M^MSJL : rnOiS FRANCS
SditiOm Ulustri't.
HENRY BATAILLE
i^AMAN COLIBRI
L'ENCHANTEMENT
PARIS
MODERN-THÉATRE
ARTHÈME FAYARD et O^ ÉDITEUR^
18-20, RUÇ DU SAINT-GOTHARD, l8-?0
fÂRBOR I
Presenîed îo îhe
LIBRARY ofîhe
UNIVERSITY OF TORONTO
from
îhe esîaîe of
GIORGIO BANDINI
K
À
MAMAN COLIBRI
L'ENCHANTEMENT
(Photo Henri Manuel.)
M. Henry Bataille.
HENRY BATAILLE
MAMAN COLIBRI
L'ENCHANTEMENT
0 0 0
ILLUSTRATIONS d'aPRÈS LES DESSINS
DE
RENÉ PRÎNET
PARIS
IVIODEt^fl-THÉRTlîB
ARTHÈME FAYARD et C^ ÉDITEURS
18-20, RUE DU SAINT-GOTHARD, 18-20
Tcus droits de reproduction, de traduction, d adaptation, de représentation ev d'exécutior
réservés peur tous pays.
PERSONNAGES
MM.
BARON DE RYSBERGUE Lérand.
RICHARD DE RYSBERGUE Louis Gauthier.
VICOMTE GEORGES DE CHAMBRY André Brûlé.
LOUIS SOUBRIAN Baron fils.
LIGNIERES Roger Monteaux.
SOUBRIAN PERE Joffre.
PAULOT DE RYSBERGUE Grésy.
FRANÇOIS ..o Lalbarède.
Un Domestique Suarès.
BARONNE IRENE DE RYSBERGUE -. . . Berthe Bady.
MADAME LEDOUX ; Cécile Caron. .
COLETTE DE VILLEDTEU Paule Axdral.
MIS'^ DEACON Harlay.
MADELEINE CHADEAUX de Bray.
MADAME CHADEAUX Netza.
MARQUISE DE SAINT-PUY Henriette Andral.
LOUISA de AIornand.
JENNY Welsonn.
La Nourrice Becker.
Première petite Fille arabe Angèle Henry.
Deuxième petite Fille arabe , Suzanne Cruau.
MAMAN COLIBRI
*
COMÉDIE EN QUATRE ACTES
l^présentée pour la première fois sur la scène du théâtre du Yaudevitlc,
le 8 novembre 1904.
Irène. — Chut!... Laisse mes
lèvres sur ton front...
LIGNIERES. — Enfin, monsieur Soubkian, nous vous faisons juge.
nCTE PREMIER
Dans un hôtel particulier de l'avenue Friedland.
Uji salon fumoir, vaste, attenant 'par le fond au grand salon.
C'est une pièce d'assez grand luxe raffiné. Tout est tendu d'étof-
fes rares de l'Inde, très flottantes, même le plafond; mais sans
verser dans le mauvais goût. — Le piano à queue recouvert d'une
dA~iirahle vieille chose asiatique qui traîne à terre. — La porte
qui sépare le qrand salon, et qui est fermée au lever du rideau,
est toute en vitraux Tiffany, opalins, ni trop clairs ni trop fon-
cés. — Au milieu de tout cela pourtant, la tache brutale qui mar-
que des gens d'affaires; le téléphone dans un coin, près du piano,
— une table encombrée de pajners, des journaux qui traînent,
etc., etc.. — Quatre jeunes gens et un monsieur d'une cinquan-
taine d'années, tous en habit, causent en fumant.
SCENE PREMIÈRE
RICHARD DE RYSBERGUE, PAULOT DE
RYSBERGUE, LOUIS SOUBRIAN, LI-
GNIERES, SÔUBRIAN.
RICHARD. — Elle est encore très bien.
LOUIS SOUBRIAN. — Conservée... mais rude-
ment touchée... Tout ce que tu voudras, elle
est trop vieille pour toi.
RICHARD. — Avoue en tout cas qu'elle a été
épatante. J'ai été avec elle à Monte-Carlo et
à Aix en 1902.
LOUIS SOUBRIAN. — Oui, je t'ai vu avec...
La crevaison à chaque pas !
LiGNiF.RES. — Enfin, monsieur Soubriam,
nous vous faisons juge... Votre fils est d'une
mauvaise foi !
SOUBRIAN. — Oh! moi, jeunes gens, je ne
m'en mêle pas... Ces questions ne sont plus de
mon âge... Maintenant que j'ai fini votre
cigare, je rentre au salon rejoindre ces
dames... (A son fils.) Tu restes avec tes cania-
r a des ?
LOUIS. — Encore un peu.
RICHARD. — Enfin, dites, dites, monsieur
Soubrian, qu'elle est épatante.
»
Maman Colibri
80UBRIAN.
nesse
Epatante, oui... Ah! jeu-
II ouvre la porte du salon, très éclairé, on voit
des dames en robes décolletées, un instant. —
Il referme la porte derrière lui.
SCENE IJ
Les Mêmes, moins SOUBRIAN
Tout ça, parce que tu es ja-
Quand je voudiai
RIGHARD.
loux.
LOUIS. — Pourquoi ?.
j'aurai mieux.
RICHARD, — Bien sûr... je ne dis pas le
contraire, mais je maintiens que, pour son
temps, elle a été remarquable.
LOUIS. — Enfin, d'où sort-elle?... Qu'est-ce
que c'est?...
RICHARD. — Ce que c'est? une Peugeot...
du soixante à l'heure, mon bon, comme du
pain.
LOUIS. — Avec un moteur qui cale à la
oioohe... oui.
LiGNiÈRES. — Tu sais qup les Knapp en
font une oii le moteur est en prise directe
avec l'axe... ce qui donne ic:\ démarrage à
mouirir de joie.
LOUIS. — Non ?
LIGNIÈRES, — Comme je te dis.
RICHARD, versant des liqueurs. — Oliar-
treuse?... curaçao, bière?
LOUIS. — Verse-moi un peu de sherry.
RICHARD. — Y eu a pas...
LOUIS. — Quelle boîte chez toi!... Pas 1:
sherry... Tu ne pourrais pas dire à ta. mère
de s'occuper un peu plus de sa cave ?
RICHARD. — Oh ! si tu crois que maman a
RICHARD.— 1)0 SOIXANTE a l'heure, mon bon...
le temps de s'occuper de la maison! Elle ne
s'occupe même pas des dîners.
LOUIS. — Alors, qui s'en occupe?... Ce n'est
pas ton père, je suppose, qui téléphone du bu-
reau de faire un poulet Marengo à déjeuner.
RICHARD. — Et le cuisinier donc!... Il est
là pour ça. Et puis moi ; moi, j'ai l'œil sur la
maison, parfaitement, entre deux affaires de
Bourse... et il faut que ça inarche sec!...
C'est moi qui flanque les domestiques dehoi-s.
LOUIS. — Alors, quand tu vas être marié,
que deviendra-t-on chez toi ?
RICHA.RD. — D'abord, rien n'est encore
fait, et puis il y aura Paulot qu'oai dressera
à avoir l'œil, pas Paulot ?
Il désigne son frère, qui ne dit rien, dans le
fond... Dix-. mit ans, doux, blond et le regard
très bleu
LIGNIÈRES. — Pour l'instaut, il a l'œil sur
les bonnes, Paulot... Je l'ai aperçu hier qui
pelotait Louisa dans l'antichambre.
PAULOT. — Oh ! ce n'est pas vrai !
LIGNIÈRES. — Ce n'est pas vrai ?... Répète-
ie pour voir, morveux ?
RICHARD. — 'Ha mieux, Paulot. li a une
correspondance avec une femme mariée.
LOUIS. — Ça, c'est tordant... A son âge!...
seize ans... 11 va bien.
RICHARD. — Pas, Paulot?... C'est la femme
de qui, déjà?... du bouquiniste de la rue Mar-
gueritte.
LOUIS. — Mais il est déjà très gentil ton
frère... avec ses grands cols anglais... (// lui
prend la main.) Et il se fait les ongles, ma
parole... du vernis!
RICHARD. — Voilà; c'est l'amour.
LOUIS, regardant en riant Faulot. — ■ Il
rougit gentiment Paulot. Une femme mariée
à seize ans!... Tiens, mais au fait, Lignières.
a commencé ainsi en rhéto...
LIGNIÈRES. — Et ça dure encore.
LOUIS. — Non?... Toujours la..=
LIGNIÈRES. — La papetière d'en face le
lycée.
RICHARD. — Mais, c'est un collage!
LIGNIÈRES. — Deux aus ! Oui, ça a com-
mencé en rhéto. Je l'ai lâchée en philo et puis
je l'ai reprise quand je suis entré à l'Acé-
tylène. Dame, ça ne nous rajeunit pas!...
Oui, c'est du temps de la classe du père De-
laître que j'ai fait cocu le papetier... C'est
une femme charmante, du reste... Elle a des
idées sur la vie... C'est une mélancolique.
LOUIS. — Elle doit sentir la gomme et le-
papier calque.
RICHARD. — Je me rappelle, en sortant de-
classe, à Janson, je lui achetais des cahiers de-
deux sous... elle me les comptait trois. Ce
n'est pas pour te vexer ce que j'en dis, mais
tu me dois des tas de sous.
LiONTÈRKS.— Blaguez toujours. ..au moins,
c'est une femme mariée. Evidemment, je ne
dis pas que ce soit gai, gai... Le soir quand
elle allume le bec Auer dans la boutique, je
me sens le cœur fade... mais enfin ça vaut
toujours autant que de courir vos grues.
LOUIS. — Non, moi je ne comprends que
les grues.,, c'est propre, net et chic; on sait
sur quoi on marche... Toutes les autres
Maman Colibri
femmes me font l'effet de femmes de oham-
ore.
LiGNiÈRES. - — Paulot dirait que ce n'est
déjà pas si mal !
RICHARD, à Louis ISoubrian. — Et Mar-
xienne? Ça bioheP...
LOUIS. — Epatamment... merci... Tu l'as
vue la gosse da.ns la revue de la Cigale?
RICHARD. — Oui.... je la trouve char-
mante...
LOUIS. — Merci... n'est-ce pas?
RICHARD. — • Paulot, sais-tu si Georget doi<
venir ?
PAULOT. — 11 me l'a dit, du moins.
LiGNiÈRES. — ■ Qui, Georget? Ah! oui, votre
inséparable, le petit de Chambry.
RICHARD. — N'eh dites pas de mal... c^est
mon meilleur lami.
LOUIS, prenant Richard par le hras. —
Psstt!... Richard. On peut te parler à cc&ur
ouvert?
RICHARD. — Vas-y.
LOUIS. — Papa, m'a assuré que tu étais
fiancé à M'^^ Chadeaux.
RICHARD. — Après?
LOUIS. — Après? je vous ai observés tous
deux pendant le dîner...
RICHARD. — Eh bien?
LOUIS. — Eh bien! si vous êtes fiancés,
vous cachez bien votre jeu!... Et encore, me
disais-je, après dîner, il va rester au salon,
auprès d'elle... Du tout! voilà une demi-heure
que nous sommes ici à nous croire obligés d'al-
ler jusqu'au bout de nos cigares et tu ne ma-
nifestes pas la moindre intention de déca-
ïiiller...
RICHARD. — C'est exprès.
LOUIS. — Comment?
RICHARD. — Je tiens à bien manifester ce
soir, — parce que sa mère est là, — que rien
n'est moins décidé, que rien ne justifie encore
cette position de fiancé que tout le monde
m'octroie, sans l'ombre de raison... J'ai vingt-
deux ans, je suis l'associé de mon père et j'en-
tends rester libre entièrement de mes actes et
de mes goûts... J'exige que personne, pas
même M"^® Chadeaux mère, ne me force la
main.
Un domestique entre par la gauche.
LE DOMESTIQUE. — Monsieur Richard... on
vient de laisser oe paquet pour monsieur. On
m'a dit de le remettre de suite.
RICHARD, prenant le paquet. — Bon... Y
a-t-il la facture?
LE DOMESTIQUE. — jSIon, Monsieur.
Lô domestique sort.
RICHARD. — Regardez, mes enfants.
Il ouvre un écrin.
LIGNIÈRES. — C'est admirable!
LOUIS. — Qu'est-ce que c'est ?
uiciiARu. — Lin pendentif... Emeraudes et
perles.
LOUIS. — Ah, Ah ! Tu vois bien... le cadeau
de fiançailles?
RICHARD. — Non, c'est un cadeau de rup-
ture.
LIGNIÈRES. Déjà?
RICHARD. — Avec Nichette.
LIGNIÈRES. — Je l'ai aperçu hier qui pelotait
LOUISA DANS l'antichambre.
LOUIS. — Ah! c'est Nichette?
RICHARD. • — Oui... j'essaie de rompre ho-
norablement. Elle fait un pétard du diable.
J'ai eu une scène terrible hier... Elle m'a
menacé de vitiriol.
LIGNIÈRES. — Alors toi, prudent...
RICHARD, montrant le bijou. — Tu vois...
là... j'ai fait mettre deux dates : celle de
notre première nuit et celle de notre der-
nière.
LIGNIÈRES. — Mais on a écrit mai pour la
dernière, et nous ne sommes qu'en avril.
RICHARD. — C'est pour lui donner le temps
de s'habituer.
LOUIS. — La nuit de mai !... C'est un cou-
pon pour le mois prochain, quoi ?...
RICHARD. — Oh! un tout petit coupon...
une avance... Mon père m'a dit qu'il faudrait
lui donner une gratification de vingt mille
francs. Il me les a. promis.
LIGNIÈRES. — Ah ! veinard, d'avoir une
famille qui peut doainer vingt mille balles
aux maîtresses de ses fils!... Quel, fonds de
papeterie on achèterait avec vingt mille
francs !
lO
Maman Colibri
LOUIS. — Au fait, Richaixl, explique-moi,
une bonne fois, pourquoi tu dis toujours
RICHARD. — Regardez, mes enfants.
mon père, en parlant de monsieur de Kys-
bergue, et, maman, en parlant de madame de
Rysbergue... Faudrait s'entendre. Les pou-
pées qui disent (( maman » disent aussi
(( papa »...
RICHARD, l'interrompant, en riant. —
Papa serait impossible et mère serait si drôle,
si grave pour maman!... Cela lui irait si mal
avec sa frimousse... (t Mère!... mère ché-
rie!... ») J'aurais presque envie de rire...
« Maman », même, sonne trop vieux pour
elle... Nous a^vions ajouté un surnom, Paulot
et moi, ces vacances à Trouville, pas, Paulot?
tant cela nous semblait ridicule d'appeler sur
la plage cette grande jeune femme maman
tout court... c'était honteux... on se retour-
nait.
LOUIS. — ■ Comment l'appeliez-vous ?
RICHARD. — Colibri. Maman Colibri.
uiGNiÈRES. — C'est gentil, mais c'est un
peu long.
LOUIS. — Je n'aime pas les surnoms, ça
fait toujours factice et bebête.
RICHARD. — Paulot qui avait trouvé ça
en jouant au tennis... Il disait que derrière
le âlet du tennis elle avait l'air d'un colibr?
à travers les barreaux d'une cage... Oh! mais
c'est qu'il est très poète, Paulot !... une nature
en dessous... on ne sait jamais ce qu'il
pense... et puis on est étonné...
LOU\3. — La voilà bien la poésie pour les
imbéciles!... Colibri! Comme si un surnom
d'oiseau, c'était plus poétique et plus flat-
teur qu'autre chose... Les oiseaux, c'est des
petites bêtes malpropres qui mangent des as-
ticots...
PAULOT. — Le colibri, il boulotte des fleurs.
LOUIS. — Et ta sœur ?
PAULOT. — Je l'ai lu l'autre jour en potas-
sant mon Michelet.
LOUIS. — Et ta sœur ?
PAULOT. — Qu'est-ce que tu veux parier?
LOUIS. — Cent sous si je gagne et qua-
rante sous si je perds.
PAULOT. — Tenu. (
Il sort.
LOUIS. — Ouvre la fenêtre, ça pue la fu-
mée ici... c'est une infamie.
LiGNiÈREs, avec un sourire indéfinissable.
— Je ne déteste pas... Cela fait un agréable
mé>ange avec l'odeur de la maison.
RICHARD. — Comment l'odeur de la mai-
son?... Elle a donc une odeur particulière ma
maison ?
LIGNIÈRES. — Je te crois ! On la renifle de
la rue quelquefois, quand les fenêtres sont
ouvertes... un parfum trop fort, qui sent jus-
que dans l'escalier... C'est pénétrant... ça en-
vahit tout... Tu y es habitué, tu ne le sens
plus, toi... mais poux ceux qui arrivent, c'est
exquis.
RICHARD. — ■ Le parfum de maman... Du
^5iypre, de l'œillet blanc et du foin coupé, je
crois.
LIGNIÈRES, reniflant. — On dirait qu'il y
a autre c-hose aussi... je ne sais pas quoi...
c'est un parfum porté, volatilisé, depuis des
années, dans les chambres... Tiens, sens ce
coussin.
Il prend un coussin et le met sous le nez de
Richard.
RICHARD. — Cest embêtant, pour des gens
d'affaires.
LIGNIÈRES. — Il en est de ta maison
comme des femmes, dans la rue, trop parfu-
mées.
RICHARD. — On les fuit?
LIGNIÈRES, doucement. — Mais on y songe.
PAULOT, rentrant un livre à la main. —
Tiens voilà.
LOUIS. — Lis toi-même, j'ai conâance...
mais ne triche pas.
PAULOT, lisant. — (( Ces oiseeaux vivent
des fleurs de là-bas, de leurs sucs brûlants et
acres, en réalité de poisons qui semblent leur
donner leur âpre cri et l'éternelle agitation
de leurs mouvements colériques, et aussi ces
reflets étranges... or, acier, pierres pré-
cieuses... La vie chez cette flamme ailée, est
si brûlante, si intense, qu'elle brave tous les
poisons... Tête basse, il plonge du poignard
de son bec au fond d'une fleur, puis d'une
autre, en tirant les sucs... parfois empoilé de
Maman Colibri
1 1
furie, conttf* qui ? contre une fleur déjà dévas-
tée à qui il ne pardonne pas de ne pas l'avoir
xtteiidu... »
LOUIS. — Bigre! 11 en a une santé cet oi-
seau-là!... Enfin, tiens, voilà vingt sous,
mais il faut que je vérifie... je sens que tu
as triché.
A ce moment, la sonnerie du téléphone.
BTCHARD, décrochant V appareil. — Allô...
allô... Vous demandez! Ah? pour un rensei-
gnement... alors téléphonez à notre siège cen-
tral, demain, rue Taitbout... Quoi? Ah! c'est
vous, monsieur Crouzet... Oui, je suis au
courant... (Aux autres.) Taisez-vous donc, je
vous en prie, mes enfants, une seconde ; je
n'entends rien; c'est sérieux... {Reprenant
V appareil.) Mon père est là-ihaut dans son bu-
reau. N'est-ce pas, Paulot?
PAULOT. Oui.
' RICHARD, continuant. — Oui, il est là-
haut... n est très occupé ce soir, il part de-
main pour Vienne... Oui, toujours en
voyage... grosse affaire... nous allons avoir la
concession de tous les tramways électriques...
oui, notre modèle de Saint-Quentin. Ah! c'est
pour l'Asseimblée générale que vous télépho-
nez... Eh bien, la souscription de dix mille
actions est déjà prise ferme, par un groupe
important... mais vous savez sur les nouveaux
titres créés on en a réservé pour une sous-
cription en espèces qui servira à doter la...
(S' interrompant.) mais taisez-vous donc,
nom de Dieu!... (Il reprend.) à doter la Belge-
Américaine... Miaintenant si vous voulez des
renseignements plus amples... Mon père, lui-
même?... Diable! c'est que je vous dis, avant
son départ... Attendez une seconde... (.4 Fau-
lot.) Paulot, veux-tu lui téléphoner là-haut,
s'il peut recevoir demain matin, monsieur
Crouizet... (A l'appareil.) Une seconde, mon-
sieur... Oui, nous avons quelques personnes à
dîner... Vous entendez ça d'ici?... Je vous re-
mercie... elle va bien... Oh! ma mère ne
compte pas aller à Cannes cette année... il
est si tard !
PAULOT, téléphonant à un petit appareil
^intérieur, contre le mur. — Richard de-
mande si peux recevoir demain matin mon-
sieur Crouzet... A dix heures?... (>S'e retour-
nant, à Richard.) Oui, à dix heures.
RICHARD. — Mon père vous attendra à dix
heures... c'est cela... c'est entendu... Oui,
oui... ici... parfaitement... bonsoir. (Il rac-
croche les récepteurs.) Je vous demande par-
don... vous pouvez regueuler, maintenant,
tant que vous voudrez.
LOUIS. — Merci.
Durant cette conversation, Lignières s'est ap-
proché du piano, où il a commencé en sour-
dine à tapoter un air de café-concert.
PAULOT, à Richard. — Père a dit qu'il al-
lait dcficeindre dans une seconde.
LOUIS, s' interrompant de parcourir un
journal, à Richard. — Hé?... Qu'est-ce que
je vois là?... Cet article, souligné au crayon
bleu dans le Journal... tu as vu?
RICHARD. — C'est de et? saJe petit Chimène,
RICHARD. — Allô., allô... Vous de-^andez?
que nous avons évincé... La prochaine fois, je
le calotte publiquement. Et d'ailleurs, je vais
lui faire demander des excuses, demain.
LOUIS. — Est-ce la peine de déranger deux
messieurs pour ra importer des choses aussi
plates ?
RICHARD. — Ah! non, tu sais... je ne plai-
sante pas sur ce chapitre-là... Le respect du
nom avant tout. Il y a une chose sur laquelle
je n'admets pas qu'on transige : l'honneur de
la famille.
LOUIS. — Ce n'est pas moi qui te contre-
dirai... avec quinze ans de salle d'armes que
tu as dans les jambes. Mais tu t'emballes pour
un rien ! Nini le disait l'autre jour à la gosse :
c( Il s'emballe! Il s'emballe! »
RICHARD. — Pas le moins du monde... seu-
lement j'ai un autre principe, très net...
LOUIS. — Prends garde. Quand on a trop
de principes, c'est comme si on n'en avait pas
du tout.
RICHARD. — Celui-ci : que l'humanité ne
vaut pas la corde pour la pendre... et qu'il
faut traiter les gens à coup de pieds dans le
derrière. Une bonne gifle dans la vie est une
réponse à tout.
LOUIS. — Pan, pan!... 11 fait bon se sentir
de VOS amis. Justement, sais-tu oii est mon
père, pendant que nous causons?
RICHARD. — Au salon.
LOUIS. — Du tout, là-haut, avec ton père
à toi, en train de lui proposer une affaire...
la commandite du Grand Radical... qui sou-
tiendrait vos intérêts.
i2
Maman Colibri
RICHARD. — Comment? Quoi?. . Votre sal©
canard?
LOUIS. — 11 tire à 30.000, notre sale ca^-
nard !
RICHARD- — D'abord, nous ne nageons pas
dans ses eaux... Nous sommes orléanistes et
je croyais que ton père avait des idées pas
trop éloignées de celles qu'il défend, tous les
jours, dans son journal.
L0UI9. — Oh! papa, papa!... Quand il est
à jeun, il est républicain ; quand il est pom-
pette, il devient royaliste, et quand il est
saoul, il est anarchiste.
La porte du salon s'ouvre et Irène de Rysber-
gue entre avec vivacité, en refermant la porte.
SCENE III
Les Mêmes, IRENE
IRÈNE. — Arrivez donc!... Vous n'avez pas
encore fini? Ce qu'on se rase par là, mes
petits, ouf !
RICHARD. — Mon cigare n'a plus qu'un
centimètre et demi, regarde.
IRÈNE. — Dis donc, hein ? Crois-tu !
RICHARD. — Quoi? la Brécourt?
IRÈNE — Cette vieille calamité qui ne peut
pas supporter la. fumée de tabac, à son âge!
Elle a pourtant eu un siècle pour s'y habi-
tuer. Je la retiens !
RICHARD. — Non lâche-la.
IRÈNE. — - Ce n'est pas l'envie qui m'en
manque» Si tu crois cette petite corvée foli-
chonne!... La Brécourt, la marquise, et ta
future belle-mère... le wagon des dames
seules !
RICHARD. — Reste dans celui des fumeurs.
LiGNiÈRES. — Oh oui ! madame, faites ça !
IRÈNE. -^ Il ne faudrait pas m'en défier 1
De quoi parlez-vous dans votre comparti-
IRÈNE. — TJn DEMI, MON GARÇON, "DN DEMI 1
ment? Nous, en parle mariage... c'est à mou-
rir J'ai beau essayer d'amener la conversa-
tion de ta fiancée sur le divorce, ça a l'air de
lui paraître trop prématuré.
RICHARD. — Dis donc, maman, ne donne
pas de mauvais conseils à ma femme, je te
prie.
IRÈNE. — A la condition que vous allez ren-
trer immédiatement... Oh! vous avez de la
bière, veinards !
LOUIS, se précipitant. — Vous en désirez,
madame ?
IRÈNE, riant. — Je vous crois! {Il lui en
verse dans le verre qu'elle tend.) Allez, n'ayez
pas peur. Un demi, mon garçon, un demi !
RICHARD, à Lignières. — Est-elle jeune,
maman !
IRÈNE. — On nous prend pour frère et
sœur quelquefois... moi ex, Richard?... Oh!
dites donc, monsieur Soubrian, figurez-vous
que l'autre jour à Armenonville, en descen-
dant d'auto, bras dessus bras dessous, mais
pas plus que cela, (Elle prend le bras de Ri-
chard ) pouT m'appuyer un peu, parce que
j'avais les jambes engourdies, le garçon a cru
que nous étions en bonne fortune... Il nous a
offert un cabinet particulier... ma parole I...
Moi j'étais ra^vie... Richao-d fulminait!...
RICHARD. — Cette blague !
irènt:. — Allons donc! Ça te met en rage
d'avoir une mère qui a l'air aussi jeune que
toi... {Un temps.) Seulement, au fond tu en
es fier. Ça compense. {Mie lui donne une tape,
de Véventail, sur la joue.) Georget n'est pas
arrivé ?
PAULOT. — Il ne doit pas tarder.
IRÈNE. — Lequel de vous jouait si mal du
piano, tout à l'heure?
LOUIS, désignant Lignières. — Lui.
IRÈNE. — Je ne vous félicite pas,
LIGNIÈRES. — Oh 1 mais je joue très bien l<a
Valse Bleue; seulement avec un seul doigt,
alors ça fait moins d'effet.
IRÈNR, près du piano, — Voulez-vous que
je leur exprime mon état d'âme, à travers la
porte ?
RICHARD — Maman, maman, je ne suis
jamais tranquille avec toi !
Elle s'assied au piano, rapide, légère, toutes ju-
pes papillotantes et attaque le Dies irœ.
LIGNIÈRES, bas à Louis Soubrian. — Je
préférerais la mère à la future belle-fille.
LOUIS, de même. — Tu n'es pas dégoûté!...
Mais ce n'est qu'une supposition; rien à
faire. Maman Colibri, oui.,o mais la Vertu
par un grand V. Pas la plus petite histoire...
Nickelée!... Chaulin a essayé... Il s'est fait
rembarrer dans les grands prix.
LIGNIÈRES. — Dommage! dommage!...
Quels yeux !
LOUIS. — Et le décolleté donc!... {Ils la
détaillent tous deux du regard.) Le corps
doit être charmant.
RICHARD, s' approchant d'eux. — Elle a un
aplomb, maman !
MamaL Colibri
î?
IRÈNE. — Voulez-vous que je leur exprime mon état d'ame, à travers la porte?
HGNiÈRES, avx un sourire. — C'était c«.
•que nous étions en train de dire.
RICHARD, de loin, à sa mère. - Tu sais que
Madeleine va parfaitement reconnaitre que
c'est toi qui joues.
IRÈNE, se levant. — Ça lui donne-ra un
avant-goût de la famille... (Méprenant son
éventail.) Qui est-ce qui vient à l'Hippique,
demain ? Oh! vous verrez ma ro-be, un amour!
RICHARD. — Tant mieux, parce que celle
que tu portes, ce soir...
IRÈNE. — Elle ne te plaît pas? Je vais al-
ler en changer, si tu veux F... Voyez-moi ça H
vrai, mou garçon, je plains ta femme !
L.IGNIÈRES. — Je ne sais ce qu'il a contre
cette robe ; elle est adorable !
IRÈNE. — Moi, je sais! 11 la voudrait cou-
leur aubergine avec des pensées en applica-
tion... et des choux... violets... avoue, hein?
que tu voudrais des choux... tu en meurs
d'envie !...
RICHARD. — Ce n'est pas ce que je veux
dire.
IRÈNE, — Tais-toi, tiens!... Je t'excuse en
pensant que si j'avais une fille, il y a déjà
cinq ans qu'elle ne me pardonnerait ni la
robe, ni le visaere... Et maintenant en
wagon
Oh ! une luu^
-•rmo %ire enra-
ger la Brécoi- ... o. auiot, une cignx^-.l* . vite,
vite... des miennes... Je vais rentrer comme
si j'avais oublié la consigne... vous allez
voir... Et a,vec mon plus gracieux sourire
encore.
Et la cigarette aux lèvres, elle ouvre la porte
du salon, d'un air distrait et naturel ; elle re-
ferme la porte derrière elle.
LiGNiÈREs. — C'est vrai qu'on dirait d'une
grande sœur qui ne vous ressemblerait pas...
D'ailleurs, la phrase est courante : « Madame
de Rysbergue?... On dirait la sœur de ses
enfants. »
RICHARD. — Mais, mon Dieu, c'est un peu
ça... Maman s'est mariée, elle n'avait pas dix-
sept ans... j'en ai vingt-deux... comptez,
LOUIS. — Trente-neuf... Elle en paraît
trente.
IRÈNE, apparaissant par la porte entre-
hâillée, à voix basse, et avec un clin d'œil. —
Ça y est, mes enfants... Tableau!... Tiens,
Paulot, le cendrier... (Elle lui tend sa ciga-
rette, qu'il prend.) Et puis arrivez, hop!
La porte se referme.
RICHARD, aux autres. — Allons, vous ve-
nez ? (Ils jettent leurs cigarettes. A Fauiot,
en lui tapant sur Vépaule.) Fasse!
Paulot entre le premier au salon
14
Maman Colibri
L,
À
IRÈNE. — Ça. Y est, mes enfants.
LiGNiÈRES, les mains dans les poches, se
balançant, à Louis. — C'est dommage... c'est
dommage...
LOUIS. — Tu y penses encore?
LIGNIÈRES. — Elle est rudement désirable...
je vendrais le lui dire.
LOUIS. — Je ne te le conseille pas...
Penses-y toujours, mais n'en parle jamais.
Lignières entre au salon. Au moment où Louis
et Richard sont sur le seuil, M. de Rysbergue
et Soubrian entrent par la porte de gauche, le
pardessus sur le bras et le chapeau à la main.,
SCÈNE lY
MONSIEUR DE RYSBERGCE,S0UBRIAN,
RICHARD, LOUIS
MONSIEUR DE RYSBERGUE, appelant. — Ri-
chard!... (Hichard se retourne et redescend
avec Louis qui a aperçu aussi son père.) Je
vais au Cercle, un instant, avec Soubrian. Le
train de Vienne est à midi 10 demain. Je
déjeunerai dans Paris... Le coupé portera
mes valises à la gare... j'ai donné mes or-
dres... Toi, sois au bureau demain matin à
sept heures. Je t'indiquerai les dernières ins-
tructions...
RICHARD. — Bien.
LOUIS, à son père. — Bonsoir, papal
Soubrian et son fils échangent un clin d'œil en
se sénarant.
RICHARD. — Tu seras de retour quand ?
RYSBERGLTî. — Dans huit jours... Je ne
partirai de Vienne qu'avec le traité signé et
la prime dans ma. poche.
RICHARD. — Parbleu!.., C'est tout pour ci;
soir?... Tu sors avec ce pardessus d'été? Tu
auras froid, je t'avertis.
rysbergut:. — Fais-moi descendre l'autre^
si ça peut te faire plaisir.
Richard a parlé à son père, du ton docile et
respectueux que l'on a avec un supérieur dont
on ne discute pas les ordres.
SCÈNE V
RYSBERGUE, SOUBRIAN, seuls.
RYSBERGUE. — Un cigare en sortant, Sou-
'orian ?
Il lui tend la boîte,
SOUBRIAN. — Volontiers,
RYSBERGUE. CeUX-ci ?
SOUBRIAN, coupant son cigare et allum^-
— Quelle existence que la vôtre!... Tor
par monts et par vaux!... On peut d._- ,^e
vous ne volez pas votre argent, vous!... Vous
êtes un glorieux brasseur d'affaires, mais
nom d'un chien, votre vie n'est pas une siné-
cure. Vous n'avez pas même le temps de prn
fiter de votre luxe.
RYSBERGUE. — Mon luxe, mais c'est pour
ma famille, ma femme, mes enfants... Moi,
je vivrais avec un lit, une table et une chaise.
SOUBRIAN. — Comme Napoléon.
RYSBERGUE. — Si VOUS voulez ! Le luxe,
pour les amuser, eux... le travail, pour m'a-
muser, moi... histoire de passer mon acti-
vité..
SOUBRIAN. — Comme Napoléon.
RYSBERGUE. — Formidable, oui. Cela vous
étonne?... Bah! c'est une revanche d'activité
que nous prenons, nous autres aristocrates,
sur la vie immobile et contemplative de nos
aïeux.
SOUBRIAN. — Les -fils ont des fourmis dans
les jambes... Alors, mes pères devaient être
rudement plébéiens, car j'ai bien envie dq
m' asseoir. "^
Maman Colibri
'5
WTSBERGUE, — Moi, (le marcher, vivre, as-
pirer ! Ce train de maison dont voiis parlez,
je n'on jouis même pas! C'est vrai... j'aime
le sentir prospérer, certes, mais au fond il
m'ennuie... Tant de bruit ne laisse pas de
m'agacer, toutes ces femmes, ces jeunes gens,
ces soirées de musique me porteraient pour
un peu horriblement sur les nerfs... Non,
mais revenir comme je vais le fa're, dans huit
jours, 'avec un petit demi-miliion à jeter aux
enfants et à ma femme, voilà mon plaisir...
Faire fructifier ma fortune, établir une fa-
mille honorée, enviée, digne de ma branche
passée, de mon nom, — quitte à le faire re-
luire d'un éclat nouveau sur tous les essieux
des tramways électriques, — voilà ma joie...
Sans quoi, que me faut-ii ? pas même une
bonne table... un cheval de selle... des chiens
de chasse... d'excellents cigares... (Il en prend
un dans la boîte.) Comme celui-ci...
souBRiAN, clignant de Vœïl. — Des fem-
mes...
RYSBERGUE, après avoir regardé dans le
vague, un instant. — Peah!... Je n'ai pas le
temps de me payer une conscience compli-
quée ! {Changeant de ton.) Vous voyez que je
réponds a.vec fa-anchise à votre interview,
hein?... Je vous vois venir, vous, depuis une
heure... Vous voulez me tirer les vers du
nez... On ne me fait dire quie ce qu'il me
plaît.
SOUBRIAN. — Oh ! mes intentions sont
pures... Evidemment un article sur vot.e
.ndustrie m'intéresserait...
RYSBERGUE. Ivouvant U journal soyligné
au craucyïi lieu sur un canapé. — Comm.e
celui-ci ?... (Gesle de protestation de Sou-
brian.) Attende-.^ donc que je plie ça «
Absolument inutile de laisser traîner ces
petites choses sur les fauteuils.
Il va au tiroir.
SOUBRIAN. — Voyons, Rysbergue... une
fois, deux fois, avant de franchir ce seuil,
■'acceptez-vous la. commandite du Grand Badi-
cal .?
RYSBERGUL^ avec vne moue. — Hum! Le
titre...
SOUBRIAN. — Ça se change.
RYSBERGUE, souriant avec mépris. — Mais
(( radical » c'est difficile à faire disparaître
d'une manchette.
SOUBRIAN. — Il y a des benzines très puis-
santes... Si on le changeait?
RYSBERGUE, trusquement . — Je serai très
net... Xon.
SOUBRIAN — Et pourquoi ?
RYSEERCoTE — Farcc que, mon chetr...
Vous permettez que je sois franc ?
SOUBRIAN, — Faites donc.
RYSBERGUE, refermant le tiroir où il a
glissé le journal. — Eh bien, si je portais un
grand nom français, ce me serait égal de le
compromettre un peu. Il est des gloires natio-
nales qui supportent vaillamment, et même
peuvent tirer une légère coquetterie de cer-
taines compromissions. Ce n'est pas la mêm«
chose pour nous, les étrangers... {Un do-
mestique entre avec un pardessus et aide
M. de Byshergue à le passer.) Bien que
ma femme soit très française et de vieille
souche incontestée, je n'en reste pas moins
■"\^filiiN. — Il Y A DES BENZINES TRÈS
PUISSANTES...
étranger.. . et il s'attache toujours un peu de
di'^'^redit, vous le savez, à un nom de là-bas...
9n ? beau faire, nous avons toujours vague-
ment l'air rastas.
SOUBRIAN. — La Belgique est une petite
France. ,
RYSBERGUE, souriont. — Vous êtes bien ai-
mable, mais un grand Belge n'est j^amais
qu'un petit Français. (Au domestique qui a
fini.) .Merci, mon ami. (Le domestique sort.)
Je dois être susceptible en proportion de cette
infériorité. Qui plus est, de mon nom pres-
que royal, — là-bas! — j'ai fait une raison
commerciale ! Songez donc comme il faut que
je le préserve et ne laisse point retomber sur
moi ou sur ma famille la plus petite des sus-
picions, de quelque nature qu'elle soit!... J'ai
plaoé cet orgueil plus haut que tout dans ma
vie, prêt à châtier qui en douterait; mes en-
fants sont élevés dans ces idées... elles sont
déjà le but de leur vie, j'en suis sûr. Le
marclié que vous me proposez n'a rien de dés-
honorant en soi, il est de commerce courant ;
je ne puis l'accepter, voilà tout. Je vous prie
de m' excuser.
Ceci a été dit avec une certaine morgue et
grande fermeté.
SOUBRIAN. — Mais comment donc ! Ce point
de vue est trop respectable... Seulement il
était inutile de me faire toute cette vaste
i6
Maman Colibri
profession de foi pour un refus aussi natu-
rel... Je vous lai t-ransmis une proposition de
nos actionnaires... moi, pour ma part per-
sonnelle, vous savez, je m'en fous!
RYSBERGUE. — J e ne vous ai pas dit autiTe
chose.
souBRiAN. — Nous sommes d'aoeord.
RYSBERGUE. — Vous ie voj^ez.
souBRiAN. — Allons au Ceicie,
SCENE YI
Les Mêmes, IRENE
C^est
IRÈNE, ouvrant la porte du salon.
toi?
RYSBERGUE. — Tu fermes donc la porte
des deux salons, maintenant?
IRÈNE. — M.^^ Brécourt ne peut pas sup-
porter la fumée, mais elle vient de s'en aller,
justement, je rouvrais quand j'ai entendu ta
voix... (EUe ouvre grande la porte. On voit
Vautre salon.) Te reverrai-je avant ton dé-
part ?
RYSBERGUE- — Je ne sais pas... J'irai de
bonne heure au bureau et le train est à midi.
IRÈNE. — AloTs adieu... Seras-tu de retour
pour le dîner du 14.
RYSBERGUE. — • Oii ! je ne pense pas... Il
me faudra bien dix jours...
l IRÈNE. — C'est la série des Duohâtel et
C^®, le quatorze.
RYSBERGUE. — Tant mieux, tant mieux...
L'important est que je sois là pour le dîner
du prince Paul... Ah! fais attention au che-
val gris, en mon absence.
IRÈNE. — Il est malade ?
RYSBERGUE. — Le A'étérinaire viendra
après-demain... Je te serai reconnaissant de
le voir toi-même. Je crois qu'il faudrait quel-
ques pointes de feu... En tous cas ne le sur-
mène pas.
IRÈNE. — Entendu.
RYSBERGUE. — Adieu...
IRÈNE. — Bon voyage, si je ne te revois
pas.
Elle serre la main à M. Soubrian.
SCÈNE VU
IRENE, puis peu à peu COLETTE DE VIL-
LEDIEU, LOUIS SOUBRIAN, MADE-
LEINE CHADEAUX, RICHARD, MA-
DAME CHADEAUX, LA MARQUISE DE
SAINT-PUY, LIGNIERES.
IRÈN-E, appelant. — Colette! Madame de
Saint-Puy !... Enfin, circulons un peu, main-
tenant... Venez voir ma vieille peinture in-
dienne... J'adore mon petit coin... On est si
bien, là...
LOUIS. — J'admirais tout à l'heu/re ce
panneau.
IRÈNE. — N'est-ce pas ? Et enfumez-nous,
surtout, jeunes gens... Colette, tu ne veux
pas boire?
COLETTE- - — Si, mon petit chou.,, du frais,
du très frais, (rendant qu'Irène prépare une
boisson.) Quel numéro encore que ta mar-
quise de Saint-Puy !
IRÈNE — Elle est du meilleur faubourg.
Fais-la causer, c'est adorable. Vous ne con-
naissiez pas mon amie Colette, monsieur Sou-
brian?,.. On a été au Sacré-Cœur ensemble,
dans la classe de Sœur Marie- Jacques...
Dites-lui des choses énormes; elle adore ça.
COLETTE. — Oh! Irène!
IRÈNE. — Et M. Soubrian, ma chère, sait
des histoires d'iin roide!... Racontez-lui celle
de l'anglaise, et des quarante voleurs.,.
LOUIS. — Celle-là, je ne la raconte qu'aux
jeunes filles.
IRÈNE. — Colette est veuve... C'est pres-
que pareil.
LOUIS. — Alors... venez là.,, et pâlissez.
On voit dans le salon du fond la marquise de
Saint-Puy causant avec M"* Chadeaux et
Lignières.
RICHARD, à WT-voix, possant à droite arec
Madeleine Chadeaux qui va s'appuyer au
piano, en tripotaillant des fleurs. — Vous
habituez-vous un peu à la maison, Madeleine ?
MADELEINE. — Votre milieu m'effraye énor-
mément.
RICHARD. — Pourquoi ?
MADELEINE. — Je ne sais... je suis mal à
l'aise. o. J'ai été élevée bourgeoisem_ent... Te-
nez, cette femme qui rit si fort.. (Elle
montre Colette dans un coin avec Louis Sou-
hrian.) sdn rire m'inquiète, me trouble, vous
n'avez pas idée !
RICHARD, — La petite de Villedieu?...
Elle n'est pas terrible.
MADELEINE. — J'ai besoîn d'être rassurée.
RICHARD. — N'ayez pas peur; je suis là...
Alors si popotte?... Tant mieux. Je voudrais
une femme très popotte.
MADELEINE — - Oli ! bien! moi..
RICHARD. — Vous fcrcz dos confitures à
votre mari ?
MADELEINE. — S'il me les demande.
RICHARD. — Il vous Jes demandera., en-
tendu. Nous avons des goûts très pareils,
c'est attendrissant.
MADELEINE. Ccst CUnuyCUX.
RICHARD. — Pourquoi?
MADELEINE. — Parcc quc si nous nous Aper-
cevons que nous sommes faits l'un pour l'au-
tsre et si nous en restons là, ce sera pour
éprouver des regrets considérables.
RICHARD. — Allons donc ! je connais une
personne qui était tout à fait persuadée que
Maman Colibri
'7
j'étais indispensable à sf>n bonheur à venir.,.
Eili bien, maintenant elle est très heuireuse
avec uai monsieur très différent.
MADELEINE. — Il cst pcut-ètre mieu:: que
vous...
RICHARD. — 11 est très bien. C'est ur juge
Buppléaait au parquet de Limoux ; ainsi, vous
voyez !
MADELEiN-E. — Merci, au moins vous êtes
encourageant.
MADAME cHADEAux, qu i est desceudiu \ —
Madeleine ?
MADELEINE. — Maman .^
Richard remonte au fond et va parler à la
vieille marquise de Saint- Puy et Lignières.
MADAME CHADEAUX, huS . Quaud tu VOU--
dras pajrtir...
MADELEINE. — Non, j'ai encore à causer.
MADAME CHADEAUX. Il te plaît?
M.vDELEiNE. — Je ne sais pas. v
MADAME CHADEAUX. — Il n'est pas iiicoiive-
nant avec toi, au moins?...
M.\DELEiNE. — Oh! maman...
MADAME CHADEAUX. — ■ Sait-OU ! Ils SCUt
tellement hurluberlus dans cette famille...
Cette mère...
MADELEINE, hos. — La voilà.
IRÈNE. — Comme elle est jolie votre Made-
lon... Et l'air si bon, si droit...
LOUIS. — Et si gai!
MADAME CHADEAUX. — C'est unc enfant.
LOUIS. — Oh! quelle mauvaise raison!
Ainsi, moi. depuis l'âge de dix-sept ans, je
suis mélancolique, sombre, taciturne...
IRÈNE, riant. — ■ Ne désespérez pas, jeune
homme, la jeunesse vient avec l'âge!... {Ga-
minement à la marquise de Saint-Puy qui
s'approche.) X'est-oe pas, marquise?
LA MARQUISE. — Je n'ai pas entendu... Je
suis un peu distraite, vous le savez.
LIGNIÈRES. — ■ Je crois bien ! elle est soui'de
comme un pot.
rRÈNE. — Je demandais à quelle œuvre
nouvelle vous vous intéressez en ce moment?
Car madame de Saint-Puy est celle qui a ou-
vert les portes de son hôtel seigneurial, à
50 centimes, au bénéfice des blessés des
Balkans... Elle est la charité intrépide. {Ele-
vant la voix.) Dites-nous à quelle œuvre vous
apportez vos soins.
LA MARQUISE. — J'ouvTe Une souscription
mondaine pour le buste de Camoëns.
LOUIS. — Ah ! excellente idée !
LIGNIÈRES. — Le besoin s'en faisait sentir
depuis quelques années.
LOUIS. — Je me demandais : qu'est>ce qui
me manque donc?... C'était le buste de Ca-
moëns.
IRÈNE, has. — Ne vous moquez pas trop
d'elle. D'abord, elle pourrait vous entendre...
LOUIS. — On ne sait jamais!
IRÈNE, même jeu. — Et puis elle est si
brave personne !
Un domestique est entré, il s*approche d'Irène.
LE DOMESTIQUE. — Une femme de chambra
vient d'apporter cette lettre, en priant de la
remettre immédiatement à madame ; c'est
très pressé.
IRÈNE. — Y a-t'il une réponse? * ^
LE DOMiiSTiQUE. — Là femme -le cbL-mbrt
est repartie de suite.
IRÈNE. — Bien. (Aux autres.) Vous per-
mettez?.. [Le domestique sot-: Irène s'éloi-
gne un peu pour lire la lettre. Elle pousse
une exclamation.) Oh! (En se retournant vers
RICHARD. — Vous habituez-vous un peu a la
MAISON. Madeleine?
Bichard, qui a repris au fond son aparté avec
la jeune Aladeleine.) Richard!
RICHARD, descendant. — Quoi?
IRÈNE, à r écart, avec Richard. - C'est
trop fort! Une lettre de chantage, adressée à
moi, menaçant, si tu te maries, de faire rom-
pre ton mariage. Et dans quels termes! J'en
suis malade. Quel toupet! Et portée à domi-
cile encore !
RICHARD. — Mais de qui, sapristi !
IRÈNE. — De ta Nichette, parbleu i
RICHARD. — • Impossible.
IRÈNE — C'est signé.
RICHARD, — En effet! (Il lit) Une ano-
nyme : Nichette de JSUinteuil... La grue'
IRÈNE. — Je te l'ai toujours dit que c'était
une femme dangereuse, qu'elle te ferait avoir
des ennuis... Qui a toujours raison?
i8
Mariiaii Colibri
RICHARD. — Ah ! la grue des grues !
IRÈNE. — Et elle est capable d'en\ oyer des
lettres de ce genre à M"^^ Chadeaux. Cela
promet ! Si tu tiens un tant soit peu à entrer
dajis cette famille !
RICHARD. — Quand je venais juste de lui
acheter un bijou de cent louis. Je l'ai dans
ma poche.
IRÈNE. — C'est oe qui s'appelle du flair...
RICHARD, sortent, penaud, Vécrir. de sa
poche. — Levoild! Que vais-je en faire main-
tena-nt ?
IRÈNE, riant. — Tu le mettras dans la cor-
beille de mariage de ta fiancée; ce sera ton
premier cadeau.
RICHARD. — C'est une idée... mais je ne
peux pas. J'ai fait inscrire des dates... oui,
des dates qui... enfin...
IRÈNE. — Des dates? Fais voir... (Elle ins-
pecte le hijou.) !"■ juin 1903-15 mai 1904...
On dirait un règne... 15 mai? Ah! bon! je
comprends... L'abdication!... Mon pauvre
ami ! tu t'étais trop avancé.
RICHARD. — Te fiche pas de moi ! Ah ! la
grue !
IRÈNE. — • Voilà déjà trois fois que tu le
constates; tu aurais pu le faire plus tôt.
RICHARD. — Elle ignore à quoi elle s'ex-
pose. La répoEre ne va pas se faire atten-
dre... Dès oe soir...
IRÈNE. — Fais attention ; on t'épie.
RICHARD. — Je vais prendre conseil de
Soubrian et de Lignières. Ils vont m'aider !
IRÈNE. — Et n'agis pas à la légère. Pour
î'instajit, je te prie de faire attention. Qu'o«i
ne t'entende pas ! Rien n'est grave là-deda«ns,
seulement Chadeaux mère semble un peu...
bégueule... au point même de me taper sur
les nerfs, et je te conseille d'étouffer le son de
votre voix.
RICHARD. — Nous allons délibérer à côté.
IRÈNE. — Ferme la porte surtout.
RICHARD, appelant ses amis. — Lignières...
Soubrian...
Richard leur dit un mot à voix basse et les en-
traîne dans le grand salon.
COLETTE. — Quoi? quoi?... Ils nous pla/-
quent encore?... Délicieux jeunes gens!
La porte se referme.
SCÈNE YIII
IRENE, COLETTE, MADAME CHA-
DEAUX, MADELEINE, LA MARQUISE
IRÈNE, vivement. — Une minute. Un petit
Becret à se dire...
COLETTE. — Que nous ne pouvons pas sa-
voir et que toi tu sais.
IKÈNE. — Parbleu!
MADAME CHADEAUX. — AloTS, VOUS êtvjd,
madame, la confidente de vos enfa^nts?
IRÈNE. — Je suis leur meilleur camara-de.
COLETTE. — ■ Leur grand copain.
IRÈNE. — Voilà. Elle l'a dit.
MADAME CHADEAUX. — Le souvcnir que vous
êtes aussi leur mère doit bien vous gêner
quelquefois.
IRÈNE. — Mon Dieu, madame, je crois que
j'ai été une excellente mère. On n'en aurait
pas trouvé de meilleure, pas Colette?...
COLETTE. — Ça, tur as été exemplaire. Tu
as passé tes plus belles années à leur enlever
l'encre des doigts et à corriger leur arithmé-
tique.
IRÈNE. — Maintenant que mes bambins
sont devenus de beaux grands garçons, du
moins l'un, j'estime que c'est bien un peu à
leur tour de m'amuser ; il s'est trouvé que
leur mère n'était pas d'âge trop affligeant •
ils en ont fait leur camarade et leur amie.
COLETTE. — Et vous VOUS entendez bien,
vous trois!...
IRÈNE. — Le souvenir de maman ne s'ef-
face pas, j'eepère, pour eux... ils ont eu
robligeance d'y ajouter Colibri.
MADAME CHADEAUX, pincce. — Vous rattra-
pez le temps perdu.
IRÈNE. — La vie est belle.
MADAME CHADEAUX. — Aiusi VOUS rccevez
leurs confidences de jeunes hommes ?
IRÈNE. — J'y mets le plus de tact pos-
sible.
MADAME CHADEAUX. — Et ils VOUS disent
tout?
IRÈNE. — Je ne suis pas leur confesseur;
je ne suis que lei^r amie.
MADAME CHADEAUX. — Madeleine, veux-tu
jouer du piano, mon enfant?
Madeleine s'éloigne, sur cet ordre, et va s'as-
seoir au piano.
iRÈKE, has à Colette. — Oh! mais... elle
abuse!...
MADAME CHADEAUX, intentionnellement . —
Cette camaraderie avec ses risques et périls
s'explique parce que c'est ici une înaison
sans fille... et ça se sent ! S'il y en avait une,
ah, comme tout serait changé ! Vous auriez
eu à protéger sa pudeur, sa délicatesse, vous
auriez été obligée à plus de retenue.
IRÈNE. — Avec des garçons la vie est plus
franche ! Alors je bénis le ciel de ne m'avoir
pas donné de fille, rien qu'à la pensée, en
effet, de l'éducation qu'il eût fallu lui in-
culquer, à la pauvre petite ! toute cette
ennuyeuse mise en scène dont se compose
la jeunesse de nos filles, jusqu'à leur déli-
vrance...
COLETTE. — Seigneur!... Qu'entends-tu
par la délivrance d'une jeune fille?...
IRÈNE. — Mais cette cérémonie de Zoulous
qu'on appelle la journée du mariage.
MADAME CHADEAUX. — Madeleine, joue plus
fort, mon enfant!
•«^sSSjëJgy
-... ,^ w.w.^ ,-..^i^<.-;t., ......^ ii^'--' -'iir
Colette. — OhI en
EFFET, voyez!,.
2Q
Maman Colibri
ne craignez rien ; moi, je
IRÈXE. — Oh
parie bas.
COLETTE, à Madeleine, en regardant Irène.
— La prière d'une vierge, mademoiselle.
MADAME CHADEAUX, reprenant avec insis-
tance. — P&rmett-ez-moi de m'étonner que
vous traitiez dé cérémoiiie de Zoulous l'insti*-
GEORGET. — Quoi? Q^-'est-ge que G*bst ?.,.
taition la pl^s noble et la pins sacrée Et
peut-on savoir, dii moioi-s^ à quoi voïfô dev«z
un aussi sau^'iage souv^nÏT ? . . .
iRBNB. ^- VoHs y t'eniez?... Oli ! le jour, oa
allait encorde! ÏLe t^olnr-bohiu , les poignées de
main, lès fétici'tataons , passe!... mais le soir,
' — .ie P 'avais pais dix--sept aïns, on m'a mariée
orpheline, vous le .savez, — lorsque me fut
ré^-^lé c« soir-là ce que tous mes amis étaient
officiellement invités à penser de moi, j'ai été
remplie d'une confusion indicible!... En une
seconde, j'ai revu, fixés sur moi, les yeux de
mes ta-ntes, de mes cousins, du petit Frédéric
;^ surtout, si farceur I... Je les devinais en t^i-ain
de se représenter la scène intime à laquelle
la société les conviait, et j'éprouvais dans
mon âme quelque chose qui ressemblait à de
la rage ou de la honte, je ne sais plus, mai»
que les regards bêtes ou ironiques du lende-
main ne furent pas pour atténuer!...
Et j'ai compris et excusé, ce jour-là, le tact
et la pudeur qui poussent, — évidemment, —
certaines jeunes filles à choisir un amant non
garanti par le gouvernement:
LA MARQUISE» — Bravo !
COLETTE. — Tiens, elle a entendu.
MADAME CHADBAux. — Savez- %^us ce que
prouve votre petite histoire, madame.^ tout
simplement que vous n'aimiez pas votre
mari.
iRSNfi. — Sapristi ! c'est que je ne me sou-
viens pkis tî^ bien... Il y a longtemps!...
Mais je vevLisi ajouter, au cas oiî vous seriez
en pfeine pour mes sentiments, madame, quie
mon mari, quoique très occupé, se trouvait
êti'e un excellent homme, qui m'a rendue
heure^use, et ces vingt ans de ôdélit-é m'ont
paru un jour... Et délivrons, je vous en prie,
cette pauvre Madeleine... c'est absolument
ridicule! Madoleifie, venez it;i..i Voulez-vous
servir le thé avec Colette ?
COLETTE, bas à Irène. — Il était temps.
La prière d'une vierg'e devenait plus ardente.
l'RïîNE, minable, à Mudehine . — C'est très
joli ce que vous jouiez. (^lu domestique qui est
entré avec le thé.) François, qm a sonaé, il y
a un instant?
LE DOMfcSTiQUE. — M. de Chambry, ma-
dame.
cotETi'K, à Irèn-e, en passant le tiié. —
Tu es peut-être allée un peu loin avec
M/"^ Chadeaux. Ces alhi-iions au mariage-
et ces coups droits à sa Mie!...
IRÈNK. — Tant pis, ellie m'agaçait avec ses
pointes. Il faut qu'elle sache quelle belle-mère
je sei*ai. Nous ne coudrons pas ensemble des
bretelles pour rœu\i>e des petite Bretoois !
COLETTE. — Je pen.se qu'elle a renoncé à
cet espoir.
IRENE. — D'abord elle est trop vieille pour
une beMe-mère, c'est dégoûtant. {Pirouettant
sur ses talons^.) Personne ne veut de mon
thé, alors?
LA MARQUISE, elaifi'S un sil^nm, continuant
à Gowven-ser a'nec 3/™*" Cha^leaux. — Ohl
les enfants^ voilà la joie de notre crépus-
cule l. . .
Depuis quelques instants, coût en parlant, Irène
se retourne souvent vers la porte du salon ; à-
travers les vitraux opaques et lumineux on
voit l'ombre de quelqu'un qui s'y est appuyé.
COLETTE, à Irène. — Qu'est-ce que tu as?
Tu es ennuyée ?
IRENE. ■ — Moi ? pas du tout,
COLETTE, suivant ses yeux. — Que regar-
des-tu derrière, tout le temps? (Elle se re^
tourne à son tour.) Oh! en effet, voyez!...
LA MARQUISE. — Quoi?... Oh! ouij cette
Maman Colibri
31
ombre chinoise!... On ferait ça en peinture,
on ne le croirait pas.
L'ombre se dessine, en effet, nettement, en un
profil q-.ii bouge de temps en temps, s'efface
ou se précise.
IRÈNE. — C'est le grand lustre. Comme il
éclaire beaucoup, cela fait, quand on passe
déviant, une vraie projection sur les vitraux
Tiffany, comme sur une vitre dépolie.
COLETTE. — Surtout que '3elui qui s'appuie
est tout contre... Il fume son cigare...
MADELEINE. — Qui cst-ce ? Ce n'est pas
M. Ricihaird, ni M. Soubrian ;' il a le nez plus
long, M. Soubrian.
IRÈNE. — Je or ois que c'est Georges de
Ohambry, l'ami intime de mes enfants ; il
devait venir rejoindre ses camarades et sera
entré dareotemenît au salon.
MADAME cHAi>EAiTx. — Ah! le petit Geor-
get...
IRÈNE. — Vous l'avez déjà vu ici, je crois...
MADAME CHADEAUX, — Oui... oui,,. uu geu-
dl garçon... Et d'excellente famille, n'est-ce
.pas ?
IRÈNE. — Oui... très chic. Sa mère est une
Dangreville.
COLETTE. — On prendrait un crayon, on
le dessinerait de profil admirablement...
IRÈNE. — Attendez, je vais cogner à la
vitre.
Irène s'approche des vitraux et toque avec le
doigt.
MADELEINE. — Ah! il s'est retourné!
La porte s'entr'ouvre, un jeune homme passe la
tête. C'est Georges de Chambry.
GEORGET. — Quoi? Qu'est-ce que c'est?...
[Apercevant Irène.) Bonjour, madame. [Fuis
les mitres.) Oh! mesdames!
liA MARQUISE. — Eutrcz douc, vicomte!
SCENE iX
Les MÊME8. GEORGET, puis RICHARD et
LIGNIERES
Georget s'avance en laissant la porte ouverte, et
vient serrer les mains à l'avant-scène.
LA MARQUISE. — Nous regardions l'ombro
que vous faisiez sur la vitre. C'était extraor-
diinaire.
GEORGET, se vetournant, sans bien com-
prendre. — Ah! oui... là... Je devais avoir
Tair idiot I
COLETTE. — Eh bien, c'est fini votre petit
complot?
RICHARD. — Fini, fini.
IRÈNE. — Qu'est devenu Soubrian? Vous
l'avez invalidé ?... Et Paulot.
RICHARD. — Soubrian avait un rendez-
vous, et Paulot est allé finir son devoir d'his-
toire dans sa chambre.
MADAME CHADEAUX, Se levant. — Nous vous
attendions pour prendre congé..
IRÈNE. — Déjà !
MAj>AME CHADEAUX. — Madeleine a un cours
demain matin de bonne heure.
MADELEINE, à lUchard, en passant. —
Vous n'avez pas été gentil pour moi, ce .soir.
RICHARD. — Je vous demande pardon. Des
affaires pressées. Mais, si vous le permettez,
je vais vous mettre à votre porte.
IRÈNE, de loin, à Bichard. — Richard? Tu
accompagnes madame ChadeamXc
MADAME CHADEAUX. — Oh ! ce n'est pas la
peine.
MADELEINE. — Mamaii, nous allons aller à
pied ; c'est si près.
IRÈNE, à la marquise. — Madame Cha-
deaux habite rue Margueritte, à deux par
(Prenant à part Richard, pendant que les
Chadeaux se préparent.) Eh bien?
RICHARD. — Eh bien, je viens d'arranger
quelque chose avec Soubrian. 11 va d'abord
âlleT la trouver aux Variétés où elle devait
passer la soirée .avec des amis. Moi, j'irai chez
elle directement, et je serai net.
IRÈNE — Modère-toi, surtout. Pas de bê-
tises, [A Georget qui se rapproche.) Vous êtes
au courantj Georget?
GEORGET. — Oui, OUi .
IRÈNE. — Hein? Qu'est-ce que j'avaie tou-
jours dit? Cette femme !..=
GEORGET, à Richard — Et du calme, mon
vieux. Souviens-toi qu'on ne doit pas battire
une femme, même avec sa canne.
IRÈNE, à Georget. — Vous, restez. Vous
n'allez pas me laisser seule avec la Saint-Puy.
GEORGET, — Bon... J'ai tous les dévoue-
ments.
RICHARD, aux Chadeaux — Vous êtes
prêtes?..,
MADELEINE. — Mon éventail?*
Sa mère le lui passe.
MADAME CHADEAUX. • — ^ Ah! mou enfant, si
oe mariage se fait, c'est bien pour toi.
MADELEINE, — Dame! ce n'est pas pour toi
maman.
RICHARD. — Lignières, tu descends avec
moi ?
LIGNIÈRES. — Naturellement
IRÈNE, les accompagnant tous à gauche, —
Au revoir, mon petit Madelon,
Sortent M"* Chadeaux, Madeleine, Richard, Li-
çcnières.
Biebard et Lignières entrent en causant.
22
Maman Colibri
SCENE X
IRENE, GEORGET, et COLETTE, LA
MARQUISE
IRÈNE, brusquement, à Georget. — Causez
littérature avec la uia.rquise.
GEORGET. — De qui, de Balzac?
IRÈNE. — De qui vous voudrez...
Elle va à Colette, pendant que Georget se dirige
vers la marquise.
IRÈN'E. — Et toi, mon petit coco, il faut
t'en aller....
COLETTE, interloquée. — Ah! bon. bon.
IRÈNE. — Je te dirai pourquoi demain.
'' COLETTE. — Oh! qu'à cela ne tienne!...
IRÈNE. — Mais attends une minute, que
les autres soient partis.
COLETTE. — Compris.
IRÈNE, se retournant, à Georget. — Tenez,
montrez donc à la mai*quise ces reliures qui
sont sur le piano. (A la marquise.) Vous qui
êtes amateur, elles vous intéresseront.
COLETTE, à Irène. — Pauvre mairquise! Il
faut la ménager. C'est un utile chaperon.
IRÈNE. — Dis-donc! Pas pour moi.
COLETTE. — Je sais... mais il ne faut jurei"
de rien, n'est-ce pas? Pauvre marquise!
quand elle s'en ira de ce monde, en sera-t-il
pa,ssé sur sa tête, dans l'ombre d'une bai-
gnoire ou d'un thé élégant, des baisers, des
soupirs qu'elle n'aura pas entendus, e'n sera^
t-il né, sans qu'elle en ait rien su, de ces
amours sérieux ou passagers qu'elle aura si
doucement obligés de ses bons yeux endormis
et délicats... Bonne vieille, que la mort lui
soit légère !
IRÈNE. — Tu es gaie, ce soir. Ecoute, do-
main je t'expliquerai...
COLETTE. — A quoi bon?...
IRÈNE. — Cinq heures, demain ?
COLETTE, disparaissant à l'anglaise. — Si
tu veux.
