme  brisée  par  l'effort  fait,  elle  se  dé- 
tourne d'eux  brusquement. 

GEORGES.  — A  la  bonne  lieure,  Jeannine!... 
Voilà  ce  qui  s'appelle  parler!...  On  fera  quel- 
que chose  de  vous!... 

Isabelle,  très  émue,  veut  se  précipiter  vers  Jean- 
nine pour  l'étreindre  dans  ses  bras,  mais  Jean- 
nine a  un  mouvement  de  recul. 

PIERRE,  entraînant  Isabelle.  —  Laissez-la. 
Pas  encore...  L'effort  a  été  gros  !...  (Bas.)  Un 
petit  pacte  est  conclu  entre  nous.  Un  petit 
pacte  sérieux  et  profond. 

ISABELLE.  —  Oh!  merci,  Pierre!  Je  ne 
"doute  pas  de  votre  amitié,  ni  de  votre  cœur 
excellent...  Merci  de  votre  aide...  merci  de 
pouvoir  compter  sur  vous.  Si  maman  était 
là,  elle  vous  remercierait. 

Elle  s'essuie  les  yeux. 

PIERRE.  —  Allez,  comptez,  avant  toutes 
choses,  sur  l'avenir.  Tout  s'arrangera...  et 
les  peines  s'envoleront...  derrière  moi... 

ISABELLE.  —  Pierre!... 

GEORGES,  à  Pierre.  —  Je  te  demande  par- 
don, mon  cher,  de  cette  scène  de  ménage  où 
tu  es  tombé  en  plein... 

PIERRE,  rapidement.  —  Comment  donc!... 
Bigre, mes  enfants!  Onze  heures?  Et  la  mère 
Heiman  qui  m'attend  avec  ses  couvertures  de 
laine!...  Je  me  sauve!  Demain  matin,  avant 
de  partir,  je  viendrai  encore  vous  serrer  la 
'main...  Mon  dhapeau,  mon  pardessus? 

GEORGES.  —  Tu  ne  vas  pas  savoir  retrouver 
"ton  chemin  ! 

PIERRE.  —  Par  la  grand'route. 

GEORGES.  —  Et  le  ciel  s'est  voilé. 

PIERRE.  —  Jeannine  va  m'éclairer  jusqu'à 
la  grille...  n'est-ce  pas,  Jeannine?...  C'est 
vrai  qu'il  fait  noir,  ,tout  de  même  !  (Jeannine 
prend  vivement  la  lampe  et  passe  devant 
Pierre.)  Bonsoir,  bonsoir,  mes  enfants!...  (On 
entend  sa  voix  du  dehors.)  Et  il  a  plu!...  Ce 
qu'on  va  patauger!  Prenez  garde  à  votre 
■jupe,  Jeanneton... 


SCENE  XIII 


GEORGES,  ISABELLE 

» 

GEORGES,  étonné.  — ^  Tiens!... 

ISABELLE.  —  Pierre  m'a  laissé  entendre 
qu'ils  venaient  tous  deux  d'échainger  une 
grande  promesse  d'amitié...  Mais  cette  ami- 
tié peut-elle  être  de  quelque  secours  à  l'en- 
fant qui  s'en  va...  si  seule!... 

GEORGES.  —  Mais  oui...  Ils  vont  dire  en- 
semble beaucoup  de  mal,  de  nous...  Ils  sont 
sauvés!... 

ISABELLE.  —  Ah  !  que  tu  es  déconcertant, 
Georges!...  Au  moment  même  oii  l'on  croit  te 
comprendre  et  te  satisfaire,  voilà  que  tu 
ris!... 

GEORGES,  Vattirant  sur  sa  poitrine.  — C'est, 
que  je  connais  la  banalité  de  la  vie  !  et  j'ai 
confiance  en  elle,  et  c'est  sur  elle  que  je 
compte  !  Sois  rassurée.  Les  pires  drames,  les 
plus  tristes  drames,  un  beau  jour,  par  un 
épuisement  du  sort,  par  une  lassitude  du 
grand  ironiste  d'en  haut,  sans  doute  satisfait 
de  nos  contorsions,  se  résolvent  en  une  piche- 
nette insignifiante,  en  un  incident  d'une  ba'- 
nalité...  déplorable!  Tant  de  soufiFrances  pour 
aboutir  à  ça!...  à  rien...  Et  pourquoi  plutôt 
aujourd'hui  que  demain?...  on  ne  sait  pas!... 
C'est  épuisé!...  on  le  sent,  on  n'en  est  pas 
sûr!...  Et  c'est  la  vie!... 

ISABELLE.  —  Pauvre  Jeannine! 

GEORGES.  —  Mais  non,  pas  pauvre  Jean- 
nine!... Elle  vient  de  prendre  une  grande  ré- 
solution, très  courageuse...  Elle  s'ouvre  à  la 
vie  vraie...  et  trouvera  d'elle-même  un  dé- 
nouement, incroyable  d'insignifiance,  à  toute 
sa  grosse  douleur!...  On  sourira  ensemble  un 
jour  des  tragédies  passées!...    . 

ISABELLE.  —  Ali!  serons-nous  jamais  heu- 
reux, Georges? 