SCENE XI
IRENE, LA MARQUISE, GEORGET
IRÈNE, redescendant. — De quoi parliez-
vous?
GEORGET. — De Balzac.
IRÈNE. — Ah! Balzac!
LA MARQUISE. — N'cst-ce pas ? il ne vieillit
jamais.
IRÈNE. — C'est-à-dire que je ne sais pas
comment il fait!
Georget, dans le dos de la marquise, esquisse
^ pour Irène une vive pantomime d'impatience.
GEORGET, gamin, à voix basse. — Gli ! la.
barbe !
IRÈNE, avec un geste sec de Vévenïail. — .
Chut!... (A la marquise.) U y a aussi Bour-
get... n'est-ce pas marquise?
LA MARQUISE, d'une voix profonde. — Ahî
nous autres femmes, il noms vilipende, mais
nous l'adorons.
Georget et Irène ont un même mouvement d'ad-
miration pour cette exclamation.
IRÈNE, bas en riant. — Oh! il nous vili-
pende !
GEORGET, même jeu. — Ma chère I...
GEORGET.
AdMIRFZ CETTE FINESSE.
IRÈN'E, haut — Vous regardiez cette édi-
tion italienne... Cest en galuchat; c'est très-
rare.
GEORGET, précipitamment. — Examinez-
cette gravure-là.
Il lui pose le livre sur les genoux..
LA MARQUISE. — Je l'ai déjà vue.
GEORGET. — Pas assez, pas assez... tenez...
(Il se met derrière la chaise de la marquise
et se penche en avant. D'une main, il montre
la gravure. De Vautre, sons que la marquise
puisse le voir, il a atteint Irène, toute pro»
che, et lui caresse longuement, autoritaire'
ment, la nuque et les épaules, sans que celle-
21 esquisse le moindre geste de protestation^
comme si elle était habituée dès longtemps à
cette caresse et s'y soumettait naturelle-
ment.) Admirez cette finesse... C'est d'un
Maman Colibri
23
burin... «uh! quel burin 1... c'est doux... c'est
doux...
La main de Georget se promène sur les épaules
et les bras d'Irène.
LA MARQUISE, pencliée sur le Livre. — Une
caresse !
GEORGET. — Je vous crois !
Georget, gar n, essaye, tout d'un coup, d'enle-
ver le peigne des cheveux d'Irène.
IRÈNE, se dégageant, à voix étouffée. —
Non, non! que c'est bête!...
GEORGET, vivement, à la marquise qui al-
lait lever le nez. — Et puis vous voyez, là,
le galuchat.
LA MARQUISE. — Qu'cst-ce que le galuohat,
en somme ?
GEORGET. — En somme, oui... en somme?
IRÈNE. — C'est un petit poisson.
GEORGET. — Qui va daus l'eau... vert et
bleu.
LA MARQUISE. — Mals non, je crois que
c'est un reiquin.
GEORGET. — C'est un petit poisson qui est
un requin... voilà!
Irène est tout à coup prise d'un fou rire, stupide
et irrésistible, elle est obligée de s'éloigner, en
pouffant dans son mouchoir.
LA MARQUISE, à Irène. — Qu'avez-vous,
chère amie ?
IRÈNE, de dos, au fond, la voix étran-
glée. — Rien... ce n'est rien... un peu de
hoquet...
GEORGET, se miordant les lèvres, et pour
détourner Vat^ention de la marquise. — Ma-
dame de Rysbdrgue adore les éditions cu-
rieuses.
LA MARQuisn. — Mou hôtol en est plein.
Et vous?
GEORGET. — Oh! moi aussi... seulement je
n'y connais rieoii.
IRÈNE, redescendant, calmée; à Georget,
sévèrement. — Assez... assez... asseyez-vous!
(Haut à Georget qui ne veut pas.) Je vous
prie de vous asseoir, monsieur de Cham-
bry.
Maintenant, ils sont assis, très sages, tous les
trois en rond.
GEORGET, après un long silence. — Avez-
Tous remarqué comme le printemps est long
à venir cet hiver?
LA MARQUISE. — Ah ! les saisons sont telle-
ment troublées, depuis quelque temps.
GEORGET, parlant très vite tout à coup et
sur un ton très naturellement mondain. —
Cest^à-dire qu'on ne sait plus quel est le
printemps^ quel est l'hiver. Je t'aime.
IRENE, même jeu. — • N'est-ce pas? positi-
vement! Moi aussi.
GEORGET, de plus en plus vite. — Cest à ae
plus vous faire croire qu'il y a un Dieu!..,
Disons plus rien. ,
IRÈNE, même jeu. — Et le printemps est
si divin!... Ça la fera...
GEORGET, même jeu. — Absolument... par-
tir.
LA MARQUISE, le souvire pâmé. — Mais le
printemps n'est vraiment agréable qu'en
Italie!... (Fer sonne ne lui répond plus. Son
bon œil si doux s'en étonne d'abord, puis les
ayant regardés, elle dit) : Je bavarde, je
bavarde... et vous retiens jusqu'à des heures
indues.
IRÈNE, sans conviction. — Pas le moins du
monde.
LA MARQUISE. — Quelle heure peuit>il bien
être ?
IRÈNE. — Quelle heure, Georget?
GEORGET, regardant sa montre. — Ona»
heures et demie !
IRÈNE, à la marquise. — Il n'est que mi-
nuit trente-cinq.
LA MARQUISE, Se Icvout précipitamment . —
Minuit trente-cinq! c'est effrayant... mes
<3heva.ux doivent attendre depuis une heure...
J'avais commaindé la voiture pour onze
heures. Au revoir, monsieur. Quand vous
passerez de mon côté...
GEORGET. — Infiniment aimable!
LA MARQUISE, à Irène qui la conduit. — Ne
me raccompagnez pas, chère amie, je vous en
prie.
IRÈNE. — Comment donc!
LA MARQUISE. — Il est charmant, oe gar-
çon. Et bien élevé!
Elles sortent toutes deux. Une seconde Georget
reste seul.
SCÈNE XII
GEORGET, puis IRENE
Irène rentre. Elle arrête Georget d'un geste.
IRÈNE. — Non ! non ! je suis furieuse. Va-
t'en. Tu es d'une imprudence folle.
GEORGET. — Ce n'est pas vrai. Je suis très
habile.
IRÈNE. — Va-t-en ! va-t-en ! je frémis à
chaque instant, à cause des enfants!... Fais
attention, je t'en supplie... S'ils s'a.pero&-
v^aient de quelque chose !
GEORGET. — Allons donc ! je manœuvre
très habilement; c'est toi qui grondes et
c'est toi la plus imprudente. (//■ tire de sa
poche un petit portefeuille.) Tu avais oublié
ça chez nous, à cinq heures... avec tes cartes
dedans. Le concierge pourrait très bien fouil-
ler et voir ton nom.
IRÈWE. — Vrai?... oh! crois-tu? [Elle
prend le portefeuille.) Mais toi, de ton côté,
24
Maman Colibri
jet'eai conjuras, rais bien attention à Richard,
à Paulot...
GEORGET. — Pas de danger. Mon petit m-a-
nège est parfait; avoue. Je m'admire moi-
même. Je mad'ohe dans les combinaisons du
jeune Paulot, je me charge des courses de
Richard, et je leur fais croire à tous deux que
j'ai une première de magasin... qui va lâcher
ses par«nts pour moi... D'aboixl tes fils ne me
croiraient pas capable d'avoir une aventiia-e
aussi importante.
lEÈXE. — C'est vrai tout de même que
c'est une chose considérable pour un garçon
sans conséquence comme toi ! Qu'est-ce que
tu as pensé quand tu t'es aperçu que je t'ai-
mais?
GEORGET. -Ce que j'ai pensé?
IRÈNI-. — Oui.
GEORGET. — Je me suis dit : Je ne l'aurai
jamais. C'est trop beau!... Je m'imaginais
que, si je m'y mettais, il faudrait des années
pour te conquérir.
IRÈNE. — Tu as été heureux, hein ?
GEORGET. — J'ai été surtout stupéfait.
ïRÈNE. — Sale bête!
GEORGET. — Mais c'est une impression qui
a passé vite. Je m'y suis fait.
IRÈNE. — Quand t'es-tu aperçu pour la
première fois que je t'aimais? Tu ne me l'as
jamais raconté.
GEORGET. — Un jour, au tennis, chez les
Dubreuil... Tu mje rega.rdais tout le temps...
tu ratais toutes les balles... -
IRÈNE. — Tu étais si joli ce jour-là!
GEORGET. — Ne dis pas ça!... J'avais un
rhume de cerveau terrible, un bouton de fiè-
vre gros comme un gnon. J'étais furieux que
tu m'aimes juste à ce moment-là.
IRÈNE.. — C'est ce que les poètes appellent
le premier émoi.
GEORGET. — Je suis sincère.
IRÈNE. — Je le vois bien. (Silence. Elle le
regarde longuement dans ses yeux bleus.
Puis, tant à coup, elle ponsse vn soupir.)
Toai;t de même !
GEORGET. — Quoi, toTit de mêmfe?
IRÈNT.. — Rien! Tout de même... voilà
tout!... Il y a. des minutes où je me demande
si je ne rêve pas. Toi, Georget, le Georget
dç wes enfants, devenu, tout à coup, ainsi
sans raison, mon amant... Mon amant!
.'gongè, c'est-à-dire celui qui surpasse tout
daiLs mon cœur... quelle effrayante chose!
oBioRGET. — Ne mê regarde pas ainsi. Ça
m'intirtiide. Il me semble que j'ai fait un
maiheur.
IRÈNE. — C'en est un! que tu as commis,
•délibérément... C^en est un que de s'être
•donné, corps et âme, à un enfant comme toi,
qui tient désormais toute ma vie dans ses
mains, tout : passé, avenir... C'est à ce ga-
min que devaient alioutir mes années graves
de mère de famille, d'épouse, mes devoirs,
mes deuils, mes scrupules, mes illusions de
moi-même... Si tu n'appelles pas cela un mal-
heur, que "te faut-il ?
GEO'RG'ET. — Mais c'cst agaçant, à la fin,
cette conception que tu te fais de moi... Je
suis un homme ! un homme à qui l'on peut se
confier sans peur... Tu verras si je ne con-
duis pas bien notre barque. Ah! ah !
IRÈNE. — C'est peut-être vrai. Mais que
veux-tu? il m'est difficile d'oublier que je t'ai
vu collégien. Ça te nuit dans mon esprit.
GEORGET. — Ça me déshonore.
IRÈNE. — Tu te souviens, la première fois
que je t'ai vu ? Richard m'avait demandé de
te faire sortir, un dimanche, du lycée.
GEORGET. — Ne parle pas de ça, ne parle
pas de ça, je t'en supplie!
IRÈ:: — Je te vois encore, gauche, un
peu ridicule — parfaitement. — et bougon...
Tu te rappelles quand je vous ai emmenés au
bois de Vincennes, gamin que tout ennuie,
maussade, regardant tomber les gouttes de
pluie de ta visière en toile cirée... Tu faisais
une si drôle de figure, dans ce dimanche fo-
rain de soldats, de guinguettes, et de pelures
d'orange !
GEORGET. — Si tu ne m'avais pas connu
petit, je n'aurais pas été le camarade de tes
enfants, et si je n'avais pas été le ca...
IRÈNE, lui fourrant un honhon dans la bou-
che. — Oui, La Palisse! Tiens, mange un
bonbon.
GEORGET, bafouillant. — Zut ! zut ! zut !
Elle l'embrasse doucement sur le front.
IRÈNTS. — Et puis, mon chéri, qu'importe !
Que je t'aime pour telle ou telle raison, c'est
que cela devait arriver ainsi... L'essentiel
est que je t'aime... et infiniment encore!..
Je trouve cette sensation si délicieuse de ne
penser qu'à tci tout le jour^ de haïr tout ce
•qui me dérange de ta préoccupation. . C'est
violent, silencieux et bien agréable !
GEORGET, avec conviction. — N'est-ce pas?
IRÈNE. — Tais-toi! tais-toi!
GEORGET. — Qu'est-ce que j'ai dit?
ii.ÈNE — Ne me fais pas souvenir de tes...
aventures. . . gredin !
GEORGET, — Ce n'est pas à elles que je fai-
sais allusion.
IRÈNE — C'est écœurant, tiens! Songer
que tu as déjà un passé!...
GEORGET. — Tu ne veux pas me croire
quand je dis que c'est toi la gosse !
irèn::, vivement. — Ne blague pas! Je
t'apporterais peut-être à cette heure, comme
les autres, un amour sans illusion, sans mys-
tère et sans curiosité... Dans quelques années
seulement, tu apprécieras... trop tard... et
alors ce sera avec regret et tristesse...
GEORGET. — Mais commeiit se peut-il qu€
tu n'aies jamais aimé?... Au fait, c'est bête
ce que je demande là.
IRÈNE. — Non, ce n'est pas bête. Je me le
suis demandé moi-même si souvent ! Mariée
tout enfant à un mari qui ne m'épousa que
pouj" fonder une famille et unir sa race belge
à du joli sang français, j'ai poussé... Et les
Maman Colibri
25
hommes ne me troublaient pas. Je me suis
habituée jeune à leur danger... Leur gaîté
me plaisait, leur compagnie m'amusait... mais
je les ai vus toujours saais mystère et leur
présence ne m'a jamais fait rougir. On
n'explique pas ces choses-là.
GEORGET. — Ça ne te tardait pas?
IRÈNE. — Que si! Seulement à la fin j'y
avais renoncé et je n'y pensais plus... Dame !
C'est comme quand jo croyais que je n'aurais
jamais ma voiture à moi : je n'en avais pas
•envie.
GEORGET. — Heureusement que je devais
venir... Bibi était là.
IRÈNE. — Dieu que tu es stupide, mon
pauvre ami!... Et puis non, tiens, j'adore
quand tu es radieusement bête comme ça!...
que toute ta jeunesse éclate d'un bon gros
rire qui ne peut pas tenir en place...
GEORGET. — ■ Chez moi on me trouve triste
eoonme un bonnet de nuit.
IRÈNE. — Eh bien, tu es. méconnu chez
toi, voilà tout... Ah! non, que" je ne te
reproche pas tes vingt et un ans!... Sois
jeune... sois jeune, aussi longtemps que ti;
pourras.
GEORGET. — Ça ne se commande pas.
IRÈNE. — Tu crois?
GEORGET. — ^Dame!
IRÈNE. — Cest lugubre ce que tu dis là.
GEORGET, haussant les épaules. — Oh!
pourquoi .P Toi qui es toujours si jolie, si
jeune!...
IRÈNE. — ^ Il y a de quoi mourir de tristesse
d'entendre un amant qui vous dit : (( Tu es
si jeune!... » Ah! la jeunesse, vois-tu, quand
passe dans la conversation ce mot-là, je fré-
mis de tout moi... C'est le plus beau mot de
la vie.
GEORGET. — Pour les uns, c'est l'amour;
pour les autres, c'est patrie, et ainsi de
suite... Le plus beau mot de la vie varie selon
les gens.
IRÈNE. — Pour les femmes, c'est toujours
jeunesse. Ahl gredin, qui £.& ce trésor-là dans
les yeux et qui ne le sais pas!
GEORGET. — C'est un refrain chez toi, cette
idée.
IRÈNE. — Mais c'est aussi le refrain qui
aocompagne ta beauté, petit malheureux!...
Quand tu arrives dans la maison, c'est comme
du printemps, c'est comme quelqu'un qui ap-
porte des fleurs... Quand je te regarde par
le balcon, en bas, tu fais sur le trottoir
comme une tache claire et lumineuse...
GEORGET. — Je suis oommc un peni de ra-
dium, quoi !
IRÈNE. — Ce n'est pas si idiot que tu le
crois ce que tu dis là.
GEORGET. — Colibri, va! On ne peut pas
être plus exquise que toi.
IRÈNE. — Mais on peut être plus jolie...
<î'est embêtant.
GEORGET. — Non, OU ne peut pas.
IRÈNE. — Si, on peut.. Au moins, je vou-
diTiais savoir si je suis seulement jolie.
GEORGET, avec autorité. — Tu l'es.
IRÈNE. — Ce n'est pas sûr.
uEORGET. — Si, puisque je te le dis.
IRÈNE. — Je n'ai pas confiance en toi... tlj
es partial.
GEORGET. — ■ Que t'importe alors, si moi je
te trouve belle.
IRÈNE. — Il n'y a que le.s femmes qui n'ai-
ment p^s beaucoup qui se satisfont de cette
illusion!... Est-ce que tu m'imagines quand
j'avais vingt ans? J'étais rudement bien
alors!... Quel dommage!... Pense, imagine
un peu, comme je devais être à vingt ans !
GEORGET — Moins bien.
mÈNE. — Oui, La Palisse! Tiens, mange
UN BONBON.
IRÈNE. — Tiens parbleu!... (Un temps.)
Mais à part ça, j'étais très bien... Dire que
tu ne m'auras pas connue à cette époque!...
Quelle drôle de chose que de s'accrocher ainsi
à un certain moment de la vie... et que tout
le reste ce soit de l'ombre!... Imagine-moi...
J'avais, tiens, l'ovale bien plus régulier...
les tempes ont l'air de s'être allongées, vois-
tu ? (E^/e se reprend vite, craintivement.)
J'étais plus jolie, mais j'avais moins de ca-
ractère.
GEORGET. — Oui, je Comprends.
IRÈNE. , — Comme ça change la figure!...
Moi aussi, je voudrais savoir comment tu
seras... pluis tard... bien plus tard... quand il
y aura longtemps que tu ne m'aimeras plus...
lorsque nous ne nous connaîtrons plu-Si.
GEORGET. — Méchante !
IRÈNE. — Chut! tais-toi... laisse-moi te
26
Maman Colibri
voir une seconde, en fermant les yeux...
Ohut.
Elle met ses mains devant les yeux.
GEORGET, riant. — Quelle enfant!
IRÈNE. — Pense aussi de ton côté
moi... {Vivement.) Mais à rebours.
GEORGET. — ■ Naturellement.
poui
Par complaisance, il fait la même chose qu'elle et
met sa figure dans ses mains, mais il y a dans
les deux poses la différence d'un qui n'y songe
pas et de l'autre qui y songe. — Un silence.
GEORGET, interrompant subitement en
riant. — Eh bien, tu es rudement mieux,
maintenant, il n'y a pas de comparaison !
IRÈNE, avec élan. — Tu me trouves un peu
folle, pas?... 0 mon chéri, mon grand amour
que je t'adore!
GEORGET. — Pas plus quc je ne t'aime.
IRÈNE, — Bien plus!... bien plus!... Mais
qu'importe!... Ah! le bonheur seul de t'aimer
me paye. Mon petit, mon petit, comme je te
défendi-ais si on voulait te faire du chagrin
dans la vie, si tu n'étais pas heureux!... Que
je t'aime ! Il y a un vieux reste de maternité
da-ns la passion que j'ai de toi... Qu'advien-
dra-t-il de tout cela, mon Dieu, mon Dieu ?
Et où allons-nous?
"> GEORGET. — Tu réfléchis trop, tout le
temps... Qu'est-ce que ça tait!
IRÈNE. — Petit, petit, mets ta tête la.
IRÈNE. — Tu as raison. Laissons-nous em-
porter... Ah! que ça dure ce que ça durera!...
Flamber... Puis baste!... Petit, petit, mets
ta tête là. Oh! te respirer comme les pre-
mières violettes !
Elle l'attire contre son cœur.
GEORGET, dans nn murmure. — Irène.
IRÈNE. — Tout à l'heure, quand ton ombre
est apparue sur la vitre, positivement je l'ai
sentie là... dans le dos... elle m'attirait... je
me retournais tout le temps inquiète... je
n'étais plus à ce qu'on disait... je me suis,
presque trahie, par amour d'elle... Ce n'était
pas toi et c'était toi tout de même, cette om-
bre, et quand j'ai été cogner dedans avec le
doigt, j'ai eu l'impression de la toucher
comme un oiseau... Et devant tout le monde^
instinctivement, par une irrésistible impul-
sion, je m'en suis si fort approchée que j'ai
senti le contact de la vitre, là, sur mes là-
vires... J'avais baisé ton ombre sans le vou-
loir.
GEORGET, à voix hosse. — Je te veux ! je te
veux!... Tes yeux!... si tu savais... tes
yeux!...
Une grande lueur, pâle, dehors j. la fenêtre.
IRÈNE, sursautant. — Oh ! tu n'as pas
vu?... un éclair... J'ai eu peur.
GEORGET. — C'est uu éclair de printemps,
à l'horizon. Il ne pleut pas...
IRÈNE. — Ferme la fenêtre. Il y a un
souffle qui passe sur le boulevard... Tu en-
tends les platanes qui se courbent?... Ferme.
J'ai les épaules nues... et ce soir elles sont
trop prêtes à frissonner... (Georget se penche
sur ces épaules-là, et y pose les lèvres... Irènej.
le repoussant, les yeux troublés, avec une
voix suppliante.) Non, va-t'en... va-t'en...
Ici je suis la mère, Georget, la mère... Et
puis Paulot, Paulot au faitî^...
GEORGET. — Il est daiîs sa chambre à tra-
vailler.
IRÈNE. — Va voir s'il y est encore.
GEORGET, — Pourquoi ?
IRÈNE. — Si, je veux... va t'assurer qu'il
y est... je serai plus tranquille... (*.S'e levant.}
Ah! puis, nous sommes fous... Désénervons-
nous... pensons à autre chose... Passe-moi un,
livre, tiens, n'importe lequel, celui-là. Va,
va vite... je t'en supplie. {Georget sort rapi-
dement, par le grand salon; on le voit dis-
paraître. Irène lisant.) Tiens!... Colibri!
{Elle se penche curieusement sur le livre.)
Un instant s'écoule ainsi. Puis on voit rentrer
Georget... Il considère, de loin, au fond, Irène,
qui ne l'entend pas rentrer... Et alors, tout
doucement, sur la pointe des pieds, à pas de^
loup, il traverse la pièce et s'approche d'elle,
par derrière, pour l'embrasser dans le cou A
la porte de gauche, Richard vient d'apparaî-
tre. Il s'est arrêté sur le seuil, et regarae son
ami traverser de cette étrange façon le salon.
Au moment où il s'approche d'Irène, Georget,
qui a dû entendre un bruit tourne la tête du
côté de Richard et l'aperçoit. Interloqué, il
reste la jambe pliée, dans une posture stupide
et balancée.
GEORGET, s'efforçant d^être très naturel.
— C'est toi? {Souriant et montrant, bête-
ment, du doigt le chemin parcouru.) J'allais
faire peur à ta mère.
Maman Colibri
27
GE0R6ET. — C'est toi ? J'allais faire peur a ta mère.
SCÈNE XIIJ
Les Mêmes, RICHARD
IRÈNE, se retourn<int. — Qu'est-ce que
c'est ?
GEORGET, avec volubilité. — Vous l'avez
échappé belle, vous savez! Figurez-vous qu'il
m'a surpris juste au moment où j'allais vous
faire une de ces peurs!... Il m'a coupé mon
effet.
IRENE, qui ne s'est pas rendu compte de ce
qui s^est passé. — Tant mieux. J'ai horreur
de ces petites plaisanteries.
GEORGET. — • Figurez-vous que j'avançais à
pas de loup... j'étais déjà à deux pas et...
RICHARD, Vinterrompant . — Pauiot n'est
pas là?
GEORGET. — n finit son devoir... Moi ça
m'iarrête la respiration quand on me fait une
frayeur. (Essayant de mêler Uichard à la
conversation.) Et toi ? est-ce que...
• RICHARD. — Je t'ai demandé si Pauiot
était là.
GEORGET. — Je t'ai répondu.
RICHARD. — Ah!
GEORGET, qui s^ cst rcpris, à Irène. — Oh!
mais il est d'une humeinr, ce soir!...
IRÈNE, à Richard. < — Pourquoi es tu re-
vcmu? Tu ne vas pas là-bas?
RICHARD. — J'étais remonté, en atten-
dant; il n'est pas minuit, je suis en avance.
Mais je ressors à la minute.
IRÈNE. — Alors, en définitive, que vas-tu
lui dire ?
RICHARD, sèchement. — Ce qu'il faudra.
Ne te préoccupe pas de ça.
GEORGET. — Il n'est pas à prendre avec
des pincettes.
Richard se dirige vers la porte de sortie.
IRÈNE. — Tu t'en vas ?
RICHARD. — Oui.
IRÈNE, vivement. — Mais Georget s'en va
avec toi.
GEORGET. — Oui, oui. Je t'accompagne.
RICHARD. — Viens si tu veaix, mais je to
prierai de ne pas m'acoompa-gner, au con-
■^iraire. J'ai besoin d'être seul.
GEORGET. — Je te proposais cela pour te
faire plaisir, mais du moment que tu es dans
ces dispositions... (A Irène.) Vous avez, ma-
dame, un fils qui a bien le plus fichu carac-
tère que je connaisse...
RICHARD, avec un froncement de 'sourcils
et un geste d'impatience subit — Oh! mon
vieux, dispense- toi, ce soir, de ces plaisante-
teries dont tu es coutumier et que des per-
sonnes comme ma mère pouvaient passer à
un gamin, mais qui ne sont plus guère de ton
âge, je t'assure... C'est pour toi ce que j'en
dis...
28
Maman Colibri
GEORGET, une imperceptible petite rougeur
au visage, mais s'efforçant de rire tout de
même en regardant Irène. — Tu es bien ai-
mable. Je ne sais sur quel ton, je dois...
RICHARD, plus doucement et sérieux. —
Sur aucun; je n'ai voulu te donner amcujie
le^oai ; c'est mon affection pour toi qui a
parlé... Et devant ma mère nous n'avons pas
à nous gêner, n'est-ce pas? (Il lui donne une
tape sur l'épaule.) Allons viens mettre ton
pardessus, et filons...
SCENE XJV
Les Mêmes, PAULOT
PAULOT, arrivant du salon, — Où allez-
vous tous les deux? Vous sortez?... Je des-
cends avec vous.
RICHARD. — Nous n'alIons pas du même
côté.
PAULOT. — Ça ne fait rien. Georget \"a
m'emmener prendre uin bock chez Zimmer...
Tu veux bien?... Chouette!... {Richard et
Georget sont sortis.) Maman, je peux pren-
dre une de tes cigarettes?
IRÈNE. — Tant que tu voudras.
Paulot choisit une cigarette dans un étui sur la
table.
LA VOIX DE RICHARD. — Bépêche-toi . . . Je
vais vous déposer en voiture...
Paulot les rejoint en courant, et la porte de
oauche reste ouverte derrière lui. Irène, qui ne
s'est pas levée de tout ce temps, le iivre but
le;, «enoux. et à qui d'ailleurs <ett<^ petite scène
a échappé complètement, repi'end sa lecture...
La lampe éclaire sa nuque penchée et ses épau-
les blondes. Un temps s'écoule. Richaixi ren-
tre à gauche, il avait laissé son châpea-u sur une
chaise, près de la porte. Il vient le repreivire.
A son tour, il considère sa mère de loin. On
dii-ait qu'il l^ésite... P^ais. il se met à fAÎre ce
qu'il â vu faille à Georget tout à Tlieure : il
marche de la même façon, sur !a pointe des
pieds. De l'œil il se remémore le chemin par-
couiii |3iar l'autre. Il fait exactement, pas à pius,
tout ce qu'fî fait Georget. On sent qu'il se re-
constitue à lui-même la scène ou'il a surprise.
Irène ne l'entend pas. Quand il est près, towt
près, à portée de souffle, derrière sa roère, on
le voit nettement hésiter, puis faire comn»© un
p-and effort sur lui-même, et, le cœur battant,
il ose sur la nuque de sa mère un baiser qui
n'est pas de fils, un baiser prolongé, qui la
fait frissonner, toute, dune délicieuse erreiur.
Elle renverse La nuque en arrière, sans une hé-
sitation, sans un doute, livrant sa chair aax
lèvres de l'amant et on l'entend murmurer
d'une voix chaude et imperceptible, comme
dans un soupir : « Chéri! » Une seconde... Les
yeux de la mère et du fils se rencontrent. C'est
brusque et terrible. Ils sont pâles, tous deux,
de ce qu'a d'efïrayant l'éclair de cette minute
et de cette méprise...
RICHARD, simplement.
man.
Bonsoir, ma^
Il sort, en mettant son chapeau, pendant que
le rideau tombe.
WCHARD. — J'ai a. te parler, Paulot.
ACTE DEUXIÈME
Une sorte de hall-salon dans une vïlla-locative donnant sur
un grand parc. Une villa moitié château, moitié maison de 'plai-
sance d'assez grand air. Les portes- fenêtres au fond donnent di-
rectement sur' le jardin, sans perron. C'est une chaude journée
d'orage. Les portes sont ouvertes à tous les courants d'air.
SCÈNE PREMIÈRE
PAULOT, RlCHxVRD
Pauïot est assis à une table, sur la gauche, à
côte d'une pile de bouquins d'écolier.
RiiHARD, entrant. — Je te dérange, tu tra^
viailles?...
PAULOT. — Je finis un exemple de colle
pour le bachot d'octobre. Ce n'est pas pressé.
RICHARD. — ^ J'ai à te parier, Pa,ulot...
Non, non, reste assis.
PA.ULOT. — Important?
HJCHARD. — Grave... Pasee-moi une allu-
mette. (It allume une cigarette.) A quelle
heukre Georget doit-il venir de Trouville?
FAULOT. — Je crois, par le train qui part
à 2 heures de Trouville.
RICHARD. — Il faut un quart d'heure, au
plu®, de trajet, n'est-ce pa-s, pour venir jus-
qu'à Touques?
FAULOT. — Comment ! tu n'as pas encore
pris le train, depuis que nous avons loué? Je
croyais que tu étais allé à Trouville avant-
hier.
RiCHAUD, — A cheval.
PAULOT. — Par le train, moi, je mets un
quart d'heure, juste, et dix minutes pour ve-
nir de la gare ici, à pied.
RICHARD, regardant sa montre. — Bien.
Nous avons le temps de causer. 11 va se pas-
ser peut-êtft'e aujourd'hui quelque chose de
grave. Il vaut mieux que tu sois averti... Ne
t'effraie pas. ^
PAULOT. — Que veux-tu dire?... Je ne com-
prends rien. En quoi Georget est-il mêlé à...
RICHARD, avec solennité. — Georget a for-
fait à l'honneuT. (Mouvement de Faiilot.) Ne
m'interroge pas. C'est un misérable. Je suis
décidé à ne pas te répondre sua- ce chapitre.
Qu'il te suffise de savoir, quelle que soit sa
faute, qu'elle est gi'ave, très grave. Il nous ;i
traJîis de la plus odieuse façon.
PAULOT. — Mais dis quoi?... Un abus de
confiance? un... vol, peut-être?... dee docu-
}o
Maman Colibri
ments de la maison?... Quoi?... des tripo-
tages d'argent?... dis?...
. RICHARD. — N'importe !... la question n'est
pais là.
PAULOT. — Mais nous y sommes mêlés?
RICHARD. — De très près.
PAULOT. — I Papa sait?
RICHARD. — Non. Et il importe qu'il ne
sache pas. Ta parole que tout ce que nous
'disons restera secret pour lui, pour maman et
pour qui que ce soit d'ailleurs.
PAULOT. — C'est juré.
RICHARD. — Merci, vieux. Je sais qu'on
peut déjà se confier à toi comme à un homme.
Du feu? (Paulot tend une autre allumette à
Eichard.) Merci.
Bichard est assis auprès de la table. Il balance
lentement sa jambe croisée et envoie de lon-
gues bouffées au plafond.
PAULOT. — Père doit ignorer, dis-tu ?
RICHARD. — Il faut à tout prix lui éviter
cette émotion^et les conséquences en seraient
trop graves. De plus, la chose doit, tu en-
tends? doit être réglée de lui à moi. Si je
me confie à toi, petit, c'est que j'ai besoin
d'un confident. Ce me serait dur de garder
pour moi souil, sans un témoin, la responsa-
bilité de ce qui va se passer. On est des amis,
pas vrai?... et puis aussi, on est des frères.
Ça ne s'oublie pas dans les moments graves.
Et on ne sait jamais ce qui peut arriver.
PAULOT, les yeux dans les yeux. — A ce
point-là ?
RICHARD, hochant la tête. — A ce point-là.
Silence. On voit que Paulot réfléchit; puis il
baisse les yeux.
PAULOT, sur ses cahiers, simplement. —
Bien.
RICHARD, se balançant toujours, tout en
agitant nerveusement sa cigarette. — Voilà.
PAULOT. — Bien.
RICHARD, après un silence. — Je t'affirme,
Paulot, que tu peux t'en rapporter absolu-
ment à moi. J'ai dit le mot : un misérable.
PAULOT. — Tu es certain de ne pas te
tromper?
RICHARD. — Oh! j'ai attendu... Il y a deux
mois je n'avais que des doutes sur sa con-
duite. La première chose inquiétante me fut
révélée le jour même où j'ai rompu avec Ni-
chette... li s'en est aperçu... Et les semaines
qui suivirent, je ne pus pas le pincer... Il se
méfiait... J'espérai alors m'être trompé, et
dès lors j'ai été oooLipé par mes formalités de
fiaaiçailles avec Ma^leleine... 11 m'a fallu aivssi
vérifier les affaires de M"^^ Chadeaux qui
n'étaient pas en ordre, puis c'est moi qui suis
venu choisir et louer cette villa... tu te sou-
viens? Ce fut long à trouver, puisque maman
ne voulait pas une villa avec l'air direct de
la mer ; bref, je n'ai pas pu surveiller les
agissements de Georget. Ce n'est qu'il y a
ti'ois semaines juste... [IL réfléchit.) oui,
juste... deux ou trois jours à peine avant
notre départ de Paris et notre installation
ici, que j'ai acquis la certitude absolue que je
redoutais... Alors, comme il était convenu
que Georget devait aller passer l'été à Trou-
ville, j'étais sûr que l'on se verrait tous les
deux jours au moins : j'ai attendu... J'ai
calmé mon émotion, j'ai supporté mon dé-
goût. Maintenant j'estime que cela a assez
duré... Tout le monde ici est tranquille, bien
installé; père tire les oiseaux de mer... il va
tous les jours à cheval prendre son bain...
J'ai donc bien mes journées à moi, toutes à
moi. Nos affaires, très en ordre, peuvent dor-
mir jusqu'en octobre; Madeleine est en Au-
vergne avec sa mère et nous ne nous verrons
qu'en novembre, juste pour le mariage... Tu
vois que tout est pesé, que je n'agis pas à la
légè-re et que j'ai choisi mon moment pour in-
tervenir. (7^ 56 lève.) Mais, par exemple,
j'ai hâte maintenant, ah ! oui j'ai hâte d'ef-
facer sur sa figure ce vilain souvenir!...
Chasser le bonhomme de chez nous, ce n'est
pas suffisant; je lui donnerais le moyen de
profiter ailleurs de sa faute, et plus à l'aise...
Non, un bon coup d'épée, voilà la seule signa-
ture qu'il faille au bas de cette histoire et
qui servira en même temps, pour la galerie,
de prétexte à ne plus jamais nous revoir.
PAULOT. — Alors, expliquez-moi bien mon
rôle, veux-tu, que je ne commette pas de
gaffe.
RICHARD. — Je vais procéder ainsi : après
l'explication que nous allons avoir, nous pren-
drons un prétexte banal... Par la suite, quoi
qu'il advienne, tu ne nous démentiras jamais.
PAULOT. — Compris.
RICHARD. — Je te tiendrai au courant de
ce que nous aurons décidé, au fur et à me-
sure. Je te donnerai aussi en dépôt, — pour
quelques heures seulement, rassure-toi, —
deux ou trois lettres. On ne sait jamais! 11
peut arriver un malheur ; il faut que nous
soyons d'accord.
PAULOT, timidement — Est-oe que?...
RICHARD. — Est-ce que?...
PAULOT. — Rien.
RICHARD. — Si, parle. Tu voudrais dire
quelque chose
PAULOT. -^ Non, rien.
RICHARD.*^ Je vois tcs grands yeux bleus
qiri essaient de me percer... Rassure-toi. Si
j'affij'me que nous devons, moi agir, et toi te
taire, tu peux vivre tranquille et sans émo-
tion.
PAULOT. — Je n'en ai pas.
RICHARD. — Bravo ; voilà comme je
t'aime... Quant a.ux vraies raisons, je ne te
les donnerai pas, je t'avertis. Il y a des choses
dans la rie qui ne sont point de ton âge, des
responsabilités peu drôles... ah! (Il fait un
geste emphatique.) Tu n'as vraiment aucun
soupçon de rien?
PAULOT. — Non, je te jure...
RICHARD. — Nous prendrons très proba-
blement un prétexte de femmes... une cocotte
Maman Colibri
3ï
quelconque... la petite Aline, peut-être...
PAULOT. — Aline, c'est bien invraisem-
blable.
RICHARD. — Ou Liane.
PAULOT, interrogeant. — Et vis-à-vis de
Georget lui-même, que dois-je?..o
RICHARD. — Tu es un chic type.
RICHARD. — Règle-toi sur moi... Adopte
mon attitude. (Nouveau silence. Regardant
Paulot qui a la figure baissée et contractée.)
Paulot, tu n'es pas ému ?
PAULOT. — Non. J'ai un peu chaud, à
cause de l'orage.
On sent que le petit ne veut pas laisser percer
la moindre impression. Il est simple et raide.
RICHARD, essayant un ton délibéré. — Le
fait est que le temps est éreinfcant! (Faulot
s^est remis à travailler doucement, comme si
de rien n^ était. On devine que c^est pour ca-
cher courageusement les cillements de ses
yeux. jRichard se lève, va à lui et lui soulève
de la main une boucle blonde sur le front.
Avec émotion :) Tu es un ohic type.
Il l'embrasse brusquement.
SCENE II
Les Mêmes, GEORGET
GEORGET, paraissant à la porte du jardin,
sanglé dans un costume d'été, strict, frais et
joli. — Ouf! 11 y en a une petite trotte de la
gare, mes enfants! C'est gentil, hein, de
venir par cette chaleur? Dites encore que je
ne suis pas un aminohe ! B'jour, Paulot ! Tu
travailles P Va, va, mon vieux, que je ne t'in-
terrompe pas.
PAULOT, après avoir regardé ion frère. —
Oh! j'ai fini.
GEORGET. — D'ailleurs, comme tu seras
t.ollé en octob»© de toute façon... ne te foule
pas.
RICHARD, souriant. — 11 me semble que tu
es bien beau.
GEORGET. — N'est-ce pas? J'ai sorti un
petit complet! Je n'ai pws encore osé le met-
tre à Trouville, sur la plage... je l'essaie ici...
C'est peut-être un peu osé... qu'en penses-tu?
Il y a le ruban du chapeau qui est dune au-
dace ! Et qui me donne un peu l'air calicot,
hein ?...
RICHARD. — Tout à fait.
GEORGET. — Ah! bien! compris... (S'adres-
sant à son costume.) Toi, tu vas retourner
dans la malle. (A Eicfiard et à l'aulot.)
Alors on ne vous verra pas un peu? Vous
allez vous terrer ici, tous deux? Venez donc
un peu rigoler à Trouville. Richard, le casino
t'attendra de huit à onze, entends-tu ? de
huit à onze, toi et ta galette.
RICHARD. — Mais c'est possible.. =
GEORGET, d'un air distrait et empressé. — ■
Ta mère va bien? J'oubliais de te le deman-
der.
RICHARD. — Merci, merci.
GEORGET. — Et M. de liysbergue... natu-
rellement. . .
RICHARD. — Il tire en ce moment
GEORGET. — A quoi? la chasse n'est pas
ouverte.
RICHARD. — Oh! dans la propriété... quel-
ques oiseaux de mer qui volent ju.squ'à Tou-
ques. Les gardes ne peuvent rien dire.
GEORGET, sentant le froid et parlant avec
abatage. — ■ Vous ne savez pas qui est arrivé
hier aux Roches?... la petite madame Stauf...
et ses filles... Charmantes, ses filles! je ne les
connaissais pas. Et Stauf, lui, a installé
Adrienne Véry à deux pas, dans une villa...
Il se cherche des alibis pour avoir l'air moins
cocu. Les de Rieux sont au Continental... tu
le savais? C'est tou.t ce qu'il y a de neuf, je
crois... Oh! puis, Mélita!... Figure-toi, la
grosse Mélila, en costume de bain tonkinois,
avec des. dentelles couleur orange et un
maillot lophophore... elle a l'air d'un pa-
villon de yacht... Inénarrable, mon cher!...
Tous les mineurs se détournent quand ils la
voient.
A ce moment, on entend dans la maison la voix
d'Irène qui chante. La voix avance précipi-
tamment. Tous les trois l'écoutent, comme si
cette voix était un personnage important.
32
Maman Colibri
SCÈNE III
Les Mêmes. IREXE
La porte de droite s'ouvre. Irène entre, la chan-
son sur les lèvres, joyextse. les yeux brillants.
Elle a un petit tablier blanc brodé par-dessus
.sa robe.
IRÈNE, de la parie, en rianf. — Je ne me
trompais pas. J" avais entendu votre vois...
ISt-Vî. — Ne suis-je pas gentiluc, hein*,
AVEC GK TABLIER DE POUPÉE ?
et votre pas sur le sable... Bonjour. Geo...
Vous ne savez pas ce que je fais?... Et
d"aix)rd. ne suis-je pas gentille, hein, avec ce
tablier de poupée ?
GEORGET. — Voiis ave? Tair Louis XV.
ihLnt. avec une grimace. — Horreur!
Voufi ne savez pas c-e que je fais?... Des pra-
lines... des pralines à la rose, une recette à
moi ; c'est délicieux. Si vous êtes sage, votis
en anr^z... {à^Ue en iire vne de lu poche de
toNier et la croque.) Xe vou» imaginez pas
qiie c'eist à la cuisine que j'of)ère. Je fais ça
sur une lampe à esprit de vin : et je tourne.
je tourne... Je dois être toute rou^e.
GEORGET, montre h rrthai\ de son chapeau.
— Pas tant que mon ruban!...
IRÈNE, croquant une seconde praline. —
— C'est vrai, vous avez un petit genre bal-
néaire, mon cher... {Elle fait claquer sa Lan-
gue.) Ça vous va très bien d'ailleurs. Je ne
vous fais pas souvent de compliments, mais
quand je m y met,sl... A part vos gants... ils
vous aveuglent '... Des gants blancs, à quatre
heures, à la campagne? Georget vous êtes
fou !
(^ORGET. — On a une manière de me dire
mes vérités dans cette maison !
iss^E. — Dieu, que j*ai chaud!
GBo&GET. — Sans doute cet affreux temps
lourd.
IKÈNE. — Pouvez-vcus dire! Il fait
exquis... Cest un temps d'abeille. J'adore.
Xcins aUcffis sortir tout de sttite, rite.,. J'»i
envie de faire dœ kilMnètres aujourdlmi. On
va se pajer vae loi^ue promenade tous les
trois, pas?
RiCTiARD. — Pour ma part, je suis f»tigaé.
TEŒZfE. mns hésiter, — Bon. G^rget m'ae-
compa^nera... {Elle le regarde dans les yeuje.}
si ça ne l'ennuie pas trop, tcmt de nénie, ce
jeune hoiiae!
wmmwâmmt. — Chère madame...
jette ^fne fleur de son corsage en
t'air, 9H piafond. comme ça, sans raison;
puis elle pirouette sur ses talons et se dirige
vers la porte. — Je rais mettre moB ciâr-
peau... Allons, bien!...
GEOKGET. Quoi?
rRÈNE. sur le pas de la porte, la mctin
tendue — La- pluie.
GEORGET. — Un nuage qui passe. Toyess, il
y en ii pour cinq minutes!...
IRÈNE — Cinq minutes, cinq minutes!...
Oh! que c est rageant!... J'avais une envie
folle de sortir, de courir. Mes jambes se sont
engourdies à travailleur.
GEORGET. — Ça va passer... Attendons.
IRÈN'E, le rc'jajrdont. — Je ne peux pa5
supporter les déceptions.
GEORGET, liant. — Eh bien, jouons à quel-
que chose... Une petit jeu innocent...
IRÈN'E — Vous faites bien d'enlever vos
gants! Dieu qu'ils sont laids!... Donnez-moi
ça; TOUS ne les remettrez plus... je vais les
jeter dans le puits.
GEORGET. — Hé! hé là! pas de blague...
rendez-les-moi. . .
iRÈNT. — Jamais de la vie! Ils ont besoin
d"ê«-e salis un petit peu. La pluie leur fera
du bien.
GEORGET. — Voulez-vous!... J'en ai besoin
pour ce soir!...
IRÈNE. — \'enez les prendre... Je vous défie
de les attrapej-... morveux!...
GEORGET. — Ah! si VOUS êtes poUe. alors...
(Comme une enfant en récréation, elle le
défie du- geste et de la voix. Leurs yeux amou--
reux brûlent à se fixer.) Je ne les attraperai
pa5? Je ne les attraperai pas?
Avec de petits cris de joie, des rires, elle court
et ils se cherchent de meuble en meuble sans
voir les deux enfants, graves et accotés, qui
lee fixent, sans bouger." Un moment Irène er
Maman Colïbjj
}}
Cîeorget sortent en courant, par La porte dii
jardin.
PAULOT. — ■ Ohl Richard!...
RICHARD. — Quoi ?
PAULOT, pâle. — Rien, rien.
IRÈNE, rentre, poursuivie par Georget. —
Ah! est-il bétel il a failli tomber... Pouce!...
SCÈNE IV
IRÈNE. — La pluie.
(Elle a les cheveux presque défaits, le teint
animé; sa poitrine se soulève avec force.)
Je n'en peux plus! Je suis essoufflée!... Te-
nez, les voilà vos gants!,.. {Elle tombe sur un
fauteuil, près de Georget. A Georget, à voix
basse.) Chez nous... pars le premier... Je te
rejoindrai...
GEORGET, même jeu. — Donne-moi un pré-
texte de partir. (Il fait un signe en montrant
les gants.) Ils sont jolis maintenant... pleins
de terre mouillée.
IRÈNE. — Richard vous en prêtera. N'est-
ce pas?...
RICHARD. — Certainemerit.
Richard a échangé quelques mots avec Paulot
qui s'en va.
GEORGET, à la porte, montrant le ciel
éclairci. — Qa'est-ce que je disais?
IRÈNE. — C'est vrai? Vite, vite!... Geor-
get, allez détacher le lévrier noir... nous le
prendrons avec nous. Et passez devant, par
l'allée des noisetiers. Je vous rejoindrai. Je
vais mettre mon chapeau,
Georget sort.
IRENE, RICHARD, seuls.
IRÈNE. — Vraiment, je ne te comprends
pas... Je ne suis pas fâchée d'avoir envoyé
Georget en avant, pour avoir l'occasion de
te dire que ton attitude vis-à-vis de ton ami
est tou<t à fait inconvenante. On n'a pas idée
d'être ours à ce point!... Etnfin, voilà un gar-
çon qui vient nous voir exprès, et se déplace
tous les jours de Trouville pour nous tenir
compagnie... en somme, c'est très gentil; et
tu le traites avec un sans-souci extraordi-
naire ! Il entre, il sort, c'est pour toi comme
s'il n'existait pas... Il finira par se froissear.
^ RICHARD, les joues empourprées. — Tu
crois?
IRÈNE. — J'en suis sûre. Et l'on se frois-
serait à moins. Il est possible que la présence
de votre camarade vous ennuie, soît ; mais
laissez-le moins paraître, que diable!... Avez-
vous eu des dissentiments ensemble ? Non,
n'est-ce pas?
RICHARD. AUCIHI.
IRÈNE. — Eh bien alors, par égard pour
nous tous, je te prie désormais de mieux re-
cev'^oir tes amis.
RICHARD, 5e contenant. — C'est à moi qu«
tu parles de la sorte?
IRÈN'E. — A qui voudrais-tu que ce soit?
Simple remontrance domestique dont je te
prie de tenir compte, voilà tout.
RICHARD, avalant sa rage, les yeux ar-
dents, et -un petit rire nerveux aux lèvres. —
T\i exagères, je «rois...
IRÈNE. — Du tout.
RICHARD. — Si, si, tu es très nerveuse de-
puis quelque temps ; le premier air de la cam-
pagne te met trop de joie en tête... C'est ton
excuse. Et pour que tu en arrives à me par-
ler SUT' ce ton, c'est que tu as perdu évidem-
ment la notioji dea choses... tu te grises... tu
ne vois plus...
IRÈNE, sévèrement. — ■ Richard, veux-tu
parler plus poliment à ta mère, s'il te plaît !...
RICHARD. — Si, si, tu perds pied.
IRÈNE. — Richard, assez!... Tu es encore
à l'âge de l'obéissance, et je te le montrerai...
Puis!... (elle hausse les épaules.) je vais met-
tre mon chapea-u... J'inviterai probablement
à dîner notre ami, et j'espère que tu tiendras
compte de mon observation.
Elle se dirige vers la porte de gauche.
RICHARD.
IRÈNE. —
— Maman!...
Quoi?...
Richard la regarde fixement, les lèvres tremblan-
tes, puis soudain, très calme, très doucement,
mais avec une voix ferme.
RICHARD. — Je te prie, tu entends?... je
te prie de ne pas aller aux Granges.
34
Maman Colibri
IRÈNE, sursautant. — Aux 'Granges!...
Que veux-l7u dire.^ Qu'est-ce que c'est que ça,
les Granges?
RICHARD. — C'est une petite maison à
droite, sur le chemin de la Touque, où tu vas
tous les jours, et où Georget se dirige en ce
moment.
IRÈNE, balbutiant, décontenancée. —
Qu'est-ce que tu veux insinuer ? Peut-être,
en effet, oui, suis-je allée par hasard...
RICHARD, Vinterrompant. — Maman...
oomprends-moi... Tu n'iras pas... tu n'iras
plus jamais aux Granges...
IRÈNE. — Je...
Elle le regarde, effarée; elle suffoque. Elle es-
saie de parler ; devant le regard de son fils,
elle ne peut pas. Elle tombe sur une chaise
contre la table, la tète dans ses coudes.
RICHARD, émotionné, cherchant ses mois.
^— Je n'ai pas à te juger... Un fils ne juge,
pas sa mère. Rien de ta vie ne me regarde...
J'ai voulu seulement t'avertir... Je n-e t'au-
RICHARD. — Je n'ai pas a te juger...
rais, je crois, jamais rien dit... mais vrai-
ment, l'affront que tu viens de me faire... ah !
c'était trop! Il faudrait être de marbre! Il
y a près d'un mois que je garde seul oe se-
cret... H ne sortira pas d'entre nous, je te le
jure... Tu peux être tranquille, mon père ne
s'en doutera jamais... Il faut qu'il ne s'eii
doute jamais.
IRÈNE. — Ah! mon pauvre RichaTd! mon.
pauvre enfant !
Elle pleure maintenant, la tête enfouie : on n'en-
tend que ses sanglots dans le silence.
RICHARD. — Je n'ai pas autre chose à te
dire... voilà.
Il se dirige vers la porte.
IRÈNE. — Pourquoi t'en aller, Richard .? A
quoi bonr Ah! maintenant!... Puisque c'est à
toi et non à tcn père que le sort a réservé le
terrible choc... pourquoi hypocritement nous
éviter, nous fuir, sans une parole échan-
gée P.. . Ce serait trop affreux. A mon fils je
dois l'explication, si possible, de ma con-
duite
RICHARD, secouant la tête. — Non!
IRÈNE. — Ah! folle que j'étais, en effet!...
folle qui ne voyais pas les regards de son fils,
foUe qui ne croyais même que cette chose fut
possible !... Richard, écoute. ..tu vas te marier
bientôt... tu vas nous quitter... voici que la-
vie commence pour toi... Le passé que tu
laisses derrière, qu'il ne soit pas trop gâté
dans ta mémoire... Garde-moi ton souvenir
pareil... Ne juge pas trop mal ta mère.
RICHARD. — Je répète que je n'ai pas à te
juger. J'adore mon père infinimemt... je le
vénère... mais je sais que, dans une certaine
mesure, il n'a pas toujours été bon... atten-
tif... il t'a délaissée... Il a eu des maî-
tresses. . . Et sa.ns doute cela est-il suffisant
pour expliquer...
IRÈNE, l'interrompant. — Non, je n'ai pas
besoin d'excuse. Une jeune fille peut être
abusée, une femme ne l'est pas... Seulement,
je ne sais pas, moi... c'est allé si vite, ces
quinze dernières années!... La vie est si
courte, mon Dieu! cela va, cela va... Il me
semble que c'est d'hier que je t'ai eu... Je te
vois encore petit, comme oa... avec tes che-^
veux dans le dos. Mon Dieu ! on n'a pas le
temps de se retourner, de comprendre ce qui
se passe... Est-ce que je sais, moi, seulement,
ce qui me tombe là, au plein milieu de ma
vie?... On m'a mariée à ton père, toute
jeune... et ensuite, les années ont filé, filé,.
c'est effrayant!... Te voilà grand, mainte-
nant; je vais bientôt te conduire à l'église,
et il me semble que c'est moi qui en sors, que
j'ai toute la vie devant moi, que ça com-
mence... Ah! on devrait se cacher, je le saisr
bien, de ses enfants, tant qu'on est capable
d'être encore une amante... les efnfants ne
devraient pas savoir... Je te demaïude pao*-
don, alors, Richard, si je te scandalijse ; mais
oe n'est pas ma faute... J'ai un printemps en
retard... tu sais, ça arrive... regarde... nous
en parlions hier, tu te souviens ? Il y a des
oiseaux qui se mettent à bâtir leur nid très
tard... On se dit : « Sont-ils bêtes! Voilà
Maman Cchbi:
3^
l'automne! » Il faut nous excuser; c'est une
errevir de saison... Vois en ta mère une chose
fragile et désolante. Ferme les yeux, mon
petit, si je t'offusque... Moi, j'ai um médail-
lon où il y a des clieveux de maman quand
elle avait vin^ ans... des cheveux blonds,
exquis... ça m'a toujours presque choquée :
ils sentent les baisers, ces cheveux... Il faut
oublier ça, vois- tu, c'est des impressions... et
penseï' que, si rien de tout cela n'est bien
fameux, il faut être bon tout de même, parce
que les cœurs ont déjà beaucoup de peine à
être les cœurs qu'ils sontl
Elle éclate en sanglots.
RICHARD. — Tu n'avais pas à t' excuser...
Rien n'entache mon respect pour toi. Tout
cela doit me rester absolument étranger. Ma
mère, c'est ma mère. Ce qu'elle a fait, ce
qui s'est passé, échappe complètement à mon
jugement et ne me regarde pas; c'est lettre
morte, un voile baissé {Avec véhémence.)
Mais ce qui me regarde, par exemple, c'est
l'affront fait à mon père !
IRÈNE. — Que veux-tu dire par là?...
RICHARD. — L'offense qu'il ignore et qui
insulte, venant d'oii elle part, toute la fa-
mille et l'amitié trahies, voilà ce qui me con-
cerne ! Mon père est forcé de sourire tous les
jours à qui lui a pris l'honneur de son foyer...
Je suis là, moi, pour le représenter.
IRÈNE. — Ah ça, mais!.., Kichard, tu ne
m'as pas comprise? J'excuse ta première im-
pulsion, dans l'emportement bien naturel de
la jeunesse... La seconde sera toute de raison,
de pitié, j'en suis sûre.
RICHARD, avec emportement. — Tu n'ias
pas imaginé, j'espère, maman, que je touche-
rai seulement une minute de plus la main de
cet individu, que je tolérerai sa présence seu-
lement un joiiîr !...
IRÈNE. — Il ne s'agit pas de cela... Après
la révélation que tu viens de me faire, Ri-
chard, sois sûr que je n'imposeiiai pas à ta
délicatesse la moindre s/tuation qui la puisse
blesser. Tu ne re verras pas Georget, que peut-
être dans la mesure des circonstances forcées
pour ne point éveiller les soupçons de ton
père... Mais tu peux t'en reposer sur moi,
sans nulle crainte. Cette conversation, ce
qu'elle ouvre tout à coup dans ma oonscieçnce
de nouveau, tout va m'en donner le courage
et... (Un soupir.) peut-être aussi la force!
En tout cas, tu peux t'en reposer sur moi
pour que rien ne t'atteigne; cela je te le
jure.
. RICHARD. — • Ah! non, non! Ta vie te con-
cerne, entendu!... arrange-t'en. Mais nous
avons un compte à part à régler, d'homme à
homme. Il sera réglé, j'en réponds. Comment,
oe garçon que j'ai introduit chez nous, aur
quel j'ai donné mon amitié et ma confiance,
qui m'a trahi lâchement, hypocritement, qui
est venu introduire ici le déshonneur... eh 1
oud, appelons les choses par leur noml... le
déshonneur dans la maison intacte, ce gaS-
lard-là resterait impuni?... Mais je voudr.H8
me retenir de lui souffleter la face que je ne
le pourrais pas! Tout mon sang ne fera^
qu'un t':^"^! Non, non, c'est un compte parti'
IRÈNE. — L'ennemi!... je l'ai vu, la, dkns
LES YEUX DE MON PROPRE ENFANT !...
culier, en dehors de tout, qui ne ressort qm
de moi! Cela ne s'appelle pas une répai»
tion, mais de la vengeance !
IRÈNE, poussant un cri. — Ah!..^
RICHARD. Quoi?
Elle est droite, le doigt fixé vers le îront âe
son fils.
IRÈNE. — L'ennemi!... je l'ai vu, là, dam.
les yeux de mon propre enfant!... rennemi'.
RICHARD, se redressant. — Le justicieC;
tu veux dire.
IRÈNE. — Le jus;ticier! Ah! le gnaîtf
mot!... La jeunesse s'en enivre, de ces iz^^i»
là ! Tu en pèseras plus tard la vanité. EoG?^idj.
Richard... la situation est assez pénible, m
nous payons pas de phr-ases creuses, <d':atiî-
tudes. Appelons du fond de nous, an «con-
traire, tout ce que nous pouvons de sagesse»
sans excès, mais sans faiblesse. Tâche de bÎMi
comprendre ceci, posément et sagement ' jfe
t'ai élevé, j-e t'ai consacré mes années, avec
un amour et un dévouement de tous les ins-
tants; te voici grand; maintenant tu va«
bientôt voler de tes propres ailes, partir,^-
a,ii mois d'ootobre tu seras marié; tu v^
aimer à ton tour, fonder une famille noa^
;6
?
Maman Colibri
velle : j'ai accompli mon devoir vis-à-vis de
toi, ma fonction de mère est terminée. Va
Ters ta vie. Ne retourne pas la tête. Ce qu-e
tu laisses derrière ne t'appartient plus. Dis-
toi cela qui est la vérité... et va! Nous
sommes qiiittes.
■"^ RICHARD. — D'abord je ne suis pas encore
. |>a,rtJ ! Et puis j'ai eu tort de dire le moin-
dre mot là-aessus... Je me suis emballé; je
. rétracte.
IRÈNE. — Tais-toi! tais-toi! Que comptes-
tn faire ?...
RICHARD. — Ça me regarde.
IRÈNE. — Moi aussi... Réponds, réponds...
Mais, mallieureux, ce n'est pas possible! Tu
IRÈNE. — Pour moi, Richard, pour moi,
JE t'en supplie...
es d'une force exceptionnelle aux armes...
je l'iai voulu ainsi!... Lui, ne pourrait pas se
défendre, il ne se défendrait pas, je le con-
nais... Ce serait un crime abominable!... Ri-
chard ! tu ne vas pas te battre ?
RICHARD. — Je n'ai pas dit cela... Je n'iai
rien dit. D'ailleurs, rassure-toi ; en tout cas,
■Ui personne sera écartée soigneusement...
IRÈNE. — Je te défends de te battre!...
RICHARD. — Ah ! je t'en prie, maman, as-
sez!... On a ça dans le sang ou on ne l'a pas!
On ne discute pas ces sentiments-là, d'abord.
Ht mettons que je n'aie rien dit... D'ailleurs
oui... tu as raison... Je réliéchirai.
IRÈNE, arec désespoir. — Ecoute... je te
Bromets, je te jure que tu ne le verras plus.
Je ne peux pas mieux dire, mon Dieu!... Que
je ne le verrai plus, même...
RICHARD. — Eh bien... oui... oui... je ré-
fléchirai.
IRÈNE. — Tu mens! je vois bien que tu
mens, pour ne pas m'e/f rayer... Songe que
c'est moi la coupable. Tu parles de justice!
Songe, s'il y a une punition, elle est pour
moi! C'est un enfant, lui... un vrai enfant...
Tu commettrais un assassinat!
RICHARD. — Ce n'est pas pour moi que tu
as peur !,..
IRÈNE. — Ah! je sens que je ne fais que
t'exaspérer ! .Mais je suis au martyre!...
Songe à moi... c'est effrayant! Calme-moi,
Richard... je ne devrais pas te montrer cette
aruxiété... Mais que veux-tu, on n'a pas le
cœuiT tout d'une pièce... On en a des mor-
ceaux qui appartiennent à tous ceux qu'on
aime... il faut avoir pitié...
RICHARD. — Là, là... c'est entendii!...
Calme-toi... Puisque je te dis...
IRÈNE. — Pour moi, Richard, pour moi,
je t'en supplie... (Elle est presque à genoux,
les yeux cramponnés, le geste errant. Tout à
coup, elle se relève d^un bond.) Ah! malheu-
reux ! malheureux ! je vois dans tes yeux la
résolution implacable... Tu verras, tu aimeras
un jour... que dis- je .^ tu aimes!... Un jour, à
ton tour, tu subiras la force de ton co^tir...
tu souffriras... Puisses-tu te rappeler alors...
et qu'il ne soit pas trop tard !
RICHARD. — Mère...
IRÈNE. — Richard, écoute... Ne fais rien.
(Elle halète.) C'est le grand amour de ma
vie.
richarId. — Mais...
IRÈNE, avec passion. — Ne cherche pas à
comprendre ce que tu ne peux pas compren-
dre, comment une femme se sent assez af-
folée, acculée à assez d'effroi pour laisser
écha.pper un cri pareil devant son fils. . com-
ment il se fait qu'un enfant — un insigni-
fiant camarade pour toi • — soit pour moi la
source vive de ma vie, tout le tressaillement
de ma poitrine; mais crois-le!... Bouche-toi
les yeux, sans comprendre ; sauve-toi de cette
flamme... et laisse-moi!
RICHARD. — Voilà père.
M. de Rysbergue entre par la porte du jardin.
SCENE Y
• Les MÊMES, RYSBERGUE
Irène s'est vivement détournée et se compose un
visage.
RYSBERGUE, — Qu'est-ce qu'il y a? (Il con-
sidère leur trouble et les yeux mouillés de sa
femme.) Tu fais encore pleurer ta mère, à
ton âge, garnement.''
Maman Colibri
37
IRÈNE, se leyvani vivement. — Ce n'est
rien, ce n'est rien !
KYSBERGUE. — Qu'y a-t-il ? Des fâcheries
entre vous?
IRÈNE. — A peine... ne t'occupe pas.
Elle sort par la gauche, sans retourner le visage
vers son mari.
SCÈNE VI
RICHARD, RYSBERGUE
RTSBERGUE, à soTi fUs, lui montrant Irène
qui s'en va. — Tu vo'is... Je ne puis admettre
que, quelque lubie qui te passe par la tête,
ta mèi^e nous en ressorte les yeux rougis.
RICHARD. — Mais il n'y a là rien d'impor-
tant...
RYSBERGUE, V interrompant en -posant sur
une tahle le fusil et la carnassière qu'il por-
tait en handoulière. — Deux mouettes... Ce
passe-tenips est idiot... Je me s^iiis amusé, en
plus, à tirer sur une couleuvre d'eau... C'est
intelligent, hein? (// rit.) Ah! a*u. fait... je
viens, au bout du parc, de rencontrer Geor-
get.
RICHARD. Ah!
RYSBERGUE. — Oui. Nou« avons caoisé un
peu. Il est décidément très intelligent, oe
garçon... Déjà une compréhension sainte des
affaires... Nous avons eu tort de le négliger.
Qu'en dis-tu ?
RICHARD. — Je dis que...
RYSBERGUE, V interrompant, — Grand
tort!... On cherche des valeurs très loin,
pairfaig, alors qu'on les a sous la main. Et il
est utile d'intéresser de tous jeunes gens à
notre industrie, pour que, plus tard, ils
connaissent les rouaiges comme de vieux rou-
tiers. Aussi, je t'annonce une résolution qui
ne sera pas sans te faire plaisir... A la ren-
trée, je compte mettre ton ami Georget au
bureau, à la place de Waldteufel qui s'en
va... Déjà, je viens de lui souanettre ce pro-
jet. Il a accepté a.vec empressement.
RiCHARp. — Tu dis?... Voyons, père, tu te
moques de moi!... C'est un projet insensé,
fou...
RYSBERGUE, l'interrompant. — Pour-
quoi?... Ah! ça, je croyais te faire plaisir...
RiCHAR». — Tu t'amuses... A quoi rime
cette résolution soudaine et absurde ? Geor-
get! Ce serait risibleî... Il est aussi fait pour
les affaires que...
RYSBERGUE. — Que bien d'autres. Tu ver-
ras. Nous nous servons trop d'ingénieurs ; on
se sert toujours trop d^ ingénieurs... Je ne me
•trompe pas sur la valeur de ce garçon. La
jugeotte est bonne.
RICHARD. — D'abord, il est appelé par son
service militaire...
RYHBERGUE. — En novembre seulement...
D'ici-là il prendra le pli. Et puis nous lui
ferons avoir des congés.
RICHARD. — Tu lui donnerais le po.ste de
Waldtoulel? C'est trouvé.
RYSBERGUE. — Et, phis tard, s'il réussit,
je l'intéresserai de façon plus particulière à
nos affiaires... Allons, voilà qui est dit : le
mois prochain il aura son bureau non loin du
tien ; vous pourrez griller des cigarettes en-
semble, tout en causant d'exploitation, hé!
hé!...
RICHARD, haussant les épaules. — D'abord
je suis bien bon de m'inquiéter... J'y aurai
mis ordre auparavant.
RYSBERGUE. — Plaît-il ? Alors, désormais
je dis : Je veux... Et cela suffit!
RICHARD. — J'aimerais mieux ne plus
mettre les pieds au bureau!
RYSBERGUE. — Bah? mou garçon, il y a
donc quelque dhose qui cloche entre vous?
RICHARD. — Un compte à régler, peut-
être.
RYSBERGUE. — Eh bien, les bons comptes
font les bons amis. La raclée passée, tout ne
s'en portera que mieux.
RICHARD. — Cessons oe genre de plaisan-
teries.
RYSBERGUE, s'approcliunt de lui. — Non...
non. Tu aîS quelq-ue chose sur le cœur, Ri-
chai'.d : diss-le moi...
1U€HARD, battant en retraite. — Des ba-
gafteûes . . . saîtts conséq ueiirce . . .
Irène rentre chapeautée. Elle passe rapide et -se
dirige vers le jardin.
SCÈNE VU
RYSBERGUE. Tu SOrS ?
IRÈNE. — - Un petit peu...
RYSBERGUE, d'uu air détaché. — Tu tiens à
sortir ?
IRÈNE. — Pas le moins du monde... même,
si cela peut te faire plaisir que je reste?...
Je n'avais rien à faire.
RYSBERGUE. — C'est ça... Seulement c'est
impoli ce que je te fais faire là.
IRÈNE. — • Pourquoi donc?
RYSBERGUE. — Je viens de rencontrer
Georget qui m'a dit qu'il te devançait dîans
l'allée des noisetrers... Il va t'attendre, ce
pauvre garçon.
IRÈNE. — Oh! bien! il se promènera tout
seul; il a l'habitude.
EU© enlève son chapeau.
RYSBERGUE. — C'est égal !... Tiens, pen-
dant que vous allez vous réconcilier, ton fite
et toi, — car je ne vous conseille pas de res-
ter sur des malentendus, — je vaia lui t^nir
58 •
Maman Colibri
coKipagnie, à Georget... J'ai des choses à lui
làîrfi... et l'on bavardera avec ce bon petit
Je>KJie homme.
IRÈNE, inquiète, regarde son fils. D'un air
imlifférent ù son mari. — Mais je croyais
^ne vous n'aviez jamais de conversation sé-
TJeuse ensemble.
RYSBERGUE. — On chauge... Nous man-
jjcsîons de sujets... (li va à son fusil comme
fsmr le remettre en bandoulière.) Allons.
Il se dirige vers la porte.
IRÈNE, se levant en sursaut. — Je t'ac-
oampaene.
RYSBERGUi:. — Tu avais décidé de ne pas
sortir.
IRÈNE. — J'aime autant t'accompagner.
Nous n'avons, je t'assure, Richard et moi,
plus rien à nous dire.
RYSBERGUE. — Tu VOIS, Richard, comme
tiî rends ta mère nerveuse... et craintive do
iout.
IRÈNE. — Craintive, pourquoi?
RYSBERGUE, pose son fusH. Il se met entre
Irène et Bichard et le prend par les épaules.
— Voyons... vous avez des querelles? Ce n'est
pais bien. Racontez-moi ça, hein? On n'a.rien
àe caché pour moi, n'est-ce pas?
BrïCHARD, essayant de rire. — Des discus-
.^ions de domestiques, qu'est-ce que ça peut
>e faire?
IRÈNE, avec un sourire contracté. — Oui,
Ti'est-ce pas, Richard?...
RYSBERGUE. — Ce u'cst pas bien de ne
point me donner la part de vos soucis...
C'est donc si grave?... Un gros secret qui
TOUS pèse? Dites-le-moi.
IRÈNE. — Je te raconterai... Viens, sor-
tons.
RYSBERGUE. ' — Pourquoi trembles-tu ?...
mais oui, comme une feuille... Oh! comme il
doit être lourd et étouffant, ce secret-ià, et,
pour me le cacher, comme il faut avoir peur
de moi...
IRÈN-E. — Tu es fou.
RYSBERGUE. — Malheureuse ! Ce secret qui
&st entre vous, Vu ne vois donc pas que je le
eonnais maintenant!... {J^lontrant Bichard.)
Ton fils vient de me le révéler.
IRÈNE, dans un cri. — Que veux-tu dire?
RICHARD, en même temps qu'elle. — Père,
je ne comprends pas...
BYSBERGUE, V interrompant . — Oui, tu me
fas crié par ton silence, par tes yeux, par
tout ton brave petit cœur qu'on a offensé
6t que je voyais ti-épigner de colère, tandis
que j'inventaj£ cette imbécile histoire pour
»pier la flamme dans tes yeux!... Depuis
Ijuit jours, cette foile hypothèse m'était ap-
parue, mais ma raison se refusait à l'ad-
mettre. Je me disais : c( Une preuve de la
trahison, une preuve logique, il n'y en a
pa^» » Quand je suis entré, là, tout à
ilseure, vous me l'avez donnée subite, ef-
frayante ! Oh! votre attitude!... Oh! t-es
yeux rouges et glacés de tout à l'heure, oe
qu'ils révélaient!... Ainsi ton fils était ton
confident! tu as sali ton fils de cet aveu, tu
le faisais vivre avec ce secret ! Quelle horreur!
{Tout à coup.) Et l'autre, l'anitre... ahl
celui-là, par exemple!...
Il se précipite vers la porte du jardin. Irène
la barre.
RICHARD, retenant son père. — Père, père,
voyons, du calme... Dans cet état- d'agita-
tion, tu ne serais plus maître de toi!...
RYSBERGUE, essayant de se dégager. —
Laisse-moi... Je sais oii il est! Je vais le re-
joindre.
IRÈNE. — Ne passe pas ! Que veux-tu
faire? Tu as la coupable sous la main...
RICHARD. — Père!
RYSBERGUE. — ■ Je suis maître de ma vie et
de mon honneur !
RICHARD, r entraînant. — Ton honneur?
tu veux dire }e nôtre! Père, ce n'est pas de
ton âge, ni de ton rang, de te colleter avec
cet individu. Ressaisis ta dignité : tu seras
vengé...
RYSBERGUE. — Je n'en céderai la joie à
personne... Ah! la canaille!... Attends un
peu, que je le prenne à la. gorge, et...
Il s'élance. Irène, épçjivantée, contre la porte.
IRÈNE. — Pas lui... pas lui!... C'est moi
qui t'ai trompé, Jacques. C'est moi que tu
dois accabler de ta colère. Pourquoi ne le fais-
tu pas? Pourquoi n'as-tu pas même un cri,
une insulte pour celle qui te trahit?
RYSBERGUE. — Commcut oses-tu, malhex*-
reuse!...
IRÈNE. — Eh oui ! je dis que, s'il te restait
l'ombre d'amour pour moi, tu m'aurais, de-
puis cinq minutes, jetée à terre! Mais tu ne
m'aimes plus; alors, tes yeux sont fixés ai
dehors, vers ce petit que vous avez con-
damné. Non, non ! c'est moi qu'il faut frap-
per, Jacques, Jacques! car c'est moi qui t'ai
trahi et, sache-le, c'est moi qui me suis
donnée librement, volontairement et avec
joie!... Si après ce cri-là, tu ne me tues pas,
— tu n'es qu'un lâche !
RYSBERGUE. — Je te devine : tu voudraiv
détourner ma colère sur toi, pour que ton
am.ant soit épargné. Non il ne le sera pas,
il ne peut pas l'être, car il y a ici en cause
plus qu'une trahison d'amour, en effet...
(Montrant son fils.) la présence lamentable
de ton fils en est le témoignage! Ce qui est
offensé... et de quelle façon!... pour que nous
en soyons là, que notre enfant nous écoute et
nous juge, c'est une chose plus haute que
notre amour passé, fini,..
IRÈNE, rinter rompant. — Notre amoar est
mort, dis-tu ? Ah ! cela seul suffit, Jacques,
que parles-tu d'autre chose?
RYSBERGUE. — Si, il v a mou nom, mon
honneur, mon foyer! Et ces droits-là, tu vae
Maman Colibri
39
iOe conia'aître, car ils ne font pas grâce.
lïiHNE. — Depuis une heure, je n'entends
parler qu-e de justice, de droits de la famille,
de devoirs! On dirait la discussion d'un
traité!... Il n'y a. qu'une chose qui compte :
nos cœurs! Oui, je me suis mal conduite, je
t'ai trompé... oui, je suis cent fois coupable
'de oela... Souffres-tu? Alors frappe-moi : je
il'ai mérité.
RYSBERGUE. — Tu fais crreur ! Il n'y a pas
que ces souffrances ni que ces vengeances! Il
y en a de plus hautes. Ce sont celles qui
naissent des djroits acquis de la famille...
IRÈNE. — La famille, allons donc ! Vous
allez tuer cet enfant au nom de la famille et
de l'honneur ! Des justiciers, si c'est cela la
fr»mille, alors mensonge, mensonge!... Il faut
une de ces épreuves oii la vie vous accule,
'comme vous m'acculez contre des parois ef-
froyables, pour le sentir aussi nettement
tout à coup !
RYSBERGUE, à SOU fils. — Retire-toi.. .
*iaisse-nous, ta mère et moi.
Kichard fait un mouvement pour se retirer.
RENE. — Pas lui... pas lui!...
IRENE. — Pudeur tardive vî^aiment! C#
fils qui n'allègue plus que des droits d'homme^
qu'il reste! Il peut entendre souffrir la
femme, — la mère n'est plus!...
RYSBERGUE. — PauvTe égarée!... tu ne re-
connais plus les tiens... Si tu te voyais!...
Tu es comme ces bêtes sous l'empire d'un ins-
tinct de protection passager qui se préci-
pitent, folles, sur ceux qu'elles aimaient
la veille, comme sur des ennemis imagi-
naires...
IRÈNE. — Ce qu'elles défendent, ces bêtes,
c'est leur petit, c'est leur chair. (A son fils.)
J'ai été pour toi cette bête folle, Richard,
quand tu étais mon petit. Je n'aurais eu que
de la piété et de l'amour pour toi — dajis
n'importe quelle circonstance!... Et ma pas-
sion, je t'cai réponds, aurait parlé plus haut
que ne parle maintenant ta justice ! Je me
serais laissé tuer pour toi, sans discuter...
Maintenant, c'est vous qui faites renaître cet
instinct-là dans mes entrailles, pour un
amour coupable, soit! mais que vous me for-
cez à défendre et que je défendrai de toutes
mes forces, je vous en avertis... Essayez!...
40
Maman Colibri
Elle s'agrippe à la porte, dressée, presque ter-
rible.
RYSBERGUE. — Et bien, si tTi veux être
frappée senile, tu le seras!
IRÈNE. — . A la bonne heure!
RYSBERGUE, — Mals pas comme tu l'en-
tends ! Je ne suis point un mari qui tue sa
femme. Depuis un quart d'heure im. te mé-
prends étrangement ; tes nerfs t'affolent et
t'abusent. Puisque tu nous reproches comme
un crime de vouloir châtioi' ce petit misé-
rable, j'-ahandonne toute expiation; sois
heureuse ! Seulement, puisque aussi tu répu-
dies les liens les plus saints de la femme et
de la mère, puisque tu nous bafoues et jettes
un défi pareil aux tie^is^ à ta famille... hors
les lois, hors le monde ' -
IRÈNE. — Ah! le monde!... c'est lui qui
m'est égal!...
RYSBERGUE, continuant. — ïu trouveras
juste et bon qu'à cette famille tu ne fasses
plus jamais appel ! Elle ne te répondra
pas! Tu peux partir, si tu le veux... tu
romps, mais c^est pour toujours ! Sache-
le... Tu es avertie et tu as encore le
choix,
IRÈNE. — C'est tout choisi.
RYSBERGUE. — Alors, passc immédiate-
ment ce seuil que tu ne fraaic^iiras plus ja-
m-ais... (Le poing dressé.) Va-t'en! va-t'^a
donc ! (// la pousse et refei-me brutalement la
porte du jardin derrière elle. — Bichard
veut s^ élancer vers sa mère. — D'un geste
impérieux, son fpère Ven empêche.) Toi, reste-
là!... C'est fini!...
i
-^.-Tr^rT-wTBas»
LODISA. — Madame s'ennuie a i>iner seule?
ACTE TROISIÈME
Une maison d'habitation à 'El-Biar, sur les coteaux d'Alger.
C'est la salle à manger aiyec vaste ouverture sur le jardin, bourré
de roses et de géraniums. Des glycines battent au vent sur Iki
po.ie. Très loin, on aperçoit la mer. — Le soleil se couche sut
Alger. — La salle à manger, à Vorientale, est tout à la chaux
blanche, — avec, seulement, de vieilles céramiques qui font le
tour de la pièce. On aperçoit dans tous les coins, au plafond, des
guirlandes de fleurs fraîches, un peu comme pour les processions.
— Des coussins Liberty mettent partout leur note acidulée.
Irène mange sur une table d'ébène, sans nappe.
SCENE PREMIÈRE
IRENE, UN Domestique, puis LOUISA
IRÈNE, à un domestique. — La suite!...
MonsieujT ne rentrera probablement plus
dîner... Je ne comprends pas... 11 n'avait pas
averti ?
LE DOMESTIQUE — Non, madame.
IRÈNE. — A quelle heure le cocher av^ait-il
ordre d'aller chercher monsieur ?
LE DOMESTIQUE. — Comme d'haibitude; il
devait être à la caserne à cinq heures,
IRÈNE. — Quelle voiture Jean a-t-il prise.''
LE DOMESTIQUE. — La victoria, madame,
attelée à deux.
IRÈNE . — ^ A la 'bonne heuire ! Avec un
seul cheval nous avions mis plus de vingt-
cinq minutes pour monter d'Alger, le même
temps que par le tramway, (/l Louisa qui
entre.) Ah! Louisa, est-ce que vous avez mis
le mainteau de monsieur dans la victoria?
Je vous l'avais leoommandé. 11 fait un peu
froid quelquefois au tournant d'El-Biar,.
avec le vent de la mer qui monte.
LOUISA. — Non, madame, monsieur m'ô^
attrapée la dernière fois, en me disant qu'un
macfarlane ce n'était pas d'ordonnance, et
qu'il n'était pas un soldat en sucre.
IRÈNE. — Si, si... voilà oii est son erreur.
42
Maman Colibri
JInfin ! Pourvu qu'il n'attrape pas mal ! (Tout
en mangeant, elle regarde la pendule.) Huit
heures... Il ne dînera pas. C'est dommage.
LOUiSA, s' approchant de la table. — Mar
dame s'ennuie à dîner seule?
IKiiWt. — jHjH BIEN, QUOI, CHÉRI V... TU AS DÎNÉ?
IRÈNE. — Oh! ce n'est pas pour ça. Je lui
avais fait faire des sorbets à l'orange qu'il
aime tant.
LOUISA. — Madajne se trompe; il ne les
^ime pas à l'orange. Cest à la violette qu'il
les aime... Madame ne se souvient pas?
IRÈNE. — C'est vrai. Suis-je bête!... Eh
bien, alors tant mieux, vous voyez, qu'il ait
dîné à Algerr ! Il y a une providence, évidem-
ment. (Au domestique qui passe un plat.)
Qu'est-ce que c'est que ça?
LE DOMESTIQUE. — Ce sout de petites
pommes de terre de la propriété.
IRENE. — Bu jardin? (A la femme de
chambre.) Admirable! Croyez-vous, Louisa,
quelles amours! Est-ce qu'elles sont aussi
petites quand elles sont vivantes?... Jam-ais
je n'aurais cru que notre jardin produirait
comme il produit. Faudra envoyer ça au
concours agricole d'El-Biar. (Montrant les
guirlandes aux quatre coins de la pièce.)
Pourvu qu'il rentre, monsieur... Nous en se-
rions pour nos frais.
LOUISA. — Ah! oui, les lampes de fleurs!
Madame peut être tranquille; monsieur ren-
trera. Il a sûrement demandé la permission
de minuit puisqu'on doit voir, ce soir, à
onze heures trente-cinq, la fameuse éclipse
de lune, a^vec miss Deacon et sa. mère. Mof
dame se souvient? ''
IRENE. — C'est vrai. Je n'y pensais déjà
plus! Dieu, que c'est ennuyeux! Voilà ma
soirée gâtée. 11 y a trop d'Américaines à Elr
Biar. 11 y a trop d'Américaines partout d'ail-
leurs. Je vous demande un peu pourquoi tou-
tes les Améî'icaines ne restent pas en Améri-
que! (On entend dehors, du côté du jctrdin de
lointains bruits de voix rieuses.) Tenez, écou-
tez-là ! (c Play ». Comment, elles jouent en-
core au tennis à huit heures du soir?...
Enfin ! je leur pardonne les bruits qui vien-
nent de leur jardin, à cause de l'odeur de
leurs vieux orangers. En ce moment, c'est
exquis... Vous sentez, Louisa?
LOUISA. — Oh ! madame, moi, la fleur
d'oranger, ça ne m'emballe pas. Je trouve
qu'on fait beaucoup de chichi pour cette
fleur-là. Je me disais toujours que ça devrait
être mieux sur les arbres que sur les robes
de mariage, mais depuis que j'en vois tant,
je trouve que ça fait encore bien mieux sur
les robes de majiage.
IRÈNE. — Cest une opinion de couturière
qui a sa poésie. En attendant, tournez le
bouton pour voir si l'électricien a bien donné
le couvrant.
La femme de chambre tourne un bouton électri-
que. Toutes les guirlandes s'embrasent. Les
lampes sont cachées dans les fleurs.
LOUISA. — Oh! ce sera superbe, madame,
quand il fer^ tout à fait nuit.
IRÈNE. — N'est-ce pas? c'est assez réussi...
LOUISA. — Le jardinier a eu beaucoup de
mal à se procurer les ibiscus et autant de
bougainvilleas.
IRÈNE. — Oh! j'entends la voiture. Vite,
voilà monsieu*r, éteignez. (Louisa éteint les
guirlandes. — Irèn-e se lève. Elle va sur le
seuil et fait des gestes en Vair avec sa ser-
viette.) Eh bien, quoi, chéri?... tu as dîné?
LA VOIX DE GEORGET, dchors. — Ne m'en
parle pas! Cette brute de margi à qui il a
fallu que j'offre à dîner!... Je me sauve seu-
lement à la minute... Oui, oui, vous pouvez
dételer. A minuit... le cheval alezan...
SCENE II
MENE, GEORGIET
Il est en uniforme de chasseur d'Afrique. A son
entrée, Irène se recule et part d'un grand éclat
de rire. Georget fronce les sourcils.
IRÈNE. — Ecoute, je ne peux pas encore
m'y habituer!... Ne me gronde pas, je ne le
fais pas exprès. Mais ils ont l'air de t'avoir
déguisé, mon pauvre amour!...
Maman Colibri
43
GEORGET, vexé. — ■ Tes plaisanteries tom-
Ibent à pic !
IRÈNE, se jetant à son cou. — Pardon, paj"-
don, petit trésor, je ne recommencerai plus.
Je te jure que c'est la dernière fois... Je
serai bien sage!... puisque je te le jure! Il
n'y la pas de ma faute. Moi, je n'ai pas l'es-
prit militaire... Tu comprends, dans mon
cœur, je te vois a.vec des grandes soies bleu
-pâle, comme un jeune seigneur de Van
Dick... alors!...
GEORGET. — Justement... je finirai par
avoir l'air d'un militaire d'opéra-comique,
•en conciliant les goûts de ma maîtresse et
ceux de ma patrie... Il vient de recevoir un
■savon de son colonel, ton Van Dick... qui se
porte bien !
IRÈNE. — Non?... Pourquoi? Quel tou-
pet!...
GEORGET. — Il m'a dit que je dépassais la
•mesure, qu'il n'avait jamais vu un soldat se
faire amener au quartier, en voiture à deux
«chevaux.
IRÈNE, avec indignation. — Il voudrait
peut-être que tu ailles à pied d'El-Biar !
Vieille baderne!... Je connais justement la
-cousine du gouverneur qui est très en cour
et je...
GEORGET, Cinterrompant. — Oh! non,
non! je t'en prie!... ne t'en mêle ^jas. Avec
ta compréhension des choses m.iJîtaires !... Et
puis le colon m'a encore dit qu'il savait que
je jouais beaucoup dans les cercles et que ma
maîtresse s'affichait trop avec moi.
IRÈNE. — 11 ne voudrait pourtant pas
que je m'affiehe avec un autre pour lui
faire plaisir.
GEORGET. — C'est cc quc j'ai failli lui ré-
pondre. 11 m'a encore dit que lorsqu'on por-
tait un nom illustre comme le mien dans les
•fastes de l'armée, etc., etc..
IRÈNE. — Alors, qu'as-tu répondu?
GEORGET. — J'ai répondu que, précisé-
ment, je me conduisais comme un fils de fa-
milip doit se conduire au régiment, et que si
'on voulait républioaniser l'armée, j'étais
décidé à m'y opposer, en ce qui me concerne,
dans la mesure de tous mes moj'^ens.
IRÈNE. — Alors, il t'a flanqué quinze jours
de salle de police?
GEORGET. — Non. 11 a souri, La politique
in'avai»t sauvé encore une fois!... Du coup,
j'ai offert prudemment à dîner au margi...
je me suis pauvé aux liqueurs et me voilà...
^t au lieu des effusions bien naturelles que
j'attendais, je reçois...
IRÈNE, se rejetant à son cou. — Si on
peut dire! D'abord, au fond, tu es charmant
de la sorte. C'est autre chose. Tu as du chic.
GEORGET. — C'est ce qu'on me dit tous les
jours dans la rue.
IRÈNE — ■ Et puis, il faut bien se blaguer
un peu, hein ? On ne peut pas .toujours être
sérieux.
GEORGET, avec timidité. — Enfin... je vais
passer un veston, tout de même... {Mouve-
ment de rire d'Irène.) Mais simplement parce
que je suis couvert de poussière. La route est
un tourbillon, avec le vent du soir. Réserve-
moi un peu de dessert, ij^' approchant de Ic^
table.) C'est bon ça?
IRÈNE, — Pardon, pardon, petit trésor, je
NE RECOMMENCERAI PLUS.
IRÈNE. — Tu m'en diras des nouvelles.
Va...
GEORGET, sort en appelant le domestique,
— Charles !
SCENE m
IRENE, LOUISA
IRÈNE, à Louisa qui est rentrée. — Mon-
sieur n'a pas remarqué les fleurs... tant
mieux. (Louisa a un grand carton sous le
hras; elle le déhalle.) Qu'est-ce que c'est?
(Elle s'approche.) Ah! les é<^harpes égyp-
tiennes... Enfin! La bonne femme vient de
les apporter ?
LOUISA. — Elle a dit que madame choi-
sisse celle qu'elle voudra. Elle en a mis
trois.
Irène en essaye une. Elle a défait son peignoir
léger.
14
Maman Colibri
ïRÈNE. — Tenez, aidez-moi. Voilà com-
ment on l'accroche sur la poitrine... {Parlant
à la porte ouverte, par où Georget est sorti.)
Geo, on m'a apporté de vieux voiles de ma/-
riée égyptiens.
VOIX DE GEORGET. — Ah! parfait!
IRÈNE. — Tu verras comme ils sont
exquis!... Celui que j'essaie sent le benjoin
et l'encens. Il a servi sûrement... Il a cou-
rei't" d'autres épaules... et s'en souvient.
louisa". — Ben, vrai, le drôle de voile de
nooefe !
IRÈNE. — On ^s porte ainsi... là-bas.
LOUISA. — Il ne ressemble guère aux
nôtres... quand je dis aux nôtres... je veux
dire, du moins, celui que... par exemple...
madame...
IRÈNE, vivement. — Oui... oui... C'est
celui-là, voyez-vous, rose et argent, avec tou-
tes ses étoiles, que je garderai... Vous ren-
drez les autres.
^ LOuisÀ. — Cest le plus joli.
IRÈNE, serrant d'un joli mouvement sa
gorge nue sous le voile rose, et les yeux volup-
tueusement clos. — Je ne sais pas, mais c'est
le mien. (Entendant les pas de Georget.) At-
tention!... à la manœuvre!... Une, deux...
tJTois. ..
Les fieurs se rallument, partout»
même! Je me sens une âme hoùrgeoise que
mon pays, hélao, ne sait pas apprécier.
IRÈNE. — Oui... Qu'on est heureux dis?
Je ne rêvais pas un tel bonheur. (Tout à
coup effrayée de ce qu'elle a dit.) Mon Dieu,
touche du bois, vite !
GEORGET. — Le pied de la tafcle.P..» C'est
bon tout de mêmer. ..
IRÈNE. — Tiens, pourquoi pasi
GEORGET. — Alors, tu ne te fiches plus de
ton pauvre bleu ?
IRÈNE. — Prends. Et prends.
SCENE lY
Les Mêmes, GEORGET
IRÈNE, battant des mains. — Qu'en dis-
tu?
GEORGET. — Epatant! c'est féerique!... et
d'une cou' pur adorable...
IRÈNE. - J'ai fait arrant;er ça, ce matin,
par l'électj Gien qui est venu poser les fils de
la salle de oiain... Tu vois, c'est très simple,
des lampouies dans des fleurs
GEORGE1 — Maie il fallait avoir le goût
de l'assortiment.
IRÈNE. - Voilà! Je n'ai rien à faire pen-
dant que tu es à la caserne... il faut bien que
je m'amuse... Et maintenant, mange! Tout
à l'heure tu n'aurais plus faim. Qu'est-ce
que tu guignais ?
GEORGET, s'approchant de la table et mon-
trant un fruit. — Ça. (Fuis désignant du
doigt la gorge d'Irène entr'ouverte sous le
voile.) Et ça...
IRÈNE, lui servant le fruit. — Prends.
(Puis elle s'approche de lui le cou levé.) Et
prends.
Xi l'embrasse sur un coin de chair rose.
GBORGET, après s'être assis à la table. —
Ah! qu'il fait bon d'être chez soi, tout de
IRÈNE. — J'iadore le bleu.
GEORGET. — Terrible! Qu'est-ce qui te^
rend si bête?...
IRÈNE. — L'amour! le pauvre, absurde
et doux amour!... Ah! l'heure adorable,
chéri! Je les goûte en avare, ces heures... Je
les respire comme des pêches... Voilà notre
soir, notre beau soir qui monte, qui entre par
les fenêtres... Le coucher du soleil arrive en
même temps que toi, tous les jours; c'est un
phénomène naturel dont il me semble que je
ne pourrai plus jamais me passer, quand tu
auras fini ton service et qu'il nous faudra
quitter mon paradis potager et ma colline et
tout ce que je lui laisserai !...
GEORGET. — Rien ne nous obligera à nous
en aller, d'ailleurs...
IRÈNE. — Si. Vois-tu, il y a des forces^
supérieures à nous-mêmes qui nous chassent
toujours en avant... En avant! Il faudrait
pouvoir arrêter les minutes ineffables! On
les prolonge, mais ce n'est plus la même
chose ! Jamais plus je ne retrouverai ce mo-
meint unique, bête et charmant de ton exis-
teaice, qui est un signet si étonnamment
précis parmi les feuilles éparses des an-
nées... Arrête-toi donc, soleil!
GEORGET. — Si tu y ticus absolument, je
peux faire trois ans de service, tu sais?...
Ma galanterie ne connaît pas de bornes.
IRÈNE. — Bah! après cela, ce sera autre
chose... d'autres formes de nous-mêmes...
Mange va, mon petit!, mange, ne m'écoute
Maman Colibri
4'>
pas rabioter. J'aime te voir avoir faim,
avoir bien faim... Tiens, encore un fruit,
tu veux F
GEORGET. — Il est de chez nous?
RENE, extasiée. — De chez nous! comme
tu as bien dit cela!... oui, de chez nous, de
notre boîte... Avoue qu'elle est exquise notre
maison, quand on la voit de la route ©n
montant... Elle dit bien ce qu'elle est,
^hein? Elle est positivement plus tendre que
les autres dans le feuillage... avec le bruit
gai de sa fontaine et de ses oiseaux...
GEORGET. — Tu es lyrique, mais juste.
IRÈNE. — Je suis lyrique parce que je
réalise wa rêve... le grand, grand rêve! Je
suis lyrique pour la maison, parce que je
n'en ai jamais eu qu'une : celle-ci.
GESORGET. — Ingrate! Et les nôtres
d'avant?... EHes ont eu leur bon.
IRÈNE, — JNon, non, elles n'existaient
pas : nou-s n'y ét^'ons pas ensemble; nous les
volions... Ces choses-là se passaient avant
moi, je ne m'en souviens pas... je ne me sou-
viens de rien... Maintenant seulement
j^ existe... Mon corps est nouvetru. Il me
semble que je vivais dans des gaines, à
l'ombre... maintenant tout mon* être est
libre. Je pousse... La cosse est craquée.
GEORGET, montrant en souriant sa robe
lâche, où elle paraît effectivement très nue.
— Et bien craquée encore!... Je ne m'en
plains pas... C'est vrai, tu es autre, tu n'es
plus la même maîtresse... Ce n'est pas l'hi-
ver dernier, dans tes salons de l'avenue
Friedland, que tu aurais osé une toilette
pareille.
IRÈNE. — Ajoute tout de suite que je
m'encanaille!.. Ah! si tu savais la joie que
j'éprouveî Je peux dire à mes bras ': vous
•êtes libres d'être nus, d'être beaux, d'être
roses, ne vous gênez pas... Ces petits doigts-
là craignaient les bagues trop chargées ; ma
gorge, les parfums trop forts... Mainte-
nant, je ne suis plus que de l'amour. J'ai
les ongles trop faits, les veines plus pou-
drées, les vêtements indécents, communs et
lâches... et je laisse aller tout le corps, li-
tre, herureux de ta maîtresse, comme un
Douqu-et trop serré qui se dénoue tout à
coup. Dieu qu'il fait bon!
GEORGET. — Ah ! quelle griserie monte de
toi et de tes parofesl Oui, c'est autre chose...
Tu vous laisses dans une atmosphère extra-
'Ordinaire qu'on emporte, ensuite, avec soi,
partout, et qui enivre les heures les plus
banales de la jon/née... à ce point que...
IRÈNE. — Que d'autres en profiteraient?
GEORGET. — Non... mais presque. (Le do-
Tnestique entre.) Prends garde!
IRÈNE, sans détacher ses bras du cou de
Georget. — Par exemple!... c'est un sou-
venir d'esclavage! Prendre garde, à quoi?
Laisse-moi savourer en paix les privilèges de
mon déshonneur.
Elle reste enlacée, devant le domestique.
GEORGET. — Qu'est-ce que c'est?
LE DOMESTIQUE. — Un livro que M"® Dca-
con envoie à monsieur.
GEORGET. — Ah! au fait!... (.4 Irène.)
Oh! rien... un rDman dont elle me parlait
hier et qu'elle avait promis de me prêter.
C'est sans aucune importance... Pourquoi
fen vas-tu?
IRÈNE. — Moi? je ne m'en vais pas...
GEORGET. — Si, pour une raison ou une
arutre, tu trouves qu'on se voit trop...
IRÈNE. — Mais tu es tou, chéri!
GEORGET. — Non, nou, tu as tiqué quand
on a apporté le livre.
IRÈNE. — Je n'ai pas tiqué du tout. Tu
te tcompes mon chou... Que veux-tu que ça
me fasse? Je la trouve charmante, notre
voisine... très distinguée... un peu snob,
mais charmante.
GEORGET. — Oui, uu peu snob... Il faut
penser qu'elle est cousine par alliance du
président des Etats-Unis. Elle croît que
cela lui crée des titres au respect des mu-
fles.
IRÈNE. — Je ne l'aurais pas reçue chez
moi!... Il est vi'ai, qu'elle n'en sait rien!...
La chose, précisément, que je trouve
étrange, c'est que des gens aussi bien élevés
qu'elle et sa mère, mettent tant d'insistance
à frayer avec nous. Enfin, elles ne peuvent
pas se faire d'illusion, . franchement, sur
notre situation ir régulière?... S'il est une
union qui ne laisse pas flotter de doutes,
c'est la nôtre... Alors?
GEORGET. — Oh! les Américains, tu
sais... En pays étranger, ils ferment les
yeux devant nos mœurs de sauvages...
IRÈNE. — Les jeunes filles ne ferment
jamais les yeux dans aucun pays, mon cher ;
excepté quand elles sont en quête d'un mari
et d'un titre... 'Un parti pour toi, tiens!
GEORGi». — Méchante! je n'aime pas ce
genre de plaisanteries de mauvais goût.
IRÈNE. — Je m'amuse. Tu peux voir miss
Deacon tant que tu voudras, ici, chez elle.
Je ne suis pas jalouse; tu le sais bien, cher
chéri. Je suis même très heureuse qu'elles
viennent ce soir, nos voisinee, car elles vont
venir, tu sais, pour... la machine, là...
Elle montre le ciel.
GEORGET. — Je sais. On ne m'a accordé la
permission de minuit qu'en faveur de cet
événement.
IRÈNE. — C'est curieux, une éclipse? Je
n'en ai jamais vue. Ça m'impressionne...
GEORGET. — Il faut avojr vu ça. Puis,
c'est une distraction.
LouisA, entrant par le jardin. — Ma-
dame, voilà M^« Ledoux qui arrive à la
grille.
GEORGET. Zut!
IRÈNE, — Pourquoi?
GEORGET. — Cette vieille roulure m'iu'
supporte...
46
Maman Colibri
IRÈNE, — Georges!
GEORGET. — Vrai, je ne comprends pas
cette relation... ni ton intimité avec un
laissé pour compte pareil!...
IRÈNE. — Dame ! je ne peux plus rece-
voir de princesses maintenant... que celles
qui ont épousé leur chauffeur, îT'aime
mieux M^^ Ledotfx. Elle est très bien ; c'est
une philanthrope; elle a admiraMement
monté — et avec son seul argent — cette
fabrique de tapis orientaux pour rappren-
dre aux petits Arabes leur art et leur in-
dustrie... C'est très louable, et très artiste.
GEORGET. — Ce qu'elle a turbiné ! On m'ta
raconté sa vie... quelqu'un qui l'a connue...
Elle en a fait des f rasqoies, dans son temps !
LOUISA. — Madame, votla. madame Ledoux
QUI ARRIVE A 1,A GRILLE.
Elle a été la maîtresse du prince Grimaldi,
paraît-il, à qui elle doit sa fortune; elle a
été célèbre dans la diplomatie à Vienne, et
c'est un peintre, avec lequel elle était venue
ici, qui lui a laissé le goût des arts... Le
nom bien calme et bien sage de Ledoux,
qu'elle honore, ne l'a pas protégée contre
les orages et son tempérament. C'est un
wimirable échantillon.
IRÈNE, assise et lançant au loin une bouf-
fée de cigarette. — Pas bien rare, va, ma
Gette!... Dans tous les faubourgs élégants
des grandes villes cosmopolites, sur toutes
les hauteurs des beaux points de vue, il y
a de ces vieilles-là. On en rencontre tou-
jours. Ce sont des ruines errantes qui ont
voulu bâtir leur dernier refuge sur un beau
fiite autrefois admiré en passant, dans les
époques de joie... Elles s'en souviennent et
alors elles y viennent mourir. Il y en a comme
cela en Suisse, en Algérie, ailleurs... C'est
toujours sur un coteau où il y a des villas
et un joli cimetière... M™^ Ledoux m'e&t
infiniment sympathique.
Elle sourit, rêveusement, en regardant une volut©
de fumés qui s'en va vers la fenêtre.
SCÈNE V
Les Mêmes, MADAME LEDOUX
accompagnée de deux petites Arabes qu'
pousse devant elle.
MADAME LEDOUX. — Je VOUS avais promib
de vous amener deux de mes jeunes élèves...
Vous voyez que j'ai tenu parole.
IRÈNE. — Ce sont des petites filles?
MADAME LEDOUX. - — Autheoitiques. (Aux
petites.) Et montrez de suite à madame vos
échantillons. Voyez, nous vous avons ap-
porté des échantillons de notre travail.
IRÈNE. — Comment! elles font déjà des
choses aussi compliquées ?
MADAME LEDOUX. — D'apfès Ics vicux des-
sins arabes. Il faudra, vraiment, que vous
veniez un jour, à la fabrique, les voir, at-
tablées derrière leurs métiers. (Ait« pe^
tites.) Qu'eet-ce qu'on dit, allons? Goul'es-
Salam? (Elles murmurent quelques mots
arabes avec gravité :) « Msal-1-rheîr, ia-
lalla. Ouaoh h'alek. »
IRÈNE. — Elles sont mignonnes tout
plein.
MADAME LEDOUX. — Et faites le salut...
Voilà...
IRÈNE. — Elles ne disent pas un mot de
français ?
MADAME LEDOUX. — Ellcs savent dire bon-
jou. Et puis elles chantent aussi quelques-
petites chansons...
iRÈNEc — Ohl qu'elles nous en disent
une!
MADAME LEDOUX. — Chantcz, à ^'-. dame,
l'hirondelle de Mustapha.
LES PETITES chantant.
Tu t'en vas la z'hirondelle,
Tu t'en vas la z'hirondelle,
Dis bouzou à Mustapha,
Dis bouzou, bouzou, bouzou...
Irène rit.
IRÈNE. — Georges, veux-tu les mener à
la cuisine; tu leur feras verser un verre de
sirop et donner des gâteaux. On peut...
MADAME LEDOUX. ' — Si VOUS VOulcZ. VoUS
êtes bien aimable.
GEORGET, avec un souverain mépris tout
militaire. — Allez, oust, là, le gourbi I
Inaaldinoummek!... Croyez-vous que je
parle bien a«rbi!... (^Se retournant, à Irène.)
Je vais passer chez les Deacon leur deman-
der à quelle heure elles comptent venir,
IRÈNE. — Mais certainement, mon loup...
Maman Colibri
47
MADAME LEDOUX. — Je vous avais promis de vous amener deux de mes jeunes élèves...
SCENE YI
IRENE et MADAME LEDOUX, seules.
IRÈNE. — Eh bien, ça ma.rc'he aveo la pe-
tite Deacon, ça marche même à pas de
géante. Qu'est-ce que je vous disais?...
MADAME LEDOUX. — Saprelotte, ne vous
mettez donc pas martel en tête pour queK
ques peccÊwiilles...
IRÈNE. — Ils en sont déjà loin. Tenez,
vous n'avez pas remarqué que je jouais très
incidemment aveo ce livre, mais sans le lâ-
cher, pendant que nous causions... Il était
très ennuyé ; il aurait bien voulu me le
prendre... C'est un livre qu'elle vient de lui
envoyer, à lui... Je suis sûre que, si nous
l'ouvrons, nous trouverons quelque raison à(
4&
Maman Colibri
cet envoi... (Elle ouvre le livre.) Tenez...
une page cornée... une phrase soulignée :
<( Prenez gar'cle, l'amour d'une jeune fille
ressemble à ces eaux qui ne sont trop froi-
des que parce qu'elles sont pures... » Hypo-
ca'ite, va! {Elle furète encore dans le livre.)
Et là, tenez, tenez... comme par hasard...
sa photographie!... oubliée là-dedans pour
qu'il la prenne. (Elle a un mouvement im-
pulsif, comme pour jeter le livre. Elle se
reprend et le pose, avec douceur, sur la
table.) Allons, remettons tout en place... 11
ne faut pas déranger les nids qui se forment.
MADAME LEDOUx. — Vous pleurez ?
IRÈNE. — C'est possible... J'ai regardé
lEÈNE. — C'est vrai qu'elle est très coupée.
LA LIGNE DE CHANGE
ma main depuis hier... Ça m'inquiétait ce
que vous m'aviez dit... c'est vrai qu'elle est
très coupée, la ligne de chance !
MADAME LEDOUX. — Seulement, elle est
longue.
IRÈNE. — Oui, mais il y a des routes,
toujours de petites routes sèches et ravi-
nées qui traversent... et ça s'en va... ça s'en
v^... La première, c'est peut-être celle de
maintenant, dites?... Elle est plus creuse...
plus impressionnante...
MADAME LEDOUX. — Voyous, VOUS n'allez
pas croire à ces calembredaines! Je m'amu-
sais... Ne restez pas ainsi, votre petite main
tendue... Elle a l'air de demander l'aumône.
IRÈNE. — Au destin, madame Ledoux, au
destin... elle demande sa pauvre aumône
(Elle soupire : un temps.) Dites? dites?...
Est-ce dur, la vieillesse?...
MADAME LEDOUX, éclatant de rire. — Mais
c'est très impoli ce que vous me demandez là !
IRÈNE. — Vous ne m'avez pas comprise.
MADAME LEDOUX. — Si, si, alicz... je ne
m'illusionne même point. Vous avez été atti-
rée par moi, moins à cause de votre voisinage,
qu'à cause de ma (( légende »... Ah! la mère
Ledoux! Ce qu'elle représente pour vous!...
Vous interrogez ce vieux visage, autrefois ca-
ressé... C'est le pressentiment de vous-même
qui vouis attire... Eh bieii, ma petite, on ne
vous a pas trompée. J'ai aimé... j'ai étreint...
j'ai désiré... un peu de tout... pêle-mêle...
Ça été exquis et féroce. .. Et il y a encore des
jours oii ce tas de souvenirs, ça plaque, là...
comme une brûlure... Oui, c'est ti'ès dur, la
vieillesse. Rien ne guérit et tout y sèche.
IRÈNE, — Oublie-t-on ?
MADAME LEDOUX. — Bieu peu... bien peu!...
IRÈNE. — Est-on hanto?
MADAME LEDOUX. — Ce sont les beaux jpurs
qui font le plus de mal...
IRÈNE, fronçant les sourcils, avec angoisse.
• — Taisez-vous, taisez-vous, c'est affreux!...
(Un silence.) Cependant, la résignation?...
MADAME LEDOUX, sccoue la tête. — Pas
nous.
IRÈNE. — Ohut!... chut!
•Elle se met les mains sur le visage.
MADAME LEDOUX, troublce, essayant de vivi^
fier la conversation. — Laissez-moi rire!
Vous en êtes encore à la plus belle période de
la. vie... La durée d'un collage comme le
vôtre, — passez-moi le mot, — avec votre
beauté, ces yeux-là et cette bouche, mais ça
doit vous mener dans un fauteuil, à la cin-
quantaine!... Dame, c'est déjà beau!...
Alors, vous pourrez commencer à vous inquié-
ter des petites frimousses qui passeront...
Mais jusque-là, laissez-moi rirel Qu'elle
vienne celle qui s'y frottera!...
irènt:. — Elle approche, elle approche!...
Dh! ce n'est pas plus la petite Deacon que je
désigne... elle ou une autre, qu'importe!... Ce
qu'il y 0. de sûr, c'est qu'elle doit venir; c'est
fatal, cest mathématique... Lui aussi, mon
petit Georget, il faut qu'il aille vers la vie !...
MADAME LEDOUX. — Que ne vous êtes-vous
dit cela un peu plus tôt!... Vous vous seriez
peut-être évité bien des tracas.
IRÈNE. — Madame Ledoux, écoutez bien
ceci : ma famille, mes enfants, mon mari,
une situation mondaine unique... j'ai tout
brisé, sans une liésitation, parce qu'il était
en danger, lui, le gosse... J'ai bondi vers
lui... Eh bien, c'est à peine croyable, cette
chose énorme qui a broyé à jamais, d'un
coup, plus de vingt ans de ma vie, et toute
l'économie de mon bonheur à venir, je l'ai
accomplie — écoutez bien cela — sans une
lueur d'espoir, avec la certitude absolue de
sombrer tout de suite. Je me suis dit claire-
ment, nettement, comme on se suicide : cela
va être une seconde, une heure, je vais atta-
cher ma vie à la course de ce jeune fou léger.
Maman Colibri
49
qui me brisera de suite... Une seconde, mon
I)ieu, une seconde!... Et d'avoir vécu cett^
seconde-là, voyez-vous, je renoncerais facile-
ment au pairadis, tant elle a été divine!... Il
peut me martyriser, le cher ange, que je de-
vrais lui dire encore : merci pour ta grâce et
ta beauté... merci d'avoir fait sortir de moi
ce dernier parfum dont je t'ai marqué pour
la vie, merci, merci!,..
MADAME LEDOux. — V^ous u'eu êtes pas là,
je vous répète, que diantre!... Votre liaison
a déjà pas loin de deux anjs d'existence...
deux ans, ça coitipte... Des habitudes prises...
•Si vous savez être habile, roublarde même...
■entretenir vos charmes... Moi j'ai bien mis
quinze ans à crouler... Puis il y a les
Iructs!... Tenez si vous êtes sage, j'ai une re-
■cette pour la peau...
IRÈNE. — Ah! Dieu!... lutter? lui appor-
ter, à côté du jeune visage, contre lequel il
faudrait combattre, mon visage à moi d'an-
née en année flétri, contracté... lui exhiber
chaque matin in a consomption, être la vieille
maîtresse qui s'accroche et qui dispute âpre-
ment ses rognures de bonheur... jamais... ja-
mais!... Il a vingt-deux ans, j'en ai quarante.
Que voulez-vous faire à cela? C'est une ruine
mathématique, une lutte sans merci!... A
quoi bon la prolonger jusqu'à l'horreur?...
^Quoi, ma belle image remplacée dans ses
yeux par une caricature?... Oh! la rancnne
sourde... la porte de la maison qu'on ouvre
4tvec humeur... le regard mauvais qui guette
la grimace de vos chairs... Dieu! mon pauvre
amour, mon grand amour devenu... ça? Ja-
mais, vous dis-je, jamais! INon, non, partir
à. temps, s'enfuir... Je saurai lui laisser le
-souvenir d'i^ne aventure exquise, d'une
image adorable à laquelle il pourra toujours
penser d'une façon reposante, sur laquelle ne
planera pas le souvenir même d'une scène,
d'une rancœur... Que le cadavre de cet
amour-là me survive!... alors, vo}'6z-vous, de
loin, je m'imaginerai que je ne suis ni vieille,
ni morte pour lui... et je serai consolée.
MADAME LEDOUX. — Ce qui veut dire?
IRÈNE. — Qu'un jour, je ferai mon paquet,
simplement, sans phrases. Il n'entendra plus
parler de moi .. voilà tout... Il ne m'aura pas
vue faire autre chose que sourire et l'adorer.
MADAME LEDOUX. — Oui, de l'ouvrage bien
propre... pas de déchet... beau rêve!... On
n'en a pas la force ! On se retient, on espère
toujours être la plus forte. Le cœur vous
cloue.
IRÈNE. — Eh! parbleu, je devine bien que
lorsque l'heure arrive, rien ne doit empêcher
les grincements de dents, les mains tordues :
u Pitié, pitié pour ta vieille chérie!... » Brr...
Aussi ai-je préparé d'avance ma retraite. Ce
qui doit vous perdre c'est d'attendre. Voilà
la gaffe. Il y a un instant où il faut partir,
net, en cinq minutes. Eh bien, vous me croi-
rez si vous voulez, je suis prête à quitter la
maison demain, s'il le fallait, lent est pré-
paré.
MADAME LEDOUX. PoUF le COUp VOUS
m'estomaquez, ma petite!...
Irène va à un secrétaire, l'ouvre avec une petite
clé et en tire une lettre.
IRÈNE. — Savez-voxis ce que c'est, cela?
Regardez la suscription.
MADAME LEDOUX, lisant. — A Georçcs de
Chamhry...
IRÈNE. — C'est ma lettre d'adieu... Oui,
je l'ai écrite, cette lettre, d'avance, mainte-
nant que je pouvais encore l'écrire... Après,
au moment voulu, je n'aurais pas pu, voua
avez raison, je le sens... C'est des cris, des in-
jures, des -supplications égarées que j'aurais
mises là-dedans. Tandis qu'il y trouvera tout
le cœur pur de celle qui l'aura tant aimé...
MADAME LEDOUX. — Etounant de sang-
froid... mais imprudent. On fait d'excellents
replâtrages ; si vous partiez, tout étant encore
réparable ?
iRÈN^. — II y a des rides qui ne sont plus
réparables...
MADAME LEDOUX. — Vous VOUS Supprimez
peut-être dix ans de bon, avec ce système-là!
IRÈNE. — Enfant!... Faut-il vous dire que
je ne m'en irai que sûre et certaine que le
coup de cloche est sonné?... quand je ne
pourrai plus m'empêcher de crier!... J'écono-
miserai, jusque-là, ce que je pourrai de bon
temps... Oh! le coup de cloche!... On ne s'y
trompe pas, allez ! Le sinistre coup de clo-
che! Partir, laisser la place à d'autres!...
comme dans la chanson, tenez, que chantait
tout à l'heure votre petite...
MADAME LEDOUX. Ah! Oui...
Fredonnant.
Tu t'en vas la z'hîrondelle,
Dis bouzou à Mustapha.
IRÈNE, souriante. — Avec cette différence
que la vieille hirondelle partira seule, infini-
ment seule. Et encore ceci : que ce n'est
point l'hiver qui la chassera...
MADAME LEDOUX. — Et que' ^na-ce alors?
IRÈN'E, montrant (a porte où apparaît
miss Deacon à ce moment. — Mais le prin-
temps!
SCÈNE VU
Les Mêmes, MISS DEACON, GEORGET
MISS DEACON, entrant, suivie de Georget,
st écartant d'un joli geste les glycines de
Ventrée. — Bonjour, madame... je n'entre
qu'une seconde...
IRÈNE. — Mais comment donc!...
MISS DEACON. — J'ai accompagné votre
mari jusqu'au bout du jardin, je me sauve!
IRÈNE, bas à M^^ Led/^ux. — Mon mari..
Gredine, va!...
MISS DEACON, c'cst une jolie fiile de vingt
30
Maman Colibri
ans, pâle et fine, avec des sveltesses de lé-
vrier. — Je venais seulement vous prier
moi-même, de la part de ma mère, de venir
chez nous, tout à l'heure, pour l'éclipsé.
Nous la verrons bien mieux de la terrasse de
notre maison et ma mère a été forcée d'invi-
ter une dame que vous ne connaissez pas, la
présidente d'une œuvre très intéressante à
Londres, la Ligue des Repentirs momentanés.
GEORGET. — J'ai pensé que cela ne t'en-
6E0RGET. — Le petit lapin va me donner
LA ROSE qu'il MACHONNE.
nuirait pas d'accepter l'invitation de miss
Deacon ?.,.
IRÈNE. — Du tout, du tout! Ici ou ail-
leurs... Seulement voilà, vous serez privé du
petit éclairage que j'avais préparé poiir
faire la nique à la lune.
Elle allume les guirlandes.
MISS DEAGON. — Ah! délicieux! J'indique-
rai votre idée à miss Pink... Il faudra faire
cela pour le dîner de l'ambassade. Cela com-
plète génialement votre villa-bijou que
j'adore.
GEORGET. — C'esi uu joli petit pied en
terre (Galant.) mais le vôtre le surpasse.
MISS DEACON. — M. de Chambry a tant
fait plaisir à ma mère tout à l'heure en di-
sant des choses si charmantes sur notre mai-
son... et qu'elle était plus tendre que les au-
tres dans le feuillage, avec le bruit gai de sa
fontaine et de ses petits oiseaux. Heureuse-
ment, nous n'en avons pas cru un mot... Ca'
Paiisiens sont si blagueurs!
IRÈNE. — Pas à Alger. (A M"^^ Ledoux.}
La canaille ! il a utilisé une phrase que je ve-
nais de lui dire.
MIS3 DEACON. — Ce quB je préfère, ee sont
les guirlandes mauves.
GEORGET. — Seulement, elles vont se faner
tout de suite. «
IRÈNE, entraînant ver.-^ la droite 11™« 7^5-
doux. — I?emontrez-moi vos éciiantilloas,
voulez-vous ?
GEORGET, tas à mîss Veacon qui tient une
rose entre ses dents. — Le petit lapin va, me
donner la rose qu'il mâchonne.
MISS DEACON. — Preiiez-la.
GEORGET. — Ce n'est pas commode.
MISS DEACON. — Prenez-la comme il me
plaît que vous la preniez.
Elle va se placer derrière Irène oui déplie siir
ses genoux un des échantillons
Oh ! elles sont jolies, ces petites choses
hleues, vertes, rouges...
IRÈNE. — N'est-ce pae.^ C'est tout un petit
rêve.
Elle laisse tomber la rose sur les genoux d'Irène.
Il y a un mouvement d'hésitation. Georget hé-
site à la prendre. La rose reste une seconde sur
les genoux d'Irène.
GEORGET. — Oh! pardon...
îl ramasse finalement la rose et la fourre dans
la poche de son veston.
MISS DEACON, vivement. — M. de Chambry
ne s'intéresse pas aux choses artistiques. Re-
gardez comme ils sont curieux, ces dessins.
GEORGET. — Je les ai déjà vus.
IRÈNE, pâle, leur passant les étoffes. —
Pas assez... pas assez... (Elle remonte hrus-
quement vers la fenêtre en entraînant
^jme Jjedouj'.) Tenez... venez voir, madame
Ledoux... Je vais vous expliquer, d'après ce
que j'ai lu dans lé journal, ce qui va se pas-
ser... Ici, vous voyez, elle va décrire un cer-
cle, et juste à côté de cette petite étoile toute
petite, alors...
MADAME ledoux. — Ah! oui... celle qu'on
voit à peine ?
Elles sont toutes deux de dos à Georget et a misa
Deacon.
IRÈNE, bas à j\I^° Ledoux, sans se re-
tourner. — Admirez comme mon visage n'a
pas sourcillé... Et ce sera toujours pareil...
toujours... je le jure par ce heau ciel...
Ainsi, à ce moment, savez-vous ce qu'ils
font? Voulez-vous que je vous le dise?
MADAME LEDOUX. — Oui.
Georget et Miss Deacon se font des signes
IRBINE, toujours sans se retourner, poin-
tant son doigt vers le ciel. — Mais paraisses
Maman Colibri
51
vivement intéressée piar la lune... Ils se re-
ga,rdcint longuement... sans rien dire... ils
se pressent les mains, avec la peur, la déli-
cieuse peur de moi... je le sens, j'en suis
sûre... Ils font comme nous faisions, Georges
et moi autrefois. C'est leur tour mainte-
nant!... c'est de moi, maintenant, qu'on se
crache... (Georges et Miss Deacon se sont rap-
proches Viin, de Vautre et se pressent la main.)
Je souffre !... Je sens mes jambes flageoler et
quelque chose de lourd qui m'étreint et quii
fait si mal... si mal... Eh bien, je vais me
retourner lentement, naturellemeint, en leur
laissant tout le temps de se détacher et il ne
paraîtra rien sur mon visage, rien que le
sourire le plus parfait et i'indifïéreîice la
plus heureuse... regardez... [Elle se retourne
très lentement, en sorte que Georget et la pe-
tite se sont détachés. Irène, avec nn sourire
exquis à miss Deacon.) Et ne changez surtout
pas cette robe qui va si délicieusement avec
le ton de vos cheveux et la couieur du soir.
(Et avec le même sourire, elle se retourne en-
core vers J/™® Ledoux et Iv'i dit ;) Vous
voyez, ce n'est pas plus difficile que ça.
MISS DEACON. — Madame de Chambry me
gâte toujours.
IRÈNE. — Comme c'était délicat et im-
pressionnant le son de votre banjo, hier au
soir, à travers les bosquets du jardin !
MISS DEACON. — Oh ! VOUS pouvez supporter
mon petit banjo?... Cela ne vous horripile
pas? Quand j'en joue, c'est pouf m'amuser...
Vous ne prenez pas cela au sérieux au moins P
Le violon... c'est pathétique... j'aime.
GEORGET. — Nous aimous bien aussi l'au-
tre.. N'est-ce pas, Irène?
MISS DEACON. — Oh ! je ne joue avec que ces
navrantes romances anglaises si bêtes, si
vulgaires... Elles n'ont pas de sincérité...
IRÈNE. — Cela m'est complètement égal...
J'aime, moi, la musique italienne de M. Tosti.
MISS DEACON. — Oh! l'horrour!... Ce que
je chantais hier, peut-être P.. .
« Era qua l'ora che volge... »
Elle chantonne. '
IRÈNE. — Oui, c'est cela.
MISS. DEACON. — Je u'aime pas cet air...
Il n'a pas de sincérité.
IRÈNE, has à J/™« Ledoux. — Que veut-
elle dire par là? Ce doit être une allusion
que nous ne comprenons pas.
MISS DEACON. — J'cnteuds ma mè-re qui
m'appelle... Excusez-moi... A tout à l'heure...
(Elle prend congé. Serrements de mains,
Georget Vaccompagne jusqWà la porte... A
voix basse, sur le seuil.) Georget... Dearest!...
GEORGET, même jeu. — Quoi?...
MISS DEACON. — Tout à l'hcure, écoutez...^
je vais chanter pour vou^, pendant quje voua
attendrez la lune, ici... comme moi... Selon
que je sentirai que je pense à vous ou non...
je jouerai du banjo ou du violon.
GEORGET. — Si c'est du banjo I'
MISS DEACON. — Si c'est du banjo, je me
moque... vous savez bien.
GEORGET. — Si c'est du violon?
Mibâ DEACON. — Alors, je vous aime, et Je
pense beaucoup à vous.
Elle 3orfc.
SCENE YIII
IRENE, MADAME LEDOUX, GEORGET
IRÈNE, à M^^ Ledoux. — Elle est char-
mante, n'est-ce pas?' Si, si... elle est char-
mante... Comme c'est calme l'amour chez ces
êtres-là! Heureux, heureux printemps!
GEORGET, redescendant. — Fourbu!... Je
tombe de sommeil. J'ai eu des corvées de
fourrage aujourd'hvui. Je ne sais pas, d'ail-
leurs, si je la verrai, cette éclipse. Il faut
que je sois au quartier à minuit et demi, si
je ne veux pas encore me faire attraper.
GEORGET. — J'ai eu des corvées de
FOURRAGE aujourd'hui.
IRENE. — Etends-toi là, mon chéri... r^
pose-toi un peu.
MADAME LEDOUX, sc levant. — Moi, je n'ai
que Le temps de ramener mes deux petites
au dortoir !
GEORGET. — Elles sout à jouer avec les
bonnes...
Il s'étend sur le divan près de la fenêtre ouverte.
MADAME LEDOUX, à Irène. — Ne vous dé-
rangez pas... Je reviendrai demain..
J2
Maman Colibri
IRÈNE. — Oui... demain! Cest un beau
. MADAME LEDOux. — Vous verrez... j'ai
niîle bonnes raisons à vous donner.
IRÈNE. — Donnez-les vite, alors... car le
aaatin ne doit pas être bien loin où vous re-
cevrez ma oarte avec les trois petites lettres
étales P. P. C.
MADAME LEDOUX, lui Serrant la main avec
effusion. — Ne dites donc pas de sottises!
Sentez-vous, au moins, comme je vous aime,
îombien vous m'intéressez?...
IRÈNE. — Ce sera plus tard, un bien très
précieux pour moi de me le rappeler... Lors-
que j'aurai besoin d'attendrissement, je pen-
serai à vous.
MADAME LEDOUX. — Tout Cela est désolant !
IRÈINE. — Non pas. Ce sont les heures les
plus cruelles, mais les plus belles de la vie.
Uîi souvenir réussi, c'est souvent, pour les
femmes, avoir su faire un chef-d'œuvre... A
iemain encore, madame Ledoux.
SCENE IX
GEORGET et IRENE, seuls.
IRÈNE, s'approchant lentement du divan
#ù Georget s'est allongé. — Tu t' as-
soupissais, mon trésor? Tu es fatigué?...
Dors un peu. ,
. GEORGET. — C'est Cette existence de oa-
aerne!... Ce capitaine qui nous fait lever à
cinq heures, c'est intolérable ! Je me plaindrai
fiu colon.
IRÈNE. — Chut ! Tu as une bonne heure de
«ieste devant toi... Je lirai pendant ce
temps... Veux-tu? tu vas t'endormir avec
mes lèvres sur ton front, dis?... comme nous
laisions autrefois, tu te souviens, dans notre
jjetit nid de la rue d'Auteuil...
GEOGETc — C'est vrai pourt-ant...
IRÈNE, le berçant. — Là...
GEORGET. — Comme il fait chaud le soir !
Nous aurons un mois d'août terrible dans ce
^ays...
IRÈNE, comptant mélancoliquement sur
ies- doigts. — Mai... juin... juillet...
GEORGET. — Aussi l'hiver prochain nous
îTfjns,..
IRÈNE, V interrompant. — Oui, oui, l'hivei
prochain nous irons où tu voudras... Dors,
ma Gette, dors... Il y a une toute petite brise
et des étoiles... Encore une de nos belles jour-
nées monotones qui est finie!... Dors. Tu es
bien là... un aboiement de chien... une chan-
son, dans un café d'Alger, arrive jusqu'ici...
Sur la mer, là-bas, la lueur d'un paquebot
qui s'en retourne...
GEORGET, les ycux fermés, la voîx déjà
lointaine. — J'ai déjà fait cette remarque.
Tu dis toujours de tous les bateaux : (( Ils
s'en retournent »... Pourquoi?... il y en a
qui partent, aussi bien...
IRÈNE. — C'est vrai, c'est absurde!...
Chut!... Laisse mes lèvres sur ton front... ne
parlons plus... Laisse mes lèvres...
Ils restent ainsi un grand moment, lui, étendu
sur le divan, elle à ses côtés, et la bouche col-
lée à son front. Peu à peu on entend sa res-
piration plus forte. Il s'est endormi... Tout à
coup, au loin, un chant de violon.
Tiens! le violon... C'est pour lui qu'elle
joue sûrement... et il ne l'entend pas... il
s'est endormi... Son bon sommeil de vingt
ans a été plus fort que tout!...
Elle le contemple, un sourire triste aux lèvres.
Il dort, calme, la bouche entr'ouverte. Et le
violon de miss Deacon joue toujours, au fond '
du jardin, derrière les orangers, un nocturne
de Chopin, poncif et passionné... La lune
monte... Des étoiles bougent...
Alors Irène, lentement, sans bruit, se lève. Elle
va se placer sous la lumière d'une lampe... Du
livre où elle l'avait cachée elle sort la lettre
que tout à l'heure elle avait montrée à M°" Le-
aoux ; elle en ôte l'enveloppe. Elle pleure.
IRÈNE, lisant. — Adieu, mon enfant.,. Qu&
la vie te soit belle et heureuse!... Je t'ai
écrit cela pendant que fen avais encore la
force... Adieu, ma lumière, adieu, mon grand
amour. Oh! que le bonheur Raccompagne,
chaque jour plus pur, comme j'aurais voulu
t'accompagner moi-même... longtemps!.,.
Vois-tu, il vaut mieux que je sois partie...
Seulement, mon enfant, mon pauvre petiot .,
que je ne verrai plus jqmais... lorsque, plus
tard... tu te rappelleras Colibri... lorsque. ..j
Et elle continue, ainsi, de lire, durant qu'il dort, i
et que le violon chante, chante, dans le si- i
- lence, là-bas, derrière les orangers, son air pon-
cif et passionné.
SOUBRIAN. — Vous êtes sure que c'est un petit garçon ?
ACTE QUHTRIÈME
Un salon cossu et bourgeois. Madeleine, Richard et Louis Sot^
hrian prennent le café, après déjeuner. Une nourrice est là, avec
un poupon dans les bras, un poupon accablé de dentelles et dA
voiles.