GEORGES.  —  Mais  oui,  nous  serons  heu»- 
reux  !  Il  le  faut  bien  !...  Nous  serons  heureux, 
banalement,  comme  tout  le  monde  !  comme 
les  autres!...  Allons,  ma  toute  petite  Isabelle, 
confie-toi,  enfin,  à  cette  épaule,  saUiS  plus  ja- 
mais chercher  à  comprendre  la  grande  force 
mystérieuse  à  laquelle  nous  donnons  le  nom 
d'amour,  et  prononce-le,  va,  ce  mot  qui  ne 
veut  pas  dire  grand  chose,  mais  qui  est  bien 
tout  de  même  dans  ta  bouche,  le  plus  char- 
mant des  mots...  Allons...  dis!...  dis? 

ISABELLE,  laissant  tomber  sa  tête  sur  son 
épaulCf  dans  un  grand  soupir.  —  Je  t'aimeX 


MODERN-BlBLlOTHEQUe 


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VOUJaiES    PAIRUS  s 


Swbey  d'AUREVim'    ,    Las  Oiaboiiqueî. 

lolonel  BAHATIER. . . }  JS^^^^^*"'"'"'' 

Maurice  BAÏtRÈS,  i  Le  .lardin  de  Bérénice. 

de  l'Académie  française  (  Du  Sang,  de  la  Volupté  el  de  la  mort 
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Twm.  £>£.x^xacij^vr*    "  *  '  )  Le  Doublo  amour. 

■Louis  BERTRAND.... t    Répète  le  bien-aimé. 

BINET-V  ALMEf    Les  Métèques. 

Paul  BOURGET,  (  Cruelle  énigme. 

de  l'Académie  française  \  André  Cornëlis. 

/  L'Amour  qui  passe. 

^  Le  Pays  natal. 
3enry  BORDEAUX,      )  L'/mour  en  fuite. 
de  l'Académie  française]  Le  Lac  noir. 

/  La  Petite  Mademoiselle. 

\  La  Peur  de  Vivre. 
Marcel  BOULENGER..    Couplées. 

tlémir  BOURGES Sous  la  Hache. 

~2ené  BOYLESVE (La  Leçon  d'amour  dans  un  Parc. 

de  l'Académie  française  (  Mademoiselle  Cloque. 
Adolphe  BRISSON Florise  Bonheur. 

(  Vénus  ou  les  Deux  Risquât, 
^îfichel  CORDAT Hes  Embrasés. 

(  Les  Demi-fous. 

Alphonse  DAUDET...  |[:,^»-?f«^e;,„ 

(  les  deux  ctreintet. 
Léon  DAUDET ]  Le  Partage  de  !  Enfant 

r  Les  Morticoles. 
^aul  DÉROULÈDE. . . .    Chants  du  Soldat 
Lucien  DESCAVES ....    Sous-Of f s. 

aonri  DUVERNOIS. . .  \  ^^[^'ettè. 

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l  La  bonne  Galette. 

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La  Carrière. 

^iM9l  HERMAifT. <  i_|  Cavalier  Miserey. 

Chronique  du  Cadet  de  Coutrat. 
Les  Confidences  d'une  Aïeule. 
Le  Char  de  l'Etat. 
Coutras,  Soldat 


Paul  HERVIEU, 

de  l'Académie  française 


Charles  H«nry  HIRSGH. 


Henri  L^WEDAN, 
de  VAcat>  imie  française 


Jules  LEMAITRE, 

de  l' Académie  française  \ 


Pierre  LOUTS 

Maurice  MAINDRON. 

Paul  MAROUERITTE. 

Octave  MIRBEAU | 

Eugène  MGNTFORT.. 
Lucien  MUBLFELD. . . 


Marcel  PRÉx^OST, 

de  l' Académie  française^ 


Michel  PROVINS. 


Henri  de  REGNIER,      i 

de  l'Académie  française  ( 

Jules  RENARD \ 

Jean  RICHEPIN,  \ 

de  V Académie  française  , 

Ch.  RCiR^^'3'  3;*TTTwrAî;. 

Edouard  ROD 

André  THEURIET,        ( 
de  l' Académie  française  ( 
l Pierre  VEBER.., 


RIrt. 

L'Inconnu. 
I  L'Armature, 
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Les  Yeux  verts  et  les  YtiK 
L'Alpe  homicide. 
Le  Petit  Duc. 
Deux  Plaisanteries, 
cva  Tumarche  et  ses  Ainlft.. 
Sire. 

Le  Nouveau  Jeu. 
Leurs  Sœurs. 
Les  Jeunes. 
Le  Lit. 
Les  Marionnettes. 

Un  Martyr  sans  la  Fo). 

Aphrodite. 

Les  Aventures  du  roi 

La  Femme  et  le  Pantltï. 

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L'Essor. 

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Le  Mariage  de  Julienne. 

Lettres  à  Françoise. 

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Lettres  à  Françoise  Mariée. 

Dialogues  d'Amour. 

Comment  elles  nous   prenntltit 

Le  Professeur  d'Amour. 

Le  Bon  plaisir. 

Le  Mariage  de  Minuit 

L'Ecornifleur. 

Histoires  naturelles. 

La  ^lu. 

Les  débuts  de  César  Borgli. 

La  chanson  des  Gueux. 

Amour  Sacré. 

La  Vie  privée  de  Michel  Tetsiw. 

Les  Roches  blanches. 

La  Maison  des  deux  Barbdsack 

Péché  Mortel.  ^ 

L'Aventure. 


lap.  MAUCHAUit^a.  —  Peri^j,