SCENE PREMIERE
MADELEINE, RICHARD, LOUIS SOU-
BRIAN, LA Nourrice
LOUIS, soulevant le voile de l'enfant. —
Dieu, que c'est Laid un enfant de deux
mois!,. Il paraît que quand je suis venu au
monde, moi, j'étais charmant... J'ai perdu
depuis... Est-ce qu'il dit papa et maman?
MADELEINE. — Vous êtes bête! A de\ix
mois?
SOUBRIAN. — Je ne suis pas au courant, je
n'ai pas l'habitude... Vous êtes sûre que c'est
un petit garçon?... C'est curieux, il a tout
à fait l'air d'une fille?... A votre place, je
me méfierais, A moins que ce ne soit un
nain... Et maintenant, enlevez-le, hein?... je
veux prendre mon café en paix...
MADELEINE. — Mousieur Soubrian, vous se-
rez puni : vous aurez beaucoup d'enfants.
SOUBRIAN. — Si vous voulez.
RICHARD. — Est-il spirituel cet imbécile-
là!... Nounou, vous ne sortirez pas avant
trois heures. Vous accompctgnerez madame
chez le médecin, avec le petit... C'est pour le
lait stérilisé.
SOUBRIAN. — Tu vas faire stériliser la
nourrice ?
La nourrice sort.
RICHARD. — Le médecin veut essayer un«
alternance de biberon et de sein.
SOUBRIAN. — Ça va la vexer, cette femîne;
la concurrence. Elle ne débitera plus, vous
verrez.
RICHARD. — Dis donc... pour te ramener à
des choses sérieuses, je vais alors t'écrire
cette lettre. Tu passes aux Messageries, tu la
remets en te nommant et en disant que tu es
le fi-ls du directeur du Grand Radical...
SOUBRIAN- — Ça ne leur produira aucaïc
effet... La presse ne fait plus peur qu'<a5ii
journalistes.
54
Maman Colibri
RICHARD. — Allons donc ! Tu verras qu^ils
lembourseront dare-dare. Et tu reviendras
m' apporter la réponse ici... Je ne sors pas
avant trois heures.,. J'attends mon père.
MADELEINE. — Tou père doit venir?
xicHARU. — D'un moment à l'autre. -*^
sotJBRiAN. — Vous allez au bureau ensem-
ble?
RICHARD. — Non... nous devons aller au
Comptoir International pour une affaire...
janis grande importance, d'ailleurs... une
iïimple signature.
souBRtAN, — Je le trouve un peu change,
ton père, depuis quelque temps.
RICHARD. — Il vieillit, n'est-ce pas?
souBRiAN. — Je ne veux pas dire ça. Il
^t moins à crin, voilà tout. Ah ! il a mis de
l'eau dans son vin... Ce n'est pas comme mon
j»aternel à moi...
RICHARD. — Les événements intimes de ces
àemières années n'ont pas été sans influer
sojr lui. C'était un homme qui avait mis tout
son plaisir dans le tram de la maison, les
yéceptions, le décorum... Maintenant, cette
vie de garçon n'a plus grand charme pour-
lui. L'hôtel de l'avenue -briedland est trop
grand.... on n'ouvre plus le rez-de-chaussée...
Et mon mariage a coïncidé avec ces événe-
ments.
SOUBRIAN. — Pourquoi ne divorce-t-il pas
et ne se remarie-t-il pas?
RICHARD. — Oh! non... le divorce n'entre
pas dans ses idées ni dans ses principes. Il
ae faudrait guère lui en parler... Au fait,
Madeleine, tout à l'heure, invite-le à dîner
pour dimanche. Même s'il refuse, l'intention
lui fera plaisir.
MADELEINE. — Entendu.
RICHARD. — Je vais t' écrire la lettre tout
ée suite, veux-tu?
Il écrit sur un petit bureau à droite.
MADELEINE, à SoutHan. — Vous avez eu
tort de faire allusion au grand scandale... Au
f«nd, cela le désoblige toujours.
SOUBRIAN. — U doit être blasé pourtant.
MADELEiNi!:. — Il aime tant son père !
SOUBRIAN. — Vous n'en parlez pas ensem-
We?
MADELEINE. — lie moins possible. Nous
avons épuisé ce sujet au moment de la rup-
ture de nos fiançailles...
SOUBRIAN. — Est-il possible que vous ayez
isérieusement voulu rompre ?
MADELEINE. — Il a fallu uu moîs pour
nous décider, ma mère et moi... Dame! après
îe bruit suscité dans Paris... Cette horrible
femme, songez donc!... Si vous croyez que
c'est gai d'avoir cette célébrité dans sa fa-
mille... Et encore, elle n'a pas fini de faire
pfiurler d'elle, vons verrez... Heureusement,
mes dispositions sont prises. Quoi qu'il ad-
vienne, nous n'aurons jamais aucun rapport,
même lointain, avec elle, et nous nous arran-
gerons toujours pour étouffer le bruit qu'eUe
pourra soulever. Les idées de Richard sont,
grâce au ciel, absolument les miennes sur c©
chapitre. C'est un garçon très fier, vous
savez, et il a gardé une rancune profonde à
sa mère de toutes les horreurs qu'elle leur a
débitées, au moment oii elle a claqué les
portes. Car il parait que c'a été inouï le dé-
part à la campagne... Que ne leur a-t-elle
pas dit!... que les Chioiois avaient bien rai-
son de détruire leurs petits à la naissance
et qu'elle regrettait bien de n'en avoir pas
fait autant!... Croyez-vous?... la vilaine
femme !
SOUBRIAN. — Et elle est toujouirs en Algé-
rie avec lui!... Elle doit révolutionner la ca-
serne, cette femme-là ! Et je lui aurais donné
le bon Dieu sans confession!... Vous avez des
tuyaux sur eux ?
MADELEINE. — Oui, j'ai SU des choses in-
conoevaibles. Ils mangent un argent fou. Ils
ont des esclaves, il parait. Elle s'habille en
reine éthiopienne... Elle a une baignoire
d'argent...
SOUBRIAN. — Non ?
MADELEINE. — Comme je vous le dis. Elle
est timbrée, cette femme-là ; elle finira dans
un cabanon... J'ai vu une Anglaise qui a
passé quelques jours chez des voisins, à eux ;
on n'a pas idée!... Elle se promène dans son
jardin presque toute nue... Et elle habille
son Chambry avec des costumes insensés.
L'Anglaise me disait : (( Oh! madame, je l'ai
vu... il était beau! Il était sur un divan tout
habillé d'une écharpe de soie pâle bleue...
oh! c'était excitant!
SOUBRIAN. — Beuj elle en avait du vice
votre Anglaise!
Richard se lève.
MADELEINE. — Hum ! Parlous d'autre
chose (Raut.) Comment va votire ami Li-
gnières ?
SOUBRIAN. — Pas mal. Merci pour lui.
RICHARD. — Voilà... Je la cacheté, bien
entendu.
SOUBRIAN. — S'il te plaît.
RICHARD. — Vous parliez de Lignières?...
Au fait, comment vont les anciens amis? Je
ne les vois plus guère.
SOUBRIAN. — Ça vieillit, ça vieillit, mon
vieux... Eh oui! Ohaulin a. une grande ba,rbe
noire et une situation dans les automobiles...
Lignières? Tu te rappelles un après-dîner,
il y a déjà deux ans passés, comme c'est
loin déjà! chez toi, avenue Friedland?...
il nous parlait de sa papetière... eh bien,
fini, la papetière! Elle est partie avec
un répétiteur du lycée Condorcet... Pauvre
Lignières!...
La femme de chambre entre et passe une carte
à Richard. — Richard contemple la carte un
instant sans rien dire.
Maman Colibri
5^
SCENE II
Les Mêmes, une Femme de Chambre
RICHAUD, à la femme de chambre. —
Cette personne est dans l'aiitichanibre?
LA femme de chambre. — Oui, monsieur.
RICHARD. — Attendez... Madeleine. {Ma-
deleine s'approche. Il hn montre la carte.)
Rega-rde.
MADELEINE, glaciale. — Parfait. C'était
fatal. (Un silence.) Que vas-tu faire .^
RICHARD. — Voyons, je ne puis décem-
ment...
MADELEINE. — Entendu, entendu ; tu es
libre. Seulement, rappelle-toi une chose...
RICHARD. — Prends gurde à La femme de
chambre. Parle bas.
MADELEINE. — - Si tu ogis autrement que tu
t'y es engagé, demain, demain, je serai chez
ma mère.
RICHARD. — Mais que vas-tu chercher?
MADELEINE. — Parfait, c'était fatal. Que
VAS-TU FAIRE?
MADELEINE. — Ceci dit, je n'ajouterai pas
■un mot, pias un. Je me retire dans ma cham-
bre.
RICHARD. — Voyons, Mideleine... nous
sommes d'iaccard... parlons un peu... discu-
tons, que diable!...
MADELEINE. — La femme de cnambre at-
tend la réponse.
LA FïîMME DE CHAMBRE. — OÙ faut-il faire
entrer, monsieur ?
RICHARD. — Attendez.
souBiiiAN. — Ah ! je me sauve, moi, mes
enfa^n-bs... J'en profite pour aller porter ma
lettre. A tout à l'heure...
RICHARD. — Une minute... Je préfère que
tu ne oroises pas cette personne aaais l'anti-
chambre... Faites entrer dans mon cabinet,
Françoise.
MADELEINE. — Du tout. Faites entrer ici.
Les portes doivent être grandes ouvertes I
RICHARD. — Mon petit...
MADELEINE. — J'ai d' ailleurs un mot à dire
ia\'«ant son départ à monsieur Soubrian. Vous
voulez bien, monsieur Soubrian ?
SOUBRIAN — Mais comment donc.
Il serre la main à Pâchard.
MADELEINE, à Souhrian à la porte. — Pas-
sez.
RICHARD. EcOUte-
MADEL7<:iNE. — Je n'ai rien à écouter...
rien à dfre... C'est à toi de te souvenir... Tu
s^is ce qu^ ai as à faire... et c'est toi seul
que cela regarde, toi seul... Ma dignité s'op-
pose à ce que j'en entende davantage.
Elle entre à gauche avec Soubrian. Richard reste
seul.
SCENE III
RICHARD, IRENE
La porte s'ouvre. La femme de chambre intro-
duit Irène.
RICHARD. — Bonjour maman... (Irène
reste dans une posture vague et figée.) As-
sieds-toi, maman... (Elle s'assied.) Tu es de
paasa^e à Paris...
IRÈNE. — Oui... de passage... alors...
(Long silence.) Je te remercie de ta lettre...
où tu m'as annoncé la naissance de... tcm
petit...
RICHARD. — C'était bien naturel.
IRÈNE. — Sij si. (Un silence.) Tii es... (!Se
reprenant.) vous êtes très bien installés ici...
c'est gentil.
RICHARD. — Oh ! du Louis XVT bien or-
dinaire. J'"ai acheté moi-même les meilleures
pièces à l'Hôtel des Ventes.
iRÈr^, après une hésitation visible. —
Et... Paulot?
RICHARD. — Eh bien... tu dois savoir...
je te l'ai écrit... Il a été reçu trentième à
l'Ecole polytechnique... c'est très beau...
IRÈNE. — Oh! oui, c'est très beau... Et il
est dans cette école alors... Il y vit.^...
56
Maman Colibri
RICHARD. — Naturellement.
IRÈNE. — Je pourrai peut-être aller le
voir... si on me laisse entrer... parce que,
qutand on passe, n'est-ce pa,s?
RiciiARo. — Mais rien n'est plus facile...
RICHARD. — Non, non, je te remercie...
Elle a été très bien soignée. Nous sommes à
Paris depuis peu en somme... pour les der-
niers mois... Nous avons séjourné très long-
temps en Italie.
RICHARD.
Bonjour maman...
Tous les jours à six heures tu pourras le de-
mander.
IRÈNE. — S'il vaut mieux ne pas dire que
je suis sa mère...
RICHARD. — Tu plaisantes,
IRÈNE. — On ne sait jamais... Ça pour-
rait le gêner. (Un long silence.) Et -ta femme
va. bien?... Elle n'a pas été trop éprouvée?
IRÈNE. — Vous étiez partis tout de suite-
après le mariage?
RICHARD. — Le jour même.
IRÈNE. — A quelle église vous êtes-vous
mariés ?
RICHARD. — A Saint-Louis d'Antin.
IRÈNE. — Ah! pas à Saint-Augustin?
RICHARD. — Non... (Gêné.) nous n'avons;
Maman Colibri
5;
pas fait grande invitation... Alors, la pa^
roi^se de nta femme noiiKS a paru...
IRÈNE. — Oui, c'est juste. {Elle baisse la
tête. Avec jAus d'effort encore cette fois.)
Et le petit... llaoul...
RICHARD. — Très gentil, très fort... deux
mois... [Vivement.) 11 est à la promenade
justement en ce moment... avec sa nounou....
au parc Monceau.
IRÈNE, désappointée. — Ah!
RICHARD. — Toi, tu as très bonne mine.
IRÈNE, avec un amer sourire. — Tu
trouves?...
SCÈNE IV
Les Mêmes, la Nourrice
La nourrice entre rapidement.
LA NOURRICE. — Monsieur, je viens pren-
dre le manteau de bébé... que j'avais laissé
tout à l'heure.
RICHARD. — Pi'enez, prenez... Vous n'êtes
donc pas partis ?... Je oroy ads. . .
LA NOURRICE. — Mais c'est monsieur lui-
même qui m'a dit d'attendre madame, pour
aller à quatre heures chez...
RICHARD, L'interrompant sèchement. —
C'est bon... Je ne me rappelais plus.
La nourrice sort.
SCENE Y
RICHARD, IRENE
• RICHARD. — C'est curieux, je croyais.
IRÈNE, les larmes aux yeux, en souriant.
— Oh! ça ne fait rien... ça ne fait rien... Vous
avez aussi une très jolie vue, là, dans \r
galerie.
Elle détourne la tête.
RICHARD. — On voit le parc Monceau.
{Elle pleure sous sa voilette. Allant à elle,
ému.) Maman...
IRÈNE, V arrêtant nettement du geste. —
Laisse. J'ai du chagrin. , beaucoup de cha-
grin .. Laisse, je t'en prie... ça va passer...
L'ém "»tion du premier moment.
Il se rassied. Silence.
RICHARD. — Quand es-tu arrivée à Paris P
IRÈNE, — Hier soir.
RICHARD, avec intention. — Seule?
IRÈNE. Oui.
RICHARD. ■ — Et tiii retourneras après di-
rectement à Alger ?
IRÈNE. — Non.
RICHARD. — Cependant monsieur de...
i*RÈNE. — J'ai rompu avec monsieur do
Chamb-ry.
RICHARD. — Ah!
IRÈNE. — Oui. C'est fini!
Elle pleure.
RICHARD. — Désires-tu ^ revoir mon
père?... Il est à Paris en ce moment.
IRÈNE. — Ne me parle pas de ton père.
Tu ne m'as pas comprise. Je suis venue te
voir, toi, seulement... et je désire ne voir
que toi... D'ailleurs, ma visite sera courte.
Demain, j'irai voir Paulot à l'Ecole polytech-
nique et puis je repartirai sans doute...
RICHARD. — Où comptes-tu passer l'hiver i*
IRÈNE, souriant tristement. — Ah ! oui,
passer l'hiver... Dans La Riviera, peut-être...
Seulement, c'est bien coûteux JDar là... Si je
trouve une pension de famille à six francs,
sept francs par jour... dans un petit trou...
au Camet, par exemple...
RICHARD. — Mais tu n'en es pas là?...
Voyons!...
IRÈNE, simplement. — Je n'ai plus d'ar-
gent. J'avais deux cent mille francs de dot.
Je les ai mangés... il me reste vingt-cinq
.RÊNE.
Laisse, j'ai du chagrin.
mille francs à peu près... En les mettant en
viager...
RICHARD. — Mais, maman, et moi ne
suis- je pas là ?
IRÈNE, rinterrompant avec une simple fer-
meté. — Encore une fois, tu viens de ne pas
Maman Colibri
me oom prendre. Si j'ai pu m' humilier jus-
qu'à te parler de cela, ce n'était pas pour
demander l'aumône... Retire toii offre!
RICHARD. — Oli ! je te connais trop pour
supposer que tu daignerais t'adresser à
moi! Seulement il ne s'a.git pas d'orgueil...
il s'agit de vie pratique... et... {Elle fond en
sanglots.) Ma pauvre maman!
IRÈNE. — J'ai mal!... j'ai mal! Ah! je
iais bien, tu dois te dire en ce moment :
( C'était prévu... la scène de larmes! » J'au-
rais dû avoir plus de courage.
RICHARD. — Que c'est bête, ce que tu ra-
• contes-là!
IRENE. — Mais j'ai menti, tout à l'heu^re,
j'ai menti... C'est vrai que je ne suis plus
avec Georget, que c'est fini pour j;amais...
c'est vrai aussi que je ne v^ux plus entendre
jamais parler de ton père; mais, si je suis
venue, ce n'était pas pour te voir seule-
ment... c'était pour rester, pour qu'on ne
me obasse pas!... Ah! n'est-oe pas? il ne faut
guère être fière pour venir réclamer du se-
cours à ceux qu'on a défiés?... Je n'ignore
pas aussi tous les ennuis que je vais te
créer... et que je vais transformer ton at-
tendrissement en gêne et en embarras...
RICHARD, sans conviction. — Mais non,
mais non...
IRÈNE. — Si. Je connais la vie... C'est
maladrait, j'aurais dû m'y prendre petit à
petit... mais tpait pis! Oh! je ne réclame pas
grand' chose! Je ne serai pas un bien grand
embarras... qu'on ne me case pais trop loin
de chez vous, voilà tdut. Bien sûr, je ne de-
mande pas à vivre ici... complètement...
Pourvu que je puisse embrasser ton enfant...
le voir souvent... ce petit que t«u n'as pas
voulu me montrer tout à l'heure...
RICHARD. — Simple mouvement machinal,
je t'assure...
IRÈNE. — Bien naturel. Ta femme a mis
•comme condition à ton mariage qu'on enten-
drait plus parler de moi... et je sais, en effet,
qu'on n'en parle plus nulle part. Je suis un
nom de scanda-ile, banni de la société. {Avec
une voix lourde et somhre.) Il y a des reve-
nants qui ne doivent pas revenir. . Votre
monde à vous, maintenant, vous fuirait...
Et ta femme le sait bien... Oh! mais je serai
cachée, très cachée... on ne me verra pas, je
vous le promets... vous n'aurez pas à souf-
frir... Seulement, moi, j'aurai ma petite
place ici... On l'emmènera me voir... voilà
tout ce que je demande.
RICHARD. — Mais oui, c'est arrangeable!
Ça ne peut pas se faire en un jour, tout à
coup... mais...
IRÈNE, avec emportement. — Et puis,
même si je vous gêne, même si tu ne m'as
pas pardonné dans le fond de ton cœur,
tant pis... je reste tout de même!... Que
veux-tu que je devienne, moi?... Où veux-
tu que j'aille maintenant?... La vieillesse,
la misère, quoi ? Il faut bien que je pose
mon front et mosS lèvres quelque part
Tout n'est pas mort en moi pourtant !...
Il y a des tendresses qui me reclament en-
core... Je saris bien que j'ai tout envoyé pro-
mener autrefois, famille, foyer ! Mais qu'est-
ce qu'on veut que je devienne tout de
même?... Me tuer?... J'y a»i pensé...
RICHARD, pousse un cri. — Oh!
IRÈNE. — . Oui, j'y ai pensé... Mais on ne
meurt pas comme ça... Alors quoi?... oîi
voulez-vous que j'aille ? Il faut bien qu'on
me dénicâie un coin... On ne peut pourtant
puas me mettre da,ns un asile!... Consultez-
vous, arrangez-vous et trouvez-moi une fin,
le petit coin où se consumer... Bonheur,
beauté, jeunesse, tout s'en va... mais la vie
reste... c'est long à eai finir! Trouvez-moi ma
petite place... et puis vous m'oublierez!... Je
me chafrge de m'éteindre, toute seule, pro-
prement et... sans fumée...
RICHARD, au comble de L'émotion courant
à elle. — Maman!
IRÈNE, fondant en sanglots sur son
épaule. — Richard! Richard!... Et puis ne
crois pas que ce soit indifférent de sentir
que ce sont tes bras qui me soutiennent...
C'est le dernier berceau que l'on souhaite!..:
Ils restent un instant enlacés l'un à l'autre.
RICHARD, brusquement . — Ecoute, il faut
régler cette situation tout de suite. Je vais
appeler Madeleine.
IRÈNE, avec effroi. — Oh ! je t'en prie.,.
Pas devant moi!...
RICHARD — Non... Tu vas entrer cinq mi-
nutes dans mon cabinet de travail... J'aime
mieux expliquer l'affaire à Madeleine, à
l'écart de toute domesticité indiscrète...
Va... Pour ma part, je ne puis t'assurer
qu'une chose : c'est que, si longtemps j'ai
g.ardé un ressentiment violent, je l'avou«,
depuis, tout ressentiment est tombé... Mon
rôle, aujourd'hui, est indépendant de celui
de mon père. Et je vais agir de mon mieux...
(Tout à coup.) Mais entre nous, avoue tout
de même — j'ai besoin de cette satisfaction
— avoue, maman, qu'elle a du bon, la fa-
mille?
IRÈNE, les yeux baissés. — Oui.
RICHARD, triomphalement. — Hein, les
fils criminels, les ennemis?... Tti y retournes
tout de même!... Les luttes de l'amour et de
la famille?... Quelles balivernes! Tu te rap-
pelles ?
IRÈNE, sans qu'on puisse lire une impres-
sion quelconque sur son visage. — Tout... je
me rappelle tout.
RICHARD, comme s'il voulait la faire par»
1er. — Quels regrets tu as dû subir !..c
IRÈNE, les yeux impénétrablement baissés,
— Oui.
RICHARD, s'animant en parlant. — Je
vois ta vie, là-bas!... Et le revirement quand
les écailles te sont, peu à peu, tombées des
yeux!
IRÈNE. — Oui, oui...
Maman Colibri
59
RICHARD, insistant comme avec rage. —
Comme tu dois être punie, pauvre mère, par
Je remords!... Et cet être! qu'elle na-Uusée de
lui tu dois éprouver, mniiiteiumt que tw vois
olair!... Dis-le, hein?
IRÈNE, sans sourciUer. — Oui.
RICHARD. — Et comme, dans ta déchéance,
^Ue a dû te paraître pure et belle la famille,
que tu avais lioîinie!... C'est tout de même
nous qui sommes la vraie vérité de la vie...
{Il pousse un large soupir de satisfaction.)
Je te dem-ande pardon de t'avoir fait souf-
frir cette petite confession, mais j'avais tout
de même besoin de t'entendre rétracter tes
pad'oles d'iautrefois qui me sont toujours res-
tées sur le cœur... Ce n'est qu'une petite sa-
tisfa^ction — mais ça soulage!... Maintenaoït,
«iutre là, veux-tu?... Je vais entreprendre
Madedeine.
Il la fait entrer dans le cabinet de travail, à
droite.
IRÈNE. — Je t'attends.
SCÈNE YI
RICHARD, MADELEINE
RICHARD, reste seul; il va à la porte du
fond et appelle. — Madeleine! {Madeleine
entre. Richard tout de suite.) Ecoute, ne
proteste pas... Ne réponds même pas à oe
■que je vais te demander... Accepte sans mot
dire, sans discuter... Je fais appel à ton
cœur.
MADELEINE. — Allons, bonl... De quoi
s' agit-il ?
RICHARD. — Maman a rompu toute rela-
tion avec Chambry, ils se sont séparés.
MADELEINE. — Et elle veut vivre avec
nous... c'est cela? Jamais.
RICHARD. — Madeleine!
MADELEINE. — Jamais! Nous avions prévu
ce petit coup, ma mère et moi... Tu te rap-
pelles à quelles conditions j'ai consenti à ne
pas rompre notre mariage?
RICHARD. — ■ Eh bien, les conditions ne
sont plus les mêmes, voilà tout... D'ailleurs,
ce n'est pas à vivre avec nous qu'elle de-
mande... Un petit appartement dans le quar-
tier.
MADELEINE. — Dans la maison peut-êt-re?
RICHARD. — Etre reçue ici...
MADELEINE. — Et invitée à nos réceptions,
n'est-ce pas? Cest déjà suffisant d'avoir une
belle^mère qui a mal tourné et s'est enfuie
a.vec un gigolo... Elle n'avait au moins qu'à
rester avec lui !
RICHARD. — Je te défcTids de parler ainsi !
Elle souffre... tu dois avoir pitié. D'ailleurs
nous ne pouvons lui interdire d'embrasser le
petit, de temps en temps.
MADELEINE. — C'est bieii pour cela que je
m'Lrtsurge!... Nous ne pouvons pas, bien sûr!
nous sommes du même avis... Seulement, je
sais 08 qui va aiTiver, parce qu'on ne peut
pas lui interdire d'embrasser Raoul; à me-
sure, elle s'installera ici... elle prendra ses
repas... voudra renouer ses relations, con-
naître les nôtres... car c'est cela surtout qui
la fait mourir d'envie ! Elle est déclassée :
elle voudrait reprendre un rang... Eh bien,
nooi, qu'elle ne se fasse pas d'illusions. Elle
RICHARD.
Je FAIS APPEL A TON CŒUR.
est une femme à l'eau... elle ne peut plus
regrimper sur la rive et il ne faut pas qu'elle
en prenne prétexte pour nous entraîner avec
elle.
RICHARD. — Si tu crois que c'est le mobile
qui la fait agir!
MADELEINE. — Parfaitement. Je connais
les femmes, mon cher!... Et notre maison
sera tarée définitivement... <( Je vous pré-
sente ma belle-mère, retour d'Alger. » C'est
gai.
RICHARD. — Mais puisqu'elle offre de ne
venir qu'en cachette... quand il n'y aura per-
sonne.
MADELEINE. — Tu UC VOÎS paS pluS lolll
oO
Maman Colibri
que le bout de ton nez, mon pa.uvre ami ! Et
puis,qiii te prouve qu'elle ne va pas continuer
de voir son monsieur ? Ou qu'elle ne partira
pas un de ces quatre matins, avec un nouvel
ami à toi ?
MADELEINE.
Passez, madame.
RiCHABD. — Madeleine!
MADELEINE. — Elle nous a mis en droit de
tout supposer, et dire qu'elle vient vers
Raoul avec ses lèvres embrassées par des
hommes, par... Sais-tu ce qu'elle nous ap-
porte, le sais-tu?... tout simplement le dés-
honneuir.
RICHARD. — Tiens!
MADELEINE. Quoi ?
RICHARD, -r- Rien. Je me rappelle seule-
ment avoir prononcé cette phrase-là autre-
fois...
MADELEINE. — Tu as bien changé depuis !
RICHARD. — Non, c'est l'honneur qui a
changé de côté... Faut croire que ça se dé-
place...
MADELEINE. — Ne fais pas d'esprit.
RICHARD. — Je n'en ai jamais moins fait..
Ne te doane pas pour plus méchante que tu
n'es. Je. connais ton bon cœur, au fond, Ma-
deleine. Ne discute donc pas une chose que
tu as d'avance acceptée et que tu ne peux
pa« refuser. Tu ferais bien mieux de te dé-
cider d'un coup... et de ne pas diminuer le
mérite que tu auras à paa-donner, tout à
l'heure.
MADELEiNTE. — Pourquoi ne s'adresse-t-eMe
paiS à ton père? Il n'est pas divorcé... Qu'ils
se remettent ensemble, c'est bien simple.
RICHARD, haussant tes épaules. — En
effetj c'est simple.
MADELEINE. — On ne la recevra pas plus...
mais enfin, dans un salon, on pourra ne pas
s'apercevoir qu'elle est là. Ce sera déjà plus
nommode.
RicflARD. — Tu criailles bien inutilement.
MADELEINE. — Ma baigneuse me dit ça.
quand elle me donne ma douche... Je t'as-
sure qu'on ne reçoit pas des douches de ce-
genre, impunément.
Elle est à la cheminée, accoudée. Elle rage.
RICHARD. — Eh bieni maintenant que tu
as poussé ton cri.
— Au moins, que ceci soit
et qu'elle le sache !
- Ah ! tu vois que tu as cédsé de
MADELEINE
bien décidé..
RICHARD.
toi-même !
MADELEINE. — Qu'elle le sache ! Je ne la
présenterai à personne... Elle ne viendra
qu'aux heiures où je voudrai... Et puis,,
qu'elle n'aille pas s'imaginer que je sortirai
avec eWe... Pas même pour des courses.
^ RICHARD. — Entendu... On ne vo^s ren-
contrera pas ensemble,
MADELEINE. — Ce n'est pas seulement à
cause des gens qui la connaissent... mais je
ne voudrais pas qu'on me rencontre avec une
personne qui marque aussi mal... Elle est ma-
quillée comme une cocotte, ta mère... et fa-
gotée!... A son âge!
RICHARD. — Oh ! si tu la voyais, tu ne La
reconnaîtrai pas, va... Elle a bien changé, la
pauvre vieille!...
MADELEINE. — Changée? Ce chapeau!...
RICHARD. — Quel chapeau?
MADELEINE. — Ce chapeau de roses qu'elle
porte.
RICHARD. — Tu l'as donc aperçue?
MADELEINE. — Oui... Nou... par la ser-
rure... là, j'ai jeté un coup d'œil. Non, ce
chapeau de jeune fille!... Elle ne se voit pas!
RICHARD. — Allons Mad, ne réfléchis
pas.... Un bon mouvement Je ne doute pas
de ton cœur... Tu hésites déjà... Encore une
seconde et...
MADELEINE. — OÙ l'as-tu mise?
RICHARD, montrant la porte — L^.
MADELEINE, Subitement, sans transition^
va droit à la porte du cabinet et Vouvre.
Sur un ton d'huissier. — Madame, si vous
voulez vous donner la peine d'entrer. (Irène
s'avance.) Je vais vous conduire auprès du,
petit.
Elle dit cela d'un air digne et cérémonieux.
RICHARD. — Va, ma mère, va.
IRÈNE, avec un élan maladroit. — Oh!'
merci, merci! Mad...
M.\DELEiNE, l' interrompant en lui mon^
trant froidement la porte du fond. — C'est
par ici. (Elle va Vouvrir. Irène reste interlo-
quée, émue, interrogeant doidoureusement
son fils du regard. — Madeleine attend à la
porte ouverte, comme pour faire passer Tràne
devant elle.) Passez, madame.
Irène se décide et le mouchoir aux lèvres, la tête-
basse, les épaules serrées, humble ^ pauvre^
elle entre avec Madeleine.
Maman Colibri
6i
SCÈNE VU
RICHARD seul, puis la Femme de Chambre
RICHARD, seul. — Maintenant le télé-
phone! (Il va au téléphone.) Allô! Voulez-
vous me donner le 225.53F... Allô...
LA femme de chambre, entrant. — Mon-
sieiur de Jlysbergue demande s'il ne dérange
pas monsieur... Sans quoi il repas&eia après
le bureau.
RICHARD, vivement, — Faites entrer...
faites entier!
* La femme de chambre sort.
RICHARD, parlant à V appareil. — Merci...
Non... ça va...' {Uyshergue e-ntre.) Ah! père,
je te téléphonais justement. (A la femme de
chambre.) Vite... Voulez-vous allez dire à
madame, dans la chambre de bébé, qu'elle
ne rentre ici au salon, avec cette dame,
qu'au cas où je l'appellerais... Sinon qu'elles
restent toutes deux jusqu'à ce que je vienne
les retrouver... N'est-ce pas, c'est compris?
LA femme de CHAMBRE. — Bien, monsieur.
Elle sort.
SCÈNE YIII
RICHARD, RYSBERGUE
KYSBERGUE. Qu^J a-t-il doUC?
RICHARD. — . Père... Elle est ici.
RYSBERGUE. Qui F
RICHARD. — Maman.
RîSBERGUE. — Ah !
RICHARD, parlant, rapidement, empressé.
- — Une grosse nouvelle... Je ne sais pas en-
core ce qui s'est passé... Mais elle a rompu
avec de Chambry, définitivement. Elle re-
tourne ici, à Paris, repentante, et c'est à
nous qu'elle vient demander pajrdon... Et
asile. Elle est là, dans la chambre de bébé
avec Madeleine, qui n'y a pas mis trop de
façons... Elles doivent être déjà en train de
se réconcilier. Alors écoute, puisque te voilà,
ne crois-tu pas, père, qu'il faudrait faire
bonheur complet. C'est le moment. Du temps
a passé... deux ans. Réfléchis! Ce serait si
bien de ta part.
RYSBERGUE, allant à son fils. — Un mot...
Mais réponds sincèrement, sans mentir...
Tu le promets?
RICHARD. — Oui.
RYSBERGUE. — Dans la conversation que
tu a.s eue avec ta mère mon nom a-t-il été
prononcé par elle?
RICHARD. — Mais.,.
RYSBERGUE. — A-t-ellc témoigné du désir
que nous nous réconcilions tous deux ? Sois
tira ne.
RICHARD. — Mais cela n'implique pas né-
cessairement...
RYSBERGUE. — Allous doHc ! N ïiisiste pas,
Richard... J'ai réfléchi, j'ai admis parfois
cette hypothèse d'un retour qui se réalise a.u-
jourd'hui... eh bien, je suis toujours arrivé
à cette même conclusion : vaut mieux pas...
vaut mieux pas. (Il Jioche lentement la tête.)
Réconcilier! quel affreux mot!... Quelle paix
factice d'intérêts cela suppose!... Ce qu'on
ne réconcilie pas, ce sont les cœurs que Fin-
différence a séparés, et que plus rien ne r
rappelle l'un à l'autre. Non, je suis heureux
poua' nous, pour toi, pour tout le monde,
qu'elle soit revenue et aissagie, et que cette
histoire fi^nisse de la sorte ; je suis là pour
subvenir, tacitement, à tous ses besoins.
J'aurai le savoir-vivre nécessaire... mais ce
sera tout. Orois-moi, je suis très... très con-
tent, oui, de ce que tu m'apprends... Mais le
reste... vaut mieux pas... je sais ce que je
dis.
RICHARD. — Cependant, toi, lui pardon-
nerais-tu F Reviendrais-tu sur ce que tu lui
disais en la chassant F
RYSBERGUE. — Oii ne tient jamais ses en-
gagements.
RICHARD. — Bien. C'est l'essentiel.
RYSBERGUE. NoU. Vois-tu, 06 jOUr OÙ
j'ai crié : (( Va-t'en! >) le poing levé, te sou-
viens-tu F Ah! j'en ai eu alors la sensation
soudaine, ce n'est pas moi qui la chassait,
c'était elle qui se détachait.. c c'était la vie
RYSBERGUE. — Maintenant, c'est a lui
LE TOUR... !
qui l'emportait... Oui, j'avais beau crier, je
ne réussissais même pas à l'impressionner...
Les mots tournaient machinalement dans ma
bouche... Cette sensation m'est restée tou-
jours très nette,.. Que parles-tu de pardon,
alors que, si je le lui offrais, c'est elle qui ne
l'accepterait pas!
RICHARD. — Ah! c'est que tu te l'ima-
02
Maman Colibri
gines comme autrefois... Elle a bien changé
en deux ans... Il ne s'agit pas de révolte,
va ! Si tu l'avais entendue, ici, tout à l'heure,
elle t'aurait touché, si simple, si repentante,
si humble et lamentajble, la pauvre femme.
RYSBERGUE, — Elle s'cst accusée, n'est-ce
pas?
RiCHAiiD. — Formellement.
RYSBEUGUE. — Ello a témoigné de sa
honte? Pour un peu, si tu lui avais demandé
de honnir son Georget avec hoTreur, elle l'au-
rait fait.
RICHA3D. — Je le lui ai demandé.
RYSBERGUE. — Il n'y a pas de renoncem«int
qu'elle ne te consente!... Toutes les lâchetés,
toutes les humilités, tu les auras, à une con-
dition, une seule : c'est que tu lui donnes oe
petit bout de gosse q*ui est là, qu'elle attend...'
et qui est devenu la seule espérance à laquelle
elle puisse se raccrocher... Je vais même, mon
pauvre Richard, t'enlever une illusion, et ce
te sera pénible, mais que veux-tu?... EJ'le t'a
probablemeînt fait aussi des protestations de
tendresse et elle t'a donné à comprendre que
c'était beaucoup pour toi qu'elle revenait?
RICHARD. — Sans doute.
RYSBERGUE, hd donnant une tape ironique
sur Vépaule. — Et tu en as conçu, avo'Ufe, \m
peu de fierté? Naïf! Je suis fâché de t'erkle-
ver cette illusion facile, mais si nous étions
seuls, toi et mod, ni l'un ni l'autre, nous ne
la reverrions. Celle-ci va droit à sa continua-
■tion, son instinct la dirige égoïstement tou-
jours... vers ce qui est son nouveau destin.
Le passé est mi fleuve qu'on ne remonte pas.
Madnt'^nant (montrant l^ porte de la cham-
bre du 6éb^.) c'est à lui le tour!... Mais nous,
mais nou«... mon pauvre Richard!... Sans
celui quà vient de naître, que serais-tu pour
elle! Va, va, quoi qu'elle t'en ait dit, oe n'est
pas vrai... Elle a employé l'halpile pitié des
larmes pour t' attendrir... Que ne ferait-elle,
probablement, pour gagner oet enfant?.,.
Elle revient avec la dernière des platitudes
se ranger sous les lois qu'elle a reniées, il
n'y a pas deux ans, et avec quel orgueil...
Contradiction, oui, nmis contjadiction ap-
parente... Et regarde la courbe de sa vie,
comme elle est dessinée, nette, précise!...
Mon pauvre Richard, va, tu as beaucoup
à apprendre... Et les femmes te rouleront
encore.
Et, paternellement, il lui allonge une pichenette
sur la joue. On dirait qu'il y a une jalousie
sarcastique et triste dans cette caresse.
RICHARD, regarde son père, sans bien com-
prendre. Ses yeux francs et clairs un peu
ahuris. — Alors, père, tu attribues à une
basse comédie, son attendrissemenrt de tout à
l'heure, ses larmes?
Il est presque indigné.
RYSBERGUE. — Non pas, c'est incons-
cient! .. Et qui sait même, peut-être est-elle
sincère... Sait-on? (It s'assied nerveusement
sur le bord de la table.) Peut-être ne se sou-
vient-elle déjà plus... car c'est effrayant, nouis-
l'avons éprouvé nous-mêmes, ce don d'oubli,
total ! C'est comme les bêtes, oui, — ■ elle trou-
vait la comparaison ju-ste, dans son délire —
qui donneraient leur vie, se haussent jus-
qu'au plus complet sacrifice, pour défendre
leurs petits ; puis qui, cet instinct apaisé, ne
se souviennent plus de rien, et subitement,
en un jour, passent du renoncement le plus
fou à l'indifférence la plus morne; c'est fini, '
la fonction est terminée. A une autre!...
Vois-tu, j'ai réfléchi beaucoup pendant deux
ans de solitude. Des mots qu'elle disait me-
revenaient à la mémoi^'e, me -tarabustaient
sans cesse. (( Ma fonction envers vous est ter-
minée... » clamait-elle, et j'ai compris, j'ai
compris la vérité. Elle avait raison. La
femme n'est pas un être indépendant et libre
comme no-us, elle est asservie à des lois de
nature qu'aucune civilisation n'a encore abo-
lies et n'aboliera jamais. Elle est une succes-
sion de fonctions, et absolument contradic-
toires. Toutes ces fonctions, la société est ar-
rivée à peu près ^ les concilier, par des épo-
ques fixes et observées, de mariage, d'évolu--
tion... Ça va tant bien que mal... ça va...
Mais qu'il survienne, dans cette évolution
une simple erreur de date, de tour, comme il
est arrivé à ta mère, dont le cœur ne s'est
éveillé qu'à l'été de sa vie, patatras, l'édifice
de paix s'écroule ! Et alors, c'est l'amas des
drames, les instincts lâchés, les deuils, les
irréparables vérités. Alors, petit, il arrive ce
qui nous est arrivé. Les volières heureuses
oti l'on vivait ensemble se brisent, et les dis-
sentim^eoits effrayants ne se taisent et ne se
rejoignent une seconde qu'autour du premier
vagissement de l'enfant qui vient de pousser
le cri de la vie, et du renou\'eau éternel.
Il y a, dans son ton, la grande émotion contenue
d'un père qui éduque encore son enfant. ,
RICHARD, — Père, que ta sagesse <*st deve-
nue amère ! > ,. . .
RYSBERGUE, le regardant avec une infinie-
tendresse. — J'ai vieilli. Ça t'arrivera bientôt.
Déjà tu t'es bien modifié... Maintenant, si tu
me demandes pourquoi, possédant cette sa^
gesse, comment, étant capable d'admettre et
de pardonner, je n'ai pas assez de supériorité
ou trop d'égoïsme,- comme tu voudras, pour
me résoudre à l'approcher, la revoir sans rien
lui demander d'elle-même, je te répondrai que-
je manque de courage... Peut-être un jour,
des hommes viendront, assez foi-t.s, assez li-
bres, pour assister au phénomène de la femme
avec une simple indulgence et une pins calme
équité. Pour nous, notre passé religieux, des
préjugés, de vieilles et adorables coutumes
n« peuvent chasser de notre mémoire cette
conception de l'épouse pure et chaste, de
l'amour unique, fidèle au foj^er domestique.
On ne porte pas en vain le poids de tant de
Maman Colibri
6y
siècles catholiques. Sans doute, c'est étroit,
égoïte, mesquin... mais que veux-tu ? J'envie
ceux qui sauront un jour se libérer de cette
conception ©t s'atfraneliir de ce passé. Oui,
je pressens une plus mâle et plus juste sa-
gesse qui diminuei-^ d'autant la somme des
douleurs courattites, mais nous, on a trop
d'attaches... On voudrait, on ne peut pas!
Nous sommes ceux qui auront côtoy^une es-
pérance, sans avoir eu la force de la saisir.
RYSBERGUE. —Je vais aller a pied... Bonsoir...
Voilà... maintenait que je t'ai tout expliqué,
je te laisse à ta mère.
RICHARD. — Alors?
RYSBERGUE. — Alors, je désire qu'on m'en
parle le moins possible. Rends-la heureuse,
Kioliard. Sois bon pour elle... Je ne puis pas
dire autre chose... sois bon, mais moi... vaut
mieux pas... As-tu un cigare?
richard. — Là, sur la table.
RYSBERGUE. — Oîî as-tu acheté cetle boîte?
Ils ne sont pas trop mous, j'ai déjà remar-
qué. Où les prends-tu ?
RICHARD. — Toujours au bureau de la rue
Tronohet.
RYSBERGUE. — J'y passerai (H aspire une
bouffée.) Voilà... Alors je vais aller tout seul
au Comptoir international.
RICHARD, vivement, empressé. — Mais,
père, jo t'accompagne.
RYSBERGUE. — Noii, noài, ce n'est pas la
peine, lieste ici, tu as à faire. Je t'avais
donné rende^^vous parce que je passais sous
tes fenêtres; autrement!... Qu'est-ce que tu
fais ce soir?... Ah! c'est juste, tu ne sortiras
ppiut-être pas.
RICHARD. — Mais si... Veux-tu que nous
allions quelque part ?
RYSBERGUE. — Non... mais nous aiirions
pu faire une partie bu cercle... ou un bil-
lard... Je n'ai plus la main depuis quelque-
temps.
RICHARD. — Entendu... avec plaisir.
RYSBERGUE. — C'cst ça... si tu u'as rien
de mieus à faire, passe me prendre. Bonsoir.
RICHARD, encore une fois timidement. —
Tu ne veux même pas la voir ?
RYSBERGUE. — Non, non, ne parlons plus
jamais de ces choses, veux-tu?... Voilà...
Alors, à après dîner... il fait un beau froid;
je vais aller à pied... Bonsoir...
Il sort, le col relevé, la canne dans la poche de
son pardessus, le pas traînant, le dos voûté.
SCENE IX
RICHARD, MADELEINE, IRENE
Richard attend une seconde, en réfléchissant ou
en rêvant, puis va à la porte par où est sortie
Madeleine; on entend la voix de la nourrice.
LA VOIX DE LA NOURRICE,
Ainsi font font font, les petites marionnettes.
Ainsi font font font,
Trois petits tours et pu^s s'en vont...
Richard reste accoudé à la porte. On le voit sot
rire aux femmes. Puis entrent Irène et Made
leine. Irène va quasiment s'affaisser sur un
canapé, le mouchoir sur la bouche, prise d'une
faiblesse.
RICHARD. — Qu'a-t-elle?
MADELEINE. — L'émotion.
IRÈNE. — Ah! mes enfants! Cela m'a fait
bien plaisir. Comme il est beau ton petit, Ri-
chard !
RICHARD. — Il te ressemble; on le dit.
IRÈNE. —Ah! on le dit? (Vivement.) Mais
il a beaucoup de sa mère aussi. Il aura sa
jolie figure.
MADELEINE. — Oh ! VOUS êtes trop aimable,
madame.
IRÈNE. — Madame!... Bah! ca viendra...
64
Maman Colibri
Elle a été bonne, Richard, j'ai été très tou-
shée, je tiens à vous le dire... si, si...
RICHARD. — Je ne puis t' affirmer qu'une
chose, maman, c'est que tu peux te considérer
ici comme chez toi... aujourd'hui, demain et
toujours. Madeleine elle-même va te le dire.
IRÈNE, se levant sans laisser à Madeleine
le temps de répondre. — Oh ! non, qu'elle ne
le dise pas ! Qu'elle me donne seulement son
front à embrasser, cela vaudra mieux que
toutes les paroles!
Elle l'embrasse.
MADELEINE. — Vous voyez, je pleure moi-
même...
RICHARD. — Je suis bien, bien content. ;
On entend sonner à la porte d'entrée.
MADELEINE. — Allons, bou ! OU sonue...
Nous ne pouvons pas être deux minutes
tranquilles dans cette maison. Je ne veux
pas qu'on nous voie avec les yeux rouges...
^enez par là.
RICHARD. — Oe ne peut être que Soubrian
qui revient.
MADELEINE. — N'importc. En tous cas, en-
trons dans la. chambre de bébé, voulez-vous ?
(A Irène.) Vous préférez sans doute cela?
IRÈNE. — Je crois bien !
MADELEINE. — Vcux-tu rappeler la nou-
noa, Richard, à qui j'avais dit de sortir... Je
vais chercher vtu mouchoir dans ma chambre.
et j'arrive. (En sortant elle laisse la porte
ouverte.)
RICHARD, la suivant et à sa mère. — Tu
viens, maman P
IRÈNE. — Je prends mon chapeau... voilà.
SCENE X
IRENE, seule, puis une Femme de Chambra
IRÈNE, seule, prend son chapeau sur la ta~
ble. En le prenant, elle a une espèce de long
sourire mélancolique. — Ce chapeau, ce cha-
peau de jeune fille... avec des roses!... Pau-
vre vieille, ils ont dit, la pauvre vieille!...
Elle se regarde dans la glace avidement : on di-
rait qu'elle fait en arrangeant ses cheveux le
dernier geste de la femme et qu'elle ensevelit
tout un passé ; on dirait que les cheveux blan-
chissent, que la figure se tire, sous l'effet de
la volonté fixe.
une femme de chambre, entrant en coup de
vent. — Madame, c'est monsieur Soubr...
IRÈNE. — Faites entrer.
LA FEMME DE CHAMBRE, hésitant cn voyant
cette personne inconnus. — Miais, madame,
je ne sais si je dois...
IRÈNE. — C'est juste! Oh! vous pouvez...
Je suis la grand'mère.
L'ENCHANTEMENT
COMEDIE EN Q.UATRE ACTES
T{eprésenfée pour la première fois sur la scène du Ihéâhe nationaî de tOdéon,
le 4 mai 1900.
PERSONNAGES
MM.
GEORGES DESSANDES . . . .';-.-7-. . . TarridEo
PIERRE BOISSIEUX Rameau.
VICTOR DE CHELLES Dauvillcers.
JOSEPH Taldy.
Etc., etc.
ly/fmeB
ISABELLE DESSANDES Jane Hading.
JEANNINE Marthe Régnier.
ODETTE HEIMAN Emma Bonnet.
FRAULEIN J. Fromant.
GEORGETTE de Villers.
MADAME DE ROUVRAY Muraour.
AUGUSTINE J. RoLL.
Etc.^ etc.
VICTOR. — Non... non-- faites donc !... te vous en prie.
HCTE PREMIER
Un petit .falon rotonde avec, dans le fond, deux grandes baies
vitrées, donnant, Vune, sur une sorte de hall 'jardin d* hiver, Vau-
tre sur un salon que Von voit grandement éclairé à travers les vi-
trages de la porte. L'électricité est éteinte dans le jardin d'hiver.
La rotonde est médiocre ment éclairée, avec beaucoup de petites
lampes aux épais abat-jour.
SCENE PREMIERE
VICTOR DE OHELLES,
MADAME HEIMAN
A.U lever du rideau, Victor
causent.
et M^e Heiman
quelqu'un, ouvre la porte et la referme
"brusquement en disant. — Oh! pardon!
VICTOR, se lève et s'adressant à la porte
refermée. — Non... non... faites donc!... je
vous en prie. {Riant.) Sont-ils bêtes!... (A
M^^ Heiman.) Est-ce que tu restes encore
longtemps?... Je suis éreinté... Odieuse,
cette journée!... Nouts avons été de toutes
les corvées.
MADAME HEIMAN. — Dis, crois-tu, mainte-
nant que la voilà mariée, que Georges va
nous recevoir ensemble, comme avant?...
va-t-il falloir faire semblant...
VICTOR. — Mais non, mon ohéri; je te l'ai
déjà dit, Isabelle est une femme sans pré-
jugés. Je la connais bien. Elle trouverait ri-
dicule que xious nous gênions... On nous rece-
vra en petit ménage... au moins dans l'inti-
mité... Elle te plaît, la mariée?
MADAME HEIMAN. — ■ Oui, mals pourquoi
cette idée de recevoir le soir de la messe de
mariage? Ça ne se fait plus. On dirait une
noee de boutiquiers.
VICTOR. — Justement, pour oela même,
parce que c'est province! Ah! on voit bien
que tu ne la connais pas... Elle tient à ce
genre; c'est de la pose à rebours... Au fond,
malgré ses airs modernistes, regarde son
buste, (Il montre un buste de femme sur la
cheminée.) elle est très Fanny Lear... très
Piano de Berthe... Tiens, un détail : la petite
sœur s'appelait Jeanne, elle en a fait Jean-
nine! Toute une époque. Est-ce assez second
empire ? Et puis, elle se serait fort bien con-
tentée du lunoh... mais oela veut dire aussi
autre ohose, cette soirée
68
L'Enchantement
MADAME HEIMAN. Ah!
VICTOR. — Tu n'a« pas compris?... Il faut
bien mettre en évidence que c'est un mariage
de raison... qu'on se couchera très tard et
qu'elle s'en fiche... qu'elle se marie avec un
vieil ami.
MADAME HEIMAN. — VoUiS êtCS tOUS SCS
vieux amis.
VICTOR. — Oh ! pas le moindre d'entre
nous ne peut se flatter de la moindre pri-
vante, tu sais!... C'est une vertu!... En
somme, sa position d'orpheline jadis, de
vieille fille maintenant, et surtout l'éduca-
tion de sa sœur, l'ont entraînée à ces allures
libres de camarade... Elle a été la camarade,
— trop rare espèce de femme ! — et c'est
toute une génération qui finit ce soir !... Mais,
au fond, crois-le bien, personne n'a jasé... et
c'est tout de même une femme de grand mé-
rite.
MADAME HEIMAN. — Oui, oui, je connais la
rengaine. Elle a élevé la petite au biberon,
ses amis à la cravache, et vous êtes là une
douzaine qui avez l'air d'enterrer votre jeu-
nesse.
VICTOR. — Oh! moi, tu sais, je ne suis
j/as de la promotion... je ne la connais que de
deux ans. Ce sont les amis qui m'ont attiré...
Il y avait une bonne table. Ils doivent tous
être rudement furieux contre Dessandes ! Et,
ma foi, elle a bien fait de l'épouser, pour elle
et pour la gosse. Il fallait une fin. Ils seront
heureux et de cette fleur d'oranger ils sau-
ront se faire d'excellente tisane... Mais
quelle journée !
MADAME HEIMAN — Il y a eucore du monde
au salon?
VICTOR. — Quatre chats... Tu viendras de-
main déjeuner?
ISABELLE. — Pas même religieuse... Maià
j'ai prié tout de même, ce matin, sou mon
voile.
MADAME HEIMAN. — Pourquoi avoir quitté
votre robe de mariage? Vous étiez si belle
là-dessous.
ISABELLE. — Taisez-vous, j'avais l'air
d^une mariée de banlieue... Que c'est bête de
se déguiser ainsi, comme un clown ! C'est
complètement ridicule ce genre d'exhibition
à mon âge. {Débouche une bande (V enfants
de tout âge, courant.) Oh! les bébés! Où cou-
rez-vous comme ça ? On ne passe pas.
UNE PETITE EiLLE. — Nous oherchous Jean-
nine pour lui dire adieu, mademoiselle.
is.\BELLE. — Madame, ma petite Thérèse,
c'est madame qu'il faut dire... Répète un
peu : madame... quoi?
THÉRÈSE. — Madame Dessandes.
ISABELLE. — C'est parfait.
THÉRÈSE. — • Oii est Jeannine?
ISABELLE. — Je ne sais pas; voyez dans
sa chambre. Si vous la trouvez, vous lui direz
de venir me trouver. Embrasse encore, tout
petit. Là... oup ! Vous êtes libres. (Ils sortent
par la porte du salon.) C'est gentil, les en-
fants !
MADAME HEIMAN. — Ah! voilà uno boune
petite parole franche de jeune mariée.
ISABELLE. — Ne dites pas cela. Mon seul
enfant, tenez, entendez-le rire là^haut. (Elle
désigne une porte à droite.) Il me semble
que je volerais quelque ohose de mon cœur à
Jeannine. Mon temps de maternité est fait,
voyez-vous.
SCÈNE IIÎ
SCÈNE II
Les MÊMES, ISABELLE DESSANDES
ISABELLE, entrant. — Tiens? Ah! vous
cherchez le frais! (A Victor.) Oui, c'est ça,
allez-voiLS-en ! (.4 il/™® Eeiman.) Pas vous;
nous avons beaucoup de choses à nous dire.
Voulez-vous que je ferme lu porte du hall ?
Victor entre au salon.
MADAME HEIMAN. — Je VOUS en prie, ma-
dame, vous vous occupez beaucoup trop de
moi.
ISABELLE. — Non, jo suis très, très heu-
reuse près de vous. Je sens que nous commen-
çons une grande amitié ; Georges m'a tant
parlé de vous.
MADAME HEIMAN. — Vous n' étiez pas ja^
louse ?
ISABELLE. — Non. Vous aurait-il aimée un
peu que je ne serais pas jalouse... C'est joli,
vos bagues,.. Oh! une opale!
MADAME HEIMAN. — Superstitieuse?
Les MÊMES, une Dame
UNE DAME, entrant. — Je vous cherchais
partout, chère amie. Je n'arrivais pas à voms
trouver.
iSABELDE. — Vous partez? Vous avez une
voiture ?
LA DAME. — Oui, oui, la mienne eat en
bas... merci.
ISABELLE. — Je vais vous accompagner.
LA DAME. — Mais non, laissez-nous^ donc,
chère madame, vous devez être excédée.
ISABELLE. — Du tout, il fiiut quc j'aille
encore serrer les dernières mainsw, et puis je
redoute qu'il n'y ait pas assez de voitures
pour tout le monde. Nous habitons un quar-
tier si mal desservi.
LA DAME. — C'est joli de couleur, ici.
ISABELLE. — C'était un petit salon que j'aa
fait tra.nsformer en fumoir... Il faudra un
fumoir, maintenant... Passez, je vous en
prie... (A Af^® Eeiman, bas.) Restez, vous.
Je reviens.
Elles sortent, Odette, seule, se dirige vers le so
' Ion dont la porte est ouverte.
L'Enchcantemeni
ISABELLE. — Répète un peu : madame... quoi?
SCÈNE ÏY
PIERHE, M^^ HEIMAN
PIERRE, Vaperçoit du salon et vient à elle.
— Eîi bien ! av«z-vous échangé des sympa-
thies avec M™® Dessandes?
MADAME HEIMAN. — Oui, je la trouve très
curieuse... attirante extrêmement.
PIERRE. — Peuh ! pas plus que tout le
anonde... Elle a ses défauts et ses vertus.
MADAME HEIMAN. — Et puis d©9 idées
larges... droites... tout de même particu-
lières.
l'iERRE. — Une nuance entre la veuve et
la vieille fille. C'est vrai, tout de même,
qu'elle est très dame! Ce sera plus ta.rd la
vraie dame européenne, un peu libérale, un
peu ennuyeuse..,
MADAME HEIMAN, Hant. — Taiscz-vous
donc, vous et es son meilleur ami.
PIERRE. — Mais si je n'étais pas son meil-
leur ami, je ne me permettrais pas de parler
ainsi. ]S'est-oe pas qu'elle a un visage déli'
■?:>
L'Enchantement
cieux. un visage qui vous saisit dè« l'abord
comni€ certains parfums... La petite aussi
est intéressante... vous verrez! (Ironique.)
Ah ! ce sont deux sœurs accomplies. Je ne
sais pas ce (juc ça veut dire au juste, mais
Texpression me plaît. Elles sont «■ accom-
y a-t-il longtemps
plies
MAL'AME HETMAN.
qu'ils s'tiiment ?
PIERRE. — Ce détail les regarde exclusive-
ment. S'ils s'aiment, ce doit être depuis
longtemps, sinon c^est une vieille amitié qui...
qui.,. s'acJhève... (Sourire.) Cest très peu in-
téressant.
MADAME HEiMAN. — Maintenant, un con-
seil, Pierre. Dans notre position, Victor et
moi, ne devons-nous pas...
PIERRE, haussant les, épaules. — Peuh !
elle est au-dessus de ces préjugés. Allez en
confiance... Et, quant à moi, il est temps que
je file me coucher.
MADAME HEIMAN. Déjà ?
PIERRE. — Mais oui, ma chère; vous
n'avez pas l'air de vous douter que je prends
le paquebot demain à Bordeaux. J'en ai pour
plusieurs jours de tanga.ge.
MADAivrE HEIMAN. — Ah bah! personne ne
m'avait prévenue. Le tour du monde?
PIERRE, vague. — Un voyage de quelques
moii?. Je vais aller jouer au lazzo, chez un
oncle, dans l'Amérique du Sud.
SCÈNE V
Les Mêmes, ISABELLE
ISARELLE. rentrant . — Vous êtes encore là
tous ](^ deux? Voup savez, Pierre,^ que
M™^ Heiman a l'amabilité de nous rejo<indre
à Saint-Meilhan dans quelques jours, car vous
n'ignorez pas que nous sommes voi.sines de
campagne, toutes deux?...
PIERRE. — Comment donc! J'ai logé
quinze jours dans la propriété de Georges.
De nva fenêtre, je voyais la maison de
M™^ Heiman, et on a-besoin de cette distrac-
tion là- bas. car c'est mortel, vous savez, ce
petit trou !
ISABELLE. — Je connais les photogra-
phies... qui me plaisent beaucoup. (Bas à
Pierre, à distance de 3/°^^ Eeiman.) Dites
donc, quelle femme est-ce, M™« Heiman?
PIERRE. — Elle vous le dira.
ISABELLE. — Merci. Je m'en doutais.
PIERRE. — Elle est charmante.
ISABELLE, — Je l'adore.
PIERRE, haut. — Quand partez-vous?
ISABELLE, — Demain soir. Quelques malles
à fermer. Jeannine est très maniaque. Il lui
faut le temps de ranger ses petites affaires
elle-même. Tenez, elle doit être encore en
train de fureter dans sa chambre. Georges
lui a donné un nécessaire dont elle est très
fière.
Les enfants de tout à l'heure repassent.
ISABELLE. — Vous lie ramcucz pas Jean-
nine ?
UNE PETITE. — Elle est dans sa chambre..
elle va descendre.
ISABELLE, à une enfant. — Veux-tu dire à
un domestique d'apporter ici un plateau de
soda... et une tasse de thé P Pierre, votre tasse
de thé habituelle ?
PIERRE. — Non, je vais vous demander îa
permission de m'en aller... J'ai basoin de
quelques heures de «sommeil avant le train,
ISABELLE. — Comment, vous partez ainsi P
Et Georges, vous ne lui serrez même pas la
main ?
PIERRE. — Il a le tort de ne pas se trou-
ver là, et comme je ne veux pas rentrer au
salon...
MADAME HETMAN, — Attendez, je vais aller
vous le chercher, moi.
PIERRE. — Ça, c'est gentil.
SCÈNE Vï
PIERRE, ISABELLE, seuls.
PIERRE. — Adieu, ma grande amie.
ISABELLE. — Pourquoi me dites-vous adieu
d'un ton si grave?
PIERRE. — Parce que, ne le savez-vous
pas, Isabelle? c'est un grand adieu que je
vous donne! Toute une moitié de ma vie qui
disparaît !
ISABELLE. — Mais, Pierre, votre place ne ,
sera pas changée ici... Gardez-la,
PIERRE. — J'ai attendu, vous le voyez,
jusqu'au dernier jour pouir perdre tout
espoir. C'est du fond du cœur, ma grande et
forte amie, que je vous 'dis adieu ! Oh ! la
mélancolie que j'y mets n'est que tout
égoïste... c'est im vieux pleur de vieux gar
çon qui grogne contre des habitudes déran-
gées... oh! sans quoi! vous m'avez donné
l'exemple de la sagesse... Vous êtes une
femme parfaite et sans faiblesse. Un beau
jour, vous avez choisi entre vos intimes
riiomme qui paraissait le plus propre à vous
rendre heureuse et votre choix fut longue-
ment médité ! Vous avez exclu celui qui vous
aimait <( le trop »... Vous passerez ainsi, bien
calme, de l'amitié à l'amour. Et c'est pour-
quoi je vous quitte sans autre regret que ce-
lui de quelques habitudes chiffonnées.
ISABELLE. — Ah! Pierre! Pierre! vous ne
serez jamais sage !
PIERRE. — Tout le monde ne le peut pas..
Enfin, vous, vous serez heureuse... Tout
compte fait, votre vie promet... Tiendra-
t-elle?
L'Enc-hantement
7ï
iSABEi.i£. — J'espère.
Leurs yenx se fixent clans la lumière brusque
d'une lampe.
PIERRE — Vous avez raison, il fallait
garder to& veux des lumières~trop vives; ils
riîlREI. — Adieu, ma grande amie.
étaient peut-être bien faibles pour les sup-
porter.
ISABELLE — Que voulez-vous ! Je me rési-
gnerai à î'abat-jour.
PIERRE, la regardant. — ■ Oui, votre visage
l'en sera pas moins joliment éclairé.
ISABELLE. — Allons, allons... c'est cette
^tupide musique qui vouk rend mélanco-
lique.
piERBJi; — Peut-être. Mais que vous ne
vous trompiez pas sur cette mélancolie... Elle
est doucement méprisante et orgueilleuise,
Isabelle. On ne pleure dans la musique que
des bonheurs médiocres — et qu'on ne devrait
même pae regretter !
SCENE VII
Les MÊMES, GEORGES
GEORGES, entrant. — Alors, vrahneiit vrai,
tu noue quittes?
PIERRE. — Comme si tu ne m'avais pas
toi-même fait prendre mon coupon.
GEORGES. — Ah! tu l'as trouvé? J'avais
peur qu'on ne l'ait dépasé trop tard chez toi.
PIERRE. — Merci, tu vois...
Geste d'adieu.
GEORGES — Non, pas encore... noua
n'avons pas eu le temps de t' apercevoir dants
la oohue.
PIERRE. — Ta. présence est indispensable
au salon.
GEORGES. — Pas du tout... Je venais, au
contraire, une seconde aspirer deux ou trois
bouffées de cigare. Il n'y a plus personne,
que quelques rebuts de famille... ça leur fera
comprendre qu'il est tard. Ah! (Il respire
bruyamment.) Tiens! il pleut!... La boiine
pluie d'été qui crève sur Paris! C'est
moite et doux... Que t'en vas-tu chercher
ailleurs?
PIERRE. — Peut-être pas l'aventure... mais
dos ciels moins gris que les nôtres, tu vois ..
{Georges lui tape sur Vépanle en riant.) Eh!
oui, mon vieux, c'est ainsi.
GEORGES. — Soit ! Je ne t'envie pas tant de
jeunesse.
ISABELLE, de loin en préparant le thé que
le domestique a apporté. — Bien. Grondez-le
à votre tour, Georges... Parfaitement, vous
avez besoin d'être grondé ; on n'est pas plus
romanesque.
PIERRE. — Oui, mais on devient trop dis-
tingué; ça m'inquiète.
GEORGES. — Tu es amer.
PIERRE. — Tu ne sens pas ça, toi? J'ai be-
soin d'aller voir des haillons... de beaux hail-
lons qui aient vécu...
ISABELLE, V interrompant. — Du thé, mon
ami?
Elle lui présente une tasse et le sert.
PIERRE. — Oui... du thé... (Avec un sou-
rire, en la regardant.) Merci pour le sucre.
ISABELLE, près de lui, à mi-voix. — Ah!
Pierre, si romanesque vraiment... et si peu...
moderne !
PIERRE, très haut, exprès. — Comme vous
avez joliment dit ça ! Tout un petit monde
d'ironie et de fatuité là-dedans. Si, si, mo-
derne, au contraire... à satiété... Hé oui! les
appartements deviennent trop confortables...
la vie est trop caoutchoutée... Je m'y sens
trop bien préservé contre tout, le froid, le
chaud, les inconvénients et la passion. Vrai,
il se répand partout une espèce de médiocrité
élégante du bonheur ; c'est fastidieux ! Nous
avons tous le même appartement et la même
âme... Ça devient une espèce de parcage, un
nivellement général ; chacun j a sa petite
case laquée blanc... Le socialisme des riches,
quoi ! Je fuis tout le mauve contagieux de
vos robes qui m'ont si bien apprivoisé à
elles... Ah! la vie qui salit, n'importe quoi!
mais de la vie vive et des passions.
72
L'Enchantement
GEORGES, à la cheminée, en coupant un
cigare. — Je vois évidemment que tu as be-
soin de changer d'appartement.
PIERRE. — J'ai besoin de ne plus me sentir
PIERRE. — Eh! eh! mon Dieu, quels yeux
MAUVAIS !
préservé, voilà tout, de me délivrer de cette
éducation médiocre dont vous êtes la pa-
tronne agaçante. [Jeannine entre à ce mo-
ment Elle passe devant Pierre qui la happe
au passage.) Tenez, là, votre petite élève...
la chouchoute... Vous en serez fière, allez!,.,
que voulez-vous qu'il pousse dans de pareilles
caboches ? Ah ! l'aurez-vous préservée celle-là,
avant la vie, Isabelle!... Eh! eh! mon Dieu,
quels yeux mauvais! Voyez-moi ça!... la pe-
tite poison !
Jeannine se dégage d'un coup d'épaules et va
froidement à sa sœur.
GEORGES. — Tu l'embêtes, cette enfant,
avec ton lyrisme !
JEANNINE, à Isabelle. — Tiens, voilà tes
clefs.
Elle jette les clefs sur la table avec bruit et
s'en va.
ISABELLE, à Jeannine. — Jeannine! Eh
bibii ? Jeannine, où vas-tu?
Jeannine sort sans répondre, sans se retourner.
ISABELLE, à Pierre. — Vous l'avez froissée!
C'est intelligent. N'importe, vous m'amu-
sez... Comme si tout le monde avait à se pré-
server, comme si c'était une loi de nais-
sance!
GEORGES. — Le passionnât obligatoire.
PIERRE. — Vous préférez la petite épargne
bien française.
GEORGES. — Non, mais il devient extraor-
dinaire, ma parole... On dirait qu'il s'en
prend à nous... Pourquoi cet air rogue?
ISABELLE, interrompant encore vivement.
— Oui, que voulez-vous dire? Que nous ne
sommes que de petits bourgeois? Mais pour-
quoi nous en faire un crime ! C'est curieux,
Pierre n'a jamais pu admettre qu'il y ait des
âmes totalement, oh ! mais to-ta-le-rnent fer-
mées à ce qu'il appelle avec tant de fracas
(( la passion ». Elles peuvent aimer beaucoup
tout de même, soyez-en sûr... C'est ceir:
que vous voulez me faire dire? (Elle se re-
tourne vers Georges et très sérieuse.) Eh
bien ! je le dis sans gêne, et Georgas ne le
trouvera pas déplacé : nous nous épou&r'^''
tous deux, oh! mon Dieu, sans passion..
3t c'est tout de même une belle union que
la nôtre.
PIERRE. — Je n'ai pas dit le contraire.
Seulement, pourquoi ce petit air fat et com-
patissant?
ISABELLE, riant. — Mais non! vous êt^s
extraordinaire. Question de nature, de...
tempérament, je ne sais pas, moi... vous
allez me faire dire des bêtises.
PIERRE. — Oui, vous avez la prétention
d'être supérieurement équilibrée. Quelle
erreur est la vôtre! Je n'en veux d'autre
preuve que cet amour désordonné et insup-
portable pour Jeannine.
ISABELLE, avec volubilité. — Ça, c'est
•autre chose, mon cher! Cet amour-là est fait
de quinze années de dévouement, d'abnéga-
tion, de...
PIERRE, V interrompant. — Je m'en fiche.
C'est de la passion, et de la plus déséquili-
brée, encore ! **
ISABELLE. — Oh! puis, la passion! On ne
s'en lassera alors jamais de ce vieux senti-
ment si fatigué, si usé?... Voyons, Pierre,
vous ne trouvez pas qu'il serait temps d'y
substituei autre chose, um sentiment plus
grand, plus noble, plus sain?
PIERRE. — Là! vous croyez avoir dit
quelque chose de très fort ! On le voit à votre
air épaté. Mais vous parlez comme une insti-
tutrice libérale ! Mais vous n'êtes rien moins
qu'une émancipée, ma pauvre ajnie. Quelle
illusion!... Et puis, diantre, attendez au
moins demain matin. Vos idées changeront
peut-être d'ici-là!
ISABELLE. — Continuez, vous m'amusez.
PIERRE. — • Non, je vous vexe... Seule-
ment, tant pis! c'est agaçant... A la veille,
que dis-je? à la minute du sacrifice, voue avez
une manière de sublime tranquille qui dé-
passe tout ce qu'on peut rêver!... (Sarcas-
tique.) Hé! toi, là-bas, l'homme, que penses-
tu dans ton coin de cette conversation de
soir de noces?
GEORGES, négligé. — Continuez, ne vous
gênez pas pour moi.
ISABELLE. — Nous peiisons de même, n'est-
ce pas, Georges? Oh! nous nous sommes très
approfondis.
GEORGES, se rapprochant, la boîte de ci-
gares à la main. — En tout cas, un fond
commun, que je ne crains pas d'avouer, '''est
l'amour de la paix... Je redoute les p'^^.gea
L'Enchantement
73
sublimes... Je no vois pas pourquoi je ne
) me passionnerais pas pour mon bonheur...
mon travail aussi. J'aime bien mon tra-
vail... je crois... il me semble... Tu veux un
cigare ?
l'TEiiRE, risihlement moins maître de lui.
- Le calumet de la paix?
' à
g^
!
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■ iT^ë
lÈ^ 1
.
iHlfiîmf
*1
^'i^Êsê
aliORGES,. — Je Nk suis pas un homme PLU^1
MÉDIOCRE qu'un AUTRE.
GEORGES — Ne raille pas, vieux. Oui, j'ai
an penchant au bonheur, un irrésistible pen-
chant à la paix. Tout petit, je me souviens
que je te cédais déjà aux billes, au collège,
quand tu trichais, ce qui t' arrivait souvent
dans la fièvre des jeux illusoires, pour avoir
la paix. Ça dure encore. Et ne hausse pas
les épaules. Je ne suis pas un homme plus
médiocre qu'un autre.
Ce disant, il a un peu brutalement appuyé la
main sur l'épaule de Pierre.
PIERRE, énervé. — Possible! c'est toi qui
railles, eh bien! écoute..,
ISABELLE, interrompant avec vivacité. —
Quoi? (Elle le regarde fixement.) Je vous
défie, Pierre, de ne pas rire.
PIERRE, après un court silence, haussant
les épaules. — • Vous avez raison. (La voix
changée.) Tiens, veux-tu me faire chercher
mon vestiaire et une voiture, c'est plus im-
portant.
GEORGES. — Comment donc!
Il sort.
SCÈNE Ylll
PIEHRE, ISABELLE
PIERRE. — J'ai failli devenir tout à fait
ridicule. Merci de m'avoir arrêté à temps
AJi ! décidément, oui... pas dans le train!
ISABELLE. — l'ersonne n'est parfait.
PIERRE. — Oh ! je sens la tare, allez ! Je
iie m'illusionne guère. Je possédais autrefois
une petite amie (ne cherchez pas, je vous en
prie, vous n'avez pas connu) qui s'intéressait
vivement à un jeune auteur dramatique dont
le nom ne nous est pas encore parvenu. Il
est de Nantes, disait-elle, et il prétend que
c'est pourquoi il ne réussira jamais. J'essayai
vainement de protester. (( Non, non, reprit-
elle, il me répète souvent : Vois-tu, il y a
quelque chose qui me manque; si j'étais né
à Paris, mais né... ce qui s'appelle né... eh
bien ! je l'aurais. »
ISABELLE, riant. — Que lui manquaït-il?
PIERRE. — Le dialogue.
ISABELLE. — Et alors?
PIERRE. — (( Je iie sais pas, moi, ce que
c'est que le dialogue, » — ma petite amie
parle toujours — (( mais il paraît qu'au
théâtre on ne peut rien faire sans le dia-
logue. — Ce n'est pas l'esprit qui me gêne,
dit-il ; l'esprit, ça, c'est national ; il n'y a pas
de départements. Alors, les deux premiers
actes, tout marche. Seulement, c'est lorsque
arrive l'émotion, au troisième acte... (l'émo-
tion, il paraît que c'est au troisième acte)
alors ça n'y est plus, je .me laisse aller, tu
comprends, j'ai l'air de croire que c'est
arrivé, d'y couper. Il doit y avoir une ma-
nière de ne pas avoir l'air d'y couper! Seule-
ment, voilà, il faudrait être de Paris. » Eh
bien ! tel ce bon jeune homme qui se destinait
à l'art dramatique, quand arrive l'émotion,
il vaut mieux que je retourne en province,
voyez-vous... je n'ai plus la nuance.
ISABELLE. — Revenez guéri.
PIERRE. — Adieu, Isabelle. Je ne vous en
veux pas. Vous me croyez?
ISABELLE. Oui.
Un temps. — Le domestique apporte le chapeau
et le pardessus.
PIERRE, mettant son pardessus. — Je vous
écrirai. Quel souvenir vous allez garder de
moi! J'ai honte un peu. (Il se regarde com-
plaisamment dans la glace en mettant son
chapeau.) Bah! en somme, rococo, mais j'aur
rai été ce qu'on appelait autrefois un galant
homme... la jolie expression!... un de ces
voyageurs surannés comme on en rencontrait
jadis, dont on disait : Je l'ai oonnu à Chias-
setti, ou ailleurs, il aimait une belle dame,
qui avait un chapeau de satin blanc, et il
mourut en lui écrivant des vers sur son Pé-
trarque. (Il rit.) Allons, adieu. Quelle stupide
conversation de départ J
74
L'Enchantement
GEORGES, rentrant, — La voiture est là.
PIERRE. — Je me sauve. {A i¥™® Heiman,
qui vient d'entrer.) Au revoir, vous. Oh!
nous sommes gens de revue !
ISABELLE, lui tendant la main. — Bon
courage, mon ami.
Ils te regardent.
PIERRE. — Bonne ohance, Isabelle. {A
Georges, en sortant, la voix un peu con-
tractée.) Fermée, la voiture? Il doit faire un
temps!
SCENE IX
ISABELLE, M^^ HEIMAN,
puis JEANNINE et GEORGES
ISABELLE — Parti!
Elle se dirige vers le salon.
MADAME HEIMAN — 'Prenez garde, vous
avez un volant de défait à votre corsage.
ISABELLE. — Ce n'est rien, ne vous donnez
pas îia peine. J'ai une épingle.
MADAME HEIMAN, arrangeant la robe. — Ce
pauvre Pierre, il vous aimait. Que lui avez-
vous dit?
plus tard, j'en suis sûre. Vous savez, lorsque
le médecin est parti, les malades aiment bieo
se rappeler qu'il riait... Oh! merci, vraiment,
vous êtes trop aimable... (Jeannlne entre.)
Te voilà, toi ; on te cherche partout. C'est
très impoli, ce que tu fais là. Pierre est
parti. Tu entends?
MADAME HEIMAN. — Oli ! ne la groudez pas.
je vous en prie. Pas aujourd'hui. Elle est si
jolie^ cette enfant !
GEORGES rentre. Bas, à Isabelle, en pas-
sant. — Dites donc, j'ai cru un moment que
ça allait se gâter.
ISABELLE. — N'est-ce pas? Il s'en est fallu,
de peu. (A un domestique qui entre.) Y a-t-il
assez de voitures ? Tout le monde est-il à peu
près parti ?
LE DOMESTIQUE. — Il restc eucore les pa-
rents de monsieur et trois ou quatre per-
sonnes. Il y a aussi la mère de M'^® Thérèse
qui attend madame dans le petit salon.
ISABELLE. — Bien. Nous allons renvoyer le
tout. {Aux autres.) Passons, voulez-vous?
Georges passe le premier.
MADAME KEiMAN, montrant Jeannine qu'elle
voit de dos, à une table, comm,e plongée dans
la contemplation de photographies. — Regar-
dez-la. Est-elle jolie dans cette pose!
ISABELLE, appelant. — Jeannine!
MADAME HEIMAN. — Elle est plongée dar^
la contemplation de Saint-Meilhan. Elle
n'entend pas.
ISABELLE. — Elle fait semblant de ne pas
entendre.
MADAME HEIMAN. — Attendez!
ISABELLE. — Oh ! vous allez lui faire peur,
MADAME HEIMAN, s'approchc à ptts de loup
de Jeannine et lui met la main sur les yeux.
— Coucou! (Elle retire brusquement les
mains.) Oh! vous pleure^:, mademoiselle?
ISABELLE. — Elle pleure?
MADAME HEIMAN, gênée. — Mais oui, elle
pleure ! Oh ! je vous demande pardon, made-
moiselle... je ne savais pas...
ISABELLE, vivement. — Ce n'est rien, ce
n'est rien. Ne vous en occupez pas.
MADAME HEIMAN. — L'émotiou de la. jour-
née, sans doute.
ISABELLE, — Oui, elle est un peu nerveuse,
ce soir... Voulez-vous bien dire, s'il vous plaît.
à Georges, de s'occuper des départs sans
moi... qu'on ne m'attende pas, qu'il m'ex-
cuse.
SCENE X
MADAME HEIMAN. -- GOUCOU',
ISABELLE — J'ai essayé de lui donner du
coTirage, sans mentir pourtant. Il ne faut ja-
mais mentir. Mon sourire lui fera grand bien
JEANNINE, ISABELLE
ISABELLE, rapidement. — Voyons, Jean-
?.ine, pourquoi pleures-tu? Tes petites amies
te cherchaient partout, tu boudais dans
L'Enchantement
75
ta chambre et maintenant voilà que tu
pleiiTos?... Voyons, réponds, je veux que tu
répondes.
JEANNTNE. - — Je n'ai rien. Laisse.
ISABELLE. - — Depuis plusieurs jours déjà,
on t^ voit passer silciieieusenient dans l'ap-
part-ement, tu t'enfermes, tu ne réponds plus
lorsqu'on te parle... Jeannine, ne pi'ends sur-
tout pas en mauvaise part ce que je dis; je
ne t-e fais aucun reproche, mais si quelque
chose dans mon attitude t'a blessée le moins
du monde, si tu souffres, parle. Jamais un
^oute ne s'est élevé ni ne s'élèvera entre nous.
JEANNINE. — Laisse, je t'assure, je suis fa-
tiguée.
ISABELLE. — Ces jours-ci, nous avons été
très séparées, c'est vrai... Mais regarde-moi
donc, chérie. M'en voudi-^is-tu ? Si tu crois,
si tu peux pe-nser seulement que ce mariage
doive changer quelque chose à notre vie...
Est-ce cela? Tu ne réponds pas... Est-ce
cela?... O Jea-nnine, est-il rien qui puisse ve-
nir déranger notre intimité? N'es-tu pas au-
dessus de tout dans ma vie? Je sais bien, à
ta place j'éprouverais aussi ce petit sentiment
de jaioxisie, mais, ma ohérie, ma ciiérie, peux-
tu penser!... Tournez votre figure par ici...
Est-ce que j« ne t'aime pas plus qvie tout au
monde !
.JEANNINE. — Oh! tu dis ça, tu dis ça !
ISABELLE.. — As-tu bosoin que je te le ré-
pète, enfant?
JEANNINE. — • Si j'étais sûre de cela, au
moins, .bien sûi'e ! Tu m'aimes plus que tout
au monde ? Songe bien à ce qu« tu dis-
ISABELLE, dans un élan. — Ah! quand ma
vie nft l'aurait pas prouvé, quand je ne t'au-
rais pas doané la becquée jouj- par jour, ne
peux-ta lire en cette minute dans mes yeux
que c'est toi l'adorée ! Ne sais-tu pas que c'est
ta faute s'il ne reste plus rien pour les
autres ?
JEANNINE. — Plus rien?
ISABELLE. — Parole, va, pas grand'ehose !
Tiens, je suis flattée, au fond, de cet accès
de jalousie; j'y comptais un peu, je te dirai.
(Elle rit.) Embrasse... O Ninette, s'il avait
fallu^ pour t'épargner une grande peine quel-
conquCj sacrifier ce mariage, je n'aurais pas
hésité.
JIL'ANNIN'E. — Ah ! Sacrifier à moi, rien que
pour moi ? Et cependant, c'est ton bonheur,
ce mariage! Je dois te paraître bien égoïste
en ce moment, hein, Isabelle?... C'est ton
bonheur ?
ISABELLE. — Voyons, comprends... Il y a
des choses embarrassantes... beaucoup plus
difficiles à expliquer à une petite fille qu'à
d'autres.
JEANNINE. — Va donc! te gêne pas...
.3ABELLE. — D'abord, je te l'ai expliqué
aéjà maintes fois. Ce mariage est de toute
raison et de toute nécessité... les conve-
nances... et puis, il faut bien prévoir l'avenir,
pour moi comme pour toi. Il y a même des
questions d'intérêt.
JEANNINE. — Oui, je sais... Après?
isabeltjE. — Quant à Georges, c'est mon'
plus vieil ami. J'ai une énorme affection^
pour lui et tu es assez grande pour com-
prendre que je ne l'aime pas d'amour.
jEANNiNi-:. -- Oh! tu dis ça! tu. dis ça !
iSABELu:. — Si je l'avais aimé, je ne l'au-
rais pas épousé.
JEANNINE, comme quelqu'un à qui ov veut
en trop faire accroire. — Tu ne l'aurais pas
épousé ? Pourquoi ?
ISABELLE, simplement. — Parce qu'il nous
aurait dérangées, sœurette... Saisis-tu?
ISABELliE. — Voyons, Jeannine, pourquoi
PLEURES-TU?
JEANNINE, met un doigt grave sur sa tempe.
— Je te demande tout ça, Isabelle, parce que
j'ai besoin de mettre de l'ordre dans ma tête.
Ainsi, c'est ton ami seulement. Mais si toi
tu ne l'aimes pas d'amour, lui, il t'aime?
ISABELLE. — Mon Dieu!... sûrement... à
ma manière... {L^ entourant de ses hms.) Oh!
tu verras, tu verras ! cxjmbien tu seras heu-
reuse, comme notre affection, au contraire,
délivrée de tant de soijcis matériels d?' avenir,
deviendra plus étroite, plus serrée!...
JEANNINE. — C'est ça, dorlotte... dorlotte...
ISABELLE, lui pinçant le bout du nez. —
Oh ! la vilaine petite fille !
JEANNINE, se redressant hrusquement. —
Je ne suis pas si petite fille que ça! Je la
fais.
ISABELLE, riant. — Tu n'as pas besoin de
le dire ! Je sais bien que tu y mets de la co-
quetterie.
JEANNINE. — Je suis, au contraire, très
avancée pour mon âge... Ne ris pas. Tu m'of-
fenserais en ce moment, je t'assure...
ISABELLE. — Tu es amusantc quand tu es
digne !
JEANNIN'E, se lève. — Je suie capaJble
de grandes... grandes choses... tout comme
toi.
ISABELLE, lui prenant les deux mains. —
Je sais que sous ces apparences nerveuses et
folles, tu as des côtés déjà très beaux, très
6
/Enchantement
profonds, et un vrai petit cœur de femme
J'ai voulu faire de toi, à ton tour, une femme
forte et libre. Aussi, ne me déplaît-il pas que
tu fasses beaucoup de footing, du yacht, du
cheval... et quand je te laisse même fumer
une cigarette, après diner, il ne me déplaît
pas qu'on y voit le geste d'une petite indépen-
dance très crâne... Et c'est ma fierté de
t' avoir faite ainsi.
EANNiNE, hochant la tête, doucement. —
Oui, c'est encore à toi que je dois d'être
comme je suis. Je te dois tout, même cela,
c'est vrai... oh! tu mérites beaucoup de re-
connaissance !
ISABELLE. — Maintenant, oust! assez
causé. Viens au salon.
JEANNINE. — Non..= non, dorlotte... dor-
iotte encore.,, au moins une petite minute.
ISABELLE, la berçant un peu. — Tu verras,
comme on te fera une vie belle! On fera ceci,
on fera cela... et plus tard, qu'est-ce qu'on
fera? On te cherchera un petit mari!
Jeannine a les yeux clos sur la poitrine de sa
sœur,
.7EANNINE, riant du petit rire qu'ont les en-
hjnts rlans les larmes. — Un petit mari!...
oh! tu dis ça!... Oui, raconte encore ce que
tu aurais fait
iSABELijïï. — Tout ce qu'on fera. D'abord,
on t'achètera à la campagne une belle écurie
de poneys. Tu recevras...
jïîANNiNE, les yeux toujours fermés. — -
Oui.., oui. .
ISABELLE. — Et puis, et puis... je ne sais
pas, moi ! Tu es bête !
Elle J'embrasse.
JEANNINE. — Dis, c'est vrai que je ressem-
blais beaucoup à maman ? Dis encore, je fai-
sais beaucoup de mauvais tours? Raconte.
ISABELLE. — Je crois bien ! Tu m'en as
fait voir, va ! Tu te rappelles, la fois du bas-
sin?
JEANNINE. — Oui, je me rappelle. C'est
drôle, hein ? {Un temps. Elle ouvre les yeux
et regarde au loin dans sa pensée.) J'ai tou-
jours été très originale.
ISABELLE. — Entends-tu gratter à la
porte ? C'est Neyt qui veut venir te dire bon-
jour. Faut-il lui ouvrir ?
JEANNINE, sa rêverie coupée, avec une pe-
tite voix sèche. — ■ Merci! si tu t'imagines
qu'elle m'intéresse, cette bête!
ISABELLE, se Icvuut aussi, — Nous ne pou-
vons pas ne pas aller dire adieu aux per-
sonnes. Si cela t'ennuie, reste. Je t'enverrai
Georges qui n'a pas eu le temps de te parler
de toute la journée
JEANNINE. — Oh! non. Encore moins!
ISABELLE. — Je suis sûre que tu te trompes
sur les sentiments de Georges à ton égard.
JEANNINE, avec une volubilité subite. — Je
ne crois pas! En tout cas, ça n'a pas la
moindre importance, là, là!... On fait ce
'•-;u'on fait dans la vie, pour soi, sans s'inq-ié-
ter de ce qu'en penseront les autres ap.ès.
S'il fallait seulement compter sur leur recon-
naissance, ah! là! là! ça ne vaudrait ; as,
vrai, de se donner tant de mal!.,-
Elle a dit cela si vite qu'on comprend à peine,
et puis elle s'arrête net.
ISABELLE, suffoquée. — Qu'est-ce que
c'est ? Qu'est-ce que c'est que cette divagation
philosophique, tout d'un coup?
JEANNINE. — Je ne sais pas... fais pas
attention.
Elle se blottit dans les bras de sa sœur, yeuj
clos, avec un petit grognement.
ISABELLE. — Comme il t'échappe des bribes
de phrases par moments, Jeannine, que je
n'aime point, pleines d'amertume, bizarres,
communes...
JEANNINE. — T'occupes pas... c'est ma
moue, cest quand je fais ma moue l
ISABELLE. — Allons, je ne réussis qu'à
t' impatienter.
JEANNINE. — Ecoute .. dis-lc moi dans les
yeux. Tu seras profondément heureuse ?
Elle regarde sa sœur avec des yeux tout grands
et sérieux.
ISABELL.E. — Profondément.
JEANNINE. — Eh bien, alors, voilà, c'est
fini! Je suis calmée tout à fait... Ce n'était
pas plus difficile que ça !
ISABELLE. — Calmée, calmée ?
JEANNINE, — Oh! complètement! Je suis
même bien-
iSABEiiLB. — ■ Alors, vite, lève-toi.. Cette
fois, je ne peux plus attendre une seconde;
viens.
.JEANNINE, avec un mouvement crispé. —
Pas encore! pas encore! Non, écoute... j*^ ne
veux pas. Ça m'ennuie.
ISABELLE. -— Alors, désircs-tu que je t'ap-
porte quelque chose ici? Il doit rester de ce
que tu aimes au buffet.
jeaMïne. — C'est cela, c'est cela...
ISABELLE. — Une coupe de fruits? Je te
l'apporterai moi-même. Oh! je te gâte.
JEANNINE, agitée au possible. — Mon
Dieu!... pa-o si vite, je t'en supplie... Reste
une petite seconde.
ISABELLE. — Tu fis Vraiment dans un émoi
extraordinaire, Jeannine. l'u ne te sens^ pas
malade ?
JEANNINE, se ravisant et s'' efforçant de pa-
raître naturelle. — Tu as raison; il faut. que
tu t'eii ailles. Tu dis une coupe de fruits?...'
Oui, une coupe de fruits... je veux bien...
Seulement, ne l'apporte que dans un qmart
dlieure... pas avant... lorsque je serai tout à
fait bien... Je vais m'o+endro ici, sur le ca-
napé. C'est compris? ""is r.vant \vn. Qv.?.\t
d'heure?...
L'HnchaïUernei
TJ
ISABELLE. — Capricieuse;...
Elle s'éloigne, Jeannine s'allonge sur le canapé
et alors on entend comme une plainte.
JEANNINE. — C3wjurette! sœurette!... quel
dommage !...
iSAHELLE, 56 retoumanf. — Oli ! un repro-
che? Encore!
JEANNINE. — C'est parce que je t'aime
tant!... tant! T'o-ccupe pas de moi mainte-
nant, ne t'occupe plus. (Quand Isabelle va
passer la porte.) Isabelle!... regarde-moi en-
core, gentiment... de la porte... là, comme
ça... Va, maintenant, va! {Isabelle est par-
tie. Seule, d'une voix étranylée, Jeannine
appelle encore.) Isabelle! Isabelle!... Oh!
Elle se met à trembler fiévreusement des mains.
Un moment se passe. Alors on la voit se rele-
ver, dégrafer son corsage, y prendre une en-
veloppe qu'elle cacheté avec un soin extraor-
dinaire. Elle remet la lettre dans son corsage,
regarde si on ne la voit pas, puis se sauve à
pas précipités par la porte de droite.
une feinme à poigne et d'une beauté... un
peu froide... mais si supérieure!... Enfin!...
Seulement, moi, vrai, j'ai honte avec mon
gros désir vulgaire... J'ai peur de vous dé-
goûter...
ISABELLE. — Non, (jfcorgcs, je vous estime
SCENE XI
ISABELLE, puis GEORGES
VOIX d'isabelle. — Non, non, ne vous dé-
rangez pas, ce n'est rien.
Elle entre, avec à la main une coupe sur une
assiette.
GEORGES, la suivant. — Elle est malade?
ISABELLE. — Seulement un peu énervée...
Jeannine? Où donc a-t-elle passé? {Allant au
hall) Tu es là? {Georges V embrasse sur la
nuque.) Taisez-vous! Vous avez failli me
faire tout renverser.
GEORGES. — Posez douc ce meuble, c'est
gênant.
ISABELLE. — Retournez. Nous sommes ri-
dicules. Depuis une heure on doit prendre
nos petites absences pour des abusions d'im-
patience. C'est grotesque. Nous avons l'air
^e le faire exprès. •
GEORGES. — Ça vous cnuttierait donc tant
d'avoir l'air de le faire exprès? Tu m'aimes?
ISABELLE. — Je t'aime, v
GEORGES. — Oh ! co premier (( tu » ! Ce
n'est pas mal pour une première fois, mais
il y a mieux. On dit (( tu », très fort. Ça doit
durcir les lèvres. {Ils s'embrassent ) J'ai été
irréprochable, tout à l'heure, dites?
ISABELLE. — Comme toujours.
GEORGES, avec un rire malin. — C'est égal,
Je ne suis pas fâché de cette conversation !
Je n'avais, pas besoin d'être renseigné, certes,
mais on apprend toujours... Ah! vous êtes
ISABELLE. — Taisez-vous ! vous avez failli
MF FAIRE TOUT RENVERSER.
et je vous aime ; si je mets le devoir de la vie
plus haut que tout, mon affection pour vous
n'en est pas diminuée... Allez, n'ayez crainte.
Notre part est la bonne. Je me charge de
nous. {Georges lui tient les mains et la re-
garde dans les yeux.) Eh bien? quoi?
GEORGES . — Eh bien ! eh bien ! est-ce que
tu ne vois pas que je me retiens pour ne pas
t'écraser dans mes bras?
ISABELLE. — ■ Chut! Je vous assure que
nous nous couvrons du plus complet ridi-
cule... Filez!,.. Mais oii est-elle donc passée?
Elle a dû grimper dans sa chambre.
GEORGES, souriant finement. — A tout à
l'heure, alors...
ISABELLE, haussant les épaules. — Ah !
Français que vous êtes!... Les vieilles plai-
santeries ne perdent pas leur droit... et il y
a toujours du commis voyageur chez l'homme
le plus intelligent.
GEORGES. — A tout à l'heuTe tout de même.
Il sort.
ISABELLE, restée seule, va vers la porte de
droite, puis elle se ravise, remonte au fond,
ouvre la porte vitrée du jardin d'hiver plongé
7S
L'Enchantement
îans Vohscurité. Elle appelle. — >iine!...
ane ! c s-tu là ?
Elle tourne le bouton électrique, inspecte et
'^essort.
SCÈNE XIJ
JEANNINE, ISABELLE
A ce moment la porte s'ouvre violemment, Jean-
nine se précipite en courant dans le sens du
Balon.
ISABELLE. — Eh bien! qu'est-ce que c'est?
Pourquoi cours-tu comme une folle?
JEANNINE, se retourne d'un élan et se jette
éperdue au cou d'? sa sœur. — Adieu ! adieu !
Isabelle ! adieu !
ISABELLE. — Mais qu'y a-t-il? Qu'est-ce
qui te prend? Tu es folle!... Tu m'étran-
gles!...
JEANNINE, accrochée désespérément, dans
un (jrand sanglot. — Adieu!... Adieu!...
ISABELLE. — Mais c'est insensé!... Ré-
ponds?... Lâche-moi... Ah çà ! chérie, chérie...
mais tu m'épouvantes... voyons... c'est fou!...
Oh! mais parle donc... Jeannine!... Mon
Dieu! qu'est-ce que tu sens? Ou^vre la bou-
che... Qu'est-ce que tu as bu? Malheureuse!
Ce n'est pas vrai, Jeannine, ce n'est pas
vrai?...
JEANNINE. — Adieu I.c.
ISABELLE. — ' Ohl... au secours! au se-
cours! Ah! malheureuse! Au secours, donc!
'quelqu'un... Georges!...
SCÈNE XIII
Xes MÊMES, GEORGES, puis M^e HEIMAN,
puis UNE M^"® DE ROÛVRAY, une Jeune
Fille, etc.
Georges accourt.
ISABELLE. — Elle s'est tuée ! Elle s'est em-
poisonnée! Elle vient de s'empoisonner...
Greorges ! au secours ! au secours ! mon
Dieu!...
MADAME HEIMAN, entrant. — Un malheur?
GEORGES. — Vite, vite! Voyez si M. Bar-
guier, un ami d'Isabelle, est parti... Je crois
qu'il a été médecin dans la marine... M. Bar-
guier... Sinon, prévenez mon médecin par té-
léphone, 225-30... Pas un mot surtout, ne
laissez entrer personne... Que personne ne
ijaohe L . .
Il h" pousse toutes deax dans le jardin d'hiver
dont il referme la porte, derrière lui.
On entend dans le salon le bruit des voix des
quelques rares personnes qui restaient encore j
quelques phrases: Où cela/,.. Téléphone/ etc..
MADAME HEIMAN, rentrant, suivie de
M. Barguier. — Là, monsieur... cette porte...
Entrez, je vous en supplie ! {Elle fait entrer,
puis barrant la porte à deux ou trois per-
sonnes accourues.) C'est Jeannine qui vient
de se trouver mal... Elle s'est surmenée toute
la journée... l'émotion de ce mariage... Elle
se contenait depuis plusieurs heures, elle a
été prise d'une syncope subite... M*^® Des-
sandes a perdu la tête! c'est bien compréhen-
sible...
UNE VIEILLE PARENTE. — Sa Jeanniuel
Elles s'aiment tant!... Pourvu qu'il n'arrive
rien 1
UNE DAME, en sortie de hal, la tête couverte,
— Mais vous pensez que ce ne sera pas
grave ?
MADAME HEIMAN. — Nullement. Quoique le
contre-coup sur M^^ Dessandes... Naturelle-
ment, elle va s'effrayer.
LA DAME. — J'étais déjà dans l'escalier. Je
suis remontée précipitamment avec M'"® de
Rouvray et sa fille, en entendant ces cris!...
On ne peut pas entrer?
MADAME HEIMAN. NoD, nOU... OD m'a
bien recommandé... Vous savez, la solitude
dans ces sortes d'indispositions...
MADAME DE ROUVRAY. — Comuie c'est Con-
trariant!... Il y a tant d'anémieis cérébrales
depuis quelque temps !
M"° Heiman répète ses explications à voix
basse à un monsieur, dans l' encoignure du
salon.
LA VIEILLE PARENTE. — Quelle est cette
dame qui a l'air si intime?...
UN MONSIEUR. — Je ne sais pas... une
M^^Hermann... Heiman... un nom isaaélite...
Il n'y a que des israélites pour devenir des
amis intimes en cinq minutes.
UNE PETITE JEUNE FiLi^, à so mère, M^^ de
Bouvray. — Pff! en. voilà une révolution!
Cette Jeannine! C'est de la pose!... Mais oui,
elle adore faire son intéressante. Je ne la
connais pas d'hier, tu penses! Tiens, tu de-
manderas à Georgette ! Est-ce qu'elle ne fait
pas ses embarras tout le temps, à la pen-
sion? Elle est trop gâtée, voilà... Et ja-
louse, quand on ne s'oecupe pa^ d'elle! Est-ce
qu'à la représentation des grandes, quand on
a joué Vercingétorix, il y a quinze jours, elle
ne vient pas faire des histoires parce qu'on
lui avait distribué le rôle de Celtill! Elle a
piqué une crise de nerfs. Elle voulait à tout
prix jouer Vercingétorix.
MADAME DE ROUVRAY. — Le fait est qu'elle
a bien mauvais genre, ta petite amie... Cette
ferronnière sur le front !
LA PETITE. — Et ses bague!?!... Elle en a
jusqu'à l'index, comme les peintresses d^Ja
rue de Berri.
UNE DAME, en s^en allant, à M°^^ Heiman,
L'Enchantement
79
— Dites bien à M"^^ Dassandes toute la part
quie j'ai prise...
MADAME HEiMAN. — Jc n'y manquerai pas.
A ce moment, Georges rouvre la "c te. Il paraît
très maître do lui et sourit.
GEoiicES, répondant aux uns et aux autres.
— Vraiment, jo suis désolé... quel contre-
temps!... Ce n'est rien du tout... un léger
étourdissement... la chaleur, le bruit... Je
vous en prie... Oui, ma femme s'est un peu
émotionnée... Mille fois trop bonne... Ma
chère tante, voulez-vous vous occuper de ces
dames?...
Il les a menées en souriant jusqu'à la porte du
salon.
MADAME HEIMAN, prenant Georges à part.
— Eh bien!... vite, vite! dites .^..o Vous sou-
riez ?
GEORGES. — Eh bien ! fausse alerte, Dieu
merci! Elle n'a même pas eu le temps d'ava-
ler le laudanum... Aucun danger. A peine
avait-elle bu, qu'elle a tout à fait perdu la
tête, et s'est jetée au cou de sa. sœur... Per-
sonne ne se doute de rien, au moins?
MADAME HEIMAN. PerSOUn©.
t^GtEORGEs. — Vous êtes sûre? J'y tiens...
MADAME HEIMAN. — Mais quel coup de
folie!
GEORGES. — Oui, je ne sais pas, c'est fou !
c'est ahurissant !
MADAME HEIMAN. — Vous êtes sûr qu'il n'y
a. ^\us de danger ?
GEORGES. — Il n'y en a même pas eu.
Faites filer cette peste de M™^ de Rouvray,
surtout... hein? Je vous demande pardon...
Et que la porte soit interdite à qui que ce
6oit !
MADAME HEIMAN. — Je croLs bien... mon
pauvre ami... Ne vous occupez de rien.
{Georges rentre rapidement dans le hall.
j/me ^eiman appelle un domestique.) Mon-
sieur vous fait dire de veiller aux voitures
et de ne laisser entrer absolument personne...
m.ême la tante, de monsieur... Qu'elle envoie
prendre des nouvelles demain matin si elle
yeut.
LE DOMESTIQUE. — Bien, madame.
Tout le monde est rentré au salon à l'exception
de M°" Heiman et de Victor de Chelles.
SCENE XIY
j1^^ HEIMAN, VICTOR DE CHELLES,
seuls.
VICTOR DE CHELLES, quî s^est rapproché de
jfme heiman, dans V embrasure de la porte. —
Alors, tu restes?
MADAME HEIMAN. — Il faut bien. r.; ne
puis n)'en aller ainei...
VICTOR. — Bon agrément!... Tu vich ''^-"
jeûner demain ?
MADAME HEIMAN. Oui, Oui.
VICTOR. — Tu as l'air émue?
MADAME HEIMAN. — On le serait à moins...
Figure-toi...
Elle va fermer la purte du saloa.
VICTOR. — Quoi?
MADAME HEIMAN. — Figurc-toi. . . cc ncst
pas un évanouissement.
VICTOR. — Bah!
MADAME HEIMAN. — C'est... (A ce moment,
le jardin d^ hiver s'ouvre et Isabelle et
Georges apparaissent.,) Chut!... à demain...
je te raconterai.
V^ictor s'éclipse.
SCÈNE XY
M'"^ HEIMAN, ISABELLE, GEORGES
Isabelle et Georges sortent du jardin d'hivei. elle
est toute défaite ; lui la soutient un peu-
MADAME HEIMAN, 56 précipitant à sa ren-
contre. — Madame!
ISABELLE. — Ah! c'est vous!... Au fait,
TOUS savez...
GEORGES. — - Elle seule!
ISABELLE, vague. — Merci, merci...
MADAME HEIMAN. — Comme VOUS êtes pâle!
ISABELLE. — ■ J'ai deux mots à dire à
Georges. Voulez- vous nous laisser seuls, s'il
vous plaît? Oh! vous pouvez entrer... Au con-
traire, je vous en prie... vous me rendrez
service. . . Veillez sur elle !
M" Heiman entre dans le jardin tout doucement.
SCENE XVI
ISABELLE, GEORGES
ISABELLE. — Tiens, prends cette lettre.
Elle t'est adressée. Je l'ai trouvée sur sa
poitrine. Lis.
GEORGES, a un mouvement de suri^ifàt,
puis il prend la lettre que lui tend Isabelle,
On entend des bribes de phrases. — Parce
que je vous voulais à moi... à moi.,, alors sans
rien dire... j'aurais désiré vous embrasser
avant de mourir... Et toi, sœurette, . faire du
mal... très bien ainsi.., tu verras... (il laisse
tomber la lettre, stupéfait. Silence. Il se rap-
bo
L'Enchantement
proche timidement, avec émotion, d'Isabelle.)
Isabelle, vous pleurez?
ISABELLE. — Non... je reste atterrée...
atterrée. , . oh !
GEORGES. — Je vous jure que, pour ma
part, j'ignorais... {Geste d'impuissance.) Je
vous demande pardon.
ISABELLE. — Pourquoi prenez-vouis cet air
honteux, comme si vous aviez à vous excuiser
de quelque chose? (Le regardant.) Dieu! il
s'agit bien de cela! Ma Jeannine qui voulait
s'en aller! ah bien!...
GEORGES. — Parce que je vous voulais a moi.
GEORGES. — Oh! s'en aller!... l'aurait-elle
pu? Vous voyez...
ISABELLE. — Avoir tout pensé, tout cal-
culé, s'être appliqué l'âme à la sienne, on
peut dire, avoir tout prévu... pas une minute,
cette chose stupide, cette insipide banalité...
C'était trop simple à imaginer, évidem-
ment!... Ah! la vie est encore trop bête pour
que la raison soit, bonne à quelque chose!
GEORGES. — Mais aussi, que diable, qui eût
pu prévoir?... (Levant les bras au ciel.) Ça
arrive donc encore, ces ohoses-là ?
ISABELLE, continuant fiévreusement, —
Ainsi, elle m'a caché cela à moi, obstinément!
Mais à y réfléchir une seconde, on est épou-
vanté, Georges! Oh! comme elle a dû souf-
frir ! Le drame est horrible !...
GEORGES, essayant de calmer le tumulte. —
Peutr-être a/-t-elle cédé, au contraire, à une
ivresse nerveuse. Elle n'a peut>être pas du
tout réfléchi. A seize ans, on veut toujours
mourir tout de suite ! Elle attribue peut-être
à l'amour des déceptions imaginaires. A cet
âge, sai1>on ? >
ISABELLE. — Allons douc ! Regardez, pré-
cisez. C'est effrayant! Elle a attendu, jusqu'à
ce jour, que tout fût irrémédiablement con-
sommé, que tout espoiir .pour elle fût bien
mort! Ah! égoïstes que nous sommes! (Avec
passion.) La chérie! la chérie! Et pour moi,
cela ! Comment oaJmer les tnaces de sa bles-
sure, maintenant? Car c'est fini... Elle a
attendu jusque-là, que mon bonheur fût irré-
parable !
Georges se retourne brusquement.
GEORGES. — Que voulez-vous dire par là?
Que vous m'eussiez sacrifié ?
ISABELLE. — Il l'aurait bien fallu.
rj<:ORGES. — Ah!
ISABELLE. — Et comme elle le savait!...
Mais vous, le premier, vous l'auriez trouvée
juste, notre séparation !
GEORGES, avec un léger sourire. — Evi-
demment! Ce n'est qu'une iiusignifiante ques-
tion d'amour.
ISABELLE, du bout dcs dcuts. — Et je vous
aime pourtant. Dieu sait !
GEORGES, a Vair d'hésiter une seconde à
dire quelque chose, puis il se ravise. — Oui.
EÀi bien ! laissez-moi vous dire que vous êtes
dans un trouble fort légitime, mais toutes les
hypothèses que vous feriez en ce moment sur
le compte de Jeannine, sont bien gratuites...
Il ne faut pas exagérer les choses. Les dou-
leurs d'enfant, qu'est-ce? Dès qu'elle a senti
qu'elle perdait pied, elle s'est raccrochée à
vous. Suicide même, en l'occasion, serait un
bien gros mot. Et tout cela va et vient dans
ces petites cervelles, il n'y faut pas ajouter
l'importance que...
ISABELLE, sèchement. — Ce n'est, en tout
cas, pas à vous à le faire remarquer!... Vous
restez vraiment d'un calme!... Seriez-vous
étranger, pour n'être pas de la famille? C'est
pour vous qu'elle s'est tuée ! Et vous, le pre-
mier, mon cher, vous lui dévoriez au moins des
paroles moins indifférentes !
george's. — Aïe! Aïe! Il vaudrait peut-être
mieux que nous n'entrions pas dans ces sortes
d'appréciations... (Vivement.) Il y a des
choses plus pressées... D'abord, que faire?
ISABELLE. — Ah ! oui, que faire !
GEORGES. -— Le remède, nous ne le trouve-
rons pas ainsi en cinq minutes... Mais puis-
qu'il est préférable de laisse^' Jeannine seule
un peu avec Barguier, et que nous disposons
déjà d'une seconde pour nous concerter, je
voudrais que vous m'indiquiez tout de suite,
en ce qui me concerne, le... comment dire?
(Il cherche.) l'attitude que je dois avoir dès
que nous allons rentrer.
ISABELLE. — L'attitude! Quel mot sec! Il
n'y a pas d'attitude à avoir... (Avec un grand
geste.) Celle du cœur!... <^
GEORGES. — C'est un peu vague. (Sursaut
d'Isabelle.) Oh! Isabelle, comme je sens sai-
L'Enchantemer
gner votre âme!... Elle souffre aigrement, ma
pauvre femme! c'&st bien naturel... Mais vou!:;
verrez, vous verre/>, comme tout s'aplanira
vous en serez étonnée, j'en suis isûr... Le
moindre dérivatif à son idée fixe... il suffira
n peu d'éloignement...
'SABELLE. — Ah çà ! ôtcs-vous f OU ? L'élol-
.;,iier ? Me séparer d'elle une minute, main-
tenant? Vous ne pensez pas à ce que vouts
dites! C'est-à-dire que je vais être rivée à
elle simplement, moi! S'il y a seulement une
porte entre nous désormais, je ne vivrai pas!
Quelle épouvante si je ne l'avais pais, là, sous
la main, tout de suite, mon Dieu, mon
Dieu!... j'aimerais mieux mourir tout de
suite ! Ah ! c'est que je la connais ! Elle est
capable de recommencer demain... -L'éloi-
gner ? Quel crime ! Non, non, on ne passe
pas deux fois par où je viens de passer!...
L'horrible petite! Elle a mis la mort entre
nous.
GEORGES. - — Je disais : éloignement...
comme ça... sans rien préciser...
ISABELLE, se .redressant et allant droit à
lui. — Voyons, Georges, au lieu de nous réu-
nir étroitement contre le malheur, il y a, au
contraire, entre nous, depuis tout à l'heure,
comme une hostilité réelle, comme si nous
avions senti tout de suite que nous allions
défendre différemment notre bonheur. Nous
valons mieux que cela.
GEORGES, effondré. — Ah! notre pauvre
bonheur, parlons-en! Quel cataclysme! Qu'est-
ce que nous allons faire, maintenant ? Com-
ment sortir de là ?
ISABELLE. — Vous le demandez.'' Mais nous
jeter à son secours ! La guérir ! La guérir :
t»enter cela ! Et que voulez-vous que nous
iassionis d'autre maintenant? Me séparer
d'elle, une minute, du moins pour l'instant,
n'y revenons plus, n'est-ce pas? Je considère
le petit voyage ou la maison de santé que
vous m'offrez comme une monstruosité.
Quelle réponse à son abnégation ! Pour l'ins-
tant, je la garde... voilà ce que je sens.
Après, on verra.
GEORGES. — Alors la prendre entre nous,
avec nous, à Saint-Meilhan?... Non, non, je
ne contredis pas, notez bien!... je vous de-
mande simplement... je m'informe.
ISABELLE. — - A moins que vous ne préfériez
que nous nous, disions adieu ?
GEORGES. — Merci.
ISABELLE. — Ah ! si jamais ce petit être se
tuait pour de bon, à cause de nous, songez
quel serait le reste de notre vie!... Pauvre
enfant désemparée ! Ce qu'il faut, au con-
traire, c'est ne pas l'abandonner, la calmer
tout de suite, la réconforter, pour arriver à
la guérir ensuite, petit à petit... à lui sor-
tir cet amour du cœur.
GEORGES, arpentant le salon désespéré-
ment. — La guérir, la guérir!... Songez-vous
à tout ce que cela comporte? Tout ce que
cela veut dire ?
ISABELLE. — Oui, je le comprends aussi
tien que vous Avec d'autres natures que iea
nôtres ce serait peut-être impossible.., maia
nous Siommes trop chics, tiop incapable.s l'un
et l'autre do tomber dans les vilenies!...
Vous ne doutez pas de vous, je suppose ?
GEORGES, haussant les épaïUes. — Bien en-
tendu. Seulement, réfléchisisez à la situation
que cela nous crée ! ,_.
ISABELLE, avec emportement . — Mais oui,
nous souffrirons, parbleu! Tant pis! Oui,
certes, une vie de soins, une tâche très, très
lourde; c'est une affaire de volonté. Et com-
ment lui marchanderions-nous nos peines,
dites, car c'est sublime, ce qu'elle vient de
faire là, cette petite, je ne sais pas si vous
vous en rendez bien compte!... Et vrai, ce ne
serait pas la. peine d'êU'e les gens que nous
sommes et que, grâce à Dieu...
GEORGES, r interrompant, un peu iïRpa-
fiente. — - Oh ! vous, évidemment, je sais à
quoi m'en tenir, vous m'aimez d'une façon
si... supérieure! Mais moi, je ne suis a-u-
dessus- de rien du tout, moi ! Mon devoir est
de vous ouvrir les yeux sur l'avenir... Gué-
rir? vous en parlez à votre aise... Y parvien-
drez-vous ?
ISABELLE. — Sûrement!
GEORGES. — Peut-être.
ISABELLE le regarde, puis avec un sourire
un peu méprisant. — Mais si, Georges, mai?
si!... nous arriverons parfaitement à la déli-
vrer de vous, petit à petit... Que voulez-vous?
nous apprendrons comment à mesure... Rai-
son, douceur, morale, que sais-je ! C'est une
question de tact, de précaution infinie. Mair?
dès las premières paroles douces que nous lui
dirons, vous verrez, son- étonnement sera
doux d'apprendre que l'amour c'est une
ciiose naturelle, doi^it on parle, nullement
offensante, et qui se traite. Elle l'a caché
comme une honte. Il faut qu'elle arrive à
s'en exprimer au grand jour, quotidienne-
ment, comme de sa santé, d'une maladie na-
turelle, admise entre nous... Et puis,
l'amour, ça s'use à en parler!... Je .sais, en
tout cas, moi, qu'elle n'en mourra plus.
C'est l'essentiel, d'abord. Toutefois, puisfiue
vous paraissez ne pas m'approuver...
GEORGES. — Voyons, vous savez bien, ma
chérie, que votre volonté n'entre même pas
en discussion. Que voule7.-vous que je fasse ?
C'est une impasse : soit ! Plus tard, plus
tard seulement, je me permettrai de vous
poser quelques questions., oh! absolument
personnelles, d'ailleurs ! elles manqueraient
d'à-propos en ce moment. Juisque-là, je me
iieiidrai dans mon coin.
ISABELLE. — Non pas. Je compte, au con-.
traire, beaucoup sur vous.
GEORGES. — Oh! oh!
ISABELLE, frappant des doigts sur Je ca-
napé. - - Cessez de railler, voyons; c'est dé-
placé.
GEORGES. — Je raille, moi ? Alors, c'est
une façon de sagesse vague que je cherche à
opposer, comme ça... sans bien savoir .. un
82
L'Enchantement
ISABELLE. — Ma petite.
eontiepoids. . . Et puis, je m'essaie en même Georges. — Parbleu, vous n'aurez que lee
temps déjà à une contenance... Quand je me belles, vous!
sentirai ridicule, je m'en tirerai par l'ironie.
Voilà
ISABELLE, avec voluUlUé. — Belles, oui, et
je vous communiquerai de cette beauté,
Georges! Quelle haute tâche que la nôtre!
Il fourre rageusement les deux mains dans ses Quel enthousiasme à éclairer cette petite âme
confuse, à...
Georges cette fois perd patienc
GEORGES. — Pardon, pardon, plus je vais.
poches.
isABELLiE. — Ridicule! Quelle préoccupa-
tion!
L'Enchantement
8?
plu je me persuade qme je suis un Jionime
vulgiire-, trè« terre à terre. J'ai besoin que
nous ne nous égarions pas. Et comme il me
semble percevoir dans vos parolecs un peu
d'emphase, et...
ISABELLE. — Oh! insulter ainsi ce qu'il y
a de meilleur en moi !
GEORGES, se rapprochant, plus doucement.
— Pardon si je vous ai blessée, IsaJ>elle... je
_'avaiis pas cette intention. Je suis là seule-
ment pour ramener la situation à toute sa
vulgarité.., j'insiste : vulgarité... Se dé-
vouer, c'est bien... mais je no voudrais pas
que nous soyons dupes d'un lyris-me un peu...
en dehors de la question. Ecoutez, j'a-urais
trop à dire, et cela ne servirait à rien ! Au-
tant lancer des cailloux dans l'infini!...
Votre fièvre est bien légitime, après tout, et
je ne veux pas être taxé d'égoïsme. Itéflé-
chissez à tout ; décidez ; puis que ce soît chose
entendue. Décidez de no tire vie comme vous
le voudrez ! Vous êtes libre,- maîtresse de
notre sort... Et cela fait, je prends ma pipe,
mes bou'quins, je me mets au travail, en
pleine paix, comme si de rien n'était. Il ne
faudra pas me le répéter deux fois. Vous con-
duirez la barque et j attendrai, patiemment.
Arrive que pourra!... soit. Ce que je vous
certifie, par exemple, c'est que, quoi qu'il
advienne, je ne m'en mêlerai pas ! Jeannine
est votre sœur... vous la soignerez à votre
guise. Moi, je ne vous suis qu'un étranger;
je n'existe pas. Soyez-en bien avertie et re-
tenez-le, je vous prie!... Je me ferai tou-
jours une vie, d'ailleurs^ et vous me donnerez
de votre amour ce qu© vous voudrez... ce que
vous courrez. Je m'en contenterai.
Il a dit cela du ton d'un homme qui lutte vio-
lemment contre lui-même, puis prend son parti.
La porte s'ouvre. M"" Heiman sort sur
la pointe des pieds
MADAME HEIMAN. — Madame ;
ISABELLE. — Quoi ? Ça ne va pas ?
MADAME HEIMAN. — Si, &i, au contraire.
Steitlement, elle a une grosse crise de larmes.
Je crois que vous pourriez rentrer sans in-
convénient. Elle pleure, elle sanglote, elle
dit qu'elle ne veut plus vous voir, madame...
oh! des mots d'enfants!
Elles se sont rapprochées de la porte entr'ou-
verte. Isabelle regarde avec précaution^ puis
dit quelques phrases a voix basse à M""' Hei-
man qui rentre, toujours sur la pointe des
pieds. Pendant ce temps, Georges s'est assis,
nerveux, sur le bras d'un fauteuil. Isabelle
descend et vient l'embrasser, les bras au cou.
ISABELLE. — Allons, votre main, Georges...
©t courage! Il ne faut plus rien regretter.
GEORGES, soupirant. — Je vous aimais,
isabelXlE. — Vous m'aimerez. C'est notre
bonheur remis à un peu plus tard, mon ami,
voilà tout.
GEORGES. — Notre bonheur ! notre bai-
ser !.., les voilà loin!
ISABELLE, douce. — Qui sait? {Georges re-
lève la tête.) Oui, je dis : qui siaitr' "Laissez'-
moi ménager l'avenir. Vous savez bien quelle
femme logique je suis ?
GEORGES. — Après tout, des êtres comme
vous «ont peut-être capables de miracles!
ISABELLE. — Allons, souricz ; vous voyesr
bien que j'a-i la force de souriîe, moi. Levez-
la tête. Je comprends votre peine ; mais ne
vous attristez plus de moi Gcoiges! Il fal-
lait bien payer un bonheur crop facile.
GEORGES. — C'est cher !^
ISABELLE. — Oui, mais lorsque nous nous
retrouverons après, seuls et fiers, avec notre
a-mouT ?
GEORGES, se lève et résume la situation
avec effondrement. — Alors quoi? nous par-
tons toujours à Saint-Meilhan, et elle nous
suivra ?
ISABELLE, ferme. — Demain !
GEORGES, hêtement accablé. — Mon
Dieu !.,. mon Dieu !... qui aurait pu prévoir...
il n'y a qu'un instant?
iSABELiiE. — C'est un tort; nous aurions
dû prévoir.
Georges est debout, Isabelle va comme pour l'em-
brasser, mais elle lui prend la tête entre les
mains et le regard2 longuement dans les yeux.
GEORGES. — Pourquoi me regardez- vous
ainsi ?
ISABELLE. — Je cherche. Je m'habitue à
l'idée que c'est vous qu'elle aime... vous...
toi... qu'elle t'aime, à en vouloir mourir. ,
Ah! quel est donc ce mal mystérieux et ter-
rible, et pourquoi faut-il qu'il choisisse tou-
jours les épaules les plus f.aibles !
La porte du hall s'ouvre à cet instant.
GEORGES. -
ISABELLE.
Tenez !
- Ma petite.
Jeannine est presque portée par M"" Heiman
et M. Barguier, On \a- dépose sans bruit,
sur un canapé. Elle est décorsetée, elle a ses
petites mains baguées sur la figure et se cache
dans le dossier du canapé. Discrètement
M'^^ Heiman et M, Barguier se retirent
au fond, Georges reste à distance aussi. Si-
lence, Isabelle s'approche doucement.
SCENE XVII
GEORGES, ISABELLE, JEANNINE.
M^e HEIMAN, M, BARGUIER .^
ISABELLE, murmure à Voreille de sa sœur.
— Jeannine!.,, C'est moi, Jeannine! Oh! la
méchante petite fille qui voulait nous quitter
ainsi, nous abandonner... Vous n'avez pas
honte, mignon, mon mignon?... Et pour
cela !
i84
L'HiicIianiement
GEORGES. — Vous ne voulez pas me donner la m.vin?
JEANNINE, sans bouger, lo tête enfouie dans
les bras. — Plus bas... plus bas... Isabelle..."
ISABELLE, souriante. — Oui, oui... a
l'oreille... Comme ^i tu n'aurais pas eu plus
vite fait de me le dire! Ouvrez vos yeux!
voulez-vous ouvrir s os yeux! Oh! je vous
gronderai, je vous gronderai... mademoiselle!
JEANNINE, les yeux obstinément fermés, ne
voulant pas les rouvrir au monde extérieur,
larice à voix étouffée. — Est-ce que Georges
sait?
ISABELTJ3. — • Mais ouj, Georges sait! Je
croi^ bien. 11 est là! (Haut.) Georges!
JEANNINE. — Non, njn! je ne veux pas!...
je ne veux pas !
Elle se renfonit dans les coussins, cette fois
complètement. Isabelle fait un geste impérieiix
à Georges et mimique de Georges qui a l'air
de dire : « Tout à l'heure... on a bien le
temps/ »... 11 s'échange à ce moment, entre
Georges et Isabelle, une pantomime agitée,
ISABELLE, appelant très haut. — Georges!
(A .Jeannine.) Tiens, le voilà devant toi!...
Ouvrez les yeux !
JEANNINE, sanglotant et trépignant, la
bouche contre les coussins. — Je ne veux pas !
Je ne veux paiS !
ISABELLE. — Tiens, le voilà qui te tend la
main et qui te parle. Regarde.
Nouvelle mimique. Il faut enfin que Georges se
décide. Alors il tire brusquement ses manchet-
tes de l'air de quelqu'un qui prend un grand
parti et il s'avance.
GEOROES, avec un sourire bête et figé sur
les lèvres. — Eh bien! Jeannine, eh bien!...
vous nous en faites des peurs !..^ Vous ne vou-
lez pas me donner la main ?
JEANNINE, pleurant à gros bouillons-. — Isa-
belle! Isabelle!
ISABELLE, essaijant de lui forcer douce-
meni les paupières avec les doigts. — Ouvrez
les yeux!... Je veux que t« ouvres tes petits
veux... Si, si... qu'est-ce que c'est que ça!
4f*^
5E0RGES. — Quatre heures, déjà! Gomme nous avons déjeuné tardi
ACTE DEUXIÈME
A Saiîit-Meilhan. — Résidence sans grand style, bâtie sous la
Restauration. — Une grande fièce du rez-de-chaussée donnant,
par une large -porte- fenêtre en fer forgé, comme une grille avec
vitres, sur un perron et sur un long parc feuillu à peine un (peu
roux déjà. — La pièce est vaste, gaie et froide; habilement mo-
dernisée, dans les détails, par des mains de femme. A droite et à
gauche, portes. Piano à queue. Grande cheminée ancienne, arran-
gée à l'anglaise, à gauche. — Les meubles sont jolis.
Le rideau se lève sur une scène d'intimité deux mois après le
premier acte. A gauche, Isabelle et M"' Heiman, près d'une pe-
tite table où. il y a des boissons. A droite, à distance, Georges
tape avec un marteau sur quelque chose qu'on ne distingue pas
très bien; et au milieu d'eux, sur un pouf, face au public, com-
plètement isolée : Jeannine. Elle se ronge un peu les ongles. Elle
a un petit polo sur la tête et une cravate rouge.
SCÈNE PREMIÈRE
GEORGES/ISABELLE, M^^^ HEIMAN,
JEANNINE
GEORGES. — Quatre heures déjà! Comme
nous avons -déjeuné tard !
ISABELLE. — Et vous n'avez pas encore
travaillé aujourd'hui r
GEORGES. — Chiche! J'y vais.
ISABELLE, à M°ie Heimau. — De la glace?
madame heiman, — Merci. Maintenant,
on n'en a guère plus besoin... Comme c'est
joli toute cette descente vers l'OisQ, d'ici !
GEORGES. — C'est une merveille, par les
premiers jours de froid... Avec le petit vent
du nord qui rebrou,sse les feuilles, c'est tout
d'argent. Si vous voyiez ça à cinq heures du
matin!... Seulement, voilà, il faut être levé.
MADAME HEIMAN. VoUS VOUS leV^Z donC
à cinq heures du matin ?
GEORGES. — A la bougie, quelquefois.
MADAME HEIMAN. — Vous ohass^z en ce
moment? C'est donc vous qui faites tout ce
bruit de fusillade au bout de mon parc? On
ne peut plus dormir.
GEORGES. — Peuh ! je vais plus loin que
ça... J'ai été jusqu'à Laurac, hier.
MADAME HEIMAN. Mâtin !
86
L'Enchantement
ISABELLE. — Vous ne voulez pas nous ai-
der à arranger ces chrysanthèmes?
MADAME HEiMAN. — Noujs mauquons de chic.
GEORGES. — C'est très bien, au contraire.
N'y touchez plus... Mon lemonscoach est
sucré?
ISABELLE. — Non, j'ai oublié.
GEORGES. — Où est le sucre pilé?
JEANNINE, se levant subitement de son
pouf, comme réveillée d'un rêve, et se préci-
pitant. — Voilà.
Elle empoigne le sucre pilé et le porte à Georges.
GEORGES. — Ah I... on va vous mettre
VOTRE BEAU COLLIER... SALE BÊTE.. -
GEORGES. — Ah ! merci, merci.
Jeannine se rassied.
MADAME HEIMAN. — Vcus voudrez bien
faire un petit tour de voiture avec moi,
ivant d'aller à la gare?
ISABELLE. — Pourquoi à la gare?
MADAME HEIMAN, emharrassée. — Je ne
vous ai pas dit?... M. de Chelles arrive au
train de six heures.
GEORGES. — Victor? Tant mieux!
MADAME HEIMAN. — Il passait dans le dé-
partement, alors...
GEORGES. — Oui, oui... S'en donae-t-elle
du mal !
ISABELLE. — Eh bien! à cinq heures, si
vous voulez ; je vous accompag;Qerai peut-
êti^e jusqu'à la gare.
MADAME HEIMAN. — Jeannine voudra bien
se joindre à nous?
ISABELLE. — Je ne sais si cela lui con-
vient... Veux-tu venir en voiture, à cinq
heuras, avec nous ? {Elle se retourne en
s^ adressant à Jeannine. Jeannine est, depuis
le commencement de la scène, perdue dans
la contemplation béate de Georges; elle ne le
quitte pas des yeux. En ce, moment, elle a
la bouche grande ouverte et n'entend abso-
lument rien. — lîeprenant à voix basse :)
Jeannine ?
MADAME HEIMAN, comblont habilement le
silence. — Ah! l'eau déborde!... prenez
garde !
ISABELLE. — Mais nou, elle ne déborde
pas.
MADAME HEIMAN. — Ah! je croyals. Con-
naissez-vous le petit bois des Cheminîères, à
trois kilomètres d'ici ? Comment, vous ne
l'avez jamais visité? Cest exquis, ma
chère... il faut absolument que vouss voyiez
ça... Peur une fois que je vous tiens, je n©
vous lâche pas. Nous irons tout à l'heure.
ISABELLE. — Quoi? Si VOUS voulez... ça
m'est égal.
MADAME HEIMAN, à Gcorgcs. — Quo faites-
vous là-bas ?
GEORG'ES. — J'arrange le collier de Neyt
qui est détraqué... Elle perd tout le temps
son collier, cette bête!... Allons bonî... Où
ai-je mis le tournevis, maintenant?
JEANNINE, 56 précipitant de son pouf. —
Le voilà !
Elle a tout de suite trouvé le tournevis et le porte
à Georges.
GEORGES. — Ah! merci, merci. (Il dépose
son cigare et siffle.) Neyt! Neyt!
JEANNINE. — Elle n'est pas là . elle doit
être dehors.
GEORGES, appelant plus fort. — Neytl
Neyt !
JEANNINE, va vite à la porte du perron,
siffle et fait des gestes. — Allons, ajrivez
ici, tout de suite !
Elle prend le petit chien dans ses bras et le dé-
pose sur les genoux de Georges.
GEORGES. — Ah!... on va vous mettre
votre beau collier... sale bête... sale chien....
Et ne m'embrassez pas surtout! Allons,
debout... sur votre derrière!... Eh bien!
eh bien!... ce n'est pas la ^eine de me
mettre en quatre pour vous... Voulez-vous
bien!...
JEANNINE, riant. — Vous lui dites tou
jours des méchancetés, ce n'est pas étonnant
si elle vous désobéit... Je vais lui tenir le
cou.
L'Enchantement
8-
GE0ÏMSE8, — C'est ça, allons... (Jeannine
rit en essayant ch retenir Neyt sur les ge-
noux de (Jeorges.) Je vous ai pincée!
JEANNINE. — Non, ce n'est rien !
GEORGES. — Si, je vous ai pincée!
ISABELLE, qui les regarde, interrompant
fout à coup. — Voyons, Jeannine ! laisse
donc ce chien une minute... il est insuppor-
table, on le trouve partout... Il n'y a que
lui dans la maison.
JEANNINE. — Mais on arTange son collieir.
ISABELLE. — II' a les pattes dégoûtantes.
"1 vous salit, il ejiinuie tout le monde.
JEANNINE. — Mais puisque...
ISABELLE. — Al'lbns, laissc-lc, je te dis...
envoie-le coucher.
JEANNINE, prend vi cément le cJiien sous
son hras. — Bien!
ISABELLE. — r Cc u'est pas uue raison pour
t'en aller !
JEANNINE, blême. — Viens, Neyt!
Elle sort en claquant la porte.
ISABELLE, bas à J/"^® Heiman. — Allons,
voilà encore qu'elle -a bouder!... Rendez-
moi un service.
MADAME HEIMAN — VoloutierS !
ISABELLE. — Sans avoir l'air de rien, vou-
lez-vous regarder oii elle s'en va ? Je ne veux
pas trop paraître la surveiller, vous compre-
nez?... mais je n'aime pas quand elle boude.
MADAME HEIMAN. — Comment donc !
GEORGES. — Vous dites, chère amie?
ISABELLE.
cher ami.
Il appuie sur « chère amie »^
- Rien, ne vous occupez pas...
M"" Heiman est sortie.
ICENE II
ISABELLE, GEORGES, seuls.
Ils mesurent un instant le silence, puis se lèvent
en même temps et se font signe : « Oui ». Ils
se collent dans un coin, s'étreignent.
ISABELLE, tout à coup. — Prends "garde,
elle est peut-être derrière la porte !
Elle se dégage.
GEORGES. — J'ai compté, cette fois nous
en avons pour cinq minutes.
ISABELLE. — En voilà une de passée.
GEORGES. — Restent quatre.
Il l'attire.
ISABELLE. — Prends garde... la voilà...
Ils se séparent brusquement. — la porte vient
de s'ouvrir.
GEORCEs, empoté, détachant ses mots. —
Vous ne pensez pas, ma chère amie, qu'il
soit alors absolument nécessaire...
C'est la femme de chambre qui est entrée.
LA FEMME DE CHAMBRE. — Madame...
voilà les chapeaux dé mademoiselle qu'on
apporte.
ISABELLE. — C'est bien... posez-les là.
GEORGES, furieux. — Vous ne pourriez pas
frapper avant d*entrer .^... Votre service se
néglige considérablement à la campagne...
V0UJ3 entendez?... ne me le faites pas répé-
ter!
LA FEMME DE CHAMBRE. — Oui, moU.sieur...
GEORGES. — Allez!... C'est insupportable^'
(Elle sort.) Chérie!...
Ils s'étreignent à nouveau.
LA FEMME DE CHAMBRE. — Madame... voil»
LES CHAPEAUX DE MADEM0ISE-LLE QTj'O
APPORTE.
ISABELLE, réprimant de la main un bat-
tement de cœur. — Ah! j'ai eu peur!
GEORGES. — Tu as eu peur?... C'est déli-
cieux.
ISABELLE
GEORGES.
cieux!... Il
— Non. Je ne trouve pas.
— Ne dis pas ça ! c'est déli-
me semhle que je trompe ton
mari... chose exquise.
ISABELLE. — Nous trompous quelqu'un,
en effet... Chaque baiser est un remords.
GEORGES. — C'est ce que je dis... [U'i,
f m2)s.) sous une autre forme, vTDilà tout.
ISABELLE. — Tu ne trouves pas qu'il y a
quelque chose de honteux et même de vilain
dans nos baisers?
88
L'Enchantement
GEORGES. — Oui, il y a de l'adultère... Mu
maîtresse! ma petite maîtresse!...
ISABELLE. — On dirait que ça t'amuse!
GEORGES. — Plus, ça m'excîte !
ISABELLE. — Tu as un excellent caractère.
GïEORGES. — On le fait, son caractère! Le
^ien devient, en effet, excellent. Je com-
mence à comprendre le charme de notre si-
tuation... J'ai vingt ans... je sors du collège
et j'ai une aventure avec toi. Ecoute, sup-
pose que tu es la bonne de ma mère...
Il lui prend la taille.
ISABELLE. — Tu es stupîdo !
GEORGES. — Je trouve cela amusant, très,
très drôle, et plus... Ces baisers dérobés,
ces... Nous qui partions pour un ménage
bourgeois !
isABELiiE, froidement. — Celui-ci te va
mieux, je comprends ça.
GEORGES, tirant tout à coup sa montre.
— Voyons, deux et une font trois... Dépê-
chons-nous. (On frappe à la porte, machina-
lement il dit : ) Entr...
ISABELLE. — Chut!
Ils se séparent et vont s'asseoir diversement.
GEORGES, une fois installé, un journal à la
main. — Entrez !
SCENE III
Les MÊMES, JEANNINE
_dABELLB. — C'est toi, Jcaunine ? Pour-
quoi frappes- tu ?
JEANNINE, du haut des dents. — Au cas où
je vous aurais dérangés.
ISABELLE. — Tu saîs bien que tu ne nous
gênes jamais.
JEANNINE, petit air faussement naturel.
— • Je venais chercher mes jonchets que
j'avais oubliés... Je peux?
ISABELLE. — Jeannine, écoute ici.
JEANNINE. — Quoi?
ISABELU5, lui fait signe de venir. — Ma
question quotidienne. Si M™® Heiman
n'était pas venue déJGuner ce matin, je te
Vaurais déjà posée... Je ne voudrais pas
l'importuner non plus; tu es libre... Je te
demande seulement : Es-tu dans les mêmes
dispositions aujourd'hui que les autres
jojirs? Tu ne veux pas que nous causions un
pe ')?... Non? Ce que j'en dis, tu le sais bien,
n'-. t uniquement que pour ton bonheur.
JEANNINE, les sourcils très écarquïllés. —
.Vi.is je suis très heureuse, je te remercie,
je suis très heureuse comme cela ! Pour-
quoi?... Avec tout ce que tu as eu la bonté
-de m'acheter... mon jeu de géop^rophie, mon
Eurêka, et mes jonchets^ surtout mes jon^
chets... C'est encore ce que tu pouvais trou-
ver de mieux dans les jeux à un. (»S'e levant
vivement.) Tu permets? Ils sont là, dans le
tiroir, n'est-ce pas?
ISABELLE, la figure un peu contractée,
avec un regard vers Georges qui lit le jour-
nal sans bouger. — Je t'achète des jouets
pour te forcer à te distraire... à t'occuper
manuellement un peu, malgré toi, d'une fa-
çon quelconque... Voyons, mon petit, viens
entre nous... ici. Je voudrais que tu nous
parles.
JEANNINE. — Mais quoi? Qu'est-ce que tu
as ? Je ne comprends pas bien ce que tu veux
dire... Il ne faut pas que j'aille jouer?...
c'est ça? Attends que je pose cette boîte.
Voilà.
Elle s'assied, les mains aux genoux comme à la
classe.
ISABELLE, avec un soupir. — Allons, ce
n'est pas encore aujourd'hui que nous tire-
rons quelque chose de toi et que naîtra un
peu d'intimité et de confiance. Tant pis!
Silence,
JEANNINE. — Alors, je peux remonter?
(Elle se lève, remonte et va sortir. A la
porte, elle se ravise; très haut :) Tu sais,
j'ai réfléchi pour le professeur de gymnas-
tique.
GEORGES, levant le nez de son journal. —
Quel professeur de gymnastique ?
ISABELLE, gcnée. — Oui, j'ai chei'ché quel-
qu'un qui pourrait, de temps en temps, ve-
nir lui faire faire un peu d'exercice, ici.
JEANNINE, de la porte, cinglant les mots.
— Comme je fais déjà beaucoup d'hygiène,
je crois que ça me fatiguera. Tu remplaceras
cela par autre chose, si tu veux bien.
(Fausse sortie encore.) Ah! puis, si tu vas
à la ville, veux-tu avoir la complaisance de
m'acheter une autre balle?... La mienne est
usée.
Au moment où elle sort, elle heurte dans la porte
M"' Heiman qui rentre.
MADAME HEIMAW. — TieUS, VOUS étîcz là?
JEANNINE. — Vous me cherchiez?
MADAME HEIMAN. — Du tout, mais je VOUSi
croyais sortie.
JEANNINE. — J'étais rentrée, vous voyez..
(Imperturhahle, les mains derrière le dos.)
Pardon, madame.
MADAME lîEiMAN, qui cst rcstéc dans la-
porte, ne comprenant pas. — Quoi?
JEANNINE. — Pardon, je voudrais passer.
MADAME HEIMAN. — Ah! OUÎ !
Une seconde et la porte se referme ; Jeannine &r
disparu.
I
L'Enchantement
89
SCÈNE IV
GEORGES, ISABELLE, M"»» HEIMAN
GEORGES, jette son journal en pouffant.
— Elle ne vous l'a pas envoyé dire, hein'r
Seis jonchets!... Et son profetsseur de gym-
nastique!... Elle est extraordinaire, cette
petite !
ISABELLJ5. — Ça te fait rire? Tu as de la
chance.
GEORGES, aifec un haussement d^ épaules.
— Oh! il n'y a pas de quoi pleurer... mon
Dieu !
ISABELLE. — Je ne trouve pas ces petitCiS
scènes d'une drôlerie irrésistible... Mainte-
nant, je n'en comprends peut-être pas tout
le sel, il est vrai !
MADAME HEIMAN, qui s^ est tenue éloignée,
et regarde à la fenêtre pour se donner une
contenance. — Alors, que fait-on aujour-
d'hui?... Il serait temps de se décider.
GEORGES. — Sortez, vous... moi, je monte
travailler.
ISABELLE, à Georges. — Vous montez?
GEORGES. — Il le faut bien.
ISABELLE. — A votre aise! (Elle remonte;
bas à il/™® Heiman.) Je vous remercie, vous
savez, et m'excuse.
MADAME HEIMAN. — De rieu, de rien. Je
la croyais au jardin. Elle a dû faire le tour
par la cuisine pour rentrer ici... Quel petit
furet !
GEORGES. — Dites donc, ne partez pas
sans que je vous aie serré la main ; d'ailleurs,
je n'en ai que pour une heure, vous serez
encore là quand je redescendrai ; hêlez-moi,
en tout cas, par la fenêtre.
MADAME HEIMAN. — ' Paresseux ! Est-ce
qu'il avance, votre livre?
GEORGES. — - Ça boulotte, ça boulotte... Je
vous le lirai un de ces jours.
ISABELLE. — Allez travailler, mon ami,
allez !
GEORGES. — Je me sens beau, La sensa-
tion du devoir ! A tout à l'heure.
Il sort
SCÈNE Y
ISABELLE, d'un air candide. — Vous au-
riez pu venir plus souvent, autant que vous
auriez voulu.
MADAME HEIMAN. — N0U6 u'avoufi échangé
que des paroles volontairement indifférentes.
M°^e HEIMAN, ISABELLE,
puis GEORGES
MADAME HEIMAN. — Ah ! ma chère amie,
je ne suis pas fâchée que l'occasion se pré-
sente, — si vous m'en donnez la permission,
toutefois, — de causer un peu librement.
Depuis quinze jours que je me suis installée
chez moi, j'ai craint beaucoup d'être indis-
crète, et je me suis tenue à l'écart, vous
avez dû voir avec quelle réserve !
MADAME HEIMAN. — Gomment cela va-t-il
ICI, DEPUIS CES DEUX MOIS?
par-dessus les haies... Alors, dites?... Com-
ment cela va-t-il ici, depuis ces deux mois ?
ISABELLE. — Mai» très bien, très bie«,
tr^ bien. ^
Isabelle feuillette un livre.
MADAME HEIMAN. — Ah! j'avais cru...
j'avais cru vous sentir eincore en proie à
des inquiétudes, des transes...
ISABELLE. — Pourquoi ? Parce que je vous
ai envoyée à la recherche de Jeannine?...
Simple formalité.,. Tout va très bien, très
bien...
MADAME HEIMAN. — Vous me rassurcz ! Je
suis bien contente. C'est curieux comme on
se trompe! Il m'avait semblé percevoir...
ISABELLE. Quoi?
MADAME HEIMAN, coup d'œil malin. — Ohl
une atmosphère générale... un je ne sais
quoi dans la conversation.
ISABELLE. — Vous VOUS trompiez... Tout
va à merveille, je vous le répète... tout est
pour le mieux.
MADAME HEIMAN. — Alors, Jeannine?
ISABELLE. — Jeannine est parfaite,
Georges est parfait, j'ai lieu d'être pleine-
ment satisfaite.
MADAME HEIMAN. — Je pensais bien que
cette petite crise d'enfance se dissoudrait
d'elle-même au beau soleil!... Et vous? Com-
ment avez-vous supporté une situation, en
somme bien... pénible, bien difficile .? -4.
ISABELLE. — Comme vous le voyez.
MADAME HEIMAN. VoUS aveZ été SI COU-
rageuse ! Ah ! peu de femmes auraient eu
votre énergie! Votre mine, d'ailleurs, laisse
à désirer... Jeannine, elle, a repris, son petit
air calme. Georges, je n'en parle même pas...
ISABELLE. — Mais si, parlons-en, au con-
traire. Quel visage florissant^ n'est-ce pas<^
Il en,graisse !
90
L'Enchantement
MADAME HEiMAN. — Je n'ai pas fait atten-
tion.
ISABELLE. — Vous n'avez pas vu? Il en-
grai.sse. C'est remarquable, sérieusement...
Il Drend du ventre.
On rit.
MADAME HEIMAN. Et...
ISABELLE. Et?
MADAME HEIMAN, SOUrîailt. Je Vaîs VOUS
paraître indiscrète... indélicate, mais excu-
sez une question qui me vient naturellement
aux lèvres.
ISABELLE. Dites.
MADAME HEIMAN. — J'ai 0-bservé que vous
employiez, Georges et vous, le vouvoiement
avec une affectation bien naturelle devant
Je^nnine... Je veux savoir si ce sont encore
les... comment dire?... les mêmes formules
que vous employez dans l'intimité?
ISABELLE, avec un mouvement. — Mais
voyons! Georges et moi nous ne sommes qu
■des amis.
MADAME HEIMAN, infeiioqvce. — Ah! bah!
Mais, au moins, vous ne m© ferez pas croire
MADAME HEIMAN. — Mon Dieu, chère
AMIE... JE CROIS QUE MA PRÉSENCE EST
TRÈS DÉPLACÉE. •
•que vous n'aye'.. ^joiut quelque rapproche-
ment, quelques heures d'intimité! Vous ne
gardez pas cette contrainte superflue l'un
devant l'autre, je suppose?
iSABELiJS, gênée. — Mais si, mais si...
Cela fait partie de mon programme.
MADAME HEIMAN. — Fichtre ! Vous êtes
^une femme de caractère. (Se levant.) Allons,
je vois que tout est pour le mieux, en
effet...
ISABELLE. Vous VOUS IcVCZ ?
MADAME HEIMAN, battant froîd. — Mon
Dieu, ohère amie... je crois décidément que
ma présence est très déplacée. Et je n'ai
plus qu'à m'excuser d'avoir été indiscrète.
ISABELLE, hrus^uement . — Rasseyez-vous,
Odette. Eh bien! oui, c'est vrai... pourquoi
essayer de nier plus longtemps l'évidence
même?... oui, ça ne va pas, ici... ça ne va
pas comme je l'espérais.
MADAME HEIMAN, tout de suite ras&ê renée
et curieuse. — Pauvre amie! Vous deviez
vous attendre pourtant à toutes les diffi-
cultés !
ISABELLE. — Ah! ditas à toutes les affres 1
J'avais tout prévu. Aussi, je ne parle pas
de mes angoisses personnelles... elles ne
comptent pas... J'avaie prévu l'état d'anxiété
chronique dans lequel je devais désormais
vivre, par peur insurmontahle, irraisonnée
même, de ce que ces yeux-là ont déjà vu!...
Il y avait pourtant une chose sur laquelle
je n'avais pas compté : le silence de Jean-
nine, un silence résolu, entêté... un mutisme
mystérieux contre lequel je ne peux rien,
aJbsolument rien!... Et cela, c'est mal de sa
part, je crois avoir le droit de le dire !
MADAME HEIMAN, poussant Stt chaîse.
Mais racontez ; je ne suis au oourant de
rien, moi!
ISABELLE — Sa-ns quoi, je ne sais que
tT<yp la tâche terrible que j'ai assumée!...
Oh ! ces premiers jours ! Je les prévoyais,
mais rien ne peut vous en donner une idéel
Nous avons fait tout ce que nous avons pu...
Nous ne nous quittions pa« tous les trois.
J'évitais de me trouver seule avec Georges.
Je voyais tellement ses pauvres regards na-
vrés dès que nous étions obligés de la quit-
ter!,.. Ji devinais tellement ce qui ;se pas-
sait en elle!... Mais quoi? il fallait bien nous
séparer, ne fût-ce que... pour la nuit... Oh!
ces promiscuités inévitables! Cette espèce de
honte continuelle! l'inévitable détail de l'in-
timité auquel il a fallu descendre! A^h! elle
eût été autre, cette petite, mais, comme on.
me l'a changée! Vous ne poua^ez vous douter
de son insistance froide et silencieuse... cet
œil qui voit tout, devine, cherche à percer,
va au-devant des pensées... Et cela avec, je
puis dire, une impudeur, un soudain cy-
nisme, une sorte de fièvre froide extraordi-
naire!... Nous avons placé naturellement
nos trois chambres à des paliers différents...
mais que de nuits, je peux vous le confier,
où j'ai entendu son petit pas nu monter fur-
tivement l'escalier!... que de nuit où j'ai
senti son haleine anxieuse derrière la
porte!,.. Elle épiait... puis je l'entendai»
descendre; alors mon cœur se remettait à
battre... Oh! ces lendemains, oii je la voyais
toute pâle, avec des cernures, et déjà vieillie
par la mauvaise anxiété! Partout, dès que <
nous nous trouvons ensemble, Georges et
L'Enchantement
93
moi, elle nous traque. On ouvre une porte...
crac... elle est là, derrière, droite, les lèvres
pincéeis. Elle vous regarde, puis pasise comme
une ombre. Elle fait deiS irruptions brus-
ques ; sa petite tête les prépare, les calcule
toute la journée. Oh ! le reprodie perpétuel
de son attitude! Et j'ai tenté tout, toutes
les paroles, toutes les tendresses! J'ai essayé
toutes les conversations, à trois, à deux, sur
son «imour; j'en ai ri... j'en ai pleuré...
Rien. Rien ne peut la faire sortir de ce si-
lence. Elle me revient d'ailleurs... d'autre
part... d'une autre vie... où elle a laissé la
mémoire et le passé... Des mots de haine
parfois lui échappent; elle n'a plus que cela
à mon service, de la haine!
MADAME HEiMAN. — Oh ! de la haine ! à
coup sûr, vous exagérez !
ISABBLTJB. — Non, je ne m'illusionne pas,
allez! Elle me hait. Ah! ma tâche ne sera
guère facile ! Enfin, tout cela n'est pas à ra-
conter...
MADAME HEIMAN. VoUS êtcS du moius
certaine qu'elle a renoncé à ises idées noires?
ISABELLE. — Rien moins que certaine!
Allez savoir, avec un pareil mutisme ! Je vis
dans des transes perpétuelles. Je l'épie
comme je peux; je la fais surveiller jusque
dans sa chambre par les domestiques... Vous
devinez aisément toute notre vie !
MADAME HEIMAN. — Et Gcorges, au milieu
de tout cela?
ISABELLE. — Georges ? Parfait, parfait !
Il est très correct.
MADAME HEIMAN. — Car lui aussi a sa
bonne part d'ennuis... et chez un concentré
comme lui...
ISABELLE. — Esprit beaucoup plus su-
perficiel qu'on ne le croit en général!...
Je le connais bien... Il y a du fond, certaine-
ment, chez ce garçon, mais de la surface sur-
tout...
MADAME HEIMAN. — Vous trouvcz ? Je l'ai
toujours connu plutôt méthodique, posé...
ISABELLE. — Oui, je sais... c'est l'impres-
sion qu'il donne en général!... (Elle hausse
les épaules.) Il chasse, il travaille un peu...
Il est d'attitude très joviale... avec moi, du
moins. (Négligemment.) Je ne sais comment
il se comporte avec Jeannine, quand ils sont
seuls.
MADAME HEIMAN. — On 1© devins!
Elle a dit cela sans y ajouter d'importance.
ISABELLE, de but en blanc. — Vous le de-
vinez ? Eh bien ! dites, pour voir ?
MADAME HEIMAN, prîse ttU dépOUTVV.
Mais... mon Dieu!... à les voir ensemble,
lui, l'air raisonneur, paternel... les mains
dans les poches... elle, bougon...
ISABELLE. — Vous les avcz vus ensemble?
MADAME HEIMAN. Oul.
ISABELLE. — Oii ça?
MADAME HEIMAN, un peu gênée. — Mais
plusieurs fois... avant-hier encore... au bout
du pnrc, au tournant de la vigne phyllociérée.
rsABELLifi. — Avant-hier, mercredi?
, MADAME HEIMAN. Oui.
ISABELLE. Ils VOUS OUt VUe ?
MADARfE HEIMAN. — J'ignore. IIb pas-
saient.
rsAJJELLB. — A quelle heure, mercredi ?
MADAME HEIMAN, évasivc. — Ah! je ne me
rappelle plus !
ISABELLE. — Le matin ou le soir?
MADAME HEIMAN, hésitation. — Plutôt le
soir.
ISABELLE. — Quatre heures?
MADAME HKiMAN. — Oui, quatre heures,
c'est ça... Pourquoi?
ISABELLE. — Pour rien. (Elle remonte.)
Eh bien! sort-on, décidément?
MADAME HEIMAN. Qu'cst-CC que VOUS
avez? Ah! pauvre de moi, qu'ai-je fait en-
core?...
ISABELLE. — Rien, mais mercredi, à deux
heures, Georges est partd à bicyclette pour
la ville... et il m'a dit y être resté, sans bou-
ger, jusqu'à sept... Voilà.
MADAME HEIMAN. — Je me sm& donc
trompée de jou.r... Attendez... mais oux,, jus-
tement, je crois que...
ISABELLE, lui mettant la main sur V épaule
en riant. — Non, non, je "vous en prie, ne
cherchez pas à rattraper!... Comme ça n'a
pas d'importance... Ils se cachent, voilà
tout... Déjà!
MADAME HEIMAN. — Je counais Georges,
et, tel que je le connais, je suis sûre de
n'avoir pas gaffé... Voyons, voyons..» depuis
le déjeuner je vous observe... Ne seriez-vous
pas tout sim-plement jalouse?
ISABELLE. — Plaît-il?
MADAME HEIMAN. — Oui, ne senei3-vou3
pas j louse?
ISABELLE. — Jalouse, moi? Ah! vous tom-
bez bien! Jalouse! Dieu non, par exemple!...
Pas é& ça, Lisette! Vous me connaissez
peu... Moi!... Je ne voudrais pas que vous
le pensiez, surtout l
MADAME HEIMAN. — Est-ce bien vrai,
aussi, ce que vous me disiez tout à I heure
de votr© intimité, ou du moins de votre
manque l'intimité avec Georges ?
isabeîîM:, avec un mouvement d'hésita-
tion et f rapidement. — • Qu'importe!
MADAM HEIMAN. — Ah! bien, parfait'
isABBLî' 5, embarrassée, à voix bassK. —
J'ai été oligée de céder à Georges. Oui, je
n'ai pas {»a agir autrement... il m'a semblé
-jiue mon devoir. o
MADAME îEiMAN, riant. — Parfait! Œlle
va sur le perron et appelle en Vair.)
Georges !
ISABELLE. — Que f aitcs-vous ?
:jadame HEIMAN. — Après ce que vous ve-
i-iec de me conter là, je suis complètement
assurée. Vous allez voir... j'ai hâte de vous
démontrer que je n'ai pas gaffé.
LA voix DE GEORGES, par la fenêtre du pre-
mier étage. — Quoi?
92
L'hncliantement
MADAME HEiMAN, du perroîi. — Je m'en
vaie... Alors, je vous appelle, comme vous me
l'avez demandé. "•
VOIX DE GEOKGES. — Je descends 1
ISABELLE. — L'absurde histoire!
MADAME HEIMAN. — JQ ne faut pas laisser
traîner les malentendus. Axiome. Vous dé-
buter; ; moi, j'ai quinze ou vingt ans de...
virtuosité. Fiez-vous-en à moi, ma ohère...
Je vais commander ma voiture pour la pro-
menade. Pendant ce temps, vous allez dire
votre soupçon tout franchement èr Georges
et... je reviendrai vous prendre en Victoria...
Tenez, je ris!
ISABELLE. — Vous me rendez ridicule !
MADAME HEIMAN. — Faut-il que je sois
sûre de votre mari pour risquer le paquet!...
Dites-lui tout en deux mots, et vous ver-
rez!... Mais abordez très franchement la
question, hein? Pas de oomplications, sur-
tout ?
ISABELLE. — Oh! des complications! que
vous me connaissez peu!... Droit au but...
telle est ma devise, toujours... Vous allez
voir.
MADAME in I M AN. — Nou, je ne verrai pas.
ISABELLE. — Ça ne fait rien. Droit au
but. Deux mots : oui ; non.
SCÈNE YI
Les Mêmes, GEORGES
GEORGES, entrant de droite. — Donc, vous
ne sortez pas ensemble, décidément?
MADAME HEIMAN. — J'avais oublié un ren-
dez-vous, chez moi, très pressé... Je sertirai
peut-être tout à l'heure... si Isabelle veut
venir me prendre ?
ISABELLE. — Peu probable.
MADAME HEIMAN. — Adieu, mes enfants!
GEORGES. — Quelle hèche !
MADAME HEIMAN. — ■ C'était inutile de des-
cendre... mais vous l'avez voulu.
GEORGES. — Et je ne le regrette pas. Je
n'avais pas le courage de venir pretndre un
livre dont j'ai besoin... là, dans la biblio-
thèque... Vous ne voulez pas que je vous
accompagne ?
MADAME HEIMAN, ouvroTit son Ombrelle. —
Non, non, bonsoir.
. . Elle s'en va.
GEORGES, du perron. — Bonne prome-
nade!... Quel temps, hein?... Ne vous re-
troussez pas si haut... je suis encore là...
Quoi?... Mais non, je ne suis pais si bête que
ça!
SCENE VU
GEORGES, ISABELLE, puis la Bonne,
Resté seul avec Isabelle, Georges redescend et ?e
frotte les mains en chantonnant, puis il s'ap-
proche de sa femme et va l'embrasser. A et
moment, fracas. Par la porte-fenêtre du fond
un grand ballon de jardin a bondi sur eux. Ils
se séparent effrayés. Puis, Georges, ayant
compris d'où et de qui est parti le projectile,
sourit, hausse les épaules. Il ramasse le ballon,
va à la fenêtre.
GEORGES, riant.
clés.
Le ballon de Damo-
II envoie promener le ballon, d'un grand coup de
pied, dans in jardin.
GEORGES. — Le ballon dé Damoglès.
ISABELLE. — Tu es bicoi joyeux, Georges;
tu fais des mots... c'est ravissant... seule-
ment, si tu pouvais avoir une joie moins
bruyante, je t'en serais reconnaissante. ^
GEORGES. — Je serai triste, si tu y tiens ;,
mais je n'ai pas de raison d'être triste.
ISABELLE. — Je sais; mais moi, j'en ai....
Je t'en prie, mets la sourdine... ce sera plus
décent. ^'
GEORGES. — N'est-ce pas toi qui m'as re-
commandé d'être aussi gai que possible?...
Je pensais que cela faisait partie du pro-
gramme. C'est Une gaieté de...
ISABELLE. — ... de commande.
GEORGES. — Oui.
ISABELLE. — ' Merci. Tu t'en es bien»
L'Enchantement
9^
! . ttté. Je me rappelle, en efïet, je croyais
Ov.acvole-ment que la situation allait te gê-
ner un tant soit peu, t'être désagréable...
Je croyais, oui, je l'avoue, que tu allais
souffrir de ton côté.
GEORGES. — Je veux bien souffrir, si tu
y tiens absolument... mais je n'ai pas de
raisons de souffrir.
ISABELLE. — C'est que c'est vrai, pour-
tant 1... Quelle raison aurait-il de souffrir, en
effet?... C'est admirable! Tu es là, à l'aise,
confortablement . . .
GEORGES. — Confortablement, non, non...
n'exagérons rien... Je ne suis pas mal, ac-
tuellement, voilà tout.
ISABELLE. — ^ Il y a deux femmes qui t'ai-
ment, au lieu d'une! C'est tout le résultat
que t'a apporté ce changement de vie!... Il
a parbleu raison!... Seulement, moi, qui n'ai
pas les mêmes sujets de gaieté, ce que je te
demande, c'est un peu de décence dans tes
expansions — pour celle qui souffre.
GEORGES. — De décence?.,. J'ai fait quel-
que chose d'indécent?
ISABELLE. — Ce que je te demande, c'est,
devant Jeannine, un peu de retenue... afin
de ne pas entraver ma tâche à moi, suffi-
samment pénible, telle qu'elle est.
7 3E0RGES. — Parce que j'ai ri tout à
1 neure, après la sortie de Jeannine?
ISABELLE. — Sans quoi, mon Dieu, je
comprends tellement!... Oh! je ne t'en veux
pas... c'est si naturel, en effet!... Tu es
flatté... Ce sont des faiblesses d'amour-pro-
pre si compréhensibles !
GEORGES. — Flatté?
ISABELLE. — Ne t'en défends pas ; à quoi
bon? Il y a beau temps que j'ai fait la re-
marque... en souriant... Je ne t'en ai pas
parlé, parce que, nous autres femmes, nous
corrkprenons si bien ces choses-là... et leis
hommes so«it si fats !
GEORGES. — - Elle est bonne!
i&ABELLE. — Tu crois que je ne vois pas
toutes tes. petites manigances?
GEORGES. — Oh ! conte-moi les petites ma-
nigances... j'en serai bien aise!
ISABELLE. — Tu veux?... Au hasard...
dans le tas... tiens. Dujant les regards
qu'elle te jette, ces longs regards insistants
■et béatjs, qui ont l'air de dire : (( Est-il beau.
Seigneur, est-il beau! », tu prends alors i^n
air modeste, détaché... qui est très amusant,
je t'assure, à observer! Mais oui, mon ami,
vous avez des manières de faii'e des effets de
mains, quand vous voyez que son regard se
pose, s'installe sur vous... des gestes enfuis
vers 1-a cravate...
GEORGES. — Vous êtes un vrai miroir,
nais un miroir qui rend bien, sapristi !
^ jABELLE, — Le petit ton poli, condescen-
.xnnc, et joliment fat, avec lequel vous lui
demandez : (( Jeannine, voulez-vous me pas-
ser telle chose? »
GEORGES. — Quoi eucore ? quoi encore?
ISABELLE. — Un petit détail... entre
mille... mais assez drôlet. Vous fumiez la
pipe, à Paris. Pendant six ans, vous avez
fumé la pipe chez moi, sans vous gêner, oui,
ma foi... je vous aurais brodé dos pantou-
fles!... Eh bien! maintenant, vous vous êtes
mis à la cigarette!... Oh! c'est un rien, je
le sais bien, mais un rien significatif pour
l'observateur!
GEORGES. — Pardon, voilà une améliora-
tion dont vous profitez aussi... L'hommage
est de moitié pour vous... il y a ingratitude
à me le reprocher.
ISABELLE. — Tenez encore... mais non...
ceci me gêne un peu à dire... Vous m'en
voudrez.
GEORGES. — Dites, dite®, pendant que
vous y êtes, vous auriez tort de vous gêner.
ISABELLE. — Quand elle chante sa Chan-
son de Florian, vous savez, avec l'expression
en coulisse : « Qu'on chérisse au premier
moment, qu'on aime ensuite davanta-a-ge »,
si vous voyiez votre air, lorsque vous lui ré-
pondez : (( Bien, ça, Jeannine... très bien.,,
recommencez donc ! » Vous avez, à ce mo-
ment, une expression générale... extraordi-
naire., oh! intraduisible!... mais très co-
mique. Il y a ainsi tout un côté de vous que
je ne connaissais pas autrefois et que vous
m'avez révélé... un côté (( calicot », mon
pauvre ami!... Mais j'ai tort de vous dire
tout cela, sans doute, vous m'en voudrez !
GEORGES, — Je vous suis très reconnais-
sant, au contraire.
ISABELLE. — Je ne vous cacherai pa^ que,
par moments, vous m' apparaissez un peu
ridicule, voilà tout.
GEORGES. — Ah! qu'est-ce que j'avais dit?
Ridicule!... Ecoute ça, mon bonhomme,
écoute ça!
ISABELLE. • — Mais, dès les premiers
jours, je l'ai si nettement senti, Jeannine
vous est devenue tout à coup si sympa-
thique!... vous ne la croyiez pas si intelli-
gente que cela, cette petite!... Tenez, le soir
même de notre mariage, après le coup de
folie de Jeannine, alors que nous nous con-
certions, je me rappelle déjà que j'ai été
obligée de vous interrompre...
GEORGES, stupéfait. — Moi?
ISABELLE. — Oui, quand je vous ai dit :
(( Nous la guérirons de vous », je me rap-
pelle, vous m'avez répondu déjà de ce petit
ton intraduisible : (( Pas si sûr que ça! »
GEORGES. — Moi ? ?
ISABELLE, — A ce point que j'ai été
obligée, vous ne vous en souvenez pas? de
vous reprendre... et d'ajouter : (( Mais si,
mon ami, mais si... » en souriant, honteuse
un peu pour vous.
GEORGES. ■ — C'est le comble, par exemple !
ISABELLE, continuant . — Et ça vous gêne-
lait, en effet, qu'elle guérisse! ça vous vexe-
»'ait... car elle ne peut guérir que par
l'amoindrissement de votre charme! Vous
'^rrez diminuer votre puissance de séduc-
i^ii jour par jour... ah! ce sera dur! Et
94
L'Enchantement
îomme je comprends que vous désiriez voir
se prolonger cet état de choses le plus long-
temps possible, quitte à entraver mon ou-
vrage!... car c'est contre vous que je tra-
vaille, en effet, mon ami... et ce n'est pas
ISABELLE. — Je connais trop moi-même le
POUVOIR DE vos ARMES.
commode... j'aurais mauvaise grâce à le
nier! Je connais trop moi-même le pouvoir
de vos armes !
Avec une révérence.
«BORGES, s'indinant. — Vous êtes bien
aimable !
ISABELLE. — Cependant, vous vivez votre
seconde jeunesse. Et c'est ce qui vous donne
patte mine d'admirable prospérité!
GEORGES. — Je ne vais pas mal, je vous
remercie... Oh! du côté de la santé!... Enfin,
je tâcherai d'aller moins bien, s'il y
a moyen.
ISABELLE. — Tout Cela est bel et bon,., je
ris maintenant, mais il y a des moments où
je trouve cela m-oins spirituel ! La situation
a complètement dévié et se retourne contre
moi. Ma parole, je deviens la femme en-
nuyeuse à laquelle on se résigne. C'est
inouï! .
GEORGES. — Est-ce de ma faute?
ISABELLE. — . Je comptais sur un peu de
bonne volonté de part et d'autre... sur sa
tendresse... sur...
GEORGES. — Ah ! voilà bien le grand tort l
Vous comptiez sur ce que vous désiriez, tout
simplement. Je vous ai assez prévenue, j'ai
rabâché.... maintenant, vous êtes sociale-
ment responsable de nous! je ne m'en mêle
plus, je ne veux rien savoir ! Je suppose que
vous avez réfléchi,., alors, la paix! Il fallait
tout prévoir.
ISABELLE. - — J'espérais appuyer sur un
terrain quelconque, mais rien!.. Elle se dé-
robe à toute guérison.
GEORGES. — Guérison! Vous parlez tout
le temps de ça comme d'une maladie!
ISABELLE, — C'en est une! .. et conta-
gieuse encore !
GEORGES — A vous entendre, on dirait
tout le temps qu'il y a un agonisant dans la
maison ! J'en arrive à marcher sur la pointe
des pieds... Alors, faites l'opération, sa-
pristi !
ISABELLE. — C'est par vine lente hygiène
que j'espérais...
GEORGES. — Par un régime, dites donc le
mot!... Tout le temps, à Paris, que vous me
découvriez vos intentions, ce mot me venait
aux lèvres : Un régime. Bains le matin..,
bain le soir... gymnastique suédoise... pro-
menade... travail à cinq heures...
ISABELLE. — C'est Cela, appelez-moi pion,
tout de suite!... Je suis le pion!
GEORGES. — Tout ce quo VOUS me dites là,
je l'ai prévu, tout noté... (Sortant un car-
net.) dans mon almanach prophétiîjue pour
1900... Tenez, le 26 septembre... (Il consulte
le carnet.) Ah! non, vous êtes en avance!
ISABELLE. — Avouez-le, vous êtes extraor-
dinaire! Rien ne vous enlève votre bonne
humeur ! Mais votre sourire, au moins, expli-
quez-moi votre sourire !
GEORGES. — Impatiente!... Joconde, de-
puis le temps, n'a pas encore expliqué le
sien!... Voyez-vous, Isabelle, c'est des idées
à moi, des petites idées à moi... Dans la vie,
je ne sais jamais s'il faut rire ou pleurer...
ou plutôt, j'ai la sensation très nette qu'il
faut à la fois rire et pleurer des mêmes
choses, car toute chose a une double face,
l'une drôle et l'autre... pas très drôle... et
je ne sais jamais laquelle est la bonne. Ce
n'est peut-être d'ailleurs ni l'une ni l'au-
tre!... En tout cas, je n'ai pas assez con-
fiance pour me laisser pleurer ; c'est pour-
quoi je commence toujours par sourire.. = par
peur des dieux, avec la juste crainte d'un
comique supérieur. C'est plus prudent.
ISABELLE, avec mépris. — Philosophe !
GEORGES, tout d\in coup, il la saisit à
plein hras. — Et puis, ce n'est pas tout
ça!... Il y a quelque chose qui me fait tran-
quille et patient : tes baisers,., oui, tes bai-
sers à toi, les tiens, ceux que tu m'as donnés,
car je te les ai arrachés... car ils ont passé
tes lèvres serrées... car il su bien fallu que tu
cries ta volupté...
ISABELLE. — Tais-toi!... tais-boil...
GEORGES. — Ah! nie-le donc un peu!...
j'en ai encore la brûlure et le désir!
I
L'Hnchantement
95
isAïniLLE. — Tais-toi... je t'en conjure!
GEORGES. — Que m'imparte, dès lors! J'ai
ie sentiment calme de la victoire, et de l'at-
fcente ausisi. Pourquoi ne veux-tu pas que je
soiis heureux, réponda, toi que, si je le vou-
lais, je défierais de sortir de ces bras-là!...
Ne te cache pas la tête ainsi, va, lève-la
haut... lève-la! {Il lui relève la tête.) Tu
pleures ?
ISABELLE. — Oui, un peu... Tu n'aurais
pas dû dire cela... tu as eu tort.
GEORGES. — Oh ! Isabelle !
ISABELLE. — Laisse, laisse... (Elle passe.)
Je suis, à mon tour, nerveuse aujourd'hui...
Et puis, que oc soit fini!... Je ne sais ce que
j'avais, un besoin. malsain de parler... On a
tort. Cessons.
GEORGES. — Mais tu m'en veux.
ISABELLE. — Je te jure que non .. C'est
moi qui me juge absurde. Remonte travail-
ler... et redevenons sérieux. (Elle va à la son-
nette et sonne.) A propos de choses sérieuses,
j'attends toujours le notaire pour l'acte.
Es-tu passé chez lui, mercredi? Qu'a-t-il dit
de ma lettre?
GEORGES. — Mercredi?... non, je n'y suie
pas passé... je n'ai pas eu le temps... J'irai
demain.
ISABELLE. — Comment, tu n'as pas eu le
temps de deux heures à sept? Qu'as-tu donc
fait à la ville?
GEORGES, embarrassé. — Ben, pas mal de
«mmissions. . . je me suis attardé chez le
^ellier... Et puis la vie de province, déjà!...
J'ai flâné au café Lebrault, avec des amis.
ISABELLE. — Jusqu'à scpt heupes ?
GEORGES. — Je te demande pardon... j'en-
verrai le ooc'ier demain matin... Il n'y a pas
de mal.
ISABELLE. — Merci.
Silence.
GEORGES. Quoi ?
ISABELLE. — Rien... bonsoir.
GEORGES. — Je croyais que tu me disais
quelque chose.
LA BONNE, entrant. — Madame...
ISABELLE. — Voulez-vous appeler M^'^ Jean-
nine, et...
Elle s'arrête, attendant que Georges veuille bien
sortir.
GEORGES. — Eh bien! je vous laisse, je
vais finir ma page.
Il sort.
ISABELLE, à la bonne. — Dites-lui que
c'est pour essayer des chapeaux...
LA BONNE , cVun air confidentiel. —
Madame, je dois prévenir madame que
M"« Jeannine s'est enfermée dans sa
chambre, hier soir, à double tour... J'.ai eu
très peur... je l'ai surveillée... j'ai vu la lu-
mière jusque très tard.
ISABELLE, impatientée. — Mais oui...
mais oui... je sais!
LA BONNE. — Je dis ça.
dame m'avait recommandé.
• ISABELLE. — Oui... OUI... allez.
parce que ma-
SCÈNE Ylll
ISABELLE, seule.
ISABELLE. — Ah ! comme il a menti ! comme
il a menti! Cette fois, je n'ai plus à douter...
Bonne bête que je suis!... Oh! mais je sau-
rai... je saurai tout!... A l'autre mainte-
nant! Je la forcerai bieji à j^arler... mai&
comment? Je veux savoir pourtant...
J'existe, moi !
On entend la voix de Jeannine dans le couloir.
VOIX DE JEANNINE. — OÙ ça? daus le sa-
lon ?
SCENE IX
ISABELLE, JEANNINE
JEANNINE. — Tu m'as appelée?
ISABELLE, à part: — Elle... Oh! elle!
JEANNINE. — Qu'est-ce que tu veux?
ISABELLE. — Oui, je t'ai appelée pour que
tu essayes tes chapeaux qu'on t'a apportés
(Elle ouvre les cartons, elle met un chapeau
sur la tête de Jeannine.) Il n'est pas laid,
celui-là.
JEANNINE. — Fais voir l'autre. Non...
ISABELLE. — Tu u'aimes pas le pailleté,
là, devant? Ça se fa'it beaucoup.
JEANNINE. — Je préfère le grand bord.
ISABELLE. — Le pailleté a du genre, tu
sais... Puis, tu as raison.
JEANNINE. — Et les tiens, ils ne sont T»as
a.^
ISABELLE. — Oh! moi... avec mon grand
noir... c'est suffisant... La toilette m'est
bien égale... à la campagne... je ne suis plus
assez jeune, ni assez belle... Toi, c'est amu-
sant de t'habiller, parce que c'est comme
une poupée chic... Tu es si jolie! Tout te
va ! Regarde les chapeaux, ils te coiffent
tous... la modiste me le disait encore hier...
Alors, c'est celui-là que' tu as choisi? Re-
mets-le dans la boîte... (Au moment où
Jeannine va sortir, elle tend vivement un
porte-cigarettes.) Will you hâve cigarette,
miss?
JEANNINE. — Certainly.
ISABELLE. — Take.
JEANNINE. Well.
Elles allument leur cigarette
96
L'Enchantement
ISABELLE, la poussant vers le canapé. —
Assieds-toi là... Tu as le temps... Tiens, leis
allumettes. {Elle rit et la tient enlacée.)
•Cli'tit bout, va!... tu ne sais pas ce que ça
veut dire : ch'tit bout? c'est les paysans
d'ici qui disent comme ça... c'est vrai! {Elle
V embrasse.) Je t'aime bien... AJi ! on arri-
vera un jour à se retrouver ! Tu ne peux pas
rester dan<s cet état de claustration morale
indéfiniment. Laisse-toi aller... dis-moi touE
tes secrets... comme à une amie de couvent.
{Enfantin.) Si tu étais au couvent, tu au-
rais bien des amies, n'est-ce pas?
jEANNiNE, faisant tomber la cendre de sa
cigarette. — Mais quoi, quoi te raconter?...
Oh ! que c'est agaçant !
ISABELLE. — - Tout. J'ignorc tout de toi...
depuis deux mois. Pourquoi ne ve'ux-tu pas
parler? Les premiers jours, tu as été exquise
d'abandon... et maintenant...
JEANNINE. — Oh! que c'est agaçant!...
Qu'est-ce que tu veux savoir? Tu ne seras
pas plus avancée!... Lundi je l'aime, mardi
je l'aime, mer-credi je l'aime.... et c'est toute
la semaine ainsi... Qu'est-ce que tu veux, ça
ne se raconte pas, ce que j'éprouve!... {Deux
longues bouffées de cigarette.) Ah! si j'écri-
vais mon roman... peut-être!... {Grave so*-
bitement.) Tiens, j'ai pensé à toi, juste-
ment, hier soir.
JEANNINE — Ne me regarde pas, ça me gêne.
ISABELLE. Oui?
JEANNINE. — J'ai commencé une narra-
tion.
ISABELLE. — Une narration?
JEANNINE. — Si je la continue, je t'en
montrerai peut-être des passages... ce qui
pourra se montrer... {Mouvement d^ Isa-
belle.) oh! peut-être!... je ne promets pas...
{Elle laisse tomber sa cigarette.) Oui, j'ai
pensé écrire certaines choses... pour... pour
quand je ne serai plus là... plus tard.
Elle hoche la tête.
ISABELLE. — Ne parle donc pas ainsi!...
Quelle phraséologie de mauvais goût! Tu
parles comme les petites filles du Musée des
familles!... {Isabelle glissant sur le canapé,
tout contre Jeannine.) Tu ne veux pas me
montrer ça tout de suite ? Tu ne peux pas
aller me le chercher ?
JEANNINE, secouant la tête avec une froi-
deur de reine. — Oh! non, non! C'est tout à
fait impossible pour le moment!
Silence.
ISABELLE, lu'i entourant la taille, et à voix
basse. — Alors, dis... tu l'aimes toujours
fort ?
jea:;nine prend un air de grand mystère
et laisse tomber du bout des dents, à peine.
— Oui.
ISABELLE, r embrassant tout à coup. —
Oh'ti bout, va!... Est-elle gentille tout de
même!... Tu vois, qu'est-ce que tu veux que
ça me fasse, qu'est-ce que tu veux que ça me
fa«se!... Tu as raison de l'aimer; il le mé-
rite... Et après?
jeannin^e. — Oh,! mais tu me serres, tu me
fais mal!... Je t'assure... je voudrais bien te
faire plaisir, mais je ne sais pas quoi te dire !
ISABELLE, les ycux brillants,le visage avide.
— Ce que tu penses, ce que tu fais... vos
confidences de la journée... oe que tu dis à
Georges... n'importe quoi... les détails les
plus insignifiants.
JEANNINE. — Je cherche.
Un sourire imperceptible passe sur ses lèvres.
ISABELLE. — Ah! je te vois sourire... tu as
quelque chose sur les lèvres...
JEANNINE. — Non !
ISABELLE, la serrant très fort contre elle.
— Si, dis...
JEANNINE, baissant la tête en souriant. —
C'est bête!
ISABELLE. — Quoi... quoi... chérie?
Elle attend anxieusement, le visage crispé, ce
qui va sortir de la bouche de Jeannine... Le
silence est immense.
JEANNINE. — J'ai fait quatre vers hier.
Isabelle, un instant désarçonnée pai cet enfantil-
lage, ne dit rien d'abord, puis tout de suite
l'œil rebrille, la bouche se contracte.
ISABELLE. — C'est vrai?... dis-les-moi?
JEANNINE, maniérée, se balançant. — Non!
\
L'Enchantement
97
iSAiîELLB. — Si, dis.
JioANNiNK, riant, gafjnée. — Je n'ok^serni
pas... Attends alors... j(> vais te les écrire...
ŒUe se lève, va à la tahie en courant.)
D'abord, je ne mo les rappelle plus!
Elle cache sa tête dans- ses coudes avec un joli
geste d'enfant hontetix:.
ISABELLE. — Menteuse!
Jeajinine écrit en s'appliquant et en mouillant !e
crayon avec sa langue. Isabelle se rapproche
d'elle.
ji^ANNiNB. — Ne me regarde pas, ça me
gêne.
Elle cache le' papier sous son bras.
ISABELLE. — Je m'en vais, je m'en vais.
JEANNIM-::, continue; quand elle a fini, elle
tend le papier à Isabelle sans Ut regarder,
par dessus V épaule. — Tiens, prends!... (Ma-
pidement; elle se précipite au piano, rougis-
sante, et se met à tapoter de la main droite.)
Tu lis?
ISABELLE. — ^ Oui.
Isabelle parcourt avidement des yeux. — Silence.
JEANNiNE, toujours de dos, de loin, sans se
retourner, en tapotant. — Ne fais pas atten-
"tion à l'orthographe, ni à la' rime, tu sais...
Tu as lu ?
♦ ISABELLE, ridnt mal. — Oui... (Fuis tout
■d'un coup, la voix changée et sifflante, mal-
gré elle.) Ce n'est pas méchant, c'est naïf !
Jeannine se lève brusquement. Elle fixe sur sa
sœur un regard interrogateur et haineux.
JEANNINT3. — Je pourrais peut-être te dire
des choses moins naïves, si je A^oulais!...
Rends-moi ^...
ISABELLE, cachant le papier derrière son
dos. — Pourquoi, Jeannine ?
JEANNINT3. — Rcnds-moi ça tout de suite...
rends, tu te moques de moi!
ISABELLE, avec un ricanement dans la
voix. — Tu ne veux pas que je les m.ontre à
"Georges ?
JEANNINE. — Rends, je te dis...
Elle atteint le papier et le déchire en mille pe-
tits morceaux.
ISABELLE, continuant. — Georges ne les
connaît pa^P
JEANNINE, cramoisie de colère et de dépit.
— Je ne te répondrai plus jamais, jamais!...
ISABELE. . — Ils ne sont pas mal du tout,
ces vers... Je n'ai pas voulu te vexer. Il
faudrait les montrer à Georges... Il ne les
connaît certainemetit pas... S'il les connais-
sait, il m'en aurait parlé... (Elle relève la
tête an'ec orgueil.) Comme il me dit tout!
"^ JEANNINE. — Alors, pourquoi me le de-
^andes-tu ?
ISABELLE. — Parce que tu aurais pu les
lui montrer aujourd'hui, par exemple... ou
tout dernièrement.
JEANNINE. — Eh bien, demande-le-lui
donc... puisqu'il te dit tout.,, c'est plus
simple!
<
Elle se dirige vers la porte rapidement.
JEANNINE. — Rends-moi ça tout de suite...
ISABELLE, fait un mouvement en avant. — •
Voyons... mignon...
JEANNINE. — Si, je t'assure... moi, j'en ai
assez... je m'en vais. (A la porte elle se re-
tourne une dernière fois, gouailleuse et re-
gardant Isabelle dans les yeux, elle lance :)
Pour le reste, si tu as besoin de renseigne-
ments... tu n'as qu'à demander à Georges!
Et puis elle claque la porte du jardin. L'appar-
tement en a tremblé.
ISABELLE, seule. — Oh! j'ai été mala-
droite!... Oh! je m'en veux!... Elle se moque
de moi, maintenant... (On entend la voix de
Jeannine qui chante très haut dans le jar-
din.) Allons, la voilà qui ohante!... Cest
clair... Je t'entends, je t'entends, va! Voilà
une chanson qui parle mieux que toutes les
paroles. (Elle passe ses mains sur sa figure.)
Oli ! puis... (Elle rejette la tête en arrière,
comme pour en faire tomber tout un poids.)
Ah ! il y a encore de belles préoccupations !
Elle se précipite sur le piano ouvert et elle se
met à jouer avec fureur des mains, de la tête
et des épaules.
98
L'Enchantement
SCÈNE X
ISABELLE, MADAME HEIMAN
MADAME EŒiMAN, entrant. — Vous venez?
Je suis prête.
ISABELLE. — Oui... Eooutez comme c'est
passionnant, hein ... Vous aimez Schu-
man n ?
MADAME HEIMAN. — Beaucoup, beaucoup...
Figurez-vous, ma chère, que je viens de re-
cevoir une dépêche de Victor... Contr'ordre...
Il n'arrivera que d'aujourd'hui en huit. {Un
temps.) Eh bien!
ISABELLE, joue, joue éperdument et tout
d'un coup se lève toute droite, appuyée au
piano. — Ma petite Odette, je suis au bord
d'une grande chose qui me fait peur... je le
sens bien, allez... J'ai compris de quel mal je
Bouffre.
MADAME HEIMAN, vivement. — Il a
menti?... Ah! prenez garde, Isabelle, ne ra-
massez pas le mouchoir d'Othello!... Ce Geor-
ges ! dites donc un peu que vous ne l'aimez
'>ai!
ISABELLE. — Oui, u'est-ce pas? Cest visi-
ble ... {Elle parle lentement, à voix à peine
perceptible, tant elle est basse et trem-
blante.) Mais sentir que je dois cela, Odette,
que je dois cela à un baiser!... que je dois
cela à ce qu'il y a de plus vil en moi, à l'hu-
miliation d'une caresse d-e chair!... Et dire
qu''il a suffi d'une minute, d'une étreinte,
pour faire sombrer toute ma vie... et me li-
vrer, poings liés, à cet asservissement... oh!
j'en pleurerais, j'en pleurerais d'une grande
honte blessée... Et où vais-je maintenant, oii
vais- je?... Alors, c'est ça la jalousie?... Elle
aussi, il va falloir qu'elle entre en moi ? car
je sens venir quelque chose de louche, de
malsain, d'effleureur... C'est comme une es-
pèce d'enchantement... On dirait que cette
petite est un foyer d'amour, qui, par sa seule
pirésence, attire, attire et brûle... Il se dé-
gage d'elle des parfums que je n'ai pas res-
pires... d'affreux parfums qui gi'isent!
M MADAME HEIMAN, hochant la tête. — C'est
ça! c'est bien ça!... Ah ! on n'est pas fier !
ISABELLE. — Vous devez voir à mes yeux
que je^uis toute épouvantée, n'est-ce pas?
MADAME HEIMAN. — Oui, ils imploreut...
ils ont la fièvre...
ISABELLE. — Je suis toute novice, vous
comprenez... vous comprenez, je paie double,
probablement, moi... je ne savais pas!
MADAME HEIMAN. — Vous n'étiez pas
femme. Dites tout franchement à Georges...
expliquez-vous.
ISABELLE. — Ils sc cacherout mieux, voilà
oe que j'y gagnerai.
MADAME HEIMAN. — Ah! VOUS êtes déjà bien
Bubt'le, Isabelle.
ISABELLE. — Non non ! ne rien lui dire.
au contraire... et je compte, ma petite
Odette, sur votre silence absolu... Rien de ce
que j'avoue ici, ne doit arriver jusqu'à Geor-
ges... Il faut me le jurer.
MADAME HEIMAN. — Oh ! ce Sera absolu-
ment comme vous voudrez, je le jure!... Mon
Dieu ! dans quelle équipée vous ête6-vou&
lancée!... Si elle débute ainsi! Il faut l'ar-
rêter de suite... Eloignez Jeannine. Donnez-
la moi pour un temps.
ISABELLE. — Jeannine?... Vous êtes
folle!... Vous vous mettriez à mille que vous
ne m'en sépareriez pas!... Je ne pourrais
plus vivre un jour!... Jeannine!... Mais
qu'elle ne sache jamais, jamais, quoi qu'il
advienne, ce qui se passe en moi!... Elle ne
peut être, en aucun cas, responsable de ma
souffrance à moi... Elle est la dernière au
monde qui doive la comprendre ! et quand je
mourrais de chagrin, qu'aucun soupçon ne
s'élève en elle, grand Dieu!... J'ai juré à la
mémoire de notre mère que je rendrais cette
petite âme à la vie, et je tiendrai parole ! Vu
scrupule, une impatience, elle recommence-
rait demain!... oui, oui... car elle n'a pas-
abandonné son sinistre projet, j'en suis sûr...
c'est là, dans ses yeux, l'idée fixe... Je ne
peux pas lui dire un mot, un seul mot...
Voilà l'horreur!... Songez à cette chose épou-
vantable!... vingt fois le jour, une angoisse'
se glisse entre elle et mon regard! Mais,
chose atroce, entexidez-vous ? elle joue,
même de son suicide ! Elle a des manières fur-
tives... des façons de sortir brusquement...
ah! j'étouffe parfois de terreur!... Il y a
maintenant le chantage de la mort...
MADAME HEIMAN. — C'cst impossible... elle
vous haïrait !
ISABELLE. — Depuis le jour oii je l'ai sau-
vée, elle me hait... Oh! le reproche de se«-
yeux, de ses pauvres yeux de chien blessé,.
qui me disent toute la journée : Sœurette!...
Sœurette!... qu'as-tu fait?... Ahfoui, qu'ai-
je fait?
Elle pleure.
MADAME HEIMAN. — Allous, ne VOUS désolez
pas... Venez, nous parlerons de tout cela
dehors... la voiture nous attend.
ISABELLE, machinale. — Oui, la voiture
nous attend... (A la bonne qui est entrée.)
Augustine, vous arrangerez tout ici... Faites
maTcher le feu pour quand je rentrerai... on
gèle.
LA BONNE. — Bien, madame... Madame met
son manteau ? Il fera froid tout à l'heure.
MADAME HEIMAN. — Oui, couvrcz-vous bien.
ISABELLE. — Merci, je suis prête.
MADAME HEIMAN. — AlloUS, VeneZ.
ISABELLE. — Ah! mon Dieu, mon Dieu!...
Passez, je vous en prie.
Elles sortent.
La bonne arrange le feu, puis elle allume une
grande lampe à pied, derrière le canapé, qui se
trouve auprès de la cheminée.
L Enchantement
99
ISABELLE. — Ma petite Odette, je suis? al uukjl- d'une grande chose qui me fait peur.
SCENE XI
JEANNINE, LA Bonne.
JEANNiNE, ouvrant doucement la porte.
Ces daines sont parties ?
LA BONNE. — A l'instant.
JEANNINE. — En voiture?... Savez-vous où
elles allaient?
la bonne. — Non, mademoiselle.
JEANxNiNE. — Bon.
la bonn'e. — Mademoiselle veut-elle que
j'allume la lampe maintenant?
JEANNINE, — Oui.
Un temps.
lOO
L'Enchantement
LA BONNE, allume la lampe. — Il a fait une
belle journée aujourcrnui!
JEANNÏNE. — Oui. {Un temps.) Vous fer-
merez les volets clans cinq minutes, quand le
soir sera t-out à fait tombé,
LA BONNE. — Bien, mademoiselle... C'est
tout ?
JEANNINE. Oui.
Elle prend un livre et, songeuse, s'installe sur
le canapé et lit.
SCÈNE XII
JEANNINE, GEOKGES
GEORGES, entre hri'squement par la porte
de droite. — Dites d... Tiens! c'est vous quï
êtes làP... Votre sœur est partie?
JEANNINE. — Elle vient de sortir avec
l^me Heiman.
GEORGES. — Ah ! elle est revenue, celle-
là?... Vous permett'ez F... je vous dérange...
je viens prendre un bouquin dont j'ai be-
soin... je remonte travailler.
jEANNïN'E. -■ Faites donc.
Georges ouvre la petite bibliothèque-étagère qui
est au rnui.
GEORGES. — Mettez donc une bûche au
feu... Vous allez attraper un. rhume ici!...
Je ne sais pas comment vous pouvez tenir.
JEANNINE. Si vous VOUleZ.
GEORGES. — Quel livre lisez-vous là?
JEANNÏN15. — Je ne sais pas.
GEORGES. — En voulez-vous un autre P
JEANNINE. — Ça m'est égal. (EUe se lève,
en proie à iine très grande animation : elle
est bouleversée, elle respire fort, comme lors-
ou' on va prendre nne décision. — Quand
Georges descend de sa chaise, elle se précipite
vers lui.) Georges!
GEORGES. — Quoi?
Ils sont face à face.
JEANNINE, baissant la tête. — Rien!...
Elle reste ainsi fixe, plantée devant lui, en re-
gardant ses bottines.
GEORGES. — Savez-vous ce que va faire la
petiLe Jeannine si elle est bien p^entille?...
Elle va mettre ses pieds au feu, là-bas, sur le
canapé... ou-vrir ce livre qui est très intéres-
sant... que j'ai choisi exprès pour elle... (Il
lui mit le livre dans la main, en la condui-
sant doucement par V épaule.) elle va lire..,
on le tient comme ça, le livre... là... pen-
dant que les gens sérieux vont remonter à
leur travail. _, ,,. ^ „
11 Imstalle.
JEANNiNTE, Suppliante. — Tout, de suite.
GEORGES. — Tout de suite!... Voilà ce que
va faire la petite Jeannine, parce qu'elle est
bien obéissante... Et quand sa sœur rentrera,
elle la trouvera, gentiment, dans la même
position... les pieds au feu...
JEANNINE. — (jeorges!...
GEORGES. — Et comme comble de généro-
sité, c'est moi qui vais mettre la bûche dans
le feu!... {Il met une bûche dans la cheminée.
— Une dernière fois, on entend dans la hou^
che de Jeannine roucouler plus faiblement le
mot (( Georges ». — • Au moment de s'en al-
ler, arec douceur, il lui tape la joue, et
grave :) Allons, bonne lecture, mon petit...
(Brusquement.) Je ne sais pas comment vous
pouvez tenir dans cette pièce, vrai... il fau-
dra que je fasse bourreler les portes.-, brrr!
Il soit.
SCENE XIIÎ
JEANNINE, puis ISABELLE
Restée seule, Jeannine ne chanf^e pas de posi-
tion, La tête est seulement inclinée toute basse
sur le livre. — Un grand temps se passe ainsi.
iSABk»jJs, rentrant par la. gauche sur la
pointe des pietf^, — Rien... elle est seule...
Tout est comme à l'ordinaire... la lampe
brûle... la bûche chante... (On entend, et on
voit au dehors la bonne qui ferme tes vo-
lets.) On ferme les volets... Elle ici... lui là-
haut... C'est ma maison... ma calme maison
du soir... Tout est en place... Et me voici,
moi... le cœur battant clans ce silence... Ah!
Isabelle! ma pauvre Isabelle!... que fais-tu
là... en cette minute... et oii t'en vas-tu?
(EUe prend ses gants et se rapproche der-
rière le canapé.) Elle pleure!... j'entends
tombe^r ses grosses larmes sur le livre... dans
le silence... une... deux... On pourrait les
compter... Et c'est toi, toi, petite sœur... toi
que" j'aimais tant... Ah! méchante... mé-
chante... Qu'y a-t-il au fond de cette horrible
petite tête!... de la vengeance... et puis...
autre chose encore... Voleuse, entends-tu!...
voleuse!... Oh! cette petite tête que je h...
Jeannine se lève en sursaut, effarée, avec un cri.
JEANNINE. — Ah! tu m'as fait peur...
Qu'est-ce que tu faisais là?... qu'est-ce que
tu disais?
ISABELLE, V enlaçant des deux bras. — Que
tu étais jolie comme cela, en ce moment!...
oh ! ipais jolie, non, tu ne peux pas savoir
comme tu étais jolie!...
I
4:^^-
«Wi^lMIIrt*
-"-'^ili^iidi'' ■
JEAMINE. — Bonjour! C'est moi !... Ça vous embête, hein?
ACTE TROISIÈME
Au premier. Cabinet de travail de Georges, très gai, très neuf.
C'est ta pièce moderne de la maison. Très fouillis. Window sur le
jardin. Le jardin se reflète dans les vitres de l'énorme biblio-
thèque.
SCÈNE PREMIERE
GmORGES est assis à son bureau et écrit,
puis JEANNINE
On frappe à la porte de droite.
GEORGES. — Entrez!
JEANNINE, entrant. — Bonjour! C'est
moi!... Ça vous embête, hein? de me voir
ici ? Mais rassurez-vous. Je ne viens pas pour
moi, je viens pour mon appareil photogra-
phique. Voulez-vous être assez aimable pour
me changer mes plaques? Mes douze sont
faites.
GEORGES, de son bureau. — Posez ça là...
Je finis cette page... Dans un quart d'heure
je passerai au cabinet noir.
JEANNINE. — Il y en a une, une instanta-
née où vous serez très bien.
GEORGES, contlnitant à écrire. — Qui...
moi?
JEANNINE. — Vous savez bien que je ne
fais que vous. C'est ma spécialité. Je vous ai
pris tout à l'heure quand vous descendiez de
bicyclette. Je vous ai bien attrapé au mo-
ment où vous sautiez en arrière. Vous devez
avoir les deux jambes en l'air et la tête sur
la selle... Ce doit être charmant...
GEORGES. — Tout à fait réussi.
JEANNINE. — ■ Vous aviez une tête! Les che-
veux vous dégoulinaient tout le long de la
fiigure!...
GEORGES. — Exquis tableau.
JEANNINE. — Ne vous inquiétez pas. Si
vous me plaisez comme ça! (Georges se remet
à écrire. Jeannine sHnstalle sur une chaisCf
les mains sur les genoux, les yeux au plafond.
Silence.) Un ange passe. (Silence.) Hum I
(Silence.) Hum! Hum! (Silence.) Mais je
cause, je cause, je ferais peut-être bien d»
m'en aller. Vous aJlez vous faire attraper»
102
L'Enchantement
GEORGES. — Jeannine, j'ai des choses sé-
rieuses à vous dire.
JEANNINE. — Mettez-moi à la porte, J€
vous prie... Je serais désolée si vous aviez des
ennuis à cause de moi, vous comprenez.
GEORGES. — Je suis tout à fait résolu à
éviter désormais ces rencontres à deux... que
vous entretenez... surtout du genre des der-
nières! Cela ne peut nouvS mener à rien de
bon. Vous m'avez tendu un piège l'autre
jour.
JEANNINE. — Oh! un piège!
GEORGES. — Vous m'avez dit que vous
aviez des choses très importantes à me révé-
ler, que vous ne pouviez pas me les confier
devant votre sœur, et ce n'était pas vrai.
Vous n'aviez rien d'important du tout.
JEANNINE. Pour VOUS.
GiîORGEs. — Et j'ai été obligé de mentir
à votre sœur. Je n'aime pas beaucoup ça !
JEANNINE. — Puisqu'il paraît que vous lui
dites tout, vous n'avez qu'à le lui dire.
GEORGES. — Reprochez-le-moi donc.
JEANNINE. — Non, c'est vrai, J3 vous re-
mercie.
GEORGES. — Mais je ne veux pas que pa-
reille chose se renouvelle. Ça nous crée des
airs de confidence que je réprouve. Vous sa-
vez quelles sont nos convictions à tous les
trois? Très sérieusement, j'ai à vous
gronder. C'est comme cette histoire de pal-
lier l'autre soir... quand nous sommes allés
nous étendre tous les trois après dîner... Isa-
belle peut très bien nous avoir vus. J'étais
1res embarrassé.
JEANNINE, riant. — Je le sais bien.
GEORGES. — Oui. Alors, si c'est un jeu, il
est temps d'enrayer.
JEANNINE. — C'était si bon, l'autre soir !
J'ai bien mis cinq minutes à faire ramper
ma main sous la paille, pour atteindre la
vôtre, sans que ni vous ni Isabelle ne me
voyiez. Puis, quand j'ai saisi le bout de vos
doigts, j'ai serré, serré de toutes mes forces!
Vous ne pouviez plus bouger. Il aurait fallu
qu'Isabelle voie, pour retirer votre main, et
alors... je sentais tout doucement mon bras
s'engourdir sous la paille... et, comme ça,
sous la lune, avec l'odeur d'une grosse rose
qui était à mon corsage... c'était si bon!...
Et, taisez-vous, je vous ai été si reconnais-
sante que vous ne retiriez pas votre main!...
GEORGES. — Pas du tout. Ma lâcheté vient
de ce que je ne pouvais pas faire un mouve-
ment sans appeler l'attention d'Isabelle...
Et notre vie est assez compliquée comme elle
l'est!...
JEANNINE. — Laissez-moi croire au moins
que c'était un peu pour moi.
GEORGES — Et puis ce sont des sortes de
situations parfaitement grotesques!
JEANNINE. — Faites-m'en donc des repro-
ches ! Ça vous va bien !
GEORGES. — Je sais... Enfin, je prétends
que ces scènes ne se renouvellent plus. Evi-
tons de nous "^rouver seuls, le plus possible.
Il le faut. Maintenant, je sens qu'il le faut.
Devant votre sœur, au contraire, tout oe que
vous...
JEANINE. — ■ Tout oe que je voudrai. Vous
êtes bien aimable!
GEORGES. — Comprenez donc.
JEANNINE. — Et moi.^... Est-ce que vous
pensez à moi P C'est bien... je me tairai...
je me tairai complètement, par exemple, car
vous ne voudriez pas tout de même que je
raconte à Isabelle tout ce qu'elle me de-
mande! Du matin au soir elle me torture à
m'arracher des questions! 11 est possible que
ça l'intéresse, mais si vous étiez gentil, vous
devriez lui faire comprendre que c'est moins
drôle pour moi... et que ce sont des choses
qu'on ne fait pas... et que je n'en veux plus!
Du reste, elle n'a pas de tact... Je ne suis
qu'une petite tille, mais je l'ai toujours vu
dans la vie, je l'ai toujours remarqué, elle
n'a pas de tact !
GEORGES. — Il ne s'agit pas de cela.
JEANNINE, vivement. — Oh! elle a d'autres
qualités!... ne vous fâchez pas! Elle est
belle, elle est plus belle que moi, certai-
nement! {Avec colère.) Elle n'a pas une vite-
lotte au milieu de la figure, comme elle a
dit encore hier devant vous pour me vexer...
pour me faire passer pour laide ! C'est bien,
je ne vous parlerai plus, je ne vous cherche-
rai plus, j'obéirai. Mais alors, qu'est-ce qui
me restera, si vous m'enlevez même ces pe-
tites 'choses, ces petites compensations, qui
sont la seule joie de mon existence? Ah! je
me contentais de pas grand'ohose, vous
l'avouerez ! Mais il y a clés jours oh. je me
disais : Il ne m'aime pas, seulement nous
avons tout de même des' intelligences à deux,
qu'on ne sait pas... C'est bien, je me tairai...
Je ne ferai même plus mon cri, vous savez ?
quand je veux attirer votre attention... Oui;
ça n'a l'air de rien, mais pour moi, c'est
beaucoup, parce que, rien que ce cri, ça veut
dire pour moi des choses que les autres ne
comprennent pas... à part vous.
GEORGES. — Avec cola qu'il est joli votre
cri! Vous n'y perdrez pas grand'chose... un
aboiement !
JEANNINE. — Oh ! moi je ne suis pas poéti-
que, vous savez!... Vous ne le trouvez pas
bien? Oh! c'est une trouvaille! Je l'aime
beaucoup. Ecoutez.
T^lle le fait.
GEORGES. — On dirait le cri d'un gondo-
lier de Venise.
JEANNINE. — Oh! Venise! c'est ça qui est
beau! Oh! c'est là que j'aujais voulu partir
en voyage! Ce que c'est beau!... (Ses yeux
regardent le plafond.) Je pense quelquefois
que si je vous avais épousée, on y serait
parti... tous les deux.
GEORGES. — Vous u'avez pas trouvé
quelque chose de bien neuf !
JEANNINE. — Qu'est-ce que ça me fait! Ohl
Venise! !...
L'Enchantement
103
GEORGES. — A la bonne heure ! Parlons
donc un peu de géographie!
JEANNINE, se levant. — Ah! au faitî.-.Voiis
avez peur d'une scène! En effet, il faut
même que je m'en aille, sans quoi, si Iso/-
belle sait que je suis montée, ce que vous
allez vous faire attraper, oh! mon ami, ce
que vous allez vous faire attraper!...
GEORGES. — Oh! pas d'esprit! Votre sœur
souffre votre entêtement à bouder, à l'évi-
ter, au lieu de la rassurer... elle si bonne
pour vous!... Ce qu'elle a fait pour vous est
admirable, et vous la récompensez en ne lui
donnant que des inquiétudes... Enlin, je ne
veux pas recommencer à vous sermonner à
mon tour. Tout cela doit vous être redit sou-
vent, n'est-ce pas? Passons... ce n'est pas
mon affaire!... Seulement je vois très bien
qu'Isabelle commence à s'énerver... et, à des
mots, à des indications vagues, je vois qu'il
commence à entrer en elle de la défiance et...
autre chose. Je ne devrais pas vous avouer
cela, mais enfin elle souffre et...
JEANNINE, fronçant les sourcils. — ■ C'est
bien son tour !
GEORGES. — Quelle méchanceté vous ve-
nez de dire là !
JEANNINE. — Elle peut bien souffrir un peu
à son tour, pour voir ce qu'on éprouve!... Et
ce ne sera jamais une compensation !
GEORGES. — C'est affreux de pa.rler ainsi !
Votre soeur!...
JEANNINE. • — ' Je la déteste, je la déteste...
Ça vous étonne ?
GEORGES. -—I Non; ce n'est pas vrai.
JEANNINE. «^ Si; autrefois je l'aimais,
mais maintenant je la déteste ! du matin au
soir, la voir se rapprocher de vous, vous pren-
dre la main, l'entendre vous tutoyer, vous
faire des mines tout à son aise!... Chaque
fois qu'elle est là, contre vous, et que je me
dis : (( Mon Dieu, comme elle a de la
chance!... », chaque fois qu'elle vous appro-
che de troip près, vous tient les mains... oh!
je la tuerais! Et puis...
GEORGES. — Et puis quoi ? Laissez donc ce
verre ! Vous allez le casser, dans le feu de
vos démonstrations, et comme c'est mon
verre de conférence...
JEANNINE. — Décidément, si je vous ai
bien compris, vous me défendez de vous par-
ier en particulier, parce que ça ne lui plaît
pas, et parce que je vous gêne P
GEORGES. — Ce n'est pas exact.
JEANNINE. — Ah! oui, commc elle vous
gêne, la petite Jeannine ! comme vous préfé-
reriez qu'il n'y ait jamais eu de petite Jean-
nine sur la terre ! Merci toujours de me le
rappeler, au cas oîi je l'aurais oublié.
GEORGES, tout d^uu coup lève le poing sur
la table. — Mais sapristi de sapristi!...
JEANNINE. Quoi?
GEORGES, reste une seconde le hras en Vair,
puis le laisse retomber mollement. — Rien.
. Un temps.
JEANNINE, une moue. — Tenez, vous êtes
tous les deux très gentils au fond, et vous
faites ce que vous pouvez ! Seulement, puis-
que vous venez de me dire carrément votre
façon de penser, je voudrais, à mon tour, ces-
ser une minute mon genre petite fille qui me
va si bien... Le moment est venu pour moi
aussi de dire les choses sérieuses. Donc, ne
bondissez pas, je vous en prie, oh ! cela sur-
tout! j'ai si mal à la tête aujourd'hui!../,
comprenez-moi en ami et écoutez-moi. {Geor-
ges fait signe qu'il est tout ouïe, avec Vair de
dire : Asseyez-vous donc, mademoiselle! —
JEANNINE. — Cinq minutes...
GONSAGREZ-MOI CINQ MINUTES.
Jeannine se rassied, puis, comme une leçon
apprise, avec calme, mais d'une voix funè-
bre :) Vous savez que pas une seconde, ja-
mais, je n'ai renoncé à mourir.
GEORGES. — Nom de nom !
Il envoie promener deux livres dans la chambre,
d'un coup.
JEANNINE. — Vous voyez !
GEORGES, furieux, tout rouge. — Je vous
défends d'ajouter un mot de plus, vous en-
tendez ! C'est révoltant, écœurant !
JEANNINE — On dirait que vous apprenez
une nouvelle !
GEORGES, déambulant, les bras au ciel. —
104
L'EnGhantement
Et voilà la vie que vous nous faites!... Vous
êtes embêtante!... Oh î ça!!..= Vous pouvez
vous vanter de savoir raser les gens avec une
persistance!!... Heureusement on est meil-
leur que vous, on vous pardonne votre dada !
Vous êtes aussi une gosse, une vraie gosse, et
cela explique tout. Vous verrez plus tard,
comme, elle vous fera rire votre funeste pas-
) sion, quand je serai encore un peu plus décati
que maintenant, et que nous en reoauserons
■avec votre ma,ri, un garçon charmant et bien
mieux que moi... (Geste de protestation de
Jeannine...) si, si, bien mieux que moi! Vous
verrez mon nez dans son vrai jour alors. Re-
gardez-le mon' nez : si c^est celui d'un homme
pour qui on se suicide !
^ JEANNINE, suppliant. — Georges, vous ne
pouvez pas me refuser si peu de chose : cinq
GEORGES. — Assez !... allez-vous-en î
minutes... consacrez-moi cinq minutes dans
v^otre vie, dans toute votre vie ! Comme c'est
peu pourtant. Ne jamais vous parler, ne ja-
mais m'épancher contre votre épaule!... Oh!
voyez-vous, c'est l'idée fixe maintenant! et je
mourrai contente... Quelques secondes de
pitié pour moi seule. Oh! ne reculez pas
comme ça... je suis si loin !... (Les larmes aux
yeux.) Ecoutez, je souffre bien pour vous
dire cela... j'ai beaucoup de peine, j'ai tant
de peine!... et c'est pour vous!... Oh! aimez-
moi, dites, aimez-moi!...
Elle a dit cela sur un ton de petite plainte
• douce .. et on l'entend pleurer.
GEORGES, ému. — Mon pauvre petit!
i JEANNINE, reniflant ses larmes. — Merci.
J'aime tant quand vous m'appelez mon paur-
vre petit! Ça me fait du bien pour quelques^
temps... (Viveraent.) C'est vrai que j'ai des
choses à vous dire .. J'ai des papiers très sé-
rieux à vous reimettre... un grand, grand mys-
tère... Je vous en conjure... ce soir, après
dîner...
GEORGES, V interrompant. — Non, inutile!
Pas de cachotteries. Ça ne prend plus.
JEANNINE. — Bien, parfait ! Oii avais-je la
tête, en effet? je suis stupide! Vous avez
trop peur d'une scène! Vous manquez de
chic, décidément vous n'avez pas d'allure,
mon ami... Alors, c'est non, :non P
GEORGES. — Non. {^Brusquement, Jean-
nine, qui jouait avec le verre de couleur, le
casse.) Là! vous l'avez oa«sé! Je l'avais jpré-
paré pour ma. lecture! Et vous vous êtes fait
mal?... oh! mais très.,, vous saignez?
JEANNINE. — Peuh ! (Georges a pris son
mouchoir et lui essuie la main. Jeannine es-
saye de se rapprocher.) Georges!
Il retire froidement sa main, met son mouchoii
dans la pochette de son veston.
GEORGES. — Allons, il faut vous en aller,
Jeannine. Vous savez que je vous lis, à tous,
le premier chapitre de mon livre, dans un
quart d'heure? Vous en êtes, n'est-ce pas?
oui?... eh bien, alors, il faut vous en aller...
JEANNINE. — Venez, Georges, ce soir...
vous ne voulez pas?
GEORGES. — Non.
JEANNINE. — Oh !
Elle fait un mouvement de déception triste.
GEORGES, après un temps, et après avoir
paru réfléchir quelc[ues secondes, se rapprO"
allant d'elle. — Dans les campagnes, quand
l'enfant souffre, Jeannine, et qu'il a la fièvre,
les gens qui le soignent, autour de lui,,
a.yant défense de lui donner à boire, répan-
dent parfois un peu d'eau, sur les carreaux,
de la chambre, pour que la fraîcheur en ar-
rive jusqu'à l'enfant et qu'il se calme... Con-
tentez-vous, Jeannine, de ce .que j'en peu*,
répandre et tâchez d'être heureuse, s'il vient
parfois jusqu'à vous la fraîcheur de quelque
larme évaporée...
jEANNiNg, tout bas, tout bas. — Venez !
GEORGES, changeant de ton. — Oh! main-
tenant, Jeannine, je vais me faucher !
JEANNINE. — Georges! ^
GEORGES. — Assez!... allez-vous-en! Viptor
ou Odett^e vipnt jarriver d'un moment à l'au-
tre. Allez-vous-en !
Il la pousse par les épaules jusqu'à la porte.. ►
Jeannine résiste comme un enfant en gro-
jËjnant... La porte se referme... Georges reste
seul, réfléchit, et va s'asseoir à sa table. La
porte de droite s'ouvre. Victor de Chelles en-
tre, — chapeau de paille, fleur à la bouton-
nière.
L'Enchantement
105
SttNE II
Eh,
GEORGES, VICTOR DE CHELLES
GEORGES. — Un homme!
' VICTOR. — Tu disP
GEORGES. — 'Je dis : Un homme. J^>i£n !
VICTOR, stupéfait, sur le seuil. — Qu'est*
06 que tu chantes-là?
GEORGES. — • I>es culottes... un l'estCii...
des moustaches... quelqu'un comme moi!...
Ah ! ça fait du bien tout de môme ! ça me re-
trempe!... Eh bien, voilà, mon vieux, voilà,
je SUIS content!... 11 me faut peu de chose,
hein ... Ce bon Victor!
VICTOR. — Si tu te paies ma tête, tu sais,
tu pourrais le faire d'une façon plus spiri-
tuelle.
GEORGES. — Me payer ta tête P.. . non... la
voir seulement, la voir ! Tu m'as trouvé dans
l'état de ces pauvres voyageurs français qui
n'ont pas entendu parler leur langue, leur
langue maternelle, depuis des temps immé-
moriaux, et qui embrasseraient le premier
Français que le ciel fait surgir à leurs yeux !
Eh bien, voilà, j'avais comme besoin de par-
ier (( homme ». Jamais je ne me suis senti si
attaché à toi!...
VICTOR. — C'est que tu es soûl... J'étais
venu voir si cette lecture tenait toujours. Je
juge, d'aprfi« cette entrée, que c'est partie
remise .
GEORGES. — Comment donc, si elle tient:
Plus que jamais! Voilà; te paquet est là...
127 pages. Vous les avalefez jusqu'au bout.
VICTOR, timidement . — C'est une histoire
d'amour ?
GEORGES, hondlssant. — Ah ça! non, par
exemple! ah ça! bigre non! Même je t'aver-
tis, nous allons bien passer cinq minutes en-
semble, si tu es venu avec la moindre velléité
de me parler de tes aanours avec .Odette, de
me narrer si vous êtes en bonne intelligence,
si vous vous disputez, etc.. je ne le souffrirai
pa,s une minute, contrairement à mes habi-
tudes! C'est un simple avertissement.
VICTOR. — Oh! mais sur quai a@->tu mar-
ché ce matin ? Au fait, depuis que je suis ici,
Odette prend des airs de grand mystère
chaque fois que je parle de vous. Isabelle?...
chutt ! La petite? qu'est-ce qu'on-' en fait?
Est-eJle un peu revenue de Georges ? Quand
la m^,rie-t-on ?.., ohuttt!! De tant de mys-'
tère je conclus que tu ne dois pas être tous
les jours à la noce!
GEORGES, radieux. — ■ C'est le cas de îe
dire !
viCTOK. — Heureuisement, tu as épousé
une femme exemplaire, la femme forte de
rEvangile... telle que, toute ma vie, je m'eïi
suis souhaité une... et les rênes dans sa.
main, tous les embêtements que tu peux avoir
doivent être tellement mitigés... Ah! tu as
eu de la ohanoe! il n'y a pas à dire!
GEORGES. — Il n'y a pas à dire.
VICTOR. — Don Juan!
GEORGES, lui allongeant une tf^pe.
eh ! petit fo rceur !
VICTOR. — Ne fais pas de manières. Tu
es ici comme un coq en pâte. JNon? Tu n'es
pas heureux?
GEORGES. — Heureux ! si je ne suis pas
heureux? Il faudrait vraiment que je soitj
difhoile! On ne peut pas être plus heureux
que moi. Songe donc, tu m'as défini d'un
mot à l'instajit, je suis l'homme aimé, — su-
blime secret du bonheur ! Cet état de grâce,
je le porte à même mon visage. Toute per-
sonne qui m'approche, sachant notre aven-
ture — et qui ne la saurait pas, grand
Dieu ! — ■ toutes, sans exception, m'entendB-
tu ? m'abordent avec le même sourire, ce bon
sourire de componction attendrie : (( Homme
aimé, va! » C'est le bénélice de la. situation.
Il y a des gens qui pourraient se trouver en-,
nuy^és; moi pas! Je suis à l'aise, je me pro-
mène dans un murmure très Hatteur... Ainsi,
tiens, fais-toi une faible idée de cela... Ce
secret qu'on devait si bien enfouir, il n'-est
pas de bedeau du village voisin qui l'ignore !
Il a d''abord fallu le dire à l'institutrioe, à
Fraiilein, à cause de la surveillance à exer-
cer sur Jeannine. A l'heure actuelle, il n'est
pa<s un domestique, pas un jardinier d^fins la
ntaison qui ne soit au courant. Us sont là, en
rond, autour de nous, intéressés... Ils me
placent les plats, à table, avec une encoura-
geante bienveillance. Ils ne perdent pas un
coup d'œil de la petite, ils guettent ses moin-
dres mouvements... Et toujours ce regard
qui a l'air de dire du manant au grand sei-
gneur : Je sais le secret... Don Juan!
VICTOR. — En effet, ce ne doit pas êtr©^
par moments, tout ce qu'il y a de plus...
On frappe.
GEORGES. — Qu'est-ce que c'est?
LA VOIX DE PRAULEIN, fo^'^t aCCCUt. Moil«
sieur, je venais voir si mademoiselle était
ta?...
GEORGES. — Mais, entrez, entrez donc,
quand vous avez frappé.
SCEME III
Les Mêmes, FRAULEIN
Fraiilein entre, yeux baissés, mains basses.
GEORGES. — Là... Eh bien, elle n'est pas là,
mademoiselle. Voilà... Maintenant, voua
pouvez vous retirer.
Fraiilein sort comme elle est entrée.
T06
L'Enchantement
SCÈNE lY
GEORGES, VICTOR DE CHELLES
GEORGES. — Tu vois Cette institutrice alle-
mande? Eh bien, elle n'osait pas entrer. Et
tu ne sais pas pourquoi ? Parce qu'elle a peur
de moi. C'est ainsi... j'en suis sûr. Elle n'ose
pas lever les yeux sur moi, de la journée, sur
cet homme terrible! elle m'évite... elle a
GEORGES. — j'ai l'air d'avoir une tête
SUR CETTE PHOTO.
peur de tomber morte d'amour, subitement,
là, rai de, à mes pieds... Comme je te le dis!
VICTOR, riant. — ■ C'est drôle.
GEORGES. — Oui, c'est drôle. Et tu n'en-
trevois qu'une des mille facéties de cette si-
tuation ou sublime ou grotesque!... Je ne
suis pas encore fixé! Ceci n'est qu'un détail...
Si je te disais le reste!... Certes, un autre
pourrait s'en trouver un peu excédé, en
éprouver un peu de malaise. Je ne te cache-
rai pas même que les premiers temps ont été
légèrement durs, mais, n'est-ce pas, comme
on fait son bonheur on se couche ? Il s'agit de
savoir le faire, voilà tout. Eh bien, oui, mon
ciher, je suis l'homme le plus heureux du
monde ! J'ai fini par trouver une certaine
saveur dans mon état ; je ne suis pas éloigné
d'un sadisme philosophique eftray aîit . . . C'est
une affaire d'entraînement!... Je me fais
V&Set de ces rois de féerie à qui les bonnes
fées réservent toutes sortes de blagues. La
meilleure est toujours la dernière. Ils par-
courent le monde, la valise à la main, dans
leur sort incertain, souriant à la gifle qui
les attend, au coup de pied qui les guette.
Par babitude, ce n'est plus pour eux que
matière à bons mots, et ils en trouvent
d'excellents, qui les satisfont pleinement. Dis-
cuter avec les puissances suprêmes, regimber,
plaider, à quoi bon ? Ils en savent la parfaite
et merveilleuse inutilité, puisqu'elles sont
femmes ! Non, le sourire aux lèvres et la
joue roide, ces rois voyageurs savent être
commis-voyageutrs avec grâce. Ainsi, je vais,
alerte, au milieu des avaries, coriace, et je ne
m'en tire pas trop mal. Je ne discute jamais,
jamais, jamais!... J'attends toujoui's la pro-
chaine blague des puissances suprêmes, sans
surprise. Et, tiens, je ne serais pas autre-
ment étonné si, en ce moment, ma tête se
couvrait d'un bonnet de coton, et si mes
meubles se mettaient à danser la gigue en
me faisant les cornes !
VICTOR. — Tudieu ! mon cher, quelle
verve!
GEORGES, réprimant vite un geste. ■ — Oh!
puis je dis ça ! c'est histoire de rire un peu,
parce que j'en ai besoin, et parce que ça me
fait plaisir de te voir, mais au fond de cette
histoire... il y a de vraies larmes et de vrais
ohagi-ins. Je n'en perds aucun.
VICTOR — Ah çà ! voyons... Est-ce que ta
femme?...
GEORGES, Viïiterrompt brusquement en lui
frappant sur V épaule. — Ah! non, non! Tout
ce que tu voudras... mais pas di explications .. .
pas ça ! Je bavarde, pour me débonder. Tout
ce que je réclame de toi, c'est de me montrer
ta bonne grosse figure de camarade... je te
l'ai dit, je ne suis pas difficile!... rien que de
t'avoir vu, j'en ai pour plusieurs jours à
être remonté. Mais voilà tout!... Les expli-
cations, c'est pour les femmes... Au travail!
Ainsi, pour le moment, mon travail c'est
douze plaques à développer. Je vais te de-
mander la permission d'entrer dans le cabi-
net noir. Tu peux rester là, d'ailleurs.
VICTOR. — Mais non, je te remercie... Je
vais chercher Odette à la maison, si on lit.
GEORGES, prenant Vappareil et le balan-
çant lentement dans Vair. — Et puis, mon
vieux, il y a Montaigne dans un coin... Un
petit chapitre, de temps en temps, qui ne
vous fait pas de mal, une bonne pipe, et l'on
se dit, qu'après tout, il faut savoir s'arran-
ger, et que tâcher de faire le moins de mal
possible, c'est encore la vraie définition de
ce mot un peu emphatique... (Un temps...)
mais beau tout de même... (Un temps...) la
bonté... Parlons d'autre chose, veux-tu?
VICTOR. — ■ Je n'ai pas besoin de t'assurer
que je me mets à ton entière disposition, ne
L'Enchantement
107
serait-ce que pour t-e tenir compagnie, chas-
ser, cajîoter, pêcher, le peu de tempis que je
passerai i ici...
GEORCES, allant à la porte du calinet noir.
— Merci, je connais ton amitié. Tu per-
mets?...
VICTOR. — Fais. Je vais chercher Odette.
GEORGES. — Attends donc, j'en ai pour
une minute; je vais mettre les clichés dans le
bain. Je ne t'ai rien demandé de tûi. Alors,
ça va? tu es ici pour quelques jours?...
VICTOR. — Je repars après-demain.
GEORGES. — Si tôt? Et les affaires?
VICTOR. — Bah! couçi-couça...
GEORGES. — Une seconde... je ferme la
porte. Tu as les journaux là.
VICTOR. — Merci.
Resté seul, il" s'assied et prend un journal.
LA VOIX DE GEORGES, () travers la porte du
cabinet. — Alors, tu pars après demain?
VICTOR. — Je te l'ai déjà dit.
LA VOIX DE GEORGES. — C'cst dégoûtant.
VICTOR. — Quoi ?
LA VOIX DE GEORGES. — Que tu partes
après demain... (Un temps.) Oh! sapristi,
mon vieux, j'ai l'air d'avoir une tête, sur
cette photo ! . . .
avez très bonne mine. Odette va venir pour
la lecture?
VICTOR. — Je crois bien... je vais la cher-
cher.
Il prend son chapeau.
LA VOIX DE GEORGES. — Après tout, je suis
peut-être comme ça !
ISABELLE, riant à Victor. — Dites-lui, oui.
VICTOR, d'une voix de stentor. — Oui.
Isabelle se recule pour admirer. Les manuscrits
eux-mêmes sont enterrés sous les fleurs. *
ISABELLE, satisfaite, à Victor. — Attendez,
nous allons sortir ensemble. Je vais me ca-
cher derrière La porte, pour juger de l'effet.
Ils sortent sur la pointe des pieds. La scène
reste vide.
LA VOIX DE GEORGES. — C'est curicux
comme c'est trompeur, la photographie,
hein?... Il y a une optique particulière, tu
comprends?... (Un temps.) Hein?... (Un
temps.) Est-ce que tu es parti?...
SCÈNE YI
SCÈNE Y
Les MÊMES, ISABELLE, Un Jardinier
ISABELLE, entr'ouvre la porte de gauche,
— Il n'est pas là?
VICTOR, désigne le cabinet noir. — Non...
là...
ISABELLE, lui faisant signe de parler bas.
— Chut! (Elle revient à la porte.) Entrez!
On voit entrer un jardinier avec des monceaux
de roses sur les bras. Elle-même porte les plus
belles et elle est habillée d'une robe extraordi-
nairement bleue.
VICTOR. — J'espère!...
ISABELLE — Une surprise. Bonjour. Là !
on va en profiter pour en mettre partout.
Elle prend les bottes des bras du jardinier et les
fourre dans des pots.
LA VOIX DE GEORGES. — Elle vient, ma tête,
elle vient! C'est tout à fait un phoque.
VICTOR. — Eh bien, de quoi te plains-tu?
ISABELLE, sautillant de coin en coin, et à
voix basse. — Il y a longtemps qu'il est là-
dedans ?
VICTOR. — Dépêchez-vous, il va sortir.
"^ J3ABELLE, OU jardinier. — Ici, ici... dans
oe vase!... Dieu, qu'il fait de bruit avec ses
sabots ! Vous avez bien dormi ? Vous êtes re-
posé? Ah! tant mieux! (Indifférente.) Vous
GEOKGES, seul.
Il sort du cabinet noir. Apercevant les roses.
GEORGES. — La fée!... Qu'est-ce que je
disais? La fée!... Me voici couvert de roses!...
Elles sont exquises, d'ailleurs... (// en prend
une sur la table. Saluant à droite et à gau-
che.) Merci, madame, merci beaucoup!...
(Après quoi, il va aux rideaux de la fenêtre
et cherche. Ne voyant personne, il regarde
derrière un fauteuil, puis va à la porte, qui
lui résiste.) Ah! bon! (Jt^uis il réfléchit.)
Oui... mais... laquelle?... (Criant.) Comme
c'est gentil d'avoir eu cette attention!...
Quoi?... c'est vraiment trop gentil... (IL
écoute pour reconnaître un son de voix.) Je
suis confus...
Isabelle fait irruption.
SCENE YII
GEORGES, ISABELLE
GEORGES, immédiatement . — Il n'y a que
toi pour avoir des idées pareilles !
Il l'enlace.
ISABELLE, désignant les roses. — Elles sont
jolies, hein?
io8
L'Enchantement
GEORGES. — Et cette toilette?...
ISABELLE. — Ckii, c'est un parti que j'ai
pris. Je me négligeais. Je le faisais un peu
exprès, tu comprends ! autrement ce n'est pas
envie de condamner ma porte au milieu de
toutes ces roses... {Il la renifle...) et de ton
saviant parfum, que de lire 127 pages ! Si on
les laissait à la porte^ les autres H
ISABELLE. — Entrez!
dans ma nature. Mais, il ne faut pas... Je
suis belle, hein? Je te plais?
Elle se met sur ses genoux.
GEORGES. — Dis donc, j'ai mille fois plus
ISABELLE, lui mettant vivement les bras au
cou. — Comme tu es gentil! Mais ce serait
exagéré... {Elle lui arrange la raie de ses chC'
veux.) C'a m'a amusée de t'envoyer ces roses
parce que la rose c'est la âeur la plus fémi-
nine, et, je ne sais pas, c'eet plus amoureux
L'Enchantement
109
de donner des nxèes, à un homme... c'est
plus... comment dire? {Elle Lui souffle à
VoreUle.) inconvenant... Tu comprends?
GE )|{,GES, — En rougissant.
Il la caresse a son tour de la main,
ISABELLE, 5e détachant. — (^ I mais tais-
toi ! Je ne sais pas oe que tu as..." je ne t'ai
jamais vu comme ça !
GEORGES, étonné. — Moi?
ISABELLE. — Oui, c'est extraordinaire, de»-
puis quelque temps... tu e« tout chose...
GEORGES, très étonnéy mais satisfa.it. —
Ah, bah! tiens!... je n'ai pas remarqué...
ISABELLE, souriant. — Oh! moi si, chéri!
(Elle se rassied sur Vautre genou de Georges.
Elle lui mordille VoreiUe, puis tout d'un
coup.) Ecoute. Donne-moi im rendez-vous,
très Loin... (Les yeux perdus cm loin.) où
j'irai te retroui^er, comme un amant, un ren-
dez-vous très caché! Que ce soit plus mysté-
rieux, plus doux qu^ici. Tu veux pas?
Eiie renlace, voluptueuse.
GEORGES, TTiinaudxj/nt . — Je ne sais si je
dois...
ISABELLE, vivement. ■ — Mais pas maint-e-
nant, tout à l'heure... quand il y aura, 'du
monde. x4.1ors tu me diras tout bas, tout à
coup : à ce soir, telle heure, près de tel en-
droit...
Georges demeure un instant interloqué, puis la
menaçant du doigt en riant.
GEORGES. — Ah, ah! tu p^ends^ goût à ce
petit jeu, tu vois?
ISABELLE. — Oh! je t'aime!
Elle se blottit en lui comme un chat.
GEORGES, la balance un instant de droite à
gauche, avec calme et méthode; tout à coup,
il lui vient une idée. — Elles sont admirables
ces roses^ mais nous allons être asphyxiés pen-
dant la lecture. L'odeur des cretonnes neuves
et des roses, cela étouffe!...
ISABELLE. — Tu crois ? Ouvre la fenêtre.
Non, non, ne rou\Te pas, tu prendrais mal !
GEORGES. — Il n'y a pa,s de danger.
ISABELLE. — Si, tu prendrais mal. Tu es
très délicat de poitrine.
GEORGES. — Moi, délicat? Je me porte
comme un bœuf.
ISABELLE. -,— Tu te l'ima^ines, mais, au
fond, tu es très délicat, du côté de la poi-
trine, j'ai déjà remaa^qué. Tu t^enrh urnes
pour un rien.
GEORGES. — Tiens, tu es adorablement co-
mique !...
Il va fejrmer la fenêtre.
iSABEiiLE, a eu un froncement de sourcils
triste; quand il redescend, elle dit douce-
ment. — Il faut me pardonner, tu comprends.
J'ai, profotnd en moi, ce sentiment maternel
et vieilli que la chose que j'aime devient, par
ce fait, extrêmement fragile, se met un peu
à dépérir... et j'ai comme lui. besf>in de la
couvrir d'un châle de tendresse... et une si
grande peur qu'elle ne m'échappe!
Un joupir.
GEOUGES, — N'aie pae peuf. Je me retien-
drai.
Il montre so,n biceps.
ISABELLE, changeant de ton. ' Gaie. —
D'abord cet air de la campa-gne ne nous vaut
rien. Plus tard, lorsque nous serons libres, et
que Jeannine sera complètement guérie,
nous irons faire notre voyage de noces. Tu
veux? Nous irons à Venise. Oh! que ce doit
êt-re beau, Venise!... Pourquoi ris-tu?
GEORGES. — Rien, mais je n'ai pas de
chance! Toutes les femmes que j'ai connues
ont voulu ni' emmener à Venise! C'est na-
vrant. Je suis très bien ici, moi! (>b'e levan^t.)
Qu'est-ce qu'ont donc ces chiens à aboyer?
Neyt! Homère! Callipyge!... Ah! c'est le fac-
teur, et M™e Heiman. Le facteur et M"i° Hei-
man, c'est trop pour eux.
ISABELLE. — ■ Déjà ! quel ennui !
MADAME HEIMAN, du dekovs, à Gcorges sur
le balcon. — Bonjour.
GEORGES, à la fenêtre. ■ — Vous n'avez pas
reneontj'é Victor ?
MADAME HEIMAN-, du dchors. — Non. Il
était là ? C'est bête ! 11 a dû passer par le
petit pont. Je fais dételer... vous permet-
tez?...
GEORGES. — Oui, oui. Fourrez le zèbre à
l'écurie...
Il revient à Isabelle.
iSABBu^B. — C'est ça, mets-moi les mains
au front. J'entends battre ton pouls à ma
tempe, et c'est un bruit si calme, si rassu-
rant (Elle 9e laisse aller sur sa poitrine.)
Qu'est-ce que c'est? Tu as saigné?
Elle tire le mouchoir qui dépasse de la poche du
veston.
GEORGES. — Oh! rien... ce n'est rien... Le
verrej tu sais, le verre de couleur...
ISABELLE. — Pauvre chéri ! tu t'es fait mal
et ta ne me disais rien. Où ça? vite, fais
voir.
GEORGES, cherche désespérément une bles-
swre sur ses mains. — Non... ce n'est pas moi
qui me suis' blessé... c'est Jeannine.
ISABELLE. — Ah! c'est Jeannine!... EJle est
venue ici ?
GEORGES. — Oui, en m'apportant des pho-
togi'aphies à développer, elle a fait un mou-
vement ba'uisque, et alors...
ISABELLE. — Et alors, tu Itfi as pansé sa
blessure.
GEORGES. — Instinctivement j'ai pris mon
mouchoir... oh! une petite coupure de rien...
ne t'inquiète nullement.
ISABELLE, blême . — Je m'en rapporte à toi.
GEORGES. — Sans quoi, il ne s'est rien
ï ÎO
L'Enchantement
passé de particulier aujourd'hui... Juste-
ment, il se trouve qu'elle ne m'a même rien
dit en dehors de... de la photographie... Je
ne vois absolument rien à te signaler, aujour-
d'hui. C'est en posant 1 'appareil ainsi...
Qu'est-ce que tu asP... Tu me crois, au moins?
ISABELLE, voix faible. — Ce serait la pre-
mière fois que je ne te croirais pas-
vre la lettre qu'on lui a remise, son visage a.
une expression de grande anxiété.
Madame Heiman entre.
SCÈNE YIII
Les Mêmes, Un Domestique
UN DOMESTIQUE, entrant. — Le courrier,
monsieur. Le facteur a une traite et une let-
tre recommandée pour monsieur, il y a à
signer.
GEORGES. — Je descends.
LE DOMESTIQUE. — V'oilà le courrier de ma-
diame, et un paquet.
Il le donne à Isabelle.
GEORGES, heureux de cette diversion, va
s'en aller. Avant de sortir, d'un air naturel
LE DOMESTiaUE.
- YOIL.V LE COURRIER DE
MADAME.
il se croit obligé de dire. — Rien d'impor-
tant?
ISABELLE. — Rien.
LA VOIX DE MADAME HEIMAN. — Peut-On
mcxnter ?
GEORGES. — Je crois bien... Isabelle est là,
montez donc.
Il va au-devant d'elle dans l'escalier. Isabelle ou-
SCÈNE IX
ISABELLE, MADAME HEIMAN
ISABELLE - — Ah ! VOUS en avez, vous, des
idées! J'ai suivi vos conseils, j'ai étrenné
une robe neuve...
MADAME HEIMAN. — Elle est charmante,
bravo!... et dans la note!
ISABELLE. — Je me suis humiliée un peu
plus, voilà tout le résultat!... Pouvais-je de-
■viner qu'au moment où je me traînais comme
une fille, oui, comme une fille, à ses pieds, je
venais de déranger une scène d'amour?... et.
quelle scène!... tenez, en voici les débris...
Et, ià, le mouchoir avec lequel il lui étan-
chait tendrement, ah! si tendrement, la
main... c'est touchant!... Je la vois, la scène,
je la vois ! Que le hasard est donc bête! Voilà,
roilà, au moment où je m'écroulais de ten-
dresse, ce que j'ai trouvé sur son cœur!...
(Elle jette le mouchoir à terre. Après quoi,
elle regarde Ji™® Heiman avec an-goisse.) Ah!'
je ne pourrai pas le supporter ! je le sens bien,
c'est inutile, je ne pourrai pas!
M.\DAME HEIMAN. — Si j'ai compris un mot
à tout ce que vous venez de me débiter, je
veux bien être pendue! Bon dieu, qu'est-ce
que tout ça veut dire?... Je regarde avec
stupeur les pièces à conviction ! On dirait
d/'un assassinat... Du verre pilé... le bâillon
du crime!... Cela vient donc de se passer à
la minute ? Georges avait pourtant l'air le
plus naturel du monde.
ISABELLE. — Est-ce quc je lui laisse voir
quoi que ce soit ?
MADAME HEIMAN. — Cest douc ccla quc vous
pleuriez toute seule comme un pauvre petit
bout de Madeleine... dans cette purée de
fleui*s!...
ISABELLE. — D'autres choses aussi. On di-
rait qu'il y a des minutes dans la vie qui
contiennent toutes nos douleurs ensemble,
comme pour nous faire tout plei^rer en une
seule fois, par économie. Cela, tenez, que je
lisais quand vous entriez, c'est une lettre.
Elle est datée de Coljao. Vous connaissez ?
Xoei ? Ce doit être loin, Collao ?
MADAME HEIMAN. — ■ Pierre ?
ISABELLE. — Ecoutez : (Elle lit.) a Je vous
écris, mon amie, d'un grand jardin sur le
bord de la Madeira. Les camélias lu<cueux,
les mille étoiles des azalées dans les lourds
massifs, me cachent la mer qui m'attend. La
verdure de ce pays est sombre, luisante, et
sans bruit. De temps en temps seulement,
un ca-mélia pourri tombe cohime un fruit
lourd à travers les branches. C'est tout. Seu-
L'Enchantement
1 1 1
îement voici : il y a au milieu, caché dans les
massifs, un peuplier de monjmys, un (jrand
peuplier qui monte vers le ciel. Je le distin-
gue m(d d'où je suis, mais je Ventends fris-
sonner dans les cimes. Il est extrêmement
sensible et très seul. Il n'est pas d'ici. Il n'y
a nul souffle dans Vair tiède et pourtant il
frissonne à je ne sais quel vent invisible
pour nous, et il murmure là-haut, tout seul,
sa longue peine natale. Il ne me voit pas, et
pourtant dans cette grande immobilité de si-
lence, le peuplier de mon pays et moi nous
nous comprenons. Et voici que de cette peine
inconnue et légère qui l'agite naît une forme
féminine. Je pense à vous. Etes-vous heu-
reuse, mon amie? Moi, je repars demain,
pour un peu plus loin, dans ces contrées
graves et amères. Ce sont de belles patries,
que vous ne connaîtrez jamais, Isabelle II
y a des coutumes bizarres et naïves qui vous
étonneraient, entre autres, celle-ci (qui expli-
que le petrf: paquet joint à cet envoi) Les
femmes d'ici veulent que quand le grand mal
d'amour vous a pris, on trouve, en respirant
certains parfums locaux, l'oubli de son mal.
Ce parfum est considéré, ici, comme iin re-
rnède infaillible. Au fond, je crois bien que
c'est simplement de l'eau de roses. Il est
peut-être ironique de vous envoyer ce flacon,
mais c'est une garantie que vous avez dans
votre tiroir... Ne vous étonnez pas si le fla-
con est débouché : c'est que je l'ai respiré...
Adieu, ma grande amie. Il est tard.- L'air
doit être encore plus doux que de coutume,
car tout s'est calmé et je n'entends plus le
peuplier de mon pays. » Pauvre ami, comme
il a dû souffrir !
MADAME HEiMAN. — RomancG de guitare!...
ISABELLE. — Oh! je ferai comme lui, je
partirai ! Il ne sera pas dit, au moins, que je
n'aurai pas su disparaître! Je m'en irai
loin, si loin, qu'ils n'entendront plus parler
de moi !
MADAME HEIMAN. — Mais nou, mais
non !... Ne vous laissez pas ga.gner par le sen-
timentalisme italien de ce phraseur de
Pierre... Vous ferez ce que vous eussiez dû
faire dos le premier jour... Vous surmon-
terez la terreur nerveuse qui vous lie à cette
enfant et vous me la confierez quelques mois.
Je vous ai dit que je m'en chargeais... (Isa-
belle hausse les épaules de l'air de dire :
C'est tout ce qu'ils trouvent, eux!! p^ds elle
ouvre le paquet. — A part.) Oh! mais! oh!
mais!...
GEORGES, du dehors. — Un verre d'eau
dans mon cabinet... oui, avec un citron.
MADAME HEIMAN. — Voilà Georges... Allons,
cachez-lui ces vilains yeux rouges, au moins
GEORGES, du dehors. — Et ne laissez
monter personne.
MADAME HEIMAN. — Pristi, c'est Vrai, cette
lecture! Je n'y pensais plus... La Logomachie
depuis Charles le Téméraire... Et Victor qui
no revient pas I
SCÈNE X
Les MÊMES, GEORGES, puis JExVNNINE-
*- MADAME HEIMAN. — Je suis désolée^
Georges! Je vous demande bien pardon pour
M. de Chelles de ce reta.rd. 11 n'en fait ja^
mais d'autres! 11 y a un malentendu. Je lui
avais bien dit, en effet, de passer me prendre
à la maison, mais pas si tard...
GEORGES. — Oh ! nous avons encore le
temps! [Tirant sa montre.) Hé! hé! cinq
heures moins le quart. Si nous voulons lire.
(Ennuyé.) A moins que nous remettions à de-
main ?
MADAME HEIMAN. — Et le pis c'est qu'il est
capable de m'attendre. Je n'ai averti per-
sonne que je sortais. 11 est assez stupide pour
m'attendre...
ISABELLE, à Jeannine qui entre. — Tu as-
sistes à la lecture, n'est-ce pasî^
JEANNINE. Oui.
GEORGES, à Ji™^ Heiman. — Nous allons
faire sonner la clociie du jardin. Eh bien, que
faites-vous ? vous filez aussi ?
MADAME HEIMAN. — La voiture ne doit pas
encore être dételée. C'est encore ce qu'il y a
de plus simple. (A part.) Veine! ça prend!
GEORGES. — Vous VOUS croiserez en route !
MADAME HEIMAN. — J'en ai pour cinq mi-
nutes, aller et retour. Préparez vos papiers;
je vous le ramène. (A la porte, elle revient.)
Et puis, commencez sans nous. Si ça part de
Charles le Téméraire, nous pouvons bien ar-
river un peu en retard.
Elle dit cela d'un petit air malin et avertisseur.
GEORGES. — Comment, comment, Charles
le Téméraire ? Vous brouillez le titre et le
sous-titre, ma chère amie. Charles, ou le petit
téméraire. Ce n'est pas du tout la même
chose! (J/™"^ Heiman s'est déjà enfuie.) Est-
elle bête!... Excellent début!...
Il remonte en sifflant.
SCENE XI
ISABELLE, JEANNINE, GEORGES
ISABELLE, prenant, naturellement^ la main
de Jeannine qui passe près d'elle. — Tiens,
tu t'es coupée ?
JEANNINE — Oh! rien!... C'e.st en jouant
dans le jardin
GEORGES, continuant de maugréer. — Ils
sont d'une inexactitude intolérable, ces deux-
là! Et dire qu'il en est ainsi dans tous les
ménages irréguliers!... Ça fait frémir!. . Eh
bien, attendons, nous autres, mes enfn.nts!
I 12
L'Enchantement
Tournons-nous les pouces. {Les deux sœurs
sont assises, prostrées. — Georges tes re-
garde avec méfiance.) Etonnant combien ma
Les cordes de la guitare sonnent une
A une dans le vide.
lecture a l'air de soulever d'enthousiasme!...
C'est dommjage!... il y avait quelque chose,
là!...
Il se frappe le front et rallume sa pipe.
ISABELLE, à elle-même. — En jouant dans
Ire jardin!... Ils ne m'auront pas même fait
la grâce d'un doute!...
Silence.
GEORGES, de la table où il soupèse son ma-
nuscrit. — Alors, rien dans le courrier P
ISABELLE. — Kien. (Georges se met à nu-
méroter ses pages avec un crayon. Isabelle
immobile, assise sur un caimpé. Jeannine se
lève distraitement et va. dans le fond de la
pièce, loin, derrière le canapé, prendre une
guitare qui se trouvait là. Elle V accorde .)'
Comme ils ont l'air naturel. C'est effrayant!
GEORGES, numérotant. — Cinquante, cin-
quante-deux... Bon! oii est le cinquante et
un?...
Les cordes pincées de la guitare sonnent une à
une dans le vide. Chacun est à sa pensée.
ISABELLE, à elle-même. — Comme ils doi-
vent se comprendre dans le silence!... (Haut.)
C€Bt décidément une femme charmante que
cette Odette.
GEORGES, continuant de numéroter. —
Charmante ! On est sûr de la trouver là, au
momettt où on em a besoin. Ah! c'est la vraie
amie! l'amie des mauvaises heures... Cent
vingt-deux, cent vingt-trois...
ISABELLE, à part. — Elle se met derrière
moi, pour je ne puisse pas la voir. Il y a la
glace,^ ma petite! (Elle saisit nerveusement
un miroir à portée de sa main.) Elle tousse.
Est-ce bête!
"«^ GEORGES. — Victor vaut mieux. (Comme
personne ne répond. Georges lève la tête et
contemple la scène. A part, entre les dents.)
Bigre! Le silence est tendu. II y aura de
Fora-a^ge! (Haut.) Je me demande si je dois
laisser subsister cette phrase qui ne me paraît
pas bien académique pour moi, mais si hu-
maine, pourtant, si humaine!... (D'une voix
grave et profonde) : Qui me dira pourquoi
au théâtre dans les silences solennels, les ac-
teurs boutonnent le dernier bouion de leur
redingote i
Et après avoir mesuré d'un nouveau coup d'œil
la scène et les deux femmes immobiles, d'un
geste large, il boutonne son veston, avec une
joie féroce et solitaire.
ISABELLE, tout (i coup. — C'est charmant!
GEORGES. — N'est-ce pas? (A part.) il y
aura de l'ora-age!...
n referme un tiroir. La guitare égrène toujours
ses notes fausses.
ISABELLE, a part. — Elle lui tend les
lèvres ! Oh ! la petite rusée ! la rusée ! Elle lui
envoie un baiser ! Cela a l'air d'une petite
grimace de rien du tout... (i'n sourire ef-
fleure les lèvres de Georges qui relit une
page.) Ali! il a souri! Je suis blême!... C'est
afïi'eUx... Elle se rapproche. Ah! mais ils se
moquent de ihoi ! Je vais le leur crier!...
C'est trop à la fin!... Je suis-Ià, pourtant, je
compte, j'existe... [Soudain, haut, éclatant.)
Georges, embrasse-moi. (Georges, stupéfait,
lève la tête.) J'ai dit : llîmbrasse-moi !
La petite n'a pas bougé. Elle regarde sa sœur
avec une haine indicible. Puis, jette la guitare
et s'enfuit, muette, claquant la porte.
SCÈNE IX
ISABELLE, GEORGES
GEORGES. — Qu'est-ce qui te prend? Mais
réponds, qu'est-ce qui t'a pris?
ISABELLE. — Je ne sais pas... Je te de-
mande paj-don.
GEORGES. — De ce train, tu finiras par être
la cause même du malheur que tu redoutes!...
Il faudrait bien savoir véritablement, ma
chère amie, puisque vous imposez à cette en-
fant de vivre entre nous, ce que vou-s voulez
au juste. Avant vos remèdes, il n'y avait
rien à craindre, mais maintenant, il y a tout
à craindre ! Si c'est ainsi que vous comptez la.
traiter!... Mais, au nom du ciel, quel accès
t'a pris? réponds?...
ISABELLE. — Je ne sais pas... un coup de
folie, tu as raison, un besoin irrésistible que
j'ai eu, tout à coup, de t'embrasser, un besoin
de tes lèvres, juste à oe moment... Je ne
m'explique pas. C'a, été plus fort que moi...
GEORGES. — Depuis deux mois, j'ai accepté
L'Enclh'antement
Vf}
la situation, complète, intégrale... à tant
faire, je me suis payo Ife bloc, y comprie les
bons saa'casmes dont tu m'abreuves!... Ils fai-
Baient partie de mes prévisions et la joie de
ma mathématique!... J'attendais le tota/l qui
te convaincrait, sans plus intervenir jamais...
Mais, poiir t© rendre joupable d'actes pareils,
il faut que tu aies dépassé mes prévisions et
que tu me caohes d© bien étranges soup-
çons!... Allons, voilà qui va finir!... Qxhe
Ttius le vouliez ou non, nous nous explique-
rons ce soir, ma chère amie ! l^as un mot de
plus. Cet état oardiaqu'e va cesser !
ISABELLE. — Tu as raisou de te fâcher. J'ai
©u tort. Mais je vais réparer, tu verras. Va
m& la cheroher . . .
GEORGES. — Ma parole, c'est moi mainte-
nant qui prends le parti de cette enfant!...
C'est moi qui suis obligé de la défendre
contre toi, et c'est moi qui commence à avoir
réeMement peur, maintenant!... Car je ne
sais si tu vois oe que tu fais... F'our la pre-
mière fois j'ai le sentiment d'un danger véri-
table... Oii est-elle, maintenant? Où est-elle?
ISABELLE. — ^ Là!... lu! JMe te fâche pas si
fort, mon Dieu!... puisque je te dis que je
vai» teiat réparer... Au lien de crier, tu ferads
bien mieux d'aller me la chercher.
GEORGES. — Ah! nous allons encore couler
quelques heuTes channantes !... (l'Il sort en
e'vkmff.) Jeaniaine!' {Mats Jeannrne ne devait
p&sr être- Imii, peut-êire même derrière la
pcyrte, car Isabelle a, à peine, le temps de se
précipiter au balcon que Georges rentre,
poussant la petite devant lui. — Bas à Jean-
nine.y J'^en ai assez de cette existence, il faut
qu'^eW^ cesse.
ISABELLE, se retoumc. — Ah! te voilà !
EîTe fait un signe suppliant à Greorges. pour
qu'il les laisse seules. Jeannine attend, droite.
Georg^es sort.
SCENE XIII
ISABELLE, JEAiSJNliN'E
ISABELLE. — Pardon, Jeannine, je te de-
mande pardon de ce qu« je viens de faire là.
JE.\NNINE, imperceptiblement . — De rien,
j'en ai vu d'autres.
ISABELLE. — Si, j'ai besoin que tu me par-
donjies. Il y a longt-emps que je voulais te le
dire.
JEANWIXE. — Ça n'a pas d'importance. . et
tu as tous les droits !
ISABELLE. — iRegarde-moi puisque tu m'as
comprise, Jeannine... J'en fa^is humblement
l'aveu devant tes yeux de quinze ans, en bais-
sant les miens : je souffre, Jeannine, je
souffre du même mal que toi... 11 faut être
bonne. Pardonne-moi^ mon petit.
JEANNINE, gênée. — Voyons, c'est une plai-
santerie!...
ISABELLE. — N"on, je t'assure. Qnoi qu'il' se
soit paftsé, entre vous deux, en aucun cas je
n'avais lé dtoit de te faire du mal, et sois
sûre que si je n'ai pas toujours été à la hau'-
teur de ma tâche, que je saurai conduire jus-
qu'au bout, dorénavant, ma bouche a parlé
toujours contre mon cœur et de cela, je te
demande, Jeannine, très hirmblement pardon.
JEANNINE, simple. — C'est oublié!
Elle passe.
ISABELLE:, avec un raouvem-ent doux et
peureux des doigts, comme pour la retenir au
passage. — Je suis un peu excusable parée
que vous m'avez entourée d'e beaucoup de
mensonges... sans quoi, je crois que j'aurais
su être bonne, tonjours, sang me plaindre...
Nous sommes un peu gauches toutes deux...
nous étions si pen préparées à ce qui devait
nous arriver!... !ïu as aimé bien jeune, mon
petit... et moi très tard !... et voici que bien-
tôt mes cheveux blanchis vont se couvrir de
honte. Enfin!... nous ne sommes pas respon-
sables, hein? Ce n'est pas de notre faute...
Q^ nous eût dit cela ? On était si heureuse
à la maison r tu te sou\aens?... On se sera
tout de mêm-e beaucoup aimé... Ah! si tu
avais parlé à temps!... Enfin! nous sommes
deux pauvres malheureuses, voilà ce que nous
sommes, n'est-ce pas Jeaniaine ? Il n'y a pas à
s"ciî vouloir. Je tâcherai d'être meilleure, je
t© promets... Puisque tu souffres, tu dois
savoir qu'on n'est pas toujours maître de
soi... et que ça fait mal! C'est le doute, tu
comprends, dont vous m'avez entourée?...
Si vous m'aviez dit tout simplement ce qui en
■était, je me serais arrangée... Désormais, tu
verras f... Je m'exa^gère peut-être, après tout,
vous n'en êtes peut-être pas encore aussi
loin que je me l'imagine... Je ne sais pas.
laoïl... {Elle lui tient tes mains et essaye de
rencontrer ses regards,) Je ne te demande
qu'une parole de vérité pour que tout
s'éclaire... Je t^assure, quoi que vous a\iez
fait, quand bien même vous vous adoreriez...
tu seras étonnée l Oh !' je vois ta figure qui se
contracte! Laisse-toi pleurer, va, ne t'em-
pêche pas... Prends mes larmes et donne-moi
les tiennes.
JEANNINE, se raidissant et détournant les
yeux. — 'Va-t'en î
ISABELLE, rapprochant son visage du. vi-
sage de Jeannine, les yeux tendus. — Une
parole seulement!... C'est ton silence, tu
comprends?... J'y ai vu des remords, de la
haine... et quelle haine! (Lfis cils de Jean-
nine battent, battent. Elles sorit souffle à
souffle.) J'y ai vu que vous vtqus adoriez a<i
point de vouloir que je disparaisse... C'était
fou, n'est-ce pas? Une parole seulement'..
J'y ai cru voir, comme en tes yeux, des abî-
mes hideux... j'ai cru toît (Un cri. )Moustre î
JEANNINE. — Ah! tu m'as fait mal!
ISABELLE. — Odieux petit monstre qui es-
saie de m'enfoncer ce dernier clou dans lu
114
L'Enchantement
gorge et qui veut me faire croire que ton si-
lence est un aveu, et que tu me Ta pris, et
qu'il est à toi!... Va-t'en! va-t'en! Je ne
veux plus te voir ! Tu me fais horreur !
JEANNINE. — Et quand cela serait, à la fin I
ISABELLE. — Tu meus ! tu mens ! tu es labo-
minable!...
JEANNINE. — C'est trop fort ! Ah ! je suis
un monstre ! C'est trop, cette fois, c'est
trop !... Ah! je suis un monstre, moi à qui tu
fais subir la plus épouvantable des exis-
tences!... que tu forces, du matin au soir, à
subir, la rage dans l'âme, toute ta joie, tous
tes baisers, avec des airs de triomphe, lors-
que j'en meurs et qu'il me faut fuir tes lè-
vres, qui me cherchent, après!... Ah! tu ne
m'en auras pas épargné un de tes baisers, à
moi, la petite pauvre!.!. Ah! je suis un mons-
tre ! Eh bien, alors, dis pourquoi tu me forces
à vivre, pourquoi tu m'as arrachée à la mort r'
Qui te le demandait? Qu'est-ce que je t'avais
f^it pour cela!...
ISABELLE. — Tais-toi ! Tu es horrible ! Tu
ne dois pas savoir ce que tu dis, pour me
briser ainsi !...
JEANNINE. — Quel soulagement m'as-tu ap-
porté? réponds? Cite moi une joie, une!.-..
Tu m'as rivée à ton bonheur! C'est pour le
voir que tu me forces à vivre ! La torture de
ton questionnaire perpétuel, la torture à
petit feu, sans répit!... Ah! tu ne laisserais
pas même un jour ma souffrance tranquille!
Et quand je veux la solitude au moins,
quand je veux vous fuir, tous les deux, une
heure... je ne peux pas! parce qu'il paraît
que cela te bouleverse, ça te remue le sang
que je ne sois pas là !
ISABELLE. — Oui, lâche ! lâche! car ce que
tu sais trop, c'est que je meurs derrière les
portes que tu fermes, lâche !
JEANNINE. — Mais alors, puisque tu devais
me reprocher tout, jusqu'à l'air de cette mai-
son, que comptais-tu donc m'offrir, à la fin,
quand tu m'as dit : Rest/O, je le veux?
ISABELLE. — La. vie! T'aider à passer le
pas. Te porter de l'autre côté de la douleur.
Te voir grandir et comprendre.
JEANNINE. — J'ai grandi et je comprends.
ISABELLE. — Ce que tu n'as pas, toi, c'est
le droit de me torturer lâchement de doutes
a^reux, du doute de ce qui n'est pas, (Ea-
massant tout son effort.) de ce qui n'a ja-
mais été!...
JEANNINE. — Mais qu'en sais-tu, à la fin?
ISABELLE, dans un cri. — JNon, non, cela
n'est pas, cela n'est pas!... Tu n'en avais pas
le droit!...
JEANNINE. — Je n'ai que celui de souffrir,
parfaitement ! Eh bien, si tu m'imposes un
pareil martyre, ce doit être pour quelque
chose, tout de même ! Et je voudrais bien
Bavoir ce qui m'attend, au bout du supplice,
quel bonheur?... Mais, à la fin des fins, pour-
quoi, pourquoi suis-je ici? Possible que tu
prennes plaisir à me faire savourer vos bai-
sers... moi, je n'en ai que de l'horreur!...
ISABELLE. — Tu uo sais pas ce que tu dis!
c'est monstrueux!... Oh! comme tu me hais!...
Rappelle-toi Jeannine, pourtant!... Il ne me
manque que de t'avôir portée dans mes
flancs!... C'est mon amour qui saigne!...
JEANNINE. — Je te hais? Mesure à ma
, haine l'atrocité de ce que tu appelles ton
amour et de ce que tu commets en son nom.
Et là dedans, la seule qui aime, c'est moi,
parce que je me tuerai, moi, par charité,
pour ne pas troubler ton affreux bonheur!...
ISABELLE. — Misérable ! Elle me reproche
de vivre! Sois rassurée va... j'ai compris, je
te laisserai la place...
JEANNINE. • — Allons douc ! pas de phrases!
Tu sais bien que c'est moi qui vais dispa-
raître. Seulement, tu aurais mieux fait de me
laisser tranquille la première fois, voilà tout !
ISABELLE. — N'en dis pas plus. Tu l'auras
petite louve !
JEANNINE. — La petite louve en la assez !
La petite louve ? regarde-la une dernière
fois!... Tu te traînerais à mes genoux, tiens,
que je ne resterais pas un jour de plus ici !
Laisse-moi passer.
ISABELLE, la saisissant. — Tu ne vas pas
recommencer l'abomination, mon Dieu ?
JEANNINE. — Pas plus tard qu'à la minute!
ISABELLE. — Ah ! vous vovcz bien, vous au-
tres, que j'ai raison contre tous de ne pas la
laisser arracher de mes mains!
JEANNINE. — Je veux partir.
ISABELLE. — Jeannine ! tu ne sortiras pas !
JEANNINE. — Je sortirai... j'en ai assez...
Adieu !
Elle se dégage brusquement des bras de sa sœur
et disparaît.
ISABELLE, les genoux fléchissants, roide,
dhine voix étranglée, appelle. — Georges!...
Georges !
Georges accourt au bruit, par la droite.
SCÈNE XIY
ISABELLE, GEORGES
ISABELLE. — Gecrges!... C'est fini!... Je
l'ai bien vu. Je ne peux plus rien sur elle...
Elle va se tuer, cette fois, pour de bon... Va,
va, fais ce que tu veux ! E^le est à toi, mon
rôle est terminé, je te la donne! Mais qu'elle
ne se tue pas!... mon Dieu, qu'elle ne se tue
pas!... Va! Va!... mais va donc!
Elle le pousse hardiment par où s'est enfuie
Jeannine, et, seule, s'écrase contre le canapé,
de tout son long, la face en terre, devant la
porte béante.
4^>=f
LE DOMESTICIUE. — Madame est toujours souffrante. Elle ne va pas mieux.
nCTE QUATRIÈME
Méîue décor qu'au deuxième acte. C'est le soir du même jour.
Une grande lampe allumée; le feu pétille encore.
Au lecer du rideau, M"^" Heiman, un chapeau sur la tête, et
Pierre en costume de voyage. Ils parlent à un domestique, sur
le seuil de la grande porte grillée par où ils viennent d'entrer
et à travers laquelle on voit la nuit claire.
SCÈNE PREMIÈRE
Un Domestique, MADAME HEIMAN,
FIEHKE
LE domestique. — Non madame. Madame
-est toujours souffrante. Elle ne va pas
mieux, elle n'est pas descendue de sa cham-
bre, depuis que madame est venue à cinq
heures... Mais si madame veut que je la
fasse prévenir ?
MADAME heiman ET PIERRE. Non, non.
Et monsieur?
LE DOMESTIQUE. — Monsieur vient de sor-
tir. Mais pas pour longtemps. 11 est allé
fumer son cigare dans l'allée des Ormes, pro-
bablement... ou du côté du réservoir... 11 ne
sera pas long.
MADAME heiman. — Mademoiselle?
jLE domestique. — Mademoiselle est cou-
chée à cette heure-ci et d'ailleurs mademoi-
selle n'est pas descendue de sa cliambre non
plus, depuis cinq heures...
madame heiman. — Alors, monsieur a dîné
seul ?
le domestique. — Oui, madame. Il est
resté un peu auprès de madame avant le
dîner, et encore, non, je me trompe... puis-
que j'ai entendu la voix de monsieur qui li-
sait dans son cabinet,
madame heiman. — Comment qui lisait?
Puisque La lecture n'a pas eu lieu ?
le domestique. — Oui, mais j'ai entendu
monsieur qui disait comme ça : ce Puisque
personne ne veut m'entendre, je vais lire à
Neyt ! » Alors il a enfermé la chienne avec
lui, et il s'est lu tout seul.
pierre. — Je le reconnais bien là!
madame heiman, riant. — Bien, bien !
Nous allons l'attendre ici. (Le domestique
sort. A Pierre, en s'asseyant.) Ah! ça,
m'expliquerez-vous maintenant, blague à
ÎW
;'feftântënfËnf
d'ûîi éqiiateiir q^uéïcoh'qité et comméiit vous
débar(jii'éz, lé même jour, ùhéz màv, sans
crïêt garé, lé pl'ifé n'àlti'reHément du mondé...
d'àlis M ca'rrïolé d'ù père B^'ugéP... revêtu (^b
cet â!ào¥àl3lé pétil^' complet a.méri'câi'îl... EH'é
éd Wïrï^l..^ C'eèt ce Jt^T s'^fiëÉè fïê^'réï'
sbè l^étit effet!...
pi^Rnï:. ^=- J'é fré rn'ê i^iris p^ |)tètyè WÀè
effiéé, je x^ôlife 1^^ répété..-. F'<!m'fq^u^6i A'ê i^ôtt-
fé'z-vo'Us pus Trié croifé?... Vôtfè i'gnorâncé
'iéâ choses à'drainistrativé^ rfté i^àvît... L'a
yc/rtâ bîèn l'a France!.., Pauvre î^fàft'cè!...
îM dérn'ièïe l'évêfe rié ^ê f ait ji^ âèitté tous tes
pàj^è dû mondé a six }îë\:lrëk du soir. Il A'y a
pas qu'à jeter ik lettre, èrac, d-ans un pal-
riïîër, êii passant... pàlmîèrr vôtts sàvé^ c'è
q^l c'èè^_^ qu'un palmier?... k là b'ôM'e
Mtirë!... En Wriê, chère fête, ^n'ôn pétrt
tre§ feîén jeter tiriè lettré lè ftindi, pnr èxéfti-
ple, se décider à partir dans le cbiirànt de la
sèitiâ!iiié, é't faire !ë vdjûgë, lé lundi sui-
vant, en ^a^tféto, par lè ftiMte coùfriër c^ttô
ladite lettré. Avëz-vôus éottpitîs ibiàî-tiiëttatit ?
n'iÂiDAïCte ïïfeïMAN. — Mail. C&st ëbsctir.
piÈRRi:. — Je irié sdis ^étë dans lè traih
dû Hâvfe, immédiatement, àû débdtté... et
^ là ,^îi,'rè de Saint-Meilhàtt, Côitimë je vbûs
l'ai dit, l'honorable individu que vous appe-
lez Baugé a bien voulu me cbnduire chez
vous... Oui... 11 commençait à faire trop
chaud là-bas, et puis il est urgent que je me
rende à Londres... Car je suis devenu
extraordinaire, vous savez!... J'ai dés inté-
rêts dans l'Achanti-Goldlields Corporation!...
Je suis de deux commissions techniques!...
MADAME HEIMAN. Vousi... C'cst à Se
tordre!... C'est drôle comme quand les pein-
tres coupent leurs cheveux pour le régiment !
PïERiiE. — Eh bien, il faudra vous y ha-
bituer .
MADAME HEIMAN. — Jamais ! je vous en pré-
viens!... Je ne vous prendrai jamais au sé-
rieux comme homme d'affaires!... C'est égal!
Vous ici !...
PIERRE. — Oomnie ma petite visite a
l'air de vous abrutir, ma chère aniîe!...
MADAME HEIMAN. — Un pCU.
PIERRE. — Malgré que je trouble un déli-
cieux tête-à-tête avec M. de Chelles, vous
ne m'en voulez pas d'être descendu chez vous?
MADAME HEIMAN, — Il u'aurait jilus inàn-
4^116 ^\\e vous tombiez ici !
PIERRE. — J'ai plus de tact... Pourquoi
me dites-vous çia?...
MADAME "iiEiiSAN. — Ah! paTce qû'è!... (A
part ) Je ne saîs plus que lui dire, inoi...
(Ê.àui.) Ecoutez, vous revenez de Pontoise.
'pierre. — Non, de plus loin.
^MAflAîte fiEiMAN. — En l'occasion, c'eSt ar-
river de Pontoise... On ne vous a plus revu,
s'il m'en souvient, voyons... depuis la imesse
de mariage... Malin, va!
PIERRE. — Quoi ?
MADAME HlEiMan. — iRien. Vous pensez
'^iéh %ue depuis lors îi a •dû se passer dès
j'é
. Vo*
votfô êtes
votre
c'est là!... oui,,
ce petit para-
Je m'en dou-
qu oh s amuse
éîitt^s', n^M^brfé qfiiià?;-.-. jHài^ éeé ciiosêsl.-
SeûleMeiit cbm'mfe ^àW éft' ê^^ resté à Ica
messe dié niafia'^e, V'ô\ié céni^^è'riezv éè serait
trô^ tog d'ê \^oûs' mettre a^ti^ éo-'iif à^t! !.-. . €''ést
mênié piÔû¥q'iioi j'ai p>¥^é^éré vé\\^ ti*afher de-
suite chez les Bèssand^..-. M?a foi, je réserve
ïè |>a<5['uet à Isa belle !
^lÉRïRÉ. — Odettéy W^ dé' git^è\ Mu,.
an fond... ÉBê vô*iïs e^jylïqiùef'a.
t'fÊt^tiÈ. — Voiïs rn'avez Mit
rétfcèntîès âoM exàspérî^nt-e^, e%
d'u'ûê discret îoTfi bien pét MWé'iîté!
MADAïUfè BfRÎïrfÀîij, WUfiaiê. -^ M^n.
prétexte de retour?..-.
piEi^îRlÈ. — NcyA, jfe fëidÈ, jnfè... t/'éternelle^
tentation du pafs^é rè'a fait obtit^wèr la route,,
votts ïè tdfët. Mais je ti'M pàÊ le ccëur
d'dlyïttpio. {îîefjdféMtî la pUeé.) AlOrs, c'est
là?
MADAME HÈÏMAN. 7^ Oui,
c'est là cet endfoît délicieux...
dis !... la m«igOh de la joife !...
PtÊRRÈ. — N'est-ce pés?...
tèis.
ilîADAiJft: #Ei«tAN. — Ah! ce
ici ! vons he vtiùs eh faites pas une idée... Et,
en passant, je vous remercie, de tout cœur,
de m'aVoir ces gèris-là... je m'en féliciterai
toute ma vie!... Chaque jour est un jour d&
fête... de bamboche... A ce point que samedi,
moi' aussi, je boucle mes malles... et vais re-
prendre mes quartiers d'hiver au plus vite...
Oh! Pierre, attendez-moi jusqu'à samedi...
partons ensemble... emmenez-moi à Lon-
dres!... Ce serait si gentil d'aller faire un
petit peu la fête ensemble!...
pierre, nerveux. — Voyons, qu'y a-t-il,.
Odette, qu'y a-t-il, décidément? Ne plaisan-
tez pas.
MADAME tiEiMAN, lui prenant le hras. —
Ecoutez, je crois que je ferai bien, tout de
même, de vous mettre un peu au courant,
sans quoi vous risquiez de he pas très bien
comprendre!... Vous voyez oe point rouge-
là-bas... au bout de l'allée?
PIERRE. — Oui, c'est une lanterne.
MADAME HEIMAN. — Non, fc'est Uè'orgés qui
fume son cigare.
PIERRE. — Non, c'est une lanterne.
MADAME HEIMAN. — Nou, c'est G^eorges...
Allons à sa rencontre. Et, oe faisant, je vais
Vous révéler les choses essentielles, pour que-
vous puissiez ensuite... voter de vos propres-
ailés,
PIERRE. — Vite. Vous me faites moiM-ir à
petit fèu...
Ils sortent.
LA voik DE MADAME HEîMAN. — Et au tour-
nant de l'allée, je vous quitte... oh! je vous-
jni^e bien q'ue si... il faut d'abord que .j'aille
vous sortir des couvertures de laine...
Les voix se perdent. ïia scène reste vide. iDe der-
rière le piano où elle était blottie et cachée , ort
L'Enchantement
:J'7
voit surgir Jeannine. Elle est en petite cami-
sole de nuit, les cheveux dans le dos. Elle court
vite à la porte p,ar 9^1 vie^fient de pj^rtir Pierre
•et M" Heiman.
SCÈNE 11
JEANNINE, FiiAULElN
JEANNINE. — Enfin! (Elle regarde attenti-
vement dehors entre les barreaux de la
grille.) Prennent-ils à droite P.. . à gauche?...
JEANNINE. — Prennent-ils a droite ?.
A GAUCHE ?...
Oui!... Ah!
lampe !...
rien n'est perdu!... Vite la
^u moment où elle va éteindre la lampe, la porte
de droite s'ouvre ; c'est Fraûlein
FRAULEiN. — Je vous chercbals partout...
voulez-vous remonter !
j[EANNiNE. .— Alioz-voiis Hie fiche la paix !
- FRAULEIN. — • Ah ! Fraûlein !... Fraiilein !...
VoUen sie... ,was sagt Madame?
JEANNINE. — Wurst... Wurst! Voilà ce
qu'elle va dire, madaine... Wurst!... Et puis,
si vous ne voulez pas vous en ^aller, vous
savez ce que je vous ai promis? Je dirai à
monsieur oii j'ai trouvé sa photographie,
xlans votre chambre!... Ah!
FRAULEIN. — Mein Gott!
JEANNINE. — Vous m'embêtez av^c votre
Gott... Un vient, trauleip, je vous en prié...
je vous en supplie, ma petite fraûlein, allez-
vqus-enl
FRAULEIN. — Oh! nia^epipiçelle!...
JEANNINE. — Vous sjavez bien <ju'il 1©
faut... Je vais monj^r mepouch^r d,àns <jin<i
minutes... ^Uez...
FR4ULEIN. — Oh ! ,p£|-4,eï^oiseUp ! ,ipad^îï;pi-
selle.
Elle pousse violemment Fraûlein et referme h (
porte. Puis elle baisse la lampe complètement.
Elle se place près de la porte' de droite, à crou-
peton, par terre. Au bout d'un moment, Geor-
ges arrive sur Je per^'on. l^e çpl .du rnauteau
rehaussé. Il enti;e, referme la porte j^rilleej re-
monte la lampe, la prencl ,et se dirigé vers 'la
porte de (ÎToite pour aller se çoucJ;ier. Au ipo-
SjCÉNE :1H
>ÎEA|^,I^E, 'vl^giiiliiGES
,GEpR.çî;9. — AJi! .e^t ^ç^^\ JjJistQj^(^jit,
pajs facile de vous î-encontrer'!... (// .pose la
lampfi.) Ali bien ! yous n'r^vez pas de ii^oupet !
Vous .atiei^dçz "là, tranquillement, à piect de
b£|,s, m ypus tourn^iit les pQ.uç§^, gi^ê je
vieJin.e vous dire (ïes douceurs !...' Après l-a
scène inimaginable de cet après-iriiai !.-.
Votre soeur, depuis ce temps, ne se reiu^et
pa,s iie l'attacLue de nerfs q,ue ..y^ous avez pr,o-
voquée. Notiez %if^e j'i^giipre , ce (j^ui s'est pa^sé
entre vo,us <^.eùs: et '^e que vous ,avez peut-
être osé lui faire croire, pour q.u'eUe en ,§pit
arrivée là !... j'ai peur de cornprendre !... Tou-
jours est-il qu'il n'y a plus de raison humaine
qui tienne!... La démence du sacrifice bat
oon plein! Tout ce que j'obtiens d'Isabelle,
ce sont des phrases de ce genre : (( Elle est à
toi!... Soyez heureux! » Vous avez trnmé là
une petite intrigue malpropre et méchante,
à mon insu... Il y a deux mois que vous^ ma-
nœuvriez... et entre vos deux sourdines, moi,
j'ai été joué!... Eh! ma petite, voilà qui est
fini, cette fois... Vous allez partir.
JEANNINE. — Oui, un peu de patience... Je
vais partir, en effet, et c'est pour cela que
je suis ici, Georges, pour que vous me don-
niez l'adieu que j'attends depuis si long-
temps... avant que je disparaisse à jamais...
GEORGES, éclatant. — Oh ! fini, cette
fois!... Il y a. d^es bornes aux meilleures plai-
santeries!... C'était trop commode, en vérité!
(( Vous ne voulez pas faire un petit tour de
promenade? Non? Ça vous déplaît?... Grac^
je me tue! » Ah! vous l'aviez trouvée, vous,
la formule!... Mais cette fois...
Il lui. secoue vigoureusement les hras.
ii8
L'Enchantement
JEANNINE. — C'est cela... tenez-moi les
poignets... étouffez-moi... J'entends gronder
votre voix sur ma tête... c'est délicieux...
GEORGES. — ■ Si vous m'aimez voilà la mi-
nute de me le prouver et de vous faire par-
donner votre sinistre comédie. Je m'adresse à
la grande Jeannine... Vous ne pouvez pas
rester un jour de plus ici ; l'épreuve est
faite... Il faut que vous partiez... (Vive-
ment.) Quand je dis partir, je veux dire,
bien entendu, vous absenter quelques se-
maines... quelques semaines au plus... un
voyage de rien du tout avec M™^ Heiman...
une excursion dans les Alpes, {Il fait un
GEORGES. — Aiil c'est vous! Justement, pas
FÂCHÉ DE vous RENCONTRER!...
grand geste vague; — se reprenant.) dans
les petites Alpes... les Alpilles!... JNe le faites
pas pour Isabelle, Jeannine, si vous ne lui
consentez pas ce sacrifice, faites-le pour
l'.amour de moi !...
JEANNINE, lui parlant tout près dans Vohs-
curité profonde. — Mais oui... mais oui...
Inclinez un peu votre tète sur moi, et tout
^ sera dit. (Mouvement de Georges.) Ne me
troublez pas... C'est ma grande dernière mi-
nute... J'exécuterai tout ce que je me suis
promis, point par point. Voyons... par
ordre... que je ne m'embrouille pas... (Elle
met ses mains sur .m figure et parle avec une
voix nouvelle, timide et hasse.) Ecoutez,
Georges... d'abord... oh! j'ai la gorge sèche...
laissez-moi...» laissez-moi vous dire tu! Cela,
d'abord, je me le suis promis... Oh! je ne
vais jamais pouvoir oser!... (La voix n'est
plus qu'un souffle împerceptihle.) Toi, tod..^
mon Georges... je t'aime... Oh! je suis toute
rougissante... si vous me voyiez dans l'obs-
curité... C'est exquis... c'est ainsi que je
vous parle quand je suis seule dans ma
chambre... Quel bonheur! je vous dis tUy
comme si c'était vrai...
GEORGES. — Vous m'aimez, dites-vous P
Mais quelle sorte d'amour est le vôtre?... Je
ne peux pas y croire. Non, non, je n'y crois^
pas, c'est inutile!... Commencez par me le
prouver... Vivez pour moi, si vous m'aimez...
Ah! si vous me montriez un peu de dévoue-
ment, si... ah !...
JEANNINE. — J'avais préparé des phrases,
vous m'avez embrouillée!... Oh! seule, je voue
dis des choses, des choses!... je les marque
pour vous les répéter... vous seriez content...
mais je les oublie après... Je n'ai pas beau^
coup de bonheur, vous comprenez...
Elle est tout proche, tout proche de lui, et parle^
les yeux clos.
GEORGES, nerveux. — Ne me faites pas re-
pentir d'être resté, Jeannine... Remontez
dans votre chambre.
JEANNINE, laissant glisser spn front le long
du hras de Georges. — Je perds la tête... je
ne sais plus, moi... je vous aime, Georges!
GEORGES. — Ah! détestable rusée qui
voudrais lasser mon courage !
JEANNINE. — Ce rêve, pourtajit ! ce rêveî
Etre serrée une minute dans vos bras!... Je
serais partie consolée... Vous êtes bien cruel,
allez!... Je m'étais tellement dit : Dans tout
ce que j'oserai lui crier, il y aura bien quel-
que chose pour l'émouvoir... Et ce sera
comme lorsque je cours dans la prairie en
cliantant : ce Je l'aime! je l'aime! je l'aime! »
(Mouvement de Georges.) Ah! je vois celât
vous détournez la tête! Vous me trouvez ré-
pugnante à vous dire ces choses... vous dé-
tournez la tête... C'est une petite fille de
seize ans qui parle ainsi!.'.. Eh bien, est-ce
que vous croyez que je ne me fais pas hor-
reur, moi !...
GEORGES. — Mais non, pauvre enfant,
mais non... Ce sont d'autres pensées qui
m'agitent et m'épouvantent!... Crois-tu que
je n'entende pas cette mendicité de ten-
dresse, orois-tu que je ne voie pas le trouble
qui a détruit l'harmonie dans ce corps brû-
lant et cette petite tête égarée, ivre d^amour
et de mort !...
JEANNINE. — Dieu, qu'on est bien contre
vous!... Je vous aime!... Et puis on a fait
sécher les châtaignes sur le perron, dans la
journée... et c'est ça que c'est si parfumé...
Dieu! qu'on est bien! Vous sentez mon cœur
qui bat contre vous? Ecoutez, je ferme^ les
yeux... je ne verrai pas quand vous m'em-
brasserez.
GEORGES. — Jeannine! Jeannine!
jeannint:, avec un petit éclair^ dans le^
yeux vite réprimé. — Oh ! je savais bien que-
L'Enchantement
119
VOUS étiez bon! Dieu! je vais pleurer, bien
sûr, quand ie vais sentir que vous me serrez
dans vos bras... Oh! Georges! quelle joie!
'vous m'aim... Non, non, j'ai eu tort... je n'ai
rien dit! Cp n'est pas vrai, non, vous ne m'ai-
JEANNINE. — Oh! Georges... c'est moi qui ■
t'aime, t'aime, t'aime!...
mez pas!... vous allez m' embrasser ' seule-
ment... je n'ai pas dit que vous m'aimiez
pour ça... Oh! Georges... c'est mcâ qui t'aime
t'aime, t'aime !...
GEORGES. — Mais taisez-vOus doac !
D'un mouvement nerveux, irrésistible, il 1^ sai-
sit brutalement. Jeannine a un cri éiouft'é en
s'abattant sur sa poitrine. Ils restent ainsi,
lèvre à lèvre, un grand moment, dans le rond
clair de la lampe. Des phalènes, autour d'eux,
cognent l'ombre ; un pic-vert réveillé ti^averse
la prairie en criant, et le croissant de la lune,
au loin, filtre à ras .de terre, dans une haie,
au bout du jardin... Des pas ont retenti sur
le perron... la porte grillée a battu... Georges
et Jeannine se détachent brusquement, ils se
renfoncent dans Tombre. Une silhouette, de-
hors, la main posée sur le bouton de la porte,
les regarde... Georges va au-devant d'elle et
ouvre lui-même vivement.
SCÈNE IV
Les Mêmes, PIERKE
GEORGES, reconnaissant Pierre avec diffi-
culté dans Vomhre. — Toi?...
pierre, essayant d'être très naturels —
Tu vois... en effet... je... j'arrive... je suis de
retour. Alors on passant... en -allant... à ma-
chin ... à Londres... je suis descendu chez
Odette... Et... {Haussant le ton.) ça va bien,
toujours?
GEORGES. — Mais tu... tru vois.
Silence.
riERRE, à Jeannine qui n'a. pas hougéf
près du piano. — Bonjour, Jeannine.
JEANNINE. — Bonjour, monsieur.
Elle ne bouge toujours pas. Silence.
PIERRE, à Jea/nnine. — Eh bien, c'est tout
ce qu'on me dit?
Jeannine s'approche de Pierre et lui tend le
front.
EORGES, à Jeannine. — Jeannine, vou-
lez-vous, s'il vous plaît, aller prévenir votre
sœur que Pierre est là... qu'elle descende tout
de suite.
Jeannine sort.
SCÈNE V
GEORGES, PIERRE
GEORGES, il va à Pierre, dhine voix hlan^
che. — Ta main, Pierre. Dans cet extraor-
dinaire moment où tu vieais de m'apparaître,
là, je me suis demandé si j'avais bien toute
ma raison!... si ce n'était pas mou cerveau
qui projetait réellement ton image dans le
cadre de cette porte... à deux mois de dis-
taaice!... C'est tellemeiit fou!..,
PIERRE. — Ecoute... je...
GEORGES, r interrompant. — Non, ne me
dis rien encore. Le hasard t'a fait tomber sur
la minute de trouble la plus extraordinaire
de ma vie... (Se passant 'les mains sur le
front.) Tu ne peux pas savoir!...
PIERRE. — ■ Odette m'a dit...
GEORGES. — Non, tu ne peux pas savoir!
Quoi que tu puisses imaginer, remets à plus
tard le moindre jugement... Ce sera justice...
En attendant, à la hâte, pendant que nous
sommes seuls, je vais te demander tout de
suite ujie chose. Puisque te voilà... demeure
ici quelques jours... oui... Il faut que je
parte. Ta présence précipitera et facilitera
mon départ!... Ah! dans quelle maison re-
viens-tu!... On vient... Ta main?...
PIERRE. — Tu t'en vas?
GEORGES. — Oui... je suis dans wi tel étet
de trouble... tout cela... le saisissement de
ton aiTivée... j'ai besoin d'un moment de re-
pos et de recueillement... Je ne t'entendrais
même pas... je n'entendrais personne d'au-
tre que moi-même pour l'instant... Et puis-
qu^Isabelle descend, il est mieux que je te
laisse seul avec elle.
PIERRE. — Mais...
I20
L'Enchantement
GEORGES. — Si... si... cela vaut mieux. (Il
va sortir, tout houleversé, puis il se ravise et
droit à Pierre, la voix très émue.) Je te jure,
Pierre, que je suis iun honnête homme !
Silence.
iPiERRî:. — Je ne te demandais rien.
Georges sort. Pierre, resté seul, lève lentement la
lampe... et attend.
SCÈNE YJ
PTEREE, ISABïTLLE
Isabelle entre précipitamment, en vêtement de
nuit hâtivement jeté sur ses épaules.
PIERRE. — Isabelle!
i«ABEi.ï^. — Pierre !
Elle est tombée près de la porte, sur la chaise
qui se trouvait là. Lui, près de la table. Ils
pleurent.
ISABELLE, s^essiiyant les yeux. — Quand on
m'a dit que c'était vous, j'ai reçu un coup
au coBur. C'était à la fois trop cruel et trop
bon... Ah! Pierre!... Pierre!
PIERRE. — Qui m'eût dit que nous pleure-
rions ainsi, en nous rev-oyant!...
PIERRE. — Mon pauvre amouh . Gela ne vous
OFFENSE PAS Q4JE JE VOUS APPELLE AINSI?...
ISABELLE se rapproche de la tahle et de
Pierre. — .Mon ami!.... Kegardez ce qu'on .a
fait de votre amie-.
PIERRE. — Non. Vous êtes toujours la
même. {Isabelle, élevant la lumière à hauteur
des yeux. Il la regarde en plein jour, tiiniâe.)
Un peu maigrie... un peu pâlie!
ISABELLE. — Vous, VOUS avez bonne mine.
PIERRE. — Ah! moi, vous sav^z je...
{Qeste. Isabelle tout d'un coup lui saisit les
leux miains, en le regardant dans les yeux.
.Pmrre touché.) Merci merci !... Vous n'avez
jamais 'été meilleure pour moi, dans toute
votre T^ie!.,. (ZJn temps.) Et cependant, allez,
je ne bénis pas les chagrins qui vous rendant
plus compatissante.
:ifiABELiiE. — -La petite m'a dit que vous
étiez descendu chez Odette... c'est vrai?...
Est-oe que vous avez tout ce qu'il vous "faut,
au moins?... Et dites?... ce retour?...
PIERRE. — Oui, tout à rheure... tout à
riieure, ge vous dirai... ça n'a pas d'impor-
tance L.. Je vous en prie, ne troublez pas
cette minute, laissez-moi tout au bonheui' de
vous revoir... là.^.. là... (Il s'assied et la con-
temiple -encore longuement un peu com/me 7es
peirttres font en regardant un nnodële, ef il
dit en secouant la tête.) Mon pauvre
amou3'!... Gela ne vous offense pas que je
vous appelle ainsi?...
ISABELLE. — Pierre!
PIERRE. — J'emploie le mot amour, faute
de mieux !
ISABELLE. — C'est déjà bien suffisant.
PIERRE. — Ah ! maintenant, vous avez
fait Fapprentis&age amer? Mais aussi... mais
aussi!... Ah! si j'avais été là encore, mon
amitié sûrement vous eût empêchée de com-
mettre une sottise. Vous vous êtes lancée, à
corps perdu, dans quelle aventure!... Oui, je
sais, vous étiez en droit d'espérer mieux de
leur part... mais la moindre expérience vous
eût avertie que vous courriez à un abîme...
Enfin !
ISABELLE. — Vous aurioz ^u, à ma place,
le même mouvement généreux que moi...
PIERRE. — Mais comme vous avez dû ne
pas savoir vous y prencb-e !... (Souriant.) Et
que de choses charmantes et stupides vous
avez dû dire!...
ISABELLE. — Si vous savioz, Pierre! Ah!
comme ils m'ont trompée!
PIERRE. — Je ne le défe'nds pas. Je ne le
juge même pas encore. Je vous prie seule-
ment de savoir être indulgente.
ISABELLE. — Je pense, lourdement, à oe
que je dois faire. On eût dit que je sentais
que vous deviez venir et que je n'^attendais
plus que vous...
PIERRE. — Comme il faut que vous l'ayez
aimé, mon Dieu !
ISABELLE. — Si c'est aimer que de se sentir
tous les jou^-s plus égarée, plus palpitante,
plus chagrinée... alors, oui, je l'ai aimé... ^
PIERRE. — Passionnément!
ISABELLE, sérieuse. — Je vous demande
L'Enchantement
121
/>ardon d'avouer, simplement, c^U,q trumSaT"
uiatioû, dcvajit vous. xMtids à qu<ji servim.it
■de ne pas être franche ?
PIERRE. — Oh ! vous ne me faites ipLus de
m'ai!... Il y a longtemps que je vous ai dit
adieu. (Cliang<ennt de ton.) Bref, iïiainte
nant, qu'allez-vous devenir? car il s'agit de
trouver une issue... Vous ne pouvez pas res-
ter plus longtemps dans cette répugnante at-
mosphère.
is^UiELu:. — J'y songe.
piERRK. — Quel moyen ?
ISABELLE. — J'en ai un bon... Attendez...
Vous nous restez, n'est-ce pas?
pxERiiK. — Je repaa's demain par le train
de quatre heuji'es.
is.vDELLE. — Non!
PIERRE. — «N'insistez pas...
is.\BELLE. — Voilà qui va Imter les choses.
PIERRE. — Comment cela?
ISABELLE. — Vous vexpez.
PIERRE, ému. — Ah!
ISABELLE. — Et à quelle heure êtes-vous
arrivé diez Odette ?
PIERRE. — ■ Au moment du dîner... il y a
une heure...
ISABELLE. — Et à huit heures vous étiez
déjà au courant de tout!... C'est admirable!
Voilà bien les amies!... Curiosité, vanité
et envie... J'en étais sûre!... Elle m'avait
juré, celle-là, qu'on la couperait en mor-
ceaux plutôt que de révéler un mot de leur
trahison, à qui que ce soit... même à de
Chelles, même à vous...
PIERRE. — Vous vous trompez, je vous
juire. Odette a été d'une discrétion absolue...
même ridicule, je m'en porte garant pour
elle.
ISABELLE. — Mais alors, qui vous a appris?
PIERRE, emharrossé. — Eh bien! je...
ISABELLE, d'une voix subitement indiffé-
rente et détachée. — Ah! je comprends...
oui, c'est juste... Ils ne se cachent de pej'-
sonne... Oh! tout le monde est au courant
ici... C'est une aventure publique. Georges
lui-même vous aura tout de suite raconté sa
passion pour * Jeannine. (Mouvement de
protestation énergique de Jt^ierire,.) On .alors,
plus simplement, il vous sera arrivé ce qui est
arrivé à tant d'autres... hier encore, à de nos
voisins... oh! ne protestez pas... c'est devenu
tellement fréquent! Dès votre entrée ici, vous
avez compris à leur attitude... (Second mou-
vement de Pierre.) Je vous en prie, cette
fois, Pierre, ne m'humiliez pas d'un men-
songe de plus! A quoi bon?... Croyez-vous
que je ne sache pas ? Ils ne se cadient plus,
vous dis-je. .. Vous êtes tombé, tout de suite,
sur une scène d'intimité... Ils vous ont donné
le spectacle de les surprendre... comme on
les trouve maintenant toujours... s'embras-
sant, n'est-ce pas?... s'étreignant dans un
coin... c'ast cela ? (Pierre hoehe la tête évasi-
vement et baisse la tête.) C'est cela? (Bondis-
sant avec un cri.) Ah! c'est tout ee que j'at-
tendais !
PKKRRE — Que dites-vous ?
iSA'iîKT.LE. — Je n'attendais que cette
preuve... Cette fois des yeux ont vu!... Ah!
la bonne délivrance!... la certitude !...
Enfin!...
i-iERRK. — Isabelle 1
IBABELUE. — C'est le ciel qui vous en-
voie!... Enfin! enfenJ
Elle va à un petit meuble bas près de la cheïni-
née et l'ouvre avec une clef qu'elle porte à sa
chaîne de cou.
PIERRE. — Mon amie, mon amie... vous
m'effrayez.
ISABELLE, proniètie sts mai^s agitées dans
des tiroirs. Georges appo^roît à ce moment
sur le perron. — Ah! te voilà!... Entre!
(Montrant Pierre.) Maintenant, i'I a vu!
maintenant j'ai la preuve!... Tu ne peux
plus nier... (Elle s'éloigne un peu à reculons
des deux hommes.) C'^ tout ce que j'atten-
dais... Adieu!... Je vous délivre... Soyez heu-
reux !...
On la voit faire un geste. Un revolver est dans
sa main. Georges se jette sur elle. Une courte
lutte s'engage. Dans le corps à corps, Georges
finit par lui arracher le revolver des mains. Il
en retire les cartouches.
SCENE XIÎ
GEORGES, ISABELLE, PIERRE
GEORGES, jetant simplement le re^volvei' à
terre. — Imbécile! (Puis il va s'asseoir, los
deux mains sur la face. Un grand silence.
Isabelle, haletante, se soutient à la chemimée..
Pierre est près d'elle. Personne ne dit plit^
rien. Enfin, Georges relève la tête.) Voilà
où tu en étais! oh!... v<;ilà où nous en
sommes!... Est-ce croyable que ce soit toi,
là... ee re^^lver à tes pieds!
ISABELLE, montrant Pierre. — Mainte-
nant, plus rien ne pourra faire que ces yeu^-
là n'aient pas vu î
PIERRE. — Isabelle!...
GEORGES. — Ah! oui... ce baiser!... mais
c'est ton œuvre, malheuj'euse ! Ton œuvre...
ah! parlons-en!... Sans que j'aie rien à me
reprocher, Pierre, je te le jure, d'homme à
homme, en face de cette pauvre femme éga^
rée... voilà de quelle infamie elle me soup-
çonnait, moi !... Ah ! va-t-en, tiens ! je ne sais
pfis ce qui l'emporte, de ma pitié ou de ma
révolte !
ISABELLE, qui est restée fixe pendant que
Georges a parlé, subitement. — Ecoute,
Georges, en cette minute, à la sincérité de
ta colère, de ten geste, d'un je ne sais quoi
qui ne ment pas... je l'affirme, — et c'est so-
lennel, cette fois,^ — cette preuve,ce baiser in-
déniable, cet affreux baiser, je peux le rayer
Z22
L'Enchantement
de ma mémoire... lui donner, à la rigueur,
une raison, un sens... (Appuyant sur les
hras.) Juge de la puissance de ma foi ! A cet
insta.nt, si tu le veux, je te croirai, je m'y
engage solennellement sur tout oe que j'ai de
plus sacré... tu n'entendras plus, ni plainte,
ni soupçon... si tu jures simplement, en cette
minute, devant Pierre qui nous entend, et
devant qui tu n'oseras pas mentir, que tu
n'aimes pas Jeannine. Je te croirai !
GEOEGES, a une hésitation, puis fermement.
— Non, je ne jurerai pas cela.
ISABELLE, avec un cri de triomphe. — Ah!
tu vois bien... tu vois bien que tu l'aimes!...
GE0RGE3. — Eh non ! non, je ne peux pas
et je ne ferai pas pareil serment ! Assez de
mots et d'hypocrisie!... En toute la sincérité
de mon âme à moi, puis-je dire que je ne
l'aime pas ou que je l'aime?... Cest cela que
tu demandes,^ Tu veux que je te dise... que
je te dise... depuis des mois tu me harcèles!
Tu veux que je donne d'un mot l'explication
de oe qu'il y a en nous de plus intraduisible.
Qu'est-ce que tu appelles aimer? Apprends-
moi d'abord oii commence l'amour, où finit la
pitié, je te répondrai ensuite ! Vous avez des
GEORGES.— Imbécile!...
distinctions admirables! Mais sais- je, moi, de
quel nom humain, vous autres, femmes, vous
pouvez bien nommer le sentiment que
j'éprouve, là, en ce moment, pour cette en-
fant? C'est peut-être de l'amour!... c'est pos-
sible! Je n'en sais rien, rien!... Nous vivons
depuis deux mois dans une atmosphère de
petits mensonges, d'hypocrisie sentimentale.
Assez ! Il y a en nous, au-dessus de nous, la
vérité profonde. Je ne sais si elle s'appelle
amour, ou haine, ou pitié. Elle est comme
elle est... Je me refuse à la profaner d'un
serment inepte ! Et non, mille fois non, je ne-
sais pas ce que vous appelez amour, de vioS'
bouches de femmes !
ISABELLE. — Vois mes yeux, ils te l'ap-
prendront.
GEORGES. — Des mots!... Et je me ré-
volte... Et cette fois ça va être ma revanche!:
Ah! mes gaillardes, il va falloir marcher
droit! {Respirant largement en se frappant
la poitrine.) Dieu de bon Dieu! ça fait du
bien!... (Il arpente la pièce.) Je t'ai laissé le
soin de nos existences jusqu'au bout... tu
vois que j'ai tenu parole, complaisamment ?
je n'ai pas bronché... Voilà le résultat!... A
mon tour, maintenant! (A Pierre.) Veux-tu
aller chercher Jeannine, s'il te plaît, Pierre,
j'ai besoin qu'elle entende ce que je vais dire.
SCENE YIII
GEORGES, ISABELLE
Resté seul avec Isabelle, il va à elle et l'appuie
contre sa poitrine. Elle résiste.
GEORGES. — Ma pauvre femme ! Regarde
où tu nous a menés... Es-tu convaincue?...
Voilà où ton orgueil nous a conduits... Al-
lons ! reconnais la monstrueuse erreur de ta
tentative!... J'attendais, moi, puisque tu ne
voulais pas utiliser ma raison, résigné à mon
rôle de spectateur. J'aurais peut-être dii ten-
ter d'intervenir plus tôt ; mais qui d'un peu
sensé aurait jamais soupçonné que nous en
étions là de cette petite course à l'abîme ! Je
ne pouvais pas suivre les frénésies obscures
de votre silence... Nous étions murés chacun
dans notre attitude respective, et la vie muette
allait son train, sans échange!... Ah! quel
criminel joujou!... Oui, oui, ma pauvre
grande chérie! je sais bien tout ce que tu
pourrais me dire pour ton, excuse. Tu as cru
tenter une œuvre belle. Et tu as subi la con-
tagion, l'enchantement, pour parler ton
affreux langage, jusqu'à la démence ! Tu as
accompli jusqu'au bout le trajet jadis par-
couru par Jeannine, et ce coup de pistolet
logique, admirable, nécessaire, équilibre vos
deux folies!...
ISABELLE. — C'est ça... parle, parle... Il
ne semble que je te crois, en cette minute...
parle encore, c'est apaisant... Même si tu
mens' encore, cela fait du bien, cela berce...
GEORGES. — Ton œuvre, comme tu l'appe-
lais emphatiquement, ton œuvre n'était pas
belle... non, même pas cela! elle était Laide...
Le seul mot de guérison, que tu employais
sans cesse, eut dû suffire à t'avertir... car tu
ne pouvais la guérir qu'en tuant son amour.
Et en cela, Isabelle, tu commettais comme
les autres le crime essentiel, le grand crime
L'Eiuhantement
12^
a« nature, l'atteinte à la liberté juste. Pour
être juste, il n'eut pas fallu tenter d'assas-
siner cet amour, dont elle était innocente,
mais au conta-aire le laisser vivre librement
et mourir de sa belle mort. Cela eut été la
justice profonde... mais hélas! elle n'est pas
dians nos moyens... Il est de ces choses qu'on
peut penser, et qu'il faut bien se garder de
faire, et la morale des hommes ne va pas jus-
qu'à elles! Quant à moi, comment m'y serais-
je pris poar détester cette enfant? Je ne
peux pas lui en vouloir de m'aimer... Voilà la
vérité, la belle vérité et toute simple., et qu'il
faut oser dire, puisqu'elle est sans offense.
ISABELLE. — ■ Oui, oui... tu as l'air de pen-
ser tout cela... tout cela a l'air juste...
(Elle fronce les sourcils tout à coup et secoue
la tête de Voir de revenir à sa pensée.) Mais
cependant, qu'est-ce que tu veux ? ce baiser...
ce baiser... tu auras beau dire... c'est de
l'amour!
GEORGES, douloureusement. — Ah! c'est
fini ! Ce mot-là est entre nous.
ISABELLE, immédiatement, avec crainte.
— ■ INon, Georges, tu verras... j'hésite
encore... je ne sais pas... depuis que je
t'aime, je ne sais plus rien. Mais je ne de-
mande pas mieux que de te croire !
GEORGES. — • Non, c'est fini... J'en suis sûr
maintenant, c'est fini!... Ah! je me souviens,
Isabelle, de ton cri désolé quand tu as pris
la petite avec nous... (( L'amour est dans la
maison!... » O'ui, l'amour!... Désormais, il a
été l'invité, avec Jeannine, le personnage
invisible, l'hôte toujours présent, et à travers
lui, nous ne nous sommes plus jamais retrou-
vés... IJ a failli même me corrompre... oui,
moi, je l'avoue, es-tu contente ! Mais si nous
ne nous dégaigeons d'un effort brusque, tu
entends, définitif, Isabelle, à force de nous
serrer l'un contre l'autre, il va nous broyer
jusqu'aux os... Séparons-nous.
ISABELLE. — Comment? quoi?... que dis-
tu ? Nous séparer ?
GEORGES. — Oui, nous séparer. Le temps
nécessaire pour vous rendre la raison perdue.
Puisque, je le sens, tu ne veux pas accepter
le seul moyen possible : éloigner ta sœur...
ISABELLE, r interrompant . — Mais tu sais
bien que oe serait le crime !
GEORGES. — Oui. Hlh bien! justement...
partageons le sacrifice en trois. Annulons
tout bonheur, il n'y aura plus de jalouses!...
Notre part de malheur à tous sera égale ; les
femmes seront satisfaites! Ce que je sais bien,
c'est que pas un jour de plus nous ne vivrons
de cette vie que tu nous imposes, l'enfer!
ISABELLE. — Georges, je m'y oppose! C'est
moi seule la fautive... je réparerai, tu ver-
ras.
GEORGES. — A aucun prix!... n'insiste
pas... j'ai dit... Demain recommencerait la
geôle. Madame Heiman emmènera Jeannine,
elles iront faire un petit voyage dans le
Midi... moi ailleurs.., toi tu retourneras à
Paris...
ISABELLE, tombe effondrée sur une chaise.
■ — Oh ! mon Dieu !
Entrent Pierre et Jeannine
SCENE IX
Les Mêmes, PIERRE, JEANNINE
GEORGES. — Toi, arrive ici... ma petite!
hop! (Il la pousse brutalement devant iui.)
Ecoute-moi bien... attentivement.
ISABELLE, j)ieurant. — Ecoute-le, Jean-
nine ! Ecoute-le !
GEORGES. — NouiS allous nous séparer,
puisque vous l'avez voulu, puisqu'il le faut.
Tu v£s donc partir... Où que tu ailles, — re-
tiens ce que je te dis là, enferme chaque pa^
rôle avec soin dans t^a mémoire, — oii que tu
ailles, plus de sottise!... Sache ceci : que tu
ne commets rien de mal en m'aimant. Laisse
vivre en toi cet amour, librement, sans con-
trainte, sans chercher à en guérir!... Laisse-
le chanter ou pleurer à sa guise, mon en-
GEORGES. — N'est-ce pas, Isabelle, que' ru
PERMETS QUE JE l'EMBRASSE-*
124
fL'>Enchantem€n(
I
ffajit... Ne te presse pas ie ne plus m'aimer...
Puise dans cette épreuve le courage même
-de devenir une femme!... Bientôt peut-être,
un joua-, nous sentirons que nous pouvons
nous rapprocher, et nous reviendrons... Ce
jour-là, il n'y aura plus de petite Jeannine.
Il n'y a plus de petite Jeannine!... Jure
que tu vivras pour moi, pour elle. (U montre
Isabelle.) Plus de sottises jamais, n'est-oe
pas?... ou je te tire les oreilles!... Et il faut
que tu saches ceci, c'est cela que je voulais te
dire et quHl faut que ta sœosr entende : Du
fond du cœur, je te pleins, et je te prie de
me pardonner le mal que je te cause involon-
tairement... Ne te demande jamais de quel
nom se nomme le sentiment que j'éprouverai,
là-bas, pour toi... et qu'importent les nonjs!,..
Jl n'a de nom dans aucun langage humain,
Jeannine ! Et je te remercie de ton amour,
mon petit!... Et, pour cela, ce baiser que tu
jneidemandais tout à l'heure, Isabelle va per-
mettre que je te le donne maintenant, du
fond de mon cœur. N'est-ce pas, Isabelle,
que tu permets que je t'embrasse?
ISABELLE, faiblement, sans conviction, -r^
Oui.
GEORGES, embrasse Jeann,ine au front. —
Allons, Jeannine!... j'attends de toi mieux
qu'un serment. Dis que tu es décidée à par-
tir courajgeuisement!.,. (Jeannine ne répond
rien.) Eh bien! tu hésites?... Tti ne \tbux
pas répondre? (Jeannine va tomber en san-
glotant sur le eanapé.) Bien!... à ta guise!...
Prenez-ie comme vous voudrez, je vous aver-
tie seulement, toutes deux, que ma résolution
est inébrattlabic ! Je n'admettrai aucuai em-
pêchement... VOTAS m'entendez, aucun!... A
pa^t quoi, à votre sgii&e, mes enfants!... Pro-
testez, si bon vous semble! Moi, j'ai dit...
N'espérez pas une minute que j'entre dans la
discussion de ma voLonté ! . , .
Il.gort.
plus facilement à moi... Je vous rappellerai
dans un moment. Ne vous éloignez pas.
ISABELLE, sr— Ne soyez pas trop sévère!
PIERRE, sowriant. — Je serai .^sxtrêmemeni?
sévère !
SCÈNE XI
SCÈNE X
ISABELLE, JEANNINE, PIEï^PE
ISABELLE, effondrée.
moi... Pierre!
FïBRjtE, souriant. — Gui, je crois que vous
ne- savez plus .grâ-nd'eiiose, ni les uns, ni les
autres!
ISABELLE. -^ Que ^^-t-ellc devenir?... Re-
gardez-la... tenez... (JiJUe va vers Jeannine.)
Jeannine...
PIERRE, Id ^eien.<int, bas à Isabelle. —
Vous n'êtes pas, pour l'instant, en état de
lui dire quoi que ce soit d'utile. Laissez la
pleurer uii instant... Allez rejoindre votre
mari et apaiser sa juste colèi*e... croyez-moi...
!Deux paroles d'un ami et d'un étranger fe-
ront plus que tout le reste!... Elle se confiera
PIERRE, JEANNINE
PIERRE, seul avec Jeannifie. — Très be^u,
tout ce qu'il vient de dire là!... Seulement,
pratiquement, ça ne s'arrange pas avec cette
facilité! Votre beau-frère a toujours été up
théoricien... oh! incomparable!... Il a dit des
choses excellentes, et lui, il lui suffit d'avoir
raison pour, être heureux!... "Vous séparer!
vous séparer, tous les trois!... c'est bel à
dire ! Mais ce jugement de Saiomon ne change
rien ! Avec toutes ces belles paroles, ils n'em-
pêcheront, ni l'uii ni l'autre, que vous ne
restiez la victime, et voilà oe qu'avec votre
instinct admirable d'enfant, vous a\^ez com-
pris tout de suite! (U roule machi^nalement
une cigarette qu'il ne fume pas et tourne sur
le tabouret de piano.) 11 y a un instant, je ne
vous connaissais pas... je serai franc, vous ne
m'intéressiez même pas du tout... Je vous ai
toujours considérée comme une enfant insup-
portable, et d'ailleurs parfaiteinent inu-
tile!... Seulement, j'avoue, mon pauvre
gosse, que depuis uoi heure je comm,ence à
comprendre (on est long à comprendre !)
votre sort à venir... et ce qui -^iDus attend...
Qui sait, dans tout cela, si ce n'est pas vous
la plus intéressante, après tout!... Quand,
dans la vie, il y a quelqu'un de trop, la nar
ture s'arrange toujours pour l'éliminer, en
lui flanquaint tous les torts sur le dos !... C'est
vous qui vous êtes débattue peut-être le
plus généreusement, sans calcul, commettant
toutes les gaffes, sans rien savoir... (Jean-
nine fond en sanglots.) Ne vous désolez pas!...
Ah ! ce n'est pas gai, fichtre, mais on n'en
meurt pas... Il y en a d'autres que vous sur
la terre qui ont endossé, avec plus de ran-
cœur, allez, et à un âge où on ne se console
plus, hélas! cette sorte d'emploi... Vous avez
Ah ! je ne sais plus, quel âge? dix-sept ans... dix-huit ans?
(Jennnine fait signe de la tête qu-e non.)
Dix-sept?... (Jeannine fait signe de la tête
que oui.) Pfîf ! Remerciez le ciel de vous avoir
envoyé la précocité de la douleur. Vous en
serez débarrassée plus tôt!...
JEANNINE, avec conviction. — Oh! ça, -mon-
sieur, jamais ! jamais !...
PIERRE, riant. — Pauvre petit! comme
vous avez bien dit ça!... Votre angoisse pas-
sera tout de même plus vite que vous ne
l'espérez!... Mais qu'on vous a mal édu-
quée!... L'une a vu seulement en vous une
malade (l'éternelle rengaine!) l'autre, Geor-
ges... il ne connaît rien aux femmes!...
L'Enchantement
I2S
C'est même sa grande force sur elles, — le
gredin ! {Arec un soupir.) Enfin!... Malgré
quoi, TOUS a\"ez bien oonipris la nécessité de
vous en aller, vous, toute seule... Vous ne pou-
vez pas continuer de rester ici à faire souf-
frir (( les grands » ! Piiisqu'ii lé faut, voue
saureS partir. et disparaître de leur vie...
JEANNINE. — Oui; J'aurai la force mainte-
nant.
pibrrb. — Je ne voulais pas vous enteii'-
dre dire autre chose. Seulement, oii irez-
vous ?
jEAiNNîNE. — Je ne sais pas. Je demanderai
qm'on me mette en pension.
PIERRE, riant. — Quel drôle de petit an-
gelot!... Mais vous avez passé l'âge de la
pension! il faut vous faire une vie à vous!...
Pourquoi ne rencontrerieiz-vous pas, non dec
valseurs, des cousins amoureux ou des Saint-
Cjriens éperdus, je sais bien qu'il n'y a pas
là de quoi satisfaire un cerveau comme le
vôtre, frappé d'un don prématuré, mais quel-
qu'un qui veuille bien se consacrer à l'éduoa^
tion d'une âme aussi difficile que la vôtre,
Jeannine, quelqu'un qui soit à même de res-
pecter votre chagrin; et de l'aimer tendre-
ment, comme si c'était son propre chagrin à
lui qu'il consolât, pouvaait vous offrir quel-
que chose qui ne serait ni de la paternité ni
de l'amour, mais une affection infiniment
mêlée... Supposez avec cela, comme par ha-
sa/rd, que ce vieil homme, avec son trop plein
d'im utile tendresse, trouve en vous épousant
l'ocoasion de se dévouer à un bonheur qui
n'est pas le vôtrd, Jeajinine, mais celui de la
gl'ande âme étrange qui régit cette maison
et dont VXÎU6 portée' un peu l'ittiage dans vos
yeux..,
jEANN5fîvilB, riTvterrompcmf;. — Arrêtez-vous.
Je n'ignore pas à quel point vous avez aiïné
ma sœur; elle me l'a dit... Jllt quoique je ne
i sois qu'une enfant, j'ai assez souffert et je
suis assez intelligente, monsieur, poUT devi-
• ner de quel sacrifice vous seriez- capable pour
Isabelle !... Mais non, c'est impossible, tout
j de même!... Vous ne pouvez pas aller, même
I à oause d'elle, jusqu'à vous charger de moi,
. et vous ti«aîneriez un bien pauvre petit pa-
rquet I... Merci... Je n'ai besoïTi d'aucun
secours... Je m'en ti^eï^aii toute seule!
PIERRE. — Ah ! mais, savez- vous que vous
|êtes très ohie, décidément!... Vous avez rai-
soni, je lançais à tout hasard cette bouée de
sa'UVetage, oh ! sans bien y croifpfe, à raveu-
I glette, et pour voir ce que vous en diriez...
mais vous avez raison, malgré ce qu'aurait
jdfe tentant Fidée paradoxaile de nous unir
j tous deux pour leur seul bonheur, nous ne
le pouvons pas!...
JEAjsTNiNE. — C'est bien tout de même d'y
avoir songé !
PIERRE, — Oui c'est bien, parbleu, oui,
c'est très bien!... Voilà ce qu'il faut se
dire !.,. Et je suis très content de nous!... Ah î
mais par exemple, ce qui est fort possible, ce
que j'exige, c'est qu'après nous être connus
et rapprochés comme nous venons de le
faire, nous n© nou& quittions pas comme
cela!... Ah! mais non!,.. Vous m'intéressez;,
diablement, savez-vous !. . . 11 faut quç noue-
dexenions une bonne paire d'amis... dites,
voue voulez?... Madame Heimian, c'e«t bien
sec! même en voyage... Vous avez besoin
d'un meilleur confident... Attendez, attendez
un peu, vous allez voir! C'est moi qui vais
me charger de votre éducation!... Promettez-
moi d'abord qu'on s'éciira, tous les deux?...
Ce sera très gentil, très touchant!... On par-
lera d'eux, on se dira leur bonheur... leur
gloire... comme de vieux invalides qui n'en
veulent pas à leurs généraux de s'être fait
casser la tête pour eux!... Ah! vous verrez à
nous deux comme on se comprendra!... Ils ne
savent pas quels êtres charmants noua
sommes... les imbéciles!... N'est-ce pas que je
suis sympathique?... Tope-là! Alors, vous
voulez bien de moi comme camarade ?
JEANNINE. — ■ Oh! oui, monsieur !
PIERRE. — J'emporte votre petite amitié,
comme une joiie fleur, née des ruines, jeu*-
nes pour vous, vieilles pour moi, de nos
deux douleurs... née de tout l'amour qu'ils
n'auront pas compris !,.. L?élan précipité de
ce grand toqué doit vous effaroucher un peu,
mais je ne veux pas m'en aller sans que
nous ayons conclu une vraie alliance, dans le
mystère de cette belle et triste soirée, dont
nous garderons le souvenir, et... Allons,
voilà que je m'exprime encore en style vieux
monsieur... je déraille... c'est désolant!
JEANNINE. — Vous êtes très gentil!... Maia
quel ennui tout de même de n'avoir pas de
ciiancel...
Un gros soupir.
PIERRE. — A qui le dites-vous! Alors, je
peux compter sur vous?
JEANNINE. — De grand cœur.
PIERRE. — Le pacte est conclu?... Je suis
ravi... Et qu^ allez-vous faire, ma nouvelle
petite amie?
JEANNINE. — Je vais parler comme une
grande personne... Il faut que je sois bien
raisonnable maintenant... Rappelez ma sœur,
voulez-vous?... Et merci,..
Elle lui serre la main. — Pierre va à la porte
de droite.
SCÈNE XIÏ
Les Mêmes, ISABELLE, puis GEORGES
JEANNINE. — Isabelle... J'ai à te dire ce
que je viens de décider... {Elle va parler.) At-
tends que Georges soit là, veux-tu ? J'aime
autant que vous soyez tous les deux.
ISABELLE. — Le voici...
Georges entre.
126
L'Enchantement
JEANNINE, à voix haute, non sans émotion.
— Après la façon dont G-eorges m'a parlé •
tout à l'heure, et que j'ai bien retenue, je
tiens à vous dire que je suis décidée à partir
•avec madame Heiman. Je ferai le voyage que
vous voudrez. Et je m'engage à ne plus ja-
mais voujs donner le moindre sujet d'inquié-
tude, à avoir beaucoup de courage et à ne
jamais vous faire de peine... ni à l'un ni à
l'autre... même de loin.
-Elle récite un peu comme une leçon, avec peine.
Puis, comme brisée par l'effort fait, elle se dé-
tourne d'eux brusquement.
GEORGES. — A la bonne lieure, Jeannine!...
Voilà ce qui s'appelle parler!... On fera quel-
que chose de vous!...
Isabelle, très émue, veut se précipiter vers Jean-
nine pour l'étreindre dans ses bras, mais Jean-
nine a un mouvement de recul.
PIERRE, entraînant Isabelle. — Laissez-la.
Pas encore... L'effort a été gros !... (Bas.) Un
petit pacte est conclu entre nous. Un petit
pacte sérieux et profond.
ISABELLE. — Oh! merci, Pierre! Je ne
"doute pas de votre amitié, ni de votre cœur
excellent... Merci de votre aide... merci de
pouvoir compter sur vous. Si maman était
là, elle vous remercierait.
Elle s'essuie les yeux.
PIERRE. — Allez, comptez, avant toutes
choses, sur l'avenir. Tout s'arrangera... et
les peines s'envoleront... derrière moi...
ISABELLE. — Pierre!...
GEORGES, à Pierre. — Je te demande par-
don, mon cher, de cette scène de ménage où
tu es tombé en plein...
PIERRE, rapidement. — Comment donc!...
Bigre, mes enfants! Onze heures? Et la mère
Heiman qui m'attend avec ses couvertures de
laine!... Je me sauve! Demain matin, avant
de partir, je viendrai encore vous serrer la
'main... Mon dhapeau, mon pardessus?
GEORGES. — Tu ne vas pas savoir retrouver
"ton chemin !
PIERRE. — Par la grand'route.
GEORGES. — Et le ciel s'est voilé.
PIERRE. — Jeannine va m'éclairer jusqu'à
la grille... n'est-ce pas, Jeannine?... C'est
vrai qu'il fait noir, ,tout de même ! (Jeannine
prend vivement la lampe et passe devant
Pierre.) Bonsoir, bonsoir, mes enfants!... (On
entend sa voix du dehors.) Et il a plu!... Ce
qu'on va patauger! Prenez garde à votre
■jupe, Jeanneton...
SCENE XIII
GEORGES, ISABELLE
»
GEORGES, étonné. — ^ Tiens!...
ISABELLE. — Pierre m'a laissé entendre
qu'ils venaient tous deux d'échainger une
grande promesse d'amitié... Mais cette ami-
tié peut-elle être de quelque secours à l'en-
fant qui s'en va... si seule!...
GEORGES. — Mais oui... Ils vont dire en-
semble beaucoup de mal, de nous... Ils sont
sauvés!...
ISABELLE. — Ah ! que tu es déconcertant,
Georges!... Au moment même oii l'on croit te
comprendre et te satisfaire, voilà que tu
ris!...
GEORGES, Vattirant sur sa poitrine. — C'est,
que je connais la banalité de la vie ! et j'ai
confiance en elle, et c'est sur elle que je
compte ! Sois rassurée. Les pires drames, les
plus tristes drames, un beau jour, par un
épuisement du sort, par une lassitude du
grand ironiste d'en haut, sans doute satisfait
de nos contorsions, se résolvent en une piche-
nette insignifiante, en un incident d'une ba'-
nalité... déplorable! Tant de soufiFrances pour
aboutir à ça!... à rien... Et pourquoi plutôt
aujourd'hui que demain?... on ne sait pas!...
C'est épuisé!... on le sent, on n'en est pas
sûr!... Et c'est la vie!...
ISABELLE. — Pauvre Jeannine!
GEORGES. — Mais non, pas pauvre Jean-
nine!... Elle vient de prendre une grande ré-
solution, très courageuse... Elle s'ouvre à la
vie vraie... et trouvera d'elle-même un dé-
nouement, incroyable d'insignifiance, à toute
sa grosse douleur!... On sourira ensemble un
jour des tragédies passées!... .
ISABELLE. — Ali! serons-nous jamais heu-
reux, Georges?
GEORGES. — Mais oui, nous serons heu»-
reux ! Il le faut bien !... Nous serons heureux,
banalement, comme tout le monde ! comme
les autres!... Allons, ma toute petite Isabelle,
confie-toi, enfin, à cette épaule, saUiS plus ja-
mais chercher à comprendre la grande force
mystérieuse à laquelle nous donnons le nom
d'amour, et prononce-le, va, ce mot qui ne
veut pas dire grand chose, mais qui est bien
tout de même dans ta bouche, le plus char-
mant des mots... Allons... dis!... dis?
ISABELLE, laissant tomber sa tête sur son
épaulCf dans un grand soupir. — Je t'aimeX
MODERN-BlBLlOTHEQUe
^MMMtMMMaaHi
VOUJaiES PAIRUS s
Swbey d'AUREVim' , Las Oiaboiiqueî.
lolonel BAHATIER. . . } JS^^^^^*"'"'"''
Maurice BAÏtRÈS, i Le .lardin de Bérénice.
de l'Académie française ( Du Sang, de la Volupté el de la mort
^istan BERNARD. . . . Mémoires d'un Jeune homme rangé
^n BERTHEROY ...A[^ Danseuse de Pompé»'
Twm. £>£.x^xacij^vr* " * ' ) Le Doublo amour.
■Louis BERTRAND.... t Répète le bien-aimé.
BINET-V ALMEf Les Métèques.
Paul BOURGET, ( Cruelle énigme.
de l'Académie française \ André Cornëlis.
/ L'Amour qui passe.
^ Le Pays natal.
3enry BORDEAUX, ) L'/mour en fuite.
de l'Académie française] Le Lac noir.
/ La Petite Mademoiselle.
\ La Peur de Vivre.
Marcel BOULENGER.. Couplées.
tlémir BOURGES Sous la Hache.
~2ené BOYLESVE (La Leçon d'amour dans un Parc.
de l'Académie française ( Mademoiselle Cloque.
Adolphe BRISSON Florise Bonheur.
( Vénus ou les Deux Risquât,
^îfichel CORDAT Hes Embrasés.
( Les Demi-fous.
Alphonse DAUDET... |[:,^»-?f«^e;,„
( les deux ctreintet.
Léon DAUDET ] Le Partage de ! Enfant
r Les Morticoles.
^aul DÉROULÈDE. . . . Chants du Soldat
Lucien DESCAVES .... Sous-Of f s.
aonri DUVERNOIS. . . \ ^^[^'ettè.
Georges d'ESPARBÈS. | [l g'S en^^dSlk.
?«rdinand FABRE L'Abbé Tigrane.
( L'Autre Amour.
Oaude FERVAI, Xla Rgur""""-
( Ciel Rouge.
J<éon FRAPIÉ e . . LMnstitutrice de Province.
rhéonhile GAUTIER i ^® Capitaine Fracasse (l" vol.).
î:neopniie UAUiiJLK. . ^ Le Capitaine Fracasse. {2r vol.).
( Renée Mauperin.
Co etJ.de GONCOURT. < Germinie Lacerteux.
( Sœur Philomène.
^Stave GUICHES.... Céleste Prudhomat.
/ Le Cœur de Pierretta
l La bonne Galette.
\ Totote.
^P <La Fée.
J Maman.
f Doudou.
\ La Meilleure Amie.
^▼riam HARRT . . c . . La Divine Chanson.
/ Les Transatlantiques.
[ Souvenirs du VicomtedeCourpière
i Monsieur de Courpière marie.
La Carrière.
^iM9l HERMAifT. < i_| Cavalier Miserey.
Chronique du Cadet de Coutrat.
Les Confidences d'une Aïeule.
Le Char de l'Etat.
Coutras, Soldat
Paul HERVIEU,
de l'Académie française
Charles H«nry HIRSGH.
Henri L^WEDAN,
de VAcat> imie française
Jules LEMAITRE,
de l' Académie française \
Pierre LOUTS
Maurice MAINDRON.
Paul MAROUERITTE.
Octave MIRBEAU |
Eugène MGNTFORT..
Lucien MUBLFELD. . .
Marcel PRÉx^OST,
de l' Académie française^
Michel PROVINS.
Henri de REGNIER, i
de l'Académie française (
Jules RENARD \
Jean RICHEPIN, \
de V Académie française ,
Ch. RCiR^^'3' 3;*TTTwrAî;.
Edouard ROD
André THEURIET, (
de l' Académie française (
l Pierre VEBER..,
RIrt.
L'Inconnu.
I L'Armature,
Peints par eux-mémeK.
Les Yeux verts et les YtiK
L'Alpe homicide.
Le Petit Duc.
Deux Plaisanteries,
cva Tumarche et ses Ainlft..
Sire.
Le Nouveau Jeu.
Leurs Sœurs.
Les Jeunes.
Le Lit.
Les Marionnettes.
Un Martyr sans la Fo).
Aphrodite.
Les Aventures du roi
La Femme et le Pantltï.
Contes choisis.
Les Chansons de Billtlg
Blancador TAvantageusT,
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La Tourmente.
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Le Cuirassier blanc.
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Lettres de Femmes.
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Le Mariage de Julienne.
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L'Ecornifleur.
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Les débuts de César Borgli.
La chanson des Gueux.
Amour Sacré.
La Vie privée de Michel Tetsiw.
Les Roches blanches.
La Maison des deux Barbdsack
Péché Mortel. ^
L'Aventure.
lap. MAUCHAUit^a. — Peri^j,